La Cunégonde.pdf - Serge Viau : : : Chien d'écrivain
La Cunégonde.pdf - Serge Viau : : : Chien d'écrivain
La Cunégonde.pdf - Serge Viau : : : Chien d'écrivain
You also want an ePaper? Increase the reach of your titles
YUMPU automatically turns print PDFs into web optimized ePapers that Google loves.
<strong>Serge</strong> <strong>Viau</strong><br />
<strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong><br />
roman<br />
Les Éditions Pirate
Il n’est qu’une seule chose<br />
qui excite les animaux<br />
plus que le plaisir,<br />
et c’est la douleur.<br />
Umberto Eco, Le nom de la rose
<strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong>
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
Un jour, j’ai croisé un vieux bonhomme<br />
aux yeux bridés sur une route poussiéreuse<br />
du Yukon. On était à pied tous les deux,<br />
seuls dans l’énorme crépuscule de la fin de<br />
l’été. Bossu, pas rasé, il était arrangé<br />
comme la chienne à Jacques, lui. Avec son<br />
grand bâton tordu et ses guenilles, il<br />
ressemblait à un pèlerin d’un autre âge, un<br />
pèlerin perdu, un errant depuis des siècles<br />
dans le labyrinthe du temps…<br />
Il portait une casquette crottée sur<br />
laquelle c’était écrit Beer Makes You Smart.<br />
Il se plante devant moi. En se redressant, il<br />
me fait un clin d’œil et il me dit, en anglais :<br />
« <strong>La</strong> femme est un pays imaginaire situé un<br />
peu plus haut qu’en bas et un peu plus bas<br />
qu’en haut… »<br />
Le soleil descendait lentement sur les<br />
montagnes enneigées. Sans sourire, le vieux<br />
me lance un autre clin d’œil. Puis il reprend<br />
son chemin, et moi le mien. Je fais dix pas,<br />
je me retourne… Il avait disparu,<br />
naturellement…<br />
Dans le ciel, la lumière avait une couleur<br />
de fin du monde tranquille. J’étais encore à<br />
des dizaines de kilomètres du prochain<br />
village. J’avais bien du temps devant moi<br />
pour penser à ce que j’avais lu sur sa drôle<br />
de casquette…<br />
*<br />
- 4 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
Les chemins sans fin du triste Yukon, le<br />
craquement des lourdes jonques croisant<br />
au large de Ningpo… Les dents en or des<br />
contrebandiers de Barranquila, les salles de<br />
billard de Brownsville, Texas… L’infernal<br />
cloaque de Calcutta en putréfaction dans la<br />
canicule… Tout ça, tout ça qui allait<br />
devenir la vie que j’ai vécue ! On m’aurait<br />
dit que les choses se passeraient de la<br />
sorte, que je vivrais l’impensable calvaire<br />
que la destinée me réservait, j’aurais ri à<br />
m’en dévisser la glotte ! Pour être drôle, ça a<br />
été drôle, oui ! <strong>La</strong> cauchemardesque<br />
plaisanterie ! Et dire que j’étais parti dans<br />
la vie bien naïf, plein d’illusions, plus<br />
optimiste que trente-six douzaines<br />
d’infaillibles papes… On me racontera plus<br />
d’histoires, allez ! À d’autres ! J’en ai pissé<br />
mon sang moi sur ce torchon-là ! Les<br />
fragiles intelligences qui s’imaginent que je<br />
les entends pas me traiter d’obtus vieux<br />
bouc dans mon dos auraient avantage à<br />
méditer là-dessus un bref instant !<br />
Enfin… Ma jeunesse est derrière moi à<br />
présent… Fini, le temps des lilas !<br />
Fleurettes, folies, lon-la ! J’ai plus<br />
d’illusions, elles m’ont toutes chié dans les<br />
mains ! Je le clame ! Mais je me plains pas !<br />
Non ! Bon débarras plutôt ! Les illusions ?<br />
T’épuisent ! Le poids des rêves, cette<br />
tyrannie de l’Impossible… Pénible ! Tandis<br />
qu’à seize ans… À seize ans on en<br />
redemande, on en a jamais assez. On est<br />
prêt à croire à n’importe quelle connerie, à<br />
la condition que ce soit de la très haute, de<br />
la très belle, de la trois étoiles incroyable !<br />
- 5 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
Et puis on vieillit, la vie s’en charge, la<br />
salope, jusqu’à vous ratatiner dans toutes<br />
vos bottines ! À la longue, on en vient à<br />
soupçonner l’existence d’être vaguement<br />
brune… Après tout, la mémoire doit bien<br />
servir à autre chose qu’à se rappeler<br />
combien on doit d’argent à un tel, et un tel,<br />
et un tel !<br />
Oui, tout m’est resté gravé là dans le<br />
chaudron ! Tout ! Les moindres détails !<br />
Contrées, bourgades, calembredaines !<br />
Êtres, choses ! Tout le sacré déferlement !<br />
Barranquila, Ningpo ! Clova ! Cætera !<br />
Mémoire ! J’ai vieilli énormément, je suis<br />
aujourd’hui un véritable vieillard bien plus<br />
vieux encore que mon pèlerin pouilleux<br />
égaré en plein Yukon. Je commence à me<br />
sentir un tantinet fatigué, forcément. J’ai<br />
rien oublié par exemple ! Pas un atome !<br />
Rien de rien ! Ô mon Ornella !<br />
Je ferme les yeux, tiens…<br />
*<br />
Souvenirs, souvenances… Autrefois…<br />
Ornella… J’avais seize ans ! J’y pense ! À<br />
peine seize ans ! Jésus ! Déjà que<br />
l’adolescence c’est pas exactement le<br />
cadeau béni des dieux… Identité, boutons !<br />
Aléas ! On sait ce que c’est ! Si on y a<br />
survécu ! Mais pourquoi il a fallu que la<br />
malédiction s’abatte sur moi si jeune un<br />
des quatre matins ? L’authentique tornade<br />
de merde hurlant l’horreur ! Destinée ma<br />
calvaire ! Tabarnak ! Tout a arraché ! Ma vie<br />
chavirée, virée sens dessus dessous ! Et<br />
vrrrang !<br />
- 6 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
Je revois Montréal, l’absolument<br />
minuscule appartement, rue Brébeuf, à<br />
deux pas du parc <strong>La</strong>fontaine… Une<br />
cuisinette et une chambre-salon-salle-àdîner-etc…<br />
À l’époque, mes parents<br />
végétaient encore à <strong>La</strong>val-des-Rapides, le<br />
village de la mortelle banlieue où mon père<br />
avait jeté l’ancre de son maudit rêve<br />
américain. Souvenirs ! C’est pendant les<br />
vacances de Noël cette année-là, alors que<br />
la famille pensait rien qu’à fraterniser et à<br />
se resserrer les liens à tour de bras, que je<br />
leur ai tiré ma révérence. Ciao, les gnoufs !<br />
J’évacue ! Je déménage ! Je m’installe ! En<br />
ville ! Rue Brébeuf ! Pire encore, après les<br />
vacances je retourne pas au collège !<br />
Oh boy !<br />
Je peux bien l’affirmer aujourd’hui, en<br />
fait d’émancipation ça a pas été de la tarte.<br />
Il s’en est fait un effroyable sang de cochon,<br />
mon pauvre père ! À me voir hagard, tout<br />
berlue, la profonde conviction que je me<br />
roulais dans la farine soir et matin s’était<br />
emparée de son frêle cerveau. Il y pouvait<br />
rien ! <strong>La</strong> drogue c’était sa hantise<br />
définitive ! Ma mère imaginait, elle, des<br />
horreurs encore plus innommables si ça se<br />
pouvait. Que je croyais plus en Dieu, que<br />
j’avais vendu mon âme à quelque Fourchu,<br />
pour une poignée de vent, peut-être ! Bref !<br />
Du délire de respectables banlieusards !<br />
D’une certaine manière, cependant, ils<br />
avaient pas tout à fait tort, elle et lui. Je<br />
venais de tomber en amour pour la<br />
première fois de ma vie et à mes yeux plus<br />
rien d’autre comptait. Même pas ma<br />
vocation d’idole internationale ! C’est vrai,<br />
- 7 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
ma seule ambition vraiment sérieuse,<br />
jusque-là, c’était de devenir une vedette<br />
baroque, une sorte de flamboyant Mick<br />
Jagger. L’irrévérencieuse pute de foule !<br />
Violeuse violée ! Mais j’avais tout foutu en<br />
l’air, tout envoyé promener ! Famille, école !<br />
Idéal ! Amis ! Tout ! Alea jacta, je m’étais<br />
dit ! Fuck ! C’était la passion terrible !<br />
Vingt-quatre heures sans Elle et la<br />
métaphysique m’en pissait par les oreilles !<br />
J’angoissais sur le Cosmos au grand<br />
complet ! Quand on était ensemble tous les<br />
deux, quel sabbat démentiel, mon vieux,<br />
quel épileptique marathon de fornication<br />
c’était ! Tellement qu’on en avait des<br />
cloches partout sur le corps à force ! J’en<br />
devenais aveugle tellement je me les vidais !<br />
Mais dès qu’on se quittait pour un petit<br />
instant, pour se reposer l’organe en quelque<br />
sorte, pouf ! j’effondrais ! Je convulsais<br />
dans les questionnements ! Toute mon<br />
existence virait puzzle, mes pensées se<br />
mettaient à ressembler à des Picasso, en<br />
plus compliqué encore ! Tout seul dans<br />
mon réduit, rue Brébeuf, j’essayais de<br />
réfléchir, de me ressaisir. Je lui demandais<br />
rien à elle. Les questions, je les gardais<br />
pour moi. Je les retournais contre moi ! À la<br />
longue je commençais à m’éberluer aussi !<br />
Elle m’aime, elle m’aime pas ? J’avais<br />
comme un doute, un vague, lancinant,<br />
malsain… On commettait l’acte quinze vingt<br />
fois par jour, on pouvait pas dire le<br />
contraire. Et les sentiments ? Ses<br />
sentiments à elle ? Elle aimait pas en<br />
parler. Son petit côté mystérieux… Féminité<br />
oblige, n’est-ce pas ! Alors, m’aime, m’aime<br />
- 8 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
pas, m’aime, m’aime pas, soir, matin… En<br />
réalité, j’en avais la chiasse au trou de<br />
connaître la réponse et que ça soit pas la<br />
bonne !<br />
Ah, l’amour ! Diablerie d’engrenage !<br />
Toute ma vie la chienne était en train d’y<br />
passer ! Cet appartement miteux, grand<br />
comme un dé à coudre, la vue imprenable<br />
sur les hangars et les poubelles, là, dans la<br />
ruelle… Je palpitais jusqu’à l’apoplexie pour<br />
la Femelle, je me sauçais le pinceau quinze<br />
fois par jour au moins, par conséquent il<br />
me fallait une piaule ! Implacable<br />
raisonnement d’un adolescent de seize ans !<br />
Alors je l’avais louée la piaule, rue Brébeuf !<br />
En principe je devais pouvoir payer le loyer<br />
avec l’argent que j’espérais gagner je me<br />
demande encore comment… À bride<br />
abattue on ne regarde pas le cheval, hein !<br />
Mais quelle folie, quelle folie… Je<br />
mangeais presque plus, moi déjà si<br />
malingre, je manquais de tout… J’avais pas<br />
de meubles, pas de frigidaire, pas un rond !<br />
Rien ! Par sa faute à elle, naturellement !<br />
L’homme est pas une machine qui marche<br />
toute seule, un Je-Me-Moi qui s’invente sur<br />
un coup de tête, bing ! au fond d’un<br />
placard, dans une maison vide, quelque<br />
part dans un village fantôme perdu sur une<br />
planète déserte ! Ayons pas peur des mots :<br />
le monde existe ! Je suis pas la cause du<br />
monde, moi ! Ça serait plutôt l’inverse ! Elle<br />
était devenue le Monde, elle, précisément…<br />
Le temps filait malgré tout. On était en<br />
plein février, le mois du suicide… Les<br />
petites vieilles en perdaient leurs dentiers à<br />
force de claquer de tout l’ossature, le<br />
- 9 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
pauvre monde te rampait partout dans le<br />
désespoir nordique. Trente C sous zéro ! Les<br />
avitaminosés s’exterminaient déjà par<br />
troupeaux entiers ! Février dans nos<br />
latitudes ! De plus en plus le doute me<br />
rongeait… Elle m’aime, m’aime pas, m’aime,<br />
m’aime pas ? Plus j’essayais de faire le<br />
point sur notre Amour et plus je<br />
m’enfonçais dans les affres ! Le vice du<br />
cercle ! En même pas six semaines de<br />
passion, j’avais viré épave quasiment !<br />
Ah, Ornella ! Ma pitoune ! Ma chose à<br />
moi ! Si j’avais su où tout ça allait nous<br />
mener !…<br />
*<br />
Trois jours sans la voir, trois jours à me<br />
terrer dans mon local, misérable,<br />
suffoqué… Je vivais plus, je devenais tout<br />
enflé de sperme ! Avec elle, j’avais pris<br />
l’habitude d’évacuer au fur et à mesure que<br />
le produit se manufacturait ! Trois jours…<br />
Les cheveux m’en tombaient à force de<br />
penser à elle… Madame n’était pas<br />
« disponible » ! Madame avait du « travail » !<br />
Des masses de devoirs à corriger, des piles,<br />
des amoncellements pas imaginables ! Elle<br />
te les faisait suer ses étudiants, la petite<br />
prof ! Pourtant la correction la mettait au<br />
supplice ! Les fautes d’orthographe surtout<br />
la révulsaient extraordinairement ! Son<br />
calvaire ! Elle en défaillait d’indignation<br />
devant les monstruosités à pleines pages !<br />
Pour tout dire, elle haïssait corriger presque<br />
autant qu’elle aimait pavaner dans ses plus<br />
affriolantes robes devant les hordes<br />
- 10 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
d’étudiants qui te la violaient de toutes<br />
leurs imaginations ! Oui, elle était un brin<br />
exhibitionniste, la vache ! Elle avait besoin<br />
de son public !<br />
Enfin ! <strong>La</strong> correction la foutait tellement<br />
en rogne qu’elle tolérait personne dans les<br />
parages quand elle s’y mettait. Personne !<br />
Même pas moi, l’homme de sa vie ! Elle<br />
s’enfermait chez elle des jours et des nuits<br />
durant avec des bouteilles, des alcools<br />
violents, scotch, vodka, cognac, pour se<br />
donner le courage d’affronter le titanesque<br />
monceau de débilités que ses étudiants lui<br />
avaient pondu. Elle m’avait donc mis à la<br />
porte. Pour quelques jours, je veux dire !<br />
Bon ! Très bien ! J’avais pas insisté ! Je<br />
l’avais laissée à ses moutons… Mais trois<br />
jours, trois jours… Je pouvais plus tenir !<br />
J’avais besoin d’elle, c’en était du vice<br />
d’héroïnomane ! Rien existait ! Qu’elle !<br />
Rien d’autre ! Il me la fallait, là, ici, tout de<br />
suite, maintenant, autrement j’existais plus<br />
moi non plus ! Alors forcément je finis par<br />
craquer ! Je cède ! Une idée me vient<br />
soudain à travers le brouillard, dans ma<br />
tête… Un plan ! Oui ! Arriver chez elle à<br />
l’improviste, les bras chargés de plein de<br />
victuailles, lui préparer un tendre petit<br />
gueuleton, avec du vin et tout ! <strong>La</strong> gâter un<br />
peu, qu’elle se repose une heure ou deux de<br />
corriger les débiles! Elle pourrait pas dire<br />
non, elle l’enragée de la papille ! D’ailleurs<br />
je devinais qu’elle avait rien avalé depuis<br />
trois jours, sauf du scotch, la pauvre bête !<br />
Mon plan cependant était pas tout à fait<br />
au point. <strong>La</strong> fin justifiait les moyens dont<br />
hélas ! je disposais pas. En clair, le hic était<br />
- 11 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
le fric, fondement de tout existentialisme<br />
authentique ! Bah, j’étais amoureux, je<br />
pouvais balayer le détail d’un revers, après<br />
tout. Passer à la maison paternelle, à <strong>La</strong>valdes-Rapides,<br />
crier famine, empocher !<br />
Aussitôt dit, fait ! Je plonge dans le<br />
métro, j’y vais ! Puis l’autobus, le pont <strong>Viau</strong>,<br />
la rivière des Prairies, gelée, blanc<br />
boulevard, désert. Le ciel là-haut,<br />
cotonneux, bourré de neige trop frileuse<br />
pour se montrer le bout du nez, et puis<br />
<strong>La</strong>val… <strong>La</strong>val ! L’Amérique des bungalows<br />
de M. Levitt, pacage de l’effrayante « middleclass<br />
» ! J’ai vu bien des choses au cours de<br />
mes interminables tribulations, ghettos,<br />
bidonvilles, cabanes de carton, mais j’avoue<br />
que rien jamais m’a tourné l’estomac<br />
comme les banlieues nord-américaines, où<br />
tout est trop… Comment dire ? Trop…<br />
Toujours est-il que la vieille a laissé aller<br />
vingt dollars. Conditionnée par des années<br />
d’allaitement, n’est-ce pas ! « Allons,<br />
maman, encore une petite tétée ! » Ça m’a<br />
quand même donné un certain coup de<br />
vieux quand j’ai dû lui promettre cent mille<br />
choses en retour, alors que pendant si<br />
longtemps la laiterie avait affiché « Bar<br />
ouvert » ! Ah, nos tendres mères ! Elles<br />
travaillent neuf mois pour nous fabriquer, il<br />
faut bien qu’un jour ou l’autre elles<br />
essayent de nous refiler la facture ! Comme<br />
si on y était pour quelque chose, nous<br />
autres !<br />
Entre autres basses concessions, j’ai<br />
donc promis à la vieille de revenir à la<br />
maison le lendemain soir pour rompre le<br />
pain quotidien avec la famille. Ma mère<br />
- 12 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
insistait fortement que mon géniteur serait<br />
là, pour une fois. Je la voyais venir, la<br />
subreptice ! Le lendemain ça serait ma fête,<br />
oui ! L’interrogatoire en règle ! « Qu’est-ce<br />
que tu manigances tout seul dans ton<br />
taudis, petit salaud ? Tu te touches ? Tu te<br />
drogues, peut-être ? Dis-le que tu te<br />
drogues, bandit ! Ordure ! » L’Inquisition,<br />
quoi ! Mais pour vingt dollars j’étais<br />
d’accord qu’ils me fassent tous les procès<br />
qu’ils voudraient. Et puis mon père me<br />
terrorisait plus autant qu’avant, l’hostie ! Je<br />
devenais un homme, et il y a toujours<br />
moyen de s’entendre entre hommes ! D’un<br />
sexe à l’autre, par contre, l’incompréhension<br />
a de la racine. Un qui rêve à des<br />
formes d’absolu, l’autre qui pense rien qu’à<br />
accrocher des rideaux autour… Enfin, en<br />
général ! Parmi le commun, on rencontre<br />
aussi parfois certains hommes dégénérés,<br />
hélas !<br />
Avec son fric, tiens, ma mère voulait que<br />
j’achète des gants et de la vitamine. Voilà la<br />
conception qu’elle se faisait de l’existence !<br />
Des gants et de la vitamine ! Shit ! J’allais<br />
lui donner la preuve que je menais une vie<br />
décente, moi ! Avant de me ramener à la<br />
maison, le lendemain, j’irais barboter une<br />
paire de mitaines au Woolworth de la rue<br />
Mont-Royal ! Pour les vitamines, je<br />
mentirais ! « Oui maman, oui ! Je suis allé à<br />
la pharmacie ! »<br />
Ah, mon père aurait compris lui qu’une<br />
bouteille de vin est plus importante qu’une<br />
paire de gants quand on s’en va<br />
gueuletonner avec une amoureuse ! Le<br />
pauvre homme… Si j’avais pu lui parler<br />
- 13 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
franchement, entre quatre z’yeux, le<br />
lendemain soir… J’ai pas tellement eu<br />
l’occasion de le revoir, de lui expliquer…<br />
Tant de choses… Pourquoi j’étais parti,<br />
pourquoi il était totalement impératif que je<br />
quitte <strong>La</strong>val pour aller crever de faim dans<br />
ma piaule, rue Brébeuf… Et pourquoi son<br />
existence de marinade docile m’a toujours<br />
fait vomir… Il aurait pu, je dis pas accepter,<br />
être d’accord, mais comprendre peut-être…<br />
Il avait été violoniste dans sa jeunesse… Il<br />
devait bien lui rester une sorte de manière<br />
de semblant d’étincelle de passion quelque<br />
part dans sa triste carcasse d’abruti, non ?<br />
J’y pensais vaguement, sans y penser, sur<br />
le chemin du retour, en retraversant le pont<br />
<strong>Viau</strong>… <strong>La</strong> grande conversation que nous<br />
aurions pu avoir le lendemain… Mais le<br />
lendemain ! le lendemain ! Je me doutais<br />
pas que ma vie aurait basculé dans le caca<br />
et que plus rien jamais y pourrait rien !<br />
*<br />
L’heure avançait. J’avais les vingt dollars<br />
dans ma poche mais il me restait encore<br />
toutes mes petites courses à faire. Je<br />
m’élance ! Dix, douze épiceries ! Côtelettes,<br />
faux camembert, cœurs d’artichaut… À la<br />
fin de l’après-midi, j’avais tout acheté ce<br />
qu’il me fallait, à rabais, forcément. Bleui<br />
par le froid, épuisé d’avoir tant marché, je<br />
sonne enfin chez Ornella, rue Drolet, près<br />
du Carré Saint-Louis !<br />
J’avais ma clé, Ornella m’en avait donné<br />
une deux semaines auparavant. Je tenais à<br />
sonner quand même, qu’elle se dérange un<br />
- 14 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
peu ! Qu’elle en sacre un bon coup, qu’elle<br />
se demande écumante quel incongru osait<br />
venir lui interrompre le marathon de la<br />
correction ! Et qu’elle me découvre, moi<br />
pauvre petit chou, là, sur son perron,<br />
chargé de provisions, rayonnant la passion !<br />
Je sonne, je sonne… Elle avait la tête<br />
dure, l’amour ! Je grelottais à plein perron,<br />
je commençais à avoir peur que le vin gèle…<br />
Février, c’est malfaisant ! Je resonne…<br />
Peut-être que mon plan était pas<br />
entièrement génial ? Je réfléchis… Peutêtre<br />
?… Mais non ! J’étais tellement délicat<br />
dans mes bonnes intentions, tellement<br />
gentil, comme toujours ! J’allais lui<br />
préparer toute la popote et même lui faire<br />
sa vaisselle après qu’on aurait bien baisé<br />
cinq six fois ! Elle pourrait pas être fâchée !<br />
Ding, dong, ding… Tabarnak, elle<br />
répondait pas, l’indépendante !<br />
Elle était sortie, alors ? Ou bien elle était<br />
soûle morte, tombée tête première dans le<br />
tas de dissertations babouines ?<br />
Bref, je sors ma clé ! Je pénètre<br />
carrément !<br />
– C’est moi !<br />
Je dépose les sacs de boustifaille<br />
n’importe où, je fais le tour de<br />
l’appartement…<br />
Personne !<br />
Qu’est-ce que c’était que cette<br />
plaisanterie-là ? Elle aurait dû être vissée<br />
sur sa chaise dans son « cabinet de travail<br />
», comme elle disait en pinçant la<br />
gueule ! Mais elle y était pas, la<br />
délinquante ! Snif, snif… Je renifle… Une<br />
odeur de tabac flottait dans la pièce… Sur<br />
- 15 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
le pupitre, la lampe était allumée. Le store<br />
vénitien – rose ! – était pourtant pas baissé.<br />
Bizarre… Une bouteille de vodka vide aux<br />
trois quarts, pas de verre… Eh ! Elle y allait<br />
au goulot, la redoutable chère ? Partout des<br />
tas de piles de papiers, des amoncellements<br />
vertigineux, un fouillis d’incroyables<br />
machins, babioles, mégots, trombones,<br />
élastiques, jarretelles, crayons… Elle avait<br />
un profond sens du désordre, le moins<br />
qu’on puisse dire !<br />
On étouffait dans le cagibi. Les<br />
classeurs, les plantes asphyxiées, le vieux<br />
bahut cabossé tassé contre le mur, sous la<br />
fenêtre… Sur ce bahut, au milieu d’un<br />
tohu-bohu invraisemblable de livres,<br />
d’assiettes sales, de vêtements froissés, de<br />
n’importe quoi, j’aperçois soudain une<br />
feuille de papier sur laquelle elle avait écrit :<br />
« <strong>La</strong> longueur de l’onde associée est<br />
d’autant plus grande que la masse de la<br />
particule diminue. » Pareilles chinoiseries<br />
lui ressemblaient pas du tout ! Elle était<br />
prof de littérature, elle se foutait de toutes<br />
les sciences l’an quarante ! Je le savais, elle<br />
me l’avait assez répété ! Qu’est-ce qui lui<br />
avait pris de noter cette phrase-là ?<br />
Je voulais en avoir le cœur net. Je<br />
ramasse le bout de papier, j’y regarde de<br />
plus près… Oui, c’était bien son écriture…<br />
Tiens, tiens. Une photo d’elle au milieu<br />
de toute cette saloperie de désordre ! Je<br />
laisse tomber la sibylline feuille, j’empoigne<br />
la photo… Ah ! Ah, mon amour ! Ah ! Le<br />
cœur me devient tout mou tout d’un coup !<br />
Elle ! Elle le Monde ! Elle qui m’avait remis<br />
au monde ! Comment j’avais pu vivre seize<br />
- 16 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
années d’affilée sans Elle ? Elle avait vingtsept<br />
ans déjà ! Vingt-sept ans ! Pourvu<br />
qu’elle vivrait vieille, pourvu qu’elle se<br />
fanerait pas trop vite ! Mon pauvre père<br />
disait toujours que les femmes c’est fini à<br />
trente ans, qu’elles alourdissent, que le cul<br />
leur élargit immanquable, qu’elles se<br />
mettent à pondre et qu’elles deviennent<br />
gagas à force de torcher les poussins, leur<br />
crier après, les assommer pour essayer d’en<br />
faire des créatures pas tout à fait tarées…<br />
Ah, non, pas elle ! Jamais ! Plutôt la tuer !<br />
<strong>La</strong> conserver dans un bocal, dans du<br />
vinaigre ! Comme une saucisse ! J’en ferais<br />
pas une mère, j’étais prêt à en faire le<br />
serment sur mes deux ! J’aimais mieux lui<br />
siphonner toute la matrice, lui bouffer<br />
toutes les trompes avec !<br />
Je restais planté là devant le bahut à<br />
regarder la photo, je m’attendrissais… Une<br />
fois de plus je constatais ébloui à quel point<br />
elle ressemblait à Ornella Muti, la pépée<br />
italienne, l’actrice, je veux dire… Phénoménale<br />
ressemblance qui m’avait scié, la<br />
première fois que je l’avais vue, au collège.<br />
Mon premier cours de littérature ! Elle !<br />
Bella ! Bellissima ! Tous ses étudiants, tous<br />
les gars du collège en hurlaient d’unanimité<br />
à se rouler sous les pupitres ! <strong>La</strong> ressemblance,<br />
par contre, ils voyaient pas<br />
tellement. Il faut dire qu’Ornella Muti est<br />
jamais devenue extrêmement célèbre.<br />
C’était pas la vedette monstre comme<br />
Marilyn Monroe même morte, mettons !<br />
D’ailleurs moi-même je serais bien<br />
incapable de nommer un seul film dans<br />
lequel elle a joué, sauf Un amour de Swann,<br />
- 17 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
que j’ai jamais vu, soit dit en passant.<br />
J’avais plutôt contemplé activement des<br />
photos d’elle dans des magazines, des<br />
journaux, la publicité de Swann, des trucs<br />
de ce genre-là. En tout cas je m’étais<br />
toujours souvenu de sa fiole ! <strong>La</strong> fiole à<br />
Ornella Muti ! Les pommettes bien<br />
saillantes invitant la caresse, la lèvre<br />
inférieure charnue, et cet air de sourire<br />
même quand elle souriait pas… Un visage<br />
naturellement souriant, angélique, quoi ! Le<br />
cheveu sombre, l’œil crasse, le toton<br />
lourd… L’exacte et totale beauté méditerranéenne,<br />
en somme !<br />
<strong>La</strong> photo serrée contre mon cœur, je me<br />
transporte jusqu’à la cuisine, à l’autre bout<br />
de l’appartement. Je me sers une petite<br />
bière, je m’assois… Je réfléchis un brin…<br />
C’était tout de même curieux que le visage<br />
d’Ornella Muti se soit imprégné comme ça<br />
en moi avant que je fasse la connaissance<br />
de l’autre. C’est vrai, c’est assez drôle que<br />
parmi les innombrables connasses à la belle<br />
gueule de poupée qui nous déferlent soir et<br />
matin sur l’imaginaire, magazines, cinéma,<br />
TV, publicité, etc., celle d’Ornella Muti m’ait<br />
si tant troublé, à un moment où je<br />
connaissais pas encore la petite prof de<br />
lettres qui lui ressemblait comme une<br />
jumelle ! Bizarre de coïncidence ! Manifestation<br />
du destin ? Quand on porte le nom<br />
que j’ai, nommément Léo Lebrun, on prend<br />
vite l’habitude de voir toutes sorte de signes<br />
inquiétants qui pullulent au moindre coin<br />
de rue…<br />
Virilement absorbé dans ces vastes<br />
réflexions, je sursaute, tout à coup ! Je me<br />
- 18 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
retourne… Quelqu’un se tenait tapi dans la<br />
pénombre du corridor ! D’abord la créature<br />
bouge pas… Ensuite elle recule d’un pas,<br />
puis elle s’avance en se coulant contre le<br />
mur… <strong>La</strong> nuit était tombée. Il fait encore<br />
noir de bonne heure, en février ! J’y voyais<br />
pas très clair dans la cuisine, j’avais juste<br />
allumé la lampe au-dessus du poêle… <strong>La</strong><br />
chose, là, c’était une femme… Une femme<br />
noire ! Saugrenue ! Pas jeune !<br />
– Ah ! C’est bien toi ! elle dit.<br />
Je l’avais jamais vue ni d’Ève ni d’Adam !<br />
Parfaitement inconnue ! Elle était toute<br />
menue, roulée on aurait dit un vrai<br />
havane… Des pattes magnifiques, une<br />
courte jupette de cuir noir qui lui flottait au<br />
ras le bonbon…<br />
– Y a eu de la bagarre ! Je l’ai entendue<br />
crier ! Il l’a emmenée !<br />
Elle écarquillait les yeux à se les faire<br />
jaillir ! Théâtrale, polichinelle ! Qu’est-ce<br />
qu’elle me chantait là ? D’où elle sortait<br />
pour commencer ?<br />
– Je te dis que j’ai entendu la bagarre !<br />
– Vous êtes qui, vous ? je lui dis la voix<br />
branlante.<br />
– Qui ? Comment, qui ? ! ?<br />
Elle s’était penchée en avant, la tête<br />
rentrée dans les épaules… Les mains<br />
ouvertes devant elle, tassée sur elle-même…<br />
Elle se redresse ! Une seule détente ! En<br />
faisant la gueule, méprisante ! Bing ! Un<br />
ressort !<br />
– Qu’est-ce que vous faites ici ? je lui<br />
demande.<br />
– Qu’est-ce ? Comment ? Quoi ? J’habite<br />
en bas ! J’ai tout entendu ! J’ai vu un<br />
- 19 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
homme la traîner par les cheveux, la jeter<br />
dans une auto ! Tout à l’heure, y a même<br />
pas dix minutes !<br />
– Ornella ?<br />
Je l’appelais toujours Ornella, c’était plus<br />
fort que moi ! Un réflexe !<br />
– J’habite en bas, je te dis !<br />
L’odeur de cigarette dans le « cabinet de<br />
travail »… Ornella était encore ici dix minutes<br />
avant que j’arrive, alors ?<br />
– Un homme, vous dites ? ! ?<br />
– Exactement ! elle aboie.<br />
Je bondis, je saute sur mes pieds ! Je te<br />
l’empoigne, elle, par les épaules, je te me<br />
mets à t’y secouer le cocotier !<br />
– Quel homme ? Quel genre d’homme ?<br />
j’hurle.<br />
– Je sais pas, moi ! Un homme ! Deux<br />
bras, deux jambes ! Un chapeau ! Une tête !<br />
– Vous avez rien fait ?<br />
– Comment, rien fait ? ! Mais tu me<br />
reconnais pas, non ?<br />
– Quoi ?<br />
– Omega Malinea ! Omega Malinea ! !<br />
Tabarnak ! L’exaltée, man ! Elle avait des<br />
mimiques d’hystérique, des gestes délirants<br />
de cinéma muet qu’on aurait pu déchiffrer à<br />
des kilomètres à la ronde ! Elle était pas si<br />
vieille que ça pourtant ! Quarante-cinq,<br />
cinquante ans environ ! Un débris admirablement<br />
conservé !<br />
Elle râle :<br />
– J’allais quand même pas me jeter dans<br />
la brute ! J’ai ma carrière ! Mon retour sur<br />
scène ! Dix ans que j’y travaille, mon petit<br />
gars ! Je le reconquiers, le monde, tu vas<br />
voir ! Omega Malinea ! Oublie jamais ce<br />
- 20 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
nom-là, morveux !<br />
– Mais… Mais…<br />
– Ça te la coupe, hein ! elle dit, triomphale.<br />
Pour me la couper, ça me la coupait,<br />
oui ! Je me laisse retomber sur ma chaise,<br />
j’avale deux trois lampées de bière<br />
abasourdi, sonné… L’autre sauterelle<br />
recommence son numéro, elle !<br />
– Je les ai entendus boxer ! Après, il te l’a<br />
sortie par le chignon, il te l’a traînée dans la<br />
neige ! Je savais plus où me mettre ! J’étais<br />
encore à ma fenêtre, je me demandais quel<br />
fou… Je t’ai vu monter ! Avec tes sacs ! Je<br />
t’ai reconnu, moi !<br />
L’air offusquée…<br />
– C’est toi qui la fais miauler quinze fois<br />
par jour ? Hein, petit cochon ? C’est toi le<br />
baiseur attitré ?<br />
Elle rigolait, lubrique, émoustillée !<br />
– Je vous entends… Quand vous faites<br />
vos cochonneries dans l’évier de la cuisine<br />
surtout ! Comme si j’y étais !<br />
Elle me regarde l’eau à la bouche, en se<br />
griffant les cuisses du bout des ongles…<br />
Diabolique, la femelle ! Intégralement et<br />
totalement superbe par-dessus le marché !<br />
Je pouvais pas m’empêcher de le constater<br />
même dans l’atroce situation ! Elle me<br />
serrait de près avec ses beaux yeux brun<br />
ténébreux… Nos regards s’emberlificotent<br />
un moment… J’avais envie de lui demander<br />
si elle avait besoin d’un permis pour se<br />
promener sur des pattes pareilles… Ah,<br />
non ! C’était pas le moment ! Je me<br />
détourne… Pas facile ! Elle avait un<br />
magnétisme terrible, la négresse ! Je ferme<br />
- 21 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
les yeux… Je voulais échapper à<br />
l’envoûtement ! Ça y est, j’éclate en<br />
sanglots !<br />
– Ornella ! je braille.<br />
Tout de suite Omega se précipite sur<br />
moi ! Elle m’accapare ! Une pieuvre ! Câline,<br />
gentille ! Féline ! Féline pieuvre !<br />
– Mais non mais non mais non ! elle me<br />
console.<br />
Elle faisait son possible, elle y mettait du<br />
cœur ! Olé-olé quoique sympathique au<br />
fond !<br />
Je me sèche les larmes dans son<br />
chandail, qui était du même noir que sa<br />
peau et que sa mini-jupe en cuir. Elle me<br />
voit un peu calmé, elle rallume aussitôt !<br />
– Elle criait comme le cochon à<br />
l’abattoir ! Je pensais qu’il allait l’égorger !<br />
<strong>La</strong> découper en rondelles !<br />
– Ah, taisez-vous !<br />
– C’est un rival, peut-être ? elle insinue.<br />
Hein ? Qu’est-ce que t’en penses ?<br />
– Mais je sais pas, moi ! J’ai pas la<br />
moindre idée qui c’est, cet homme-là !<br />
Comment il était ? Jeune ? Vieux ? Votre<br />
âge ?<br />
– Un homme ! Ni jeune ni vieux !<br />
– Vous l’avez vu, oui ou non ? ! ?<br />
– J’ai vu une espèce de monstre en forme<br />
de coffre-fort, je peux rien te dire de plus !<br />
Je l’observe deux secondes à travers mes<br />
larmes… Pourquoi elle voulait pas se laisser<br />
tirer les vers du nez ? De quoi elle avait<br />
peur ?<br />
– Mais il faut faire quelque chose !<br />
Je trouvais rien d’autre à m’arracher du<br />
tronc !<br />
- 22 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
Omega pendant ce temps s’était mise à<br />
farfouiller dans le frigidaire. Zloup ! elle se<br />
pêche une Miller, bière de femme s’il en<br />
est… Elle s’en coule un verre pas gênée !<br />
Puis elle commence à marmonner, à<br />
baragouiner tournée vers le mur…<br />
– Quoi ? Qu’est-ce que vous racontez ?<br />
– Les hommes c’est tout de la saloperie<br />
dégueulasse ! elle s’écrie. Coffres-forts ou<br />
tarés, bassets, bossus et autres<br />
échantillons ! J’en ai pas moi d’homme ! Ah,<br />
je les connais ! Je l’ai eue ma leçon, je te<br />
jure ! Qui qui m’a saboté ma carrière ? Qui<br />
qui m’a détruit ma vie, tu penses ? Hein ?<br />
Les hommes, c’est bon rien qu’à une chose !<br />
Rien qu’une !<br />
<strong>La</strong> bouteille de Miller entre les mains, le<br />
goulot pointé vers l’organe, elle se met à<br />
branler avant arrière, arrière avant !<br />
Ciboire ! Elle me mimait l’acte<br />
reproducteur ! <strong>La</strong> copulation !<br />
– On peut pas s’en passer ! elle continue.<br />
Le saint satané spasme ! On est des<br />
animaux, si tu veux le savoir !<br />
– Vous étiez au courant, vous, qu’il y<br />
avait un autre homme dans sa vie ?<br />
– T’es bien naïf, jeunesse ! Y a toujours<br />
un autre homme !<br />
– Ornella m’a jamais rien dit !<br />
– T’as quel âge, yoyo ?<br />
– Moi ? Seize ans !<br />
Elle éclate de rire ! Pouffe à fendre ! Elle<br />
se cramponne à elle-même tellement elle en<br />
peut plus ! Vide son verre, s’étrangle ! Le<br />
cirque ! Et puis brusquement sérieuse à<br />
faire blêmir son ombre !<br />
– Regarde-moi bien, mon enfant ! Qu’est-<br />
- 23 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
ce que tu vois ?<br />
Je réponds pas… Je voyais rien !<br />
– Tu vois pas l’âme ? The Soul ?<br />
Franchement ! Elle délirait, ou quoi ?<br />
– Je suis pas assez noire à ton goût ? elle<br />
dit en venant lentement s’asseoir à la table<br />
de la cuisine, tout contre moi. Réponds !<br />
– Euh… Oui, oui ! Naturellement !<br />
– Ben quand tu m’as vue, t’as tout vu !<br />
Qu’est-ce qui fait s’agglutiner les humains<br />
les uns par-dessus les autres ? C’est le<br />
sexe, mon garçon ! Une étincelle, un feu de<br />
paille dans la nuit ! Hommes, femmes,<br />
jeunes, vieux, boutonneux, mongols, tout le<br />
troupeau ! Ils sont esclaves ! Recommencer,<br />
toujours ! Tirer encore un coup ! Encore !<br />
Encore un ! Rallumer l’étincelle ! Ils<br />
comprennent rien, les butors ! Entêtés dans<br />
l’illusion que la vérité leur loge dans la<br />
queue ! Voilà les faits ! Voilà le drame !<br />
Elle me dévisage, exorbitée…<br />
– Mais l’âme ? L’âme du monde ? Elle est<br />
comme moi ! Elle est noire ! Toute noire ! <strong>La</strong><br />
lumière est pas de ce monde ! Surtout pas<br />
dans la pauvre étincelle qui te jaillit du<br />
gland quand tu te frottes ! Tout naît pour<br />
mourir ! Faut le savoir ! Le dire !<br />
L’accepter ! Entre deux trous de nuit noire,<br />
la vie est rien qu’un peu de mort qui se<br />
gratte pour que ça passe ! Une<br />
démangeaison, comme ! Voilà tout ! J’en ai<br />
mis moi du temps avant de comprendre…<br />
Je te plais ? Je suis un beau morceau de<br />
femme, d’après toi ?<br />
– Ben… Je pense que oui…<br />
– T’as des bons yeux, au moins ! Belle<br />
femme ou pas, j’ai été esclave moi aussi !<br />
- 24 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
Pendant des années, j’ai vécu pour le feu de<br />
paille ! Pour la brûlure ! J’étais insatiable<br />
qu’ils me passent tous sur le corps, devant,<br />
derrière, sur le dos, sur le ventre ! Que<br />
j’hurle de plaisir ! J’aurais pu devenir une<br />
Billie Holiday, une Barbra Streisand… Une<br />
très grande artiste ! Je chantais en anglais,<br />
en espagnol ! En japonais, même ! J’avais<br />
tous les dons ! Elle, Billie Holiday, c’est<br />
l’héroïne qui l’a tuée… Moi, c’est l’illusion<br />
du plaisir ! Je buvais pas, je me shootais<br />
pas ! Non ! Je baisais ! J’aimais ! Pire que la<br />
drogue ! Le jour où il a disparu, celui qui<br />
me faisait mon affaire mieux que personne,<br />
j’ai craqué ! Rr-rac ! Je suis devenue la<br />
loque, m’entends-tu ? !<br />
Possédée par les mots, elle parlait,<br />
mélodieuse, chantonnante… Son corps se<br />
balançait au rythme des phrases qui lui<br />
jaillissaient des énormes babines… Elle<br />
avait du talent pour de vrai ! J’étais<br />
fasciné ! On aurait dit aussi qu’elle parlait<br />
de moi, d’une certaine manière…<br />
– Je suis tombée dans la déchéance<br />
abominable…, elle continuait. Mais j’ai<br />
compris ! L’âme du monde est faite de la<br />
nuit la plus noire ! Faut pas chercher à se<br />
défiler ! Tout pourrit, tout s’en va à la<br />
merde ! Un jour, tu comprendras peut-être<br />
toi aussi ! Toute la vie est pas assez pour<br />
apprendre à mourir, j’ai rien que ça à te<br />
dire !<br />
Les bien troublantes paroles ! Où est-ce<br />
qu’elle voulait en venir, à la fin ?<br />
– Votre idée c’est que je baise trop ? Ou<br />
que j’y accorde trop d’importance ? Ou que<br />
je devrais me méfier de trop aimer Ornella ?<br />
- 25 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
Elle vide son verre, glouc ! d’un trait…<br />
– Je parlais pour moi, rassure-toi ! elle<br />
dit avec un sourire, sorcière, ensorceleuse.<br />
T’en tireras tes propres conclusions tout<br />
seul ! Moi je m’en suis sortie… Je me<br />
soigne… J’étudie la Nuit, celle du monde,<br />
celle que je porte au-dedans de moi… Je<br />
chante… Chanter, c’est toujours un peu<br />
manière d’incantation à la mort… Les<br />
artistes ont rien qu’un devoir, je te le dis<br />
aussi en passant : celui de rappeler aux<br />
autres imbéciles qu’on est tous ici pour s’en<br />
aller ! L’artiste est l’attaché de presse de la<br />
Nuit ! De la Mort ! Oublie jamais cette<br />
vérité-là, mon enfant !<br />
Elle me vrille du regard, me cloue sur ma<br />
chaise, catégorique, définitive ! On était<br />
tous les deux presque l’un contre l’autre,<br />
comme deux conspirateurs, dans la<br />
pénombre de la cuisine… J’en avais la chair<br />
de poule ! Elle me faisait peur, la Nègre,<br />
avec ses histoires !<br />
Elle se relève, elle, pleine de dépit,<br />
grimaçante, dégoûtée ! Elle va se cueillir<br />
une autre Miller dans le frigidaire en<br />
recommençant à maugréer !<br />
– Sais-tu ce qu’elle fait, l’artiste, ces<br />
temps-ci, pour gagner sa misérable sale<br />
croûte ? Du cinéma, jeune homme ! Oh, je<br />
suis pas vedette ! Non ! Je suis dans<br />
l’animation, cher ! Parfaitement ! Je<br />
travaille pour une boîte de trente-quatrième<br />
ordre, avec un de ces ramassis d’alcooliques,<br />
ratés, miteux cons… On est en train<br />
de tourner un court métrage ! Spanish<br />
Peanuts, ça s’appelle ! Une calamité de fond<br />
de poubelle ! C’est des arachides en écale,<br />
- 26 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
tu vois, toutes costumées, avec des<br />
sombreros et des moustaches et des<br />
miniatures perruques, ou bien des boucles<br />
d’oreille et des colliers ! Pas une qui<br />
ressemble aux autres ! Toutes uniques,<br />
comme le vrai monde ! Il doit bien y en<br />
avoir quinze ou seize cents. Toutes uniques,<br />
comme le vrai monde ! Il doit bien y en<br />
avoir quinze ou seize cents… On les fait<br />
danser sur des musiques espagnoles – c’est<br />
des arachides espagnoles, tu saisis la<br />
subtilité ? – dans une nullité de décor en<br />
papier mâché. Toute cette merde filmée<br />
image par image, hein ! Vingt-quatre images<br />
par seconde ! Tu peux faire le calcul ! Moi je<br />
déplace les arachides, millimètre par<br />
millimètre, entre deux prises de vue, pour<br />
donner l’illusion qu’elles sont vivantes,<br />
qu’elles bougent vraiment toutes seules !<br />
Comme le vrai monde ! Non mais, tu te<br />
rends compte ? Moi ! Omega Malinea !<br />
Artiste ! Chanteuse ! Je fais danser des<br />
pinottes ! Si c’est-y Dieu possible !<br />
Les bras lancés en l’air, la tête renversée<br />
en arrière, elle implorait le plafond,<br />
s’échevelait, s’acharnait dans le baragouin !<br />
Elle beuglait qu’elle en avait plein ses bottes<br />
de cette débilitante chierie, elle qui allait<br />
bientôt triompher sur toutes les scènes du<br />
monde ! Olympia, Place des Arts ! Carnegie<br />
Hall ! Pékin, Milan ! Buenos Aires ! Elle<br />
venait de rencontrer un impresario du<br />
tonnerre, Jimmy Ferrari, un gars de Ville<br />
d’Anjou ! Un requin ! Il allait te la propulser<br />
vers tous les sommets ! Il connaissait tout<br />
le monde ! Pour commencer, il allait lui<br />
dénicher un petit boulot, quelque part,<br />
- 27 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
dans un hôtel, un palace à la mesure de<br />
son Talent ! Bientôt ! Après-demain !<br />
Demain, même ! <strong>La</strong> chose était pour ainsi<br />
dire déjà faite ! Restait rien qu’à signer les<br />
papiers ! Et patati, tata !<br />
Je l’écoutais plus. J’avais retombé dans<br />
la contemplation de la photo d’Ornella. Les<br />
larmes m’en remontaient aux robinets ! Où<br />
elle était, ma fleur ? Ma moitié ! Qu’est-ce<br />
qui s’était passé ? Enlevée par un homme,<br />
chez elle, en plein jour presque ! C’était<br />
invraisemblable ! Mais véridique pourtant !<br />
Ah, si j’avais pas traîné, si j’avais pas été si<br />
zélé d’épargner quelques sous en cherchant<br />
la bonne aubaine, je serais arrivé plus vite !<br />
J’aurais pu m’interposer ! Intervenir !<br />
L’irréparable se serait pas produit ! Voilà ce<br />
que c’est que d’être pauvre dans le monde<br />
d’aujourd’hui !<br />
Tandis que j’approfondissais ces<br />
réflexions, tif ! Omega m’administre traîtreusement<br />
une grande claque dans le dos,<br />
tellement que je m’en avale presque la<br />
langue !<br />
– Pleure pas, fiston ! elle dit. Une perdue,<br />
dix trouvées !<br />
– J’en veux pas dix ! Je veux Ornella !<br />
– Écoute, je parlerais à son frère, moi, si<br />
j’étais toi…<br />
– Son frère ? Quel frère ?<br />
– Celui qui est dans la police !<br />
– Elle m’a jamais dit qu’elle avait un<br />
frère ! Encore moins un frère flic !<br />
– Y a pas de quoi se vanter, c’est vrai !<br />
elle ricane. Téléphone-lui toujours ! Demande-lui<br />
un conseil !<br />
– Je connais pas son numéro !<br />
- 28 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
– Ah, t’es pas débrouillard, c’est<br />
effrayant ! Appelle l’opératrice ! Tu demandes<br />
à parler au poste de police de Victoriaville,<br />
pas plus compliqué !<br />
– Victoriaville ? éructe-je.<br />
– Victoriaville !<br />
– Mais… Mais comment vous savez ça,<br />
vous ?<br />
– J’habite en bas, tête d’eau ! Je te l’ai<br />
déjà dit dix mille fois ! On se fréquente,<br />
entre voisines ! On jase, figure-toi !<br />
– Comment ça se fait que je vous ai<br />
jamais vue avant, moi ? Hein ? Comment ça<br />
se fait ? ! ?<br />
Je devenais suspicieux ! Pourquoi elle<br />
savait des choses que j’ignorais à propos de<br />
mon Ornella, cette morue-là ?<br />
– Je viens jamais quand t’es là, vous<br />
arrêtez pas de baiser ! elle proclame. Le jus<br />
en dégouline à plein plafond chez nous en<br />
bas !<br />
Elle se penche brusquement sur moi du<br />
coq à l’âne, elle m’embrasse de toute<br />
l’énormité de ses babines !<br />
– T’es pas beau, t’es tout chétif, mais tu<br />
me plais bien ! Bon, adieu ! J’ai une<br />
répétition à huit heures ! Avec mon<br />
pianiste ! Je suis déjà en retard ! <strong>La</strong> gloire<br />
m’a assez attendue ! Allez ! Adieu !<br />
Elle se rue, freine, se retourne en<br />
gesticulant comme une de ces hystériques<br />
du cinéma muet !<br />
– Et rappelle-toi : tout s’en va à la<br />
merde ! <strong>La</strong> merde, c’est le petit paquet de<br />
mort qu’on fabrique tous les jours ! Tous les<br />
jours ! On va tous finir par y passer ! Au<br />
- 29 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
bol ! Tous ! L’âme du monde est noire<br />
comme le soir ! Adieu !<br />
Une seconde après, zip ! elle avait<br />
disparu !<br />
J’en reste tout étourdi… Des deux mains,<br />
je m’agrippe au bord de la table en<br />
vacillant… Tabarnak ! Elle devait te les<br />
soulever les foules, la phénomène !<br />
J’avale encore deux trois gorgées de<br />
bière… À l’autre bout de la pièce, le rideau<br />
était grand ouvert… Dehors, il faisait tout à<br />
fait nuit maintenant… Nuit noire !…<br />
*<br />
Tout se passe toujours très vite, toujours<br />
trop vite ! On réfléchit seulement quand on<br />
a rien à foutre ! <strong>La</strong> preuve : les<br />
philosophes ! Désœuvrés, tous autant qu’ils<br />
sont ! S’emmerdent à plus savoir où se<br />
mettre !<br />
Bref ! Après le départ d’Omega, j’allais<br />
pas rester vissé sur ma chaise à me<br />
demander le sens de l’existence ! Fallait<br />
suivre les instructions de la Nègre plutôt ! À<br />
la lettre ! Téléphoner ! L’opératrice ! Le<br />
poste de police ! Victoriaville !<br />
Au poste de police, le zouf de service me<br />
communique aimablement le numéro du<br />
frère d’Ornella… Il s’appelait Réal, le mec…<br />
Réal Giguère…<br />
Bon !<br />
Sept ! Cinq ! Huit ! Etc. !<br />
Drinnng ! Ça sonne !<br />
– Réal Giguère ?<br />
– C’est moi…<br />
- 30 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
Aussitôt je lui raconte les faits ! Ornella<br />
kidnappée par une armoire à glace avec un<br />
chapeau ! Moi me liquéfiant d’inquiétude,<br />
sachant pas que faire ! L’autre au bout du<br />
fil m’écoute sans se sortir un son… Après<br />
un quart d’heure de silence, il finit par<br />
accoucher :<br />
– J’ai ma petite idée… Je pense qu’il vaut<br />
mieux pas alerter les flics tout de suite…<br />
Il semblait pas très à son aise, le « Réal<br />
Giguère » ! Il me connaissait pas, je veux<br />
bien. Peut-être il soupçonnait une farce ?<br />
Une espièglerie de collégien ? Enfin, je<br />
sentais qu’il m’honorait pas entièrement de<br />
sa confiance ! Alors tout à trac je lui<br />
propose moi qu’on se rencontre ! Chez lui !<br />
À Victoriaville ! Parfaitement ! J’étais prêt à<br />
tout ! Ses conditions étaient les miennes ! Il<br />
y avait pas une seconde à perdre !<br />
Il disait pas non, il disait pas oui non<br />
plus… L’adulte pas très affirmé, en somme !<br />
– Bon ben j’arrive ! je lui dis.<br />
Je raccroche, je me mets à farfouiller<br />
comme un furieux dans les affaires<br />
d’Ornella. J’épluche tous les tiroirs, je vire<br />
l’appartement à l’envers ! Vingt minutes<br />
plus tard, j’avais trouvé sa carte<br />
Desjardins ! <strong>La</strong> clé du monde merveilleux<br />
du Guichet Automatique ! Je me rappelais<br />
son code personnel, elle m’avait souvent<br />
demandé de lui faire des transactions,<br />
paresseuse comme elle était, guenille<br />
mollasse à jamais lever le petit doigt… Je<br />
file en métro rapido presto jusqu’à Berri-<br />
UQAM, la Caisse populaire, le guichet !<br />
Fling-flang, je te retire cinq cents ! Le<br />
maximum ! Une somme ! Jamais de toute<br />
- 31 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
ma vie j’avais vu autant de bacon à la fois !<br />
Fuck ! C’était pour la bonne cause ! Allonsy<br />
! Au pas de course ! Le terminus !<br />
Autobus « Voyageur » ! À deux pas de là !<br />
En route ! En route toute !<br />
Voilà comment je suis parti, sans<br />
réfléchir, sans penser à rien ! Fallait que<br />
j’agisse instinctif !<br />
Il devait être neuf, dix heures. Petit à<br />
petit, je retrouvais mes esprits, tandis que<br />
le bus s’enfonçait dans la nuit. Il existe rien<br />
au monde de plus maternel qu’un bus qui<br />
roule sur une autoroute en pleine noirceur.<br />
Surtout en hiver, quand le paysage est tout<br />
coussiné à perte de vue à force de neige.<br />
L’apaisant transport, matrice ambulante…<br />
On a rien à faire, qu’à se laisser bercer, le<br />
monde entre parenthèses s’oublie tout<br />
seul… Recroquevillé sur mon siège, je tétais<br />
le camembert que j’avais fourré dans ma<br />
poche avant de partir. Le fromage est une<br />
manière de lait… Eh oui… Chaque fois que<br />
je monte à bord d’un autobus, il se produit<br />
la même magie. Je me dissous, je tombe<br />
dans les limbes !<br />
Très joli, merci ! Malheureusement<br />
j’avais d’autres chats à fouetter ! Je<br />
commençais à me dire que… Eh bien,<br />
Ornella avait été enlevée à Montréal, et…<br />
Enfin, je m’éloignais ! J’étais déjà plus dans<br />
la ville où elle avait disparu ! Disparu…<br />
Enlevée… L’homme qui l’avait emmenée<br />
était peut-être… Peut-être un vieil ami ?<br />
Quelqu’un qu’elle avait pas vu depuis<br />
lurette, pointé chez elle comme le cheval<br />
sur la soupe ? Plausible ! Le genre bourru,<br />
qui vous tape sur la gueule au lieu de vous<br />
- 32 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
serrer la pince, tellement il est content de<br />
vous revoir ? Il y a des personnes comme ça<br />
qui ont un certain mal à exprimer leurs<br />
vraies émotions ! Les cris que la Nègre avait<br />
entendus auraient pu être des cris de joie !<br />
Elle m’avait dit que l’homme traînait<br />
Ornella par le chignon dans la neige… Mais<br />
peut-être qu’ils se taquinaient, mutins tous<br />
les deux, pas sérieux ? Ils s’en allaient fêter<br />
les retrouvailles, boire un coup ? Tout était<br />
possible !<br />
Hélas ! oui ! En réalité il avait pu se<br />
passer n’importe quoi ! Shit! Réal Giguère<br />
m’avait dit au téléphone qu’il avait sa petite<br />
idée… Une idée ! Ça pèse rien dans le<br />
monde d’aujourd’hui ! Ça adhère pas, les<br />
idées, c’est pas comme la merde ! Je me<br />
raccrochais quand même au fol espoir…<br />
Pas question de sombrer dans la panique !<br />
Qu’est-ce qu’il pouvait bien savoir, le frère ?<br />
Le Réal ! Les flics savent jamais rien ! Le<br />
crime paye, hein ! Même pas quinze pour<br />
cent des crimes sont résolus ! Malgré tout<br />
j’avais bien fait de partir, j’en avais la<br />
conviction ! Resté en ville, je sais pas quel<br />
geste funeste j’aurais accompli ! C’est agir<br />
qui compte dans la vie ! Et puis j’avais pas<br />
l’intention de traîner à Victoriaville, le<br />
lendemain matin je serais déjà rentré à<br />
Montréal, au plus tard !<br />
*<br />
Quand j’étais jeune, adolescent, seize<br />
ans, ces eaux-là, je sortais pas de mon œuf<br />
très souvent. J’ignorais encore que je<br />
connaissais rien ! En route pour<br />
- 33 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
Victoriaville, je m’imaginais l’endroit<br />
vaguement bourgade, un lieu servant à<br />
rien, existant à peu près pas. Un bled où la<br />
meilleure chose à faire est encore de se dire<br />
qu’il faudrait aller voir ailleurs, que<br />
n’importe où l’existence peut pas être pire.<br />
Un gros village dans le genre de Saint-<br />
Jérôme, en somme. Des parkings, des rues<br />
arbitraires, des personnes qu’on a pas envie<br />
de connaître parce qu’elles sont sûrement<br />
pas intéressantes. Un bout d’espace<br />
approximatif et miteux, pas joli, pas propre,<br />
pas accueillant, comme <strong>La</strong>chute, Shawinigan,<br />
Thetford Mines. Un trou ! Un quelque<br />
part où le monde passe, comme la Gaspésie<br />
ou l’Abitibi, c’est tout ! Un Nouveau-<br />
Brunswick en miniature, mettons !<br />
Ah, mais non ! Victoriaville, c’était autre<br />
chose ! À présent qu’on y était, je pouvais<br />
constater ! J’avais pas précisément l’humeur<br />
touristique, cependant, j’avoue, j’estomaquais<br />
à corps défendant ! D’abord elle<br />
pouvait presque prétendre au titre de<br />
vraisemblable ville, cette agglomération-là !<br />
Elle avait une certaine envergure ! Pas<br />
comme Les Boules, Maniwaki, Notre-Damede-la-Salette<br />
! Elle était pas laide à part ça,<br />
à vue de nez en tout cas ! Je me remontais<br />
dans mon siège, je m’intéressais, ci, ça…<br />
Des autoroutes, mon vieux, et des gratteciel,<br />
plus loin, là-bas ! J’en avais pourtant<br />
jamais entendu parler, moi, de cette<br />
capitale ! L’indigène devait être modeste<br />
rare par ici !<br />
Il était pas très loin de minuit. Les rues<br />
commençaient à avoir envie d’être désertes.<br />
- 34 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
Spacieuses rues, pleines de buildings,<br />
gauche, droite ! À pas croire, vraiment !<br />
Le bus ralentissait, tournait, quittait la<br />
rue, s’arrêtait enfin…<br />
Terminus !<br />
Je descends, le cœur tout débattant<br />
d’énervement… Misère ! Quel froid ! Rafales<br />
! Poignées de lames de rasoir au visage<br />
jetées ! Hiver maudit !<br />
Contre vents et marées, je m’engouffre<br />
là-dedans où il y avait encore du va-et-vient<br />
et de la lumière… Voyageurs fatigués,<br />
blêmes employés, individus… Vite, un<br />
téléphone ! Pas de temps à perdre à<br />
contempler la vaine humanité !<br />
J’avais noté le numéro de téléphone de<br />
Réal sur un bout de papier… Allons ! Sept,<br />
cinq, huit ! Etc. !<br />
Ça sonne ! Ça sonne longtemps ! C’est<br />
vrai qu’il était tard !<br />
– Hello ?<br />
– Bonsoir ! C’est moi ! Léo ! Je suis là !<br />
J’arrive !<br />
– Hello ? Who’s speaking ?<br />
– Allô ! C’est moi ! Léo !<br />
– Wendy ? Is it you, Wendy ?<br />
– Léo !<br />
– Qui vous parlez ?<br />
J’interloque ! <strong>La</strong> voix était une femme !<br />
Une vieille aïeule toute chevrotante !<br />
– Je suis Léo ! je lui dis.<br />
– What time is it ?<br />
– Je veux parler au frère d’Ornella !<br />
Le nom du satané frère me revenait pas !<br />
– Hello ? Deborah ?<br />
– Hello ? Is it the seven-five-eight ? je<br />
baragouine. Euh… Five, four…<br />
- 35 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
– Qui vous parlez ?<br />
– … four-zero ?… Eight ?…<br />
– I’m sorry, sir !<br />
– Madame ! Listen !<br />
Elle me raccroche ! Tac !<br />
Je rappelle aussitôt !<br />
– Hello ?<br />
– Madame ! Écoutez ! J’aimerais parler à<br />
monsieur Giguère ! C’est ça ! Giguère !<br />
Réal !<br />
J’oubliais toujours qu’Ornella s’appelait<br />
pas Muti !<br />
– Giguère !<br />
– Jaygger ?<br />
– Réal Giguère ! je crie bien fort.<br />
– I’m afraid you have the wrong number,<br />
Mr. Jaygger !<br />
– No ! Wait ! It’s Mr. Giguère I want to<br />
talk !<br />
– You want to talk ? Do you know what<br />
time it is ? What time is it ?<br />
– No, I want to talk to ! To Mr. Giguère !<br />
– I’m sorry, sir ! Wendy is not home !<br />
Elle me raccroche encore, la vache !<br />
Je rappelle ! J’hurle à plein téléphone :<br />
–Va chier, fendue ! Eat shnoutte !<br />
Je raccroche ! Véhément ! Chacun son<br />
tour ! Et broute, chamelle du câlisse !<br />
Avec ma grande gueule, j’avais attiré<br />
malgré moi l’attention du public toujours à<br />
l’affût ! On me regardait ! Trois quatre<br />
zouins-zouins bien habillés avec des<br />
valises, des sacs de voyage… Ils m’avaient<br />
entendu l’envoyer cueillir pâquerette, la<br />
peau ! Ils avaient pas aimé que je profère<br />
des malpropretés !<br />
Eat a car of shit you too, tabarnak !<br />
- 36 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
Je leur tourne le dos, à ces inutiles, et je<br />
t’empoigne l’annuaire ! Trouver l’adresse du<br />
frère, voilà ce qu’il fallait faire ! Réal<br />
Giguère… Il devait pas y avoir des masses<br />
de monde assez incohérents pour oser<br />
porter ce nom-là, hein ! Giguère, Giguère…<br />
Association, Bicounik, Bumapro… Duperron…<br />
D, E, F… Fruiterie L’Abricot, Furlotte…<br />
G ! Ga ! Gu ! Go ! Giono ! Gingras !<br />
Giguère ! Giguère Réal ? Pas ! Pas un ! Pas<br />
l’ombre ! Aucun ! Ah, ça parle au démon !<br />
J’avais pourtant noté le bon numéro sur<br />
mon papier, non ? Mais oui ! Puisque je lui<br />
avais parlé, tout à l’heure, avant de partir<br />
de Montréal !<br />
Tout tordu d’angoisse, je me traîne vers<br />
le banc le plus proche, à reculons<br />
quasiment, crabe, suffoqué par le trop-plein<br />
d’émotions ! Quoi tenter à présent ?<br />
Téléphoner au poste de police ! Redemander<br />
le numéro du frère ! Mais oui ! Mais non !<br />
Ils allaient me donner le même ! Celui que<br />
j’avais noté la première fois ! Celui de la<br />
vieille râpe à fromage anglophone à moitié<br />
sourde ! Sept, cinq, huit !<br />
Ah, la vie devenait complexe !<br />
Désemparé, belle nouille, là sur mon<br />
banc, je devais être blanc ! Livide ! Un<br />
drap ! Ornella… Ornella dans ses beaux<br />
draps… Quand je pense que trois jours<br />
auparavant, je me serrais au creux de ses<br />
bras ! Chez elle, tout nu ! Serein ! Béat !<br />
Souvenirs ! Je la revois… Dans le<br />
plumard… Vêtue de rien que sa crinière, les<br />
bidons le nez en l’air… Quelle assoiffante<br />
paire de choses elle avait ! <strong>La</strong> première fois,<br />
au collège, j’avais pas remarqué son visage<br />
- 37 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
tout de suite. Non ! C’est les choses qui<br />
m’avaient d’abord sauté aux yeux ! Elle<br />
portait jamais de soutien-gorge, elle le<br />
faisait sûrement exprès ! Salope à sa<br />
manière, exhibitionniste sur les bords ! <strong>La</strong><br />
laiterie lui gigotait perpétuellement dans sa<br />
blouse, à croire qu’elle se la remplissait de<br />
Jell-O ! Elle aurait pu t’hypnotiser le python<br />
musculeux aux écailles d’agate rien qu’en<br />
se dépoitraillant ! Imaginez, moi vierge,<br />
qu’avais jamais rien vu ! Pour mieux me<br />
régaler, je me suis assis en avant, dans la<br />
première rangée de la classe. Et elle s’est<br />
mise à parler ! Alors j’ai regardé sa tête ! J’y<br />
avais pas pensé jusque-là ! Elle aurait pas<br />
eu de tête que ça m’aurait pas dérangé une<br />
miette ! Mais elle en avait une ! Et quelle !<br />
Ornella Muti craché ! J’ai pâmé ! À pouvoir<br />
jamais m’en remettre ! J’aurais voulu lui<br />
plonger dans la blouse, lui arracher la<br />
tronche, me sauver avec ! Aller l’enterrer, la<br />
garder pour moi tout seul ! Comme un<br />
chien qui se cache un os !<br />
Ces événements décisifs s’étaient<br />
déroulés en septembre, au collège<br />
Montmorency, <strong>La</strong>val. Il en avait pas fallu<br />
davantage pour qu’aussitôt l’hémorroïde de<br />
l’amour se mette à me ronger nuit et jour !<br />
L’impensable tourment a duré des semaines<br />
! Des mois ! Octobre, novembre ! Horrible<br />
! À la fin, j’en pouvais plus tellement je<br />
me masturbais dans l’espoir de me purger<br />
de son image ! J’osais même plus la<br />
regarder, au collège, je fermais les yeux…<br />
Bing ! Les visions me reprenaient ! Je<br />
l’imaginais en déshabillé noir transparent<br />
en train de corriger mes devoirs ! Je<br />
- 38 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
devenais fou ! J’étais terrifié rien qu’à<br />
penser qu’en classe elle pouvait me<br />
regarder, ou pire, me poser une question,<br />
devant tout le monde ! Si elle m’avait<br />
demandé la définition sémiologique du<br />
nouveau roman structuraliste, par exemple<br />
? Hein ? Ah, je lui aurais hurlé dément<br />
des bordées d’obscénités, tous mes rêves<br />
pervers désaxés ! Je faisais plus l’intelligent<br />
dans la première rangée ! Je me cachais<br />
derrière les plus grands, j’essayais qu’elle<br />
me voit pas ! Elle racontait la littérature<br />
comme un vrai conte de fées, elle, pendant<br />
ce temps-là ! Elle gazouillait : « Cet égoïsme<br />
foncier, cette impassibilité feinte ou réelle,<br />
qui ne sont d’ailleurs pas incompatibles<br />
avec une forme de sensibilité esthétique,<br />
voire d’hyperesthésie, très répandue chez<br />
les originaux – la sensibilité de Rimbaud<br />
aux odeurs et aux couleurs apparaît<br />
constamment dans les Poésies – , sont<br />
vraisemblablement liés, chez lui, à des<br />
facteurs héréditaires, mais il est permis de<br />
penser que la frustration affective dont il fut<br />
victime au cours de son enfance contribua<br />
considérablement à les développer, etc.,<br />
etc. » Exquis babil ! Je m’en souviens encore<br />
par cœur ! Je me souviens de tout !<br />
Surtout qu’elle changeait de robe tous les<br />
jours ! Des pas possibles aux décolletés<br />
cruels, bas noirs et talons hauts avec ça !<br />
Et toujours les bidons qui lui gigotaient<br />
comme s’ils avaient voulu me sauter dans<br />
la bouche ! Ah ! Elle se mettait des rubans<br />
dans les cheveux aussi ! Des rouges, des<br />
verts ! Des bleus ! Elle se les attachait en<br />
boucles énormes ! Elle avait l’air d’un vrai<br />
- 39 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
cadeau ! Une poupée littéraire sémiologique,<br />
quoi ! Dans mes fantasmes les plus<br />
crapuleux, je me voyais déguisé en<br />
Rimbaud, avec des collants et une<br />
perruque, à la mode de Rabelais ou Racine,<br />
mettons ! J’imaginais que je la rencontrais<br />
par hasard dans la rue et que je lui disais<br />
tout désinvolte, lui citant Rimbaud : « Par<br />
délicatesse j’ai perdu ma vie !… » Elle en<br />
revenait pas, elle ! Elle ébahissait ! Je la<br />
conquérissais ! Elle tombait en amour avec<br />
moi illico ! On partait visiter les ruines de<br />
l’Europe, se rouler dans les statues en<br />
touristes amoureux cultivés ! Enfin, des<br />
rêves ! De la poésie !<br />
Pendant ce temps, le temps passait… On<br />
était à la veille des vacances de Noël. Les<br />
étudiants t’avaient organisé une gargantuesque<br />
beuverie à la cafétéria du collège.<br />
Ce fameux soir-là, je me pointe de bonne<br />
heure, bien décidé à commettre une atrocité<br />
sans nom. Je pensais au suicide… J’en<br />
avais assez de plus vivre… Je me mets à<br />
boire en déchaîné, j’engouffre six sept<br />
bières… J’étais en forme, je sentais presque<br />
pas l’effet ! J’en vide encore trois quatre au<br />
milieu du tohu-bohu… <strong>La</strong> salle était<br />
bondée, on marchait sur les corps ! De quoi<br />
déclencher une épidémie vénérienne tellement<br />
la mélasse fétide d’haleines et de<br />
sueur et de promiscuité était épaisse ! Je<br />
parlais à personne, je rôdais sinistre en<br />
vidant mes bouteilles… Je me disais que<br />
quand je serais soûl, j’irais me pendre dans<br />
les toilettes des filles, ou bien que je<br />
m’immolerais par le feu dans la bibliothè-<br />
- 40 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
que, au milieu des plus grands poètes de<br />
tous les temps…<br />
Je songeais au geste funeste quand<br />
subitement quelqu’un me tape sur l’épaule.<br />
Je me dévire… Qui j’aperçois pas ? Elle !<br />
Ornella ! Dans une robe rouge à paillettes<br />
pas plus grande qu’un mouchoir de poche !<br />
Jésus de plâtre ! Presque nue, pas impressionnée<br />
le moins du monde dans cette<br />
marée humaine débridée ! Légèrement<br />
pompette avec ça ! L’air un peu débile<br />
qu’elle avait, la façon qu’elle rigolait pour<br />
rien… Peut-être elle avait consommé de la<br />
drogue aussi ? Bref ! Une apparition ! Un<br />
don du ciel ! Ou de l’enfer ! Une incroyablerie<br />
! Elle se met à me tripoter les mains,<br />
à me coller… Elle était brûlante ! En chaleur<br />
! <strong>La</strong> conversation s’engage, le savant<br />
déconnage au sujet de <strong>La</strong> logique des<br />
genres littéraires de Kate Hamburger,<br />
traduit de l’allemand par Pierre C.<br />
L’interrogation sur la base linguistique<br />
d’une logique de l’énonciation, n’est-ce pas !<br />
Broutilles, doigt en l’air, bla-bla !<br />
Littérature ! Voilà ! C’était parti ! Tout en<br />
discutant, on se jette joyeusement dans la<br />
foule malaxeur, la tribu en folie qui<br />
convulsait sur la piste de danse ! On s’est<br />
plus quittés, on a dansé la danse du<br />
macaque survolté toute la sacrée soirée, en<br />
buvant du punch et en échangeant des<br />
mondanités sur l’interprétation occidentale<br />
des critères de la « littérarité » ! Le lendemain<br />
matin – midi ! – , je me réveille sur<br />
son oreiller et dans un éclair de lucidité je<br />
comprends que je suis plus vierge ! Pendant<br />
des semaines j’avais essayé de manigancer<br />
- 41 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
quelqu’astuce pour attirer prudemment son<br />
attention sans avoir l’air trop gogo, un court<br />
poème en prose instantanéiste sur les<br />
rubans qu’elle se mettait dans les cheveux,<br />
n’importe quoi ! Et bang ! Elle m’emmène<br />
chez elle la veille de Noël, soûls morts tous<br />
les deux, et elle me dépucelle ! Elle, vingtsept<br />
ans ! Moi seize !<br />
Et dire qu’il y a du monde qui paye pour<br />
se faire raconter des histoires pareilles dans<br />
les romans !…<br />
*<br />
L’heure avançait, c’était la nuit… Petit à<br />
petit, tandis que je m’abandonnais à mes<br />
souvenirs, la grande salle du terminus<br />
s’était vidée.… <strong>La</strong> fatigue commençait à me<br />
faire tourner la tête… Tant d’émotions !<br />
J’avais plus rien à bouffer, j’avais tout<br />
mangé mon fromage. Si j’avais apporté les<br />
cœurs d’artichaut, la bouteille de vin, un<br />
bout de pain… J’avais pas prévu que l’autre<br />
loustic existerait plus ! Réal Giguère ! Le<br />
frère ! Volatilisé ! Comme Ornella !<br />
J’en pouvais plus… Il était temps d’aller<br />
dormir…<br />
Je sors, je fais signe à un taxi qui passait<br />
en trombe devant le terminus… Quelle<br />
lumineuse idée j’avais eue de retirer le gros<br />
montant avant de partir de Montréal !<br />
D’abord j’avais fait « 50 » sur le clavier du<br />
guichet, je voulais juste avoir de quoi<br />
prendre le bus aller-retour Victoriaville.<br />
Ensuite j’avais ajouté un petit zéro, au cas<br />
où ! On sait jamais, les choses peuvent<br />
toujours tourner à la merde !<br />
- 42 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
– À l’hôtel ! je dis en sautant dans la<br />
bagnole.<br />
– L’hôtel ? Quel hôtel ?<br />
Oh-oh ! Il allait pas s’user le dentier à<br />
force de politesse, celui-là ! Il s’était même<br />
pas retourné… Je voyais même pas ses<br />
yeux dans le rétroviseur…<br />
– Euh… Un hôtel ! N’importe lequel ! Pas<br />
trop cher, par exemple ! Le moins cher !<br />
– Le Holiday Inn ? C’est-y assez cheap à<br />
ton goût, ça, le Holiday Inn ?<br />
– Certainement ! Certainement !<br />
Il démarre en fou ! Pressé, le gars ! Feu<br />
au cul ! L’hôtel devait se trouver à des<br />
lieues ! Le Holiday Inn… Pas l’hôtel à quatre<br />
dollars la nuitée ! Tout de même, j’osais pas<br />
discuter… Il était pas très engageant, cet<br />
individu-là… Tout hirsute, patibulaire… Un<br />
farouche autochtone !<br />
<strong>La</strong> neige s’était mise à tomber dru… Ça<br />
dégringolait ! Poudre, vent ! Tourbillons !<br />
On roule dans de la ouate cinq six minutes,<br />
le chauffeur muet comme la carpe…<br />
Finalement on stoppe dans une ruelle<br />
étroite, une impasse à peine éclairée… J’y<br />
voyais rien avec toutes ces maudites<br />
rafales-là ! L’hirsute descend sans dire un<br />
mot, il m’ouvre la portière… Porc-épic mais<br />
prévenant !<br />
J’avais pas mis le pied hors le taxi qu’il<br />
m’empoigne, le sauvage ! À deux mains ! Il<br />
me catapulte ! Tête première, bang ! Il me<br />
ramasse, il m’écrase dans le mur ! Une<br />
main me fouille, l’autre me visse le nez dans<br />
la brique ! Au secours ! Il me dépouille ! En<br />
pas trois secondes, je suis détroussé, toutes<br />
mes poches vidées ! Fric ! Papiers ! Tout !<br />
- 43 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
– Ôte tes culottes ! il me hurle.<br />
– Mais monsieur… Mais il fait trente<br />
sous zéro !<br />
– Ôte-les ou je te les arrache !<br />
Tif ! Taf ! Les coups de poing ! Les<br />
baffes ! Il entreprend de me brutaliser !<br />
J’obéis, moi ! Je me débarrasse de ma<br />
culotte ! Qu’il m’assassine pas vivant ! Le<br />
fou ! Le dément ! Sanguinaire ! Fêlé ! Ah, il<br />
riait ! Il s’amusait ! Ploc ! Il me jette à terre !<br />
Dans la neige, à quatre pattes ! J’en avais<br />
jusqu’aux coudes ! Plein la gueule ! Ptaf ! Il<br />
me botte le train ! Il allait m’achever tout<br />
cru !<br />
Non ! J’entends un moteur qui rugit !<br />
Rrrhhheuuuuuh ! Le taxi bondit ! Fonce<br />
dans la nuit ! Ffft, s’enfuit ! Disparaît !<br />
Tabarnak !<br />
Il m’avait tout pris ! Il s’était sauvé avec<br />
mon pantalon, l’apache sale ! Le New-<br />
Yorkais !<br />
Je rampe dans la neige, je retrouve mes<br />
bottes… Tu peux le dire, ils étaient<br />
accueillants à Victoriaville ! Le monde était<br />
civilisé à Victoriaville !<br />
Où j’étais ? Dans une ruelle ! Un coupegorge<br />
! Pas âme qui vivait !<br />
Je détale ! Par-là ! <strong>La</strong> rue ! Des lumières !<br />
Surtout pas rester à congeler sur place !<br />
Je risque un œil… Je tenais pas à me<br />
faire arrêter en caleçon rouge motif léopard<br />
dans la rue passé minuit ! Je scrute… Plus<br />
loin, là-bas, j’aperçois le boucanier ! Le<br />
criminel ! Il avait abandonné le bolide au<br />
milieu de la rue, il se sauvait à pied ! Ah,<br />
mais ! Elle était pas à lui cette auto-là ! Il<br />
l’avait volée trois minutes avant que je<br />
- 44 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
l’hèle, sûrement ! Maintenant qu’il avait<br />
mes cinq cents dollars, il en voulait plus de<br />
son joujou ! Il courait s’acheter de la<br />
drogue ! Ou se payer des femmes de<br />
mauvaise vie ! Le détrousseur ! Le bandit !<br />
Comble du malheur, la tempête s’était<br />
déchaînée ! Il avait fallu que je m’amène à<br />
Victoriaville pour que le ciel me tombe<br />
dessus ! Ça soufflait des quatre coins, des<br />
bourrasques à tout emporter ! Le<br />
cataclysme ! Un raz-de-marée de neige !<br />
Autour il y avait rien ! Des boutiques,<br />
des immeubles ! Huit, dix étages ! Des<br />
édifices à bureaux ! Le quartier devait être<br />
désert au sacré grand complet ! Nulle part<br />
où frapper ! Nul refuge possible !<br />
Au milieu de la rue, dans la direction<br />
opposée à celle où mon pirate avait enfui,<br />
j’entrevois une vague silhouette vaguement<br />
humaine… Quelqu’un ! Je le vois ! Je le vois<br />
plus ! Je m’enroule autour d’un lampadaire,<br />
j’hurle dans la tourmente : Eeeeeeeh ! ! ! Je<br />
sentais presque plus mes jambes déjà !<br />
L’ombreux dans le lointain, il m’entendait<br />
pas ! <strong>La</strong> neige était trop épaisse, le vent<br />
sifflait comme six cents supersoniques<br />
détraqués !<br />
Je plonge dans la rue ! <strong>La</strong> rue ? Un<br />
fleuve plutôt ! Une Manicouagan de neige !<br />
Je suis soulevé ! Fétu ! Propulsé ! Emporté !<br />
Un homme à la merrrrr ! L’autre naufragé<br />
réapparaît, redisparaît dans l’apocalypse…<br />
Ah, je me rapprochais pourtant ! J’allais le<br />
rattraper ! J’arrêtais pas de pousser les<br />
hauts cris ! Eeeeeh ! Eeeeh ! Dans la<br />
tempête ! <strong>La</strong> Tempête du Siècle ! Allez, tiens<br />
- 45 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
bon, ami ! J’arrive ! J’étais à dix pas de lui !<br />
On allait se rejoindre ! S’arrimer !<br />
Vvviiouuuu ! Une géante rafale ! Une<br />
vague monstre ! Vent, neige ! Me culbute<br />
cul par-dessus tête ! On aurait pu faire du<br />
surf sur cette faramineuse poudrerie<br />
tellement la tornade rageait ! C’était la fin<br />
du monde peut-être ! ! !<br />
Au moment où je me relève, une paire de<br />
phares jaillit d’une rue transversale ! <strong>La</strong><br />
bagnole dérape ! Elle heurte de plein fouet<br />
la silhouette noire ! Bonk ! Un bruit mat !<br />
L’homme est projeté ! Il s’était fait cogner<br />
solide ! Ah ! Quelqu’un déboule de l’auto !<br />
Quelqu’un dans une grosse boule de poil ! À<br />
quatre pattes, il rampe dans les flocons ! Il<br />
se traîne jusqu’à l’autre ! Je les rejoins ! J’y<br />
suis !<br />
Nous constatons, nous nous y mettons<br />
tous les deux, penchés sur l’accidenté… Il<br />
bougeait plus… Il était pas beau à voir ! Pas<br />
ragoûtant ! Noir de barbe, usé ! Râpé ! Un<br />
vieux tout en guenilles ! Clochard !<br />
Pouilleux ! Un dégueu ! Il devait puer<br />
terrible ! Il tenait encore une bouteille de<br />
décapant… Il l’avait pas lâchée sa fiole !<br />
L’homme dans la boule de poil me<br />
regarde, l’air de se demander si… Si… ?<br />
Est-ce que… ? Je vérifie, je tâtonne… Oui, il<br />
était mort ! Tué sur le coup ! Du côté du<br />
cœur, c’était tout mou sous sa veste pleine<br />
de trous ! Tout écrabouillé ! Pas de sang,<br />
par exemple… Hémorragie interne ! Bref il<br />
vivait plus ! Il se réveillerait pas de sitôt !<br />
<strong>La</strong> neige l’ensevelissait à vue d’œil…<br />
Blanc sur noir…<br />
L’âme du monde est noire !<br />
- 46 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
Je me détourne, je me relève… Jamais<br />
quelqu’un m’avait claqué dans les mains,<br />
moi ! Quelle indécence ! Il était encore<br />
chaud, le trépassé… <strong>La</strong> mort, au bout de<br />
mes bras, qui me regardait, fixe, par l’œil<br />
rouge de la loque…<br />
Horreur !<br />
Le zouave au manteau de fourrure était<br />
encore à genoux près du cadavre… Il<br />
s’aperçoit que je suis tout nu presque dans<br />
la formidable tempête ! Il se remet debout<br />
en titubant, il m’entraîne vers la bagnole !<br />
<strong>La</strong> rafale infernale allait pas tarder à nous<br />
arracher la peau ! Vvviou, vvviou ! Nous<br />
remontons le courant, pliés en deux, lui et<br />
moi ! Accrochés l’un à l’autre pour pas nous<br />
envoler dans le décor ! Vvviiouuuu !<br />
Étouffés quasiment, tellement la neige nous<br />
rentrait dans le nez ! dans la bouche ! dans<br />
les yeux ! J’avais plus de jambes ! Plus de<br />
sexe ! Les couilles frigorifiées à l’avantdernier<br />
degré ! De quoi mourir bonhomme<br />
de neige !<br />
L’auto ! Enfin ! <strong>La</strong> planche du salut !<br />
Je m’enfourne ! J’écroule dans les bras<br />
d’une femme assise là sur le siège avant !<br />
Sans tiquer, elle m’époussette distraitement<br />
du bout de ses ongles verts… <strong>La</strong> bagnole<br />
vrombit, démarre en furie ! Et le mort ? On<br />
l’abandonnait, le mort ? Eh ! Mais c’était un<br />
délit de fuite, ça ! Un crime ! Un assassinat<br />
après coup ! On avait pas le droit !<br />
J’essaye de protester, de dire quelque<br />
chose ! J’y arrivais pas ! Je grelottais trop<br />
fort !<br />
- 47 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
– Donne-lui ton manteau, Sheila ! dit<br />
l’homme. Tu vois pas qu’il a pas de culotte,<br />
non ?<br />
Ça s’esclaffe, derrière, dans mon dos !<br />
Deux autres filles ! Des jeunes ! C’est ça !<br />
Allez-y, moquez-vous ! Assassins !<br />
<strong>La</strong> grue aux ongles verts se dépêtre de<br />
son manteau, elle m’enveloppe les jambes…<br />
Elle était pas très vieille elle non plus…<br />
Grimée clown, du rouge à lèvres jusqu’aux<br />
oreilles ! Des cheveux teints blondinette,<br />
une robe de satin de la couleur de son<br />
vernis à ongles…<br />
Elle me tapote gentiment la queue !<br />
– Poor little thing ! elle susurre.<br />
Ça puait le parfum à plein nez ! Et<br />
l’alcool ! Parfaitement ! Ils avaient bu ! Ils<br />
étaient soûls toute la bande ! Conduite en<br />
état d’ébriété ! Je commençais à<br />
comprendre ! Facultés affaiblies ! L’accident<br />
s’expliquait ! L’accident… Le meurtre, oui !<br />
Les deux linottes sur le siège arrière se<br />
mettent à beugler une chanson !<br />
En hiver, calvaire,<br />
Ça glisse, câlisse,<br />
Pas d’claques, tabarnak,<br />
Ça descend, sacrament !<br />
L’autre conne à côté de moi entonne,<br />
avec l’accent anglo ! L’homme était quasiment<br />
couché derrière son volant, lui… Pas<br />
traumatisé pour trente sous, le tueur ! Il<br />
conduisait avec un seul doigt, une main sur<br />
la cuisse de la poudrée blonde aux ongles<br />
verts… <strong>La</strong> bagnole, une Cadillac ! te fendait<br />
la tourmente, te traversait toutes les<br />
colossales bourrasques, te foutait des<br />
épaisseurs de neige ! Un vrai Boeing ! On<br />
- 48 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
roulait tombeau ouvert ! <strong>La</strong> ville défilait,<br />
buildings, lumières ! Tout noyé dans le<br />
forcené poudroiement prodigieux !<br />
Nous sommes sur un pont à présent… Je<br />
me décide :<br />
– Où vous allez ? Où vous m’emmenez ?<br />
– Au chaud ! dit l’homme.<br />
Ils éclatent ! Toute la troupe ! Une formidable<br />
rigolade ! Au chaud… Elle était à se<br />
pisser de rire celle-là !<br />
L’homme au volant… Il me rappelait<br />
quelqu’un, le malfaisant… Sa tête m’était<br />
pas totalement inconnue. <strong>La</strong> jeune quarantaine,<br />
beau brummel… Une gueule carrée…<br />
Le genre à vous empoigner la vie à deux<br />
mains pour la mettre à genoux ! Une face<br />
de TV, je sais pas…<br />
Il se penche par-dessus l’Ongle Vert en<br />
faisant un signe de tête vers là-bas,<br />
derrière…<br />
– Tu l’as vu se jeter sous mes roues ?<br />
Quoi ? Que non ! C’était pas ce que<br />
j’avais vu ! Pas du tout ! Mais je devinais où<br />
il voulait en venir par exemple ! J’étais<br />
l’unique témoin ! Le seul impartial ! Les<br />
filles comptaient pas, elles ! Il devait être<br />
plein aux as, le cynique, il allait sûrement<br />
essayer de m’acheter ! Que j’aille pas le faire<br />
condamner pour meurtre en état d’ébriété !<br />
<strong>La</strong> barbouillée à la robe de satin vert me<br />
passe un bras autour du cou, elle<br />
m’embrasse sur la joue !<br />
– We’re gonna take care of you, sweetie !<br />
elle gargouille.<br />
Malheur ! Ils s’entendaient tous pour<br />
m’amadouer !<br />
En hiver, calvaire,<br />
- 49 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
Ça glisse, câlisse,<br />
Pas d’claques, tabarnak,<br />
Ça descend, sacrament !<br />
– Dis-moi donc, garçon ! l’homme ricane.<br />
Tu t’es fait voler tes culottes ou quoi ?<br />
– Exactement ! je réponds.<br />
Ils pouffent ! Encore ! Recommencent à<br />
tordre ! Folichons !<br />
Je renonce moi à leur raconter les événements<br />
! Ils m’auraient jamais cru ! Je leur<br />
demande plutôt s’ils peuvent m’héberger<br />
pour la nuit…<br />
– D’où est-ce que tu t’es sauvé ?<br />
