Agone n° 18-19 - pdf (1090 Ko) - Atheles
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IMMANUEL WALLERSTEIN 77<br />
Mais pourquoi nous est-il si difficile d’être heureux ? Freud désigne<br />
trois sources probables de la souffrance humaine :<br />
la surpuissance de la nature, la caducité de notre propre corps et la<br />
déficience des dispositifs qui règlent les relations des hommes entre eux<br />
dans la famille, l’État et la société. En ce qui concerne les deux premières<br />
sources, notre jugement ne peut osciller longtemps ; il nous contraint à<br />
reconnaître ces sources de souffrances et à nous soumettre à l’inévitable.<br />
Nous ne dominerons jamais parfaitement la nature ; notre organisme, luimême<br />
une part de cette nature, demeurera toujours une formation<br />
passagère, limitée dans son adaptation et ses performances. De cette<br />
connaissance ne procède aucun effet paralysant ; au contraire, elle assigne<br />
à notre activité son orientation. Si nous ne pouvons supprimer toute<br />
souffrance, du moins pouvons-nous en supprimer plus d’une et tempérer<br />
telle autre ; une expérience plusieurs fois millénaire nous en a<br />
convaincus. Nous nous comportons différemment envers la troisième<br />
source, la source de souffrance sociale. Celle-là, nous ne voulons<br />
absolument pas l’admettre, nous ne pouvons discerner pourquoi les<br />
dispositifs créés par nous-mêmes ne devraient pas être bien plutôt une<br />
protection et un bienfait pour nous tous 14.<br />
Ayant affirmé cela, Freud opère un détour par l’histoire. Se penchant<br />
sur le comportement de son époque vis-à-vis des sources sociales du<br />
malaise, il note qu’un certain désenchantement y est à l’œuvre :<br />
Au cours des dernières générations, les hommes ont fait des progrès<br />
extraordinaires dans les sciences de la nature et de leur application<br />
technique, consolidant leur domination sur la nature d’une façon que l’on<br />
ne pouvait se représenter auparavant. Les détails de ce progrès sont<br />
généralement connus, il est superflu de les énumérer. Les hommes sont<br />
fiers de ces conquêtes et ont le droit de l’être. Mais ils croient avoir<br />
remarqué que cette possibilité nouvellement acquise de disposer de<br />
l’espace et du temps, cette soumission des forces de la nature,<br />
accomplissement d’une désirance millénaire n’ont pas augmenté le degré<br />
de satisfaction de plaisir qu’ils attendent de la vie, ne les ont pas, d’après<br />
ce qu’ils ressentent, rendu plus heureux 15 .<br />
Examinons attentivement ce que dit Freud : les individus tentent de<br />
combattre les sources sociales de leur malheur parce qu’il semble que<br />
ce soient les seules auxquelles ils puissent remédier ; les seules qui<br />
soient éradiquables. Freud ne dit pas que ce sentiment est juste, mais<br />
seulement qu’il est compréhensible. J’ai déjà dit que le libéralisme a<br />
14. Ibid., p. 29.<br />
15. Ibid., pp 30-31.