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Jilms I Rousseau|

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<strong>Jilms</strong> I <strong>Rousseau|</strong>


VOYAGE<br />

EN MOREE,<br />

A CONSTANTINOPLE,<br />

ET EN ALBANIE.<br />

TOME PREMIER.<br />

A. 0. H. F. KOTCPHAIESI<br />

KHop No . H-%?,3^


DE L'lMPRIMERIE DE MARCHANT.<br />

r A


VOYAGE<br />

EN MOREE,<br />

A CONSTANTINOPLE,<br />

EN ALBANIE,<br />

ET DANS PLUSIEURS ABTRES PARTIES<br />

DE L'EMPIRE OTHOMAN,<br />

l'EHDAKT LES ANHEES I 798 ^ 1^99 , l8oO ZT l8oi.<br />

Comprenant la description de ces pays , leui's productions, les mcei<br />

les usages, les maladies ct le commerce de lems habitans; avec<br />

rappiocliemens entie l'etat actuel de la Grece t et cc i[uVUe iut d<br />

1'iiniiquite.<br />

PAR F. C H. L. POUQUEV1LLE,<br />

nOCTEUR EN MEDEC1NE , MEMBRE DE LA COMMISSION DES SCIENi<br />

ET DES ARTS D'EGYPTE , etC.<br />

OCMKAGB enrichi d'un Precis hUtori


A<br />

SA MAJESTE NAPOLEON 1"<br />

EMPEREUR DES FRANCAIS.<br />

SIRE,<br />

L'honneur de publier man Voyage sous les auspices a<br />

VOTRE MAJESTE, ct d'associer aux souvenirs iminortelsa<br />

la Grece , le uom le plus illustre des temps anciens <<br />

modernes , celuide NAPOLEON; un telhonneur, SIUE ,m<br />

condyle d'uue faveur que j'etais loin de mdriter ! il m<br />

fait oublier ma captivile , et trois amides de souffranci<br />

passees chez les Musuhnans.<br />

Heureux, SIRE, millefois heureux , d'avoir pu sau<br />

verdu naif rage a fruit denies travail xet d ernes observa<br />

tions, afin d'en rapporter I'hommage a VOTRE MAJESTK<br />

et delui offrir un gagedemon devouement, et lassuranc<br />

du respect le plus profond, avec lequel<br />

SIRE,<br />

Tai l'honneur d'etre,<br />

DE VOTRE MAJESTE IMPERIALS,<br />

Le tres-humble, tros-obe'iss.inl<br />

Scrviteur, et fidele Sujct,<br />

POUQUEVILLE.


PREFACE.<br />

JLA Grece moderne est peu connue<br />

parmi nous. Les deux voyageurs qui<br />

l'ont observed avec le plus de soin,<br />

MM. de Choiseuil Gouffier et Felix<br />

Beaujour, nous l'ont fait connaitre seulement<br />

, le premier, sous le rapport<br />

de ses antiques, et le second sous<br />

celui de son commerce. MM. Tournefort<br />

et Olivier n'en ont decrit que<br />

les iles, et tous les autres voyageurs ,<br />

sans exception , ne nous en ont donne<br />

que des idees incompletes ou fausses.<br />

Jete dans ce pays par le sort de la<br />

guerre, et ayant pu observer les parties<br />

les plus interessantes de l'ancienne<br />

Grece , j'ai cru faire une chose<br />

utile et presenter un Ouvrage absolument<br />

neuf, en donnant la description<br />

de la Moree , et de l'Albanie ,<br />

enfin en donnant ce qui n'etait pas<br />

publie sur Constantinople. J'ai traced<br />

i. a


JJ PREFACE.<br />

des itinexaires nouveaux a travers toute<br />

la Turquie d'Europe , et esquisse 1'aspect<br />

de contrees autrefois celebres ,<br />

et dont les noms retentiront a jamais<br />

dans la posterite !.... Mais pour mettre<br />

le lecteur a portee de juger la ve^rite'<br />

de ma relation , et de voir les<br />

moyens auxquels j'ai ele reduit , je<br />

dois reprendre en deux mots l'historique<br />

du Voyage , qui prec^da ma<br />

captivity.<br />

J'etais parti de France en qualite<br />

de m^decin , faisant partie de la Commission<br />

des Sciences et des Arts , destined<br />

a passer en Orient. Arrive en<br />

Egypte , la perte absolue de ma same<br />

me forca bientot de quitter ce pays ,<br />

pour revenir en Italic Je m'embax - -<br />

quai en consequence , avec mon camarade<br />

Bessieres, membre de la Commission<br />

, sur une tartane livournaise.<br />

Nous vimes alors se re^unir sur le<br />

m


PREFACE. in<br />

Indie qui l'avait conduit aux portes<br />

du tombeau ; Charbonnel , colonel<br />

d'artillerie ; Fornier , commissaire des<br />

guerres ; Beauvais , adjudant-commandant<br />

; Gdrard , membre de la commission<br />

; Joie et Bouvier, officiers de marine<br />

; Guerini, inquisiteur de Make ,<br />

de l'ordre des Carmes d^chausses ; et<br />

un guide du general en chef, appele<br />

Mathieu. Quelques domestiques , et<br />

un cahouas " Egyptien , composaient<br />

le reste des passagers.<br />

Le colonel d'artillerie , Charbonnel,<br />

se transporta a notre bord quelques<br />

jours avant notre depart. Cet. officier ,<br />

accable d'une ophthalmie violente , et<br />

tourmente' d'une dyssenterie rebelle,<br />

ddsirant cependant ne pas quitter farm^e<br />

ou ses dejoendances , avait recu<br />

dti general en chef l'ordre de se rendre<br />

a Make , ou il devait servir apres<br />

1 Espeee tie pion ou coureur, au service des<br />

bej's d'Eg^pte.


IV<br />

PREFACE.<br />

son retablissement. Enfin , d'apres les<br />

avis et les instructions du commandant<br />

de la marine d'Alexandrie, qui<br />

etait charge de lui fournir les moyens<br />

de se rendre a sa destination , il devait<br />

nous- quitter a Messine , et passer<br />

a Make sur une speronare l ; mais<br />

noire mauvaise etoile , autant que l'ignorance<br />

de nos conducteurs , ayant<br />

fait affaler notre frele barque , sous le<br />

vent du phare de Messine nous porta<br />

vers l'extremite orientale de la Calal)re<br />

, ainsi que je l'expliquerai dans<br />

le conrs de cet Ouvrage.<br />

E-eduits en esclavage par un corsaire<br />

de Tripoli de Barbarie, on verra ma<br />

douloureuse separation de mon ami<br />

Bessieres, et comment je profitai de<br />

res observations et de celles du colonel<br />

Charbonnel, qui, reunies a de nom-<br />

1 Bateau avec lequel on porte des vivres de U<br />

Sicile a MaJle , ct ilont on se sert pour la navigation<br />

de ce canal.


PREFACE. v<br />

breuses donnees que je poss^dais ,<br />

m'ont mis a portee de parler convenablement<br />

de l'Albanie: cet objet formera<br />

le tome troisieme de mon Voyage.<br />

Dans ce qui me concerne au sujet<br />

de la Moree et de Constantinople, je<br />

neme suis point appesanti sur les faits<br />

qui m'tkaient particuliers ; j'ai sacrifie<br />

le detail de mes aventures et de mon<br />

journal. Si on me reprocliait quelques<br />

images melees k mes descriptions , je<br />

prierais le lecteur de penser aux mceurs<br />

des Arcadiens , que, j'ai essaye de rendre<br />

dans toute leur naivete , et aux<br />

sites qui inspirerent les poetes de l'antiquite.<br />

J'ai cru pouvoir comprendre dans le<br />

tome second , oil j€ parle de Constantinople<br />

, un itineraire de MM. Beauvais.<br />

et Gerard, depuis la pointe occidental<br />

du Pelopnnese , jusqu'a la capitale .<br />

de l'Empire Othoman. En parlant de<br />

cette ville decrite par tant de voyag^urs,<br />

j'ai evite de repeter ce qui avait


PREFACE<br />

ete dit, et j'e puis affirmer que j'offre<br />

ties choses nouvelles, en dormant la<br />

description du chateau imperial des<br />

Sept-Tours, dans lequel j'ai ete renferme<br />

pendant vingt-cinq mois , celle<br />

des jardins et du harem du Sultan , ou<br />

j'ai pdnetre, enfin en publiant les malheurs<br />

des Francais prisonniers en Turquie<br />

, et en imprimant le cachet de la<br />

honte sur le front de nos pers^cuteurs.<br />

Les cartes de cet Ouvrage ont ete"<br />

dressees par le geographe d'Anacharsis,<br />

M. Barbie du Bocage , qui n'a pas cru<br />

les details que je lui ai donnas sur la<br />

Moree, indignes d'enrichir une belle<br />

carte de cette contree , qu'il a clress^e<br />

par ordre de Son Excellence M. le Marechal<br />

de l'Empire , Ministre de la<br />

guerre , carte qui va etre graved incessamment,<br />

et qu'il aurait eie" a d^sirer<br />

qu'on eiit pu consulter , en lisant cet<br />

Ouvrage. Le meme auteur a bien voukt<br />

cooperer a la perfection de mon travail<br />

, en faisaut pr^ceder le tome troi


PREFACE. vit<br />

sieme d'une notice sur la geographic<br />

ancienne, et le gouvernement de<br />

l'Epire.<br />

Enfin, on a joint a ce Voyage une<br />

vue inddite des Sept-Tours , et on l'a<br />

orne de quelques iigures qui peignent<br />

les traits et le costume d'un capitaine<br />

barbaresque , et d'un soldat albanais.<br />

Tel est le fruit de mes travaux souvent<br />

contraries , pendant une captivity<br />

/ de trois ans, qui fut aussi orageuse<br />

qu'afiligeante : s'il est favorablement<br />

accueilli, s'il remplit l'objet que j'ai<br />

desire* , je ne regretterai point les peines<br />

qu'il m'a coiitees , et j'oublierai les<br />

dangers auxquels mon desir d'apprendre<br />

; m'asouvent expose.


KOMS<br />

DES<br />

V1V F,S E T CANTONS<br />

n'oir<br />

SOKTENT CE> PRODUCTION».<br />

VostilzaetCalavritln.<br />

RAfSWS<br />

DE CORIKTHR.<br />

44oajiieiau<br />

,„in.al.<br />

ij&intal.<br />

5 j,ooo<br />

S ^o<br />

,E<br />

ror<br />

HUILE. FROM ICE. TAL<br />

1' es a • Ic rtointal dc<br />

b«ril.<br />

ao piastrn<br />

Jeb^nl.<br />

44°»q»«. "7 E<br />

piaat, le quit). '<br />

E S.<br />

i,5oo<br />

a,ooo 'J 0 " 2 -<br />

r,a5o.<br />

)o.<br />

30.


VOYAGE<br />

EN MOREE, EN ALBANIE,<br />

ET A CONSTANTINOPLE.<br />

DE LA MOREE.<br />

CHAPITRE PREMIER,<br />

DEPART D'EGYPTE. NAVIGATION. DETAILS SPfl<br />

NOTRE PRISE AU CAP STILE , EN CALABRE.<br />

JDONAPABTE avait conquis 1'Egypte , et scs<br />

drapeaux victorieux lloltaientdcpuis Alexandre<br />

jusqu'a Thebes, lorsque je quittai ces lieux reniplis<br />

de sa gloire!. . i . . J'allais traverser line imi -<br />

couverte d'ennemis ; j'allais cesser d'etre protege<br />

par la Forlnne du conquerant francais , et cetle<br />

pensee afiaiblissait beaucoup > an i'ond de mon<br />

cceur, la joie que j'e'prouvais de retonrner dans<br />

ina patrie.<br />

Ce fat le 14 brilraaire an 7 que jem'embarquai<br />

sur la larlane livournaise la Madona di AlonLe<br />

Negro. Je me t'rouvais avec messieurs les officiers<br />

francais dout j'ai cite les noms , et pahni<br />

i, 1


a<br />

VOYAGE<br />

lesquels quelques uns, comme MM. Charbonel «<br />

et Poitevins, n'e'taieut pas retablis ties graves maladies<br />

qu'ils avaient essuyees.<br />

TNous limes voile du port neuf d'Alexandrie,~u<br />

onzebeuresdusoir,parun temps orageux,et nous<br />

fumes assez heureux pour echapperauxflottes anglaises,<br />

turques et russes qui bloquaicnt ce port.<br />

Le lendemain , au lever du soleil, nous n'aj •percumes<br />

plus le rivage de la Libye que comme<br />

une zone bleuafre qui s'cvauouit bientot apres<br />

dans leloinlain. Le vent souftlait avec impetuosile,<br />

la mer e'tait baute; et j usqu'au x 8 brumairc,<br />

ou nous reconmtmes Tile de Candie, nous naviguames<br />

entre les vagues.<br />

Descalmes, une cbaleur etouffante ne tardereut<br />

pas a nous accabler, et ce ne fut qu'au bout<br />

de dix jours que nous pumes reprendre noire<br />

route. Helas! pourquoi accusions-nous le ciel de<br />

ces contrarie'tes? II nous ecouta trop tat.<br />

Le 3 frimaire , nos marins , au lieu de nous<br />

faire embouquer le phare de Messine, comme<br />

ils le prelendaieul, nous affalerent dans le golfe<br />

de la Squillaoe 2 , et le soleil qui parut vers<br />

midi, leur fit voir les Apennius sur lesquels ils<br />

portaieut obslinement le cap.<br />

' M. Charbonel avait encore une oplillialmiesi violcnle,<br />

que je lui eonscillai en hesitant de s'embarquer.<br />

* G olt'e d'llalie , sur la cote Je la Culabrc.


I<br />

EN MOilKli S<br />

Ertfin , la nuit dti 4 au 5 fut cclle de la ruine<br />

de nos esperances, et ]e commencement de nos<br />

inibrluiies. Un corsaire de Tripoli de Barbarie<br />

nous avail appcrgus au declin da jour , sans que<br />

nousl'eussians vu; lecalmeayantsuspendu noire<br />

luarrhe , il dii igea sur nous avec ses avirons.<br />

Sans aucun soupcon, nous reposions iranquijlenient,<br />

et la moitie de Ja nuit e'lail passee. La<br />

luiie, dans son plcin, e'elairait les cotes de la<br />

Calabfe, et le silence regnail dans notre frele esquif,<br />

lorsque les matelots livoumais, de garde<br />

sur le ponl, appcrcurent le barbaresque qui s'apjirocbaif.<br />

Us allerent eveiller doucement Jeurs<br />

camarades, et , de concert avec un pilotc proveil<br />

gal, a^ ant mis la cbaloupc a la mcr, ils n'inlerrompirenl<br />

notre sommeil que pour nous reudre<br />

le'moins de lour desertion. Nous eussions ptt<br />

les relenir; mais le canct e'tant trop petit pour<br />

nous recevoir tous, nous laissames fuir ces mise'rables,<br />

nous en remeltant au sort pour notre<br />

desline'e.<br />

Le corsaire ne tarda pas a nous envoyer quelqtics<br />

boulets; et, comme nous nepouvions riposfcr,<br />

elant sans amies, il s'avanca en continuant<br />

de tircr. Les cris de son equipage, le bruit des<br />

amies a feu, Je cliquelis des sabres d'abordnge<br />

redoublaicnt a mesure qu'il opprpebait. Nous<br />

avions arbore' noire pavilion, et nous ne donnious<br />

que des signaux de paix t lorsque I'equi-


£ VOYAGE<br />

page Barbaresque effectua l'abordage , en se precipitant<br />

sur le pont de notre tartane. L'aodace dc<br />

ccs bandits fut au comble quand ils ne vircutpas<br />

uu hommc arme , mats clsacira de nous dans une<br />

attitudefrdideetpaisiWe. Bientot ils nous reuversent.,ydusieurs<br />

de nous sont frappes cruel lemeut,<br />

notre spoliation se consomme en un instant, cnfin<br />

nous sommes enchaines.<br />

Jusque la les barbaresques nous avaient pris<br />

pour des Napolilains , nation qui semble cree'e<br />

pour etre leur proie ; mais des que le capilaine<br />

du corsaire eut reconnu que nous etions Franchis,<br />

il affecta une conduite different e. Ceux de<br />

nous qui etaient garottes furent delivre's de leurs<br />

liens; il se repandit en protestations d'amitie<br />

que nous prisames ce qu'elles -valaient; il proniit<br />

de nous faire rendre ce qu'on nous avait<br />

enleve, et jura mille fois sur sa lete de nous<br />

conduire a Corfou. Quant a la tartane abandon -<br />

nee de son equipage , et dans laquelle il trouva<br />

un \ieux pavilion toscan, il se l'adjuga, et l'amarina,en<br />

y envoyant un capitainede priseavecdix<br />

matelots. Ceci fait, nous passAmes sur son bord.<br />

Les brigands qui eomposaient son equipage<br />

brisaientcependantnos malles, et se partageaient<br />

ceux de nos eifets qui leur conTenaient. Mais<br />

qui de nous eut ose leur repre'senter qu'il en devait<br />

elre autrement ?<br />

Le jour e'tanjt veuu , le capilaine, dont j'appris


EN MO REE. 5<br />

le nom, ( il s'appelait Orouchs, et etait Duleignote<br />

') me permit, ainsi qu'a MM. Foruier ,<br />

Joie, et un guide du general Bonaparte , de retourner<br />

sur la tartane pour y prendre quelques<br />

vetemens , car les nolres avaient ete mis en pieces.<br />

Nous devious le rejoindre aussitot pour faire<br />

voile vers notre destination ; mais a peine<br />

etions-nous sur la prise, que la vigie du pirate ,<br />

poste'e au haul de. son grand mat, annonea na<br />

vaisseau a l'horizon. En etfet, nous distiiiguamesbientot<br />

unefregate dirigeant sur nous,toutes<br />

voiles dehors; le reis Orouchs hela a son second ,<br />

qui commandait la lartane sur laquelle nous<br />

nous trouvions , de faire route pom 1 Tripoli de<br />

Barbaric.<br />

Dix minutes apres cette separatiou , qui fat<br />

pour nous un coup de foudre, parce qu'eile nous<br />

eloignait de nos amis , la fregate lira un coup de<br />

canon sous le vent, nous faisant sigue d'arriver;<br />

1 Dulcignote, habitant de Dulcigno , l'ancienne Olcinium<br />

, aujourd'hui yille du pays turc, en Aibanie, situee<br />

sur la petite riviere de Borana. Ses habitans, qui sont les<br />

plus nidchans de cette cote, sonl presque tous pirates et<br />

prennent du service sous le pavilion barbaresque. Quelques<br />

uns, sans autre formalite, se font forbans , et iufcslent<br />

l'Adriatique. lis out tous une coupe de figure qui annonce<br />

Ja fourberie et la cruaute.<br />

Dulcigno est k six lieues ouest d'Antivari , et a huit lieucs<br />

de Scutari.<br />

r. i


6<br />

VOYAGE<br />

niais uolre capilaine de prise s'y refusa eu faisant<br />

hisser le pavill/O'J francais. Celle ruse nous perdit<br />

en le sauvanl. La lregate que nous presumames<br />

etre napolilaine, pass» oulre, continuant dedonner<br />

diasse au corsaire.<br />

Tel est le precis de noire prise et dc notre separation,<br />

que j'ai place ici comme un preliminaire<br />

indispensable pour rinlelligence de tet<br />

Oiwrage.<br />

Je ne peindrai point le retour de la nuit qui<br />

suivit notre prise , elle s'annonca sous les plus<br />

sinistres presages. Nos eunemis etaient deveuus<br />

soupconneux; de notre cole, nous les observions<br />

avcc attention, nous meditions meme un coup<br />

eclatant, lorsqu'ils nous precipiterent dans l'entre-poni<br />

de la lartaue , et nous scdlerent sous les<br />

ecoutilles. Trop peu rassure's sans doule par cetlc<br />

liu'sure, ils veillerent lous, crainte de surprise de<br />

noire part. Ils a-vaient, jel'avoue, la plus grauo'e<br />

raison; car, quoique reduits pour ainsi dire a<br />

I'impossibilite d'executer aucnu coup decisii ,<br />

nous n'en discutions pas moins mille projets tour<br />

a tour adopte's et rejetes. Nous nous arriilanies<br />

au seul raisonnable : etaut absolument depourvus<br />

d*arnies, ce f'ut de mellre le reis dans nos inte'rets.<br />

Wous pouvions nous faire entendre de lui , au<br />

mo}cn de la langue franque, et nous .avic^s<br />

quelqu'espoir de penser qu'il nous secouderaif,


EN MORE E. 7<br />

etant redevable de sa liberte au general Bonrparte,<br />

qui Favaitarrache dubagnede Malte, ainsi<br />

qu'une multitude de Musulmans. U connaissait<br />

d'ailleiirs lc>6 Francais; il avait vu notre armee<br />

d'Egypte, ayant e'le transported dans celte province.<br />

Apres avoir servi le general Dumas en<br />

qualite de domestique, il avait pu s'esquiver par<br />

l'entremise du bey de Bengazi ' , et deja il avait<br />

repris son ancien metier.<br />

Comme le reis ignorait que nous fussions en<br />

guerre avec la Porte-Othomane, nous lui donnames<br />

a entendre qu'au lieu de nous conduire a<br />

Tripoli, chose dont il e'tait .absolument maitre ,<br />

il serait plus conforme a ses interets de nous deposer<br />

a Tile de Zante , de laquelle nous ne pouvions<br />

pas etre eloigne's. Nous aj.oulames , qu'arrivela,<br />

il serait genereusement recompense par<br />

le commandant francais , et qu'enlin il n aurait<br />

pas a craindre que nous reclamassions rien de<br />

lui, puisque le corsaire duquel nous etions separe's<br />

emportait nos effets. Nous lui insiuuames ,<br />

en outre , qu'il pourrait s'y de'barrasser de son<br />

equipage, vendre avantageusement la tartane,<br />

abdiquer leme'tierperilleuxqui 1'avaitde'ja plonge<br />

dans un bagne , et vivre de'sormais a son aise ou<br />

1 Ce heyse trouvait a Alexandrie. Bengaze estuae > i 11«<br />

situcc dans le golt'c cle la Sydre, en Afrique, ancieunetnent<br />

appelelesSyrtes.


i V O Y A G E<br />

hon In! semhlerait. Ces ide'es lui- sourirent, et 1«<br />

vent qui lui fernia Je chemin de l'Aloque, le<br />

decida a siiivre uotre spe'cieux conseil. Apres mi<br />

court entrelieu avec son equipage, notre proposition<br />

futacce]^ee , et nous f imes route pour Zante.<br />

Le lendeinain 7 frimaire , nous apperoumes»<br />

des Je matin, eetle de enchanleresse qui , pour<br />

nous, devcnait un port assure; nous pretentions<br />

toutes nos voiles au vent qui nous y poussait;<br />

nous elions presde la toucher, lorsque 1'equipage<br />

du reis, reconnaissant le danger qu'il courait si<br />

la guerre existait, se re'volia , et fit yirer de bord<br />

en criant a la trahison. Nous restames aneantis ,<br />

et l'illusion que nous nous e'tions faite s'evanouit<br />

avec trop de realite. Tout ce que nous pumes<br />

obtenir , flu d'etre conduits en Moree : c'e'tail la<br />

patrie du timonier de notre capilaine, el il disait<br />

en eonnaitre parfaitenienl les ports.<br />

La nuit survint avec une grosse mer , ct nous<br />

eprouvames des coups de vent qui dechirercnt<br />

110s voiles. Le 8 frimaire, au lever du soleil,<br />

nous nous trouvames sur les cotes de la Moree ,<br />

au dessous du cap Tornese, vis-a-vis l'cmboucbure<br />

du petit fleuve Pe'ne'c. Nous y passames la<br />

journe'e,retenusparlescalmes. Nosbarbaresques<br />

femployereut a raccommoder les voiles, a se<br />

baltre pour partager nos depouilles, et a brulci'<br />

quelques manusorits que je conservais. De noire<br />

cole, nous chercliions dans le sable qui scrvai^


EN MOREE. e,<br />

de lest a notre balimcnt, quclqn is morceaux<br />

epars de biscuit, car il n'en rcslail plus , ni pour<br />

les Tines , ui pour nous. Environ cent livres dc<br />

riz , el la moitie d'uu lonneau d'eau , lbrmaient<br />

toules nos provisions.<br />

CHAPITRE II.<br />

DESCRIPTION DE9 COTES DE LA MOREE , DEPUIS<br />

CASTEL-TORNESE JUSQU'A IN'AVARIN. ARR1VEE<br />

A NAVARIN ; AUDIENCE DO BEi'. 'TOPOGKAPHIE<br />

DE CETTE VILLE ET DES ENVIRONS. DETAILS.<br />

D u point oii nous e'tions retenus par le calme ,<br />

on reconnait le mont Pholoe ' par deux pvramides<br />

elevees quicouronnent son sommet ruajestueux.<br />

Je le voyais pour la premiere fois , ct mon<br />

imagination me transportait deja dans les vallons<br />

de l'Elide,et sur ses amphitheatres, on les peuples<br />

accouraiontpour assister aux jeux Ohmpiques.<br />

Le rivage voisin de nous etait peu e'leve et<br />

convert de bois qui formaient, sur la mer, line<br />

voute que ses vagues irrilees ne peuvent at^<br />

teindre. Sur la gauche, au nord-ouest * on nous<br />

monlra Gastouni, situe'e a unc bonne lieue dans<br />

les terrres , a peu de distance de la rive droite de<br />

righuko , riviere connue dans l'antiquite sous le<br />

1 II c&l ci.iuiu aujoui'iVliui sous le pom


IO<br />

VOYAGE<br />

nom de Pene'e. Les minarets de cette ville se coi><br />

fondaient avec des rochers blancs qui berissentla<br />

plaee, etrendent d'un acces tres-difficile un petit<br />

port situeen cet cndroit.Ce jour, nous ne fimes pas<br />

plus de deux lieues, et toujours en contournant<br />

le golfe Tornese, autrefois golfeChelonites, dans<br />

lequel nous etions en tres. II e'tait impossible d'etre<br />

plus a portee de bieu reconnaitre une cole.<br />

Le g et le 10 frimaire, sans jamais nous eloigner<br />

de terre, nous poursui vimes notre route vers<br />

Pfavarin; noustirames une bordee au large, pour<br />

ranger la petite ile de Pontico, ou il y a une pecberie<br />

assez considerable , qui lui avait peut-etre<br />

fait donner anciennement le nom d'Ichtys, et un<br />

mouillage a l'emboucbure d'une petite riviere,<br />

qui est probablement le Jardan , que les Grecs<br />

ne connaissent pas sous d'autre nom que celui de<br />

Iuaki, ou rnisseau.<br />

On voit de la le mont Dimizana, ou Pholoe ,<br />

dont je viens de parler, et le wvage , en cet endroit,<br />

est boise. Le golfe a au plus une lieue<br />

tie profondeur, et une cbaine de montagnes rougeatres<br />

qui s'e'tend au nord , l'abrite lorsque les<br />

vents soufilent de cette partie.<br />

A une demi - lieue en descendant le rivage ,<br />

vers 1'emboucbure de l'Alpbee, la cote continue<br />

d'offrir un aspect agreable, et on voit quelques mai-<br />

«ons, avec une cbapelle qu'on dit elre de'die'e a la<br />

Saiute Yiergej etque les Grecs nomment Panagia


EN MOREE. ii<br />

Stapbylion, ovi IVotre-Dame des Raisins, peutetre<br />

parce queles vignes de ce canton fournissent<br />

de bon vin. A deux lieues environ, a l'orient, est<br />

]a ville de Golinitza , situee a une demi-lieue de<br />

la mer, sur la rive droite d'une petite riviere qui<br />

vfent se perdre dans Jes sables. Ces sables separent<br />

en ce lieu la mer de la cole., qui est formee<br />

de coucbes de terre argileuse d'un rouge fonce.<br />

De la , jusqu'a l'embouchure de l'Alphee , la<br />

cole est parsemee de lacs, de pecberies et de salines.<br />

Le rivage d'ou ce fleuve sort pour se de'charger<br />

dans la mer est eleve sur sa rive droite,<br />

et les rochers , joint a ce qu'il y a une barre,<br />

rendraient, je le presume, sa navigation perilleuse,<br />

meme pour des barques.<br />

On trouve encore sur la cote des lacs , des pecberies<br />

, des salines, et des postes d'observation ,<br />

avecquelques babitalions eparses pendant quatre<br />

ou cinq lieues. Elle est, apres cela, coupee de<br />

dunes couvertes de verdure , de bois , de forets ;<br />

tt la fume'e que nous appercumes nous indiqua<br />

uu village, ou le timonier nous fit entendre qu'il<br />

y avait une garnison albanaise , qui venait d'elre<br />

augmeutee a cause de la guerre.<br />

Tout le pays, dont nous prolongeames la cote,<br />

jusqu'au soir, est appele Kaloskopi, ou Belvedere.<br />

Le lendemain 10, nous nous trouvames peu<br />

cloignes du cap Conello, et nous vovions distiac-


12 - VOYAGE<br />

tement une partie d'Arcadia, balie sur les mines<br />

de Cyparisia », qui donnait autrefois son noma<br />

tout le golfe sur lequel nous naviguions, qui,<br />

cpmme celle ville , a pris la denomination nioderne<br />

de golfe d'Arcadia.<br />

La vue d'Arcadia me parut bornee, au sud ,<br />

par une haute montagne couverte de verdure ,<br />

boisee, et dans laquelle, si j'en ai bien juge par<br />

les f'eux , il doit se Irouver des villages , ou des<br />

habitations.<br />

Pour doubler le cap Conello , nous tirames<br />

•vers les Slrophades, qui sont des iles vertes, sans<br />

arbres, et sur lesquelles mes yeux ne me permirent<br />

pas de decouvrir des habitations 2 . Enfin,<br />

le soir, nous vinmes passer la nuit a 1'abri d'une<br />

petite ile que je presume elre Proti. Nous ne<br />

jetames pasl'ancre, tant la mer etait calme et<br />

lianquille 3 ,<br />

* Cvpai-isla , suivant les cartes du savant M. Barbie du<br />

Bocage, etait cloignee d'environ quatre lieues de la Neda ,<br />

«t c'est lameme distance pour Arcadia.<br />

a<br />

On y indique cependant un nionastere dedie au Sauveur.<br />

J<br />

Les vaisseaux mouillent ordinairement entrc Proti<br />

et la terre ferme, oil on trouvc une inscription en grec<br />

vidgaire, qui avertit ainsi les marins de se tenir sur leurs<br />

gardes: ('did qui se trouve le soir entre Proti et I,<br />

ponese , pour passer la nuit, s'il neveille , sera le len~<br />

demuin Li proic des corsaires de Darbarie.


E» MOREE. - t$<br />

Cct ilot, coitime on en voit sur tou'cs les mers,<br />

est inhabile et convert de bruyeres. Nous sumes<br />

qu'il se trouvait un mouillage en dedans, c'est-adire<br />

entre la terre ferme et lui, ou les habilans<br />

de Navarin venaient charger du sel. J'appris dans<br />

la suite que c'est l'echelle de Gargaliauo , petite<br />

ville de Grecs, qu'on ne peut apperceToir de<br />

la mcr, a cause qu'elle est situee sur le revers<br />

d'une montagne , ( l'ancien Egale'e ) et qu'elle<br />

regarde au nord-est.<br />

Enfin, le 11 frimaire, avant le lever du soleil,<br />

le mistral ou nord-ouest commencant a soufiler,<br />

et lamer a rouler des vagues mugissantes, nous<br />

amies le bonhcur d'entrer au port de Navarin.<br />

Mourans de faim , nos manoeuvres brise'es, sans<br />

provisions, I'image de l'Afrique devant les yeux,<br />

nous sourimes au coup du ciel qui nous poussait<br />

en Moree, quelle que lut la rigueur du sort qui<br />

nous y allendit.<br />

A peine avions-nous jete 1'ancre dans le port<br />

de Navarin, qu'un jeune Zantiole, maaoeuvrant<br />

un monoxilon, ou canot d'une seule piece de<br />

bois , nous aborda , el nous apprit la declaration<br />

deguerredelaPorte-Olhomaue contre la France,<br />

et le siege de Corfou, qui avail eie precede de la<br />

reddition des iles de Cerigo, Zanlc, Cephalonie et<br />

Sainte-Maure. II nous quilla, pour courir eusuilc<br />

porter a la ville la nouvelle de noire arrivee.<br />

Noire reis senlit qu'il avail commis une fautc


,4 VOYAGE<br />

en venant se mettre eiitre les mains des Turcs ;<br />

et affectant un air d'amifie , d nous assura que<br />

nous partirions pour Tripoli dc Barbaric avaut<br />

la nuit,et que la nous trouverious protection aupres<br />

du bey, qui elait en paix avec Ja France.<br />

Mais i) n'elait plus maitre de ses actions : un instant<br />

apres , le capilaine du port , ayant pour<br />

marque distinctive une plaque de marbre blanc<br />

attacheeen sautoirau col, viut nous visiter. A son<br />

gesle, a ses regards , nous pumes deviner qu'il<br />

n'elait pas notre ami. Le reis descendit a terrc<br />

avec lui, pour se rendre chez le vecbil, ou agent<br />

commercial du bey de Tripoli, son maitre.<br />

II fut en un moment de retour , ct nous vimcs<br />

le rivage se couvrir de curieux. Quelques Grccs<br />

accoururenl sur la tartane pour y achelcr nos<br />

depouiiles. Les barbaresques leur vendirent lout<br />

ce qu'ils ne voulaient pas, et dans le nombre des<br />

objets se trouva comprise l'image de la Aladonn<br />

dl Monte Negro , qu'un papas achcla deux<br />

piastres '.<br />

Vers 1c soir, on nous fit descendre a terrc pour<br />

monler a la ville, et elre presentes au bej. Nous<br />

le trouvames au milieu de son divan , occupant<br />

Tangle d'un sopha , dans une altitude grave et silencieuse.<br />

L'accucil fut d'abord severe; mais a<br />

1 I-a piastre vaut i liv. ij sous.


E1V MOREE. I5<br />

1'aspecl tie deux malles qui conlenaient )e restede<br />

nos effels , les fronts se deriderent. On y apposa<br />

les scelles, remettaut a les visiter au lendemain.<br />

Nousn'avions pas encore subi la moindre question<br />

, lorsque le drogman du bey commenca a<br />

nous obse'der de mille demandes auxquelles nous<br />

re'poudinies ce que bon nous sembla, de maniere<br />

pourtant a ne fournir aucuns documens. Le bey<br />

nous assigna ensuite une chambre pour coucher,<br />

dans sa niaison meme, sous la surveillance.d'une<br />

garde nombreuse d'Albanais. Pour la (arlaue , il<br />

se 1'adjugea, pretendant que rien neprouvait que<br />

nos corsaires ne fussent des forbans, sbandouts.<br />

II fit mctire aux fers Ali Cahouas,qui vcuaitavec<br />

nous en France , apres lui avoir fait administrer<br />

quelques douzaines de coups de baton sous la<br />

plaute des pieds.<br />

On nous servil a souper sur ua plateau de cuivre<br />

etame, autour duquel nous nous assimes; un<br />

Albanais nous apporta memedu vin. Ledrogmau<br />

vint nous tenir compagnie , et nous prier de lui<br />

faire cadeau de nos cravates , qu'il convoitait<br />

aussi bien c{ue les officiers du bey , qui ne cessaient<br />

de nous demander des mouclioirs, mandilia.<br />

Ce drogman, appele'Nico!, e'tait un Grecc-<br />

Ve'nitien, nalif de Cepbalonie, tailleur de son metier,<br />

et qui representait en outre , dans ce port,<br />

1'agent commercial de laGrande-Bretagne.Il nous<br />

proposa de raccommoder nos babits, et vola a


„ VOYAGE<br />

eelte occasion , a mon camarade Fornier , un bijou<br />

cru'il avait soustrait a la rapacite


EN MOREE. 17<br />

Avarin, et.par les Grecs, Ne'o-Castron, qu'on<br />

ne decouvre bien qu'apres avoir laisse derriere<br />

soi deux rochers compris enlre l'ile de Sphacterie<br />

et la terre ferme , qui forment ]a passe. La<br />

ville est batie sur un promontoire situe au pied<br />

du mont Temathia. II faut plus de dix minutes<br />

pour arriver du port a sa porte principale, qui<br />

est ouverle au nord-est. Plus lougue que large,<br />

[Navarin s'etend depuis la passe, qu'elle doraine,<br />

jusqu'a pres d'un quart de lieue vers l'orient. Ses<br />

forlificatious consistent en qualre bastions re'guliers<br />

, garnis de canons de fer et sans affi'ils. Les<br />

Turcs les balirent, ainsi que les murailles de la<br />

rille, Pan iSyz, et ne les reparerent qu'apres la<br />

guerre des Russes , de 1770.<br />

Le bey fait sa residence en cette place , dont la<br />

garnisou consisle dans une soixanlaine de janissaires<br />

commande's par un oda-bacbi ' envoye<br />

de Constantinople , une compagnie d'artilleurs<br />

ayant pour capitaine un boulanger, et un corps<br />

de deux cents Albanais, qui exercent differentes<br />

professions me'caniques. Uu aqueduc, que<br />

je n'ai pu voir,y amene, d'une lieue environ, une<br />

eau savonneuse , la seule qu'on boive a Navarin.<br />

La ville, qui n'a que deux porles , domine la<br />

mer et le port qu'elle peut proteger ; ses rues ,<br />

1<br />

Oda-bachi, chef de chambre, sorle de capitaine de<br />

janissaires.<br />

1. • a


l8<br />

VOYAGE<br />

remplies de bombes et de boulets,, sont sales,<br />

etroites, bautes et basses, et suivent l'inegalile du<br />

terrain qui incline a l'ouest. La maison dn bey<br />

est situee vers le basde la ville, et lebazar est dans<br />

Jaseconderue a gauche,en entrantparla portedu<br />

nord-est. Rien de remarquable ne peut frapper<br />

l'ceil du voyageur , a l'exception de quelques colonnesde<br />

marbre, mutilees, qui soutienuent la<br />

facade de lagrande mosquee. Chaque maison a sa<br />

cour plantee d'orangers, qui, dans le mois de deccmbre<br />

, oil je m'y trouvais , etaient charge's de<br />

fruits.<br />

Vers l'orient est le chemin qui conduit a Modon.<br />

Sur la gauche de cette route sont des jardins,<br />

et, a unquart de lieue, dans lameme direction<br />

, se voit un gros bourg de Grecs , avec des<br />

ruines modernes , monumens des ravages de la<br />

derniere invasion des Albanais. Le terrain est<br />

cultive par-tout ou il se trouve susceptible de<br />

l'elre.<br />

Le port de Navarin est le plus spacieux detoute<br />

laMoree.il s'etend depuis Navarin jusqu'aPylos,<br />

ouEsky Navarin, ( Vieux Navarin) c'est-a-direa<br />

plus de trois lieues. II estferme, au midi, par l'ile<br />

de Sphacterie et par les deux ecueils dont j'ai fait<br />

mention. 11 a environ une lieue de profondeur ,<br />

depuis Sphacterie jusqu'a la terre femie, a un quart<br />

de lieue de laquelle est un petit dot connu des navigateurs<br />

qui mouillent en dedans. .<br />

»


EN MOREE. ig<br />

Les passes sont au nombre de trois: la premiere<br />

et la plus fre'quentee , est sous le canon<br />

du Nouveau Navarin , et les plus gros vaisseaux<br />

pourraient y passer ; la seconde , comprise<br />

entre un haut rocher mi, et l'ile de Sphacte'rie,<br />

ne peut gueres admettre que des petites<br />

barques; ou m'assura cependant que des vaisseaux<br />

de cent tonneaux pourraient s'y risquer;<br />

inais je ne voudrais pas en garantir lessuites. Tout<br />

pres de la, on a Mti un for tin sur lapointe de l'ile<br />

de Sphacte'rie, qui commande la passe, et on me<br />

dit qu'il y avait quelques vieux canons en fer.<br />

L'ile de Sphacterie, celebre dans l'histoire ' ,<br />

par le massacre des Lacede'moniens qui s'y<br />

etaient re'fugies apres avoir e'te vaincils par les<br />

Atheniens dans un combat naval , et connue<br />

aujourd'hui sous le nom de Sfagia , est<br />

presque a pic du cote de la haute mer, et ne<br />

compte que quelques habitations de pecheurs ,<br />

sur le revers du port. A son exlre'mite occidentale<br />

se trouve une troisieme passe, tres-difficile<br />

, m'assura-t-on, a moins d'etre guide par un<br />

pilote qui en connaisse bien les localites.<br />

Elle est de'fendue par un fort qui s'eleve, en<br />

terre ferme , aji dessus de l'aucienne Pylos, dont<br />

le nom s'est conserve jusqu'a nos jours. C'est la ,<br />

sur le penchant du mont Egale'e, au cap Cory-<br />

1 Thuc) dide, Liv. IT.


so VOYAGE<br />

phasium , qu'etait balie cetlc ville fondee par<br />

Pylos , tils de Cleson. Ce fut la ou INeslor rccut<br />

]e jeune Telemaque, auquel il donna un char<br />

pour se rendre a Sparte; peut-elre trouveraiton<br />

encore la caverne qui servait d'etable aux<br />

troupeaux deson aieul Nel.ee, et aux siens; mais<br />

on cherckerait vainement quelques debris du<br />

temple de Minerve, dont le temps a efface les<br />

momdres -vestiges. Pylos n'esl plus aujourd'hui<br />

qu'un tillage qui compte au plus line soixantaiue<br />

de maisous. Au dessus , s'eleve un fort domine<br />

lui-meme par le sommel du raont Fgale'e.<br />

Cetle ville est entierement habitee par des Grecs,<br />

il y a seulement quelques soldals turcs dans son<br />

chateau; les environs sont arides et sablonneux.<br />

Au pied de cetle ville antique, se voit un elang<br />

qui peut avoir une demi-lieue dans son plus grand<br />

diametre. II communique avec le port par un<br />

canal si e'troit, qu'il ne peut admettre que de petites<br />

barques qu'on y fait passer pour chasser les<br />

oies et les canards sauvages qui s'y trouvent en<br />

tres-grand nombre. Une petite riviere, nominee<br />

Mouderi», vient s'y jeter au nord-est. Le reste du<br />

port est ferine', au nord et a Test, par de hautes<br />

montagnes sur lesquelles on appercoit a peine<br />

quelques pins.<br />

1 On ne connait pas l'ancien non\ de cette riviere.


EN MOR EE. 21<br />

Ce vaste et superbe port pourrait conteuir les armeesnavaleslesplusnombreuses.En<br />

1644» Saltan<br />

Ibrahim en fit choix pour etre le rendez-vous de<br />

sa flotte , composee de plus de deux mille voiles,<br />

avec laquelle il attaqua l'ile de Caudie.<br />

Pour nionter du port a la ville nouvelle de<br />

Navarin , (Ne'o-Castron) il faut environ un quart<br />

d'heure. On passe pres de quelques maisons<br />

agreables , qui sont baties dans une petite anse<br />

sur la droite, ou nous avions mouille. A quelque<br />

distance se voit une vigla • entouree de cypres<br />

et de tombeaux de Musulmans. Les environs<br />

sont herisses de pointes de rochers, et n'offrent<br />

que pen de ressources. Une garnison serait<br />

cependant dans 1'abondance a Navarin , a cause<br />

du voisinage de Philatra et d'Arcadia , pays<br />

abondans situes plus a l'ouest.<br />

Le bey, dont 1'avidite etait satisfaite, n'oublia<br />

rien , pendant les huit jours que nous logeames<br />

chez lui, pour nous distraire : nous passions les<br />

journees a son divan , et quelquefois en visites.<br />

II expedia son emina, ou intendant, vers le pacba^<br />

pour l'instruire de notre arrestation.<br />

1 figla , observatoire pour surveiller ce qui se passe daus<br />

le port.


VOYAGE<br />

CHAPITRE III.<br />

DEPART DE NATARIN, ITINERAIRE JUSQU'A<br />

ANDREOSSA. -—CANTON DE CALAMATTE.<br />

i\l ous avions adresse une lettre au pacha , par<br />

la voie de 1'intendant du bey , en invoquant la<br />

neutralite du pavilion toscan, sous leqnel nous<br />

avions ele pris : sa reponse fut un ordre de nous<br />

envoyer vers lui, sous bonne escorte.<br />

Le ii frimaire, npus quittames done Navarin,<br />

et le bey nous fournit des cbevaux enharnaches<br />

de bats pour faire la route. II nous remit entre<br />

les mains de cinquante Albanais, commande's<br />

par un belouck-bachi '. La vue de cette milice,<br />

coiffe'e d'une calotte rouge , vetue de capotes ,<br />

chausse'e de socques, arnie'e de fusils de cbasse,<br />

portant a la ceinture d'e'normes pistolets et un<br />

poignard, cette vue m'am-ait fait rire en toute<br />

autre occasion; niais quand je voyais derriere<br />

nous le vecbil de Tripoli, qui venait faire bommage<br />

de nos personnes au pacba , ou nous reclaimer,<br />

comme il ne cessait de le repeter, pour nous<br />

envoyer en Afrique.il e'taitbien difficile de n'etre<br />

pas sans inquietude.<br />

' Espece de sergent, ou caporal,


EN MOREE. a3<br />

A neuf heures du matin, nous sortimes de la<br />

ville. Plusieurs Grecs s'etaient assembles au bas<br />

dela montagne sur laquelle est situee Navarin, et<br />

notre reis s'y trouva pour nous faire ses adieux.<br />

Nous gravimes le mont Temathia, ayant, pendant<br />

une lieue, le port a main gauche, que nous<br />

voyions a deux cents pieds de profondcur perpendiculaire;<br />

et apres une heure et demie de<br />

marche, nous descendimes dans un vallon etroit,<br />

dont la direction me sembla du s ud-ouest au nordest.Nous<br />

dirigeames alors au nord-est.Lesmontagnes<br />

qui e'taient sur noire droite presenlai'ent<br />

des masses a pic couronnees de bois; celles a<br />

notre gauche etaient e'galement boisees et a pic ;<br />

nous Times une magnifique chute d'eau, formee<br />

par les torrens , qui s'echappait d'une<br />

embrasure naturelle pratiquee entre deux rochers<br />

du mont Tomeus, que nous avions a<br />

notre gauche. Le tond du vallon etait marecageux,<br />

et divise par un petit ruisseau qu'entre<br />

tenaienl les pluies. Nos Turcs nous direnl qu'il<br />

y avait dans ce canton beaucoup de lievres, et<br />

que c'e'tait la ou le bey venait cbasser.<br />

Apres avoir marche une bonne demi-heme<br />

dans ce vallon, ou nos chevaux enfoncaient,<br />

nous gravimes une petite montagne, et nous entrames<br />

dans une vasle f'oret, asile du silence. La,<br />

nous vimes des chenes propres a la construction,<br />

el l'espece pre'cieuse de ceux qui donnent la noix


a4 VOYAGE<br />

de "alle etla vallonee, dont on faitun commerce<br />

assez considerable. Nous trouvions des arbres antiques<br />

frappes de la main du temps, d'aulres que<br />

des pasieurs avaient abattus en allumant du feu<br />

au pied. Dans la saison oil nous voyagions, l'azerolier<br />

( Crataegus azoerolus ) nous offrait ses<br />

fraises odorantes; de toutes parts les ruisseaux<br />

elaient bordes de lauriers roses encore (leuris.Nous<br />

marchions au milieu de bois immenses d'oliviers<br />

sauvages, parmi lesquels s'elevaient des platanes,<br />

et des yeuses; par intervalles, quelques bouquets<br />

desauJes pleureurs, des cytises, enfin d'innombrables<br />

lauriers : tels elaient les objets qui nous<br />

environnaient Sortions-nous du sein de ces<br />

forets>seculaires , ou s'offraient a nos yeux tant<br />

d'arbres differeus ? nous marcbions sur des plateaux<br />

romantiques , ou des groupes de myrtbes<br />

et de romarins nous embaumaient en parfumant<br />

les airs.<br />

Deux beures s'ecoulerent ainsi, et nous arrivumes<br />

au bord d'un ruisseau qui parait se rendre<br />

dans le golfe de Corou. Nous mimes pied k terre<br />

sur ses bords , sans penser au nom qu'il pouvait<br />

avoir eu dans l'anUquite, et nous nous y de'salterames<br />

en mangeant quelques figues , dont nous<br />

nous elions fort heureusement pourvus. Nous<br />

ne devious pas etre a plus de quatre lieues<br />

d'Arcadia ; une baute-futaie nous fermait, a<br />

trois quarts de bene, l'borizon de ce cote, et


EN MO REE. a5<br />

nous vimes des champs cultives qui s'elendaient<br />

daus ceUe direction. Je presume qu'il<br />

doit se trouver un village pres de la , a ea<br />

juger par les lerres en labour et par les troupeaux<br />

qui paissaient aux environs. Nous avions<br />

a droite des bois taillis , devant nous line haute<br />

foret qui se rattachait a la fulaie de la partie de<br />

1'ouest; enfan, duruisseau a la foret vers laquelle<br />

nous dirigeames, la distance n'est pas de plus<br />

d'un quart de lieue.<br />

Nous y marchames pendant une bonne heure,<br />

et, a son extremite, nous passames une riviere<br />

large de plus de quarante pieds, qui coule a<br />

1'est, et qui est peut-etre le Bias auquel un fils<br />

d'Amychaon avaitdonne son nom. A un quart de<br />

lieue de la, surunlieu eleve etpierreux, d'oul'on<br />

decouvre le golfe de Coron, nous mimes de nouveau<br />

pied a terre. L'escorte albanaise, qui nous<br />

precedait d'une bonne lieue , avait deja porte<br />

1'e'pouvante dans une ferme environneede murs,<br />

qui est batie en cet endroit. Nous y trouvames de<br />

pauvres Grecs vetus de bure, battus, et pill es, qui<br />

pleuraient ce que les soldats leur avaieut enleve.<br />

Leurs femmes s'etaieut probablement sauve'cs<br />

dans les bois, qui s'etendent toujours vers 1'ouest<br />

et le nord , car nous n'en vimes aucune.<br />

En partant de cette ferme, nous marchames<br />

a l'orient, en suivant un chemiu pave par<br />

intervalles, vaste, large de plus de cent pieds,


26<br />

VOYAGE<br />

et creuse dans nne montagne que nous descendions.<br />

Sur Ja droite, nous vimes Balliada, qui<br />

est l'ancienne Coronee, et la bourgade de Nisi,<br />

babitee par des Grecs. Nous decouvrimes enlin<br />

Ja ville de Coron ', situee sur l'emplacement<br />

de Colonides. Elle offre de loin , sous uue forme<br />

triangulaire, l'aspectd'une ville importante, telle<br />

qu'elle Test en effet. Son port , sa force, sa<br />

population en ont forme l'echelle la plus riche<br />

du Peloponese. Mais outre ces avantages, elle<br />

possede encore celui d'avoir les consulats generaux<br />

des puissances Europeennes, et d'etre le cheflieu<br />

d'un villaieli, on canton , dont les principals<br />

bourgades sont : Avramio , Philipaki ,<br />

Caracasilli, Pelalydi, sur le rivage de la mer;<br />

Caicagli, placee sur uue montagne voisine; puis<br />

Vounaria , Castelia, Makriades, disseminees an<br />

nord dans un rayon de trois lieues environ.<br />

Nous employames pres d'une heure pour arriver<br />

dans une plaine voisine de la Pirnazza , qui<br />

est le Pamissus des anciens ; et nous laissames la<br />

voie militaire pour marcher a travers les champs.<br />

Nous dirigions vers Calamatte, ou nos Turcs<br />

avaient dessein de nous conduire , pour nous y<br />

donner en spectacle. lis nous firent entendre<br />

1 Coronee, fondee par Epimelide de Coronee, en Beotie.<br />

On y reniarquait les temples de Diane noiiriice, de Bacchus<br />

et d'Esculape, etc. PAIS. Mess. Liv. iv.


EN MOREE. 57<br />

qu'il s'y trouvait un Francais detenu comme<br />

prisoanier.<br />

Je ne pouvaismelasser d'admirer l'etendue et la<br />

fertilitede cette plaine fernie'e, au nord, par le<br />

mont Ithome , couvert de vignobles, et qui, a<br />

l'orieut, s'e'tend jusqu'au Taygete, 011 Pente-Dactylon.<br />

Quoique nous fussions alors en de'cembre,<br />

la nature n'etait pas depouillee de sa parure. Les<br />

feuilles des figuiers jaunissaicnt, ainsi que celles<br />

des miiriers innombrables , pendant que les oliviers<br />

etaient encore, pour la plupart, charges de<br />

fruits. Ces arbres precieux, plantes a des e'poques<br />

diffe'reules , recotnpensent, cbaque annee , les<br />

peiues de l'agriculteur, une partie etant charge'e<br />

de fruits, pendant que 1'autre, frappee d'une sterilite<br />

apparenle, elabore les principes des fruits<br />

qu'elle doit donner l'annee suivante. La re'colle,<br />

de cette maniere, s»it calcul 011 hasard, se trouve<br />

partagee, et demande moins de bras. Les champs<br />

divises par deshaies el des lignesde demarcation,<br />

annoncent le prix qu'on donne au terrain.<br />

Deja nous approchions du Pamissus ', 0*1 Pirrazza,<br />

qu'on passe sur un pout, quand le caprice<br />

de nos conducteurs , qui cominencaient a<br />

nous faire sentir leur autorile et leur insolence ,<br />

1 Le Pamissus abonde en poissons, et en langoustcs, que<br />

les liahilans nomment yi\iy,itHs, meres angui les , a cause<br />

(jfi leur grosseur. II y en a de trente In


a8<br />

VOYAGE<br />

chaneea tout a coup; ils re'solurent de nous conduire<br />

a Andreossa. J'appris dans la suite que cet<br />

evenementavait ete des plusheureux pour nous,<br />

les habitans de Calamatte elant des hommes tresmechans.<br />

Leur reputation est effectivement telle<br />

dans la Moree , ou ils sont connus sous le nom<br />

de Mavramatia , ou d'hommes aux yeux noirs.<br />

Je vis plusieurs personnes , dans la suite, qui me<br />

coufirmerent dans cette opinion, que je crois<br />

cependant exageree.<br />

La ville de Calamatte, que j'avais en vue, et sur<br />

laquelle j'ai acquis toutes les donnees possibles,<br />

n'est point, comme quelques gens du pays le pretendenl,<br />

l'antique Thuria, dont l'emplacement<br />

se voit au sommet d'un amphitheatre a l'est, ou<br />

les Turcs out un petit cbateau qu'ils occupent.<br />

Dans l'etat acluel, cette ville, que je presumerais<br />

plutot elre Calame, est le chef-lieu d'un villaieti<br />

donl les impols appartiennent a une Sultane.<br />

Situee a peu de distance de la live gauche<br />

d'Apsaria, petite riviere qui sejelle, a unelieue<br />

de la, dans le golf'e de Messenie, aujourd'hui<br />

non.me golfe de Calamatte, elle renferme une<br />

po|>ulalion de plus de cinq mille habitans , qui<br />

foul le commerce de son territoire , et du canton<br />

d Andreossa. On voit dans son vallon , presque<br />

d'un roup d'ceil, les douze villages qui composenl<br />

sa banlieue , disposes dans l'ordre suivanl,<br />

el places sur des sites un peu eleve's.


EN MOREE. -at)<br />

Le premier , appele Asprochoma , est a mie<br />

demi-lieue a l'ouest de Calamatte; et dans ime<br />

semblable direction , une demi-lieue au dela, on<br />

decouvre Ais - Aga. A une lieue au sud-ouest<br />

est Cout-Tchaoux , e'loigne d'un quart de lieue<br />

nord de Fourtdjala.<br />

Coutchoucoumani, Asilan-Aga , se trouvent<br />

sur la route de Balliada. A une lieue, au nordouest<br />

de ce hameau , est situe Basta ; et Dliata,<br />

une demi-lieue plus loin, est le tcrme du canton<br />

de ce cote.<br />

Pydima, quiesta une lieue au nord-ouest, dans<br />

lamontagne; Polianese, qui se trouve au nord;<br />

enfin, Tegef'eremini, sonl les dernieres bourgades<br />

du canton de Calamatte.<br />

Toutela partie de Test est independante et appartient<br />

a la republique du Magne. C'est dans<br />

cette direction que se trouve le defile des Portes,<br />

qui, dela Messenie , conduit dans la Laconie;<br />

il est a une lieue et demie Est de Calamatte, en<br />

passant par Ianitza, qui commande ce point<br />

essentiel. Celle petite ville, dont je n'ai qu'un<br />

mot a dire , malgre son importance, est compose'e<br />

de deux cents maisons, depend de l'eveche<br />

de Zarnate, et est le chef-lieu d'une<br />

capitainerie.<br />

Comme nos conducteu rs nous faisaient prendre<br />

la route d'Andreossa , nous relrogradames pour<br />

nous approcherd'une chaine de montagnes dont


3o VOYAGE<br />

]a direction est nord-siul; et, au bout d'une demiheure<br />

de chcmin , nous vimes UQ vaste Mlinient<br />

qu'on nous dit etie un khan. Nous parcoui-limes<br />

eusuile,pendantuncheme.uneplaine<br />

qui seterminaita la bascdesmontagnes, qui nous<br />

bornaient a l'ouest, a la distance d'un quart de<br />

lieue. Au bout de ce temps, nous eiimes d'aulres<br />

montagnes a droite, et nous vimes Je Tallon se<br />

dessiner en se prolongeant au nord.<br />

La campagne, en ce lieu, e'tait depourvue<br />

d'arbres, et les paysans que nous rencontrions<br />

me parurent vieillis , avant le temps , par le travail<br />

et la misere. Qnelques coups de fusils que tiraienl<br />

les Albauais de notre escorte, reveillaient<br />

l'eeho des monlagnes, qui ne repond plus a la<br />

Toix des bacchantes , anx chants amoureux des<br />

pasteurs , et aux cris belliqueux des Messeniens.<br />

C'elait la pourtant oil brillerent les exploits<br />

d'Aristomenes , de ce chef intrepide qui tiiit la<br />

puissance des Lace'demoniens en echec ! Nous<br />

approchions de Messene ; nous decouvrions le<br />

mont lourcano (mont Ilhomc.) C'etait par le<br />

vallon que nous suivions qu'arrivaient les bataillonsdeSparte!.<br />

. . Us sortaient, a la faveur des<br />

ombres de la nuit, du defile des Porles.. . . La ,<br />

ils se rencontraient avec les Messeniens ; la, eclataient<br />

des prodiges de valeur!... En cet endroit,<br />

tout est aujourd'bui morne et silencieux, tout<br />

porte a la meditation!...


