LA QUESTION DES RACES DANS LE POSITIVISME COMTIEN* I ...
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Annie Petit - La question des races dans le positivisme comtien<br />
<strong>LA</strong> <strong>QUESTION</strong> <strong>DES</strong> <strong>RACES</strong> <strong>DANS</strong> <strong>LE</strong> <strong>POSITIVISME</strong> COMTIEN *<br />
La position de Comte sur la question des races est complexe et ambivalente,<br />
surtout sur la question des races humaines. D'une part, il semble les admettre comme une<br />
trivialité, une évidence. D'autre part, il critique "l'irrationalité" de cette notion et dénonce<br />
sévèrement les pratiques dangereuses qu'elle prétend parfois justifier.<br />
Je présenterai d'abord les textes principaux de Comte sur cette question, et je<br />
suivrai l'évolution de ses positions 1. Mais j'évoquerais aussi les positions de quelques uns<br />
des disciples positivistes — Emile Littré, Charles Robin, Pierre Laffitte — afin de suivre<br />
un peu le devenir des thèses du maître, dans leurs inflexions comme dans leurs<br />
prolongements.<br />
I - Les paradoxes des positions de Comte<br />
1- Les leçons du Cours de philosophie positive<br />
"biologie".<br />
1 - La question des races se rencontre d'abord au niveau des réflexions sur la<br />
Or Comte comprend les rapports entre les êtres vivants selon un enchaînement,<br />
une échelle de complexité, une continuité hiérarchisée. Cela implique la conception d'une<br />
certaine identité entre homme et animal, même si l'homme est le plus complexe et le plus<br />
élevé de tous les animaux, et Comte la développe parfois de façon polémique 2. En tout<br />
* Cet article est une communication a été présenté à un Colloque organisé à Paris par<br />
la SFHSH sur « Races, raciologie, racismes » en juin 1993, dont les actes n’ont pas été<br />
publiés.<br />
1 Les textes de Comte sont cités dans les éditions suivantes : -Ecrits de jeunesse, Coll.<br />
"Archives Positivistes", Paris, Mouton, 1970 (cité E.J.) ;- Cours de Philosophie Positive<br />
(1830-1842), Paris, Hermann, 2 t., 1975 (cité C.; avec le n° du tome I ou II); - Système<br />
de Politique Positive (1851-1854), Paris, Anthropos, 4 t., 1970 (cité S., avec le n° du<br />
tome) - le "Discours préliminaire" du Système reproduit avec très peu de modifications le<br />
Discours sur l'ensemble du positivisme publié en 1848 (cité ici DP) ; - Catéchisme<br />
Positiviste (1852), Paris, Garnier-Flammarion, 1966 (cité Cat.) ; - Correspondance<br />
générale et Confessions, 8 tomes, Paris, Vrin, Coll. "Archives Positivistes", publiés de<br />
1973 à 1990 (cité Cor.).<br />
2 Voir par exemple C., 45 e l. : contre "la vaine séparation fondamentale que Descartes a<br />
tenté d'établir entre l'étude de l'homme et celle des animaux" (p. 844 note), contre la<br />
"vaine démarcation fondamentale" établie par les "métaphysiciens" (p. 857) ; voir aussi la<br />
critique de la "vague et obscure distinction entre l'intelligence et l'instinct" pour faire la<br />
séparation entre nature humaine et nature animale, or pour Comte l'homme et l'animal<br />
font preuve des deux (p. 858-859) — Comte refuse la définition de l'homme comme<br />
"animal raisonnable" qui "présente un véritable non-sens" et renvoie aux définitions de<br />
Blainville : "l'instinct est la raison fixée, la raison est l'instinct mobile"(p. 860) ; voir<br />
1
Annie Petit - La question des races dans le positivisme comtien<br />
cas, la question des rapports entre espèce et races — de l'unité de l'espèce et de sa fixité,<br />
de la pluralité des races et de leurs variations possibles — est une question posée pour<br />
tous les êtres vivants, hommes compris.<br />
Cependant la biologie comtienne, sur ces points, est ambiguë. Comte, qui choisit<br />
explicitement les théories de Cuvier contre celles de Lamarck 3, est partisan de la<br />
permanence des espèces ; mais s'il les dit "essentiellement fixes", il ne nie pas, loin de là,<br />
des "modifications". Il admet des effets importants dus à l'adaptation et aux jeux des<br />
forces corrélatives — influence du milieu et aptitude de l'organisme — avec<br />
mouvements, développements et modifications jusqu'à un certain équilibre réalisant une<br />
"harmonie biologique". Dans ce cadre, il décrit même une sorte de lutte des espèces,<br />
impliquant une sorte de sélection, et il l'élargit pour les hommes en une concurrence<br />
sélective des races :<br />
"C'est ainsi, par exemple que les espèces animales les plus élevées tendent à disparaître entièrement à<br />
mesure que l'homme envahit leur territoire, et même que les races humaines les moins civilisées<br />
s'effacent, par une déplorable fatalité, devant celles qui le sont davantage, faute de pouvoir se conformer<br />
spontanément aux exigences de leur nouvelle situation" 4.<br />
Ceci est lié aussi à un autre thème directeur de la biologie comtienne : les organismes les<br />
plus complexes se modifient plus aisément. Et il est clair que c'est au nom de cette idée<br />
de la modificabilité supérieure des plus complexes, que Comte envisage une pluralité des<br />
races humaines.<br />
Cependant, sitôt affirmée la diversité, Comte réaffirme la "nature fondamentale<br />
invariable" de l'espèce humaine ; et quant à ce qu'il prend bien soin de ne présenter que<br />
comme des "modifications", il ne les impute pas aux seules "races" :<br />
"Dans l'espèce humaine, la plus éminemment modifiable de toutes, la nature fondamentale reste<br />
évidemment invariable et toujours hautement prononcée, à travers les diverses modifications de races et<br />
celles presque aussi importantes que produit à la longue le seul perfectionnement nécessaire et continu<br />
de l'état social" 5.<br />
encore p. 877-879 : "l'humanité et l'animalité se servent l'une à l'autre d'explication<br />
mutuelle" ; il n'y aurait que d'éventuelles facultés intellectuelles en proprement<br />
humaines : "Si quelques facultés appartiennent d'une manière vraiment exclusive à la<br />
seule nature humaine, ce ne peut être qu'à l'égard des aptitudes intellectuelles les plus<br />
éminentes [...] et encore cela paraîtra-t-il fort douteux" (p. 878).<br />
