22.06.2013 Views

La Cunégonde.pdf - Serge Viau : : : Chien d'écrivain

La Cunégonde.pdf - Serge Viau : : : Chien d'écrivain

La Cunégonde.pdf - Serge Viau : : : Chien d'écrivain

SHOW MORE
SHOW LESS

You also want an ePaper? Increase the reach of your titles

YUMPU automatically turns print PDFs into web optimized ePapers that Google loves.

<strong>Serge</strong> <strong>Viau</strong><br />

<strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong><br />

roman<br />

Les Éditions Pirate


Il n’est qu’une seule chose<br />

qui excite les animaux<br />

plus que le plaisir,<br />

et c’est la douleur.<br />

Umberto Eco, Le nom de la rose


<strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong>


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

Un jour, j’ai croisé un vieux bonhomme<br />

aux yeux bridés sur une route poussiéreuse<br />

du Yukon. On était à pied tous les deux,<br />

seuls dans l’énorme crépuscule de la fin de<br />

l’été. Bossu, pas rasé, il était arrangé<br />

comme la chienne à Jacques, lui. Avec son<br />

grand bâton tordu et ses guenilles, il<br />

ressemblait à un pèlerin d’un autre âge, un<br />

pèlerin perdu, un errant depuis des siècles<br />

dans le labyrinthe du temps…<br />

Il portait une casquette crottée sur<br />

laquelle c’était écrit Beer Makes You Smart.<br />

Il se plante devant moi. En se redressant, il<br />

me fait un clin d’œil et il me dit, en anglais :<br />

« <strong>La</strong> femme est un pays imaginaire situé un<br />

peu plus haut qu’en bas et un peu plus bas<br />

qu’en haut… »<br />

Le soleil descendait lentement sur les<br />

montagnes enneigées. Sans sourire, le vieux<br />

me lance un autre clin d’œil. Puis il reprend<br />

son chemin, et moi le mien. Je fais dix pas,<br />

je me retourne… Il avait disparu,<br />

naturellement…<br />

Dans le ciel, la lumière avait une couleur<br />

de fin du monde tranquille. J’étais encore à<br />

des dizaines de kilomètres du prochain<br />

village. J’avais bien du temps devant moi<br />

pour penser à ce que j’avais lu sur sa drôle<br />

de casquette…<br />

*<br />

- 4 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

Les chemins sans fin du triste Yukon, le<br />

craquement des lourdes jonques croisant<br />

au large de Ningpo… Les dents en or des<br />

contrebandiers de Barranquila, les salles de<br />

billard de Brownsville, Texas… L’infernal<br />

cloaque de Calcutta en putréfaction dans la<br />

canicule… Tout ça, tout ça qui allait<br />

devenir la vie que j’ai vécue ! On m’aurait<br />

dit que les choses se passeraient de la<br />

sorte, que je vivrais l’impensable calvaire<br />

que la destinée me réservait, j’aurais ri à<br />

m’en dévisser la glotte ! Pour être drôle, ça a<br />

été drôle, oui ! <strong>La</strong> cauchemardesque<br />

plaisanterie ! Et dire que j’étais parti dans<br />

la vie bien naïf, plein d’illusions, plus<br />

optimiste que trente-six douzaines<br />

d’infaillibles papes… On me racontera plus<br />

d’histoires, allez ! À d’autres ! J’en ai pissé<br />

mon sang moi sur ce torchon-là ! Les<br />

fragiles intelligences qui s’imaginent que je<br />

les entends pas me traiter d’obtus vieux<br />

bouc dans mon dos auraient avantage à<br />

méditer là-dessus un bref instant !<br />

Enfin… Ma jeunesse est derrière moi à<br />

présent… Fini, le temps des lilas !<br />

Fleurettes, folies, lon-la ! J’ai plus<br />

d’illusions, elles m’ont toutes chié dans les<br />

mains ! Je le clame ! Mais je me plains pas !<br />

Non ! Bon débarras plutôt ! Les illusions ?<br />

T’épuisent ! Le poids des rêves, cette<br />

tyrannie de l’Impossible… Pénible ! Tandis<br />

qu’à seize ans… À seize ans on en<br />

redemande, on en a jamais assez. On est<br />

prêt à croire à n’importe quelle connerie, à<br />

la condition que ce soit de la très haute, de<br />

la très belle, de la trois étoiles incroyable !<br />

- 5 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

Et puis on vieillit, la vie s’en charge, la<br />

salope, jusqu’à vous ratatiner dans toutes<br />

vos bottines ! À la longue, on en vient à<br />

soupçonner l’existence d’être vaguement<br />

brune… Après tout, la mémoire doit bien<br />

servir à autre chose qu’à se rappeler<br />

combien on doit d’argent à un tel, et un tel,<br />

et un tel !<br />

Oui, tout m’est resté gravé là dans le<br />

chaudron ! Tout ! Les moindres détails !<br />

Contrées, bourgades, calembredaines !<br />

Êtres, choses ! Tout le sacré déferlement !<br />

Barranquila, Ningpo ! Clova ! Cætera !<br />

Mémoire ! J’ai vieilli énormément, je suis<br />

aujourd’hui un véritable vieillard bien plus<br />

vieux encore que mon pèlerin pouilleux<br />

égaré en plein Yukon. Je commence à me<br />

sentir un tantinet fatigué, forcément. J’ai<br />

rien oublié par exemple ! Pas un atome !<br />

Rien de rien ! Ô mon Ornella !<br />

Je ferme les yeux, tiens…<br />

*<br />

Souvenirs, souvenances… Autrefois…<br />

Ornella… J’avais seize ans ! J’y pense ! À<br />

peine seize ans ! Jésus ! Déjà que<br />

l’adolescence c’est pas exactement le<br />

cadeau béni des dieux… Identité, boutons !<br />

Aléas ! On sait ce que c’est ! Si on y a<br />

survécu ! Mais pourquoi il a fallu que la<br />

malédiction s’abatte sur moi si jeune un<br />

des quatre matins ? L’authentique tornade<br />

de merde hurlant l’horreur ! Destinée ma<br />

calvaire ! Tabarnak ! Tout a arraché ! Ma vie<br />

chavirée, virée sens dessus dessous ! Et<br />

vrrrang !<br />

- 6 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

Je revois Montréal, l’absolument<br />

minuscule appartement, rue Brébeuf, à<br />

deux pas du parc <strong>La</strong>fontaine… Une<br />

cuisinette et une chambre-salon-salle-àdîner-etc…<br />

À l’époque, mes parents<br />

végétaient encore à <strong>La</strong>val-des-Rapides, le<br />

village de la mortelle banlieue où mon père<br />

avait jeté l’ancre de son maudit rêve<br />

américain. Souvenirs ! C’est pendant les<br />

vacances de Noël cette année-là, alors que<br />

la famille pensait rien qu’à fraterniser et à<br />

se resserrer les liens à tour de bras, que je<br />

leur ai tiré ma révérence. Ciao, les gnoufs !<br />

J’évacue ! Je déménage ! Je m’installe ! En<br />

ville ! Rue Brébeuf ! Pire encore, après les<br />

vacances je retourne pas au collège !<br />

Oh boy !<br />

Je peux bien l’affirmer aujourd’hui, en<br />

fait d’émancipation ça a pas été de la tarte.<br />

Il s’en est fait un effroyable sang de cochon,<br />

mon pauvre père ! À me voir hagard, tout<br />

berlue, la profonde conviction que je me<br />

roulais dans la farine soir et matin s’était<br />

emparée de son frêle cerveau. Il y pouvait<br />

rien ! <strong>La</strong> drogue c’était sa hantise<br />

définitive ! Ma mère imaginait, elle, des<br />

horreurs encore plus innommables si ça se<br />

pouvait. Que je croyais plus en Dieu, que<br />

j’avais vendu mon âme à quelque Fourchu,<br />

pour une poignée de vent, peut-être ! Bref !<br />

Du délire de respectables banlieusards !<br />

D’une certaine manière, cependant, ils<br />

avaient pas tout à fait tort, elle et lui. Je<br />

venais de tomber en amour pour la<br />

première fois de ma vie et à mes yeux plus<br />

rien d’autre comptait. Même pas ma<br />

vocation d’idole internationale ! C’est vrai,<br />

- 7 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

ma seule ambition vraiment sérieuse,<br />

jusque-là, c’était de devenir une vedette<br />

baroque, une sorte de flamboyant Mick<br />

Jagger. L’irrévérencieuse pute de foule !<br />

Violeuse violée ! Mais j’avais tout foutu en<br />

l’air, tout envoyé promener ! Famille, école !<br />

Idéal ! Amis ! Tout ! Alea jacta, je m’étais<br />

dit ! Fuck ! C’était la passion terrible !<br />

Vingt-quatre heures sans Elle et la<br />

métaphysique m’en pissait par les oreilles !<br />

J’angoissais sur le Cosmos au grand<br />

complet ! Quand on était ensemble tous les<br />

deux, quel sabbat démentiel, mon vieux,<br />

quel épileptique marathon de fornication<br />

c’était ! Tellement qu’on en avait des<br />

cloches partout sur le corps à force ! J’en<br />

devenais aveugle tellement je me les vidais !<br />

Mais dès qu’on se quittait pour un petit<br />

instant, pour se reposer l’organe en quelque<br />

sorte, pouf ! j’effondrais ! Je convulsais<br />

dans les questionnements ! Toute mon<br />

existence virait puzzle, mes pensées se<br />

mettaient à ressembler à des Picasso, en<br />

plus compliqué encore ! Tout seul dans<br />

mon réduit, rue Brébeuf, j’essayais de<br />

réfléchir, de me ressaisir. Je lui demandais<br />

rien à elle. Les questions, je les gardais<br />

pour moi. Je les retournais contre moi ! À la<br />

longue je commençais à m’éberluer aussi !<br />

Elle m’aime, elle m’aime pas ? J’avais<br />

comme un doute, un vague, lancinant,<br />

malsain… On commettait l’acte quinze vingt<br />

fois par jour, on pouvait pas dire le<br />

contraire. Et les sentiments ? Ses<br />

sentiments à elle ? Elle aimait pas en<br />

parler. Son petit côté mystérieux… Féminité<br />

oblige, n’est-ce pas ! Alors, m’aime, m’aime<br />

- 8 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

pas, m’aime, m’aime pas, soir, matin… En<br />

réalité, j’en avais la chiasse au trou de<br />

connaître la réponse et que ça soit pas la<br />

bonne !<br />

Ah, l’amour ! Diablerie d’engrenage !<br />

Toute ma vie la chienne était en train d’y<br />

passer ! Cet appartement miteux, grand<br />

comme un dé à coudre, la vue imprenable<br />

sur les hangars et les poubelles, là, dans la<br />

ruelle… Je palpitais jusqu’à l’apoplexie pour<br />

la Femelle, je me sauçais le pinceau quinze<br />

fois par jour au moins, par conséquent il<br />

me fallait une piaule ! Implacable<br />

raisonnement d’un adolescent de seize ans !<br />

Alors je l’avais louée la piaule, rue Brébeuf !<br />

En principe je devais pouvoir payer le loyer<br />

avec l’argent que j’espérais gagner je me<br />

demande encore comment… À bride<br />

abattue on ne regarde pas le cheval, hein !<br />

Mais quelle folie, quelle folie… Je<br />

mangeais presque plus, moi déjà si<br />

malingre, je manquais de tout… J’avais pas<br />

de meubles, pas de frigidaire, pas un rond !<br />

Rien ! Par sa faute à elle, naturellement !<br />

L’homme est pas une machine qui marche<br />

toute seule, un Je-Me-Moi qui s’invente sur<br />

un coup de tête, bing ! au fond d’un<br />

placard, dans une maison vide, quelque<br />

part dans un village fantôme perdu sur une<br />

planète déserte ! Ayons pas peur des mots :<br />

le monde existe ! Je suis pas la cause du<br />

monde, moi ! Ça serait plutôt l’inverse ! Elle<br />

était devenue le Monde, elle, précisément…<br />

Le temps filait malgré tout. On était en<br />

plein février, le mois du suicide… Les<br />

petites vieilles en perdaient leurs dentiers à<br />

force de claquer de tout l’ossature, le<br />

- 9 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

pauvre monde te rampait partout dans le<br />

désespoir nordique. Trente C sous zéro ! Les<br />

avitaminosés s’exterminaient déjà par<br />

troupeaux entiers ! Février dans nos<br />

latitudes ! De plus en plus le doute me<br />

rongeait… Elle m’aime, m’aime pas, m’aime,<br />

m’aime pas ? Plus j’essayais de faire le<br />

point sur notre Amour et plus je<br />

m’enfonçais dans les affres ! Le vice du<br />

cercle ! En même pas six semaines de<br />

passion, j’avais viré épave quasiment !<br />

Ah, Ornella ! Ma pitoune ! Ma chose à<br />

moi ! Si j’avais su où tout ça allait nous<br />

mener !…<br />

*<br />

Trois jours sans la voir, trois jours à me<br />

terrer dans mon local, misérable,<br />

suffoqué… Je vivais plus, je devenais tout<br />

enflé de sperme ! Avec elle, j’avais pris<br />

l’habitude d’évacuer au fur et à mesure que<br />

le produit se manufacturait ! Trois jours…<br />

Les cheveux m’en tombaient à force de<br />

penser à elle… Madame n’était pas<br />

« disponible » ! Madame avait du « travail » !<br />

Des masses de devoirs à corriger, des piles,<br />

des amoncellements pas imaginables ! Elle<br />

te les faisait suer ses étudiants, la petite<br />

prof ! Pourtant la correction la mettait au<br />

supplice ! Les fautes d’orthographe surtout<br />

la révulsaient extraordinairement ! Son<br />

calvaire ! Elle en défaillait d’indignation<br />

devant les monstruosités à pleines pages !<br />

Pour tout dire, elle haïssait corriger presque<br />

autant qu’elle aimait pavaner dans ses plus<br />

affriolantes robes devant les hordes<br />

- 10 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

d’étudiants qui te la violaient de toutes<br />

leurs imaginations ! Oui, elle était un brin<br />

exhibitionniste, la vache ! Elle avait besoin<br />

de son public !<br />

Enfin ! <strong>La</strong> correction la foutait tellement<br />

en rogne qu’elle tolérait personne dans les<br />

parages quand elle s’y mettait. Personne !<br />

Même pas moi, l’homme de sa vie ! Elle<br />

s’enfermait chez elle des jours et des nuits<br />

durant avec des bouteilles, des alcools<br />

violents, scotch, vodka, cognac, pour se<br />

donner le courage d’affronter le titanesque<br />

monceau de débilités que ses étudiants lui<br />

avaient pondu. Elle m’avait donc mis à la<br />

porte. Pour quelques jours, je veux dire !<br />

Bon ! Très bien ! J’avais pas insisté ! Je<br />

l’avais laissée à ses moutons… Mais trois<br />

jours, trois jours… Je pouvais plus tenir !<br />

J’avais besoin d’elle, c’en était du vice<br />

d’héroïnomane ! Rien existait ! Qu’elle !<br />

Rien d’autre ! Il me la fallait, là, ici, tout de<br />

suite, maintenant, autrement j’existais plus<br />

moi non plus ! Alors forcément je finis par<br />

craquer ! Je cède ! Une idée me vient<br />

soudain à travers le brouillard, dans ma<br />

tête… Un plan ! Oui ! Arriver chez elle à<br />

l’improviste, les bras chargés de plein de<br />

victuailles, lui préparer un tendre petit<br />

gueuleton, avec du vin et tout ! <strong>La</strong> gâter un<br />

peu, qu’elle se repose une heure ou deux de<br />

corriger les débiles! Elle pourrait pas dire<br />

non, elle l’enragée de la papille ! D’ailleurs<br />

je devinais qu’elle avait rien avalé depuis<br />

trois jours, sauf du scotch, la pauvre bête !<br />

Mon plan cependant était pas tout à fait<br />

au point. <strong>La</strong> fin justifiait les moyens dont<br />

hélas ! je disposais pas. En clair, le hic était<br />

- 11 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

le fric, fondement de tout existentialisme<br />

authentique ! Bah, j’étais amoureux, je<br />

pouvais balayer le détail d’un revers, après<br />

tout. Passer à la maison paternelle, à <strong>La</strong>valdes-Rapides,<br />

crier famine, empocher !<br />

Aussitôt dit, fait ! Je plonge dans le<br />

métro, j’y vais ! Puis l’autobus, le pont <strong>Viau</strong>,<br />

la rivière des Prairies, gelée, blanc<br />

boulevard, désert. Le ciel là-haut,<br />

cotonneux, bourré de neige trop frileuse<br />

pour se montrer le bout du nez, et puis<br />

<strong>La</strong>val… <strong>La</strong>val ! L’Amérique des bungalows<br />

de M. Levitt, pacage de l’effrayante « middleclass<br />

» ! J’ai vu bien des choses au cours de<br />

mes interminables tribulations, ghettos,<br />

bidonvilles, cabanes de carton, mais j’avoue<br />

que rien jamais m’a tourné l’estomac<br />

comme les banlieues nord-américaines, où<br />

tout est trop… Comment dire ? Trop…<br />

Toujours est-il que la vieille a laissé aller<br />

vingt dollars. Conditionnée par des années<br />

d’allaitement, n’est-ce pas ! « Allons,<br />

maman, encore une petite tétée ! » Ça m’a<br />

quand même donné un certain coup de<br />

vieux quand j’ai dû lui promettre cent mille<br />

choses en retour, alors que pendant si<br />

longtemps la laiterie avait affiché « Bar<br />

ouvert » ! Ah, nos tendres mères ! Elles<br />

travaillent neuf mois pour nous fabriquer, il<br />

faut bien qu’un jour ou l’autre elles<br />

essayent de nous refiler la facture ! Comme<br />

si on y était pour quelque chose, nous<br />

autres !<br />

Entre autres basses concessions, j’ai<br />

donc promis à la vieille de revenir à la<br />

maison le lendemain soir pour rompre le<br />

pain quotidien avec la famille. Ma mère<br />

- 12 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

insistait fortement que mon géniteur serait<br />

là, pour une fois. Je la voyais venir, la<br />

subreptice ! Le lendemain ça serait ma fête,<br />

oui ! L’interrogatoire en règle ! « Qu’est-ce<br />

que tu manigances tout seul dans ton<br />

taudis, petit salaud ? Tu te touches ? Tu te<br />

drogues, peut-être ? Dis-le que tu te<br />

drogues, bandit ! Ordure ! » L’Inquisition,<br />

quoi ! Mais pour vingt dollars j’étais<br />

d’accord qu’ils me fassent tous les procès<br />

qu’ils voudraient. Et puis mon père me<br />

terrorisait plus autant qu’avant, l’hostie ! Je<br />

devenais un homme, et il y a toujours<br />

moyen de s’entendre entre hommes ! D’un<br />

sexe à l’autre, par contre, l’incompréhension<br />

a de la racine. Un qui rêve à des<br />

formes d’absolu, l’autre qui pense rien qu’à<br />

accrocher des rideaux autour… Enfin, en<br />

général ! Parmi le commun, on rencontre<br />

aussi parfois certains hommes dégénérés,<br />

hélas !<br />

Avec son fric, tiens, ma mère voulait que<br />

j’achète des gants et de la vitamine. Voilà la<br />

conception qu’elle se faisait de l’existence !<br />

Des gants et de la vitamine ! Shit ! J’allais<br />

lui donner la preuve que je menais une vie<br />

décente, moi ! Avant de me ramener à la<br />

maison, le lendemain, j’irais barboter une<br />

paire de mitaines au Woolworth de la rue<br />

Mont-Royal ! Pour les vitamines, je<br />

mentirais ! « Oui maman, oui ! Je suis allé à<br />

la pharmacie ! »<br />

Ah, mon père aurait compris lui qu’une<br />

bouteille de vin est plus importante qu’une<br />

paire de gants quand on s’en va<br />

gueuletonner avec une amoureuse ! Le<br />

pauvre homme… Si j’avais pu lui parler<br />

- 13 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

franchement, entre quatre z’yeux, le<br />

lendemain soir… J’ai pas tellement eu<br />

l’occasion de le revoir, de lui expliquer…<br />

Tant de choses… Pourquoi j’étais parti,<br />

pourquoi il était totalement impératif que je<br />

quitte <strong>La</strong>val pour aller crever de faim dans<br />

ma piaule, rue Brébeuf… Et pourquoi son<br />

existence de marinade docile m’a toujours<br />

fait vomir… Il aurait pu, je dis pas accepter,<br />

être d’accord, mais comprendre peut-être…<br />

Il avait été violoniste dans sa jeunesse… Il<br />

devait bien lui rester une sorte de manière<br />

de semblant d’étincelle de passion quelque<br />

part dans sa triste carcasse d’abruti, non ?<br />

J’y pensais vaguement, sans y penser, sur<br />

le chemin du retour, en retraversant le pont<br />

<strong>Viau</strong>… <strong>La</strong> grande conversation que nous<br />

aurions pu avoir le lendemain… Mais le<br />

lendemain ! le lendemain ! Je me doutais<br />

pas que ma vie aurait basculé dans le caca<br />

et que plus rien jamais y pourrait rien !<br />

*<br />

L’heure avançait. J’avais les vingt dollars<br />

dans ma poche mais il me restait encore<br />

toutes mes petites courses à faire. Je<br />

m’élance ! Dix, douze épiceries ! Côtelettes,<br />

faux camembert, cœurs d’artichaut… À la<br />

fin de l’après-midi, j’avais tout acheté ce<br />

qu’il me fallait, à rabais, forcément. Bleui<br />

par le froid, épuisé d’avoir tant marché, je<br />

sonne enfin chez Ornella, rue Drolet, près<br />

du Carré Saint-Louis !<br />

J’avais ma clé, Ornella m’en avait donné<br />

une deux semaines auparavant. Je tenais à<br />

sonner quand même, qu’elle se dérange un<br />

- 14 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

peu ! Qu’elle en sacre un bon coup, qu’elle<br />

se demande écumante quel incongru osait<br />

venir lui interrompre le marathon de la<br />

correction ! Et qu’elle me découvre, moi<br />

pauvre petit chou, là, sur son perron,<br />

chargé de provisions, rayonnant la passion !<br />

Je sonne, je sonne… Elle avait la tête<br />

dure, l’amour ! Je grelottais à plein perron,<br />

je commençais à avoir peur que le vin gèle…<br />

Février, c’est malfaisant ! Je resonne…<br />

Peut-être que mon plan était pas<br />

entièrement génial ? Je réfléchis… Peutêtre<br />

?… Mais non ! J’étais tellement délicat<br />

dans mes bonnes intentions, tellement<br />

gentil, comme toujours ! J’allais lui<br />

préparer toute la popote et même lui faire<br />

sa vaisselle après qu’on aurait bien baisé<br />

cinq six fois ! Elle pourrait pas être fâchée !<br />

Ding, dong, ding… Tabarnak, elle<br />

répondait pas, l’indépendante !<br />

Elle était sortie, alors ? Ou bien elle était<br />

soûle morte, tombée tête première dans le<br />

tas de dissertations babouines ?<br />

Bref, je sors ma clé ! Je pénètre<br />

carrément !<br />

– C’est moi !<br />

Je dépose les sacs de boustifaille<br />

n’importe où, je fais le tour de<br />

l’appartement…<br />

Personne !<br />

Qu’est-ce que c’était que cette<br />

plaisanterie-là ? Elle aurait dû être vissée<br />

sur sa chaise dans son « cabinet de travail<br />

», comme elle disait en pinçant la<br />

gueule ! Mais elle y était pas, la<br />

délinquante ! Snif, snif… Je renifle… Une<br />

odeur de tabac flottait dans la pièce… Sur<br />

- 15 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

le pupitre, la lampe était allumée. Le store<br />

vénitien – rose ! – était pourtant pas baissé.<br />

Bizarre… Une bouteille de vodka vide aux<br />

trois quarts, pas de verre… Eh ! Elle y allait<br />

au goulot, la redoutable chère ? Partout des<br />

tas de piles de papiers, des amoncellements<br />

vertigineux, un fouillis d’incroyables<br />

machins, babioles, mégots, trombones,<br />

élastiques, jarretelles, crayons… Elle avait<br />

un profond sens du désordre, le moins<br />

qu’on puisse dire !<br />

On étouffait dans le cagibi. Les<br />

classeurs, les plantes asphyxiées, le vieux<br />

bahut cabossé tassé contre le mur, sous la<br />

fenêtre… Sur ce bahut, au milieu d’un<br />

tohu-bohu invraisemblable de livres,<br />

d’assiettes sales, de vêtements froissés, de<br />

n’importe quoi, j’aperçois soudain une<br />

feuille de papier sur laquelle elle avait écrit :<br />

« <strong>La</strong> longueur de l’onde associée est<br />

d’autant plus grande que la masse de la<br />

particule diminue. » Pareilles chinoiseries<br />

lui ressemblaient pas du tout ! Elle était<br />

prof de littérature, elle se foutait de toutes<br />

les sciences l’an quarante ! Je le savais, elle<br />

me l’avait assez répété ! Qu’est-ce qui lui<br />

avait pris de noter cette phrase-là ?<br />

Je voulais en avoir le cœur net. Je<br />

ramasse le bout de papier, j’y regarde de<br />

plus près… Oui, c’était bien son écriture…<br />

Tiens, tiens. Une photo d’elle au milieu<br />

de toute cette saloperie de désordre ! Je<br />

laisse tomber la sibylline feuille, j’empoigne<br />

la photo… Ah ! Ah, mon amour ! Ah ! Le<br />

cœur me devient tout mou tout d’un coup !<br />

Elle ! Elle le Monde ! Elle qui m’avait remis<br />

au monde ! Comment j’avais pu vivre seize<br />

- 16 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

années d’affilée sans Elle ? Elle avait vingtsept<br />

ans déjà ! Vingt-sept ans ! Pourvu<br />

qu’elle vivrait vieille, pourvu qu’elle se<br />

fanerait pas trop vite ! Mon pauvre père<br />

disait toujours que les femmes c’est fini à<br />

trente ans, qu’elles alourdissent, que le cul<br />

leur élargit immanquable, qu’elles se<br />

mettent à pondre et qu’elles deviennent<br />

gagas à force de torcher les poussins, leur<br />

crier après, les assommer pour essayer d’en<br />

faire des créatures pas tout à fait tarées…<br />

Ah, non, pas elle ! Jamais ! Plutôt la tuer !<br />

<strong>La</strong> conserver dans un bocal, dans du<br />

vinaigre ! Comme une saucisse ! J’en ferais<br />

pas une mère, j’étais prêt à en faire le<br />

serment sur mes deux ! J’aimais mieux lui<br />

siphonner toute la matrice, lui bouffer<br />

toutes les trompes avec !<br />

Je restais planté là devant le bahut à<br />

regarder la photo, je m’attendrissais… Une<br />

fois de plus je constatais ébloui à quel point<br />

elle ressemblait à Ornella Muti, la pépée<br />

italienne, l’actrice, je veux dire… Phénoménale<br />

ressemblance qui m’avait scié, la<br />

première fois que je l’avais vue, au collège.<br />

Mon premier cours de littérature ! Elle !<br />

Bella ! Bellissima ! Tous ses étudiants, tous<br />

les gars du collège en hurlaient d’unanimité<br />

à se rouler sous les pupitres ! <strong>La</strong> ressemblance,<br />

par contre, ils voyaient pas<br />

tellement. Il faut dire qu’Ornella Muti est<br />

jamais devenue extrêmement célèbre.<br />

C’était pas la vedette monstre comme<br />

Marilyn Monroe même morte, mettons !<br />

D’ailleurs moi-même je serais bien<br />

incapable de nommer un seul film dans<br />

lequel elle a joué, sauf Un amour de Swann,<br />

- 17 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

que j’ai jamais vu, soit dit en passant.<br />

J’avais plutôt contemplé activement des<br />

photos d’elle dans des magazines, des<br />

journaux, la publicité de Swann, des trucs<br />

de ce genre-là. En tout cas je m’étais<br />

toujours souvenu de sa fiole ! <strong>La</strong> fiole à<br />

Ornella Muti ! Les pommettes bien<br />

saillantes invitant la caresse, la lèvre<br />

inférieure charnue, et cet air de sourire<br />

même quand elle souriait pas… Un visage<br />

naturellement souriant, angélique, quoi ! Le<br />

cheveu sombre, l’œil crasse, le toton<br />

lourd… L’exacte et totale beauté méditerranéenne,<br />

en somme !<br />

<strong>La</strong> photo serrée contre mon cœur, je me<br />

transporte jusqu’à la cuisine, à l’autre bout<br />

de l’appartement. Je me sers une petite<br />

bière, je m’assois… Je réfléchis un brin…<br />

C’était tout de même curieux que le visage<br />

d’Ornella Muti se soit imprégné comme ça<br />

en moi avant que je fasse la connaissance<br />

de l’autre. C’est vrai, c’est assez drôle que<br />

parmi les innombrables connasses à la belle<br />

gueule de poupée qui nous déferlent soir et<br />

matin sur l’imaginaire, magazines, cinéma,<br />

TV, publicité, etc., celle d’Ornella Muti m’ait<br />

si tant troublé, à un moment où je<br />

connaissais pas encore la petite prof de<br />

lettres qui lui ressemblait comme une<br />

jumelle ! Bizarre de coïncidence ! Manifestation<br />

du destin ? Quand on porte le nom<br />

que j’ai, nommément Léo Lebrun, on prend<br />

vite l’habitude de voir toutes sorte de signes<br />

inquiétants qui pullulent au moindre coin<br />

de rue…<br />

Virilement absorbé dans ces vastes<br />

réflexions, je sursaute, tout à coup ! Je me<br />

- 18 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

retourne… Quelqu’un se tenait tapi dans la<br />

pénombre du corridor ! D’abord la créature<br />

bouge pas… Ensuite elle recule d’un pas,<br />

puis elle s’avance en se coulant contre le<br />

mur… <strong>La</strong> nuit était tombée. Il fait encore<br />

noir de bonne heure, en février ! J’y voyais<br />

pas très clair dans la cuisine, j’avais juste<br />

allumé la lampe au-dessus du poêle… <strong>La</strong><br />

chose, là, c’était une femme… Une femme<br />

noire ! Saugrenue ! Pas jeune !<br />

– Ah ! C’est bien toi ! elle dit.<br />

Je l’avais jamais vue ni d’Ève ni d’Adam !<br />

Parfaitement inconnue ! Elle était toute<br />

menue, roulée on aurait dit un vrai<br />

havane… Des pattes magnifiques, une<br />

courte jupette de cuir noir qui lui flottait au<br />

ras le bonbon…<br />

– Y a eu de la bagarre ! Je l’ai entendue<br />

crier ! Il l’a emmenée !<br />

Elle écarquillait les yeux à se les faire<br />

jaillir ! Théâtrale, polichinelle ! Qu’est-ce<br />

qu’elle me chantait là ? D’où elle sortait<br />

pour commencer ?<br />

– Je te dis que j’ai entendu la bagarre !<br />

– Vous êtes qui, vous ? je lui dis la voix<br />

branlante.<br />

– Qui ? Comment, qui ? ! ?<br />

Elle s’était penchée en avant, la tête<br />

rentrée dans les épaules… Les mains<br />

ouvertes devant elle, tassée sur elle-même…<br />

Elle se redresse ! Une seule détente ! En<br />

faisant la gueule, méprisante ! Bing ! Un<br />

ressort !<br />

– Qu’est-ce que vous faites ici ? je lui<br />

demande.<br />

– Qu’est-ce ? Comment ? Quoi ? J’habite<br />

en bas ! J’ai tout entendu ! J’ai vu un<br />

- 19 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

homme la traîner par les cheveux, la jeter<br />

dans une auto ! Tout à l’heure, y a même<br />

pas dix minutes !<br />

– Ornella ?<br />

Je l’appelais toujours Ornella, c’était plus<br />

fort que moi ! Un réflexe !<br />

– J’habite en bas, je te dis !<br />

L’odeur de cigarette dans le « cabinet de<br />

travail »… Ornella était encore ici dix minutes<br />

avant que j’arrive, alors ?<br />

– Un homme, vous dites ? ! ?<br />

– Exactement ! elle aboie.<br />

Je bondis, je saute sur mes pieds ! Je te<br />

l’empoigne, elle, par les épaules, je te me<br />

mets à t’y secouer le cocotier !<br />

– Quel homme ? Quel genre d’homme ?<br />

j’hurle.<br />

– Je sais pas, moi ! Un homme ! Deux<br />

bras, deux jambes ! Un chapeau ! Une tête !<br />

– Vous avez rien fait ?<br />

– Comment, rien fait ? ! Mais tu me<br />

reconnais pas, non ?<br />

– Quoi ?<br />

– Omega Malinea ! Omega Malinea ! !<br />

Tabarnak ! L’exaltée, man ! Elle avait des<br />

mimiques d’hystérique, des gestes délirants<br />

de cinéma muet qu’on aurait pu déchiffrer à<br />

des kilomètres à la ronde ! Elle était pas si<br />

vieille que ça pourtant ! Quarante-cinq,<br />

cinquante ans environ ! Un débris admirablement<br />

conservé !<br />

Elle râle :<br />

– J’allais quand même pas me jeter dans<br />

la brute ! J’ai ma carrière ! Mon retour sur<br />

scène ! Dix ans que j’y travaille, mon petit<br />

gars ! Je le reconquiers, le monde, tu vas<br />

voir ! Omega Malinea ! Oublie jamais ce<br />

- 20 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

nom-là, morveux !<br />

– Mais… Mais…<br />

– Ça te la coupe, hein ! elle dit, triomphale.<br />

Pour me la couper, ça me la coupait,<br />

oui ! Je me laisse retomber sur ma chaise,<br />

j’avale deux trois lampées de bière<br />

abasourdi, sonné… L’autre sauterelle<br />

recommence son numéro, elle !<br />

– Je les ai entendus boxer ! Après, il te l’a<br />

sortie par le chignon, il te l’a traînée dans la<br />

neige ! Je savais plus où me mettre ! J’étais<br />

encore à ma fenêtre, je me demandais quel<br />

fou… Je t’ai vu monter ! Avec tes sacs ! Je<br />

t’ai reconnu, moi !<br />

L’air offusquée…<br />

– C’est toi qui la fais miauler quinze fois<br />

par jour ? Hein, petit cochon ? C’est toi le<br />

baiseur attitré ?<br />

Elle rigolait, lubrique, émoustillée !<br />

– Je vous entends… Quand vous faites<br />

vos cochonneries dans l’évier de la cuisine<br />

surtout ! Comme si j’y étais !<br />

Elle me regarde l’eau à la bouche, en se<br />

griffant les cuisses du bout des ongles…<br />

Diabolique, la femelle ! Intégralement et<br />

totalement superbe par-dessus le marché !<br />

Je pouvais pas m’empêcher de le constater<br />

même dans l’atroce situation ! Elle me<br />

serrait de près avec ses beaux yeux brun<br />

ténébreux… Nos regards s’emberlificotent<br />

un moment… J’avais envie de lui demander<br />

si elle avait besoin d’un permis pour se<br />

promener sur des pattes pareilles… Ah,<br />

non ! C’était pas le moment ! Je me<br />

détourne… Pas facile ! Elle avait un<br />

magnétisme terrible, la négresse ! Je ferme<br />

- 21 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

les yeux… Je voulais échapper à<br />

l’envoûtement ! Ça y est, j’éclate en<br />

sanglots !<br />

– Ornella ! je braille.<br />

Tout de suite Omega se précipite sur<br />

moi ! Elle m’accapare ! Une pieuvre ! Câline,<br />

gentille ! Féline ! Féline pieuvre !<br />

– Mais non mais non mais non ! elle me<br />

console.<br />

Elle faisait son possible, elle y mettait du<br />

cœur ! Olé-olé quoique sympathique au<br />

fond !<br />

Je me sèche les larmes dans son<br />

chandail, qui était du même noir que sa<br />

peau et que sa mini-jupe en cuir. Elle me<br />

voit un peu calmé, elle rallume aussitôt !<br />

– Elle criait comme le cochon à<br />

l’abattoir ! Je pensais qu’il allait l’égorger !<br />

<strong>La</strong> découper en rondelles !<br />

– Ah, taisez-vous !<br />

– C’est un rival, peut-être ? elle insinue.<br />

Hein ? Qu’est-ce que t’en penses ?<br />

– Mais je sais pas, moi ! J’ai pas la<br />

moindre idée qui c’est, cet homme-là !<br />

Comment il était ? Jeune ? Vieux ? Votre<br />

âge ?<br />

– Un homme ! Ni jeune ni vieux !<br />

– Vous l’avez vu, oui ou non ? ! ?<br />

– J’ai vu une espèce de monstre en forme<br />

de coffre-fort, je peux rien te dire de plus !<br />

Je l’observe deux secondes à travers mes<br />

larmes… Pourquoi elle voulait pas se laisser<br />

tirer les vers du nez ? De quoi elle avait<br />

peur ?<br />

– Mais il faut faire quelque chose !<br />

Je trouvais rien d’autre à m’arracher du<br />

tronc !<br />

- 22 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

Omega pendant ce temps s’était mise à<br />

farfouiller dans le frigidaire. Zloup ! elle se<br />

pêche une Miller, bière de femme s’il en<br />

est… Elle s’en coule un verre pas gênée !<br />

Puis elle commence à marmonner, à<br />

baragouiner tournée vers le mur…<br />

– Quoi ? Qu’est-ce que vous racontez ?<br />

– Les hommes c’est tout de la saloperie<br />

dégueulasse ! elle s’écrie. Coffres-forts ou<br />

tarés, bassets, bossus et autres<br />

échantillons ! J’en ai pas moi d’homme ! Ah,<br />

je les connais ! Je l’ai eue ma leçon, je te<br />

jure ! Qui qui m’a saboté ma carrière ? Qui<br />

qui m’a détruit ma vie, tu penses ? Hein ?<br />

Les hommes, c’est bon rien qu’à une chose !<br />

Rien qu’une !<br />

<strong>La</strong> bouteille de Miller entre les mains, le<br />

goulot pointé vers l’organe, elle se met à<br />

branler avant arrière, arrière avant !<br />

Ciboire ! Elle me mimait l’acte<br />

reproducteur ! <strong>La</strong> copulation !<br />

– On peut pas s’en passer ! elle continue.<br />

Le saint satané spasme ! On est des<br />

animaux, si tu veux le savoir !<br />

– Vous étiez au courant, vous, qu’il y<br />

avait un autre homme dans sa vie ?<br />

– T’es bien naïf, jeunesse ! Y a toujours<br />

un autre homme !<br />

– Ornella m’a jamais rien dit !<br />

– T’as quel âge, yoyo ?<br />

– Moi ? Seize ans !<br />

Elle éclate de rire ! Pouffe à fendre ! Elle<br />

se cramponne à elle-même tellement elle en<br />

peut plus ! Vide son verre, s’étrangle ! Le<br />

cirque ! Et puis brusquement sérieuse à<br />

faire blêmir son ombre !<br />

– Regarde-moi bien, mon enfant ! Qu’est-<br />

- 23 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

ce que tu vois ?<br />

Je réponds pas… Je voyais rien !<br />

– Tu vois pas l’âme ? The Soul ?<br />

Franchement ! Elle délirait, ou quoi ?<br />

– Je suis pas assez noire à ton goût ? elle<br />

dit en venant lentement s’asseoir à la table<br />

de la cuisine, tout contre moi. Réponds !<br />

– Euh… Oui, oui ! Naturellement !<br />

– Ben quand tu m’as vue, t’as tout vu !<br />

Qu’est-ce qui fait s’agglutiner les humains<br />

les uns par-dessus les autres ? C’est le<br />

sexe, mon garçon ! Une étincelle, un feu de<br />

paille dans la nuit ! Hommes, femmes,<br />

jeunes, vieux, boutonneux, mongols, tout le<br />

troupeau ! Ils sont esclaves ! Recommencer,<br />

toujours ! Tirer encore un coup ! Encore !<br />

Encore un ! Rallumer l’étincelle ! Ils<br />

comprennent rien, les butors ! Entêtés dans<br />

l’illusion que la vérité leur loge dans la<br />

queue ! Voilà les faits ! Voilà le drame !<br />

Elle me dévisage, exorbitée…<br />

– Mais l’âme ? L’âme du monde ? Elle est<br />

comme moi ! Elle est noire ! Toute noire ! <strong>La</strong><br />

lumière est pas de ce monde ! Surtout pas<br />

dans la pauvre étincelle qui te jaillit du<br />

gland quand tu te frottes ! Tout naît pour<br />

mourir ! Faut le savoir ! Le dire !<br />

L’accepter ! Entre deux trous de nuit noire,<br />

la vie est rien qu’un peu de mort qui se<br />

gratte pour que ça passe ! Une<br />

démangeaison, comme ! Voilà tout ! J’en ai<br />

mis moi du temps avant de comprendre…<br />

Je te plais ? Je suis un beau morceau de<br />

femme, d’après toi ?<br />

– Ben… Je pense que oui…<br />

– T’as des bons yeux, au moins ! Belle<br />

femme ou pas, j’ai été esclave moi aussi !<br />

- 24 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

Pendant des années, j’ai vécu pour le feu de<br />

paille ! Pour la brûlure ! J’étais insatiable<br />

qu’ils me passent tous sur le corps, devant,<br />

derrière, sur le dos, sur le ventre ! Que<br />

j’hurle de plaisir ! J’aurais pu devenir une<br />

Billie Holiday, une Barbra Streisand… Une<br />

très grande artiste ! Je chantais en anglais,<br />

en espagnol ! En japonais, même ! J’avais<br />

tous les dons ! Elle, Billie Holiday, c’est<br />

l’héroïne qui l’a tuée… Moi, c’est l’illusion<br />

du plaisir ! Je buvais pas, je me shootais<br />

pas ! Non ! Je baisais ! J’aimais ! Pire que la<br />

drogue ! Le jour où il a disparu, celui qui<br />

me faisait mon affaire mieux que personne,<br />

j’ai craqué ! Rr-rac ! Je suis devenue la<br />

loque, m’entends-tu ? !<br />

Possédée par les mots, elle parlait,<br />

mélodieuse, chantonnante… Son corps se<br />

balançait au rythme des phrases qui lui<br />

jaillissaient des énormes babines… Elle<br />

avait du talent pour de vrai ! J’étais<br />

fasciné ! On aurait dit aussi qu’elle parlait<br />

de moi, d’une certaine manière…<br />

– Je suis tombée dans la déchéance<br />

abominable…, elle continuait. Mais j’ai<br />

compris ! L’âme du monde est faite de la<br />

nuit la plus noire ! Faut pas chercher à se<br />

défiler ! Tout pourrit, tout s’en va à la<br />

merde ! Un jour, tu comprendras peut-être<br />

toi aussi ! Toute la vie est pas assez pour<br />

apprendre à mourir, j’ai rien que ça à te<br />

dire !<br />

Les bien troublantes paroles ! Où est-ce<br />

qu’elle voulait en venir, à la fin ?<br />

– Votre idée c’est que je baise trop ? Ou<br />

que j’y accorde trop d’importance ? Ou que<br />

je devrais me méfier de trop aimer Ornella ?<br />

- 25 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

Elle vide son verre, glouc ! d’un trait…<br />

– Je parlais pour moi, rassure-toi ! elle<br />

dit avec un sourire, sorcière, ensorceleuse.<br />

T’en tireras tes propres conclusions tout<br />

seul ! Moi je m’en suis sortie… Je me<br />

soigne… J’étudie la Nuit, celle du monde,<br />

celle que je porte au-dedans de moi… Je<br />

chante… Chanter, c’est toujours un peu<br />

manière d’incantation à la mort… Les<br />

artistes ont rien qu’un devoir, je te le dis<br />

aussi en passant : celui de rappeler aux<br />

autres imbéciles qu’on est tous ici pour s’en<br />

aller ! L’artiste est l’attaché de presse de la<br />

Nuit ! De la Mort ! Oublie jamais cette<br />

vérité-là, mon enfant !<br />

Elle me vrille du regard, me cloue sur ma<br />

chaise, catégorique, définitive ! On était<br />

tous les deux presque l’un contre l’autre,<br />

comme deux conspirateurs, dans la<br />

pénombre de la cuisine… J’en avais la chair<br />

de poule ! Elle me faisait peur, la Nègre,<br />

avec ses histoires !<br />

Elle se relève, elle, pleine de dépit,<br />

grimaçante, dégoûtée ! Elle va se cueillir<br />

une autre Miller dans le frigidaire en<br />

recommençant à maugréer !<br />

– Sais-tu ce qu’elle fait, l’artiste, ces<br />

temps-ci, pour gagner sa misérable sale<br />

croûte ? Du cinéma, jeune homme ! Oh, je<br />

suis pas vedette ! Non ! Je suis dans<br />

l’animation, cher ! Parfaitement ! Je<br />

travaille pour une boîte de trente-quatrième<br />

ordre, avec un de ces ramassis d’alcooliques,<br />

ratés, miteux cons… On est en train<br />

de tourner un court métrage ! Spanish<br />

Peanuts, ça s’appelle ! Une calamité de fond<br />

de poubelle ! C’est des arachides en écale,<br />

- 26 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

tu vois, toutes costumées, avec des<br />

sombreros et des moustaches et des<br />

miniatures perruques, ou bien des boucles<br />

d’oreille et des colliers ! Pas une qui<br />

ressemble aux autres ! Toutes uniques,<br />

comme le vrai monde ! Il doit bien y en<br />

avoir quinze ou seize cents. Toutes uniques,<br />

comme le vrai monde ! Il doit bien y en<br />

avoir quinze ou seize cents… On les fait<br />

danser sur des musiques espagnoles – c’est<br />

des arachides espagnoles, tu saisis la<br />

subtilité ? – dans une nullité de décor en<br />

papier mâché. Toute cette merde filmée<br />

image par image, hein ! Vingt-quatre images<br />

par seconde ! Tu peux faire le calcul ! Moi je<br />

déplace les arachides, millimètre par<br />

millimètre, entre deux prises de vue, pour<br />

donner l’illusion qu’elles sont vivantes,<br />

qu’elles bougent vraiment toutes seules !<br />

Comme le vrai monde ! Non mais, tu te<br />

rends compte ? Moi ! Omega Malinea !<br />

Artiste ! Chanteuse ! Je fais danser des<br />

pinottes ! Si c’est-y Dieu possible !<br />

Les bras lancés en l’air, la tête renversée<br />

en arrière, elle implorait le plafond,<br />

s’échevelait, s’acharnait dans le baragouin !<br />

Elle beuglait qu’elle en avait plein ses bottes<br />

de cette débilitante chierie, elle qui allait<br />

bientôt triompher sur toutes les scènes du<br />

monde ! Olympia, Place des Arts ! Carnegie<br />

Hall ! Pékin, Milan ! Buenos Aires ! Elle<br />

venait de rencontrer un impresario du<br />

tonnerre, Jimmy Ferrari, un gars de Ville<br />

d’Anjou ! Un requin ! Il allait te la propulser<br />

vers tous les sommets ! Il connaissait tout<br />

le monde ! Pour commencer, il allait lui<br />

dénicher un petit boulot, quelque part,<br />

- 27 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

dans un hôtel, un palace à la mesure de<br />

son Talent ! Bientôt ! Après-demain !<br />

Demain, même ! <strong>La</strong> chose était pour ainsi<br />

dire déjà faite ! Restait rien qu’à signer les<br />

papiers ! Et patati, tata !<br />

Je l’écoutais plus. J’avais retombé dans<br />

la contemplation de la photo d’Ornella. Les<br />

larmes m’en remontaient aux robinets ! Où<br />

elle était, ma fleur ? Ma moitié ! Qu’est-ce<br />

qui s’était passé ? Enlevée par un homme,<br />

chez elle, en plein jour presque ! C’était<br />

invraisemblable ! Mais véridique pourtant !<br />

Ah, si j’avais pas traîné, si j’avais pas été si<br />

zélé d’épargner quelques sous en cherchant<br />

la bonne aubaine, je serais arrivé plus vite !<br />

J’aurais pu m’interposer ! Intervenir !<br />

L’irréparable se serait pas produit ! Voilà ce<br />

que c’est que d’être pauvre dans le monde<br />

d’aujourd’hui !<br />

Tandis que j’approfondissais ces<br />

réflexions, tif ! Omega m’administre traîtreusement<br />

une grande claque dans le dos,<br />

tellement que je m’en avale presque la<br />

langue !<br />

– Pleure pas, fiston ! elle dit. Une perdue,<br />

dix trouvées !<br />

– J’en veux pas dix ! Je veux Ornella !<br />

– Écoute, je parlerais à son frère, moi, si<br />

j’étais toi…<br />

– Son frère ? Quel frère ?<br />

– Celui qui est dans la police !<br />

– Elle m’a jamais dit qu’elle avait un<br />

frère ! Encore moins un frère flic !<br />

– Y a pas de quoi se vanter, c’est vrai !<br />

elle ricane. Téléphone-lui toujours ! Demande-lui<br />

un conseil !<br />

– Je connais pas son numéro !<br />

- 28 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

– Ah, t’es pas débrouillard, c’est<br />

effrayant ! Appelle l’opératrice ! Tu demandes<br />

à parler au poste de police de Victoriaville,<br />

pas plus compliqué !<br />

– Victoriaville ? éructe-je.<br />

– Victoriaville !<br />

– Mais… Mais comment vous savez ça,<br />

vous ?<br />

– J’habite en bas, tête d’eau ! Je te l’ai<br />

déjà dit dix mille fois ! On se fréquente,<br />

entre voisines ! On jase, figure-toi !<br />

– Comment ça se fait que je vous ai<br />

jamais vue avant, moi ? Hein ? Comment ça<br />

se fait ? ! ?<br />

Je devenais suspicieux ! Pourquoi elle<br />

savait des choses que j’ignorais à propos de<br />

mon Ornella, cette morue-là ?<br />

– Je viens jamais quand t’es là, vous<br />

arrêtez pas de baiser ! elle proclame. Le jus<br />

en dégouline à plein plafond chez nous en<br />

bas !<br />

Elle se penche brusquement sur moi du<br />

coq à l’âne, elle m’embrasse de toute<br />

l’énormité de ses babines !<br />

– T’es pas beau, t’es tout chétif, mais tu<br />

me plais bien ! Bon, adieu ! J’ai une<br />

répétition à huit heures ! Avec mon<br />

pianiste ! Je suis déjà en retard ! <strong>La</strong> gloire<br />

m’a assez attendue ! Allez ! Adieu !<br />

Elle se rue, freine, se retourne en<br />

gesticulant comme une de ces hystériques<br />

du cinéma muet !<br />

– Et rappelle-toi : tout s’en va à la<br />

merde ! <strong>La</strong> merde, c’est le petit paquet de<br />

mort qu’on fabrique tous les jours ! Tous les<br />

jours ! On va tous finir par y passer ! Au<br />

- 29 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

bol ! Tous ! L’âme du monde est noire<br />

comme le soir ! Adieu !<br />

Une seconde après, zip ! elle avait<br />

disparu !<br />

J’en reste tout étourdi… Des deux mains,<br />

je m’agrippe au bord de la table en<br />

vacillant… Tabarnak ! Elle devait te les<br />

soulever les foules, la phénomène !<br />

J’avale encore deux trois gorgées de<br />

bière… À l’autre bout de la pièce, le rideau<br />

était grand ouvert… Dehors, il faisait tout à<br />

fait nuit maintenant… Nuit noire !…<br />

*<br />

Tout se passe toujours très vite, toujours<br />

trop vite ! On réfléchit seulement quand on<br />

a rien à foutre ! <strong>La</strong> preuve : les<br />

philosophes ! Désœuvrés, tous autant qu’ils<br />

sont ! S’emmerdent à plus savoir où se<br />

mettre !<br />

Bref ! Après le départ d’Omega, j’allais<br />

pas rester vissé sur ma chaise à me<br />

demander le sens de l’existence ! Fallait<br />

suivre les instructions de la Nègre plutôt ! À<br />

la lettre ! Téléphoner ! L’opératrice ! Le<br />

poste de police ! Victoriaville !<br />

Au poste de police, le zouf de service me<br />

communique aimablement le numéro du<br />

frère d’Ornella… Il s’appelait Réal, le mec…<br />

Réal Giguère…<br />

Bon !<br />

Sept ! Cinq ! Huit ! Etc. !<br />

Drinnng ! Ça sonne !<br />

– Réal Giguère ?<br />

– C’est moi…<br />

- 30 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

Aussitôt je lui raconte les faits ! Ornella<br />

kidnappée par une armoire à glace avec un<br />

chapeau ! Moi me liquéfiant d’inquiétude,<br />

sachant pas que faire ! L’autre au bout du<br />

fil m’écoute sans se sortir un son… Après<br />

un quart d’heure de silence, il finit par<br />

accoucher :<br />

– J’ai ma petite idée… Je pense qu’il vaut<br />

mieux pas alerter les flics tout de suite…<br />

Il semblait pas très à son aise, le « Réal<br />

Giguère » ! Il me connaissait pas, je veux<br />

bien. Peut-être il soupçonnait une farce ?<br />

Une espièglerie de collégien ? Enfin, je<br />

sentais qu’il m’honorait pas entièrement de<br />

sa confiance ! Alors tout à trac je lui<br />

propose moi qu’on se rencontre ! Chez lui !<br />

À Victoriaville ! Parfaitement ! J’étais prêt à<br />

tout ! Ses conditions étaient les miennes ! Il<br />

y avait pas une seconde à perdre !<br />

Il disait pas non, il disait pas oui non<br />

plus… L’adulte pas très affirmé, en somme !<br />

– Bon ben j’arrive ! je lui dis.<br />

Je raccroche, je me mets à farfouiller<br />

comme un furieux dans les affaires<br />

d’Ornella. J’épluche tous les tiroirs, je vire<br />

l’appartement à l’envers ! Vingt minutes<br />

plus tard, j’avais trouvé sa carte<br />

Desjardins ! <strong>La</strong> clé du monde merveilleux<br />

du Guichet Automatique ! Je me rappelais<br />

son code personnel, elle m’avait souvent<br />

demandé de lui faire des transactions,<br />

paresseuse comme elle était, guenille<br />

mollasse à jamais lever le petit doigt… Je<br />

file en métro rapido presto jusqu’à Berri-<br />

UQAM, la Caisse populaire, le guichet !<br />

Fling-flang, je te retire cinq cents ! Le<br />

maximum ! Une somme ! Jamais de toute<br />

- 31 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

ma vie j’avais vu autant de bacon à la fois !<br />

Fuck ! C’était pour la bonne cause ! Allonsy<br />

! Au pas de course ! Le terminus !<br />

Autobus « Voyageur » ! À deux pas de là !<br />

En route ! En route toute !<br />

Voilà comment je suis parti, sans<br />

réfléchir, sans penser à rien ! Fallait que<br />

j’agisse instinctif !<br />

Il devait être neuf, dix heures. Petit à<br />

petit, je retrouvais mes esprits, tandis que<br />

le bus s’enfonçait dans la nuit. Il existe rien<br />

au monde de plus maternel qu’un bus qui<br />

roule sur une autoroute en pleine noirceur.<br />

Surtout en hiver, quand le paysage est tout<br />

coussiné à perte de vue à force de neige.<br />

L’apaisant transport, matrice ambulante…<br />

On a rien à faire, qu’à se laisser bercer, le<br />

monde entre parenthèses s’oublie tout<br />

seul… Recroquevillé sur mon siège, je tétais<br />

le camembert que j’avais fourré dans ma<br />

poche avant de partir. Le fromage est une<br />

manière de lait… Eh oui… Chaque fois que<br />

je monte à bord d’un autobus, il se produit<br />

la même magie. Je me dissous, je tombe<br />

dans les limbes !<br />

Très joli, merci ! Malheureusement<br />

j’avais d’autres chats à fouetter ! Je<br />

commençais à me dire que… Eh bien,<br />

Ornella avait été enlevée à Montréal, et…<br />

Enfin, je m’éloignais ! J’étais déjà plus dans<br />

la ville où elle avait disparu ! Disparu…<br />

Enlevée… L’homme qui l’avait emmenée<br />

était peut-être… Peut-être un vieil ami ?<br />

Quelqu’un qu’elle avait pas vu depuis<br />

lurette, pointé chez elle comme le cheval<br />

sur la soupe ? Plausible ! Le genre bourru,<br />

qui vous tape sur la gueule au lieu de vous<br />

- 32 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

serrer la pince, tellement il est content de<br />

vous revoir ? Il y a des personnes comme ça<br />

qui ont un certain mal à exprimer leurs<br />

vraies émotions ! Les cris que la Nègre avait<br />

entendus auraient pu être des cris de joie !<br />

Elle m’avait dit que l’homme traînait<br />

Ornella par le chignon dans la neige… Mais<br />

peut-être qu’ils se taquinaient, mutins tous<br />

les deux, pas sérieux ? Ils s’en allaient fêter<br />

les retrouvailles, boire un coup ? Tout était<br />

possible !<br />

Hélas ! oui ! En réalité il avait pu se<br />

passer n’importe quoi ! Shit! Réal Giguère<br />

m’avait dit au téléphone qu’il avait sa petite<br />

idée… Une idée ! Ça pèse rien dans le<br />

monde d’aujourd’hui ! Ça adhère pas, les<br />

idées, c’est pas comme la merde ! Je me<br />

raccrochais quand même au fol espoir…<br />

Pas question de sombrer dans la panique !<br />

Qu’est-ce qu’il pouvait bien savoir, le frère ?<br />

Le Réal ! Les flics savent jamais rien ! Le<br />

crime paye, hein ! Même pas quinze pour<br />

cent des crimes sont résolus ! Malgré tout<br />

j’avais bien fait de partir, j’en avais la<br />

conviction ! Resté en ville, je sais pas quel<br />

geste funeste j’aurais accompli ! C’est agir<br />

qui compte dans la vie ! Et puis j’avais pas<br />

l’intention de traîner à Victoriaville, le<br />

lendemain matin je serais déjà rentré à<br />

Montréal, au plus tard !<br />

*<br />

Quand j’étais jeune, adolescent, seize<br />

ans, ces eaux-là, je sortais pas de mon œuf<br />

très souvent. J’ignorais encore que je<br />

connaissais rien ! En route pour<br />

- 33 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

Victoriaville, je m’imaginais l’endroit<br />

vaguement bourgade, un lieu servant à<br />

rien, existant à peu près pas. Un bled où la<br />

meilleure chose à faire est encore de se dire<br />

qu’il faudrait aller voir ailleurs, que<br />

n’importe où l’existence peut pas être pire.<br />

Un gros village dans le genre de Saint-<br />

Jérôme, en somme. Des parkings, des rues<br />

arbitraires, des personnes qu’on a pas envie<br />

de connaître parce qu’elles sont sûrement<br />

pas intéressantes. Un bout d’espace<br />

approximatif et miteux, pas joli, pas propre,<br />

pas accueillant, comme <strong>La</strong>chute, Shawinigan,<br />

Thetford Mines. Un trou ! Un quelque<br />

part où le monde passe, comme la Gaspésie<br />

ou l’Abitibi, c’est tout ! Un Nouveau-<br />

Brunswick en miniature, mettons !<br />

Ah, mais non ! Victoriaville, c’était autre<br />

chose ! À présent qu’on y était, je pouvais<br />

constater ! J’avais pas précisément l’humeur<br />

touristique, cependant, j’avoue, j’estomaquais<br />

à corps défendant ! D’abord elle<br />

pouvait presque prétendre au titre de<br />

vraisemblable ville, cette agglomération-là !<br />

Elle avait une certaine envergure ! Pas<br />

comme Les Boules, Maniwaki, Notre-Damede-la-Salette<br />

! Elle était pas laide à part ça,<br />

à vue de nez en tout cas ! Je me remontais<br />

dans mon siège, je m’intéressais, ci, ça…<br />

Des autoroutes, mon vieux, et des gratteciel,<br />

plus loin, là-bas ! J’en avais pourtant<br />

jamais entendu parler, moi, de cette<br />

capitale ! L’indigène devait être modeste<br />

rare par ici !<br />

Il était pas très loin de minuit. Les rues<br />

commençaient à avoir envie d’être désertes.<br />

- 34 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

Spacieuses rues, pleines de buildings,<br />

gauche, droite ! À pas croire, vraiment !<br />

Le bus ralentissait, tournait, quittait la<br />

rue, s’arrêtait enfin…<br />

Terminus !<br />

Je descends, le cœur tout débattant<br />

d’énervement… Misère ! Quel froid ! Rafales<br />

! Poignées de lames de rasoir au visage<br />

jetées ! Hiver maudit !<br />

Contre vents et marées, je m’engouffre<br />

là-dedans où il y avait encore du va-et-vient<br />

et de la lumière… Voyageurs fatigués,<br />

blêmes employés, individus… Vite, un<br />

téléphone ! Pas de temps à perdre à<br />

contempler la vaine humanité !<br />

J’avais noté le numéro de téléphone de<br />

Réal sur un bout de papier… Allons ! Sept,<br />

cinq, huit ! Etc. !<br />

Ça sonne ! Ça sonne longtemps ! C’est<br />

vrai qu’il était tard !<br />

– Hello ?<br />

– Bonsoir ! C’est moi ! Léo ! Je suis là !<br />

J’arrive !<br />

– Hello ? Who’s speaking ?<br />

– Allô ! C’est moi ! Léo !<br />

– Wendy ? Is it you, Wendy ?<br />

– Léo !<br />

– Qui vous parlez ?<br />

J’interloque ! <strong>La</strong> voix était une femme !<br />

Une vieille aïeule toute chevrotante !<br />

– Je suis Léo ! je lui dis.<br />

– What time is it ?<br />

– Je veux parler au frère d’Ornella !<br />

Le nom du satané frère me revenait pas !<br />

– Hello ? Deborah ?<br />

– Hello ? Is it the seven-five-eight ? je<br />

baragouine. Euh… Five, four…<br />

- 35 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

– Qui vous parlez ?<br />

– … four-zero ?… Eight ?…<br />

– I’m sorry, sir !<br />

– Madame ! Listen !<br />

Elle me raccroche ! Tac !<br />

Je rappelle aussitôt !<br />

– Hello ?<br />

– Madame ! Écoutez ! J’aimerais parler à<br />

monsieur Giguère ! C’est ça ! Giguère !<br />

Réal !<br />

J’oubliais toujours qu’Ornella s’appelait<br />

pas Muti !<br />

– Giguère !<br />

– Jaygger ?<br />

– Réal Giguère ! je crie bien fort.<br />

– I’m afraid you have the wrong number,<br />

Mr. Jaygger !<br />

– No ! Wait ! It’s Mr. Giguère I want to<br />

talk !<br />

– You want to talk ? Do you know what<br />

time it is ? What time is it ?<br />

– No, I want to talk to ! To Mr. Giguère !<br />

– I’m sorry, sir ! Wendy is not home !<br />

Elle me raccroche encore, la vache !<br />

Je rappelle ! J’hurle à plein téléphone :<br />

–Va chier, fendue ! Eat shnoutte !<br />

Je raccroche ! Véhément ! Chacun son<br />

tour ! Et broute, chamelle du câlisse !<br />

Avec ma grande gueule, j’avais attiré<br />

malgré moi l’attention du public toujours à<br />

l’affût ! On me regardait ! Trois quatre<br />

zouins-zouins bien habillés avec des<br />

valises, des sacs de voyage… Ils m’avaient<br />

entendu l’envoyer cueillir pâquerette, la<br />

peau ! Ils avaient pas aimé que je profère<br />

des malpropretés !<br />

Eat a car of shit you too, tabarnak !<br />

- 36 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

Je leur tourne le dos, à ces inutiles, et je<br />

t’empoigne l’annuaire ! Trouver l’adresse du<br />

frère, voilà ce qu’il fallait faire ! Réal<br />

Giguère… Il devait pas y avoir des masses<br />

de monde assez incohérents pour oser<br />

porter ce nom-là, hein ! Giguère, Giguère…<br />

Association, Bicounik, Bumapro… Duperron…<br />

D, E, F… Fruiterie L’Abricot, Furlotte…<br />

G ! Ga ! Gu ! Go ! Giono ! Gingras !<br />

Giguère ! Giguère Réal ? Pas ! Pas un ! Pas<br />

l’ombre ! Aucun ! Ah, ça parle au démon !<br />

J’avais pourtant noté le bon numéro sur<br />

mon papier, non ? Mais oui ! Puisque je lui<br />

avais parlé, tout à l’heure, avant de partir<br />

de Montréal !<br />

Tout tordu d’angoisse, je me traîne vers<br />

le banc le plus proche, à reculons<br />

quasiment, crabe, suffoqué par le trop-plein<br />

d’émotions ! Quoi tenter à présent ?<br />

Téléphoner au poste de police ! Redemander<br />

le numéro du frère ! Mais oui ! Mais non !<br />

Ils allaient me donner le même ! Celui que<br />

j’avais noté la première fois ! Celui de la<br />

vieille râpe à fromage anglophone à moitié<br />

sourde ! Sept, cinq, huit !<br />

Ah, la vie devenait complexe !<br />

Désemparé, belle nouille, là sur mon<br />

banc, je devais être blanc ! Livide ! Un<br />

drap ! Ornella… Ornella dans ses beaux<br />

draps… Quand je pense que trois jours<br />

auparavant, je me serrais au creux de ses<br />

bras ! Chez elle, tout nu ! Serein ! Béat !<br />

Souvenirs ! Je la revois… Dans le<br />

plumard… Vêtue de rien que sa crinière, les<br />

bidons le nez en l’air… Quelle assoiffante<br />

paire de choses elle avait ! <strong>La</strong> première fois,<br />

au collège, j’avais pas remarqué son visage<br />

- 37 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

tout de suite. Non ! C’est les choses qui<br />

m’avaient d’abord sauté aux yeux ! Elle<br />

portait jamais de soutien-gorge, elle le<br />

faisait sûrement exprès ! Salope à sa<br />

manière, exhibitionniste sur les bords ! <strong>La</strong><br />

laiterie lui gigotait perpétuellement dans sa<br />

blouse, à croire qu’elle se la remplissait de<br />

Jell-O ! Elle aurait pu t’hypnotiser le python<br />

musculeux aux écailles d’agate rien qu’en<br />

se dépoitraillant ! Imaginez, moi vierge,<br />

qu’avais jamais rien vu ! Pour mieux me<br />

régaler, je me suis assis en avant, dans la<br />

première rangée de la classe. Et elle s’est<br />

mise à parler ! Alors j’ai regardé sa tête ! J’y<br />

avais pas pensé jusque-là ! Elle aurait pas<br />

eu de tête que ça m’aurait pas dérangé une<br />

miette ! Mais elle en avait une ! Et quelle !<br />

Ornella Muti craché ! J’ai pâmé ! À pouvoir<br />

jamais m’en remettre ! J’aurais voulu lui<br />

plonger dans la blouse, lui arracher la<br />

tronche, me sauver avec ! Aller l’enterrer, la<br />

garder pour moi tout seul ! Comme un<br />

chien qui se cache un os !<br />

Ces événements décisifs s’étaient<br />

déroulés en septembre, au collège<br />

Montmorency, <strong>La</strong>val. Il en avait pas fallu<br />

davantage pour qu’aussitôt l’hémorroïde de<br />

l’amour se mette à me ronger nuit et jour !<br />

L’impensable tourment a duré des semaines<br />

! Des mois ! Octobre, novembre ! Horrible<br />

! À la fin, j’en pouvais plus tellement je<br />

me masturbais dans l’espoir de me purger<br />

de son image ! J’osais même plus la<br />

regarder, au collège, je fermais les yeux…<br />

Bing ! Les visions me reprenaient ! Je<br />

l’imaginais en déshabillé noir transparent<br />

en train de corriger mes devoirs ! Je<br />

- 38 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

devenais fou ! J’étais terrifié rien qu’à<br />

penser qu’en classe elle pouvait me<br />

regarder, ou pire, me poser une question,<br />

devant tout le monde ! Si elle m’avait<br />

demandé la définition sémiologique du<br />

nouveau roman structuraliste, par exemple<br />

? Hein ? Ah, je lui aurais hurlé dément<br />

des bordées d’obscénités, tous mes rêves<br />

pervers désaxés ! Je faisais plus l’intelligent<br />

dans la première rangée ! Je me cachais<br />

derrière les plus grands, j’essayais qu’elle<br />

me voit pas ! Elle racontait la littérature<br />

comme un vrai conte de fées, elle, pendant<br />

ce temps-là ! Elle gazouillait : « Cet égoïsme<br />

foncier, cette impassibilité feinte ou réelle,<br />

qui ne sont d’ailleurs pas incompatibles<br />

avec une forme de sensibilité esthétique,<br />

voire d’hyperesthésie, très répandue chez<br />

les originaux – la sensibilité de Rimbaud<br />

aux odeurs et aux couleurs apparaît<br />

constamment dans les Poésies – , sont<br />

vraisemblablement liés, chez lui, à des<br />

facteurs héréditaires, mais il est permis de<br />

penser que la frustration affective dont il fut<br />

victime au cours de son enfance contribua<br />

considérablement à les développer, etc.,<br />

etc. » Exquis babil ! Je m’en souviens encore<br />

par cœur ! Je me souviens de tout !<br />

Surtout qu’elle changeait de robe tous les<br />

jours ! Des pas possibles aux décolletés<br />

cruels, bas noirs et talons hauts avec ça !<br />

Et toujours les bidons qui lui gigotaient<br />

comme s’ils avaient voulu me sauter dans<br />

la bouche ! Ah ! Elle se mettait des rubans<br />

dans les cheveux aussi ! Des rouges, des<br />

verts ! Des bleus ! Elle se les attachait en<br />

boucles énormes ! Elle avait l’air d’un vrai<br />

- 39 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

cadeau ! Une poupée littéraire sémiologique,<br />

quoi ! Dans mes fantasmes les plus<br />

crapuleux, je me voyais déguisé en<br />

Rimbaud, avec des collants et une<br />

perruque, à la mode de Rabelais ou Racine,<br />

mettons ! J’imaginais que je la rencontrais<br />

par hasard dans la rue et que je lui disais<br />

tout désinvolte, lui citant Rimbaud : « Par<br />

délicatesse j’ai perdu ma vie !… » Elle en<br />

revenait pas, elle ! Elle ébahissait ! Je la<br />

conquérissais ! Elle tombait en amour avec<br />

moi illico ! On partait visiter les ruines de<br />

l’Europe, se rouler dans les statues en<br />

touristes amoureux cultivés ! Enfin, des<br />

rêves ! De la poésie !<br />

Pendant ce temps, le temps passait… On<br />

était à la veille des vacances de Noël. Les<br />

étudiants t’avaient organisé une gargantuesque<br />

beuverie à la cafétéria du collège.<br />

Ce fameux soir-là, je me pointe de bonne<br />

heure, bien décidé à commettre une atrocité<br />

sans nom. Je pensais au suicide… J’en<br />

avais assez de plus vivre… Je me mets à<br />

boire en déchaîné, j’engouffre six sept<br />

bières… J’étais en forme, je sentais presque<br />

pas l’effet ! J’en vide encore trois quatre au<br />

milieu du tohu-bohu… <strong>La</strong> salle était<br />

bondée, on marchait sur les corps ! De quoi<br />

déclencher une épidémie vénérienne tellement<br />

la mélasse fétide d’haleines et de<br />

sueur et de promiscuité était épaisse ! Je<br />

parlais à personne, je rôdais sinistre en<br />

vidant mes bouteilles… Je me disais que<br />

quand je serais soûl, j’irais me pendre dans<br />

les toilettes des filles, ou bien que je<br />

m’immolerais par le feu dans la bibliothè-<br />

- 40 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

que, au milieu des plus grands poètes de<br />

tous les temps…<br />

Je songeais au geste funeste quand<br />

subitement quelqu’un me tape sur l’épaule.<br />

Je me dévire… Qui j’aperçois pas ? Elle !<br />

Ornella ! Dans une robe rouge à paillettes<br />

pas plus grande qu’un mouchoir de poche !<br />

Jésus de plâtre ! Presque nue, pas impressionnée<br />

le moins du monde dans cette<br />

marée humaine débridée ! Légèrement<br />

pompette avec ça ! L’air un peu débile<br />

qu’elle avait, la façon qu’elle rigolait pour<br />

rien… Peut-être elle avait consommé de la<br />

drogue aussi ? Bref ! Une apparition ! Un<br />

don du ciel ! Ou de l’enfer ! Une incroyablerie<br />

! Elle se met à me tripoter les mains,<br />

à me coller… Elle était brûlante ! En chaleur<br />

! <strong>La</strong> conversation s’engage, le savant<br />

déconnage au sujet de <strong>La</strong> logique des<br />

genres littéraires de Kate Hamburger,<br />

traduit de l’allemand par Pierre C.<br />

L’interrogation sur la base linguistique<br />

d’une logique de l’énonciation, n’est-ce pas !<br />

Broutilles, doigt en l’air, bla-bla !<br />

Littérature ! Voilà ! C’était parti ! Tout en<br />

discutant, on se jette joyeusement dans la<br />

foule malaxeur, la tribu en folie qui<br />

convulsait sur la piste de danse ! On s’est<br />

plus quittés, on a dansé la danse du<br />

macaque survolté toute la sacrée soirée, en<br />

buvant du punch et en échangeant des<br />

mondanités sur l’interprétation occidentale<br />

des critères de la « littérarité » ! Le lendemain<br />

matin – midi ! – , je me réveille sur<br />

son oreiller et dans un éclair de lucidité je<br />

comprends que je suis plus vierge ! Pendant<br />

des semaines j’avais essayé de manigancer<br />

- 41 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

quelqu’astuce pour attirer prudemment son<br />

attention sans avoir l’air trop gogo, un court<br />

poème en prose instantanéiste sur les<br />

rubans qu’elle se mettait dans les cheveux,<br />

n’importe quoi ! Et bang ! Elle m’emmène<br />

chez elle la veille de Noël, soûls morts tous<br />

les deux, et elle me dépucelle ! Elle, vingtsept<br />

ans ! Moi seize !<br />

Et dire qu’il y a du monde qui paye pour<br />

se faire raconter des histoires pareilles dans<br />

les romans !…<br />

*<br />

L’heure avançait, c’était la nuit… Petit à<br />

petit, tandis que je m’abandonnais à mes<br />

souvenirs, la grande salle du terminus<br />

s’était vidée.… <strong>La</strong> fatigue commençait à me<br />

faire tourner la tête… Tant d’émotions !<br />

J’avais plus rien à bouffer, j’avais tout<br />

mangé mon fromage. Si j’avais apporté les<br />

cœurs d’artichaut, la bouteille de vin, un<br />

bout de pain… J’avais pas prévu que l’autre<br />

loustic existerait plus ! Réal Giguère ! Le<br />

frère ! Volatilisé ! Comme Ornella !<br />

J’en pouvais plus… Il était temps d’aller<br />

dormir…<br />

Je sors, je fais signe à un taxi qui passait<br />

en trombe devant le terminus… Quelle<br />

lumineuse idée j’avais eue de retirer le gros<br />

montant avant de partir de Montréal !<br />

D’abord j’avais fait « 50 » sur le clavier du<br />

guichet, je voulais juste avoir de quoi<br />

prendre le bus aller-retour Victoriaville.<br />

Ensuite j’avais ajouté un petit zéro, au cas<br />

où ! On sait jamais, les choses peuvent<br />

toujours tourner à la merde !<br />

- 42 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

– À l’hôtel ! je dis en sautant dans la<br />

bagnole.<br />

– L’hôtel ? Quel hôtel ?<br />

Oh-oh ! Il allait pas s’user le dentier à<br />

force de politesse, celui-là ! Il s’était même<br />

pas retourné… Je voyais même pas ses<br />

yeux dans le rétroviseur…<br />

– Euh… Un hôtel ! N’importe lequel ! Pas<br />

trop cher, par exemple ! Le moins cher !<br />

– Le Holiday Inn ? C’est-y assez cheap à<br />

ton goût, ça, le Holiday Inn ?<br />

– Certainement ! Certainement !<br />

Il démarre en fou ! Pressé, le gars ! Feu<br />

au cul ! L’hôtel devait se trouver à des<br />

lieues ! Le Holiday Inn… Pas l’hôtel à quatre<br />

dollars la nuitée ! Tout de même, j’osais pas<br />

discuter… Il était pas très engageant, cet<br />

individu-là… Tout hirsute, patibulaire… Un<br />

farouche autochtone !<br />

<strong>La</strong> neige s’était mise à tomber dru… Ça<br />

dégringolait ! Poudre, vent ! Tourbillons !<br />

On roule dans de la ouate cinq six minutes,<br />

le chauffeur muet comme la carpe…<br />

Finalement on stoppe dans une ruelle<br />

étroite, une impasse à peine éclairée… J’y<br />

voyais rien avec toutes ces maudites<br />

rafales-là ! L’hirsute descend sans dire un<br />

mot, il m’ouvre la portière… Porc-épic mais<br />

prévenant !<br />

J’avais pas mis le pied hors le taxi qu’il<br />

m’empoigne, le sauvage ! À deux mains ! Il<br />

me catapulte ! Tête première, bang ! Il me<br />

ramasse, il m’écrase dans le mur ! Une<br />

main me fouille, l’autre me visse le nez dans<br />

la brique ! Au secours ! Il me dépouille ! En<br />

pas trois secondes, je suis détroussé, toutes<br />

mes poches vidées ! Fric ! Papiers ! Tout !<br />

- 43 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

– Ôte tes culottes ! il me hurle.<br />

– Mais monsieur… Mais il fait trente<br />

sous zéro !<br />

– Ôte-les ou je te les arrache !<br />

Tif ! Taf ! Les coups de poing ! Les<br />

baffes ! Il entreprend de me brutaliser !<br />

J’obéis, moi ! Je me débarrasse de ma<br />

culotte ! Qu’il m’assassine pas vivant ! Le<br />

fou ! Le dément ! Sanguinaire ! Fêlé ! Ah, il<br />

riait ! Il s’amusait ! Ploc ! Il me jette à terre !<br />

Dans la neige, à quatre pattes ! J’en avais<br />

jusqu’aux coudes ! Plein la gueule ! Ptaf ! Il<br />

me botte le train ! Il allait m’achever tout<br />

cru !<br />

Non ! J’entends un moteur qui rugit !<br />

Rrrhhheuuuuuh ! Le taxi bondit ! Fonce<br />

dans la nuit ! Ffft, s’enfuit ! Disparaît !<br />

Tabarnak !<br />

Il m’avait tout pris ! Il s’était sauvé avec<br />

mon pantalon, l’apache sale ! Le New-<br />

Yorkais !<br />

Je rampe dans la neige, je retrouve mes<br />

bottes… Tu peux le dire, ils étaient<br />

accueillants à Victoriaville ! Le monde était<br />

civilisé à Victoriaville !<br />

Où j’étais ? Dans une ruelle ! Un coupegorge<br />

! Pas âme qui vivait !<br />

Je détale ! Par-là ! <strong>La</strong> rue ! Des lumières !<br />

Surtout pas rester à congeler sur place !<br />

Je risque un œil… Je tenais pas à me<br />

faire arrêter en caleçon rouge motif léopard<br />

dans la rue passé minuit ! Je scrute… Plus<br />

loin, là-bas, j’aperçois le boucanier ! Le<br />

criminel ! Il avait abandonné le bolide au<br />

milieu de la rue, il se sauvait à pied ! Ah,<br />

mais ! Elle était pas à lui cette auto-là ! Il<br />

l’avait volée trois minutes avant que je<br />

- 44 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

l’hèle, sûrement ! Maintenant qu’il avait<br />

mes cinq cents dollars, il en voulait plus de<br />

son joujou ! Il courait s’acheter de la<br />

drogue ! Ou se payer des femmes de<br />

mauvaise vie ! Le détrousseur ! Le bandit !<br />

Comble du malheur, la tempête s’était<br />

déchaînée ! Il avait fallu que je m’amène à<br />

Victoriaville pour que le ciel me tombe<br />

dessus ! Ça soufflait des quatre coins, des<br />

bourrasques à tout emporter ! Le<br />

cataclysme ! Un raz-de-marée de neige !<br />

Autour il y avait rien ! Des boutiques,<br />

des immeubles ! Huit, dix étages ! Des<br />

édifices à bureaux ! Le quartier devait être<br />

désert au sacré grand complet ! Nulle part<br />

où frapper ! Nul refuge possible !<br />

Au milieu de la rue, dans la direction<br />

opposée à celle où mon pirate avait enfui,<br />

j’entrevois une vague silhouette vaguement<br />

humaine… Quelqu’un ! Je le vois ! Je le vois<br />

plus ! Je m’enroule autour d’un lampadaire,<br />

j’hurle dans la tourmente : Eeeeeeeh ! ! ! Je<br />

sentais presque plus mes jambes déjà !<br />

L’ombreux dans le lointain, il m’entendait<br />

pas ! <strong>La</strong> neige était trop épaisse, le vent<br />

sifflait comme six cents supersoniques<br />

détraqués !<br />

Je plonge dans la rue ! <strong>La</strong> rue ? Un<br />

fleuve plutôt ! Une Manicouagan de neige !<br />

Je suis soulevé ! Fétu ! Propulsé ! Emporté !<br />

Un homme à la merrrrr ! L’autre naufragé<br />

réapparaît, redisparaît dans l’apocalypse…<br />

Ah, je me rapprochais pourtant ! J’allais le<br />

rattraper ! J’arrêtais pas de pousser les<br />

hauts cris ! Eeeeeh ! Eeeeh ! Dans la<br />

tempête ! <strong>La</strong> Tempête du Siècle ! Allez, tiens<br />

- 45 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

bon, ami ! J’arrive ! J’étais à dix pas de lui !<br />

On allait se rejoindre ! S’arrimer !<br />

Vvviiouuuu ! Une géante rafale ! Une<br />

vague monstre ! Vent, neige ! Me culbute<br />

cul par-dessus tête ! On aurait pu faire du<br />

surf sur cette faramineuse poudrerie<br />

tellement la tornade rageait ! C’était la fin<br />

du monde peut-être ! ! !<br />

Au moment où je me relève, une paire de<br />

phares jaillit d’une rue transversale ! <strong>La</strong><br />

bagnole dérape ! Elle heurte de plein fouet<br />

la silhouette noire ! Bonk ! Un bruit mat !<br />

L’homme est projeté ! Il s’était fait cogner<br />

solide ! Ah ! Quelqu’un déboule de l’auto !<br />

Quelqu’un dans une grosse boule de poil ! À<br />

quatre pattes, il rampe dans les flocons ! Il<br />

se traîne jusqu’à l’autre ! Je les rejoins ! J’y<br />

suis !<br />

Nous constatons, nous nous y mettons<br />

tous les deux, penchés sur l’accidenté… Il<br />

bougeait plus… Il était pas beau à voir ! Pas<br />

ragoûtant ! Noir de barbe, usé ! Râpé ! Un<br />

vieux tout en guenilles ! Clochard !<br />

Pouilleux ! Un dégueu ! Il devait puer<br />

terrible ! Il tenait encore une bouteille de<br />

décapant… Il l’avait pas lâchée sa fiole !<br />

L’homme dans la boule de poil me<br />

regarde, l’air de se demander si… Si… ?<br />

Est-ce que… ? Je vérifie, je tâtonne… Oui, il<br />

était mort ! Tué sur le coup ! Du côté du<br />

cœur, c’était tout mou sous sa veste pleine<br />

de trous ! Tout écrabouillé ! Pas de sang,<br />

par exemple… Hémorragie interne ! Bref il<br />

vivait plus ! Il se réveillerait pas de sitôt !<br />

<strong>La</strong> neige l’ensevelissait à vue d’œil…<br />

Blanc sur noir…<br />

L’âme du monde est noire !<br />

- 46 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

Je me détourne, je me relève… Jamais<br />

quelqu’un m’avait claqué dans les mains,<br />

moi ! Quelle indécence ! Il était encore<br />

chaud, le trépassé… <strong>La</strong> mort, au bout de<br />

mes bras, qui me regardait, fixe, par l’œil<br />

rouge de la loque…<br />

Horreur !<br />

Le zouave au manteau de fourrure était<br />

encore à genoux près du cadavre… Il<br />

s’aperçoit que je suis tout nu presque dans<br />

la formidable tempête ! Il se remet debout<br />

en titubant, il m’entraîne vers la bagnole !<br />

<strong>La</strong> rafale infernale allait pas tarder à nous<br />

arracher la peau ! Vvviou, vvviou ! Nous<br />

remontons le courant, pliés en deux, lui et<br />

moi ! Accrochés l’un à l’autre pour pas nous<br />

envoler dans le décor ! Vvviiouuuu !<br />

Étouffés quasiment, tellement la neige nous<br />

rentrait dans le nez ! dans la bouche ! dans<br />

les yeux ! J’avais plus de jambes ! Plus de<br />

sexe ! Les couilles frigorifiées à l’avantdernier<br />

degré ! De quoi mourir bonhomme<br />

de neige !<br />

L’auto ! Enfin ! <strong>La</strong> planche du salut !<br />

Je m’enfourne ! J’écroule dans les bras<br />

d’une femme assise là sur le siège avant !<br />

Sans tiquer, elle m’époussette distraitement<br />

du bout de ses ongles verts… <strong>La</strong> bagnole<br />

vrombit, démarre en furie ! Et le mort ? On<br />

l’abandonnait, le mort ? Eh ! Mais c’était un<br />

délit de fuite, ça ! Un crime ! Un assassinat<br />

après coup ! On avait pas le droit !<br />

J’essaye de protester, de dire quelque<br />

chose ! J’y arrivais pas ! Je grelottais trop<br />

fort !<br />

- 47 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

– Donne-lui ton manteau, Sheila ! dit<br />

l’homme. Tu vois pas qu’il a pas de culotte,<br />

non ?<br />

Ça s’esclaffe, derrière, dans mon dos !<br />

Deux autres filles ! Des jeunes ! C’est ça !<br />

Allez-y, moquez-vous ! Assassins !<br />

<strong>La</strong> grue aux ongles verts se dépêtre de<br />

son manteau, elle m’enveloppe les jambes…<br />

Elle était pas très vieille elle non plus…<br />

Grimée clown, du rouge à lèvres jusqu’aux<br />

oreilles ! Des cheveux teints blondinette,<br />

une robe de satin de la couleur de son<br />

vernis à ongles…<br />

Elle me tapote gentiment la queue !<br />

– Poor little thing ! elle susurre.<br />

Ça puait le parfum à plein nez ! Et<br />

l’alcool ! Parfaitement ! Ils avaient bu ! Ils<br />

étaient soûls toute la bande ! Conduite en<br />

état d’ébriété ! Je commençais à<br />

comprendre ! Facultés affaiblies ! L’accident<br />

s’expliquait ! L’accident… Le meurtre, oui !<br />

Les deux linottes sur le siège arrière se<br />

mettent à beugler une chanson !<br />

En hiver, calvaire,<br />

Ça glisse, câlisse,<br />

Pas d’claques, tabarnak,<br />

Ça descend, sacrament !<br />

L’autre conne à côté de moi entonne,<br />

avec l’accent anglo ! L’homme était quasiment<br />

couché derrière son volant, lui… Pas<br />

traumatisé pour trente sous, le tueur ! Il<br />

conduisait avec un seul doigt, une main sur<br />

la cuisse de la poudrée blonde aux ongles<br />

verts… <strong>La</strong> bagnole, une Cadillac ! te fendait<br />

la tourmente, te traversait toutes les<br />

colossales bourrasques, te foutait des<br />

épaisseurs de neige ! Un vrai Boeing ! On<br />

- 48 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

roulait tombeau ouvert ! <strong>La</strong> ville défilait,<br />

buildings, lumières ! Tout noyé dans le<br />

forcené poudroiement prodigieux !<br />

Nous sommes sur un pont à présent… Je<br />

me décide :<br />

– Où vous allez ? Où vous m’emmenez ?<br />

– Au chaud ! dit l’homme.<br />

Ils éclatent ! Toute la troupe ! Une formidable<br />

rigolade ! Au chaud… Elle était à se<br />

pisser de rire celle-là !<br />

L’homme au volant… Il me rappelait<br />

quelqu’un, le malfaisant… Sa tête m’était<br />

pas totalement inconnue. <strong>La</strong> jeune quarantaine,<br />

beau brummel… Une gueule carrée…<br />

Le genre à vous empoigner la vie à deux<br />

mains pour la mettre à genoux ! Une face<br />

de TV, je sais pas…<br />

Il se penche par-dessus l’Ongle Vert en<br />

faisant un signe de tête vers là-bas,<br />

derrière…<br />

– Tu l’as vu se jeter sous mes roues ?<br />

Quoi ? Que non ! C’était pas ce que<br />

j’avais vu ! Pas du tout ! Mais je devinais où<br />

il voulait en venir par exemple ! J’étais<br />

l’unique témoin ! Le seul impartial ! Les<br />

filles comptaient pas, elles ! Il devait être<br />

plein aux as, le cynique, il allait sûrement<br />

essayer de m’acheter ! Que j’aille pas le faire<br />

condamner pour meurtre en état d’ébriété !<br />

<strong>La</strong> barbouillée à la robe de satin vert me<br />

passe un bras autour du cou, elle<br />

m’embrasse sur la joue !<br />

– We’re gonna take care of you, sweetie !<br />

elle gargouille.<br />

Malheur ! Ils s’entendaient tous pour<br />

m’amadouer !<br />

En hiver, calvaire,<br />

- 49 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

Ça glisse, câlisse,<br />

Pas d’claques, tabarnak,<br />

Ça descend, sacrament !<br />

– Dis-moi donc, garçon ! l’homme ricane.<br />

Tu t’es fait voler tes culottes ou quoi ?<br />

– Exactement ! je réponds.<br />

Ils pouffent ! Encore ! Recommencent à<br />

tordre ! Folichons !<br />

Je renonce moi à leur raconter les événements<br />

! Ils m’auraient jamais cru ! Je leur<br />

demande plutôt s’ils peuvent m’héberger<br />

pour la nuit…<br />

– D’où est-ce que tu t’es sauvé ?<br />

– Vous êtes comique, vous ! Je viens de<br />

Montréal, si vous voulez le savoir !<br />

Montréal ! Ça les refait exploser ! Ils se<br />

contorsionnent à pleins boyaux, s’en<br />

secouent follement toute la tripe ! Ils étaient<br />

assez de bonne humeur ! Ou alors ils me<br />

prenaient pour un cinglé ! Un mongol !<br />

Bouffon de service !<br />

– Tiens, beauté ! Réchauffe-toi un peu !<br />

Une des greluches me passe une<br />

bouteille… Du whisky… Elles avaient dû<br />

baver là-dedans tous leurs sales microbes<br />

personnels… Tant pis ! J’en avais besoin !<br />

Glou, glou ! Glou !<br />

Prendre un verre de bière, mon minou !<br />

Prendre un verre de bière right through !<br />

Je garde la bouteille ! Ils en avaient eu<br />

assez eux autres ! Je bois, je bois… Je<br />

ferme les yeux… Je voulais oublier tout,<br />

pour une minute, rien qu’une petite<br />

minute… Impossible ! Pas question ! À force<br />

de rouler ventre à terre on était arrivés ! Il<br />

fallait descendre !<br />

- 50 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

<strong>La</strong> blonde à la robe verte reprend son<br />

manteau, elle me pousse dehors ! <strong>La</strong><br />

tempête faisait rage extrêmement encore !<br />

Toute la bande se regroupe autour de moi,<br />

m’escorte jusqu’à la porte d’une imposante<br />

cabane… On pénètre, empêtrés les uns<br />

dans les autres… Tout de suite une femme<br />

nous accueille ! Une dame, d’une<br />

splendeur ! Grande, mince ! Une spaghetti !<br />

Robe longue, bracelets, cailloux, colliers…<br />

Sûrement son mari devait la ranger dans le<br />

coffre-fort, la nuit, à l’abri des voleurs !<br />

L’homme au manteau de fourrure lui fait<br />

la bise, très cérémonieux. Il était<br />

entièrement paf, lui ! Il tenait plus debout !<br />

– Regarde ce que j’ai trouvé ! il dit.<br />

Il me montre, il repart dans les<br />

rigolades ! J’avais l’air de quoi, moi, devant<br />

la belle spaghetti ? En caleçon ? Ô honte !<br />

– Vous avez des goûts de plus en plus<br />

extravagants, cher ami ! la femme<br />

s’exclame.<br />

Alors, là ! Là c’est le comble ! Il en rugit !<br />

Il en tombe dans les rideaux ! C’est la crise !<br />

Il en réchappera pas de celle-là ! Il va en<br />

crever de rire ! S’avaler lui-même ! Les<br />

autres doivent l’emporter comme un tapis<br />

tellement il s’agite dans les convulsions !<br />

<strong>La</strong> spaghetti me fait signe de pas bouger,<br />

de pas m’en faire. Ils me laissent tout<br />

seul… Tout le monde me regardait ! Deux<br />

douzaines de personnes environ ! Des<br />

monsieurs gras, joues roses, sourires<br />

benoîts, cigares aux babines… Des femmes<br />

plutôt jeunes, roulées poupées… Un gratin !<br />

Raison de plus que je me sente déplacé avec<br />

mon slip rouge léopard ! Je savais plus où<br />

- 51 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

disparaître ! Mine de rien, je fais semblant<br />

de m’intéresser au décor… Il y avait des<br />

tableaux partout, sur tous les murs. Des<br />

horreurs abstraites… Le style « néo-pizza »<br />

chromatique… Ça avait du relief en tout<br />

cas ! <strong>La</strong> salle de séjour… Immense ! De la<br />

musique classique, tagada, tralalam… Je<br />

voyais aussi un bout de piano à queue,<br />

dans un coin. Un rose pêche… Lustre au<br />

plafond, tout ça… Pas à dire, y en a qui en<br />

ont ! Ils devaient pas connaître le prix de la<br />

demi-livre de beurre, ces nantis-là !<br />

Notre charmante hôtesse réapparaît au<br />

bout d’un long corridor. Elle agite un truc,<br />

elle m’adresse des simagrées… Un pantalon<br />

! Pour moi !<br />

J’y vais, je l’enfile ! Le pantalon, je veux<br />

dire ! Enfin, pantalon… Vite dit ! Il<br />

s’agissait plutôt d’une espèce de culotte de<br />

pyjama bouffante en soie jaune transparente,<br />

taille élastique… Une coquetterie,<br />

quoi ! Très bien ! Très bien ! Soyons urbain,<br />

je me dis ! Si quelqu’un me reluque de<br />

travers, je lui dirai que je suis Ali Baba en<br />

visite officielle à Victoriaville, aux frais de la<br />

princesse ! Faut pas se laisser intimider,<br />

dans la vie ! Faut s’affirmer !<br />

Une fois reculotté, la précieuse maîtresse<br />

de maison glisse son bras sous le mien…<br />

– Allons rejoindre les autres, voulezvous<br />

? elle murmure, les lèvres tendues<br />

comme pour m’embrasser.<br />

<strong>La</strong> pas possible créature ! Quel charme !<br />

Quel parfum ! « Herpès », sans doute ! Et<br />

quelle dignité ! Quelle absolue maîtrise !<br />

Chacun de ses gestes était une petite<br />

chorégraphie, chaque sourire une cruauté !<br />

- 52 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

Probablement qu’elle travaillait mannequin,<br />

ou qu’elle l’avait déjà fait ! Un naturel pareil<br />

s’apprend pas tout seul ! S’improvise pas !<br />

Elle m’entraîne doucement dans un<br />

dédale de corridors de plus en plus<br />

sombres… Elle flottait à mon bras, elle<br />

jetait des lueurs de beauté… Magicienne en<br />

plus ! On traversait des murs, on<br />

franchissait des cloisons… Pas de portes<br />

dans le bizarre labyrinthe ! Plutôt des sortes<br />

de passages secrets ! Je m’énervais pas<br />

toutefois ! Je l’aurais suivie jusqu’en enfer<br />

les yeux bandés !<br />

– C’est assez drôlement construit, chez<br />

vous ! je lui dis.<br />

Elle sourit, à croire que je venais de lui<br />

faire un compliment ! Quelle classe ! Quelle<br />

façon de pas répondre quand on lui parlait !<br />

Nous voilà dans l’obscurité totale à<br />

présent… Elle glisse une clé dans une<br />

serrure invisible… <strong>La</strong> cloison s’ouvre… Un<br />

miniature ascenseur apparaît ! On y va, on<br />

grimpe à bord ! <strong>La</strong> porte se referme tandis<br />

que ma jolie guide appuie sur un bouton…<br />

– <strong>La</strong>urent ne nous a pas présentés, je<br />

crois ? elle dit en pétillant de tous ses yeux.<br />

Je suis Dixie Angora. N’hésitez pas à me<br />

réclamer si vous avez besoin de quoi que ce<br />

soit. Amusez-vous bien !<br />

Elle me pousse gentiment hors<br />

l’ascenseur… Tabarnak ! Si je m’attendais à<br />

la surprise ! Une discothèque souterraine !<br />

Oui ! J’exorbite stupéfait ! Pas croyable ! Un<br />

bunker parfaitement insonorisé, sous la<br />

maison ! Un club privé ! Plein de monde !<br />

Une foule terrible ! Musique apocalyptique !<br />

Velours rouge partout ! Sofas ! Miroirs !<br />

- 53 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

Chromes ! Boules de lumière ! Un bar !<br />

Deux bars ! Bouteilles ! Brouhaha ! Rires !<br />

Plaisirs !<br />

Je m’avance à tâtons dans la fumée.<br />

Sceaux à glace, champagne sur toutes les<br />

tables… Hilares tordus croulés au cou des<br />

madames ! Je scrute discrètement… Les<br />

clients m’avaient tous l’air de la même race<br />

de monde que ceux d’en haut… Vestons,<br />

cravates… Des bijoux plein les femmes…<br />

Toute la bamboula puait le fric ! L’aristocratie<br />

d’argent ! Voilà donc les notables de<br />

Victoriaville, je me disais ! Nœuds papillon<br />

et pifs rouges ! Femelles légères à gogo !<br />

Une aux seins nus, là-bas, près du bar…<br />

Une serveuse ! Et… Mais… J’en vois une<br />

autre les bidons à l’air… Et une autre<br />

encore ! Et… Tiens, tiens, tiens ! Je la suis<br />

des yeux, celle-là, une rouquine coiffée style<br />

décoiffé. Elle dépose son plateau sur une<br />

table, elle monte sur un tabouret… Elle<br />

était nue comme le ver ! Elle se met à<br />

frétiller en se caressant joyeusement toutes<br />

les intimités ! Elle dansait ? À poil ? Grimpée<br />

sur le pouf ! Exactement !<br />

J’étais tombé en plein lieu de débauche !<br />

Dixie Angora, la grande spaghetti… J’aurais<br />

dû m’en douter aussi ! Un nom pareil !<br />

Angora ! Angora mon cul ! Une Madame de<br />

bordel chic, oui ! Tout s’éclairait ! S’illuminait<br />

! Les murs pivotants, les serrures<br />

invisibles ! L’insonorisation parfaite ! Les<br />

filles soûles dans la bagnole, tout à l’heure !<br />

À propos, où il était passé, mon chauffeur ?<br />

Le tueur dans la tempête ! Boule de Poil !<br />

Quel nom elle m’avait dit la Dixie Angora<br />

dans l’ascenseur ? « <strong>La</strong>urent ne nous a pas<br />

- 54 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

présentés… » <strong>La</strong>urent ! Voilà ! <strong>La</strong>urent !<br />

Quel nom lubrique ! L’odieux ! J’étais<br />

mineur, moi ! Pas question de m’attarder<br />

dans cet endroit-là une minute ! <strong>La</strong><br />

putasserie m’écœurait ! Me puait au nez !<br />

J’allais pas commencer à me dépraver avec<br />

des assassins à mon âge ! Si Ornella<br />

m’avait vu, mon dieu… Ornella !<br />

Au même moment :<br />

– Barbara Edward, mes amis ! On l’applaudit<br />

! Barbara Edward !<br />

Un maître de cérémonie sanglé dans un<br />

costume de pingouin s’égosillait devant un<br />

micro, sur une large scène dans un coin !<br />

<strong>La</strong> foule frémit, bat des mains à rompre<br />

tout ! Aussitôt la ruade à l’estrade<br />

commence ! Je suis poussé, tiré, traîné,<br />

porté par le flot jusqu’au premier rang !<br />

– Barbara Edward, mes amis ! Barbara<br />

Edward ! À toi, Barbara !<br />

Une fille s’élance sur la scène, bondit,<br />

fait la roue, whouuu ! Retombe sur ses<br />

pieds, salue la foule ! <strong>La</strong> musique reprend<br />

de plus belle ! Oh la bête ! Oh le péché<br />

incarné ! Talons aiguilles, bas noirs ! Nue<br />

sous une veste de cuir ! On lui voyait tout !<br />

Le poil ! Le nombril ! Les suces ! Whaou !<br />

Tout le sacré troupeau te beuglait à mort<br />

dans la salle ! Elle les avait allumés presto<br />

les mâles ! Zip ! elle jette son haut-de-forme<br />

dans le tas d’admirateurs ! <strong>La</strong> bagarre<br />

éclate ! Les furieux s’entre-déchirent à qui<br />

mieux mieux pour ramasser le chapeau !<br />

Elle se retourne, elle montre son cul, elle !<br />

L’admirable fente ! Les sifflements fusent !<br />

Bing ! Elle se laisse tomber jusqu’à la<br />

fourche ! Le grand écart ! Elle rebondit dans<br />

- 55 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

les airs ! Une balle ! Pas de répit ! Retrousse<br />

ses manches, se penche en avant, une main<br />

sur la cuisse ! De l’autre elle fait des passes<br />

friponnes autour de son sexe ! Les lèvres<br />

écarlates toutes tendues dans un obscène<br />

baiser ! Twink ! Un œuf lui apparaît entre<br />

les doigts ! Ah, c’était pas concevable ! Un<br />

œuf de poule ! Sorti de sa touffe à elle ! <strong>La</strong><br />

salle explose ! Une magicienne érotique !<br />

Quel numéro !<br />

Elle repart dans les pirouettes ! En équilibre<br />

sur une seule main ! Virevolte, atterrit<br />

sur le devant de la scène ! Ptof ! Elle te<br />

fracasse l’œuf sur le front d’un chauve !<br />

Espiègle ! Coquine ! Main non ! L’œuf est<br />

un faux ! Un truqué ! En éclatant il se<br />

transforme en féerie de confettis de toutes<br />

les couleurs ! Des barrissements à plus finir<br />

jaillissent du public ! Elle se dandine,<br />

maintenant, l’allumeuse ! Mains aux<br />

hanches ! Elle fait comme si elle nous<br />

crachait dessus ! Menton en l’air, méprisante<br />

! Et puis elle se plante bien droite<br />

face à la foule ! Elle plie les genoux, elle<br />

glisse une main sur sa motte, entre ses<br />

cuisses ! S’agace le machin sexuel ! Se<br />

chatouille l’entre-jambes ! <strong>La</strong> cochonne !<br />

Une plume lui vient tout à coup au bout<br />

des doigts ! Elle tire dessus, elle joue la<br />

surprise ! Elle se surprend elle-même ! Elle<br />

comprend plus ! Elle tire ! Tire encore ! Le<br />

truc s’allonge ! S’allonge encore ! Des<br />

plumes et des plumes ! Elle tire dessus à<br />

deux mains ! Fabuleux ! Un boa de plumes<br />

qui lui sort de la vulve ! E lle arrête pas de<br />

tirer ! Le boa arrête pas de s’allonger ! Elle<br />

lance la tête de l’objet dans la salle ! Les<br />

- 56 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

admirateurs se ruent, s’emparent de la<br />

chose ! Frénétiques ! S’entortillent dedans,<br />

s’enivrent des odeurs intimes de la magicienne<br />

! Elle leur fait signe, qu’ils tirent<br />

aussi ! Qu’ils l’aident à se vider la matrice !<br />

Ils s’y mettent à cinquante, cent mains !<br />

Oh-hisse ! Oh-hisse ! Le boa s’allonge,<br />

s’allonge toujours ! Vingt mètres ! Trente<br />

mètres ! Sortant de son sexe ! Prodigieux !<br />

Jamais vu !<br />

Oh, mais ! Mais quoi encore ? Elle a senti<br />

quelque chose ! Quoi, quoi ? Elle gigote, elle<br />

a peur ! Les yeux lui sortent de la tête ! Elle<br />

s’affole ! Elle pousse un cri à fendre l’âme !<br />

Au même moment, au bout du boa phénoménal,<br />

il lui jaillit de la vulve un énorme<br />

poisson barbu, terrible ! Un vivant ! Flac ! Il<br />

dégringole à ses pieds ! Tout frétillant !<br />

C’est le délire ! Les murs vont s’effondrer<br />

tellement la salle hurle, brame, applaudit,<br />

siffle, rugit ! Elle se renverse en arrière !<br />

Elle triomphe ! Elle envoie des baisers aux<br />

quatre coins ! Elle se peut pas ! Elle est le<br />

diable en personne ! Zip, pirouette ! Triple<br />

saut, révérence ! Salut ! Elle se passe<br />

encore un doigt sur la fente, souffle dessus,<br />

nous jette un dernier brûlant baiser !<br />

Tabarnak ! Les lieux vont être saccagés !<br />

Elle s’enfuit ! En courant ! Sur les mains !<br />

Tête en bas ! Cul en l’air ! Cent hommes se<br />

précipitent ! S’assassinent pour être les<br />

premiers à la rejoindre ! L’émeute ! Vingt<br />

chaises volent dans le décor ! Trente<br />

bouteilles éclatent ! Pètent ! Cous tordus,<br />

dentiers en miettes ! Quinze gardes du<br />

corps surgissent ! Huileux, musclés !<br />

Tapent dans le tas ! Assomment !<br />

- 57 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

Démolissent ! Balaient la tourbe ! Dégagent<br />

l’estrade ! <strong>La</strong> meute d’enragés est refoulée !<br />

Massacrée ! Piétinée ! Dispersée !<br />

Fallait que je me sauve de là ! Que je<br />

finisse pas boudin aux mains des huileux !<br />

Bouchers gardes du corps ! J’escalade trois<br />

quatre monceaux d’admirateurs empilés !<br />

Oreilles, nez ! Jambes ! Gueules ! Tout le<br />

satané nœud de vipères ! Emmêlé, inextricable<br />

! Je plonge sous une table, rampe,<br />

refais surface ! Qui je vois pas ? Le<br />

<strong>La</strong>urent ! Lui ! Et sa poupée ! <strong>La</strong> poudrée<br />

verte à la robe de satin ! Bien confortables,<br />

détendus ! Souriants ! Mondains, plaisants<br />

! Une flûte de champagne vissée à la<br />

lippe ! Heureux, tétant ! Moi à genoux ahuri<br />

entre les deux !<br />

<strong>La</strong>urent me passe une main dans les<br />

cheveux !<br />

– Tiens ! Notre petit nu-vite ! il roucoule.<br />

– Va chier le nu-vite ! je lui crie. Je<br />

t’arrache la tête avec mes dents si tu me<br />

sors pas d’ici sur-le-champ ! ! !<br />

– Champagne ? il dit, pas impressionné.<br />

– T’aimes mieux que j’aille raconter comment<br />

que t’as tué le pouilleux tout à<br />

l’heure ? Hein ?<br />

Je te l’empoigne par le collet, je me mets<br />

à te le faire valser sur sa chaise ! J’en avais<br />

plein mon cul moi ! Je devenais furieux !<br />

Il a pas le temps de me repousser ! Cinq<br />

six corps déboulent sur la table, basculent<br />

les fers en l’air, virent tout à l’envers ! Une<br />

de ces empoignades de déchaînés !<br />

S’arrachent les couilles, s’entre-dévorent,<br />

déments ! Égorgent, déchiquent ! Puis une<br />

espèce de géant émerge du tas sanglant !<br />

- 58 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

Pif ! Paf ! Il te les met knock-out toute la<br />

bande ! Bang ! À grands coups de bâton !<br />

Non, non ! C’était pas un bâton qu’il avait,<br />

c’était le poisson ! Le terrible poisson que la<br />

magicienne s’était sorti de la raie ! Pour ça<br />

qu’ils se battaient, les dégénérés ! Pour la<br />

prise ! Le trophée ! Le souvenir ! Le géant se<br />

l’avait approprié ! Ah, le mutant monstre !<br />

Dents pourries, face de sanglier ! Géant ?<br />

Créature du cloaque ! Erreur de la nature !<br />

Victime du mercure ! Des radiations ! Il<br />

mesurait six pieds et demi au moins, l’être !<br />

Trois cents livres ! Il te l’avait réglée, lui, la<br />

chicane ! Tif ! Tof ! Encore trois quatre<br />

coups de pied dans le hachis d’assommés !<br />

Il leur crache dessus pour finir ! Un de ces<br />

boulets graveleux ! Et il s’en retourne<br />

s’asseoir tranquillement à sa table, le<br />

poisson fourré dans la poche de son<br />

veston !<br />

Ainsi dialoguait-on dans les bordels de<br />

Victoriaville ! Ben vive le dialogue, d’abord !<br />

Le <strong>La</strong>urent était vautré à quatre pattes<br />

exorbité… Je lui saute sur le dos ! Je te<br />

l’enfourche ! Je t’y agrippe les deux oreilles<br />

à pleines mains !<br />

– Sors-moi d’ici, assassin !<br />

Autour de nous autres, la troupe rigolait,<br />

nous encourageait !<br />

– Encule-le, le jeune ! Mets-y ta pine<br />

dans le brun !<br />

– Allez, monsieur Bégin ! Faites-y faire<br />

un tour de rodéo ! Yaaa-hou ! ! !<br />

Quoi ? Bégin ? Bégin <strong>La</strong>urent ?<br />

En entendant crier son nom, la lumière<br />

s’allume dans ma tête ! Bégin ! Le ministre !<br />

Des Finances ! Ou des Communications !<br />

- 59 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

Ou des Affaires indiennes ? Bref ! Bégin le<br />

ministre ! Fédéral ! Fuck ! Dans l’auto, il me<br />

semblait aussi que sa bouille m’était pas<br />

inconnue !<br />

Je tombe sur le cul, estomaqué ! Les<br />

spectateurs me huent comme du pourri !<br />

Bouh, bouh ! Ils voulaient qu’on continue à<br />

les divertir, les excités !<br />

– Vous êtes <strong>La</strong>urent Bégin le ministre ? je<br />

lui dis.<br />

– On peut pas tout faire dans la vie,<br />

hélas ! il répond.<br />

– Qu’est-ce que vous faites à Victoriaville<br />

? Vous travaillez pas au Parlement,<br />

vous ?<br />

– Quoi, Victoriaville ? Hull, tu veux dire !<br />

– Hull ? ! ?<br />

– C’est pas à Ottawa qu’on s’amuse ! il<br />

glousse.<br />

– Ottawa ? ! ?<br />

– Où tu te penses, bozo ?<br />

– On est pas à Victoriaville ? je m’écrie.<br />

Il éclate ! Roule à terre ! Il en finissait<br />

jamais de tout trouver comique, lui ! Je<br />

m’étais trompé d’autobus, alors ? Porte<br />

seize ? Porte treize ? Tabarnak ! J’avais<br />

confondu dans l’énervement ?<br />

Je me ressaisis illico ! Je t’y resaute à la<br />

gorge, je le sonne sur le plancher de toutes<br />

mes forces !<br />

– Je te dénonce aux bœufs, mon salaud,<br />

si tu m’aides pas ! Dis oui ou je te la fais<br />

péter ! Dis oui ! ! !<br />

– Oui, oui ! il capitule.<br />

– J’ai tout vu, moi ! Comment que tu l’as<br />

tué et que tu t’es sauvé ! Tu vas m’aider ou<br />

je raconte tout aux journaux !<br />

- 60 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

– J’ai tout vu, moi ! Comment que tu l’as<br />

tué et que tu t’es sauvé ! Tu vas m’aider ou<br />

je raconte tout aux journaux !<br />

– Oui ! Oui !<br />

– J’ai besoin d’argent ! Pour m’en<br />

retourner ! Faut que j’aille à Victoriaville !<br />

Ça urge !<br />

– OK ! OK !<br />

– Faut que je couche quelque part ! je lui<br />

ordonne.<br />

– OK ! Je vais m’arranger avec Dixie !<br />

Que t’aies une chambre ici pour la nuit !<br />

– Une chambre et une culotte !<br />

– Une culotte ! OK ! Demain ! Demain, la<br />

culotte !<br />

– Taille vingt-huit !<br />

– Vingt-huit ! OK !<br />

On se relève tous les deux, on<br />

s’époussette… Il fait signe à une serveuse<br />

aux branlants roberts, une qui portait une<br />

manière d’attelage sado-maso en cuir noir…<br />

– Va me chercher madame Angora ! il lui<br />

commande. Et du champagne ! Champagne<br />

pour tout le monde ! Arrosons ! Dans la<br />

joie !<br />

Les bras en croix, il se met à braire :<br />

Pour boire il faut ven-endre,<br />

Pour boire il faut ven-endre !…<br />

*<br />

Le lendemain, à la fin de l’après-midi,<br />

j’étais à Victoriaville pour de vrai. Victoriaville,<br />

paradis de « l’unifamiale », comme<br />

<strong>La</strong>val-des-Rapides, Brossard, Mascouche…<br />

Chez Dixie Angora, j’avais dormi, gris de<br />

champagne, dans une coquette chambre<br />

- 61 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

rose, une bonbonnière de courtisane à<br />

ministres dépravés et autres pédégés. Au<br />

matin, cinq six bonnes érotiques m’avaient<br />

servi un de ces festins au lit ! Foie gras,<br />

caviar ! Biscottes ! Et puis des fraises à la<br />

crème ! Du champagne encore ! Des<br />

bleuets, même ! En plein février ! Je te<br />

l’avais mis à ma main, le <strong>La</strong>urent Bégin,<br />

ministre ! Il s’était démerdé pour qu’on me<br />

traite aux oignons ! Après la régalade, trois<br />

filles s’étaient glissées mine de rien sous les<br />

couvertures, elles avaient entrepris qu’on se<br />

fasse une petite partie de papouilles… Un<br />

supplément gratis, quoi ! Il m’avait fallu me<br />

battre farouche pour pas tromper Ornella<br />

avec ces chairs-là ! Plantureuses mangeuses<br />

d’homme, poupées vicieuses payées<br />

pour ! J’avais résisté ! En tout honneur, ô<br />

mon Amour !<br />

Le chauffeur particulier de l’Angora<br />

m’avait finalement reconduit au terminus<br />

dans la BMW. Ensuite le voyage vers<br />

Victoriaville avait été interminable, à cause<br />

de la tempête de la veille, trois quatre pieds<br />

de neige partout, les autoroutes bloquées,<br />

un cauchemar dantesque… Toujours est-il<br />

que j’y étais bel et bien, ce coup-là ! Je<br />

téléphone à Réal Giguère. Il m’attendait<br />

plus, il pensait que j’étais mort, englouti<br />

dans un banc de neige ou broyé par une<br />

souffleuse. Optimiste, le gars ! Il me donne<br />

quand même son adresse. Cinq minutes<br />

plus tard, j’arrive en taxi. Le bungalow était<br />

là, cacateux, au bout d’une rue qui allait se<br />

perdre dans je sais pas quelles collines, au<br />

diable…<br />

Je pénètre :<br />

- 62 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

– Salut ! Je suis Léo !<br />

Réal gisait à moitié couché dans un<br />

fauteuil, une cannette de bière à la main,<br />

débraillé, pas rasé… Pour un flic, il paraissait<br />

pas très tonique ! Il regardait la télé,<br />

une imbécillité de quizz américain… Une<br />

faible lampe luttait faiblement contre la<br />

pénombre de la fin du jour… Partout par<br />

terre des cannettes, journaux, cartons de<br />

pizza, croûtes, mégots… <strong>La</strong> soue…<br />

Le grabataire m’offre une bière. Je dis<br />

pas non ! Il ramasse une cannette sous son<br />

fauteuil, il me la jette… Il continue à boire<br />

sans rien dire, sans me regarder, même…<br />

J’en profite pour l’étudier d’un peu plus<br />

près. Il était bâti en vrai taureau. Un cou<br />

aussi gros que ma taille, des pieuvres à la<br />

place des mains… Mais il avait quelque<br />

chose de mou, c’était comme indéniable…<br />

Quelque chose de triste aussi…<br />

– J’espère que je dérange pas ! je lui dis.<br />

Il hausse les épaules…<br />

– Y a rien qui me dérange…, il murmure<br />

avec une drôle de voix de fillette.<br />

– Qu’est-ce qu’il y a ? Ça va pas ?<br />

Il me lance un de ces regards rampant !<br />

– Je pense que je suis en pleine dépression…<br />

J’arrive plus à travailler, tout le<br />

monde rit de moi parce que je suis dans la<br />

police… Ou bien ils me lancent des boules<br />

de neige dans mon dos ou bien des œufs<br />

pourris dans mes fenêtres…<br />

– Faut laisser faire le monde, voyons ! je<br />

lui dis pour le remonter. Un grand gars<br />

comme vous !<br />

– J’ai fait une thérapie aux vitamines…<br />

Le résultat a été nul… Je voulais combattre<br />

- 63 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

le Mal, moi… Même résultat… Les enfants<br />

rient de moi… Ils me traitent de maudit<br />

chien sale… Je passe ma vie à me faire<br />

offrir des pots-de-vin tout le temps ou à me<br />

faire demander par tout le monde l’adresse<br />

des pushers…<br />

Oh boy ! Il volait bas rare, le moineau !<br />

– Changez de job ! je dis. Y a toujours<br />

moyen ! Vous pourriez devenir dentiste,<br />

n’importe quoi ! Aller travailler chez les Africains,<br />

je sais pas, moi ! Y a mille façons<br />

d’aider le monde, dans la vie !<br />

– J’aime pas les bouches, c’est des organes<br />

obscènes, je trouve… L’autre jour, par<br />

contre, j’ai rencontré Sa Divine Grâce A. C.<br />

Bhaktivedanta Prabhupada, le fondateur du<br />

Mouvement pour la Conscience de<br />

Khrishna… Dans un bar, à Sherbrooke…<br />

J’ai commencé à lire le Brihad Naradia<br />

Purana… Peut-être que je vas devenir<br />

Khrishna végétarien pour essayer de<br />

trouver le bonheur…<br />

– Pourquoi pas !<br />

Je voulais pas le contrarier ! On doit jamais<br />

brusquer les malades, n’est-ce pas !<br />

– Attends, je vas te montrer un article<br />

dans le dernier numéro de Chaque ville et<br />

village…, il reprend. « <strong>La</strong> philosophie du<br />

professeur Grenouille »…<br />

– Certainement ! Mais on pourrait peutêtre<br />

parler d’Ornella avant !<br />

– Ornella ?<br />

– Votre sœur, je veux dire !<br />

– Ah oui, c’est vrai… Je l’avais oubliée,<br />

celle-là… Qu’est-ce qui lui est arrivé encore<br />

?<br />

- 64 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

– Il lui arrive souvent des choses ? je demande,<br />

intrigué.<br />

– Bah ! elle fréquente pas du monde<br />

recommandable… Elle boit de l’alcool, elle<br />

mange trop épicé aussi… Qu’est-ce qu’elle a<br />

fait, ce coup-là ?<br />

Je lui raconte les événements en détail,<br />

d’A jusques à Z. Peu, en réalité ! Je savais<br />

rien presque, sauf ce qu’Omega Malinea<br />

m’avait appris ! Réal m’écoute en sifflant sa<br />

bière, aussi enthousiaste qu’un mort<br />

enterré vivant…<br />

– Au téléphone, hier, vous m’avez dit que<br />

vous aviez une idée ? je conclus pour le<br />

relancer.<br />

Il me lâche un de ces soupirs de fin fond<br />

d’abysse, l’air sombre comme le caveau…<br />

– D’après la description de la voisine, le<br />

coupable peut pas être personne d’autre<br />

que le Turc…, il me dit, complètement<br />

défait.<br />

– Qui, le Turc ? Quel Turc ?<br />

– Les intellectuelles, c’est des bizarres de<br />

femmes… Tout dans la tête…<br />

– Oui ! Des totales emmerdeuses souvent<br />

! je l’approuve.<br />

– Ah, ta gueule ! Arrête de m’interrompre<br />

tout le temps !<br />

Il me foudroie ! Vivant subitement ! Un<br />

regain !<br />

Je le laisse poursuivre…<br />

– Les intellectuelles… Tout toujours dans<br />

la tête… Forcément, quand elles rencontrent<br />

des brutes pas humaines avec du poil<br />

partout, ça les attire un peu… Ça les<br />

intrigue, ça les excite, même, des fois… Ma<br />

sœur a un quotient intellectuel d’à peu près<br />

- 65 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

huit cent soixante-quinze, tu peux te faire<br />

une idée du penchant qu’elle a pour les<br />

sans cervelle poilus, les puants étalons<br />

bestiaux… C’est de la compensation à<br />

l’envers, si tu veux mon avis… L’attirance<br />

des contraires, la loi de la nature, en<br />

somme… D’ailleurs je me demande qu’estce<br />

qu’elle a bien pu te trouver… T’as rien,<br />

t’es tout maigre… T’as même pas de<br />

barbe…<br />

– Eh, j’ai seize ans, Chose ! Je me rase !<br />

J’ai commencé ça fait trois mois déjà !<br />

– C’est toi qui le dis… En tout cas, elle a<br />

rencontré ce gars-là, le Turc, je sais pas où<br />

ni quand… Un de ces animals de cirque<br />

comme on en voit même pas dans les<br />

éprouvettes…<br />

– Mais qu’est-ce qu’ils faisaient ensemble<br />

? je gueule en bondissant de mon siège.<br />

– Commence pas à crier ! Énerve-moi<br />

pas ! J’ai besoin de calme dans mon état !<br />

Je me rassois de peine et misère… Les<br />

révélations de Réal me faisaient bouillir les<br />

tripes ! <strong>La</strong> moutarde me montait !<br />

– Je pense pas qu’ils ont jamais commis<br />

l’acte, si tu vois ce que je veux dire… Elle<br />

l’aurait pas laissé aller jusque-là…<br />

Quoique… Avec les intellectuelles, on sait<br />

jamais… L’organe comme un concombre<br />

monstre les change du stylo à bille… Mais<br />

j’ai l’impression qu’elle était plutôt intéressée<br />

à dialoguer… À échanger des idées,<br />

des « concepts »… Concept, c’est un mot<br />

qu’elle aime bien, ma sœur… Bref, elle<br />

cherchait du dépaysement, je crois… Pareille<br />

à l’autre dans la jungle avec ses<br />

babouins… Le syndrome de King Kong,<br />

- 66 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

autrement dit… Syndrome répandu plein<br />

les universités, on le sait… Elle m’a parlé<br />

du gars deux trois fois… Elle le faisait<br />

exprès, elle me racontait ses aventures rien<br />

que pour me scandaliser… Tout le monde<br />

fait pareil parce que je suis dans la police…<br />

Ça me rend malade… J’ai craqué, aussi, il y<br />

a trois semaines… Je commence à croire<br />

que je vas finir alcoolique total à force de<br />

dépression…<br />

Sur ces bonnes paroles, il balance sa<br />

cannette vide par-dessus son épaule, puis il<br />

s’en sort une autre de sous son fauteuil…<br />

– Tiens, je vas te montrer une photo…<br />

Une photo d’elle et lui qu’elle m’a donnée…<br />

Pour me provoquer, je le sais… J’ai jamais<br />

eu de photo d’elle à part celle-là… Quand je<br />

te dis qu’elle le fait exprès…<br />

Il fouillait dans toutes ses poches en<br />

continuant :<br />

– Le Turc est un bandit de la dernière<br />

espèce, j’en mets mes mains au feu<br />

n’importe quand… Il t’a une de ces têtes de<br />

redoutable individu malfaiteur né criminel<br />

malgré tout le bon sens humain… Le flibustier<br />

génétique pillard assassin héréditaire<br />

depuis douze générations, apache crapule à<br />

boire le sang et à se nourrir rien que<br />

d’oignons crus… Pas Turc pour rien, je te le<br />

garantis… Il doit t’avoir l’instinct du violeur<br />

professionnel tortureur de mineures, du détrousseur<br />

pendable à pas respirer ailleurs<br />

que dans l’odeur du meurtre et de<br />

l’effraction avec voies de fait… Dans la<br />

police, on a l’habitude de les reconnaître<br />

facilement, ces criminels-là psychopathes<br />

- 67 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

sociaux-affectifs mésadaptés, gangsters<br />

vampires pires que l’étrangleur de Boston…<br />

Pas à dire, il avait le tour de me<br />

rassurer !<br />

– Regarde-moi ça…, il dit en me tendant<br />

une photo toute froissée qu’il venait de tirer<br />

de son portefeuille. C’est pas un peu le<br />

barbare définitif coupable de tout à priori,<br />

d’après toi ?<br />

Les deux bras m’en tombent ! J’hallucinais,<br />

ou quoi ? Sur la photo, Ornella<br />

souriante, juteuse, en robe d’été turquoise !<br />

Et le gars ! Cette face d’hybride sanglier<br />

têtard aux dents pourries ! Jésus ! Lui !<br />

– Mais je le connais ton Turc ! j’égosille.<br />

Je veux dire, je l’ai vu ! Hier soir ! Au<br />

bordel ! Chez Dixie Angora !<br />

– Au bordel ? Où il est, ton bordel ?<br />

Je lui refais toute l’histoire de la veille !<br />

Le mauvais bus, Ottawa ! Le chauffeur de<br />

taxi ! <strong>La</strong>urent Bégin, l’accident-meurtre ! Le<br />

club privé maison close ! Hull ! Le poisson<br />

de la magicienne ! <strong>La</strong> bagarre ! <strong>La</strong> chose<br />

inqualifiable, là, sur la photo, c’était le<br />

monstre qui avait estourbi tous les furieux<br />

à coups de poisson ! C’était le géant<br />

aberration chromosomique irréparable !<br />

– Tu le connais ? T’es sûr ? Réal Giguère<br />

me demande.<br />

– Si je le connais ? Mais y a pas deux<br />

créatures mongoles reptiliennes semblables<br />

dans tout le Cosmos ! C’est absolument lui<br />

positif !<br />

On se dévisage un moment les yeux hors<br />

du crâne… Tabarnak ! Les poils m’en dressaient<br />

! Si l’individu qui avait enlevé Ornella<br />

était ce Turc de malheur… Alors ? Alors elle<br />

- 68 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

devait être à Hull, elle ! Elle devait y être la<br />

veille, à Hull ! Les ondes magnétiques<br />

m’avaient mis providentiellement sur sa<br />

trace ! Je m’étais pas gouré d’autobus pour<br />

rien ! Ornella m’avait téléguidé par télépathie<br />

! Mais moi bouché, stupide, j’avais rien<br />

compris aux fluides subtils !<br />

– Tu dois avoir une auto, non ? !<br />

– Pourquoi une auto ? il dit.<br />

– Bouc ! Faut y aller ! Le monstre est làbas<br />

! À Hull ! Ou à Ottawa ! Avec Ornella !<br />

On y va ! C’est notre seule piste ! Notre<br />

seule chance de la retrouver !<br />

– On y va, on y va… Je peux bien te<br />

prêter mon auto, si tu veux…<br />

– J’ai pas mon permis ! Je sais pas conduire<br />

!<br />

– Comment que t’es venu ? il me demande.<br />

– En autobus ! Mais on s’en torche ! Le<br />

Turc est là-bas, je te dis ! Ornella aussi ! Je<br />

le sens ! Je le sais ! C’est magnétique !<br />

Viens-t’en, on y va ! ! !<br />

– On y va, on y va… Je peux pas laisser<br />

la maison dans cet état-là… Regarde-moi<br />

ça…<br />

Il tergiversait, le déprimé maudit ! Le<br />

chieux du christ !<br />

– Mais c’est ta sœur ! ! ! j’époumone.<br />

– Ma sœur, ma sœur… Elle s’en fout<br />

bien, ma sœur… Toujours à rire de moi<br />

parce qu’elle est intelligente, elle… Elle<br />

passe son temps à me dire que je suis la<br />

honte de la famille depuis que je suis dans<br />

les forces de l’ordre…<br />

– Fais-le pour Bouddha, d’abord ! Ou<br />

pour Musul !<br />

- 69 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

– Musul ?<br />

– Le roi des Musulmans ! Je sais pas,<br />

moi ! Ton gourou ! Khrishna ! Mais on a pas<br />

une seconde à perdre !<br />

Il réfléchit un instant, il se tord les<br />

mains, indécis, épais, angoissé… Et puis il<br />

finit par se lever, lentement, lourdement, à<br />

reculons quasiment !<br />

– OK… J’apporte la bière…, il dit en ramassant<br />

un plein sac de cannettes.<br />

– Grouille, tabarnak ! ! !<br />

Une minute après, on sautait dans le<br />

bolide et on fonçait sus au Turc !<br />

*<br />

Jamais j’aurais pu fabuler pire cafardeux<br />

buté que le frère d’Ornella. Victoriaville-<br />

Ottawa dans les séquelles de la titanesque<br />

tempête de la veille, avec toute cette neige<br />

sur les routes, c’était une petite promenade<br />

de cinq six heures au moins ! Je prévoyais<br />

qu’on arriverait pas avant onze heures,<br />

minuit… Réal Giguère était décidément la<br />

compagnie enivrante à partager bloqué<br />

dans une bagnole des heures et des<br />

heures ! Le comparse têtu absolument muet<br />

à pas desserrer ! Il buvait sa bière en<br />

conduisant, il regardait la route avec un de<br />

ces airs de s’en aller à son propre<br />

enterrement… Avant de partir, il avait<br />

chaussé sa casquette de flic et un gros<br />

blouson rembourré avec des « Police » sur<br />

les manches. Je l’observais du coin de<br />

l’œil… Il aurait pu me faire gicler la cervelle<br />

comme du pus d’un bouton rien qu’en me<br />

pressant la tête entre deux doigts ! Il avait<br />

- 70 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

des mains en forme de gant de base-ball,<br />

des bras comme des gigots d’agneau… Une<br />

de ces mâchoires à chiquer le béton armé !<br />

Dans un sens sa présence me rassurait !<br />

Tout seul, j’aurais été loin de faire le poids<br />

contre le Raspoutine cyclopéen ! Mais il<br />

était mou, Réal, mou au moral, cassé par<br />

en dedans, déprimé rampant, tellement que<br />

je me demandais s’il aurait encore assez de<br />

nerf au cas où les événements vireraient à<br />

la violence…<br />

Histoire de le stimuler un brin, je lui dis :<br />

– Comme ça t’es dans la police ?<br />

On venait de passer Montréal… Depuis<br />

trois heures, pas un mot nous était sorti de<br />

la trappe…<br />

Réal répond rien…<br />

– T’es pas marié ? je lui demande pour le<br />

faire jaser, qu’il s’exprime un peu.<br />

Il vide sa cannette d’un trait, il la jette<br />

derrière sur la banquette…<br />

– Une bande de motards m’a fait un<br />

attentat à la bombe y a quatre ou cinq<br />

ans… On était pas encore mariés, Angélique<br />

et moi… Elle a eu peur, elle a pas voulu<br />

rester avec moi une minute de plus…<br />

– T’as pas connu d’autres femmes ?<br />

– Victoriaville c’est une petite ville… Tout<br />

le monde sait que je suis dans la police…<br />

<strong>La</strong> bombe nous a pété dans l’auto un soir<br />

qu’on s’en allait au motel… J’ai jamais pu<br />

coucher avec une autre femme après ça…<br />

Vraiment, il avait le bacille de la merde<br />

écrit en majuscules dans la face !<br />

– Tu vois, on vit dans un monde<br />

mauvais, les philosophes l’ont dit…, il<br />

reprend avec sa fluette voix d’eunuque. Tu<br />

- 71 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

sais que l’humain descend du babouin… Ça<br />

fait des milliards d’années qu’on existe,<br />

mais en réalité on vient à peine de sortir de<br />

la jungle… On mangeait encore des racines<br />

y a même pas un quart d’heure, on<br />

s’habillait avec des mammouths dans les<br />

grottes en Afrique… Tu prends un homme,<br />

n’importe lequel, tu lui grattes la crasse<br />

dans la face et tu découvres quoi ? Que<br />

c’est encore un babouin qui s’est mis des<br />

souliers… N’importe qui peut redevenir<br />

singe n’importe quand… Ça dépend de<br />

rien… Moi comme les autres, d’ailleurs…<br />

C’est pour ça que je suis entré dans les<br />

forces de l’ordre… Faut se protéger contre<br />

la nature, autrement la brute sanguinaire<br />

nous mange par en dedans… On existe<br />

seulement parce qu’y a des polices qui nous<br />

empêchent de retomber dans nos instincts<br />

cannibales préhistoriques…<br />

Il soupire à fendre le pare-brise, puis il<br />

enchaîne :<br />

– Oui… Faut défendre la civilisation, mon<br />

vieux… Sinon c’est la planète des singes…<br />

Maintenant il pouvait se la fermer<br />

pendant trois mois tellement il en avait dit<br />

d’un seul coup !<br />

– Pourquoi t’es déprimé à pas pouvoir te<br />

ramasser ? je lui demande.<br />

Il s’ouvre une nouvelle cannette, rrrac !<br />

avec les dents, il s’en tape une bonne<br />

lampée…<br />

– Je sais pas…, il dit. Peut-être parce que<br />

je crois plus aux héros à force de faire rire<br />

de moi ou de me faire dynamiter par les<br />

babouins barbus… J’ai plus la force d’être<br />

un héros, peut-être… Je sais pas…<br />

- 72 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

Il retombe dans le mutisme… On<br />

continue à rouler dans la nuit enneigée,<br />

cahin-caha… Ornella, Ornella… Je pouvais<br />

pas m’empêcher de penser à elle ! Elle avait<br />

été enlevée la veille, et pourtant j’avais<br />

l’impression d’avoir vieilli de mille ans<br />

depuis ! Pourquoi le Turc me l’avait ravie ?<br />

Qu’est-ce qu’il lui voulait à Ornella, le<br />

crocodile ? Qu’est-ce qu’elle lui avait fait ?<br />

Ah, on avait baisé des centaines de fois en<br />

même pas deux mois, mais je connaissais<br />

rien d’elle ! Son penchant pervers pour les<br />

barbares malodorants… Si j’avais su qu’elle<br />

me cachait sa véritable nature profonde,<br />

peut-être je l’aurais pas aimée… J’aurais<br />

été plus prudent, en tout cas ! De toute<br />

façon il était trop tard à présent ! Le mal<br />

était fait, sacrament !<br />

Deux trois heures encore s’écoulent à<br />

bringuebaler péniblement sur l’autoroute…<br />

Puis : buildings ! lumières ! Ottawa ! Enfin<br />

!<br />

– Où on va ? Réal m’interroge.<br />

– Bégin est ministre, on va aller au<br />

Parlement ! Il doit connaître le Turc ! Ils se<br />

dépravent dans les mêmes bordels !<br />

– Au Parlement ? Y est presque une heure<br />

du matin !<br />

– On y va pareil ! Si il est pas là, ils vont<br />

nous dire son adresse !<br />

Giguère se démerde pour trouver le<br />

chemin du Parlement… Le totem de la<br />

Confédération des Loyalistes passeurs de<br />

sapin couronné feuille d’érable… On arrive,<br />

on t’entre dans le bâtiment comme dans un<br />

moulin !<br />

- 73 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

Un gardien nous arrête sitôt franchi le<br />

seuil…<br />

– On est fermé ! il dit.<br />

– On veut voir <strong>La</strong>urent Bégin le ministre !<br />

je riposte pas gêné. On est de la police !<br />

Affaire d’État ! Top-secret !<br />

Le gardien s’aperçoit de la casquette de<br />

Réal… « Police » ! Méfiant comme sa race, il<br />

hésitait quand même à nous croire sur<br />

parole, le mal rémunéré !<br />

– Il est là oui ou non, Bégin ? je le<br />

brusque.<br />

– Euh… Oui, oui ! Ils sont en train de<br />

fêter je sais pas quoi !<br />

– Appelle-le ! Dis-y que c’est à propos de<br />

l’accident d’hier soir ! Le délit de fuite ! Tu<br />

vas voir si y va nous recevoir !<br />

L’autre reluque encore Réal, histoire de<br />

s’assurer qu’on était pas des terroristes<br />

arabes poseurs de bombes… J’admets<br />

qu’on inspirait pas tellement confiance, pas<br />

rasés lui et moi, défraîchis six sept heures<br />

dans l’auto ! Réal Giguère puait la bière à<br />

des kilomètres… Brisée viande à psy…<br />

Le gardien finit tout de même par se<br />

décider.<br />

– Attendez-moi ici ! il décrète.<br />

Réal s’extirpe une autre cannette… Il en<br />

avait partout dans son blouson, plein les<br />

poches, dans son pantalon aussi !<br />

Le gardien rapplique…<br />

– Montez par là, tournez à gauche ! il dit.<br />

Monsieur Bégin va venir à votre rencontre !<br />

On se jette dans l’escalier, on grimpe<br />

quatre à quatre ! Enfin, moi ! Le dépressif<br />

traînait derrière, lui, pas encore décidé s’il<br />

- 74 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

allait continuer d’exister sur cette planète<br />

un quart d’heure de plus…<br />

En haut du grand escalier, badang !<br />

Bégin me rentre dedans ! S’entortille dans<br />

mes jambes, écroule ! Les cheveux bourrés<br />

de confettis, tout enrubanné de guirlandes<br />

en colliers ! Un chapeau pointu en carton<br />

rouge chromé sur la tête, avec un élastique<br />

sous le menton !<br />

– Charmé de vous revoir, concitoyen ! il<br />

bave. Quel bon vent vous amène dans notre<br />

capitale ?<br />

Il tenait un magnum de champagne à<br />

pleines mains ! Schlouttt ! Il s’en vide une<br />

tasse dans le bec ! Il me passe la bouteille !<br />

– On vient de recevoir les résultats du<br />

sondage ! il gazouille. Le sondage national<br />

annuel parrainé par notre Parti ! Quatrevingt-huit<br />

pour cent sont pour !<br />

– Pour quoi ?<br />

– On a demandé aux Canadiens s’ils<br />

étaient pour ou contre !<br />

– Pour ou contre quoi ? !<br />

– Pour ou contre ! Ils ont répondu positivement<br />

pour ! <strong>La</strong> majorité est avec nous !<br />

Les chiffres sont incontestables !<br />

– Ce qui est incontestable, c’est que le<br />

monde est encore plus épais que je le<br />

pensais ! je dis.<br />

– Soyez pas existentialiste, voyons ! il<br />

rétorque. Demain nous célébrons la Saint-<br />

Valentin, après tout ! <strong>La</strong> fête de l’amour !<br />

Il me reprend le magnum… <strong>La</strong> fête de<br />

l’amour… Il me donnait des ulcères, l’honorable<br />

taré !<br />

- 75 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

– Écoute ! je lui dis. Je suis venu te<br />

demander un service ! T’aurais avantage à<br />

coopérer !<br />

– <strong>La</strong> masse nous élit pour ça ! il répond<br />

en rotant.<br />

– Tiens, en parlant de masse, jette donc<br />

un coup d’œil là-dessus ! Dis-moi si tu<br />

reconnais pas quelqu’un !<br />

Je lui tends la photo d’Ornella et du<br />

Turc… Il regarde, plisse les paupières,<br />

cligne, sort ses lunettes, regarde d’encore<br />

plus près, titubant, suintant l’alcool à<br />

pleins pores…<br />

– Mais… Mais c’est Ornella Muti l’actrice<br />

italienne, cette femme-là !<br />

– Non ! je dis. C’est une prof de lettres !<br />

Ma blonde !<br />

– Oui… Ma sœur…, dit Réal qui venait de<br />

nous rejoindre.<br />

– Ta blonde ? ! ?<br />

– Ben… Ma maîtresse, si tu préfères ! je<br />

dis.<br />

– Cette femme-là c’est ta maîtresse ? ! ?<br />

Il regarde la photo, me regarde, regarde<br />

la photo, me regarde, regarde la photo…<br />

–<strong>La</strong>isse faire la femme ! je lui dis. Le<br />

gars, tu le reconnais pas ?<br />

– Lui ? Jamais vu !<br />

Je me catapulte ! Je t’y saute à la gorge !<br />

– Ben moi je l’ai vu hier soir chez Dixie<br />

Angora ! je proclame. Il est client au bordel,<br />

oui ou non ?<br />

Bégin se déprend, se réfugie dans un<br />

coin, les guirlandes en loques, le chapeau<br />

détruit !<br />

– Réponds, ou mon ami te fait avaler ta<br />

bouteille !<br />

- 76 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

– Non, vraiment ! Vous m’en voyez<br />

navré ! J’ai hélas jamais eu le plaisir de<br />

rencontrer ce gentleman ! Mais Dixie le<br />

connaît sûrement, puisque vous l’avez vu<br />

chez elle ! Ses clients sont d’abord des<br />

amis, n’est-ce pas ! Entre pas dans sa<br />

demeure quelqu’un qu’elle connaît pas<br />

personnellement ! Pas au sens biblique,<br />

naturellement, mais enfin…<br />

– Donne-moi l’adresse ! L’adresse du bordel<br />

! Et le chemin ! Comment qu’on se rend<br />

là ?<br />

Il se met à tout m’expliquer en détail…<br />

Tourne ici, là, gauche, droite… Le pont,<br />

Hull… L’église, un arbre… Et patati… Il<br />

était encore soûl, il délirait de précision<br />

maniaque obsessionnelle !<br />

– Bon ! T’as tout compris ? je demande à<br />

Réal.<br />

Il hoche, pas très convaincant…<br />

– Let’s go ! je m’écrie.<br />

Je me retourne, je lance à l’autre cave :<br />

– Moi je suis contre, en tout cas ! Tu<br />

mettras ça dans ton sondage, piton du<br />

christ !…<br />

*<br />

On a dû mettre une bonne heure avant<br />

d’arriver chez Dixie Angora. On parvenait<br />

pas à trouver le dernier satané point de<br />

repère, le fameux arbre que Bégin nous<br />

avait décrit dans ses moindres ramures.<br />

Pendant tout le temps qu’on cherchait, Réal<br />

bougonnait pas arrêtable, il avait faim, il<br />

avait envie d’aller se coucher, il voulait faire<br />

caca… N’importe quel prétexte pour pas<br />

- 77 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

affronter les événements, l’héros mou !<br />

On finit finalement par déboucher dans<br />

un quartier cossu planté de milliards<br />

d’arbres, naturellement… Je reconnaissais<br />

pas du tout l’environnement… Et si le<br />

<strong>La</strong>urent nous avait pas donné la bonne<br />

adresse ? Il aurait pu être de mèche !<br />

Complice ! Réal avait pas tort que les<br />

humains c’est tout turpitude au fond, et<br />

que le fond est jamais bien loin ! Dixie,<br />

Bégin, le Turc… Ligués, peut-être ? Une<br />

conspiration contre Lebrun était toujours<br />

possible ! Probable, même ! D’ailleurs la<br />

suite de l’histoire allait me donner douloureusement<br />

raison ! Pas tout à fait de la<br />

façon dont je commençais à l’appréhender<br />

ce soir-là, dans ma fatigue paranoïaque,<br />

mais quand même… À seize ans, j’étais<br />

encore d’une navrante naïveté, j’avais pas<br />

encore assez vécu pour être capable<br />

d’imaginer la réalité telle qu’elle est. Et qu’il<br />

faut faire confiance à personne ! Jamais !<br />

Aujourd’hui, dans mon repaire sur une île<br />

que je nommerai pas, par mesure de<br />

sécurité, je prépare une dernière expédition,<br />

je me ferai plus posséder, je te jure ! J’ai de<br />

la maturité ! De l’expérience ! En toutes ces<br />

années, il m’en est passé du réel dans la<br />

carcasse !<br />

Il faut bien dire aussi que cette nuit-là,<br />

dans les rues de Hull, l’abject doute recommençait<br />

à siphonner mon enthousiasme.<br />

Ornella m’avait fait partager sa plus profonde<br />

intimité, je m’étais introduit dans tous<br />

ses trous, je l’avais visitée de la cave au<br />

grenier. Mais l’amour ? L’amour ? Nous<br />

échappe ! Toujours ! L’autre est pas con-<br />

- 78 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

naissable ! Tout est que théâtre, toujours !<br />

Autrement, pourquoi les populations divorceraient<br />

à pleines meutes ? Pourquoi les<br />

crimes passionnels ? Hommes, femmes,<br />

homos, pareils ! Quand ils découvrent que<br />

l’autre est pas la fiction qu’ils se sont<br />

tricotée au coin du feu, bien consentants<br />

tous les deux à se fermer les yeux, alors ils<br />

explosent ! Ils deviennent fous furieux ! Je<br />

me remémorais moi cette drôle de phrase<br />

que j’avais lue, par hasard, la veille, dans le<br />

cabinet de travail d’Ornella : « <strong>La</strong> longueur<br />

de l’onde associée est d’autant plus grande<br />

que la masse de la particule diminue. » J’ai<br />

appris bien des années plus tard que c’est<br />

la loi de Broglie, cette phrase-là. Enfin,<br />

Ornella m’avait caché ça aussi ! On peut<br />

toujours à la rigueur admettre qu’une<br />

femme nous trompe avec ses pires infâmes<br />

fantasmes inavouables. Surtout quand elle<br />

est la beauté prodigieuse comme Ornella !<br />

On est humains après tout ! Les femmes<br />

sont pas les seuls mammifères de l’univers<br />

à avoir des mamelles permanentes pour<br />

rien ! <strong>La</strong> sexualité existe, hein ! <strong>La</strong> truie a<br />