EN MOREE. 3i<br />

J'errais avec elle dans le souvenir des siecles<br />

qui nous ont precedes. Nous nous avancions en<br />

meme temps vers Andreossa, encore e'loignee de<br />

pres de deux lieues. Le jour finissait, des nuages<br />

epais descendaient du soramet des montagnes,<br />

le tonnerre mugissait sourdement, et tout nous<br />

pressait d'accelerer notre marche.<br />

Apres une demi-heure de chemin, nous passames<br />

a gue une petite riviere qui va probablement<br />

grossir ]a Pirnazza. Une demi-lieue audela,<br />

nous dirigeames a l'orient, on nous ne cessames<br />

de marcher en suivant la base d'une montague<br />

quinous conduisit jusqu'a cinq cents toises d'Andre'ossa,<br />

que nous appercumes a la lueur des<br />

eclairs, sup notre main gauche, au nord. Les<br />

Turcs et 1'escorte qui nous accompagnaient se<br />

niirent alors a la tete de notre petite caravane ,<br />

pendant que l'oda-bachi , ou chef des janissaires<br />

de Navarin , qui etait de la partie, prit les<br />

devanls et courut nous annoncer.<br />

Le moment de notre entree a Andreossa est<br />

encore present a ma me'moire, et il n'en sortira<br />

jamais. Nos chevaux, a la file, marchaient au<br />

petit pas dans une rue e'troite qui s'elargit en approchant<br />

du bazar , cpiand soudain des cris de<br />

fureur eclaterent de toutes parts autour de nons.<br />

Une multitude forcene'e nous accabla en ni^me<br />

temps de pierres, et nous poursuivit jusqu'a la<br />

maison de l'aga, dont les portes de la cour ne


3a VOYAGE<br />

purent elre fermees assez a temps pour nous<br />

empecbec d'etre mallraites. Pre'cipite's de cheval,<br />

froisse's, nous ne tromames un abri contre la fureur<br />

de ces barbares, que dans une chambre ou<br />

1'onnousavait prepared'enorruescbaines. La rage<br />

des fanatiques redoublait sur-tout a la vue d'Ali-<br />

Cabouas, qu'on conduisait avec nous, et qui<br />

disait bautenient que nous Tavions enleve de<br />

force d'Egypte.<br />

Retenus pendant une beure dans ce lieu rempli<br />

de fumee, pendant qu'on deliberait sur notre<br />

sort, on nous en fit sorlir a pied pour nous conduire<br />

dans une prison qui se trouvait a l'exlremile<br />

de la ville. Apres ce qui -venait de se passer,<br />

nous craignious de nouveaux dangers;mais nous<br />

aurions inulilement fait des representations ,<br />

quaud nous aurions su la langue du pays, et il<br />

fallut done se decider a obeir.<br />

La foule s'etait dissipee ; nous n'entendions<br />

plus de hurlemens ; nous marebions meme<br />

assez tranquillement, escorte's par nos Albanais,<br />

lorsque des voleurs, d'intelligence avec eux,<br />

ou ces nn'se'rables eux - memes , profitant de<br />

l'obscurite profonde qui regnait , fondirent<br />

sur nous, et essayerennt de nous arracher nos<br />

babits. Nous opposames de la resistance; je parai<br />

avec la main un coup de poignard qu'on porlait<br />

au guide , noire compagnon d'infortune ; et<br />

comme tout cela ne se passait pas sans rumeur,


EN MOREE. 33<br />

la populace accourut de nouveau. Les assaillans<br />

redoublerent Jerage,et nous n'airivamcs a uotre<br />

prisou qu'en faisant face, du mieux qu'd nous<br />

elail possible , a celle inulliuide effreuee.<br />

Je dois dire que si nous avions recti des coups,<br />

nous en avions rendu , et e'en e'tail assez pour<br />

que I'allroupement augmenlal au lieu de se dissiper<br />

:aussi merae, apres etre entres dans la prison,,<br />

la fermentation fut porlee a son comble. Les<br />

pierres pleuvaient sur le toit qui nous eouvrait,<br />

la porte s'ebranlait sous les coups redoubles des<br />

assaillans, noire derniere beure enfiu semblait<br />

arrivee.<br />

Nous attendions avec resignation le de'nouenient<br />

de celte Lorrible scene, et nous formions<br />

des voeux pour une mort exempte d'agonie<br />

, lorsqu'un tonnerre e'pouvanlable , accompagne<br />

de torrens de pluie, vint dissiper celte<br />

multitude, dont nous cessames d'entendre les<br />

cris.<br />

Lebelouck-baebi des Albanais, que nous avions<br />

perdu de vue pendant la scene qui venait de se<br />

passer, reparut alors aumilieu de nous; et, apres<br />

nous avoir donne le salut de paix , il lit du feu et<br />

prepara du pilaw • pour notre sou per.<br />

Le lendemain, on nous fit sortir pour nous con-<br />

. &<br />

' Pilaw, riz cuit et assaisoime avec du beurre ou de<br />

l'buile.<br />

i. 3


3| VOYAGE<br />

duire de nouveau a la maison de l'aga. La ville<br />

nous offritle tableau d'une tranquillity generals;<br />

on nous saluait, et meme on nous donnait des<br />

signes d'amitie. D'apres un cbangement si inopine,<br />

je me persuadai facilement que ce qui nous<br />

etait arrive avait ete Tonvrage du commissaire<br />

de Tripoli, et d\in de nos corsaires qui nous<br />

accompagnait, et qui nous voyait avec peine<br />

echapper de ses mains. Tout allant enfin pour<br />

le mieux, nos esperances furent tellement surpasses<br />

, que je pus me livrer a mes observations,<br />

aussi tranquillement qu'un voyageur protege par<br />

«ne escorte a ses ordres.<br />

La \ille d'Audreossa ou Androussa, A>,fpwa,<br />

car on la nomme indifferemment de ces deux manieres,<br />

n'est ni Andanie, ni Mes sen e , comme<br />

quelques savans de la Moree voudraient le persuader<br />

airx -voyagenrs qui les prennent pour<br />

guides, ces deux cites etant plus au nord. C'est<br />

vine "ville moderne , adossee a une montagne a<br />

pic, qui la couvre au nord-nord-ouest, et qui<br />

pourrait bien etre l'Eva, eelebre par les bacchanaks,<br />

el sur lequel Baccbus fit entendre pour<br />

la premiere fois l'Evoe, cri redoutable des Baccliantcs,<br />

lorsque possedees du dien qui alienait<br />

leur raison , elles couraient en frappant la terre<br />

d.e leurs tbyrses. La Yitjfa'Andreossa seprolonge<br />

>ers l'oricnt, dans nu vallon elroit et riant, ou<br />

coule, a unc demi-lietie de la \ille, le Pamissus


(<br />

enfin<br />

t<br />

coiume<br />

EN MOREE. 35<br />

on Pirnazza. Des groupes de cypres, e'pars sur<br />

des tertres isoles , indiquent les nombreux tombeaux<br />

des Musulmans. La ville , de toutes parts,<br />

est ouverte et sans nuirailles. On y compte trois<br />

mosque'es, etun bazar plante de muriers. Les maisons,<br />

petites, mais elegantes, ont un ton de fraicheur<br />

que nous n'avions pas encore appercu dans<br />

cellesde la More'e, et on peut dire qu'ellessonl en<br />

barmonie avec la beaute du site d'Andreossa.<br />

Cette ville est le cbef-lieu d'un villaieti, et la<br />

residence d'un aga. Elle compte, dans sa demarcation<br />

territoriale , la bourgade de Nisi, qui<br />

est a pres de deux lieues au midi; Dzori, dans la<br />

menie direction , mais sur la route d'Arcadia ;<br />

, Anaziri, a une demi-lieue au.nord sur le<br />

penchant d'un coteau, peut-elre dans l'emplacement<br />

de l'ancienne Andanie. Piperitza , vers le<br />

mont Vourcano ; Mavromathi , qu'on regarde<br />

la Messene des anciens ; Lezi, au dela de<br />

la Pirnazza, a une lieue et demie au nord, ainsi<br />

que Gaidarofori, Carterogli, Lycotrefo, Chaslemi,<br />

qui se trouvent a l'orient, ductile du Taygete,<br />

dans le rayon d'une lieue et demie. Ces villages,<br />

desquels je ne peux donner de description particuliere,<br />

sont composes au moins de quarante ou<br />

cinquantemaisons; ce qui pro live que la Moree est<br />

nioi ns depeuplee qu'on ne le pense ordin,airenient.<br />

Quanta Andreossa,jedoisdire,avant dela quitter,<br />

que ses habitans.voleius de profession, ma,is


36<br />

VOYAGE<br />

braves et fiers jusqu'a l'arrogance, ont dans le<br />

pays tine reputation de mechancete que je ne suis<br />

-lias tente'de leur contester. La coupe deleur figure<br />

est fine, spir ituelle; on voit par mi eux des hommes<br />

blonds, quelquesautres avecde grands yeuxbleus;<br />

ce qui indique le melange des indigenes avec les<br />

Sparliates. Les Turcs qui babilent eette -ville<br />

sont maries avec des Grecques, et parlent la laugue<br />

de leurs epouses; ils sont en general d'uue<br />

structure athletique.<br />

CHAPITRE IV.<br />

DEPART D'ANDREOSSA , HERM^UM , OU PREMIER<br />

IN<br />

DEFILE DU MONT VOURCANO. LEUCTRES.<br />

ARRIVEE A. LONDAR1.<br />

o ti s montames a cheval dans la cour de l'aga,<br />

et nous sortimes de la ville d'Andreossa par un<br />

cbemin etroit environne de jardins , de cabanes ,<br />

•et a peu de distance, nous traversames un petit<br />

ruiss'eau. Nous suivimes , en marcbant au nord ,<br />

uncbemin pratique, pa\e par intervalles, et ayant<br />

la solidite d'une \oie militaire. Au bout d'une<br />

beure de marche, nous trouvames un Aiasma,<br />

on fonlalne consaeree , par la piete des Musulinans,<br />

pour les besoins des voyageurs.<br />

A un quart de lieue de la, en suivant la pente


EN MO REE. 37<br />

du vnont Ithome , Voulcano , on Vourcano ,<br />

nous vimes un gros village appele Anaziri, avec<br />

quelques maisons eparses snr son coleau qui se<br />

prolonge au noril; vis-a-vis , on nous montra un<br />

endroit appele Vromo-Vrisi, oufonlainepuanle,<br />

peul-etre a cause de quelque source sulfureuse.<br />

A peude distance, nous entramcs dans un vallon<br />

rempli de troupeaux de sangliers.<br />

Un le'vrier laconien, appartenant au bey de<br />

Navarin, leur donna la chasse; mais il fut bientot<br />

enveloppe par ces ennemis redoutables. Nos<br />

Turcs, ct lcs Albanais qui s'etaieut rapproches de<br />

nous, tentereut de debarrasser cet animal courageux<br />

, et nous rendirent alors spectateurs d'un<br />

combat assez plaisant. D'une part, on enlendait<br />

]es clameurs des Musulmans , de l'autre , le grognement<br />

des sangliers resserres dans le coin de la<br />

moutague , pendant que le levrier, retire sur la<br />

saillie d'un rocber , tremblait de lout son corps.<br />

Au premier choc, les sectateurs du propbete,<br />

quoique anime's par la baine qu'ils vouent a l'animal<br />

immonde , et par l'interet qu'ils portaient<br />

au cbien de leiu' maitre , cederent, et eurent le<br />

dessous. Les sangliers , profitant de la manoeuvre<br />

retrograde des assaillaus, le poil berisse , bondissant<br />

comme des obus dans leurs ricocbets, gagnerent<br />

champ et s'eloignereut, non sans i-ecevoir<br />

quelques coups de fusils. Aucun des braves ,<br />

daus les deux partis , ne niordit cependant la


38<br />

VOYAGE<br />

poussiere; le chiea revint -vers ses liberateurs,<br />

et nous marchames en avant, ayant la pluie qui<br />

nous mouillail jusqu'a la peau.<br />

Auncdemi-Heue, nous arrivames au bord de la<br />

Pirnazza ou Pamissus, grossie des eaux de plusieurs<br />

torrens. Sur une riviere qui venait d!une<br />

montagne a 1'ouest, nous Irouvamesuumoulin oil<br />

nous entrames pour nous reposer ; n'ayant rien<br />

decouvevt pour nous reslaurer , nos Turcs nous<br />

ordonnercnlderemonter a cheval, pendant qu'ils<br />

reslaient en arriere pour faire contribuer lc meufaiert<br />

Nous vimes en cet endroit une belle fontaine,<br />

et la Pirnazza qui coule avec fracas dans<br />

un lit caillouteux; sa rive droite etait baute et<br />

couverte d'im bois epais.<br />

L'eau continuait de tomber a verse, nous tournions<br />

un champ, (carla route sedirige, a 1'ouest,<br />

Tevslamontagne)etnous nepouvions trouver un<br />

passage , lorsque nous renconlrftmes un Turc de<br />

bonne mine, ricbement vetu , suivi de deux esdaves,<br />

qui nous soubaita le boujooi' en fraucais.<br />

II nous dit qu'il avait vu Marseille el Paris, el reconnut<br />

a son uniforme, quoique decbire , F6Vnier<br />

pour un comvnissaire des guerres; il commencait<br />

a nous donher des nouvelles , que nous recueillions<br />

avec avidite.Un Turc s'exprimant dans<br />

l'idiomede notrepalrie, avec purele! un veritable<br />

Musulman! qui pouvait-iletre? Nous allions le savoy-,<br />

ilnousparlait des attentions quelepachaau-


EN MOREE. 39<br />

raft pour nous; il allait a une maisonde eampagne<br />

situe'e a deux lieues du point oii nous le rencontrions;<br />

notre entretien s'animait, lorsqu'appercevantnos<br />

conducteurs, il crut prudent des'eloigner<br />

afin de ne pas se compromellre. A cinquaute pas<br />

de la , nous passames le Pirnazza sur un pont<br />

de quatre arches , dont les parapets etaient en<br />

mines.<br />

Decepont, au mont Lycee, et au pied du<br />

Taygete , oil se trouve le Grand Dcrvin, ou defile,<br />

qui etait l'Hermaenm des anciens, on compte<br />

deux beures et demie de chemin. Nous niarchames<br />

encore une bonne heure, loujours dans<br />

un chemin pave par iutervalles et lave par les<br />

pluies. Nousvinies sur la gauche, a 1'ouest, Mavroliiathi,<br />

visile par mou ami Fauvel, qui y a trouve<br />

les restes de l'anciennc Mcssene. On y voit effectivement,<br />

comme je 1'ai appris dans la suite ,<br />

des mines de murailles, des tours, dont quelques<br />

unes sont en marbre , un temple presqu'enlier ,<br />

un theatre, des inscriptions sans novnbre, et des<br />

bas-reliefs bieu conserves , qui repre'sentent des.<br />

chasscs au sanglier. Une source abondante , qui<br />

jail!it du pied du mont Itbome, donne son nom<br />

a Mavromathi, qui signifie source noire, car les<br />

Grecs appelent egalement mathi une source , ou<br />

un ceil. Ce bourg est a quelque distance, a l'orient,<br />

de l'ancienne Messene. Du haul du mont Ithome,<br />

on jouit d'uiie Tue immense qui s'etend sur la


4o VOYAGE<br />

Tripbylie, et, du cote de l'Elide , et on y trouva<br />

deux riches monasteres.<br />

A Hois quarts de lieue du pont, nous laissames<br />

6ur la droite , a deux cents toises, un gros -village<br />

appele Cliastemi, qui pourrait elre Amphee ,<br />

ou plutot mi hameau bati des riiines d'Amphee,<br />

car il est silue dans la plaine, non loin d'une<br />

hauteur ou cette ville exista. II y a line grosse<br />

lour , et quelques maisons elevees. Les champs<br />

qui I'eu-viroimeul sont en culture de coton, et enlourees<br />

de haies de nopal , naturalise dans ce<br />

canton. A uue petite demi-lieue de la, en suivant<br />

un cheniin horde de nopal, nous arrclames au<br />

Tillage de Carterogli , pour y passer la miit, la<br />

pluie cjui contiuuait faliguant un pen nos condncleurS,<br />

etlafaini les pressaut aulaut cpie nousmemes.<br />

Suivant leur usage, ces Messieurs chassereutde<br />

leur maison les maHieureux. pay sans qui, pour<br />

de'nie'nager, n'eureut qu'nne nalle lie roseaux, et<br />

l'image de la Sainte "Vierge a emporter. Chez les<br />

Grecs anoiens, Ceres avait sa niche pres la porte<br />

d'entree de chaque maison ; de nos jours, c'est<br />

la mere de J.-C, la Panagia,devaut laquelle bride<br />

une laaupe,et fume 1'encens aux jours solenmels.<br />

JNIalgre la tristesse des dorniers jours de l'autonme,<br />

la tVaicheur de la prairie, la regularite de<br />

son niveau divise par des haies , conlraslaient<br />

singulieremeut avec l'aspect soiu-cilleux. du Tay-


EN MOREE. 4i<br />

gete, qui pre'senlait ses escarpemens noiralres.<br />

Dans la nuil, nous vimes allumer sur cette monlagne<br />

des feux, indices des postes occupes par<br />

les Maniates de Voudoni. Nos gardes parlaient de<br />

ces hommes independans avec cette forfanlerie<br />

qui decele toujours la crainte, et qui n'esl le plus<br />

souvent que l'expression du sentiment de son<br />

infe'riorite.<br />

L'intendant, ou emina du bey de ]Navarin ,<br />

qui passait la nuit avec nous, sut me faire entendre<br />

que nous elions dans une ferme, MS'TOX»,<br />

appartenant a sonmailre;qu'il enavait vingt-quatre<br />

affecte'es a la dotation de sabaronnie. Eneffet, en<br />

Turquie, tons les commandans de place, et lesfonctionnairesavie,possedenl<br />

desbiens-fondsdontles<br />

revenus sout aftecles a leur iraitement; ils jouissent<br />

en oulre de certains casuels sur les douanes,<br />

les contributions , et du revenu indirect des<br />

avanies.<br />

Nous avions etc traites, dans cette cabane, de<br />

maniere a nous faire oublier la mauvaise chere<br />

d'Andreossa. La fenime de la maison nous avait<br />

fait cuire, sous la cendre, du pain qu'elle petrit,<br />

aussitot que nous arrivaines, sur une peau tendue<br />

; nous le irouvames delicieux , aussi bien<br />

que deux enormes dindons dont l'emina nous<br />

regala aux depens des pajsans.<br />

Nous quittames ce gile le lendeinain an lever<br />

du soleil, apres avoir bu dulait de brebis cbaud,


4* VOYAGE<br />

que les Grecs nous presentment. Nous Times<br />

quelques femmes tres-jolies, a chevelure blonde,<br />

qui marchaient pieJs et janxbes nues, dans la<br />

boue, qui rendait le chemin de ce hameau prcsque<br />

inipraticable.<br />

Nous descendimes une plaine cultivee., et arms<br />

nousappercumes aux ilancs resserres de nos che-<br />

Taux, autant qu'a la lenleur de leur marche ,<br />

qti'ils avaient passe la nuit sans manger. A nn<br />

quart de lieue du point de notre depart, nous<br />

trouvames une ferme considerable, et un poste<br />

militaire , ou nos conducteurs s'informerent s'il<br />

n'y avait point de Maniates dans la montagne :<br />

sur la negative , nous contimiames noire route.<br />

On concoit avec quel plaisir j'avancais an<br />

centre d'un pays jadis si celebre, et dans lequel<br />

ma memoire suffisait a peine au souvenir de last<br />

de faits interessans. Je sortais des champs du<br />

Steniclaros , je portais mes pas dans cet Hernia;<br />

um qui, de la Messenie, conduisait au territoire<br />

de Megalopolis. Ce fut ici, me disais-je , et<br />

dans tous ces lieux que j'ai parcourus, la terre<br />

des prodiges. Ici, les plus hautes vertus furent famil<br />

ieres a des homines dont les descendans gemissent<br />

sous le despotisme le plus humiliant!<br />

Noschcvaux,quoique faibles, gra\issaient avec<br />

facilile cette voie antique oil, avec quelques precautions<br />

, on pourrait faire passer de rartillcrie.<br />

Nous elions a peine au quart de la hauteur de la


EN MOREE. 43<br />

monlagne, que le soleil sortit des nuages qui voilaient<br />

l'horizon. II ne nous fit point decouvrir<br />

des masses apres et nues , aihsi que nous nous y<br />

altendions , mais des bosquets encore verts , des<br />

chenes robustes qui descendaient, par etages,<br />

jusque sur la liziere de la plaine. A une deniiheure<br />

de la , nous arrivames a un beau village<br />

habite par des Laconiens , que les Turcs respectent,<br />

et qui vivent en paix avec les Maniates ^<br />

leursfreres.Us nous saluerentavecinteret, parce<br />

que nous elions chretiens : i'ls nous vendirentdu<br />

pain, des figues, ainsi que du vin, rru'ils conservent<br />

dans des outres de peaux de clievre.<br />

Nous nous trouvions dans la partie la moinS<br />

elevee du Pente-Dactylon , puisque la vegetation<br />

et les forets y e'taient dans leur vigueur ; tandis<br />

que ses sites aerienssontcouvertsde pins sinistres,<br />

ou de neiges eternellesjjes habitans de ce village<br />

doivent a l'air pur qu'ils respireut, et a 1'independance<br />

dont ils jouissent, une fraicheur,<br />

une vivacite , une noblesse dans les formes, qu'on<br />

chercherait vainement parmi les cultivateurs de<br />

la plaine.<br />

Le reste du defile dans lequel nous marchames<br />

encore pendant une benre et demie,e'tait caillouteux.<br />

Nous trouvames , a la plus baute elevation<br />

de la monlagne , le chemin pave par intervalles,<br />

quelques rochers qui formaient des pics , de6 sapins,<br />

enlin un horizon confus.


44 VOYAGE<br />

Arrives a Textremite cle cet espace, qu'on ne<br />

neut nommer un plateau , nous retrouvames uu<br />

fourre epais de bois , et nous employames une<br />

petite dcmi-heure a descendre dans le vallon de<br />

L ndari. C'est celui de l'ancieune Leuclres du<br />

Peloponese, oil les Arcadiens triompberent des<br />

Lacedemoniens. II y avail, comme on sait, trois<br />

villes dece nom dans la Grece, dont une d'elles<br />

a ele immortalise'e par la valeur d'Epaminondas ,<br />

et des Tbebains cpi'il commandait.<br />

Le vallon de Londari s'elend, del'est a l'ouest,<br />

environ cinq lieues , et se termine, de ce cole,<br />

a Sinano- H n'a pas plus d'une lieue commune<br />

dans son pins grand diametre transversal. Le defile<br />

de la Messenie est au sud-ouest; celui qui<br />

ouvre la Lacoaie, du cote on l'Eurotas prend sa<br />

source, est a peu pres a Test. La distance d'un<br />

delile a l'autre, a cause de l'obliquile , est d'une<br />

lieue et demie.<br />

Sur la pente, du cote de la Messenie , par oil<br />

nous descendimes , le terrain , coupe par des torrens,<br />

est tres-inegal. Le chemin est une ancienne<br />

route creusee dans la montagne. Aunord-ouest, le<br />

vallon est cnltive jusqu'a Siuano ; au nord , il est<br />

ferme par de liaules monlagncs sur lesquelles est<br />

]>atie Londari; le cote de Sparte estboise. Le fond<br />

de la vallee , dans le lieu ou nous la traversames,<br />

est coupe par un rnisseau; on y voit de grosses<br />

pieires eparses qui out ete travaillees, quelqaes


EN MO REE. 45<br />

marbres mutiles ensevelis sous l'herbe , et il n'y<br />

a pas un demi-quart de lieue jusqu'au pied de la<br />

monlagne.<br />

II nous falliit un quart d'heure pour la gravir,<br />

et arriver a Londari par un sender e'lroit. Cette<br />

montagne est couverte d'herbes et de'pourvue de<br />

bois stir son sommet, qui forme un plateau ;<br />

avant d'arriver a la ville, on voit, a gauche,<br />

quelques mines, d'enormes pierres, et un moulin<br />

a vent, dont la rotonde est bAtie avec des<br />

troucons de colonnes , et des architraves.<br />

JYous descendimes chez l'aga , qui nous recut<br />

bien , nous donna a diner, et nous fournit de<br />

bons chevaux pour nous rendre jusqu'a la couchee,<br />

au dela dn niont Bore'e.<br />

La petite ville de Londari est composee au<br />

plus de deux cent cinquante maisons, parmi lesquelles<br />

j'en vis quelques lines quiannoncaient de<br />

1'opulence. Ses habitans, dont nous n'euines qu'a<br />

nous louer, me parurent d'un beau sang et passa~<br />

blement vetus. lis vivent des fruits de leurs campagnes;<br />

ils respirent un air pur , et ils nourris -<br />

«tut beaucoup de vers a. soie.


VOYAGE<br />

CHAPITRE V.<br />

DEPART DE LONDARI. SOURCES DE L'EUROTAS. —<br />

N<br />

PASSAGE DU MOIST BOREE. — SOURCES DE L*ALPHEE;<br />

ASE. ARRIVES A TR1POL1TZA. — AUDIENCE DC<br />

PACHA.<br />

ous partimes de Londari, le menie jour , a<br />

deux heures apres midi.<br />

Depuis Navarin les montagnes continuent de<br />

e'dlever, en sorte qu'a celles que nous venions de<br />

passer, en succedaient de plus hautes encore. Le<br />

mont Boree, que nous avions en face au nord ,<br />

perdait ses sommets au dessus des nuages.<br />

Apres avoir marcbe une demi-lieue , nous entrames<br />

dans une foret de cbenes, egalement d'une<br />

demi-lieue, et nous plongeames dans un vallon<br />

qui est fort etroit a l'exfremile ou nous le tra-<br />

•versames : c'etait vraisemblablement la qu'etait<br />

1'ancienne Belemine; ce lieu, dit Pausanias ', est<br />

arrose par des fontaines qui ne larissent jamais ,<br />

et l'Eurolas le baigne. Nous vimes en effet<br />

l'Eurotas, quiyprend sa source et coule, vers<br />

Mistra: mais ce vallon, qui est en paturages, ne<br />

nous offrit aucun village. Un morne silence<br />

* Pans. Liv. in. hacon.<br />

\


EN MO REE. 47<br />

regne au loin, les oiseaux ne frequentent point<br />

ce lieu prive de bois et de bocages ; l'Eurotas ,<br />

T r asilipotamos, le fleuve Royal des modernes,<br />

roule ses eaux , ddnt le bruit monotone fait seul<br />

fre'mir 1'e'cho de ces retraites. De la a Perivolia,<br />

qui doit etre aux environs de l'ancienne Pellane,<br />

on compte six petites lieues , et c'est le chemin<br />

ordinaire de Sinano a Mistra.<br />

Nous ne cessames de monter pendant deux<br />

heures avantd'arriver au sommet du monl Boree.<br />

Nous sui-vions un defile etroit., place sur le bord<br />

d'affreux precipices, dans lesquels nous fumes<br />

plus d'une fois en danger de nous perdre sans<br />

retour.<br />

Sur le haul de la montagne, dont le plateau,<br />

d'un revers a l'autre , a environ line demi-lieue,<br />

nous vimes un gros village mine par les Albanais<br />

dans la derniere guerre. Je ne pus savoir son<br />

nom. Enavancant,nous decouvrimes bientdt une<br />

plaine spacieuse et riche , qui est celle de Te'ge'e.<br />

Pour y descendre, il fallut mettre pied a terre,<br />

et chasser nos chevaux devant nous ; le chemin ,<br />

quoique degrade , atteste pourtant son antiquite,<br />

et c'etait, depuis Londari, la premiere trace de<br />

voie militaire que nous relrouvions.<br />

L'Alphe'e, ou Roufia, qui prpjid. sa source<br />

dans la plaiue de Te'ge'e, vers Je mont Parthenius,<br />

vient au bas de cettemontagne, former un marais<br />

qui s'eteud depuis sa base jusqn'a plus de Hoi»


48 VOYAGE<br />

cents tolses dans la plaine , et se prcJonge de Test<br />

a l'ouest. Nous le traversames sur nn pont, ou<br />

phiiot sur une chaussee peu elevee, cpii avait un<br />

grand nombre d'arches. A oihquante loises, sur<br />

la gauche, nous passames pies d'un Aiasma, ou<br />

fontaine, qui est revetue en marbre, el bieu entretenue.<br />

A trois quarts de lieue de la , en montant une<br />

bulte ' eultivee, nous arrivames a un village ou<br />

nous passames la nuit. C'eiait le premier lieu habite<br />

que nous trouvions depuis notre depart de<br />

Londari; car le vallon de Belmiua, oil coule le<br />

Vasilipotamos, n'est frequente , a son exlreniile<br />

nord-ouest, que par des pasteurs , qui plantent<br />

leur tentes , et parquent leurs troupeaux. ou ils<br />

jugent a propos de passer la nuit.<br />

Je regrellais bien vivemeut de ne pouvoir visiter<br />

les sources de l'Alpbee , dont la Fable a publie<br />

taut de prodiges : j'aurais voulu descendre<br />

dans ces gouffres profonds , d'ou il sort plus impetueux<br />

; determiner posilivement ces sou terrains<br />

, ouvrages des volcans , comme la plupart<br />

des montagnes du Peloponese; mais je n'etais pas<br />

maitre de mes volontes, et nos gardes me rappelaient<br />

que j'elais leur esclave.<br />

1 Cet endroit &ait appele x»V» 5 la Imtte chez les anciens;<br />

et de la on eutrait dans les territoires de Pallantium<br />

et de Tegee. Paus. Liv.vui. Arcad.


EN MORtE. 4g<br />

Noils parlimes, le lendeniain, du -village oil<br />

nous avions passe la nuit. Vis-a-vis, a l'orient,<br />

nous avions une petite montagne avec le village<br />

d'Asi , que nous laissames a Test eu nous eloiguant.<br />

A un quart de lieue du point de notre de^<br />

part, nous passames un ruisseau, et nous marchames<br />

dans une plaine cultivee , jusqu'a une<br />

demi-Iieue de Tripolitza. Nos gardes firent hallo<br />

a cette distance, dans un village pres duquel est<br />

Un ruisseau dont les Turcs, par un petit canal<br />

creuse dans le roc , ou la route est taillee, conduisent<br />

1'eau vers Li ville*<br />

En entrant dans Tripolitza, les Albanais qui<br />

nous escorlaient firent une decharge de leurs armes,<br />

et nous nous rendimes droit au serail, on<br />

palais du pacha , en poussant vivement nos che»<br />

vaux, alin de n'etre pas insultes. Le pacha ou<br />

visir , qui conimandait alors la More'e , s'appelait<br />

Moustapha.<br />

A a pied del 'escal i er par leqilel, on nous fit monler<br />

a la salle du divan, qu'il presidait, nous Times<br />

unbeaucheval, magnjfiqumentenharnache, tenu<br />

en main par deux esclaves africains. Nous parcourumes<br />

une longue galerie remplie de gardes<br />

et d'officiers de la maisou, vetus et decores de la<br />

maniere la plusbisarre. Eufin, nous fumes presente's<br />

au pacha , qui etait euvirouue dcs grands<br />

de sa province. Nous le vimes assis dans Tangle<br />

de son sopha, fumant machinalement un nari.<br />

4


50<br />

VOYAGE<br />

euilet, ou pipe pcrsanne , dont il savourait la<br />

i'umee. S'etant comme reveille d'une profonde<br />

contemplation, ilnous lit iuviter a nous asseoir<br />

par M. Caradja , son drogman. Le \echil de<br />

Tripoli, l'intendant du bey de Navarin, se prosternerent<br />

a ses pieds, baiserenl sa manche, et<br />

se retirerent a l'extiemite de la salle, dans vine attitude<br />

suppliante. II s'enquit ensuite de nos noms<br />

et qualites , dit deux mots de l'Egypte, donna ses<br />

ordres , et nous congeUni. Nous liunes conduits<br />

dans vine aile de son palais , qvii el ait le harem',<br />

alors non occuje, le pacha n'ayant pas femmes.<br />

On nous y donna vine ch imbre, des gardes, et un<br />

Grec pour faire nos coinmissioiis. Ou fit cadeau<br />

du Cahouas Ali a un seigneur , et nos Albanais ,<br />

avee levir capilaine , allerent se loger daus les<br />

ecuries. Peu d'heures apres, nous fumes \isites<br />

par le drogmau, M. Caradja, qui nous appxjt que<br />

trois cents Francais , de la garnison de Zante,<br />

avaient loge dans les gaieties du harem ou nous<br />

nous trouvions, et avaient ensuite ele conduits,<br />

par terre , a Constantinople.<br />

Nous vimes un mois entier s'ecouler dans cette<br />

prison, ou nous n'avions de communication<br />

qu'a\ec les pages du pacha, et les officiers de sa<br />

niaisou.<br />

1 Harem. C'estVapparlement des femmes.


EN MO REE. 5i<br />

CHAPITRE VI.<br />

PALAIS DV PACHA ; 1NTERIEUR ; GARDES. — DETAILS<br />

SOR NOTRE SEJOUR EN CE LIEC<br />

J_iE se'rail, ou palais du pacha, pourrait logc ler<br />

douze cents homines. C'est une vaste maison en<br />

bois, batie 5ar un plan carre , divise' en deux<br />

par une aile de batimens qui forme ainsi deux<br />

cours. Au rez-de-chaussee sont lesecuries; au<br />

dessus se trouventles appartemens de son altesse<br />

et de ses gens. Un vaste corridor , eleve en saillie<br />

sur la cour, conduit a toutes les chambres ; et les<br />

Albanais, qui conqjosent ]a gaixledu pacha, couchent<br />

sous celte esjiece d'abri. Le harem, la caserne<br />

des delis,sont aunord,etadossesa ce plan.<br />

C'est enfin une bourgadedans la ville meme, qui<br />

a ses murailles et ses jsortes.<br />

Un nombreux domestique encombre le palais:<br />

c'e'tait le luxe des Piomains, c'est celui des Turcs,<br />

qui leur out succede dans la possession de ses<br />

belles contrees. On compte dans le uombre deces<br />

serviteurs, des cafeliers, des donneius de pipes,<br />

des limonadiers, ou scherbelgis, des confiseurs,<br />

des baigneurs, des tailleurs, des barbiers, des<br />

huissiers, ou tchiaoux, des icholans, ou pages


52<br />

VOYAGE<br />

mictions de son altesse , des bouffons, des musiciens,<br />

des joueurs de marionuetles , des porteurs<br />

de lanterne magique , qui regalent le prince du<br />

spectacle de carageueus '; des lulteurs,ou pehleyans<br />

, de joueurs de gobelets, des danseurs , un<br />

imam; eufiu, le bourreau p gel I ah•, bras droit du<br />

pacha, sans lequel il ne sort jamais, el le seul individu<br />

qui ait le privilege des'asseoir en a presence.<br />

Le harem , qnand il existe , a sou service particulier,<br />

el il taut bien rahatlrc des idees de luxe<br />

et de magnificence dont quelques \oyagcurs oat<br />

decore ce sejour. lis en auraieut donne tine idee<br />

bien plus exacte, s'ils l'avaient peint habite par<br />

I'ennu'i, par la jalousie, et, ce qui est pis encore, par<br />

des desirs toujours renaissans et jamais satisfaits.<br />

La musique, la danse , les castagnettes, soul les<br />

plaisirs passagers des vietimes enfermees dans ce<br />

sejour, que n'habita jamais le "veritable amour.<br />

Leurs occupations consistent dans la broderie,<br />

et chaque jour ramene, pour elles,le meme cercle<br />

de delassemens , d'ennuis , de peines , et de<br />

monotouie.<br />

On se leve, au palais, avant le soleil, pour \aquer<br />

a la priere que precedent les ablutions. On<br />

serl ensuite les pipes et le cale a 1'eati; parfois le<br />

\isir monte a cheval, et va jouir du spectacle du<br />

1 Carageueus. £c sont les marionneltes, mais d'uu gout<br />

trcs-obscene.


EN MO REE. 53<br />

dgerid,oubienil esl occupe paries audiences publiques.<br />

Alors,il rend la justice en persoune,il prononce<br />

sur l'a lministration, greve, macule, fait<br />

peuclre, oil b&touner; absout, eufin, car il reuuit<br />

tons les pouvoirs. A midi, nouvelle priere, et le<br />

diner; a trois heures apres midi, priere, parade<br />

militaire , musique, on plutot charivari. On entre<br />

au selamlik '; le pacha recoit des visiles, et pour<br />

le recreer, on lui verse du scherbet, on lui nare<br />

les contes des Mille el une Nuits , ses bouffons<br />

viennent faire des grimaces , et on psalmodie des<br />

versets du Coui-ann. Au coucber du soleil, priere,<br />

puis le souper , apres lequel on fume. Au bout<br />

d'tine heure et demie, cinquieme et derniere<br />

oraison; a peine est-elle termine'e, que la retraite<br />

esl annoncee par la musique.<br />

Apollou, roi desMe'uades; divinile's de l'Eurotas,<br />

vallons aime's des muses et des cbceurs celestes,<br />

quels chants barbares affligent maintenant<br />

les echos de vos montagnes? Us ne repondent<br />

qu'aux sous d'une musique sauvage, compose'e<br />

diustrumens criards , dont les grosses caisses et<br />

les cymbales ne peuveut etouffer la discordance<br />

et l'eclat importun. Pourtant l'oreille d'unTurc ,<br />

plus depravee, sans doute, que celle du satyre<br />

Marsyas , Irop cruellement puni de son peu de<br />

1 Selamlik. C'est l'andronitis des Grecs , ouappartemeni<br />

4es liommes.


5^ VOYAGE<br />

gout pour la lyre, se complait et applaudit a ce<br />

fracas.-<br />

Pour charmer nos ennuis , ou plutot afin de<br />

nous montrer leurs talens , les pages ou icholans<br />

du vezir voulurent nous regaler d'un concert a<br />

leur maniere. La douceur de leurs romances,<br />

leurs gestes , uu certain charme melancolicjue ,<br />

provocate par les tumbeleks' , la flute de der-<br />

•viche 2 , le sine keman 3 , le mescal 4, le san-<br />

tour 5 , le daire 6 , et le rebab 7 , me cause-<br />

1<br />

Tumbeleks, espece de cymbales en bois , recouVertes<br />

de la pcau d'un tambour, qu'on frappe avec des baguettes;<br />

ellcs sont teudues sur des tons en tierce.<br />

3<br />

Net, flute de derviclie; espece dc flute traversiere,<br />

de roseau. Elle est tantot d'un son aigu , comme la flute<br />

allemande, tantot elle approcbe de la voix humaine.<br />

3<br />

Sini keman. C'est, a proprement parler , la vlole<br />

d'amour; on les tire d'ltalic.<br />

4<br />

Mescal. Cet instrument est une sorte de flute dc Pan,<br />

composee de vingt-trois tuyaux, tellemenl gradues, qu'il<br />

en resulte plusieurs octaves de tons. Chaeun de ces tuyaux<br />

forme trois sons, selon la di verse maniere d'y iutroduire le<br />

souflle.<br />

3<br />

SantauT. C'est le psalterion que nous connaissons,<br />

et il a des cordes de metal. On le toucbe avec dc pctites<br />

merges dc metal.<br />

6<br />

Daire', tambour dc basque garni de lames do laiton.<br />

On s'en sen pour marquerla mesure.<br />

' Rebab, insirumcni a archet de deux cordes, ayant<br />

line caisse splierique, avec un petil iron dan's la pari le cont<br />

exe: les Turcs tieuuent eel instrument des Tatars,


EN MOREE. 55<br />

rent quelques impressions agreables. lis affectaient<br />

des voix feminines , des airs minaudiers<br />

quand ils chaulaient; et ils dansaient au bruit des<br />

castaguettes, en figurant des scenes revoltantes<br />

pour un honitne etranger a leurs moeurs.<br />

Le conseil ordinaire du pacha,qui se reunissait<br />

to us Iesperchembes, ou jeudi de chaque semaine,<br />

est compose de son kiaya, d'uu sous- beglicrbey,<br />

du defter-kiaya, ou lieutenant des finances,<br />

du moucabel-edgi, ou controleur , et des cadis.<br />

La Russie entretenait, a celte epoque, un agent<br />

a Tripolitza, qui avait voix consulative dans<br />

cette assemblee. On y deliberait sur les firmans<br />

emane's de la Porte , sur les reclamations des<br />

beys , ou commandans de place; enfin , les deferens<br />

modes d'adminislration y e'taient discules,<br />

pour remplir les vues du gouvernement.<br />

La garde ordinaire du pacha est compose'e de<br />

qualre cents delis , ou cavaliers , vetus a la hongroise,<br />

ayant pour coiffure nn feutre semblable<br />

a celui de nos hussards, serre autour de la tete<br />

par un turban. Leurs amies consistent en un sabre,<br />

deux pistolels, et un tromblou. Ils chargent en<br />

fixant la bride sur le pommeau de la selle dans<br />

laquelle ils sont encaisses, tenant le pistolet de la<br />

main gauche, el le sabre de la droite ; ils n'observent<br />

aucun ordre , et ne prennent de commaiidement<br />

que de l'lmpulsion qu'ils se convmuniquent.


56 VOYAGE<br />

Des Arnaouls, ou Albanais, (peuple essentiel<br />

lenient guerrier) qu'ou Irouve an service de tons<br />

les pachas, lorment sa niilice a pied, lis gardeut<br />

les pories du palais , oil an seul d'entr'eux,, accroupi,<br />

reste en senliqelle avec une sape ou baton<br />

a la main, pendanl que le reste dort, renin<br />

clans un lieu obscurci par l'epaisse vapeur des<br />

pipes.<br />

On tient toujonrs un clieval enharnache, aveo<br />

un ecuyer qui veille anpres , non comme quel'<br />

ques voyageurs l'ont dit, pour altendre le passage<br />

du prophete, mais afin que le pacha soit<br />

pret a se porter par-tout ou l'appeleraient un incendie<br />

, uhe revoke , eve'nemens dans lesquels il<br />

est oblige de paraitre en pevsonne, et le premier.<br />

Pour completer raon tableau de l'interieur du<br />

palais du pacha, je me contenterai de dire que la<br />

cuisine turque ne liendrait pas une place distingnee<br />

dans l'estime des Apicius modernes. Le pilaw<br />

exception nesert presque que du mouton a<br />

toutes les sauces , des ragouts fades , de l'amidon<br />

parfume avec le muse , ou l'eau de rose ; des patisseries<br />

a l'huile , ou a la graisse , qui sont liiieh<br />

lees. Je reviendrai snr cet article inttiressant,<br />

par rapport a l'hygiene et aux maladies du pays,<br />

dont je diraiquelque chose, en parlaut des mceurs<br />

des Morailes.<br />

Qu'on me pardonne maintenant de ramener un<br />

mstantj l'allention sur nous. Depuis notre reclu-


EN MOREE. 57<br />

sionau harem, nousetions libres dans la cour que<br />

renferme sou euccinte muree , et. nousavions la<br />

socie'te ties pages et


58 VOYAGE<br />

l'avenir, les dangers qui nous attendaient, noire<br />

maniere meme de vivre, auraienl bien pu cependant<br />

nous porter a des reflexions melancoliques.<br />

Mais telle elait l'abnegation profondedenotreexistence<br />

, que nous ne voulions pas meme songer au<br />

lendemain. Neanmoins, la saisou qui succeda<br />

aux pluies et aux orages du mois de decembre ,<br />

jointe au peu de velemens qui nous couvraient,<br />

nous lit sentir qu'il fallail autre chose que de la<br />

philosophic pour nous preserver du froid. Le<br />

pacha nous lit done donner, sur notre demande,<br />

des couverlures pour nous envelopper , et des<br />

nattes afin de nous coucher. Le solstice d'hiver<br />

commencait alors , les sommets du mont Roino<br />

et de l'Artemisius se chargereut de neiges, qui,<br />

peu de jours apres, couvrirent la terre a la hauteur<br />

de deux ou trois pieds.<br />

Jecraiguaisde passer au harem tout le temps de<br />

noire sejour enMorec, comme cela aui'ait effectiveiuent<br />

eu lieu si une circonstance, heureuse<br />

pour nous ,n'etait venue changer notre sort. Les<br />

places de pacha n'etant que temporaires , Moustapha<br />

, dont le temps expirait, fut depose et relegue<br />

a Lepaule. Celui qui commandait dans cc<br />

mediocre pachalik, et qui avait deja administre<br />

la Moree, Achmei, fut appele de nouveau a<br />

ce poste important. Comme il avait une maison<br />

montee et des femmes, on pensa a nous faire sorlir<br />

du harem et on nous logea en ville , dans la mai-


EN MOREE. 5g<br />

son du Grec qui nous servait, sans exige^dft<br />

nous aucune parole d'honneur.<br />

CHAPITRE VII.<br />

DEPART DU SERA1L DU PACHA. — NOTRE LOGEMENT<br />

CHEZ LE GREC CONSTANTIN. DUREE DE'SHIVER.<br />

VISITES. DETAILS.<br />

(JE fut la veille des Rois ( style grec, ou 17<br />

Janvier ) que nous primes possession de notre<br />

nouveau logement chez le Grec Constantin , qui<br />

babilait une rue voisine de la porte de Carilene.<br />

L'appartement qu'on nous donna etait le rez-deebaussee<br />

d'une cabane , dont le toit formait le<br />

plancher. Nous e'tions obliges de nous incliner<br />

pour y enlrer, la porte etant trop basse , comme<br />

celle des maisons de tons les pauvres grecs. II<br />

y avait un trou , portant le nom de chemine'e,<br />

oil nous pouvions allumer du feu. Une petite<br />

trape eclairait noire local, et pfindaut la nuit,<br />

nous jouissions , a travers la concavite des<br />

tuiles , de l'appareil majestueux du ciel. Quelquefois<br />

pourtant la neige nous tombait sur le<br />

visage, et nous obligeait a meltre le nez sous<br />

la couverture; cependant nous riions encore,<br />

et nous faisions des projets! L'liiver etait


cn\el, les Grecs soufiraient horriblement; pendant<br />

six semaines etclieres la neige couvrit la<br />

tcrre, et les loups, descendus par bandes du<br />

monl Lycee et tie l'Artemisius , venaient lmrler<br />

jusqu'aux portes de la ville.<br />

Ce mal n'etait cependant pas sans line compensation<br />

salulaire, pmsqu'il avait mis fin a une epidemic<br />

facheuse qui desolait la ville de Tripolilza<br />

depuis^plusieurs mois. les families elaieut aussi<br />

plus reiinies , el les curieux reiluerent en consequence<br />

vers nous.<br />

La premiere visiteque nous reciim.es n'etait cependanlpas<br />

de ce nombre : ce furent deux soldats<br />

dela sixieme demi-brigade qui nous la rendirent:<br />

Fun etait Zantiote d'origine, et l'autre Saxon.<br />

lis nous inspirerent la plus grande pitie), tant ils<br />

elaient nus, niaigres et decharues. Nous leur<br />

finies accepter ce dont nous pouvions disposer,<br />

en promettant de les aller bientot voir. Ils<br />

nous apprirent qu'ils faisaient parlie de la garnison<br />

de Zante, conduite a Constantinople , et<br />

qu'on les avait laisses malades a Tripolitza , au<br />

nombre dedouze, dont ils etaient les seuls qui<br />

eusscnt eu -le malheur d'echapper a la mort. Ils<br />

nous instruisirent de la paye que leur donnait le<br />

pacha pour vivre , et dont noire Grec , qui etait<br />

leur adniinislraleur, leur volait les deux tiers.<br />

Comme la nienie chose avait lieu pour nous ,<br />

qui recevions d


E'S i\tontE. ci<br />

qitinzu paratS ' chaque jour, pour ta'im , ou traitemenl,<br />

je me promis de surveiller Constantin ,<br />

et de le faire tancer a l'occasion.<br />

A leur tour , Jes carieux se permirent de nous<br />

visiter ; nous nous appercevions qu'ils avaitent<br />

retenu quelques mots de franeais, par la comnmnicalion<br />

avec la garnison de Zante, que MoustapLa<br />

Iaissa, pendant son sejour, promener librement<br />

aux environs de la ville , sous l'inspection<br />

des officiers franeais, qu'ii estimalt singulierement.<br />

Un certain Mouslapha , Ture d'origine,<br />

renegat deux fois, tut celui de Ions les importuns<br />

qui nous gratifia le plus de ses assiduite's.<br />

Ou nous avertit que c'e'tail un espion attache a<br />

nos pas; malgre cela, nous n'eumes jamais sujet<br />

de nous plaindre cle'lni.<br />

Nous eumes ensuile la visile des femmes grecqiu<br />

fin, sous^pretexle de consulter le medecin,<br />

venaieut satisfaire leur curiosite. Les unes sollicitaientdes<br />

recettes pour leurs parens qui etaieut a la<br />

campagne; quelquesunes voulaientetrosaiguees;<br />

•d'autres demanuaient si elles etaient enceintes,<br />

ou si clles le deviendraient. Une vieille nous<br />

presenta un enfant que nous avions trouve joli ,<br />

en nous priant de lui eraclier au visage ; el, malgre<br />

toutes nos representations, il fallut lui obeir,<br />

car sans cela elle se serait imaginee qu'il aurait<br />

' Ouinzc parats, e'est environ treize sous.


62<br />

VOYAGE<br />

ete ensorcele, et j'appris que cette singulier pratique<br />

avait pour but d'eloigner le mauvais oeil.<br />

Ainsi, uu spectacle nouveau, uu orclre etranger<br />

de moeurs et de coutumes, se presentait amou<br />

observation. Ou s'accoutumait peu a peu a nous<br />

voir; chaque jour, nousgagnious un peu de liberie,<br />

et je concus l'idee d'en profiler pour recueillir<br />

les fails que je publie aujourd'hui. Ma<br />

sphere s'etendit; je fis des connaissances ; mon<br />

etat me procura l'occasion de voir, de frequenter<br />

meme uu petit nombre d'hommes instruits avec<br />

lesquels je pus raisonner et comparer les observations,<br />

que jem'etais proposede fairedes ce premier<br />

temps de ma caplivile; et mes amis, temoins<br />

demes travaux, saventquemes idees furentconstanunent<br />

dirigees vers ce but. Aussi, des que j'entendiiis<br />

le nom d'une ville , d'un bameau, je demaudais<br />

aussitot la distance du lieu ou je me<br />

trouvais; je m'informais du nombre de ses babitans<br />

, de leur Industrie; je prenais enfin tous les<br />

renseiguemens qu'il m'etait possible d'obtenir.Ces<br />

documens,souvent inexacls, me servaient cependant<br />

de point de reconnaissance , ou reveillaient<br />

mou attention. Je voyageais , je verifiais ensuite<br />

l'exactitude de ce que javais recueilli daus mes<br />

entretiens particuliers. Un nomme Bed... avait<br />

une geograptue de Meletius, eveque de Janina j<br />

ilme la traduisait; (car je ne possedais pas encore<br />

la langue grecqvte) je prenais des notes, puis je


EN MO REE. 63<br />

comparais les positions tie ce geograpbe, avec les<br />

lieux clout elles atlestaient l'exislence.<br />

Je vis alors combien de bameaux indiques sillies<br />

cartes n'ont jamais exisle dans la More'e , ou<br />

se trouvent dans des directions tout a fail opposees.<br />

Sur quelques lines, la capitale de la Moree , Tripolitza<br />

, n'est pas meme indiquee ; on place Caritene<br />

procbe du lac Stymphale ; on met Mistra<br />

sur la rive orientale de l'Eurotas ; et il en resulte<br />

unfatrasquijetteuneobscuriteprofondesurlepeu<br />

qu'on connaissait de ce paj s. Combien aussi de<br />

vibes et de villages cites par JMeletius, ai-je cberche's<br />

inutilemeut! A peine en retrouve-t-ou des<br />

vestiges. II faut d'ailleurs se meKer de l'eru lition<br />

de reveque d'Epire, qui a caique le plan de sou<br />

ouvrage sur celui de Strabou, dout il etail loin de<br />

soupcouner meme le genie. Accoutume aux articles<br />

de foi , il vondrait donuer ses assertions<br />

comme telles : elles sont cepend;»nt bien<br />

eloignees d'en avoir la valeiirj comine je le prouverai<br />

par des faits irrecusables ; souvent meme,<br />

il oubbe de marquer les distances , en se (irant<br />

d'affaire par un a peu pres. Je me conlenlerai de<br />

prevenir que la Moree porte encore les marques<br />

de la fiireur des Albanais, qui, dans la guerre<br />

de 1770 , signalerent leur barbarie par des exces<br />

epouvantables. Vainqueur» des soldats de Catherine,<br />

qui succomberent sous le nombre millefois<br />

superieur de ces cruels eunemis, ces barbares


$g VOYAGE<br />

Albanais ne cesserent de bmler. de detruirc et<br />

d'extenniner que lorsque lenr fureur ne troma<br />

plus d'aliment. A cetlc epoque higubre, la province<br />

du Faneri, qui envbrasse le terriloire de<br />

Megalopolis, fut saccagee; Tripolitza nagea dans<br />

la sang; la Messenie fut pille'e , ainsi que la Laconie;<br />

les monlagnes et les vallons furent joncbes<br />

de cadavres, les "villages devinrent la proie<br />

des flammes. Depuis quelques annees seulemenl,<br />

les traces de tant de maux commcncent a s'effacer;<br />

la population augmente, des -villages nouveaux<br />

s'elevent; la police, fade a coups de sabre,<br />

veprime le vagabondage ; on trouve des corps-degardes<br />

a l'entree des defiles les plus dangereux ;<br />

enfin, je le dis avec verite, le droit de propriete ,<br />

sacre chez les Musulmans, est respecte, et, dans<br />

quelques annees, le Peloponese aura oublie ses<br />

malheurs, malgre la tyrannie de son gouvernement.<br />

Deja ses timars, on fiefs, qui relevent de<br />

la couronne , sont dans un etat llorissaut.<br />

Pour donner une topograpbie des contrees du<br />

Peloponese , que je connais , je procederai aver<br />

rapidite. Pour cela , je juge a propos d'abandonner<br />

la marcbe didactique d'un itineraire accompagne<br />

de faits, qui ralentissent necessairemeutrinleret<br />

d'un ouvrage par reulassement des<br />

inculens, et par leur exposition Irop reguliere. Je<br />

me reserve cependant d'y reeourrir lorsque je<br />

deerirai des evenemens qui exigent un ordie


EN MOREE. (55<br />

indispensable. Si je ne m'e'tais aslreint striclemeut<br />

a cetle marcbe me'lbodique, que d'anecdotes<br />

n'anrais-je pas raconle'es? Que de fails obscurs,<br />

et inleressans pour moi seid . n'auraient<br />

pas de'ja trouve place dan? ma narration ? Pour<br />

ne pas fatigner le lecleur, j'ai done voulu lui<br />

supprimer des details miuulieux.Quelui imporle<br />

si c'est a pied ou a cbeval , que je suis alle a Cariteue<br />

ou a Manlinee ; ou j'ai coucbe , et comment<br />

j'ai vecu ? Ainsi je u'hesite pas a lui sauver<br />

1'ennui de pareils details.<br />

Ce qu'il y a d'essentiel, c'est d'indiquer scrupuleusement<br />

Jes routes, les distances; c'est de<br />

fixer avec exactitude la situation des Jieux, de<br />

donner la physionomie du pays parcouru , et de<br />

ses habilans; c'est d'esquisser, d'une main fidele,<br />

les mocurs et les coutumes; c'est enfin de presenter<br />

une espece de tableau stalistique des contrees<br />

ou j'ai voyage.<br />

J'entre en matiere d'apres ce plan.