3 Voir C., 42 e l., p. 777-780. Ce qui le gêne essentiellement chez Lamarck c'est la<br />
nécessité d'un "temps incommensurable", et l'idée d'une modificabilité "indéfinie" :<br />
Comte n'admet tout cela que "jusqu'à un certain point" — voir Annie Petit: "L'héritage<br />
de Lamarck dans la philosophie positive d'Auguste Comte", in Actes du Colloque<br />
Lamarck, Paris et Amiens, octobre 1994., Editions du CTHS, Paris, 1997, p. 541-553.<br />
4 C., 42 e l., p.778.<br />
5 Ibid., p.779).<br />
2
Annie Petit - La question des races dans le positivisme comtien<br />
C'est enfin par une "théorie fondamentale des milieux" que Comte recense les<br />
facteurs modificateurs pour tout organisme vivant 6. Et l'on voit, dès le Cours, la liaison<br />
établie par Comte entre les conditions du milieu et les variétés raciales 7.<br />
En tout cas, la "permanence" des espèces, leur "invariabilité" fondamentale<br />
s'accommodent de la reconnaissance d'une "modificabilité" essentielle, qui diversifie<br />
particulièrement les hommes.<br />
D'autres arguments étayent une conception pluraliste des hommes. Ainsi lorsque<br />
Comte s'élève fermement contre les "métaphysiciens" qui cèdent à une "vaine tendance à<br />
l'unité" 8 :<br />
"Mais les savants positifs [...] ont reconnu [...] que, loin d'être unique, la nature humaine est, en réalité,<br />
éminemment multiple, c'est-à-dire sollicitée presque toujours en divers sens par plusieurs puissances<br />
très distinctes et pleinement indépendantes, entre lesquelles l'équilibre s'établit fort péniblement lorsque,<br />
comme chez la plupart des hommes civilisés, aucune d'elles n'est en elle-même assez prononcée pour<br />
acquérir spontanément une haute prépondérance sur toutes les autres" 9.<br />
Selon Comte, il faut repenser entièrement ce que l'on appelait "psychologie" et l'appuyer<br />
sur l'inventaire des fonctions cérébrales. Alors on reconnaîtra la multiplicité de<br />
"dispositions primordiales", et la multiplicité de leurs combinaisons et de leurs<br />
6 C., 43°l., p. 798 et sv.<br />
7 - Voir par ex. p. 801-802 comment pour Comte les conditions thermologiques<br />
"resserrent les limites à l'égard de chaque famille et même de chaque race vivante". Sur<br />
cette "théorie fondamentale des milieux", esquissée dans le Cours où Comte la<br />
programme avec insistance comme une partie nouvelle de la biologie positive, et sur ses<br />
développements, voir notre article : "La notion de 'Milieu' chez Auguste Comte", à<br />
paraître dans Documents pour l'Histoire du vocabulaire scientifique , n° consacré à la<br />
notion de Milieu. (à paraître).<br />
8 Ainsi les métaphysiciens ont-ils selon Comte défendu "l'unité du moi, afin de<br />
correspondre à la rigoureuse unité de l'âme".<br />
9 C., 45°l., p. 857. Voir aussi p. 860 : "D'où toutes les rêveries puériles de Condillac et<br />
de ses successeurs sur la sensation transformée, pour représenter les différents actes<br />
intellectuels comme finalement identiques ; conceptions fantastiques qui écartaient<br />
complètement toutes les dispositions primordiales par lesquelles, non seulement les<br />
divers organismes animaux, mais les divers individus de notre espèce se distinguent si<br />
énergiquement les uns des autres".<br />
3
Annie Petit - La question des races dans le positivisme comtien<br />
dominances. Ceci est le fondement d'une "théorie cérébrale" 10, que Comte utilisera dans<br />
le Système comme base d'une typologie des "races" 11.<br />
2 - Mais la question des races humaines ne relève pas seulement pour Auguste<br />
Comte de la biologie. C'est aussi une question politique.<br />
Très tôt Comte la juge comme telle importante. Il le dit dès 1825, à propos d'un<br />
ouvrage de Charles Dunoyer :<br />
"je lui sais bien gré d'avoir senti toute l'importance politique de la question des races, et d'avoir<br />
combattu à sa manière la perfectibilité indéfinie" 12.<br />
La conception de la "perfectibilité", souvent reposée dans les leçons de biologie<br />
du Cours, est aussi souvent analysée à propos de ses implications politiques : les<br />
hommes sont-ils tous égaux ? peuvent-ils le devenir ? n'y a-t-il pas des déterminations<br />
irréductibles ? 13<br />
On s'attend donc à retrouver la question des races humaines, de leur égalité ou<br />
inégalité, de leurs possibilités de perfectionnement et d'harmonisation au niveau des<br />
réflexions historiques et des programmes politiques auxquels Comte consacre les leçons<br />
de "sociologie".<br />
La race y est effectivement vue comme une des "diverses influences<br />
modificatrices" du développement social ; elle est même classée comme la première<br />
source générale de variations) 14. Mais si l'importance de ce facteur est bien indiquée, il<br />
n'est guère exploré. Avant toute interrogation sur les modifications, il faut d'abord<br />
10 La 45 e leçon du Cours l'esquisse seulement : Comte s'appuie sur la théorie de Gall,<br />
tout en faisant part d'importantes réticences ; il programme alors sous le nom de<br />
"physiologie phrénologique" une science qu'il déclare "entièrement à faire" (p. 851,<br />
note). A partir de 1846, il en entreprend la systématisation sous le nom de "théorie<br />
cérébrale", et l'exprime dans un "Tableau des fonctions cérébrales" — "graduellement<br />
perfectionné par dix rédactions successives" — ; ce Tableau est joint en 1851 au premier<br />
volume du Système, I, p. 679-729, puis repris en 1852 dans le Catéchisme positiviste, p.<br />
137.<br />
11 Voir S., I, p. 706. A vrai dire, c'est essentiellement à partir de la répartition des<br />
penchants affectifs que Comte "voit surgir une classification naturelle entre les différents<br />
types de chaque race" — "suivant le genre de penchants qui dominent dans la conduite<br />
ordinaire".<br />
12 Lettre A G. d'Eichtal, 24 novembre 1825, Cor. I, p. 175, l'auteur souligne.<br />
13 Voir en particulier dans la 45 e leçon ce qui est dit d'Helvétius et de l'école française :<br />
"l'idéologie française conduit aux plus absurdes exagérations sur la puissance illimitée de<br />