– Vous êtes comique, vous ! Je viens de<br />
Montréal, si vous voulez le savoir !<br />
Montréal ! Ça les refait exploser ! Ils se<br />
contorsionnent à pleins boyaux, s’en<br />
secouent follement toute la tripe ! Ils étaient<br />
assez de bonne humeur ! Ou alors ils me<br />
prenaient pour un cinglé ! Un mongol !<br />
Bouffon de service !<br />
– Tiens, beauté ! Réchauffe-toi un peu !<br />
Une des greluches me passe une<br />
bouteille… Du whisky… Elles avaient dû<br />
baver là-dedans tous leurs sales microbes<br />
personnels… Tant pis ! J’en avais besoin !<br />
Glou, glou ! Glou !<br />
Prendre un verre de bière, mon minou !<br />
Prendre un verre de bière right through !<br />
Je garde la bouteille ! Ils en avaient eu<br />
assez eux autres ! Je bois, je bois… Je<br />
ferme les yeux… Je voulais oublier tout,<br />
pour une minute, rien qu’une petite<br />
minute… Impossible ! Pas question ! À force<br />
de rouler ventre à terre on était arrivés ! Il<br />
fallait descendre !<br />
- 50 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
<strong>La</strong> blonde à la robe verte reprend son<br />
manteau, elle me pousse dehors ! <strong>La</strong><br />
tempête faisait rage extrêmement encore !<br />
Toute la bande se regroupe autour de moi,<br />
m’escorte jusqu’à la porte d’une imposante<br />
cabane… On pénètre, empêtrés les uns<br />
dans les autres… Tout de suite une femme<br />
nous accueille ! Une dame, d’une<br />
splendeur ! Grande, mince ! Une spaghetti !<br />
Robe longue, bracelets, cailloux, colliers…<br />
Sûrement son mari devait la ranger dans le<br />
coffre-fort, la nuit, à l’abri des voleurs !<br />
L’homme au manteau de fourrure lui fait<br />
la bise, très cérémonieux. Il était<br />
entièrement paf, lui ! Il tenait plus debout !<br />
– Regarde ce que j’ai trouvé ! il dit.<br />
Il me montre, il repart dans les<br />
rigolades ! J’avais l’air de quoi, moi, devant<br />
la belle spaghetti ? En caleçon ? Ô honte !<br />
– Vous avez des goûts de plus en plus<br />
extravagants, cher ami ! la femme<br />
s’exclame.<br />
Alors, là ! Là c’est le comble ! Il en rugit !<br />
Il en tombe dans les rideaux ! C’est la crise !<br />
Il en réchappera pas de celle-là ! Il va en<br />
crever de rire ! S’avaler lui-même ! Les<br />
autres doivent l’emporter comme un tapis<br />
tellement il s’agite dans les convulsions !<br />
<strong>La</strong> spaghetti me fait signe de pas bouger,<br />
de pas m’en faire. Ils me laissent tout<br />
seul… Tout le monde me regardait ! Deux<br />
douzaines de personnes environ ! Des<br />
monsieurs gras, joues roses, sourires<br />
benoîts, cigares aux babines… Des femmes<br />
plutôt jeunes, roulées poupées… Un gratin !<br />
Raison de plus que je me sente déplacé avec<br />
mon slip rouge léopard ! Je savais plus où<br />
- 51 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
disparaître ! Mine de rien, je fais semblant<br />
de m’intéresser au décor… Il y avait des<br />
tableaux partout, sur tous les murs. Des<br />
horreurs abstraites… Le style « néo-pizza »<br />
chromatique… Ça avait du relief en tout<br />
cas ! <strong>La</strong> salle de séjour… Immense ! De la<br />
musique classique, tagada, tralalam… Je<br />
voyais aussi un bout de piano à queue,<br />
dans un coin. Un rose pêche… Lustre au<br />
plafond, tout ça… Pas à dire, y en a qui en<br />
ont ! Ils devaient pas connaître le prix de la<br />
demi-livre de beurre, ces nantis-là !<br />
Notre charmante hôtesse réapparaît au<br />
bout d’un long corridor. Elle agite un truc,<br />
elle m’adresse des simagrées… Un pantalon<br />
! Pour moi !<br />
J’y vais, je l’enfile ! Le pantalon, je veux<br />
dire ! Enfin, pantalon… Vite dit ! Il<br />
s’agissait plutôt d’une espèce de culotte de<br />
pyjama bouffante en soie jaune transparente,<br />
taille élastique… Une coquetterie,<br />
quoi ! Très bien ! Très bien ! Soyons urbain,<br />
je me dis ! Si quelqu’un me reluque de<br />
travers, je lui dirai que je suis Ali Baba en<br />
visite officielle à Victoriaville, aux frais de la<br />
princesse ! Faut pas se laisser intimider,<br />
dans la vie ! Faut s’affirmer !<br />
Une fois reculotté, la précieuse maîtresse<br />
de maison glisse son bras sous le mien…<br />
– Allons rejoindre les autres, voulezvous<br />
? elle murmure, les lèvres tendues<br />
comme pour m’embrasser.<br />
<strong>La</strong> pas possible créature ! Quel charme !<br />
Quel parfum ! « Herpès », sans doute ! Et<br />
quelle dignité ! Quelle absolue maîtrise !<br />
Chacun de ses gestes était une petite<br />
chorégraphie, chaque sourire une cruauté !<br />
- 52 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
Probablement qu’elle travaillait mannequin,<br />
ou qu’elle l’avait déjà fait ! Un naturel pareil<br />
s’apprend pas tout seul ! S’improvise pas !<br />
Elle m’entraîne doucement dans un<br />
dédale de corridors de plus en plus<br />
sombres… Elle flottait à mon bras, elle<br />
jetait des lueurs de beauté… Magicienne en<br />
plus ! On traversait des murs, on<br />
franchissait des cloisons… Pas de portes<br />
dans le bizarre labyrinthe ! Plutôt des sortes<br />
de passages secrets ! Je m’énervais pas<br />
toutefois ! Je l’aurais suivie jusqu’en enfer<br />
les yeux bandés !<br />
– C’est assez drôlement construit, chez<br />
vous ! je lui dis.<br />
Elle sourit, à croire que je venais de lui<br />
faire un compliment ! Quelle classe ! Quelle<br />
façon de pas répondre quand on lui parlait !<br />
Nous voilà dans l’obscurité totale à<br />
présent… Elle glisse une clé dans une<br />
serrure invisible… <strong>La</strong> cloison s’ouvre… Un<br />
miniature ascenseur apparaît ! On y va, on<br />
grimpe à bord ! <strong>La</strong> porte se referme tandis<br />
que ma jolie guide appuie sur un bouton…<br />
– <strong>La</strong>urent ne nous a pas présentés, je<br />
crois ? elle dit en pétillant de tous ses yeux.<br />
Je suis Dixie Angora. N’hésitez pas à me<br />
réclamer si vous avez besoin de quoi que ce<br />
soit. Amusez-vous bien !<br />
Elle me pousse gentiment hors<br />
l’ascenseur… Tabarnak ! Si je m’attendais à<br />
la surprise ! Une discothèque souterraine !<br />
Oui ! J’exorbite stupéfait ! Pas croyable ! Un<br />
bunker parfaitement insonorisé, sous la<br />
maison ! Un club privé ! Plein de monde !<br />
Une foule terrible ! Musique apocalyptique !<br />
Velours rouge partout ! Sofas ! Miroirs !<br />
- 53 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
Chromes ! Boules de lumière ! Un bar !<br />
Deux bars ! Bouteilles ! Brouhaha ! Rires !<br />
Plaisirs !<br />
Je m’avance à tâtons dans la fumée.<br />
Sceaux à glace, champagne sur toutes les<br />
tables… Hilares tordus croulés au cou des<br />
madames ! Je scrute discrètement… Les<br />
clients m’avaient tous l’air de la même race<br />
de monde que ceux d’en haut… Vestons,<br />
cravates… Des bijoux plein les femmes…<br />
Toute la bamboula puait le fric ! L’aristocratie<br />
d’argent ! Voilà donc les notables de<br />
Victoriaville, je me disais ! Nœuds papillon<br />
et pifs rouges ! Femelles légères à gogo !<br />
Une aux seins nus, là-bas, près du bar…<br />
Une serveuse ! Et… Mais… J’en vois une<br />
autre les bidons à l’air… Et une autre<br />
encore ! Et… Tiens, tiens, tiens ! Je la suis<br />
des yeux, celle-là, une rouquine coiffée style<br />
décoiffé. Elle dépose son plateau sur une<br />
table, elle monte sur un tabouret… Elle<br />
était nue comme le ver ! Elle se met à<br />
frétiller en se caressant joyeusement toutes<br />
les intimités ! Elle dansait ? À poil ? Grimpée<br />
sur le pouf ! Exactement !<br />
J’étais tombé en plein lieu de débauche !<br />
Dixie Angora, la grande spaghetti… J’aurais<br />
dû m’en douter aussi ! Un nom pareil !<br />
Angora ! Angora mon cul ! Une Madame de<br />
bordel chic, oui ! Tout s’éclairait ! S’illuminait<br />
! Les murs pivotants, les serrures<br />
invisibles ! L’insonorisation parfaite ! Les<br />
filles soûles dans la bagnole, tout à l’heure !<br />
À propos, où il était passé, mon chauffeur ?<br />
Le tueur dans la tempête ! Boule de Poil !<br />
Quel nom elle m’avait dit la Dixie Angora<br />
dans l’ascenseur ? « <strong>La</strong>urent ne nous a pas<br />
- 54 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
présentés… » <strong>La</strong>urent ! Voilà ! <strong>La</strong>urent !<br />
Quel nom lubrique ! L’odieux ! J’étais<br />
mineur, moi ! Pas question de m’attarder<br />
dans cet endroit-là une minute ! <strong>La</strong><br />
putasserie m’écœurait ! Me puait au nez !<br />
J’allais pas commencer à me dépraver avec<br />
des assassins à mon âge ! Si Ornella<br />
m’avait vu, mon dieu… Ornella !<br />
Au même moment :<br />
– Barbara Edward, mes amis ! On l’applaudit<br />
! Barbara Edward !<br />
Un maître de cérémonie sanglé dans un<br />
costume de pingouin s’égosillait devant un<br />
micro, sur une large scène dans un coin !<br />
<strong>La</strong> foule frémit, bat des mains à rompre<br />
tout ! Aussitôt la ruade à l’estrade<br />
commence ! Je suis poussé, tiré, traîné,<br />
porté par le flot jusqu’au premier rang !<br />
– Barbara Edward, mes amis ! Barbara<br />
Edward ! À toi, Barbara !<br />
Une fille s’élance sur la scène, bondit,<br />
fait la roue, whouuu ! Retombe sur ses<br />
pieds, salue la foule ! <strong>La</strong> musique reprend<br />
de plus belle ! Oh la bête ! Oh le péché<br />
incarné ! Talons aiguilles, bas noirs ! Nue<br />
sous une veste de cuir ! On lui voyait tout !<br />
Le poil ! Le nombril ! Les suces ! Whaou !<br />
Tout le sacré troupeau te beuglait à mort<br />
dans la salle ! Elle les avait allumés presto<br />
les mâles ! Zip ! elle jette son haut-de-forme<br />
dans le tas d’admirateurs ! <strong>La</strong> bagarre<br />
éclate ! Les furieux s’entre-déchirent à qui<br />
mieux mieux pour ramasser le chapeau !<br />
Elle se retourne, elle montre son cul, elle !<br />
L’admirable fente ! Les sifflements fusent !<br />
Bing ! Elle se laisse tomber jusqu’à la<br />
fourche ! Le grand écart ! Elle rebondit dans<br />
- 55 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
les airs ! Une balle ! Pas de répit ! Retrousse<br />
ses manches, se penche en avant, une main<br />
sur la cuisse ! De l’autre elle fait des passes<br />
friponnes autour de son sexe ! Les lèvres<br />
écarlates toutes tendues dans un obscène<br />
baiser ! Twink ! Un œuf lui apparaît entre<br />
les doigts ! Ah, c’était pas concevable ! Un<br />
œuf de poule ! Sorti de sa touffe à elle ! <strong>La</strong><br />
salle explose ! Une magicienne érotique !<br />
Quel numéro !<br />
Elle repart dans les pirouettes ! En équilibre<br />
sur une seule main ! Virevolte, atterrit<br />
sur le devant de la scène ! Ptof ! Elle te<br />
fracasse l’œuf sur le front d’un chauve !<br />
Espiègle ! Coquine ! Main non ! L’œuf est<br />
un faux ! Un truqué ! En éclatant il se<br />
transforme en féerie de confettis de toutes<br />
les couleurs ! Des barrissements à plus finir<br />
jaillissent du public ! Elle se dandine,<br />
maintenant, l’allumeuse ! Mains aux<br />
hanches ! Elle fait comme si elle nous<br />
crachait dessus ! Menton en l’air, méprisante<br />
! Et puis elle se plante bien droite<br />
face à la foule ! Elle plie les genoux, elle<br />
glisse une main sur sa motte, entre ses<br />
cuisses ! S’agace le machin sexuel ! Se<br />
chatouille l’entre-jambes ! <strong>La</strong> cochonne !<br />
Une plume lui vient tout à coup au bout<br />
des doigts ! Elle tire dessus, elle joue la<br />
surprise ! Elle se surprend elle-même ! Elle<br />
comprend plus ! Elle tire ! Tire encore ! Le<br />
truc s’allonge ! S’allonge encore ! Des<br />
plumes et des plumes ! Elle tire dessus à<br />
deux mains ! Fabuleux ! Un boa de plumes<br />
qui lui sort de la vulve ! E lle arrête pas de<br />
tirer ! Le boa arrête pas de s’allonger ! Elle<br />
lance la tête de l’objet dans la salle ! Les<br />
- 56 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
admirateurs se ruent, s’emparent de la<br />
chose ! Frénétiques ! S’entortillent dedans,<br />
s’enivrent des odeurs intimes de la magicienne<br />
! Elle leur fait signe, qu’ils tirent<br />
aussi ! Qu’ils l’aident à se vider la matrice !<br />
Ils s’y mettent à cinquante, cent mains !<br />
Oh-hisse ! Oh-hisse ! Le boa s’allonge,<br />
s’allonge toujours ! Vingt mètres ! Trente<br />
mètres ! Sortant de son sexe ! Prodigieux !<br />
Jamais vu !<br />
Oh, mais ! Mais quoi encore ? Elle a senti<br />
quelque chose ! Quoi, quoi ? Elle gigote, elle<br />
a peur ! Les yeux lui sortent de la tête ! Elle<br />
s’affole ! Elle pousse un cri à fendre l’âme !<br />
Au même moment, au bout du boa phénoménal,<br />
il lui jaillit de la vulve un énorme<br />
poisson barbu, terrible ! Un vivant ! Flac ! Il<br />
dégringole à ses pieds ! Tout frétillant !<br />
C’est le délire ! Les murs vont s’effondrer<br />
tellement la salle hurle, brame, applaudit,<br />
siffle, rugit ! Elle se renverse en arrière !<br />
Elle triomphe ! Elle envoie des baisers aux<br />
quatre coins ! Elle se peut pas ! Elle est le<br />
diable en personne ! Zip, pirouette ! Triple<br />
saut, révérence ! Salut ! Elle se passe<br />
encore un doigt sur la fente, souffle dessus,<br />
nous jette un dernier brûlant baiser !<br />
Tabarnak ! Les lieux vont être saccagés !<br />
Elle s’enfuit ! En courant ! Sur les mains !<br />
Tête en bas ! Cul en l’air ! Cent hommes se<br />
précipitent ! S’assassinent pour être les<br />
premiers à la rejoindre ! L’émeute ! Vingt<br />
chaises volent dans le décor ! Trente<br />
bouteilles éclatent ! Pètent ! Cous tordus,<br />
dentiers en miettes ! Quinze gardes du<br />
corps surgissent ! Huileux, musclés !<br />
Tapent dans le tas ! Assomment !<br />
- 57 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
Démolissent ! Balaient la tourbe ! Dégagent<br />
l’estrade ! <strong>La</strong> meute d’enragés est refoulée !<br />
Massacrée ! Piétinée ! Dispersée !<br />
Fallait que je me sauve de là ! Que je<br />
finisse pas boudin aux mains des huileux !<br />
Bouchers gardes du corps ! J’escalade trois<br />
quatre monceaux d’admirateurs empilés !<br />
Oreilles, nez ! Jambes ! Gueules ! Tout le<br />
satané nœud de vipères ! Emmêlé, inextricable<br />
! Je plonge sous une table, rampe,<br />
refais surface ! Qui je vois pas ? Le<br />
<strong>La</strong>urent ! Lui ! Et sa poupée ! <strong>La</strong> poudrée<br />
verte à la robe de satin ! Bien confortables,<br />
détendus ! Souriants ! Mondains, plaisants<br />
! Une flûte de champagne vissée à la<br />
lippe ! Heureux, tétant ! Moi à genoux ahuri<br />
entre les deux !<br />
<strong>La</strong>urent me passe une main dans les<br />
cheveux !<br />
– Tiens ! Notre petit nu-vite ! il roucoule.<br />
– Va chier le nu-vite ! je lui crie. Je<br />
t’arrache la tête avec mes dents si tu me<br />
sors pas d’ici sur-le-champ ! ! !<br />
– Champagne ? il dit, pas impressionné.<br />
– T’aimes mieux que j’aille raconter comment<br />
que t’as tué le pouilleux tout à<br />
l’heure ? Hein ?<br />
Je te l’empoigne par le collet, je me mets<br />
à te le faire valser sur sa chaise ! J’en avais<br />
plein mon cul moi ! Je devenais furieux !<br />
Il a pas le temps de me repousser ! Cinq<br />
six corps déboulent sur la table, basculent<br />
les fers en l’air, virent tout à l’envers ! Une<br />
de ces empoignades de déchaînés !<br />
S’arrachent les couilles, s’entre-dévorent,<br />
déments ! Égorgent, déchiquent ! Puis une<br />
espèce de géant émerge du tas sanglant !<br />
- 58 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
Pif ! Paf ! Il te les met knock-out toute la<br />
bande ! Bang ! À grands coups de bâton !<br />
Non, non ! C’était pas un bâton qu’il avait,<br />
c’était le poisson ! Le terrible poisson que la<br />
magicienne s’était sorti de la raie ! Pour ça<br />
qu’ils se battaient, les dégénérés ! Pour la<br />
prise ! Le trophée ! Le souvenir ! Le géant se<br />
l’avait approprié ! Ah, le mutant monstre !<br />
Dents pourries, face de sanglier ! Géant ?<br />
Créature du cloaque ! Erreur de la nature !<br />
Victime du mercure ! Des radiations ! Il<br />
mesurait six pieds et demi au moins, l’être !<br />
Trois cents livres ! Il te l’avait réglée, lui, la<br />
chicane ! Tif ! Tof ! Encore trois quatre<br />
coups de pied dans le hachis d’assommés !<br />
Il leur crache dessus pour finir ! Un de ces<br />
boulets graveleux ! Et il s’en retourne<br />
s’asseoir tranquillement à sa table, le<br />
poisson fourré dans la poche de son<br />
veston !<br />
Ainsi dialoguait-on dans les bordels de<br />
Victoriaville ! Ben vive le dialogue, d’abord !<br />
Le <strong>La</strong>urent était vautré à quatre pattes<br />
exorbité… Je lui saute sur le dos ! Je te<br />
l’enfourche ! Je t’y agrippe les deux oreilles<br />
à pleines mains !<br />
– Sors-moi d’ici, assassin !<br />
Autour de nous autres, la troupe rigolait,<br />
nous encourageait !<br />
– Encule-le, le jeune ! Mets-y ta pine<br />
dans le brun !<br />
– Allez, monsieur Bégin ! Faites-y faire<br />
un tour de rodéo ! Yaaa-hou ! ! !<br />
Quoi ? Bégin ? Bégin <strong>La</strong>urent ?<br />
En entendant crier son nom, la lumière<br />
s’allume dans ma tête ! Bégin ! Le ministre !<br />
Des Finances ! Ou des Communications !<br />
- 59 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
Ou des Affaires indiennes ? Bref ! Bégin le<br />
ministre ! Fédéral ! Fuck ! Dans l’auto, il me<br />
semblait aussi que sa bouille m’était pas<br />
inconnue !<br />
Je tombe sur le cul, estomaqué ! Les<br />
spectateurs me huent comme du pourri !<br />
Bouh, bouh ! Ils voulaient qu’on continue à<br />
les divertir, les excités !<br />
– Vous êtes <strong>La</strong>urent Bégin le ministre ? je<br />
lui dis.<br />
– On peut pas tout faire dans la vie,<br />
hélas ! il répond.<br />
– Qu’est-ce que vous faites à Victoriaville<br />
? Vous travaillez pas au Parlement,<br />
vous ?<br />
– Quoi, Victoriaville ? Hull, tu veux dire !<br />
– Hull ? ! ?<br />
– C’est pas à Ottawa qu’on s’amuse ! il<br />
glousse.<br />
– Ottawa ? ! ?<br />
– Où tu te penses, bozo ?<br />
– On est pas à Victoriaville ? je m’écrie.<br />
Il éclate ! Roule à terre ! Il en finissait<br />
jamais de tout trouver comique, lui ! Je<br />
m’étais trompé d’autobus, alors ? Porte<br />
seize ? Porte treize ? Tabarnak ! J’avais<br />
confondu dans l’énervement ?<br />
Je me ressaisis illico ! Je t’y resaute à la<br />
gorge, je le sonne sur le plancher de toutes<br />
mes forces !<br />
– Je te dénonce aux bœufs, mon salaud,<br />
si tu m’aides pas ! Dis oui ou je te la fais<br />
péter ! Dis oui ! ! !<br />
– Oui, oui ! il capitule.<br />
– J’ai tout vu, moi ! Comment que tu l’as<br />
tué et que tu t’es sauvé ! Tu vas m’aider ou<br />
je raconte tout aux journaux !<br />
- 60 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
– J’ai tout vu, moi ! Comment que tu l’as<br />
tué et que tu t’es sauvé ! Tu vas m’aider ou<br />
je raconte tout aux journaux !<br />
– Oui ! Oui !<br />
– J’ai besoin d’argent ! Pour m’en<br />
retourner ! Faut que j’aille à Victoriaville !<br />
Ça urge !<br />
– OK ! OK !<br />
– Faut que je couche quelque part ! je lui<br />
ordonne.<br />
– OK ! Je vais m’arranger avec Dixie !<br />
Que t’aies une chambre ici pour la nuit !<br />
– Une chambre et une culotte !<br />
– Une culotte ! OK ! Demain ! Demain, la<br />
culotte !<br />
– Taille vingt-huit !<br />
– Vingt-huit ! OK !<br />
On se relève tous les deux, on<br />
s’époussette… Il fait signe à une serveuse<br />
aux branlants roberts, une qui portait une<br />
manière d’attelage sado-maso en cuir noir…<br />
– Va me chercher madame Angora ! il lui<br />
commande. Et du champagne ! Champagne<br />
pour tout le monde ! Arrosons ! Dans la<br />
joie !<br />
Les bras en croix, il se met à braire :<br />
Pour boire il faut ven-endre,<br />
Pour boire il faut ven-endre !…<br />
*<br />
Le lendemain, à la fin de l’après-midi,<br />
j’étais à Victoriaville pour de vrai. Victoriaville,<br />
paradis de « l’unifamiale », comme<br />
<strong>La</strong>val-des-Rapides, Brossard, Mascouche…<br />
Chez Dixie Angora, j’avais dormi, gris de<br />
champagne, dans une coquette chambre<br />
- 61 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
rose, une bonbonnière de courtisane à<br />
ministres dépravés et autres pédégés. Au<br />
matin, cinq six bonnes érotiques m’avaient<br />
servi un de ces festins au lit ! Foie gras,<br />
caviar ! Biscottes ! Et puis des fraises à la<br />
crème ! Du champagne encore ! Des<br />
bleuets, même ! En plein février ! Je te<br />
l’avais mis à ma main, le <strong>La</strong>urent Bégin,<br />
ministre ! Il s’était démerdé pour qu’on me<br />
traite aux oignons ! Après la régalade, trois<br />
filles s’étaient glissées mine de rien sous les<br />
couvertures, elles avaient entrepris qu’on se<br />
fasse une petite partie de papouilles… Un<br />
supplément gratis, quoi ! Il m’avait fallu me<br />
battre farouche pour pas tromper Ornella<br />
avec ces chairs-là ! Plantureuses mangeuses<br />
d’homme, poupées vicieuses payées<br />
pour ! J’avais résisté ! En tout honneur, ô<br />
mon Amour !<br />
Le chauffeur particulier de l’Angora<br />
m’avait finalement reconduit au terminus<br />
dans la BMW. Ensuite le voyage vers<br />
Victoriaville avait été interminable, à cause<br />
de la tempête de la veille, trois quatre pieds<br />
de neige partout, les autoroutes bloquées,<br />
un cauchemar dantesque… Toujours est-il<br />
que j’y étais bel et bien, ce coup-là ! Je<br />
téléphone à Réal Giguère. Il m’attendait<br />
plus, il pensait que j’étais mort, englouti<br />
dans un banc de neige ou broyé par une<br />
souffleuse. Optimiste, le gars ! Il me donne<br />
quand même son adresse. Cinq minutes<br />
plus tard, j’arrive en taxi. Le bungalow était<br />
là, cacateux, au bout d’une rue qui allait se<br />
perdre dans je sais pas quelles collines, au<br />
diable…<br />
Je pénètre :<br />
- 62 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
– Salut ! Je suis Léo !<br />
Réal gisait à moitié couché dans un<br />
fauteuil, une cannette de bière à la main,<br />
débraillé, pas rasé… Pour un flic, il paraissait<br />
pas très tonique ! Il regardait la télé,<br />
une imbécillité de quizz américain… Une<br />
faible lampe luttait faiblement contre la<br />
pénombre de la fin du jour… Partout par<br />
terre des cannettes, journaux, cartons de<br />
pizza, croûtes, mégots… <strong>La</strong> soue…<br />
Le grabataire m’offre une bière. Je dis<br />
pas non ! Il ramasse une cannette sous son<br />
fauteuil, il me la jette… Il continue à boire<br />
sans rien dire, sans me regarder, même…<br />
J’en profite pour l’étudier d’un peu plus<br />
près. Il était bâti en vrai taureau. Un cou<br />
aussi gros que ma taille, des pieuvres à la<br />
place des mains… Mais il avait quelque<br />
chose de mou, c’était comme indéniable…<br />
Quelque chose de triste aussi…<br />
– J’espère que je dérange pas ! je lui dis.<br />
Il hausse les épaules…<br />
– Y a rien qui me dérange…, il murmure<br />
avec une drôle de voix de fillette.<br />
– Qu’est-ce qu’il y a ? Ça va pas ?<br />
Il me lance un de ces regards rampant !<br />
– Je pense que je suis en pleine dépression…<br />
J’arrive plus à travailler, tout le<br />
monde rit de moi parce que je suis dans la<br />
police… Ou bien ils me lancent des boules<br />
de neige dans mon dos ou bien des œufs<br />
pourris dans mes fenêtres…<br />
– Faut laisser faire le monde, voyons ! je<br />
lui dis pour le remonter. Un grand gars<br />
comme vous !<br />
– J’ai fait une thérapie aux vitamines…<br />
Le résultat a été nul… Je voulais combattre<br />
- 63 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
le Mal, moi… Même résultat… Les enfants<br />
rient de moi… Ils me traitent de maudit<br />
chien sale… Je passe ma vie à me faire<br />
offrir des pots-de-vin tout le temps ou à me<br />
faire demander par tout le monde l’adresse<br />
des pushers…<br />
Oh boy ! Il volait bas rare, le moineau !<br />
– Changez de job ! je dis. Y a toujours<br />
moyen ! Vous pourriez devenir dentiste,<br />
n’importe quoi ! Aller travailler chez les Africains,<br />
je sais pas, moi ! Y a mille façons<br />
d’aider le monde, dans la vie !<br />
– J’aime pas les bouches, c’est des organes<br />
obscènes, je trouve… L’autre jour, par<br />
contre, j’ai rencontré Sa Divine Grâce A. C.<br />
Bhaktivedanta Prabhupada, le fondateur du<br />
Mouvement pour la Conscience de<br />
Khrishna… Dans un bar, à Sherbrooke…<br />
J’ai commencé à lire le Brihad Naradia<br />
Purana… Peut-être que je vas devenir<br />
Khrishna végétarien pour essayer de<br />
trouver le bonheur…<br />
– Pourquoi pas !<br />
Je voulais pas le contrarier ! On doit jamais<br />
brusquer les malades, n’est-ce pas !<br />
– Attends, je vas te montrer un article<br />
dans le dernier numéro de Chaque ville et<br />
village…, il reprend. « <strong>La</strong> philosophie du<br />
professeur Grenouille »…<br />
– Certainement ! Mais on pourrait peutêtre<br />
parler d’Ornella avant !<br />
– Ornella ?<br />
– Votre sœur, je veux dire !<br />
– Ah oui, c’est vrai… Je l’avais oubliée,<br />
celle-là… Qu’est-ce qui lui est arrivé encore<br />
?<br />
- 64 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
– Il lui arrive souvent des choses ? je demande,<br />
intrigué.<br />
– Bah ! elle fréquente pas du monde<br />
recommandable… Elle boit de l’alcool, elle<br />
mange trop épicé aussi… Qu’est-ce qu’elle a<br />
fait, ce coup-là ?<br />
Je lui raconte les événements en détail,<br />
d’A jusques à Z. Peu, en réalité ! Je savais<br />
rien presque, sauf ce qu’Omega Malinea<br />
m’avait appris ! Réal m’écoute en sifflant sa<br />
bière, aussi enthousiaste qu’un mort<br />
enterré vivant…<br />
– Au téléphone, hier, vous m’avez dit que<br />
vous aviez une idée ? je conclus pour le<br />
relancer.<br />
Il me lâche un de ces soupirs de fin fond<br />
d’abysse, l’air sombre comme le caveau…<br />
– D’après la description de la voisine, le<br />
coupable peut pas être personne d’autre<br />
que le Turc…, il me dit, complètement<br />
défait.<br />
– Qui, le Turc ? Quel Turc ?<br />
– Les intellectuelles, c’est des bizarres de<br />
femmes… Tout dans la tête…<br />
– Oui ! Des totales emmerdeuses souvent<br />
! je l’approuve.<br />
– Ah, ta gueule ! Arrête de m’interrompre<br />
tout le temps !<br />
Il me foudroie ! Vivant subitement ! Un<br />
regain !<br />
Je le laisse poursuivre…<br />
– Les intellectuelles… Tout toujours dans<br />
la tête… Forcément, quand elles rencontrent<br />
des brutes pas humaines avec du poil<br />
partout, ça les attire un peu… Ça les<br />
intrigue, ça les excite, même, des fois… Ma<br />
sœur a un quotient intellectuel d’à peu près<br />
- 65 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
huit cent soixante-quinze, tu peux te faire<br />
une idée du penchant qu’elle a pour les<br />
sans cervelle poilus, les puants étalons<br />
bestiaux… C’est de la compensation à<br />
l’envers, si tu veux mon avis… L’attirance<br />
des contraires, la loi de la nature, en<br />
somme… D’ailleurs je me demande qu’estce<br />
qu’elle a bien pu te trouver… T’as rien,<br />
t’es tout maigre… T’as même pas de<br />
barbe…<br />
– Eh, j’ai seize ans, Chose ! Je me rase !<br />
J’ai commencé ça fait trois mois déjà !<br />
– C’est toi qui le dis… En tout cas, elle a<br />
rencontré ce gars-là, le Turc, je sais pas où<br />
ni quand… Un de ces animals de cirque<br />
comme on en voit même pas dans les<br />
éprouvettes…<br />
– Mais qu’est-ce qu’ils faisaient ensemble<br />
? je gueule en bondissant de mon siège.<br />
– Commence pas à crier ! Énerve-moi<br />
pas ! J’ai besoin de calme dans mon état !<br />
Je me rassois de peine et misère… Les<br />
révélations de Réal me faisaient bouillir les<br />
tripes ! <strong>La</strong> moutarde me montait !<br />
– Je pense pas qu’ils ont jamais commis<br />
l’acte, si tu vois ce que je veux dire… Elle<br />
l’aurait pas laissé aller jusque-là…<br />
Quoique… Avec les intellectuelles, on sait<br />
jamais… L’organe comme un concombre<br />
monstre les change du stylo à bille… Mais<br />
j’ai l’impression qu’elle était plutôt intéressée<br />
à dialoguer… À échanger des idées,<br />
des « concepts »… Concept, c’est un mot<br />
qu’elle aime bien, ma sœur… Bref, elle<br />
cherchait du dépaysement, je crois… Pareille<br />
à l’autre dans la jungle avec ses<br />
babouins… Le syndrome de King Kong,<br />
- 66 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
autrement dit… Syndrome répandu plein<br />
les universités, on le sait… Elle m’a parlé<br />
du gars deux trois fois… Elle le faisait<br />
exprès, elle me racontait ses aventures rien<br />
que pour me scandaliser… Tout le monde<br />
fait pareil parce que je suis dans la police…<br />
Ça me rend malade… J’ai craqué, aussi, il y<br />
a trois semaines… Je commence à croire<br />
que je vas finir alcoolique total à force de<br />
dépression…<br />
Sur ces bonnes paroles, il balance sa<br />
cannette vide par-dessus son épaule, puis il<br />
s’en sort une autre de sous son fauteuil…<br />
– Tiens, je vas te montrer une photo…<br />
Une photo d’elle et lui qu’elle m’a donnée…<br />
Pour me provoquer, je le sais… J’ai jamais<br />
eu de photo d’elle à part celle-là… Quand je<br />
te dis qu’elle le fait exprès…<br />
Il fouillait dans toutes ses poches en<br />
continuant :<br />
– Le Turc est un bandit de la dernière<br />
espèce, j’en mets mes mains au feu<br />
n’importe quand… Il t’a une de ces têtes de<br />
redoutable individu malfaiteur né criminel<br />
malgré tout le bon sens humain… Le flibustier<br />
génétique pillard assassin héréditaire<br />
depuis douze générations, apache crapule à<br />
boire le sang et à se nourrir rien que<br />
d’oignons crus… Pas Turc pour rien, je te le<br />
garantis… Il doit t’avoir l’instinct du violeur<br />
professionnel tortureur de mineures, du détrousseur<br />
pendable à pas respirer ailleurs<br />
que dans l’odeur du meurtre et de<br />
l’effraction avec voies de fait… Dans la<br />
police, on a l’habitude de les reconnaître<br />
facilement, ces criminels-là psychopathes<br />
- 67 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
sociaux-affectifs mésadaptés, gangsters<br />
vampires pires que l’étrangleur de Boston…<br />
Pas à dire, il avait le tour de me<br />
rassurer !<br />
– Regarde-moi ça…, il dit en me tendant<br />
une photo toute froissée qu’il venait de tirer<br />
de son portefeuille. C’est pas un peu le<br />
barbare définitif coupable de tout à priori,<br />
d’après toi ?<br />
Les deux bras m’en tombent ! J’hallucinais,<br />
ou quoi ? Sur la photo, Ornella<br />
souriante, juteuse, en robe d’été turquoise !<br />
Et le gars ! Cette face d’hybride sanglier<br />
têtard aux dents pourries ! Jésus ! Lui !<br />
– Mais je le connais ton Turc ! j’égosille.<br />
Je veux dire, je l’ai vu ! Hier soir ! Au<br />
bordel ! Chez Dixie Angora !<br />
– Au bordel ? Où il est, ton bordel ?<br />
Je lui refais toute l’histoire de la veille !<br />
Le mauvais bus, Ottawa ! Le chauffeur de<br />
taxi ! <strong>La</strong>urent Bégin, l’accident-meurtre ! Le<br />
club privé maison close ! Hull ! Le poisson<br />
de la magicienne ! <strong>La</strong> bagarre ! <strong>La</strong> chose<br />
inqualifiable, là, sur la photo, c’était le<br />
monstre qui avait estourbi tous les furieux<br />
à coups de poisson ! C’était le géant<br />
aberration chromosomique irréparable !<br />
– Tu le connais ? T’es sûr ? Réal Giguère<br />
me demande.<br />
– Si je le connais ? Mais y a pas deux<br />
créatures mongoles reptiliennes semblables<br />
dans tout le Cosmos ! C’est absolument lui<br />
positif !<br />
On se dévisage un moment les yeux hors<br />
du crâne… Tabarnak ! Les poils m’en dressaient<br />
! Si l’individu qui avait enlevé Ornella<br />
était ce Turc de malheur… Alors ? Alors elle<br />
- 68 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
devait être à Hull, elle ! Elle devait y être la<br />
veille, à Hull ! Les ondes magnétiques<br />
m’avaient mis providentiellement sur sa<br />
trace ! Je m’étais pas gouré d’autobus pour<br />
rien ! Ornella m’avait téléguidé par télépathie<br />
! Mais moi bouché, stupide, j’avais rien<br />
compris aux fluides subtils !<br />
– Tu dois avoir une auto, non ? !<br />
– Pourquoi une auto ? il dit.<br />
– Bouc ! Faut y aller ! Le monstre est làbas<br />
! À Hull ! Ou à Ottawa ! Avec Ornella !<br />
On y va ! C’est notre seule piste ! Notre<br />
seule chance de la retrouver !<br />
– On y va, on y va… Je peux bien te<br />
prêter mon auto, si tu veux…<br />
– J’ai pas mon permis ! Je sais pas conduire<br />
!<br />
– Comment que t’es venu ? il me demande.<br />
– En autobus ! Mais on s’en torche ! Le<br />
Turc est là-bas, je te dis ! Ornella aussi ! Je<br />
le sens ! Je le sais ! C’est magnétique !<br />
Viens-t’en, on y va ! ! !<br />
– On y va, on y va… Je peux pas laisser<br />
la maison dans cet état-là… Regarde-moi<br />
ça…<br />
Il tergiversait, le déprimé maudit ! Le<br />
chieux du christ !<br />
– Mais c’est ta sœur ! ! ! j’époumone.<br />
– Ma sœur, ma sœur… Elle s’en fout<br />
bien, ma sœur… Toujours à rire de moi<br />
parce qu’elle est intelligente, elle… Elle<br />
passe son temps à me dire que je suis la<br />
honte de la famille depuis que je suis dans<br />
les forces de l’ordre…<br />
– Fais-le pour Bouddha, d’abord ! Ou<br />
pour Musul !<br />
- 69 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
– Musul ?<br />
– Le roi des Musulmans ! Je sais pas,<br />
moi ! Ton gourou ! Khrishna ! Mais on a pas<br />
une seconde à perdre !<br />
Il réfléchit un instant, il se tord les<br />
mains, indécis, épais, angoissé… Et puis il<br />
finit par se lever, lentement, lourdement, à<br />
reculons quasiment !<br />
– OK… J’apporte la bière…, il dit en ramassant<br />
un plein sac de cannettes.<br />
– Grouille, tabarnak ! ! !<br />
Une minute après, on sautait dans le<br />
bolide et on fonçait sus au Turc !<br />
*<br />
Jamais j’aurais pu fabuler pire cafardeux<br />
buté que le frère d’Ornella. Victoriaville-<br />
Ottawa dans les séquelles de la titanesque<br />
tempête de la veille, avec toute cette neige<br />
sur les routes, c’était une petite promenade<br />
de cinq six heures au moins ! Je prévoyais<br />
qu’on arriverait pas avant onze heures,<br />
minuit… Réal Giguère était décidément la<br />
compagnie enivrante à partager bloqué<br />
dans une bagnole des heures et des<br />
heures ! Le comparse têtu absolument muet<br />
à pas desserrer ! Il buvait sa bière en<br />
conduisant, il regardait la route avec un de<br />
ces airs de s’en aller à son propre<br />
enterrement… Avant de partir, il avait<br />
chaussé sa casquette de flic et un gros<br />
blouson rembourré avec des « Police » sur<br />
les manches. Je l’observais du coin de<br />
l’œil… Il aurait pu me faire gicler la cervelle<br />
comme du pus d’un bouton rien qu’en me<br />
pressant la tête entre deux doigts ! Il avait<br />
- 70 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
des mains en forme de gant de base-ball,<br />
des bras comme des gigots d’agneau… Une<br />
de ces mâchoires à chiquer le béton armé !<br />
Dans un sens sa présence me rassurait !<br />
Tout seul, j’aurais été loin de faire le poids<br />
contre le Raspoutine cyclopéen ! Mais il<br />
était mou, Réal, mou au moral, cassé par<br />
en dedans, déprimé rampant, tellement que<br />
je me demandais s’il aurait encore assez de<br />
nerf au cas où les événements vireraient à<br />
la violence…<br />
Histoire de le stimuler un brin, je lui dis :<br />
– Comme ça t’es dans la police ?<br />
On venait de passer Montréal… Depuis<br />
trois heures, pas un mot nous était sorti de<br />
la trappe…<br />
Réal répond rien…<br />
– T’es pas marié ? je lui demande pour le<br />
faire jaser, qu’il s’exprime un peu.<br />
Il vide sa cannette d’un trait, il la jette<br />
derrière sur la banquette…<br />
– Une bande de motards m’a fait un<br />
attentat à la bombe y a quatre ou cinq<br />
ans… On était pas encore mariés, Angélique<br />
et moi… Elle a eu peur, elle a pas voulu<br />
rester avec moi une minute de plus…<br />
– T’as pas connu d’autres femmes ?<br />
– Victoriaville c’est une petite ville… Tout<br />
le monde sait que je suis dans la police…<br />
<strong>La</strong> bombe nous a pété dans l’auto un soir<br />
qu’on s’en allait au motel… J’ai jamais pu<br />
coucher avec une autre femme après ça…<br />
Vraiment, il avait le bacille de la merde<br />
écrit en majuscules dans la face !<br />
– Tu vois, on vit dans un monde<br />
mauvais, les philosophes l’ont dit…, il<br />
reprend avec sa fluette voix d’eunuque. Tu<br />
- 71 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
sais que l’humain descend du babouin… Ça<br />
fait des milliards d’années qu’on existe,<br />
mais en réalité on vient à peine de sortir de<br />
la jungle… On mangeait encore des racines<br />
y a même pas un quart d’heure, on<br />
s’habillait avec des mammouths dans les<br />
grottes en Afrique… Tu prends un homme,<br />
n’importe lequel, tu lui grattes la crasse<br />
dans la face et tu découvres quoi ? Que<br />
c’est encore un babouin qui s’est mis des<br />
souliers… N’importe qui peut redevenir<br />
singe n’importe quand… Ça dépend de<br />
rien… Moi comme les autres, d’ailleurs…<br />
C’est pour ça que je suis entré dans les<br />
forces de l’ordre… Faut se protéger contre<br />
la nature, autrement la brute sanguinaire<br />
nous mange par en dedans… On existe<br />
seulement parce qu’y a des polices qui nous<br />
empêchent de retomber dans nos instincts<br />
cannibales préhistoriques…<br />
Il soupire à fendre le pare-brise, puis il<br />
enchaîne :<br />
– Oui… Faut défendre la civilisation, mon<br />
vieux… Sinon c’est la planète des singes…<br />
Maintenant il pouvait se la fermer<br />
pendant trois mois tellement il en avait dit<br />
d’un seul coup !<br />
– Pourquoi t’es déprimé à pas pouvoir te<br />
ramasser ? je lui demande.<br />
Il s’ouvre une nouvelle cannette, rrrac !<br />
avec les dents, il s’en tape une bonne<br />
lampée…<br />
– Je sais pas…, il dit. Peut-être parce que<br />
je crois plus aux héros à force de faire rire<br />
de moi ou de me faire dynamiter par les<br />
babouins barbus… J’ai plus la force d’être<br />
un héros, peut-être… Je sais pas…<br />
- 72 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
Il retombe dans le mutisme… On<br />
continue à rouler dans la nuit enneigée,<br />
cahin-caha… Ornella, Ornella… Je pouvais<br />
pas m’empêcher de penser à elle ! Elle avait<br />
été enlevée la veille, et pourtant j’avais<br />
l’impression d’avoir vieilli de mille ans<br />
depuis ! Pourquoi le Turc me l’avait ravie ?<br />
Qu’est-ce qu’il lui voulait à Ornella, le<br />
crocodile ? Qu’est-ce qu’elle lui avait fait ?<br />
Ah, on avait baisé des centaines de fois en<br />
même pas deux mois, mais je connaissais<br />
rien d’elle ! Son penchant pervers pour les<br />
barbares malodorants… Si j’avais su qu’elle<br />
me cachait sa véritable nature profonde,<br />
peut-être je l’aurais pas aimée… J’aurais<br />
été plus prudent, en tout cas ! De toute<br />
façon il était trop tard à présent ! Le mal<br />
était fait, sacrament !<br />
Deux trois heures encore s’écoulent à<br />
bringuebaler péniblement sur l’autoroute…<br />
Puis : buildings ! lumières ! Ottawa ! Enfin<br />
!<br />
– Où on va ? Réal m’interroge.<br />
– Bégin est ministre, on va aller au<br />
Parlement ! Il doit connaître le Turc ! Ils se<br />
dépravent dans les mêmes bordels !<br />
– Au Parlement ? Y est presque une heure<br />
du matin !<br />
– On y va pareil ! Si il est pas là, ils vont<br />
nous dire son adresse !<br />
Giguère se démerde pour trouver le<br />
chemin du Parlement… Le totem de la<br />
Confédération des Loyalistes passeurs de<br />
sapin couronné feuille d’érable… On arrive,<br />
on t’entre dans le bâtiment comme dans un<br />
moulin !<br />
- 73 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
Un gardien nous arrête sitôt franchi le<br />
seuil…<br />
– On est fermé ! il dit.<br />
– On veut voir <strong>La</strong>urent Bégin le ministre !<br />
je riposte pas gêné. On est de la police !<br />
Affaire d’État ! Top-secret !<br />
Le gardien s’aperçoit de la casquette de<br />
Réal… « Police » ! Méfiant comme sa race, il<br />
hésitait quand même à nous croire sur<br />
parole, le mal rémunéré !<br />
– Il est là oui ou non, Bégin ? je le<br />
brusque.<br />
– Euh… Oui, oui ! Ils sont en train de<br />
fêter je sais pas quoi !<br />
– Appelle-le ! Dis-y que c’est à propos de<br />
l’accident d’hier soir ! Le délit de fuite ! Tu<br />
vas voir si y va nous recevoir !<br />
L’autre reluque encore Réal, histoire de<br />
s’assurer qu’on était pas des terroristes<br />
arabes poseurs de bombes… J’admets<br />
qu’on inspirait pas tellement confiance, pas<br />
rasés lui et moi, défraîchis six sept heures<br />
dans l’auto ! Réal Giguère puait la bière à<br />
des kilomètres… Brisée viande à psy…<br />
Le gardien finit tout de même par se<br />
décider.<br />
– Attendez-moi ici ! il décrète.<br />
Réal s’extirpe une autre cannette… Il en<br />
avait partout dans son blouson, plein les<br />
poches, dans son pantalon aussi !<br />
Le gardien rapplique…<br />
– Montez par là, tournez à gauche ! il dit.<br />
Monsieur Bégin va venir à votre rencontre !<br />
On se jette dans l’escalier, on grimpe<br />
quatre à quatre ! Enfin, moi ! Le dépressif<br />
traînait derrière, lui, pas encore décidé s’il<br />
- 74 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
allait continuer d’exister sur cette planète<br />
un quart d’heure de plus…<br />
En haut du grand escalier, badang !<br />
Bégin me rentre dedans ! S’entortille dans<br />
mes jambes, écroule ! Les cheveux bourrés<br />
de confettis, tout enrubanné de guirlandes<br />
en colliers ! Un chapeau pointu en carton<br />
rouge chromé sur la tête, avec un élastique<br />
sous le menton !<br />
– Charmé de vous revoir, concitoyen ! il<br />
bave. Quel bon vent vous amène dans notre<br />
capitale ?<br />
Il tenait un magnum de champagne à<br />
pleines mains ! Schlouttt ! Il s’en vide une<br />
tasse dans le bec ! Il me passe la bouteille !<br />
– On vient de recevoir les résultats du<br />
sondage ! il gazouille. Le sondage national<br />
annuel parrainé par notre Parti ! Quatrevingt-huit<br />
pour cent sont pour !<br />
– Pour quoi ?<br />
– On a demandé aux Canadiens s’ils<br />
étaient pour ou contre !<br />
– Pour ou contre quoi ? !<br />
– Pour ou contre ! Ils ont répondu positivement<br />
pour ! <strong>La</strong> majorité est avec nous !<br />
Les chiffres sont incontestables !<br />
– Ce qui est incontestable, c’est que le<br />
monde est encore plus épais que je le<br />
pensais ! je dis.<br />
– Soyez pas existentialiste, voyons ! il<br />
rétorque. Demain nous célébrons la Saint-<br />
Valentin, après tout ! <strong>La</strong> fête de l’amour !<br />
Il me reprend le magnum… <strong>La</strong> fête de<br />
l’amour… Il me donnait des ulcères, l’honorable<br />
taré !<br />
- 75 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
– Écoute ! je lui dis. Je suis venu te<br />
demander un service ! T’aurais avantage à<br />
coopérer !<br />
– <strong>La</strong> masse nous élit pour ça ! il répond<br />
en rotant.<br />
– Tiens, en parlant de masse, jette donc<br />
un coup d’œil là-dessus ! Dis-moi si tu<br />
reconnais pas quelqu’un !<br />
Je lui tends la photo d’Ornella et du<br />
Turc… Il regarde, plisse les paupières,<br />
cligne, sort ses lunettes, regarde d’encore<br />
plus près, titubant, suintant l’alcool à<br />
pleins pores…<br />
– Mais… Mais c’est Ornella Muti l’actrice<br />
italienne, cette femme-là !<br />
– Non ! je dis. C’est une prof de lettres !<br />
Ma blonde !<br />
– Oui… Ma sœur…, dit Réal qui venait de<br />
nous rejoindre.<br />
– Ta blonde ? ! ?<br />
– Ben… Ma maîtresse, si tu préfères ! je<br />
dis.<br />
– Cette femme-là c’est ta maîtresse ? ! ?<br />
Il regarde la photo, me regarde, regarde<br />
la photo, me regarde, regarde la photo…<br />
–<strong>La</strong>isse faire la femme ! je lui dis. Le<br />
gars, tu le reconnais pas ?<br />
– Lui ? Jamais vu !<br />
Je me catapulte ! Je t’y saute à la gorge !<br />
– Ben moi je l’ai vu hier soir chez Dixie<br />
Angora ! je proclame. Il est client au bordel,<br />
oui ou non ?<br />
Bégin se déprend, se réfugie dans un<br />
coin, les guirlandes en loques, le chapeau<br />
détruit !<br />
– Réponds, ou mon ami te fait avaler ta<br />
bouteille !<br />
- 76 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
– Non, vraiment ! Vous m’en voyez<br />
navré ! J’ai hélas jamais eu le plaisir de<br />
rencontrer ce gentleman ! Mais Dixie le<br />
connaît sûrement, puisque vous l’avez vu<br />
chez elle ! Ses clients sont d’abord des<br />
amis, n’est-ce pas ! Entre pas dans sa<br />
demeure quelqu’un qu’elle connaît pas<br />
personnellement ! Pas au sens biblique,<br />
naturellement, mais enfin…<br />
– Donne-moi l’adresse ! L’adresse du bordel<br />
! Et le chemin ! Comment qu’on se rend<br />
là ?<br />
Il se met à tout m’expliquer en détail…<br />
Tourne ici, là, gauche, droite… Le pont,<br />
Hull… L’église, un arbre… Et patati… Il<br />
était encore soûl, il délirait de précision<br />
maniaque obsessionnelle !<br />
– Bon ! T’as tout compris ? je demande à<br />
Réal.<br />
Il hoche, pas très convaincant…<br />
– Let’s go ! je m’écrie.<br />
Je me retourne, je lance à l’autre cave :<br />
– Moi je suis contre, en tout cas ! Tu<br />
mettras ça dans ton sondage, piton du<br />
christ !…<br />
*<br />
On a dû mettre une bonne heure avant<br />
d’arriver chez Dixie Angora. On parvenait<br />
pas à trouver le dernier satané point de<br />
repère, le fameux arbre que Bégin nous<br />
avait décrit dans ses moindres ramures.<br />
Pendant tout le temps qu’on cherchait, Réal<br />
bougonnait pas arrêtable, il avait faim, il<br />
avait envie d’aller se coucher, il voulait faire<br />
caca… N’importe quel prétexte pour pas<br />
- 77 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
affronter les événements, l’héros mou !<br />
On finit finalement par déboucher dans<br />
un quartier cossu planté de milliards<br />
d’arbres, naturellement… Je reconnaissais<br />
pas du tout l’environnement… Et si le<br />
<strong>La</strong>urent nous avait pas donné la bonne<br />
adresse ? Il aurait pu être de mèche !<br />
Complice ! Réal avait pas tort que les<br />
humains c’est tout turpitude au fond, et<br />
que le fond est jamais bien loin ! Dixie,<br />
Bégin, le Turc… Ligués, peut-être ? Une<br />
conspiration contre Lebrun était toujours<br />
possible ! Probable, même ! D’ailleurs la<br />
suite de l’histoire allait me donner douloureusement<br />
raison ! Pas tout à fait de la<br />
façon dont je commençais à l’appréhender<br />
ce soir-là, dans ma fatigue paranoïaque,<br />
mais quand même… À seize ans, j’étais<br />
encore d’une navrante naïveté, j’avais pas<br />
encore assez vécu pour être capable<br />
d’imaginer la réalité telle qu’elle est. Et qu’il<br />
faut faire confiance à personne ! Jamais !<br />
Aujourd’hui, dans mon repaire sur une île<br />
que je nommerai pas, par mesure de<br />
sécurité, je prépare une dernière expédition,<br />
je me ferai plus posséder, je te jure ! J’ai de<br />
la maturité ! De l’expérience ! En toutes ces<br />
années, il m’en est passé du réel dans la<br />
carcasse !<br />
Il faut bien dire aussi que cette nuit-là,<br />
dans les rues de Hull, l’abject doute recommençait<br />
à siphonner mon enthousiasme.<br />
Ornella m’avait fait partager sa plus profonde<br />
intimité, je m’étais introduit dans tous<br />
ses trous, je l’avais visitée de la cave au<br />
grenier. Mais l’amour ? L’amour ? Nous<br />
échappe ! Toujours ! L’autre est pas con-<br />
- 78 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
naissable ! Tout est que théâtre, toujours !<br />
Autrement, pourquoi les populations divorceraient<br />
à pleines meutes ? Pourquoi les<br />
crimes passionnels ? Hommes, femmes,<br />
homos, pareils ! Quand ils découvrent que<br />
l’autre est pas la fiction qu’ils se sont<br />
tricotée au coin du feu, bien consentants<br />
tous les deux à se fermer les yeux, alors ils<br />
explosent ! Ils deviennent fous furieux ! Je<br />
me remémorais moi cette drôle de phrase<br />
que j’avais lue, par hasard, la veille, dans le<br />
cabinet de travail d’Ornella : « <strong>La</strong> longueur<br />
de l’onde associée est d’autant plus grande<br />
que la masse de la particule diminue. » J’ai<br />
appris bien des années plus tard que c’est<br />
la loi de Broglie, cette phrase-là. Enfin,<br />
Ornella m’avait caché ça aussi ! On peut<br />
toujours à la rigueur admettre qu’une<br />
femme nous trompe avec ses pires infâmes<br />
fantasmes inavouables. Surtout quand elle<br />
est la beauté prodigieuse comme Ornella !<br />
On est humains après tout ! Les femmes<br />
sont pas les seuls mammifères de l’univers<br />
à avoir des mamelles permanentes pour<br />
rien ! <strong>La</strong> sexualité existe, hein ! <strong>La</strong> truie a<br />
beau en avoir douze, elle, des mamelles, elle<br />
les a pas tout le temps pour attirer<br />
constamment le cochon ! De toute façon,<br />
tous les cochons sont les mêmes ! Tandis<br />
que nous autres humains tout nous arrive<br />
dans la tête ! Voilà pourquoi les femmes ont<br />
des seins permanents et qu’elles sont<br />
perpétuellement prêtes à coucher avec tout<br />
le monde, pour essayer toujours des choses<br />
nouvelles ! C’est comme lire des livres, on<br />
en achète des nouveaux de temps en temps,<br />
on change, on cherche ! <strong>La</strong> tête demande<br />
- 79 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
toujours du renouveau ! Toujours ! Toujours<br />
! Par conséquent, j’étais presque prêt,<br />
à la limite, à accepter que mon Ornella<br />
avait pu frayer avec le Turc raboteur<br />
d’innocentes victimes, horreur sans nom.<br />
Mais qu’elle m’avait caché la loi de Broglie ?<br />
Qu’elle avait prétendu s’en torcher, elle, de<br />
toutes les sciences, et que rien que la<br />
littérature existait ? Ah, l’escroquerie !<br />
L’ignoble mensonge ! À seize ans on est influençable<br />
aussi ! Quand un professeur dit<br />
quelque chose, on le croit, même si on fait<br />
semblant du contraire pour épater les filles,<br />
les amis, soi-même, même ! J’y avais cru,<br />
moi, à la littérature ! Pas pour faire plaisir à<br />
Ornella, mais parce qu’on se cherche<br />
toujours des autorités, des maîtres, à cet<br />
âge-là ! Et quand on tombe en amour avec<br />
un prof par-dessus le marché, c’est encore<br />
pire ! Ornella disparue, quelle foi je pouvais<br />
avoir encore dans la littérature ? Elle<br />
m’avait pas dit la vérité ! Son enlèvement<br />
par le Turc m’avait permis de le découvrir !<br />
<strong>La</strong> loi de Broglie était la preuve ! Même pour<br />
elle qui vivait dans les lettres soir et matin,<br />
la loi de Broglie existait ! Elle pouvait pas<br />
s’en passer, même si elle prétendait le<br />
contraire, l’arrogante ! Où ils commençaient,<br />
où ils finissaient, ses mensonges ?<br />
Omega Malinea, sa voisine, en connaissait<br />
plus sur elle que moi ! Pourtant Omega lui<br />
avait pas mis la langue dans l’anus et dans<br />
les oreilles comme moi ! À moins qu’elle<br />
l’avait fait ? Des activités lesbiennes avaient<br />
peut-être eu lieu ? Ça se pouvait ! Tout se<br />
pouvait !<br />
– Ornella, elle a déjà couché avec des<br />
- 80 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
femmes ? je demande à Réal Giguère.<br />
Il me regarde sans comprendre…<br />
– Tu connais pas Omega Malinea, sa<br />
voisine d’en bas ?<br />
– Non…, il dit.<br />
– Pourquoi le Turc a enlevé ta sœur,<br />
d’après toi ?<br />
Il se gratte le chaudron, s’envoie une<br />
gorgée de bière…<br />
– Peut-être qu’ils sont partis ensemble…<br />
On sait pas ce qui s’est passé… Si tu veux<br />
mon avis, on le saura jamais…<br />
– À moins qu’on les retrouve ! je dis.<br />
Je renflammais ! Rien qu’à le voir aussi<br />
pessimiste ! Tant qu’on avait pas montré la<br />
photo à Dixie Angora, tous les espoirs<br />
étaient permis !<br />
– Toi, t’as couché avec elle ?<br />
Réal me pose la question comme ça, sans<br />
me regarder…<br />
– Qu’est-ce que ça peut te faire ? je lui<br />
dis.<br />
– Elle est pas mal, ma sœur…<br />
– T’as des pulsions ?<br />
– Non…, il dit. J’ai renoncé à la sexualité<br />
à force de réalisme… J’ai pas un gros<br />
organe, de toute façon…<br />
– T’aurais une échalote à la place que ça<br />
changerait rien ! Ornella te ferait grimper<br />
dans le plafond pareil !<br />
– Elle fait bien l’acte ?<br />
– C’est pas la question ! je dis. L’important,<br />
vois-tu, c’est le cœur à l’ouvrage !<br />
C’est d’aimer la chose ! Même principe en<br />
cuisine ! Je te donne des côtelettes de veau<br />
et des olives farcies, par exemple. Qu’est-ce<br />
que tu fais ?<br />
- 81 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
– Ben… Je les mange…<br />
– Ciboire ! j’esclaffe. Tu devais baiser<br />
comme un fonctionnaire, toi ! Non, écoute !<br />
Tu prends les côtelettes, tu les passes dans<br />
la farine. Tu secoues, t’enlèves le surplus.<br />
Après, tu les fais revenir dans du beurre<br />
deux trois minutes, des deux côtés, jusqu’à<br />
ce qu’elles soient bien dorées. Tu sales, tu<br />
poivres, à ton goût. Tu mouilles avec une<br />
tasse de bon vin blanc sec, pas de la merde<br />
que t’achètes pas cher chez le dépanneur !<br />
Tu portes le tout à ébullition trrrès lentement,<br />
tu couvres et tu laisses mijoter une<br />
quinzaine de minutes. Mijoter, hein ! Pas<br />
bouillir ! Frémir ! À feu doux ! Faut pas<br />
brusquer les côtelettes ! Pendant ce tempslà,<br />
tu te nettoyes des champignons, deux<br />
tasses, mettons, et tu les fais sauter au<br />
beurre. Tu les laisses pas brunir, par exemple<br />
! Zip, deux onces de ton vin blanc dans<br />
les champignons. Tu mijotes cinq minutes<br />
et tu les jettes avec leur jus dans la<br />
casserole où il y a les côtelettes. Là,<br />
t’ajoutes une tasse d’olives farcies coupées<br />
en rondelles, ou entières, si tu préfères, on<br />
en a rien à foutre ! Tu mijotes encore dix<br />
minutes, que la viande soit bien tendre, le<br />
jus bien chaud. Tu me suis ?<br />
– Je suis pas loin…, il dit.<br />
– OK ! Ensuite, tu mets les côtelettes<br />
dans un plat que t’as réchauffé, tu garnis<br />
avec les champignons et les olives, et là,<br />
mon vieux, tu saupoudres le tout d’estragon<br />
! Haché fin, l’estragon ! Tu finis ta<br />
sauce en ajoutant de la crème au jus de<br />
cuisson, avec une demi-cuillerée de fécule<br />
pour épaissir encore un peu, si tu veux.<br />
- 82 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
Mijote deux trois minutes additionnelles,<br />
pendant que tu corriges l’assaisonnement,<br />
et puis tu tabarnakes la sauce sur les côtelettes<br />
et tu sers ! Les olives et l’estragon,<br />
c’est génial ! Le vin blanc aussi ! Une orgie !<br />
Un petit brocoli croquant en accompagnement<br />
et une bouteille de chablis, t’as le<br />
paradis, mon gars ! Hein ? Qu’est-ce que<br />
t’en dis ?<br />
– Oui, ça doit être pas mal… Mais c’est<br />
quoi, de l’estragon ?<br />
Je me prends la tête à deux mains, de<br />
désespoir !<br />
– T’as-tu déjà baisé au moins une fois<br />
dans ta vie ? je lui crie.<br />
– Je vois pas le rapport avec l’estragon…<br />
– Justement, tête d’eau ! J’imagine que<br />
t’as jamais bu du vin dans le nombril d’une<br />
femme ?<br />
– C’est ma sœur qui t’a montré ces<br />
cochonneries-là ? il dit.<br />
– Ta sœur t’aurait montré sa plaie que<br />
t’aurais rien compris, tata ! As-tu déjà<br />
donné un bain à une femme ? T’es-tu déjà<br />
fait masturber avec du ketchup Heinz ?<br />
– Ah, t’es dégoûtant !…, il s’offusque.<br />
– T’as-tu déjà fait l’amour dehors, l’hiver,<br />
dans un banc de neige ? T’as-tu déjà mis<br />
un doigt dans une femme, au milieu d’une<br />
foule terrible, dans un bar, disons, rien que<br />
pour lui voir les yeux virer à l’envers ?<br />
– Ketchup Heinz, banc de neige… C’est<br />
de la décadence, oui… Je savais bien que<br />
ma sœur était une malade…<br />
– Quel âge que t’as ? je lui demande.<br />
– Trente et un…<br />
– Ah, parce que t’es l’aîné, en plus ! Les<br />
- 83 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
testicules t’ont pas encore descendu ? T’astu<br />
du poil, au moins ?<br />
– Pourquoi tu me demandes ça ?<br />
– <strong>La</strong>isse faire ! On en reparlera une autre<br />
fois !<br />
Il se renfrogne, boudeur, zébu, tandis<br />
qu’on continue à tourner en rond dans les<br />
rues désertes… Je voyais toujours pas le<br />
maudit arbre, le point de repère ! Bégin<br />
nous avait dit qu’on pouvait pas le manquer,<br />
qu’il avait la forme précise d’un<br />
moulin à vent… Moulin à vent mes noix,<br />
oui ! Il s’était sûrement foutu de notre<br />
gueule, le sale !<br />
– Tu vois, me dit Réal, si j’étais pas dans<br />
la police, probablement que des fois j’irais<br />
aux putains…<br />
– Elles voudraient pas de toi, toton !<br />
– J’irais à Montréal… Ou à Trois-<br />
Rivières… Elles me connaîtraient pas…<br />
Pour sauver les mœurs, c’est juste avec ces<br />
femmes-là qu’on peut se permettre certains<br />
écarts…<br />
– T’en ferais pas écartiller une seule<br />
même en payant pour ! je le nargue.<br />
Au même moment, j’aperçois la maison !<br />
Je la reconnais ! Une de ces cabanes à<br />
coûter les yeux du crâne ! Toute en pierre<br />
de taille, des tourelles, des balcons à la<br />
Roméo et Juliette ! On y était, c’était la<br />
bonne adresse ! Bégin avait pas menti,<br />
après tout ! Sauf pour l’arbre ! Enfin ! Je<br />
me rue ! Précipite ! Sonne ! Secoue la porte<br />
dans ses gonds comme pour te l’arracher !<br />
Ah, quelqu’un nous ouvre ! Une fille nous<br />
accueille ! Pas une enfant mais pas loin…<br />
Bref, une mineure avec des mamelles de<br />
- 84 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
femme !<br />
– Madame Angora ! je réclame tout de<br />
suite.<br />
– C’est à quel sujet ?<br />
Elle reluque la casquette de Réal, les<br />
écussons « Police » sur les manches de son<br />
blouson… Je crois qu’on lui inspirait pas<br />
confiance…<br />
– On veut juste un petit renseignement !<br />
je dis. On est des amis à <strong>La</strong>urent Bégin, le<br />
ministre de la Défense !<br />
– Du Commerce extérieur…, dit Réal.<br />
– Oui ! Bégin, le ministre ! Fédéral ! Ministre<br />
fédéral !<br />
– Bon, entrez…, dit la fille.<br />
On procède, on s’introduit dans l’immense<br />
salon plein de « pizza » sur les murs… Le<br />
dernier cri de l’art pictural, le style obstructionniste<br />
amphigourique blasé… J’avais lu<br />
un article sur le sujet, dans un journal, je<br />
m’en rappelais vaguement… Comme la veille<br />
la pièce était bondée de gratin… Les bien<br />
habillés nous saluent discrètement… Sourires,<br />
hochements… On s’assoit Réal et moi<br />
sur un sofa italien tellement design qu’il<br />
ressemblait à un sac à déchets en plastique<br />
noir…<br />
– T’es sûr qu’on est dans un bordel ?<br />
Réal me souffle.<br />
– T’as rien vu encore ! je lui dis en<br />
pensant à la salle souterraine. Il y a plus de<br />
choses dans cette maison que ton<br />
imagination n’en peut concevoir, mon cher<br />
Horace !<br />
– Avoir su, je me serais habillé en monde<br />
ordinaire…<br />
– Commence donc par ôter ta maudite<br />
- 85 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
casquette ! Tu vois pas que t’intimides tout<br />
le monde avec tes airs de flic ?<br />
– C’est pas grave, je suis habitué…, il dit.<br />
Sans qu’on l’ait vue venir, une femme se<br />
glisse entre nous deux… Ce parfum, cet<br />
éclat… Cette mousseline de cheveux décolorés…<br />
– Bonsoir, chers ! elle susurre.<br />
Cette voix humide ! Ce nez ! Ces coquins<br />
yeux verts pareils à des tranches de kiwi !<br />
Ce décolleté vertiginal ! Cette robe blanche<br />
en pétales de lys blanc ! Ces feux ! Bijoux,<br />
pierres ! Diamants ! Ah, la pharaonne bibelot<br />
! Dixie Angora elle-même en personne !<br />
– Comment va notre ami <strong>La</strong>urent ? elle<br />
dit en posant le bout de ses doigts sur ma<br />
cuisse.<br />
Jésus ! Je bandais ! Je ramollissais ! Je<br />
survoltais ! J’électrocutais !<br />
– Bien ! Bien ! je dis. Il fête la Saint-<br />
Valentin !<br />
– Vraiment ? Je croyais que c’était demain<br />
!<br />
– On est après minuit, Madame ! Pardonnez<br />
mon impertinence, mais demain est<br />
déjà plus hier !<br />
– Mais… Mais oui ! Vous avez raison !<br />
elle dit.<br />
Elle me regarde comme si elle me passait<br />
un gant de velours sur le visage…<br />
– On m’a dit que vous vouliez me parler ?<br />
elle s’enquiert.<br />
– Oui, oui ! Juste une banale petite information<br />
amicale ! Une broutille ! Vous connaissez<br />
tellement tout le monde !<br />
Je lui montre la photo…<br />
– J’ai rencontré l’homme, là, ici, hier soir,<br />
- 86 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
voyez-vous. Il m’a prêté une babiole que j’ai<br />
oublié de lui remettre avant de partir ! Vous<br />
sauriez pas où je pourrais le trouver, par<br />
hasard ?<br />
Elle fronce, mignonne, coquette ! Le<br />
charme lui débordait à chaque infime manifestation<br />
de sa personne !<br />
– Oh !…, elle fait en arrondissant les<br />
lèvres.<br />
Je la voyais contrariée, un rien perplexe,<br />
malgré tout plus pleine de grâce encore !<br />
– Eh bien…, elle commence.<br />
– Vous le connaissez pas ? J’ai cru comprendre<br />
qu’il est étranger ! Turc, je crois ?<br />
« Turc » ?<br />
– Ah, oui ! Bien sûr ! Monsieur l’ambassadeur<br />
plénipotentiaire de la Turquie !<br />
Comme c’est dommage ! Il a dû repartir<br />
dans son pays ce matin même !<br />
– Il est reparti ?<br />
– Malheureusement, oui !<br />
– Si ce gars-là est ambassadeur, dit Réal,<br />
ben moi je suis Miss Univers…<br />
Dixie Angora se lève brusquement.<br />
– Excusez-moi, chers ! elle dit. On me<br />
réclame ! Mais vous prendrez bien un léger<br />
rafraîchissement en m’attendant, n’est-ce<br />
pas ? Aux frais de la maison, il va sans<br />
dire !<br />
– Il va sans dire ! je concède.<br />
Elle fait signe à la mineure qui nous<br />
avait ouvert…<br />
– Liette ! Du champagne pour ces messieurs<br />
! Notre cuvée spéciale !<br />
Sans plus de formalités, elle s’envole !<br />
Papillon, plume ! Frou-frou d’air ! Dans une<br />
débauche de parfum ! Mon dieu ! <strong>La</strong> tête me<br />
- 87 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
tournait !<br />
– Ambassadeur…, dit Réal entre ses<br />
dents. Ambassadeur des évadés de la<br />
chaise électrique, oui…<br />
– Pourquoi elle nous mentirait ? j’objecte.<br />
Il répond rien… Chacun de notre côté on<br />
se renfonce dans les réflexions… Puis il me<br />
vient une idée tout à coup. Téléphoner à<br />
Montréal ! Chez Ornella ! Il était impossible<br />
de savoir pourquoi le Turc était allé la<br />
chercher la veille, pourquoi il l’avait traînée<br />
par les cheveux dans la neige, mais elle<br />
était peut-être rentrée à présent ! Revenue<br />
de je sais pas où ! Au fond, en y pensant<br />
bien, j’avais absolument aucune ombre de<br />
semblant d’apparence de certitude qu’elle<br />
avait bel et bien été kidnappée !<br />
<strong>La</strong> fille Liette s’amène avec les flûtes et le<br />
champagne… Elle avait pas plus de seize,<br />
dix-sept ans, l’enfant ! Coiffée punk ébouriffée,<br />
l’air nymphette délurée comme<br />
trente-six Marie-Madeleine… Prostituée vicieuse<br />
par vocation indélébile, sans doute…<br />
Elle était pleine de rouge à lèvres gras et<br />
d’ongles vernis ! Des boucles d’oreille géantes<br />
en forme de fourchettes, une minuscule<br />
robe de soie collante, bariolée de couleurs<br />
outrées… Une bombe de sensualité perverse<br />
qui demandait rien qu’à vous péter dans<br />
les bras ! Elle appelait le rut de la tête aux<br />
pieds, la catin !<br />
Après nous avoir versé chacun un verre,<br />
elle reste plantée là à attendre qu’on se le<br />
boive… On se fait pas prier nous autres, on<br />
avait bien besoin d’un petit remontant !<br />
Glou, glou… Rince la dalle ! Allez, un autre<br />
verre ! On ingurgite… Encore un, puis un<br />
- 88 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
autre encore ! Champagne ! Gratis ! On allait<br />
pas lever le nez sur le produit ! Fallait<br />
être poli, quand même !<br />
Pendant l’opération, la fille me regardait<br />
en se pourléchant les babines, des énormes<br />
lèvres à faire jaillir le sperme rien qu’en<br />
vous disant bonjour !<br />
– Je vous laisse la bouteille…, elle dit.<br />
Elle partait toujours pas…<br />
– Vous auriez pas un petit pourboire,<br />
non ? elle se décide.<br />
Je donne un coup de coude à Réal…<br />
Tandis qu’il se fouille, je me renverse dans<br />
le sofa… Je ferme les yeux… Les bulles me<br />
montaient au cerveau ! J’avais rien avalé<br />
depuis le matin, douze quinze heures déjà !<br />
Le festin au lit, ici même, dans la chambre<br />
rose bonbon…<br />
Je rouvre les yeux. Tiens, Réal Giguère<br />
avait disparu… J’avais la drôle d’impression<br />
d’avoir dormi quelques minutes tout en<br />
étant resté à moitié éveillé… Le décor et<br />
l’ambiance avaient pas vraiment changé.<br />
Les convives mondains, le gazouillis pianoflûte-violon,<br />
la lumière délicatement tamisée…<br />
Les voix feutrées… Pourtant… Un<br />
élément nouveau s’était introduit dans le<br />
tableau. Quoi ? Qu’est-ce que c’était ? En<br />
m’introspectant un brin, je me rends<br />
compte que je ressentais une raideur des<br />
deux côtés de la tête, derrière les oreilles…<br />
Ma langue et mes dents avaient pris une<br />
texture bizarrement caoutchouteuse aussi…<br />
Curieuses sensations ! <strong>La</strong> fatigue,<br />
probablement…<br />
Je me sers un autre verre de champagne,<br />
je le siffle d’un trait… Je me lève sans trop<br />
- 89 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
savoir pourquoi… Quelque chose me<br />
démangeait… Je battais des paupières, les<br />
mains me transpiraient… Un de ces irrésistibles<br />
chatouillements me vient soudain<br />
dans le fond de la rate ! <strong>La</strong> pissante envie<br />
de rire ! Je me mets à barrir, plié en deux !<br />
Et puis plus rien ! Comme ça ! Parti comme<br />
c’était venu !<br />
J’aperçois une toile sur un mur, une<br />
grosse goulache de lentilles vertes et<br />
mauves… Je m’avance, je passe un doigt<br />
sur la chose… Je goûte… Oh ! Mais ça<br />
goûtait réellement mauve et vert !<br />
Impensable ! J’essaye de décrocher la toile,<br />
de mordre dedans… Pas moyen de l’enlever<br />
du mur ! Elle était accrochée solide, la<br />
saleté ! Ah, je vois rouge ! J’enrage ! <strong>La</strong><br />
puissante poussée d’adrénaline ! L’idée<br />
fixe ! Je m’y mets à deux mains, je t’arrache<br />
l’objet ! <strong>La</strong> moitié du mur me déboule sur la<br />
tête ! Le plâtre, la poussière ! Un boucan<br />
d’enfer ! Tout le monde se retourne ahuri !<br />
J’avais chaud de partout, moi ! Je lâche la<br />
goulache, je me débarrasse de mon<br />
manteau… Je demande à un grand escogriffe<br />
en smoking qui était enfoncé dans un<br />
fauteuil, à proximité :<br />
– Où la salle de bains ?<br />
Il me montre un escalier en marbre à<br />
l’autre bout de la pièce… Parfait ! Je prends<br />
mon élan, je me jette une jambe en avant…<br />
Whou ! Je te fais un de ces fantastiques pas<br />
de géant ! Une de ces envolées de ballerine !<br />
Boum ! Je retombe sur mes pieds ! Je reste<br />
figé sur place deux trois secondes, et puis…<br />
Boum ! Encore une espèce de saut<br />
prodigieux ! Ah, je comprenais vraiment<br />
- 90 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
plus rien ! J’arrivais plus à marcher<br />
ordinaire ! Boum ! Boum ! Comme un<br />
cosmonaute qui se déplace dans l’apesanteur<br />
à grands coups d’incroyables<br />
bonds, je traverse la pièce, au ralenti,<br />
boum ! boum ! boum ! En souriant aux<br />
messieurs-dames attroupés, en essayant<br />
d’avoir l’air extra-terrestre le moins possible<br />
malgré tout ! Boum ! Boum ! Je m’arrête au<br />
pied de l’escalier… J’essaye un peu de<br />
concevoir comment procéder… Dans ma<br />
tête tout était parfaitement clair, mais mon<br />
corps répondait drôlement à mes<br />
instructions… On aurait dit que tous les fils<br />
de ma machine s’étaient emmêlés, que<br />
toutes les puces de mon ordinateur avaient<br />
bouffé je sais pas quel folichon virus<br />
anarchiste !<br />
J’attaque l’escalier à reculons. Pas mal,<br />
pas mal ! Il suffisait que je m’appuie sur<br />
mes deux mains, bien arqué, à l’srevne, je<br />
veux dire à l’envers, sod el rus tnapmar<br />
settap ertauq à – à quatre pattes rampant<br />
sur le dos… À force d’inhumains efforts,<br />
j’arrive aux dernières marches, tortillant,<br />
débris, mi-tortue mi-couleuvre se souvenant<br />
plus haut, bas, envers, endroit ! Je me<br />
relève, accroché à la rampe, j’ouvre la porte.<br />
Je m’introduis… <strong>La</strong> salle de bains… Je<br />
reprends mon souffle, je me regarde dans le<br />
miroir… Stupéfaction ! J’étais blanc comme<br />
un mort ! Exsangue ! Tout suintant de<br />
sueurs froides !<br />
Tremblotant, branli-branlant, l’ossature<br />
en gigue, le squelette en folie, je m’assois<br />
sur le trône tant bien que mal… Elle était<br />
de grandes dimensions, cette pièce-là… De<br />
- 91 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
très grandes dimensions, à vrai dire… De la<br />
céramique partout, du marbre… Des objets<br />
de luxe comme on en voit dans les<br />
magazines… Subitement, l’idée me vient<br />
que chier dans du marbre est une<br />
indécence inexprimable ! Une impertinence<br />
de barbare pas dégrossi ! Et puis tout de<br />
suite après je me dis non, je peux pas chier,<br />
voyons, je peux plus, je pourrai plus<br />
jamais… C’est fini, ça, pisser, éjaculer,<br />
manger… Tout le reste… Tout est fini !<br />
J’étais dans un caveau en réalité ! Sous la<br />
terre ! Dans une tombe ! Dans une<br />
pyramide plutôt ! Je jette un coup d’œil sur<br />
les murs… Je voyais plein de dessins<br />
d’animaux magiques sur les tuiles de<br />
céramique… Des corps d’hommes avec des<br />
têtes d’oiseaux, des danseuses avec des<br />
bandeaux… Des pirogues, des chasseurs<br />
armés de lances, des hippopotames… Des<br />
bas-reliefs hallucinants avec des déesses<br />
poitrines nues serrées dans des pagnes…<br />
Dans ma tête, je voyais en même temps des<br />
hiéroglyphes se former à la place des mots<br />
et puis disparaître, remplacés par<br />
d’autres… Le Nil est en crue, je réfléchis, les<br />
basses terres vont être inondées… Il est<br />
temps de partir, de s’en aller… Là-bas, en<br />
Grèce, pour la suite du monde… Toute<br />
l’Égypte va mourir bientôt, la civilisation va<br />
se continuer à Athènes…<br />
Je me lève, je grimpe sur une marche…<br />
Je m’appuie sur le bord d’une énorme<br />
baignoire… Je fais couler l’eau… <strong>La</strong> mer…<br />
<strong>La</strong> mer… Un vaste océan se formait dans le<br />
ruissellement bouillonnant de vapeurs… Je<br />
me déshabille pieusement, je baise mes<br />
- 92 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
vêtements… Je dis adieu en langue<br />
égyptienne… Adieu les dattes et la boue du<br />
fleuve, les perruques bleues des courtisanes<br />
et les esclaves de Mésopotamie… Le<br />
calendrier des prêtres a éclaté dans la tête<br />
du Dieu-Soleil, adieu, Râ est devenu fou…<br />
L’Égypte va sombrer dans sa folie et mille<br />
ans de civilisation vont être engloutis à<br />
jamais ! Adieu ! Adieu ! Adieu Osiris<br />
découpé en rondelles comme un salami !<br />
Adieu Nefertari, Amen-khep-chou-ef ! Adieu<br />
les bouteilles de cuir et les rasoirs de<br />
bronze, la pistache et les huiles, les<br />
gommes aromatiques et l’or de Tyr ! Adieu<br />
l’ambre et le corail, adieu papyrus !<br />
Je me glisse dans le fourreau de l’eau,<br />
bateau de la Mort ! Voyage vers l’Autre<br />
Tantôt ! Adieu ! Adieu ! Dans la profondeur<br />
du tunnel, de l’autre côté de l’océan<br />
souterrain qui traverse le Monde-d’En-Bas,<br />
j’aperçois un noir visage qui rayonnait<br />
mauvaisement… Ce visage… Omega Malinea<br />
! Noire prêtresse du Noir ! Voisine d’En-<br />
Bas ! Elle m’appelle, elle me tend les bras !<br />
« Entre deux trous de nuit noire, la vie est<br />
rien qu’un peu de mort qui se gratte pour<br />
que ça passe ! » Les terribles paroles ! Leur<br />
écho se répercutant sur les piliers du<br />
Monde ! Nuit noire ! Nuit noire de l’En-Deçà<br />
des Choses ! Nuit noire ! Je vois plus rien !<br />
Je suis aveugle ! <strong>La</strong> réalité a disparu et Réal<br />
avec ! Effacés ! Le monde s’est effondré,<br />
pulvérisé ! Bing ! Au centre du néant<br />
apparaît alors la face de l’Ennemi ! Le<br />
Hittite ! Roi de la Ténèbre, Prince du Mal !<br />
Turc ! Tête dansante, mirage en plein<br />
néant ! Flottant, vibrant, trônant sur le<br />
- 93 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
royaume du Rien-du-Tout ! Une tête de<br />
monstre, moitié poisson, moitié sanglier ! Le<br />
Hittite ! Le Hittite ! Et puis plus rien ! Le<br />
trou noir ! Nuit noire ! Nuit noire !<br />
Je sors de la baignoire, je me gratte la<br />
bedaine… Frappé de stupeur, j’étais !<br />
Qu’est-ce qui s’était passé ! Où j’étais ?<br />
Qu’est-ce que je fabriquais tout nu dans<br />
toutes ces vapeurs ? <strong>La</strong> crise avait duré une<br />
seconde, une heure, je pouvais pas le dire…<br />
J’étais devenu fou peut-être ! Un accès ! Un<br />
délire imprévisible ! L’épuisement ! Je m’enroule<br />
grelottant dans une serviette… Dans<br />
une fenêtre couverte de buée, j’aperçois une<br />
autre tête ! Une figure de jeune homme !<br />
Quelqu’un qui me ressemble pire qu’un<br />
frère ! Rimbaud ! Mais oui ! Lui-même !<br />
Enveloppé dans une serviette blanche, lui<br />
aussi ! Une tunique grecque ! Ah, je<br />
commençais à comprendre ! À retrouver le<br />
fil ! J’avais échappé au cataclysme de<br />
l’Égypte ! Exactement ! J’avais passé le<br />
Fleuve de la Mort pour renaître dans la<br />
Nouvelle Civilisation ! Avec Rimbaud ! Nous<br />
étions sortis de la Confusion ! Limpide !<br />
Lumineux !<br />
Je m’assois sur le trône. Rimbaud fait<br />
pareil, de l’autre côté de la vitre. Je me<br />
penche, il se penche, je m’approche, il<br />
s’approche. On se regarde intensément<br />
dans les yeux un long moment… Je<br />
détourne le regard, il détourne le regard.<br />
Étrange… Il singeait mes moindres gestes,<br />
il s’amusait à se prendre pour moi ! Je me<br />
lève, il se lève en même temps que moi. Il se<br />
met à déclamer, sa pipe tournée à l’envers,<br />
beau et brun dans sa tunique : « Loin des<br />
- 94 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
oiseaux, des troupeaux, des villageoises, je<br />
buvais, accroupi dans quelque bruyère<br />
entourée de tendres bois de noisetiers, par<br />
un brouillard d’après-midi tiède et vert… »<br />
Les mots me résonnaient dans la tête, « par<br />
un brouillard… d’après-midi… tiède… et<br />
vert… tiède… et vert… » Ornella elle aussi<br />
m’avait récité ces préciosités, un matin, à<br />
poil, au lit, pendant que je lui suçais les<br />
bidons ! Les mots m’étaient restés vissés<br />
dans la cervelle, « loin des oiseaux, des<br />
troupeaux, je buvais, accroupi… » « Tu parles<br />
bien ! », je dis au Rimbaud. – « C’est de<br />
la Poésie ! de la Poésie ! », il me répond.<br />
« Qu’est-ce qu’on serait sans la Poésie ? Des<br />
insectes qui font caca et qui vont à la<br />
banque ? Comme mon père ? Comme<br />
madame ma mère ? Des consommateurs ?<br />
Des comptables ? Ithyphalliques et pioupiesques<br />
? Sur les bancs verts, des clubs<br />
d’épiciers retraités ? Des adultes, peutêtre<br />
? ! » Il se met à rigoler, démoniaque, en<br />
se renversant en arrière ! « Ah, les adultes<br />
sont une aberration ! Pire : une fiction ! Le<br />
plus énorme mensonge qu’on découvre en<br />
vieillissant ! Regarde-moi ! Est-ce que j’ai<br />
l’air d’un adulte, moi ? Je pisse vers les<br />
cieux bruns, très haut et très loin, avec<br />
l’assentiment des grands héliotropes !<br />
Vieillir est pas le ratatinage qu’ils veulent<br />
nous faire croire ! Ceux qui se ratatinent<br />
adultes étaient déjà des génétiquement<br />
ratatinés ! Ils deviennent ce qu’ils sont, en<br />
réalité ! Vois-tu, l’adolescence est une<br />
chance donnée à l’homme de faire un faux<br />
pas, un petit pas de côté, une chance de<br />
glisser dans la Poésie ! Faut se laisser aller,<br />
- 95 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
faut pas se gêner ! Sauter sur la Poésie !<br />
C’est une bouée ! L’adolescence, un salut !<br />
Élan insensé et infini aux splendeurs<br />
invisibles, aux délices insensibles ! Je m’y<br />
revois, dans la pénombre des sous-sols<br />
enfumés de <strong>La</strong>val-des-Rapides et de Pont-<br />
<strong>Viau</strong> ! De la mescaline plein mon chapeau !<br />
Dehors, le regard attendri de ma mère la<br />
Lune ! Dans ma carcasse, des Cathédrales<br />
de Mots ! L’oisive jeunesse ! Ils m’ont pas<br />
eu, les ratatinés ! Vendeurs d’assurance,<br />
banquiers ! Pointeurs pointés ! Postiers ! Je<br />
suis le miracle du <strong>La</strong>ngage ! Je suis mille<br />
fois le plus riche ! Ils me feront jamais<br />
travailler ! J’aime mieux boire et baisouiller,<br />
éjaculer au petit matin dans la bouche<br />
d’une femme que je connais depuis même<br />
pas trois heures, comme ça m’est arrivé<br />
hier ! »<br />
Il se tordait, le possédé ! Le Rimbaud<br />
dans la buée ! « Tu délires ! », je lui dis ! –<br />
« Écoute ! », il me hurle. « Cet après-midi, je<br />
devrais être un homme raisonnable occupé<br />
à des occupations raisonnables ! Et qu’estce<br />
que je fais ? Je suis en train de nous<br />
inventer tous les deux, ô miracle du<br />
<strong>La</strong>ngage ! Orgie du Mot ! À dix ans, je<br />
tricotais des romans policiers avec la vieille<br />
machine à écrire de mon pauvre père ! Dans<br />
la chambre nue aux persiennes closes !<br />
L’odeur de la lotion solaire flottait dans l’air<br />
lourd autour de la lampe, la matérialité de<br />
cette odeur faisait se matérialiser les pays<br />
lointains imaginés sur mon clavier ! Toute<br />
la famille s’ébattait dans la piscine, sous le<br />
soleil rutilant de l’Aval-des-Rapides ! Frères<br />
et sœurs pataugeant pataugeurs ! Patau-<br />
- 96 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
gent toujours ! Moi, j’écris toujours ! C’est<br />
l’Ordre des Choses ! À dix-neuf ans, au<br />
pays pourpre des drogues, au Cabaret<br />
Concorde, la distorsion de l’élément<br />
chimique se distillant dans l’arbre de mes<br />
