Create successful ePaper yourself
Turn your PDF publications into a flip-book with our unique Google optimized e-Paper software.
<strong>Jilms</strong> I <strong>Rousseau|</strong>
VOYAGE<br />
EN MOREE,<br />
A CONSTANTINOPLE,<br />
ET EN ALBANIE.<br />
TOME PREMIER.<br />
A. 0. H. F. KOTCPHAIESI<br />
KHop No . H-%?,3^
DE L'lMPRIMERIE DE MARCHANT.<br />
r A
VOYAGE<br />
EN MOREE,<br />
A CONSTANTINOPLE,<br />
EN ALBANIE,<br />
ET DANS PLUSIEURS ABTRES PARTIES<br />
DE L'EMPIRE OTHOMAN,<br />
l'EHDAKT LES ANHEES I 798 ^ 1^99 , l8oO ZT l8oi.<br />
Comprenant la description de ces pays , leui's productions, les mcei<br />
les usages, les maladies ct le commerce de lems habitans; avec<br />
rappiocliemens entie l'etat actuel de la Grece t et cc i[uVUe iut d<br />
1'iiniiquite.<br />
PAR F. C H. L. POUQUEV1LLE,<br />
nOCTEUR EN MEDEC1NE , MEMBRE DE LA COMMISSION DES SCIENi<br />
ET DES ARTS D'EGYPTE , etC.<br />
OCMKAGB enrichi d'un Precis hUtori
A<br />
SA MAJESTE NAPOLEON 1"<br />
EMPEREUR DES FRANCAIS.<br />
SIRE,<br />
L'honneur de publier man Voyage sous les auspices a<br />
VOTRE MAJESTE, ct d'associer aux souvenirs iminortelsa<br />
la Grece , le uom le plus illustre des temps anciens <<br />
modernes , celuide NAPOLEON; un telhonneur, SIUE ,m<br />
condyle d'uue faveur que j'etais loin de mdriter ! il m<br />
fait oublier ma captivile , et trois amides de souffranci<br />
passees chez les Musuhnans.<br />
Heureux, SIRE, millefois heureux , d'avoir pu sau<br />
verdu naif rage a fruit denies travail xet d ernes observa<br />
tions, afin d'en rapporter I'hommage a VOTRE MAJESTK<br />
et delui offrir un gagedemon devouement, et lassuranc<br />
du respect le plus profond, avec lequel<br />
SIRE,<br />
Tai l'honneur d'etre,<br />
DE VOTRE MAJESTE IMPERIALS,<br />
Le tres-humble, tros-obe'iss.inl<br />
Scrviteur, et fidele Sujct,<br />
POUQUEVILLE.
PREFACE.<br />
JLA Grece moderne est peu connue<br />
parmi nous. Les deux voyageurs qui<br />
l'ont observed avec le plus de soin,<br />
MM. de Choiseuil Gouffier et Felix<br />
Beaujour, nous l'ont fait connaitre seulement<br />
, le premier, sous le rapport<br />
de ses antiques, et le second sous<br />
celui de son commerce. MM. Tournefort<br />
et Olivier n'en ont decrit que<br />
les iles, et tous les autres voyageurs ,<br />
sans exception , ne nous en ont donne<br />
que des idees incompletes ou fausses.<br />
Jete dans ce pays par le sort de la<br />
guerre, et ayant pu observer les parties<br />
les plus interessantes de l'ancienne<br />
Grece , j'ai cru faire une chose<br />
utile et presenter un Ouvrage absolument<br />
neuf, en donnant la description<br />
de la Moree , et de l'Albanie ,<br />
enfin en donnant ce qui n'etait pas<br />
publie sur Constantinople. J'ai traced<br />
i. a
JJ PREFACE.<br />
des itinexaires nouveaux a travers toute<br />
la Turquie d'Europe , et esquisse 1'aspect<br />
de contrees autrefois celebres ,<br />
et dont les noms retentiront a jamais<br />
dans la posterite !.... Mais pour mettre<br />
le lecteur a portee de juger la ve^rite'<br />
de ma relation , et de voir les<br />
moyens auxquels j'ai ele reduit , je<br />
dois reprendre en deux mots l'historique<br />
du Voyage , qui prec^da ma<br />
captivity.<br />
J'etais parti de France en qualite<br />
de m^decin , faisant partie de la Commission<br />
des Sciences et des Arts , destined<br />
a passer en Orient. Arrive en<br />
Egypte , la perte absolue de ma same<br />
me forca bientot de quitter ce pays ,<br />
pour revenir en Italic Je m'embax - -<br />
quai en consequence , avec mon camarade<br />
Bessieres, membre de la Commission<br />
, sur une tartane livournaise.<br />
Nous vimes alors se re^unir sur le<br />
m
PREFACE. in<br />
Indie qui l'avait conduit aux portes<br />
du tombeau ; Charbonnel , colonel<br />
d'artillerie ; Fornier , commissaire des<br />
guerres ; Beauvais , adjudant-commandant<br />
; Gdrard , membre de la commission<br />
; Joie et Bouvier, officiers de marine<br />
; Guerini, inquisiteur de Make ,<br />
de l'ordre des Carmes d^chausses ; et<br />
un guide du general en chef, appele<br />
Mathieu. Quelques domestiques , et<br />
un cahouas " Egyptien , composaient<br />
le reste des passagers.<br />
Le colonel d'artillerie , Charbonnel,<br />
se transporta a notre bord quelques<br />
jours avant notre depart. Cet. officier ,<br />
accable d'une ophthalmie violente , et<br />
tourmente' d'une dyssenterie rebelle,<br />
ddsirant cependant ne pas quitter farm^e<br />
ou ses dejoendances , avait recu<br />
dti general en chef l'ordre de se rendre<br />
a Make , ou il devait servir apres<br />
1 Espeee tie pion ou coureur, au service des<br />
bej's d'Eg^pte.
IV<br />
PREFACE.<br />
son retablissement. Enfin , d'apres les<br />
avis et les instructions du commandant<br />
de la marine d'Alexandrie, qui<br />
etait charge de lui fournir les moyens<br />
de se rendre a sa destination , il devait<br />
nous- quitter a Messine , et passer<br />
a Make sur une speronare l ; mais<br />
noire mauvaise etoile , autant que l'ignorance<br />
de nos conducteurs , ayant<br />
fait affaler notre frele barque , sous le<br />
vent du phare de Messine nous porta<br />
vers l'extremite orientale de la Calal)re<br />
, ainsi que je l'expliquerai dans<br />
le conrs de cet Ouvrage.<br />
E-eduits en esclavage par un corsaire<br />
de Tripoli de Barbarie, on verra ma<br />
douloureuse separation de mon ami<br />
Bessieres, et comment je profitai de<br />
res observations et de celles du colonel<br />
Charbonnel, qui, reunies a de nom-<br />
1 Bateau avec lequel on porte des vivres de U<br />
Sicile a MaJle , ct ilont on se sert pour la navigation<br />
de ce canal.
PREFACE. v<br />
breuses donnees que je poss^dais ,<br />
m'ont mis a portee de parler convenablement<br />
de l'Albanie: cet objet formera<br />
le tome troisieme de mon Voyage.<br />
Dans ce qui me concerne au sujet<br />
de la Moree et de Constantinople, je<br />
neme suis point appesanti sur les faits<br />
qui m'tkaient particuliers ; j'ai sacrifie<br />
le detail de mes aventures et de mon<br />
journal. Si on me reprocliait quelques<br />
images melees k mes descriptions , je<br />
prierais le lecteur de penser aux mceurs<br />
des Arcadiens , que, j'ai essaye de rendre<br />
dans toute leur naivete , et aux<br />
sites qui inspirerent les poetes de l'antiquite.<br />
J'ai cru pouvoir comprendre dans le<br />
tome second , oil j€ parle de Constantinople<br />
, un itineraire de MM. Beauvais.<br />
et Gerard, depuis la pointe occidental<br />
du Pelopnnese , jusqu'a la capitale .<br />
de l'Empire Othoman. En parlant de<br />
cette ville decrite par tant de voyag^urs,<br />
j'ai evite de repeter ce qui avait
PREFACE<br />
ete dit, et j'e puis affirmer que j'offre<br />
ties choses nouvelles, en dormant la<br />
description du chateau imperial des<br />
Sept-Tours, dans lequel j'ai ete renferme<br />
pendant vingt-cinq mois , celle<br />
des jardins et du harem du Sultan , ou<br />
j'ai pdnetre, enfin en publiant les malheurs<br />
des Francais prisonniers en Turquie<br />
, et en imprimant le cachet de la<br />
honte sur le front de nos pers^cuteurs.<br />
Les cartes de cet Ouvrage ont ete"<br />
dressees par le geographe d'Anacharsis,<br />
M. Barbie du Bocage , qui n'a pas cru<br />
les details que je lui ai donnas sur la<br />
Moree, indignes d'enrichir une belle<br />
carte de cette contree , qu'il a clress^e<br />
par ordre de Son Excellence M. le Marechal<br />
de l'Empire , Ministre de la<br />
guerre , carte qui va etre graved incessamment,<br />
et qu'il aurait eie" a d^sirer<br />
qu'on eiit pu consulter , en lisant cet<br />
Ouvrage. Le meme auteur a bien voukt<br />
cooperer a la perfection de mon travail<br />
, en faisaut pr^ceder le tome troi
PREFACE. vit<br />
sieme d'une notice sur la geographic<br />
ancienne, et le gouvernement de<br />
l'Epire.<br />
Enfin, on a joint a ce Voyage une<br />
vue inddite des Sept-Tours , et on l'a<br />
orne de quelques iigures qui peignent<br />
les traits et le costume d'un capitaine<br />
barbaresque , et d'un soldat albanais.<br />
Tel est le fruit de mes travaux souvent<br />
contraries , pendant une captivity<br />
/ de trois ans, qui fut aussi orageuse<br />
qu'afiligeante : s'il est favorablement<br />
accueilli, s'il remplit l'objet que j'ai<br />
desire* , je ne regretterai point les peines<br />
qu'il m'a coiitees , et j'oublierai les<br />
dangers auxquels mon desir d'apprendre<br />
; m'asouvent expose.
KOMS<br />
DES<br />
V1V F,S E T CANTONS<br />
n'oir<br />
SOKTENT CE> PRODUCTION».<br />
VostilzaetCalavritln.<br />
RAfSWS<br />
DE CORIKTHR.<br />
44oajiieiau<br />
,„in.al.<br />
ij&intal.<br />
5 j,ooo<br />
S ^o<br />
,E<br />
ror<br />
HUILE. FROM ICE. TAL<br />
1' es a • Ic rtointal dc<br />
b«ril.<br />
ao piastrn<br />
Jeb^nl.<br />
44°»q»«. "7 E<br />
piaat, le quit). '<br />
E S.<br />
i,5oo<br />
a,ooo 'J 0 " 2 -<br />
r,a5o.<br />
)o.<br />
30.
VOYAGE<br />
EN MOREE, EN ALBANIE,<br />
ET A CONSTANTINOPLE.<br />
DE LA MOREE.<br />
CHAPITRE PREMIER,<br />
DEPART D'EGYPTE. NAVIGATION. DETAILS SPfl<br />
NOTRE PRISE AU CAP STILE , EN CALABRE.<br />
JDONAPABTE avait conquis 1'Egypte , et scs<br />
drapeaux victorieux lloltaientdcpuis Alexandre<br />
jusqu'a Thebes, lorsque je quittai ces lieux reniplis<br />
de sa gloire!. . i . . J'allais traverser line imi -<br />
couverte d'ennemis ; j'allais cesser d'etre protege<br />
par la Forlnne du conquerant francais , et cetle<br />
pensee afiaiblissait beaucoup > an i'ond de mon<br />
cceur, la joie que j'e'prouvais de retonrner dans<br />
ina patrie.<br />
Ce fat le 14 brilraaire an 7 que jem'embarquai<br />
sur la larlane livournaise la Madona di AlonLe<br />
Negro. Je me t'rouvais avec messieurs les officiers<br />
francais dout j'ai cite les noms , et pahni<br />
i, 1
a<br />
VOYAGE<br />
lesquels quelques uns, comme MM. Charbonel «<br />
et Poitevins, n'e'taieut pas retablis ties graves maladies<br />
qu'ils avaient essuyees.<br />
TNous limes voile du port neuf d'Alexandrie,~u<br />
onzebeuresdusoir,parun temps orageux,et nous<br />
fumes assez heureux pour echapperauxflottes anglaises,<br />
turques et russes qui bloquaicnt ce port.<br />
Le lendemain , au lever du soleil, nous n'aj •percumes<br />
plus le rivage de la Libye que comme<br />
une zone bleuafre qui s'cvauouit bientot apres<br />
dans leloinlain. Le vent souftlait avec impetuosile,<br />
la mer e'tait baute; et j usqu'au x 8 brumairc,<br />
ou nous reconmtmes Tile de Candie, nous naviguames<br />
entre les vagues.<br />
Descalmes, une cbaleur etouffante ne tardereut<br />
pas a nous accabler, et ce ne fut qu'au bout<br />
de dix jours que nous pumes reprendre noire<br />
route. Helas! pourquoi accusions-nous le ciel de<br />
ces contrarie'tes? II nous ecouta trop tat.<br />
Le 3 frimaire , nos marins , au lieu de nous<br />
faire embouquer le phare de Messine, comme<br />
ils le prelendaieul, nous affalerent dans le golfe<br />
de la Squillaoe 2 , et le soleil qui parut vers<br />
midi, leur fit voir les Apennius sur lesquels ils<br />
portaieut obslinement le cap.<br />
' M. Charbonel avait encore une oplillialmiesi violcnle,<br />
que je lui eonscillai en hesitant de s'embarquer.<br />
* G olt'e d'llalie , sur la cote Je la Culabrc.
I<br />
EN MOilKli S<br />
Ertfin , la nuit dti 4 au 5 fut cclle de la ruine<br />
de nos esperances, et ]e commencement de nos<br />
inibrluiies. Un corsaire de Tripoli de Barbarie<br />
nous avail appcrgus au declin da jour , sans que<br />
nousl'eussians vu; lecalmeayantsuspendu noire<br />
luarrhe , il dii igea sur nous avec ses avirons.<br />
Sans aucun soupcon, nous reposions iranquijlenient,<br />
et la moitie de Ja nuit e'lail passee. La<br />
luiie, dans son plcin, e'elairait les cotes de la<br />
Calabfe, et le silence regnail dans notre frele esquif,<br />
lorsque les matelots livoumais, de garde<br />
sur le ponl, appcrcurent le barbaresque qui s'apjirocbaif.<br />
Us allerent eveiller doucement Jeurs<br />
camarades, et , de concert avec un pilotc proveil<br />
gal, a^ ant mis la cbaloupc a la mcr, ils n'inlerrompirenl<br />
notre sommeil que pour nous reudre<br />
le'moins de lour desertion. Nous eussions ptt<br />
les relenir; mais le canct e'tant trop petit pour<br />
nous recevoir tous, nous laissames fuir ces mise'rables,<br />
nous en remeltant au sort pour notre<br />
desline'e.<br />
Le corsaire ne tarda pas a nous envoyer quelqtics<br />
boulets; et, comme nous nepouvions riposfcr,<br />
elant sans amies, il s'avanca en continuant<br />
de tircr. Les cris de son equipage, le bruit des<br />
amies a feu, Je cliquelis des sabres d'abordnge<br />
redoublaicnt a mesure qu'il opprpebait. Nous<br />
avions arbore' noire pavilion, et nous ne donnious<br />
que des signaux de paix t lorsque I'equi-
£ VOYAGE<br />
page Barbaresque effectua l'abordage , en se precipitant<br />
sur le pont de notre tartane. L'aodace dc<br />
ccs bandits fut au comble quand ils ne vircutpas<br />
uu hommc arme , mats clsacira de nous dans une<br />
attitudefrdideetpaisiWe. Bientot ils nous reuversent.,ydusieurs<br />
de nous sont frappes cruel lemeut,<br />
notre spoliation se consomme en un instant, cnfin<br />
nous sommes enchaines.<br />
Jusque la les barbaresques nous avaient pris<br />
pour des Napolilains , nation qui semble cree'e<br />
pour etre leur proie ; mais des que le capilaine<br />
du corsaire eut reconnu que nous etions Franchis,<br />
il affecta une conduite different e. Ceux de<br />
nous qui etaient garottes furent delivre's de leurs<br />
liens; il se repandit en protestations d'amitie<br />
que nous prisames ce qu'elles -valaient; il proniit<br />
de nous faire rendre ce qu'on nous avait<br />
enleve, et jura mille fois sur sa lete de nous<br />
conduire a Corfou. Quant a la tartane abandon -<br />
nee de son equipage , et dans laquelle il trouva<br />
un \ieux pavilion toscan, il se l'adjuga, et l'amarina,en<br />
y envoyant un capitainede priseavecdix<br />
matelots. Ceci fait, nous passAmes sur son bord.<br />
Les brigands qui eomposaient son equipage<br />
brisaientcependantnos malles, et se partageaient<br />
ceux de nos eifets qui leur conTenaient. Mais<br />
qui de nous eut ose leur repre'senter qu'il en devait<br />
elre autrement ?<br />
Le jour e'tanjt veuu , le capilaine, dont j'appris
EN MO REE. 5<br />
le nom, ( il s'appelait Orouchs, et etait Duleignote<br />
') me permit, ainsi qu'a MM. Foruier ,<br />
Joie, et un guide du general Bonaparte , de retourner<br />
sur la tartane pour y prendre quelques<br />
vetemens , car les nolres avaient ete mis en pieces.<br />
Nous devious le rejoindre aussitot pour faire<br />
voile vers notre destination ; mais a peine<br />
etions-nous sur la prise, que la vigie du pirate ,<br />
poste'e au haul de. son grand mat, annonea na<br />
vaisseau a l'horizon. En etfet, nous distiiiguamesbientot<br />
unefregate dirigeant sur nous,toutes<br />
voiles dehors; le reis Orouchs hela a son second ,<br />
qui commandait la lartane sur laquelle nous<br />
nous trouvions , de faire route pom 1 Tripoli de<br />
Barbaric.<br />
Dix minutes apres cette separatiou , qui fat<br />
pour nous un coup de foudre, parce qu'eile nous<br />
eloignait de nos amis , la fregate lira un coup de<br />
canon sous le vent, nous faisant sigue d'arriver;<br />
1 Dulcignote, habitant de Dulcigno , l'ancienne Olcinium<br />
, aujourd'hui yille du pays turc, en Aibanie, situee<br />
sur la petite riviere de Borana. Ses habitans, qui sont les<br />
plus nidchans de cette cote, sonl presque tous pirates et<br />
prennent du service sous le pavilion barbaresque. Quelques<br />
uns, sans autre formalite, se font forbans , et iufcslent<br />
l'Adriatique. lis out tous une coupe de figure qui annonce<br />
Ja fourberie et la cruaute.<br />
Dulcigno est k six lieues ouest d'Antivari , et a huit lieucs<br />
de Scutari.<br />
r. i
6<br />
VOYAGE<br />
niais uolre capilaine de prise s'y refusa eu faisant<br />
hisser le pavill/O'J francais. Celle ruse nous perdit<br />
en le sauvanl. La lregate que nous presumames<br />
etre napolilaine, pass» oulre, continuant dedonner<br />
diasse au corsaire.<br />
Tel est le precis de noire prise et dc notre separation,<br />
que j'ai place ici comme un preliminaire<br />
indispensable pour rinlelligence de tet<br />
Oiwrage.<br />
Je ne peindrai point le retour de la nuit qui<br />
suivit notre prise , elle s'annonca sous les plus<br />
sinistres presages. Nos eunemis etaient deveuus<br />
soupconneux; de notre cole, nous les observions<br />
avcc attention, nous meditions meme un coup<br />
eclatant, lorsqu'ils nous precipiterent dans l'entre-poni<br />
de la lartaue , et nous scdlerent sous les<br />
ecoutilles. Trop peu rassure's sans doule par cetlc<br />
liu'sure, ils veillerent lous, crainte de surprise de<br />
noire part. Ils a-vaient, jel'avoue, la plus grauo'e<br />
raison; car, quoique reduits pour ainsi dire a<br />
I'impossibilite d'executer aucnu coup decisii ,<br />
nous n'en discutions pas moins mille projets tour<br />
a tour adopte's et rejetes. Nous nous arriilanies<br />
au seul raisonnable : etaut absolument depourvus<br />
d*arnies, ce f'ut de mellre le reis dans nos inte'rets.<br />
Wous pouvions nous faire entendre de lui , au<br />
mo}cn de la langue franque, et nous .avic^s<br />
quelqu'espoir de penser qu'il nous secouderaif,
EN MORE E. 7<br />
etant redevable de sa liberte au general Bonrparte,<br />
qui Favaitarrache dubagnede Malte, ainsi<br />
qu'une multitude de Musulmans. U connaissait<br />
d'ailleiirs lc>6 Francais; il avait vu notre armee<br />
d'Egypte, ayant e'le transported dans celte province.<br />
Apres avoir servi le general Dumas en<br />
qualite de domestique, il avait pu s'esquiver par<br />
l'entremise du bey de Bengazi ' , et deja il avait<br />
repris son ancien metier.<br />
Comme le reis ignorait que nous fussions en<br />
guerre avec la Porte-Othomane, nous lui donnames<br />
a entendre qu'au lieu de nous conduire a<br />
Tripoli, chose dont il e'tait .absolument maitre ,<br />
il serait plus conforme a ses interets de nous deposer<br />
a Tile de Zante , de laquelle nous ne pouvions<br />
pas etre eloigne's. Nous aj.oulames , qu'arrivela,<br />
il serait genereusement recompense par<br />
le commandant francais , et qu'enlin il n aurait<br />
pas a craindre que nous reclamassions rien de<br />
lui, puisque le corsaire duquel nous etions separe's<br />
emportait nos effets. Nous lui insiuuames ,<br />
en outre , qu'il pourrait s'y de'barrasser de son<br />
equipage, vendre avantageusement la tartane,<br />
abdiquer leme'tierperilleuxqui 1'avaitde'ja plonge<br />
dans un bagne , et vivre de'sormais a son aise ou<br />
1 Ce heyse trouvait a Alexandrie. Bengaze estuae > i 11«<br />
situcc dans le golt'c cle la Sydre, en Afrique, ancieunetnent<br />
appelelesSyrtes.
i V O Y A G E<br />
hon In! semhlerait. Ces ide'es lui- sourirent, et 1«<br />
vent qui lui fernia Je chemin de l'Aloque, le<br />
decida a siiivre uotre spe'cieux conseil. Apres mi<br />
court entrelieu avec son equipage, notre proposition<br />
futacce]^ee , et nous f imes route pour Zante.<br />
Le lendeinain 7 frimaire , nous apperoumes»<br />
des Je matin, eetle de enchanleresse qui , pour<br />
nous, devcnait un port assure; nous pretentions<br />
toutes nos voiles au vent qui nous y poussait;<br />
nous elions presde la toucher, lorsque 1'equipage<br />
du reis, reconnaissant le danger qu'il courait si<br />
la guerre existait, se re'volia , et fit yirer de bord<br />
en criant a la trahison. Nous restames aneantis ,<br />
et l'illusion que nous nous e'tions faite s'evanouit<br />
avec trop de realite. Tout ce que nous pumes<br />
obtenir , flu d'etre conduits en Moree : c'e'tail la<br />
patrie du timonier de notre capilaine, el il disait<br />
en eonnaitre parfaitenienl les ports.<br />
La nuit survint avec une grosse mer , ct nous<br />
eprouvames des coups de vent qui dechirercnt<br />
110s voiles. Le 8 frimaire, au lever du soleil,<br />
nous nous trouvames sur les cotes de la Moree ,<br />
au dessous du cap Tornese, vis-a-vis l'cmboucbure<br />
du petit fleuve Pe'ne'c. Nous y passames la<br />
journe'e,retenusparlescalmes. Nosbarbaresques<br />
femployereut a raccommoder les voiles, a se<br />
baltre pour partager nos depouilles, et a brulci'<br />
quelques manusorits que je conservais. De noire<br />
cole, nous chercliions dans le sable qui scrvai^
EN MOREE. e,<br />
de lest a notre balimcnt, quclqn is morceaux<br />
epars de biscuit, car il n'en rcslail plus , ni pour<br />
les Tines , ui pour nous. Environ cent livres dc<br />
riz , el la moitie d'uu lonneau d'eau , lbrmaient<br />
toules nos provisions.<br />
CHAPITRE II.<br />
DESCRIPTION DE9 COTES DE LA MOREE , DEPUIS<br />
CASTEL-TORNESE JUSQU'A IN'AVARIN. ARR1VEE<br />
A NAVARIN ; AUDIENCE DO BEi'. 'TOPOGKAPHIE<br />
DE CETTE VILLE ET DES ENVIRONS. DETAILS.<br />
D u point oii nous e'tions retenus par le calme ,<br />
on reconnait le mont Pholoe ' par deux pvramides<br />
elevees quicouronnent son sommet ruajestueux.<br />
Je le voyais pour la premiere fois , ct mon<br />
imagination me transportait deja dans les vallons<br />
de l'Elide,et sur ses amphitheatres, on les peuples<br />
accouraiontpour assister aux jeux Ohmpiques.<br />
Le rivage voisin de nous etait peu e'leve et<br />
convert de bois qui formaient, sur la mer, line<br />
voute que ses vagues irrilees ne peuvent at^<br />
teindre. Sur la gauche, au nord-ouest * on nous<br />
monlra Gastouni, situe'e a unc bonne lieue dans<br />
les terrres , a peu de distance de la rive droite de<br />
righuko , riviere connue dans l'antiquite sous le<br />
1 II c&l ci.iuiu aujoui'iVliui sous le pom
IO<br />
VOYAGE<br />
nom de Pene'e. Les minarets de cette ville se coi><br />
fondaient avec des rochers blancs qui berissentla<br />
plaee, etrendent d'un acces tres-difficile un petit<br />
port situeen cet cndroit.Ce jour, nous ne fimes pas<br />
plus de deux lieues, et toujours en contournant<br />
le golfe Tornese, autrefois golfeChelonites, dans<br />
lequel nous etions en tres. II e'tait impossible d'etre<br />
plus a portee de bieu reconnaitre une cole.<br />
Le g et le 10 frimaire, sans jamais nous eloigner<br />
de terre, nous poursui vimes notre route vers<br />
Pfavarin; noustirames une bordee au large, pour<br />
ranger la petite ile de Pontico, ou il y a une pecberie<br />
assez considerable , qui lui avait peut-etre<br />
fait donner anciennement le nom d'Ichtys, et un<br />
mouillage a l'emboucbure d'une petite riviere,<br />
qui est probablement le Jardan , que les Grecs<br />
ne connaissent pas sous d'autre nom que celui de<br />
Iuaki, ou rnisseau.<br />
On voit de la le mont Dimizana, ou Pholoe ,<br />
dont je viens de parler, et le wvage , en cet endroit,<br />
est boise. Le golfe a au plus une lieue<br />
tie profondeur, et une cbaine de montagnes rougeatres<br />
qui s'e'tend au nord , l'abrite lorsque les<br />
vents soufilent de cette partie.<br />
A une demi - lieue en descendant le rivage ,<br />
vers 1'emboucbure de l'Alpbee, la cote continue<br />
d'offrir un aspect agreable, et on voit quelques mai-<br />
«ons, avec une cbapelle qu'on dit elre de'die'e a la<br />
Saiute Yiergej etque les Grecs nomment Panagia
EN MOREE. ii<br />
Stapbylion, ovi IVotre-Dame des Raisins, peutetre<br />
parce queles vignes de ce canton fournissent<br />
de bon vin. A deux lieues environ, a l'orient, est<br />
]a ville de Golinitza , situee a une demi-lieue de<br />
la mer, sur la rive droite d'une petite riviere qui<br />
vfent se perdre dans Jes sables. Ces sables separent<br />
en ce lieu la mer de la cole., qui est formee<br />
de coucbes de terre argileuse d'un rouge fonce.<br />
De la , jusqu'a l'embouchure de l'Alphee , la<br />
cole est parsemee de lacs, de pecberies et de salines.<br />
Le rivage d'ou ce fleuve sort pour se de'charger<br />
dans la mer est eleve sur sa rive droite,<br />
et les rochers , joint a ce qu'il y a une barre,<br />
rendraient, je le presume, sa navigation perilleuse,<br />
meme pour des barques.<br />
On trouve encore sur la cote des lacs , des pecberies<br />
, des salines, et des postes d'observation ,<br />
avecquelques babitalions eparses pendant quatre<br />
ou cinq lieues. Elle est, apres cela, coupee de<br />
dunes couvertes de verdure , de bois , de forets ;<br />
tt la fume'e que nous appercumes nous indiqua<br />
uu village, ou le timonier nous fit entendre qu'il<br />
y avait une garnison albanaise , qui venait d'elre<br />
augmeutee a cause de la guerre.<br />
Tout le pays, dont nous prolongeames la cote,<br />
jusqu'au soir, est appele Kaloskopi, ou Belvedere.<br />
Le lendemain 10, nous nous trouvames peu<br />
cloignes du cap Conello, et nous vovions distiac-
12 - VOYAGE<br />
tement une partie d'Arcadia, balie sur les mines<br />
de Cyparisia », qui donnait autrefois son noma<br />
tout le golfe sur lequel nous naviguions, qui,<br />
cpmme celle ville , a pris la denomination nioderne<br />
de golfe d'Arcadia.<br />
La vue d'Arcadia me parut bornee, au sud ,<br />
par une haute montagne couverte de verdure ,<br />
boisee, et dans laquelle, si j'en ai bien juge par<br />
les f'eux , il doit se Irouver des villages , ou des<br />
habitations.<br />
Pour doubler le cap Conello , nous tirames<br />
•vers les Slrophades, qui sont des iles vertes, sans<br />
arbres, et sur lesquelles mes yeux ne me permirent<br />
pas de decouvrir des habitations 2 . Enfin,<br />
le soir, nous vinmes passer la nuit a 1'abri d'une<br />
petite ile que je presume elre Proti. Nous ne<br />
jetames pasl'ancre, tant la mer etait calme et<br />
lianquille 3 ,<br />
* Cvpai-isla , suivant les cartes du savant M. Barbie du<br />
Bocage, etait cloignee d'environ quatre lieues de la Neda ,<br />
«t c'est lameme distance pour Arcadia.<br />
a<br />
On y indique cependant un nionastere dedie au Sauveur.<br />
J<br />
Les vaisseaux mouillent ordinairement entrc Proti<br />
et la terre ferme, oil on trouvc une inscription en grec<br />
vidgaire, qui avertit ainsi les marins de se tenir sur leurs<br />
gardes: ('did qui se trouve le soir entre Proti et I,<br />
ponese , pour passer la nuit, s'il neveille , sera le len~<br />
demuin Li proic des corsaires de Darbarie.
E» MOREE. - t$<br />
Cct ilot, coitime on en voit sur tou'cs les mers,<br />
est inhabile et convert de bruyeres. Nous sumes<br />
qu'il se trouvait un mouillage en dedans, c'est-adire<br />
entre la terre ferme et lui, ou les habilans<br />
de Navarin venaient charger du sel. J'appris dans<br />
la suite que c'est l'echelle de Gargaliauo , petite<br />
ville de Grecs, qu'on ne peut apperceToir de<br />
la mcr, a cause qu'elle est situee sur le revers<br />
d'une montagne , ( l'ancien Egale'e ) et qu'elle<br />
regarde au nord-est.<br />
Enfin, le 11 frimaire, avant le lever du soleil,<br />
le mistral ou nord-ouest commencant a soufiler,<br />
et lamer a rouler des vagues mugissantes, nous<br />
amies le bonhcur d'entrer au port de Navarin.<br />
Mourans de faim , nos manoeuvres brise'es, sans<br />
provisions, I'image de l'Afrique devant les yeux,<br />
nous sourimes au coup du ciel qui nous poussait<br />
en Moree, quelle que lut la rigueur du sort qui<br />
nous y allendit.<br />
A peine avions-nous jete 1'ancre dans le port<br />
de Navarin, qu'un jeune Zantiole, maaoeuvrant<br />
un monoxilon, ou canot d'une seule piece de<br />
bois , nous aborda , el nous apprit la declaration<br />
deguerredelaPorte-Olhomaue contre la France,<br />
et le siege de Corfou, qui avail eie precede de la<br />
reddition des iles de Cerigo, Zanlc, Cephalonie et<br />
Sainte-Maure. II nous quilla, pour courir eusuilc<br />
porter a la ville la nouvelle de noire arrivee.<br />
Noire reis senlit qu'il avail commis une fautc
,4 VOYAGE<br />
en venant se mettre eiitre les mains des Turcs ;<br />
et affectant un air d'amifie , d nous assura que<br />
nous partirions pour Tripoli dc Barbaric avaut<br />
la nuit,et que la nous trouverious protection aupres<br />
du bey, qui elait en paix avec Ja France.<br />
Mais i) n'elait plus maitre de ses actions : un instant<br />
apres , le capilaine du port , ayant pour<br />
marque distinctive une plaque de marbre blanc<br />
attacheeen sautoirau col, viut nous visiter. A son<br />
gesle, a ses regards , nous pumes deviner qu'il<br />
n'elait pas notre ami. Le reis descendit a terrc<br />
avec lui, pour se rendre chez le vecbil, ou agent<br />
commercial du bey de Tripoli, son maitre.<br />
II fut en un moment de retour , ct nous vimcs<br />
le rivage se couvrir de curieux. Quelques Grccs<br />
accoururenl sur la tartane pour y achelcr nos<br />
depouiiles. Les barbaresques leur vendirent lout<br />
ce qu'ils ne voulaient pas, et dans le nombre des<br />
objets se trouva comprise l'image de la Aladonn<br />
dl Monte Negro , qu'un papas achcla deux<br />
piastres '.<br />
Vers 1c soir, on nous fit descendre a terrc pour<br />
monler a la ville, et elre presentes au bej. Nous<br />
le trouvames au milieu de son divan , occupant<br />
Tangle d'un sopha , dans une altitude grave et silencieuse.<br />
L'accucil fut d'abord severe; mais a<br />
1 I-a piastre vaut i liv. ij sous.
E1V MOREE. I5<br />
1'aspecl tie deux malles qui conlenaient )e restede<br />
nos effels , les fronts se deriderent. On y apposa<br />
les scelles, remettaut a les visiter au lendemain.<br />
Nousn'avions pas encore subi la moindre question<br />
, lorsque le drogman du bey commenca a<br />
nous obse'der de mille demandes auxquelles nous<br />
re'poudinies ce que bon nous sembla, de maniere<br />
pourtant a ne fournir aucuns documens. Le bey<br />
nous assigna ensuite une chambre pour coucher,<br />
dans sa niaison meme, sous la surveillance.d'une<br />
garde nombreuse d'Albanais. Pour la (arlaue , il<br />
se 1'adjugea, pretendant que rien neprouvait que<br />
nos corsaires ne fussent des forbans, sbandouts.<br />
II fit mctire aux fers Ali Cahouas,qui vcuaitavec<br />
nous en France , apres lui avoir fait administrer<br />
quelques douzaines de coups de baton sous la<br />
plaute des pieds.<br />
On nous servil a souper sur ua plateau de cuivre<br />
etame, autour duquel nous nous assimes; un<br />
Albanais nous apporta memedu vin. Ledrogmau<br />
vint nous tenir compagnie , et nous prier de lui<br />
faire cadeau de nos cravates , qu'il convoitait<br />
aussi bien c{ue les officiers du bey , qui ne cessaient<br />
de nous demander des mouclioirs, mandilia.<br />
Ce drogman, appele'Nico!, e'tait un Grecc-<br />
Ve'nitien, nalif de Cepbalonie, tailleur de son metier,<br />
et qui representait en outre , dans ce port,<br />
1'agent commercial de laGrande-Bretagne.Il nous<br />
proposa de raccommoder nos babits, et vola a
„ VOYAGE<br />
eelte occasion , a mon camarade Fornier , un bijou<br />
cru'il avait soustrait a la rapacite
EN MOREE. 17<br />
Avarin, et.par les Grecs, Ne'o-Castron, qu'on<br />
ne decouvre bien qu'apres avoir laisse derriere<br />
soi deux rochers compris enlre l'ile de Sphacterie<br />
et la terre ferme , qui forment ]a passe. La<br />
ville est batie sur un promontoire situe au pied<br />
du mont Temathia. II faut plus de dix minutes<br />
pour arriver du port a sa porte principale, qui<br />
est ouverle au nord-est. Plus lougue que large,<br />
[Navarin s'etend depuis la passe, qu'elle doraine,<br />
jusqu'a pres d'un quart de lieue vers l'orient. Ses<br />
forlificatious consistent en qualre bastions re'guliers<br />
, garnis de canons de fer et sans affi'ils. Les<br />
Turcs les balirent, ainsi que les murailles de la<br />
rille, Pan iSyz, et ne les reparerent qu'apres la<br />
guerre des Russes , de 1770.<br />
Le bey fait sa residence en cette place , dont la<br />
garnisou consisle dans une soixanlaine de janissaires<br />
commande's par un oda-bacbi ' envoye<br />
de Constantinople , une compagnie d'artilleurs<br />
ayant pour capitaine un boulanger, et un corps<br />
de deux cents Albanais, qui exercent differentes<br />
professions me'caniques. Uu aqueduc, que<br />
je n'ai pu voir,y amene, d'une lieue environ, une<br />
eau savonneuse , la seule qu'on boive a Navarin.<br />
La ville, qui n'a que deux porles , domine la<br />
mer et le port qu'elle peut proteger ; ses rues ,<br />
1<br />
Oda-bachi, chef de chambre, sorle de capitaine de<br />
janissaires.<br />
1. • a
l8<br />
VOYAGE<br />
remplies de bombes et de boulets,, sont sales,<br />
etroites, bautes et basses, et suivent l'inegalile du<br />
terrain qui incline a l'ouest. La maison dn bey<br />
est situee vers le basde la ville, et lebazar est dans<br />
Jaseconderue a gauche,en entrantparla portedu<br />
nord-est. Rien de remarquable ne peut frapper<br />
l'ceil du voyageur , a l'exception de quelques colonnesde<br />
marbre, mutilees, qui soutienuent la<br />
facade de lagrande mosquee. Chaque maison a sa<br />
cour plantee d'orangers, qui, dans le mois de deccmbre<br />
, oil je m'y trouvais , etaient charge's de<br />
fruits.<br />
Vers l'orient est le chemin qui conduit a Modon.<br />
Sur la gauche de cette route sont des jardins,<br />
et, a unquart de lieue, dans lameme direction<br />
, se voit un gros bourg de Grecs , avec des<br />
ruines modernes , monumens des ravages de la<br />
derniere invasion des Albanais. Le terrain est<br />
cultive par-tout ou il se trouve susceptible de<br />
l'elre.<br />
Le port de Navarin est le plus spacieux detoute<br />
laMoree.il s'etend depuis Navarin jusqu'aPylos,<br />
ouEsky Navarin, ( Vieux Navarin) c'est-a-direa<br />
plus de trois lieues. II estferme, au midi, par l'ile<br />
de Sphacterie et par les deux ecueils dont j'ai fait<br />
mention. 11 a environ une lieue de profondeur ,<br />
depuis Sphacterie jusqu'a la terre femie, a un quart<br />
de lieue de laquelle est un petit dot connu des navigateurs<br />
qui mouillent en dedans. .<br />
»
EN MOREE. ig<br />
Les passes sont au nombre de trois: la premiere<br />
et la plus fre'quentee , est sous le canon<br />
du Nouveau Navarin , et les plus gros vaisseaux<br />
pourraient y passer ; la seconde , comprise<br />
entre un haut rocher mi, et l'ile de Sphacte'rie,<br />
ne peut gueres admettre que des petites<br />
barques; ou m'assura cependant que des vaisseaux<br />
de cent tonneaux pourraient s'y risquer;<br />
inais je ne voudrais pas en garantir lessuites. Tout<br />
pres de la, on a Mti un for tin sur lapointe de l'ile<br />
de Sphacte'rie, qui commande la passe, et on me<br />
dit qu'il y avait quelques vieux canons en fer.<br />
L'ile de Sphacterie, celebre dans l'histoire ' ,<br />
par le massacre des Lacede'moniens qui s'y<br />
etaient re'fugies apres avoir e'te vaincils par les<br />
Atheniens dans un combat naval , et connue<br />
aujourd'hui sous le nom de Sfagia , est<br />
presque a pic du cote de la haute mer, et ne<br />
compte que quelques habitations de pecheurs ,<br />
sur le revers du port. A son exlre'mite occidentale<br />
se trouve une troisieme passe, tres-difficile<br />
, m'assura-t-on, a moins d'etre guide par un<br />
pilote qui en connaisse bien les localites.<br />
Elle est de'fendue par un fort qui s'eleve, en<br />
terre ferme , aji dessus de l'aucienne Pylos, dont<br />
le nom s'est conserve jusqu'a nos jours. C'est la ,<br />
sur le penchant du mont Egale'e, au cap Cory-<br />
1 Thuc) dide, Liv. IT.
so VOYAGE<br />
phasium , qu'etait balie cetlc ville fondee par<br />
Pylos , tils de Cleson. Ce fut la ou INeslor rccut<br />
]e jeune Telemaque, auquel il donna un char<br />
pour se rendre a Sparte; peut-elre trouveraiton<br />
encore la caverne qui servait d'etable aux<br />
troupeaux deson aieul Nel.ee, et aux siens; mais<br />
on cherckerait vainement quelques debris du<br />
temple de Minerve, dont le temps a efface les<br />
momdres -vestiges. Pylos n'esl plus aujourd'hui<br />
qu'un tillage qui compte au plus line soixantaiue<br />
de maisous. Au dessus , s'eleve un fort domine<br />
lui-meme par le sommel du raont Fgale'e.<br />
Cetle ville est entierement habitee par des Grecs,<br />
il y a seulement quelques soldals turcs dans son<br />
chateau; les environs sont arides et sablonneux.<br />
Au pied de cetle ville antique, se voit un elang<br />
qui peut avoir une demi-lieue dans son plus grand<br />
diametre. II communique avec le port par un<br />
canal si e'troit, qu'il ne peut admettre que de petites<br />
barques qu'on y fait passer pour chasser les<br />
oies et les canards sauvages qui s'y trouvent en<br />
tres-grand nombre. Une petite riviere, nominee<br />
Mouderi», vient s'y jeter au nord-est. Le reste du<br />
port est ferine', au nord et a Test, par de hautes<br />
montagnes sur lesquelles on appercoit a peine<br />
quelques pins.<br />
1 On ne connait pas l'ancien non\ de cette riviere.
EN MOR EE. 21<br />
Ce vaste et superbe port pourrait conteuir les armeesnavaleslesplusnombreuses.En<br />
1644» Saltan<br />
Ibrahim en fit choix pour etre le rendez-vous de<br />
sa flotte , composee de plus de deux mille voiles,<br />
avec laquelle il attaqua l'ile de Caudie.<br />
Pour nionter du port a la ville nouvelle de<br />
Navarin , (Ne'o-Castron) il faut environ un quart<br />
d'heure. On passe pres de quelques maisons<br />
agreables , qui sont baties dans une petite anse<br />
sur la droite, ou nous avions mouille. A quelque<br />
distance se voit une vigla • entouree de cypres<br />
et de tombeaux de Musulmans. Les environs<br />
sont herisses de pointes de rochers, et n'offrent<br />
que pen de ressources. Une garnison serait<br />
cependant dans 1'abondance a Navarin , a cause<br />
du voisinage de Philatra et d'Arcadia , pays<br />
abondans situes plus a l'ouest.<br />
Le bey, dont 1'avidite etait satisfaite, n'oublia<br />
rien , pendant les huit jours que nous logeames<br />
chez lui, pour nous distraire : nous passions les<br />
journees a son divan , et quelquefois en visites.<br />
II expedia son emina, ou intendant, vers le pacba^<br />
pour l'instruire de notre arrestation.<br />
1 figla , observatoire pour surveiller ce qui se passe daus<br />
le port.
VOYAGE<br />
CHAPITRE III.<br />
DEPART DE NATARIN, ITINERAIRE JUSQU'A<br />
ANDREOSSA. -—CANTON DE CALAMATTE.<br />
i\l ous avions adresse une lettre au pacha , par<br />
la voie de 1'intendant du bey , en invoquant la<br />
neutralite du pavilion toscan, sous leqnel nous<br />
avions ele pris : sa reponse fut un ordre de nous<br />
envoyer vers lui, sous bonne escorte.<br />
Le ii frimaire, npus quittames done Navarin,<br />
et le bey nous fournit des cbevaux enharnaches<br />
de bats pour faire la route. II nous remit entre<br />
les mains de cinquante Albanais, commande's<br />
par un belouck-bachi '. La vue de cette milice,<br />
coiffe'e d'une calotte rouge , vetue de capotes ,<br />
chausse'e de socques, arnie'e de fusils de cbasse,<br />
portant a la ceinture d'e'normes pistolets et un<br />
poignard, cette vue m'am-ait fait rire en toute<br />
autre occasion; niais quand je voyais derriere<br />
nous le vecbil de Tripoli, qui venait faire bommage<br />
de nos personnes au pacba , ou nous reclaimer,<br />
comme il ne cessait de le repeter, pour nous<br />
envoyer en Afrique.il e'taitbien difficile de n'etre<br />
pas sans inquietude.<br />
' Espece de sergent, ou caporal,
EN MOREE. a3<br />
A neuf heures du matin, nous sortimes de la<br />
ville. Plusieurs Grecs s'etaient assembles au bas<br />
dela montagne sur laquelle est situee Navarin, et<br />
notre reis s'y trouva pour nous faire ses adieux.<br />
Nous gravimes le mont Temathia, ayant, pendant<br />
une lieue, le port a main gauche, que nous<br />
voyions a deux cents pieds de profondcur perpendiculaire;<br />
et apres une heure et demie de<br />
marche, nous descendimes dans un vallon etroit,<br />
dont la direction me sembla du s ud-ouest au nordest.Nous<br />
dirigeames alors au nord-est.Lesmontagnes<br />
qui e'taient sur noire droite presenlai'ent<br />
des masses a pic couronnees de bois; celles a<br />
notre gauche etaient e'galement boisees et a pic ;<br />
nous Times une magnifique chute d'eau, formee<br />
par les torrens , qui s'echappait d'une<br />
embrasure naturelle pratiquee entre deux rochers<br />
du mont Tomeus, que nous avions a<br />
notre gauche. Le tond du vallon etait marecageux,<br />
et divise par un petit ruisseau qu'entre<br />
tenaienl les pluies. Nos Turcs nous direnl qu'il<br />
y avait dans ce canton beaucoup de lievres, et<br />
que c'e'tait la ou le bey venait cbasser.<br />
Apres avoir marche une bonne demi-heme<br />
dans ce vallon, ou nos chevaux enfoncaient,<br />
nous gravimes une petite montagne, et nous entrames<br />
dans une vasle f'oret, asile du silence. La,<br />
nous vimes des chenes propres a la construction,<br />
el l'espece pre'cieuse de ceux qui donnent la noix
a4 VOYAGE<br />
de "alle etla vallonee, dont on faitun commerce<br />
assez considerable. Nous trouvions des arbres antiques<br />
frappes de la main du temps, d'aulres que<br />
des pasieurs avaient abattus en allumant du feu<br />
au pied. Dans la saison oil nous voyagions, l'azerolier<br />
( Crataegus azoerolus ) nous offrait ses<br />
fraises odorantes; de toutes parts les ruisseaux<br />
elaient bordes de lauriers roses encore (leuris.Nous<br />
marchions au milieu de bois immenses d'oliviers<br />
sauvages, parmi lesquels s'elevaient des platanes,<br />
et des yeuses; par intervalles, quelques bouquets<br />
desauJes pleureurs, des cytises, enfin d'innombrables<br />
lauriers : tels elaient les objets qui nous<br />
environnaient Sortions-nous du sein de ces<br />
forets>seculaires , ou s'offraient a nos yeux tant<br />
d'arbres differeus ? nous marcbions sur des plateaux<br />
romantiques , ou des groupes de myrtbes<br />
et de romarins nous embaumaient en parfumant<br />
les airs.<br />
Deux beures s'ecoulerent ainsi, et nous arrivumes<br />
au bord d'un ruisseau qui parait se rendre<br />
dans le golfe de Corou. Nous mimes pied k terre<br />
sur ses bords , sans penser au nom qu'il pouvait<br />
avoir eu dans l'anUquite, et nous nous y de'salterames<br />
en mangeant quelques figues , dont nous<br />
nous elions fort heureusement pourvus. Nous<br />
ne devious pas etre a plus de quatre lieues<br />
d'Arcadia ; une baute-futaie nous fermait, a<br />
trois quarts de bene, l'borizon de ce cote, et
EN MO REE. a5<br />
nous vimes des champs cultives qui s'elendaient<br />
daus ceUe direction. Je presume qu'il<br />
doit se trouver un village pres de la , a ea<br />
juger par les lerres en labour et par les troupeaux<br />
qui paissaient aux environs. Nous avions<br />
a droite des bois taillis , devant nous line haute<br />
foret qui se rattachait a la fulaie de la partie de<br />
1'ouest; enfan, duruisseau a la foret vers laquelle<br />
nous dirigeames, la distance n'est pas de plus<br />
d'un quart de lieue.<br />
Nous y marchames pendant une bonne heure,<br />
et, a son extremite, nous passames une riviere<br />
large de plus de quarante pieds, qui coule a<br />
1'est, et qui est peut-etre le Bias auquel un fils<br />
d'Amychaon avaitdonne son nom. A un quart de<br />
lieue de la, surunlieu eleve etpierreux, d'oul'on<br />
decouvre le golfe de Coron, nous mimes de nouveau<br />
pied a terre. L'escorte albanaise, qui nous<br />
precedait d'une bonne lieue , avait deja porte<br />
1'e'pouvante dans une ferme environneede murs,<br />
qui est batie en cet endroit. Nous y trouvames de<br />
pauvres Grecs vetus de bure, battus, et pill es, qui<br />
pleuraient ce que les soldats leur avaieut enleve.<br />
Leurs femmes s'etaieut probablement sauve'cs<br />
dans les bois, qui s'etendent toujours vers 1'ouest<br />
et le nord , car nous n'en vimes aucune.<br />
En partant de cette ferme, nous marchames<br />
a l'orient, en suivant un chemiu pave par<br />
intervalles, vaste, large de plus de cent pieds,
26<br />
VOYAGE<br />
et creuse dans nne montagne que nous descendions.<br />
Sur Ja droite, nous vimes Balliada, qui<br />
est l'ancienne Coronee, et la bourgade de Nisi,<br />
babitee par des Grecs. Nous decouvrimes enlin<br />
Ja ville de Coron ', situee sur l'emplacement<br />
de Colonides. Elle offre de loin , sous uue forme<br />
triangulaire, l'aspectd'une ville importante, telle<br />
qu'elle Test en effet. Son port , sa force, sa<br />
population en ont forme l'echelle la plus riche<br />
du Peloponese. Mais outre ces avantages, elle<br />
possede encore celui d'avoir les consulats generaux<br />
des puissances Europeennes, et d'etre le cheflieu<br />
d'un villaieli, on canton , dont les principals<br />
bourgades sont : Avramio , Philipaki ,<br />
Caracasilli, Pelalydi, sur le rivage de la mer;<br />
Caicagli, placee sur uue montagne voisine; puis<br />
Vounaria , Castelia, Makriades, disseminees an<br />
nord dans un rayon de trois lieues environ.<br />
Nous employames pres d'une heure pour arriver<br />
dans une plaine voisine de la Pirnazza , qui<br />
est le Pamissus des anciens ; et nous laissames la<br />
voie militaire pour marcher a travers les champs.<br />
Nous dirigions vers Calamatte, ou nos Turcs<br />
avaient dessein de nous conduire , pour nous y<br />
donner en spectacle. lis nous firent entendre<br />
1 Coronee, fondee par Epimelide de Coronee, en Beotie.<br />
On y reniarquait les temples de Diane noiiriice, de Bacchus<br />
et d'Esculape, etc. PAIS. Mess. Liv. iv.
EN MOREE. 57<br />
qu'il s'y trouvait un Francais detenu comme<br />
prisoanier.<br />
Je ne pouvaismelasser d'admirer l'etendue et la<br />
fertilitede cette plaine fernie'e, au nord, par le<br />
mont Ithome , couvert de vignobles, et qui, a<br />
l'orieut, s'e'tend jusqu'au Taygete, 011 Pente-Dactylon.<br />
Quoique nous fussions alors en de'cembre,<br />
la nature n'etait pas depouillee de sa parure. Les<br />
feuilles des figuiers jaunissaicnt, ainsi que celles<br />
des miiriers innombrables , pendant que les oliviers<br />
etaient encore, pour la plupart, charges de<br />
fruits. Ces arbres precieux, plantes a des e'poques<br />
diffe'reules , recotnpensent, cbaque annee , les<br />
peiues de l'agriculteur, une partie etant charge'e<br />
de fruits, pendant que 1'autre, frappee d'une sterilite<br />
apparenle, elabore les principes des fruits<br />
qu'elle doit donner l'annee suivante. La re'colle,<br />
de cette maniere, s»it calcul 011 hasard, se trouve<br />
partagee, et demande moins de bras. Les champs<br />
divises par deshaies el des lignesde demarcation,<br />
annoncent le prix qu'on donne au terrain.<br />
Deja nous approchions du Pamissus ', 0*1 Pirrazza,<br />
qu'on passe sur un pout, quand le caprice<br />
de nos conducteurs , qui cominencaient a<br />
nous faire sentir leur autorile et leur insolence ,<br />
1 Le Pamissus abonde en poissons, et en langoustcs, que<br />
les liahilans nomment yi\iy,itHs, meres angui les , a cause<br />
(jfi leur grosseur. II y en a de trente In
a8<br />
VOYAGE<br />
chaneea tout a coup; ils re'solurent de nous conduire<br />
a Andreossa. J'appris dans la suite que cet<br />
evenementavait ete des plusheureux pour nous,<br />
les habitans de Calamatte elant des hommes tresmechans.<br />
Leur reputation est effectivement telle<br />
dans la Moree , ou ils sont connus sous le nom<br />
de Mavramatia , ou d'hommes aux yeux noirs.<br />
Je vis plusieurs personnes , dans la suite, qui me<br />
coufirmerent dans cette opinion, que je crois<br />
cependant exageree.<br />
La ville de Calamatte, que j'avais en vue, et sur<br />
laquelle j'ai acquis toutes les donnees possibles,<br />
n'est point, comme quelques gens du pays le pretendenl,<br />
l'antique Thuria, dont l'emplacement<br />
se voit au sommet d'un amphitheatre a l'est, ou<br />
les Turcs out un petit cbateau qu'ils occupent.<br />
Dans l'etat acluel, cette ville, que je presumerais<br />
plutot elre Calame, est le chef-lieu d'un villaieti<br />
donl les impols appartiennent a une Sultane.<br />
Situee a peu de distance de la live gauche<br />
d'Apsaria, petite riviere qui sejelle, a unelieue<br />
de la, dans le golf'e de Messenie, aujourd'hui<br />
non.me golfe de Calamatte, elle renferme une<br />
po|>ulalion de plus de cinq mille habitans , qui<br />
foul le commerce de son territoire , et du canton<br />
d Andreossa. On voit dans son vallon , presque<br />
d'un roup d'ceil, les douze villages qui composenl<br />
sa banlieue , disposes dans l'ordre suivanl,<br />
el places sur des sites un peu eleve's.
EN MOREE. -at)<br />
Le premier , appele Asprochoma , est a mie<br />
demi-lieue a l'ouest de Calamatte; et dans ime<br />
semblable direction , une demi-lieue au dela, on<br />
decouvre Ais - Aga. A une lieue au sud-ouest<br />
est Cout-Tchaoux , e'loigne d'un quart de lieue<br />
nord de Fourtdjala.<br />
Coutchoucoumani, Asilan-Aga , se trouvent<br />
sur la route de Balliada. A une lieue, au nordouest<br />
de ce hameau , est situe Basta ; et Dliata,<br />
une demi-lieue plus loin, est le tcrme du canton<br />
de ce cote.<br />
Pydima, quiesta une lieue au nord-ouest, dans<br />
lamontagne; Polianese, qui se trouve au nord;<br />
enfin, Tegef'eremini, sonl les dernieres bourgades<br />
du canton de Calamatte.<br />
Toutela partie de Test est independante et appartient<br />
a la republique du Magne. C'est dans<br />
cette direction que se trouve le defile des Portes,<br />
qui, dela Messenie , conduit dans la Laconie;<br />
il est a une lieue et demie Est de Calamatte, en<br />
passant par Ianitza, qui commande ce point<br />
essentiel. Celle petite ville, dont je n'ai qu'un<br />
mot a dire , malgre son importance, est compose'e<br />
de deux cents maisons, depend de l'eveche<br />
de Zarnate, et est le chef-lieu d'une<br />
capitainerie.<br />
Comme nos conducteu rs nous faisaient prendre<br />
la route d'Andreossa , nous relrogradames pour<br />
nous approcherd'une chaine de montagnes dont
3o VOYAGE<br />
]a direction est nord-siul; et, au bout d'une demiheure<br />
de chcmin , nous vimes UQ vaste Mlinient<br />
qu'on nous dit etie un khan. Nous parcoui-limes<br />
eusuile,pendantuncheme.uneplaine<br />
qui seterminaita la bascdesmontagnes, qui nous<br />
bornaient a l'ouest, a la distance d'un quart de<br />
lieue. Au bout de ce temps, nous eiimes d'aulres<br />
montagnes a droite, et nous vimes Je Tallon se<br />
dessiner en se prolongeant au nord.<br />
La campagne, en ce lieu, e'tait depourvue<br />
d'arbres, et les paysans que nous rencontrions<br />
me parurent vieillis , avant le temps , par le travail<br />
et la misere. Qnelques coups de fusils que tiraienl<br />
les Albauais de notre escorte, reveillaient<br />
l'eeho des monlagnes, qui ne repond plus a la<br />
Toix des bacchantes , anx chants amoureux des<br />
pasteurs , et aux cris belliqueux des Messeniens.<br />
C'elait la pourtant oil brillerent les exploits<br />
d'Aristomenes , de ce chef intrepide qui tiiit la<br />
puissance des Lace'demoniens en echec ! Nous<br />
approchions de Messene ; nous decouvrions le<br />
mont lourcano (mont Ilhomc.) C'etait par le<br />
vallon que nous suivions qu'arrivaient les bataillonsdeSparte!.<br />
. . Us sortaient, a la faveur des<br />
ombres de la nuit, du defile des Porles.. . . La ,<br />
ils se rencontraient avec les Messeniens ; la, eclataient<br />
des prodiges de valeur!... En cet endroit,<br />
tout est aujourd'bui morne et silencieux, tout<br />
porte a la meditation!...