66<br />

VOYAGE<br />

CHAPITRE VIII.<br />

DIVISION ANCIENNE ET MODERNE DU PELOPONESE,<br />

OU MOREE. — TOPOGRA.PHIE DE TR1POL1TZA.<br />

J_JE Peloponese, compris cnlre le 17". et le 2i e .<br />

degre de longitude , et qui, du 36". et demi de<br />

latitude, s'etend jusqu'au delk du 38\ , etait<br />

divise, par les anciens geograpb.es, en sept produces<br />

, savoir : l'Argolide , la Corintkie , la Laconie,<br />

la Messenie,rElide, TAchaie, et 1'Areadie<br />

, situee au centre. Je ne rapporterai point les<br />

demarcations detaillees dans leurs outrages, qui<br />

nous out transmis la gloire et la splendeur de<br />

cette conlree.<br />

Frappe des revolutions qui ont desole des regions<br />

riches encore par tant de souvenirs et d«<br />

i-uines, le voyageur se rappelle que le Peloponese<br />

perdit son nom au temps du Bas-Empire , pour<br />

prendre celui de Moree, soit a cause de la grandc<br />

quantite de muricrs qu'il possede, ou par une de<br />

ces falalites, qui veut que tout finisse.<br />

LaMoree, depuis que les Osmanlis' en sont les<br />

1 Osmanlis, ou Turcs. Ce clerrnei' nom , sous lequcl ils<br />

sont connus en Europe, est une insulte pour eui , parce<br />


EN MO REE. 0;<br />

possesseurs, est reuuie sous la domination d'ua<br />

pacha a trois queues , nomine par la Porte. Sa<br />

division 11'a procede ensuite que de la demarcation<br />

des saugiaks ou baronnies , subdivides en<br />

vingt-quatre cantons ou villaietis, gouvernes par<br />

des codja-bachis'.<br />

Le pacha, dont la domination s'etend surtoute<br />

la province, gouverne imme'diatenient l'ancien<br />

vallon de Tegee. Cnritene est le chef-lieu du Faneri<br />

, qui comprend le pays des Megalopolains.<br />

L'Elide a retenu le nom de Kaloskopi , ou<br />

Belvedere, qui lui vient, je crois, des Venitiens,<br />

qui le lui donncrent a cause de ses sites rians et<br />

agreables: les beys de Pyrgos et d'Arcadia en out<br />

Padministration. Le saugiak de Gastouni et celui<br />

de Patras se divisent l'Achaie; le pacha a deux<br />

queues de Naupli commande sur l'Argolide jusqu'au<br />

dela de l'isthme de Corinthe, et daus cette<br />

partie de la Moree de'signee sous le nom de<br />

Romanie. Le bey de Mistra confine avec les<br />

Maniates, et il a lePente-Dactylon pour bornes a<br />

l'occident. Le vallon de Calamalte est re'gi par nn<br />

aga , ainsi qu'Andreossa et Londari, et ils relevent<br />

imme'diatenient du pacha. Coron , Modon ,<br />

JNavarin , sont les trois derniers saugiaks de cetle ,<br />

1 Codja-bachis, mots turcs qui veulent dire chefs des<br />

fieillards ; ce sont les anciens garontes, ils remplisseiit le*<br />

fonclions de syndics.


parlie , et les plus importans de tout ]e pays. Les<br />

Maniates ou LaconienS libres , torment uu etat<br />

independant qui embrasse la presqu'ile de la Laconic<br />

; et le cap Tenare est habite par une espece<br />

infernale de rnonstresa face humaine, connus sous<br />

le nom de Cacovouniotes, ou mauvais moutagnards:<br />

voila la division avouee du vice-royaume<br />

de Moree; j'enlrerai ailleurs dans les subdivisions<br />

etablies, pour la repartition des impositions publiques.<br />

Les principaux golfcs de la Moree sont, au<br />

nord, celui de Lepanle, anciennement appele<br />

iner de Crissa, mer d'Alcyon , puis golfe de Corinlhe<br />

; a l'ouest, le golfe de Cbiarenza , jadis de<br />

Cyllene; sur les froulieres de l'Elide el de la Messenie<br />

, l'ancien golfe Cyparisia, qui a change son<br />

nom en celui de golfe d'Arcadia ; le golfe de<br />

Messenie, qui s'appelle golfe de Coron, celui de<br />

la Laconie , ou l'Eurotas se de'eharge , golfe de<br />

Kolo-Kytbia'; VArgolicus Sinus, ou Seiu Argolique<br />

, n'est counu que sous la denomination de<br />

golfe de Naupli. La plage d'Hermione s'appelle<br />

golfe de Caslri, et le nom d'Engia a prevalu sur<br />

ceus. de Salamine et d'Atbenes , pour cette portion<br />

de mer qui baigne ces rivages celebres , et la<br />

partie meridionale de risthme de Corintbe. Je<br />

n'entasserai point ici les noms nouveauit des caps<br />

1 D'une 'ville duMagne, ainsi nominee.


EN MO REE. 69<br />

el des montagnes, qui viendrout se placer dans<br />

mon voyage a mesure que je decrirai chaque contree;<br />

mais je n'ai pu, pour plus d'ordre , me dispenser<br />

d'indiquericiles plages dece pays. Jeviens<br />

maintenant asa capitalemoderne, appcleeTripolitza.<br />

Celte ville, residence du pacha , est formee<br />

des debris de Megalopolis, de Tegee, de Mauiinee,<br />

et de Pallantium, sans etre sur 1'emplacement<br />

d'aucune de ces villes. Elle est siluee a dix lieues<br />

ouest d'Argos , a trois et demie sud de Manline'e,<br />

a uue petite lieue nord de Tegee, dans un vallon<br />

spacieux, et adosse'e au monl Ro'ino, qui est l'ancien<br />

Menale.<br />

Tripolitza est environ nee d'uu cordon demurs<br />

en pierre, ouvrage des Albanais, qui les Mlirent<br />

il y a trente ans, ainsi qu'un petit fort carre, assis<br />

sur uue hauteur au sud-ouest. Le plan de Tripolitza<br />

est irre'gulier, son terrain est inegal, coupe,<br />

nionlueux etmarecageux.au nord-esl. De distance<br />

en distance, ily a quelques demi-lunes dansleremparl,<br />

qui est perce de meurlrieres. L'artillerie en<br />

f'er, qui sevoitsur quelques bastions, seulement<br />

du cole de l'ouest,porte lesarmes de Saint-Marc.<br />

La ville a six porles , et une petile pour le service<br />

du serai!; la prineipale qui est dore'e , et sur laquelle<br />

lescroissanssont arbores, est celle de Naupli<br />

de Romauie ; elle se trouve a l'orient; la<br />

seconde est celle de Calavriia , ouverfe au nord ,<br />

par laquelle on sort pour aJIera Manlinee, et a la


7„ VOYAGE<br />

ville dont elle'retient le nom ; la troisieme porte<br />

le nomdeCaritene, etse trouvc au nord-ouest; une<br />

qualrieme , pres le chateau, dotrae issue dans les<br />

champs et dans les bois; la cinquieme est celle<br />

de Londari on de Navarin ; enfin il s'en trouve<br />

une sixieme du cote de Tegee , pour le chemin<br />

de Mistra.<br />

La ville n'a d'eau conlaute que celle qui tombe<br />

des montagnes , qui la bornent au nord-ouest,<br />

et cette riviere, utile aux bains publics et aux<br />

tanneries , est a sec pendant Fete. II vient aussi<br />

du cole du sud un autre ruisscau dirige par<br />

un canal dont les eaux sont peu abondantes.<br />

Le pacha , qui craignait une invasion des Francais<br />

, avait fait elever une redoute de ce cote<br />

pour sc conscrver l'avantage de Feau, qui alimente<br />

toute l'annee cette partie de Tripolitza.<br />

Le serail du pacha est a rextremite opposee ,<br />

entre la porte de Naupli et celle de Calavrita.<br />

Vers le niilieu de la rue principale , qui partage<br />

la ville, en s'etendant au sud et au nord, se<br />

trouve le bazar, divise en plusieurs rues et rempli<br />

de quanlite de fourrures, d'armes , de raarchandises<br />

a 1'usage du pays, de fruits et de<br />

comestibles ; il est ombrage de plataues el de gros<br />

arbres sur Icsquels les cigognes etablisscnt paisiblenient<br />

leurs nids, quoiqu'ils soient le theati-e<br />

des executions prevotales, cl qu'ony pefide ceux<br />


EN MOREE. 71<br />

par-lout des fontaiues Men entretenues, et chaque<br />

maison a son puits, ou l'eau , qui s'y<br />

trouve a peu de profondeur, est de mauvaise<br />

qualite. On compte qualre grandes mosque'es , et<br />

cinq a six eglises grecques de'labrees. Les rues,<br />

excepte ]a grande dont j'ai parle, pavees seulement<br />

sur le milieu , sont coupe'es de pctits ponts<br />

pour faciliter l'ecoulement des eaux, et recoivent<br />

les innnondices des maisons, qui vienuent s'y decharger,<br />

ce qui les transforme en cloaques. QuelquesTurcsricliesetpuissans<br />

ontde vastes maisons<br />

baties sans aucun gout : de ce nombre e'laient<br />

celles du defter-kiaya, et du frere d'Ali Effendi,<br />

ambassadeur de la Porte a Paris. Les pauvres<br />

habitans, rele'gues dans les rues qui avoisinent le<br />

ren>part, habitent des maisons , ou plutot des cabanes<br />

, qui ne consistent que dans mi rez-dechaussee,<br />

avec le toit pour plafond. Le feu s'y<br />

fait tout simplement an pied de la muraille, et la<br />

fumee s'e'vapore a travers les tuiles.<br />

Le khan est le seul edifice solide de la ville ; il<br />

est bati en pierre, et ferme' par des portes garnies<br />

en fer, que chaque soir on barricade avec de<br />

grosses chalnes. On y voit un linteau magnifique,<br />

qui a servi d'ornement a la porte principale da<br />

Megalopolis , ainsi que l'atteste l'inscription qui<br />

le de'eore; il fait parlie d'uu abreuvoir oil les<br />

marchauds font boire leurs chevaux.<br />

Tripolitza, comme plnsieurs villesde la Moree,


1%<br />

VOYAGE<br />

s'insumea a J'aspect du pavilion victorieux de la<br />

Czari'ie... Mais cedant ensuile au desliu f'uneste,<br />

qui lit mi tombeau de cede belle province et la<br />

transforms en mi desert, elle fut prise et saccagee<br />

par les AJbanais, cpii, dans deux beures de<br />

temps , y firent lomber irois mille tetes. On montre<br />

encore , pres du cbateau doni j'ai parle, dans<br />

mi lien appele Cimetiere des Moscovites, les ossentens<br />

des braves de cette nation, qui succomberent<br />

a I or s. On voit egalement Jes cranes blanchis<br />

de deux pyramides de teles > , qu'on e'leva since<br />

lerriloire abreuve de sang.<br />

Les moscjuees de Tripolilza renferment des colon<br />

nes j.recieiises, des inscriptions profanees par<br />

leslupide emploi des marbres sur lesquels elles<br />

existent. Quant aux bas-reliefs, les Turcs ont<br />

grand soin de les cacber dans la maconnerie , ou<br />

bien , s'ils pavent un bain avec ces debris precieux<br />

, ils ont atlentiou ti'appliquer les figures<br />

conlre lerre, alin de de'rober aux regards des<br />

fideles Musulnians des objets proscrits par leur<br />

religion.<br />

1 MM. Fouclierot et Fauvel , a leur passage par cette<br />

ville , quel


EN MOREE 7«1<br />

CHAPITRE XI.<br />

AHR1VEE D'ACHMET P VCHA , SON ENTREE; AUDIENCE<br />

Qlj'lL NODS DONNA. — MIAMAZAN. — PLMTION<br />

D'DN IMAM.<br />

J/oiit les habilans de Tripolilza , le chaugemeul<br />

Je f)acha est un eve'uement niajeur. II ne<br />

sera peut-elre pas indifferent pour le lecleurde<br />

trouver ici une relation des ceremonies qu'on<br />

pralique en pareille circonslance.<br />

Moustapha pacha, don I le regne etait expire ,<br />

avail modestement quitte Tripolilza; et, dans un<br />

appareil conforme a sa trisle situation, il avail,<br />

sans bruit, pris le cherain de Le'pante, ou il pou-<br />

\ait a son aise mediter sur les vicissitudes du<br />

sort. Apres son depart, les •Grecs s'occuperent<br />

a nieubler le se'rail pour son successeur. Cela<br />

emporta au moins un mois; il fallait presque<br />

reconstruire la maison a neuf, tant les officiers<br />

duvezirdisgracies'e'taient coniplusa la degradcr,<br />

dansle mecontentement qui les possedait.JNaltes, -<br />

tapis, sophas, provisions de bouche, fournilures<br />

en bois , en cliarbon, etc., U fallut ne pas oublier<br />

un article, et aviser aux moyens de subvenir<br />

;uix bcsoius de son altesse, pendant les six seniaines<br />

a compter du jour de son installation :


i,t VOYAGE<br />

car telle est la coutume, qu'il faut nourrir iia<br />

pacha, et enlretenir sa maison pendant quarante<br />

iours, pour lui donner le temps de se reconnaitre<br />

; encore se fait-il souvent qu'il prolonge<br />

Tin terme qu'il aime assez a ne pas voir finir.<br />

Les seigneurs turcs, deleur cote, s'etaient mis en<br />

campagne pour aller complimenter le nouveau<br />

vezir a Naupli de Romanie , lieu de sa naissance,<br />

ou il residait provisoirement; ils se chargerent de<br />

monter ses pages, et ils lui firent present,'autant<br />

par crainte que par devoir , de quantite de beaux<br />

chevaux. Dans ces occasions, il y a vine rivalite<br />

de llattcrie , parce que les premiers instans d'un<br />

regne sont ordinairement orageux.<br />

Le pacha qui allait arriver, etait annonce<br />

comme un homme redoutaLle. Precipite de la<br />

place qu'il revenait occuper, il etait plein de<br />

ressentimens. II avait une reputation elonnante.<br />

de savoir et d'adresse dans le nianiement des affaires<br />

, ou il s'etait distingue de bonne heure par<br />

cet esprit sagace et dclie qui caraclerise eniinemjnent<br />

les Turcs moraites , ou babitans de la<br />

More'e, qu'on a sumommes Turcce bilingues.<br />

Malgre Pobscurite de son origine, il tenait aux<br />

meillcures families du pays , par ses alliances.<br />

II fit son entree solemnelle au bruit du canon.,<br />

precede d'une musique barbare et des trois<br />

cjueues, emblemes de sa puissance. Des bouffons<br />

vetus d'habils de peau, d'oii pendaient,


EN MO REE. 75<br />

ainsi que de leurs bonnets pointus , des queues<br />

de renard sans nonibre , ouvraient la marche eu<br />

faisant des grimaces et des contorsions, et eu<br />

poussant des acclamalions gulturales : un d'eux<br />

agitait un zin '. Us faisaient caracoler, sauter,<br />

agerrouiller leurs chevaux; ils se renversaient sur<br />

la croupe , ou les cbassaient devant cux; ils leur<br />

passaient sous lc venire dans le moment 1c plus<br />

rapide du galop.<br />

Venaient ensuite quelques fantassins ayant Je<br />

bras gauche charge d'un bouclier antique, qu'ils<br />

frappaient avec un sabre recourbe. De distance<br />

en distance, ils s'arretaient pour sinmlerquelque<br />

escrime, a laquelle ils prouvaient, par leur mal-adresse<br />

, qu'ils n'entcndaient rien.<br />

Les Albanais les suivaienl immediatemeut: ils<br />

marchaient sans ordre, et sans observer de rang,<br />

se erevant les yenx avec le canon de leiirs fusils,<br />

qu'ils portaient renverses sur l'epaule, et ils chanlaient<br />

les louauges du pachasur un air de litauics.<br />

Les canonniers de la ville parurent a leur tour;<br />

ils elaient coiffes avec des bonnets coniques, gvos<br />

comme des ruches : e'etait la seule marque distinctive<br />

de leur arme. Le corps de la cavalerie ,<br />

au milieu duquel s'elevait un drapeau, encombrail<br />

loute la largeur de la rue , precedant, en-<br />

' Zin ou zil, instrument .irabe, conn» sons lo nom de<br />

tambour chinois.


76 VOYAGE<br />

tourant et suivant le -vezir , pres duquel e'taient<br />

les Turcs les plus disliugues et ses deux lils ,<br />

doue's d'une physionomie aussi ravissante que<br />

celle sous laquelle on nous peint Apollon. Le<br />

pacha, montant un cheval de la plus grande<br />

beaule , qui etait caparaconne d'or et d'une peau<br />

de tigre , s'avancait froidement, contenant les<br />

mouvemens de sa tele agitee par une action convulsive<br />

, ( depuis une lerreur qu'il eprouva ) et<br />

se tenant fortement la barbe afiu de conserver<br />

l'aplomb.<br />

Le peuple courait en se renversant et en poussaut<br />

des cris, pour temoigner son alle'gresse d'un<br />

avenemeut dont il payait les frais.<br />

On etait alors dans le rhamazan, qui est le<br />

temps du jeune des Musulmaus; et nous voyions<br />

depuis quelques nuits les mosquees brillanles<br />

comine des diamans. Les cafes elaient alors remplis<br />

; et jusqu'au jour, les amuseniens se prolongeaient<br />

au serail. La nuit etait aussi le moment<br />

des audiences, car le jour est cousacre au sommeil.<br />

Le paclaa, informe de noire caplivile, nous<br />

mandades le lendemain de son ai-rivee. On vint<br />

nous chercber vers minuit, et, igtiorant les usages<br />

, nous ne fumes pas sans quelques inquietudes.<br />

La severite exage'ree du personnage qui<br />

nous faisait appeler, nous donnait quelques inquietudes.<br />

A tout evenement, nous primes ce<br />

que nous possedious , et faisaul bonne conte-


»<br />

EN MOREE. 77<br />

nance, nous allames tous ensemble au serail. Le<br />

Grec Constantin , chez lequel nous lotions , ne<br />

savait a quel saint se vouer , et tremblait de tous<br />

ses membres.<br />

Nous fumes d'abord introduits chez le drogman,<br />

M. Caradja, qui e'tait l'interprete, le maitre des<br />

ceremonies, enfin l'intermediaire enlre le pacha,<br />

lesGrecs et les etrangers, pour toutes les affaires.<br />

II e'tait entoure des vingt-quatre codja-bachis,<br />

chefs des arrondissemens territoriaux de la province<br />

, et d'un Grec de Mislra , vetu d'un uniforme<br />

d'officier russe. Le chef des montagnards<br />

soumis de la Laconie , parent de Gligoraki, bey<br />

de Marathonisi au Magne, fut le seul qui nous<br />

donnat mi temoignage d'inte'ret.<br />

Presentes par M. Caradja , qui salua le pacha,<br />

en s'inclinaut jusqu'a terre, son altesse nous recut<br />

avec un visage ouvert. II nous fit des questions<br />

sur lesquelles il eut la gene'rosile de ne pas<br />

insisler, quaud nous tergiversames, on que nous<br />

essayames de les eluder; il parut touche de notre<br />

position, eta plusieurs reprises , il re'peta qu'il<br />

de'sirait alleger les maux de notre capli'vite: il<br />

ordonna de servir le cafe, et nous conge'dia avec<br />

beaucoup d'urbanile'.<br />

A peine sortis, il me fit appeler en particulier,<br />

et m'invita tres-affectueusement de visiter un des<br />

hommes de sa maison , qui e'tait malade, ainsi<br />

que plusieurs de ses cavaliers ou delis. Des lors


73<br />

VOYAGE<br />

je fus medecin de la cour, ct le palais me fut<br />

ouver t.<br />

Je n'y venais cependant qu'avec une secrete<br />

repugnance , a cause de certains Grecs deguises<br />

en offieiers de la marine russe , qui me de'plaisaient<br />

cordialement. Leur ton insolent et hautain<br />

, contraslait trop avec le malheur de ma<br />

condition , et je sentais que je ne leur elais<br />

inferieur en rien. Les delis me fetaient chaque<br />

fois que j'allais a leur caserne , et a travel's leurs<br />

lacons barbares, percait uue Tranche amitie. II<br />

n'etait pas jusqu'a l'officier d'execution du pacha<br />

qui, pour me re'cre'er, a ce qu'il croyait,<br />

s'anuusait a me raconter ses laches prouesses,<br />

et me vantait sa dexterile a faire tomber vine<br />

tete: j'avouerai que plus d'une fois cet homme<br />

me fit frissonner par ses recits. Les delis, ses<br />

camarades, ( car au besoin ils remplissent ses<br />

fonctious ) n'avaient pas lc propos plus agreable-<br />

Je connus, dans la suite, qu'ils executaient sans<br />

remords ces actions, dont ils parlaient aussi froidement.<br />

Le pacha signala son avenement par quelques<br />

mesures de justice auxquelles on se serait peu<br />

atleudu. Les fanatiques , car il y en a par-tout,<br />

le representaient comme uu impie, et un homme<br />

qu'on ne voyait jamais dans les mosquees. Celte<br />

fois il les mil en defaut, en s'y rendant le premier<br />

vendredi qui suivit son arrivee ii Tripolitza.


EN MO REE. ' 79<br />

Les victoires de Bonaparte en Sjrie retentissaient<br />

jusqu'au centre de la Moree ; les letes s'echauff'aient,<br />

on parlait politique dans les cafes ;<br />

un imam osa elever la voix en chaire: mu par ua<br />

vertige religieux , il se mit a de'clamer contre les<br />

Jrancais, et a les insulter Apres l'oflice , le<br />

pacha le lit veuir , et, sans lui demander en quoi<br />

le regardaient les querelles des souverains , il lui<br />

donna vingt-quatre hemes pour sorlir de la ville,<br />

et sei'endre a JXe'grepont, et la sentence futexecute'e<br />

a la rigueur. Qui pourtant croirait qu'uu<br />

pacha se comportait de la sorle , tandis que le<br />

patriarche grec fulminait contre nous, et que<br />

sa ridicule proclamation de croisade etait imprime'e<br />

et accueillie daus les feuilles publiques?<br />

CHAPITRE X.<br />

: ONDE THIPOLITZA; ROUTE DE MANTINEE, SA<br />

TALL<br />

TOPOGRAPIUE; CELLE D'ARNI ET DE S T -GEORGES.<br />

ApRESavoirparledeTripolitza, et de son pacha,<br />

il convient de dire quelque chose du -vallon de<br />

Te'gee, dans lequel cette ville est balie.<br />

Le mont Ro'ino, ou Menale , au pied duquel<br />

se trouve la ville de Tripolitza, s'etend depuis la<br />

plaine de Mautine'e jusqu'au montBoree, pres les


"ouffrcs de l'Alphee, cl ferme le vallon a l'occideut.<br />

A son exlre'mite nord , vers les champs de<br />

Manlinee , il est boise, et possede lesruines d'an<br />

village avec quelques bergeries dans lesqnelles<br />

on reuferme le soir les Iroupeaux. A une demilieue<br />

au sud , on y iroiive les vestiges d'un couvent<br />

de feinmes, delruit par les Albanais , et,<br />

pres de la, le lit d'un torrent qui vient porter ses<br />

eaux dans le vallon de Tege'e. Un chemin qui,<br />

deTripolitza conduilaCarilene, le traverse a une<br />

lieue au midi du convent que je viens d'indiquer;<br />

et, si on passe un petit torrent, on arrive a une chapelle<br />

de Saint-Marc , et a un village dont j'aurai<br />

occasion de parler. Le reste de son etendue est<br />

inegalement coupe de rochers arides, de coteaux<br />

couverts de pins , et ne possede que peu de<br />

villages.<br />

Le mont Arternisius, qui dessine ce bassin ,<br />

s'eleve au nord el s'etend jusqu'a Strata Kalilbey,<br />

tandis que le Parthenins, couvert de forets, le<br />

borne a l'orient, jusqu'au defile de Carvathi, par<br />

ou Ton va a S]iarle. Enfin,lemont Boree,aujourd'hui<br />

nomme Chelmos , termine cette superbe<br />

plaiue ou Pan , prolecleur du Tege'e et de l'Arcadie,<br />

trouverait encore des charmes. Le mont<br />

Taygete, dont les sommets charges de neige pyramideut<br />

dans le lointain, borne vers le midi la<br />

perspective la plus agreable qui soit an monde.<br />

Soixante-douze villages et fermes repandus dans<br />


EN MOBILE. fei<br />

fcette plaine , ou suspendus dans les monlagnes<br />

qui la circonscrivent, renferment le peuple le<br />

moms opprime de la Moree. Le terrain prescpte<br />

par-tout fertile sous la main des hommes robust es<br />

qui le cultivent, ferait bientot de ce cauton un<br />

lieu de delices et de ricbesses , si les vices de Tadministration<br />

n'y mettaient le principal obstacle.<br />

Je ne decrirai ce vallon en detail, qu'en suivant<br />

les cheminsqui le traversent, et mes regards,<br />

dirige's vers les lieux que je n'ai pu frequenter et<br />

mesurer j seront des juges fideles de ce que j'ai<br />

observe. Je commence par le chemin qu'on suit<br />

pour Se rendre ;1 Mantinee.<br />

En sortant par laporte deCalavritd, otiverte an<br />

nord, on passe un torrent, et, a un quart de lieue<br />

dela viIle,on laisse surla gaucbe un cimetiere<br />

de Grecs qui ne presente rien de digne d'etre<br />

observe. On marcbe ensuite pres d'tiue lieue dans<br />

la plaine , et on voit plusieurs fermes sur la<br />

droite. Alors on arrive a l'entree de la plaine de<br />

Mantinee, et la distance du mont Roino au mont<br />

Artemisius n'est gueres, en cet endroitj deplus<br />

d'une demi-lieue(i2oo toises.) Ces deux sortes de<br />

promontoiressontboises, et celui du mont Artemisius<br />

est couvert de quelques vignobles. Ou s'eloigne<br />

de Tripolitza , on respire un air plus libre ,<br />

on trouve deja les bonnes gens de l'Afcadie;<br />

Peu apres le vallon s'elargit, et cbaque pas rapelle<br />

des souvenirs antiques* On craint de fouler<br />

it ii


„, VOYAGE<br />

le tombeau d'Epamiuondas. Les cbenes qu'on appercoit<br />

sont peut-etre le bois Pelagus; on marche<br />

sur le champ de lxUaille oil le chef des Thebains perit<br />

de la main du fds de Xenophou. On ne peut pins<br />

larder a voir Mantiuee; on lacherche dans celte<br />

plaine , au milieu des chenes , des oliviers et des<br />

lauriers eternels qui la couvrent; le coeur palpite<br />

d'impalience pendant une heure et demie<br />

qu'on marche encore, on y croit toucher...; on decouvre.<br />

.. .; un marais, la fut Mantinee.<br />

Une secrete douleur saisit l'ame; on veut pourtant<br />

encore approcher deces ruiues augustes que<br />

le temps aura bientot devorees. On reconnait d'abord<br />

la forme de la ville, doutleplan ovalairepeut<br />

avoir une lieue de circuit. Ses murs, dont les vestiges<br />

sont, en quelquesendroils,decinqousixpieds<br />

de haut, offrent une epaisseur de plus dedix-huit<br />

pieds, et ont ele' batis dc pierres qu'on a tire'es du<br />

moat Artemisius; car cellesdu Menale, qui est plus<br />

voisin, sont d'une nature diffe'rente. En visitant<br />

avec attention ses remparts , on peut y compter<br />

quatreporles principalis qui repondaientaautaut<br />

de routes , pour aller dans 1'Acha'ie , a Argos , a<br />

Tegee, et ehez les Megalopolitains. II y a un petit<br />

edifice ruine, au milieu de la ville, qu'on preudi-ait,<br />

au premier coup d'neil , pom- un theatre ;<br />

niais, joint a ce qu'il ne se ti'onve pas adosse a<br />

une colline , connue le (lit Pausanins , il est trop<br />

petit pour avoir ele consacre a cet usage. Une


EN MORE E. 83<br />

autre mine, pen distanle, parait avoir apparleni"<br />

a nn terapJe; mais aucunes inscriptions ne perxnetteot<br />

de dire a quelle divinite il e'tait dedie.<br />

Pendant mon sejour en cette plaine, un Gree<br />

de'couvrit, hors 1'enceinte de Mantinee, dans un<br />

lieu voisin du mont Ale'sius, precise'ment oii devait<br />

etre le stade, une statue demarbre blanc, de<br />

trois pieds de liaut, et parfaitemeut conservee,<br />

sur ]a base de laquelle on lisait ce mot:<br />

A*POATKAIPE.<br />

Comme Ja base ne faisaitpas partie de la statue,<br />

je presume que l'inscription qui portait Yultitnum<br />

vale, etait une pierre fune'raire.<br />

QueJque temps apres, un de mes compagnons<br />

de caplivite vit cette statue entre Jes mains de M.<br />

Caradja , auquel ce particulier en avait fait present.<br />

A en juger par l'endroit oil elle fut de'couverte,<br />

elJe ne devait pas etre seule, et des fbuilles<br />

bien dirigees, recompenseraieut la peine de celui<br />

qui les en treprendrait. -<br />

Le fieuve Ophis , si on peut donner ce nom k<br />

une riviere qui se perd, apres deux lieues decours<br />

, dans un gouffre qui repond a quelque<br />

caverne souterraine du mont Koino , ce lleuve ,<br />

dis-je, par l'encombrement de sou lit, fonne un<br />

marais dont les eaux couvrent les mines de Mantinee<br />

dans Ja saison des pluies. Le gouffre dans<br />

lequel il se perd fait 1'epouvante des paysans, qui<br />

le nommeut Varathrou , ou Katavotbra , noms


8£ VOYAGE:<br />

qui ne veulentdire autre chose que gouffre; il est<br />

environne de palissades , pour empecher les bes-tiaux<br />

de s'y jeter. II est difficile d'en approcher<br />

pour examiner sa profondeur, parce qu'on enfonce<br />

dans la lerfe, qui tremble sons les picds ,<br />

etaul une espece de lourbe.<br />

Ou ne peut s'eloiguer de Mantiuee sans visiter<br />

une fontaine thermale, qui est peul-etre Pancienne<br />

source d'Arni, sur les bords de laquelle<br />

Rhee donna le jour a Neptune , qu'elle deroba a<br />

la voracile de Saturne , en le cacbaut parnii des<br />

agneaux, et en lui substituant un cbevreau que<br />

le bis du Temps devora. On vpil aujourd'buj,<br />

a peu de distance, dans le mont Artemisius, un<br />

Tillage appele Ami, et une petite chapelle dediee<br />

a Saint Georges. La population grecque de Tripolitza<br />

s'y rendit le jour de la fete de ce saint, et<br />

s'y regala , tant que dura le jour , d'agneaux rotis<br />

en pleiu air. J'avais demande au pacba la permission<br />

d'analyser l'eau de la fontaine Ami, pour<br />

en faire usage comme bain ou autrement, lorsque<br />

je fas oblige de partir pour Constantinople.<br />

En remontant, une demi-lieue au noi-d-est, on<br />

trouve ia fontaine Alalcomene , mentionnee par<br />

Pausanias, qui tire son origine d'une fontaine<br />

appele'e Tripygi, Tpra»-)*, a cause qu'elle a trois<br />

courans qui torment une petite nappe d'eau.<br />

Par-tout la plaine est joncliee de fragmens de<br />

colonncs, descriptions, que lesGrecs s'empres-


EN MO REE. 85<br />

sent d'indiquer aux etarngers qui s'occupent de<br />

faire des recherches. Le chemiu d& Patras continue<br />

droit au nord , et celui d'Argos , par une<br />

voie antique, qui passe a Caki-Skala , longe au<br />

sud le village d'Arni , et la petite chapelle de<br />

Saint-Georges, qui est batie au dessus dans la<br />

montagne.<br />

La plaine de JVIantinee , que les Mora'ites uoniment<br />

encore Gorizza , peut avoir cinq lieues du<br />

nord au midi, el trois dans sa plus grande largeur;<br />

eJle est assez bien cultive'e, et les coteaux<br />

des environs sont couvertsdevignobles, d'ou 1'on<br />

tire le vin blanc qu'on boit a Tripolitza. II y a<br />

pres d'une douzaine de villages, du cole du mont<br />

Meuale , a travers lequel il se trouve un chemiu<br />

pour les gens de pied, qui veulent s'en retourner<br />

par-la a la viJle. Ce fut environ a une lieue de la,<br />

vers Tegee, que se donna la bataille qui ruina<br />

1'esperance des Lacedemoniens, et dans laquelle<br />

Epaminondas perit dans les bras de la yictoire,.<br />

Get espace, oii reposent tant de braves , n'est<br />

convert que de laiu-iers et de romarins qui ornent<br />

leurs tombeaux ignores.<br />

On chercberait inutilement le tombeau des<br />

filles de Pele'e, auxquelles les Arcadiens avaient<br />

ejige un monument pres de la voie militaire qni<br />

conduisait y Tegce.


8fl<br />

VOYAGE<br />

CHAPITRE XI.<br />

ROCTE DE MANTINEE A CALAVRITA. IDEE DU PAYS,<br />

DE SES PRODUCTIONS. YOLEURS DU MONT PHOLOE.<br />

Ai sortir de Ja plaine de Mantine'e, on coutoarne<br />

une chaine de montagnes que quelques<br />

Grccs appellent du nom de Pogliesi, pour entrer<br />

dans la plaine nommee autrefois plaine d'Alcimedon,<br />

qui s'eteudauNO. Sur le penchant meridional<br />

de cds montagnes est le village de Vidi, qui fait<br />

face a une haute montagneisole'e que Ton appelle<br />

aujourd'hui Aloni-Steno, et qui autrefois portait<br />

le nom d'Ostracine; e'est la le chemin que Ton<br />

prend quand on veut aller a Calavrita , et e'est la<br />

route que frequenlent ordinairement les voyageurs<br />

qui se rendent de Tripolilza a Patras par<br />

Calavrita , qui est la couche'e du second jour de<br />

marche.<br />

Laissant Vidi au nord-est, on entre dans une<br />

foret d'une lieue environ , toute composee d'arfcres<br />

rohustes, tels que les chenes verts sur lesquels<br />

onrecueille les noix de galle qu'on exporte,<br />

les chataigniers, les melezes, et les arhres des<br />

terrains froids, qui s'y trouvent en tres-grande<br />

quautite. Lesloups en sont les hotes ordinaires ,<br />

moins dangereux cependant que les voleurs, qui


EN MOREL 87<br />

•vienncnt y attendre les -voyageurs assez imprudeus<br />

pour marcher isolement.<br />

Un paysage , couvert de romarius et de<br />

plantes aromatiques, ferait croire, en quitlant<br />

la f. ret , qu'ou marche dans un autre pays , et<br />

sous un ciel different de celui de la Moree. On<br />

n'y enleud que le cri des cigales dans les jours<br />

bmlans de Tele , tandis que les forets reteutissent<br />

du branienient des eerfs. Cependant la se'verile<br />

dessiles voisins, l'uprele ties monlagnes, une<br />

nature marquee par les grauds aecidens du globe,<br />

tlisent qu'ou est dans la partie la plus sauvage de<br />

l'Arcadie.<br />

Ici, tout est cruel, tout est fe'mce : a la vue d'un<br />

bonime (ju'ou appercoit, on se met sur ses gardes;<br />

enfin , comme dans les deserts de la 1 ibye, tout<br />

est ennemi. Le pasteur ne devance point l'aurore<br />

•avec ses trot.peaux, pour les conduire auxlieux<br />

oiicroissentleserpoleletlelhym; il nevientpoiut<br />

avec la houlette et le sceptre antique ', saluant<br />

1'e'cho paries airsde sa musette champetre; soupeonneux,<br />

inquiet, ses cliiens redoutables ont<br />

veille pendant la nuit; il attend a son tour que<br />

le soleil e'claire les gorges terribles, tbealre ordinaire<br />

de ses excursions , pour y laisser pene'lrer<br />

ses brebis, tandis que les cbevres imprudentes<br />

1 Le baton clcs pastcurs , dans toute la Moree, est re-<br />

courbe comme une crosse episcopalc.


88 VOYAGE<br />

s'e!ancent sur les montagnes, ct gravissent le&<br />

cscarpemens les plus perilleux. II s'avance luimeine<br />

conime un Nomade , charge d'un enorme<br />

fusil, pret a immoler... non le loup sanguinah-e ,<br />

ou le jakal imporlun, mais son semblable. Pourtant<br />

ces bergers superbes nc peuvcnt se derober<br />

a la domination musulmane. Quoique Albanais ,<br />

quoique doues de courage , i)s subissent le joug<br />

et paient la capitation; differens en cela des Mali<br />

iates , qui out su profiter des remparts du Taygete<br />

pour vivre independans.<br />

Apres avoir, pendant uue lieueet demie, suivi<br />

ce vallon seme des frenes qui donnent la manne,<br />

et couvert des arbustes donl j'ai parle , on traverse<br />

un ruisseau, et , un quart de lieue audela<br />

, on trouve une ferme avec un kban, Mli<br />

dans la montagne, sur la droile ; c'est pour se<br />

soustraire aux attaques des volenrs qu'on l'a place<br />

en cet endroit, qui est fort d'assiette. Malgre<br />

cela , il est souvent arrive que les proprietaires ,<br />

aiin de se derober a la violence, ont ete obliges<br />

de rabandonner, pour se relirer dans des hameaux<br />

mconnus, qui existent sur les plateaux<br />

plus eloignes de cette montague. Le pacha de<br />

More'e entreiieut un corps de cavalerie en ce<br />

lieu pour la surete des communications.<br />

L'espace qu'on parcourt de la jusqu'a Mettaga,<br />

distante de sept lieues de Tripolilza, pres,enie<br />

par-tout des ravins , de haules montagnes , des


EN MOREE. 8;)<br />

vues e'pouvantables , et quelques gorges qui se<br />

prolongeut vers le golf'e de Le'pante. Les pasleurs<br />

qu'on rencontre sont velus de burc blanche,<br />

et coiff'e'sd'uue casquelle de jones. lis semblent<br />

constamment inquiets , a cause sans doute<br />

des vexations des brigands du mont Pholoe,<br />

connus sous le nom de Laliotles , et des avanies<br />

des delis du pacha, charges de parcourir le pays<br />

pour le proleger, et qui eu sont les fleaux les<br />

plus redoutables.<br />

Mettaga est, je crois , siluec aux environs de<br />

]'emplacement de l'anciennc Methydrium. A peu<br />

de distance de la, il existe un defile qui conduit<br />

snr une des rivieres qui se decliargenl dans l'Alphee,<br />

et qui, comme ce ileuve , a pris le noni<br />

de Roulia : il etablit une communication aveo<br />

Gardichi, qui est le Clilor des anciens. Mettaga<br />

est uneche'live bourgade, oil reside un aga turc ,<br />

eluuiest forteauplus de ceutmaisons. Lesetrangers<br />

logent a un khan, et c'est assez souvent le<br />

premier endroit ou ils s'arreleut en quitlant<br />

Tripolitza,<br />

La vue de Mettaga, encaissee dans les moula^<br />

gnes, ne peut s'etendre au loin. On ne porte ce-><br />

pendant pas, sans une vive emotion , ses regards<br />

lur le mont Tricala ou Tricara , qui est le plus<br />

eleve de ces apres contre'es. C'etait d'un des contre-foi<br />

Is de cette masse sublime, que coulail l'ean<br />

de la fonlaine du Slyx, qui venait s'epanchw


go VOYAGE<br />

dans le fleuve Crathis, qui verse ses eaux dansle<br />

golfe de Corinlhe. Elle elait mortelle a lous les<br />

animaux , dit Pausanias ; elle dissolvait les vases<br />

de verre et tons les metaiix. J'aurais voulu la visiter,<br />

observer sa source, ou peut-etre se trouvent<br />

encore quelques fragment d'anliquite; mais je<br />

m'abstiendrai de conseiller une telle enlreprise ,<br />

a moins de la faire de concert avec le commandant<br />

de Mettaga et des gens du pays , qui prendraient<br />

le moment opporlun.<br />

II faut six bonnes lieu res pour aller de Mettaga<br />

a Tripolemi : on marche presquc toujours dans<br />

les bois, et les montagnes voisiues reu ferment<br />

plusieurs villages babites par des bommes qui<br />

posseJent encore la bravoure des anciens peuples<br />

de l'Achaie. On les trouve presqne toujours les<br />

amies a la main; ils cultivent des vignes, des oliviers,<br />

etfont quelque commerce avecVostil za, ville<br />

du golfe deLepante, eloignee de sjx a sept lieues.<br />

Vn voyageur pourrait facilement penelrer cbez<br />

eux,et y recueillir une collection precieusede medailies<br />

, qu'on trouve enlre les mains de lout le<br />

monde; avec quelques parals, on acheterail celles<br />

de bronze , dout ils font tres-peu de cas ; on aurait<br />

cepeudant soin de ne pas faire parade de richesses<br />

, car il ne convient pas de tenter la cupidite<br />

d'bommes deja enclins au vol. Quelques<br />

connaissances en medecine, la pratique de cet<br />

art, le titre de medecin ( iatros ) est le passe-port


I<br />

EN MORE E. ni<br />

Ic pins assure, et le seal peut-etre auquel l'inviolabilite<br />

soit attachee.<br />

A une lieue de Tripotcmi, on trouvc dc la culture,<br />

des vignobles agreables , et un petit village<br />

norame Kateli : il est encore bati sur une Lauteur,<br />

au pied de laquelle coulenl des sources<br />

abondanles. On assure que de la on voit la mer<br />

de Lepante : le vallon qui s'ouvre de ce e6(c<br />

sembleeaetablir let possibilile; et,s'il en estainsi,<br />

cela ne peut avoir lieu que de dessus quelque<br />

point isole de la montagne. Tout le vallon j arait<br />

cultive; il est arrose' par une petite riviere, e£<br />

par une infinite de sources.<br />

On arrive a Tripolemi, silue'e a l'extremit*<br />

nord de ce vallon. Trois ruisseaux qui coulent<br />

de ce cote pour se rendre dans la petite riviere<br />

qui arrose le bassin de Tripotcmi, lui auront<br />

fait donner ce nom, qui se sera alte're avec le<br />

temps. Cette ville est toute entiere habite'e par des<br />

Grecs, dont la taille noble , les trails de'veloppe's,<br />

font uu contraste avec les bergers des gorges du<br />

nord de l'Arcadie , qui vivent dans un elat conlinuel<br />

de guerre, et ont la pbysionomie arabe.<br />

Apres s'etre repose a Tripolemi, on se coi;tente<br />

quelquefois de faire les trois lieues cjui relent<br />

pour arriver a Pyrgo. On ne cessede gravir<br />

une haute montagne , qui est le Tricara '. Tour a<br />

1 II y a aussi un petit bourg clc ce nom ,distant de sejt<br />

Corimhe.


n, VOYAGE<br />

tour, pendant cette route , on est environne de<br />

hois, et on inarche entre les rochers , ou les cheyaux<br />

courent de frequens dangers de tomber, et<br />

de se perdre dans ]es precipices. II y a un khan a<br />

Pyrgo , mais qui n'est pas sur, a moins d'etre en<br />

grand liombre et bien armes. Les hahilaus de<br />

Pyrgo cultivent un peu de coton , du hie, nourrissent<br />

des vers a soie, et sont pasteurs; la plupart<br />

tirentleur originede l'Albanie , dont les habitans<br />

regardent la More'e comme un pays riche.<br />

On a, du raonl Tricara, line vue immense qui<br />

se prolonge sur les sommites des montagnes inferieures.<br />

Onnedecouvre pourtant point l'Alphe'e,<br />

jii les plaines de l'Elide ; car les vallons qui s'ouvrenl<br />

\ers ces lieux celebres, decrivent des si-,<br />

nuosiles qui ne laisseut appercevoir que la crete<br />

des monts qui les dessinent.<br />

En sorlant de Pyrgo, on ne cesse dedescendre<br />

pendant pres d'une heure, et chaque pas de'roule<br />

mi tableau lour a tour terrible et pompcux. Des<br />

chenes antiques, des forets immenses, des vignobles<br />

, des vallons silencieux, converts d'une<br />

multitude de lleurs qui embaument l'air des parfunis<br />

les plus suaves , parlagent l'enchanlement<br />

tiu voyageur. 11 songe qu'il ne doit pas etrc eloigne<br />

du temple de Minerve, en apperccvant les<br />

sources d'une petite riviere qui coule vraisemlilabienient<br />

clans l'Aroanius. Lelieu,la dislancede<br />

lit a Gardichi ou Clilor, sont les memos qu'a in-


IE N M O K E E. 93<br />

diquds Pausanias, car on y compte au plus tine<br />

lieue et demie. Le vallon qu'on traverse ensuite<br />

peut avoir tine lieue et demie, et on a devant<br />

soi, aunord, une montagne tres-haute qu'il faut<br />

encore franchir avant de toucher Calavrila, oil<br />

Ton arrive apres Irois heures de chemin, de dangers,<br />

et de fatigues. Au basde son ravin , du cote<br />

du vallon , on trouve un poste qui percoit une<br />

sorle dc pe'age.<br />

Calavrila est une villede trois cents maisons environ,<br />

batieau milieudesmontagnes.Elleest gouvernee<br />

par un agaturc, etdefenduepar un mauvais<br />

chateau bati en palissades et en bois. Je ne crois<br />

pas qu'elleoccuperemplacement d'aucune ville<br />

de I'autiquite. Ilya un hangar, on khan, destine<br />

a recevoir les voyageurs, qui, je crois bien ,<br />

n'y jouiraient pas d'une grande surete s'ils n'e'taient<br />

cu nombre respectable. Le pacha de Mores<br />

y entrelient, en temps de guerre, un corps de milice,<br />

et ce point serait essenliel pour elre possesseur<br />

des defile's de loute cetle partic de la province<br />

, et d'un anlre non moins important qui<br />

conduit a Trypia', distant de sept lieues sur le<br />

golfe de Lpeante, et a Kanti , village inlermediaire.<br />

Les habitans de Calavrita sont en grande partie<br />

des Albanais, reste de ceux qui envahireut,<br />

1 Trypia est une ville moderns.


94 VOYAGE,<br />

en 1770 , la Moree, et qu'on ne put jamais parvenir<br />

a renvoyer que parliellement, quoique le<br />

pacha, charge de leschasser de ce pays, deployat<br />

la plus grande severile.<br />

Les environs de la ville sont agreables, malgre<br />

l'aprele du site. On y trouve plusieurs belles fontaines,<br />

des jardins plantes d'orangers, de citronniers,<br />

et de muriers avec lesquels on nourrit uue<br />

quanlile considerable de vers a soie. II en sort<br />

chaque auuee , ainsi que de Vostitza , des fromages<br />

durs qu'on vend dans la jaovince pour<br />

raper sur le macaroni, et les pales d'ltalie , que<br />

les gens riches rechcrchent comme un mels delicieux.<br />

Dans l'antiquite, on sait le rang que tenaienl<br />

les fromages de 1'Achaie el de la Sicyonie,<br />

chez les Atheniens; c'elait un des arLicles<br />

cssentiels d'uue cuisine bien administree; ils ont<br />

peut-etre la meme forme qu'aulrefois , quant a<br />

la solidite et a l'usage : il parait que rien u'a<br />

change.<br />

Toute cetteparliedu Peloponese, dans les temps<br />

inemes les plus glorieux et les mieux civilises des<br />

republiques, passa toujours pourun pays froid et<br />

agreste. Ce fut pourlant au milieu de ces rocbers<br />

ques'etablitlaliguela plus genereuseet la plus redoutablequiexistatjamais;<br />

cefulla, dans Egium,<br />

snrlcs bordsdugoll'e deCor3nthe,qu'unepoigne'e<br />

deciloyenstrouva lemoyen de suspendrelescon—<br />

quetes des Romains, et do balancer les faveurs


EN MORE E. 95<br />

tie la victoire. Je croisassisteraux qouseils de ces<br />

braves,plus dignes dememoire que cet Agamemnon<br />

chante par Ho mere , qui rassembla dans la<br />

menie enceinte les rois de la Grece; je crois entendre<br />

Lycortas exposaut ses moyens dede'feuse,<br />

et ses plans. Ma pensee suit PLilope'men dans<br />

l'Arcadie , et je ne puis me lasser d'admirer sa<br />

bravoure, et les ressources de son puissant genie.<br />

Lui seul s'oppose an torrent qui vient d'engloulir<br />

I'Asie, PAfiique, etles plus fortunees regions de<br />

l'Europe; par-lout Me'telluset Flaminiusle trouvent<br />

present; il dejoue leurs projets , il confond<br />

leurs calculs, et s'il comptail autant deguerriers<br />

que ces generaux cominandent de cohorles , le<br />

sort de la Grece changerait. Mais il a pour ennemis<br />

ces indignes Lace'demoniens , qui ne respirerent<br />

jamais que la haine et Je ianatisme ; ces<br />

honimes qui ne durent leur bravoure qu'a la<br />

ferocite de leurs moeurs, etqui, a pies avoir combattu<br />

pour la cause commune, devinrent les oppresseurs<br />

de leur pays!. .. Les Eloliens le menacent<br />

de leur cote, et par-tout il fait tele a l'orage!<br />

C'est en vain qu'il re'sisle, les cbefs du peuple-roi<br />

ont jure sa perte ; enveloppe par un parti, il est<br />

oblige de cedes au nombre, et un souterrain de<br />

Messene engloutit le plus grand des Grecs '.<br />

1 Ses «lerniers momens ne dementireut pas une si belle<br />

vie:» Couchesurson manteau,sansdormir,el toutoccupd


96 VOYAGE<br />

CHAPITRE XII.<br />

ROUTE DE CALAVRITA A PATRAS. MONT OLE.NOS ,<br />

OU VODI.—DESCRIPTION DE PATRAS. lTINERAlKE<br />

JUSQU'A VOST1TZA OU EGIUM.<br />

D E Calavrita a Patras , on compte une forle<br />

journee tic chemin , tant a cause de la distance *<br />

que de la difficulte de la route et de la hauteur<br />

des montagnes qu'on est oblige de franchir. On<br />

trouve, a quatre heures de Calavrita, le pel it<br />

bourg de Nezero ', dans lequel il y aim khan pour<br />

» de sa douleur et de sa tristesse , il vit, dit Plutarque ,<br />

» sans peine s'avancer l'executcur. Le reconnaissant prcs dd<br />

» lui, salampe d'une main, et la coupe de poison de l'autre '<br />

» il se releva avec peine, a cause de sa grande iaiblesse , se<br />

>> mit en son scant, ct prenant la coupe de poison de l'autre»<br />

» il demanda a l'executeur s'il n'avait rien entendu dire de<br />

» scs cavaliers, et sur-tout de Lycorlas.Cavume l'executeur<br />

>> lui dit qu'ils s'etaient presque tous sauves , Philopemen le<br />

>) remercia d'un signe de tete , ct le regardant avec dou J<br />

» ceur: Tu me donncs la une bonne nouvelle, lui dit-il, nous<br />

» ue sommesdonc pas malheureux en tout. » Le poison qu'il<br />

but avec serenite, ravit aus. Roinains l'indigne honneur de le<br />

trainer attache au char de triomplie des rois qu'ils avaient<br />

subjiigues. PLUT. Vie de Pliilopemen.<br />

1 Nezero, ville moderns.


EN MO REE. t>9<br />

les voyageurs, et, trois lieues plus loin Trite ' ,<br />

Mti au milieu tl'un plateau e'maille de Hears, que<br />

domiuent les sommites majestueuses du mont<br />

Voii. Je n'oserais pre'sumer que ce village soit<br />

foiide sur l'emplacement de Tritce, quoiqu'on.<br />

decouvre, vers le sud, des foreUs de cbenes qu'on<br />

pourrait, avec un pen d'imagiiiation, cbnjectifrer<br />

avoir succede a celles qui i'ormaienl le bois sacre<br />

des Dioscures , qui n'etait eloigue que de quirize<br />

stades de la ville de Pharee.<br />

Deux heures entieres sont employees a monter<br />

et descendre le mont Vodi. Les images qui eiiveloppent<br />

presque loujonrs les llancs de celte inoutagne,<br />

la plus elevee de l'Arcadie, ne perinettent<br />

pas d'embrasser une grande etendue de pays. La<br />

vue meme ne pourrait, dans les jours les plus sereins,<br />

planer que sur les sommets des inonlagues<br />

Mibal terries , qui Ibrment uri borizon aiissi lumultueux<br />

que eelui des Alpes. Je trouve done<br />

etrange qu'tm voyageur moderne, remarquable<br />

par les saillies de sou imagination , ait decril, Je<br />

ce point, le panorama dela Moree, et qu'il ait vu<br />

de la les plaines de l'Elide les et sources de TA1pbee.<br />

Pour moi , qui agis plus terrestiement, et<br />

qui sur-tout redoule Jes ecarts d'nn enlbousiasme<br />

'donl je ne me defends pas toujours , je conlinue-<br />

1 Trite est l'ancienne Trilca.. Vavez Paiisanias et les<br />

cartes d'Auacharsis.<br />

i. 7 ,


98 VOYAGE<br />

rai de donner a mes tableaux les couleurs de la<br />

nature existante.<br />

Du haut du mont Vodi, on ne peut decouvrir<br />

Pairas , siluee au bord de la mer ; mais deja on<br />

appercoit eel element, et on distingue les montagnes<br />

voisines de TAlbanie. Enlin , apres avoir<br />

longe, en descendant, I'ampbitbealre sur lequel<br />

elle est bade , on entre dans son enceinte.<br />

La ville de Patras, que l'antiquite la plus reculeea<br />

connue sous le uom d'Aroe, 11 eurit autrefois parmi<br />

les villes de la Grece. Pausanias nous en donne<br />

line haule idee par la description des monumens<br />

qu'il indique , ou qu'il decrit dans son immortel<br />

ouvrage. Elle renferraait des edifices celebres,<br />

tin opera (Odeon) el des temples, parmi lesquels<br />

celui de Diane l'Africaine tenait un rang distingue.<br />

Auguslecontraignit les habitans de plusieurs<br />

villes de l'Achaie de venir se fixer a Pairas, el il<br />

voulut qu'elle porlat son nom, dont le temps l'a<br />

deli\re'e , pour conserver celui de son fondateur<br />

Patras. Cette ville , aujourd'bui metropolitaine,<br />

fut convertie a la foi cbretienne, par l'apolre<br />

St-Andre, qui y recut la coiu^onne du martyre.<br />

Apres plusieurs revolutions, elle fut assiegee<br />

, en i533, par Doria, qui 1'arracha des<br />

mains des infideles , entre lesquelles elle est retombee<br />

dejxiis, ainsi que toute la province de<br />

Moree.<br />

La ville de Patras, telle qu'elle existe anjour-


EN MO RE ft. 99<br />

d'faui, est situee en amphitheatre , a peu de distance<br />

de la met-. Elle se resselit encore des fureurs<br />

de la derniere giierre, par des ruines qui alleslent<br />

ce qu'elle dut soilffrir a celte e'poque; car a<br />

peine le general Orlow elit-il cesse d'en imposer<br />

aux peu pies de l'Albanie, qil'ils fondireiit de ce<br />

cote sur uue province qui fitt toujours l'objet<br />

de leur envie. Le mouillage , Ou les plus gro»<br />

vaisseaux peuvent jeter 1'ancre, est abrile par les<br />

montagnes de 1'Epire et du Peloponese , qui suffisenl<br />

pour le rehdre assez sur, les vents qui<br />

soufflent de Test et de Pouesi etant petia craindre<br />

dans ces parages, et leur vitesse se trouvant ralentie<br />

par la direction du golfe. La ville est dominee<br />

par Un polygone qui tombe en ruine, et<br />

dont la garnison est eomposee de quelques disdarlis<br />

qui meurent de faim. Ses revenus sont Papanage<br />

d'une des stillanes et du drogman de la<br />

Porle. Ony voil peu de ruines, que les Tufcs font<br />

jnenie disparaf tre chaque jour; car les restes de<br />

Pamphilheatre dont parle Spon , et quelques<br />

marbres antiques , ont presque tout a fait ete de*<br />

traits j'ar ces burbares.<br />

La ville de Patras est gouvernee par un bey qui<br />

releve du pacha de Moree, el on y trouve beau-<br />

Coup de Juifs, qui sont les sansales ou courtiers ,<br />

par les mains de qui toutes les affairespassent. La<br />

France y nomine un agent commercial non salaried<br />

auquel les vaisseaux font quelques petits pr«


I0O<br />

VOYAGE<br />

sens, et paient un droit d'ancrage non exigible.<br />

Ses drogmans sont des Juifs, cbarmes d'une<br />

fouction qui leur confere des prerogatives dout<br />

ils savent bien tirer parti. A en juger par un certain<br />

Salomon , que j'ai comm,ils ne doivent pas<br />

faire un grand bonneur a messieurs lews confreres<br />

du Levant: car la langue pretendue franchise,<br />

que celui-ci parlait, etait un melange de<br />

provencal et de barbaresque, qu'il prononcait<br />

de la maniere la plus etrange.<br />

Depuis quelques annees que le commerce de la<br />

Moreeprenddel'augmenlation, el que les communications<br />

avec l'Albanie et les iles Ioniennes<br />

sont devenues plus frequentes, une maison franchise<br />

pourrait faire des speculations lucralives a<br />

Patras : elle aurait un avantage reel sur les Ilaliens<br />

et les barattaires ', par la consistance et les<br />

sureles qn'ellc presenterait pour le commerce<br />

avec les Mora'ites , el par la consideration dont<br />

les Francais jouirontloujours dans leLevant, des<br />

? Barattaire, Grec jouissant du diplome d'une puissance<br />

dtrangere alliee de la Porte-Othomane, en vertu duquel il<br />

«st assimile aux nationaux dont il ressort, pour les privileges<br />

et les exemptions. Ainsi, un barattaire est protege par<br />

l'agent commercial de la nation, dont il tient un barat ou<br />

diplome. La Porte accorde une certaine quantite de ces brevets<br />

aux ambassadeurs, qui les vendent a des Grecs pour<br />

lfiur vie, sans etre reVersiblesk lews ent'ans. La France pent.<br />

je erois, en disposer de quarante.'