nerfs, acide ! acide ! tandis que les danseuses<br />
nues se frottaient le cul sur la fourrure,<br />
toute la sacrée salle aquarium de lumière<br />
rouge, les autres m’appelant le Rimbaud ! le<br />
Rimbaud ! À l’Île Bizard, dix ans plus tard,<br />
sur la véranda, au bout de la nuit, le ciel de<br />
l’aube obscène de pastels, la bouteille sur la<br />
table et les Mots roulant toujours, une<br />
marée d’oiseaux grondant dans ma tête !<br />
Ah, comment vieillir quand tu t’es trempé si<br />
jeune, si loin, si longtemps, dans l’Absolu !<br />
<strong>La</strong> terrible célérité de la perfection des<br />
formes ! L’adolescence m’a miraculé ! Je<br />
suis devenu le Rimbaud ! Maintenant, c’est<br />
gagné ! Ô illuminations ! ! »<br />
Il bondit derrière sa vitre, il se met à se<br />
déhancher, pâmé, tordu ! Tabarnak ! <strong>La</strong><br />
sarabande ! Sur le même ton surexcité, il<br />
vocifère : « Ô très paisibles photographes !<br />
<strong>La</strong> Flore est diverse à peu près comme des<br />
bouchons de carafes ! Ô croquignoles<br />
végétales ! » Je me détourne, moi, devant<br />
cette frénésie d’emporté ! Que l’esprit me<br />
pète pas halluciné ! Au même instant,<br />
Ornella surgit soudain, déesse de marbre<br />
sans bras, roide et pure et blanche et<br />
froide, posant sur moi son regard vide de<br />
statue ! L’agité rimbaldien s’écrie : « C’est<br />
l’aimée ! Ni tourmentante ni tourmentée !<br />
L’aimée ! » Ornella enchaîne : « Je suis la<br />
Beauté, Perfection des Formes et Forme de<br />
la Perfection ! Je suis le commencement et<br />
- 97 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
la fin de la Poésie ! Quand tu sortiras des<br />
mots pour entrer dans la Poésie, tu me<br />
trouveras et tu trouveras la Beauté ! » Le<br />
Rimbaud gueule de l’autre côté : « J’ai seul<br />
la clé de cette parade sauvage ! » –<br />
« Ornella ! Ornella ! », je crie ! « Ornella ! ! ! »<br />
Mais elle s’estompe ! Décompose ! Disparaît<br />
! Ffft ! fond en fumée ! Ravalée dans<br />
l’au-delà de l’ici-bas !<br />
Elle est pas là… Ornella… Ornella n’est<br />
pas là… J’ouvre les yeux. J’étais assis par<br />
terre, écrasé sous le poids d’une drôle de<br />
lumière métallique, ma tête comme une<br />
boule de caoutchouc trop pleine, trop<br />
dense. Je réfléchis : le cerveau est une sorte<br />
de vaisseau spatial, par conséquent je suis<br />
assis dans mon cerveau ou dans un<br />
vaisseau spatial… Peut-être un Soir m’attend<br />
où je boirai tranquille en quelque vieille Ville<br />
et mourrai plus content : puisque je suis<br />
patient… Ainsi, Ornella était la Beauté,<br />
Perfection des Formes et Forme de la<br />
Perfection… Et moi, j’avais fui l’engloutissement<br />
de la vieille civilisation pour devenir<br />
le Rimbaud… Mais oui ! Devant moi, sur le<br />
mur, ce que j’avais pris tout à l’heure pour<br />
une fenêtre couverte de buée était un<br />
miroir, en réalité ! J’étais donc le Rimbaud<br />
des sous-sols enfumés de <strong>La</strong>val-des-<br />
Rapides ? <strong>La</strong> Poésie était mon avenir ? Ce<br />
par quoi devait passer la queste d’Ornella,<br />
Forme de la Perfection et Perfection des<br />
Formes, Beauté… Oui, oui… J’en étais<br />
encore à un Turc près, donc j’étais… Oui !<br />
Parfaitement ! Exactement !<br />
*<br />
- 98 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
Je sors de la salle de bains, je<br />
redescends l’escalier de marbre, encore<br />
confus, une paire de pinces serrée solide<br />
sur la peau du cerveau… J’avais du mal à<br />
retrouver le fil des événements qui venaient<br />
de se dérouler… <strong>La</strong>mbeaux, fièvre…<br />
Brume !… Ornella, Rimbaud ? J’étais pas<br />
sûr ! J’avais rêvé, ou quoi ? Assis tout nu<br />
sur le plancher, là-haut, mes vêtements<br />
rangés dans un coin, soigneusement pilés…<br />
Étrange ! Pas commun ! Inhabituel, pour<br />
tout dire ! Des fluides mauvais circulaient<br />
sûrement dans la maison ! Des effluves<br />
ensorcelants, des bizarres ondes ! L’esprit<br />
du Mal, peut-être ? Je me trouvais dans un<br />
authentique bordel, ne l’oublions pas ! Chic<br />
pas chic, pareil du même !<br />
Je redescends l’escalier que je me<br />
souvenais pas très bien d’avoir monté… Où<br />
ils étaient passés toute la bande ? Le<br />
« gratin » ! Les pervers mondains ! Dixie<br />
Angora Cie ! Plus personne dans le spacieux<br />
salon… Rien qu’une odeur de cigare<br />
refroidie et un soupçon d’aube délicate aux<br />
fenêtres… Un trou dans un mur, du dégât,<br />
plâtre, poussière, saloperie…<br />
Sur un divan, tout à coup, je les<br />
aperçois ! Réal Giguère et la fille ! <strong>La</strong> Liette<br />
à la bouteille de champagne, l’ébouriffée<br />
ventouse aux babines juteuses ! Elle me fait<br />
des simagrées… « Chut ! Chut ! Par ici !<br />
Amène-toi ! »… Je me transporte vitement,<br />
je les rejoins… Réal avec sa casquette de<br />
débile… Il était vert, le flasque ! Les yeux<br />
cernés jusqu’aux gencives, les oreilles<br />
molles, la tronche démolie !<br />
- 99 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
– <strong>La</strong> bouilloire t’a pas sauté ? il m’interroge<br />
aussitôt.<br />
– Quoi ?<br />
– T’as pas eu des visions infernales toute<br />
la nuit ? Des delirium tremens terribles<br />
d’animaux féroces ?<br />
Je commençais à me rappeler… Des basreliefs,<br />
des crocodiles… Des phrases sans<br />
tête ni queue… Rimbaud farfadet, grimaçant,<br />
contorsionnant à travers un rideau de<br />
brume…<br />
– Qu’est-ce qui s’est passé ? je fais.<br />
– Il s’est passé que la fille nous a drogués…,<br />
dit Réal.<br />
– Drogués ? ! ?<br />
– C’est pas de ma faute ! elle s’écrie. Ils<br />
m’ont forcée !<br />
– Pourquoi que t’as fait ça, poubelle ? ! je<br />
gueule.<br />
J’essaie de te l’agripper par le crin !<br />
Oups ! Je vacille ! Flageolant, étourdi ! J’étais<br />
pas solide ! Pas loin d’à plat !<br />
– C’est Dixie Angora ! elle miaule. Elle<br />
vous a menti ! Le Turc était ici pas plus<br />
tard que cette nuit !<br />
– Le Turc ? ! ?<br />
– Je te l’avais dit qu’il était pas ambassadeur…,<br />
dit Réal.<br />
– Cette nuit ? ! ? j’étrangle.<br />
– Oui ! dit la fille. Dixie voulait gagner du<br />
temps pour qu’il puisse se sauver ! Elle m’a<br />
demandé de vous donner la cuvée spéciale !<br />
On a des bouteilles de champagne comme<br />
ça, des pleines de drogues pour soigner les<br />
animaux dans les zoos !<br />
– Tu peux le dire, je suis devenu un zoo à<br />
moi tout seul aussi…, dit Réal.<br />
- 100 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
– Ah, ta gueule, toi ! je beugle. <strong>La</strong>isse-la<br />
parler !<br />
– Je peux rien vous dire de plus ! Je sais<br />
rien !<br />
– Où qu’elle est la chienne galeuse ?<br />
L’Angora ! Que j’aille t’y éplucher le squelette<br />
!<br />
Réal m’abat une de ses grosses pattes<br />
sur l’épaule ! Tap !<br />
– Lâche-moi ! j’écume. L’Angora j’en fais<br />
des confettis si je la trouve ! ! !<br />
– T’as pas compris ? dit Réal. Le Turc est<br />
parti !…<br />
– Avec des filles ! dit Liette.<br />
– Avec des filles ? ! ? Où ça ? Où il est<br />
allé ?<br />
– Je le connais, c’est un habitué de la<br />
maison ! dit la Liette. Je m’occupe jamais<br />
de lui, il me fait trop peur ! Il me<br />
défoncerait tellement il a un membre ! Il est<br />
jamais rassasié, le satyre ! Le bélier ! Mais<br />
les autres filles me parlent de lui des fois !<br />
Une des cinq qu’il a baisées cette nuit dans<br />
un bain d’algues et de boue m’a dit qu’il<br />
s’en allait en Floride ! Qu’il emmenait des<br />
filles avec lui ! Pas des filles de la maison,<br />
mais des filles !<br />
– En Floride ? ! ? je jappe.<br />
– Il a eu peur ! À cause Chose avec sa<br />
casquette de police ! <strong>La</strong> photo ! Toutes vos<br />
chinoiseries ! Dixie y a tout raconté ! Il<br />
devait partir de toute façon ! Il a filé encore<br />
plus vite !<br />
– On devrait appeler la police…, dit Réal.<br />
– Étouffe, le zouf ! je rugis. Je vas te le<br />
dire, moi, ce qu’on va faire !<br />
– Je te vois venir…<br />
- 101 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
– On va pas le laisser disparaître à notre<br />
barbe sans réagir ! On y va, sacrament !<br />
– On y va, on y va…<br />
Il recommençait à vouloir me chier dans<br />
les mains, le névrotique !<br />
– Parfaitement ! je barris. À l’aéroport !<br />
Que ça traîne pas !<br />
Les deux mains fourrées entre ses cuisses,<br />
Réal restait absolument assis sur son<br />
steak, épais, pas bougeable, véritable<br />
monument vivant à la gloire de la Nouille !<br />
– Je peux pas… Je peux pas, j’ai la<br />
phobie des avions…, il murmure avec sa<br />
petite voix d’insignifiant.<br />
Liette l’insolente rigolait dans sa barbe,<br />
elle, en le contemplant ! Fuck ! Je m’amusais<br />
pas moi !<br />
– Attendez-moi ici ! Je reviens tout de<br />
suite ! je dis.<br />
Il me restait un doute ! Un infime fond,<br />
mince, mince comme le fol espoir ! D’abord<br />
trouver un téléphone ! Le jour commençait<br />
à se relever… Et si, par le plus inconcevable<br />
des miracles, Ornella était rentrée chez<br />
elle ? Ou bien toute cette histoire d’enlèvement<br />
était une grossière fabulation, une<br />
simple supposition hâtive fondée sur une<br />
interprétation farfelue des faits… Dans ce<br />
cas, elle devait être chez elle, rue Drolet, à<br />
Montréal, couchée, dormant à poings<br />
fermés, à l’heure qu’il était ! Elle pouvait<br />
pas être ailleurs ! Le travail de la correction<br />
la réclamait au logis à grands cris ! Et<br />
d’une ! Ou bien, au contraire, la merde était<br />
bien réelle, Ornella bel bien disparue, donc<br />
absente du nid, et alors l’horreur faisait<br />
- 102 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
rien que débuter, puisque le Turc<br />
méphistophélique venait de quitter le pays !<br />
Je dégote finalement un appareil, dans<br />
un coin, sur une table en forme de tasse<br />
renversée… Un vraiment drôle d’objet… <strong>La</strong><br />
table, je veux dire… Le téléphone aussi,<br />
tant qu’à y être… « <strong>La</strong> voix au loin »… Télé,<br />
phonê… Racine grecque… Dans quel<br />
monde on vit, c’est bien pour dire !… Trrrtt,<br />
je compose le numéro plein de sueurs<br />
froides ! <strong>La</strong> sonnerie grelotte… Riiiiiiiiiing !<br />
Riing ! Trois coups ! Cinq coups ! Huit…<br />
douze… seize… Trente… Je les comptais, je<br />
voulais pas agir avec trop de précipitation<br />
pessimiste… Lui laisser le temps d’ulcérer<br />
dans l’éventualité qu’elle résistait à se<br />
lever…<br />
Trente-six… quarante-deux, quatre,<br />
huit… Quarante-neuf… Cinquante…<br />
Les dés étaient jetés ! Le sort avec !<br />
– Lève ton tas, guenille ! je gueule à Réal<br />
en le rejoignant.<br />
– Je te dis que je peux pas prendre<br />
l’avion…, il chiale.<br />
– Tu vas quand même pas me laisser<br />
affronter le monstre et ses sbires tout seul,<br />
bouse de vache !<br />
– On y va en auto d’abord…<br />
– En auto ? ! ? je fends.<br />
– Il se dirige où dans la Floride ? Réal<br />
demande à Liette.<br />
– Daytona ! elle dit.<br />
– En roulant sans arrêt, on y est en<br />
moins de quelques heures…, il dit.<br />
– Quelques heures ? ! ? je plie, scié.<br />
- 103 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
À ce moment-là, la fille Liette se jette sur<br />
moi, elle s’enroule en boa, elle m’embrasse<br />
partout !<br />
– Emmenez-moi avec vous autres ! elle<br />
me supplie. Si Dixie Angora apprend que je<br />
vous ai parlé, elle me tue !<br />
– Elle peut te transformer en manger à<br />
chien, je m’en torche le trou ! je dis.<br />
– Je vas vous aider à retrouver le Turc à<br />
Daytona ! J’ai des renseignements que vous<br />
connaissez pas !<br />
– Quoi ? Quels renseignements ? je la<br />
questionne. De quoi tu parles ?<br />
– Les filles m’ont dit des choses à propos<br />
du Turc ! Si vous m’emmenez pas, vous<br />
saurez rien ! Vous le retrouverez jamais ! À<br />
part ça, j’en ai plein le cul moi d’être<br />
putain ! Je vis plus ! Je veux un mari avec<br />
des enfants ! Je veux apprendre le violon et<br />
l’orthographe ! Faire mon repassage, le soir,<br />
avoir une existence normale ! Dixie Angora<br />
et ses hommes de main me gavent d’alcool<br />
et de pilules soir et matin ! J’en peux plus<br />
de me dépraver ! Je suis rendue le vagin<br />
large comme le métro tellement il m’en<br />
passe dedans ! J’ai juste à écarter même<br />
pas mouillée pour que tu me rentres le bras<br />
au complet ! Je veux refaire ma vie dans le<br />
Sud !<br />
Refaire sa vie ! Saint ciboire ! Elle avait<br />
dix-huit ans maximum !<br />
– C’est la faute à la société si j’ai dégénéré<br />
! elle braille. Mon père m’a violée j’avais<br />
quatre ans ! Il m’obligeait à lui fourrer des<br />
carottes dans le trou du cul en le suçant !<br />
– <strong>La</strong>isse faire les détails ! je dis.<br />
- 104 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
– À onze ans, ma mère alcoolique m’a<br />
vendue à un maquereau iranien ! elle<br />
continue. Je me suis fait avorter douze fois<br />
en même pas trois ans, quand j’étais jeune,<br />
tellement j’étais innocente aux mains des<br />
criminels ! Si vous m’emmenez avec vous<br />
autres, je vous laisse me faire tout ce que<br />
vous voulez gratis jusqu’à ce qu’on soit<br />
rendus !<br />
– OK…, dit Réal en posant une main sur<br />
l’épaule de la fille. Notre devoir est d’aider<br />
les faibles dans un monde mauvais…<br />
– Tu pourrais t’occuper ailleurs ! je lui<br />
dis. Sur la planète, il y a quarante mille<br />
enfants qui meurent de faim à tous les<br />
jours ! Va leur donner le sein si t’as besoin<br />
de soulager ta conscience !<br />
– Et moi ? la Liette minaude. Vous voulez<br />
pas les voir, moi, mes seins ?<br />
Elle s’était changée, elle avait enfilé des<br />
jeans délavés moulants et un fragile teeshirt<br />
rose saumon qui lui serrait l’obscène<br />
poitrail toutes suces dehors… Elle entreprend<br />
de se déshabiller, de nous montrer<br />
comment elle était faite ! En levant les bras,<br />
Réal l’arrête aussitôt !<br />
– Ne nous emportons pas…, il dit paternellement.<br />
Ta carrière de putain est finie…<br />
Suis-nous, on va te guider dans le droit<br />
chemin…<br />
Ha ! J’en revenais pas ! Il se prenait pour<br />
le Christ, le tabarnak ! Il rédemptait solide !<br />
Plus sérieux qu’un pape comptant son or !<br />
Rien à faire, il en démordrait pas qu’elle<br />
venait avec nous autres, la Marie-Madeleine<br />
!<br />
- 105 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
– Bon ! je dis. On va pas philosopher<br />
jusqu’à midi ! On a des centaines de<br />
kilomètres de droit chemin à se taper ! T’astu<br />
fini ton prêchi-prêcha, l’absurde ?<br />
– En route…, il répond avec un soupir à<br />
lui faire rendre l’âme.<br />
Liette me resaute au cou ! Elle<br />
m’embrasse vorace partout !<br />
– Je vas chercher ma valise ! elle dit. Je<br />
vous rejoins dehors !<br />
Elle s’était préparée sûre de son coup, la<br />
grue !<br />
– Dépêche ! je lui suggère.<br />
Les mains me brûlaient encore d’aller<br />
t’étrangler Dixie Angora la poupée précieuse…<br />
L’ineffable ordure, menteuse, complice<br />
à Caligula l’éventreur… Et puis merde ! Sa<br />
mort avait moins de prix que la vie<br />
d’Ornella ! Le Turc était parti avec des filles<br />
qui appartenaient pas à la maison, Liette<br />
l’avait dit. Preuve qu’Ornella était captive<br />
du sanglier aux dents pourries, puisque<br />
d’un autre côté elle était pas chez elle ! Tout<br />
collait dans le puzzle !<br />
Je ramasse mon manteau dans les<br />
débris du mur arraché, je pousse Réal<br />
Giguère amorphe vers la porte… Je m’arrête<br />
sur le seuil… Quelque chose avait changé<br />
en moi, j’en prenais conscience, pas très<br />
clairement, mais juste assez par exemple<br />
pour me sentir tout drôle. Comme un<br />
animal qui sent venir la mue, sans doute…<br />
Il y a des moments comme ça dans<br />
l’existence où on sait qu’on vient d’arriver à<br />
la croisée des chemins, même si on ignore<br />
encore d’où ils viennent et où ils vont. On<br />
peut seulement supposer que ceux-là sont<br />
- 106 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
ceux du passé, ceux-ci ceux de l’avenir…<br />
J’hésitais, je restais vissé sur le seuil, la<br />
lumière de l’aube cristalline et froide dans<br />
mes yeux fatigués… Je me disais qu’il fallait<br />
pas que je me retourne, qu’il fallait surtout<br />
pas que je regarde en arrière, sinon… Sinon<br />
quoi ? Tout allait s’embrouiller dans ma<br />
tête ? J’aurais pas la force de croire assez<br />
dur dans l’avenir de mon amour pour<br />
Ornella, peut-être ? Je renoncerais avant<br />
d’avoir commencé à espérer ? Il faut savoir<br />
qu’il y a beaucoup d’avenir dans le passé,<br />
mais j’avais seize ans et pour moi cette<br />
simple vérité était loin d’être évidente. Et<br />
puis des fragments des zoopsies de cette<br />
nuit-là me remontaient confusément, le<br />
départ de l’antique Égypte promise à son<br />
déclin, les paroles du Rimbaud pointant de<br />
sa pipe renversée l’ailleurs où tout est<br />
encore possible… L’adolescence, planche de<br />
salut… Une chance donnée à l’homme de<br />
faire un petit pas à côté de lui-même, à côté<br />
de la route plate et rectiligne tracée entre<br />
l’enfant enfermé en dedans et l’adulte<br />
enfermant le monde au dehors… J’avais<br />
encore le choix de revenir en arrière, de<br />
refuser de quitter la route pour éviter de me<br />
perdre… J’avais le choix, et c’était<br />
terrifiant ! Parfois, toute la vie tient<br />
seulement à ces hésitations sur le pas<br />
d’une porte ! Devant, derrière, dehors,<br />
dedans… Comment choisir ? Dans mon<br />
hallucination, Ornella m’avait dit : « Quand<br />
tu sortiras des mots pour entrer dans la<br />
Poésie, alors tu me trouveras et tu<br />
trouveras la Beauté, Perfection des Formes<br />
et Forme de la Perfection… » Shit ! L’émo-<br />
- 107 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
tion ! <strong>La</strong> vague de fond, tout à coup ! <strong>La</strong><br />
tendresse, la tendre, la si tendre tendresse !<br />
Cette poussée de chaleur à partir du plus<br />
profond de mes tripes ! Je revoyais Ornella,<br />
je revoyais la perfection de sa beauté, je<br />
voyais la Beauté comme une idole<br />
aveuglante dressée devant moi, dans le jour<br />
qui se levait ! Mon choix était fait ! Je<br />
choisissais la Beauté ! Ma route s’en allait<br />
de ce côté-là, en arrière tout n’était que<br />
caca ! Oui, sortir des mots, sortir de la<br />
raison raisonnante et raisonnable, sortir de<br />
la logique qui fait les postiers et les<br />
comptables ! Entrer dans l’absurdité de la<br />
Poésie, de l’amour pour la Perfection des<br />
Formes ! Vivre pour trouver la Forme de la<br />
Perfection, la Beauté ! Ornella ! L’amour est<br />
un choix qui mutile le monde dans ses<br />
possibles pour l’enrichir de plus de réalité ?<br />
« Allons-y ! », je me dis !<br />
Je referme la porte du bordel à Dixie<br />
Angora derrière moi, je descends l’escalier…<br />
Zloup ! Les deux pieds me glissent sur les<br />
marches gelées ! Je virevolte dans les airs !<br />
Bouffon, grotesque ! Bang ! J’atterris sur<br />
mon cul, dans la neige, au pied de<br />
l’escalier !<br />
Ah, comme départ, c’était réussi !…<br />
- 108 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
Le Canada, terre de nos aïeux… Un vaste<br />
pays où végète un nombre pourtant pas<br />
très considérable de personnes… Beaucoup<br />
de crétins en ce pays, par exemple… Même<br />
phénomène ailleurs, d’ailleurs ! Noirs,<br />
jaunes, blancs, ils sont partout pareils. Ils<br />
seraient indigo ou grenat, ça changerait<br />
rien ! Les crétins, semblables en cela au<br />
Rat, s’adaptent à n’importe quel climat,<br />
survivent n’importe où, se reproduisent à<br />
un rythme dément. L’épidémie cent fois<br />
centenaire, le fléau enraciné dans le fin<br />
fond des âges, dans le même marais qui<br />
nous a donné les virus, les microbes<br />
sexuels et autres bactéries pas tuables !<br />
L’humaine petitesse déferlant sous tous les<br />
cieux en se flattant la bedaine, rotant,<br />
satisfaite de sa bêtise, procréant, inlassable,<br />
polluant le globe, se pétant les bretelles,<br />
sûre de son droit à la vie et au<br />
bonheur ! Si au moins ceux de cette<br />
engeance-là faisaient juste un peu moins de<br />
bruit de temps en temps… Il est pas interdit<br />
de rêver, ô avenir meilleur !<br />
Enfin… Le Canada, c’est comme tout le<br />
reste, il s’agit d’en sortir, en somme ! <strong>La</strong><br />
crétinerie c’est autre chose, c’est plus<br />
difficile… Elle a pas de frontières, elle<br />
connaît pas vraiment de limites. Inutile de<br />
s’étendre sur le sujet… On a rien qu’à<br />
ouvrir un journal ou la télévision pour<br />
- 109 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
constater… S’asseoir sur un banc, dans un<br />
parc, ou traîner un court moment dans<br />
n’importe quel magasin… Regarder, écouter,<br />
surtout… Les dégâts ont de l’ampleur !<br />
Bref ! Passons ! Pas de quoi s’inquiéter ! Les<br />
civilisations passent, les crétins restent !<br />
Rien de nouveau ! Dix mille ans d’histoire<br />
l’ont prouvé ! Enfin, bref… Les rats ont bien<br />
développé des mécanismes pour se régaler<br />
des poisons qu’on leur sert, eux autres. Les<br />
crétins ? Même chose ! Ils résistent à tout !<br />
Écoles, soins de santé, bibliothèques, encyclopédies<br />
! On a là une espèce infiniment<br />
perfectible, une race supérieure transcendant<br />
les religions, les continents, les<br />
cultures, le temps, même ! Rien à redire !<br />
Ils ont la force du nombre ! Payent leurs<br />
impôts, s’arrangent qu’on les refoule pas à<br />
la mer rejoindre les déjections de tous les<br />
égouts du monde… Travaillent, s’accrochent…<br />
Font des villes, s’y empilent, crétins<br />
par-dessus crétins, trop heureux de se<br />
retrouver en famille… Se ressemblent,<br />
s’assemblent ! Se solidarisent dans la résistance<br />
aux lumières, se reproduisent avec<br />
une redoutable efficacité ! Non, on en sort<br />
pas ! Ils sont à l’image de Dieu, les crétins !<br />
Présents partout à la fois ! Éternels ! Jaunes,<br />
rouges, bruns ? Pareils ! Ils se divertissent<br />
en s’entre-tuant pour des chicanes<br />
de territoire où ils prétendent reconnaître<br />
l’odeur de leur pisse ! Même pas trois cents<br />
ans de paix dans les trente-quatre derniers<br />
siècles, sur cet atome de boue qu’on intitule<br />
notre planète ! Même pas une année sur<br />
onze ! Quelqu’un l’a calculé, un zélé, mais<br />
tout le monde s’en fout ! Les statistiques ça<br />
- 110 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
émeut personne ! Les crétins sont contents<br />
quand ça bouge, voilà la leçon à retenir !<br />
Quand on leur dit d’aller s’embrocher les<br />
uns les autres, s’imbiber de sang, histoire<br />
de pas oublier qu’ils sortent de la jungle,<br />
peut-être ! Enfin… Ils sont inépuisables…<br />
Épuisants… Passons…<br />
Une fois sortis du bordel d’Angora, on<br />
était pas pour autant sortis du bois. <strong>La</strong><br />
frontière américaine était pas à la porte<br />
d’Hull ! Les chemins encore ensevelis aux<br />
trois quarts sous la neige facilitaient pas les<br />
déplacements non plus ! L’Ontario se<br />
pressait pas pour sortir ses souffleuses…<br />
D’ailleurs l’Ontario s’est jamais pressée<br />
pour quoi que ce soit, sauf pour passer des<br />
sapins à tout le monde au nom de la<br />
Confédération canadienne… Nous autres,<br />
dans la folle urgence, on avait pas de temps<br />
à perdre ! Ce qui a pas empêché qu’aussitôt<br />
partis, la première chose qu’on a faite a été<br />
de nous arrêter ! Pour manger ! Réal<br />
Giguère y tenait ferme ! Bon, d’accord !<br />
C’était lui le chauffeur ! On avait pas le<br />
droit de protester !<br />
Les restaurants qui ouvrent leurs portes<br />
à l’aube sont aussi rares que les femmes<br />
qui ouvrent leurs cuisses au premier prétendant<br />
venu… Après une demi-heure de<br />
pénible errance à travers Ottawa vide, on<br />
échoue finalement dans une roulotte<br />
calamiteuse déguisée en vague snack-bar,<br />
au sortir de la ville. Le zouave qui avait<br />
baptisé cette gargote-là Le Jardin avait<br />
vraiment du génie ! Pourquoi pas Le Jardin<br />
d’Éden, tant qu’à y être ! Dans la vitrine du<br />
palace, une affiche malpropre proclamait au<br />
- 111 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
bon peuple qu’un « bébé poutine » était<br />
« gratis gracieusement » avec je sais plus<br />
quoi… « Bébé poutine » ! Tel quel ! Ah, plaignons<br />
l’étranger qui débarque en nos<br />
contrées pas prévenu des subtilités de notre<br />
dialecte !<br />
On s’empiffre d’œufs, saucisses, toasts,<br />
marmelade, café, tout ça infect au dernier<br />
degré, comme de raison… J’insiste fortement<br />
pour qu’on se prenne malgré tout des<br />
sandwiches et du café encore pour la<br />
route… Question de gagner du temps en<br />
s’arrêtant le moins souvent possible pour<br />
croûter… Eh ! On s’en allait en Floride !<br />
L’extrême bout du continent ! Je veux dire,<br />
de ce côté-là ! L’Amérique du Sud, quasiment<br />
! Cuba à un jet de salive ! L’espagnol<br />
pratiquement deuxième langue officielle<br />
dans tout l’état floridien ! Un maire cubain<br />
à Miami pas pour rien ! Moi qu’avais jamais<br />
voyagé, je concevais pas la distance ! Victoriaville<br />
représentait déjà une sacrée<br />
promenade, tu parles Daytona ! Tandis<br />
qu’on fonçait lentement sur la 401,<br />
j’appréhendais un peu ! Le temps de le dire,<br />
on serait déjà aux portes de l’état de New<br />
York ! On allait pénétrer dans la formidable<br />
puissance américaine, la colossale nation<br />
conquérante de l’Espace et inventrice du<br />
Big Mac ! Le pays de Mickey Mouse et de<br />
Jack Kerouac ! On s’était procurés une<br />
carte dans une station-service, je l’étudiais<br />
éberlué, ébaubi ! Cette Terre Promise de la<br />
Liberté et de la Prospérité, elle était criblée<br />
de villes par centaines ! Pas des<br />
croisements de chemins de terre avec deux<br />
poteaux de téléphone et un « stop » comme<br />
- 112 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
Rigaud, <strong>La</strong> Tuque, Grand-Mère ! Non ! Des<br />
villes z’énormes ! Partout ! Détroit, Dallas,<br />
Denver ! Tampa, Atlanta ! Los Angeles,<br />
Memphis, Chicago ! Des Moines ! Des<br />
agglomérations abritant l’inimaginable<br />
grouillement ! Des hordes de populations !<br />
Des Portoricains assassins, des Nègres à<br />
radios transistors, des Indiens de Far-<br />
West ! Des Ku Klux Klan Hell’s Angels, des<br />
Siciliens de maffia, des Miss America en<br />
veux-tu en voilà ! U.S.A. ! Géant titanesque<br />
napalmeur de Viêt-congs rebelles ! Sacrosainte<br />
patrie de l’ogive nucléaire, pays du<br />
Bon et du Méchant ! Ah, il m’en affluait des<br />
visions de la grande Amérique plein la<br />
cervelle ! Des usines phénoménales à tous<br />
les coins de rue, des cents étages de gratteciel<br />
miraculeux que ça tienne debout tout<br />
seul ! Des multitudes de millions de<br />
véhicules motorisés sur les routes ! Un de<br />
ces rodéos GM-Ford à exterminer le passant<br />
à l’oxyde de carbone ! Montréal était rien<br />
que quantité négligeable, pépère banlieue<br />
comparé ! Le Canada tout entier un trou<br />
plein d’arriérés ! Et c’était dans ce pays-là<br />
de neiges et de sables éternels, de Nevada et<br />
d’Alaska et de joueurs de base-ball que le<br />
Turc avait entraîné Ornella ma tendre<br />
moitié ! On risquait même d’y rencontrer<br />
Tom Waits, loup-garou rôdant, retour de<br />
Baie des Anges ! Réal était pas de trop à<br />
bord, même si par sa faute on allait se<br />
traîner sur les routes vingt-quatre heures<br />
durant au lieu de survoler le continent !<br />
Taciturne, égal à lui-même, il tenait le<br />
volant d’une main alanguie, sa grosse face<br />
de taureau fermée aux joies de la vie…<br />
- 113 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
J’étais assis à côté de lui. <strong>La</strong> Liette s’était<br />
installée derrière, elle, avec les provisions<br />
de sandwiches et de café. Elle était de<br />
bonne humeur, la repentie ! Elle venait de<br />
s’évader de l’enfer, elle partait pour l’école<br />
buissonnière ! On avait pas franchi dix<br />
kilomètres qu’elle sort une grosse bouteille<br />
de vodka de son sac à main et qu’elle se<br />
met à téter goulue le goulot !<br />
– On a pas le droit de boire dans l’auto !<br />
je lui dis.<br />
– Il boit bien de la bière, lui ! elle<br />
rétorque.<br />
Effectivement, Giguère lâchait pas les<br />
cannettes ! Il s’en sortait constamment de<br />
partout ! Un authentique prodige ! À croire<br />
qu’il se recyclait automatiquement les<br />
urines en les reshootant dans des contenants<br />
qui lui auraient poussé au bout de la<br />
queue ! C’est vrai, il avait jamais envie de<br />
pisser ! Il montrait aucun signe non plus<br />
que les flots de boisson alcoolisée<br />
l’affectaient d’une manière ou d’une autre,<br />
et pourtant il t’en pintait un coup !<br />
– Lui, c’est pas pareil ! je dis. Il est malade<br />
!<br />
– Oh ! Il a mangé de la vache enragée, le<br />
pauvre ti-bœuf ? elle demande.<br />
Elle pouffe ! Un de ces rires strident à<br />
vous donner mal aux dents ! Je voyais la<br />
mâchoire de Réal se contracter, sa face se<br />
ratatiner…<br />
– Donne-moi plutôt des détails sur le<br />
Turc ! je dis à la fille.<br />
– De quoi t’es malade, mon grand ? elle<br />
questionne l’autre.<br />
- 114 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
Elle revenait à la charge ! Elle y tenait, la<br />
crasse !<br />
– Je suis en congé de maladie…, dit Réal.<br />
Les nerfs m’ont faibli il y a quelques<br />
semaines…<br />
– Qu’est-ce qui t’est arrivé ? Tu t’es fait<br />
tirer dessus par un Noir ? Ou bien un<br />
chauffeur de taxi t’a battu, peut-être ? !<br />
Elle se bidonnait en m’envoyant des clins<br />
d’œil pleins de grimaces complices !<br />
– Tu dois connaître suffisamment les<br />
forces du Mal pour savoir qu’à force de les<br />
affronter les forces viennent à nous<br />
manquer même dans les forces de l’ordre…,<br />
dit Réal.<br />
– Recommence donc cette phrase-là dans<br />
le même ordre ! J’ai rien compris ! elle le<br />
nargue.<br />
Réal la boucle un moment… Il avait l’air<br />
plus contrarié que d’ordinaire… Il essayait<br />
de se maîtriser, de pas perdre son calme,<br />
ou alors il arrivait pas à se rappeler<br />
correctement la phrase qu’il venait de dire…<br />
– Tu devrais me laisser conduire ! Liette<br />
lui dit. On avance pas !<br />
– Cent kilomètres à l’heure, c’est la limite<br />
légale…<br />
– Cent à l’heure ? Mais on arrivera jamais<br />
! On est encore au Canada !<br />
– Le chemin du salut est une longue<br />
marche qui doit commencer par un premier<br />
pas…, dit Réal. L’enseignement du Maître<br />
Sri Caitanya Mahaprabhu nous le confirme…<br />
– Ton maître, il vient des fois chez Dixie<br />
Angora ?<br />
- 115 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
Tabarnak ! Elle le faisait exprès pour le<br />
provoquer !<br />
– Qu’est-ce que tu bouffes ? je lui dis.<br />
Qu’est-ce que t’as dans les mains ?<br />
– Rien, rien !<br />
Elle essayait de cacher je sais pas quoi…<br />
Des tubes, des contenants de plastique<br />
transparent…<br />
– Tu te drogues ? Tu prends des pilules<br />
avec de l’alcool ? Tu sais pas que c’est un<br />
cocktail mortel, ça, non ?<br />
– Mortel, va chier ! elle éructe. J’en<br />
prends depuis des années, je suis<br />
habituée ! Je ressens presque plus l’effet !<br />
Tiens, goûtes-y ! Ça va te réveiller ! On<br />
dirait que t’as pas dormi depuis deux mois !<br />
Elle avait pas tort ! Un petit somme<br />
aurait pas été de refus ! J’étais debout<br />
depuis vingt-quatre heures au moins !<br />
Réal aussi ! À moins qu’il avait pu dormir<br />
halluciné, lui, chez Dixie Angora ?<br />
– J’ai eu ma dose la nuit dernière, merci<br />
bien ! je dis. À part ça, il est même pas neuf<br />
heures du matin ! T’es pas folle, boire de la<br />
vodka pas de glace à cette heure-là ?<br />
– Chacun son break fast ! elle dit.<br />
Face à claques, décérébrée nymphette !<br />
Elle se foutait de nous autres, ou quoi ?<br />
– T’as pas de but dans la vie ? je lui<br />
demande, histoire de la sonder mine de<br />
rien.<br />
– Certainement ! Je suis féministe, si tu<br />
veux le savoir !<br />
– Tu vends ta fente dans le but d’éliminer<br />
tous les hommes à force de sida ?<br />
– J’ai fait mes plans il y a longtemps ! elle<br />
rétorque. Quand on sera dans le Sud, je<br />
- 116 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
sais quoi faire pour m’enrichir d’une<br />
manière féministe ! À condition qu’on arrive<br />
avant que j’aye cent ans, sacrament !<br />
– Du calme et de la dignité…, dit Réal. Je<br />
peux pas rouler plus vite… Faut respecter<br />
la Loi…<br />
– Tu vois, dans le Sud je vas me lancer<br />
en affaires ! Liette reprend. J’ai tout prévu !<br />
J’ai la bosse absolument ! Je l’ai dans le<br />
sang, moi, le commerce !<br />
– Tu te vends combien le kilo ? je ricane.<br />
– <strong>La</strong> Floride est surpeuplée de Cubains<br />
sud-américains ! <strong>La</strong> mentalité de ces<br />
machos-là, elle est bien simple ! T’es un<br />
homme seulement si t’es capable de faire<br />
des enfants ! <strong>La</strong> vraie femme, même chose !<br />
Le visa pour avoir le droit d’exister et de<br />
regarder les autres en face s’appelle : <strong>La</strong><br />
Fertilité ! Je me suis documentée, j’y pense<br />
depuis des années ! <strong>La</strong> demande est là !<br />
Avec un investissement de rien, t’as des<br />
profits cinquante fois le prix que t’as payé le<br />
produit !<br />
– Tu veux faire le tour des poubelles ?<br />
Ramasser les fœtus avortés ? je dis.<br />
– Encore mieux ! Le commerce du<br />
sperme, man !<br />
Oh ! Réal Giguère fronçait, carrément<br />
pas d’accord dès l’abord !<br />
– Y a pas de lois là-dessus ! la Liette<br />
continue. « Vide juridique », comme ils<br />
disent ! Vingt pour cent des couples au<br />
moins ont des défectuosités de fécondité !<br />
Les enragés d’avoir pareil un enfant s’en<br />
foutent couvrir d’or un gynécologue qui leur<br />
arrangera la ponte ! Moi j’interviens à ce<br />
moment-là !<br />
- 117 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
– Tu te siphonnes le sperme que tes<br />
clients t’ont tiré dans l’organe, ou quoi ?<br />
– Pas une miette ! elle dit. Je m’achète<br />
un super-congélateur à azote liquide ! Cinq<br />
mille dollars environ !<br />
– Et t’enfermes un gogo dedans, que tu<br />
ressors de temps en temps pour lui faire<br />
une pipe ?<br />
– J’achète aussi des conteneurs cryobiologiques<br />
pour le transport ! Me manque<br />
rien que les donneurs !<br />
– Va à la fourrière municipale ! Ramène<br />
trois quatre bergers allemands !<br />
– Non ! elle réplique. Pour trouver les<br />
donneurs, y a les petites annonces ! J’ai<br />
tout prévu, je te dis ! Je paye vingt dollars<br />
la masturbation ! Pas un homme refusera<br />
un beau billet de vingt U.S. rien que pour<br />
venir ! Même dans une éprouvette ! Vingt<br />
dollars pour cinq minutes, c’est un salaire<br />
d’un demi-million par année, si tu y penses<br />
bien ! Et puis y pourrait y avoir des<br />
donneurs zélés qui veulent collaborer par<br />
pure humanité ! Des tatas qui rêvent<br />
d’aider le pauvre monde ! Ceux qui lèguent<br />
leurs organes à la science, ce genre-là ! Pas<br />
un problème, les donneurs ! Avec une<br />
masturbation, t’as vingt-cinq ou trente<br />
doses ! On appelle ça des « pailles » ! Tu les<br />
fourres dans ton azote liquide ! Le sperme<br />
peut durer des années congelé là-dedans !<br />
Fais le calcul ! Trente pailles pour vingt<br />
dollars, soixante-huit cents la paille !<br />
– Malheureuse, tu vois pas la poutre de<br />
l’illégalité qu’il y a dans ta combine…, intervient<br />
Réal.<br />
- 118 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
– Fuck l’illégalité, Chose ! On est au<br />
monde pour vivre ! Donc je disais soixantehuit<br />
cents la « paille » ! Tu sais combien le<br />
gynécologue va me la payer ? Trente<br />
dollars ! U.S. ! Trente, man ! Et il lui en faut<br />
plus qu’une ! Pour être sûr ! Avec un<br />
pistolet spécial, il faudra qu’il shoote au<br />
moins trois pailles à vingt-quatre heures<br />
d’intervalle dans l’utérus de la cliente !<br />
Pow ! Pow ! Pow ! Complice à l’os, lui, le<br />
gynécologue ! <strong>La</strong> femme lui verse entre deux<br />
mille et deux mille cinq cents ! U.S.<br />
toujours, oublie pas ! Il fait ses frais facile,<br />
le docteur ! Tout le monde est content !<br />
L’argent circule, l’humanité perpétue, le<br />
mari pas de couilles sauve la face ! Et moi<br />
je me sors de la misère ! Je me réhabilite en<br />
aidant la société ! Le comble du chrétien,<br />
non ? Féministe, en plus ! Féministe !<br />
– Comment, féministe ? je la brusque.<br />
– L’exploitation des hommes ! <strong>La</strong> clé de<br />
mon système ! <strong>La</strong> semence revendue à prix<br />
d’or ! Poussière de crottin de rien du tout<br />
pour eux autres ! Ils pensent rien qu’à se la<br />
faire couler, la crème fouettée ! Y a rien qu’à<br />
ramasser ! Refiler aux preneurs ! Des<br />
siècles qu’ils nous exploitent comme des<br />
animaux ! On a même pas le droit d’être des<br />
femmes publiques dans les gouvernements<br />
ni dans les bordels ! Il est temps qu’on les<br />
fasse payer, les maudits hommes ! Qu’on<br />
mette les bœufs devant la charrue, comme !<br />
On roulait toujours sur l’autoroute 401<br />
tandis que la neige recommençait à tomber<br />
tout doucement… Le ciel chargé de nuages<br />
mauvais augurait rien de bien joyeux pour<br />
le début du voyage…<br />
- 119 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
– Attends ! dit Liette en ravalant trois<br />
quatre pilules vertes, rouges, bleues. Je t’ai<br />
pas tout dit mon plan !<br />
– Plan de carrière funeste…, lâche Réal<br />
entre ses dents. Tu t’es déjà assez<br />
incriminée, tu devrais te la fermer…<br />
– Eh ! On est libres, Chose ! elle gueule.<br />
Tu m’empêcheras pas de parler ! T’es pas<br />
Dixie Angora la louve des S.S. ! Personne<br />
m’a jamais écoutée dans la vie ! J’étais pas<br />
plus haute qu’une pomme quand que mon<br />
père le taré m’a dressée planche à baiser !<br />
Le reste, j’avais pas le droit d’exister !<br />
Calvaire ! Un malade ! Ses carottes dans<br />
l’anus à tour de bras, c’est une façon<br />
d’élever un enfant, peut-être ? Hein ? ? ?<br />
– Relaxe ! je lui conseille. Les carottes, ça<br />
me fait penser à l’autre jour, dans une<br />
épicerie, à Montréal. Deux filles arrivent,<br />
elles se choisissent chacune une belle<br />
grosse banane. Le gars à la caisse leur dit :<br />
« Je m’excuse, je les vends pas à l’unité !<br />
Faut que vous en achetiez au moins trois ! »<br />
Les deux filles se regardent, un peu<br />
perplexes… Finalement, y en a une qui dit :<br />
« Bah, c’est pas grave, la troisième on va la<br />
manger ! »<br />
Liette éclate ! Tord de rire ! Réal, lui, me<br />
jette un œil désapprobateur…<br />
– Il y a un sous-entendu dans cette<br />
plaisanterie-là…, il dit.<br />
– T’as le temps d’y réfléchir, Gaston ! je<br />
rigole. On en reparlera à Daytona !<br />
Liette ramène son idée fixe, elle !<br />
– Mon plan pour le commerce du sperme,<br />
c’est de pas rester à croupir au bas niveau !<br />
elle dit. Qui qui se tape la plus grosse part<br />
- 120 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
de la galette ? Le gynécologue ! Naturellement<br />
! Trois pailles dans l’engin de la<br />
femelle, rrrac ! deux mille cinq cents U.S. !<br />
Easy money, mon man ! Moi, quand j’aurai<br />
engrangé assez de fric en vendant mes<br />
pailles, je vas m’arranger pour acheter un<br />
faux diplôme de docteur ! Je vas devenir<br />
gynécologue moi-même en personne ! C’est<br />
rien de difficile ! Je me suis déjà regardée,<br />
je sais comment que je suis faite ! Pas plus<br />
conne qu’une autre ! Je vas contrôler toutes<br />
les opérations d’un bout à l’autre ! Ça va<br />
être la fortune, man ! Après, je me lance<br />
dans l’immobilier ! Les condos se vendent<br />
comme des pains en Floride ! Plein de vieux<br />
riches qui demandent rien qu’à jeter le fric<br />
par la fenêtre ! <strong>La</strong> Floride est devenue<br />
l’hospice de vieillards de l’Amérique ! Ou<br />
bien je me mets dans la coke ! Miami, sa<br />
plus grosse industrie s’appelle : Le Crime ! Y<br />
a des millions à ramasser rien qu’en se<br />
donnant la peine de se pencher ! Je me<br />
gênerai pas, je te jure !<br />
Elle en irradiait un coup à rêver à voix<br />
haute dans l’auto ! Ses grands yeux bleus<br />
viraient verts à fantasmer les dollars ! Je la<br />
regarde à la dérobée, toute rayonnante<br />
qu’elle était, tétant sa fiole de vodka… Elle<br />
était pas laide, elle avait quelque chose !<br />
Frimousse mutine, babines à croquer…<br />
Ébouriffée blondasse, fins poignets d’adolescente…<br />
Des yeux de veau dans du lait…<br />
On a beau dire, l’expérience des femmes de<br />
trente ans, la maturité, etc., n’empêche que<br />
les jeunettes à peine sorties des eaux<br />
troubles de la puberté sont pas mal non<br />
plus ! Cette peau des filles de dix-huit ans…<br />
- 121 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
Du Brillat-Savarin ! Pas le gastronome ! Le<br />
fromage ! Triple crème pâte molle ! Croûte<br />
blanche duvetée ! Un péché ! Liette pouvait<br />
à la rigueur faire figure d’acceptable échantillon<br />
! Les suces pointées dur dans le teeshirt<br />
rose saumon… Pas mal, le galbe du<br />
bidon… Une belle petite gueule, surtout !<br />
Gueule de jolie vache, le genre que les<br />
hommes se tapent la tête sur les murs<br />
pour ! Et qu’elle aime ça, elle ! Décidément,<br />
le visage est encore l’organe le plus<br />
émouvant ! Liette si différente d’Ornella par<br />
l’âge, la fonction, la charpente… Ornella le<br />
type méditerranéen, seins lourds, yeux<br />
noirs… Liette très française d’Amérique,<br />
comme les filles de Québec, qui sont absolument<br />
toutes belles ! C’est vrai ! Pas une<br />
seule fille laide dans toute la ville de<br />
Québec ! Je l’ai découvert plus tard, constaté<br />
mille fois ! Arrière-petites-filles de la<br />
haute gomme de la colonie, Champlain,<br />
Montcalm ! Filles de hauts fonctionnaires,<br />
ministres, élites ! Liette, elle, son père<br />
incestueux, sa mère alcoolique qui l’avait<br />
vendue à un maq… Plutôt porteurs d’eau,<br />
ceux-là ! Comment des monstres aussi<br />
haïssables avaient pu engendrer un aussi<br />
plaisant paquet ? Dans le bordel à l’ordure<br />
Angora, les enfiévrés du bat devaient faire<br />
la queue terrible pour se la payer ! Elle<br />
valait l’or en barre ! Je commençais à<br />
éprouver un rien de tristesse à penser à la<br />
déchéance dans laquelle elle avait sombré…<br />
Et puis ce jour-là c’était la Saint-Valentin<br />
aussi ! <strong>La</strong> fête à Cupidon ! Février, 14 ! À<br />
portée de la main, j’avais personne à aimer,<br />
moi ! Ornella disparue avait fait de moi un<br />
- 122 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
pauvre cœur solitaire ! Comme elle ! Comme<br />
Liette ! Elle avait sûrement pas de<br />
partenaire sexuel légal dans sa vie à elle<br />
non plus ! Elle avait dû connaître seulement<br />
des écœurants mâles baiseurs puant<br />
le fric, des machos méprisants à ordonner<br />
des cochonneries pas concevables aux<br />
mineures dans l’enfer de la prostitution !<br />
Mais… Ses plans louches, racket de spermatozoïdes,<br />
faux diplômes… Et la coke…<br />
Elle en avait parlé de la coke, pas d’erreur !<br />
Elle se froissait nullement à l’idée de<br />
prospérer dans la criminalité ! D’ailleurs<br />
Réal Giguère était en train de lui souligner<br />
la chose !<br />
– T’as le vice gravé dans les chromosomes…,<br />
il disait. Tu nous as prétendu que<br />
tu voulais te réhabiliter de ton existence de<br />
salope, sortir de ta putasserie qui ferait<br />
vomir n’importe quel être normal… Tu nous<br />
aurais pas un peu menti, par hasard ?…<br />
T’as des projets illicites plein la caboche<br />
aussi facilement que tu respires… Même les<br />
pilules avec l’alcool, tu veux pas t’en<br />
sevrer… Léo a raison… Ce cocktail-là va<br />
finir par t’être fatal… Surtout à ton âge…<br />
T’as quoi ? Dix-neuf ? Vingt ?<br />
– Seize ans et demi ! elle répond. J’ai<br />
toujours eu l’air vieille pour mon âge !<br />
– Certainement… À vingt ans, tu vas en<br />
paraître quatre-vingt-quinze si tu persistes<br />
à croupir dans le cloaque… Moi, vois-tu, les<br />
misérables créatures dans ton genre<br />
m’inspirent une certaine forme de dégoût…<br />
– Tant mieux ! C’est réciproque ! J’ai<br />
jamais pu sentir les chiens ! Tu me fais<br />
penser à mon père, sac d’étrons !<br />
- 123 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
– Quoi ? Ton père œuvrait dans les forces<br />
de l’ordre ?<br />
– Qu’est-ce que tu penses ? Que je suis<br />
la fille du cardinal Léger ? Ou de Robert<br />
Bourassi-Bourassa le pas de couilles ? Ou<br />
de Michel Tremblay la grosse mémère à<br />
barbichette ? Ou…<br />
– <strong>La</strong> lutte contre le Mal est perdue si les<br />
forces de l’ordre engendrent de la racaille<br />
abominable pareille…, soupire Réal.<br />
Franchement, je crois qu’avec ta personne<br />
la civilisation a reculé d’un pas…<br />
– Ben moi ta civilisation j’y chie dans la<br />
bouche, Chose ! elle crie. Elle m’a passé sur<br />
le corps dans tous mes trous depuis que je<br />
suis en âge de marcher sur mes deux<br />
pattes ! Tu peux le dire, je l’ai vue de près<br />
moi ta civilisation ! Elle sent le caca jusque<br />
dans son argent, ta civilisation ! On devrait<br />
interdire ça, la « civilisation » ! <strong>La</strong> planète<br />
devrait être gouvernée par des robots ! Des<br />
extra-terrestres ! Des singes ! Qu’ils enferment<br />
tout le monde dans des camps ! Qu’ils<br />
te stérilisent tout le troupeau de guignols<br />
en attendant qu’ils crèvent toute la bande !<br />
Qu’ils les empêchent de raisonner, surtout,<br />
parce que c’est là qu’ils sont les plus pires<br />
dangereux malades !<br />
– Pourtant tu veux leur vendre de la<br />
semence, qu’ils continuent à perpétuer…<br />
– Demande-moi pas de régler l’humanité<br />
d’A à Z, man ! elle se défend. Pour le<br />
moment, je m’occupe de penser à leur<br />
prendre le max de fric pendant qu’y en est<br />
encore temps ! Pour le reste, tu peux aller<br />
te faire enculer, j’en ai rien à branler !<br />
Réal, la face lui allongeait à vue d’œil !<br />
- 124 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
– J’ai pas raison de sombrer dans la<br />
dépression, non ? il me dit, larmoyant,<br />
presque. Seize ans et plus aucune morale<br />
déjà… Quand je pense qu’elle nous a<br />
raconté qu’elle voulait apprendre<br />
l’orthographe et le violon… Avec chaque<br />
nouvelle génération, les babouins gagnent<br />
du terrain… C’est la force montante… Dans<br />
pas longtemps, ils vont prendre le pouvoir,<br />
je te le garantis…<br />
– J’aime mieux les babouins que les<br />
chiens ! la Liette le pique.<br />
– Pourquoi tu travailles pas honnêtement<br />
? dit Réal.<br />
– Travailler ? Quand on est intelligent, on<br />
fait travailler les autres à la place !<br />
N’importe qui normalement constitué rêve<br />
rien que de vice, paresse, luxe ! T’aimerais<br />
pas passer ta vie à te rouler dans les<br />
poupées et la drogue, toi ? Avoir ta villa<br />
partout ? Côte d’Azur ! Bahamas ! T’habiller<br />
avec du crocrodile ? Soie, fourrure ! Rouler<br />
Jaguar ! Pacha ! Regarder le temps qui<br />
passe ! Avoir une vie ! À toi ! Au lieu de te<br />
traîner dans le métro, soir, matin ! T’attends<br />
ta retraite, ou quoi ? T’attends de<br />
crever ? Deep six holiday, my ass, Chose !<br />
<strong>La</strong> vie commence ici, tout de suite ! Quand<br />
je les vois ! Raisonnables ! Honnêtes !<br />
Esclaves ! Ta civilisation a fait de tout le<br />
monde des travailleurs ! Vive les vieux ! Les<br />
malades ! Les fous ! Les animaux ! Ils sont<br />
pas rien qu’un chèque de paye, eux autres !<br />
<strong>La</strong> liberté, tu y as jamais pensé, sans<br />
dessein ? T’es pas venu au monde pour<br />
vivre vissé sur une machine à coudre dix<br />
heures par jour ! Ah, j’en ai connues des<br />
- 125 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
filles qui voulaient se sortir de la prostitution<br />
! Elles travaillent caissières, serveuses,<br />
vendeuses d’élastiques chez Zeller’s !<br />
Elles gagnent rien pendant que les gros<br />
s’engraissent sur leur dos ! Chaque jour,<br />
elles recommencent, métro, routine, mêmes<br />
gestes, mêmes faces d’imbéciles heureux<br />
alentour ! Intriguent, potinent ! Jalousent,<br />
conspirent ! Suivent la mode, s’habillent !<br />
Font ce qu’on leur dit ! Monde d’insignifiants<br />
! Bornés ! Milliards de cons qui nous<br />
font la morale ! Qui nous crèvent le cœur<br />
parce qu’on est différents ! Ben qu’y broutent,<br />
les moutons ! J’ai une conception de<br />
l’existence, moi ! J’attends pas qu’on s’en<br />
occupe à ma place à la télévision ! J’ai pas<br />
besoin de patron ! Politiciens ! Gourous !<br />
Polices ! Je veux être une reine, parce qu’y<br />
a pas d’autre façon de vivre ! J’attendrai<br />
pas qu’ils viennent me couronner ! T’as ce<br />
que tu prends, dans la vie ! Je veux les<br />
beaux gosses ! Plages ! Champagne ! Bagnoles<br />
! Paris, New York ! Dolce vita !<br />
Serviteurs, boniches ! J’ai pas honte, je<br />
veux tout ! Le monde me doit ce que j’ai<br />
besoin, hostie de câlisse !<br />
Oy ! Elle nous exprimait sa pensée, la<br />
nymphe ! On avait pas besoin de l’université<br />
pour décoder !<br />
– L’orgie perpétuelle, ça c’est la vie ! elle<br />
continuait. Stupre et farine ! Le labeur aux<br />
stupides ! Qu’ils arrêtent pas de nous<br />
fabriquer des bouteilles, qu’on puisse continuer<br />
à boire, nous autres ! Si j’avais de<br />
l’argent, je m’achèterais des esclaves !<br />
Comme tout le monde, si tout le monde<br />
osait se l’avouer ! Mais ils en ont pas assez<br />
- 126 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
dans le ventre ! Lilliputiens ! Gagnent le<br />
million à la loterie, continuent à travailler à<br />
la buanderie ! Trop chieux pour jouir ! Moi<br />
j’ai l’étoffe royale ! Je vas le faire mon<br />
chemin, tu peux pas savoir comment ! Le<br />
bordel à Dixie a été la chance de ma vie !<br />
Quand tu travailles sur l’oreiller, tu l’apprends<br />
vite ta leçon ! L’humanité en<br />
caleçon, c’est l’enseignement accéléré, tu<br />
peux pas te douter ! Potentats, richards,<br />
juges, industriels, pareils, tous ! Tout du<br />
toutou docile après la fornication ! Rien<br />
porté sur les confidences compromettantes<br />
comme le mâle qui vient d’éjaculer ! Je t’en<br />
ai de ces listes de pauvres époux pleins aux<br />
as ! Je pourrais faire chanter toute la<br />
chorale que je saurais plus où fourrer mon<br />
fric tellement il en pleuvrait ! Un jour je vas<br />
revenir au Canada, par exemple ! Ça va<br />
saigner ! Ils vont me licher les bottes, les<br />
poux, quand j’ouvrirai ma propre maison !<br />
Y aura pas un bordel plus huppé dans les<br />
quatre continents ! En attendant, tu<br />
t’imagines que je vas aller ramasser du<br />
coton en Floride ? Y va me pousser une<br />
grappe de couilles entre les pattes avant<br />
que quelqu’un me fasse travailler ! J’ai<br />
assez fait ma part avec mon père et mon<br />
maq iranien et « madame » Angora ! Dès<br />
qu’on est arrivés, je me l’achète, mon<br />
congélateur à azote liquide ! Rien va m’arrêter<br />
! Surtout pas un restant de fond de<br />
microcéphale dans ton genre !<br />
Elle était pas assise sur sa langue, notre<br />
sylphide ! Les femmes qui ont du nerf m’ont<br />
toujours plu, et j’avoue que celle-là se<br />
mettait à prendre un certain relief qui la<br />
- 127 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
déparait pas du tout ! Les rougeurs lui<br />
avaient enflammé les joues à force d’irrépressible<br />
éloquence ! Plus elle s’abaissait<br />
dans la fange de ses opinions et plus en un<br />
sens elle gagnait en beauté ! J’avais connu<br />
rien qu’Ornella, moi, jusque-là ! L’intellectuelle<br />
raffinée doigt en l’air ! Une vraie<br />
dame, portée sur l’ail et la sauce tomate,<br />
lectrice assidue de Cervantes et d’Hermann<br />
Broch, fameuse baiseuse, vicieuse, certes,<br />
mais pas moins civilisée pour autant ! Liette<br />
se chauffait d’un autre bois, elle ! Plutôt<br />
chienne enragée, prête à te déchiqueter<br />
l’univers en mille si il s’avisait de lui<br />
résister ! Elle avait de l’appétit ! Et du<br />
piment, pas à dire, pour seize ans et demi !<br />
Dans la tête de Réal, les phénomènes<br />
extérieurs déclenchaient rarement des réactions<br />
rapides. Je l’observais du coin de<br />
l’œil… Il commençait à peine à agencer les<br />
morceaux du tas de crotte que Liette venait<br />
de lui jeter au visage. Personne avait intérêt<br />
à ce que le processus s’accélère ! Pour faire<br />
diversion, je lance à la fille :<br />
– Où tu vas les prendre, les cinq mille<br />
dollars pour t’acheter ton congélateur ?<br />
– Ben…<br />
Les yeux lui papillotent nerveusement,<br />
son regard se détourne, se fixe sur le morne<br />
paysage d’arbres nus fouettés par la<br />
poudrerie…<br />
– Ben…<br />
– Ben quoi ? je m’impatiente. Cinq mille,<br />
c’est un montant !<br />
– Ben, je les ai…, elle dit avec une petite<br />
voix pas très assurée.<br />
- 128 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
Elle se remet à sucer le goulot de sa<br />
bouteille, croque deux trois pilules, renifle,<br />
tortille…<br />
– Qu’est-ce que t’as ? je lui demande.<br />
T’es gênée d’avoir fait des économies avec ta<br />
raie ?<br />
– Non, je suis pas gênée…<br />
– C’est pas tes économies, peut-être ? !<br />
– Ben…<br />
Elle se racle la gorge, allume une<br />
cigarette, tortille encore un coup…<br />
– J’ai fait Dixie Angora avant de partir…,<br />
elle se décide.<br />
– Tu l’as « faite » ? Qu’est-ce que ça veut<br />
dire, ça, tu l’as « faite » ?<br />
– Elle m’a assez exploitée au trognon<br />
pendant des années ! elle explose. J’y ai<br />
rapporté des millions au moins ! Elle a tout<br />
gardé pour elle ! Tu lui as pas vu la cabane,<br />
non ? Comment tu penses qu’elle a payé<br />
son hypothèque et ses meubles, la putain ?<br />
– Précise !<br />
– Précise ? Je suis partie avec douze mille,<br />
si tu veux le savoir !<br />
– Quoi ? ! ?<br />
– <strong>La</strong> recette de la semaine ! Elle fait un<br />
demi-million par an, ça te dérange pas ?<br />
Douze mille de plus ou de moins, elle s’en<br />
fout ! Pour moi c’est mon seul avenir ! <strong>La</strong><br />
survie !<br />
Réal se passe une main sur le front,<br />
secoue la tête, abattu de désespoir ! Pour<br />
ma pauvre part, je me contente de fermer<br />
les yeux, d’essayer que la réalité existe plus,<br />
rien qu’une brève seconde !<br />
– Qu’est-ce que vous avez ? Liette s’offusque.<br />
J’ai volé une voleuse ! Qu’est-ce que ça<br />
- 129 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
peut faire ? Vous en avez, vous autres, de<br />
l’argent pour le voyage ?<br />
Non, j’avais pas un rond ! J’y avais pas<br />
pensé aux ronds ! Autres chats à fouetter !<br />
Et Réal ? Je l’interroge, bong ! un coup de<br />
coude !<br />
– J’ai mes cartes de crédit…, il dit. Je<br />
sais pas si elles sont encore valides, par<br />
exemple…<br />
Je referme les yeux ! Christ ! Au moindre<br />
pas qu’on faisait, on s’enfonçait un peu<br />
plus dans l’infini de la merde !<br />
– Écoute ! je dis à Liette avec le plus<br />
grand calme dont j’étais capable. Écoutemoi<br />
bien ! Qu’est-ce que Dixie Angora va<br />
faire, d’après toi, quand elle s’apercevra que<br />
le pot à biscuits est vide ?<br />
– Quel pot à… ?<br />
– Non, réponds pas tout de suite ! Essaye<br />
de réfléchir ! Juste un instant ! Juste une<br />
fraction de milliardième de seconde ! Il lui<br />
manque douze mille dollars ! Toi, t’as<br />
disparu ! Alors ? Elle déduit ! « Liette s’est<br />
sauvée avec mon fric ! » Élémentaire ! Limpide<br />
! Et d’un ! Deux : nous autres on<br />
cherchait le Turc ! C’est toi qui nous as<br />
donné le champagne truqué plein d’hallucinogène<br />
pour lui permettre de filer ! Dixie<br />
se dira que tu connaissais le Turc, que tu<br />
savais qu’il devait partir pour Daytona ! T’es<br />
plus là, on est plus là non plus ! Qu’est-ce<br />
qu’elle déduit ? Penses-y bien ! Qu’est-ce<br />
qu’elle déduit ?<br />
– Elle déduit rien !<br />
– Elle déduit qu’on est partis ensemble,<br />
linotte ! j’hurle à pleine gueule. À Daytona !<br />
Toi avec le fric, nous autres chercher le<br />
- 130 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
Turc ! On est complices à l’os ! Même un<br />
aveugle y verrait clair à quatre heures du<br />
matin au fond d’une mine abandonnée !<br />
– Elle devinera jamais, voyons !<br />
– Elle va envoyer son armée nous régler<br />
notre compte en Floride ! Elle va prévenir le<br />
Turc ! On le retrouvera jamais ! Tout va<br />
foirer absolument ! Par ta faute, pauvre<br />
conne sans cervelle ! !<br />
Un poisseux silence s’installe dans<br />
l’auto… J’éberluais parfaitement à me<br />
représenter le cauchemar ! J’osais même<br />
plus respirer de peur qu’un autre malheur<br />
nous tombe dessus, venu de je sais pas<br />
quel infernal karma !<br />
– Je sais ce qu’on va faire ! dit Liette<br />
soudain. On a rien qu’à aller à Miami au<br />
lieu de Daytona, mettons ! On aura plus de<br />
problèmes !<br />
Shit ! Même sur la planète Trident, il<br />
nous en resterait tout un colossal sur les<br />
bras ! À moins qu’on aurait pu éjecter le<br />
siège arrière du carrosse !…<br />
*<br />
Je me demandais… Si Liette s’était<br />
sauvée avec les douze mille dollars volés à<br />
la pute Angora, qu’est-ce qu’elle foutait avec<br />
nous autres ? Pourquoi elle s’était pas<br />
enfuie toute seule ? Pourquoi elle avait pas<br />
pris l’avion, elle ? Bizarre idée de s’embarrasser<br />
de nous deux… Elle avait peur des<br />
sbires que Dixie finirait bien par lâcher à<br />
ses trousses ? Probable… Elle savait qu’elle<br />
avait besoin de protection… Charmant !<br />
Réal et moi, on devenait par le fait des<br />
- 131 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
complices flagrants, même à corps défendant<br />
! Les tueurs à l’Angora feraient aucune<br />
différence entre elle et nous, si jamais ils<br />
nous retrouvaient !<br />
Il y a des joies, dans l’existence, on peut<br />
pas imaginer…<br />
Enfin, on pouvait pas reculer,<br />
rebrousser ! <strong>La</strong> vie nous arrive toujours<br />
sans qu’on ait rien demandé ! Tout le<br />
monde guignol, pantin du zodiaque,<br />
nageant dans le perlimpinpin cosmique !<br />
Pas grand-chose à redire ! Ruer dans le<br />
décor, foncer pareil ! Advienne qu’adviendra<br />
!<br />
Pendant qu’on devisait, on avait traversé<br />
un long pont étroit et on avait passé la<br />
douane (curieux mot, dou-a-ne…) sans<br />
anicroche. On était dans les États-Unis<br />
finalement ! L’Amérique ! L’état de New<br />
York ! Malgré tout, on progressait ! Fallait<br />
pas désespérer ! On continue à rouler une<br />
heure, deux heures… J’en bavais à force de<br />
guetter l’apparition des prodiges du plus<br />
formidable pays de l’Univers ! Mais mais<br />
mais ! There was nothing there ! Une<br />
autoroute, de la neige poudroyant, des<br />
arbres frileux enveloppés de vent… Rien<br />
d’autre ! Comme chez nous, en somme ! Où<br />
ils se terraient, les deux cent soixante<br />
millions d’Américains ? Où elles étaient<br />
passées, les faramineuses cités ? <strong>La</strong> cyclopéenne<br />
puissance Ford-IBM ! Les flocons<br />
déboulaient de plus en plus épais, la<br />
bagnole avançait plutôt tortue… Réal<br />
Giguère retombé dans le mutisme, Liette<br />
maintenant suprêmement discrète… Elle<br />
osait plus rien dire, la gaffeuse ! Elle préfé-<br />
- 132 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
rait s’enfoncer dans les vaps en égoïste et<br />
qu’on lui foute la paix !<br />
– Parle-moi du Turc ! je l’apostrophe.<br />
– C’tu veux savoir ? elle gargouille, la<br />
bouche remplie de pilules.<br />
– Qui c’est, ce gars-là ? Qu’est-ce qu’il<br />
fait dans la vie ? Dixie Angora nous a dit<br />
qu’il est ambassadeur de son pays ?<br />
– Oui…, murmure Réal. Et moi je suis le<br />
Canadien de Montréal…<br />
– Bah, dit Liette, je sais pas trop…<br />
Toutes les filles disaient qu’il était dans les<br />
affaires. Mais tous les bandits prétendent la<br />
même chose !<br />
– Il est parti avec des filles ?<br />
– Y en avait toujours des masses avec<br />
lui ! Des harems interminables ! Quelqu’un<br />
m’a dit une fois qu’il était propriétaire d’une<br />
douzaine de clubs de danseuses nues ! Une<br />
autre fille m’a dit que le Turc est le plus<br />
grand maquereau de tout l’Est du Canada !<br />
Personne le sait, au fond ! Y en a même qui<br />
sont convaincus qu’il est le chef des<br />
motards Les Copains !<br />
– Les Copains ? dit Réal. Y a pas pire<br />
horde barbare de coupeurs de têtes trafiquants<br />
de stupéfiants mercenaires illégaux<br />
bolcheviques… C’est ces vautours-là qui<br />
m’ont dynamité le soir que je me rendais au<br />
motel avec ma fiancée… Comparés aux<br />
Copains, les Hell’s Angels ont l’air d’une<br />
bande de Bérets Blancs…<br />
– Tu peux le dire, Chose ! Liette intervient.<br />
J’ai sorti avec un de ces gars-là<br />
quand j’étais jeune ! Je te raconterai pas les<br />
épreuves qu’y faut passer par pour être<br />
admis dans leur gang ! Comme aller à la<br />
- 133 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
Place des Arts huer à tue-tête en plein<br />
opéra ! Ou ramener les deux yeux d’un<br />
Road Shit dans un bocal de vinaigre !<br />
– Oui…, dit Réal. Les Road Shit sont les<br />
éternels rivals sanguinaires des Copains<br />
dans le commerce de la drogue… Une<br />
affaire de cinq milliards par an au Canada…<br />
– Terre de nos aïeux ! je dis.<br />
– Oui… Tu peux t’imaginer les hécatombes,<br />
la boucherie préhistorique, l’hallali à<br />
plus finir… Les cimetières débordent…<br />
L’industrie du ciment fait fortune… Mais je<br />
pense pas que le Turc soit le Grand Fanal,<br />
en fin de compte…<br />
– Le Grand Fanal ?<br />
– Le chef suprême des Copains ! lance<br />
Liette.<br />
– Les Copains aiment pas les races mélangées…,<br />
reprend Réal. Les races bizarres,<br />
exotiques, les approximatives un peu douteuses,<br />
comme les Turcs, justement… Ils<br />
laisseraient jamais quelqu’un d’autre qu’un<br />
Blanc francophone, catholique si possible,<br />
devenir leur chef… D’ailleurs, ils veulent<br />
exterminer tout le monde qui sont pas<br />
blancs… <strong>La</strong> police a des preuves à la tonne<br />
qu’ils sont tous des disciples acharnés de<br />
Darwin et de Vacher de <strong>La</strong>pouge…<br />
– Ta sœur t’a jamais parlé des activités<br />
du Turc ? je lui demande.<br />
– Non, jamais…<br />
Je mijote ces informations-là deux trois<br />
minutes… Si je comprenais bien, personne<br />
savait rien !<br />
– Pourquoi le Turc se rend à Daytona ?<br />
j’interroge Liette.<br />
- 134 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
<strong>La</strong> bouteille de vodka vissée aux babines,<br />
elle hausse les épaules…<br />
– Tu m’as dit que t’avais des renseignements<br />
! je me fâche.<br />
– Je te dirai ce que je sais quand on sera<br />
en Floride, pas avant ! elle rétorque. Je suis<br />
pas folle, man ! Tu penses que je devine pas<br />
ce que t’as dans la tête ? Si je parle tout de<br />
suite, vous me balancez sur le bord de la<br />
route, je m’en doute un peu !<br />
Elle avait pas tort de se méfier ! Surtout<br />
que Réal Giguère semblait avoir fortement<br />
et peut-être même définitivement déchanté<br />
de la rédempter ! En tout cas, l’atmosphère<br />
était pas sur le point de virer à la célébration<br />
débridée des nouvelles amitiés ! Valait<br />
mieux qu’on se la ferme avant qu’une<br />
furieuse explosion d’adrénaline nous<br />
pousse à l’étripade en règle !<br />
On se renfonce donc, chacun pour soi,<br />
chacun dans son coin et dans ses pensées…<br />
Il y avait pas de quoi s’exciter sur le<br />
paysage américain… Le voyage s’annonçait<br />
pour ainsi dire drôlement monotone !<br />
L’autoroute, la forêt, la neige qui s’acharnait<br />
à ralentir le bolide… On était encore<br />
loin de l’océan, des palmiers, du Sud<br />
profond ! <strong>La</strong> fatigue commençait à me faire<br />
tourner le carrousel aussi… Je ferme les<br />
yeux, je me rencogne un peu plus<br />
confortablement… Réal avait mis la radio,<br />
une musique d’ascenseur, rala, lalaire…<br />
Ornella… Ornella… Les vannes de ma<br />
mémoire s’ouvraient doucement… Curieux,<br />
la mémoire ! Parfois tyrannise, inonde,<br />
déborde ! Pas contrôlable ! D’autres fois elle<br />
se fait rare, offusque à rien, se refuse<br />
- 135 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
comme vierge offensée ! Là, des rigoles de<br />
souvenirs se mettaient à me couler dans la<br />
tomate… Ornella… Un après-midi de janvier<br />
qu’on forniquait maladivement, on<br />
s’était jetés en transe dans le sapin de Noël,<br />
on t’avait foutu le feu presque au mobilier<br />
de son salon, quand les fils arrachés<br />
s’étaient mis à faire péter les petites lumières<br />
électriques accrochées aux branches de<br />
l’arbre ! Ptif ! Paf ! Les flammèches ! Le<br />
court-circuit ! Le feu d’artifice orgastique !<br />
Après l’acte, il avait fallu qu’Ornella<br />
m’extraye du tronc et du cul des pleines<br />
poignées d’aiguilles ! Elle s’en était fendue<br />
la gueule à ma barbe et à mon nez ! Alors je<br />
lui avais interdit, moi, formellement, de rire<br />
des folies que les transports libidineux nous<br />
font commettre ! Elle m’avait donné raison<br />
à la fin, quand je lui avais expliqué que la<br />
sexualité est une activité tellement bizarre<br />
et compliquée qu’il faut l’étudier à l’université<br />
si on veut la comprendre vraiment !<br />
<strong>La</strong> sexologie existe pas pour les pingouins,<br />
n’est-ce pas ! C’est à ce moment-là<br />
qu’Ornella m’avait confié tout uniment<br />
qu’elle subissait de son côté des fantasmes<br />
acharnés, des pas avouables, sordides,<br />
crapuleux, depuis des années… Elle m’avait<br />
dit par exemple qu’elle rêvait en secret de<br />
faire du strip-tease devant des racailles<br />
d’hommes soûls, dans des établissements<br />
érotiques mal famés de bas étage… Quelle<br />
révélation ! Elle m’apprenait rien du tout, la<br />
dévergondée ! Je m’en étais toujours douté<br />
qu’elle me cachait des saloperies semblales<br />
! Elle aimait trop le théâtre ! Il le faut,<br />
quand on se donne en spectacle tous les<br />
- 136 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
jours devant des centaines d’étudiants<br />
ravagés par les affres de la puberté ! Je<br />
l’avais toujours vue exhibitionniste émousillée<br />
par tous ces regards qui devaient lui<br />
faire battre le vagin comme un mollusque<br />
affamé ! Phénomène qui m’avait toujours<br />
ulcéré au dernier degré ! Malgré mes<br />
intuitions, cependant, j’avais toujours refusé<br />
d’admettre cette facette de sa personnalité…<br />
Pure jalousie – oh, quand tu nous<br />
tiens !… Aussi cet après-midi-là, quand elle<br />
m’a raconté son honteux fantasme, mon<br />
cerveau a enregistré la chose, mais ma<br />
mémoire l’a classée pas présentable à<br />
perpétuité ! À présent qu’on roulait sur<br />
l’autoroute new-yorkaise, le souvenir me<br />
revenait dans toute sa hideur ! Pourquoi ?<br />
Parce que Liette avait évoqué les rumeurs<br />
voulant que l’Abominable soit propriétaire<br />
d’une douzaine de temples d’Éros peuplés<br />
de danseuses nues ? Mais oui ! Ornella<br />
avait très bien pu céder ignominieusement<br />
à son fantasme pervers, s’enfuir avec le<br />
Turc se livrer à la plus dégueulasse<br />
pornographie ! Pas un être au monde peut<br />
réprimer éternellement ses tendances<br />
profondes, Freud l’a écrit noir sur blanc en<br />
trente-deux langues ! Ah, ça se pouvait très<br />
bien ! On vit avec des monstres effroyables,<br />
on s’en rend pas compte ! On soupçonne<br />
jamais assez les abysses d’horreurs intimes<br />
que les autres nous cachent derrière leurs<br />
yeux de velours, leurs sourires mielleux,<br />
leurs bonnes manières hypocrites ! Qu’estce<br />
qu’on perçoit de l’humain ? Une<br />
rassurante enveloppe de chair parfois jolie,<br />
moche la plupart, faite pour tromper, en<br />
- 137 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
tout cas ! En réalité, on voit pas la réalité !<br />
Viscères ! Glandes ! Organes ! Boyaux !<br />
Bile ! Humeurs ! Sécrétions ! Voilà ce qui<br />
gouverne l’être ! Les maniaques dépressifs<br />
prennent pas du lithium par pure coquetterie<br />
! On ignore encore l’a-b-c des milliards<br />
de subtilités chimiques qui font les fous, les<br />
assassins, les homosexuels et les profs de<br />
lettres exhibitionnistes ! Les hormones,<br />
c’est la clé de toutes les personnalités !<br />
Plus j’y pensais et plus Ornella me<br />
dégoûtait, au fond ! Tabarnak, personne me<br />
fera croire qu’elle s’était acoquinée avec le<br />
Turc mongol pour ses beaux yeux ! Ça lui<br />
suffisait donc pas de parader dépoitraillée<br />
devant tous les étudiants du collège ? Il lui<br />
fallait des fantasmes malpropres pardessus<br />
le marché ! Il lui fallait du Turc<br />
pornocrate ! Ornella mon Amour… Amour<br />
mon cul ! Amour avec un grand cul ! Bêtise<br />
du Christ ! Attrape, nigaud ! L’amour rime<br />
avec toujours parce qu’il est toujours plein<br />
de mauvais tours, oui ! Nous, les<br />
tremblants butors, tous autant qu’on est,<br />
treize à la douzaine, on se bouche les yeux<br />
pour pas voir l’Amour tel qu’il est, parce<br />
qu’on craint la solitude cent fois pire que la<br />
« menace nucléaire » ! Strip-teaseuse…<br />
Strip-teaseuse… Shit ! J’allais lui en faire,<br />
moi, du déshabillage en public, une fois que<br />
je te l’aurais retrouvée, l’amourée !<br />
Entre-temps, Réal Giguère était en train<br />
de s’appliquer à nous jeter dans le décor,<br />
lui ! <strong>La</strong> bagnole avait dérapé ! Sur la glace !<br />
Valsé dans les flocons ! On avait évité la<br />
catastrophe un poil à peine !<br />
- 138 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
– J’en peux plus…, il dit en arrêtant<br />
l’engin sur le côté de la route. Je dors<br />
debout, je vois plus clair…<br />
– Où on est ? je demande.<br />
– <strong>La</strong> Pennsylvanie…<br />
Je constate de vizou… D’innombrables<br />
montagnes au dos rond, partout alentour…<br />
Un sauvage paysage ! Toujours ni ville ni<br />
village en vue, pas plus que d’Américains ni<br />
de rien du tout… Toujours la neige<br />
poudroyant, moins épaisse, maintenant,<br />
mais tenace comme une crasse… L’obscurité<br />
descendait déjà sur toute cette chierie<br />
avec un air triste… J’avais somnolé<br />
passablement longtemps sans m’en rendre<br />
compte, perdu que j’étais dans mes<br />
réflexions ! Je jette un coup d’œil sur la<br />
carte… On roulait depuis le petit matin et<br />
pourtant, avec cette calamité de neige, on<br />
avait même pas franchi la moitié de la<br />
distance encore !<br />
– On va quand même pas s’arrêter ! je<br />
dis.<br />
– C’est déjà fait…, Réal rétorque tristement.<br />
– Pas question ! On est au milieu de<br />
rien !<br />
– Je vas conduire ! dit Liette. Dormez,<br />
reposez-vous, vous autres ! Moi je suis en<br />
pleine forme !<br />
Il y avait pas des masses de solutions si<br />
on voulait finir par arriver avant le jour du<br />
Jugement dernier. Et puis Liette délirait<br />
pas, Réal et moi on avait sérieusement besoin<br />
de sommeil ! Fallait songer à refaire<br />
nos forces dans l’éventualité qu’on<br />
- 139 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
affronterait le Monstre à Daytona ! Sans<br />
parler des Sarrasins à l’Angora !<br />
– OK ! je dis. Tiens, prends la carte ! On<br />
est sur la 81. T’as rien qu’à continuer à<br />
rouler tout droit ! Va falloir qu’on se dirige<br />
vers l’est prendre la 95, quelque part en<br />
Virginie, je pense. On regardera ça plus<br />
tard ! Réveille-nous quand on sera rendus<br />
dans ce coin-là !<br />
– En Virginie ?<br />
– Mettons !<br />
Réal s’installe sur la banquette arrière…<br />
Trois secondes plus tard, un de ces<br />
ronflements de pachyderme nous déferle<br />
dans le tympan ! Sacrament ! Une de ces<br />
puissantes aspirations ! Il t’avait l’appareil<br />
redoutable à faire le vacuum le temps de le<br />
dire ! À ce rythme-là, l’oxygène dans la bagnole<br />
durerait pas longtemps !<br />
Liette se cale derrière le volant… Elle me<br />
regarde en tendant vers moi sa bouche<br />
lippue… <strong>La</strong> jolie fleur humide, maléfique…<br />
– J’adore conduire ! C’est tellement physique<br />
! elle jubile, toute pétillante.<br />
– T’as ça dans le sang, hein ?<br />
– Quoi ? Qu’est-ce que j’ai dans le sang ?<br />
– Fatigue-toi pas ! T’es sûre que t’es en<br />
état de conduire ?<br />
– Je boirai pas, je te le jure ! elle minaude.<br />
J’ai laissé la bouteille derrière !<br />
Le bas instinct primitif commençait à me<br />
démanger… Te coller la délurée, te la tasser<br />
dans la pénombre… Lui croquer ses grosses<br />
babines enflées… T’y tâtonner en passant<br />
les damnées chairs rebondies… Qu’est-ce<br />
que la bouche d’une femme si différente<br />
d’Ornella pouvait bien goûter ?<br />
- 140 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
– Fais de beaux rêves ! Rêve à moi ! elle<br />
susurre.<br />
<strong>La</strong> démone ! Elle lisait dans mes<br />
pensées !<br />
– Pas question, poupée ! je lui réplique.<br />
J’ai besoin de repos pour de vrai !…<br />
*<br />
J’avais dormi tombé dans une de ces<br />
catalepsies totale que même la mort m’aurait<br />
pas réveillé… Idéale et simplissime<br />
promenade au doux pays du néant ! Quel<br />
majuscule bien-être ! Puis le froid m’avait<br />
ramené à la triste réalité des phénomènes<br />
extérieurs… En cherchant à tirer je sais pas<br />
quelle couverture imaginaire sur ma<br />
carcasse grelottante, j’avais glissé de mon<br />
siège, j’étais tombé sur le côté, tif ! la gueule<br />
dans le manche de la boîte à vitesses !<br />
J’essaie de me replacer les idées, de<br />
réadapter à l’humaine condition chargée<br />
d’inquiétudes, sensations, pensées… Je<br />
reprends malhabile le fil de moi-même… Un<br />
air frisquet me chatouillait les os… D’où il<br />
venait, ce vent mauvais ?<br />
Tiens, tiens… <strong>La</strong> portière du côté du<br />
chauffeur était grande ouverte…<br />
Grande ouverte ?<br />
Oui !<br />
Et le chauffeur ? Liette ?<br />
L’auto était bel et bien arrêtée ! Liette ?<br />
Pas là ! Absente ! Disparue !<br />
Je jette un œil sur le siège arrière… Réal<br />
Giguère dormait comme un pape, enroulé<br />
autour de lui-même, sa casquette de flic<br />
écrasée sous sa tête en guise d’oreiller… Un<br />
- 141 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
rictus énigmatique flottait sur sa grosse<br />
face butée, le lichen de sa barbe gagnait de<br />
plus en plus de terrain sur ses joues et son<br />
menton… Le bienheureux ! Je serais bien<br />
allé le rejoindre ! Au creux du ventre<br />
douillet du Cheval des Songes ! Hélas ! Avec<br />
ce froid-là, me rendormir était un rêve !<br />
Combien de temps j’avais dormi ? Quelle<br />
heure il était ? J’avais pas de montre, j’en ai<br />
jamais eu… Savoir qu’on va mourir tôt ou<br />
tard est déjà assez humiliant ! Masochisme<br />
à l’os, s’embarrasser en plus d’un outil qui<br />
vous rappelle mille fois par jour que la vie<br />
fout le camp à toute allure ! Le temps, c’est<br />
l’étoile jaune cousue sur la chair de toute la<br />
juiverie humaine ! Voilà ce que je pense, si<br />
on veut le savoir ! Nous tous, marqués,<br />
parqués dans le ghetto de l’entre-deux<br />
Rien-du-Tout, en attendant la Solution<br />
finale… Enfin… Chacun ses obsessions,<br />
phobies… Moi c’est le Thanatos, j’y peux<br />
rien…<br />
Parlant de la mort, je me doutais pas<br />
qu’elle rôdait, la hyène charognarde, cette<br />
nuit-là, qu’elle était même tapie, là, quelque<br />
part, dans les fourrés enneigés, qu’elle allait<br />
nous bondir à la gorge avant que le jour se<br />
ramène… Mais j’anticipe ! À mon âge, j’ai<br />
parfois des impatiences, oh ! bien normales,<br />
bien compréhensibles !…<br />
Chose certaine, une certaine impression<br />
me portait à croire que la nuit était déjà<br />
plutôt avancée. Pourtant, une étrange<br />
phosphorescence émanait du ciel. Une<br />
phosphorescence circulaire… Curieux phénomène,<br />
jamais observé auparavant… En y<br />
regardant deux fois, je m’aperçois qu’on<br />
- 142 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
s’était arrêtés presque au milieu d’un très<br />
vaste plateau. Non, non ! Pas un plateau !<br />
En fait, la surface plane sur laquelle on se<br />
trouvait était encaissée dans un anneau de<br />
grandes montagnes noires tout bord tout<br />
côté. On aurait dit le fond d’un gigantesque<br />
cratère ! À la lumière de la bizarre lueur<br />
flottant au ciel, il était possible de voir à des<br />
kilomètres à la ronde ! De ces immenses<br />
étendues pavées de neige, qui ondulaient<br />
doucement, un rien, jusqu’au pied du cercle<br />
ténébreux du cratère, là-bas, loin, loin ! À<br />
peine çà et là se dressaient des frêles<br />
touffes d’arbres nus. Ombres chinoises,<br />
farfadets statufiés ! Lunaire, le paysage !<br />
Une autre planète, comme ! Et cette drôle<br />
de lumière qui avait l’air de monter du<br />
sommet des monts, ou de venir de derrière<br />
l’anneau colossal… Dans les villes, il est<br />
inutile de chercher un centre, le centre<br />
existe pas. Il est partout. Partout des gens,<br />
des véhicules, des tours jaillies de terre !<br />
Autant de centres jamais fixes, l’espace est<br />
rien que du mouvement, des mille<br />
dimensions interpénétrées, incohérentes,<br />
excentriques ! En ville, on a jamais la<br />
sensation d’être au milieu de quelque part,<br />
en plein milieu, la sensation d’être soimême<br />