EN MOREE. 3i<br />
J'errais avec elle dans le souvenir des siecles<br />
qui nous ont precedes. Nous nous avancions en<br />
meme temps vers Andreossa, encore e'loignee de<br />
pres de deux lieues. Le jour finissait, des nuages<br />
epais descendaient du soramet des montagnes,<br />
le tonnerre mugissait sourdement, et tout nous<br />
pressait d'accelerer notre marche.<br />
Apres une demi-heure de chemin, nous passames<br />
a gue une petite riviere qui va probablement<br />
grossir ]a Pirnazza. Une demi-lieue audela,<br />
nous dirigeames a l'orient, on nous ne cessames<br />
de marcher en suivant la base d'une montague<br />
quinous conduisit jusqu'a cinq cents toises d'Andre'ossa,<br />
que nous appercumes a la lueur des<br />
eclairs, sup notre main gauche, au nord. Les<br />
Turcs et 1'escorte qui nous accompagnaient se<br />
niirent alors a la tete de notre petite caravane ,<br />
pendant que l'oda-bachi , ou chef des janissaires<br />
de Navarin , qui etait de la partie, prit les<br />
devanls et courut nous annoncer.<br />
Le moment de notre entree a Andreossa est<br />
encore present a ma me'moire, et il n'en sortira<br />
jamais. Nos chevaux, a la file, marchaient au<br />
petit pas dans une rue e'troite qui s'elargit en approchant<br />
du bazar , cpiand soudain des cris de<br />
fureur eclaterent de toutes parts autour de nons.<br />
Une multitude forcene'e nous accabla en ni^me<br />
temps de pierres, et nous poursuivit jusqu'a la<br />
maison de l'aga, dont les portes de la cour ne
3a VOYAGE<br />
purent elre fermees assez a temps pour nous<br />
empecbec d'etre mallraites. Pre'cipite's de cheval,<br />
froisse's, nous ne tromames un abri contre la fureur<br />
de ces barbares, que dans une chambre ou<br />
1'onnousavait prepared'enorruescbaines. La rage<br />
des fanatiques redoublait sur-tout a la vue d'Ali-<br />
Cabouas, qu'on conduisait avec nous, et qui<br />
disait bautenient que nous Tavions enleve de<br />
force d'Egypte.<br />
Retenus pendant une beure dans ce lieu rempli<br />
de fumee, pendant qu'on deliberait sur notre<br />
sort, on nous en fit sorlir a pied pour nous conduire<br />
dans une prison qui se trouvait a l'exlremile<br />
de la ville. Apres ce qui -venait de se passer,<br />
nous craignious de nouveaux dangers;mais nous<br />
aurions inulilement fait des representations ,<br />
quaud nous aurions su la langue du pays, et il<br />
fallut done se decider a obeir.<br />
La foule s'etait dissipee ; nous n'entendions<br />
plus de hurlemens ; nous marebions meme<br />
assez tranquillement, escorte's par nos Albanais,<br />
lorsque des voleurs, d'intelligence avec eux,<br />
ou ces nn'se'rables eux - memes , profitant de<br />
l'obscurite profonde qui regnait , fondirent<br />
sur nous, et essayerennt de nous arracher nos<br />
babits. Nous opposames de la resistance; je parai<br />
avec la main un coup de poignard qu'on porlait<br />
au guide , noire compagnon d'infortune ; et<br />
comme tout cela ne se passait pas sans rumeur,
EN MOREE. 33<br />
la populace accourut de nouveau. Les assaillans<br />
redoublerent Jerage,et nous n'airivamcs a uotre<br />
prisou qu'en faisant face, du mieux qu'd nous<br />
elail possible , a celle inulliuide effreuee.<br />
Je dois dire que si nous avions recti des coups,<br />
nous en avions rendu , et e'en e'tail assez pour<br />
que I'allroupement augmenlal au lieu de se dissiper<br />
:aussi merae, apres etre entres dans la prison,,<br />
la fermentation fut porlee a son comble. Les<br />
pierres pleuvaient sur le toit qui nous eouvrait,<br />
la porte s'ebranlait sous les coups redoubles des<br />
assaillans, noire derniere beure enfiu semblait<br />
arrivee.<br />
Nous attendions avec resignation le de'nouenient<br />
de celte Lorrible scene, et nous formions<br />
des voeux pour une mort exempte d'agonie<br />
, lorsqu'un tonnerre e'pouvanlable , accompagne<br />
de torrens de pluie, vint dissiper celte<br />
multitude, dont nous cessames d'entendre les<br />
cris.<br />
Lebelouck-baebi des Albanais, que nous avions<br />
perdu de vue pendant la scene qui venait de se<br />
passer, reparut alors aumilieu de nous; et, apres<br />
nous avoir donne le salut de paix , il lit du feu et<br />
prepara du pilaw • pour notre sou per.<br />
Le lendemain, on nous fit sortir pour nous con-<br />
. &<br />
' Pilaw, riz cuit et assaisoime avec du beurre ou de<br />
l'buile.<br />
i. 3
3| VOYAGE<br />
duire de nouveau a la maison de l'aga. La ville<br />
nous offritle tableau d'une tranquillity generals;<br />
on nous saluait, et meme on nous donnait des<br />
signes d'amitie. D'apres un cbangement si inopine,<br />
je me persuadai facilement que ce qui nous<br />
etait arrive avait ete Tonvrage du commissaire<br />
de Tripoli, et d\in de nos corsaires qui nous<br />
accompagnait, et qui nous voyait avec peine<br />
echapper de ses mains. Tout allant enfin pour<br />
le mieux, nos esperances furent tellement surpasses<br />
, que je pus me livrer a mes observations,<br />
aussi tranquillement qu'un voyageur protege par<br />
«ne escorte a ses ordres.<br />
La \ille d'Audreossa ou Androussa, A>,fpwa,<br />
car on la nomme indifferemment de ces deux manieres,<br />
n'est ni Andanie, ni Mes sen e , comme<br />
quelques savans de la Moree voudraient le persuader<br />
airx -voyagenrs qui les prennent pour<br />
guides, ces deux cites etant plus au nord. C'est<br />
vine "ville moderne , adossee a une montagne a<br />
pic, qui la couvre au nord-nord-ouest, et qui<br />
pourrait bien etre l'Eva, eelebre par les bacchanaks,<br />
el sur lequel Baccbus fit entendre pour<br />
la premiere fois l'Evoe, cri redoutable des Baccliantcs,<br />
lorsque possedees du dien qui alienait<br />
leur raison , elles couraient en frappant la terre<br />
d.e leurs tbyrses. La Yitjfa'Andreossa seprolonge<br />
>ers l'oricnt, dans nu vallon elroit et riant, ou<br />
coule, a unc demi-lietie de la \ille, le Pamissus
(<br />
enfin<br />
t<br />
coiume<br />
EN MOREE. 35<br />
on Pirnazza. Des groupes de cypres, e'pars sur<br />
des tertres isoles , indiquent les nombreux tombeaux<br />
des Musulmans. La ville , de toutes parts,<br />
est ouverte et sans nuirailles. On y compte trois<br />
mosque'es, etun bazar plante de muriers. Les maisons,<br />
petites, mais elegantes, ont un ton de fraicheur<br />
que nous n'avions pas encore appercu dans<br />
cellesde la More'e, et on peut dire qu'ellessonl en<br />
barmonie avec la beaute du site d'Andreossa.<br />
Cette ville est le cbef-lieu d'un villaieti, et la<br />
residence d'un aga. Elle compte, dans sa demarcation<br />
territoriale , la bourgade de Nisi, qui<br />
est a pres de deux lieues au midi; Dzori, dans la<br />
menie direction , mais sur la route d'Arcadia ;<br />
, Anaziri, a une demi-lieue au.nord sur le<br />
penchant d'un coteau, peut-elre dans l'emplacement<br />
de l'ancienne Andanie. Piperitza , vers le<br />
mont Vourcano ; Mavromathi , qu'on regarde<br />
la Messene des anciens ; Lezi, au dela de<br />
la Pirnazza, a une lieue et demie au nord, ainsi<br />
que Gaidarofori, Carterogli, Lycotrefo, Chaslemi,<br />
qui se trouvent a l'orient, ductile du Taygete,<br />
dans le rayon d'une lieue et demie. Ces villages,<br />
desquels je ne peux donner de description particuliere,<br />
sont composes au moins de quarante ou<br />
cinquantemaisons; ce qui pro live que la Moree est<br />
nioi ns depeuplee qu'on ne le pense ordin,airenient.<br />
Quanta Andreossa,jedoisdire,avant dela quitter,<br />
que ses habitans.voleius de profession, ma,is
36<br />
VOYAGE<br />
braves et fiers jusqu'a l'arrogance, ont dans le<br />
pays tine reputation de mechancete que je ne suis<br />
-lias tente'de leur contester. La coupe deleur figure<br />
est fine, spir ituelle; on voit par mi eux des hommes<br />
blonds, quelquesautres avecde grands yeuxbleus;<br />
ce qui indique le melange des indigenes avec les<br />
Sparliates. Les Turcs qui babilent eette -ville<br />
sont maries avec des Grecques, et parlent la laugue<br />
de leurs epouses; ils sont en general d'uue<br />
structure athletique.<br />
CHAPITRE IV.<br />
DEPART D'ANDREOSSA , HERM^UM , OU PREMIER<br />
IN<br />
DEFILE DU MONT VOURCANO. LEUCTRES.<br />
ARRIVEE A. LONDAR1.<br />
o ti s montames a cheval dans la cour de l'aga,<br />
et nous sortimes de la ville d'Andreossa par un<br />
cbemin etroit environne de jardins , de cabanes ,<br />
•et a peu de distance, nous traversames un petit<br />
ruiss'eau. Nous suivimes , en marcbant au nord ,<br />
uncbemin pratique, pa\e par intervalles, et ayant<br />
la solidite d'une \oie militaire. Au bout d'une<br />
beure de marche, nous trouvames un Aiasma,<br />
on fonlalne consaeree , par la piete des Musulinans,<br />
pour les besoins des voyageurs.<br />
A un quart de lieue de la, en suivant la pente
EN MO REE. 37<br />
du vnont Ithome , Voulcano , on Vourcano ,<br />
nous vimes un gros village appele Anaziri, avec<br />
quelques maisons eparses snr son coleau qui se<br />
prolonge au noril; vis-a-vis , on nous montra un<br />
endroit appele Vromo-Vrisi, oufonlainepuanle,<br />
peul-etre a cause de quelque source sulfureuse.<br />
A peude distance, nous entramcs dans un vallon<br />
rempli de troupeaux de sangliers.<br />
Un le'vrier laconien, appartenant au bey de<br />
Navarin, leur donna la chasse; mais il fut bientot<br />
enveloppe par ces ennemis redoutables. Nos<br />
Turcs, ct lcs Albanais qui s'etaieut rapproches de<br />
nous, tentereut de debarrasser cet animal courageux<br />
, et nous rendirent alors spectateurs d'un<br />
combat assez plaisant. D'une part, on enlendait<br />
]es clameurs des Musulmans , de l'autre , le grognement<br />
des sangliers resserres dans le coin de la<br />
moutague , pendant que le levrier, retire sur la<br />
saillie d'un rocber , tremblait de lout son corps.<br />
Au premier choc, les sectateurs du propbete,<br />
quoique anime's par la baine qu'ils vouent a l'animal<br />
immonde , et par l'interet qu'ils portaient<br />
au cbien de leiu' maitre , cederent, et eurent le<br />
dessous. Les sangliers , profitant de la manoeuvre<br />
retrograde des assaillaus, le poil berisse , bondissant<br />
comme des obus dans leurs ricocbets, gagnerent<br />
champ et s'eloignereut, non sans i-ecevoir<br />
quelques coups de fusils. Aucun des braves ,<br />
daus les deux partis , ne niordit cependant la
38<br />
VOYAGE<br />
poussiere; le chiea revint -vers ses liberateurs,<br />
et nous marchames en avant, ayant la pluie qui<br />
nous mouillail jusqu'a la peau.<br />
Auncdemi-Heue, nous arrivames au bord de la<br />
Pirnazza ou Pamissus, grossie des eaux de plusieurs<br />
torrens. Sur une riviere qui venait d!une<br />
montagne a 1'ouest, nous Irouvamesuumoulin oil<br />
nous entrames pour nous reposer ; n'ayant rien<br />
decouvevt pour nous reslaurer , nos Turcs nous<br />
ordonnercnlderemonter a cheval, pendant qu'ils<br />
reslaient en arriere pour faire contribuer lc meufaiert<br />
Nous vimes en cet endroit une belle fontaine,<br />
et la Pirnazza qui coule avec fracas dans<br />
un lit caillouteux; sa rive droite etait baute et<br />
couverte d'im bois epais.<br />
L'eau continuait de tomber a verse, nous tournions<br />
un champ, (carla route sedirige, a 1'ouest,<br />
Tevslamontagne)etnous nepouvions trouver un<br />
passage , lorsque nous renconlrftmes un Turc de<br />
bonne mine, ricbement vetu , suivi de deux esdaves,<br />
qui nous soubaita le boujooi' en fraucais.<br />
II nous dit qu'il avait vu Marseille el Paris, el reconnut<br />
a son uniforme, quoique decbire , F6Vnier<br />
pour un comvnissaire des guerres; il commencait<br />
a nous donher des nouvelles , que nous recueillions<br />
avec avidite.Un Turc s'exprimant dans<br />
l'idiomede notrepalrie, avec purele! un veritable<br />
Musulman! qui pouvait-iletre? Nous allions le savoy-,<br />
ilnousparlait des attentions quelepachaau-
EN MOREE. 39<br />
raft pour nous; il allait a une maisonde eampagne<br />
situe'e a deux lieues du point oii nous le rencontrions;<br />
notre entretien s'animait, lorsqu'appercevantnos<br />
conducteurs, il crut prudent des'eloigner<br />
afin de ne pas se compromellre. A cinquaute pas<br />
de la , nous passames le Pirnazza sur un pont<br />
de quatre arches , dont les parapets etaient en<br />
mines.<br />
Decepont, au mont Lycee, et au pied du<br />
Taygete , oil se trouve le Grand Dcrvin, ou defile,<br />
qui etait l'Hermaenm des anciens, on compte<br />
deux beures et demie de chemin. Nous niarchames<br />
encore une bonne heure, loujours dans<br />
un chemin pave par iutervalles et lave par les<br />
pluies. Nousvinies sur la gauche, a 1'ouest, Mavroliiathi,<br />
visile par mou ami Fauvel, qui y a trouve<br />
les restes de l'anciennc Mcssene. On y voit effectivement,<br />
comme je 1'ai appris dans la suite ,<br />
des mines de murailles, des tours, dont quelques<br />
unes sont en marbre , un temple presqu'enlier ,<br />
un theatre, des inscriptions sans novnbre, et des<br />
bas-reliefs bieu conserves , qui repre'sentent des.<br />
chasscs au sanglier. Une source abondante , qui<br />
jail!it du pied du mont Itbome, donne son nom<br />
a Mavromathi, qui signifie source noire, car les<br />
Grecs appelent egalement mathi une source , ou<br />
un ceil. Ce bourg est a quelque distance, a l'orient,<br />
de l'ancienne Messene. Du haul du mont Ithome,<br />
on jouit d'uiie Tue immense qui s'etend sur la
4o VOYAGE<br />
Tripbylie, et, du cote de l'Elide , et on y trouva<br />
deux riches monasteres.<br />
A Hois quarts de lieue du pont, nous laissames<br />
6ur la droite , a deux cents toises, un gros -village<br />
appele Cliastemi, qui pourrait elre Amphee ,<br />
ou plutot mi hameau bati des riiines d'Amphee,<br />
car il est silue dans la plaine, non loin d'une<br />
hauteur ou cette ville exista. II y a line grosse<br />
lour , et quelques maisons elevees. Les champs<br />
qui I'eu-viroimeul sont en culture de coton, et enlourees<br />
de haies de nopal , naturalise dans ce<br />
canton. A uue petite demi-lieue de la, en suivant<br />
un cheniin horde de nopal, nous arrclames au<br />
Tillage de Carterogli , pour y passer la miit, la<br />
pluie cjui contiuuait faliguant un pen nos condncleurS,<br />
etlafaini les pressaut aulaut cpie nousmemes.<br />
Suivant leur usage, ces Messieurs chassereutde<br />
leur maison les maHieureux. pay sans qui, pour<br />
de'nie'nager, n'eureut qu'nne nalle lie roseaux, et<br />
l'image de la Sainte "Vierge a emporter. Chez les<br />
Grecs anoiens, Ceres avait sa niche pres la porte<br />
d'entree de chaque maison ; de nos jours, c'est<br />
la mere de J.-C, la Panagia,devaut laquelle bride<br />
une laaupe,et fume 1'encens aux jours solenmels.<br />
JNIalgre la tristesse des dorniers jours de l'autonme,<br />
la tVaicheur de la prairie, la regularite de<br />
son niveau divise par des haies , conlraslaient<br />
singulieremeut avec l'aspect soiu-cilleux. du Tay-
EN MOREE. 4i<br />
gete, qui pre'senlait ses escarpemens noiralres.<br />
Dans la nuil, nous vimes allumer sur cette monlagne<br />
des feux, indices des postes occupes par<br />
les Maniates de Voudoni. Nos gardes parlaient de<br />
ces hommes independans avec cette forfanlerie<br />
qui decele toujours la crainte, et qui n'esl le plus<br />
souvent que l'expression du sentiment de son<br />
infe'riorite.<br />
L'intendant, ou emina du bey de ]Navarin ,<br />
qui passait la nuit avec nous, sut me faire entendre<br />
que nous elions dans une ferme, MS'TOX»,<br />
appartenant a sonmailre;qu'il enavait vingt-quatre<br />
affecte'es a la dotation de sabaronnie. Eneffet, en<br />
Turquie, tons les commandans de place, et lesfonctionnairesavie,possedenl<br />
desbiens-fondsdontles<br />
revenus sout aftecles a leur iraitement; ils jouissent<br />
en oulre de certains casuels sur les douanes,<br />
les contributions , et du revenu indirect des<br />
avanies.<br />
Nous avions etc traites, dans cette cabane, de<br />
maniere a nous faire oublier la mauvaise chere<br />
d'Andreossa. La fenime de la maison nous avait<br />
fait cuire, sous la cendre, du pain qu'elle petrit,<br />
aussitot que nous arrivaines, sur une peau tendue<br />
; nous le irouvames delicieux , aussi bien<br />
que deux enormes dindons dont l'emina nous<br />
regala aux depens des pajsans.<br />
Nous quittames ce gile le lendeinain an lever<br />
du soleil, apres avoir bu dulait de brebis cbaud,
4* VOYAGE<br />
que les Grecs nous presentment. Nous Times<br />
quelques femmes tres-jolies, a chevelure blonde,<br />
qui marchaient pieJs et janxbes nues, dans la<br />
boue, qui rendait le chemin de ce hameau prcsque<br />
inipraticable.<br />
Nous descendimes une plaine cultivee., et arms<br />
nousappercumes aux ilancs resserres de nos che-<br />
Taux, autant qu'a la lenleur de leur marche ,<br />
qti'ils avaient passe la nuit sans manger. A nn<br />
quart de lieue du point de notre depart, nous<br />
trouvames une ferme considerable, et un poste<br />
militaire , ou nos conducteurs s'informerent s'il<br />
n'y avait point de Maniates dans la montagne :<br />
sur la negative , nous contimiames noire route.<br />
On concoit avec quel plaisir j'avancais an<br />
centre d'un pays jadis si celebre, et dans lequel<br />
ma memoire suffisait a peine au souvenir de last<br />
de faits interessans. Je sortais des champs du<br />
Steniclaros , je portais mes pas dans cet Hernia;<br />
um qui, de la Messenie, conduisait au territoire<br />
de Megalopolis. Ce fut ici, me disais-je , et<br />
dans tous ces lieux que j'ai parcourus, la terre<br />
des prodiges. Ici, les plus hautes vertus furent famil<br />
ieres a des homines dont les descendans gemissent<br />
sous le despotisme le plus humiliant!<br />
Noschcvaux,quoique faibles, gra\issaient avec<br />
facilile cette voie antique oil, avec quelques precautions<br />
, on pourrait faire passer de rartillcrie.<br />
Nous elions a peine au quart de la hauteur de la
EN MOREE. 43<br />
monlagne, que le soleil sortit des nuages qui voilaient<br />
l'horizon. II ne nous fit point decouvrir<br />
des masses apres et nues , aihsi que nous nous y<br />
altendions , mais des bosquets encore verts , des<br />
chenes robustes qui descendaient, par etages,<br />
jusque sur la liziere de la plaine. A une deniiheure<br />
de la , nous arrivames a un beau village<br />
habite par des Laconiens , que les Turcs respectent,<br />
et qui vivent en paix avec les Maniates ^<br />
leursfreres.Us nous saluerentavecinteret, parce<br />
que nous elions chretiens : i'ls nous vendirentdu<br />
pain, des figues, ainsi que du vin, rru'ils conservent<br />
dans des outres de peaux de clievre.<br />
Nous nous trouvions dans la partie la moinS<br />
elevee du Pente-Dactylon , puisque la vegetation<br />
et les forets y e'taient dans leur vigueur ; tandis<br />
que ses sites aerienssontcouvertsde pins sinistres,<br />
ou de neiges eternellesjjes habitans de ce village<br />
doivent a l'air pur qu'ils respireut, et a 1'independance<br />
dont ils jouissent, une fraicheur,<br />
une vivacite , une noblesse dans les formes, qu'on<br />
chercherait vainement parmi les cultivateurs de<br />
la plaine.<br />
Le reste du defile dans lequel nous marchames<br />
encore pendant une benre et demie,e'tait caillouteux.<br />
Nous trouvames , a la plus baute elevation<br />
de la monlagne , le chemin pave par intervalles,<br />
quelques rochers qui formaient des pics , de6 sapins,<br />
enlin un horizon confus.
44 VOYAGE<br />
Arrives a Textremite cle cet espace, qu'on ne<br />
neut nommer un plateau , nous retrouvames uu<br />
fourre epais de bois , et nous employames une<br />
petite dcmi-heure a descendre dans le vallon de<br />
L ndari. C'est celui de l'ancieune Leuclres du<br />
Peloponese, oil les Arcadiens triompberent des<br />
Lacedemoniens. II y avail, comme on sait, trois<br />
villes dece nom dans la Grece, dont une d'elles<br />
a ele immortalise'e par la valeur d'Epaminondas ,<br />
et des Tbebains cpi'il commandait.<br />
Le vallon de Londari s'elend, del'est a l'ouest,<br />
environ cinq lieues , et se termine, de ce cole,<br />
a Sinano- H n'a pas plus d'une lieue commune<br />
dans son pins grand diametre transversal. Le defile<br />
de la Messenie est au sud-ouest; celui qui<br />
ouvre la Lacoaie, du cote on l'Eurotas prend sa<br />
source, est a peu pres a Test. La distance d'un<br />
delile a l'autre, a cause de l'obliquile , est d'une<br />
lieue et demie.<br />
Sur la pente, du cote de la Messenie , par oil<br />
nous descendimes , le terrain , coupe par des torrens,<br />
est tres-inegal. Le chemin est une ancienne<br />
route creusee dans la montagne. Aunord-ouest, le<br />
vallon est cnltive jusqu'a Siuano ; au nord , il est<br />
ferme par de liaules monlagncs sur lesquelles est<br />
]>atie Londari; le cote de Sparte estboise. Le fond<br />
de la vallee , dans le lieu ou nous la traversames,<br />
est coupe par un rnisseau; on y voit de grosses<br />
pieires eparses qui out ete travaillees, quelqaes
EN MO REE. 45<br />
marbres mutiles ensevelis sous l'herbe , et il n'y<br />
a pas un demi-quart de lieue jusqu'au pied de la<br />
monlagne.<br />
II nous falliit un quart d'heure pour la gravir,<br />
et arriver a Londari par un sender e'lroit. Cette<br />
montagne est couverte d'herbes et de'pourvue de<br />
bois stir son sommet, qui forme un plateau ;<br />
avant d'arriver a la ville, on voit, a gauche,<br />
quelques mines, d'enormes pierres, et un moulin<br />
a vent, dont la rotonde est bAtie avec des<br />
troucons de colonnes , et des architraves.<br />
JYous descendimes chez l'aga , qui nous recut<br />
bien , nous donna a diner, et nous fournit de<br />
bons chevaux pour nous rendre jusqu'a la couchee,<br />
au dela dn niont Bore'e.<br />
La petite ville de Londari est composee au<br />
plus de deux cent cinquante maisons, parmi lesquelles<br />
j'en vis quelques lines quiannoncaient de<br />
1'opulence. Ses habitans, dont nous n'euines qu'a<br />
nous louer, me parurent d'un beau sang et passa~<br />
blement vetus. lis vivent des fruits de leurs campagnes;<br />
ils respirent un air pur , et ils nourris -<br />
«tut beaucoup de vers a. soie.
VOYAGE<br />
CHAPITRE V.<br />
DEPART DE LONDARI. SOURCES DE L'EUROTAS. —<br />
N<br />
PASSAGE DU MOIST BOREE. — SOURCES DE L*ALPHEE;<br />
ASE. ARRIVES A TR1POL1TZA. — AUDIENCE DC<br />
PACHA.<br />
ous partimes de Londari, le menie jour , a<br />
deux heures apres midi.<br />
Depuis Navarin les montagnes continuent de<br />
e'dlever, en sorte qu'a celles que nous venions de<br />
passer, en succedaient de plus hautes encore. Le<br />
mont Boree, que nous avions en face au nord ,<br />
perdait ses sommets au dessus des nuages.<br />
Apres avoir marcbe une demi-lieue , nous entrames<br />
dans une foret de cbenes, egalement d'une<br />
demi-lieue, et nous plongeames dans un vallon<br />
qui est fort etroit a l'exfremile ou nous le tra-<br />
•versames : c'etait vraisemblablement la qu'etait<br />
1'ancienne Belemine; ce lieu, dit Pausanias ', est<br />
arrose par des fontaines qui ne larissent jamais ,<br />
et l'Eurolas le baigne. Nous vimes en effet<br />
l'Eurotas, quiyprend sa source et coule, vers<br />
Mistra: mais ce vallon, qui est en paturages, ne<br />
nous offrit aucun village. Un morne silence<br />
* Pans. Liv. in. hacon.<br />
\
EN MO REE. 47<br />
regne au loin, les oiseaux ne frequentent point<br />
ce lieu prive de bois et de bocages ; l'Eurotas ,<br />
T r asilipotamos, le fleuve Royal des modernes,<br />
roule ses eaux , ddnt le bruit monotone fait seul<br />
fre'mir 1'e'cho de ces retraites. De la a Perivolia,<br />
qui doit etre aux environs de l'ancienne Pellane,<br />
on compte six petites lieues , et c'est le chemin<br />
ordinaire de Sinano a Mistra.<br />
Nous ne cessames de monter pendant deux<br />
heures avantd'arriver au sommet du monl Boree.<br />
Nous sui-vions un defile etroit., place sur le bord<br />
d'affreux precipices, dans lesquels nous fumes<br />
plus d'une fois en danger de nous perdre sans<br />
retour.<br />
Sur le haul de la montagne, dont le plateau,<br />
d'un revers a l'autre , a environ line demi-lieue,<br />
nous vimes un gros village mine par les Albanais<br />
dans la derniere guerre. Je ne pus savoir son<br />
nom. Enavancant,nous decouvrimes bientdt une<br />
plaine spacieuse et riche , qui est celle de Te'ge'e.<br />
Pour y descendre, il fallut mettre pied a terre,<br />
et chasser nos chevaux devant nous ; le chemin ,<br />
quoique degrade , atteste pourtant son antiquite,<br />
et c'etait, depuis Londari, la premiere trace de<br />
voie militaire que nous relrouvions.<br />
L'Alphe'e, ou Roufia, qui prpjid. sa source<br />
dans la plaiue de Te'ge'e, vers Je mont Parthenius,<br />
vient au bas de cettemontagne, former un marais<br />
qui s'eteud depuis sa base jusqn'a plus de Hoi»
48 VOYAGE<br />
cents tolses dans la plaine , et se prcJonge de Test<br />
a l'ouest. Nous le traversames sur nn pont, ou<br />
phiiot sur une chaussee peu elevee, cpii avait un<br />
grand nombre d'arches. A oihquante loises, sur<br />
la gauche, nous passames pies d'un Aiasma, ou<br />
fontaine, qui est revetue en marbre, el bieu entretenue.<br />
A trois quarts de lieue de la , en montant une<br />
bulte ' eultivee, nous arrivames a un village ou<br />
nous passames la nuit. C'eiait le premier lieu habite<br />
que nous trouvions depuis notre depart de<br />
Londari; car le vallon de Belmiua, oil coule le<br />
Vasilipotamos, n'est frequente , a son exlreniile<br />
nord-ouest, que par des pasteurs , qui plantent<br />
leur tentes , et parquent leurs troupeaux. ou ils<br />
jugent a propos de passer la nuit.<br />
Je regrellais bien vivemeut de ne pouvoir visiter<br />
les sources de l'Alpbee , dont la Fable a publie<br />
taut de prodiges : j'aurais voulu descendre<br />
dans ces gouffres profonds , d'ou il sort plus impetueux<br />
; determiner posilivement ces sou terrains<br />
, ouvrages des volcans , comme la plupart<br />
des montagnes du Peloponese; mais je n'etais pas<br />
maitre de mes volontes, et nos gardes me rappelaient<br />
que j'elais leur esclave.<br />
1 Cet endroit &ait appele x»V» 5 la Imtte chez les anciens;<br />
et de la on eutrait dans les territoires de Pallantium<br />
et de Tegee. Paus. Liv.vui. Arcad.
EN MORtE. 4g<br />
Noils parlimes, le lendeniain, du -village oil<br />
nous avions passe la nuit. Vis-a-vis, a l'orient,<br />
nous avions une petite montagne avec le village<br />
d'Asi , que nous laissames a Test eu nous eloiguant.<br />
A un quart de lieue du point de notre de^<br />
part, nous passames un ruisseau, et nous marchames<br />
dans une plaine cultivee , jusqu'a une<br />
demi-Iieue de Tripolitza. Nos gardes firent hallo<br />
a cette distance, dans un village pres duquel est<br />
Un ruisseau dont les Turcs, par un petit canal<br />
creuse dans le roc , ou la route est taillee, conduisent<br />
1'eau vers Li ville*<br />
En entrant dans Tripolitza, les Albanais qui<br />
nous escorlaient firent une decharge de leurs armes,<br />
et nous nous rendimes droit au serail, on<br />
palais du pacha , en poussant vivement nos che»<br />
vaux, alin de n'etre pas insultes. Le pacha ou<br />
visir , qui conimandait alors la More'e , s'appelait<br />
Moustapha.<br />
A a pied del 'escal i er par leqilel, on nous fit monler<br />
a la salle du divan, qu'il presidait, nous Times<br />
unbeaucheval, magnjfiqumentenharnache, tenu<br />
en main par deux esclaves africains. Nous parcourumes<br />
une longue galerie remplie de gardes<br />
et d'officiers de la maisou, vetus et decores de la<br />
maniere la plusbisarre. Eufin, nous fumes presente's<br />
au pacha , qui etait euvirouue dcs grands<br />
de sa province. Nous le vimes assis dans Tangle<br />
de son sopha, fumant machinalement un nari.<br />
4
50<br />
VOYAGE<br />
euilet, ou pipe pcrsanne , dont il savourait la<br />
i'umee. S'etant comme reveille d'une profonde<br />
contemplation, ilnous lit iuviter a nous asseoir<br />
par M. Caradja , son drogman. Le \echil de<br />
Tripoli, l'intendant du bey de Navarin, se prosternerent<br />
a ses pieds, baiserenl sa manche, et<br />
se retirerent a l'extiemite de la salle, dans vine attitude<br />
suppliante. II s'enquit ensuite de nos noms<br />
et qualites , dit deux mots de l'Egypte, donna ses<br />
ordres , et nous congeUni. Nous liunes conduits<br />
dans vine aile de son palais , qvii el ait le harem',<br />
alors non occuje, le pacha n'ayant pas femmes.<br />
On nous y donna vine ch imbre, des gardes, et un<br />
Grec pour faire nos coinmissioiis. Ou fit cadeau<br />
du Cahouas Ali a un seigneur , et nos Albanais ,<br />
avee levir capilaine , allerent se loger daus les<br />
ecuries. Peu d'heures apres, nous fumes \isites<br />
par le drogmau, M. Caradja, qui nous appxjt que<br />
trois cents Francais , de la garnison de Zante,<br />
avaient loge dans les gaieties du harem ou nous<br />
nous trouvions, et avaient ensuite ele conduits,<br />
par terre , a Constantinople.<br />
Nous vimes un mois entier s'ecouler dans cette<br />
prison, ou nous n'avions de communication<br />
qu'a\ec les pages du pacha, et les officiers de sa<br />
niaisou.<br />
1 Harem. C'estVapparlement des femmes.
EN MO REE. 5i<br />
CHAPITRE VI.<br />
PALAIS DV PACHA ; 1NTERIEUR ; GARDES. — DETAILS<br />
SOR NOTRE SEJOUR EN CE LIEC<br />
J_iE se'rail, ou palais du pacha, pourrait logc ler<br />
douze cents homines. C'est une vaste maison en<br />
bois, batie 5ar un plan carre , divise' en deux<br />
par une aile de batimens qui forme ainsi deux<br />
cours. Au rez-de-chaussee sont lesecuries; au<br />
dessus se trouventles appartemens de son altesse<br />
et de ses gens. Un vaste corridor , eleve en saillie<br />
sur la cour, conduit a toutes les chambres ; et les<br />
Albanais, qui conqjosent ]a gaixledu pacha, couchent<br />
sous celte esjiece d'abri. Le harem, la caserne<br />
des delis,sont aunord,etadossesa ce plan.<br />
C'est enfin une bourgadedans la ville meme, qui<br />
a ses murailles et ses jsortes.<br />
Un nombreux domestique encombre le palais:<br />
c'e'tait le luxe des Piomains, c'est celui des Turcs,<br />
qui leur out succede dans la possession de ses<br />
belles contrees. On compte dans le uombre deces<br />
serviteurs, des cafeliers, des donneius de pipes,<br />
des limonadiers, ou scherbelgis, des confiseurs,<br />
des baigneurs, des tailleurs, des barbiers, des<br />
huissiers, ou tchiaoux, des icholans, ou pages
52<br />
VOYAGE<br />
mictions de son altesse , des bouffons, des musiciens,<br />
des joueurs de marionuetles , des porteurs<br />
de lanterne magique , qui regalent le prince du<br />
spectacle de carageueus '; des lulteurs,ou pehleyans<br />
, de joueurs de gobelets, des danseurs , un<br />
imam; eufiu, le bourreau p gel I ah•, bras droit du<br />
pacha, sans lequel il ne sort jamais, el le seul individu<br />
qui ait le privilege des'asseoir en a presence.<br />
Le harem , qnand il existe , a sou service particulier,<br />
el il taut bien rahatlrc des idees de luxe<br />
et de magnificence dont quelques \oyagcurs oat<br />
decore ce sejour. lis en auraieut donne tine idee<br />
bien plus exacte, s'ils l'avaient peint habite par<br />
I'ennu'i, par la jalousie, et, ce qui est pis encore, par<br />
des desirs toujours renaissans et jamais satisfaits.<br />
La musique, la danse , les castagnettes, soul les<br />
plaisirs passagers des vietimes enfermees dans ce<br />
sejour, que n'habita jamais le "veritable amour.<br />
Leurs occupations consistent dans la broderie,<br />
et chaque jour ramene, pour elles,le meme cercle<br />
de delassemens , d'ennuis , de peines , et de<br />
monotouie.<br />
On se leve, au palais, avant le soleil, pour \aquer<br />
a la priere que precedent les ablutions. On<br />
serl ensuite les pipes et le cale a 1'eati; parfois le<br />
\isir monte a cheval, et va jouir du spectacle du<br />
1 Carageueus. £c sont les marionneltes, mais d'uu gout<br />
trcs-obscene.
EN MO REE. 53<br />
dgerid,oubienil esl occupe paries audiences publiques.<br />
Alors,il rend la justice en persoune,il prononce<br />
sur l'a lministration, greve, macule, fait<br />
peuclre, oil b&touner; absout, eufin, car il reuuit<br />
tons les pouvoirs. A midi, nouvelle priere, et le<br />
diner; a trois heures apres midi, priere, parade<br />
militaire , musique, on plutot charivari. On entre<br />
au selamlik '; le pacha recoit des visiles, et pour<br />
le recreer, on lui verse du scherbet, on lui nare<br />
les contes des Mille el une Nuits , ses bouffons<br />
viennent faire des grimaces , et on psalmodie des<br />
versets du Coui-ann. Au coucber du soleil, priere,<br />
puis le souper , apres lequel on fume. Au bout<br />
d'tine heure et demie, cinquieme et derniere<br />
oraison; a peine est-elle termine'e, que la retraite<br />
esl annoncee par la musique.<br />
Apollou, roi desMe'uades; divinile's de l'Eurotas,<br />
vallons aime's des muses et des cbceurs celestes,<br />
quels chants barbares affligent maintenant<br />
les echos de vos montagnes? Us ne repondent<br />
qu'aux sous d'une musique sauvage, compose'e<br />
diustrumens criards , dont les grosses caisses et<br />
les cymbales ne peuveut etouffer la discordance<br />
et l'eclat importun. Pourtant l'oreille d'unTurc ,<br />
plus depravee, sans doute, que celle du satyre<br />
Marsyas , Irop cruellement puni de son peu de<br />
1 Selamlik. C'est l'andronitis des Grecs , ouappartemeni<br />
4es liommes.
5^ VOYAGE<br />
gout pour la lyre, se complait et applaudit a ce<br />
fracas.-<br />
Pour charmer nos ennuis , ou plutot afin de<br />
nous montrer leurs talens , les pages ou icholans<br />
du vezir voulurent nous regaler d'un concert a<br />
leur maniere. La douceur de leurs romances,<br />
leurs gestes , uu certain charme melancolicjue ,<br />
provocate par les tumbeleks' , la flute de der-<br />
•viche 2 , le sine keman 3 , le mescal 4, le san-<br />
tour 5 , le daire 6 , et le rebab 7 , me cause-<br />
1<br />
Tumbeleks, espece de cymbales en bois , recouVertes<br />
de la pcau d'un tambour, qu'on frappe avec des baguettes;<br />
ellcs sont teudues sur des tons en tierce.<br />
3<br />
Net, flute de derviclie; espece dc flute traversiere,<br />
de roseau. Elle est tantot d'un son aigu , comme la flute<br />
allemande, tantot elle approcbe de la voix humaine.<br />
3<br />
Sini keman. C'est, a proprement parler , la vlole<br />
d'amour; on les tire d'ltalic.<br />
4<br />
Mescal. Cet instrument est une sorte de flute dc Pan,<br />
composee de vingt-trois tuyaux, tellemenl gradues, qu'il<br />
en resulte plusieurs octaves de tons. Chaeun de ces tuyaux<br />
forme trois sons, selon la di verse maniere d'y iutroduire le<br />
souflle.<br />
3<br />
SantauT. C'est le psalterion que nous connaissons,<br />
et il a des cordes de metal. On le toucbe avec dc pctites<br />
merges dc metal.<br />
6<br />
Daire', tambour dc basque garni de lames do laiton.<br />
On s'en sen pour marquerla mesure.<br />
' Rebab, insirumcni a archet de deux cordes, ayant<br />
line caisse splierique, avec un petil iron dan's la pari le cont<br />
exe: les Turcs tieuuent eel instrument des Tatars,
EN MOREE. 55<br />
rent quelques impressions agreables. lis affectaient<br />
des voix feminines , des airs minaudiers<br />
quand ils chaulaient; et ils dansaient au bruit des<br />
castaguettes, en figurant des scenes revoltantes<br />
pour un honitne etranger a leurs moeurs.<br />
Le conseil ordinaire du pacha,qui se reunissait<br />
to us Iesperchembes, ou jeudi de chaque semaine,<br />
est compose de son kiaya, d'uu sous- beglicrbey,<br />
du defter-kiaya, ou lieutenant des finances,<br />
du moucabel-edgi, ou controleur , et des cadis.<br />
La Russie entretenait, a celte epoque, un agent<br />
a Tripolitza, qui avait voix consulative dans<br />
cette assemblee. On y deliberait sur les firmans<br />
emane's de la Porte , sur les reclamations des<br />
beys , ou commandans de place; enfin , les deferens<br />
modes d'adminislration y e'taient discules,<br />
pour remplir les vues du gouvernement.<br />
La garde ordinaire du pacha est compose'e de<br />
qualre cents delis , ou cavaliers , vetus a la hongroise,<br />
ayant pour coiffure nn feutre semblable<br />
a celui de nos hussards, serre autour de la tete<br />
par un turban. Leurs amies consistent en un sabre,<br />
deux pistolels, et un tromblou. Ils chargent en<br />
fixant la bride sur le pommeau de la selle dans<br />
laquelle ils sont encaisses, tenant le pistolet de la<br />
main gauche, el le sabre de la droite ; ils n'observent<br />
aucun ordre , et ne prennent de commaiidement<br />
que de l'lmpulsion qu'ils se convmuniquent.
56 VOYAGE<br />
Des Arnaouls, ou Albanais, (peuple essentiel<br />
lenient guerrier) qu'ou Irouve an service de tons<br />
les pachas, lorment sa niilice a pied, lis gardeut<br />
les pories du palais , oil an seul d'entr'eux,, accroupi,<br />
reste en senliqelle avec une sape ou baton<br />
a la main, pendanl que le reste dort, renin<br />
clans un lieu obscurci par l'epaisse vapeur des<br />
pipes.<br />
On tient toujonrs un clieval enharnache, aveo<br />
un ecuyer qui veille anpres , non comme quel'<br />
ques voyageurs l'ont dit, pour altendre le passage<br />
du prophete, mais afin que le pacha soit<br />
pret a se porter par-tout ou l'appeleraient un incendie<br />
, uhe revoke , eve'nemens dans lesquels il<br />
est oblige de paraitre en pevsonne, et le premier.<br />
Pour completer raon tableau de l'interieur du<br />
palais du pacha, je me contenterai de dire que la<br />
cuisine turque ne liendrait pas une place distingnee<br />
dans l'estime des Apicius modernes. Le pilaw<br />
exception nesert presque que du mouton a<br />
toutes les sauces , des ragouts fades , de l'amidon<br />
parfume avec le muse , ou l'eau de rose ; des patisseries<br />
a l'huile , ou a la graisse , qui sont liiieh<br />
lees. Je reviendrai snr cet article inttiressant,<br />
par rapport a l'hygiene et aux maladies du pays,<br />
dont je diraiquelque chose, en parlaut des mceurs<br />
des Morailes.<br />
Qu'on me pardonne maintenant de ramener un<br />
mstantj l'allention sur nous. Depuis notre reclu-
EN MOREE. 57<br />
sionau harem, nousetions libres dans la cour que<br />
renferme sou euccinte muree , et. nousavions la<br />
socie'te ties pages et
58 VOYAGE<br />
l'avenir, les dangers qui nous attendaient, noire<br />
maniere meme de vivre, auraienl bien pu cependant<br />
nous porter a des reflexions melancoliques.<br />
Mais telle elait l'abnegation profondedenotreexistence<br />
, que nous ne voulions pas meme songer au<br />
lendemain. Neanmoins, la saisou qui succeda<br />
aux pluies et aux orages du mois de decembre ,<br />
jointe au peu de velemens qui nous couvraient,<br />
nous lit sentir qu'il fallail autre chose que de la<br />
philosophic pour nous preserver du froid. Le<br />
pacha nous lit done donner, sur notre demande,<br />
des couverlures pour nous envelopper , et des<br />
nattes afin de nous coucher. Le solstice d'hiver<br />
commencait alors , les sommets du mont Roino<br />
et de l'Artemisius se chargereut de neiges, qui,<br />
peu de jours apres, couvrirent la terre a la hauteur<br />
de deux ou trois pieds.<br />
Jecraiguaisde passer au harem tout le temps de<br />
noire sejour enMorec, comme cela aui'ait effectiveiuent<br />
eu lieu si une circonstance, heureuse<br />
pour nous ,n'etait venue changer notre sort. Les<br />
places de pacha n'etant que temporaires , Moustapha<br />
, dont le temps expirait, fut depose et relegue<br />
a Lepaule. Celui qui commandait dans cc<br />
mediocre pachalik, et qui avait deja administre<br />
la Moree, Achmei, fut appele de nouveau a<br />
ce poste important. Comme il avait une maison<br />
montee et des femmes, on pensa a nous faire sorlir<br />
du harem et on nous logea en ville , dans la mai-
EN MOREE. 5g<br />
son du Grec qui nous servait, sans exige^dft<br />
nous aucune parole d'honneur.<br />
CHAPITRE VII.<br />
DEPART DU SERA1L DU PACHA. — NOTRE LOGEMENT<br />
CHEZ LE GREC CONSTANTIN. DUREE DE'SHIVER.<br />
VISITES. DETAILS.<br />
(JE fut la veille des Rois ( style grec, ou 17<br />
Janvier ) que nous primes possession de notre<br />
nouveau logement chez le Grec Constantin , qui<br />
babilait une rue voisine de la porte de Carilene.<br />
L'appartement qu'on nous donna etait le rez-deebaussee<br />
d'une cabane , dont le toit formait le<br />
plancher. Nous e'tions obliges de nous incliner<br />
pour y enlrer, la porte etant trop basse , comme<br />
celle des maisons de tons les pauvres grecs. II<br />
y avait un trou , portant le nom de chemine'e,<br />
oil nous pouvions allumer du feu. Une petite<br />
trape eclairait noire local, et pfindaut la nuit,<br />
nous jouissions , a travers la concavite des<br />
tuiles , de l'appareil majestueux du ciel. Quelquefois<br />
pourtant la neige nous tombait sur le<br />
visage, et nous obligeait a meltre le nez sous<br />
la couverture; cependant nous riions encore,<br />
et nous faisions des projets! L'liiver etait
cn\el, les Grecs soufiraient horriblement; pendant<br />
six semaines etclieres la neige couvrit la<br />
tcrre, et les loups, descendus par bandes du<br />
monl Lycee et tie l'Artemisius , venaient lmrler<br />
jusqu'aux portes de la ville.<br />
Ce mal n'etait cependant pas sans line compensation<br />
salulaire, pmsqu'il avait mis fin a une epidemic<br />
facheuse qui desolait la ville de Tripolilza<br />
depuis^plusieurs mois. les families elaieut aussi<br />
plus reiinies , el les curieux reiluerent en consequence<br />
vers nous.<br />
La premiere visiteque nous reciim.es n'etait cependanlpas<br />
de ce nombre : ce furent deux soldats<br />
dela sixieme demi-brigade qui nous la rendirent:<br />
Fun etait Zantiote d'origine, et l'autre Saxon.<br />
lis nous inspirerent la plus grande pitie), tant ils<br />
elaient nus, niaigres et decharues. Nous leur<br />
finies accepter ce dont nous pouvions disposer,<br />
en promettant de les aller bientot voir. Ils<br />
nous apprirent qu'ils faisaient parlie de la garnison<br />
de Zante, conduite a Constantinople , et<br />
qu'on les avait laisses malades a Tripolitza , au<br />
nombre dedouze, dont ils etaient les seuls qui<br />
eusscnt eu -le malheur d'echapper a la mort. Ils<br />
nous instruisirent de la paye que leur donnait le<br />
pacha pour vivre , et dont noire Grec , qui etait<br />
leur adniinislraleur, leur volait les deux tiers.<br />
Comme la nienie chose avait lieu pour nous ,<br />
qui recevions d
E'S i\tontE. ci<br />
qitinzu paratS ' chaque jour, pour ta'im , ou traitemenl,<br />
je me promis de surveiller Constantin ,<br />
et de le faire tancer a l'occasion.<br />
A leur tour , Jes carieux se permirent de nous<br />
visiter ; nous nous appercevions qu'ils avaitent<br />
retenu quelques mots de franeais, par la comnmnicalion<br />
avec la garnison de Zante, que MoustapLa<br />
Iaissa, pendant son sejour, promener librement<br />
aux environs de la ville , sous l'inspection<br />
des officiers franeais, qu'ii estimalt singulierement.<br />
Un certain Mouslapha , Ture d'origine,<br />
renegat deux fois, tut celui de Ions les importuns<br />
qui nous gratifia le plus de ses assiduite's.<br />
Ou nous avertit que c'e'tail un espion attache a<br />
nos pas; malgre cela, nous n'eumes jamais sujet<br />
de nous plaindre cle'lni.<br />
Nous eumes ensuile la visile des femmes grecqiu<br />
fin, sous^pretexle de consulter le medecin,<br />
venaieut satisfaire leur curiosite. Les unes sollicitaientdes<br />
recettes pour leurs parens qui etaieut a la<br />
campagne; quelquesunes voulaientetrosaiguees;<br />
•d'autres demanuaient si elles etaient enceintes,<br />
ou si clles le deviendraient. Une vieille nous<br />
presenta un enfant que nous avions trouve joli ,<br />
en nous priant de lui eraclier au visage ; el, malgre<br />
toutes nos representations, il fallut lui obeir,<br />
car sans cela elle se serait imaginee qu'il aurait<br />
' Ouinzc parats, e'est environ treize sous.
62<br />
VOYAGE<br />
ete ensorcele, et j'appris que cette singulier pratique<br />
avait pour but d'eloigner le mauvais oeil.<br />
Ainsi, uu spectacle nouveau, uu orclre etranger<br />
de moeurs et de coutumes, se presentait amou<br />
observation. Ou s'accoutumait peu a peu a nous<br />
voir; chaque jour, nousgagnious un peu de liberie,<br />
et je concus l'idee d'en profiler pour recueillir<br />
les fails que je publie aujourd'hui. Ma<br />
sphere s'etendit; je fis des connaissances ; mon<br />
etat me procura l'occasion de voir, de frequenter<br />
meme uu petit nombre d'hommes instruits avec<br />
lesquels je pus raisonner et comparer les observations,<br />
que jem'etais proposede fairedes ce premier<br />
temps de ma caplivile; et mes amis, temoins<br />
demes travaux, saventquemes idees furentconstanunent<br />
dirigees vers ce but. Aussi, des que j'entendiiis<br />
le nom d'une ville , d'un bameau, je demaudais<br />
aussitot la distance du lieu ou je me<br />
trouvais; je m'informais du nombre de ses babitans<br />
, de leur Industrie; je prenais enfin tous les<br />
renseiguemens qu'il m'etait possible d'obtenir.Ces<br />
documens,souvent inexacls, me servaient cependant<br />
de point de reconnaissance , ou reveillaient<br />
mou attention. Je voyageais , je verifiais ensuite<br />
l'exactitude de ce que javais recueilli daus mes<br />
entretiens particuliers. Un nomme Bed... avait<br />
une geograptue de Meletius, eveque de Janina j<br />
ilme la traduisait; (car je ne possedais pas encore<br />
la langue grecqvte) je prenais des notes, puis je
EN MO REE. 63<br />
comparais les positions tie ce geograpbe, avec les<br />
lieux clout elles atlestaient l'exislence.<br />
Je vis alors combien de bameaux indiques sillies<br />
cartes n'ont jamais exisle dans la More'e , ou<br />
se trouvent dans des directions tout a fail opposees.<br />
Sur quelques lines, la capitale de la Moree , Tripolitza<br />
, n'est pas meme indiquee ; on place Caritene<br />
procbe du lac Stymphale ; on met Mistra<br />
sur la rive orientale de l'Eurotas ; et il en resulte<br />
unfatrasquijetteuneobscuriteprofondesurlepeu<br />
qu'on connaissait de ce paj s. Combien aussi de<br />
vibes et de villages cites par JMeletius, ai-je cberche's<br />
inutilemeut! A peine en retrouve-t-ou des<br />
vestiges. II faut d'ailleurs se meKer de l'eru lition<br />
de reveque d'Epire, qui a caique le plan de sou<br />
ouvrage sur celui de Strabou, dout il etail loin de<br />
soupcouner meme le genie. Accoutume aux articles<br />
de foi , il vondrait donuer ses assertions<br />
comme telles : elles sont cepend;»nt bien<br />
eloignees d'en avoir la valeiirj comine je le prouverai<br />
par des faits irrecusables ; souvent meme,<br />
il oubbe de marquer les distances , en se (irant<br />
d'affaire par un a peu pres. Je me conlenlerai de<br />
prevenir que la Moree porte encore les marques<br />
de la fiireur des Albanais, qui, dans la guerre<br />
de 1770 , signalerent leur barbarie par des exces<br />
epouvantables. Vainqueur» des soldats de Catherine,<br />
qui succomberent sous le nombre millefois<br />
superieur de ces cruels eunemis, ces barbares
$g VOYAGE<br />
Albanais ne cesserent de bmler. de detruirc et<br />
d'extenniner que lorsque lenr fureur ne troma<br />
plus d'aliment. A cetlc epoque higubre, la province<br />
du Faneri, qui envbrasse le terriloire de<br />
Megalopolis, fut saccagee; Tripolitza nagea dans<br />
la sang; la Messenie fut pille'e , ainsi que la Laconie;<br />
les monlagnes et les vallons furent joncbes<br />
de cadavres, les "villages devinrent la proie<br />
des flammes. Depuis quelques annees seulemenl,<br />
les traces de tant de maux commcncent a s'effacer;<br />
la population augmente, des -villages nouveaux<br />
s'elevent; la police, fade a coups de sabre,<br />
veprime le vagabondage ; on trouve des corps-degardes<br />
a l'entree des defiles les plus dangereux ;<br />
enfin, je le dis avec verite, le droit de propriete ,<br />
sacre chez les Musulmans, est respecte, et, dans<br />
quelques annees, le Peloponese aura oublie ses<br />
malheurs, malgre la tyrannie de son gouvernement.<br />
Deja ses timars, on fiefs, qui relevent de<br />
la couronne , sont dans un etat llorissaut.<br />
Pour donner une topograpbie des contrees du<br />
Peloponese , que je connais , je procederai aver<br />
rapidite. Pour cela , je juge a propos d'abandonner<br />
la marcbe didactique d'un itineraire accompagne<br />
de faits, qui ralentissent necessairemeutrinleret<br />
d'un ouvrage par reulassement des<br />
inculens, et par leur exposition Irop reguliere. Je<br />
me reserve cependant d'y reeourrir lorsque je<br />
deerirai des evenemens qui exigent un ordie
EN MOREE. (55<br />
indispensable. Si je ne m'e'tais aslreint striclemeut<br />
a cetle marcbe me'lbodique, que d'anecdotes<br />
n'anrais-je pas raconle'es? Que de fails obscurs,<br />
et inleressans pour moi seid . n'auraient<br />
pas de'ja trouve place dan? ma narration ? Pour<br />
ne pas fatigner le lecleur, j'ai done voulu lui<br />
supprimer des details miuulieux.Quelui imporle<br />
si c'est a pied ou a cbeval , que je suis alle a Cariteue<br />
ou a Manlinee ; ou j'ai coucbe , et comment<br />
j'ai vecu ? Ainsi je u'hesite pas a lui sauver<br />
1'ennui de pareils details.<br />
Ce qu'il y a d'essentiel, c'est d'indiquer scrupuleusement<br />
Jes routes, les distances; c'est de<br />
fixer avec exactitude la situation des Jieux, de<br />
donner la physionomie du pays parcouru , et de<br />
ses habilans; c'est d'esquisser, d'une main fidele,<br />
les mocurs et les coutumes; c'est enfin de presenter<br />
une espece de tableau stalistique des contrees<br />
ou j'ai voyage.<br />
J'entre en matiere d'apres ce plan.
