n° 82 - Université Paul Valéry
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Dans le champ de la philosophie,<br />
tout au moins<br />
au tournant des XIX e et<br />
XX e siècles, être professeur<br />
dans un grand lycée parisien<br />
est plus prestigieux qu’être professeur<br />
dans une faculté de province.<br />
Le professeur de philosophie<br />
de la Faculté des lettres de<br />
Montpellier de l’époque le sait<br />
bien. Aussi Lionel Dauriac –<br />
titulaire depuis 18<strong>82</strong> d’une chaire<br />
où le précédèrent l’Abbé Flottes<br />
(1838), Charles Jeannel (1856),<br />
Emile Boutroux (1874) et Désiré<br />
Nolen (1876) – multiplie au début<br />
des années 1890 les demandes de<br />
congés. Il cherche manifestement<br />
à se rapprocher du cœur de la vie<br />
universitaire française d’alors :<br />
Paris. Ce sont concrètement deux<br />
professeurs du lycée de Montpellier<br />
qui assurent pour ainsi dire les<br />
cours à sa place : Gaston Milhaud,<br />
chargé du cours de philosophie à<br />
partir de 1895 d’une part et Marcel<br />
Bernès, chargé d’un cours libre<br />
en 1894 puis chargé de conférences<br />
à partir de 1896 d’autre<br />
part. Milhaud (scientifique de formation)<br />
traite de «la science positive<br />
et la philosophie de la<br />
connaissance» tandis que Bernès<br />
(philosophe de formation) donne,<br />
dès 1894, le premier cours de<br />
«sociologie» jamais donné à<br />
Montpellier. Telle est la situation<br />
qui permet à la sociologie de faire<br />
son entrée à l’<strong>Université</strong>. Mais qui<br />
est ce précurseur oublié de la<br />
sociologie à Montpellier ?<br />
Charles-Marcel Bernès naît à<br />
Paris le 29 avril 1865. Il entreprend<br />
ses études secondaires au lycée<br />
Louis-le-Grand en 1876, entre à<br />
l’Ecole normale supérieure en<br />
1884 pour sortir troisième du<br />
concours de l’agrégation de 1887.<br />
Il est ensuite logiquement nommé<br />
professeur de philosophie dans un<br />
lycée de province. D’abord à<br />
Carcassonne en 1887, puis à<br />
Montpellier le 4 octobre 1891. Tel<br />
est son statut lorsqu’il obtient enfin<br />
une autorisation pour faire un<br />
cours libre de sociologie à la<br />
Faculté des lettres de Montpellier<br />
dans la place laissée vacante par<br />
Dauriac. Le 10 décembre 1894,<br />
en effet, sans entrer dans les détails<br />
de l’argumentation, le Conseil<br />
général des facultés de Montpellier<br />
fait état de cette nouveauté en<br />
ces termes : «M. le président<br />
donne communication d’une lettre<br />
de M. Bernès qui demande à faire<br />
un cours libre sur "La science de<br />
la morale au point de vue sociologique"<br />
et donne lecture du programme<br />
de ce cours. La Faculté<br />
des lettres a donné un avis favorable.<br />
Le Conseil général autorise<br />
M. Bernès à faire le cours proposé<br />
et accepte son programme.» Cette<br />
autorisation est remarquable pour<br />
cette décennie où, à part Bordeaux<br />
(depuis 1887 avec Emile<br />
Durkheim), Lyon (depuis 1892<br />
avec Alexis Bertrand), puis Toulouse<br />
(depuis 1895 avec Maurice<br />
Hauriou), les cours de sociologie<br />
désignés comme tels sont inexistants.<br />
Car c’est bien un cours de<br />
sociologie en tant que tel que Bernès<br />
annonce et revendique. C’est<br />
d’autant plus intéressant à noter<br />
qu’il le fait au moment où il est de<br />
plus en plus question d’accorder<br />
les futurs enseignements de la<br />