le milieu de l’espace, du monde. Mais<br />
là, dans ce cratère phosphorescent… Dans<br />
cette démesure du vide… Là, le milieu du<br />
monde, le centre de Tout, c’était l’auto de<br />
Réal Giguère avec nous autres dedans,<br />
comme embarqués sur un dérisoire radeau<br />
dérivant en mer ! L’échelle humaine était<br />
plus rien qu’un pauvre handicap de l’esprit<br />
affronté aux titanesques dimensions ! On<br />
- 143 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
était vétilles dans notre fragilité d’insignifiants<br />
poux ! L’horizon avait plus quatre<br />
coins, il était rond, parfaitement rond, audessus<br />
de nous autres, partout où se<br />
dirigeait le regard l’horizon était rond et<br />
lisse, sans commencement, sans fin ! On<br />
était au fond d’un trou, en plein milieu,<br />
exactement et précisément au centre<br />
mathématique du plus petit des bouts de<br />
l’entonnoir Univers ! De partout à la fois,<br />
l’espace qui pesait sur la bagnole vous<br />
donnait la sensation qu’il allait vous broyer,<br />
et pourtant il vous imprimait en même<br />
temps une de ces irrépressibles impulsions<br />
à vous échapper de vous-même, à vous<br />
agrandir, vous agrandir ! Paysage ensorcelant,<br />
prodigieux décor mystique vous<br />
appelant à projeter la grandeur intime de<br />
votre être, peu importe de quoi elle était<br />
faite ! <strong>La</strong> vôtre, simplement ! Et que ça<br />
jaillisse, et que ça transcende ! Yha-hou !<br />
Je résiste pas, je m’éjecte hors le bolide !<br />
Je dégringole ! Fasciné ! Surexcité ! Hypnotisé<br />
par une pleine lune invisible, qui faisait<br />
monter en moi une incontrôlable marée !<br />
Cette luisance irréelle qui émanait de l’anneau<br />
magique des montagnes… Soudain,<br />
j’aperçois la Liette plus bas sur la route !<br />
En tee-shirt ! Dans la nuit glacée ! Les<br />
cheveux fous, électrisée ! Possédée ! Ah, la<br />
bizarre énergie circulait aux quatre vents,<br />
pas d’erreur ! Mégawatts ! On était peutêtre<br />
dans un des centres magnétiques du<br />
globe ? Un lieu semblable au fameux<br />
Triangle des Bermudes ? L’Anneau de la<br />
Pennsylvanie, peut-être ! <strong>La</strong> Pennsylvanie…<br />
Tabarnak ! J’avais plus la moindre idée où<br />
- 144 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
on était, en réalité ! Monts Pocono, Alaska,<br />
Mer de la Tranquillité ? L’auto semblait<br />
avoir été stoppée net par une force<br />
cosmique, au beau milieu d’un chemin<br />
enneigé à peine assez large pour un seul<br />
véhicule ! À gauche, à droite, devant,<br />
derrière, ici, là, de près ou de loin, on<br />
percevait pas le plus infime indice d’une<br />
quelconque trace de civilisation ! Qu’est-ce<br />
qu’on foutait là, au-delà du réel ? Qu’est-ce<br />
qui s’était passé ? Liette avait sûrement<br />
perdu la carte, c’était le cas de le dire !<br />
Droguée ! Furibonde ! Pilules, vodka ! Les<br />
neurones avaient dû finir par lui fondre à<br />
force de satanique cocktail molotov ! Tout le<br />
circuit avait pété ! Grillé ! Kaput ! Bousillé !<br />
Elle en déhanchait un coup, en tout cas !<br />
Râlait bestiale, le crin épars ! Contorsionnait<br />
serpent, pirouettait dans l’air<br />
glacial ! <strong>La</strong> gueule béante, plaie vive, yeux<br />
hors ! Elle se grimpait dans elle-même<br />
comme jamais j’avais vu un acrobate ! <strong>La</strong><br />
transe à pas rire ! Le show vaudou ! Elle<br />
avait ravalé à l’état primitif insondable !<br />
J’osais pas intervenir ! Elle m’aurait taillé<br />
en pièces ! Elle s’en serait même pas rendu<br />
compte ! Surtout que la crise avait rien<br />
d’une célébration de la joie de vivre !<br />
J’aurais plutôt parié pour la samba des<br />
électrocutés ! L’empalement hypnotique par<br />
les forces fluides ! L’hémorroïde mystique,<br />
comme !<br />
– Liette ! Liette ! ! je lui crie sans m’approcher.<br />
Elle m’entendait pas ! Elle touchait plus<br />
à terre ! Je lui lance deux trois boules de<br />
neige ! Eh ! Eh ! Peine perdue ! Elle était<br />
- 145 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
plus là ! Elle était Ailleurs ! Dans la bamboula<br />
! Bouffée par la vision intérieure<br />
démonique ! « Venez ! Venez ! », elle hurlait<br />
tordue vers le ciel ! À qui qu’elle s’adressait<br />
? À l’Univers ? Il faisait la sourde<br />
oreille ! Il l’ignorait ! Il s’en torchait l’Univers,<br />
des loufoqueries de la pâmée ! « Venez,<br />
venez ! », elle s’acharnait, elle ! Qu’est-ce<br />
qu’elle avait vu au firmament ? Un objet<br />
volant ? Elle chassait la soucoupe sidérale ?<br />
Franchement ! Belle excuse pour quitter<br />
l’autoroute et nous détourner du but !<br />
« Venez ! Venez ! »<br />
Elle renonçait pas, l’huberlue ! Le haut<br />
mal te la secouait sérieusement ! Shit ! <strong>La</strong><br />
chiasse commençait à me travailler ! Comment<br />
on maîtrise les fous ? Il m’aurait fallu<br />
un bâton ! Une camisole ! Une tasse de<br />
tisane ! Du tilleul, tiens !<br />
Ameuté par les hurlements de l’insensée,<br />
Réal Giguère s’était finalement réveillé… Il<br />
apparaît tout à coup, twing ! dressé dans la<br />
nuit phosphorescente ! Menaçant le monde<br />
entier ! Un de ces regards d’hagard inquiétant,<br />
retour d’outre-tombe ! Cheveux gras,<br />
barbe trois jours ! Face de bois ! Fripé !<br />
Ténébreux ! Il te fusille la Liette des yeux !<br />
Les mâchoires serrées tant qu’auraient pu<br />
casser ! Fouille le ciel l’œil mauvais !<br />
Constate, désapprouve ! Contrarié comme<br />
un mort dérangé en plein oubli !<br />
– Elle a gobé des pilules ! je gueule. <strong>La</strong>isse-la<br />
faire ! Elle va se calmer ! Va-t’en dans<br />
l’auto !<br />
Ses deux poings fermés lui pendaient<br />
jusqu’aux genoux presque ! Des boulets !<br />
Énormes ! Lentement, j’esquisse une tenta-<br />
- 146 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
tive d’amorce de prudent geste vers lui…<br />
Tif ! Il m’envoie rouler dans le décor ! Il<br />
m’avait pas touché ! À peine effleuré ! Une<br />
pichenotte !<br />
– Liette ! il aboie.<br />
– Fais rien, Réal ! je le supplie. <strong>La</strong>issela…<br />
– Liette ! ! !<br />
Toute la journée, elle l’avait fait grincer,<br />
l’animal ! Elle te lui avait ri au nez, l’avait<br />
provoqué impudente ! Le zébu t’avait comprimé<br />
tant qu’il avait pu, refoulé<br />
maximum ! Il en avait assez, il en pouvait<br />
plus ! Le désordre, les manifestations de<br />
liberté, les élans incongrus lui retroussaient<br />
les poils ! Il pouvait pas piffer les abandons,<br />
la spontanéité, les écarts ! Du « babouin »<br />
pour lui, ces polissonneries-là ! Sa terreur<br />
obsessionnelle ! Névrotique déprimé ou pas,<br />
il restait flic fondamentalement ! Christ ! Ça<br />
allait être le massacre ! Je pouvais pas<br />
supporter qu’il allait la dépecer vive sous<br />
mes yeux ! Je me cache la face au creux de<br />
mes mains, dans le banc de neige où il<br />
m’avait planté !<br />
Qu’est-ce qu’il attendait pour te<br />
l’empoigner par la peau du tronc, pour te la<br />
faire tournoyer en l’air au bout d’un bras ?<br />
Pourquoi elle criait pas à l’agonie effroyable,<br />
elle ?<br />
J’essaie un coup d’œil sur la scène du<br />
crime… Liette s’était retournée vers Réal,<br />
elle lui faisait face, tassée sur elle-même,<br />
toutes griffes dehors, les crocs luisants !<br />
Même si elle se trouvait à une vingtaine de<br />
pas de moi, je voyais bien ses yeux… Ils<br />
scintillaient, lumineux dans l’obscurité, ses<br />
- 147 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
yeux ! Ah ! <strong>La</strong> même brillance surnaturelle<br />
qui auréolait le satané saint paysage ! Elle<br />
l’avait capté, le mystérieux rayonnement !<br />
<strong>La</strong> magique réverbération ! Elle s’en avait<br />
chargé la batterie ! Elle dégageait solide ! <strong>La</strong><br />
bizarre énergie l’avait transmuée totem ! Un<br />
primitif phénomène sorcier ! Réal Giguère<br />
s’était arrêté devant elle, aussi ! Le nez<br />
cogné contre le bouclier d’effluves, ondes !<br />
L’espace avait courbé autour d’elle,<br />
l’assoiffé de sang pouvait plus avancer ! Pas<br />
femmelette le Réal, pourtant ! Sculpté en<br />
Minotaure ! Bâti tout en muscles bandés !<br />
<strong>La</strong> mythologique force incarnée ! Il lui<br />
manquait rien que les cornes et la queue !<br />
Et encore ! Liette si menue, elle, dans son<br />
tee-shirt rose ! Féminine, une soie ! Frêle !<br />
Un poil !<br />
Je sais pas pourquoi, j’avais peur pour<br />
Réal Giguère tout à coup ! Liette avait du<br />
tigre dans la posture, le visage… <strong>La</strong> redoutable<br />
assurance du fauve sorti de la nuit<br />
des temps ! <strong>La</strong> charge de l’autre évadé de la<br />
ganaderia mythologique l’avait ramenée sur<br />
terre le temps de le dire ! Elle l’avait<br />
compris le message, qu’il allait te l’éventrer<br />
proprement si elle se défendait pas ! Réal<br />
s’appartenait plus ! Il avait viré psychopathe<br />
furieux ! Fanatique preux affronté à<br />
la Nuit que la sorcière insolente brassait<br />
des bras ! Elle ameutant les hordes d’esprit<br />
malins ! Lui tendu à rompre dans sa<br />
répulsion pour le désordre, le mal, la<br />
merde !<br />
– Vade retro ! il lui dit sans rire.<br />
– Va chier mon gros ! elle lui crie du tac<br />
au tac.<br />
- 148 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
Avec une de ces lenteurs tragiques à la<br />
Sergio Leone, là dans le cratère irréel, il se<br />
met à tourner autour d’elle, le mufle<br />
frémissant, elle sifflant entre ses dents<br />
comme un chat sauvage, menaçante…<br />
– Qu’est-ce que tu faisais là ? il dit. Ta<br />
vie d’écœurante débauche a fini par te<br />
détraquer la bouilloire ? T’as sombré dans<br />
l’animal, hein, païenne ? Tu veux pas<br />
travailler, hein, putain ?<br />
– Toi et toutes tes polices…, elle lui répond.<br />
Toi et tes pères et tes maîtres et tes<br />
lois et tes pantoufles…<br />
– T’invoquais le Grand Arrogant ? Tu t’offrais<br />
à lui ? Hein, démone ?<br />
Ils se tournent autour encore un coup…<br />
Un pas de deux hallucinant !<br />
– Regarde le ciel ! elle murmure. Toutes<br />
ces étoiles-là sont des soleils comme le<br />
nôtre ! Des boules de feu qui nous éclairent<br />
même pas un infime coin du cerveau !<br />
Regarde ! Y a rien là-haut ! Tes dieux sont<br />
morts ! On est tout seuls dans la baraque !<br />
On est libres, man !<br />
– <strong>La</strong> lune est pas libre de renoncer à la<br />
force d’attraction de la terre…<br />
– <strong>La</strong> lune a pas de cervelle, elle ! lance<br />
Liette. Si t’as un cerveau, t’es libre ! Mais si<br />
tu l’exerces pas, ta liberté, tu deviens un<br />
animal ! Une roche !<br />
– <strong>La</strong> liberté, gueuse ? Tu veux dire les<br />
pilules et la vodka ? Les faux diplômes de<br />
gynécologue ? <strong>La</strong> criminalité ?<br />
– Où que tu veux que l’humain évade,<br />
déchet ? Dans les salles de cinéma ? Les<br />
romans à l’eau rose ? Ou le jogging ?<br />
Regarde le ciel ! L’immensité ! Les galaxies !<br />
- 149 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
T’hurlerais toute la nuit pour que les<br />
Martiens viennent te chercher, tu crèverais<br />
quand même tout seul ! Regarde autour ! Le<br />
monde ! Le nôtre ! Le seul ! Ta race est<br />
partie pour en faire une prison ! Qu’est-ce<br />
que t’as à m’offrir ? <strong>La</strong> vie en société ? <strong>La</strong><br />
fourmilière ? <strong>La</strong> respectabilité ? Le métro<br />
soir et matin ? Hein ? T’as pas comme un<br />
arrière-goût d’absolu dans la bouche, toi ?<br />
Quelque chose de plus grand que toi,<br />
limace ?<br />
– Tu veux te détruire ! crie Réal.<br />
– Les gros culs bien torchés dans ton<br />
genre me laissent pas le choix ! Ils me<br />
proposent le travail et le rôti de bœuf en<br />
famille les dimanches midi ? Big deal ! Le<br />
monde a déjà été autre chose qu’un<br />
troupeau de lobotomisés qui passent leur<br />
vie à acheter des meubles et à regarder la<br />
TV !<br />
– <strong>La</strong> liberté, c’est le respect de la nécessité…<br />
– Quelle nécessité, éclopé ? Celle d’IBM ?<br />
D’ITT ? De Wall Street ? Ou celle des zazous<br />
qui voudraient nous faire croire que le<br />
monde est un jeu de blocs qu’on peut<br />
démonter et remonter pour essayer de le<br />
comprendre ? Les chimistes ? Les biologistes<br />
? Les ingénieurs du cerveau ? Les psychanalystes<br />
? Ou les cambistes ? <strong>La</strong> GRC,<br />
peut-être ? <strong>La</strong> CIA ? Tu vois pas à quoi ils<br />
ont réduit la vie sur cette planète ? Ils en<br />
font crever de faim les trois quarts pour que<br />
les autres puissent continuer à vivre terrés<br />
dans leurs bungalows climatisés ! Ah, elle<br />
est belle, ta nécessité !<br />
Réal baisse les yeux, se mord la lèvre…<br />
- 150 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
– Ça tient pas debout ! il dit en se<br />
laissant choir sur son fondement.<br />
Il allume une cigarette avec une lenteur<br />
d’effaré, se gratte la barbe sous le menton…<br />
Les yeux de Liette étaient plus que des<br />
fentes lumineuses, des braises brûlantes…<br />
À voix basse, elle reprend :<br />
– Cette nuit, j’ai provoqué les anges, j’ai<br />
essayé de les ameuter dans leur repaire<br />
cosmique… Ils m’ont pas répondu ! J’ai<br />
appelé les extra-terrestres, ils sont pas<br />
venus non plus !<br />
– Tu voulais qu’une de ces méduses<br />
intergalactiques dégoulinantes vert morve<br />
te tombe dessus ? Que l’Absolu te chie dans<br />
la face ?<br />
– Oui !<br />
– L’Absolu, c’est le Bien…<br />
– Le Bien, c’est la fonction sociale à<br />
laquelle le monde moderne a réduit la vie de<br />
l’homme ! murmure Liette. J’accepterai jamais<br />
de la pareille réduction d’humanité !<br />
– Tu te condamnes au vide…, dit Réal en<br />
soufflant un énorme panache de fumée.<br />
– Le vide, il est dans les évidences creuses<br />
de ta société, man !<br />
– Je dis pas que le commun vit pas dans<br />
l’illusion…, admet Giguère. Mais tu veux<br />
passer ta vie à chercher quoi, finalement ?<br />
D’autres illusions ? Au lieu de t’en remettre<br />
à des principes qui ont… qui ont…<br />
Il lève la tête vers le firmament… Il scrute<br />
un moment l’impénétrable… Frissonne, se<br />
remet à tirer sur sa cigarette, le cul calé<br />
dans la neige…<br />
– Le monde est en crise…, il dit. Je<br />
comprends de moins en moins à force de<br />
- 151 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
réfléchir… On peut pas arracher l’arbre du<br />
Bien et du Mal et puis essayer de revenir à<br />
nos vieilles valeurs comme si de rien<br />
n’était !<br />
– Le Pouvoir tue toutes les valeurs !<br />
rétorque Liette. Il a pris la place de toutes<br />
les autres ! Mais le Pouvoir est immoral par<br />
définition ! Plus de moralité qui tient !<br />
Cherche pas plus loin !<br />
– Plus de moralité ?… Alors tu veux vraiment<br />
te livrer au Mal ? grince Réal.<br />
Liette esclaffe ! Hiiiiiiii ! Auréolée, luisante,<br />
elle se remet à danser, renversée en<br />
arrière !<br />
– Regarde le ciel, bonhomme ! Y a rien<br />
dans le ciel ! Plus de lois ! Rien que du<br />
vide ! Tu peux écrire n’importe quoi dans le<br />
ciel ! On est tout seuls, man, mais on est<br />
libres ! !<br />
Réal bondit sur ses pieds ! Il t’administre<br />
un de ces coups de raquette à Liette ! Ptaf !<br />
<strong>La</strong> pauvre fille envole ! Elle atterrit dix pas<br />
plus loin dans un buisson branchu ! Cul<br />
par-dessus tête, sonnée !<br />
Le taureau se prend les cheveux à deux<br />
mains ! Il courbe vers le sol !<br />
– Y a plus d’héros ! il râle. Le monde est<br />
fini ! !<br />
Il se tordait de désespoir, s’arrachait le<br />
crin à pleines poignées ! Sanglotant, étranglé<br />
! Il craquait, le déprimé ! Liette l’avait<br />
achevé ! Je savais plus où me mettre, moi !<br />
J’avais l’impression d’être un unijambiste<br />
dans un concours de coup de pied au cul !<br />
Liette dans son buisson, tous membres<br />
mêlés, repart, stridente ! Un rire à vous<br />
liquéfier la moelle des os ! Satané cratère !<br />
- 152 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
<strong>La</strong> maison de fous, oui ! À quoi ils leur<br />
avaient servi tous leurs discours, palabres ?<br />
Ils pouvaient pas se contenter de vivre au<br />
lieu de se délirer l’un l’autre à qui mieux<br />
mieux ? Et puis, qui est-ce qui avait<br />
raison ? Tout le monde pense toutes sortes<br />
de choses, croit n’importe quoi ! On s’en<br />
fout ! Ça fait aucune différence, après tout !<br />
Pas de quoi s’abîmer dans des états de<br />
délabrement pareils ! Vivez, tabarnak, et<br />
qu’on en parle plus ! Vous allez tous finir<br />
par crever de toute manière !<br />
Pour le moment, mes deux moineaux<br />
avaient plus du tout leur tête à eux, eux<br />
autres ! Giguère braillait d’un bord, de<br />
l’autre Liette hurlait de rire ! Je pouvais pas<br />
grand-chose pour Réal ! Il était malade de<br />
la conscience pas réchappable ! Sûrement il<br />
avait trop regardé de Mannix et d’Incorruptibles<br />
à la télévision quand il était<br />
impubère ! Le monde se passait pas de la<br />
façon qu’il avait appris ! Il avait jamais<br />
grandi, le pauvre nullard ! Il lui restait plus<br />
rien qu’à entrer dans l’armée canadienne et<br />
à arrêter de penser une fois pour toutes,<br />
that’s all !<br />
Je me rabats du côté de Liette :<br />
– Tu vas te geler le train si tu restes là<br />
pas habillée ! je lui dis. Viens t’asseoir dans<br />
l’auto deux minutes ! Allez, viens !<br />
Je la tire par les bras, la pousse devant<br />
moi, hue ! la grise ! Elle titubait, tanguait,<br />
euphorique ! Grimaçait des clins d’œil au<br />
ciel ! On s’enfourne sur le siège arrière de la<br />
bagnole… Elle rempoigne sa bouteille, ressort<br />
ses pilules ! Je t’y arrache la fiole ! Je<br />
commençais à avoir soif, moi aussi ! En<br />
- 153 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
dodelinant, elle me regarde, l’œil brûlant, la<br />
babine molle, le sourire aguichant…<br />
– J’ai pas de complexes ! elle roucoule.<br />
– Moi non plus ! Mais je vois pas le<br />
rapport ! Qu’est-ce qu’on fout ici ? Où estce<br />
qu’on est, pour commencer ?<br />
– Aucune idée ! On dirait qu’on s’est<br />
perdus !<br />
– Qu’est-ce que t’as fait encore ? Qu’estce<br />
qui s’est passé ?<br />
Elle se lance dans une explication pénible<br />
parfaitement alambiquée… Du dédale<br />
interminable ! Elle avait roulé, longtemps,<br />
longtemps, puis elle s’était rappelée ce que<br />
je lui avais dit, qu’il fallait qu’on se dirige<br />
vers l’est, alors elle avait quitté l’autoroute à<br />
un certain endroit, elle se rappelait pas<br />
quelle sortie, quel état, et elle avait continué<br />
à rouler un moment dans les montagnes,<br />
en cherchant la 95, oui, je lui avais parlé de<br />
la 95, elle s’en souvenait… Bon ! <strong>La</strong> nuit<br />
était venue, etc., etc., et en entendant une<br />
chanson des Rolling Stones, Sweet Virginia,<br />
à la radio, tu sais, celle avec l’harmonica au<br />
début, elle s’était rappelée aussi que je lui<br />
avais dit d’attendre qu’on soit en Virginie<br />
pour tourner vers l’est, mais comme elle<br />
avait vu aucun panneau indiquant la<br />
Virginie, elle avait fini par comprendre que<br />
probablement elle avait pas pris la bonne<br />
sortie… Dans les montagnes, il faisait de<br />
plus en plus noir, elle avait voulu revenir<br />
vers la 81, elle aurait dû nous réveiller, Réal<br />
et moi, pour qu’on l’aide à retrouver notre<br />
chemin, mais elle avait pas osé, elle avait<br />
préféré enfiler d’autres routes, combien, elle<br />
savait pas, cinq, ou peut-être six, des<br />
- 154 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
différentes, de plus en plus étroites et<br />
sombres et désertes, et pour finir elle s’était<br />
arrêtée au milieu de l’espèce de cratère où<br />
on se trouvait, le ciel et le paysage l’avaient<br />
inspirée, les champs de neige à perte de<br />
vue, Dixie Angora me laissait jamais sortir<br />
de son bordel, j’aime bien la campagne,<br />
moi, et puis j’étais comme intéressée par<br />
une drôle de lumière qui venait du ciel, et<br />
patati, et patata…<br />
– On est absolument perdus…, je dis.<br />
Elle croque une autre poignée de pilules,<br />
pendant que j’entreprends de réfléchir un<br />
brin… L’aube commençait à poindre derrière<br />
les montagnes… <strong>La</strong> sagesse commandait<br />
qu’on se tape encore un petit somme avant<br />
qu’il fasse jour pour de bon et qu’on reprenne<br />
la route… Après, on pourrait toujours<br />
chercher une maison, un village, des<br />
habitants qui…<br />
C’est à ce moment-là qu’on a entendu le<br />
coup de feu. Une détonation terrible qui a<br />
ébranlé le silence enneigé du cratère, et<br />
puis plus rien…<br />
L’air s’était comme figé. J’avais la<br />
sensation que l’éternité m’avait saisi dans<br />
toutes mes fibres. Devant nous, la lumière<br />
glacée du soleil luttait pour grignoter<br />
l’obscurité qui écrasait encore l’anneau des<br />
montagnes. J’ignore combien de temps on<br />
est restés immobiles et presque sans<br />
respirer, Liette et moi, à attendre je sais pas<br />
quoi, à pas vouloir croire ce qu’on avait<br />
compris malgré tout. Et puis il a bien fallu<br />
qu’on finisse par se décider à aller voir…<br />
Shit… Il était renversé sur le dos, dans la<br />
neige, à l’endroit où on l’avait laissé tout à<br />
- 155 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
l’heure… Il tenait encore l’arme au creux de<br />
sa main droite, un gros pistolet de flic qui<br />
ressemblait à une bête cynique… Il avait<br />
pas manqué son coup, il se l’était fait péter<br />
royalement le fusible… Un de ces dégâts…<br />
Les débris de cervelle avaient éclaboussé la<br />
neige et les buissons alentour, il avait la<br />
moitié de la face et du crâne arrachée… Les<br />
lambeaux de chair lui pendaient, sanguinolents…<br />
Une belle saloperie de spaghetti<br />
sauce tomate écœurante…<br />
Ce silence… On pouvait entendre le sang<br />
glouglouter, goutte à goutte… Tic, toc…<br />
Tic…<br />
Je me détourne, je vais rejoindre Liette<br />
près de l’auto… Les yeux chavirés, elle se<br />
mordait les mains pour pas hurler…<br />
– J’ai toujours su que c’était un petit<br />
comique, ce gars-là…<br />
J’avais parlé sans penser, juste pour dire<br />
quelque chose, je suppose… On se rassoit,<br />
la fille et moi, sur le siège arrière de la<br />
bagnole… Une quatre portières superconfortable,<br />
le gros modèle américain presque<br />
neuf… Les humains sont pas garantis<br />
contre les défauts de fabrication, eux<br />
autres… <strong>La</strong> rouille, l’usure… Christ ! D’où il<br />
l’avait sorti son tabarnak de revolver, le<br />
malade ? Où qu’il l’avait caché pour que je<br />
m’en sois pas aperçu avant ? Christ de<br />
Christ ! Le frère d’Ornella ! Mon propre<br />
beau-frère, en somme ! Pourquoi on l’avait<br />
laissé tout seul aussi ? Pourquoi je l’avais<br />
entraîné dans cette aventure insensée ? Il<br />
était même pas en état de ramasser les<br />
croûtes de pizza dans son tabarnak de<br />
bungalow calamiteux à Victoriaville ! Christ<br />
- 156 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
de Christ de Christ ! Il avait plus rien qu’un<br />
œil, maintenant, l’autre la balle l’avait fait<br />
éclater comme une bulle de savon ! Pouf !…<br />
« Y a plus d’héros ! », il avait dit… Ses<br />
dernières paroles… Qu’est-ce que ça l’empêchait<br />
de vivre, lui ? Et d’abord, pourquoi<br />
plus d’héros ? Tout ce qui tient debout et<br />
qui fonctionne tout seul, toute machine<br />
miraculeuse qui est capable de langage et<br />
d’émotion, toute créature qui sait goûter le<br />
vent qui lui joue dans les narines et le soleil<br />
qui lui fait reluire la peau, et la peur et la<br />
peine, tant qu’à y être, et cette chierie qu’on<br />
appelle la vie – c’est pas tout du héros, ça,<br />
non ? Qu’est-ce qu’il voulait de plus que la<br />
vie, le pauvre phénoménal imbécile ? Y a<br />
plus d’héros… T’as rien qu’à tenir le coup<br />
malgré le déferlement du caca, tu vas en<br />
être un toi-même, héros, non ? Ah, faut se<br />
méfier coûte que coûte de trop croire en<br />
quoi que ce soit ! Bien, Mal, idées ! Puissances,<br />
idoles ! Etc. ! Voilà le piège ! Omega<br />
Malinea m’en avait touché un petit mot,<br />
l’autre soir, chez Ornella ! <strong>La</strong> désillusion<br />
proportionnelle à l’illusion, toujours ! On a<br />
pas besoin de cette merde-là ! Faut s’accrocher,<br />
plutôt, faut s’arranger pour pas se<br />
laisser bouffer par la chiennerie des Autres<br />
Inc. ! Savoir s’aménager une solitude, dans<br />
la vie, jamais craindre le vide, le non-sens,<br />
l’absurdité, parce qu’on déborde toujours de<br />
sens et de plénitude, au fond ! On est<br />
jamais seul, mais faut être seul pour le<br />
comprendre ! Paradoxes ! Voilà pour s’occuper<br />
l’esprit ! Le reste tout du détail ! Et fuck<br />
les théories, dogmes, synthèses, tentatives<br />
d’essais de tordre le monde en élucubra-<br />
- 157 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
tions toujours plus fumeuses les unes que<br />
l’autre ! Bien-Mal Cie ! Y a plus d’héros…<br />
Colossale andouille ! Il se l’était éparpillé, le<br />
dilemme Bien-Mal, partout dans les buissons<br />
alentour ! Il se l’était fait gicler hors la<br />
caboche, l’insignifiant problème ! Rien<br />
qu’une balle et salut les métaphysiques, et<br />
bonsoir la compagnie, un coup parti !<br />
Calvaire… Quelle horreur quand même…<br />
Qui est-ce qui allait devoir ramasser le<br />
dégât, à part ça ? Le hachis dégoulinant, la<br />
cervelle pulvérisée cent mille miettes !<br />
Sûrement pas Liette ! Toujours les hommes<br />
qui héritent la sale besogne !<br />
Ah, je me mets à pleurer, soudain ! Ah !<br />
Pourquoi des atrocités semblables ? Pourquoi<br />
? Ah, les larmes ! Ah, la peine, la<br />
terrible peine ! Cette infinie souffrance,<br />
quand on y pense ! Partout, toujours !<br />
Pauvre monde ! Pauvre Réal ! Lui qui<br />
voulait devenir végétarien pour trouver le<br />
bonheur, il allait être servi ! Il allait bouffer<br />
du pissenlit par la racine jusqu’à la fin de<br />
l’éternité !<br />
Liette me caresse le visage, elle m’essuie<br />
les larmes qui me pissaient à pleins<br />
robinets… Ce trou que Réal avait dans la<br />
tête… J’aurais pu t’y fourrer mes deux<br />
mains, lui chatouiller la luette comme rien !<br />
Par l’œil arraché, on pouvait lui voir<br />
jusqu’au fond du gosier, c’est dire un peu<br />
comment il béait, le décoiffé… Il se l’avait<br />
décapsulée la calotte ! J’en dormirais plus<br />
pendant des années tellement je lutterais<br />
contre le cauchemar ! Notre innocente<br />
jeunesse venait d’en prendre un sacré<br />
coup ! Enfin, la mienne ! Liette, à son âge,<br />
- 158 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
elle était déjà plus endurcie que moi, je<br />
crois… Elle avait grandi avec des<br />
malandrins professionnels, elle avait dû en<br />
voir deux trois, des effroyableries pires que<br />
celle-là ! Elle avait le regard à peine un peu<br />
fixe, à peine un peu vide, à croire qu’elle<br />
était déjà en train de digérer l’événement…<br />
En m’attirant doucement à elle, ses deux<br />
mains nouées sur ma nuque, elle me fait un<br />
sourire désolé, puis elle se renverse sur le<br />
siège en relevant son tee-shirt sur ses<br />
seins…<br />
– Viens, mon beau Léo…, elle me dit tout<br />
bas. Viens sur moi…<br />
Je pose ma tête sur son ventre mou, son<br />
ventre douillet… Le doux, le confortable<br />
coussinet… Je ferme les yeux… Glouc,<br />
glouc… Son estomac gargouillait… Son<br />
cœur battait, pou-poup, régulier, pou-poup,<br />
métronome… Je l’entendais, rassurant,<br />
courageux, paisible… Un bon petit cœur<br />
têtu qui faisait son boulot malgré tout… Les<br />
femmes s’y connaissent en ces matièreslà…<br />
Elles la fabriquent la vie, elles, làdedans,<br />
au creux des entrailles… Je<br />
l’écoutais, la vie, je pensais qu’autrefois les<br />
hommes dans leur sagesse se couchaient<br />
par terre pour trouver l’endroit où ils<br />
bâtiraient leur maison… Ils traçaient<br />
simplement une croix là où ils avaient<br />
entendu battre leur cœur…<br />
J’étais collé contre la vie, la vie<br />
continuait, et c’était chaud et c’était bon et<br />
c’était bien.<br />
Oui, c’était bien…<br />
*<br />
- 159 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
Un bruit de moteur sur la mer étale du<br />
sommeil…<br />
Non, la bagnole était… Pourtant, oui,<br />
j’entendais le ronflement d’un moteur, bel<br />
et bien, pas d’erreur…<br />
Liette était couchée sous moi. Je m’étais<br />
endormi sur son ventre quand le baume de<br />
sa chaleur avait fini par dissiper la vision<br />
d’horreur. Elle dormait encore, elle. Le<br />
sommeil lui faisait un délicat visage<br />
d’enfant, une moue coquine, au milieu de<br />
l’écrin broussailleux de ses cheveux. Pour<br />
une fois, elle ressemblait à l’adolescente de<br />
seize ans qu’elle était. L’inimaginable<br />
débauche l’avait pas encore défigurée. À cet<br />
âge-là, on a vraiment tous les atouts, même<br />
si la partie se joue contre l’Enfer lui-même.<br />
C’est l’effrénée force de la vie, biologique,<br />
élémentaire !<br />
<strong>La</strong> vie… Réal… Qu’est-ce que c’était que<br />
ce bruit-là de moteur ? Je me lève, je<br />
descends de l’auto encore tout barbouillé de<br />
nirvâna… Le soleil était haut, à présent.<br />
Autour de la tête de Réal, la flaque de sang<br />
s’était étendue prodigieusement… Elle avait<br />
pris la forme d’une pieuvre pourpre qui<br />
déployait ses vingt tentacules dans vingt<br />
directions… Une vieille camionnette cabossée,<br />
couleur caca d’oie, s’était arrêtée à une<br />
dizaine de mètres de la carcasse<br />
renversée… Trois hommes en descendaient,<br />
des espèces d’épouvantails coiffés de<br />
chapeaux de paille… Ils portaient des<br />
lunettes noires et des longs fusils pareils à<br />
des pattes d’insectes monstres… Trois<br />
étranges créatures humanoïdes, sorties de<br />
- 160 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
nulle part, qui s’immobilisaient maintenant<br />
sur la neige aveuglante…<br />
Liette descend à son tour du bolide et<br />
vient se serrer contre moi. Je la sens frissonner<br />
sous son mince tee-shirt froissé,<br />
tandis que j’aperçois un quatrième énergumène<br />
assis derrière le volant de la<br />
camionnette… Les drôles d’épouvantails<br />
regardaient le cadavre de Réal, peut-être.<br />
J’en savais rien, les lunettes noires<br />
m’empêchaient de voir leurs yeux… Personne<br />
disait rien, c’était invraisemblable ! Dans<br />
notre civilisation de pin-ups et de linoléum,<br />
la mort est une indécence inacceptable, au<br />
même titre que les bourrelets de graisse et<br />
les rides et le fumier et la pauvreté… <strong>La</strong><br />
publicité a pas encore trouvé l’emballage<br />
pour nous la rendre attrayante… Il faut<br />
cependant reconnaître que la façon que<br />
Réal s’était arrangé était pas banale. Sa tête<br />
avait l’air d’avoir servi de hors-d'œuvre à<br />
trois quatre douzaines de vautours. On<br />
pouvait s’amuser à lui compter les<br />
circonvolutions du cortex exposées au<br />
grand jour… Une de ces coupes latérales à<br />
faire pâmer des académies de neurologues…<br />
– Va mettre ton manteau…, je dis à<br />
Liette.<br />
Elle acquiesce, s’exécute, pendant que je<br />
m’avance vers les étranges hommes… Peutêtre<br />
les extra-terrestres que Liette avait<br />
appelés pendant la nuit avaient emprunté<br />
cette forme-là pour entrer en contact avec<br />
nous autres ! Je les voyais mal, à cause de<br />
la réverbération du soleil sur la neige… Un<br />
grand maigre, un petit gros, un grand<br />
- 161 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
gros… Vêtus tous les trois de sacs de toile<br />
grisâtres… Barbus, souillons, patibulaires…<br />
– Something wrong ? le petit gros se<br />
décide.<br />
Eh ! J’avais envie de lui répondre : « Mais<br />
non, tout va bien ! On se fait un petit piquenique<br />
entre amis ! »<br />
Le grand maigre se détache de la grappe.<br />
De sa démarche de cow-boy monté sur des<br />
interminables jambes arquées, il se dirige<br />
vers le cadavre… Qu’est-ce qu’ils foutaient<br />
avec leurs fusils ? De quoi ils avaient peur ?<br />
Quatre contre deux… Nous autres adolescents<br />
inoffensifs aux mains nues…<br />
– It’s a cop ! dit le grand maigre.<br />
Les deux autres gnous se tenaient sur<br />
leurs gardes, ils avaient l’air de commencer<br />
à s’énerver, même ! Une route perdue, une<br />
belle grosse bagnole presque neuve, un flic<br />
mort par-dessus le marché… Nos visiteurs<br />
avaient pas besoin de se creuser les<br />
méninges pour imaginer n’importe quoi !<br />
Surtout le pire mauvais scénario incriminant<br />
pour nous autres parfaitement<br />
innocents pourtant !<br />
– Il s’est suicidé ! je leur dis en anglais.<br />
Tiré une balle dans la tête ! Killed himself !<br />
Je voulais dissiper tout de suite les<br />
malentendus !<br />
– Whaddya say, Sal ? dit le Grand-Galop<br />
debout près de la camionnette.<br />
Sal-le-Maigre donne deux trois coups de<br />
pied sur la main de Réal, celle qui tenait le<br />
maudit pistolet… Les doigts du macchabée<br />
lâchaient pas prise… L’arme et la main<br />
restaient soudées l’une à l’autre comme la<br />
- 162 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
vie et la mort… Sal se pressait pas. Il<br />
considérait la chose avec un détachement<br />
sceptique, une froideur de paysan devant<br />
un cageot de laitues. Il écoutait son nez ! Et<br />
puis, subitement, son long corps se met à<br />
se courber vers le cadavre… Il laisse tomber<br />
son fusil, retire ses gants, les jette dans la<br />
neige… S’agenouille, glisse une main sous<br />
le blouson de Réal…<br />
– Il a vécu…, il constate.<br />
Je fais un pas en avant… Aussitôt, le Sal<br />
se redresse, d’une seule détente, en te rempoignant<br />
le long fusil plus vif que l’éclair !<br />
Grand-Galop et Petit-Trot s’ébranlent à leur<br />
tour, lents, lourds, méfiants… S’amènent,<br />
m’encerclent prudemment…<br />
– On va le transporter à l’hôpital, dit Salle-Décharné.<br />
Une heure de route à peu<br />
près… Viens m’aider, toi !<br />
On ramasse Réal lui et moi… Je m’étais<br />
dépêché, j’avais réussi à attraper le bon<br />
bout ! Les pieds ! L’autre s’en était aperçu !<br />
Il baragouinait, fucking ci, fucking ça ! Il<br />
allait s’en souvenir de celle-là ! Le moignon<br />
de tête du suicidé juste sous son nez lui<br />
revirait l’estomac… Il en devenait vert sous<br />
sa barbe crasseuse !<br />
Petit-Trot se colle contre lui, lui souffle<br />
trois mots dans la feuille, puis il esquisse<br />
un geste vers le bolide de Réal…<br />
– C’est à qui la bagnole ? dit Sal.<br />
– À lui…, je réponds.<br />
– OK. Ray va ramener l’auto du mort.<br />
Vous deux, vous venez avec nous autres !<br />
<strong>La</strong> procédure m’avait un air d’arrestation<br />
sommaire qui me plaisait pas particulièrement<br />
! Enfin ! On dépose le restant de<br />
- 163 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
Giguère sur le siège arrière de son auto,<br />
pendant que le dénommé Ray s’installe en<br />
suant au volant… Peut-être il aurait fallu<br />
envelopper la tête de Réal, essayer de lui<br />
colmater la formidable ouverture ? Il devait<br />
plus lui rester beaucoup de sang, même si<br />
le temps et le froid avaient fini par faire<br />
cailler un peu la saloperie, mais quand<br />
même…<br />
Ray – « Petit-Trot » – démarre plein gaz,<br />
envole droit devant, frrrp ! Les deux autres<br />
escogriffes, Sal et Grand-Galop, regardent<br />
disparaître le bolide à Réal en hochant du<br />
chef, après quoi ils nous escortent, Liette et<br />
moi, jusqu’à la camionnette caca d’oie. Du<br />
bout de son fusil, Grand-Galop nous fait<br />
signe de monter… On s’entasse à côté du<br />
chauffeur qui était resté assis à l’intérieur,<br />
Sal, moi, Grand-Galop, Liette sur les<br />
genoux de celui-là, sardines sur la<br />
banquette toute la bande…<br />
– Let’s go home, Zack ! lance Grand-<br />
Galop au chauffeur.<br />
– Quoi ? On va pas à l’hôpital ? je couine.<br />
– Relaxe ton petit nerf ! dit Sal. Ray va<br />
s’occuper du gars !<br />
Liette me jette un coup d’œil inquiet…<br />
Elle avait pas tout à fait tort de tiquer… Ils<br />
étaient bien charitables mais ils inspiraient<br />
pas confiance, les bouseux ! Ils sentaient la<br />
soue, à part ça, avec leurs chapeaux de<br />
paille et leurs longs manteaux en toile de<br />
sac ! Crottés mal léchés sortis du fond des<br />
bois… Zack le chauffeur édenté, Sal les<br />
oreilles prodigieusement décollées, Grand-<br />
Galop les mains barbouillées de fumier, ou<br />
de je sais pas quelles immondices… Ils<br />
- 164 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
avaient tous les trois la sombre quarantaine<br />
fatiguée et bedonnante des épais buveurs<br />
de bière, bâfreurs de caca, sauf le Sal qui<br />
ressemblait à une vieille poule déplumée,<br />
lui, tellement il était décharné et tout fripé !<br />
Ils avaient pris la direction opposée à<br />
celle dans laquelle « Ray » Petit-Trot avait<br />
disparu. On roule cahin-caha quatre ou<br />
cinq minutes… Tout à coup, Liette lâche un<br />
cri pointu !<br />
– Ôte tes pattes, grosse truie ! elle dit en<br />
français.<br />
Grand-Galop s’était mis à lui pincer les<br />
tétons ! Il se gênait pas, la torche !<br />
– Quelle langue que tu parles, ma tite<br />
fille ? il demande.<br />
– On vient du Canada ! je réponds.<br />
– Première fois que j’entends parler le<br />
canadien ! il dit, visiblement impressionné.<br />
– Dans n’importe quelle langue, ça s’appelle<br />
touche pas, Chose ! dit Liette.<br />
Les autres se mettent à bidonner rauque,<br />
rigolent, rocailleux… Liette se dépêtre du<br />
Grand-Galop dégoûtant !<br />
– On aurait jamais dû accepter qu’ils<br />
nous emmènent, ces pourceaux-là ! elle me<br />
dit en s’assoyant sur mes genoux.<br />
– Ils nous ont pas vraiment laissé le<br />
choix…<br />
– Demande-leur de nous conduire à<br />
l’hôpital !<br />
Je savais pas trop quoi lui répondre…<br />
– On veut aller à l’hôpital avec notre ami !<br />
elle dit.<br />
– Qu’est-ce que ça vous donnerait d’aller<br />
poireauter là pendant des heures ? dit Sal.<br />
- 165 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
Quand Ray aura des nouvelles du mort, il va<br />
nous téléphoner, c’est ce qu’on a convenu…<br />
Il se sort un sac de tabac, une sorte de<br />
vessie de porc, poisseuse, puante…<br />
– Comme ça, il s’est tiré lui-même, hein ?<br />
il dit en entreprenant de s’en rouler une.<br />
– Qu’est-ce que tu penses ? dit Liette.<br />
Qu’on l’a assassiné, peut-être ? !<br />
– Qu’est-ce que vous fabriquez dans le<br />
comté ?<br />
– On va en Floride ! je dis.<br />
– On s’est perdus ! rajoute Liette.<br />
– Ah bon…<br />
Le silence s’installe, pas rassurant pour<br />
trois sous… On avait enfilé un chemin<br />
transversal, presque une piste de<br />
motoneige, à vrai dire, qui fuyait en ligne<br />
droite vers les montagnes et l’horizon. Dix<br />
minutes plus tard, la camionnette stoppe<br />
devant une bicoque entourée d’arbres<br />
chétifs… Le temps de le dire, on est<br />
assaillis ! Une de ces meutes acharnée !<br />
Molosses peau et os, cerbères ! Grand-<br />
Galop saute le premier, il se fraye un<br />
chemin parmi les chiens à coups de pied !<br />
Tif ! Tof ! Il t’en pique trois quatre avec le<br />
canon de son fusil, tic ! touc ! dans les<br />
côtes !<br />
– <strong>La</strong>ichez vos mains dans vos poches, ils<br />
vous feront rien ! dit le Zack.<br />
On descend, on s’introduit dans le<br />
palace… Une vaste pièce, moitié cuisine,<br />
moitié « salle de séjour »… Des guenilles<br />
accrochées aux fenêtres, des fauteuils<br />
défoncés qui devaient dater de la dernière<br />
glaciation… Des lampes à l’huile, deux<br />
poêles à bois… Un pour la cuisine, l’autre<br />
- 166 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
pour le chauffage… Un peu partout<br />
trônaient des animaux empaillés, des<br />
ratons laveurs, des mouffettes, des renards,<br />
tout gueules béantes, crocs hors, tordus<br />
dans des postures d’attaque… Un matelas<br />
couvert de taches infectes était calé contre<br />
un mur. Je voyais des crachoirs aussi et<br />
des haches, et dans un coin un monceau de<br />
ferraille… L’inextricable tohu-bohu de<br />
vieilles pièces de moteur mêlées à des<br />
essoreuses de machines à laver<br />
préhistoriques… Un de ces fouillis d’inimaginables<br />
machins noirs de graisse ! Çà et là<br />
des bouteilles de bière vides, des calendriers<br />
de l’année dernière avec des filles à<br />
poil… Des caleçons et des interminables<br />
chaussettes suspendus à une corde à linge,<br />
au-dessus du poêle qu’ils utilisaient pour le<br />
chauffage… Dans un autre coin, des sacs et<br />
des barils et des cruches empilés pêle-mêle,<br />
un évier énorme et une pompe à eau<br />
manuelle, rongée par la rouille, des manches<br />
de pelle et des fourches, et, sur un<br />
mur, un embrouillamini de lanières de cuir<br />
reliées entre elles par des anneaux de<br />
métal, vestige d’un incompréhensible<br />
attelage…<br />
– On a pas encore la télévigion, mais cha<br />
va venir, dit Zack l’édenté en refermant la<br />
porte derrière lui. En attendant, prendriezvous<br />
un petit quelque choge, ou bien vous<br />
aimeriez mieux autre choge ? Une petite<br />
choupe chaude, peut-être ?<br />
– On veut pas déranger…, je dis.<br />
Tabarnak, je voyais pas de téléphone<br />
nulle part, moi ! On était en 1910, làdedans<br />
! Quelque part dans les États-Unis<br />
- 167 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
d’Amérique, pays de la NASA et d’Hollywood<br />
!<br />
Les Épouvantails avaient retiré leurs<br />
manteaux, mais ils avaient gardé leurs<br />
lunettes noires et leurs chapeaux de paille.<br />
Zack s’attache un tablier autour de la taille,<br />
une coquetterie en forme de cœur rouge<br />
bordé de fausse dentelle en plastique blanc<br />
jauni… Ting ! tong ! Sal avait sorti son<br />
violon pendant ce temps-là. Il le tenait à la<br />
manière d’une mandoline, pinçait les cordes,<br />
l’air absent, ting, tong, twing !…<br />
– <strong>La</strong> choupe est chur le feu ! dit Zack.<br />
– <strong>La</strong> corde ! Où que t’as mis la corde,<br />
enfant de chienne ? ! gueule Grand-Galop à<br />
l’autre bout du capharnaüm.<br />
Il farfouillait dans un coffre, lançait des<br />
outils tout bord tout côté ! Il éparpillait le<br />
fourbi aux quatre coins ! Zack reprend son<br />
fusil, s’assoit sur une vieille chaise berçante<br />
pleine de craquements, rrak, crrrak…<br />
– On va leur jouer quelque chose ! dit Sal.<br />
– Chûr !…, dit Zack en s’allumant une<br />
pipe.<br />
Ils repartent à bidonner, à se poiler doucement…<br />
– J’ai fait un drôle de rêve la nuit<br />
dernière…, reprend le Zack en mâchouillant<br />
le tuyau de sa pipe avec ses gencives. Des<br />
corneilles, je chais pas…<br />
– On est en plein février ! dit Sal.<br />
– Chûr…, dit l’autre. Ch’est un rêve<br />
auchi…<br />
Il crache un énorme nuage de fumée<br />
puant l’égout ! Une de ces calamités d’herbe<br />
du diable à vous faire fondre les vibrisses !<br />
– Je me demande pourquoi qu’on rêve…, il<br />
- 168 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
continue. Toujours des animaux, des femmes…<br />
Je rêve jamais à des chiens ni à vous<br />
autres, par exemple…<br />
– Les rêves ça sert à ce qu’on a pas, ou à<br />
ce qu’on est pas capable de faire, dit Sal.<br />
Moi je rêve jamais, j’ai pas besoin de rien…<br />
Zack tire encore un coup sur sa pipe, Sal<br />
pince encore un coup les cordes de son<br />
violon, twing-tong…<br />
– Pourquoi j’ai rêvé à des corneilles ? dit<br />
Zack au bout d’un temps.<br />
– Je sais pas, moi, dit Sal. Qu’est-ce<br />
qu’elles faisaient ?<br />
– Elles étaient trois… Une groche, deux<br />
petites… Des noires… J’ai venu dans mon<br />
calechon quand que la groche a disparu…<br />
Il se racle la gorge, t’expectore un de ces<br />
nœuds de muscosité filandreuse qu’il tire<br />
comme un boulet dans un crachoir, à dix<br />
pas de sa chaise !<br />
– <strong>La</strong> plus grosse des trois a disparu,<br />
hein ? dit Sal.<br />
– Oui… À propos, tu penches que Ray va<br />
revenir avec leur auto ?<br />
– Ça dépend. Les corneilles, dans ton<br />
rêve, elles volaient, ou quoi ?<br />
– Elles volaient pas bien haut !<br />
– Alors y reverront pas la bagnole, je<br />
dis…, conclut le Sal.<br />
Ils se remettent à rire tout bas ! Gouah,<br />
gouah, gouah !…<br />
– Qu’est-ce qu’ils racontent ? dit Liette.<br />
Qu’est-ce que ça veut dire, on reverra pas<br />
l’auto ? !<br />
– Bah, ils s’amusent ! Déconnent ! Fais<br />
pas attention !<br />
– On devrait foutre le camp pendant<br />
- 169 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
qu’on est pas encore morts ! elle souffle. Ça<br />
pue le pas catholique là-dedans !<br />
Sal s’était levé, il avait traversé la pièce<br />
en tanguant sur ses échasses élastiques…<br />
Han ! Il bouscule Grand-Galop ! Il l’envoie<br />
dinguer les quatre fers en l’air !<br />
– Regarde-les ! dit Liette. C’est des<br />
Cromagnons, ces crottés-là !<br />
Deux temps trois mouvements, Sal vire à<br />
l’envers le gros coffre à outils pansu en bois<br />
vermoulu, plonge dans la quincaillerie,<br />
extirpe une pelote de corde qu’il jette à<br />
Grand-Galop !<br />
– À la choupe ! bêle le Zack.<br />
On se met à table… Il nous passe les<br />
bols… <strong>La</strong> soupe sentait pas trop mauvais…<br />
Je reconnaissais rien de précisément identifiable<br />
dans la mixture plâtreuse, mais la<br />
chose se laissait avaler… Il faut dire qu’on<br />
était sérieusement affamés ! Et puis, n’estce<br />
pas, on doit être poli, même chez les plus<br />
pires malotrus !<br />
Pendant qu’on se tapait le potage, Liette<br />
et moi, ils s’installent en demi-cercle, eux<br />
autres, sur des chaises droites, de l’autre<br />
côté de la table. Grand-Galop au centre, un<br />
violoncelle calé entre ses pattes, Zack et Sal<br />
gauche droite avec des violons ! Zack le<br />
brûle-gueule vissé dans les gencives,<br />
Grand-Galop les joues rebondies, chiquant<br />
je sais pas quoi ! Chapeaux de paille tous<br />
les trois, bretelles, chemises à carreaux !<br />
Sal en camisole, un doigt fourré dans le nez<br />
jusqu’au coude ! Avachis, balourds ! Liette<br />
et moi on en caillait d’incrédulité ! Wing !<br />
Wong ! Ils accordent leurs outils ! Un qui<br />
pète, un qui rote, l’autre qui se gratte<br />
- 170 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
l’entrecuisses ! Sal enfin se racle solennel !<br />
Il se met à déclamer :<br />
– <strong>La</strong> prochaine pièce a été composée par<br />
Anton Webern pas longtemps après les<br />
Kinderstucke de 1924. On peut dire que c’est<br />
un mouvement unique pour trio à cordes écrit<br />
dans le style sériel le plus correct, mettons !<br />
– Ch’est cha ! dit Zack.<br />
– Les séries apparaissent en courts motifs<br />
athématiques pour créer une œuvre dense et<br />
d’une extrême complexité. Mesdames-Messieurs,<br />
voici le « Mouvement pour trio à cordes<br />
», opus posthume, d’Anton Webern…<br />
– Une petite pièce pas longue, vous allez<br />
voir ! dit Grand-Galop en lançant un gras<br />
clin d’œil à Liette.<br />
Sal lui fout un coup d’archet !<br />
– T’es pas en train de faire tes gammes,<br />
trou de cul du Christ ! Y a du monde !<br />
Ils se recueillent un instant, bien graves<br />
tous les trois… Et puis ça part ! <strong>La</strong> rafale de<br />
notes ! Pincements, hoquets ! L’incohérence<br />
cacophonique ! Sophistiqué pourtant ! Bizarre<br />
! Chaotique ! Du canard boitillant !<br />
Incongru ! Clopin, clopant ! Pic, pouc !<br />
Zing-zang ! Pas du sanglot long de violon !<br />
Saccadée arythmie, plutôt ! Saisissant !<br />
Affolant ! Zing ! Zroung ! Cadence et jambette<br />
! Nerf ! Ferveur ! Klap, schloup,<br />
plouc ! Pétarades, grincements ! Du trébuchement<br />
d’instruments tout cordes mêlées !<br />
Halètements ! Danse de Saint-Guy ! Arthritique<br />
musique, chinoiserie ! Pas débrouillable<br />
! Deux minutes ! Trois, maximum ! Et<br />
wrang ! Fini ! Plus rien ! Rideau !<br />
On en reste absolument interdits, nous<br />
autres ! Tellement qu’il nous vient même<br />
- 171 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
pas à l’esprit de réagir, d’applaudir ! Ah, ils<br />
nous l’avaient coupé court le sifflet, les<br />
Épouvantails ! <strong>La</strong> pièce qu’ils avaient<br />
exécutée était si saugrenue qu’on pouvait<br />
pas dire s’ils savaient vraiment jouer ou<br />
s’ils s’étaient payés notre fiole ! On le<br />
saurait jamais ! Le concert était fini ! Ils<br />
rangeaient déjà leurs outils, l’air blasés<br />
tous les trois comme trente-six plombiers à<br />
la fin d’une journée de pompe-chiottes !<br />
– Toujours le même bémol qui vient pas…,<br />
disait Zack.<br />
– Je t’ai à l’œil, toi, mon fienteux ! lui siffle<br />
Sal. <strong>La</strong> prochaine fois, j’arrête en plein là<br />
dans le bémol ! Devant tout le monde ! Tu<br />
continues tout seul, je te le garantis !<br />
Les yeux en soucoupes, on te les<br />
dévisageait nous autres, les phénomènes !<br />
Des pareils pouilleux pouvaient humainement<br />
pas être des vrais musiciens pour<br />
de vrai ! Liette disait rien, elle avait abasourdi,<br />
elle ! Bémol, bémol… J’avais envie<br />
d’exiger qu’ils nous servent une autre pièce,<br />
moi ! Une qu’on connaissait ! Aspince<br />
<strong>La</strong>framboise, quelque chose ! Le temps des<br />
cathédrabes ! Juste pour qu’ils nous<br />
donnent la preuve qu’ils nous avaient pas<br />
joué la comédie avec leur « œuvre posthume<br />
» !<br />
Comme après avoir fait leur caca, ils s’en<br />
foutaient, maintenant, nos brillants hôtes !<br />
Grand-Galop s’était pêché une cruche en<br />
grès dans la pile de barils, il remplissait des<br />
longs gobelets en métal bosselé… Ils se<br />
mettent à boire, ils s’en jettent trois quatre<br />
en grimaçant… Ils remettent ça… Ils se la<br />
rincent encore un bon coup, toujours<br />
- 172 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
grattant, pétant, loqueteux ! Loustics ! Ils<br />
nous en offraient pas par exemple ! Ils se<br />
désintéressaient intégralement de nous<br />
autres ! Tournaient en rond, vaquaient à<br />
rien, maintenant… Ils avaient retombé à<br />
plat après leur performance, le feu d’artifice<br />
feu de paille… Ils avaient rechuté dans<br />
l’élément végétatif…<br />
Bon ! Bravo la soupe au plâtre et le<br />
concert gratis ! Mais une chose me tarabustait<br />
un peu sur les bords. Je<br />
recommençais à réfléchir ! On y peut rien,<br />
ça marche tout seul, la tête ! <strong>La</strong> petite bête<br />
qui cavale en tous sens dès qu’il se met à se<br />
passer plus rien ! Je constatais qu’il y avait<br />
pas d’électricité dans la cabane, rien que<br />
des lampes à l’huile… Pas de frigidaire, pas<br />
de radio… Pas de téléphone non plus !<br />
Surtout pas de téléphone ! Détail ! Comment<br />
on allait pouvoir avoir des nouvelles<br />
de Réal Giguère ? « Ray va téléphoner », Sal<br />
l’avait dit ! Ça collait pas ! À moins que…<br />
Là-haut, peut-être ? Là-haut, le téléphone ?<br />
Il y avait un étage, un escalier de ce côté-là,<br />
dans un coin… Des chambres, peut-être,<br />
au premier ? Au grenier ? Ils dormaient<br />
sûrement pas toute la bande sur le matelas<br />
infect tassé contre le mur, ni par terre<br />
comme des porcs qu’ils étaient pourtant !<br />
Quoique…<br />
Liette pousse un cri de mort à ce<br />
moment-là précis de mes réflexions ! Une<br />
stridence ! L’alarme ! Je me tourne vers<br />
elle… Et puis… Et puis…<br />
*<br />
- 173 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
On avait pas pu se défendre. Ils avaient<br />
agi trop vite, par-derrière, à la traître, les<br />
sauvages. À présent, je comprenais<br />
pourquoi Grand-Galop s’était mis à<br />
chercher une corde dès qu’on avait pénétré<br />
à l’intérieur de la cambuse, tout à l’heure…<br />
Sur mon menton, je sentais durcir la<br />
croûte de sang. Ils nous avaient tabassés,<br />
pas trop, tout de même, pour la forme, qui<br />
sait, ensuite ils nous avaient ligotés sur nos<br />
chaises. Je me demandais… Pourquoi ils<br />
avaient bâillonné Liette et pas moi ? Parce<br />
que j’avais pas crié, moi ? Ou parce qu’elle<br />
avait réussi à mordre une main ? Celle de<br />
Sal, ou celle du Zack ?<br />
Le jour descendait, la pénombre rongeait<br />
molécule après molécule la pauvre minable<br />
lumière de la pièce… Les Épouvantails nous<br />
avaient laissés sur nos chaises… Ils<br />
disaient rien, ils buvaient, vautrés dans<br />
l’indifférence… Je les observais à la<br />
dérobée. Le fait qu’ils nous avaient attachés<br />
me paraissait moins inquiétant que… Je<br />
veux dire, je les regardais et, vraiment,<br />
j’arrivais pas à… On peut toujours se<br />
mettre dans la peau de quelqu’un qui nous<br />
ressemble, qu’on peut comprendre, qui fait<br />
au moins son petit effort pour essayer<br />
d’avoir l’air à peu près « normal ». On peut<br />
deviner les motifs qui le poussent à agir, on<br />
peut prévoir un peu ses actes aussi. Mais<br />
ces oiseaux-là… Rien à faire ! Ils appartenaient<br />
à une autre espèce, comme ! À<br />
l’intérieur des dés à coudre qui leur<br />
servaient de têtes, les phénomènes<br />
semblaient se passer très étrangement. Ils<br />
avaient l’air de fonctionner par à-coups,<br />
- 174 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
inertes et vides la plupart du temps, et puis<br />
soudain, bing ! un soubresaut incompréhensible<br />
! Ils se jetaient de temps à autre<br />
dans des actions imprévisibles, des gestes<br />
ou des paroles leur venaient d’on sait pas<br />
où, d’on sait pas quels réflexes rudimentaires<br />
qu’ils contrôlaient d’aucune façon.<br />
Des vieux mécanismes déglingués, enfouis<br />
au profond de leurs viandes insondables, se<br />
déclenchaient tout à coup, provoquaient<br />
des réactions désordonnées, par saccades.<br />
Au lieu d’agir, ils étaient agis par on sait<br />
pas quelles secousses d’automates détraqués.<br />
Trois quatre neurones, pas plus,<br />
devaient régler le fonctionnement approximatif<br />
du bidule, pour le reste il fallait s’en<br />
remettre à des probabilités, au hasard, à la<br />
chance simplement !<br />
Pour le moment, leur principale préoccupation<br />
était pas difficile à identifier. Ils<br />
t’avaient liquidé la première cruche de tordboyaux,<br />
ça avait pas traîné ! Une deuxième<br />
avait suivi le temps de crier cirrhose ! De<br />
temps à autre, il y en avait un qui se levait<br />
et qui sortait de la baraque enfumée… Il<br />
allait pisser sur un arbre, je suppose… À<br />
ces moments-là, la meute de chiens dehors<br />
se réveillait, furieuse ! Elle déclenchait un<br />
concert d’hurlements à vous glacer le sang<br />
jusqu’au fond de la prostate ! Un jour ou<br />
l’autre, il faudrait bien qu’on sorte de là,<br />
qu’on affronte les molosses enragés ! Qu’on<br />
essaye de passer dans le hachoir sans<br />
laisser notre chemise ! J’aimais mieux pas<br />
trop y penser ! Je me concentrais,<br />
j’espionnais discrètement les Épouvantails…<br />
J’essayais d’anticiper… Mon idée c’é-<br />
- 175 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
tait qu’ils nous soupçonnaient d’avoir<br />
attaqué Réal pour lui voler sa bagnole. Ray<br />
avait conduit le cadavre à l’hôpital, après<br />
quoi il était allé tout rapporter aux flics. Les<br />
autres s’étaient chargés qu’on se sauve pas<br />
en attendant le débarquement des troupes.<br />
Ils avaient dû avoir peur de nous autres,<br />
redoutables « Canadiens » ! Ils devaient<br />
nous prendre pour des tueurs sans pitié !<br />
Des crazy canucks ! Alors ils nous avaient<br />
attachés pour pas qu’on leur fasse du mal…<br />
S’ils nous en avaient voulu personnellement,<br />
ils nous auraient pas laissés ligotés,<br />
ils nous auraient… Bref ! Ils nous auraient<br />
fait quelque chose ! Mais on les intéressait<br />
pas. Ils avaient fait ce qu’ils avaient pu<br />
pour aider la police, le reste ils s’en lavaient<br />
les mains, les porcs !<br />
Je réfléchissais, je réfléchissais, tandis<br />
que Zack l’édenté faisait le tour des bêtes<br />
empaillées… Il leur tapotait gentiment le<br />
crâne en remuant les lèvres en silence,<br />
parlait sans rien dire, affectueux, béat,<br />
idiot… Sal pour sa part passait des<br />
interminables moments à fixer Grand-<br />
Galop, sans ciller, ses yeux jaunes vides,<br />
vitreux, totalement absorbé en une espèce<br />
de néant idéal, immobile… Il avait un tic<br />
qui lui secouait la bouche et les joues,<br />
c’était sa façon de faire tomber la cendre<br />
des cigarettes qu’il se plantait entre les<br />
babines… Touc ! Touc ! À chaque coup, les<br />
énormes oreilles décollées lui battaient de<br />
chaque côté du crâne ! Son langage à lui ! Il<br />
émettait des signaux de cette manière-là !<br />
Ses oreilles avaient une vie indépendante, le<br />
reste de sa personne était rien qu’un<br />
- 176 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
appendice encombrant ! Il savait pas quoi<br />
en faire !<br />
Une troisième cruche de gnôle passait de<br />
mains en mains. Grand-Galop se chargeait<br />
d’aller chercher l’alcool. Il était plus animé<br />
que les deux autres malotrus, celui-là. Il<br />
tortillait, hochait, soufflait, grattait, suait !<br />
Quelque chose le démangeait… Il avait des<br />
vers peut-être…<br />
<strong>La</strong> lumière baissait de plus en plus. On y<br />
voyait presque plus… Qu’est-ce que les flics<br />
fabriquaient ? Et Ray ? Et Liette ? Liette…<br />
Elle avait fermé les yeux, elle s’avait abandonnée…<br />
Elle pouvait pas me parler, à<br />
cause de son bâillon, et moi j’osais rien<br />
dire… Je voulais pas attirer l’attention des<br />
Épouvantables… Faut rien faire dans ces<br />
occasions-là, faut exister le moins possible !<br />
Pour un oui, un non, un des bouseux<br />
pouvait à n’importe quel moment me faire<br />
passer vie à trépas en me décapitant !<br />
L’attente devenait intolérable mais je<br />
préférais rien risquer. Pourtant, si j’avais<br />
voulu… Si j’avais voulu, j’aurais pu tenter<br />
quelque chose ! Oui ! À force de presque<br />
imperceptibles mouvements, je m’étais<br />
aperçu que mes liens se desserraient un<br />
tout petit peu… Et même un peu plus… Et<br />
encore davantage, petit à petit ! Les crottés<br />
s’étaient pas vraiment donné la peine, ils<br />
m’avaient ficelé au petit bonheur ! Du<br />
travail d’amateur ! Je sentais qu’au premier<br />
effort sérieux la corde sauterait facilement !<br />
Enfin : peut-être…<br />
Zack avait décidé qu’il était temps de<br />
faire de la lumière. Il butait dans les<br />
fauteuils défoncés, renversait tout par terre,<br />
- 177 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
trouvait plus son verre… Il allume une<br />
lampe « à huile » dans un coin de la soue…<br />
L’antiquité projetait pas fort ! Son halo<br />
luisait jaunâtre, aussi convaincant qu’une<br />
bougie au fond d’une caverne ! Sal avec sa<br />
gueule de poule fripée bougeait plus depuis<br />
le début de la troisième cruche de<br />
décapant, tombé dans je sais pas quelle<br />
sombre méditation… Les paupières lui<br />
battaient plus du tout depuis une bonne<br />
heure au moins ! Même ses grandes oreilles<br />
avaient arrêté de vivre ! Il se remet à ciller,<br />
soudain, à cause de la lumière, je<br />
suppose… Il regarde Zack, regarde Grand-<br />
Galop… Fait des yeux le tour de la pièce, la<br />
face aussi expressive qu’une porte de<br />
prison… Son regard de crapaud glisse sur<br />
moi, une ombre froide, insensible, sans me<br />
voir, et s’arrête net sur Liette… Elle avait<br />
presque l’air de dormir sur sa chaise, la tête<br />
penchée sur le côté, les yeux clos,<br />
vulnérable, abandonnée… Chaque fibre de<br />
ma pauvre carcasse d’infâme misérable<br />
couillon avait déjà deviné ce qui allait se<br />
passer, et pourtant je restais là, immobile, à<br />
pas réagir !<br />
Le grand Sal vide son gobelet d’un trait.<br />
Il se lève lentement, lentement… Lentement,<br />
il s’avance vers Liette. Les deux<br />
autres ordures lui emboîtent le pas, comme<br />
si toute l’écœurante chorégraphie avait été<br />
réglée depuis le commencement des temps !<br />
Trois automates humanoïdes, vides d’émotion,<br />
incapables de pensée, des créatures de<br />
laboratoire évadées du formol, mélanges<br />
d’emprunts d’animaux et de restants de<br />
boîtes de conserve… Et cette lumière<br />
- 178 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
jaunâtre, derrière eux, ces ombres<br />
démesurées qui se dressaient sur les murs,<br />
les bêtes empaillées, les gueules béantes,<br />
les crocs, les caleçons raides sur la corde à<br />
linge… Liette essayait de crier dans son<br />
bâillon, ses cris étouffés faisaient un drôle<br />
de son ouateux, lointain, presque anodin…<br />
Ils l’avaient entourée sans rien dire, ils la<br />
regardaient en salivant… Sur leurs faces<br />
d’abrutis, je décelais pas la moindre trace<br />
de désir, ni de haine, ni de mépris, rien<br />
qu’un appétit rudimentaire, rien qu’une<br />
nécessité sordide, et cet air déshumanisé<br />
du bourreau qui considère froidement sa<br />
victime avant l’horreur du sacrifice. Je<br />
cherchais de toutes mes forces, pendant<br />
qu’ils lui sautaient dessus, je cherchais,<br />
affolé, le fusil qu’un des Épouvantails avait<br />
posé quelque part, près de ma chaise, je<br />
m’en souvenais, mais où, où ? Le dernier<br />
nœud avait cédé, une secousse avait suffi,<br />
je savais que j’avais rien qu’à me mettre<br />
debout pour être libre, mais le fusil, il fallait<br />
que je trouve d’abord le fusil ! Seul contre<br />
trois, je pourrais rien sans arme ! Ils me<br />
réduiraient en bouillie avant de retourner<br />
finir leur immonde besogne ! Sans regarder,<br />
je pouvais pas m’empêcher de les voir, je<br />
sais pas quel instinct pervers avait faim<br />
aussi en moi, faim de la sauvagerie avec<br />
laquelle ils s’acharnaient maintenant sur<br />
Liette, faim de cette brutalité infinie à<br />
laquelle ils donnaient libre cours aussi<br />
naturellement qu’on respire. Ils étaient<br />
encore tout habillés, les grosses queues<br />
noirâtres leur sortaient des braguettes<br />
ouvertes, juste ces moignons-là, ces<br />
- 179 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
excroissances grotesques, ils lui déchiraient<br />
ses vêtements, ils lui arrachaient son frêle<br />
tee-shirt et ses jeans, et le fusil, je le voyais,<br />
mais j’étais incapable de bouger ! Le pire<br />
pouvait encore être évité, j’avais juste à me<br />
lever, un bond, deux pas, et j’empoignais<br />
l’arme et j’en abattais un, je tirais dans le<br />
tas, mais non, non, la peur me clouait sur<br />
ma chaise, la peur, et la lâcheté, et la<br />
fascination ! Ils se grimpaient les uns sur<br />
les autres en la grimpant, elle, qui se<br />
tordait dans ses liens à moitié défaits,<br />
c’était toute l’atrocité de millénaires de<br />
barbarie refoulée qui refluait dans cette<br />
sculpture vivante, un monstre à quatre<br />
têtes, à huit bras, à huit jambes, un nœud<br />
d’humanité râlant dans l’abrutissement le<br />
plus bestial, un instantané de la guerre<br />
immémoriale de l’homme contre la femme,<br />
du fort contre le faible, du grand contre le<br />
petit ! Tout ça emmêlé, roulant par terre, la<br />
chaise raclant le plancher, et pas un mot,<br />
rien que des souffles rauques, rien que des<br />
grognements d’animaux détraqués, et<br />
toujours ce son étouffé, semblable aux cris<br />
d’une poupée de chiffon que des chiens<br />
s’amusent à déchiqueter ! Ils la forçaient, ils<br />
l’ouvraient, un par-devant, l’autre parderrière,<br />
le troisième lui éjaculait dans la<br />
face en s’abattant sur elle, comme<br />
désarticulé par une douleur intolérable.<br />
J’étais pétrifié, le viol avait lieu dans une<br />
dimension inaccessible, protégée, rituelle,<br />
sanctifiée, comme sous une cloche de verre,<br />
sur une scène, un écran de cinéma, un<br />
autel ! Je pensais aux molosses qui<br />
dormaient dehors dans la neige, je pensais<br />
- 180 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
à Réal Giguère et à sa tête éclatée et à la clé<br />
de la vieille camionnette des Épouvantails,<br />
je pensais que jamais j’avais tué un homme<br />
ni un chien et que si j’arrivais à mettre la<br />
main sur le fusil que Zack avait posé sur les<br />
accoudoirs de la chaise berçante, au bout<br />
de la table, si j’arrivais à le saisir avant<br />
qu’ils aient le temps de se dépêtrer de la<br />
pauvre suppliciée… Non, c’était au-dessus<br />
de mes forces, ils l’enculeraient, ils la<br />
défonceraient, jusqu’à ce que crève l’abcès<br />
de leur folie, j’y pouvais rien, elle expiait<br />
pour toutes les femmes, elle expiait comme<br />
toutes les idoles qui appellent la profanation<br />
parce qu’elles appellent l’adoration,<br />
et… Et soudain la vision d’Ornella dans les<br />
bras du Turc me traverse, plus brûlante<br />
qu’une aiguille chauffée à blanc, Ornella<br />
pour qui j’aurais donné plus que ma vie,<br />
Ornella que je serais indigne de sauver si<br />
j’abandonnais Liette maintenant !<br />
Je saute sur mes pieds ! Les brutes<br />
râlaient, se contorsionnaient, s’écroulaient<br />
dans les derniers spasmes, le long fusil<br />
ténébreux était déjà entre mes mains, lourd<br />
comme le pouvoir, lourd comme la mort,<br />
aussi, et le carrousel démentiel s’arrêtait<br />
enfin de tourner, aussi sec qu’il avait<br />
commencé, mais il était trop tard, il était<br />
trop tard !…<br />
*<br />
Sal et ses yeux de crapaud… Il me<br />
dévisageait, haletant, renversé sur le côté…<br />
J’avais pas besoin de lui faire un dessin. Il<br />
avait compris tout ce qu’il y avait à<br />
- 181 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
comprendre.<br />
En rampant, il s’éloigne des autres,<br />
s’immobilise, se redresse en prenant appui<br />
sur ses mains. Les bûches craquaient dans<br />
les deux poêles à bois, dehors la nuit était<br />
tombée pour de bon. J’arrivais pas à croire<br />
que je tenais réellement une arme entre<br />
mes mains, j’avais envie de hurler pour que<br />
toute la baraque et les Épouvantails et<br />
Liette et moi on tombe en poussière, là, tout<br />
de suite, que le cauchemar finisse enfin !<br />
Pourtant c’était fini ! Oui, c’était déjà fini, à<br />
croire qu’il s’était rien passé, à croire que<br />
c’était pas un viol qui venait d’avoir lieu,<br />
fulgurant comme un accident qui fait<br />
basculer le monde d’un seul coup dans un<br />
autre univers ! <strong>La</strong> bite de Sal commençait à<br />
ramollir, dans sa braguette éventrée… Je<br />
lui en aurais tiré une dessus, mais je voyais<br />
du sang sur Liette, un mince filet qui lui<br />
coulait entre les fesses, et des éraflures<br />
rouges sur ses bras et sur sa poitrine et sur<br />
son ventre, à cause qu’elle s’était trop<br />
débattue dans ses liens. Cette fine coulée<br />
de sang… Un des dégueulasses l’avait prise<br />
par-derrière, j’avais pas vu lequel, j’avais<br />
pas eu le courage de regarder jusqu’au<br />
bout…<br />
– Détachez-la ! je crie.<br />
Les Épouvantails me regardent sans<br />
bouger…<br />
– Détachez-la ! ! je répète en levant le<br />
canon de mon fusil.<br />
Zack et Grand-Galop s’y mettent, à la<br />
fin… Sal me quittait pas des yeux, lui…<br />
J’en chiais dans mon froc tellement son<br />
regard de basilic me transperçait ! Jamais<br />
- 182 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
je m’étais servi d’un fusil, sauf pour tuer<br />
mes amis, à la guerre, quand on était<br />
petits ! J’avais aucune idée de ce qui se<br />
produirait si j’appuyais sur la gâchette !<br />
– Tu peux aller chercher nos manteaux,<br />
Liette…, je lui dis le plus doucement<br />
possible. On s’en va !<br />
Elle récupère les pelures en titubant,<br />
ensuite elle se dirige docilement vers la<br />
porte…<br />
– <strong>La</strong> clé de la camionnette ! j’ordonne.<br />
Zack sort l’objet de sa poche. Je lui fais<br />
signe de le lancer à Liette. Il obéit… Ils<br />
offraient aucune résistance, ils avaient l’air<br />
de se foutre de nous autres, à présent,<br />
autant que du dernier best-seller…<br />
– Comment on va à l’hôpital où Ray a<br />
emmené notre ami ?<br />
Ils se mettent à rigoler… Ray avait<br />
probablement balancé le cadavre de Réal<br />
Giguère dans un fossé, tout bonnement,<br />
avant de filer vendre la bagnole pour aller<br />
boire ou je sais pas quoi… Bon, très bien.<br />
J’étais trop gringalet pour jouer les durs !<br />
On s’arrangerait bien pour retrouver notre<br />
mort, après tout !<br />
Je rejoins Liette devant la porte. De ses<br />
deux mains, elle essuyait les coulées de<br />
sperme mêlées de larmes qui lui souillaient<br />
le visage…<br />
– Occupe-toi pas des chiens, je lui dis.<br />
Cours le plus vite que tu pourras et<br />
démarre dès que tu seras dans la<br />
camionnette ! Ça va ? T’as compris ?<br />
Elle fait oui bien brave… Pauvre petite<br />
gueule terrorisée…<br />
– Allez ! Une… Deux… Trois !<br />
- 183 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
Han !<br />
<strong>La</strong> porte… <strong>La</strong> porte était coincée !<br />
Verrouillée !<br />
Les Épouvantails ivres tous les trois<br />
fendent de rire, éclatent comme des baleines<br />
! Han ! Han ! Shit ! Elle s’ouvrait pas, la<br />
salope ! Han ! Je pousse de tout mon<br />
poids ! Han ! Han !<br />
Rien à faire !<br />
Sal se lève tranquillement… Il se dirige<br />
vers un des fauteuils en nous tournant le<br />
dos !<br />
– Bouge pas, mon salaud ! je lui crie.<br />
<strong>La</strong> voix me grelottait pas contrôlable !<br />
L’autre traverse résolument la pièce ! Pas la<br />
moindre hésitation ! Il s’arrête, se penche,<br />
empoigne son fusil ! Se retourne vers nous !<br />
Inexpressif ! Une dalle ! Lève son arme avec<br />
une infinie lenteur !<br />
– Lâche ça ! Lâche ça ! !<br />
Il avait dû finir par comprendre que je<br />
tirerais jamais ! <strong>La</strong> panique me sciait le<br />
ventre, ça se voyait jusqu’aux Philippines !<br />
Christ ! On était coincés aussi ! D’un côté la<br />
porte, de l’autre la gueule du fusil de Sal-le-<br />
Décharné qui montait, montait ! Le salut<br />
était pas de ce côté-là, en tout cas ! Restait<br />
la fuite ! <strong>La</strong> porte, par conséquent ! Pas le<br />
choix ! Je m’élance ! L’énergie du désespoir<br />
! Au même moment, Liette a l’idée bien<br />
féminine de tirer sur la poignée, au lieu de<br />
pousser sur la porte ! Wamm ! Je défonce le<br />
vide ! Passe à travers rien ! M’abats dans la<br />
neige, au milieu d’un déchaînement effroyable<br />
d’aboiements ! <strong>La</strong> meute s’était ruée !<br />
Elle nous coupait le passage, massée en<br />
demi-cercle devant nous autres, grouillante,<br />
- 184 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
furieuse ! Quinze gueules d’acier hurlant au<br />
sang !<br />
– Fonce ! je crie à Liette.<br />
Bang ! Bang ! Je tire deux coups de feu<br />
en l’air ! Aussitôt les molosses déguerpissent<br />
! Détalent dans tous les sens !<br />
S’éparpillent les oreilles rabattues, la queue<br />
entre les jambes ! Que le ciel leur tombe<br />
pas sur la tête ! Liette grimpait déjà derrière<br />
le volant de la camionnette, le moteur se<br />
mettait à râler dans l’obscurité glacée !<br />
Bang ! Bang ! Deux autres coups de<br />
pétard ! En l’air ! Puis je saute dans la boîte<br />
découverte du bolide qui démarrait en<br />
crachotant !<br />
<strong>La</strong> silhouette décharnée du grand Sal se<br />
découpe sur le rectangle de lumière de la<br />
porte… Il épaule son fusil… Je fais pareil de<br />
mon côté ! L’arme était devenue vivante<br />
entre mes mains ! Je l’avais réveillée !<br />
J’avais ressenti jusqu’à la moelle de chacun<br />
de mes os la prodigieuse puissance de<br />
chacune des détonations ! J’avais plus peur<br />
de tirer, maintenant ! J’avais plus peur de<br />
rien du tout !<br />
J’appuyais sur la gâchette quand le<br />
mouvement de la camionnette, qui virait à<br />
angle droit pour s’engager sur le chemin,<br />
me fait perdre mon équilibre ! Bang ! À<br />
peine une fraction de seconde plus tard,<br />
bang ! une autre détonation répond à mon<br />
dernier coup de feu ! Sal, là-bas, sur le pas<br />
de la porte, baissait son fusil… Est-ce<br />
que… ? Non ! Les deux balles, la mienne, la<br />
sienne, étaient allées se perdre dans le<br />
décor ! Tant pis ! Tant mieux ! J’en avais<br />
rien à foutre ! <strong>La</strong> camionnette filait sur la<br />
- 185 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
piste enneigée ! <strong>La</strong> baraque des Épouvantails<br />
rapetissait à vue d’œil, le paysage<br />
lunaire l’engloutissait petit à petit, dans les<br />
replis des vagues qui ondulaient doucement<br />
à la surface de la vaste plaine encerclée de<br />
montagnes !<br />
C’était gagné, tabarnak !<br />
Gagné ? Vite dit ! On se sauvait de la<br />
merde, d’accord ! Mais on se sauvait avec<br />
un véhicule qui était pas le nôtre ! Un<br />
véhicule volé ! Comparé à l’auto de Réal<br />
Giguère, on perdait au change absolument !<br />
À part ça, on était pas plus avancés, on<br />
savait toujours pas où on se trouvait dans<br />
les États-Unis d’Amérique ! Et puis on avait<br />
perdu Réal dans les événements, et puis<br />
Liette… Ils l’avaient salement arrangée, la<br />
pauvre fille… Pas de quoi crier victoire…<br />
J’étais intervenu trop tard. J’étais pas<br />
intervenu, en fait ! J’avais attendu comme<br />
le pire des couards que le viol soit<br />
consommé, que les porcs bouseux s’effondrent<br />
les couilles vides ! Que j’aie enfin osé<br />
viser Sal au moment qu’on s’enfuyait y<br />
changeait rien !<br />
On se trouvait toujours à l’intérieur du<br />
cratère ensorcelant où Liette nous avait<br />
conduits la veille. Monts Pocono ou Enfersur-Merde…<br />
L’Atlantide, qui sait ! Audessus<br />
de l’anneau magique des montagnes,<br />
la même inexplicable phosphorescence<br />
auréolait le ciel… Mon dieu ! Pour la<br />
première fois de ma vie, je venais de tirer<br />
sur un homme avec l’intention de le tuer !<br />
Sans réfléchir, je fous le fusil par-dessus<br />
bord !<br />
- 186 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
– Plus jamais ! Plus jamais, aussi longtemps<br />
que je vivrai ! je murmure en levant<br />
les yeux au ciel. Plus jamais, je le jure !<br />
Deux trois minutes plus tard, la<br />
camionnette s’arrête enfin sur le bord de la<br />
route. Il était temps ! Je frigorifiais dans la<br />
boîte aux quatre vents ! Je rejoins Liette<br />
devant… Ses jambes nues sous son<br />
manteau, son corps d’enfant couvert d’égratignures…<br />
Elle était encore raide de peur et<br />
de répulsion… Elle avait fourré son sac à<br />
main entre ses cuisses où elle le tenait bien<br />
serré… Le bacon était là, en sécurité. Les<br />
douze mille dollars empruntés à Dixie<br />
Angora ! Personne y avait fait attention à<br />
son sac ! Une chance ! Comment on aurait<br />
pu poursuivre le voyage sans argent ?<br />
On redémarre sans échanger une parole,<br />
sans un regard l’un pour l’autre… Le ciel<br />
immense était tapissé d’étoiles, des multitudes<br />
de milliards, myriades d’infimes<br />
larmes glacées… Un océan de tristesse<br />
coagulée suspendu au-dessus de nos têtes,<br />
immobile, lourd comme la nuit qui pesait<br />
sur le paysage désolé… J’avais envie de<br />
pleurer bêtement, de me tasser sur moimême<br />
et de laisser s’enfler ma peine mêlée<br />
de honte… <strong>La</strong> vie avait pas le droit d’être ce<br />
déferlement d’horreurs qui avait pas cessé<br />
depuis que le monde s’était fendu, depuis<br />
qu’Ornella avait disparu ! J’avais honte de<br />
moi, la vie me faisait honte elle aussi, la<br />
chienne ! J’aurais donné ma main gauche à<br />
cet instant-là pour pouvoir revenir en<br />
arrière, pour retrouver la chaleur du cocon<br />
au creux duquel j’avais vécu pendant des<br />
semaines, la chambre d’Ornella, rue Drolet,<br />
- 187 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
à Montréal, le store baissé, le désordre<br />
tranquille, les vêtements éparpillés, les<br />
journaux qu’on faisait rien que regarder,<br />
sans jamais les lire, les quartiers d’orange<br />
qu’elle glissait doucement entre mes lèvres,<br />
ma tête calée contre sa poitrine, ce nid où je<br />
pouvais me contenter de respirer par les<br />
pores de sa peau à elle… Il avait suffi que<br />
cette chambre se vide pour que je sois<br />
chassé de mon paradis personnel, pour que<br />
je sois forcé de me jeter dans une quête<br />
tortueuse semée d’atrocités, une quête qui<br />
ferait peut-être de moi rien d’autre qu’un<br />
homme, en m’obligeant à rien d’autre qu’à<br />
affronter la vie. Mais je voulais pas devenir<br />
un homme si l’horreur était le prix à payer !<br />
Je voulais pas de cette vie-là si elle savait<br />
pas être autre chose qu’une hésitation entre<br />
le grotesque et la souffrance ! Le grand<br />
Hulk énigmatique monstre turc, et Omega<br />
Malinea la délirante prêtresse de la Nuit, et<br />
Bégin le ministre bouffon et Angora la pute<br />
ordure, et Réal la cervelle pulvérisée dans<br />
sa recherche du Bien et la bande d’Épouvantails<br />
et leur immonde viol sacrificatoire…<br />
Du vraiment bel échantillon d’humanité<br />
à montrer à un adolescent de seize<br />
ans ! Et Liette, Liette victime de tout et de<br />
tous depuis toujours, Liette l’innocence<br />
profanée ! Un bourgeon de femme qui<br />
s’épanouirait jamais, un ange avorté par la<br />
bestialité et la bêtise du monde des<br />
hommes ! Ah, mon devoir était de l’aider, de<br />
la protéger, qu’un jour elle puisse enfin<br />
déployer la belle paire d’ailes qu’elle portait<br />
sûrement en elle ! Je venais d’échouer<br />
misérablement une première fois, tout à<br />
- 188 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
l’heure, dans la cabane des violeurs, j’avais<br />
pas pu me montrer à la hauteur de l’épreuve<br />
! J’avais pas réussi à m’élever plus haut<br />
que la racaille, même pas un cran audessus<br />
de la lâcheté qui fait les humains<br />