l'éducation" (p. 862). Comte refuse l'idée d'une "possibilité de convertir, à volonté, par<br />
des institutions convenables tous les hommes en génies" — ce qui lui paraît aussi<br />
absurde que l'erreur inverse des allemands pensant que l'on pourrait "transformer à son<br />
gré sa nature morale". Pas question de nier la "perfectibilité", mais pas question de<br />
penser à une flexibilité totale : "cette incontestable perfectibilité suppose nécessairement<br />
l'existence fondamentale de prédispositions convenables" (p. 870).<br />
4
Annie Petit - La question des races dans le positivisme comtien<br />
comprendre les "phénomènes fondamentaux". Comte veut d'abord promouvoir la<br />
sociologie comme "science fondamentale" c'est-à-dire théorique et abstraite 15, or les<br />
prises de position sur les races sont plutôt du ressort de sciences concrètes — d'une<br />
histoire naturelle à la Buffon, ou d'une anthropologie à la Topinard, Broca, etc. Bref,<br />
dans le Cours, Comte est fort peu explicite sur sa conception des races.<br />
En fait, ses propos sur les races sont surtout critiques. Ainsi dénonce-t-il<br />
l'impertinence des études et approches habituelles, qui attribuent à des traits raciaux ce<br />
qui pour Comte relève de l'évolution historique 16 :<br />
"La même tendance vicieuse 17 se manifeste aussi à un degré ordinairement plus prononcé, en ce qui<br />
concerne les différentes races humaines. Car ces comparaisons sociologiques simultanées doivent<br />
souvent avoir lieu, surtout dans les cas importants, entre des populations appartenant à des variétés<br />
distinctes de l'espèce humaine ; attendu que cette modification physiologique paraît avoir été, en<br />
beaucoup d'occasions, une des causes essentielles, si ce n'est même la principale, de l'inégale vitesse<br />
d'une évolution toujours nécessairement commune. On est donc ainsi essentiellement exposé à<br />
confondre l'influence de la race et celle de l'âge social, soit qu'on exagère ou qu'on méconnaisse l'une ou<br />
l'autre" 18<br />
Et Comte parle alors de l'"illusion sociologique" que des analyses comparatives ainsi mal<br />
dominées peuvent entraîner.<br />
Ces propos critiques s’accompagnent donc surtout de propos dilatoires. La<br />
manière dont Comte circonscrit le champ de sa sociologie au début de la 52 e leçon est<br />
14 C., voir 47 e l., p. 87, et surtout 48 e l. p. 133. Les deux autres sont 2° le climat, 3°<br />
"l'action politique proprement dite" ; mais Comte ajoute prudemment : "Il ne peut<br />
nullement convenir de rechercher ici si leur importance relative est vraiment conforme à<br />
cet ordre d'énonciation ou à tout autre". Par ailleurs signalons l'ambivalence des<br />
positions de Comte, qui avoue parfois une tentation monogéniste : "L'ensemble de notre<br />
espèce pourrait être conçu comme le développement graduel d'une famille primitivement<br />
unique, si les diversités locales n'opposaient point trop d'obstacles à une telle<br />
supposition" (50 e l., p. 183).<br />
15 Voir les distinctions et les priorités installées dès la 2 e leçon du Cours entre les<br />
sciences fondamentales, générales, théoriques et abstraites, et les sciences particulières,<br />
concrètes et tournées vers les pratiques. Et voir les objectifs et les divisions de la<br />
sociologie" comtienne exposés dans la 48 e leçon : en tant que "statique", elle est étude<br />
des structures sociales, en tant que "dynamique", elle est une sorte de philosophie de<br />
l'histoire.<br />
16 Ces critiques retrouvent d'ailleurs celles que Comte adressait dans le « Plan des<br />
travaux » de 1822 à ceux qui prétendaient traiter les questions sociales par la physiologie<br />
: voir S., IV, App., p. 126 où Comte refusait les thèses sur une invariabilité des<br />
caractères nationaux, rapportée de manière erronée à des déterminations physiologiques.<br />
17 Comte a d'abord dénoncé ceux qui se forment "les notions les plus vicieuses sur<br />
l'influence politique du climat, en attribuant à son action des différences sociales qui<br />
devaient surtout être rapportées à l'inégalité d'évolution".<br />
18 C., 48 e l., p. 147-148.<br />
5
Annie Petit - La question des races dans le positivisme comtien<br />
significative. Il décide d'étudier le développement social dans la série type des<br />
"populations les plus avancées", ce qui revient précise-t-il à s'en tenir à "l'élite ou l'avant-<br />
garde de l'humanité comprenant la majeure partie de la race blanche ou les nations<br />
européennes" 19. On s'attend à l'exposé de quelques raisons de ce choix racial. Or, tout en<br />
reconnaissant l'intérêt du problème, Comte en repousse l'examen :<br />
"Pourquoi la race blanche possède-t-elle, d'une manière si prononcée, le privilège effectif du principal<br />
développement social, et pourquoi l'Europe a-t-elle été le lieu essentiel de cette civilisation<br />
prépondérante ? [...] Quelque intérêt et quelque importance que présente évidemment une semblable<br />
recherche, il faut avoir la sagesse de la réserver jusqu'après la première élaboration abstraite des lois<br />
fondamentales du développement social" 20.<br />
Comte avance bien quelques "aperçus", et il évoque l'idée qu'il y aurait "dans<br />
l'organisation caractéristique de la race blanche, et surtout quant à l'appareil cérébral,<br />
quelques germes positifs de sa supériorité réelle" ; mais c'est pour souligner aussitôt que<br />
"tous les naturalistes sont aujourd'hui fort éloignés de s'accorder convenablement à cet<br />
égard". Aussi trouve t-il "plus satisfaisante" la prise en compte des facteurs du milieu<br />
"des conditions physiques, chimiques, et même biologiques" des contrées européennes,<br />
et il les développe dans une longue note. D'où "l'indispensable réserve philosophique" et<br />
la "haute nécessité d'ajourner systématiquement cette grande discussion de sociologie<br />
concrète".<br />
C'est dans une tout autre perspective que Comte évoque à nouveau des variétés<br />
de "races" dans la 58 e leçon : pour affirmer "l'universalité fondamentale des lois<br />
intellectuelles" :<br />
"Il est certain que plusieurs écoles ont vicieusement exagéré l'influence nécessaire des diversités<br />
