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12 Le Courrier de Russie<br />
Texte<br />
Du 12 au 26 novembre 2010<br />
www.lecourrierderussie.ru<br />
Devoir lire les jeunes poètes :<br />
le châtiment me paraît cruel.<br />
Heureusement qu’il est des<br />
gens qui ne partagent pas mon<br />
point de vue. Olga Loukinova<br />
<strong>et</strong> Andreï Nosov s’adonnent à<br />
c<strong>et</strong>te tâche depuis cinq ans déjà, <strong>et</strong> n’ont aucune<br />
intention de s’arrêter... Depuis 2006, ces deux<br />
diplômés de l<strong>et</strong>tres de 22 <strong>et</strong> 23 ans organisent<br />
à Nij niï Novgorod le festival Molodoï literator<br />
(« jeune littérateur »), qui réunit des jeunes<br />
poètes de la région de la Volga. L’événement<br />
a permis à de nombreux auteurs de rencontrer<br />
des éditeurs, <strong>et</strong> Nij niï Novgorod a connu<br />
une renaissance de sa communauté littéraire.<br />
« Quand nous avons commencé, il n’y avait que<br />
quelques personnes en ville qui organisaient<br />
des soirées littéraires, <strong>et</strong> je les connaissais tous,<br />
confi e Andreï. Aujourd’hui, je reçois chaque<br />
semaine des invitations de la part de gens dont<br />
le nom m’est inconnu. » Pour convaincre la<br />
jeunesse novgorodienne que « lire, c’est très à<br />
la mode », Olga <strong>et</strong> Andreï ont aussi lancé dans<br />
la ville le mouvement du bookcrossing 1 <strong>et</strong> organisé<br />
des lectures de poèmes dans un tram qui<br />
circule autour du Kremlin... « Des diffi cultés,<br />
on en a eues, mais à chaque étape, nous avons<br />
rencontré des gens qui acceptaient de nous aider<br />
sans rien demander en échange », explique<br />
Olga, enthousiaste. Des amis venaient en masse<br />
pour distribuer les invitations, des propriétaires<br />
de cafés <strong>et</strong> cinémas accordaient gracieusement<br />
leurs locaux, les maires des villes de la région<br />
invitaient Olga <strong>et</strong> Andreï à donner des conférences<br />
dans des bibliothèques <strong>et</strong> maisons de la<br />
culture. « Nous pensions que seules des vieilles<br />
viendraient. Mais à chaque fois, les salles étaient<br />
remplies de jeunes », témoigne Andreï.<br />
Car aujourd’hui comme par le passé, les<br />
bleds russes perdus entre champs <strong>et</strong> marais regorgent<br />
de poètes qui crient leurs sentiments<br />
en crachant du sang <strong>et</strong> de la chair. « Bien sûr, la<br />
plupart des gens qui nous envoient leurs travaux<br />
écrivent comme si rien ne s’était passé dans la<br />
poésie depuis Pouchkine. Ils connaissent très<br />
peu les poètes contemporains », observe Olga.<br />
Certes, ils sont nombreux à penser que Brodski<br />
est <strong>encore</strong> vivant ou à n’avoir jamais entendu<br />
parler de Prigov. Mais peu importe. Exclus du<br />
« contexte littéraire », égarés dans le temps <strong>et</strong><br />
l’espace, ils affi rment par leurs balbutiements<br />
poétiques la dignité <strong>et</strong> la valeur humaines. Et<br />
Dossier<br />
: Inna Doulkina<br />
Photo : Kommersant<br />
Fin octobre, la Maison des artistes de Moscou a accueilli le festival Crosscontact. Sa<br />
mission : présenter au public les initiatives culturelles qui foisonnent dans les régions<br />
russes. Festivals littéraires, graffi tis post-soviétiques <strong>et</strong> vidéos poétiques... Le Courrier de<br />
Russie a rencontré des gens sans qui rien de tel ne se serait passé.<br />
Cuisiniers poétiques<br />
Olga <strong>et</strong> Andreï en sont conscients. « Ce qui<br />
nous intéresse, c’est de préparer un terrain où<br />
se formeront des génies, pas de regr<strong>et</strong>ter leur<br />