66<br />
VOYAGE<br />
CHAPITRE VIII.<br />
DIVISION ANCIENNE ET MODERNE DU PELOPONESE,<br />
OU MOREE. — TOPOGRA.PHIE DE TR1POL1TZA.<br />
J_JE Peloponese, compris cnlre le 17". et le 2i e .<br />
degre de longitude , et qui, du 36". et demi de<br />
latitude, s'etend jusqu'au delk du 38\ , etait<br />
divise, par les anciens geograpb.es, en sept produces<br />
, savoir : l'Argolide , la Corintkie , la Laconie,<br />
la Messenie,rElide, TAchaie, et 1'Areadie<br />
, situee au centre. Je ne rapporterai point les<br />
demarcations detaillees dans leurs outrages, qui<br />
nous out transmis la gloire et la splendeur de<br />
cette conlree.<br />
Frappe des revolutions qui ont desole des regions<br />
riches encore par tant de souvenirs et d«<br />
i-uines, le voyageur se rappelle que le Peloponese<br />
perdit son nom au temps du Bas-Empire , pour<br />
prendre celui de Moree, soit a cause de la grandc<br />
quantite de muricrs qu'il possede, ou par une de<br />
ces falalites, qui veut que tout finisse.<br />
LaMoree, depuis que les Osmanlis' en sont les<br />
1 Osmanlis, ou Turcs. Ce clerrnei' nom , sous lequcl ils<br />
sont connus en Europe, est une insulte pour eui , parce<br />
EN MO REE. 0;<br />
possesseurs, est reuuie sous la domination d'ua<br />
pacha a trois queues , nomine par la Porte. Sa<br />
division 11'a procede ensuite que de la demarcation<br />
des saugiaks ou baronnies , subdivides en<br />
vingt-quatre cantons ou villaietis, gouvernes par<br />
des codja-bachis'.<br />
Le pacha, dont la domination s'etend surtoute<br />
la province, gouverne imme'diatenient l'ancien<br />
vallon de Tegee. Cnritene est le chef-lieu du Faneri<br />
, qui comprend le pays des Megalopolains.<br />
L'Elide a retenu le nom de Kaloskopi , ou<br />
Belvedere, qui lui vient, je crois, des Venitiens,<br />
qui le lui donncrent a cause de ses sites rians et<br />
agreables: les beys de Pyrgos et d'Arcadia en out<br />
Padministration. Le saugiak de Gastouni et celui<br />
de Patras se divisent l'Achaie; le pacha a deux<br />
queues de Naupli commande sur l'Argolide jusqu'au<br />
dela de l'isthme de Corinthe, et daus cette<br />
partie de la Moree de'signee sous le nom de<br />
Romanie. Le bey de Mistra confine avec les<br />
Maniates, et il a lePente-Dactylon pour bornes a<br />
l'occident. Le vallon de Calamalte est re'gi par nn<br />
aga , ainsi qu'Andreossa et Londari, et ils relevent<br />
imme'diatenient du pacha. Coron , Modon ,<br />
JNavarin , sont les trois derniers saugiaks de cetle ,<br />
1 Codja-bachis, mots turcs qui veulent dire chefs des<br />
fieillards ; ce sont les anciens garontes, ils remplisseiit le*<br />
fonclions de syndics.
parlie , et les plus importans de tout ]e pays. Les<br />
Maniates ou LaconienS libres , torment uu etat<br />
independant qui embrasse la presqu'ile de la Laconic<br />
; et le cap Tenare est habite par une espece<br />
infernale de rnonstresa face humaine, connus sous<br />
le nom de Cacovouniotes, ou mauvais moutagnards:<br />
voila la division avouee du vice-royaume<br />
de Moree; j'enlrerai ailleurs dans les subdivisions<br />
etablies, pour la repartition des impositions publiques.<br />
Les principaux golfcs de la Moree sont, au<br />
nord, celui de Lepanle, anciennement appele<br />
iner de Crissa, mer d'Alcyon , puis golfe de Corinlhe<br />
; a l'ouest, le golfe de Cbiarenza , jadis de<br />
Cyllene; sur les froulieres de l'Elide el de la Messenie<br />
, l'ancien golfe Cyparisia, qui a change son<br />
nom en celui de golfe d'Arcadia ; le golfe de<br />
Messenie, qui s'appelle golfe de Coron, celui de<br />
la Laconie , ou l'Eurotas se de'eharge , golfe de<br />
Kolo-Kytbia'; VArgolicus Sinus, ou Seiu Argolique<br />
, n'est counu que sous la denomination de<br />
golfe de Naupli. La plage d'Hermione s'appelle<br />
golfe de Caslri, et le nom d'Engia a prevalu sur<br />
ceus. de Salamine et d'Atbenes , pour cette portion<br />
de mer qui baigne ces rivages celebres , et la<br />
partie meridionale de risthme de Corintbe. Je<br />
n'entasserai point ici les noms nouveauit des caps<br />
1 D'une 'ville duMagne, ainsi nominee.
EN MO REE. 69<br />
el des montagnes, qui viendrout se placer dans<br />
mon voyage a mesure que je decrirai chaque contree;<br />
mais je n'ai pu, pour plus d'ordre , me dispenser<br />
d'indiquericiles plages dece pays. Jeviens<br />
maintenant asa capitalemoderne, appcleeTripolitza.<br />
Celte ville, residence du pacha , est formee<br />
des debris de Megalopolis, de Tegee, de Mauiinee,<br />
et de Pallantium, sans etre sur 1'emplacement<br />
d'aucune de ces villes. Elle est siluee a dix lieues<br />
ouest d'Argos , a trois et demie sud de Manline'e,<br />
a uue petite lieue nord de Tegee, dans un vallon<br />
spacieux, et adosse'e au monl Ro'ino, qui est l'ancien<br />
Menale.<br />
Tripolitza est environ nee d'uu cordon demurs<br />
en pierre, ouvrage des Albanais, qui les Mlirent<br />
il y a trente ans, ainsi qu'un petit fort carre, assis<br />
sur uue hauteur au sud-ouest. Le plan de Tripolitza<br />
est irre'gulier, son terrain est inegal, coupe,<br />
nionlueux etmarecageux.au nord-esl. De distance<br />
en distance, ily a quelques demi-lunes dansleremparl,<br />
qui est perce de meurlrieres. L'artillerie en<br />
f'er, qui sevoitsur quelques bastions, seulement<br />
du cole de l'ouest,porte lesarmes de Saint-Marc.<br />
La ville a six porles , et une petile pour le service<br />
du serai!; la prineipale qui est dore'e , et sur laquelle<br />
lescroissanssont arbores, est celle de Naupli<br />
de Romauie ; elle se trouve a l'orient; la<br />
seconde est celle de Calavriia , ouverfe au nord ,<br />
par laquelle on sort pour aJIera Manlinee, et a la
7„ VOYAGE<br />
ville dont elle'retient le nom ; la troisieme porte<br />
le nomdeCaritene, etse trouvc au nord-ouest; une<br />
qualrieme , pres le chateau, dotrae issue dans les<br />
champs et dans les bois; la cinquieme est celle<br />
de Londari on de Navarin ; enfin il s'en trouve<br />
une sixieme du cote de Tegee , pour le chemin<br />
de Mistra.<br />
La ville n'a d'eau conlaute que celle qui tombe<br />
des montagnes , qui la bornent au nord-ouest,<br />
et cette riviere, utile aux bains publics et aux<br />
tanneries , est a sec pendant Fete. II vient aussi<br />
du cole du sud un autre ruisscau dirige par<br />
un canal dont les eaux sont peu abondantes.<br />
Le pacha , qui craignait une invasion des Francais<br />
, avait fait elever une redoute de ce cote<br />
pour sc conscrver l'avantage de Feau, qui alimente<br />
toute l'annee cette partie de Tripolitza.<br />
Le serail du pacha est a rextremite opposee ,<br />
entre la porte de Naupli et celle de Calavrita.<br />
Vers le niilieu de la rue principale , qui partage<br />
la ville, en s'etendant au sud et au nord, se<br />
trouve le bazar, divise en plusieurs rues et rempli<br />
de quanlite de fourrures, d'armes , de raarchandises<br />
a 1'usage du pays, de fruits et de<br />
comestibles ; il est ombrage de plataues el de gros<br />
arbres sur Icsquels les cigognes etablisscnt paisiblenient<br />
leurs nids, quoiqu'ils soient le theati-e<br />
des executions prevotales, cl qu'ony pefide ceux<br />
EN MOREE. 71<br />
par-lout des fontaiues Men entretenues, et chaque<br />
maison a son puits, ou l'eau , qui s'y<br />
trouve a peu de profondeur, est de mauvaise<br />
qualite. On compte qualre grandes mosque'es , et<br />
cinq a six eglises grecques de'labrees. Les rues,<br />
excepte ]a grande dont j'ai parle, pavees seulement<br />
sur le milieu , sont coupe'es de pctits ponts<br />
pour faciliter l'ecoulement des eaux, et recoivent<br />
les innnondices des maisons, qui vienuent s'y decharger,<br />
ce qui les transforme en cloaques. QuelquesTurcsricliesetpuissans<br />
ontde vastes maisons<br />
baties sans aucun gout : de ce nombre e'laient<br />
celles du defter-kiaya, et du frere d'Ali Effendi,<br />
ambassadeur de la Porte a Paris. Les pauvres<br />
habitans, rele'gues dans les rues qui avoisinent le<br />
ren>part, habitent des maisons , ou plutot des cabanes<br />
, qui ne consistent que dans mi rez-dechaussee,<br />
avec le toit pour plafond. Le feu s'y<br />
fait tout simplement an pied de la muraille, et la<br />
fumee s'e'vapore a travers les tuiles.<br />
Le khan est le seul edifice solide de la ville ; il<br />
est bati en pierre, et ferme' par des portes garnies<br />
en fer, que chaque soir on barricade avec de<br />
grosses chalnes. On y voit un linteau magnifique,<br />
qui a servi d'ornement a la porte principale da<br />
Megalopolis , ainsi que l'atteste l'inscription qui<br />
le de'eore; il fait parlie d'uu abreuvoir oil les<br />
marchauds font boire leurs chevaux.<br />
Tripolitza, comme plnsieurs villesde la Moree,
1%<br />
VOYAGE<br />
s'insumea a J'aspect du pavilion victorieux de la<br />
Czari'ie... Mais cedant ensuile au desliu f'uneste,<br />
qui lit mi tombeau de cede belle province et la<br />
transforms en mi desert, elle fut prise et saccagee<br />
par les AJbanais, cpii, dans deux beures de<br />
temps , y firent lomber irois mille tetes. On montre<br />
encore , pres du cbateau doni j'ai parle, dans<br />
mi lien appele Cimetiere des Moscovites, les ossentens<br />
des braves de cette nation, qui succomberent<br />
a I or s. On voit egalement Jes cranes blanchis<br />
de deux pyramides de teles > , qu'on e'leva since<br />
lerriloire abreuve de sang.<br />
Les moscjuees de Tripolilza renferment des colon<br />
nes j.recieiises, des inscriptions profanees par<br />
leslupide emploi des marbres sur lesquels elles<br />
existent. Quant aux bas-reliefs, les Turcs ont<br />
grand soin de les cacber dans la maconnerie , ou<br />
bien , s'ils pavent un bain avec ces debris precieux<br />
, ils ont atlentiou ti'appliquer les figures<br />
conlre lerre, alin de de'rober aux regards des<br />
fideles Musulnians des objets proscrits par leur<br />
religion.<br />
1 MM. Fouclierot et Fauvel , a leur passage par cette<br />
ville , quel
EN MOREE 7«1<br />
CHAPITRE XI.<br />
AHR1VEE D'ACHMET P VCHA , SON ENTREE; AUDIENCE<br />
Qlj'lL NODS DONNA. — MIAMAZAN. — PLMTION<br />
D'DN IMAM.<br />
J/oiit les habilans de Tripolilza , le chaugemeul<br />
Je f)acha est un eve'uement niajeur. II ne<br />
sera peut-elre pas indifferent pour le lecleurde<br />
trouver ici une relation des ceremonies qu'on<br />
pralique en pareille circonslance.<br />
Moustapha pacha, don I le regne etait expire ,<br />
avail modestement quitte Tripolilza; et, dans un<br />
appareil conforme a sa trisle situation, il avail,<br />
sans bruit, pris le cherain de Le'pante, ou il pou-<br />
\ait a son aise mediter sur les vicissitudes du<br />
sort. Apres son depart, les •Grecs s'occuperent<br />
a nieubler le se'rail pour son successeur. Cela<br />
emporta au moins un mois; il fallait presque<br />
reconstruire la maison a neuf, tant les officiers<br />
duvezirdisgracies'e'taient coniplusa la degradcr,<br />
dansle mecontentement qui les possedait.JNaltes, -<br />
tapis, sophas, provisions de bouche, fournilures<br />
en bois , en cliarbon, etc., U fallut ne pas oublier<br />
un article, et aviser aux moyens de subvenir<br />
;uix bcsoius de son altesse, pendant les six seniaines<br />
a compter du jour de son installation :
i,t VOYAGE<br />
car telle est la coutume, qu'il faut nourrir iia<br />
pacha, et enlretenir sa maison pendant quarante<br />
iours, pour lui donner le temps de se reconnaitre<br />
; encore se fait-il souvent qu'il prolonge<br />
Tin terme qu'il aime assez a ne pas voir finir.<br />
Les seigneurs turcs, deleur cote, s'etaient mis en<br />
campagne pour aller complimenter le nouveau<br />
vezir a Naupli de Romanie , lieu de sa naissance,<br />
ou il residait provisoirement; ils se chargerent de<br />
monter ses pages, et ils lui firent present,'autant<br />
par crainte que par devoir , de quantite de beaux<br />
chevaux. Dans ces occasions, il y a vine rivalite<br />
de llattcrie , parce que les premiers instans d'un<br />
regne sont ordinairement orageux.<br />
Le pacha qui allait arriver, etait annonce<br />
comme un homme redoutaLle. Precipite de la<br />
place qu'il revenait occuper, il etait plein de<br />
ressentimens. II avait une reputation elonnante.<br />
de savoir et d'adresse dans le nianiement des affaires<br />
, ou il s'etait distingue de bonne heure par<br />
cet esprit sagace et dclie qui caraclerise eniinemjnent<br />
les Turcs moraites , ou babitans de la<br />
More'e, qu'on a sumommes Turcce bilingues.<br />
Malgre Pobscurite de son origine, il tenait aux<br />
meillcures families du pays , par ses alliances.<br />
II fit son entree solemnelle au bruit du canon.,<br />
precede d'une musique barbare et des trois<br />
cjueues, emblemes de sa puissance. Des bouffons<br />
vetus d'habils de peau, d'oii pendaient,
EN MO REE. 75<br />
ainsi que de leurs bonnets pointus , des queues<br />
de renard sans nonibre , ouvraient la marche eu<br />
faisant des grimaces et des contorsions, et eu<br />
poussant des acclamalions gulturales : un d'eux<br />
agitait un zin '. Us faisaient caracoler, sauter,<br />
agerrouiller leurs chevaux; ils se renversaient sur<br />
la croupe , ou les cbassaient devant cux; ils leur<br />
passaient sous lc venire dans le moment 1c plus<br />
rapide du galop.<br />
Venaient ensuite quelques fantassins ayant Je<br />
bras gauche charge d'un bouclier antique, qu'ils<br />
frappaient avec un sabre recourbe. De distance<br />
en distance, ils s'arretaient pour sinmlerquelque<br />
escrime, a laquelle ils prouvaient, par leur mal-adresse<br />
, qu'ils n'entcndaient rien.<br />
Les Albanais les suivaienl immediatemeut: ils<br />
marchaient sans ordre, et sans observer de rang,<br />
se erevant les yenx avec le canon de leiirs fusils,<br />
qu'ils portaient renverses sur l'epaule, et ils chanlaient<br />
les louauges du pachasur un air de litauics.<br />
Les canonniers de la ville parurent a leur tour;<br />
ils elaient coiffes avec des bonnets coniques, gvos<br />
comme des ruches : e'etait la seule marque distinctive<br />
de leur arme. Le corps de la cavalerie ,<br />
au milieu duquel s'elevait un drapeau, encombrail<br />
loute la largeur de la rue , precedant, en-<br />
' Zin ou zil, instrument .irabe, conn» sons lo nom de<br />
tambour chinois.
76 VOYAGE<br />
tourant et suivant le -vezir , pres duquel e'taient<br />
les Turcs les plus disliugues et ses deux lils ,<br />
doue's d'une physionomie aussi ravissante que<br />
celle sous laquelle on nous peint Apollon. Le<br />
pacha, montant un cheval de la plus grande<br />
beaule , qui etait caparaconne d'or et d'une peau<br />
de tigre , s'avancait froidement, contenant les<br />
mouvemens de sa tele agitee par une action convulsive<br />
, ( depuis une lerreur qu'il eprouva ) et<br />
se tenant fortement la barbe afiu de conserver<br />
l'aplomb.<br />
Le peuple courait en se renversant et en poussaut<br />
des cris, pour temoigner son alle'gresse d'un<br />
avenemeut dont il payait les frais.<br />
On etait alors dans le rhamazan, qui est le<br />
temps du jeune des Musulmaus; et nous voyions<br />
depuis quelques nuits les mosquees brillanles<br />
comine des diamans. Les cafes elaient alors remplis<br />
; et jusqu'au jour, les amuseniens se prolongeaient<br />
au serail. La nuit etait aussi le moment<br />
des audiences, car le jour est cousacre au sommeil.<br />
Le paclaa, informe de noire caplivile, nous<br />
mandades le lendemain de son ai-rivee. On vint<br />
nous chercber vers minuit, et, igtiorant les usages<br />
, nous ne fumes pas sans quelques inquietudes.<br />
La severite exage'ree du personnage qui<br />
nous faisait appeler, nous donnait quelques inquietudes.<br />
A tout evenement, nous primes ce<br />
que nous possedious , et faisaul bonne conte-
»<br />
EN MOREE. 77<br />
nance, nous allames tous ensemble au serail. Le<br />
Grec Constantin , chez lequel nous lotions , ne<br />
savait a quel saint se vouer , et tremblait de tous<br />
ses membres.<br />
Nous fumes d'abord introduits chez le drogman,<br />
M. Caradja, qui e'tait l'interprete, le maitre des<br />
ceremonies, enfin l'intermediaire enlre le pacha,<br />
lesGrecs et les etrangers, pour toutes les affaires.<br />
II e'tait entoure des vingt-quatre codja-bachis,<br />
chefs des arrondissemens territoriaux de la province<br />
, et d'un Grec de Mislra , vetu d'un uniforme<br />
d'officier russe. Le chef des montagnards<br />
soumis de la Laconie , parent de Gligoraki, bey<br />
de Marathonisi au Magne, fut le seul qui nous<br />
donnat mi temoignage d'inte'ret.<br />
Presentes par M. Caradja , qui salua le pacha,<br />
en s'inclinaut jusqu'a terre, son altesse nous recut<br />
avec un visage ouvert. II nous fit des questions<br />
sur lesquelles il eut la gene'rosile de ne pas<br />
insisler, quaud nous tergiversames, on que nous<br />
essayames de les eluder; il parut touche de notre<br />
position, eta plusieurs reprises , il re'peta qu'il<br />
de'sirait alleger les maux de notre capli'vite: il<br />
ordonna de servir le cafe, et nous conge'dia avec<br />
beaucoup d'urbanile'.<br />
A peine sortis, il me fit appeler en particulier,<br />
et m'invita tres-affectueusement de visiter un des<br />
hommes de sa maison , qui e'tait malade, ainsi<br />
que plusieurs de ses cavaliers ou delis. Des lors
73<br />
VOYAGE<br />
je fus medecin de la cour, ct le palais me fut<br />
ouver t.<br />
Je n'y venais cependant qu'avec une secrete<br />
repugnance , a cause de certains Grecs deguises<br />
en offieiers de la marine russe , qui me de'plaisaient<br />
cordialement. Leur ton insolent et hautain<br />
, contraslait trop avec le malheur de ma<br />
condition , et je sentais que je ne leur elais<br />
inferieur en rien. Les delis me fetaient chaque<br />
fois que j'allais a leur caserne , et a travel's leurs<br />
lacons barbares, percait uue Tranche amitie. II<br />
n'etait pas jusqu'a l'officier d'execution du pacha<br />
qui, pour me re'cre'er, a ce qu'il croyait,<br />
s'anuusait a me raconter ses laches prouesses,<br />
et me vantait sa dexterile a faire tomber vine<br />
tete: j'avouerai que plus d'une fois cet homme<br />
me fit frissonner par ses recits. Les delis, ses<br />
camarades, ( car au besoin ils remplissent ses<br />
fonctious ) n'avaient pas lc propos plus agreable-<br />
Je connus, dans la suite, qu'ils executaient sans<br />
remords ces actions, dont ils parlaient aussi froidement.<br />
Le pacha signala son avenement par quelques<br />
mesures de justice auxquelles on se serait peu<br />
atleudu. Les fanatiques , car il y en a par-tout,<br />
le representaient comme uu impie, et un homme<br />
qu'on ne voyait jamais dans les mosquees. Celte<br />
fois il les mil en defaut, en s'y rendant le premier<br />
vendredi qui suivit son arrivee ii Tripolitza.
EN MO REE. ' 79<br />
Les victoires de Bonaparte en Sjrie retentissaient<br />
jusqu'au centre de la Moree ; les letes s'echauff'aient,<br />
on parlait politique dans les cafes ;<br />
un imam osa elever la voix en chaire: mu par ua<br />
vertige religieux , il se mit a de'clamer contre les<br />
Jrancais, et a les insulter Apres l'oflice , le<br />
pacha le lit veuir , et, sans lui demander en quoi<br />
le regardaient les querelles des souverains , il lui<br />
donna vingt-quatre hemes pour sorlir de la ville,<br />
et sei'endre a JXe'grepont, et la sentence futexecute'e<br />
a la rigueur. Qui pourtant croirait qu'uu<br />
pacha se comportait de la sorle , tandis que le<br />
patriarche grec fulminait contre nous, et que<br />
sa ridicule proclamation de croisade etait imprime'e<br />
et accueillie daus les feuilles publiques?<br />
CHAPITRE X.<br />
: ONDE THIPOLITZA; ROUTE DE MANTINEE, SA<br />
TALL<br />
TOPOGRAPIUE; CELLE D'ARNI ET DE S T -GEORGES.<br />
ApRESavoirparledeTripolitza, et de son pacha,<br />
il convient de dire quelque chose du -vallon de<br />
Te'gee, dans lequel cette ville est balie.<br />
Le mont Ro'ino, ou Menale , au pied duquel<br />
se trouve la ville de Tripolitza, s'etend depuis la<br />
plaine de Mautine'e jusqu'au montBoree, pres les
"ouffrcs de l'Alphee, cl ferme le vallon a l'occideut.<br />
A son exlre'mite nord , vers les champs de<br />
Manlinee , il est boise, et possede lesruines d'an<br />
village avec quelques bergeries dans lesqnelles<br />
on reuferme le soir les Iroupeaux. A une demilieue<br />
au sud , on y iroiive les vestiges d'un couvent<br />
de feinmes, delruit par les Albanais , et,<br />
pres de la, le lit d'un torrent qui vient porter ses<br />
eaux dans le vallon de Tege'e. Un chemin qui,<br />
deTripolitza conduilaCarilene, le traverse a une<br />
lieue au midi du convent que je viens d'indiquer;<br />
et, si on passe un petit torrent, on arrive a une chapelle<br />
de Saint-Marc , et a un village dont j'aurai<br />
occasion de parler. Le reste de son etendue est<br />
inegalement coupe de rochers arides, de coteaux<br />
couverts de pins , et ne possede que peu de<br />
villages.<br />
Le mont Arternisius, qui dessine ce bassin ,<br />
s'eleve au nord el s'etend jusqu'a Strata Kalilbey,<br />
tandis que le Parthenins, couvert de forets, le<br />
borne a l'orient, jusqu'au defile de Carvathi, par<br />
ou Ton va a S]iarle. Enfin,lemont Boree,aujourd'hui<br />
nomme Chelmos , termine cette superbe<br />
plaiue ou Pan , prolecleur du Tege'e et de l'Arcadie,<br />
trouverait encore des charmes. Le mont<br />
Taygete, dont les sommets charges de neige pyramideut<br />
dans le lointain, borne vers le midi la<br />
perspective la plus agreable qui soit an monde.<br />
Soixante-douze villages et fermes repandus dans<br />
•
EN MOBILE. fei<br />
fcette plaine , ou suspendus dans les monlagnes<br />
qui la circonscrivent, renferment le peuple le<br />
moms opprime de la Moree. Le terrain prescpte<br />
par-tout fertile sous la main des hommes robust es<br />
qui le cultivent, ferait bientot de ce cauton un<br />
lieu de delices et de ricbesses , si les vices de Tadministration<br />
n'y mettaient le principal obstacle.<br />
Je ne decrirai ce vallon en detail, qu'en suivant<br />
les cheminsqui le traversent, et mes regards,<br />
dirige's vers les lieux que je n'ai pu frequenter et<br />
mesurer j seront des juges fideles de ce que j'ai<br />
observe. Je commence par le chemin qu'on suit<br />
pour Se rendre ;1 Mantinee.<br />
En sortant par laporte deCalavritd, otiverte an<br />
nord, on passe un torrent, et, a un quart de lieue<br />
dela viIle,on laisse surla gaucbe un cimetiere<br />
de Grecs qui ne presente rien de digne d'etre<br />
observe. On marcbe ensuite pres d'tiue lieue dans<br />
la plaine , et on voit plusieurs fermes sur la<br />
droite. Alors on arrive a l'entree de la plaine de<br />
Mantinee, et la distance du mont Roino au mont<br />
Artemisius n'est gueres, en cet endroitj deplus<br />
d'une demi-lieue(i2oo toises.) Ces deux sortes de<br />
promontoiressontboises, et celui du mont Artemisius<br />
est couvert de quelques vignobles. Ou s'eloigne<br />
de Tripolitza , on respire un air plus libre ,<br />
on trouve deja les bonnes gens de l'Afcadie;<br />
Peu apres le vallon s'elargit, et cbaque pas rapelle<br />
des souvenirs antiques* On craint de fouler<br />
it ii
„, VOYAGE<br />
le tombeau d'Epamiuondas. Les cbenes qu'on appercoit<br />
sont peut-etre le bois Pelagus; on marche<br />
sur le champ de lxUaille oil le chef des Thebains perit<br />
de la main du fds de Xenophou. On ne peut pins<br />
larder a voir Mantiuee; on lacherche dans celte<br />
plaine , au milieu des chenes , des oliviers et des<br />
lauriers eternels qui la couvrent; le coeur palpite<br />
d'impalience pendant une heure et demie<br />
qu'on marche encore, on y croit toucher...; on decouvre.<br />
.. .; un marais, la fut Mantinee.<br />
Une secrete douleur saisit l'ame; on veut pourtant<br />
encore approcher deces ruiues augustes que<br />
le temps aura bientot devorees. On reconnait d'abord<br />
la forme de la ville, doutleplan ovalairepeut<br />
avoir une lieue de circuit. Ses murs, dont les vestiges<br />
sont, en quelquesendroils,decinqousixpieds<br />
de haut, offrent une epaisseur de plus dedix-huit<br />
pieds, et ont ele' batis dc pierres qu'on a tire'es du<br />
moat Artemisius; car cellesdu Menale, qui est plus<br />
voisin, sont d'une nature diffe'rente. En visitant<br />
avec attention ses remparts , on peut y compter<br />
quatreporles principalis qui repondaientaautaut<br />
de routes , pour aller dans 1'Acha'ie , a Argos , a<br />
Tegee, et ehez les Megalopolitains. II y a un petit<br />
edifice ruine, au milieu de la ville, qu'on preudi-ait,<br />
au premier coup d'neil , pom- un theatre ;<br />
niais, joint a ce qu'il ne se ti'onve pas adosse a<br />
une colline , connue le (lit Pausanins , il est trop<br />
petit pour avoir ele consacre a cet usage. Une
EN MORE E. 83<br />
autre mine, pen distanle, parait avoir apparleni"<br />
a nn terapJe; mais aucunes inscriptions ne perxnetteot<br />
de dire a quelle divinite il e'tait dedie.<br />
Pendant mon sejour en cette plaine, un Gree<br />
de'couvrit, hors 1'enceinte de Mantinee, dans un<br />
lieu voisin du mont Ale'sius, precise'ment oii devait<br />
etre le stade, une statue demarbre blanc, de<br />
trois pieds de liaut, et parfaitemeut conservee,<br />
sur ]a base de laquelle on lisait ce mot:<br />
A*POATKAIPE.<br />
Comme Ja base ne faisaitpas partie de la statue,<br />
je presume que l'inscription qui portait Yultitnum<br />
vale, etait une pierre fune'raire.<br />
QueJque temps apres, un de mes compagnons<br />
de caplivite vit cette statue entre Jes mains de M.<br />
Caradja , auquel ce particulier en avait fait present.<br />
A en juger par l'endroit oil elle fut de'couverte,<br />
elJe ne devait pas etre seule, et des fbuilles<br />
bien dirigees, recompenseraieut la peine de celui<br />
qui les en treprendrait. -<br />
Le fieuve Ophis , si on peut donner ce nom k<br />
une riviere qui se perd, apres deux lieues decours<br />
, dans un gouffre qui repond a quelque<br />
caverne souterraine du mont Koino , ce lleuve ,<br />
dis-je, par l'encombrement de sou lit, fonne un<br />
marais dont les eaux couvrent les mines de Mantinee<br />
dans Ja saison des pluies. Le gouffre dans<br />
lequel il se perd fait 1'epouvante des paysans, qui<br />
le nommeut Varathrou , ou Katavotbra , noms
8£ VOYAGE:<br />
qui ne veulentdire autre chose que gouffre; il est<br />
environne de palissades , pour empecher les bes-tiaux<br />
de s'y jeter. II est difficile d'en approcher<br />
pour examiner sa profondeur, parce qu'on enfonce<br />
dans la lerfe, qui tremble sons les picds ,<br />
etaul une espece de lourbe.<br />
Ou ne peut s'eloiguer de Mantiuee sans visiter<br />
une fontaine thermale, qui est peul-etre Pancienne<br />
source d'Arni, sur les bords de laquelle<br />
Rhee donna le jour a Neptune , qu'elle deroba a<br />
la voracile de Saturne , en le cacbaut parnii des<br />
agneaux, et en lui substituant un cbevreau que<br />
le bis du Temps devora. On vpil aujourd'buj,<br />
a peu de distance, dans le mont Artemisius, un<br />
Tillage appele Ami, et une petite chapelle dediee<br />
a Saint Georges. La population grecque de Tripolitza<br />
s'y rendit le jour de la fete de ce saint, et<br />
s'y regala , tant que dura le jour , d'agneaux rotis<br />
en pleiu air. J'avais demande au pacba la permission<br />
d'analyser l'eau de la fontaine Ami, pour<br />
en faire usage comme bain ou autrement, lorsque<br />
je fas oblige de partir pour Constantinople.<br />
En remontant, une demi-lieue au noi-d-est, on<br />
trouve ia fontaine Alalcomene , mentionnee par<br />
Pausanias, qui tire son origine d'une fontaine<br />
appele'e Tripygi, Tpra»-)*, a cause qu'elle a trois<br />
courans qui torment une petite nappe d'eau.<br />
Par-tout la plaine est joncliee de fragmens de<br />
colonncs, descriptions, que lesGrecs s'empres-
EN MO REE. 85<br />
sent d'indiquer aux etarngers qui s'occupent de<br />
faire des recherches. Le chemiu d& Patras continue<br />
droit au nord , et celui d'Argos , par une<br />
voie antique, qui passe a Caki-Skala , longe au<br />
sud le village d'Arni , et la petite chapelle de<br />
Saint-Georges, qui est batie au dessus dans la<br />
montagne.<br />
La plaine de JVIantinee , que les Mora'ites uoniment<br />
encore Gorizza , peut avoir cinq lieues du<br />
nord au midi, el trois dans sa plus grande largeur;<br />
eJle est assez bien cultive'e, et les coteaux<br />
des environs sont couvertsdevignobles, d'ou 1'on<br />
tire le vin blanc qu'on boit a Tripolitza. II y a<br />
pres d'une douzaine de villages, du cole du mont<br />
Meuale , a travers lequel il se trouve un chemiu<br />
pour les gens de pied, qui veulent s'en retourner<br />
par-la a la viJle. Ce fut environ a une lieue de la,<br />
vers Tegee, que se donna la bataille qui ruina<br />
1'esperance des Lacedemoniens, et dans laquelle<br />
Epaminondas perit dans les bras de la yictoire,.<br />
Get espace, oii reposent tant de braves , n'est<br />
convert que de laiu-iers et de romarins qui ornent<br />
leurs tombeaux ignores.<br />
On chercberait inutilement le tombeau des<br />
filles de Pele'e, auxquelles les Arcadiens avaient<br />
ejige un monument pres de la voie militaire qni<br />
conduisait y Tegce.
8fl<br />
VOYAGE<br />
CHAPITRE XI.<br />
ROCTE DE MANTINEE A CALAVRITA. IDEE DU PAYS,<br />
DE SES PRODUCTIONS. YOLEURS DU MONT PHOLOE.<br />
Ai sortir de Ja plaine de Mantine'e, on coutoarne<br />
une chaine de montagnes que quelques<br />
Grccs appellent du nom de Pogliesi, pour entrer<br />
dans la plaine nommee autrefois plaine d'Alcimedon,<br />
qui s'eteudauNO. Sur le penchant meridional<br />
de cds montagnes est le village de Vidi, qui fait<br />
face a une haute montagneisole'e que Ton appelle<br />
aujourd'hui Aloni-Steno, et qui autrefois portait<br />
le nom d'Ostracine; e'est la le chemin que Ton<br />
prend quand on veut aller a Calavrita , et e'est la<br />
route que frequenlent ordinairement les voyageurs<br />
qui se rendent de Tripolilza a Patras par<br />
Calavrita , qui est la couche'e du second jour de<br />
marche.<br />
Laissant Vidi au nord-est, on entre dans une<br />
foret d'une lieue environ , toute composee d'arfcres<br />
rohustes, tels que les chenes verts sur lesquels<br />
onrecueille les noix de galle qu'on exporte,<br />
les chataigniers, les melezes, et les arhres des<br />
terrains froids, qui s'y trouvent en tres-grande<br />
quautite. Lesloups en sont les hotes ordinaires ,<br />
moins dangereux cependant que les voleurs, qui
EN MOREL 87<br />
•vienncnt y attendre les -voyageurs assez imprudeus<br />
pour marcher isolement.<br />
Un paysage , couvert de romarius et de<br />
plantes aromatiques, ferait croire, en quitlant<br />
la f. ret , qu'ou marche dans un autre pays , et<br />
sous un ciel different de celui de la Moree. On<br />
n'y enleud que le cri des cigales dans les jours<br />
bmlans de Tele , tandis que les forets reteutissent<br />
du branienient des eerfs. Cependant la se'verile<br />
dessiles voisins, l'uprele ties monlagnes, une<br />
nature marquee par les grauds aecidens du globe,<br />
tlisent qu'ou est dans la partie la plus sauvage de<br />
l'Arcadie.<br />
Ici, tout est cruel, tout est fe'mce : a la vue d'un<br />
bonime (ju'ou appercoit, on se met sur ses gardes;<br />
enfin , comme dans les deserts de la 1 ibye, tout<br />
est ennemi. Le pasteur ne devance point l'aurore<br />
•avec ses trot.peaux, pour les conduire auxlieux<br />
oiicroissentleserpoleletlelhym; il nevientpoiut<br />
avec la houlette et le sceptre antique ', saluant<br />
1'e'cho paries airsde sa musette champetre; soupeonneux,<br />
inquiet, ses cliiens redoutables ont<br />
veille pendant la nuit; il attend a son tour que<br />
le soleil e'claire les gorges terribles, tbealre ordinaire<br />
de ses excursions , pour y laisser pene'lrer<br />
ses brebis, tandis que les cbevres imprudentes<br />
1 Le baton clcs pastcurs , dans toute la Moree, est re-<br />
courbe comme une crosse episcopalc.
88 VOYAGE<br />
s'e!ancent sur les montagnes, ct gravissent le&<br />
cscarpemens les plus perilleux. II s'avance luimeine<br />
conime un Nomade , charge d'un enorme<br />
fusil, pret a immoler... non le loup sanguinah-e ,<br />
ou le jakal imporlun, mais son semblable. Pourtant<br />
ces bergers superbes nc peuvcnt se derober<br />
a la domination musulmane. Quoique Albanais ,<br />
quoique doues de courage , i)s subissent le joug<br />
et paient la capitation; differens en cela des Mali<br />
iates , qui out su profiter des remparts du Taygete<br />
pour vivre independans.<br />
Apres avoir, pendant uue lieueet demie, suivi<br />
ce vallon seme des frenes qui donnent la manne,<br />
et couvert des arbustes donl j'ai parle , on traverse<br />
un ruisseau, et , un quart de lieue audela<br />
, on trouve une ferme avec un kban, Mli<br />
dans la montagne, sur la droile ; c'est pour se<br />
soustraire aux attaques des volenrs qu'on l'a place<br />
en cet endroit, qui est fort d'assiette. Malgre<br />
cela , il est souvent arrive que les proprietaires ,<br />
aiin de se derober a la violence, ont ete obliges<br />
de rabandonner, pour se relirer dans des hameaux<br />
mconnus, qui existent sur les plateaux<br />
plus eloignes de cette montague. Le pacha de<br />
More'e entreiieut un corps de cavalerie en ce<br />
lieu pour la surete des communications.<br />
L'espace qu'on parcourt de la jusqu'a Mettaga,<br />
distante de sept lieues de Tripolilza, pres,enie<br />
par-tout des ravins , de haules montagnes , des
EN MOREE. 8;)<br />
vues e'pouvantables , et quelques gorges qui se<br />
prolongeut vers le golf'e de Le'pante. Les pasleurs<br />
qu'on rencontre sont velus de burc blanche,<br />
et coiff'e'sd'uue casquelle de jones. lis semblent<br />
constamment inquiets , a cause sans doute<br />
des vexations des brigands du mont Pholoe,<br />
connus sous le nom de Laliotles , et des avanies<br />
des delis du pacha, charges de parcourir le pays<br />
pour le proleger, et qui eu sont les fleaux les<br />
plus redoutables.<br />
Mettaga est, je crois , siluec aux environs de<br />
]'emplacement de l'anciennc Methydrium. A peu<br />
de distance de la, il existe un defile qui conduit<br />
snr une des rivieres qui se decliargenl dans l'Alphee,<br />
et qui, comme ce ileuve , a pris le noni<br />
de Roulia : il etablit une communication aveo<br />
Gardichi, qui est le Clilor des anciens. Mettaga<br />
est uneche'live bourgade, oil reside un aga turc ,<br />
eluuiest forteauplus de ceutmaisons. Lesetrangers<br />
logent a un khan, et c'est assez souvent le<br />
premier endroit ou ils s'arreleut en quitlant<br />
Tripolitza,<br />
La vue de Mettaga, encaissee dans les moula^<br />
gnes, ne peut s'etendre au loin. On ne porte ce-><br />
pendant pas, sans une vive emotion , ses regards<br />
lur le mont Tricala ou Tricara , qui est le plus<br />
eleve de ces apres contre'es. C'etait d'un des contre-foi<br />
Is de cette masse sublime, que coulail l'ean<br />
de la fonlaine du Slyx, qui venait s'epanchw
go VOYAGE<br />
dans le fleuve Crathis, qui verse ses eaux dansle<br />
golfe de Corinlhe. Elle elait mortelle a lous les<br />
animaux , dit Pausanias ; elle dissolvait les vases<br />
de verre et tons les metaiix. J'aurais voulu la visiter,<br />
observer sa source, ou peut-etre se trouvent<br />
encore quelques fragment d'anliquite; mais je<br />
m'abstiendrai de conseiller une telle enlreprise ,<br />
a moins de la faire de concert avec le commandant<br />
de Mettaga et des gens du pays , qui prendraient<br />
le moment opporlun.<br />
II faut six bonnes lieu res pour aller de Mettaga<br />
a Tripolemi : on marche presquc toujours dans<br />
les bois, et les montagnes voisiues reu ferment<br />
plusieurs villages babites par des bommes qui<br />
posseJent encore la bravoure des anciens peuples<br />
de l'Achaie. On les trouve presqne toujours les<br />
amies a la main; ils cultivent des vignes, des oliviers,<br />
etfont quelque commerce avecVostil za, ville<br />
du golfe deLepante, eloignee de sjx a sept lieues.<br />
Vn voyageur pourrait facilement penelrer cbez<br />
eux,et y recueillir une collection precieusede medailies<br />
, qu'on trouve enlre les mains de lout le<br />
monde; avec quelques parals, on acheterail celles<br />
de bronze , dout ils font tres-peu de cas ; on aurait<br />
cepeudant soin de ne pas faire parade de richesses<br />
, car il ne convient pas de tenter la cupidite<br />
d'bommes deja enclins au vol. Quelques<br />
connaissances en medecine, la pratique de cet<br />
art, le titre de medecin ( iatros ) est le passe-port
I<br />
EN MORE E. ni<br />
Ic pins assure, et le seal peut-etre auquel l'inviolabilite<br />
soit attachee.<br />
A une lieue de Tripotcmi, on trouvc dc la culture,<br />
des vignobles agreables , et un petit village<br />
norame Kateli : il est encore bati sur une Lauteur,<br />
au pied de laquelle coulenl des sources<br />
abondanles. On assure que de la on voit la mer<br />
de Lepante : le vallon qui s'ouvre de ce e6(c<br />
sembleeaetablir let possibilile; et,s'il en estainsi,<br />
cela ne peut avoir lieu que de dessus quelque<br />
point isole de la montagne. Tout le vallon j arait<br />
cultive; il est arrose' par une petite riviere, e£<br />
par une infinite de sources.<br />
On arrive a Tripolemi, silue'e a l'extremit*<br />
nord de ce vallon. Trois ruisseaux qui coulent<br />
de ce cote pour se rendre dans la petite riviere<br />
qui arrose le bassin de Tripotcmi, lui auront<br />
fait donner ce nom, qui se sera alte're avec le<br />
temps. Cette ville est toute entiere habite'e par des<br />
Grecs, dont la taille noble , les trails de'veloppe's,<br />
font uu contraste avec les bergers des gorges du<br />
nord de l'Arcadie , qui vivent dans un elat conlinuel<br />
de guerre, et ont la pbysionomie arabe.<br />
Apres s'etre repose a Tripolemi, on se coi;tente<br />
quelquefois de faire les trois lieues cjui relent<br />
pour arriver a Pyrgo. On ne cessede gravir<br />
une haute montagne , qui est le Tricara '. Tour a<br />
1 II y a aussi un petit bourg clc ce nom ,distant de sejt<br />
Corimhe.
n, VOYAGE<br />
tour, pendant cette route , on est environne de<br />
hois, et on inarche entre les rochers , ou les cheyaux<br />
courent de frequens dangers de tomber, et<br />
de se perdre dans ]es precipices. II y a un khan a<br />
Pyrgo , mais qui n'est pas sur, a moins d'etre en<br />
grand liombre et bien armes. Les hahilaus de<br />
Pyrgo cultivent un peu de coton , du hie, nourrissent<br />
des vers a soie, et sont pasteurs; la plupart<br />
tirentleur originede l'Albanie , dont les habitans<br />
regardent la More'e comme un pays riche.<br />
On a, du raonl Tricara, line vue immense qui<br />
se prolonge sur les sommites des montagnes inferieures.<br />
Onnedecouvre pourtant point l'Alphe'e,<br />
jii les plaines de l'Elide ; car les vallons qui s'ouvrenl<br />
\ers ces lieux celebres, decrivent des si-,<br />
nuosiles qui ne laisseut appercevoir que la crete<br />
des monts qui les dessinent.<br />
En sorlant de Pyrgo, on ne cesse dedescendre<br />
pendant pres d'une heure, et chaque pas de'roule<br />
mi tableau lour a tour terrible et pompcux. Des<br />
chenes antiques, des forets immenses, des vignobles<br />
, des vallons silencieux, converts d'une<br />
multitude de lleurs qui embaument l'air des parfunis<br />
les plus suaves , parlagent l'enchanlement<br />
tiu voyageur. 11 songe qu'il ne doit pas etrc eloigne<br />
du temple de Minerve, en apperccvant les<br />
sources d'une petite riviere qui coule vraisemlilabienient<br />
clans l'Aroanius. Lelieu,la dislancede<br />
lit a Gardichi ou Clilor, sont les memos qu'a in-
IE N M O K E E. 93<br />
diquds Pausanias, car on y compte au plus tine<br />
lieue et demie. Le vallon qu'on traverse ensuite<br />
peut avoir tine lieue et demie, et on a devant<br />
soi, aunord, une montagne tres-haute qu'il faut<br />
encore franchir avant de toucher Calavrila, oil<br />
Ton arrive apres Irois heures de chemin, de dangers,<br />
et de fatigues. Au basde son ravin , du cote<br />
du vallon , on trouve un poste qui percoit une<br />
sorle dc pe'age.<br />
Calavrila est une villede trois cents maisons environ,<br />
batieau milieudesmontagnes.Elleest gouvernee<br />
par un agaturc, etdefenduepar un mauvais<br />
chateau bati en palissades et en bois. Je ne crois<br />
pas qu'elleoccuperemplacement d'aucune ville<br />
de I'autiquite. Ilya un hangar, on khan, destine<br />
a recevoir les voyageurs, qui, je crois bien ,<br />
n'y jouiraient pas d'une grande surete s'ils n'e'taient<br />
cu nombre respectable. Le pacha de Mores<br />
y entrelient, en temps de guerre, un corps de milice,<br />
et ce point serait essenliel pour elre possesseur<br />
des defile's de loute cetle partic de la province<br />
, et d'un anlre non moins important qui<br />
conduit a Trypia', distant de sept lieues sur le<br />
golfe de Lpeante, et a Kanti , village inlermediaire.<br />
Les habitans de Calavrita sont en grande partie<br />
des Albanais, reste de ceux qui envahireut,<br />
1 Trypia est une ville moderns.
94 VOYAGE,<br />
en 1770 , la Moree, et qu'on ne put jamais parvenir<br />
a renvoyer que parliellement, quoique le<br />
pacha, charge de leschasser de ce pays, deployat<br />
la plus grande severile.<br />
Les environs de la ville sont agreables, malgre<br />
l'aprele du site. On y trouve plusieurs belles fontaines,<br />
des jardins plantes d'orangers, de citronniers,<br />
et de muriers avec lesquels on nourrit uue<br />
quanlile considerable de vers a soie. II en sort<br />
chaque auuee , ainsi que de Vostitza , des fromages<br />
durs qu'on vend dans la jaovince pour<br />
raper sur le macaroni, et les pales d'ltalie , que<br />
les gens riches rechcrchent comme un mels delicieux.<br />
Dans l'antiquite, on sait le rang que tenaienl<br />
les fromages de 1'Achaie el de la Sicyonie,<br />
chez les Atheniens; c'elait un des arLicles<br />
cssentiels d'uue cuisine bien administree; ils ont<br />
peut-etre la meme forme qu'aulrefois , quant a<br />
la solidite et a l'usage : il parait que rien u'a<br />
change.<br />
Toute cetteparliedu Peloponese, dans les temps<br />
inemes les plus glorieux et les mieux civilises des<br />
republiques, passa toujours pourun pays froid et<br />
agreste. Ce fut pourlant au milieu de ces rocbers<br />
ques'etablitlaliguela plus genereuseet la plus redoutablequiexistatjamais;<br />
cefulla, dans Egium,<br />
snrlcs bordsdugoll'e deCor3nthe,qu'unepoigne'e<br />
deciloyenstrouva lemoyen de suspendrelescon—<br />
quetes des Romains, et do balancer les faveurs
EN MORE E. 95<br />
tie la victoire. Je croisassisteraux qouseils de ces<br />
braves,plus dignes dememoire que cet Agamemnon<br />
chante par Ho mere , qui rassembla dans la<br />
menie enceinte les rois de la Grece; je crois entendre<br />
Lycortas exposaut ses moyens dede'feuse,<br />
et ses plans. Ma pensee suit PLilope'men dans<br />
l'Arcadie , et je ne puis me lasser d'admirer sa<br />
bravoure, et les ressources de son puissant genie.<br />
Lui seul s'oppose an torrent qui vient d'engloulir<br />
I'Asie, PAfiique, etles plus fortunees regions de<br />
l'Europe; par-lout Me'telluset Flaminiusle trouvent<br />
present; il dejoue leurs projets , il confond<br />
leurs calculs, et s'il comptail autant deguerriers<br />
que ces generaux cominandent de cohorles , le<br />
sort de la Grece changerait. Mais il a pour ennemis<br />
ces indignes Lace'demoniens , qui ne respirerent<br />
jamais que la haine et Je ianatisme ; ces<br />
honimes qui ne durent leur bravoure qu'a la<br />
ferocite de leurs moeurs, etqui, a pies avoir combattu<br />
pour la cause commune, devinrent les oppresseurs<br />
de leur pays!. .. Les Eloliens le menacent<br />
de leur cote, et par-tout il fait tele a l'orage!<br />
C'est en vain qu'il re'sisle, les cbefs du peuple-roi<br />
ont jure sa perte ; enveloppe par un parti, il est<br />
oblige de cedes au nombre, et un souterrain de<br />
Messene engloutit le plus grand des Grecs '.<br />
1 Ses «lerniers momens ne dementireut pas une si belle<br />
vie:» Couchesurson manteau,sansdormir,el toutoccupd
96 VOYAGE<br />
CHAPITRE XII.<br />
ROUTE DE CALAVRITA A PATRAS. MONT OLE.NOS ,<br />
OU VODI.—DESCRIPTION DE PATRAS. lTINERAlKE<br />
JUSQU'A VOST1TZA OU EGIUM.<br />
D E Calavrita a Patras , on compte une forle<br />
journee tic chemin , tant a cause de la distance *<br />
que de la difficulte de la route et de la hauteur<br />
des montagnes qu'on est oblige de franchir. On<br />
trouve, a quatre heures de Calavrita, le pel it<br />
bourg de Nezero ', dans lequel il y aim khan pour<br />
» de sa douleur et de sa tristesse , il vit, dit Plutarque ,<br />
» sans peine s'avancer l'executcur. Le reconnaissant prcs dd<br />
» lui, salampe d'une main, et la coupe de poison de l'autre '<br />
» il se releva avec peine, a cause de sa grande iaiblesse , se<br />
>> mit en son scant, ct prenant la coupe de poison de l'autre»<br />
» il demanda a l'executeur s'il n'avait rien entendu dire de<br />
» scs cavaliers, et sur-tout de Lycorlas.Cavume l'executeur<br />
>> lui dit qu'ils s'etaient presque tous sauves , Philopemen le<br />
>) remercia d'un signe de tete , ct le regardant avec dou J<br />
» ceur: Tu me donncs la une bonne nouvelle, lui dit-il, nous<br />
» ue sommesdonc pas malheureux en tout. » Le poison qu'il<br />
but avec serenite, ravit aus. Roinains l'indigne honneur de le<br />
trainer attache au char de triomplie des rois qu'ils avaient<br />
subjiigues. PLUT. Vie de Pliilopemen.<br />
1 Nezero, ville moderns.
EN MO REE. t>9<br />
les voyageurs, et, trois lieues plus loin Trite ' ,<br />
Mti au milieu tl'un plateau e'maille de Hears, que<br />
domiuent les sommites majestueuses du mont<br />
Voii. Je n'oserais pre'sumer que ce village soit<br />
foiide sur l'emplacement de Tritce, quoiqu'on.<br />
decouvre, vers le sud, des foreUs de cbenes qu'on<br />
pourrait, avec un pen d'imagiiiation, cbnjectifrer<br />
avoir succede a celles qui i'ormaienl le bois sacre<br />
des Dioscures , qui n'etait eloigue que de quirize<br />
stades de la ville de Pharee.<br />
Deux heures entieres sont employees a monter<br />
et descendre le mont Vodi. Les images qui eiiveloppent<br />
presque loujonrs les llancs de celte inoutagne,<br />
la plus elevee de l'Arcadie, ne perinettent<br />
pas d'embrasser une grande etendue de pays. La<br />
vue meme ne pourrait, dans les jours les plus sereins,<br />
planer que sur les sommets des inonlagues<br />
Mibal terries , qui Ibrment uri borizon aiissi lumultueux<br />
que eelui des Alpes. Je trouve done<br />
etrange qu'tm voyageur moderne, remarquable<br />
par les saillies de sou imagination , ait decril, Je<br />
ce point, le panorama dela Moree, et qu'il ait vu<br />
de la les plaines de l'Elide les et sources de TA1pbee.<br />
Pour moi , qui agis plus terrestiement, et<br />
qui sur-tout redoule Jes ecarts d'nn enlbousiasme<br />
'donl je ne me defends pas toujours , je conlinue-<br />
1 Trite est l'ancienne Trilca.. Vavez Paiisanias et les<br />
cartes d'Auacharsis.<br />
i. 7 ,
98 VOYAGE<br />
rai de donner a mes tableaux les couleurs de la<br />
nature existante.<br />
Du haut du mont Vodi, on ne peut decouvrir<br />
Pairas , siluee au bord de la mer ; mais deja on<br />
appercoit eel element, et on distingue les montagnes<br />
voisines de TAlbanie. Enlin , apres avoir<br />
longe, en descendant, I'ampbitbealre sur lequel<br />
elle est bade , on entre dans son enceinte.<br />
La ville de Patras, que l'antiquite la plus reculeea<br />
connue sous le uom d'Aroe, 11 eurit autrefois parmi<br />
les villes de la Grece. Pausanias nous en donne<br />
line haule idee par la description des monumens<br />
qu'il indique , ou qu'il decrit dans son immortel<br />
ouvrage. Elle renferraait des edifices celebres,<br />
tin opera (Odeon) el des temples, parmi lesquels<br />
celui de Diane l'Africaine tenait un rang distingue.<br />
Auguslecontraignit les habitans de plusieurs<br />
villes de l'Achaie de venir se fixer a Pairas, el il<br />
voulut qu'elle porlat son nom, dont le temps l'a<br />
deli\re'e , pour conserver celui de son fondateur<br />
Patras. Cette ville , aujourd'bui metropolitaine,<br />
fut convertie a la foi cbretienne, par l'apolre<br />
St-Andre, qui y recut la coiu^onne du martyre.<br />
Apres plusieurs revolutions, elle fut assiegee<br />
, en i533, par Doria, qui 1'arracha des<br />
mains des infideles , entre lesquelles elle est retombee<br />
dejxiis, ainsi que toute la province de<br />
Moree.<br />
La ville de Patras, telle qu'elle existe anjour-
EN MO RE ft. 99<br />
d'faui, est situee en amphitheatre , a peu de distance<br />
de la met-. Elle se resselit encore des fureurs<br />
de la derniere giierre, par des ruines qui alleslent<br />
ce qu'elle dut soilffrir a celte e'poque; car a<br />
peine le general Orlow elit-il cesse d'en imposer<br />
aux peu pies de l'Albanie, qil'ils fondireiit de ce<br />
cote sur uue province qui fitt toujours l'objet<br />
de leur envie. Le mouillage , Ou les plus gro»<br />
vaisseaux peuvent jeter 1'ancre, est abrile par les<br />
montagnes de 1'Epire et du Peloponese , qui suffisenl<br />
pour le rehdre assez sur, les vents qui<br />
soufflent de Test et de Pouesi etant petia craindre<br />
dans ces parages, et leur vitesse se trouvant ralentie<br />
par la direction du golfe. La ville est dominee<br />
par Un polygone qui tombe en ruine, et<br />
dont la garnison est eomposee de quelques disdarlis<br />
qui meurent de faim. Ses revenus sont Papanage<br />
d'une des stillanes et du drogman de la<br />
Porle. Ony voil peu de ruines, que les Tufcs font<br />
jnenie disparaf tre chaque jour; car les restes de<br />
Pamphilheatre dont parle Spon , et quelques<br />
marbres antiques , ont presque tout a fait ete de*<br />
traits j'ar ces burbares.<br />
La ville de Patras est gouvernee par un bey qui<br />
releve du pacha de Moree, el on y trouve beau-<br />
Coup de Juifs, qui sont les sansales ou courtiers ,<br />
par les mains de qui toutes les affairespassent. La<br />
France y nomine un agent commercial non salaried<br />
auquel les vaisseaux font quelques petits pr«
I0O<br />
VOYAGE<br />
sens, et paient un droit d'ancrage non exigible.<br />
Ses drogmans sont des Juifs, cbarmes d'une<br />
fouction qui leur confere des prerogatives dout<br />
ils savent bien tirer parti. A en juger par un certain<br />
Salomon , que j'ai comm,ils ne doivent pas<br />
faire un grand bonneur a messieurs lews confreres<br />
du Levant: car la langue pretendue franchise,<br />
que celui-ci parlait, etait un melange de<br />
provencal et de barbaresque, qu'il prononcait<br />
de la maniere la plus etrange.<br />
Depuis quelques annees que le commerce de la<br />
Moreeprenddel'augmenlation, el que les communications<br />
avec l'Albanie et les iles Ioniennes<br />
sont devenues plus frequentes, une maison franchise<br />
pourrait faire des speculations lucralives a<br />
Patras : elle aurait un avantage reel sur les Ilaliens<br />
et les barattaires ', par la consistance et les<br />
sureles qn'ellc presenterait pour le commerce<br />
avec les Mora'ites , el par la consideration dont<br />
les Francais jouirontloujours dans leLevant, des<br />
? Barattaire, Grec jouissant du diplome d'une puissance<br />
dtrangere alliee de la Porte-Othomane, en vertu duquel il<br />
«st assimile aux nationaux dont il ressort, pour les privileges<br />
et les exemptions. Ainsi, un barattaire est protege par<br />
l'agent commercial de la nation, dont il tient un barat ou<br />
diplome. La Porte accorde une certaine quantite de ces brevets<br />
aux ambassadeurs, qui les vendent a des Grecs pour<br />
lfiur vie, sans etre reVersiblesk lews ent'ans. La France pent.<br />
je erois, en disposer de quarante.'
