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arts on aime <strong>le</strong>s livres<br />
Michel Foucault est certainement aujourd'hui <strong>le</strong> philosophe <strong>le</strong><br />
plus lu et <strong>le</strong> plus commenté. Défenseur des opprimés, des minorités<br />
et des exclus de la société, l’auteur des Mots et <strong>le</strong>s<br />
choses, de Surveil<strong>le</strong>r et punir et de La volonté de savoir (premier<br />
tome proposé de son Histoire de la sexualité) demeure <strong>le</strong> phare<br />
d’une pensée multiforme qui décloisonne <strong>le</strong>s barrières entre <strong>le</strong>s<br />
savoirs. Il a écrit sur la folie, la sexualité, la prison, la médecine,<br />
l’économie, la politique, en empruntant ses sources autant aux<br />
philosophes, aux écrivains et aux peintres qu’aux scientifiques et<br />
aux historiens. Il faisait figure de rassemb<strong>le</strong>ur qui a eu son heure<br />
de gloire, en particulier aux États-Unis, surtout dans <strong>le</strong>s facultés<br />
où s’enseignait <strong>le</strong>s gender studies, quelques années avant de<br />
mourir du sida en 1984 (il était né en 1926). Sa pensée est dorénavant<br />
prise en compte après avoir été boudée longtemps par<br />
<strong>le</strong>s philosophes eux-mêmes, <strong>le</strong>s Français au premier abord.<br />
On pourra suivre son cheminement intel<strong>le</strong>ctuel dans la réédition<br />
en livre de poche de l’ouvrage de Didier Éribon, Michel Foucault.<br />
Dans cette biographie revue et augmentée, l'auteur évoque plus<br />
amp<strong>le</strong>ment la vie privée du philosophe, soit sa sexualité et son<br />
attirance pour <strong>le</strong>s jeux SM, la drogue (il prenait de l’acide, entre autres). Le biographe permet ainsi de<br />
souligner que l’intimité d’un penseur peut très bien participer de ses projets intel<strong>le</strong>ctuels. Et, en même<br />
temps, il indique que la personnalité de Foucault se moulait dans son analyse et dans sa critique des<br />
savoirs et des pouvoirs. C’était un rebel<strong>le</strong> affranchi de tout moralisme; un homme entièrement préoccupé<br />
par <strong>le</strong> souci de l’éthique et de la liberté, indissociab<strong>le</strong> de son travail de philosophe, d’historien et<br />
d’archiviste; ce souci se retrouvait entièrement en ce qui se rattache à l’intime, de l’amitié.<br />
C’est ce qu’on constatera en lisant <strong>le</strong> beau livre de Mathieu Lindon (j'ai souvent parlé de ses fictions dans<br />
<strong>Fugues</strong>), livre qui n’est pas à proprement parlé un témoignage, ni véritab<strong>le</strong>ment un roman. Ce qu’aimer<br />
veut dire raconte la relation passionnée que <strong>le</strong> jeune critique et romancier a eu durant <strong>le</strong>s six dernières<br />
années de la vie de Foucault. Lindon a vingt ans de moins que <strong>le</strong> penseur, mais ce dernier n’est pas un<br />
père pour lui; il ne remplace pas <strong>le</strong> sien, fort connu puisqu’il est directeur des Éditions de Minuit. Il <strong>le</strong> dit<br />
et <strong>le</strong> répète souvent : si on peut avoir de l’acrimonie, voire de la bassesse vis-à-vis de son père, cela ne<br />
s'est jamais produit avec Foucault : « ... jamais je n’ai eu envers lui la moindre jalousie, la moindre aigreur,<br />
la moindre exaspération, ce que personne n’est en droit d’attendre du meil<strong>le</strong>ur fils ni du meil<strong>le</strong>ur<br />
amoureux. » Mathieu aime tota<strong>le</strong>ment Michel, même s’il n’a jamais couché avec lui.<br />
C’est par hasard qu’il <strong>le</strong> rencontre : Hervé Guibert l’amène à l’appartement du philosophe, rue de Vaugirard.<br />
Par la suite, il s’y rendra toutes <strong>le</strong>s semaines; s’y instal<strong>le</strong>ra même durant <strong>le</strong>s séjours à l’étranger du<br />
penseur. Sa fréquentation ne tient pas du fanatisme du discip<strong>le</strong>. Comme Foucault n’est pas non plus un<br />
père, Lindon n’est pas non plus dans une initiation de la vie – malgré, comme il écrit, une « ado<strong>le</strong>scence<br />
désastreuse ». Le jeune Mathieu, qui commence sa carrière de critique, est dans <strong>le</strong> partage entier avec un<br />
homme qui ne veut exercer aucun pouvoir, qui est la générosité même. Il commencera, par exemp<strong>le</strong>, à<br />
prendre de l’acide avec cet homme qui est en train d’écrire L’usage du plaisir et qui en consomme déjà<br />
régulièrement ; éga<strong>le</strong>ment de la cocaïne. C’est d’ail<strong>le</strong>urs quelques jours<br />
après un trip épuisant que l’ami de Lindon entrera à l’hôpital et y<br />
décédera du sida.<br />
Mais Michel Foucault n’est pas la seu<strong>le</strong> figure tutélaire de ce faux-vrai<br />
roman. On trouve cel<strong>le</strong> Jérôme Lindon, qui y prend une énorme importance<br />
: c'est un père qui, au fil des ans, deviendra a contrario <strong>le</strong><br />
philosophe d’une vie qui « est faite pour l’oubli ». On rencontre éga<strong>le</strong>ment<br />
Beckett, Duras, Robbe-Gril<strong>le</strong>t, mais surtout Hervé Guibert, qui<br />
racontera plus tard dans son roman À celui qui ne m’a pas sauvé la vie<br />
une partie de la vie de cette communauté de jeunes gens et la maladie<br />
de Foucault. Autour de cet homme libre et accueillant, ils n'apprennent<br />
pas la sagesse ou l’humilité, mais <strong>le</strong>s règ<strong>le</strong>s du savoir-vivre ensemb<strong>le</strong><br />
dans <strong>le</strong> partage de l’amour et dans la protection réciproque des sentiments.<br />
Riche récit généalogique au babil à la fois naïf et percutant, Ce<br />
qu’aimer veut dire est un livre remarquab<strong>le</strong>. q Daniel ROLLAND<br />
108 <strong>Fugues</strong>.com juin 2011<br />
MICHEL FOUCAULT ET MATHIEU LINDON<br />
CE QUE L’AMITIÉ VEUT DIRE<br />
MICHEL FOUCAULT / Didier Éribon, Paris, Flammarion,<br />
coll. : Champs-Biographie, 2011, 646 p.<br />
CE QU’AIMER VEUT DIRE / Mathieu Lindon, Paris, P.O.L., 2011, 311 p.