beau en avoir douze, elle, des mamelles, elle<br />

les a pas tout le temps pour attirer<br />

constamment le cochon ! De toute façon,<br />

tous les cochons sont les mêmes ! Tandis<br />

que nous autres humains tout nous arrive<br />

dans la tête ! Voilà pourquoi les femmes ont<br />

des seins permanents et qu’elles sont<br />

perpétuellement prêtes à coucher avec tout<br />

le monde, pour essayer toujours des choses<br />

nouvelles ! C’est comme lire des livres, on<br />

en achète des nouveaux de temps en temps,<br />

on change, on cherche ! <strong>La</strong> tête demande<br />

- 79 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

toujours du renouveau ! Toujours ! Toujours<br />

! Par conséquent, j’étais presque prêt,<br />

à la limite, à accepter que mon Ornella<br />

avait pu frayer avec le Turc raboteur<br />

d’innocentes victimes, horreur sans nom.<br />

Mais qu’elle m’avait caché la loi de Broglie ?<br />

Qu’elle avait prétendu s’en torcher, elle, de<br />

toutes les sciences, et que rien que la<br />

littérature existait ? Ah, l’escroquerie !<br />

L’ignoble mensonge ! À seize ans on est influençable<br />

aussi ! Quand un professeur dit<br />

quelque chose, on le croit, même si on fait<br />

semblant du contraire pour épater les filles,<br />

les amis, soi-même, même ! J’y avais cru,<br />

moi, à la littérature ! Pas pour faire plaisir à<br />

Ornella, mais parce qu’on se cherche<br />

toujours des autorités, des maîtres, à cet<br />

âge-là ! Et quand on tombe en amour avec<br />

un prof par-dessus le marché, c’est encore<br />

pire ! Ornella disparue, quelle foi je pouvais<br />

avoir encore dans la littérature ? Elle<br />

m’avait pas dit la vérité ! Son enlèvement<br />

par le Turc m’avait permis de le découvrir !<br />

<strong>La</strong> loi de Broglie était la preuve ! Même pour<br />

elle qui vivait dans les lettres soir et matin,<br />

la loi de Broglie existait ! Elle pouvait pas<br />

s’en passer, même si elle prétendait le<br />

contraire, l’arrogante ! Où ils commençaient,<br />

où ils finissaient, ses mensonges ?<br />

Omega Malinea, sa voisine, en connaissait<br />

plus sur elle que moi ! Pourtant Omega lui<br />

avait pas mis la langue dans l’anus et dans<br />

les oreilles comme moi ! À moins qu’elle<br />

l’avait fait ? Des activités lesbiennes avaient<br />

peut-être eu lieu ? Ça se pouvait ! Tout se<br />

pouvait !<br />

– Ornella, elle a déjà couché avec des<br />

- 80 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

femmes ? je demande à Réal Giguère.<br />

Il me regarde sans comprendre…<br />

– Tu connais pas Omega Malinea, sa<br />

voisine d’en bas ?<br />

– Non…, il dit.<br />

– Pourquoi le Turc a enlevé ta sœur,<br />

d’après toi ?<br />

Il se gratte le chaudron, s’envoie une<br />

gorgée de bière…<br />

– Peut-être qu’ils sont partis ensemble…<br />

On sait pas ce qui s’est passé… Si tu veux<br />

mon avis, on le saura jamais…<br />

– À moins qu’on les retrouve ! je dis.<br />

Je renflammais ! Rien qu’à le voir aussi<br />

pessimiste ! Tant qu’on avait pas montré la<br />

photo à Dixie Angora, tous les espoirs<br />

étaient permis !<br />

– Toi, t’as couché avec elle ?<br />

Réal me pose la question comme ça, sans<br />

me regarder…<br />

– Qu’est-ce que ça peut te faire ? je lui<br />

dis.<br />

– Elle est pas mal, ma sœur…<br />

– T’as des pulsions ?<br />

– Non…, il dit. J’ai renoncé à la sexualité<br />

à force de réalisme… J’ai pas un gros<br />

organe, de toute façon…<br />

– T’aurais une échalote à la place que ça<br />

changerait rien ! Ornella te ferait grimper<br />

dans le plafond pareil !<br />

– Elle fait bien l’acte ?<br />

– C’est pas la question ! je dis. L’important,<br />

vois-tu, c’est le cœur à l’ouvrage !<br />

C’est d’aimer la chose ! Même principe en<br />

cuisine ! Je te donne des côtelettes de veau<br />

et des olives farcies, par exemple. Qu’est-ce<br />

que tu fais ?<br />

- 81 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

– Ben… Je les mange…<br />

– Ciboire ! j’esclaffe. Tu devais baiser<br />

comme un fonctionnaire, toi ! Non, écoute !<br />

Tu prends les côtelettes, tu les passes dans<br />

la farine. Tu secoues, t’enlèves le surplus.<br />

Après, tu les fais revenir dans du beurre<br />

deux trois minutes, des deux côtés, jusqu’à<br />

ce qu’elles soient bien dorées. Tu sales, tu<br />

poivres, à ton goût. Tu mouilles avec une<br />

tasse de bon vin blanc sec, pas de la merde<br />

que t’achètes pas cher chez le dépanneur !<br />

Tu portes le tout à ébullition trrrès lentement,<br />

tu couvres et tu laisses mijoter une<br />

quinzaine de minutes. Mijoter, hein ! Pas<br />

bouillir ! Frémir ! À feu doux ! Faut pas<br />

brusquer les côtelettes ! Pendant ce tempslà,<br />

tu te nettoyes des champignons, deux<br />

tasses, mettons, et tu les fais sauter au<br />

beurre. Tu les laisses pas brunir, par exemple<br />

! Zip, deux onces de ton vin blanc dans<br />

les champignons. Tu mijotes cinq minutes<br />

et tu les jettes avec leur jus dans la<br />

casserole où il y a les côtelettes. Là,<br />

t’ajoutes une tasse d’olives farcies coupées<br />

en rondelles, ou entières, si tu préfères, on<br />

en a rien à foutre ! Tu mijotes encore dix<br />

minutes, que la viande soit bien tendre, le<br />

jus bien chaud. Tu me suis ?<br />

– Je suis pas loin…, il dit.<br />

– OK ! Ensuite, tu mets les côtelettes<br />

dans un plat que t’as réchauffé, tu garnis<br />

avec les champignons et les olives, et là,<br />

mon vieux, tu saupoudres le tout d’estragon<br />

! Haché fin, l’estragon ! Tu finis ta<br />

sauce en ajoutant de la crème au jus de<br />

cuisson, avec une demi-cuillerée de fécule<br />

pour épaissir encore un peu, si tu veux.<br />

- 82 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

Mijote deux trois minutes additionnelles,<br />

pendant que tu corriges l’assaisonnement,<br />

et puis tu tabarnakes la sauce sur les côtelettes<br />

et tu sers ! Les olives et l’estragon,<br />

c’est génial ! Le vin blanc aussi ! Une orgie !<br />

Un petit brocoli croquant en accompagnement<br />

et une bouteille de chablis, t’as le<br />

paradis, mon gars ! Hein ? Qu’est-ce que<br />

t’en dis ?<br />

– Oui, ça doit être pas mal… Mais c’est<br />

quoi, de l’estragon ?<br />

Je me prends la tête à deux mains, de<br />

désespoir !<br />

– T’as-tu déjà baisé au moins une fois<br />

dans ta vie ? je lui crie.<br />

– Je vois pas le rapport avec l’estragon…<br />

– Justement, tête d’eau ! J’imagine que<br />

t’as jamais bu du vin dans le nombril d’une<br />

femme ?<br />

– C’est ma sœur qui t’a montré ces<br />

cochonneries-là ? il dit.<br />

– Ta sœur t’aurait montré sa plaie que<br />

t’aurais rien compris, tata ! As-tu déjà<br />

donné un bain à une femme ? T’es-tu déjà<br />

fait masturber avec du ketchup Heinz ?<br />

– Ah, t’es dégoûtant !…, il s’offusque.<br />

– T’as-tu déjà fait l’amour dehors, l’hiver,<br />

dans un banc de neige ? T’as-tu déjà mis<br />

un doigt dans une femme, au milieu d’une<br />

foule terrible, dans un bar, disons, rien que<br />

pour lui voir les yeux virer à l’envers ?<br />

– Ketchup Heinz, banc de neige… C’est<br />

de la décadence, oui… Je savais bien que<br />

ma sœur était une malade…<br />

– Quel âge que t’as ? je lui demande.<br />

– Trente et un…<br />

– Ah, parce que t’es l’aîné, en plus ! Les<br />

- 83 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

testicules t’ont pas encore descendu ? T’astu<br />

du poil, au moins ?<br />

– Pourquoi tu me demandes ça ?<br />

– <strong>La</strong>isse faire ! On en reparlera une autre<br />

fois !<br />

Il se renfrogne, boudeur, zébu, tandis<br />

qu’on continue à tourner en rond dans les<br />

rues désertes… Je voyais toujours pas le<br />

maudit arbre, le point de repère ! Bégin<br />

nous avait dit qu’on pouvait pas le manquer,<br />

qu’il avait la forme précise d’un<br />

moulin à vent… Moulin à vent mes noix,<br />

oui ! Il s’était sûrement foutu de notre<br />

gueule, le sale !<br />

– Tu vois, me dit Réal, si j’étais pas dans<br />

la police, probablement que des fois j’irais<br />

aux putains…<br />

– Elles voudraient pas de toi, toton !<br />

– J’irais à Montréal… Ou à Trois-<br />

Rivières… Elles me connaîtraient pas…<br />

Pour sauver les mœurs, c’est juste avec ces<br />

femmes-là qu’on peut se permettre certains<br />

écarts…<br />

– T’en ferais pas écartiller une seule<br />

même en payant pour ! je le nargue.<br />

Au même moment, j’aperçois la maison !<br />

Je la reconnais ! Une de ces cabanes à<br />

coûter les yeux du crâne ! Toute en pierre<br />

de taille, des tourelles, des balcons à la<br />

Roméo et Juliette ! On y était, c’était la<br />

bonne adresse ! Bégin avait pas menti,<br />

après tout ! Sauf pour l’arbre ! Enfin ! Je<br />

me rue ! Précipite ! Sonne ! Secoue la porte<br />

dans ses gonds comme pour te l’arracher !<br />

Ah, quelqu’un nous ouvre ! Une fille nous<br />

accueille ! Pas une enfant mais pas loin…<br />

Bref, une mineure avec des mamelles de<br />

- 84 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

femme !<br />

– Madame Angora ! je réclame tout de<br />

suite.<br />

– C’est à quel sujet ?<br />

Elle reluque la casquette de Réal, les<br />

écussons « Police » sur les manches de son<br />

blouson… Je crois qu’on lui inspirait pas<br />

confiance…<br />

– On veut juste un petit renseignement !<br />

je dis. On est des amis à <strong>La</strong>urent Bégin, le<br />

ministre de la Défense !<br />

– Du Commerce extérieur…, dit Réal.<br />

– Oui ! Bégin, le ministre ! Fédéral ! Ministre<br />

fédéral !<br />

– Bon, entrez…, dit la fille.<br />

On procède, on s’introduit dans l’immense<br />

salon plein de « pizza » sur les murs… Le<br />

dernier cri de l’art pictural, le style obstructionniste<br />

amphigourique blasé… J’avais lu<br />

un article sur le sujet, dans un journal, je<br />

m’en rappelais vaguement… Comme la veille<br />

la pièce était bondée de gratin… Les bien<br />

habillés nous saluent discrètement… Sourires,<br />

hochements… On s’assoit Réal et moi<br />

sur un sofa italien tellement design qu’il<br />

ressemblait à un sac à déchets en plastique<br />

noir…<br />

– T’es sûr qu’on est dans un bordel ?<br />

Réal me souffle.<br />

– T’as rien vu encore ! je lui dis en<br />

pensant à la salle souterraine. Il y a plus de<br />

choses dans cette maison que ton<br />

imagination n’en peut concevoir, mon cher<br />

Horace !<br />

– Avoir su, je me serais habillé en monde<br />

ordinaire…<br />

– Commence donc par ôter ta maudite<br />

- 85 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

casquette ! Tu vois pas que t’intimides tout<br />

le monde avec tes airs de flic ?<br />

– C’est pas grave, je suis habitué…, il dit.<br />

Sans qu’on l’ait vue venir, une femme se<br />

glisse entre nous deux… Ce parfum, cet<br />

éclat… Cette mousseline de cheveux décolorés…<br />

– Bonsoir, chers ! elle susurre.<br />

Cette voix humide ! Ce nez ! Ces coquins<br />

yeux verts pareils à des tranches de kiwi !<br />

Ce décolleté vertiginal ! Cette robe blanche<br />

en pétales de lys blanc ! Ces feux ! Bijoux,<br />

pierres ! Diamants ! Ah, la pharaonne bibelot<br />

! Dixie Angora elle-même en personne !<br />

– Comment va notre ami <strong>La</strong>urent ? elle<br />

dit en posant le bout de ses doigts sur ma<br />

cuisse.<br />

Jésus ! Je bandais ! Je ramollissais ! Je<br />

survoltais ! J’électrocutais !<br />

– Bien ! Bien ! je dis. Il fête la Saint-<br />

Valentin !<br />

– Vraiment ? Je croyais que c’était demain<br />

!<br />

– On est après minuit, Madame ! Pardonnez<br />

mon impertinence, mais demain est<br />

déjà plus hier !<br />

– Mais… Mais oui ! Vous avez raison !<br />

elle dit.<br />

Elle me regarde comme si elle me passait<br />

un gant de velours sur le visage…<br />

– On m’a dit que vous vouliez me parler ?<br />

elle s’enquiert.<br />

– Oui, oui ! Juste une banale petite information<br />

amicale ! Une broutille ! Vous connaissez<br />

tellement tout le monde !<br />

Je lui montre la photo…<br />

– J’ai rencontré l’homme, là, ici, hier soir,<br />

- 86 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

voyez-vous. Il m’a prêté une babiole que j’ai<br />

oublié de lui remettre avant de partir ! Vous<br />

sauriez pas où je pourrais le trouver, par<br />

hasard ?<br />

Elle fronce, mignonne, coquette ! Le<br />

charme lui débordait à chaque infime manifestation<br />

de sa personne !<br />

– Oh !…, elle fait en arrondissant les<br />

lèvres.<br />

Je la voyais contrariée, un rien perplexe,<br />

malgré tout plus pleine de grâce encore !<br />

– Eh bien…, elle commence.<br />

– Vous le connaissez pas ? J’ai cru comprendre<br />

qu’il est étranger ! Turc, je crois ?<br />

« Turc » ?<br />

– Ah, oui ! Bien sûr ! Monsieur l’ambassadeur<br />

plénipotentiaire de la Turquie !<br />

Comme c’est dommage ! Il a dû repartir<br />

dans son pays ce matin même !<br />

– Il est reparti ?<br />

– Malheureusement, oui !<br />

– Si ce gars-là est ambassadeur, dit Réal,<br />

ben moi je suis Miss Univers…<br />

Dixie Angora se lève brusquement.<br />

– Excusez-moi, chers ! elle dit. On me<br />

réclame ! Mais vous prendrez bien un léger<br />

rafraîchissement en m’attendant, n’est-ce<br />

pas ? Aux frais de la maison, il va sans<br />

dire !<br />

– Il va sans dire ! je concède.<br />

Elle fait signe à la mineure qui nous<br />

avait ouvert…<br />

– Liette ! Du champagne pour ces messieurs<br />

! Notre cuvée spéciale !<br />

Sans plus de formalités, elle s’envole !<br />

Papillon, plume ! Frou-frou d’air ! Dans une<br />

débauche de parfum ! Mon dieu ! <strong>La</strong> tête me<br />

- 87 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

tournait !<br />

– Ambassadeur…, dit Réal entre ses<br />

dents. Ambassadeur des évadés de la<br />

chaise électrique, oui…<br />

– Pourquoi elle nous mentirait ? j’objecte.<br />

Il répond rien… Chacun de notre côté on<br />

se renfonce dans les réflexions… Puis il me<br />

vient une idée tout à coup. Téléphoner à<br />

Montréal ! Chez Ornella ! Il était impossible<br />

de savoir pourquoi le Turc était allé la<br />

chercher la veille, pourquoi il l’avait traînée<br />

par les cheveux dans la neige, mais elle<br />

était peut-être rentrée à présent ! Revenue<br />

de je sais pas où ! Au fond, en y pensant<br />

bien, j’avais absolument aucune ombre de<br />

semblant d’apparence de certitude qu’elle<br />

avait bel et bien été kidnappée !<br />

<strong>La</strong> fille Liette s’amène avec les flûtes et le<br />

champagne… Elle avait pas plus de seize,<br />

dix-sept ans, l’enfant ! Coiffée punk ébouriffée,<br />

l’air nymphette délurée comme<br />

trente-six Marie-Madeleine… Prostituée vicieuse<br />

par vocation indélébile, sans doute…<br />

Elle était pleine de rouge à lèvres gras et<br />

d’ongles vernis ! Des boucles d’oreille géantes<br />

en forme de fourchettes, une minuscule<br />

robe de soie collante, bariolée de couleurs<br />

outrées… Une bombe de sensualité perverse<br />

qui demandait rien qu’à vous péter dans<br />

les bras ! Elle appelait le rut de la tête aux<br />

pieds, la catin !<br />

Après nous avoir versé chacun un verre,<br />

elle reste plantée là à attendre qu’on se le<br />

boive… On se fait pas prier nous autres, on<br />

avait bien besoin d’un petit remontant !<br />

Glou, glou… Rince la dalle ! Allez, un autre<br />

verre ! On ingurgite… Encore un, puis un<br />

- 88 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

autre encore ! Champagne ! Gratis ! On allait<br />

pas lever le nez sur le produit ! Fallait<br />

être poli, quand même !<br />

Pendant l’opération, la fille me regardait<br />

en se pourléchant les babines, des énormes<br />

lèvres à faire jaillir le sperme rien qu’en<br />

vous disant bonjour !<br />

– Je vous laisse la bouteille…, elle dit.<br />

Elle partait toujours pas…<br />

– Vous auriez pas un petit pourboire,<br />

non ? elle se décide.<br />

Je donne un coup de coude à Réal…<br />

Tandis qu’il se fouille, je me renverse dans<br />

le sofa… Je ferme les yeux… Les bulles me<br />

montaient au cerveau ! J’avais rien avalé<br />

depuis le matin, douze quinze heures déjà !<br />

Le festin au lit, ici même, dans la chambre<br />

rose bonbon…<br />

Je rouvre les yeux. Tiens, Réal Giguère<br />

avait disparu… J’avais la drôle d’impression<br />

d’avoir dormi quelques minutes tout en<br />

étant resté à moitié éveillé… Le décor et<br />

l’ambiance avaient pas vraiment changé.<br />

Les convives mondains, le gazouillis pianoflûte-violon,<br />

la lumière délicatement tamisée…<br />

Les voix feutrées… Pourtant… Un<br />

élément nouveau s’était introduit dans le<br />

tableau. Quoi ? Qu’est-ce que c’était ? En<br />

m’introspectant un brin, je me rends<br />

compte que je ressentais une raideur des<br />

deux côtés de la tête, derrière les oreilles…<br />

Ma langue et mes dents avaient pris une<br />

texture bizarrement caoutchouteuse aussi…<br />

Curieuses sensations ! <strong>La</strong> fatigue,<br />

probablement…<br />

Je me sers un autre verre de champagne,<br />

je le siffle d’un trait… Je me lève sans trop<br />

- 89 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

savoir pourquoi… Quelque chose me<br />

démangeait… Je battais des paupières, les<br />

mains me transpiraient… Un de ces irrésistibles<br />

chatouillements me vient soudain<br />

dans le fond de la rate ! <strong>La</strong> pissante envie<br />

de rire ! Je me mets à barrir, plié en deux !<br />

Et puis plus rien ! Comme ça ! Parti comme<br />

c’était venu !<br />

J’aperçois une toile sur un mur, une<br />

grosse goulache de lentilles vertes et<br />

mauves… Je m’avance, je passe un doigt<br />

sur la chose… Je goûte… Oh ! Mais ça<br />

goûtait réellement mauve et vert !<br />

Impensable ! J’essaye de décrocher la toile,<br />

de mordre dedans… Pas moyen de l’enlever<br />

du mur ! Elle était accrochée solide, la<br />

saleté ! Ah, je vois rouge ! J’enrage ! <strong>La</strong><br />

puissante poussée d’adrénaline ! L’idée<br />

fixe ! Je m’y mets à deux mains, je t’arrache<br />

l’objet ! <strong>La</strong> moitié du mur me déboule sur la<br />

tête ! Le plâtre, la poussière ! Un boucan<br />

d’enfer ! Tout le monde se retourne ahuri !<br />

J’avais chaud de partout, moi ! Je lâche la<br />

goulache, je me débarrasse de mon<br />

manteau… Je demande à un grand escogriffe<br />

en smoking qui était enfoncé dans un<br />

fauteuil, à proximité :<br />

– Où la salle de bains ?<br />

Il me montre un escalier en marbre à<br />

l’autre bout de la pièce… Parfait ! Je prends<br />

mon élan, je me jette une jambe en avant…<br />

Whou ! Je te fais un de ces fantastiques pas<br />

de géant ! Une de ces envolées de ballerine !<br />

Boum ! Je retombe sur mes pieds ! Je reste<br />

figé sur place deux trois secondes, et puis…<br />

Boum ! Encore une espèce de saut<br />

prodigieux ! Ah, je comprenais vraiment<br />

- 90 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

plus rien ! J’arrivais plus à marcher<br />

ordinaire ! Boum ! Boum ! Comme un<br />

cosmonaute qui se déplace dans l’apesanteur<br />

à grands coups d’incroyables<br />

bonds, je traverse la pièce, au ralenti,<br />

boum ! boum ! boum ! En souriant aux<br />

messieurs-dames attroupés, en essayant<br />

d’avoir l’air extra-terrestre le moins possible<br />

malgré tout ! Boum ! Boum ! Je m’arrête au<br />

pied de l’escalier… J’essaye un peu de<br />

concevoir comment procéder… Dans ma<br />

tête tout était parfaitement clair, mais mon<br />

corps répondait drôlement à mes<br />

instructions… On aurait dit que tous les fils<br />

de ma machine s’étaient emmêlés, que<br />

toutes les puces de mon ordinateur avaient<br />

bouffé je sais pas quel folichon virus<br />

anarchiste !<br />

J’attaque l’escalier à reculons. Pas mal,<br />

pas mal ! Il suffisait que je m’appuie sur<br />

mes deux mains, bien arqué, à l’srevne, je<br />

veux dire à l’envers, sod el rus tnapmar<br />

settap ertauq à – à quatre pattes rampant<br />

sur le dos… À force d’inhumains efforts,<br />

j’arrive aux dernières marches, tortillant,<br />

débris, mi-tortue mi-couleuvre se souvenant<br />

plus haut, bas, envers, endroit ! Je me<br />

relève, accroché à la rampe, j’ouvre la porte.<br />

Je m’introduis… <strong>La</strong> salle de bains… Je<br />

reprends mon souffle, je me regarde dans le<br />

miroir… Stupéfaction ! J’étais blanc comme<br />

un mort ! Exsangue ! Tout suintant de<br />

sueurs froides !<br />

Tremblotant, branli-branlant, l’ossature<br />

en gigue, le squelette en folie, je m’assois<br />

sur le trône tant bien que mal… Elle était<br />

de grandes dimensions, cette pièce-là… De<br />

- 91 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

très grandes dimensions, à vrai dire… De la<br />

céramique partout, du marbre… Des objets<br />

de luxe comme on en voit dans les<br />

magazines… Subitement, l’idée me vient<br />

que chier dans du marbre est une<br />

indécence inexprimable ! Une impertinence<br />

de barbare pas dégrossi ! Et puis tout de<br />

suite après je me dis non, je peux pas chier,<br />

voyons, je peux plus, je pourrai plus<br />

jamais… C’est fini, ça, pisser, éjaculer,<br />

manger… Tout le reste… Tout est fini !<br />

J’étais dans un caveau en réalité ! Sous la<br />

terre ! Dans une tombe ! Dans une<br />

pyramide plutôt ! Je jette un coup d’œil sur<br />

les murs… Je voyais plein de dessins<br />

d’animaux magiques sur les tuiles de<br />

céramique… Des corps d’hommes avec des<br />

têtes d’oiseaux, des danseuses avec des<br />

bandeaux… Des pirogues, des chasseurs<br />

armés de lances, des hippopotames… Des<br />

bas-reliefs hallucinants avec des déesses<br />

poitrines nues serrées dans des pagnes…<br />

Dans ma tête, je voyais en même temps des<br />

hiéroglyphes se former à la place des mots<br />

et puis disparaître, remplacés par<br />

d’autres… Le Nil est en crue, je réfléchis, les<br />

basses terres vont être inondées… Il est<br />

temps de partir, de s’en aller… Là-bas, en<br />

Grèce, pour la suite du monde… Toute<br />

l’Égypte va mourir bientôt, la civilisation va<br />

se continuer à Athènes…<br />

Je me lève, je grimpe sur une marche…<br />

Je m’appuie sur le bord d’une énorme<br />

baignoire… Je fais couler l’eau… <strong>La</strong> mer…<br />

<strong>La</strong> mer… Un vaste océan se formait dans le<br />

ruissellement bouillonnant de vapeurs… Je<br />

me déshabille pieusement, je baise mes<br />

- 92 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

vêtements… Je dis adieu en langue<br />

égyptienne… Adieu les dattes et la boue du<br />

fleuve, les perruques bleues des courtisanes<br />

et les esclaves de Mésopotamie… Le<br />

calendrier des prêtres a éclaté dans la tête<br />

du Dieu-Soleil, adieu, Râ est devenu fou…<br />

L’Égypte va sombrer dans sa folie et mille<br />

ans de civilisation vont être engloutis à<br />

jamais ! Adieu ! Adieu ! Adieu Osiris<br />

découpé en rondelles comme un salami !<br />

Adieu Nefertari, Amen-khep-chou-ef ! Adieu<br />

les bouteilles de cuir et les rasoirs de<br />

bronze, la pistache et les huiles, les<br />

gommes aromatiques et l’or de Tyr ! Adieu<br />

l’ambre et le corail, adieu papyrus !<br />

Je me glisse dans le fourreau de l’eau,<br />

bateau de la Mort ! Voyage vers l’Autre<br />

Tantôt ! Adieu ! Adieu ! Dans la profondeur<br />

du tunnel, de l’autre côté de l’océan<br />

souterrain qui traverse le Monde-d’En-Bas,<br />

j’aperçois un noir visage qui rayonnait<br />

mauvaisement… Ce visage… Omega Malinea<br />

! Noire prêtresse du Noir ! Voisine d’En-<br />

Bas ! Elle m’appelle, elle me tend les bras !<br />

« Entre deux trous de nuit noire, la vie est<br />

rien qu’un peu de mort qui se gratte pour<br />

que ça passe ! » Les terribles paroles ! Leur<br />

écho se répercutant sur les piliers du<br />

Monde ! Nuit noire ! Nuit noire de l’En-Deçà<br />

des Choses ! Nuit noire ! Je vois plus rien !<br />

Je suis aveugle ! <strong>La</strong> réalité a disparu et Réal<br />

avec ! Effacés ! Le monde s’est effondré,<br />

pulvérisé ! Bing ! Au centre du néant<br />

apparaît alors la face de l’Ennemi ! Le<br />

Hittite ! Roi de la Ténèbre, Prince du Mal !<br />

Turc ! Tête dansante, mirage en plein<br />

néant ! Flottant, vibrant, trônant sur le<br />

- 93 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

royaume du Rien-du-Tout ! Une tête de<br />

monstre, moitié poisson, moitié sanglier ! Le<br />

Hittite ! Le Hittite ! Et puis plus rien ! Le<br />

trou noir ! Nuit noire ! Nuit noire !<br />

Je sors de la baignoire, je me gratte la<br />

bedaine… Frappé de stupeur, j’étais !<br />

Qu’est-ce qui s’était passé ! Où j’étais ?<br />

Qu’est-ce que je fabriquais tout nu dans<br />

toutes ces vapeurs ? <strong>La</strong> crise avait duré une<br />

seconde, une heure, je pouvais pas le dire…<br />

J’étais devenu fou peut-être ! Un accès ! Un<br />

délire imprévisible ! L’épuisement ! Je m’enroule<br />

grelottant dans une serviette… Dans<br />

une fenêtre couverte de buée, j’aperçois une<br />

autre tête ! Une figure de jeune homme !<br />

Quelqu’un qui me ressemble pire qu’un<br />

frère ! Rimbaud ! Mais oui ! Lui-même !<br />

Enveloppé dans une serviette blanche, lui<br />

aussi ! Une tunique grecque ! Ah, je<br />

commençais à comprendre ! À retrouver le<br />

fil ! J’avais échappé au cataclysme de<br />

l’Égypte ! Exactement ! J’avais passé le<br />

Fleuve de la Mort pour renaître dans la<br />

Nouvelle Civilisation ! Avec Rimbaud ! Nous<br />

étions sortis de la Confusion ! Limpide !<br />

Lumineux !<br />

Je m’assois sur le trône. Rimbaud fait<br />

pareil, de l’autre côté de la vitre. Je me<br />

penche, il se penche, je m’approche, il<br />

s’approche. On se regarde intensément<br />

dans les yeux un long moment… Je<br />

détourne le regard, il détourne le regard.<br />

Étrange… Il singeait mes moindres gestes,<br />

il s’amusait à se prendre pour moi ! Je me<br />

lève, il se lève en même temps que moi. Il se<br />

met à déclamer, sa pipe tournée à l’envers,<br />

beau et brun dans sa tunique : « Loin des<br />

- 94 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

oiseaux, des troupeaux, des villageoises, je<br />

buvais, accroupi dans quelque bruyère<br />

entourée de tendres bois de noisetiers, par<br />

un brouillard d’après-midi tiède et vert… »<br />

Les mots me résonnaient dans la tête, « par<br />

un brouillard… d’après-midi… tiède… et<br />

vert… tiède… et vert… » Ornella elle aussi<br />

m’avait récité ces préciosités, un matin, à<br />

poil, au lit, pendant que je lui suçais les<br />

bidons ! Les mots m’étaient restés vissés<br />

dans la cervelle, « loin des oiseaux, des<br />

troupeaux, je buvais, accroupi… » « Tu parles<br />

bien ! », je dis au Rimbaud. – « C’est de<br />

la Poésie ! de la Poésie ! », il me répond.<br />

« Qu’est-ce qu’on serait sans la Poésie ? Des<br />

insectes qui font caca et qui vont à la<br />

banque ? Comme mon père ? Comme<br />

madame ma mère ? Des consommateurs ?<br />

Des comptables ? Ithyphalliques et pioupiesques<br />

? Sur les bancs verts, des clubs<br />

d’épiciers retraités ? Des adultes, peutêtre<br />

? ! » Il se met à rigoler, démoniaque, en<br />

se renversant en arrière ! « Ah, les adultes<br />

sont une aberration ! Pire : une fiction ! Le<br />

plus énorme mensonge qu’on découvre en<br />

vieillissant ! Regarde-moi ! Est-ce que j’ai<br />

l’air d’un adulte, moi ? Je pisse vers les<br />

cieux bruns, très haut et très loin, avec<br />

l’assentiment des grands héliotropes !<br />

Vieillir est pas le ratatinage qu’ils veulent<br />

nous faire croire ! Ceux qui se ratatinent<br />

adultes étaient déjà des génétiquement<br />

ratatinés ! Ils deviennent ce qu’ils sont, en<br />

réalité ! Vois-tu, l’adolescence est une<br />

chance donnée à l’homme de faire un faux<br />

pas, un petit pas de côté, une chance de<br />

glisser dans la Poésie ! Faut se laisser aller,<br />

- 95 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

faut pas se gêner ! Sauter sur la Poésie !<br />

C’est une bouée ! L’adolescence, un salut !<br />

Élan insensé et infini aux splendeurs<br />

invisibles, aux délices insensibles ! Je m’y<br />

revois, dans la pénombre des sous-sols<br />

enfumés de <strong>La</strong>val-des-Rapides et de Pont-<br />

<strong>Viau</strong> ! De la mescaline plein mon chapeau !<br />

Dehors, le regard attendri de ma mère la<br />

Lune ! Dans ma carcasse, des Cathédrales<br />

de Mots ! L’oisive jeunesse ! Ils m’ont pas<br />

eu, les ratatinés ! Vendeurs d’assurance,<br />

banquiers ! Pointeurs pointés ! Postiers ! Je<br />

suis le miracle du <strong>La</strong>ngage ! Je suis mille<br />

fois le plus riche ! Ils me feront jamais<br />

travailler ! J’aime mieux boire et baisouiller,<br />

éjaculer au petit matin dans la bouche<br />

d’une femme que je connais depuis même<br />

pas trois heures, comme ça m’est arrivé<br />

hier ! »<br />

Il se tordait, le possédé ! Le Rimbaud<br />

dans la buée ! « Tu délires ! », je lui dis ! –<br />

« Écoute ! », il me hurle. « Cet après-midi, je<br />

devrais être un homme raisonnable occupé<br />

à des occupations raisonnables ! Et qu’estce<br />

que je fais ? Je suis en train de nous<br />

inventer tous les deux, ô miracle du<br />

<strong>La</strong>ngage ! Orgie du Mot ! À dix ans, je<br />

tricotais des romans policiers avec la vieille<br />

machine à écrire de mon pauvre père ! Dans<br />

la chambre nue aux persiennes closes !<br />

L’odeur de la lotion solaire flottait dans l’air<br />

lourd autour de la lampe, la matérialité de<br />

cette odeur faisait se matérialiser les pays<br />

lointains imaginés sur mon clavier ! Toute<br />

la famille s’ébattait dans la piscine, sous le<br />

soleil rutilant de l’Aval-des-Rapides ! Frères<br />

et sœurs pataugeant pataugeurs ! Patau-<br />

- 96 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

gent toujours ! Moi, j’écris toujours ! C’est<br />

l’Ordre des Choses ! À dix-neuf ans, au<br />

pays pourpre des drogues, au Cabaret<br />

Concorde, la distorsion de l’élément<br />

chimique se distillant dans l’arbre de mes<br />

nerfs, acide ! acide ! tandis que les danseuses<br />

nues se frottaient le cul sur la fourrure,<br />

toute la sacrée salle aquarium de lumière<br />

rouge, les autres m’appelant le Rimbaud ! le<br />

Rimbaud ! À l’Île Bizard, dix ans plus tard,<br />

sur la véranda, au bout de la nuit, le ciel de<br />

l’aube obscène de pastels, la bouteille sur la<br />

table et les Mots roulant toujours, une<br />

marée d’oiseaux grondant dans ma tête !<br />

Ah, comment vieillir quand tu t’es trempé si<br />

jeune, si loin, si longtemps, dans l’Absolu !<br />

<strong>La</strong> terrible célérité de la perfection des<br />

formes ! L’adolescence m’a miraculé ! Je<br />

suis devenu le Rimbaud ! Maintenant, c’est<br />

gagné ! Ô illuminations ! ! »<br />

Il bondit derrière sa vitre, il se met à se<br />

déhancher, pâmé, tordu ! Tabarnak ! <strong>La</strong><br />

sarabande ! Sur le même ton surexcité, il<br />

vocifère : « Ô très paisibles photographes !<br />

<strong>La</strong> Flore est diverse à peu près comme des<br />

bouchons de carafes ! Ô croquignoles<br />

végétales ! » Je me détourne, moi, devant<br />

cette frénésie d’emporté ! Que l’esprit me<br />

pète pas halluciné ! Au même instant,<br />

Ornella surgit soudain, déesse de marbre<br />

sans bras, roide et pure et blanche et<br />

froide, posant sur moi son regard vide de<br />

statue ! L’agité rimbaldien s’écrie : « C’est<br />

l’aimée ! Ni tourmentante ni tourmentée !<br />

L’aimée ! » Ornella enchaîne : « Je suis la<br />

Beauté, Perfection des Formes et Forme de<br />

la Perfection ! Je suis le commencement et<br />

- 97 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

la fin de la Poésie ! Quand tu sortiras des<br />

mots pour entrer dans la Poésie, tu me<br />

trouveras et tu trouveras la Beauté ! » Le<br />

Rimbaud gueule de l’autre côté : « J’ai seul<br />

la clé de cette parade sauvage ! » –<br />

« Ornella ! Ornella ! », je crie ! « Ornella ! ! ! »<br />

Mais elle s’estompe ! Décompose ! Disparaît<br />

! Ffft ! fond en fumée ! Ravalée dans<br />

l’au-delà de l’ici-bas !<br />

Elle est pas là… Ornella… Ornella n’est<br />

pas là… J’ouvre les yeux. J’étais assis par<br />

terre, écrasé sous le poids d’une drôle de<br />

lumière métallique, ma tête comme une<br />

boule de caoutchouc trop pleine, trop<br />

dense. Je réfléchis : le cerveau est une sorte<br />

de vaisseau spatial, par conséquent je suis<br />

assis dans mon cerveau ou dans un<br />

vaisseau spatial… Peut-être un Soir m’attend<br />

où je boirai tranquille en quelque vieille Ville<br />

et mourrai plus content : puisque je suis<br />

patient… Ainsi, Ornella était la Beauté,<br />

Perfection des Formes et Forme de la<br />

Perfection… Et moi, j’avais fui l’engloutissement<br />

de la vieille civilisation pour devenir<br />

le Rimbaud… Mais oui ! Devant moi, sur le<br />

mur, ce que j’avais pris tout à l’heure pour<br />

une fenêtre couverte de buée était un<br />

miroir, en réalité ! J’étais donc le Rimbaud<br />

des sous-sols enfumés de <strong>La</strong>val-des-<br />

Rapides ? <strong>La</strong> Poésie était mon avenir ? Ce<br />

par quoi devait passer la queste d’Ornella,<br />

Forme de la Perfection et Perfection des<br />

Formes, Beauté… Oui, oui… J’en étais<br />

encore à un Turc près, donc j’étais… Oui !<br />

Parfaitement ! Exactement !<br />

*<br />

- 98 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

Je sors de la salle de bains, je<br />

redescends l’escalier de marbre, encore<br />

confus, une paire de pinces serrée solide<br />

sur la peau du cerveau… J’avais du mal à<br />

retrouver le fil des événements qui venaient<br />

de se dérouler… <strong>La</strong>mbeaux, fièvre…<br />

Brume !… Ornella, Rimbaud ? J’étais pas<br />

sûr ! J’avais rêvé, ou quoi ? Assis tout nu<br />

sur le plancher, là-haut, mes vêtements<br />

rangés dans un coin, soigneusement pilés…<br />

Étrange ! Pas commun ! Inhabituel, pour<br />

tout dire ! Des fluides mauvais circulaient<br />

sûrement dans la maison ! Des effluves<br />

ensorcelants, des bizarres ondes ! L’esprit<br />

du Mal, peut-être ? Je me trouvais dans un<br />

authentique bordel, ne l’oublions pas ! Chic<br />

pas chic, pareil du même !<br />

Je redescends l’escalier que je me<br />

souvenais pas très bien d’avoir monté… Où<br />

ils étaient passés toute la bande ? Le<br />

« gratin » ! Les pervers mondains ! Dixie<br />

Angora Cie ! Plus personne dans le spacieux<br />

salon… Rien qu’une odeur de cigare<br />

refroidie et un soupçon d’aube délicate aux<br />

fenêtres… Un trou dans un mur, du dégât,<br />

plâtre, poussière, saloperie…<br />

Sur un divan, tout à coup, je les<br />

aperçois ! Réal Giguère et la fille ! <strong>La</strong> Liette<br />

à la bouteille de champagne, l’ébouriffée<br />

ventouse aux babines juteuses ! Elle me fait<br />

des simagrées… « Chut ! Chut ! Par ici !<br />

Amène-toi ! »… Je me transporte vitement,<br />

je les rejoins… Réal avec sa casquette de<br />

débile… Il était vert, le flasque ! Les yeux<br />

cernés jusqu’aux gencives, les oreilles<br />

molles, la tronche démolie !<br />

- 99 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

– <strong>La</strong> bouilloire t’a pas sauté ? il m’interroge<br />

aussitôt.<br />

– Quoi ?<br />

– T’as pas eu des visions infernales toute<br />

la nuit ? Des delirium tremens terribles<br />

d’animaux féroces ?<br />

Je commençais à me rappeler… Des basreliefs,<br />

des crocodiles… Des phrases sans<br />

tête ni queue… Rimbaud farfadet, grimaçant,<br />

contorsionnant à travers un rideau de<br />

brume…<br />

– Qu’est-ce qui s’est passé ? je fais.<br />

– Il s’est passé que la fille nous a drogués…,<br />

dit Réal.<br />

– Drogués ? ! ?<br />

– C’est pas de ma faute ! elle s’écrie. Ils<br />

m’ont forcée !<br />

– Pourquoi que t’as fait ça, poubelle ? ! je<br />

gueule.<br />

J’essaie de te l’agripper par le crin !<br />

Oups ! Je vacille ! Flageolant, étourdi ! J’étais<br />

pas solide ! Pas loin d’à plat !<br />

– C’est Dixie Angora ! elle miaule. Elle<br />

vous a menti ! Le Turc était ici pas plus<br />

tard que cette nuit !<br />

– Le Turc ? ! ?<br />

– Je te l’avais dit qu’il était pas ambassadeur…,<br />

dit Réal.<br />

– Cette nuit ? ! ? j’étrangle.<br />

– Oui ! dit la fille. Dixie voulait gagner du<br />

temps pour qu’il puisse se sauver ! Elle m’a<br />

demandé de vous donner la cuvée spéciale !<br />

On a des bouteilles de champagne comme<br />

ça, des pleines de drogues pour soigner les<br />

animaux dans les zoos !<br />

– Tu peux le dire, je suis devenu un zoo à<br />

moi tout seul aussi…, dit Réal.<br />

- 100 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

– Ah, ta gueule, toi ! je beugle. <strong>La</strong>isse-la<br />

parler !<br />

– Je peux rien vous dire de plus ! Je sais<br />

rien !<br />

– Où qu’elle est la chienne galeuse ?<br />

L’Angora ! Que j’aille t’y éplucher le squelette<br />

!<br />

Réal m’abat une de ses grosses pattes<br />

sur l’épaule ! Tap !<br />

– Lâche-moi ! j’écume. L’Angora j’en fais<br />

des confettis si je la trouve ! ! !<br />

– T’as pas compris ? dit Réal. Le Turc est<br />

parti !…<br />

– Avec des filles ! dit Liette.<br />

– Avec des filles ? ! ? Où ça ? Où il est<br />

allé ?<br />

– Je le connais, c’est un habitué de la<br />

maison ! dit la Liette. Je m’occupe jamais<br />

de lui, il me fait trop peur ! Il me<br />

défoncerait tellement il a un membre ! Il est<br />

jamais rassasié, le satyre ! Le bélier ! Mais<br />

les autres filles me parlent de lui des fois !<br />

Une des cinq qu’il a baisées cette nuit dans<br />

un bain d’algues et de boue m’a dit qu’il<br />

s’en allait en Floride ! Qu’il emmenait des<br />

filles avec lui ! Pas des filles de la maison,<br />

mais des filles !<br />

– En Floride ? ! ? je jappe.<br />

– Il a eu peur ! À cause Chose avec sa<br />

casquette de police ! <strong>La</strong> photo ! Toutes vos<br />

chinoiseries ! Dixie y a tout raconté ! Il<br />

devait partir de toute façon ! Il a filé encore<br />

plus vite !<br />

– On devrait appeler la police…, dit Réal.<br />

– Étouffe, le zouf ! je rugis. Je vas te le<br />

dire, moi, ce qu’on va faire !<br />

– Je te vois venir…<br />

- 101 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

– On va pas le laisser disparaître à notre<br />

barbe sans réagir ! On y va, sacrament !<br />

– On y va, on y va…<br />

Il recommençait à vouloir me chier dans<br />

les mains, le névrotique !<br />

– Parfaitement ! je barris. À l’aéroport !<br />

Que ça traîne pas !<br />

Les deux mains fourrées entre ses cuisses,<br />

Réal restait absolument assis sur son<br />

steak, épais, pas bougeable, véritable<br />

monument vivant à la gloire de la Nouille !<br />

– Je peux pas… Je peux pas, j’ai la<br />

phobie des avions…, il murmure avec sa<br />

petite voix d’insignifiant.<br />

Liette l’insolente rigolait dans sa barbe,<br />

elle, en le contemplant ! Fuck ! Je m’amusais<br />

pas moi !<br />

– Attendez-moi ici ! Je reviens tout de<br />

suite ! je dis.<br />

Il me restait un doute ! Un infime fond,<br />

mince, mince comme le fol espoir ! D’abord<br />

trouver un téléphone ! Le jour commençait<br />

à se relever… Et si, par le plus inconcevable<br />

des miracles, Ornella était rentrée chez<br />

elle ? Ou bien toute cette histoire d’enlèvement<br />

était une grossière fabulation, une<br />

simple supposition hâtive fondée sur une<br />

interprétation farfelue des faits… Dans ce<br />

cas, elle devait être chez elle, rue Drolet, à<br />

Montréal, couchée, dormant à poings<br />

fermés, à l’heure qu’il était ! Elle pouvait<br />

pas être ailleurs ! Le travail de la correction<br />

la réclamait au logis à grands cris ! Et<br />

d’une ! Ou bien, au contraire, la merde était<br />

bien réelle, Ornella bel bien disparue, donc<br />

absente du nid, et alors l’horreur faisait<br />

- 102 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

rien que débuter, puisque le Turc<br />

méphistophélique venait de quitter le pays !<br />

Je dégote finalement un appareil, dans<br />

un coin, sur une table en forme de tasse<br />

renversée… Un vraiment drôle d’objet… <strong>La</strong><br />

table, je veux dire… Le téléphone aussi,<br />

tant qu’à y être… « <strong>La</strong> voix au loin »… Télé,<br />

phonê… Racine grecque… Dans quel<br />

monde on vit, c’est bien pour dire !… Trrrtt,<br />

je compose le numéro plein de sueurs<br />

froides ! <strong>La</strong> sonnerie grelotte… Riiiiiiiiiing !<br />

Riing ! Trois coups ! Cinq coups ! Huit…<br />

douze… seize… Trente… Je les comptais, je<br />

voulais pas agir avec trop de précipitation<br />

pessimiste… Lui laisser le temps d’ulcérer<br />

dans l’éventualité qu’elle résistait à se<br />

lever…<br />

Trente-six… quarante-deux, quatre,<br />

huit… Quarante-neuf… Cinquante…<br />

Les dés étaient jetés ! Le sort avec !<br />

– Lève ton tas, guenille ! je gueule à Réal<br />

en le rejoignant.<br />

– Je te dis que je peux pas prendre<br />

l’avion…, il chiale.<br />

– Tu vas quand même pas me laisser<br />

affronter le monstre et ses sbires tout seul,<br />

bouse de vache !<br />

– On y va en auto d’abord…<br />

– En auto ? ! ? je fends.<br />

– Il se dirige où dans la Floride ? Réal<br />

demande à Liette.<br />

– Daytona ! elle dit.<br />

– En roulant sans arrêt, on y est en<br />

moins de quelques heures…, il dit.<br />

– Quelques heures ? ! ? je plie, scié.<br />

- 103 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

À ce moment-là, la fille Liette se jette sur<br />

moi, elle s’enroule en boa, elle m’embrasse<br />

partout !<br />

– Emmenez-moi avec vous autres ! elle<br />

me supplie. Si Dixie Angora apprend que je<br />

vous ai parlé, elle me tue !<br />

– Elle peut te transformer en manger à<br />

chien, je m’en torche le trou ! je dis.<br />

– Je vas vous aider à retrouver le Turc à<br />

Daytona ! J’ai des renseignements que vous<br />

connaissez pas !<br />

– Quoi ? Quels renseignements ? je la<br />

questionne. De quoi tu parles ?<br />

– Les filles m’ont dit des choses à propos<br />

du Turc ! Si vous m’emmenez pas, vous<br />

saurez rien ! Vous le retrouverez jamais ! À<br />

part ça, j’en ai plein le cul moi d’être<br />

putain ! Je vis plus ! Je veux un mari avec<br />

des enfants ! Je veux apprendre le violon et<br />

l’orthographe ! Faire mon repassage, le soir,<br />

avoir une existence normale ! Dixie Angora<br />

et ses hommes de main me gavent d’alcool<br />

et de pilules soir et matin ! J’en peux plus<br />

de me dépraver ! Je suis rendue le vagin<br />

large comme le métro tellement il m’en<br />

passe dedans ! J’ai juste à écarter même<br />

pas mouillée pour que tu me rentres le bras<br />

au complet ! Je veux refaire ma vie dans le<br />

Sud !<br />

Refaire sa vie ! Saint ciboire ! Elle avait<br />

dix-huit ans maximum !<br />

– C’est la faute à la société si j’ai dégénéré<br />

! elle braille. Mon père m’a violée j’avais<br />

quatre ans ! Il m’obligeait à lui fourrer des<br />

carottes dans le trou du cul en le suçant !<br />

– <strong>La</strong>isse faire les détails ! je dis.<br />

- 104 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

– À onze ans, ma mère alcoolique m’a<br />

vendue à un maquereau iranien ! elle<br />

continue. Je me suis fait avorter douze fois<br />

en même pas trois ans, quand j’étais jeune,<br />

tellement j’étais innocente aux mains des<br />

criminels ! Si vous m’emmenez avec vous<br />

autres, je vous laisse me faire tout ce que<br />

vous voulez gratis jusqu’à ce qu’on soit<br />

rendus !<br />

– OK…, dit Réal en posant une main sur<br />

l’épaule de la fille. Notre devoir est d’aider<br />

les faibles dans un monde mauvais…<br />

– Tu pourrais t’occuper ailleurs ! je lui<br />

dis. Sur la planète, il y a quarante mille<br />

enfants qui meurent de faim à tous les<br />

jours ! Va leur donner le sein si t’as besoin<br />

de soulager ta conscience !<br />

– Et moi ? la Liette minaude. Vous voulez<br />

pas les voir, moi, mes seins ?<br />

Elle s’était changée, elle avait enfilé des<br />

jeans délavés moulants et un fragile teeshirt<br />

rose saumon qui lui serrait l’obscène<br />

poitrail toutes suces dehors… Elle entreprend<br />

de se déshabiller, de nous montrer<br />

comment elle était faite ! En levant les bras,<br />

Réal l’arrête aussitôt !<br />

– Ne nous emportons pas…, il dit paternellement.<br />

Ta carrière de putain est finie…<br />

Suis-nous, on va te guider dans le droit<br />

chemin…<br />

Ha ! J’en revenais pas ! Il se prenait pour<br />

le Christ, le tabarnak ! Il rédemptait solide !<br />

Plus sérieux qu’un pape comptant son or !<br />

Rien à faire, il en démordrait pas qu’elle<br />

venait avec nous autres, la Marie-Madeleine<br />

!<br />

- 105 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

– Bon ! je dis. On va pas philosopher<br />

jusqu’à midi ! On a des centaines de<br />

kilomètres de droit chemin à se taper ! T’astu<br />

fini ton prêchi-prêcha, l’absurde ?<br />

– En route…, il répond avec un soupir à<br />

lui faire rendre l’âme.<br />

Liette me resaute au cou ! Elle<br />

m’embrasse vorace partout !<br />

– Je vas chercher ma valise ! elle dit. Je<br />

vous rejoins dehors !<br />

Elle s’était préparée sûre de son coup, la<br />

grue !<br />

– Dépêche ! je lui suggère.<br />

Les mains me brûlaient encore d’aller<br />

t’étrangler Dixie Angora la poupée précieuse…<br />

L’ineffable ordure, menteuse, complice<br />

à Caligula l’éventreur… Et puis merde ! Sa<br />

mort avait moins de prix que la vie<br />

d’Ornella ! Le Turc était parti avec des filles<br />

qui appartenaient pas à la maison, Liette<br />

l’avait dit. Preuve qu’Ornella était captive<br />

du sanglier aux dents pourries, puisque<br />

d’un autre côté elle était pas chez elle ! Tout<br />

collait dans le puzzle !<br />

Je ramasse mon manteau dans les<br />

débris du mur arraché, je pousse Réal<br />

Giguère amorphe vers la porte… Je m’arrête<br />

sur le seuil… Quelque chose avait changé<br />

en moi, j’en prenais conscience, pas très<br />

clairement, mais juste assez par exemple<br />

pour me sentir tout drôle. Comme un<br />

animal qui sent venir la mue, sans doute…<br />

Il y a des moments comme ça dans<br />

l’existence où on sait qu’on vient d’arriver à<br />

la croisée des chemins, même si on ignore<br />

encore d’où ils viennent et où ils vont. On<br />

peut seulement supposer que ceux-là sont<br />

- 106 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

ceux du passé, ceux-ci ceux de l’avenir…<br />

J’hésitais, je restais vissé sur le seuil, la<br />

lumière de l’aube cristalline et froide dans<br />

mes yeux fatigués… Je me disais qu’il fallait<br />

pas que je me retourne, qu’il fallait surtout<br />

pas que je regarde en arrière, sinon… Sinon<br />

quoi ? Tout allait s’embrouiller dans ma<br />

tête ? J’aurais pas la force de croire assez<br />

dur dans l’avenir de mon amour pour<br />

Ornella, peut-être ? Je renoncerais avant<br />

d’avoir commencé à espérer ? Il faut savoir<br />

qu’il y a beaucoup d’avenir dans le passé,<br />

mais j’avais seize ans et pour moi cette<br />

simple vérité était loin d’être évidente. Et<br />

puis des fragments des zoopsies de cette<br />

nuit-là me remontaient confusément, le<br />

départ de l’antique Égypte promise à son<br />

déclin, les paroles du Rimbaud pointant de<br />

sa pipe renversée l’ailleurs où tout est<br />

encore possible… L’adolescence, planche de<br />

salut… Une chance donnée à l’homme de<br />

faire un petit pas à côté de lui-même, à côté<br />

de la route plate et rectiligne tracée entre<br />

l’enfant enfermé en dedans et l’adulte<br />

enfermant le monde au dehors… J’avais<br />

encore le choix de revenir en arrière, de<br />

refuser de quitter la route pour éviter de me<br />

perdre… J’avais le choix, et c’était<br />

terrifiant ! Parfois, toute la vie tient<br />

seulement à ces hésitations sur le pas<br />

d’une porte ! Devant, derrière, dehors,<br />

dedans… Comment choisir ? Dans mon<br />

hallucination, Ornella m’avait dit : « Quand<br />

tu sortiras des mots pour entrer dans la<br />

Poésie, alors tu me trouveras et tu<br />

trouveras la Beauté, Perfection des Formes<br />

et Forme de la Perfection… » Shit ! L’émo-<br />

- 107 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

tion ! <strong>La</strong> vague de fond, tout à coup ! <strong>La</strong><br />