EN MOREE. iot<br />
que la paix leur permeltra d'y ihontrer de nouveau<br />
leur pavilion, qui est cheri des Musulniaus.<br />
Les environs de Patras sont plantes d'oliviers<br />
et de vignes ; ses jardins jouissent encore d'une<br />
grande re'putation, a cause de la qualite des fruits<br />
qu'ils fournissent, sur-tout des oranges , des citrons<br />
et des cedrats, dont on fait quelques modiques<br />
exportations. La vue de Patras, domine'e<br />
aumidi par une haute montague au dessus de laquelle<br />
s'e'Ievent encore les sommite's du mont<br />
Vodi , qui retrecit son horizon , est circonscritede<br />
ce cote; celle qui s'etend au nord, est,<br />
pour ses habitans , triste et fatigante dans les<br />
journees d'hiver. La neige qui couvre les montagues<br />
de l'Albanie , dont les croupes s'etagent et<br />
se confondent dans le ciel, e'tend trop le champ<br />
des illusions d'optique; mais, en e'te, rien deplus<br />
pompeux et de plus grand que l'aspect sublime<br />
de la mer , et de lous les lieux qui environnent<br />
le golfe jusqu'a Corinthe.<br />
En quittant Patras pour se reudre a Vostitza ,<br />
pelile ville deTAchaie, e'loignee de dix lieues,<br />
on ne cesse de cotoyer la mer. Pausanias pretend<br />
qu'il y avait un chemiu plus com-t pour se rendre<br />
a Egium, qui est la meme que Vostitza, et je<br />
suis de l'avis de cet auteur. Les habilans du pays<br />
le connaissent probablemeut; mais comme il<br />
n'est peut-elre pas praticable pour les chevaux ,<br />
ils preferent eclui quilonge la mer, et sur lequel
JOS VOYAGE.<br />
on n'a pas a craindre d'etre de'trousse par les<br />
brigands,<br />
lifaul une beure pour serendre de Patrasaucap<br />
Rhion, sur lequel est bati le chateau de Moree, oppose<br />
a un semblable, eleve sur le cap Antirrhion,<br />
en Epire, dont les feux se croisent et empecbent<br />
l'enlre'e du golfe. On ne voit plus sur cette route<br />
aucuns vestiges du temple de Neptune, qui existait<br />
a une demi-lieue a Test de Palras ; la mer recele<br />
peut-etre ses ruines , qui se sont ecroulees<br />
avec le rivage: on pourrait les reconnaitre quand<br />
le calme encha'ne ses vagues;*Mais avant d'arri-<br />
-ver au. chateau de Moree, on est oblige de fou'er<br />
un lieu plus ve'nerable a mes yeux que les temples<br />
ties dicux ridicules de la fabuleuse antiquile<br />
: je veux parler du cimeliere des Chretiens<br />
morts au combat naval de Le'pante. Le Musulman<br />
lui-meuie s'empresse de montrer a l'e'tran,ger<br />
ce lieu de repos de tant de braves. Je crois<br />
voir encore l'armee commandee par don Juan<br />
d'Antriche, s'enfoncant dans le golfe , et venant<br />
chercber la tlotte musulmane, superieure aux<br />
escadies chre'tiennes cqmbin,e'es. Quel cri dut<br />
tout a coup faire retentir la plage , avant que le<br />
bruit du canon eommenc;\t a porter la mort dans<br />
les deux partis ? Jamais, depuis la bataille d'Actin<br />
m , les mers de la Grecc n'avaient vu taut de<br />
vaisseaux rennis, ni une bataille aussi memorable.<br />
Qn'on se representelesgaleresniusubiunes
EN MO REE. io3<br />
manoeuvrees par des esclaves chre'tiens, et les<br />
galeres chretiennes par des esclaves turcs , qui<br />
tous servaient, malgre eux , contre leur patrie!<br />
Qu'on pense a l'instant oil les llottes se choquerent<br />
avec toutes les armes de l'antiquite et des<br />
temps modernes ! Les fleches , les longs javelots,<br />
les lances a feu, les grappins,les canons, les mousquets<br />
, les piques et les sabres , portaient de tous<br />
cotes la mort; les galeres accrochees presentaient<br />
un vaste champ de bataille sur lequel on combattait<br />
corps a corps... et la victoire se declara<br />
pour les Chretiens.<br />
Ce fut a quelques pas de la que les vainqueurs<br />
recueillirent les cadavres des leurs, que la vague<br />
encombrait dans le port de Panorme ; et ils leur<br />
rendirent les honneurs de la sepulture dans celte<br />
partie du cap situee a l'ouest du chateau, qui,<br />
de nos jours, conserve encore le nora de Cimetiere<br />
des Chretiens.<br />
Au sud-est, s'eleve un petit village ou reside<br />
Taga commandant des chateaux, ou dardanelles<br />
de Lepante : il est compose de la reunion de<br />
trente ou quarante maisons; et on trouve quelques<br />
sources de bonne eau dans la montagne voisine-<br />
A une demi-lieue a Test on passe un ruisseau<br />
qui, vraisemblablement, est le Charadrus , et ou<br />
commence a s'appercevoir que le chemin qu'on<br />
suit est une voie antique; car on observe 1'empreinte<br />
du ciseau dans le roc vif, chose que n'au-
,o4 VOYAGE<br />
raienl pas faitc les Turcs. Au fond du golfe se<br />
jeUe ]e fieuve Selemnus, donl les eaux avaient la<br />
propriete de faire oublier une iugrale ou un parmre<br />
a Famaul mallieureux qui s'y baignait. Celte<br />
ceremoniedevait,sausdoule, avoir lieu en biver;<br />
car, pendant 1'ete , le tleuve est a sec, rempli de<br />
Jaurjers roses , et ne contient que des sangsues ,<br />
qui pourraient bien, par leursuccion, ralentir un<br />
peu l'ardeur d'un amant qui se plongerait dans<br />
quelques unes des excavations ou 1'eau sejourne.<br />
On passe ensuite lecapDrepanum ou cap de la<br />
Faulx : il prit ce nom de l'aveulure de Saturne ,<br />
facbe sans doute de l'nsage qu'il veuait tie faire<br />
decet instrument, en l'em[>loyanl a muliler son<br />
pere; il le jeta dans la rner , qui s'eleve en niurjnuraut<br />
centre cetapre promonloire,qui prit de<br />
la le nom de Drepanum. La cole devieut riante;<br />
on appercoit quelques villages suspendus clans la<br />
monlagne, qui, par interval les , s'appro cbe de<br />
tres-pres de la plage ; et, a deux lieues du cap<br />
Drepanum, ou trouve un village d'Aibanais, parmi<br />
lesquels on remarqne des enfans dont les<br />
traits et la cbevelure out quelque cbose d'africain.<br />
C'esl sans doule une nuance encore exis~<br />
lanle des alliances que les corsaires de Barbarie<br />
contractaient sur celte cole, daus le temps ou ils<br />
venaient chereiier un asile,, ou preparer leur armcmcnt<br />
dans cc golfe, auquel les Turcs attachaient<br />
la plus grande importance.
ES MO REE. io5<br />
De la jusqu'a Vostitza , on ne trouve plus<br />
qu'un gros village habile par iles Grecs et des<br />
Albanais, qui n'est point situe sur l'emplacement<br />
de Rhypee, dont quelques hommesdu pays m'ont<br />
assure qu'on trouvait les ruines un peu plus au<br />
midi, tandis quelehameau dont il est (jueslion<br />
est tres-pres de la mcr. On continue de voir des<br />
traces d'une voie antique.<br />
Avant d'arriver a Vostitza, on passe une montagne,<br />
et on niarche pres d'une lieue dans un<br />
beau vallon qui s'e'tend ires-loin au midi. Les habitans<br />
de Vostitza le suivent pour aller du cote<br />
de Dimizana et daus la Haute-Arcadie. II s'y<br />
trouve plusieurs villages , tons soumis au pacha<br />
de la province , qui y a des sousd>achis on pelils<br />
syndics. Les couches des montagnes s'inclinent<br />
toutes au nord , comme si la terre se fut affaissee<br />
de ce cole pour creuser le golfe de Corinthe.<br />
Vostitza , si c'est bien 1'aucienne Egium, ue<br />
possede plus rien de sa grandeur premiere. Si un<br />
autre Agamemnon y convoquait encore les rois,<br />
je ne sais s'il y aurait assez de inaisons pour les<br />
loger, tant les temp ont fait, d'une ville fameuse,<br />
une bourgade aujourd'bui chetive. Vu6<br />
du golfe sur le cole du bassin ou ses maisons s'elevent,<br />
Vostitza pourtant inspire encore le desir<br />
de la visiter; ou dirige avec plaisir la proue de sa<br />
barque vers les bosquets de son vallon. L'aspect<br />
du pays fait presumer que les habitans ne sont
,o6 VOYAGE<br />
pas dnrs et cruels, conime ceux du rivage de<br />
1'Epire. Une fonlaine dbondanle, bienconservee,<br />
mais sans inscriptions ni statues , est tout ce qui<br />
reste de 1'anliquite: les habitans n'en font cependant<br />
pas parade avec autant de complaisance que<br />
d'uii platane magnitique , sous Jequel on a e'tabli<br />
plusieurs cafe's. Ce vieux enfant de la terre ne le<br />
cede en rien au platane de Cos , dont le savant<br />
voyageur de la Grece , M. de Choiseuil-Gouflier<br />
, nous a donne un tableau dans la premiere<br />
partie de son voyage pittoresque.<br />
Le port de Vostitza est fre'quente par une multitude<br />
de petits batimens, qui viennent y charger<br />
des soies ecrues , des fromages , des raisins de<br />
Corinthe, qui en sortent en plus grande quantite<br />
(;ne de la ville dont ils ont pris lenom; quelques<br />
cuirs bruts , des boeufs qu'on porte dans les iles<br />
voisines , de la gomme adragante, du kermes ,<br />
des eaux-_!e-vie, des vins , des sardines et de la<br />
poutargue: ces objets sontembarques a Patras sur<br />
des vaisseaux de commerce , et transported en<br />
Ilalie. C'est sur-tout a l'e'poque de la foire celebre<br />
de Sinigaglia, que les speculations deviennent<br />
plus actives.<br />
Si lesTurcs, ou plulotsi les codjabachis, qui les<br />
rcpresentent,n'opprimaientpasIesGrecs de cette<br />
plage, Vostitza deviendrait la plus opulente ville<br />
de laMoree. Mais, par une fatalite qui semblespecialement<br />
attache'e au sort des inforUmcs» le»
EU MOREE. io7<br />
Grecs ont leurs plus grands ennemis parnii eux.<br />
Ce sont ces codja-bachis, Grecs d'origine, prosternes<br />
aux pieds des Turcs , cpii vexent avec plus<br />
de durele ceux qu'ils devraieut che'rir et consoler.<br />
Parleur insolence,parleurfierte,etpar labassesse<br />
qui les caracterisent eminemment, ils ont etabli<br />
une ligne de demarcation enlre eux et la nation<br />
grecque. Espece degeneree , ils ont tous les vices<br />
des esclaves, et ne se dedommagent des humiliations<br />
que les Turcs leur prodiguent qu'en exercant<br />
le monopole,la delation, et le brigandage le<br />
plus revoltant, Dans les temples , ils occupenl la<br />
place voisine de l'aulel, ils y de'ploient l'orgueil du<br />
Pkarisien, contens d'une triste prerogative achetee<br />
au prix du bonheur de leurs compalriotes.<br />
CHAPITRE XIII.<br />
ARCADIE. — ROUTE DE. TRIPOL1TZA A CARITENE.—•<br />
DIGRESSION SCR SINANO OU MEGALOPOLIS.<br />
J E quitte les bords rians du golfe de Corinthe,<br />
6iir lesquels je reviendrai errer, en parlant de<br />
1'Argolide et de la Sicyonie , pour diriger nies<br />
pas am centre de l'Arcadie , et vers l'Elide ,<br />
H'AIICE Aia».<br />
Si l'Europe entiere renferme peu de pays que
108 VOYAGE<br />
Ton puisse comparer an Peloponese pour la<br />
beaule des sites , cette presqu'ile elle-meme n*a<br />
pas de vallons aussi fleuris, de bosquets aussi<br />
rians, de champs aussi bien cultives que ceux de<br />
lArcadie. Malgre l'ine'galite de son territoire,<br />
malgre la hauteur de ses moutagnes, malgre le<br />
nombre de ses lacs, de ses etangs et de ses marais,<br />
on n'y connait gueres que de beaux jours apres<br />
la saison de Waiver, quiamenesouvent des neiges<br />
abondanles. Jamais peuple ne l'ut eclaire par ira<br />
plus beau ciel.Quand celni de 1 Atriquc brule la<br />
campague, iciquelquesnnagesconvertis en pluie<br />
ramenent la fecondile. Ua lerroir gras recompense<br />
les soius du cultivateur. La vigne ne manque<br />
jamais d'y donner ses fruits ; de nombreux<br />
troupeaux paissent sur le penchant des collines ,<br />
pendant que le coursier , peu seduisant par lcs<br />
formes, se desaltere au bord lies ileuves et des<br />
sources qui coulent des montagnes.<br />
Ici se termine l'empire des oppresseurs, et commence<br />
le sejourde lapaix. Soumis et fideles, eloigned<br />
du Turc, donl ils sont les tributaires, les<br />
Ai-cadieus goutent tranqtlillement les charmes de<br />
la vie pastorale. Quelques monlaguards, habilans<br />
des regions infrequentees du mont Pholoe, dont<br />
ds comaissent seuls lcs issues, defendenl intre'pidenient<br />
Tindependance absolne dans laqiielle<br />
ds vivent. Possesseurs de quelques villages, ils les<br />
abandonnent en cas de reyers, else retires* dans
EN MOREE. 109<br />
ccs cavernes ou la Fable feint qu'Hercule visita<br />
le Centaure Pboloe, 011 bien sur des plateaux inaccessibles<br />
potu" tout autre que pour eux. Des bermiles<br />
cbretiens, vivantties travauxdeleurs mains,<br />
out suspendu leurs cellules a quelques unes de<br />
ces rocbes aeriennes, et annoncen t l'e vangile dans<br />
des regions voisines des demeures celestes.<br />
Une peuplade cependant, connue sous le nom<br />
de Lalioltes,acausedela petiteville de Lala qu'ils<br />
habiteut, deshonore cette partie du Peloponese.<br />
Reste impur des brigands ecbappes au glaive de<br />
la justice , plus cruels , et plus redoutables cent<br />
fois que les Bardouniotes , ils portent la terreur<br />
et la desolation cbez les paisibles habttans de l'Elide<br />
et de l'Arcadie. C'est contre eux sur-tout que<br />
les delis du pacba ont le plus souvent affaire.<br />
Une chaiue de monlagnes enlassees les unes<br />
au dessus des autres , qui s'etend de l'orient a<br />
l'occident, sert de base a cinq chaines de raontagnes<br />
du troisieme ordi-e, depuis Sinano jusqu'a<br />
la riviere de Gardicbi. Elles forment des vallons<br />
dans lesquels coulent des rivieres etdes ruisseaux,<br />
qui vont sedechargerdansrAlphee.Decesmemes<br />
montagnes tombent une infinite de sources et de<br />
fontaines qui, en facilitant l'irrigation, porteraient<br />
par-tout l'abondance et la prosperite, si la Providence<br />
accordait au Peloponese des lois et (in bon<br />
gouvernement.<br />
Jencpuis direlesentimentque j'eprouvai mille
TI0<br />
VOYAGE<br />
fois alavue d'un pays si beau et sipeucuUive", Ott<br />
bienlorsque jecomparaisce que son tees vallees si<br />
celebres,avec ce qu'elles fureut autrefois.Chaque<br />
foret, chaque autre sauvage avait ses dieux , son<br />
culte et sesautels. Les bois elaient habites par de9<br />
Faunes, et chaque chene elait uneDryade. Diane<br />
se promenait sous les bocages.les Nymphesfolatraient<br />
parmi les fleiirs; Pan, le dieu des bergcrs,<br />
animait tout par sa presence. Heureuses allegories!<br />
avec elles s'entretenait la fe'licile d'un peuple qui<br />
retiutencorelong-tempsl'innocenceet les mccurs<br />
du premier age, lorsqu'elles etaienldeju bannies<br />
de dessus la terre. Au milieu de ces souvenirs ,<br />
que de voeux ne fait-on pas, quand.on pense que<br />
tel eve'nement probably, mais encore e'loigne,<br />
pourra rendre a 1'Arcadie ses temps de prosperity!..<br />
Mais ces souhaits, que le temps cache encore de<br />
ses voiles impenetrates, se realiseront-ils ?<br />
Commencons a parcourir ces lieux, en etabl : ssant<br />
notre point de depart de la capitale de la<br />
Moree : si cetle maniere semble mmotone, elle<br />
a au rooins 1'avantage de la clarte.<br />
Pour aller dans l'Arcadie , on sort de Tripolilza<br />
par la porte de Caritene, siluee au couchant;<br />
etjimmediatement apres avoir depasse la<br />
porte des preposes a la perception du pe'age, on<br />
trouve sur la gauche quelques maisons de Grecs<br />
qui forment un petit village bati sous le canon<br />
de la place: le 6ol sur lequel il est assis est de
EN MO REE. ,,r<br />
roc; et au dela , vers le sud, se trouvent des<br />
champs en culture, ainsi que vers le uord. A<br />
deux cents toises , on traverse le lit d'un torrent<br />
qui , avec un autre torrent venant du mont<br />
Roino , forme une ile : elle est honoree par la<br />
sepulture des militaires francais de la garnison<br />
prisonniere de Zante , qui moururent a Tripolitza;<br />
ce fin le seul endroit que le fanatisme voulut<br />
leur accorder pour sepulture; car ils furent<br />
egalemeut rejetes des Turcs et des Grecs. On<br />
laisse sur la droite l'eglise de Sainl-He'lias, qui<br />
n'est plus qu'une ruine. On voit dans une de ses<br />
murailles nn marbre sur lequel sontparfaitement<br />
conserves deux aigles : ee fragment de l'antiquite<br />
peut avoir trois pieds en tout sens. Le vallon<br />
s'etend un quart de lieue au dela, jusqu'au<br />
pied du mont Roino , dans lequel on entre pour'<br />
alleraCarileue. On peut deja s'appercevoir qu'on<br />
marche dans une voie antique, a cause des travauxqu'a<br />
du necessiter un chemin pratique dans<br />
de semblables montagnes. Pendant deux lieues<br />
environ, on continue de s'avancer entre de halites<br />
sommile's , et en s'ele'vant. On commence a<br />
suivre une pente douce aux approches d'une foret,<br />
dans laquelle on ne tarde pas a entrer.<br />
Elle s'etend pres de deux lieues du uord au<br />
sud , et renferine plusieurs villages habites ]>ar<br />
des Arcadiens , qui font des vases de bois sculptes<br />
et peiuts. Mais un Alcimedon moderne n'y
H2 VOYAGE<br />
trace plus Orpbee eutrainant les forets , ou arrelant<br />
le cours tlu soleil : quelques ornemeus d'un<br />
mail' ais gout, des cypres , des oiseaiix , en font<br />
le principal merite pour eux. Une demi-lieue<br />
avant de sortir de cette foret, on passe une riviere<br />
qui coule au sud , et qu'ornent, dans son<br />
cours , des saules pleureurs , qui la couvrent de<br />
lew ombra.e Si on suit ses bords, cultives par<br />
iutervalles, on trouve a une lieue un couvent de<br />
caloye s, qui jretendent occuper remplacement<br />
de Megalopolis. La principale autorite sur laquelle<br />
ils sefondentpourappuyer cette assertion,<br />
vient de ce qu'on trouve aux environs quelques<br />
ruines et des medailles qui portent le norn<br />
de Megalopolis; mais, ni la riviere qui y coule ,<br />
ni 1'eniplacement, ne sout pas plus convenables<br />
a Megalopolis , que Londari, surnomme faussement<br />
Megalopolis par quelques geographes, d'apiesMeletius.<br />
L'Helisson, e'e'tait le nom du lleuvede Magalopolis,recoit<br />
la riviere qui coule presle couvent des<br />
caloyers, et passea Sinano, quiesl deux lieues plus<br />
au midi, sur le revers des montagnes qui lui derobent<br />
la vuedeCaritene. C'est done la, a Sinano,<br />
qu'exista Megalopolis, la palrie de Polybe et de<br />
taut d'honunes illustres. De ce point partaient des<br />
routes qui conduisaient dans la Laconie, a Messeue<br />
, et vers les fronlieres de l'Elide : on en rotrouve<br />
encore les vestiges dans les directions
EN MOIIEE. n-i<br />
indique'espar Pausanias; et, en les suivautcomrae<br />
des jalons jetes a Iravers les siecles, on vient,<br />
ties villes de Sparte , de Messeue, de Tege'e et<br />
d'Olympie , se rendre a Sinano : ainsi, il ne doit<br />
plus rester de doute sur ce point conteste. Deja ,<br />
en 17%; M. Barbie du Bocage avait enleve a<br />
Londari la prerogative d'avoir remplace Megalopolis<br />
, et d'autres donnees ensuile firent dire a<br />
ee savant geographe que Sinano devait etre Megalopolis.<br />
Aujourd'hui les difficulty's sout done<br />
suffisamment applanies, en disant que toules<br />
les directions des voies militaires aboutissent vers<br />
cette ville antique.<br />
Mais, que reste-t-il de Megalopolis? ou est lc<br />
temple de Jupiter Sauveur ? qu'est devenu le<br />
lieu du senat ? Avec quel respect je saluerais la<br />
statue de Polybe! Mais,ui le portique du Forum,<br />
ni les edifices superbes , ni Pan qui joue de la<br />
lliite , et Apollon qui s'accompagne de la lyre ,<br />
n'existent plus. Qui sait cependant si on n'exhumerail<br />
pas dans quelque fouille , celte Nais assise<br />
au milieu des Nympb.es , a une table, portent le<br />
jeune Jupiter dans ses bras? Que de cboses on<br />
pourrait entreprendre, pour retrouver des objets<br />
aussi precieux que ceux qui faisaient I'ornement<br />
de Megalopolis , dont les Grecs aujourd'hui<br />
prononcent encore le nom avec e'tonnement!<br />
Les ruines d'un theatre , etdu stade, sont
,i4 VOYAGE<br />
les seuls vestiges d'antiquile f'aciles a reconnoitre<br />
au premier coup d'oeiJ.<br />
Sinano n'offre plus au resteque quelques miserables<br />
cabanes en lerre ou en clay onnage, disseminees<br />
surunespaceassezpeu considerable. Lamaison<br />
de l'aga qui gouverne cette bourgade, estcouverte<br />
d'urie quanlite considerable de bas-reliefs ,<br />
descriptions, et de fragmens eTanliquile qu'il seraitbon<br />
d'etudier. Comnielaplupart sont jetes eu<br />
differens sens , que quelques unes des inscriptoins<br />
sont tourne'es en baut, il faudrait, avec des<br />
ecbelles , s'en approcber pour les lire a son aise.<br />
En fouillant la lerre des jardins en\ironnans, il<br />
arrive souvent qu'on trouve des medailles , et la<br />
cbarrue enleve des fragmens de bas-reliefs. La<br />
riviere d'Helisson contient, sous ses sables , plusieurs<br />
antiques , qu'il serait facile de reirouver,<br />
Teau en etant fort basse pendant l'ete.<br />
Je revieus au bord de la foret, ou je me<br />
suis arrele , pour porter mes regards vers l'Helisson<br />
, et fixer des idees positives sur la situation<br />
de Megalopolis ; je revieus, dis-je, sous ces arbres<br />
sublimes, afin de conlinuer ma route versCarilene.<br />
Le plateau, a rexlre'mite duquel on de'eouvre<br />
une autre foret qui s'elendau midi, peutavoir une<br />
lieue, et on y trouve un khan bad pres de sources<br />
vives. En s'en eloignant, on franchit une moniagne<br />
couverte de vignobles, qui font soupconner
EN MOREE. n5<br />
1'existence de quelques villages, aux lieux oil<br />
e'taient Zcete'e « et Parore'e 2 , et que la petite<br />
ville de Langadia a remplacees de nos jours.<br />
Ce mot de Langadia , qui signifie vallon, lui aura<br />
sans doute ete donne a cause de sa situation. Elle<br />
est Je chef-lieu d'un eveche qui compte deux<br />
villages dans l'arrondissement de son diocese. On<br />
s'enfonce ensuite dans une foret oil Ton trouve ,<br />
par intervalles, du pave , et qui a plus d'une<br />
lieue d'etendue.<br />
On suit, en en sortant, un vallon d'une demilieue,<br />
et on voit des vignobles dans le coteau<br />
vers lequel on dirige. Lorsqu'on est arrive a sou<br />
sommet, on decouvre Caritene , qui s'eleve ea<br />
amphitueatce vers le sud-ouest,<br />
Caritene, que les Grecs prononcent Kap/T?,<br />
est une ville moderne , qui doit etre l'ancienne<br />
Gortlrys. Elle est situe'e sur le penchant d'ua<br />
coteau, ayant au micli un rocher eleve , et<br />
ne possede aucunes mines. Devant elle, au sudouest,<br />
couleune riviere appele'e par les habilans<br />
Potami tis Caritenis, ou riviere de Caritene,<br />
qui pourrait bien etre 1'ancien Gorthynius , qui<br />
prenait sa source vers Tisoa, et venait se rendre<br />
a l'Alphe'e. Elle coule daus un lit profond et cail-<br />
' Zoetee. Cette villcetail ruinee dfcs le temps de Pausanias,<br />
a Paroree. Cetle ville ctait de l'Arcadie, comme Zoel'e'e»<br />
Paui. Liv. VIII.
louleux, qu'il faut traverser pour se rendre au<br />
rocher dont je parle , dans lequel les habitans du<br />
pays assureiit qu'il se trouve line caverne profonde.<br />
La population de Caritene est bien de deux a trois<br />
mille habitans, presq ue tous Grecs, et i'ort affables;<br />
i)s racontent aux etrangers l'aventure i.'un voyageur<br />
» dont ils n'ont pu me dire le nom; il tut<br />
assassine , il y a plus de trente ans , corame il se<br />
rendait a qaatre ou cinq lieues de la pour visiter<br />
les ruines d'un temple 2 qui se trouve au midi<br />
d'Andritsena. Us disent que ce fut en vain que<br />
Ton cbercha a connailre les auleurs de sa mort,<br />
dont ils parlent comme si ce malheur etait a leur<br />
connaissance , et seulement arrive depuis quelques<br />
mois, et qu'ils s'accordent a atlribuer aux<br />
Lalioites 3 .<br />
Les environs de Caritene sont vantes a cause<br />
de leur salubrile. On pretend que la peste n'y<br />
exerce jamais ses ravages ; c'est au moins la re-<br />
1 Serait-ce M. Bocher, arcliitecte, qui, retournant une<br />
seconde fois dans la Moree, disparut saus qu'on en ait jamais<br />
entendu parler depuis ?<br />
* C'est celui d'Apollon Epicureus, ou Sauveur , que les<br />
habitans dfc Phygalis lui avaieat consacre, parce qu'il les<br />
avait preserves de la peste.<br />
3 Les habitans d'un pays ne veulent jamais couyenir qu'il<br />
y ait des brigands , et les auteurs de cet assassinat seront<br />
vraisemblablement les Laliottes.
EN MOREE. n7<br />
traiie des habitans riches de Tripolilza, quand ce<br />
lleau desole leur ville. Le terrain de son -vallou<br />
qui s'ouvre an uord , est bien cultiVe , et les productions<br />
en sont variees : on y trouve des leulisques<br />
qui pourraient, elanl greffes , donner du<br />
mastic qui ne le cederait en rien a celui de Tile<br />
de Chio. Les habitans ne s'appercoivent nialheusement<br />
pas des avantages qu'ils out sous la main.<br />
Us sont vetus de bures grossieres fabriquees sur<br />
les lieux. Le commerce se fait par echanges entre<br />
les habitans, et ils vendent a des courtiers, la soie,<br />
le coton et le kermes qu'ils recoltent.<br />
CHAPITRE XIV.<br />
ROUTE DE CAR1TENE A OLYMPIE , AUJOURD'HUl<br />
MIRAK.A. DESCRIPTION DU VALLON DE D1MIZAN A.<br />
TOPOGRAPHIE D'OLYMPIE.<br />
A. UN quirt de lieue de Caritene, on passe sa riviere,<br />
et on appercoit 1'Alphee, dont lenom seul<br />
rap; elle mille souvenirs rians et agreables. II<br />
coule au milieu d'un gallon immense, en formant<br />
,comme la Seine, ( a laquelle il est bien inferieur)<br />
millesinuosites.il semble qu'ils'eloigne<br />
a regret de sa source et de l'Arcadie. Peu apres,
tI8 VOYAGE<br />
on decouvre dans la montagne un village, et au<br />
has , dans la plaine , line petite chapelle dediee<br />
a Saint Georges. Tons les villages qu'on trouve<br />
ensuite sont batis dans les montagnes, tant a<br />
cause des inondations de l'Alphee, que par la<br />
crainte des Toleurs Laliottes, qui quit tent de<br />
temps en temps le moat Pholoe pour faire des<br />
excursions de ce cote : les habilans n'en parlent<br />
qu'a-vec horreur, a cause des exces auxqnels ils<br />
se portent. On ne peut -voir de Carilene, ni<br />
mime de ce lieu, le petit bourg de Faneri , qui<br />
se trouve sur le revers de la montagne de Caritene<br />
, formant un triangle equilateral avec celte<br />
yille et Sinano ; mais on -decouvre de ce point,<br />
a travers une vallee magnifique parsemee d'oliviers<br />
et de muriers , la mer du golfe d'Arcadia ,<br />
dans la direction de Fembouchure de la Neda.<br />
Pendant une lieue et demie, on fait route a une<br />
distance assez considerable des montagnes, qui<br />
forment un vallon bien cultive , dans lequel on<br />
appercoit quelques villages suspendus en amphitheatre<br />
au milieu des vignobles. On traverse , a<br />
celte distance , un petit ruisseau forme par des<br />
sources abondantes qui coulent des sommels<br />
voisins : il y avait meme quelques moulins qni<br />
ont ete mines dans la derniere guerre. De distance<br />
en distance , on appercoit des chapelles isolees ,<br />
oil des papas viennent, a des jours marques, cclebrer<br />
la liturgie, lorsqu'ils en sont requis, et
EN MOREE. iX9<br />
sur-tout quand on les paie. On arrive a Castri ,<br />
qa'on laisse sur ]a droile dans la montague.<br />
Le vallon de Dimizana s'onvre en cet endroit,<br />
et se prolonge pins de hnit lieues au nord. Sa<br />
ville capitale , Dimizana, regardee long-temps<br />
comme l'ancienne Psophis, se trouve h trois<br />
lieues de ce point, ou l'Erymanthe se jette dans<br />
l'Alphee.<br />
Ce fleuve que Pete ne" desseche jamais , prend<br />
sa source au mont Pholoe , pres d'un gros bourg<br />
appele Tertze'na. Apres avoir forme cinq cascades<br />
bruyantes , qu'on decouvre au travers<br />
des rideaux de chenes et de sapins, il se pre'eipite<br />
dans le vallon, qu'il partage dans toute<br />
sa longueur : ses bords e'leve's , ses gouffres,<br />
la limpidite de ses eaux, ses truites enormes, enfin<br />
la fertilite dont il est la source , rendent l'Erymanlbe<br />
une dcs rivieres les plus importantes de<br />
la Moree.<br />
Tertzena dont j'ai parle, est silue'e a trois lieues<br />
nord de Dimizana, dans le mont Pholoe , sur la<br />
rive gauche de l'Erymanthe, que les Grecs ne<br />
counaissent que sous le nom d'Atsicolos-La population<br />
de cette bourgade se compose seulement<br />
de Grecs : les environs sont converts d'oliviers<br />
et de vignobles; c'est de la d'ou Ton tire le meilleur<br />
vin de la province , les habitans etant dans<br />
1'usage de tordre la grappe sur le cep, et de la<br />
laisser ainsi se faner au soleil.
320 VOYAGE*<br />
Dimizana , trois lieues plus au midi, est balie<br />
sur le meme cote du fleuve, a une lieue environ<br />
de distance de sa rive. Cette ville , qui compte<br />
plus de cinq cents maisons, e'tait, avant la guerre<br />
des Russes , une des plus importantes de la province.<br />
Les Grecs y ont fonde dans ces derniers<br />
temps une e'cole qui renferme plus de trois cents<br />
el eves: ils y avaient etabli des moulins a poudre,<br />
ainsi qu'a Zatouna , lorsqu'un firman e'mane de<br />
]a Porte en a ordonne la demolition.<br />
Au dessous de Dimizana, a l'ouest, se voit le<br />
village deSelevitzi.donf tous les habitans, chairetiers<br />
de profession , forment les entreprises pour<br />
le transport des marchandises a Arcadia , et dans<br />
les autres ports ou villes de la Moree.<br />
Vis-a-vis de Dimizana, de Tautre cote de 1'A.tsicolos<br />
, estbatie la petite ville de Zatouna, composed<br />
de cent cinquante maisons : ses habitans<br />
rivalisent d'industrie avec les Dimizaniates; ils<br />
avaient egalement etabli des ppndrieres ; ils songeaient<br />
meme a cre'er une fonderie, lorsque<br />
l'ordre fatal, dont j'ai parle, ruina leurs esperances.<br />
Cependant ils n'ont pas renonce a leurs<br />
projets , et ce petit canton est destine a jouer, un<br />
jour, un role important.<br />
Outre les productions varie'es de ce vallon , il<br />
oontient encore des caux thermales et quelqnes<br />
sources mineraies, qui sonl a Iocova, village eloigned'une<br />
lieue au uordde Dimizana. el qui est la
EN MO REE. HI<br />
residence de l'eveque de Langadia. Le pacha percent<br />
sans aucune difficulty les tributs de ce canton<br />
; mais les -villages batis dans les montagncs<br />
se sont affranchis de toutes redevances.<br />
Cette partie de l'Arcadie, avant les desastres<br />
de 1770 , etait la plus peuplee de la province; et<br />
on fremit quand on se rappelle que ce qui<br />
echappa au glaive des Albanais , fut vendu aux<br />
corsaires de Barbarie , accourus dans le golfe<br />
d'Arcadia pour partager les depouilles de la Moree.<br />
Les families qui se refugierent dans les mon<br />
tagnes, ne sortirent de leurs relraites que pour<br />
sereth-er dans les domaines immenses que Car;;<br />
Osman Oglou * possede dans l'Asie mineure.<br />
Les montagnes s'avancent plus pres de l'Alphee<br />
quand on a de'passe ce vallon; on marche<br />
par intervalles sur leur base , et on traverse ira<br />
petit bois, au bout d'uue heure de chemin, pour<br />
entrer dans une vallee qui parait immense, malgre<br />
les bois qui l'encombrent. Ici commencent<br />
d'autres montagnes , dont les sommets sont couverts<br />
de neigepresque toutel'annee, pendant que<br />
les prairies jouissent de la plus delicieuse temperature<br />
; et on observe que leurs couches rougeatres<br />
sont inclinees au midi. En ce lieu se<br />
Irouve Ravli, bourg de Grecs , commande par<br />
des primats de cette nation , soxis l'inspcclion<br />
* Cara Osman Oglou, grand feudatairc , espece de prince<br />
'urerain dcl'Asie mineure, qui occupe Pcrgame,etc.
I22<br />
VOYAGE<br />
d'un aga. Quand on a fait une demi-lieue dans<br />
son vallon , on passe une forte riviere qui vient<br />
se jeter daus l'Alphee : les habitans l'appellent<br />
Roufia , ainsi que le deuve qu'ils de'signent sons<br />
cenom , et quelquefois sous celui de Roufo. Une<br />
lieue plus loin, au Lord d'une riviere, se trouve<br />
un khan , et UD -village un peu pins au nord ,<br />
qu'on appelle Iri ou Ira. C'est peut-etre l'ancienne<br />
Here'e , qui dut exister dans ce canton ;<br />
el la riviere qu'on passe pour s'y rendre serait le<br />
Ladon, qui prend sa source sur le revers des<br />
montagnes de Mettaga.<br />
De cetle partie de l'Arcadie ou Faneri, dont<br />
Caritene est le chef-lieu, on ne voit plus la mer,<br />
a cause d'une haute chaine de montagnes boisees,<br />
qui bornent l'horizon du cote du midi : ou<br />
trouve encore des traces de chemin antique, surtout<br />
au pied des montagnes, quand elles s'avancent<br />
vers le fleuve.<br />
On passe, au dessus d'Ira , l'Alphee dans un<br />
bac, dirige par un inspecteur turc, qui exige<br />
une le'gere redevance des voyageurs. Les delis<br />
du pacha, en vertu de leur autorite absolue , se<br />
refusent non seulemelit a le payer, mais ils lui<br />
mangent encore ses provisions, et le traitent d'infidele,<br />
(djaour;) ils n'en usentpas plus civilement<br />
avec les autres Musulmans de ces contrees, qu ils<br />
distinguent a peine des Grecs, quand il est question<br />
de vexer et faire des avauies. Ces delis remou-
EN MOREE. ia3<br />
tent ordinaircment lc vallon par Gardichi, ct<br />
e'tablissent leurs communications jusqti'a Vostilza<br />
par des defiles qu'ils connaisscut. Us ne se<br />
hasardent cependantdansces chemins,que dans<br />
des cas extremes; car quelqucs uns d'eux y perissent,<br />
ce qui prouve qu'il se trouve par-la quelques<br />
postes de Laliottes.<br />
Du point oil Ton passe sur la rive gauche de<br />
1'Alphee , au dcssus d'Ira , afin d'eviter un long<br />
coude que fait ce lleuve en face d'un village appele<br />
Dori, on perd encore une fois la vue de la mer.<br />
Elle est derobee aux yeux du voyageur, par une<br />
monlagne qui se prolonge sur sa gauche pendant<br />
une bonne heure et demie, jusqti'a Fraxio, qui se<br />
trouve dececote. CeDori, bativis-a-visde Fraxio,<br />
sur l'autre rive, a la reputation d'etre considerable,<br />
mais il faut etre en garde centre l'exageration.<br />
Le bourg de Fraxio pourrait etre l'ancienne<br />
Phryxa.Cest une reunion de plus de centmaisons<br />
qui est sous le commandement d'un aga turc. On<br />
yfaitordinairementhalte, dans unmauvaisthan,<br />
avant d'arriver aun autre bac eloigne d'une lieue<br />
et demie : il sert a traverser une seconde fois l'Ab<br />
pbe'e, vis-a-vis de Miraca, aiitre village silue a la<br />
rive droite de I'Alpbee, surles ruiues d'Olympie.<br />
Quel nom viens-je deprononcer! lui seulpeut<br />
me rappeler que je suis dans cetle Elide autrefois<br />
si fameuse. Sur les fronlieres,qu'onpasseaujourd'hui<br />
sans les connailre , les peuples deposaient
,24 VOYAGE<br />
leurs armes. Ce terriloire conjacre aux diviniles,<br />
aux jeux et aux arts, ne recevait que des amis!...<br />
Mais je dois omettre la me'moire des temps heroi'ques,<br />
et me garde de retracer ici ces jeux solemnels<br />
dont tous les ecrivains de l'autiquitc et<br />
lesmodernes, ontparle ayec lant d'enlliousiasme.<br />
Ma main timide n'ajouteraii rien aux descriptions<br />
que nous en avons , et sur-tout a celles qu'en a<br />
faites , de nos jours, le savant auteur du voyage<br />
EN MO REE. i25<br />
ft de Pyi'go dans l'interieur de l'Elide , je trouvai<br />
» une plaine eloignee de la mer, de deux lieues,<br />
» ou plusieurs sarcophages avaient ete mis a de-<br />
» couvert par les pieds des chevaux. Apres trois<br />
» lieures de marc lie ,' j'arrivai sur les bords du<br />
» Cladee , ileuve, dit Pausanias , que les Ele'ens<br />
» honoraient le plus apres l'Alphee. 11 coule<br />
» dans mi lit, ou plutot dans un ravin profond,<br />
» pour se jetcr dans l'Alphee, apres avoir arrose<br />
» une plaine au nord , dans laquelle on voit<br />
» quelques ruines. Ayant appercu sur cette ri-<br />
» viere les debris d'un pont antique, je descen-<br />
» dis dans son lit: j'examinai la coupe de ses<br />
» rives a droite et a gauche, et je remarquai<br />
» couslaniment, a six pieds plus bas que le sol,<br />
» des poteries, des briques et des 1 uiles antiques.<br />
» J'appercus aussi des f'ragmens de marbre : ces<br />
>V decouvertes , joiutes a celle du pont, me per-<br />
» suaderent que je me trouvais sur les mines<br />
» d'une ville de l'antiquile. De Tautre cote, en<br />
» face du pont, je reconnus les ruines d'un<br />
» theatre tourne au sud, et adosse a une mon-<br />
» tagne. Toutes ces monlagnes s'avancent plus<br />
» ou moins vers le Ileuve Alphee, et viennent<br />
» terminer la plaine a trois ou quatre cents toi-<br />
» ses , au levant du pont du Cladee.<br />
» Je visitai avec un soin scrupuleux toute la<br />
» plaine reufermee entre la colline , l'Alphee et<br />
» le Cladee.... Des restes de murs , fort bas et
!26 VOYAGE<br />
» couverts d'arbustes, furent les premiers objels<br />
» qui attirerent mon altenlion. Des hommes eu-<br />
» voyes par l'aga d'un -village -voisin , faisaient<br />
» dans ce moment une fouille , afin de se pro-<br />
>> curer des materiaux pour batir; mais quelle<br />
» fut ma surprise, en enlendant qu'ils appelaient<br />
» leur tillage Andilalo , ou -village de l'Eclio! Je<br />
» me rappelai alors que les Grecs,qui assistaient<br />
» aux jeux, se placaicnt, suivant Pausanias ,<br />
» pour ecouter un echo qui repetait sept fois.<br />
» Cette decouverte me fortifia de plus en plus<br />
» dans l'idee, que j'etais sur 1'emplacement d'O-<br />
» lympie. J'appercus, au milieu de la fouille qui<br />
» paraissait faite expres pour moi, des troncons<br />
» de colonnes qui avaient plus de six pieds de dia-<br />
» metre : ces colonnes etaient cannelees; la pre-<br />
» miere assise de la Cella avait cinq pieds de bau-<br />
» teur, et etait encore en place. Pausanias remar-<br />
» que que le temple de Jupiter etait dorique, en-<br />
» loure d'un peristyle , qu'il avait soixante-huit<br />
>> pieds d'ele'vation, qu'il n'etaitpointbati de mar-<br />
» bre , mais de pierre eschinite , appelee poros ,<br />
» remplie de coquilles marines. C'est en effet de<br />
» cette raeme pierre , enduite d'un stuc blauc ,<br />
» que sont formes les troncs et les assises dont<br />
» je viensde parler; et, ce qu'il y a de singnlier,<br />
y> c'est que les Grecs donnent encore le meme<br />
» nom de poros a cette espece de "pierre. J'e-<br />
» tais malheureusement depoiirvu de tout moj en
EN MOREE. x.37<br />
•»» de conlinuer la fouille qui se faisait par les<br />
» gens de l'aga ; et je ne tardai jias a m'apperce-<br />
» voir que ma curiosite commencait a leur de-<br />
» plaire Je mesurai cependant la Cella ; et<br />
» j'assignai dcs noms a tous les objets qui m'en-<br />
» virounaieul. J'elais bien sur alors que la mon-<br />
» tagne la plus apparente au nord etait Ie Chro-<br />
» nion; que la riviere que je vennis de traverser,<br />
» et qui se jette dans l'AIphec, etait le Cladee:<br />
» je chercbais le stade, l'hipprodome, la barriere,<br />
» lorsque je trouvai a Test du temple des vestiges<br />
» d'un octogone bati sur un massif qui s'avance,<br />
» et forme un angle oblus sur un emplacement<br />
» que sa forme reg'uliere, le talus de ses bords ,<br />
» et son arrondissementa sa partie orientale, me<br />
» firent aussitot reconnaitre pour l'hippodrome.<br />
» Sa profondeur est de quinze pieds. Apres y<br />
» etre descendu , je me suis appercu que cette<br />
» muraille angulaire avait des chambres , au ni-<br />
» veau da sol, de neuf pieds de profondeur , et<br />
» de cinq ou six de large,que je crois etre les re-<br />
» mises des chars. Encbanle de ma decouverte ,<br />
» je m'empressai de mesurer l'kippodrome , au-<br />
» quel je trouvai deux cents toises; ce qui est le<br />
» double du stade d'Athenes.<br />
» Un autre emplacement, au meme niveau ,<br />
» qui n'a ete separe du premier que par une le-<br />
» gere eminence, doit etre le stade. II s'elend<br />
» jusqu'au bord de l'Alphee , dont les eaux le
12)5<br />
VOYAGE<br />
» minent peu a peu et l'inondent dans les debor-<br />
» demens. II n'est point arrondi a son extremite<br />
» occidenlale ; et il forme une moitie d'exagone.<br />
» Dans la partie rongee par l'Alphee, on voit des<br />
» sarcophages entr'ouverts , prets a crouler dans<br />
» le fleuve. On y trouve quelquefois des cascfues<br />
» de bronze , et j'en possede un cpie j'y ai acliete,<br />
» qui est de la forme de celui de la statue de<br />
» Phocion. y><br />
Les delails que donne M. Fauvel sont positifs,<br />
et dementent l'assertion de plnsieurs savans ,<br />
qui soutiennent qu'on ne voit plus rien d'Olympie.<br />
Mais, sans m'arreter a les convaincre d'erreur,<br />
ou plutot sans vouloir penetrer le motif secret<br />
qui les engage a ce silence, je dirai , pour supjdeer<br />
a l'excellente observation de M. Fauvel,<br />
que tout le territoire d^Olympie est encore couverI<br />
de ruines. Jc crois qu'il s'est cependant trbmpe<br />
quand il place le stade jusqu'aux bords de l'Alphee;<br />
je presumerais plutot qu'il se trouvait plus<br />
voisin dumont de Saturne, entre deux coteaux<br />
qui sont en cet endroit, dans lesquels on trouve<br />
encore des gradins ; le village de l'Echo, ( Andilalo<br />
, ) situe a peu de distance , viendrait<br />
meme a l'appui de ce que j'avance. La voie des<br />
pompes, encombree elle-meme par les alluvions,<br />
aurait du, dans le cas suppose, traverser le mout<br />
de Saturne , ou an moins le contourner , ce qui<br />
ne parait pas vraisemblable.
EN MO REE. iig<br />
Le bois Altis , consacre a la chaste Diane,<br />
n'etait point, comme aujourd'hui , environne<br />
d'une sombre horreur. La voie du silence , qui<br />
y dounait entre'e dn cote d'Olympie , n'est plus<br />
praticable, a cause des epais halliers; I'Alphee ,<br />
qui y renvoyait les emanations de ses eaux ,<br />
ne le peuple aujourd'hui que d'insectes incommodes<br />
,enfin le mont Pholoe et le mont Efymanthe<br />
renferment des loups qui viennent y chercher<br />
une retraite momentauee , pour e'pier leur<br />
proie.<br />
On sait que ce fut pres de 1'enceinte de ce bois,<br />
dont on voit encore quelques vestiges, que 1'imlnortel<br />
Xeuophon , banni de sa pa trie apres la<br />
retraite desDixMille, vint se choisir une retraite<br />
paisible. Aussi religieux que grand capitaine , il<br />
y eleva de ses mains triomphantes un temple a<br />
Diane, et batit une petite maison. Ce fut sous cet<br />
humble loit, qu'il ecrivit ces ouvrages , qui sont<br />
parvenus jusqu'a nous , et qui serviront a jamais<br />
de modeles aux meilleurs e'crivains, et de lecons<br />
aux plus habiles capitaines.<br />
h'Altis, desole , indifferent pour les habitans<br />
voisins, doit pourtaut appeler l'attention<br />
du voyageur. S'il n'y trouve plus le temple de<br />
Jupiter, ni celui de Junon et de Vesta, il y verra<br />
encore des objets dignes de sa curiosile. Qu'il<br />
profile, pour cela, de la saison de l'automne ,<br />
quand les arhres sont de'pouilles de lenrs fenilles,<br />
i. 9
i3o VOYAGE<br />
et que la terre est lavee par les pluies. A chaque<br />
pas, il rencontrera ties boucliers antiques, ties<br />
fragmens tie bas-reliefs , ties trophees tie bronze,<br />
qu'un peu de travail arracherait faeilement de"<br />
dessous lepoids ties alluvions, quilesonl enfouis.<br />
J'iguore quelle maiu barbare, ou quelles revolntions<br />
reuversereut Olympie ; je ne pourrais<br />
pas asfcigner jusqu'a quel point on mutila les<br />
objetsdes arts ; mais,par un examen attentif des<br />
lieux , j'affirme, sans hesiler, que ce qui resta de<br />
ces premiers temps s'est conserve. Les debordemens<br />
de l'Alpbee, qui se repand parfois tresloin<br />
de ses bords , a depose des sables et des ter-><br />
res, sur la majeure partie de FAltis et d'Olympie.<br />
Lesfeuilles elles-memes, les debris des substances<br />
vegetales , tout a contribue a el ever le sol ; mais<br />
en general, l'exhaussemeut qu'il a recu n'excede<br />
jias six a buit pieds, sur lequel les torrens des<br />
montagues voisines cbarrientcbaque jourde nouvelles<br />
couches , ainsi que le lleuve, dans ses inondations<br />
: telle est la situation d'Olympie. Le village<br />
tie Miraca, qu'on voil a peu de distance , dn<br />
cote d'une montagne, est tout en tier compose tie<br />
Grecs, et comniande par un aga turc. On pourrait<br />
, a bien peu de frais , interesser ces bonnes<br />
gens , pour fair'e pratiquer des fouilles. lis recueillent<br />
des bronzes ; et dans le nombre des<br />
medailles qu'ils trouvent, on ne manquerait pas<br />
d'en decouvrir de precicuses.
EN MOREE. I3I<br />
Mais on ne pent quillcr ces lieux, tant les souvenirs<br />
y out attache de charmes. Les Dieux , du<br />
haul de 1'Olympe, fixaient Ieurs regards sur cette<br />
partie de Ja Grece. Hercule donna Ie nom de<br />
Plioloe a cette haute montagne, qui se'pare FElide<br />
de l'Arcadie, que les habilans nomment JDimizana.<br />
Hercule I'avait decore'e de ce tilre par reconnaissance<br />
pour son ami le Cenlaure Plioloe r .<br />
L'Alpbe'e (aujourd'hui Roufia) u'availpas une<br />
origine nioius illustre. Les anciens, nou contens<br />
de le voir se perdre dans la mer au cap Filama ,<br />
surlequel s'elevait le templede Diane Al pi icenne 3 ,<br />
K'fTt^in A\
l32<br />
VOYAGE<br />
CHAPITPtE XV.<br />
SUITE DE LA TOPOGRAPHIE DE LA MOREE. ITINE-<br />
RAIRE DE LA GARNISON FRANCAISE DE ZANTE ,<br />
DEPU1S CASTEL-TORINESE JUSQU'A TR1POL1TZA.<br />
IDEE DE CASTEL-TOKKESE.<br />
ixVANT de suivre ma description de la More'e,<br />
Je vais parler de mes compalnotes, de ces braves<br />
soldaU qui composaient la garnisou de Zante ,<br />
lorsque cetle ile se rendit, en Pan 7, aux armees<br />
turco-russes combinees. Ce n'est point uniqnement<br />
pour m'atlendrir sur le sort aff'reux qu'ils<br />
e'prouverent, mais pour peibdre toute la lachete<br />
et toule la perfidie des chefs qui coopererent<br />
d'une maniere si infame au malheur d'honvmes ,<br />
que leurs exploits militaires rendaient si interessans.<br />
Je rappellerai done ici que la garnison francaise<br />
de Zante , aux termes de la capitulation<br />
qu'elleavaitobtenue, devait etre transported dans<br />
UQ lieu occupe par les armees fraucaises en Italie.<br />
Mais, loin d'executer avec loyaute la capitulation,<br />
le commandant russe , qui aurait du proteger<br />
des Chretiens, les enfans d'une nation civilisee<br />
, contre des Turcs , se fit un barbare plaisir<br />
d'oppriraer des infortunes , en debarquant cette
EN MOREE. i33<br />
garnison a Castel-Tornese , en Moree,ponr e'ire,<br />
de la, conduile au bagne de Constantinople.<br />
Au bagne !.... ce mot seul excite I'iudignation<br />
! Et ce sont des generaux apparteuant a une<br />
nation brave, a un grand monarque, qui se sbnt<br />
permis cette atrocite ? Que des Algerieus se fussent<br />
conduits de la sorle , il n'y aurait pas de<br />
qnoi s'etonner : mais , je le lepete , que les chefs<br />
d'une armee europeenne , qui doit, par-dessus<br />
tout, honorer la valeur, aient cousenti a envoyer<br />
perir de misere, daus 1'asile du crime, des hommes<br />
couverls d'honorablcs blessures , il y a de<br />
quoi fletrir les auteurs d'une telle infamie , qui<br />
ne peul plus appartenir a noire siecle !...<br />
Je reviens a mes compatrioles. L'expression se<br />
refuse a ma plume, pour peindre la furenr de<br />
ces malheureux , lorsqu'ils se virent jetes sur le<br />
territoire turc. Quel Dieu n'accuserent-ils pas<br />
dans leur transport! Combien de fois ils demanderent<br />
ces amies, qu'un accord perfide avait fait<br />
tomber de leurs mains Ills gemissaient de n'avoir<br />
pas trouve un tombeau , de ne s'etre pas ensevelis<br />
dans la ville de Zante. Enfin, et ce qui p'eut<br />
seul caracte'riser un soldat francais, ils concurent<br />
le projet de se frayer une route a travers la Turquie,<br />
jusque dans 1'Allemagne ! Mais il fallait<br />
des armes pour exe'cuter un projet aussi hardi<br />
que digne des vainqueurs de 1'ltalie ; et malbeureusement^<br />
il n'y avait aucun moyen de s'en pro-<br />
i
i34 VOYAGE<br />
curer.... II ffljlut done se resiguer, et aller rece-<br />
Toir a Constantinople , dcs lers aussi liumiliaus<br />
que douloureux.<br />
Mais je snis, avec ces victimes honorables , au<br />
sein dcTElide. Je dois decrire la route que suivirenl<br />
ces guerriers pour se rendre a Tripolitza.<br />
Leur debarquement se fit , coinrae je 1'ai dit, sur<br />
le promonloire Chelonites, a Castel-Tornese, que<br />
les Tiircs nomment encore Clemoutzi. C'est une<br />
assez mauvaise place, qui est ceinte de hautes<br />
murallies ruinees , qui ne pourraient register au<br />
feu de i'artillerie. Les Tunes y eutreliennent<br />
cooslamment une garnisou composee de canonniers<br />
el de soldats albauais ; et ils font attention a<br />
ce point, a cause de son voisinage de lile de<br />
Zante. Tn temps de guerre, ils y placentun corps<br />
d'observalion , qui coucbe sous la tenle. On voit<br />
tout aupres im village T>a reside l'aga ; et je dois<br />
observer ici que les commandaus turcs de chateaux<br />
militaires y font tres-rarement leur residence,<br />
lis preferent (el c'est le gout dominant de<br />
la nation ) les bords d'un ruisseau , un site qui<br />
ait vue sur la mer , ou sur quelque prairie delicieuse<br />
, a vivre entre des murailles. De ce cap ,<br />
on appercoit Zante , que les navigalcurs de ces<br />
plages Uomment la [leur duLevant,(fiordel Levanti)<br />
Ce'pbalonie , que les factions agitent sans<br />
cesse ; mais on ne peut decouvrir la petite lie de<br />
Ponlico ou d'Icthys, dont j'ai preced eminent
EN MOREE. i35<br />
parle. Les environs tie Castel-Tornesesontrians,<br />
quoique montueux et semes d'inegalite's ; son<br />
chateau , assis sur une hauteur , a ele si souvent<br />
ruiue'.et rebati, qu'il ne rcssemble presque plus<br />
en rien au plan qu'eu a donne le P. Coronelli. 11<br />
est encore garni d'une cinquantaine de canons,<br />
sans affut pour la plupart. Le village est au midi,<br />
a pen de distance de la mer, qui forme en cet endroitune<br />
anse enlre les montagnes. A 1'ouest, ou<br />
voit aussi un petit hameau qui sort de ses mines,<br />
et qui devait etre plus considerable avant le sac<br />
de la Moree : il est en grande partie habile<br />
par des Grecs. Les vagues brisent avec fracas<br />
contre deux rochers qui se voieut a une<br />
demi-lieue au large, sur lesquels les pecheurs<br />
font des secheries momentanees, dans les temps<br />
de bonace. A l'occident, une petite riviere se<br />
jette dans la mer, le terrain de ce cole est plante<br />
d'arbres , et il y a des maisons. Les habitans de<br />
ce canton sont grands , bien fails, et ont en general<br />
le prolil des Asiatiques.<br />
De Castel-Tornese , la garnison francaise , a<br />
laquelle on ne donna pas le temps de respirer,<br />
serendit,en quatre heuresde marche,aGastouni,<br />
situee sur la rive gauche de l'lgliako. Celte ville,<br />
dont les environs sont agre'ables, renferme une<br />
population de plus de trois mille habitans , gouvcrne's<br />
par un bey etui doit les rendre heureux ,<br />
s'il a les qualites aimaldes de son fds, que je con-
,36 VOYAGE<br />
mis d'une maniere particuliere chez le pacha de<br />
More'e. Oa voit des champs de hie dans les campagnes<br />
voisines, et jusqu'aux eirvirons de Chiarenza<br />
', on recolte abondaminent dtt mais et des<br />
grains de loute espece. Les habitans , avec le lait<br />
deleursbrehis, font une quanlite considerable de<br />
fromages; ils nourrissent beaucoup de vers a<br />
.soie , dont les cocons sont superieurs a ceux de<br />
Calamate. Le coton , plante, y repond parfaiteinent<br />
aux soins qu'on y prend: mais je pavlerai<br />
plus en detail deses productions et de sonclimat;<br />
je me contente de dire que ce sangiak est uu des<br />
plus riches et des plus agreables de la province.<br />
Loin du pacha , il paie exactement ses redevances,<br />
sans elre expose aux avanies. Aussi y respire-t-on<br />
un air plus libre , les habitans portent<br />
quelque chose de plus pur dans leurs traits , et<br />
on ne voit point les traces d'une vieillesse prematuree,<br />
sur le front despaysans.Les vallons ne retentissent<br />
que du belement des troupeaux , dont<br />
le lait aromatise est le plus delicieux des breuvages.<br />
Les coteaux portent des vignobles, et partout<br />
, par-lout l'image de 1'abondance s'offre aux<br />
regards de l'observateur. Heureuse contree! pays<br />
charmant ! il ne lui manque qu'un meilleur ordre<br />
d'administration. A trois lieues a Test sont les<br />
ruines d'Elis.<br />
' Chiarema. C'est Cyllene , patrie de Mprcure,
EN MO REE. i37<br />
Je ne sais a quoi rapporler dans 1'anliquite la<br />
petite ville de Gastouni: mais je puis aujourd'hui<br />
assurer qu'elle est la plus riche du Peloponese<br />
, proportiomiellement a son etendue el a sa<br />
population; car il y a des cites plus considerables<br />
el plus opulentes.<br />
Le lendemain de leur arrivee a Gastouni, les<br />
prisonniers, apres avoir parcouru un pays coupe<br />
de prairies , couvert de vignobles , de rauriers ,<br />
d'oliviers et d'orangers, vinrent a Savalia, e'loignee<br />
de cinq heures de Gastouni. Vu la misere<br />
des liabitans , on ne put leur donner que du ble<br />
bouilli et quelques olives noires pour manger.<br />
lis se rendirent Je raenie jour a Mezalonghi,<br />
quin'est eloignee de Savalia qued'environ quatre<br />
heures de chemin. La ville , si Ton peut donner<br />
ce nom a une reunion de deux cents maisons<br />
eparses sur un coleau,renferme quelques Turcs:<br />
ses environs sont foien cultives ; on y voit plusieurs<br />
villages groupes sur des amphitheatres<br />
boise's ou plante's de vignes. Sa distance de la nier<br />
est a peu pres d'une lieue et demie, et il doit se<br />
trouver un couvent de caloyers , ainsi qu'un<br />
posle dans cetle direction. On fait a Mezalonghi<br />
le commerce de poissons sale's et de capotes ,<br />
qu'on vend dans l'inlerieur du pays , et ses chevaux<br />
sont estimes pour leur force.<br />
Les Francais, en quittant cetle ville, laisserent<br />
un gros village sur la gauche,et, apres deux
i38 VOYAGE<br />
heures de marche, ils passerent a gue utie riviere<br />
appele'e Lala «, et par d'autres Lada. Je dois<br />
dire, au sujet de celte difference dans la denomination,<br />
que les noms des rivieres, aiusi que ceux<br />
des montagnes , varient prodigieusement. Les<br />
paysans qu'on a occasion d'inlerroger soul tellementbornes<br />
, et connaissent si pcu leur pays ,<br />
qu'on ne peut obtenir d'eux aucuns renseignemens<br />
sur lesquels on puisse compter.<br />
Des bords de la riviere Lala a Pyrgo , il y a<br />
quatre beures de marche. Le pays , d'abord en<br />
plaines , devienl inegal a mesure qu'on avance<br />
vers la Roufia ou lleuve Alpliee. Les montagnes<br />
sont remplies de pins; apres les avoir longees, on<br />
suit un joli vallon jusqu'a Pyrgo. Les Francais<br />
mettaienla peine le pied dans cetle ville, qu'ils<br />
furent soumis au dernier degre d'humiliation ,<br />
i.ls se virent attacber deux a deux,pour passer la<br />
nuit dans une cour.<br />
Pyrgo, batie sur la rive droite de la Roufia ,<br />
apeu pres \is-a-visrancienne Epitalion^est une<br />
•ville de deux mille babilans, lures, grecs et juifs.<br />
A l'epoque dont je parle, il y avait garnison , a<br />
cause de la guerre : son voisinage de la mer, dont<br />
elle est eloigne'e d'a peu pres une lieue, deter-<br />
1 Lala. C'est du nom de cette rivit're que les Laliottes ont<br />
pris leur nom.<br />
* Fpiuliou. Foyez Cartes d'Anacharsis.