EN MOREE. iot<br />

que la paix leur permeltra d'y ihontrer de nouveau<br />

leur pavilion, qui est cheri des Musulniaus.<br />

Les environs de Patras sont plantes d'oliviers<br />

et de vignes ; ses jardins jouissent encore d'une<br />

grande re'putation, a cause de la qualite des fruits<br />

qu'ils fournissent, sur-tout des oranges , des citrons<br />

et des cedrats, dont on fait quelques modiques<br />

exportations. La vue de Patras, domine'e<br />

aumidi par une haute montague au dessus de laquelle<br />

s'e'Ievent encore les sommite's du mont<br />

Vodi , qui retrecit son horizon , est circonscritede<br />

ce cote; celle qui s'etend au nord, est,<br />

pour ses habitans , triste et fatigante dans les<br />

journees d'hiver. La neige qui couvre les montagues<br />

de l'Albanie , dont les croupes s'etagent et<br />

se confondent dans le ciel, e'tend trop le champ<br />

des illusions d'optique; mais, en e'te, rien deplus<br />

pompeux et de plus grand que l'aspect sublime<br />

de la mer , et de lous les lieux qui environnent<br />

le golfe jusqu'a Corinthe.<br />

En quittant Patras pour se reudre a Vostitza ,<br />

pelile ville deTAchaie, e'loignee de dix lieues,<br />

on ne cesse de cotoyer la mer. Pausanias pretend<br />

qu'il y avait un chemiu plus com-t pour se rendre<br />

a Egium, qui est la meme que Vostitza, et je<br />

suis de l'avis de cet auteur. Les habilans du pays<br />

le connaissent probablemeut; mais comme il<br />

n'est peut-elre pas praticable pour les chevaux ,<br />

ils preferent eclui quilonge la mer, et sur lequel


JOS VOYAGE.<br />

on n'a pas a craindre d'etre de'trousse par les<br />

brigands,<br />

lifaul une beure pour serendre de Patrasaucap<br />

Rhion, sur lequel est bati le chateau de Moree, oppose<br />

a un semblable, eleve sur le cap Antirrhion,<br />

en Epire, dont les feux se croisent et empecbent<br />

l'enlre'e du golfe. On ne voit plus sur cette route<br />

aucuns vestiges du temple de Neptune, qui existait<br />

a une demi-lieue a Test de Palras ; la mer recele<br />

peut-etre ses ruines , qui se sont ecroulees<br />

avec le rivage: on pourrait les reconnaitre quand<br />

le calme encha'ne ses vagues;*Mais avant d'arri-<br />

-ver au. chateau de Moree, on est oblige de fou'er<br />

un lieu plus ve'nerable a mes yeux que les temples<br />

ties dicux ridicules de la fabuleuse antiquile<br />

: je veux parler du cimeliere des Chretiens<br />

morts au combat naval de Le'pante. Le Musulman<br />

lui-meuie s'empresse de montrer a l'e'tran,ger<br />

ce lieu de repos de tant de braves. Je crois<br />

voir encore l'armee commandee par don Juan<br />

d'Antriche, s'enfoncant dans le golfe , et venant<br />

chercber la tlotte musulmane, superieure aux<br />

escadies chre'tiennes cqmbin,e'es. Quel cri dut<br />

tout a coup faire retentir la plage , avant que le<br />

bruit du canon eommenc;\t a porter la mort dans<br />

les deux partis ? Jamais, depuis la bataille d'Actin<br />

m , les mers de la Grecc n'avaient vu taut de<br />

vaisseaux rennis, ni une bataille aussi memorable.<br />

Qn'on se representelesgaleresniusubiunes


EN MO REE. io3<br />

manoeuvrees par des esclaves chre'tiens, et les<br />

galeres chretiennes par des esclaves turcs , qui<br />

tous servaient, malgre eux , contre leur patrie!<br />

Qu'on pense a l'instant oil les llottes se choquerent<br />

avec toutes les armes de l'antiquite et des<br />

temps modernes ! Les fleches , les longs javelots,<br />

les lances a feu, les grappins,les canons, les mousquets<br />

, les piques et les sabres , portaient de tous<br />

cotes la mort; les galeres accrochees presentaient<br />

un vaste champ de bataille sur lequel on combattait<br />

corps a corps... et la victoire se declara<br />

pour les Chretiens.<br />

Ce fut a quelques pas de la que les vainqueurs<br />

recueillirent les cadavres des leurs, que la vague<br />

encombrait dans le port de Panorme ; et ils leur<br />

rendirent les honneurs de la sepulture dans celte<br />

partie du cap situee a l'ouest du chateau, qui,<br />

de nos jours, conserve encore le nora de Cimetiere<br />

des Chretiens.<br />

Au sud-est, s'eleve un petit village ou reside<br />

Taga commandant des chateaux, ou dardanelles<br />

de Lepante : il est compose de la reunion de<br />

trente ou quarante maisons; et on trouve quelques<br />

sources de bonne eau dans la montagne voisine-<br />

A une demi-lieue a Test on passe un ruisseau<br />

qui, vraisemblablement, est le Charadrus , et ou<br />

commence a s'appercevoir que le chemin qu'on<br />

suit est une voie antique; car on observe 1'empreinte<br />

du ciseau dans le roc vif, chose que n'au-


,o4 VOYAGE<br />

raienl pas faitc les Turcs. Au fond du golfe se<br />

jeUe ]e fieuve Selemnus, donl les eaux avaient la<br />

propriete de faire oublier une iugrale ou un parmre<br />

a Famaul mallieureux qui s'y baignait. Celte<br />

ceremoniedevait,sausdoule, avoir lieu en biver;<br />

car, pendant 1'ete , le tleuve est a sec, rempli de<br />

Jaurjers roses , et ne contient que des sangsues ,<br />

qui pourraient bien, par leursuccion, ralentir un<br />

peu l'ardeur d'un amant qui se plongerait dans<br />

quelques unes des excavations ou 1'eau sejourne.<br />

On passe ensuite lecapDrepanum ou cap de la<br />

Faulx : il prit ce nom de l'aveulure de Saturne ,<br />

facbe sans doute de l'nsage qu'il veuait tie faire<br />

decet instrument, en l'em[>loyanl a muliler son<br />

pere; il le jeta dans la rner , qui s'eleve en niurjnuraut<br />

centre cetapre promonloire,qui prit de<br />

la le nom de Drepanum. La cole devieut riante;<br />

on appercoit quelques villages suspendus clans la<br />

monlagne, qui, par interval les , s'appro cbe de<br />

tres-pres de la plage ; et, a deux lieues du cap<br />

Drepanum, ou trouve un village d'Aibanais, parmi<br />

lesquels on remarqne des enfans dont les<br />

traits et la cbevelure out quelque cbose d'africain.<br />

C'esl sans doule une nuance encore exis~<br />

lanle des alliances que les corsaires de Barbarie<br />

contractaient sur celte cole, daus le temps ou ils<br />

venaient chereiier un asile,, ou preparer leur armcmcnt<br />

dans cc golfe, auquel les Turcs attachaient<br />

la plus grande importance.


ES MO REE. io5<br />

De la jusqu'a Vostitza , on ne trouve plus<br />

qu'un gros village habile par iles Grecs et des<br />

Albanais, qui n'est point situe sur l'emplacement<br />

de Rhypee, dont quelques hommesdu pays m'ont<br />

assure qu'on trouvait les ruines un peu plus au<br />

midi, tandis quelehameau dont il est (jueslion<br />

est tres-pres de la mcr. On continue de voir des<br />

traces d'une voie antique.<br />

Avant d'arriver a Vostitza, on passe une montagne,<br />

et on niarche pres d'une lieue dans un<br />

beau vallon qui s'e'tend ires-loin au midi. Les habitans<br />

de Vostitza le suivent pour aller du cote<br />

de Dimizana et daus la Haute-Arcadie. II s'y<br />

trouve plusieurs villages , tons soumis au pacha<br />

de la province , qui y a des sousd>achis on pelils<br />

syndics. Les couches des montagnes s'inclinent<br />

toutes au nord , comme si la terre se fut affaissee<br />

de ce cole pour creuser le golfe de Corinthe.<br />

Vostitza , si c'est bien 1'aucienne Egium, ue<br />

possede plus rien de sa grandeur premiere. Si un<br />

autre Agamemnon y convoquait encore les rois,<br />

je ne sais s'il y aurait assez de inaisons pour les<br />

loger, tant les temp ont fait, d'une ville fameuse,<br />

une bourgade aujourd'bui chetive. Vu6<br />

du golfe sur le cole du bassin ou ses maisons s'elevent,<br />

Vostitza pourtant inspire encore le desir<br />

de la visiter; ou dirige avec plaisir la proue de sa<br />

barque vers les bosquets de son vallon. L'aspect<br />

du pays fait presumer que les habitans ne sont


,o6 VOYAGE<br />

pas dnrs et cruels, conime ceux du rivage de<br />

1'Epire. Une fonlaine dbondanle, bienconservee,<br />

mais sans inscriptions ni statues , est tout ce qui<br />

reste de 1'anliquite: les habitans n'en font cependant<br />

pas parade avec autant de complaisance que<br />

d'uii platane magnitique , sous Jequel on a e'tabli<br />

plusieurs cafe's. Ce vieux enfant de la terre ne le<br />

cede en rien au platane de Cos , dont le savant<br />

voyageur de la Grece , M. de Choiseuil-Gouflier<br />

, nous a donne un tableau dans la premiere<br />

partie de son voyage pittoresque.<br />

Le port de Vostitza est fre'quente par une multitude<br />

de petits batimens, qui viennent y charger<br />

des soies ecrues , des fromages , des raisins de<br />

Corinthe, qui en sortent en plus grande quantite<br />

(;ne de la ville dont ils ont pris lenom; quelques<br />

cuirs bruts , des boeufs qu'on porte dans les iles<br />

voisines , de la gomme adragante, du kermes ,<br />

des eaux-_!e-vie, des vins , des sardines et de la<br />

poutargue: ces objets sontembarques a Patras sur<br />

des vaisseaux de commerce , et transported en<br />

Ilalie. C'est sur-tout a l'e'poque de la foire celebre<br />

de Sinigaglia, que les speculations deviennent<br />

plus actives.<br />

Si lesTurcs, ou plulotsi les codjabachis, qui les<br />

rcpresentent,n'opprimaientpasIesGrecs de cette<br />

plage, Vostitza deviendrait la plus opulente ville<br />

de laMoree. Mais, par une fatalite qui semblespecialement<br />

attache'e au sort des inforUmcs» le»


EU MOREE. io7<br />

Grecs ont leurs plus grands ennemis parnii eux.<br />

Ce sont ces codja-bachis, Grecs d'origine, prosternes<br />

aux pieds des Turcs , cpii vexent avec plus<br />

de durele ceux qu'ils devraieut che'rir et consoler.<br />

Parleur insolence,parleurfierte,etpar labassesse<br />

qui les caracterisent eminemment, ils ont etabli<br />

une ligne de demarcation enlre eux et la nation<br />

grecque. Espece degeneree , ils ont tous les vices<br />

des esclaves, et ne se dedommagent des humiliations<br />

que les Turcs leur prodiguent qu'en exercant<br />

le monopole,la delation, et le brigandage le<br />

plus revoltant, Dans les temples , ils occupenl la<br />

place voisine de l'aulel, ils y de'ploient l'orgueil du<br />

Pkarisien, contens d'une triste prerogative achetee<br />

au prix du bonheur de leurs compalriotes.<br />

CHAPITRE XIII.<br />

ARCADIE. — ROUTE DE. TRIPOL1TZA A CARITENE.—•<br />

DIGRESSION SCR SINANO OU MEGALOPOLIS.<br />

J E quitte les bords rians du golfe de Corinthe,<br />

6iir lesquels je reviendrai errer, en parlant de<br />

1'Argolide et de la Sicyonie , pour diriger nies<br />

pas am centre de l'Arcadie , et vers l'Elide ,<br />

H'AIICE Aia».<br />

Si l'Europe entiere renferme peu de pays que


108 VOYAGE<br />

Ton puisse comparer an Peloponese pour la<br />

beaule des sites , cette presqu'ile elle-meme n*a<br />

pas de vallons aussi fleuris, de bosquets aussi<br />

rians, de champs aussi bien cultives que ceux de<br />

lArcadie. Malgre l'ine'galite de son territoire,<br />

malgre la hauteur de ses moutagnes, malgre le<br />

nombre de ses lacs, de ses etangs et de ses marais,<br />

on n'y connait gueres que de beaux jours apres<br />

la saison de Waiver, quiamenesouvent des neiges<br />

abondanles. Jamais peuple ne l'ut eclaire par ira<br />

plus beau ciel.Quand celni de 1 Atriquc brule la<br />

campague, iciquelquesnnagesconvertis en pluie<br />

ramenent la fecondile. Ua lerroir gras recompense<br />

les soius du cultivateur. La vigne ne manque<br />

jamais d'y donner ses fruits ; de nombreux<br />

troupeaux paissent sur le penchant des collines ,<br />

pendant que le coursier , peu seduisant par lcs<br />

formes, se desaltere au bord lies ileuves et des<br />

sources qui coulent des montagnes.<br />

Ici se termine l'empire des oppresseurs, et commence<br />

le sejourde lapaix. Soumis et fideles, eloigned<br />

du Turc, donl ils sont les tributaires, les<br />

Ai-cadieus goutent tranqtlillement les charmes de<br />

la vie pastorale. Quelques monlaguards, habilans<br />

des regions infrequentees du mont Pholoe, dont<br />

ds comaissent seuls lcs issues, defendenl intre'pidenient<br />

Tindependance absolne dans laqiielle<br />

ds vivent. Possesseurs de quelques villages, ils les<br />

abandonnent en cas de reyers, else retires* dans


EN MOREE. 109<br />

ccs cavernes ou la Fable feint qu'Hercule visita<br />

le Centaure Pboloe, 011 bien sur des plateaux inaccessibles<br />

potu" tout autre que pour eux. Des bermiles<br />

cbretiens, vivantties travauxdeleurs mains,<br />

out suspendu leurs cellules a quelques unes de<br />

ces rocbes aeriennes, et annoncen t l'e vangile dans<br />

des regions voisines des demeures celestes.<br />

Une peuplade cependant, connue sous le nom<br />

de Lalioltes,acausedela petiteville de Lala qu'ils<br />

habiteut, deshonore cette partie du Peloponese.<br />

Reste impur des brigands ecbappes au glaive de<br />

la justice , plus cruels , et plus redoutables cent<br />

fois que les Bardouniotes , ils portent la terreur<br />

et la desolation cbez les paisibles habttans de l'Elide<br />

et de l'Arcadie. C'est contre eux sur-tout que<br />

les delis du pacba ont le plus souvent affaire.<br />

Une chaiue de monlagnes enlassees les unes<br />

au dessus des autres , qui s'etend de l'orient a<br />

l'occident, sert de base a cinq chaines de raontagnes<br />

du troisieme ordi-e, depuis Sinano jusqu'a<br />

la riviere de Gardicbi. Elles forment des vallons<br />

dans lesquels coulent des rivieres etdes ruisseaux,<br />

qui vont sedechargerdansrAlphee.Decesmemes<br />

montagnes tombent une infinite de sources et de<br />

fontaines qui, en facilitant l'irrigation, porteraient<br />

par-tout l'abondance et la prosperite, si la Providence<br />

accordait au Peloponese des lois et (in bon<br />

gouvernement.<br />

Jencpuis direlesentimentque j'eprouvai mille


TI0<br />

VOYAGE<br />

fois alavue d'un pays si beau et sipeucuUive", Ott<br />

bienlorsque jecomparaisce que son tees vallees si<br />

celebres,avec ce qu'elles fureut autrefois.Chaque<br />

foret, chaque autre sauvage avait ses dieux , son<br />

culte et sesautels. Les bois elaient habites par de9<br />

Faunes, et chaque chene elait uneDryade. Diane<br />

se promenait sous les bocages.les Nymphesfolatraient<br />

parmi les fleiirs; Pan, le dieu des bergcrs,<br />

animait tout par sa presence. Heureuses allegories!<br />

avec elles s'entretenait la fe'licile d'un peuple qui<br />

retiutencorelong-tempsl'innocenceet les mccurs<br />

du premier age, lorsqu'elles etaienldeju bannies<br />

de dessus la terre. Au milieu de ces souvenirs ,<br />

que de voeux ne fait-on pas, quand.on pense que<br />

tel eve'nement probably, mais encore e'loigne,<br />

pourra rendre a 1'Arcadie ses temps de prosperity!..<br />

Mais ces souhaits, que le temps cache encore de<br />

ses voiles impenetrates, se realiseront-ils ?<br />

Commencons a parcourir ces lieux, en etabl : ssant<br />

notre point de depart de la capitale de la<br />

Moree : si cetle maniere semble mmotone, elle<br />

a au rooins 1'avantage de la clarte.<br />

Pour aller dans l'Arcadie , on sort de Tripolilza<br />

par la porte de Caritene, siluee au couchant;<br />

etjimmediatement apres avoir depasse la<br />

porte des preposes a la perception du pe'age, on<br />

trouve sur la gauche quelques maisons de Grecs<br />

qui forment un petit village bati sous le canon<br />

de la place: le 6ol sur lequel il est assis est de


EN MO REE. ,,r<br />

roc; et au dela , vers le sud, se trouvent des<br />

champs en culture, ainsi que vers le uord. A<br />

deux cents toises , on traverse le lit d'un torrent<br />

qui , avec un autre torrent venant du mont<br />

Roino , forme une ile : elle est honoree par la<br />

sepulture des militaires francais de la garnison<br />

prisonniere de Zante , qui moururent a Tripolitza;<br />

ce fin le seul endroit que le fanatisme voulut<br />

leur accorder pour sepulture; car ils furent<br />

egalemeut rejetes des Turcs et des Grecs. On<br />

laisse sur la droite l'eglise de Sainl-He'lias, qui<br />

n'est plus qu'une ruine. On voit dans une de ses<br />

murailles nn marbre sur lequel sontparfaitement<br />

conserves deux aigles : ee fragment de l'antiquite<br />

peut avoir trois pieds en tout sens. Le vallon<br />

s'etend un quart de lieue au dela, jusqu'au<br />

pied du mont Roino , dans lequel on entre pour'<br />

alleraCarileue. On peut deja s'appercevoir qu'on<br />

marche dans une voie antique, a cause des travauxqu'a<br />

du necessiter un chemin pratique dans<br />

de semblables montagnes. Pendant deux lieues<br />

environ, on continue de s'avancer entre de halites<br />

sommile's , et en s'ele'vant. On commence a<br />

suivre une pente douce aux approches d'une foret,<br />

dans laquelle on ne tarde pas a entrer.<br />

Elle s'etend pres de deux lieues du uord au<br />

sud , et renferine plusieurs villages habites ]>ar<br />

des Arcadiens , qui font des vases de bois sculptes<br />

et peiuts. Mais un Alcimedon moderne n'y


H2 VOYAGE<br />

trace plus Orpbee eutrainant les forets , ou arrelant<br />

le cours tlu soleil : quelques ornemeus d'un<br />

mail' ais gout, des cypres , des oiseaiix , en font<br />

le principal merite pour eux. Une demi-lieue<br />

avant de sortir de cette foret, on passe une riviere<br />

qui coule au sud , et qu'ornent, dans son<br />

cours , des saules pleureurs , qui la couvrent de<br />

lew ombra.e Si on suit ses bords, cultives par<br />

iutervalles, on trouve a une lieue un couvent de<br />

caloye s, qui jretendent occuper remplacement<br />

de Megalopolis. La principale autorite sur laquelle<br />

ils sefondentpourappuyer cette assertion,<br />

vient de ce qu'on trouve aux environs quelques<br />

ruines et des medailles qui portent le norn<br />

de Megalopolis; mais, ni la riviere qui y coule ,<br />

ni 1'eniplacement, ne sout pas plus convenables<br />

a Megalopolis , que Londari, surnomme faussement<br />

Megalopolis par quelques geographes, d'apiesMeletius.<br />

L'Helisson, e'e'tait le nom du lleuvede Magalopolis,recoit<br />

la riviere qui coule presle couvent des<br />

caloyers, et passea Sinano, quiesl deux lieues plus<br />

au midi, sur le revers des montagnes qui lui derobent<br />

la vuedeCaritene. C'est done la, a Sinano,<br />

qu'exista Megalopolis, la palrie de Polybe et de<br />

taut d'honunes illustres. De ce point partaient des<br />

routes qui conduisaient dans la Laconie, a Messeue<br />

, et vers les fronlieres de l'Elide : on en rotrouve<br />

encore les vestiges dans les directions


EN MOIIEE. n-i<br />

indique'espar Pausanias; et, en les suivautcomrae<br />

des jalons jetes a Iravers les siecles, on vient,<br />

ties villes de Sparte , de Messeue, de Tege'e et<br />

d'Olympie , se rendre a Sinano : ainsi, il ne doit<br />

plus rester de doute sur ce point conteste. Deja ,<br />

en 17%; M. Barbie du Bocage avait enleve a<br />

Londari la prerogative d'avoir remplace Megalopolis<br />

, et d'autres donnees ensuile firent dire a<br />

ee savant geographe que Sinano devait etre Megalopolis.<br />

Aujourd'hui les difficulty's sout done<br />

suffisamment applanies, en disant que toules<br />

les directions des voies militaires aboutissent vers<br />

cette ville antique.<br />

Mais, que reste-t-il de Megalopolis? ou est lc<br />

temple de Jupiter Sauveur ? qu'est devenu le<br />

lieu du senat ? Avec quel respect je saluerais la<br />

statue de Polybe! Mais,ui le portique du Forum,<br />

ni les edifices superbes , ni Pan qui joue de la<br />

lliite , et Apollon qui s'accompagne de la lyre ,<br />

n'existent plus. Qui sait cependant si on n'exhumerail<br />

pas dans quelque fouille , celte Nais assise<br />

au milieu des Nympb.es , a une table, portent le<br />

jeune Jupiter dans ses bras? Que de cboses on<br />

pourrait entreprendre, pour retrouver des objets<br />

aussi precieux que ceux qui faisaient I'ornement<br />

de Megalopolis , dont les Grecs aujourd'hui<br />

prononcent encore le nom avec e'tonnement!<br />

Les ruines d'un theatre , etdu stade, sont


,i4 VOYAGE<br />

les seuls vestiges d'antiquile f'aciles a reconnoitre<br />

au premier coup d'oeiJ.<br />

Sinano n'offre plus au resteque quelques miserables<br />

cabanes en lerre ou en clay onnage, disseminees<br />

surunespaceassezpeu considerable. Lamaison<br />

de l'aga qui gouverne cette bourgade, estcouverte<br />

d'urie quanlite considerable de bas-reliefs ,<br />

descriptions, et de fragmens eTanliquile qu'il seraitbon<br />

d'etudier. Comnielaplupart sont jetes eu<br />

differens sens , que quelques unes des inscriptoins<br />

sont tourne'es en baut, il faudrait, avec des<br />

ecbelles , s'en approcber pour les lire a son aise.<br />

En fouillant la lerre des jardins en\ironnans, il<br />

arrive souvent qu'on trouve des medailles , et la<br />

cbarrue enleve des fragmens de bas-reliefs. La<br />

riviere d'Helisson contient, sous ses sables , plusieurs<br />

antiques , qu'il serait facile de reirouver,<br />

Teau en etant fort basse pendant l'ete.<br />

Je revieus au bord de la foret, ou je me<br />

suis arrele , pour porter mes regards vers l'Helisson<br />

, et fixer des idees positives sur la situation<br />

de Megalopolis ; je revieus, dis-je, sous ces arbres<br />

sublimes, afin de conlinuer ma route versCarilene.<br />

Le plateau, a rexlre'mite duquel on de'eouvre<br />

une autre foret qui s'elendau midi, peutavoir une<br />

lieue, et on y trouve un khan bad pres de sources<br />

vives. En s'en eloignant, on franchit une moniagne<br />

couverte de vignobles, qui font soupconner


EN MOREE. n5<br />

1'existence de quelques villages, aux lieux oil<br />

e'taient Zcete'e « et Parore'e 2 , et que la petite<br />

ville de Langadia a remplacees de nos jours.<br />

Ce mot de Langadia , qui signifie vallon, lui aura<br />

sans doute ete donne a cause de sa situation. Elle<br />

est Je chef-lieu d'un eveche qui compte deux<br />

villages dans l'arrondissement de son diocese. On<br />

s'enfonce ensuite dans une foret oil Ton trouve ,<br />

par intervalles, du pave , et qui a plus d'une<br />

lieue d'etendue.<br />

On suit, en en sortant, un vallon d'une demilieue,<br />

et on voit des vignobles dans le coteau<br />

vers lequel on dirige. Lorsqu'on est arrive a sou<br />

sommet, on decouvre Caritene , qui s'eleve ea<br />

amphitueatce vers le sud-ouest,<br />

Caritene, que les Grecs prononcent Kap/T?,<br />

est une ville moderne , qui doit etre l'ancienne<br />

Gortlrys. Elle est situe'e sur le penchant d'ua<br />

coteau, ayant au micli un rocher eleve , et<br />

ne possede aucunes mines. Devant elle, au sudouest,<br />

couleune riviere appele'e par les habilans<br />

Potami tis Caritenis, ou riviere de Caritene,<br />

qui pourrait bien etre 1'ancien Gorthynius , qui<br />

prenait sa source vers Tisoa, et venait se rendre<br />

a l'Alphe'e. Elle coule daus un lit profond et cail-<br />

' Zoetee. Cette villcetail ruinee dfcs le temps de Pausanias,<br />

a Paroree. Cetle ville ctait de l'Arcadie, comme Zoel'e'e»<br />

Paui. Liv. VIII.


louleux, qu'il faut traverser pour se rendre au<br />

rocher dont je parle , dans lequel les habitans du<br />

pays assureiit qu'il se trouve line caverne profonde.<br />

La population de Caritene est bien de deux a trois<br />

mille habitans, presq ue tous Grecs, et i'ort affables;<br />

i)s racontent aux etrangers l'aventure i.'un voyageur<br />

» dont ils n'ont pu me dire le nom; il tut<br />

assassine , il y a plus de trente ans , corame il se<br />

rendait a qaatre ou cinq lieues de la pour visiter<br />

les ruines d'un temple 2 qui se trouve au midi<br />

d'Andritsena. Us disent que ce fut en vain que<br />

Ton cbercha a connailre les auleurs de sa mort,<br />

dont ils parlent comme si ce malheur etait a leur<br />

connaissance , et seulement arrive depuis quelques<br />

mois, et qu'ils s'accordent a atlribuer aux<br />

Lalioites 3 .<br />

Les environs de Caritene sont vantes a cause<br />

de leur salubrile. On pretend que la peste n'y<br />

exerce jamais ses ravages ; c'est au moins la re-<br />

1 Serait-ce M. Bocher, arcliitecte, qui, retournant une<br />

seconde fois dans la Moree, disparut saus qu'on en ait jamais<br />

entendu parler depuis ?<br />

* C'est celui d'Apollon Epicureus, ou Sauveur , que les<br />

habitans dfc Phygalis lui avaieat consacre, parce qu'il les<br />

avait preserves de la peste.<br />

3 Les habitans d'un pays ne veulent jamais couyenir qu'il<br />

y ait des brigands , et les auteurs de cet assassinat seront<br />

vraisemblablement les Laliottes.


EN MOREE. n7<br />

traiie des habitans riches de Tripolilza, quand ce<br />

lleau desole leur ville. Le terrain de son -vallou<br />

qui s'ouvre an uord , est bien cultiVe , et les productions<br />

en sont variees : on y trouve des leulisques<br />

qui pourraient, elanl greffes , donner du<br />

mastic qui ne le cederait en rien a celui de Tile<br />

de Chio. Les habitans ne s'appercoivent nialheusement<br />

pas des avantages qu'ils out sous la main.<br />

Us sont vetus de bures grossieres fabriquees sur<br />

les lieux. Le commerce se fait par echanges entre<br />

les habitans, et ils vendent a des courtiers, la soie,<br />

le coton et le kermes qu'ils recoltent.<br />

CHAPITRE XIV.<br />

ROUTE DE CAR1TENE A OLYMPIE , AUJOURD'HUl<br />

MIRAK.A. DESCRIPTION DU VALLON DE D1MIZAN A.<br />

TOPOGRAPHIE D'OLYMPIE.<br />

A. UN quirt de lieue de Caritene, on passe sa riviere,<br />

et on appercoit 1'Alphee, dont lenom seul<br />

rap; elle mille souvenirs rians et agreables. II<br />

coule au milieu d'un gallon immense, en formant<br />

,comme la Seine, ( a laquelle il est bien inferieur)<br />

millesinuosites.il semble qu'ils'eloigne<br />

a regret de sa source et de l'Arcadie. Peu apres,


tI8 VOYAGE<br />

on decouvre dans la montagne un village, et au<br />

has , dans la plaine , line petite chapelle dediee<br />

a Saint Georges. Tons les villages qu'on trouve<br />

ensuite sont batis dans les montagnes, tant a<br />

cause des inondations de l'Alphee, que par la<br />

crainte des Toleurs Laliottes, qui quit tent de<br />

temps en temps le moat Pholoe pour faire des<br />

excursions de ce cote : les habilans n'en parlent<br />

qu'a-vec horreur, a cause des exces auxqnels ils<br />

se portent. On ne peut -voir de Carilene, ni<br />

mime de ce lieu, le petit bourg de Faneri , qui<br />

se trouve sur le revers de la montagne de Caritene<br />

, formant un triangle equilateral avec celte<br />

yille et Sinano ; mais on -decouvre de ce point,<br />

a travers une vallee magnifique parsemee d'oliviers<br />

et de muriers , la mer du golfe d'Arcadia ,<br />

dans la direction de Fembouchure de la Neda.<br />

Pendant une lieue et demie, on fait route a une<br />

distance assez considerable des montagnes, qui<br />

forment un vallon bien cultive , dans lequel on<br />

appercoit quelques villages suspendus en amphitheatre<br />

au milieu des vignobles. On traverse , a<br />

celte distance , un petit ruisseau forme par des<br />

sources abondantes qui coulent des sommels<br />

voisins : il y avait meme quelques moulins qni<br />

ont ete mines dans la derniere guerre. De distance<br />

en distance , on appercoit des chapelles isolees ,<br />

oil des papas viennent, a des jours marques, cclebrer<br />

la liturgie, lorsqu'ils en sont requis, et


EN MOREE. iX9<br />

sur-tout quand on les paie. On arrive a Castri ,<br />

qa'on laisse sur ]a droile dans la montague.<br />

Le vallon de Dimizana s'onvre en cet endroit,<br />

et se prolonge pins de hnit lieues au nord. Sa<br />

ville capitale , Dimizana, regardee long-temps<br />

comme l'ancienne Psophis, se trouve h trois<br />

lieues de ce point, ou l'Erymanthe se jette dans<br />

l'Alphee.<br />

Ce fleuve que Pete ne" desseche jamais , prend<br />

sa source au mont Pholoe , pres d'un gros bourg<br />

appele Tertze'na. Apres avoir forme cinq cascades<br />

bruyantes , qu'on decouvre au travers<br />

des rideaux de chenes et de sapins, il se pre'eipite<br />

dans le vallon, qu'il partage dans toute<br />

sa longueur : ses bords e'leve's , ses gouffres,<br />

la limpidite de ses eaux, ses truites enormes, enfin<br />

la fertilite dont il est la source , rendent l'Erymanlbe<br />

une dcs rivieres les plus importantes de<br />

la Moree.<br />

Tertzena dont j'ai parle, est silue'e a trois lieues<br />

nord de Dimizana, dans le mont Pholoe , sur la<br />

rive gauche de l'Erymanthe, que les Grecs ne<br />

counaissent que sous le nom d'Atsicolos-La population<br />

de cette bourgade se compose seulement<br />

de Grecs : les environs sont converts d'oliviers<br />

et de vignobles; c'est de la d'ou Ton tire le meilleur<br />

vin de la province , les habitans etant dans<br />

1'usage de tordre la grappe sur le cep, et de la<br />

laisser ainsi se faner au soleil.


320 VOYAGE*<br />

Dimizana , trois lieues plus au midi, est balie<br />

sur le meme cote du fleuve, a une lieue environ<br />

de distance de sa rive. Cette ville , qui compte<br />

plus de cinq cents maisons, e'tait, avant la guerre<br />

des Russes , une des plus importantes de la province.<br />

Les Grecs y ont fonde dans ces derniers<br />

temps une e'cole qui renferme plus de trois cents<br />

el eves: ils y avaient etabli des moulins a poudre,<br />

ainsi qu'a Zatouna , lorsqu'un firman e'mane de<br />

]a Porte en a ordonne la demolition.<br />

Au dessous de Dimizana, a l'ouest, se voit le<br />

village deSelevitzi.donf tous les habitans, chairetiers<br />

de profession , forment les entreprises pour<br />

le transport des marchandises a Arcadia , et dans<br />

les autres ports ou villes de la Moree.<br />

Vis-a-vis de Dimizana, de Tautre cote de 1'A.tsicolos<br />

, estbatie la petite ville de Zatouna, composed<br />

de cent cinquante maisons : ses habitans<br />

rivalisent d'industrie avec les Dimizaniates; ils<br />

avaient egalement etabli des ppndrieres ; ils songeaient<br />

meme a cre'er une fonderie, lorsque<br />

l'ordre fatal, dont j'ai parle, ruina leurs esperances.<br />

Cependant ils n'ont pas renonce a leurs<br />

projets , et ce petit canton est destine a jouer, un<br />

jour, un role important.<br />

Outre les productions varie'es de ce vallon , il<br />

oontient encore des caux thermales et quelqnes<br />

sources mineraies, qui sonl a Iocova, village eloigned'une<br />

lieue au uordde Dimizana. el qui est la


EN MO REE. HI<br />

residence de l'eveque de Langadia. Le pacha percent<br />

sans aucune difficulty les tributs de ce canton<br />

; mais les -villages batis dans les montagncs<br />

se sont affranchis de toutes redevances.<br />

Cette partie de l'Arcadie, avant les desastres<br />

de 1770 , etait la plus peuplee de la province; et<br />

on fremit quand on se rappelle que ce qui<br />

echappa au glaive des Albanais , fut vendu aux<br />

corsaires de Barbarie , accourus dans le golfe<br />

d'Arcadia pour partager les depouilles de la Moree.<br />

Les families qui se refugierent dans les mon<br />

tagnes, ne sortirent de leurs relraites que pour<br />

sereth-er dans les domaines immenses que Car;;<br />

Osman Oglou * possede dans l'Asie mineure.<br />

Les montagnes s'avancent plus pres de l'Alphee<br />

quand on a de'passe ce vallon; on marche<br />

par intervalles sur leur base , et on traverse ira<br />

petit bois, au bout d'uue heure de chemin, pour<br />

entrer dans une vallee qui parait immense, malgre<br />

les bois qui l'encombrent. Ici commencent<br />

d'autres montagnes , dont les sommets sont couverts<br />

de neigepresque toutel'annee, pendant que<br />

les prairies jouissent de la plus delicieuse temperature<br />

; et on observe que leurs couches rougeatres<br />

sont inclinees au midi. En ce lieu se<br />

Irouve Ravli, bourg de Grecs , commande par<br />

des primats de cette nation , soxis l'inspcclion<br />

* Cara Osman Oglou, grand feudatairc , espece de prince<br />

'urerain dcl'Asie mineure, qui occupe Pcrgame,etc.


I22<br />

VOYAGE<br />

d'un aga. Quand on a fait une demi-lieue dans<br />

son vallon , on passe une forte riviere qui vient<br />

se jeter daus l'Alphee : les habitans l'appellent<br />

Roufia , ainsi que le deuve qu'ils de'signent sons<br />

cenom , et quelquefois sous celui de Roufo. Une<br />

lieue plus loin, au Lord d'une riviere, se trouve<br />

un khan , et UD -village un peu pins au nord ,<br />

qu'on appelle Iri ou Ira. C'est peut-etre l'ancienne<br />

Here'e , qui dut exister dans ce canton ;<br />

el la riviere qu'on passe pour s'y rendre serait le<br />

Ladon, qui prend sa source sur le revers des<br />

montagnes de Mettaga.<br />

De cetle partie de l'Arcadie ou Faneri, dont<br />

Caritene est le chef-lieu, on ne voit plus la mer,<br />

a cause d'une haute chaine de montagnes boisees,<br />

qui bornent l'horizon du cote du midi : ou<br />

trouve encore des traces de chemin antique, surtout<br />

au pied des montagnes, quand elles s'avancent<br />

vers le fleuve.<br />

On passe, au dessus d'Ira , l'Alphee dans un<br />

bac, dirige par un inspecteur turc, qui exige<br />

une le'gere redevance des voyageurs. Les delis<br />

du pacha, en vertu de leur autorite absolue , se<br />

refusent non seulemelit a le payer, mais ils lui<br />

mangent encore ses provisions, et le traitent d'infidele,<br />

(djaour;) ils n'en usentpas plus civilement<br />

avec les autres Musulmans de ces contrees, qu ils<br />

distinguent a peine des Grecs, quand il est question<br />

de vexer et faire des avauies. Ces delis remou-


EN MOREE. ia3<br />

tent ordinaircment lc vallon par Gardichi, ct<br />

e'tablissent leurs communications jusqti'a Vostilza<br />

par des defiles qu'ils connaisscut. Us ne se<br />

hasardent cependantdansces chemins,que dans<br />

des cas extremes; car quelqucs uns d'eux y perissent,<br />

ce qui prouve qu'il se trouve par-la quelques<br />

postes de Laliottes.<br />

Du point oil Ton passe sur la rive gauche de<br />

1'Alphee , au dcssus d'Ira , afin d'eviter un long<br />

coude que fait ce lleuve en face d'un village appele<br />

Dori, on perd encore une fois la vue de la mer.<br />

Elle est derobee aux yeux du voyageur, par une<br />

monlagne qui se prolonge sur sa gauche pendant<br />

une bonne heure et demie, jusqti'a Fraxio, qui se<br />

trouve dececote. CeDori, bativis-a-visde Fraxio,<br />

sur l'autre rive, a la reputation d'etre considerable,<br />

mais il faut etre en garde centre l'exageration.<br />

Le bourg de Fraxio pourrait etre l'ancienne<br />

Phryxa.Cest une reunion de plus de centmaisons<br />

qui est sous le commandement d'un aga turc. On<br />

yfaitordinairementhalte, dans unmauvaisthan,<br />

avant d'arriver aun autre bac eloigne d'une lieue<br />

et demie : il sert a traverser une seconde fois l'Ab<br />

pbe'e, vis-a-vis de Miraca, aiitre village silue a la<br />

rive droite de I'Alpbee, surles ruiues d'Olympie.<br />

Quel nom viens-je deprononcer! lui seulpeut<br />

me rappeler que je suis dans cetle Elide autrefois<br />

si fameuse. Sur les fronlieres,qu'onpasseaujourd'hui<br />

sans les connailre , les peuples deposaient


,24 VOYAGE<br />

leurs armes. Ce terriloire conjacre aux diviniles,<br />

aux jeux et aux arts, ne recevait que des amis!...<br />

Mais je dois omettre la me'moire des temps heroi'ques,<br />

et me garde de retracer ici ces jeux solemnels<br />

dont tous les ecrivains de l'autiquitc et<br />

lesmodernes, ontparle ayec lant d'enlliousiasme.<br />

Ma main timide n'ajouteraii rien aux descriptions<br />

que nous en avons , et sur-tout a celles qu'en a<br />

faites , de nos jours, le savant auteur du voyage<br />


EN MO REE. i25<br />

ft de Pyi'go dans l'interieur de l'Elide , je trouvai<br />

» une plaine eloignee de la mer, de deux lieues,<br />

» ou plusieurs sarcophages avaient ete mis a de-<br />

» couvert par les pieds des chevaux. Apres trois<br />

» lieures de marc lie ,' j'arrivai sur les bords du<br />

» Cladee , ileuve, dit Pausanias , que les Ele'ens<br />

» honoraient le plus apres l'Alphee. 11 coule<br />

» dans mi lit, ou plutot dans un ravin profond,<br />

» pour se jetcr dans l'Alphee, apres avoir arrose<br />

» une plaine au nord , dans laquelle on voit<br />

» quelques ruines. Ayant appercu sur cette ri-<br />

» viere les debris d'un pont antique, je descen-<br />

» dis dans son lit: j'examinai la coupe de ses<br />

» rives a droite et a gauche, et je remarquai<br />

» couslaniment, a six pieds plus bas que le sol,<br />

» des poteries, des briques et des 1 uiles antiques.<br />

» J'appercus aussi des f'ragmens de marbre : ces<br />

>V decouvertes , joiutes a celle du pont, me per-<br />

» suaderent que je me trouvais sur les mines<br />

» d'une ville de l'antiquile. De Tautre cote, en<br />

» face du pont, je reconnus les ruines d'un<br />

» theatre tourne au sud, et adosse a une mon-<br />

» tagne. Toutes ces monlagnes s'avancent plus<br />

» ou moins vers le Ileuve Alphee, et viennent<br />

» terminer la plaine a trois ou quatre cents toi-<br />

» ses , au levant du pont du Cladee.<br />

» Je visitai avec un soin scrupuleux toute la<br />

» plaine reufermee entre la colline , l'Alphee et<br />

» le Cladee.... Des restes de murs , fort bas et


!26 VOYAGE<br />

» couverts d'arbustes, furent les premiers objels<br />

» qui attirerent mon altenlion. Des hommes eu-<br />

» voyes par l'aga d'un -village -voisin , faisaient<br />

» dans ce moment une fouille , afin de se pro-<br />

>> curer des materiaux pour batir; mais quelle<br />

» fut ma surprise, en enlendant qu'ils appelaient<br />

» leur tillage Andilalo , ou -village de l'Eclio! Je<br />

» me rappelai alors que les Grecs,qui assistaient<br />

» aux jeux, se placaicnt, suivant Pausanias ,<br />

» pour ecouter un echo qui repetait sept fois.<br />

» Cette decouverte me fortifia de plus en plus<br />

» dans l'idee, que j'etais sur 1'emplacement d'O-<br />

» lympie. J'appercus, au milieu de la fouille qui<br />

» paraissait faite expres pour moi, des troncons<br />

» de colonnes qui avaient plus de six pieds de dia-<br />

» metre : ces colonnes etaient cannelees; la pre-<br />

» miere assise de la Cella avait cinq pieds de bau-<br />

» teur, et etait encore en place. Pausanias remar-<br />

» que que le temple de Jupiter etait dorique, en-<br />

» loure d'un peristyle , qu'il avait soixante-huit<br />

>> pieds d'ele'vation, qu'il n'etaitpointbati de mar-<br />

» bre , mais de pierre eschinite , appelee poros ,<br />

» remplie de coquilles marines. C'est en effet de<br />

» cette raeme pierre , enduite d'un stuc blauc ,<br />

» que sont formes les troncs et les assises dont<br />

» je viensde parler; et, ce qu'il y a de singnlier,<br />

y> c'est que les Grecs donnent encore le meme<br />

» nom de poros a cette espece de "pierre. J'e-<br />

» tais malheureusement depoiirvu de tout moj en


EN MOREE. x.37<br />

•»» de conlinuer la fouille qui se faisait par les<br />

» gens de l'aga ; et je ne tardai jias a m'apperce-<br />

» voir que ma curiosite commencait a leur de-<br />

» plaire Je mesurai cependant la Cella ; et<br />

» j'assignai dcs noms a tous les objets qui m'en-<br />

» virounaieul. J'elais bien sur alors que la mon-<br />

» tagne la plus apparente au nord etait Ie Chro-<br />

» nion; que la riviere que je vennis de traverser,<br />

» et qui se jette dans l'AIphec, etait le Cladee:<br />

» je chercbais le stade, l'hipprodome, la barriere,<br />

» lorsque je trouvai a Test du temple des vestiges<br />

» d'un octogone bati sur un massif qui s'avance,<br />

» et forme un angle oblus sur un emplacement<br />

» que sa forme reg'uliere, le talus de ses bords ,<br />

» et son arrondissementa sa partie orientale, me<br />

» firent aussitot reconnaitre pour l'hippodrome.<br />

» Sa profondeur est de quinze pieds. Apres y<br />

» etre descendu , je me suis appercu que cette<br />

» muraille angulaire avait des chambres , au ni-<br />

» veau da sol, de neuf pieds de profondeur , et<br />

» de cinq ou six de large,que je crois etre les re-<br />

» mises des chars. Encbanle de ma decouverte ,<br />

» je m'empressai de mesurer l'kippodrome , au-<br />

» quel je trouvai deux cents toises; ce qui est le<br />

» double du stade d'Athenes.<br />

» Un autre emplacement, au meme niveau ,<br />

» qui n'a ete separe du premier que par une le-<br />

» gere eminence, doit etre le stade. II s'elend<br />

» jusqu'au bord de l'Alphee , dont les eaux le


12)5<br />

VOYAGE<br />

» minent peu a peu et l'inondent dans les debor-<br />

» demens. II n'est point arrondi a son extremite<br />

» occidenlale ; et il forme une moitie d'exagone.<br />

» Dans la partie rongee par l'Alphee, on voit des<br />

» sarcophages entr'ouverts , prets a crouler dans<br />

» le fleuve. On y trouve quelquefois des cascfues<br />

» de bronze , et j'en possede un cpie j'y ai acliete,<br />

» qui est de la forme de celui de la statue de<br />

» Phocion. y><br />

Les delails que donne M. Fauvel sont positifs,<br />

et dementent l'assertion de plnsieurs savans ,<br />

qui soutiennent qu'on ne voit plus rien d'Olympie.<br />

Mais, sans m'arreter a les convaincre d'erreur,<br />

ou plutot sans vouloir penetrer le motif secret<br />

qui les engage a ce silence, je dirai , pour supjdeer<br />

a l'excellente observation de M. Fauvel,<br />

que tout le territoire d^Olympie est encore couverI<br />

de ruines. Jc crois qu'il s'est cependant trbmpe<br />

quand il place le stade jusqu'aux bords de l'Alphee;<br />

je presumerais plutot qu'il se trouvait plus<br />

voisin dumont de Saturne, entre deux coteaux<br />

qui sont en cet endroit, dans lesquels on trouve<br />

encore des gradins ; le village de l'Echo, ( Andilalo<br />

, ) situe a peu de distance , viendrait<br />

meme a l'appui de ce que j'avance. La voie des<br />

pompes, encombree elle-meme par les alluvions,<br />

aurait du, dans le cas suppose, traverser le mout<br />

de Saturne , ou an moins le contourner , ce qui<br />

ne parait pas vraisemblable.


EN MO REE. iig<br />

Le bois Altis , consacre a la chaste Diane,<br />

n'etait point, comme aujourd'hui , environne<br />

d'une sombre horreur. La voie du silence , qui<br />

y dounait entre'e dn cote d'Olympie , n'est plus<br />

praticable, a cause des epais halliers; I'Alphee ,<br />

qui y renvoyait les emanations de ses eaux ,<br />

ne le peuple aujourd'hui que d'insectes incommodes<br />

,enfin le mont Pholoe et le mont Efymanthe<br />

renferment des loups qui viennent y chercher<br />

une retraite momentauee , pour e'pier leur<br />

proie.<br />

On sait que ce fut pres de 1'enceinte de ce bois,<br />

dont on voit encore quelques vestiges, que 1'imlnortel<br />

Xeuophon , banni de sa pa trie apres la<br />

retraite desDixMille, vint se choisir une retraite<br />

paisible. Aussi religieux que grand capitaine , il<br />

y eleva de ses mains triomphantes un temple a<br />

Diane, et batit une petite maison. Ce fut sous cet<br />

humble loit, qu'il ecrivit ces ouvrages , qui sont<br />

parvenus jusqu'a nous , et qui serviront a jamais<br />

de modeles aux meilleurs e'crivains, et de lecons<br />

aux plus habiles capitaines.<br />

h'Altis, desole , indifferent pour les habitans<br />

voisins, doit pourtaut appeler l'attention<br />

du voyageur. S'il n'y trouve plus le temple de<br />

Jupiter, ni celui de Junon et de Vesta, il y verra<br />

encore des objets dignes de sa curiosile. Qu'il<br />

profile, pour cela, de la saison de l'automne ,<br />

quand les arhres sont de'pouilles de lenrs fenilles,<br />

i. 9


i3o VOYAGE<br />

et que la terre est lavee par les pluies. A chaque<br />

pas, il rencontrera ties boucliers antiques, ties<br />

fragmens tie bas-reliefs , ties trophees tie bronze,<br />

qu'un peu de travail arracherait faeilement de"<br />

dessous lepoids ties alluvions, quilesonl enfouis.<br />

J'iguore quelle maiu barbare, ou quelles revolntions<br />

reuversereut Olympie ; je ne pourrais<br />

pas asfcigner jusqu'a quel point on mutila les<br />

objetsdes arts ; mais,par un examen attentif des<br />

lieux , j'affirme, sans hesiler, que ce qui resta de<br />

ces premiers temps s'est conserve. Les debordemens<br />

de l'Alpbee, qui se repand parfois tresloin<br />

de ses bords , a depose des sables et des ter-><br />

res, sur la majeure partie de FAltis et d'Olympie.<br />

Lesfeuilles elles-memes, les debris des substances<br />

vegetales , tout a contribue a el ever le sol ; mais<br />

en general, l'exhaussemeut qu'il a recu n'excede<br />

jias six a buit pieds, sur lequel les torrens des<br />

montagues voisines cbarrientcbaque jourde nouvelles<br />

couches , ainsi que le lleuve, dans ses inondations<br />

: telle est la situation d'Olympie. Le village<br />

tie Miraca, qu'on voil a peu de distance , dn<br />

cote d'une montagne, est tout en tier compose tie<br />

Grecs, et comniande par un aga turc. On pourrait<br />

, a bien peu de frais , interesser ces bonnes<br />

gens , pour fair'e pratiquer des fouilles. lis recueillent<br />

des bronzes ; et dans le nombre des<br />

medailles qu'ils trouvent, on ne manquerait pas<br />

d'en decouvrir de precicuses.


EN MOREE. I3I<br />

Mais on ne pent quillcr ces lieux, tant les souvenirs<br />

y out attache de charmes. Les Dieux , du<br />

haul de 1'Olympe, fixaient Ieurs regards sur cette<br />

partie de Ja Grece. Hercule donna Ie nom de<br />

Plioloe a cette haute montagne, qui se'pare FElide<br />

de l'Arcadie, que les habilans nomment JDimizana.<br />

Hercule I'avait decore'e de ce tilre par reconnaissance<br />

pour son ami le Cenlaure Plioloe r .<br />

L'Alpbe'e (aujourd'hui Roufia) u'availpas une<br />

origine nioius illustre. Les anciens, nou contens<br />

de le voir se perdre dans la mer au cap Filama ,<br />

surlequel s'elevait le templede Diane Al pi icenne 3 ,<br />

K'fTt^in A\


l32<br />

VOYAGE<br />

CHAPITPtE XV.<br />

SUITE DE LA TOPOGRAPHIE DE LA MOREE. ITINE-<br />

RAIRE DE LA GARNISON FRANCAISE DE ZANTE ,<br />

DEPU1S CASTEL-TORINESE JUSQU'A TR1POL1TZA.<br />

IDEE DE CASTEL-TOKKESE.<br />

ixVANT de suivre ma description de la More'e,<br />

Je vais parler de mes compalnotes, de ces braves<br />

soldaU qui composaient la garnisou de Zante ,<br />

lorsque cetle ile se rendit, en Pan 7, aux armees<br />

turco-russes combinees. Ce n'est point uniqnement<br />

pour m'atlendrir sur le sort aff'reux qu'ils<br />

e'prouverent, mais pour peibdre toute la lachete<br />

et toule la perfidie des chefs qui coopererent<br />

d'une maniere si infame au malheur d'honvmes ,<br />

que leurs exploits militaires rendaient si interessans.<br />

Je rappellerai done ici que la garnison francaise<br />

de Zante , aux termes de la capitulation<br />

qu'elleavaitobtenue, devait etre transported dans<br />

UQ lieu occupe par les armees fraucaises en Italie.<br />

Mais, loin d'executer avec loyaute la capitulation,<br />

le commandant russe , qui aurait du proteger<br />

des Chretiens, les enfans d'une nation civilisee<br />

, contre des Turcs , se fit un barbare plaisir<br />

d'oppriraer des infortunes , en debarquant cette


EN MOREE. i33<br />

garnison a Castel-Tornese , en Moree,ponr e'ire,<br />

de la, conduile au bagne de Constantinople.<br />

Au bagne !.... ce mot seul excite I'iudignation<br />

! Et ce sont des generaux apparteuant a une<br />

nation brave, a un grand monarque, qui se sbnt<br />

permis cette atrocite ? Que des Algerieus se fussent<br />

conduits de la sorle , il n'y aurait pas de<br />

qnoi s'etonner : mais , je le lepete , que les chefs<br />

d'une armee europeenne , qui doit, par-dessus<br />

tout, honorer la valeur, aient cousenti a envoyer<br />

perir de misere, daus 1'asile du crime, des hommes<br />

couverls d'honorablcs blessures , il y a de<br />

quoi fletrir les auteurs d'une telle infamie , qui<br />

ne peul plus appartenir a noire siecle !...<br />

Je reviens a mes compatrioles. L'expression se<br />

refuse a ma plume, pour peindre la furenr de<br />

ces malheureux , lorsqu'ils se virent jetes sur le<br />

territoire turc. Quel Dieu n'accuserent-ils pas<br />

dans leur transport! Combien de fois ils demanderent<br />

ces amies, qu'un accord perfide avait fait<br />

tomber de leurs mains Ills gemissaient de n'avoir<br />

pas trouve un tombeau , de ne s'etre pas ensevelis<br />

dans la ville de Zante. Enfin, et ce qui p'eut<br />

seul caracte'riser un soldat francais, ils concurent<br />

le projet de se frayer une route a travers la Turquie,<br />

jusque dans 1'Allemagne ! Mais il fallait<br />

des armes pour exe'cuter un projet aussi hardi<br />

que digne des vainqueurs de 1'ltalie ; et malbeureusement^<br />

il n'y avait aucun moyen de s'en pro-<br />

i


i34 VOYAGE<br />

curer.... II ffljlut done se resiguer, et aller rece-<br />

Toir a Constantinople , dcs lers aussi liumiliaus<br />

que douloureux.<br />

Mais je snis, avec ces victimes honorables , au<br />

sein dcTElide. Je dois decrire la route que suivirenl<br />

ces guerriers pour se rendre a Tripolitza.<br />

Leur debarquement se fit , coinrae je 1'ai dit, sur<br />

le promonloire Chelonites, a Castel-Tornese, que<br />

les Tiircs nomment encore Clemoutzi. C'est une<br />

assez mauvaise place, qui est ceinte de hautes<br />

murallies ruinees , qui ne pourraient register au<br />

feu de i'artillerie. Les Tunes y eutreliennent<br />

cooslamment une garnisou composee de canonniers<br />

el de soldats albauais ; et ils font attention a<br />

ce point, a cause de son voisinage de lile de<br />

Zante. Tn temps de guerre, ils y placentun corps<br />

d'observalion , qui coucbe sous la tenle. On voit<br />

tout aupres im village T>a reside l'aga ; et je dois<br />

observer ici que les commandaus turcs de chateaux<br />

militaires y font tres-rarement leur residence,<br />

lis preferent (el c'est le gout dominant de<br />

la nation ) les bords d'un ruisseau , un site qui<br />

ait vue sur la mer , ou sur quelque prairie delicieuse<br />

, a vivre entre des murailles. De ce cap ,<br />

on appercoit Zante , que les navigalcurs de ces<br />

plages Uomment la [leur duLevant,(fiordel Levanti)<br />

Ce'pbalonie , que les factions agitent sans<br />

cesse ; mais on ne peut decouvrir la petite lie de<br />

Ponlico ou d'Icthys, dont j'ai preced eminent


EN MOREE. i35<br />

parle. Les environs tie Castel-Tornesesontrians,<br />

quoique montueux et semes d'inegalite's ; son<br />

chateau , assis sur une hauteur , a ele si souvent<br />

ruiue'.et rebati, qu'il ne rcssemble presque plus<br />

en rien au plan qu'eu a donne le P. Coronelli. 11<br />

est encore garni d'une cinquantaine de canons,<br />

sans affut pour la plupart. Le village est au midi,<br />

a pen de distance de la mer, qui forme en cet endroitune<br />

anse enlre les montagnes. A 1'ouest, ou<br />

voit aussi un petit hameau qui sort de ses mines,<br />

et qui devait etre plus considerable avant le sac<br />

de la Moree : il est en grande partie habile<br />

par des Grecs. Les vagues brisent avec fracas<br />

contre deux rochers qui se voieut a une<br />

demi-lieue au large, sur lesquels les pecheurs<br />

font des secheries momentanees, dans les temps<br />

de bonace. A l'occident, une petite riviere se<br />

jette dans la mer, le terrain de ce cole est plante<br />

d'arbres , et il y a des maisons. Les habitans de<br />

ce canton sont grands , bien fails, et ont en general<br />

le prolil des Asiatiques.<br />

De Castel-Tornese , la garnison francaise , a<br />

laquelle on ne donna pas le temps de respirer,<br />

serendit,en quatre heuresde marche,aGastouni,<br />

situee sur la rive gauche de l'lgliako. Celte ville,<br />

dont les environs sont agre'ables, renferme une<br />

population de plus de trois mille habitans , gouvcrne's<br />

par un bey etui doit les rendre heureux ,<br />

s'il a les qualites aimaldes de son fds, que je con-


,36 VOYAGE<br />

mis d'une maniere particuliere chez le pacha de<br />

More'e. Oa voit des champs de hie dans les campagnes<br />

voisines, et jusqu'aux eirvirons de Chiarenza<br />

', on recolte abondaminent dtt mais et des<br />

grains de loute espece. Les habitans , avec le lait<br />

deleursbrehis, font une quanlite considerable de<br />

fromages; ils nourrissent beaucoup de vers a<br />

.soie , dont les cocons sont superieurs a ceux de<br />

Calamate. Le coton , plante, y repond parfaiteinent<br />

aux soins qu'on y prend: mais je pavlerai<br />

plus en detail deses productions et de sonclimat;<br />

je me contente de dire que ce sangiak est uu des<br />

plus riches et des plus agreables de la province.<br />

Loin du pacha , il paie exactement ses redevances,<br />

sans elre expose aux avanies. Aussi y respire-t-on<br />

un air plus libre , les habitans portent<br />

quelque chose de plus pur dans leurs traits , et<br />

on ne voit point les traces d'une vieillesse prematuree,<br />

sur le front despaysans.Les vallons ne retentissent<br />

que du belement des troupeaux , dont<br />

le lait aromatise est le plus delicieux des breuvages.<br />

Les coteaux portent des vignobles, et partout<br />

, par-lout l'image de 1'abondance s'offre aux<br />

regards de l'observateur. Heureuse contree! pays<br />

charmant ! il ne lui manque qu'un meilleur ordre<br />

d'administration. A trois lieues a Test sont les<br />

ruines d'Elis.<br />

' Chiarema. C'est Cyllene , patrie de Mprcure,


EN MO REE. i37<br />

Je ne sais a quoi rapporler dans 1'anliquite la<br />

petite ville de Gastouni: mais je puis aujourd'hui<br />

assurer qu'elle est la plus riche du Peloponese<br />

, proportiomiellement a son etendue el a sa<br />

population; car il y a des cites plus considerables<br />

el plus opulentes.<br />

Le lendemain de leur arrivee a Gastouni, les<br />

prisonniers, apres avoir parcouru un pays coupe<br />

de prairies , couvert de vignobles , de rauriers ,<br />

d'oliviers et d'orangers, vinrent a Savalia, e'loignee<br />

de cinq heures de Gastouni. Vu la misere<br />

des liabitans , on ne put leur donner que du ble<br />

bouilli et quelques olives noires pour manger.<br />

lis se rendirent Je raenie jour a Mezalonghi,<br />

quin'est eloignee de Savalia qued'environ quatre<br />

heures de chemin. La ville , si Ton peut donner<br />

ce nom a une reunion de deux cents maisons<br />

eparses sur un coleau,renferme quelques Turcs:<br />

ses environs sont foien cultives ; on y voit plusieurs<br />

villages groupes sur des amphitheatres<br />

boise's ou plante's de vignes. Sa distance de la nier<br />

est a peu pres d'une lieue et demie, et il doit se<br />

trouver un couvent de caloyers , ainsi qu'un<br />

posle dans cetle direction. On fait a Mezalonghi<br />

le commerce de poissons sale's et de capotes ,<br />

qu'on vend dans l'inlerieur du pays , et ses chevaux<br />

sont estimes pour leur force.<br />

Les Francais, en quittant cetle ville, laisserent<br />

un gros village sur la gauche,et, apres deux


i38 VOYAGE<br />

heures de marche, ils passerent a gue utie riviere<br />

appele'e Lala «, et par d'autres Lada. Je dois<br />

dire, au sujet de celte difference dans la denomination,<br />

que les noms des rivieres, aiusi que ceux<br />

des montagnes , varient prodigieusement. Les<br />

paysans qu'on a occasion d'inlerroger soul tellementbornes<br />

, et connaissent si pcu leur pays ,<br />

qu'on ne peut obtenir d'eux aucuns renseignemens<br />

sur lesquels on puisse compter.<br />

Des bords de la riviere Lala a Pyrgo , il y a<br />

quatre beures de marche. Le pays , d'abord en<br />

plaines , devienl inegal a mesure qu'on avance<br />

vers la Roufia ou lleuve Alpliee. Les montagnes<br />

sont remplies de pins; apres les avoir longees, on<br />

suit un joli vallon jusqu'a Pyrgo. Les Francais<br />

mettaienla peine le pied dans cetle ville, qu'ils<br />

furent soumis au dernier degre d'humiliation ,<br />

i.ls se virent attacber deux a deux,pour passer la<br />

nuit dans une cour.<br />

Pyrgo, batie sur la rive droite de la Roufia ,<br />

apeu pres \is-a-visrancienne Epitalion^est une<br />

•ville de deux mille babilans, lures, grecs et juifs.<br />

A l'epoque dont je parle, il y avait garnison , a<br />

cause de la guerre : son voisinage de la mer, dont<br />

elle est eloigne'e d'a peu pres une lieue, deter-<br />

1 Lala. C'est du nom de cette rivit're que les Laliottes ont<br />

pris leur nom.<br />

* Fpiuliou. Foyez Cartes d'Anacharsis.