tendresse, la tendre, la si tendre tendresse !<br />

Cette poussée de chaleur à partir du plus<br />

profond de mes tripes ! Je revoyais Ornella,<br />

je revoyais la perfection de sa beauté, je<br />

voyais la Beauté comme une idole<br />

aveuglante dressée devant moi, dans le jour<br />

qui se levait ! Mon choix était fait ! Je<br />

choisissais la Beauté ! Ma route s’en allait<br />

de ce côté-là, en arrière tout n’était que<br />

caca ! Oui, sortir des mots, sortir de la<br />

raison raisonnante et raisonnable, sortir de<br />

la logique qui fait les postiers et les<br />

comptables ! Entrer dans l’absurdité de la<br />

Poésie, de l’amour pour la Perfection des<br />

Formes ! Vivre pour trouver la Forme de la<br />

Perfection, la Beauté ! Ornella ! L’amour est<br />

un choix qui mutile le monde dans ses<br />

possibles pour l’enrichir de plus de réalité ?<br />

« Allons-y ! », je me dis !<br />

Je referme la porte du bordel à Dixie<br />

Angora derrière moi, je descends l’escalier…<br />

Zloup ! Les deux pieds me glissent sur les<br />

marches gelées ! Je virevolte dans les airs !<br />

Bouffon, grotesque ! Bang ! J’atterris sur<br />

mon cul, dans la neige, au pied de<br />

l’escalier !<br />

Ah, comme départ, c’était réussi !…<br />

- 108 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

Le Canada, terre de nos aïeux… Un vaste<br />

pays où végète un nombre pourtant pas<br />

très considérable de personnes… Beaucoup<br />

de crétins en ce pays, par exemple… Même<br />

phénomène ailleurs, d’ailleurs ! Noirs,<br />

jaunes, blancs, ils sont partout pareils. Ils<br />

seraient indigo ou grenat, ça changerait<br />

rien ! Les crétins, semblables en cela au<br />

Rat, s’adaptent à n’importe quel climat,<br />

survivent n’importe où, se reproduisent à<br />

un rythme dément. L’épidémie cent fois<br />

centenaire, le fléau enraciné dans le fin<br />

fond des âges, dans le même marais qui<br />

nous a donné les virus, les microbes<br />

sexuels et autres bactéries pas tuables !<br />

L’humaine petitesse déferlant sous tous les<br />

cieux en se flattant la bedaine, rotant,<br />

satisfaite de sa bêtise, procréant, inlassable,<br />

polluant le globe, se pétant les bretelles,<br />

sûre de son droit à la vie et au<br />

bonheur ! Si au moins ceux de cette<br />

engeance-là faisaient juste un peu moins de<br />

bruit de temps en temps… Il est pas interdit<br />

de rêver, ô avenir meilleur !<br />

Enfin… Le Canada, c’est comme tout le<br />

reste, il s’agit d’en sortir, en somme ! <strong>La</strong><br />

crétinerie c’est autre chose, c’est plus<br />

difficile… Elle a pas de frontières, elle<br />

connaît pas vraiment de limites. Inutile de<br />

s’étendre sur le sujet… On a rien qu’à<br />

ouvrir un journal ou la télévision pour<br />

- 109 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

constater… S’asseoir sur un banc, dans un<br />

parc, ou traîner un court moment dans<br />

n’importe quel magasin… Regarder, écouter,<br />

surtout… Les dégâts ont de l’ampleur !<br />

Bref ! Passons ! Pas de quoi s’inquiéter ! Les<br />

civilisations passent, les crétins restent !<br />

Rien de nouveau ! Dix mille ans d’histoire<br />

l’ont prouvé ! Enfin, bref… Les rats ont bien<br />

développé des mécanismes pour se régaler<br />

des poisons qu’on leur sert, eux autres. Les<br />

crétins ? Même chose ! Ils résistent à tout !<br />

Écoles, soins de santé, bibliothèques, encyclopédies<br />

! On a là une espèce infiniment<br />

perfectible, une race supérieure transcendant<br />

les religions, les continents, les<br />

cultures, le temps, même ! Rien à redire !<br />

Ils ont la force du nombre ! Payent leurs<br />

impôts, s’arrangent qu’on les refoule pas à<br />

la mer rejoindre les déjections de tous les<br />

égouts du monde… Travaillent, s’accrochent…<br />

Font des villes, s’y empilent, crétins<br />

par-dessus crétins, trop heureux de se<br />

retrouver en famille… Se ressemblent,<br />

s’assemblent ! Se solidarisent dans la résistance<br />

aux lumières, se reproduisent avec<br />

une redoutable efficacité ! Non, on en sort<br />

pas ! Ils sont à l’image de Dieu, les crétins !<br />

Présents partout à la fois ! Éternels ! Jaunes,<br />

rouges, bruns ? Pareils ! Ils se divertissent<br />

en s’entre-tuant pour des chicanes<br />

de territoire où ils prétendent reconnaître<br />

l’odeur de leur pisse ! Même pas trois cents<br />

ans de paix dans les trente-quatre derniers<br />

siècles, sur cet atome de boue qu’on intitule<br />

notre planète ! Même pas une année sur<br />

onze ! Quelqu’un l’a calculé, un zélé, mais<br />

tout le monde s’en fout ! Les statistiques ça<br />

- 110 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

émeut personne ! Les crétins sont contents<br />

quand ça bouge, voilà la leçon à retenir !<br />

Quand on leur dit d’aller s’embrocher les<br />

uns les autres, s’imbiber de sang, histoire<br />

de pas oublier qu’ils sortent de la jungle,<br />

peut-être ! Enfin… Ils sont inépuisables…<br />

Épuisants… Passons…<br />

Une fois sortis du bordel d’Angora, on<br />

était pas pour autant sortis du bois. <strong>La</strong><br />

frontière américaine était pas à la porte<br />

d’Hull ! Les chemins encore ensevelis aux<br />

trois quarts sous la neige facilitaient pas les<br />

déplacements non plus ! L’Ontario se<br />

pressait pas pour sortir ses souffleuses…<br />

D’ailleurs l’Ontario s’est jamais pressée<br />

pour quoi que ce soit, sauf pour passer des<br />

sapins à tout le monde au nom de la<br />

Confédération canadienne… Nous autres,<br />

dans la folle urgence, on avait pas de temps<br />

à perdre ! Ce qui a pas empêché qu’aussitôt<br />

partis, la première chose qu’on a faite a été<br />

de nous arrêter ! Pour manger ! Réal<br />

Giguère y tenait ferme ! Bon, d’accord !<br />

C’était lui le chauffeur ! On avait pas le<br />

droit de protester !<br />

Les restaurants qui ouvrent leurs portes<br />

à l’aube sont aussi rares que les femmes<br />

qui ouvrent leurs cuisses au premier prétendant<br />

venu… Après une demi-heure de<br />

pénible errance à travers Ottawa vide, on<br />

échoue finalement dans une roulotte<br />

calamiteuse déguisée en vague snack-bar,<br />

au sortir de la ville. Le zouave qui avait<br />

baptisé cette gargote-là Le Jardin avait<br />

vraiment du génie ! Pourquoi pas Le Jardin<br />

d’Éden, tant qu’à y être ! Dans la vitrine du<br />

palace, une affiche malpropre proclamait au<br />

- 111 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

bon peuple qu’un « bébé poutine » était<br />

« gratis gracieusement » avec je sais plus<br />

quoi… « Bébé poutine » ! Tel quel ! Ah, plaignons<br />

l’étranger qui débarque en nos<br />

contrées pas prévenu des subtilités de notre<br />

dialecte !<br />

On s’empiffre d’œufs, saucisses, toasts,<br />

marmelade, café, tout ça infect au dernier<br />

degré, comme de raison… J’insiste fortement<br />

pour qu’on se prenne malgré tout des<br />

sandwiches et du café encore pour la<br />

route… Question de gagner du temps en<br />

s’arrêtant le moins souvent possible pour<br />

croûter… Eh ! On s’en allait en Floride !<br />

L’extrême bout du continent ! Je veux dire,<br />

de ce côté-là ! L’Amérique du Sud, quasiment<br />

! Cuba à un jet de salive ! L’espagnol<br />

pratiquement deuxième langue officielle<br />

dans tout l’état floridien ! Un maire cubain<br />

à Miami pas pour rien ! Moi qu’avais jamais<br />

voyagé, je concevais pas la distance ! Victoriaville<br />

représentait déjà une sacrée<br />

promenade, tu parles Daytona ! Tandis<br />

qu’on fonçait lentement sur la 401,<br />

j’appréhendais un peu ! Le temps de le dire,<br />

on serait déjà aux portes de l’état de New<br />

York ! On allait pénétrer dans la formidable<br />

puissance américaine, la colossale nation<br />

conquérante de l’Espace et inventrice du<br />

Big Mac ! Le pays de Mickey Mouse et de<br />

Jack Kerouac ! On s’était procurés une<br />

carte dans une station-service, je l’étudiais<br />

éberlué, ébaubi ! Cette Terre Promise de la<br />

Liberté et de la Prospérité, elle était criblée<br />

de villes par centaines ! Pas des<br />

croisements de chemins de terre avec deux<br />

poteaux de téléphone et un « stop » comme<br />

- 112 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

Rigaud, <strong>La</strong> Tuque, Grand-Mère ! Non ! Des<br />

villes z’énormes ! Partout ! Détroit, Dallas,<br />

Denver ! Tampa, Atlanta ! Los Angeles,<br />

Memphis, Chicago ! Des Moines ! Des<br />

agglomérations abritant l’inimaginable<br />

grouillement ! Des hordes de populations !<br />

Des Portoricains assassins, des Nègres à<br />

radios transistors, des Indiens de Far-<br />

West ! Des Ku Klux Klan Hell’s Angels, des<br />

Siciliens de maffia, des Miss America en<br />

veux-tu en voilà ! U.S.A. ! Géant titanesque<br />

napalmeur de Viêt-congs rebelles ! Sacrosainte<br />

patrie de l’ogive nucléaire, pays du<br />

Bon et du Méchant ! Ah, il m’en affluait des<br />

visions de la grande Amérique plein la<br />

cervelle ! Des usines phénoménales à tous<br />

les coins de rue, des cents étages de gratteciel<br />

miraculeux que ça tienne debout tout<br />

seul ! Des multitudes de millions de<br />

véhicules motorisés sur les routes ! Un de<br />

ces rodéos GM-Ford à exterminer le passant<br />

à l’oxyde de carbone ! Montréal était rien<br />

que quantité négligeable, pépère banlieue<br />

comparé ! Le Canada tout entier un trou<br />

plein d’arriérés ! Et c’était dans ce pays-là<br />

de neiges et de sables éternels, de Nevada et<br />

d’Alaska et de joueurs de base-ball que le<br />

Turc avait entraîné Ornella ma tendre<br />

moitié ! On risquait même d’y rencontrer<br />

Tom Waits, loup-garou rôdant, retour de<br />

Baie des Anges ! Réal était pas de trop à<br />

bord, même si par sa faute on allait se<br />

traîner sur les routes vingt-quatre heures<br />

durant au lieu de survoler le continent !<br />

Taciturne, égal à lui-même, il tenait le<br />

volant d’une main alanguie, sa grosse face<br />

de taureau fermée aux joies de la vie…<br />

- 113 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

J’étais assis à côté de lui. <strong>La</strong> Liette s’était<br />

installée derrière, elle, avec les provisions<br />

de sandwiches et de café. Elle était de<br />

bonne humeur, la repentie ! Elle venait de<br />

s’évader de l’enfer, elle partait pour l’école<br />

buissonnière ! On avait pas franchi dix<br />

kilomètres qu’elle sort une grosse bouteille<br />

de vodka de son sac à main et qu’elle se<br />

met à téter goulue le goulot !<br />

– On a pas le droit de boire dans l’auto !<br />

je lui dis.<br />

– Il boit bien de la bière, lui ! elle<br />

rétorque.<br />

Effectivement, Giguère lâchait pas les<br />

cannettes ! Il s’en sortait constamment de<br />

partout ! Un authentique prodige ! À croire<br />

qu’il se recyclait automatiquement les<br />

urines en les reshootant dans des contenants<br />

qui lui auraient poussé au bout de la<br />

queue ! C’est vrai, il avait jamais envie de<br />

pisser ! Il montrait aucun signe non plus<br />

que les flots de boisson alcoolisée<br />

l’affectaient d’une manière ou d’une autre,<br />

et pourtant il t’en pintait un coup !<br />

– Lui, c’est pas pareil ! je dis. Il est malade<br />

!<br />

– Oh ! Il a mangé de la vache enragée, le<br />

pauvre ti-bœuf ? elle demande.<br />

Elle pouffe ! Un de ces rires strident à<br />

vous donner mal aux dents ! Je voyais la<br />

mâchoire de Réal se contracter, sa face se<br />

ratatiner…<br />

– Donne-moi plutôt des détails sur le<br />

Turc ! je dis à la fille.<br />

– De quoi t’es malade, mon grand ? elle<br />

questionne l’autre.<br />

- 114 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

Elle revenait à la charge ! Elle y tenait, la<br />

crasse !<br />

– Je suis en congé de maladie…, dit Réal.<br />

Les nerfs m’ont faibli il y a quelques<br />

semaines…<br />

– Qu’est-ce qui t’est arrivé ? Tu t’es fait<br />

tirer dessus par un Noir ? Ou bien un<br />

chauffeur de taxi t’a battu, peut-être ? !<br />

Elle se bidonnait en m’envoyant des clins<br />

d’œil pleins de grimaces complices !<br />

– Tu dois connaître suffisamment les<br />

forces du Mal pour savoir qu’à force de les<br />

affronter les forces viennent à nous<br />

manquer même dans les forces de l’ordre…,<br />

dit Réal.<br />

– Recommence donc cette phrase-là dans<br />

le même ordre ! J’ai rien compris ! elle le<br />

nargue.<br />

Réal la boucle un moment… Il avait l’air<br />

plus contrarié que d’ordinaire… Il essayait<br />

de se maîtriser, de pas perdre son calme,<br />

ou alors il arrivait pas à se rappeler<br />

correctement la phrase qu’il venait de dire…<br />

– Tu devrais me laisser conduire ! Liette<br />

lui dit. On avance pas !<br />

– Cent kilomètres à l’heure, c’est la limite<br />

légale…<br />

– Cent à l’heure ? Mais on arrivera jamais<br />

! On est encore au Canada !<br />

– Le chemin du salut est une longue<br />

marche qui doit commencer par un premier<br />

pas…, dit Réal. L’enseignement du Maître<br />

Sri Caitanya Mahaprabhu nous le confirme…<br />

– Ton maître, il vient des fois chez Dixie<br />

Angora ?<br />

- 115 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

Tabarnak ! Elle le faisait exprès pour le<br />

provoquer !<br />

– Qu’est-ce que tu bouffes ? je lui dis.<br />

Qu’est-ce que t’as dans les mains ?<br />

– Rien, rien !<br />

Elle essayait de cacher je sais pas quoi…<br />

Des tubes, des contenants de plastique<br />

transparent…<br />

– Tu te drogues ? Tu prends des pilules<br />

avec de l’alcool ? Tu sais pas que c’est un<br />

cocktail mortel, ça, non ?<br />

– Mortel, va chier ! elle éructe. J’en<br />

prends depuis des années, je suis<br />

habituée ! Je ressens presque plus l’effet !<br />

Tiens, goûtes-y ! Ça va te réveiller ! On<br />

dirait que t’as pas dormi depuis deux mois !<br />

Elle avait pas tort ! Un petit somme<br />

aurait pas été de refus ! J’étais debout<br />

depuis vingt-quatre heures au moins !<br />

Réal aussi ! À moins qu’il avait pu dormir<br />

halluciné, lui, chez Dixie Angora ?<br />

– J’ai eu ma dose la nuit dernière, merci<br />

bien ! je dis. À part ça, il est même pas neuf<br />

heures du matin ! T’es pas folle, boire de la<br />

vodka pas de glace à cette heure-là ?<br />

– Chacun son break fast ! elle dit.<br />

Face à claques, décérébrée nymphette !<br />

Elle se foutait de nous autres, ou quoi ?<br />

– T’as pas de but dans la vie ? je lui<br />

demande, histoire de la sonder mine de<br />

rien.<br />

– Certainement ! Je suis féministe, si tu<br />

veux le savoir !<br />

– Tu vends ta fente dans le but d’éliminer<br />

tous les hommes à force de sida ?<br />

– J’ai fait mes plans il y a longtemps ! elle<br />

rétorque. Quand on sera dans le Sud, je<br />

- 116 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

sais quoi faire pour m’enrichir d’une<br />

manière féministe ! À condition qu’on arrive<br />

avant que j’aye cent ans, sacrament !<br />

– Du calme et de la dignité…, dit Réal. Je<br />

peux pas rouler plus vite… Faut respecter<br />

la Loi…<br />

– Tu vois, dans le Sud je vas me lancer<br />

en affaires ! Liette reprend. J’ai tout prévu !<br />

J’ai la bosse absolument ! Je l’ai dans le<br />

sang, moi, le commerce !<br />

– Tu te vends combien le kilo ? je ricane.<br />

– <strong>La</strong> Floride est surpeuplée de Cubains<br />

sud-américains ! <strong>La</strong> mentalité de ces<br />

machos-là, elle est bien simple ! T’es un<br />

homme seulement si t’es capable de faire<br />

des enfants ! <strong>La</strong> vraie femme, même chose !<br />

Le visa pour avoir le droit d’exister et de<br />

regarder les autres en face s’appelle : <strong>La</strong><br />

Fertilité ! Je me suis documentée, j’y pense<br />

depuis des années ! <strong>La</strong> demande est là !<br />

Avec un investissement de rien, t’as des<br />

profits cinquante fois le prix que t’as payé le<br />

produit !<br />

– Tu veux faire le tour des poubelles ?<br />

Ramasser les fœtus avortés ? je dis.<br />

– Encore mieux ! Le commerce du<br />

sperme, man !<br />

Oh ! Réal Giguère fronçait, carrément<br />

pas d’accord dès l’abord !<br />

– Y a pas de lois là-dessus ! la Liette<br />

continue. « Vide juridique », comme ils<br />

disent ! Vingt pour cent des couples au<br />

moins ont des défectuosités de fécondité !<br />

Les enragés d’avoir pareil un enfant s’en<br />

foutent couvrir d’or un gynécologue qui leur<br />

arrangera la ponte ! Moi j’interviens à ce<br />

moment-là !<br />

- 117 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

– Tu te siphonnes le sperme que tes<br />

clients t’ont tiré dans l’organe, ou quoi ?<br />

– Pas une miette ! elle dit. Je m’achète<br />

un super-congélateur à azote liquide ! Cinq<br />

mille dollars environ !<br />

– Et t’enfermes un gogo dedans, que tu<br />

ressors de temps en temps pour lui faire<br />

une pipe ?<br />

– J’achète aussi des conteneurs cryobiologiques<br />

pour le transport ! Me manque<br />

rien que les donneurs !<br />

– Va à la fourrière municipale ! Ramène<br />

trois quatre bergers allemands !<br />

– Non ! elle réplique. Pour trouver les<br />

donneurs, y a les petites annonces ! J’ai<br />

tout prévu, je te dis ! Je paye vingt dollars<br />

la masturbation ! Pas un homme refusera<br />

un beau billet de vingt U.S. rien que pour<br />

venir ! Même dans une éprouvette ! Vingt<br />

dollars pour cinq minutes, c’est un salaire<br />

d’un demi-million par année, si tu y penses<br />

bien ! Et puis y pourrait y avoir des<br />

donneurs zélés qui veulent collaborer par<br />

pure humanité ! Des tatas qui rêvent<br />

d’aider le pauvre monde ! Ceux qui lèguent<br />

leurs organes à la science, ce genre-là ! Pas<br />

un problème, les donneurs ! Avec une<br />

masturbation, t’as vingt-cinq ou trente<br />

doses ! On appelle ça des « pailles » ! Tu les<br />

fourres dans ton azote liquide ! Le sperme<br />

peut durer des années congelé là-dedans !<br />

Fais le calcul ! Trente pailles pour vingt<br />

dollars, soixante-huit cents la paille !<br />

– Malheureuse, tu vois pas la poutre de<br />

l’illégalité qu’il y a dans ta combine…, intervient<br />

Réal.<br />

- 118 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

– Fuck l’illégalité, Chose ! On est au<br />

monde pour vivre ! Donc je disais soixantehuit<br />

cents la « paille » ! Tu sais combien le<br />

gynécologue va me la payer ? Trente<br />

dollars ! U.S. ! Trente, man ! Et il lui en faut<br />

plus qu’une ! Pour être sûr ! Avec un<br />

pistolet spécial, il faudra qu’il shoote au<br />

moins trois pailles à vingt-quatre heures<br />

d’intervalle dans l’utérus de la cliente !<br />

Pow ! Pow ! Pow ! Complice à l’os, lui, le<br />

gynécologue ! <strong>La</strong> femme lui verse entre deux<br />

mille et deux mille cinq cents ! U.S.<br />

toujours, oublie pas ! Il fait ses frais facile,<br />

le docteur ! Tout le monde est content !<br />

L’argent circule, l’humanité perpétue, le<br />

mari pas de couilles sauve la face ! Et moi<br />

je me sors de la misère ! Je me réhabilite en<br />

aidant la société ! Le comble du chrétien,<br />

non ? Féministe, en plus ! Féministe !<br />

– Comment, féministe ? je la brusque.<br />

– L’exploitation des hommes ! <strong>La</strong> clé de<br />

mon système ! <strong>La</strong> semence revendue à prix<br />

d’or ! Poussière de crottin de rien du tout<br />

pour eux autres ! Ils pensent rien qu’à se la<br />

faire couler, la crème fouettée ! Y a rien qu’à<br />

ramasser ! Refiler aux preneurs ! Des<br />

siècles qu’ils nous exploitent comme des<br />

animaux ! On a même pas le droit d’être des<br />

femmes publiques dans les gouvernements<br />

ni dans les bordels ! Il est temps qu’on les<br />

fasse payer, les maudits hommes ! Qu’on<br />

mette les bœufs devant la charrue, comme !<br />

On roulait toujours sur l’autoroute 401<br />

tandis que la neige recommençait à tomber<br />

tout doucement… Le ciel chargé de nuages<br />

mauvais augurait rien de bien joyeux pour<br />

le début du voyage…<br />

- 119 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

– Attends ! dit Liette en ravalant trois<br />

quatre pilules vertes, rouges, bleues. Je t’ai<br />

pas tout dit mon plan !<br />

– Plan de carrière funeste…, lâche Réal<br />

entre ses dents. Tu t’es déjà assez<br />

incriminée, tu devrais te la fermer…<br />

– Eh ! On est libres, Chose ! elle gueule.<br />

Tu m’empêcheras pas de parler ! T’es pas<br />

Dixie Angora la louve des S.S. ! Personne<br />

m’a jamais écoutée dans la vie ! J’étais pas<br />

plus haute qu’une pomme quand que mon<br />

père le taré m’a dressée planche à baiser !<br />

Le reste, j’avais pas le droit d’exister !<br />

Calvaire ! Un malade ! Ses carottes dans<br />

l’anus à tour de bras, c’est une façon<br />

d’élever un enfant, peut-être ? Hein ? ? ?<br />

– Relaxe ! je lui conseille. Les carottes, ça<br />

me fait penser à l’autre jour, dans une<br />

épicerie, à Montréal. Deux filles arrivent,<br />

elles se choisissent chacune une belle<br />

grosse banane. Le gars à la caisse leur dit :<br />

« Je m’excuse, je les vends pas à l’unité !<br />

Faut que vous en achetiez au moins trois ! »<br />

Les deux filles se regardent, un peu<br />

perplexes… Finalement, y en a une qui dit :<br />

« Bah, c’est pas grave, la troisième on va la<br />

manger ! »<br />

Liette éclate ! Tord de rire ! Réal, lui, me<br />

jette un œil désapprobateur…<br />

– Il y a un sous-entendu dans cette<br />

plaisanterie-là…, il dit.<br />

– T’as le temps d’y réfléchir, Gaston ! je<br />

rigole. On en reparlera à Daytona !<br />

Liette ramène son idée fixe, elle !<br />

– Mon plan pour le commerce du sperme,<br />

c’est de pas rester à croupir au bas niveau !<br />

elle dit. Qui qui se tape la plus grosse part<br />

- 120 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

de la galette ? Le gynécologue ! Naturellement<br />

! Trois pailles dans l’engin de la<br />

femelle, rrrac ! deux mille cinq cents U.S. !<br />

Easy money, mon man ! Moi, quand j’aurai<br />

engrangé assez de fric en vendant mes<br />

pailles, je vas m’arranger pour acheter un<br />

faux diplôme de docteur ! Je vas devenir<br />

gynécologue moi-même en personne ! C’est<br />

rien de difficile ! Je me suis déjà regardée,<br />

je sais comment que je suis faite ! Pas plus<br />

conne qu’une autre ! Je vas contrôler toutes<br />

les opérations d’un bout à l’autre ! Ça va<br />

être la fortune, man ! Après, je me lance<br />

dans l’immobilier ! Les condos se vendent<br />

comme des pains en Floride ! Plein de vieux<br />

riches qui demandent rien qu’à jeter le fric<br />

par la fenêtre ! <strong>La</strong> Floride est devenue<br />

l’hospice de vieillards de l’Amérique ! Ou<br />

bien je me mets dans la coke ! Miami, sa<br />

plus grosse industrie s’appelle : Le Crime ! Y<br />

a des millions à ramasser rien qu’en se<br />

donnant la peine de se pencher ! Je me<br />

gênerai pas, je te jure !<br />

Elle en irradiait un coup à rêver à voix<br />

haute dans l’auto ! Ses grands yeux bleus<br />

viraient verts à fantasmer les dollars ! Je la<br />

regarde à la dérobée, toute rayonnante<br />

qu’elle était, tétant sa fiole de vodka… Elle<br />

était pas laide, elle avait quelque chose !<br />

Frimousse mutine, babines à croquer…<br />

Ébouriffée blondasse, fins poignets d’adolescente…<br />

Des yeux de veau dans du lait…<br />

On a beau dire, l’expérience des femmes de<br />

trente ans, la maturité, etc., n’empêche que<br />

les jeunettes à peine sorties des eaux<br />

troubles de la puberté sont pas mal non<br />

plus ! Cette peau des filles de dix-huit ans…<br />

- 121 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

Du Brillat-Savarin ! Pas le gastronome ! Le<br />

fromage ! Triple crème pâte molle ! Croûte<br />

blanche duvetée ! Un péché ! Liette pouvait<br />

à la rigueur faire figure d’acceptable échantillon<br />

! Les suces pointées dur dans le teeshirt<br />

rose saumon… Pas mal, le galbe du<br />

bidon… Une belle petite gueule, surtout !<br />

Gueule de jolie vache, le genre que les<br />

hommes se tapent la tête sur les murs<br />

pour ! Et qu’elle aime ça, elle ! Décidément,<br />

le visage est encore l’organe le plus<br />

émouvant ! Liette si différente d’Ornella par<br />

l’âge, la fonction, la charpente… Ornella le<br />

type méditerranéen, seins lourds, yeux<br />

noirs… Liette très française d’Amérique,<br />

comme les filles de Québec, qui sont absolument<br />

toutes belles ! C’est vrai ! Pas une<br />

seule fille laide dans toute la ville de<br />

Québec ! Je l’ai découvert plus tard, constaté<br />

mille fois ! Arrière-petites-filles de la<br />

haute gomme de la colonie, Champlain,<br />

Montcalm ! Filles de hauts fonctionnaires,<br />

ministres, élites ! Liette, elle, son père<br />

incestueux, sa mère alcoolique qui l’avait<br />

vendue à un maq… Plutôt porteurs d’eau,<br />

ceux-là ! Comment des monstres aussi<br />

haïssables avaient pu engendrer un aussi<br />

plaisant paquet ? Dans le bordel à l’ordure<br />

Angora, les enfiévrés du bat devaient faire<br />

la queue terrible pour se la payer ! Elle<br />

valait l’or en barre ! Je commençais à<br />

éprouver un rien de tristesse à penser à la<br />

déchéance dans laquelle elle avait sombré…<br />

Et puis ce jour-là c’était la Saint-Valentin<br />

aussi ! <strong>La</strong> fête à Cupidon ! Février, 14 ! À<br />

portée de la main, j’avais personne à aimer,<br />

moi ! Ornella disparue avait fait de moi un<br />

- 122 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

pauvre cœur solitaire ! Comme elle ! Comme<br />

Liette ! Elle avait sûrement pas de<br />

partenaire sexuel légal dans sa vie à elle<br />

non plus ! Elle avait dû connaître seulement<br />

des écœurants mâles baiseurs puant<br />

le fric, des machos méprisants à ordonner<br />

des cochonneries pas concevables aux<br />

mineures dans l’enfer de la prostitution !<br />

Mais… Ses plans louches, racket de spermatozoïdes,<br />

faux diplômes… Et la coke…<br />

Elle en avait parlé de la coke, pas d’erreur !<br />

Elle se froissait nullement à l’idée de<br />

prospérer dans la criminalité ! D’ailleurs<br />

Réal Giguère était en train de lui souligner<br />

la chose !<br />

– T’as le vice gravé dans les chromosomes…,<br />

il disait. Tu nous as prétendu que<br />

tu voulais te réhabiliter de ton existence de<br />

salope, sortir de ta putasserie qui ferait<br />

vomir n’importe quel être normal… Tu nous<br />

aurais pas un peu menti, par hasard ?…<br />

T’as des projets illicites plein la caboche<br />

aussi facilement que tu respires… Même les<br />

pilules avec l’alcool, tu veux pas t’en<br />

sevrer… Léo a raison… Ce cocktail-là va<br />

finir par t’être fatal… Surtout à ton âge…<br />

T’as quoi ? Dix-neuf ? Vingt ?<br />

– Seize ans et demi ! elle répond. J’ai<br />

toujours eu l’air vieille pour mon âge !<br />

– Certainement… À vingt ans, tu vas en<br />

paraître quatre-vingt-quinze si tu persistes<br />

à croupir dans le cloaque… Moi, vois-tu, les<br />

misérables créatures dans ton genre<br />

m’inspirent une certaine forme de dégoût…<br />

– Tant mieux ! C’est réciproque ! J’ai<br />

jamais pu sentir les chiens ! Tu me fais<br />

penser à mon père, sac d’étrons !<br />

- 123 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

– Quoi ? Ton père œuvrait dans les forces<br />

de l’ordre ?<br />

– Qu’est-ce que tu penses ? Que je suis<br />

la fille du cardinal Léger ? Ou de Robert<br />

Bourassi-Bourassa le pas de couilles ? Ou<br />

de Michel Tremblay la grosse mémère à<br />

barbichette ? Ou…<br />

– <strong>La</strong> lutte contre le Mal est perdue si les<br />

forces de l’ordre engendrent de la racaille<br />

abominable pareille…, soupire Réal.<br />

Franchement, je crois qu’avec ta personne<br />

la civilisation a reculé d’un pas…<br />

– Ben moi ta civilisation j’y chie dans la<br />

bouche, Chose ! elle crie. Elle m’a passé sur<br />

le corps dans tous mes trous depuis que je<br />

suis en âge de marcher sur mes deux<br />

pattes ! Tu peux le dire, je l’ai vue de près<br />

moi ta civilisation ! Elle sent le caca jusque<br />

dans son argent, ta civilisation ! On devrait<br />

interdire ça, la « civilisation » ! <strong>La</strong> planète<br />

devrait être gouvernée par des robots ! Des<br />

extra-terrestres ! Des singes ! Qu’ils enferment<br />

tout le monde dans des camps ! Qu’ils<br />

te stérilisent tout le troupeau de guignols<br />

en attendant qu’ils crèvent toute la bande !<br />

Qu’ils les empêchent de raisonner, surtout,<br />

parce que c’est là qu’ils sont les plus pires<br />

dangereux malades !<br />

– Pourtant tu veux leur vendre de la<br />

semence, qu’ils continuent à perpétuer…<br />

– Demande-moi pas de régler l’humanité<br />

d’A à Z, man ! elle se défend. Pour le<br />

moment, je m’occupe de penser à leur<br />

prendre le max de fric pendant qu’y en est<br />

encore temps ! Pour le reste, tu peux aller<br />

te faire enculer, j’en ai rien à branler !<br />

Réal, la face lui allongeait à vue d’œil !<br />

- 124 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

– J’ai pas raison de sombrer dans la<br />

dépression, non ? il me dit, larmoyant,<br />

presque. Seize ans et plus aucune morale<br />

déjà… Quand je pense qu’elle nous a<br />

raconté qu’elle voulait apprendre<br />

l’orthographe et le violon… Avec chaque<br />

nouvelle génération, les babouins gagnent<br />

du terrain… C’est la force montante… Dans<br />

pas longtemps, ils vont prendre le pouvoir,<br />

je te le garantis…<br />

– J’aime mieux les babouins que les<br />

chiens ! la Liette le pique.<br />

– Pourquoi tu travailles pas honnêtement<br />

? dit Réal.<br />

– Travailler ? Quand on est intelligent, on<br />

fait travailler les autres à la place !<br />

N’importe qui normalement constitué rêve<br />

rien que de vice, paresse, luxe ! T’aimerais<br />

pas passer ta vie à te rouler dans les<br />

poupées et la drogue, toi ? Avoir ta villa<br />

partout ? Côte d’Azur ! Bahamas ! T’habiller<br />

avec du crocrodile ? Soie, fourrure ! Rouler<br />

Jaguar ! Pacha ! Regarder le temps qui<br />

passe ! Avoir une vie ! À toi ! Au lieu de te<br />

traîner dans le métro, soir, matin ! T’attends<br />

ta retraite, ou quoi ? T’attends de<br />

crever ? Deep six holiday, my ass, Chose !<br />

<strong>La</strong> vie commence ici, tout de suite ! Quand<br />

je les vois ! Raisonnables ! Honnêtes !<br />

Esclaves ! Ta civilisation a fait de tout le<br />

monde des travailleurs ! Vive les vieux ! Les<br />

malades ! Les fous ! Les animaux ! Ils sont<br />

pas rien qu’un chèque de paye, eux autres !<br />

<strong>La</strong> liberté, tu y as jamais pensé, sans<br />

dessein ? T’es pas venu au monde pour<br />

vivre vissé sur une machine à coudre dix<br />

heures par jour ! Ah, j’en ai connues des<br />

- 125 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

filles qui voulaient se sortir de la prostitution<br />

! Elles travaillent caissières, serveuses,<br />

vendeuses d’élastiques chez Zeller’s !<br />

Elles gagnent rien pendant que les gros<br />

s’engraissent sur leur dos ! Chaque jour,<br />

elles recommencent, métro, routine, mêmes<br />

gestes, mêmes faces d’imbéciles heureux<br />

alentour ! Intriguent, potinent ! Jalousent,<br />

conspirent ! Suivent la mode, s’habillent !<br />

Font ce qu’on leur dit ! Monde d’insignifiants<br />

! Bornés ! Milliards de cons qui nous<br />

font la morale ! Qui nous crèvent le cœur<br />

parce qu’on est différents ! Ben qu’y broutent,<br />

les moutons ! J’ai une conception de<br />

l’existence, moi ! J’attends pas qu’on s’en<br />

occupe à ma place à la télévision ! J’ai pas<br />

besoin de patron ! Politiciens ! Gourous !<br />

Polices ! Je veux être une reine, parce qu’y<br />

a pas d’autre façon de vivre ! J’attendrai<br />

pas qu’ils viennent me couronner ! T’as ce<br />

que tu prends, dans la vie ! Je veux les<br />

beaux gosses ! Plages ! Champagne ! Bagnoles<br />

! Paris, New York ! Dolce vita !<br />

Serviteurs, boniches ! J’ai pas honte, je<br />

veux tout ! Le monde me doit ce que j’ai<br />

besoin, hostie de câlisse !<br />

Oy ! Elle nous exprimait sa pensée, la<br />

nymphe ! On avait pas besoin de l’université<br />

pour décoder !<br />

– L’orgie perpétuelle, ça c’est la vie ! elle<br />

continuait. Stupre et farine ! Le labeur aux<br />

stupides ! Qu’ils arrêtent pas de nous<br />

fabriquer des bouteilles, qu’on puisse continuer<br />

à boire, nous autres ! Si j’avais de<br />

l’argent, je m’achèterais des esclaves !<br />

Comme tout le monde, si tout le monde<br />

osait se l’avouer ! Mais ils en ont pas assez<br />

- 126 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

dans le ventre ! Lilliputiens ! Gagnent le<br />

million à la loterie, continuent à travailler à<br />

la buanderie ! Trop chieux pour jouir ! Moi<br />

j’ai l’étoffe royale ! Je vas le faire mon<br />

chemin, tu peux pas savoir comment ! Le<br />

bordel à Dixie a été la chance de ma vie !<br />

Quand tu travailles sur l’oreiller, tu l’apprends<br />

vite ta leçon ! L’humanité en<br />

caleçon, c’est l’enseignement accéléré, tu<br />

peux pas te douter ! Potentats, richards,<br />

juges, industriels, pareils, tous ! Tout du<br />

toutou docile après la fornication ! Rien<br />

porté sur les confidences compromettantes<br />

comme le mâle qui vient d’éjaculer ! Je t’en<br />

ai de ces listes de pauvres époux pleins aux<br />

as ! Je pourrais faire chanter toute la<br />

chorale que je saurais plus où fourrer mon<br />

fric tellement il en pleuvrait ! Un jour je vas<br />

revenir au Canada, par exemple ! Ça va<br />

saigner ! Ils vont me licher les bottes, les<br />

poux, quand j’ouvrirai ma propre maison !<br />

Y aura pas un bordel plus huppé dans les<br />

quatre continents ! En attendant, tu<br />

t’imagines que je vas aller ramasser du<br />

coton en Floride ? Y va me pousser une<br />

grappe de couilles entre les pattes avant<br />

que quelqu’un me fasse travailler ! J’ai<br />

assez fait ma part avec mon père et mon<br />

maq iranien et « madame » Angora ! Dès<br />

qu’on est arrivés, je me l’achète, mon<br />

congélateur à azote liquide ! Rien va m’arrêter<br />

! Surtout pas un restant de fond de<br />

microcéphale dans ton genre !<br />

Elle était pas assise sur sa langue, notre<br />

sylphide ! Les femmes qui ont du nerf m’ont<br />

toujours plu, et j’avoue que celle-là se<br />

mettait à prendre un certain relief qui la<br />

- 127 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

déparait pas du tout ! Les rougeurs lui<br />

avaient enflammé les joues à force d’irrépressible<br />

éloquence ! Plus elle s’abaissait<br />

dans la fange de ses opinions et plus en un<br />

sens elle gagnait en beauté ! J’avais connu<br />

rien qu’Ornella, moi, jusque-là ! L’intellectuelle<br />

raffinée doigt en l’air ! Une vraie<br />

dame, portée sur l’ail et la sauce tomate,<br />

lectrice assidue de Cervantes et d’Hermann<br />

Broch, fameuse baiseuse, vicieuse, certes,<br />

mais pas moins civilisée pour autant ! Liette<br />

se chauffait d’un autre bois, elle ! Plutôt<br />

chienne enragée, prête à te déchiqueter<br />

l’univers en mille si il s’avisait de lui<br />

résister ! Elle avait de l’appétit ! Et du<br />

piment, pas à dire, pour seize ans et demi !<br />

Dans la tête de Réal, les phénomènes<br />

extérieurs déclenchaient rarement des réactions<br />

rapides. Je l’observais du coin de<br />

l’œil… Il commençait à peine à agencer les<br />

morceaux du tas de crotte que Liette venait<br />

de lui jeter au visage. Personne avait intérêt<br />

à ce que le processus s’accélère ! Pour faire<br />

diversion, je lance à la fille :<br />

– Où tu vas les prendre, les cinq mille<br />

dollars pour t’acheter ton congélateur ?<br />

– Ben…<br />

Les yeux lui papillotent nerveusement,<br />

son regard se détourne, se fixe sur le morne<br />

paysage d’arbres nus fouettés par la<br />

poudrerie…<br />

– Ben…<br />

– Ben quoi ? je m’impatiente. Cinq mille,<br />

c’est un montant !<br />

– Ben, je les ai…, elle dit avec une petite<br />

voix pas très assurée.<br />

- 128 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

Elle se remet à sucer le goulot de sa<br />

bouteille, croque deux trois pilules, renifle,<br />

tortille…<br />

– Qu’est-ce que t’as ? je lui demande.<br />

T’es gênée d’avoir fait des économies avec ta<br />

raie ?<br />

– Non, je suis pas gênée…<br />

– C’est pas tes économies, peut-être ? !<br />

– Ben…<br />

Elle se racle la gorge, allume une<br />

cigarette, tortille encore un coup…<br />

– J’ai fait Dixie Angora avant de partir…,<br />

elle se décide.<br />

– Tu l’as « faite » ? Qu’est-ce que ça veut<br />

dire, ça, tu l’as « faite » ?<br />

– Elle m’a assez exploitée au trognon<br />

pendant des années ! elle explose. J’y ai<br />

rapporté des millions au moins ! Elle a tout<br />

gardé pour elle ! Tu lui as pas vu la cabane,<br />

non ? Comment tu penses qu’elle a payé<br />

son hypothèque et ses meubles, la putain ?<br />

– Précise !<br />

– Précise ? Je suis partie avec douze mille,<br />

si tu veux le savoir !<br />

– Quoi ? ! ?<br />

– <strong>La</strong> recette de la semaine ! Elle fait un<br />

demi-million par an, ça te dérange pas ?<br />

Douze mille de plus ou de moins, elle s’en<br />

fout ! Pour moi c’est mon seul avenir ! <strong>La</strong><br />

survie !<br />

Réal se passe une main sur le front,<br />

secoue la tête, abattu de désespoir ! Pour<br />

ma pauvre part, je me contente de fermer<br />

les yeux, d’essayer que la réalité existe plus,<br />

rien qu’une brève seconde !<br />

– Qu’est-ce que vous avez ? Liette s’offusque.<br />

J’ai volé une voleuse ! Qu’est-ce que ça<br />

- 129 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

peut faire ? Vous en avez, vous autres, de<br />

l’argent pour le voyage ?<br />

Non, j’avais pas un rond ! J’y avais pas<br />

pensé aux ronds ! Autres chats à fouetter !<br />

Et Réal ? Je l’interroge, bong ! un coup de<br />

coude !<br />

– J’ai mes cartes de crédit…, il dit. Je<br />

sais pas si elles sont encore valides, par<br />

exemple…<br />

Je referme les yeux ! Christ ! Au moindre<br />

pas qu’on faisait, on s’enfonçait un peu<br />

plus dans l’infini de la merde !<br />

– Écoute ! je dis à Liette avec le plus<br />

grand calme dont j’étais capable. Écoutemoi<br />

bien ! Qu’est-ce que Dixie Angora va<br />

faire, d’après toi, quand elle s’apercevra que<br />

le pot à biscuits est vide ?<br />

– Quel pot à… ?<br />

– Non, réponds pas tout de suite ! Essaye<br />

de réfléchir ! Juste un instant ! Juste une<br />

fraction de milliardième de seconde ! Il lui<br />

manque douze mille dollars ! Toi, t’as<br />

disparu ! Alors ? Elle déduit ! « Liette s’est<br />

sauvée avec mon fric ! » Élémentaire ! Limpide<br />

! Et d’un ! Deux : nous autres on<br />

cherchait le Turc ! C’est toi qui nous as<br />

donné le champagne truqué plein d’hallucinogène<br />

pour lui permettre de filer ! Dixie<br />

se dira que tu connaissais le Turc, que tu<br />

savais qu’il devait partir pour Daytona ! T’es<br />

plus là, on est plus là non plus ! Qu’est-ce<br />

qu’elle déduit ? Penses-y bien ! Qu’est-ce<br />

qu’elle déduit ?<br />

– Elle déduit rien !<br />

– Elle déduit qu’on est partis ensemble,<br />

linotte ! j’hurle à pleine gueule. À Daytona !<br />

Toi avec le fric, nous autres chercher le<br />

- 130 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

Turc ! On est complices à l’os ! Même un<br />

aveugle y verrait clair à quatre heures du<br />

matin au fond d’une mine abandonnée !<br />

– Elle devinera jamais, voyons !<br />

– Elle va envoyer son armée nous régler<br />

notre compte en Floride ! Elle va prévenir le<br />

Turc ! On le retrouvera jamais ! Tout va<br />

foirer absolument ! Par ta faute, pauvre<br />

conne sans cervelle ! !<br />

Un poisseux silence s’installe dans<br />

l’auto… J’éberluais parfaitement à me<br />

représenter le cauchemar ! J’osais même<br />

plus respirer de peur qu’un autre malheur<br />

nous tombe dessus, venu de je sais pas<br />

quel infernal karma !<br />

– Je sais ce qu’on va faire ! dit Liette<br />

soudain. On a rien qu’à aller à Miami au<br />

lieu de Daytona, mettons ! On aura plus de<br />

problèmes !<br />

Shit ! Même sur la planète Trident, il<br />

nous en resterait tout un colossal sur les<br />

bras ! À moins qu’on aurait pu éjecter le<br />

siège arrière du carrosse !…<br />

*<br />

Je me demandais… Si Liette s’était<br />

sauvée avec les douze mille dollars volés à<br />

la pute Angora, qu’est-ce qu’elle foutait avec<br />

nous autres ? Pourquoi elle s’était pas<br />

enfuie toute seule ? Pourquoi elle avait pas<br />

pris l’avion, elle ? Bizarre idée de s’embarrasser<br />

de nous deux… Elle avait peur des<br />

sbires que Dixie finirait bien par lâcher à<br />

ses trousses ? Probable… Elle savait qu’elle<br />

avait besoin de protection… Charmant !<br />

Réal et moi, on devenait par le fait des<br />

- 131 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

complices flagrants, même à corps défendant<br />

! Les tueurs à l’Angora feraient aucune<br />

différence entre elle et nous, si jamais ils<br />

nous retrouvaient !<br />

Il y a des joies, dans l’existence, on peut<br />

pas imaginer…<br />

Enfin, on pouvait pas reculer,<br />

rebrousser ! <strong>La</strong> vie nous arrive toujours<br />

sans qu’on ait rien demandé ! Tout le<br />

monde guignol, pantin du zodiaque,<br />

nageant dans le perlimpinpin cosmique !<br />

Pas grand-chose à redire ! Ruer dans le<br />

décor, foncer pareil ! Advienne qu’adviendra<br />

!<br />

Pendant qu’on devisait, on avait traversé<br />

un long pont étroit et on avait passé la<br />

douane (curieux mot, dou-a-ne…) sans<br />

anicroche. On était dans les États-Unis<br />

finalement ! L’Amérique ! L’état de New<br />

York ! Malgré tout, on progressait ! Fallait<br />

pas désespérer ! On continue à rouler une<br />

heure, deux heures… J’en bavais à force de<br />

guetter l’apparition des prodiges du plus<br />

formidable pays de l’Univers ! Mais mais<br />

mais ! There was nothing there ! Une<br />

autoroute, de la neige poudroyant, des<br />

arbres frileux enveloppés de vent… Rien<br />

d’autre ! Comme chez nous, en somme ! Où<br />

ils se terraient, les deux cent soixante<br />

millions d’Américains ? Où elles étaient<br />

passées, les faramineuses cités ? <strong>La</strong> cyclopéenne<br />

puissance Ford-IBM ! Les flocons<br />

déboulaient de plus en plus épais, la<br />

bagnole avançait plutôt tortue… Réal<br />

Giguère retombé dans le mutisme, Liette<br />

maintenant suprêmement discrète… Elle<br />

osait plus rien dire, la gaffeuse ! Elle préfé-<br />

- 132 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

rait s’enfoncer dans les vaps en égoïste et<br />

qu’on lui foute la paix !<br />

– Parle-moi du Turc ! je l’apostrophe.<br />

– C’tu veux savoir ? elle gargouille, la<br />

bouche remplie de pilules.<br />

– Qui c’est, ce gars-là ? Qu’est-ce qu’il<br />

fait dans la vie ? Dixie Angora nous a dit<br />

qu’il est ambassadeur de son pays ?<br />

– Oui…, murmure Réal. Et moi je suis le<br />

Canadien de Montréal…<br />

– Bah, dit Liette, je sais pas trop…<br />

Toutes les filles disaient qu’il était dans les<br />

affaires. Mais tous les bandits prétendent la<br />

même chose !<br />

– Il est parti avec des filles ?<br />

– Y en avait toujours des masses avec<br />

lui ! Des harems interminables ! Quelqu’un<br />

m’a dit une fois qu’il était propriétaire d’une<br />

douzaine de clubs de danseuses nues ! Une<br />

autre fille m’a dit que le Turc est le plus<br />

grand maquereau de tout l’Est du Canada !<br />

Personne le sait, au fond ! Y en a même qui<br />

sont convaincus qu’il est le chef des<br />

motards Les Copains !<br />

– Les Copains ? dit Réal. Y a pas pire<br />

horde barbare de coupeurs de têtes trafiquants<br />

de stupéfiants mercenaires illégaux<br />

bolcheviques… C’est ces vautours-là qui<br />

m’ont dynamité le soir que je me rendais au<br />

motel avec ma fiancée… Comparés aux<br />

Copains, les Hell’s Angels ont l’air d’une<br />

bande de Bérets Blancs…<br />

– Tu peux le dire, Chose ! Liette intervient.<br />

J’ai sorti avec un de ces gars-là<br />

quand j’étais jeune ! Je te raconterai pas les<br />

épreuves qu’y faut passer par pour être<br />

admis dans leur gang ! Comme aller à la<br />

- 133 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

Place des Arts huer à tue-tête en plein<br />

opéra ! Ou ramener les deux yeux d’un<br />

Road Shit dans un bocal de vinaigre !<br />

– Oui…, dit Réal. Les Road Shit sont les<br />

éternels rivals sanguinaires des Copains<br />

dans le commerce de la drogue… Une<br />

affaire de cinq milliards par an au Canada…<br />

– Terre de nos aïeux ! je dis.<br />

– Oui… Tu peux t’imaginer les hécatombes,<br />

la boucherie préhistorique, l’hallali à<br />

plus finir… Les cimetières débordent…<br />

L’industrie du ciment fait fortune… Mais je<br />

pense pas que le Turc soit le Grand Fanal,<br />

en fin de compte…<br />

– Le Grand Fanal ?<br />

– Le chef suprême des Copains ! lance<br />

Liette.<br />

– Les Copains aiment pas les races mélangées…,<br />

reprend Réal. Les races bizarres,<br />

exotiques, les approximatives un peu douteuses,<br />

comme les Turcs, justement… Ils<br />

laisseraient jamais quelqu’un d’autre qu’un<br />

Blanc francophone, catholique si possible,<br />

devenir leur chef… D’ailleurs, ils veulent<br />

exterminer tout le monde qui sont pas<br />

blancs… <strong>La</strong> police a des preuves à la tonne<br />

qu’ils sont tous des disciples acharnés de<br />

Darwin et de Vacher de <strong>La</strong>pouge…<br />

– Ta sœur t’a jamais parlé des activités<br />

du Turc ? je lui demande.<br />

– Non, jamais…<br />

Je mijote ces informations-là deux trois<br />

minutes… Si je comprenais bien, personne<br />

savait rien !<br />

– Pourquoi le Turc se rend à Daytona ?<br />

j’interroge Liette.<br />

- 134 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

<strong>La</strong> bouteille de vodka vissée aux babines,<br />

elle hausse les épaules…<br />

– Tu m’as dit que t’avais des renseignements<br />

! je me fâche.<br />

– Je te dirai ce que je sais quand on sera<br />

en Floride, pas avant ! elle rétorque. Je suis<br />

pas folle, man ! Tu penses que je devine pas<br />

ce que t’as dans la tête ? Si je parle tout de<br />

suite, vous me balancez sur le bord de la<br />

route, je m’en doute un peu !<br />

Elle avait pas tort de se méfier ! Surtout<br />

que Réal Giguère semblait avoir fortement<br />

et peut-être même définitivement déchanté<br />

de la rédempter ! En tout cas, l’atmosphère<br />

était pas sur le point de virer à la célébration<br />

débridée des nouvelles amitiés ! Valait<br />

mieux qu’on se la ferme avant qu’une<br />

furieuse explosion d’adrénaline nous<br />

pousse à l’étripade en règle !<br />

On se renfonce donc, chacun pour soi,<br />

chacun dans son coin et dans ses pensées…<br />

Il y avait pas de quoi s’exciter sur le<br />

paysage américain… Le voyage s’annonçait<br />

pour ainsi dire drôlement monotone !<br />

L’autoroute, la forêt, la neige qui s’acharnait<br />

à ralentir le bolide… On était encore<br />

loin de l’océan, des palmiers, du Sud<br />

profond ! <strong>La</strong> fatigue commençait à me faire<br />

tourner le carrousel aussi… Je ferme les<br />

yeux, je me rencogne un peu plus<br />

confortablement… Réal avait mis la radio,<br />

une musique d’ascenseur, rala, lalaire…<br />

Ornella… Ornella… Les vannes de ma<br />

mémoire s’ouvraient doucement… Curieux,<br />

la mémoire ! Parfois tyrannise, inonde,<br />

déborde ! Pas contrôlable ! D’autres fois elle<br />

se fait rare, offusque à rien, se refuse<br />

- 135 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

comme vierge offensée ! Là, des rigoles de<br />

souvenirs se mettaient à me couler dans la<br />

tomate… Ornella… Un après-midi de janvier<br />

qu’on forniquait maladivement, on<br />

s’était jetés en transe dans le sapin de Noël,<br />

on t’avait foutu le feu presque au mobilier<br />

de son salon, quand les fils arrachés<br />

s’étaient mis à faire péter les petites lumières<br />

électriques accrochées aux branches de<br />

l’arbre ! Ptif ! Paf ! Les flammèches ! Le<br />

court-circuit ! Le feu d’artifice orgastique !<br />

Après l’acte, il avait fallu qu’Ornella<br />

m’extraye du tronc et du cul des pleines<br />

poignées d’aiguilles ! Elle s’en était fendue<br />

la gueule à ma barbe et à mon nez ! Alors je<br />

lui avais interdit, moi, formellement, de rire<br />

des folies que les transports libidineux nous<br />

font commettre ! Elle m’avait donné raison<br />

à la fin, quand je lui avais expliqué que la<br />

sexualité est une activité tellement bizarre<br />

et compliquée qu’il faut l’étudier à l’université<br />

si on veut la comprendre vraiment !<br />

<strong>La</strong> sexologie existe pas pour les pingouins,<br />

n’est-ce pas ! C’est à ce moment-là<br />

qu’Ornella m’avait confié tout uniment<br />

qu’elle subissait de son côté des fantasmes<br />

acharnés, des pas avouables, sordides,<br />

crapuleux, depuis des années… Elle m’avait<br />

dit par exemple qu’elle rêvait en secret de<br />

faire du strip-tease devant des racailles<br />

d’hommes soûls, dans des établissements<br />

érotiques mal famés de bas étage… Quelle<br />

révélation ! Elle m’apprenait rien du tout, la<br />

dévergondée ! Je m’en étais toujours douté<br />

qu’elle me cachait des saloperies semblales<br />

! Elle aimait trop le théâtre ! Il le faut,<br />

quand on se donne en spectacle tous les<br />

- 136 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

jours devant des centaines d’étudiants<br />

ravagés par les affres de la puberté ! Je<br />

l’avais toujours vue exhibitionniste émousillée<br />

par tous ces regards qui devaient lui<br />

faire battre le vagin comme un mollusque<br />

affamé ! Phénomène qui m’avait toujours<br />

ulcéré au dernier degré ! Malgré mes<br />

intuitions, cependant, j’avais toujours refusé<br />

d’admettre cette facette de sa personnalité…<br />

Pure jalousie – oh, quand tu nous<br />

tiens !… Aussi cet après-midi-là, quand elle<br />

m’a raconté son honteux fantasme, mon<br />

cerveau a enregistré la chose, mais ma<br />

mémoire l’a classée pas présentable à<br />

perpétuité ! À présent qu’on roulait sur<br />

l’autoroute new-yorkaise, le souvenir me<br />

revenait dans toute sa hideur ! Pourquoi ?<br />

Parce que Liette avait évoqué les rumeurs<br />

voulant que l’Abominable soit propriétaire<br />

d’une douzaine de temples d’Éros peuplés<br />

de danseuses nues ? Mais oui ! Ornella<br />

avait très bien pu céder ignominieusement<br />

à son fantasme pervers, s’enfuir avec le<br />

Turc se livrer à la plus dégueulasse<br />

pornographie ! Pas un être au monde peut<br />

réprimer éternellement ses tendances<br />

profondes, Freud l’a écrit noir sur blanc en<br />

trente-deux langues ! Ah, ça se pouvait très<br />

bien ! On vit avec des monstres effroyables,<br />

on s’en rend pas compte ! On soupçonne<br />

jamais assez les abysses d’horreurs intimes<br />

que les autres nous cachent derrière leurs<br />

yeux de velours, leurs sourires mielleux,<br />

leurs bonnes manières hypocrites ! Qu’estce<br />

qu’on perçoit de l’humain ? Une<br />

rassurante enveloppe de chair parfois jolie,<br />

moche la plupart, faite pour tromper, en<br />

- 137 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

tout cas ! En réalité, on voit pas la réalité !<br />

Viscères ! Glandes ! Organes ! Boyaux !<br />

Bile ! Humeurs ! Sécrétions ! Voilà ce qui<br />

gouverne l’être ! Les maniaques dépressifs<br />

prennent pas du lithium par pure coquetterie<br />

! On ignore encore l’a-b-c des milliards<br />

de subtilités chimiques qui font les fous, les<br />

assassins, les homosexuels et les profs de<br />

lettres exhibitionnistes ! Les hormones,<br />

c’est la clé de toutes les personnalités !<br />

Plus j’y pensais et plus Ornella me<br />

dégoûtait, au fond ! Tabarnak, personne me<br />

fera croire qu’elle s’était acoquinée avec le<br />

Turc mongol pour ses beaux yeux ! Ça lui<br />

suffisait donc pas de parader dépoitraillée<br />

devant tous les étudiants du collège ? Il lui<br />

fallait des fantasmes malpropres pardessus<br />

le marché ! Il lui fallait du Turc<br />

pornocrate ! Ornella mon Amour… Amour<br />

mon cul ! Amour avec un grand cul ! Bêtise<br />

du Christ ! Attrape, nigaud ! L’amour rime<br />

avec toujours parce qu’il est toujours plein<br />

de mauvais tours, oui ! Nous, les<br />

tremblants butors, tous autant qu’on est,<br />

treize à la douzaine, on se bouche les yeux<br />

pour pas voir l’Amour tel qu’il est, parce<br />

qu’on craint la solitude cent fois pire que la<br />

« menace nucléaire » ! Strip-teaseuse…<br />

Strip-teaseuse… Shit ! J’allais lui en faire,<br />

moi, du déshabillage en public, une fois que<br />

je te l’aurais retrouvée, l’amourée !<br />

Entre-temps, Réal Giguère était en train<br />

de s’appliquer à nous jeter dans le décor,<br />

lui ! <strong>La</strong> bagnole avait dérapé ! Sur la glace !<br />

Valsé dans les flocons ! On avait évité la<br />

catastrophe un poil à peine !<br />

- 138 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

– J’en peux plus…, il dit en arrêtant<br />

l’engin sur le côté de la route. Je dors<br />

debout, je vois plus clair…<br />

– Où on est ? je demande.<br />

– <strong>La</strong> Pennsylvanie…<br />

Je constate de vizou… D’innombrables<br />

montagnes au dos rond, partout alentour…<br />

Un sauvage paysage ! Toujours ni ville ni<br />

village en vue, pas plus que d’Américains ni<br />

de rien du tout… Toujours la neige<br />

poudroyant, moins épaisse, maintenant,<br />

mais tenace comme une crasse… L’obscurité<br />

descendait déjà sur toute cette chierie<br />

avec un air triste… J’avais somnolé<br />

passablement longtemps sans m’en rendre<br />

compte, perdu que j’étais dans mes<br />

réflexions ! Je jette un coup d’œil sur la<br />

carte… On roulait depuis le petit matin et<br />

pourtant, avec cette calamité de neige, on<br />

avait même pas franchi la moitié de la<br />

distance encore !<br />

– On va quand même pas s’arrêter ! je<br />

dis.<br />

– C’est déjà fait…, Réal rétorque tristement.<br />

– Pas question ! On est au milieu de<br />

rien !<br />

– Je vas conduire ! dit Liette. Dormez,<br />

reposez-vous, vous autres ! Moi je suis en<br />

pleine forme !<br />

Il y avait pas des masses de solutions si<br />

on voulait finir par arriver avant le jour du<br />

Jugement dernier. Et puis Liette délirait<br />

pas, Réal et moi on avait sérieusement besoin<br />

de sommeil ! Fallait songer à refaire<br />

nos forces dans l’éventualité qu’on<br />

- 139 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

affronterait le Monstre à Daytona ! Sans<br />

parler des Sarrasins à l’Angora !<br />

– OK ! je dis. Tiens, prends la carte ! On<br />

est sur la 81. T’as rien qu’à continuer à<br />

rouler tout droit ! Va falloir qu’on se dirige<br />

vers l’est prendre la 95, quelque part en<br />

Virginie, je pense. On regardera ça plus<br />

tard ! Réveille-nous quand on sera rendus<br />

dans ce coin-là !<br />

– En Virginie ?<br />

– Mettons !<br />

Réal s’installe sur la banquette arrière…<br />

Trois secondes plus tard, un de ces<br />

ronflements de pachyderme nous déferle<br />

dans le tympan ! Sacrament ! Une de ces<br />

puissantes aspirations ! Il t’avait l’appareil<br />

redoutable à faire le vacuum le temps de le<br />

dire ! À ce rythme-là, l’oxygène dans la bagnole<br />

durerait pas longtemps !<br />

Liette se cale derrière le volant… Elle me<br />

regarde en tendant vers moi sa bouche<br />

lippue… <strong>La</strong> jolie fleur humide, maléfique…<br />

– J’adore conduire ! C’est tellement physique<br />

! elle jubile, toute pétillante.<br />

– T’as ça dans le sang, hein ?<br />

– Quoi ? Qu’est-ce que j’ai dans le sang ?<br />

– Fatigue-toi pas ! T’es sûre que t’es en<br />

état de conduire ?<br />

– Je boirai pas, je te le jure ! elle minaude.<br />

J’ai laissé la bouteille derrière !<br />

Le bas instinct primitif commençait à me<br />

démanger… Te coller la délurée, te la tasser<br />

dans la pénombre… Lui croquer ses grosses<br />

babines enflées… T’y tâtonner en passant<br />

les damnées chairs rebondies… Qu’est-ce<br />

que la bouche d’une femme si différente<br />

d’Ornella pouvait bien goûter ?<br />

- 140 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

– Fais de beaux rêves ! Rêve à moi ! elle<br />

susurre.<br />

<strong>La</strong> démone ! Elle lisait dans mes<br />

pensées !<br />

– Pas question, poupée ! je lui réplique.<br />

J’ai besoin de repos pour de vrai !…<br />

*<br />

J’avais dormi tombé dans une de ces<br />

catalepsies totale que même la mort m’aurait<br />

pas réveillé… Idéale et simplissime<br />

promenade au doux pays du néant ! Quel<br />

majuscule bien-être ! Puis le froid m’avait<br />

ramené à la triste réalité des phénomènes<br />

extérieurs… En cherchant à tirer je sais pas<br />

quelle couverture imaginaire sur ma<br />

carcasse grelottante, j’avais glissé de mon<br />

siège, j’étais tombé sur le côté, tif ! la gueule<br />

dans le manche de la boîte à vitesses !<br />

J’essaie de me replacer les idées, de<br />

réadapter à l’humaine condition chargée<br />

d’inquiétudes, sensations, pensées… Je<br />

reprends malhabile le fil de moi-même… Un<br />

air frisquet me chatouillait les os… D’où il<br />

venait, ce vent mauvais ?<br />

Tiens, tiens… <strong>La</strong> portière du côté du<br />

chauffeur était grande ouverte…<br />

Grande ouverte ?<br />

Oui !<br />

Et le chauffeur ? Liette ?<br />

L’auto était bel et bien arrêtée ! Liette ?<br />

Pas là ! Absente ! Disparue !<br />

Je jette un œil sur le siège arrière… Réal<br />

Giguère dormait comme un pape, enroulé<br />

autour de lui-même, sa casquette de flic<br />

écrasée sous sa tête en guise d’oreiller… Un<br />

- 141 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

rictus énigmatique flottait sur sa grosse<br />

face butée, le lichen de sa barbe gagnait de<br />

plus en plus de terrain sur ses joues et son<br />

menton… Le bienheureux ! Je serais bien<br />

allé le rejoindre ! Au creux du ventre<br />

douillet du Cheval des Songes ! Hélas ! Avec<br />

ce froid-là, me rendormir était un rêve !<br />

Combien de temps j’avais dormi ? Quelle<br />

heure il était ? J’avais pas de montre, j’en ai<br />

jamais eu… Savoir qu’on va mourir tôt ou<br />

tard est déjà assez humiliant ! Masochisme<br />

à l’os, s’embarrasser en plus d’un outil qui<br />

vous rappelle mille fois par jour que la vie<br />

fout le camp à toute allure ! Le temps, c’est<br />

l’étoile jaune cousue sur la chair de toute la<br />

juiverie humaine ! Voilà ce que je pense, si<br />

on veut le savoir ! Nous tous, marqués,<br />

parqués dans le ghetto de l’entre-deux<br />

Rien-du-Tout, en attendant la Solution<br />

finale… Enfin… Chacun ses obsessions,<br />

phobies… Moi c’est le Thanatos, j’y peux<br />

rien…<br />

Parlant de la mort, je me doutais pas<br />

qu’elle rôdait, la hyène charognarde, cette<br />

nuit-là, qu’elle était même tapie, là, quelque<br />

part, dans les fourrés enneigés, qu’elle allait<br />

nous bondir à la gorge avant que le jour se<br />

ramène… Mais j’anticipe ! À mon âge, j’ai<br />

parfois des impatiences, oh ! bien normales,<br />

bien compréhensibles !…<br />

Chose certaine, une certaine impression<br />

me portait à croire que la nuit était déjà<br />

plutôt avancée. Pourtant, une étrange<br />

phosphorescence émanait du ciel. Une<br />

phosphorescence circulaire… Curieux phénomène,<br />

jamais observé auparavant… En y<br />

regardant deux fois, je m’aperçois qu’on<br />

- 142 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

s’était arrêtés presque au milieu d’un très<br />

vaste plateau. Non, non ! Pas un plateau !<br />

En fait, la surface plane sur laquelle on se<br />

trouvait était encaissée dans un anneau de<br />

grandes montagnes noires tout bord tout<br />

côté. On aurait dit le fond d’un gigantesque<br />

cratère ! À la lumière de la bizarre lueur<br />

flottant au ciel, il était possible de voir à des<br />

kilomètres à la ronde ! De ces immenses<br />

étendues pavées de neige, qui ondulaient<br />

doucement, un rien, jusqu’au pied du cercle<br />

ténébreux du cratère, là-bas, loin, loin ! À<br />

peine çà et là se dressaient des frêles<br />

touffes d’arbres nus. Ombres chinoises,<br />

farfadets statufiés ! Lunaire, le paysage !<br />

Une autre planète, comme ! Et cette drôle<br />

de lumière qui avait l’air de monter du<br />

sommet des monts, ou de venir de derrière<br />

l’anneau colossal… Dans les villes, il est<br />

inutile de chercher un centre, le centre<br />

existe pas. Il est partout. Partout des gens,<br />

des véhicules, des tours jaillies de terre !<br />

Autant de centres jamais fixes, l’espace est<br />

rien que du mouvement, des mille<br />

dimensions interpénétrées, incohérentes,<br />

excentriques ! En ville, on a jamais la<br />

sensation d’être au milieu de quelque part,<br />

en plein milieu, la sensation d’être soimême<br />

le milieu de l’espace, du monde. Mais<br />

là, dans ce cratère phosphorescent… Dans<br />

cette démesure du vide… Là, le milieu du<br />

monde, le centre de Tout, c’était l’auto de<br />

Réal Giguère avec nous autres dedans,<br />

comme embarqués sur un dérisoire radeau<br />

dérivant en mer ! L’échelle humaine était<br />

plus rien qu’un pauvre handicap de l’esprit<br />

affronté aux titanesques dimensions ! On<br />

- 143 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

était vétilles dans notre fragilité d’insignifiants<br />

poux ! L’horizon avait plus quatre<br />

coins, il était rond, parfaitement rond, audessus<br />

de nous autres, partout où se<br />

dirigeait le regard l’horizon était rond et<br />

lisse, sans commencement, sans fin ! On<br />

était au fond d’un trou, en plein milieu,<br />

exactement et précisément au centre<br />

mathématique du plus petit des bouts de<br />

l’entonnoir Univers ! De partout à la fois,<br />

l’espace qui pesait sur la bagnole vous<br />

donnait la sensation qu’il allait vous broyer,<br />

et pourtant il vous imprimait en même<br />

temps une de ces irrépressibles impulsions<br />

à vous échapper de vous-même, à vous<br />

agrandir, vous agrandir ! Paysage ensorcelant,<br />

prodigieux décor mystique vous<br />

appelant à projeter la grandeur intime de<br />

votre être, peu importe de quoi elle était<br />

faite ! <strong>La</strong> vôtre, simplement ! Et que ça<br />

jaillisse, et que ça transcende ! Yha-hou !<br />

Je résiste pas, je m’éjecte hors le bolide !<br />

Je dégringole ! Fasciné ! Surexcité ! Hypnotisé<br />

par une pleine lune invisible, qui faisait<br />

monter en moi une incontrôlable marée !<br />

Cette luisance irréelle qui émanait de l’anneau<br />

magique des montagnes… Soudain,<br />

j’aperçois la Liette plus bas sur la route !<br />

En tee-shirt ! Dans la nuit glacée ! Les<br />

cheveux fous, électrisée ! Possédée ! Ah, la<br />

bizarre énergie circulait aux quatre vents,<br />

pas d’erreur ! Mégawatts ! On était peutêtre<br />

dans un des centres magnétiques du<br />

globe ? Un lieu semblable au fameux<br />

Triangle des Bermudes ? L’Anneau de la<br />

Pennsylvanie, peut-être ! <strong>La</strong> Pennsylvanie…<br />

Tabarnak ! J’avais plus la moindre idée où<br />

- 144 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

on était, en réalité ! Monts Pocono, Alaska,<br />

Mer de la Tranquillité ? L’auto semblait<br />

avoir été stoppée net par une force<br />

cosmique, au beau milieu d’un chemin<br />

enneigé à peine assez large pour un seul<br />

véhicule ! À gauche, à droite, devant,<br />

derrière, ici, là, de près ou de loin, on<br />

percevait pas le plus infime indice d’une<br />

quelconque trace de civilisation ! Qu’est-ce<br />

qu’on foutait là, au-delà du réel ? Qu’est-ce<br />

qui s’était passé ? Liette avait sûrement<br />

perdu la carte, c’était le cas de le dire !<br />

Droguée ! Furibonde ! Pilules, vodka ! Les<br />

neurones avaient dû finir par lui fondre à<br />

force de satanique cocktail molotov ! Tout le<br />

circuit avait pété ! Grillé ! Kaput ! Bousillé !<br />

Elle en déhanchait un coup, en tout cas !<br />

Râlait bestiale, le crin épars ! Contorsionnait<br />

serpent, pirouettait dans l’air<br />

glacial ! <strong>La</strong> gueule béante, plaie vive, yeux<br />

hors ! Elle se grimpait dans elle-même<br />

comme jamais j’avais vu un acrobate ! <strong>La</strong><br />

transe à pas rire ! Le show vaudou ! Elle<br />

avait ravalé à l’état primitif insondable !<br />

J’osais pas intervenir ! Elle m’aurait taillé<br />

en pièces ! Elle s’en serait même pas rendu<br />

compte ! Surtout que la crise avait rien<br />

d’une célébration de la joie de vivre !<br />

J’aurais plutôt parié pour la samba des<br />

électrocutés ! L’empalement hypnotique par<br />

les forces fluides ! L’hémorroïde mystique,<br />

comme !<br />

– Liette ! Liette ! ! je lui crie sans m’approcher.<br />

Elle m’entendait pas ! Elle touchait plus<br />

à terre ! Je lui lance deux trois boules de<br />

neige ! Eh ! Eh ! Peine perdue ! Elle était<br />

- 145 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

plus là ! Elle était Ailleurs ! Dans la bamboula<br />

! Bouffée par la vision intérieure<br />

démonique ! « Venez ! Venez ! », elle hurlait<br />

tordue vers le ciel ! À qui qu’elle s’adressait<br />

? À l’Univers ? Il faisait la sourde<br />

oreille ! Il l’ignorait ! Il s’en torchait l’Univers,<br />

des loufoqueries de la pâmée ! « Venez,<br />

venez ! », elle s’acharnait, elle ! Qu’est-ce<br />

qu’elle avait vu au firmament ? Un objet<br />

volant ? Elle chassait la soucoupe sidérale ?<br />

Franchement ! Belle excuse pour quitter<br />

l’autoroute et nous détourner du but !<br />

« Venez ! Venez ! »<br />

Elle renonçait pas, l’huberlue ! Le haut<br />

mal te la secouait sérieusement ! Shit ! <strong>La</strong><br />

chiasse commençait à me travailler ! Comment<br />

on maîtrise les fous ? Il m’aurait fallu<br />

un bâton ! Une camisole ! Une tasse de<br />

tisane ! Du tilleul, tiens !<br />

Ameuté par les hurlements de l’insensée,<br />

Réal Giguère s’était finalement réveillé… Il<br />

apparaît tout à coup, twing ! dressé dans la<br />

nuit phosphorescente ! Menaçant le monde<br />

entier ! Un de ces regards d’hagard inquiétant,<br />

retour d’outre-tombe ! Cheveux gras,<br />

barbe trois jours ! Face de bois ! Fripé !<br />

Ténébreux ! Il te fusille la Liette des yeux !<br />

Les mâchoires serrées tant qu’auraient pu<br />

casser ! Fouille le ciel l’œil mauvais !<br />

Constate, désapprouve ! Contrarié comme<br />

un mort dérangé en plein oubli !<br />

– Elle a gobé des pilules ! je gueule. <strong>La</strong>isse-la<br />

faire ! Elle va se calmer ! Va-t’en dans<br />

l’auto !<br />

Ses deux poings fermés lui pendaient<br />

jusqu’aux genoux presque ! Des boulets !<br />

Énormes ! Lentement, j’esquisse une tenta-<br />

- 146 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

tive d’amorce de prudent geste vers lui…<br />

Tif ! Il m’envoie rouler dans le décor ! Il<br />

m’avait pas touché ! À peine effleuré ! Une<br />

pichenotte !<br />

– Liette ! il aboie.<br />

– Fais rien, Réal ! je le supplie. <strong>La</strong>issela…<br />

– Liette ! ! !<br />

Toute la journée, elle l’avait fait grincer,<br />

l’animal ! Elle te lui avait ri au nez, l’avait<br />

provoqué impudente ! Le zébu t’avait comprimé<br />

tant qu’il avait pu, refoulé<br />

maximum ! Il en avait assez, il en pouvait<br />

plus ! Le désordre, les manifestations de<br />

liberté, les élans incongrus lui retroussaient<br />

les poils ! Il pouvait pas piffer les abandons,<br />

la spontanéité, les écarts ! Du « babouin »<br />

pour lui, ces polissonneries-là ! Sa terreur<br />

obsessionnelle ! Névrotique déprimé ou pas,<br />

il restait flic fondamentalement ! Christ ! Ça<br />

allait être le massacre ! Je pouvais pas<br />

supporter qu’il allait la dépecer vive sous<br />

mes yeux ! Je me cache la face au creux de<br />

mes mains, dans le banc de neige où il<br />

m’avait planté !<br />

Qu’est-ce qu’il attendait pour te<br />

l’empoigner par la peau du tronc, pour te la<br />

faire tournoyer en l’air au bout d’un bras ?<br />

Pourquoi elle criait pas à l’agonie effroyable,<br />

elle ?<br />

J’essaie un coup d’œil sur la scène du<br />

crime… Liette s’était retournée vers Réal,<br />

elle lui faisait face, tassée sur elle-même,<br />

toutes griffes dehors, les crocs luisants !<br />

Même si elle se trouvait à une vingtaine de<br />

pas de moi, je voyais bien ses yeux… Ils<br />

scintillaient, lumineux dans l’obscurité, ses<br />

- 147 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

yeux ! Ah ! <strong>La</strong> même brillance surnaturelle<br />

qui auréolait le satané saint paysage ! Elle<br />

l’avait capté, le mystérieux rayonnement !<br />

<strong>La</strong> magique réverbération ! Elle s’en avait<br />

chargé la batterie ! Elle dégageait solide ! <strong>La</strong><br />

bizarre énergie l’avait transmuée totem ! Un<br />

primitif phénomène sorcier ! Réal Giguère<br />

s’était arrêté devant elle, aussi ! Le nez<br />

cogné contre le bouclier d’effluves, ondes !<br />

L’espace avait courbé autour d’elle,<br />

l’assoiffé de sang pouvait plus avancer ! Pas<br />

femmelette le Réal, pourtant ! Sculpté en<br />

Minotaure ! Bâti tout en muscles bandés !<br />

<strong>La</strong> mythologique force incarnée ! Il lui<br />

manquait rien que les cornes et la queue !<br />

Et encore ! Liette si menue, elle, dans son<br />

tee-shirt rose ! Féminine, une soie ! Frêle !<br />

Un poil !<br />

Je sais pas pourquoi, j’avais peur pour<br />

Réal Giguère tout à coup ! Liette avait du<br />

tigre dans la posture, le visage… <strong>La</strong> redoutable<br />

assurance du fauve sorti de la nuit<br />

des temps ! <strong>La</strong> charge de l’autre évadé de la<br />

ganaderia mythologique l’avait ramenée sur<br />

terre le temps de le dire ! Elle l’avait<br />

compris le message, qu’il allait te l’éventrer<br />

proprement si elle se défendait pas ! Réal<br />

s’appartenait plus ! Il avait viré psychopathe<br />

furieux ! Fanatique preux affronté à<br />

la Nuit que la sorcière insolente brassait<br />

des bras ! Elle ameutant les hordes d’esprit<br />

malins ! Lui tendu à rompre dans sa<br />

répulsion pour le désordre, le mal, la<br />

merde !<br />

– Vade retro ! il lui dit sans rire.<br />

– Va chier mon gros ! elle lui crie du tac<br />

au tac.<br />

- 148 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

Avec une de ces lenteurs tragiques à la<br />

Sergio Leone, là dans le cratère irréel, il se<br />

met à tourner autour d’elle, le mufle<br />

frémissant, elle sifflant entre ses dents<br />

comme un chat sauvage, menaçante…<br />

– Qu’est-ce que tu faisais là ? il dit. Ta<br />

vie d’écœurante débauche a fini par te<br />

détraquer la bouilloire ? T’as sombré dans<br />

l’animal, hein, païenne ? Tu veux pas<br />

travailler, hein, putain ?<br />

– Toi et toutes tes polices…, elle lui répond.<br />

Toi et tes pères et tes maîtres et tes<br />

lois et tes pantoufles…<br />

– T’invoquais le Grand Arrogant ? Tu t’offrais<br />

à lui ? Hein, démone ?<br />

Ils se tournent autour encore un coup…<br />

Un pas de deux hallucinant !<br />

– Regarde le ciel ! elle murmure. Toutes<br />

ces étoiles-là sont des soleils comme le<br />

nôtre ! Des boules de feu qui nous éclairent<br />

même pas un infime coin du cerveau !<br />

Regarde ! Y a rien là-haut ! Tes dieux sont<br />

morts ! On est tout seuls dans la baraque !<br />

On est libres, man !<br />

– <strong>La</strong> lune est pas libre de renoncer à la<br />

force d’attraction de la terre…<br />

– <strong>La</strong> lune a pas de cervelle, elle ! lance<br />

Liette. Si t’as un cerveau, t’es libre ! Mais si<br />

tu l’exerces pas, ta liberté, tu deviens un<br />

animal ! Une roche !<br />

– <strong>La</strong> liberté, gueuse ? Tu veux dire les<br />

pilules et la vodka ? Les faux diplômes de<br />

gynécologue ? <strong>La</strong> criminalité ?<br />

– Où que tu veux que l’humain évade,<br />

déchet ? Dans les salles de cinéma ? Les<br />

romans à l’eau rose ? Ou le jogging ?<br />

Regarde le ciel ! L’immensité ! Les galaxies !<br />

- 149 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

T’hurlerais toute la nuit pour que les<br />

Martiens viennent te chercher, tu crèverais<br />

quand même tout seul ! Regarde autour ! Le<br />

monde ! Le nôtre ! Le seul ! Ta race est<br />

partie pour en faire une prison ! Qu’est-ce<br />

que t’as à m’offrir ? <strong>La</strong> vie en société ? <strong>La</strong><br />