EN MOH BE. i39<br />
mina les Tarrs u y faire elever quelques retranchemens,<br />
que l'Alpbee aura • ans clonic de\i\ cn-<br />
Iraine's. Situee an continent d'une pelite riviere<br />
qui vienl, du nord, se jeler dans le lleuve , dont<br />
elle est elle-meme dislante de sept a buit cents<br />
toises , elle est environnee de marais , formes<br />
par les innoudations , el dont les exbalaisons,<br />
dans les temps de clialeur, occasionnenl des maladies<br />
epidemiques.<br />
Ou compte une lieue el demie dc Pyrgo a 1'embouchure<br />
du lleuve , qui u'est pas navigable a<br />
cause d'uu delta qu'il forme. On trouve quelques<br />
villages de pecbeurs dans cet cspace, et un monastere<br />
bati sur les mines du temple de Diane<br />
Alpheeune ', dont les moines afferment dc 1'aga<br />
de Pyrgo quelques pecberics environnantes. Le<br />
delta de l'Alpbee nc produit que des roseaux,<br />
des fucus vers la mer, ct unc infinite de lauricrs<br />
roses, et le lleuve est tres - poissonneux dans<br />
loute cette partie.<br />
La vue ne pent se porter de cette ville jusqu'a<br />
Olympie . qui est eloignee de six lieues ; mais on<br />
de'eouvre la mer , sur-tout du baut d'un petit coteau<br />
situe au midi, et ou distinguerait facijement<br />
le pavilion ties vaisseaux qui naviguent dans ces<br />
parages. Le mont Pboloe, dont quelques uns<br />
des sommets sont converts de neige , forme un<br />
Foj-ez PALS. Liv. v i.
J4O VOYAGE<br />
contrasfe frappant avec ]a fraicheur des vallons<br />
que Ton a en meme temps en perspective.<br />
Toute cette parlie da Belvedere , et celle a travel's<br />
laquelle je vais suivre mes compatriotes , se~<br />
rait nne des contre'es les plus ilorissantes de la<br />
Moree. lis sortirentde Pyrgo pour la parcourir;<br />
mais grand Dieu ! dans quel etat!... attaches<br />
comme des criminels ; on les obligea de traverser<br />
1'Alphee a gue, ayant de l'eau jusqu'aux epaules,<br />
et plusieurs faillirent se noyer; on leur lit prendre<br />
la route d'Andritsena , ville eloignee de dix<br />
lieues. Brise's de fatigue , accables de leur situation<br />
pre'sente, ils se trainerent a peine dans le<br />
superbe vallon d'Agolinitza, dont ils laisserentla<br />
la ville a deux lieues au midi. Us avaient alors devant<br />
enx un gros village appele Agios Vasili,<br />
,.«< B
EN MOREt I4I<br />
huit hcures de marclie, ils arriverenl aux sources<br />
d'uue petite riviere qui coule an midi , el, a un<br />
quart tie lieue vers l'est, ils tirent balte a un village<br />
appele Griveni: il est bali dans une montagne<br />
boisee d'arbres fruitiers, el Labile par des<br />
Grecs de Ja laiL'e la plus avanlageuse; ils ne larderent<br />
pas a s'en eloigner, en traversant le eoleau<br />
de Griveni , et ils se rendirent, deux lieues plus<br />
loin, a Andrilsena.<br />
Andritse'na est uae petite ville de J'Arcadie ,<br />
ou de ce canton qu'on nomme le Faneri: elle se<br />
trouve deux lieues a Test de Griveni, qui est 1'cxtrenie<br />
frontiere de l'Elide de ce cole; ni mines,<br />
ni monumens ne la distinguent, mais elle a un<br />
litre plus flatteur , qui est la^andeur et la bonle<br />
deses habitans Grecs d'oiigine, issus des<br />
pasteurs arcadiens, qui passent leur vie au milieu<br />
des bocages lleuris , ils ne respirent que Ja pais ,<br />
et n'ambitionnent que la vie champelre. Si l'etranger<br />
est pour eux un objet de curiosite, il Test<br />
aussi de respect : sans indiscretion ni importunite',<br />
ils s'empressent de le voir, de lui offi-ir<br />
les fruits de leurs champs , et ce n'est pas sans<br />
peine qu'on leur en fait accepter le prix , tant ils<br />
sont attaches aux devoirs de 1'hospitalite. S'ils<br />
n'en eussent e'te empeches, que u'auraient-ils pas<br />
fait pour nos soldats , qu'ils voyaient conduire<br />
ignominieusement attaches, comme l'avaient e'te<br />
leurs peres et leurs families, que l'impiloyable
,4a VOYAGE<br />
Albanais avait traines vers les bords voisins d'Arcadia<br />
, pour les vendre aux pirates de Barbarie ,<br />
dans le deuil general de la Moree!<br />
D'Andrilsena , qui n'est qu'a deux lieues au<br />
snd de Caritene, on ne pent appercevoir cette<br />
yille, a cause des montagnes boise'es qui s'elevent<br />
decc cote. II coule de leursilaucs des sources abondantes,<br />
qui arrosent le vallon d'Andritseua, dans<br />
lequel on voit une variele prodigiense d'arbres ,<br />
de cultures, et une infinite de pelits baugars ,<br />
sous lesqucls on a civilise plusieurs republiques<br />
d'abeilles. Ces habiles ouvrieres , quand le triste<br />
biver afilige la campagne, y trouvent un asile<br />
assure conlre ses rigueurs.<br />
A une lieue et demie' au sud-ouest d'Andritsena,<br />
on trouve mi village appele Davia , qui<br />
pourrait bien etre l'aucienue Pbygalis. Le ruisseau,<br />
qui coule a pen de distance dans la memo<br />
direction du Limax , lleuve qui ue fut jamais<br />
sorti de l'oubli, si Rlie'e, qui accoucha sur ses<br />
bords , n'eut lave Jupiter dans ses eaux; des fontaiues<br />
tliermales , qui sont a peu de distance ,<br />
eniiu les resles magnifiques jdu temple d'Apollon<br />
Epicureus , me font hasarder cette opinion.<br />
•• Les sources de la Neda , aujourd'bui Samari,<br />
sont a peu de distance de Davia , el le port de<br />
mer le plus considerable de cette cote , est celui<br />
d'Arcadia. Cette ville, chef-lieu d'un villaieti, et<br />
siege d'unc melropole connue sous le nom de
EN MOREE. i43<br />
Christianopolis , est une echelle de la Moree ,<br />
situee sur la rive droile d'une petite riviere;<br />
elle jouit d'une reputation d'opulence qui s'est<br />
etendue jusqu'au centre de la province ; elle<br />
est habitee par des Grecs et des Turcs, et elle<br />
compte dans son lerritoire Gargaliano , Gligoudista,Vrisies<br />
et Philatron. Des postes d'Albanais,<br />
dissemines jusqu'au cap Conello ', etablissent sur<br />
la cote une correspondance designaux,aumoyen<br />
defeuxqu'ilsallument sur des lieux eleves,dont<br />
ils se servent comme de phares. Comme toute<br />
cette partie est couverte de Lois , ces soldats,<br />
qui ne perdent jamais leur inte'ret de vue , s'associentaux<br />
cliarbonuiers, et, de moitie' avec eux,<br />
devastent les forets pour faire du charbon, sans<br />
que le gouvernement s'occupe d'arreter uu desordre<br />
qui devient prejudiciable. Tout re'pete eucoi'e<br />
, en voyant ce beau pays, qu'il ne lui nianque<br />
qu'unepopulation plus nombreuse, pour y<br />
operer les changemeus que desire l'anie active du<br />
sage , occupe de realiser toutes les sortes de bonheur<br />
qui peuveAt embellir le passage de 1'homme<br />
sur la tcrre.<br />
Je reviens a mes compatriotes. Us sortirent<br />
d'Andritse'na, et sans suivre le mont Menale,<br />
alors infeste de mecontens , ou les fit passer a<br />
Siuano a Londai'i, et le meiue jour ils entrerent<br />
a Tripolitza.<br />
1 Promontoire Cyparisium. Vo) • sa descrip.
Mouslapba occupaifc encore le pachalik de<br />
Moree , lorsque la garnison de Zante enlra captive<br />
dans le chef-lieu de sa residence. A la vue des<br />
malheureux sol dais francais , lies denx a deux ,<br />
le pacha ne put conleuir son indignation. II s'e- .<br />
tonua d'un traitemenl aussi rigoureux envers des<br />
soldats qui avaient capitule , et qui, par une distinction<br />
assez bisarre, gardaienl encore des marques<br />
de leur reunion en corps d'armee; car les<br />
officiers avaient conserve leurs epees, etle corps<br />
entier ses tambours et sa musique. Son premier<br />
ordre fut done de les respecter : tous furent loges<br />
dans son palais , les i'emmes separement; les<br />
officiers dans des chambres, les soldats dans une<br />
galerie propre et saine. Des vivres leur furent distribues<br />
regulierement, ainsi qu'une legere solde.<br />
Poussant plus loin les egards, je dois dire l'humanite,<br />
il voulut les garder quelque temps, afin de<br />
leur procurer un repos necessaire, avant de commence!'<br />
une marche aussi fatigante que celle<br />
qu'ilsallaient entreprendre. Chaque jour lamoilie<br />
des soldats avait la permission de sortir sous la<br />
conduite de leurs officiers, de parcourir la ville<br />
et la campagne. Force enfin de les envoyer a Constantinople,<br />
le pacha fre'ta plusieurs batimens a<br />
Naupli de Romauie, pour transporter les femmes,<br />
les en fans et quelques convalescens ; car , dans<br />
leur barhare vengeance, les ennemis n'avaient<br />
respecte ni le sexe, ni 1'age , ni la maladie.
EN MOREE. i45<br />
L'hiver regnait deja dans les montagues de la<br />
Thessalie , de la Macedoine et de la Thrace, que<br />
la Moree goiitait encore les douceurs de l'automn e.<br />
Le pacha presseutait ce qu'allaient avoir a souffrir<br />
les prisonniers francais ; ainsi, pour adoucir<br />
la rigueur de lettr sort, autant qu'il etait en lui,<br />
et afin qu'ils pussent voyager plus commodement,<br />
il leur fitdonner de hons soldiers ; enfin ,<br />
j'ajouterai qu'il les vit partir avec peine.<br />
CHAPITRE XVI.<br />
SUITE DE LA MARCHE DE LA. GARNISON FRANCAISE.<br />
—ARGOS,CORINTHE,MONTGERAN1EN. ARRIVES<br />
A THEBES.<br />
Jli N sorlant de Tripolitza , les prisonniers francais<br />
prirent le chemin de Mantinee, dont ils laisserent<br />
les mines a line demi-lieue sur la gauche ,<br />
pour continuer leur route, qui se trouve trace»<br />
daus les montagnes. Tout ce revers du mont Arte'misius<br />
est plante de vignes, qui fournissent ,<br />
comme je l'ai dit, le vin blanc qu'on boit a Tripolitza.<br />
lis avaient alors le village et la chapelle<br />
de St - Georges restant au nord-ouest. Ils etaient<br />
a une licue de 1'etang de Voulsi , qui se trouve<br />
au nord. L'opinion publique des habitans veut<br />
1. 10
J46 VOYAGE<br />
que ce soit l'ancien lac Stymphale, dont Hercule<br />
tua les oiseaux.<br />
A une lieue de St-Georges, ils arriverenl a un<br />
village on posle d'Albanais , qui a pris le nom de<br />
Kakiscala , a cause d'un chemin eu forme d'escalier,<br />
qui se trouve taille dans le monl Artemisius.<br />
Pausanias en fait mention, comme d'une<br />
route deja ancienne de son temps , et les Grecs<br />
modernes lui'ont doune le nom de Kakiscala, on<br />
mauvais escalier , a cause de l'etat de degradation<br />
dans lequel il se trouve : on le monte pour<br />
se rendre a Argos. Aii dela on suit une voie antique<br />
qui conduit a travers le mont Arlemisius,<br />
qui est couvert de bois de hautes-fulaies et de forets<br />
dans lesquelles on trouve des ruiues eparses.<br />
Quatre lieues avant d'arriver a Argos , on voit<br />
un gros village, au sortir duquel on passe dans le<br />
lit d'une riviere qui coule au midi; on descend<br />
eusuite la tnontagne, jusqu'a l'ancienne capitale<br />
de l'Argolide.<br />
Fatigues d'une marche de dix lieues dans les<br />
montagnes, nos soldats partirent d'Argos des le<br />
lendemain pour Corinthe , et pres de l'lnacchus<br />
on les separa des femmes , des enfans et des blesses,<br />
qu'on dirigea sur Naupli, ou quelques vaisseaux<br />
les attendaienl. Pour eux, ils descendirent<br />
d*Argos, eta une demi-lieue, ils passereut la<br />
Planizza ; apres denx lieures de marche , ils \ inrent<br />
a un village appele Carvathi. 11 est lout eu-
EN MO REE. i£i<br />
tier habite par ties Grecs , oecupes de 1 "agriculture,<br />
de Feducation des vers a soie, et d'equarrir<br />
des bois de cbarpente et de construction,<br />
qu'ils abattent dans la foret de Nemee, qui est<br />
"voisine.<br />
A une lieue et demie de Carvathi, se trouve<br />
un Derviu ou defile qui donue entree dans des<br />
gorges et dans des montagues. Au bout d'uue<br />
lieure eldemie d'unemarcbeaussi rapidequef'ati»<br />
gaute, ils fireut balte a Klegna, qui est probablemen<br />
t l'ancienne Cleones , connue au temps de<br />
Pausanias. On se rendait de la a Argos, par deux<br />
chemius dil'ferens , car on peut e viler le Dervin ,<br />
qui abrege le cbemin, en suivant la plaine et en<br />
dirigeaut par Mycenes. En approchant de Corintbe<br />
, la marcbe devient plus pe'nible, a cause des<br />
montagnes et de l'inegalite du sol; el on fait qualre<br />
lieues de la sorle, jusqu'a cette ville, ou les Francais<br />
terminerent leur seconde journec de marchc<br />
depuisTripolitza. Que le voyageur nevienneplus<br />
cbercher a Corinlbe les traces de ces edifices<br />
somptueux qui en firent l'ornement et la gloire.<br />
Corinlbe, jadis le sancluaire des beaux arts ; Corintbe,<br />
cette ville oil rivalisaient a la f'ois les ricbesses,<br />
le luxe et les plaisirs ; cette Corinlbe enfin,<br />
qui a rempli 1'univers de son nom, n'est plus<br />
aujourd'buiqu'un amas de maisons, qu'uoe ville<br />
decrepite , dont les babitans , lourmeules par le<br />
double ileau de la misere et des maladies, sem-
,£8 \ VOYAGE<br />
blent, pour la plupart, dcs fanlomesechappesdes<br />
tombeaux.<br />
Oa aurait peine a constater l'emplacement de<br />
Corinthe, si Ton ne savait que c'est l'Isthme , et<br />
si le bruit des deux mers, qui frappe le mont<br />
Geranien, n'arracbait le voyageuvasestristes pensees.<br />
En effet, quel changement! quel sujet de reflexions<br />
!... Mais le tableau qu'offre aujourd'hui<br />
Corinthe, est celui que presentent aux regards<br />
attrisle's de l'homme sensible, toutes ces villes jadis<br />
si puissantes , dont le nom seul a survecu aux<br />
empires dont elles faisaient partie....<br />
Corinthe • , batie au pied du mont Geranien,<br />
plus pres de la mer de Crissa que du golfe de Salamine<br />
, possede encore quelques maisons riches<br />
de negocians , que l'interet seul peut fixer dans<br />
UQ lieu aussi iusalubre. Elle est dominee par la<br />
forteresse d'Acrocorinthe 2 , dans laquelle les<br />
Chretiens ne sont point admis , et celte ville ne<br />
pourrait pas etre protegee par le canon de eel te<br />
citadelle,qui,acausede sa grande elevation, semble<br />
conslruite pour les aigles qui planent dans<br />
ses regions. Plutarque appelait Corinthe Tornement<br />
de la Grece.... Rome, qui ne poirvait soufirir<br />
de rivale, donna ordre au consul Memmius,<br />
1 Corinthe, Corinthi, nommee par lesGrees Corlho ,<br />
•Corinti par les Venitiens, et Germeu par les Turcs.<br />
2 Castron, le chateau.
EN MOREE. i49<br />
I'ari 3818, de la de'tntire de fond en comble, de<br />
vemlre a l'encan les femmes et les enfans de ses<br />
liabitans s on voit des lors les premiers auteurs<br />
de ses desartres. Auguste , qui voulut se signaler<br />
par des bienfaits , quand il n'eut plus d'ennemis<br />
a extermiuer , la rebalit et la repeupla. Prise, il<br />
j a pres de trois cents ans , par Amurat II, elle<br />
l'ut de nouveau desolee, el ses restesser vent maintenant<br />
d'asile a line population condarunee aux<br />
maladies.<br />
Ses mines antiques ne consistent plus qu'enonze<br />
colonnes doriques, que David leRoi a fait<br />
connaitre au monde savant. On trouve encore<br />
au pied du mont Gerauien des eaux tbermales ,<br />
qui sont peut-etre les bains d'Helene; et le voyagcur<br />
pent visiter l'emplaccment du stade, ou<br />
rantiquite celebrait des jeux en l'bonneur de<br />
Melicerle. Mais quels vestiges lui reveleront ou<br />
existerent tant de monumens et de portiques celebres?Peut-etre<br />
sous les halliers epars , se trou-<br />
\ent les fondemens de ces palais de volupte , ou<br />
les courtisanes recevaient une jeunesse avide<br />
de plaisirs et de fetes.<br />
Si, de ce lieu maintenant solitaire, on monte<br />
vers Acrocorinthe, il faut employer environ une<br />
lieure. On ne voit, dans les precipices , que des<br />
tioncons de colonnes , des fills a demi-brises , et<br />
des colonnes entieres du marbre le plus estime.<br />
On dit que celte citadelle , ou mil Chretien n'est
J5O VOYAGE<br />
adniis, renferme encore plusieurs choses precieuses<br />
de l'antiquite , telles que la fontaine Pyrene,<br />
revetue entierement en marbre blanc, une<br />
quantite de bas-reliefs et descriptions inedites.<br />
Ce fut la, comme on sait, que Bellerophon s empara<br />
de Pegase.... Mais, quelle vue magnilique<br />
s'etend sur toule la Grece , de ce point sublime !<br />
L'Acha'ie, la Sicyonie, Argoset ses montagnes,<br />
le Partbenius, le Taygete, Naupli et sa Palamide,<br />
le golfe magnifique d'Argos et les coles de la Laconie,<br />
peuvent elre embrasses d'un coup d'ceil!<br />
Sous les pieds de l'observateur sont la mer de Lepanle<br />
et les Hots du golfe d'Enghia. U conlemple<br />
Megare, Salamine et Eleusis. II verrait sortir<br />
les vaisseaux du Pyree dans les beaux jours d'Athenes<br />
; l'Epidaure , Eginc , Calaurie , sont devant<br />
lui,ainsi que la terre de l'Hermionide, qui<br />
seconfonddans l'azurdes mers. Ilerresurle mont<br />
Cytheron , il voyage sur la double cime , et son<br />
ame ne pent suflire aux objets qui l'envirounent.<br />
L'isthme qui separe le golpbe de Lepanle de<br />
celui d'Enghia, a pris, chez les Grecs modernes,<br />
le nom d'Examilli, a cause de sa largeur, qui est<br />
de six milles : pour le passer , il faut francbir Ic<br />
mont Gerauien; etles voyageurs coucbent a un,<br />
khan \oisiu de la ciladelle. L'aga qui comniandait<br />
en ce lieu, dans ces derniers temps, efait im<br />
homme riche et puissant, qui accueillait les Europeans<br />
avec dislincliou.
EN MOREE. i5i<br />
La garnison francaise prison niere, afin de continuer<br />
sa marche, quitla Corinthe des que le jour<br />
fut venu , pour se rendre a Megare , bourg de<br />
Grecs eloigne de dix lieues.<br />
J'ai peiut, avec le langage de la reconnaissance<br />
, la conduite vraiment genereuse de Moustapha<br />
pacha envers mes compatriotes; je peindrai<br />
anssi, mais avec d'autres couleurs, les traitemens<br />
barbares exerce's envers ces infortune's, depuis<br />
l'instant oil ils eurent quilte le pacbalik de Moree,<br />
qui se termine aux confius de l'Attique.<br />
Pour donner une idee de ce qu'ils eurent a souffrir<br />
de la part de leurs conducteurs, il me suffira<br />
de quelques faits. Aussitot qu'un des prisonniers<br />
s'arretait par manque de force, et ne pouvait<br />
suivre ses camarades, les soldats qui les escortaient<br />
lui tranchaient la lete , et abandonnaient<br />
son cadavre sur le cbemin. Quelques officiers ,<br />
indigne's de cette barbarie, voulurent e'levcr la<br />
voix de Fhumanite, et,pour re'ponse, ils rccurent<br />
la mort. Mais, comme les prisonniers elaient reposes<br />
par leur se'jour cbez le pacha , ils se rendirent<br />
facilement audela des moutagnes, et viureut<br />
coucher a Megare.<br />
Le lendemain, ils arriverent a Thebes, (Thiva )<br />
e'loigne'e de huit lieues de Megare. Du haut de la<br />
Cadme'e , on jouit de la vue du mont Cytheron et<br />
du Parnasse. Ily a a Thebes unevequegrec,qxielques<br />
mosquees , et des ruines pen ir.ieressantes.
!5a VOYAGE<br />
Je ne suivrai plus la marche de la garnkon de<br />
Zante, a travers l'immense pays qu'elle parcourut<br />
jusqu'a Constantinople : sans m'etendre sur<br />
les details affligeans de son sort, je dirai seulement<br />
qu'arrivee dans cette ville, on desarcna les<br />
©fficiers,et que tous les Erancais,saus distinction,<br />
furent precipites dans le bagne. La,pendant plus<br />
de trois annees , celles de ces victimes qui survecurent<br />
a leur mise're, eurent a supporter le poids<br />
des fcrs , et les trailemens les plus affreux. Mais<br />
je me reserve de peindre avec les couleurs convenables,<br />
dans un autre endroit de cet ouvrage, et<br />
leur courage et la l&chete de leurs oppresseurs.<br />
En attendant, je -vais rentrer chez les Mora'ites,<br />
parmi lesquels je vi\ais; je yais continuer cet<br />
ouvrage , qui doit comprendre l'ensemble geographique<br />
, physique , commercial et moral de<br />
l'antique Peloponese.
EN MOREE. i53<br />
CHAPITRE XVII.<br />
LACONIE. ROUTE DE TRIPOLITZA A MISTRA OU<br />
LACEDEMONE.<br />
XJ E tons les coins de FEurope , on se rend a<br />
Athenes pour visiter ce qui reste de ses momimens.<br />
Cette ville semble avoir epuise a elle<br />
seule toute Fadmiration des voyageurs; elle a<br />
pour ainsi dire efface dans la memoire des<br />
liommes, le reste de la Grece. Cependant que de<br />
choses a voir dans les contrees voisines ! que de<br />
lieux inte'ressansaparcourir ! Mais, s'il estpermis<br />
d'excuser cet oubli, ou plutot cette conduite des<br />
voyageurs , je dirai que, pour penetrer en Moree<br />
, les difficulte's vont toujours en croissant<br />
des qu'on a passe Fisthme, ou qu'on s'eloigne<br />
des ports de Modon et de Coron : j'ajouterai, de<br />
plus , qu'il fall ait etre place dans les circonstances<br />
oil je me suis trouve , c'est-a-dire, etre<br />
tout a la fois prisonnier d'un pacba, mais jouissant<br />
de sa liberte, et medecin , poiir posseder la<br />
facilite de voir, non seulement les objets par mes<br />
yeux, mais encore pour en conferer a loisir avec<br />
Jps hommes du pays. Dans une situation penible,<br />
mais avantageuse pour mediter froidement, j*ai
(54 VOYAGE<br />
done pii confronter a mon aise les renseignemens<br />
qui m'ont ete donnes , avec ce qui m'environnait;<br />
j'ai pu enfin rassembler des notions<br />
assez positives, pour offrir une description fidele<br />
de 1'ancien Peloponese.<br />
Des qu'un voyageur a mis le pied dans la More'e,<br />
il se transporte naturellement dans les siecles<br />
passes, et ses regards se fixent sur la Laconic<br />
Telles furent anssi les premieres impressions que<br />
j'eprouvai, lorsque , me rendant de Navarin a<br />
Tripolitza , je vis , pour la premiere fois , les<br />
sommets converts de neige du mont Taygete. Je<br />
sentis une secrete emotion , des larmes involontaires<br />
coulerent de mes yeux ; j'allai jusqu'a me<br />
feliciter de l'infortime qui m'avait jete en ces<br />
lieux.<br />
Quel autre champ allait s'ouvrir devant moi, en<br />
sortant du vallon de Tegee pour eutrer dans la<br />
Laconie ! Ici, l'liisloire , la mythologie , tout ce<br />
que le monde eul d'etonnaat, se reunit, se confond<br />
, pour ravir mon admiration , et je suis contraint<br />
de me recueillir, pour fixer mes idees,<br />
avant de parcourir un pays anssi celebre que<br />
celui ou Sparte exisla; mais, a ce nom, l'illusion<br />
de la Fable se dissipe !....<br />
En ouvrant l'bistoire, on trouve que le pays ,<br />
conuu aujourd'hui sous le nom de Zaconie ou<br />
Laconie, et que les Turcs designent sous le titre<br />
do sangiak de Mistra, recut, dans les temps fa-
EN MORE E. i55<br />
buleux , le nom de Lelegie , a cause de Lelex ,<br />
bommedupays, qui y donna des lois. Son fils<br />
Eurolas lui succeda , et le fleuve, dont il dirigea<br />
le conrs , prit le nom d'Eurotas. Yirgile et<br />
quelques poetes ont cbanle la Laconie sous la<br />
denomination d'OEbalie; Strabon veut qu'oa<br />
1'ait appele'e Argos.<br />
Sparte , qui fut la capitale de cette province ,<br />
fleurit sous le gouvernement que lui dicta Lycurgue<br />
: gouvernement dont tant d'ecrivains<br />
anciens et modernes ont parle de manieres si<br />
differentes.<br />
On voit les Laoedemoniens, toujours jaloux et<br />
ambilieux , se rendre maitres de la Laconie par<br />
Ja violence , et reduire ses babitans naturels dans<br />
le plus dur esclavage. Pour se soutenir dans uu<br />
tel etat, les vaiuqueurs adoptentla vie des camps,<br />
maiigeiit en communaute', et nc quittent jamais<br />
les amies. Us favorisent la fraude et la fe'rocite<br />
des enfans, et leur inspirent le gout du vol, des<br />
rapines et des brigandages.<br />
Agresseurs perpe'tuels, ces fanatiques foulenf<br />
aux pieds la foi des traites , le respect des dieux,<br />
pillent, egorgent, incendient sans pitie les pays<br />
trop malbeureux d'etre leurs voisins. Us portent<br />
leurs premiers coups aux peuples du vallon<br />
paisible de Tege'e ; ils desolent TAchaie , ils<br />
ravagent lArgolide , et subjnguent les Messeuiens<br />
, leurs voisins. Ces guerres ne sontque le
•i 56 VOYAGE<br />
prelude de l'asservissement general de la Grece,<br />
qu'ils ont jure. '<br />
Leurs victoires ne sont enlieres que quamd il»<br />
ont fait couler des Hots de sang : ils accoulument<br />
leurs enfans a ce spectacle afireux , qui lcur inspire<br />
la ferocite ; ils vont a la chasse des Holes ,<br />
qu'ils massacrent sans pitie; ils traiteut avec<br />
autant de rigueur les Atheniens. Athenes, le<br />
centre des arts , allait meme etre detruite .de<br />
fond en comble , et disparaitre sous la main des<br />
Spartiates , si quelques Ters d'Electre n'eussent<br />
de'sarme Lysandre , leur general. On voit quelle<br />
circonspeclion Xenophon ' emploie , quand on<br />
lui veut deferer le commandement des Grecs : il<br />
refuse, parce que , dit-ii, il ne peut se permettre<br />
de oonamander en chef , quand il se trouve des<br />
Lacede'moniens dans l'armee. On doit juger , d'apres<br />
ces paroles d'un aussi sage capitaine, de<br />
la clemence et de l'equite de semblables dominateurs.<br />
Le sang des ilotes egorges fut, a la verile ,<br />
venge.DesCretois,fourbesct assassius^comme ils<br />
le sont encore de nos jours, vinrent punir les outrages<br />
faits a la Grece, en extermiuant ce qui<br />
restait de Spartiates de race dorique. Mais comme<br />
si cette terre n'eut jamais du etre peuplee que par<br />
des hommes bai-bares, on \it alors accourir de<br />
1 Xenophon, relrailc tlesDix iMille.
EN MOREE. V5j<br />
tons les pays des scelerats echappes au glaive des<br />
lois, qui vinreut Se niettre a la place de ces mettles<br />
Spar dates lis disparurent a leur tour, et<br />
rien de ces monstres n'existe plus : rien au moius<br />
n'en retrace l'image dans ces conlrees illustres,<br />
que les Cacovouuiotes, ou brigands de la montagne,<br />
qui habitent l'extremite du cap Tenare; ou<br />
bien les habitans deVordonia, especede reunion<br />
e'trange dont je parlerai ailleurs Jetons<br />
maintenant un coup d'ceil sur les temps plus voisins<br />
de nous.<br />
Trop de malheurs firent ensuite expier aux<br />
Lacedemoniens les fautes qu'ils avaient conimises;<br />
et, ecrases par les Thebains, ces fiers courages<br />
expirerent moralement sous lo joug du tyran<br />
Nabis.<br />
II exista pourlant des verlus dans Sparte, et<br />
l'epoquevraimeutglorieuse de ce peuplefut celle<br />
del'invasiondesbarbaresquimenacaientlaGreee.<br />
C'est en vain que par des allegations supposees ,<br />
Pauw , 1'ennenii des Grecs, voudrait fletrir la<br />
sublimite des reponses de Leonidas. Ce he'ros n'elait<br />
pas , comnie il le pretend , cache derriere<br />
une haute muraille \i, et sa cere'monie funebre ,<br />
1 Voyez la Description ties Tltermopyles, tome second,<br />
pour juger de la faussete de la critique de Pauw, danscette<br />
circonstauce, ouson exagdration se decele d'une niauiero<br />
trop nianifeste,
x58 VOYAGE<br />
Celebree avant son depart, dans Sparte meme ,<br />
atteste a jamais qu'il connaissait le sort qui l'attendait.<br />
Mais Leonidas lie peut eleindre les senliniens<br />
d'aversion que les moeurs des Spartiates<br />
inspireront toujours aux nations civilisees qui<br />
cultivent les vertus sociales.<br />
La Laconie, qui devint une prefecture , puis<br />
line principaute dans le temps du Bas-Empire ,<br />
enfin un despotat sous ces princes ridicules qui<br />
vinrent fixer leur cour a Mislra , dut admettre<br />
une infinite de peuples qui altererent les moeurs<br />
de ses habilans. On pourrait cependaul dire qu'il<br />
est encore reste une empreinle profonde du.<br />
caractere antique parnii la nation independante,<br />
qui habite le Taygete.<br />
Mistra, qui avait remplace Sparte, apres des<br />
siecles de troubles et d'anarcbie , ceda enfin au<br />
genie victorieux du terrible conqnerant de Bysance<br />
, qui y fit son entree en 1460 , trois mille<br />
deux cents ans apres sa fondalion. On sait que ce<br />
vainqueur inexorable fit scier en deuxlegouverneur<br />
du cbateau de Mistra; mais comme il etait<br />
doue de conuaissances dans les arts, il respecla<br />
les monumens qui se trouvaient encore existans.<br />
I] etait reserve a un Ilalien , plus barbare que les<br />
Turcs, de porter le dernier coup a cette ville malbeureuse<br />
, lorsque , trois ans apres , Sigismond ,<br />
Mala testa, prince de Rimini, force de l'evacuer,<br />
y mit le feu,et en ruina lameilleure pailie.
EN MORE E. i59<br />
Sparte est dcpuis ce temps tombee de uouveau, et<br />
restee au pouvoir des Turcs.<br />
LaLaconie,en general, est d J un aspect sauvage;<br />
©n y trouve de beaux vallons formes par le Pente-<br />
Dactylon , le mont Tornika, et la chaine du<br />
Parlhe'nius; ces montagnes elles-memes sont couvertes<br />
de pins, d'arbres pyramidaux, et de forets<br />
immenses de sapins qui forment de vastes perspectives<br />
, ct on voit des prairies delicieuses, des<br />
•vignobles riches, en descendant l'Eurolas, jusqu'aux<br />
environs de Vordonia '.<br />
Le Taygete est le boulevard naturel de la Laconie,<br />
du cole de l'ancienne Messenie , ou Von<br />
entre par im chemin appele les Portes , ou le<br />
passage, qui, de deux lieues au sud de Mistra,<br />
pres Vordonia, se contournedans les montagnes»<br />
et debouche sur le revers occidental du Taygete<br />
dans le pays de Zarnate , a Ianitza 2 .<br />
On sait que Bacchus etaitparticulierement honore<br />
sur le mont Taygete , et que les bacchantes<br />
le parcouraient dans leurs solemniles.Polybe n'a<br />
pascraintde le comparer aux Alpes. II s'elend<br />
depuis les sources de rEurotas jusqu'au cap Tenare<br />
, ou Matapan , en de'crivant une ligne de<br />
vingt-cinq lieues. Les Grecsmodernes donnent a<br />
sa chaine entiere le nom de Pente-Dactylon, a<br />
1 Vordonia ne parait pas etre unlieuancien.<br />
•" Ianitza (itait peut-elre Alagonie dans l'antiquite.
6o VOYAGE<br />
cause de cinq sommets particuliers qui pyramident<br />
dans la moyenne region de l'air; vis-a-vis de<br />
Mistra, il s'appelle Vounl tis Mistras, montagne<br />
de Mistra; du cole d'lanitza, Vouni tis<br />
Portals , montagne des Portes ; son somrnet le<br />
plus eleve a ete appele mont Saint-Helie , et il y<br />
avait jadis un temple du Soleil; dans le pays des<br />
habitans du cap Tenare , connus sous le nom generique<br />
de Maniates , il prend la denomination<br />
de monlague de Maina; enfin, vu de l'interieur<br />
de la Moree, les Grecs disent: voila le Pente-Dactylon.<br />
Je n'enlre dans ces details que pour empecher<br />
de prendre le change sur ces differens<br />
noms, dans l'acception desquels il est souvent<br />
designe d'une facon generale.<br />
Si Bacchus recevait des hommages sur le Taygete<br />
l , on sacriiiail sur son sommet des coursiers<br />
a Apollon ; on reverait Diane dans ses forets, ou<br />
elle se plaisait avec ses Nymphes ; et dans les vallons<br />
cultives qu'il forme encore, Ceres recevait<br />
les adorations du peuple entier. On trouve aujourd'hui,<br />
dans ces memes lieux, des villages hahites<br />
par des hommes independaus; vers le midi,<br />
une republique guerriere , connue sous le nom<br />
de Mague, et dont la nation se qualifie de Laco •<br />
nienne, et de Maniate.<br />
L'Eurotas, qu'on appelle maintenaut Yasilipc-<br />
1 Aumont Saint-Helic,
EN MO REE. 161<br />
tamos , estle premier cles ileuves de la Laconie ;<br />
borde de lauriers eternels courbes eu voiite sur<br />
ses eaux , il la traverse , et semble encore consacre<br />
aux divinites dont il est l'image jiarsa pure<br />
te'. Des cygnes voyageurs, plus blancs que la<br />
neige des monlagnes, moment et descendent eu<br />
jouant, depuis sa source jusqu'a la mer de Gythium<br />
, oil il se jette avec tranquillite.<br />
Diane , Apollon y sont maintenant oublies, et<br />
1'EuroUis a lui-meme perdu son nom dans le chaos<br />
des revolutions. Ce i'ut pour houorer les despotes<br />
>, ou princes de Mistra , que 1'adulation<br />
grecque l'appela du nom de Vasilipotamos , ou<br />
fleuve Royal, parce qu'ils avaient sur ses bords<br />
Jeurs maisons de plaisauce, et que frequemment<br />
ils s'y livraient aux plaisirs de la cbasse. Niger la<br />
designe sous le nom d'Iris , je ne sais pourquoi ;<br />
et cette qualification se trouve reproduite sur<br />
plusieurs cartes, et dans Melelius , qui l'a surnomme<br />
Neris.<br />
Superbe et impe'tueux, dans le temps de la fon te<br />
des neiges, TEuTotas ou Vasilipotamos , qui dehorde<br />
alors d'une maniere effrayante , se cache<br />
en e'te entre ses roseaux. Le vallon de Belmina<br />
ou de PerivoH , ne le voit phis que comnie<br />
un humble ruisseau, ct riche du tribut de quel-<br />
* Despotes. &i
!6a ' VOYAGE<br />
ques fontaines el de la Chelefine ; il coule a<br />
l'orient de Mistra, depouille de la majeste du<br />
roi des lleuves. Cependant les cygnes ne l'abandonnent<br />
pas , mais ils se concenlrent alors entre<br />
Amyclee et les bords voisins de la mer. Si pourtant<br />
la voix du tonnerre se fait entendre au dessus<br />
du Taygete , si les nuages se resolvent en<br />
pluie sur ses cimes , alors l'Eurotas ne tarde pas<br />
a remplir son lit; bien different de FAlphee, qui<br />
recoit cent quarante rivieres , il ne lient sa grandeur<br />
que des regions du ciel, dont les nuages<br />
sont attires par les pointes eleclriques du mont<br />
Taygete.<br />
Eu admettant effeclivement que l'Eurotas ait<br />
vingt-quatre ou vingt-six lieues de cours, ce qui<br />
est la verite , on ne peut pas presumer que sous<br />
uu ciel ardent comrae celui de la Laconie , il ne<br />
se trouvat totalemenl a sec pendant la duree entiere<br />
de Tele, si le mont Taygete ne l'alimentait<br />
par la fonte des neiges et des glaciers, et par les<br />
frequens orages, dont il est l'asile ordinaire.<br />
Apres avoir sommairement recapitule les generalites<br />
de la Laconie ancieuue et moderne , je<br />
passe a decrire d'une maniere speciale , tel qu'il<br />
est encore, ce pays si celebre , et si digne de<br />
l'etre par les evenemens qui s'y stmt passes ; je<br />
coramencerai par indiquer la route qui, del'anliqueTegee,<br />
couduisait a Sparte. En quittant Tripolitza<br />
poivr se rendre a Mistra, ou peut indiffe-
EN MOREE. :63<br />
remment sortir par la porte de Naupli, ou par<br />
telle de Navarin. A line demi-lieue, on laisse<br />
sur la droite , sur mi monticule, les mines de<br />
Tege'e, que les Grecs nomment Paleopolis , et<br />
Meletius, Paleoepiscopi; la campagne aux environs<br />
est belle, parfailement cullivee, et d'une<br />
regularity frappante. Bientot on revoit Ase, sapetite<br />
montagne, et le vallon ou lAlphee s'engouffre,<br />
sans decouvrir le village situe au dela<br />
d'Ase, dont j'ai pre'cedemment designe l'emplacement.<br />
On dirige a l'orient, apres avoir de'passe Tegee,<br />
et on remarque plusieurs belles metairies, quelques<br />
maisons de campagne, et on arrive a une<br />
lieue dela, a Sirada, qui est une reunion de<br />
quelquesmaisons. Vis-a-vis, et dans le mout Chelmos,<br />
distant de deux lieues de Tege'e , on distingue<br />
un village de plus de soixante maisons ,<br />
dont la perspective, unie a un bois de pins qui<br />
le domine, varie de plusieurs manieres agreables<br />
, a mesure qu'on avauce. Un torrent, dans'<br />
cet espace, cotoie le mont Chelmos, et vient<br />
se decharger dans le vallon de Tegee, ou , dans<br />
l'hiver, Ton voit quelques lacs que la terre absorbe<br />
des le printemps.<br />
On laisse Sirada sur la gauche an nord , et peu<br />
apres, dans la meme direction, on voit Phitea ,<br />
autre village du vallon de Tripolitza, oil les Turcs<br />
puissans out des maisons de campagne; lelerroir
i64 VOYAGE<br />
est plante d'une infinile de cerisiers, de pechers ,<br />
et on y cullive des plantes potageres, dont la<br />
majeure parlie se vend au bazar, ou marche de<br />
Tripolitza, dont Philea est distant de deux fortes<br />
lieues et demie.<br />
Du chemin de Mistra par Phitca , il y a une<br />
traverse qui se rend a Steno, eloigne de deux ou<br />
trois lieues , et qui se trouve dans le mont Artemisius<br />
, oppose au mont Chelmos, ces deux ehaines<br />
du Chelmos et de l'Arlemisius dessinant,<br />
l'mie au nord et l'autre au midi, les deux coles<br />
du vallon de Tegee. Tout l'espace qu'elles renferment<br />
est parfaitement cultive et parseme de jolis<br />
groupes d'arbres fruitiers.<br />
De Phitea a un autre bameau isole , situe a<br />
Pest, on compte une bonne heure de chemin;<br />
les Grecs lni donnaient le nom de Carca ou Coraca;<br />
ils Tappellent aujourd'hui simplement chorion<br />
ou -village. On passe, a\ant d'y arrives,<br />
le lit d'un torrent qui se perd dans le vallon de<br />
Tegee , et on le laisse sur la droite, pour penetrer<br />
dans l'Hermceum de la Laconic<br />
C'elait le defile qui, du pays des Tegeates, conduisait<br />
a Sparte , et on lui dounait le nom d'Hermseum<br />
, a cause d'une statue de Mercure qui se<br />
trouvait en ces lieux , ou Ton voit de nos jours<br />
une croix et une petite cbapelle. On trouve bientot<br />
les traces d'une voie militaire, par les espaces<br />
paves qu'on appercoit. L'eloigncment du mont
EN MORfiE. i65<br />
Parthenius au mont Chelmos, clans le defile',<br />
n'est gueres de pins d'une demi-lieue.<br />
Le premier village qu'on trouve , en avancant<br />
dans la Laconic , est celui de Carvathi, qui a ete<br />
brule dans la derniere guerre, et rebati de nos<br />
jours; it est a trois lieueset demie eriviron de Tripolitza,<br />
situe sur le penchant du mont Parthenius.<br />
On y voit des fontaines abondantes, qui<br />
font tourner quelques moulins ; leurs eaux coulent<br />
au sud-ouest, vers une chaine de montagnes<br />
boisees , qui court du nord au midi, pour se<br />
confondre avec le Taygete. Le village de Carvathi<br />
est compose d'une centaine de feux , et n'est<br />
gouverne que par des codja-bachis. Les Turcs<br />
n'oseraient se fixer dans un endroit aussi expose<br />
airs visites des Maniates, qui ont des postes d'observation<br />
a une lieue et demie de la, sur la montagne<br />
voisine de l'Eurotas-.<br />
En quittant Carvalhi, on entre dans nne foret<br />
d'une lieue, qui est renommee par plus d'un brigandage.<br />
Elle s'eleve en amphitheatre, etsemble<br />
s'eleudre beaucoup plus du cote de 1'crient qu'au<br />
midi. On assure qu'elle masque plusieurs villages<br />
, dont les babitans font leur metier principal<br />
de travail! er a quelques ouvrages en bois, de recueillir<br />
le kermes, enfin de faire une guerre constante<br />
aux loups et aux renards, dont ils vendent<br />
les founrares. C'est san* doute pour se dedonr-
i66 VOYAGE<br />
luager d'occupations si peu lucralives , qu'ils detroussent<br />
aussi qvielquefois les passans.<br />
Une demi-lieue plus loin, apres avoir parcouru<br />
un terrain inegal, couvert de lauriers , de myrthes<br />
et de genets, on trouve un poste a l'eutree<br />
d'un second dervin on defile. II est souvent abandonne<br />
des spahis, auxquels on enconfie la garde,<br />
et qui, dans leur prudence ordinaire , ne manquent<br />
jamais •'de ceder le terrain au\ brigands,<br />
pour peu qu'ils se presentent en nombre egal. Ce<br />
defile porte encore les traces d'un chemin ancien.<br />
II donne entree dans une foret de deux bonnes<br />
lieues de long, dans laquelle on remarque des<br />
arbres rnagnifiques. Les monlagnes qu'on peut<br />
appercevoir sont couvertes de bois de sapin;<br />
la nature par-tout offre un aspect sauvage ; des<br />
chenes vieux comme les siecles, des quartiers<br />
enormes de rocbers revetus de mousse, des fondrieres<br />
remplies de fougeres, de myrlbes et d'arbustes<br />
entasses , varient l'embarras et la confiision<br />
du tableau. On passe deux fois une petite<br />
riviere , appelee tour a tour Clielefina et Potami,<br />
qui va se decbarger dans l'Eurotas, a peu de diatance<br />
de sa source.<br />
A peine a-t-on quitte ces lieux d'un silence qui<br />
n'est interrompu que par le cbant des oiseaux ,<br />
qu'uu nouveau spectacle se presente. On approche<br />
du fleme-roi, on suit ses rivages , on voit
EN MOREE. i67<br />
1'ancien emplacement de Sparte a une lieue de-<br />
•vant soi, la montagne de Mistra, le chateau qui<br />
la couronne , mais on ne decouvre point la ville.<br />
Quelques villages, de beaux vignobles, partagent<br />
1'attentlon du voyageur qui visite ce coin du<br />
monde si celebre autrefois , et presque inconnu<br />
de nos jours. II salue les bocages cheris de<br />
Diane ; il voit avec ravissement ces lauriers toujours<br />
verts qui bordent l'Eurotas ; il retrouve<br />
jusqu'auxroseaux qui servaient tout a la fois, aux<br />
Spartiates , de lits , de tleches , et de stylets pour<br />
ecrire. II voudrait ralentir sa marcbe, pour examiner<br />
en detail les moindres objets, lorsque s'approchant<br />
tout pres du fleuve , il le passe sur un<br />
pout qui n'est plus ni le Babyka, ni le Giroforos,<br />
quoiqu'il ait retenu ce dernier nom parmi quelques<br />
personnes.<br />
Apres avoir contourne' la montagne sur laquelle<br />
s'eleve Mistra, en laissant a la gauche<br />
Evreo-Castron , on decouvre Mistra, dont l'etendue<br />
et la population font encore de nos jours le<br />
chef-li U d'un sangiak, ou baronnie.
168<br />
VOYAGE<br />
CHAPITRE XVII.<br />
HUINES DE SPARTE. DESCRIPTION DE MISTRA ET<br />
DE SES ENVIRONS; IDEE DE SES RABITANS.<br />
JLJE nom de Sparte est presque tout ce qui reste<br />
de cette \ille si celebre, dont le circuit etait de<br />
plus de deux de nos lieues. Sa situation, son emplacement<br />
sont a peine reconnaissables pour<br />
ceux qui visitent les lieux ou elle a existe. Les<br />
noms d'Apethais , de Scias, cpie quelques Grecs<br />
pretendent retrouver dans certains eudroits de<br />
Mistra , ne leur sont applique's que sur des conjectures<br />
vagues, et souvent d'apres l'autorite de<br />
quelques -voyageurs, qui leur ont fait part de<br />
leurs ide'es, Je \ais etre moi-meme oblige de les<br />
repeter, en pre'vcnant de seteniren garde contre<br />
tout ce qui est hasarde , et en le desiguant ainsi<br />
d'une maniere explicite.<br />
Mistra est line ville moderne incontestablement<br />
batie des mines de l'ancienne Sparte, quotqu'elle<br />
soit eloigne'e d'une demi-lieue de son emplacement<br />
'. On ne voit pas trop a quoi repond<br />
1 M. Scrofani nous dit que Mistra veut dire du fromage<br />
mou, sans doute comme l'etymologie de I\enfi /nuelyient<br />
des fromages de ee nom j ccla s'appelle de l'drudition aiphana<br />
> yieut Kequus I
EN MO REE. 163<br />
«on nom moderne, tanclis que celui de Sparte,<br />
Suapriiv, designait tres-bien la nature du terrain<br />
rempli de genets ou elle se trouvait.<br />
Mistra s'eleve en amphitheatre sur le penchant<br />
d'une montagne tournee a Test, et recoit les<br />
rayons du solcil, qui, n'elant point temperes par<br />
]e vent du nord , y rendent, en ete, les chalcurs<br />
insupportables. Elle est domine'e , a l'ouest, par<br />
lemontTaygete^d'ou J'on tire, dans la saison brulanle,<br />
de la neigepourrafraichir le scherbet et les<br />
boissons. Au nord , elle est oommandee par son<br />
propre chateau ; vers l'orient, le mont Tornika<br />
lui envoie quelques agreables Emanations; enfin ,<br />
la vues'etend,aumidi, sur la Tiase, et lelongdu<br />
Vasilipotamos, dont les rives sont charmantes.<br />
On peut diviser cette ville en quatre parties ,<br />
qui sont assez distinctes pour recevoir une description<br />
particuliere. La premiere est la citadelle,<br />
TO KoVrp»»; la seconde est la ville proprement dite,<br />
ou Mistra, qui est de forme ovale; enfin les deux<br />
dernieres sont deux faubourgs connus , Tun sous<br />
le nom de Mesochorion , ou village du milieu,<br />
et l'autre sous celui d'Exochorion , appele MaratcheetEvreo-Castron<br />
, situe au dela du fteuve.<br />
Le chateau est bad au sommet de la montagne<br />
de Mistra, sur un plateau de cinq cent» toises environ<br />
de circuit, et il est gouverne par un sardar,<br />
ou commandant, qui a sous ses ordres quelques<br />
""•nuiers. L'artillerie qui k defend.
,7o VOYAGE<br />
se compose au plus (Tune douzaine de pieces de<br />
canon , toutes d'un calibre different. Les magasins,<br />
si on peut donner ce noni a une ou deux<br />
caves , et a quelques hangars , ne renferment de<br />
poudre que celle que le bey
EN MOREE. I7I<br />
Le chateau de Mistra n'est pas celui de l'anfienne<br />
Sparte, dont on voit eucore les fondemens<br />
sur line colline moins elevee , mais dans<br />
une situation plus avantageuse, et plus mililaire,<br />
qu'il faudrait occuper de nouveau, pour se rendre<br />
maitre du cours de l'Eurotas.<br />
En descendant du chateau, l'ocil embrasse sans<br />
peine les dimensions de la -ville de Mistra, environnnee<br />
demurailles ruiuees, dans lesquelles on<br />
appercoit encore deux portes, ou sont posies les<br />
agens du fisc , qui percoivent le droit de peage.<br />
La premiere , ouverte au nord, conduit au chateau<br />
, et la seconde donne issue vers l'orient.<br />
Deux grandes rues divisent cet espace presque<br />
a angle droit. La plus considerable, oil Ton voit<br />
quelques restes de J'antiquite , est la rue du<br />
Marche, que, je ne sais trop pourquoi, les lettres<br />
du pays preteudent etre l'Apetha'is '^puisqueMistra<br />
n'est pas sur l'emplacement de Sparte ; mais<br />
ils le veulent ainsi, et, si ou les voulait croire, on<br />
y devrait voir lamaison duroiPolydore, le temple<br />
de Minerve, dans lequel Ulysse avail fait l'inauguration<br />
de la statue de cettedeesse, et la chapelle<br />
de Neptune Te'narien.<br />
Je suis leurs idees.... Le grand bazar, rempli<br />
de Mistriotes au regard fier, et d'ilotes cultivateurs<br />
; environne d'humbles boutiques, de mai-<br />
" Aphetais. Paur. Lacon- Liv. in.