complices de l’abomination ! Et même en ce<br />
moment, dans la camionnette, je pensais<br />
encore rien qu’à moi, à Ornella, au passé, à<br />
l’ombilic des limbes d’avant la dure réalité !<br />
Où puiser le courage pour pouvoir accepter<br />
de continuer, pour vouloir être un homme,<br />
pour lutter contre ce qui s’était déchaîné<br />
contre Liette dix minutes plus tôt ?<br />
<strong>La</strong> frêle Liette elle-même allait me<br />
permettre de trouver une réponse à cette<br />
question, pas plus tard que cette même<br />
nuit-là, elle allait m’aider en me donnant<br />
l’exemple d’une fabuleuse force intérieure…<br />
Pour l’heure, j’anticipais rien, je me repliais<br />
dans mon silence… Le bonbon amer de la<br />
honte me faisait serrer les dents, tandis que<br />
la camionnette fonçait à travers l’obscurité…<br />
Liette conduisait d’une main, de<br />
l’autre elle s’envoyait une pilule de temps<br />
en temps, et de temps en temps une gorgée<br />
de ce qu’il restait de vodka dans sa grosse<br />
bouteille presque vide… À force d’avancer,<br />
on finit par se retrouver au pied des<br />
montagnes. <strong>La</strong> route continuait, grimpait<br />
droit devant, au flanc de la masse noire qui<br />
enserrait la lugubre plaine. On sortait enfin<br />
du maudit cratère ! On s’en tirait mieux que<br />
Réal… En pensant à lui, je me demandais<br />
s’il était possible que « Ray » l’avait réellement<br />
conduit à un quelconque hôpital. Si<br />
par hasard on roulait sur la même route<br />
que le quatrième Épouvantail avait em-<br />
- 189 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
pruntée, alors il y avait au moins une<br />
chance sur un milliard pour qu’on tombe<br />
sur cet hôpital-là et qu’on le retrouve, Réal<br />
Giguère. Je veux dire, ce qu’il en restait…<br />
J’y croyais pas trop, par exemple. En mon<br />
for intérieur, j’avais déjà jeté la première<br />
pelletée de terre sur ce qui s’était jadis<br />
intitulé le frère de mon Ornella. J’étais déjà<br />
en deuil… Qu’est-ce que ça changerait<br />
qu’on le retrouve ou pas ? Pas un médecin<br />
au monde pourrait jamais lui poser une<br />
autre tête à la place de celle qu’il avait<br />
semée cent mille miettes dans le décor du<br />
cratère…<br />
Les mâchoires serrées, l’air hypnotisée,<br />
Liette semblait déterminée elle à rouler<br />
jusqu’à ce qu’il y ait plus une goutte<br />
d’essence dans le réservoir. Je savais pas<br />
quoi lui dire, alors je me la fermais, je la<br />
laissais faire… Au gré des routes qu’on<br />
empruntait de fil en aiguille, on finirait bien<br />
par arriver quelque part. En attendant, on<br />
croisait de temps à autre des maisons,<br />
parfois isolées, parfois groupées, par trois<br />
ou par quatre, dans des vallées qui<br />
ressemblaient à des avant-postes de la<br />
civilisation… Les montagnes autour de<br />
nous autres reculaient peu à peu, elles se<br />
dégonflaient au fur et à mesure qu’on<br />
avalait les kilomètres… <strong>La</strong> route s’élargissait,<br />
on sortait d’une sorte d’entonnoir<br />
par le gros bout, pour ainsi dire… J’avais<br />
l’impression qu’on roulait depuis des<br />
années, et pourtant la nuit était profonde<br />
encore. Ci, là, des noms apparaissaient sur<br />
des panneaux. Tuscarora, Leesburg… Du<br />
chinois, ces inscriptions-là, pour nous<br />
- 190 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
autres errants ! J’aperçois un autre panneau,<br />
des indications pour se diriger vers<br />
Washington. Je connaissais le nom, bien<br />
sûr, mais j’aurais été incapable de dire si<br />
cette ville-là se trouvait dans le Connecticut<br />
ou dans le Wisconsin, près de la frontière<br />
canadienne ou sur la route de la Floride !<br />
Liette tenait le volant, et elle le tenait<br />
solide ! Les indications pour Washington lui<br />
avaient fait autant d’effet qu’une poubelle<br />
abandonnée sur le bord de la route ! On<br />
continuait… Marshall, Warrenton… Les<br />
montagnes étaient derrière nous autres<br />
pour de bon, maintenant. Chose certaine,<br />
on se dirigeait vers le sud, les panneaux<br />
pouvaient pas mentir ! À moins qu’on était<br />
victimes d’une véritable conspiration universelle,<br />
ou que la déesse Maya nous précédait<br />
sur la route avec son sac à malice !<br />
J’aurais bien voulu qu’on s’arrête pour<br />
acheter une carte ou demander notre chemin,<br />
mais la seule préoccupation de Liette<br />
était de toute évidence d’accumuler le plus<br />
de kilomètres possible entre derrière et<br />
devant. Une préoccupation que je pouvais<br />
pas lui reprocher, la pauvre…<br />
– Opal…, elle murmure soudain.<br />
Sa voix avait résonné avec une étrange<br />
rondeur, après toutes ces heures de silence<br />
oppressant. On aurait dit que « Opal » était<br />
un mot d’une langue étrangère qu’on aurait<br />
pu traduire par « Ça va » ou « Bonjour, je<br />
suis vivante »…<br />
– Opal…, elle répète. C’est beau, ça,<br />
Opal…<br />
Elle me jette un regard en coin, presque<br />
rien… Elle sortait enfin de l’état de choc !<br />
- 191 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
Opal… Une agglomération pareille à des<br />
milliards d’autres de par le vaste monde…<br />
Le Grand Ordinateur Central nous avait<br />
pas programmés pour qu’on s’y arrête cette<br />
fois-là… Enfin, l’important était que Liette<br />
puisse encore trouver belle au moins une<br />
chose sur cette terre ! Un élastique, une<br />
boîte vide ! Un vilebrequin ! N’importe quoi !<br />
Probablement que Opal avait été mise sur<br />
notre route rien que pour cette raison-là…<br />
Une demi-heure plus tard environ, on se<br />
retrouve roulant sur un large boulevard<br />
bien éclairé, bordé de McDonald’s et de<br />
Texaco et de Quality Inn. Wing ! L’Amérique<br />
du néon sortie de terre sans crier gare !<br />
Rien que des restaurants fast-food et des<br />
motels et des stations-service, gigantesques<br />
machines à sous plantées en plein désert !<br />
Un îlot capitaliste au beau milieu des<br />
champs ! Pas de ville autour, rien ! Rien<br />
que l’obscénité brutale de ces relais où la<br />
civilisation occidentale, extravertie, boulimique<br />
dévoreuse d’espace, s’arrête pour<br />
refaire le plein, essence, hot dogs, café,<br />
cigarettes, sommeil, avant de reprendre la<br />
route direction une illusion nommée bout<br />
du monde !<br />
<strong>La</strong> nuit était déjà très avancée, le secteur<br />
était tout à fait tranquille. Après notre<br />
errance à travers les monts, l’obscurité, les<br />
bois, j’avais l’impression que la camionnette<br />
venait de se poser sur la piste d’atterrissage<br />
d’une base de ravitaillement désaffectée,<br />
sur une planète oubliée, aux confins de<br />
l’univers… L’absence de vie était<br />
saisissante. Les installations s’étiraient en<br />
longueur des deux côtés du boulevard<br />
- 192 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
dénudé. Rien retenait le regard, il y avait<br />
trop d’espace dans ce paysage angoissant !<br />
On y voyait rien ni personne bouger, on y<br />
apercevait pas le moindre point de repère<br />
humain brisant la perspective trop aplatie<br />
et trop fuyante des choses. Les surfaces<br />
asphaltées sur lesquelles le vent balayait<br />
une neige fine étaient absurdement vides.<br />
Le décor paraissait être bel et bien rien<br />
qu’un décor d’une incompréhensible<br />
inutilité, « où la main de l’homme n’avait<br />
jamais posé le pied », comme aurait dit le<br />
capitaine Bonhomme !<br />
J’espérais simplement que la camionnette<br />
continuerait de glisser dans la lumière<br />
où elle baignait, comme dans du plastique<br />
liquide, et qu’on s’enfoncerait à nouveau au<br />
cœur de la nuit américaine, quitte à errer<br />
encore jusqu’au matin… Mais Liette s’engageait<br />
déjà dans le terrain de stationnement<br />
d’un Howard Johnson…<br />
– Viens ! elle dit en descendant. J’ai<br />
besoin de me laver !<br />
On s’introduit dans la longue boîte<br />
plate… Liette se dirige aussitôt vers la<br />
réception. Deux minutes plus tard, elle se<br />
ramène avec la clé de notre chambre. Je<br />
m’engage derrière elle dans un interminable<br />
corridor plein de silence feutré. <strong>La</strong> fille<br />
marchait rapidement, en secouant avec des<br />
coups de tête énergiques sa crinière ébouriffée…<br />
Elle revenait à elle, elle fonçait !<br />
<strong>La</strong> chambre… Deux lits, une commode,<br />
une chaise… Une pénombre accueillante,<br />
enveloppante… Aussitôt entrée, Liette lance<br />
son sac à main sur un lit et disparaît sans<br />
un mot dans la salle de bains…<br />
- 193 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
J’accroche mon manteau, je vais m’asseoir<br />
à l’autre bout de la pièce sur la chaise<br />
au style indéfini qui arrivait pas à se<br />
prendre vraiment pour un fauteuil… En<br />
jetant un coup d’œil sur le sac de Liette,<br />
l’idée me vient d’aller y fourrer mon nez,<br />
histoire de voir si elle avait pas menti à<br />
propos des douze mille dollars. Elle avait<br />
apporté une valise, aussi, quand on était<br />
partis de Hull. Le bagage avait disparu avec<br />
la bagnole de Réal. Eh oui… Tout va, vient,<br />
se crée, se perd, passe… Les amis, les<br />
dents, les cheveux… Le temps… Veaux,<br />
vaches, couvées… Tout que passage ! <strong>La</strong><br />
chambre si convenable et si impersonnelle<br />
me le disait bien ! Des centaines de<br />
personnes y étaient venues, puis étaient<br />
reparties, sans que rien en soit changé,<br />
sauf les draps et les serviettes et les verres<br />
enveloppés de papier, là, sur la longue et<br />
basse commode. Qu’est-ce qu’il en restait<br />
de toute cette agitation ? À peine une<br />
présence fantomatique, un relent de la<br />
fatigue des errants… Plus tard, au cours de<br />
mes interminables tribulations, j’allais<br />
découvrir des continents où il est possible<br />
de vivre, je veux dire de vraiment vivre,<br />
j’allais comprendre que l’Amérique est rien<br />
qu’un lieu de passage, où une partie de<br />
l’humanité s’est arrêtée pour faire un coup<br />
d’argent, entre l’Europe du passé et l’Asie<br />
qui représente l’avenir. Le présent est<br />
américain, lui… Une réalité trop immédiate,<br />
proprement invivable… Cette nuit-là, cependant,<br />
j’ignorais encore tout de ces<br />
vérités. Je restais assis dans la chambre<br />
silencieuse, je regardais les deux lits qui<br />
- 194 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
ressemblaient à d’imposants cercueils où<br />
affleuraient les âmes de tant d’errants<br />
disparus, et l’envie me passait déjà d’aller<br />
farfouiller dans le sac de Liette. L’argent qui<br />
s’y trouvait peut-être avait après tout une<br />
bien mince importance…<br />
Enroulée dans une serviette blanche, la<br />
tignasse recoiffée en chignon, Liette<br />
m’adresse un sourire gêné, en sortant de la<br />
salle de bains. Je me débarrasse de mon<br />
chandail pour aller me décrasser à mon<br />
tour. De retour dans la pièce, après la<br />
douche, je constate qu’elle a éteint le<br />
plafonnier et qu’elle a allumé la lampe de<br />
chevet, sur la table, entre les deux lits…<br />
Elle devait dormir à présent, elle en avait<br />
bien besoin… Je pensais juste à m’écrouler<br />
sur mon lit moi aussi, laisser l’armée des<br />
travailleurs du sommeil se mettre au<br />
boulot, qu’ils puissent faire le ménage de<br />
ma tête et de mon corps, qu’ils remplacent<br />
les cellules usées, qu’ils débranchent les<br />
circuits surchargés, qu’ils me repeignent<br />
l’intérieur en bleu ciel et qu’ils fassent aérer<br />
toute la baraque le reste de la nuit…<br />
– Léo ? murmure Liette, au moment où<br />
j’allais me glisser sous mes draps.<br />
Je me tourne vers elle…<br />
– Dors, pense à rien…, je lui dis doucement.<br />
On a eu une rude journée, mais c’est<br />
fini, maintenant…<br />
Sur la couverture, la masse noire de son<br />
sac à main et la serviette blanche roulée en<br />
boule ressemblaient à deux petites bêtes<br />
serrées l’une contre l’autre. <strong>La</strong> blancheur de<br />
cette serviette… Le filet de sang qui avait<br />
- 195 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
coulé des fesses de Liette… Les éraflures, le<br />
bâillon…<br />
– Demain, on trouve une ville avec des<br />
magasins et on achète plein de vêtements<br />
neufs ! elle dit.<br />
– Si tu veux…<br />
Avec ses menottes délicates, elle avait<br />
tiré la couverture sur son menton… Ses<br />
yeux bleus me regardaient, fatigués, timides<br />
et limpides pourtant, comme ceux d’une<br />
enfant regardant son père… Mon dieu ! Il<br />
fallait se donner du mal pour arriver à<br />
croire que cette fillette-là sortait réellement<br />
d’un bordel !<br />
– Léo ?<br />
Elle se mord la lèvre…<br />
– Je veux te demander quelque chose…<br />
Je me sentais horriblement mal à l’aise,<br />
je sais pas pourquoi… <strong>La</strong> honte me<br />
remontait à la gorge… Ma lâcheté devant<br />
les Épouvantails qui l’avaient…<br />
– Tu vas rire…, elle reprend. Mais je veux<br />
te dire que… Ben… J’ai jamais fait l’amour<br />
avec un gars de mon âge… Ou presque de<br />
mon âge… Je pense même que j’ai jamais<br />
fait l’amour de ma vie… Ils m’ont toujours…<br />
Dehors il y avait le monde, je le savais<br />
bien, le monde qui poussait de toutes ses<br />
prodigieuses forces contre la vitre de la<br />
chambre, le monde rempli d’épouvantails et<br />
de saloperies et d’amours perdues, le<br />
monde des hommes et des adultes, la<br />
formidable machine à broyer les rêves et à<br />
déchiqueter la fragile dentelle qui nous<br />
habille le cœur, et c’était trop pour moi,<br />
c’était trop !<br />
- 196 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
– J’aimerais que tu te mettes dedans<br />
moi…, elle disait à voix basse.<br />
C’était trop ! Une infinie douceur<br />
m’envahit, soudain, une douceur à me faire<br />
fondre en pleurs ! Un miel aussi léger que<br />
l’air, une tendresse comme celle dont seuls<br />
les paisibles animaux sont capables !<br />
– Juste que tu sois dedans moi comme<br />
un homme dedans une femme… Juste<br />
qu’on s’endorme comme ça, sans bouger ni<br />
rien…<br />
Tous mes muscles s’étaient relâchés.<br />
J’avais la sensation qu’elle venait d’éponger<br />
mon front avec un nuage plus pur que le<br />
pardon. Ses yeux bleus demeuraient posés<br />
sur moi, elle souriait pas, elle m’implorait<br />
surtout pas, elle quémandait rien, elle avait<br />
seulement dit les choses comme elles<br />
étaient, et ça me déchirait profondément, et<br />
ça m’apaisait profondément…<br />
Qui de nous deux avait le plus besoin de<br />
la force de l’autre pour pouvoir continuer à<br />
surnager ? Mon sexe qui s’enfonçait dans<br />
l’océan de son sexe à elle connaissait la<br />
réponse, et je la serrais dans mes bras,<br />
comme une bouée, je la serrais dans mes<br />
bras…<br />
*<br />
Un jour, mon oncle Jean-Paul, mieux<br />
connu sous le nom du Homard, a déclaré à<br />
mon père : « Avant que le Canada adopte le<br />
système métrique, je baisais comme un<br />
pied, maintenant je baise comme un<br />
maître ! »<br />
- 197 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
Tandis que je regardais Liette se<br />
pomponner devant la glace de la salle de<br />
bains, cette plate plaisanterie me revenait à<br />
l’esprit, je sais pas pourquoi. Pour me<br />
distraire un tantinet du spectacle qui<br />
s’offrait à moi ? Possible… En tout cas, je<br />
découvrais à ma compagne d’infortune une<br />
pudeur que je lui aurais jamais soupçonnée<br />
la veille, une pudeur paradoxale, parce<br />
qu’elle semblait être inversement proportionnelle<br />
au degré d’intimité de ses rapports<br />
avec les hommes. On aurait dit qu’elle était<br />
capable de se foutre joyeusement à poil<br />
devant n’importe qui, à la seule condition<br />
qu’elle connaisse pas la personne, qu’elle<br />
l’ait jamais vue et qu’elle la revoie jamais !<br />
Une manière de déformation professionnelle,<br />
l’habitude de faire la chose avec le<br />
client, je suppose ! Par contre, tout à<br />
l’heure, quand on s’était levés, elle avait fait<br />
bien attention que je la voie pas nue, elle<br />
s’était tout de suite enroulée dans la<br />
serviette qu’elle avait laissée sur son lit, la<br />
veille, ensuite elle avait enfilé rapidement le<br />
seul vêtement que les Épouvantails lui<br />
avaient pas déchiré sur le dos, son<br />
manteau. J’aime voir les femmes se<br />
bichonner, ça m’a toujours fasciné, leur<br />
attirail, les crèmes hydratantes à l’essence<br />
de pamplemousse, cette invraisemblable<br />
quincaillerie qui sert à rien, sauf à particulariser<br />
l’insaisissable féminité… Je m’étais<br />
appuyé contre le cadre de la porte de la<br />
salle de bains, et, les mains dans les<br />
poches, je la regardais se crêper le crin,<br />
s’ébouriffer savamment, se refaire les yeux<br />
et se repeindre les lèvres… Le fait que<br />
- 198 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
j’assiste à la représentation l’agaçait fortement,<br />
je m’en rendais bien compte ! Pourtant<br />
elle disait rien, elle protestait pas, par<br />
pudeur justement… Elle se contentait de<br />
me décocher de temps à autre ce petit<br />
sourire timide qui me troublait tant parce<br />
qu’il ressemblait si peu à ce que je<br />
connaissais d’elle… J’étais pas encore<br />
revenu de la façon qu’elle m’avait demandé,<br />
la veille, de lui faire l’amour sans vraiment<br />
lui faire l’amour. Elle m’avait ouvert son<br />
sexe pour chasser le souvenir du viol,<br />
l’empêcher de cristalliser en elle et de rester<br />
gravé dans sa chair. Elle avait refusé de<br />
laisser l’horreur s’inscrire en elle, comme<br />
un naufragé qu’on vient de repêcher d’une<br />
mer démontée se rejetterait aussitôt à l’eau<br />
pour prouver qu’il est le plus fort. Jamais<br />
cette fille-là capitulerait devant qui que ce<br />
soit, rien jamais pourrait venir à bout de sa<br />
rage de vivre, je l’avais compris, et je m’étais<br />
senti grandi de la savoir si forte. Si elle<br />
avait été capable de m’étreindre au creux de<br />
ses bras et de me prendre en elle après ce<br />
que les trois brutaux dégoûtants lui avaient<br />
fait subir, alors moi j’avais pas le droit<br />
d’être le pauvre minable crétin faiblard que<br />
j’étais !<br />
Je la regardais se maquiller en pensant à<br />
tout ça, ému par cette touchante légèreté,<br />
cette frivolité de la beauté féminine, ce fin<br />
voile de gaze tendu sur le bloc de granit…<br />
– On va bouffer ? elle dit en fourrant<br />
pêle-mêle ses tubes et ses pinceaux et ses<br />
petits pots au fond de son sac à main.<br />
– Je suis pas pressé…, je lui dis.<br />
- 199 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
En se collant contre moi, elle effleure<br />
mon cou de ses lèvres dodues…<br />
– Ben moi j’ai faim ! elle dit. T’as pas hâte<br />
qu’on soye en Floride ? T’as-tu déjà vu la<br />
mer ?<br />
– Non…<br />
– Moi non plus ! Mais ce soir on sera à<br />
Daytona, par exemple !<br />
Elle me pousse dans le corridor de<br />
l’hôtel…<br />
– Liette…, je lui dis en posant mes mains<br />
sur ses hanches.<br />
<strong>La</strong> vague de tendresse roulait encore en<br />
moi. J’avais l’impression qu’on abandonnait<br />
un précieux trésor dans la chambre qu’on<br />
venait de quitter, un trésor qui appartiendrait<br />
pour toujours à cette chambre-là,<br />
un trésor qui nous appartenait déjà plus !<br />
Liette me regarde un instant dans le<br />
blanc des yeux, avec une espèce de bonté<br />
maternelle…<br />
– Non…, elle réplique doucement. Je<br />
veux pas parler de ce qui s’est passé hier…<br />
– Tu veux dire… ?<br />
– Je veux dire hier et la nuit dernière…<br />
Elle avait deviné je sais pas le diable<br />
comment !<br />
– Qui qui te parle d’hier ? je me raidis. Je<br />
voulais juste que tu saches que j’ai pas un<br />
rond ! C’est Réal qui était le grand argentier<br />
de notre bande à nous deux ! Mais je vas te<br />
rembourser, je te le promets !<br />
– Me rembourser quoi ?<br />
– <strong>La</strong> chambre, la bouffe ! Tout !<br />
– Ah, come on, man !<br />
– Non, sérieux ! j’insiste.<br />
– J’ai douze mille, je te l’ai dit !<br />
- 200 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
– T’en as pas à gaspiller ! Oublie pas qu’il<br />
t’a coûté assez cher, ton fric !<br />
– On mange et après on va s’acheter du<br />
linge ! elle tranche. Il doit bien y avoir une<br />
ville quelque part pas loin ! Faut qu’on soit<br />
beaux comme des dieux pour quand qu’on<br />
va voir la mer ! On va s’habiller genre<br />
« Miami Vice » ! On va même se prendre trois<br />
quatre bouteilles de champagne pour célébrer<br />
l’événement ! Hein ? Qu’est-ce que t’en<br />
dis ?<br />
J’en disais que je m’en branlais de ses<br />
projets ! D’autres réflexions me requéraient<br />
! Je me remettais à penser à Ornella,<br />
au Turc… Merde ! J’avais été infidèle !<br />
J’avais perdu la boule ! Pas le choix ! Les<br />
événements, le cours des choses ! <strong>La</strong> gaffe<br />
était arrivée malgré moi ! Le libre arbitre,<br />
oui, bon, bravo ! Mais il y a les circonstances<br />
aussi dans la vie ! Enfin, la nuit<br />
m’avait redonné le courage de continuer,<br />
c’était l’essentiel ! Je m’étais rechargé la<br />
batterie, je l’avais fait pour Ornella, en<br />
réalité ! Par les ondes télépathiques, elle<br />
avait probablement compris ! Elle m’avait<br />
sûrement pardonné ! Je me détournais pas<br />
du But, même si Liette… Eh bien… Oui, je<br />
l’avoue, elle avait touché en moi je sais pas<br />
quelle fibre sensible par trop vulnérable, je<br />
pouvais pas me l’expliquer… Même aujourd’hui,<br />
en dépit de ma colossale expérience<br />
de la vie, j’arrive pas encore très bien à<br />
débrouiller ce trouble, cette défaillance…<br />
Cette vulnérabilité entre mille autres de<br />
l’affectivité…<br />
Bref ! On était rendus à la réception !<br />
Liette remet la clé au yoyo de service, un<br />
- 201 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
dadais d’Américain bas de gamme affligé<br />
d’épaisses lunettes et de longues dents, la<br />
face tapissée de boutons pétants de santé…<br />
– Y a un restaurant dans le motel ? elle<br />
l’apostrophe.<br />
– Y en a un, mais Howard Johnson c’est<br />
de la merde, je vous préviens…, répond<br />
l’autre.<br />
– On veut juste des œufs et des toasts et<br />
du café !<br />
– Allez plutôt en face, chez Harvey’s !<br />
C’est aussi merdique, mais au moins ça vous<br />
coûtera pas un bras pis une gosse !<br />
Sans le moindre remords, on abandonne<br />
le pesteux à lui-même… Dehors, le soleil<br />
était doux, le ciel impeccable. Une belle<br />
matinée, un de ces chèques en blanc dont<br />
la vie vous fait cadeau de temps en temps !<br />
Liette se dirige immédiatement vers la<br />
camionnette…<br />
– Eh ! je lui crie. Pourquoi on traverse<br />
pas à pied ? T’as pas envie de prendre un<br />
petit bol d’air avant de déjeuner ?<br />
– Je vas aller mettre du pétrole ! elle dit.<br />
Je te rejoins dans deux minutes !<br />
L’idée me vient brusquement qu’elle allait<br />
se sauver, qu’elle disparaîtrait avec la<br />
camionnette, que je la reverrais plus<br />
jamais ! Elle ouvrait la portière de l’engin…<br />
Au moment où j’allais bondir pour la<br />
rattraper, j’aperçois un flic moustachu<br />
carrure athlète qui descendait d’une<br />
bagnole garée à proximité…<br />
– Excuse me ! il jappe en s’avançant à<br />
grandes enjambées vers la camionnette.<br />
Liette se retourne, elle repère l’animal…<br />
Elle a tout de suite un mouvement de recul,<br />
- 202 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
du genre qu’elle avait eu quand elle nous<br />
avait ouvert la porte, chez Dixie Angora, et<br />
qu’elle avait vu la casquette de Réal… Un<br />
deuxième flic contournait lentement la<br />
voiture de police, les yeux braqués sur<br />
moi… Liette hésitait, je savais qu’elle<br />
hésitait. Je voyais qu’elle réfléchissait à<br />
toute pompe, qu’elle calculait ses chances<br />
de prendre le large avant que le moustachu<br />
carré ait le temps de réagir !<br />
Shit, le deuxième flic lâchait pas la<br />
crosse de son revolver, lui !<br />
– Excuse me, miss !<br />
<strong>La</strong> physionomie de Liette avait changé en<br />
même pas un quart de seconde ! Jamais<br />
j’avais vu une femme chasser aussi vite<br />
l’appréhension de son visage en se recomposant<br />
en même temps un air d’aussi<br />
parfaite innocence angélique !<br />
– Excusez-moi ! C’est à vous, cette camionnette-là<br />
? le policier l’interroge.<br />
Je traduis, naturellement !<br />
Liette fait oui en entreprenant sur-lechamp<br />
de l’entortiller dans son plus fripon<br />
sourire !<br />
– Vous avez deux minutes ?<br />
– Sûr ! elle dit. Qu’est-ce qu’il y a ? On a<br />
pas le droit de stationner ici, ou quoi ?<br />
Discrètement, le flic à moustache s’assure<br />
que son collègue est pas très loin<br />
derrière et qu’il m’a bien à l’œil…<br />
– Non, il dit, les clients peuvent stationner,<br />
le parking est là pour ça. Je peux voir<br />
votre permis de conduire, mademoiselle ?<br />
– Pourquoi ? Qu’est-ce que j’ai fait ?<br />
L’autre flic me demande, en désignant<br />
Liette d’un geste du menton :<br />
- 203 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
– Vous êtes ensemble ?<br />
– Oui…<br />
On était à présent tous les quatre près de<br />
la camionnette cabossée couleur caca<br />
d’oie… Une brise caressante me jouait sur<br />
la nuque, l’air sentait presque le<br />
printemps…<br />
– Je suppose que vous êtes au courant<br />
qu’il est interdit de circuler sans<br />
immatriculation ? dit la Moustache.<br />
– Sans immatriculation ? ! Liette interloque.<br />
– Vous avez un permis de conduire ?<br />
Il revenait à la charge ! Il avait pas l’air<br />
très futé, mais c’est ceux-là qui sont les<br />
plus pires inflexibles coriaces butés !<br />
– Vous êtes si pressé que ça ? Liette<br />
minaude, coquine.<br />
Elle braquait vers lui tout l’arsenal de<br />
son charme, tellement qu’il était pas très<br />
difficile de comprendre qu’elle en avait pas,<br />
de permis !<br />
– Pourquoi ? le flic lui demande.<br />
– Ben… Je l’ai laissé là, dans ma chambre…<br />
– Votre permis, vous voulez dire ?<br />
– Oui. Vous voulez venir voir avec moi ?<br />
Elle se dandine, sourit, s’humecte la<br />
babine… <strong>La</strong> catin ! Elle l’appâtait gros<br />
comme le bras ! Le Moustache bronchait<br />
pas… Il disait pas oui, il disait pas non non<br />
plus ! Dans ses yeux clairs d’Américain,<br />
une petite flamme avait dansé, comme on<br />
dit dans les romans… Liette jouait quitte ou<br />
double, le gars supputait tranquille-ment,<br />
lui… Il essayait de deviner si elle le bluffait<br />
ou quoi…<br />
- 204 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
– Allez ! On les embarque ! le deuxième se<br />
décide.<br />
– Mais je vous dis que mon permis est<br />
dans ma chambre ! Liette proteste.<br />
– Tu raconteras ça au Père Noël, ma<br />
belle ! il ricane en lui empoignant le bras.<br />
Sur ce, ils nous entraînent vers leur<br />
voiture ! Je me retourne… Je voulais en<br />
avoir le cœur net… Effectivement, il y avait<br />
pas de plaque sur la camionnette ! Tabarnak<br />
! Le monde nous fendait bel et bien<br />
sous les pieds, ce coup-là !<br />
– T’en as un permis, oui ou non ? je<br />
demande à Liette, tandis que la bagnole<br />
ébranle.<br />
Elle répond rien ! Elle avouait tout, oui !<br />
Restait plus rien qu’à espérer l’impossible<br />
miracle pour nous sortir du pétrin ! Pour le<br />
moment, l’auto roulait en douceur, le plat<br />
paysage d’arbres dénudés défilait dans la si<br />
tendre lumière de la matinée… Quelques<br />
minutes plus tard, on arrive quelque part,<br />
un négligeable bourg nommé « Banal »,<br />
peut-être… Au poste de police, les deux<br />
agents nous fourrent dans un bureau, puis<br />
ils disparaissent. Ah, le sort, christ! Se<br />
faire foutre en prison parce qu’on vient<br />
d’être victime d’une agression, d’un viol !<br />
S’ils nous avaient vus, les Épouvantails s’en<br />
seraient pissés de rire du bon tour qu’ils<br />
nous avaient joué !<br />
– Qu’est-ce que tu fais ? ! je dis à Liette.<br />
Elle essayait d’ouvrir la fenêtre !<br />
– Faut qu’on s’évade ! elle chuchote.<br />
– T’es pas malade, non ? !<br />
– Viens m’aider au lieu de chialer !<br />
– Reste donc tranquille, crétine !<br />
- 205 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
– Ah, fais ce que tu veux ! elle s’impatiente.<br />
En tout cas, moi ils m’auront pas !<br />
– Ils t’auront pas vivante, tu veux dire ! !<br />
<strong>La</strong> porte s’ouvre… Liette se précipite sur<br />
une chaise ! Je m’attendais à ce qu’elle la<br />
balance à travers la vitre, mais non ! Elle<br />
s’assoit, semblant de rien…<br />
Le Moustache pénètre.<br />
– Bon ! il dit en s’installant derrière le<br />
bureau encombré de paperasse.<br />
Il nous regarde pas méchamment, il<br />
prend tout son temps… On l’impressionnait<br />
pas ! Il en avait vu d’autres !<br />
– Je peux avoir vos noms, s’il vous plaît ?<br />
il dit.<br />
– Léo Lebrun…<br />
– Liette Lukosevicius !<br />
– Minute ! Minute ! Vous pouvez m’épeler<br />
ça ?<br />
Il se met à écrire, laborieux, appliqué…<br />
Le bout de la langue lui sortait de plus en<br />
plus long, au coin des lèvres, au fur et à<br />
mesure qu’on épelait… Je me demandais<br />
moi où Liette était allée pêcher ce L-u-k-os-e-v-i-c-i-u-s…<br />
– Et de quel endroit êtes-vous ?<br />
– Du Canada ! Montréal, Canada ! je dis.<br />
– Ottawa…, dit Liette.<br />
– Des amis du Canada ! Comment va<br />
monsieur Mulroney ?<br />
– Très bien ! Très bien ! dit Liette. <strong>La</strong> GRC<br />
le poursuit pour fraude ! Il vous envoie ses<br />
salutations !<br />
– Ah, bon !<br />
- 206 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
Il était content ! L’amitié entre les<br />
peuples ! Quelles réjouissances !<br />
– J’ai un cousin qui habite au Canada ! À<br />
Moose Jaw ! il proclame.<br />
– Pas possible ! Liette s’écrie. C’est à côté<br />
de chez nous !<br />
– Vous avez un drôle d’accent… Vous êtes<br />
d’origine ukrainienne ?<br />
– Mon père est lapon !<br />
– Ah, bon !<br />
– En fait, on est francophones ! je précise.<br />
– Ah, francophones, oui ! Bonne-jour !<br />
Kamment thalleyvou !<br />
Il esclaffe ! Vraiment fier de nous étaler<br />
son immense culture !<br />
– Donc le véhicule avait pas de plaques<br />
d’immatriculation…, il marmonne en se<br />
remettant à gribouiller. Puis : Vous avez<br />
des papiers ? Des pièces d’identité ?<br />
Liette et moi on fait non de la tête…<br />
– Pas de pièces d’identité… C’est embêtant,<br />
ça… Je peux savoir lequel de vous deux<br />
est le propriétaire de la camionnette ?<br />
– Elle est à moi, dit Liette.<br />
– À nous deux ! je dis.<br />
– Et qui la conduit habituellement ?<br />
– Moi, dit Liette.<br />
– Nous deux ! je dis.<br />
– Si j’ai bien compris, vous avez pas de<br />
permis de conduire, n’est-ce pas ? il reprend<br />
en continuant à griffonner.<br />
Liette soupire et détourne le regard vers<br />
la fenêtre…<br />
– Donc pas de permis de conduire… Votre<br />
âge, s’il vous plaît ?<br />
– Vingt ans ! dit Liette.<br />
– Vingt-sept ! je dis.<br />
- 207 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
Le flic me plante un regard amusé dans<br />
le blanc des yeux…<br />
– S’il vous plaît, jeune homme ! il susurre.<br />
– Euh… Dix-sept… Dix-sept ans…<br />
– Mademoiselle ?<br />
– Même chose ! Dix-sept ! Dix-huit, en<br />
fait !<br />
– Donc… mineurs… tous… les deux…<br />
Christ ! Plus il écrivait, plus le désespoir<br />
me gagnait !<br />
– Vous avez des papiers qui prouvent que<br />
la camionnette vous appartient ?… Non ?…<br />
Mais le véhicule est bien à vous, n’est-ce<br />
pas ?<br />
– Oui, oui ! dit Liette.<br />
– Donc… un véhicule volé…, il murmure.<br />
Pourriez-vous me laisser voir votre sac à<br />
main, mademoiselle Lukosevicius ?<br />
– Pourquoi ? elle se fâche. On a rien fait<br />
de mal ! On est en vacances ! On voyage ! Je<br />
veux voir un avocat, moi, à part ça ! On est<br />
des citoyens étrangers ! Vous avez pas le<br />
droit !<br />
– Je peux voir votre sac, s’il vous plaît ? il<br />
insiste doucement.<br />
Elle lui lance le sac par-dessus le<br />
bureau ! Le Moustachu se met à farfouiller,<br />
les mains enfoncées jusqu’aux coudes, en<br />
arquant haut le sourcil… Il sort aussitôt la<br />
bouteille de vodka vide, qu’il pose devant lui<br />
avec un air satisfait…<br />
– Vous ignoriez que la Loi permet pas aux<br />
mineurs de consommer de l’alcool dans les<br />
États-Unis d’Amérique ? il dit.<br />
– Peux te la mettre dans le cul, ta Loi,<br />
Chose…, marmonne Liette.<br />
- 208 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
– Consommation… illégale… d’alcool…,<br />
dit le flic, toujours écrivant.<br />
Il continue à sonder le sac…<br />
– Tiens, tiens !<br />
Il décapsule un tube de pilules, en fait<br />
rouler quelques-unes au creux de sa<br />
main…<br />
– Qu’est-ce que c’est ? il demande.<br />
– Vous le voyez pas, non ? dit Liette. C’est<br />
des médicaments !<br />
– Quel genre de médicaments ?<br />
– Des pilules pour… Pour le foie !<br />
– Je vois pourtant pas d’étiquettes sur<br />
ce… sur ces…<br />
Il extirpe trois quatre autres tubes de<br />
plastique qu’il range sur le bureau, à côté<br />
de la maudite bouteille !<br />
– Toutes ces pilules-là sont pour le foie ?<br />
Les rouges, les vertes, les bleues ?<br />
– Life is hard and then you die…, soupire<br />
Liette.<br />
– Pardon ?<br />
– Je dis qu’il y en a qui sont pour le foie,<br />
d’autres pour la circulation !<br />
– <strong>La</strong> circulation ?<br />
– Le sang ! Dans la tête ! J’ai mal à la<br />
tête, tu comprends-tu ça, piton ? !<br />
– Est-ce que vous avez des ordonnances<br />
pour toutes ces drogues ? Je veux dire, pour<br />
tous ces « médicaments » ?<br />
– Je les ai perdues !<br />
– Avec votre permis de conduire et vos<br />
plaques et… Mais… Jésus !<br />
Il venait de tomber sur la galette ! Une<br />
enveloppe brune, épaisse, épaisse sans bon<br />
sens ! Centaines, milliers de dollars ! Le fric<br />
à Dixie Angora ! Une fortune ! Tabarnak !<br />
- 209 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
Cette fois on était faits à l’os !<br />
Moustache palpait les liasses, les coudes<br />
appuyés sur le bureau, l’œil rêveur…<br />
– Dire qu’il y a du monde qui se demande<br />
pourquoi on vit…, il murmure.<br />
Sans lâcher les billets, il se renverse<br />
dans sa chaise en nous dévisageant<br />
calmement l’un et l’autre. Il rayonnait de<br />
joie, le salaud !<br />
– Étrangers, mineurs, possiblement fugueurs,<br />
pas de papiers, pas de permis de<br />
conduire, un véhicule probablement volé, pas<br />
de plaques, de l’alcool, des drogues, et tout<br />
cet argent…, il dit. Décidément…<br />
– Écoutez ! j’explose. C’est un malentendu<br />
! On a pas volé la camionnette ! On a été<br />
attaqués !<br />
– Vraiment ?<br />
– Oui ! On est pas des fugueurs à part ça !<br />
On s’en allait en Floride avec notre ami Réal<br />
Giguère qui s’est tiré une balle dans la tête<br />
parce qu’il en pouvait plus d’être dans la<br />
police ! Une bande de campagnards armés<br />
nous ont volé notre auto et nos papiers ! Ils<br />
nous ont brutalisés ! Ils ont violé Liette<br />
Lukosevicius ! Hier ! <strong>La</strong> nuit dernière ! On<br />
s’est sauvés avec leur camionnette pour pas<br />
qu’ils nous assassinent !<br />
Le flic Moustache éclate de rire !<br />
– Vous me croyez pas ? je gueule. Ben<br />
regardez Liette ! Elle est tout éraflée à cause<br />
qu’ils l’ont ligotée ! Elle a plus de vêtements !<br />
Vous le voyez pas, non ? Liette, montre-lui<br />
tes blessures !<br />
– Oui, montrez-moi donc vos blessures,<br />
mademoiselle ! il dit, très intéressé.<br />
Liette se lève à contrecœur et se met à<br />
- 210 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
déboutonner son manteau…<br />
– Regarde pas, toi ! elle me dit.<br />
Je ferme les yeux pendant que le<br />
représentant de la loi constate…<br />
– Rien me prouve que ces éraflures-là ont<br />
été faites par une corde, il conclut. Enfin, si<br />
vous tenez à ce que j’enregistre cette version<br />
des…<br />
– Absolument ! je dis. C’est pas une<br />
version, c’est les faits !<br />
– Bon, admettons ! Ça expliquerait que<br />
vous soyez en possession d’un véhicule qui<br />
vous appartient pas et que vous ayez ni<br />
pièces d’identité ni permis de conduire. Mais<br />
l’alcool ? Et les drogues ?<br />
– On connaît pas les lois des États-Unis,<br />
nous autres ! Vous pouvez pas nous accuser<br />
pour des infractions qu’on savait même pas<br />
que c’en était ! Au Canada on peut faire<br />
n’importe quoi ! On a pas pensé que les<br />
mœurs pouvaient être différents dans votre<br />
pays !<br />
– Et l’argent ? il dit.<br />
– On voyage pas sans argent ! C’est normal,<br />
non ?<br />
– Vous vous rendiez en Floride ?<br />
– Exactement !<br />
– Et vous aviez l’intention d’y séjourner<br />
longtemps ?<br />
– Un mois ! Au moins un mois ! À trois, ça<br />
revient assez cher ! Surtout quand on aime<br />
encourager l’économie locale ! Vous nous<br />
connaissez, nous autres Canadiens ! Nous<br />
aimons encourager tout ! Tout !<br />
Il réfléchit un instant, puis :<br />
– Vous m’avez dit qu’une autre personne<br />
vous accompagnait ?<br />
- 211 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
– Oui ! Réal ! Un ami ! Le frère de ma<br />
blonde ! De ma femme ! Mon beau-frère !<br />
Agent de police ! Comme vous ! Comme<br />
vous ! !<br />
– Et qu’est-ce qui lui est arrivé ?<br />
– Oh, rien de bien grave ! Il a eu envie de<br />
se suicider, on sait pas pourquoi! Un des<br />
hommes qui nous ont attaqués est parti avec<br />
son auto ! Il disait qu’il allait le conduire à<br />
l’hôpital !<br />
– Où est-ce que ces événements se sont<br />
déroulés ? il demande.<br />
– On sait pas ! On était perdus ! Au nord !<br />
Dans des montagnes ! Quelque part ! En<br />
Pennsylvanie, je pense ! On a roulé pendant<br />
des heures après qu’on s’est sauvés !<br />
Le flic se masse les tempes du bout des<br />
doigts…<br />
– <strong>La</strong> vie est un phénomène complexe…, il<br />
décrète.<br />
– Bon ! On peut s’en aller maintenant ?<br />
lance Liette en se levant.<br />
– Pas si vite ! Jusqu’à preuve du contraire,<br />
vous êtes suspects d’au moins une dizaine<br />
de délits graves ! Puisque vous êtes mineurs<br />
tous les deux, je dois d’abord communiquer<br />
avec vos parents !<br />
– Pas de problème ! je dis. L’indicatif<br />
régional est le 514, le numéro 669-2152 !<br />
– Mademoiselle ?<br />
– 598-4421. C’est à Ottawa. 613, l’indicatif…<br />
Vous demandez monsieur Bowes.<br />
David Bowes…<br />
– Bowes ? C’est… ?<br />
– Je suis orpheline ! David est mon<br />
tuteur !<br />
Tuteur ! Gouah ! « Suggar daddy », oui !<br />
- 212 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
Un client parmi la horde des autres !<br />
– OK, mes petits amis ! dit la Moustache.<br />
On va vous héberger, le temps de vérifier vos<br />
déclarations !<br />
J’avais même pas envie de lui souhaiter<br />
bonne chance…<br />
*<br />
Combien il y a d’individus en prison sur<br />
terre ? Combien sont coupables, réellement<br />
coupables ? Moines noirs des geôles voués<br />
au culte de l’À-l’Envers… Politiques, incompétents<br />
à vivre, pauvres ! Valjean affamés,<br />
voleurs de pain ! Psychopathes ! Casseurs<br />
de carreaux, de cailloux ! Fins finauds,<br />
cuisses légères, révoltés ! Fragiles cervelles,<br />
enfants de la haine, déviants toutes sortes !<br />
Pervers, illuminés ! Sombres brutes, chercheurs<br />
de Graal fourvoyés ! Barabbas mêlés<br />
de Jésus ! L’Ordre des Qui Trop Étreint Mal<br />
Embrasse !<br />
Voilà que j’en étais là moi aussi, malgré<br />
moi ! Innocent de tout, pourtant ! Preux<br />
Perceval parti pour Victoriaville deux trois<br />
jours plus tôt ! Animé rien que de bonnes<br />
intentions ! Buté dans les dragons, hydres<br />
hideux, Cie, tout bout de champ ! Enfin…<br />
Ils avaient installé Liette dans un autre<br />
appartement, j’ignorais où. Ma cage à moi<br />
était au sous-sol, à l’image de mon moral,<br />
en somme ! Dans la cellule où ils m’avaient<br />
fourré, un frère de misère roulé en boule<br />
ronflait sur une couchette… J’aurais<br />
préféré être seul pour une fois ! Je<br />
commençais à en avoir ma claque des<br />
- 213 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
crapules et autres criminels ! L’Engeance<br />
Inc. du christ !<br />
Qu’est-ce qui m’attendait maintenant<br />
que la flicaille allait prévenir mes parents ?<br />
Ou bien ils me foutaient en prison ici, ou<br />
bien j’étais mûr pour la maison de redressement<br />
retour à <strong>La</strong>val ! L’un et l’autre<br />
étaient pires ! Je pouvais dire adieu à<br />
Ornella définitivement, pas d’erreur !<br />
Adieu ! Adieu, amour ! Couvées, idéal !<br />
Vaches !<br />
Écroulé dans l’humiliation, je dévidais<br />
comme ça l’écheveau du désespoir… <strong>La</strong><br />
cellule avait pas de fenêtre, c’est dire un<br />
peu dans quelle profondeur abyssale<br />
d’incarcération j’étais chu… Et je parle pas<br />
de la lumière ! Les néons ! L’impitoyable<br />
évidence ! Tout gommé dans le même plan,<br />
sans possibilité aucune d’échappement !<br />
L’autre larron qui me tournait le dos<br />
baragouinait dans son sommeil… Il se<br />
réveille en sursaut, tout à coup ! Un<br />
hoquet !<br />
– Ah non, ah non, ah non, ah non, ah<br />
non non non !<br />
Il essaye de se lever ! Le tronc raide comme<br />
une barre ! Paralysé du haut ! Il savait<br />
pas sur quoi prendre appui ! Le mur ? Le<br />
lit ? L’air ! Ou son ombre ! Il se donne un<br />
sérieux élan, en se lançant les bras en<br />
arrière, pour rouler sur lui-même ! Il<br />
s’arrête juste à temps, au bord du lit ! Ses<br />
bras débiles battant l’air ! En soufflant, il se<br />
laisse tomber les jambes hors la couche !<br />
Zlouc ! L’effet de levier te redresse le reste et<br />
te l’assoit bien droit, tout étonné ! Il regarde<br />
partout sans rien voir, mâchouille,<br />
- 214 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
marmonne, bredouille… Et puis il se lève,<br />
marionnette, soulevé par des ficelles<br />
invisibles ! Bringuebale jusque dans un<br />
coin, se met à pisser sur le plancher pas<br />
plus gêné !<br />
Il se retourne, il sursaute ! Les pieds au<br />
milieu de la flaque, il recule d’un pas en<br />
portant à ses lèvres le bout de ses doigts !<br />
– Oh ! il dit. I’m sorry ! I didn’t know… I<br />
thought I was… Well…<br />
Je le scrutais de toutes mes forces le<br />
malpropre ! Je l’avais déjà aperçu quelque<br />
part, cet oiseau-là, j’en aurais mis ma tête<br />
sur le billot ! Il était pas jeune… Cinquantecinq,<br />
soixante ans, environ… Le front<br />
dégarni, le cheveu long… Un visage barbouillé<br />
de rides… Il portait une veste de<br />
laine grise, style pépère assis dans sa pipe<br />
au coin du feu… Il ressemblait énormément<br />
à Einstein, la moustache en moins, mais<br />
c’était pas lui, ça se pouvait pas !<br />
– Vous parlez français ? ! je lui dis.<br />
Il cligne, branle du squelette sous sa<br />
graisse, tremblote, comme surpris en<br />
flagrant délit !<br />
–- Mais oui ! il dit, méfiant. Mais oui,<br />
mais oui, mais oui ! Aurais-je l’honneur ?<br />
Compatriote ? Canadien français ? Hein ?<br />
Somme toute ?<br />
Il me tend la main en se cabrant en<br />
même temps dans un mouvement de recul !<br />
– Eh bien, eh bien ! il reprend en laissant<br />
retomber sa main. Belle journée, n’est-ce<br />
pas ! Quel bon vent ! Quel vent ? Vous<br />
amène !<br />
Il osait pas sortir de la flaque puante !<br />
Pour essayer que je la vois pas, il avait rien<br />
- 215 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
découvert de plus intelligent que de rester<br />
planté dedans !<br />
– Ils vous ont arrêté vous aussi, hein ? il<br />
dit. Moi aussi, ils m’ont arrêté ! En somme,<br />
vous et moi, ils nous ont tous les deux bel<br />
et bien arrêtés, on dirait ! Hein !<br />
– On dirait bien, oui…<br />
– Qu’est-ce que vous avez fait contre la<br />
loi, vous ? Hein ? Vous ! Dites-moi !<br />
Je l’observais… Grand, gros… Enfant !<br />
Attardé ? On aurait dit qu’il portait un<br />
corset qui lui tenait le tronc extrêmement<br />
raide. Curieux… Alors on était compatriotes<br />
? Il l’avait dit ! Je me sentais pas pour<br />
autant très enclin à lui ouvrir mon cœur !<br />
Au contraire !<br />
– Malheur, je m’en rappelle plus ! il déclare<br />
tristement. Je veux dire, pourquoi moi<br />
ils m’ont arrêté !<br />
Il glousse, rigole !<br />
– Bah, l’important est ailleurs, vous pensez<br />
pas ? Qu’est-ce que vous fabriquez dans<br />
la vie, mon ami ? Oui, vous ! Hein ?<br />
– Moi ? Rien !<br />
– Allons ! Tous les condamnés disent<br />
qu’ils ont rien fait ! Bref ! Je me présente !<br />
Cette fois, en me tendant de nouveau la<br />
main, il s’avance vers moi… Mais il s’assoit<br />
sur sa couchette sans me l’avoir serrée !<br />
– Je crois que j’ai fait du dégât…, il murmure,<br />
piteux. M’en voulez pas ! Je suis<br />
Alzheimer !<br />
– Enchanté ! je dis.<br />
Il fronce, me regarde, intense…<br />
– Non, je suis Valleyfield ! il reprend.<br />
Tabarnak ! Rien à comprendre quoi du<br />
pour au tordu !<br />
- 216 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
– Je vous suis pas très bien…, je lui dis.<br />
– Eh bien ! Eh bien ! Prenons les choses<br />
une par une ! N’est-ce pas !<br />
Il penche la tête et se met à contempler<br />
consciencieusement ses vieilles bottines<br />
défoncées… Il m’oubliait ! Il s’absentait ! Il<br />
reste comme ça prostré une ou deux minutes…<br />
Mon dieu ! Il était vraiment pitoyable,<br />
le pauvre déglingué !<br />
– Moi je m’appelle Léo ! je lui dis en<br />
haussant la voix pour le secouer.<br />
– Tout le monde m’a toujours appelé<br />
Valleyfield…, il fait au bout d’un temps.<br />
Vous pouvez m’appeler Valleyfield si vous le<br />
voulez, vous savez ! Je viens de Valleyfield !<br />
Vous connaissez ? Valleyfield ? Pas moi ! <strong>La</strong><br />
ville ! Rrr, rrr !<br />
Ah ! Il retrouvait sa bonne humeur !<br />
– En vérité, je m’appelle Hubert ! il précise.<br />
Hubert Hébert ! De Valleyfield ! Rrr, rrr,<br />
rrr !<br />
– OK, ça va ! On a compris !<br />
– Vous fâchez pas, mon jeune ami ! Je<br />
suis malade, je vous l’ai dit ! Vous connaissez<br />
Alzheimer ?<br />
– <strong>La</strong> ville ?<br />
Le vieux se bidonne… Rrr, rrr !<br />
– Alzheimer est un neurologue allemand<br />
de 1906 ! il dit. On est trois cent mille dans<br />
la province de Québec ! Ou dans tout le<br />
Canada ?<br />
– <strong>La</strong> terre de nos aïeux ?<br />
– Oui ! Exact ! Enfin, c’est la raison pour<br />
laquelle parfois je m’échappe… Euh… Ainsi,<br />
là, par exemple, tout à l’heure… J’oublie<br />
des choses… Voyez-vous, l’Alzheimer est<br />
une maladie dégénératrice du cerveau ! Une<br />
- 217 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
véritable maladie, hein ! Dégénérative !<br />
Vous pouvez me croire !<br />
– Ah bon !<br />
Je comprenais toujours rien, mais je lui<br />
accordais mon entière confiance ! Des tas<br />
de snobs prétendent aimer « Godard », se<br />
posent pas plus de questions ! Pour le<br />
moment, ma principale préoccupation était<br />
d’essayer de me rappeler dans quelle vie<br />
antérieure on s’était rencontrés…<br />
– Vous venez de Valleyfield, comme ça ?<br />
je lui demande. Vous êtes parti il y a<br />
longtemps ?<br />
– Oh, des années !<br />
– Vous voulez dire que vous habitez par<br />
ici ?<br />
– Pardon ?<br />
– Vous vivez plus au Québec ? je crie.<br />
– Ça dépend ! En fait beaucoup moins<br />
qu’avant ! Le cerveau est une drôle de machine,<br />
vous savez ! Pourquoi on pense ?<br />
Pourquoi la pensée se démanche un jour ?<br />
Hein ? Mystère ! Boule de gomme ! Il y a des<br />
milliards de données enfermées dans une<br />
tête ! Un géant dictionnaire ! Une encyclopédie<br />
! Cyclopéenne ! Tout parfaitement<br />
rangé en ordre ! On sait que les quatre<br />
équations de Maxwell rendaient compte à<br />
l’époque de tous les phénomènes électriques<br />
connus, que les ris de veau à la sauce<br />
dite « financière » sont sublimes accompagnés<br />
d’un Flagey-Echezeaux ! On sait que<br />
Bergson a écrit sur le rire et Vladimir<br />
Jankélévitch sur l’esthétique musicale, et<br />
que la capture d’un muon par un noyau<br />
atomique permet de déterminer sa forme !<br />
- 218 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
<strong>La</strong> forme du noyau, je veux dire ! Rrr, rrr !<br />
Cependant on sait rien au fond !<br />
– C’est ce que je me disais, justement !<br />
– Pascal peut aller foutre, hein ! Le<br />
roseau pesant ! Pardon ! Pensant ! « Roseau<br />
pensant » ! Qui se pense lui-même ! Plus<br />
fort que l’Univers qui l’écrase ! Prrttt ! Le<br />
cerveau vous pisse dans les mains un jour,<br />
on sait pas pourquoi ! Alzheimer lui non<br />
plus le savait pas ! En 1906 ! Alois, il<br />
s’appelait… Alois Alzheimer… Vous voyez<br />
bien que j’ai pas perdu toute ma tête !<br />
– Absolument ! je l’approuve.<br />
– Alors les voyages, forcément… Hein !<br />
De moins en moins ! Mon état me complique<br />
terriblement la vie… Bravo la tête<br />
comme une titanesque bibliothèque, mais<br />
faut savoir lire, n’est-ce pas ! Enfin, métaphoriquement<br />
parlant ! Vous me comprenez<br />
!<br />
– Je ne fais que ça !<br />
– Bien ! Bien ! Hein ! Bien ! Rrr !<br />
Hubert Hébert alias Valleyfield… Un<br />
autre zazou ! Décidément !<br />
– Ils vous ont pas dit pourquoi ils m’ont<br />
enfermé ici, par hasard ? il m’interroge.<br />
– Non, je regrette ! Mais dites-moi, vous<br />
savez où on est, vous ?<br />
– Ah, bien sûr ! Bien sûr ! Nous sommes<br />
en Virginie, mon cher ! Pas très loin de…<br />
Quel est le nom, déjà ?… Pas loin de…<br />
Enfin, si ma mémoire ne me trahit pas,<br />
nous nous trouvons en ce moment dans la<br />
sympathique petite ville de Fredericksburg !<br />
Pas très loin de… Attendez, le nom<br />
m’échappe… Une ville plate, les usines de<br />
cigarettes… Plate ! Je veux dire : sans<br />
- 219 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
relief ! À partir d’ici et jusqu’en Floride,<br />
toute la côte est d’ailleurs ainsi faite ! Hein !<br />
Je veux dire : plate ! Somme toute, sans<br />
relief ! Ha !<br />
Il se ronge les ongles en me regardant<br />
par en-dessous…<br />
– Vous connaissez Arlequin, vous ? il me<br />
demande soudain. Hein ?<br />
– Arlequin ?<br />
– Dans la comédie italienne, il y a longtemps,<br />
Arlequin était un personnage<br />
bouffon portant sabre de bois et masque<br />
noir. Aujourd’hui, quand on dit « l’habit<br />
d’arlequin », on entend signifier un ensemble<br />
composé de parties disparates.<br />
L’expression vient du costume du bouffon,<br />
qui était fait d’un assemblage de triangles<br />
multicolores tout cousus ensemble ! Je<br />
vous en parle parce que cet habit, c’est<br />
moi ! Oui ! Malheur ! Ma tête est devenue<br />
un habit d’arlequin ! <strong>La</strong> maladie d’Alois<br />
Alzheimer, vous comprenez ? Hein ! Oh, je<br />
suis encore conscient ! J’ai cinquante-huit<br />
ans, j’en suis rien qu’au début ! Je vais<br />
retomber en enfance petit à petit, je le sais !<br />
L’Alzheimer est une manière de régression !<br />
Calamité ! Alois peut frapper n’importe qui !<br />
À vingt ans ! À quarante ! À soixante ! Rien<br />
à voir avec l’intelligence ! Retenez bien ce<br />
fait mille fois prouvé ! Qu’importe ! Car au<br />
fond toute la pensée n’est jamais qu’arlequinades<br />
! On a la tête pleine, forcément on<br />
mélange tout ! Croyez pas ce que j’ai dit<br />
tout à l’heure ! On s’imagine seulement que<br />
le cerveau est une bibliothèque bien<br />
rangée ! Un dictionnaire tout classé par<br />
ordre alphabétique ! Hein ! N’est-ce pas !<br />
- 220 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
Semblant d’ordre, en réalité ! Fouillez un<br />
peu, vous allez voir ! En un sens, ma<br />
maladie m’a fait comprendre le désordre<br />
profond dans lequel on vit vous et moi… On<br />
s’en rend pas compte tant que les neurones<br />
fonctionnent vaille que vaille ! Mais la<br />
pensée humaine c’est l’habit d’arlequin,<br />
vous pouvez me croire ! Vous me croyez,<br />
j’espère ? !<br />
– Vous en faites pas ! J’ai des yeux pour<br />
voir !<br />
– C’est tout de même embêtant de pas<br />
savoir pourquoi ils m’ont arrêté… J’ai<br />
cherché toute la nuit, j’ai pas trouvé… Je<br />
suis épuisé… Pourtant, cette injuste<br />
arrestation ne date que d’hier soir ! Ah, je<br />
ne suis pas fier, mon petit Maurice ! Savezvous<br />
qu’un jour j’ai entendu parler d’un<br />
Alzheimer qui se cachait dans les placards,<br />
chez lui, parce qu’il croyait que tout le<br />
monde voulait le tuer ? Comique, non ?<br />
Hein ? Oh, que non ! Dramatique ! Dramatique<br />
!<br />
– Vous vous cachez dans les placards,<br />
vous ?<br />
– Moi ? Mon dieu, non ! Rrr, rrr ! Non !<br />
Moi, voyez-vous, je serais plutôt joueur ! Je<br />
l’avoue ! Joueur « invétéré » ! Ça reste entre<br />
nous, bien entendu !<br />
– Bien entendu ! je dis.<br />
– Vous connaissez Dostoievsky ?<br />
– L’écrivain américain ? Ma blonde m’en<br />
a un peu…<br />
– Il jouait comme un damné ! Il a écrit Le<br />
joueur ! Sa propre histoire! Parfaitement !<br />
Une affaire sordide, je vous en dis pas<br />
plus ! D’ailleurs il paraît qu’il écrivait pas,<br />
- 221 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
mais qu’il dictait ! Eh oui ! Enfin, ça le<br />
regarde, n’est-ce pas ! Vous connaissez le<br />
parc <strong>La</strong>fontaine, à Montréal ?<br />
– Certainement ! J’ai un appartement<br />
pas loin de…<br />
– J’y vais parfois, l’après-midi, l’été, pour<br />
jouer aux cartes avec le troisième âge, en<br />
écoutant les oiseaux et en buvant du Pepsi !<br />
Toujours le fidèle Ti-Fred qui va acheter le<br />
Pepsi !… Euh… En réalité, mon inquiétude<br />
me vient du fait qu’ils m’ont peut-être<br />
arrêté hier soir parce que je… Rhmm !… Je<br />
veux dire, parce qu’ils croyaient que je<br />
trichais ! Voyez-vous, on a fait une petite<br />
partie, dans un motel ! Hein ! Des amis ! Je<br />
m’en rappelle ! À propos, vous auriez pas<br />
envie de… ?<br />
Le visage plissé, le sourire vicieux, il fait<br />
mine de distribuer les cartes… Je hausse<br />
les épaules…<br />
– De toute façon, je crois qu’ils me les ont<br />
confisquées…, il reprend, l’air désolé.<br />
Il soupire en faisant une moue de gros<br />
bébé boudeur… <strong>La</strong> raideur de son corps<br />
m’obsédait ! Il semblait sanglé depuis la<br />
taille jusqu’aux aisselles ! Bizarre, réellement<br />
!<br />
– Richmond ! il s’écrie.<br />
– Quoi ?<br />
– <strong>La</strong> ville ! <strong>La</strong> ville pas loin d’ici ! Richmond<br />
! Hein ! <strong>La</strong> ville plate ! Ah, tout ne va<br />
pas si mal, après tout ! Vous trouvez que je<br />
ressemble à Einstein, vous ? Vous ! Oui !<br />
Il se fourre un doigt sous le nez en guise<br />
de moustache, s’ébouriffe de son autre<br />
main !<br />
– Ben…<br />
- 222 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
– Avant ma lugubre maladie, j’étais physicien<br />
! Eh oui ! Je me passionnais pour<br />
l’infiniment grand et l’infiniment petit !<br />
L’atome et l’univers ! Car quoi d’autre, je<br />
vous le demande ! Les particules issues du<br />
soleil, le rayonnement cosmique… Les deux<br />
ceintures de Van Allen, autour du globe,<br />
l’interne faite de protons, l’externe faite de…<br />
de… Le système solaire se déplaçant dans<br />
la direction de la constellation d’Hercule…<br />
Vingt kilomètres à la seconde… <strong>La</strong> physique<br />
nucléaire… Mode quadripolaire de surface,<br />
mode dipolaire de polarisation… Fluctuations<br />
de la densité des protons par rapport<br />
aux neutrons… Je mêle tout, naturellement<br />
! Je sais encore que deux protons et<br />
deux neutrons constituent un noyau<br />
d’hélium, et qu’outre les noyaux déformés<br />
et les noyaux sphériques, il existe ceux<br />
qu’on appelle les noyaux de transition, aux<br />
propriétés encore mal comprises… Ah, tout<br />
ça tout en lambeaux dans ma tête ! <strong>La</strong><br />
Terre ne reçoit qu’un cinq millième de<br />
milliardième de l’énergie rayonnée par le<br />
soleil… Je m’en souviens ! Comme si j’étais<br />
là ! Oui ! On connaît sa masse et sa composition<br />
chimique ! Hein ! En un milliard<br />
d’années, il a dû brûler seulement deux<br />
pour cent de son hydrogène ! <strong>La</strong> transmutation<br />
d’un gramme d’hydrogène en hélium<br />
libère près de deux cent mille kilowattsheure…<br />
Le cycle du carbone, dans les<br />
étoiles plus massives et plus chaudes, audessus<br />
de quinze millions de degrés…<br />
Fusion du noyau du carbone et du noyau<br />
d’hydrogène, synthèse d’un noyau d’hélium,<br />
avec régénération du carbone… Misère !<br />
- 223 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
Misère ! Mon ancien savoir ! Plus que des<br />
débris qui ressemblent à de la poésie<br />
surréaliste sans queue ni tête ! Ah, mon<br />
ami ! De plus en plus j’ai l’impression que je<br />
pue de la tête, comme si mon cerveau avait<br />
déjà commencé à se décomposer !<br />
Il se prend la caboche entre les poignes<br />
en versant une larme ! Pas à dire, il y a des<br />
malheurs dont on a pas idée, quand on est<br />
jeune et bien portant ! Les miens en comparaison<br />
? Vétilles ! Galéjades ! Tandis que ce<br />
pauvre Valleyfield qui pouvait plus<br />
s’occuper du soleil, pardon ! Il m’avait<br />
quand même un peu dégoûté… Je lui<br />
imaginais le chaudron devenu sac à vers,<br />
toute cette écœuranterie d’asticots pourris<br />
en train de lui bouffer la cervelle…<br />
J’essayais de me représenter le processus…<br />
J’y connaissais rien, moi, à sa maladie !<br />
Alzheimer, j’en avais jamais entendu<br />
parler ! Je me remets à penser à Réal<br />
Giguère… Lui aussi il était promis aux vers<br />
à brève échéance… Je me demandais…<br />
Combien il faut de temps avant qu’un mort<br />
commence à sentir ? Pas longtemps,<br />
sûrement… Les embaumeurs les vident pas<br />
pour rien…<br />
– Vous êtes tout blême ! s’écrie le Valleyfield.<br />
Ça va pas, mon vieux ?<br />
– Euh… Oui, oui, ça va… J’ai juste un<br />
petit creux, je crois. J’ai pas mangé depuis<br />
je me rappelle pas quand…<br />
– Mais il faut manger, à votre âge ! Hein !<br />
Beaucoup de protéines, beaucoup d’hydrates<br />
de carbone !<br />
Il semblait avoir déjà repris le dessus sur<br />
sa peine ! Un enfant qui rit et qui pleure et<br />
- 224 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
qui oublie les contrariétés au fur et à<br />
mesure !<br />
– Alors ils vous ont arrêté vous aussi,<br />
hein ? il enchaîne. Vous avez pas l’air d’un<br />
malfaiteur, pourtant ! Vous faites quoi,<br />
dans la vie ? Vous !<br />
– Rien… Je cherche la Beauté…<br />
– Eh ! Vous avez le noble idéal, mon<br />
garçon ! il jubile. Vous connaissez les<br />
Lettres sur l’éducation esthétique de<br />
l’homme ? Friedrich Schiller ? Dix-huitième<br />
siècle ? Ou… Dix-neuvième ?… Attendez…<br />
Kant, c’était en… <strong>La</strong> « finalité sans fin »,<br />
structure de la Beauté, comme la « légalité<br />
sans loi » est la structure de la Liberté !<br />
– Finalité sans fin…, je répète, songeur.<br />
– Ainsi donc œuvrons-nous chacun de<br />
notre côté dans des domaines similaires !<br />
En fait, je suis pour ma part sur une grosse<br />
affaire ! Une énorme, à vrai dire ! L’affaire<br />
du siècle ! Hein ! Du siècle ! Je vous en dis<br />
pas plus ! Tout se tient, n’est-ce pas ! Vous<br />
comprendrez ! Un jour ! Un jour !<br />
Il hochait la tête, gloussait, se trémoussait<br />
d’excitation ! Rr, rr, rr !<br />
– Bon, d’accord ! il dit. Mais promettezmoi<br />
d’abord que tout cela restera entre<br />
nous !<br />
– Quoi ? L’affaire du siècle ?<br />
– Chut ! il souffle tout bas. Taisez-vous,<br />
malheureux ! Écoutez, plutôt ! Écoutezmoi<br />
! Il y a quelques années, je travaillais à<br />
Genève, au Centre européen de recherche<br />
nucléaire. Nous avons réussi l’exploit<br />
d’amener en collision des faisceaux de<br />
protons et d’antiprotons d’une énergie<br />
jamais atteinte auparavant ! D’ailleurs, si<br />
- 225 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
ma mémoire est bonne, c’est à cette époque<br />
que j’ai commencé à virer Alzheimer sur les<br />
bords, alors que nous travaillions déjà à un<br />
autre anneau de stockage… Le LEAR ! C’est<br />
ça ! « Low Energy Antiproton Ring » ! Faisceaux<br />
monochromatiques d’antiprotons de<br />
faible énergie cinétique ! Intensité, pureté,<br />
définition en énergie bien supérieure à tout<br />
ce qui existait jusque-là ! Malheureusement,<br />
j’ai été forcé de remettre ma<br />
démission avant que le LEAR ne devienne<br />
opérationnel ! Ma santé, n’est-ce pas ! Vous<br />
avez déjà entendu parler de l’espionnage<br />
industriel ?<br />
– Pas vraiment, non…<br />
– Il y a quinze cents ans, une princesse<br />
chinoise, coiffée d’un magnifique chapeau<br />
couvert de fleurs, part en voyage à<br />
l’étranger. Rien là d’extraordinaire, me<br />
direz-vous ! Mais détrompez-vous ! Car<br />
comment croyez-vous que la soie a pu sortir<br />
de Chine, hein ? Vous y avez jamais<br />
réfléchi, naturellement ! <strong>La</strong> jeunesse ignore<br />
tout ! Je vais vous le dire, moi, comment !<br />
Dans les fleurs du chapeau de la dame se<br />
trouvaient de précieux vers à soie ! Un<br />
présent de notre chinoise de princesse,<br />
destiné à son amant indien ! Indien des<br />
Indes, notez bien ! Voilà ! Voilà tout le<br />
scénario primitif de l’espionnage industriel !<br />
Trafic de secrets ! Matériaux, idées, découvertes<br />
! Porcelaine, caoutchouc ! Pétrochimie,<br />
aéronautique ! Cultures microbiennes !<br />
Fabrication d’un scotch renommé, collections<br />
de mode inédites ! Pneu radial !<br />
Concorde ! Tout y passe ! Tout ! C’est la<br />
guerre économique, m’entendez-vous !<br />
- 226 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
– Et alors ? je m’impatiente.<br />
– Après avoir quitté le Centre européen<br />
de recherche nucléaire, je me suis spécialisé<br />
dans la lutte contre ces pratiques<br />
illégales ! Contre l’espionnage industriel !<br />
Précisément ! Ma formation scientifique,<br />
n’est-ce pas ! Valeur d’or ! Je suis devenu<br />
détective ! Privé ! À mon compte !<br />
– Passionnant…, je dis en étouffant un<br />
bâillement.<br />
– Or, le hasard, qui fait si bien les<br />
choses, m’a mis tout inopinément sur la<br />
piste de… de… Comment est-ce, déjà, son<br />
nom, à ce fangeux bas criminel sans<br />
scrupules ?<br />
– Capone ?<br />
– Mais non !<br />
– Mesrine ?<br />
– Mais non, voyons !<br />
– Sinatra ?<br />
– Pelizza ! il s’écrie. Rolando Pelizza !<br />
– Ah oui !<br />
– Le « rayon de la mort » !<br />
– Hélas ! je dis.<br />
Du coin de l’œil, l’Hubert Einstein Hébert<br />
s’assure qu’on est bien seuls tous les deux<br />
dans la cellule…<br />
– Je vous rappelle les faits ! il continue.<br />
D’ailleurs ils sont de notoriété publique !<br />
Révélés à la suite de l’enquête du juge Carlo<br />
Palermo sur le colossal trafic d’armes et de<br />
drogue entre l’Europe et le Proche-Orient !<br />
Revenons quelque peu en arrière, si vous le<br />
voulez bien… 1945… Les derniers jours de<br />
la Deuxième Guerre mondiale… Des soldats<br />
allemands abandonnent quatre étranges<br />
machines dans la région de Brescia… Des<br />
- 227 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
machines capables d’émettre un mystérieux<br />
faisceau de lumière ! De quoi s’agit-il<br />
exactement ? Nous ne le savons toujours<br />
pas ! Par contre, nous savons qu’au début<br />
des années 1970 un de ces appareils vint à<br />
tomber entre les mains de Rolando Pelizza,<br />
un truand bien connu de la police<br />
italienne ! En 1973, un ex-agent secret et<br />
ex-colonel des carabiniers, un certain<br />
Pugliese, rencontre Pelizza. Il s’engage à<br />
l’aider à vendre le fameux appareil ! Le<br />
« rayon de la mort » ! Un faisceau d’antiatomes<br />
qui peut détruire une cible sans<br />
endommager ce qu’il rencontre sur son<br />
passage ! Science-fiction ? Fumisterie ? En<br />
tout cas, Pugliese réussit à intéresser à<br />
l’affaire le président américain Ford luimême<br />
! Gerald ! Parfaitement ! Même que<br />
Ford dépêche un représentant à Rome,<br />
Matthew… euh… Matthew… euh…<br />
Matthew Tuttino ! Oui ! Tuttino ! Tuttino<br />
qui rencontre Piccoli, le dirigeant de la<br />
Démocratie chrétienne, et le chef des<br />
services secrets italiens, le général… euh…<br />
le général… euh… le général… Santovito !<br />
C’est ça ! Un représentant du gouvernement<br />
belge assiste aussi à la réunion ! Bref, je<br />
vous épargne les détails ! L’essentiel est que<br />
l’Américain Tuttino estime que le « rayon »<br />
vaut un milliard de dollars ! Les États-Unis<br />
sont prêts à payer ! Ils exigent toutefois une<br />
démonstration préalable ! Ils fournissent les<br />
coordonnées d’un de leurs satellites pour<br />
qu’il soit abattu ! Une tempête de neige<br />
aurait, paraît-il, empêché l’expérience…<br />
Entre-temps, le commandant… euh…<br />
euh… le commandant Tindemans, oui,<br />
- 228 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
Tindemans, un agent secret belge, fourre<br />
son nez dans cette affaire. Pas convaincu<br />
que le rayon de la mort tient debout,<br />
Tindemans ! Ce qui cependant empêche<br />
nullement Pelizza et Pugliese de convaincre<br />
un homme d’affaires sarde, Giuseppe…<br />
euh… Giuseppe… euh… euh… Giuseppe…<br />
euh… Enfin, bref ! Au diable tous ces<br />
maudits noms ! Un homme d’affaires sarde,<br />
voilà tout ! Pugliese et Pelizza le convainquent<br />
de leur verser quelques millions de<br />
dollars contre cinq pour cent des droits sur<br />
l’appareil ! Mieux encore, une société-écran,<br />
la Transpraesa, basée au Liechtenstein,<br />
remet sept millions à Pugliese ! Sept<br />
millions ! Pour les droits exclusifs de<br />
fabrication ! Escroquerie ? Tenez compte<br />
qu’entre 1976 et 1980, des expériences avec<br />
ce « rayon de la mort » ont lieu ici et là,<br />
même et y compris au Centre national de<br />
l’énergie nucléaire italien ! Officiel ! Sérieux<br />
! Authentique ! Vérifiable ! Pour finir,<br />
Rolando Pelizza finit par disparaître dans la<br />
nature avec sa petite machine ! Pouf !<br />
Évaporé ! Inexistant ! Introuvable ! Et riche<br />
à craquer ! Millions ! Voilà les faits ! Voilà !<br />
Visiblement satisfait, Valleyfield me<br />
regarde le nez en l’air, glousse un coup,<br />
glouc !<br />
– Et qui c’est qui a retrouvé la trace de<br />
Rolando Pelizza, selon vous ? Hmm ? il dit,<br />
le sourire fendu jusqu’aux oreilles. Qui,<br />
hein ? Moi-même ! En personne ! Rr, rr, rr !<br />
Moi-même ! Rrrr ! Engagé par la Transpraesa,<br />
Liechtenstein ! Payé rubis sur<br />
ongle ! Dépenses illimitées ! Dollars !<br />
Contacts anonymes, cependant ! <strong>La</strong> Trans-<br />
- 229 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
praesa n’est qu’un paravent ! Nul ne sait<br />
quels intérêts se cachent derrière cette<br />
société ! Puissants intérêts, à n’en pas<br />
douter ! Puissants ! Formidables, même !<br />
Comptes à régler avec Pelizza ! Ha !<br />
<strong>La</strong> tête lui tombe brusquement sur le<br />
côté…<br />
– Vous savez ce que j’ai découvert ? il dit<br />
avec une drôle de voix de ventriloque.<br />
– Dites toujours…<br />
– Pelizza s’est réfugié au Canada…<br />
Montréal… Relations louches, communauté<br />
italienne… Grossistes, parmesan… Eh oui,<br />
c’est comme ça… C’est la vie, mon ami… <strong>La</strong><br />
vie !…<br />
En hochant la tête, il s’approuve luimême,<br />
très sérieux, grave, même…<br />
– Eh oui…, il continue. Ses intentions<br />
sont claires. Il veut refaire ici ce qu’il a fait<br />
là-bas, en Europe… Des millions, en<br />
somme… <strong>La</strong> piste m’a conduit jusqu’à son<br />
présumé nouvel associé, un certain… un<br />
certain… euh… un certain… euh… Son<br />
nom m’échappe… Un certain… euh… euh…<br />
Enfin, un certain Turc…<br />
Assis sur ma couchette, adossé au mur,<br />
je glissais peu à peu dans une bienfaisante<br />
somnolence…<br />
– Un Turc ? je dis en sursautant. Qui ?<br />
Quel Turc ?<br />
– Attendez… Un certain… Euh… Un<br />
certain… Euh… euh… Un certain… Euh…<br />
Kaya… Kaya… Euh… Kaya Irten… Oui,<br />
Irten… Un nom d’emprunt, bien entendu…<br />
Turc assurément, toutefois…<br />
– De quoi il a l’air, votre Turc ? Comment<br />
il est fait ? Où il habite ? Où il est ? ? ?<br />
- 230 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
– Mystérieux personnage…, dit Valleyfield<br />
à voix basse. Les dernières informations<br />
que j’ai pu recueillir à son sujet m’ont<br />
amené à croire qu’il se trouvait encore<br />
récemment dans la région d’Ottawa,<br />
capitale nationale du Canada…<br />
Je bondis au milieu de la cellule !<br />
– Mais c’est là que je vous ai vu ! je<br />
m’écrie. À Ottawa ! Le soir de la tempête ! Il<br />
y a trois jours ! Ou deux ! Ou quatre !<br />
Je me précipite sur lui, je me mets à t’y<br />
palper les côtes ! J’avais pas rêvé ! Il portait<br />
pas un corset, mais un plâtre ! Du nombril<br />
jusqu’à la pomme d’Adam quasiment !<br />
– Vous êtes pas mort ? ! j’incrédule.<br />
– Ah, vous parlez de l’accident, sans<br />
doute ? Non, il semble que je sois pas mort !<br />
<strong>La</strong> cage thoracique légèrement défoncée,<br />
sans plus !<br />
– Mais ça se peut pas ! !<br />
– Les médecins m’ont dit que l’alcool<br />
m’avait sauvé la vie ! En effet, mes<br />
partenaires et moi avions accompagné de<br />
quelques boissons fermentées et alcoolisées<br />
notre partie de cartes, ce soir-là ! Je m’étais<br />
dit qu’une petite marche avant de rentrer à<br />
mon hôtel me ferait du bien ! Et puis,<br />
boum ! Rr, rr !<br />
– Mais… Mais… Ils vous ont pas gardé à<br />
l’hôpital ? Vous êtes pas en convalescence ?<br />
Vous vous êtes retapé comme ça, du jour<br />
au lendemain ?<br />
– Bah, je suis de robuste constitution !<br />
En fait, pour tout vous dire, je me suis<br />
sauvé de l’hôpital ! Rr, rr, rr ! J’aime pas les<br />
hôpitaux ! Ces endroits-là sont malsains !<br />
Tout le monde y est toujours malade !<br />
- 231 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
– Mais vous êtes fou ! je crie. Vous êtes<br />
un vrai danger public même pour vousmême<br />
! On se sauve pas de l’hôpital dans<br />
votre état !<br />
– Au contraire ! Au contraire, mon<br />
garçon ! Je me porte très bien ! Le plâtre a<br />
été impeccablement réalisé ! Tout va pour le<br />
mieux ! Hein ! À propos, comment cela se<br />
fait-il que vous fussiez au courant de mon<br />
accident ? Serait-ce par hasard vous qui<br />
conduisiez le véhicule motorisé qui m’a<br />
frappé ? Hmmm ?<br />
– Insinuez rien, espèce de boudin ! J’ai<br />
été témoin de l’accident, un point c’est<br />
tout ! Mais je connais le nom du chauffeur,<br />
si vous voulez le savoir !<br />
– Pourquoi vivre dans le passé ? <strong>La</strong>issez !<br />
<strong>La</strong>issez ! C’était un accident, n’est-ce pas ?<br />
Alors ! Hein ! Oublions ! Détendons-nous !<br />
Comme ça vous habitez à Ottawa, vous ?<br />
– Non ! je claironne. J’y étais par hasard,<br />
en rapport avec une affaire qui a rapport<br />
avec un certain Turc !<br />
– Tiens, tiens ! Drôle de coïncidence ! Moi<br />
aussi !<br />
– Justement ! Qui c’est, votre Turc à<br />
vous ? Dites-moi ce que vous savez !<br />
– Kaya… euh… Kaya… euh… Kaya<br />
Irten ? Écoutez, mon vieux, je ne peux rien<br />
affirmer qui soit irréfragable, bien qu’il soit<br />
certainement présumable que cet individu<br />
est le nouveau Pugliese de Pelizza, en<br />
quelque sorte et pour ainsi dire…<br />
– Ce Chose, Turc, il est dans des combines<br />
pas catholiques avec des filles, selon<br />
vous ?<br />
- 232 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
– Chose certaine, ses activités sont illicites<br />
et criminelles au-delà de toute imagination<br />
! dit Hubert Hébert. Le Turc est de la<br />
pire race des boucaniers assassins, bouchers<br />
vandales écumant le continent d’un<br />
océan à l’autre ! L’envergure de ses délits<br />
transcende les frontières ! Il est une véritable<br />
multinationale du banditisme à lui tout<br />
seul, croyez-m’en ! Quant à savoir de façon<br />
précise en quels marécages il se vautre et<br />
grenouille, c’est une autre paire de<br />
manches ! Dites-vous bien, toutefois, que si<br />
le « rayon de la mort » de Pelizza existe<br />
réellement, et qu’il vienne à tomber entre<br />
les pattes du Turc, la civilisation occidentale<br />
tremblera sur ses bases ! !<br />
– Vous l’avez vu, à Ottawa ? Vous savez<br />
où il est, maintenant ?<br />
– Non, je l’ai pas vu… Je n’en sais pas<br />
moins de façon certaine qu’il a quitté la<br />
région de la capitale… Attendez… Euh…<br />
Est-ce bien le lendemain ?… Oui ! Le<br />
lendemain de mon accident !<br />
– Tabarnak ! j’hurle. Tout concorde !<br />
C’est lui ! Le monstre ! C’est le même homme<br />
! Alors vous vous rendez à Daytona<br />
Beach vous aussi, hein ?<br />
Le zouave me dévisage avec un drôle<br />
d’air…<br />
– Pas du tout…, il dit.<br />
– Mais le Turc est là-bas ! !<br />
– Vous croyez ?<br />
– Vous croyez pas, vous ?<br />
– Eh bien… Je dispose d’informations de<br />
première main… Sources sûres ! Pures !<br />
Fiables parfaitement ! Car fort coûteuses !<br />
– Oui, bon ! Et alors ?<br />
- 233 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
– Kaya Irten doit se trouver en ce<br />
moment ou bien à Vancouver, ou bien à<br />
San Francisco. De toute façon, s’il est pas à<br />
l’un de ces endroits-là, il y sera bientôt ! Je<br />
veux dire qu’il doit aller et à Vancouver et à<br />
San Francisco !<br />
– Quoi ? ! ? je brais.<br />
– Hors d’absolument tout doute !<br />
Ah, stupeur et bouche bée ! Providentielle<br />
rencontre ! Enfin du concret ! Du<br />
solide ! Et puis, après tout, merde, non, ça<br />
collait pas ! Liette avait pas pu me mentir à<br />
propos de Daytona ! À moins que… Non,<br />
non ! J’avais bel bien vu le Turc chez Dixie<br />
Angora ! Le même homme que sur la photo<br />
que Réal Giguère m’avait donnée ! Pas<br />
d’erreur ! Liette travaillait chez l’Angora la<br />
galeuse, elle savait de quoi elle parlait !<br />
Bien plus que… Ce « Valleyfield »… Détective,<br />
physicien ? Louche, l’Hubert Hébert !<br />
Je l’avais pris pour un clochard pouilleux, à<br />
Ottawa, le soir de l’accident… Maintenant il<br />
était pas couvert de guenilles, il avait la<br />
barbe moins longue, mais il payait quand<br />
même pas de mine avec ses bottines<br />
crevées, son pantalon en accordéon, sa<br />
tronche d’illuminé… Shit ! Ou bien on<br />
parlait pas du même Turc, ou bien<br />
quelqu’un se trompait quelque part ! Lui ou<br />
Liette, un des deux !<br />
Il y avait rien qu’un moyen de tirer cette<br />
merde au clair !<br />
– Votre Turc, ça serait pas ce gars-là, par<br />
hasard ? je lui demande en lui faisant voir<br />
la photo d’Ornella et de l’être.<br />
Il entreprend de scruter le portrait…<br />
- 234 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
– Belle femme ! il marmonne en se<br />
caressant le menton. Vous connaissez<br />
Ornella Muti, l’actrice italienne ?<br />
– Ah, foutez-moi la paix avec Ornella<br />
Muti ! C’est pas elle !<br />
– Je le vois bien que c’est pas elle !<br />
Ornella Mutin a les yeux bleus, celle-là les a<br />
noirs !<br />
– Muti ! Ornella Muti !<br />
– Ceci convenu, voilà tout de même du<br />
bel objet, mon ami ! Un bien joli spécimen<br />
de la femelle de l’Homme !<br />
– Le gars ! Le gars ! je grince. C’est lui ou<br />
fuck ?<br />
– Oh, c’est lui, je crois bien !<br />
– Vous êtes sûr ?<br />
– Oui, c’est Kaya Irten, positivement !<br />
Enfin, Kaya Irten est un nom d’emprunt !<br />
Un nom de bandit ! Mais l’homme est lui,<br />
oui !<br />
Abasourdissement ! Le puzzle recommençait<br />
! Tout à refaire ! Daytona, Vancouver ?<br />
Liette, l’Hubert ? D’abord rien conclure<br />
pour l’heure ! Patience et longueur de<br />
temps ! Parler à Liette, confronter la fille<br />
avec Valleyfield ! <strong>La</strong> vérité triompherait ou<br />
bien l’existence valait pas la peine d’être<br />
subie ! Voilà comment je réagissais<br />
ultimement ! Tout qu’optimisme et foi dans<br />
la vie ! Roidi contre l’adversité ! Je plierais<br />
pas ! Pas moi ! Jamais ! J’avais bien vu<br />
jusqu’où peut mener la gangrène du doute !<br />
Réal Giguère était pas l’exemple à suivre !<br />
Plus le sort m’empêcherait de retrouver<br />
Ornella mon oiseau d’amour, plus je<br />
m’acharnerais, entêté à jamais renoncer !<br />
Dans la vie, il faut s’engager ! Choisir !<br />
- 235 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
Décider ! Croire, et foncer ! On tient rien<br />
que par la fidélité, christ !<br />
Ah, ces spartiates pensées-là me ragaillardissaient,<br />
me fouettaient les surrénales !<br />
Flux d’adrénaline ! Moutarde ! Encore<br />
fallait-il commencer par sortir de l’infecte<br />
cellule… Broutille ! On était là par erreur,<br />
Liette et moi ! Ça s’arrangerait ! Comme le<br />
reste ! Question de temps ! Et puis, à force<br />
de requinquer, je réfléchissais plus froidement,<br />
maintenant ! À bien y penser, un<br />
petit détail dans l’histoire d’Hubert Hébert<br />
me turlupinait un brin…<br />
– Si le Turc est sur la côte Ouest comme<br />
vous le prétendez, qu’est-ce que vous foutez<br />
par ici, vous ? ! je lui demande.<br />
– Plaît-il ?<br />
– Fais pas le sourd, débris ! Tu m’as dit<br />
que t’étais à Ottawa rapport au Turc ! Que<br />
t’as appris qu’il avait filé dans l’Ouest ! Ici,<br />
on est dans l’Est ! En Virginie ! !<br />
– Ah mais… Ah mais…<br />
– Explique-toi, diminué !<br />
– Vous allez comprendre ! il dit. Tout<br />
s’explique ! Je vous ai parlé de l’affaire du<br />
siècle, n’est-ce pas ? Hein !<br />
– Va chier le rayon de la mort ! C’est le<br />
Turc qui m’intéresse !<br />
– Sans l’ombre d’un doute ! Mais je vous<br />
ai encore rien dit !<br />
Rhaaah ! Il me foutait en rogne, le<br />
restant !<br />
– À Ottawa, le jour même de mon regrettable<br />
accident, il m’est arrivé un authentique<br />
miracle ! il reprend.<br />
– T’as réalisé que t’existais depuis déjà<br />