fourmilière ? <strong>La</strong> respectabilité ? Le métro<br />

soir et matin ? Hein ? T’as pas comme un<br />

arrière-goût d’absolu dans la bouche, toi ?<br />

Quelque chose de plus grand que toi,<br />

limace ?<br />

– Tu veux te détruire ! crie Réal.<br />

– Les gros culs bien torchés dans ton<br />

genre me laissent pas le choix ! Ils me<br />

proposent le travail et le rôti de bœuf en<br />

famille les dimanches midi ? Big deal ! Le<br />

monde a déjà été autre chose qu’un<br />

troupeau de lobotomisés qui passent leur<br />

vie à acheter des meubles et à regarder la<br />

TV !<br />

– <strong>La</strong> liberté, c’est le respect de la nécessité…<br />

– Quelle nécessité, éclopé ? Celle d’IBM ?<br />

D’ITT ? De Wall Street ? Ou celle des zazous<br />

qui voudraient nous faire croire que le<br />

monde est un jeu de blocs qu’on peut<br />

démonter et remonter pour essayer de le<br />

comprendre ? Les chimistes ? Les biologistes<br />

? Les ingénieurs du cerveau ? Les psychanalystes<br />

? Ou les cambistes ? <strong>La</strong> GRC,<br />

peut-être ? <strong>La</strong> CIA ? Tu vois pas à quoi ils<br />

ont réduit la vie sur cette planète ? Ils en<br />

font crever de faim les trois quarts pour que<br />

les autres puissent continuer à vivre terrés<br />

dans leurs bungalows climatisés ! Ah, elle<br />

est belle, ta nécessité !<br />

Réal baisse les yeux, se mord la lèvre…<br />

- 150 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

– Ça tient pas debout ! il dit en se<br />

laissant choir sur son fondement.<br />

Il allume une cigarette avec une lenteur<br />

d’effaré, se gratte la barbe sous le menton…<br />

Les yeux de Liette étaient plus que des<br />

fentes lumineuses, des braises brûlantes…<br />

À voix basse, elle reprend :<br />

– Cette nuit, j’ai provoqué les anges, j’ai<br />

essayé de les ameuter dans leur repaire<br />

cosmique… Ils m’ont pas répondu ! J’ai<br />

appelé les extra-terrestres, ils sont pas<br />

venus non plus !<br />

– Tu voulais qu’une de ces méduses<br />

intergalactiques dégoulinantes vert morve<br />

te tombe dessus ? Que l’Absolu te chie dans<br />

la face ?<br />

– Oui !<br />

– L’Absolu, c’est le Bien…<br />

– Le Bien, c’est la fonction sociale à<br />

laquelle le monde moderne a réduit la vie de<br />

l’homme ! murmure Liette. J’accepterai jamais<br />

de la pareille réduction d’humanité !<br />

– Tu te condamnes au vide…, dit Réal en<br />

soufflant un énorme panache de fumée.<br />

– Le vide, il est dans les évidences creuses<br />

de ta société, man !<br />

– Je dis pas que le commun vit pas dans<br />

l’illusion…, admet Giguère. Mais tu veux<br />

passer ta vie à chercher quoi, finalement ?<br />

D’autres illusions ? Au lieu de t’en remettre<br />

à des principes qui ont… qui ont…<br />

Il lève la tête vers le firmament… Il scrute<br />

un moment l’impénétrable… Frissonne, se<br />

remet à tirer sur sa cigarette, le cul calé<br />

dans la neige…<br />

– Le monde est en crise…, il dit. Je<br />

comprends de moins en moins à force de<br />

- 151 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

réfléchir… On peut pas arracher l’arbre du<br />

Bien et du Mal et puis essayer de revenir à<br />

nos vieilles valeurs comme si de rien<br />

n’était !<br />

– Le Pouvoir tue toutes les valeurs !<br />

rétorque Liette. Il a pris la place de toutes<br />

les autres ! Mais le Pouvoir est immoral par<br />

définition ! Plus de moralité qui tient !<br />

Cherche pas plus loin !<br />

– Plus de moralité ?… Alors tu veux vraiment<br />

te livrer au Mal ? grince Réal.<br />

Liette esclaffe ! Hiiiiiiii ! Auréolée, luisante,<br />

elle se remet à danser, renversée en<br />

arrière !<br />

– Regarde le ciel, bonhomme ! Y a rien<br />

dans le ciel ! Plus de lois ! Rien que du<br />

vide ! Tu peux écrire n’importe quoi dans le<br />

ciel ! On est tout seuls, man, mais on est<br />

libres ! !<br />

Réal bondit sur ses pieds ! Il t’administre<br />

un de ces coups de raquette à Liette ! Ptaf !<br />

<strong>La</strong> pauvre fille envole ! Elle atterrit dix pas<br />

plus loin dans un buisson branchu ! Cul<br />

par-dessus tête, sonnée !<br />

Le taureau se prend les cheveux à deux<br />

mains ! Il courbe vers le sol !<br />

– Y a plus d’héros ! il râle. Le monde est<br />

fini ! !<br />

Il se tordait de désespoir, s’arrachait le<br />

crin à pleines poignées ! Sanglotant, étranglé<br />

! Il craquait, le déprimé ! Liette l’avait<br />

achevé ! Je savais plus où me mettre, moi !<br />

J’avais l’impression d’être un unijambiste<br />

dans un concours de coup de pied au cul !<br />

Liette dans son buisson, tous membres<br />

mêlés, repart, stridente ! Un rire à vous<br />

liquéfier la moelle des os ! Satané cratère !<br />

- 152 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

<strong>La</strong> maison de fous, oui ! À quoi ils leur<br />

avaient servi tous leurs discours, palabres ?<br />

Ils pouvaient pas se contenter de vivre au<br />

lieu de se délirer l’un l’autre à qui mieux<br />

mieux ? Et puis, qui est-ce qui avait<br />

raison ? Tout le monde pense toutes sortes<br />

de choses, croit n’importe quoi ! On s’en<br />

fout ! Ça fait aucune différence, après tout !<br />

Pas de quoi s’abîmer dans des états de<br />

délabrement pareils ! Vivez, tabarnak, et<br />

qu’on en parle plus ! Vous allez tous finir<br />

par crever de toute manière !<br />

Pour le moment, mes deux moineaux<br />

avaient plus du tout leur tête à eux, eux<br />

autres ! Giguère braillait d’un bord, de<br />

l’autre Liette hurlait de rire ! Je pouvais pas<br />

grand-chose pour Réal ! Il était malade de<br />

la conscience pas réchappable ! Sûrement il<br />

avait trop regardé de Mannix et d’Incorruptibles<br />

à la télévision quand il était<br />

impubère ! Le monde se passait pas de la<br />

façon qu’il avait appris ! Il avait jamais<br />

grandi, le pauvre nullard ! Il lui restait plus<br />

rien qu’à entrer dans l’armée canadienne et<br />

à arrêter de penser une fois pour toutes,<br />

that’s all !<br />

Je me rabats du côté de Liette :<br />

– Tu vas te geler le train si tu restes là<br />

pas habillée ! je lui dis. Viens t’asseoir dans<br />

l’auto deux minutes ! Allez, viens !<br />

Je la tire par les bras, la pousse devant<br />

moi, hue ! la grise ! Elle titubait, tanguait,<br />

euphorique ! Grimaçait des clins d’œil au<br />

ciel ! On s’enfourne sur le siège arrière de la<br />

bagnole… Elle rempoigne sa bouteille, ressort<br />

ses pilules ! Je t’y arrache la fiole ! Je<br />

commençais à avoir soif, moi aussi ! En<br />

- 153 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

dodelinant, elle me regarde, l’œil brûlant, la<br />

babine molle, le sourire aguichant…<br />

– J’ai pas de complexes ! elle roucoule.<br />

– Moi non plus ! Mais je vois pas le<br />

rapport ! Qu’est-ce qu’on fout ici ? Où estce<br />

qu’on est, pour commencer ?<br />

– Aucune idée ! On dirait qu’on s’est<br />

perdus !<br />

– Qu’est-ce que t’as fait encore ? Qu’estce<br />

qui s’est passé ?<br />

Elle se lance dans une explication pénible<br />

parfaitement alambiquée… Du dédale<br />

interminable ! Elle avait roulé, longtemps,<br />

longtemps, puis elle s’était rappelée ce que<br />

je lui avais dit, qu’il fallait qu’on se dirige<br />

vers l’est, alors elle avait quitté l’autoroute à<br />

un certain endroit, elle se rappelait pas<br />

quelle sortie, quel état, et elle avait continué<br />

à rouler un moment dans les montagnes,<br />

en cherchant la 95, oui, je lui avais parlé de<br />

la 95, elle s’en souvenait… Bon ! <strong>La</strong> nuit<br />

était venue, etc., etc., et en entendant une<br />

chanson des Rolling Stones, Sweet Virginia,<br />

à la radio, tu sais, celle avec l’harmonica au<br />

début, elle s’était rappelée aussi que je lui<br />

avais dit d’attendre qu’on soit en Virginie<br />

pour tourner vers l’est, mais comme elle<br />

avait vu aucun panneau indiquant la<br />

Virginie, elle avait fini par comprendre que<br />

probablement elle avait pas pris la bonne<br />

sortie… Dans les montagnes, il faisait de<br />

plus en plus noir, elle avait voulu revenir<br />

vers la 81, elle aurait dû nous réveiller, Réal<br />

et moi, pour qu’on l’aide à retrouver notre<br />

chemin, mais elle avait pas osé, elle avait<br />

préféré enfiler d’autres routes, combien, elle<br />

savait pas, cinq, ou peut-être six, des<br />

- 154 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

différentes, de plus en plus étroites et<br />

sombres et désertes, et pour finir elle s’était<br />

arrêtée au milieu de l’espèce de cratère où<br />

on se trouvait, le ciel et le paysage l’avaient<br />

inspirée, les champs de neige à perte de<br />

vue, Dixie Angora me laissait jamais sortir<br />

de son bordel, j’aime bien la campagne,<br />

moi, et puis j’étais comme intéressée par<br />

une drôle de lumière qui venait du ciel, et<br />

patati, et patata…<br />

– On est absolument perdus…, je dis.<br />

Elle croque une autre poignée de pilules,<br />

pendant que j’entreprends de réfléchir un<br />

brin… L’aube commençait à poindre derrière<br />

les montagnes… <strong>La</strong> sagesse commandait<br />

qu’on se tape encore un petit somme avant<br />

qu’il fasse jour pour de bon et qu’on reprenne<br />

la route… Après, on pourrait toujours<br />

chercher une maison, un village, des<br />

habitants qui…<br />

C’est à ce moment-là qu’on a entendu le<br />

coup de feu. Une détonation terrible qui a<br />

ébranlé le silence enneigé du cratère, et<br />

puis plus rien…<br />

L’air s’était comme figé. J’avais la<br />

sensation que l’éternité m’avait saisi dans<br />

toutes mes fibres. Devant nous, la lumière<br />

glacée du soleil luttait pour grignoter<br />

l’obscurité qui écrasait encore l’anneau des<br />

montagnes. J’ignore combien de temps on<br />

est restés immobiles et presque sans<br />

respirer, Liette et moi, à attendre je sais pas<br />

quoi, à pas vouloir croire ce qu’on avait<br />

compris malgré tout. Et puis il a bien fallu<br />

qu’on finisse par se décider à aller voir…<br />

Shit… Il était renversé sur le dos, dans la<br />

neige, à l’endroit où on l’avait laissé tout à<br />

- 155 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

l’heure… Il tenait encore l’arme au creux de<br />

sa main droite, un gros pistolet de flic qui<br />

ressemblait à une bête cynique… Il avait<br />

pas manqué son coup, il se l’était fait péter<br />

royalement le fusible… Un de ces dégâts…<br />

Les débris de cervelle avaient éclaboussé la<br />

neige et les buissons alentour, il avait la<br />

moitié de la face et du crâne arrachée… Les<br />

lambeaux de chair lui pendaient, sanguinolents…<br />

Une belle saloperie de spaghetti<br />

sauce tomate écœurante…<br />

Ce silence… On pouvait entendre le sang<br />

glouglouter, goutte à goutte… Tic, toc…<br />

Tic…<br />

Je me détourne, je vais rejoindre Liette<br />

près de l’auto… Les yeux chavirés, elle se<br />

mordait les mains pour pas hurler…<br />

– J’ai toujours su que c’était un petit<br />

comique, ce gars-là…<br />

J’avais parlé sans penser, juste pour dire<br />

quelque chose, je suppose… On se rassoit,<br />

la fille et moi, sur le siège arrière de la<br />

bagnole… Une quatre portières superconfortable,<br />

le gros modèle américain presque<br />

neuf… Les humains sont pas garantis<br />

contre les défauts de fabrication, eux<br />

autres… <strong>La</strong> rouille, l’usure… Christ ! D’où il<br />

l’avait sorti son tabarnak de revolver, le<br />

malade ? Où qu’il l’avait caché pour que je<br />

m’en sois pas aperçu avant ? Christ de<br />

Christ ! Le frère d’Ornella ! Mon propre<br />

beau-frère, en somme ! Pourquoi on l’avait<br />

laissé tout seul aussi ? Pourquoi je l’avais<br />

entraîné dans cette aventure insensée ? Il<br />

était même pas en état de ramasser les<br />

croûtes de pizza dans son tabarnak de<br />

bungalow calamiteux à Victoriaville ! Christ<br />

- 156 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

de Christ de Christ ! Il avait plus rien qu’un<br />

œil, maintenant, l’autre la balle l’avait fait<br />

éclater comme une bulle de savon ! Pouf !…<br />

« Y a plus d’héros ! », il avait dit… Ses<br />

dernières paroles… Qu’est-ce que ça l’empêchait<br />

de vivre, lui ? Et d’abord, pourquoi<br />

plus d’héros ? Tout ce qui tient debout et<br />

qui fonctionne tout seul, toute machine<br />

miraculeuse qui est capable de langage et<br />

d’émotion, toute créature qui sait goûter le<br />

vent qui lui joue dans les narines et le soleil<br />

qui lui fait reluire la peau, et la peur et la<br />

peine, tant qu’à y être, et cette chierie qu’on<br />

appelle la vie – c’est pas tout du héros, ça,<br />

non ? Qu’est-ce qu’il voulait de plus que la<br />

vie, le pauvre phénoménal imbécile ? Y a<br />

plus d’héros… T’as rien qu’à tenir le coup<br />

malgré le déferlement du caca, tu vas en<br />

être un toi-même, héros, non ? Ah, faut se<br />

méfier coûte que coûte de trop croire en<br />

quoi que ce soit ! Bien, Mal, idées ! Puissances,<br />

idoles ! Etc. ! Voilà le piège ! Omega<br />

Malinea m’en avait touché un petit mot,<br />

l’autre soir, chez Ornella ! <strong>La</strong> désillusion<br />

proportionnelle à l’illusion, toujours ! On a<br />

pas besoin de cette merde-là ! Faut s’accrocher,<br />

plutôt, faut s’arranger pour pas se<br />

laisser bouffer par la chiennerie des Autres<br />

Inc. ! Savoir s’aménager une solitude, dans<br />

la vie, jamais craindre le vide, le non-sens,<br />

l’absurdité, parce qu’on déborde toujours de<br />

sens et de plénitude, au fond ! On est<br />

jamais seul, mais faut être seul pour le<br />

comprendre ! Paradoxes ! Voilà pour s’occuper<br />

l’esprit ! Le reste tout du détail ! Et fuck<br />

les théories, dogmes, synthèses, tentatives<br />

d’essais de tordre le monde en élucubra-<br />

- 157 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

tions toujours plus fumeuses les unes que<br />

l’autre ! Bien-Mal Cie ! Y a plus d’héros…<br />

Colossale andouille ! Il se l’était éparpillé, le<br />

dilemme Bien-Mal, partout dans les buissons<br />

alentour ! Il se l’était fait gicler hors la<br />

caboche, l’insignifiant problème ! Rien<br />

qu’une balle et salut les métaphysiques, et<br />

bonsoir la compagnie, un coup parti !<br />

Calvaire… Quelle horreur quand même…<br />

Qui est-ce qui allait devoir ramasser le<br />

dégât, à part ça ? Le hachis dégoulinant, la<br />

cervelle pulvérisée cent mille miettes !<br />

Sûrement pas Liette ! Toujours les hommes<br />

qui héritent la sale besogne !<br />

Ah, je me mets à pleurer, soudain ! Ah !<br />

Pourquoi des atrocités semblables ? Pourquoi<br />

? Ah, les larmes ! Ah, la peine, la<br />

terrible peine ! Cette infinie souffrance,<br />

quand on y pense ! Partout, toujours !<br />

Pauvre monde ! Pauvre Réal ! Lui qui<br />

voulait devenir végétarien pour trouver le<br />

bonheur, il allait être servi ! Il allait bouffer<br />

du pissenlit par la racine jusqu’à la fin de<br />

l’éternité !<br />

Liette me caresse le visage, elle m’essuie<br />

les larmes qui me pissaient à pleins<br />

robinets… Ce trou que Réal avait dans la<br />

tête… J’aurais pu t’y fourrer mes deux<br />

mains, lui chatouiller la luette comme rien !<br />

Par l’œil arraché, on pouvait lui voir<br />

jusqu’au fond du gosier, c’est dire un peu<br />

comment il béait, le décoiffé… Il se l’avait<br />

décapsulée la calotte ! J’en dormirais plus<br />

pendant des années tellement je lutterais<br />

contre le cauchemar ! Notre innocente<br />

jeunesse venait d’en prendre un sacré<br />

coup ! Enfin, la mienne ! Liette, à son âge,<br />

- 158 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

elle était déjà plus endurcie que moi, je<br />

crois… Elle avait grandi avec des<br />

malandrins professionnels, elle avait dû en<br />

voir deux trois, des effroyableries pires que<br />

celle-là ! Elle avait le regard à peine un peu<br />

fixe, à peine un peu vide, à croire qu’elle<br />

était déjà en train de digérer l’événement…<br />

En m’attirant doucement à elle, ses deux<br />

mains nouées sur ma nuque, elle me fait un<br />

sourire désolé, puis elle se renverse sur le<br />

siège en relevant son tee-shirt sur ses<br />

seins…<br />

– Viens, mon beau Léo…, elle me dit tout<br />

bas. Viens sur moi…<br />

Je pose ma tête sur son ventre mou, son<br />

ventre douillet… Le doux, le confortable<br />

coussinet… Je ferme les yeux… Glouc,<br />

glouc… Son estomac gargouillait… Son<br />

cœur battait, pou-poup, régulier, pou-poup,<br />

métronome… Je l’entendais, rassurant,<br />

courageux, paisible… Un bon petit cœur<br />

têtu qui faisait son boulot malgré tout… Les<br />

femmes s’y connaissent en ces matièreslà…<br />

Elles la fabriquent la vie, elles, làdedans,<br />

au creux des entrailles… Je<br />

l’écoutais, la vie, je pensais qu’autrefois les<br />

hommes dans leur sagesse se couchaient<br />

par terre pour trouver l’endroit où ils<br />

bâtiraient leur maison… Ils traçaient<br />

simplement une croix là où ils avaient<br />

entendu battre leur cœur…<br />

J’étais collé contre la vie, la vie<br />

continuait, et c’était chaud et c’était bon et<br />

c’était bien.<br />

Oui, c’était bien…<br />

*<br />

- 159 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

Un bruit de moteur sur la mer étale du<br />

sommeil…<br />

Non, la bagnole était… Pourtant, oui,<br />

j’entendais le ronflement d’un moteur, bel<br />

et bien, pas d’erreur…<br />

Liette était couchée sous moi. Je m’étais<br />

endormi sur son ventre quand le baume de<br />

sa chaleur avait fini par dissiper la vision<br />

d’horreur. Elle dormait encore, elle. Le<br />

sommeil lui faisait un délicat visage<br />

d’enfant, une moue coquine, au milieu de<br />

l’écrin broussailleux de ses cheveux. Pour<br />

une fois, elle ressemblait à l’adolescente de<br />

seize ans qu’elle était. L’inimaginable<br />

débauche l’avait pas encore défigurée. À cet<br />

âge-là, on a vraiment tous les atouts, même<br />

si la partie se joue contre l’Enfer lui-même.<br />

C’est l’effrénée force de la vie, biologique,<br />

élémentaire !<br />

<strong>La</strong> vie… Réal… Qu’est-ce que c’était que<br />

ce bruit-là de moteur ? Je me lève, je<br />

descends de l’auto encore tout barbouillé de<br />

nirvâna… Le soleil était haut, à présent.<br />

Autour de la tête de Réal, la flaque de sang<br />

s’était étendue prodigieusement… Elle avait<br />

pris la forme d’une pieuvre pourpre qui<br />

déployait ses vingt tentacules dans vingt<br />

directions… Une vieille camionnette cabossée,<br />

couleur caca d’oie, s’était arrêtée à une<br />

dizaine de mètres de la carcasse<br />

renversée… Trois hommes en descendaient,<br />

des espèces d’épouvantails coiffés de<br />

chapeaux de paille… Ils portaient des<br />

lunettes noires et des longs fusils pareils à<br />

des pattes d’insectes monstres… Trois<br />

étranges créatures humanoïdes, sorties de<br />

- 160 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

nulle part, qui s’immobilisaient maintenant<br />

sur la neige aveuglante…<br />

Liette descend à son tour du bolide et<br />

vient se serrer contre moi. Je la sens frissonner<br />

sous son mince tee-shirt froissé,<br />

tandis que j’aperçois un quatrième énergumène<br />

assis derrière le volant de la<br />

camionnette… Les drôles d’épouvantails<br />

regardaient le cadavre de Réal, peut-être.<br />

J’en savais rien, les lunettes noires<br />

m’empêchaient de voir leurs yeux… Personne<br />

disait rien, c’était invraisemblable ! Dans<br />

notre civilisation de pin-ups et de linoléum,<br />

la mort est une indécence inacceptable, au<br />

même titre que les bourrelets de graisse et<br />

les rides et le fumier et la pauvreté… <strong>La</strong><br />

publicité a pas encore trouvé l’emballage<br />

pour nous la rendre attrayante… Il faut<br />

cependant reconnaître que la façon que<br />

Réal s’était arrangé était pas banale. Sa tête<br />

avait l’air d’avoir servi de hors-d'œuvre à<br />

trois quatre douzaines de vautours. On<br />

pouvait s’amuser à lui compter les<br />

circonvolutions du cortex exposées au<br />

grand jour… Une de ces coupes latérales à<br />

faire pâmer des académies de neurologues…<br />

– Va mettre ton manteau…, je dis à<br />

Liette.<br />

Elle acquiesce, s’exécute, pendant que je<br />

m’avance vers les étranges hommes… Peutêtre<br />

les extra-terrestres que Liette avait<br />

appelés pendant la nuit avaient emprunté<br />

cette forme-là pour entrer en contact avec<br />

nous autres ! Je les voyais mal, à cause de<br />

la réverbération du soleil sur la neige… Un<br />

grand maigre, un petit gros, un grand<br />

- 161 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

gros… Vêtus tous les trois de sacs de toile<br />

grisâtres… Barbus, souillons, patibulaires…<br />

– Something wrong ? le petit gros se<br />

décide.<br />

Eh ! J’avais envie de lui répondre : « Mais<br />

non, tout va bien ! On se fait un petit piquenique<br />

entre amis ! »<br />

Le grand maigre se détache de la grappe.<br />

De sa démarche de cow-boy monté sur des<br />

interminables jambes arquées, il se dirige<br />

vers le cadavre… Qu’est-ce qu’ils foutaient<br />

avec leurs fusils ? De quoi ils avaient peur ?<br />

Quatre contre deux… Nous autres adolescents<br />

inoffensifs aux mains nues…<br />

– It’s a cop ! dit le grand maigre.<br />

Les deux autres gnous se tenaient sur<br />

leurs gardes, ils avaient l’air de commencer<br />

à s’énerver, même ! Une route perdue, une<br />

belle grosse bagnole presque neuve, un flic<br />

mort par-dessus le marché… Nos visiteurs<br />

avaient pas besoin de se creuser les<br />

méninges pour imaginer n’importe quoi !<br />

Surtout le pire mauvais scénario incriminant<br />

pour nous autres parfaitement<br />

innocents pourtant !<br />

– Il s’est suicidé ! je leur dis en anglais.<br />

Tiré une balle dans la tête ! Killed himself !<br />

Je voulais dissiper tout de suite les<br />

malentendus !<br />

– Whaddya say, Sal ? dit le Grand-Galop<br />

debout près de la camionnette.<br />

Sal-le-Maigre donne deux trois coups de<br />

pied sur la main de Réal, celle qui tenait le<br />

maudit pistolet… Les doigts du macchabée<br />

lâchaient pas prise… L’arme et la main<br />

restaient soudées l’une à l’autre comme la<br />

- 162 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

vie et la mort… Sal se pressait pas. Il<br />

considérait la chose avec un détachement<br />

sceptique, une froideur de paysan devant<br />

un cageot de laitues. Il écoutait son nez ! Et<br />

puis, subitement, son long corps se met à<br />

se courber vers le cadavre… Il laisse tomber<br />

son fusil, retire ses gants, les jette dans la<br />

neige… S’agenouille, glisse une main sous<br />

le blouson de Réal…<br />

– Il a vécu…, il constate.<br />

Je fais un pas en avant… Aussitôt, le Sal<br />

se redresse, d’une seule détente, en te rempoignant<br />

le long fusil plus vif que l’éclair !<br />

Grand-Galop et Petit-Trot s’ébranlent à leur<br />

tour, lents, lourds, méfiants… S’amènent,<br />

m’encerclent prudemment…<br />

– On va le transporter à l’hôpital, dit Salle-Décharné.<br />

Une heure de route à peu<br />

près… Viens m’aider, toi !<br />

On ramasse Réal lui et moi… Je m’étais<br />

dépêché, j’avais réussi à attraper le bon<br />

bout ! Les pieds ! L’autre s’en était aperçu !<br />

Il baragouinait, fucking ci, fucking ça ! Il<br />

allait s’en souvenir de celle-là ! Le moignon<br />

de tête du suicidé juste sous son nez lui<br />

revirait l’estomac… Il en devenait vert sous<br />

sa barbe crasseuse !<br />

Petit-Trot se colle contre lui, lui souffle<br />

trois mots dans la feuille, puis il esquisse<br />

un geste vers le bolide de Réal…<br />

– C’est à qui la bagnole ? dit Sal.<br />

– À lui…, je réponds.<br />

– OK. Ray va ramener l’auto du mort.<br />

Vous deux, vous venez avec nous autres !<br />

<strong>La</strong> procédure m’avait un air d’arrestation<br />

sommaire qui me plaisait pas particulièrement<br />

! Enfin ! On dépose le restant de<br />

- 163 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

Giguère sur le siège arrière de son auto,<br />

pendant que le dénommé Ray s’installe en<br />

suant au volant… Peut-être il aurait fallu<br />

envelopper la tête de Réal, essayer de lui<br />

colmater la formidable ouverture ? Il devait<br />

plus lui rester beaucoup de sang, même si<br />

le temps et le froid avaient fini par faire<br />

cailler un peu la saloperie, mais quand<br />

même…<br />

Ray – « Petit-Trot » – démarre plein gaz,<br />

envole droit devant, frrrp ! Les deux autres<br />

escogriffes, Sal et Grand-Galop, regardent<br />

disparaître le bolide à Réal en hochant du<br />

chef, après quoi ils nous escortent, Liette et<br />

moi, jusqu’à la camionnette caca d’oie. Du<br />

bout de son fusil, Grand-Galop nous fait<br />

signe de monter… On s’entasse à côté du<br />

chauffeur qui était resté assis à l’intérieur,<br />

Sal, moi, Grand-Galop, Liette sur les<br />

genoux de celui-là, sardines sur la<br />

banquette toute la bande…<br />

– Let’s go home, Zack ! lance Grand-<br />

Galop au chauffeur.<br />

– Quoi ? On va pas à l’hôpital ? je couine.<br />

– Relaxe ton petit nerf ! dit Sal. Ray va<br />

s’occuper du gars !<br />

Liette me jette un coup d’œil inquiet…<br />

Elle avait pas tout à fait tort de tiquer… Ils<br />

étaient bien charitables mais ils inspiraient<br />

pas confiance, les bouseux ! Ils sentaient la<br />

soue, à part ça, avec leurs chapeaux de<br />

paille et leurs longs manteaux en toile de<br />

sac ! Crottés mal léchés sortis du fond des<br />

bois… Zack le chauffeur édenté, Sal les<br />

oreilles prodigieusement décollées, Grand-<br />

Galop les mains barbouillées de fumier, ou<br />

de je sais pas quelles immondices… Ils<br />

- 164 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

avaient tous les trois la sombre quarantaine<br />

fatiguée et bedonnante des épais buveurs<br />

de bière, bâfreurs de caca, sauf le Sal qui<br />

ressemblait à une vieille poule déplumée,<br />

lui, tellement il était décharné et tout fripé !<br />

Ils avaient pris la direction opposée à<br />

celle dans laquelle « Ray » Petit-Trot avait<br />

disparu. On roule cahin-caha quatre ou<br />

cinq minutes… Tout à coup, Liette lâche un<br />

cri pointu !<br />

– Ôte tes pattes, grosse truie ! elle dit en<br />

français.<br />

Grand-Galop s’était mis à lui pincer les<br />

tétons ! Il se gênait pas, la torche !<br />

– Quelle langue que tu parles, ma tite<br />

fille ? il demande.<br />

– On vient du Canada ! je réponds.<br />

– Première fois que j’entends parler le<br />

canadien ! il dit, visiblement impressionné.<br />

– Dans n’importe quelle langue, ça s’appelle<br />

touche pas, Chose ! dit Liette.<br />

Les autres se mettent à bidonner rauque,<br />

rigolent, rocailleux… Liette se dépêtre du<br />

Grand-Galop dégoûtant !<br />

– On aurait jamais dû accepter qu’ils<br />

nous emmènent, ces pourceaux-là ! elle me<br />

dit en s’assoyant sur mes genoux.<br />

– Ils nous ont pas vraiment laissé le<br />

choix…<br />

– Demande-leur de nous conduire à<br />

l’hôpital !<br />

Je savais pas trop quoi lui répondre…<br />

– On veut aller à l’hôpital avec notre ami !<br />

elle dit.<br />

– Qu’est-ce que ça vous donnerait d’aller<br />

poireauter là pendant des heures ? dit Sal.<br />

- 165 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

Quand Ray aura des nouvelles du mort, il va<br />

nous téléphoner, c’est ce qu’on a convenu…<br />

Il se sort un sac de tabac, une sorte de<br />

vessie de porc, poisseuse, puante…<br />

– Comme ça, il s’est tiré lui-même, hein ?<br />

il dit en entreprenant de s’en rouler une.<br />

– Qu’est-ce que tu penses ? dit Liette.<br />

Qu’on l’a assassiné, peut-être ? !<br />

– Qu’est-ce que vous fabriquez dans le<br />

comté ?<br />

– On va en Floride ! je dis.<br />

– On s’est perdus ! rajoute Liette.<br />

– Ah bon…<br />

Le silence s’installe, pas rassurant pour<br />

trois sous… On avait enfilé un chemin<br />

transversal, presque une piste de<br />

motoneige, à vrai dire, qui fuyait en ligne<br />

droite vers les montagnes et l’horizon. Dix<br />

minutes plus tard, la camionnette stoppe<br />

devant une bicoque entourée d’arbres<br />

chétifs… Le temps de le dire, on est<br />

assaillis ! Une de ces meutes acharnée !<br />

Molosses peau et os, cerbères ! Grand-<br />

Galop saute le premier, il se fraye un<br />

chemin parmi les chiens à coups de pied !<br />

Tif ! Tof ! Il t’en pique trois quatre avec le<br />

canon de son fusil, tic ! touc ! dans les<br />

côtes !<br />

– <strong>La</strong>ichez vos mains dans vos poches, ils<br />

vous feront rien ! dit le Zack.<br />

On descend, on s’introduit dans le<br />

palace… Une vaste pièce, moitié cuisine,<br />

moitié « salle de séjour »… Des guenilles<br />

accrochées aux fenêtres, des fauteuils<br />

défoncés qui devaient dater de la dernière<br />

glaciation… Des lampes à l’huile, deux<br />

poêles à bois… Un pour la cuisine, l’autre<br />

- 166 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

pour le chauffage… Un peu partout<br />

trônaient des animaux empaillés, des<br />

ratons laveurs, des mouffettes, des renards,<br />

tout gueules béantes, crocs hors, tordus<br />

dans des postures d’attaque… Un matelas<br />

couvert de taches infectes était calé contre<br />

un mur. Je voyais des crachoirs aussi et<br />

des haches, et dans un coin un monceau de<br />

ferraille… L’inextricable tohu-bohu de<br />

vieilles pièces de moteur mêlées à des<br />

essoreuses de machines à laver<br />

préhistoriques… Un de ces fouillis d’inimaginables<br />

machins noirs de graisse ! Çà et là<br />

des bouteilles de bière vides, des calendriers<br />

de l’année dernière avec des filles à<br />

poil… Des caleçons et des interminables<br />

chaussettes suspendus à une corde à linge,<br />

au-dessus du poêle qu’ils utilisaient pour le<br />

chauffage… Dans un autre coin, des sacs et<br />

des barils et des cruches empilés pêle-mêle,<br />

un évier énorme et une pompe à eau<br />

manuelle, rongée par la rouille, des manches<br />

de pelle et des fourches, et, sur un<br />

mur, un embrouillamini de lanières de cuir<br />

reliées entre elles par des anneaux de<br />

métal, vestige d’un incompréhensible<br />

attelage…<br />

– On a pas encore la télévigion, mais cha<br />

va venir, dit Zack l’édenté en refermant la<br />

porte derrière lui. En attendant, prendriezvous<br />

un petit quelque choge, ou bien vous<br />

aimeriez mieux autre choge ? Une petite<br />

choupe chaude, peut-être ?<br />

– On veut pas déranger…, je dis.<br />

Tabarnak, je voyais pas de téléphone<br />

nulle part, moi ! On était en 1910, làdedans<br />

! Quelque part dans les États-Unis<br />

- 167 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

d’Amérique, pays de la NASA et d’Hollywood<br />

!<br />

Les Épouvantails avaient retiré leurs<br />

manteaux, mais ils avaient gardé leurs<br />

lunettes noires et leurs chapeaux de paille.<br />

Zack s’attache un tablier autour de la taille,<br />

une coquetterie en forme de cœur rouge<br />

bordé de fausse dentelle en plastique blanc<br />

jauni… Ting ! tong ! Sal avait sorti son<br />

violon pendant ce temps-là. Il le tenait à la<br />

manière d’une mandoline, pinçait les cordes,<br />

l’air absent, ting, tong, twing !…<br />

– <strong>La</strong> choupe est chur le feu ! dit Zack.<br />

– <strong>La</strong> corde ! Où que t’as mis la corde,<br />

enfant de chienne ? ! gueule Grand-Galop à<br />

l’autre bout du capharnaüm.<br />

Il farfouillait dans un coffre, lançait des<br />

outils tout bord tout côté ! Il éparpillait le<br />

fourbi aux quatre coins ! Zack reprend son<br />

fusil, s’assoit sur une vieille chaise berçante<br />

pleine de craquements, rrak, crrrak…<br />

– On va leur jouer quelque chose ! dit Sal.<br />

– Chûr !…, dit Zack en s’allumant une<br />

pipe.<br />

Ils repartent à bidonner, à se poiler doucement…<br />

– J’ai fait un drôle de rêve la nuit<br />

dernière…, reprend le Zack en mâchouillant<br />

le tuyau de sa pipe avec ses gencives. Des<br />

corneilles, je chais pas…<br />

– On est en plein février ! dit Sal.<br />

– Chûr…, dit l’autre. Ch’est un rêve<br />

auchi…<br />

Il crache un énorme nuage de fumée<br />

puant l’égout ! Une de ces calamités d’herbe<br />

du diable à vous faire fondre les vibrisses !<br />

– Je me demande pourquoi qu’on rêve…, il<br />

- 168 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

continue. Toujours des animaux, des femmes…<br />

Je rêve jamais à des chiens ni à vous<br />

autres, par exemple…<br />

– Les rêves ça sert à ce qu’on a pas, ou à<br />

ce qu’on est pas capable de faire, dit Sal.<br />

Moi je rêve jamais, j’ai pas besoin de rien…<br />

Zack tire encore un coup sur sa pipe, Sal<br />

pince encore un coup les cordes de son<br />

violon, twing-tong…<br />

– Pourquoi j’ai rêvé à des corneilles ? dit<br />

Zack au bout d’un temps.<br />

– Je sais pas, moi, dit Sal. Qu’est-ce<br />

qu’elles faisaient ?<br />

– Elles étaient trois… Une groche, deux<br />

petites… Des noires… J’ai venu dans mon<br />

calechon quand que la groche a disparu…<br />

Il se racle la gorge, t’expectore un de ces<br />

nœuds de muscosité filandreuse qu’il tire<br />

comme un boulet dans un crachoir, à dix<br />

pas de sa chaise !<br />

– <strong>La</strong> plus grosse des trois a disparu,<br />

hein ? dit Sal.<br />

– Oui… À propos, tu penches que Ray va<br />

revenir avec leur auto ?<br />

– Ça dépend. Les corneilles, dans ton<br />

rêve, elles volaient, ou quoi ?<br />

– Elles volaient pas bien haut !<br />

– Alors y reverront pas la bagnole, je<br />

dis…, conclut le Sal.<br />

Ils se remettent à rire tout bas ! Gouah,<br />

gouah, gouah !…<br />

– Qu’est-ce qu’ils racontent ? dit Liette.<br />

Qu’est-ce que ça veut dire, on reverra pas<br />

l’auto ? !<br />

– Bah, ils s’amusent ! Déconnent ! Fais<br />

pas attention !<br />

– On devrait foutre le camp pendant<br />

- 169 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

qu’on est pas encore morts ! elle souffle. Ça<br />

pue le pas catholique là-dedans !<br />

Sal s’était levé, il avait traversé la pièce<br />

en tanguant sur ses échasses élastiques…<br />

Han ! Il bouscule Grand-Galop ! Il l’envoie<br />

dinguer les quatre fers en l’air !<br />

– Regarde-les ! dit Liette. C’est des<br />

Cromagnons, ces crottés-là !<br />

Deux temps trois mouvements, Sal vire à<br />

l’envers le gros coffre à outils pansu en bois<br />

vermoulu, plonge dans la quincaillerie,<br />

extirpe une pelote de corde qu’il jette à<br />

Grand-Galop !<br />

– À la choupe ! bêle le Zack.<br />

On se met à table… Il nous passe les<br />

bols… <strong>La</strong> soupe sentait pas trop mauvais…<br />

Je reconnaissais rien de précisément identifiable<br />

dans la mixture plâtreuse, mais la<br />

chose se laissait avaler… Il faut dire qu’on<br />

était sérieusement affamés ! Et puis, n’estce<br />

pas, on doit être poli, même chez les plus<br />

pires malotrus !<br />

Pendant qu’on se tapait le potage, Liette<br />

et moi, ils s’installent en demi-cercle, eux<br />

autres, sur des chaises droites, de l’autre<br />

côté de la table. Grand-Galop au centre, un<br />

violoncelle calé entre ses pattes, Zack et Sal<br />

gauche droite avec des violons ! Zack le<br />

brûle-gueule vissé dans les gencives,<br />

Grand-Galop les joues rebondies, chiquant<br />

je sais pas quoi ! Chapeaux de paille tous<br />

les trois, bretelles, chemises à carreaux !<br />

Sal en camisole, un doigt fourré dans le nez<br />

jusqu’au coude ! Avachis, balourds ! Liette<br />

et moi on en caillait d’incrédulité ! Wing !<br />

Wong ! Ils accordent leurs outils ! Un qui<br />

pète, un qui rote, l’autre qui se gratte<br />

- 170 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

l’entrecuisses ! Sal enfin se racle solennel !<br />

Il se met à déclamer :<br />

– <strong>La</strong> prochaine pièce a été composée par<br />

Anton Webern pas longtemps après les<br />

Kinderstucke de 1924. On peut dire que c’est<br />

un mouvement unique pour trio à cordes écrit<br />

dans le style sériel le plus correct, mettons !<br />

– Ch’est cha ! dit Zack.<br />

– Les séries apparaissent en courts motifs<br />

athématiques pour créer une œuvre dense et<br />

d’une extrême complexité. Mesdames-Messieurs,<br />

voici le « Mouvement pour trio à cordes<br />

», opus posthume, d’Anton Webern…<br />

– Une petite pièce pas longue, vous allez<br />

voir ! dit Grand-Galop en lançant un gras<br />

clin d’œil à Liette.<br />

Sal lui fout un coup d’archet !<br />

– T’es pas en train de faire tes gammes,<br />

trou de cul du Christ ! Y a du monde !<br />

Ils se recueillent un instant, bien graves<br />

tous les trois… Et puis ça part ! <strong>La</strong> rafale de<br />

notes ! Pincements, hoquets ! L’incohérence<br />

cacophonique ! Sophistiqué pourtant ! Bizarre<br />

! Chaotique ! Du canard boitillant !<br />

Incongru ! Clopin, clopant ! Pic, pouc !<br />

Zing-zang ! Pas du sanglot long de violon !<br />

Saccadée arythmie, plutôt ! Saisissant !<br />

Affolant ! Zing ! Zroung ! Cadence et jambette<br />

! Nerf ! Ferveur ! Klap, schloup,<br />

plouc ! Pétarades, grincements ! Du trébuchement<br />

d’instruments tout cordes mêlées !<br />

Halètements ! Danse de Saint-Guy ! Arthritique<br />

musique, chinoiserie ! Pas débrouillable<br />

! Deux minutes ! Trois, maximum ! Et<br />

wrang ! Fini ! Plus rien ! Rideau !<br />

On en reste absolument interdits, nous<br />

autres ! Tellement qu’il nous vient même<br />

- 171 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

pas à l’esprit de réagir, d’applaudir ! Ah, ils<br />

nous l’avaient coupé court le sifflet, les<br />

Épouvantails ! <strong>La</strong> pièce qu’ils avaient<br />

exécutée était si saugrenue qu’on pouvait<br />

pas dire s’ils savaient vraiment jouer ou<br />

s’ils s’étaient payés notre fiole ! On le<br />

saurait jamais ! Le concert était fini ! Ils<br />

rangeaient déjà leurs outils, l’air blasés<br />

tous les trois comme trente-six plombiers à<br />

la fin d’une journée de pompe-chiottes !<br />

– Toujours le même bémol qui vient pas…,<br />

disait Zack.<br />

– Je t’ai à l’œil, toi, mon fienteux ! lui siffle<br />

Sal. <strong>La</strong> prochaine fois, j’arrête en plein là<br />

dans le bémol ! Devant tout le monde ! Tu<br />

continues tout seul, je te le garantis !<br />

Les yeux en soucoupes, on te les<br />

dévisageait nous autres, les phénomènes !<br />

Des pareils pouilleux pouvaient humainement<br />

pas être des vrais musiciens pour<br />

de vrai ! Liette disait rien, elle avait abasourdi,<br />

elle ! Bémol, bémol… J’avais envie<br />

d’exiger qu’ils nous servent une autre pièce,<br />

moi ! Une qu’on connaissait ! Aspince<br />

<strong>La</strong>framboise, quelque chose ! Le temps des<br />

cathédrabes ! Juste pour qu’ils nous<br />

donnent la preuve qu’ils nous avaient pas<br />

joué la comédie avec leur « œuvre posthume<br />

» !<br />

Comme après avoir fait leur caca, ils s’en<br />

foutaient, maintenant, nos brillants hôtes !<br />

Grand-Galop s’était pêché une cruche en<br />

grès dans la pile de barils, il remplissait des<br />

longs gobelets en métal bosselé… Ils se<br />

mettent à boire, ils s’en jettent trois quatre<br />

en grimaçant… Ils remettent ça… Ils se la<br />

rincent encore un bon coup, toujours<br />

- 172 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

grattant, pétant, loqueteux ! Loustics ! Ils<br />

nous en offraient pas par exemple ! Ils se<br />

désintéressaient intégralement de nous<br />

autres ! Tournaient en rond, vaquaient à<br />

rien, maintenant… Ils avaient retombé à<br />

plat après leur performance, le feu d’artifice<br />

feu de paille… Ils avaient rechuté dans<br />

l’élément végétatif…<br />

Bon ! Bravo la soupe au plâtre et le<br />

concert gratis ! Mais une chose me tarabustait<br />

un peu sur les bords. Je<br />

recommençais à réfléchir ! On y peut rien,<br />

ça marche tout seul, la tête ! <strong>La</strong> petite bête<br />

qui cavale en tous sens dès qu’il se met à se<br />

passer plus rien ! Je constatais qu’il y avait<br />

pas d’électricité dans la cabane, rien que<br />

des lampes à l’huile… Pas de frigidaire, pas<br />

de radio… Pas de téléphone non plus !<br />

Surtout pas de téléphone ! Détail ! Comment<br />

on allait pouvoir avoir des nouvelles<br />

de Réal Giguère ? « Ray va téléphoner », Sal<br />

l’avait dit ! Ça collait pas ! À moins que…<br />

Là-haut, peut-être ? Là-haut, le téléphone ?<br />

Il y avait un étage, un escalier de ce côté-là,<br />

dans un coin… Des chambres, peut-être,<br />

au premier ? Au grenier ? Ils dormaient<br />

sûrement pas toute la bande sur le matelas<br />

infect tassé contre le mur, ni par terre<br />

comme des porcs qu’ils étaient pourtant !<br />

Quoique…<br />

Liette pousse un cri de mort à ce<br />

moment-là précis de mes réflexions ! Une<br />

stridence ! L’alarme ! Je me tourne vers<br />

elle… Et puis… Et puis…<br />

*<br />

- 173 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

On avait pas pu se défendre. Ils avaient<br />

agi trop vite, par-derrière, à la traître, les<br />

sauvages. À présent, je comprenais<br />

pourquoi Grand-Galop s’était mis à<br />

chercher une corde dès qu’on avait pénétré<br />

à l’intérieur de la cambuse, tout à l’heure…<br />

Sur mon menton, je sentais durcir la<br />

croûte de sang. Ils nous avaient tabassés,<br />

pas trop, tout de même, pour la forme, qui<br />

sait, ensuite ils nous avaient ligotés sur nos<br />

chaises. Je me demandais… Pourquoi ils<br />

avaient bâillonné Liette et pas moi ? Parce<br />

que j’avais pas crié, moi ? Ou parce qu’elle<br />

avait réussi à mordre une main ? Celle de<br />

Sal, ou celle du Zack ?<br />

Le jour descendait, la pénombre rongeait<br />

molécule après molécule la pauvre minable<br />

lumière de la pièce… Les Épouvantails nous<br />

avaient laissés sur nos chaises… Ils<br />

disaient rien, ils buvaient, vautrés dans<br />

l’indifférence… Je les observais à la<br />

dérobée. Le fait qu’ils nous avaient attachés<br />

me paraissait moins inquiétant que… Je<br />

veux dire, je les regardais et, vraiment,<br />

j’arrivais pas à… On peut toujours se<br />

mettre dans la peau de quelqu’un qui nous<br />

ressemble, qu’on peut comprendre, qui fait<br />

au moins son petit effort pour essayer<br />

d’avoir l’air à peu près « normal ». On peut<br />

deviner les motifs qui le poussent à agir, on<br />

peut prévoir un peu ses actes aussi. Mais<br />

ces oiseaux-là… Rien à faire ! Ils appartenaient<br />

à une autre espèce, comme ! À<br />

l’intérieur des dés à coudre qui leur<br />

servaient de têtes, les phénomènes<br />

semblaient se passer très étrangement. Ils<br />

avaient l’air de fonctionner par à-coups,<br />

- 174 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

inertes et vides la plupart du temps, et puis<br />

soudain, bing ! un soubresaut incompréhensible<br />

! Ils se jetaient de temps à autre<br />

dans des actions imprévisibles, des gestes<br />

ou des paroles leur venaient d’on sait pas<br />

où, d’on sait pas quels réflexes rudimentaires<br />

qu’ils contrôlaient d’aucune façon.<br />

Des vieux mécanismes déglingués, enfouis<br />

au profond de leurs viandes insondables, se<br />

déclenchaient tout à coup, provoquaient<br />

des réactions désordonnées, par saccades.<br />

Au lieu d’agir, ils étaient agis par on sait<br />

pas quelles secousses d’automates détraqués.<br />

Trois quatre neurones, pas plus,<br />

devaient régler le fonctionnement approximatif<br />

du bidule, pour le reste il fallait s’en<br />

remettre à des probabilités, au hasard, à la<br />

chance simplement !<br />

Pour le moment, leur principale préoccupation<br />

était pas difficile à identifier. Ils<br />

t’avaient liquidé la première cruche de tordboyaux,<br />

ça avait pas traîné ! Une deuxième<br />

avait suivi le temps de crier cirrhose ! De<br />

temps à autre, il y en avait un qui se levait<br />

et qui sortait de la baraque enfumée… Il<br />

allait pisser sur un arbre, je suppose… À<br />

ces moments-là, la meute de chiens dehors<br />

se réveillait, furieuse ! Elle déclenchait un<br />

concert d’hurlements à vous glacer le sang<br />

jusqu’au fond de la prostate ! Un jour ou<br />

l’autre, il faudrait bien qu’on sorte de là,<br />

qu’on affronte les molosses enragés ! Qu’on<br />

essaye de passer dans le hachoir sans<br />

laisser notre chemise ! J’aimais mieux pas<br />

trop y penser ! Je me concentrais,<br />

j’espionnais discrètement les Épouvantails…<br />

J’essayais d’anticiper… Mon idée c’é-<br />

- 175 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

tait qu’ils nous soupçonnaient d’avoir<br />

attaqué Réal pour lui voler sa bagnole. Ray<br />

avait conduit le cadavre à l’hôpital, après<br />

quoi il était allé tout rapporter aux flics. Les<br />

autres s’étaient chargés qu’on se sauve pas<br />

en attendant le débarquement des troupes.<br />

Ils avaient dû avoir peur de nous autres,<br />

redoutables « Canadiens » ! Ils devaient<br />

nous prendre pour des tueurs sans pitié !<br />

Des crazy canucks ! Alors ils nous avaient<br />

attachés pour pas qu’on leur fasse du mal…<br />

S’ils nous en avaient voulu personnellement,<br />

ils nous auraient pas laissés ligotés,<br />

ils nous auraient… Bref ! Ils nous auraient<br />

fait quelque chose ! Mais on les intéressait<br />

pas. Ils avaient fait ce qu’ils avaient pu<br />

pour aider la police, le reste ils s’en lavaient<br />

les mains, les porcs !<br />

Je réfléchissais, je réfléchissais, tandis<br />

que Zack l’édenté faisait le tour des bêtes<br />

empaillées… Il leur tapotait gentiment le<br />

crâne en remuant les lèvres en silence,<br />

parlait sans rien dire, affectueux, béat,<br />

idiot… Sal pour sa part passait des<br />

interminables moments à fixer Grand-<br />

Galop, sans ciller, ses yeux jaunes vides,<br />

vitreux, totalement absorbé en une espèce<br />

de néant idéal, immobile… Il avait un tic<br />

qui lui secouait la bouche et les joues,<br />

c’était sa façon de faire tomber la cendre<br />

des cigarettes qu’il se plantait entre les<br />

babines… Touc ! Touc ! À chaque coup, les<br />

énormes oreilles décollées lui battaient de<br />

chaque côté du crâne ! Son langage à lui ! Il<br />

émettait des signaux de cette manière-là !<br />

Ses oreilles avaient une vie indépendante, le<br />

reste de sa personne était rien qu’un<br />

- 176 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

appendice encombrant ! Il savait pas quoi<br />

en faire !<br />

Une troisième cruche de gnôle passait de<br />

mains en mains. Grand-Galop se chargeait<br />

d’aller chercher l’alcool. Il était plus animé<br />

que les deux autres malotrus, celui-là. Il<br />

tortillait, hochait, soufflait, grattait, suait !<br />

Quelque chose le démangeait… Il avait des<br />

vers peut-être…<br />

<strong>La</strong> lumière baissait de plus en plus. On y<br />

voyait presque plus… Qu’est-ce que les flics<br />

fabriquaient ? Et Ray ? Et Liette ? Liette…<br />

Elle avait fermé les yeux, elle s’avait abandonnée…<br />

Elle pouvait pas me parler, à<br />

cause de son bâillon, et moi j’osais rien<br />

dire… Je voulais pas attirer l’attention des<br />

Épouvantables… Faut rien faire dans ces<br />

occasions-là, faut exister le moins possible !<br />

Pour un oui, un non, un des bouseux<br />

pouvait à n’importe quel moment me faire<br />

passer vie à trépas en me décapitant !<br />

L’attente devenait intolérable mais je<br />

préférais rien risquer. Pourtant, si j’avais<br />

voulu… Si j’avais voulu, j’aurais pu tenter<br />

quelque chose ! Oui ! À force de presque<br />

imperceptibles mouvements, je m’étais<br />

aperçu que mes liens se desserraient un<br />

tout petit peu… Et même un peu plus… Et<br />

encore davantage, petit à petit ! Les crottés<br />

s’étaient pas vraiment donné la peine, ils<br />

m’avaient ficelé au petit bonheur ! Du<br />

travail d’amateur ! Je sentais qu’au premier<br />

effort sérieux la corde sauterait facilement !<br />

Enfin : peut-être…<br />

Zack avait décidé qu’il était temps de<br />

faire de la lumière. Il butait dans les<br />

fauteuils défoncés, renversait tout par terre,<br />

- 177 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

trouvait plus son verre… Il allume une<br />

lampe « à huile » dans un coin de la soue…<br />

L’antiquité projetait pas fort ! Son halo<br />

luisait jaunâtre, aussi convaincant qu’une<br />

bougie au fond d’une caverne ! Sal avec sa<br />

gueule de poule fripée bougeait plus depuis<br />

le début de la troisième cruche de<br />

décapant, tombé dans je sais pas quelle<br />

sombre méditation… Les paupières lui<br />

battaient plus du tout depuis une bonne<br />

heure au moins ! Même ses grandes oreilles<br />

avaient arrêté de vivre ! Il se remet à ciller,<br />

soudain, à cause de la lumière, je<br />

suppose… Il regarde Zack, regarde Grand-<br />

Galop… Fait des yeux le tour de la pièce, la<br />

face aussi expressive qu’une porte de<br />

prison… Son regard de crapaud glisse sur<br />

moi, une ombre froide, insensible, sans me<br />

voir, et s’arrête net sur Liette… Elle avait<br />

presque l’air de dormir sur sa chaise, la tête<br />

penchée sur le côté, les yeux clos,<br />

vulnérable, abandonnée… Chaque fibre de<br />

ma pauvre carcasse d’infâme misérable<br />

couillon avait déjà deviné ce qui allait se<br />

passer, et pourtant je restais là, immobile, à<br />

pas réagir !<br />

Le grand Sal vide son gobelet d’un trait.<br />

Il se lève lentement, lentement… Lentement,<br />

il s’avance vers Liette. Les deux<br />

autres ordures lui emboîtent le pas, comme<br />

si toute l’écœurante chorégraphie avait été<br />

réglée depuis le commencement des temps !<br />

Trois automates humanoïdes, vides d’émotion,<br />

incapables de pensée, des créatures de<br />

laboratoire évadées du formol, mélanges<br />

d’emprunts d’animaux et de restants de<br />

boîtes de conserve… Et cette lumière<br />

- 178 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

jaunâtre, derrière eux, ces ombres<br />

démesurées qui se dressaient sur les murs,<br />

les bêtes empaillées, les gueules béantes,<br />

les crocs, les caleçons raides sur la corde à<br />

linge… Liette essayait de crier dans son<br />

bâillon, ses cris étouffés faisaient un drôle<br />

de son ouateux, lointain, presque anodin…<br />

Ils l’avaient entourée sans rien dire, ils la<br />

regardaient en salivant… Sur leurs faces<br />

d’abrutis, je décelais pas la moindre trace<br />

de désir, ni de haine, ni de mépris, rien<br />

qu’un appétit rudimentaire, rien qu’une<br />

nécessité sordide, et cet air déshumanisé<br />

du bourreau qui considère froidement sa<br />

victime avant l’horreur du sacrifice. Je<br />

cherchais de toutes mes forces, pendant<br />

qu’ils lui sautaient dessus, je cherchais,<br />

affolé, le fusil qu’un des Épouvantails avait<br />

posé quelque part, près de ma chaise, je<br />

m’en souvenais, mais où, où ? Le dernier<br />

nœud avait cédé, une secousse avait suffi,<br />

je savais que j’avais rien qu’à me mettre<br />

debout pour être libre, mais le fusil, il fallait<br />

que je trouve d’abord le fusil ! Seul contre<br />

trois, je pourrais rien sans arme ! Ils me<br />

réduiraient en bouillie avant de retourner<br />

finir leur immonde besogne ! Sans regarder,<br />

je pouvais pas m’empêcher de les voir, je<br />

sais pas quel instinct pervers avait faim<br />

aussi en moi, faim de la sauvagerie avec<br />

laquelle ils s’acharnaient maintenant sur<br />

Liette, faim de cette brutalité infinie à<br />

laquelle ils donnaient libre cours aussi<br />

naturellement qu’on respire. Ils étaient<br />

encore tout habillés, les grosses queues<br />

noirâtres leur sortaient des braguettes<br />

ouvertes, juste ces moignons-là, ces<br />

- 179 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

excroissances grotesques, ils lui déchiraient<br />

ses vêtements, ils lui arrachaient son frêle<br />

tee-shirt et ses jeans, et le fusil, je le voyais,<br />

mais j’étais incapable de bouger ! Le pire<br />

pouvait encore être évité, j’avais juste à me<br />

lever, un bond, deux pas, et j’empoignais<br />

l’arme et j’en abattais un, je tirais dans le<br />

tas, mais non, non, la peur me clouait sur<br />

ma chaise, la peur, et la lâcheté, et la<br />

fascination ! Ils se grimpaient les uns sur<br />

les autres en la grimpant, elle, qui se<br />

tordait dans ses liens à moitié défaits,<br />

c’était toute l’atrocité de millénaires de<br />

barbarie refoulée qui refluait dans cette<br />

sculpture vivante, un monstre à quatre<br />

têtes, à huit bras, à huit jambes, un nœud<br />

d’humanité râlant dans l’abrutissement le<br />

plus bestial, un instantané de la guerre<br />

immémoriale de l’homme contre la femme,<br />

du fort contre le faible, du grand contre le<br />

petit ! Tout ça emmêlé, roulant par terre, la<br />

chaise raclant le plancher, et pas un mot,<br />

rien que des souffles rauques, rien que des<br />

grognements d’animaux détraqués, et<br />

toujours ce son étouffé, semblable aux cris<br />

d’une poupée de chiffon que des chiens<br />

s’amusent à déchiqueter ! Ils la forçaient, ils<br />

l’ouvraient, un par-devant, l’autre parderrière,<br />

le troisième lui éjaculait dans la<br />

face en s’abattant sur elle, comme<br />

désarticulé par une douleur intolérable.<br />

J’étais pétrifié, le viol avait lieu dans une<br />

dimension inaccessible, protégée, rituelle,<br />

sanctifiée, comme sous une cloche de verre,<br />

sur une scène, un écran de cinéma, un<br />

autel ! Je pensais aux molosses qui<br />

dormaient dehors dans la neige, je pensais<br />

- 180 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

à Réal Giguère et à sa tête éclatée et à la clé<br />

de la vieille camionnette des Épouvantails,<br />

je pensais que jamais j’avais tué un homme<br />

ni un chien et que si j’arrivais à mettre la<br />

main sur le fusil que Zack avait posé sur les<br />

accoudoirs de la chaise berçante, au bout<br />

de la table, si j’arrivais à le saisir avant<br />

qu’ils aient le temps de se dépêtrer de la<br />

pauvre suppliciée… Non, c’était au-dessus<br />

de mes forces, ils l’enculeraient, ils la<br />

défonceraient, jusqu’à ce que crève l’abcès<br />

de leur folie, j’y pouvais rien, elle expiait<br />

pour toutes les femmes, elle expiait comme<br />

toutes les idoles qui appellent la profanation<br />

parce qu’elles appellent l’adoration,<br />

et… Et soudain la vision d’Ornella dans les<br />

bras du Turc me traverse, plus brûlante<br />

qu’une aiguille chauffée à blanc, Ornella<br />

pour qui j’aurais donné plus que ma vie,<br />

Ornella que je serais indigne de sauver si<br />

j’abandonnais Liette maintenant !<br />

Je saute sur mes pieds ! Les brutes<br />

râlaient, se contorsionnaient, s’écroulaient<br />

dans les derniers spasmes, le long fusil<br />

ténébreux était déjà entre mes mains, lourd<br />

comme le pouvoir, lourd comme la mort,<br />

aussi, et le carrousel démentiel s’arrêtait<br />

enfin de tourner, aussi sec qu’il avait<br />

commencé, mais il était trop tard, il était<br />

trop tard !…<br />

*<br />

Sal et ses yeux de crapaud… Il me<br />

dévisageait, haletant, renversé sur le côté…<br />

J’avais pas besoin de lui faire un dessin. Il<br />

avait compris tout ce qu’il y avait à<br />

- 181 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

comprendre.<br />

En rampant, il s’éloigne des autres,<br />

s’immobilise, se redresse en prenant appui<br />

sur ses mains. Les bûches craquaient dans<br />

les deux poêles à bois, dehors la nuit était<br />

tombée pour de bon. J’arrivais pas à croire<br />

que je tenais réellement une arme entre<br />

mes mains, j’avais envie de hurler pour que<br />

toute la baraque et les Épouvantails et<br />

Liette et moi on tombe en poussière, là, tout<br />

de suite, que le cauchemar finisse enfin !<br />

Pourtant c’était fini ! Oui, c’était déjà fini, à<br />

croire qu’il s’était rien passé, à croire que<br />

c’était pas un viol qui venait d’avoir lieu,<br />

fulgurant comme un accident qui fait<br />

basculer le monde d’un seul coup dans un<br />

autre univers ! <strong>La</strong> bite de Sal commençait à<br />

ramollir, dans sa braguette éventrée… Je<br />

lui en aurais tiré une dessus, mais je voyais<br />

du sang sur Liette, un mince filet qui lui<br />

coulait entre les fesses, et des éraflures<br />

rouges sur ses bras et sur sa poitrine et sur<br />

son ventre, à cause qu’elle s’était trop<br />

débattue dans ses liens. Cette fine coulée<br />

de sang… Un des dégueulasses l’avait prise<br />

par-derrière, j’avais pas vu lequel, j’avais<br />

pas eu le courage de regarder jusqu’au<br />

bout…<br />

– Détachez-la ! je crie.<br />

Les Épouvantails me regardent sans<br />

bouger…<br />

– Détachez-la ! ! je répète en levant le<br />

canon de mon fusil.<br />

Zack et Grand-Galop s’y mettent, à la<br />

fin… Sal me quittait pas des yeux, lui…<br />

J’en chiais dans mon froc tellement son<br />

regard de basilic me transperçait ! Jamais<br />

- 182 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

je m’étais servi d’un fusil, sauf pour tuer<br />

mes amis, à la guerre, quand on était<br />

petits ! J’avais aucune idée de ce qui se<br />

produirait si j’appuyais sur la gâchette !<br />

– Tu peux aller chercher nos manteaux,<br />

Liette…, je lui dis le plus doucement<br />

possible. On s’en va !<br />

Elle récupère les pelures en titubant,<br />

ensuite elle se dirige docilement vers la<br />

porte…<br />

– <strong>La</strong> clé de la camionnette ! j’ordonne.<br />

Zack sort l’objet de sa poche. Je lui fais<br />

signe de le lancer à Liette. Il obéit… Ils<br />

offraient aucune résistance, ils avaient l’air<br />

de se foutre de nous autres, à présent,<br />

autant que du dernier best-seller…<br />

– Comment on va à l’hôpital où Ray a<br />

emmené notre ami ?<br />

Ils se mettent à rigoler… Ray avait<br />

probablement balancé le cadavre de Réal<br />

Giguère dans un fossé, tout bonnement,<br />

avant de filer vendre la bagnole pour aller<br />

boire ou je sais pas quoi… Bon, très bien.<br />

J’étais trop gringalet pour jouer les durs !<br />

On s’arrangerait bien pour retrouver notre<br />

mort, après tout !<br />

Je rejoins Liette devant la porte. De ses<br />

deux mains, elle essuyait les coulées de<br />

sperme mêlées de larmes qui lui souillaient<br />

le visage…<br />

– Occupe-toi pas des chiens, je lui dis.<br />

Cours le plus vite que tu pourras et<br />

démarre dès que tu seras dans la<br />

camionnette ! Ça va ? T’as compris ?<br />

Elle fait oui bien brave… Pauvre petite<br />

gueule terrorisée…<br />

– Allez ! Une… Deux… Trois !<br />

- 183 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

Han !<br />

<strong>La</strong> porte… <strong>La</strong> porte était coincée !<br />

Verrouillée !<br />

Les Épouvantails ivres tous les trois<br />

fendent de rire, éclatent comme des baleines<br />

! Han ! Han ! Shit ! Elle s’ouvrait pas, la<br />

salope ! Han ! Je pousse de tout mon<br />

poids ! Han ! Han !<br />

Rien à faire !<br />

Sal se lève tranquillement… Il se dirige<br />

vers un des fauteuils en nous tournant le<br />

dos !<br />

– Bouge pas, mon salaud ! je lui crie.<br />

<strong>La</strong> voix me grelottait pas contrôlable !<br />

L’autre traverse résolument la pièce ! Pas la<br />

moindre hésitation ! Il s’arrête, se penche,<br />

empoigne son fusil ! Se retourne vers nous !<br />

Inexpressif ! Une dalle ! Lève son arme avec<br />

une infinie lenteur !<br />

– Lâche ça ! Lâche ça ! !<br />

Il avait dû finir par comprendre que je<br />

tirerais jamais ! <strong>La</strong> panique me sciait le<br />

ventre, ça se voyait jusqu’aux Philippines !<br />

Christ ! On était coincés aussi ! D’un côté la<br />

porte, de l’autre la gueule du fusil de Sal-le-<br />

Décharné qui montait, montait ! Le salut<br />

était pas de ce côté-là, en tout cas ! Restait<br />

la fuite ! <strong>La</strong> porte, par conséquent ! Pas le<br />

choix ! Je m’élance ! L’énergie du désespoir<br />

! Au même moment, Liette a l’idée bien<br />

féminine de tirer sur la poignée, au lieu de<br />

pousser sur la porte ! Wamm ! Je défonce le<br />

vide ! Passe à travers rien ! M’abats dans la<br />

neige, au milieu d’un déchaînement effroyable<br />

d’aboiements ! <strong>La</strong> meute s’était ruée !<br />

Elle nous coupait le passage, massée en<br />

demi-cercle devant nous autres, grouillante,<br />

- 184 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

furieuse ! Quinze gueules d’acier hurlant au<br />

sang !<br />

– Fonce ! je crie à Liette.<br />

Bang ! Bang ! Je tire deux coups de feu<br />

en l’air ! Aussitôt les molosses déguerpissent<br />

! Détalent dans tous les sens !<br />

S’éparpillent les oreilles rabattues, la queue<br />

entre les jambes ! Que le ciel leur tombe<br />

pas sur la tête ! Liette grimpait déjà derrière<br />

le volant de la camionnette, le moteur se<br />

mettait à râler dans l’obscurité glacée !<br />

Bang ! Bang ! Deux autres coups de<br />

pétard ! En l’air ! Puis je saute dans la boîte<br />

découverte du bolide qui démarrait en<br />

crachotant !<br />

<strong>La</strong> silhouette décharnée du grand Sal se<br />

découpe sur le rectangle de lumière de la<br />

porte… Il épaule son fusil… Je fais pareil de<br />

mon côté ! L’arme était devenue vivante<br />

entre mes mains ! Je l’avais réveillée !<br />

J’avais ressenti jusqu’à la moelle de chacun<br />

de mes os la prodigieuse puissance de<br />

chacune des détonations ! J’avais plus peur<br />

de tirer, maintenant ! J’avais plus peur de<br />

rien du tout !<br />

J’appuyais sur la gâchette quand le<br />

mouvement de la camionnette, qui virait à<br />

angle droit pour s’engager sur le chemin,<br />

me fait perdre mon équilibre ! Bang ! À<br />

peine une fraction de seconde plus tard,<br />

bang ! une autre détonation répond à mon<br />

dernier coup de feu ! Sal, là-bas, sur le pas<br />

de la porte, baissait son fusil… Est-ce<br />

que… ? Non ! Les deux balles, la mienne, la<br />

sienne, étaient allées se perdre dans le<br />

décor ! Tant pis ! Tant mieux ! J’en avais<br />

rien à foutre ! <strong>La</strong> camionnette filait sur la<br />

- 185 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

piste enneigée ! <strong>La</strong> baraque des Épouvantails<br />

rapetissait à vue d’œil, le paysage<br />

lunaire l’engloutissait petit à petit, dans les<br />

replis des vagues qui ondulaient doucement<br />

à la surface de la vaste plaine encerclée de<br />

montagnes !<br />

C’était gagné, tabarnak !<br />

Gagné ? Vite dit ! On se sauvait de la<br />

merde, d’accord ! Mais on se sauvait avec<br />

un véhicule qui était pas le nôtre ! Un<br />

véhicule volé ! Comparé à l’auto de Réal<br />

Giguère, on perdait au change absolument !<br />

À part ça, on était pas plus avancés, on<br />

savait toujours pas où on se trouvait dans<br />

les États-Unis d’Amérique ! Et puis on avait<br />

perdu Réal dans les événements, et puis<br />

Liette… Ils l’avaient salement arrangée, la<br />

pauvre fille… Pas de quoi crier victoire…<br />

J’étais intervenu trop tard. J’étais pas<br />

intervenu, en fait ! J’avais attendu comme<br />

le pire des couards que le viol soit<br />

consommé, que les porcs bouseux s’effondrent<br />

les couilles vides ! Que j’aie enfin osé<br />

viser Sal au moment qu’on s’enfuyait y<br />

changeait rien !<br />

On se trouvait toujours à l’intérieur du<br />

cratère ensorcelant où Liette nous avait<br />

conduits la veille. Monts Pocono ou Enfersur-Merde…<br />

L’Atlantide, qui sait ! Audessus<br />

de l’anneau magique des montagnes,<br />

la même inexplicable phosphorescence<br />

auréolait le ciel… Mon dieu ! Pour la<br />

première fois de ma vie, je venais de tirer<br />

sur un homme avec l’intention de le tuer !<br />

Sans réfléchir, je fous le fusil par-dessus<br />

bord !<br />

- 186 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

– Plus jamais ! Plus jamais, aussi longtemps<br />

que je vivrai ! je murmure en levant<br />

les yeux au ciel. Plus jamais, je le jure !<br />

Deux trois minutes plus tard, la<br />

camionnette s’arrête enfin sur le bord de la<br />

route. Il était temps ! Je frigorifiais dans la<br />

boîte aux quatre vents ! Je rejoins Liette<br />

devant… Ses jambes nues sous son<br />

manteau, son corps d’enfant couvert d’égratignures…<br />

Elle était encore raide de peur et<br />

de répulsion… Elle avait fourré son sac à<br />

main entre ses cuisses où elle le tenait bien<br />

serré… Le bacon était là, en sécurité. Les<br />

douze mille dollars empruntés à Dixie<br />

Angora ! Personne y avait fait attention à<br />

son sac ! Une chance ! Comment on aurait<br />

pu poursuivre le voyage sans argent ?<br />

On redémarre sans échanger une parole,<br />

sans un regard l’un pour l’autre… Le ciel<br />

immense était tapissé d’étoiles, des multitudes<br />

de milliards, myriades d’infimes<br />

larmes glacées… Un océan de tristesse<br />

coagulée suspendu au-dessus de nos têtes,<br />

immobile, lourd comme la nuit qui pesait<br />

sur le paysage désolé… J’avais envie de<br />

pleurer bêtement, de me tasser sur moimême<br />

et de laisser s’enfler ma peine mêlée<br />

de honte… <strong>La</strong> vie avait pas le droit d’être ce<br />

déferlement d’horreurs qui avait pas cessé<br />

depuis que le monde s’était fendu, depuis<br />

qu’Ornella avait disparu ! J’avais honte de<br />

moi, la vie me faisait honte elle aussi, la<br />

chienne ! J’aurais donné ma main gauche à<br />

cet instant-là pour pouvoir revenir en<br />

arrière, pour retrouver la chaleur du cocon<br />

au creux duquel j’avais vécu pendant des<br />

semaines, la chambre d’Ornella, rue Drolet,<br />

- 187 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

à Montréal, le store baissé, le désordre<br />

tranquille, les vêtements éparpillés, les<br />

journaux qu’on faisait rien que regarder,<br />

sans jamais les lire, les quartiers d’orange<br />

qu’elle glissait doucement entre mes lèvres,<br />

ma tête calée contre sa poitrine, ce nid où je<br />

pouvais me contenter de respirer par les<br />

pores de sa peau à elle… Il avait suffi que<br />

cette chambre se vide pour que je sois<br />

chassé de mon paradis personnel, pour que<br />

je sois forcé de me jeter dans une quête<br />

tortueuse semée d’atrocités, une quête qui<br />

ferait peut-être de moi rien d’autre qu’un<br />

homme, en m’obligeant à rien d’autre qu’à<br />

affronter la vie. Mais je voulais pas devenir<br />

un homme si l’horreur était le prix à payer !<br />

Je voulais pas de cette vie-là si elle savait<br />

pas être autre chose qu’une hésitation entre<br />

le grotesque et la souffrance ! Le grand<br />

Hulk énigmatique monstre turc, et Omega<br />

Malinea la délirante prêtresse de la Nuit, et<br />

Bégin le ministre bouffon et Angora la pute<br />

ordure, et Réal la cervelle pulvérisée dans<br />

sa recherche du Bien et la bande d’Épouvantails<br />

et leur immonde viol sacrificatoire…<br />

Du vraiment bel échantillon d’humanité<br />

à montrer à un adolescent de seize<br />

ans ! Et Liette, Liette victime de tout et de<br />

tous depuis toujours, Liette l’innocence<br />

profanée ! Un bourgeon de femme qui<br />

s’épanouirait jamais, un ange avorté par la<br />

bestialité et la bêtise du monde des<br />

hommes ! Ah, mon devoir était de l’aider, de<br />

la protéger, qu’un jour elle puisse enfin<br />

déployer la belle paire d’ailes qu’elle portait<br />

sûrement en elle ! Je venais d’échouer<br />

misérablement une première fois, tout à<br />

- 188 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

l’heure, dans la cabane des violeurs, j’avais<br />

pas pu me montrer à la hauteur de l’épreuve<br />

! J’avais pas réussi à m’élever plus haut<br />

que la racaille, même pas un cran audessus<br />

de la lâcheté qui fait les humains<br />

complices de l’abomination ! Et même en ce<br />

moment, dans la camionnette, je pensais<br />

encore rien qu’à moi, à Ornella, au passé, à<br />

l’ombilic des limbes d’avant la dure réalité !<br />

Où puiser le courage pour pouvoir accepter<br />

de continuer, pour vouloir être un homme,<br />

pour lutter contre ce qui s’était déchaîné<br />

contre Liette dix minutes plus tôt ?<br />

<strong>La</strong> frêle Liette elle-même allait me<br />

permettre de trouver une réponse à cette<br />

question, pas plus tard que cette même<br />

nuit-là, elle allait m’aider en me donnant<br />

l’exemple d’une fabuleuse force intérieure…<br />

Pour l’heure, j’anticipais rien, je me repliais<br />

dans mon silence… Le bonbon amer de la<br />

honte me faisait serrer les dents, tandis que<br />

la camionnette fonçait à travers l’obscurité…<br />

Liette conduisait d’une main, de<br />

l’autre elle s’envoyait une pilule de temps<br />

en temps, et de temps en temps une gorgée<br />

de ce qu’il restait de vodka dans sa grosse<br />

bouteille presque vide… À force d’avancer,<br />

on finit par se retrouver au pied des<br />

montagnes. <strong>La</strong> route continuait, grimpait<br />

droit devant, au flanc de la masse noire qui<br />

enserrait la lugubre plaine. On sortait enfin<br />

du maudit cratère ! On s’en tirait mieux que<br />

Réal… En pensant à lui, je me demandais<br />

s’il était possible que « Ray » l’avait réellement<br />

conduit à un quelconque hôpital. Si<br />

par hasard on roulait sur la même route<br />

que le quatrième Épouvantail avait em-<br />

- 189 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

pruntée, alors il y avait au moins une<br />

chance sur un milliard pour qu’on tombe<br />

sur cet hôpital-là et qu’on le retrouve, Réal<br />

Giguère. Je veux dire, ce qu’il en restait…<br />

J’y croyais pas trop, par exemple. En mon<br />

for intérieur, j’avais déjà jeté la première<br />

pelletée de terre sur ce qui s’était jadis<br />

intitulé le frère de mon Ornella. J’étais déjà<br />

en deuil… Qu’est-ce que ça changerait<br />

qu’on le retrouve ou pas ? Pas un médecin<br />

au monde pourrait jamais lui poser une<br />

autre tête à la place de celle qu’il avait<br />

semée cent mille miettes dans le décor du<br />

cratère…<br />

Les mâchoires serrées, l’air hypnotisée,<br />

Liette semblait déterminée elle à rouler<br />

jusqu’à ce qu’il y ait plus une goutte<br />

d’essence dans le réservoir. Je savais pas<br />

quoi lui dire, alors je me la fermais, je la<br />

laissais faire… Au gré des routes qu’on<br />

empruntait de fil en aiguille, on finirait bien<br />

par arriver quelque part. En attendant, on<br />

croisait de temps à autre des maisons,<br />

parfois isolées, parfois groupées, par trois<br />

ou par quatre, dans des vallées qui<br />

ressemblaient à des avant-postes de la<br />

civilisation… Les montagnes autour de<br />

nous autres reculaient peu à peu, elles se<br />

dégonflaient au fur et à mesure qu’on<br />

avalait les kilomètres… <strong>La</strong> route s’élargissait,<br />

on sortait d’une sorte d’entonnoir<br />

par le gros bout, pour ainsi dire… J’avais<br />

l’impression qu’on roulait depuis des<br />

années, et pourtant la nuit était profonde<br />

encore. Ci, là, des noms apparaissaient sur<br />

des panneaux. Tuscarora, Leesburg… Du<br />

chinois, ces inscriptions-là, pour nous<br />

- 190 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

autres errants ! J’aperçois un autre panneau,<br />

des indications pour se diriger vers<br />

Washington. Je connaissais le nom, bien<br />

sûr, mais j’aurais été incapable de dire si<br />

cette ville-là se trouvait dans le Connecticut<br />

ou dans le Wisconsin, près de la frontière<br />

canadienne ou sur la route de la Floride !<br />

Liette tenait le volant, et elle le tenait<br />

solide ! Les indications pour Washington lui<br />

avaient fait autant d’effet qu’une poubelle<br />

abandonnée sur le bord de la route ! On<br />

continuait… Marshall, Warrenton… Les<br />

montagnes étaient derrière nous autres<br />

pour de bon, maintenant. Chose certaine,<br />

on se dirigeait vers le sud, les panneaux<br />

pouvaient pas mentir ! À moins qu’on était<br />

victimes d’une véritable conspiration universelle,<br />

ou que la déesse Maya nous précédait<br />

sur la route avec son sac à malice !<br />

J’aurais bien voulu qu’on s’arrête pour<br />

acheter une carte ou demander notre chemin,<br />

mais la seule préoccupation de Liette<br />

était de toute évidence d’accumuler le plus<br />

de kilomètres possible entre derrière et<br />

devant. Une préoccupation que je pouvais<br />

pas lui reprocher, la pauvre…<br />

– Opal…, elle murmure soudain.<br />

Sa voix avait résonné avec une étrange<br />

rondeur, après toutes ces heures de silence<br />

oppressant. On aurait dit que « Opal » était<br />

un mot d’une langue étrangère qu’on aurait<br />

pu traduire par « Ça va » ou « Bonjour, je<br />

suis vivante »…<br />

– Opal…, elle répète. C’est beau, ça,<br />

Opal…<br />

Elle me jette un regard en coin, presque<br />

rien… Elle sortait enfin de l’état de choc !<br />

- 191 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

Opal… Une agglomération pareille à des<br />

milliards d’autres de par le vaste monde…<br />

Le Grand Ordinateur Central nous avait<br />

pas programmés pour qu’on s’y arrête cette<br />

fois-là… Enfin, l’important était que Liette<br />

puisse encore trouver belle au moins une<br />

chose sur cette terre ! Un élastique, une<br />

boîte vide ! Un vilebrequin ! N’importe quoi !<br />

Probablement que Opal avait été mise sur<br />

notre route rien que pour cette raison-là…<br />

Une demi-heure plus tard environ, on se<br />

retrouve roulant sur un large boulevard<br />

bien éclairé, bordé de McDonald’s et de<br />

Texaco et de Quality Inn. Wing ! L’Amérique<br />

du néon sortie de terre sans crier gare !<br />

Rien que des restaurants fast-food et des<br />

motels et des stations-service, gigantesques<br />

machines à sous plantées en plein désert !<br />

Un îlot capitaliste au beau milieu des<br />

champs ! Pas de ville autour, rien ! Rien<br />

que l’obscénité brutale de ces relais où la<br />

civilisation occidentale, extravertie, boulimique<br />

dévoreuse d’espace, s’arrête pour<br />

refaire le plein, essence, hot dogs, café,<br />

cigarettes, sommeil, avant de reprendre la<br />

route direction une illusion nommée bout<br />

du monde !<br />

<strong>La</strong> nuit était déjà très avancée, le secteur<br />

était tout à fait tranquille. Après notre<br />

errance à travers les monts, l’obscurité, les<br />

bois, j’avais l’impression que la camionnette<br />

venait de se poser sur la piste d’atterrissage<br />

d’une base de ravitaillement désaffectée,<br />

sur une planète oubliée, aux confins de<br />

l’univers… L’absence de vie était<br />

saisissante. Les installations s’étiraient en<br />

longueur des deux côtés du boulevard<br />

- 192 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

dénudé. Rien retenait le regard, il y avait<br />

trop d’espace dans ce paysage angoissant !<br />

On y voyait rien ni personne bouger, on y<br />

apercevait pas le moindre point de repère<br />

humain brisant la perspective trop aplatie<br />

et trop fuyante des choses. Les surfaces<br />

asphaltées sur lesquelles le vent balayait<br />

une neige fine étaient absurdement vides.<br />

Le décor paraissait être bel et bien rien<br />

qu’un décor d’une incompréhensible<br />

inutilité, « où la main de l’homme n’avait<br />

jamais posé le pied », comme aurait dit le<br />

capitaine Bonhomme !<br />

J’espérais simplement que la camionnette<br />

continuerait de glisser dans la lumière<br />

où elle baignait, comme dans du plastique<br />

liquide, et qu’on s’enfoncerait à nouveau au<br />

cœur de la nuit américaine, quitte à errer<br />

encore jusqu’au matin… Mais Liette s’engageait<br />

déjà dans le terrain de stationnement<br />

d’un Howard Johnson…<br />

– Viens ! elle dit en descendant. J’ai<br />

besoin de me laver !<br />

On s’introduit dans la longue boîte<br />

plate… Liette se dirige aussitôt vers la<br />

réception. Deux minutes plus tard, elle se<br />

ramène avec la clé de notre chambre. Je<br />

m’engage derrière elle dans un interminable<br />

corridor plein de silence feutré. <strong>La</strong> fille<br />

marchait rapidement, en secouant avec des<br />

coups de tête énergiques sa crinière ébouriffée…<br />

Elle revenait à elle, elle fonçait !<br />

<strong>La</strong> chambre… Deux lits, une commode,<br />

une chaise… Une pénombre accueillante,<br />

enveloppante… Aussitôt entrée, Liette lance<br />

son sac à main sur un lit et disparaît sans<br />

un mot dans la salle de bains…<br />

- 193 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

J’accroche mon manteau, je vais m’asseoir<br />

à l’autre bout de la pièce sur la chaise<br />

au style indéfini qui arrivait pas à se<br />

prendre vraiment pour un fauteuil… En<br />

jetant un coup d’œil sur le sac de Liette,<br />

l’idée me vient d’aller y fourrer mon nez,<br />

histoire de voir si elle avait pas menti à<br />

propos des douze mille dollars. Elle avait<br />

apporté une valise, aussi, quand on était<br />

partis de Hull. Le bagage avait disparu avec<br />

la bagnole de Réal. Eh oui… Tout va, vient,<br />

se crée, se perd, passe… Les amis, les<br />

dents, les cheveux… Le temps… Veaux,<br />

vaches, couvées… Tout que passage ! <strong>La</strong><br />

chambre si convenable et si impersonnelle<br />

me le disait bien ! Des centaines de<br />

personnes y étaient venues, puis étaient<br />

reparties, sans que rien en soit changé,<br />

sauf les draps et les serviettes et les verres<br />

enveloppés de papier, là, sur la longue et<br />

basse commode. Qu’est-ce qu’il en restait<br />

de toute cette agitation ? À peine une<br />

présence fantomatique, un relent de la<br />

fatigue des errants… Plus tard, au cours de<br />

mes interminables tribulations, j’allais<br />

découvrir des continents où il est possible<br />

de vivre, je veux dire de vraiment vivre,<br />

j’allais comprendre que l’Amérique est rien<br />

qu’un lieu de passage, où une partie de<br />

l’humanité s’est arrêtée pour faire un coup<br />

d’argent, entre l’Europe du passé et l’Asie<br />

qui représente l’avenir. Le présent est<br />

américain, lui… Une réalité trop immédiate,<br />

proprement invivable… Cette nuit-là, cependant,<br />

j’ignorais encore tout de ces<br />

vérités. Je restais assis dans la chambre<br />

silencieuse, je regardais les deux lits qui<br />

- 194 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

ressemblaient à d’imposants cercueils où<br />

affleuraient les âmes de tant d’errants<br />

disparus, et l’envie me passait déjà d’aller<br />

farfouiller dans le sac de Liette. L’argent qui<br />

s’y trouvait peut-être avait après tout une<br />

bien mince importance…<br />

Enroulée dans une serviette blanche, la<br />

tignasse recoiffée en chignon, Liette<br />

m’adresse un sourire gêné, en sortant de la<br />

salle de bains. Je me débarrasse de mon<br />

chandail pour aller me décrasser à mon<br />

tour. De retour dans la pièce, après la<br />

douche, je constate qu’elle a éteint le<br />

plafonnier et qu’elle a allumé la lampe de<br />

chevet, sur la table, entre les deux lits…<br />

Elle devait dormir à présent, elle en avait<br />

bien besoin… Je pensais juste à m’écrouler<br />

sur mon lit moi aussi, laisser l’armée des<br />

travailleurs du sommeil se mettre au<br />

boulot, qu’ils puissent faire le ménage de<br />

ma tête et de mon corps, qu’ils remplacent<br />

les cellules usées, qu’ils débranchent les<br />

circuits surchargés, qu’ils me repeignent<br />

l’intérieur en bleu ciel et qu’ils fassent aérer<br />

toute la baraque le reste de la nuit…<br />

– Léo ? murmure Liette, au moment où<br />

j’allais me glisser sous mes draps.<br />

Je me tourne vers elle…<br />

– Dors, pense à rien…, je lui dis doucement.<br />

On a eu une rude journée, mais c’est<br />

fini, maintenant…<br />

Sur la couverture, la masse noire de son<br />

sac à main et la serviette blanche roulée en<br />

boule ressemblaient à deux petites bêtes<br />

serrées l’une contre l’autre. <strong>La</strong> blancheur de<br />

cette serviette… Le filet de sang qui avait<br />

- 195 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

coulé des fesses de Liette… Les éraflures, le<br />

bâillon…<br />

– Demain, on trouve une ville avec des<br />

magasins et on achète plein de vêtements<br />

neufs ! elle dit.<br />

– Si tu veux…<br />

Avec ses menottes délicates, elle avait<br />

tiré la couverture sur son menton… Ses<br />

yeux bleus me regardaient, fatigués, timides<br />

et limpides pourtant, comme ceux d’une<br />

enfant regardant son père… Mon dieu ! Il<br />

fallait se donner du mal pour arriver à<br />

croire que cette fillette-là sortait réellement<br />

d’un bordel !<br />

– Léo ?<br />

Elle se mord la lèvre…<br />

– Je veux te demander quelque chose…<br />

Je me sentais horriblement mal à l’aise,<br />

je sais pas pourquoi… <strong>La</strong> honte me<br />

remontait à la gorge… Ma lâcheté devant<br />

les Épouvantails qui l’avaient…<br />

– Tu vas rire…, elle reprend. Mais je veux<br />

te dire que… Ben… J’ai jamais fait l’amour<br />

avec un gars de mon âge… Ou presque de<br />

mon âge… Je pense même que j’ai jamais<br />

fait l’amour de ma vie… Ils m’ont toujours…<br />

Dehors il y avait le monde, je le savais<br />

bien, le monde qui poussait de toutes ses<br />

prodigieuses forces contre la vitre de la<br />

chambre, le monde rempli d’épouvantails et<br />

de saloperies et d’amours perdues, le<br />

monde des hommes et des adultes, la<br />

formidable machine à broyer les rêves et à<br />

déchiqueter la fragile dentelle qui nous<br />

habille le cœur, et c’était trop pour moi,<br />

c’était trop !<br />

- 196 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

– J’aimerais que tu te mettes dedans<br />

moi…, elle disait à voix basse.<br />

C’était trop ! Une infinie douceur<br />

m’envahit, soudain, une douceur à me faire<br />

fondre en pleurs ! Un miel aussi léger que<br />

l’air, une tendresse comme celle dont seuls<br />

les paisibles animaux sont capables !<br />

– Juste que tu sois dedans moi comme<br />

un homme dedans une femme… Juste<br />

qu’on s’endorme comme ça, sans bouger ni<br />

rien…<br />

Tous mes muscles s’étaient relâchés.<br />

J’avais la sensation qu’elle venait d’éponger<br />

mon front avec un nuage plus pur que le<br />

pardon. Ses yeux bleus demeuraient posés<br />

sur moi, elle souriait pas, elle m’implorait<br />

surtout pas, elle quémandait rien, elle avait<br />

seulement dit les choses comme elles<br />

étaient, et ça me déchirait profondément, et<br />

ça m’apaisait profondément…<br />

Qui de nous deux avait le plus besoin de<br />

la force de l’autre pour pouvoir continuer à<br />

surnager ? Mon sexe qui s’enfonçait dans<br />

l’océan de son sexe à elle connaissait la<br />

réponse, et je la serrais dans mes bras,<br />

comme une bouée, je la serrais dans mes<br />

bras…<br />

*<br />

Un jour, mon oncle Jean-Paul, mieux<br />

connu sous le nom du Homard, a déclaré à<br />

mon père : « Avant que le Canada adopte le<br />

système métrique, je baisais comme un<br />

pied, maintenant je baise comme un<br />

maître ! »<br />

- 197 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

Tandis que je regardais Liette se<br />

pomponner devant la glace de la salle de<br />

bains, cette plate plaisanterie me revenait à<br />

l’esprit, je sais pas pourquoi. Pour me<br />

distraire un tantinet du spectacle qui<br />

s’offrait à moi ? Possible… En tout cas, je<br />

découvrais à ma compagne d’infortune une<br />

pudeur que je lui aurais jamais soupçonnée<br />

la veille, une pudeur paradoxale, parce<br />

qu’elle semblait être inversement proportionnelle<br />

au degré d’intimité de ses rapports<br />

avec les hommes. On aurait dit qu’elle était<br />

capable de se foutre joyeusement à poil<br />

devant n’importe qui, à la seule condition<br />

qu’elle connaisse pas la personne, qu’elle<br />

l’ait jamais vue et qu’elle la revoie jamais !<br />

Une manière de déformation professionnelle,<br />

l’habitude de faire la chose avec le<br />

client, je suppose ! Par contre, tout à<br />

l’heure, quand on s’était levés, elle avait fait<br />

bien attention que je la voie pas nue, elle<br />

s’était tout de suite enroulée dans la<br />

serviette qu’elle avait laissée sur son lit, la<br />

veille, ensuite elle avait enfilé rapidement le<br />

seul vêtement que les Épouvantails lui<br />

avaient pas déchiré sur le dos, son<br />

manteau. J’aime voir les femmes se<br />

bichonner, ça m’a toujours fasciné, leur<br />

attirail, les crèmes hydratantes à l’essence<br />

de pamplemousse, cette invraisemblable<br />

quincaillerie qui sert à rien, sauf à particulariser<br />

l’insaisissable féminité… Je m’étais<br />

appuyé contre le cadre de la porte de la<br />

salle de bains, et, les mains dans les<br />

poches, je la regardais se crêper le crin,<br />

s’ébouriffer savamment, se refaire les yeux<br />

et se repeindre les lèvres… Le fait que<br />

- 198 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

j’assiste à la représentation l’agaçait fortement,<br />

je m’en rendais bien compte ! Pourtant<br />

elle disait rien, elle protestait pas, par<br />

pudeur justement… Elle se contentait de<br />

me décocher de temps à autre ce petit<br />

sourire timide qui me troublait tant parce<br />

qu’il ressemblait si peu à ce que je<br />

connaissais d’elle… J’étais pas encore<br />

revenu de la façon qu’elle m’avait demandé,<br />

la veille, de lui faire l’amour sans vraiment<br />

lui faire l’amour. Elle m’avait ouvert son<br />

sexe pour chasser le souvenir du viol,<br />

l’empêcher de cristalliser en elle et de rester<br />

gravé dans sa chair. Elle avait refusé de<br />

laisser l’horreur s’inscrire en elle, comme<br />

un naufragé qu’on vient de repêcher d’une<br />

mer démontée se rejetterait aussitôt à l’eau<br />

pour prouver qu’il est le plus fort. Jamais<br />

cette fille-là capitulerait devant qui que ce<br />

soit, rien jamais pourrait venir à bout de sa<br />

rage de vivre, je l’avais compris, et je m’étais<br />

senti grandi de la savoir si forte. Si elle<br />

avait été capable de m’étreindre au creux de<br />

ses bras et de me prendre en elle après ce<br />

que les trois brutaux dégoûtants lui avaient<br />

fait subir, alors moi j’avais pas le droit<br />

d’être le pauvre minable crétin faiblard que<br />

j’étais !<br />

Je la regardais se maquiller en pensant à<br />

tout ça, ému par cette touchante légèreté,<br />

cette frivolité de la beauté féminine, ce fin<br />

voile de gaze tendu sur le bloc de granit…<br />

– On va bouffer ? elle dit en fourrant<br />

pêle-mêle ses tubes et ses pinceaux et ses<br />

petits pots au fond de son sac à main.<br />

– Je suis pas pressé…, je lui dis.<br />

- 199 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

En se collant contre moi, elle effleure<br />

mon cou de ses lèvres dodues…<br />

– Ben moi j’ai faim ! elle dit. T’as pas hâte<br />

qu’on soye en Floride ? T’as-tu déjà vu la<br />

mer ?<br />

– Non…<br />

– Moi non plus ! Mais ce soir on sera à<br />

Daytona, par exemple !<br />

Elle me pousse dans le corridor de<br />

l’hôtel…<br />

– Liette…, je lui dis en posant mes mains<br />

sur ses hanches.<br />

<strong>La</strong> vague de tendresse roulait encore en<br />

moi. J’avais l’impression qu’on abandonnait<br />

un précieux trésor dans la chambre qu’on<br />

venait de quitter, un trésor qui appartiendrait<br />

pour toujours à cette chambre-là,<br />

un trésor qui nous appartenait déjà plus !<br />

Liette me regarde un instant dans le<br />

blanc des yeux, avec une espèce de bonté<br />

maternelle…<br />

– Non…, elle réplique doucement. Je<br />

veux pas parler de ce qui s’est passé hier…<br />

– Tu veux dire… ?<br />

– Je veux dire hier et la nuit dernière…<br />

Elle avait deviné je sais pas le diable<br />

comment !<br />

– Qui qui te parle d’hier ? je me raidis. Je<br />

voulais juste que tu saches que j’ai pas un<br />

rond ! C’est Réal qui était le grand argentier<br />

de notre bande à nous deux ! Mais je vas te<br />

rembourser, je te le promets !<br />

– Me rembourser quoi ?<br />

– <strong>La</strong> chambre, la bouffe ! Tout !<br />

– Ah, come on, man !<br />

– Non, sérieux ! j’insiste.<br />

– J’ai douze mille, je te l’ai dit !<br />

- 200 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

– T’en as pas à gaspiller ! Oublie pas qu’il<br />

t’a coûté assez cher, ton fric !<br />

– On mange et après on va s’acheter du<br />

linge ! elle tranche. Il doit bien y avoir une<br />

ville quelque part pas loin ! Faut qu’on soit<br />

beaux comme des dieux pour quand qu’on<br />

va voir la mer ! On va s’habiller genre<br />

« Miami Vice » ! On va même se prendre trois<br />

quatre bouteilles de champagne pour célébrer<br />

l’événement ! Hein ? Qu’est-ce que t’en<br />

dis ?<br />

J’en disais que je m’en branlais de ses<br />

projets ! D’autres réflexions me requéraient<br />

! Je me remettais à penser à Ornella,<br />

au Turc… Merde ! J’avais été infidèle !<br />

J’avais perdu la boule ! Pas le choix ! Les<br />

événements, le cours des choses ! <strong>La</strong> gaffe<br />

était arrivée malgré moi ! Le libre arbitre,<br />

oui, bon, bravo ! Mais il y a les circonstances<br />

aussi dans la vie ! Enfin, la nuit<br />

m’avait redonné le courage de continuer,<br />

c’était l’essentiel ! Je m’étais rechargé la<br />

batterie, je l’avais fait pour Ornella, en<br />

réalité ! Par les ondes télépathiques, elle<br />

avait probablement compris ! Elle m’avait<br />

sûrement pardonné ! Je me détournais pas<br />

du But, même si Liette… Eh bien… Oui, je<br />

l’avoue, elle avait touché en moi je sais pas<br />

quelle fibre sensible par trop vulnérable, je<br />

pouvais pas me l’expliquer… Même aujourd’hui,<br />

en dépit de ma colossale expérience<br />

de la vie, j’arrive pas encore très bien à<br />

débrouiller ce trouble, cette défaillance…<br />

Cette vulnérabilité entre mille autres de<br />

l’affectivité…<br />

Bref ! On était rendus à la réception !<br />

Liette remet la clé au yoyo de service, un<br />

- 201 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

dadais d’Américain bas de gamme affligé<br />

d’épaisses lunettes et de longues dents, la<br />

face tapissée de boutons pétants de santé…<br />

– Y a un restaurant dans le motel ? elle<br />

l’apostrophe.<br />

– Y en a un, mais Howard Johnson c’est<br />

de la merde, je vous préviens…, répond<br />

l’autre.<br />

– On veut juste des œufs et des toasts et<br />

du café !<br />

– Allez plutôt en face, chez Harvey’s !<br />

C’est aussi merdique, mais au moins ça vous<br />

coûtera pas un bras pis une gosse !<br />

Sans le moindre remords, on abandonne<br />

le pesteux à lui-même… Dehors, le soleil<br />

était doux, le ciel impeccable. Une belle<br />

matinée, un de ces chèques en blanc dont<br />

la vie vous fait cadeau de temps en temps !<br />

Liette se dirige immédiatement vers la<br />

camionnette…<br />

– Eh ! je lui crie. Pourquoi on traverse<br />

pas à pied ? T’as pas envie de prendre un<br />

petit bol d’air avant de déjeuner ?<br />

– Je vas aller mettre du pétrole ! elle dit.<br />

Je te rejoins dans deux minutes !<br />

L’idée me vient brusquement qu’elle allait<br />

se sauver, qu’elle disparaîtrait avec la<br />

camionnette, que je la reverrais plus<br />

jamais ! Elle ouvrait la portière de l’engin…<br />

Au moment où j’allais bondir pour la<br />

rattraper, j’aperçois un flic moustachu<br />

carrure athlète qui descendait d’une<br />

bagnole garée à proximité…<br />

– Excuse me ! il jappe en s’avançant à<br />

grandes enjambées vers la camionnette.<br />

Liette se retourne, elle repère l’animal…<br />

Elle a tout de suite un mouvement de recul,<br />

- 202 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

du genre qu’elle avait eu quand elle nous<br />

avait ouvert la porte, chez Dixie Angora, et<br />

qu’elle avait vu la casquette de Réal… Un<br />

deuxième flic contournait lentement la<br />

voiture de police, les yeux braqués sur<br />

moi… Liette hésitait, je savais qu’elle<br />

hésitait. Je voyais qu’elle réfléchissait à<br />

toute pompe, qu’elle calculait ses chances<br />

de prendre le large avant que le moustachu<br />

carré ait le temps de réagir !<br />

Shit, le deuxième flic lâchait pas la<br />

crosse de son revolver, lui !<br />

– Excuse me, miss !<br />

<strong>La</strong> physionomie de Liette avait changé en<br />

même pas un quart de seconde ! Jamais<br />

j’avais vu une femme chasser aussi vite<br />

l’appréhension de son visage en se recomposant<br />

en même temps un air d’aussi<br />

parfaite innocence angélique !<br />

– Excusez-moi ! C’est à vous, cette camionnette-là<br />

? le policier l’interroge.<br />

Je traduis, naturellement !<br />

Liette fait oui en entreprenant sur-lechamp<br />

de l’entortiller dans son plus fripon<br />

sourire !<br />

– Vous avez deux minutes ?<br />

– Sûr ! elle dit. Qu’est-ce qu’il y a ? On a<br />

pas le droit de stationner ici, ou quoi ?<br />

Discrètement, le flic à moustache s’assure<br />

que son collègue est pas très loin<br />

derrière et qu’il m’a bien à l’œil…<br />

– Non, il dit, les clients peuvent stationner,<br />

le parking est là pour ça. Je peux voir<br />

votre permis de conduire, mademoiselle ?<br />

– Pourquoi ? Qu’est-ce que j’ai fait ?<br />

L’autre flic me demande, en désignant<br />

Liette d’un geste du menton :<br />

- 203 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

– Vous êtes ensemble ?<br />

– Oui…<br />

On était à présent tous les quatre près de<br />

la camionnette cabossée couleur caca<br />

d’oie… Une brise caressante me jouait sur<br />

la nuque, l’air sentait presque le<br />

printemps…<br />

– Je suppose que vous êtes au courant<br />

qu’il est interdit de circuler sans<br />

immatriculation ? dit la Moustache.<br />

– Sans immatriculation ? ! Liette interloque.<br />

– Vous avez un permis de conduire ?<br />

Il revenait à la charge ! Il avait pas l’air<br />

très futé, mais c’est ceux-là qui sont les<br />

plus pires inflexibles coriaces butés !<br />

– Vous êtes si pressé que ça ? Liette<br />

minaude, coquine.<br />

Elle braquait vers lui tout l’arsenal de<br />

son charme, tellement qu’il était pas très<br />

difficile de comprendre qu’elle en avait pas,<br />

de permis !<br />

– Pourquoi ? le flic lui demande.<br />

– Ben… Je l’ai laissé là, dans ma chambre…<br />

– Votre permis, vous voulez dire ?<br />

– Oui. Vous voulez venir voir avec moi ?<br />

Elle se dandine, sourit, s’humecte la<br />

babine… <strong>La</strong> catin ! Elle l’appâtait gros<br />

comme le bras ! Le Moustache bronchait<br />

pas… Il disait pas oui, il disait pas non non<br />

plus ! Dans ses yeux clairs d’Américain,<br />

une petite flamme avait dansé, comme on<br />

dit dans les romans… Liette jouait quitte ou<br />

double, le gars supputait tranquille-ment,<br />

lui… Il essayait de deviner si elle le bluffait<br />

ou quoi…<br />

- 204 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

– Allez ! On les embarque ! le deuxième se<br />

décide.<br />

– Mais je vous dis que mon permis est<br />

dans ma chambre ! Liette proteste.<br />

– Tu raconteras ça au Père Noël, ma<br />

belle ! il ricane en lui empoignant le bras.<br />

Sur ce, ils nous entraînent vers leur<br />

voiture ! Je me retourne… Je voulais en<br />

avoir le cœur net… Effectivement, il y avait<br />

pas de plaque sur la camionnette ! Tabarnak<br />

! Le monde nous fendait bel et bien<br />

sous les pieds, ce coup-là !<br />

– T’en as un permis, oui ou non ? je<br />

demande à Liette, tandis que la bagnole<br />

ébranle.<br />

Elle répond rien ! Elle avouait tout, oui !<br />

Restait plus rien qu’à espérer l’impossible<br />

miracle pour nous sortir du pétrin ! Pour le<br />

moment, l’auto roulait en douceur, le plat<br />

paysage d’arbres dénudés défilait dans la si<br />

tendre lumière de la matinée… Quelques<br />

minutes plus tard, on arrive quelque part,<br />

un négligeable bourg nommé « Banal »,<br />

peut-être… Au poste de police, les deux<br />

agents nous fourrent dans un bureau, puis<br />

ils disparaissent. Ah, le sort, christ! Se<br />

faire foutre en prison parce qu’on vient<br />

d’être victime d’une agression, d’un viol !<br />

S’ils nous avaient vus, les Épouvantails s’en<br />

seraient pissés de rire du bon tour qu’ils<br />

nous avaient joué !<br />

– Qu’est-ce que tu fais ? ! je dis à Liette.<br />

Elle essayait d’ouvrir la fenêtre !<br />

– Faut qu’on s’évade ! elle chuchote.<br />

– T’es pas malade, non ? !<br />

– Viens m’aider au lieu de chialer !<br />

– Reste donc tranquille, crétine !<br />

- 205 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

– Ah, fais ce que tu veux ! elle s’impatiente.<br />

En tout cas, moi ils m’auront pas !<br />

– Ils t’auront pas vivante, tu veux dire ! !<br />

<strong>La</strong> porte s’ouvre… Liette se précipite sur<br />

une chaise ! Je m’attendais à ce qu’elle la<br />

balance à travers la vitre, mais non ! Elle<br />

s’assoit, semblant de rien…<br />

Le Moustache pénètre.<br />

– Bon ! il dit en s’installant derrière le<br />

bureau encombré de paperasse.<br />

Il nous regarde pas méchamment, il<br />

prend tout son temps… On l’impressionnait<br />

pas ! Il en avait vu d’autres !<br />

– Je peux avoir vos noms, s’il vous plaît ?<br />

il dit.<br />

– Léo Lebrun…<br />

– Liette Lukosevicius !<br />

– Minute ! Minute ! Vous pouvez m’épeler<br />

ça ?<br />

Il se met à écrire, laborieux, appliqué…<br />

Le bout de la langue lui sortait de plus en<br />

plus long, au coin des lèvres, au fur et à<br />

mesure qu’on épelait… Je me demandais<br />

moi où Liette était allée pêcher ce L-u-k-os-e-v-i-c-i-u-s…<br />

– Et de quel endroit êtes-vous ?<br />

– Du Canada ! Montréal, Canada ! je dis.<br />

– Ottawa…, dit Liette.<br />

– Des amis du Canada ! Comment va<br />

monsieur Mulroney ?<br />

– Très bien ! Très bien ! dit Liette. <strong>La</strong> GRC<br />

le poursuit pour fraude ! Il vous envoie ses<br />

salutations !<br />

– Ah, bon !<br />

- 206 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

Il était content ! L’amitié entre les<br />

peuples ! Quelles réjouissances !<br />

– J’ai un cousin qui habite au Canada ! À<br />

Moose Jaw ! il proclame.<br />

– Pas possible ! Liette s’écrie. C’est à côté<br />

de chez nous !<br />

– Vous avez un drôle d’accent… Vous êtes<br />

d’origine ukrainienne ?<br />

– Mon père est lapon !<br />

– Ah, bon !<br />

– En fait, on est francophones ! je précise.<br />

– Ah, francophones, oui ! Bonne-jour !<br />

Kamment thalleyvou !<br />

Il esclaffe ! Vraiment fier de nous étaler<br />

son immense culture !<br />

– Donc le véhicule avait pas de plaques<br />

d’immatriculation…, il marmonne en se<br />

remettant à gribouiller. Puis : Vous avez<br />

des papiers ? Des pièces d’identité ?<br />

Liette et moi on fait non de la tête…<br />

– Pas de pièces d’identité… C’est embêtant,<br />

ça… Je peux savoir lequel de vous deux<br />

est le propriétaire de la camionnette ?<br />

– Elle est à moi, dit Liette.<br />

– À nous deux ! je dis.<br />

– Et qui la conduit habituellement ?<br />

– Moi, dit Liette.<br />

– Nous deux ! je dis.<br />

– Si j’ai bien compris, vous avez pas de<br />

permis de conduire, n’est-ce pas ? il reprend<br />

en continuant à griffonner.<br />

Liette soupire et détourne le regard vers<br />

la fenêtre…<br />

– Donc pas de permis de conduire… Votre<br />

âge, s’il vous plaît ?<br />

– Vingt ans ! dit Liette.<br />

– Vingt-sept ! je dis.<br />

- 207 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

Le flic me plante un regard amusé dans<br />

le blanc des yeux…<br />

– S’il vous plaît, jeune homme ! il susurre.<br />

– Euh… Dix-sept… Dix-sept ans…<br />

– Mademoiselle ?<br />

– Même chose ! Dix-sept ! Dix-huit, en<br />

fait !<br />

– Donc… mineurs… tous… les deux…<br />

Christ ! Plus il écrivait, plus le désespoir<br />

me gagnait !<br />

– Vous avez des papiers qui prouvent que<br />

la camionnette vous appartient ?… Non ?…<br />

Mais le véhicule est bien à vous, n’est-ce<br />

pas ?<br />

– Oui, oui ! dit Liette.<br />

– Donc… un véhicule volé…, il murmure.<br />

Pourriez-vous me laisser voir votre sac à<br />

main, mademoiselle Lukosevicius ?<br />

– Pourquoi ? elle se fâche. On a rien fait<br />

de mal ! On est en vacances ! On voyage ! Je<br />

veux voir un avocat, moi, à part ça ! On est<br />

des citoyens étrangers ! Vous avez pas le<br />

droit !<br />

– Je peux voir votre sac, s’il vous plaît ? il<br />

insiste doucement.<br />

Elle lui lance le sac par-dessus le<br />

bureau ! Le Moustachu se met à farfouiller,<br />

les mains enfoncées jusqu’aux coudes, en<br />

arquant haut le sourcil… Il sort aussitôt la<br />

bouteille de vodka vide, qu’il pose devant lui<br />

avec un air satisfait…<br />

– Vous ignoriez que la Loi permet pas aux<br />

mineurs de consommer de l’alcool dans les<br />

États-Unis d’Amérique ? il dit.<br />

– Peux te la mettre dans le cul, ta Loi,<br />

Chose…, marmonne Liette.<br />

- 208 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

– Consommation… illégale… d’alcool…,<br />

dit le flic, toujours écrivant.<br />

Il continue à sonder le sac…<br />

– Tiens, tiens !<br />

Il décapsule un tube de pilules, en fait<br />

rouler quelques-unes au creux de sa<br />

main…<br />

– Qu’est-ce que c’est ? il demande.<br />

– Vous le voyez pas, non ? dit Liette. C’est<br />

des médicaments !<br />

– Quel genre de médicaments ?<br />

– Des pilules pour… Pour le foie !<br />

– Je vois pourtant pas d’étiquettes sur<br />

ce… sur ces…<br />

Il extirpe trois quatre autres tubes de<br />

plastique qu’il range sur le bureau, à côté<br />

de la maudite bouteille !<br />

– Toutes ces pilules-là sont pour le foie ?<br />

Les rouges, les vertes, les bleues ?<br />

– Life is hard and then you die…, soupire<br />

Liette.<br />

– Pardon ?<br />

– Je dis qu’il y en a qui sont pour le foie,<br />

d’autres pour la circulation !<br />

– <strong>La</strong> circulation ?<br />

– Le sang ! Dans la tête ! J’ai mal à la<br />

tête, tu comprends-tu ça, piton ? !<br />

– Est-ce que vous avez des ordonnances<br />

pour toutes ces drogues ? Je veux dire, pour<br />

tous ces « médicaments » ?<br />

– Je les ai perdues !<br />

– Avec votre permis de conduire et vos<br />

plaques et… Mais… Jésus !<br />

Il venait de tomber sur la galette ! Une<br />

enveloppe brune, épaisse, épaisse sans bon<br />

sens ! Centaines, milliers de dollars ! Le fric<br />

à Dixie Angora ! Une fortune ! Tabarnak !<br />

- 209 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

Cette fois on était faits à l’os !<br />

Moustache palpait les liasses, les coudes<br />

appuyés sur le bureau, l’œil rêveur…<br />

– Dire qu’il y a du monde qui se demande<br />

pourquoi on vit…, il murmure.<br />

Sans lâcher les billets, il se renverse<br />

dans sa chaise en nous dévisageant<br />

calmement l’un et l’autre. Il rayonnait de<br />

joie, le salaud !<br />

– Étrangers, mineurs, possiblement fugueurs,<br />

pas de papiers, pas de permis de<br />

conduire, un véhicule probablement volé, pas<br />

de plaques, de l’alcool, des drogues, et tout<br />

cet argent…, il dit. Décidément…<br />

– Écoutez ! j’explose. C’est un malentendu<br />

! On a pas volé la camionnette ! On a été<br />

attaqués !<br />

– Vraiment ?<br />

– Oui ! On est pas des fugueurs à part ça !<br />

On s’en allait en Floride avec notre ami Réal<br />

Giguère qui s’est tiré une balle dans la tête<br />

parce qu’il en pouvait plus d’être dans la<br />

police ! Une bande de campagnards armés<br />

nous ont volé notre auto et nos papiers ! Ils<br />

nous ont brutalisés ! Ils ont violé Liette<br />

Lukosevicius ! Hier ! <strong>La</strong> nuit dernière ! On<br />

s’est sauvés avec leur camionnette pour pas<br />

qu’ils nous assassinent !<br />

Le flic Moustache éclate de rire !<br />

– Vous me croyez pas ? je gueule. Ben<br />

regardez Liette ! Elle est tout éraflée à cause<br />

qu’ils l’ont ligotée ! Elle a plus de vêtements !<br />

Vous le voyez pas, non ? Liette, montre-lui<br />

tes blessures !<br />

– Oui, montrez-moi donc vos blessures,<br />

mademoiselle ! il dit, très intéressé.<br />

Liette se lève à contrecœur et se met à<br />

- 210 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

déboutonner son manteau…<br />

– Regarde pas, toi ! elle me dit.<br />

Je ferme les yeux pendant que le<br />

représentant de la loi constate…<br />

– Rien me prouve que ces éraflures-là ont<br />

été faites par une corde, il conclut. Enfin, si<br />

vous tenez à ce que j’enregistre cette version<br />

des…<br />

– Absolument ! je dis. C’est pas une<br />

version, c’est les faits !<br />

– Bon, admettons ! Ça expliquerait que<br />

vous soyez en possession d’un véhicule qui<br />

vous appartient pas et que vous ayez ni<br />

pièces d’identité ni permis de conduire. Mais<br />

l’alcool ? Et les drogues ?<br />

– On connaît pas les lois des États-Unis,<br />

nous autres ! Vous pouvez pas nous accuser<br />

pour des infractions qu’on savait même pas<br />

que c’en était ! Au Canada on peut faire<br />

n’importe quoi ! On a pas pensé que les<br />

mœurs pouvaient être différents dans votre<br />

pays !<br />

– Et l’argent ? il dit.<br />

– On voyage pas sans argent ! C’est normal,<br />

non ?<br />

– Vous vous rendiez en Floride ?<br />

– Exactement !<br />

– Et vous aviez l’intention d’y séjourner<br />

longtemps ?<br />

– Un mois ! Au moins un mois ! À trois, ça<br />

revient assez cher ! Surtout quand on aime<br />

encourager l’économie locale ! Vous nous<br />

connaissez, nous autres Canadiens ! Nous<br />

aimons encourager tout ! Tout !<br />

Il réfléchit un instant, puis :<br />

– Vous m’avez dit qu’une autre personne<br />

vous accompagnait ?<br />

- 211 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

– Oui ! Réal ! Un ami ! Le frère de ma<br />

blonde ! De ma femme ! Mon beau-frère !<br />

Agent de police ! Comme vous ! Comme<br />

vous ! !<br />

– Et qu’est-ce qui lui est arrivé ?<br />

– Oh, rien de bien grave ! Il a eu envie de<br />

se suicider, on sait pas pourquoi! Un des<br />

hommes qui nous ont attaqués est parti avec<br />

son auto ! Il disait qu’il allait le conduire à<br />

l’hôpital !<br />

– Où est-ce que ces événements se sont<br />

déroulés ? il demande.<br />

– On sait pas ! On était perdus ! Au nord !<br />

Dans des montagnes ! Quelque part ! En<br />

Pennsylvanie, je pense ! On a roulé pendant<br />

des heures après qu’on s’est sauvés !<br />

Le flic se masse les tempes du bout des<br />

doigts…<br />

– <strong>La</strong> vie est un phénomène complexe…, il<br />

décrète.<br />

– Bon ! On peut s’en aller maintenant ?<br />

lance Liette en se levant.<br />

– Pas si vite ! Jusqu’à preuve du contraire,<br />

vous êtes suspects d’au moins une dizaine<br />

de délits graves ! Puisque vous êtes mineurs<br />

tous les deux, je dois d’abord communiquer<br />

avec vos parents !<br />

– Pas de problème ! je dis. L’indicatif<br />

régional est le 514, le numéro 669-2152 !<br />

– Mademoiselle ?<br />

– 598-4421. C’est à Ottawa. 613, l’indicatif…<br />

Vous demandez monsieur Bowes.<br />

David Bowes…<br />

– Bowes ? C’est… ?<br />

– Je suis orpheline ! David est mon<br />

tuteur !<br />

Tuteur ! Gouah ! « Suggar daddy », oui !<br />

- 212 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

Un client parmi la horde des autres !<br />

– OK, mes petits amis ! dit la Moustache.<br />

On va vous héberger, le temps de vérifier vos<br />

déclarations !<br />

J’avais même pas envie de lui souhaiter<br />

bonne chance…<br />

*<br />

Combien il y a d’individus en prison sur<br />

terre ? Combien sont coupables, réellement<br />

coupables ? Moines noirs des geôles voués<br />

au culte de l’À-l’Envers… Politiques, incompétents<br />

à vivre, pauvres ! Valjean affamés,<br />

voleurs de pain ! Psychopathes ! Casseurs<br />

de carreaux, de cailloux ! Fins finauds,<br />

cuisses légères, révoltés ! Fragiles cervelles,<br />

enfants de la haine, déviants toutes sortes !<br />

Pervers, illuminés ! Sombres brutes, chercheurs<br />

de Graal fourvoyés ! Barabbas mêlés<br />

de Jésus ! L’Ordre des Qui Trop Étreint Mal<br />

Embrasse !<br />

Voilà que j’en étais là moi aussi, malgré<br />

moi ! Innocent de tout, pourtant ! Preux<br />

Perceval parti pour Victoriaville deux trois<br />

jours plus tôt ! Animé rien que de bonnes<br />

intentions ! Buté dans les dragons, hydres<br />

hideux, Cie, tout bout de champ ! Enfin…<br />

Ils avaient installé Liette dans un autre<br />

appartement, j’ignorais où. Ma cage à moi<br />

était au sous-sol, à l’image de mon moral,<br />

en somme ! Dans la cellule où ils m’avaient<br />

fourré, un frère de misère roulé en boule<br />

ronflait sur une couchette… J’aurais<br />

préféré être seul pour une fois ! Je<br />

commençais à en avoir ma claque des<br />

- 213 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

crapules et autres criminels ! L’Engeance<br />

Inc. du christ !<br />

Qu’est-ce qui m’attendait maintenant<br />

que la flicaille allait prévenir mes parents ?<br />

Ou bien ils me foutaient en prison ici, ou<br />

bien j’étais mûr pour la maison de redressement<br />

retour à <strong>La</strong>val ! L’un et l’autre<br />

étaient pires ! Je pouvais dire adieu à<br />

Ornella définitivement, pas d’erreur !<br />

Adieu ! Adieu, amour ! Couvées, idéal !<br />

Vaches !<br />

Écroulé dans l’humiliation, je dévidais<br />

comme ça l’écheveau du désespoir… <strong>La</strong><br />

cellule avait pas de fenêtre, c’est dire un<br />

peu dans quelle profondeur abyssale<br />

d’incarcération j’étais chu… Et je parle pas<br />

de la lumière ! Les néons ! L’impitoyable<br />

évidence ! Tout gommé dans le même plan,<br />

sans possibilité aucune d’échappement !<br />

L’autre larron qui me tournait le dos<br />

baragouinait dans son sommeil… Il se<br />

réveille en sursaut, tout à coup ! Un<br />

hoquet !<br />

– Ah non, ah non, ah non, ah non, ah<br />

non non non !<br />

Il essaye de se lever ! Le tronc raide comme<br />

une barre ! Paralysé du haut ! Il savait<br />

pas sur quoi prendre appui ! Le mur ? Le<br />

lit ? L’air ! Ou son ombre ! Il se donne un<br />

sérieux élan, en se lançant les bras en<br />

arrière, pour rouler sur lui-même ! Il<br />

s’arrête juste à temps, au bord du lit ! Ses<br />

bras débiles battant l’air ! En soufflant, il se<br />

laisse tomber les jambes hors la couche !<br />

Zlouc ! L’effet de levier te redresse le reste et<br />

te l’assoit bien droit, tout étonné ! Il regarde<br />

partout sans rien voir, mâchouille,<br />

- 214 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

marmonne, bredouille… Et puis il se lève,<br />

marionnette, soulevé par des ficelles<br />

invisibles ! Bringuebale jusque dans un<br />

coin, se met à pisser sur le plancher pas<br />

plus gêné !<br />

Il se retourne, il sursaute ! Les pieds au<br />

milieu de la flaque, il recule d’un pas en<br />

portant à ses lèvres le bout de ses doigts !<br />

– Oh ! il dit. I’m sorry ! I didn’t know… I<br />

thought I was… Well…<br />

Je le scrutais de toutes mes forces le<br />

malpropre ! Je l’avais déjà aperçu quelque<br />

part, cet oiseau-là, j’en aurais mis ma tête<br />

sur le billot ! Il était pas jeune… Cinquantecinq,<br />

soixante ans, environ… Le front<br />

dégarni, le cheveu long… Un visage barbouillé<br />

de rides… Il portait une veste de<br />

laine grise, style pépère assis dans sa pipe<br />

au coin du feu… Il ressemblait énormément<br />

à Einstein, la moustache en moins, mais<br />

c’était pas lui, ça se pouvait pas !<br />

– Vous parlez français ? ! je lui dis.<br />

Il cligne, branle du squelette sous sa<br />

graisse, tremblote, comme surpris en<br />

flagrant délit !<br />

–- Mais oui ! il dit, méfiant. Mais oui,<br />

mais oui, mais oui ! Aurais-je l’honneur ?<br />

Compatriote ? Canadien français ? Hein ?<br />

Somme toute ?<br />

Il me tend la main en se cabrant en<br />

même temps dans un mouvement de recul !<br />

– Eh bien, eh bien ! il reprend en laissant<br />

retomber sa main. Belle journée, n’est-ce<br />

pas ! Quel bon vent ! Quel vent ? Vous<br />

amène !<br />

Il osait pas sortir de la flaque puante !<br />

Pour essayer que je la vois pas, il avait rien<br />

- 215 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

découvert de plus intelligent que de rester<br />

planté dedans !<br />

– Ils vous ont arrêté vous aussi, hein ? il<br />

dit. Moi aussi, ils m’ont arrêté ! En somme,<br />

vous et moi, ils nous ont tous les deux bel<br />

et bien arrêtés, on dirait ! Hein !<br />

– On dirait bien, oui…<br />

– Qu’est-ce que vous avez fait contre la<br />

loi, vous ? Hein ? Vous ! Dites-moi !<br />

Je l’observais… Grand, gros… Enfant !<br />

Attardé ? On aurait dit qu’il portait un<br />

corset qui lui tenait le tronc extrêmement<br />

raide. Curieux… Alors on était compatriotes<br />

? Il l’avait dit ! Je me sentais pas pour<br />

autant très enclin à lui ouvrir mon cœur !<br />

Au contraire !<br />

– Malheur, je m’en rappelle plus ! il déclare<br />

tristement. Je veux dire, pourquoi moi<br />

ils m’ont arrêté !<br />

Il glousse, rigole !<br />

– Bah, l’important est ailleurs, vous pensez<br />

pas ? Qu’est-ce que vous fabriquez dans<br />

la vie, mon ami ? Oui, vous ! Hein ?<br />

– Moi ? Rien !<br />

– Allons ! Tous les condamnés disent<br />

qu’ils ont rien fait ! Bref ! Je me présente !<br />

Cette fois, en me tendant de nouveau la<br />

main, il s’avance vers moi… Mais il s’assoit<br />

sur sa couchette sans me l’avoir serrée !<br />

– Je crois que j’ai fait du dégât…, il murmure,<br />

piteux. M’en voulez pas ! Je suis<br />

Alzheimer !<br />

– Enchanté ! je dis.<br />

Il fronce, me regarde, intense…<br />

– Non, je suis Valleyfield ! il reprend.<br />

Tabarnak ! Rien à comprendre quoi du<br />

pour au tordu !<br />

- 216 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

– Je vous suis pas très bien…, je lui dis.<br />

– Eh bien ! Eh bien ! Prenons les choses<br />

une par une ! N’est-ce pas !<br />

Il penche la tête et se met à contempler<br />

consciencieusement ses vieilles bottines<br />

défoncées… Il m’oubliait ! Il s’absentait ! Il<br />

reste comme ça prostré une ou deux minutes…<br />

Mon dieu ! Il était vraiment pitoyable,<br />

le pauvre déglingué !<br />

– Moi je m’appelle Léo ! je lui dis en<br />

haussant la voix pour le secouer.<br />

– Tout le monde m’a toujours appelé<br />

Valleyfield…, il fait au bout d’un temps.<br />

Vous pouvez m’appeler Valleyfield si vous le<br />

voulez, vous savez ! Je viens de Valleyfield !<br />

Vous connaissez ? Valleyfield ? Pas moi ! <strong>La</strong><br />

ville ! Rrr, rrr !<br />

Ah ! Il retrouvait sa bonne humeur !<br />

– En vérité, je m’appelle Hubert ! il précise.<br />

Hubert Hébert ! De Valleyfield ! Rrr, rrr,<br />

rrr !<br />

– OK, ça va ! On a compris !<br />

– Vous fâchez pas, mon jeune ami ! Je<br />

suis malade, je vous l’ai dit ! Vous connaissez<br />

Alzheimer ?<br />

– <strong>La</strong> ville ?<br />

Le vieux se bidonne… Rrr, rrr !<br />

– Alzheimer est un neurologue allemand<br />

de 1906 ! il dit. On est trois cent mille dans<br />

la province de Québec ! Ou dans tout le<br />

Canada ?<br />

– <strong>La</strong> terre de nos aïeux ?<br />

– Oui ! Exact ! Enfin, c’est la raison pour<br />

laquelle parfois je m’échappe… Euh… Ainsi,<br />

là, par exemple, tout à l’heure… J’oublie<br />

des choses… Voyez-vous, l’Alzheimer est<br />

une maladie dégénératrice du cerveau ! Une<br />

- 217 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

véritable maladie, hein ! Dégénérative !<br />

Vous pouvez me croire !<br />

– Ah bon !<br />

Je comprenais toujours rien, mais je lui<br />

accordais mon entière confiance ! Des tas<br />

de snobs prétendent aimer « Godard », se<br />

posent pas plus de questions ! Pour le<br />

moment, ma principale préoccupation était<br />

d’essayer de me rappeler dans quelle vie<br />

antérieure on s’était rencontrés…<br />

– Vous venez de Valleyfield, comme ça ?<br />

je lui demande. Vous êtes parti il y a<br />

longtemps ?<br />

– Oh, des années !<br />

– Vous voulez dire que vous habitez par<br />

ici ?<br />

– Pardon ?<br />

– Vous vivez plus au Québec ? je crie.<br />

– Ça dépend ! En fait beaucoup moins<br />

qu’avant ! Le cerveau est une drôle de machine,<br />

vous savez ! Pourquoi on pense ?<br />

Pourquoi la pensée se démanche un jour ?<br />

Hein ? Mystère ! Boule de gomme ! Il y a des<br />

milliards de données enfermées dans une<br />

tête ! Un géant dictionnaire ! Une encyclopédie<br />

! Cyclopéenne ! Tout parfaitement<br />

rangé en ordre ! On sait que les quatre<br />

équations de Maxwell rendaient compte à<br />

l’époque de tous les phénomènes électriques<br />

connus, que les ris de veau à la sauce<br />

dite « financière » sont sublimes accompagnés<br />

d’un Flagey-Echezeaux ! On sait que<br />

Bergson a écrit sur le rire et Vladimir<br />

Jankélévitch sur l’esthétique musicale, et<br />

que la capture d’un muon par un noyau<br />

atomique permet de déterminer sa forme !<br />

- 218 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

<strong>La</strong> forme du noyau, je veux dire ! Rrr, rrr !<br />

Cependant on sait rien au fond !<br />

– C’est ce que je me disais, justement !<br />

– Pascal peut aller foutre, hein ! Le<br />

roseau pesant ! Pardon ! Pensant ! « Roseau<br />

pensant » ! Qui se pense lui-même ! Plus<br />

fort que l’Univers qui l’écrase ! Prrttt ! Le<br />

cerveau vous pisse dans les mains un jour,<br />

on sait pas pourquoi ! Alzheimer lui non<br />

plus le savait pas ! En 1906 ! Alois, il<br />

s’appelait… Alois Alzheimer… Vous voyez<br />

bien que j’ai pas perdu toute ma tête !<br />

– Absolument ! je l’approuve.<br />

– Alors les voyages, forcément… Hein !<br />

De moins en moins ! Mon état me complique<br />

terriblement la vie… Bravo la tête<br />

comme une titanesque bibliothèque, mais<br />

faut savoir lire, n’est-ce pas ! Enfin, métaphoriquement<br />

parlant ! Vous me comprenez<br />

!<br />

– Je ne fais que ça !<br />

– Bien ! Bien ! Hein ! Bien ! Rrr !<br />

Hubert Hébert alias Valleyfield… Un<br />

autre zazou ! Décidément !<br />

– Ils vous ont pas dit pourquoi ils m’ont<br />

enfermé ici, par hasard ? il m’interroge.<br />

– Non, je regrette ! Mais dites-moi, vous<br />

savez où on est, vous ?<br />

– Ah, bien sûr ! Bien sûr ! Nous sommes<br />

en Virginie, mon cher ! Pas très loin de…<br />

Quel est le nom, déjà ?… Pas loin de…<br />

Enfin, si ma mémoire ne me trahit pas,<br />

nous nous trouvons en ce moment dans la<br />

sympathique petite ville de Fredericksburg !<br />

Pas très loin de… Attendez, le nom<br />

m’échappe… Une ville plate, les usines de<br />

cigarettes… Plate ! Je veux dire : sans<br />

- 219 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

relief ! À partir d’ici et jusqu’en Floride,<br />

toute la côte est d’ailleurs ainsi faite ! Hein !<br />

Je veux dire : plate ! Somme toute, sans<br />

relief ! Ha !<br />

Il se ronge les ongles en me regardant<br />

par en-dessous…<br />

– Vous connaissez Arlequin, vous ? il me<br />

demande soudain. Hein ?<br />

– Arlequin ?<br />

– Dans la comédie italienne, il y a longtemps,<br />

Arlequin était un personnage<br />

bouffon portant sabre de bois et masque<br />

noir. Aujourd’hui, quand on dit « l’habit<br />

d’arlequin », on entend signifier un ensemble<br />

composé de parties disparates.<br />

L’expression vient du costume du bouffon,<br />

qui était fait d’un assemblage de triangles<br />

multicolores tout cousus ensemble ! Je<br />

vous en parle parce que cet habit, c’est<br />

moi ! Oui ! Malheur ! Ma tête est devenue<br />

un habit d’arlequin ! <strong>La</strong> maladie d’Alois<br />

Alzheimer, vous comprenez ? Hein ! Oh, je<br />

suis encore conscient ! J’ai cinquante-huit<br />

ans, j’en suis rien qu’au début ! Je vais<br />

retomber en enfance petit à petit, je le sais !<br />

L’Alzheimer est une manière de régression !<br />

Calamité ! Alois peut frapper n’importe qui !<br />

À vingt ans ! À quarante ! À soixante ! Rien<br />

à voir avec l’intelligence ! Retenez bien ce<br />

fait mille fois prouvé ! Qu’importe ! Car au<br />

fond toute la pensée n’est jamais qu’arlequinades<br />

! On a la tête pleine, forcément on<br />

mélange tout ! Croyez pas ce que j’ai dit<br />

tout à l’heure ! On s’imagine seulement que<br />

le cerveau est une bibliothèque bien<br />

rangée ! Un dictionnaire tout classé par<br />

ordre alphabétique ! Hein ! N’est-ce pas !<br />

- 220 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

Semblant d’ordre, en réalité ! Fouillez un<br />

peu, vous allez voir ! En un sens, ma<br />

maladie m’a fait comprendre le désordre<br />

profond dans lequel on vit vous et moi… On<br />

s’en rend pas compte tant que les neurones<br />

fonctionnent vaille que vaille ! Mais la<br />

pensée humaine c’est l’habit d’arlequin,<br />

vous pouvez me croire ! Vous me croyez,<br />

j’espère ? !<br />

– Vous en faites pas ! J’ai des yeux pour<br />

voir !<br />

– C’est tout de même embêtant de pas<br />

savoir pourquoi ils m’ont arrêté… J’ai<br />

cherché toute la nuit, j’ai pas trouvé… Je<br />

suis épuisé… Pourtant, cette injuste<br />

arrestation ne date que d’hier soir ! Ah, je<br />

ne suis pas fier, mon petit Maurice ! Savezvous<br />

qu’un jour j’ai entendu parler d’un<br />

Alzheimer qui se cachait dans les placards,<br />

chez lui, parce qu’il croyait que tout le<br />

monde voulait le tuer ? Comique, non ?<br />

Hein ? Oh, que non ! Dramatique ! Dramatique<br />

!<br />

– Vous vous cachez dans les placards,<br />

vous ?<br />

– Moi ? Mon dieu, non ! Rrr, rrr ! Non !<br />

Moi, voyez-vous, je serais plutôt joueur ! Je<br />

l’avoue ! Joueur « invétéré » ! Ça reste entre<br />

nous, bien entendu !<br />

– Bien entendu ! je dis.<br />

– Vous connaissez Dostoievsky ?<br />

– L’écrivain américain ? Ma blonde m’en<br />

a un peu…<br />

– Il jouait comme un damné ! Il a écrit Le<br />

joueur ! Sa propre histoire! Parfaitement !<br />

Une affaire sordide, je vous en dis pas<br />

plus ! D’ailleurs il paraît qu’il écrivait pas,<br />

- 221 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

mais qu’il dictait ! Eh oui ! Enfin, ça le<br />

regarde, n’est-ce pas ! Vous connaissez le<br />

parc <strong>La</strong>fontaine, à Montréal ?<br />

– Certainement ! J’ai un appartement<br />

pas loin de…<br />

– J’y vais parfois, l’après-midi, l’été, pour<br />

jouer aux cartes avec le troisième âge, en<br />

écoutant les oiseaux et en buvant du Pepsi !<br />

Toujours le fidèle Ti-Fred qui va acheter le<br />

Pepsi !… Euh… En réalité, mon inquiétude<br />

me vient du fait qu’ils m’ont peut-être<br />

arrêté hier soir parce que je… Rhmm !… Je<br />

veux dire, parce qu’ils croyaient que je<br />

trichais ! Voyez-vous, on a fait une petite<br />

partie, dans un motel ! Hein ! Des amis ! Je<br />

m’en rappelle ! À propos, vous auriez pas<br />

envie de… ?<br />

Le visage plissé, le sourire vicieux, il fait<br />

mine de distribuer les cartes… Je hausse<br />

les épaules…<br />

– De toute façon, je crois qu’ils me les ont<br />

confisquées…, il reprend, l’air désolé.<br />

Il soupire en faisant une moue de gros<br />

bébé boudeur… <strong>La</strong> raideur de son corps<br />

m’obsédait ! Il semblait sanglé depuis la<br />

taille jusqu’aux aisselles ! Bizarre, réellement<br />

!<br />

– Richmond ! il s’écrie.<br />

– Quoi ?<br />

– <strong>La</strong> ville ! <strong>La</strong> ville pas loin d’ici ! Richmond<br />