organiques sur les conceptions mentales, en rapportant au mode des variations toujours bornées au degré<br />
[...]. Quoique le monde ne doive pas sans doute être entièrement identique pour tous les animaux, les<br />
connaissances réelles propres aux diverses races ont cependant un fond essentiellement commun, qui est<br />
seulement plus ou moins apprécié par des entendements plus ou moins parfaits mais radicalement<br />
homogènes" 21.<br />
Le terme "race" est pris ici dans une acception très large : il est substitué en fait à celui<br />
d'"espèce" 22, comme si, alors que la référence aux "espèces" connote plutôt la diversité,<br />
19 C., 52 e l., p. 236. La justification de cette limitation est amplement référée à la<br />
distinction entre sociologie abstraite et concrète, et à la nécessité pour Comte de<br />
maîtriser l'essentiel de l'une avant d'entreprendre les études plus détaillées de l'autre (voir<br />
ibid., p. 238-242).<br />
20 Ibid., p. 241-242.<br />
21 C., 58 e l., p. 729.<br />
22 Ce que confirme la suite du texte : "Ainsi, le monde réel est, sans doute, moins bien<br />
connu sauf à quelques égards secondaires, par les autres animaux, même les plus élevés,<br />
que par notre espèce [...]. Mais en tous ces cas, le sujet des études et le fond des<br />
6
Annie Petit - La question des races dans le positivisme comtien<br />
parler de "races" souligne leurs liens. Or si la différence entre "races" animales est ainsi<br />
allégée, celle des races humaines l'est d'autant plus 23.<br />
En tout cas, dans les assez rares passages du Cours où Comte rencontre la<br />
question des races, et surtout pour l'espèce humaine, il est clair qu'il ne les envisage que<br />
comme des différences secondaires, et que, plutôt qu'à les marquer, il cherche à montrer<br />
qu'elles pourront être atténuées, voire effacées, par l'évolution historique et sociale.<br />
Disons encore que, tout en se référant aux "races" humaines, il semble militer pour leur<br />
convergence dans une compréhensive humanité.<br />
2 - La raciologie du Discours sur l'esprit positif<br />
En 1844, lorsque Comte rédige le Discours sur l'esprit positif dont il fait le<br />
"manifeste" de sa nouvelle école 24, il n'observe plus la prudente réserve du Cours.<br />
D'emblée Comte s'en réfère à une division de l'espèce humaine en "trois grandes races",<br />
comme si cela était une évidence qu'il n'est même pas utile de discuter.<br />
1 - Ceci est introduit à partir d'une étude des "phases" du premier état de<br />
l'évolution de l'humanité : l'état théologique, Comte voulant montrer "son identité<br />
fondamentale sous les trois formes qui lui sont successivement propres" :<br />
"La plus immédiate et la plus prononcée constitue le fétichisme proprement dit [...]. L'adoration des<br />
astres caractérise le degré le plus élevé de cette première phase théologique, qui au début diffère à peine<br />
de l'état mental où s'arrêtent les animaux supérieurs. Quoique cette première forme de la philosophie<br />
théologique se retrouve avec évidence dans l'histoire intellectuelle de toutes nos sociétés, elle ne domine<br />
plus directement aujourd'hui que chez la moins nombreuse de trois grandes races qui composent notre<br />
espèce.<br />
Sous sa seconde phase essentielle, constituant le vrai polythéisme [...], l'esprit théologique représente<br />
nettement la libre prépondérance spéculative de l'imagination, tandis que jusqu'alors l'instinct et le<br />
sentiment avaient surtout prévalu ... La majorité de notre espèce n'est point encore sortie d'un tel état,<br />
qui persiste aujourd'hui chez la plus nombreuse des trois races humaines, outre l'élite de la race noire et<br />
la partie la moins avancée de la race blanche.<br />
conceptions restent nécessairement identiques, quelle que puisse être la diversité des<br />
degrés".<br />
23 Voir d'ailleurs la suite du texte insistant sur "l'identité nécessaire", "l'uniformité<br />
radicale" par-delà les variétés et variations des hommes. Et voir l'emploi de plus en plus<br />
fréquent de la notion collective d'"humanité" dans les dernières leçons du Cours.<br />
24 Ces ambitions sont explicitées dans les lettres de 1844 à Mill (voir Cor. II).<br />
7
Annie Petit - La question des races dans le positivisme comtien<br />
Dans la troisième phase théologique, le monothéisme proprement dit, commence l'inévitable déclin de la<br />
philosophie initiale [...]. La raison vient restreindre de plus en plus la domination antérieure de<br />
l'imagination en laissant graduellement développer le sentiment universel, jusqu'alors presque<br />
insignifiant de l'assujettissement nécessaire de tous les phénomènes naturels à des lois invariables. Sous<br />
des formes très diverses, cet extrême mode du régime préliminaire persiste encore avec une énergie fort<br />
inégale chez l'immense majorité de la race blanche" 25.<br />
Les trois grandes races sont donc distinguées par leur couleur : noire, jaune, et<br />
blanche. Et Comte établit incontestablement entre elles une hiérarchie : la blanche est<br />
plus avancée que la jaune, elle-même plus avancée que la noire. Cette hiérarchie est<br />
qualitative, et l'on y lit des proximités à résonances "racistes" : les fétichistes noirs sont à<br />
peine plus avancés que les animaux supérieurs, et fonctionnent surtout à l'instinct et au<br />
sentiment ; la raison n'intervient que tardivement, dans la troisième phase, et semblerait<br />
surtout à l'usage des "blancs" ; cette lecture historico-raciale laisse aussi entendre que<br />
l'accès plus avancé aux états "métaphysique" et "positif" a seulement été réalisé par la<br />
race blanche et par une minorité. Cette hiérarchie des "races" ne s'accorde cependant pas<br />
avec une ordonnance quantitative : les noirs forment la race la moins nombreuse, les<br />
jaunes sont la plus nombreuse, les blancs sont en nombre intermédiaire.<br />
2 - Mais on doit remarquer aussi que ces divisions raciales instaurent des liaisons<br />
autant et même plus que des distinctions.<br />
D'abord parce que l'auteur prend soin de dire que "toutes nos sociétés" sont<br />