EN MOH BE. i39<br />

mina les Tarrs u y faire elever quelques retranchemens,<br />

que l'Alpbee aura • ans clonic de\i\ cn-<br />

Iraine's. Situee an continent d'une pelite riviere<br />

qui vienl, du nord, se jeler dans le lleuve , dont<br />

elle est elle-meme dislante de sept a buit cents<br />

toises , elle est environnee de marais , formes<br />

par les innoudations , el dont les exbalaisons,<br />

dans les temps de clialeur, occasionnenl des maladies<br />

epidemiques.<br />

Ou compte une lieue el demie dc Pyrgo a 1'embouchure<br />

du lleuve , qui u'est pas navigable a<br />

cause d'uu delta qu'il forme. On trouve quelques<br />

villages de pecbeurs dans cet cspace, et un monastere<br />

bati sur les mines du temple de Diane<br />

Alpheeune ', dont les moines afferment dc 1'aga<br />

de Pyrgo quelques pecberics environnantes. Le<br />

delta de l'Alpbee nc produit que des roseaux,<br />

des fucus vers la mer, ct unc infinite de lauricrs<br />

roses, et le lleuve est tres - poissonneux dans<br />

loute cette partie.<br />

La vue ne pent se porter de cette ville jusqu'a<br />

Olympie . qui est eloignee de six lieues ; mais on<br />

de'eouvre la mer , sur-tout du baut d'un petit coteau<br />

situe au midi, et ou distinguerait facijement<br />

le pavilion ties vaisseaux qui naviguent dans ces<br />

parages. Le mont Pboloe, dont quelques uns<br />

des sommets sont converts de neige , forme un<br />

Foj-ez PALS. Liv. v i.


J4O VOYAGE<br />

contrasfe frappant avec ]a fraicheur des vallons<br />

que Ton a en meme temps en perspective.<br />

Toute cette parlie da Belvedere , et celle a travel's<br />

laquelle je vais suivre mes compatriotes , se~<br />

rait nne des contre'es les plus ilorissantes de la<br />

Moree. lis sortirentde Pyrgo pour la parcourir;<br />

mais grand Dieu ! dans quel etat!... attaches<br />

comme des criminels ; on les obligea de traverser<br />

1'Alphee a gue, ayant de l'eau jusqu'aux epaules,<br />

et plusieurs faillirent se noyer; on leur lit prendre<br />

la route d'Andritsena , ville eloignee de dix<br />

lieues. Brise's de fatigue , accables de leur situation<br />

pre'sente, ils se trainerent a peine dans le<br />

superbe vallon d'Agolinitza, dont ils laisserentla<br />

la ville a deux lieues au midi. Us avaient alors devant<br />

enx un gros village appele Agios Vasili,<br />

,.«< B


EN MOREt I4I<br />

huit hcures de marclie, ils arriverenl aux sources<br />

d'uue petite riviere qui coule an midi , el, a un<br />

quart tie lieue vers l'est, ils tirent balte a un village<br />

appele Griveni: il est bali dans une montagne<br />

boisee d'arbres fruitiers, el Labile par des<br />

Grecs de Ja laiL'e la plus avanlageuse; ils ne larderent<br />

pas a s'en eloigner, en traversant le eoleau<br />

de Griveni , et ils se rendirent, deux lieues plus<br />

loin, a Andrilsena.<br />

Andritse'na est uae petite ville de J'Arcadie ,<br />

ou de ce canton qu'on nomme le Faneri: elle se<br />

trouve deux lieues a Test de Griveni, qui est 1'cxtrenie<br />

frontiere de l'Elide de ce cole; ni mines,<br />

ni monumens ne la distinguent, mais elle a un<br />

litre plus flatteur , qui est la^andeur et la bonle<br />

deses habitans Grecs d'oiigine, issus des<br />

pasteurs arcadiens, qui passent leur vie au milieu<br />

des bocages lleuris , ils ne respirent que Ja pais ,<br />

et n'ambitionnent que la vie champelre. Si l'etranger<br />

est pour eux un objet de curiosite, il Test<br />

aussi de respect : sans indiscretion ni importunite',<br />

ils s'empressent de le voir, de lui offi-ir<br />

les fruits de leurs champs , et ce n'est pas sans<br />

peine qu'on leur en fait accepter le prix , tant ils<br />

sont attaches aux devoirs de 1'hospitalite. S'ils<br />

n'en eussent e'te empeches, que u'auraient-ils pas<br />

fait pour nos soldats , qu'ils voyaient conduire<br />

ignominieusement attaches, comme l'avaient e'te<br />

leurs peres et leurs families, que l'impiloyable


,4a VOYAGE<br />

Albanais avait traines vers les bords voisins d'Arcadia<br />

, pour les vendre aux pirates de Barbarie ,<br />

dans le deuil general de la Moree!<br />

D'Andrilsena , qui n'est qu'a deux lieues au<br />

snd de Caritene, on ne pent appercevoir cette<br />

yille, a cause des montagnes boise'es qui s'elevent<br />

decc cote. II coule de leursilaucs des sources abondantes,<br />

qui arrosent le vallon d'Andritseua, dans<br />

lequel on voit une variele prodigiense d'arbres ,<br />

de cultures, et une infinite de pelits baugars ,<br />

sous lesqucls on a civilise plusieurs republiques<br />

d'abeilles. Ces habiles ouvrieres , quand le triste<br />

biver afilige la campagne, y trouvent un asile<br />

assure conlre ses rigueurs.<br />

A une lieue et demie' au sud-ouest d'Andritsena,<br />

on trouve mi village appele Davia , qui<br />

pourrait bien etre l'aucienue Pbygalis. Le ruisseau,<br />

qui coule a pen de distance dans la memo<br />

direction du Limax , lleuve qui ue fut jamais<br />

sorti de l'oubli, si Rlie'e, qui accoucha sur ses<br />

bords , n'eut lave Jupiter dans ses eaux; des fontaiues<br />

tliermales , qui sont a peu de distance ,<br />

eniiu les resles magnifiques jdu temple d'Apollon<br />

Epicureus , me font hasarder cette opinion.<br />

•• Les sources de la Neda , aujourd'bui Samari,<br />

sont a peu de distance de Davia , el le port de<br />

mer le plus considerable de cette cote , est celui<br />

d'Arcadia. Cette ville, chef-lieu d'un villaieti, et<br />

siege d'unc melropole connue sous le nom de


EN MOREE. i43<br />

Christianopolis , est une echelle de la Moree ,<br />

situee sur la rive droile d'une petite riviere;<br />

elle jouit d'une reputation d'opulence qui s'est<br />

etendue jusqu'au centre de la province ; elle<br />

est habitee par des Grecs et des Turcs, et elle<br />

compte dans son lerritoire Gargaliano , Gligoudista,Vrisies<br />

et Philatron. Des postes d'Albanais,<br />

dissemines jusqu'au cap Conello ', etablissent sur<br />

la cote une correspondance designaux,aumoyen<br />

defeuxqu'ilsallument sur des lieux eleves,dont<br />

ils se servent comme de phares. Comme toute<br />

cette partie est couverte de Lois , ces soldats,<br />

qui ne perdent jamais leur inte'ret de vue , s'associentaux<br />

cliarbonuiers, et, de moitie' avec eux,<br />

devastent les forets pour faire du charbon, sans<br />

que le gouvernement s'occupe d'arreter uu desordre<br />

qui devient prejudiciable. Tout re'pete eucoi'e<br />

, en voyant ce beau pays, qu'il ne lui nianque<br />

qu'unepopulation plus nombreuse, pour y<br />

operer les changemeus que desire l'anie active du<br />

sage , occupe de realiser toutes les sortes de bonheur<br />

qui peuveAt embellir le passage de 1'homme<br />

sur la tcrre.<br />

Je reviens a mes compatriotes. Us sortirent<br />

d'Andritse'na, et sans suivre le mont Menale,<br />

alors infeste de mecontens , ou les fit passer a<br />

Siuano a Londai'i, et le meiue jour ils entrerent<br />

a Tripolitza.<br />

1 Promontoire Cyparisium. Vo) • sa descrip.


Mouslapba occupaifc encore le pachalik de<br />

Moree , lorsque la garnison de Zante enlra captive<br />

dans le chef-lieu de sa residence. A la vue des<br />

malheureux sol dais francais , lies denx a deux ,<br />

le pacha ne put conleuir son indignation. II s'e- .<br />

tonua d'un traitemenl aussi rigoureux envers des<br />

soldats qui avaient capitule , et qui, par une distinction<br />

assez bisarre, gardaienl encore des marques<br />

de leur reunion en corps d'armee; car les<br />

officiers avaient conserve leurs epees, etle corps<br />

entier ses tambours et sa musique. Son premier<br />

ordre fut done de les respecter : tous furent loges<br />

dans son palais , les i'emmes separement; les<br />

officiers dans des chambres, les soldats dans une<br />

galerie propre et saine. Des vivres leur furent distribues<br />

regulierement, ainsi qu'une legere solde.<br />

Poussant plus loin les egards, je dois dire l'humanite,<br />

il voulut les garder quelque temps, afin de<br />

leur procurer un repos necessaire, avant de commence!'<br />

une marche aussi fatigante que celle<br />

qu'ilsallaient entreprendre. Chaque jour lamoilie<br />

des soldats avait la permission de sortir sous la<br />

conduite de leurs officiers, de parcourir la ville<br />

et la campagne. Force enfin de les envoyer a Constantinople,<br />

le pacha fre'ta plusieurs batimens a<br />

Naupli de Romauie, pour transporter les femmes,<br />

les en fans et quelques convalescens ; car , dans<br />

leur barhare vengeance, les ennemis n'avaient<br />

respecte ni le sexe, ni 1'age , ni la maladie.


EN MOREE. i45<br />

L'hiver regnait deja dans les montagues de la<br />

Thessalie , de la Macedoine et de la Thrace, que<br />

la Moree goiitait encore les douceurs de l'automn e.<br />

Le pacha presseutait ce qu'allaient avoir a souffrir<br />

les prisonniers francais ; ainsi, pour adoucir<br />

la rigueur de lettr sort, autant qu'il etait en lui,<br />

et afin qu'ils pussent voyager plus commodement,<br />

il leur fitdonner de hons soldiers ; enfin ,<br />

j'ajouterai qu'il les vit partir avec peine.<br />

CHAPITRE XVI.<br />

SUITE DE LA MARCHE DE LA. GARNISON FRANCAISE.<br />

—ARGOS,CORINTHE,MONTGERAN1EN. ARRIVES<br />

A THEBES.<br />

Jli N sorlant de Tripolitza , les prisonniers francais<br />

prirent le chemin de Mantinee, dont ils laisserent<br />

les mines a line demi-lieue sur la gauche ,<br />

pour continuer leur route, qui se trouve trace»<br />

daus les montagnes. Tout ce revers du mont Arte'misius<br />

est plante de vignes, qui fournissent ,<br />

comme je l'ai dit, le vin blanc qu'on boit a Tripolitza.<br />

lis avaient alors le village et la chapelle<br />

de St - Georges restant au nord-ouest. Ils etaient<br />

a une licue de 1'etang de Voulsi , qui se trouve<br />

au nord. L'opinion publique des habitans veut<br />

1. 10


J46 VOYAGE<br />

que ce soit l'ancien lac Stymphale, dont Hercule<br />

tua les oiseaux.<br />

A une lieue de St-Georges, ils arriverenl a un<br />

village on posle d'Albanais , qui a pris le nom de<br />

Kakiscala , a cause d'un chemin eu forme d'escalier,<br />

qui se trouve taille dans le monl Artemisius.<br />

Pausanias en fait mention, comme d'une<br />

route deja ancienne de son temps , et les Grecs<br />

modernes lui'ont doune le nom de Kakiscala, on<br />

mauvais escalier , a cause de l'etat de degradation<br />

dans lequel il se trouve : on le monte pour<br />

se rendre a Argos. Aii dela on suit une voie antique<br />

qui conduit a travers le mont Arlemisius,<br />

qui est couvert de bois de hautes-fulaies et de forets<br />

dans lesquelles on trouve des ruiues eparses.<br />

Quatre lieues avant d'arriver a Argos , on voit<br />

un gros village, au sortir duquel on passe dans le<br />

lit d'une riviere qui coule au midi; on descend<br />

eusuite la tnontagne, jusqu'a l'ancienne capitale<br />

de l'Argolide.<br />

Fatigues d'une marche de dix lieues dans les<br />

montagnes, nos soldats partirent d'Argos des le<br />

lendemain pour Corinthe , et pres de l'lnacchus<br />

on les separa des femmes , des enfans et des blesses,<br />

qu'on dirigea sur Naupli, ou quelques vaisseaux<br />

les attendaienl. Pour eux, ils descendirent<br />

d*Argos, eta une demi-lieue, ils passereut la<br />

Planizza ; apres denx lieures de marche , ils \ inrent<br />

a un village appele Carvathi. 11 est lout eu-


EN MO REE. i£i<br />

tier habite par ties Grecs , oecupes de 1 "agriculture,<br />

de Feducation des vers a soie, et d'equarrir<br />

des bois de cbarpente et de construction,<br />

qu'ils abattent dans la foret de Nemee, qui est<br />

"voisine.<br />

A une lieue et demie de Carvathi, se trouve<br />

un Derviu ou defile qui donue entree dans des<br />

gorges et dans des montagues. Au bout d'uue<br />

lieure eldemie d'unemarcbeaussi rapidequef'ati»<br />

gaute, ils fireut balte a Klegna, qui est probablemen<br />

t l'ancienne Cleones , connue au temps de<br />

Pausanias. On se rendait de la a Argos, par deux<br />

chemius dil'ferens , car on peut e viler le Dervin ,<br />

qui abrege le cbemin, en suivant la plaine et en<br />

dirigeaut par Mycenes. En approchant de Corintbe<br />

, la marcbe devient plus pe'nible, a cause des<br />

montagnes et de l'inegalite du sol; el on fait qualre<br />

lieues de la sorle, jusqu'a cette ville, ou les Francais<br />

terminerent leur seconde journec de marchc<br />

depuisTripolitza. Que le voyageur nevienneplus<br />

cbercher a Corinlbe les traces de ces edifices<br />

somptueux qui en firent l'ornement et la gloire.<br />

Corinlbe, jadis le sancluaire des beaux arts ; Corintbe,<br />

cette ville oil rivalisaient a la f'ois les ricbesses,<br />

le luxe et les plaisirs ; cette Corinlbe enfin,<br />

qui a rempli 1'univers de son nom, n'est plus<br />

aujourd'buiqu'un amas de maisons, qu'uoe ville<br />

decrepite , dont les babitans , lourmeules par le<br />

double ileau de la misere et des maladies, sem-


,£8 \ VOYAGE<br />

blent, pour la plupart, dcs fanlomesechappesdes<br />

tombeaux.<br />

Oa aurait peine a constater l'emplacement de<br />

Corinthe, si Ton ne savait que c'est l'Isthme , et<br />

si le bruit des deux mers, qui frappe le mont<br />

Geranien, n'arracbait le voyageuvasestristes pensees.<br />

En effet, quel changement! quel sujet de reflexions<br />

!... Mais le tableau qu'offre aujourd'hui<br />

Corinthe, est celui que presentent aux regards<br />

attrisle's de l'homme sensible, toutes ces villes jadis<br />

si puissantes , dont le nom seul a survecu aux<br />

empires dont elles faisaient partie....<br />

Corinthe • , batie au pied du mont Geranien,<br />

plus pres de la mer de Crissa que du golfe de Salamine<br />

, possede encore quelques maisons riches<br />

de negocians , que l'interet seul peut fixer dans<br />

UQ lieu aussi iusalubre. Elle est dominee par la<br />

forteresse d'Acrocorinthe 2 , dans laquelle les<br />

Chretiens ne sont point admis , et celte ville ne<br />

pourrait pas etre protegee par le canon de eel te<br />

citadelle,qui,acausede sa grande elevation, semble<br />

conslruite pour les aigles qui planent dans<br />

ses regions. Plutarque appelait Corinthe Tornement<br />

de la Grece.... Rome, qui ne poirvait soufirir<br />

de rivale, donna ordre au consul Memmius,<br />

1 Corinthe, Corinthi, nommee par lesGrees Corlho ,<br />

•Corinti par les Venitiens, et Germeu par les Turcs.<br />

2 Castron, le chateau.


EN MOREE. i49<br />

I'ari 3818, de la de'tntire de fond en comble, de<br />

vemlre a l'encan les femmes et les enfans de ses<br />

liabitans s on voit des lors les premiers auteurs<br />

de ses desartres. Auguste , qui voulut se signaler<br />

par des bienfaits , quand il n'eut plus d'ennemis<br />

a extermiuer , la rebalit et la repeupla. Prise, il<br />

j a pres de trois cents ans , par Amurat II, elle<br />

l'ut de nouveau desolee, el ses restesser vent maintenant<br />

d'asile a line population condarunee aux<br />

maladies.<br />

Ses mines antiques ne consistent plus qu'enonze<br />

colonnes doriques, que David leRoi a fait<br />

connaitre au monde savant. On trouve encore<br />

au pied du mont Gerauien des eaux tbermales ,<br />

qui sont peut-etre les bains d'Helene; et le voyagcur<br />

pent visiter l'emplaccment du stade, ou<br />

rantiquite celebrait des jeux en l'bonneur de<br />

Melicerle. Mais quels vestiges lui reveleront ou<br />

existerent tant de monumens et de portiques celebres?Peut-etre<br />

sous les halliers epars , se trou-<br />

\ent les fondemens de ces palais de volupte , ou<br />

les courtisanes recevaient une jeunesse avide<br />

de plaisirs et de fetes.<br />

Si, de ce lieu maintenant solitaire, on monte<br />

vers Acrocorinthe, il faut employer environ une<br />

lieure. On ne voit, dans les precipices , que des<br />

tioncons de colonnes , des fills a demi-brises , et<br />

des colonnes entieres du marbre le plus estime.<br />

On dit que celte citadelle , ou mil Chretien n'est


J5O VOYAGE<br />

adniis, renferme encore plusieurs choses precieuses<br />

de l'antiquite , telles que la fontaine Pyrene,<br />

revetue entierement en marbre blanc, une<br />

quantite de bas-reliefs et descriptions inedites.<br />

Ce fut la, comme on sait, que Bellerophon s empara<br />

de Pegase.... Mais, quelle vue magnilique<br />

s'etend sur toule la Grece , de ce point sublime !<br />

L'Acha'ie, la Sicyonie, Argoset ses montagnes,<br />

le Partbenius, le Taygete, Naupli et sa Palamide,<br />

le golfe magnifique d'Argos et les coles de la Laconie,<br />

peuvent elre embrasses d'un coup d'ceil!<br />

Sous les pieds de l'observateur sont la mer de Lepanle<br />

et les Hots du golfe d'Enghia. U conlemple<br />

Megare, Salamine et Eleusis. II verrait sortir<br />

les vaisseaux du Pyree dans les beaux jours d'Athenes<br />

; l'Epidaure , Eginc , Calaurie , sont devant<br />

lui,ainsi que la terre de l'Hermionide, qui<br />

seconfonddans l'azurdes mers. Ilerresurle mont<br />

Cytheron , il voyage sur la double cime , et son<br />

ame ne pent suflire aux objets qui l'envirounent.<br />

L'isthme qui separe le golpbe de Lepanle de<br />

celui d'Enghia, a pris, chez les Grecs modernes,<br />

le nom d'Examilli, a cause de sa largeur, qui est<br />

de six milles : pour le passer , il faut francbir Ic<br />

mont Gerauien; etles voyageurs coucbent a un,<br />

khan \oisiu de la ciladelle. L'aga qui comniandait<br />

en ce lieu, dans ces derniers temps, efait im<br />

homme riche et puissant, qui accueillait les Europeans<br />

avec dislincliou.


EN MOREE. i5i<br />

La garnison francaise prison niere, afin de continuer<br />

sa marche, quitla Corinthe des que le jour<br />

fut venu , pour se rendre a Megare , bourg de<br />

Grecs eloigne de dix lieues.<br />

J'ai peiut, avec le langage de la reconnaissance<br />

, la conduite vraiment genereuse de Moustapha<br />

pacha envers mes compatriotes; je peindrai<br />

anssi, mais avec d'autres couleurs, les traitemens<br />

barbares exerce's envers ces infortune's, depuis<br />

l'instant oil ils eurent quilte le pacbalik de Moree,<br />

qui se termine aux confius de l'Attique.<br />

Pour donner une idee de ce qu'ils eurent a souffrir<br />

de la part de leurs conducteurs, il me suffira<br />

de quelques faits. Aussitot qu'un des prisonniers<br />

s'arretait par manque de force, et ne pouvait<br />

suivre ses camarades, les soldats qui les escortaient<br />

lui tranchaient la lete , et abandonnaient<br />

son cadavre sur le cbemin. Quelques officiers ,<br />

indigne's de cette barbarie, voulurent e'levcr la<br />

voix de Fhumanite, et,pour re'ponse, ils rccurent<br />

la mort. Mais, comme les prisonniers elaient reposes<br />

par leur se'jour cbez le pacha , ils se rendirent<br />

facilement audela des moutagnes, et viureut<br />

coucher a Megare.<br />

Le lendemain, ils arriverent a Thebes, (Thiva )<br />

e'loigne'e de huit lieues de Megare. Du haut de la<br />

Cadme'e , on jouit de la vue du mont Cytheron et<br />

du Parnasse. Ily a a Thebes unevequegrec,qxielques<br />

mosquees , et des ruines pen ir.ieressantes.


!5a VOYAGE<br />

Je ne suivrai plus la marche de la garnkon de<br />

Zante, a travers l'immense pays qu'elle parcourut<br />

jusqu'a Constantinople : sans m'etendre sur<br />

les details affligeans de son sort, je dirai seulement<br />

qu'arrivee dans cette ville, on desarcna les<br />

©fficiers,et que tous les Erancais,saus distinction,<br />

furent precipites dans le bagne. La,pendant plus<br />

de trois annees , celles de ces victimes qui survecurent<br />

a leur mise're, eurent a supporter le poids<br />

des fcrs , et les trailemens les plus affreux. Mais<br />

je me reserve de peindre avec les couleurs convenables,<br />

dans un autre endroit de cet ouvrage, et<br />

leur courage et la l&chete de leurs oppresseurs.<br />

En attendant, je -vais rentrer chez les Mora'ites,<br />

parmi lesquels je vi\ais; je yais continuer cet<br />

ouvrage , qui doit comprendre l'ensemble geographique<br />

, physique , commercial et moral de<br />

l'antique Peloponese.


EN MOREE. i53<br />

CHAPITRE XVII.<br />

LACONIE. ROUTE DE TRIPOLITZA A MISTRA OU<br />

LACEDEMONE.<br />

XJ E tons les coins de FEurope , on se rend a<br />

Athenes pour visiter ce qui reste de ses momimens.<br />

Cette ville semble avoir epuise a elle<br />

seule toute Fadmiration des voyageurs; elle a<br />

pour ainsi dire efface dans la memoire des<br />

liommes, le reste de la Grece. Cependant que de<br />

choses a voir dans les contrees voisines ! que de<br />

lieux inte'ressansaparcourir ! Mais, s'il estpermis<br />

d'excuser cet oubli, ou plutot cette conduite des<br />

voyageurs , je dirai que, pour penetrer en Moree<br />

, les difficulte's vont toujours en croissant<br />

des qu'on a passe Fisthme, ou qu'on s'eloigne<br />

des ports de Modon et de Coron : j'ajouterai, de<br />

plus , qu'il fall ait etre place dans les circonstances<br />

oil je me suis trouve , c'est-a-dire, etre<br />

tout a la fois prisonnier d'un pacba, mais jouissant<br />

de sa liberte, et medecin , poiir posseder la<br />

facilite de voir, non seulement les objets par mes<br />

yeux, mais encore pour en conferer a loisir avec<br />

Jps hommes du pays. Dans une situation penible,<br />

mais avantageuse pour mediter froidement, j*ai


(54 VOYAGE<br />

done pii confronter a mon aise les renseignemens<br />

qui m'ont ete donnes , avec ce qui m'environnait;<br />

j'ai pu enfin rassembler des notions<br />

assez positives, pour offrir une description fidele<br />

de 1'ancien Peloponese.<br />

Des qu'un voyageur a mis le pied dans la More'e,<br />

il se transporte naturellement dans les siecles<br />

passes, et ses regards se fixent sur la Laconic<br />

Telles furent anssi les premieres impressions que<br />

j'eprouvai, lorsque , me rendant de Navarin a<br />

Tripolitza , je vis , pour la premiere fois , les<br />

sommets converts de neige du mont Taygete. Je<br />

sentis une secrete emotion , des larmes involontaires<br />

coulerent de mes yeux ; j'allai jusqu'a me<br />

feliciter de l'infortime qui m'avait jete en ces<br />

lieux.<br />

Quel autre champ allait s'ouvrir devant moi, en<br />

sortant du vallon de Tegee pour eutrer dans la<br />

Laconie ! Ici, l'liisloire , la mythologie , tout ce<br />

que le monde eul d'etonnaat, se reunit, se confond<br />

, pour ravir mon admiration , et je suis contraint<br />

de me recueillir, pour fixer mes idees,<br />

avant de parcourir un pays anssi celebre que<br />

celui ou Sparte exisla; mais, a ce nom, l'illusion<br />

de la Fable se dissipe !....<br />

En ouvrant l'bistoire, on trouve que le pays ,<br />

conuu aujourd'hui sous le nom de Zaconie ou<br />

Laconie, et que les Turcs designent sous le titre<br />

do sangiak de Mistra, recut, dans les temps fa-


EN MORE E. i55<br />

buleux , le nom de Lelegie , a cause de Lelex ,<br />

bommedupays, qui y donna des lois. Son fils<br />

Eurolas lui succeda , et le fleuve, dont il dirigea<br />

le conrs , prit le nom d'Eurotas. Yirgile et<br />

quelques poetes ont cbanle la Laconie sous la<br />

denomination d'OEbalie; Strabon veut qu'oa<br />

1'ait appele'e Argos.<br />

Sparte , qui fut la capitale de cette province ,<br />

fleurit sous le gouvernement que lui dicta Lycurgue<br />

: gouvernement dont tant d'ecrivains<br />

anciens et modernes ont parle de manieres si<br />

differentes.<br />

On voit les Laoedemoniens, toujours jaloux et<br />

ambilieux , se rendre maitres de la Laconie par<br />

Ja violence , et reduire ses babitans naturels dans<br />

le plus dur esclavage. Pour se soutenir dans uu<br />

tel etat, les vaiuqueurs adoptentla vie des camps,<br />

maiigeiit en communaute', et nc quittent jamais<br />

les amies. Us favorisent la fraude et la fe'rocite<br />

des enfans, et leur inspirent le gout du vol, des<br />

rapines et des brigandages.<br />

Agresseurs perpe'tuels, ces fanatiques foulenf<br />

aux pieds la foi des traites , le respect des dieux,<br />

pillent, egorgent, incendient sans pitie les pays<br />

trop malbeureux d'etre leurs voisins. Us portent<br />

leurs premiers coups aux peuples du vallon<br />

paisible de Tege'e ; ils desolent TAchaie , ils<br />

ravagent lArgolide , et subjnguent les Messeuiens<br />

, leurs voisins. Ces guerres ne sontque le


•i 56 VOYAGE<br />

prelude de l'asservissement general de la Grece,<br />

qu'ils ont jure. '<br />

Leurs victoires ne sont enlieres que quamd il»<br />

ont fait couler des Hots de sang : ils accoulument<br />

leurs enfans a ce spectacle afireux , qui lcur inspire<br />

la ferocite ; ils vont a la chasse des Holes ,<br />

qu'ils massacrent sans pitie; ils traiteut avec<br />

autant de rigueur les Atheniens. Athenes, le<br />

centre des arts , allait meme etre detruite .de<br />

fond en comble , et disparaitre sous la main des<br />

Spartiates , si quelques Ters d'Electre n'eussent<br />

de'sarme Lysandre , leur general. On voit quelle<br />

circonspeclion Xenophon ' emploie , quand on<br />

lui veut deferer le commandement des Grecs : il<br />

refuse, parce que , dit-ii, il ne peut se permettre<br />

de oonamander en chef , quand il se trouve des<br />

Lacede'moniens dans l'armee. On doit juger , d'apres<br />

ces paroles d'un aussi sage capitaine, de<br />

la clemence et de l'equite de semblables dominateurs.<br />

Le sang des ilotes egorges fut, a la verile ,<br />

venge.DesCretois,fourbesct assassius^comme ils<br />

le sont encore de nos jours, vinrent punir les outrages<br />

faits a la Grece, en extermiuant ce qui<br />

restait de Spartiates de race dorique. Mais comme<br />

si cette terre n'eut jamais du etre peuplee que par<br />

des hommes bai-bares, on \it alors accourir de<br />

1 Xenophon, relrailc tlesDix iMille.


EN MOREE. V5j<br />

tons les pays des scelerats echappes au glaive des<br />

lois, qui vinreut Se niettre a la place de ces mettles<br />

Spar dates lis disparurent a leur tour, et<br />

rien de ces monstres n'existe plus : rien au moius<br />

n'en retrace l'image dans ces conlrees illustres,<br />

que les Cacovouuiotes, ou brigands de la montagne,<br />

qui habitent l'extremite du cap Tenare; ou<br />

bien les habitans deVordonia, especede reunion<br />

e'trange dont je parlerai ailleurs Jetons<br />

maintenant un coup d'ceil sur les temps plus voisins<br />

de nous.<br />

Trop de malheurs firent ensuite expier aux<br />

Lacedemoniens les fautes qu'ils avaient conimises;<br />

et, ecrases par les Thebains, ces fiers courages<br />

expirerent moralement sous lo joug du tyran<br />

Nabis.<br />

II exista pourlant des verlus dans Sparte, et<br />

l'epoquevraimeutglorieuse de ce peuplefut celle<br />

del'invasiondesbarbaresquimenacaientlaGreee.<br />

C'est en vain que par des allegations supposees ,<br />

Pauw , 1'ennenii des Grecs, voudrait fletrir la<br />

sublimite des reponses de Leonidas. Ce he'ros n'elait<br />

pas , comnie il le pretend , cache derriere<br />

une haute muraille \i, et sa cere'monie funebre ,<br />

1 Voyez la Description ties Tltermopyles, tome second,<br />

pour juger de la faussete de la critique de Pauw, danscette<br />

circonstauce, ouson exagdration se decele d'une niauiero<br />

trop nianifeste,


x58 VOYAGE<br />

Celebree avant son depart, dans Sparte meme ,<br />

atteste a jamais qu'il connaissait le sort qui l'attendait.<br />

Mais Leonidas lie peut eleindre les senliniens<br />

d'aversion que les moeurs des Spartiates<br />

inspireront toujours aux nations civilisees qui<br />

cultivent les vertus sociales.<br />

La Laconie, qui devint une prefecture , puis<br />

line principaute dans le temps du Bas-Empire ,<br />

enfin un despotat sous ces princes ridicules qui<br />

vinrent fixer leur cour a Mislra , dut admettre<br />

une infinite de peuples qui altererent les moeurs<br />

de ses habilans. On pourrait cependaul dire qu'il<br />

est encore reste une empreinle profonde du.<br />

caractere antique parnii la nation independante,<br />

qui habite le Taygete.<br />

Mistra, qui avait remplace Sparte, apres des<br />

siecles de troubles et d'anarcbie , ceda enfin au<br />

genie victorieux du terrible conqnerant de Bysance<br />

, qui y fit son entree en 1460 , trois mille<br />

deux cents ans apres sa fondalion. On sait que ce<br />

vainqueur inexorable fit scier en deuxlegouverneur<br />

du cbateau de Mistra; mais comme il etait<br />

doue de conuaissances dans les arts, il respecla<br />

les monumens qui se trouvaient encore existans.<br />

I] etait reserve a un Ilalien , plus barbare que les<br />

Turcs, de porter le dernier coup a cette ville malbeureuse<br />

, lorsque , trois ans apres , Sigismond ,<br />

Mala testa, prince de Rimini, force de l'evacuer,<br />

y mit le feu,et en ruina lameilleure pailie.


EN MORE E. i59<br />

Sparte est dcpuis ce temps tombee de uouveau, et<br />

restee au pouvoir des Turcs.<br />

LaLaconie,en general, est d J un aspect sauvage;<br />

©n y trouve de beaux vallons formes par le Pente-<br />

Dactylon , le mont Tornika, et la chaine du<br />

Parlhe'nius; ces montagnes elles-memes sont couvertes<br />

de pins, d'arbres pyramidaux, et de forets<br />

immenses de sapins qui forment de vastes perspectives<br />

, ct on voit des prairies delicieuses, des<br />

•vignobles riches, en descendant l'Eurolas, jusqu'aux<br />

environs de Vordonia '.<br />

Le Taygete est le boulevard naturel de la Laconie,<br />

du cole de l'ancienne Messenie , ou Von<br />

entre par im chemin appele les Portes , ou le<br />

passage, qui, de deux lieues au sud de Mistra,<br />

pres Vordonia, se contournedans les montagnes»<br />

et debouche sur le revers occidental du Taygete<br />

dans le pays de Zarnate , a Ianitza 2 .<br />

On sait que Bacchus etaitparticulierement honore<br />

sur le mont Taygete , et que les bacchantes<br />

le parcouraient dans leurs solemniles.Polybe n'a<br />

pascraintde le comparer aux Alpes. II s'elend<br />

depuis les sources de rEurotas jusqu'au cap Tenare<br />

, ou Matapan , en de'crivant une ligne de<br />

vingt-cinq lieues. Les Grecsmodernes donnent a<br />

sa chaine entiere le nom de Pente-Dactylon, a<br />

1 Vordonia ne parait pas etre unlieuancien.<br />

•" Ianitza (itait peut-elre Alagonie dans l'antiquite.


6o VOYAGE<br />

cause de cinq sommets particuliers qui pyramident<br />

dans la moyenne region de l'air; vis-a-vis de<br />

Mistra, il s'appelle Vounl tis Mistras, montagne<br />

de Mistra; du cole d'lanitza, Vouni tis<br />

Portals , montagne des Portes ; son somrnet le<br />

plus eleve a ete appele mont Saint-Helie , et il y<br />

avait jadis un temple du Soleil; dans le pays des<br />

habitans du cap Tenare , connus sous le nom generique<br />

de Maniates , il prend la denomination<br />

de monlague de Maina; enfin, vu de l'interieur<br />

de la Moree, les Grecs disent: voila le Pente-Dactylon.<br />

Je n'enlre dans ces details que pour empecher<br />

de prendre le change sur ces differens<br />

noms, dans l'acception desquels il est souvent<br />

designe d'une facon generale.<br />

Si Bacchus recevait des hommages sur le Taygete<br />

l , on sacriiiail sur son sommet des coursiers<br />

a Apollon ; on reverait Diane dans ses forets, ou<br />

elle se plaisait avec ses Nymphes ; et dans les vallons<br />

cultives qu'il forme encore, Ceres recevait<br />

les adorations du peuple entier. On trouve aujourd'hui,<br />

dans ces memes lieux, des villages hahites<br />

par des hommes independaus; vers le midi,<br />

une republique guerriere , connue sous le nom<br />

de Mague, et dont la nation se qualifie de Laco •<br />

nienne, et de Maniate.<br />

L'Eurotas, qu'on appelle maintenaut Yasilipc-<br />

1 Aumont Saint-Helic,


EN MO REE. 161<br />

tamos , estle premier cles ileuves de la Laconie ;<br />

borde de lauriers eternels courbes eu voiite sur<br />

ses eaux , il la traverse , et semble encore consacre<br />

aux divinites dont il est l'image jiarsa pure<br />

te'. Des cygnes voyageurs, plus blancs que la<br />

neige des monlagnes, moment et descendent eu<br />

jouant, depuis sa source jusqu'a la mer de Gythium<br />

, oil il se jette avec tranquillite.<br />

Diane , Apollon y sont maintenant oublies, et<br />

1'EuroUis a lui-meme perdu son nom dans le chaos<br />

des revolutions. Ce i'ut pour houorer les despotes<br />

>, ou princes de Mistra , que 1'adulation<br />

grecque l'appela du nom de Vasilipotamos , ou<br />

fleuve Royal, parce qu'ils avaient sur ses bords<br />

Jeurs maisons de plaisauce, et que frequemment<br />

ils s'y livraient aux plaisirs de la cbasse. Niger la<br />

designe sous le nom d'Iris , je ne sais pourquoi ;<br />

et cette qualification se trouve reproduite sur<br />

plusieurs cartes, et dans Melelius , qui l'a surnomme<br />

Neris.<br />

Superbe et impe'tueux, dans le temps de la fon te<br />

des neiges, TEuTotas ou Vasilipotamos , qui dehorde<br />

alors d'une maniere effrayante , se cache<br />

en e'te entre ses roseaux. Le vallon de Belmina<br />

ou de PerivoH , ne le voit phis que comnie<br />

un humble ruisseau, ct riche du tribut de quel-<br />

* Despotes. &i


!6a ' VOYAGE<br />

ques fontaines el de la Chelefine ; il coule a<br />

l'orient de Mistra, depouille de la majeste du<br />

roi des lleuves. Cependant les cygnes ne l'abandonnent<br />

pas , mais ils se concenlrent alors entre<br />

Amyclee et les bords voisins de la mer. Si pourtant<br />

la voix du tonnerre se fait entendre au dessus<br />

du Taygete , si les nuages se resolvent en<br />

pluie sur ses cimes , alors l'Eurotas ne tarde pas<br />

a remplir son lit; bien different de FAlphee, qui<br />

recoit cent quarante rivieres , il ne lient sa grandeur<br />

que des regions du ciel, dont les nuages<br />

sont attires par les pointes eleclriques du mont<br />

Taygete.<br />

Eu admettant effeclivement que l'Eurotas ait<br />

vingt-quatre ou vingt-six lieues de cours, ce qui<br />

est la verite , on ne peut pas presumer que sous<br />

uu ciel ardent comrae celui de la Laconie , il ne<br />

se trouvat totalemenl a sec pendant la duree entiere<br />

de Tele, si le mont Taygete ne l'alimentait<br />

par la fonte des neiges et des glaciers, et par les<br />

frequens orages, dont il est l'asile ordinaire.<br />

Apres avoir sommairement recapitule les generalites<br />

de la Laconie ancieuue et moderne , je<br />

passe a decrire d'une maniere speciale , tel qu'il<br />

est encore, ce pays si celebre , et si digne de<br />

l'etre par les evenemens qui s'y stmt passes ; je<br />

coramencerai par indiquer la route qui, del'anliqueTegee,<br />

couduisait a Sparte. En quittant Tripolitza<br />

poivr se rendre a Mistra, ou peut indiffe-


EN MOREE. :63<br />

remment sortir par la porte de Naupli, ou par<br />

telle de Navarin. A line demi-lieue, on laisse<br />

sur la droite , sur mi monticule, les mines de<br />

Tege'e, que les Grecs nomment Paleopolis , et<br />

Meletius, Paleoepiscopi; la campagne aux environs<br />

est belle, parfailement cullivee, et d'une<br />

regularity frappante. Bientot on revoit Ase, sapetite<br />

montagne, et le vallon ou lAlphee s'engouffre,<br />

sans decouvrir le village situe au dela<br />

d'Ase, dont j'ai pre'cedemment designe l'emplacement.<br />

On dirige a l'orient, apres avoir de'passe Tegee,<br />

et on remarque plusieurs belles metairies, quelques<br />

maisons de campagne, et on arrive a une<br />

lieue dela, a Sirada, qui est une reunion de<br />

quelquesmaisons. Vis-a-vis, et dans le mout Chelmos,<br />

distant de deux lieues de Tege'e , on distingue<br />

un village de plus de soixante maisons ,<br />

dont la perspective, unie a un bois de pins qui<br />

le domine, varie de plusieurs manieres agreables<br />

, a mesure qu'on avauce. Un torrent, dans'<br />

cet espace, cotoie le mont Chelmos, et vient<br />

se decharger dans le vallon de Tegee, ou , dans<br />

l'hiver, Ton voit quelques lacs que la terre absorbe<br />

des le printemps.<br />

On laisse Sirada sur la gauche an nord , et peu<br />

apres, dans la meme direction, on voit Phitea ,<br />

autre village du vallon de Tripolitza, oil les Turcs<br />

puissans out des maisons de campagne; lelerroir


i64 VOYAGE<br />

est plante d'une infinile de cerisiers, de pechers ,<br />

et on y cullive des plantes potageres, dont la<br />

majeure parlie se vend au bazar, ou marche de<br />

Tripolitza, dont Philea est distant de deux fortes<br />

lieues et demie.<br />

Du chemin de Mistra par Phitca , il y a une<br />

traverse qui se rend a Steno, eloigne de deux ou<br />

trois lieues , et qui se trouve dans le mont Artemisius<br />

, oppose au mont Chelmos, ces deux ehaines<br />

du Chelmos et de l'Arlemisius dessinant,<br />

l'mie au nord et l'autre au midi, les deux coles<br />

du vallon de Tegee. Tout l'espace qu'elles renferment<br />

est parfaitement cultive et parseme de jolis<br />

groupes d'arbres fruitiers.<br />

De Phitea a un autre bameau isole , situe a<br />

Pest, on compte une bonne heure de chemin;<br />

les Grecs lni donnaient le nom de Carca ou Coraca;<br />

ils Tappellent aujourd'hui simplement chorion<br />

ou -village. On passe, a\ant d'y arrives,<br />

le lit d'un torrent qui se perd dans le vallon de<br />

Tegee , et on le laisse sur la droite, pour penetrer<br />

dans l'Hermceum de la Laconic<br />

C'elait le defile qui, du pays des Tegeates, conduisait<br />

a Sparte , et on lui dounait le nom d'Hermseum<br />

, a cause d'une statue de Mercure qui se<br />

trouvait en ces lieux , ou Ton voit de nos jours<br />

une croix et une petite cbapelle. On trouve bientot<br />

les traces d'une voie militaire, par les espaces<br />

paves qu'on appercoit. L'eloigncment du mont


EN MORfiE. i65<br />

Parthenius au mont Chelmos, clans le defile',<br />

n'est gueres de pins d'une demi-lieue.<br />

Le premier village qu'on trouve , en avancant<br />

dans la Laconic , est celui de Carvathi, qui a ete<br />

brule dans la derniere guerre, et rebati de nos<br />

jours; it est a trois lieueset demie eriviron de Tripolitza,<br />

situe sur le penchant du mont Parthenius.<br />

On y voit des fontaines abondantes, qui<br />

font tourner quelques moulins ; leurs eaux coulent<br />

au sud-ouest, vers une chaine de montagnes<br />

boisees , qui court du nord au midi, pour se<br />

confondre avec le Taygete. Le village de Carvathi<br />

est compose d'une centaine de feux , et n'est<br />

gouverne que par des codja-bachis. Les Turcs<br />

n'oseraient se fixer dans un endroit aussi expose<br />

airs visites des Maniates, qui ont des postes d'observation<br />

a une lieue et demie de la, sur la montagne<br />

voisine de l'Eurotas-.<br />

En quittant Carvalhi, on entre dans nne foret<br />

d'une lieue, qui est renommee par plus d'un brigandage.<br />

Elle s'eleve en amphitheatre, etsemble<br />

s'eleudre beaucoup plus du cote de 1'crient qu'au<br />

midi. On assure qu'elle masque plusieurs villages<br />

, dont les babitans font leur metier principal<br />

de travail! er a quelques ouvrages en bois, de recueillir<br />

le kermes, enfin de faire une guerre constante<br />

aux loups et aux renards, dont ils vendent<br />

les founrares. C'est san* doute pour se dedonr-


i66 VOYAGE<br />

luager d'occupations si peu lucralives , qu'ils detroussent<br />

aussi qvielquefois les passans.<br />

Une demi-lieue plus loin, apres avoir parcouru<br />

un terrain inegal, couvert de lauriers , de myrthes<br />

et de genets, on trouve un poste a l'eutree<br />

d'un second dervin on defile. II est souvent abandonne<br />

des spahis, auxquels on enconfie la garde,<br />

et qui, dans leur prudence ordinaire , ne manquent<br />

jamais •'de ceder le terrain au\ brigands,<br />

pour peu qu'ils se presentent en nombre egal. Ce<br />

defile porte encore les traces d'un chemin ancien.<br />

II donne entree dans une foret de deux bonnes<br />

lieues de long, dans laquelle on remarque des<br />

arbres rnagnifiques. Les monlagnes qu'on peut<br />

appercevoir sont couvertes de bois de sapin;<br />

la nature par-tout offre un aspect sauvage ; des<br />

chenes vieux comme les siecles, des quartiers<br />

enormes de rocbers revetus de mousse, des fondrieres<br />

remplies de fougeres, de myrlbes et d'arbustes<br />

entasses , varient l'embarras et la confiision<br />

du tableau. On passe deux fois une petite<br />

riviere , appelee tour a tour Clielefina et Potami,<br />

qui va se decbarger dans l'Eurotas, a peu de diatance<br />

de sa source.<br />

A peine a-t-on quitte ces lieux d'un silence qui<br />

n'est interrompu que par le cbant des oiseaux ,<br />

qu'uu nouveau spectacle se presente. On approche<br />

du fleme-roi, on suit ses rivages , on voit


EN MOREE. i67<br />

1'ancien emplacement de Sparte a une lieue de-<br />

•vant soi, la montagne de Mistra, le chateau qui<br />

la couronne , mais on ne decouvre point la ville.<br />

Quelques villages, de beaux vignobles, partagent<br />

1'attentlon du voyageur qui visite ce coin du<br />

monde si celebre autrefois , et presque inconnu<br />

de nos jours. II salue les bocages cheris de<br />

Diane ; il voit avec ravissement ces lauriers toujours<br />

verts qui bordent l'Eurotas ; il retrouve<br />

jusqu'auxroseaux qui servaient tout a la fois, aux<br />

Spartiates , de lits , de tleches , et de stylets pour<br />

ecrire. II voudrait ralentir sa marcbe, pour examiner<br />

en detail les moindres objets, lorsque s'approchant<br />

tout pres du fleuve , il le passe sur un<br />

pout qui n'est plus ni le Babyka, ni le Giroforos,<br />

quoiqu'il ait retenu ce dernier nom parmi quelques<br />

personnes.<br />

Apres avoir contourne' la montagne sur laquelle<br />

s'eleve Mistra, en laissant a la gauche<br />

Evreo-Castron , on decouvre Mistra, dont l'etendue<br />

et la population font encore de nos jours le<br />

chef-li U d'un sangiak, ou baronnie.


168<br />

VOYAGE<br />

CHAPITRE XVII.<br />

HUINES DE SPARTE. DESCRIPTION DE MISTRA ET<br />

DE SES ENVIRONS; IDEE DE SES RABITANS.<br />

JLJE nom de Sparte est presque tout ce qui reste<br />

de cette \ille si celebre, dont le circuit etait de<br />

plus de deux de nos lieues. Sa situation, son emplacement<br />

sont a peine reconnaissables pour<br />

ceux qui visitent les lieux ou elle a existe. Les<br />

noms d'Apethais , de Scias, cpie quelques Grecs<br />

pretendent retrouver dans certains eudroits de<br />

Mistra , ne leur sont applique's que sur des conjectures<br />

vagues, et souvent d'apres l'autorite de<br />

quelques -voyageurs, qui leur ont fait part de<br />

leurs ide'es, Je \ais etre moi-meme oblige de les<br />

repeter, en pre'vcnant de seteniren garde contre<br />

tout ce qui est hasarde , et en le desiguant ainsi<br />

d'une maniere explicite.<br />

Mistra est line ville moderne incontestablement<br />

batie des mines de l'ancienne Sparte, quotqu'elle<br />

soit eloigne'e d'une demi-lieue de son emplacement<br />

'. On ne voit pas trop a quoi repond<br />

1 M. Scrofani nous dit que Mistra veut dire du fromage<br />

mou, sans doute comme l'etymologie de I\enfi /nuelyient<br />

des fromages de ee nom j ccla s'appelle de l'drudition aiphana<br />

> yieut Kequus I


EN MO REE. 163<br />

«on nom moderne, tanclis que celui de Sparte,<br />

Suapriiv, designait tres-bien la nature du terrain<br />

rempli de genets ou elle se trouvait.<br />

Mistra s'eleve en amphitheatre sur le penchant<br />

d'une montagne tournee a Test, et recoit les<br />

rayons du solcil, qui, n'elant point temperes par<br />

]e vent du nord , y rendent, en ete, les chalcurs<br />

insupportables. Elle est domine'e , a l'ouest, par<br />

lemontTaygete^d'ou J'on tire, dans la saison brulanle,<br />

de la neigepourrafraichir le scherbet et les<br />

boissons. Au nord , elle est oommandee par son<br />

propre chateau ; vers l'orient, le mont Tornika<br />

lui envoie quelques agreables Emanations; enfin ,<br />

la vues'etend,aumidi, sur la Tiase, et lelongdu<br />

Vasilipotamos, dont les rives sont charmantes.<br />

On peut diviser cette ville en quatre parties ,<br />

qui sont assez distinctes pour recevoir une description<br />

particuliere. La premiere est la citadelle,<br />

TO KoVrp»»; la seconde est la ville proprement dite,<br />

ou Mistra, qui est de forme ovale; enfin les deux<br />

dernieres sont deux faubourgs connus , Tun sous<br />

le nom de Mesochorion , ou village du milieu,<br />

et l'autre sous celui d'Exochorion , appele MaratcheetEvreo-Castron<br />

, situe au dela du fteuve.<br />

Le chateau est bad au sommet de la montagne<br />

de Mistra, sur un plateau de cinq cent» toises environ<br />

de circuit, et il est gouverne par un sardar,<br />

ou commandant, qui a sous ses ordres quelques<br />

""•nuiers. L'artillerie qui k defend.


,7o VOYAGE<br />

se compose au plus (Tune douzaine de pieces de<br />

canon , toutes d'un calibre different. Les magasins,<br />

si on peut donner ce noni a une ou deux<br />

caves , et a quelques hangars , ne renferment de<br />

poudre que celle que le bey


EN MOREE. I7I<br />

Le chateau de Mistra n'est pas celui de l'anfienne<br />

Sparte, dont on voit eucore les fondemens<br />

sur line colline moins elevee , mais dans<br />

une situation plus avantageuse, et plus mililaire,<br />

qu'il faudrait occuper de nouveau, pour se rendre<br />

maitre du cours de l'Eurotas.<br />

En descendant du chateau, l'ocil embrasse sans<br />

peine les dimensions de la -ville de Mistra, environnnee<br />

demurailles ruiuees, dans lesquelles on<br />

appercoit encore deux portes, ou sont posies les<br />

agens du fisc , qui percoivent le droit de peage.<br />

La premiere , ouverte au nord, conduit au chateau<br />

, et la seconde donne issue vers l'orient.<br />

Deux grandes rues divisent cet espace presque<br />

a angle droit. La plus considerable, oil Ton voit<br />

quelques restes de J'antiquite , est la rue du<br />

Marche, que, je ne sais trop pourquoi, les lettres<br />

du pays preteudent etre l'Apetha'is '^puisqueMistra<br />

n'est pas sur l'emplacement de Sparte ; mais<br />

ils le veulent ainsi, et, si ou les voulait croire, on<br />

y devrait voir lamaison duroiPolydore, le temple<br />

de Minerve, dans lequel Ulysse avail fait l'inauguration<br />

de la statue de cettedeesse, et la chapelle<br />

de Neptune Te'narien.<br />

Je suis leurs idees.... Le grand bazar, rempli<br />

de Mistriotes au regard fier, et d'ilotes cultivateurs<br />

; environne d'humbles boutiques, de mai-<br />

" Aphetais. Paur. Lacon- Liv. in.