! Hein ! <strong>La</strong> ville plate ! Ah, tout ne va<br />

pas si mal, après tout ! Vous trouvez que je<br />

ressemble à Einstein, vous ? Vous ! Oui !<br />

Il se fourre un doigt sous le nez en guise<br />

de moustache, s’ébouriffe de son autre<br />

main !<br />

– Ben…<br />

- 222 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

– Avant ma lugubre maladie, j’étais physicien<br />

! Eh oui ! Je me passionnais pour<br />

l’infiniment grand et l’infiniment petit !<br />

L’atome et l’univers ! Car quoi d’autre, je<br />

vous le demande ! Les particules issues du<br />

soleil, le rayonnement cosmique… Les deux<br />

ceintures de Van Allen, autour du globe,<br />

l’interne faite de protons, l’externe faite de…<br />

de… Le système solaire se déplaçant dans<br />

la direction de la constellation d’Hercule…<br />

Vingt kilomètres à la seconde… <strong>La</strong> physique<br />

nucléaire… Mode quadripolaire de surface,<br />

mode dipolaire de polarisation… Fluctuations<br />

de la densité des protons par rapport<br />

aux neutrons… Je mêle tout, naturellement<br />

! Je sais encore que deux protons et<br />

deux neutrons constituent un noyau<br />

d’hélium, et qu’outre les noyaux déformés<br />

et les noyaux sphériques, il existe ceux<br />

qu’on appelle les noyaux de transition, aux<br />

propriétés encore mal comprises… Ah, tout<br />

ça tout en lambeaux dans ma tête ! <strong>La</strong><br />

Terre ne reçoit qu’un cinq millième de<br />

milliardième de l’énergie rayonnée par le<br />

soleil… Je m’en souviens ! Comme si j’étais<br />

là ! Oui ! On connaît sa masse et sa composition<br />

chimique ! Hein ! En un milliard<br />

d’années, il a dû brûler seulement deux<br />

pour cent de son hydrogène ! <strong>La</strong> transmutation<br />

d’un gramme d’hydrogène en hélium<br />

libère près de deux cent mille kilowattsheure…<br />

Le cycle du carbone, dans les<br />

étoiles plus massives et plus chaudes, audessus<br />

de quinze millions de degrés…<br />

Fusion du noyau du carbone et du noyau<br />

d’hydrogène, synthèse d’un noyau d’hélium,<br />

avec régénération du carbone… Misère !<br />

- 223 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

Misère ! Mon ancien savoir ! Plus que des<br />

débris qui ressemblent à de la poésie<br />

surréaliste sans queue ni tête ! Ah, mon<br />

ami ! De plus en plus j’ai l’impression que je<br />

pue de la tête, comme si mon cerveau avait<br />

déjà commencé à se décomposer !<br />

Il se prend la caboche entre les poignes<br />

en versant une larme ! Pas à dire, il y a des<br />

malheurs dont on a pas idée, quand on est<br />

jeune et bien portant ! Les miens en comparaison<br />

? Vétilles ! Galéjades ! Tandis que ce<br />

pauvre Valleyfield qui pouvait plus<br />

s’occuper du soleil, pardon ! Il m’avait<br />

quand même un peu dégoûté… Je lui<br />

imaginais le chaudron devenu sac à vers,<br />

toute cette écœuranterie d’asticots pourris<br />

en train de lui bouffer la cervelle…<br />

J’essayais de me représenter le processus…<br />

J’y connaissais rien, moi, à sa maladie !<br />

Alzheimer, j’en avais jamais entendu<br />

parler ! Je me remets à penser à Réal<br />

Giguère… Lui aussi il était promis aux vers<br />

à brève échéance… Je me demandais…<br />

Combien il faut de temps avant qu’un mort<br />

commence à sentir ? Pas longtemps,<br />

sûrement… Les embaumeurs les vident pas<br />

pour rien…<br />

– Vous êtes tout blême ! s’écrie le Valleyfield.<br />

Ça va pas, mon vieux ?<br />

– Euh… Oui, oui, ça va… J’ai juste un<br />

petit creux, je crois. J’ai pas mangé depuis<br />

je me rappelle pas quand…<br />

– Mais il faut manger, à votre âge ! Hein !<br />

Beaucoup de protéines, beaucoup d’hydrates<br />

de carbone !<br />

Il semblait avoir déjà repris le dessus sur<br />

sa peine ! Un enfant qui rit et qui pleure et<br />

- 224 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

qui oublie les contrariétés au fur et à<br />

mesure !<br />

– Alors ils vous ont arrêté vous aussi,<br />

hein ? il enchaîne. Vous avez pas l’air d’un<br />

malfaiteur, pourtant ! Vous faites quoi,<br />

dans la vie ? Vous !<br />

– Rien… Je cherche la Beauté…<br />

– Eh ! Vous avez le noble idéal, mon<br />

garçon ! il jubile. Vous connaissez les<br />

Lettres sur l’éducation esthétique de<br />

l’homme ? Friedrich Schiller ? Dix-huitième<br />

siècle ? Ou… Dix-neuvième ?… Attendez…<br />

Kant, c’était en… <strong>La</strong> « finalité sans fin »,<br />

structure de la Beauté, comme la « légalité<br />

sans loi » est la structure de la Liberté !<br />

– Finalité sans fin…, je répète, songeur.<br />

– Ainsi donc œuvrons-nous chacun de<br />

notre côté dans des domaines similaires !<br />

En fait, je suis pour ma part sur une grosse<br />

affaire ! Une énorme, à vrai dire ! L’affaire<br />

du siècle ! Hein ! Du siècle ! Je vous en dis<br />

pas plus ! Tout se tient, n’est-ce pas ! Vous<br />

comprendrez ! Un jour ! Un jour !<br />

Il hochait la tête, gloussait, se trémoussait<br />

d’excitation ! Rr, rr, rr !<br />

– Bon, d’accord ! il dit. Mais promettezmoi<br />

d’abord que tout cela restera entre<br />

nous !<br />

– Quoi ? L’affaire du siècle ?<br />

– Chut ! il souffle tout bas. Taisez-vous,<br />

malheureux ! Écoutez, plutôt ! Écoutezmoi<br />

! Il y a quelques années, je travaillais à<br />

Genève, au Centre européen de recherche<br />

nucléaire. Nous avons réussi l’exploit<br />

d’amener en collision des faisceaux de<br />

protons et d’antiprotons d’une énergie<br />

jamais atteinte auparavant ! D’ailleurs, si<br />

- 225 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

ma mémoire est bonne, c’est à cette époque<br />

que j’ai commencé à virer Alzheimer sur les<br />

bords, alors que nous travaillions déjà à un<br />

autre anneau de stockage… Le LEAR ! C’est<br />

ça ! « Low Energy Antiproton Ring » ! Faisceaux<br />

monochromatiques d’antiprotons de<br />

faible énergie cinétique ! Intensité, pureté,<br />

définition en énergie bien supérieure à tout<br />

ce qui existait jusque-là ! Malheureusement,<br />

j’ai été forcé de remettre ma<br />

démission avant que le LEAR ne devienne<br />

opérationnel ! Ma santé, n’est-ce pas ! Vous<br />

avez déjà entendu parler de l’espionnage<br />

industriel ?<br />

– Pas vraiment, non…<br />

– Il y a quinze cents ans, une princesse<br />

chinoise, coiffée d’un magnifique chapeau<br />

couvert de fleurs, part en voyage à<br />

l’étranger. Rien là d’extraordinaire, me<br />

direz-vous ! Mais détrompez-vous ! Car<br />

comment croyez-vous que la soie a pu sortir<br />

de Chine, hein ? Vous y avez jamais<br />

réfléchi, naturellement ! <strong>La</strong> jeunesse ignore<br />

tout ! Je vais vous le dire, moi, comment !<br />

Dans les fleurs du chapeau de la dame se<br />

trouvaient de précieux vers à soie ! Un<br />

présent de notre chinoise de princesse,<br />

destiné à son amant indien ! Indien des<br />

Indes, notez bien ! Voilà ! Voilà tout le<br />

scénario primitif de l’espionnage industriel !<br />

Trafic de secrets ! Matériaux, idées, découvertes<br />

! Porcelaine, caoutchouc ! Pétrochimie,<br />

aéronautique ! Cultures microbiennes !<br />

Fabrication d’un scotch renommé, collections<br />

de mode inédites ! Pneu radial !<br />

Concorde ! Tout y passe ! Tout ! C’est la<br />

guerre économique, m’entendez-vous !<br />

- 226 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

– Et alors ? je m’impatiente.<br />

– Après avoir quitté le Centre européen<br />

de recherche nucléaire, je me suis spécialisé<br />

dans la lutte contre ces pratiques<br />

illégales ! Contre l’espionnage industriel !<br />

Précisément ! Ma formation scientifique,<br />

n’est-ce pas ! Valeur d’or ! Je suis devenu<br />

détective ! Privé ! À mon compte !<br />

– Passionnant…, je dis en étouffant un<br />

bâillement.<br />

– Or, le hasard, qui fait si bien les<br />

choses, m’a mis tout inopinément sur la<br />

piste de… de… Comment est-ce, déjà, son<br />

nom, à ce fangeux bas criminel sans<br />

scrupules ?<br />

– Capone ?<br />

– Mais non !<br />

– Mesrine ?<br />

– Mais non, voyons !<br />

– Sinatra ?<br />

– Pelizza ! il s’écrie. Rolando Pelizza !<br />

– Ah oui !<br />

– Le « rayon de la mort » !<br />

– Hélas ! je dis.<br />

Du coin de l’œil, l’Hubert Einstein Hébert<br />

s’assure qu’on est bien seuls tous les deux<br />

dans la cellule…<br />

– Je vous rappelle les faits ! il continue.<br />

D’ailleurs ils sont de notoriété publique !<br />

Révélés à la suite de l’enquête du juge Carlo<br />

Palermo sur le colossal trafic d’armes et de<br />

drogue entre l’Europe et le Proche-Orient !<br />

Revenons quelque peu en arrière, si vous le<br />

voulez bien… 1945… Les derniers jours de<br />

la Deuxième Guerre mondiale… Des soldats<br />

allemands abandonnent quatre étranges<br />

machines dans la région de Brescia… Des<br />

- 227 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

machines capables d’émettre un mystérieux<br />

faisceau de lumière ! De quoi s’agit-il<br />

exactement ? Nous ne le savons toujours<br />

pas ! Par contre, nous savons qu’au début<br />

des années 1970 un de ces appareils vint à<br />

tomber entre les mains de Rolando Pelizza,<br />

un truand bien connu de la police<br />

italienne ! En 1973, un ex-agent secret et<br />

ex-colonel des carabiniers, un certain<br />

Pugliese, rencontre Pelizza. Il s’engage à<br />

l’aider à vendre le fameux appareil ! Le<br />

« rayon de la mort » ! Un faisceau d’antiatomes<br />

qui peut détruire une cible sans<br />

endommager ce qu’il rencontre sur son<br />

passage ! Science-fiction ? Fumisterie ? En<br />

tout cas, Pugliese réussit à intéresser à<br />

l’affaire le président américain Ford luimême<br />

! Gerald ! Parfaitement ! Même que<br />

Ford dépêche un représentant à Rome,<br />

Matthew… euh… Matthew… euh…<br />

Matthew Tuttino ! Oui ! Tuttino ! Tuttino<br />

qui rencontre Piccoli, le dirigeant de la<br />

Démocratie chrétienne, et le chef des<br />

services secrets italiens, le général… euh…<br />

le général… euh… le général… Santovito !<br />

C’est ça ! Un représentant du gouvernement<br />

belge assiste aussi à la réunion ! Bref, je<br />

vous épargne les détails ! L’essentiel est que<br />

l’Américain Tuttino estime que le « rayon »<br />

vaut un milliard de dollars ! Les États-Unis<br />

sont prêts à payer ! Ils exigent toutefois une<br />

démonstration préalable ! Ils fournissent les<br />

coordonnées d’un de leurs satellites pour<br />

qu’il soit abattu ! Une tempête de neige<br />

aurait, paraît-il, empêché l’expérience…<br />

Entre-temps, le commandant… euh…<br />

euh… le commandant Tindemans, oui,<br />

- 228 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

Tindemans, un agent secret belge, fourre<br />

son nez dans cette affaire. Pas convaincu<br />

que le rayon de la mort tient debout,<br />

Tindemans ! Ce qui cependant empêche<br />

nullement Pelizza et Pugliese de convaincre<br />

un homme d’affaires sarde, Giuseppe…<br />

euh… Giuseppe… euh… euh… Giuseppe…<br />

euh… Enfin, bref ! Au diable tous ces<br />

maudits noms ! Un homme d’affaires sarde,<br />

voilà tout ! Pugliese et Pelizza le convainquent<br />

de leur verser quelques millions de<br />

dollars contre cinq pour cent des droits sur<br />

l’appareil ! Mieux encore, une société-écran,<br />

la Transpraesa, basée au Liechtenstein,<br />

remet sept millions à Pugliese ! Sept<br />

millions ! Pour les droits exclusifs de<br />

fabrication ! Escroquerie ? Tenez compte<br />

qu’entre 1976 et 1980, des expériences avec<br />

ce « rayon de la mort » ont lieu ici et là,<br />

même et y compris au Centre national de<br />

l’énergie nucléaire italien ! Officiel ! Sérieux<br />

! Authentique ! Vérifiable ! Pour finir,<br />

Rolando Pelizza finit par disparaître dans la<br />

nature avec sa petite machine ! Pouf !<br />

Évaporé ! Inexistant ! Introuvable ! Et riche<br />

à craquer ! Millions ! Voilà les faits ! Voilà !<br />

Visiblement satisfait, Valleyfield me<br />

regarde le nez en l’air, glousse un coup,<br />

glouc !<br />

– Et qui c’est qui a retrouvé la trace de<br />

Rolando Pelizza, selon vous ? Hmm ? il dit,<br />

le sourire fendu jusqu’aux oreilles. Qui,<br />

hein ? Moi-même ! En personne ! Rr, rr, rr !<br />

Moi-même ! Rrrr ! Engagé par la Transpraesa,<br />

Liechtenstein ! Payé rubis sur<br />

ongle ! Dépenses illimitées ! Dollars !<br />

Contacts anonymes, cependant ! <strong>La</strong> Trans-<br />

- 229 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

praesa n’est qu’un paravent ! Nul ne sait<br />

quels intérêts se cachent derrière cette<br />

société ! Puissants intérêts, à n’en pas<br />

douter ! Puissants ! Formidables, même !<br />

Comptes à régler avec Pelizza ! Ha !<br />

<strong>La</strong> tête lui tombe brusquement sur le<br />

côté…<br />

– Vous savez ce que j’ai découvert ? il dit<br />

avec une drôle de voix de ventriloque.<br />

– Dites toujours…<br />

– Pelizza s’est réfugié au Canada…<br />

Montréal… Relations louches, communauté<br />

italienne… Grossistes, parmesan… Eh oui,<br />

c’est comme ça… C’est la vie, mon ami… <strong>La</strong><br />

vie !…<br />

En hochant la tête, il s’approuve luimême,<br />

très sérieux, grave, même…<br />

– Eh oui…, il continue. Ses intentions<br />

sont claires. Il veut refaire ici ce qu’il a fait<br />

là-bas, en Europe… Des millions, en<br />

somme… <strong>La</strong> piste m’a conduit jusqu’à son<br />

présumé nouvel associé, un certain… un<br />

certain… euh… un certain… euh… Son<br />

nom m’échappe… Un certain… euh… euh…<br />

Enfin, un certain Turc…<br />

Assis sur ma couchette, adossé au mur,<br />

je glissais peu à peu dans une bienfaisante<br />

somnolence…<br />

– Un Turc ? je dis en sursautant. Qui ?<br />

Quel Turc ?<br />

– Attendez… Un certain… Euh… Un<br />

certain… Euh… euh… Un certain… Euh…<br />

Kaya… Kaya… Euh… Kaya Irten… Oui,<br />

Irten… Un nom d’emprunt, bien entendu…<br />

Turc assurément, toutefois…<br />

– De quoi il a l’air, votre Turc ? Comment<br />

il est fait ? Où il habite ? Où il est ? ? ?<br />

- 230 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

– Mystérieux personnage…, dit Valleyfield<br />

à voix basse. Les dernières informations<br />

que j’ai pu recueillir à son sujet m’ont<br />

amené à croire qu’il se trouvait encore<br />

récemment dans la région d’Ottawa,<br />

capitale nationale du Canada…<br />

Je bondis au milieu de la cellule !<br />

– Mais c’est là que je vous ai vu ! je<br />

m’écrie. À Ottawa ! Le soir de la tempête ! Il<br />

y a trois jours ! Ou deux ! Ou quatre !<br />

Je me précipite sur lui, je me mets à t’y<br />

palper les côtes ! J’avais pas rêvé ! Il portait<br />

pas un corset, mais un plâtre ! Du nombril<br />

jusqu’à la pomme d’Adam quasiment !<br />

– Vous êtes pas mort ? ! j’incrédule.<br />

– Ah, vous parlez de l’accident, sans<br />

doute ? Non, il semble que je sois pas mort !<br />

<strong>La</strong> cage thoracique légèrement défoncée,<br />

sans plus !<br />

– Mais ça se peut pas ! !<br />

– Les médecins m’ont dit que l’alcool<br />

m’avait sauvé la vie ! En effet, mes<br />

partenaires et moi avions accompagné de<br />

quelques boissons fermentées et alcoolisées<br />

notre partie de cartes, ce soir-là ! Je m’étais<br />

dit qu’une petite marche avant de rentrer à<br />

mon hôtel me ferait du bien ! Et puis,<br />

boum ! Rr, rr !<br />

– Mais… Mais… Ils vous ont pas gardé à<br />

l’hôpital ? Vous êtes pas en convalescence ?<br />

Vous vous êtes retapé comme ça, du jour<br />

au lendemain ?<br />

– Bah, je suis de robuste constitution !<br />

En fait, pour tout vous dire, je me suis<br />

sauvé de l’hôpital ! Rr, rr, rr ! J’aime pas les<br />

hôpitaux ! Ces endroits-là sont malsains !<br />

Tout le monde y est toujours malade !<br />

- 231 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

– Mais vous êtes fou ! je crie. Vous êtes<br />

un vrai danger public même pour vousmême<br />

! On se sauve pas de l’hôpital dans<br />

votre état !<br />

– Au contraire ! Au contraire, mon<br />

garçon ! Je me porte très bien ! Le plâtre a<br />

été impeccablement réalisé ! Tout va pour le<br />

mieux ! Hein ! À propos, comment cela se<br />

fait-il que vous fussiez au courant de mon<br />

accident ? Serait-ce par hasard vous qui<br />

conduisiez le véhicule motorisé qui m’a<br />

frappé ? Hmmm ?<br />

– Insinuez rien, espèce de boudin ! J’ai<br />

été témoin de l’accident, un point c’est<br />

tout ! Mais je connais le nom du chauffeur,<br />

si vous voulez le savoir !<br />

– Pourquoi vivre dans le passé ? <strong>La</strong>issez !<br />

<strong>La</strong>issez ! C’était un accident, n’est-ce pas ?<br />

Alors ! Hein ! Oublions ! Détendons-nous !<br />

Comme ça vous habitez à Ottawa, vous ?<br />

– Non ! je claironne. J’y étais par hasard,<br />

en rapport avec une affaire qui a rapport<br />

avec un certain Turc !<br />

– Tiens, tiens ! Drôle de coïncidence ! Moi<br />

aussi !<br />

– Justement ! Qui c’est, votre Turc à<br />

vous ? Dites-moi ce que vous savez !<br />

– Kaya… euh… Kaya… euh… Kaya<br />

Irten ? Écoutez, mon vieux, je ne peux rien<br />

affirmer qui soit irréfragable, bien qu’il soit<br />

certainement présumable que cet individu<br />

est le nouveau Pugliese de Pelizza, en<br />

quelque sorte et pour ainsi dire…<br />

– Ce Chose, Turc, il est dans des combines<br />

pas catholiques avec des filles, selon<br />

vous ?<br />

- 232 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

– Chose certaine, ses activités sont illicites<br />

et criminelles au-delà de toute imagination<br />

! dit Hubert Hébert. Le Turc est de la<br />

pire race des boucaniers assassins, bouchers<br />

vandales écumant le continent d’un<br />

océan à l’autre ! L’envergure de ses délits<br />

transcende les frontières ! Il est une véritable<br />

multinationale du banditisme à lui tout<br />

seul, croyez-m’en ! Quant à savoir de façon<br />

précise en quels marécages il se vautre et<br />

grenouille, c’est une autre paire de<br />

manches ! Dites-vous bien, toutefois, que si<br />

le « rayon de la mort » de Pelizza existe<br />

réellement, et qu’il vienne à tomber entre<br />

les pattes du Turc, la civilisation occidentale<br />

tremblera sur ses bases ! !<br />

– Vous l’avez vu, à Ottawa ? Vous savez<br />

où il est, maintenant ?<br />

– Non, je l’ai pas vu… Je n’en sais pas<br />

moins de façon certaine qu’il a quitté la<br />

région de la capitale… Attendez… Euh…<br />

Est-ce bien le lendemain ?… Oui ! Le<br />

lendemain de mon accident !<br />

– Tabarnak ! j’hurle. Tout concorde !<br />

C’est lui ! Le monstre ! C’est le même homme<br />

! Alors vous vous rendez à Daytona<br />

Beach vous aussi, hein ?<br />

Le zouave me dévisage avec un drôle<br />

d’air…<br />

– Pas du tout…, il dit.<br />

– Mais le Turc est là-bas ! !<br />

– Vous croyez ?<br />

– Vous croyez pas, vous ?<br />

– Eh bien… Je dispose d’informations de<br />

première main… Sources sûres ! Pures !<br />

Fiables parfaitement ! Car fort coûteuses !<br />

– Oui, bon ! Et alors ?<br />

- 233 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

– Kaya Irten doit se trouver en ce<br />

moment ou bien à Vancouver, ou bien à<br />

San Francisco. De toute façon, s’il est pas à<br />

l’un de ces endroits-là, il y sera bientôt ! Je<br />

veux dire qu’il doit aller et à Vancouver et à<br />

San Francisco !<br />

– Quoi ? ! ? je brais.<br />

– Hors d’absolument tout doute !<br />

Ah, stupeur et bouche bée ! Providentielle<br />

rencontre ! Enfin du concret ! Du<br />

solide ! Et puis, après tout, merde, non, ça<br />

collait pas ! Liette avait pas pu me mentir à<br />

propos de Daytona ! À moins que… Non,<br />

non ! J’avais bel bien vu le Turc chez Dixie<br />

Angora ! Le même homme que sur la photo<br />

que Réal Giguère m’avait donnée ! Pas<br />

d’erreur ! Liette travaillait chez l’Angora la<br />

galeuse, elle savait de quoi elle parlait !<br />

Bien plus que… Ce « Valleyfield »… Détective,<br />

physicien ? Louche, l’Hubert Hébert !<br />

Je l’avais pris pour un clochard pouilleux, à<br />

Ottawa, le soir de l’accident… Maintenant il<br />

était pas couvert de guenilles, il avait la<br />

barbe moins longue, mais il payait quand<br />

même pas de mine avec ses bottines<br />

crevées, son pantalon en accordéon, sa<br />

tronche d’illuminé… Shit ! Ou bien on<br />

parlait pas du même Turc, ou bien<br />

quelqu’un se trompait quelque part ! Lui ou<br />

Liette, un des deux !<br />

Il y avait rien qu’un moyen de tirer cette<br />

merde au clair !<br />

– Votre Turc, ça serait pas ce gars-là, par<br />

hasard ? je lui demande en lui faisant voir<br />

la photo d’Ornella et de l’être.<br />

Il entreprend de scruter le portrait…<br />

- 234 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

– Belle femme ! il marmonne en se<br />

caressant le menton. Vous connaissez<br />

Ornella Muti, l’actrice italienne ?<br />

– Ah, foutez-moi la paix avec Ornella<br />

Muti ! C’est pas elle !<br />

– Je le vois bien que c’est pas elle !<br />

Ornella Mutin a les yeux bleus, celle-là les a<br />

noirs !<br />

– Muti ! Ornella Muti !<br />

– Ceci convenu, voilà tout de même du<br />

bel objet, mon ami ! Un bien joli spécimen<br />

de la femelle de l’Homme !<br />

– Le gars ! Le gars ! je grince. C’est lui ou<br />

fuck ?<br />

– Oh, c’est lui, je crois bien !<br />

– Vous êtes sûr ?<br />

– Oui, c’est Kaya Irten, positivement !<br />

Enfin, Kaya Irten est un nom d’emprunt !<br />

Un nom de bandit ! Mais l’homme est lui,<br />

oui !<br />

Abasourdissement ! Le puzzle recommençait<br />

! Tout à refaire ! Daytona, Vancouver ?<br />

Liette, l’Hubert ? D’abord rien conclure<br />

pour l’heure ! Patience et longueur de<br />

temps ! Parler à Liette, confronter la fille<br />

avec Valleyfield ! <strong>La</strong> vérité triompherait ou<br />

bien l’existence valait pas la peine d’être<br />

subie ! Voilà comment je réagissais<br />

ultimement ! Tout qu’optimisme et foi dans<br />

la vie ! Roidi contre l’adversité ! Je plierais<br />

pas ! Pas moi ! Jamais ! J’avais bien vu<br />

jusqu’où peut mener la gangrène du doute !<br />

Réal Giguère était pas l’exemple à suivre !<br />

Plus le sort m’empêcherait de retrouver<br />

Ornella mon oiseau d’amour, plus je<br />

m’acharnerais, entêté à jamais renoncer !<br />

Dans la vie, il faut s’engager ! Choisir !<br />

- 235 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

Décider ! Croire, et foncer ! On tient rien<br />

que par la fidélité, christ !<br />

Ah, ces spartiates pensées-là me ragaillardissaient,<br />

me fouettaient les surrénales !<br />

Flux d’adrénaline ! Moutarde ! Encore<br />

fallait-il commencer par sortir de l’infecte<br />

cellule… Broutille ! On était là par erreur,<br />

Liette et moi ! Ça s’arrangerait ! Comme le<br />

reste ! Question de temps ! Et puis, à force<br />

de requinquer, je réfléchissais plus froidement,<br />

maintenant ! À bien y penser, un<br />

petit détail dans l’histoire d’Hubert Hébert<br />

me turlupinait un brin…<br />

– Si le Turc est sur la côte Ouest comme<br />

vous le prétendez, qu’est-ce que vous foutez<br />

par ici, vous ? ! je lui demande.<br />

– Plaît-il ?<br />

– Fais pas le sourd, débris ! Tu m’as dit<br />

que t’étais à Ottawa rapport au Turc ! Que<br />

t’as appris qu’il avait filé dans l’Ouest ! Ici,<br />

on est dans l’Est ! En Virginie ! !<br />

– Ah mais… Ah mais…<br />

– Explique-toi, diminué !<br />

– Vous allez comprendre ! il dit. Tout<br />

s’explique ! Je vous ai parlé de l’affaire du<br />

siècle, n’est-ce pas ? Hein !<br />

– Va chier le rayon de la mort ! C’est le<br />

Turc qui m’intéresse !<br />

– Sans l’ombre d’un doute ! Mais je vous<br />

ai encore rien dit !<br />

Rhaaah ! Il me foutait en rogne, le<br />

restant !<br />

– À Ottawa, le jour même de mon regrettable<br />

accident, il m’est arrivé un authentique<br />

miracle ! il reprend.<br />

– T’as réalisé que t’existais depuis déjà<br />

trop longtemps, ou quoi ? !<br />

- 236 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

– Le hasard ! Miraculeux ! Qui fait si bien<br />

les choses ! Hein ! J’ai encore du mal à y<br />

croire !<br />

– Et moi donc !<br />

– Vous vous souvenez ? Je vous ai dit<br />

qu’on avait fait une partie de cartes ? Des<br />

amis, de l’alcool ? Eh bien, il s’est avéré<br />

qu’un des joueurs s’est trouvé complètement<br />

lessivé à la fin de la soirée ! En fait,<br />

cet homme était une femme ! Belge<br />

d’origine ! Marion Fuks, elle s’appelle ! Oui,<br />

Fuks ! Riez pas ! C’est véridique ! Rencontrée<br />

il y a des lustres, à Genève, à l’époque<br />

où j’œuvrais au service du Centre européen<br />

de recherche nucléaire ! Vieille amie !<br />

Partenaire ! Aux cartes, je veux dire ! Bref,<br />

elle-même spécialisée depuis toujours dans<br />

toutes les formes d’enquêtes privées !<br />

Directrice d’une importante agence, qui<br />

plus est ! Je lui dois ma chance ! Ma<br />

nouvelle vocation de détective ! Ah, pauvre<br />

Marion ! Les faramineuses dettes de jeu<br />

l’ont ruinée ! L’ont forcée à quitter l’Europe !<br />

Elle a erré, ci, là, de par le vaste monde<br />

avant de se fixer à Ottawa, il y a de ça deux<br />

ou trois ans ! Usée, désabusée, elle a repris<br />

le collier sans enthousiasme, elle a ouvert<br />

une nouvelle agence, presque rien, la<br />

routine, enquêtes matrimoniales, adultères,<br />

kid’s stuff… Le pain et le beurre… Le poker<br />

pour arrondir les fins de mois… Enfin, dans<br />

la mesure où la chance veut bien lui<br />

sourire, hein !<br />

– Vous allez me promener encore longtemps<br />

comme ça ? je beugle.<br />

– Mais je vous mets simplement au fait<br />

des faits ! le vieux se défend. Je disais donc<br />

- 237 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

que ce soir-là, à Ottawa, Marion Fuks s’est<br />

trouvée une fois de plus lessivée ! Débitrice<br />

d’une somme considérable ! Débitrice à<br />

mon égard ! Eh oui ! Malheur ! J’avais<br />

gagné comme un bossu toute la sacrée<br />

soirée durant ! Or, Marion est une femme<br />

d’honneur ! Elle a la dignité de son vice !<br />

Puisqu’elle se trouvait dans la totale impossibilité<br />

de me payer, elle m’a proposé un<br />

marché ! Une information d’une valeur<br />

prodigieuse en échange de l’effacement de<br />

sa dette !<br />

– Elle t’a dit comment faire pour réussir<br />

à te supprimer toi-même ?<br />

– Écoutez ! il continue, presque inaudible.<br />

Presley… Elvis Presley… Vous savez ?<br />

Ben… Il est pas mort !<br />

Ah, je plie ! J’étrangle !<br />

– C’est ça, ton affaire du siècle ? ! ? je<br />

braille.<br />

– Mais… Mais vous riez ! il s’offusque.<br />

– Je suis mort de rire, tu veux dire !<br />

Je convulsais roulé sur le plancher !<br />

– Elvis se trouve dans la région de Big<br />

Creek <strong>La</strong>ke, si vous voulez tout savoir !<br />

tonitrue Valleyfield. Dans le sud de l’Alabama<br />

! Au nord de Mobile !<br />

– Vous avez pas avalé ça ? ! ? je pisse.<br />

– Je constate, jeune homme, qu’hélas<br />

vous connaissez pas Marion Fuks ! Jamais<br />

Marion affirme quoi que ce soit à la légère !<br />

Elle a l’admirable conscience professionnelle<br />

si tant que vous ne pouvez l’imaginer ne<br />

serait-ce qu’approximativement ! Elle a pas<br />

fait ses classes dans les services secrets<br />

britanniques au cours de la dernière guerre<br />

pour rien, sachez-le !<br />

- 238 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

Hubert Hébert avait pas encore achevé<br />

sa dernière phrase qu’une clé se met à criccroquer<br />

dans la serrure de la porte… Un<br />

gardien ouvre et me fait signe de<br />

m’amener… Je sors de la cellule en<br />

essuyant mes larmes !<br />

– What’s so funny ? il m’interroge, l’air<br />

désapprobateur.<br />

– Ah, don’t be cruel !…, je le supplie.<br />

*<br />

Dans le bureau de Moustache, icelui<br />

m’attendait en jasant plaisamment avec<br />

Liette. Vraiment, il paraissait le gentil flic,<br />

décontracté, pas vicieux ! Agent de la paix à<br />

Fredericksburg, quand j’y pense, il devait<br />

pas être candidat à l’ulcère d’estomac ! Pour<br />

qu’il ait eu le temps de s’apercevoir que la<br />

camionnette des Épouvantails avait pas de<br />

plaques, il fallait qu’il ait pas grand-chose à<br />

foutre de ses journées !<br />

Avec un large sourire, il m’invite à<br />

m’asseoir…<br />

– Vous avez de la chance ! il s’exclame.<br />

On a retrouvé votre ami !<br />

– Réal ? ! je dis.<br />

– En effet ! Je me suis informé auprès de<br />

la police de la Pennsylvanie. Les hôpitaux<br />

doivent rapporter obligatoirement tous les<br />

cas de blessure par balles. <strong>La</strong> présence de…<br />

Il se penche sur une feuille de papier…<br />

– … Ray-hal Jaygger…<br />

– Giguère ! je corrige. Réal Giguère !<br />

– Oui ! Jaygger ! Sa présence a été<br />

signalée dès son arrivée à l’hôpital ! Policier,<br />

- 239 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

Canadien-français, domicilié à Victoriaville,<br />

province de Québec, Canada !<br />

– Exact ! <strong>La</strong> terre de nos aïeux !<br />

– Très grave blessure à la tête… Mort<br />

immédiate… Balle provenant selon toute<br />

probabilité d’un pistolet réglementaire…<br />

– Son arme ! Son arme à lui !<br />

– Le décès a vraisemblablement eu lieu<br />

moins de douze heures avant son admission<br />

à l’hôpital…, dit le chien en poursuivant sa<br />

lecture. Ces informations concordent assez<br />

bien avec votre version des faits !<br />

Le grand flic nous offre une cigarette,<br />

s’en allume une…<br />

– Mes collègues de la Pennsylvanie<br />

voulaient vous interroger. Je leur ai dit qu’ils<br />

verraient mon rapport en temps et lieu. Notre<br />

système judiciaire est déjà suffisamment<br />

engorgé ! Je vous renvoie au Canada !<br />

– Mais… Mais on s’en allait en Floride,<br />

nous autres ! j’insiste.<br />

– Et moi je dis que vous êtes des<br />

indésirables dans notre pays ! tranche le<br />

Moustache. On va vous ramener à la frontière<br />

canadienne ! <strong>La</strong> Gendarmerie royale vous<br />

ramènera chez vos parents ! Vous vous en<br />

tirez pas si mal, compte tenu de tout ce que<br />

j’aurais pu retenir contre vous ! Vous avez de<br />

la chance d’être mineur et d’avoir des<br />

parents qui vous aiment, jeune homme !<br />

Quant à vous, mademoiselle Lukosevicius,<br />

votre tuteur David Bowes est particulièrement<br />

impatient de vous revoir ! Vous savez<br />

que c’est un vieillard au cœur fragile ! Il était<br />

mort d’inquiétude !<br />

- 240 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

– Cœur fragile et gros portefeuille ? je dis<br />

à Liette à voix basse. Je suppose qu’il a<br />

surtout hâte de revoir ta raie ?<br />

– Jaloux ! elle jette. Puis, à l’intention du<br />

flic : Votre morale, on s’en torche le trou,<br />

espèce de… Espèce d’Américain !<br />

– Allez, débarrassez-moi le plancher ! dit<br />

Moustache en riant de bon cœur. Et bonne<br />

fessée !<br />

– Vas-y, bande donc, sado ! crache Liette<br />

entre ses dents.<br />

– Oh, mademoiselle Lukosevicius ! Oubliez<br />

pas votre sac à main !<br />

– Et toi, oublie pas d’aller chier ! elle<br />

rajoute en récupérant l’objet.<br />

Dans le corridor, un gardien taciturne<br />

chiquant comme une vache lascive nous<br />

passe les menottes…<br />

– On va faire un tour…, il dit sans nous<br />

regarder. Si vous vous tenez tranquilles, je<br />

vous promets de vous acheter du nanan<br />

avant qu’on arrive à la frontière…<br />

Il nous pousse dehors mollement. Le<br />

soleil était haut encore dans le ciel<br />

immaculé, la brise charriait des odeurs<br />

printanières. Ils devaient pas avoir un<br />

vraiment vrai hiver en cette contrée-là.<br />

Après tout, on était à douze cents<br />

kilomètres environ au sud de Montréal,<br />

j’allais l’apprendre plus tard. Çà et là, je<br />

voyais quelques petits bancs de neige pas<br />

très convaincants… Un panier à salade<br />

genre camionnette Econoline nous attendait<br />

derrière le poste de police. Le gardien nous<br />

fait monter derrière, claque la portière,<br />

s’installe devant, côté droit… Manquait plus<br />

que le chauffeur, et ça serait ça qui serait<br />

- 241 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

ça ! Finie, notre aventure dans l’Amérique<br />

des Américains ! Daytona, palmiers ? Ornella<br />

? Vous repasserez, Chinois ! Quel échec !<br />

Quel humiliant, sombre, démoralisant,<br />

total, cuisant, sale échec ! Une fois que la<br />

Gendarmerie royale du Canada m’aurait<br />

remis entre les mains de mes parents, il se<br />

passerait presque deux ans avant que j’aie<br />

l’âge d’être majeur ! D’ici là, jamais mes<br />

vieux me laisseraient repartir ! Faudrait que<br />

je me sauve ! Qui sait ce que le Turc Irten<br />

mongolien monstre aurait fait d’Ornella<br />

entre-temps… Qui sait si elle était pas déjà<br />

morte, même, à l’heure qu’il était ! Ah,<br />

jamais j’aurais dû m’embarrasser de Réal<br />

Giguère ! Ni de la Liette ! Sauter seul, bien<br />

brave, dans le premier avion, et filer directement<br />

à Daytona, voilà ce que j’aurais dû<br />

faire !<br />

J’aurais dû… Assis confortable sur la<br />

banquette de la camionnette, j’entendais<br />

pleurer en moi les millions de cœurs brisés<br />

qui dans le vaste monde soupirent :<br />

« J’aurais dû ! J’aurais dû !… » Millions,<br />

milliers de millions de vies tire-bouchonnées<br />

par le regret ! L’Internationale des<br />

Pleureuses apitoyées sur leur propre sort,<br />

légions de braillards incapables de relever<br />

la tête ! Dorlotant leur échec, couvant le<br />

boulet dont ils ont eux-mêmes accouché !<br />

Fuck ! Je serais pas de ceux-là, moi !<br />

Jamais ! J’allais pas commencer à me<br />

donner des coups de pied dans le cul, à<br />

m’auto-flageller, à me cracher dessus, à<br />

mon âge ! J’ignorais encore ce que j’allais<br />

faire, mais je savais que même morte, je la<br />

- 242 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

retrouverais, mon Ornella ! J’avais pas dit<br />

mon dernier mot, tabarnak !<br />

- 243 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

Rarement au cours de ma vie j’ai vu un<br />

si bel homme… Le pur Apollon descendu<br />

droit du ciel, objet idéal de perfection tombé<br />

dans la caverne de Platon, au milieu du<br />

ramassis loqueteux des indécrottablement<br />

mal foutus mortels… Il ressemblait<br />

véritablement à l’Idée la plus quintessenciée<br />

de l’humaine forme mâle, tellement que rien<br />

qu’à le regarder on se mettait presque à<br />

croire en Dieu, en se disant qu’il avait pas<br />

pu être créé à partir d’une autre image… Si<br />

le suprême raffinement peut pas<br />

décemment emprunter d’autres traits que<br />

ceux de l’Oriental, la royauté appartient,<br />

elle, de toute éternité, au masque<br />

magnifique du Nègre.<br />

Deux gardes du corps, l’arme à la main,<br />

l’avaient escorté jusqu’à la camionnette, en<br />

le poussant avec la crosse de leurs fusils.<br />

Le grand Noir s’était assis derrière nous,<br />

hautain, inaccessible, indifférent à tout ce<br />

qui était pas le ciel vers lequel il tenait ses<br />

yeux levés. Ils l’avaient amené juste au<br />

moment où j’allais me décider à parler de<br />

Valleyfield à Liette. Son apparition m’avait<br />

cloué le bec. J’avais senti le couteau de la<br />

révolte se retourner dans mon ventre,<br />

quand j’avais entendu cliqueter sur<br />

l’asphalte du parking la chaîne qu’il traînait<br />

entre ses pieds. C’était un dangereux<br />

criminel, très certainement, et peut-être<br />

- 244 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

même un meurtrier. Mais à mes yeux la<br />

noblesse de sa beauté était la plus décisive<br />

des circonstances atténuantes. Cet hommelà<br />

avait probablement jamais connu la vie<br />

pour laquelle il était fait. Je me disais : en<br />

voilà un qui a toujours refusé de plier<br />

l’échine ! De la criminalité considérée<br />

comme une variété de la guerre civile ou de<br />

cette guerre économique que Valleyfield<br />

avait évoquée, tout à l’heure, dans la<br />

cellule ? Dans l’Amérique encore très économiquement<br />

raciste, il suffit de pas grandchose<br />

pour qu’un dieu naisse du mauvais<br />

côté de la clôture. Il en faut pas davantage<br />

pour que la royauté devienne, par<br />

contradiction avec l’environnement, une<br />

tare insupportable. Chose certaine, il existe<br />

des êtres qui ont de naissance tous les<br />

droits, y compris celui de le savoir. Des<br />

êtres envers qui l’injustice consiste à ne pas<br />

dresser pour eux le trône qui leur est dû…<br />

L’homme assis derrière nous était un de ces<br />

êtres-là, je l’avais tout de suite senti…<br />

Les flics qui l’avaient escorté étaient<br />

restés postés près de la camionnette. Ils<br />

grillaient une cigarette en se faisant<br />

chauffer la couenne, leurs grosses faces<br />

carrées tournées vers le soleil. Le plus<br />

costaud des deux tenait son fusil pointé<br />

vers le haut, la crosse de l’arme calée contre<br />

sa hanche, red neck, arrogant, suffisant…<br />

On attendait la venue du Messie ou du<br />

chauffeur, on en savait rien… Les deux<br />

chiens de garde se mettent à rigoler, tout à<br />

coup. Ils se foutaient de la gueule d’un<br />

autre détenu qu’on amenait, le plaisan-<br />

- 245 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

taient en le saluant pleins de méprisante<br />

ironie…<br />

Clopin-clopant, Hubert Hébert, alias<br />

Valleyfield, traversait le terrain de stationnement,<br />

suivi de son chaperon !<br />

Dans un indéchiffrable charabia qui<br />

ressemblait à rien, il leur baragouine quelques<br />

mots en leur envoyant la main, fier<br />

d’être heureux, tata, gloussant ! Starlette,<br />

linotte devant les faux admirateurs<br />

amusés ! Les flics bidonnaient de plus belle,<br />

tout salamalecs pour le dindon de la farce !<br />

Valleyfield monte enfin dans la camionnette<br />

et se plante, raide comme un pieu, à côté de<br />

l’Homme Noir, en distribuant des « Hello ! »<br />

papaux à la ronde !<br />

Il avait pas l’air de m’avoir reconnu…<br />

Ça va ? je lui dis.<br />

– Oh, admirablement ! Belle journée,<br />

n’est-ce pas ! Le soleil darde !<br />

– Vous vous rappelez de moi ?<br />

– Sans l’ombre du doute ! Je vous avoue<br />

toutefois que j’avais pas remarqué que vous<br />

parliez aussi français ! Dites-moi, ont-ils<br />

relâché le gérant du motel ?<br />

– Je crois que vous y êtes pas tout à fait !<br />

– Tout est possible ! il proclame. Je suis<br />

Alzheimer ! Enfin, vous pouvez m’appeler<br />

Professeur ! Hein !<br />

Le véhicule ébranle… Le chaperon<br />

d’Hubert Hébert s’était glissé derrière le<br />

volant, à la gauche du gardien chiquant qui<br />

nous avait menottés, Liette et moi.<br />

Seulement deux flics pour quatre<br />

passagers… Une vitre probablement<br />

« blindée » nous séparait d’eux autres, ils<br />

- 246 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

avaient rien à craindre ! Et puis ils étaient<br />

armés aux dents !<br />

– Faites un petit effort, Professeur ! je dis<br />

au débile. On était ensemble tous les deux,<br />

dans la cellule, il y a même pas un quart<br />

d’heure ! Vous m’avez parlé du rayon de la<br />

mort ! D’Elvis Presley !<br />

– Ah ça ah ça ah ça ah ça ! il bégaye,<br />

suspicieux. Vous voulez dire que je vous ai<br />

parlé d’Elvis et du rayon de la mort ?<br />

– Et du Turc ! Irten ! Kaya Irten ! D’Arlequin<br />

aussi !<br />

– Le Turc ? dit Liette en se tournant vers<br />

l’hurluberlu.<br />

– Arlequin ?… Oui, oui ! Assurément !<br />

Enfin… Euh… Pour le moment, j’ai un<br />

blanc, vous me pardonnerez, j’espère !<br />

– Vous avez fait pipi dans le coin ! J’étais<br />

là ! j’insiste.<br />

Cette fois, les yeux lui exorbitent ! Il en<br />

devient cramoisi de honte jusqu’à la racine<br />

des cheveux !<br />

– Ah, suis-je bête ! il bredouille. Temporaire<br />

panne de la mémoire ! Je vais m’y<br />

retrouver, vous en faites pas ! Gardons<br />

notre calme !<br />

– L’affaire du siècle ! je l’encourage.<br />

– Oui ! Elvis !<br />

– Big Creek <strong>La</strong>ke !<br />

– Nous avons parlé de Big Creek <strong>La</strong>ke,<br />

vraiment ?<br />

– Au nord de Mobile, Alabama ! je confirme.<br />

– Au nord ! Oui !<br />

Il se fendait de son plus beau sourire,<br />

mais je voyais bien qu’il se demandait<br />

- 247 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

comment diable il en était venu à me faire<br />

ces redoutables confidences-là !<br />

– Ils vous ramènent au Canada ? je<br />

l’interroge.<br />

– Ils croient me rendre service ! Rr, rr,<br />

rr ! En fait, ils m’ont appréhendé hier soir,<br />

dans une chambre de motel, sous je sais<br />

pas quel ridicule prétexte !<br />

– Vous connaissez le Turc ? lui demande<br />

Liette.<br />

Valleyfield acquiesce, il lui refait toute<br />

l’histoire du rayon de la mort, long, large,<br />

pile et face, Pugliese, Pelizza, envers,<br />

endroit, patati, patata… Les mêmes inextricables<br />

folichonneries qu’il m’avait déballées<br />

dans la cellule, à quelques détails près… Ce<br />

qui tendait à prouver qu’il était pas<br />

irrémédiablement fêlé, après tout ! Ou alors<br />

il l’était encore plus qu’il en avait l’air !<br />

Liette l’écoutait, elle, sans croire un mot<br />

de ce qu’il disait, ça crevait les yeux !<br />

– Le Professeur prétend que le Turc est<br />

parti direction la côte Ouest…, je dis à la<br />

poupée.<br />

– Ben c’est pas le même Turc, d’abord !<br />

elle décrète sans ciller.<br />

– Il a reconnu l’animal… Je lui ai montré<br />

la photo, celle que j’ai fait voir à Dixie<br />

Angora…<br />

Liette hausse les épaules…<br />

– De toute façon, on s’en fout, on s’en<br />

retourne au Canada ! elle dit.<br />

– Écoute, roulure ! je glapis. Tu m’as<br />

menti, ou bien Valleyfield se trompe !<br />

– Voyons donc ! J’ai jamais menti à<br />

personne depuis que je suis au monde !<br />

– Dis-moi la vérité, salope !<br />

- 248 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

– <strong>La</strong> vérité ? elle rétorque. <strong>La</strong> vérité, c’est<br />