passées par la première forme. Et puis, à chaque niveau, il précise que les liaisons<br />
établies entre phases et races sont référées à la situation d'aujourd'hui. Il n'y a donc ni<br />
lien inné ni définitif.<br />
De plus, puisque dans la phase deux — celle du polythéisme — les trois races<br />
cohabitent, c'est qu'aucune ne présente des caractères déterminés qui imposent à tous<br />
leurs individus le même comportement. Disons que les races sont ainsi présentées<br />
comme des "ensembles" mouvants.<br />
Enfin, on soulignera que les moyens utilisés ici et là — instinct, sentiment,<br />
imagination, raison — sont toujours présentés sur un mode de prépondérance relative.<br />
Chaque "race" dispose donc de tous. Et il n'est pas indifférent de voir que c'est par un<br />
développement graduel d'un "sentiment" qu'émerge l'idée des "lois" et la puissance de la<br />
raison. .<br />
Ces propos incontestablement "raciaux" sont donc ambivalents. D'une part,<br />
puisque toutes les races sont dites avoir suivi ou être appelées à suivre le même<br />
25 D.E.P, p. 3-4.<br />
8
Annie Petit - La question des races dans le positivisme comtien<br />
cheminement, il y a bien l'idée fondamentale d'une nature humaine fondamentalement<br />
identique : il y a une "espèce" humaine partageant les mêmes caractères de l'humanité.<br />
Mais d'autre part, les "races" parcourent le même chemin plus ou moins rapidement, sont<br />
plus ou moins avancées. Elles ne sont pas à égalité. Le discours comtien combine unité<br />
et pluralité hiérarchisée.<br />
3 - L'harmonisation du Système<br />
Que deviennent les ambivalences des propos antérieurs dans le grand traité<br />
sociologique de Comte, le Système de politique positive ?<br />
1 - Dans le premier tome, on retrouve l'usage flottant du terme "race" qui paraît<br />
souvent employé comme exact synonyme d'"espèce", et surtout pour l'humanité : Comte<br />
parle indifféremment de "la race humaine" ou de "l'espèce humaine" et même du "genre<br />
humain" 26. Cet usage singulier porte implicitement la critique de l'usage de pluriels<br />
discriminants.<br />
De l'implicite à l'explicite : la position comtienne se clarifie lorsque dans le<br />
deuxième tome du Système Comte dit rejeter "l'irrationnelle notion des races" :<br />
"Les plus prononcées et les plus fixes de ces différences vitales, celles d'où dérive l'irrationnelle notion<br />
des races, paraissent dues à des influences locales, lentement accumulées par l'hérédité, jusqu'à produire<br />
le maximum correspondant de variations organiques" 27<br />
Pour Comte, ce "vague principe des races" est utilisé pour essayer de comprendre le<br />
problème compliqué de la "modificabilité humaine" et les interactions entre "vitalité" et<br />
"socialité". Mais il introduit "confusions" et même "aberrations".<br />
"Les prétendus penseurs qui veulent prononcer en sociologie sans savoir l'arithmétique se servent<br />
maintenant des races comme leurs prédécesseurs faisaient des climats, pour se donner à peu de frais,<br />
une apparence scientifique" 28.<br />
Et donc pas question pour Comte de prendre une telle notion pour fonder la<br />
sociologie. Au contraire elle doit concevoir "la formation et le développement du Grand-<br />
26 Voir surtout S., I, p. 610 à 629.<br />
27 - S., II, p.449, souligné par l'auteur, et Comte lie ces idées à Blainville. Voir aussi dans<br />
le Catéchisme positiviste la leçon faite par le Prêtre à la Femme qui avait esquissé une<br />
conception des diversités irréductibles des races : "La vraie théorie des races humaines,<br />
résulte, ma fille, de la conception de Blainville, qui représente ces différences comme des<br />
variétés dues au milieu, mais devenues fixes, même héréditairement, quand elles eurent<br />
atteint leur plus grande intensité" (Cat., p. 257).<br />
28 S., II, p. 450.<br />
9
Annie Petit - La question des races dans le positivisme comtien<br />
Être comme provenant d'un seul noyau" (Ibid., p.451). Et Comte de s'en rapporter à son<br />
"éminent précurseur Condorcet" et à son hypothèse d'un peuple unique.<br />
Entendons bien cependant que Comte ne prétend pas ici prendre parti dans la<br />
querelle mono- ou polygénisme 29. Il se pose en théoricien de la "sociologie" : "<br />
"Quand même la multiplicité des noyaux humains devrait toujours persister, de façon à rendre<br />
impossible l'unité du Grand-Être terrestre, la sociologie statique ou dynamique n'en serait pas<br />
profondément affectée" 30.<br />
Et en effet, dans son étude des "modificateurs sociaux", il s'en réfère à "la multiplicité de<br />
noyaux humains" et à leurs réactions nécessaires de chacun sur les autres 31, tout en<br />
persistant à réserver la "sociologie" fondamentale pour l'étude du "noyau le plus<br />
avancé".<br />
2 - Mais comment donc comprendre la condamnation expresse de "l'irrationnelle<br />
notion des races", puisque Comte continue ensuite à en parler, à affirmer leur diversité, à<br />
dire "positive" la distinction de "nos trois principales races" 32? Même s'il les limite à trois,<br />
il les admet "distinctes", il les dit même "nécessaires" dans le Catéchisme positiviste 33.<br />
C'est que, pour Comte, la différence des "races" n'est vraiment signifiante qu'au<br />
départ ; il faudrait admettre qu'elle tend à s'effacer. Cette notion n'aurait donc qu'une<br />
valeur provisoire :<br />
"Nos prétendus penseurs font universellement prévaloir cette étrange explication au moment même où<br />
elle tend à ne plus représenter que des influences insignifiantes. Quoique la diversité des races n'ait pu<br />
jamais affecter que la vitesse de notre évolution commune, sans altérer aucunement sa nature et sa<br />
marche, sa réaction sociale fut jadis plus grande qu'aujourd'hui. Outre qu'un mélange croissant tend à<br />
détruire directement cette source de modifications, l'ensemble de l'essor humain nous y soustrait<br />
graduellement, encore davantage qu'envers la précédente. L'atténuation des influences matérielles<br />
augmente d'ailleurs celle des variétés vitales, qui furent primitivement dues au milieu" 34.<br />
29 Ce qui peut s'expliquer de plusieurs façons : ce problème est un problème d'origine, et<br />
