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M<br />

l e m o n d e d u L I V R E<br />

LE BILLET DE LAURENT LAPLANTE<br />

Auteur d’une vingtaine de livres,<br />

Laurent Laplante lit et recense<br />

depuis une quarantaine d’années<br />

le roman, l’essai, la biographie,<br />

le roman policier… Le livre, quoi!<br />

De Rushdie à Sloterdijk<br />

Comme Hergé a réservé « Tintin » aux lecteurs de<br />

7 à 77 ans, je ne fréquente plus le jeune reporter<br />

belge depuis déjà quelques années. En revanche,<br />

Salman Rushdie n’a lancé aucune fatwa qui<br />

m’empêche de me déguiser en ado pour lire Luka<br />

et le feu de la vie. En conteur d’expérience, Rushdie<br />

ouvre le chapitre « Sur le chemin des trois beignets<br />

brûlants » par l’affirmation suivante : « Qui n’a jamais<br />

voyagé sur un tapis volant ignore tout du mal de<br />

mer. » Comment le contredire? Comment ne pas<br />

conclure que Rushdie maîtrise ce véhicule? Habile!<br />

Cet art de harponner le lecteur se retrouve, retors<br />

et efficace, chez le bouillant Peter Sloterdijk. Par<br />

exemple, les premiers mots de Dans le même<br />

bateau : « La phrase bien connue de Bismarck<br />

disant que la politique est l’art du possible contient<br />

une mise en garde contre les grands enfants qui<br />

voudraient mettre la main sur l’État. » Même si<br />

Bismarck voulait dire autre chose, Sloterdijk l’a<br />

attaché à son char. Habile!<br />

Sloterdijk frappe encore au début de Colère et<br />

temps. Après un titre-choc (« Le premier mot de<br />

l’Europe »), il fonce : « La première phrase de<br />

la tradition européenne, au vers introductif de<br />

l’Iliade, commence par le mot colère… » Citation<br />

irréprochable d’Homère : « La colère d’Achille,<br />

Muse, aide-moi à la raconter... » L’Iliade est colère.<br />

Colère du grand guerrier grec, colère causée par<br />

Agamemnon, qui a retiré la belle Briséis du butin<br />

d’Achille, colère qui pousse Achille à bouder et<br />

à laisser les Grecs poireauter devant Troie. Mais,<br />

surtout, colère qui permet à Sloterdijk de contester<br />

Freud : obsédé par l’érotisme, Freud a oublié, ditil,<br />

que rugit aussi dans l’homme un volcan de<br />

dignité et de fierté. Sloterdijk enchaîne avec deux<br />

exemples : la religion et le communisme. Dans<br />

les deux cas, la colère bout. Écrasés sur terre, les<br />

bons somment le ciel de leur accorder la justice.<br />

De leur côté, les moujiks bousculent le tsarisme et<br />

attendent du communisme l’équité méritée. Deux<br />

geysers de colère emportent l’Histoire. Freud étaitil<br />

distrait?<br />

Sloterdijk écrit dru. Exemple : « Certains exaltés<br />

occidentaux, comme le jeune Philippe Sollers,<br />

rarement en manque de jugements erronés,<br />

estimèrent littéralement que Mao était une<br />

incarnation chinoise de Hegel. » Il rénove les<br />

perspectives en vantant « la nouvelle théologie du<br />

purgatoire [...] comme l’innovation véritablement<br />

historique de la pensée chrétienne ». Pourquoi?<br />

Parce que cela ouvre la porte aux « deuxièmes<br />

chances et aux troisièmes lieux », à une forme de<br />

repêchage. Sloterdijk remercie donc Dante d’avoir<br />

intelligemment logé un purgatoire entre son<br />

Paradis et son Enfer. Du coup, La divine comédie<br />

est à relire. Brillant!<br />

La pensée est si dense et les aperçus si neufs que<br />

je ne pouvais m’attaquer à Sloterdijk à mains nues<br />

et seul. Mieux valait lancer un SOS à Daniel D.<br />

Jacques, ce merveilleux analyste de Tocqueville et<br />

de la fatigue politique québécoise. Dans un chapitre<br />

de La mesure de l’homme intitulé « L’humanisme<br />

domestiqué », Jacques balise en maître le but de<br />

Sloterdijk : « Le problème auquel nous faisons face<br />

aujourd’hui, selon Sloterdijk, réside dans le fait<br />

que l’effacement de l’humanisme nous laisse sans<br />

synthèse devant le déferlement d’un monde rendu<br />

démesuré par les développements de la technique,<br />

notamment dans le champ de la communication. »<br />

Propos plus exigeants que les « légères lectures<br />

estivales »? Oui, mais l’automne est là, et se faire<br />

secouer par Sloterdijk est un exercice salutaire.<br />

8 • LES LIBRAIRES • SEPTEMBRE-OCTOBRE 2015

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