,7, VOYAGE<br />

sons a un seul etage, est 1'ancien Agora. Je sai*<br />

qu'on trouve quelques bas-reliefs dans les maisons,<br />

et que c'est la 1'opinion vulgaire, et la tradition du<br />

pays. Qu'il soit ou non 1'Agora-, il est depouille<br />

des monuraens qni en pourraient donner la<br />

preuve, et ne reunit phis que des marchands, ou<br />

n'est plus que le theatre des executions. Si la mosquee<br />

qu'on y -voit n'est pas 1'Aphelion v t elle est<br />

hatiedes mines de ce temple:les Russes enfirent<br />

«ne eglise , et ils auraient du recueillir, pendant<br />

le temps qu'ils furent les maitres du pays, les inscriptions<br />

que cachent aujourd'hui les naltes qui<br />

reeouvrent le pave de eel edifice, toujour» consacre<br />

aux Dieux , quoique par des nations de<br />

culle different. II seiait encore possible , en gagnant<br />

un imam, et en faisanl un cadeau au bey ,<br />

d'y avoir entree ; mais je ne dissimule pas qu'il y<br />

aurait quelques risques a courir. Tout pres , est<br />

un khan fort spacieux , frequente par quantite<br />

de marchands , qui y jouissent de toute la surele<br />

possible. Non loin, on voit la colonne persanne,<br />

dont il ne subsiste plus que les mines, qu'on rantile<br />

chaque jour pour batir dans ce quartier. Je<br />

suis persuade qu'en obtenant des proprietaires de<br />

visiter leurs maisons , on decouvrirait line infinite<br />

de choses precieuses de ce monument. II serait<br />

meme assez interessant pour les arts de re-<br />

' Aphelion. Pans. Laton. Liv. in.


EN MQ REE. i73<br />

Irouver ees Carialides que l'arckileclure eniploya<br />

pour la premiere fois a Lacede'mone , et doul Vitruve<br />

a parle dans son quvrage.<br />

Les murailles du temples de Yenus Armee, les<br />

restes de celui d'Hercule , qui existent, seraient<br />

des mines fe'condes a exploiter. Le marbre dout<br />

ees edifices etaient construits, est Ires-beau, et les<br />

carriercs d'ou il est tire' existent dans le mont<br />

Taygete. II est d'une qualite superieure a celui du<br />

Peutelique qui rougit parfois , a cause de certaines<br />

parties de fer qui s'oxideut, pendant que<br />

celui-ci est aussi beau que le jour ou il sortit des<br />

mains de l'ouvrier.<br />

La metropoledes Chretiens, de'die'e a la Saiute-<br />

Vierge, ruine'e paries Albanais', restauree de<br />

nos jours, merite encore un coup d'ceil. C'esl la<br />

qu'officie un archevecpie metropolitain, pauvre<br />

comme les pasteurs de la primitive eglise , et on<br />

neparle que des miracles qui s'operent ence lieu.<br />

On y expose , comme a la porte des temples anciens,<br />

les malades, afin que ceux qui s'y rendent<br />

leur indiquent des remedes pour recouvrer la<br />

saute. La grace des miracles n'agit cependant aujourd'hui,<br />

par le minislere des papas, que sur des<br />

vaporeux, des melancoliques, des poss^des , et<br />

des fous, qui accusent toujours le Diable de leur<br />

maladie. •<br />

1 Foyei Juyenalet Lampridius.


,74 VOY-AGE<br />

Au midi, est la Pandanessi, egalement desolee<br />

par les fureurs de la derniere guerre; les'religieuses<br />

qui y avaient un couvent, y furent egorge'es<br />

par les Albanais , et eelles qui out repris cet<br />

institut sont depuis restees en quelque sorte errautes<br />

, de maniere qu'aujourd'hui la Paudanessi<br />

est simplement une eglise grecque.<br />

Les rues de Mistra, dont je viens de m'ecarter<br />

pour indiquer quelques monumens, cjui ne peuvent<br />

recevoir de description fidele que sous les<br />

crayons du dessinateur ; ces rues , dis-je , sont<br />

petites,sales, etroites, et baties sur un terrain inegal.<br />

Les maisons s'elevent par etages, environnees<br />

deplatanes, de cypres, de bouquets d'orangers<br />

, et presentent un coup d'oeil pittoresque et<br />

agreable. Les couleui-s vives dont les Musulrnans<br />

peiguent leurs demeures, la teinte brune et Ingubre<br />

de eelles des Grecs , ces sites coupe's, les<br />

domes des temples ct des mosquees, disent qu'on<br />

est dans un pays etrauger ; et quand ou porteles<br />

^eux sur les rives de l'Eurotas, on se reveille<br />

etonne de penser qu'on est a Lacedemone.<br />

En sortant de Tenceinte muree appelee Mistra,<br />

on arrive au Mesochorion, qui est au midi ,<br />

un peu vers Torient: ses maisons, qui etaient, il<br />

y a trente ans, au nombfe de pres de trois mille,<br />

qnoique nombreuses encore , mais eparses,<br />

melees d'arbres ct de jardins cultives , lormentquelques<br />

rues, el s'etendent jusqi^aux bords de


EN MOREE. i75<br />

1'Eurotas. Ou ne viendra plus y admirer l'eglise<br />

du Perileptos et d'Agia Paraskevi : elles ne recompenseraient<br />

pas la curiosite du voyageur,<br />

depuis qu'elles out ete pillees. On trouve dans<br />

cette seconde ville des bazars, des conaks immeuses<br />

, et l'air y parait meilleur que dans Mis-<br />

Ira : on pourra s'y desalterer dans une fontaine<br />

que les Grecs pre'tendent etre l'ancienne Dorcea.<br />

C'est en sortant de l'Exochorion , et en dirigeanl<br />

au couchant vers le mont Taygete ,<br />

Mia-Tfxs, que sonl les mines du temple de Venus<br />

Armee, a une demi-lieue environ de la fontaine<br />

Do; cea. Les condueleurs ne manquent pas de<br />

repeter que Castor et Pollux avaient leur palais<br />

en cet endroit, et qu'on y voyait le cenotaphe<br />

surlequel, chaqueanne'e, on prononcait Teloge<br />

de Leonidas et de ses braves; mais ce qu'ils n'ont<br />

pas besoin derappeler, c'est l'existence de quelques<br />

redoutes qu'eleverent les Russes dans le<br />

theatre dout Pausanias et Plutarque nous parlent<br />

avec taut de magnificence. C'est ainsi que ce<br />

lieu, sur lequel les grossiers Spartiates introduisaient<br />

des bateleurs, f'ut lire de l'oubli par vat<br />

peuple etranger , qui le Iransforma en un boulevard<br />

redoutable: ce pointe'laitimportant,crainte<br />

d'une attaque qu'ou aurait pu former dans la vallee<br />

de la Tiase , aujourd'bui riviere de Mistra.<br />

Vu du Mesochorion , le pays offre un coup<br />

d'oeil riant, a cause des arbres dont il est eou-


,7g VOYAGE<br />

vert, et qui se marient aux perspectives ties coteaux<br />

eloignes : uue prairie delicieuse borde le<br />

lleuve. Onvoitle plataniste , le dromos ; enh'n,<br />

sur les rives de l'Eurotas , des marbres oil sont<br />

scelles les anneaux auxquels on altacbait les galeres<br />

qui remontaient jusqu'a Sparte dans certains<br />

temps de l'annee ; d'autres monticules formes<br />

par des mines se prolongent au nord.<br />

Si du Mesochorion on veut se rendre a l'Exocborion<br />

, on passe l'Eurotas, dontle lit peut avoir<br />

•vingttoises de large en cet endroit, sur un vieux<br />

pont de pierre qui a six arches. L'Exocborion ,<br />

Evreo-Caslron, pent elre conside're comme une<br />

ville a part, habilee par cette nation qui est toujourse'trangere<br />

aumilieudes aulres nations. On se<br />

croit transporte dans les champs idume'ens , en<br />

voyant cette multitude de Juifs qui eu forment la<br />

population : e'est un autre langage , une expression<br />

nouvelle de physionomie , des moeurs diffe'rentes<br />

, un culte , des pratiques , et un genre<br />

d'industrie a part; pourtanl ces Juifs, divises en<br />

ortbodoxes et en beretiques, donnent aux Turcs<br />

vin aliment perpeluel d'avauies. Les secies ne<br />

font ni alliances, ni liaisons entr'elles, et leslombeaux<br />

des Hehreux sont separes de ceux des Sadduceeus:<br />

e'est aiusi que la inort jie peut e'teindre<br />

leur haine! L'Exocborion n'offre rieu de particulier<br />

qui soit digue de remarque.<br />

Ces quatre divisions, comprises sous le nom de


EN MO REE, 177<br />

Mistra, sont loin d'occuper l'enceinte de Lacedemone<br />

, dont les debris epars couvrent au loin<br />

les bords de l'Eurotas.<br />

Sur le chemin de Sklavo-Chori, qui est Tancienne<br />

Amyclee, on trouvait au midi de la ville,<br />

suivant le lemoignage de Tite-Live, le dromos ou<br />

cirque; sou circuit, sa forme, l'idec complete de<br />

cet edifice,subsistentencore en entierdans ce que<br />

les siecles nous ont laisse. Ce lieu etait destine<br />

spe'cialement aux courses, et a quelques autres<br />

exercices de la gymnastique. Sous les mines qui<br />

eucombraient cet espace , de'blaye par les pierres<br />

qu'on enleve pour batir les fondemens des mai •<br />

sons , on appercoit plusieurs rangs de sieges ekves<br />

par e'tages, el qui ne sont iuterrompus que<br />

par des atterissemens qui les cacbent encore par<br />

intervalles : en suivant leur direction elliptique ,<br />

on peut juger que la longueur du stade etait de<br />

plus de cent ireule de nos toises. Avec quelques<br />

fouilles , on mettrait a de'couvert les xistes , ou<br />

porliques converts sous lesquels on s'exercait,<br />

quand la pluie ou le mauvais temps empechait<br />

de s'elancer dans le dromos : on aurait semblablement<br />

la forme du laconicon, ou chambre<br />

d'etuves, qui devait etre dans les environs. Ce<br />

furent peut-elre les Spartiates qui inventerent<br />

celte espece de bains , mainteuant la seule existante<br />

en Orient. Strabon observe fju'on batissait<br />

ces etuves avec de la pierre ponce , qui ne pou-<br />

1. 12,


178 VOYAGE<br />

Tait plus etre atlaquee par le feu; on se sert maintenaut<br />

d'une sorte de tuf, et 1'interieur dc l'edifice<br />

est revelu en marbre.<br />

Je reviens au plalaniste que je n'ai fait qu'indiquer<br />

, pour rendre hommage aux cbarmes da<br />

cette ile, ou, de nos jours, on va fumer, prendre<br />

du cafe, et rever quelquefois agreablemeut.<br />

Qu'on se la represenle couverte a son centre de<br />

platanes , el bordee de saules pleureurs et de cjtises,<br />

qui se reflecbissent dans les eaux , landis<br />

quedes touffes delauriers, de rosiers, et arbres<br />

a sole dissemines, rejouissent la vueetparfument<br />

les airs.<br />

Du sein de cette ile, si l'ceil se porte sur ce qui<br />

l'environne , on appercoit le Taygete, dont les<br />

soramets, couverts de neige,par le vif eclat qu'ils<br />

rellecbissent , sembleut aulant de fanaux tonjours<br />

allumes pour eclairer les deliles les plus<br />

obscurs de la Laconic<br />

Ce fut la , ce fut dans cette ile, sur les bards<br />

du fleuve qui la baigne de ses eaux, qu'on cueillit,<br />

dil Tbeocrite , les ileurs qui composerenl la<br />

guirlande dont Helene fut courounee le jour solemnel<br />

de son hymenee. Aux premiers jours c!;i<br />

prinlemps, ces lieux , qu'arroseut la Tiase et<br />

l'Eurotas , se couvrent de -\iolettes ct de Heurs ,<br />

pour orner le front des iilles de Sparte : elles s'y<br />

rendent en foule aux jours consacres par la religion<br />

, afta de s'y exercer a la danse..,; uu voile


EN MOREE. i79<br />

de pourpre reliausse l'eclat de leur physionomie;<br />

de longues tresses de cheveux blonds tlottent sur<br />

leurs epaules , et ondoient sur leur sein. Rivales<br />

de Diane, le peintre les prendrait pour ses Nymphes<br />

, ou pour cette deesse menie, dont eiles out<br />

]a pudeur et la fierte! Leur port noble et assure<br />

leurs formes ele'ganles , leurs altitudes, 1'ordre<br />

regulier de leurs figures qu'animent de grands<br />

yeux bleus bordes de longs cils, lolit ravit en<br />

elles, et les environne de je ne sais quel prestige<br />

qui commande a la fois l'amour , Je respect et<br />

J'admiration. Mais independamment de la beaute"<br />

qui re'sulte de rele'gance des formes et de la regularite<br />

des traits , ces femmes ont, comme toutes<br />

les Orieutales, tin son de voix qui penetre l'ame,<br />

et qui dispose, comme par enchautement, aux<br />

affections les plus doucesi<br />

Les hommes , parmi lesquels on voit quelques<br />

blonds, ne sont point, comme les a calomnies<br />

Pauw, les restes impurs des brigands ecbappes<br />

aux supplices ; trop de noblesse se trouve<br />

dans leurs traits , et le sang des braves circule<br />

dans leurs veines! lis ont conserve quelque chose<br />

du Spartiate dorien jusque dans leurs defauts !<br />

Leur stature est elevee, leurs traits sont males<br />

et reguliers. Seuls des babitans de la More'e, ils<br />

fixent le Turc d'nn ceil assure; et cela ne peut<br />

elre autrement, puisqu'ils sont braves jusqu'a la<br />

temerite. Pourquoi suis-je oblige d'ajouter qu'ils<br />

i


t8o VOYAGE<br />

oDt tin penchant inne pour la rapine, qui, joint<br />

a une sorte de ferocile naturelle , les rend exlremement<br />

vindicatifs et daugereux?<br />

Les Turcs memes de Mislra , qui sont nes de<br />

femmes laconieunes, sont plus inlrepides que<br />

les auti'es Musulmans : on ne leur trouve point<br />

cetle apalhie, celte laciturnite qui forment le caractere<br />

dominant de leur nation.<br />

Moins steles observateurs des preceptes du Couran,<br />

ils boivent publiqueinent du vin , jurent,<br />

comme les Grecs , par la Vierge et pur Jesus-<br />

Christ , ( IVTOV ) Ils semblent<br />

enfin regrelter de ne pouvoir se nielcr aux fetes<br />

et aus plaisirs des Chretiens.<br />

La langue commune de Mistra est celle des<br />

autres Morailes; lesMusulmaus,habitans de celte<br />

ville, la parlent de preference a la lurque, qu'ils<br />

prononcent avec 1'accent grec. Les Juifs entr'eux<br />

s'expriment en portugais ; leurs moeurs , leurs<br />

prineipes,leur induslrie,sont les memes que dans<br />

tons les pays ou ils sont toleres. Les Turcs les<br />

raageni bien au dessous des Grecs , les vexent et<br />

les nieprisent ; cependant ils sont forces de s'en<br />

tervir , el finissent par etre leurs dupes , les Juifs<br />

elant les courtiers , les agens de change, et les interprets<br />

du pays.<br />

Les Laconiens different, autant par les moeurs<br />

que par le costume, des Arcadiens, leurs -voisins.<br />

Ceux-ci portent la pannelierc et la houlelle, et


EN MOftEE. 18.<br />

mcnent la vie pastorale. Les habitans de Sparle ,<br />

an contraire, chantent les combats , sont dun caractere<br />

vif et iaquiet, et s'emportent facilemeut.<br />

L'Arcadien, attache a ses vallons, a sesruisseaux,<br />

ue voit pas au dela de son horizon; le Laconien,<br />

plus fier, done de plus d'energie, appelle par ses<br />

voeux rennemi invetere des Turcs : il fait plus ,<br />

il s'expatrie pour aller lui preter son hras.. ..<br />

Maisquoiqueexpalrie,il seglorifietoujoursd'etre<br />

enfant de Sparte, et cela avec un orgueil, indice<br />

de sa fierle, de sa haine, et de son mepris pour ses<br />

oppresseurs. L'un , vetu d'une bure blanche,<br />

tissue par la main de ses femmes et de ses lilies ,<br />

travaille des nattes , exprime l'huile des olives ,<br />

foule le raisin , trait ses chevres et ses brebis ,<br />

vient vendre a la ville le produit de ses recoltes ,<br />

ceux de son industrie ; et content du petit pe'cule<br />

qu'il s'est procure, il reulre paisiblement sous<br />

ses bocages. Le voisin du Taygete fabrique des<br />

armes , se revet d'etoffes dont les couleurs sombres<br />

semblent l'indice de son caraclere, manie la<br />

bache , se mele aux caravanes , aux expeditions<br />

uiilitaires , cherche enfin les perils qui semblent<br />

son element.<br />

Si je passe au genie des habitans de Mistra ,<br />

je suis force d'avoucr que je n'ai pas trouve<br />

qu'ils fnssent plus enclins au laconisme que les<br />

habitans des autres parties de la Moree; d'ou il<br />

suit que le proverbc : jjossddcr une terre plus


,8a VOYAGE<br />

petitequ'uneleltrede Lacedemonien, n'a plus de<br />

sensaujourd'hui. Lecourage ,un gout decide pour<br />

la rapine, est tout ce qui leur reste de leurs peres.<br />

Mislra u'est pas plus heureuse dans le nombre<br />

de ses habilaus , qui pourlant u'est pas autant diminue<br />

que celui des autres villes du Peloponese;<br />

car on porte encore sa population de quinze a<br />

dix-huit mille ames , dont un tiers de Musuljnans<br />

et un bllitieme environ de Juifs. Les maux<br />

de la guerre commencent a s'y oublier, et dans<br />

quelques annees , cette ville jouira d'une aisance<br />

et d'une population qui l'eleveront au dessus des<br />

autres villes de la province. Son bey tient deja des<br />

troupes disciplinees, un corps nombreux de cavalerie<br />

, et presente une contenance guerriere<br />

contre les peuplesduTaygete, ses implacables ennemis.<br />

Ces bomm.es, dont je vais bientot parler ,<br />

sont les Laconiens libres , qui courent encore a<br />

la mort, quandmeme elle est indubitable, etauxquels<br />

on petit appliquer ce que dit Seneque des<br />

Lacedemoniens: Turpe est cuilibetvirofugisse,<br />

X-taconi-vero, deliberasse ; c'est-a-dire, il est<br />

honteuoc, pour touthomme de fair , et pour un<br />

Spartiate d'y songer.<br />

..., Mais , avant de nous avancer vers cette<br />

presqu'ile que baigne la nier de Messenie, et celle<br />

du golfe de Laconie , parcourons les lieux voisins<br />

de. Mistra , et s.uivons le corns de l'Eurotas<br />

jusqu'a 1a mer.


EN MOREE. i83<br />

CHAPITRE XIX.<br />

SUITE DE LA LACONIE. IDEE Dtf PAYS JUSQD'A<br />

MONEMBASIE. COURS DU VASILIPOTAMOS. —<br />

GOLKE DE COLOR YTIUA; SES TEMPETES. RAP­<br />

PORTS AVEC CER1G0.<br />

/\ u nord et a l'occident de Mistra , s'elevent<br />

de beaux coleaux converts de vignes , dont les<br />

raisins fournissent un vin parfume , qui a pu<br />

doaner aux poetcs 1'ide'e de l'ambroisie. Ce fut<br />

sur ces memes amphitheatres , au rapport d'Athenee<br />

, qu'Ulysse planta une vigne, lorsqu'il<br />

vint a Lacedemone pour demander la main de<br />

Penelope. On ne counait de nos jours ces vignobles<br />

cbanles par les poeles, que sous le nom comraun<br />

d'ambeles ou vignes. lis occupent plusieurs<br />

lieues d'etendue , et se lerminent vers Magoula *.,<br />

On trouve dans les environs des habitations de<br />

Grecs , dont la figure riante et coloree annoncc<br />

l'aisance et le contentement.<br />

Les mines de Pitaue , patrie de Mene'las , doiventetrearestd'Evreo-Caslron,carellesformaient<br />

une depeudauce deSparle.The'rapneest un quart<br />

' Magoula , village silue a Test de Mistra.


j8'v<br />

VOYAGE<br />

de lieue au dela vers le sud-est. Comme il y a une<br />

infinite de maisons eparses de ce cole, on ne peut<br />

pas dire que ce soit un village : il y a cependant<br />

une chapelle ruinee , qui etait dedie'e a Sainte-<br />

Helene , que les Grecs appellent Sainte-Constantine<br />

, pour ne pas la conforidre avec l'epouse de<br />

Menelas. Ce couple recut, dit la Fable, sa premiere<br />

education a Therapne , et le lieu temoin de<br />

leur enfauce possedait leur tombeau, qu'on mon-<br />

Irait aux voyageurs. C'etait aussi en cet endroit<br />

que Diane, la chaste Diane , recevait les voeux<br />

et les sacrifices du peuple de S parte '.<br />

Les freres d'Helene, les fils de Leda, ces astres<br />

jumeaux, avaient aussi des autels a Therapne.<br />

Quelques sources negligees qu'on y voit aujourd'hui,<br />

sont peut-elre les fontainesdeMesse'is et de<br />

Polydama , dont parle Pansanias.<br />

On passe pres de ces lieux pour aller a Napoli<br />

de Malvoisie , ou Monembasie , eloignee de Mistra<br />

de deux fortes journees de chemin , qu'on<br />

peut evaluer a vingt-quatre lieues. Pour s'y rendre<br />

, on marche presque continuellement au milieu<br />

des moutagnes, et on voit des forets de sa-<br />

1 OB sait que c'etait sur les aulels de cette decssc , que<br />

des enfans Laltiis de verges expiraient souvent, sans pousser<br />

tin seul cri; ce qui etait un honneur pour les families desquelles<br />

e'tait issue la victime alaquelle on deccrnait des fe<br />

neraiUes publiques.


""EN MO REE. i8l><br />

pins, des bruyeres, des landes, quclques etangs ,<br />

des bois, mais sur-tout des rochers graniteuxsans<br />

nombre. A une journee de Mislra, on couche au<br />

village de Zizima; les habitans ont pour coutume<br />

de venir au devant des elrangers, dans l'esperance<br />

d'en obtenir quelque chose. Us se liennent<br />

ordinairement poste's dans un observatoire, pour<br />

decouvrir les passans , qu'ils helent en soufllant<br />

dans une conque marine, afin de les avertir qu'il<br />

se trouve un -village suspendu a quelque rocber.<br />

Apres etre descendu des rochers de Zizima ou<br />

Zizina, on traverse un beau vallon coupe par une<br />

riviere , et dans lequel il y a de la culture. Quatre<br />

lieues plus a Test, apres avoir passe de bautes<br />

montagnes et vu la mer, on trouve un gros village<br />

de pasteurs albanais , bati sur la rive gauche<br />

d'une riviere qui coule au midi. Tout ce pays merite<br />

d'etre visite par un geologiste, qui y trouvera<br />

des granits et des laves, commeaux environs d'un<br />

volcan; mais l'antiquaire n'a rien a y esperer, et<br />

le botaniste n'y decouvrirait que bien peu de<br />

plantes deja connues probablement, car elles<br />

sont celles des terrains arides et pierreux. On<br />

n'admire pas davantage les productions de la nature<br />

, en approchant de Monembasie, qui parait<br />

cucaisse'e dans les montagnes , qui la bornent a<br />

1'occident. Je ne sais a quelle occasion on a pu<br />

vanter ses vins , car je tiens de M. Roussel, ageut<br />

commercial de Nau])li de Romanie, qui connais-


,86 VOYAGE<br />

sait parfaitement les localites , que ce canlon ne<br />

renferme que des vignes qui donnent un vin mediocre.<br />

Napoli de Malvoisie , que les Turcs nomment<br />

encore Monembasia , est batie des mines de l'ancien<br />

Epidaurus Limera , mais sur une petite tie<br />

nnciennement appelee Minoa. Elle est le siege<br />

d'nn bey , la residence d'uu arche'veque metropolitain,<br />

et elle renferme une population de<br />

pres dedeux mille babitans turcs et grecs. Son<br />

port, pen frequenle de nos jours , a cause qu'il<br />

est regarde comme peu sur , enlretient quelques<br />

relations de commerce avec Naupli de Romanic,<br />

distante de vingt-six lieues. Je n'entrerai pas dans<br />

de grands details sur Monembasie, que j'ai vue<br />

seulementenna\igantsurlegolfed'Argos. Jedirai<br />

pourtant qu'il se trouvait aux environs un temple<br />

d'Esculape , ou Ton accourait de toutes les parties<br />

de la Grece pour obteriir la guerison des<br />

maladies dont on etait afllige. Celait la , si on en<br />

croit Pausanias ' , qu'etaient suspendus , par la<br />

reconnaissance , les ex voto des malades gueris ,<br />

avee la mention des moyens qu'ils avaient mis en<br />

usage ; et Slrabon a dil qu'on lisait sur les colonnes<br />

du temple d'Epidaure, les noms des homines<br />

et des femmes qne ce dieu avail gueris. Probable-<br />

• Pans. Corinth.<br />

? Sirubui:, Liv. vil*.


EN MO REE. 187<br />

ment que des medecius liabiles e'laient les minis-<br />

Ires de ce temple salutaire, que le pere de la me-<br />

Uecine , Hyppocrate, aura visite , aussi bien que<br />

celui de Cos, sa patrie , de Trina et de quelques<br />

aulres pays, pour e'crire l'ouvrage immortel qui<br />

est parvenu jusqu'a nous. Une certaine chapelle<br />

dediee a Si-Georges a he'rite d'une parlie de la<br />

reputation du temple d'Esculape , dans le voisinage<br />

duquel elle se trouve: on vicnt la visiter des<br />

environs; on y apporte du colyva >, des gateaux,<br />

des cierges , et on donne quelques parats a mi<br />

vieux papas qui en est le chapelain. S'il n'est pas<br />

un grand thaumaturge, on ne peutpas 1'accuser<br />

d'etre un fripou, car il meurt de faim, aussi bien<br />

qu'une grande partie de ses confreres de Moree.<br />

Je reviens sur les bords de l'Eurolas. En par*<br />

lant de Mistra , pour diriger au midi, on suit,<br />

pendant une lieue environ, le cours de PEurotas<br />

ou Vasilipotamos, et le premier village qu'on<br />

trouve s'appelle Sklavo-Chori.<br />

Ce bourg , qui est l'ancienne Amyclee, est aujourd'hui<br />

le siege d'un evecjie, qui conserve le<br />

nom ancien. Jl est situe au confluent d'une petite<br />

riviere, connue anciennement sous le nom<br />

de Tiase , et c'est le premier endroit qui commence<br />

a me'connaitre l'autorite du bey de Mistra,<br />

qui cependant en retire encore quelques tributs.<br />

Sur les bords de celle riviere, bnrdee de fleurs<br />

1 Col) va , bIe_bouilli.


,88 VOYAGE<br />

et de bocages , vecut Alcman, qui chanta les<br />

amours, el donl il ne nous resle presque que le<br />

nom. On n'y retrouve plus aucuns vestiges du<br />

temple des Graces , malgre le temoiguage des<br />

voyageurs, qui assurent y avoir vu des mines.<br />

Pour s'avancer ait dela, il ne faut pas compter<br />

sur le secours d'uneescorte turque, mais s'arranger<br />

avec quelque capitaine de Maniates , qui<br />

procurera tovites les facilites pour suivre et<br />

etendre les recherches qu'on voudrait faire.<br />

En continuant de descendre l'Eurotas , on<br />

voit, a deux lieues de Sklavo-Chori, le village de<br />

Soka ; ses bocages se prolongent jusqu'au Taygete,<br />

et on decouvre plusieurs chorions ou villages<br />

de Maniates , situes sur des buttes, ou dans<br />

des lieux escarpes , pendant que la rive gauche<br />

est presque inhabitee'. A trois lieues et demie de<br />

Sklavo-Chori se trouve une cataracte ou barre ,<br />

1 Le lieu le plus reniarquable du Tajgete, sur cette route,<br />

est Bardounia ou Vordonia , distant d'une lieuc et demie de<br />

Mistra, qui ferme le defile des Portes , ainsi que Ianitza<br />

du cote de Calamatte. Cette ville de Bardounia , dontles habitans<br />

sont presque tous des Turcs qui ont echappe au glaive<br />

de la justice ou aux proscriptions, est forte d'assiette , et<br />

composee d'environ trois cents maisons. Les habitans dc<br />

Mistra sont les seuls qui y entretiennent quelques relations<br />

de commerce. II parait aussi que les Bardouniates s'enteudent<br />

assez bien avec les Maniates, puisqu'ils conserveat<br />

la pais, autant que des hommes enclins a la rapine sont<br />

susceptibles de ccs sentimens.


EN MO REE. 189<br />

qui empeche les bateaux de remonter au dela,<br />

dans les eaux basses.<br />

Quaud on a depasse ce banc de rochers, on<br />

navigue sur un fond plus considerable, et le<br />

Ileuve rouleavecplus demajeste.Lescygnes, plus<br />

nombreux , couvrent la surface de ses eaux; on<br />

les y voit developper les graces de leurs mouvemens.<br />

Dans la saison de leurs amours , les lauricrs<br />

, les myrthes qui bordent l'Eurotas leur<br />

pretenl letirs ombrages pour etablir leurs nids ,<br />

objets d'un respect aussi ancien que le Ileuve,dans<br />

lequel ils se baignent. Personne ne trouble<br />

ces tranquil les voyageurs, ni ne les inquiete. Les<br />

eufans recueilleut avec soiu les plumes qui les<br />

abandonneut, a(in d'en armer des Heches , avec<br />

lesquelles on chasse encore quelquefois de nos<br />

jours , dans ces contrees , les timides habitans de<br />

Tair et des forets ; et le village de PiviLa , eloigns<br />

de deux lieues de Soka, fait cette espece de commerce.<br />

Quelques villages se dessinent sur les deux<br />

cbaiues de monlagnes qui, au loin , forment le<br />

bassin de l'Eurotas. Les loits des maisons , couvertes<br />

de tuiles d'un rouge eclatant, les annoncent<br />

de loin, a travers cette multitude d'pliviers ,<br />

de saules pleureurs et de cypres, qui s'elevent de<br />

toutes parts. Depuis la calaracte de l'Eurotas jusqu'aKoumastra,eloJgue<br />

de trois ou quatre lieues<br />

dela mer,qu'on voila uue certaine distance dans


,9a VOYAGE<br />

les leires sur la rive gauche du (leuve , on apper-><br />

coit a l'orient et a l'occident environ qninze vil J<br />

lages , et il en existe une plus grande quantite<br />

qu'on ne peut distinguer, excepte pourtant le<br />

bourg de Trinissa.<br />

Kolokyna,quin'est point l'ancien Gython, au<br />

milieu de laquelle le tleuve Royal se jelte dans le<br />

golfe de la Laconie , a donne son nom a la mer<br />

deLaconie, qui baigne ces plages. L'entree du<br />

lleuve est praticable en tout temps pour de grosses<br />

barques, el clles doivent suivrede preference<br />

la rive droite pour le renionter.<br />

Le golfe de Laconie est dangereux pour les<br />

batimenseuropeens, qui neseraient pas sur leurs<br />

gardes : c'est la retraite ordinaire des brigands<br />

que vomit ce cap. Ces miserables font voile vers<br />

la fin du jour, de quelques uns des ports de cette<br />

cote inhospiialiere , pour se rendre dans les parages<br />

de Cerigo, et fondre sur leur proie. Malheur<br />

aux navigateurs depourvus d'armes , on<br />

qu'une fausse tranquillite ensevelit dans le sommeil,<br />

ils sont massacres sans pitie.<br />

II exisle quelques relations de commerce entre<br />

Cerigo ' et Marathonisi, ou tout autres navigateurs<br />

ne se present.eraienl pas sans danger, s'ils<br />

ne se lenaient sur leurs gardes; car les Maniates,<br />

maitres de ce port, ne connaisseut pas le droit<br />

1 Maralliouisi, ancienncmcnt Cranae. Cette ile est con-<br />

nuo aussi sous le nora d'ile Piitocchi.


EN MO REE. 191<br />

des gens, quaud il s'agit de voler. J'en pourrat<br />

citer comnie preuve l'exemple suivant, qui se<br />

reproduit souvent sur les deux cotes de celle<br />

longue presqu'ile, et qui arriva a Porto Vililon.<br />

Aux alte'rages de Ce'rigo, la tempele vint assaillir<br />

un batiment grec de Cephalouie ayant le<br />

pavilion russe, qui portait le tribut de la More'e<br />

aux armecs combine'es reunies devant Corfou,<br />

Hors d'etat de teuir Ja mer , ce vaisseau se vit<br />

contraint d'aller relacber a Vitilon , sur la rive<br />

occidenlale du Magne. A peine e'tait-il entre dans<br />

ce port, asile constant du calme, qu'il fut en un<br />

moment assailli par les Maniates. Tout fut pijle ,<br />

tout fut de'vaste, les passagers de telle secte, de<br />

telle condition qu'ils se trouvassent, subirent la<br />

spoliation la plus complete. On vit les femmes ,<br />

les enfans se jeter a la nage pour prendre part an<br />

butin, et quelques uus se noyer par le poids<br />

des sacs d'argeut qu'ils s'e'taient attaches au col.<br />

Les Turcs qui se trouvaient a bord e'prouverenl<br />

plus de mauvais traitemens que les autres; car<br />

apres avoir de'truit le vaisseau, les Maniates les<br />

exposerent en vente et a tous les outrages des enfans,<br />

dans leurs chorions ou villages. Quant aux<br />

Grecs, ils en furent quittes pour ce qu'ils possedaicnt.<br />

Comme je naviguais quelque temps apres<br />

avec quelques uns d'eux, ils e'taient encore tel-<br />

Jement effrayes de leur aventure , qu'a peine<br />

osaienl-ils m'en raconter les details.


iga<br />

VOYAGE<br />

Le golfe de Colokythia ou de Lacoaie, n'offre<br />

rien d'interessant. Ses habitans assurent pourtant<br />

qu'on y remarque uu mouvement periodique<br />

dans les marees, qu'ils appellent reuma.<br />

Comme je n'ai pu verifier ce fait, je n'en fais<br />

mention ici que pour ne rien laisser ecbapper<br />

de ce qui peut servir a la connaissance exacle du<br />

pays que je decris. Le port des Cailles ( porto<br />

Cailio) non loin du cap Matapan, a ete vu par<br />

letribun Felix Beaujour,auteurd'un ouvrage sur<br />

lecominerce dii Levant; etcelieu est extremernent<br />

dangereux, par rinhospilalite de ses habitans.<br />

Cette cote barbare recoit cbaque annee la visile<br />

du capoudan pacha, qui en est lc suzerain ,<br />

oudequelquesuns deses vaisseaux;les Maniates,<br />

en signe de soumission , lui envoient quelques<br />

presens; mais il est convenu d'avance qu'il s'en<br />

tiendra a cet hommage. Cependant Hussein pacha<br />

, avant de terminer sa carriere, vient de foudroyer<br />

Marathonisi. Ennuye des menees sourdes<br />

d'un neveu de Gligoraki, dont le seul but<br />

est de faire des dupes, et donnant a quelques intrigues<br />

plus d'importance qu'elles n'en meritaient,<br />

il a dirige ses foudres oisives contre un rocher.<br />

II est parvenu , en prodiguant le sang des<br />

siens, a detruire le village de Marathonisi, sans atteindre<br />

ses habit.ins, ni le neveu de Gligoraki,<br />

qui peut-etre dans ce moment se trouve a la tete<br />

des Maniates , qui rebatissent leurs maisons.


EN MO REE. \93<br />

La mer de Colokythia est fori poissonneuse ,<br />

et des myriades de goe'lands et d'oiseaux de mer<br />

couvrent ses bords. On distingue quelques forets<br />

de sapins, des villages dans les montagnes , ainsi<br />

que des vignobles. Un signal d'alarme parti de<br />

quelques unes des vigies place'es au sommet des<br />

rochers, fait sortir du sein des vallons des hommes<br />

aguerris, qull est plus facile de tuer que dc<br />

vaincre.<br />

CHAP1TRE XX.<br />

PAYS DU MAGNE. — MANIATES. — BEYS; LEDR ELEC­<br />

TION ; IS'OMS DE CEUX QUI OIS'T GOUVERNE DEPUIS<br />

•777- COMMERCE. CACOVOUmOTES. RU1-<br />

NES. CAP TENARE OU MATAPAN.<br />

M ESSIEURS Dimo et Sle'phanopouli ont donne'<br />

la relation d'un voyage qu'ils fireut dans le pays<br />

des Maniates , en 1797. D'apres leurre'cit, il est<br />

aise de juger de quelle circonspection, ou plutot<br />

de quelle niefiance ce penple inquiel les environna<br />

, malgre la faveur dont ils jouissaient aupres<br />

du capitaine de Marathonisi. A peine lcur<br />

laissa-t-on faire quelques pas dans rinte'rieur du<br />

pays? les egards, les attentions , les soins rueme<br />

qti'on leur prodigua, ne furent qu'un moyeti<br />

1. i3


I94 VOYAGE<br />

indirect employe pour refroidir leur zele et leur<br />

activite; aussi n'onl-ils pu donner des notions<br />

precises et completes ni sur le Magne, ni sw<br />

ses habitans. S'ils peignent renthousiasme, l'ardent<br />

amour de ce peuple pour la liberte, ou plutot<br />

pour l'independance, ( car c'est dans ce sens<br />

que les Maniates entendent le mot de liberte) ils<br />

ne disent rien du pays en lui-meme , ils ne parlent<br />

point de ses ressources, ils ne fixent pas<br />

meme sa position geographique. Ces voyageurs<br />

eufiu sont venus imiquement pour remplir un<br />

message dont ils s'acquittent au milieu des dangers,<br />

et pour s'en retourner aussitot, afin d'en<br />

rendre compte aceux qui les ont envoyes.<br />

Plus riche en faifs positifs, que ces messieurs ,<br />

par suite de mon sejour en Moree , et sur-tout a<br />

cause des liaisons que j'ai eues avec quelques uns<br />

des principaux habitans du Magne, je crois pouvoir<br />

garantir ici l'authenlicite de ce que j'avance<br />

relativeinent a ce pays. Ces faits ne sont pas aussi<br />

nombreux, ni meme aussi detailles que je Faurais<br />

souhaite ; mais je dois dire qu'il m'a ete impossible<br />

d'obtenir de la confiauce des Maniates ,<br />

certains renseignemens sur lesquels ils se sont<br />

renfermes constamment dans unprofond silence.<br />

Nous etions devenus un objel inleressant pour<br />

le petit nombre de Moraites qui portaient aux<br />

Francais un secret attacheraent, qui etait commun<br />

a tous les ennemis des Turcs. Eu consequence,


EN MO REE. i95<br />

le bruit de notre prise et de notre sejour a Tripolitza<br />

avait pene'tre chez les Maniates par la voix<br />

publique, lorsque trois d'entr'eux , deguises ea<br />

marchands, me firent secretement appeler au<br />

khan par 1'entremise d'un de mes amis'. La, sans<br />

temoins , dans une conversation pleine d'e'panchement,<br />

ils s'offrirent de briser mes fers, et de<br />

m'emmener dans leurs montagnes. Un instant<br />

pouvait me rendre au bonbeur , en me rendant<br />

la liberte : des chevaux nous attendaient aux<br />

portes de la ville ; un parti avait rendez-vous sur<br />

le cbemin ; le succes enfin etait assure. J'etais<br />

dispose a accepter les offres de ces braves Grangers<br />

; mais quand je parlai de mes quatre camarades,<br />

auxquels mon sort etait lie, ils m'avouerent<br />

qn'ils ne pouvaient se charger de l'entreprise<br />

; je ne leur en sus pas moins de gre pour<br />

l'offre gene'reuse qui m'etait personnelle.<br />

Cet fut a cette occasion, et dans plusieurs autres<br />

entrevues, ainsi que par des notes autbenliques.que<br />

j'obtinslesrenseiguemensdont j'avais<br />

besoin pour fixer mes idees sur le Magne. Je ne<br />

saurais trop re'peter dans quel honneur etait alors<br />

le nora francais parmi ce peuple belliqueux. Le<br />

bruit de nos victoires etait parvenu, deproche en<br />

' C'etait l'infortune Bdlizari, barattaire francais, puis<br />

protege de Russie, qui a &e assassine dernieremeDt dans<br />

son eoinptoir, a Tripolitza.


,96 VOYAGE<br />

proche, jusque dans leurs montagnes ; ils en entreleuaient<br />

leurs enfans , et les chantaient dans<br />

des hymnes touchans, que repetaient les e'ehos<br />

majesttieux de la Laconie.<br />

On sait que cette par Lie du Pe'loponese , comprise<br />

eutre lc golfe de la Laconie et celui de la<br />

Messenie, fut presque fonjours liabite'e par une<br />

classe d'hommes independans , qui, au temps<br />

de TEinpire romain, prirent le nom de Laconiens<br />

libres , on t'AivBsp.A* KMI. Quand les dissensions<br />

publiques agilerent le Peloponese , retire's avee<br />

leurs dieux dans les defile's du mont Taygete , ds<br />

pre'senterent un front toujours menacant a leui-s<br />

agresseurs. Iuvaincus par les efforts humains, ils<br />

se soumireul a la religion chretienne a l'e'poque<br />

ou Basile le Macedonien tenait le sceplre de<br />

l'empire d'Orient, et la croix. des Chretiens fut<br />

arbore'e sur les sommets glaces du Taygete.<br />

Ce peuple guerrier, malgre son nouveau culte<br />

qui prechait la soumission aux autorites de la<br />

terre , ne deposa pas pour cela les amies : elles<br />

elaient, conime elles le sont encore aujourd'hui<br />

entre ses mains , le palladium de sa liberte ! II<br />

doit au surplus, a cette conduite, de s'etre affrancbi<br />

du joug otbomau, en resistant a cette<br />

puissance qui l'enwonne de ses forces et des<br />

pieges de sa politique.<br />

Unis entr'eux lorsqu'il faut combatlre l'ennemi<br />

commun , on voit les Maniates livres , aus-


EN MO REE. 197<br />

shot que le peril est passe, a dcs dissensions qui<br />

souvent ensanglantent leur terre. Implacables<br />

dans lenrs haines comnie dans leurs vengeances,<br />

ils n'abjurent Jes unes et ]es autres qu'a la voix<br />

des vieillards les plus respectables du canton.<br />

Au milieu de ces desordres , de ces calamhes ,<br />

au milieu de l'espece de barbarie oii sont plonges<br />

les Maniates, on est force d'admirer chez euxla<br />

pratique de certaines vertus.<br />

Les vieillards y sont respectes : leurs avis sont<br />

des oracles ; jamais les jeunes gens et les femmes<br />

n'approcbent d'eux qu'avec les marques d'une<br />

profonde veneVation. Apres avoir defendu leur<br />

patrie aussi long-temps qu'ils purent soulenir le<br />

poids des amies, ils la protegeut encore, ils la<br />

conservent par la sagesse et par les conseils de<br />

l'expe'rience. C'est devant eux qu'on regie , dans<br />

des synodes, les de'peuses necessaires au culte , a<br />

l'entretien de quelques points fortifies, a l'achat<br />

de la poudre , des boulets , enfin aux mesures de<br />

surele et de conservation pour le pays. On y<br />

discute les moyens d'accroitre Tagriculture, et<br />

de multiplier les debouches pour l'exportation<br />

de ses produits. On les e'chaugeait, il y a vingt<br />

aus, contre du ble dont ils ne recoltaient pas<br />

suffisamment pour leur consommation ; inais la<br />

population ayant sensiblement augmente depuis<br />

cette epoque, les Maniates sont parvenus, a force<br />

de soins, a surpasser leurs besoins; et, tran-<br />

V


lp8 - VOYAGE.<br />

quilles possesseurs de leurs montagnes, ils ont<br />

justifie ce que dit Meandre • : « Les rochers pro--<br />

» duisent assez pour nourrir rhomme qui les<br />

>• cultive en paix ; la guerre detruit Tabondance<br />

» des plaines fertiles.»<br />

Toutes les mesures de siirete et de defense<br />

concertees partiellement dans la reunion des car<br />

pitaines, sont adressees a un chef ou bey , qui<br />

les met a execution. Ce bey , simulacre de puissance<br />

, recoil une investiture du gouvernement<br />

turc , quand les Maniates lui ont de'fere le commandement:<br />

il n'entretient aucunes correspondances<br />

au dehors , et n'a nul pouvoir au dela de<br />

son arrondissement. Sa dignite ne lui donne de<br />

revenus que ceux du monopole : il vit uniquement<br />

du produit de son patrimoine; car il est<br />

toujours choisi parmi les proprietaires; il n'est<br />

enfin qu'un simple capitaine titre du nom de<br />

bey , conse'quemmenl le premier entre ses pairs.<br />

Depuis 1776, ou le Magne fut separe du pacbalik<br />

de Moree, et passa , comme les iles , sous la<br />

protection du grand amiral'de l'Empire othoman,<br />

le pouvoir des beys prit de raccroissernent.<br />

Zanet bey , qui fut le premier eleve a celte dignite<br />

par un ferman de Gazi Hassan, alors capou-<br />

1 Ejjjnf» Tewpjov Kxi Tiirfxif ^petp'si Ktf.Vu*. noAtw-flf


EN MOREE. »99<br />

«Jan pacha ', gouverna le Magne en qualite d'bffi-<br />

cier de la couronne. En 1785 , force par les in­<br />

trigues d'un drogman du capoudan pacha de<br />

quitter Citries, lieu desa residence,il vint sere-<br />

fugier a Zante pour raetlre ses jours en.surete.<br />

Ayant obtemi sa grace par Tintervention de Ik<br />

'FERMANS DU CAPOUDAN PACHA.<br />

Gazi Hassan Pacha, par la grace de Dieu ,.<br />

Vezir et Capoudan Pacha.<br />

Le pins distingue" des sectateurs de Jesus, le plus fidele<br />

des plus fidelessujetsde notre tris-puissant Roi, que Dieu<br />

saint augmente votre soumission et votre lidelile: et vous,<br />

Capitaines et Primats du Magne, qull augmente votre soumission<br />

en voyant notre present, glorieux et puissantOrdre;<br />

sachez qu'a cboisi et decide notre puissante, haute et<br />

fulminante Porte, Zanetachi bey , pour chef et commandant<br />

de lout le Magne; ct pour cela vous tous, Capitaines et<br />

Grands, aycz pour lui l'empressement et la soumission dus;<br />

obcissez a tous ses ordres justes et raisonnables. Command'ez<br />

et gouvernez avec sagesse et soumission, afin que vous<br />

reposiez et soyez nourris a l'ombre des ailes d'or de noire<br />

Puissante Majeste, avec les privileges que nous lui avons<br />

accordes avec le tres-haut et tres-respectable Cadi Coumagios.<br />

Quiconque des Capitaines ou Grands qui oserait<br />

se montrer rebelle a nos ordres, comme a ceux de Zanetachi;<br />

vous autres, jusqu'a ce que nous arrivions avec<br />

noire puissante arnitie, iraissei-vous avec Zanetachi pour


VOYAGE<br />

France , il reviiit au Magne , mais ne put e\iter<br />

le cordon, qui termina sa vie eu 1787.<br />

Depuis ce temps, les Maniates ont lutte contre<br />

le pouvoir de leurs beys, qu'ils serablent mepri-<br />

ser des qu'ils" ont accepte les chaines des Turcs ,<br />

pour dominer et jouir d'homieurs ephemeres; ils<br />

marcher contre le rebellc ct le chatier. Faites aitisi que<br />

nous avons ordonne, et non autremcnt.<br />

FERMAN SPECIAL.<br />

Gazi Hassan , par la grace de Dieu , Vezir<br />

et Capoudan Pacha.<br />

Honorable Zanetachi, avec notre present, glorieus. et<br />

puissant Ordre, nous vous faisons saroir que nous avons<br />

humblement rapporte a notre tres-puissant Roi, voire respectueuse<br />

et humble servitude et votre grande soumission,<br />

que vous etes entre au nombre de ses sujets, que vous conserverez<br />

toujours les memes sentimens et votre bonne<br />

resolution, ainsi que tous les autres habitans, comme fideles<br />

sujets. 11 a fait son ferman , changeant sa colere en compassion<br />

, ct sa vengeance en clemence, et voila qu'il vous<br />

a eleve bey Buiouk, c'est-a-dire commandant et chef de<br />

tout le Magne, et dont il vous assure, par le ferman de sa<br />

Puissante Majeste , qui sera indissoluble pour tous les<br />

siecles. Nous vous l'adressons; et le recevant avec respect,<br />

prenez possession des commandemens et de toute l'autorite<br />

du Magne, c'est-a-dire, soyez bey Boiouk, faites des prieres


E1V MO REE. 201<br />

Jes regardent meme commeles agens del'ennemi<br />

commua du capoudan pacha , qui ne manque<br />

jamais, quand il lui plait, d'envelopper le bey<br />

dans ses filets, ct de le sacriner. Je ne puis mieux<br />

prouver combien Tambiliou est fun est* aux Ma-<br />

niates que l'orgueil porte a briguer le posle su­<br />

preme, qu'en donnant la liste des beys qui,<br />

depuis 1776, ont gouverne le Magne.<br />

pour la prolongation des jours de noire tres-puissant et<br />

tres-humain Roi, qui a eu pitic de yotre pays, et Vous a<br />

pardoune toutes vos /antes des a present et pour toujours.<br />

Conduisez-vous avec sagessa ct prudence, ayec soumission,<br />

comme tons les autressujetsdu Magne. Faites le commerce<br />

on toute liberie et sans crainte dans tous nos ports ; nous<br />

vous prenons sous notre protection , et nous vous sccourrons<br />

dans tous vos besoins. Notre 1M as ne manquera pas de<br />

vous seconder desgraces quand vous lcs demanderez, que<br />

vous en counaitrtz l'utilite et l'avantage. Ordonnons en<br />

momc temps par notre present, glorieux et brillant commandement<br />

, it tous les chefs et autres babitans du Magne ,<br />

comme aussi a tous les Capitaines, de vous obeir et de vous<br />

i'tre soumis, parce que notre tres-puissant Hoi vous a eleve"<br />

bey V 1,ml-, c est-a-dire cbef et commandant de tout le<br />

Magne, par son respectable ferman. Faites ainsi, et non<br />

.lulrement.<br />

( Ces deux fermans furcnl adresses a Zanetachi bey , le<br />

vingt Janvier mil sept cent soixante-dix-sept.)<br />

13


203 V0\<br />

1 NOMS DES BEYS DU<br />

JNOMS TEMPS DE<br />

DES BEYS.<br />

Zanct,bey ou<br />

Zanetachi de<br />

LEUR GESTION<br />

LEUR FIN.<br />

Coutoufari i o ans. Pcadu en 1787 , par ordre<br />

du capoudan paclia.<br />

Michail bey<br />

Troupaki I<br />

Zanet, bey de<br />

Mavrovouni, au<br />

cantondeMarathonisi<br />

8<br />

PanaiotiComodouro<br />

de Cambo<br />

Stavro, pres Varousi<br />

5<br />

Antoni Coutzogligori<br />

AGE<br />

MAGNE,DEPUIS 1777.<br />

. Pendu par ordre du capoudan<br />

pacha, qui s'empara du<br />

fils de cet infortune bey, qui<br />

n'etait alors age que de i5<br />

ans, le precipita dansle bagne,<br />

a Conslanlinople , ou il<br />

mourut.<br />

Ayant quitte" le conimandement,<br />

il s'est retire dans<br />

ses foyers, ou ilvit tranquille<br />

en qualite de capitaine.<br />

Mis au bagne, a Constantinople<br />

, oil il se trouvait en.<br />

1801.<br />

A succede a Comodouro ,<br />

et gouvernait encore il y a<br />

deux ans.<br />

1 Ce tableau, ouplutot ce necrologue, sufGrait pour epou-


EN MOREE. so<br />

LesjeunesManiates, accoutumes des l'enfanceau<br />

maniement des armes, endurcis aux fatigues ,<br />

familiarises avec les dangers , sont toujours prets<br />

a s'aller mesurer avec les Turcs , dont le nom<br />

seul les fait en-trer en fureur. II faut le dire, leur<br />

courage , ou plutot leur teme'rite, s'augmente<br />

sans doute par la eonnaissance parfaite qu'ils ont<br />

des positions si avantageuses de leurs defiles, dans<br />

lesquels ils peuvent resister avec avantage a un<br />

ennemi de beaucoup superieur a euxparle nomfere.<br />

On les a vus sou vent organiser tout a coup,<br />

dans un repas ,un plan d'altaque qu'ils mettaient<br />

aussitot a execution, et presque toujours avec<br />

succes. L'amour inne de la rapine, l'image de la<br />

pauvrete , l'ide'e exageree qu'ils se font de la richesse-<br />

des Musulmans , leur haine contre eux ,<br />

en voilaplus qu'il n'en faut pour que , dans un<br />

moment d'exaltation, et peut-etre par ce besom<br />

qu'ils ont de eourir des basards, ils volent aux<br />

combats avec une joieet uue intre'pidite partieulieres.<br />

Malgre le sentiment profond de leur courage,<br />

ils ne dedaignent pas cependant d'employer<br />

toutes les ruses de Fart militaire , soit pour surprendre<br />

l'ennemi, seit pour Pattirer dans des<br />

vantcr tout homme raisonnable. Les Maniates qui voient<br />

les chutes, redoulilent de mefiance et de haine contre les-<br />

Turcs, sans cependant prendre parti ponr des chefs dont<br />

ils haissent la domination. Aussionpeutregardcrle Magna<br />

conime un pays menace, qui est toujours sur la defensive.


2o4 VOYAGE<br />

pieges. Enfin, le courage feroce des Spartiates<br />

s'est transmis sans alteration a leurs descendans,<br />

et a recu de 1'oppression un nouvel accroissement.<br />

Temoin de leurs exploits, le Grec habitant des<br />

plaines voit avec un secret plaisir les Turcs huinilies<br />

par des defaites continuelles ; car il est rare<br />

que les Mauiates ne triomphent pas des troupes<br />

que leur oppose le pacha. Rentres dans leurs<br />

montagnes apres le combat, ils elalent, en signe<br />

de leur victoire, les armes et les depouilles ensanglantees<br />

de J'ennemi.<br />

Dans le temps de ma captivite , ils firent trembler<br />

le pacha jusque dans son serail: il avait jure<br />

de punir 1'affront et le dommage qu'ilsluiavaient<br />

cause , en pillant le vaisseau charge des tribuls<br />

de la province; des partis nombreux de sa cavalerie<br />

avaienl recu l'ordre de se porter vers les defiles<br />

, d'en surveiller les issues, d'intercepter le<br />

commerce du Magne , de ne faire quartier a aucun<br />

de ses habitans , en un mot de leur causer<br />

les plus grands dommages possibles. Les Laconiens,<br />

qui ont de nombreux amis dans la province<br />

, instruits a temps des mouvemens qui les<br />

menacaient, coururent aux armes , et occuperent<br />

bientot les postes accoutume's. Les plus intrepides<br />

d'entr'eux, dislribue's en pc-tits de'tachemens,<br />

vinrent delier les cavaliers du pacha,<br />

et les combattre. Cerne's, au nombre de trenle ,


EN MORE E ao5<br />

dans un village par plus cle centdesdelis, on les vit<br />

6e faire jour en un instant a travers leurs ennemis,<br />

en les percant de balles — Devenus maitres<br />

de la campagne, ils ne gardaient plus de mesure,<br />

ils re'gnaient dans la Moree , leurs detacbemens<br />

passaient a la vue de Tripolitza : le pacha sentit<br />

qu'il devait metlre un terme a une guerre qui demontrait<br />

sa faiblesse ; il acheta done une paix<br />

aussi honteuse que peu durable.<br />

Les f emmes de ces Maniates , non' moins courageuses<br />

que leurs enfans, out quelquefois partage<br />

avec eux les plus grands dangers : elles les<br />

pleurent cependant quand ils succombent, car<br />

elles les aiment avec une lendresse digne d'admiration.<br />

Ces femmes sont, au surplus, le niodele des<br />

meres , apres avoir ete l'exemple des lilies. Anssitot<br />

qu'elles ont contracte l'linion que leur cccur<br />

desirait, on ne les voit plus dans les danses, ou,<br />

vers le declin du jour, elles venaient s'exercer<br />

sous l'abri des platanes. Les tresses de leurs cheveux<br />

, aupai-avant eparses sur leur sein , sont relevees<br />

pour toujours,et fixees sur le sommet de la<br />

tete. Elles ont conserve cet usage des Grecques<br />

de l'antiquite, qui, comme on sait, quittaient en<br />

se mariant certaine coiffure pour lui en substituer<br />

une qu'elles n'abandonnaient plus. C'est'un<br />

de ces usages qu'on chercberait vainement parnii<br />

nous, et qui cependant parait fontle sur le bon


306 VOYAGE<br />

ordre de la sociele! Epouses aussi souraises quetideles,<br />

elles sont, comme jel'ai dit plus haut, l'exemple<br />

des meres. Aussi, quand le ciel accorde ua<br />

gage a leur pudique amour , il 'double en quelque<br />

sorle leur existence. L'oeil fixe sur le berceau<br />

de leur enfant, elles l'agitent doucement avec le<br />

pied , pendant que d'une main elles font tourner<br />

le fuseau. Forcees de marcber dans les montagnes,<br />

pour aller trouver leurs maris occupes soil a observer<br />

l'ennemi, soit a cultiver la terre, elles y<br />

portent leurs enfans suspendus a leurs epaules ,<br />

dans un bamac de peau de mouton. Si le besoin<br />

leur arracbe des cris, elles ramenent le hamac devant<br />

leur poitiine, et, dans cette attitude, elles<br />

leur donnent a teter.<br />

Les habitans duMagne, religieux observateurs<br />

de la foi simple de la primitive eglise, pour laquelle<br />

ils donneraient leur vie, ne selivrent point<br />

aux desordres de la communaute des femmes f<br />

comme Pauw la publie.... Ils fremiraient egalement<br />

de la seule pense'e d'imiter, par la destruction<br />

de leurs enfans , les festins affreux des antbropopbages.<br />

Par quel delire Pauw,si judicieux,<br />

si sage dans ses critiques , a~t-il voulu altribuer<br />

les moeurs des peuples feroces de l'Afrique , aux<br />

habitans de la Laconie ?<br />

Les Maniates pratiquent les vertus filiales , et<br />

remplissenl leurs devoirs de patriotes, sans en parler.<br />

Des chansons simples, sans images, conser-


EN MO REE. ao;<br />

vent leurs traditions; on n'y parle que de combats,<br />

que de victoires. Des Turcs vaincus, des drapeaux<br />

dechires, des barques submerge'es; des rochers<br />

ecrasant leurs agresseurs ; le ciel reserve<br />

aux vainqueurs des infideles ; la couronne du<br />

martyre, descendant sur la te'te de celui qui perit<br />

d'une noble blessure, voila le texte ordinaire de<br />

ces hymnes , et tels etaient ceux des Spartiates ,<br />

leurs ancetres.<br />

La nuit n'enchaine pas la vigilance des Maniates<br />

; des feux allumds de toules parts annoncent<br />

leur presence. Ces feux sont souvent des<br />

pieges ou le Musulman a trouve sa perte. Ea<br />

outre, des chiens e'normes , accoulume's a terrasser<br />

les loups, rodent autour des chorions ou<br />

villages. Par le secours seul de leur instinct naturel,<br />

ils distinguent parfailement, meme dans<br />

lestenebreSjlesbabitansdulieuqu'ilsdefendent...;<br />

mais si un etranger,oumeme unanimal inconnu,<br />

parait a quelque distance, leurs cris, leurs aboiemensredoubles,<br />

repandent l'alarme, et chacun<br />

aussitot court a son poste. C'est ainsi que sont<br />

garde'es les bourgades Maniates.<br />

Les papas du Magne, qui desservent les eglises<br />

ornees de cloches et de l'appareil d'un culte libre<br />

, sont les moins intruits des pretres de la<br />

Grece. A l'exemple de la majeure partie de leurs<br />

confreres, ils alleguent la cherte des livres, la<br />

difficulie de s'en procurer, pour s'exempter de


ap8 VOYAGE<br />

dire le bre'viaire. Aussi voleurs, aussi avides que<br />

le plus determine des Maniates , ils les suivent<br />

dans leurs expeditions pour partager leur bulin.<br />

Ce sont eux sur-tout qui entretiennent eelte xenelasie<br />

', qui rend les Maniates soupconneux envcrs<br />

tout ce qui n'est pas Maniate.<br />

Le Magne se divise en capitaiueries, toutesplus<br />

ou moinsdependantesd'un bey quiresideaCitries.<br />

Cette espece de magistrat, dont j'ai deja parle,<br />

tient immediatement sous sa main quelques unes<br />

des villes qui se trouvent sur le golfe de Calamatte,<br />

et qui sont disposees dans l'ordre suivant:<br />

Armyros, eloignee d'une lieue et demie de Calamalte,<br />

obeit au bey: ce n'est, a proprement<br />

parler, qu'un port pres duquel on a bati une tour,<br />

et ou se trouvent quelques boutiques tenues par<br />

ties boulangers et des marcbands de comestibles<br />

; mais la place importante dont Armyros<br />

n'est que l'echelle, est une bourgade appelee<br />

Selitza (stAiVja) , que je ne sais a quelle ville de<br />

raiiticjuite on pourrait rapporter. Batie sur le penchant<br />

d'une montagne couverte de verdure , sa<br />

vue est dirigee au nord-ouest, et elle renferme au<br />

dela de trois cents maisons.Ses babitans, pleins de<br />

force et de \igueur, ne se melent point, par des<br />

mariages avec les Grecs des villes soumises aux<br />

1 Xi'inUasio, liainedes etrangers. Gemot, consacre Jans<br />

leur langue, eSpriiftic cc sentiment qui leur est comruun.