donc un de ces problèmes de type métaphysique auquel un esprit sagement positif doit<br />
savoir renoncer ; d'autre part, c'est un problème qui ne relève pas des sciences auxquelles<br />
Comte se consacre, les sciences fondamentales abstraites, mais plutôt de l'anthropologie<br />
concrète ; enfin, les intérêts de Comte dans le Système sont de plus en plus nettement<br />
tournés vers les questions d'organisation de l'avenir.<br />
30 S., II, p. 451.<br />
31 Ibid.., p.452-453.<br />
32 Ibid.., p. 461 et sv.<br />
33 "L'appréciation objective n'admet réellement que trois races distinctes, blanche, jaune<br />
et noire. En effet, Il n'a pu se développer de différences essentielles et durables qu'envers<br />
la prépondérance relative des trois parties de l'appareil cérébral, spéculative, active et<br />
affective. Telles sont donc nos trois races nécessaires ..."(Cat., p. 257).<br />
34 S., II, p. 461<br />
10
Annie Petit - La question des races dans le positivisme comtien<br />
Ainsi, selon Comte y a-t-il combinaison, convergence de facteurs naturels — le "mélange<br />
croissant" — et culturels — la science et l'art qui agissent non seulement sur les<br />
conditions matérielles mais aussi intellectuelles et morales — pour minimiser les effets<br />
des variétés primitives. Et l'on remarquera bien aussi que Comte ne parle pas de variétés<br />
"originelles", que, même au départ, il attribue au "milieu".<br />
Il n'est pas question pour Comte de présenter la diversité des races selon des<br />
rapports de supériorité. Chacune excelle à sa manière et leur diversité a été exagérée et<br />
mal comprise :<br />
"Quand on compare profondément nos trois principales races, les seules dont la distinction soit vraiment<br />
positive, elles présentent des attributs respectifs qui tendront de plus en plus à rendre ces trois races<br />
totalement équivalentes lorsque notre complète systématisation utilisera toutes les forces humaines" 35.<br />
D'où la distribution de "supériorités" relatives entre les trois races :<br />
"On peut déjà reconnaître que les noirs sont aussi supérieurs aux blancs par le sentiment qu'au-dessous<br />
d'eux par l'intelligence ... La race jaune me semble aussi supérieure aux deux autres pour l'activité, que<br />
celles-ci le sont respectivement envers l'intelligence et le sentiment ... toutes ces différences se<br />
trouveront de plus en plus utilisées par la vraie providence, qui transformera d'odieuses animosités en<br />
nouvelles sources de l'harmonie universelle" 36<br />
Comte propose ainsi la "saine appréciation des qualités propres aux populations<br />
dédaignées" et explique qu'on dût "beaucoup exagérer les diversités" au départ 37 :<br />
"Il n'en sera plus ainsi désormais, quand le noyau d'élite s'efforcera principalement de discipliner toutes<br />
les forces réelles, pour les faire concourir au bien commun" 38.<br />
Ainsi les "forces réelles" de toutes les races sont-elles liées à toutes ... Il reste que Comte<br />
garde au "noyau d'élite" le soin de guider ce concours !<br />
On ne peut donc dire que chez Comte les différences des races soient<br />
constitutives d'une multiple nature humaine ; au contraire puisqu'elles doivent en réaliser<br />
l'unité. D'où aussi, dans le Catéchisme positiviste la manière dont le Prêtre balaie les<br />
inquiétudes de la catéchumène craignant que la diversité des races n'entrave indéfiniment<br />
la diffusion universelle du positivisme 39.<br />
35 Idem.<br />
36 Ibid., p. 461-462. D’où cette conception relativiste des races :"Telles sont donc nos<br />
trois races nécessaires, dont chacune est supérieure aux deux autres ou en intelligence,<br />
ou en activité, ou en sentiment. Cette appréciation finale doit les détourner de tout<br />
dédain mutuel".<br />
37 Ceci est un thème constant dans la philosophie de l'histoire de Comte : au départ, tout<br />
commence par des "exagérations", puis viennent les nuances, les rapprochements, et<br />
l'harmonisation de ce qui était conflictuel — nous l'avons montré ailleurs pour la<br />
philosophie de l'histoire des sciences (voir notre thèse Heurs et malheurs du positivisme<br />
comtien, 1993, I, chap. III).<br />
38 S., II, p. 462.<br />
39 Cat., p.257.<br />
11
Annie Petit - La question des races dans le positivisme comtien<br />
On retrouve au troisième tome du Système dans le cadre de la "dynamique<br />
sociale" cette présentation des "races" — qui sont appelées "variétés" — comme<br />
personnifiant "les trois aspects essentiels de notre nature" :<br />
"En effet, la race noire, la race jaune et la race blanche, sont surtout caractérisées par leurs<br />
prééminences respectives envers le sentiment, l'activité, et l'intelligence. Cette diversité concorde chez<br />
elles avec une prédilection plus prononcée et plus durable pour le fétichisme, le polythéisme, ou le<br />
monothéisme, qui successivement y développent davantage l'union domestique, le concours civique, ou<br />
l'harmonie religieuse. Résulté d'abord du contraste statique de nos trois races, ce contraste dynamique<br />
tendit ensuite à le consolider. Mais l'universel ascendant de la religion positive dissipera finalement<br />
cette double source de différences provisoires, d'après une fusion, à la fois spontanée et systématique" 40 .<br />
Si l'on compare ces textes de 1852-1853 aux textes antérieurs, on constatera tout<br />
de même une assez nette évolution de Comte sur le problème des "races". Le Discours<br />
sur l'esprit positif de 1844 développait en effet le thème du passage d'une "phase" à<br />
l'autre, puis d'un "état" à l'autre, opérant une transformation, un transfert des<br />
prépondérances : celle de l'instinct et du sentiment, passant à celle de l'imagination, puis<br />
à celle de la raison, qui elle-même s'affine, se transforme, se complique et s'accomplit.<br />
Ainsi toutes les races semblaient-elles appelées à suivre le modèle de l'évolution blanche<br />
et viser la prééminence de la rationalité spéculative. Dans le Système, le modèle de la<br />
convergence harmonieuse invite plutôt chacune des "races" à maintenir sa spécialité :<br />