trop longtemps, ou quoi ? !<br />
- 236 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
– Le hasard ! Miraculeux ! Qui fait si bien<br />
les choses ! Hein ! J’ai encore du mal à y<br />
croire !<br />
– Et moi donc !<br />
– Vous vous souvenez ? Je vous ai dit<br />
qu’on avait fait une partie de cartes ? Des<br />
amis, de l’alcool ? Eh bien, il s’est avéré<br />
qu’un des joueurs s’est trouvé complètement<br />
lessivé à la fin de la soirée ! En fait,<br />
cet homme était une femme ! Belge<br />
d’origine ! Marion Fuks, elle s’appelle ! Oui,<br />
Fuks ! Riez pas ! C’est véridique ! Rencontrée<br />
il y a des lustres, à Genève, à l’époque<br />
où j’œuvrais au service du Centre européen<br />
de recherche nucléaire ! Vieille amie !<br />
Partenaire ! Aux cartes, je veux dire ! Bref,<br />
elle-même spécialisée depuis toujours dans<br />
toutes les formes d’enquêtes privées !<br />
Directrice d’une importante agence, qui<br />
plus est ! Je lui dois ma chance ! Ma<br />
nouvelle vocation de détective ! Ah, pauvre<br />
Marion ! Les faramineuses dettes de jeu<br />
l’ont ruinée ! L’ont forcée à quitter l’Europe !<br />
Elle a erré, ci, là, de par le vaste monde<br />
avant de se fixer à Ottawa, il y a de ça deux<br />
ou trois ans ! Usée, désabusée, elle a repris<br />
le collier sans enthousiasme, elle a ouvert<br />
une nouvelle agence, presque rien, la<br />
routine, enquêtes matrimoniales, adultères,<br />
kid’s stuff… Le pain et le beurre… Le poker<br />
pour arrondir les fins de mois… Enfin, dans<br />
la mesure où la chance veut bien lui<br />
sourire, hein !<br />
– Vous allez me promener encore longtemps<br />
comme ça ? je beugle.<br />
– Mais je vous mets simplement au fait<br />
des faits ! le vieux se défend. Je disais donc<br />
- 237 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
que ce soir-là, à Ottawa, Marion Fuks s’est<br />
trouvée une fois de plus lessivée ! Débitrice<br />
d’une somme considérable ! Débitrice à<br />
mon égard ! Eh oui ! Malheur ! J’avais<br />
gagné comme un bossu toute la sacrée<br />
soirée durant ! Or, Marion est une femme<br />
d’honneur ! Elle a la dignité de son vice !<br />
Puisqu’elle se trouvait dans la totale impossibilité<br />
de me payer, elle m’a proposé un<br />
marché ! Une information d’une valeur<br />
prodigieuse en échange de l’effacement de<br />
sa dette !<br />
– Elle t’a dit comment faire pour réussir<br />
à te supprimer toi-même ?<br />
– Écoutez ! il continue, presque inaudible.<br />
Presley… Elvis Presley… Vous savez ?<br />
Ben… Il est pas mort !<br />
Ah, je plie ! J’étrangle !<br />
– C’est ça, ton affaire du siècle ? ! ? je<br />
braille.<br />
– Mais… Mais vous riez ! il s’offusque.<br />
– Je suis mort de rire, tu veux dire !<br />
Je convulsais roulé sur le plancher !<br />
– Elvis se trouve dans la région de Big<br />
Creek <strong>La</strong>ke, si vous voulez tout savoir !<br />
tonitrue Valleyfield. Dans le sud de l’Alabama<br />
! Au nord de Mobile !<br />
– Vous avez pas avalé ça ? ! ? je pisse.<br />
– Je constate, jeune homme, qu’hélas<br />
vous connaissez pas Marion Fuks ! Jamais<br />
Marion affirme quoi que ce soit à la légère !<br />
Elle a l’admirable conscience professionnelle<br />
si tant que vous ne pouvez l’imaginer ne<br />
serait-ce qu’approximativement ! Elle a pas<br />
fait ses classes dans les services secrets<br />
britanniques au cours de la dernière guerre<br />
pour rien, sachez-le !<br />
- 238 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
Hubert Hébert avait pas encore achevé<br />
sa dernière phrase qu’une clé se met à criccroquer<br />
dans la serrure de la porte… Un<br />
gardien ouvre et me fait signe de<br />
m’amener… Je sors de la cellule en<br />
essuyant mes larmes !<br />
– What’s so funny ? il m’interroge, l’air<br />
désapprobateur.<br />
– Ah, don’t be cruel !…, je le supplie.<br />
*<br />
Dans le bureau de Moustache, icelui<br />
m’attendait en jasant plaisamment avec<br />
Liette. Vraiment, il paraissait le gentil flic,<br />
décontracté, pas vicieux ! Agent de la paix à<br />
Fredericksburg, quand j’y pense, il devait<br />
pas être candidat à l’ulcère d’estomac ! Pour<br />
qu’il ait eu le temps de s’apercevoir que la<br />
camionnette des Épouvantails avait pas de<br />
plaques, il fallait qu’il ait pas grand-chose à<br />
foutre de ses journées !<br />
Avec un large sourire, il m’invite à<br />
m’asseoir…<br />
– Vous avez de la chance ! il s’exclame.<br />
On a retrouvé votre ami !<br />
– Réal ? ! je dis.<br />
– En effet ! Je me suis informé auprès de<br />
la police de la Pennsylvanie. Les hôpitaux<br />
doivent rapporter obligatoirement tous les<br />
cas de blessure par balles. <strong>La</strong> présence de…<br />
Il se penche sur une feuille de papier…<br />
– … Ray-hal Jaygger…<br />
– Giguère ! je corrige. Réal Giguère !<br />
– Oui ! Jaygger ! Sa présence a été<br />
signalée dès son arrivée à l’hôpital ! Policier,<br />
- 239 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
Canadien-français, domicilié à Victoriaville,<br />
province de Québec, Canada !<br />
– Exact ! <strong>La</strong> terre de nos aïeux !<br />
– Très grave blessure à la tête… Mort<br />
immédiate… Balle provenant selon toute<br />
probabilité d’un pistolet réglementaire…<br />
– Son arme ! Son arme à lui !<br />
– Le décès a vraisemblablement eu lieu<br />
moins de douze heures avant son admission<br />
à l’hôpital…, dit le chien en poursuivant sa<br />
lecture. Ces informations concordent assez<br />
bien avec votre version des faits !<br />
Le grand flic nous offre une cigarette,<br />
s’en allume une…<br />
– Mes collègues de la Pennsylvanie<br />
voulaient vous interroger. Je leur ai dit qu’ils<br />
verraient mon rapport en temps et lieu. Notre<br />
système judiciaire est déjà suffisamment<br />
engorgé ! Je vous renvoie au Canada !<br />
– Mais… Mais on s’en allait en Floride,<br />
nous autres ! j’insiste.<br />
– Et moi je dis que vous êtes des<br />
indésirables dans notre pays ! tranche le<br />
Moustache. On va vous ramener à la frontière<br />
canadienne ! <strong>La</strong> Gendarmerie royale vous<br />
ramènera chez vos parents ! Vous vous en<br />
tirez pas si mal, compte tenu de tout ce que<br />
j’aurais pu retenir contre vous ! Vous avez de<br />
la chance d’être mineur et d’avoir des<br />
parents qui vous aiment, jeune homme !<br />
Quant à vous, mademoiselle Lukosevicius,<br />
votre tuteur David Bowes est particulièrement<br />
impatient de vous revoir ! Vous savez<br />
que c’est un vieillard au cœur fragile ! Il était<br />
mort d’inquiétude !<br />
- 240 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
– Cœur fragile et gros portefeuille ? je dis<br />
à Liette à voix basse. Je suppose qu’il a<br />
surtout hâte de revoir ta raie ?<br />
– Jaloux ! elle jette. Puis, à l’intention du<br />
flic : Votre morale, on s’en torche le trou,<br />
espèce de… Espèce d’Américain !<br />
– Allez, débarrassez-moi le plancher ! dit<br />
Moustache en riant de bon cœur. Et bonne<br />
fessée !<br />
– Vas-y, bande donc, sado ! crache Liette<br />
entre ses dents.<br />
– Oh, mademoiselle Lukosevicius ! Oubliez<br />
pas votre sac à main !<br />
– Et toi, oublie pas d’aller chier ! elle<br />
rajoute en récupérant l’objet.<br />
Dans le corridor, un gardien taciturne<br />
chiquant comme une vache lascive nous<br />
passe les menottes…<br />
– On va faire un tour…, il dit sans nous<br />
regarder. Si vous vous tenez tranquilles, je<br />
vous promets de vous acheter du nanan<br />
avant qu’on arrive à la frontière…<br />
Il nous pousse dehors mollement. Le<br />
soleil était haut encore dans le ciel<br />
immaculé, la brise charriait des odeurs<br />
printanières. Ils devaient pas avoir un<br />
vraiment vrai hiver en cette contrée-là.<br />
Après tout, on était à douze cents<br />
kilomètres environ au sud de Montréal,<br />
j’allais l’apprendre plus tard. Çà et là, je<br />
voyais quelques petits bancs de neige pas<br />
très convaincants… Un panier à salade<br />
genre camionnette Econoline nous attendait<br />
derrière le poste de police. Le gardien nous<br />
fait monter derrière, claque la portière,<br />
s’installe devant, côté droit… Manquait plus<br />
que le chauffeur, et ça serait ça qui serait<br />
- 241 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
ça ! Finie, notre aventure dans l’Amérique<br />
des Américains ! Daytona, palmiers ? Ornella<br />
? Vous repasserez, Chinois ! Quel échec !<br />
Quel humiliant, sombre, démoralisant,<br />
total, cuisant, sale échec ! Une fois que la<br />
Gendarmerie royale du Canada m’aurait<br />
remis entre les mains de mes parents, il se<br />
passerait presque deux ans avant que j’aie<br />
l’âge d’être majeur ! D’ici là, jamais mes<br />
vieux me laisseraient repartir ! Faudrait que<br />
je me sauve ! Qui sait ce que le Turc Irten<br />
mongolien monstre aurait fait d’Ornella<br />
entre-temps… Qui sait si elle était pas déjà<br />
morte, même, à l’heure qu’il était ! Ah,<br />
jamais j’aurais dû m’embarrasser de Réal<br />
Giguère ! Ni de la Liette ! Sauter seul, bien<br />
brave, dans le premier avion, et filer directement<br />
à Daytona, voilà ce que j’aurais dû<br />
faire !<br />
J’aurais dû… Assis confortable sur la<br />
banquette de la camionnette, j’entendais<br />
pleurer en moi les millions de cœurs brisés<br />
qui dans le vaste monde soupirent :<br />
« J’aurais dû ! J’aurais dû !… » Millions,<br />
milliers de millions de vies tire-bouchonnées<br />
par le regret ! L’Internationale des<br />
Pleureuses apitoyées sur leur propre sort,<br />
légions de braillards incapables de relever<br />
la tête ! Dorlotant leur échec, couvant le<br />
boulet dont ils ont eux-mêmes accouché !<br />
Fuck ! Je serais pas de ceux-là, moi !<br />
Jamais ! J’allais pas commencer à me<br />
donner des coups de pied dans le cul, à<br />
m’auto-flageller, à me cracher dessus, à<br />
mon âge ! J’ignorais encore ce que j’allais<br />
faire, mais je savais que même morte, je la<br />
- 242 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
retrouverais, mon Ornella ! J’avais pas dit<br />
mon dernier mot, tabarnak !<br />
- 243 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
Rarement au cours de ma vie j’ai vu un<br />
si bel homme… Le pur Apollon descendu<br />
droit du ciel, objet idéal de perfection tombé<br />
dans la caverne de Platon, au milieu du<br />
ramassis loqueteux des indécrottablement<br />
mal foutus mortels… Il ressemblait<br />
véritablement à l’Idée la plus quintessenciée<br />
de l’humaine forme mâle, tellement que rien<br />
qu’à le regarder on se mettait presque à<br />
croire en Dieu, en se disant qu’il avait pas<br />
pu être créé à partir d’une autre image… Si<br />
le suprême raffinement peut pas<br />
décemment emprunter d’autres traits que<br />
ceux de l’Oriental, la royauté appartient,<br />
elle, de toute éternité, au masque<br />
magnifique du Nègre.<br />
Deux gardes du corps, l’arme à la main,<br />
l’avaient escorté jusqu’à la camionnette, en<br />
le poussant avec la crosse de leurs fusils.<br />
Le grand Noir s’était assis derrière nous,<br />
hautain, inaccessible, indifférent à tout ce<br />
qui était pas le ciel vers lequel il tenait ses<br />
yeux levés. Ils l’avaient amené juste au<br />
moment où j’allais me décider à parler de<br />
Valleyfield à Liette. Son apparition m’avait<br />
cloué le bec. J’avais senti le couteau de la<br />
révolte se retourner dans mon ventre,<br />
quand j’avais entendu cliqueter sur<br />
l’asphalte du parking la chaîne qu’il traînait<br />
entre ses pieds. C’était un dangereux<br />
criminel, très certainement, et peut-être<br />
- 244 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
même un meurtrier. Mais à mes yeux la<br />
noblesse de sa beauté était la plus décisive<br />
des circonstances atténuantes. Cet hommelà<br />
avait probablement jamais connu la vie<br />
pour laquelle il était fait. Je me disais : en<br />
voilà un qui a toujours refusé de plier<br />
l’échine ! De la criminalité considérée<br />
comme une variété de la guerre civile ou de<br />
cette guerre économique que Valleyfield<br />
avait évoquée, tout à l’heure, dans la<br />
cellule ? Dans l’Amérique encore très économiquement<br />
raciste, il suffit de pas grandchose<br />
pour qu’un dieu naisse du mauvais<br />
côté de la clôture. Il en faut pas davantage<br />
pour que la royauté devienne, par<br />
contradiction avec l’environnement, une<br />
tare insupportable. Chose certaine, il existe<br />
des êtres qui ont de naissance tous les<br />
droits, y compris celui de le savoir. Des<br />
êtres envers qui l’injustice consiste à ne pas<br />
dresser pour eux le trône qui leur est dû…<br />
L’homme assis derrière nous était un de ces<br />
êtres-là, je l’avais tout de suite senti…<br />
Les flics qui l’avaient escorté étaient<br />
restés postés près de la camionnette. Ils<br />
grillaient une cigarette en se faisant<br />
chauffer la couenne, leurs grosses faces<br />
carrées tournées vers le soleil. Le plus<br />
costaud des deux tenait son fusil pointé<br />
vers le haut, la crosse de l’arme calée contre<br />
sa hanche, red neck, arrogant, suffisant…<br />
On attendait la venue du Messie ou du<br />
chauffeur, on en savait rien… Les deux<br />
chiens de garde se mettent à rigoler, tout à<br />
coup. Ils se foutaient de la gueule d’un<br />
autre détenu qu’on amenait, le plaisan-<br />
- 245 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
taient en le saluant pleins de méprisante<br />
ironie…<br />
Clopin-clopant, Hubert Hébert, alias<br />
Valleyfield, traversait le terrain de stationnement,<br />
suivi de son chaperon !<br />
Dans un indéchiffrable charabia qui<br />
ressemblait à rien, il leur baragouine quelques<br />
mots en leur envoyant la main, fier<br />
d’être heureux, tata, gloussant ! Starlette,<br />
linotte devant les faux admirateurs<br />
amusés ! Les flics bidonnaient de plus belle,<br />
tout salamalecs pour le dindon de la farce !<br />
Valleyfield monte enfin dans la camionnette<br />
et se plante, raide comme un pieu, à côté de<br />
l’Homme Noir, en distribuant des « Hello ! »<br />
papaux à la ronde !<br />
Il avait pas l’air de m’avoir reconnu…<br />
Ça va ? je lui dis.<br />
– Oh, admirablement ! Belle journée,<br />
n’est-ce pas ! Le soleil darde !<br />
– Vous vous rappelez de moi ?<br />
– Sans l’ombre du doute ! Je vous avoue<br />
toutefois que j’avais pas remarqué que vous<br />
parliez aussi français ! Dites-moi, ont-ils<br />
relâché le gérant du motel ?<br />
– Je crois que vous y êtes pas tout à fait !<br />
– Tout est possible ! il proclame. Je suis<br />
Alzheimer ! Enfin, vous pouvez m’appeler<br />
Professeur ! Hein !<br />
Le véhicule ébranle… Le chaperon<br />
d’Hubert Hébert s’était glissé derrière le<br />
volant, à la gauche du gardien chiquant qui<br />
nous avait menottés, Liette et moi.<br />
Seulement deux flics pour quatre<br />
passagers… Une vitre probablement<br />
« blindée » nous séparait d’eux autres, ils<br />
- 246 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
avaient rien à craindre ! Et puis ils étaient<br />
armés aux dents !<br />
– Faites un petit effort, Professeur ! je dis<br />
au débile. On était ensemble tous les deux,<br />
dans la cellule, il y a même pas un quart<br />
d’heure ! Vous m’avez parlé du rayon de la<br />
mort ! D’Elvis Presley !<br />
– Ah ça ah ça ah ça ah ça ! il bégaye,<br />
suspicieux. Vous voulez dire que je vous ai<br />
parlé d’Elvis et du rayon de la mort ?<br />
– Et du Turc ! Irten ! Kaya Irten ! D’Arlequin<br />
aussi !<br />
– Le Turc ? dit Liette en se tournant vers<br />
l’hurluberlu.<br />
– Arlequin ?… Oui, oui ! Assurément !<br />
Enfin… Euh… Pour le moment, j’ai un<br />
blanc, vous me pardonnerez, j’espère !<br />
– Vous avez fait pipi dans le coin ! J’étais<br />
là ! j’insiste.<br />
Cette fois, les yeux lui exorbitent ! Il en<br />
devient cramoisi de honte jusqu’à la racine<br />
des cheveux !<br />
– Ah, suis-je bête ! il bredouille. Temporaire<br />
panne de la mémoire ! Je vais m’y<br />
retrouver, vous en faites pas ! Gardons<br />
notre calme !<br />
– L’affaire du siècle ! je l’encourage.<br />
– Oui ! Elvis !<br />
– Big Creek <strong>La</strong>ke !<br />
– Nous avons parlé de Big Creek <strong>La</strong>ke,<br />
vraiment ?<br />
– Au nord de Mobile, Alabama ! je confirme.<br />
– Au nord ! Oui !<br />
Il se fendait de son plus beau sourire,<br />
mais je voyais bien qu’il se demandait<br />
- 247 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
comment diable il en était venu à me faire<br />
ces redoutables confidences-là !<br />
– Ils vous ramènent au Canada ? je<br />
l’interroge.<br />
– Ils croient me rendre service ! Rr, rr,<br />
rr ! En fait, ils m’ont appréhendé hier soir,<br />
dans une chambre de motel, sous je sais<br />
pas quel ridicule prétexte !<br />
– Vous connaissez le Turc ? lui demande<br />
Liette.<br />
Valleyfield acquiesce, il lui refait toute<br />
l’histoire du rayon de la mort, long, large,<br />
pile et face, Pugliese, Pelizza, envers,<br />
endroit, patati, patata… Les mêmes inextricables<br />
folichonneries qu’il m’avait déballées<br />
dans la cellule, à quelques détails près… Ce<br />
qui tendait à prouver qu’il était pas<br />
irrémédiablement fêlé, après tout ! Ou alors<br />
il l’était encore plus qu’il en avait l’air !<br />
Liette l’écoutait, elle, sans croire un mot<br />
de ce qu’il disait, ça crevait les yeux !<br />
– Le Professeur prétend que le Turc est<br />
parti direction la côte Ouest…, je dis à la<br />
poupée.<br />
– Ben c’est pas le même Turc, d’abord !<br />
elle décrète sans ciller.<br />
– Il a reconnu l’animal… Je lui ai montré<br />
la photo, celle que j’ai fait voir à Dixie<br />
Angora…<br />
Liette hausse les épaules…<br />
– De toute façon, on s’en fout, on s’en<br />
retourne au Canada ! elle dit.<br />
– Écoute, roulure ! je glapis. Tu m’as<br />
menti, ou bien Valleyfield se trompe !<br />
– Voyons donc ! J’ai jamais menti à<br />
personne depuis que je suis au monde !<br />
– Dis-moi la vérité, salope !<br />
- 248 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
– <strong>La</strong> vérité ? elle rétorque. <strong>La</strong> vérité, c’est<br />
que ce bouffon-là a pas le quart du tiers du<br />
cinquième de sa tête à lui !<br />
– Il a reconnu le Turc sur la photo ! !<br />
– Mais il te reconnaît pas, toi, par<br />
exemple !<br />
Elle marquait un point, la vache ! Shit !<br />
Comment débrouiller l’indébrouillable ?<br />
– Vous vous rétractez pas, vous là, le<br />
Galilée ?<br />
Le dieu noir enchaîné avait posé sur moi<br />
son admirable regard laiteux, mélange de<br />
souffrance, d’humiliation et de fierté… Déjà<br />
ses yeux se faisaient fuyants, son noble<br />
visage se détournait du mien…<br />
– Je persiste et signe ! affirmait l’Alzheimer.<br />
De longues cagoules pointues de Ku Klux<br />
Klan se mettent à danser dans ma tête…<br />
Croix de bois, hommes noirs, chevaliers<br />
blancs… Chasse au Nègre dans le Deep<br />
South brûlant… Liette avait pu être induite<br />
en erreur, Valleyfield pouvait être fou… <strong>La</strong><br />
première hypothèse était difficilement<br />
vérifiable. <strong>La</strong> seconde… Deep South, Alabama…<br />
Si j’avais bien compris, le Professeur<br />
avait lâché la piste du rayon de la mort et<br />
de Pelizza, et par conséquent celle du Turc,<br />
pour se lancer sur celle d’Elvis Presley<br />
toujours vivant, Elvis se terrant en Alabama,<br />
quelque part au nord de Mobile…<br />
Dément ! Pourtant… Les modernes figures<br />
de proue de la mythologie américaine,<br />
sauce mass-médias, sont nimbées de<br />
mystère. L’abracadabrante mort de Marilyn<br />
Monroe, l’assassinat de John Kennedy… Il<br />
fallait que j’entende coûte que coûte ce que<br />
- 249 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
Valleyfield avait à dire au sujet de l’ « affaire<br />
du siècle ». Si son histoire tenait pas<br />
debout, alors Ornella et le Turc étaient à<br />
Daytona, et Hubert Hébert était mûr, lui,<br />
pour une longue, une très longue cure<br />
d’électrochocs !<br />
Notre cellule roulante roulait à présent<br />
bien sagement sur l’autoroute. On avait<br />
tout notre temps. <strong>La</strong> présence de sa<br />
Royauté l’Homme Noir me gênait un peu,<br />
d’autant plus qu’il se cantonnait dans son<br />
silence, superbe d’indifférence, insolent<br />
presque à force d’irradiante majesté. Mais il<br />
fallait que je sache avant qu’on passe la<br />
frontière, autrement je resterais éternellement<br />
écartelé entre les informations contradictoires<br />
de Liette et du Professeur !<br />
– Parlez-moi d’Elvis ! je lui dis de but en<br />
blanc.<br />
– Qu’est-ce à dire ? il se cabre.<br />
– Vous m’en avez dit rien que la moitié !<br />
– Vraiment ?<br />
– Oui ! Votre partie de poker avec votre<br />
vieille amie Marion Fuks ! Pour payer ses<br />
dettes, elle vous a dit qu’Elvis est encore en<br />
vie ?<br />
– Vous êtes bien informé ! il s’étonne.<br />
– Par toi, pauvre clown !<br />
– Eh bien, oui ! The King is alive ! il<br />
admet. <strong>La</strong> Planète n’a rien à branler du<br />
rayon de la mort de Pelizza ! Êtes-vous<br />
conscient, jeune homme, que chacun<br />
d’entre nous, je veux dire les six milliards<br />
d’individus qui peuplent notre Terre, est<br />
assis sur l’équivalent de trois kilos de<br />
dynamite ? Métaphoriquement parlant, bien<br />
entendu ! <strong>La</strong> Bombe, n’est-ce pas !<br />
- 250 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
– On en a plein le cul, en effet !<br />
– Je vous le fais pas dire ! Alors, que peut<br />
nous faire, entre vous et moi, trois quatre<br />
missiles de plus ou de moins, lasers par-ci,<br />
rayons de la mort par-là ? Hein ? C’est la<br />
guerre bactériologique qu’il nous faut<br />
essayer de prévenir ! Quoique chez nous, en<br />
Occident, le virus du sida représente à<br />
l’heure actuelle une bien plus alarmante<br />
menace ! Et je ne vous parle pas du tabac !<br />
Oh, le tabac !<br />
Il se ronge les ongles un instant,<br />
crachote les rognures en bavant, s’essuie le<br />
menton et enchaîne :<br />
– Les Américains ont envoyé une sonde<br />
dans l’espace, il y a de ça quelques<br />
années… Ils savaient pertinemment qu’ils<br />
en perdraient un jour le contrôle, puisqu’elle<br />
finirait par franchir les limites de<br />
notre système solaire… Wing ! Perdue dans<br />
l’espace ! Dérive infinie dans l’infini de<br />
l’univers ! Quoique… Einstein estimait que<br />
l’Univers est fini tout en étant illimité…<br />
Espace courbe, au sens mathématique du<br />
terme… Ambartsoumian et Zelmanov<br />
conçoivent, eux, d’autres « métagalaxies »,<br />
d’autres univers, parallèles au nôtre, dont<br />
les caractéristiques spatio-temporelles<br />
seraient différentes de celles que nous<br />
connaissons… Pure spéculation, si vous<br />
voulez mon avis ! Bref ! <strong>La</strong> sonde américaine,<br />
à force de dérives interstellaires, en<br />
viendra-t-elle à s’échouer, dans quelques<br />
millénaires, sur une lointaine planète dont<br />
nous n’avons aucune idée ? Sera-t-elle<br />
capturée par un fabuleux vaisseau spatial,<br />
dans quelque galaxie éloignée ? En un mot<br />
- 251 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
comme en mille, la possibilité existe que cet<br />
engin aborde un jour une terre habitée dont<br />
nous ne soupçonnons même pas<br />
l’existence ! Grisante perspective ! Dans<br />
l’éventualité de laquelle les Américains,<br />
gens pragmatiques, ont apposé, à l’extérieur<br />
de la sonde, une plaque ornée de leur<br />
drapeau, si ma mémoire m’est fidèle, ainsi<br />
que d’un plan cosmique indiquant la<br />
provenance de la sonde. Pour signaler aux<br />
Martiens où se trouve l’Amérique, n’est-ce<br />
pas ! Sur cette carte de visite sont<br />
également représentés, nus tous les deux,<br />
un spécimen mâle et un spécimen femelle<br />
de notre espèce. Une photo de nous autres<br />
humains pour les habitants de la planète<br />
« Z » ! En fait, cette photo est un dessin !<br />
Mâle et femelle y sont montrés debout, une<br />
main levée à la hauteur des épaules, les<br />
cinq doigts bien écartés et le pouce<br />
particulièrement en évidence ! Pourquoi ?<br />
Mais parce qu’on admet, sur notre planète,<br />
que la station droite a permis à l’Homme de<br />
libérer ses membres supérieurs, et que le<br />
développement du cerveau humain doit<br />
beaucoup à celui de la main, et surtout du<br />
pouce opposable aux autres doigts ! Quant<br />
à savoir si les habitants de la planète Z y<br />
comprendront quelque chose, c’est une<br />
autre affaire ! Tout dépend s’ils ont des<br />
pouces eux aussi ! Et s’ils en ont pas, c’est<br />
qu’ils doivent pas être bien malins, hein !<br />
Rr, rr, rr !<br />
Tabarnak ! Il avait l’horripilant don de la<br />
digression, le débris !<br />
– Que conclure de ce qui précède ? il<br />
continuait. Qu’est-ce qui compte véritable-<br />
- 252 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
ment ? Le pouce, ou la cervelle ? Entre<br />
nous, l’humain s’est-il arrêté au stade du<br />
faber homo ? S’est-il pas plutôt hissé<br />
jusqu’à celui du sapiens ? Bien sûr,<br />
l’homme transforme son environnement,<br />
modèle le monde, l’adapte à ses besoins ! Si<br />
tant va la cruche qu’à la fin elle risque de se<br />
briser ! Pollution, bombe atomique, érosion<br />
et autres et cætera ! Mais songez à ceci,<br />
mon jeune ami : qui, des peuplades<br />
primitives ou de nous, a le mieux résolu le<br />
problème de la mort ?<br />
– Oui, qui ! je l’approuve.<br />
– Hein ! il glousse. Car enfin, dans notre<br />
civilisation judéo-technico-chrétienne, nous<br />
n’en finissons plus de vivre ! Les progrès de<br />
la science et les antibiotiques nous<br />
prolongent jusque passé quatre-vingts ans<br />
de plus en plus ! Les hospices débordent !<br />
<strong>La</strong> jeune génération va bientôt crouler sous<br />
le poids des impôts qu’il faudra lever pour<br />
entretenir les hordes de vieillards<br />
increvables que nous sommes, vous et moi,<br />
en train de devenir ! Or, cette civilisation<br />
qui n’en a que pour l’extraversion est, de<br />
toutes celles qui l’ont précédée au cours de<br />
l’histoire, la moins capable de soulager<br />
l’homme de sa mort ! Non qu’elle ne dispose<br />
de formidables moyens technologiques ! Au<br />
contraire ! Obnubilée par sa technologie,<br />
par le faire, elle passe à côté de l’essentiel !<br />
Car l’essentiel se trouve dans la tête !<br />
Précisément ! Le primitif qui crève à trentecinq<br />
ans d’âge, rongé par une sordide<br />
maladie, a, lui, résolu le problème de la<br />
mort d’une façon bien plus efficace que<br />
notre civilisation, qui tente par tous les<br />
- 253 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
moyens de prolonger notre existence ! Le<br />
primitif a résolu le problème en imagination<br />
! Que dis-je ! Dans son imaginaire !<br />
Il a assimilé son âme aux autres formes de<br />
vie qu’il côtoie et s’est assuré de sa<br />
pérennité, en lui votant une quelconque<br />
forme de passeport pour l’Autre Monde ! Le<br />
voilà immortel ! Mourant à trente-cinq ans<br />
en moyenne, mais immortel ! Qu’est-ce que<br />
tout cela prouve ? <strong>La</strong> condition humaine est<br />
mortelle, elle est aussi mortellement<br />
ennuyeuse, parce qu’à la longue notre<br />
conscience finit par devenir une bien lourde<br />
couronne à porter. L’imaginaire, voilà la<br />
solution à l’un et l’autre de ces problèmes !<br />
Car la bête à pouces se nourrit autant de<br />
son imaginaire que de ses mains, si vous<br />
me passez cette image plutôt incongrue ! Et<br />
puis, n’est-ce pas, considérez que l’homme<br />
a survécu sur cette planète pendant des<br />
centaines de milliers d’années sans que la<br />
technologie ne dépasse le stade du feu, du<br />
bâton, du silex ! Voilà en définitive pourquoi<br />
Elvis vivant représente véritablement<br />
l’affaire du siècle mille fois plus que le<br />
« rayon de la mort » de Pelizza !<br />
– Clair comme de l’eau de roche ! je<br />
concède.<br />
– Elvis est l’un des dieux de l’Occident<br />
moderne ! L’un de ces élus qui suscitent,<br />
appellent, stimulent la si tant précieuse et<br />
essentielle faculté de l’imaginaire ! À force<br />
de dominer le réel, le réel nous écrase ! Les<br />
apparences nous sont bien plus<br />
nécessaires ! Puisque nous avons tant<br />
besoin de rêver ! Et puisque jamais la<br />
technologie qui nous obnubile ne nous<br />
- 254 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
permettra de transcender notre condition !<br />
Elle ne fait que nous y adapter, mais c’est<br />
pour mieux nous y asservir !<br />
– Transcendez donc un peu vous aussi<br />
du côté d’Elvis, pendant qu’on y est ! Il est<br />
vivant, si je vous ai bien compris ?<br />
– Selon les informations de Marion Fuks,<br />
oui !<br />
– Et pourquoi il serait vivant, alors que<br />
tout le monde sait qu’il est mort, le pauvre<br />
taré ?<br />
– Prenons un exemple simple ! dit<br />
Valleyfield. L’écrivain américain Ernest<br />
Hemingway, qui s’est suicidé en 1961, a par<br />
ailleurs écrit un petit livre très célèbre, à<br />
juste titre, qui est en vérité une manière de<br />
parabole. Il s’agit, vous l’avez deviné, du<br />
Vieil homme et la mer. Or, de quoi est-il<br />
question, dans cette œuvre admirable ? Un<br />
vieux pêcheur cubain, très pauvre, seul<br />
dans une barque, au large des côtes, se bat<br />
trois jours et trois nuits durant contre un<br />
gigantesque poisson. Il finit par en<br />
triompher. Il avait rien pris pendant quatrevingt-quatre<br />
jours, mais cette fois, ça y est !<br />
Et quelle prise ! Il a gagné ! Non : les<br />
requins lui bouffent son bel espadon ! En<br />
laissent rien que la tête et les os ! Ah !<br />
Parabole de l’Amérique ! American way of<br />
life ! Vie d’Elvis lui-même ! En clair, c’est la<br />
défaite dans la victoire ! Santiago le pêcheur<br />
n’a gagné que pour mieux perdre ! Elvis ?<br />
Pareil ! L’échec dans la réussite ! Ou la<br />
réussite dans l’échec !<br />
Tout sinueux qu’il était, le vieux bouc<br />
commençait malgré tout à m’intéresser…<br />
Dans ma queste d’Ornella perdue, je venais<br />
- 255 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
d’échouer, justement, puisque la flicaille me<br />
ramenait au Canada… Pourtant, pourtant<br />
quelque chose me disait que…<br />
– Elvis était pas idiot ! poursuivait le<br />
Professeur. Il a fait des millions et il a été<br />
couronné roi ! The King, n’est-ce pas ! À<br />
l’époque où il habitait sur les hauteurs de<br />
Memphis ou de Bel Air, entre 1961 et 1968,<br />
il a tourné, je vous le rappelle, vingt et un<br />
films ! Trois par année ! Tous d’indiscutables<br />
navets ! Et il est devenu, grâce à ce<br />
tas de débilités profondes, la vedette la<br />
mieux payée de l’industrie du spectacle, à<br />
la même époque ! Cent millions de disques<br />
vendus lui avaient rapporté, en 1965, après<br />
dix ans de carrière, cent cinquante millions<br />
de dollars ! Les films, à peu près autant en<br />
recettes brutes ! Comment croyez-vous que<br />
l’homme s’arrangeait de ses contradictions<br />
? Un jour, il a dit au metteur en scène<br />
d’un de ses films : « Il paraît qu’il y avait<br />
deux trois petites choses amusantes dans le<br />
scénario. Il faudra que je le lise un de ces<br />
jours… » Sans sourire, remarquez ! Pas<br />
dupe, le King ! Pour le reste, il passait son<br />
temps à jouer au football, à se promener en<br />
moto, à offrir des Cadillac à tout le monde,<br />
et à se gaver de pilules et de poupées ! Vous<br />
avez vu l’émission de télévision qu’il a<br />
tournée en 1968 ?<br />
– Non…<br />
– Belle image de ses contradictions !<br />
D’un côté, vous avez le grand fauve lâché<br />
dans l’arène, le rockeur tout vêtu de cuir<br />
qui s’amuse avec ses vieux amis musiciens<br />
de la première heure, qui rit de lui-même et<br />
qui chie poliment sur la musique fabriquée<br />
- 256 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
en studio, tout en rappelant au public les<br />
origines du rock ’n’ roll. De l’autre, vous<br />
avez le grand dadais entouré de danseuses,<br />
qui casse la gueule à des cascadeurs dans<br />
des décors de carton, en faisant semblant<br />
de chanter des chansons fadasses<br />
préenregistrées ! Sa carrière ressemble à<br />
cette émission : il y a l’Elvis rockeur d’avant<br />
son service militaire, une bête incroyable, et<br />
il y a l’Elvis de Hollywood, incroyablement<br />
bête ! Comment un homme peut-il vivre<br />
avec de pareilles contradictions ? Il peut<br />
pas vivre, justement ! Ou bien ses<br />
contradictions finissent par le tuer, ou bien<br />
il accélère le processus en se tuant luimême<br />
! Hein ! Vous l’avez vu bouffi et<br />
ramolli, à l’époque où quelques-uns de ses<br />
amis musiciens ont donné une conférence<br />
de presse pour annoncer qu’ils le quittaient,<br />
parce qu’il était en train de se détruire avec<br />
les drogues ? Drugs ! « Médicaments » ! Ils<br />
voulaient lui rendre service en rendant la<br />
chose publique, ils espéraient qu’il<br />
réagirait, qu’il se reprendrait en mains ! Et<br />
savez-vous ce qu’il a fait, le King ? Eh bien,<br />
il l’a fait ! Parfaitement !<br />
– Où est-ce que vous voulez en venir à la<br />
fin ? ! je lui hurle en pleine gueule.<br />
– Mais nous y sommes déjà ! il gazouille.<br />
Elvis a réalisé, bien que sur le tard, que les<br />
requins avaient dévoré l’espadon ! Que sa<br />
réussite était un lamentable échec ! Valait<br />
pas du vent ! Un pet ! Alors il a cédé tous<br />
ses droits au Colonel Parker, son<br />
machiavélique et pittoresque manager !<br />
S’est déclaré mort et s’en fut cultiver la<br />
bette et le myosotis à Big Creek <strong>La</strong>ke !<br />
- 257 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
Incognito ! Chirurgie esthétique ! Refait en<br />
homme-éléphant pour égarer l’hurlante<br />
horde des fans ! Retiré dans la profonde<br />
thébaïde ! Il était, vous le savez, très<br />
religieux ! Il se consacre depuis lors à la<br />
gloire du Seigneur, dans la vie austère, et<br />
fout du reste l’an quarante ! Humble !<br />
Repenti ! Et vivant ! !<br />
– Vous avez des preuves de ce que vous<br />
avancez ?<br />
– <strong>La</strong> parole de Marion Fuks ! il clame.<br />
– D’où elle tient ces informations-là ? Elle<br />
est voyante, ou quoi ?<br />
– Le chirurgien ! Celui qui a réalisé l’impossible<br />
! Créer Frankenstein à partir de<br />
Presley ! Il lui a greffé un genou dans le<br />
dos ! Sous la peau ! Pour le rendre bossu,<br />
n’est-ce pas ! Il lui a posé des oreilles de<br />
kangourou et un bec-de-lièvre ! Un prodige !<br />
Il voulait lui coudre un troisième bras au<br />
milieu du tronc, mais ce détail aurait pu<br />
attirer l’attention ! Les curieux, les experts !<br />
Il a renoncé ! Il s’est contenté de lui en<br />
couper un à la place ! Ainsi pouvait-il être<br />
sûr que son Quasimodo aurait pas l’idée de<br />
se remettre à jouer de la guitare !<br />
Audacieuse intervention ! Brillant docteur !<br />
Il lui a aussi inversé les jambes, gauche<br />
droite, vice-versa ! Pour plus de prudence, il<br />
vous y a fait pointer les orteils par en<br />
arrière au lieu d’avant ! L’autre polichinelle<br />
s’y retrouve plus ! Recule au lieu d’avancer !<br />
Ensuite, le docteur lui a ôté le cuir chevelu !<br />
Sur la tête, il lui a mis la main coupée,<br />
comme une crête de coq ! Une petite<br />
fantaisie, quoi ! Elvis a toujours été coquet,<br />
il a bien aimé ça ! Pour finir, il lui a soudé<br />
- 258 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
la colonne vertébrale au bassin pour le<br />
raidir un peu ! L’empêcher de déhancher !<br />
Le naturel revient au galop, ne l’oublions<br />
pas !<br />
J’avais envie de lui dire que l’opération<br />
aurait été beaucoup plus simple si le<br />
chirurgien s’était contenté de lui faire une<br />
ablation de la tête… Mais Liette, qui s’était<br />
mise à discuter à voix basse avec le royal<br />
Nègre, me distrayait… Je me demandais<br />
qu’est-ce qu’ils complotaient, ces deux<br />
moineaux-là…<br />
– Oui, Elvis a fait faire l’opération à Ottawa,<br />
voyez-vous ! le Professeur enchaîne.<br />
Précautions ! Mesures de sécurité ! Le<br />
chirurgien – appelons-le le docteur Pion<br />
(rien à voir avec le pion, vecteur de la force<br />
nucléaire !) – le chirurgien, dis-je, est un<br />
excellent ami de Marion ! Crédible au-delà<br />
de tout soupçon ! Réputé ! Intègre !<br />
Sommité à l’os, pour tout vous dire !<br />
– Donc, vous êtes parti chasser la chose<br />
en Alabama ? je dis.<br />
– Précisément ! Un safari ! Si je ramène<br />
une image, une seule, je suis milliardaire<br />
jusqu’à la fin de mes jours ! Le Monde<br />
Entier va s’arracher l’inestimable et unique<br />
cliché !<br />
– Un gars avec une crête de coq en<br />
doigts, c’est une curiosité, on peut pas dire<br />
le contraire…<br />
– Cependant, ne vous imaginez pas que<br />
je sois mû par l’appât du gain, hein ! Je<br />
dévouerai la somme à une fondation pour<br />
l’Alzheimer !<br />
- 259 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
– Pour le moment, en tout cas, on se<br />
dirige plutôt vers le Canada que vers<br />
l’Alabama…, je réfléchis à voix haute.<br />
Cette dernière remarque-là avait pas l’air<br />
de l’amuser… Lui non plus il m’amusait<br />
plus tellement ! Liette devait avoir raison.<br />
Rien à tirer du loufoque ! À l’époque, je<br />
croyais encore tout possible, et d’une<br />
certaine façon je me trompais pas. On sait<br />
qu’il existe des zélés qui mangent des<br />
bicyclettes et des bandes d’adolescents qui<br />
s’empilent soixante-douze dans des cabines<br />
téléphoniques et des crétins comme<br />
Bourque et Chrétien qui règnent sur nos<br />
destinées, ou d’autres folichons comme le<br />
père de Jacques Brunet qui parquent leur<br />
belle grosse Lincoln rutilante sur le bord de<br />
la route pour remplir le coffre de fumier !<br />
Oui, tout est possible ! Les disques de<br />
Michel Louvain se sont vendus, Néron a fait<br />
construire un palais pour son cheval,<br />
d’honorables savants ont déjà affirmé de<br />
bonne foi que le tabac était une plante<br />
capable de guérir n’importe quelle maladie,<br />
et d’autres puissants esprits ont dessiné<br />
des hommes à une seule jambe qu’ils<br />
prétendaient avoir découverts dans le<br />
Nouveau Monde ! Valleyfield pouvait bien<br />
être dans le vrai, malgré l’absurde de la<br />
chose, et Marion Fuks aussi, et le docteur<br />
Pion aussi, tant qu’à y être ! N’empêche que<br />
Dixie Angora avait eu une bien étrange<br />
réaction quand je lui avais montré la photo<br />
du batracien Turc iguane, ce qui conférait,<br />
hélas ! un certain poids à la version de<br />
Liette…<br />
- 260 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
J’étais pas plus avancé pour autant ! <strong>La</strong><br />
tête m’enflait aussi à force d’essayer de<br />
réfléchir ! Cette histoire de grand poisson<br />
bouffé par les requins que Valleyfield<br />
m’avait racontée, il y avait cinq minutes…<br />
<strong>La</strong> défaite dans la victoire, la réussite dans<br />
l’échec… American way of life, vie d’Elvis,<br />
avait dit le Professeur… J’étais loin d’être<br />
versé dans les subtilités de la dialectique,<br />
l’inséparabilité des contraires, thèseantithèse-synthèse,<br />
Hegel Cie Inc. J’en<br />
pressentais pas moins une incompréhensible<br />
vérité dont le sens et la portée<br />
m’échappaient encore, une vérité obscure<br />
qu’Hubert Hébert m’avait à peine fait<br />
entrevoir en me parlant du livre de<br />
Hemingway. En y pensant bien, on aurait<br />
dit que moins j’arrivais à retrouver Ornella<br />
et plus je sentais… Quoi ? Qu’est-ce qui<br />
s’était mis à remuer en moi, au fond de ma<br />
boue intime ? Quel monstre ? Quelle<br />
étoile ? On a jamais le temps de débrouiller<br />
l’embrouillamini de la vie ! Elle nous tient<br />
gommés solide, pire que dans de la<br />
mélasse ! En me concentrant, la vague<br />
impression me venait cependant peu à peu<br />
que je commençais à comprendre… Les<br />
innombrables obstacles qui se dressaient<br />
entre Ornella et moi éveillaient en moi une<br />
force, oui, le sentiment d’une force, qui<br />
pourrait peut-être croître encore, et se<br />
multiplier, et s’affirmer et faire de moi un<br />
homme digne de ce nom, et même… Même<br />
me permettre d’accomplir des miracles, à la<br />
condition que je sache… Quoi ? Que je<br />
sache me soumettre aux exigences de cette<br />
- 261 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
force ? Ou qu’au contraire je sache la<br />
domestiquer ?<br />
L’échec dans la réussite, la réussite dans<br />
l’échec… Ma cervelle était-elle encore trop<br />
petite pour que je puisse arriver à<br />
comprendre ? En regardant du coin de l’œil<br />
le Professeur Loustic, zazou cinq étoiles,<br />
Alzheimer tant que tu voudras, détective à<br />
la manque, décousu clochard physicien,<br />
Arlequin clown, je me prenais plutôt à<br />
penser qu’il y avait en réalité rien à<br />
comprendre, rien de rien…<br />
*<br />
Par la 95, on remontait vers le nord<br />
tandis que la nuit tombait, grenue, légère…<br />
Milliers de milliards de minuscules<br />
particules cendrées poudroyant dans l’air,<br />
cancéreuse prolifération de cellules malades<br />
ravageant le ciel petit à petit… Une heure à<br />
peine après notre départ de Fredericksburg,<br />
on avait contourné Washington, puis on<br />
avait foncé sur Baltimore, qu’on avait<br />
contournée elle aussi, je me demande<br />
encore pourquoi, et maintenant on se<br />
dirigeait vers Philadelphie, berceau des U.S.<br />
d’Amérique… On roulait depuis déjà trois<br />
heures, en somme… Je commençais à<br />
croire qu’il est possible de passer sa vie sur<br />
quatre roues, à se trimballer à travers<br />
l’arborescent lacis des routes et des autoroutes<br />
comme un globule voyageant dans<br />
l’infini système sanguin du continent… À la<br />
longue, le problème du ravitaillement finit<br />
toujours par se poser, par exemple ! De la<br />
soupe au plâtre que l’édenté Zack l’Épou-<br />
- 262 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
vantail nous avait servie, à Liette et à moi,<br />
vingt-quatre heures plus tôt, il me restait<br />
plus qu’un vague semblant de souvenir !<br />
Toute la troupe, on était sérieusement<br />
affamés ! On se le disait aussi les uns aux<br />
autres, sauf l’imperturbable Homme Noir,<br />
qui pouvait probablement se nourrir de sa<br />
propre substance, lui, à la manière de<br />
n’importe quel dieu ordinaire… En tout cas,<br />
un petit faisan au porto aurait pas été de<br />
refus ! Échalotes, girolles, crème fraîche…<br />
J’aurais condescendu tout aussi<br />
plaisamment à honorer une platée d’anolini<br />
al ragu’ di prosciutto, farce ris de veau,<br />
jambon de Parme, parmesan, jaune d’œuf<br />
et ricotta ! Valleyfield, lui, ses papilles<br />
rêvaient plutôt du côté de l’Asie ! Il nous en<br />
faisait baver, le salaud, à nous stimuler<br />
l’imagination !<br />
– De la Malaisie, je voudrais les feuilletés<br />
au curry, appelés Kari Pap en langue<br />
autochtone ! Pour continuer, quelques<br />
Lumpias philippins, dits rouleaux de<br />
printemps chez nous ! De Hong Kong, un<br />
brin d’exotisme ! Une soupe d’aileron de<br />
requin aux ormeaux, contenant une part<br />
raisonnable de lanières de jambon fumé et<br />
de poulet, et agrémentée de coriandre,<br />
oignons, gingembre, soja et vin chinois !<br />
Faire suivre de Thakkali Osso, les crevettes<br />
au coco du Sri <strong>La</strong>nka ! Ah, je ne résisterais<br />
pas ensuite à ces plats de résistance !<br />
Daging Bumbu Bali, ou Daging Rendang !<br />
Bœuf sauté à la balinaise, ou bœuf aux<br />
épices, faisant fort usage d’ail, de piments<br />
rouges, de noix du Brésil et de crème de<br />
coco ! Et un pudding malais aux<br />
- 263 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
cacahuètes pour finir ! Ou alors un beau<br />
grand gâteau Bo Bo Cha Cha ! Ignames,<br />
crème coco, sucre et glace pilée ! Aaaahh !…<br />
Il nous envoûtait, le démon, avec son Bo<br />
Bo Cha Cha ! On répétait après lui, on<br />
scandait ! Bo Bo ! Cha Cha ! Tous en<br />
chœur ! Manger ! Manger ! Feuilletés, rouleaux<br />
! Bo Bo, Cha Cha ! Cacahuètes !<br />
Coco ! Encore ! Manger ! Jambon, gingembre<br />
! Manger ! Mantra ! Bo Bo Cha Cha ! En<br />
chœur ! Allez ! On psalmodiait ! Incantait !<br />
À s’en faire juter la papille ! Tant et plus !<br />
Cha Cha ! Bo Bo ! Cha Cha ! Ah, on en<br />
devenait dingues ! On fascinait feuilletés !<br />
On virait rouleaux ! Idées jambon !<br />
Obsédés ! Poulets !<br />
Tout en gueulant le Bo Bo Cha Cha,<br />
Liette échangeait des drôles de petits signes<br />
avec l’Homme Noir… Clins d’œil, grimaces…<br />
Complices complotant tous les deux je sais<br />
pas quoi… Son Altesse daignait condescendre,<br />
sortait de sa morgue ! L’étrange<br />
homme ! Enfin ! Rien à foutre ! J’avais faim,<br />
moi ! Cacahuètes ! Coco ! Piments ! Bo Bo !<br />
Liette soudain se met à taper dans la vitre<br />
qui nous séparait des deux poulets ! Pan,<br />
pan ! À coups de poing ! Elle t’entreprend<br />
de leur gesticuler notre revendication !<br />
Bouffer ! Emplir ! Pudding ! Cha Cha !<br />
Gaver ! Pan ! Pan !<br />
Le flic <strong>La</strong>chique lui répond pareillement,<br />
en sourd-muet ! Ça va, ça va ! On a<br />
compris ! Maîtrisez-vous, christ ! On peut<br />
pas vous en chier des biftecks ! On s’arrête<br />
au prochain restaurant ! Entre-dévorezvous<br />
entre-temps si vous pouvez pas tenir<br />
jusque-là mais fuck ! laissez-moi ronfler !<br />
- 264 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
On se calme tant bien que mal… Liette<br />
décoche un malin clin d’œil à l’intention du<br />
Nègre… <strong>La</strong>rrons en foire l’air entendu,<br />
secrets comme des sectes, ces deux-là…<br />
Hubert rallume, lui ! Il se relance dans la<br />
litanie !<br />
– Pot au feu mongol ! Force agneau !<br />
Chou chinois ! Vermicelle ! Sucre brun !<br />
Sésame ! Shabu-shabu ! Fondue japonaise !<br />
Brochettes ! Fenugrec ! Katsuobushi !<br />
Dashi ! Szechuan !…<br />
Ah, il en mettait ! Il en rajoutait ! Ça<br />
commençait à suffire, l’huile sur le feu !<br />
Pour lui clouer le bec, j’entonne l’air bien<br />
connu :<br />
Embroche-moi !…<br />
Oups ! Un air à attiser de plus belle les<br />
hallucinations ! C’était pas approprié ! J’essaye<br />
tout de suite autre chose :<br />
Devant un snack-bar<br />
Stoppe une Jaguar<br />
Un type en descend<br />
Avec ses vingt ans !<br />
Le Professeur la connaissait, celle-là !<br />
Fan à Sarapo ! En harmonie, il barrit :<br />
On va chez Sabine<br />
Ça c’est une copine !<br />
Elle elle est dans l’coup<br />
Elle elle connaît tout !<br />
Puis :<br />
Ram dam dam voilà tout<br />
C’est le temps des vacan-ances !<br />
Ram dam dam voilà tout<br />
C’est le temps des roman-ances !<br />
On oubliait le pot au feu ! Même qu’on<br />
commençait à s’amuser ferme ! Dans la<br />
cellule à roues, l’atmosphère s’animait,<br />
- 265 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
s’égayait ! On te pousse l’un après l’autre<br />
cinq six classiques de la chanson française !<br />
Méo Penché, C’est en revenant de Rigaud,<br />
etc. ! Des airs thérapeutiques en l’occurrence<br />
! Excellent pour le moral ! Dans<br />
l’adversité, la musique adoucit les maux,<br />
c’est su ! Même les moines chantaient en<br />
faisant du fromage dans le fin fond du<br />
Moyen Âge ! En battant la mesure, Liette<br />
continuait à cogner de temps en temps<br />
dans la vitre anti-balles, histoire que les<br />
G.O. oublient pas de penser au<br />
ravitaillement !<br />
Mon cœur est en prison<br />
Depuis que tu es partie-eeeee !<br />
Soudain, sur le bord de la route, en<br />
avant dans l’obscurité, je discerne au loin<br />
un îlot de lumière jaunâtre semblable à un<br />
aquarium dans la nuit… Une stationservice<br />
Gulf, un immense panneau-réclame<br />
Seven-Up… Une longue enseigne au néon<br />
rouge, brune, jaune, avec un souriant<br />
bonhomme en forme de hot dog ! Ah !<br />
Touvientapointakikiattan ! Bo Bo Cha Cha !<br />
Cha Cha Bo Bo ! On se remet à s’agiter, à<br />
tonitruer ! Bo Bo ! Cha Cha ! Moutarde !<br />
Hot dogs ! En tapant dans la vitre !<br />
Burgers, burgers ! Nesbitt ! Pogo ! Bo Bo !<br />
Le chauffeur avait décodé ! Message<br />
reçu ! Zloup ! On se dirige droit sur l’oasis<br />
hors l’autoroute, on stoppe devant la<br />
binnerie ! On était comme des bêtes nous<br />
autres ! <strong>La</strong> chorale des Souhaitant la<br />
Proche Ventrée ! Le gardien à la chique<br />
lascive, revolver au poing, nous ouvre la<br />
portière… L’autre le couvrait deux mètres<br />
derrière, son fusil levé vers nous… Il me<br />
- 266 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
rappelait Sal, les chiens, l’horreur… Enfin…<br />
Les armes braquées sur nous nous<br />
refrénaient un peu l’appétit, nous incitaient<br />
subtilement à modérer nos transports… À<br />
défaut de sortir de nos gonds, on sort de la<br />
cage… Au-delà du cercle de lumière molle<br />
qui tombait sur le snack-bar, la nuit était<br />
profonde, compacte, immobile… <strong>La</strong> nuit…<br />
Encore la nuit… L’air était froid et chargé<br />
d’humidité… On allait au moins pouvoir se<br />
dégourdir les jambes…<br />
– Rhaaaaaahh !<br />
Un cri ! Un cri étranglé, déchirant !<br />
Liette ? Qu’est-ce qu’elle avait à râler<br />
encore, l’exubérante ?<br />
L’Homme Noir ! L’apollinien dieu ! Il<br />
s’était jeté sur la gourde ! <strong>La</strong> chaîne de ses<br />
menottes serrée autour de la gorge de la<br />
fille, il la tenait plaquée solide contre lui,<br />
prêt à la stranguler sur-le-champ !<br />
Les deux flics et Valleyfield et moi, on<br />
avait caillé sur place instantanément !<br />
Liette prise en otage ! Tabarnak ! On allait<br />
pas bouffer, alors ?<br />
– Toi ! me crie le Nègre. Prends leurs<br />
armes !<br />
À l’intérieur du snack-bar, je voyais du<br />
coin de l’œil la serveuse debout au milieu<br />
de la salle… Elle se tournait vers nous<br />
autres, une cafetière à la main, le visage<br />
pétrifié… Une bonne douzaine de clients<br />
étaient attablés dans la gargote. Un à un,<br />
ils commençaient à s’apercevoir à leur tour<br />
que c’était pas le pape qui processionnait<br />
dehors !<br />
Les bras levés, l’Hubert s’avance vers le<br />
Noir !<br />
- 267 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
– Mes amis ! Mes amis ! il dit, la voix<br />
tendue.<br />
– Shut up ! l’autre rétorque.<br />
Liette se remet à gueuler !<br />
– Aaaaaah ! Aidez-moi ! Il m’étrangle !<br />
Deux trois clients sortent du snack-bar,<br />
lentement, prudemment… Le spectacle les<br />
attirait ! Un divertissement gratis ! Comme<br />
à la TV !<br />
– Paix ! Paix ! Pax ! Valleyfield reprend.<br />
Paix, amis !<br />
Mon regard croise celui de Liette… Elle<br />
m’adresse un imperceptible signe…<br />
– Amis ! Frères ! le Professeur continuait.<br />
Gandhi ! Souvenez-vous de Gandhi !<br />
– Les armes ! l’Homme Noir vocifère.<br />
Oui, je comprenais à quoi on jouait, à<br />
présent… Devant le snack-bar, les clients<br />
étaient de plus en plus nombreux, ils<br />
étaient tous sortis, en fait ! <strong>La</strong> serveuse<br />
aussi ! On les amusait ! Enfants ! Américains<br />
! Ils se faisaient des remarques les<br />
uns aux autres, commentaient, pariaient,<br />
peut-être ! Qu’on s’échapperait, qu’on<br />
s’échapperait pas ! Que les flics tireraient,<br />
tireraient pas ! Mais personne faisait rien<br />
pour intervenir, et je savais qu’ils en<br />
feraient pas plus dans dix mille ans que<br />
dans dix secondes !<br />
– Soyons non-violents ! beuglait Valleyfield.<br />
Pax ! Paix ! Paix, mes frères !<br />
Il se couche par terre, l’imbécile ! Sur<br />
l’asphalte gelé ! Ah, ça rigolait dans les<br />
badauds ! Il y en avait même un qui sortait<br />
son appareil photo ! Sa caméra vidéo ! Les<br />
flics bougeaient toujours pas, eux autres !<br />
- 268 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
Ils avaient pas le choix ! Ils pouvaient pas<br />
se mettre à tirer dans le tas !<br />
Je me décide ! J’y vais ! Hubert Hébert se<br />
relève ! De peine et misère à cause son<br />
corset de plâtre !<br />
– Ami ! il me dit en se fourrant devant<br />
moi. Trouvons une solution pacifique à cet<br />
imbroglio !<br />
– Imbroglio toi-même, tata ! Ôte-toi de<br />
mon chemin !<br />
– Proposons une trêve à nos amis policiers<br />
! Essayons de dialoguer !<br />
Il s’enroulait autour de moi, il me<br />
retenait, l’obtus du christ ! Malgré ses vingt<br />
kilos de graisse en trop, il était plutôt<br />
costaud ! L’obstacle pas facile à déménager<br />
!<br />
– T’as pas compris que le Nègre est avec<br />
nous autres, crétin ? ! ? je lui grince à<br />
l’oreille.<br />
– Hein ? Quoi ?<br />
– On prend les armes et on se sauve !<br />
<strong>La</strong>isse-moi passer ! !<br />
– Élisons d’abord un conciliateur ! il dit.<br />
Tout ceci peut s’arranger sans violence !<br />
Soyons civilisés !<br />
– C’est toi qui me dis ça ? Toi qui travailles<br />
dans le nucléaire ? !<br />
– Ah mais pardon ! Jeune homme ! Que<br />
faites-vous de la production des radioisotopes<br />
si largement utilisés comme<br />
traceurs biologiques ? Applications médicales<br />
! Vous ignorez tout, mon brave ! Les<br />
particules ionisantes ! Traitement du<br />
cancer ! Tomographie par transmission !<br />
CAT scanning ! Et autres !<br />
– On en reparlera ! Pour le moment…<br />
- 269 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
Tif ! Je lui écrase les orteils d’un coup de<br />
talon ! Me dépêtre ! Fonce vers les flics !<br />
Deux temps trois mouvements, ils étaient<br />
désarmés et je venais me ranger au côté du<br />
colosse noir ! Aussitôt, il relâche Liette et<br />
m’arrache les deux revolvers ! Me laisse le<br />
fusil ! Dans le troupeau des spectateurs, ça<br />
se met à siffler, à applaudir ! Bravo les gars,<br />
ils criaient ! Bravo !<br />
Le Noir braque un de ses pétards dans<br />
leur direction !<br />
– On a besoin d’une bagnole ! il tonne.<br />
Le crâne à moitié déplumé, un<br />
insignifiant en pantalon à carreaux sort du<br />
rang, un trousseau de clés dans la pince !<br />
Liette se rue, s’en empare !<br />
– <strong>La</strong> rouge, là-bas ! dit le zouf.<br />
– Les menottes ! lance le grand Nègre.<br />
Valleyfield s’était recouché par terre, lui,<br />
en signe de protestation non-violente !<br />
– Paix sur la terre aux hommes de bonne<br />
volonté ! il récitait, les yeux fermés.<br />
Pendant ce temps-là, je cueillais les clés<br />
des menottes et je nous débarrassais de nos<br />
bracelets ! Trois minutes plus tard, les flics<br />
étaient attachés à un lampadaire par les<br />
pieds et par les mains, et nous autres on<br />
enfournait nos viandes dans la bagnole<br />
rouge vif, super-puissante, genre Firebird !<br />
– Salut, Professeur ! je lui crie. Bonjour à<br />
Elvis de ma part !<br />
Le moteur rugit dans la nuit !<br />
Rrrheuuuuuu !…<br />
– Non, non ! Attendez-moi !<br />
L’allusion à Elvis l’avait réveillé ! À<br />
quatre pattes, le vieux sac à puces se traîne<br />
- 270 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
vers le carosse, grimpe derrière, à bout de<br />
souffle !<br />
– Je désapprouve inflexiblement ces<br />
méthodes et je le soutiens ! il affirme,<br />
cramoisi.<br />
– Tiens ! je rigole en lui jetant les clés des<br />
menottes.<br />
Les spectateurs nous envoyaient la<br />
main ! Applaudissaient ! Riaient ! Hourra !<br />
ils hurlaient ! Hip, hip ! Hourra !<br />
Vrrmmm ! On décolle ! En crissant !<br />
Strident ! Riiiiiiiiii ! Plein gaz ! On enfuit !<br />
Ha !<br />
– Où tu vas ? j’interroge le Noir qui s’était<br />
vissé derrière le volant.<br />
– South !<br />
– Jusqu’où ?<br />
– Jacksonville !<br />
– Où c’est, Jacksonville ?<br />
– Florida ! il dit.<br />
– Daytona, c’est loin de là ?<br />
– Quatre-vingt-dix milles plus bas !<br />
– Génial !<br />
Ah, le pas possible revirement ! Je<br />
l’aurais embrassé, l’Africain !<br />
– T’es le Bon Dieu ! je lui dis en lui<br />
frottant la noix.<br />
– Ôte tes pattes et débande ! il maugrée.<br />
D’ici une heure, toutes les routes vont être<br />
infestées de flics à cinq cents milles à la<br />
ronde !<br />
– Qu’est-ce qu’on va faire ?<br />
Il répond pas… On s’en sortait encore<br />
une fois, mais on retombait le nez dans un<br />
autre merdier peut-être plus pire que le<br />
précédent ! On était des fugitifs armés, à<br />
- 271 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
présent ! Plus la situation s’améliorait, plus<br />
elle s’aggravait !<br />
– Ah, calvaire de câlisse ! Liette s’écrie<br />
tout à coup.<br />
– Quoi ? Qu’est-ce qu’il y a encore ?<br />
– Ah, le sale ! Ah, l’enfant de chienne de<br />
sale !<br />
Elle avait ressorti ses pilules de son sac à<br />
main, elle s’en était envoyée une pleine<br />
poignée ! Au creux d’une main, elle tenait<br />
l’enveloppe où se trouvait notre fric… Je<br />
veux dire, son fric…<br />
– Il en manque la moitié à peu près ! elle<br />
chiale.<br />
– C’est pas vrai ? ! ?<br />
– Ah, le chien ! Ah, le galeux !<br />
– Tu veux dire que… Tu penses que…<br />
Mais oui ! Le flic Moustache ! Son sourire<br />
mielleux au moment où il avait dit à Liette,<br />
juste avant de nous renvoyer de son<br />
bureau : « Oubliez pas votre sac, mademoiselle<br />
! »…<br />
Il avait pas oublié ce qu’il y avait dedans,<br />
lui !<br />
– Un pépin ? me demande Valleyfield.<br />
– Non ! Un requin !…<br />
*<br />
Une fois de plus, les événements avaient<br />
pris une tournure inattendue ! Poussés par<br />
le vent de la panique, on allait être forcés<br />
d’improviser à toute vitesse ! Fiévreuses<br />
heures ! Dans l’obus rouge projeté à cent<br />
soixante, on avait foncé sur l’autoroute<br />
jusqu’à Baltimore ! Jamais de toute ma vie<br />
je me suis fait promener aussi vite !<br />
- 272 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
L’Homme Noir t’avait piloté l’engin crispé<br />
sur le volant, à croire qu’il voulait crever le<br />
décor, qu’on franchisse le mur du réel,<br />
qu’on passe de l’autre côté de l’écran ! Au<br />
moment où on entrait enfin dans la ville, il<br />
avait pas eu le choix, il avait dû ralentir un<br />
peu ! Tout de suite il avait quitté l’autoroute,<br />
puis durant cinq ou dix minutes il<br />
avait continué d’avancer en se guidant sur<br />
les grands buildings du centre qui se<br />
profilaient dans la nuit… Il s’était<br />
subitement arrêté devant un terrain vague<br />
encaissé entre deux pâtés de maisons<br />
délabrées… Après être descendu du bolide,<br />
il s’était éloigné, sombre animal solitaire, à<br />
pied, les mains dans les poches, tassé sur<br />
lui-même, dans l’obscurité, raidi contre le<br />
vent et le froid, des nuages de buée s’étirant<br />
derrière lui comme des bulles de bande<br />
dessinée vides…<br />
– Eh ! je lui avais crié. T’as pas dit que<br />
t’allais à Jacksonville ?<br />
– Oui !<br />
– Mais qu’est-ce que tu fais ? !<br />
– Vaut mieux qu’on se sépare ! Changez<br />
de bagnole, celle-là est brûlée ! Salut, man !<br />
Il avait raison ! À l’heure qu’il était, il y<br />
avait déjà belle lurette qu’on était<br />
recherchés par toutes les polices de<br />
l’univers et que le numéro des plaques avait<br />
été diffusé nord-sud-est-ouest, avec notre<br />
signalement et la description du bolide<br />
rouge !<br />
– Dis merci à la fille de ma part ! le Nègre<br />
avait lancé en m’envoyant la main sans se<br />
retourner.<br />
– OK ! Merci à toi aussi, man !<br />
- 273 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
Au loin, un chien aboyait, la ville ronflait<br />
sourdement… Nos derniers mots étaient<br />
tombés dans le vide du terrain vague<br />
comme des pierres dans un marais, plouc !<br />
plouc ! et puis plus rien, rien que la nuit et<br />
le vent, et une goutte d’angoisse au creux<br />
du ventre… Je me rappelais pas la dernière<br />
fois où j’avais eu l’occasion de dire merci à<br />
quelqu’un… Ça m’attristait aussi de voir<br />
l’Homme Noir s’en aller… J’avais l’impression<br />
d’avoir raté je sais pas quoi, je sais pas<br />
pourquoi…<br />
Je me rassois dans l’auto, songeur…<br />
– Tu l’as entendu ? je dis à Liette.<br />
– Oui…<br />
– Valleyfield ?<br />
– Présent !<br />
– Vous allez toujours en Alabama ?<br />
– Résolument ! Elvis y étant, j’aspire à y<br />
être !<br />
– Liette ?<br />
– Je commence à en avoir ma claque,<br />
moi ! Je veux bien qu’on s’amuse, mais y a<br />
des limites !<br />
– T’abandonnes ? Tu veux rentrer ?<br />
– Non !<br />
– Qu’est-ce que tu veux ?<br />
– Daytona !<br />
– Bon, écoute ! je lui dis. Le plus court<br />
chemin entre deux points, c’est la ligne<br />
droite ! On va pas se casser la tête, on va<br />
mettre toutes les chances de notre côté,<br />
pour une fois ! Un : on peut pas continuer<br />
avec cette auto-là. Deux : on peut pas en<br />
louer une. Trop risqué ! Et puis ça prend<br />
des papiers et on en a pas !<br />
– On pourrait essayer d’en…<br />
- 274 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
– Trois : pas question qu’on essaye de<br />
voler une bagnole, tu m’entends ? T’as<br />
encore de l’argent ?<br />
– J’ai compté assez vite, mais je pense<br />
qu’il reste environ cinq mille… Je<br />
comprends qu’il était pressé de nous<br />
renvoyer au Canada, l’écœurant !<br />
– Oui ! <strong>La</strong> terre de nos aïeux !<br />
– C’est ça, oui…<br />
– Tu sais ce qu’on va faire ? On va<br />
prendre un autobus ! Un direct Baltimore-<br />
Daytona !<br />
– Pourquoi pas l’avion ? elle dit.<br />
– Je sais pas… Il me semble que les flics<br />
imagineront pas que des dangereux fugitifs<br />
armés peuvent voyager en autobus comme<br />
tout le monde… Dans les films américains,<br />
personne se sauve jamais en autobus !<br />
– On peut toujours essayer…<br />
– Professeur ?<br />
– Eh bien… Eh bien… Est-ce que… Je<br />
veux pas vous contredire, n’est-ce pas, mais<br />
je crois me souvenir que les protagonistes<br />
de Midnight Cowboy, personnifiés par ces<br />
deux excellents comédiens que sont…<br />
euh… euh… Enfin… Euh… Ne fuient-ils<br />
pas, à la toute fin du film, en empruntant…<br />
– Ah, ferme-la, ciboire ! Et dis-nous ce<br />
que t’as l’intention de faire !<br />
– Eh bien… Je crois que… Croyez bien<br />
que je le regrette, mais la conjoncture étant<br />
ce qu’elle est… Hein ! Le destin, n’est-ce<br />
pas ! Bref, je pense qu’à ce point-ci de notre<br />
aventure, nos routes doivent prendre des<br />
directions inexorablement opposées !<br />
– Vous voulez garder l’auto ?<br />
- 275 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
– Vous parliez de l’autobus, dont use<br />
fréquemment le fugitif, dans le film<br />
américain du même nom, pour échapper à<br />
ses poursuivants…, il réfléchit. Mais ceci<br />
est une autre affaire… Soyons terre à terre !<br />
Vous donnez le ton ! J’opterai quant à moi<br />
pour le rail ! N’a-t-il pas ouvert ce continent<br />
à un avenir radieux ? À moins qu’un brin<br />
d’auto-stop ne me rajeunisse le Canayen ?<br />
Dilemme !<br />
– Bien ! Vous pouvez vous débrouiller ?<br />
Vous avez besoin de fric ?<br />
– L’argent est en effet le nerf de la<br />
guerre !<br />
– Vous voulez qu’on vous donne deux<br />
trois billets ?<br />
– Je vous avoue, mon cher ami, qu’il me<br />
vient parfois d’autres raisons de m’inquiéter…<br />
Il baisse les yeux… J’avais tendance à<br />
oublier qu’il souffrait d’une drôle de<br />
maladie… L’Alzheimer… Même si j’ignorais<br />
toujours de quoi il s’agissait, j’avais pu<br />
constater un peu les dégâts… Pour le<br />
moment, l’humiliation lui faisait plus de<br />
mal que le mal lui-même, je le devinais rien<br />
qu’à voir sa vieille gueule démolie…<br />
– Chacun pour soi et Dieu pour tous ! il<br />
s’exclame joyeusement. Allez ! Adieu, mes<br />
amis ! Adieu !<br />
Il nous serre la main en grimaçant un<br />
sourire tordu, toujours un peu clown,<br />
loustic, sincère pourtant, chaleureux… Puis<br />
il descend de la voiture, et, clopin-clopant,<br />
il s’enfonce à son tour dans la nuit, comme<br />
un obèse pingouin hirsute… Brave homme !<br />
J’avais oublié de lui demander qu’est-ce qui<br />
- 276 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
l’avait amené à s’arrêter à Fredericksburg…<br />
Il était trop tard, maintenant… <strong>La</strong> tentation<br />
m’avait effleuré de lui reparler du Turc<br />
aussi, d’insister encore une fois, de lui<br />
donner encore une chance de me<br />
convaincre que la brute Saladin avait filé<br />
sur la côte Ouest plutôt qu’à Daytona…<br />
Mais j’avais choisi de rester avec Liette,<br />
malgré tout, parce que c’était avec Liette<br />
que j’étais parti et qu’il faut toujours aller<br />
jusqu’au bout de ce qu’on a entrepris… En<br />
tout cas, c’était ce que je croyais à<br />
l’époque…<br />
– Allons-y ! je dis.<br />
On abandonne l’auto avec le fusil du flic<br />
sur le siège arrière… L’Homme Noir avait<br />
gardé les deux revolvers, lui… J’espérais<br />
qu’il aurait pas à s’en servir, le si bel<br />
homme ! J’espérais aussi que… Bah ! À<br />
chacun son lot, après tout !<br />
Un bon quart d’heure plus tard, on finit,<br />
Liette et moi, par trouver un taxi. Il était<br />
temps ! <strong>La</strong> pauvre fille claquait des dents,<br />
nue qu’elle était sous son manteau !<br />
Rapidement, le chauffeur nous conduit au<br />
terminus. Je venais de découvrir qu’il me<br />
restait un peu de l’argent que Bégin, le<br />
ministre des Bordels, m’avait donné pour<br />
que je puisse me rendre à Victoriaville. Je<br />
tends un billet de dix dollars au chauffeur…<br />
Il regarde la feuille en faisant la gueule, l’air<br />
mauvais…<br />
– What the hell is that ? ! il grogne.<br />
C’était de l’argent canadien, il le voyait<br />
bien !<br />
– Keep your fucking indian money, man !<br />
il reprend, fielleux.<br />
- 277 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
J’avais pas envie de discuter ! Depuis<br />
Ottawa, je me méfiais puissamment des<br />
chauffeurs de taxi ! Je lui fourre le billet<br />
dans la main, j’en rajoute un deuxième, et<br />
on détale !<br />
Pour une fois, la chance nous souriait !<br />
Un bus Greyhound décollait justement pour<br />
Daytona dix minutes plus tard ! Jusque-là,<br />
Liette avait pas eu de problèmes avec<br />
l’indian money, elle. Question de charme, je<br />
suppose… Je l’envoie acheter les billets et<br />
une dizaine de gros sandwiches et du lait et<br />
des jus de fruit… Bo Bo Cha Cha ! Le temps<br />
d’aller se passer tous les deux une poignée<br />
d’eau sur le visage et… Oui ! Le bus du<br />
destin ébranlait, démarrait ! Nous à bord !<br />
Sains ! Saufs ! Libres ! Baisés, les flics ! Le<br />
sort ! Les hydres ! <strong>La</strong> déveine !<br />
Je serre Liette au creux de mes bras ! On<br />
s’embrasse en riant !<br />
– On va voir la mer ! elle jute.<br />
<strong>La</strong> mer… Rien d’autre qui l’intéressait,<br />
elle… Et le Turc ? Et Ornella ? Une ombre<br />
me glisse sur le cœur… Ah, c’était pas le<br />
moment ! Fallait manger, plutôt ! Requinquer<br />
! Bo Bo ! Valleyfield l’avait dit : « À<br />
votre âge… » ! Protéines, etc. ! Demain, les<br />
émotions !<br />
Je m’enfile trois quatre sandwiches,<br />
œufs, jambon, poulet, Liette pareil… Et<br />
puis on s’écroule l’un sur l’autre, crevés,<br />
tandis qu’on quittait Baltimore sans avoir<br />
rien vu sauf un décor de ville anonyme,<br />
maisons, rues, passants… Collé contre moi,<br />
le corps de Liette était doux comme celui<br />
d’une bonne bête familière, ses cheveux<br />
sentaient les cheveux de femme, rien que<br />
- 278 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
ça, c’était chaud, brut, suffisant, et je<br />
basculais dans le sommeil, bercé par le<br />
mouvement du bus qui ronronnait<br />
doucement dans la nuit américaine…<br />
*<br />
On aurait dit qu’au cours des derniers<br />
jours j’avais fait un simple petit détour<br />
dans le temps plutôt que d’avoir parcouru<br />
près de trois mille kilomètres. Daytona<br />
Beach, c’était l’été à <strong>La</strong>val, ni plus ni moins.<br />
Les mêmes centres commerciaux, les<br />
mêmes quartiers classe moyenne, les<br />
mêmes bungalows au milieu des mêmes<br />
pelouses, les mêmes stations-service, les<br />
mêmes boulevards, la même oppressante<br />
platitude, en somme. Sauf qu’ici le commun<br />
s’exprimait en anglais, et que çà et là<br />
poussaient deux trois espèces d’arbres et de<br />
plantes qu’on retrouve pas le long de la<br />
rivière des Prairies. En descendant du bus,<br />
j’avais pris conscience d’un coup que j’étais<br />
rien de plus qu’un spécimen d’une des<br />
variétés du citoyen américain. De quoi me<br />
donner la nausée ! Découvrir, à mon âge,<br />
que le continent où je vivais était un<br />
archipel formé d’îlots en tous points<br />
semblables à l’abhorré <strong>La</strong>val-des-Rapides !<br />
Un fameux choc !<br />
Bien sûr, il y avait ce sable blanc qui<br />
desséchait le sol, de l’autre côté de Halifax<br />
River, bien sûr il y avait cette lumière si<br />
vive, si claire, si légère qu’elle semblait<br />
cassante, et bien sûr, il y avait la mer,<br />
protégée par l’interminable rempart d’hôtels<br />
dressé tout le long d’Atlantic Avenue… <strong>La</strong><br />
- 279 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
mer… Une sorte de ciel renversé, une<br />
négation de l’espace à force d’espace…<br />
Liette avait insisté, au moment où on<br />
passait devant, en taxi, pour qu’on s’installe<br />
au Aku Tiki Inn, à cause que le nom<br />
exotique l’excitait, et maintenant on était<br />
debout sur la terrasse face à l’immensité<br />
qui s’ouvrait, à droite, à gauche, devant, et<br />
je me disais : oui, bon, voilà, c’est la mer,<br />
c’est ça, c’est le bout du monde, le bout de<br />
la terre… Et alors ? J’en avais rien à foutre<br />
de la mer, ni de la World’s Most Famous<br />
Beach, véritable boulevard de sable blanc<br />
qui s’étirait sans fin d’un côté et de l’autre…<br />
J’ai pas la mentalité de l’explorateur qui<br />
aspire à faire reculer toujours la dernière<br />
frontière, encore moins la mentalité du<br />
touriste qui s’enivre d’aventures de boyscout<br />
! Le bout du monde, je le porte en<br />
moi, dans ma fragilité, le temps qui passe<br />
m’en rapproche d’ailleurs de jour en jour,<br />
d’heure en heure, et même, à l’âge que j’ai<br />
aujourd’hui, de seconde en seconde… Tous<br />
les décors du monde se valent quand on est<br />
obsédé par l’humiliation de la mort, et puis<br />
la mer est pareille à la mort, justement, elle<br />
est tellement grande, avec la complicité du<br />
ciel, l’un réverbérant l’autre et le<br />
multipliant, qu’elle annule la petite larve de<br />
nouille insignifiante de rien du tout que<br />
vous êtes en réalité… Cette formidable<br />
poussée du vide qui venait de partout à la<br />
fois m’angoissait, aussi… Je me sentais nu<br />
devant l’éternel, pour ainsi dire, nu et<br />
désemparé, fluet et futile dans la brise à<br />
peine fraîche qui soufflait du large et qui me<br />
dilatait les poumons, comme si l’infini avait<br />
- 280 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
voulu s’y introduire, pour les faire péter, les<br />
dissoudre en molécules et se les assimiler…<br />
Il était neuf heures, neuf heures et demie<br />
du matin. Le soleil était pas encore très<br />
haut sur la mer. <strong>La</strong> lumière rebondissait<br />
sur l’eau en éclairs de métal en fusion, làbas<br />
à notre droite une immense tache<br />
d’argent s’étalait à la surface du miroir<br />
liquide… J’avais déjà trop chaud ! On<br />
sortait du cœur de l’hiver, nous autres !<br />
Fallait voir Liette emmitouflée dans son<br />
manteau, avec ses bottes qui lui montaient<br />
jusqu’aux genoux presque ! Elle était même<br />
pas consciente du burlesque de son<br />
accoutrement tellement elle rayonnait,<br />
l’heureuse enfant ! À vrai dire, elle affichait<br />
positivement tous les signes extérieurs du<br />
syndrome de la carte postale ! Dès notre<br />
arrivée, elle avait demandé qu’on nous<br />
serve une bouteille de Moet & Chandon sur<br />
la terrasse, et elle s’était précipitée dehors<br />
pour voir l’océan ! Elle avait porté cinq six<br />
toasts délirants, au soleil, au sable, à la<br />
mer, à la vie, aux vagues, à Monsieur<br />
Surprise, à moi, à nous ! L’effet du<br />
champagne l’avait finalement un peu<br />
calmée… Pas assez, en tout cas, pour<br />
l’empêcher d’en commander sur-le-champ<br />
une deuxième bouteille ! Je partageais pas<br />
tout à fait son euphorie mais je disais rien,<br />
je voulais pas lui gâcher le beau moment…<br />
Elle était en train de se payer la<br />
matérialisation d’un rêve qu’elle traînait<br />
peut-être depuis longtemps… Faut laisser<br />
rêver les gens, ces idiots-là, les laisser<br />
s’amuser ! <strong>La</strong> vie se charge de les ramener à<br />
- 281 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
la réalité assez vite sans que personne ait<br />
besoin de s’en mêler de toute façon…<br />
– T’as pas un peu chaud, non ? je lui<br />
demande finalement.<br />
Elle me regarde sans comprendre… Puis<br />
elle me sourit, très doucement, très<br />
tendrement…<br />
– Un peu ! elle dit.<br />
Les babines juteuses lui enflaient à vue<br />
d’œil, à force de je sais pas quelle lubricité<br />
mal contenue… Elle défait deux trois<br />
boutons de son manteau, en haut, un ou<br />
deux en bas, en me regardant droit dans les<br />
yeux… <strong>La</strong> troublante assurance…<br />
– On va marcher sur la plage ! elle<br />
décrète.<br />
<strong>La</strong> bouteille de champagne dans une<br />
main, elle saute dans le sable, un mètre<br />
plus bas… Elle s’assoit, elle enlève ses<br />
bottes, les fout en l’air…<br />
Je saute à mon tour…<br />
– J’ai plein de sable dans le trou du cul !<br />
elle me pouffe à l’oreille en se pendant à<br />
mon bras.<br />
Ça la faisait rire… Vraiment, elle aurait<br />
pu choisir un autre moment pour me parler<br />
de son cul ! À bord de l’autobus, au beau<br />
milieu de la nuit, je m’étais réveillé, les<br />
mains humides fourrées précisément là où<br />
il le fallait pas, elle vautrée sur moi dans<br />
l’abandon du sommeil, mon organe dans un<br />
état inavouable ! Elle était pas une sainte,<br />
d’accord, mais fuck ! j’avais rien d’un<br />
moine, moi ! On se met à marcher en se<br />
dirigeant vers le soleil qui nous brisait les<br />
yeux… Rien de plus troublant qu’un être<br />
qui vous donne l’impression d’être heureux<br />
- 282 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
avec vous… C’était l’impression qu’elle me<br />
donnait, aussi ! Une impression qui me<br />
foutait carrément la trouille ! C’est<br />
dangereux, le bonheur ! C’est parfois<br />
hautement contagieux ! Faut pas laisser ça<br />
entre les mains de n’importe qui ! Candide<br />
qui virait le monde à l’envers à la recherche<br />
de son amour perdu avait sûrement jamais<br />
entendu dire qu’un tiens vaut mieux que<br />
deux <strong>Cunégonde</strong> ! Moi, en tout cas, je<br />
commençais à appréhender vaguement le<br />
péril ! Il était pas question que je me mette<br />
à être heureux ! Pas avec Liette ! Elle était<br />
pas la bonne personne, voilà tout !<br />
Accrochée à mon bras, elle babillait,<br />
oisillon, oiselet, sa longue crinière blondasse<br />
tordue par le souffle de la brise,<br />
frisottée, la peau délicate de son visage<br />
rosie déjà par le soleil, les yeux pleins de<br />
champagne, et moi je devenais un roi bête,<br />
comme tout homme qui tient une femme à<br />
son bras… En la regardant, je me disais<br />
qu’elle avait l’air de s’être épurée petit à<br />
petit, au fur et à mesure qu’on descendait<br />
vers le sud… Elle parlait, elle parlait comme<br />
j’aime que parlent les femmes filant la soie<br />
des mots pour tisser autour de soi un doux<br />
cocon enveloppant… Elle faisait des plans,<br />
elle prenait déjà en charge l’organisation de<br />
notre vie commune, elle dressait notre<br />
emploi du temps ! Comme s’il pouvait être<br />
question d’une vie commune entre elle et<br />
moi ! On devait commencer par passer à la<br />
banque ou à un bureau de change où on<br />
pourrait troquer notre argent canadien<br />
contre du fric floridien, et ensuite on irait<br />
en claquer un paquet pour s’habiller,<br />
- 283 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
naturellement, et puis on avait besoin<br />
d’absolument tout, des brosses à dents, des<br />
cigarettes pour elle, des lotions pour pas<br />
carboniser tout rond, des verres fumés, des<br />
magazines, un transistor et une caméra, et<br />
de la bière américaine pour voir quel goût<br />
elle avait, et de la coke, aussi, si ça se<br />
trouvait, et patati, et patata, d’ailleurs il y<br />
avait des tas de boutiques de l’autre côté<br />
d’Atlantic Avenue, elle les avait repérées,<br />
tout à l’heure, quand on s’était amenés au<br />
Aku Tiki en taxi, et bla, et bla bla, et bla bla<br />
bla !<br />
– T’as-tu hâte de me voir en bikini ? elle<br />
m’émoustillait.<br />
Voilà comment elle prenait les choses !<br />
Pendant qu’elle parlait toute seule,<br />
j’avais enlevé mes bottes et mes chaussettes<br />
raides… À présent on pataugeait dans l’eau<br />
fraîche en se passant la fiole de Moet &<br />
Chandon… Liette s’inquiétait qu’on avait<br />
pas encore vu la chambre, et qu’il faudrait<br />
peut-être qu’on change d’hôtel si elle était<br />
pas « convenable »… Saint sacrament ! Elle<br />
tenait à ce que tout soit vraiment parfait !<br />
Peut-être aussi que si on louait un condo<br />
pour un mois minimum, le prix serait<br />
abordable ? Comme si on était dans notre<br />
lune de miel ! Moi je pensais plutôt rien<br />
qu’à aller enterrer au plus vite mes<br />
horribles chaussettes qui étaient en train<br />
de se décomposer entre mes mains, ou<br />
alors à les brûler, mais le moulin à paroles<br />
me laissait pas le temps de réfléchir, elle se<br />
rappelait avoir entendu parler des courses<br />
de chiens qui avaient lieu en ville, elle en<br />
était pas sûre, par exemple, il faudrait<br />
- 284 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
qu’on s’informe et aussi qu’on se dégote un<br />
fameux restaurant, parce que la soirée de<br />
ce jour-là serait notre première en Floride et<br />
qu’on devait absolument fêter l’événement<br />
en grand, et bla, bla bla bla, bla bla bla bla<br />