,7, VOYAGE<br />
sons a un seul etage, est 1'ancien Agora. Je sai*<br />
qu'on trouve quelques bas-reliefs dans les maisons,<br />
et que c'est la 1'opinion vulgaire, et la tradition du<br />
pays. Qu'il soit ou non 1'Agora-, il est depouille<br />
des monuraens qni en pourraient donner la<br />
preuve, et ne reunit phis que des marchands, ou<br />
n'est plus que le theatre des executions. Si la mosquee<br />
qu'on y -voit n'est pas 1'Aphelion v t elle est<br />
hatiedes mines de ce temple:les Russes enfirent<br />
«ne eglise , et ils auraient du recueillir, pendant<br />
le temps qu'ils furent les maitres du pays, les inscriptions<br />
que cachent aujourd'hui les naltes qui<br />
reeouvrent le pave de eel edifice, toujour» consacre<br />
aux Dieux , quoique par des nations de<br />
culle different. II seiait encore possible , en gagnant<br />
un imam, et en faisanl un cadeau au bey ,<br />
d'y avoir entree ; mais je ne dissimule pas qu'il y<br />
aurait quelques risques a courir. Tout pres , est<br />
un khan fort spacieux , frequente par quantite<br />
de marchands , qui y jouissent de toute la surele<br />
possible. Non loin, on voit la colonne persanne,<br />
dont il ne subsiste plus que les mines, qu'on rantile<br />
chaque jour pour batir dans ce quartier. Je<br />
suis persuade qu'en obtenant des proprietaires de<br />
visiter leurs maisons , on decouvrirait line infinite<br />
de choses precieuses de ce monument. II serait<br />
meme assez interessant pour les arts de re-<br />
' Aphelion. Pans. Laton. Liv. in.
EN MQ REE. i73<br />
Irouver ees Carialides que l'arckileclure eniploya<br />
pour la premiere fois a Lacede'mone , et doul Vitruve<br />
a parle dans son quvrage.<br />
Les murailles du temples de Yenus Armee, les<br />
restes de celui d'Hercule , qui existent, seraient<br />
des mines fe'condes a exploiter. Le marbre dout<br />
ees edifices etaient construits, est Ires-beau, et les<br />
carriercs d'ou il est tire' existent dans le mont<br />
Taygete. II est d'une qualite superieure a celui du<br />
Peutelique qui rougit parfois , a cause de certaines<br />
parties de fer qui s'oxideut, pendant que<br />
celui-ci est aussi beau que le jour ou il sortit des<br />
mains de l'ouvrier.<br />
La metropoledes Chretiens, de'die'e a la Saiute-<br />
Vierge, ruine'e paries Albanais', restauree de<br />
nos jours, merite encore un coup d'ceil. C'esl la<br />
qu'officie un archevecpie metropolitain, pauvre<br />
comme les pasteurs de la primitive eglise , et on<br />
neparle que des miracles qui s'operent ence lieu.<br />
On y expose , comme a la porte des temples anciens,<br />
les malades, afin que ceux qui s'y rendent<br />
leur indiquent des remedes pour recouvrer la<br />
saute. La grace des miracles n'agit cependant aujourd'hui,<br />
par le minislere des papas, que sur des<br />
vaporeux, des melancoliques, des poss^des , et<br />
des fous, qui accusent toujours le Diable de leur<br />
maladie. •<br />
1 Foyei Juyenalet Lampridius.
,74 VOY-AGE<br />
Au midi, est la Pandanessi, egalement desolee<br />
par les fureurs de la derniere guerre; les'religieuses<br />
qui y avaient un couvent, y furent egorge'es<br />
par les Albanais , et eelles qui out repris cet<br />
institut sont depuis restees en quelque sorte errautes<br />
, de maniere qu'aujourd'hui la Paudanessi<br />
est simplement une eglise grecque.<br />
Les rues de Mistra, dont je viens de m'ecarter<br />
pour indiquer quelques monumens, cjui ne peuvent<br />
recevoir de description fidele que sous les<br />
crayons du dessinateur ; ces rues , dis-je , sont<br />
petites,sales, etroites, et baties sur un terrain inegal.<br />
Les maisons s'elevent par etages, environnees<br />
deplatanes, de cypres, de bouquets d'orangers<br />
, et presentent un coup d'oeil pittoresque et<br />
agreable. Les couleui-s vives dont les Musulrnans<br />
peiguent leurs demeures, la teinte brune et Ingubre<br />
de eelles des Grecs , ces sites coupe's, les<br />
domes des temples ct des mosquees, disent qu'on<br />
est dans un pays etrauger ; et quand ou porteles<br />
^eux sur les rives de l'Eurotas, on se reveille<br />
etonne de penser qu'on est a Lacedemone.<br />
En sortant de Tenceinte muree appelee Mistra,<br />
on arrive au Mesochorion, qui est au midi ,<br />
un peu vers Torient: ses maisons, qui etaient, il<br />
y a trente ans, au nombfe de pres de trois mille,<br />
qnoique nombreuses encore , mais eparses,<br />
melees d'arbres ct de jardins cultives , lormentquelques<br />
rues, el s'etendent jusqi^aux bords de
EN MOREE. i75<br />
1'Eurotas. Ou ne viendra plus y admirer l'eglise<br />
du Perileptos et d'Agia Paraskevi : elles ne recompenseraient<br />
pas la curiosite du voyageur,<br />
depuis qu'elles out ete pillees. On trouve dans<br />
cette seconde ville des bazars, des conaks immeuses<br />
, et l'air y parait meilleur que dans Mis-<br />
Ira : on pourra s'y desalterer dans une fontaine<br />
que les Grecs pre'tendent etre l'ancienne Dorcea.<br />
C'est en sortant de l'Exochorion , et en dirigeanl<br />
au couchant vers le mont Taygete ,<br />
Mia-Tfxs, que sonl les mines du temple de Venus<br />
Armee, a une demi-lieue environ de la fontaine<br />
Do; cea. Les condueleurs ne manquent pas de<br />
repeter que Castor et Pollux avaient leur palais<br />
en cet endroit, et qu'on y voyait le cenotaphe<br />
surlequel, chaqueanne'e, on prononcait Teloge<br />
de Leonidas et de ses braves; mais ce qu'ils n'ont<br />
pas besoin derappeler, c'est l'existence de quelques<br />
redoutes qu'eleverent les Russes dans le<br />
theatre dout Pausanias et Plutarque nous parlent<br />
avec taut de magnificence. C'est ainsi que ce<br />
lieu, sur lequel les grossiers Spartiates introduisaient<br />
des bateleurs, f'ut lire de l'oubli par vat<br />
peuple etranger , qui le Iransforma en un boulevard<br />
redoutable: ce pointe'laitimportant,crainte<br />
d'une attaque qu'ou aurait pu former dans la vallee<br />
de la Tiase , aujourd'bui riviere de Mistra.<br />
Vu du Mesochorion , le pays offre un coup<br />
d'oeil riant, a cause des arbres dont il est eou-
,7g VOYAGE<br />
vert, et qui se marient aux perspectives ties coteaux<br />
eloignes : uue prairie delicieuse borde le<br />
lleuve. Onvoitle plataniste , le dromos ; enh'n,<br />
sur les rives de l'Eurotas , des marbres oil sont<br />
scelles les anneaux auxquels on altacbait les galeres<br />
qui remontaient jusqu'a Sparte dans certains<br />
temps de l'annee ; d'autres monticules formes<br />
par des mines se prolongent au nord.<br />
Si du Mesochorion on veut se rendre a l'Exocborion<br />
, on passe l'Eurotas, dontle lit peut avoir<br />
•vingttoises de large en cet endroit, sur un vieux<br />
pont de pierre qui a six arches. L'Exocborion ,<br />
Evreo-Caslron, pent elre conside're comme une<br />
ville a part, habilee par cette nation qui est toujourse'trangere<br />
aumilieudes aulres nations. On se<br />
croit transporte dans les champs idume'ens , en<br />
voyant cette multitude de Juifs qui eu forment la<br />
population : e'est un autre langage , une expression<br />
nouvelle de physionomie , des moeurs diffe'rentes<br />
, un culte , des pratiques , et un genre<br />
d'industrie a part; pourtanl ces Juifs, divises en<br />
ortbodoxes et en beretiques, donnent aux Turcs<br />
vin aliment perpeluel d'avauies. Les secies ne<br />
font ni alliances, ni liaisons entr'elles, et leslombeaux<br />
des Hehreux sont separes de ceux des Sadduceeus:<br />
e'est aiusi que la inort jie peut e'teindre<br />
leur haine! L'Exocborion n'offre rieu de particulier<br />
qui soit digue de remarque.<br />
Ces quatre divisions, comprises sous le nom de
EN MO REE, 177<br />
Mistra, sont loin d'occuper l'enceinte de Lacedemone<br />
, dont les debris epars couvrent au loin<br />
les bords de l'Eurotas.<br />
Sur le chemin de Sklavo-Chori, qui est Tancienne<br />
Amyclee, on trouvait au midi de la ville,<br />
suivant le lemoignage de Tite-Live, le dromos ou<br />
cirque; sou circuit, sa forme, l'idec complete de<br />
cet edifice,subsistentencore en entierdans ce que<br />
les siecles nous ont laisse. Ce lieu etait destine<br />
spe'cialement aux courses, et a quelques autres<br />
exercices de la gymnastique. Sous les mines qui<br />
eucombraient cet espace , de'blaye par les pierres<br />
qu'on enleve pour batir les fondemens des mai •<br />
sons , on appercoit plusieurs rangs de sieges ekves<br />
par e'tages, el qui ne sont iuterrompus que<br />
par des atterissemens qui les cacbent encore par<br />
intervalles : en suivant leur direction elliptique ,<br />
on peut juger que la longueur du stade etait de<br />
plus de cent ireule de nos toises. Avec quelques<br />
fouilles , on mettrait a de'couvert les xistes , ou<br />
porliques converts sous lesquels on s'exercait,<br />
quand la pluie ou le mauvais temps empechait<br />
de s'elancer dans le dromos : on aurait semblablement<br />
la forme du laconicon, ou chambre<br />
d'etuves, qui devait etre dans les environs. Ce<br />
furent peut-elre les Spartiates qui inventerent<br />
celte espece de bains , mainteuant la seule existante<br />
en Orient. Strabon observe fju'on batissait<br />
ces etuves avec de la pierre ponce , qui ne pou-<br />
1. 12,
178 VOYAGE<br />
Tait plus etre atlaquee par le feu; on se sert maintenaut<br />
d'une sorte de tuf, et 1'interieur dc l'edifice<br />
est revelu en marbre.<br />
Je reviens au plalaniste que je n'ai fait qu'indiquer<br />
, pour rendre hommage aux cbarmes da<br />
cette ile, ou, de nos jours, on va fumer, prendre<br />
du cafe, et rever quelquefois agreablemeut.<br />
Qu'on se la represenle couverte a son centre de<br />
platanes , el bordee de saules pleureurs et de cjtises,<br />
qui se reflecbissent dans les eaux , landis<br />
quedes touffes delauriers, de rosiers, et arbres<br />
a sole dissemines, rejouissent la vueetparfument<br />
les airs.<br />
Du sein de cette ile, si l'ceil se porte sur ce qui<br />
l'environne , on appercoit le Taygete, dont les<br />
soramets, couverts de neige,par le vif eclat qu'ils<br />
rellecbissent , sembleut aulant de fanaux tonjours<br />
allumes pour eclairer les deliles les plus<br />
obscurs de la Laconic<br />
Ce fut la , ce fut dans cette ile, sur les bards<br />
du fleuve qui la baigne de ses eaux, qu'on cueillit,<br />
dil Tbeocrite , les ileurs qui composerenl la<br />
guirlande dont Helene fut courounee le jour solemnel<br />
de son hymenee. Aux premiers jours c!;i<br />
prinlemps, ces lieux , qu'arroseut la Tiase et<br />
l'Eurotas , se couvrent de -\iolettes ct de Heurs ,<br />
pour orner le front des iilles de Sparte : elles s'y<br />
rendent en foule aux jours consacres par la religion<br />
, afta de s'y exercer a la danse..,; uu voile
EN MOREE. i79<br />
de pourpre reliausse l'eclat de leur physionomie;<br />
de longues tresses de cheveux blonds tlottent sur<br />
leurs epaules , et ondoient sur leur sein. Rivales<br />
de Diane, le peintre les prendrait pour ses Nymphes<br />
, ou pour cette deesse menie, dont eiles out<br />
]a pudeur et la fierte! Leur port noble et assure<br />
leurs formes ele'ganles , leurs altitudes, 1'ordre<br />
regulier de leurs figures qu'animent de grands<br />
yeux bleus bordes de longs cils, lolit ravit en<br />
elles, et les environne de je ne sais quel prestige<br />
qui commande a la fois l'amour , Je respect et<br />
J'admiration. Mais independamment de la beaute"<br />
qui re'sulte de rele'gance des formes et de la regularite<br />
des traits , ces femmes ont, comme toutes<br />
les Orieutales, tin son de voix qui penetre l'ame,<br />
et qui dispose, comme par enchautement, aux<br />
affections les plus doucesi<br />
Les hommes , parmi lesquels on voit quelques<br />
blonds, ne sont point, comme les a calomnies<br />
Pauw, les restes impurs des brigands ecbappes<br />
aux supplices ; trop de noblesse se trouve<br />
dans leurs traits , et le sang des braves circule<br />
dans leurs veines! lis ont conserve quelque chose<br />
du Spartiate dorien jusque dans leurs defauts !<br />
Leur stature est elevee, leurs traits sont males<br />
et reguliers. Seuls des babitans de la More'e, ils<br />
fixent le Turc d'nn ceil assure; et cela ne peut<br />
elre autrement, puisqu'ils sont braves jusqu'a la<br />
temerite. Pourquoi suis-je oblige d'ajouter qu'ils<br />
i
t8o VOYAGE<br />
oDt tin penchant inne pour la rapine, qui, joint<br />
a une sorte de ferocile naturelle , les rend exlremement<br />
vindicatifs et daugereux?<br />
Les Turcs memes de Mislra , qui sont nes de<br />
femmes laconieunes, sont plus inlrepides que<br />
les auti'es Musulmans : on ne leur trouve point<br />
cetle apalhie, celte laciturnite qui forment le caractere<br />
dominant de leur nation.<br />
Moins steles observateurs des preceptes du Couran,<br />
ils boivent publiqueinent du vin , jurent,<br />
comme les Grecs , par la Vierge et pur Jesus-<br />
Christ , ( IVTOV ) Ils semblent<br />
enfin regrelter de ne pouvoir se nielcr aux fetes<br />
et aus plaisirs des Chretiens.<br />
La langue commune de Mistra est celle des<br />
autres Morailes; lesMusulmaus,habitans de celte<br />
ville, la parlent de preference a la lurque, qu'ils<br />
prononcent avec 1'accent grec. Les Juifs entr'eux<br />
s'expriment en portugais ; leurs moeurs , leurs<br />
prineipes,leur induslrie,sont les memes que dans<br />
tons les pays ou ils sont toleres. Les Turcs les<br />
raageni bien au dessous des Grecs , les vexent et<br />
les nieprisent ; cependant ils sont forces de s'en<br />
tervir , el finissent par etre leurs dupes , les Juifs<br />
elant les courtiers , les agens de change, et les interprets<br />
du pays.<br />
Les Laconiens different, autant par les moeurs<br />
que par le costume, des Arcadiens, leurs -voisins.<br />
Ceux-ci portent la pannelierc et la houlelle, et
EN MOftEE. 18.<br />
mcnent la vie pastorale. Les habitans de Sparle ,<br />
an contraire, chantent les combats , sont dun caractere<br />
vif et iaquiet, et s'emportent facilemeut.<br />
L'Arcadien, attache a ses vallons, a sesruisseaux,<br />
ue voit pas au dela de son horizon; le Laconien,<br />
plus fier, done de plus d'energie, appelle par ses<br />
voeux rennemi invetere des Turcs : il fait plus ,<br />
il s'expatrie pour aller lui preter son hras.. ..<br />
Maisquoiqueexpalrie,il seglorifietoujoursd'etre<br />
enfant de Sparte, et cela avec un orgueil, indice<br />
de sa fierle, de sa haine, et de son mepris pour ses<br />
oppresseurs. L'un , vetu d'une bure blanche,<br />
tissue par la main de ses femmes et de ses lilies ,<br />
travaille des nattes , exprime l'huile des olives ,<br />
foule le raisin , trait ses chevres et ses brebis ,<br />
vient vendre a la ville le produit de ses recoltes ,<br />
ceux de son industrie ; et content du petit pe'cule<br />
qu'il s'est procure, il reulre paisiblement sous<br />
ses bocages. Le voisin du Taygete fabrique des<br />
armes , se revet d'etoffes dont les couleurs sombres<br />
semblent l'indice de son caraclere, manie la<br />
bache , se mele aux caravanes , aux expeditions<br />
uiilitaires , cherche enfin les perils qui semblent<br />
son element.<br />
Si je passe au genie des habitans de Mistra ,<br />
je suis force d'avoucr que je n'ai pas trouve<br />
qu'ils fnssent plus enclins au laconisme que les<br />
habitans des autres parties de la Moree; d'ou il<br />
suit que le proverbc : jjossddcr une terre plus
,8a VOYAGE<br />
petitequ'uneleltrede Lacedemonien, n'a plus de<br />
sensaujourd'hui. Lecourage ,un gout decide pour<br />
la rapine, est tout ce qui leur reste de leurs peres.<br />
Mislra u'est pas plus heureuse dans le nombre<br />
de ses habilaus , qui pourlant u'est pas autant diminue<br />
que celui des autres villes du Peloponese;<br />
car on porte encore sa population de quinze a<br />
dix-huit mille ames , dont un tiers de Musuljnans<br />
et un bllitieme environ de Juifs. Les maux<br />
de la guerre commencent a s'y oublier, et dans<br />
quelques annees , cette ville jouira d'une aisance<br />
et d'une population qui l'eleveront au dessus des<br />
autres villes de la province. Son bey tient deja des<br />
troupes disciplinees, un corps nombreux de cavalerie<br />
, et presente une contenance guerriere<br />
contre les peuplesduTaygete, ses implacables ennemis.<br />
Ces bomm.es, dont je vais bientot parler ,<br />
sont les Laconiens libres , qui courent encore a<br />
la mort, quandmeme elle est indubitable, etauxquels<br />
on petit appliquer ce que dit Seneque des<br />
Lacedemoniens: Turpe est cuilibetvirofugisse,<br />
X-taconi-vero, deliberasse ; c'est-a-dire, il est<br />
honteuoc, pour touthomme de fair , et pour un<br />
Spartiate d'y songer.<br />
..., Mais , avant de nous avancer vers cette<br />
presqu'ile que baigne la nier de Messenie, et celle<br />
du golfe de Laconie , parcourons les lieux voisins<br />
de. Mistra , et s.uivons le corns de l'Eurotas<br />
jusqu'a 1a mer.
EN MOREE. i83<br />
CHAPITRE XIX.<br />
SUITE DE LA LACONIE. IDEE Dtf PAYS JUSQD'A<br />
MONEMBASIE. COURS DU VASILIPOTAMOS. —<br />
GOLKE DE COLOR YTIUA; SES TEMPETES. RAP<br />
PORTS AVEC CER1G0.<br />
/\ u nord et a l'occident de Mistra , s'elevent<br />
de beaux coleaux converts de vignes , dont les<br />
raisins fournissent un vin parfume , qui a pu<br />
doaner aux poetcs 1'ide'e de l'ambroisie. Ce fut<br />
sur ces memes amphitheatres , au rapport d'Athenee<br />
, qu'Ulysse planta une vigne, lorsqu'il<br />
vint a Lacedemone pour demander la main de<br />
Penelope. On ne counait de nos jours ces vignobles<br />
cbanles par les poeles, que sous le nom comraun<br />
d'ambeles ou vignes. lis occupent plusieurs<br />
lieues d'etendue , et se lerminent vers Magoula *.,<br />
On trouve dans les environs des habitations de<br />
Grecs , dont la figure riante et coloree annoncc<br />
l'aisance et le contentement.<br />
Les mines de Pitaue , patrie de Mene'las , doiventetrearestd'Evreo-Caslron,carellesformaient<br />
une depeudauce deSparle.The'rapneest un quart<br />
' Magoula , village silue a Test de Mistra.
j8'v<br />
VOYAGE<br />
de lieue au dela vers le sud-est. Comme il y a une<br />
infinite de maisons eparses de ce cole, on ne peut<br />
pas dire que ce soit un village : il y a cependant<br />
une chapelle ruinee , qui etait dedie'e a Sainte-<br />
Helene , que les Grecs appellent Sainte-Constantine<br />
, pour ne pas la conforidre avec l'epouse de<br />
Menelas. Ce couple recut, dit la Fable, sa premiere<br />
education a Therapne , et le lieu temoin de<br />
leur enfauce possedait leur tombeau, qu'on mon-<br />
Irait aux voyageurs. C'etait aussi en cet endroit<br />
que Diane, la chaste Diane , recevait les voeux<br />
et les sacrifices du peuple de S parte '.<br />
Les freres d'Helene, les fils de Leda, ces astres<br />
jumeaux, avaient aussi des autels a Therapne.<br />
Quelques sources negligees qu'on y voit aujourd'hui,<br />
sont peut-elre les fontainesdeMesse'is et de<br />
Polydama , dont parle Pansanias.<br />
On passe pres de ces lieux pour aller a Napoli<br />
de Malvoisie , ou Monembasie , eloignee de Mistra<br />
de deux fortes journees de chemin , qu'on<br />
peut evaluer a vingt-quatre lieues. Pour s'y rendre<br />
, on marche presque continuellement au milieu<br />
des moutagnes, et on voit des forets de sa-<br />
1 OB sait que c'etait sur les aulels de cette decssc , que<br />
des enfans Laltiis de verges expiraient souvent, sans pousser<br />
tin seul cri; ce qui etait un honneur pour les families desquelles<br />
e'tait issue la victime alaquelle on deccrnait des fe<br />
neraiUes publiques.
""EN MO REE. i8l><br />
pins, des bruyeres, des landes, quclques etangs ,<br />
des bois, mais sur-tout des rochers graniteuxsans<br />
nombre. A une journee de Mislra, on couche au<br />
village de Zizima; les habitans ont pour coutume<br />
de venir au devant des elrangers, dans l'esperance<br />
d'en obtenir quelque chose. Us se liennent<br />
ordinairement poste's dans un observatoire, pour<br />
decouvrir les passans , qu'ils helent en soufllant<br />
dans une conque marine, afin de les avertir qu'il<br />
se trouve un -village suspendu a quelque rocber.<br />
Apres etre descendu des rochers de Zizima ou<br />
Zizina, on traverse un beau vallon coupe par une<br />
riviere , et dans lequel il y a de la culture. Quatre<br />
lieues plus a Test, apres avoir passe de bautes<br />
montagnes et vu la mer, on trouve un gros village<br />
de pasteurs albanais , bati sur la rive gauche<br />
d'une riviere qui coule au midi. Tout ce pays merite<br />
d'etre visite par un geologiste, qui y trouvera<br />
des granits et des laves, commeaux environs d'un<br />
volcan; mais l'antiquaire n'a rien a y esperer, et<br />
le botaniste n'y decouvrirait que bien peu de<br />
plantes deja connues probablement, car elles<br />
sont celles des terrains arides et pierreux. On<br />
n'admire pas davantage les productions de la nature<br />
, en approchant de Monembasie, qui parait<br />
cucaisse'e dans les montagnes , qui la bornent a<br />
1'occident. Je ne sais a quelle occasion on a pu<br />
vanter ses vins , car je tiens de M. Roussel, ageut<br />
commercial de Nau])li de Romanie, qui connais-
,86 VOYAGE<br />
sait parfaitement les localites , que ce canlon ne<br />
renferme que des vignes qui donnent un vin mediocre.<br />
Napoli de Malvoisie , que les Turcs nomment<br />
encore Monembasia , est batie des mines de l'ancien<br />
Epidaurus Limera , mais sur une petite tie<br />
nnciennement appelee Minoa. Elle est le siege<br />
d'nn bey , la residence d'uu arche'veque metropolitain,<br />
et elle renferme une population de<br />
pres dedeux mille babitans turcs et grecs. Son<br />
port, pen frequenle de nos jours , a cause qu'il<br />
est regarde comme peu sur , enlretient quelques<br />
relations de commerce avec Naupli de Romanic,<br />
distante de vingt-six lieues. Je n'entrerai pas dans<br />
de grands details sur Monembasie, que j'ai vue<br />
seulementenna\igantsurlegolfed'Argos. Jedirai<br />
pourtant qu'il se trouvait aux environs un temple<br />
d'Esculape , ou Ton accourait de toutes les parties<br />
de la Grece pour obteriir la guerison des<br />
maladies dont on etait afllige. Celait la , si on en<br />
croit Pausanias ' , qu'etaient suspendus , par la<br />
reconnaissance , les ex voto des malades gueris ,<br />
avee la mention des moyens qu'ils avaient mis en<br />
usage ; et Slrabon a dil qu'on lisait sur les colonnes<br />
du temple d'Epidaure, les noms des homines<br />
et des femmes qne ce dieu avail gueris. Probable-<br />
• Pans. Corinth.<br />
? Sirubui:, Liv. vil*.
EN MO REE. 187<br />
ment que des medecius liabiles e'laient les minis-<br />
Ires de ce temple salutaire, que le pere de la me-<br />
Uecine , Hyppocrate, aura visite , aussi bien que<br />
celui de Cos, sa patrie , de Trina et de quelques<br />
aulres pays, pour e'crire l'ouvrage immortel qui<br />
est parvenu jusqu'a nous. Une certaine chapelle<br />
dediee a Si-Georges a he'rite d'une parlie de la<br />
reputation du temple d'Esculape , dans le voisinage<br />
duquel elle se trouve: on vicnt la visiter des<br />
environs; on y apporte du colyva >, des gateaux,<br />
des cierges , et on donne quelques parats a mi<br />
vieux papas qui en est le chapelain. S'il n'est pas<br />
un grand thaumaturge, on ne peutpas 1'accuser<br />
d'etre un fripou, car il meurt de faim, aussi bien<br />
qu'une grande partie de ses confreres de Moree.<br />
Je reviens sur les bords de l'Eurolas. En par*<br />
lant de Mistra , pour diriger au midi, on suit,<br />
pendant une lieue environ, le cours de PEurotas<br />
ou Vasilipotamos, et le premier village qu'on<br />
trouve s'appelle Sklavo-Chori.<br />
Ce bourg , qui est l'ancienne Amyclee, est aujourd'hui<br />
le siege d'un evecjie, qui conserve le<br />
nom ancien. Jl est situe au confluent d'une petite<br />
riviere, connue anciennement sous le nom<br />
de Tiase , et c'est le premier endroit qui commence<br />
a me'connaitre l'autorite du bey de Mistra,<br />
qui cependant en retire encore quelques tributs.<br />
Sur les bords de celle riviere, bnrdee de fleurs<br />
1 Col) va , bIe_bouilli.
,88 VOYAGE<br />
et de bocages , vecut Alcman, qui chanta les<br />
amours, el donl il ne nous resle presque que le<br />
nom. On n'y retrouve plus aucuns vestiges du<br />
temple des Graces , malgre le temoiguage des<br />
voyageurs, qui assurent y avoir vu des mines.<br />
Pour s'avancer ait dela, il ne faut pas compter<br />
sur le secours d'uneescorte turque, mais s'arranger<br />
avec quelque capitaine de Maniates , qui<br />
procurera tovites les facilites pour suivre et<br />
etendre les recherches qu'on voudrait faire.<br />
En continuant de descendre l'Eurotas , on<br />
voit, a deux lieues de Sklavo-Chori, le village de<br />
Soka ; ses bocages se prolongent jusqu'au Taygete,<br />
et on decouvre plusieurs chorions ou villages<br />
de Maniates , situes sur des buttes, ou dans<br />
des lieux escarpes , pendant que la rive gauche<br />
est presque inhabitee'. A trois lieues et demie de<br />
Sklavo-Chori se trouve une cataracte ou barre ,<br />
1 Le lieu le plus reniarquable du Tajgete, sur cette route,<br />
est Bardounia ou Vordonia , distant d'une lieuc et demie de<br />
Mistra, qui ferme le defile des Portes , ainsi que Ianitza<br />
du cote de Calamatte. Cette ville de Bardounia , dontles habitans<br />
sont presque tous des Turcs qui ont echappe au glaive<br />
de la justice ou aux proscriptions, est forte d'assiette , et<br />
composee d'environ trois cents maisons. Les habitans dc<br />
Mistra sont les seuls qui y entretiennent quelques relations<br />
de commerce. II parait aussi que les Bardouniates s'enteudent<br />
assez bien avec les Maniates, puisqu'ils conserveat<br />
la pais, autant que des hommes enclins a la rapine sont<br />
susceptibles de ccs sentimens.
EN MO REE. 189<br />
qui empeche les bateaux de remonter au dela,<br />
dans les eaux basses.<br />
Quaud on a depasse ce banc de rochers, on<br />
navigue sur un fond plus considerable, et le<br />
Ileuve rouleavecplus demajeste.Lescygnes, plus<br />
nombreux , couvrent la surface de ses eaux; on<br />
les y voit developper les graces de leurs mouvemens.<br />
Dans la saison de leurs amours , les lauricrs<br />
, les myrthes qui bordent l'Eurotas leur<br />
pretenl letirs ombrages pour etablir leurs nids ,<br />
objets d'un respect aussi ancien que le Ileuve,dans<br />
lequel ils se baignent. Personne ne trouble<br />
ces tranquil les voyageurs, ni ne les inquiete. Les<br />
eufans recueilleut avec soiu les plumes qui les<br />
abandonneut, a(in d'en armer des Heches , avec<br />
lesquelles on chasse encore quelquefois de nos<br />
jours , dans ces contrees , les timides habitans de<br />
Tair et des forets ; et le village de PiviLa , eloigns<br />
de deux lieues de Soka, fait cette espece de commerce.<br />
Quelques villages se dessinent sur les deux<br />
cbaiues de monlagnes qui, au loin , forment le<br />
bassin de l'Eurotas. Les loits des maisons , couvertes<br />
de tuiles d'un rouge eclatant, les annoncent<br />
de loin, a travers cette multitude d'pliviers ,<br />
de saules pleureurs et de cypres, qui s'elevent de<br />
toutes parts. Depuis la calaracte de l'Eurotas jusqu'aKoumastra,eloJgue<br />
de trois ou quatre lieues<br />
dela mer,qu'on voila uue certaine distance dans
,9a VOYAGE<br />
les leires sur la rive gauche du (leuve , on apper-><br />
coit a l'orient et a l'occident environ qninze vil J<br />
lages , et il en existe une plus grande quantite<br />
qu'on ne peut distinguer, excepte pourtant le<br />
bourg de Trinissa.<br />
Kolokyna,quin'est point l'ancien Gython, au<br />
milieu de laquelle le tleuve Royal se jelte dans le<br />
golfe de la Laconie , a donne son nom a la mer<br />
deLaconie, qui baigne ces plages. L'entree du<br />
lleuve est praticable en tout temps pour de grosses<br />
barques, el clles doivent suivrede preference<br />
la rive droite pour le renionter.<br />
Le golfe de Laconie est dangereux pour les<br />
batimenseuropeens, qui neseraient pas sur leurs<br />
gardes : c'est la retraite ordinaire des brigands<br />
que vomit ce cap. Ces miserables font voile vers<br />
la fin du jour, de quelques uns des ports de cette<br />
cote inhospiialiere , pour se rendre dans les parages<br />
de Cerigo, et fondre sur leur proie. Malheur<br />
aux navigateurs depourvus d'armes , on<br />
qu'une fausse tranquillite ensevelit dans le sommeil,<br />
ils sont massacres sans pitie.<br />
II exisle quelques relations de commerce entre<br />
Cerigo ' et Marathonisi, ou tout autres navigateurs<br />
ne se present.eraienl pas sans danger, s'ils<br />
ne se lenaient sur leurs gardes; car les Maniates,<br />
maitres de ce port, ne connaisseut pas le droit<br />
1 Maralliouisi, ancienncmcnt Cranae. Cette ile est con-<br />
nuo aussi sous le nora d'ile Piitocchi.
EN MO REE. 191<br />
des gens, quaud il s'agit de voler. J'en pourrat<br />
citer comnie preuve l'exemple suivant, qui se<br />
reproduit souvent sur les deux cotes de celle<br />
longue presqu'ile, et qui arriva a Porto Vililon.<br />
Aux alte'rages de Ce'rigo, la tempele vint assaillir<br />
un batiment grec de Cephalouie ayant le<br />
pavilion russe, qui portait le tribut de la More'e<br />
aux armecs combine'es reunies devant Corfou,<br />
Hors d'etat de teuir Ja mer , ce vaisseau se vit<br />
contraint d'aller relacber a Vitilon , sur la rive<br />
occidenlale du Magne. A peine e'tait-il entre dans<br />
ce port, asile constant du calme, qu'il fut en un<br />
moment assailli par les Maniates. Tout fut pijle ,<br />
tout fut de'vaste, les passagers de telle secte, de<br />
telle condition qu'ils se trouvassent, subirent la<br />
spoliation la plus complete. On vit les femmes ,<br />
les enfans se jeter a la nage pour prendre part an<br />
butin, et quelques uus se noyer par le poids<br />
des sacs d'argeut qu'ils s'e'taient attaches au col.<br />
Les Turcs qui se trouvaient a bord e'prouverenl<br />
plus de mauvais traitemens que les autres; car<br />
apres avoir de'truit le vaisseau, les Maniates les<br />
exposerent en vente et a tous les outrages des enfans,<br />
dans leurs chorions ou villages. Quant aux<br />
Grecs, ils en furent quittes pour ce qu'ils possedaicnt.<br />
Comme je naviguais quelque temps apres<br />
avec quelques uns d'eux, ils e'taient encore tel-<br />
Jement effrayes de leur aventure , qu'a peine<br />
osaienl-ils m'en raconter les details.
iga<br />
VOYAGE<br />
Le golfe de Colokythia ou de Lacoaie, n'offre<br />
rien d'interessant. Ses habitans assurent pourtant<br />
qu'on y remarque uu mouvement periodique<br />
dans les marees, qu'ils appellent reuma.<br />
Comme je n'ai pu verifier ce fait, je n'en fais<br />
mention ici que pour ne rien laisser ecbapper<br />
de ce qui peut servir a la connaissance exacle du<br />
pays que je decris. Le port des Cailles ( porto<br />
Cailio) non loin du cap Matapan, a ete vu par<br />
letribun Felix Beaujour,auteurd'un ouvrage sur<br />
lecominerce dii Levant; etcelieu est extremernent<br />
dangereux, par rinhospilalite de ses habitans.<br />
Cette cote barbare recoit cbaque annee la visile<br />
du capoudan pacha, qui en est lc suzerain ,<br />
oudequelquesuns deses vaisseaux;les Maniates,<br />
en signe de soumission , lui envoient quelques<br />
presens; mais il est convenu d'avance qu'il s'en<br />
tiendra a cet hommage. Cependant Hussein pacha<br />
, avant de terminer sa carriere, vient de foudroyer<br />
Marathonisi. Ennuye des menees sourdes<br />
d'un neveu de Gligoraki, dont le seul but<br />
est de faire des dupes, et donnant a quelques intrigues<br />
plus d'importance qu'elles n'en meritaient,<br />
il a dirige ses foudres oisives contre un rocher.<br />
II est parvenu , en prodiguant le sang des<br />
siens, a detruire le village de Marathonisi, sans atteindre<br />
ses habit.ins, ni le neveu de Gligoraki,<br />
qui peut-etre dans ce moment se trouve a la tete<br />
des Maniates , qui rebatissent leurs maisons.
EN MO REE. \93<br />
La mer de Colokythia est fori poissonneuse ,<br />
et des myriades de goe'lands et d'oiseaux de mer<br />
couvrent ses bords. On distingue quelques forets<br />
de sapins, des villages dans les montagnes , ainsi<br />
que des vignobles. Un signal d'alarme parti de<br />
quelques unes des vigies place'es au sommet des<br />
rochers, fait sortir du sein des vallons des hommes<br />
aguerris, qull est plus facile de tuer que dc<br />
vaincre.<br />
CHAP1TRE XX.<br />
PAYS DU MAGNE. — MANIATES. — BEYS; LEDR ELEC<br />
TION ; IS'OMS DE CEUX QUI OIS'T GOUVERNE DEPUIS<br />
•777- COMMERCE. CACOVOUmOTES. RU1-<br />
NES. CAP TENARE OU MATAPAN.<br />
M ESSIEURS Dimo et Sle'phanopouli ont donne'<br />
la relation d'un voyage qu'ils fireut dans le pays<br />
des Maniates , en 1797. D'apres leurre'cit, il est<br />
aise de juger de quelle circonspection, ou plutot<br />
de quelle niefiance ce penple inquiel les environna<br />
, malgre la faveur dont ils jouissaient aupres<br />
du capitaine de Marathonisi. A peine lcur<br />
laissa-t-on faire quelques pas dans rinte'rieur du<br />
pays? les egards, les attentions , les soins rueme<br />
qti'on leur prodigua, ne furent qu'un moyeti<br />
1. i3
I94 VOYAGE<br />
indirect employe pour refroidir leur zele et leur<br />
activite; aussi n'onl-ils pu donner des notions<br />
precises et completes ni sur le Magne, ni sw<br />
ses habitans. S'ils peignent renthousiasme, l'ardent<br />
amour de ce peuple pour la liberte, ou plutot<br />
pour l'independance, ( car c'est dans ce sens<br />
que les Maniates entendent le mot de liberte) ils<br />
ne disent rien du pays en lui-meme , ils ne parlent<br />
point de ses ressources, ils ne fixent pas<br />
meme sa position geographique. Ces voyageurs<br />
eufiu sont venus imiquement pour remplir un<br />
message dont ils s'acquittent au milieu des dangers,<br />
et pour s'en retourner aussitot, afin d'en<br />
rendre compte aceux qui les ont envoyes.<br />
Plus riche en faifs positifs, que ces messieurs ,<br />
par suite de mon sejour en Moree , et sur-tout a<br />
cause des liaisons que j'ai eues avec quelques uns<br />
des principaux habitans du Magne, je crois pouvoir<br />
garantir ici l'authenlicite de ce que j'avance<br />
relativeinent a ce pays. Ces faits ne sont pas aussi<br />
nombreux, ni meme aussi detailles que je Faurais<br />
souhaite ; mais je dois dire qu'il m'a ete impossible<br />
d'obtenir de la confiauce des Maniates ,<br />
certains renseignemens sur lesquels ils se sont<br />
renfermes constamment dans unprofond silence.<br />
Nous etions devenus un objel inleressant pour<br />
le petit nombre de Moraites qui portaient aux<br />
Francais un secret attacheraent, qui etait commun<br />
a tous les ennemis des Turcs. Eu consequence,
EN MO REE. i95<br />
le bruit de notre prise et de notre sejour a Tripolitza<br />
avait pene'tre chez les Maniates par la voix<br />
publique, lorsque trois d'entr'eux , deguises ea<br />
marchands, me firent secretement appeler au<br />
khan par 1'entremise d'un de mes amis'. La, sans<br />
temoins , dans une conversation pleine d'e'panchement,<br />
ils s'offrirent de briser mes fers, et de<br />
m'emmener dans leurs montagnes. Un instant<br />
pouvait me rendre au bonbeur , en me rendant<br />
la liberte : des chevaux nous attendaient aux<br />
portes de la ville ; un parti avait rendez-vous sur<br />
le cbemin ; le succes enfin etait assure. J'etais<br />
dispose a accepter les offres de ces braves Grangers<br />
; mais quand je parlai de mes quatre camarades,<br />
auxquels mon sort etait lie, ils m'avouerent<br />
qn'ils ne pouvaient se charger de l'entreprise<br />
; je ne leur en sus pas moins de gre pour<br />
l'offre gene'reuse qui m'etait personnelle.<br />
Cet fut a cette occasion, et dans plusieurs autres<br />
entrevues, ainsi que par des notes autbenliques.que<br />
j'obtinslesrenseiguemensdont j'avais<br />
besoin pour fixer mes idees sur le Magne. Je ne<br />
saurais trop re'peter dans quel honneur etait alors<br />
le nora francais parmi ce peuple belliqueux. Le<br />
bruit de nos victoires etait parvenu, deproche en<br />
' C'etait l'infortune Bdlizari, barattaire francais, puis<br />
protege de Russie, qui a &e assassine dernieremeDt dans<br />
son eoinptoir, a Tripolitza.
,96 VOYAGE<br />
proche, jusque dans leurs montagnes ; ils en entreleuaient<br />
leurs enfans , et les chantaient dans<br />
des hymnes touchans, que repetaient les e'ehos<br />
majesttieux de la Laconie.<br />
On sait que cette par Lie du Pe'loponese , comprise<br />
eutre lc golfe de la Laconie et celui de la<br />
Messenie, fut presque fonjours liabite'e par une<br />
classe d'hommes independans , qui, au temps<br />
de TEinpire romain, prirent le nom de Laconiens<br />
libres , on t'AivBsp.A* KMI. Quand les dissensions<br />
publiques agilerent le Peloponese , retire's avee<br />
leurs dieux dans les defile's du mont Taygete , ds<br />
pre'senterent un front toujours menacant a leui-s<br />
agresseurs. Iuvaincus par les efforts humains, ils<br />
se soumireul a la religion chretienne a l'e'poque<br />
ou Basile le Macedonien tenait le sceplre de<br />
l'empire d'Orient, et la croix. des Chretiens fut<br />
arbore'e sur les sommets glaces du Taygete.<br />
Ce peuple guerrier, malgre son nouveau culte<br />
qui prechait la soumission aux autorites de la<br />
terre , ne deposa pas pour cela les amies : elles<br />
elaient, conime elles le sont encore aujourd'hui<br />
entre ses mains , le palladium de sa liberte ! II<br />
doit au surplus, a cette conduite, de s'etre affrancbi<br />
du joug otbomau, en resistant a cette<br />
puissance qui l'enwonne de ses forces et des<br />
pieges de sa politique.<br />
Unis entr'eux lorsqu'il faut combatlre l'ennemi<br />
commun , on voit les Maniates livres , aus-
EN MO REE. 197<br />
shot que le peril est passe, a dcs dissensions qui<br />
souvent ensanglantent leur terre. Implacables<br />
dans lenrs haines comnie dans leurs vengeances,<br />
ils n'abjurent Jes unes et ]es autres qu'a la voix<br />
des vieillards les plus respectables du canton.<br />
Au milieu de ces desordres , de ces calamhes ,<br />
au milieu de l'espece de barbarie oii sont plonges<br />
les Maniates, on est force d'admirer chez euxla<br />
pratique de certaines vertus.<br />
Les vieillards y sont respectes : leurs avis sont<br />
des oracles ; jamais les jeunes gens et les femmes<br />
n'approcbent d'eux qu'avec les marques d'une<br />
profonde veneVation. Apres avoir defendu leur<br />
patrie aussi long-temps qu'ils purent soulenir le<br />
poids des amies, ils la protegeut encore, ils la<br />
conservent par la sagesse et par les conseils de<br />
l'expe'rience. C'est devant eux qu'on regie , dans<br />
des synodes, les de'peuses necessaires au culte , a<br />
l'entretien de quelques points fortifies, a l'achat<br />
de la poudre , des boulets , enfin aux mesures de<br />
surele et de conservation pour le pays. On y<br />
discute les moyens d'accroitre Tagriculture, et<br />
de multiplier les debouches pour l'exportation<br />
de ses produits. On les e'chaugeait, il y a vingt<br />
aus, contre du ble dont ils ne recoltaient pas<br />
suffisamment pour leur consommation ; inais la<br />
population ayant sensiblement augmente depuis<br />
cette epoque, les Maniates sont parvenus, a force<br />
de soins, a surpasser leurs besoins; et, tran-<br />
V
lp8 - VOYAGE.<br />
quilles possesseurs de leurs montagnes, ils ont<br />
justifie ce que dit Meandre • : « Les rochers pro--<br />
» duisent assez pour nourrir rhomme qui les<br />
>• cultive en paix ; la guerre detruit Tabondance<br />
» des plaines fertiles.»<br />
Toutes les mesures de siirete et de defense<br />
concertees partiellement dans la reunion des car<br />
pitaines, sont adressees a un chef ou bey , qui<br />
les met a execution. Ce bey , simulacre de puissance<br />
, recoil une investiture du gouvernement<br />
turc , quand les Maniates lui ont de'fere le commandement:<br />
il n'entretient aucunes correspondances<br />
au dehors , et n'a nul pouvoir au dela de<br />
son arrondissement. Sa dignite ne lui donne de<br />
revenus que ceux du monopole : il vit uniquement<br />
du produit de son patrimoine; car il est<br />
toujours choisi parmi les proprietaires; il n'est<br />
enfin qu'un simple capitaine titre du nom de<br />
bey , conse'quemmenl le premier entre ses pairs.<br />
Depuis 1776, ou le Magne fut separe du pacbalik<br />
de Moree, et passa , comme les iles , sous la<br />
protection du grand amiral'de l'Empire othoman,<br />
le pouvoir des beys prit de raccroissernent.<br />
Zanet bey , qui fut le premier eleve a celte dignite<br />
par un ferman de Gazi Hassan, alors capou-<br />
1 Ejjjnf» Tewpjov Kxi Tiirfxif ^petp'si Ktf.Vu*. noAtw-flf
EN MOREE. »99<br />
«Jan pacha ', gouverna le Magne en qualite d'bffi-<br />
cier de la couronne. En 1785 , force par les in<br />
trigues d'un drogman du capoudan pacha de<br />
quitter Citries, lieu desa residence,il vint sere-<br />
fugier a Zante pour raetlre ses jours en.surete.<br />
Ayant obtemi sa grace par Tintervention de Ik<br />
'FERMANS DU CAPOUDAN PACHA.<br />
Gazi Hassan Pacha, par la grace de Dieu ,.<br />
Vezir et Capoudan Pacha.<br />
Le pins distingue" des sectateurs de Jesus, le plus fidele<br />
des plus fidelessujetsde notre tris-puissant Roi, que Dieu<br />
saint augmente votre soumission et votre lidelile: et vous,<br />
Capitaines et Primats du Magne, qull augmente votre soumission<br />
en voyant notre present, glorieux et puissantOrdre;<br />
sachez qu'a cboisi et decide notre puissante, haute et<br />
fulminante Porte, Zanetachi bey , pour chef et commandant<br />
de lout le Magne; ct pour cela vous tous, Capitaines et<br />
Grands, aycz pour lui l'empressement et la soumission dus;<br />
obcissez a tous ses ordres justes et raisonnables. Command'ez<br />
et gouvernez avec sagesse et soumission, afin que vous<br />
reposiez et soyez nourris a l'ombre des ailes d'or de noire<br />
Puissante Majeste, avec les privileges que nous lui avons<br />
accordes avec le tres-haut et tres-respectable Cadi Coumagios.<br />
Quiconque des Capitaines ou Grands qui oserait<br />
se montrer rebelle a nos ordres, comme a ceux de Zanetachi;<br />
vous autres, jusqu'a ce que nous arrivions avec<br />
noire puissante arnitie, iraissei-vous avec Zanetachi pour
VOYAGE<br />
France , il reviiit au Magne , mais ne put e\iter<br />
le cordon, qui termina sa vie eu 1787.<br />
Depuis ce temps, les Maniates ont lutte contre<br />
le pouvoir de leurs beys, qu'ils serablent mepri-<br />
ser des qu'ils" ont accepte les chaines des Turcs ,<br />
pour dominer et jouir d'homieurs ephemeres; ils<br />
marcher contre le rebellc ct le chatier. Faites aitisi que<br />
nous avons ordonne, et non autremcnt.<br />
FERMAN SPECIAL.<br />
Gazi Hassan , par la grace de Dieu , Vezir<br />
et Capoudan Pacha.<br />
Honorable Zanetachi, avec notre present, glorieus. et<br />
puissant Ordre, nous vous faisons saroir que nous avons<br />
humblement rapporte a notre tres-puissant Roi, voire respectueuse<br />
et humble servitude et votre grande soumission,<br />
que vous etes entre au nombre de ses sujets, que vous conserverez<br />
toujours les memes sentimens et votre bonne<br />
resolution, ainsi que tous les autres habitans, comme fideles<br />
sujets. 11 a fait son ferman , changeant sa colere en compassion<br />
, ct sa vengeance en clemence, et voila qu'il vous<br />
a eleve bey Buiouk, c'est-a-dire commandant et chef de<br />
tout le Magne, et dont il vous assure, par le ferman de sa<br />
Puissante Majeste , qui sera indissoluble pour tous les<br />
siecles. Nous vous l'adressons; et le recevant avec respect,<br />
prenez possession des commandemens et de toute l'autorite<br />
du Magne, c'est-a-dire, soyez bey Boiouk, faites des prieres
E1V MO REE. 201<br />
Jes regardent meme commeles agens del'ennemi<br />
commua du capoudan pacha , qui ne manque<br />
jamais, quand il lui plait, d'envelopper le bey<br />
dans ses filets, ct de le sacriner. Je ne puis mieux<br />
prouver combien Tambiliou est fun est* aux Ma-<br />
niates que l'orgueil porte a briguer le posle su<br />
preme, qu'en donnant la liste des beys qui,<br />
depuis 1776, ont gouverne le Magne.<br />
pour la prolongation des jours de noire tres-puissant et<br />
tres-humain Roi, qui a eu pitic de yotre pays, et Vous a<br />
pardoune toutes vos /antes des a present et pour toujours.<br />
Conduisez-vous avec sagessa ct prudence, ayec soumission,<br />
comme tons les autressujetsdu Magne. Faites le commerce<br />
on toute liberie et sans crainte dans tous nos ports ; nous<br />
vous prenons sous notre protection , et nous vous sccourrons<br />
dans tous vos besoins. Notre 1M as ne manquera pas de<br />
vous seconder desgraces quand vous lcs demanderez, que<br />
vous en counaitrtz l'utilite et l'avantage. Ordonnons en<br />
momc temps par notre present, glorieux et brillant commandement<br />
, it tous les chefs et autres babitans du Magne ,<br />
comme aussi a tous les Capitaines, de vous obeir et de vous<br />
i'tre soumis, parce que notre tres-puissant Hoi vous a eleve"<br />
bey V 1,ml-, c est-a-dire cbef et commandant de tout le<br />
Magne, par son respectable ferman. Faites ainsi, et non<br />
.lulrement.<br />
( Ces deux fermans furcnl adresses a Zanetachi bey , le<br />
vingt Janvier mil sept cent soixante-dix-sept.)<br />
13
203 V0\<br />
1 NOMS DES BEYS DU<br />
JNOMS TEMPS DE<br />
DES BEYS.<br />
Zanct,bey ou<br />
Zanetachi de<br />
LEUR GESTION<br />
LEUR FIN.<br />
Coutoufari i o ans. Pcadu en 1787 , par ordre<br />
du capoudan paclia.<br />
Michail bey<br />
Troupaki I<br />
Zanet, bey de<br />
Mavrovouni, au<br />
cantondeMarathonisi<br />
8<br />
PanaiotiComodouro<br />
de Cambo<br />
Stavro, pres Varousi<br />
5<br />
Antoni Coutzogligori<br />
AGE<br />
MAGNE,DEPUIS 1777.<br />
. Pendu par ordre du capoudan<br />
pacha, qui s'empara du<br />
fils de cet infortune bey, qui<br />
n'etait alors age que de i5<br />
ans, le precipita dansle bagne,<br />
a Conslanlinople , ou il<br />
mourut.<br />
Ayant quitte" le conimandement,<br />
il s'est retire dans<br />
ses foyers, ou ilvit tranquille<br />
en qualite de capitaine.<br />
Mis au bagne, a Constantinople<br />
, oil il se trouvait en.<br />
1801.<br />
A succede a Comodouro ,<br />
et gouvernait encore il y a<br />
deux ans.<br />
1 Ce tableau, ouplutot ce necrologue, sufGrait pour epou-
EN MOREE. so<br />
LesjeunesManiates, accoutumes des l'enfanceau<br />
maniement des armes, endurcis aux fatigues ,<br />
familiarises avec les dangers , sont toujours prets<br />
a s'aller mesurer avec les Turcs , dont le nom<br />
seul les fait en-trer en fureur. II faut le dire, leur<br />
courage , ou plutot leur teme'rite, s'augmente<br />
sans doute par la eonnaissance parfaite qu'ils ont<br />
des positions si avantageuses de leurs defiles, dans<br />
lesquels ils peuvent resister avec avantage a un<br />
ennemi de beaucoup superieur a euxparle nomfere.<br />
On les a vus sou vent organiser tout a coup,<br />
dans un repas ,un plan d'altaque qu'ils mettaient<br />
aussitot a execution, et presque toujours avec<br />
succes. L'amour inne de la rapine, l'image de la<br />
pauvrete , l'ide'e exageree qu'ils se font de la richesse-<br />
des Musulmans , leur haine contre eux ,<br />
en voilaplus qu'il n'en faut pour que , dans un<br />
moment d'exaltation, et peut-etre par ce besom<br />
qu'ils ont de eourir des basards, ils volent aux<br />
combats avec une joieet uue intre'pidite partieulieres.<br />
Malgre le sentiment profond de leur courage,<br />
ils ne dedaignent pas cependant d'employer<br />
toutes les ruses de Fart militaire , soit pour surprendre<br />
l'ennemi, seit pour Pattirer dans des<br />
vantcr tout homme raisonnable. Les Maniates qui voient<br />
les chutes, redoulilent de mefiance et de haine contre les-<br />
Turcs, sans cependant prendre parti ponr des chefs dont<br />
ils haissent la domination. Aussionpeutregardcrle Magna<br />
conime un pays menace, qui est toujours sur la defensive.
2o4 VOYAGE<br />
pieges. Enfin, le courage feroce des Spartiates<br />
s'est transmis sans alteration a leurs descendans,<br />
et a recu de 1'oppression un nouvel accroissement.<br />
Temoin de leurs exploits, le Grec habitant des<br />
plaines voit avec un secret plaisir les Turcs huinilies<br />
par des defaites continuelles ; car il est rare<br />
que les Mauiates ne triomphent pas des troupes<br />
que leur oppose le pacha. Rentres dans leurs<br />
montagnes apres le combat, ils elalent, en signe<br />
de leur victoire, les armes et les depouilles ensanglantees<br />
de J'ennemi.<br />
Dans le temps de ma captivite , ils firent trembler<br />
le pacha jusque dans son serail: il avait jure<br />
de punir 1'affront et le dommage qu'ilsluiavaient<br />
cause , en pillant le vaisseau charge des tribuls<br />
de la province; des partis nombreux de sa cavalerie<br />
avaienl recu l'ordre de se porter vers les defiles<br />
, d'en surveiller les issues, d'intercepter le<br />
commerce du Magne , de ne faire quartier a aucun<br />
de ses habitans , en un mot de leur causer<br />
les plus grands dommages possibles. Les Laconiens,<br />
qui ont de nombreux amis dans la province<br />
, instruits a temps des mouvemens qui les<br />
menacaient, coururent aux armes , et occuperent<br />
bientot les postes accoutume's. Les plus intrepides<br />
d'entr'eux, dislribue's en pc-tits de'tachemens,<br />
vinrent delier les cavaliers du pacha,<br />
et les combattre. Cerne's, au nombre de trenle ,
EN MORE E ao5<br />
dans un village par plus cle centdesdelis, on les vit<br />
6e faire jour en un instant a travers leurs ennemis,<br />
en les percant de balles — Devenus maitres<br />
de la campagne, ils ne gardaient plus de mesure,<br />
ils re'gnaient dans la Moree , leurs detacbemens<br />
passaient a la vue de Tripolitza : le pacha sentit<br />
qu'il devait metlre un terme a une guerre qui demontrait<br />
sa faiblesse ; il acheta done une paix<br />
aussi honteuse que peu durable.<br />
Les f emmes de ces Maniates , non' moins courageuses<br />
que leurs enfans, out quelquefois partage<br />
avec eux les plus grands dangers : elles les<br />
pleurent cependant quand ils succombent, car<br />
elles les aiment avec une lendresse digne d'admiration.<br />
Ces femmes sont, au surplus, le niodele des<br />
meres , apres avoir ete l'exemple des lilies. Anssitot<br />
qu'elles ont contracte l'linion que leur cccur<br />
desirait, on ne les voit plus dans les danses, ou,<br />
vers le declin du jour, elles venaient s'exercer<br />
sous l'abri des platanes. Les tresses de leurs cheveux<br />
, aupai-avant eparses sur leur sein , sont relevees<br />
pour toujours,et fixees sur le sommet de la<br />
tete. Elles ont conserve cet usage des Grecques<br />
de l'antiquite, qui, comme on sait, quittaient en<br />
se mariant certaine coiffure pour lui en substituer<br />
une qu'elles n'abandonnaient plus. C'est'un<br />
de ces usages qu'on chercberait vainement parnii<br />
nous, et qui cependant parait fontle sur le bon
306 VOYAGE<br />
ordre de la sociele! Epouses aussi souraises quetideles,<br />
elles sont, comme jel'ai dit plus haut, l'exemple<br />
des meres. Aussi, quand le ciel accorde ua<br />
gage a leur pudique amour , il 'double en quelque<br />
sorle leur existence. L'oeil fixe sur le berceau<br />
de leur enfant, elles l'agitent doucement avec le<br />
pied , pendant que d'une main elles font tourner<br />
le fuseau. Forcees de marcber dans les montagnes,<br />
pour aller trouver leurs maris occupes soil a observer<br />
l'ennemi, soit a cultiver la terre, elles y<br />
portent leurs enfans suspendus a leurs epaules ,<br />
dans un bamac de peau de mouton. Si le besoin<br />
leur arracbe des cris, elles ramenent le hamac devant<br />
leur poitiine, et, dans cette attitude, elles<br />
leur donnent a teter.<br />
Les habitans duMagne, religieux observateurs<br />
de la foi simple de la primitive eglise, pour laquelle<br />
ils donneraient leur vie, ne selivrent point<br />
aux desordres de la communaute des femmes f<br />
comme Pauw la publie.... Ils fremiraient egalement<br />
de la seule pense'e d'imiter, par la destruction<br />
de leurs enfans , les festins affreux des antbropopbages.<br />
Par quel delire Pauw,si judicieux,<br />
si sage dans ses critiques , a~t-il voulu altribuer<br />
les moeurs des peuples feroces de l'Afrique , aux<br />
habitans de la Laconie ?<br />
Les Maniates pratiquent les vertus filiales , et<br />
remplissenl leurs devoirs de patriotes, sans en parler.<br />
Des chansons simples, sans images, conser-
EN MO REE. ao;<br />
vent leurs traditions; on n'y parle que de combats,<br />
que de victoires. Des Turcs vaincus, des drapeaux<br />
dechires, des barques submerge'es; des rochers<br />
ecrasant leurs agresseurs ; le ciel reserve<br />
aux vainqueurs des infideles ; la couronne du<br />
martyre, descendant sur la te'te de celui qui perit<br />
d'une noble blessure, voila le texte ordinaire de<br />
ces hymnes , et tels etaient ceux des Spartiates ,<br />
leurs ancetres.<br />
La nuit n'enchaine pas la vigilance des Maniates<br />
; des feux allumds de toules parts annoncent<br />
leur presence. Ces feux sont souvent des<br />
pieges ou le Musulman a trouve sa perte. Ea<br />
outre, des chiens e'normes , accoulume's a terrasser<br />
les loups, rodent autour des chorions ou<br />
villages. Par le secours seul de leur instinct naturel,<br />
ils distinguent parfailement, meme dans<br />
lestenebreSjlesbabitansdulieuqu'ilsdefendent...;<br />
mais si un etranger,oumeme unanimal inconnu,<br />
parait a quelque distance, leurs cris, leurs aboiemensredoubles,<br />
repandent l'alarme, et chacun<br />
aussitot court a son poste. C'est ainsi que sont<br />
garde'es les bourgades Maniates.<br />
Les papas du Magne, qui desservent les eglises<br />
ornees de cloches et de l'appareil d'un culte libre<br />
, sont les moins intruits des pretres de la<br />
Grece. A l'exemple de la majeure partie de leurs<br />
confreres, ils alleguent la cherte des livres, la<br />
difficulie de s'en procurer, pour s'exempter de
ap8 VOYAGE<br />
dire le bre'viaire. Aussi voleurs, aussi avides que<br />
le plus determine des Maniates , ils les suivent<br />
dans leurs expeditions pour partager leur bulin.<br />
Ce sont eux sur-tout qui entretiennent eelte xenelasie<br />
', qui rend les Maniates soupconneux envcrs<br />
tout ce qui n'est pas Maniate.<br />
Le Magne se divise en capitaiueries, toutesplus<br />
ou moinsdependantesd'un bey quiresideaCitries.<br />
Cette espece de magistrat, dont j'ai deja parle,<br />
tient immediatement sous sa main quelques unes<br />
des villes qui se trouvent sur le golfe de Calamatte,<br />
et qui sont disposees dans l'ordre suivant:<br />
Armyros, eloignee d'une lieue et demie de Calamalte,<br />
obeit au bey: ce n'est, a proprement<br />
parler, qu'un port pres duquel on a bati une tour,<br />
et ou se trouvent quelques boutiques tenues par<br />
ties boulangers et des marcbands de comestibles<br />
; mais la place importante dont Armyros<br />
n'est que l'echelle, est une bourgade appelee<br />
Selitza (stAiVja) , que je ne sais a quelle ville de<br />
raiiticjuite on pourrait rapporter. Batie sur le penchant<br />
d'une montagne couverte de verdure , sa<br />
vue est dirigee au nord-ouest, et elle renferme au<br />
dela de trois cents maisons.Ses babitans, pleins de<br />
force et de \igueur, ne se melent point, par des<br />
mariages avec les Grecs des villes soumises aux<br />
1 Xi'inUasio, liainedes etrangers. Gemot, consacre Jans<br />
leur langue, eSpriiftic cc sentiment qui leur est comruun.