sentiment, activité ou spéculation.<br />
Ceci va de pair avec la réconciliation de la positivité avec la fétichité que Comte<br />
programme pour et par le positivisme 41.<br />
3 - Cette conception des races et de leur "spécialité" commande aussi dans le<br />
tome IV du Système consacré à "L'Avenir humain", le programme de l'évolution de<br />
l'humanité 42.<br />
40 S., III, p.193.<br />
41 Cf. S., IV, p. 204, et Cat., p. 257 : "Loin de comprimer cette disposition (à la<br />
fétichité), il (le positivisme) la consacre et la systématise, comme pouvant beaucoup<br />
assister, non-seulement le langage et l'art, mais aussi la pensée, surtout abstraite, en<br />
fortifiant l'image par le sentiment. Affranchis des préjugés théoriques, les positivistes<br />
développeront la fétichité plus que ne le purent le faire les fétichistes ..."<br />
42 L'extension du positivisme à "toute notre espèce" était envisagée de fait dès le Cours<br />
(voir 57 e l.), et ses modalités précisées en 1848 — voir le Discours sur l'ensemble du<br />
positivisme repris dans S., I, p. 389-392, et Circulaire du 26 mai 1848, Cor., IV,<br />
Annexes, p. 280-281). Comte prévoyait alors de procéder à partir d'une extension du<br />
"Comité positif occidental" qui recruterait 12 "associés". Les choix étaient fait en<br />
référence aux "races" : 6 pour le reste de la race blanche, 4 pour la race jaune, et 2 pour<br />
la race noire. Ces nombres confirmaient une nette classification hiérarchique des "races".<br />
12
Annie Petit - La question des races dans le positivisme comtien<br />
Où l'on n'est pas sans retrouver les ambivalences antérieurement repérées,<br />
puisque le discours programmatique à la fois donne un rôle privilégié à la race blanche,<br />
et critique sévèrement les dominations qu'elle pourrait exercer.<br />
Ainsi d'une part, l'évolution des blancs, et plus précisément des Occidentaux, est<br />
modèle et guide à plusieurs niveaux. Il ne s'agit pas seulement de penser qu'ils allèrent<br />
plus vite dans la civilisation, mais de tirer parti des modalités de leur histoire pour<br />
prévoir l'ordre dans lequel la régénération va se diffuser dans tous les autres peuples et<br />
races. Or, étant donné que Comte voit le mouvement de reconstruction comme effet des<br />
spéculations régénérées sur la vie active, pour s'étendre à la vie affective, il prévoit que<br />
le mouvement universel de reconstruction, commencé dans la race spéculative, passera<br />
ensuite à l'active pour atteindre la race affective 43.<br />
Mais d'autre part tout ceci est lié à la critique très sévère de certains aspects<br />
idéologiques qu'une pseudo-sociologie fondée sur les races pourrait entraîner : ferme<br />
refus du colonialisme, critique de l'évangélisation - "prosélytisme illusoire", de la traite et<br />
de l'esclavage - "monstruosité" et "crime occidental" 44.<br />
Il y a donc bien chez Comte une "théorie sociologique des races humaines" 45 qui<br />
assume leurs différences, et les dit même nécessaires. Mais il s'agit de les unir dans le<br />
dynamisme commun de l'humanité 46. Loin de justifier des dominances, elle appelle au<br />
respect mutuel et vise le concours harmonieux.<br />
Il faut cependant souligner que, dans ces textes, les races apparaissaient moins comme<br />
entité ethnologique qu'historique. Comte les caractérisant surtout par le "régime" auquel<br />
elles participent - monothéique, polythéique ou fétichique.<br />
43 S., IV, p.511 et sv., surtout p. 516.<br />
44 Voir S., II, p. 463, S. IV, p. 495, 518-520. Ces thèmes critiques apparaissent très tôt<br />
dans l'oeuvre de Comte — voir par exemple C., 58 e l. — et reviennent constamment<br />
dans sa correspondance — voir en particulier la longue lettre du 19 novembre 1849 à<br />
Williamson, qui dans un opuscule avait déclaré l'Angleterre "destinée à gouverner le<br />
genre humain" (Cor., V, p. 110 et sv.).<br />
45 S., IV, p.520.<br />
46 Angèle Kremer-Marietti compare et oppose sur ce point les thèses de Comte et de<br />
Hegel : cf. L'Anthropologie positiviste d'Auguste Comte - Thèse de 1977, Publications<br />
Atelier de reproduction des thèses, Lille, 1980, p. 372.<br />
13
Annie Petit - La question des races dans le positivisme comtien<br />
II - Echos et prolongements chez les disciples<br />
Les conceptions des "races", et des traitements théoriques et pratiques qu'on leur<br />
doit réserver, restent des sujets brûlants dans la deuxième moitié du XIXe siècle. Il faut<br />
donc au moins évoquer rapidement la manière dont les porte-parole du positivisme<br />
relaient Comte sur ces questions.<br />
1 - Littré contre Renan<br />
Souvent, Littré profite de compte-rendu critique pour exprimer ses opinions. Sur<br />
la question des races, c'est la publication par Renan de l'Histoire générale et système<br />
comparé des langues sémitiques 47, qui lui en fournit l'occasion. Littré en débat dans un<br />
article de la Revue des Deux-Mondes en juillet 1857 48.<br />
Dans le gros ouvrage de Renan, Littré apprécie l'audace de l'auteur et les qualités<br />
complémentaires dont il fait preuve 49 ; quant au fond des problèmes abordés, Littré<br />
comme Renan souligne l'intrication étroite des questions sur les langues et sur les races :<br />
"Là s'est présentée sur un autre terrain la difficulté que de son côté la biologie a rencontré. Les hommes<br />
blancs, noirs, jaunes, rouges, et tant de races intermédiaires, proviennent-ils d'un seul tronc ?" 50<br />
1 - On soulignera d'abord que la manière même dont Littré situe le débat marque<br />
quelque distance par rapport aux propos de son maître. Littré ne s'en tient aux trois races<br />
colorées seules admises par Comte ; d'emblée, il les multiplie. De plus, il pose le<br />
problème non seulement dans la dimension historique, ce que Comte faisait aussi, mais<br />
dans la perspective d'une interrogation sur les origines et les filiations possibles des<br />
"races", problèmes écartés par Comte au nom de la réserve positiviste. Certes, Littré<br />
prend aussitôt acte de notre "impuissance à répondre", et aussi d'ailleurs des prudences<br />
de Renan. Cependant, il s'engage dans l'examen et la discussion des hypothèses.<br />