absence », souligne la jeune femme. Ni elle ni<br />
Andreï n’écrivent de poèmes. Ce ne sont pas<br />
non plus eux qui jugent la qualité des oeuvres<br />
qu’on leur soum<strong>et</strong> pour participation aux festivals.<br />
La tâche est confi ée à un jury composé de<br />
poètes <strong>et</strong> écrivains de renom, comme Lev Kharlamov<br />
ou Zakhar Prilepine. « Nous r<strong>et</strong>irons de<br />
grandes satisfactions de notre travail d’organisateurs.<br />
Nous ne recherchons pas les lauriers<br />
des poètes. À chacun son travail », proclamentils<br />
à l’unisson.<br />
En ce moment, dans leur besace : trois recueils<br />
de poèmes de jeunes auteurs de la Volga<br />
publiés sur une subvention gagnée auprès des<br />
autorités municipales. Au nombre de leurs proj<strong>et</strong>s<br />
: organiser un festival d’interprètes <strong>et</strong> un<br />
autre de jeunes dramaturges. Je les imagine,<br />
tous deux installés sur un toit novgorodien,<br />
armés de louches géantes, remuer l’air de leur<br />
ville natale pour le rendre plus nourrissant <strong>et</strong><br />
plus appétissant.<br />
L’envie leur est venue quand ils étaient <strong>encore</strong><br />
de sages étudiants. Le doyen de la faculté<br />
avait lancé un concours du « meilleur proj<strong>et</strong><br />
culturel ». Olga a proposé, avec une copine,<br />
un festival poétique, <strong>et</strong> remporté sa première<br />
subvention. Pour l’édition suivante, elles se<br />
sont fait aider par Andreï <strong>et</strong> son ami. Depuis,<br />
la copine a fait deux enfants <strong>et</strong> s’est r<strong>et</strong>irée du<br />
jeu. L’ami est parti étudier à Saint-Pétersbourg.<br />
Olga <strong>et</strong> Andreï veillent toujours, près de la marmite<br />
où mij ote le bouillon culturel nij niï-novgorodien.<br />
Pour y ajouter un peu de piment, Andreï<br />
prévoit d’ouvrir prochainement, avec une bande<br />
de complices, une p<strong>et</strong>ite librairie intellectuelle.<br />
Olga, de son côté, poursuit à Moscou des<br />
études de gestion de proj<strong>et</strong>s culturels. « Je ne<br />
sais pas où je vivrai dans l’avenir, mais je peux<br />
affi rmer que tous mes proj<strong>et</strong>s futurs prendront<br />
place à Nij niï Novgorod », déclare-t-elle catégorique.<br />
Une image vaut mille<br />
mots.<br />
Confucius<br />
Ca bouge à Nijniï Novgorod<br />
En préparant mon interview, j’étais certaine<br />
que j’allais devoir aff ronter deux individus souffrant<br />
de graphorrhée. Je les voyais blêmes, leurs<br />
yeux ardents. Exaltés comme des professeurs<br />
de littérature soviétique <strong>et</strong> rêveurs comme des<br />
hérissons perdus dans le brouillard. Du haut de<br />
mon snobisme moscovite, j’étais certaine de devoir<br />
faire preuve d’une extrême indulgence face<br />
à ces deux provinciaux aux passions douteuses<br />
<strong>et</strong> aux goûts discutables. Mais au cours de nos<br />
quatre-vingt-dix minutes d’entr<strong>et</strong>ien, mes lèvres<br />
n’ont pas une fois r<strong>et</strong>rouvé leur expression ironique<br />
habituelle : j’avais devant moi deux commissaires,<br />
hautement professionnels, menant<br />
leurs opérations d’une main ferme <strong>et</strong> la tête<br />
froide. Ils pourraient aussi bien le faire à Londres<br />
ou à Berlin. Par bonheur pour la Russie, ils ont<br />
choisi Nij niï Novgorod. ڤ<br />
1 Le bookcrossing, autrement appelé BC ou BX, est un phénomène<br />
mondial dont le concept est de faire circuler des livres en les<br />
« libérant » dans la nature pour qu’ils puissent être r<strong>et</strong>rouvés <strong>et</strong> lus<br />
par d’autres personnes, qui les relâcheront à leur tour.