que ce bouffon-là a pas le quart du tiers du<br />

cinquième de sa tête à lui !<br />

– Il a reconnu le Turc sur la photo ! !<br />

– Mais il te reconnaît pas, toi, par<br />

exemple !<br />

Elle marquait un point, la vache ! Shit !<br />

Comment débrouiller l’indébrouillable ?<br />

– Vous vous rétractez pas, vous là, le<br />

Galilée ?<br />

Le dieu noir enchaîné avait posé sur moi<br />

son admirable regard laiteux, mélange de<br />

souffrance, d’humiliation et de fierté… Déjà<br />

ses yeux se faisaient fuyants, son noble<br />

visage se détournait du mien…<br />

– Je persiste et signe ! affirmait l’Alzheimer.<br />

De longues cagoules pointues de Ku Klux<br />

Klan se mettent à danser dans ma tête…<br />

Croix de bois, hommes noirs, chevaliers<br />

blancs… Chasse au Nègre dans le Deep<br />

South brûlant… Liette avait pu être induite<br />

en erreur, Valleyfield pouvait être fou… <strong>La</strong><br />

première hypothèse était difficilement<br />

vérifiable. <strong>La</strong> seconde… Deep South, Alabama…<br />

Si j’avais bien compris, le Professeur<br />

avait lâché la piste du rayon de la mort et<br />

de Pelizza, et par conséquent celle du Turc,<br />

pour se lancer sur celle d’Elvis Presley<br />

toujours vivant, Elvis se terrant en Alabama,<br />

quelque part au nord de Mobile…<br />

Dément ! Pourtant… Les modernes figures<br />

de proue de la mythologie américaine,<br />

sauce mass-médias, sont nimbées de<br />

mystère. L’abracadabrante mort de Marilyn<br />

Monroe, l’assassinat de John Kennedy… Il<br />

fallait que j’entende coûte que coûte ce que<br />

- 249 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

Valleyfield avait à dire au sujet de l’ « affaire<br />

du siècle ». Si son histoire tenait pas<br />

debout, alors Ornella et le Turc étaient à<br />

Daytona, et Hubert Hébert était mûr, lui,<br />

pour une longue, une très longue cure<br />

d’électrochocs !<br />

Notre cellule roulante roulait à présent<br />

bien sagement sur l’autoroute. On avait<br />

tout notre temps. <strong>La</strong> présence de sa<br />

Royauté l’Homme Noir me gênait un peu,<br />

d’autant plus qu’il se cantonnait dans son<br />

silence, superbe d’indifférence, insolent<br />

presque à force d’irradiante majesté. Mais il<br />

fallait que je sache avant qu’on passe la<br />

frontière, autrement je resterais éternellement<br />

écartelé entre les informations contradictoires<br />

de Liette et du Professeur !<br />

– Parlez-moi d’Elvis ! je lui dis de but en<br />

blanc.<br />

– Qu’est-ce à dire ? il se cabre.<br />

– Vous m’en avez dit rien que la moitié !<br />

– Vraiment ?<br />

– Oui ! Votre partie de poker avec votre<br />

vieille amie Marion Fuks ! Pour payer ses<br />

dettes, elle vous a dit qu’Elvis est encore en<br />

vie ?<br />

– Vous êtes bien informé ! il s’étonne.<br />

– Par toi, pauvre clown !<br />

– Eh bien, oui ! The King is alive ! il<br />

admet. <strong>La</strong> Planète n’a rien à branler du<br />

rayon de la mort de Pelizza ! Êtes-vous<br />

conscient, jeune homme, que chacun<br />

d’entre nous, je veux dire les six milliards<br />

d’individus qui peuplent notre Terre, est<br />

assis sur l’équivalent de trois kilos de<br />

dynamite ? Métaphoriquement parlant, bien<br />

entendu ! <strong>La</strong> Bombe, n’est-ce pas !<br />

- 250 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

– On en a plein le cul, en effet !<br />

– Je vous le fais pas dire ! Alors, que peut<br />

nous faire, entre vous et moi, trois quatre<br />

missiles de plus ou de moins, lasers par-ci,<br />

rayons de la mort par-là ? Hein ? C’est la<br />

guerre bactériologique qu’il nous faut<br />

essayer de prévenir ! Quoique chez nous, en<br />

Occident, le virus du sida représente à<br />

l’heure actuelle une bien plus alarmante<br />

menace ! Et je ne vous parle pas du tabac !<br />

Oh, le tabac !<br />

Il se ronge les ongles un instant,<br />

crachote les rognures en bavant, s’essuie le<br />

menton et enchaîne :<br />

– Les Américains ont envoyé une sonde<br />

dans l’espace, il y a de ça quelques<br />

années… Ils savaient pertinemment qu’ils<br />

en perdraient un jour le contrôle, puisqu’elle<br />

finirait par franchir les limites de<br />

notre système solaire… Wing ! Perdue dans<br />

l’espace ! Dérive infinie dans l’infini de<br />

l’univers ! Quoique… Einstein estimait que<br />

l’Univers est fini tout en étant illimité…<br />

Espace courbe, au sens mathématique du<br />

terme… Ambartsoumian et Zelmanov<br />

conçoivent, eux, d’autres « métagalaxies »,<br />

d’autres univers, parallèles au nôtre, dont<br />

les caractéristiques spatio-temporelles<br />

seraient différentes de celles que nous<br />

connaissons… Pure spéculation, si vous<br />

voulez mon avis ! Bref ! <strong>La</strong> sonde américaine,<br />

à force de dérives interstellaires, en<br />

viendra-t-elle à s’échouer, dans quelques<br />

millénaires, sur une lointaine planète dont<br />

nous n’avons aucune idée ? Sera-t-elle<br />

capturée par un fabuleux vaisseau spatial,<br />

dans quelque galaxie éloignée ? En un mot<br />

- 251 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

comme en mille, la possibilité existe que cet<br />

engin aborde un jour une terre habitée dont<br />

nous ne soupçonnons même pas<br />

l’existence ! Grisante perspective ! Dans<br />

l’éventualité de laquelle les Américains,<br />

gens pragmatiques, ont apposé, à l’extérieur<br />

de la sonde, une plaque ornée de leur<br />

drapeau, si ma mémoire m’est fidèle, ainsi<br />

que d’un plan cosmique indiquant la<br />

provenance de la sonde. Pour signaler aux<br />

Martiens où se trouve l’Amérique, n’est-ce<br />

pas ! Sur cette carte de visite sont<br />

également représentés, nus tous les deux,<br />

un spécimen mâle et un spécimen femelle<br />

de notre espèce. Une photo de nous autres<br />

humains pour les habitants de la planète<br />

« Z » ! En fait, cette photo est un dessin !<br />

Mâle et femelle y sont montrés debout, une<br />

main levée à la hauteur des épaules, les<br />

cinq doigts bien écartés et le pouce<br />

particulièrement en évidence ! Pourquoi ?<br />

Mais parce qu’on admet, sur notre planète,<br />

que la station droite a permis à l’Homme de<br />

libérer ses membres supérieurs, et que le<br />

développement du cerveau humain doit<br />

beaucoup à celui de la main, et surtout du<br />

pouce opposable aux autres doigts ! Quant<br />

à savoir si les habitants de la planète Z y<br />

comprendront quelque chose, c’est une<br />

autre affaire ! Tout dépend s’ils ont des<br />

pouces eux aussi ! Et s’ils en ont pas, c’est<br />

qu’ils doivent pas être bien malins, hein !<br />

Rr, rr, rr !<br />

Tabarnak ! Il avait l’horripilant don de la<br />

digression, le débris !<br />

– Que conclure de ce qui précède ? il<br />

continuait. Qu’est-ce qui compte véritable-<br />

- 252 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

ment ? Le pouce, ou la cervelle ? Entre<br />

nous, l’humain s’est-il arrêté au stade du<br />

faber homo ? S’est-il pas plutôt hissé<br />

jusqu’à celui du sapiens ? Bien sûr,<br />

l’homme transforme son environnement,<br />

modèle le monde, l’adapte à ses besoins ! Si<br />

tant va la cruche qu’à la fin elle risque de se<br />

briser ! Pollution, bombe atomique, érosion<br />

et autres et cætera ! Mais songez à ceci,<br />

mon jeune ami : qui, des peuplades<br />

primitives ou de nous, a le mieux résolu le<br />

problème de la mort ?<br />

– Oui, qui ! je l’approuve.<br />

– Hein ! il glousse. Car enfin, dans notre<br />

civilisation judéo-technico-chrétienne, nous<br />

n’en finissons plus de vivre ! Les progrès de<br />

la science et les antibiotiques nous<br />

prolongent jusque passé quatre-vingts ans<br />

de plus en plus ! Les hospices débordent !<br />

<strong>La</strong> jeune génération va bientôt crouler sous<br />

le poids des impôts qu’il faudra lever pour<br />

entretenir les hordes de vieillards<br />

increvables que nous sommes, vous et moi,<br />

en train de devenir ! Or, cette civilisation<br />

qui n’en a que pour l’extraversion est, de<br />

toutes celles qui l’ont précédée au cours de<br />

l’histoire, la moins capable de soulager<br />

l’homme de sa mort ! Non qu’elle ne dispose<br />

de formidables moyens technologiques ! Au<br />

contraire ! Obnubilée par sa technologie,<br />

par le faire, elle passe à côté de l’essentiel !<br />

Car l’essentiel se trouve dans la tête !<br />

Précisément ! Le primitif qui crève à trentecinq<br />

ans d’âge, rongé par une sordide<br />

maladie, a, lui, résolu le problème de la<br />

mort d’une façon bien plus efficace que<br />

notre civilisation, qui tente par tous les<br />

- 253 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

moyens de prolonger notre existence ! Le<br />

primitif a résolu le problème en imagination<br />

! Que dis-je ! Dans son imaginaire !<br />

Il a assimilé son âme aux autres formes de<br />

vie qu’il côtoie et s’est assuré de sa<br />

pérennité, en lui votant une quelconque<br />

forme de passeport pour l’Autre Monde ! Le<br />

voilà immortel ! Mourant à trente-cinq ans<br />

en moyenne, mais immortel ! Qu’est-ce que<br />

tout cela prouve ? <strong>La</strong> condition humaine est<br />

mortelle, elle est aussi mortellement<br />

ennuyeuse, parce qu’à la longue notre<br />

conscience finit par devenir une bien lourde<br />

couronne à porter. L’imaginaire, voilà la<br />

solution à l’un et l’autre de ces problèmes !<br />

Car la bête à pouces se nourrit autant de<br />

son imaginaire que de ses mains, si vous<br />

me passez cette image plutôt incongrue ! Et<br />

puis, n’est-ce pas, considérez que l’homme<br />

a survécu sur cette planète pendant des<br />

centaines de milliers d’années sans que la<br />

technologie ne dépasse le stade du feu, du<br />

bâton, du silex ! Voilà en définitive pourquoi<br />

Elvis vivant représente véritablement<br />

l’affaire du siècle mille fois plus que le<br />

« rayon de la mort » de Pelizza !<br />

– Clair comme de l’eau de roche ! je<br />

concède.<br />

– Elvis est l’un des dieux de l’Occident<br />

moderne ! L’un de ces élus qui suscitent,<br />

appellent, stimulent la si tant précieuse et<br />

essentielle faculté de l’imaginaire ! À force<br />

de dominer le réel, le réel nous écrase ! Les<br />

apparences nous sont bien plus<br />

nécessaires ! Puisque nous avons tant<br />

besoin de rêver ! Et puisque jamais la<br />

technologie qui nous obnubile ne nous<br />

- 254 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

permettra de transcender notre condition !<br />

Elle ne fait que nous y adapter, mais c’est<br />

pour mieux nous y asservir !<br />

– Transcendez donc un peu vous aussi<br />

du côté d’Elvis, pendant qu’on y est ! Il est<br />

vivant, si je vous ai bien compris ?<br />

– Selon les informations de Marion Fuks,<br />

oui !<br />

– Et pourquoi il serait vivant, alors que<br />

tout le monde sait qu’il est mort, le pauvre<br />

taré ?<br />

– Prenons un exemple simple ! dit<br />

Valleyfield. L’écrivain américain Ernest<br />

Hemingway, qui s’est suicidé en 1961, a par<br />

ailleurs écrit un petit livre très célèbre, à<br />

juste titre, qui est en vérité une manière de<br />

parabole. Il s’agit, vous l’avez deviné, du<br />

Vieil homme et la mer. Or, de quoi est-il<br />

question, dans cette œuvre admirable ? Un<br />

vieux pêcheur cubain, très pauvre, seul<br />

dans une barque, au large des côtes, se bat<br />

trois jours et trois nuits durant contre un<br />

gigantesque poisson. Il finit par en<br />

triompher. Il avait rien pris pendant quatrevingt-quatre<br />

jours, mais cette fois, ça y est !<br />

Et quelle prise ! Il a gagné ! Non : les<br />

requins lui bouffent son bel espadon ! En<br />

laissent rien que la tête et les os ! Ah !<br />

Parabole de l’Amérique ! American way of<br />

life ! Vie d’Elvis lui-même ! En clair, c’est la<br />

défaite dans la victoire ! Santiago le pêcheur<br />

n’a gagné que pour mieux perdre ! Elvis ?<br />

Pareil ! L’échec dans la réussite ! Ou la<br />

réussite dans l’échec !<br />

Tout sinueux qu’il était, le vieux bouc<br />

commençait malgré tout à m’intéresser…<br />

Dans ma queste d’Ornella perdue, je venais<br />

- 255 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

d’échouer, justement, puisque la flicaille me<br />

ramenait au Canada… Pourtant, pourtant<br />

quelque chose me disait que…<br />

– Elvis était pas idiot ! poursuivait le<br />

Professeur. Il a fait des millions et il a été<br />

couronné roi ! The King, n’est-ce pas ! À<br />

l’époque où il habitait sur les hauteurs de<br />

Memphis ou de Bel Air, entre 1961 et 1968,<br />

il a tourné, je vous le rappelle, vingt et un<br />

films ! Trois par année ! Tous d’indiscutables<br />

navets ! Et il est devenu, grâce à ce<br />

tas de débilités profondes, la vedette la<br />

mieux payée de l’industrie du spectacle, à<br />

la même époque ! Cent millions de disques<br />

vendus lui avaient rapporté, en 1965, après<br />

dix ans de carrière, cent cinquante millions<br />

de dollars ! Les films, à peu près autant en<br />

recettes brutes ! Comment croyez-vous que<br />

l’homme s’arrangeait de ses contradictions<br />

? Un jour, il a dit au metteur en scène<br />

d’un de ses films : « Il paraît qu’il y avait<br />

deux trois petites choses amusantes dans le<br />

scénario. Il faudra que je le lise un de ces<br />

jours… » Sans sourire, remarquez ! Pas<br />

dupe, le King ! Pour le reste, il passait son<br />

temps à jouer au football, à se promener en<br />

moto, à offrir des Cadillac à tout le monde,<br />

et à se gaver de pilules et de poupées ! Vous<br />

avez vu l’émission de télévision qu’il a<br />

tournée en 1968 ?<br />

– Non…<br />

– Belle image de ses contradictions !<br />

D’un côté, vous avez le grand fauve lâché<br />

dans l’arène, le rockeur tout vêtu de cuir<br />

qui s’amuse avec ses vieux amis musiciens<br />

de la première heure, qui rit de lui-même et<br />

qui chie poliment sur la musique fabriquée<br />

- 256 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

en studio, tout en rappelant au public les<br />

origines du rock ’n’ roll. De l’autre, vous<br />

avez le grand dadais entouré de danseuses,<br />

qui casse la gueule à des cascadeurs dans<br />

des décors de carton, en faisant semblant<br />

de chanter des chansons fadasses<br />

préenregistrées ! Sa carrière ressemble à<br />

cette émission : il y a l’Elvis rockeur d’avant<br />

son service militaire, une bête incroyable, et<br />

il y a l’Elvis de Hollywood, incroyablement<br />

bête ! Comment un homme peut-il vivre<br />

avec de pareilles contradictions ? Il peut<br />

pas vivre, justement ! Ou bien ses<br />

contradictions finissent par le tuer, ou bien<br />

il accélère le processus en se tuant luimême<br />

! Hein ! Vous l’avez vu bouffi et<br />

ramolli, à l’époque où quelques-uns de ses<br />

amis musiciens ont donné une conférence<br />

de presse pour annoncer qu’ils le quittaient,<br />

parce qu’il était en train de se détruire avec<br />

les drogues ? Drugs ! « Médicaments » ! Ils<br />

voulaient lui rendre service en rendant la<br />

chose publique, ils espéraient qu’il<br />

réagirait, qu’il se reprendrait en mains ! Et<br />

savez-vous ce qu’il a fait, le King ? Eh bien,<br />

il l’a fait ! Parfaitement !<br />

– Où est-ce que vous voulez en venir à la<br />

fin ? ! je lui hurle en pleine gueule.<br />

– Mais nous y sommes déjà ! il gazouille.<br />

Elvis a réalisé, bien que sur le tard, que les<br />

requins avaient dévoré l’espadon ! Que sa<br />

réussite était un lamentable échec ! Valait<br />

pas du vent ! Un pet ! Alors il a cédé tous<br />

ses droits au Colonel Parker, son<br />

machiavélique et pittoresque manager !<br />

S’est déclaré mort et s’en fut cultiver la<br />

bette et le myosotis à Big Creek <strong>La</strong>ke !<br />

- 257 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

Incognito ! Chirurgie esthétique ! Refait en<br />

homme-éléphant pour égarer l’hurlante<br />

horde des fans ! Retiré dans la profonde<br />

thébaïde ! Il était, vous le savez, très<br />

religieux ! Il se consacre depuis lors à la<br />

gloire du Seigneur, dans la vie austère, et<br />

fout du reste l’an quarante ! Humble !<br />

Repenti ! Et vivant ! !<br />

– Vous avez des preuves de ce que vous<br />

avancez ?<br />

– <strong>La</strong> parole de Marion Fuks ! il clame.<br />

– D’où elle tient ces informations-là ? Elle<br />

est voyante, ou quoi ?<br />

– Le chirurgien ! Celui qui a réalisé l’impossible<br />

! Créer Frankenstein à partir de<br />

Presley ! Il lui a greffé un genou dans le<br />

dos ! Sous la peau ! Pour le rendre bossu,<br />

n’est-ce pas ! Il lui a posé des oreilles de<br />

kangourou et un bec-de-lièvre ! Un prodige !<br />

Il voulait lui coudre un troisième bras au<br />

milieu du tronc, mais ce détail aurait pu<br />

attirer l’attention ! Les curieux, les experts !<br />

Il a renoncé ! Il s’est contenté de lui en<br />

couper un à la place ! Ainsi pouvait-il être<br />

sûr que son Quasimodo aurait pas l’idée de<br />

se remettre à jouer de la guitare !<br />

Audacieuse intervention ! Brillant docteur !<br />

Il lui a aussi inversé les jambes, gauche<br />

droite, vice-versa ! Pour plus de prudence, il<br />

vous y a fait pointer les orteils par en<br />

arrière au lieu d’avant ! L’autre polichinelle<br />

s’y retrouve plus ! Recule au lieu d’avancer !<br />

Ensuite, le docteur lui a ôté le cuir chevelu !<br />

Sur la tête, il lui a mis la main coupée,<br />

comme une crête de coq ! Une petite<br />

fantaisie, quoi ! Elvis a toujours été coquet,<br />

il a bien aimé ça ! Pour finir, il lui a soudé<br />

- 258 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

la colonne vertébrale au bassin pour le<br />

raidir un peu ! L’empêcher de déhancher !<br />

Le naturel revient au galop, ne l’oublions<br />

pas !<br />

J’avais envie de lui dire que l’opération<br />

aurait été beaucoup plus simple si le<br />

chirurgien s’était contenté de lui faire une<br />

ablation de la tête… Mais Liette, qui s’était<br />

mise à discuter à voix basse avec le royal<br />

Nègre, me distrayait… Je me demandais<br />

qu’est-ce qu’ils complotaient, ces deux<br />

moineaux-là…<br />

– Oui, Elvis a fait faire l’opération à Ottawa,<br />

voyez-vous ! le Professeur enchaîne.<br />

Précautions ! Mesures de sécurité ! Le<br />

chirurgien – appelons-le le docteur Pion<br />

(rien à voir avec le pion, vecteur de la force<br />

nucléaire !) – le chirurgien, dis-je, est un<br />

excellent ami de Marion ! Crédible au-delà<br />

de tout soupçon ! Réputé ! Intègre !<br />

Sommité à l’os, pour tout vous dire !<br />

– Donc, vous êtes parti chasser la chose<br />

en Alabama ? je dis.<br />

– Précisément ! Un safari ! Si je ramène<br />

une image, une seule, je suis milliardaire<br />

jusqu’à la fin de mes jours ! Le Monde<br />

Entier va s’arracher l’inestimable et unique<br />

cliché !<br />

– Un gars avec une crête de coq en<br />

doigts, c’est une curiosité, on peut pas dire<br />

le contraire…<br />

– Cependant, ne vous imaginez pas que<br />

je sois mû par l’appât du gain, hein ! Je<br />

dévouerai la somme à une fondation pour<br />

l’Alzheimer !<br />

- 259 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

– Pour le moment, en tout cas, on se<br />

dirige plutôt vers le Canada que vers<br />

l’Alabama…, je réfléchis à voix haute.<br />

Cette dernière remarque-là avait pas l’air<br />

de l’amuser… Lui non plus il m’amusait<br />

plus tellement ! Liette devait avoir raison.<br />

Rien à tirer du loufoque ! À l’époque, je<br />

croyais encore tout possible, et d’une<br />

certaine façon je me trompais pas. On sait<br />

qu’il existe des zélés qui mangent des<br />

bicyclettes et des bandes d’adolescents qui<br />

s’empilent soixante-douze dans des cabines<br />

téléphoniques et des crétins comme<br />

Bourque et Chrétien qui règnent sur nos<br />

destinées, ou d’autres folichons comme le<br />

père de Jacques Brunet qui parquent leur<br />

belle grosse Lincoln rutilante sur le bord de<br />

la route pour remplir le coffre de fumier !<br />

Oui, tout est possible ! Les disques de<br />

Michel Louvain se sont vendus, Néron a fait<br />

construire un palais pour son cheval,<br />

d’honorables savants ont déjà affirmé de<br />

bonne foi que le tabac était une plante<br />

capable de guérir n’importe quelle maladie,<br />

et d’autres puissants esprits ont dessiné<br />

des hommes à une seule jambe qu’ils<br />

prétendaient avoir découverts dans le<br />

Nouveau Monde ! Valleyfield pouvait bien<br />

être dans le vrai, malgré l’absurde de la<br />

chose, et Marion Fuks aussi, et le docteur<br />

Pion aussi, tant qu’à y être ! N’empêche que<br />

Dixie Angora avait eu une bien étrange<br />

réaction quand je lui avais montré la photo<br />

du batracien Turc iguane, ce qui conférait,<br />

hélas ! un certain poids à la version de<br />

Liette…<br />

- 260 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

J’étais pas plus avancé pour autant ! <strong>La</strong><br />

tête m’enflait aussi à force d’essayer de<br />

réfléchir ! Cette histoire de grand poisson<br />

bouffé par les requins que Valleyfield<br />

m’avait racontée, il y avait cinq minutes…<br />

<strong>La</strong> défaite dans la victoire, la réussite dans<br />

l’échec… American way of life, vie d’Elvis,<br />

avait dit le Professeur… J’étais loin d’être<br />

versé dans les subtilités de la dialectique,<br />

l’inséparabilité des contraires, thèseantithèse-synthèse,<br />

Hegel Cie Inc. J’en<br />

pressentais pas moins une incompréhensible<br />

vérité dont le sens et la portée<br />

m’échappaient encore, une vérité obscure<br />

qu’Hubert Hébert m’avait à peine fait<br />

entrevoir en me parlant du livre de<br />

Hemingway. En y pensant bien, on aurait<br />

dit que moins j’arrivais à retrouver Ornella<br />

et plus je sentais… Quoi ? Qu’est-ce qui<br />

s’était mis à remuer en moi, au fond de ma<br />

boue intime ? Quel monstre ? Quelle<br />

étoile ? On a jamais le temps de débrouiller<br />

l’embrouillamini de la vie ! Elle nous tient<br />

gommés solide, pire que dans de la<br />

mélasse ! En me concentrant, la vague<br />

impression me venait cependant peu à peu<br />

que je commençais à comprendre… Les<br />

innombrables obstacles qui se dressaient<br />

entre Ornella et moi éveillaient en moi une<br />

force, oui, le sentiment d’une force, qui<br />

pourrait peut-être croître encore, et se<br />

multiplier, et s’affirmer et faire de moi un<br />

homme digne de ce nom, et même… Même<br />

me permettre d’accomplir des miracles, à la<br />

condition que je sache… Quoi ? Que je<br />

sache me soumettre aux exigences de cette<br />

- 261 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

force ? Ou qu’au contraire je sache la<br />

domestiquer ?<br />

L’échec dans la réussite, la réussite dans<br />

l’échec… Ma cervelle était-elle encore trop<br />

petite pour que je puisse arriver à<br />

comprendre ? En regardant du coin de l’œil<br />

le Professeur Loustic, zazou cinq étoiles,<br />

Alzheimer tant que tu voudras, détective à<br />

la manque, décousu clochard physicien,<br />

Arlequin clown, je me prenais plutôt à<br />

penser qu’il y avait en réalité rien à<br />

comprendre, rien de rien…<br />

*<br />

Par la 95, on remontait vers le nord<br />

tandis que la nuit tombait, grenue, légère…<br />

Milliers de milliards de minuscules<br />

particules cendrées poudroyant dans l’air,<br />

cancéreuse prolifération de cellules malades<br />

ravageant le ciel petit à petit… Une heure à<br />

peine après notre départ de Fredericksburg,<br />

on avait contourné Washington, puis on<br />

avait foncé sur Baltimore, qu’on avait<br />

contournée elle aussi, je me demande<br />

encore pourquoi, et maintenant on se<br />

dirigeait vers Philadelphie, berceau des U.S.<br />

d’Amérique… On roulait depuis déjà trois<br />

heures, en somme… Je commençais à<br />

croire qu’il est possible de passer sa vie sur<br />

quatre roues, à se trimballer à travers<br />

l’arborescent lacis des routes et des autoroutes<br />

comme un globule voyageant dans<br />

l’infini système sanguin du continent… À la<br />

longue, le problème du ravitaillement finit<br />

toujours par se poser, par exemple ! De la<br />

soupe au plâtre que l’édenté Zack l’Épou-<br />

- 262 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

vantail nous avait servie, à Liette et à moi,<br />

vingt-quatre heures plus tôt, il me restait<br />

plus qu’un vague semblant de souvenir !<br />

Toute la troupe, on était sérieusement<br />

affamés ! On se le disait aussi les uns aux<br />

autres, sauf l’imperturbable Homme Noir,<br />

qui pouvait probablement se nourrir de sa<br />

propre substance, lui, à la manière de<br />

n’importe quel dieu ordinaire… En tout cas,<br />

un petit faisan au porto aurait pas été de<br />

refus ! Échalotes, girolles, crème fraîche…<br />

J’aurais condescendu tout aussi<br />

plaisamment à honorer une platée d’anolini<br />

al ragu’ di prosciutto, farce ris de veau,<br />

jambon de Parme, parmesan, jaune d’œuf<br />

et ricotta ! Valleyfield, lui, ses papilles<br />

rêvaient plutôt du côté de l’Asie ! Il nous en<br />

faisait baver, le salaud, à nous stimuler<br />

l’imagination !<br />

– De la Malaisie, je voudrais les feuilletés<br />

au curry, appelés Kari Pap en langue<br />

autochtone ! Pour continuer, quelques<br />

Lumpias philippins, dits rouleaux de<br />

printemps chez nous ! De Hong Kong, un<br />

brin d’exotisme ! Une soupe d’aileron de<br />

requin aux ormeaux, contenant une part<br />

raisonnable de lanières de jambon fumé et<br />

de poulet, et agrémentée de coriandre,<br />

oignons, gingembre, soja et vin chinois !<br />

Faire suivre de Thakkali Osso, les crevettes<br />

au coco du Sri <strong>La</strong>nka ! Ah, je ne résisterais<br />

pas ensuite à ces plats de résistance !<br />

Daging Bumbu Bali, ou Daging Rendang !<br />

Bœuf sauté à la balinaise, ou bœuf aux<br />

épices, faisant fort usage d’ail, de piments<br />

rouges, de noix du Brésil et de crème de<br />

coco ! Et un pudding malais aux<br />

- 263 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

cacahuètes pour finir ! Ou alors un beau<br />

grand gâteau Bo Bo Cha Cha ! Ignames,<br />

crème coco, sucre et glace pilée ! Aaaahh !…<br />

Il nous envoûtait, le démon, avec son Bo<br />

Bo Cha Cha ! On répétait après lui, on<br />

scandait ! Bo Bo ! Cha Cha ! Tous en<br />

chœur ! Manger ! Manger ! Feuilletés, rouleaux<br />

! Bo Bo, Cha Cha ! Cacahuètes !<br />

Coco ! Encore ! Manger ! Jambon, gingembre<br />

! Manger ! Mantra ! Bo Bo Cha Cha ! En<br />

chœur ! Allez ! On psalmodiait ! Incantait !<br />

À s’en faire juter la papille ! Tant et plus !<br />

Cha Cha ! Bo Bo ! Cha Cha ! Ah, on en<br />

devenait dingues ! On fascinait feuilletés !<br />

On virait rouleaux ! Idées jambon !<br />

Obsédés ! Poulets !<br />

Tout en gueulant le Bo Bo Cha Cha,<br />

Liette échangeait des drôles de petits signes<br />

avec l’Homme Noir… Clins d’œil, grimaces…<br />

Complices complotant tous les deux je sais<br />

pas quoi… Son Altesse daignait condescendre,<br />

sortait de sa morgue ! L’étrange<br />

homme ! Enfin ! Rien à foutre ! J’avais faim,<br />

moi ! Cacahuètes ! Coco ! Piments ! Bo Bo !<br />

Liette soudain se met à taper dans la vitre<br />

qui nous séparait des deux poulets ! Pan,<br />

pan ! À coups de poing ! Elle t’entreprend<br />

de leur gesticuler notre revendication !<br />

Bouffer ! Emplir ! Pudding ! Cha Cha !<br />

Gaver ! Pan ! Pan !<br />

Le flic <strong>La</strong>chique lui répond pareillement,<br />

en sourd-muet ! Ça va, ça va ! On a<br />

compris ! Maîtrisez-vous, christ ! On peut<br />

pas vous en chier des biftecks ! On s’arrête<br />

au prochain restaurant ! Entre-dévorezvous<br />

entre-temps si vous pouvez pas tenir<br />

jusque-là mais fuck ! laissez-moi ronfler !<br />

- 264 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

On se calme tant bien que mal… Liette<br />

décoche un malin clin d’œil à l’intention du<br />

Nègre… <strong>La</strong>rrons en foire l’air entendu,<br />

secrets comme des sectes, ces deux-là…<br />

Hubert rallume, lui ! Il se relance dans la<br />

litanie !<br />

– Pot au feu mongol ! Force agneau !<br />

Chou chinois ! Vermicelle ! Sucre brun !<br />

Sésame ! Shabu-shabu ! Fondue japonaise !<br />

Brochettes ! Fenugrec ! Katsuobushi !<br />

Dashi ! Szechuan !…<br />

Ah, il en mettait ! Il en rajoutait ! Ça<br />

commençait à suffire, l’huile sur le feu !<br />

Pour lui clouer le bec, j’entonne l’air bien<br />

connu :<br />

Embroche-moi !…<br />

Oups ! Un air à attiser de plus belle les<br />

hallucinations ! C’était pas approprié ! J’essaye<br />

tout de suite autre chose :<br />

Devant un snack-bar<br />

Stoppe une Jaguar<br />

Un type en descend<br />

Avec ses vingt ans !<br />

Le Professeur la connaissait, celle-là !<br />

Fan à Sarapo ! En harmonie, il barrit :<br />

On va chez Sabine<br />

Ça c’est une copine !<br />

Elle elle est dans l’coup<br />

Elle elle connaît tout !<br />

Puis :<br />

Ram dam dam voilà tout<br />

C’est le temps des vacan-ances !<br />

Ram dam dam voilà tout<br />

C’est le temps des roman-ances !<br />

On oubliait le pot au feu ! Même qu’on<br />

commençait à s’amuser ferme ! Dans la<br />

cellule à roues, l’atmosphère s’animait,<br />

- 265 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

s’égayait ! On te pousse l’un après l’autre<br />

cinq six classiques de la chanson française !<br />

Méo Penché, C’est en revenant de Rigaud,<br />

etc. ! Des airs thérapeutiques en l’occurrence<br />

! Excellent pour le moral ! Dans<br />

l’adversité, la musique adoucit les maux,<br />

c’est su ! Même les moines chantaient en<br />

faisant du fromage dans le fin fond du<br />

Moyen Âge ! En battant la mesure, Liette<br />

continuait à cogner de temps en temps<br />

dans la vitre anti-balles, histoire que les<br />

G.O. oublient pas de penser au<br />

ravitaillement !<br />

Mon cœur est en prison<br />

Depuis que tu es partie-eeeee !<br />

Soudain, sur le bord de la route, en<br />

avant dans l’obscurité, je discerne au loin<br />

un îlot de lumière jaunâtre semblable à un<br />

aquarium dans la nuit… Une stationservice<br />

Gulf, un immense panneau-réclame<br />

Seven-Up… Une longue enseigne au néon<br />

rouge, brune, jaune, avec un souriant<br />

bonhomme en forme de hot dog ! Ah !<br />

Touvientapointakikiattan ! Bo Bo Cha Cha !<br />

Cha Cha Bo Bo ! On se remet à s’agiter, à<br />

tonitruer ! Bo Bo ! Cha Cha ! Moutarde !<br />

Hot dogs ! En tapant dans la vitre !<br />

Burgers, burgers ! Nesbitt ! Pogo ! Bo Bo !<br />

Le chauffeur avait décodé ! Message<br />

reçu ! Zloup ! On se dirige droit sur l’oasis<br />

hors l’autoroute, on stoppe devant la<br />

binnerie ! On était comme des bêtes nous<br />

autres ! <strong>La</strong> chorale des Souhaitant la<br />

Proche Ventrée ! Le gardien à la chique<br />

lascive, revolver au poing, nous ouvre la<br />

portière… L’autre le couvrait deux mètres<br />

derrière, son fusil levé vers nous… Il me<br />

- 266 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

rappelait Sal, les chiens, l’horreur… Enfin…<br />

Les armes braquées sur nous nous<br />

refrénaient un peu l’appétit, nous incitaient<br />

subtilement à modérer nos transports… À<br />

défaut de sortir de nos gonds, on sort de la<br />

cage… Au-delà du cercle de lumière molle<br />

qui tombait sur le snack-bar, la nuit était<br />

profonde, compacte, immobile… <strong>La</strong> nuit…<br />

Encore la nuit… L’air était froid et chargé<br />

d’humidité… On allait au moins pouvoir se<br />

dégourdir les jambes…<br />

– Rhaaaaaahh !<br />

Un cri ! Un cri étranglé, déchirant !<br />

Liette ? Qu’est-ce qu’elle avait à râler<br />

encore, l’exubérante ?<br />

L’Homme Noir ! L’apollinien dieu ! Il<br />

s’était jeté sur la gourde ! <strong>La</strong> chaîne de ses<br />

menottes serrée autour de la gorge de la<br />

fille, il la tenait plaquée solide contre lui,<br />

prêt à la stranguler sur-le-champ !<br />

Les deux flics et Valleyfield et moi, on<br />

avait caillé sur place instantanément !<br />

Liette prise en otage ! Tabarnak ! On allait<br />

pas bouffer, alors ?<br />

– Toi ! me crie le Nègre. Prends leurs<br />

armes !<br />

À l’intérieur du snack-bar, je voyais du<br />

coin de l’œil la serveuse debout au milieu<br />

de la salle… Elle se tournait vers nous<br />

autres, une cafetière à la main, le visage<br />

pétrifié… Une bonne douzaine de clients<br />

étaient attablés dans la gargote. Un à un,<br />

ils commençaient à s’apercevoir à leur tour<br />

que c’était pas le pape qui processionnait<br />

dehors !<br />

Les bras levés, l’Hubert s’avance vers le<br />

Noir !<br />

- 267 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

– Mes amis ! Mes amis ! il dit, la voix<br />

tendue.<br />

– Shut up ! l’autre rétorque.<br />

Liette se remet à gueuler !<br />

– Aaaaaah ! Aidez-moi ! Il m’étrangle !<br />

Deux trois clients sortent du snack-bar,<br />

lentement, prudemment… Le spectacle les<br />

attirait ! Un divertissement gratis ! Comme<br />

à la TV !<br />

– Paix ! Paix ! Pax ! Valleyfield reprend.<br />

Paix, amis !<br />

Mon regard croise celui de Liette… Elle<br />

m’adresse un imperceptible signe…<br />

– Amis ! Frères ! le Professeur continuait.<br />

Gandhi ! Souvenez-vous de Gandhi !<br />

– Les armes ! l’Homme Noir vocifère.<br />

Oui, je comprenais à quoi on jouait, à<br />

présent… Devant le snack-bar, les clients<br />

étaient de plus en plus nombreux, ils<br />

étaient tous sortis, en fait ! <strong>La</strong> serveuse<br />

aussi ! On les amusait ! Enfants ! Américains<br />

! Ils se faisaient des remarques les<br />

uns aux autres, commentaient, pariaient,<br />

peut-être ! Qu’on s’échapperait, qu’on<br />

s’échapperait pas ! Que les flics tireraient,<br />

tireraient pas ! Mais personne faisait rien<br />

pour intervenir, et je savais qu’ils en<br />

feraient pas plus dans dix mille ans que<br />

dans dix secondes !<br />

– Soyons non-violents ! beuglait Valleyfield.<br />

Pax ! Paix ! Paix, mes frères !<br />

Il se couche par terre, l’imbécile ! Sur<br />

l’asphalte gelé ! Ah, ça rigolait dans les<br />

badauds ! Il y en avait même un qui sortait<br />

son appareil photo ! Sa caméra vidéo ! Les<br />

flics bougeaient toujours pas, eux autres !<br />

- 268 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

Ils avaient pas le choix ! Ils pouvaient pas<br />

se mettre à tirer dans le tas !<br />

Je me décide ! J’y vais ! Hubert Hébert se<br />

relève ! De peine et misère à cause son<br />

corset de plâtre !<br />

– Ami ! il me dit en se fourrant devant<br />

moi. Trouvons une solution pacifique à cet<br />

imbroglio !<br />

– Imbroglio toi-même, tata ! Ôte-toi de<br />

mon chemin !<br />

– Proposons une trêve à nos amis policiers<br />

! Essayons de dialoguer !<br />

Il s’enroulait autour de moi, il me<br />

retenait, l’obtus du christ ! Malgré ses vingt<br />

kilos de graisse en trop, il était plutôt<br />

costaud ! L’obstacle pas facile à déménager<br />

!<br />

– T’as pas compris que le Nègre est avec<br />

nous autres, crétin ? ! ? je lui grince à<br />

l’oreille.<br />

– Hein ? Quoi ?<br />

– On prend les armes et on se sauve !<br />

<strong>La</strong>isse-moi passer ! !<br />

– Élisons d’abord un conciliateur ! il dit.<br />

Tout ceci peut s’arranger sans violence !<br />

Soyons civilisés !<br />

– C’est toi qui me dis ça ? Toi qui travailles<br />

dans le nucléaire ? !<br />

– Ah mais pardon ! Jeune homme ! Que<br />

faites-vous de la production des radioisotopes<br />

si largement utilisés comme<br />

traceurs biologiques ? Applications médicales<br />

! Vous ignorez tout, mon brave ! Les<br />

particules ionisantes ! Traitement du<br />

cancer ! Tomographie par transmission !<br />

CAT scanning ! Et autres !<br />

– On en reparlera ! Pour le moment…<br />

- 269 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

Tif ! Je lui écrase les orteils d’un coup de<br />

talon ! Me dépêtre ! Fonce vers les flics !<br />

Deux temps trois mouvements, ils étaient<br />

désarmés et je venais me ranger au côté du<br />

colosse noir ! Aussitôt, il relâche Liette et<br />

m’arrache les deux revolvers ! Me laisse le<br />

fusil ! Dans le troupeau des spectateurs, ça<br />

se met à siffler, à applaudir ! Bravo les gars,<br />

ils criaient ! Bravo !<br />

Le Noir braque un de ses pétards dans<br />

leur direction !<br />

– On a besoin d’une bagnole ! il tonne.<br />

Le crâne à moitié déplumé, un<br />

insignifiant en pantalon à carreaux sort du<br />

rang, un trousseau de clés dans la pince !<br />

Liette se rue, s’en empare !<br />

– <strong>La</strong> rouge, là-bas ! dit le zouf.<br />

– Les menottes ! lance le grand Nègre.<br />

Valleyfield s’était recouché par terre, lui,<br />

en signe de protestation non-violente !<br />

– Paix sur la terre aux hommes de bonne<br />

volonté ! il récitait, les yeux fermés.<br />

Pendant ce temps-là, je cueillais les clés<br />

des menottes et je nous débarrassais de nos<br />

bracelets ! Trois minutes plus tard, les flics<br />

étaient attachés à un lampadaire par les<br />

pieds et par les mains, et nous autres on<br />

enfournait nos viandes dans la bagnole<br />

rouge vif, super-puissante, genre Firebird !<br />

– Salut, Professeur ! je lui crie. Bonjour à<br />

Elvis de ma part !<br />

Le moteur rugit dans la nuit !<br />

Rrrheuuuuuu !…<br />

– Non, non ! Attendez-moi !<br />

L’allusion à Elvis l’avait réveillé ! À<br />

quatre pattes, le vieux sac à puces se traîne<br />

- 270 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

vers le carosse, grimpe derrière, à bout de<br />

souffle !<br />

– Je désapprouve inflexiblement ces<br />

méthodes et je le soutiens ! il affirme,<br />

cramoisi.<br />

– Tiens ! je rigole en lui jetant les clés des<br />

menottes.<br />

Les spectateurs nous envoyaient la<br />

main ! Applaudissaient ! Riaient ! Hourra !<br />

ils hurlaient ! Hip, hip ! Hourra !<br />

Vrrmmm ! On décolle ! En crissant !<br />

Strident ! Riiiiiiiiii ! Plein gaz ! On enfuit !<br />

Ha !<br />

– Où tu vas ? j’interroge le Noir qui s’était<br />

vissé derrière le volant.<br />

– South !<br />

– Jusqu’où ?<br />

– Jacksonville !<br />

– Où c’est, Jacksonville ?<br />

– Florida ! il dit.<br />

– Daytona, c’est loin de là ?<br />

– Quatre-vingt-dix milles plus bas !<br />

– Génial !<br />

Ah, le pas possible revirement ! Je<br />

l’aurais embrassé, l’Africain !<br />

– T’es le Bon Dieu ! je lui dis en lui<br />

frottant la noix.<br />

– Ôte tes pattes et débande ! il maugrée.<br />

D’ici une heure, toutes les routes vont être<br />

infestées de flics à cinq cents milles à la<br />

ronde !<br />

– Qu’est-ce qu’on va faire ?<br />

Il répond pas… On s’en sortait encore<br />

une fois, mais on retombait le nez dans un<br />

autre merdier peut-être plus pire que le<br />

précédent ! On était des fugitifs armés, à<br />

- 271 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

présent ! Plus la situation s’améliorait, plus<br />

elle s’aggravait !<br />

– Ah, calvaire de câlisse ! Liette s’écrie<br />

tout à coup.<br />

– Quoi ? Qu’est-ce qu’il y a encore ?<br />

– Ah, le sale ! Ah, l’enfant de chienne de<br />

sale !<br />

Elle avait ressorti ses pilules de son sac à<br />

main, elle s’en était envoyée une pleine<br />

poignée ! Au creux d’une main, elle tenait<br />

l’enveloppe où se trouvait notre fric… Je<br />

veux dire, son fric…<br />

– Il en manque la moitié à peu près ! elle<br />

chiale.<br />

– C’est pas vrai ? ! ?<br />

– Ah, le chien ! Ah, le galeux !<br />

– Tu veux dire que… Tu penses que…<br />

Mais oui ! Le flic Moustache ! Son sourire<br />

mielleux au moment où il avait dit à Liette,<br />

juste avant de nous renvoyer de son<br />

bureau : « Oubliez pas votre sac, mademoiselle<br />

! »…<br />

Il avait pas oublié ce qu’il y avait dedans,<br />

lui !<br />

– Un pépin ? me demande Valleyfield.<br />

– Non ! Un requin !…<br />

*<br />

Une fois de plus, les événements avaient<br />

pris une tournure inattendue ! Poussés par<br />

le vent de la panique, on allait être forcés<br />

d’improviser à toute vitesse ! Fiévreuses<br />

heures ! Dans l’obus rouge projeté à cent<br />

soixante, on avait foncé sur l’autoroute<br />

jusqu’à Baltimore ! Jamais de toute ma vie<br />

je me suis fait promener aussi vite !<br />

- 272 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

L’Homme Noir t’avait piloté l’engin crispé<br />

sur le volant, à croire qu’il voulait crever le<br />

décor, qu’on franchisse le mur du réel,<br />

qu’on passe de l’autre côté de l’écran ! Au<br />

moment où on entrait enfin dans la ville, il<br />

avait pas eu le choix, il avait dû ralentir un<br />

peu ! Tout de suite il avait quitté l’autoroute,<br />

puis durant cinq ou dix minutes il<br />

avait continué d’avancer en se guidant sur<br />

les grands buildings du centre qui se<br />

profilaient dans la nuit… Il s’était<br />

subitement arrêté devant un terrain vague<br />

encaissé entre deux pâtés de maisons<br />

délabrées… Après être descendu du bolide,<br />

il s’était éloigné, sombre animal solitaire, à<br />

pied, les mains dans les poches, tassé sur<br />

lui-même, dans l’obscurité, raidi contre le<br />

vent et le froid, des nuages de buée s’étirant<br />

derrière lui comme des bulles de bande<br />

dessinée vides…<br />

– Eh ! je lui avais crié. T’as pas dit que<br />

t’allais à Jacksonville ?<br />

– Oui !<br />

– Mais qu’est-ce que tu fais ? !<br />

– Vaut mieux qu’on se sépare ! Changez<br />

de bagnole, celle-là est brûlée ! Salut, man !<br />

Il avait raison ! À l’heure qu’il était, il y<br />

avait déjà belle lurette qu’on était<br />

recherchés par toutes les polices de<br />

l’univers et que le numéro des plaques avait<br />

été diffusé nord-sud-est-ouest, avec notre<br />

signalement et la description du bolide<br />

rouge !<br />

– Dis merci à la fille de ma part ! le Nègre<br />

avait lancé en m’envoyant la main sans se<br />

retourner.<br />

– OK ! Merci à toi aussi, man !<br />

- 273 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

Au loin, un chien aboyait, la ville ronflait<br />

sourdement… Nos derniers mots étaient<br />

tombés dans le vide du terrain vague<br />

comme des pierres dans un marais, plouc !<br />

plouc ! et puis plus rien, rien que la nuit et<br />

le vent, et une goutte d’angoisse au creux<br />

du ventre… Je me rappelais pas la dernière<br />

fois où j’avais eu l’occasion de dire merci à<br />

quelqu’un… Ça m’attristait aussi de voir<br />

l’Homme Noir s’en aller… J’avais l’impression<br />

d’avoir raté je sais pas quoi, je sais pas<br />

pourquoi…<br />

Je me rassois dans l’auto, songeur…<br />

– Tu l’as entendu ? je dis à Liette.<br />

– Oui…<br />

– Valleyfield ?<br />

– Présent !<br />

– Vous allez toujours en Alabama ?<br />

– Résolument ! Elvis y étant, j’aspire à y<br />

être !<br />

– Liette ?<br />

– Je commence à en avoir ma claque,<br />

moi ! Je veux bien qu’on s’amuse, mais y a<br />

des limites !<br />

– T’abandonnes ? Tu veux rentrer ?<br />

– Non !<br />

– Qu’est-ce que tu veux ?<br />

– Daytona !<br />

– Bon, écoute ! je lui dis. Le plus court<br />

chemin entre deux points, c’est la ligne<br />

droite ! On va pas se casser la tête, on va<br />

mettre toutes les chances de notre côté,<br />

pour une fois ! Un : on peut pas continuer<br />

avec cette auto-là. Deux : on peut pas en<br />

louer une. Trop risqué ! Et puis ça prend<br />

des papiers et on en a pas !<br />

– On pourrait essayer d’en…<br />

- 274 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

– Trois : pas question qu’on essaye de<br />

voler une bagnole, tu m’entends ? T’as<br />

encore de l’argent ?<br />

– J’ai compté assez vite, mais je pense<br />

qu’il reste environ cinq mille… Je<br />

comprends qu’il était pressé de nous<br />

renvoyer au Canada, l’écœurant !<br />

– Oui ! <strong>La</strong> terre de nos aïeux !<br />

– C’est ça, oui…<br />

– Tu sais ce qu’on va faire ? On va<br />

prendre un autobus ! Un direct Baltimore-<br />

Daytona !<br />

– Pourquoi pas l’avion ? elle dit.<br />

– Je sais pas… Il me semble que les flics<br />

imagineront pas que des dangereux fugitifs<br />

armés peuvent voyager en autobus comme<br />

tout le monde… Dans les films américains,<br />

personne se sauve jamais en autobus !<br />

– On peut toujours essayer…<br />

– Professeur ?<br />

– Eh bien… Eh bien… Est-ce que… Je<br />

veux pas vous contredire, n’est-ce pas, mais<br />

je crois me souvenir que les protagonistes<br />

de Midnight Cowboy, personnifiés par ces<br />

deux excellents comédiens que sont…<br />

euh… euh… Enfin… Euh… Ne fuient-ils<br />

pas, à la toute fin du film, en empruntant…<br />

– Ah, ferme-la, ciboire ! Et dis-nous ce<br />

que t’as l’intention de faire !<br />

– Eh bien… Je crois que… Croyez bien<br />

que je le regrette, mais la conjoncture étant<br />

ce qu’elle est… Hein ! Le destin, n’est-ce<br />

pas ! Bref, je pense qu’à ce point-ci de notre<br />

aventure, nos routes doivent prendre des<br />

directions inexorablement opposées !<br />

– Vous voulez garder l’auto ?<br />

- 275 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

– Vous parliez de l’autobus, dont use<br />

fréquemment le fugitif, dans le film<br />

américain du même nom, pour échapper à<br />

ses poursuivants…, il réfléchit. Mais ceci<br />

est une autre affaire… Soyons terre à terre !<br />

Vous donnez le ton ! J’opterai quant à moi<br />

pour le rail ! N’a-t-il pas ouvert ce continent<br />

à un avenir radieux ? À moins qu’un brin<br />

d’auto-stop ne me rajeunisse le Canayen ?<br />

Dilemme !<br />

– Bien ! Vous pouvez vous débrouiller ?<br />

Vous avez besoin de fric ?<br />

– L’argent est en effet le nerf de la<br />

guerre !<br />

– Vous voulez qu’on vous donne deux<br />

trois billets ?<br />

– Je vous avoue, mon cher ami, qu’il me<br />

vient parfois d’autres raisons de m’inquiéter…<br />

Il baisse les yeux… J’avais tendance à<br />

oublier qu’il souffrait d’une drôle de<br />

maladie… L’Alzheimer… Même si j’ignorais<br />

toujours de quoi il s’agissait, j’avais pu<br />

constater un peu les dégâts… Pour le<br />

moment, l’humiliation lui faisait plus de<br />

mal que le mal lui-même, je le devinais rien<br />

qu’à voir sa vieille gueule démolie…<br />

– Chacun pour soi et Dieu pour tous ! il<br />

s’exclame joyeusement. Allez ! Adieu, mes<br />

amis ! Adieu !<br />

Il nous serre la main en grimaçant un<br />

sourire tordu, toujours un peu clown,<br />

loustic, sincère pourtant, chaleureux… Puis<br />

il descend de la voiture, et, clopin-clopant,<br />

il s’enfonce à son tour dans la nuit, comme<br />

un obèse pingouin hirsute… Brave homme !<br />

J’avais oublié de lui demander qu’est-ce qui<br />

- 276 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

l’avait amené à s’arrêter à Fredericksburg…<br />

Il était trop tard, maintenant… <strong>La</strong> tentation<br />

m’avait effleuré de lui reparler du Turc<br />

aussi, d’insister encore une fois, de lui<br />

donner encore une chance de me<br />

convaincre que la brute Saladin avait filé<br />

sur la côte Ouest plutôt qu’à Daytona…<br />

Mais j’avais choisi de rester avec Liette,<br />

malgré tout, parce que c’était avec Liette<br />

que j’étais parti et qu’il faut toujours aller<br />

jusqu’au bout de ce qu’on a entrepris… En<br />

tout cas, c’était ce que je croyais à<br />

l’époque…<br />

– Allons-y ! je dis.<br />

On abandonne l’auto avec le fusil du flic<br />

sur le siège arrière… L’Homme Noir avait<br />

gardé les deux revolvers, lui… J’espérais<br />

qu’il aurait pas à s’en servir, le si bel<br />

homme ! J’espérais aussi que… Bah ! À<br />

chacun son lot, après tout !<br />

Un bon quart d’heure plus tard, on finit,<br />

Liette et moi, par trouver un taxi. Il était<br />

temps ! <strong>La</strong> pauvre fille claquait des dents,<br />

nue qu’elle était sous son manteau !<br />

Rapidement, le chauffeur nous conduit au<br />

terminus. Je venais de découvrir qu’il me<br />

restait un peu de l’argent que Bégin, le<br />

ministre des Bordels, m’avait donné pour<br />

que je puisse me rendre à Victoriaville. Je<br />

tends un billet de dix dollars au chauffeur…<br />

Il regarde la feuille en faisant la gueule, l’air<br />

mauvais…<br />

– What the hell is that ? ! il grogne.<br />

C’était de l’argent canadien, il le voyait<br />

bien !<br />

– Keep your fucking indian money, man !<br />

il reprend, fielleux.<br />

- 277 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

J’avais pas envie de discuter ! Depuis<br />

Ottawa, je me méfiais puissamment des<br />

chauffeurs de taxi ! Je lui fourre le billet<br />

dans la main, j’en rajoute un deuxième, et<br />

on détale !<br />

Pour une fois, la chance nous souriait !<br />

Un bus Greyhound décollait justement pour<br />

Daytona dix minutes plus tard ! Jusque-là,<br />

Liette avait pas eu de problèmes avec<br />

l’indian money, elle. Question de charme, je<br />

suppose… Je l’envoie acheter les billets et<br />

une dizaine de gros sandwiches et du lait et<br />

des jus de fruit… Bo Bo Cha Cha ! Le temps<br />

d’aller se passer tous les deux une poignée<br />

d’eau sur le visage et… Oui ! Le bus du<br />

destin ébranlait, démarrait ! Nous à bord !<br />

Sains ! Saufs ! Libres ! Baisés, les flics ! Le<br />

sort ! Les hydres ! <strong>La</strong> déveine !<br />

Je serre Liette au creux de mes bras ! On<br />

s’embrasse en riant !<br />

– On va voir la mer ! elle jute.<br />

<strong>La</strong> mer… Rien d’autre qui l’intéressait,<br />

elle… Et le Turc ? Et Ornella ? Une ombre<br />

me glisse sur le cœur… Ah, c’était pas le<br />

moment ! Fallait manger, plutôt ! Requinquer<br />

! Bo Bo ! Valleyfield l’avait dit : « À<br />

votre âge… » ! Protéines, etc. ! Demain, les<br />

émotions !<br />

Je m’enfile trois quatre sandwiches,<br />

œufs, jambon, poulet, Liette pareil… Et<br />

puis on s’écroule l’un sur l’autre, crevés,<br />

tandis qu’on quittait Baltimore sans avoir<br />

rien vu sauf un décor de ville anonyme,<br />

maisons, rues, passants… Collé contre moi,<br />

le corps de Liette était doux comme celui<br />

d’une bonne bête familière, ses cheveux<br />

sentaient les cheveux de femme, rien que<br />

- 278 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

ça, c’était chaud, brut, suffisant, et je<br />

basculais dans le sommeil, bercé par le<br />

mouvement du bus qui ronronnait<br />

doucement dans la nuit américaine…<br />

*<br />

On aurait dit qu’au cours des derniers<br />

jours j’avais fait un simple petit détour<br />

dans le temps plutôt que d’avoir parcouru<br />

près de trois mille kilomètres. Daytona<br />

Beach, c’était l’été à <strong>La</strong>val, ni plus ni moins.<br />

Les mêmes centres commerciaux, les<br />

mêmes quartiers classe moyenne, les<br />

mêmes bungalows au milieu des mêmes<br />

pelouses, les mêmes stations-service, les<br />

mêmes boulevards, la même oppressante<br />

platitude, en somme. Sauf qu’ici le commun<br />

s’exprimait en anglais, et que çà et là<br />

poussaient deux trois espèces d’arbres et de<br />

plantes qu’on retrouve pas le long de la<br />

rivière des Prairies. En descendant du bus,<br />

j’avais pris conscience d’un coup que j’étais<br />

rien de plus qu’un spécimen d’une des<br />

variétés du citoyen américain. De quoi me<br />

donner la nausée ! Découvrir, à mon âge,<br />

que le continent où je vivais était un<br />

archipel formé d’îlots en tous points<br />

semblables à l’abhorré <strong>La</strong>val-des-Rapides !<br />

Un fameux choc !<br />

Bien sûr, il y avait ce sable blanc qui<br />

desséchait le sol, de l’autre côté de Halifax<br />

River, bien sûr il y avait cette lumière si<br />

vive, si claire, si légère qu’elle semblait<br />

cassante, et bien sûr, il y avait la mer,<br />

protégée par l’interminable rempart d’hôtels<br />

dressé tout le long d’Atlantic Avenue… <strong>La</strong><br />

- 279 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

mer… Une sorte de ciel renversé, une<br />

négation de l’espace à force d’espace…<br />

Liette avait insisté, au moment où on<br />

passait devant, en taxi, pour qu’on s’installe<br />

au Aku Tiki Inn, à cause que le nom<br />

exotique l’excitait, et maintenant on était<br />

debout sur la terrasse face à l’immensité<br />

qui s’ouvrait, à droite, à gauche, devant, et<br />

je me disais : oui, bon, voilà, c’est la mer,<br />

c’est ça, c’est le bout du monde, le bout de<br />

la terre… Et alors ? J’en avais rien à foutre<br />

de la mer, ni de la World’s Most Famous<br />

Beach, véritable boulevard de sable blanc<br />

qui s’étirait sans fin d’un côté et de l’autre…<br />

J’ai pas la mentalité de l’explorateur qui<br />

aspire à faire reculer toujours la dernière<br />

frontière, encore moins la mentalité du<br />

touriste qui s’enivre d’aventures de boyscout<br />

! Le bout du monde, je le porte en<br />

moi, dans ma fragilité, le temps qui passe<br />

m’en rapproche d’ailleurs de jour en jour,<br />

d’heure en heure, et même, à l’âge que j’ai<br />

aujourd’hui, de seconde en seconde… Tous<br />

les décors du monde se valent quand on est<br />

obsédé par l’humiliation de la mort, et puis<br />

la mer est pareille à la mort, justement, elle<br />

est tellement grande, avec la complicité du<br />

ciel, l’un réverbérant l’autre et le<br />

multipliant, qu’elle annule la petite larve de<br />

nouille insignifiante de rien du tout que<br />

vous êtes en réalité… Cette formidable<br />

poussée du vide qui venait de partout à la<br />

fois m’angoissait, aussi… Je me sentais nu<br />

devant l’éternel, pour ainsi dire, nu et<br />

désemparé, fluet et futile dans la brise à<br />

peine fraîche qui soufflait du large et qui me<br />

dilatait les poumons, comme si l’infini avait<br />

- 280 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

voulu s’y introduire, pour les faire péter, les<br />

dissoudre en molécules et se les assimiler…<br />

Il était neuf heures, neuf heures et demie<br />

du matin. Le soleil était pas encore très<br />

haut sur la mer. <strong>La</strong> lumière rebondissait<br />

sur l’eau en éclairs de métal en fusion, làbas<br />

à notre droite une immense tache<br />

d’argent s’étalait à la surface du miroir<br />

liquide… J’avais déjà trop chaud ! On<br />

sortait du cœur de l’hiver, nous autres !<br />

Fallait voir Liette emmitouflée dans son<br />

manteau, avec ses bottes qui lui montaient<br />

jusqu’aux genoux presque ! Elle était même<br />

pas consciente du burlesque de son<br />

accoutrement tellement elle rayonnait,<br />

l’heureuse enfant ! À vrai dire, elle affichait<br />

positivement tous les signes extérieurs du<br />

syndrome de la carte postale ! Dès notre<br />

arrivée, elle avait demandé qu’on nous<br />

serve une bouteille de Moet & Chandon sur<br />

la terrasse, et elle s’était précipitée dehors<br />

pour voir l’océan ! Elle avait porté cinq six<br />

toasts délirants, au soleil, au sable, à la<br />

mer, à la vie, aux vagues, à Monsieur<br />

Surprise, à moi, à nous ! L’effet du<br />

champagne l’avait finalement un peu<br />

calmée… Pas assez, en tout cas, pour<br />

l’empêcher d’en commander sur-le-champ<br />

une deuxième bouteille ! Je partageais pas<br />

tout à fait son euphorie mais je disais rien,<br />

je voulais pas lui gâcher le beau moment…<br />

Elle était en train de se payer la<br />

matérialisation d’un rêve qu’elle traînait<br />

peut-être depuis longtemps… Faut laisser<br />

rêver les gens, ces idiots-là, les laisser<br />

s’amuser ! <strong>La</strong> vie se charge de les ramener à<br />

- 281 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

la réalité assez vite sans que personne ait<br />

besoin de s’en mêler de toute façon…<br />

– T’as pas un peu chaud, non ? je lui<br />

demande finalement.<br />

Elle me regarde sans comprendre… Puis<br />

elle me sourit, très doucement, très<br />

tendrement…<br />

– Un peu ! elle dit.<br />

Les babines juteuses lui enflaient à vue<br />

d’œil, à force de je sais pas quelle lubricité<br />

mal contenue… Elle défait deux trois<br />

boutons de son manteau, en haut, un ou<br />

deux en bas, en me regardant droit dans les<br />

yeux… <strong>La</strong> troublante assurance…<br />

– On va marcher sur la plage ! elle<br />

décrète.<br />

<strong>La</strong> bouteille de champagne dans une<br />

main, elle saute dans le sable, un mètre<br />

plus bas… Elle s’assoit, elle enlève ses<br />

bottes, les fout en l’air…<br />

Je saute à mon tour…<br />

– J’ai plein de sable dans le trou du cul !<br />

elle me pouffe à l’oreille en se pendant à<br />

mon bras.<br />

Ça la faisait rire… Vraiment, elle aurait<br />

pu choisir un autre moment pour me parler<br />

de son cul ! À bord de l’autobus, au beau<br />

milieu de la nuit, je m’étais réveillé, les<br />

mains humides fourrées précisément là où<br />

il le fallait pas, elle vautrée sur moi dans<br />

l’abandon du sommeil, mon organe dans un<br />

état inavouable ! Elle était pas une sainte,<br />

d’accord, mais fuck ! j’avais rien d’un<br />

moine, moi ! On se met à marcher en se<br />

dirigeant vers le soleil qui nous brisait les<br />

yeux… Rien de plus troublant qu’un être<br />

qui vous donne l’impression d’être heureux<br />

- 282 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

avec vous… C’était l’impression qu’elle me<br />

donnait, aussi ! Une impression qui me<br />

foutait carrément la trouille ! C’est<br />

dangereux, le bonheur ! C’est parfois<br />

hautement contagieux ! Faut pas laisser ça<br />

entre les mains de n’importe qui ! Candide<br />

qui virait le monde à l’envers à la recherche<br />

de son amour perdu avait sûrement jamais<br />

entendu dire qu’un tiens vaut mieux que<br />

deux <strong>Cunégonde</strong> ! Moi, en tout cas, je<br />

commençais à appréhender vaguement le<br />

péril ! Il était pas question que je me mette<br />

à être heureux ! Pas avec Liette ! Elle était<br />

pas la bonne personne, voilà tout !<br />

Accrochée à mon bras, elle babillait,<br />

oisillon, oiselet, sa longue crinière blondasse<br />

tordue par le souffle de la brise,<br />

frisottée, la peau délicate de son visage<br />

rosie déjà par le soleil, les yeux pleins de<br />

champagne, et moi je devenais un roi bête,<br />

comme tout homme qui tient une femme à<br />

son bras… En la regardant, je me disais<br />

qu’elle avait l’air de s’être épurée petit à<br />

petit, au fur et à mesure qu’on descendait<br />

vers le sud… Elle parlait, elle parlait comme<br />

j’aime que parlent les femmes filant la soie<br />

des mots pour tisser autour de soi un doux<br />

cocon enveloppant… Elle faisait des plans,<br />

elle prenait déjà en charge l’organisation de<br />

notre vie commune, elle dressait notre<br />

emploi du temps ! Comme s’il pouvait être<br />

question d’une vie commune entre elle et<br />

moi ! On devait commencer par passer à la<br />

banque ou à un bureau de change où on<br />

pourrait troquer notre argent canadien<br />

contre du fric floridien, et ensuite on irait<br />

en claquer un paquet pour s’habiller,<br />

- 283 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

naturellement, et puis on avait besoin<br />

d’absolument tout, des brosses à dents, des<br />

cigarettes pour elle, des lotions pour pas<br />

carboniser tout rond, des verres fumés, des<br />

magazines, un transistor et une caméra, et<br />

de la bière américaine pour voir quel goût<br />

elle avait, et de la coke, aussi, si ça se<br />

trouvait, et patati, et patata, d’ailleurs il y<br />

avait des tas de boutiques de l’autre côté<br />

d’Atlantic Avenue, elle les avait repérées,<br />

tout à l’heure, quand on s’était amenés au<br />

Aku Tiki en taxi, et bla, et bla bla, et bla bla<br />

bla !<br />

– T’as-tu hâte de me voir en bikini ? elle<br />

m’émoustillait.<br />

Voilà comment elle prenait les choses !<br />

Pendant qu’elle parlait toute seule,<br />

j’avais enlevé mes bottes et mes chaussettes<br />

raides… À présent on pataugeait dans l’eau<br />

fraîche en se passant la fiole de Moet &<br />

Chandon… Liette s’inquiétait qu’on avait<br />

pas encore vu la chambre, et qu’il faudrait<br />

peut-être qu’on change d’hôtel si elle était<br />

pas « convenable »… Saint sacrament ! Elle<br />

tenait à ce que tout soit vraiment parfait !<br />

Peut-être aussi que si on louait un condo<br />

pour un mois minimum, le prix serait<br />

abordable ? Comme si on était dans notre<br />

lune de miel ! Moi je pensais plutôt rien<br />

qu’à aller enterrer au plus vite mes<br />

horribles chaussettes qui étaient en train<br />

de se décomposer entre mes mains, ou<br />

alors à les brûler, mais le moulin à paroles<br />

me laissait pas le temps de réfléchir, elle se<br />

rappelait avoir entendu parler des courses<br />

de chiens qui avaient lieu en ville, elle en<br />

était pas sûre, par exemple, il faudrait<br />

- 284 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

qu’on s’informe et aussi qu’on se dégote un<br />

fameux restaurant, parce que la soirée de<br />

ce jour-là serait notre première en Floride et<br />

qu’on devait absolument fêter l’événement<br />

en grand, et bla, bla bla bla, bla bla bla bla<br />

bla !<br />

– T’as pas oublié que le flic t’a volé cinq<br />

six mille à Fredericksburg ? je lui dis pour<br />

qu’elle se la ferme à la fin.<br />

– Qu’est-ce que tu veux qu’on y fasse ?<br />

elle rétorque, pas troublée.<br />

– Il t’en reste déjà plus assez pour<br />

acheter ton je sais pas quoi pour ton<br />

commerce de sperme ! T’as pas les moyens<br />

de gaspiller !<br />

– L’argent c’est pas un problème, chou !<br />

No fucking problemo ! Je peux faire cent,<br />

cent cinquante, en même pas une heure,<br />

rien qu’en levant ce petit doigt-là ! Tu<br />

penses pas que je vaux au moins cent<br />

l’heure, toi ? Tu te rappelles pas comment<br />

que je suis faite ?<br />

Elle se tasse contre moi…<br />

– Tu te rappelles pas, l’autre nuit, au<br />

motel ?<br />

Tabarnak ! Le coup bas ! Je la regarde à<br />

la dérobée… Quiconque a pas connu une<br />

fille comme Lise Moras, mettons, quand elle<br />

avait quatorze ans, pourra jamais concevoir<br />

la nature de ce qui me faisait retrousser les<br />

orteils sur la plage à ce moment-là ! Le<br />

champagne de si bonne heure par-dessus le<br />

marché arrangeait rien non plus ! Mais<br />

Liette, Liette qui avait cessé d’être banalement<br />

jolie et qui devenait belle, de minute<br />

en minute, là, sous mes yeux, Liette qui se<br />

métamorphosait en fraîche et riante adoles-<br />

- 285 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

cente, Liette tenait la situation bien en<br />

main, la vache !<br />

– Chie pas dans tes culottes, je sais ce<br />

que je vaux ! elle disait. Je me vendrai plus<br />

jamais à personne, par exemple, je te le<br />

promets ! On trouvera de l’argent autrement<br />

! De toute façon, il en reste encore pas<br />

mal, non ? Les sales iront se crosser tout<br />

seuls, that’s all !<br />

Eh ! J’avais envie de lui dire : qui ça,<br />

« on » ? Comment, « on » ? « On », ça existait<br />

tout simplement pas ! « On » était pas<br />

mariés, que je sache ! « On » avait rien à<br />

faire ensemble, sinon…<br />

– Liette…, je commence. On est pas… Je<br />

veux dire… Écoute, c’est bien beau, les<br />

courses de chiens, les restaurants, les<br />

boutiques, mais…<br />

– Tu vas me parler du Turc, toi ! elle dit.<br />

– Justement !<br />

– Qu’est-ce que tu lui veux au Turc ? J’y<br />

pense, tout à coup ! Qu’est-ce qu’il t’a fait à<br />

toi ?<br />

Je disais rien…<br />

– Pourquoi tu lui cours après ? elle<br />

insiste. Réal Giguère, je pourrais comprendre,<br />

il était flic, lui ! Mais toi ?<br />

– C’est personnel…<br />

– Personnel ? Qu’est-ce que ça veut dire,<br />

ça, « personnel » ? Tu veux pas m’en<br />

parler ?<br />

– Je préfère pas…, je dis.<br />

– T’as pas confiance en moi ? Léo ?<br />

Hein ? Dis-moi ?<br />

Elle se collait, la sangsue ! <strong>La</strong> démone !<br />

– Je veux pas t’achaler avec mes<br />

histoires…, je lui dis.<br />

- 286 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

– Mais on se connaît pas, Léo ! elle<br />

s’écrie, haut perché. Tu pourrais me parler<br />

de toi des fois ! Moi je t’ai déjà tout raconté<br />

ma vie ! Tous mes rêves aussi !<br />

Ah, l’araignée sangsue !<br />

– Qu’est-ce qui te prend ? je me fâche en<br />

la repoussant. Pourquoi que t’es gentille<br />

avec moi tout à coup ? Tu veux que je reste<br />

avec toi ? T’as peur que la maffia à Dixie<br />

Angora te retrouve, hein, voleuse ? T’as<br />

besoin d’un garde du corps, c’est ça ? D’un<br />

nouveau pimp ? Dis-le !<br />

– J’ai pas le droit de m’attacher à<br />

quelqu’un, non ? J’ai pas le droit d’avoir un<br />

cœur, moi ?<br />

Elle m’arrache la bouteille de champagne<br />

! Avec nos vociférations, on commençait<br />

à attirer l’attention des vieilles peaux qui<br />

faisaient leur promenade matinale sur la<br />

plage ! Liette boudeuse s’assoit dans l’eau,<br />

elle se fourre le goulot dans la gueule<br />

comme une enfant suçant son pouce…<br />

– On a fait un marché avant de partir ! je<br />

lui dis. On t’a emmenée avec nous autres à<br />

la condition que tu nous aides à retrouver<br />

le Turc !<br />

– Personne m’aime…, elle chiale.<br />

– Ah, pas de chantage ! je la préviens. Si<br />

tu veux qu’on t’aime, t’as rien qu’à tenir ta<br />

parole !<br />

Elle s’était mise à jouer avec une poignée<br />

de sable en faisant une moue terrible…<br />

– J’ai pas dit que je tiendrai pas parole !<br />

elle proteste. Mais après ce qu’on vient<br />

d’endurer, on a bien le droit de s’amuser un<br />

peu ! C’est pas toi qui t’es fait violer par<br />

- 287 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

trois gros tas de merde y a même pas deux<br />

jours, ça paraît !<br />

Christ ! Elle avait raison ! Mais si je lui<br />

donnais un pouce, elle me demanderait un<br />

pied ! Pas question de la lâcher maintenant<br />

que je la tenais !<br />

– Commence par me dire ce que tu sais<br />

au sujet du Turc ! je lui ordonne. Après, on<br />

ira acheter tout ce que tu voudras !<br />

– Et on ira se baigner ?<br />

– Oui !<br />

– Et on se fera bronzer ?<br />

– Si tu veux !<br />

– Ensemble ?<br />

– Oui, oui !<br />

– Tout nus ?<br />

– Habillés ! Habillés !<br />

– Et ce soir on ira au restaurant ?<br />

– Peut-être ! Si on en trouve un pas trop<br />

cher !<br />

Elle retrouvait son sourire, l’horripilante<br />

enfant !<br />

– À propos du Turc…, elle commence<br />

avec une voix de petite fille.<br />

– Oui ?<br />

– Ben… je sais rien…<br />

– Quoi ? j’articule lentement.<br />

– Je veux dire… Ben, je sais que le Turc<br />

est ici officiel… Je sais aussi qu’il est venu<br />

pour affaires, qu’il doit passer quelques<br />

semaines ici, même… Mais le reste…<br />

– Tu sais pas comment faire pour qu’on<br />

le retrouve ? ! ?<br />

– Non… En fait, oui… Un peu… Je veux<br />

dire, peut-être…<br />

– Mais parle, tabarnak ! j’aboie.<br />

- 288 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

En baissant la tête, elle se remet à jouer<br />

dans le sable…<br />

– J’ai peur que tu te fâches contre moi<br />

parce que j’en sais pas assez…, elle se<br />

lamente.<br />

– Je me fâcherai pas, Liette, je te le<br />

promets ! Dis ce que t’as à dire ! Tout ! Tout<br />

de suite ! Allez ! Vas-y !<br />

– Ben… Tu vois, c’est pas par hasard que<br />

le Turc est venu ici. Tu dois savoir qu’à<br />

Daytona il y a la plus importante communauté<br />

turque de l’Amérique du Nord. Plein<br />

de Turcs dans les commerces, les hôtels, les<br />

restaurants, l’immobilier ! Plein ! Partout !<br />

Toute la ville leur appartient quasiment !<br />

– Ah oui ? je dis.<br />

– C’est connu comme Barabbas ! Les<br />

Cubains c’est Miami, les Turcs eux autres<br />

c’est ici ! Il y en a de toutes les sortes,<br />

naturellement ! Des honnêtes, des pas trop<br />

honnêtes… Les pas honnêtes sont organisés<br />

dans une espèce de super-puissante<br />

maffia. En fait ils contrôlent la ville ! Même<br />

les Turcs qui sont honnêtes travaillent avec<br />

eux autres ! Autrement dit, honnêtes, pas<br />

honnêtes, ils sont tous malhonnêtes ! Tous<br />

du même bord de la clôture, si tu veux !<br />

– Continue ! je l’encourage.<br />

– Ben c’est tout ! Je sais rien d’autre !<br />

C’est quand même suffisant pour qu’on le<br />

retrouve !<br />

– Comment, suffisant ! On sait rien !<br />

Comment tu veux qu’on trouve un Turc<br />

dans cent mille autres ? ! ?<br />

– On peut essayer ! elle dit. Écoute ! Je<br />

m’arrange pour entrer en contact avec un<br />

des membres de la communauté. Un gros<br />

- 289 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

sacrament plein aux as ! Comme ça, je suis<br />

sûre qu’il a des liens bien solides avec leur<br />

maffia ! Je lui raconte que je travaillais chez<br />

l’Angora la truie, à Ottawa ! Que le Turc<br />

était un de mes bons clients ! Que je veux le<br />

voir absolument ! Que je veux lui demander<br />

si des fois il me ferait pas travailler pour lui,<br />

mettons ! Je me fais passer pour une des<br />

favorites du Turc dans le bordel à Dixie ! Il<br />

pourra pas refuser de me rencontrer, je t’en<br />

donne ma parole ! Il est intoxiqué aux<br />

femmes à l’os, le Hun !<br />

Je fais quelques pas dans l’eau… Un<br />

drôle de poisson rond et bleu, renversé sur<br />

le côté comme une crêpe gélatineuse<br />

boursouflée, me fixait sceptique avec son<br />

œil vide… Il était venu crever sur la plage<br />

rien que pour emmerder les zouins-zouins<br />

vacanciers, il faisait comme un trou<br />

d’ombre dans le paradis ensoleillé… Satan<br />

aurait pu passer la tête dans ce trou-là,<br />

nous tirer la langue en nous riant au nez…<br />

– Qu’est-ce que tu penses de ça, toi,<br />

Poisson ? je lui demande.<br />

Il répond pas… Peut-être que je savais<br />

pas parler aux poissons… Ou peut-être que<br />

c’était sa manière de me dire : « Que les<br />

choses suivent le cours des choses, et les<br />

vaches seront bien gardées… »<br />

– Comment que Valleyfield appelait le<br />

Turc déjà ? disait Liette dans mon dos.<br />

– Kaya Irten. Un faux nom, Hubert<br />

Hébert l’a dit. Le nom dont il se sert au<br />

Canada… Ou un des noms dont il se sert…<br />

Bref, je sais pas ! En tout cas, le Professeur<br />

a dit Kaya Irten, je m’en souviens bien !<br />

- 290 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

– Je te garantis que même sous ce nomlà<br />

le Turc est aussi connu ici que le pape au<br />

Vatican ! T’as rien qu’à me laisser faire et tu<br />

vas voir si on va le retrouver, l’horrible !<br />

Le Poisson disait toujours rien… Ne dit<br />

mot consent…<br />

– T’es inquiet ? demande Liette en<br />

touchant mon bras du bout de ses doigts.<br />

Je hausse les épaules, je crache dans<br />

l’eau…<br />

– Regarde…, je lui dis.<br />

Je lui montre le poisson…<br />

– Il est mort…, elle constate. C’est<br />

dégueulasse ! Il sent !<br />

– Tu te rappelles l’histoire que le<br />

Professeur racontait ? Le vieux pêcheur<br />

cubain, son fameux espadon bouffé par les<br />

requins ?<br />

– Oui, sûr !<br />

– Valleyfield se trompait quand il parlait<br />

d’échec dans la réussite, ou de réussite<br />

dans l’échec. Le vieux pêcheur a pas gagné,<br />

il a pas perdu non plus. Il a fait ce qu’il<br />

devait faire, et il l’a fait de son mieux, c’est<br />

tout. C’est tout, et c’est assez, je pense,<br />

parce que c’est déjà beaucoup…<br />

Liette voyait pas où je voulais en venir…<br />

Quelle importance ? Je comprenais, moi,<br />

que l’important était que je fasse ce que je<br />

devais faire sans penser aux requins ni à<br />

rien. Et merde, la réussite ou l’échec ! Le<br />

plan de Liette valait ce qu’il valait, bien sûr,<br />

mais il avait au moins l’avantage d’être<br />

concret. Ça ou autre chose, après tout…<br />

On se remet à marcher en tournant le<br />

dos au soleil… Liette avait repris mon bras,<br />

sa tête appuyée sur mon épaule, sa hanche<br />

- 291 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

collée contre la mienne… Devant nous, la<br />

plage barrée par un quai au loin était<br />

envahie peu à peu par les grosses bedaines<br />

flasques, les poupées brunes en maillots<br />

jaunes, bleus, rouges, verts, les musclés<br />

montés sur de lourdes bicyclettes, les<br />

madames à chapeaux ridicules… Rien que<br />

des Blancs, pas une seule tête crépue… Du<br />

côté des hôtels alignés sur des kilomètres<br />

les uns à la suite des autres, les vacanciers<br />

commençaient à pulluler aussi sur les<br />

terrasses, sous les parasols, dans les<br />

chaises longues et autour des piscines…<br />

Pas d’Indiens Timucuan en vue non plus…<br />

Ils avaient forniqué sur cette plage pendant<br />

des siècles, sans doute, et chanté et dansé<br />

et mangé les poissons de la mer, et un jour,<br />

en l’an 1515, Ponce de Leon s’était pointé,<br />

avide de métaux précieux, et ça avait été le<br />

début de la fin, même si les Espagnols<br />

s’étaient pas établis dans la région… Je l’ai<br />

appris bien plus tard, comme beaucoup<br />

d’autres choses, en ces longs soirs où le<br />

pauvre monomaniaque que je suis devenu<br />

ressassait ses tristes souvenirs…<br />

Pour le moment, je regardais le ciel<br />

idéalement bleu et je me demandais s’il<br />

pleut, parfois, dans les cartes postales… Ça<br />