EN MOREE. .aoj<br />

Turcs; fiers de leur liberie, ils supportent a peine<br />

l'empire du bey de Citries, rjni negocie le peu,<br />

de commerce qu'ils font dans le golfe de Coron.<br />

Mandinies ( M«T1II«M ) est la seconde ville de la<br />

cote qui depende immediatement du bey; situee<br />

a deux heures et demie de Calamatte, a uue lieue<br />

d'Armyros , et a une demi-lieue de la mer , cette<br />

~ ville, dis-je, qui n'est pas compose'e de plus de<br />

cent cinquanle maisons , se divise en grande et<br />

petite Mandinies. La petite Mandinies est batie<br />

sur le contrefort d'une montagne dont le sommet<br />

le plus eleve des cinq du Taygete, est distingue<br />

par le nom propre de mont Saint-Elie. La<br />

grande Mandinies occupe le bas du coteau. Scs<br />

richesses sont 1'huile, la soie , el elleest singulierement<br />

favorisee par la purete de l*air, et son<br />

exposition au nord. Ensuivantune petite riviere<br />

qui coule dans le vallon voisin, embelli par une<br />

multitude de hameaux piltoresques , on trouve<br />

les mines d'une ville ancienne qui pourrait bieii<br />

etre Pheree. Les habitaus , sans se douter de ce<br />

qu'elle fut jadis, la designent sous le nom de<br />

Paleo Cbora , vieille ville ; et des mines de quelque<br />

temple , ils ont bali une eglise appelee<br />

Stavros. Elle n*est point environnee de maisons ;<br />

c'est un lieu de reunion les jours de fetes , et les<br />

habitans de Mandiuies s'y rendent pour entendre<br />

la messe, et se livrer airs plaisirs qui suiveut les<br />

Grecs par-tout.<br />

t. 14


aio<br />

VOYAGE<br />

A deux heures de cheniln , au midi ,011 trouvc<br />

Citries ; c'est la residence du bey du Magne qui<br />

habite une sorte de chateau, on tour. Le desir<br />

de commander a fait quitter a Coutzogligori, qui<br />

est le bey actuel, Ballii sa patrie, situee sur le<br />

golfe de Laconie , pour venir recevoir un emploi<br />

du capoudau pacha. Soixante ans d'age , 1'experience<br />

du passe, l'exemple des beys qui l'ont precede<br />

, n'ont pu l'empecher de sollicker la place<br />

perilleuse oil il se trouve. La ville de Citries, on<br />

Kytries , qui devrait etre l'e'chelle principale du<br />

Magne, n'est plus qu'unmouceau de mines. Bru-<br />

Ieeparies Albanais, elle ne se compose anjourd'hui<br />

que de quelcpies boutiques , et de la ton r<br />

du bey , sous la protection de laquelle se font les<br />

chargemens d'huile pour Coron ; enfiu Citries ,<br />

la pre'tendue capitale du Magne, n'est que l'echelle<br />

d'line vil le plus importante quise trouve vers<br />

roi'ient,a vine demi-lieue de distance dans les terres.<br />

Cette ville se nomnie Dolous ; elle est la plus<br />

considerable d'un vallou fertile, qui s'elend tresloin<br />

dansle Taygele, en conservaut plus d'une<br />

demi-lieue de largeui'. Dolous est divisee en ville<br />

haute et ville basse, parce qu'une partie se<br />

trouve dans la moutague, et que la ville basse se<br />

deploie clans le vallou. On voit, avec un plaisir<br />

inexprimable r cette ville tres-peuplee , habitee<br />

par des femmes cbarmantes , qui, comme tous<br />

les Maniates, cherissent leur pays, dont ils ne


EN MOREE. an<br />

parlem qu'avec transport. On porte le nombre<br />

de scs maisons a plus de cinq cents , loutes<br />

habilees par de uombreuses families, qui peuvent<br />

au besoin mettre plus de six cents hommcs<br />

sous les armes.<br />

Surle coteau oppose a Dolous, s'eleve un bourg<br />

important appele Yarousi, qui est eloigoe d'une<br />

demi-lieue. C'est la ou l'eveque du canton, connu<br />

sous le norn de Zarnate, fait sa residence , car il<br />

n'y a point de villc de ce nom, C'est sur la foi du<br />

Pere Coronelli qu'on a repete qu'il y avait une<br />

ville de Zarnate, dont il a meme eu la bonte de<br />

nous donner une vue; mais je dois dire que Zarnate<br />

est le nom d'un arrondissement du Magne.<br />

Ce canton, ou district, le plus riche, le plus peuple<br />

, et le plus fertile du pays , est compose<br />

de cinquante villages epars sur une surface<br />

peu etendue, qui a pour bornes Ianitza, Mandinies,et<br />

Dolous. Varousi, qui en est comme le<br />

chef - lieu , d'oii 1 eveque de Zarnate etend ses<br />

soins spiriluels sur presque tout le lerritoire<br />

de la republique du Magne, n'a pourlant pas<br />

la force de Dolous, puisqu'il ne compte gueres<br />

au dela de cent cinquante feui. En recompense,<br />

il possede des eglises sans nombre, un<br />

elerge, et des papas dont la probite n'est pas<br />

fort vantee.<br />

Une demi-lieue vers Test, en suivant le coteau<br />

de Varousi, on se renda Moullitza,M»t-AT/T^«. C'est


2ia<br />

VOYAGE<br />

un des chorions ou villages de Zarnate, qui est<br />

compose d'une centaine de maisons.<br />

Lasoie,l'huile, levin, le ble abondent dans toute<br />

cette partie, dont la population, depuis vingt ans,<br />

a pi-is un accroissement considerable. Quelques<br />

ruisseaux , des fontaines en grand nombre arrosent<br />

ces defiles , sejour de l'independance et du<br />

bonbeur d'un peuple content de ses foyers et des<br />

cbarmes d'une vie champetre , qui n'est agilee<br />

que par des orages pen frequens: car si le capoudan<br />

pacha change le bey, l'evenement est en luimeme<br />

trop peu important pour que les habitans<br />

de ces contrees y prennent part; on ne peut choisir<br />

un cbef que parmi eui, et s'il ne convient<br />

pas , il reste peu de temps en place.<br />

Dans le fond du vallon, pres de Varousi, est un<br />

tillage appele Cambo-Stavro. C'est la patrie dePanaioti-Comodouro,<br />

avant-dernier bey du Magne,<br />

que le capoudan pacha a precipite dans le bagne<br />

de Constantinople, oil sans doute il gemitencore.<br />

En se rapprochant du rivage de la mer, on<br />

conipte trois heures de chemin pour se rendre<br />

deCitries aKardamoula ouKardamyla,Kap'•'<br />

KapXa^uAa. Cette ville , composee d'une centaine de<br />

maisons, se ressenl deja un peu de l'aprete du<br />

cap Tenare. Plus d'oliviers ni de lauriers ; le cullivaleur<br />

traceavec peine les sillons dans une terre<br />

Vougeatre ; des lorets de sapins et de pins ombragent<br />

les ilancs des niontagnes qui commencent


EN MOREE. st3<br />

a s'abaisser. Kardamoula est, malgre cela, le<br />

chef-lieu d'une capitainerie qui e'tait commanded<br />

par Panaioti-Troupaki.<br />

A l'oi-ient de cette ville, a trois heures et demia<br />

de distance dans les montagnes , se tronve le village<br />

ou chorion de Castagna, ainsi nomme de<br />

la multitude des chataigniers qui sont aux environs.<br />

Quarante maisons disse'ininees composent<br />

ce chef-lieu d'une capitainerie commandee par<br />

Constantin Douraki, ou le capoudan fut battu et<br />

mis en deroute , il y a vingt-deux ans , par les<br />

Maniates , qu'il voulait reduireapres avoir chasse<br />

les Albanais de la Moree.<br />

A vine lieue au midi de Kardamoula, en suivant<br />

la cote , on arrive a Platza, ou les vaisseaux<br />

trouvent un abri et un mouillage qui est assez<br />

sur. Cette petite ville, dont la force n'est pas de<br />

deux cents maisons , est sous les ordres du capitaine<br />

Christodoulos ou Christea.<br />

Deux lieues plus loin, en descendant le rivage<br />

dans la meme direction du midi, on troOve<br />

Platza, nAae


2,4 VOYAGE<br />

peaux , et tlu bois de sapin propre aux matures<br />

des batimens de commerce.<br />

C'est a une heure de cliemin au dela de Platza<br />

qu'eslsitueeVililou,rOEtylos desanciens, connue<br />

parmi les navigateurs sous le uom impropre de<br />

Porto Yitulo. C'est aujourd'liui uue petite ville<br />

balie sur ]a rivenord de la baie qui eu a jnis sou<br />

nom , et cpii n'a pas plus de quatre-vingtmaisonSi<br />

Son port a cependant l'avaulage d'etre le plus<br />

profoud et plus sur de cetle cote.<br />

Sur l'aulre rive de la baie d'OEtylos, a une demi-lieue<br />

de Yitilon, s'eleve la \ille de Tcbimova.<br />

Elle est forte de plus de deux cent cincjuante feux,<br />

et commandee par le capitalize Piero Mavro Micbalia.<br />

Au dela comiuence le pays des Cacovouniotes<br />

ou Cacovouliotes, dont j'aurai lieu de parler<br />

bientot.<br />

On cite encore plusieurs autres villes du Maguc<br />

repaudues dans le Taygete, ou vers le defile<br />

des Porles, dont les principales sont Passavi, Perivoli<br />

, aux environs du vallon de Belmina; Petrini,<br />

a la bauleur de Koumastra, dans le Taygete;<br />

Porama, dans le voisinage du defile des Fortes ,<br />

qu'lanilza dont j'ai parle , ferme du cote de Calamatte.<br />

Sur le golfe de Laconie, Marathonisi est<br />

la place la plus impoitaute. Son commerce principal<br />

est le coton et la vallonee. Au dessus de Marathonisi<br />

, ou parle d'un posle appele Mavrovouni.Bordoimia<br />

forme uueassociation indepen-


EN MOREE. ai5<br />

dante , toule composee dc Tares qui ne croient<br />

pas plus au Prophetc qu'a Jesus-Christ. Souvent<br />

ils se fachent avec les Mauiates, et ils en yiennent<br />

aux mains ; mais comme toutes ees peupladesont<br />

un ennemi commun, qui est le dominateur dn<br />

pays , elles sentent assez bien lew interei pour •<br />

semenagerre'eiproquemeut, memedans leurs dissensions.<br />

Jene decrirai pas enparticulier chacune de ces<br />

villes, dont la force ne m'est que pen connue ; je<br />

dirai seulement, d'apres des donnees positives ,<br />

que la population da Magne est de quarante<br />

mille habitans qui occupent cent villages ou chorions;etsuivant<br />

d'aulres renseignemens,soixantedix<br />

seulement, qui donnentun total de sept mille<br />

maisons. On evalue le nombre des homines /aits<br />

a dixmille, et celui des caratcks ' qu'on est cense<br />

payer au capoudan pacha s'eleve a ce taux.<br />

Les capitaines sont au nombre de quatorze ; il<br />

y a en oulre des Zapitades ou primats qui ont la<br />

police des villages. Les chefs militaires auxquels<br />

on a vu quelquefois succeder leurs femmes, sont<br />

eleves au poste de capilaine par la consideration<br />

publique , qui se regie ordinairement d'apres<br />

leur fortune et leurs belles actions. On les voit a<br />

lalete delenrs bandes, coiffes de casques antiques<br />

1 Sorte de capitalion. Y. ci-apr&s.


9i6 VOYAGE'<br />

dclaforme de celuidePhocion,qu'ilsse transmettant<br />

depuis des siecles de pere en ids ; les capitaines<br />

voisins de Capo-Grosso out en outre des<br />

boucliers, qui offriraient des modeles precieux a<br />

nospeintrtsd'histoire.Parune fatalitedeplorable,<br />

ces chefs, tous ambitieux et inquiels , entretiennent<br />

leurs cantons dans un etat habituel de discorde.<br />

Des haiues constantes, des souvenirs exaspere's<br />

par le voisinage et par les rapports journaliers,contribuent<br />

a entretenir la mesintelligencc.<br />

Ce n'eslquelorsque le danger cotnmuri les reunit,<br />

que les Maniates peuvent elre vus sous un jour<br />

favorable; car, duns leurs habitudes ordinaires,<br />

ils sont un objet d'aversion pour l'homme qui<br />

a le bonheur d'etre ne au milieu des societes<br />

civilise'es!<br />

Le ciel eteud cependant sur eux une main propice;<br />

les cantons dn nord se ferlilisent; Vililon,<br />

Kardamoulaje pays de Zarnale, s'enrichissent et<br />

voieut augmenter 1'agrieulture. Des vaisseaux<br />

grecsde laSpezzia,d'Hydra,elde Poros, onfcr^emplace<br />

le pavilion venitien qui venaic acheter leur<br />

denrees, et les profits se trouvent concentres<br />

dans la nation. L'etranger ne trouverait pas peutetre<br />

toutes les suretes que le commerce exige,<br />

pour etablir une maison dans le Magne. Venise,<br />

qui y entretenait un agent, n'osa pas former ce<br />

projet; cependant onpourrait, avec une connaissance<br />

particnliere des localites, tenter celte entre-.


EN MOREE. 217<br />

prise, et le port de Citries serait le lieu d'election.<br />

Quoiqu'il n'y ait point en encore de droits particuliers<br />

etablis pour les marchandises d'entree<br />

et de sortie, les vines et les autres out neanmoins<br />

ete soumises a deux pour ceut, sans aucune difference.<br />

1 Les productions ordinaircs sont!<br />

L'huile, dont ilsort environ, i3,ooobarils.<br />

La vallouee i,5oo,ooo ocques.<br />

La soie 1.6,000 livres.<br />

Le micl<br />

La cue<br />

) ...... . ,<br />

\ quantite mdeterminee.<br />

J<br />

La nois. de galle. i,5oo,ooo ocques.<br />

Le coton<br />

_ ,<br />

Le kermes<br />

} ,,<br />

> qviantite indeternnnea.<br />

J *<br />

On exporte en outre une grande quantite de<br />

euirs bruts , et de laines ; on pourrait vendrc<br />

beaucoup de betail pour l'approvisionnement<br />

des iles de l'Arcbipel; enfin les ports du Magne,<br />

capables de recevoir les vaisseaux les plus gros ,<br />

sont destines uu jour a acquerir un haul degre de<br />

splendeur.<br />

L'ami des arts est aussi appele a visiter le<br />

Magne, et a penelrer dans ses vallons. Toutes les<br />

voix s'accordent a dire que ce pays, ainsi cpie celui<br />

qui, d'OEly los. s'elend jusqu'au cap Tenare, est<br />

' Voir le tableau general a la fin de cette premiere<br />

Parlie.


ai8 VOYAGE<br />

convert de mines antiques. Celte contree e'tait,<br />

suivant Pausanias, rempljede temples; et les Mania<br />

tes que j'ai consulles,ceux qui ontdonne par<br />

ecrit des notes sur le Magne, se re'petent aiusi :<br />

« Des monuniens, des restes de chateaux, des<br />

» tombeaux et des temples anciens se trouvent<br />

» tres-abondamment depuis St-Sion jusqu'aux<br />

» confins de Calamatte; jusqu'au cap Matapan et<br />

» jusqu'au fleuve Eleos,, a peine marcbe- t-on<br />

» cinq milles sans en rencontrer. Tous les sa-<br />

» vans et connaisseurs jugent que cesmonumens<br />

a ont ele eleves avec les tresors des rois. On<br />

» Irouve ,a,u$^i sur les marines beaucoup d'ins-<br />

» criptioris et d'incisions que nous ne connais-<br />

» sons pas. II y a des antres , et des cavernes en<br />

» tres-grand nombre. Plusieurs ont essaye d'en<br />

» trouver l'extremite , et on a re'ussi dans quel-<br />

» ques tenlatives. C'est le pays de l'univers ou<br />

» Ton irouve le plus d'anliquiLes ; lant sur terre<br />

» que sous terre. »<br />

Tel est a peu pres le Magne, dont les habitans<br />

ont conserve unreste d'independance etde fierte.<br />

II me reste a parler d'une race iudomptee qui habile<br />

l'extremilemeridionale jusqu'au cap Teuare",<br />

et qu'on counait sous le nom de Cacovouniotes<br />

ou Cacovouliotes.<br />

Les affreux rochers qui herissent cette region<br />

, leurs sommets noircis par la foudre ou<br />

par le temps , les terrcs ror.gealres qui se trou-


E]S MO REE. ai<br />

vent dans leurs iulervallcs, ne presenteulqu'un<br />

coup d'ceil efiiayanl au navigaleur. On. ne voit.<br />

que quclques habitations eparses , et on trouve<br />

sur le eoulreforl des monlagues, oubienauvoisinage<br />

d'une ause solitaire oil la mer s'eugoufl're,<br />

des villages;qui out pris un nom parlieulier. Lcs<br />

principalis, sont KoloLythia , que les Cacovouliolcs<br />

regardent coiuiuc. leur capitale; eusuiie<br />

Boularias, Cariopolis, Mezapioles et Porto Caillo<br />

sur le goli'e de Laconic Le pays est par-tout apre<br />

et depourvu de bois; l'eau qui sert aux besoins<br />

de la vie est celle des i'onlaines ou desciternes naturelles<br />

qui se trouvenl dans les cavernes. II n'y a<br />

qu'uueseule riviere , le Skyras , aux emirops de<br />

Porlo Caillo , et elle a de l'eau pendant loute<br />

1'annee. La culture est insui'lisauie pour noprrir<br />

les Caepvouliotes, qui seraienl contraints d'abandonner<br />

leurs repaircs , si la mer ne leur of trait<br />

des ressources iuepuisables par la peehe,et si ces<br />

memes rochers n'etaient l'asile d'une quantity<br />

prodigieuse de perdrix , d'oiseaux et de gibier.<br />

Au temps des equinoxes , avant que les vents<br />

bouleversent les mers , les oiseaux de passage se<br />

rendeut au cap Tenare , et de ce lieu terrible, ils<br />

prennent leur vol vers les contrees de la Libye.<br />

Les Cacovouniotes, reste impur de la peuplade<br />

de INabis, que les modernes designent sous le<br />

nom de Cacovpugnis, ou brigands de la montague;<br />

ces forbans peu nombreux, aussi feroccs


s2o VOYAGE<br />

que l'-Arabe des Syrthes, forment line association<br />

distincte des Maniates. lis ne vivent que de la pec-he,<br />

des fruits de leurs gorges silencieuses, ou de<br />

leurs pirateries. Usfoudent,avec les tempetes, ou<br />

accompagne's de la perfidie des ealmes , sur les<br />

Taisseaux trop faibles pour se defendre , dont le<br />

sort devient plus affreux que d'etre frappcs de la<br />

foudre, oit brises sur les rochers. TSi la peur des<br />

supplices , ni les dangers ne peuvent detruire ce<br />

coupable penchant. Ilsne sauraient, disent-ils, i*esister<br />

au spectacle continue! des vaisseaux europe'ens<br />

qu'ils voient passer sous leurs yeux.<br />

Divises entr'eux, ou bien en guerre avec leurs<br />

Toisins, ils ne vivent que les amies a la main.<br />

Dans ces expeditions, ils se font accompagner de<br />

iciirs femmes, qui parlagent les dangers auxquels<br />

ils s'exposent avec un courage surnaturel. Par<br />

une bisarrerie qu'on a plus d'une fois remarque'e<br />

dans les associations de forbans, ils joignent a<br />

1'amour du brigandage, les idees les plus austeres<br />

de la religion /qui est toute en pratique pour eux.<br />

C'est la ou il faut voir la rigide observance des caremes,que<br />

le danger meme de la vie ne ferait pas<br />

violer. Celui quisles mercrediouvendredi de chaquc<br />

semaine, mangerait autre chose que des ve'gelaux<br />

cuits a l'eau et sans assaissounement, serait<br />

fnsille. Leurs papas ne savent pas leur enseignev<br />

autre chose : ce sont eux qui enllammeut leur<br />

imagination a la vue des pavilions europeens qui


EN MO REE. aii<br />

traversent les mers,et quiIeurdisent deprendre oil<br />

ils en trouvent, des biensdontils sonl de'pourvus.<br />

On distingue leCacovouniote au premier coup<br />

d'oeil, d'avec le Maniate. Celui-ci a la laille avantageuse,<br />

le teint fleuri, et le regard serein; le Cacovouniole<br />

a l'oeil noir et couvert; il est trapu , et<br />

rabougri comme les erables de son pays ; il a le<br />

teint bride, et parait mediter le crime: sa physionomie<br />

sombre decele un assassin. Le son de voix<br />

du Maniate est plein et presse; celui du pirate est<br />

rauque et guttural. Le Maniate marclieavec le'gerete;<br />

le Cacovouniote bondit comme un sanglier.<br />

Le premier attaque avec fureur et pille avec joie<br />

le Turc , son ennemi: le second n'a.qu'un ennemi;<br />

mais cet ennemi c'est le genre humain, qu'il<br />

voudrait dechirer dans son aveugle rage.


V O Y A G E<br />

CHAPITIiE XXI.<br />

ENVIRONS DE TP.1POLITZA. RUINES DE TEGEE. —<br />

PALLANTtUM,<br />

APRES avoir decrit la Laconie , mes regards<br />

se portent de nouveau autour do T ripolitza , oil<br />

il me reste encore plusieurs lieux a visiter, afin<br />

de n'avoir plus a considerer que la cliaine du<br />

mont Artemisius, qui met le complement a celte<br />

belle plainc.<br />

J'ai decrit les champs qui environnent Tripolilza<br />

, a l'ouest, et j'ai dit que sa distance au<br />

mont Ro'ino ou Menale etait d'une demi - lieue.<br />

II me reste encore quelques particular ile's a pu-<br />

Llitr sur celte montagne. Si ensortautparlaporte<br />

de Caritene, on prend un seutier qui est sur la<br />

droile, on ne tarde pas a U'ouver uu torrent qui<br />

lombe de la montagne en se dirigeant au nord-est,<br />

et un quart de lieue plus loin , on commence a<br />

s'elever, en longeant un autre torrent profond,<br />

qu'on passe sur un pout de bois , pour se rendre<br />

a une petite chapelle dediee a Saint-Marc. Elle se<br />

trouve balie au milieu des rochers qui herissent<br />

la montagne , et ne parait pa< avoir soufl'ert de<br />

la t'ureur des Albauais , au moins quaut a l'exleiieur.


E Pi MORE E. 223<br />

Dans son interieur, elle renferme nn autel<br />

DU , sans images , sans chandeliers; mais ses murailles<br />

sont couvertes , du haut jusqu'en bas , de<br />

peintures a fresque.representantdes processions<br />

anciennes. On voit a regret que les Albanais ont<br />

creve les yeux aux figures , et mutiJe plusieurs<br />

des tetes. II n'y a aucunes inscriptions qui indiquent<br />

a quoi on peut rapporter ces peintures,<br />

qui parleraient assez d'elles-memes aux yeux<br />

d'un antiquaire.<br />

A la voute, elevee d'une trentaine de pieds ,<br />

est peint un zodiaque parfaitement conserve,<br />

qui, je presume , ressemble a tous ceux que nous<br />

connaissons. Comme j'e'tais etonne de trouverdes<br />

signes astronomiques, de voir des figures bien<br />

dessinees dans une chapelle grecque, jedemandai<br />

si elle existait depuis long-temps , et la reponse<br />

desGrecs ful, ' ©»< K ?e'fi Dieu le sait. Moi qui<br />

n'e'tais pas beaucoup plus savant qu'eux, je<br />

ne pus lire l'epoque dans ce qui m'environnait.<br />

Le pave que je loulais aux pieds , aurait pu me<br />

donner quelques reuseignemens , mais il etait<br />

trop charge de boue. Je m'amusai plus volontiers<br />

au plaisir que se donnaient quelques femmes<br />

grecques reunies en ce lieu , qui, sans respect<br />

pour Saint - Marc , mangeaient une salade copieuse<br />

dans son eglise. Pourtant j'y revins plusieurs<br />

fois sans obtenir d'autres eclaircissemens ,<br />

sinon que c'etait un monastere , qu'il y avait eu


224 VOYAGE<br />

un convent;...mais celaestcontrouve. Les ruines<br />

du pretendu couvent sonttrois quarts delieue pi us<br />

auDord,duc6tede'Mantinee. L'e'glise ou chapelle<br />

de St-Marc pourrait done etre la demeure sacree<br />

de quelque dieu de la Fable , sur laquelle ]e ne<br />

me permets aucuue 1 conjecture : elle est humide<br />

et froide , ses murailles sont baties d'une pierre<br />

tres-dure ; et on voit des aigles rouiain.es dans la<br />

partie qui regarde le nord.<br />

Ens'elevan; dans lamontagne, a cinquante toises<br />

de la chapelle t on trouve une aire pavee qui peut<br />

avoir plus de centpieds de diametre; les Grecsdisent<br />

que le couvent faisait fonler son grain en ce<br />

lieu. Jene sais qu'en penser; lnaiscomme ilsn'ont<br />

jamais pu me dire ou etait le couvent, je consigne<br />

ici que j'ai trouve une aiie , mais tellement<br />

solide , si reguliere, que je crois les Grecs et les<br />

Turcs incapables d'en faire une semblable. Malgre<br />

le temps, l'herbe n'a pu penetrer a travers les<br />

paves, qui soul d'un caillou rouge; il a fallu couper<br />

et niveler le sommet d'un monticule pour<br />

1'etablir en cet endroit, et voila bien de l'ouvrage<br />

pour des bommes comme ceux qui babiteut la<br />

Moree. De la on domine lout le vallon de Tegee ,<br />

sans que la vue puisse se porter jusqu aux gouffres<br />

de l'Alpbee , a cause des montagnes qui s'a*<br />

rancent et forment une saillie. A uue demi-lieue<br />

plus loin, vers le sud, en parcourant.la montagne<br />

u cette hauteur, on arrive a quelqucs champs


EN MOREE. 2a5<br />

arides oii Ton seme da seigle : ils s'eteadent jusqu'a<br />

un second etage ou chaine de niontagnes; et<br />

a une demi-lieue de la, on monle a un village de<br />

cinquante maisous environ. Vu de la ville de<br />

TripoliUa, ce hameau parait toujours dans les<br />

nuages; et quand on y est arrive , on trouve son<br />

site tres-agreable ; au dessus , sont quelques fontaines<br />

abondantes , qui forment des bassins envirounes<br />

de saules pleureurs. Les habitans sont<br />

tous de pauvres bergers, tres-^nal loge's : leurs<br />

cabanes , couvertes en tuiles , sont enviromiees<br />

de jardius dans lesquels ils cultivent quelques<br />

plantes potageres. J'aurais voulu lier conversation<br />

avec eux; niais leurs portes etaient ferme'es;<br />

et d'enormes cbiens, qui gardaient leurs penales,<br />

ine montraient des dents avec lesquelles ils ont<br />

coutume de combattre et d'elrangler les loups.<br />

En descendant de ce village, on voit plusieurs<br />

bergeries , et sur la droite , a quelque distance,<br />

des sources d'une eau vive, les ruines d'un grand<br />

village dont la situation en ampbitbeatre , au<br />

fond d'une gorge tournee a l'orient, devait etre<br />

tres - agre'able. Comme rien , dans l'antiquite,<br />

ne pouvait me guider pour lui assigner un nom,<br />

je presumai qu'il e'tait moderne, etqu'il aura ele<br />

incendie par les Albanais ; ce qui m'engagerait<br />

a le croire , c'est que les ruines ne portent point<br />

le caraclere de grandeur et de force que la poussiere<br />

mime des moaumeas antiques nous transx.<br />

*5


2l6<br />

V O Y A G E<br />

met; ce devait done etre 1'ouvrage des Moiaii.es.<br />

Je ne mesurai que l'emplacement ties cabanes ,<br />

ou de quelques vieilles chapelles et je n'ai jamais<br />

puparvenir a savoir le nom de ee lieu.<br />

C'est ainsi que, dans celle monlague, on trouve<br />

une multitude de villages desoles, quelques ruines<br />

des temps heroiques, qui sont peut-etre la cause<br />

que les modernes, qui defigureut tout, out change<br />

son nom de Menale en celui de Roino, mot<br />

corrompu de Fitalien , qui signilie des ruines.<br />

Pallantium etait a une lieue et demie plus au<br />

midi, sur la route qu'on suit aujourd'hui pour<br />

aller a Sinano; mais on n'y voit aucunes ruines.<br />

Les statues de Pallante , d'Evandre , de Polybe,<br />

n'existent plus que dans Pausanias, ainsi que le<br />

temple des Dieux Purs, par lesquels jnrait le<br />

peuple de Pallantium , en attestant la verite de<br />

ce qu'il disait.<br />

En lisant Pausanias, on ne peut s'imaginer<br />

qu'il ecrivit il y a deux mille ans ; si, comme le<br />

dit M. Pauw, il ne savait pas l'histoire romaine ,<br />

au moins il avait le talent de decrire, et de peindre<br />

les lieux. Son Voyage a la main, on peut aller<br />

a Asi, trou\er les fecondes somces de l'Alphee,<br />

Pallante, et, sans autre secours, avoir un guide<br />

fidele qui ne se livre pas a de vagues theories.<br />

Aussi, quelques Grecs instruits, que j'aiconnus,<br />

reverent-ils son temoignage, autant qu'ils rient><br />

"Dni"'' 0 * 6 ^ e 1'erudition de leur eveque Meleiius»


EN MO REE. 257<br />

ilont ils auraient plus redoute les foudres, que<br />

l'autorite comme geographe.<br />

Au dela de Pallantium est le marais de l'Alphee<br />

, uu gros village vis-a-vis d'Asi, enfin vers<br />

l'orieat l'anciemie Ase elle-meme, et a une lieue<br />

de la, vers le nord, se trouvenl les mines de Tegee.<br />

Les Grecs donnent le nom de Paleopolis a<br />

line eglise ruine'e, environnee de quelques maisons<br />

, aiDsi qu'a une tour delabree, et a quelques<br />

pans de muraille, quisont lesrestes de l'ancienne<br />

ville capitale des Te'ge'ates. L'emplacement de Tegee<br />

se trouve en partie sur une bulte couverte de<br />

terre vegetale , et en partie a mi-cote , ayant vue<br />

versTorient, enfin s'etendant jusquedanslaplaine<br />

de ce cote. A plus d'une demi-lieue aux environs i<br />

on ne rencontre que de grosses pierres de taille<br />

eparses, des morceaux enormes de granit, des<br />

fragmens de marbre; et le soc qui trace des sillons<br />

pen profonds , enleve des briques , des tuiles,<br />

tellement qu'on ne peut douter qu'il existait<br />

une ville aucienne en cet endroit. On en est encore<br />

mieux assure sur la butte dont je parle, ou<br />

Ton ne peut labourer, a cause du pen de profondeur<br />

de la couche de terre, qui recouvre a peine<br />

les ruines. II n'y crolt par consequent que de<br />

l'herbe qui jaunit des que les chaleurs commencent<br />

a se fatre sentir. La vieille lour qui subsiste<br />

en partie, peut avoir de trente a quarante pieds<br />

de haut, et elle aura fait partie de quelqne lieu


2a8<br />

VOYAGE<br />

fortifie , si on considere les mnrailles epaisse*<br />

dansleplan desquellos il parait qu'elleentre.Sans<br />

beaucoup de peines, sous les yeux memesdu pacha<br />

qui ne s'y refuserait pas, on pourrait faire<br />

des fouilles a Tegee, desquelles on serait recompense<br />

par la decouverte d'objets d'antiquite.<br />

La distance de Tegee ou Paleopolis , au mont<br />

Chelmos , est de plus de deux lieues. On troiwe<br />

au nord un ruisseau qui coule vers Tripolitza.<br />

Les sources pretendues de l'Alphee ne doivent<br />

pas elre eloiguees, ni consequemment la petite<br />

•vdle de Phylace , sur l'emplacement de laquelle<br />

on laboure maintenant.<br />

La \ue , la situation, la temperature de Tegee<br />

sont delicieuses, et dans le temps de sa prosperite<br />

, elle ne devait le ceder a aucune ville du Peloponese.<br />

Le voisinage de Megalopolis , celui de<br />

Mantinee, situees a quelque distance, la richesse,<br />

la beaute de son vallon durent la reudre considerablement<br />

peuplee. Qu'on ajoute a cela la grandeur<br />

de ses monumens, parmi lesquels brillait le<br />

temple de Minerve Aleenne, decore des trois ordres<br />

d'architecture. Des colonnes doriqvies , dit<br />

Pausanias , l'enveloppaient a sou exterieur , et<br />

dans l'interieur on voyait deux portiques de colonnes<br />

coriuthiennes surmoute's de colonnes<br />

ioniennes. Dans ce temple ou avait peint la fameuse<br />

chasse du sanglier de Calydou, et lous<br />

les heros de la Grece qui s'y eiaieut tiouves.


EN MO REE. 2i9<br />

Aujourd'hui, l'oeil aimc encore a s'egarer sur<br />

cevallon, danslequel s'elevent quelques maisons<br />

agreables, des fermes , d'enormes bouquets d'arbres,<br />

et ou par-tout l'agriculture fleurit. On embrasse<br />

de la vue, dans uu instant, les passages de<br />

la Laconie, de l'Argolide , de Mantinee, et de la<br />

Messenie. On voit le montMenale, leParthenius,<br />

l'Artemisius , le Cresius, le Boree , et enfin le<br />

mont Cronius.<br />

Telles sont les parties de la Moree que j'ai vues,<br />

tel est le vallon jadis fortune de Tegee ; je passe<br />

maintenant a la partie qui a pour objet les moeurs<br />

et les usages des Morai'tes» Je parlerai de la nature<br />

du sol qu'ils habitent, de l'air qu'ils respirent,<br />

des maladies qui les affligent. J'essayerai de<br />

faire connaitreleureconomiedomestique, dedire<br />

leur croyance et de de'voiler leurs prejuges. Je ta.<br />

cherai enfin dedonnerde cepeupleun portrait tel<br />

que les voyageurs eclaires et irapartiaux ne puissent<br />

le meconnaitre.... Mais ayant d'entrer en matiere<br />

, je dois traiter de l'administration de cette<br />

province , et prevenir que je terminerai la des.<br />

cription topographicpie de la Moree, lorsque je<br />

m'avancerai vers Argos pour me rendre a Cons»<br />

tantinople.


a3o VOYAGE<br />

CHAPITRE XXII.<br />

ADMINISTRATION DE LA PROVINCE. SA DIVISION EN<br />

CANTONS OV VILLAIETIS. DIVISION EN METRO-<br />

POLES, ARCHEVECHES ET EVECHE8.— IMPOSITIONS.<br />

XJE gouvernement dc la Moree entiere est conlie<br />

au pacha a trois queues residant a Tripolitza ;<br />

Je pacha a deux queues qui commande en temps<br />

de guerre a JNaupli, Iiii est subordonne.<br />

Les bejs de Navariu, de Coron, de Modon ,<br />

de Mistra, d'Argos , deCorinlhe, de Patras, et<br />

de Gastouni; les chefs d'Arcadia, d'Andritzena,<br />

d'Andreossa, dcLondari, et les codja-bachis de<br />

Carilene , de Sinano, de Yostitza , de Vasilico ,<br />

etc., versent les tributs entre les mains du pacha<br />

Beglier-bey, qui a uu intendant, defter-kiaja, et<br />

Tin controleur, Moucabel edgi.<br />

Les impots portent surles personnes et sur les<br />

propriete's. Les Turcs ne paient que la taxe lerritoriale,<br />

et tout sujet nonMusulman doiten outre<br />

la capitation ou caratcb.<br />

Le caratcb est un impot capital , line sorle de<br />

eeus, auquel est sujet toutraia ' parvenu a l'age<br />

1 Ra'ia, vassal noo pas attachea la glebe, mais sujet dn<br />

Grand-Seigneur, Grcc, Juif, Arme'nien , Parsis , elc., et<br />

»»fin uon Miisulman,


EI MOHE'E. lit<br />

de douze ans. Commc il n'y a point d'acles en<br />

Orient pour conslater l'etat civil des citoyens ,,<br />

les cadis ' auxquels il appartient de prononcer<br />

en cas de difliculte , mesurenl la tele du contribuable<br />

dans line corde jaugee a cet effet, con-<br />

•vaincus que la nature nepeut lui donner jamais<br />

un developpement autre que celui de leur tare ,.<br />

a une certaine epoque de la vie. Cette maniere de<br />

juger n'est pas, au reste, une des plus \icieusesde<br />

celles qu'ils emploient.<br />

Le moindre des billets de caratch est d'un sequin<br />

dc quatrepiastres qui,au taux de i8oi,e'quivauta<br />

six livFes douze sous. Le sujet ou ra'ia, qui<br />

a acquilte cet impot annuel, recoit un carre de<br />

papier bleu ou rouge, sur lequel sont imprimes<br />

cinq ou six cachets , et on donne a ce papier le<br />

ooni de billet de caratch. Tout ce qui n'est pas<br />

Musulman est distingue par un costume particulier,<br />

qui elablit la difference jusqu'entre les etats ;<br />

on demande done inexorablement aux portes des*<br />

"villes la carte de caratch^ malheur a celui qui enserait<br />

de'pourvu: on le conlraint de s'en procurer<br />

une autre, souvent apres l'avoir roue de coups de<br />

baton. Cet impot se paie tons les ans , et la carle<br />

se renouvelle. Les habitans du Magne se sont<br />

abonnes pour cette taxe, qui entache celui qui la<br />

1 Cadis, sorte de juge de pais qui prononce en premiere<br />

instance, meme en police correctioiinelW


a39<br />

VOYAGE<br />

paie; plusieurs personnes, entr'autres les papas<br />

oupreires, en sont exemptes en "vertu des capitulations<br />

des empereurs.<br />

D'apres le recensement le plus positif que je<br />

tiens des codja-bachis, la Moree reuferme quatre<br />

cent mille Grecs et quatre mille Juifs. On peut,<br />

en calculant les individus males au dessus de<br />

douze aus , avoir un etat approximatif de ce qui<br />

reviendrait au Iresor public , s'il n'j avait ua<br />

nombre fixe de caratchs qui ne -varie point.<br />

Quatre cent mille Grecs, ( non comprisles habitans<br />

du Magne ) quinze mille Turcs et quatre<br />

mille Juifs , composent la population d'un pays<br />

oil fleurirent autrefois cent onze villes.... et quelles<br />

-villes ? Argos , Corinthe , Sparte, Messene ,<br />

Blegalopolis , Olympie, Tegee, Mantinee, lieux<br />

celebres, lieux temoins de tant de faits qui ravissent<br />

l'ame, etonnent 1'imagination , et dont le<br />

souvenir s'est beureusement perpetue' jusqu'a<br />

nous, a travers la duree des siecles; lieux, belas !<br />

ou, a la gloire , aux arts*", aux sciences , aux richesses<br />

, ont succede la depopulation , la servitude<br />

et la misere.<br />

L'impot mobilier est le second apres le caratch.<br />

II s'e'tend sur l'industrie, sur les maisons , et il est<br />

reparti arbitrairement. Les Grecs l'estiment de<br />

plus du quart du produit net de leur gain; mais<br />

il varie d'une ville a l'autre, ce qui fait qu J on ne<br />

peut trop l'evaluer. Une boutique, vine maison


EN MOREE. 233<br />

avec cheminee, paient dans des proportions donnees<br />

; mais la boutique du marcband de schalls<br />

devrait plus que celle du sellier , et c'est ce qui<br />

n'est pas balance, comme il conviendrait.<br />

Le gouvernement turc, pour parvenir a la<br />

perception de l'impot territorial, apres avoir pris<br />

le conseil des pacbas et des administres , a divise<br />

la Moree en -viugt-quatre cantons ou villaietis.<br />

Pour quelques grandes villes , on a distingue uu<br />

arrondissement intra rnuros , et un arrondissement<br />

rural, et la Moree a e'te partagee de la maniere<br />

suivante :<br />

i. Tripolitza, canton<br />

ou villaie'ti comprenant<br />

la ville.<br />

2. Villaieti rural embrassant<br />

la plaiue<br />

de Tege'e, jusqu'aux<br />

quatre defiles de<br />

Manfrnee , Strata,<br />

Raid bey, Carvatbi<br />

et Londari<br />

3. Caritene.<br />

4. Fanari.<br />

5. Lala.<br />

6. Pyrgos.<br />

7. Gastouni.<br />

8. Patras.<br />

9 Calavritta.


234<br />

VOYAGE<br />

io. Vostitza.<br />

j j. Corinthe.<br />

12. Naupli,siegedupacha<br />

a deux queues,<br />

en lemps de guerre.<br />

13. .Agia Petra...... Ce canton comprend<br />

nrjepartiedel'Argolide,<br />

jusqu'a l'Mermionide et<br />

et la Trezenie mclusivement.<br />

14. Argos.<br />

15. et 16. Mislra , divfse'<br />

en canton intra muros,<br />

et en villaieti<br />

rural , renfermant<br />

les bourgades de la<br />

Lacouie , jusqu'a<br />

I'embouchure de<br />

l'Eurotas.<br />

17. Mouembasie.<br />

18. Londari.<br />

ig. Andi-eossa.<br />

20. Calamatte.<br />

21. Coron.<br />

22. Modon.<br />

23. Navarin on Ne'o~Castron.<br />

24. Arcadia.<br />

Plusieurs de ces villaietis' sont l'apanage des<br />

sultanes, et des Turcs s'ea rendent aujudiea-


EN MOnEE. a35<br />

(aires en les affermant a Constantinople ra^me. Je<br />

sais qu'on compte an nombre de ces fennes, Calamalte<br />

, Andre'ossa , Nisi , Balliada , Carilene ,<br />

Fanari, commedevolues aus sultaoes, et Palras,<br />

an dognian do la Porte.<br />

Le pacha if a d'aulorite sur ces cantons que<br />

pour la police ge'nerale. Cepeudant,dans le casde<br />

taxe extraordinaire en temps de guerre, on daus<br />

dcs circonstances particulieres , ces fiefs deviennent<br />

irnposables. Lcurs chefs ne sont pas rneme<br />

exempts de se rassembler devantle pacha pour la<br />

division annuellcdu liibut; et comme il re'unit le<br />

litre de mouliasi ou receveur , ils versent entre<br />

ses mains le prix de leurs baux.<br />

De concert avec la puissance du clerge, reconnue<br />

paries capitulations des sultans, on s'est<br />

entendu jiour e'tablir la division dcs sieges episcopaux<br />

de la maniere suivaule , qui est celle acluellement<br />

subsistante, et qui entre dans les revenus<br />

des pachas, pour les installations de leurs<br />

minis Ires.<br />

Noms des villes qui possedent des metropoles ,<br />

des archeveclies ctdes eveches.<br />

Monembasie.<br />

Naupli.<br />

Corinlhc.<br />

METROPOLES.


a36 VOYAGE<br />

PatraS.<br />

Christianopolis.... C'est le nom sous lcquel<br />

1'e'glise grecque<br />

designe Arcadia.<br />

Lacedemone.<br />

ARCHEVECHES.<br />

Dimilzana.<br />

Olene Residence a Gastouni.<br />

Zarnate Residence a Varoussi.<br />

Chronius et des Cala-<br />

•vrites Residence a Calavritta.<br />

Langadi Residence a Jakova.<br />

EVECHES.<br />

Coron 1 Suffragans du metropo-<br />

Modon /litain de Patras.<br />

Andre'ossa Suff. de Monembasie.<br />

Cariopolis, chez les<br />

Cacovounioles Id.<br />

Vristenis Suff. de Lacedemone.<br />

Reondas et Prastra . Id.<br />

Amyclee Id.<br />

Eleos Id.<br />

Le pacha fixe le total deTimpot, qn'il divise<br />

en son divan, on conseil assemble, cntre les<br />

codja-bachis des cantons, qu'il appelle devant lui.<br />

Ceux-la, d'accord avec le pacha, convoquent,


EN MOltEE. a37<br />

par des lettres circulaires, les notables de leurs<br />

arroudissemens , et ils se reunissent dans les eglises<br />

pour discuter les repartitions. On croirait qiie<br />

les chefs de cepeuple opprime vont le consoler,<br />

et essayer de soulager leurs compatriotes : qu'on<br />

se desabuse.... Les codjas-bachis sont les agens<br />

les plus vils et les plus meprisables des satrapes<br />

du sultan; ils ne s'occuppent que de faire passer<br />

leurs cxlorsious, et ils i'ondent leur fortune sur<br />

les iniquile's qu'ils commettent, et sur l'oppression<br />

du peuple. Monstres denatures, freres barbares,<br />

ils gemiraient d'un changement que les<br />

Grccs esclaves desirent et invoquent! Commeils<br />

tienneut aux families qui occupentles eveches,<br />

ils appellent les prelats dans les contestations qui<br />

s'elevent, et la peur d'une excommunication fait<br />

rentrer dans l'ordre les plus mutins.<br />

Les Turcs traite's despotiquement, mais avec<br />

plus de justice , ne sont appeles a aucunes deliberations<br />

; on les impose, et ils paient ordinairement<br />

sans murmurer. Ilfaut dire qu'en qualite<br />

de peuple conquerant, ils sont moins vexes; niais<br />

aussi sont-ils seuls (excepte quelques Grecs des<br />

ports de mer) appeles a la defense d'un e'tat oil<br />

le Grec n'est compte que conmie un ilote. En<br />

temps de guerre, on designe les Turcs pour l'armee,<br />

et comme c'est toujours pour la religion<br />

nienacde {pro arts etjocis ) qu'on combat, il est<br />

difficile de refuser.