EN MOREE. .aoj<br />
Turcs; fiers de leur liberie, ils supportent a peine<br />
l'empire du bey de Citries, rjni negocie le peu,<br />
de commerce qu'ils font dans le golfe de Coron.<br />
Mandinies ( M«T1II«M ) est la seconde ville de la<br />
cote qui depende immediatement du bey; situee<br />
a deux heures et demie de Calamatte, a uue lieue<br />
d'Armyros , et a une demi-lieue de la mer , cette<br />
~ ville, dis-je, qui n'est pas compose'e de plus de<br />
cent cinquanle maisons , se divise en grande et<br />
petite Mandinies. La petite Mandinies est batie<br />
sur le contrefort d'une montagne dont le sommet<br />
le plus eleve des cinq du Taygete, est distingue<br />
par le nom propre de mont Saint-Elie. La<br />
grande Mandinies occupe le bas du coteau. Scs<br />
richesses sont 1'huile, la soie , el elleest singulierement<br />
favorisee par la purete de l*air, et son<br />
exposition au nord. Ensuivantune petite riviere<br />
qui coule dans le vallon voisin, embelli par une<br />
multitude de hameaux piltoresques , on trouve<br />
les mines d'une ville ancienne qui pourrait bieii<br />
etre Pheree. Les habitaus , sans se douter de ce<br />
qu'elle fut jadis, la designent sous le nom de<br />
Paleo Cbora , vieille ville ; et des mines de quelque<br />
temple , ils ont bali une eglise appelee<br />
Stavros. Elle n*est point environnee de maisons ;<br />
c'est un lieu de reunion les jours de fetes , et les<br />
habitans de Mandiuies s'y rendent pour entendre<br />
la messe, et se livrer airs plaisirs qui suiveut les<br />
Grecs par-tout.<br />
t. 14
aio<br />
VOYAGE<br />
A deux heures de cheniln , au midi ,011 trouvc<br />
Citries ; c'est la residence du bey du Magne qui<br />
habite une sorte de chateau, on tour. Le desir<br />
de commander a fait quitter a Coutzogligori, qui<br />
est le bey actuel, Ballii sa patrie, situee sur le<br />
golfe de Laconie , pour venir recevoir un emploi<br />
du capoudau pacha. Soixante ans d'age , 1'experience<br />
du passe, l'exemple des beys qui l'ont precede<br />
, n'ont pu l'empecher de sollicker la place<br />
perilleuse oil il se trouve. La ville de Citries, on<br />
Kytries , qui devrait etre l'e'chelle principale du<br />
Magne, n'est plus qu'unmouceau de mines. Bru-<br />
Ieeparies Albanais, elle ne se compose anjourd'hui<br />
que de quelcpies boutiques , et de la ton r<br />
du bey , sous la protection de laquelle se font les<br />
chargemens d'huile pour Coron ; enfiu Citries ,<br />
la pre'tendue capitale du Magne, n'est que l'echelle<br />
d'line vil le plus importante quise trouve vers<br />
roi'ient,a vine demi-lieue de distance dans les terres.<br />
Cette ville se nomnie Dolous ; elle est la plus<br />
considerable d'un vallou fertile, qui s'elend tresloin<br />
dansle Taygele, en conservaut plus d'une<br />
demi-lieue de largeui'. Dolous est divisee en ville<br />
haute et ville basse, parce qu'une partie se<br />
trouve dans la moutague, et que la ville basse se<br />
deploie clans le vallou. On voit, avec un plaisir<br />
inexprimable r cette ville tres-peuplee , habitee<br />
par des femmes cbarmantes , qui, comme tous<br />
les Maniates, cherissent leur pays, dont ils ne
EN MOREE. an<br />
parlem qu'avec transport. On porte le nombre<br />
de scs maisons a plus de cinq cents , loutes<br />
habilees par de uombreuses families, qui peuvent<br />
au besoin mettre plus de six cents hommcs<br />
sous les armes.<br />
Surle coteau oppose a Dolous, s'eleve un bourg<br />
important appele Yarousi, qui est eloigoe d'une<br />
demi-lieue. C'est la ou l'eveque du canton, connu<br />
sous le norn de Zarnate, fait sa residence , car il<br />
n'y a point de villc de ce nom, C'est sur la foi du<br />
Pere Coronelli qu'on a repete qu'il y avait une<br />
ville de Zarnate, dont il a meme eu la bonte de<br />
nous donner une vue; mais je dois dire que Zarnate<br />
est le nom d'un arrondissement du Magne.<br />
Ce canton, ou district, le plus riche, le plus peuple<br />
, et le plus fertile du pays , est compose<br />
de cinquante villages epars sur une surface<br />
peu etendue, qui a pour bornes Ianitza, Mandinies,et<br />
Dolous. Varousi, qui en est comme le<br />
chef - lieu , d'oii 1 eveque de Zarnate etend ses<br />
soins spiriluels sur presque tout le lerritoire<br />
de la republique du Magne, n'a pourlant pas<br />
la force de Dolous, puisqu'il ne compte gueres<br />
au dela de cent cinquante feui. En recompense,<br />
il possede des eglises sans nombre, un<br />
elerge, et des papas dont la probite n'est pas<br />
fort vantee.<br />
Une demi-lieue vers Test, en suivant le coteau<br />
de Varousi, on se renda Moullitza,M»t-AT/T^«. C'est
2ia<br />
VOYAGE<br />
un des chorions ou villages de Zarnate, qui est<br />
compose d'une centaine de maisons.<br />
Lasoie,l'huile, levin, le ble abondent dans toute<br />
cette partie, dont la population, depuis vingt ans,<br />
a pi-is un accroissement considerable. Quelques<br />
ruisseaux , des fontaines en grand nombre arrosent<br />
ces defiles , sejour de l'independance et du<br />
bonbeur d'un peuple content de ses foyers et des<br />
cbarmes d'une vie champetre , qui n'est agilee<br />
que par des orages pen frequens: car si le capoudan<br />
pacha change le bey, l'evenement est en luimeme<br />
trop peu important pour que les habitans<br />
de ces contrees y prennent part; on ne peut choisir<br />
un cbef que parmi eui, et s'il ne convient<br />
pas , il reste peu de temps en place.<br />
Dans le fond du vallon, pres de Varousi, est un<br />
tillage appele Cambo-Stavro. C'est la patrie dePanaioti-Comodouro,<br />
avant-dernier bey du Magne,<br />
que le capoudan pacha a precipite dans le bagne<br />
de Constantinople, oil sans doute il gemitencore.<br />
En se rapprochant du rivage de la mer, on<br />
conipte trois heures de chemin pour se rendre<br />
deCitries aKardamoula ouKardamyla,Kap'•'<br />
KapXa^uAa. Cette ville , composee d'une centaine de<br />
maisons, se ressenl deja un peu de l'aprete du<br />
cap Tenare. Plus d'oliviers ni de lauriers ; le cullivaleur<br />
traceavec peine les sillons dans une terre<br />
Vougeatre ; des lorets de sapins et de pins ombragent<br />
les ilancs des niontagnes qui commencent
EN MOREE. st3<br />
a s'abaisser. Kardamoula est, malgre cela, le<br />
chef-lieu d'une capitainerie qui e'tait commanded<br />
par Panaioti-Troupaki.<br />
A l'oi-ient de cette ville, a trois heures et demia<br />
de distance dans les montagnes , se tronve le village<br />
ou chorion de Castagna, ainsi nomme de<br />
la multitude des chataigniers qui sont aux environs.<br />
Quarante maisons disse'ininees composent<br />
ce chef-lieu d'une capitainerie commandee par<br />
Constantin Douraki, ou le capoudan fut battu et<br />
mis en deroute , il y a vingt-deux ans , par les<br />
Maniates , qu'il voulait reduireapres avoir chasse<br />
les Albanais de la Moree.<br />
A vine lieue au midi de Kardamoula, en suivant<br />
la cote , on arrive a Platza, ou les vaisseaux<br />
trouvent un abri et un mouillage qui est assez<br />
sur. Cette petite ville, dont la force n'est pas de<br />
deux cents maisons , est sous les ordres du capitaine<br />
Christodoulos ou Christea.<br />
Deux lieues plus loin, en descendant le rivage<br />
dans la meme direction du midi, on troOve<br />
Platza, nAae
2,4 VOYAGE<br />
peaux , et tlu bois de sapin propre aux matures<br />
des batimens de commerce.<br />
C'est a une heure de cliemin au dela de Platza<br />
qu'eslsitueeVililou,rOEtylos desanciens, connue<br />
parmi les navigateurs sous le uom impropre de<br />
Porto Yitulo. C'est aujourd'liui uue petite ville<br />
balie sur ]a rivenord de la baie qui eu a jnis sou<br />
nom , et cpii n'a pas plus de quatre-vingtmaisonSi<br />
Son port a cependant l'avaulage d'etre le plus<br />
profoud et plus sur de cetle cote.<br />
Sur l'aulre rive de la baie d'OEtylos, a une demi-lieue<br />
de Yitilon, s'eleve la \ille de Tcbimova.<br />
Elle est forte de plus de deux cent cincjuante feux,<br />
et commandee par le capitalize Piero Mavro Micbalia.<br />
Au dela comiuence le pays des Cacovouniotes<br />
ou Cacovouliotes, dont j'aurai lieu de parler<br />
bientot.<br />
On cite encore plusieurs autres villes du Maguc<br />
repaudues dans le Taygete, ou vers le defile<br />
des Porles, dont les principales sont Passavi, Perivoli<br />
, aux environs du vallon de Belmina; Petrini,<br />
a la bauleur de Koumastra, dans le Taygete;<br />
Porama, dans le voisinage du defile des Fortes ,<br />
qu'lanilza dont j'ai parle , ferme du cote de Calamatte.<br />
Sur le golfe de Laconie, Marathonisi est<br />
la place la plus impoitaute. Son commerce principal<br />
est le coton et la vallonee. Au dessus de Marathonisi<br />
, ou parle d'un posle appele Mavrovouni.Bordoimia<br />
forme uueassociation indepen-
EN MOREE. ai5<br />
dante , toule composee dc Tares qui ne croient<br />
pas plus au Prophetc qu'a Jesus-Christ. Souvent<br />
ils se fachent avec les Mauiates, et ils en yiennent<br />
aux mains ; mais comme toutes ees peupladesont<br />
un ennemi commun, qui est le dominateur dn<br />
pays , elles sentent assez bien lew interei pour •<br />
semenagerre'eiproquemeut, memedans leurs dissensions.<br />
Jene decrirai pas enparticulier chacune de ces<br />
villes, dont la force ne m'est que pen connue ; je<br />
dirai seulement, d'apres des donnees positives ,<br />
que la population da Magne est de quarante<br />
mille habitans qui occupent cent villages ou chorions;etsuivant<br />
d'aulres renseignemens,soixantedix<br />
seulement, qui donnentun total de sept mille<br />
maisons. On evalue le nombre des homines /aits<br />
a dixmille, et celui des caratcks ' qu'on est cense<br />
payer au capoudan pacha s'eleve a ce taux.<br />
Les capitaines sont au nombre de quatorze ; il<br />
y a en oulre des Zapitades ou primats qui ont la<br />
police des villages. Les chefs militaires auxquels<br />
on a vu quelquefois succeder leurs femmes, sont<br />
eleves au poste de capilaine par la consideration<br />
publique , qui se regie ordinairement d'apres<br />
leur fortune et leurs belles actions. On les voit a<br />
lalete delenrs bandes, coiffes de casques antiques<br />
1 Sorte de capitalion. Y. ci-apr&s.
9i6 VOYAGE'<br />
dclaforme de celuidePhocion,qu'ilsse transmettant<br />
depuis des siecles de pere en ids ; les capitaines<br />
voisins de Capo-Grosso out en outre des<br />
boucliers, qui offriraient des modeles precieux a<br />
nospeintrtsd'histoire.Parune fatalitedeplorable,<br />
ces chefs, tous ambitieux et inquiels , entretiennent<br />
leurs cantons dans un etat habituel de discorde.<br />
Des haiues constantes, des souvenirs exaspere's<br />
par le voisinage et par les rapports journaliers,contribuent<br />
a entretenir la mesintelligencc.<br />
Ce n'eslquelorsque le danger cotnmuri les reunit,<br />
que les Maniates peuvent elre vus sous un jour<br />
favorable; car, duns leurs habitudes ordinaires,<br />
ils sont un objet d'aversion pour l'homme qui<br />
a le bonheur d'etre ne au milieu des societes<br />
civilise'es!<br />
Le ciel eteud cependant sur eux une main propice;<br />
les cantons dn nord se ferlilisent; Vililon,<br />
Kardamoulaje pays de Zarnale, s'enrichissent et<br />
voieut augmenter 1'agrieulture. Des vaisseaux<br />
grecsde laSpezzia,d'Hydra,elde Poros, onfcr^emplace<br />
le pavilion venitien qui venaic acheter leur<br />
denrees, et les profits se trouvent concentres<br />
dans la nation. L'etranger ne trouverait pas peutetre<br />
toutes les suretes que le commerce exige,<br />
pour etablir une maison dans le Magne. Venise,<br />
qui y entretenait un agent, n'osa pas former ce<br />
projet; cependant onpourrait, avec une connaissance<br />
particnliere des localites, tenter celte entre-.
EN MOREE. 217<br />
prise, et le port de Citries serait le lieu d'election.<br />
Quoiqu'il n'y ait point en encore de droits particuliers<br />
etablis pour les marchandises d'entree<br />
et de sortie, les vines et les autres out neanmoins<br />
ete soumises a deux pour ceut, sans aucune difference.<br />
1 Les productions ordinaircs sont!<br />
L'huile, dont ilsort environ, i3,ooobarils.<br />
La vallouee i,5oo,ooo ocques.<br />
La soie 1.6,000 livres.<br />
Le micl<br />
La cue<br />
) ...... . ,<br />
\ quantite mdeterminee.<br />
J<br />
La nois. de galle. i,5oo,ooo ocques.<br />
Le coton<br />
_ ,<br />
Le kermes<br />
} ,,<br />
> qviantite indeternnnea.<br />
J *<br />
On exporte en outre une grande quantite de<br />
euirs bruts , et de laines ; on pourrait vendrc<br />
beaucoup de betail pour l'approvisionnement<br />
des iles de l'Arcbipel; enfin les ports du Magne,<br />
capables de recevoir les vaisseaux les plus gros ,<br />
sont destines uu jour a acquerir un haul degre de<br />
splendeur.<br />
L'ami des arts est aussi appele a visiter le<br />
Magne, et a penelrer dans ses vallons. Toutes les<br />
voix s'accordent a dire que ce pays, ainsi cpie celui<br />
qui, d'OEly los. s'elend jusqu'au cap Tenare, est<br />
' Voir le tableau general a la fin de cette premiere<br />
Parlie.
ai8 VOYAGE<br />
convert de mines antiques. Celte contree e'tait,<br />
suivant Pausanias, rempljede temples; et les Mania<br />
tes que j'ai consulles,ceux qui ontdonne par<br />
ecrit des notes sur le Magne, se re'petent aiusi :<br />
« Des monuniens, des restes de chateaux, des<br />
» tombeaux et des temples anciens se trouvent<br />
» tres-abondamment depuis St-Sion jusqu'aux<br />
» confins de Calamatte; jusqu'au cap Matapan et<br />
» jusqu'au fleuve Eleos,, a peine marcbe- t-on<br />
» cinq milles sans en rencontrer. Tous les sa-<br />
» vans et connaisseurs jugent que cesmonumens<br />
a ont ele eleves avec les tresors des rois. On<br />
» Irouve ,a,u$^i sur les marines beaucoup d'ins-<br />
» criptioris et d'incisions que nous ne connais-<br />
» sons pas. II y a des antres , et des cavernes en<br />
» tres-grand nombre. Plusieurs ont essaye d'en<br />
» trouver l'extremite , et on a re'ussi dans quel-<br />
» ques tenlatives. C'est le pays de l'univers ou<br />
» Ton irouve le plus d'anliquiLes ; lant sur terre<br />
» que sous terre. »<br />
Tel est a peu pres le Magne, dont les habitans<br />
ont conserve unreste d'independance etde fierte.<br />
II me reste a parler d'une race iudomptee qui habile<br />
l'extremilemeridionale jusqu'au cap Teuare",<br />
et qu'on counait sous le nom de Cacovouniotes<br />
ou Cacovouliotes.<br />
Les affreux rochers qui herissent cette region<br />
, leurs sommets noircis par la foudre ou<br />
par le temps , les terrcs ror.gealres qui se trou-
E]S MO REE. ai<br />
vent dans leurs iulervallcs, ne presenteulqu'un<br />
coup d'ceil efiiayanl au navigaleur. On. ne voit.<br />
que quclques habitations eparses , et on trouve<br />
sur le eoulreforl des monlagues, oubienauvoisinage<br />
d'une ause solitaire oil la mer s'eugoufl're,<br />
des villages;qui out pris un nom parlieulier. Lcs<br />
principalis, sont KoloLythia , que les Cacovouliolcs<br />
regardent coiuiuc. leur capitale; eusuiie<br />
Boularias, Cariopolis, Mezapioles et Porto Caillo<br />
sur le goli'e de Laconic Le pays est par-tout apre<br />
et depourvu de bois; l'eau qui sert aux besoins<br />
de la vie est celle des i'onlaines ou desciternes naturelles<br />
qui se trouvenl dans les cavernes. II n'y a<br />
qu'uueseule riviere , le Skyras , aux emirops de<br />
Porlo Caillo , et elle a de l'eau pendant loute<br />
1'annee. La culture est insui'lisauie pour noprrir<br />
les Caepvouliotes, qui seraienl contraints d'abandonner<br />
leurs repaircs , si la mer ne leur of trait<br />
des ressources iuepuisables par la peehe,et si ces<br />
memes rochers n'etaient l'asile d'une quantity<br />
prodigieuse de perdrix , d'oiseaux et de gibier.<br />
Au temps des equinoxes , avant que les vents<br />
bouleversent les mers , les oiseaux de passage se<br />
rendeut au cap Tenare , et de ce lieu terrible, ils<br />
prennent leur vol vers les contrees de la Libye.<br />
Les Cacovouniotes, reste impur de la peuplade<br />
de INabis, que les modernes designent sous le<br />
nom de Cacovpugnis, ou brigands de la montague;<br />
ces forbans peu nombreux, aussi feroccs
s2o VOYAGE<br />
que l'-Arabe des Syrthes, forment line association<br />
distincte des Maniates. lis ne vivent que de la pec-he,<br />
des fruits de leurs gorges silencieuses, ou de<br />
leurs pirateries. Usfoudent,avec les tempetes, ou<br />
accompagne's de la perfidie des ealmes , sur les<br />
Taisseaux trop faibles pour se defendre , dont le<br />
sort devient plus affreux que d'etre frappcs de la<br />
foudre, oit brises sur les rochers. TSi la peur des<br />
supplices , ni les dangers ne peuvent detruire ce<br />
coupable penchant. Ilsne sauraient, disent-ils, i*esister<br />
au spectacle continue! des vaisseaux europe'ens<br />
qu'ils voient passer sous leurs yeux.<br />
Divises entr'eux, ou bien en guerre avec leurs<br />
Toisins, ils ne vivent que les amies a la main.<br />
Dans ces expeditions, ils se font accompagner de<br />
iciirs femmes, qui parlagent les dangers auxquels<br />
ils s'exposent avec un courage surnaturel. Par<br />
une bisarrerie qu'on a plus d'une fois remarque'e<br />
dans les associations de forbans, ils joignent a<br />
1'amour du brigandage, les idees les plus austeres<br />
de la religion /qui est toute en pratique pour eux.<br />
C'est la ou il faut voir la rigide observance des caremes,que<br />
le danger meme de la vie ne ferait pas<br />
violer. Celui quisles mercrediouvendredi de chaquc<br />
semaine, mangerait autre chose que des ve'gelaux<br />
cuits a l'eau et sans assaissounement, serait<br />
fnsille. Leurs papas ne savent pas leur enseignev<br />
autre chose : ce sont eux qui enllammeut leur<br />
imagination a la vue des pavilions europeens qui
EN MO REE. aii<br />
traversent les mers,et quiIeurdisent deprendre oil<br />
ils en trouvent, des biensdontils sonl de'pourvus.<br />
On distingue leCacovouniote au premier coup<br />
d'oeil, d'avec le Maniate. Celui-ci a la laille avantageuse,<br />
le teint fleuri, et le regard serein; le Cacovouniole<br />
a l'oeil noir et couvert; il est trapu , et<br />
rabougri comme les erables de son pays ; il a le<br />
teint bride, et parait mediter le crime: sa physionomie<br />
sombre decele un assassin. Le son de voix<br />
du Maniate est plein et presse; celui du pirate est<br />
rauque et guttural. Le Maniate marclieavec le'gerete;<br />
le Cacovouniote bondit comme un sanglier.<br />
Le premier attaque avec fureur et pille avec joie<br />
le Turc , son ennemi: le second n'a.qu'un ennemi;<br />
mais cet ennemi c'est le genre humain, qu'il<br />
voudrait dechirer dans son aveugle rage.
V O Y A G E<br />
CHAPITIiE XXI.<br />
ENVIRONS DE TP.1POLITZA. RUINES DE TEGEE. —<br />
PALLANTtUM,<br />
APRES avoir decrit la Laconie , mes regards<br />
se portent de nouveau autour do T ripolitza , oil<br />
il me reste encore plusieurs lieux a visiter, afin<br />
de n'avoir plus a considerer que la cliaine du<br />
mont Artemisius, qui met le complement a celte<br />
belle plainc.<br />
J'ai decrit les champs qui environnent Tripolilza<br />
, a l'ouest, et j'ai dit que sa distance au<br />
mont Ro'ino ou Menale etait d'une demi - lieue.<br />
II me reste encore quelques particular ile's a pu-<br />
Llitr sur celte montagne. Si ensortautparlaporte<br />
de Caritene, on prend un seutier qui est sur la<br />
droile, on ne tarde pas a U'ouver uu torrent qui<br />
lombe de la montagne en se dirigeant au nord-est,<br />
et un quart de lieue plus loin , on commence a<br />
s'elever, en longeant un autre torrent profond,<br />
qu'on passe sur un pout de bois , pour se rendre<br />
a une petite chapelle dediee a Saint-Marc. Elle se<br />
trouve balie au milieu des rochers qui herissent<br />
la montagne , et ne parait pa< avoir soufl'ert de<br />
la t'ureur des Albauais , au moins quaut a l'exleiieur.
E Pi MORE E. 223<br />
Dans son interieur, elle renferme nn autel<br />
DU , sans images , sans chandeliers; mais ses murailles<br />
sont couvertes , du haut jusqu'en bas , de<br />
peintures a fresque.representantdes processions<br />
anciennes. On voit a regret que les Albanais ont<br />
creve les yeux aux figures , et mutiJe plusieurs<br />
des tetes. II n'y a aucunes inscriptions qui indiquent<br />
a quoi on peut rapporter ces peintures,<br />
qui parleraient assez d'elles-memes aux yeux<br />
d'un antiquaire.<br />
A la voute, elevee d'une trentaine de pieds ,<br />
est peint un zodiaque parfaitement conserve,<br />
qui, je presume , ressemble a tous ceux que nous<br />
connaissons. Comme j'e'tais etonne de trouverdes<br />
signes astronomiques, de voir des figures bien<br />
dessinees dans une chapelle grecque, jedemandai<br />
si elle existait depuis long-temps , et la reponse<br />
desGrecs ful, ' ©»< K ?e'fi Dieu le sait. Moi qui<br />
n'e'tais pas beaucoup plus savant qu'eux, je<br />
ne pus lire l'epoque dans ce qui m'environnait.<br />
Le pave que je loulais aux pieds , aurait pu me<br />
donner quelques reuseignemens , mais il etait<br />
trop charge de boue. Je m'amusai plus volontiers<br />
au plaisir que se donnaient quelques femmes<br />
grecques reunies en ce lieu , qui, sans respect<br />
pour Saint - Marc , mangeaient une salade copieuse<br />
dans son eglise. Pourtant j'y revins plusieurs<br />
fois sans obtenir d'autres eclaircissemens ,<br />
sinon que c'etait un monastere , qu'il y avait eu
224 VOYAGE<br />
un convent;...mais celaestcontrouve. Les ruines<br />
du pretendu couvent sonttrois quarts delieue pi us<br />
auDord,duc6tede'Mantinee. L'e'glise ou chapelle<br />
de St-Marc pourrait done etre la demeure sacree<br />
de quelque dieu de la Fable , sur laquelle ]e ne<br />
me permets aucuue 1 conjecture : elle est humide<br />
et froide , ses murailles sont baties d'une pierre<br />
tres-dure ; et on voit des aigles rouiain.es dans la<br />
partie qui regarde le nord.<br />
Ens'elevan; dans lamontagne, a cinquante toises<br />
de la chapelle t on trouve une aire pavee qui peut<br />
avoir plus de centpieds de diametre; les Grecsdisent<br />
que le couvent faisait fonler son grain en ce<br />
lieu. Jene sais qu'en penser; lnaiscomme ilsn'ont<br />
jamais pu me dire ou etait le couvent, je consigne<br />
ici que j'ai trouve une aiie , mais tellement<br />
solide , si reguliere, que je crois les Grecs et les<br />
Turcs incapables d'en faire une semblable. Malgre<br />
le temps, l'herbe n'a pu penetrer a travers les<br />
paves, qui soul d'un caillou rouge; il a fallu couper<br />
et niveler le sommet d'un monticule pour<br />
1'etablir en cet endroit, et voila bien de l'ouvrage<br />
pour des bommes comme ceux qui babiteut la<br />
Moree. De la on domine lout le vallon de Tegee ,<br />
sans que la vue puisse se porter jusqu aux gouffres<br />
de l'Alpbee , a cause des montagnes qui s'a*<br />
rancent et forment une saillie. A uue demi-lieue<br />
plus loin, vers le sud, en parcourant.la montagne<br />
u cette hauteur, on arrive a quelqucs champs
EN MOREE. 2a5<br />
arides oii Ton seme da seigle : ils s'eteadent jusqu'a<br />
un second etage ou chaine de niontagnes; et<br />
a une demi-lieue de la, on monle a un village de<br />
cinquante maisous environ. Vu de la ville de<br />
TripoliUa, ce hameau parait toujours dans les<br />
nuages; et quand on y est arrive , on trouve son<br />
site tres-agreable ; au dessus , sont quelques fontaines<br />
abondantes , qui forment des bassins envirounes<br />
de saules pleureurs. Les habitans sont<br />
tous de pauvres bergers, tres-^nal loge's : leurs<br />
cabanes , couvertes en tuiles , sont enviromiees<br />
de jardius dans lesquels ils cultivent quelques<br />
plantes potageres. J'aurais voulu lier conversation<br />
avec eux; niais leurs portes etaient ferme'es;<br />
et d'enormes cbiens, qui gardaient leurs penales,<br />
ine montraient des dents avec lesquelles ils ont<br />
coutume de combattre et d'elrangler les loups.<br />
En descendant de ce village, on voit plusieurs<br />
bergeries , et sur la droite , a quelque distance,<br />
des sources d'une eau vive, les ruines d'un grand<br />
village dont la situation en ampbitbeatre , au<br />
fond d'une gorge tournee a l'orient, devait etre<br />
tres - agre'able. Comme rien , dans l'antiquite,<br />
ne pouvait me guider pour lui assigner un nom,<br />
je presumai qu'il e'tait moderne, etqu'il aura ele<br />
incendie par les Albanais ; ce qui m'engagerait<br />
a le croire , c'est que les ruines ne portent point<br />
le caraclere de grandeur et de force que la poussiere<br />
mime des moaumeas antiques nous transx.<br />
*5
2l6<br />
V O Y A G E<br />
met; ce devait done etre 1'ouvrage des Moiaii.es.<br />
Je ne mesurai que l'emplacement ties cabanes ,<br />
ou de quelques vieilles chapelles et je n'ai jamais<br />
puparvenir a savoir le nom de ee lieu.<br />
C'est ainsi que, dans celle monlague, on trouve<br />
une multitude de villages desoles, quelques ruines<br />
des temps heroiques, qui sont peut-etre la cause<br />
que les modernes, qui defigureut tout, out change<br />
son nom de Menale en celui de Roino, mot<br />
corrompu de Fitalien , qui signilie des ruines.<br />
Pallantium etait a une lieue et demie plus au<br />
midi, sur la route qu'on suit aujourd'hui pour<br />
aller a Sinano; mais on n'y voit aucunes ruines.<br />
Les statues de Pallante , d'Evandre , de Polybe,<br />
n'existent plus que dans Pausanias, ainsi que le<br />
temple des Dieux Purs, par lesquels jnrait le<br />
peuple de Pallantium , en attestant la verite de<br />
ce qu'il disait.<br />
En lisant Pausanias, on ne peut s'imaginer<br />
qu'il ecrivit il y a deux mille ans ; si, comme le<br />
dit M. Pauw, il ne savait pas l'histoire romaine ,<br />
au moins il avait le talent de decrire, et de peindre<br />
les lieux. Son Voyage a la main, on peut aller<br />
a Asi, trou\er les fecondes somces de l'Alphee,<br />
Pallante, et, sans autre secours, avoir un guide<br />
fidele qui ne se livre pas a de vagues theories.<br />
Aussi, quelques Grecs instruits, que j'aiconnus,<br />
reverent-ils son temoignage, autant qu'ils rient><br />
"Dni"'' 0 * 6 ^ e 1'erudition de leur eveque Meleiius»
EN MO REE. 257<br />
ilont ils auraient plus redoute les foudres, que<br />
l'autorite comme geographe.<br />
Au dela de Pallantium est le marais de l'Alphee<br />
, uu gros village vis-a-vis d'Asi, enfin vers<br />
l'orieat l'anciemie Ase elle-meme, et a une lieue<br />
de la, vers le nord, se trouvenl les mines de Tegee.<br />
Les Grecs donnent le nom de Paleopolis a<br />
line eglise ruine'e, environnee de quelques maisons<br />
, aiDsi qu'a une tour delabree, et a quelques<br />
pans de muraille, quisont lesrestes de l'ancienne<br />
ville capitale des Te'ge'ates. L'emplacement de Tegee<br />
se trouve en partie sur une bulte couverte de<br />
terre vegetale , et en partie a mi-cote , ayant vue<br />
versTorient, enfin s'etendant jusquedanslaplaine<br />
de ce cote. A plus d'une demi-lieue aux environs i<br />
on ne rencontre que de grosses pierres de taille<br />
eparses, des morceaux enormes de granit, des<br />
fragmens de marbre; et le soc qui trace des sillons<br />
pen profonds , enleve des briques , des tuiles,<br />
tellement qu'on ne peut douter qu'il existait<br />
une ville aucienne en cet endroit. On en est encore<br />
mieux assure sur la butte dont je parle, ou<br />
Ton ne peut labourer, a cause du pen de profondeur<br />
de la couche de terre, qui recouvre a peine<br />
les ruines. II n'y crolt par consequent que de<br />
l'herbe qui jaunit des que les chaleurs commencent<br />
a se fatre sentir. La vieille lour qui subsiste<br />
en partie, peut avoir de trente a quarante pieds<br />
de haut, et elle aura fait partie de quelqne lieu
2a8<br />
VOYAGE<br />
fortifie , si on considere les mnrailles epaisse*<br />
dansleplan desquellos il parait qu'elleentre.Sans<br />
beaucoup de peines, sous les yeux memesdu pacha<br />
qui ne s'y refuserait pas, on pourrait faire<br />
des fouilles a Tegee, desquelles on serait recompense<br />
par la decouverte d'objets d'antiquite.<br />
La distance de Tegee ou Paleopolis , au mont<br />
Chelmos , est de plus de deux lieues. On troiwe<br />
au nord un ruisseau qui coule vers Tripolitza.<br />
Les sources pretendues de l'Alphee ne doivent<br />
pas elre eloiguees, ni consequemment la petite<br />
•vdle de Phylace , sur l'emplacement de laquelle<br />
on laboure maintenant.<br />
La \ue , la situation, la temperature de Tegee<br />
sont delicieuses, et dans le temps de sa prosperite<br />
, elle ne devait le ceder a aucune ville du Peloponese.<br />
Le voisinage de Megalopolis , celui de<br />
Mantinee, situees a quelque distance, la richesse,<br />
la beaute de son vallon durent la reudre considerablement<br />
peuplee. Qu'on ajoute a cela la grandeur<br />
de ses monumens, parmi lesquels brillait le<br />
temple de Minerve Aleenne, decore des trois ordres<br />
d'architecture. Des colonnes doriqvies , dit<br />
Pausanias , l'enveloppaient a sou exterieur , et<br />
dans l'interieur on voyait deux portiques de colonnes<br />
coriuthiennes surmoute's de colonnes<br />
ioniennes. Dans ce temple ou avait peint la fameuse<br />
chasse du sanglier de Calydou, et lous<br />
les heros de la Grece qui s'y eiaieut tiouves.
EN MO REE. 2i9<br />
Aujourd'hui, l'oeil aimc encore a s'egarer sur<br />
cevallon, danslequel s'elevent quelques maisons<br />
agreables, des fermes , d'enormes bouquets d'arbres,<br />
et ou par-tout l'agriculture fleurit. On embrasse<br />
de la vue, dans uu instant, les passages de<br />
la Laconie, de l'Argolide , de Mantinee, et de la<br />
Messenie. On voit le montMenale, leParthenius,<br />
l'Artemisius , le Cresius, le Boree , et enfin le<br />
mont Cronius.<br />
Telles sont les parties de la Moree que j'ai vues,<br />
tel est le vallon jadis fortune de Tegee ; je passe<br />
maintenant a la partie qui a pour objet les moeurs<br />
et les usages des Morai'tes» Je parlerai de la nature<br />
du sol qu'ils habitent, de l'air qu'ils respirent,<br />
des maladies qui les affligent. J'essayerai de<br />
faire connaitreleureconomiedomestique, dedire<br />
leur croyance et de de'voiler leurs prejuges. Je ta.<br />
cherai enfin dedonnerde cepeupleun portrait tel<br />
que les voyageurs eclaires et irapartiaux ne puissent<br />
le meconnaitre.... Mais ayant d'entrer en matiere<br />
, je dois traiter de l'administration de cette<br />
province , et prevenir que je terminerai la des.<br />
cription topographicpie de la Moree, lorsque je<br />
m'avancerai vers Argos pour me rendre a Cons»<br />
tantinople.
a3o VOYAGE<br />
CHAPITRE XXII.<br />
ADMINISTRATION DE LA PROVINCE. SA DIVISION EN<br />
CANTONS OV VILLAIETIS. DIVISION EN METRO-<br />
POLES, ARCHEVECHES ET EVECHE8.— IMPOSITIONS.<br />
XJE gouvernement dc la Moree entiere est conlie<br />
au pacha a trois queues residant a Tripolitza ;<br />
Je pacha a deux queues qui commande en temps<br />
de guerre a JNaupli, Iiii est subordonne.<br />
Les bejs de Navariu, de Coron, de Modon ,<br />
de Mistra, d'Argos , deCorinlhe, de Patras, et<br />
de Gastouni; les chefs d'Arcadia, d'Andritzena,<br />
d'Andreossa, dcLondari, et les codja-bachis de<br />
Carilene , de Sinano, de Yostitza , de Vasilico ,<br />
etc., versent les tributs entre les mains du pacha<br />
Beglier-bey, qui a uu intendant, defter-kiaja, et<br />
Tin controleur, Moucabel edgi.<br />
Les impots portent surles personnes et sur les<br />
propriete's. Les Turcs ne paient que la taxe lerritoriale,<br />
et tout sujet nonMusulman doiten outre<br />
la capitation ou caratcb.<br />
Le caratcb est un impot capital , line sorle de<br />
eeus, auquel est sujet toutraia ' parvenu a l'age<br />
1 Ra'ia, vassal noo pas attachea la glebe, mais sujet dn<br />
Grand-Seigneur, Grcc, Juif, Arme'nien , Parsis , elc., et<br />
»»fin uon Miisulman,
EI MOHE'E. lit<br />
de douze ans. Commc il n'y a point d'acles en<br />
Orient pour conslater l'etat civil des citoyens ,,<br />
les cadis ' auxquels il appartient de prononcer<br />
en cas de difliculte , mesurenl la tele du contribuable<br />
dans line corde jaugee a cet effet, con-<br />
•vaincus que la nature nepeut lui donner jamais<br />
un developpement autre que celui de leur tare ,.<br />
a une certaine epoque de la vie. Cette maniere de<br />
juger n'est pas, au reste, une des plus \icieusesde<br />
celles qu'ils emploient.<br />
Le moindre des billets de caratch est d'un sequin<br />
dc quatrepiastres qui,au taux de i8oi,e'quivauta<br />
six livFes douze sous. Le sujet ou ra'ia, qui<br />
a acquilte cet impot annuel, recoit un carre de<br />
papier bleu ou rouge, sur lequel sont imprimes<br />
cinq ou six cachets , et on donne a ce papier le<br />
ooni de billet de caratch. Tout ce qui n'est pas<br />
Musulman est distingue par un costume particulier,<br />
qui elablit la difference jusqu'entre les etats ;<br />
on demande done inexorablement aux portes des*<br />
"villes la carte de caratch^ malheur a celui qui enserait<br />
de'pourvu: on le conlraint de s'en procurer<br />
une autre, souvent apres l'avoir roue de coups de<br />
baton. Cet impot se paie tons les ans , et la carle<br />
se renouvelle. Les habitans du Magne se sont<br />
abonnes pour cette taxe, qui entache celui qui la<br />
1 Cadis, sorte de juge de pais qui prononce en premiere<br />
instance, meme en police correctioiinelW
a39<br />
VOYAGE<br />
paie; plusieurs personnes, entr'autres les papas<br />
oupreires, en sont exemptes en "vertu des capitulations<br />
des empereurs.<br />
D'apres le recensement le plus positif que je<br />
tiens des codja-bachis, la Moree reuferme quatre<br />
cent mille Grecs et quatre mille Juifs. On peut,<br />
en calculant les individus males au dessus de<br />
douze aus , avoir un etat approximatif de ce qui<br />
reviendrait au Iresor public , s'il n'j avait ua<br />
nombre fixe de caratchs qui ne -varie point.<br />
Quatre cent mille Grecs, ( non comprisles habitans<br />
du Magne ) quinze mille Turcs et quatre<br />
mille Juifs , composent la population d'un pays<br />
oil fleurirent autrefois cent onze villes.... et quelles<br />
-villes ? Argos , Corinthe , Sparte, Messene ,<br />
Blegalopolis , Olympie, Tegee, Mantinee, lieux<br />
celebres, lieux temoins de tant de faits qui ravissent<br />
l'ame, etonnent 1'imagination , et dont le<br />
souvenir s'est beureusement perpetue' jusqu'a<br />
nous, a travers la duree des siecles; lieux, belas !<br />
ou, a la gloire , aux arts*", aux sciences , aux richesses<br />
, ont succede la depopulation , la servitude<br />
et la misere.<br />
L'impot mobilier est le second apres le caratch.<br />
II s'e'tend sur l'industrie, sur les maisons , et il est<br />
reparti arbitrairement. Les Grecs l'estiment de<br />
plus du quart du produit net de leur gain; mais<br />
il varie d'une ville a l'autre, ce qui fait qu J on ne<br />
peut trop l'evaluer. Une boutique, vine maison
EN MOREE. 233<br />
avec cheminee, paient dans des proportions donnees<br />
; mais la boutique du marcband de schalls<br />
devrait plus que celle du sellier , et c'est ce qui<br />
n'est pas balance, comme il conviendrait.<br />
Le gouvernement turc, pour parvenir a la<br />
perception de l'impot territorial, apres avoir pris<br />
le conseil des pacbas et des administres , a divise<br />
la Moree en -viugt-quatre cantons ou villaietis.<br />
Pour quelques grandes villes , on a distingue uu<br />
arrondissement intra rnuros , et un arrondissement<br />
rural, et la Moree a e'te partagee de la maniere<br />
suivante :<br />
i. Tripolitza, canton<br />
ou villaie'ti comprenant<br />
la ville.<br />
2. Villaieti rural embrassant<br />
la plaiue<br />
de Tege'e, jusqu'aux<br />
quatre defiles de<br />
Manfrnee , Strata,<br />
Raid bey, Carvatbi<br />
et Londari<br />
3. Caritene.<br />
4. Fanari.<br />
5. Lala.<br />
6. Pyrgos.<br />
7. Gastouni.<br />
8. Patras.<br />
9 Calavritta.
234<br />
VOYAGE<br />
io. Vostitza.<br />
j j. Corinthe.<br />
12. Naupli,siegedupacha<br />
a deux queues,<br />
en lemps de guerre.<br />
13. .Agia Petra...... Ce canton comprend<br />
nrjepartiedel'Argolide,<br />
jusqu'a l'Mermionide et<br />
et la Trezenie mclusivement.<br />
14. Argos.<br />
15. et 16. Mislra , divfse'<br />
en canton intra muros,<br />
et en villaieti<br />
rural , renfermant<br />
les bourgades de la<br />
Lacouie , jusqu'a<br />
I'embouchure de<br />
l'Eurotas.<br />
17. Mouembasie.<br />
18. Londari.<br />
ig. Andi-eossa.<br />
20. Calamatte.<br />
21. Coron.<br />
22. Modon.<br />
23. Navarin on Ne'o~Castron.<br />
24. Arcadia.<br />
Plusieurs de ces villaietis' sont l'apanage des<br />
sultanes, et des Turcs s'ea rendent aujudiea-
EN MOnEE. a35<br />
(aires en les affermant a Constantinople ra^me. Je<br />
sais qu'on compte an nombre de ces fennes, Calamalte<br />
, Andre'ossa , Nisi , Balliada , Carilene ,<br />
Fanari, commedevolues aus sultaoes, et Palras,<br />
an dognian do la Porte.<br />
Le pacha if a d'aulorite sur ces cantons que<br />
pour la police ge'nerale. Cepeudant,dans le casde<br />
taxe extraordinaire en temps de guerre, on daus<br />
dcs circonstances particulieres , ces fiefs deviennent<br />
irnposables. Lcurs chefs ne sont pas rneme<br />
exempts de se rassembler devantle pacha pour la<br />
division annuellcdu liibut; et comme il re'unit le<br />
litre de mouliasi ou receveur , ils versent entre<br />
ses mains le prix de leurs baux.<br />
De concert avec la puissance du clerge, reconnue<br />
paries capitulations des sultans, on s'est<br />
entendu jiour e'tablir la division dcs sieges episcopaux<br />
de la maniere suivaule , qui est celle acluellement<br />
subsistante, et qui entre dans les revenus<br />
des pachas, pour les installations de leurs<br />
minis Ires.<br />
Noms des villes qui possedent des metropoles ,<br />
des archeveclies ctdes eveches.<br />
Monembasie.<br />
Naupli.<br />
Corinlhc.<br />
METROPOLES.
a36 VOYAGE<br />
PatraS.<br />
Christianopolis.... C'est le nom sous lcquel<br />
1'e'glise grecque<br />
designe Arcadia.<br />
Lacedemone.<br />
ARCHEVECHES.<br />
Dimilzana.<br />
Olene Residence a Gastouni.<br />
Zarnate Residence a Varoussi.<br />
Chronius et des Cala-<br />
•vrites Residence a Calavritta.<br />
Langadi Residence a Jakova.<br />
EVECHES.<br />
Coron 1 Suffragans du metropo-<br />
Modon /litain de Patras.<br />
Andre'ossa Suff. de Monembasie.<br />
Cariopolis, chez les<br />
Cacovounioles Id.<br />
Vristenis Suff. de Lacedemone.<br />
Reondas et Prastra . Id.<br />
Amyclee Id.<br />
Eleos Id.<br />
Le pacha fixe le total deTimpot, qn'il divise<br />
en son divan, on conseil assemble, cntre les<br />
codja-bachis des cantons, qu'il appelle devant lui.<br />
Ceux-la, d'accord avec le pacha, convoquent,
EN MOltEE. a37<br />
par des lettres circulaires, les notables de leurs<br />
arroudissemens , et ils se reunissent dans les eglises<br />
pour discuter les repartitions. On croirait qiie<br />
les chefs de cepeuple opprime vont le consoler,<br />
et essayer de soulager leurs compatriotes : qu'on<br />
se desabuse.... Les codjas-bachis sont les agens<br />
les plus vils et les plus meprisables des satrapes<br />
du sultan; ils ne s'occuppent que de faire passer<br />
leurs cxlorsious, et ils i'ondent leur fortune sur<br />
les iniquile's qu'ils commettent, et sur l'oppression<br />
du peuple. Monstres denatures, freres barbares,<br />
ils gemiraient d'un changement que les<br />
Grccs esclaves desirent et invoquent! Commeils<br />
tienneut aux families qui occupentles eveches,<br />
ils appellent les prelats dans les contestations qui<br />
s'elevent, et la peur d'une excommunication fait<br />
rentrer dans l'ordre les plus mutins.<br />
Les Turcs traite's despotiquement, mais avec<br />
plus de justice , ne sont appeles a aucunes deliberations<br />
; on les impose, et ils paient ordinairement<br />
sans murmurer. Ilfaut dire qu'en qualite<br />
de peuple conquerant, ils sont moins vexes; niais<br />
aussi sont-ils seuls (excepte quelques Grecs des<br />
ports de mer) appeles a la defense d'un e'tat oil<br />
le Grec n'est compte que conmie un ilote. En<br />
temps de guerre, on designe les Turcs pour l'armee,<br />
et comme c'est toujours pour la religion<br />
nienacde {pro arts etjocis ) qu'on combat, il est<br />
difficile de refuser.