valait le coup d’y réfléchir sérieusement,<br />

parce qu’autrement je me serais remis à<br />

penser à autre chose ! À Ornella, par<br />

exemple ! Ornella… Avant de me réveiller<br />

dans les bras de Liette, la nuit précédente,<br />

à bord de l’autobus, j’avais rêvé à elle, pour<br />

la première fois, oui, pour la première fois !<br />

Une longue séquence sans rien de<br />

compliqué, des images très nettes, une belle<br />

- 292 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

bulle de douce sérénité ! Ornella, debout,<br />

derrière un long bureau, dans une salle de<br />

classe très claire, très gaie, très aérée, et<br />

moi assis, avec mes crayons et mes cahiers<br />

d’écolier, à un petit pupitre… Sur le tableau<br />

noir, des A et des B et toutes sortes de<br />

lettres de différentes couleurs et de<br />

différentes grandeurs étaient tracés à la<br />

craie, et des soleils et des fleurs et des<br />

bonshommes rigolos et d’autres dessins<br />

d’enfant… J’étais moi-même un enfant,<br />

j’avais à peine commencé à apprendre à<br />

écrire, mais j’étais pas pressé, j’avais des<br />

éternités de temps devant moi, et puis,<br />

même si j’avais un peu de difficulté, je<br />

m’amusais bien, puisque c’était Ornella qui<br />

m’enseignait l’alphabet…<br />

Quand j’étais tout petit, la première<br />

femme dont j’ai eu conscience qu’elle me<br />

plaisait, je veux dire physiquement, et<br />

même qu’elle me chatouillait le sensuel, ç’a<br />

été un loup déguisé en bergère, dans un<br />

dessin animé, à la télévision. Il était pas<br />

nouille, ce loup-là ! C’est pour attraper les<br />

brebis qu’il s’était déguisé ! Il était très<br />

beau, très féminin, avec sa robe claire et<br />

ses cheveux bouclés et son rouge à lèvres et<br />

ses longs cils incurvés. Il exagérait tous les<br />

traits de la féminité pour mieux appâter les<br />

débiles brebis, alors forcément il était très<br />

aguichant, très excitant. Dans sa dualité de<br />

travesti, l’ange et la bête se mêlaient, et son<br />

hermaphrodisme le rendait superbement<br />

troublant. Ornella, dans mon rêve, elle<br />

ressemblait comme deux gouttes d’eau à<br />

cette fausse bergère, elle portait la même<br />

robe fleurie, la même perruque blonde<br />

- 293 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

surmontée d’une jolie boucle, elle avait les<br />

mêmes cils et les mêmes lèvres,<br />

protubérantes et mobiles, et elle m’inspirait<br />

la même innocente confiance que le loup<br />

inspirait aux brebis. Parfois elle était à côté<br />

de moi et elle me regardait écrire, en<br />

souriant et en caressant mes cheveux, et<br />

parfois elle était devant le tableau où elle<br />

traçait des lettres nouvelles et étonnantes,<br />

et alors elle parlait avec une voix pleine de<br />

gravité, pour tout m’expliquer, mais<br />

toujours avec la même douceur<br />

enveloppante. Sur les lignes de mes cahiers,<br />

les signes irréguliers étaient des bijoux<br />

ciselés avec amour, des présents destinés à<br />

la belle dame lumineuse, et sa présence, sa<br />

patience, son attention, son affection,<br />

étaient les seules récompenses que<br />

j’attendais de mes efforts…<br />

Bref, il me faisait cependant chier ce<br />

rêve-là, parce qu’en réalité c’est ma mère<br />

qui m’a appris à lire et à écrire avant que je<br />

commence l’école ! Faut pas tout mêler les<br />

choses ! Alphabet, littérature ! Mère, Ornella,<br />

<strong>La</strong>val, Daytona ! Après tout, Freud luimême<br />

disait qu’un cigare est parfois rien de<br />

plus qu’un cigare, ce qui prouve que les<br />

cornichons existent pas juste dans les<br />

bocaux, hein ! Étonnant rêve, tout de<br />

même… J’avais déjà assez de mal avec<br />

Ornella telle qu’en elle-même, si par-dessus<br />

le marché je commençais à te<br />

psychanalyser tout ce qui se rapportait à<br />

elle, j’en sortirais jamais !<br />

Là, sur la plage, tandis qu’on se ramenait<br />

vers l’Aku Tiki Inn, Liette l’insatiable liane<br />

m’enlaçait de plus en plus serré, elle ! Elle<br />

- 294 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

s’était mise à me bécoter les joues, le cou,<br />

les mains, même ! Shit ! Elle m’ulcérait,<br />

l’extravertie ! Je voulais pas qu’elle m’aime !<br />

J’avais d’autres soucis, moi !<br />

– Qu’est-ce que tu m’as fait la nuit<br />

dernière dans l’autobus ? elle me<br />

chuchotait, provocante, en roulant des yeux<br />

brûlants.<br />

Son farfelu plan pour piéger l’Abominable,<br />

et son idée qu’on s’installe dans un<br />

condo, le regard vide du Poisson mort<br />

accroché dans mon dos, pareil à un<br />

hameçon qui me tirait en arrière je sais pas<br />

pourquoi, et le rêve avec Ornella dedans et<br />

ce décor de ciel et de sable et de mer et mes<br />

monstrueuses chaussettes poissonneuses<br />

en train de me fondre entre les mains… Je<br />

savais plus où donner de la tête !<br />

Maintenant que j’étais dans la même ville<br />

que le Turc et que je touchais au but,<br />

j’angoissais au trognon, je m’en rendais<br />

bien compte ! Ou alors la chaleur et le<br />

champagne me brouillaient la cervelle audelà<br />

de la limite permise par les lois de la<br />

biologie !<br />

Tout à coup, Liette me saute dessus !<br />

Elle bondit ! Elle me grimpe dans les bras !<br />

M’enroule les jambes autour du cou ! <strong>La</strong><br />

prise de la mante religieuse ! On écroule !<br />

Splash ! Dans les vagues bavant sur la<br />

plage !<br />

– On est pas bien ensemble, mon petit<br />

chou ? elle me susurre.<br />

Vlop ! Elle m’enfonce la langue jusqu’au<br />

tréfonds de la gorge ! Le baiser français !<br />

Dégoulinant ! Intégral !<br />

- 295 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

– Ah, tu me stimules, tu me stimules ! !<br />

elle roucoule, lubrique.<br />

Elle me mord les oreilles ! Le nez ! Au<br />

sang !<br />

– Ça t’excite toi l’autobus, chéri ?<br />

À pleines poignées, elle m’arrachait les<br />

cheveux en me suçant le pif !<br />

– Moi c’est la mer ! C’est la meeerrrrrrr !<br />

– Liette ! Liette ! je crie, suffoquant. Faut<br />

qu’on aille faire nos commissions !<br />

– Tu m’aimes pas un peu, non ? Dis-le !<br />

Ah, dis-le, petit cruel !<br />

– Oui ! Oui !<br />

– Pourquoi que tu me le prouves pas,<br />

méchant ?<br />

– Y a du monde ! Ça me gêne !<br />

Elle se secouait, en transe, vautrée sur<br />

moi ! Elle me les écrabouillait ! À coups de<br />

genou ! Floup ! Elle me fourre les doigts<br />

dans le nez !<br />

– T’es pas chatouilleux ? elle me demande<br />

en riant.<br />

À califourchon sur moi, elle me<br />

chevauchait !<br />

– Liette ! je la supllie.<br />

Tif ! Je la désarçonne à la fin ! On se<br />

relève… <strong>La</strong> frénésie passée comme venue !<br />

Elle jette la bouteille de Moet & Chandon<br />

dans le sable…<br />

– Tu sais que tu me plais ? elle me<br />

gazouille, les yeux dans les yeux.<br />

– Non, je te plais pas ! je lui beugle. Tu te<br />

fais des idées ! T’es en rut, christ ! Tu<br />

mouilles à rien ! Tu suintes ! Tu dégouttes !<br />

C’est le soleil ! C’est…<br />

– T’as des beaux yeux ! T’as des belles<br />

mains aussi ! elle continue.<br />

- 296 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

– Toi t’as une grande gueule et une petite<br />

tête, mais ça te donne pas le droit que je te<br />

plaise !<br />

– Tu t’es jamais fait baiser ? elle me<br />

nargue.<br />

– T’as pas d’autres sujets de conversation,<br />

nympho ?<br />

– T’es aux bites peut-être ? elle insinue.<br />

Réal, il te suçait le moignon de temps en<br />

temps ?<br />

– Déconne donc, pauvre conne ! Toujours<br />

égale à toi-même !<br />

– Je peux avoir n’importe quel gars n’importe<br />

quand, si tu veux le savoir !<br />

– Ben tu loueras le Forum quand t’iras à<br />

Montréal, ça finit là ! Moi j’ai pas d’argent<br />

pour te payer ! À part ça, tu m’intéresses<br />

pas !<br />

– T’as peur de te salir ?<br />

– C’est déjà fait ! je lui dis.<br />

– T’as envie de devenir chauve ? Continue<br />

à te masturber tout seul dans ton<br />

coin !<br />

– Tu vas crever du sida avant que je<br />

perde mes cheveux, salope !<br />

– Ils sont tous aussi débiles que toi, dans<br />

ta famille ? elle dit.<br />

– Moi au moins j’en ai une famille ! J’ai<br />

pas été élevé dans les égouts, moi !<br />

– Pauvre crétin ! Tu veux devenir prêtre ?<br />

– Y en aura jamais assez sur la terre<br />

pour sauver ton âme !<br />

– Pourquoi que t’as pas de barbe ?<br />

– Pourquoi que t’as pas de cerveau, toi ?<br />

je ricane.<br />

– Tu te fais pousser des totons à la place,<br />

ou quoi ? !<br />

- 297 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

– Quand je vois où toi ça t’a menée, je me<br />

dis que je peux m’en passer !<br />

– Impuissant !<br />

– T’as combien de clitoris, pétasse ?<br />

– Ta mère a accouché par le trou du cul ?<br />

elle rigole. Elle aurait pu se le torcher ! Y<br />

aurait un tas de merde de moins sur la<br />

planète !<br />

– Ton père a couché avec une truie, lui ?<br />

– Il avait une queue, lui, au moins !<br />

– T’as jamais eu envie d’essayer avec un<br />

cheval ? Ou avec un rhinocéros ? À coups<br />

de corne, ça t’exciterait pas ?<br />

– Pourquoi tu vis, restant ?<br />

– Pour te haïr ! ! je hurle.<br />

– Ben tu peux fermer tes trois petits yeux<br />

et crever !<br />

– T’as-tu un tarif spécial pour les<br />

groupes organisés ?<br />

– À quel âge ils t’ont castré, toi ?<br />

– T’as jamais eu envie de t’exiler ? je lui<br />

demande.<br />

– Oui ! Quand je t’ai rencontré !<br />

– Pourquoi ils ont pas rétabli la peine de<br />

mort quand t’étais en prison ?<br />

– Ils attendent que tu te fasses arrêter !<br />

– Corolle !<br />

– Algue ! elle me crie.<br />

– Fendue !<br />

– Homard !<br />

– Quoi ? ! ?<br />

– Crustacé ! Homard ! ! !<br />

Ah, tabarnak ! Cette fois elle dépassait<br />

les bornes ! Homard ! Moi !<br />

Je m’élance de toutes mes forces pour t’y<br />

foutre la baffe de sa vie ! Elle recule d’un<br />

petit pas, je fends l’air, virevolte, girouette !<br />

- 298 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

Emporté par l’élan formidable, je plonge<br />

dans le sable ! Liette me saute dessus à<br />

pieds joints ! Me marche sur la tronche !<br />

– Homard ! Homard ! elle vociférait.<br />

Je me dépêtre ! Je me relève !<br />

– Je vas te tuer ma tabarnak ! j’hennis.<br />

Je me précipite ! Là ! Dans un touffu<br />

buisson tropical ! Je t’empoigne le végétal !<br />

J’arrache ! Tords ! Saccage ! Mords ! Je<br />

t’épluche tout le sacré buisson fou de rage !<br />

Déchique ! Éparpille ! Piétine ! Tête première,<br />

bang ! je me jette contre une clôture !<br />

Bélier ! En plein ! Bang ! Bang ! Pour me<br />

calmer ! Autrement je l’assassinais à mains<br />

nues, l’enfant de putain ! Bang ! Je<br />

défonce ! Éclate ! Disperse ! Pulvérise !<br />

Recommence ! Démolis ! Encore ! Bang !<br />

Encore un coup ! Bang ! Bang !<br />

– Je vas te tuer ! ! !<br />

Je voyais rouge ! Rouge sang ! Je la<br />

faisais rigoler, elle, pourtant !<br />

– Vas-y ! elle m’encourageait. Vas-y, tête<br />

d’eau ! Fais-toi péter la noix comme il faut !<br />

J’émiettais ! Tout ! Bran de scie ! Poussière<br />

! Atomes ! Je chiquais les débris ! À<br />

pleine gueule !<br />

– T’essayeras de le retrouver tout seul, le<br />

Turc ! elle me crie.<br />

Elle s’en allait ! Elle me quittait ! Elle<br />

m’abandonnait !<br />

– Liette !<br />

– Tout le monde nous regarde ! Tu me<br />

fais honte ! Délinquant ! Mollusque ! Étron<br />

! !<br />

Je la rattrape en rampant !<br />

– Liette ! Liette ! je vagis. Attends-moi,<br />

Liette ! Pars pas ! Faut qu’on aille acheter<br />

- 299 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

des brosses à dents ! Des maillots ! Du<br />

linge ! Attends-moi, Liette !…<br />

*<br />

On s’était réconciliés, finalement, après<br />

une autre bonne heure d’engueulade bien<br />

salée bourrée d’insultes interdites sous<br />

toutes les latitudes et par toutes les<br />

religions… Je lui avais promis d’être « un<br />

peu » plus attentionné, de la prendre dans<br />

mes bras et de l’embrasser « de temps en<br />

temps »… Chierie du calvaire ! Elle, de son<br />

côté, elle s’était engagée à plus jamais me<br />

traiter de homard… Voilà ! Toutes sortes de<br />

gens s’accommodent de toutes sortes de<br />

basses relations profiteuses avec toutes<br />

sortes d’autres gens, en attendant la femme<br />

idéale, par exemple, ou le prince charmant,<br />

ou le Messie, ou l’occasion d’avoir une<br />

promotion, n’importe quoi ! Entre elle et<br />

moi, par la force des choses, le rapport<br />

devrait durer jusqu’à ce qu’on retrouve la<br />

trace du Sanglier Immonde aux dents<br />

pourries… Dès que ça serait fait, je me<br />

promettais bien de lui dire ses trois vérités<br />

et de te la balancer à la poubelle une fois<br />

pour toutes, la sale morue ! D’ici là, j’avais<br />

pas le choix ! Fallait que j’endure !<br />

C’était d’autant plus difficile que Daytona<br />

me puait au nez comme on peut pas le<br />

concevoir. Parle-moi d’une ville comme<br />

Budapest ! Compte tenu surtout des dégâts<br />

que les Soviets y ont faits en te tapant sur<br />

les cent mille Allemands qui s’y étaient<br />

barricadés, à la fin de la Deuxième Guerre<br />

mondiale, et en tapant, dix ou douze ans<br />

- 300 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

plus tard, dans le soulèvement populaire,<br />

en 56 ! Aujourd’hui, Budapest reconstruite<br />

est une véritable œuvre d’art. Essaye un<br />

peu de faire entrer cette notion-là dans la<br />

caboche d’un Yankee ! Buenos Aires, voilà<br />

une autre ville digne du nom ! Vous avez là<br />

Paris en Amérique du Sud, les avenues qui<br />

s’étirent en forme d’étoile autour de<br />

l’Obélisque, les salons de thé, les marchés<br />

aux fleurs, les parcs, les monuments,<br />

l’avenue Florida rien à voir avec la Floride<br />

nord-américaine, naturellement ! Même<br />

Hong Kong avec ses quartiers pauvres, sans<br />

eau ni rien, où des cent soixante-cinq mille<br />

personnes s’entassent au kilomètre carré,<br />

Hong Kong et les mille cinq cents bureaux<br />

de change de ses cent trente banques<br />

installés dans Central District, Hong Kong<br />

aussi est une ville ! On peut pas comparer<br />

Rouyn-Noranda avec Florence, n’est-ce<br />

pas ! Daytona, enlevez-lui sa plage et son<br />

soleil, vous avez Beauharnois, Thetford<br />

Mines, Rosemère… D’ailleurs, avec ou sans<br />

sa World’s Most Famous Beach, l’agglomération<br />

vole pas plus haut que Terrebonne,<br />

Repentigny, Alma, c’est tout dire !<br />

Au vingt-neuvième étage, Daytona-lamal-baisée<br />

se laissait tout de même<br />

supporter. Et pour cause ! On voyait plus<br />

rien ! <strong>La</strong> formidable nuit t’avait tout<br />

englouti la mer, elle te faisait une de ces<br />

béances insondable, de ce côté-là… Rien<br />

que de la quasi invisible dentelle, cent<br />

mètres plus bas, la terne frange des vagues<br />

sur le sable pâle… <strong>La</strong> ville avait plus l’air de<br />

rien elle non plus, on était trop haut à<br />

présent ! Un vaste jeu de billes électriques,<br />

- 301 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

lumineuses, étalé sur un tapis noir aux<br />

pieds d’un géant ! Voilà ! Pas de quoi se<br />

faire chier ! On aurait pu se trouver<br />

n’importe où, sur n’importe quel continent,<br />

on y aurait vu aucune différence ! On dira<br />

ce qu’on voudra, mais c’est pas mal de<br />

s’élever parfois au-dessus de la tourbe, de<br />

la banalité, de la laideur, de s’élever et de<br />

regarder le bas monde d’un peu plus haut<br />

que le niveau de la poussière !<br />

Ce restaurant-là, Sophie Kay’s, haut<br />

perché au sommet d’une tour ronde, c’était<br />

encore une idée à Liette… Tout l’après-midi<br />

durant on s’était tapés le forcené marathon<br />

dans les deux cent mille boutiques et<br />

centres commerciaux de la bourgade. On<br />

avait ramené des faramineux monceaux<br />

d’inutilités, on t’avait enfourné toute la<br />

camelote pêle-mêle dans la chambre de<br />

l’hôtel, des rasoirs, des brocolis, des<br />

parfums, des Cosmopolitain, des souvenirs<br />

! Puis Liette m’avait traîné sur la plage<br />

pour qu’on se foute à l’eau dans les<br />

derniers rayons du soleil, et maintenant on<br />

trônait dans ce restaurant-là, au vingtneuvième<br />

étage, devant nos steaks<br />

américains et notre bourgogne français…<br />

Liette avait acheté pour au moins mille<br />

dollars de vêtements, des robes et des bas<br />

et des chapeaux et des chaussures et des<br />

dessous et des pantalons et des chandails<br />

et même deux trois manteaux pour le soir !<br />

Du léger, du frais, du féminin coloré, tout<br />

grande classe impeccable ! Elle avait<br />

vraiment le très juste bon goût, le génie de<br />

l’élégance dont jamais j’aurais pu me douter<br />

vingt-quatre heures auparavant ! Putain<br />

- 302 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

chez Angora, elle avait pas le choix, elle<br />

portait l’habit qui fait le moine ! Mais au<br />

vingt-neuvième, chez Sophie Kay’s… Ce<br />

décolleté qui rendait si magnifiquement<br />

hommage à ses poumons… Cette robe<br />

rouge… Le style années « 40 », à la fois<br />

plissé et serré aux endroits stratégiques,<br />

exact, précis, rigoureux ! De la fleur<br />

t’appâtant l’insecte étourdi ! Son rouge à<br />

lèvres lui dessinait une bouche tellement<br />

parfaite que les mouches venaient se<br />

prendre dedans ! Avec les babines qu’elle<br />

avait, ça tenait réellement du prodige ! Elle<br />

avait ramassé sa damnée crinière sous un<br />

chapeau blanc à pois rouges, la chose à<br />

larges bords, de l’effronterie de mannequin,<br />

pas à dire ! Elle portait aussi des gants de<br />

velours grenat qui lui montaient jusqu’aux<br />

coudes, comme ma mère elle-même osait<br />

plus en porter depuis trente ans au moins !<br />

Sur le dossier de ma chaise, elle avait jeté<br />

une longue écharpe de soie blanche avec<br />

laquelle je me serais follement masturbé, je<br />

l’avoue sans la moindre ombre de vergogne !<br />

Moi elle m’avait mis en complet de lin vert<br />

pastel, chandail et souliers blancs, de quoi<br />

me faire violer par tous les homosexapoils<br />

de la ville ! Enfin, elle était belle comme la<br />

tragédie, elle, belle comme le jour et la nuit<br />

réunis, belle comme une femme peut être<br />

belle ! Ses vêtements étaient rien comparés<br />

à la peau de fesse qui se tendait sur son<br />

visage et sur ses bras et sur sa gorge et sur<br />

tout son maudit corps affriolant !<br />

Ah, l’enfant de malheur ! Dans le restaurant,<br />

les garçons de table en trébuchaient<br />

dans leur ombre, les clients mâles t’en<br />

- 303 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

foutaient leur apéro plein les nappes ! Les<br />

femelles écumantes d’irrépressible jalousie<br />

te grinçaient des dents à s’en arracher le<br />

dentier ! Je pensais pour ma part avec une<br />

profonde terreur que dans pas tellement<br />

longtemps elle et moi on se retrouverait<br />

dans la même chambre, au Aku Tiki Inn…<br />

Forcément, elle se débarrasserait de ces<br />

fatales pelures-là, et alors le plus pire<br />

moment de vérité sonnerait… Ces<br />

redoutables dessous qu’elle avait achetés…<br />

Elle avait insisté pour essayer devant moi<br />

l’impitoyable attirail affolant, elle l’avait fait<br />

exprès pour m’attiser, la lubrique écervelée<br />

! Les pauvres clients éberlués qui en<br />

avalaient leurs cigarettes se doutaient pas<br />

des prodiges de dentelle en toiles d’araignée<br />

qu’elle cachait là-dessous… Sous-vêtements<br />

était un extrêmement dangereux euphémisme<br />

en l’occurrence ! Une fois qu’elle aurait<br />

jeté sa robe en l’air, l’intimité de sa<br />

personne tiendrait plus rien qu’à un fil,<br />

c’était le cas de le dire… C’était pas des<br />

dessous qu’elle portait, c’était une féerie de<br />

trous reliés entre eux par un presque<br />

invisible, unique, ténu fil… Toute la terrible<br />

chose tissée de vent… Machiavéliquement<br />

conçue, cependant, pour faire semblant de<br />

cacher ce qu’en réalité elle était destinée à<br />

révéler ! Dans la salle d’essayage de la<br />

boutique où elle m’avait entraîné à force<br />

d’ignoble chantage, j’avais bien failli<br />

répandre trois quatre onces de moi-même<br />

rien qu’à la voir pavaner, triomphante, dans<br />

ces courants d’air-là en forme de slips et de<br />

suspensions à bidons ! Bientôt il faudrait<br />

que de nouveau je fasse face au périlleux<br />

- 304 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

péril, sans qu’aucune vendeuse soit<br />

présente pour me protéger contre moimême…<br />

Je m’en labourais la face avec mes<br />

ongles rien que d’y penser… L’homme est<br />

pas fait de bois ! Surtout à seize ans !<br />

Tabarnak ! Même si j’étais pas d’accord<br />

qu’elle éprouvait une certaine forme<br />

d’espèce de soi-disant manière d’indéfinissable<br />

attirance envers moi, j’étais tout de<br />

même une créature dotée d’un organe !<br />

Tandis que j’appréhendais, elle la linotte<br />

elle papotait, elle se dilapidait en vains<br />

bavardages horripilants, tati, ga-gou, ga-ga,<br />

la tête toujours encombrée d’insoutenables<br />

légèretés ! On s’était bien entendus, par<br />

exemple, qu’aussitôt qu’on aurait fini de<br />

bouffer, elle mettrait à exécution la<br />

première phase de son plan. Elle devait<br />

téléphoner à un Turc pilier de la communauté,<br />

histoire de voir s’il pourrait pas la<br />

mettre en rapport avec l’irréparable<br />

anthropophage. Son idée, c’était de<br />

demander au maître d’hôtel si par hasard il<br />

connaissait pas le nom du président de la<br />

Chambre de Commerce de Daytona, ou<br />

quelque chose du genre. On avait besoin<br />

d’un nom, rien qu’un ! Dès qu’on l’aurait<br />

trouvé, l’affaire serait dans le sac ! Il<br />

resterait plus rien qu’à trouver le numéro<br />

de l’individu dans l’annuaire ! On ne dit pas<br />

« bottin », n’est-ce pas, on dit « annuaire » !<br />

On pouvait être sûrs à cent mille contre un<br />

que le président de la Chambre de<br />

Commerce était Turc, puisqu’en ville toute<br />

la business leur appartenait ! Par<br />

conséquent, l’affreux devait être le pire<br />

bourbeux hors-la-loi sans scrupules<br />

- 305 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

frauduleux escroc de la région ! Forcément<br />

il devait connaître le Hittite ! Qui ressemble,<br />

assemble ! Simple comme pet !<br />

Oui, bon, bravo ! Le résultat était pas<br />

garanti, mais l’important c’était qu’on<br />

agisse ! Le moment fatidique approchait ! Le<br />

Turc… Insondable crapaud énergumène<br />

viande à poteau… Réal Giguère était plus à<br />

mes côtés pour me prêter main forte…<br />

J’avais perdu les deux seuls bras<br />

suffisamment virils pour affronter le<br />

Monstre ! Peut-être il était plus prudent que<br />

je demande l’aide de la police ? Non, non !<br />

On était des fugitifs recherchés par les<br />

forces de l’ordre américaines, nous autres !<br />

Les flics de la Virginie savaient qu’on se<br />

dirigeait vers la Floride, on les avait mis au<br />

courant nous-mêmes ! Il restait plus rien<br />

qu’à espérer que Dixie Angora avait pas<br />

lâché sa horde de scalpeurs professionnels<br />

à nos trousses ! Et surtout qu’elle avait pas<br />

prévenu Godzilla qu’on était sur sa piste !<br />

Shit ! Je me sentais danser sur la corde<br />

raide au-dessus de l’étang à piranhas !<br />

Partout menaces ! Pièges, dangers !<br />

Hydres ! Ennemis !<br />

– Bon ben j’y vas ! dit Liette.<br />

D’un trait, elle te siffle son verre de<br />

rouge ! Avant d’attaquer la ventrée, on avait<br />

bu quatre cinq martinis, elle commençait à<br />

avoir envie d’être pompette !<br />

– Attends-moi ici ! elle me dit en se<br />

levant.<br />

Une rumeur se met à gronder aux quatre<br />

coins du restaurant… Les bêtes à queue à<br />

l’affût avaient tressailli en la voyant repousser<br />

sa chaise ! L’air en vibrait ! Un de<br />

- 306 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

ces sourds vagissements rauque ! Rrrrhh…<br />

Elle, la coquette, elle te glissait sur la<br />

vibration admirative, entre les tables, elle te<br />

flottait là-dessus, rougeoyante d’orgueilleux<br />

plaisir, serrée dans sa satanique robe rouge<br />

1940 ! Un peu plus, ils se mettaient à la<br />

siffler, les pâmés ! C’est ça, je me disais,<br />

vas-y, ma catin ! Allume-les bien ! Arrangetoi<br />

pour leur inspirer le goût du très sordide<br />

viol collectif ! Qu’ils s’y mettent à dix douze,<br />

les animaux ! Comme les Épouvantails,<br />

l’autre jour, en Pennsylvanie ! Elle l’avait<br />

pas eue sa leçon, non ? Non ! Sa tête était<br />

trop petite pour qu’un souvenir puisse<br />

survivre dans ces eaux-là plus de vingtquatre<br />

heures d’affilée !<br />

Elle avait quand même de la classe, la<br />

morveuse… Et du chien pas d’erreur… Les<br />

deux à la fois constituent l’extrêmement<br />

rare phénomène… C’est fou aussi ce que<br />

des talons hauts peuvent faire pour les<br />

jambes d’une femme, pour ses mollets, son<br />

cul, sa croupe ! À la condition, bien<br />

entendu, que ce qui se trouve au-dessus<br />

des pieds ait déjà un certain potentiel !<br />

Quand elles coexistent à l’intérieur du<br />

même châssis, la finesse et la plénitude<br />

sont par ailleurs de la patente illégalité ! En<br />

général, les dames sont ou bien juments,<br />

ou bien échalotes ! Ou alors carrément<br />

patates ! <strong>La</strong> perfection, c’est autre chose !<br />

Pas rien qu’affaire de dés ! Génétique,<br />

plutôt ! Horticulture ! Croisements, épurations<br />

! Longueur de temps ! Science ! Les<br />

filles de Québec, par exemple ! Bref :<br />

Liette… <strong>La</strong> délicatesse de ses chevilles, la<br />

rondeur du postérieur… <strong>La</strong> gracilité de la<br />

- 307 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

nuque, la fermeté du mollet… J’avais pas<br />

remarqué jusque-là qu’elle portait une<br />

chaîne en or autour d’une de ses chevilles…<br />

Du toc, très certainement ! Quelle quétainerie<br />

! Piquant détail, pourtant ! Ultime<br />

touche de discrète sensualité ! Infime trace<br />

d’un sado-masochisme harmonieusement<br />

intégré à l’appareil de la volupté ! Je me<br />

demandais… Quel effet ça me ferait si elle<br />

me caressait l’entre-fesses avec ses gants de<br />

velours, en me chuchotant d’innommables<br />

cochonneries à l’oreille ? Je pouvais pas<br />

concevoir ! J’avais pas encore assez vécu !<br />

En tout cas, la meute de salauds qui la<br />

regardaient, superbe, fendre l’air lourd de la<br />

salle en bavaient dans leur soupe, eux<br />

autres ! Pas un seul homme qui était pas<br />

rivé, fasciné, au flottement de sa robe !<br />

Inhumain spectacle illégal ! Les femmes<br />

savent pas ce qu’elles nous font ! Ou alors<br />

elles le savent trop bien, les redoutables<br />

viles ! Il y avait de quoi s’étonner fortement<br />

que la ruade avait pas encore commencé !<br />

Qu’ils s’étaient pas encore précipités sur<br />

elle armés de leurs fourchettes et de leurs<br />

couteaux ! Hurlants ! Affamés ! Tendus à<br />

casser dans l’espoir de la vive commotion !<br />

<strong>La</strong> rumeur grondait, enflait… Rrh,<br />

rrrhhhhh… Les femelles crachaient déjà le<br />

venin, hérissées d’haine et hargne ! Elles se<br />

savaient surclassées rien à faire ! Par une<br />

gamine par-dessus le marché ! Même pas<br />

dix-huit ans ! On le voyait rien qu’à lui<br />

regarder la si charmante frimousse, la si<br />

crémeuse peau du cou et du visage ! Ah,<br />

elle était faite à peindre, Sade lui-même en<br />

aurait pas disconvenu ! Des années à se<br />

- 308 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

prostituer chez l’Angora, des queues leu leu<br />

à pas finir d’abjects mâles payant pour<br />

tripoter l’oiseau de paradis… Des mois et<br />

des années d’humiliation aux mains des<br />

machos brutes ! Des éternités à rêver à cet<br />

instant-là, à ce restaurant-là, au vingtneuvième<br />

étage de Daytona Beach, à cette<br />

robe rouge, à ce chapeau, à cette élégance,<br />

à cette plèbe ravalant la gorgée de vomi de<br />

son désir ! Oui, je devinais quelle euphorie<br />

faisait onduler ses hanches, se balancer le<br />

petit paquet serré de son derrière et se<br />

soulever orgueilleusement ses fiers bidons !<br />

Elle l’avait payée trente-six mille fois de sa<br />

personne, cette soirée de triomphe chez<br />

Sophie Kay’s ! <strong>La</strong> moitié du ciel lui devait<br />

bien le dédommagement ! Qu’elle te les<br />

fasse chier jusqu’à la débilitante diarrhée,<br />

les bêtes à queue ! Qu’ils en perdent en vain<br />

leur semence rien qu’à regarder le soleil<br />

glisser, impavide, à travers la salle du<br />

maudit restaurant ! Pendant des millénaires<br />

de jours et de nuits d’abomination, elle<br />

avait dû se répéter, dans le secret de sa<br />

superbe : « Le soleil se lève aussi ! » Elle<br />

avait dû te l’anticiper à l’os cet instant-là de<br />

gloire, où les fleuves de sperme immonde<br />

rouleraient à l’envers, refoulés vers leurs<br />

sources ignobles et pourries ! Ha ! Revanche<br />

! Ô douce vengeance ! <strong>La</strong> frêle chaîne<br />

enroulée autour de sa frêle cheville disait<br />

bien quel boulet elle avait traîné sa vie<br />

durant ! Mais la chaîne était d’or<br />

maintenant ! L’esclave s’était affranchie<br />

toute seule ! Pulvérisé, le boulet ! Pouf !<br />

Comme l’œil de Réal Giguère que la balle de<br />

revolver avait fait péter ! Liette était libre !<br />

- 309 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

Riche ! Belle ! Liette était la reine qu’elle<br />

savait qu’elle était ! Allez ! Courbez, sujets !<br />

Racaille ! Fretin ! Rampez, lombrics ! Chiez,<br />

menus ! Pâmez ! Voilez !<br />

Sa démarche, sa robe, le balancement de<br />

ses bras, la cadence de ses petits pas… Du<br />

ballet magnifique ! Comment j’avais pu<br />

jusque-là être si aveugle à tant d’éclat ? Il<br />

m’avait fallu cette unanimité-là des regards<br />

vissés sur elle pour que je la voie telle<br />

qu’elle était en réalité ! <strong>La</strong> terrible grâce<br />

incarnée ! Cent êtres dans le restaurant me<br />

haïraient éternellement parce qu’elle était<br />

avec moi ce soir-là ! Cent femmes furieuses<br />

de jalousie me convoitaient déjà, rêvaient<br />

rien que d’éclipser l’autre à mon bras ! Elle,<br />

Liette, pendant ce temps-là, elle s’adressait<br />

au maître d’hôtel, elle te le faisait plier, le<br />

toutou ! Il lui en léchait les mains tellement<br />

docile que c’en était gênant ! Il en abdiquait<br />

à jamais toute dignité ! Il reculait, tout<br />

salamalecs, il se retirait tout révérencieux !<br />

Il revenait, maintenant ! Avec un stylo ! Et<br />

du papier ! Il griffonnait quelques mots !<br />

Soumis ! Éperdu ! Conquis ! Ravagé !<br />

Détruit ! Amoureux ! Liette le regardait<br />

même pas, elle ! Elle me souriait, à l’autre<br />

bout de la salle, elle rayonnait, radieuse !<br />

Ah ! On aurait dit qu’elle avait commandé à<br />

un esclave d’écrire, sous mes yeux, un billet<br />

doux à moi destiné ! Voilà, elle semblait<br />

vouloir dire ! Voilà ce que je fais pour toi !<br />

Voilà qui t’enchaîne à moi !<br />

Tordu, la tête entre les genoux, presque,<br />

l’esclave lui remet le bout de papier… Le<br />

nez en l’air, Liette me décoche une dernière<br />

coquine œillade, avant de disparaître<br />

- 310 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

derrière une haute plante en pot… Dans<br />

tous les coins, le troupeau commence<br />

aussitôt à chicaner ! Une de ces envenimées<br />

rumeurs grondante ! Femelle contre mâle,<br />

mâle contre femelle ! Les hommes t’en<br />

reniaient à tour de bras leurs épouses,<br />

coupables d’être pas capables de tant de<br />

magnificence ! Les femmes t’en secouaient<br />

par la cravate les époux coupables de<br />

flagrante infidélité effrontément fantasmée<br />

au su et vu de tous ! Toute la câlisse de<br />

salle du Sophie Kay’s enflammée, tout à<br />

coup !<br />

Touc ! Un je sais pas quoi me rebondit<br />

sur la caboche ! Tabarnak ! Un projectile !<br />

Une patate ! Parfaitement ! Ah, l’atmosphère<br />

virait au fiel ! Ça tournait à la haine<br />

carrément avouée ! Qu’est-ce qu’elle foutait,<br />

elle, l’allumeuse ? Elle était partie<br />

téléphoner, peut-être ! Le maître d’hôtel lui<br />

avait donné le nom ! Le nom ! Celui d’un<br />

des gros bonnets turcs du patelin ! Mission<br />

accomplie, alors ! Il était temps qu’on foute<br />

le camp avant que le climat rempire ! Je me<br />

doutais puissamment que Liette disparue<br />

allait faire un malheur si elle s’avisait de<br />

rapparaître !<br />

Allez, hop ! Je me lève ! Je m’élance ! Un<br />

sprint ! Je traverse toute la salle jusqu’à la<br />

sortie ! Une balle ! Qu’ils aient pas le temps<br />

de me lapider, les enfiévrés envieux !<br />

En me retournant, j’aperçois le maître<br />

d’hôtel qui remettait l’addition à Liette…<br />

Elle se sort une galette épaisse comme la<br />

main, elle paye… Au même moment, une<br />

clameur jaillit ! Un de ces torrents de<br />

protestation ! Une de ces indignations ! Non<br />

- 311 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

seulement elle était avec moi, mais elle<br />

payait pour moi en plus ! Le comble !<br />

Je me précipite ! Je l’agrippe !<br />

– Viens-t’en ! je lui souffle.<br />

– Qu’est-ce qu’y a ?<br />

– Y a que ça va être l’émeute si on<br />

déguerpit pas !<br />

– Pourquoi ? Qu’est-ce que t’as fait ?<br />

Sacrament ! <strong>La</strong> question, man !…<br />

*<br />

Cric, crouc… cric… Une clé dans la<br />

serrure de la porte de la chambre…<br />

Il était temps qu’elle rentre, il était onze<br />

heures du soir presque !<br />

Elle se coule en douce dans la pièce<br />

plongée dans la pénombre… J’avais allumé<br />

rien qu’une lampe de chevet avant de<br />

m’étendre sur le lit… En sortant du restaurant,<br />

Liette avait sauté dans un taxi et elle<br />

avait filé à son rendez-vous. Elle avait<br />

aisément rejoint au téléphone une des<br />

grosses légumes du bled, un Turc qui avait<br />

tout de suite accepté de la rencontrer ! Pas<br />

surprenant ! Elle aurait pu faire jaillir<br />

n’importe quel poisson de n’importe quel<br />

trou d’eau rien qu’en se mettant à siffler ! Il<br />

y a des femmes comme ça qui ont aucun<br />

mal à se donner dans la vie pour obtenir<br />

tout ce qu’elles désirent… Les belles<br />

femmes, naturellement… Les autres on les<br />

fait chanter, comme tout le monde, c’est de<br />

bonne guerre entre humains…<br />

Bref, j’étais rentré à pied au Aku Tiki Inn<br />

par Atlantic Avenue. L’hôtel était pas<br />

tellement loin du Sophie Kay’s, l’air du soir<br />

- 312 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

était doux, confortable… J’avais marché<br />

pour tuer le temps, pour qu’ensuite je reste<br />

le moins longtemps possible enfermé entre<br />

les quatre murs de notre chambre à me<br />

tourmenter, en attendant que Liette<br />

revienne…<br />

– Et puis ? je dis en sautant du lit.<br />

– Eh, eh, eh ! elle glousse.<br />

– Quoi ? Quoi ?<br />

Avec un geste théâtral, elle jette son sac<br />

à main et son chapeau sur un fauteuil…<br />

Les mains croisées dans son dos, elle se<br />

dirige vers la télé en sifflotant…<br />

– Tu l’as vu ? je l’interroge.<br />

– Oui, je l’ai vu !<br />

– Tu lui as parlé ?<br />

– Oui, je lui ai parlé !<br />

– Qu’est-ce qu’il a dit ?<br />

Elle s’amusait avec le poste, elle faisait le<br />

tour des chaînes… Elle tombe tout à coup<br />

sur « MTV »…<br />

– Eh ! Les Stones ! elle s’écrie.<br />

Elle met le son plein gaz !<br />

Yeah, yeah, yeah !<br />

Do the Harlem shuffle !…<br />

Le rock ! Le rock !<br />

– Shake your tail feathers, baby ! elle<br />

chantait en roulant les hanches.<br />

– Liette !<br />

Elle se laisse tomber sur le fauteuil où<br />

elle avait jeté son barda…<br />

– Regarde ce que j’ai acheté ! elle dit.<br />

Elle se fouille entre les seins, dans son<br />

décolleté… Elle extirpe un long sac de<br />

plastique bourré de… de…<br />

– Qu’est-ce que c’est ça ? je dis.<br />

- 313 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

– Ça, mon petit chou, c’est de la co-ca-ïne<br />

!<br />

– Tu vas pas me dire que… T’as pas<br />

acheté de la…<br />

– Pas cher, man !<br />

– C’est lui qui te l’a vendue ?<br />

– Oui ! Je veux dire… Pas lui directement<br />

! Il m’a dit qui aller voir, mettons !<br />

Je lui arrache le sac !<br />

– Combien ? je couine.<br />

– J’y ai goûté, elle est super-bonne ! J’ai<br />

payé juste huit cents !<br />

– Huit cents ? ! ? ! ?<br />

– Yeah, yeah, yeah ! Do the Harlem<br />

shuffle !<br />

– T’as pas acheté pour huit cents dollars<br />

de coke ? ! ? j’époustouffle.<br />

– Je t’ai déjà dit que le fric c’est pas un<br />

problème ! À part ça, j’ai bien le droit de<br />

faire ce que je veux avec mon argent ! Toi<br />

t’as bien bu toute la soirée en m’attendant,<br />

tu vas pas me dire le contraire !<br />

Oui, je m’étais envoyé sur la dalle sept<br />

huit Schlitz, dans le vain espoir de gommer<br />

l’anxiété maudite… Les cannettes vides traînaient<br />

partout… <strong>La</strong> chambre commençait à<br />

ressembler au bungalow calamiteux de Réal<br />

Giguère à Victoriaville…<br />

– Détends ! reprend la Liette. J’ai comme<br />

une bonne nouvelle pour toi !<br />

Je me rue à genoux à ses pieds !<br />

– Devine avec qui ta petite femme doit<br />

aller prendre un verre demain soir ? elle<br />

minaude.<br />

– Non !<br />

– Eh, eh, eh !<br />

– Le Turc ?<br />

- 314 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

– Eh, eh, eh !<br />

– « Le » Turc ? « Notre » Turc ?<br />

– Allez, viens ! Embrasse-moi ! elle dit en<br />

glissant ses bras autour de mon cou.<br />

– Notre Turc ? ! ?<br />

Je te me culbute à l’envers, boum ! dans<br />

les meubles !<br />

– On l’a retrouvé ? je crie.<br />

– Je l’ai retrouvé !<br />

– Ah, tabarnak ! ! !<br />

Je plonge sur elle ! Je la dévore de<br />

baisers !<br />

– Il est ici ? Tu lui as parlé ? À lui-même<br />

personnellement en personne ?<br />

– Je te dis qu’il m’a invitée à boire un<br />

verre demain soir !<br />

– Ah, maudit tabarnak ! ! !<br />

Je me relève ! Je me plante les ongles<br />

dans le mur, je me mets à grimper dans la<br />

paroi en bêlant de bonheur ! Tring ! Je me<br />

catapulte à travers les airs ! Je rebondis sur<br />

le lit, je retombe sur le plancher la tête la<br />

première !<br />

– On l’a retrouvé ! ! !<br />

Je resaute sur Liette !<br />

– Liette ! Mon ange ! Ma crotte ! Ma<br />

poulette ! C’est grâce à toi ! Grâce à toi ! ! !<br />

Je l’étreignais à lui couper le souffle !<br />

– On va fêter ça, hein ! elle dit.<br />

– Si on va fêter ça ? Si on va fêter ça ? ! ?<br />

Je saisis le sac de coke ! Je me fourre la<br />

tête dedans jusqu’aux oreilles ! D’un seul<br />

élan, snnrtt ! j’aspire par tous mes trous la<br />

moitié du produit au moins !<br />

– Si on va fêter ça ? ! ?<br />

Je vole jusqu’à la commode ! Liette avait<br />

acheté cet après-midi-là de la vodka, du<br />

- 315 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

scotch, de la tequila ! Dix douze bouteilles<br />

de ci, de ça ! Du cognac, du gin ! Du gin,<br />

oui ! Voilà ce qu’il nous fallait ! Du gin !<br />

Je remplis ! Deux grands verres ! À ras<br />

bord ! Je me les jette derrière la cravate ! Je<br />

les reremplis encore un coup !<br />

– Tiens !<br />

J’en refile un à Liette !<br />

– Cul sec, poupée !<br />

Zglc, on engloutit la liqueur ! Une seule<br />

gorgée ! Jusqu’à la dernière goutte ! Santé !<br />

Allez, encore un coup ! Je remplis, je<br />

remplis les verres ! Ô allégresse !<br />

Brusquement, Liette m’agrippe par les<br />

cheveux !<br />

– Tu vas avoir confiance en moi à<br />

l’avenir ? elle me dit, les yeux dans les<br />

yeux.<br />

Je la dévisage… Ses traits s’étaient durcis…<br />

Ses lèvres enduites de rouge… Un<br />

sexe de femme vu de côté, une plaie à vif ! Il<br />

exhalait d’elle une odeur, un parfum… Un<br />

effluve charnel voilé de fleur… Et son rouge<br />

à lèvres, la senteur de son rouge à lèvres…<br />

Est-ce qu’une seule femme dans toutes les<br />

galaxies s’est déjà arrêtée à réfléchir à<br />

l’odeur des rouges à lèvres ? <strong>La</strong> grasse et<br />

puissante odeur, subtile et fine pourtant…<br />

<strong>La</strong> texture de cette odeur-là, le goût de cette<br />

odeur-là… Liette, la petite vache, elle<br />

portait déjà naturellement ses lèvres comme<br />

un homme porte son organe en érection…<br />

Le rouge par-dessus le marché, ça<br />

ressemblait plus à de la couleur mais à de<br />

la sécrétion ! Elle me tenait toujours<br />

empoigné par le crin, elle lâchait pas prise !<br />

Elle me demandait bien plus que ma<br />

- 316 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

confiance, j’avais pas besoin qu’elle me<br />

l’envoye porter, son message ! Elle devenait<br />

violente, là, la possessive ! Elle exigeait de<br />

la soumission clair et net !<br />

Qu’est-ce qu’elle m’avait dit tout à<br />

l’heure ? « Devine avec qui… avec qui… »<br />

– Avec qui le Turc doit prendre un verre,<br />

demain ? je la questionne brutalement.<br />

Hein ? Avec qui que t’as dit tout à l’heure ?<br />

Elle relève le menton en me défiant du<br />

regard…<br />

– Avec qui que t’as dit ? j’insiste.<br />

Elle me tirait les poils toujours plus fort !<br />

Je pliais pas, moi ! Je lui tenais tête !<br />

– Répète, rien que pour voir !<br />

– Avec ta petite femme ! elle se décide.<br />

– Avec qui ?<br />

– Ta petite femme !<br />

Virilement, je me dégage ! <strong>La</strong> TV crachait<br />

toujours ! Le rock ! Le rock ! Un vieux clip<br />

du groupe The Fixx, à présent ! One thing<br />

leads to another ! J’avais encore soif !<br />

J’avais de plus en plus soif ! Oui ! Un autre<br />

verre ! Jamais de toute ma vie j’avais eu<br />

aussi soif ! Il était temps ! En me coulant<br />

une rasade de scotch bien tassée, il me<br />

vient soudain une de ces secousses dans<br />

tout l’arbre de mes nerfs ! Un de ces coups<br />

de fouet ! Un de ces électrochocs cent mille<br />

watts ! Je t’en gondole jusqu’à l’hennissement<br />

phénoménal ! Rrrhhiiiiiiii ! Oh, boy !<br />

<strong>La</strong> substance me pénétrait de bord en<br />

bord ! <strong>La</strong> cocaïne ! Ah, le ravissement ! Le<br />

neurologique revirement ! L’étincellement !<br />

Je me tourne vers Liette… Elle était<br />

collée contre le mur, elle bougeait pas… À<br />

travers l’air immobile de la chambre, je<br />

- 317 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

pouvais percevoir la vibration de sa chaleur,<br />

la pénétrante onde perverse… Elle émettait<br />

solide, la fillette ! <strong>La</strong> coke m’avait dégourdi<br />

instantanément toutes mes antennes ! À<br />

présent je t’en captais comme ça, à<br />

distance, le moindre frémissement de son<br />

fluide, l’intime rare radiation à peine<br />

balbutiante ! Les autres grosses ondes me<br />

rentraient dedans comme des pals !<br />

Vahoum, vahoum ! Vahoum ! J’en<br />

cambrais ! J’arquais sous l’influence ! Ah !<br />

Et puis… Et puis… On était… On était<br />

seuls tous les deux dans cette chambre-là ?<br />

Dans cette pénombre enveloppante-là ?<br />

Liette et moi ? Moi et elle ? Est-ce que<br />

c’était bien ça ? Seuls tous les deux ? Oui !<br />

Seuls avec les bouteilles et la drogue et la<br />

musique qui sourdait sauvagement de la<br />

TV, à des millions de kilomètres de tout et<br />

de tous ! À des éternités de temps du<br />

prochain jour ! Ensemble, dans cette bulle,<br />

dans cette capsule spatiale projetée dans la<br />

nuit caoutchouteuse ! Un gars et une fille,<br />

simplement ! Deux êtres sexués, complémentaires<br />

qui plus est, tout enrubannés de<br />

capiteux effluves enivrants ! Je comprenais,<br />

maintenant ! Je comprenais tout ! L’effet<br />

perlimpinpin ! Voilà où on en était ! Elle et<br />

moi ! Dans cette chambre-là ! Je le réalisais<br />

! Les choses s’expliquaient ! S’ordonnaient<br />

! S’illuminaient ! Liette, moi !<br />

Chambre ! Seuls ! Cocaïne, bouteilles !<br />

Nuit ! Ondes ! Tout devenait entièrement et<br />

absolument manifeste, tout à coup !<br />

– Pourquoi tu me regardes comme ça ?<br />

elle murmure.<br />

- 318 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

Ma petite femme… <strong>La</strong> jambe relevée, le<br />

talon haut calé contre le mur, comme une<br />

gagneuse sur le trottoir, en plein turbin…<br />

Les mains ouvertes et les babines<br />

tendues… Sa voix, sa voix rougeoyante<br />

dans la pénombre feutrée du nid… Elle<br />

frissonnait, en proie à je sais pas quelle<br />

voluptueuse frayeur ! C’est drôle, je… Je<br />

veux dire, elle… Enfin, je percevais une<br />

odeur qui me… Non, non, c’était pas son<br />

rouge à lèvres, c’était… Des œufs, peutêtre<br />

? Des œufs… Ou des moules ? Bizarre !<br />

Subtil et lourd à la fois… Et gras, et marin,<br />

et… Je renifle, snff, snff… L’odeur venait<br />

d’elle, pas d’erreur… Maquillée et nippée<br />

princesse, elle s’était pas lavée, ou quoi ?<br />

Une odeur de corps, on aurait dit… Ou du<br />

poisson pourri entrelardé d’à peine une<br />

trace de merde fraîche… J’étais à vif ! <strong>La</strong><br />

coke, j’avais jamais expérimenté avant ! <strong>La</strong><br />

moindre sensation presque inexistante me<br />

saisissait véhémentement ! Snff, snff…<br />

Qu’est-ce que c’était que cette odeur-là ?<br />

Des œufs au cumin ? Du poisson au<br />

cumin ?…<br />

– Qu’est-ce que tu vas me faire ? elle<br />

reprend.<br />

<strong>La</strong> drôlesse ! Seuls, nous deux, dans ce<br />

local ! Elle avait dit « ta petite femme »,<br />

j’avais pas rêvé ! Elle l’avait même répété !<br />

Sibyllines paroles s’il en fut jamais ! Mais<br />

dont le sens éclatait à présent en fulgurant<br />

pétard dans mon esprit enfin déverrouillé !<br />

Ô intelligence ! Ô clarté ! L’iguane poisson<br />

Turc ? Retrouvé ! À ma merci, pour tout<br />

dire ! Demain, demain, le Turc ! J’allais te le<br />

passer à la moulinette, le macaque ! En<br />

- 319 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

faire un de ces hachis tellement qu’il<br />

reconnaîtrait plus une seule unique<br />

molécule du jadis lui-même ! Microscopiques<br />

flocons dans l’infini de l’océan<br />

dispersés ! Poudre d’hors-la-loi, miettes au<br />

vent en allées ! Ornella délivrée du dragon<br />

monstre ! Ornella libre ! Libre de m’aimer !<br />

Forcée de m’appartenir ! Ornella mienne !<br />

Pour la suite du monde ! À jamais ! L’hydre<br />

terrassée, à moi le trophée ! Et une bonne<br />

lampée de scotch, une ! À moi ! À nous ! À<br />

Ornella et moi ! À notre indésagrégeable<br />

couple reformé ! Au bonheur d’aimer et<br />

d’être aimé ! À demain, mon amour ! À<br />

demain ! Pour le moment : Liette ! « Ta<br />

petite femme » ! Liette s’offrant ! Offerte !<br />

Liette à moi ! Le dernier viatique ! Liette,<br />

l’hostie de la dernière communion ! <strong>La</strong><br />

veillée d’armes commençait ! <strong>La</strong> terrible<br />

nuit avant l’ultime épreuve ! Le jardin des<br />

oliviers, en somme !<br />

– Allez ! Drogue-toi ! je lui ordonne.<br />

Une impulsion !<br />

– Fais de toi un animal !<br />

– Oui, mon chou ! Oui !<br />

Elle m’obéissait ! À l’œil et au doigt !<br />

– Livre-toi à une volupté sommaire ! je<br />

l’encourage.<br />

Elle s’installe avec le sac d’infernale<br />

cocaïne, elle procède à la rituelle<br />

inhalation !<br />

– Jetons-nous dans l’abrutissement ! je<br />

lui suggère, paillard.<br />

Coup sur coup, je m’envoie deux trois<br />

rasades de crème de menthe ! Pour donner<br />

l’exemple ! Même que je m’en mets quelques<br />

- 320 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

gouttes derrière les oreilles, pour plus<br />

d’efficace !<br />

– Cessons d’être nous-mêmes ! je proclame.<br />

– Oui ! Oui !<br />

Je m’approche d’elle… Shit ! Cette<br />

odeur !<br />

– Qu’est-ce que tu sens ? je la questionne.<br />

– L’amour ! elle tortille. L’ammmmmmmmmmmmmouuuuurrrrr<br />

!<br />

– L’amour ? Qu’est-ce que t’appelles<br />

amour, gribiche ?<br />

Elle s’empoigne le décolleté à deux<br />

mains ! Théâtralement, elle te fend sa robe<br />

jusqu’à la hauteur du nombril !<br />

– Aurais-tu l’intention de te soumettre à<br />

mon désir ? je m’enquiers.<br />

Elle se fout par terre ! À quatre pattes !<br />

Comme une louve, elle se met à hurler !<br />

Houuuu, houuuuuuu ! L’appel secret de la<br />

bête ! Houuu oui, ouiiiii !<br />

Elle repte vers moi ! Elle me baise les<br />

pieds !<br />

– Donne-moi la mesure de ta flétrissure,<br />

roulure ! je la stimule.<br />

Elle se renverse sur le dos ! S’arrache<br />

toute la sacrée robe rouge 1940 ! Frétillante<br />

morue sur la moquette livrée ! Jésus !<br />

J’ébahis ! J’estomaque ! J’érecte quasiment<br />

! Tabarnak ! <strong>La</strong> femme à mes pieds !<br />

<strong>La</strong> plage crémeuse de son corps ! Presque<br />

nue, la Liette ! Chaussures, talons hauts,<br />

bas noirs ! Dessous ! Yes, sir, oui ! Les<br />

vertigineux « dessous » ! Moi l’esthète de la<br />

petite culotte et de la brassière, je caillais<br />

ébloui ! Trois fils noirs génialement entre-<br />

- 321 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

croisés lui contenaient toutes les suces, lui<br />

masquaient tous les poils ! Cent mille ans<br />

d’histoire humaine culminant dans ce<br />

superlatif du vêtement ! L’indépassable<br />

appareil de l’aguichante féminité ! Ah,<br />

Révélation !<br />

– Debout ! Debout ! je brame.<br />

Félinement, elle se relève ! De plus en<br />

plus l’odeur d’œuf et de poisson me dilatait<br />

les narines ! J’en étais saisi de vertige ! Elle<br />

sentait de la pantoufle pas croyable ! Oui !<br />

Elle dégageait le suint d’organe si tant et<br />

tellement que c’en était du prohibé<br />

sortilège ! <strong>La</strong> formidable odeur devait<br />

s’immiscer impunément entre les atomes<br />

des murs, te traverser toutes les cloisons à<br />

force de paradoxale puissante subtilité !<br />

Tout l’hôtel allait être appâté par le damné<br />

parfum nuptial ! Les mâles allaient<br />

rappliquer à pleines meutes, hurlant au<br />

rut, le temps de le dire !<br />

– Comme ça, c’est la saison du jus ? je<br />

lui crie.<br />

– Oui ! Le jus ! Le jus ! elle hennit.<br />

Elle se vide la moitié d’une bouteille de<br />

tequila dans le casseau !<br />

– Marche ! je lui commande. Promène ta<br />

viande, que j’évalue !<br />

<strong>La</strong> télé déversait toujours le flot de<br />

musique à pleins tubes ! Liette avait<br />

d’instinct, elle, l’intelligence de la complice<br />

sensualité ! Elle avait été dressée impeccable<br />

dans le bordel d’Angora la guenon !<br />

Tout de suite, à mon commandement, elle<br />

entreprend la docile, l’émoustillante<br />

pavane ! Les mains aux hanches, les<br />

orgueilleux bidons nez en l’air ! Elle était<br />

- 322 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

courte du tronc, mais ça l’empêchait pas de<br />

t’avoir la sacrée idéale longueur de jambes !<br />

Le modèle « Samantha Fox », mettons ! Pour<br />

qui se souvient ! Compact et délié à la fois !<br />

Pas de gaspillage, dans son corps ! Pas de<br />

perte d’espace ! Aucun os en trop, pas de<br />

peau pour rien ! Pas la moindre surface<br />

inutile, en fait ! L’efficacité maximum ! Le<br />

tronc simplement construit pour servir<br />

d’équilibré support aux bidons branlants !<br />

Rien de plus ! Rien de moins ! Et les jambes<br />

faites de parfaite finesse, pour mettre en<br />

valeur l’exact volume proportionné de<br />

l’arrière-train ! Le postérieur rendu aérien,<br />

comme de la corolle montée sur une double<br />

tige délicate ! Toute la structure en muscles<br />

de fer enrobés de peau de velours !<br />

Tabarnak, ça c’est de la bête, je<br />

constatais dans ma lucide ivresse ! À<br />

l’époque, je connaissais encore moins que<br />

rien aux femmes, mais fuck ! j’avais tout de<br />

même des yeux pour voir ! <strong>La</strong> violente odeur<br />

m’occupait pas tout ! Moitié lampe de<br />

chevet, moitié écran de télévision, l’éclairage<br />

de la chambre était taillé sur mesure aussi<br />

pour la faire reluire de tout son impudique<br />

éclat ! Elle, dans cette lumière libertine, elle<br />

était poisson dans l’eau ! <strong>La</strong> pavane, elle<br />

était faite pour de toute éternité ! Elle t’y<br />

mettait la grâce d’une mannequin professionnelle<br />

qui se serait souvenue d’une<br />

existence pas si lointaine où elle aurait été<br />

strip-teaseuse ! Ah, le fuselage des<br />

filiformes jambes gainées de soie noire ! Ah,<br />

la cambrure du petit pied coquin ! Indubitablement,<br />

les chaussures à talons hauts<br />

faisaient partie de sa nature au même titre<br />

- 323 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

que la corne aux pieds des ongulés ! Ah, ses<br />

mains miniatures ! Si admirablement dessinées<br />

qu’on aurait dit qu’elle les portait à la<br />

façon qu’elle aurait porté d’élégants gants !<br />

Par-dessus tout, elle possédait la très<br />

savante science infuse, arabe, du déhanchement,<br />

plus rigoureuse que du calcul<br />

différentiel !<br />

Je te la tenais empoignée par mon<br />

regard, je te la pilotais serré rien qu’avec<br />

mes yeux ! C’est à distance et de l’extérieur<br />

qu’on agit le plus fortement sur les êtres !<br />

<strong>La</strong> tyrannie du Regard ! Le moindre de ses<br />

gestes à présent s’adressait consciemment<br />

à moi, elle pouvait plus faire autrement ! Je<br />

lui volais son âme ! Elle consentait, elle !<br />

Elle admettait tout ! Même qu’elle y trouvait<br />

son compte absolument ! De tout son corps,<br />

elle me regardait aussi intensément que<br />

moi de mes yeux hors ! Réversibilité de la<br />

fascination ! Fascinant ? Fasciné ! Zzz ! On<br />

avait pas besoin de s’expliquer ! Entre nous<br />

deux, le mécanisme était réglé encore mieux<br />

que du papier à musique ! Complices<br />

drogués ! Fluides mêlés ! Elle me possédait<br />

autant qu’elle m’appartenait ! Elle te mettait<br />

une de ces complaisances dans la parade !<br />

Pas que passive obéissance ! Plaisir, plutôt !<br />

À force d’années de prostituage chez<br />

l’Angora l’abjecte, la fonction avait dû finir<br />

par t’y entamer l’identité, quelque part,<br />

dans l’intime de son tréfonds ! On fait pas<br />

érecter des mille centaines de mâles sans<br />

que la pratique ne vous déteigne sur le<br />

patient !<br />

Or donc elle allait ! Venait ! Rallait,<br />

revenait ! Sa crinière blondasse, fanfrelu-<br />

- 324 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

che, d’une main relevée sur l’albâtre<br />

nuque ! À seize ans, pour la première fois<br />

de ma vie, je me trouvais plongé en plein<br />

cinéma d’Éros ! Houah-hou, oui ! C’était<br />

pas avec Ornella que la chose eût eu lieu !<br />

Ornella avait l’exhibitionnisme trop modeste<br />

pour ça ! Question de public ! Étudiants !<br />

Liette, elle, c’était la super-production ! Le<br />

70 mm panavision ! Ultra-couleur, trois<br />

dimensions ! Le carrément bond dans l’à<br />

côté du là ! Le cocktail cocaïne-gin-cognacetc.<br />

rajoutait même un brin d’écart ! Je<br />

m’étais laissé tomber dans un fauteuil, avec<br />

une bouteille de rhum, pacha en la<br />

chambre pachalik ! Le Monde existait plus !<br />

Éclipsé par le fantasmagorique spectacle !<br />

Liette en culotte, bas, peau, talons ! L’objet<br />

vivant incarné ! <strong>La</strong> chose à moi ! L’esclave<br />

entier ! Le sujet de mon gouvernement !<br />

Liette ! Existant rien que pour moi ! Rien<br />

que par ma volonté ! Un corps enrobé de<br />

lumière bleutée ! Dans l’ouateuse chaleur<br />

immobile du lieu ! Hou ! Le royal vertige à<br />

jouir de la totale soumission de l’autre ! Elle<br />

avait renoncé à tous ses droits sur ellemême,<br />

pour devenir le chien de mon désir !<br />

Du même coup, elle m’avait mis sous sa<br />

botte encore plus solide ! Dominant ?<br />

Dominé ! Réversibilité ! Au fond, elle était la<br />

plus forte ! Les femmes sont toujours les<br />

plus fortes ! Indétrônable pouvoir du plus<br />

faible ! Inexpugnable pouvoir de l’objet ! De<br />

la beauté de son corps qu’elle faisait glisser<br />

doucement sur la moquette, elle jouissait<br />

sûrement plus encore que moi, d’une<br />

jouissance plus intime, plus profonde, plus<br />

parfaite ! Elle en irradiait la joie à pleins<br />

- 325 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

pores ! <strong>La</strong> très enivrante joie d’être belle, de<br />

le savoir, d’en jouer à sa guise, et de me<br />

plaire !<br />

Ah, la femme ! Ah, la beauté de la<br />

femme ! Ô science des sens ! Ô perfection<br />

plastique ! Ô absolu de la forme ! Au<br />

commencement des temps, un Dieu<br />

copulant avec le Néant a dû éjaculer<br />

l’Univers dans un fabuleux titanesque « big<br />

bang » orgasmique ! Pendant qu’il en crevait<br />

sur le coup, le pauvre gnouf, son foutre<br />

lâché dans le Rien-du-Tout devenait le<br />

Grand Tout-Est-En-Tout ! Des milliards<br />

d’années, le jus a mijoté à petit bouillon, la<br />

bien lente et bien dégueulasse fermentation,<br />

gaz, globes, éléments, microbes,<br />

saloperies… Sur une des gouttes du divin<br />

sperme, une bande d’algues microscopiques<br />

rebelles ont inventé l’oxygène, et puis les<br />

protozoaires amibes à pseudopodes se sont<br />

organisés en organismes de plus en plus<br />

complexes, et tout ça a engendré des<br />

poissons, et des cactus, et des lézards, et<br />

des mammouths, et des bananes, et des<br />

mandrills cynocéphales d’Afrique et des<br />

Turcs et même, même des êtres humains !<br />

Voilà ! Et à l’extrême bout de la dernière<br />

ultime branche de cette prodigieuse<br />

évolution-là, le mirobolant bourgeon est<br />

enfin apparu : le corps de la femme<br />

occidentale du XXe siècle capitaliste !<br />

Sculpté, poli, affiné, perfectionné par mille<br />

siècles d’histoire, de guerres, de jogging, de<br />

cinéma, d’épilation, de nécessaire narcissisme<br />

et d’essentiel sexisme ! L’Univers,<br />

colossale machine existant rien que pour<br />

engendrer cette suprême et indépassable<br />

- 326 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

réalisation-là, la beauté de l’Occidentale<br />

urbaine moderne ! Peinturlurée, désodorisée,<br />

chimiquement stérilisée, vernie,<br />

éduquée, affranchie et permanentée ! <strong>La</strong><br />

beauté ! <strong>La</strong> beauté ! Femme ! Forme<br />

parfaite ! Summum ! Liette ! Ah, prodige ! Ô<br />

biologie ! De la mare aux grenouilles à la<br />

chambre du Aku Tiki Inn ! Du têtard à la<br />

petite poule roulée poupée ! Jambes, seins,<br />

lèvres ! Cheveux ! Épaules, poignets !<br />

Ventre, cul ! Tissus ! Finesse, légèreté !<br />

Courbes ! Aisance, grâce ! Idéal ! <strong>La</strong> vie<br />

s’explique ! Elle sert à contempler la<br />

Femme ! Clair, net ! Irréfragable ! Définitif !<br />

Voilà comment je prenais conscience des<br />

réalités de l’existence, dans notre capsule<br />

feutrée, tandis que la catin déambulait,<br />

jouisseuse, devant moi ébaubi ! Elle m’en<br />

inspirait de la très profonde philosophie à<br />

force de savants déhanchements ! Dans<br />

mon fauteuil, j’en lévitais comme trois<br />

douzaines de fakirs ! Le rhum que j’avalais<br />

à bouche que veux-tu me brûlait moins que<br />

la chaleur de la bête lascive en spectacle<br />

livrée ! Avec ses mains, maintenant, elle te<br />

soulevait ses sacrés bidons pigeonnant<br />

dans le terrible soutien-choses, elle se les<br />

faisait saillir en avant, toutes suces<br />

gonflées !<br />

– Ah, ciboire ! je barris.<br />

Un éclair, soudain ! Une illumination !<br />

D’un coup, l’esprit venait de m’inonder de<br />

sa lumière ! Une énorme vérité me déferlant<br />

à travers la tomate ! Les seins ? Mais ils ont<br />

rien qu’une seule fonction ! Conçue à une<br />

seule fin, la laiterie ! Mais pourquoi<br />

personne y avait pensé avant moi ? Les<br />

- 327 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

seins existent rien que pour aller dans la<br />

bouche ! Parfaitement ! Ils ont pas d’autre<br />

utilité ! <strong>La</strong> bouche est le sens des seins !<br />

L’essence des seins !<br />

Je l’hurle à Liette !<br />

– Suces, bouches ! Bidons, gueule !<br />

– Narines ? Poudre ! elle me répond du<br />

tac au tac.<br />

Elle s’agenouille devant le sac de coke et<br />

snrrttt ! elle t’en renifle trois grammes en<br />

pas deux secondes ! Moi, glouc ! j’engloutis<br />

le reste de la bouteille de rhum frénétiquement<br />

! Je balance le corps mort pardessus<br />

mon épaule ! Je me relève, je<br />

repousse Liette d’un coup de pied dans les<br />

côtes ! Qu’elle dégage l’accès au perlimpinpin<br />

!<br />

Je plonge une main au fond du sac ! Je<br />

m’enfourne une bonne poignée de cette<br />

merde-là dans le gosier !<br />

– Profane-moi ! ! ! la dévergondée époumone<br />

à quatre pattes.<br />

– Minute, gouine ! Faut que tu me<br />

flagelles avant !<br />

Un caprice !<br />

Aussitôt elle s’empare d’une ceinture !<br />

Une bien épaisse, cloutée !<br />

– Procède ! je lui conseille.<br />

Slap ! Slap ! Elle te fait claquer l’appareil<br />

contre le mur ! Slap ! Échevelée ! Amazone !<br />

Consciencieuse !<br />

Je me jette à plat ventre sur le lit ! Je me<br />

déculotte le cul nu-tête !<br />

– Vas-y ! je l’incite.<br />

Elle se décidait pas, la triste conne !<br />

– Qu’est-ce que t’attends ? j’impatiente.<br />

Je me tourne vers elle… Elle s’avait<br />

- 328 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

refourré la trompe dans la poche de coke !<br />

– Ah, t’es réfractaire, hein guenon ? !<br />

Tout empêtré dans mon pantalon, je<br />

trébuche en boumant dans les meubles<br />

jusqu’à l’indigne ! D’une main de fer, je t’y<br />

confisque l’intoxicante substance !<br />

– T’en auras plus tant que t’auras pas<br />

fait tes devoirs ! je lui décrète.<br />

Par bravade, elle se rue sur la commode !<br />

À deux mains, elle s’enfonce le goulot d’une<br />

fiole de Pernod dans le fond de la gorge !<br />

Les ondes commençaient à distorsionner<br />

sérieusement ! On était plus du tout sur la<br />

même longueur d’ondes maintenant !<br />

– Tu veux que je t’enconne, hein pétoncle<br />

? je l’interroge.<br />

Haletante, elle projette la bouteille sur<br />

une lampe ! Crash ! Oh-oh ! Elle rigolait<br />

plus, la madame ! Fini les folies !<br />

Slap ! Slap ! Elle ramasse la ceinture ! En<br />

la faisant claquer comme une langue de<br />

chien, elle recommence à brasser l’air !<br />

Slip ! slop ! slap ! Elle m’empoigne par le<br />

collet, elle me courbe à genoux devant elle !<br />

– T’aimes ça sanglant, salaud ? elle me<br />

sonde. Comme les vieux mal-sales au<br />

bordel ?<br />

– Exactement !<br />

– Tu veux que ça coule ?<br />

– Exactement !<br />

D’un geste affirmé, elle me retourne ! Elle<br />

se met à m’en labourer le derrière avec une<br />

de ces profondes convictions, la furie !<br />

Slap ! Slap ! À cinglants coups de chose<br />

cloutée, elle m’en lacère les fragiles chairs<br />

délicates ! Le temps de crier « Ayoye ! tu<br />

m’fais mal à mon cœur d’animal ! », mes<br />

- 329 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

vêtements virent en lambeaux ! Mon beau<br />

linge neuf pastel vert ! Tout guenilles<br />

déchiquetées ! À chaque coup qu’elle<br />

m’administrait, les étoffes envolaient à<br />

grands morceaux ! L’épluchage au fouet !<br />

Elle me la chatouillait joyeusement la<br />

viande, la jolie tortionnaire ! Christ ! <strong>La</strong><br />

purgatrice fustigation en règle ! <strong>La</strong><br />

délicieuse punition ! Elle devenait ma mère,<br />

la fille Liette ! <strong>La</strong> bourreause complaisante !<br />

Elle me les faisait payer, mes péchés !<br />

Réels, imaginés ! <strong>La</strong> vraie volée ! L’expiation<br />

violente ! On dira ce qu’on voudra, mais<br />

l’univers des sensations t’a de l’élasticité !<br />

Faut pas être borné ! Faut s’ouvrir aux<br />

expériences ! Explorer la gamme ! Sortir de<br />

la gamme ! Autant que possible pendant<br />

qu’on est encore jeune, qu’on a encore une<br />

certaine plasticité ! À part ça, si tout le<br />

monde se permettait de temps à autre une<br />

petite séance de flagellation infligée et<br />

reçue, les affaires courantes se passeraient<br />

bien mieux ! Le principe de la saignée,<br />

n’est-ce pas ! L’épuration des humeurs au<br />

fur et à mesure ! Légalisez le fouettage dans<br />

les familles, les couples, l’industrie, les<br />

parlements, vous aurez plus jamais de<br />

conflits nulle part dans le monde ! Patrons,<br />

ouvriers, pédégés, employés, parents,<br />

enfants, Noirs, Blancs, Jaunes, Carreautés,<br />

chacun son tour ! Fini les psychanalyses à<br />

payer dix ans les yeux du crâne ! Fini les<br />

grèves dans les transports en commun, les<br />

révolutions, les guerres, les nazismes ! Le<br />

divorce, le crime passionnel, la violence<br />

conjugale ! <strong>La</strong> délinquance juvénile ! Le<br />

sexisme, le racisme ! Aux oubliettes ! Le<br />

- 330 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

confessionnal catholique avait du bon !<br />

Thérapie au jour le jour ! Hygiène mentale !<br />

Mon père, j’ai péché ! Je m’accuse ! Je suis<br />

un tas de merde ! Je suis plus sale qu’un<br />

fond de poubelle ! S’il vous plaît, punissezmoi,<br />

mon père ! Avec plaisir, mon fils ! Tu<br />

diras trois Ave ! Et que je te reprenne plus à<br />

te branler ! Morveux ! Menteur ! Hypocrite !<br />

Chiure du câlisse ! Le système manquait<br />

toutefois de force de persuasion ! Le fouet,<br />

c’est autre chose ! Il parle autrement plus<br />

clair et plus fort que la voix de la<br />

conscience, le fouet !<br />

Bref ! <strong>La</strong> délicieuse allégresse m’en enchantait<br />

délicieusement l’appareil nerveux !<br />

Symphoniques sensations ! Ravissement !<br />

Paradoxe de la douleur voulue ! Qui oserait<br />

s’en offusquer ? Il y a des gens qui la nuit<br />

se font chier dans la bouche avec une rare<br />

délectation, en cela bien servis par des<br />

complices complaisants et à la « régularité »<br />

exemplaire, et qui le jour prononcent des<br />

discours devant des salles à deux mille<br />

dollars le couvert, enseignent la sociologie<br />

dans les universités, servent les gogos aux<br />

guichets des banques, ou élèvent des<br />

enfants qu’ils chicanent pour un nez mal<br />

mouché ! Délicatesses, etc. ! Liette en<br />

connaissait un brin plus que moi en ces<br />

matières-là, elle aurait pu m’en exposer<br />

trois quatre, de ces stupéfiantes réalités !<br />

Mais j’avais pas la tête à l’académisme<br />

didactique ! Le principal était que la vie de<br />

bordel l’avait opportunément dégênée, elle !<br />

Elle réfractait pas le moins du monde à<br />

l’idée de collaborer aux fantaisies de la<br />

bacchanale ! Je devinais qu’elle se permet-<br />

- 331 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

trait sans vergogne tous les écarts ! Jamais<br />

elle serait candidate à la névrose, à l’ulcère !<br />

À la recherche de la Vérité dans les Indes !<br />

Il suffisait que je la distraye assez fortement<br />

de son autre vice ! <strong>La</strong> drogue, nommément !<br />

Pour le reste, je pouvais compter sur elle !<br />

On allait s’amuser ferme, rien à craindre !<br />

Le sang qui s’était mis à me pisser par<br />

tout le corps la dérangeait pas plus que<br />

moi ! On allait quand même pas s’épuiser à<br />

ce petit jeu-là ! On avait encore du pain sur<br />

la planche ! Il nous restait des alcools, du<br />

perlimpinpin aussi ! Du temps, même ! <strong>La</strong><br />

nuit commençait pour ainsi dire à peine !<br />

Demain, vache, Turc, couvées ! Même tout<br />

sanguinolent, j’avais envie de rigoler un<br />

peu, moi, à présent ! Le fouettage m’avait<br />

ravigoté, la purgation m’avait mis de bonne<br />

humeur !<br />

D’un bond, je me relève ! Je saute sur<br />

une bouteille de Triple Sec !<br />

– Comment que tu fais pour changer une<br />

poule en vache ? je demande à Liette.<br />

– Je sais pas !<br />

– Tu la maries ! ! !<br />

Ha ! Je pouffe ! J’en pisse à tout vent !<br />

Zgc, j’avale une longue lampée de<br />

flammes liquides !<br />

– Je vas infecter de partout si je me lave<br />

pas les plaies ! je bêle. Viens me frotter le<br />

dos, toi la gourde !<br />

On s’enfourne dans la salle de bains elle<br />

et moi, ensemble sous la douche ! Pendant<br />

que je mets l’engin en marche, Liette d’une<br />

main experte s’arrache effrontément les<br />

fragiles dessous ! Les ultimes dernières<br />

pelures ! Les quatre fils qui lui contenaient<br />

- 332 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

de peine et misère le reste de son intimité !<br />

<strong>La</strong> motte aussitôt te lui pendouille entre les<br />

cuisses ! Une énorme grappe de mousse<br />

fongueuse ! Fuck ! Elle pouvait bien sentir<br />

de la gondole à dix milles à la ronde ! Elle te<br />

l’avait l’épais tapis dégoulinant de suint ! <strong>La</strong><br />

paillasse ! Une de ces laines ! À force<br />

probablement de se raser la raie, la pilosité<br />

te lui en avait pris une formidable<br />

envergure ! Ça devait t’avoir de la racine<br />

pas possible ! Entre les jambes, c’était pas<br />

une touffe qu’elle avait, c’était l’Amazonie !<br />

Dans le motel près de Fredericksburg,<br />

j’avais rien remarqué pourtant ! Peut-être<br />

parce que je l’avais enfilée couchée, qui<br />

sait ! En tout cas, la femme à barbe à côté<br />

d’elle aurait passé pour l’insignifiant<br />

phénomène risible ! Liette, elle, son avenir<br />

était assuré dans n’importe quel zoo rien<br />

qu’en se l’exhibant ! Taaaaabarnak ! <strong>La</strong><br />

tignasse ! Un de ces incroyables lichens !<br />

De la véritable fourrure ! À seize ans et<br />

demi, la chose était pas banale ! Si jamais<br />

elle attrapait des morpions, elle en sortirait<br />

plus jamais ! Faudrait carrément lui foutre<br />

le feu dans la forêt ! Jamais elle pourrait<br />

accoucher avec une toison pareille, non<br />

plus ! L’enfant aurait le temps de suffoquer<br />

vingt fois, perdu, avant de pouvoir passer à<br />

travers ! Ah ! Elle aurait pu se la natter, la<br />

crinière ! S’en faire une de ces tresses ! Les<br />

lianes lui pendaient assez long pour ça !<br />

Je restais là, estomaqué, les yeux rivés<br />

sur le prodige ! J’en respirais plus quasiment<br />

!<br />

– Elle te plaît pas ma touffe ? elle beugle<br />

tout à coup dans le ruissellement de l’eau<br />

- 333 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

qui nous enveloppait.<br />

– Christ ! Tu dois te ruiner en shampooing,<br />

toi ! je souffle.<br />

– Qu’est-ce que tu veux dire ?<br />

– Rien ! Rien ! Je suis juste un peu<br />

surpris que t’en ayes pas aussi sur la<br />

poitrine !<br />

– Tu veux dire que tu me trouves poilue ?<br />

– Non, non ! Je me disais seulement que<br />

tu risques sûrement pas de devenir<br />

chauve !<br />

– Ça te dérange que j’aye du poil ? elle<br />

insiste.<br />

– Au contraire ! Je suis bien content pour<br />

toi ! T’en as de la chance de pas vraiment<br />

avoir besoin de culotte !<br />

– Quoi ? ! ?<br />

Ah, elle semblait pas apprécier le<br />

compliment ! Elle se cabre, elle recule, le<br />

corps tout dégoulinant ! L’air légèrement<br />

ulcérée, elle s’éjecte hors la douche ! Elle<br />

sort de la salle de bains ! Trois secondes<br />

plus tard, elle revient ! Armée d’un rasoir !<br />

Un électrique ! Shit, non, elle pouvait pas !<br />

C’était impossible ! Elle y arriverait jamais !<br />

L’objet résisterait pas ! Elle allait te le<br />

réduire en poudre le temps de crier ciseau !<br />

– Qu’est-ce que tu fabriques ? je fais.<br />

– T’as des fantasmes ? elle réplique.<br />

– De quoi tu parles, velue ?<br />

– Les impubères, ça t’excite, toi ?<br />

– Pardon ?<br />

– Les infantiles ? Hein ?<br />

– Fabule pas, yack ! je dis.<br />

– Tu bandes aux virginales ?<br />

Elle déclenche le rasoir ! Bien décidée,<br />

elle se le plonge dans le vermicelle ! Elle<br />

- 334 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

s’attaque furieusement au redoutable<br />

fongus !<br />

– Tu vas voir, pervers ! elle rote.<br />

– Fais pas la conne, espèce de conne !<br />

– C’est de la jeune plaie qu’y te faut ?<br />

Ben je vas me la rajeunir, moi, la plaie !<br />

– Lâche ça, Liette !<br />

Rien à faire ! Elle m’écoutait pas ! Elle<br />

m’entendait plus ! Zzz, zzzzzz ! Elle y allait<br />

gaiement ! À plein buisson ! L’opération ! <strong>La</strong><br />

tonte en bonne et due forme !<br />

– Je vas me raser la tête après ! elle me<br />

menace.<br />

Le pelage éparpillait aux quatre vents sur<br />

le carrelage ! <strong>La</strong> motte lui fondait à vue<br />

d’œil ! Pas croyable ! Renversée au milieu<br />