bla !<br />
– T’as pas oublié que le flic t’a volé cinq<br />
six mille à Fredericksburg ? je lui dis pour<br />
qu’elle se la ferme à la fin.<br />
– Qu’est-ce que tu veux qu’on y fasse ?<br />
elle rétorque, pas troublée.<br />
– Il t’en reste déjà plus assez pour<br />
acheter ton je sais pas quoi pour ton<br />
commerce de sperme ! T’as pas les moyens<br />
de gaspiller !<br />
– L’argent c’est pas un problème, chou !<br />
No fucking problemo ! Je peux faire cent,<br />
cent cinquante, en même pas une heure,<br />
rien qu’en levant ce petit doigt-là ! Tu<br />
penses pas que je vaux au moins cent<br />
l’heure, toi ? Tu te rappelles pas comment<br />
que je suis faite ?<br />
Elle se tasse contre moi…<br />
– Tu te rappelles pas, l’autre nuit, au<br />
motel ?<br />
Tabarnak ! Le coup bas ! Je la regarde à<br />
la dérobée… Quiconque a pas connu une<br />
fille comme Lise Moras, mettons, quand elle<br />
avait quatorze ans, pourra jamais concevoir<br />
la nature de ce qui me faisait retrousser les<br />
orteils sur la plage à ce moment-là ! Le<br />
champagne de si bonne heure par-dessus le<br />
marché arrangeait rien non plus ! Mais<br />
Liette, Liette qui avait cessé d’être banalement<br />
jolie et qui devenait belle, de minute<br />
en minute, là, sous mes yeux, Liette qui se<br />
métamorphosait en fraîche et riante adoles-<br />
- 285 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
cente, Liette tenait la situation bien en<br />
main, la vache !<br />
– Chie pas dans tes culottes, je sais ce<br />
que je vaux ! elle disait. Je me vendrai plus<br />
jamais à personne, par exemple, je te le<br />
promets ! On trouvera de l’argent autrement<br />
! De toute façon, il en reste encore pas<br />
mal, non ? Les sales iront se crosser tout<br />
seuls, that’s all !<br />
Eh ! J’avais envie de lui dire : qui ça,<br />
« on » ? Comment, « on » ? « On », ça existait<br />
tout simplement pas ! « On » était pas<br />
mariés, que je sache ! « On » avait rien à<br />
faire ensemble, sinon…<br />
– Liette…, je commence. On est pas… Je<br />
veux dire… Écoute, c’est bien beau, les<br />
courses de chiens, les restaurants, les<br />
boutiques, mais…<br />
– Tu vas me parler du Turc, toi ! elle dit.<br />
– Justement !<br />
– Qu’est-ce que tu lui veux au Turc ? J’y<br />
pense, tout à coup ! Qu’est-ce qu’il t’a fait à<br />
toi ?<br />
Je disais rien…<br />
– Pourquoi tu lui cours après ? elle<br />
insiste. Réal Giguère, je pourrais comprendre,<br />
il était flic, lui ! Mais toi ?<br />
– C’est personnel…<br />
– Personnel ? Qu’est-ce que ça veut dire,<br />
ça, « personnel » ? Tu veux pas m’en<br />
parler ?<br />
– Je préfère pas…, je dis.<br />
– T’as pas confiance en moi ? Léo ?<br />
Hein ? Dis-moi ?<br />
Elle se collait, la sangsue ! <strong>La</strong> démone !<br />
– Je veux pas t’achaler avec mes<br />
histoires…, je lui dis.<br />
- 286 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
– Mais on se connaît pas, Léo ! elle<br />
s’écrie, haut perché. Tu pourrais me parler<br />
de toi des fois ! Moi je t’ai déjà tout raconté<br />
ma vie ! Tous mes rêves aussi !<br />
Ah, l’araignée sangsue !<br />
– Qu’est-ce qui te prend ? je me fâche en<br />
la repoussant. Pourquoi que t’es gentille<br />
avec moi tout à coup ? Tu veux que je reste<br />
avec toi ? T’as peur que la maffia à Dixie<br />
Angora te retrouve, hein, voleuse ? T’as<br />
besoin d’un garde du corps, c’est ça ? D’un<br />
nouveau pimp ? Dis-le !<br />
– J’ai pas le droit de m’attacher à<br />
quelqu’un, non ? J’ai pas le droit d’avoir un<br />
cœur, moi ?<br />
Elle m’arrache la bouteille de champagne<br />
! Avec nos vociférations, on commençait<br />
à attirer l’attention des vieilles peaux qui<br />
faisaient leur promenade matinale sur la<br />
plage ! Liette boudeuse s’assoit dans l’eau,<br />
elle se fourre le goulot dans la gueule<br />
comme une enfant suçant son pouce…<br />
– On a fait un marché avant de partir ! je<br />
lui dis. On t’a emmenée avec nous autres à<br />
la condition que tu nous aides à retrouver<br />
le Turc !<br />
– Personne m’aime…, elle chiale.<br />
– Ah, pas de chantage ! je la préviens. Si<br />
tu veux qu’on t’aime, t’as rien qu’à tenir ta<br />
parole !<br />
Elle s’était mise à jouer avec une poignée<br />
de sable en faisant une moue terrible…<br />
– J’ai pas dit que je tiendrai pas parole !<br />
elle proteste. Mais après ce qu’on vient<br />
d’endurer, on a bien le droit de s’amuser un<br />
peu ! C’est pas toi qui t’es fait violer par<br />
- 287 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
trois gros tas de merde y a même pas deux<br />
jours, ça paraît !<br />
Christ ! Elle avait raison ! Mais si je lui<br />
donnais un pouce, elle me demanderait un<br />
pied ! Pas question de la lâcher maintenant<br />
que je la tenais !<br />
– Commence par me dire ce que tu sais<br />
au sujet du Turc ! je lui ordonne. Après, on<br />
ira acheter tout ce que tu voudras !<br />
– Et on ira se baigner ?<br />
– Oui !<br />
– Et on se fera bronzer ?<br />
– Si tu veux !<br />
– Ensemble ?<br />
– Oui, oui !<br />
– Tout nus ?<br />
– Habillés ! Habillés !<br />
– Et ce soir on ira au restaurant ?<br />
– Peut-être ! Si on en trouve un pas trop<br />
cher !<br />
Elle retrouvait son sourire, l’horripilante<br />
enfant !<br />
– À propos du Turc…, elle commence<br />
avec une voix de petite fille.<br />
– Oui ?<br />
– Ben… je sais rien…<br />
– Quoi ? j’articule lentement.<br />
– Je veux dire… Ben, je sais que le Turc<br />
est ici officiel… Je sais aussi qu’il est venu<br />
pour affaires, qu’il doit passer quelques<br />
semaines ici, même… Mais le reste…<br />
– Tu sais pas comment faire pour qu’on<br />
le retrouve ? ! ?<br />
– Non… En fait, oui… Un peu… Je veux<br />
dire, peut-être…<br />
– Mais parle, tabarnak ! j’aboie.<br />
- 288 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
En baissant la tête, elle se remet à jouer<br />
dans le sable…<br />
– J’ai peur que tu te fâches contre moi<br />
parce que j’en sais pas assez…, elle se<br />
lamente.<br />
– Je me fâcherai pas, Liette, je te le<br />
promets ! Dis ce que t’as à dire ! Tout ! Tout<br />
de suite ! Allez ! Vas-y !<br />
– Ben… Tu vois, c’est pas par hasard que<br />
le Turc est venu ici. Tu dois savoir qu’à<br />
Daytona il y a la plus importante communauté<br />
turque de l’Amérique du Nord. Plein<br />
de Turcs dans les commerces, les hôtels, les<br />
restaurants, l’immobilier ! Plein ! Partout !<br />
Toute la ville leur appartient quasiment !<br />
– Ah oui ? je dis.<br />
– C’est connu comme Barabbas ! Les<br />
Cubains c’est Miami, les Turcs eux autres<br />
c’est ici ! Il y en a de toutes les sortes,<br />
naturellement ! Des honnêtes, des pas trop<br />
honnêtes… Les pas honnêtes sont organisés<br />
dans une espèce de super-puissante<br />
maffia. En fait ils contrôlent la ville ! Même<br />
les Turcs qui sont honnêtes travaillent avec<br />
eux autres ! Autrement dit, honnêtes, pas<br />
honnêtes, ils sont tous malhonnêtes ! Tous<br />
du même bord de la clôture, si tu veux !<br />
– Continue ! je l’encourage.<br />
– Ben c’est tout ! Je sais rien d’autre !<br />
C’est quand même suffisant pour qu’on le<br />
retrouve !<br />
– Comment, suffisant ! On sait rien !<br />
Comment tu veux qu’on trouve un Turc<br />
dans cent mille autres ? ! ?<br />
– On peut essayer ! elle dit. Écoute ! Je<br />
m’arrange pour entrer en contact avec un<br />
des membres de la communauté. Un gros<br />
- 289 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
sacrament plein aux as ! Comme ça, je suis<br />
sûre qu’il a des liens bien solides avec leur<br />
maffia ! Je lui raconte que je travaillais chez<br />
l’Angora la truie, à Ottawa ! Que le Turc<br />
était un de mes bons clients ! Que je veux le<br />
voir absolument ! Que je veux lui demander<br />
si des fois il me ferait pas travailler pour lui,<br />
mettons ! Je me fais passer pour une des<br />
favorites du Turc dans le bordel à Dixie ! Il<br />
pourra pas refuser de me rencontrer, je t’en<br />
donne ma parole ! Il est intoxiqué aux<br />
femmes à l’os, le Hun !<br />
Je fais quelques pas dans l’eau… Un<br />
drôle de poisson rond et bleu, renversé sur<br />
le côté comme une crêpe gélatineuse<br />
boursouflée, me fixait sceptique avec son<br />
œil vide… Il était venu crever sur la plage<br />
rien que pour emmerder les zouins-zouins<br />
vacanciers, il faisait comme un trou<br />
d’ombre dans le paradis ensoleillé… Satan<br />
aurait pu passer la tête dans ce trou-là,<br />
nous tirer la langue en nous riant au nez…<br />
– Qu’est-ce que tu penses de ça, toi,<br />
Poisson ? je lui demande.<br />
Il répond pas… Peut-être que je savais<br />
pas parler aux poissons… Ou peut-être que<br />
c’était sa manière de me dire : « Que les<br />
choses suivent le cours des choses, et les<br />
vaches seront bien gardées… »<br />
– Comment que Valleyfield appelait le<br />
Turc déjà ? disait Liette dans mon dos.<br />
– Kaya Irten. Un faux nom, Hubert<br />
Hébert l’a dit. Le nom dont il se sert au<br />
Canada… Ou un des noms dont il se sert…<br />
Bref, je sais pas ! En tout cas, le Professeur<br />
a dit Kaya Irten, je m’en souviens bien !<br />
- 290 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
– Je te garantis que même sous ce nomlà<br />
le Turc est aussi connu ici que le pape au<br />
Vatican ! T’as rien qu’à me laisser faire et tu<br />
vas voir si on va le retrouver, l’horrible !<br />
Le Poisson disait toujours rien… Ne dit<br />
mot consent…<br />
– T’es inquiet ? demande Liette en<br />
touchant mon bras du bout de ses doigts.<br />
Je hausse les épaules, je crache dans<br />
l’eau…<br />
– Regarde…, je lui dis.<br />
Je lui montre le poisson…<br />
– Il est mort…, elle constate. C’est<br />
dégueulasse ! Il sent !<br />
– Tu te rappelles l’histoire que le<br />
Professeur racontait ? Le vieux pêcheur<br />
cubain, son fameux espadon bouffé par les<br />
requins ?<br />
– Oui, sûr !<br />
– Valleyfield se trompait quand il parlait<br />
d’échec dans la réussite, ou de réussite<br />
dans l’échec. Le vieux pêcheur a pas gagné,<br />
il a pas perdu non plus. Il a fait ce qu’il<br />
devait faire, et il l’a fait de son mieux, c’est<br />
tout. C’est tout, et c’est assez, je pense,<br />
parce que c’est déjà beaucoup…<br />
Liette voyait pas où je voulais en venir…<br />
Quelle importance ? Je comprenais, moi,<br />
que l’important était que je fasse ce que je<br />
devais faire sans penser aux requins ni à<br />
rien. Et merde, la réussite ou l’échec ! Le<br />
plan de Liette valait ce qu’il valait, bien sûr,<br />
mais il avait au moins l’avantage d’être<br />
concret. Ça ou autre chose, après tout…<br />
On se remet à marcher en tournant le<br />
dos au soleil… Liette avait repris mon bras,<br />
sa tête appuyée sur mon épaule, sa hanche<br />
- 291 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
collée contre la mienne… Devant nous, la<br />
plage barrée par un quai au loin était<br />
envahie peu à peu par les grosses bedaines<br />
flasques, les poupées brunes en maillots<br />
jaunes, bleus, rouges, verts, les musclés<br />
montés sur de lourdes bicyclettes, les<br />
madames à chapeaux ridicules… Rien que<br />
des Blancs, pas une seule tête crépue… Du<br />
côté des hôtels alignés sur des kilomètres<br />
les uns à la suite des autres, les vacanciers<br />
commençaient à pulluler aussi sur les<br />
terrasses, sous les parasols, dans les<br />
chaises longues et autour des piscines…<br />
Pas d’Indiens Timucuan en vue non plus…<br />
Ils avaient forniqué sur cette plage pendant<br />
des siècles, sans doute, et chanté et dansé<br />
et mangé les poissons de la mer, et un jour,<br />
en l’an 1515, Ponce de Leon s’était pointé,<br />
avide de métaux précieux, et ça avait été le<br />
début de la fin, même si les Espagnols<br />
s’étaient pas établis dans la région… Je l’ai<br />
appris bien plus tard, comme beaucoup<br />
d’autres choses, en ces longs soirs où le<br />
pauvre monomaniaque que je suis devenu<br />
ressassait ses tristes souvenirs…<br />
Pour le moment, je regardais le ciel<br />
idéalement bleu et je me demandais s’il<br />
pleut, parfois, dans les cartes postales… Ça<br />
valait le coup d’y réfléchir sérieusement,<br />
parce qu’autrement je me serais remis à<br />
penser à autre chose ! À Ornella, par<br />
exemple ! Ornella… Avant de me réveiller<br />
dans les bras de Liette, la nuit précédente,<br />
à bord de l’autobus, j’avais rêvé à elle, pour<br />
la première fois, oui, pour la première fois !<br />
Une longue séquence sans rien de<br />
compliqué, des images très nettes, une belle<br />
- 292 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
bulle de douce sérénité ! Ornella, debout,<br />
derrière un long bureau, dans une salle de<br />
classe très claire, très gaie, très aérée, et<br />
moi assis, avec mes crayons et mes cahiers<br />
d’écolier, à un petit pupitre… Sur le tableau<br />
noir, des A et des B et toutes sortes de<br />
lettres de différentes couleurs et de<br />
différentes grandeurs étaient tracés à la<br />
craie, et des soleils et des fleurs et des<br />
bonshommes rigolos et d’autres dessins<br />
d’enfant… J’étais moi-même un enfant,<br />
j’avais à peine commencé à apprendre à<br />
écrire, mais j’étais pas pressé, j’avais des<br />
éternités de temps devant moi, et puis,<br />
même si j’avais un peu de difficulté, je<br />
m’amusais bien, puisque c’était Ornella qui<br />
m’enseignait l’alphabet…<br />
Quand j’étais tout petit, la première<br />
femme dont j’ai eu conscience qu’elle me<br />
plaisait, je veux dire physiquement, et<br />
même qu’elle me chatouillait le sensuel, ç’a<br />
été un loup déguisé en bergère, dans un<br />
dessin animé, à la télévision. Il était pas<br />
nouille, ce loup-là ! C’est pour attraper les<br />
brebis qu’il s’était déguisé ! Il était très<br />
beau, très féminin, avec sa robe claire et<br />
ses cheveux bouclés et son rouge à lèvres et<br />
ses longs cils incurvés. Il exagérait tous les<br />
traits de la féminité pour mieux appâter les<br />
débiles brebis, alors forcément il était très<br />
aguichant, très excitant. Dans sa dualité de<br />
travesti, l’ange et la bête se mêlaient, et son<br />
hermaphrodisme le rendait superbement<br />
troublant. Ornella, dans mon rêve, elle<br />
ressemblait comme deux gouttes d’eau à<br />
cette fausse bergère, elle portait la même<br />
robe fleurie, la même perruque blonde<br />
- 293 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
surmontée d’une jolie boucle, elle avait les<br />
mêmes cils et les mêmes lèvres,<br />
protubérantes et mobiles, et elle m’inspirait<br />
la même innocente confiance que le loup<br />
inspirait aux brebis. Parfois elle était à côté<br />
de moi et elle me regardait écrire, en<br />
souriant et en caressant mes cheveux, et<br />
parfois elle était devant le tableau où elle<br />
traçait des lettres nouvelles et étonnantes,<br />
et alors elle parlait avec une voix pleine de<br />
gravité, pour tout m’expliquer, mais<br />
toujours avec la même douceur<br />
enveloppante. Sur les lignes de mes cahiers,<br />
les signes irréguliers étaient des bijoux<br />
ciselés avec amour, des présents destinés à<br />
la belle dame lumineuse, et sa présence, sa<br />
patience, son attention, son affection,<br />
étaient les seules récompenses que<br />
j’attendais de mes efforts…<br />
Bref, il me faisait cependant chier ce<br />
rêve-là, parce qu’en réalité c’est ma mère<br />
qui m’a appris à lire et à écrire avant que je<br />
commence l’école ! Faut pas tout mêler les<br />
choses ! Alphabet, littérature ! Mère, Ornella,<br />
<strong>La</strong>val, Daytona ! Après tout, Freud luimême<br />
disait qu’un cigare est parfois rien de<br />
plus qu’un cigare, ce qui prouve que les<br />
cornichons existent pas juste dans les<br />
bocaux, hein ! Étonnant rêve, tout de<br />
même… J’avais déjà assez de mal avec<br />
Ornella telle qu’en elle-même, si par-dessus<br />
le marché je commençais à te<br />
psychanalyser tout ce qui se rapportait à<br />
elle, j’en sortirais jamais !<br />
Là, sur la plage, tandis qu’on se ramenait<br />
vers l’Aku Tiki Inn, Liette l’insatiable liane<br />
m’enlaçait de plus en plus serré, elle ! Elle<br />
- 294 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
s’était mise à me bécoter les joues, le cou,<br />
les mains, même ! Shit ! Elle m’ulcérait,<br />
l’extravertie ! Je voulais pas qu’elle m’aime !<br />
J’avais d’autres soucis, moi !<br />
– Qu’est-ce que tu m’as fait la nuit<br />
dernière dans l’autobus ? elle me<br />
chuchotait, provocante, en roulant des yeux<br />
brûlants.<br />
Son farfelu plan pour piéger l’Abominable,<br />
et son idée qu’on s’installe dans un<br />
condo, le regard vide du Poisson mort<br />
accroché dans mon dos, pareil à un<br />
hameçon qui me tirait en arrière je sais pas<br />
pourquoi, et le rêve avec Ornella dedans et<br />
ce décor de ciel et de sable et de mer et mes<br />
monstrueuses chaussettes poissonneuses<br />
en train de me fondre entre les mains… Je<br />
savais plus où donner de la tête !<br />
Maintenant que j’étais dans la même ville<br />
que le Turc et que je touchais au but,<br />
j’angoissais au trognon, je m’en rendais<br />
bien compte ! Ou alors la chaleur et le<br />
champagne me brouillaient la cervelle audelà<br />
de la limite permise par les lois de la<br />
biologie !<br />
Tout à coup, Liette me saute dessus !<br />
Elle bondit ! Elle me grimpe dans les bras !<br />
M’enroule les jambes autour du cou ! <strong>La</strong><br />
prise de la mante religieuse ! On écroule !<br />
Splash ! Dans les vagues bavant sur la<br />
plage !<br />
– On est pas bien ensemble, mon petit<br />
chou ? elle me susurre.<br />
Vlop ! Elle m’enfonce la langue jusqu’au<br />
tréfonds de la gorge ! Le baiser français !<br />
Dégoulinant ! Intégral !<br />
- 295 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
– Ah, tu me stimules, tu me stimules ! !<br />
elle roucoule, lubrique.<br />
Elle me mord les oreilles ! Le nez ! Au<br />
sang !<br />
– Ça t’excite toi l’autobus, chéri ?<br />
À pleines poignées, elle m’arrachait les<br />
cheveux en me suçant le pif !<br />
– Moi c’est la mer ! C’est la meeerrrrrrr !<br />
– Liette ! Liette ! je crie, suffoquant. Faut<br />
qu’on aille faire nos commissions !<br />
– Tu m’aimes pas un peu, non ? Dis-le !<br />
Ah, dis-le, petit cruel !<br />
– Oui ! Oui !<br />
– Pourquoi que tu me le prouves pas,<br />
méchant ?<br />
– Y a du monde ! Ça me gêne !<br />
Elle se secouait, en transe, vautrée sur<br />
moi ! Elle me les écrabouillait ! À coups de<br />
genou ! Floup ! Elle me fourre les doigts<br />
dans le nez !<br />
– T’es pas chatouilleux ? elle me demande<br />
en riant.<br />
À califourchon sur moi, elle me<br />
chevauchait !<br />
– Liette ! je la supllie.<br />
Tif ! Je la désarçonne à la fin ! On se<br />
relève… <strong>La</strong> frénésie passée comme venue !<br />
Elle jette la bouteille de Moet & Chandon<br />
dans le sable…<br />
– Tu sais que tu me plais ? elle me<br />
gazouille, les yeux dans les yeux.<br />
– Non, je te plais pas ! je lui beugle. Tu te<br />
fais des idées ! T’es en rut, christ ! Tu<br />
mouilles à rien ! Tu suintes ! Tu dégouttes !<br />
C’est le soleil ! C’est…<br />
– T’as des beaux yeux ! T’as des belles<br />
mains aussi ! elle continue.<br />
- 296 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
– Toi t’as une grande gueule et une petite<br />
tête, mais ça te donne pas le droit que je te<br />
plaise !<br />
– Tu t’es jamais fait baiser ? elle me<br />
nargue.<br />
– T’as pas d’autres sujets de conversation,<br />
nympho ?<br />
– T’es aux bites peut-être ? elle insinue.<br />
Réal, il te suçait le moignon de temps en<br />
temps ?<br />
– Déconne donc, pauvre conne ! Toujours<br />
égale à toi-même !<br />
– Je peux avoir n’importe quel gars n’importe<br />
quand, si tu veux le savoir !<br />
– Ben tu loueras le Forum quand t’iras à<br />
Montréal, ça finit là ! Moi j’ai pas d’argent<br />
pour te payer ! À part ça, tu m’intéresses<br />
pas !<br />
– T’as peur de te salir ?<br />
– C’est déjà fait ! je lui dis.<br />
– T’as envie de devenir chauve ? Continue<br />
à te masturber tout seul dans ton<br />
coin !<br />
– Tu vas crever du sida avant que je<br />
perde mes cheveux, salope !<br />
– Ils sont tous aussi débiles que toi, dans<br />
ta famille ? elle dit.<br />
– Moi au moins j’en ai une famille ! J’ai<br />
pas été élevé dans les égouts, moi !<br />
– Pauvre crétin ! Tu veux devenir prêtre ?<br />
– Y en aura jamais assez sur la terre<br />
pour sauver ton âme !<br />
– Pourquoi que t’as pas de barbe ?<br />
– Pourquoi que t’as pas de cerveau, toi ?<br />
je ricane.<br />
– Tu te fais pousser des totons à la place,<br />
ou quoi ? !<br />
- 297 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
– Quand je vois où toi ça t’a menée, je me<br />
dis que je peux m’en passer !<br />
– Impuissant !<br />
– T’as combien de clitoris, pétasse ?<br />
– Ta mère a accouché par le trou du cul ?<br />
elle rigole. Elle aurait pu se le torcher ! Y<br />
aurait un tas de merde de moins sur la<br />
planète !<br />
– Ton père a couché avec une truie, lui ?<br />
– Il avait une queue, lui, au moins !<br />
– T’as jamais eu envie d’essayer avec un<br />
cheval ? Ou avec un rhinocéros ? À coups<br />
de corne, ça t’exciterait pas ?<br />
– Pourquoi tu vis, restant ?<br />
– Pour te haïr ! ! je hurle.<br />
– Ben tu peux fermer tes trois petits yeux<br />
et crever !<br />
– T’as-tu un tarif spécial pour les<br />
groupes organisés ?<br />
– À quel âge ils t’ont castré, toi ?<br />
– T’as jamais eu envie de t’exiler ? je lui<br />
demande.<br />
– Oui ! Quand je t’ai rencontré !<br />
– Pourquoi ils ont pas rétabli la peine de<br />
mort quand t’étais en prison ?<br />
– Ils attendent que tu te fasses arrêter !<br />
– Corolle !<br />
– Algue ! elle me crie.<br />
– Fendue !<br />
– Homard !<br />
– Quoi ? ! ?<br />
– Crustacé ! Homard ! ! !<br />
Ah, tabarnak ! Cette fois elle dépassait<br />
les bornes ! Homard ! Moi !<br />
Je m’élance de toutes mes forces pour t’y<br />
foutre la baffe de sa vie ! Elle recule d’un<br />
petit pas, je fends l’air, virevolte, girouette !<br />
- 298 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
Emporté par l’élan formidable, je plonge<br />
dans le sable ! Liette me saute dessus à<br />
pieds joints ! Me marche sur la tronche !<br />
– Homard ! Homard ! elle vociférait.<br />
Je me dépêtre ! Je me relève !<br />
– Je vas te tuer ma tabarnak ! j’hennis.<br />
Je me précipite ! Là ! Dans un touffu<br />
buisson tropical ! Je t’empoigne le végétal !<br />
J’arrache ! Tords ! Saccage ! Mords ! Je<br />
t’épluche tout le sacré buisson fou de rage !<br />
Déchique ! Éparpille ! Piétine ! Tête première,<br />
bang ! je me jette contre une clôture !<br />
Bélier ! En plein ! Bang ! Bang ! Pour me<br />
calmer ! Autrement je l’assassinais à mains<br />
nues, l’enfant de putain ! Bang ! Je<br />
défonce ! Éclate ! Disperse ! Pulvérise !<br />
Recommence ! Démolis ! Encore ! Bang !<br />
Encore un coup ! Bang ! Bang !<br />
– Je vas te tuer ! ! !<br />
Je voyais rouge ! Rouge sang ! Je la<br />
faisais rigoler, elle, pourtant !<br />
– Vas-y ! elle m’encourageait. Vas-y, tête<br />
d’eau ! Fais-toi péter la noix comme il faut !<br />
J’émiettais ! Tout ! Bran de scie ! Poussière<br />
! Atomes ! Je chiquais les débris ! À<br />
pleine gueule !<br />
– T’essayeras de le retrouver tout seul, le<br />
Turc ! elle me crie.<br />
Elle s’en allait ! Elle me quittait ! Elle<br />
m’abandonnait !<br />
– Liette !<br />
– Tout le monde nous regarde ! Tu me<br />
fais honte ! Délinquant ! Mollusque ! Étron<br />
! !<br />
Je la rattrape en rampant !<br />
– Liette ! Liette ! je vagis. Attends-moi,<br />
Liette ! Pars pas ! Faut qu’on aille acheter<br />
- 299 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
des brosses à dents ! Des maillots ! Du<br />
linge ! Attends-moi, Liette !…<br />
*<br />
On s’était réconciliés, finalement, après<br />
une autre bonne heure d’engueulade bien<br />
salée bourrée d’insultes interdites sous<br />
toutes les latitudes et par toutes les<br />
religions… Je lui avais promis d’être « un<br />
peu » plus attentionné, de la prendre dans<br />
mes bras et de l’embrasser « de temps en<br />
temps »… Chierie du calvaire ! Elle, de son<br />
côté, elle s’était engagée à plus jamais me<br />
traiter de homard… Voilà ! Toutes sortes de<br />
gens s’accommodent de toutes sortes de<br />
basses relations profiteuses avec toutes<br />
sortes d’autres gens, en attendant la femme<br />
idéale, par exemple, ou le prince charmant,<br />
ou le Messie, ou l’occasion d’avoir une<br />
promotion, n’importe quoi ! Entre elle et<br />
moi, par la force des choses, le rapport<br />
devrait durer jusqu’à ce qu’on retrouve la<br />
trace du Sanglier Immonde aux dents<br />
pourries… Dès que ça serait fait, je me<br />
promettais bien de lui dire ses trois vérités<br />
et de te la balancer à la poubelle une fois<br />
pour toutes, la sale morue ! D’ici là, j’avais<br />
pas le choix ! Fallait que j’endure !<br />
C’était d’autant plus difficile que Daytona<br />
me puait au nez comme on peut pas le<br />
concevoir. Parle-moi d’une ville comme<br />
Budapest ! Compte tenu surtout des dégâts<br />
que les Soviets y ont faits en te tapant sur<br />
les cent mille Allemands qui s’y étaient<br />
barricadés, à la fin de la Deuxième Guerre<br />
mondiale, et en tapant, dix ou douze ans<br />
- 300 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
plus tard, dans le soulèvement populaire,<br />
en 56 ! Aujourd’hui, Budapest reconstruite<br />
est une véritable œuvre d’art. Essaye un<br />
peu de faire entrer cette notion-là dans la<br />
caboche d’un Yankee ! Buenos Aires, voilà<br />
une autre ville digne du nom ! Vous avez là<br />
Paris en Amérique du Sud, les avenues qui<br />
s’étirent en forme d’étoile autour de<br />
l’Obélisque, les salons de thé, les marchés<br />
aux fleurs, les parcs, les monuments,<br />
l’avenue Florida rien à voir avec la Floride<br />
nord-américaine, naturellement ! Même<br />
Hong Kong avec ses quartiers pauvres, sans<br />
eau ni rien, où des cent soixante-cinq mille<br />
personnes s’entassent au kilomètre carré,<br />
Hong Kong et les mille cinq cents bureaux<br />
de change de ses cent trente banques<br />
installés dans Central District, Hong Kong<br />
aussi est une ville ! On peut pas comparer<br />
Rouyn-Noranda avec Florence, n’est-ce<br />
pas ! Daytona, enlevez-lui sa plage et son<br />
soleil, vous avez Beauharnois, Thetford<br />
Mines, Rosemère… D’ailleurs, avec ou sans<br />
sa World’s Most Famous Beach, l’agglomération<br />
vole pas plus haut que Terrebonne,<br />
Repentigny, Alma, c’est tout dire !<br />
Au vingt-neuvième étage, Daytona-lamal-baisée<br />
se laissait tout de même<br />
supporter. Et pour cause ! On voyait plus<br />
rien ! <strong>La</strong> formidable nuit t’avait tout<br />
englouti la mer, elle te faisait une de ces<br />
béances insondable, de ce côté-là… Rien<br />
que de la quasi invisible dentelle, cent<br />
mètres plus bas, la terne frange des vagues<br />
sur le sable pâle… <strong>La</strong> ville avait plus l’air de<br />
rien elle non plus, on était trop haut à<br />
présent ! Un vaste jeu de billes électriques,<br />
- 301 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
lumineuses, étalé sur un tapis noir aux<br />
pieds d’un géant ! Voilà ! Pas de quoi se<br />
faire chier ! On aurait pu se trouver<br />
n’importe où, sur n’importe quel continent,<br />
on y aurait vu aucune différence ! On dira<br />
ce qu’on voudra, mais c’est pas mal de<br />
s’élever parfois au-dessus de la tourbe, de<br />
la banalité, de la laideur, de s’élever et de<br />
regarder le bas monde d’un peu plus haut<br />
que le niveau de la poussière !<br />
Ce restaurant-là, Sophie Kay’s, haut<br />
perché au sommet d’une tour ronde, c’était<br />
encore une idée à Liette… Tout l’après-midi<br />
durant on s’était tapés le forcené marathon<br />
dans les deux cent mille boutiques et<br />
centres commerciaux de la bourgade. On<br />
avait ramené des faramineux monceaux<br />
d’inutilités, on t’avait enfourné toute la<br />
camelote pêle-mêle dans la chambre de<br />
l’hôtel, des rasoirs, des brocolis, des<br />
parfums, des Cosmopolitain, des souvenirs<br />
! Puis Liette m’avait traîné sur la plage<br />
pour qu’on se foute à l’eau dans les<br />
derniers rayons du soleil, et maintenant on<br />
trônait dans ce restaurant-là, au vingtneuvième<br />
étage, devant nos steaks<br />
américains et notre bourgogne français…<br />
Liette avait acheté pour au moins mille<br />
dollars de vêtements, des robes et des bas<br />
et des chapeaux et des chaussures et des<br />
dessous et des pantalons et des chandails<br />
et même deux trois manteaux pour le soir !<br />
Du léger, du frais, du féminin coloré, tout<br />
grande classe impeccable ! Elle avait<br />
vraiment le très juste bon goût, le génie de<br />
l’élégance dont jamais j’aurais pu me douter<br />
vingt-quatre heures auparavant ! Putain<br />
- 302 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
chez Angora, elle avait pas le choix, elle<br />
portait l’habit qui fait le moine ! Mais au<br />
vingt-neuvième, chez Sophie Kay’s… Ce<br />
décolleté qui rendait si magnifiquement<br />
hommage à ses poumons… Cette robe<br />
rouge… Le style années « 40 », à la fois<br />
plissé et serré aux endroits stratégiques,<br />
exact, précis, rigoureux ! De la fleur<br />
t’appâtant l’insecte étourdi ! Son rouge à<br />
lèvres lui dessinait une bouche tellement<br />
parfaite que les mouches venaient se<br />
prendre dedans ! Avec les babines qu’elle<br />
avait, ça tenait réellement du prodige ! Elle<br />
avait ramassé sa damnée crinière sous un<br />
chapeau blanc à pois rouges, la chose à<br />
larges bords, de l’effronterie de mannequin,<br />
pas à dire ! Elle portait aussi des gants de<br />
velours grenat qui lui montaient jusqu’aux<br />
coudes, comme ma mère elle-même osait<br />
plus en porter depuis trente ans au moins !<br />
Sur le dossier de ma chaise, elle avait jeté<br />
une longue écharpe de soie blanche avec<br />
laquelle je me serais follement masturbé, je<br />
l’avoue sans la moindre ombre de vergogne !<br />
Moi elle m’avait mis en complet de lin vert<br />
pastel, chandail et souliers blancs, de quoi<br />
me faire violer par tous les homosexapoils<br />
de la ville ! Enfin, elle était belle comme la<br />
tragédie, elle, belle comme le jour et la nuit<br />
réunis, belle comme une femme peut être<br />
belle ! Ses vêtements étaient rien comparés<br />
à la peau de fesse qui se tendait sur son<br />
visage et sur ses bras et sur sa gorge et sur<br />
tout son maudit corps affriolant !<br />
Ah, l’enfant de malheur ! Dans le restaurant,<br />
les garçons de table en trébuchaient<br />
dans leur ombre, les clients mâles t’en<br />
- 303 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
foutaient leur apéro plein les nappes ! Les<br />
femelles écumantes d’irrépressible jalousie<br />
te grinçaient des dents à s’en arracher le<br />
dentier ! Je pensais pour ma part avec une<br />
profonde terreur que dans pas tellement<br />
longtemps elle et moi on se retrouverait<br />
dans la même chambre, au Aku Tiki Inn…<br />
Forcément, elle se débarrasserait de ces<br />
fatales pelures-là, et alors le plus pire<br />
moment de vérité sonnerait… Ces<br />
redoutables dessous qu’elle avait achetés…<br />
Elle avait insisté pour essayer devant moi<br />
l’impitoyable attirail affolant, elle l’avait fait<br />
exprès pour m’attiser, la lubrique écervelée<br />
! Les pauvres clients éberlués qui en<br />
avalaient leurs cigarettes se doutaient pas<br />
des prodiges de dentelle en toiles d’araignée<br />
qu’elle cachait là-dessous… Sous-vêtements<br />
était un extrêmement dangereux euphémisme<br />
en l’occurrence ! Une fois qu’elle aurait<br />
jeté sa robe en l’air, l’intimité de sa<br />
personne tiendrait plus rien qu’à un fil,<br />
c’était le cas de le dire… C’était pas des<br />
dessous qu’elle portait, c’était une féerie de<br />
trous reliés entre eux par un presque<br />
invisible, unique, ténu fil… Toute la terrible<br />
chose tissée de vent… Machiavéliquement<br />
conçue, cependant, pour faire semblant de<br />
cacher ce qu’en réalité elle était destinée à<br />
révéler ! Dans la salle d’essayage de la<br />
boutique où elle m’avait entraîné à force<br />
d’ignoble chantage, j’avais bien failli<br />
répandre trois quatre onces de moi-même<br />
rien qu’à la voir pavaner, triomphante, dans<br />
ces courants d’air-là en forme de slips et de<br />
suspensions à bidons ! Bientôt il faudrait<br />
que de nouveau je fasse face au périlleux<br />
- 304 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
péril, sans qu’aucune vendeuse soit<br />
présente pour me protéger contre moimême…<br />
Je m’en labourais la face avec mes<br />
ongles rien que d’y penser… L’homme est<br />
pas fait de bois ! Surtout à seize ans !<br />
Tabarnak ! Même si j’étais pas d’accord<br />
qu’elle éprouvait une certaine forme<br />
d’espèce de soi-disant manière d’indéfinissable<br />
attirance envers moi, j’étais tout de<br />
même une créature dotée d’un organe !<br />
Tandis que j’appréhendais, elle la linotte<br />
elle papotait, elle se dilapidait en vains<br />
bavardages horripilants, tati, ga-gou, ga-ga,<br />
la tête toujours encombrée d’insoutenables<br />
légèretés ! On s’était bien entendus, par<br />
exemple, qu’aussitôt qu’on aurait fini de<br />
bouffer, elle mettrait à exécution la<br />
première phase de son plan. Elle devait<br />
téléphoner à un Turc pilier de la communauté,<br />
histoire de voir s’il pourrait pas la<br />
mettre en rapport avec l’irréparable<br />
anthropophage. Son idée, c’était de<br />
demander au maître d’hôtel si par hasard il<br />
connaissait pas le nom du président de la<br />
Chambre de Commerce de Daytona, ou<br />
quelque chose du genre. On avait besoin<br />
d’un nom, rien qu’un ! Dès qu’on l’aurait<br />
trouvé, l’affaire serait dans le sac ! Il<br />
resterait plus rien qu’à trouver le numéro<br />
de l’individu dans l’annuaire ! On ne dit pas<br />
« bottin », n’est-ce pas, on dit « annuaire » !<br />
On pouvait être sûrs à cent mille contre un<br />
que le président de la Chambre de<br />
Commerce était Turc, puisqu’en ville toute<br />
la business leur appartenait ! Par<br />
conséquent, l’affreux devait être le pire<br />
bourbeux hors-la-loi sans scrupules<br />
- 305 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
frauduleux escroc de la région ! Forcément<br />
il devait connaître le Hittite ! Qui ressemble,<br />
assemble ! Simple comme pet !<br />
Oui, bon, bravo ! Le résultat était pas<br />
garanti, mais l’important c’était qu’on<br />
agisse ! Le moment fatidique approchait ! Le<br />
Turc… Insondable crapaud énergumène<br />
viande à poteau… Réal Giguère était plus à<br />
mes côtés pour me prêter main forte…<br />
J’avais perdu les deux seuls bras<br />
suffisamment virils pour affronter le<br />
Monstre ! Peut-être il était plus prudent que<br />
je demande l’aide de la police ? Non, non !<br />
On était des fugitifs recherchés par les<br />
forces de l’ordre américaines, nous autres !<br />
Les flics de la Virginie savaient qu’on se<br />
dirigeait vers la Floride, on les avait mis au<br />
courant nous-mêmes ! Il restait plus rien<br />
qu’à espérer que Dixie Angora avait pas<br />
lâché sa horde de scalpeurs professionnels<br />
à nos trousses ! Et surtout qu’elle avait pas<br />
prévenu Godzilla qu’on était sur sa piste !<br />
Shit ! Je me sentais danser sur la corde<br />
raide au-dessus de l’étang à piranhas !<br />
Partout menaces ! Pièges, dangers !<br />
Hydres ! Ennemis !<br />
– Bon ben j’y vas ! dit Liette.<br />
D’un trait, elle te siffle son verre de<br />
rouge ! Avant d’attaquer la ventrée, on avait<br />
bu quatre cinq martinis, elle commençait à<br />
avoir envie d’être pompette !<br />
– Attends-moi ici ! elle me dit en se<br />
levant.<br />
Une rumeur se met à gronder aux quatre<br />
coins du restaurant… Les bêtes à queue à<br />
l’affût avaient tressailli en la voyant repousser<br />
sa chaise ! L’air en vibrait ! Un de<br />
- 306 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
ces sourds vagissements rauque ! Rrrrhh…<br />
Elle, la coquette, elle te glissait sur la<br />
vibration admirative, entre les tables, elle te<br />
flottait là-dessus, rougeoyante d’orgueilleux<br />
plaisir, serrée dans sa satanique robe rouge<br />
1940 ! Un peu plus, ils se mettaient à la<br />
siffler, les pâmés ! C’est ça, je me disais,<br />
vas-y, ma catin ! Allume-les bien ! Arrangetoi<br />
pour leur inspirer le goût du très sordide<br />
viol collectif ! Qu’ils s’y mettent à dix douze,<br />
les animaux ! Comme les Épouvantails,<br />
l’autre jour, en Pennsylvanie ! Elle l’avait<br />
pas eue sa leçon, non ? Non ! Sa tête était<br />
trop petite pour qu’un souvenir puisse<br />
survivre dans ces eaux-là plus de vingtquatre<br />
heures d’affilée !<br />
Elle avait quand même de la classe, la<br />
morveuse… Et du chien pas d’erreur… Les<br />
deux à la fois constituent l’extrêmement<br />
rare phénomène… C’est fou aussi ce que<br />
des talons hauts peuvent faire pour les<br />
jambes d’une femme, pour ses mollets, son<br />
cul, sa croupe ! À la condition, bien<br />
entendu, que ce qui se trouve au-dessus<br />
des pieds ait déjà un certain potentiel !<br />
Quand elles coexistent à l’intérieur du<br />
même châssis, la finesse et la plénitude<br />
sont par ailleurs de la patente illégalité ! En<br />
général, les dames sont ou bien juments,<br />
ou bien échalotes ! Ou alors carrément<br />
patates ! <strong>La</strong> perfection, c’est autre chose !<br />
Pas rien qu’affaire de dés ! Génétique,<br />
plutôt ! Horticulture ! Croisements, épurations<br />
! Longueur de temps ! Science ! Les<br />
filles de Québec, par exemple ! Bref :<br />
Liette… <strong>La</strong> délicatesse de ses chevilles, la<br />
rondeur du postérieur… <strong>La</strong> gracilité de la<br />
- 307 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
nuque, la fermeté du mollet… J’avais pas<br />
remarqué jusque-là qu’elle portait une<br />
chaîne en or autour d’une de ses chevilles…<br />
Du toc, très certainement ! Quelle quétainerie<br />
! Piquant détail, pourtant ! Ultime<br />
touche de discrète sensualité ! Infime trace<br />
d’un sado-masochisme harmonieusement<br />
intégré à l’appareil de la volupté ! Je me<br />
demandais… Quel effet ça me ferait si elle<br />
me caressait l’entre-fesses avec ses gants de<br />
velours, en me chuchotant d’innommables<br />
cochonneries à l’oreille ? Je pouvais pas<br />
concevoir ! J’avais pas encore assez vécu !<br />
En tout cas, la meute de salauds qui la<br />
regardaient, superbe, fendre l’air lourd de la<br />
salle en bavaient dans leur soupe, eux<br />
autres ! Pas un seul homme qui était pas<br />
rivé, fasciné, au flottement de sa robe !<br />
Inhumain spectacle illégal ! Les femmes<br />
savent pas ce qu’elles nous font ! Ou alors<br />
elles le savent trop bien, les redoutables<br />
viles ! Il y avait de quoi s’étonner fortement<br />
que la ruade avait pas encore commencé !<br />
Qu’ils s’étaient pas encore précipités sur<br />
elle armés de leurs fourchettes et de leurs<br />
couteaux ! Hurlants ! Affamés ! Tendus à<br />
casser dans l’espoir de la vive commotion !<br />
<strong>La</strong> rumeur grondait, enflait… Rrh,<br />
rrrhhhhh… Les femelles crachaient déjà le<br />
venin, hérissées d’haine et hargne ! Elles se<br />
savaient surclassées rien à faire ! Par une<br />
gamine par-dessus le marché ! Même pas<br />
dix-huit ans ! On le voyait rien qu’à lui<br />
regarder la si charmante frimousse, la si<br />
crémeuse peau du cou et du visage ! Ah,<br />
elle était faite à peindre, Sade lui-même en<br />
aurait pas disconvenu ! Des années à se<br />
- 308 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
prostituer chez l’Angora, des queues leu leu<br />
à pas finir d’abjects mâles payant pour<br />
tripoter l’oiseau de paradis… Des mois et<br />
des années d’humiliation aux mains des<br />
machos brutes ! Des éternités à rêver à cet<br />
instant-là, à ce restaurant-là, au vingtneuvième<br />
étage de Daytona Beach, à cette<br />
robe rouge, à ce chapeau, à cette élégance,<br />
à cette plèbe ravalant la gorgée de vomi de<br />
son désir ! Oui, je devinais quelle euphorie<br />
faisait onduler ses hanches, se balancer le<br />
petit paquet serré de son derrière et se<br />
soulever orgueilleusement ses fiers bidons !<br />
Elle l’avait payée trente-six mille fois de sa<br />
personne, cette soirée de triomphe chez<br />
Sophie Kay’s ! <strong>La</strong> moitié du ciel lui devait<br />
bien le dédommagement ! Qu’elle te les<br />
fasse chier jusqu’à la débilitante diarrhée,<br />
les bêtes à queue ! Qu’ils en perdent en vain<br />
leur semence rien qu’à regarder le soleil<br />
glisser, impavide, à travers la salle du<br />
maudit restaurant ! Pendant des millénaires<br />
de jours et de nuits d’abomination, elle<br />
avait dû se répéter, dans le secret de sa<br />
superbe : « Le soleil se lève aussi ! » Elle<br />
avait dû te l’anticiper à l’os cet instant-là de<br />
gloire, où les fleuves de sperme immonde<br />
rouleraient à l’envers, refoulés vers leurs<br />
sources ignobles et pourries ! Ha ! Revanche<br />
! Ô douce vengeance ! <strong>La</strong> frêle chaîne<br />
enroulée autour de sa frêle cheville disait<br />
bien quel boulet elle avait traîné sa vie<br />
durant ! Mais la chaîne était d’or<br />
maintenant ! L’esclave s’était affranchie<br />
toute seule ! Pulvérisé, le boulet ! Pouf !<br />
Comme l’œil de Réal Giguère que la balle de<br />
revolver avait fait péter ! Liette était libre !<br />
- 309 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
Riche ! Belle ! Liette était la reine qu’elle<br />
savait qu’elle était ! Allez ! Courbez, sujets !<br />
Racaille ! Fretin ! Rampez, lombrics ! Chiez,<br />
menus ! Pâmez ! Voilez !<br />
Sa démarche, sa robe, le balancement de<br />
ses bras, la cadence de ses petits pas… Du<br />
ballet magnifique ! Comment j’avais pu<br />
jusque-là être si aveugle à tant d’éclat ? Il<br />
m’avait fallu cette unanimité-là des regards<br />
vissés sur elle pour que je la voie telle<br />
qu’elle était en réalité ! <strong>La</strong> terrible grâce<br />
incarnée ! Cent êtres dans le restaurant me<br />
haïraient éternellement parce qu’elle était<br />
avec moi ce soir-là ! Cent femmes furieuses<br />
de jalousie me convoitaient déjà, rêvaient<br />
rien que d’éclipser l’autre à mon bras ! Elle,<br />
Liette, pendant ce temps-là, elle s’adressait<br />
au maître d’hôtel, elle te le faisait plier, le<br />
toutou ! Il lui en léchait les mains tellement<br />
docile que c’en était gênant ! Il en abdiquait<br />
à jamais toute dignité ! Il reculait, tout<br />
salamalecs, il se retirait tout révérencieux !<br />
Il revenait, maintenant ! Avec un stylo ! Et<br />
du papier ! Il griffonnait quelques mots !<br />
Soumis ! Éperdu ! Conquis ! Ravagé !<br />
Détruit ! Amoureux ! Liette le regardait<br />
même pas, elle ! Elle me souriait, à l’autre<br />
bout de la salle, elle rayonnait, radieuse !<br />
Ah ! On aurait dit qu’elle avait commandé à<br />
un esclave d’écrire, sous mes yeux, un billet<br />
doux à moi destiné ! Voilà, elle semblait<br />
vouloir dire ! Voilà ce que je fais pour toi !<br />
Voilà qui t’enchaîne à moi !<br />
Tordu, la tête entre les genoux, presque,<br />
l’esclave lui remet le bout de papier… Le<br />
nez en l’air, Liette me décoche une dernière<br />
coquine œillade, avant de disparaître<br />
- 310 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
derrière une haute plante en pot… Dans<br />
tous les coins, le troupeau commence<br />
aussitôt à chicaner ! Une de ces envenimées<br />
rumeurs grondante ! Femelle contre mâle,<br />
mâle contre femelle ! Les hommes t’en<br />
reniaient à tour de bras leurs épouses,<br />
coupables d’être pas capables de tant de<br />
magnificence ! Les femmes t’en secouaient<br />
par la cravate les époux coupables de<br />
flagrante infidélité effrontément fantasmée<br />
au su et vu de tous ! Toute la câlisse de<br />
salle du Sophie Kay’s enflammée, tout à<br />
coup !<br />
Touc ! Un je sais pas quoi me rebondit<br />
sur la caboche ! Tabarnak ! Un projectile !<br />
Une patate ! Parfaitement ! Ah, l’atmosphère<br />
virait au fiel ! Ça tournait à la haine<br />
carrément avouée ! Qu’est-ce qu’elle foutait,<br />
elle, l’allumeuse ? Elle était partie<br />
téléphoner, peut-être ! Le maître d’hôtel lui<br />
avait donné le nom ! Le nom ! Celui d’un<br />
des gros bonnets turcs du patelin ! Mission<br />
accomplie, alors ! Il était temps qu’on foute<br />
le camp avant que le climat rempire ! Je me<br />
doutais puissamment que Liette disparue<br />
allait faire un malheur si elle s’avisait de<br />
rapparaître !<br />
Allez, hop ! Je me lève ! Je m’élance ! Un<br />
sprint ! Je traverse toute la salle jusqu’à la<br />
sortie ! Une balle ! Qu’ils aient pas le temps<br />
de me lapider, les enfiévrés envieux !<br />
En me retournant, j’aperçois le maître<br />
d’hôtel qui remettait l’addition à Liette…<br />
Elle se sort une galette épaisse comme la<br />
main, elle paye… Au même moment, une<br />
clameur jaillit ! Un de ces torrents de<br />
protestation ! Une de ces indignations ! Non<br />
- 311 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
seulement elle était avec moi, mais elle<br />
payait pour moi en plus ! Le comble !<br />
Je me précipite ! Je l’agrippe !<br />
– Viens-t’en ! je lui souffle.<br />
– Qu’est-ce qu’y a ?<br />
– Y a que ça va être l’émeute si on<br />
déguerpit pas !<br />
– Pourquoi ? Qu’est-ce que t’as fait ?<br />
Sacrament ! <strong>La</strong> question, man !…<br />
*<br />
Cric, crouc… cric… Une clé dans la<br />
serrure de la porte de la chambre…<br />
Il était temps qu’elle rentre, il était onze<br />
heures du soir presque !<br />
Elle se coule en douce dans la pièce<br />
plongée dans la pénombre… J’avais allumé<br />
rien qu’une lampe de chevet avant de<br />
m’étendre sur le lit… En sortant du restaurant,<br />
Liette avait sauté dans un taxi et elle<br />
avait filé à son rendez-vous. Elle avait<br />
aisément rejoint au téléphone une des<br />
grosses légumes du bled, un Turc qui avait<br />
tout de suite accepté de la rencontrer ! Pas<br />
surprenant ! Elle aurait pu faire jaillir<br />
n’importe quel poisson de n’importe quel<br />
trou d’eau rien qu’en se mettant à siffler ! Il<br />
y a des femmes comme ça qui ont aucun<br />
mal à se donner dans la vie pour obtenir<br />
tout ce qu’elles désirent… Les belles<br />
femmes, naturellement… Les autres on les<br />
fait chanter, comme tout le monde, c’est de<br />
bonne guerre entre humains…<br />
Bref, j’étais rentré à pied au Aku Tiki Inn<br />
par Atlantic Avenue. L’hôtel était pas<br />
tellement loin du Sophie Kay’s, l’air du soir<br />
- 312 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
était doux, confortable… J’avais marché<br />
pour tuer le temps, pour qu’ensuite je reste<br />
le moins longtemps possible enfermé entre<br />
les quatre murs de notre chambre à me<br />
tourmenter, en attendant que Liette<br />
revienne…<br />
– Et puis ? je dis en sautant du lit.<br />
– Eh, eh, eh ! elle glousse.<br />
– Quoi ? Quoi ?<br />
Avec un geste théâtral, elle jette son sac<br />
à main et son chapeau sur un fauteuil…<br />
Les mains croisées dans son dos, elle se<br />
dirige vers la télé en sifflotant…<br />
– Tu l’as vu ? je l’interroge.<br />
– Oui, je l’ai vu !<br />
– Tu lui as parlé ?<br />
– Oui, je lui ai parlé !<br />
– Qu’est-ce qu’il a dit ?<br />
Elle s’amusait avec le poste, elle faisait le<br />
tour des chaînes… Elle tombe tout à coup<br />
sur « MTV »…<br />
– Eh ! Les Stones ! elle s’écrie.<br />
Elle met le son plein gaz !<br />
Yeah, yeah, yeah !<br />
Do the Harlem shuffle !…<br />
Le rock ! Le rock !<br />
– Shake your tail feathers, baby ! elle<br />
chantait en roulant les hanches.<br />
– Liette !<br />
Elle se laisse tomber sur le fauteuil où<br />
elle avait jeté son barda…<br />
– Regarde ce que j’ai acheté ! elle dit.<br />
Elle se fouille entre les seins, dans son<br />
décolleté… Elle extirpe un long sac de<br />
plastique bourré de… de…<br />
– Qu’est-ce que c’est ça ? je dis.<br />
- 313 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
– Ça, mon petit chou, c’est de la co-ca-ïne<br />
!<br />
– Tu vas pas me dire que… T’as pas<br />
acheté de la…<br />
– Pas cher, man !<br />
– C’est lui qui te l’a vendue ?<br />
– Oui ! Je veux dire… Pas lui directement<br />
! Il m’a dit qui aller voir, mettons !<br />
Je lui arrache le sac !<br />
– Combien ? je couine.<br />
– J’y ai goûté, elle est super-bonne ! J’ai<br />
payé juste huit cents !<br />
– Huit cents ? ! ? ! ?<br />
– Yeah, yeah, yeah ! Do the Harlem<br />
shuffle !<br />
– T’as pas acheté pour huit cents dollars<br />
de coke ? ! ? j’époustouffle.<br />
– Je t’ai déjà dit que le fric c’est pas un<br />
problème ! À part ça, j’ai bien le droit de<br />
faire ce que je veux avec mon argent ! Toi<br />
t’as bien bu toute la soirée en m’attendant,<br />
tu vas pas me dire le contraire !<br />
Oui, je m’étais envoyé sur la dalle sept<br />
huit Schlitz, dans le vain espoir de gommer<br />
l’anxiété maudite… Les cannettes vides traînaient<br />
partout… <strong>La</strong> chambre commençait à<br />
ressembler au bungalow calamiteux de Réal<br />
Giguère à Victoriaville…<br />
– Détends ! reprend la Liette. J’ai comme<br />
une bonne nouvelle pour toi !<br />
Je me rue à genoux à ses pieds !<br />
– Devine avec qui ta petite femme doit<br />
aller prendre un verre demain soir ? elle<br />
minaude.<br />
– Non !<br />
– Eh, eh, eh !<br />
– Le Turc ?<br />
- 314 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
– Eh, eh, eh !<br />
– « Le » Turc ? « Notre » Turc ?<br />
– Allez, viens ! Embrasse-moi ! elle dit en<br />
glissant ses bras autour de mon cou.<br />
– Notre Turc ? ! ?<br />
Je te me culbute à l’envers, boum ! dans<br />
les meubles !<br />
– On l’a retrouvé ? je crie.<br />
– Je l’ai retrouvé !<br />
– Ah, tabarnak ! ! !<br />
Je plonge sur elle ! Je la dévore de<br />
baisers !<br />
– Il est ici ? Tu lui as parlé ? À lui-même<br />
personnellement en personne ?<br />
– Je te dis qu’il m’a invitée à boire un<br />
verre demain soir !<br />
– Ah, maudit tabarnak ! ! !<br />
Je me relève ! Je me plante les ongles<br />
dans le mur, je me mets à grimper dans la<br />
paroi en bêlant de bonheur ! Tring ! Je me<br />
catapulte à travers les airs ! Je rebondis sur<br />
le lit, je retombe sur le plancher la tête la<br />
première !<br />
– On l’a retrouvé ! ! !<br />
Je resaute sur Liette !<br />
– Liette ! Mon ange ! Ma crotte ! Ma<br />
poulette ! C’est grâce à toi ! Grâce à toi ! ! !<br />
Je l’étreignais à lui couper le souffle !<br />
– On va fêter ça, hein ! elle dit.<br />
– Si on va fêter ça ? Si on va fêter ça ? ! ?<br />
Je saisis le sac de coke ! Je me fourre la<br />
tête dedans jusqu’aux oreilles ! D’un seul<br />
élan, snnrtt ! j’aspire par tous mes trous la<br />
moitié du produit au moins !<br />
– Si on va fêter ça ? ! ?<br />
Je vole jusqu’à la commode ! Liette avait<br />
acheté cet après-midi-là de la vodka, du<br />
- 315 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
scotch, de la tequila ! Dix douze bouteilles<br />
de ci, de ça ! Du cognac, du gin ! Du gin,<br />
oui ! Voilà ce qu’il nous fallait ! Du gin !<br />
Je remplis ! Deux grands verres ! À ras<br />
bord ! Je me les jette derrière la cravate ! Je<br />
les reremplis encore un coup !<br />
– Tiens !<br />
J’en refile un à Liette !<br />
– Cul sec, poupée !<br />
Zglc, on engloutit la liqueur ! Une seule<br />
gorgée ! Jusqu’à la dernière goutte ! Santé !<br />
Allez, encore un coup ! Je remplis, je<br />
remplis les verres ! Ô allégresse !<br />
Brusquement, Liette m’agrippe par les<br />
cheveux !<br />
– Tu vas avoir confiance en moi à<br />
l’avenir ? elle me dit, les yeux dans les<br />
yeux.<br />
Je la dévisage… Ses traits s’étaient durcis…<br />
Ses lèvres enduites de rouge… Un<br />
sexe de femme vu de côté, une plaie à vif ! Il<br />
exhalait d’elle une odeur, un parfum… Un<br />
effluve charnel voilé de fleur… Et son rouge<br />
à lèvres, la senteur de son rouge à lèvres…<br />
Est-ce qu’une seule femme dans toutes les<br />
galaxies s’est déjà arrêtée à réfléchir à<br />
l’odeur des rouges à lèvres ? <strong>La</strong> grasse et<br />
puissante odeur, subtile et fine pourtant…<br />
<strong>La</strong> texture de cette odeur-là, le goût de cette<br />
odeur-là… Liette, la petite vache, elle<br />
portait déjà naturellement ses lèvres comme<br />
un homme porte son organe en érection…<br />
Le rouge par-dessus le marché, ça<br />
ressemblait plus à de la couleur mais à de<br />
la sécrétion ! Elle me tenait toujours<br />
empoigné par le crin, elle lâchait pas prise !<br />
Elle me demandait bien plus que ma<br />
- 316 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
confiance, j’avais pas besoin qu’elle me<br />
l’envoye porter, son message ! Elle devenait<br />
violente, là, la possessive ! Elle exigeait de<br />
la soumission clair et net !<br />
Qu’est-ce qu’elle m’avait dit tout à<br />
l’heure ? « Devine avec qui… avec qui… »<br />
– Avec qui le Turc doit prendre un verre,<br />
demain ? je la questionne brutalement.<br />
Hein ? Avec qui que t’as dit tout à l’heure ?<br />
Elle relève le menton en me défiant du<br />
regard…<br />
– Avec qui que t’as dit ? j’insiste.<br />
Elle me tirait les poils toujours plus fort !<br />
Je pliais pas, moi ! Je lui tenais tête !<br />
– Répète, rien que pour voir !<br />
– Avec ta petite femme ! elle se décide.<br />
– Avec qui ?<br />
– Ta petite femme !<br />
Virilement, je me dégage ! <strong>La</strong> TV crachait<br />
toujours ! Le rock ! Le rock ! Un vieux clip<br />
du groupe The Fixx, à présent ! One thing<br />
leads to another ! J’avais encore soif !<br />
J’avais de plus en plus soif ! Oui ! Un autre<br />
verre ! Jamais de toute ma vie j’avais eu<br />
aussi soif ! Il était temps ! En me coulant<br />
une rasade de scotch bien tassée, il me<br />
vient soudain une de ces secousses dans<br />
tout l’arbre de mes nerfs ! Un de ces coups<br />
de fouet ! Un de ces électrochocs cent mille<br />
watts ! Je t’en gondole jusqu’à l’hennissement<br />
phénoménal ! Rrrhhiiiiiiii ! Oh, boy !<br />
<strong>La</strong> substance me pénétrait de bord en<br />
bord ! <strong>La</strong> cocaïne ! Ah, le ravissement ! Le<br />
neurologique revirement ! L’étincellement !<br />
Je me tourne vers Liette… Elle était<br />
collée contre le mur, elle bougeait pas… À<br />
travers l’air immobile de la chambre, je<br />
- 317 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
pouvais percevoir la vibration de sa chaleur,<br />
la pénétrante onde perverse… Elle émettait<br />
solide, la fillette ! <strong>La</strong> coke m’avait dégourdi<br />
instantanément toutes mes antennes ! À<br />
présent je t’en captais comme ça, à<br />
distance, le moindre frémissement de son<br />
fluide, l’intime rare radiation à peine<br />
balbutiante ! Les autres grosses ondes me<br />
rentraient dedans comme des pals !<br />
Vahoum, vahoum ! Vahoum ! J’en<br />
cambrais ! J’arquais sous l’influence ! Ah !<br />
Et puis… Et puis… On était… On était<br />
seuls tous les deux dans cette chambre-là ?<br />
Dans cette pénombre enveloppante-là ?<br />
Liette et moi ? Moi et elle ? Est-ce que<br />
c’était bien ça ? Seuls tous les deux ? Oui !<br />
Seuls avec les bouteilles et la drogue et la<br />
musique qui sourdait sauvagement de la<br />
TV, à des millions de kilomètres de tout et<br />
de tous ! À des éternités de temps du<br />
prochain jour ! Ensemble, dans cette bulle,<br />
dans cette capsule spatiale projetée dans la<br />
nuit caoutchouteuse ! Un gars et une fille,<br />
simplement ! Deux êtres sexués, complémentaires<br />
qui plus est, tout enrubannés de<br />
capiteux effluves enivrants ! Je comprenais,<br />
maintenant ! Je comprenais tout ! L’effet<br />
perlimpinpin ! Voilà où on en était ! Elle et<br />
moi ! Dans cette chambre-là ! Je le réalisais<br />
! Les choses s’expliquaient ! S’ordonnaient<br />
! S’illuminaient ! Liette, moi !<br />
Chambre ! Seuls ! Cocaïne, bouteilles !<br />
Nuit ! Ondes ! Tout devenait entièrement et<br />
absolument manifeste, tout à coup !<br />
– Pourquoi tu me regardes comme ça ?<br />
elle murmure.<br />
- 318 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
Ma petite femme… <strong>La</strong> jambe relevée, le<br />
talon haut calé contre le mur, comme une<br />
gagneuse sur le trottoir, en plein turbin…<br />
Les mains ouvertes et les babines<br />
tendues… Sa voix, sa voix rougeoyante<br />
dans la pénombre feutrée du nid… Elle<br />
frissonnait, en proie à je sais pas quelle<br />
voluptueuse frayeur ! C’est drôle, je… Je<br />
veux dire, elle… Enfin, je percevais une<br />
odeur qui me… Non, non, c’était pas son<br />
rouge à lèvres, c’était… Des œufs, peutêtre<br />
? Des œufs… Ou des moules ? Bizarre !<br />
Subtil et lourd à la fois… Et gras, et marin,<br />
et… Je renifle, snff, snff… L’odeur venait<br />
d’elle, pas d’erreur… Maquillée et nippée<br />
princesse, elle s’était pas lavée, ou quoi ?<br />
Une odeur de corps, on aurait dit… Ou du<br />
poisson pourri entrelardé d’à peine une<br />
trace de merde fraîche… J’étais à vif ! <strong>La</strong><br />
coke, j’avais jamais expérimenté avant ! <strong>La</strong><br />
moindre sensation presque inexistante me<br />
saisissait véhémentement ! Snff, snff…<br />
Qu’est-ce que c’était que cette odeur-là ?<br />
Des œufs au cumin ? Du poisson au<br />
cumin ?…<br />
– Qu’est-ce que tu vas me faire ? elle<br />
reprend.<br />
<strong>La</strong> drôlesse ! Seuls, nous deux, dans ce<br />
local ! Elle avait dit « ta petite femme »,<br />
j’avais pas rêvé ! Elle l’avait même répété !<br />
Sibyllines paroles s’il en fut jamais ! Mais<br />
dont le sens éclatait à présent en fulgurant<br />
pétard dans mon esprit enfin déverrouillé !<br />
Ô intelligence ! Ô clarté ! L’iguane poisson<br />
Turc ? Retrouvé ! À ma merci, pour tout<br />
dire ! Demain, demain, le Turc ! J’allais te le<br />
passer à la moulinette, le macaque ! En<br />
- 319 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
faire un de ces hachis tellement qu’il<br />
reconnaîtrait plus une seule unique<br />
molécule du jadis lui-même ! Microscopiques<br />
flocons dans l’infini de l’océan<br />
dispersés ! Poudre d’hors-la-loi, miettes au<br />
vent en allées ! Ornella délivrée du dragon<br />
monstre ! Ornella libre ! Libre de m’aimer !<br />
Forcée de m’appartenir ! Ornella mienne !<br />
Pour la suite du monde ! À jamais ! L’hydre<br />
terrassée, à moi le trophée ! Et une bonne<br />
lampée de scotch, une ! À moi ! À nous ! À<br />
Ornella et moi ! À notre indésagrégeable<br />
couple reformé ! Au bonheur d’aimer et<br />
d’être aimé ! À demain, mon amour ! À<br />
demain ! Pour le moment : Liette ! « Ta<br />
petite femme » ! Liette s’offrant ! Offerte !<br />
Liette à moi ! Le dernier viatique ! Liette,<br />
l’hostie de la dernière communion ! <strong>La</strong><br />
veillée d’armes commençait ! <strong>La</strong> terrible<br />
nuit avant l’ultime épreuve ! Le jardin des<br />
oliviers, en somme !<br />
– Allez ! Drogue-toi ! je lui ordonne.<br />
Une impulsion !<br />
– Fais de toi un animal !<br />
– Oui, mon chou ! Oui !<br />
Elle m’obéissait ! À l’œil et au doigt !<br />
– Livre-toi à une volupté sommaire ! je<br />
l’encourage.<br />
Elle s’installe avec le sac d’infernale<br />
cocaïne, elle procède à la rituelle<br />
inhalation !<br />
– Jetons-nous dans l’abrutissement ! je<br />
lui suggère, paillard.<br />
Coup sur coup, je m’envoie deux trois<br />
rasades de crème de menthe ! Pour donner<br />
l’exemple ! Même que je m’en mets quelques<br />
- 320 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
gouttes derrière les oreilles, pour plus<br />
d’efficace !<br />
– Cessons d’être nous-mêmes ! je proclame.<br />
– Oui ! Oui !<br />
Je m’approche d’elle… Shit ! Cette<br />
odeur !<br />
– Qu’est-ce que tu sens ? je la questionne.<br />
– L’amour ! elle tortille. L’ammmmmmmmmmmmmouuuuurrrrr<br />
!<br />
– L’amour ? Qu’est-ce que t’appelles<br />
amour, gribiche ?<br />
Elle s’empoigne le décolleté à deux<br />
mains ! Théâtralement, elle te fend sa robe<br />
jusqu’à la hauteur du nombril !<br />
– Aurais-tu l’intention de te soumettre à<br />
mon désir ? je m’enquiers.<br />
Elle se fout par terre ! À quatre pattes !<br />
Comme une louve, elle se met à hurler !<br />
Houuuu, houuuuuuu ! L’appel secret de la<br />
bête ! Houuu oui, ouiiiii !<br />
Elle repte vers moi ! Elle me baise les<br />
pieds !<br />
– Donne-moi la mesure de ta flétrissure,<br />
roulure ! je la stimule.<br />
Elle se renverse sur le dos ! S’arrache<br />
toute la sacrée robe rouge 1940 ! Frétillante<br />
morue sur la moquette livrée ! Jésus !<br />
J’ébahis ! J’estomaque ! J’érecte quasiment<br />
! Tabarnak ! <strong>La</strong> femme à mes pieds !<br />
<strong>La</strong> plage crémeuse de son corps ! Presque<br />
nue, la Liette ! Chaussures, talons hauts,<br />
bas noirs ! Dessous ! Yes, sir, oui ! Les<br />
vertigineux « dessous » ! Moi l’esthète de la<br />
petite culotte et de la brassière, je caillais<br />
ébloui ! Trois fils noirs génialement entre-<br />
- 321 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
croisés lui contenaient toutes les suces, lui<br />
masquaient tous les poils ! Cent mille ans<br />
d’histoire humaine culminant dans ce<br />
superlatif du vêtement ! L’indépassable<br />
appareil de l’aguichante féminité ! Ah,<br />
Révélation !<br />
– Debout ! Debout ! je brame.<br />
Félinement, elle se relève ! De plus en<br />
plus l’odeur d’œuf et de poisson me dilatait<br />
les narines ! J’en étais saisi de vertige ! Elle<br />
sentait de la pantoufle pas croyable ! Oui !<br />
Elle dégageait le suint d’organe si tant et<br />
tellement que c’en était du prohibé<br />
sortilège ! <strong>La</strong> formidable odeur devait<br />
s’immiscer impunément entre les atomes<br />
des murs, te traverser toutes les cloisons à<br />
force de paradoxale puissante subtilité !<br />
Tout l’hôtel allait être appâté par le damné<br />
parfum nuptial ! Les mâles allaient<br />
rappliquer à pleines meutes, hurlant au<br />
rut, le temps de le dire !<br />
– Comme ça, c’est la saison du jus ? je<br />
lui crie.<br />
– Oui ! Le jus ! Le jus ! elle hennit.<br />
Elle se vide la moitié d’une bouteille de<br />
tequila dans le casseau !<br />
– Marche ! je lui commande. Promène ta<br />
viande, que j’évalue !<br />
<strong>La</strong> télé déversait toujours le flot de<br />
musique à pleins tubes ! Liette avait<br />
d’instinct, elle, l’intelligence de la complice<br />
sensualité ! Elle avait été dressée impeccable<br />
dans le bordel d’Angora la guenon !<br />
Tout de suite, à mon commandement, elle<br />
entreprend la docile, l’émoustillante<br />
pavane ! Les mains aux hanches, les<br />
orgueilleux bidons nez en l’air ! Elle était<br />
- 322 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
courte du tronc, mais ça l’empêchait pas de<br />
t’avoir la sacrée idéale longueur de jambes !<br />
Le modèle « Samantha Fox », mettons ! Pour<br />
qui se souvient ! Compact et délié à la fois !<br />
Pas de gaspillage, dans son corps ! Pas de<br />
perte d’espace ! Aucun os en trop, pas de<br />
peau pour rien ! Pas la moindre surface<br />
inutile, en fait ! L’efficacité maximum ! Le<br />
tronc simplement construit pour servir<br />
d’équilibré support aux bidons branlants !<br />
Rien de plus ! Rien de moins ! Et les jambes<br />
faites de parfaite finesse, pour mettre en<br />
valeur l’exact volume proportionné de<br />
l’arrière-train ! Le postérieur rendu aérien,<br />
comme de la corolle montée sur une double<br />
tige délicate ! Toute la structure en muscles<br />
de fer enrobés de peau de velours !<br />
Tabarnak, ça c’est de la bête, je<br />
constatais dans ma lucide ivresse ! À<br />
l’époque, je connaissais encore moins que<br />
rien aux femmes, mais fuck ! j’avais tout de<br />
même des yeux pour voir ! <strong>La</strong> violente odeur<br />
m’occupait pas tout ! Moitié lampe de<br />
chevet, moitié écran de télévision, l’éclairage<br />
de la chambre était taillé sur mesure aussi<br />
pour la faire reluire de tout son impudique<br />
éclat ! Elle, dans cette lumière libertine, elle<br />
était poisson dans l’eau ! <strong>La</strong> pavane, elle<br />
était faite pour de toute éternité ! Elle t’y<br />
mettait la grâce d’une mannequin professionnelle<br />
qui se serait souvenue d’une<br />
existence pas si lointaine où elle aurait été<br />
strip-teaseuse ! Ah, le fuselage des<br />
filiformes jambes gainées de soie noire ! Ah,<br />
la cambrure du petit pied coquin ! Indubitablement,<br />
les chaussures à talons hauts<br />
faisaient partie de sa nature au même titre<br />
- 323 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
que la corne aux pieds des ongulés ! Ah, ses<br />
mains miniatures ! Si admirablement dessinées<br />
qu’on aurait dit qu’elle les portait à la<br />
façon qu’elle aurait porté d’élégants gants !<br />
Par-dessus tout, elle possédait la très<br />
savante science infuse, arabe, du déhanchement,<br />
plus rigoureuse que du calcul<br />
différentiel !<br />
Je te la tenais empoignée par mon<br />
regard, je te la pilotais serré rien qu’avec<br />
mes yeux ! C’est à distance et de l’extérieur<br />
qu’on agit le plus fortement sur les êtres !<br />
<strong>La</strong> tyrannie du Regard ! Le moindre de ses<br />
gestes à présent s’adressait consciemment<br />
à moi, elle pouvait plus faire autrement ! Je<br />
lui volais son âme ! Elle consentait, elle !<br />
Elle admettait tout ! Même qu’elle y trouvait<br />
son compte absolument ! De tout son corps,<br />
elle me regardait aussi intensément que<br />
moi de mes yeux hors ! Réversibilité de la<br />
fascination ! Fascinant ? Fasciné ! Zzz ! On<br />
avait pas besoin de s’expliquer ! Entre nous<br />
deux, le mécanisme était réglé encore mieux<br />
que du papier à musique ! Complices<br />
drogués ! Fluides mêlés ! Elle me possédait<br />
autant qu’elle m’appartenait ! Elle te mettait<br />
une de ces complaisances dans la parade !<br />
Pas que passive obéissance ! Plaisir, plutôt !<br />
À force d’années de prostituage chez<br />
l’Angora l’abjecte, la fonction avait dû finir<br />
par t’y entamer l’identité, quelque part,<br />
dans l’intime de son tréfonds ! On fait pas<br />
érecter des mille centaines de mâles sans<br />
que la pratique ne vous déteigne sur le<br />
patient !<br />
Or donc elle allait ! Venait ! Rallait,<br />
revenait ! Sa crinière blondasse, fanfrelu-<br />
- 324 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
che, d’une main relevée sur l’albâtre<br />
nuque ! À seize ans, pour la première fois<br />
de ma vie, je me trouvais plongé en plein<br />
cinéma d’Éros ! Houah-hou, oui ! C’était<br />
pas avec Ornella que la chose eût eu lieu !<br />
Ornella avait l’exhibitionnisme trop modeste<br />
pour ça ! Question de public ! Étudiants !<br />
Liette, elle, c’était la super-production ! Le<br />
70 mm panavision ! Ultra-couleur, trois<br />
dimensions ! Le carrément bond dans l’à<br />
côté du là ! Le cocktail cocaïne-gin-cognacetc.<br />
rajoutait même un brin d’écart ! Je<br />
m’étais laissé tomber dans un fauteuil, avec<br />
une bouteille de rhum, pacha en la<br />
chambre pachalik ! Le Monde existait plus !<br />
Éclipsé par le fantasmagorique spectacle !<br />
Liette en culotte, bas, peau, talons ! L’objet<br />
vivant incarné ! <strong>La</strong> chose à moi ! L’esclave<br />
entier ! Le sujet de mon gouvernement !<br />
Liette ! Existant rien que pour moi ! Rien<br />
que par ma volonté ! Un corps enrobé de<br />
lumière bleutée ! Dans l’ouateuse chaleur<br />
immobile du lieu ! Hou ! Le royal vertige à<br />
jouir de la totale soumission de l’autre ! Elle<br />
avait renoncé à tous ses droits sur ellemême,<br />
pour devenir le chien de mon désir !<br />
Du même coup, elle m’avait mis sous sa<br />
botte encore plus solide ! Dominant ?<br />
Dominé ! Réversibilité ! Au fond, elle était la<br />
plus forte ! Les femmes sont toujours les<br />
plus fortes ! Indétrônable pouvoir du plus<br />
faible ! Inexpugnable pouvoir de l’objet ! De<br />
la beauté de son corps qu’elle faisait glisser<br />
doucement sur la moquette, elle jouissait<br />
sûrement plus encore que moi, d’une<br />
jouissance plus intime, plus profonde, plus<br />
parfaite ! Elle en irradiait la joie à pleins<br />
- 325 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
pores ! <strong>La</strong> très enivrante joie d’être belle, de<br />
le savoir, d’en jouer à sa guise, et de me<br />
plaire !<br />
Ah, la femme ! Ah, la beauté de la<br />
femme ! Ô science des sens ! Ô perfection<br />
plastique ! Ô absolu de la forme ! Au<br />
commencement des temps, un Dieu<br />
copulant avec le Néant a dû éjaculer<br />
l’Univers dans un fabuleux titanesque « big<br />
bang » orgasmique ! Pendant qu’il en crevait<br />
sur le coup, le pauvre gnouf, son foutre<br />
lâché dans le Rien-du-Tout devenait le<br />
Grand Tout-Est-En-Tout ! Des milliards<br />
d’années, le jus a mijoté à petit bouillon, la<br />
bien lente et bien dégueulasse fermentation,<br />
gaz, globes, éléments, microbes,<br />
saloperies… Sur une des gouttes du divin<br />
sperme, une bande d’algues microscopiques<br />
rebelles ont inventé l’oxygène, et puis les<br />
protozoaires amibes à pseudopodes se sont<br />
organisés en organismes de plus en plus<br />
complexes, et tout ça a engendré des<br />
poissons, et des cactus, et des lézards, et<br />
des mammouths, et des bananes, et des<br />
mandrills cynocéphales d’Afrique et des<br />
Turcs et même, même des êtres humains !<br />
Voilà ! Et à l’extrême bout de la dernière<br />
ultime branche de cette prodigieuse<br />
évolution-là, le mirobolant bourgeon est<br />
enfin apparu : le corps de la femme<br />
occidentale du XXe siècle capitaliste !<br />
Sculpté, poli, affiné, perfectionné par mille<br />
siècles d’histoire, de guerres, de jogging, de<br />
cinéma, d’épilation, de nécessaire narcissisme<br />
et d’essentiel sexisme ! L’Univers,<br />
colossale machine existant rien que pour<br />
engendrer cette suprême et indépassable<br />
- 326 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
réalisation-là, la beauté de l’Occidentale<br />
urbaine moderne ! Peinturlurée, désodorisée,<br />
chimiquement stérilisée, vernie,<br />
éduquée, affranchie et permanentée ! <strong>La</strong><br />
beauté ! <strong>La</strong> beauté ! Femme ! Forme<br />
parfaite ! Summum ! Liette ! Ah, prodige ! Ô<br />
biologie ! De la mare aux grenouilles à la<br />
chambre du Aku Tiki Inn ! Du têtard à la<br />
petite poule roulée poupée ! Jambes, seins,<br />
lèvres ! Cheveux ! Épaules, poignets !<br />
Ventre, cul ! Tissus ! Finesse, légèreté !<br />
Courbes ! Aisance, grâce ! Idéal ! <strong>La</strong> vie<br />
s’explique ! Elle sert à contempler la<br />
Femme ! Clair, net ! Irréfragable ! Définitif !<br />
Voilà comment je prenais conscience des<br />
réalités de l’existence, dans notre capsule<br />
feutrée, tandis que la catin déambulait,<br />
jouisseuse, devant moi ébaubi ! Elle m’en<br />
inspirait de la très profonde philosophie à<br />
force de savants déhanchements ! Dans<br />
mon fauteuil, j’en lévitais comme trois<br />
douzaines de fakirs ! Le rhum que j’avalais<br />
à bouche que veux-tu me brûlait moins que<br />
la chaleur de la bête lascive en spectacle<br />
livrée ! Avec ses mains, maintenant, elle te<br />
soulevait ses sacrés bidons pigeonnant<br />
dans le terrible soutien-choses, elle se les<br />
faisait saillir en avant, toutes suces<br />
gonflées !<br />
– Ah, ciboire ! je barris.<br />
Un éclair, soudain ! Une illumination !<br />
D’un coup, l’esprit venait de m’inonder de<br />
sa lumière ! Une énorme vérité me déferlant<br />
à travers la tomate ! Les seins ? Mais ils ont<br />
rien qu’une seule fonction ! Conçue à une<br />
seule fin, la laiterie ! Mais pourquoi<br />
personne y avait pensé avant moi ? Les<br />
- 327 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
seins existent rien que pour aller dans la<br />
bouche ! Parfaitement ! Ils ont pas d’autre<br />
utilité ! <strong>La</strong> bouche est le sens des seins !<br />
L’essence des seins !<br />
Je l’hurle à Liette !<br />
– Suces, bouches ! Bidons, gueule !<br />
– Narines ? Poudre ! elle me répond du<br />
tac au tac.<br />
Elle s’agenouille devant le sac de coke et<br />
snrrttt ! elle t’en renifle trois grammes en<br />
pas deux secondes ! Moi, glouc ! j’engloutis<br />
le reste de la bouteille de rhum frénétiquement<br />
! Je balance le corps mort pardessus<br />
mon épaule ! Je me relève, je<br />
repousse Liette d’un coup de pied dans les<br />
côtes ! Qu’elle dégage l’accès au perlimpinpin<br />
!<br />
Je plonge une main au fond du sac ! Je<br />
m’enfourne une bonne poignée de cette<br />
merde-là dans le gosier !<br />
– Profane-moi ! ! ! la dévergondée époumone<br />
à quatre pattes.<br />
– Minute, gouine ! Faut que tu me<br />
flagelles avant !<br />
Un caprice !<br />
Aussitôt elle s’empare d’une ceinture !<br />
Une bien épaisse, cloutée !<br />
– Procède ! je lui conseille.<br />
Slap ! Slap ! Elle te fait claquer l’appareil<br />
contre le mur ! Slap ! Échevelée ! Amazone !<br />
Consciencieuse !<br />
Je me jette à plat ventre sur le lit ! Je me<br />
déculotte le cul nu-tête !<br />
– Vas-y ! je l’incite.<br />
Elle se décidait pas, la triste conne !<br />
– Qu’est-ce que t’attends ? j’impatiente.<br />
Je me tourne vers elle… Elle s’avait<br />
- 328 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
refourré la trompe dans la poche de coke !<br />
– Ah, t’es réfractaire, hein guenon ? !<br />
Tout empêtré dans mon pantalon, je<br />
trébuche en boumant dans les meubles<br />
jusqu’à l’indigne ! D’une main de fer, je t’y<br />
confisque l’intoxicante substance !<br />
– T’en auras plus tant que t’auras pas<br />
fait tes devoirs ! je lui décrète.<br />
Par bravade, elle se rue sur la commode !<br />
À deux mains, elle s’enfonce le goulot d’une<br />
fiole de Pernod dans le fond de la gorge !<br />
Les ondes commençaient à distorsionner<br />
sérieusement ! On était plus du tout sur la<br />
même longueur d’ondes maintenant !<br />
– Tu veux que je t’enconne, hein pétoncle<br />
? je l’interroge.<br />
Haletante, elle projette la bouteille sur<br />
une lampe ! Crash ! Oh-oh ! Elle rigolait<br />
plus, la madame ! Fini les folies !<br />
Slap ! Slap ! Elle ramasse la ceinture ! En<br />
la faisant claquer comme une langue de<br />
chien, elle recommence à brasser l’air !<br />
Slip ! slop ! slap ! Elle m’empoigne par le<br />
collet, elle me courbe à genoux devant elle !<br />
– T’aimes ça sanglant, salaud ? elle me<br />
sonde. Comme les vieux mal-sales au<br />
bordel ?<br />
– Exactement !<br />
– Tu veux que ça coule ?<br />
– Exactement !<br />
D’un geste affirmé, elle me retourne ! Elle<br />
se met à m’en labourer le derrière avec une<br />
de ces profondes convictions, la furie !<br />
Slap ! Slap ! À cinglants coups de chose<br />
cloutée, elle m’en lacère les fragiles chairs<br />
délicates ! Le temps de crier « Ayoye ! tu<br />
m’fais mal à mon cœur d’animal ! », mes<br />
- 329 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
vêtements virent en lambeaux ! Mon beau<br />
linge neuf pastel vert ! Tout guenilles<br />
déchiquetées ! À chaque coup qu’elle<br />
m’administrait, les étoffes envolaient à<br />
grands morceaux ! L’épluchage au fouet !<br />
Elle me la chatouillait joyeusement la<br />
viande, la jolie tortionnaire ! Christ ! <strong>La</strong><br />
purgatrice fustigation en règle ! <strong>La</strong><br />
délicieuse punition ! Elle devenait ma mère,<br />
la fille Liette ! <strong>La</strong> bourreause complaisante !<br />
Elle me les faisait payer, mes péchés !<br />
Réels, imaginés ! <strong>La</strong> vraie volée ! L’expiation<br />
violente ! On dira ce qu’on voudra, mais<br />
l’univers des sensations t’a de l’élasticité !<br />
Faut pas être borné ! Faut s’ouvrir aux<br />
expériences ! Explorer la gamme ! Sortir de<br />
la gamme ! Autant que possible pendant<br />
qu’on est encore jeune, qu’on a encore une<br />
certaine plasticité ! À part ça, si tout le<br />
monde se permettait de temps à autre une<br />
petite séance de flagellation infligée et<br />
reçue, les affaires courantes se passeraient<br />
bien mieux ! Le principe de la saignée,<br />
n’est-ce pas ! L’épuration des humeurs au<br />
fur et à mesure ! Légalisez le fouettage dans<br />
les familles, les couples, l’industrie, les<br />
parlements, vous aurez plus jamais de<br />
conflits nulle part dans le monde ! Patrons,<br />
ouvriers, pédégés, employés, parents,<br />
enfants, Noirs, Blancs, Jaunes, Carreautés,<br />
chacun son tour ! Fini les psychanalyses à<br />
payer dix ans les yeux du crâne ! Fini les<br />
grèves dans les transports en commun, les<br />
révolutions, les guerres, les nazismes ! Le<br />
divorce, le crime passionnel, la violence<br />
conjugale ! <strong>La</strong> délinquance juvénile ! Le<br />
sexisme, le racisme ! Aux oubliettes ! Le<br />
- 330 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
confessionnal catholique avait du bon !<br />
Thérapie au jour le jour ! Hygiène mentale !<br />
Mon père, j’ai péché ! Je m’accuse ! Je suis<br />
un tas de merde ! Je suis plus sale qu’un<br />
fond de poubelle ! S’il vous plaît, punissezmoi,<br />
mon père ! Avec plaisir, mon fils ! Tu<br />
diras trois Ave ! Et que je te reprenne plus à<br />
te branler ! Morveux ! Menteur ! Hypocrite !<br />
Chiure du câlisse ! Le système manquait<br />
toutefois de force de persuasion ! Le fouet,<br />
c’est autre chose ! Il parle autrement plus<br />
clair et plus fort que la voix de la<br />
conscience, le fouet !<br />
Bref ! <strong>La</strong> délicieuse allégresse m’en enchantait<br />
délicieusement l’appareil nerveux !<br />
Symphoniques sensations ! Ravissement !<br />
Paradoxe de la douleur voulue ! Qui oserait<br />
s’en offusquer ? Il y a des gens qui la nuit<br />
se font chier dans la bouche avec une rare<br />
délectation, en cela bien servis par des<br />
complices complaisants et à la « régularité »<br />
exemplaire, et qui le jour prononcent des<br />
discours devant des salles à deux mille<br />
dollars le couvert, enseignent la sociologie<br />
dans les universités, servent les gogos aux<br />
guichets des banques, ou élèvent des<br />
enfants qu’ils chicanent pour un nez mal<br />
mouché ! Délicatesses, etc. ! Liette en<br />
connaissait un brin plus que moi en ces<br />
matières-là, elle aurait pu m’en exposer<br />
trois quatre, de ces stupéfiantes réalités !<br />
Mais j’avais pas la tête à l’académisme<br />