sociologie aux facultés de droit<br />
plutôt qu’aux facultés de lettres.<br />
Bernès prend même ouvertement<br />
position pour l’enseignement de<br />
la sociologie dans les facultés de<br />
lettres et ce par des philosophes<br />
au motif «qu’en toute question<br />
sociale une question morale est<br />
impliquée» et que «la sociologie<br />
sans la morale reste mutilée : et<br />
par la morale, elle sort des cadres<br />
BON À SAVOIR ■ 7<br />
Marcel Bernès, professeur au Lycée, chargé de cours et de<br />
conférences en sociologie à la Faculté des lettres de Montpellier<br />
en 1894-1897<br />
Il n’est pas rare, dans l’histoire de l’<strong>Université</strong>, de voir celle-ci utiliser l’appoint des<br />
professeurs de lycée pour pallier certaines situations de fonctionnement puis de<br />
promouvoir quelques-uns d’entre eux. Les Prags d’aujourd’hui ont en quelque sorte<br />
de nombreux ancêtres et ce dès la fin du XIX e siècle : notamment parmi les<br />
normaliens agrégés. C’est justement par le biais de l’un d’entre eux que la<br />
sociologie, discipline certes à la mode mais peu enseignée à l’<strong>Université</strong> de cette<br />
époque, est présentée pour la première fois aux étudiants à la Faculté des lettres<br />
de Montpellier.<br />
des Facultés de droit et se rattache<br />
plutôt à la philosophie».<br />
On a en fait un certain nombre<br />
de repères sur son enseignement<br />
pour le moins pionnier. Il a en effet<br />
publié son projet, son orientation,<br />
son programme, ainsi que les<br />
conclusions de son expérience.<br />
On retiendra surtout que pour<br />
Bernès «les sciences sociales n’ont<br />
pas seulement à constater des<br />
faits ; mais à en dégager le sens».<br />
Il réfute alors vivement l’idée que<br />
la sociologie se développera,<br />
comme les sciences objectives,<br />
«en se séparant de la philosophie»<br />
au motif que les sciences positives<br />
ne sont elles-mêmes pas affranchies<br />
des postulats philosophiques.<br />
Ce dernier positionnement ne lui<br />
vaudra pas que des amitiés. Loin,<br />
s’en faut. En écrivant que «la sociologie<br />
ne doit nullement se préoccuper<br />
d’éliminer tous les éléments<br />
subjectifs des faits» et qu’«on se<br />
trompe donc en demandant au<br />
sociologue ce genre d’impartialité<br />
qui consiste à éliminer de son<br />
propre esprit, lorsqu’il observe les<br />
faits sociaux, les sentiments qui<br />
sont généraux dans la nature<br />
humaine ou dans le groupe déterminé<br />
auquel se rapporte le fait<br />
observé ; c’est lui demander de<br />
dénaturer le fait pour le mieux<br />
connaître, et sacrifier la réalité à<br />
une idée préconçue des ➔<br />
■■■ Bibliographie sélective de Marcel Bernès<br />
■ «Le dialogue comme méthode d’enseignement de la philosophie», Revue de métaphysique et de morale, 1893.<br />
■ Les Deux Directions de la sociologie contemporaine, 1894.<br />
■ «Sur la méthode de la sociologie», Revue philosophique, 1895.<br />
■ «La sociologie. Ses conditions d’existence, son importance scientifique et philosophique», Revue de métaphysique et de morale,<br />
1895.<br />
■ «La philosophie au lycée et à l’agrégation», Revue philosophique, 1895.<br />
■ Sociologie et morale. Deux années d’enseignement sociologique, 1896.<br />
■ La Réforme de l’enseignement secondaire, 1901.<br />
■ «Individu et société», Revue philosophique, 1901.<br />
■ «L’éducation religieuse de l’enfant», Revue de métaphysique et de morale, 1905.