238 VOYAGE<br />
Dela reunion de ces trois sortes d'impositions,<br />
resulte, pour la Porte -Olhomane, environ deux<br />
millions de piastres; un million pourlepacha, et<br />
a peu pres quinze cent mille francs qVii sont absorbed<br />
par les codjas-bachis. 11 est vrai que, parfois<br />
, on coupe la tele au paelia, et sa succession<br />
retourne aufisc. Le prouuit annueldes terres<br />
et de 1'tn.dastri e de la Moree , en supposant les<br />
impots etre le quart, peut done etre e'value a<br />
quinze millions de nos livres.<br />
Les corveesetautres impots, pesent encore, tuais<br />
uniquement sur les ra'ias. Ce sont eux qui tra-<br />
Taillent aux chemins , qui reparent les fortifications;<br />
mais e'est un moyen qui fournit au pacha<br />
et a ses subalternes l'occasion de gagner de l'argent,<br />
en traitant avec ceux qui veulent s'exempler<br />
du travail: il est inutile de dire que rien n'en<br />
retourne au tresor public.<br />
II exisle aux portes des villes une espece d'octroi<br />
qui s'elend sur les bois, les comestibles et<br />
les boissons; on le percoit, qudnt aux comestibles<br />
et aux bois , en nature ou en argent. Tout<br />
Lomme lese ne court pas grand peril a battre un<br />
prepose pour se faire justice ; ce sont meme les<br />
seuls individus , rquoique IMusulnians , sur lesquels<br />
un ra'ia puisse lever la main sans craiudre<br />
d'etre pendu.<br />
Les revenus les plus reels du pacha sont des<br />
dotations , consislantcs en formes atlachees a sa
EN MOREE 239<br />
place; les requisitions en cbevaux , meubles et<br />
denrees qu'il peut exiger; la succession des fonctionnaires<br />
publics , dont les biens relourncnt au<br />
sultan,en cas de mortj Pinslallation des e'veques,<br />
celle des papas; enliu, les avanies qui sont, pour<br />
tout honime en |)lace , une mine qui rend en<br />
raison de l'avidite et des exlorsions toujours impunies.<br />
Comme il faut une tetepour chaque debt, tout<br />
arrondissement a un syndic ou codja-bacbi solidaire<br />
des rebellions, et du non acquiltemeut<br />
des impots. Les Tillages sont en entier responsables<br />
des assassinats qui se commettent sur leur<br />
territoire: on presume toujours qu'ils auraient<br />
pu l'empecber. Si c'est un Turc ou un voyageur<br />
accredite qui en est la victime, on les impose<br />
alors ; et si les habitans sont coupables, ou les<br />
met a execution niilitaire. S'ils se revoltent, on<br />
ne manque pas de dire qu'ils appellent l'ennemi<br />
de l'Etat: lc fer , le feu doivent punir cette audace;<br />
et le reste de la population est condamne<br />
a etre vendu comme un vil troupeau d'esclaves.<br />
Des beys ou des agas ont la police et le commandement<br />
des principales villes : le capoudan<br />
pacba partage cette autorite dans les places maritimes.<br />
Les beys ont le pouvoir de l'aire inlliger la<br />
bastonnade, de prononcer des amendes, et ils se<br />
permetteut de loin en loiu quelques avanies. La<br />
direction de la force armee leur est coatiee en
24o VOYAGE<br />
sous-orclre du pacha: toutes les semaines, des detachemens<br />
de chacun des sangiaks se rendent<br />
devant lui pour passer la revue. Cette operation<br />
consiste, de la part des soldals , a tirer beaucoup<br />
de coups de fusil pour saluer son altesse , qui ne<br />
sort pas de Tangle de son soplia pour les honorer<br />
d'un coup d'ocil: ils recitenl ensuite une courte<br />
oraison pour la conservaliou des jours du sultan;<br />
apres quoi on leur distribue des logemens en<br />
ville, et des -vivres ; ils ne tardent pas a retourner<br />
dans leur garnison en pillant les villages, dont<br />
les habitans se vengent sur les traineurs, qu'ils<br />
tuent sans mise'ricorde quand ils sont surs de<br />
n'etre pas de'nonces.<br />
De toutes les vexations, les plus grandes , cependant,ne<br />
procedent pas du pouvoir arbitraire,<br />
qui impose le peuple et ecrase les grands : 1'opprobre,<br />
la tyrannie la plus revoltante resultent<br />
de l'anarcbie.... J'ai vu le dernier des Tares<br />
descendre de cheval, arracher un Grec de sa<br />
boutique, le charger de son bagage et le faire<br />
suivre, sans que cet homme, capable de se<br />
venger, osat seulemenl murmurer! J'ai vu de<br />
jeunes Musulmans flapper des tetes blancbies<br />
par Tage , et lever la main sur des vieillards!....<br />
Malheureux Grecs, dont la division cimentera<br />
long-temps 1'esclavage ,.ces affronts sout de tous<br />
les jours etde toutes les hcures. Etrangers au sein<br />
de leur patric, ils la chei isscnt cependant, et de
Ejff MOREE. •?.'ii<br />
donees larmes coulent de leurs yeux , quand ou<br />
leur parle de leurs gloricux ancetres. Les meres<br />
pressent leurs enfaus coutre leur sein , et benisseut<br />
leiu- fe'condile , daus l'espoir qu'un dc ces<br />
lionuiies exlraordiuaires , que le ciel accorde<br />
quelquefois aux nations, reunira les ills des<br />
Grecs, et vengera dcs siecles d'outrage !<br />
CHAPITRE XXIII.<br />
ETATj M1UTA1RE DE LA MOREE.<br />
J_JES principaux boulevards de la More'e sont<br />
TSaupli de Romanic, sur le golfe d'Argos; Coron<br />
, Modon, Navarin an midi, ainsi que le<br />
fort de Castel-Tornese, Patras et les chateaux sur<br />
le golfe de Corinthe. Ces lieux ont des garnisous<br />
meme eu temps de paix. Je dis des garnisons , si<br />
on peut donner ce nom a quelques miserables ,<br />
qui n'ont qvie le nom de cauonniei'S, et de<br />
spahis.<br />
Daus le temps de guerre ou je me trouvais eu<br />
Moree , la province que Ton regardait comme<br />
menacee, quoique couverte par une llotte redoutable,<br />
elait defendue par six mille homines de<br />
troupes.<br />
Je les vis arriver, ces malheureux, ramasse's*<br />
I. 16
24a VOYAGE<br />
dans les diffe'rentes villes de l'empire , la plupart<br />
sans armes et mourans de faim. Sans chefs, sans<br />
ordre , ils se rendaient dans la province , apres<br />
unemarchelongue et fatigante. Mais la cavalerie<br />
fut le corps qui me fil le plus de plaisir a voir defiler<br />
: jene pourrais dire dans quel pays elle avait<br />
ete recrutee... Les uns montaienl des ch^aux<br />
enhai'naches de bats, et n'avaient pour amies<br />
qu'un fusil; d'autres semblaient avoir demonle<br />
quelques charbonniers, et porlaient une lance<br />
enorme; quelques uns n'avaient que des pistolels.<br />
Quant aux chevaux,ils n'etaient pas propres a la<br />
chose la plus importanle pour dessoldats de cetle<br />
espece , qui est de bien courir afin de se tirer<br />
d'affaire.<br />
Les Albanais pourtant,quoique indisciplines ,<br />
avaient une organisation. Chacun de leur corps<br />
etait divise en chiliade ou nulle, commande par<br />
un bimbachi, ou chef de mille hornmes , distingue<br />
par une tunique serablable a celle des diacres<br />
, avec de longues epaulettes tombant au dessous<br />
des coudes. II y avait sans lui des capitaines,<br />
des lieuleuans, coinmandans des compagnies,<br />
sans un nombre determine de soldats.<br />
Chaque homrae, en s'enrolant pour la campagne,<br />
avail recu pour son engagement et sa soldo ,<br />
une sonime avec laquelle il demeurait charge de<br />
s'armer,de s'habiller et de s'entrelenir, le gouvcrucmenlue<br />
s'assujetlissaut qu'a lui fcurnir des si-
EN MOttEE. »4S<br />
Vres,qui consistent en unelivre et demie depain<br />
par chacjue lioiume, qii'on reniplace quelquefois<br />
par du ble bouilli. Oaj ajoute aussi des olives»<br />
du fromage, et tres-rarement de Ja viande.<br />
On se figure facilement ce que c'est qu'une<br />
troupe sans coutrole de corps» sans caisse, et sans<br />
paye journaliere. Si on ajoute que les soldals sont<br />
armes d'un fusil de chasse sans baiounette, que<br />
quelques uns nieme,parniirinfanterie,u'oni que<br />
des pistolets, que tous sont obliges de fondre<br />
lcurs balles, de faire leurs cartouches, qu'ils portent<br />
dans une giberne earree, dans laquelle se<br />
trouve un petit vase d'iiuile pour l'entretien du<br />
fusil, si, dis-je, on se represenle un empire soutcnu<br />
par de tels defenseurs , on n'aura pas une<br />
haute idee de sa puissance.<br />
Dans les garnisons , au lieu de s'exercer aux<br />
manoeuvres , les soldats turcs passent les jours a<br />
dorniir, a fumer , a prendre du cafe , et a jouer<br />
de la mandoline. On n'entend que des chansons,<br />
et si on parle de l'ennemi, chacun promet a son.<br />
camarade de couper un bon nombre de tetes j<br />
il suffit d'entendre leurs conversations, quand on<br />
sait ce qu'ils peuvent un jour de combat, pour<br />
justifier 1'adage qui les peint si bien , par ces<br />
mots :<br />
Ftroies dans Irs camps, trcmblans Jans les batail ! es.<br />
Mais s'ils sont menaces,s'ils craignent quelque<br />
surprise, au lieu d'elablir des sentind'es, une
244 VOYAGE<br />
armee entiere fera la parlie de veiller to'ule a la<br />
fois. Alors on fait grande fete,les derviches chantent<br />
des cantiques, racontent les Mille et une<br />
Nuits, le sommeil tient; et plus d'unefois, dans<br />
la derniere guerre, les Russes ont du des avantages<br />
a cette etrange conduile de leurs eunemis.<br />
CHAPITRE XXIV.<br />
GRECS MORA1TES; FEMMES GRECQUES.<br />
JAOMEI , (Romains), fut le premier mot qui<br />
me frappa, quand j'entendis ainsi appeler les<br />
Grecs. Decbus de leur splendeur, ils ont perdu<br />
avec la liberte , jusqu'au nom glorieux de leurs<br />
peres. Enfans de Sparte , habitans de Te'gec,<br />
d'Athenes ou d'Argos, ils sonl tous confondus<br />
sous un seul nom; et ce nom, qu'ils tiennent des<br />
Romains , leurs premiers conquerans , semble<br />
leur avoir ete conserve par les Musulmans en signe<br />
d'bumiliation!... car dans Pesprit de ces barbares<br />
, le nom de Romains, du peuple ro'i, e'quivaut<br />
a celui de vassal, de serf ou d'esclave.<br />
Pom-juger les Grecs que j'ai connus, je n'adoptei-ai<br />
ni l'esprit systematique et frondeur de M.<br />
Pauvy, tii la partialite de M. Guys, qui s'est plu
EN MO REE. 245<br />
a retrouver la Grece ancienne, Jaas la Grece<br />
moderne.<br />
Les Grecs actuels, commc tons les peuples,ont<br />
line pLysionomie qui leur est propre, et cetle<br />
pliysiononiie lire malkeureusement son j)rineipal<br />
caracleredel'etatde servitude etd'oppressioudans<br />
lequel ils sont plonge's! Mais qui ne sait que la<br />
•verge sariglante du despolismc abalardit les peuples<br />
comnie les individus? An surplus , conime<br />
ma lache est d'exposer ee qui est, sans chercher<br />
a en expliquer les causes, je ne chargerai, ui<br />
n'affaiblirai les traits caracteristiques du peuple<br />
parnii lequel j'ai vecu.<br />
Les Grecs Moraites , 011 liabilans de la Moree,<br />
sont forts , robustes , et distingues par une coupe<br />
de figure pleiue d'expression ; mais,conime je l'ai<br />
dit, alleree par la servitude. Spirituels en general,<br />
ils sont dissimules, aslucieux et vains. Babillards,<br />
mcnteurs , parjures, ils ne proferent pas une parole,<br />
ils ne traliquent pas de la plus petite cbose,<br />
sans prendre les saints en temoignage de leur<br />
probite. Vifs, gais,enclins a la debauche,ilsexcileul<br />
la joie , sans inspirer la confiance. Doues<br />
d'une imagination active et lleurie, les comparaisons<br />
, les figures abondent dans leur langage. Du<br />
reste, nulle mesure; ils exagereut ce qu'ils disent<br />
conime ce qu'ils font. S'ils parlent de la liberte',<br />
ils s'exallent de maniere a faire croire qu'ils<br />
sent prets a tout enlreprendre , merae a tout sa-
a46 VOYAGE<br />
crifier pour 1'obtenir; mais au fond, cette indigna*<br />
tiou, qu'ils manifestent contre leurs oppresseurs,<br />
provientmoius deleur amour pour 1'affranchissenvent,<br />
que de l'envie de voir dominer leur cube.<br />
On sent aisement ce qu'ou pent alteudre de gens<br />
oceupes d'un pareil Uiomphe'.Les descendans de<br />
Mihiade et de Cimon, aujourd'hui courbes sous<br />
le double despoiisme des Tnrcs el des papas , ue<br />
sont gueres capables de concevoir et de soulenir<br />
nne de ces entreprises genereuses et hardies qui<br />
pourraient leur rendre l'existeuce politique ,<br />
qu'ils ont perdue. Les Grecs modernes, je ne<br />
balance pas a le dire, ne verraient dans une revolution<br />
que le triomphe de leur religion , sans<br />
s'emharrasser beaucoup de plus ou moins dc liberie<br />
politique. Je dois ajouter, que s'ils ba'issent<br />
les Tines, ils deteslent bien plus, le croirailon,<br />
les Chretiens qui reconnaissent rautorile du<br />
pape'.<br />
Ce que je dis ici des motifs qui pourraient fairo<br />
1 Ce fait est d'une, telle verite, que les Grecs auxquel*<br />
on demande qui ils sont, repondent toujours Chretiens,<br />
Xcir:a.ui . dans la craiDtc qu'on ne les prenne pour des<br />
Francs.Leurs papas lesnourrisscutdanslahairie dcscallioliqucs<br />
romains, en leur parlanl des maledictions que le<br />
pape ne cesse de lancer contre eux, et ils leur l'om des<br />
«outcs de privation dc sepulture pour les Grecs qui meurent<br />
chcz les Latins,
EN MO REE. =47<br />
entreprendre aux Grecs une revolution , est<br />
• fonde sur ce qui arriva ea 1770. A la vue du pa-<br />
-villon -vainqueur de Catherine, la Moree enliere<br />
courutaux amies; les Grecs, re'unis tumultueusement,<br />
n'ayant aucuns plans , ne gardant aucunemesure,<br />
se baignerent a loisirdans le sang<br />
des Musulmans, non parcequ'ils voyaient eneux<br />
des ennemis redoutables, mais uuiquement parce<br />
qu'ils e'taient des inlideles. lis songerent plutot a<br />
•venger la profanation de leurs temples, la religion<br />
chretienne persecute'e, qu'a secouer ce long<br />
esclavage qui pese sur eux '.<br />
Leurs ames etaient trop faibles, leur caractere<br />
etait trop inconstant pour diriger leurs idees vers<br />
xin but aussi noble, qu'un affranchissement general.<br />
Aussi vit-on ces memes Grecs , lorsqu'ils se<br />
furent debande's, tendre paisiblement la gorge a<br />
leurs vainqueurs , au lieu de se relrancher dans<br />
les montagnes , et d'y pe'rir les amies a la main.<br />
II est vrai que cette religion pour laquelle ils<br />
avaient combaltu, leur offrait la couronne du martyre;<br />
et ils la recurent avec autant de joie , qu'ils<br />
en avaient eue a Terser le sang musulman. De<br />
telsbommespeuvent etredebons Chretiens; mais<br />
a coup sur, ils sont de mauvais de'fenseurs do<br />
1 Ce quelesSuliotcs firent a l'affaire tie Prevesa, est la.<br />
mesure de ce qu'on doit attendre des Grecs. Voyei torn. 11,<br />
a*. Partic.
a|» VOYAGE<br />
leur pays , de lews femmes et de leurs enfaus....<br />
Une anssi lache defection a consolide pour des '<br />
siecles , peut-etre, la servitude des Grecs.<br />
• Outre les causes que je viens d'indiquer , pour<br />
eroire a la duree de 1'esclavagc de cctte nation ,<br />
il en est une qui lient a son caraclerc meme; je<br />
veux parler de la jalousie qui divise les Grecs<br />
entr'eux. L'empire lyrannique qu'exereent les<br />
agens subalternes des satrapes, ces vils instrumens<br />
de leurs exactions, les codja-bacbis,sont le<br />
plus grand obstacle aux progres des lumieres<br />
parmi ce penple *. Si on ajoute u cela 1'amour insatiable<br />
dupouvoir, un caractereixiquietelbrouillon<br />
, enfin l'esprit d'inlrigue qui semble leur elre<br />
naturel, on sera aisement convaincu que de longtemps<br />
on ne verra ce penple remonter a ses aueiennes<br />
destine'es.<br />
Tels sont les Grecs modernes, on du nioins<br />
iels ils m'ont paru. Ce portrait n'est point llatteur,<br />
je l'avoue; mais je puis assurer que la verite seule<br />
a dirige ma plume, et pour tout ecrivain , ce doit<br />
etrc le premier de ses devoirs que de luirendre<br />
bommage.<br />
Les femmes des Grecs Mora'ites meritent. ea<br />
; :<br />
7 .Ten excepte ceux de l'ilc de Cliio. Uonncur a ses magis~<br />
Irats et a ses habitans , de tels hommes, un tel peuple sont<br />
i'aits pour domier des espeiances! Mais je dis ce que j'ai vu-,<br />
sans tirer dc consequence genOralenicnt absolue,
EN MOREVE. 4g<br />
general le prix cle la beaute, et peut-etre lapalme<br />
dc la vertu. Elles doivent le premier avaatagc a<br />
des causes physiques , qu'il, est possible d'assigner.<br />
Pendant la plus grande partie de 1'annee ,<br />
le soleil ecbauffe la Moree tie ses feux : l'air dega
a5o VOYAGE<br />
]es trails, l'ovale de la figure regulier, de grands<br />
yeux bleus , de longs cheveux noirs, et quand<br />
elle foule le gazon de ses pieds nus et delicats ,<br />
on la prendrait pour Flore au milieu des pres<br />
emailles de fleurs. L'Arcadieane enveloppee dans<br />
sa bure gi ossiere, laisse a peine appercevoir la<br />
regularite desa taille; satete est pure, el son soqrire<br />
est celui de l'innocence. Les femmes de l'Archipel<br />
, excepte celles de Naxos , noffrent rien<br />
d'aussi interessant, et je me hate de placer ici le<br />
portrait d'une jeune Ionienne, tel que 1'a trace<br />
M. Guys , dans le temps ou eel homme aimable<br />
etait sensible aux charmes de la beaute.<br />
« Elle vous presente, ( dit - il dans sa douce<br />
» emotion ) sans y penser, les mouvemens et<br />
« les situations les plus favorables a l'imilalion.<br />
» En sortantde son lit, elle s'assied, s'allonge ,<br />
» releve ses genoux, penche sa tete, l'appuie<br />
» sur une main,et, jetee nonchalammentsur son<br />
» sopba, prend successivement toutes les atti-<br />
» tudes de la simple nature....<br />
» Elle s'endort dans la chaleur du jour, et<br />
» une esclave, qui est a ses genoux , tient un<br />
»> eventail poiu- la rafraichir. Elle s'etend, et sa<br />
» lete, soutenue par ses deux mains , qui se joi-<br />
» gnent sur le sommet, est appuyee sur un car-<br />
» reau.... Elle prend son miroir, la corbeille ou<br />
^> sont ses ajustemens; elle compose, pour s'amu-
EN MOREE. a5i<br />
» ser, la coiffure la plus haute que portent les<br />
» Grecques , et couronne sa tete de Was , de ro-<br />
» ses el d'acacia<br />
» Elle va au bain; elle prend sa chemise de<br />
» gaze des mains de l'esclave ; elle marche ma-<br />
» jestueusement parfumee d'essences... Le soleil<br />
»> s'approche de l'horizon, l'ombre descend de<br />
» la prairie, la jeune Grecque, impatiente de s'y<br />
» montrer , y accourt; elle folatre a l'aspect de<br />
» la danse , elle court comme Athalante. »<br />
Cette esquisse est delicate et agreable , si l'original<br />
existe ; mais c'est celui d'une courtisaue<br />
occupee de rallmner les de'sirs d'uu Oriental de'ja<br />
fatigue de plaisirs. Les femmes grecques mora'ites,<br />
meme les plus riches, sont fort eloignees de soins<br />
de cette nature. Chastes lorsqu'elles sont filles,<br />
pudiques et fideles lorsqu'elles ont serre les<br />
noeuds de rhymen,elles ont dans le caractere une<br />
certaine auslerite , qui repousse toutes les alteintes<br />
de la volupte asiatique. Rarement, apres la<br />
niort de l'e'poux , qui fut le choix de son cceur,<br />
\oit-on une Grecque Mora'ite contracter un nouvel<br />
engagement; ces ames tendres supportent difficilemeat<br />
la perte de celui qu'elles ont aime', et<br />
souvent elles passent le reste de leurs jours a le<br />
pleurer.<br />
Des etoffesde prix ne servent point a les parer,<br />
si on en exc,epte les schalls precieux de l'lnde ,<br />
reserve's aux femmes opuleutes. Elles portent les
tfa VOYAGE<br />
-vctemens qti'elles ont files et tissus, et elles enlrelacent<br />
Jeurs cheveirx. de quelques ileurs , dans la<br />
belle saison.<br />
Douees d'organes sensibles a la melodie , la<br />
pluparl chanteut en s'aecompagnaut d'un lelrachorde<br />
donl les sons soutienn&it leur voix. Dans<br />
leurs chansons, elles n'exaltent point les faveurs<br />
de l'amour; elks n'accusent poinl l'inconslance<br />
ou les froideurs d'un amanl: c'est pluldt un jeune<br />
homnie qui seche d'amour comme I'hevbe des<br />
taits ; qui se plaint de la cmaute de son inflexible<br />
amante ; qui se compare aux oiseaux prives<br />
de lenrs compagnes,a la touvterelle solitaire, enfin,<br />
qui convie la nature entiere a parlager son deuil<br />
et son affliction. A ce long recit de peines, les<br />
compagnes alteniives de la cautalrice sont \ivement<br />
einues ; elles s'alteudrissent, pleurent, et<br />
se felicitent, en se relirant, d'avoir passe un instant<br />
agreable a leur mauiere.<br />
Si les femmes grecques ont recu de la nature la<br />
beaute eu parlage, et lc don d'aimer avec ardeur<br />
et sincerite, elles ont aussi le defaut d'etre vaines,<br />
avares et ainbitieuses, au moins dans les rangs<br />
eleves de la societe. Prive'es dc toute especed'instruelion,<br />
elles sont incapables de soulcnir une<br />
conversation un pen interessantc, et ne r ache tent<br />
pas leur defaut d'education par de l'enjouemeut,<br />
on par cet esprit nalurel qui enfanle des saillies,<br />
et plait chez les femmes beaucoup plus que l'es-
EN MOHF.E. i53<br />
prit d'acquit. On pent clone alTirmer que les Grecquesen<br />
general ne savent rien; que celles memes<br />
*54<br />
VOYAGE<br />
CHAPITRE XXV.<br />
SONGES , DIVINATIONS , MAG1CIENNES , MAUVAI6<br />
OEIL, JCREMENS, TITRES H0N0R1F1QUES, ORGUEIL<br />
DES GRECS POUR LECRS MONUMENS. NA1SSANCES,<br />
ACCOCCHEMENS.<br />
JJE -vieilles Sybilles , d'etiques sorcieres , rro-><br />
duit impur de cette Thessalie de tous tcm; s feconde<br />
en magiciennes, sonten possession, dans<br />
toutes les parties de la Moree, d'expliquer les<br />
songes, d'inlerpreter les signes, enfin de commenter<br />
les delires de l'imagination. Reverees ,<br />
craintes, cheries, caressees, on n'entrepreud rien<br />
de serieux sans les consulter. II est aise de juger<br />
quel doit etrerempirede ces miserables, counues<br />
chez nous sous le nom de Bohemiennes ou d'Egyptiennes,<br />
sur l'imagination ardente des femmes<br />
grccques.<br />
Une jeune fille eprouve tout a coup une emotion<br />
qu'elle ne connaissait pas, a la vue d'un<br />
jeune homrae qu'elle a distingue parmi beaucoup<br />
d'autres; mais elle n'a pas ete remarquee a son<br />
lour de celui pour lequel elle soupire. Que \a-telle<br />
faire?Elle courtaussitot chez la Bohemiennc,<br />
qui lui compose un philtre, remede immauqua-
EN MO REE. 255<br />
b)e pour se faire aimer. Si la jeime fille est fortune'e<br />
et que la magicienue puisse espe'rer itne<br />
recompense, le succes sera hil'aillible , car elle<br />
devieudra sa proxenette; elle etablira secretement<br />
uu plan d'intrigues habilement calcule ,<br />
qui la conduiront aux fins qu'elle desire.<br />
Mais celle-ci veut-elle savoir quel epoux lesort<br />
lui reserve? La magicienne lui ordonne de pe'trir<br />
un gateau, ou de faire un pate assaisonne avec de<br />
la mentbe et quelques berbes aromatiques , qui<br />
croissent sur les montagnes. Elle devra le manger<br />
le soir sans boire; elle se mettra immediatemeut<br />
apres au lit, ayant eu soin pre'alablement de suspendre<br />
a son col, dans un sac euchante , trois<br />
ileurs,donl une blancbe , l'autre rouge, et la troisienie<br />
jaune. La premiere, qu'elle tirera au soi-t eu<br />
se reveillant, annoncera, si c'est la blanche , un<br />
jeuue bomme; si c'est la rouge, un homme mur,<br />
un brave ( naAiKap;); enfin si elle tire la jaune,<br />
que le pretendu est veuf. Les songes qu'elle<br />
aura fails daus cetle nuil memorable, soul ensuile<br />
commentes , pour savoir si le mariage sera heureux,<br />
et si l'epoux sera riche.<br />
L'efi'et que doit produire necessairement un<br />
gateau , ou bien uu pate epice', est de Iroubler le<br />
sommeil, en alterant celle qui en a mange. Dela,une<br />
agitation qui amenera bientot, avec les<br />
leireurs, tous les del ires de imagination. Si les<br />
promesses ne s'accomplissent pas, la faute n'en
E56 VOYAGE<br />
sera pas altribuec a la sorciere , contre laquelle<br />
on se garde meme bien de murmurer. Un tcl<br />
ef'l'et provient de ce qu'on a mal execute ses ordres;<br />
c'est que le mauvais ocil a rendu nulle<br />
uue reussite qui etait assuree et immanquable.<br />
Ce mauvais oeil, YArimatie des anciens , est un<br />
demon ennemi de lout bonheur ; son nom seul<br />
epouvante les plus courageux. Scion les Grecs ,<br />
cet esprit ou cette puissance invisible, s'al'tlige<br />
de la prosperity , gemit du succes , s'indigne de<br />
l'abondance des moissons , de la fecondile des<br />
troupeaux, murmuie meme contre le ciel, pour<br />
avoir dispense les graces ou la beaute a uue jeune<br />
fille. Par suite de cette etrange opinion , on evite<br />
de feliciter un homme sur ce qu'il a de jolis<br />
enfaus; on se donne bien garde de se recrier sur<br />
la beaute de ses chevaux; car le mauvais ocil lancerait<br />
a l'instant la lepre sur ces memes enfaus ,<br />
et ne nianquerait pas de nuire aux chevaux. Ce<br />
meme genie e'teud son pouvoir jusqu'a raw les<br />
tre'sors a ceux qui en possedent Mais si en dounaut<br />
quelques louanges , si en trouvaut beau un<br />
enfant, on a soin de parler d'ail, ou de craelier,<br />
le charme est rompu et le mauvais oeil enchaine.<br />
C'est par sviite de ce prej'uge, qu'on voit de<br />
Tail suspendu dans uue maison qui vient d'etre<br />
batie,afin d'cn eloigner le mauvais ceil.Sans eela,<br />
pourrait-elle subsister ?..... Cliaque vaisseau grec<br />
est pourvu d'une gousse d'ail enfermee dans uu
EN MOREE. >57<br />
sacliet, commc d'un preservatif centre les tempetes<br />
, qu'on y attache nussilul que le capilaiue l<br />
qui en est le proprie'taire l'a epouse ,en y suspendant<br />
une couronne. De J ail , de Tail, scorc/o ,<br />
scordo, s'ecrie-t-on,quand on craint un malheur.<br />
Jamais, au surplus, on ne se ,1'impute : ee malheur,<br />
quel qu'il puisse etre , il est toujours du an<br />
mauvais ceil.<br />
Mais , a propos du mallieur, je ne saurais taire<br />
un usage singulier qui y est relatif. Eu Grece,<br />
on le salue, cet etre melaphysique, non par des<br />
sentences alle'goriques,mais par ces paroles simples<br />
: ' Sois le bieti venu, 6 malheur, si tu ex<br />
'venuseidl Cemot estdigue de remarque, parson<br />
grand sens ; car rarement un malheur vient-il<br />
sans un autre.<br />
Cette apostrophe au malheur , epie toutes les<br />
bouches repetent, les crainles pusillanimes du<br />
mauvais ceil , n'attestent que trop les traces profondes<br />
qtt'a laisse'es dans toutes les ames l'e'tat<br />
d'oppression dims lequel les Grecs viveat depnis<br />
long-temps.<br />
La crainte du mauvais ceil empoisonnc chcz ce<br />
1 Un capilaiue qui achete un vaisseau, lorsqu'il doit le<br />
commander lui-meme, en prend possession en yattachant<br />
une couronne de lainier , et cette ce'remonie s'appelle<br />
epouser sou vaisseau.<br />
I. I7
a58 V 0 Y A G E<br />
peuple jusqu'aux plaisirs de 1'amour. On y croit<br />
ge'neralement que son iniluence, ou bien le pouvoir<br />
des sorcieres, peut enchainer les feux des<br />
e'poux. Aussi, la veille d'un manage, prendon<br />
ses precautions, et ne manque-l-on pas de<br />
faire un present a Iamagieienue, de laquelle ou<br />
pourrait apprebender quelqufe mauvais tour; on<br />
tache meme de se reconcilier avec ses ennemis.<br />
J'ai connu line de ces sorcieres redoutees , qui<br />
se vantait d'avoirempecbe plus d'unmari de consommer<br />
le mariage. Pour desabuser, autantqu'il<br />
etait en moi, ceux qui etaient presens, sur le<br />
pretendu pouvoir de cette miserable, je me perjnis<br />
de lui faire quelques objections, qui la mirent<br />
d'abord en fureur. Mais loin d'en obtenir<br />
1'effet qu'elle esperait, je l'epouvantai en prenant<br />
tout a coup un ton severe et affirmatif. Je<br />
lui dis que je pouvais reellemeut l'ensorceler , et<br />
la faire tourmenter par le Diable Elle resta<br />
aneantie, et sa confusion me prouva que si elle<br />
savait faire des dupes, elle pouvait Petre a son<br />
lour. Jamais cette femme, que je revis plusieurs<br />
fois , ne me parla de son pouvoir magique.<br />
Toutes cescraintespuerilessont communes, eu<br />
Moree, aux deux sexes. Lesbommes, blasphemateurs<br />
decides , jurent a lout propos par la<br />
tete de lews enfans , par leur anie; mais ils n'osent<br />
prononccr le nom du Diable. S'ils font a<br />
quelqu'un le souhait si coinmun : que le Diable
EN MOREE. 25c)<br />
t'emporte , ils (ournent leur phrase de cette ma- -*•<br />
niere : ' que celai qui est hors et, loin d'ici te<br />
prenne; modification vraiment plaisautc, qui cependant<br />
ntypas lieu dans les eglises, oii Ton ne<br />
craint pas Je DiabJe, a cause qu'il n'y pent entrer.<br />
Aussi, dans le lieu saint, ai-je entendu des papas<br />
envdyer leurs ouailles au diable , se disputer,<br />
s'injuricr avec ce mot sans cesse a la bouche, et<br />
se Faire muluellemeut des souhaits pour efre emporle's<br />
parceluidont ils n'osaient prononcer le<br />
nom bors de ces memes eglises.<br />
Le langage babituel decele egalement des idees<br />
superslilieuses. Affirme-l-on , pour donner plus<br />
de poids au discours, une jolie fenime dira : que<br />
jo vice, >«?!>; que je puisse conserver ma vue %<br />
va %a?£ T« ixii.Tia.jM. Si elle veut faire passer un mensonge,<br />
ce qui a lieu en Grece comme ailleurs,<br />
elle dira : que je perde la vue 3 , .«ifaiM. Mais<br />
ce mot n'est pas prononce sans quelque peur de<br />
voir les yeux prives de leur faculte. Pour le nom<br />
1 Net trt
2Co VOYAGE<br />
dc la Vierge, il se trouve place dans tous les<br />
lieux oil les anciens employaient le nom de<br />
Jupiter , comnie affirmation.<br />
Parmi les signes de malediction usite's des<br />
Grecs , le plus redoutable est la vue des cinq<br />
doigts etendus tous a la fois.,11 explique un passage<br />
de l'Andrienne de Terence, dans laquelle<br />
un persouuage dit, en faisant le meme geste : je<br />
t'en donne cinq. Ecce iibi clono quinque. N« «<br />
!re.Tt. Le nombre de cinq est tellement decrie',<br />
qu'on n'ose meme le prononcer dans la conversation,<br />
sans le faireprecederd'une excuse.Quelle<br />
estl'origine d'une telle extravagance? Je l'ignorc,<br />
efie crois que c'est ime chose tres-futile a rechercher.<br />
Apres avoir montre a quel degre de superstition<br />
sont livres les Grecs moclerues, si je veux<br />
peindrelaA'auite qui les caracterise tous, plus on<br />
moins, il me suffira de dire que, reduils a la servitude<br />
la plus humilianle, ils n'ont pas honte de<br />
se parer des tilres les plus fastneux. On n'entend<br />
parmi eux que les noms d'archonte, de prince ,<br />
d'illustrissime; celui de saintete est reserve aux<br />
papas. Les enfans memes, accoutumes a oublier<br />
le nom le plus tendre , les femmes, celui qu'elles<br />
doivent cherir le plus, saluentleur pere ou leur<br />
epoux du nom dc seigneur, en lui baisant la<br />
main. Ccnomn'est qu'un tcrme de soumission ;<br />
raais l'orgueil des Grecs Je preTere a tout autre,
EN MOR EE. a6i<br />
precisement parce qtt'il scmule faire reconnoitre<br />
la supenorite de celui auqttel on le donne.<br />
Cost par suite de ce sentiment de vanile" que<br />
les Grees parlent avec plaisir des mines de leurs<br />
moniuneus , lorsqu'un pen destruction leur a<br />
donne ]a connaissance de l'histoire de leur pays.<br />
D'apres la consonnance de leurs uoins, quelqties<br />
mis se disent effroiiteineut les desceudans de<br />
Codrus , de Phidias , de Themistocle, on de<br />
Belizaire. C'est encore le me me sentiment qui<br />
les porte a thesauriser, afin d'acheter tin pouyoir<br />
qui souvent leur echappe avant d'en avoir joui.<br />
Us sc consolent meme dc leur condition, quand<br />
ils peuvent acque'rir le privilege de chausserdcs<br />
sandales jaunes, de porter tin bonnet different du<br />
calpakordinaire. Alors il n'e.st pas rare de les voir<br />
devcnirinsolenset ingrats en vers leurs compalriotes<br />
, qu'ils oppriment avec plus de dureleque tic<br />
font les litres memes. Ils juslifient enfin , ees enfans<br />
denatures, pares d'un vain litre, ils jusliiient<br />
celte maxime trop vraie,que le Turc n'a point de<br />
meilleur instrument de servitude qu'un Grec.<br />
Pour suivre par-tout le caractere moral de<br />
cette nation , assistons maintenauta lanaissance<br />
d'un enfant, et vpyons la superstition presider a<br />
cct acte dc la nature. Avant le terme desire, les<br />
predictions assiegent celle qui attend impatiemment,<br />
avec la fin de ses douleurs, le fruit qu'eUe<br />
porte dans son sein. Ses songes , les e'venemens
art, VOYAGE<br />
meme les plu» etrangers a sa situation , lui sont<br />
interpreted : c'est a qui moatrera plus de science<br />
dans ccl art mensonger.<br />
Mais deja les premieres douleurs ont annonce<br />
le travail dela nature. Accompagnee de sa sagefemme,<br />
pi'ise dans la secte ou elle fut elevee, ( car<br />
en Orient chaque religion a les siennes ) celle<br />
qui, dans nn instant, va etre mere , ne recevra<br />
aucuns de ces secours dont 1'art aide chez nous<br />
la nature , quelquefois inconstante dans sa marche.<br />
UueGrecquc prel'ererait mille fois la mort<br />
aux soins d'un honune dont le talent pourrait<br />
abreger ses souffrancesj on meme la sauver dans<br />
un cas dc peril<br />
La lampe brule devant l'image de la Vierge ,<br />
l'encens fume et remplit la maisou.... L'enfant<br />
recoitla \ie, il respire; aussitot on le couvre d'un<br />
voile le'ger, on le charge d'amulettes , on fait des<br />
"voeux sur sou sort; on le marque au front avec<br />
un peu de boue, prise au fond d'un vase ou l'eau<br />
a sejourne, afin d'eloigner de lui le mauvais<br />
oeil.<br />
Au bout de quelques jours on s'occnpe de la<br />
reception des fees ou mires : on orne en consequence<br />
la chambre des tapis les plus propres, on<br />
pare le bercean de l'enfant de schalls , de pierreries,de<br />
sequins pourattendre la venue des quatre<br />
fees invisibles qui doivent faire des dons au nouveau<br />
Be; on ne manque pas de -unter leur pou-
» en<br />
EN MOREE. a63<br />
voir , lcur boiile ; on u'cublic pas de dire quelle<br />
protection elles accordent a ceux qui les honorerit.<br />
Toutes les n^e'cautions sont prises afin que<br />
rien dans l'appartement ne puisse heurter , ou<br />
faire tomber les invisibles que Ton attend. Tout<br />
elant done bien range, chacun s'assied en silence<br />
et resle immobile , pendant le temps que les fees<br />
sont presumees etre aupres du berceau de l'enfant.<br />
Eufin,la ceremonie de reception etant achevee,<br />
on ne tarde pas a presenter I'enfant a l'eglise,<br />
pour y i-ecevoir le baplerne.<br />
Cetacte religieux ne consiste pas, comme chez<br />
nous, dans une simple effusion d'eau sur le som.<br />
met de la tele. On immerge I'enfant, n'importe<br />
quelle saison ' , dans uu grand bassin rempli<br />
d'eau , ou , sans egard pour sa faiblesse , saus<br />
piiie pour ses oris , il est lave , baigne et frotte :<br />
le pecbe originel, la faute du premier pere, l'ocuvre<br />
du demon , ne seraient pas effaces sans cela.<br />
11 faut que I'enfant sorte du Uuide regeneraleur<br />
blanc comme un bienheureux. Le papas qui pratique<br />
la ceremonie essuie I'enfant, el finit par lui<br />
adresser ces paroles : « Va, mon fils , tu es<br />
» propre. »<br />
Ainsi, preserve du mauvais ceil, gratifie des<br />
dons que distribnent les magiciennes, et rege-<br />
1 Comme je ne parle que de la Morde et de l'Albanie, on<br />
m'a assure que dans les autres parties dc la Grece on avait<br />
la precaution de faire chauffer l'cau pour le hapieme.
26\ VOYAGE<br />
«ere dans ks eaux saintes , le nc^iveau ne est<br />
abaudonne enlierement aux solus de sa mere.<br />
Heureux enfant! line mercen»ire ne sera point<br />
chargee du soin de (e nourrir : elle n'anra pas<br />
ton premier sourire; toutes les attentions, tonles<br />
les caresses prodiguees a ta faiblesse., seront le<br />
fruit de la tendresse maternelle.<br />
La saute ebranlee de la mere qui remplit ses<br />
devoirs , renait comme une belle lleur chargee<br />
de pluie , lorsqnc le soleil ramenc la serenile.<br />
Uue douce langueur la rend plus inle'ressante<br />
; sa voix prend un son doux , qui parle au<br />
coear de l'homme le plus indifferent. Elle ebaute<br />
des airs melodieux pour appelcr le sommeil sur<br />
les paupieres de son enfant; et elle fail le plus<br />
bel ornemeut de sa maison , qui est 1'asile de la<br />
paix et du bonheur.<br />
Arrive a Fage oii ses forces exigent une nonrrilure<br />
aboudante et plus solide que le lait , l*enfant<br />
n'est point empale, comme cbez nous , avec<br />
cet aliment indigeste , connu en France sous le<br />
nom de bouillie : aliment qui souvent cause des<br />
desordres incalculables. Ici, la mere broie quelques<br />
substances legeres qu'elle inlroduit dans la<br />
boucbe des enfaus, a la maniere des oiseaux lorsqu'ils<br />
nourrisseiit leurs petits : elle les bumecte ,<br />
les dispose cusuile a une digestion plus facile, en<br />
les arrosant, dans l'estomac de l'eufant, avec SQA<br />
lait qu'elle lui fait lelev.
Y.y M.TOR EE. S6S<br />
Sous le meme tiel, la nature des institutions<br />
determine d'aulres moeurs chez les femmes tuiques.<br />
Celles - ci, meres d'hommes tiers et farouches<br />
, d'hommes destines a commander a des<br />
peuples conquis, out d'aulres habitudes, d'aulres<br />
principes , d'aulres sentimens que les femmes<br />
grecques. Quoique souvent elles soient grecques<br />
elles-memes, rarement ont-elles, eommaces derniercs,<br />
an grand nombre d'enlans ; cc qu'i) taut<br />
atirihucr,d'une part,a la polygamic,et del'autre,<br />
a Part effroyable des avortemens qui leur est familier<br />
: nulle part ses effets ne furent aussi funesles<br />
, nisi solemncllement cousacre's. Avoties<br />
publiquement dans la famille du sultan,qui condamne<br />
a la sterilile ses socurs et ses nieces , ces<br />
moyens affreux de depopulation passent dans les<br />
differentes classes de la sociele. Si un Turc soniicoune<br />
la fidelite de ses femmes, cllcs ne balancentpasa<br />
commetlre le crime ; elles s'y livrenl<br />
meme, el sans remords, dans la scule vue de cons^rver<br />
leurs altraits , et de menager cette beaute<br />
qui leur doune 1'empire sur des rivales avee lesquclles<br />
elles ne cessent d'etre en guerre.<br />
Quant aux precedes qu'elles emploient, puissent-ils<br />
demeurer ensevelis dans un profond oubli!<br />
Puissenl egalement lesbreuvages infernaux,<br />
ainsi que les moyens mecaniques dontces femmes<br />
barbares font usage , etre toujours ignores ! Que<br />
la connaissauce des miseres auxquelles sont
36(> VOYAGE<br />
Yonees les Musulmanes qui oat niecomm le plus<br />
saint de leurs devoirs, celui de porter avec plaisir<br />
le fruit que la nature leur a confie , suftise pour<br />
effrayer celles qui, rarmi nous , oseraient recourir<br />
a cette voie Criminelle, pour cacher une faute<br />
que I'opinion puhlique excuse facilement.<br />
Vieilles avant le temps , condamnees a des infirmites<br />
degoutantes, ces malhenrenses Musulmanes,rongees<br />
d'ulceresuterins,que ladebaurhe<br />
multiplie chaque jour parmi nous , sont reduiles<br />
a invoquer la mort, seul remede aux douleurs<br />
qu'elles endurent.<br />
Quelques feuimes tnrques , cependant, cbez<br />
qui la voix de la nature n'est pas elouffee , elevent<br />
lenrs enfans avec tendresse. Mais de quel<br />
retoursont payees ces malheureuses meres! leurs<br />
fils oublient, la plnpart, en grandissant, ce<br />
qu'ils leur doivent, ainsi qu'a ces fenrmes grecques,<br />
leurs esclaves, qui les ont eleves. Les-<br />
Orientales, au reste, nourrissent toutt s leurs eu.fans,<br />
et elles usent a pen pres des mimes precedes<br />
dans leur education physique*
EN MOREE. 967<br />
CHAPITRE XXVI.<br />
EDUCATION DES ENFAMS. — OCCUPATION DE L'ADO<br />
LESCENCE. JEUX,LUTTES, DAJSSE DES VOLEURS,<br />
COURSES.<br />
JLJE seul temps 011 un Grec soit parfaitement<br />
heureux pendaut sa vie, c'est eelui de son enf'ance<br />
; car on le laisse croitre en loute liberie ,<br />
comme les vegelaux robustes qui ornent sa terre<br />
nalale.<br />
A cette e'poque agreable de la vie, les Grecs ne<br />
sont point soumis aux trailemens barbares qu'eprouvent<br />
les enfans des dernieres classes de la<br />
socie'tedans les pays civilises; et on ne lit stir lentfigure<br />
l'expression d'aucun sentiment penible.<br />
Rarement battus ,. sou vent maudils , ils en sont<br />
quiltes pour des paroles insigniiiantes , qui n'eflleurent<br />
leur imagination que pour les rappeler<br />
momentanenient a la docilite et a l'obeissance. Ils<br />
sont familiers a tous les petits jeux de l'enfance<br />
qu'on retrouve dans tous les pays. '<br />
Quand 1'age commence a developper lenr raison,<br />
on les envoie, pour apprendre a lire, a l'ecole<br />
d'un papas , ou dascalos. En examinant avec attention<br />
le mode d'eiiseignement pratique par ces
268 VOYAGE<br />
maftres ignorans, on ne pent concevoir comment<br />
des enfans peuvent parvenir a connaitre leurs<br />
lelli'es.<br />
Lc magister, assis clans son fauteufl, on sur ua<br />
banc , dans l'attitude d'un homme affecte paries<br />
-vapenrs de 1'opium, et muni d'nne longuc baguette<br />
dont il f'rappe au hasard, ecoute ses ecoliers.<br />
Un seul d'eutr'eux lit, mais lous suivent la<br />
lecon a haute voix sur des tons varies,et avec des<br />
inllexious de voix opposees. Mais, ce qu'il y a de<br />
plus singulier, c'est que ces marmots, deja ruses<br />
comme leurs peres , ont l'art d'abuser completement<br />
leur maitre en lisant cffronternent dans<br />
des livres differens, lorsqu'ils sont censes lire<br />
nne lecon commune. Au reste, cela produitpeu<br />
de difference apresquelques lecons; carl'ecolier,<br />
])his fidele aux impressions de la voix qu'au temoignage<br />
de ses yeux, repete ce qu'il enlend , et<br />
fiuit par neplus faire de eonlrasle, quoique son<br />
livre ne renferme pas un mot de ce qu'il lit si<br />
bien. Apres 1'etudc dela lecture, vientrecrilure,<br />
dont l'exercice est mienx entendu , mais a Fhabitude<br />
de laquelle peu d'enfans parviennent. Los<br />
premiers eleineus de la religion sont egalement<br />
euseignes, quand le papas les sail; il leur monlrc<br />
au moius a etendrc les bras comme il faut, a s'incliner<br />
convcnablement pour faire lc signe de la<br />
croix; il leur enseigne que les Turcs sont des<br />
chiensvlcs damnes qui iront en enfer; que, pour
EN MORltE. a59<br />
eux, s'ils respectent les papas, s'ils ont soin dc<br />
les bien payer, le paradis leur est reserve.<br />
Pour former les enfans a la rapidite de la prononciation<br />
de la lartgue grecque, et a ses inlonatious,<br />
j'ai vu,en Moree,desmaitres repetera lours<br />
eleves les vers suivans,qui u'offrent qu'uu jcu<br />
de mots resultant d'une inversion mesure'e de<br />
phrases.<br />
ExxAno-ist //oAv£oxavTnAoTEA£xn,u&itii ,<br />
OflOU TY1 (^OAutoKaVTHACTTf ASKH^E»<br />
O' vicf TOU /zoAvCGxavTwAnriAEXHTiTj<br />
Na:x a K ^)" T0V ^ 0 ' T0U /AoAvCoxayTviAoTCAfxHTii',<br />
TH/ E/zoAvkoxaiTviAiJ/rsAexOct<br />
KaAAiTtftt «a^a TBV vjov TIU (fctoAvCoxatTDAoTExnTti.<br />
O mon egUse plombociselo sculptee,<br />
Qu'a plombociselo sculplce<br />
Lc Ills du plombociselo sculpteur :<br />
Si j'avais aussi le ills tlu plombociselo sculpteur,<br />
Je la plombociselo sculpterais ,<br />
Mieujt que le ills du plombociselo sculpteur.<br />
Cet exercice, sous la forme d'un jeu, est mis<br />
en usage particulierement pour guerir les enfaus<br />
du begayement et de la courte haleine ; il concourt<br />
tres - efficacement a faire bien articuler<br />
un idiomedont les parlicipes, et sur-tout les composes<br />
, sont ce qu'Horace appelle sesquipedaliu<br />
verba.<br />
A l'egard des jeunes filles, elles ne i-ecoivent,
a7o VOYAGE<br />
a proprement parler, aucune autre education<br />
que l'apprentissage de quelqucs travaux domesliques;<br />
et arrivees a l'age nubile, on les sequestre<br />
en quelque maniere de la societe.<br />
Enlre les divers aimisemens auxquels selivrent<br />
lesadolescens , la course a pied l ; ent le premier<br />
rang. Les jeunes gens, en Arcadie sur-lout, se<br />
livrenta cet exercice dans les beaux jours d'ete.<br />
Les vieillards, ou un papas, y president quelquefois<br />
, et le vainqueur recoil un prix.<br />
Mais il est d'autres jeux plus importans, puisqu'ils<br />
sont le partage des homines faits : ce sont<br />
la lulle, le dgerid, et le disque, jeux qui lous<br />
appartiennenl a l'antiquite. La lutte, telle que je<br />
l'ai vue s'executer' sous mes yeux, est, a n'en pas<br />
douter, ce qu'elle fut dans les jeux olympiques,<br />
ou dans ceux qui se celebraient a l'Isthme.<br />
Les athletes entierement nus , exceple dans<br />
cetle partie du corps que la pudeurleur fait couvrird'un<br />
calecon de peau, paraissent en presence<br />
successivement par deux; un cercle immense de<br />
spectateurs les environne et fait des vceux pour<br />
run ou l'autre des concurrens. Aussitot que la<br />
musique a donne le signal, ils s'avancent k pas<br />
comptes en battant la mesure, et prennent des<br />
altitudes semblables a celles de nos maitres d'es-<br />
1 C'etait en presence de Moustapha paclia , qui se don-<br />
nait frequemnient ce plaisir.<br />
,'.
EX MO REE. 2*1<br />
crime; apres avoir frappe dans leurs mains, ils<br />
s'auiment eu fredonnant quclques airs , ils se<br />
provoquenl et se joiguent enfin ; leurs mains ,<br />
qu'ils se portent re'ciproquement sur l'epaule,<br />
pesent forteincnl pour prejuger la force l'un de<br />
1 autre; mais , comme deux chenes robustes , ils<br />
demeureul fermes el resislent ordinairemeut h ce<br />
premier choc. Bieutot de leurs bras vigoureux ils<br />
s'embrassent le col, et c'est 1'instant ou. ils mettent<br />
eu usage Jes ressources de leur art; ou les voit<br />
employer tour a tour, ou simultanement, la force<br />
et l'adresse, s'aider de toutes les ruses, jusqu'a<br />
ce que l'un des deux tombe renverse surle dos ,<br />
el tende la main a son adversaire, ensigne de defaite.<br />
Fier de son avaTilage, le vainqueur recoit<br />
le prix qui l'altendait, pendant que le vaincu<br />
peroe la foule avec empressement, pour se sous-<br />
Ira ire aux regards de la multitude.<br />
Chez le pacha, ouje voyais ces jeux, le dgerid<br />
ou joute succedait a la lutte : c'etaient des Turcs<br />
qui l'executaient. Montes sur des chevaux rapides<br />
comme le vent, ils se chargeaient avec impetuosite<br />
en lancant des batons de quatre pieds<br />
de long , dont le coup ne laisse pas d'etre quelquefois<br />
funeste aux jouteurs; c'etait meme la<br />
cause pour laquelle on comptait une infinite de<br />
borgnes entreles o'ficiersde la maisou du pacha,<br />
et parmi ses delis ou cavaliei's.<br />
Le jeu du disque, ou les anciens Grecs d
a7i<br />
VOYAGE<br />
ployaient toiitc la force de leurs bras, exisle encore<br />
parmi les modernes. Ce jeu consiste a soutenir<br />
unc pierce du pojds dc vingt livres daus la<br />
paume de la main, elevee au niveau de la lete ;<br />
puis, parlant d'un point doime , et prenaut sa<br />
course p.isqu a un lieu determine, celui qui lance,<br />
le disque le plus loin oblient le pr.ix. C'elail vraisemblablemenl<br />
daus an jeu stmblable (pie peril<br />
Hyacinlbe , metamorphose par les dieux, el vainement<br />
regretle d'Apollon, inconsolable de sa<br />
perte.<br />
Ces jeux, parmi les Grecs , a 1'exception tie<br />
celui du disque, n'ont general* nient lieu qu'a<br />
cerlaines epoques,et a l'occasion de quelques fetes.<br />
C'est alors que le peuple , oubliant pour un instant<br />
son malbeur , et rendu a son caiaelere enjoue,<br />
merite d'etre eludie. Quels eclats brujtans!<br />
Quels rires prolonges!. . . . De toutes parts oa<br />
n'entend que des chants, tandisque des danses ,<br />
tour a tour graves et le'geres , terribles et volurtueuses,<br />
animent la scene par leurs effets varies.<br />
Ici le chef du choros', c'esl-a-dire de la danse,<br />
celui qui mene le branle , enlonne des strophes<br />
que repele la voix des choeurs en se confondaut<br />
avec le son des lyres , le bruit des. tambours de<br />
basque, et le murmurc des musettes qui reglent<br />
les pas des danseurs.<br />
1 Ce mot'vicntde 7_»ptv» - j« danse.
EN MO REE. a73<br />
Ces Strophes reunies forment ua hymne trescelebre<br />
chez les Grecs modernes. Pour ce peuple<br />
sensible, ilest ce que fut autrefois pour lesSuisses<br />
le ranz ties vaches. Chez les plus sauvages habitans<br />
des montagnes , ilprovoque la gaite , et est<br />
le signal' du plaisir ; mil patre qui ne le redise a<br />
ses vallons, mil matelot qui ue le repete sur les<br />
mers,pourcharmersesennuis;cet hymue, enfin,<br />
rappelle au Grec exile clans des cli mats eloigues, et<br />
les toits paternels et sa patrie , dulces re/niniscitur<br />
Argos. Je crois , malgre' sa simplicity, qu'il<br />
pourra faire plaisir au lecteur, et je le pla«k;i.<br />
ROJVDE GRECQUE.<br />
Ken Majpirape/ia/tov.<br />
Kaftiut rtvi it of? KCU %atoovifwu<br />
Utarn /tet^ai'p* va tr($a,yat<br />
2«ir* optpave ,utl' trqtel^iff-at<br />
18
s;4 VOYAGE<br />
K ffj.iT; ret Gov rut (ptoses»<br />
T»l¥ KCpflY BTItf ^EVpCjUEV.<br />
TRADUCTION DE LA RONDE GRECQUE.<br />
M» fille d'or et de perles.<br />
1<br />
2<br />
\"OIIS qui inspirei la joie aux jeuntsgem , et le deliie aui<br />
vieilljk.<br />
3<br />
Vousme potissezaussi ( malbeureux quejesuis! ) a prendre<br />
un couteau pour me couper la gorge.<br />
Taisez-vous , infortune\ ne vouscoupes point la gorge, et<br />
ne vous inetiez pas en peine de la beaute ( qui vous tour*<br />
tiicnte.)<br />
5<br />
Nous vous ami>ncions une beaute que nous connaissons.<br />
Parmi les danses que j'ai vues, il pn est une<br />
appelee la eandiote, que les jeunes filles executenlde<br />
preference. On imaginerait voir Ariane indiquer<br />
les detours du Lab) rinlbe, el en de;-siner<br />
les routes au perfide Thesee. Au moius la marcbe
EN MOREE. s75<br />
embarrasses de cette danse, sa confusion , son<br />
intrigue, si on peut se scrvir de celle expression,<br />
exprimeut assez ce caractere , qui pourrait indiquer<br />
tout autre chose, si on nepensait aux temps<br />
anciens. Celles qui l'exe'cutent iguorenl jusqu'au<br />
nom de la malbeureuse priucesse dont elle retrace<br />
peut-etre l'aventure, et elle n'est, pour ces<br />
femmes , qu'une danse ordinaire, mais dont la<br />
"tradition, suivant toutes lesapparences, pourrait<br />
remonter a la plus baute anliquile.<br />
Apres la candiote, il est une autre danse appelee<br />
la valaque, qui fait ge'ne'ialemeiit les de'lices<br />
de la jeunesse, a cause de sa lege'rete et de la vivacite<br />
qu'elle exige.<br />
Acelle-ci suceede lapyrrbique 1 . Deuxhommes<br />
amies de poignards s'avancent a pas mesure's, en<br />
ugitant leurs amies , qu'ils dirigent contre euxniemes,<br />
puis cbacuu d'eux contre sou compagnon.<br />
Des sauts et des mouvemens yiolens caracterisent<br />
cet exercice martial, dont le nom rappelle<br />
le celebre roi d'Epire, qui -peut-etre lui<br />
donna naissance, ou le mit en vogue par suite de<br />
«on inclination guerriere. En voyaut cette danse,<br />
je me suis era tiausporte dans l'ancienne Sparte,<br />
dont elle retrace les plaisirs : j'avouerai que j'en<br />
1 Cette danse se retrouve chez les Arabes-Ababde's , telle<br />
que M. Guys l'a decrite. f^oyez la Notice sur les Arabes-<br />
Ababdes.
a~6 VOYAGE<br />
fas presqne el'fraye quand je vis a l'impetuosite,<br />
succeder une sorte de delire et de fureur, et je<br />
craignis de voir la scene ensanglantee.<br />
Outre ces danses de caractere, il en est d'autres<br />
usitees en Grece, dont une m'a paru infinimenlagreable;<br />
c'est celle connue sous le nom de<br />
romeika ou romaine. Hesiode semble l'avoir<br />
peinte , quand il dit: Elles doublaient, elles ranienaient<br />
le doux chceur, le chceur cheri. Au<br />
milieu d'un vaste salon de l'Orient, ou sur uu<br />
plateau emaille de lleurs, que son debut est imposaiU<br />
'.quel charmedansledeveloppement de cette<br />
ligne de fenimes encbanteresses, tjui loules se tenant<br />
par lamain,se replient sur elles-memes et s'enlacent<br />
en passant tour a tour sous les bras Tune de<br />
Tautre ! Elle commence dans une mesure lenle<br />
et grave , dont le mouvement s'accelere progressivemeut,<br />
au point d'etouner les yeux par sa vttesse.<br />
Des cbants repetes par les danseurs regleut<br />
la mesure, de concert avec les instrumens. II est<br />
a remarquer que cct usage, ordinaire en Orient,<br />
de meler le cbant a la danse, se retrouve encore<br />
dans les parties de la France qu'occuperent les<br />
Romains, et sur-tout a Marseille, fondee par une<br />
colonie grecque de Pboceens.<br />
Je passe sous silence les danses execulees par<br />
les Tcbinguis , dans les lieux de debaucbe; leur<br />
description ne pourrail qu'offenser la pudeur; il<br />
stu'fira de dire que ce sont les scenes de l'Aretin.
f pret<br />
EN MO REE. 2-7<br />
Pour terminer ce que j'ai a dire sur les clauses<br />
les plus connues et les plus vantees chezles Grecs<br />
modernes , il me rcste a parler d'urie que les<br />
Alfoanais designent sous lc nora de danse des vo-<br />
Icurs '. Elle elait souvent executee chez le pacha<br />
par ses soldats : comme elle est cnracieristique ,<br />
j'expose le lieu de la scene.<br />
Qu'ori se represente une salle vaste, eclairee<br />
par quelques bougies de cire jaune, dont la lueur<br />
sepulerale jetait sur les spectateurs des reflets<br />
pales et douleux. La , dans 1'angle d'un sopha ,<br />
elait assis gravement le paclia , la ceinlure-chargee<br />
d'un poignard et de deux pislolets, ayant une<br />
carabine a ses cotes. Sa com-, composee de soldats<br />
vetus de capotes grossieres, restart debout<br />
dans une altitude sombre ; le bourreau ( par tin<br />
privilege qui n'apparlient qu'a lui) etait assis en<br />
face du vezir, l'oeil lixe sur son ceil farouche ,<br />
a faire tomber la tete de cclui quim geste<br />
du pacha lui designerait, et a 1'apportef humblemcnt<br />
a ses pieds. Tel elait le lieu du bal , tels<br />
etaient les speclateurs d'unc danse faile pour<br />
plaire , par sa seule denomination , a des homines<br />
tels que des Albanais.<br />
1 Xcnoplion parle dune danse des volenrs, a peu pri's<br />
semblable, que les Grecs celebrcrent a leur relour de ('expedition<br />
de Perse , lorsqu'ils furent arrives sur les bonis du<br />
Pont-Euxin, Xenoph. Retraile des Dix Mille.
273 VOYAGE<br />
Les coryphees, le bras passe autour du col 1'iui<br />
de I'iiiilre, mie main daus Ja ceinture de leurs camarades<br />
, unis en rond de cette rnaniere,s'ebranlent<br />
en formant dans mi cercle des pas mesure's<br />
qui vont loujours en s'acceleraut jusqu'au mou-.<br />
•vemenl le plus rapide. Au plus fort de celte rotation<br />
fatiganle , se font entendre des cris sauvages,<br />
meles au fracas de la musique la plus barhare.<br />
U arrive quelquefois que pour augmenter<br />
l'inlerei de cetle danse , les acleurs inlroduisent<br />
la pyrrhique , dont j'ai parle plus haut, et qui,<br />
par son caraclere, rentre parfaitement dans
CHAPITRE XXVII.<br />
CHANTS, IMUSIQUE DES GRECS. RAPSODES. — IIYMNE<br />
DES LA.CONIENS. ROMANCE. COTSAKIAS. '<br />
PROVERBES.<br />
EN MOREE. 27!)<br />
J^EsMuse^n'habitentplii'rHeliconJevirs chants<br />
melodieux ne font plus retentir les vallons tie la<br />
Thessalie converts de lauriers immorlels; la chaste<br />
sccur d'Apollon ne conduit plus les choeurs de<br />
ses compagnes sur les rives de l'Eurotas. Pan a<br />
quitte les bocages de l'Arcadie; Minerve n'a<br />
plus d'autels dansAlhenes; le Peneeoubliecoule<br />
en paix sous les berceaux de Tempe; l'Alphee,<br />
prive de sa gloire et de son nom, n'est plus visile<br />
que par des palres qui conduiseut leurs troupeaux<br />
sur ses bords , on par quelques voyageurs<br />
qu'allire Taulique renonmiee de l'Elide. L'arl de<br />
Therpandre est presque inconnu dans la Grece,<br />
et il a ete enveloppe dans la catastrophe generale<br />
qui a englouti, avec la liberie , les arts, les lettrcs<br />
et les sciences.<br />
Cependaut on retrouve encore chez les Arcadiens<br />
, et parmi les homines de mer , quelques<br />
• chants qui appartiennent a l'antiquite. On reiicontre<br />
des rapsodes qu'cnvironncut des groupes
28 VOYAGE<br />
de femmes qui pleurent aux accents plaintifs que<br />
leur lyre accompagne. A l'exemple de Jems ancetres,<br />
ils chantent encore ]es exploits des guerri<<br />
rs conane autrefois dans ]a Grece on chantait<br />
le bouclier d'Achille , sur lequel l'art avait<br />
exprime taat de merveilles. Je rapporlerai un<br />
hymne fuueraire destine a honorer Ja memoire<br />
d'un enfanlduTa;ygele,ruortencombattant pour<br />
ses ftn ers.<br />
, « JVIeres, epouses , couronnez son tombeau ,<br />
» il s'esl fane comme uue rose de la Messenie,<br />
» que le vent > donucz-lui quelquts iarnies ; invoquez le jour<br />
» de la vengeance , son heme va sonner. »<br />
En effel , telle etait 1'opJnion generale des<br />
Greesu celte e'j oque, leurs voix retrouTaient un<br />
accent noblepour chanter l'expedilion d'Egypte,<br />
en face de leurs Ijrans qui, inlerdils et etonnes,<br />
n'osaient les frapper. Les \allons de la Laconie<br />
repe'laienl le nom du vainqueur des Pyramides<br />
et ses hers habilans entonnaient librement, du<br />
haut de leurs rochers , 1'hjmne suivant, interpret<br />
hdele des sentimens alors connnuns a tons.<b