238 VOYAGE<br />

Dela reunion de ces trois sortes d'impositions,<br />

resulte, pour la Porte -Olhomane, environ deux<br />

millions de piastres; un million pourlepacha, et<br />

a peu pres quinze cent mille francs qVii sont absorbed<br />

par les codjas-bachis. 11 est vrai que, parfois<br />

, on coupe la tele au paelia, et sa succession<br />

retourne aufisc. Le prouuit annueldes terres<br />

et de 1'tn.dastri e de la Moree , en supposant les<br />

impots etre le quart, peut done etre e'value a<br />

quinze millions de nos livres.<br />

Les corveesetautres impots, pesent encore, tuais<br />

uniquement sur les ra'ias. Ce sont eux qui tra-<br />

Taillent aux chemins , qui reparent les fortifications;<br />

mais e'est un moyen qui fournit au pacha<br />

et a ses subalternes l'occasion de gagner de l'argent,<br />

en traitant avec ceux qui veulent s'exempler<br />

du travail: il est inutile de dire que rien n'en<br />

retourne au tresor public.<br />

II exisle aux portes des villes une espece d'octroi<br />

qui s'elend sur les bois, les comestibles et<br />

les boissons; on le percoit, qudnt aux comestibles<br />

et aux bois , en nature ou en argent. Tout<br />

Lomme lese ne court pas grand peril a battre un<br />

prepose pour se faire justice ; ce sont meme les<br />

seuls individus , rquoique IMusulnians , sur lesquels<br />

un ra'ia puisse lever la main sans craiudre<br />

d'etre pendu.<br />

Les revenus les plus reels du pacha sont des<br />

dotations , consislantcs en formes atlachees a sa


EN MOREE 239<br />

place; les requisitions en cbevaux , meubles et<br />

denrees qu'il peut exiger; la succession des fonctionnaires<br />

publics , dont les biens relourncnt au<br />

sultan,en cas de mortj Pinslallation des e'veques,<br />

celle des papas; enliu, les avanies qui sont, pour<br />

tout honime en |)lace , une mine qui rend en<br />

raison de l'avidite et des exlorsions toujours impunies.<br />

Comme il faut une tetepour chaque debt, tout<br />

arrondissement a un syndic ou codja-bacbi solidaire<br />

des rebellions, et du non acquiltemeut<br />

des impots. Les Tillages sont en entier responsables<br />

des assassinats qui se commettent sur leur<br />

territoire: on presume toujours qu'ils auraient<br />

pu l'empecber. Si c'est un Turc ou un voyageur<br />

accredite qui en est la victime, on les impose<br />

alors ; et si les habitans sont coupables, ou les<br />

met a execution niilitaire. S'ils se revoltent, on<br />

ne manque pas de dire qu'ils appellent l'ennemi<br />

de l'Etat: lc fer , le feu doivent punir cette audace;<br />

et le reste de la population est condamne<br />

a etre vendu comme un vil troupeau d'esclaves.<br />

Des beys ou des agas ont la police et le commandement<br />

des principales villes : le capoudan<br />

pacba partage cette autorite dans les places maritimes.<br />

Les beys ont le pouvoir de l'aire inlliger la<br />

bastonnade, de prononcer des amendes, et ils se<br />

permetteut de loin en loiu quelques avanies. La<br />

direction de la force armee leur est coatiee en


24o VOYAGE<br />

sous-orclre du pacha: toutes les semaines, des detachemens<br />

de chacun des sangiaks se rendent<br />

devant lui pour passer la revue. Cette operation<br />

consiste, de la part des soldals , a tirer beaucoup<br />

de coups de fusil pour saluer son altesse , qui ne<br />

sort pas de Tangle de son soplia pour les honorer<br />

d'un coup d'ocil: ils recitenl ensuite une courte<br />

oraison pour la conservaliou des jours du sultan;<br />

apres quoi on leur distribue des logemens en<br />

ville, et des -vivres ; ils ne tardent pas a retourner<br />

dans leur garnison en pillant les villages, dont<br />

les habitans se vengent sur les traineurs, qu'ils<br />

tuent sans mise'ricorde quand ils sont surs de<br />

n'etre pas de'nonces.<br />

De toutes les vexations, les plus grandes , cependant,ne<br />

procedent pas du pouvoir arbitraire,<br />

qui impose le peuple et ecrase les grands : 1'opprobre,<br />

la tyrannie la plus revoltante resultent<br />

de l'anarcbie.... J'ai vu le dernier des Tares<br />

descendre de cheval, arracher un Grec de sa<br />

boutique, le charger de son bagage et le faire<br />

suivre, sans que cet homme, capable de se<br />

venger, osat seulemenl murmurer! J'ai vu de<br />

jeunes Musulmans flapper des tetes blancbies<br />

par Tage , et lever la main sur des vieillards!....<br />

Malheureux Grecs, dont la division cimentera<br />

long-temps 1'esclavage ,.ces affronts sout de tous<br />

les jours etde toutes les hcures. Etrangers au sein<br />

de leur patric, ils la chei isscnt cependant, et de


Ejff MOREE. •?.'ii<br />

donees larmes coulent de leurs yeux , quand ou<br />

leur parle de leurs gloricux ancetres. Les meres<br />

pressent leurs enfaus coutre leur sein , et benisseut<br />

leiu- fe'condile , daus l'espoir qu'un dc ces<br />

lionuiies exlraordiuaires , que le ciel accorde<br />

quelquefois aux nations, reunira les ills des<br />

Grecs, et vengera dcs siecles d'outrage !<br />

CHAPITRE XXIII.<br />

ETATj M1UTA1RE DE LA MOREE.<br />

J_JES principaux boulevards de la More'e sont<br />

TSaupli de Romanic, sur le golfe d'Argos; Coron<br />

, Modon, Navarin an midi, ainsi que le<br />

fort de Castel-Tornese, Patras et les chateaux sur<br />

le golfe de Corinthe. Ces lieux ont des garnisous<br />

meme eu temps de paix. Je dis des garnisons , si<br />

on peut donner ce nom a quelques miserables ,<br />

qui n'ont qvie le nom de cauonniei'S, et de<br />

spahis.<br />

Daus le temps de guerre ou je me trouvais eu<br />

Moree , la province que Ton regardait comme<br />

menacee, quoique couverte par une llotte redoutable,<br />

elait defendue par six mille homines de<br />

troupes.<br />

Je les vis arriver, ces malheureux, ramasse's*<br />

I. 16


24a VOYAGE<br />

dans les diffe'rentes villes de l'empire , la plupart<br />

sans armes et mourans de faim. Sans chefs, sans<br />

ordre , ils se rendaient dans la province , apres<br />

unemarchelongue et fatigante. Mais la cavalerie<br />

fut le corps qui me fil le plus de plaisir a voir defiler<br />

: jene pourrais dire dans quel pays elle avait<br />

ete recrutee... Les uns montaienl des ch^aux<br />

enhai'naches de bats, et n'avaient pour amies<br />

qu'un fusil; d'autres semblaient avoir demonle<br />

quelques charbonniers, et porlaient une lance<br />

enorme; quelques uns n'avaient que des pistolels.<br />

Quant aux chevaux,ils n'etaient pas propres a la<br />

chose la plus importanle pour dessoldats de cetle<br />

espece , qui est de bien courir afin de se tirer<br />

d'affaire.<br />

Les Albanais pourtant,quoique indisciplines ,<br />

avaient une organisation. Chacun de leur corps<br />

etait divise en chiliade ou nulle, commande par<br />

un bimbachi, ou chef de mille hornmes , distingue<br />

par une tunique serablable a celle des diacres<br />

, avec de longues epaulettes tombant au dessous<br />

des coudes. II y avait sans lui des capitaines,<br />

des lieuleuans, coinmandans des compagnies,<br />

sans un nombre determine de soldats.<br />

Chaque homrae, en s'enrolant pour la campagne,<br />

avail recu pour son engagement et sa soldo ,<br />

une sonime avec laquelle il demeurait charge de<br />

s'armer,de s'habiller et de s'entrelenir, le gouvcrucmenlue<br />

s'assujetlissaut qu'a lui fcurnir des si-


EN MOttEE. »4S<br />

Vres,qui consistent en unelivre et demie depain<br />

par chacjue lioiume, qii'on reniplace quelquefois<br />

par du ble bouilli. Oaj ajoute aussi des olives»<br />

du fromage, et tres-rarement de Ja viande.<br />

On se figure facilement ce que c'est qu'une<br />

troupe sans coutrole de corps» sans caisse, et sans<br />

paye journaliere. Si on ajoute que les soldals sont<br />

armes d'un fusil de chasse sans baiounette, que<br />

quelques uns nieme,parniirinfanterie,u'oni que<br />

des pistolets, que tous sont obliges de fondre<br />

lcurs balles, de faire leurs cartouches, qu'ils portent<br />

dans une giberne earree, dans laquelle se<br />

trouve un petit vase d'iiuile pour l'entretien du<br />

fusil, si, dis-je, on se represenle un empire soutcnu<br />

par de tels defenseurs , on n'aura pas une<br />

haute idee de sa puissance.<br />

Dans les garnisons , au lieu de s'exercer aux<br />

manoeuvres , les soldats turcs passent les jours a<br />

dorniir, a fumer , a prendre du cafe , et a jouer<br />

de la mandoline. On n'entend que des chansons,<br />

et si on parle de l'ennemi, chacun promet a son.<br />

camarade de couper un bon nombre de tetes j<br />

il suffit d'entendre leurs conversations, quand on<br />

sait ce qu'ils peuvent un jour de combat, pour<br />

justifier 1'adage qui les peint si bien , par ces<br />

mots :<br />

Ftroies dans Irs camps, trcmblans Jans les batail ! es.<br />

Mais s'ils sont menaces,s'ils craignent quelque<br />

surprise, au lieu d'elablir des sentind'es, une


244 VOYAGE<br />

armee entiere fera la parlie de veiller to'ule a la<br />

fois. Alors on fait grande fete,les derviches chantent<br />

des cantiques, racontent les Mille et une<br />

Nuits, le sommeil tient; et plus d'unefois, dans<br />

la derniere guerre, les Russes ont du des avantages<br />

a cette etrange conduile de leurs eunemis.<br />

CHAPITRE XXIV.<br />

GRECS MORA1TES; FEMMES GRECQUES.<br />

JAOMEI , (Romains), fut le premier mot qui<br />

me frappa, quand j'entendis ainsi appeler les<br />

Grecs. Decbus de leur splendeur, ils ont perdu<br />

avec la liberte , jusqu'au nom glorieux de leurs<br />

peres. Enfans de Sparte , habitans de Te'gec,<br />

d'Athenes ou d'Argos, ils sonl tous confondus<br />

sous un seul nom; et ce nom, qu'ils tiennent des<br />

Romains , leurs premiers conquerans , semble<br />

leur avoir ete conserve par les Musulmans en signe<br />

d'bumiliation!... car dans Pesprit de ces barbares<br />

, le nom de Romains, du peuple ro'i, e'quivaut<br />

a celui de vassal, de serf ou d'esclave.<br />

Pom-juger les Grecs que j'ai connus, je n'adoptei-ai<br />

ni l'esprit systematique et frondeur de M.<br />

Pauvy, tii la partialite de M. Guys, qui s'est plu


EN MO REE. 245<br />

a retrouver la Grece ancienne, Jaas la Grece<br />

moderne.<br />

Les Grecs actuels, commc tons les peuples,ont<br />

line pLysionomie qui leur est propre, et cetle<br />

pliysiononiie lire malkeureusement son j)rineipal<br />

caracleredel'etatde servitude etd'oppressioudans<br />

lequel ils sont plonge's! Mais qui ne sait que la<br />

•verge sariglante du despolismc abalardit les peuples<br />

comnie les individus? An surplus , conime<br />

ma lache est d'exposer ee qui est, sans chercher<br />

a en expliquer les causes, je ne chargerai, ui<br />

n'affaiblirai les traits caracteristiques du peuple<br />

parnii lequel j'ai vecu.<br />

Les Grecs Moraites , 011 liabilans de la Moree,<br />

sont forts , robustes , et distingues par une coupe<br />

de figure pleiue d'expression ; mais,conime je l'ai<br />

dit, alleree par la servitude. Spirituels en general,<br />

ils sont dissimules, aslucieux et vains. Babillards,<br />

mcnteurs , parjures, ils ne proferent pas une parole,<br />

ils ne traliquent pas de la plus petite cbose,<br />

sans prendre les saints en temoignage de leur<br />

probite. Vifs, gais,enclins a la debauche,ilsexcileul<br />

la joie , sans inspirer la confiance. Doues<br />

d'une imagination active et lleurie, les comparaisons<br />

, les figures abondent dans leur langage. Du<br />

reste, nulle mesure; ils exagereut ce qu'ils disent<br />

conime ce qu'ils font. S'ils parlent de la liberte',<br />

ils s'exallent de maniere a faire croire qu'ils<br />

sent prets a tout enlreprendre , merae a tout sa-


a46 VOYAGE<br />

crifier pour 1'obtenir; mais au fond, cette indigna*<br />

tiou, qu'ils manifestent contre leurs oppresseurs,<br />

provientmoius deleur amour pour 1'affranchissenvent,<br />

que de l'envie de voir dominer leur cube.<br />

On sent aisement ce qu'ou pent alteudre de gens<br />

oceupes d'un pareil Uiomphe'.Les descendans de<br />

Mihiade et de Cimon, aujourd'hui courbes sous<br />

le double despoiisme des Tnrcs el des papas , ue<br />

sont gueres capables de concevoir et de soulenir<br />

nne de ces entreprises genereuses et hardies qui<br />

pourraient leur rendre l'existeuce politique ,<br />

qu'ils ont perdue. Les Grecs modernes, je ne<br />

balance pas a le dire, ne verraient dans une revolution<br />

que le triomphe de leur religion , sans<br />

s'emharrasser beaucoup de plus ou moins dc liberie<br />

politique. Je dois ajouter, que s'ils ba'issent<br />

les Tines, ils deteslent bien plus, le croirailon,<br />

les Chretiens qui reconnaissent rautorile du<br />

pape'.<br />

Ce que je dis ici des motifs qui pourraient fairo<br />

1 Ce fait est d'une, telle verite, que les Grecs auxquel*<br />

on demande qui ils sont, repondent toujours Chretiens,<br />

Xcir:a.ui . dans la craiDtc qu'on ne les prenne pour des<br />

Francs.Leurs papas lesnourrisscutdanslahairie dcscallioliqucs<br />

romains, en leur parlanl des maledictions que le<br />

pape ne cesse de lancer contre eux, et ils leur l'om des<br />

«outcs de privation dc sepulture pour les Grecs qui meurent<br />

chcz les Latins,


EN MO REE. =47<br />

entreprendre aux Grecs une revolution , est<br />

• fonde sur ce qui arriva ea 1770. A la vue du pa-<br />

-villon -vainqueur de Catherine, la Moree enliere<br />

courutaux amies; les Grecs, re'unis tumultueusement,<br />

n'ayant aucuns plans , ne gardant aucunemesure,<br />

se baignerent a loisirdans le sang<br />

des Musulmans, non parcequ'ils voyaient eneux<br />

des ennemis redoutables, mais uuiquement parce<br />

qu'ils e'taient des inlideles. lis songerent plutot a<br />

•venger la profanation de leurs temples, la religion<br />

chretienne persecute'e, qu'a secouer ce long<br />

esclavage qui pese sur eux '.<br />

Leurs ames etaient trop faibles, leur caractere<br />

etait trop inconstant pour diriger leurs idees vers<br />

xin but aussi noble, qu'un affranchissement general.<br />

Aussi vit-on ces memes Grecs , lorsqu'ils se<br />

furent debande's, tendre paisiblement la gorge a<br />

leurs vainqueurs , au lieu de se relrancher dans<br />

les montagnes , et d'y pe'rir les amies a la main.<br />

II est vrai que cette religion pour laquelle ils<br />

avaient combaltu, leur offrait la couronne du martyre;<br />

et ils la recurent avec autant de joie , qu'ils<br />

en avaient eue a Terser le sang musulman. De<br />

telsbommespeuvent etredebons Chretiens; mais<br />

a coup sur, ils sont de mauvais de'fenseurs do<br />

1 Ce quelesSuliotcs firent a l'affaire tie Prevesa, est la.<br />

mesure de ce qu'on doit attendre des Grecs. Voyei torn. 11,<br />

a*. Partic.


a|» VOYAGE<br />

leur pays , de lews femmes et de leurs enfaus....<br />

Une anssi lache defection a consolide pour des '<br />

siecles , peut-etre, la servitude des Grecs.<br />

• Outre les causes que je viens d'indiquer , pour<br />

eroire a la duree de 1'esclavagc de cctte nation ,<br />

il en est une qui lient a son caraclerc meme; je<br />

veux parler de la jalousie qui divise les Grecs<br />

entr'eux. L'empire lyrannique qu'exereent les<br />

agens subalternes des satrapes, ces vils instrumens<br />

de leurs exactions, les codja-bacbis,sont le<br />

plus grand obstacle aux progres des lumieres<br />

parmi ce penple *. Si on ajoute u cela 1'amour insatiable<br />

dupouvoir, un caractereixiquietelbrouillon<br />

, enfin l'esprit d'inlrigue qui semble leur elre<br />

naturel, on sera aisement convaincu que de longtemps<br />

on ne verra ce penple remonter a ses aueiennes<br />

destine'es.<br />

Tels sont les Grecs modernes, on du nioins<br />

iels ils m'ont paru. Ce portrait n'est point llatteur,<br />

je l'avoue; mais je puis assurer que la verite seule<br />

a dirige ma plume, et pour tout ecrivain , ce doit<br />

etrc le premier de ses devoirs que de luirendre<br />

bommage.<br />

Les femmes des Grecs Mora'ites meritent. ea<br />

; :<br />

7 .Ten excepte ceux de l'ilc de Cliio. Uonncur a ses magis~<br />

Irats et a ses habitans , de tels hommes, un tel peuple sont<br />

i'aits pour domier des espeiances! Mais je dis ce que j'ai vu-,<br />

sans tirer dc consequence genOralenicnt absolue,


EN MOREVE. 4g<br />

general le prix cle la beaute, et peut-etre lapalme<br />

dc la vertu. Elles doivent le premier avaatagc a<br />

des causes physiques , qu'il, est possible d'assigner.<br />

Pendant la plus grande partie de 1'annee ,<br />

le soleil ecbauffe la Moree tie ses feux : l'air dega


a5o VOYAGE<br />

]es trails, l'ovale de la figure regulier, de grands<br />

yeux bleus , de longs cheveux noirs, et quand<br />

elle foule le gazon de ses pieds nus et delicats ,<br />

on la prendrait pour Flore au milieu des pres<br />

emailles de fleurs. L'Arcadieane enveloppee dans<br />

sa bure gi ossiere, laisse a peine appercevoir la<br />

regularite desa taille; satete est pure, el son soqrire<br />

est celui de l'innocence. Les femmes de l'Archipel<br />

, excepte celles de Naxos , noffrent rien<br />

d'aussi interessant, et je me hate de placer ici le<br />

portrait d'une jeune Ionienne, tel que 1'a trace<br />

M. Guys , dans le temps ou eel homme aimable<br />

etait sensible aux charmes de la beaute.<br />

« Elle vous presente, ( dit - il dans sa douce<br />

» emotion ) sans y penser, les mouvemens et<br />

« les situations les plus favorables a l'imilalion.<br />

» En sortantde son lit, elle s'assied, s'allonge ,<br />

» releve ses genoux, penche sa tete, l'appuie<br />

» sur une main,et, jetee nonchalammentsur son<br />

» sopba, prend successivement toutes les atti-<br />

» tudes de la simple nature....<br />

» Elle s'endort dans la chaleur du jour, et<br />

» une esclave, qui est a ses genoux , tient un<br />

»> eventail poiu- la rafraichir. Elle s'etend, et sa<br />

» lete, soutenue par ses deux mains , qui se joi-<br />

» gnent sur le sommet, est appuyee sur un car-<br />

» reau.... Elle prend son miroir, la corbeille ou<br />

^> sont ses ajustemens; elle compose, pour s'amu-


EN MOREE. a5i<br />

» ser, la coiffure la plus haute que portent les<br />

» Grecques , et couronne sa tete de Was , de ro-<br />

» ses el d'acacia<br />

» Elle va au bain; elle prend sa chemise de<br />

» gaze des mains de l'esclave ; elle marche ma-<br />

» jestueusement parfumee d'essences... Le soleil<br />

»> s'approche de l'horizon, l'ombre descend de<br />

» la prairie, la jeune Grecque, impatiente de s'y<br />

» montrer , y accourt; elle folatre a l'aspect de<br />

» la danse , elle court comme Athalante. »<br />

Cette esquisse est delicate et agreable , si l'original<br />

existe ; mais c'est celui d'une courtisaue<br />

occupee de rallmner les de'sirs d'uu Oriental de'ja<br />

fatigue de plaisirs. Les femmes grecques mora'ites,<br />

meme les plus riches, sont fort eloignees de soins<br />

de cette nature. Chastes lorsqu'elles sont filles,<br />

pudiques et fideles lorsqu'elles ont serre les<br />

noeuds de rhymen,elles ont dans le caractere une<br />

certaine auslerite , qui repousse toutes les alteintes<br />

de la volupte asiatique. Rarement, apres la<br />

niort de l'e'poux , qui fut le choix de son cceur,<br />

\oit-on une Grecque Mora'ite contracter un nouvel<br />

engagement; ces ames tendres supportent difficilemeat<br />

la perte de celui qu'elles ont aime', et<br />

souvent elles passent le reste de leurs jours a le<br />

pleurer.<br />

Des etoffesde prix ne servent point a les parer,<br />

si on en exc,epte les schalls precieux de l'lnde ,<br />

reserve's aux femmes opuleutes. Elles portent les


tfa VOYAGE<br />

-vctemens qti'elles ont files et tissus, et elles enlrelacent<br />

Jeurs cheveirx. de quelques ileurs , dans la<br />

belle saison.<br />

Douees d'organes sensibles a la melodie , la<br />

pluparl chanteut en s'aecompagnaut d'un lelrachorde<br />

donl les sons soutienn&it leur voix. Dans<br />

leurs chansons, elles n'exaltent point les faveurs<br />

de l'amour; elks n'accusent poinl l'inconslance<br />

ou les froideurs d'un amanl: c'est pluldt un jeune<br />

homnie qui seche d'amour comme I'hevbe des<br />

taits ; qui se plaint de la cmaute de son inflexible<br />

amante ; qui se compare aux oiseaux prives<br />

de lenrs compagnes,a la touvterelle solitaire, enfin,<br />

qui convie la nature entiere a parlager son deuil<br />

et son affliction. A ce long recit de peines, les<br />

compagnes alteniives de la cautalrice sont \ivement<br />

einues ; elles s'alteudrissent, pleurent, et<br />

se felicitent, en se relirant, d'avoir passe un instant<br />

agreable a leur mauiere.<br />

Si les femmes grecques ont recu de la nature la<br />

beaute eu parlage, et lc don d'aimer avec ardeur<br />

et sincerite, elles ont aussi le defaut d'etre vaines,<br />

avares et ainbitieuses, au moins dans les rangs<br />

eleves de la societe. Prive'es dc toute especed'instruelion,<br />

elles sont incapables de soulcnir une<br />

conversation un pen interessantc, et ne r ache tent<br />

pas leur defaut d'education par de l'enjouemeut,<br />

on par cet esprit nalurel qui enfanle des saillies,<br />

et plait chez les femmes beaucoup plus que l'es-


EN MOHF.E. i53<br />

prit d'acquit. On pent clone alTirmer que les Grecquesen<br />

general ne savent rien; que celles memes<br />


*54<br />

VOYAGE<br />

CHAPITRE XXV.<br />

SONGES , DIVINATIONS , MAG1CIENNES , MAUVAI6<br />

OEIL, JCREMENS, TITRES H0N0R1F1QUES, ORGUEIL<br />

DES GRECS POUR LECRS MONUMENS. NA1SSANCES,<br />

ACCOCCHEMENS.<br />

JJE -vieilles Sybilles , d'etiques sorcieres , rro-><br />

duit impur de cette Thessalie de tous tcm; s feconde<br />

en magiciennes, sonten possession, dans<br />

toutes les parties de la Moree, d'expliquer les<br />

songes, d'inlerpreter les signes, enfin de commenter<br />

les delires de l'imagination. Reverees ,<br />

craintes, cheries, caressees, on n'entrepreud rien<br />

de serieux sans les consulter. II est aise de juger<br />

quel doit etrerempirede ces miserables, counues<br />

chez nous sous le nom de Bohemiennes ou d'Egyptiennes,<br />

sur l'imagination ardente des femmes<br />

grccques.<br />

Une jeune fille eprouve tout a coup une emotion<br />

qu'elle ne connaissait pas, a la vue d'un<br />

jeune homrae qu'elle a distingue parmi beaucoup<br />

d'autres; mais elle n'a pas ete remarquee a son<br />

lour de celui pour lequel elle soupire. Que \a-telle<br />

faire?Elle courtaussitot chez la Bohemiennc,<br />

qui lui compose un philtre, remede immauqua-


EN MO REE. 255<br />

b)e pour se faire aimer. Si la jeime fille est fortune'e<br />

et que la magicienue puisse espe'rer itne<br />

recompense, le succes sera hil'aillible , car elle<br />

devieudra sa proxenette; elle etablira secretement<br />

uu plan d'intrigues habilement calcule ,<br />

qui la conduiront aux fins qu'elle desire.<br />

Mais celle-ci veut-elle savoir quel epoux lesort<br />

lui reserve? La magicienne lui ordonne de pe'trir<br />

un gateau, ou de faire un pate assaisonne avec de<br />

la mentbe et quelques berbes aromatiques , qui<br />

croissent sur les montagnes. Elle devra le manger<br />

le soir sans boire; elle se mettra immediatemeut<br />

apres au lit, ayant eu soin pre'alablement de suspendre<br />

a son col, dans un sac euchante , trois<br />

ileurs,donl une blancbe , l'autre rouge, et la troisienie<br />

jaune. La premiere, qu'elle tirera au soi-t eu<br />

se reveillant, annoncera, si c'est la blanche , un<br />

jeuue bomme; si c'est la rouge, un homme mur,<br />

un brave ( naAiKap;); enfin si elle tire la jaune,<br />

que le pretendu est veuf. Les songes qu'elle<br />

aura fails daus cetle nuil memorable, soul ensuile<br />

commentes , pour savoir si le mariage sera heureux,<br />

et si l'epoux sera riche.<br />

L'efi'et que doit produire necessairement un<br />

gateau , ou bien uu pate epice', est de Iroubler le<br />

sommeil, en alterant celle qui en a mange. Dela,une<br />

agitation qui amenera bientot, avec les<br />

leireurs, tous les del ires de imagination. Si les<br />

promesses ne s'accomplissent pas, la faute n'en


E56 VOYAGE<br />

sera pas altribuec a la sorciere , contre laquelle<br />

on se garde meme bien de murmurer. Un tcl<br />

ef'l'et provient de ce qu'on a mal execute ses ordres;<br />

c'est que le mauvais ocil a rendu nulle<br />

uue reussite qui etait assuree et immanquable.<br />

Ce mauvais oeil, YArimatie des anciens , est un<br />

demon ennemi de lout bonheur ; son nom seul<br />

epouvante les plus courageux. Scion les Grecs ,<br />

cet esprit ou cette puissance invisible, s'al'tlige<br />

de la prosperity , gemit du succes , s'indigne de<br />

l'abondance des moissons , de la fecondile des<br />

troupeaux, murmuie meme contre le ciel, pour<br />

avoir dispense les graces ou la beaute a uue jeune<br />

fille. Par suite de cette etrange opinion , on evite<br />

de feliciter un homme sur ce qu'il a de jolis<br />

enfaus; on se donne bien garde de se recrier sur<br />

la beaute de ses chevaux; car le mauvais ocil lancerait<br />

a l'instant la lepre sur ces memes enfaus ,<br />

et ne nianquerait pas de nuire aux chevaux. Ce<br />

meme genie e'teud son pouvoir jusqu'a raw les<br />

tre'sors a ceux qui en possedent Mais si en dounaut<br />

quelques louanges , si en trouvaut beau un<br />

enfant, on a soin de parler d'ail, ou de craelier,<br />

le charme est rompu et le mauvais oeil enchaine.<br />

C'est par sviite de ce prej'uge, qu'on voit de<br />

Tail suspendu dans uue maison qui vient d'etre<br />

batie,afin d'cn eloigner le mauvais ceil.Sans eela,<br />

pourrait-elle subsister ?..... Cliaque vaisseau grec<br />

est pourvu d'une gousse d'ail enfermee dans uu


EN MOREE. >57<br />

sacliet, commc d'un preservatif centre les tempetes<br />

, qu'on y attache nussilul que le capilaiue l<br />

qui en est le proprie'taire l'a epouse ,en y suspendant<br />

une couronne. De J ail , de Tail, scorc/o ,<br />

scordo, s'ecrie-t-on,quand on craint un malheur.<br />

Jamais, au surplus, on ne se ,1'impute : ee malheur,<br />

quel qu'il puisse etre , il est toujours du an<br />

mauvais ceil.<br />

Mais , a propos du mallieur, je ne saurais taire<br />

un usage singulier qui y est relatif. Eu Grece,<br />

on le salue, cet etre melaphysique, non par des<br />

sentences alle'goriques,mais par ces paroles simples<br />

: ' Sois le bieti venu, 6 malheur, si tu ex<br />

'venuseidl Cemot estdigue de remarque, parson<br />

grand sens ; car rarement un malheur vient-il<br />

sans un autre.<br />

Cette apostrophe au malheur , epie toutes les<br />

bouches repetent, les crainles pusillanimes du<br />

mauvais ceil , n'attestent que trop les traces profondes<br />

qtt'a laisse'es dans toutes les ames l'e'tat<br />

d'oppression dims lequel les Grecs viveat depnis<br />

long-temps.<br />

La crainte du mauvais ceil empoisonnc chcz ce<br />

1 Un capilaiue qui achete un vaisseau, lorsqu'il doit le<br />

commander lui-meme, en prend possession en yattachant<br />

une couronne de lainier , et cette ce'remonie s'appelle<br />

epouser sou vaisseau.<br />

I. I7


a58 V 0 Y A G E<br />

peuple jusqu'aux plaisirs de 1'amour. On y croit<br />

ge'neralement que son iniluence, ou bien le pouvoir<br />

des sorcieres, peut enchainer les feux des<br />

e'poux. Aussi, la veille d'un manage, prendon<br />

ses precautions, et ne manque-l-on pas de<br />

faire un present a Iamagieienue, de laquelle ou<br />

pourrait apprebender quelqufe mauvais tour; on<br />

tache meme de se reconcilier avec ses ennemis.<br />

J'ai connu line de ces sorcieres redoutees , qui<br />

se vantait d'avoirempecbe plus d'unmari de consommer<br />

le mariage. Pour desabuser, autantqu'il<br />

etait en moi, ceux qui etaient presens, sur le<br />

pretendu pouvoir de cette miserable, je me perjnis<br />

de lui faire quelques objections, qui la mirent<br />

d'abord en fureur. Mais loin d'en obtenir<br />

1'effet qu'elle esperait, je l'epouvantai en prenant<br />

tout a coup un ton severe et affirmatif. Je<br />

lui dis que je pouvais reellemeut l'ensorceler , et<br />

la faire tourmenter par le Diable Elle resta<br />

aneantie, et sa confusion me prouva que si elle<br />

savait faire des dupes, elle pouvait Petre a son<br />

lour. Jamais cette femme, que je revis plusieurs<br />

fois , ne me parla de son pouvoir magique.<br />

Toutes cescraintespuerilessont communes, eu<br />

Moree, aux deux sexes. Lesbommes, blasphemateurs<br />

decides , jurent a lout propos par la<br />

tete de lews enfans , par leur anie; mais ils n'osent<br />

prononccr le nom du Diable. S'ils font a<br />

quelqu'un le souhait si coinmun : que le Diable


EN MOREE. 25c)<br />

t'emporte , ils (ournent leur phrase de cette ma- -*•<br />

niere : ' que celai qui est hors et, loin d'ici te<br />

prenne; modification vraiment plaisautc, qui cependant<br />

ntypas lieu dans les eglises, oii Ton ne<br />

craint pas Je DiabJe, a cause qu'il n'y pent entrer.<br />

Aussi, dans le lieu saint, ai-je entendu des papas<br />

envdyer leurs ouailles au diable , se disputer,<br />

s'injuricr avec ce mot sans cesse a la bouche, et<br />

se Faire muluellemeut des souhaits pour efre emporle's<br />

parceluidont ils n'osaient prononcer le<br />

nom bors de ces memes eglises.<br />

Le langage babituel decele egalement des idees<br />

superslilieuses. Affirme-l-on , pour donner plus<br />

de poids au discours, une jolie fenime dira : que<br />

jo vice, >«?!>; que je puisse conserver ma vue %<br />

va %a?£ T« ixii.Tia.jM. Si elle veut faire passer un mensonge,<br />

ce qui a lieu en Grece comme ailleurs,<br />

elle dira : que je perde la vue 3 , .«ifaiM. Mais<br />

ce mot n'est pas prononce sans quelque peur de<br />

voir les yeux prives de leur faculte. Pour le nom<br />

1 Net trt


2Co VOYAGE<br />

dc la Vierge, il se trouve place dans tous les<br />

lieux oil les anciens employaient le nom de<br />

Jupiter , comnie affirmation.<br />

Parmi les signes de malediction usite's des<br />

Grecs , le plus redoutable est la vue des cinq<br />

doigts etendus tous a la fois.,11 explique un passage<br />

de l'Andrienne de Terence, dans laquelle<br />

un persouuage dit, en faisant le meme geste : je<br />

t'en donne cinq. Ecce iibi clono quinque. N« «<br />

!re.Tt. Le nombre de cinq est tellement decrie',<br />

qu'on n'ose meme le prononcer dans la conversation,<br />

sans le faireprecederd'une excuse.Quelle<br />

estl'origine d'une telle extravagance? Je l'ignorc,<br />

efie crois que c'est ime chose tres-futile a rechercher.<br />

Apres avoir montre a quel degre de superstition<br />

sont livres les Grecs moclerues, si je veux<br />

peindrelaA'auite qui les caracterise tous, plus on<br />

moins, il me suffira de dire que, reduils a la servitude<br />

la plus humilianle, ils n'ont pas honte de<br />

se parer des tilres les plus fastneux. On n'entend<br />

parmi eux que les noms d'archonte, de prince ,<br />

d'illustrissime; celui de saintete est reserve aux<br />

papas. Les enfans memes, accoutumes a oublier<br />

le nom le plus tendre , les femmes, celui qu'elles<br />

doivent cherir le plus, saluentleur pere ou leur<br />

epoux du nom dc seigneur, en lui baisant la<br />

main. Ccnomn'est qu'un tcrme de soumission ;<br />

raais l'orgueil des Grecs Je preTere a tout autre,


EN MOR EE. a6i<br />

precisement parce qtt'il scmule faire reconnoitre<br />

la supenorite de celui auqttel on le donne.<br />

Cost par suite de ce sentiment de vanile" que<br />

les Grees parlent avec plaisir des mines de leurs<br />

moniuneus , lorsqu'un pen destruction leur a<br />

donne ]a connaissance de l'histoire de leur pays.<br />

D'apres la consonnance de leurs uoins, quelqties<br />

mis se disent effroiiteineut les desceudans de<br />

Codrus , de Phidias , de Themistocle, on de<br />

Belizaire. C'est encore le me me sentiment qui<br />

les porte a thesauriser, afin d'acheter tin pouyoir<br />

qui souvent leur echappe avant d'en avoir joui.<br />

Us sc consolent meme dc leur condition, quand<br />

ils peuvent acque'rir le privilege de chausserdcs<br />

sandales jaunes, de porter tin bonnet different du<br />

calpakordinaire. Alors il n'e.st pas rare de les voir<br />

devcnirinsolenset ingrats en vers leurs compalriotes<br />

, qu'ils oppriment avec plus de dureleque tic<br />

font les litres memes. Ils juslifient enfin , ees enfans<br />

denatures, pares d'un vain litre, ils jusliiient<br />

celte maxime trop vraie,que le Turc n'a point de<br />

meilleur instrument de servitude qu'un Grec.<br />

Pour suivre par-tout le caractere moral de<br />

cette nation , assistons maintenauta lanaissance<br />

d'un enfant, et vpyons la superstition presider a<br />

cct acte dc la nature. Avant le terme desire, les<br />

predictions assiegent celle qui attend impatiemment,<br />

avec la fin de ses douleurs, le fruit qu'eUe<br />

porte dans son sein. Ses songes , les e'venemens


art, VOYAGE<br />

meme les plu» etrangers a sa situation , lui sont<br />

interpreted : c'est a qui moatrera plus de science<br />

dans ccl art mensonger.<br />

Mais deja les premieres douleurs ont annonce<br />

le travail dela nature. Accompagnee de sa sagefemme,<br />

pi'ise dans la secte ou elle fut elevee, ( car<br />

en Orient chaque religion a les siennes ) celle<br />

qui, dans nn instant, va etre mere , ne recevra<br />

aucuns de ces secours dont 1'art aide chez nous<br />

la nature , quelquefois inconstante dans sa marche.<br />

UueGrecquc prel'ererait mille fois la mort<br />

aux soins d'un honune dont le talent pourrait<br />

abreger ses souffrancesj on meme la sauver dans<br />

un cas dc peril<br />

La lampe brule devant l'image de la Vierge ,<br />

l'encens fume et remplit la maisou.... L'enfant<br />

recoitla \ie, il respire; aussitot on le couvre d'un<br />

voile le'ger, on le charge d'amulettes , on fait des<br />

"voeux sur sou sort; on le marque au front avec<br />

un peu de boue, prise au fond d'un vase ou l'eau<br />

a sejourne, afin d'eloigner de lui le mauvais<br />

oeil.<br />

Au bout de quelques jours on s'occnpe de la<br />

reception des fees ou mires : on orne en consequence<br />

la chambre des tapis les plus propres, on<br />

pare le bercean de l'enfant de schalls , de pierreries,de<br />

sequins pourattendre la venue des quatre<br />

fees invisibles qui doivent faire des dons au nouveau<br />

Be; on ne manque pas de -unter leur pou-


» en<br />

EN MOREE. a63<br />

voir , lcur boiile ; on u'cublic pas de dire quelle<br />

protection elles accordent a ceux qui les honorerit.<br />

Toutes les n^e'cautions sont prises afin que<br />

rien dans l'appartement ne puisse heurter , ou<br />

faire tomber les invisibles que Ton attend. Tout<br />

elant done bien range, chacun s'assied en silence<br />

et resle immobile , pendant le temps que les fees<br />

sont presumees etre aupres du berceau de l'enfant.<br />

Eufin,la ceremonie de reception etant achevee,<br />

on ne tarde pas a presenter I'enfant a l'eglise,<br />

pour y i-ecevoir le baplerne.<br />

Cetacte religieux ne consiste pas, comme chez<br />

nous, dans une simple effusion d'eau sur le som.<br />

met de la tele. On immerge I'enfant, n'importe<br />

quelle saison ' , dans uu grand bassin rempli<br />

d'eau , ou , sans egard pour sa faiblesse , saus<br />

piiie pour ses oris , il est lave , baigne et frotte :<br />

le pecbe originel, la faute du premier pere, l'ocuvre<br />

du demon , ne seraient pas effaces sans cela.<br />

11 faut que I'enfant sorte du Uuide regeneraleur<br />

blanc comme un bienheureux. Le papas qui pratique<br />

la ceremonie essuie I'enfant, el finit par lui<br />

adresser ces paroles : « Va, mon fils , tu es<br />

» propre. »<br />

Ainsi, preserve du mauvais ceil, gratifie des<br />

dons que distribnent les magiciennes, et rege-<br />

1 Comme je ne parle que de la Morde et de l'Albanie, on<br />

m'a assure que dans les autres parties dc la Grece on avait<br />

la precaution de faire chauffer l'cau pour le hapieme.


26\ VOYAGE<br />

«ere dans ks eaux saintes , le nc^iveau ne est<br />

abaudonne enlierement aux solus de sa mere.<br />

Heureux enfant! line mercen»ire ne sera point<br />

chargee du soin de (e nourrir : elle n'anra pas<br />

ton premier sourire; toutes les attentions, tonles<br />

les caresses prodiguees a ta faiblesse., seront le<br />

fruit de la tendresse maternelle.<br />

La saute ebranlee de la mere qui remplit ses<br />

devoirs , renait comme une belle lleur chargee<br />

de pluie , lorsqnc le soleil ramenc la serenile.<br />

Uue douce langueur la rend plus inle'ressante<br />

; sa voix prend un son doux , qui parle au<br />

coear de l'homme le plus indifferent. Elle ebaute<br />

des airs melodieux pour appelcr le sommeil sur<br />

les paupieres de son enfant; et elle fail le plus<br />

bel ornemeut de sa maison , qui est 1'asile de la<br />

paix et du bonheur.<br />

Arrive a Fage oii ses forces exigent une nonrrilure<br />

aboudante et plus solide que le lait , l*enfant<br />

n'est point empale, comme cbez nous , avec<br />

cet aliment indigeste , connu en France sous le<br />

nom de bouillie : aliment qui souvent cause des<br />

desordres incalculables. Ici, la mere broie quelques<br />

substances legeres qu'elle inlroduit dans la<br />

boucbe des enfaus, a la maniere des oiseaux lorsqu'ils<br />

nourrisseiit leurs petits : elle les bumecte ,<br />

les dispose cusuile a une digestion plus facile, en<br />

les arrosant, dans l'estomac de l'eufant, avec SQA<br />

lait qu'elle lui fait lelev.


Y.y M.TOR EE. S6S<br />

Sous le meme tiel, la nature des institutions<br />

determine d'aulres moeurs chez les femmes tuiques.<br />

Celles - ci, meres d'hommes tiers et farouches<br />

, d'hommes destines a commander a des<br />

peuples conquis, out d'aulres habitudes, d'aulres<br />

principes , d'aulres sentimens que les femmes<br />

grecques. Quoique souvent elles soient grecques<br />

elles-memes, rarement ont-elles, eommaces derniercs,<br />

an grand nombre d'enlans ; cc qu'i) taut<br />

atirihucr,d'une part,a la polygamic,et del'autre,<br />

a Part effroyable des avortemens qui leur est familier<br />

: nulle part ses effets ne furent aussi funesles<br />

, nisi solemncllement cousacre's. Avoties<br />

publiquement dans la famille du sultan,qui condamne<br />

a la sterilile ses socurs et ses nieces , ces<br />

moyens affreux de depopulation passent dans les<br />

differentes classes de la sociele. Si un Turc soniicoune<br />

la fidelite de ses femmes, cllcs ne balancentpasa<br />

commetlre le crime ; elles s'y livrenl<br />

meme, el sans remords, dans la scule vue de cons^rver<br />

leurs altraits , et de menager cette beaute<br />

qui leur doune 1'empire sur des rivales avee lesquclles<br />

elles ne cessent d'etre en guerre.<br />

Quant aux precedes qu'elles emploient, puissent-ils<br />

demeurer ensevelis dans un profond oubli!<br />

Puissenl egalement lesbreuvages infernaux,<br />

ainsi que les moyens mecaniques dontces femmes<br />

barbares font usage , etre toujours ignores ! Que<br />

la connaissauce des miseres auxquelles sont


36(> VOYAGE<br />

Yonees les Musulmanes qui oat niecomm le plus<br />

saint de leurs devoirs, celui de porter avec plaisir<br />

le fruit que la nature leur a confie , suftise pour<br />

effrayer celles qui, rarmi nous , oseraient recourir<br />

a cette voie Criminelle, pour cacher une faute<br />

que I'opinion puhlique excuse facilement.<br />

Vieilles avant le temps , condamnees a des infirmites<br />

degoutantes, ces malhenrenses Musulmanes,rongees<br />

d'ulceresuterins,que ladebaurhe<br />

multiplie chaque jour parmi nous , sont reduiles<br />

a invoquer la mort, seul remede aux douleurs<br />

qu'elles endurent.<br />

Quelques feuimes tnrques , cependant, cbez<br />

qui la voix de la nature n'est pas elouffee , elevent<br />

lenrs enfans avec tendresse. Mais de quel<br />

retoursont payees ces malheureuses meres! leurs<br />

fils oublient, la plnpart, en grandissant, ce<br />

qu'ils leur doivent, ainsi qu'a ces fenrmes grecques,<br />

leurs esclaves, qui les ont eleves. Les-<br />

Orientales, au reste, nourrissent toutt s leurs eu.fans,<br />

et elles usent a pen pres des mimes precedes<br />

dans leur education physique*


EN MOREE. 967<br />

CHAPITRE XXVI.<br />

EDUCATION DES ENFAMS. — OCCUPATION DE L'ADO­<br />

LESCENCE. JEUX,LUTTES, DAJSSE DES VOLEURS,<br />

COURSES.<br />

JLJE seul temps 011 un Grec soit parfaitement<br />

heureux pendaut sa vie, c'est eelui de son enf'ance<br />

; car on le laisse croitre en loute liberie ,<br />

comme les vegelaux robustes qui ornent sa terre<br />

nalale.<br />

A cette e'poque agreable de la vie, les Grecs ne<br />

sont point soumis aux trailemens barbares qu'eprouvent<br />

les enfans des dernieres classes de la<br />

socie'tedans les pays civilises; et on ne lit stir lentfigure<br />

l'expression d'aucun sentiment penible.<br />

Rarement battus ,. sou vent maudils , ils en sont<br />

quiltes pour des paroles insigniiiantes , qui n'eflleurent<br />

leur imagination que pour les rappeler<br />

momentanenient a la docilite et a l'obeissance. Ils<br />

sont familiers a tous les petits jeux de l'enfance<br />

qu'on retrouve dans tous les pays. '<br />

Quand 1'age commence a developper lenr raison,<br />

on les envoie, pour apprendre a lire, a l'ecole<br />

d'un papas , ou dascalos. En examinant avec attention<br />

le mode d'eiiseignement pratique par ces


268 VOYAGE<br />

maftres ignorans, on ne pent concevoir comment<br />

des enfans peuvent parvenir a connaitre leurs<br />

lelli'es.<br />

Lc magister, assis clans son fauteufl, on sur ua<br />

banc , dans l'attitude d'un homme affecte paries<br />

-vapenrs de 1'opium, et muni d'nne longuc baguette<br />

dont il f'rappe au hasard, ecoute ses ecoliers.<br />

Un seul d'eutr'eux lit, mais lous suivent la<br />

lecon a haute voix sur des tons varies,et avec des<br />

inllexious de voix opposees. Mais, ce qu'il y a de<br />

plus singulier, c'est que ces marmots, deja ruses<br />

comme leurs peres , ont l'art d'abuser completement<br />

leur maitre en lisant cffronternent dans<br />

des livres differens, lorsqu'ils sont censes lire<br />

nne lecon commune. Au reste, cela produitpeu<br />

de difference apresquelques lecons; carl'ecolier,<br />

])his fidele aux impressions de la voix qu'au temoignage<br />

de ses yeux, repete ce qu'il enlend , et<br />

fiuit par neplus faire de eonlrasle, quoique son<br />

livre ne renferme pas un mot de ce qu'il lit si<br />

bien. Apres 1'etudc dela lecture, vientrecrilure,<br />

dont l'exercice est mienx entendu , mais a Fhabitude<br />

de laquelle peu d'enfans parviennent. Los<br />

premiers eleineus de la religion sont egalement<br />

euseignes, quand le papas les sail; il leur monlrc<br />

au moius a etendrc les bras comme il faut, a s'incliner<br />

convcnablement pour faire lc signe de la<br />

croix; il leur enseigne que les Turcs sont des<br />

chiensvlcs damnes qui iront en enfer; que, pour


EN MORltE. a59<br />

eux, s'ils respectent les papas, s'ils ont soin dc<br />

les bien payer, le paradis leur est reserve.<br />

Pour former les enfans a la rapidite de la prononciation<br />

de la lartgue grecque, et a ses inlonatious,<br />

j'ai vu,en Moree,desmaitres repetera lours<br />

eleves les vers suivans,qui u'offrent qu'uu jcu<br />

de mots resultant d'une inversion mesure'e de<br />

phrases.<br />

ExxAno-ist //oAv£oxavTnAoTEA£xn,u&itii ,<br />

OflOU TY1 (^OAutoKaVTHACTTf ASKH^E»<br />

O' vicf TOU /zoAvCGxavTwAnriAEXHTiTj<br />

Na:x a K ^)" T0V ^ 0 ' T0U /AoAvCoxayTviAoTCAfxHTii',<br />

TH/ E/zoAvkoxaiTviAiJ/rsAexOct<br />

KaAAiTtftt «a^a TBV vjov TIU (fctoAvCoxatTDAoTExnTti.<br />

O mon egUse plombociselo sculptee,<br />

Qu'a plombociselo sculplce<br />

Lc Ills du plombociselo sculpteur :<br />

Si j'avais aussi le ills tlu plombociselo sculpteur,<br />

Je la plombociselo sculpterais ,<br />

Mieujt que le ills du plombociselo sculpteur.<br />

Cet exercice, sous la forme d'un jeu, est mis<br />

en usage particulierement pour guerir les enfaus<br />

du begayement et de la courte haleine ; il concourt<br />

tres - efficacement a faire bien articuler<br />

un idiomedont les parlicipes, et sur-tout les composes<br />

, sont ce qu'Horace appelle sesquipedaliu<br />

verba.<br />

A l'egard des jeunes filles, elles ne i-ecoivent,


a7o VOYAGE<br />

a proprement parler, aucune autre education<br />

que l'apprentissage de quelqucs travaux domesliques;<br />

et arrivees a l'age nubile, on les sequestre<br />

en quelque maniere de la societe.<br />

Enlre les divers aimisemens auxquels selivrent<br />

lesadolescens , la course a pied l ; ent le premier<br />

rang. Les jeunes gens, en Arcadie sur-lout, se<br />

livrenta cet exercice dans les beaux jours d'ete.<br />

Les vieillards, ou un papas, y president quelquefois<br />

, et le vainqueur recoil un prix.<br />

Mais il est d'autres jeux plus importans, puisqu'ils<br />

sont le partage des homines faits : ce sont<br />

la lulle, le dgerid, et le disque, jeux qui lous<br />

appartiennenl a l'antiquite. La lutte, telle que je<br />

l'ai vue s'executer' sous mes yeux, est, a n'en pas<br />

douter, ce qu'elle fut dans les jeux olympiques,<br />

ou dans ceux qui se celebraient a l'Isthme.<br />

Les athletes entierement nus , exceple dans<br />

cetle partie du corps que la pudeurleur fait couvrird'un<br />

calecon de peau, paraissent en presence<br />

successivement par deux; un cercle immense de<br />

spectateurs les environne et fait des vceux pour<br />

run ou l'autre des concurrens. Aussitot que la<br />

musique a donne le signal, ils s'avancent k pas<br />

comptes en battant la mesure, et prennent des<br />

altitudes semblables a celles de nos maitres d'es-<br />

1 C'etait en presence de Moustapha paclia , qui se don-<br />

nait frequemnient ce plaisir.<br />

,'.


EX MO REE. 2*1<br />

crime; apres avoir frappe dans leurs mains, ils<br />

s'auiment eu fredonnant quclques airs , ils se<br />

provoquenl et se joiguent enfin ; leurs mains ,<br />

qu'ils se portent re'ciproquement sur l'epaule,<br />

pesent forteincnl pour prejuger la force l'un de<br />

1 autre; mais , comme deux chenes robustes , ils<br />

demeureul fermes el resislent ordinairemeut h ce<br />

premier choc. Bieutot de leurs bras vigoureux ils<br />

s'embrassent le col, et c'est 1'instant ou. ils mettent<br />

eu usage Jes ressources de leur art; ou les voit<br />

employer tour a tour, ou simultanement, la force<br />

et l'adresse, s'aider de toutes les ruses, jusqu'a<br />

ce que l'un des deux tombe renverse surle dos ,<br />

el tende la main a son adversaire, ensigne de defaite.<br />

Fier de son avaTilage, le vainqueur recoit<br />

le prix qui l'altendait, pendant que le vaincu<br />

peroe la foule avec empressement, pour se sous-<br />

Ira ire aux regards de la multitude.<br />

Chez le pacha, ouje voyais ces jeux, le dgerid<br />

ou joute succedait a la lutte : c'etaient des Turcs<br />

qui l'executaient. Montes sur des chevaux rapides<br />

comme le vent, ils se chargeaient avec impetuosite<br />

en lancant des batons de quatre pieds<br />

de long , dont le coup ne laisse pas d'etre quelquefois<br />

funeste aux jouteurs; c'etait meme la<br />

cause pour laquelle on comptait une infinite de<br />

borgnes entreles o'ficiersde la maisou du pacha,<br />

et parmi ses delis ou cavaliei's.<br />

Le jeu du disque, ou les anciens Grecs d


a7i<br />

VOYAGE<br />

ployaient toiitc la force de leurs bras, exisle encore<br />

parmi les modernes. Ce jeu consiste a soutenir<br />

unc pierce du pojds dc vingt livres daus la<br />

paume de la main, elevee au niveau de la lete ;<br />

puis, parlant d'un point doime , et prenaut sa<br />

course p.isqu a un lieu determine, celui qui lance,<br />

le disque le plus loin oblient le pr.ix. C'elail vraisemblablemenl<br />

daus an jeu stmblable (pie peril<br />

Hyacinlbe , metamorphose par les dieux, el vainement<br />

regretle d'Apollon, inconsolable de sa<br />

perte.<br />

Ces jeux, parmi les Grecs , a 1'exception tie<br />

celui du disque, n'ont general* nient lieu qu'a<br />

cerlaines epoques,et a l'occasion de quelques fetes.<br />

C'est alors que le peuple , oubliant pour un instant<br />

son malbeur , et rendu a son caiaelere enjoue,<br />

merite d'etre eludie. Quels eclats brujtans!<br />

Quels rires prolonges!. . . . De toutes parts oa<br />

n'entend que des chants, tandisque des danses ,<br />

tour a tour graves et le'geres , terribles et volurtueuses,<br />

animent la scene par leurs effets varies.<br />

Ici le chef du choros', c'esl-a-dire de la danse,<br />

celui qui mene le branle , enlonne des strophes<br />

que repele la voix des choeurs en se confondaut<br />

avec le son des lyres , le bruit des. tambours de<br />

basque, et le murmurc des musettes qui reglent<br />

les pas des danseurs.<br />

1 Ce mot'vicntde 7_»ptv» - j« danse.


EN MO REE. a73<br />

Ces Strophes reunies forment ua hymne trescelebre<br />

chez les Grecs modernes. Pour ce peuple<br />

sensible, ilest ce que fut autrefois pour lesSuisses<br />

le ranz ties vaches. Chez les plus sauvages habitans<br />

des montagnes , ilprovoque la gaite , et est<br />

le signal' du plaisir ; mil patre qui ne le redise a<br />

ses vallons, mil matelot qui ue le repete sur les<br />

mers,pourcharmersesennuis;cet hymue, enfin,<br />

rappelle au Grec exile clans des cli mats eloigues, et<br />

les toits paternels et sa patrie , dulces re/niniscitur<br />

Argos. Je crois , malgre' sa simplicity, qu'il<br />

pourra faire plaisir au lecteur, et je le pla«k;i.<br />

ROJVDE GRECQUE.<br />

Ken Majpirape/ia/tov.<br />

Kaftiut rtvi it of? KCU %atoovifwu<br />

Utarn /tet^ai'p* va tr($a,yat<br />

2«ir* optpave ,utl' trqtel^iff-at<br />

18


s;4 VOYAGE<br />

K ffj.iT; ret Gov rut (ptoses»<br />

T»l¥ KCpflY BTItf ^EVpCjUEV.<br />

TRADUCTION DE LA RONDE GRECQUE.<br />

M» fille d'or et de perles.<br />

1<br />

2<br />

\"OIIS qui inspirei la joie aux jeuntsgem , et le deliie aui<br />

vieilljk.<br />

3<br />

Vousme potissezaussi ( malbeureux quejesuis! ) a prendre<br />

un couteau pour me couper la gorge.<br />

Taisez-vous , infortune\ ne vouscoupes point la gorge, et<br />

ne vous inetiez pas en peine de la beaute ( qui vous tour*<br />

tiicnte.)<br />

5<br />

Nous vous ami>ncions une beaute que nous connaissons.<br />

Parmi les danses que j'ai vues, il pn est une<br />

appelee la eandiote, que les jeunes filles executenlde<br />

preference. On imaginerait voir Ariane indiquer<br />

les detours du Lab) rinlbe, el en de;-siner<br />

les routes au perfide Thesee. Au moius la marcbe


EN MOREE. s75<br />

embarrasses de cette danse, sa confusion , son<br />

intrigue, si on peut se scrvir de celle expression,<br />

exprimeut assez ce caractere , qui pourrait indiquer<br />

tout autre chose, si on nepensait aux temps<br />

anciens. Celles qui l'exe'cutent iguorenl jusqu'au<br />

nom de la malbeureuse priucesse dont elle retrace<br />

peut-etre l'aventure, et elle n'est, pour ces<br />

femmes , qu'une danse ordinaire, mais dont la<br />

"tradition, suivant toutes lesapparences, pourrait<br />

remonter a la plus baute anliquile.<br />

Apres la candiote, il est une autre danse appelee<br />

la valaque, qui fait ge'ne'ialemeiit les de'lices<br />

de la jeunesse, a cause de sa lege'rete et de la vivacite<br />

qu'elle exige.<br />

Acelle-ci suceede lapyrrbique 1 . Deuxhommes<br />

amies de poignards s'avancent a pas mesure's, en<br />

ugitant leurs amies , qu'ils dirigent contre euxniemes,<br />

puis cbacuu d'eux contre sou compagnon.<br />

Des sauts et des mouvemens yiolens caracterisent<br />

cet exercice martial, dont le nom rappelle<br />

le celebre roi d'Epire, qui -peut-etre lui<br />

donna naissance, ou le mit en vogue par suite de<br />

«on inclination guerriere. En voyaut cette danse,<br />

je me suis era tiausporte dans l'ancienne Sparte,<br />

dont elle retrace les plaisirs : j'avouerai que j'en<br />

1 Cette danse se retrouve chez les Arabes-Ababde's , telle<br />

que M. Guys l'a decrite. f^oyez la Notice sur les Arabes-<br />

Ababdes.


a~6 VOYAGE<br />

fas presqne el'fraye quand je vis a l'impetuosite,<br />

succeder une sorte de delire et de fureur, et je<br />

craignis de voir la scene ensanglantee.<br />

Outre ces danses de caractere, il en est d'autres<br />

usitees en Grece, dont une m'a paru infinimenlagreable;<br />

c'est celle connue sous le nom de<br />

romeika ou romaine. Hesiode semble l'avoir<br />

peinte , quand il dit: Elles doublaient, elles ranienaient<br />

le doux chceur, le chceur cheri. Au<br />

milieu d'un vaste salon de l'Orient, ou sur uu<br />

plateau emaille de lleurs, que son debut est imposaiU<br />

'.quel charmedansledeveloppement de cette<br />

ligne de fenimes encbanteresses, tjui loules se tenant<br />

par lamain,se replient sur elles-memes et s'enlacent<br />

en passant tour a tour sous les bras Tune de<br />

Tautre ! Elle commence dans une mesure lenle<br />

et grave , dont le mouvement s'accelere progressivemeut,<br />

au point d'etouner les yeux par sa vttesse.<br />

Des cbants repetes par les danseurs regleut<br />

la mesure, de concert avec les instrumens. II est<br />

a remarquer que cct usage, ordinaire en Orient,<br />

de meler le cbant a la danse, se retrouve encore<br />

dans les parties de la France qu'occuperent les<br />

Romains, et sur-tout a Marseille, fondee par une<br />

colonie grecque de Pboceens.<br />

Je passe sous silence les danses execulees par<br />

les Tcbinguis , dans les lieux de debaucbe; leur<br />

description ne pourrail qu'offenser la pudeur; il<br />

stu'fira de dire que ce sont les scenes de l'Aretin.


f pret<br />

EN MO REE. 2-7<br />

Pour terminer ce que j'ai a dire sur les clauses<br />

les plus connues et les plus vantees chezles Grecs<br />

modernes , il me rcste a parler d'urie que les<br />

Alfoanais designent sous lc nora de danse des vo-<br />

Icurs '. Elle elait souvent executee chez le pacha<br />

par ses soldats : comme elle est cnracieristique ,<br />

j'expose le lieu de la scene.<br />

Qu'ori se represente une salle vaste, eclairee<br />

par quelques bougies de cire jaune, dont la lueur<br />

sepulerale jetait sur les spectateurs des reflets<br />

pales et douleux. La , dans 1'angle d'un sopha ,<br />

elait assis gravement le paclia , la ceinlure-chargee<br />

d'un poignard et de deux pislolets, ayant une<br />

carabine a ses cotes. Sa com-, composee de soldats<br />

vetus de capotes grossieres, restart debout<br />

dans une altitude sombre ; le bourreau ( par tin<br />

privilege qui n'apparlient qu'a lui) etait assis en<br />

face du vezir, l'oeil lixe sur son ceil farouche ,<br />

a faire tomber la tete de cclui quim geste<br />

du pacha lui designerait, et a 1'apportef humblemcnt<br />

a ses pieds. Tel elait le lieu du bal , tels<br />

etaient les speclateurs d'unc danse faile pour<br />

plaire , par sa seule denomination , a des homines<br />

tels que des Albanais.<br />

1 Xcnoplion parle dune danse des volenrs, a peu pri's<br />

semblable, que les Grecs celebrcrent a leur relour de ('expedition<br />

de Perse , lorsqu'ils furent arrives sur les bonis du<br />

Pont-Euxin, Xenoph. Retraile des Dix Mille.


273 VOYAGE<br />

Les coryphees, le bras passe autour du col 1'iui<br />

de I'iiiilre, mie main daus Ja ceinture de leurs camarades<br />

, unis en rond de cette rnaniere,s'ebranlent<br />

en formant dans mi cercle des pas mesure's<br />

qui vont loujours en s'acceleraut jusqu'au mou-.<br />

•vemenl le plus rapide. Au plus fort de celte rotation<br />

fatiganle , se font entendre des cris sauvages,<br />

meles au fracas de la musique la plus barhare.<br />

U arrive quelquefois que pour augmenter<br />

l'inlerei de cetle danse , les acleurs inlroduisent<br />

la pyrrhique , dont j'ai parle plus haut, et qui,<br />

par son caraclere, rentre parfaitement dans


CHAPITRE XXVII.<br />

CHANTS, IMUSIQUE DES GRECS. RAPSODES. — IIYMNE<br />

DES LA.CONIENS. ROMANCE. COTSAKIAS. '<br />

PROVERBES.<br />

EN MOREE. 27!)<br />

J^EsMuse^n'habitentplii'rHeliconJevirs chants<br />

melodieux ne font plus retentir les vallons tie la<br />

Thessalie converts de lauriers immorlels; la chaste<br />

sccur d'Apollon ne conduit plus les choeurs de<br />

ses compagnes sur les rives de l'Eurotas. Pan a<br />

quitte les bocages de l'Arcadie; Minerve n'a<br />

plus d'autels dansAlhenes; le Peneeoubliecoule<br />

en paix sous les berceaux de Tempe; l'Alphee,<br />

prive de sa gloire et de son nom, n'est plus visile<br />

que par des palres qui conduiseut leurs troupeaux<br />

sur ses bords , on par quelques voyageurs<br />

qu'allire Taulique renonmiee de l'Elide. L'arl de<br />

Therpandre est presque inconnu dans la Grece,<br />

et il a ete enveloppe dans la catastrophe generale<br />

qui a englouti, avec la liberie , les arts, les lettrcs<br />

et les sciences.<br />

Cependaut on retrouve encore chez les Arcadiens<br />

, et parmi les homines de mer , quelques<br />

• chants qui appartiennent a l'antiquite. On reiicontre<br />

des rapsodes qu'cnvironncut des groupes


28 VOYAGE<br />

de femmes qui pleurent aux accents plaintifs que<br />

leur lyre accompagne. A l'exemple de Jems ancetres,<br />

ils chantent encore ]es exploits des guerri<<br />

rs conane autrefois dans ]a Grece on chantait<br />

le bouclier d'Achille , sur lequel l'art avait<br />

exprime taat de merveilles. Je rapporlerai un<br />

hymne fuueraire destine a honorer Ja memoire<br />

d'un enfanlduTa;ygele,ruortencombattant pour<br />

ses ftn ers.<br />

, « JVIeres, epouses , couronnez son tombeau ,<br />

» il s'esl fane comme uue rose de la Messenie,<br />

» que le vent > donucz-lui quelquts iarnies ; invoquez le jour<br />

» de la vengeance , son heme va sonner. »<br />

En effel , telle etait 1'opJnion generale des<br />

Greesu celte e'j oque, leurs voix retrouTaient un<br />

accent noblepour chanter l'expedilion d'Egypte,<br />

en face de leurs Ijrans qui, inlerdils et etonnes,<br />

n'osaient les frapper. Les \allons de la Laconie<br />

repe'laienl le nom du vainqueur des Pyramides<br />

et ses hers habilans entonnaient librement, du<br />

haut de leurs rochers , 1'hjmne suivant, interpret<br />

hdele des sentimens alors connnuns a tons.<b