de la salle de bains, elle se maniait l’outil<br />

jusque dans l’entre-fesses ! Zzz, zzz ! Elle<br />

supprimait tout ! Le grand ménage ! Table<br />

rase !<br />

– Tu vas voir ! Tu vas voir ! elle me<br />

prévient.<br />

Le rasoir était solide rare ! Pas de la<br />

camelote hongroise, bolivienne, malaise !<br />

Étonnamment, la tonte commençait à<br />

donner du résultat ! Petit à petit les tendres<br />

chairs émergeaient du tohu-bohu ! Whou !<br />

Je lui voyais apparaître entre les jambes<br />

une de ces roseurs ! Une de ces juteuses<br />

pêches gonflée de suc ! En moi-même, une<br />

faible voix avait beau essayer de s’insurger<br />

contre le fait, l’excitation m’en sciait pas<br />

moins le grand sciatique depuis le plexus<br />

sacré jusqu’au fond des cuisses, en me<br />

passant par l’organe absolument ! Ah, je<br />

pliais ! Ah, le fruit d’amour ! Ah, le bonbon !<br />

– Ça te plaît, hein, maniaque ? elle<br />

- 335 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

constate.<br />

– Continue ! Continue ! je l’encourage à<br />

corps défendant.<br />

Oui ! Qu’elle se la mette à nu, la raie ! À<br />

bas le voile ! Dénudez, parties ! À force de<br />

forniquer avec des femelles nubiles, le mâle<br />

en oublie le reste de ses jours durant à quoi<br />

il a vraiment affaire ! À une pêche ! Une<br />

pêche ! Qu’il essaye un peu pour voir ! Qu’il<br />

en prenne une véritable pêche ! Qu’il la<br />

dénoyaute, qu’il la frotte avec du jus de<br />

poisson ! Qu’il se la mette sous le nez, dans<br />

la gueule ! Qu’il t’y fourre la langue dans la<br />

pulpe avant d’y fourrer son membre ! Il<br />

verra ! Vous verrez, hommes ! Tentez !<br />

Expérimentez ! Comparez ! Écrivez-moi !<br />

Avouez ! J’ai raison, je le sais ! Je l’ai su !<br />

Cette nuit-là ! À Daytona ! <strong>La</strong> vulve est la<br />

pêche humaine miraculeuse !<br />

Pour le moment, je faisais rien que<br />

pressentir à cause la forme, la couleur !<br />

Liette avait fini le travail, elle ! Zling ! Elle<br />

balance la tondeuse dans le lavabo ! Elle<br />

reste là, le cul sur le carrelage, les cuisses<br />

bien ouvertes, la fente souriante comme<br />

une grande bouche édentée aux lèvres<br />

pêche ! D’une main, elle relève ses cheveux<br />

sur sa nuque, pendant que, friponne, elle<br />

fait glisser un doigt de son autre menue<br />

menotte sur l’affolant renflement rosé ! Elle<br />

se taquinait ouvertement le machin, elle se<br />

le caressait d’un long doigt effilé ! Le plus<br />

long, le doigt de l’amour ! Elle s’avait verni<br />

les ongles, je le remarquais à l’instant<br />

même… Christ ! L’ambivalence ! Oui !<br />

Comme le loup déguisé en bergère en mon<br />

enfance ! Femme, enfant ? Bidons dressés,<br />

- 336 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

suces gonflées… Lèvres peintes, ongles<br />

rouges… Gueule de vache, cætera ! Et cette<br />

chose glabre et bombée au bas de son<br />

ventre, cette nudité-là sans pilosité…<br />

Enfant ? Femme ? Seins tendus, vulve<br />

rasée… Ambivalence !<br />

Le bouillant jet d’eau de la douche me<br />

fouettait les plaies du dos et des fesses, et<br />

pourtant je sentais plus rien ! <strong>La</strong> tête<br />

remplie des lumières de la cocaïne et<br />

d’autres stimulations diverses, je commençais<br />

à y voir clair ! J’avais pas cherché à<br />

débrouiller le mystère, non ! Il avait attendu<br />

son heure, bien patiemment, avant de me<br />

rejoindre dans le détour ! Le prenant<br />

mystère… Celui de la femme, de la beauté<br />

de la Femme… Il avait suffi d’un simple<br />

rasoir pour que je comprenne tout, alors ?<br />

Non, pas tout ! Pas tout ! <strong>La</strong> porte s’avait<br />

seulement entrebâillée ! <strong>La</strong> vulve à Liette, la<br />

si tendre pêche… Tondue ! Tondue ?<br />

Impubère ! Impubère ? Femme ! Voilà !<br />

L’homme est un animal poilu ! À la puberté,<br />

la chose devient manifeste ! Barbe,<br />

aisselles, pubis ! <strong>La</strong> femme ? À douze ans,<br />

elle ovule et elle remise la camisole au profit<br />

du soutien-gorge, elle ! Elle a le poil au cul<br />

et sous les bras, mais toujours elle vivra à<br />

visage découvert ! Sans barbe ! Toujours<br />

elle aura la gueule de l’enfant impubère !<br />

Jamais la puberté viendra troubler le visage<br />

de son enfance ! Son visage d’enfant ! <strong>La</strong><br />

femme reste et demeure à jamais une<br />

créature au visage que la puberté a été<br />

incapable de marquer de son cruel coup de<br />

griffe ! Le visage de la femme ? C’est le pont<br />

entre l’enfant et l’adulte ! C’est l’enfant dans<br />

- 337 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

l’adulte ! Très précisément ! À cause une<br />

basse question d’hormones ? Calvaire !<br />

Qu’importe ! Seul le résultat compte ! Le<br />

fait ! Le secret de sa beauté, le mystère de<br />

sa beauté… Qu’est-ce qui ravit l’homme et<br />

le blesse et l’humilie et lui arrache un cri<br />

d’émerveillement quand il bute contre le<br />

visage de la femme ? C’est l’enfance portée à<br />

un degré de parfaite plénitude dans la<br />

maturité même, sans la mutilation<br />

hormonale de la puberté ! <strong>La</strong> femme est<br />

l’adulte impubère ! Ya-hou ! Ambivalence,<br />

contraste ? Synthèse ! Harmonie ! Abolition<br />

du temps ? Peu s’en faut ! L’enfant<br />

préservé, rescapé du naufrage de la<br />

puberté ! L’enfant perpétué, sans déchirure<br />

entre le présent et le passé ! Le temps<br />

trompé, déjoué ! Voilà ce qui choque le mâle<br />

jusqu’à l’hérissement, et qui l’enchante<br />

terriblement en même temps ! Voilà<br />

pourquoi l’homme, qui vieillit toujours bien,<br />

accepte au fond jamais de voir vieillir la<br />

femelle de son espèce, qui vieillit toujours<br />

mal, elle, parce qu’elle est pas faite pour !<br />

Et voilà pourquoi le mâle humain prend<br />

toujours et partout plaisir à traiter sa<br />

femelle comme une enfant ! Voilà pourquoi<br />

il a besoin d’en faire autant ! Quel<br />

énergumène renoncerait à l’enchantement<br />

du temps retrouvé, à la portée de sa main ?<br />

Quel zouf refuserait de jouir d’un pareil<br />

miracle ? Quel tata prétendrait à plus ? À<br />

mieux ?<br />

Je devais certainement être inspiré pour<br />

saisir d’aussi subtiles vérités ! Des<br />

semblables intuitions paroxystiques sont<br />

pas à la portée du premier touin-touin<br />

- 338 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

venu ! J’étais pas du tout dans mon état<br />

normal, ça paraissait !<br />

Tandis que la cervelle m’en bouillonnait,<br />

Liette continuait pas moins à être, elle ! Elle<br />

voyait bien que mon organe réagissait<br />

virilement au frotti-frotta de son doigt à<br />

l’ongle rouge sur sa vulve rosée ! C’était le<br />

signe qu’elle attendait ! Le signal ! Elle<br />

saute sur ses pieds, elle plonge sous la<br />

douche ! Elle me rejoint dans la cascade<br />

écumante, s’enroule, boa, haletante !<br />

– Mon chou ! Mon chou ! elle hoquette.<br />

– Passe-moi le savon ! je lui ordonne.<br />

À pleines mains, elle saisit le pain ! Elle<br />

entreprend de me frictionner par tout le<br />

corps en m’embrassant à bouche que peuxtu<br />

! Le cou, le nez ! Les joues ! Elle t’y<br />

mettait de l’ardeur farouche ! Tellement<br />

que…<br />

– Eeeeeh !<br />

Les pieds nous partent dans les airs !<br />

Vvvv ! On envole ! Liette agrippée de tous<br />

ses ongles à la peau de mes épaules ! Je me<br />

raccroche au rideau de douche ! Peine<br />

perdue ! On s’écroule sur le lavabo qui<br />

s’effondre ! Pète ! Rrrak ! Tout démoli !<br />

Du coup, l’incident nous stimule encore<br />

davantage ! On roule à travers la chambre !<br />

Empêtrés tous les deux dans le satané<br />

rideau de plastique !<br />

– Je vas m’introduire dans le milieu de<br />

toi-même ! je la préviens.<br />

Je blaguais pas ! C’est vrai ! Ornella<br />

m’avait bien triché avec l’Ignoble, elle ! <strong>La</strong><br />

petite pute ! <strong>La</strong> sale délurée ! J’avais des<br />

preuves ! <strong>La</strong> photo avec l’Hittite monstre !<br />

Des témoignages aussi ! Réal Giguère, etc. !<br />

- 339 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

De l’irréfutable ! J’avais totalement le droit<br />

de commettre une infidélité ! Dent pour<br />

dent ! De toute façon, elle le saurait jamais !<br />

Ha ! Et puis j’allais la délivrer, moi, mon<br />

Ornella ! Le lendemain ! Grâce à Liette ! À<br />

Liette ! Son plan ! Super-intelligent plan !<br />

Hourra ! Hourra ! Vive Liette ! Elle méritait<br />

bien trois secondes d’attention ! Le cours<br />

des astres en serait pas modifié ! J’étais pas<br />

gêné d’érecter pour elle ! Pas du tout ! Le<br />

monde entier pouvait bien le savoir ! Je<br />

m’en torchais définitivement ! D’une manière<br />

définitive ! Ah, parfaitement ! Pas de<br />

honte ! Pas d’hypocrisie !<br />

Je m’extirpe du rideau de douche ! Je<br />

cours à la fenêtre ! Pour prouver que j’avais<br />

rien à cacher, je t’empoigne le store, je te<br />

l’arrache dramatiquement ! Tout le fourbi !<br />

J’en fais des confettis ! De la poudre !<br />

Tiens ! Tiens ! Que le Monde puisse voir de<br />

vizou !<br />

Liette avait profité de l’événement pour<br />

s’envoyer encore trois quatre madriers de<br />

cocaïne dans le museau ! Hourra ! Hourra !<br />

Vive la drogue ! Vive la dépravation !<br />

– Va me chercher le brocoli ! je lui crie,<br />

grimpé sur le lit comme l’Inca sur sa<br />

pyramide.<br />

– C’est pas le moment d’avoir faim ! elle<br />

se rebiffe.<br />

– Tu te rebiffes, linotte ?<br />

– Fous-moi avant ! elle exige.<br />

– Le brocoli ! Le brocoli !<br />

– Ben si tu veux qu’on bouffe, je vas te<br />

manger le concombre, moi, d’abord ! elle<br />

propose.<br />

– Avec de la mayonnaise ? je rigole.<br />

- 340 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

– Un pot !<br />

– <strong>La</strong>isse faire ! Mettons un peu d’ordre à<br />

ceci ! Une chose à la fois !<br />

Bon gré mal gré, elle obéit à la fin ! Elle<br />

se ramène avec le légume ! Un puissant,<br />

pas à dire ! Un énorme ! Aussitôt je m’en<br />

empare !<br />

– Couche-toi là sur le ventre ! je grogne.<br />

Allez ! Face contre terre ! Sur le plancher !<br />

J’avais une idée !<br />

– Comme ça ? elle dit, la gueule dans les<br />

poils de la moquette.<br />

– Très bien ! Très bien !<br />

Je m’agenouille entre ses jambes, je lui<br />

arrange le cul dans la bonne position ! Ça<br />

allait être sa fête, la Liette ! J’étais sûr<br />

qu’aucun de ses mille vingt cent clients du<br />

bordel avait pensé à lui faire partager une<br />

expérience pareille !<br />

– Prends une bonne respiration ! je lui<br />

dis.<br />

Et wham ! Je t’entreprends de lui fourrer<br />

le brocoli dans le trou du derrière !<br />

Han ! Han ! Shit ! Le légume rentrait<br />

pas !<br />

– Mais qu’est-ce que tu fais ? ! ? elle<br />

s’écrie.<br />

– Aide-moi un peu !<br />

– Mais t’es malade ou quoi ? ! ?<br />

Je t’y cale un pied sur la croupe ! Je<br />

visse de toutes mes forces ! Han ! Han !<br />

– Mais t’es complètement gratiné ! ! ! elle<br />

proteste.<br />

– Lubrifie, tabarnak !<br />

– Mais t’es dément ! ! !<br />

– Allez ! Un petit effort !<br />

– Mais t’as perdu la boule ? ! ?<br />

- 341 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

– Participe donc, nouille !<br />

À force de tortiller, elle réussit à<br />

s’échapper ! Elle rampe dans un coin à<br />

quatre pattes !<br />

– Reviens ici ! je tonitrue.<br />

Elle se relève ! Elle s’enfuit ! Elle se<br />

réfugie dans la cuisinette !<br />

– Liette ! je me fâche.<br />

– Approche pas, mongol, ou je t’éventre<br />

! ! elle hurle.<br />

Elle s’avait emparé d’un énorme<br />

couteau !<br />

– Tu me menaces ? je m’étonne.<br />

– Tu sais pas que la sodomie c’est un<br />

crime ? elle proclame.<br />

– Comment, sodomie ? Comment ? On<br />

s’amuse !<br />

– Bouge pas, ou je te découds jusqu’au<br />

nombril ! !<br />

– Eh ! Un inoffensif petit brocoli !<br />

– J’appelle la police ! elle m’annonce.<br />

– Voyons ! Liette ! Du calme ! Du calme !<br />

– Du calme mon cul, sadique ! elle<br />

halète.<br />

Elle avait l’air terrorisée ! Je comprenais<br />

plus rien, moi !<br />

– Chérie ! je lui dis.<br />

– Va-t’en, malade ! Dégage ! Débarrasse !<br />

– Voyons ! Voyons ! Viens là, Liette !<br />

Viens dans mes bras !<br />

– Sors d’ici, ou je te coupe en deux ! !<br />

– Qu’est-ce qui te prend ? Tu veux plus<br />

qu’on ait du plaisir ? Tu m’aimes plus ?<br />

Je fais deux pas vers elle… En poussant<br />

un horrible cri, elle lève le bras et elle abat<br />

son couteau sur moi !<br />

Toc ! L’outil s’enfonce dans la tête du<br />

- 342 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

brocoli !<br />

Jésus-Christ !<br />

Les yeux révulsés, Liette lâche le manche<br />

de l’arme… On reste plantés l’un devant<br />

l’autre à se dévisager, incrédules, dessoûlés<br />

tous les deux d’un seul coup ! On était nus<br />

comme des brutes, on pissait la sueur à<br />

plein corps ! Hagards ! Délabrés ! Les<br />

cheveux emmêlés, encore tout trempés par<br />

la douche de tout à l’heure ! Liette la vulve<br />

rasée à vif, moi la peau du dos en<br />

lambeaux ! <strong>La</strong> chambre à moitié détruite !<br />

– Qu’est-ce qui s’est passé ? je bégaye.<br />

En fondant en larmes, Liette se jette<br />

dans mes bras !<br />

– Pourquoi j’ai fait ça ? elle sanglote.<br />

– Pleure pas ! Pleure pas ! Y a pas de<br />

mal !<br />

– Mais j’aurais pu te tuer !<br />

– On a tout démoli…, je dis. Regarde !<br />

Vraiment, il y avait pas de quoi être fier !<br />

Partout des verres et des bouteilles<br />

renversés, du saccage… <strong>La</strong> robe déchirée, le<br />

store pulvérisé, le lavabo de la salle de<br />

bains arraché… <strong>La</strong> moquette imbibée d’un<br />

immonde mélange de sang, d’eau,<br />

d’alcools… Une de ces apocalypses !<br />

– On peut pas rester ici ! je réfléchis. On<br />

va se faire foutre en prison pour<br />

vandalisme !<br />

– Pourquoi on s’est pas contentés de<br />

regarder la télévision ? braille la Liette.<br />

– Je sais pas, moi ! C’est pas de notre<br />

faute ! On est des gens actifs, nous autres !<br />

On est pas des adolescents passifs !<br />

– Non ! Tout est de ma faute ! J’aurais<br />

jamais dû te forcer à prendre de la coke !<br />

- 343 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

– Mais non !<br />

– Je suis rien que bonne à faire des<br />

bêtises !<br />

– <strong>La</strong> plupart du temps, oui ! Mais pas<br />

tout le temps, quand même !<br />

– Je suis bonne à rien !<br />

– Je le sais ! Mais je t’aime bien comme<br />

ça, moi ! Pleure pas, je te dis ! Allez ! Faut<br />

qu’on se sauve avant que le jour se relève !<br />

Ramasse tes affaires ! Viens, je vas t’aider !<br />

<strong>La</strong> panique s’emparait de moi ! On s’était<br />

encore fourrés dans un sale pétrin ! Voilà ce<br />

que c’est que de se laisser emporter par les<br />

émotions ! Je m’étais cru assez malin pour<br />

me détourner du but le temps d’une<br />

roulade dans le stupre ? <strong>La</strong> belle affaire !<br />

Une heure de vaine débauche risquait de<br />

tout compromettre, de gâcher à jamais<br />

l’occasion de retrouver l’amour de ma vie !<br />

Ah, quelle magnifique connerie !<br />

Bref ! Il y avait plus une minute à<br />

perdre ! On se met au boulot, on vide les<br />

tiroirs, les placards… On était dans un état<br />

de délabrement nerveux assez avancé ! <strong>La</strong><br />

séance de dépravation nous avait épuisés !<br />

On se marchait sur les pieds, on trébuchait<br />

sur la moindre poussière ! Ramasser tout<br />

notre foutu fourbi, c’était de la franche<br />

rigolade comparé à se remettre un peu<br />

d’ordre dans les neurones !<br />

Vaille que vaille, on empile le barda pêlemêle<br />

sur le lit, magazines, vêtements, deux<br />

trois bouteilles rescapées de l’épileptique<br />

orgie bestiale… On amoncelle un de ces tas<br />

gigantesque de chapeaux, vestons, caméras,<br />

godasses, crèmes, maillots ! Pendant<br />

qu’on s’affairait, je commençais toutefois à<br />

- 344 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

sentir que quelque chose tournait pas rond,<br />

je savais pas quoi au juste… Il me semblait<br />

qu’il y avait une certaine absurdité à…<br />

– Christ ! je dis. T’as oublié d’acheter des<br />

valises !<br />

Les bras surchargés de camelote, Liette<br />

me regarde, éberluée…<br />

– On va quand même pas abandonner<br />

notre trousseau ! elle morve.<br />

Notre trousseau ! Jésus de plâtre !<br />

– Ben…<br />

Elle éclate ! Un vagissement à fendre<br />

l’âme !<br />

– Mes rooooobes ! elle râle en s’abattant<br />

dans le monceau de saloperies.<br />

– Ah, pleure pas, Liette ! je lui dis. Tout<br />

va bien ! Tout est bien dans le meilleur des<br />

mondes possible ! On a rien qu’à s’en<br />

mettre le plus qu’on pourra sur le dos ! Les<br />

nuits sont toujours fraîches dans les<br />

latitudes où on est présentement ! On va se<br />

remplir les poches aussi ! On va se les<br />

bourrer, tu vas voir ! Pleure pas, surtout !<br />

Pleure pas !<br />

– On va tout froisser les tissus ! elle se<br />

décourage.<br />

– On achètera un fer à repasser demain !<br />

Allez, grouille ! Habille-toi ! On s’en va !<br />

– Mais si je mets toutes mes robes et mes<br />

manteaux et toutes mes affaires, je vas<br />

avoir l’air d’une groooooossse ! elle larmoye,<br />

en proie au profond désespoir.<br />

– Justement ! Personne va nous reconnaître<br />

!<br />

Pas très enthousiaste, elle s’enfile quatre<br />

cinq robes les unes par-dessus les autres…<br />

Je fais de même de mon côté avec mes<br />

- 345 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

vêtements… Je veux dire avec les nippes<br />

que Liette m’avait achetées…<br />

– T’es prête ? je chuchote.<br />

– C’est trop épais ! J’arrive pas à mettre<br />

mes manteaux !<br />

– Prends-les sur ton bras, tes tabarnaks<br />

de manteaux ! je grince.<br />

– Et les bouteilles ?<br />

– Je les ai, t’en fais pas !<br />

– Et la coke ?<br />

– Il en reste plus ! T’as tout sniffé ! Bon,<br />

vas-y ! Passe la première ! Je vas éteindre la<br />

lumière et la télévision !<br />

Elle se propulse lourdement dans le<br />

corridor… Je laisse s’écouler dix vingt<br />

secondes… Simple mesure de précaution !<br />

Il fallait bien que quelqu’un couvre l’autre,<br />

au cas où ! Et puis je transportais les<br />

bouteilles, moi, je pouvais pas me permettre<br />

d’imprudences !<br />

Je jette un œil par la porte entrebâillée…<br />

– L’escalier de service ! Par là !…<br />

Je pousse Liette devant moi ! On dévale<br />

l’escalier sur la pointe des pieds… En bas,<br />

le hall était aussi désert que Sainte-Agathedes-Monts<br />

le dimanche soir après huit<br />

heures… Le jour allait pas tarder à se<br />

lever… Il devait être quatre, cinq heures du<br />

matin au moins…<br />

Au pas de course, on s’élance à travers le<br />

hall ! Une fraction de seconde plus tard, on<br />

était dehors !…<br />

*<br />

On avait réussi à se reloger après avoir<br />

tenté notre chance à un kilomètre environ<br />

- 346 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

du Aku Tiki Inn… Trouver une chambre<br />

sans réservation, dans ce paradis-là, alors<br />

que le sabbat des vacances hivernales<br />

battait son plein, c’était pas de la sinécure !<br />

Après quelques tentatives, on avait<br />

commencé à désespérer, on s’était dits<br />

qu’on devait terroriser les normaux,<br />

hagards qu’on était, louches, loustics<br />

suintant l’alcool, puant le tonneau, les<br />

traits ravagés, clowns emmitouflés dans les<br />

vingt pelures ! Un gras pourboire humiliant<br />

avait heureusement rhumanisé le cœur<br />

fermé du dernier suspicieux auquel on<br />

s’était heurtés, et on avait enfin pu<br />

s’écrouler dans la seule taule encore<br />

vacante de l’hôtel, selon ce que le zouf<br />

prétendait… Une super-luxueuse suite à<br />

deux cent cinquante dollars U.S. la nuitée…<br />

Liette avait déjà dilapidé des milliers de<br />

dollars, depuis même pas vingt-quatre<br />

heures qu’on était à Daytona-la-Plage, et ça<br />

continuait ! À ce rythme-là, on serait mûrs<br />

pour aller crécher à l’Armée du Salut à pas<br />

très longue échéance !<br />

Liette s’en branlait résolument, elle !<br />

L’argent était vraiment le dernier de ses<br />

soucis ! « Le fric c’est pas un problème,<br />

chou ! » Elle me l’avait assez répété sur tous<br />

les tons ! Elle dormait sur ses deux oreilles,<br />

à présent… Moi j’en étais incapable… Le<br />

jour se levait… Avant que la nuit se<br />

ramène, j’aurais croisé le fer avec ma<br />

destinée… Tandis qu’on cheminait sur la<br />

plage, en fuyant le Aku Tiki, la cruche<br />

m’avait révélé deux ou trois détails au sujet<br />

de Barbe Bleue, des précisions qu’elle avait<br />

pas eu le loisir de me communiquer<br />

- 347 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

pendant qu’on se dépravait sordidement,<br />

elle et moi. D’abord, le président de la<br />

Chambre de Commerce du bourg lui avait<br />

donné rendez-vous, au bar d’un hôtel,<br />

quand elle lui avait téléphoné du Sophie<br />

Kay’s. Chose que je savais déjà. Elle avait<br />

donc rencontré ce notable, et, en usant de<br />

la fourberie de son charme pervers, elle lui<br />

avait raconté sa salade tel que prévu :<br />

qu’elle connaissait bien le Turc Kaya Irten,<br />

qu’elle savait qu’il était en ville, qu’elle<br />

devait le contacter parce qu’il lui avait<br />

promis du travail érotique, etc. Le gogo était<br />

un gros potentat lubrique, il avait été<br />

enchanté de savoir que Liette allait se<br />

joindre au cheptel des putes du patelin ! Il<br />

avait mordu tellement qu’il avait tout de<br />

suite téléphoné au porc reptilien ! Pas plus<br />

compliqué ! Alors Liette avait parlé au<br />

Monstre en personne, elle lui avait dit<br />

qu’elle venait du bordel à Dixie Angora la<br />

regrettable catin, et qu’elle cherchait du<br />

boulot dans le même bas domaine, ici<br />

même, à Daytona. L’Erreur de la Nature<br />

avait marché lui aussi comme le pauvre<br />

débile attardé qu’il était en réalité ! Il lui<br />

avait rien promis, non, mais il avait<br />

condescendu à la rencontrer le lendemain,<br />

pour tâter la marchandise, histoire de se<br />

faire une idée concrète de la compétence de<br />

Liette en la matière qui l’intéressait, à<br />

savoir la chose elle-même, pour pas la<br />

nommer…<br />

Liette voulait d’abord gagner la confiance<br />

du Sanglier avant que j’entreprenne quoi<br />

que ce soit de mon côté. J’avais protesté,<br />

pour la simple et bonne raison que le temps<br />

- 348 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

pressait extrêmement ! J’avais cependant<br />

été incapable de lui avouer mes raisons<br />

d’avoir affaire au Turc… Je me doutais un<br />

brin qu’elle éprouvait, hélas ! une manière<br />

de commencement de sentiment à mon<br />

égard ! Mais je voulais surtout pas lui faire<br />

de la peine en lui parlant d’une autre<br />

femme, en lui révélant mon amour pour<br />

Ornella… Par conséquent, j’avais fini par<br />

accepter de lui laisser la bride sur le cou.<br />

Oui ! Qu’elle rencontre, toute seule, l’irradié<br />

mongol mutant, qu’elle essaye d’en<br />

apprendre davantage sur son redoutable<br />

compte ! Où qu’il se terrait, l’ignoble, dans<br />

quelles inexprimables combines il était<br />

réellement engagé ? S’il avait des gardes du<br />

corps, et combien ? S’il était armé<br />

perpétuellement ou non ? J’ignorais, moi,<br />

comment j’allais l’affronter… À vrai dire,<br />

j’avais pas la moindre idée de la façon que<br />

je m’y prendrais pour lui arracher la vérité<br />

au sujet d’Ornella ! Voilà ce qui<br />

m’empêchait de dormir, dans la luxueuse<br />

chambre de notre nouvel hôtel !<br />

Qu’est-ce que je pouvais faire ? Aller<br />

trouver le <strong>La</strong>ndru, lui serrer simplement la<br />

pince, et lui demander bien gentiment de<br />

me rendre Ornella mon adorée ? Essayer de<br />

l’attendrir en lui braillant dans les bras, en<br />

lui exhibant mon cœur en mille miettes ?<br />

L’empoigner par la peau du groin, le mettre<br />

à genoux, et l’enjoindre de cracher le<br />

morceau ? Le forcer à me dire où il<br />

séquestrait la femme de ma vie, pour que je<br />

puisse tout bonnement aller la délivrer ?<br />

À aucun moment jusque-là j’avais eu le<br />

temps de réfléchir à la stratégie qu’il<br />

- 349 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

faudrait que je déploie ! L’important était de<br />

retrouver sans erreur la trace du Turc, mais<br />

maintenant que c’était fait, c’était comme si<br />

rien, en fait, était fait ! J’entrevoyais<br />

pourtant comment les choses allaient se<br />

passer… Il était pas question que j’affronte<br />

la créature directement, j’avais pas la<br />

moindre chance de m’en tirer vivant ! Cet<br />

animal-là était une brute professionnelle !<br />

Un tueur ! Alors j’allais te le prendre en<br />

filature, le Raspoutine, jour et nuit, vingtquatre<br />

heures sur vingt-quatre, j’allais te<br />

lui coller au cul jusqu’à en devenir l’ombre<br />

de son ombre, j’allais pas le lâcher d’une<br />

semelle ! De cette façon-là, je la trouverais<br />

bien, la cachette où Ornella était<br />

emprisonnée ! Il suffirait que Liette puisse<br />

m’entretenir le temps qu’il faudrait ! Pour le<br />

reste, patience et longueur de temps<br />

feraient plus que force ni que rage !<br />

Bon, d’accord, j’admets que mon plan<br />

était pas glorieux… Un beau matin, on se<br />

met à se prendre pour quelqu’un parce<br />

qu’on éprouve des sentiments envers la<br />

personne de quelqu’un d’autre, et on s’en<br />

bombe le torse à force de rare importance,<br />

parce que cet autre-là nous honore de la<br />

réciproque. On s’en enfle la patate le nez en<br />

l’air ! On se croit devenu quelque chose,<br />

parce qu’on suppose qu’on est désormais<br />

un peu plus signifiant que le risible petit<br />

soi-même qu’on cesse pourtant jamais<br />

d’être, au fond ! Et un jour l’objet d’amour<br />

disparaît, et tout le monde, tout le monde,<br />

sans la moindre exception, s’effondre bien<br />

foireux dans son caca ! On a l’acceptation<br />

aussi passive que l’enchantement ! On<br />

- 350 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

redécouvre brutalement la nullité qu’on est<br />

toujours pour soi-même, et on se dit, en<br />

pliant l’échine, que c’est perdu, fini,<br />

liquidé ! Quand l’obstacle, le réel obstacle,<br />

se présente, on ramollit pire que de la<br />

guenille, en chialant, à quoi bon, à quoi<br />

bon ! On tergiverse, et on se cherche des<br />

excuses, et on en trouve tant qu’on en veut,<br />

allez ! Des excuses pour pas être à la<br />

hauteur ! Comme moi, là, à ce moment-là !<br />

J’avais rien dans le ventre ! En vérité, je<br />

faisais dans mes culottes absolument !<br />

J’avais pas le courage de mourir pour ce<br />

que je prétendais aimer ! J’avais même pas<br />

le courage de me faire simplement taper sur<br />

ma sale caboche misérable d’abruti<br />

merdeux ! Je tenais plus à mes os qu’à celle<br />

qu’en mon for intérieur j’intitulais Ma<br />

Femme ! Voilà le lâche que j’étais ! Moi, Léo<br />

Lebrun ! Moi qui aspirais en secret à<br />

devenir une idole internationale ! Moi qui<br />

me targuais de pouvoir mériter un jour<br />

l’admiration et le respect d’innombrables<br />

foules anonymes ! Il avait la chiasse plein<br />

son froc, l’aspirant !<br />

Décidément, ces trop lucides réflexionslà<br />

devenaient insupportables ! Tellement<br />

insupportables que je m’en arrache de mon<br />

lit ! Je me mets à faire les cent pas au<br />

milieu de la chambre spacieuse… Il y avait<br />

un bain-tourbillon dans le local, je l’avais<br />

remarqué en arrivant… Peut-être qu’une<br />

petite trempette me calmerait les nerfs ?<br />

Christ ! Non ! J’avais pas besoin de<br />

détente, j’avais besoin de réveiller mon<br />

courage !<br />

Sans me rendre compte que j’étais nu<br />

- 351 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

comme le ver, je sors sur le balcon… Notre<br />

suite royale donnait sur la mer… <strong>La</strong> mer, la<br />

mer… Le soleil se levait… J’étais pas dans<br />

un état de très grande réceptivité, mais je<br />

dois reconnaître que le tableau en valait la<br />

chandelle… Sublime barbouillage, délire de<br />

couleurs… Azurée pureté teintée de toutes<br />

les nuances de la palette… L’or liquide des<br />

alchimistes en colossale quantité gaspillé !<br />

Prodigalité, sanglante beauté ! Le jour ! Le<br />

jour !<br />

Jour, tu ne croîs que pour mon malheur !<br />

Le soir, me tue d’un si lointain espoir !<br />

Ainsi chantait le poète courtois, le<br />

troubadour, chevalier du fin’amor ! L’éperdu<br />

d’amour voué tout entier à l’adoration de sa<br />

Dame ! Moi aussi j’avais fait serment de<br />

dévotion, un autre matin, debout devant le<br />

soleil levant ! J’avais choisi la Beauté, la<br />

fidélité à l’idéal de Beauté ! Sur le seuil du<br />

bordel d’Angora, avant le grand départ pour<br />

les États-Unis d’Amérique ! Je m’en<br />

souvenais ! Beauté, Perfection des Formes,<br />

Forme de la Perfection ! Ornella ! À présent,<br />

le ciel et la mer réverbéraient dans une<br />

orgie de couleurs l’accouchement laborieux<br />

de l’astre… Spectacle grandiose qui me<br />

dilatait le cœur, qui ranimait en moi la force<br />

et la foi que j’avais dissipées en vaines<br />

sensations au cours de ma nuit de<br />

dépravation ! Y a-t-il une vie avant la mort ?<br />

Oui ! Mais quelle vie ? Et pour quel<br />

homme ? Et qu’est-ce que c’est, l’homme ?<br />

Rien, sans doute, sans la grandeur de<br />

l’impossible idéal qu’il doit se contraindre à<br />

chérir, à poursuivre envers et contre tous,<br />

roidi en sa détermination, fol d’espoir,<br />

- 352 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

acharné à passer oultre la fin de nonrecevoir<br />

que la vie elle-même cherche à lui<br />

opposer ! Voilà ! Sans grandeur, l’humain<br />

n’est que petit ! Vulgaire sans dessein s’il<br />

n’a d’idéal ! Ravalé à l’état d’insignifiant s’il<br />

autorise sa fidélité à se ramollir ! Triste<br />

insecte englué dans le quotidien, courant<br />

perpétuellement à la poursuite de son<br />

ombre, occupé rien que de sa crotte,<br />

absurde, pour tout dire ! Voilà ! Voilà les<br />

revigorantes pensées qui me jaillissaient<br />

sous la calotte, devant la mer ! Cette<br />

énormité du ciel et de l’eau cousus l’un à<br />

l’autre par le fil de l’horizon, cette absolue<br />

totalité pleine de vide… Cette humiliante<br />

immensité, cette insulte à ma dignité… Ah,<br />

pour vivre j’avais besoin de m’élever,<br />

d’étreindre plus grand que moi, au moins<br />

d’en rêver tout éveillé ! Oui ! Mourir ? Rien<br />

du tout ! Il y a mille fois pire : vivre comme<br />

une bête aveugle, la gueule dans la<br />

poussière, au ras la merde, sans le feu<br />

dévorant d’une passion ! Si j’étais incapable<br />

de mourir pour mon idéal, pour celle qu’en<br />

mon cœur j’avais élue ma Dame, alors<br />

j’étais indigne de vivre ! Indigne, et<br />

incapable, puisque la mer et le ciel ligués<br />

me criaient ma nullité d’homme seul,<br />

rabougri dans les pitoyables dimensions<br />

d’un corps épais et d’un opaque esprit<br />

obtus !<br />

Ma décision était prise ! Le soir, me tue<br />

d’un si lointain espoir ! Tuer le Turc ! Ce<br />

soir ! Ce soir, j’allais tuer le Monstre ! Au<br />

prix de ma vie, s’il le fallait, ce jour-là<br />

finirait pas sans que j’étreigne au creux de<br />

mes bras mon Ornella !<br />

- 353 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

*<br />

Il était environ trois heures de l’aprèsmidi…<br />

Liette m’avait laissé seul sur la<br />

terrasse de l’hôtel, dans une chaise longue,<br />

près de la piscine… Elle était encore partie<br />

en vadrouille, elle tenait vraiment pas en<br />

place, la vaine dévergondée ! Il avait été<br />

question, pendant le déjeuner, qu’elle aille<br />

acheter des valises, plus tard, dans le<br />

courant de l’après-midi… Des valises, et un<br />

fer à repasser, et probablement des petites<br />

pilules de toutes les couleurs, et aussi une<br />

nouvelle provision de perlimpinpin, je m’en<br />

doutais fortement ! Irrépressible intoxiquée<br />

perpétuellement pendue aux mamelles du<br />

vice et de la folie ! Pour le dérèglement de<br />

tous les sens, on pouvait lui faire confiance<br />

dix sur dix, pas d’erreur !<br />

Enfin ! Cloué sur ma chaise de misère,<br />

devant la piscine, je sirotais un quadruple<br />

Planter’s Punch en espérant que mon<br />

système nerveux me pardonnerait les<br />

innommables cruautés que je lui avais fait<br />

subir au cours de la nuit… L’effet des<br />

redoutables quantités de saloperies absorbées<br />

la veille s’était dissipé, hormis une<br />

inhumaine gueule de bois qui me laissait<br />

dans un état de stupeur proche de la<br />

psychose… Le soleil me tapait férocement<br />

sur la noix par-dessus le marché ! J’en<br />

avais déjà ras le bol du stupide supplice du<br />

bronzage, mais je pouvais plus me lever,<br />

tellement les plaies de mon dos et de mes<br />

fesses hurlaient la douleur au moindre<br />

mouvement ! Ma seule consolation, c’était<br />

- 354 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

que j’avais résisté à l’ignoble tentation de<br />

m’introduire dans le milieu de Liette, la nuit<br />

précédente, alors que je m’appartenais<br />

plus ! L’intention compte pas ! Zéro ! L’essentiel<br />

était que j’avais pas réellement<br />

sombré dans la consommation de<br />

l’infidélité !<br />

Parlant d’infidélité… <strong>La</strong> piscine débordait<br />

d’adorables poupées grandeur nature…<br />

Trois bonnes douzaines au moins<br />

d’enchanteresses sirènes ! Elles s’ébattaient<br />

avec l’ardeur désespérée de ceux qui ont<br />

sué toute une année pour se payer quinze<br />

jours de gaspillage de fric dans des paradis<br />

ensoleillés… Et dire que la mer était à deux<br />

pas ! Quelle tristesse ! Quelle connerie ! Au<br />

Portugal, à Sosua ! Partout ! Malgré l’étalage<br />

complaisant des chairs, je titillais pas<br />

une miette, par exemple ! Non ! Pas<br />

question ! Quand on place une quelconque<br />

<strong>Cunégonde</strong> dans la balance, le bas désir fait<br />

pas le poids dans l’autre plateau ! Je me<br />

sentais fort de ma résolution d’occire mon<br />

Ennemi à brève échéance ! J’allais bientôt<br />

revoir sur le visage d’Ornella le pulpeux<br />

sourire que je lui connaissais si bien, et<br />

rien ni personne pourrait plus me<br />

détourner du but, désormais !<br />

Au milieu de la piscine, une jeune déesse<br />

en âge d’être majeure se laissait tout de<br />

même regarder sans me dégoûter à jamais<br />

de la femme… Naturellement, j’étais à des<br />

mondes de ressentir la plus infime émotion<br />

devant le spectacle de son corps parfait<br />

qu’un ridicule bikini rose bonbon quasi<br />

inexistant révélait dans toute sa splendeur…<br />

En tout cas, elle t’avait une sacrée<br />

- 355 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

paire de pamplemousses, personne pouvait<br />

prétendre le contraire ! Je m’en foutais<br />

royalement, c’est sûr, mais la chose était<br />

quand même patente ! Un bel objet reste<br />

toujours un bel objet ! J’étais au-dessus<br />

d’un tel phénomène, bien entendu ! Rien à<br />

craindre ! Elle avait beau m’agresser d’une<br />

grasse œillade de temps à autre, en réalité<br />

je la voyais pas ! J’avais presque pas<br />

l’impression qu’elle insistait effrontément,<br />

c’est tout dire ! De toute façon, il était<br />

impossible qu’elle s’intéresse à moi ! Je<br />

fabulais sûrement ! Une pareille créature !<br />

Virginia Principal, peut-être ? Oui, elle lui<br />

ressemblait un tantinet… Même qu’elle lui<br />

ressemblait terriblement ! Tout à fait mon<br />

genre, soit dit en passant ! Le crin sombre,<br />

l’œil foncé, les glandes plantureuses… Le<br />

même type qu’Ornella, en somme… En<br />

mille fois moins bien, je le précise tout de<br />

suite ! D’ailleurs, à force de la regarder, je<br />

constatais une fois de plus à quel point la<br />

perfection d’Ornella était insurpassable !<br />

Tiens, tiens ! Elle me fait signe, tout à<br />

coup, la pétulante poupée ! Elle m’envoie la<br />

main ! J’avais rien vu, forcément ! Sauf que<br />

son satané bikini rose bonbon tout mouillé<br />

lui moulait drôlement bien les… C’est-à-dire<br />

que les machins lui pointaient bien dur<br />

dans le… Distraitement, je lui destine un<br />

clin d’œil… Pour pas qu’elle se sente trop<br />

malheureuse, simplement… Qu’elle se sente<br />

pas repoussée ! Qu’elle en développe pas un<br />

complexe d’infériorité parce que je l’aurais<br />

ignorée ! Je vide mon Planter’s Punch, sip !<br />

un trait ! Décidément, cette fille-là c’était<br />

Virginia Principal elle-même en personne…<br />

- 356 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

Un fabuleux morceau de femme ! Enfin !<br />

Rien du tout à côté d’Ornella ! Les cuisses<br />

peut-être un peu plus fines, la taille à peine<br />

un peu plus svelte… Détails négligeables<br />

qui me faisaient rien, au fond ! Elle pouvait<br />

bien continuer à s’amuser toute seule avec<br />

son ballon ! J’avais d’autres vastes pensées<br />

à approfondir puissamment, moi !<br />

– Eh bien ! Eh bien ! Si c’est-y pas notre<br />

petit coq !<br />

Une voix de femme, dans mon dos… Une<br />

voix familière, entendue sous d’autres<br />

ciels…<br />

– Qu’est-ce que tu fabriques dans la<br />

Floride, enfant ?<br />

Tabarnak ! Une apparition ! <strong>La</strong> voisine<br />

d’Ornella ! L’artiste négresse ! <strong>La</strong> chanteuse<br />

Omega Malinea !<br />

– T’es venu te régénérer les couilles au<br />

soleil, ou quoi ? ! elle me taquine.<br />

Ah, la sacrée polichinelle ! Elle rigolait, la<br />

gueule fendue jusqu’aux oreilles, le geste<br />

large, saugrenue, théâtrale !<br />

J’éberlue tellement qu’elle m’administre<br />

une taloche de toutes ses forces !<br />

– Tu vas pas me dire que tu me<br />

reconnais pas ! elle s’offusque.<br />

– Euh… Non… Non…<br />

– Alors ? T’es en vacances, ou bien il y a<br />

un congrès de baiseurs en ville ?<br />

Le bizarre effet que me faisait sa<br />

présence dans ces lieux-là… Dans les<br />

hôtels où j’avais pénétré jusqu’à présent,<br />

j’avais remarqué que toutes, toutes les<br />

femmes de chambre étaient des Noires… En<br />

revenant des centres commerciaux entourés<br />

de bungalows paradisiaques, j’avais vu<br />

- 357 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

aussi un quartier de bicoques mal foutues<br />

apparemment réservées aux Noirs… J’avais<br />

pas encore aperçu un seul touriste crépu ni<br />

sur la plage ni dans les hôtels, par<br />

exemple ! Pourtant ça grouillait de monde<br />

partout ! Des innombrables hébéphrènes<br />

agglutinés en hordes ! Buvant, bouffant,<br />

bronzant ! Bedonnant ! Bêlant !<br />

– Eh bien ? Omega insistait.<br />

– Et vous ?<br />

– Moi ? Devine !<br />

– Ben…<br />

– Eh oui ! elle s’écrie.<br />

– Vraiment ?<br />

– Je te l’avais bien dit !<br />

– Pardon ?<br />

– Tu vois !<br />

– C’est-à-dire…<br />

– Hein !<br />

– Pas possible…<br />

<strong>La</strong> blancheur aveuglante de son maillot<br />

contrastait violemment avec la couleur de<br />

sa peau… Son corps paraissait encore plus<br />

noir que la première fois que je l’avais vue,<br />

à Montréal, dans la pénombre de la cuisine,<br />

chez Ornella… Elle avait l’air d’un sombre<br />

pressentiment dressé en plein soleil… Ah,<br />

ça me plaisait pas, ça me plaisait vraiment<br />

pas ! Le blanc et le noir peuvent pas<br />

coexister à l’état pur dans une même<br />

personne, ça se peut pas !<br />

– Ferrari a tout arrangé ! elle glousse.<br />

– Quoi ? Je veux dire, qui ?<br />

– Jimmy Ferrari ! Mon impresario ! Je<br />

suis en tournée ! Je fais toute la Floride !<br />

Un mois ! Deux mois ! Des blues, des ballades<br />

! En anglais ! En espagnol ! Du rock, du<br />

- 358 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

pop ! Un peu de tout, quoi ! J’ai même mis<br />

deux trois airs d’opéra au programme !<br />

Pour leur montrer ma voix ! Qu’ils voient à<br />

qui qu’ils ont affaire, les mélomanes ! Je<br />

suis dans tous mes états ! Dans tous les<br />

grands hôtels ! Enfin, quelques-uns ! Plusieurs,<br />

en fait ! Plusieurs !<br />

– Vous allez chanter ici ?<br />

– Je commence ce soir ! Tout mon répertoire<br />

! Trois soirs en tout ! Après je suis à<br />

Jacksonville ! Après ça, à Miami ! Ensuite<br />

on attaque Tampa, Clearwater, Orlando !<br />

Tu te rends compte !<br />

Oui, je commençais à me rendre compte,<br />

justement… C’était plus fort que moi,<br />

j’avais l’impression qu’elle portait malheur,<br />

cette damnée femme-là ! Elle émettait des<br />

vibrations pas rassurantes, des ondes<br />

méphistophéliques… On aurait dit qu’elle<br />

était imprégnée du désastre qui s’était<br />

abattu sur moi le jour où j’avais fait sa<br />

connaissance… Dramatiques circonstances,<br />

certes ! Elle avait quand même pas aidé sa<br />

cause avec ses noires théories ! <strong>La</strong> nuit, la<br />

merde, la mort ! « <strong>La</strong> merde, c’est le petit<br />

paquet de mort qu’on fabrique tous les<br />

jours », etc. ! Tu parles si je m’en rappelais !<br />

– T’as pas l’air dans ton assiette ! elle<br />

constate.<br />

– Je supporte pas la chaleur…<br />

– Je comprends ! T’es habillé jusqu’aux<br />

gencives ! T’as la fièvre, ou quoi ?<br />

– Non… Un… Un coup de soleil…<br />

– J’ai pas ce problème-là, moi ! Même si<br />

je suis née à Saint-Ligori, j’ai un<br />

chromosome tropical dans le sang, si tu<br />

vois ce que je veux dire !<br />

- 359 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

Elle en hennit un bon coup !<br />

Ghouuuaaaa-aaahaaaaah !<br />

<strong>La</strong> fille au bikini rose qui batifolait dans<br />

la triste mare aux touristes me lâchait pas<br />

du regard, elle… Elle m’adressait des<br />

simagrées… Elle me montrait son gros<br />

ballon de plage bariolé de folles couleurs<br />

estivales… Shit ! Qu’est-ce qu’elle me<br />

voulait encore, cette autre énervée-là ?<br />

– Hello !<br />

Liette apparaît dans le décor ! Manquait<br />

plus rien qu’elle !<br />

– Ça va, chou ? Pas trop psychotique ?<br />

elle dit en me plaquant un baiser humide<br />

de rouge à lèvres sur la joue.<br />

Les bras surchargés de paquets, elle se<br />

laisse choir sur une chaise longue…<br />

– J’ai pas trouvé de valises ! Va falloir<br />

que j’y retourne demain ! Mais regarde ce<br />

que je t’ai acheté !<br />

En farfouillant dans l’amas de bricoles,<br />

elle lance distraitement à l’Omega :<br />

– I’ll have a double vodka on the rocks !<br />

– Comment ? ! Comment ? ! la Nègre s’offusque.<br />

– Quoi ? Vous êtes pas la… ? <strong>La</strong>… ?<br />

– Où c’est que t’es allé la pêcher, cette<br />

morue-là ? Omega se fâche.<br />

Tong ! Un ballon me rebondit sur la tête !<br />

Là-bas, près de la piscine, la sirène se<br />

trémoussait en riant et en m’envoyant la<br />

main à bouche que veux-tu !<br />

– Qui c’est, la grenouille avec le bikini<br />

rose ? Liette se cabre.<br />

– Personne, personne ! je dis. Je la<br />

connais même pas !<br />

Omega revient à la charge !<br />

- 360 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

– Salope ! Raciste ! elle glapit.<br />

– Et cette guenon-là ? De quel zoo qu’elle<br />

sort ? reprend Liette.<br />

– Omega Malinea, Liette Lukosevicius ! je<br />

dis.<br />

– Liette comment ? ricane Omega. Liette<br />

<strong>La</strong>kiskialeviceaucul ?<br />

Elle plie ! Ah, elle la trouvait vraiment<br />

bonne celle-là !<br />

– Le soleil luit, hein ! je plaisante.<br />

– Tu me trompes, étron ? rugit Liette.<br />

Qu’est-ce qu’elle te veut, la bikini ?<br />

Réponds !<br />

– Et ma voisine ? Tu la trompes avec la<br />

Kiskialeviceaucul ? enchaîne Omega.<br />

– Quelle voisine ? dit Liette.<br />

– À propos, je voulais vous demander…,<br />

je dis. Elle est pas revenue chez elle,<br />

Ornella ? Vous l’avez pas revue, par<br />

hasard ?<br />

– Ornella ? s’écrie Liette.<br />

– Ah, toi, va te foutre à l’eau ! je brais. Tu<br />

vois pas que je jase avec la madame, non ?<br />

– Si je l’ai revue ? dit Omega. Pas !<br />

Jamais depuis le jour que l’armoire à glace<br />

poilue s’est emparée d’elle !<br />

– L’armoire à glace ? murmure Liette.<br />

Elle écarquillait les yeux en déployant<br />

toutes ses antennes !<br />

– Je croyais que tu l’aimais d’amour, toi,<br />

la petite prof ! continue Omega.<br />

– Qu’est-ce que vous voulez insinuer ?<br />

– Ben, t’es là, ici, au soleil, avec une<br />

autre… fille, mettons, pendant qu’elle,<br />

depuis je sais pas combien de jours, elle est<br />

on sait pas où, avec le gorille qui est venu la<br />

chercher chez elle par les cheveux ! À vous<br />

- 361 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

entendre baiser comme des dégénérés, je<br />

pensais que… Je veux dire, j’avais cru que<br />

vous aviez… Je sais pas, moi… Des liens !<br />

Quelque chose !<br />

– Justement ! Je la…<br />

J’allais dire que… Mais Liette me scrutait<br />

de toutes ses forces, elle ! Hélas ! Elle était<br />

en train de découvrir ce qu’elle aurait<br />

jamais dû savoir !<br />

– Ornella ? Le gorille ? elle dit à voix<br />

basse. Qu’est-ce que c’est que cette<br />

histoire-là ?<br />

– Il y en a eu d’autres avant toi ! glousse<br />

Omega. T’as pas connu ma voisine ? <strong>La</strong> prof<br />

de lettres ? Il te la crucifiait quinze vingt<br />

fois par jour au moins ! Ah, je te le jure, il<br />

se gênait pas pour lui défoncer joyeusement<br />

le point « G » douze fois de suite, le<br />

maniaque ! Elle avait plus besoin de se<br />

nourrir tellement il te la gavait de sperme !<br />

Malheureusement, rien dure, dans le bas<br />

monde ! Surtout pas ces chinoiseries-là !<br />

Un autre homme est venu la chercher ! Par<br />

le chignon, tiens ! Enfin, je dis un homme…<br />

Un être, plutôt ! Une créature ! Un abominable<br />

! Il t’a pas raconté ça, ton petit chou ?<br />

– Excuse me !<br />

Voilà l’autre qui se pointe, maintenant !<br />

<strong>La</strong> sirène au bikini rose ! Miss Pamplemousses<br />

de la Floride !<br />

– Aren’t you Stu McCausland ? elle me<br />

demande.<br />

Sacrament ! Elle prenait l’initiative carrément,<br />

l’audacieuse !<br />

– C’est pour retrouver ton Ornella que tu<br />

cherches le Turc ? dit Liette.<br />

– Le Turc ? Quel Turc ?<br />

- 362 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

– I knew it ! la copie Principal pâme. I<br />

knew you were Stu McCausland !<br />

D’un bond, Liette se lève ! Slap ! Elle te<br />

lui balance son sac à main à travers la<br />

gueule !<br />

– Get lost, you bitch ! elle crache.<br />

Pamplemousses lui saute dessus ! <strong>La</strong><br />

bagarre éclate ! Le furieux crêpage de<br />

chignon ! Griffes, bave ! Méli ! Mélo !<br />

Je m’interpose ! Je les sépare ! À coups<br />

de pied dans le fondement, je reconduis<br />

l’agrume jusqu’à la piscine !<br />

– Nice meeting you ! je lui dis. See you<br />

later !<br />

Je reviens à mes moutons !<br />

Liette s’était effondrée sur sa chaise<br />

longue ! Elle braillait comme vache qui<br />

pisse !<br />

– T’en aimes une autre ! elle hurle. Tu<br />

m’aimes pas !<br />

– Mais oui, je t’aime ! Enfin, pas tant que<br />

ça ! Je veux dire, un petit peu, quand<br />

même !<br />

– Elle s’appelle Ornella, hein ? C’est elle<br />

que tu cherches, hein ? C’est pour elle<br />

qu’on est ici, hein ? Hein que c’est ça ? Disle,<br />

dégueulasse !<br />

– Ben… En fait…<br />

– Menteur ! Hypocrite ! Profiteur ! Anus !<br />

– Mais non ! Mais non !<br />

– Vomissure ! Égout ! Diarrhée !<br />

Elle avait pas l’air contente, là…<br />

– Mais non ! je lui dis doucement.<br />

– Homard ! !<br />

– Ah, Liette, recommence pas à m’insulter<br />

!<br />

– Homard ! ! Homarde ! ! !<br />

- 363 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

L’Omega Malinea s’amusait ferme, elle !<br />

Notre petite conversation la mettait en joie !<br />

– T’as détruit ma vie ! chiale Liette.<br />

– Ta vie ? Quelle vie ? je lui rétorque.<br />

– Je t’aime ! ! elle époumone. Tu l’as pas<br />

encore compris ? T’as rien à la place du<br />

cœur, insignifiant ? Abruti ! Fond de cave !<br />

– Mais non, tu m’aimes pas, voyons !<br />

– Oui, je t’aime ! Mais tu t’en fous ! Tout<br />

le monde s’en fout ! Personne m’aime !<br />

– Mais non !<br />

– Je suis une putain, moi, hein ? Je suis<br />

juste un trou, moi, hein ?<br />

J’avais beau essayer de résister à<br />

l’assaut sentimental, je me désolais tout de<br />

même un brin de la voir en proie au<br />

larmoiement déchirant…<br />

– Pourquoi tu m’aimes pas ? elle continuait.<br />

Pourquoi que tu l’aimes, elle ?<br />

Qu’est-ce qu’elle a de plus que moi ? Elle en<br />

a plus que moi des trous, elle ? Ou plus de<br />

fric, peut-être ? Ou bien elle aime se faire<br />

fourrer des légumes dans le trou de cul ?<br />

Hein, sadique ! Pervers ! Violeur ! Brute !<br />

– Mais non ! Elle… Ben… Écoute, je peux<br />

pas…<br />

– Elle est pas putain, elle, hein ? Elle a<br />

pas couché avec le zoo au grand complet,<br />

elle, hein ? T’aimes les nitouches, toi,<br />

impuissant ? Fif ! Châtré ! Fruit !<br />

– Mais non ! Je veux dire, l’amour c’est<br />

autre chose !<br />

– Quoi, autre chose ? Quoi ? ! ?<br />

– Ça s’esplique pas ! Heureusement,<br />

d’ailleurs !<br />

– Explique pareil ! elle réclame à grands<br />

cris.<br />

- 364 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

– Ben… L’amour c’est… Je veux dire, la<br />

femme idéale c’est…<br />

– Quoi, idéale ? Je suis pas idéale, moi ?<br />

Je suis pas belle ? J’ai pas une belle<br />

carrosserie ? J’ai pas assez d’instruction,<br />

peut-être ? Hein ? Dis-le, vidange !<br />

– Non, non ! Mais l’amour… <strong>La</strong> femme<br />

idéale… Tu vois, il me faut… L’amour, c’est<br />

comme… Je sais pas, moi… <strong>La</strong> femme<br />

idéale, c’est la femme impossible, comme !<br />

– <strong>La</strong> femme impossible ? ! ? elle tonitrue.<br />

Je suis trop possible, moi, peut-être ?<br />

Hein ?<br />

– Mais non !<br />

– Je suis belle et je t’aime comme une<br />

délabrée et on est bien ensemble, mais ça te<br />

suffit pas parce que c’est trop facile ? Tu<br />

cherches ta mère, idiot ? Tu cherches ce<br />

que t’auras jamais ? Tu peux pas te<br />

contenter de la vie, minus ? Détritus !<br />

Kleenex !<br />

– Mais non !<br />

– Tu veux vivre comme dans les films au<br />

cinéma ? C’est ça, l’impossible ? C’est ce<br />

qui se peut pas ? C’est ça que t’as besoin,<br />

hein, précoce éjaculateur ?<br />

– Mais non !<br />

– Tu sais pas aimer ! Tu le sauras<br />

jamais ! Pour aimer, y faut que tu commences<br />

par accepter la vie ! Celle-là, la celle<br />

d’ici ! <strong>La</strong> merdeuse, la vraie ! <strong>La</strong> seule ! <strong>La</strong><br />

tienne et la mienne, espèce de petit crétin !<br />

Éberlué ! Rêveur ! Rat !<br />

– C’est pas ce que j’ai voulu dire ! je proteste.<br />

– T’es pas capable de regarder la réalité<br />

en face !<br />

- 365 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

– Mais non !<br />

– Tu vas te marcher sur le cœur jusqu’à<br />

la fin de tes jours parce que tu crois plus à<br />

tes imaginations qu’aux vraies personnes<br />

réelles, pauvre déficient !<br />

– Mais non !<br />

– Tu vas souffrir comme la plus basse<br />

bête débile parce que même celle que<br />

t’appelles la Femme Impossible, elle est<br />

faite avec de la vraie chair et du vrai sang et<br />

de la vraie merde ! Comme moi ! Elle se<br />

torche après avoir chié, comme tout le<br />

monde, la Femme Idéale ! Elle va vieillir, et<br />

elle va perdre ses dents, et la peau va toute<br />

lui ratatiner, et ses seins vont se dégonfler<br />

et elle va devenir laide comme toutes les<br />

autres, tu vas voir, tu vas voir !<br />

– Mais non !<br />

– D’ailleurs je te le prédis, foireux simple<br />

d’esprit ! Con larvé ! Tu la retrouveras<br />

jamais, ta Femme Idéale ! Ton mirage, tu<br />

vas le chercher jusqu’à la fin de tes<br />

misérables jours inutiles, taré ! C’est pas ici<br />

à Daytona qu’elle va te tomber du ciel, la<br />

Femme Idéale ! Ah, non ! Tu peux toujours<br />

courir, sac à pus puant ! Tas de défécation !<br />

Qu’est-ce qu’elle me chantait là, la<br />

truie ? Elle riait, à présent ! Ah, elle riait !<br />

Même qu’elle s’en payait une sacrée pinte !<br />

– On t’a eu à l’os, bouché ! Mystique !<br />

Aveugle ! Bedeau !<br />

– Quoi ? je tremble.<br />

– T’as pas cru qu’on allait t’offrir la tête<br />

du Turc sur un plateau d’argent, quand<br />

même !<br />

– Comment, « on » ? Qui ça, « on » ? Mais<br />

de quoi tu parles ? ! ?<br />

- 366 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

– Les douze mille dollars à Dixie Angora !<br />

elle pisse.<br />

– Quoi ? Quoi ?<br />

– <strong>La</strong> communauté turque de Daytona ! !<br />

Haaahh-haaaaah !<br />

Calvaire ! Je me sentais devenir vert !<br />

– Tu comprends pas ? elle continue. C’est<br />

lui qui m’a payée pour que je te promène le<br />

plus longtemps possible pendant qu’il filait<br />

ailleurs ! Lui ! Le Turc ! Dixie a tout<br />

arrangé !<br />

– Non ! Tu me fais marcher !<br />

– Ah, pour te faire marcher, on t’a fait<br />

marcher, tu peux le dire !<br />

– Mais… Mais… Le président de la<br />

Chambre de Commerce ? Tu l’as vu ! Tu l’as<br />

rencontré ! Hier ! Je le sais ! Il t’a mis en<br />

contact avec…<br />

– Il a jamais existé ! Hier, je suis allée<br />

acheter de la coke, point final !<br />

– Tu m’as menti ? ! ?<br />

– Ha !<br />

– T’as tout inventé ? ! ?<br />

Elle m’écoutait plus ! Elle se roulait par<br />

terre, elle se répandait en hurlements<br />

hystériques, sanglots, larmes, rires mêlés !<br />

– <strong>La</strong> Femme Impossible ! elle fendait. Ah,<br />

tu vas être servi, pauvre vain ver de terre !<br />

Le Turc, il est loin maintenant ! Ta Femme<br />

Impossible avec ! Tu vas en avoir du temps,<br />

infect miteux, pour rêver à elle ! Ha ! Ha !…<br />

Non, je pouvais pas en croire mes<br />

oreilles !<br />

– Faites quelque chose, vous ! je gueule à<br />

Omega en la secouant, véhément.<br />

– Quoi, quelque chose ? elle rebiffe. C’est<br />

pas mes oignons, moi, vos histoires ! À part<br />

- 367 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

ça j’y comprends rien ! Pourquoi qu’elle<br />

convulse, ta tordue ?<br />

– Mais Ornella vous la connaissiez, espèce<br />

d’irresponsable ! ! !<br />

– Va foutre, Gugusse ! J’ai des chats à<br />

fouetter, moi ! Mon pianiste m’attend ! <strong>La</strong><br />

Gloire avec ! Faut que j’y aille !<br />

– Mais…<br />

– Viens me voir ce soir ! Dans ma loge !<br />

Après le spectacle ! On boira un coup ! Tu<br />

m’exposeras ton problème ! Tu t’exposeras<br />

aussi, si tu veux ! Enfin, je plaisante ! Mais<br />

pas tant que ça ! Penses-y bien ! Allez,<br />

adieu !<br />

Elle m’embrasse violemment, zmck ! Elle<br />

décampe ! Elle m’abandonne !<br />

J’écroule anéanti sur une chaise longue !<br />

Liette payée par le Turc ! Complice dans le<br />

complot contre moi, contre Ornella, contre<br />

notre amour ! Le putride baiser de Judas !<br />

L’irrémédiable trahison définitive ! Liette, le<br />

Turc, l’Angora ! Ligués ! Ce coup-là, c’était<br />

vraiment la fin de tout !<br />

– What the hell is going on here ?<br />

Un homme venait de surgir de terre, là,<br />

sous mes yeux… Un colosse à la mâchoire<br />

puissante, aux bras énormes… Un véritable<br />

Américain gavé de biftecks saignants depuis<br />

que sa mommy lui avait retiré le sein…<br />

Tout de suite je comprends qu’il appartient<br />

au personnel de l’hôtel… Il avait les yeux<br />

vides, l’hercule… Une espèce d’héros<br />

découpé dans du papier, un autre personnage<br />

de bande dessinée… Les cheveux en<br />

brosse et la conviction d’exister… On avait<br />

fait nous autres du sacré raffut dans nos<br />

échanges, on avait joliment troublé<br />

- 368 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

l’atmosphère paradisiaque sur la terrasse !<br />

J’intuitionnais que le gros gars avait pas<br />

l’intention de nous laisser continuer à nous<br />

énerver encore longtemps !<br />

– No problem, man ! je lui dis en lui<br />

donnant une tape amicale dans le dos.<br />

À mes pieds, Liette rampait dans sa<br />

morve… J’avais même pas envie de l’éventrer<br />

tellement ses aveux m’avaient<br />

détruit… Je ramasse ses paquets, tous ses<br />

vains objets de consommation… Je l’aide à<br />

se relever, je la traîne vers l’hôtel…<br />

L’Américain qui me fusillait du regard me<br />

faisait assez comprendre qu’on était comme<br />

de trop dans leur hostie de paradis…<br />

*<br />

Toute cette maudite lumière du soleil<br />

floridien me donnait envie de dégueuler…<br />

Sitôt entré dans notre ridicule chambre<br />

super-luxueuse, j’avais tiré les rideaux et<br />

j’étais allé m’asseoir sur le lit, à côté de<br />

Liette, mon épaule presque collée contre la<br />

sienne… Je me sentais vide… C’était pas<br />

désagréable… À vrai dire, je m’en foutais<br />

comme je me foutais de tout le reste, à<br />

présent…<br />

– Qu’est-ce que tu vas faire, maintenant<br />

? je lui demande.<br />

Elle m’enlace tendrement en se remettant<br />

à pleurer…<br />

– Reste avec moi, chou ! elle murmure.<br />

Je vas appeler Dixie Angora ! Je vas lui<br />

demander qu’elle m’envoie de l’argent ! Elle<br />

va le faire ! Je te jure qu’elle va le faire ! Elle<br />

en a rien à branler ! C’est le Turc qui paye !<br />

- 369 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

On va aller vivre au Mexique tous les deux !<br />

Ou dans les Caraïbes ! On va se faire une<br />

vie, tu vas voir ! Toi et moi ! Dis-moi que tu<br />

veux, chou !<br />

– Tu sais bien que c’est pas possible…<br />

– Pourquoi ça serait pas possible ?<br />

– Tu le sais bien…<br />

– Non, je le sais pas ! Écoute-moi !<br />

J’avais pas prévu que les choses se passeraient<br />

comme ça, mais maintenant que je<br />

suis partie du bordel, je peux plus y<br />

retourner ! Je pourrai plus jamais ! Il faut<br />

que tu me croies, Léo !<br />

– Je suppose que je devrais pas, mais je<br />

te crois…<br />

Je lui mentais pas. Et j’étais bien<br />

incapable de lui en vouloir, je savais pas<br />

pourquoi… Je l’ai jamais su non plus… Elle<br />

m’avait trompé depuis le début, la salope,<br />

mais moi j’avais été le pire des naïfs dans<br />

cette sale histoire-là… J’avais peut-être<br />

fortement mérité que le ciel me dégringole<br />

sur la tomate, après tout…<br />

– Je vas changer ! continuait Liette. Je<br />

suis déjà plus la même ! Tu t’en es pas<br />

rendu compte ?<br />

– <strong>La</strong>isse tomber…<br />

– Au début, j’ai fait ce qu’ils m’avaient dit<br />

de faire ! Mais le Turc je peux bien lui chier<br />

dans les mains, je m’en fous, moi ! Il est<br />

loin, maintenant ! J’ai continué parce que<br />

j’étais sûre qu’avec le temps tu finirais par<br />

t’attacher à moi ! Je t’aime, Léo ! C’est vrai !<br />

Je veux pas te perdre ! Je veux plus jamais<br />

te perdre !<br />

L’amour, l’amour… Quelle merde, à la<br />

fin !<br />

- 370 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

– On va s’en aller tous les deux, chou !<br />

elle reprend. On va vivre tout nus comme<br />

des rois sur une île déserte ! Les océans<br />

sont pleins d’endroits inexplorés ! On va<br />

manger des poissons et des ananas et on<br />

travaillera plus jamais ! On prendra plus de<br />

drogue, rien, même pas de l’alcool ! On va<br />

faire l’amour tout le temps ! Je vas pondre<br />

des beaux œufs pour toi ! Toute une<br />

marmaille de petits poussins ! On va être<br />

heureux, tu vas voir ! Viens avec moi !<br />

Demain ! On part ! On s’en va ! À Key West !<br />

Après, on prend un bateau et…<br />

– Non, non…<br />

– Ta fille, tu la retrouveras pas ! elle dit.<br />

Penses-y plus ! Tu perds ton temps ! Je sais<br />

pas où le Turc l’a emmenée ni ce qu’il a fait<br />

d’elle, mais je sais que t’auras jamais<br />

aucune chance contre lui ! Si tu continues<br />

à la chercher, ta vie est finie ! Tu vas passer<br />

le reste de tes jours à poursuivre une<br />

chimère ! Je suis là, moi ! Regarde-moi,<br />

Léo ! J’existe ! Je suis réelle ! Je suis à toi !<br />

T’as rien qu’à me prendre ! T’as rien qu’à<br />

dire oui ! Tu vas voir ! Dans les Caraïbes il<br />

fait toujours beau ! Y a rien de sale, dans<br />

les îles ! Pas de calcium dans les rues, en<br />

hiver, pas de métros bondés, pas de<br />

télévision ! Pas de banques, pas d’argent !<br />

Pas de bars ! Pas de compétition entre les<br />

gens ! Même pas de travail ! Juste des<br />

indigènes qui rient tout le temps ! Des<br />

Nègres qui dansent et qui font l’amour toute<br />

la nuit, toutes les nuits ! Nous autres aussi<br />

on va rire et on va faire l’amour tout le<br />

temps ! Quand je vas avoir des enfants, tu<br />

vas voir comment qu’ils vont être beaux ! Je<br />

- 371 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

vas les allaiter moi-même jusqu’à ce qu’ils<br />

soient grands, et toi pendant ce temps-là tu<br />

vas fumer ta pipe tranquillement, ou bien<br />

tu vas aller à la pêche ou bien ramasser des<br />

noix de coco ! Et un jour on va devenir très<br />

vieux et on va mourir ensemble tous les<br />

deux, entourés de nos enfants et de nos<br />

animaux, en sachant qu’on a été heureux<br />

dans la vie !<br />

Elle me faisait mal aux tripes à rêver<br />

comme ça à voix haute… Sous n’importe<br />

quelle forme, l’idée du bonheur est jamais<br />

rien que du fourrage jeté au bétail<br />

humain… Du bonbon pour attardés<br />

mentaux ! Cette scène était sordide…<br />

Sordide et ridicule comme les palmiers que<br />

Liette voyait danser dans ses pauvres yeux<br />

embués…<br />

– Je comprends pas…, je dis. J’ai pourtant<br />

rien fait pour que tu m’aimes…<br />

– Justement ! Les autres hommes ont<br />

toujours pensé rien qu’à m’acheter ou à me<br />

baiser ! Tous ! Tous les soi-disant virils à la<br />

grosse quéquette incapables de sentiments !<br />

Toi, t’es le seul gars dans toute ma vie qui<br />

m’a pas traitée comme de la viande !<br />

J’étais pas tout à fait d’accord, mais<br />

j’avais pas envie de la contredire…<br />

Je me lève, je fais quelques pas dans la<br />

pénombre de la pièce climatisée… Deux<br />

cent cinquante dollars U.S. la nuitée…<br />

Liette payée par le Turc… Douze mille… Je<br />

me disais que si l’Abominable avait hasardé<br />

sans sourciller un pareil montant pour<br />

m’éloigner d’Ornella, il devait te posséder<br />

une véritable fortune ! Ou alors à ses yeux<br />

Ornella avait pas de prix ! Pourquoi ?<br />

- 372 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

Qu’est-ce qu’elle représentait pour lui ?<br />

Qu’est-ce qu’elle représentait pour lui ?<br />

– Pourquoi le Turc me l’a enlevée ? je crie<br />

tout à coup. Dis-moi pourquoi !<br />

Les larmes lui en jaillissent deux fois<br />

pire !<br />

– Tu le connais ! Parle ! Dis-moi pourquoi<br />

! !<br />

Elle me regarde comme si je venais de la<br />

pousser dans le vide du haut d’un<br />

précipice… Le visage enfoui au creux de ses<br />

mains, elle se renverse sur le lit en<br />

hurlant…<br />

Je me jette sur elle ! Je l’empoigne par<br />

les cheveux !<br />

– Dis-moi pourquoi ou je…<br />

– Va-t’en ! elle crie à son tour. Va-t’en,<br />

va-t’en, va-t’en !…<br />

- 373 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

J’avais plus nulle part où aller… J’étais à<br />

deux mille cinq cents kilomètres de chez<br />

moi, mais ça voulait rien dire parce qu’en<br />

réalité j’en avais plus de chez moi… J’aurais<br />

pu aller m’asseoir sur la plage, ou au beau<br />

milieu d’Atlantic Avenue, m’incruster, rester<br />

là jusqu’à prendre racine, j’aurais pas cessé<br />

pour autant de flotter, d’être emporté à la<br />

dérive… Quelque chose cognait encore au<br />

creux de ma poitrine, mais je comprenais<br />

plus ce que c’était ni ce que ça foutait là…<br />

Mon corps avait plus de poids, j’étais plus<br />

rien qu’une âme sans attaches, et encore,<br />

une âme hideuse, une âme défigurée… Et je<br />

savais que toujours j’allais rester comme<br />

ça…<br />

Alors je suis allé chercher refuge dans la<br />

chambre d’Omega Malinea, dans le noir de<br />

l’antre du noir où, pendant trois jours et<br />

trois nuits, je me suis terré derrière les<br />

rideaux hermétiquement fermés… Le jour,<br />

Omega traînait sur la plage, à la fin de<br />

l’après-midi elle répétait avec son pianiste,<br />

et puis le soir elle donnait son tour de<br />

chant… Quand elle rentrait, après minuit,<br />

je faisais semblant de dormir, dans celui<br />

des lits du local qu’elle me laissait<br />

occuper… Elle sortait tôt le matin ; j’attendais<br />

qu’elle soit partie avant de m’asseoir<br />

dans mon lit, où je restais toute la journée,<br />

comme un moribond confiné à l’intérieur<br />

- 374 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

des limites de plus en plus restreintes de<br />

son corps… Je me serais peut-être laissé<br />

mourir pour de bon, tout simplement, sans<br />

même y penser, si pendant ces trois jourslà<br />

les Chevals avaient pas bondi par-dessus<br />

je sais pas quelle barrière pour venir se<br />

bousculer dans ma tête… Les Chevals, les<br />

toujours si tant pauvres Chevals que<br />

chevauche la vie, les Chevals affolés par la<br />

sourde menace de la mort… Adam est venu,<br />

et Ulysse et Crusoé aussi, et Candide et<br />

Perceval et le Christ… Les grandes bêtes<br />

surgies tout à coup des replis de mon<br />

enfance que je croyais avoir déjà oubliée…<br />

Ils sont tous venus ensemble, les Chevals,<br />

ils ont pris possession de ma cervelle en<br />

démanche, ils ont pris ma place en moi et<br />

ils m’ont rempli de leur bruit et de leurs<br />

chicanes… Cloué sur mon lit, je les ai<br />

regardés s’affronter… Candide chassé du<br />

château du baron de Thunder-ten-tronckh<br />

pour avoir été surpris dans les bras de<br />

mademoiselle <strong>Cunégonde</strong>, comme Adam<br />

avait été chassé du Paradis terrestre pour<br />

avoir mordu dans la pomme de l’Ève<br />

perverse… Ces deux sacrés imbéciles<br />

avaient été précipités dans le Monde, ils<br />

avaient déboulé dans cette vie-ci, et<br />

maintenant ils étaient forcés de vivre et de<br />

devenir des hommes, et ils me criaient :<br />

« Tu es comme nous ! Tu es comme nous,<br />

pauvre tata ! »… Crusoé avait subi le sort<br />

contraire, le naufrage du navire sur lequel il<br />

naviguait l’avait rejeté hors le Monde, et<br />

maintenant il était menacé de voir son<br />

humanité se dissoudre dans la solitude de<br />

son île, il était forcé de lutter pour rester<br />

- 375 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

vivant en cette vie-ci et pour rester un<br />

homme aussi, et il me criait : « Tu es<br />

comme moi, pauvre tata ! Tu es comme<br />

moi ! »… Ulysse racontait, lui, comment il<br />

était descendu aux Enfers avant de revenir<br />

en ce monde-ci pour y accomplir sa<br />

destinée, et il me criait : « Pauvre tata ! Tu<br />

es comme moi ! »… Et le Christ qui avait été<br />

mis au tombeau avant de ressusciter et de<br />

monter au ciel pour y accomplir sa destinée<br />

me criait aussi : « Tu es comme moi, pauvre<br />

tata ! »… Et moi je savais plus, je savais<br />

plus discerner ma voie ! Choisir d’aller avec<br />

Adam et Candide, choisir la nostalgie du<br />

paradis perdu où être homme est superflu ?<br />

Ou choisir d’aller avec Crusoé, choisir la<br />

nostalgie du monde des hommes d’où le<br />

paradis est exclu ? Après l’enfer, choisir<br />

avec Ulysse de rester en cette vie-ci pour la<br />

transfigurer, ou choisir avec le Christ de la<br />

transcender en la quittant ? Mais Perceval<br />

était là lui aussi, Perceval le dernier des<br />

Chevals, à cheval entre Candide et Crusoé,<br />

entre l’Ulysse et le Christ, Perceval cherchant<br />

le Graal, cherchant le paradis sur<br />

cette terre-ci, cherchant à devenir un<br />

homme en devenant plus qu’un homme,<br />

Perceval le magnifique transfigurant cette<br />

vie-ci en la transcendant, Perceval me<br />

criant : « Tu es comme moi, pauvre tata ! Tu<br />

es comme moi ! »…<br />

Quand au bout de ces trois jours-là ils<br />

m’ont enfin laissé sortir de la chambre<br />

d’Omega Malinea, j’étais pas plus avancé…<br />

J’avais été incapable de choisir quoi que ce<br />

soit, mais le principal était sans doute que<br />

j’avais surtout été incapable de choisir de<br />

- 376 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

mourir… Le soleil était chaud, les vagues<br />

roulaient sur la plage avec un entêtement<br />

rassurant… Est-ce que Liette avait quitté<br />

l’hôtel ? Est-ce qu’elle avait repris la route<br />

du sud, ou est-ce qu’elle était plutôt<br />

repartie vers le nord ? Je l’ignorais absolument,<br />

et c’était peut-être mieux comme ça,<br />

après tout… Omega et son pianiste et<br />

Jimmy Ferrari, l’impresario à la grande<br />

gueule, devaient quitter la ville au début de<br />

la soirée… Ils étaient prêts à me faire une<br />

petite place dans la bagnole jusqu’à<br />

Jacksonville, où l’énergumène devait se<br />

produire ce soir-là… Mes trois jours de<br />

« fièvre », comme elle disait, avaient pas<br />

impressionné Omega outre mesure… Elle<br />

croyait qu’après m’être fait piquer Ornella à<br />

ma barbe et à mon nez, Liette m’avait<br />

abandonné comme la belle salope qu’elle<br />

était sûrement en réalité… Sa conviction<br />

intime, c’était que j’avais brutalement<br />

réalisé « l’inanité de l’amour sexué » et que<br />

je m’étais effondré en comprenant enfin que<br />

l’âme du monde est noire, que le but de la<br />

vie est d’apprendre à mourir, et que tout le<br />

reste est rien que de la bouillie pour les<br />

chats et de la petite connerie pour petits<br />

connards demeurés…<br />

Elle avait peut-être raison, j’en sais<br />

rien… Je sais une chose, par exemple. Ce<br />

soir-là, quand on est arrivés à Jacksonville,<br />

on s’est trouvés soudain en plein dans le<br />

plus déchaîné de l’émeute raciale qui venait<br />

d’éclater comme un formidable ouragan une<br />

heure auparavant. Je dirai pas dans quelles<br />

circonstances j’ai revu l’Homme Noir qui<br />

nous avait aidés à échapper aux flics,<br />

- 377 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

quelque part entre Baltimore et<br />

Philadelphie, et qui courait dans les rues de<br />

la ville, à la tête d’une horde d’émeutiers<br />

incendiant des autos, pulvérisant les<br />

vitrines des magasins et saccageant tout<br />

sur leur passage. Je dirai simplement que<br />

j’ai eu peur, peur parce que tous ces<br />

damnés Noirs armés de torches et de<br />

bâtons hurlaient et se tordaient dans le noir<br />

comme des possédés, peur parce que tous<br />

les démons de l’enfer avaient l’air d’avoir<br />

envahi la terre, peur parce qu’Omega<br />

m’avait fait peur encore en me parlant<br />

encore de la mort qui est au cœur de toute<br />

chose et qui dévore l’univers comme un<br />

irrémédiable cancer, peur surtout parce<br />

qu’en revoyant l’Homme Noir dans toute sa<br />

terrible beauté, j’ai eu le pressentiment que<br />

la Beauté, justement, est une idole<br />

terrifiante, une idole noire, justement… J’ai<br />

eu mortellement peur parce que, cette nuitlà,<br />

j’ai compris dans le plus profond des<br />

moindres fibres de ma viande à quel point<br />

je comprenais plus rien, à quel point j’étais<br />

fragile et dérisoire dans l’univers qui<br />

m’entourait – et si j’ai pu surnager dans le<br />

maelström de feu et de haine et de violence<br />

qui menaçait de nous engloutir, si, au bout<br />

de la nuit, j’ai enfin pu baiser la rive du<br />

matin sans laisser derrière moi ma raison<br />

en lambeaux, c’est parce que dans ma<br />

terreur la vision d’Ornella m’est apparue<br />

une fois encore, et m’a soutenu et m’a porté<br />

encore, comme la vue d’une étoile qui trace<br />

entre elle et le cœur de l’homme une ligne le<br />

long de laquelle notre existence peut se<br />

déployer…<br />

- 378 -


−−− <strong>La</strong> <strong>Cunégonde</strong> −−−<br />

*<br />

Selon les informations que Valleyfield<br />

prétendait avoir pu obtenir à force de fric, le<br />

Turc avait filé sur la côte Ouest après avoir<br />

quitté Ottawa. Le Professeur devait avoir dit<br />

vrai, puisque Liette, elle, m’avait menti.<br />

Parti à la recherche du fantôme d’Elvis,<br />

Hubert Hébert devait se trouver quelque<br />

part aux environs de Mobile, Alabama. Il<br />

était mon dernier lien avec le Monstre, mon<br />

seul espoir de retrouver Ornella. Alors le<br />

lendemain je suis parti moi aussi pour<br />

l’Alabama. Et c’est bien comme ça que tout<br />

a commencé…<br />

- 379 -

Hooray! Your file is uploaded and ready to be published.

Saved successfully!

Ooh no, something went wrong!