didactique ! Le principal était que la vie de<br />
bordel l’avait opportunément dégênée, elle !<br />
Elle réfractait pas le moins du monde à<br />
l’idée de collaborer aux fantaisies de la<br />
bacchanale ! Je devinais qu’elle se permet-<br />
- 331 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
trait sans vergogne tous les écarts ! Jamais<br />
elle serait candidate à la névrose, à l’ulcère !<br />
À la recherche de la Vérité dans les Indes !<br />
Il suffisait que je la distraye assez fortement<br />
de son autre vice ! <strong>La</strong> drogue, nommément !<br />
Pour le reste, je pouvais compter sur elle !<br />
On allait s’amuser ferme, rien à craindre !<br />
Le sang qui s’était mis à me pisser par<br />
tout le corps la dérangeait pas plus que<br />
moi ! On allait quand même pas s’épuiser à<br />
ce petit jeu-là ! On avait encore du pain sur<br />
la planche ! Il nous restait des alcools, du<br />
perlimpinpin aussi ! Du temps, même ! <strong>La</strong><br />
nuit commençait pour ainsi dire à peine !<br />
Demain, vache, Turc, couvées ! Même tout<br />
sanguinolent, j’avais envie de rigoler un<br />
peu, moi, à présent ! Le fouettage m’avait<br />
ravigoté, la purgation m’avait mis de bonne<br />
humeur !<br />
D’un bond, je me relève ! Je saute sur<br />
une bouteille de Triple Sec !<br />
– Comment que tu fais pour changer une<br />
poule en vache ? je demande à Liette.<br />
– Je sais pas !<br />
– Tu la maries ! ! !<br />
Ha ! Je pouffe ! J’en pisse à tout vent !<br />
Zgc, j’avale une longue lampée de<br />
flammes liquides !<br />
– Je vas infecter de partout si je me lave<br />
pas les plaies ! je bêle. Viens me frotter le<br />
dos, toi la gourde !<br />
On s’enfourne dans la salle de bains elle<br />
et moi, ensemble sous la douche ! Pendant<br />
que je mets l’engin en marche, Liette d’une<br />
main experte s’arrache effrontément les<br />
fragiles dessous ! Les ultimes dernières<br />
pelures ! Les quatre fils qui lui contenaient<br />
- 332 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
de peine et misère le reste de son intimité !<br />
<strong>La</strong> motte aussitôt te lui pendouille entre les<br />
cuisses ! Une énorme grappe de mousse<br />
fongueuse ! Fuck ! Elle pouvait bien sentir<br />
de la gondole à dix milles à la ronde ! Elle te<br />
l’avait l’épais tapis dégoulinant de suint ! <strong>La</strong><br />
paillasse ! Une de ces laines ! À force<br />
probablement de se raser la raie, la pilosité<br />
te lui en avait pris une formidable<br />
envergure ! Ça devait t’avoir de la racine<br />
pas possible ! Entre les jambes, c’était pas<br />
une touffe qu’elle avait, c’était l’Amazonie !<br />
Dans le motel près de Fredericksburg,<br />
j’avais rien remarqué pourtant ! Peut-être<br />
parce que je l’avais enfilée couchée, qui<br />
sait ! En tout cas, la femme à barbe à côté<br />
d’elle aurait passé pour l’insignifiant<br />
phénomène risible ! Liette, elle, son avenir<br />
était assuré dans n’importe quel zoo rien<br />
qu’en se l’exhibant ! Taaaaabarnak ! <strong>La</strong><br />
tignasse ! Un de ces incroyables lichens !<br />
De la véritable fourrure ! À seize ans et<br />
demi, la chose était pas banale ! Si jamais<br />
elle attrapait des morpions, elle en sortirait<br />
plus jamais ! Faudrait carrément lui foutre<br />
le feu dans la forêt ! Jamais elle pourrait<br />
accoucher avec une toison pareille, non<br />
plus ! L’enfant aurait le temps de suffoquer<br />
vingt fois, perdu, avant de pouvoir passer à<br />
travers ! Ah ! Elle aurait pu se la natter, la<br />
crinière ! S’en faire une de ces tresses ! Les<br />
lianes lui pendaient assez long pour ça !<br />
Je restais là, estomaqué, les yeux rivés<br />
sur le prodige ! J’en respirais plus quasiment<br />
!<br />
– Elle te plaît pas ma touffe ? elle beugle<br />
tout à coup dans le ruissellement de l’eau<br />
- 333 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
qui nous enveloppait.<br />
– Christ ! Tu dois te ruiner en shampooing,<br />
toi ! je souffle.<br />
– Qu’est-ce que tu veux dire ?<br />
– Rien ! Rien ! Je suis juste un peu<br />
surpris que t’en ayes pas aussi sur la<br />
poitrine !<br />
– Tu veux dire que tu me trouves poilue ?<br />
– Non, non ! Je me disais seulement que<br />
tu risques sûrement pas de devenir<br />
chauve !<br />
– Ça te dérange que j’aye du poil ? elle<br />
insiste.<br />
– Au contraire ! Je suis bien content pour<br />
toi ! T’en as de la chance de pas vraiment<br />
avoir besoin de culotte !<br />
– Quoi ? ! ?<br />
Ah, elle semblait pas apprécier le<br />
compliment ! Elle se cabre, elle recule, le<br />
corps tout dégoulinant ! L’air légèrement<br />
ulcérée, elle s’éjecte hors la douche ! Elle<br />
sort de la salle de bains ! Trois secondes<br />
plus tard, elle revient ! Armée d’un rasoir !<br />
Un électrique ! Shit, non, elle pouvait pas !<br />
C’était impossible ! Elle y arriverait jamais !<br />
L’objet résisterait pas ! Elle allait te le<br />
réduire en poudre le temps de crier ciseau !<br />
– Qu’est-ce que tu fabriques ? je fais.<br />
– T’as des fantasmes ? elle réplique.<br />
– De quoi tu parles, velue ?<br />
– Les impubères, ça t’excite, toi ?<br />
– Pardon ?<br />
– Les infantiles ? Hein ?<br />
– Fabule pas, yack ! je dis.<br />
– Tu bandes aux virginales ?<br />
Elle déclenche le rasoir ! Bien décidée,<br />
elle se le plonge dans le vermicelle ! Elle<br />
- 334 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
s’attaque furieusement au redoutable<br />
fongus !<br />
– Tu vas voir, pervers ! elle rote.<br />
– Fais pas la conne, espèce de conne !<br />
– C’est de la jeune plaie qu’y te faut ?<br />
Ben je vas me la rajeunir, moi, la plaie !<br />
– Lâche ça, Liette !<br />
Rien à faire ! Elle m’écoutait pas ! Elle<br />
m’entendait plus ! Zzz, zzzzzz ! Elle y allait<br />
gaiement ! À plein buisson ! L’opération ! <strong>La</strong><br />
tonte en bonne et due forme !<br />
– Je vas me raser la tête après ! elle me<br />
menace.<br />
Le pelage éparpillait aux quatre vents sur<br />
le carrelage ! <strong>La</strong> motte lui fondait à vue<br />
d’œil ! Pas croyable ! Renversée au milieu<br />
de la salle de bains, elle se maniait l’outil<br />
jusque dans l’entre-fesses ! Zzz, zzz ! Elle<br />
supprimait tout ! Le grand ménage ! Table<br />
rase !<br />
– Tu vas voir ! Tu vas voir ! elle me<br />
prévient.<br />
Le rasoir était solide rare ! Pas de la<br />
camelote hongroise, bolivienne, malaise !<br />
Étonnamment, la tonte commençait à<br />
donner du résultat ! Petit à petit les tendres<br />
chairs émergeaient du tohu-bohu ! Whou !<br />
Je lui voyais apparaître entre les jambes<br />
une de ces roseurs ! Une de ces juteuses<br />
pêches gonflée de suc ! En moi-même, une<br />
faible voix avait beau essayer de s’insurger<br />
contre le fait, l’excitation m’en sciait pas<br />
moins le grand sciatique depuis le plexus<br />
sacré jusqu’au fond des cuisses, en me<br />
passant par l’organe absolument ! Ah, je<br />
pliais ! Ah, le fruit d’amour ! Ah, le bonbon !<br />
– Ça te plaît, hein, maniaque ? elle<br />
- 335 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
constate.<br />
– Continue ! Continue ! je l’encourage à<br />
corps défendant.<br />
Oui ! Qu’elle se la mette à nu, la raie ! À<br />
bas le voile ! Dénudez, parties ! À force de<br />
forniquer avec des femelles nubiles, le mâle<br />
en oublie le reste de ses jours durant à quoi<br />
il a vraiment affaire ! À une pêche ! Une<br />
pêche ! Qu’il essaye un peu pour voir ! Qu’il<br />
en prenne une véritable pêche ! Qu’il la<br />
dénoyaute, qu’il la frotte avec du jus de<br />
poisson ! Qu’il se la mette sous le nez, dans<br />
la gueule ! Qu’il t’y fourre la langue dans la<br />
pulpe avant d’y fourrer son membre ! Il<br />
verra ! Vous verrez, hommes ! Tentez !<br />
Expérimentez ! Comparez ! Écrivez-moi !<br />
Avouez ! J’ai raison, je le sais ! Je l’ai su !<br />
Cette nuit-là ! À Daytona ! <strong>La</strong> vulve est la<br />
pêche humaine miraculeuse !<br />
Pour le moment, je faisais rien que<br />
pressentir à cause la forme, la couleur !<br />
Liette avait fini le travail, elle ! Zling ! Elle<br />
balance la tondeuse dans le lavabo ! Elle<br />
reste là, le cul sur le carrelage, les cuisses<br />
bien ouvertes, la fente souriante comme<br />
une grande bouche édentée aux lèvres<br />
pêche ! D’une main, elle relève ses cheveux<br />
sur sa nuque, pendant que, friponne, elle<br />
fait glisser un doigt de son autre menue<br />
menotte sur l’affolant renflement rosé ! Elle<br />
se taquinait ouvertement le machin, elle se<br />
le caressait d’un long doigt effilé ! Le plus<br />
long, le doigt de l’amour ! Elle s’avait verni<br />
les ongles, je le remarquais à l’instant<br />
même… Christ ! L’ambivalence ! Oui !<br />
Comme le loup déguisé en bergère en mon<br />
enfance ! Femme, enfant ? Bidons dressés,<br />
- 336 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
suces gonflées… Lèvres peintes, ongles<br />
rouges… Gueule de vache, cætera ! Et cette<br />
chose glabre et bombée au bas de son<br />
ventre, cette nudité-là sans pilosité…<br />
Enfant ? Femme ? Seins tendus, vulve<br />
rasée… Ambivalence !<br />
Le bouillant jet d’eau de la douche me<br />
fouettait les plaies du dos et des fesses, et<br />
pourtant je sentais plus rien ! <strong>La</strong> tête<br />
remplie des lumières de la cocaïne et<br />
d’autres stimulations diverses, je commençais<br />
à y voir clair ! J’avais pas cherché à<br />
débrouiller le mystère, non ! Il avait attendu<br />
son heure, bien patiemment, avant de me<br />
rejoindre dans le détour ! Le prenant<br />
mystère… Celui de la femme, de la beauté<br />
de la Femme… Il avait suffi d’un simple<br />
rasoir pour que je comprenne tout, alors ?<br />
Non, pas tout ! Pas tout ! <strong>La</strong> porte s’avait<br />
seulement entrebâillée ! <strong>La</strong> vulve à Liette, la<br />
si tendre pêche… Tondue ! Tondue ?<br />
Impubère ! Impubère ? Femme ! Voilà !<br />
L’homme est un animal poilu ! À la puberté,<br />
la chose devient manifeste ! Barbe,<br />
aisselles, pubis ! <strong>La</strong> femme ? À douze ans,<br />
elle ovule et elle remise la camisole au profit<br />
du soutien-gorge, elle ! Elle a le poil au cul<br />
et sous les bras, mais toujours elle vivra à<br />
visage découvert ! Sans barbe ! Toujours<br />
elle aura la gueule de l’enfant impubère !<br />
Jamais la puberté viendra troubler le visage<br />
de son enfance ! Son visage d’enfant ! <strong>La</strong><br />
femme reste et demeure à jamais une<br />
créature au visage que la puberté a été<br />
incapable de marquer de son cruel coup de<br />
griffe ! Le visage de la femme ? C’est le pont<br />
entre l’enfant et l’adulte ! C’est l’enfant dans<br />
- 337 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
l’adulte ! Très précisément ! À cause une<br />
basse question d’hormones ? Calvaire !<br />
Qu’importe ! Seul le résultat compte ! Le<br />
fait ! Le secret de sa beauté, le mystère de<br />
sa beauté… Qu’est-ce qui ravit l’homme et<br />
le blesse et l’humilie et lui arrache un cri<br />
d’émerveillement quand il bute contre le<br />
visage de la femme ? C’est l’enfance portée à<br />
un degré de parfaite plénitude dans la<br />
maturité même, sans la mutilation<br />
hormonale de la puberté ! <strong>La</strong> femme est<br />
l’adulte impubère ! Ya-hou ! Ambivalence,<br />
contraste ? Synthèse ! Harmonie ! Abolition<br />
du temps ? Peu s’en faut ! L’enfant<br />
préservé, rescapé du naufrage de la<br />
puberté ! L’enfant perpétué, sans déchirure<br />
entre le présent et le passé ! Le temps<br />
trompé, déjoué ! Voilà ce qui choque le mâle<br />
jusqu’à l’hérissement, et qui l’enchante<br />
terriblement en même temps ! Voilà<br />
pourquoi l’homme, qui vieillit toujours bien,<br />
accepte au fond jamais de voir vieillir la<br />
femelle de son espèce, qui vieillit toujours<br />
mal, elle, parce qu’elle est pas faite pour !<br />
Et voilà pourquoi le mâle humain prend<br />
toujours et partout plaisir à traiter sa<br />
femelle comme une enfant ! Voilà pourquoi<br />
il a besoin d’en faire autant ! Quel<br />
énergumène renoncerait à l’enchantement<br />
du temps retrouvé, à la portée de sa main ?<br />
Quel zouf refuserait de jouir d’un pareil<br />
miracle ? Quel tata prétendrait à plus ? À<br />
mieux ?<br />
Je devais certainement être inspiré pour<br />
saisir d’aussi subtiles vérités ! Des<br />
semblables intuitions paroxystiques sont<br />
pas à la portée du premier touin-touin<br />
- 338 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
venu ! J’étais pas du tout dans mon état<br />
normal, ça paraissait !<br />
Tandis que la cervelle m’en bouillonnait,<br />
Liette continuait pas moins à être, elle ! Elle<br />
voyait bien que mon organe réagissait<br />
virilement au frotti-frotta de son doigt à<br />
l’ongle rouge sur sa vulve rosée ! C’était le<br />
signe qu’elle attendait ! Le signal ! Elle<br />
saute sur ses pieds, elle plonge sous la<br />
douche ! Elle me rejoint dans la cascade<br />
écumante, s’enroule, boa, haletante !<br />
– Mon chou ! Mon chou ! elle hoquette.<br />
– Passe-moi le savon ! je lui ordonne.<br />
À pleines mains, elle saisit le pain ! Elle<br />
entreprend de me frictionner par tout le<br />
corps en m’embrassant à bouche que peuxtu<br />
! Le cou, le nez ! Les joues ! Elle t’y<br />
mettait de l’ardeur farouche ! Tellement<br />
que…<br />
– Eeeeeh !<br />
Les pieds nous partent dans les airs !<br />
Vvvv ! On envole ! Liette agrippée de tous<br />
ses ongles à la peau de mes épaules ! Je me<br />
raccroche au rideau de douche ! Peine<br />
perdue ! On s’écroule sur le lavabo qui<br />
s’effondre ! Pète ! Rrrak ! Tout démoli !<br />
Du coup, l’incident nous stimule encore<br />
davantage ! On roule à travers la chambre !<br />
Empêtrés tous les deux dans le satané<br />
rideau de plastique !<br />
– Je vas m’introduire dans le milieu de<br />
toi-même ! je la préviens.<br />
Je blaguais pas ! C’est vrai ! Ornella<br />
m’avait bien triché avec l’Ignoble, elle ! <strong>La</strong><br />
petite pute ! <strong>La</strong> sale délurée ! J’avais des<br />
preuves ! <strong>La</strong> photo avec l’Hittite monstre !<br />
Des témoignages aussi ! Réal Giguère, etc. !<br />
- 339 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
De l’irréfutable ! J’avais totalement le droit<br />
de commettre une infidélité ! Dent pour<br />
dent ! De toute façon, elle le saurait jamais !<br />
Ha ! Et puis j’allais la délivrer, moi, mon<br />
Ornella ! Le lendemain ! Grâce à Liette ! À<br />
Liette ! Son plan ! Super-intelligent plan !<br />
Hourra ! Hourra ! Vive Liette ! Elle méritait<br />
bien trois secondes d’attention ! Le cours<br />
des astres en serait pas modifié ! J’étais pas<br />
gêné d’érecter pour elle ! Pas du tout ! Le<br />
monde entier pouvait bien le savoir ! Je<br />
m’en torchais définitivement ! D’une manière<br />
définitive ! Ah, parfaitement ! Pas de<br />
honte ! Pas d’hypocrisie !<br />
Je m’extirpe du rideau de douche ! Je<br />
cours à la fenêtre ! Pour prouver que j’avais<br />
rien à cacher, je t’empoigne le store, je te<br />
l’arrache dramatiquement ! Tout le fourbi !<br />
J’en fais des confettis ! De la poudre !<br />
Tiens ! Tiens ! Que le Monde puisse voir de<br />
vizou !<br />
Liette avait profité de l’événement pour<br />
s’envoyer encore trois quatre madriers de<br />
cocaïne dans le museau ! Hourra ! Hourra !<br />
Vive la drogue ! Vive la dépravation !<br />
– Va me chercher le brocoli ! je lui crie,<br />
grimpé sur le lit comme l’Inca sur sa<br />
pyramide.<br />
– C’est pas le moment d’avoir faim ! elle<br />
se rebiffe.<br />
– Tu te rebiffes, linotte ?<br />
– Fous-moi avant ! elle exige.<br />
– Le brocoli ! Le brocoli !<br />
– Ben si tu veux qu’on bouffe, je vas te<br />
manger le concombre, moi, d’abord ! elle<br />
propose.<br />
– Avec de la mayonnaise ? je rigole.<br />
- 340 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
– Un pot !<br />
– <strong>La</strong>isse faire ! Mettons un peu d’ordre à<br />
ceci ! Une chose à la fois !<br />
Bon gré mal gré, elle obéit à la fin ! Elle<br />
se ramène avec le légume ! Un puissant,<br />
pas à dire ! Un énorme ! Aussitôt je m’en<br />
empare !<br />
– Couche-toi là sur le ventre ! je grogne.<br />
Allez ! Face contre terre ! Sur le plancher !<br />
J’avais une idée !<br />
– Comme ça ? elle dit, la gueule dans les<br />
poils de la moquette.<br />
– Très bien ! Très bien !<br />
Je m’agenouille entre ses jambes, je lui<br />
arrange le cul dans la bonne position ! Ça<br />
allait être sa fête, la Liette ! J’étais sûr<br />
qu’aucun de ses mille vingt cent clients du<br />
bordel avait pensé à lui faire partager une<br />
expérience pareille !<br />
– Prends une bonne respiration ! je lui<br />
dis.<br />
Et wham ! Je t’entreprends de lui fourrer<br />
le brocoli dans le trou du derrière !<br />
Han ! Han ! Shit ! Le légume rentrait<br />
pas !<br />
– Mais qu’est-ce que tu fais ? ! ? elle<br />
s’écrie.<br />
– Aide-moi un peu !<br />
– Mais t’es malade ou quoi ? ! ?<br />
Je t’y cale un pied sur la croupe ! Je<br />
visse de toutes mes forces ! Han ! Han !<br />
– Mais t’es complètement gratiné ! ! ! elle<br />
proteste.<br />
– Lubrifie, tabarnak !<br />
– Mais t’es dément ! ! !<br />
– Allez ! Un petit effort !<br />
– Mais t’as perdu la boule ? ! ?<br />
- 341 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
– Participe donc, nouille !<br />
À force de tortiller, elle réussit à<br />
s’échapper ! Elle rampe dans un coin à<br />
quatre pattes !<br />
– Reviens ici ! je tonitrue.<br />
Elle se relève ! Elle s’enfuit ! Elle se<br />
réfugie dans la cuisinette !<br />
– Liette ! je me fâche.<br />
– Approche pas, mongol, ou je t’éventre<br />
! ! elle hurle.<br />
Elle s’avait emparé d’un énorme<br />
couteau !<br />
– Tu me menaces ? je m’étonne.<br />
– Tu sais pas que la sodomie c’est un<br />
crime ? elle proclame.<br />
– Comment, sodomie ? Comment ? On<br />
s’amuse !<br />
– Bouge pas, ou je te découds jusqu’au<br />
nombril ! !<br />
– Eh ! Un inoffensif petit brocoli !<br />
– J’appelle la police ! elle m’annonce.<br />
– Voyons ! Liette ! Du calme ! Du calme !<br />
– Du calme mon cul, sadique ! elle<br />
halète.<br />
Elle avait l’air terrorisée ! Je comprenais<br />
plus rien, moi !<br />
– Chérie ! je lui dis.<br />
– Va-t’en, malade ! Dégage ! Débarrasse !<br />
– Voyons ! Voyons ! Viens là, Liette !<br />
Viens dans mes bras !<br />
– Sors d’ici, ou je te coupe en deux ! !<br />
– Qu’est-ce qui te prend ? Tu veux plus<br />
qu’on ait du plaisir ? Tu m’aimes plus ?<br />
Je fais deux pas vers elle… En poussant<br />
un horrible cri, elle lève le bras et elle abat<br />
son couteau sur moi !<br />
Toc ! L’outil s’enfonce dans la tête du<br />
- 342 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
brocoli !<br />
Jésus-Christ !<br />
Les yeux révulsés, Liette lâche le manche<br />
de l’arme… On reste plantés l’un devant<br />
l’autre à se dévisager, incrédules, dessoûlés<br />
tous les deux d’un seul coup ! On était nus<br />
comme des brutes, on pissait la sueur à<br />
plein corps ! Hagards ! Délabrés ! Les<br />
cheveux emmêlés, encore tout trempés par<br />
la douche de tout à l’heure ! Liette la vulve<br />
rasée à vif, moi la peau du dos en<br />
lambeaux ! <strong>La</strong> chambre à moitié détruite !<br />
– Qu’est-ce qui s’est passé ? je bégaye.<br />
En fondant en larmes, Liette se jette<br />
dans mes bras !<br />
– Pourquoi j’ai fait ça ? elle sanglote.<br />
– Pleure pas ! Pleure pas ! Y a pas de<br />
mal !<br />
– Mais j’aurais pu te tuer !<br />
– On a tout démoli…, je dis. Regarde !<br />
Vraiment, il y avait pas de quoi être fier !<br />
Partout des verres et des bouteilles<br />
renversés, du saccage… <strong>La</strong> robe déchirée, le<br />
store pulvérisé, le lavabo de la salle de<br />
bains arraché… <strong>La</strong> moquette imbibée d’un<br />
immonde mélange de sang, d’eau,<br />
d’alcools… Une de ces apocalypses !<br />
– On peut pas rester ici ! je réfléchis. On<br />
va se faire foutre en prison pour<br />
vandalisme !<br />
– Pourquoi on s’est pas contentés de<br />
regarder la télévision ? braille la Liette.<br />
– Je sais pas, moi ! C’est pas de notre<br />
faute ! On est des gens actifs, nous autres !<br />
On est pas des adolescents passifs !<br />
– Non ! Tout est de ma faute ! J’aurais<br />
jamais dû te forcer à prendre de la coke !<br />
- 343 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
– Mais non !<br />
– Je suis rien que bonne à faire des<br />
bêtises !<br />
– <strong>La</strong> plupart du temps, oui ! Mais pas<br />
tout le temps, quand même !<br />
– Je suis bonne à rien !<br />
– Je le sais ! Mais je t’aime bien comme<br />
ça, moi ! Pleure pas, je te dis ! Allez ! Faut<br />
qu’on se sauve avant que le jour se relève !<br />
Ramasse tes affaires ! Viens, je vas t’aider !<br />
<strong>La</strong> panique s’emparait de moi ! On s’était<br />
encore fourrés dans un sale pétrin ! Voilà ce<br />
que c’est que de se laisser emporter par les<br />
émotions ! Je m’étais cru assez malin pour<br />
me détourner du but le temps d’une<br />
roulade dans le stupre ? <strong>La</strong> belle affaire !<br />
Une heure de vaine débauche risquait de<br />
tout compromettre, de gâcher à jamais<br />
l’occasion de retrouver l’amour de ma vie !<br />
Ah, quelle magnifique connerie !<br />
Bref ! Il y avait plus une minute à<br />
perdre ! On se met au boulot, on vide les<br />
tiroirs, les placards… On était dans un état<br />
de délabrement nerveux assez avancé ! <strong>La</strong><br />
séance de dépravation nous avait épuisés !<br />
On se marchait sur les pieds, on trébuchait<br />
sur la moindre poussière ! Ramasser tout<br />
notre foutu fourbi, c’était de la franche<br />
rigolade comparé à se remettre un peu<br />
d’ordre dans les neurones !<br />
Vaille que vaille, on empile le barda pêlemêle<br />
sur le lit, magazines, vêtements, deux<br />
trois bouteilles rescapées de l’épileptique<br />
orgie bestiale… On amoncelle un de ces tas<br />
gigantesque de chapeaux, vestons, caméras,<br />
godasses, crèmes, maillots ! Pendant<br />
qu’on s’affairait, je commençais toutefois à<br />
- 344 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
sentir que quelque chose tournait pas rond,<br />
je savais pas quoi au juste… Il me semblait<br />
qu’il y avait une certaine absurdité à…<br />
– Christ ! je dis. T’as oublié d’acheter des<br />
valises !<br />
Les bras surchargés de camelote, Liette<br />
me regarde, éberluée…<br />
– On va quand même pas abandonner<br />
notre trousseau ! elle morve.<br />
Notre trousseau ! Jésus de plâtre !<br />
– Ben…<br />
Elle éclate ! Un vagissement à fendre<br />
l’âme !<br />
– Mes rooooobes ! elle râle en s’abattant<br />
dans le monceau de saloperies.<br />
– Ah, pleure pas, Liette ! je lui dis. Tout<br />
va bien ! Tout est bien dans le meilleur des<br />
mondes possible ! On a rien qu’à s’en<br />
mettre le plus qu’on pourra sur le dos ! Les<br />
nuits sont toujours fraîches dans les<br />
latitudes où on est présentement ! On va se<br />
remplir les poches aussi ! On va se les<br />
bourrer, tu vas voir ! Pleure pas, surtout !<br />
Pleure pas !<br />
– On va tout froisser les tissus ! elle se<br />
décourage.<br />
– On achètera un fer à repasser demain !<br />
Allez, grouille ! Habille-toi ! On s’en va !<br />
– Mais si je mets toutes mes robes et mes<br />
manteaux et toutes mes affaires, je vas<br />
avoir l’air d’une groooooossse ! elle larmoye,<br />
en proie au profond désespoir.<br />
– Justement ! Personne va nous reconnaître<br />
!<br />
Pas très enthousiaste, elle s’enfile quatre<br />
cinq robes les unes par-dessus les autres…<br />
Je fais de même de mon côté avec mes<br />
- 345 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
vêtements… Je veux dire avec les nippes<br />
que Liette m’avait achetées…<br />
– T’es prête ? je chuchote.<br />
– C’est trop épais ! J’arrive pas à mettre<br />
mes manteaux !<br />
– Prends-les sur ton bras, tes tabarnaks<br />
de manteaux ! je grince.<br />
– Et les bouteilles ?<br />
– Je les ai, t’en fais pas !<br />
– Et la coke ?<br />
– Il en reste plus ! T’as tout sniffé ! Bon,<br />
vas-y ! Passe la première ! Je vas éteindre la<br />
lumière et la télévision !<br />
Elle se propulse lourdement dans le<br />
corridor… Je laisse s’écouler dix vingt<br />
secondes… Simple mesure de précaution !<br />
Il fallait bien que quelqu’un couvre l’autre,<br />
au cas où ! Et puis je transportais les<br />
bouteilles, moi, je pouvais pas me permettre<br />
d’imprudences !<br />
Je jette un œil par la porte entrebâillée…<br />
– L’escalier de service ! Par là !…<br />
Je pousse Liette devant moi ! On dévale<br />
l’escalier sur la pointe des pieds… En bas,<br />
le hall était aussi désert que Sainte-Agathedes-Monts<br />
le dimanche soir après huit<br />
heures… Le jour allait pas tarder à se<br />
lever… Il devait être quatre, cinq heures du<br />
matin au moins…<br />
Au pas de course, on s’élance à travers le<br />
hall ! Une fraction de seconde plus tard, on<br />
était dehors !…<br />
*<br />
On avait réussi à se reloger après avoir<br />
tenté notre chance à un kilomètre environ<br />
- 346 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
du Aku Tiki Inn… Trouver une chambre<br />
sans réservation, dans ce paradis-là, alors<br />
que le sabbat des vacances hivernales<br />
battait son plein, c’était pas de la sinécure !<br />
Après quelques tentatives, on avait<br />
commencé à désespérer, on s’était dits<br />
qu’on devait terroriser les normaux,<br />
hagards qu’on était, louches, loustics<br />
suintant l’alcool, puant le tonneau, les<br />
traits ravagés, clowns emmitouflés dans les<br />
vingt pelures ! Un gras pourboire humiliant<br />
avait heureusement rhumanisé le cœur<br />
fermé du dernier suspicieux auquel on<br />
s’était heurtés, et on avait enfin pu<br />
s’écrouler dans la seule taule encore<br />
vacante de l’hôtel, selon ce que le zouf<br />
prétendait… Une super-luxueuse suite à<br />
deux cent cinquante dollars U.S. la nuitée…<br />
Liette avait déjà dilapidé des milliers de<br />
dollars, depuis même pas vingt-quatre<br />
heures qu’on était à Daytona-la-Plage, et ça<br />
continuait ! À ce rythme-là, on serait mûrs<br />
pour aller crécher à l’Armée du Salut à pas<br />
très longue échéance !<br />
Liette s’en branlait résolument, elle !<br />
L’argent était vraiment le dernier de ses<br />
soucis ! « Le fric c’est pas un problème,<br />
chou ! » Elle me l’avait assez répété sur tous<br />
les tons ! Elle dormait sur ses deux oreilles,<br />
à présent… Moi j’en étais incapable… Le<br />
jour se levait… Avant que la nuit se<br />
ramène, j’aurais croisé le fer avec ma<br />
destinée… Tandis qu’on cheminait sur la<br />
plage, en fuyant le Aku Tiki, la cruche<br />
m’avait révélé deux ou trois détails au sujet<br />
de Barbe Bleue, des précisions qu’elle avait<br />
pas eu le loisir de me communiquer<br />
- 347 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
pendant qu’on se dépravait sordidement,<br />
elle et moi. D’abord, le président de la<br />
Chambre de Commerce du bourg lui avait<br />
donné rendez-vous, au bar d’un hôtel,<br />
quand elle lui avait téléphoné du Sophie<br />
Kay’s. Chose que je savais déjà. Elle avait<br />
donc rencontré ce notable, et, en usant de<br />
la fourberie de son charme pervers, elle lui<br />
avait raconté sa salade tel que prévu :<br />
qu’elle connaissait bien le Turc Kaya Irten,<br />
qu’elle savait qu’il était en ville, qu’elle<br />
devait le contacter parce qu’il lui avait<br />
promis du travail érotique, etc. Le gogo était<br />
un gros potentat lubrique, il avait été<br />
enchanté de savoir que Liette allait se<br />
joindre au cheptel des putes du patelin ! Il<br />
avait mordu tellement qu’il avait tout de<br />
suite téléphoné au porc reptilien ! Pas plus<br />
compliqué ! Alors Liette avait parlé au<br />
Monstre en personne, elle lui avait dit<br />
qu’elle venait du bordel à Dixie Angora la<br />
regrettable catin, et qu’elle cherchait du<br />
boulot dans le même bas domaine, ici<br />
même, à Daytona. L’Erreur de la Nature<br />
avait marché lui aussi comme le pauvre<br />
débile attardé qu’il était en réalité ! Il lui<br />
avait rien promis, non, mais il avait<br />
condescendu à la rencontrer le lendemain,<br />
pour tâter la marchandise, histoire de se<br />
faire une idée concrète de la compétence de<br />
Liette en la matière qui l’intéressait, à<br />
savoir la chose elle-même, pour pas la<br />
nommer…<br />
Liette voulait d’abord gagner la confiance<br />
du Sanglier avant que j’entreprenne quoi<br />
que ce soit de mon côté. J’avais protesté,<br />
pour la simple et bonne raison que le temps<br />
- 348 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
pressait extrêmement ! J’avais cependant<br />
été incapable de lui avouer mes raisons<br />
d’avoir affaire au Turc… Je me doutais un<br />
brin qu’elle éprouvait, hélas ! une manière<br />
de commencement de sentiment à mon<br />
égard ! Mais je voulais surtout pas lui faire<br />
de la peine en lui parlant d’une autre<br />
femme, en lui révélant mon amour pour<br />
Ornella… Par conséquent, j’avais fini par<br />
accepter de lui laisser la bride sur le cou.<br />
Oui ! Qu’elle rencontre, toute seule, l’irradié<br />
mongol mutant, qu’elle essaye d’en<br />
apprendre davantage sur son redoutable<br />
compte ! Où qu’il se terrait, l’ignoble, dans<br />
quelles inexprimables combines il était<br />
réellement engagé ? S’il avait des gardes du<br />
corps, et combien ? S’il était armé<br />
perpétuellement ou non ? J’ignorais, moi,<br />
comment j’allais l’affronter… À vrai dire,<br />
j’avais pas la moindre idée de la façon que<br />
je m’y prendrais pour lui arracher la vérité<br />
au sujet d’Ornella ! Voilà ce qui<br />
m’empêchait de dormir, dans la luxueuse<br />
chambre de notre nouvel hôtel !<br />
Qu’est-ce que je pouvais faire ? Aller<br />
trouver le <strong>La</strong>ndru, lui serrer simplement la<br />
pince, et lui demander bien gentiment de<br />
me rendre Ornella mon adorée ? Essayer de<br />
l’attendrir en lui braillant dans les bras, en<br />
lui exhibant mon cœur en mille miettes ?<br />
L’empoigner par la peau du groin, le mettre<br />
à genoux, et l’enjoindre de cracher le<br />
morceau ? Le forcer à me dire où il<br />
séquestrait la femme de ma vie, pour que je<br />
puisse tout bonnement aller la délivrer ?<br />
À aucun moment jusque-là j’avais eu le<br />
temps de réfléchir à la stratégie qu’il<br />
- 349 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
faudrait que je déploie ! L’important était de<br />
retrouver sans erreur la trace du Turc, mais<br />
maintenant que c’était fait, c’était comme si<br />
rien, en fait, était fait ! J’entrevoyais<br />
pourtant comment les choses allaient se<br />
passer… Il était pas question que j’affronte<br />
la créature directement, j’avais pas la<br />
moindre chance de m’en tirer vivant ! Cet<br />
animal-là était une brute professionnelle !<br />
Un tueur ! Alors j’allais te le prendre en<br />
filature, le Raspoutine, jour et nuit, vingtquatre<br />
heures sur vingt-quatre, j’allais te<br />
lui coller au cul jusqu’à en devenir l’ombre<br />
de son ombre, j’allais pas le lâcher d’une<br />
semelle ! De cette façon-là, je la trouverais<br />
bien, la cachette où Ornella était<br />
emprisonnée ! Il suffirait que Liette puisse<br />
m’entretenir le temps qu’il faudrait ! Pour le<br />
reste, patience et longueur de temps<br />
feraient plus que force ni que rage !<br />
Bon, d’accord, j’admets que mon plan<br />
était pas glorieux… Un beau matin, on se<br />
met à se prendre pour quelqu’un parce<br />
qu’on éprouve des sentiments envers la<br />
personne de quelqu’un d’autre, et on s’en<br />
bombe le torse à force de rare importance,<br />
parce que cet autre-là nous honore de la<br />
réciproque. On s’en enfle la patate le nez en<br />
l’air ! On se croit devenu quelque chose,<br />
parce qu’on suppose qu’on est désormais<br />
un peu plus signifiant que le risible petit<br />
soi-même qu’on cesse pourtant jamais<br />
d’être, au fond ! Et un jour l’objet d’amour<br />
disparaît, et tout le monde, tout le monde,<br />
sans la moindre exception, s’effondre bien<br />
foireux dans son caca ! On a l’acceptation<br />
aussi passive que l’enchantement ! On<br />
- 350 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
redécouvre brutalement la nullité qu’on est<br />
toujours pour soi-même, et on se dit, en<br />
pliant l’échine, que c’est perdu, fini,<br />
liquidé ! Quand l’obstacle, le réel obstacle,<br />
se présente, on ramollit pire que de la<br />
guenille, en chialant, à quoi bon, à quoi<br />
bon ! On tergiverse, et on se cherche des<br />
excuses, et on en trouve tant qu’on en veut,<br />
allez ! Des excuses pour pas être à la<br />
hauteur ! Comme moi, là, à ce moment-là !<br />
J’avais rien dans le ventre ! En vérité, je<br />
faisais dans mes culottes absolument !<br />
J’avais pas le courage de mourir pour ce<br />
que je prétendais aimer ! J’avais même pas<br />
le courage de me faire simplement taper sur<br />
ma sale caboche misérable d’abruti<br />
merdeux ! Je tenais plus à mes os qu’à celle<br />
qu’en mon for intérieur j’intitulais Ma<br />
Femme ! Voilà le lâche que j’étais ! Moi, Léo<br />
Lebrun ! Moi qui aspirais en secret à<br />
devenir une idole internationale ! Moi qui<br />
me targuais de pouvoir mériter un jour<br />
l’admiration et le respect d’innombrables<br />
foules anonymes ! Il avait la chiasse plein<br />
son froc, l’aspirant !<br />
Décidément, ces trop lucides réflexionslà<br />
devenaient insupportables ! Tellement<br />
insupportables que je m’en arrache de mon<br />
lit ! Je me mets à faire les cent pas au<br />
milieu de la chambre spacieuse… Il y avait<br />
un bain-tourbillon dans le local, je l’avais<br />
remarqué en arrivant… Peut-être qu’une<br />
petite trempette me calmerait les nerfs ?<br />
Christ ! Non ! J’avais pas besoin de<br />
détente, j’avais besoin de réveiller mon<br />
courage !<br />
Sans me rendre compte que j’étais nu<br />
- 351 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
comme le ver, je sors sur le balcon… Notre<br />
suite royale donnait sur la mer… <strong>La</strong> mer, la<br />
mer… Le soleil se levait… J’étais pas dans<br />
un état de très grande réceptivité, mais je<br />
dois reconnaître que le tableau en valait la<br />
chandelle… Sublime barbouillage, délire de<br />
couleurs… Azurée pureté teintée de toutes<br />
les nuances de la palette… L’or liquide des<br />
alchimistes en colossale quantité gaspillé !<br />
Prodigalité, sanglante beauté ! Le jour ! Le<br />
jour !<br />
Jour, tu ne croîs que pour mon malheur !<br />
Le soir, me tue d’un si lointain espoir !<br />
Ainsi chantait le poète courtois, le<br />
troubadour, chevalier du fin’amor ! L’éperdu<br />
d’amour voué tout entier à l’adoration de sa<br />
Dame ! Moi aussi j’avais fait serment de<br />
dévotion, un autre matin, debout devant le<br />
soleil levant ! J’avais choisi la Beauté, la<br />
fidélité à l’idéal de Beauté ! Sur le seuil du<br />
bordel d’Angora, avant le grand départ pour<br />
les États-Unis d’Amérique ! Je m’en<br />
souvenais ! Beauté, Perfection des Formes,<br />
Forme de la Perfection ! Ornella ! À présent,<br />
le ciel et la mer réverbéraient dans une<br />
orgie de couleurs l’accouchement laborieux<br />
de l’astre… Spectacle grandiose qui me<br />
dilatait le cœur, qui ranimait en moi la force<br />
et la foi que j’avais dissipées en vaines<br />
sensations au cours de ma nuit de<br />
dépravation ! Y a-t-il une vie avant la mort ?<br />
Oui ! Mais quelle vie ? Et pour quel<br />
homme ? Et qu’est-ce que c’est, l’homme ?<br />
Rien, sans doute, sans la grandeur de<br />
l’impossible idéal qu’il doit se contraindre à<br />
chérir, à poursuivre envers et contre tous,<br />
roidi en sa détermination, fol d’espoir,<br />
- 352 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
acharné à passer oultre la fin de nonrecevoir<br />
que la vie elle-même cherche à lui<br />
opposer ! Voilà ! Sans grandeur, l’humain<br />
n’est que petit ! Vulgaire sans dessein s’il<br />
n’a d’idéal ! Ravalé à l’état d’insignifiant s’il<br />
autorise sa fidélité à se ramollir ! Triste<br />
insecte englué dans le quotidien, courant<br />
perpétuellement à la poursuite de son<br />
ombre, occupé rien que de sa crotte,<br />
absurde, pour tout dire ! Voilà ! Voilà les<br />
revigorantes pensées qui me jaillissaient<br />
sous la calotte, devant la mer ! Cette<br />
énormité du ciel et de l’eau cousus l’un à<br />
l’autre par le fil de l’horizon, cette absolue<br />
totalité pleine de vide… Cette humiliante<br />
immensité, cette insulte à ma dignité… Ah,<br />
pour vivre j’avais besoin de m’élever,<br />
d’étreindre plus grand que moi, au moins<br />
d’en rêver tout éveillé ! Oui ! Mourir ? Rien<br />
du tout ! Il y a mille fois pire : vivre comme<br />
une bête aveugle, la gueule dans la<br />
poussière, au ras la merde, sans le feu<br />
dévorant d’une passion ! Si j’étais incapable<br />
de mourir pour mon idéal, pour celle qu’en<br />
mon cœur j’avais élue ma Dame, alors<br />
j’étais indigne de vivre ! Indigne, et<br />
incapable, puisque la mer et le ciel ligués<br />
me criaient ma nullité d’homme seul,<br />
rabougri dans les pitoyables dimensions<br />
d’un corps épais et d’un opaque esprit<br />
obtus !<br />
Ma décision était prise ! Le soir, me tue<br />
d’un si lointain espoir ! Tuer le Turc ! Ce<br />
soir ! Ce soir, j’allais tuer le Monstre ! Au<br />
prix de ma vie, s’il le fallait, ce jour-là<br />
finirait pas sans que j’étreigne au creux de<br />
mes bras mon Ornella !<br />
- 353 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
*<br />
Il était environ trois heures de l’aprèsmidi…<br />
Liette m’avait laissé seul sur la<br />
terrasse de l’hôtel, dans une chaise longue,<br />
près de la piscine… Elle était encore partie<br />
en vadrouille, elle tenait vraiment pas en<br />
place, la vaine dévergondée ! Il avait été<br />
question, pendant le déjeuner, qu’elle aille<br />
acheter des valises, plus tard, dans le<br />
courant de l’après-midi… Des valises, et un<br />
fer à repasser, et probablement des petites<br />
pilules de toutes les couleurs, et aussi une<br />
nouvelle provision de perlimpinpin, je m’en<br />
doutais fortement ! Irrépressible intoxiquée<br />
perpétuellement pendue aux mamelles du<br />
vice et de la folie ! Pour le dérèglement de<br />
tous les sens, on pouvait lui faire confiance<br />
dix sur dix, pas d’erreur !<br />
Enfin ! Cloué sur ma chaise de misère,<br />
devant la piscine, je sirotais un quadruple<br />
Planter’s Punch en espérant que mon<br />
système nerveux me pardonnerait les<br />
innommables cruautés que je lui avais fait<br />
subir au cours de la nuit… L’effet des<br />
redoutables quantités de saloperies absorbées<br />
la veille s’était dissipé, hormis une<br />
inhumaine gueule de bois qui me laissait<br />
dans un état de stupeur proche de la<br />
psychose… Le soleil me tapait férocement<br />
sur la noix par-dessus le marché ! J’en<br />
avais déjà ras le bol du stupide supplice du<br />
bronzage, mais je pouvais plus me lever,<br />
tellement les plaies de mon dos et de mes<br />
fesses hurlaient la douleur au moindre<br />
mouvement ! Ma seule consolation, c’était<br />
- 354 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
que j’avais résisté à l’ignoble tentation de<br />
m’introduire dans le milieu de Liette, la nuit<br />
précédente, alors que je m’appartenais<br />
plus ! L’intention compte pas ! Zéro ! L’essentiel<br />
était que j’avais pas réellement<br />
sombré dans la consommation de<br />
l’infidélité !<br />
Parlant d’infidélité… <strong>La</strong> piscine débordait<br />
d’adorables poupées grandeur nature…<br />
Trois bonnes douzaines au moins<br />
d’enchanteresses sirènes ! Elles s’ébattaient<br />
avec l’ardeur désespérée de ceux qui ont<br />
sué toute une année pour se payer quinze<br />
jours de gaspillage de fric dans des paradis<br />
ensoleillés… Et dire que la mer était à deux<br />
pas ! Quelle tristesse ! Quelle connerie ! Au<br />
Portugal, à Sosua ! Partout ! Malgré l’étalage<br />
complaisant des chairs, je titillais pas<br />
une miette, par exemple ! Non ! Pas<br />
question ! Quand on place une quelconque<br />
<strong>Cunégonde</strong> dans la balance, le bas désir fait<br />
pas le poids dans l’autre plateau ! Je me<br />
sentais fort de ma résolution d’occire mon<br />
Ennemi à brève échéance ! J’allais bientôt<br />
revoir sur le visage d’Ornella le pulpeux<br />
sourire que je lui connaissais si bien, et<br />
rien ni personne pourrait plus me<br />
détourner du but, désormais !<br />
Au milieu de la piscine, une jeune déesse<br />
en âge d’être majeure se laissait tout de<br />
même regarder sans me dégoûter à jamais<br />
de la femme… Naturellement, j’étais à des<br />
mondes de ressentir la plus infime émotion<br />
devant le spectacle de son corps parfait<br />
qu’un ridicule bikini rose bonbon quasi<br />
inexistant révélait dans toute sa splendeur…<br />
En tout cas, elle t’avait une sacrée<br />
- 355 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
paire de pamplemousses, personne pouvait<br />
prétendre le contraire ! Je m’en foutais<br />
royalement, c’est sûr, mais la chose était<br />
quand même patente ! Un bel objet reste<br />
toujours un bel objet ! J’étais au-dessus<br />
d’un tel phénomène, bien entendu ! Rien à<br />
craindre ! Elle avait beau m’agresser d’une<br />
grasse œillade de temps à autre, en réalité<br />
je la voyais pas ! J’avais presque pas<br />
l’impression qu’elle insistait effrontément,<br />
c’est tout dire ! De toute façon, il était<br />
impossible qu’elle s’intéresse à moi ! Je<br />
fabulais sûrement ! Une pareille créature !<br />
Virginia Principal, peut-être ? Oui, elle lui<br />
ressemblait un tantinet… Même qu’elle lui<br />
ressemblait terriblement ! Tout à fait mon<br />
genre, soit dit en passant ! Le crin sombre,<br />
l’œil foncé, les glandes plantureuses… Le<br />
même type qu’Ornella, en somme… En<br />
mille fois moins bien, je le précise tout de<br />
suite ! D’ailleurs, à force de la regarder, je<br />
constatais une fois de plus à quel point la<br />
perfection d’Ornella était insurpassable !<br />
Tiens, tiens ! Elle me fait signe, tout à<br />
coup, la pétulante poupée ! Elle m’envoie la<br />
main ! J’avais rien vu, forcément ! Sauf que<br />
son satané bikini rose bonbon tout mouillé<br />
lui moulait drôlement bien les… C’est-à-dire<br />
que les machins lui pointaient bien dur<br />
dans le… Distraitement, je lui destine un<br />
clin d’œil… Pour pas qu’elle se sente trop<br />
malheureuse, simplement… Qu’elle se sente<br />
pas repoussée ! Qu’elle en développe pas un<br />
complexe d’infériorité parce que je l’aurais<br />
ignorée ! Je vide mon Planter’s Punch, sip !<br />
un trait ! Décidément, cette fille-là c’était<br />
Virginia Principal elle-même en personne…<br />
- 356 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
Un fabuleux morceau de femme ! Enfin !<br />
Rien du tout à côté d’Ornella ! Les cuisses<br />
peut-être un peu plus fines, la taille à peine<br />
un peu plus svelte… Détails négligeables<br />
qui me faisaient rien, au fond ! Elle pouvait<br />
bien continuer à s’amuser toute seule avec<br />
son ballon ! J’avais d’autres vastes pensées<br />
à approfondir puissamment, moi !<br />
– Eh bien ! Eh bien ! Si c’est-y pas notre<br />
petit coq !<br />
Une voix de femme, dans mon dos… Une<br />
voix familière, entendue sous d’autres<br />
ciels…<br />
– Qu’est-ce que tu fabriques dans la<br />
Floride, enfant ?<br />
Tabarnak ! Une apparition ! <strong>La</strong> voisine<br />
d’Ornella ! L’artiste négresse ! <strong>La</strong> chanteuse<br />
Omega Malinea !<br />
– T’es venu te régénérer les couilles au<br />
soleil, ou quoi ? ! elle me taquine.<br />
Ah, la sacrée polichinelle ! Elle rigolait, la<br />
gueule fendue jusqu’aux oreilles, le geste<br />
large, saugrenue, théâtrale !<br />
J’éberlue tellement qu’elle m’administre<br />
une taloche de toutes ses forces !<br />
– Tu vas pas me dire que tu me<br />
reconnais pas ! elle s’offusque.<br />
– Euh… Non… Non…<br />
– Alors ? T’es en vacances, ou bien il y a<br />
un congrès de baiseurs en ville ?<br />
Le bizarre effet que me faisait sa<br />
présence dans ces lieux-là… Dans les<br />
hôtels où j’avais pénétré jusqu’à présent,<br />
j’avais remarqué que toutes, toutes les<br />
femmes de chambre étaient des Noires… En<br />
revenant des centres commerciaux entourés<br />
de bungalows paradisiaques, j’avais vu<br />
- 357 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
aussi un quartier de bicoques mal foutues<br />
apparemment réservées aux Noirs… J’avais<br />
pas encore aperçu un seul touriste crépu ni<br />
sur la plage ni dans les hôtels, par<br />
exemple ! Pourtant ça grouillait de monde<br />
partout ! Des innombrables hébéphrènes<br />
agglutinés en hordes ! Buvant, bouffant,<br />
bronzant ! Bedonnant ! Bêlant !<br />
– Eh bien ? Omega insistait.<br />
– Et vous ?<br />
– Moi ? Devine !<br />
– Ben…<br />
– Eh oui ! elle s’écrie.<br />
– Vraiment ?<br />
– Je te l’avais bien dit !<br />
– Pardon ?<br />
– Tu vois !<br />
– C’est-à-dire…<br />
– Hein !<br />
– Pas possible…<br />
<strong>La</strong> blancheur aveuglante de son maillot<br />
contrastait violemment avec la couleur de<br />
sa peau… Son corps paraissait encore plus<br />
noir que la première fois que je l’avais vue,<br />
à Montréal, dans la pénombre de la cuisine,<br />
chez Ornella… Elle avait l’air d’un sombre<br />
pressentiment dressé en plein soleil… Ah,<br />
ça me plaisait pas, ça me plaisait vraiment<br />
pas ! Le blanc et le noir peuvent pas<br />
coexister à l’état pur dans une même<br />
personne, ça se peut pas !<br />
– Ferrari a tout arrangé ! elle glousse.<br />
– Quoi ? Je veux dire, qui ?<br />
– Jimmy Ferrari ! Mon impresario ! Je<br />
suis en tournée ! Je fais toute la Floride !<br />
Un mois ! Deux mois ! Des blues, des ballades<br />
! En anglais ! En espagnol ! Du rock, du<br />
- 358 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
pop ! Un peu de tout, quoi ! J’ai même mis<br />
deux trois airs d’opéra au programme !<br />
Pour leur montrer ma voix ! Qu’ils voient à<br />
qui qu’ils ont affaire, les mélomanes ! Je<br />
suis dans tous mes états ! Dans tous les<br />
grands hôtels ! Enfin, quelques-uns ! Plusieurs,<br />
en fait ! Plusieurs !<br />
– Vous allez chanter ici ?<br />
– Je commence ce soir ! Tout mon répertoire<br />
! Trois soirs en tout ! Après je suis à<br />
Jacksonville ! Après ça, à Miami ! Ensuite<br />
on attaque Tampa, Clearwater, Orlando !<br />
Tu te rends compte !<br />
Oui, je commençais à me rendre compte,<br />
justement… C’était plus fort que moi,<br />
j’avais l’impression qu’elle portait malheur,<br />
cette damnée femme-là ! Elle émettait des<br />
vibrations pas rassurantes, des ondes<br />
méphistophéliques… On aurait dit qu’elle<br />
était imprégnée du désastre qui s’était<br />
abattu sur moi le jour où j’avais fait sa<br />
connaissance… Dramatiques circonstances,<br />
certes ! Elle avait quand même pas aidé sa<br />
cause avec ses noires théories ! <strong>La</strong> nuit, la<br />
merde, la mort ! « <strong>La</strong> merde, c’est le petit<br />
paquet de mort qu’on fabrique tous les<br />
jours », etc. ! Tu parles si je m’en rappelais !<br />
– T’as pas l’air dans ton assiette ! elle<br />
constate.<br />
– Je supporte pas la chaleur…<br />
– Je comprends ! T’es habillé jusqu’aux<br />
gencives ! T’as la fièvre, ou quoi ?<br />
– Non… Un… Un coup de soleil…<br />
– J’ai pas ce problème-là, moi ! Même si<br />
je suis née à Saint-Ligori, j’ai un<br />
chromosome tropical dans le sang, si tu<br />
vois ce que je veux dire !<br />
- 359 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
Elle en hennit un bon coup !<br />
Ghouuuaaaa-aaahaaaaah !<br />
<strong>La</strong> fille au bikini rose qui batifolait dans<br />
la triste mare aux touristes me lâchait pas<br />
du regard, elle… Elle m’adressait des<br />
simagrées… Elle me montrait son gros<br />
ballon de plage bariolé de folles couleurs<br />
estivales… Shit ! Qu’est-ce qu’elle me<br />
voulait encore, cette autre énervée-là ?<br />
– Hello !<br />
Liette apparaît dans le décor ! Manquait<br />
plus rien qu’elle !<br />
– Ça va, chou ? Pas trop psychotique ?<br />
elle dit en me plaquant un baiser humide<br />
de rouge à lèvres sur la joue.<br />
Les bras surchargés de paquets, elle se<br />
laisse choir sur une chaise longue…<br />
– J’ai pas trouvé de valises ! Va falloir<br />
que j’y retourne demain ! Mais regarde ce<br />
que je t’ai acheté !<br />
En farfouillant dans l’amas de bricoles,<br />
elle lance distraitement à l’Omega :<br />
– I’ll have a double vodka on the rocks !<br />
– Comment ? ! Comment ? ! la Nègre s’offusque.<br />
– Quoi ? Vous êtes pas la… ? <strong>La</strong>… ?<br />
– Où c’est que t’es allé la pêcher, cette<br />
morue-là ? Omega se fâche.<br />
Tong ! Un ballon me rebondit sur la tête !<br />
Là-bas, près de la piscine, la sirène se<br />
trémoussait en riant et en m’envoyant la<br />
main à bouche que veux-tu !<br />
– Qui c’est, la grenouille avec le bikini<br />
rose ? Liette se cabre.<br />
– Personne, personne ! je dis. Je la<br />
connais même pas !<br />
Omega revient à la charge !<br />
- 360 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
– Salope ! Raciste ! elle glapit.<br />
– Et cette guenon-là ? De quel zoo qu’elle<br />
sort ? reprend Liette.<br />
– Omega Malinea, Liette Lukosevicius ! je<br />
dis.<br />
– Liette comment ? ricane Omega. Liette<br />
<strong>La</strong>kiskialeviceaucul ?<br />
Elle plie ! Ah, elle la trouvait vraiment<br />
bonne celle-là !<br />
– Le soleil luit, hein ! je plaisante.<br />
– Tu me trompes, étron ? rugit Liette.<br />
Qu’est-ce qu’elle te veut, la bikini ?<br />
Réponds !<br />
– Et ma voisine ? Tu la trompes avec la<br />
Kiskialeviceaucul ? enchaîne Omega.<br />
– Quelle voisine ? dit Liette.<br />
– À propos, je voulais vous demander…,<br />
je dis. Elle est pas revenue chez elle,<br />
Ornella ? Vous l’avez pas revue, par<br />
hasard ?<br />
– Ornella ? s’écrie Liette.<br />
– Ah, toi, va te foutre à l’eau ! je brais. Tu<br />
vois pas que je jase avec la madame, non ?<br />
– Si je l’ai revue ? dit Omega. Pas !<br />
Jamais depuis le jour que l’armoire à glace<br />
poilue s’est emparée d’elle !<br />
– L’armoire à glace ? murmure Liette.<br />
Elle écarquillait les yeux en déployant<br />
toutes ses antennes !<br />
– Je croyais que tu l’aimais d’amour, toi,<br />
la petite prof ! continue Omega.<br />
– Qu’est-ce que vous voulez insinuer ?<br />
– Ben, t’es là, ici, au soleil, avec une<br />
autre… fille, mettons, pendant qu’elle,<br />
depuis je sais pas combien de jours, elle est<br />
on sait pas où, avec le gorille qui est venu la<br />
chercher chez elle par les cheveux ! À vous<br />
- 361 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
entendre baiser comme des dégénérés, je<br />
pensais que… Je veux dire, j’avais cru que<br />
vous aviez… Je sais pas, moi… Des liens !<br />
Quelque chose !<br />
– Justement ! Je la…<br />
J’allais dire que… Mais Liette me scrutait<br />
de toutes ses forces, elle ! Hélas ! Elle était<br />
en train de découvrir ce qu’elle aurait<br />
jamais dû savoir !<br />
– Ornella ? Le gorille ? elle dit à voix<br />
basse. Qu’est-ce que c’est que cette<br />
histoire-là ?<br />
– Il y en a eu d’autres avant toi ! glousse<br />
Omega. T’as pas connu ma voisine ? <strong>La</strong> prof<br />
de lettres ? Il te la crucifiait quinze vingt<br />
fois par jour au moins ! Ah, je te le jure, il<br />
se gênait pas pour lui défoncer joyeusement<br />
le point « G » douze fois de suite, le<br />
maniaque ! Elle avait plus besoin de se<br />
nourrir tellement il te la gavait de sperme !<br />
Malheureusement, rien dure, dans le bas<br />
monde ! Surtout pas ces chinoiseries-là !<br />
Un autre homme est venu la chercher ! Par<br />
le chignon, tiens ! Enfin, je dis un homme…<br />
Un être, plutôt ! Une créature ! Un abominable<br />
! Il t’a pas raconté ça, ton petit chou ?<br />
– Excuse me !<br />
Voilà l’autre qui se pointe, maintenant !<br />
<strong>La</strong> sirène au bikini rose ! Miss Pamplemousses<br />
de la Floride !<br />
– Aren’t you Stu McCausland ? elle me<br />
demande.<br />
Sacrament ! Elle prenait l’initiative carrément,<br />
l’audacieuse !<br />
– C’est pour retrouver ton Ornella que tu<br />
cherches le Turc ? dit Liette.<br />
– Le Turc ? Quel Turc ?<br />
- 362 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
– I knew it ! la copie Principal pâme. I<br />
knew you were Stu McCausland !<br />
D’un bond, Liette se lève ! Slap ! Elle te<br />
lui balance son sac à main à travers la<br />
gueule !<br />
– Get lost, you bitch ! elle crache.<br />
Pamplemousses lui saute dessus ! <strong>La</strong><br />
bagarre éclate ! Le furieux crêpage de<br />
chignon ! Griffes, bave ! Méli ! Mélo !<br />
Je m’interpose ! Je les sépare ! À coups<br />
de pied dans le fondement, je reconduis<br />
l’agrume jusqu’à la piscine !<br />
– Nice meeting you ! je lui dis. See you<br />
later !<br />
Je reviens à mes moutons !<br />
Liette s’était effondrée sur sa chaise<br />
longue ! Elle braillait comme vache qui<br />
pisse !<br />
– T’en aimes une autre ! elle hurle. Tu<br />
m’aimes pas !<br />
– Mais oui, je t’aime ! Enfin, pas tant que<br />
ça ! Je veux dire, un petit peu, quand<br />
même !<br />
– Elle s’appelle Ornella, hein ? C’est elle<br />
que tu cherches, hein ? C’est pour elle<br />
qu’on est ici, hein ? Hein que c’est ça ? Disle,<br />
dégueulasse !<br />
– Ben… En fait…<br />
– Menteur ! Hypocrite ! Profiteur ! Anus !<br />
– Mais non ! Mais non !<br />
– Vomissure ! Égout ! Diarrhée !<br />
Elle avait pas l’air contente, là…<br />
– Mais non ! je lui dis doucement.<br />
– Homard ! !<br />
– Ah, Liette, recommence pas à m’insulter<br />
!<br />
– Homard ! ! Homarde ! ! !<br />
- 363 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
L’Omega Malinea s’amusait ferme, elle !<br />
Notre petite conversation la mettait en joie !<br />
– T’as détruit ma vie ! chiale Liette.<br />
– Ta vie ? Quelle vie ? je lui rétorque.<br />
– Je t’aime ! ! elle époumone. Tu l’as pas<br />
encore compris ? T’as rien à la place du<br />
cœur, insignifiant ? Abruti ! Fond de cave !<br />
– Mais non, tu m’aimes pas, voyons !<br />
– Oui, je t’aime ! Mais tu t’en fous ! Tout<br />
le monde s’en fout ! Personne m’aime !<br />
– Mais non !<br />
– Je suis une putain, moi, hein ? Je suis<br />
juste un trou, moi, hein ?<br />
J’avais beau essayer de résister à<br />
l’assaut sentimental, je me désolais tout de<br />
même un brin de la voir en proie au<br />
larmoiement déchirant…<br />
– Pourquoi tu m’aimes pas ? elle continuait.<br />
Pourquoi que tu l’aimes, elle ?<br />
Qu’est-ce qu’elle a de plus que moi ? Elle en<br />
a plus que moi des trous, elle ? Ou plus de<br />
fric, peut-être ? Ou bien elle aime se faire<br />
fourrer des légumes dans le trou de cul ?<br />
Hein, sadique ! Pervers ! Violeur ! Brute !<br />
– Mais non ! Elle… Ben… Écoute, je peux<br />
pas…<br />
– Elle est pas putain, elle, hein ? Elle a<br />
pas couché avec le zoo au grand complet,<br />
elle, hein ? T’aimes les nitouches, toi,<br />
impuissant ? Fif ! Châtré ! Fruit !<br />
– Mais non ! Je veux dire, l’amour c’est<br />
autre chose !<br />
– Quoi, autre chose ? Quoi ? ! ?<br />
– Ça s’esplique pas ! Heureusement,<br />
d’ailleurs !<br />
– Explique pareil ! elle réclame à grands<br />
cris.<br />
- 364 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
– Ben… L’amour c’est… Je veux dire, la<br />
femme idéale c’est…<br />
– Quoi, idéale ? Je suis pas idéale, moi ?<br />
Je suis pas belle ? J’ai pas une belle<br />
carrosserie ? J’ai pas assez d’instruction,<br />
peut-être ? Hein ? Dis-le, vidange !<br />
– Non, non ! Mais l’amour… <strong>La</strong> femme<br />
idéale… Tu vois, il me faut… L’amour, c’est<br />
comme… Je sais pas, moi… <strong>La</strong> femme<br />
idéale, c’est la femme impossible, comme !<br />
– <strong>La</strong> femme impossible ? ! ? elle tonitrue.<br />
Je suis trop possible, moi, peut-être ?<br />
Hein ?<br />
– Mais non !<br />
– Je suis belle et je t’aime comme une<br />
délabrée et on est bien ensemble, mais ça te<br />
suffit pas parce que c’est trop facile ? Tu<br />
cherches ta mère, idiot ? Tu cherches ce<br />
que t’auras jamais ? Tu peux pas te<br />
contenter de la vie, minus ? Détritus !<br />
Kleenex !<br />
– Mais non !<br />
– Tu veux vivre comme dans les films au<br />
cinéma ? C’est ça, l’impossible ? C’est ce<br />
qui se peut pas ? C’est ça que t’as besoin,<br />
hein, précoce éjaculateur ?<br />
– Mais non !<br />
– Tu sais pas aimer ! Tu le sauras<br />
jamais ! Pour aimer, y faut que tu commences<br />
par accepter la vie ! Celle-là, la celle<br />
d’ici ! <strong>La</strong> merdeuse, la vraie ! <strong>La</strong> seule ! <strong>La</strong><br />
tienne et la mienne, espèce de petit crétin !<br />
Éberlué ! Rêveur ! Rat !<br />
– C’est pas ce que j’ai voulu dire ! je proteste.<br />
– T’es pas capable de regarder la réalité<br />
en face !<br />
- 365 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
– Mais non !<br />
– Tu vas te marcher sur le cœur jusqu’à<br />
la fin de tes jours parce que tu crois plus à<br />
tes imaginations qu’aux vraies personnes<br />
réelles, pauvre déficient !<br />
– Mais non !<br />
– Tu vas souffrir comme la plus basse<br />
bête débile parce que même celle que<br />
t’appelles la Femme Impossible, elle est<br />
faite avec de la vraie chair et du vrai sang et<br />
de la vraie merde ! Comme moi ! Elle se<br />
torche après avoir chié, comme tout le<br />
monde, la Femme Idéale ! Elle va vieillir, et<br />
elle va perdre ses dents, et la peau va toute<br />
lui ratatiner, et ses seins vont se dégonfler<br />
et elle va devenir laide comme toutes les<br />
autres, tu vas voir, tu vas voir !<br />
– Mais non !<br />
– D’ailleurs je te le prédis, foireux simple<br />
d’esprit ! Con larvé ! Tu la retrouveras<br />
jamais, ta Femme Idéale ! Ton mirage, tu<br />
vas le chercher jusqu’à la fin de tes<br />
misérables jours inutiles, taré ! C’est pas ici<br />
à Daytona qu’elle va te tomber du ciel, la<br />
Femme Idéale ! Ah, non ! Tu peux toujours<br />
courir, sac à pus puant ! Tas de défécation !<br />
Qu’est-ce qu’elle me chantait là, la<br />
truie ? Elle riait, à présent ! Ah, elle riait !<br />
Même qu’elle s’en payait une sacrée pinte !<br />
– On t’a eu à l’os, bouché ! Mystique !<br />
Aveugle ! Bedeau !<br />
– Quoi ? je tremble.<br />
– T’as pas cru qu’on allait t’offrir la tête<br />
du Turc sur un plateau d’argent, quand<br />
même !<br />
– Comment, « on » ? Qui ça, « on » ? Mais<br />
de quoi tu parles ? ! ?<br />
- 366 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
– Les douze mille dollars à Dixie Angora !<br />
elle pisse.<br />
– Quoi ? Quoi ?<br />
– <strong>La</strong> communauté turque de Daytona ! !<br />
Haaahh-haaaaah !<br />
Calvaire ! Je me sentais devenir vert !<br />
– Tu comprends pas ? elle continue. C’est<br />
lui qui m’a payée pour que je te promène le<br />
plus longtemps possible pendant qu’il filait<br />
ailleurs ! Lui ! Le Turc ! Dixie a tout<br />
arrangé !<br />
– Non ! Tu me fais marcher !<br />
– Ah, pour te faire marcher, on t’a fait<br />
marcher, tu peux le dire !<br />
– Mais… Mais… Le président de la<br />
Chambre de Commerce ? Tu l’as vu ! Tu l’as<br />
rencontré ! Hier ! Je le sais ! Il t’a mis en<br />
contact avec…<br />
– Il a jamais existé ! Hier, je suis allée<br />
acheter de la coke, point final !<br />
– Tu m’as menti ? ! ?<br />
– Ha !<br />
– T’as tout inventé ? ! ?<br />
Elle m’écoutait plus ! Elle se roulait par<br />
terre, elle se répandait en hurlements<br />
hystériques, sanglots, larmes, rires mêlés !<br />
– <strong>La</strong> Femme Impossible ! elle fendait. Ah,<br />
tu vas être servi, pauvre vain ver de terre !<br />
Le Turc, il est loin maintenant ! Ta Femme<br />
Impossible avec ! Tu vas en avoir du temps,<br />
infect miteux, pour rêver à elle ! Ha ! Ha !…<br />
Non, je pouvais pas en croire mes<br />
oreilles !<br />
– Faites quelque chose, vous ! je gueule à<br />
Omega en la secouant, véhément.<br />
– Quoi, quelque chose ? elle rebiffe. C’est<br />
pas mes oignons, moi, vos histoires ! À part<br />
- 367 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
ça j’y comprends rien ! Pourquoi qu’elle<br />
convulse, ta tordue ?<br />
– Mais Ornella vous la connaissiez, espèce<br />
d’irresponsable ! ! !<br />
– Va foutre, Gugusse ! J’ai des chats à<br />
fouetter, moi ! Mon pianiste m’attend ! <strong>La</strong><br />
Gloire avec ! Faut que j’y aille !<br />
– Mais…<br />
– Viens me voir ce soir ! Dans ma loge !<br />
Après le spectacle ! On boira un coup ! Tu<br />
m’exposeras ton problème ! Tu t’exposeras<br />
aussi, si tu veux ! Enfin, je plaisante ! Mais<br />
pas tant que ça ! Penses-y bien ! Allez,<br />
adieu !<br />
Elle m’embrasse violemment, zmck ! Elle<br />
décampe ! Elle m’abandonne !<br />
J’écroule anéanti sur une chaise longue !<br />
Liette payée par le Turc ! Complice dans le<br />
complot contre moi, contre Ornella, contre<br />
notre amour ! Le putride baiser de Judas !<br />
L’irrémédiable trahison définitive ! Liette, le<br />
Turc, l’Angora ! Ligués ! Ce coup-là, c’était<br />
vraiment la fin de tout !<br />
– What the hell is going on here ?<br />
Un homme venait de surgir de terre, là,<br />
sous mes yeux… Un colosse à la mâchoire<br />
puissante, aux bras énormes… Un véritable<br />
Américain gavé de biftecks saignants depuis<br />
que sa mommy lui avait retiré le sein…<br />
Tout de suite je comprends qu’il appartient<br />
au personnel de l’hôtel… Il avait les yeux<br />
vides, l’hercule… Une espèce d’héros<br />
découpé dans du papier, un autre personnage<br />
de bande dessinée… Les cheveux en<br />
brosse et la conviction d’exister… On avait<br />
fait nous autres du sacré raffut dans nos<br />
échanges, on avait joliment troublé<br />
- 368 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
l’atmosphère paradisiaque sur la terrasse !<br />
J’intuitionnais que le gros gars avait pas<br />
l’intention de nous laisser continuer à nous<br />
énerver encore longtemps !<br />
– No problem, man ! je lui dis en lui<br />
donnant une tape amicale dans le dos.<br />
À mes pieds, Liette rampait dans sa<br />
morve… J’avais même pas envie de l’éventrer<br />
tellement ses aveux m’avaient<br />
détruit… Je ramasse ses paquets, tous ses<br />
vains objets de consommation… Je l’aide à<br />
se relever, je la traîne vers l’hôtel…<br />
L’Américain qui me fusillait du regard me<br />
faisait assez comprendre qu’on était comme<br />
de trop dans leur hostie de paradis…<br />
*<br />
Toute cette maudite lumière du soleil<br />
floridien me donnait envie de dégueuler…<br />
Sitôt entré dans notre ridicule chambre<br />
super-luxueuse, j’avais tiré les rideaux et<br />
j’étais allé m’asseoir sur le lit, à côté de<br />
Liette, mon épaule presque collée contre la<br />
sienne… Je me sentais vide… C’était pas<br />
désagréable… À vrai dire, je m’en foutais<br />
comme je me foutais de tout le reste, à<br />
présent…<br />
– Qu’est-ce que tu vas faire, maintenant<br />
? je lui demande.<br />
Elle m’enlace tendrement en se remettant<br />
à pleurer…<br />
– Reste avec moi, chou ! elle murmure.<br />
Je vas appeler Dixie Angora ! Je vas lui<br />
demander qu’elle m’envoie de l’argent ! Elle<br />
va le faire ! Je te jure qu’elle va le faire ! Elle<br />
en a rien à branler ! C’est le Turc qui paye !<br />
- 369 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
On va aller vivre au Mexique tous les deux !<br />
Ou dans les Caraïbes ! On va se faire une<br />
vie, tu vas voir ! Toi et moi ! Dis-moi que tu<br />
veux, chou !<br />
– Tu sais bien que c’est pas possible…<br />
– Pourquoi ça serait pas possible ?<br />
– Tu le sais bien…<br />
– Non, je le sais pas ! Écoute-moi !<br />
J’avais pas prévu que les choses se passeraient<br />
comme ça, mais maintenant que je<br />
suis partie du bordel, je peux plus y<br />
retourner ! Je pourrai plus jamais ! Il faut<br />
que tu me croies, Léo !<br />
– Je suppose que je devrais pas, mais je<br />
te crois…<br />
Je lui mentais pas. Et j’étais bien<br />
incapable de lui en vouloir, je savais pas<br />
pourquoi… Je l’ai jamais su non plus… Elle<br />
m’avait trompé depuis le début, la salope,<br />
mais moi j’avais été le pire des naïfs dans<br />
cette sale histoire-là… J’avais peut-être<br />
fortement mérité que le ciel me dégringole<br />
sur la tomate, après tout…<br />
– Je vas changer ! continuait Liette. Je<br />
suis déjà plus la même ! Tu t’en es pas<br />
rendu compte ?<br />
– <strong>La</strong>isse tomber…<br />
– Au début, j’ai fait ce qu’ils m’avaient dit<br />
de faire ! Mais le Turc je peux bien lui chier<br />
dans les mains, je m’en fous, moi ! Il est<br />
loin, maintenant ! J’ai continué parce que<br />
j’étais sûre qu’avec le temps tu finirais par<br />
t’attacher à moi ! Je t’aime, Léo ! C’est vrai !<br />
Je veux pas te perdre ! Je veux plus jamais<br />
te perdre !<br />
L’amour, l’amour… Quelle merde, à la<br />
fin !<br />
- 370 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
– On va s’en aller tous les deux, chou !<br />
elle reprend. On va vivre tout nus comme<br />
des rois sur une île déserte ! Les océans<br />
sont pleins d’endroits inexplorés ! On va<br />
manger des poissons et des ananas et on<br />
travaillera plus jamais ! On prendra plus de<br />
drogue, rien, même pas de l’alcool ! On va<br />
faire l’amour tout le temps ! Je vas pondre<br />
des beaux œufs pour toi ! Toute une<br />
marmaille de petits poussins ! On va être<br />
heureux, tu vas voir ! Viens avec moi !<br />
Demain ! On part ! On s’en va ! À Key West !<br />
Après, on prend un bateau et…<br />
– Non, non…<br />
– Ta fille, tu la retrouveras pas ! elle dit.<br />
Penses-y plus ! Tu perds ton temps ! Je sais<br />
pas où le Turc l’a emmenée ni ce qu’il a fait<br />
d’elle, mais je sais que t’auras jamais<br />
aucune chance contre lui ! Si tu continues<br />
à la chercher, ta vie est finie ! Tu vas passer<br />
le reste de tes jours à poursuivre une<br />
chimère ! Je suis là, moi ! Regarde-moi,<br />
Léo ! J’existe ! Je suis réelle ! Je suis à toi !<br />
T’as rien qu’à me prendre ! T’as rien qu’à<br />
dire oui ! Tu vas voir ! Dans les Caraïbes il<br />
fait toujours beau ! Y a rien de sale, dans<br />
les îles ! Pas de calcium dans les rues, en<br />
hiver, pas de métros bondés, pas de<br />
télévision ! Pas de banques, pas d’argent !<br />
Pas de bars ! Pas de compétition entre les<br />
gens ! Même pas de travail ! Juste des<br />
indigènes qui rient tout le temps ! Des<br />
Nègres qui dansent et qui font l’amour toute<br />
la nuit, toutes les nuits ! Nous autres aussi<br />
on va rire et on va faire l’amour tout le<br />
temps ! Quand je vas avoir des enfants, tu<br />
vas voir comment qu’ils vont être beaux ! Je<br />
- 371 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
vas les allaiter moi-même jusqu’à ce qu’ils<br />
soient grands, et toi pendant ce temps-là tu<br />
vas fumer ta pipe tranquillement, ou bien<br />
tu vas aller à la pêche ou bien ramasser des<br />
noix de coco ! Et un jour on va devenir très<br />
vieux et on va mourir ensemble tous les<br />
deux, entourés de nos enfants et de nos<br />
animaux, en sachant qu’on a été heureux<br />
dans la vie !<br />
Elle me faisait mal aux tripes à rêver<br />
comme ça à voix haute… Sous n’importe<br />
quelle forme, l’idée du bonheur est jamais<br />
rien que du fourrage jeté au bétail<br />
humain… Du bonbon pour attardés<br />
mentaux ! Cette scène était sordide…<br />
Sordide et ridicule comme les palmiers que<br />
Liette voyait danser dans ses pauvres yeux<br />
embués…<br />
– Je comprends pas…, je dis. J’ai pourtant<br />
rien fait pour que tu m’aimes…<br />
– Justement ! Les autres hommes ont<br />
toujours pensé rien qu’à m’acheter ou à me<br />
baiser ! Tous ! Tous les soi-disant virils à la<br />
grosse quéquette incapables de sentiments !<br />
Toi, t’es le seul gars dans toute ma vie qui<br />
m’a pas traitée comme de la viande !<br />
J’étais pas tout à fait d’accord, mais<br />
j’avais pas envie de la contredire…<br />
Je me lève, je fais quelques pas dans la<br />
pénombre de la pièce climatisée… Deux<br />
cent cinquante dollars U.S. la nuitée…<br />
Liette payée par le Turc… Douze mille… Je<br />
me disais que si l’Abominable avait hasardé<br />
sans sourciller un pareil montant pour<br />
m’éloigner d’Ornella, il devait te posséder<br />
une véritable fortune ! Ou alors à ses yeux<br />
Ornella avait pas de prix ! Pourquoi ?<br />
- 372 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
Qu’est-ce qu’elle représentait pour lui ?<br />
Qu’est-ce qu’elle représentait pour lui ?<br />
– Pourquoi le Turc me l’a enlevée ? je crie<br />
tout à coup. Dis-moi pourquoi !<br />
Les larmes lui en jaillissent deux fois<br />
pire !<br />
– Tu le connais ! Parle ! Dis-moi pourquoi<br />
! !<br />
Elle me regarde comme si je venais de la<br />
pousser dans le vide du haut d’un<br />
précipice… Le visage enfoui au creux de ses<br />
mains, elle se renverse sur le lit en<br />
hurlant…<br />
Je me jette sur elle ! Je l’empoigne par<br />
les cheveux !<br />
– Dis-moi pourquoi ou je…<br />
– Va-t’en ! elle crie à son tour. Va-t’en,<br />
va-t’en, va-t’en !…<br />
- 373 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
J’avais plus nulle part où aller… J’étais à<br />
deux mille cinq cents kilomètres de chez<br />
moi, mais ça voulait rien dire parce qu’en<br />
réalité j’en avais plus de chez moi… J’aurais<br />
pu aller m’asseoir sur la plage, ou au beau<br />
milieu d’Atlantic Avenue, m’incruster, rester<br />
là jusqu’à prendre racine, j’aurais pas cessé<br />
pour autant de flotter, d’être emporté à la<br />
dérive… Quelque chose cognait encore au<br />
creux de ma poitrine, mais je comprenais<br />
plus ce que c’était ni ce que ça foutait là…<br />
Mon corps avait plus de poids, j’étais plus<br />
rien qu’une âme sans attaches, et encore,<br />
une âme hideuse, une âme défigurée… Et je<br />
savais que toujours j’allais rester comme<br />
ça…<br />
Alors je suis allé chercher refuge dans la<br />
chambre d’Omega Malinea, dans le noir de<br />
l’antre du noir où, pendant trois jours et<br />
trois nuits, je me suis terré derrière les<br />
rideaux hermétiquement fermés… Le jour,<br />
Omega traînait sur la plage, à la fin de<br />
l’après-midi elle répétait avec son pianiste,<br />
et puis le soir elle donnait son tour de<br />
chant… Quand elle rentrait, après minuit,<br />
je faisais semblant de dormir, dans celui<br />
des lits du local qu’elle me laissait<br />
occuper… Elle sortait tôt le matin ; j’attendais<br />
qu’elle soit partie avant de m’asseoir<br />
dans mon lit, où je restais toute la journée,<br />
comme un moribond confiné à l’intérieur<br />
- 374 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
des limites de plus en plus restreintes de<br />
son corps… Je me serais peut-être laissé<br />
mourir pour de bon, tout simplement, sans<br />
même y penser, si pendant ces trois jourslà<br />
les Chevals avaient pas bondi par-dessus<br />
je sais pas quelle barrière pour venir se<br />
bousculer dans ma tête… Les Chevals, les<br />
toujours si tant pauvres Chevals que<br />
chevauche la vie, les Chevals affolés par la<br />
sourde menace de la mort… Adam est venu,<br />
et Ulysse et Crusoé aussi, et Candide et<br />
Perceval et le Christ… Les grandes bêtes<br />
surgies tout à coup des replis de mon<br />
enfance que je croyais avoir déjà oubliée…<br />
Ils sont tous venus ensemble, les Chevals,<br />
ils ont pris possession de ma cervelle en<br />
démanche, ils ont pris ma place en moi et<br />
ils m’ont rempli de leur bruit et de leurs<br />
chicanes… Cloué sur mon lit, je les ai<br />
regardés s’affronter… Candide chassé du<br />
château du baron de Thunder-ten-tronckh<br />
pour avoir été surpris dans les bras de<br />
mademoiselle <strong>Cunégonde</strong>, comme Adam<br />
avait été chassé du Paradis terrestre pour<br />
avoir mordu dans la pomme de l’Ève<br />
perverse… Ces deux sacrés imbéciles<br />
avaient été précipités dans le Monde, ils<br />
avaient déboulé dans cette vie-ci, et<br />
maintenant ils étaient forcés de vivre et de<br />
devenir des hommes, et ils me criaient :<br />
« Tu es comme nous ! Tu es comme nous,<br />
pauvre tata ! »… Crusoé avait subi le sort<br />
contraire, le naufrage du navire sur lequel il<br />
naviguait l’avait rejeté hors le Monde, et<br />
maintenant il était menacé de voir son<br />
humanité se dissoudre dans la solitude de<br />
son île, il était forcé de lutter pour rester<br />
- 375 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
vivant en cette vie-ci et pour rester un<br />
homme aussi, et il me criait : « Tu es<br />
comme moi, pauvre tata ! Tu es comme<br />
moi ! »… Ulysse racontait, lui, comment il<br />
était descendu aux Enfers avant de revenir<br />
en ce monde-ci pour y accomplir sa<br />
destinée, et il me criait : « Pauvre tata ! Tu<br />
es comme moi ! »… Et le Christ qui avait été<br />
mis au tombeau avant de ressusciter et de<br />
monter au ciel pour y accomplir sa destinée<br />
me criait aussi : « Tu es comme moi, pauvre<br />
tata ! »… Et moi je savais plus, je savais<br />
plus discerner ma voie ! Choisir d’aller avec<br />
Adam et Candide, choisir la nostalgie du<br />
paradis perdu où être homme est superflu ?<br />
Ou choisir d’aller avec Crusoé, choisir la<br />
nostalgie du monde des hommes d’où le<br />
paradis est exclu ? Après l’enfer, choisir<br />
avec Ulysse de rester en cette vie-ci pour la<br />
transfigurer, ou choisir avec le Christ de la<br />
transcender en la quittant ? Mais Perceval<br />
était là lui aussi, Perceval le dernier des<br />
Chevals, à cheval entre Candide et Crusoé,<br />
entre l’Ulysse et le Christ, Perceval cherchant<br />
le Graal, cherchant le paradis sur<br />
cette terre-ci, cherchant à devenir un<br />
homme en devenant plus qu’un homme,<br />
Perceval le magnifique transfigurant cette<br />
vie-ci en la transcendant, Perceval me<br />
criant : « Tu es comme moi, pauvre tata ! Tu<br />
es comme moi ! »…<br />
Quand au bout de ces trois jours-là ils<br />
m’ont enfin laissé sortir de la chambre<br />
d’Omega Malinea, j’étais pas plus avancé…<br />
J’avais été incapable de choisir quoi que ce<br />
soit, mais le principal était sans doute que<br />
j’avais surtout été incapable de choisir de<br />
- 376 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
mourir… Le soleil était chaud, les vagues<br />
roulaient sur la plage avec un entêtement<br />
rassurant… Est-ce que Liette avait quitté<br />
l’hôtel ? Est-ce qu’elle avait repris la route<br />
du sud, ou est-ce qu’elle était plutôt<br />
repartie vers le nord ? Je l’ignorais absolument,<br />
et c’était peut-être mieux comme ça,<br />
après tout… Omega et son pianiste et<br />
Jimmy Ferrari, l’impresario à la grande<br />
gueule, devaient quitter la ville au début de<br />
la soirée… Ils étaient prêts à me faire une<br />
petite place dans la bagnole jusqu’à<br />
Jacksonville, où l’énergumène devait se<br />
produire ce soir-là… Mes trois jours de<br />
« fièvre », comme elle disait, avaient pas<br />
impressionné Omega outre mesure… Elle<br />
croyait qu’après m’être fait piquer Ornella à<br />
ma barbe et à mon nez, Liette m’avait<br />
abandonné comme la belle salope qu’elle<br />
était sûrement en réalité… Sa conviction<br />
intime, c’était que j’avais brutalement<br />
réalisé « l’inanité de l’amour sexué » et que<br />
je m’étais effondré en comprenant enfin que<br />
l’âme du monde est noire, que le but de la<br />
vie est d’apprendre à mourir, et que tout le<br />
reste est rien que de la bouillie pour les<br />
chats et de la petite connerie pour petits<br />
connards demeurés…<br />
Elle avait peut-être raison, j’en sais<br />
rien… Je sais une chose, par exemple. Ce<br />
soir-là, quand on est arrivés à Jacksonville,<br />
on s’est trouvés soudain en plein dans le<br />
plus déchaîné de l’émeute raciale qui venait<br />
d’éclater comme un formidable ouragan une<br />
heure auparavant. Je dirai pas dans quelles<br />
circonstances j’ai revu l’Homme Noir qui<br />
nous avait aidés à échapper aux flics,<br />
- 377 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
quelque part entre Baltimore et<br />
Philadelphie, et qui courait dans les rues de<br />
la ville, à la tête d’une horde d’émeutiers<br />
incendiant des autos, pulvérisant les<br />
vitrines des magasins et saccageant tout<br />
sur leur passage. Je dirai simplement que<br />
j’ai eu peur, peur parce que tous ces<br />
damnés Noirs armés de torches et de<br />
bâtons hurlaient et se tordaient dans le noir<br />
comme des possédés, peur parce que tous<br />
les démons de l’enfer avaient l’air d’avoir<br />
envahi la terre, peur parce qu’Omega<br />
m’avait fait peur encore en me parlant<br />
encore de la mort qui est au cœur de toute<br />
chose et qui dévore l’univers comme un<br />
irrémédiable cancer, peur surtout parce<br />
qu’en revoyant l’Homme Noir dans toute sa<br />
terrible beauté, j’ai eu le pressentiment que<br />
la Beauté, justement, est une idole<br />
terrifiante, une idole noire, justement… J’ai<br />
eu mortellement peur parce que, cette nuitlà,<br />
j’ai compris dans le plus profond des<br />
moindres fibres de ma viande à quel point<br />
je comprenais plus rien, à quel point j’étais<br />
fragile et dérisoire dans l’univers qui<br />
m’entourait – et si j’ai pu surnager dans le<br />
maelström de feu et de haine et de violence<br />
qui menaçait de nous engloutir, si, au bout<br />
de la nuit, j’ai enfin pu baiser la rive du<br />
matin sans laisser derrière moi ma raison<br />
en lambeaux, c’est parce que dans ma<br />
terreur la vision d’Ornella m’est apparue<br />
une fois encore, et m’a soutenu et m’a porté<br />
encore, comme la vue d’une étoile qui trace<br />
entre elle et le cœur de l’homme une ligne le<br />
long de laquelle notre existence peut se<br />
déployer…<br />
- 378 -
−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />
*<br />
Selon les informations que Valleyfield<br />
prétendait avoir pu obtenir à force de fric, le<br />
Turc avait filé sur la côte Ouest après avoir<br />
quitté Ottawa. Le Professeur devait avoir dit<br />
vrai, puisque Liette, elle, m’avait menti.<br />
Parti à la recherche du fantôme d’Elvis,<br />
Hubert Hébert devait se trouver quelque<br />
part aux environs de Mobile, Alabama. Il<br />
était mon dernier lien avec le Monstre, mon<br />
seul espoir de retrouver Ornella. Alors le<br />
lendemain je suis parti moi aussi pour<br />
l’Alabama. Et c’est bien comme ça que tout<br />
a commencé…<br />
- 379 -