47 Voir ce texte — cité ici H.L.S — dans les Oeuvres complètes de Renan, éd.<br />
H.Psichari, Calmann-Lévy, tome VIII. C'est la reprise d'un ouvrage que Renan avait<br />
présenté en 1847 au concours du prix Volney.<br />
48- Le texte a été repris dans La Science au point de vue philosophique, 1873, p. 437 et<br />
sv.<br />
49 Cf. Littré, La Science..., p. 438 : "Il sait les détails [...] mais il aime les généralités ;<br />
[...] il a le goût de l'histoire ; [...] il a la patience de l'érudit, mais il met de l'ordre et de la<br />
suite partout [...] ; il traite un sujet grammatical, mais par ce sujet grammatical, il peut et<br />
sait toucher à des problèmes délicats de psychologie et d'origine".<br />
50 La Science ..., p. 451.<br />
14
Annie Petit - La question des races dans le positivisme comtien<br />
2 - On relèvera alors dans les désaccords exprimés par Littré se reconnaissent<br />
quelques fidélités aux thèses comtiennes. Ainsi, lorsque Littré refuse de suivre Renan<br />
qui, tout en reconnaissant de notables différences entre Sémites et Aryens, les rapproche<br />
cependant au point de les envisager comme deux branches d'une race unique - comme<br />
deux jumeaux qui auraient grandi séparément disait Renan 51. L'argumentation de Renan<br />
reposait d'une part sur des ressemblances de "psychologie" 52, d'autre part sur la<br />
détermination d'un berceau géographique commun ; or pour Littré on ne saurait<br />
comprendre les différences fondamentales des idiomes pourtant reconnues par Renan s'il<br />
y avait eu berceau commun, il faut donc qu'il y ait eu deux berceaux. Cette<br />
argumentation — qui se déploie en une option franchement polygéniste 53 — s'appuie en<br />
tous cas sur l'idée d'un rôle majeur du milieu.<br />
Dans une autre des discussions de Renan par Littré, à propos de la succession<br />
des races, c'est toute la philosophie comtienne de l'histoire qui sert d'outil critique :<br />
Renan concluait son ouvrage par la présentation des "trois couches" de races de l'ancien<br />
continent qui se seraient succédées 54 ; Littré refuse une telle conception des races qui les<br />
suppose apparues successivement, et chacune avec leurs caractères définis ; il en redonne<br />
une définition très relativiste et très comtienne - "effets de la rapidité ou de la lenteur des<br />
cheminements" 55; il s'élève contre les dédains et les valorisations élitistes impliqués par le<br />
classement renanien ; il défend une loi de développement commune à toutes les races,<br />
avec obligation pour toutes d'avoir été sauvages avant que d'avoir été civilisées ou<br />
civilisatrices — "Il est impossible de dire que les races supérieures n'ont pas eu comme<br />
les autres une enfance débile" 56 — et devoir pour toutes d'échanges et de<br />
complémentarités — "la science, la philosophie et l'intelligence d'élite ne sont quelque<br />
chose que grâce à l'héritage commun résultat du travail de tout le monde" 57.<br />
C'est donc bien en tant que philosophe positiviste que Littré décèle et dénonce<br />
dans les prolongements de la philologie de Renan une philosophie raciale subreptice et<br />
dangereuse.<br />
51 Voir Renan, H.L.S , Livre V, chap. II.<br />
52 Renan souligne ainsi dans les deux systèmes de langues certains rapprochements des<br />
racines (voir H.L.S , Livre V, chap. II, § IV et V), et dans leurs littératures certaines<br />
analogies de traditions et de croyances (voir H.L.S , Livre V, chap. II, § VI).<br />
53 Littré demande alors "au nom de la biologie et de la philologie d'admettre un certain<br />
nombre de familles primordiales" (La Science ..., p. 456)<br />
54 Voir H.L.S , Livre V, chap. II, § VI : Renan établit ainsi les trois couches : 1° races<br />
inférieures ; 2° races civilisées dans le sens matériel — Chinois, Coushites, Chamites ; 3°<br />
races civilisées dans le sens intellectuel, moral et religieux, Aryens et Sémites — et pour<br />
Renan les dernières ont supplanté les précédentes.<br />
55 La Science ..., p. 470.<br />
56 Ibid., p. 473.<br />
57 Ibid., p. 476<br />
15
Annie Petit - La question des races dans le positivisme comtien<br />
2 - Les races du Dictionnaire de Littré et Robin<br />
A travers les articles du Dictionnaire de Médecine... qu’Emile Littré refond en<br />
collaboration avec Charles Robin 58, on retrouve et les thèmes comtiens, et leurs<br />
ambivalences.<br />
Ainsi lorsque dans l'article "Homme", est posé d'emblée le débat sur la<br />
considération d'une "espèce" humaine — à diviser en "races" et "variétés" — ou d'un<br />
"genre" humain — à diviser en "espèces" —, la tension entre un souci de souligner une<br />
unité fondamentale et un discours de hiérarchisation différentielle est toujours présente.<br />
De fait, l'article va assez loin dans la seconde voie, car la distinction entre "races<br />
inférieures" et "races supérieures" est assumée, et les différences sont dites "extérieures"<br />
et "internes" et "tant anatomiquement que par rapport aux actes" 59. Le thème unifiant est<br />
pourtant très présent :<br />
"Seulement, l'organisation cérébrale du genre entraînant dans tous un degré de sociabilité plus grand<br />
que chez les autres animaux, bien que cette sociabilité diffère d'une espèce humaine à l'autre dans le<br />
mode et la rapidité de son évolution ou perfectibilité, on a été conduit à croire à l'existence d'une seule<br />
espèce, modifiée par les milieux qu'elle habite"<br />
Où l'on retrouve et l'importance majeure attribuée aux effets du milieu, et la référence au<br />
degré de sociabilité comme critère déterminant de la nature humaine. Les distinctions<br />
reviennent cependant avec celles de "types humains". Et elles sont soutenues par un<br />
polygénisme déclaré 60. Le classement proposé est alors celui "d'espèces du genre<br />
humain", sous divisées en "races", dont le nombre, et les diversités dépassent de loin les<br />
trois races colorées de Comte 61.<br />
58 Dictionnaire de médecine, de chirurgie, de pharmacie, des sciences accessoires et de<br />
l'art vétérinaire de P.-H. Nysten, 10° édition entièrement refondue par E. Litré et Ch.<br />
Robin, 1855. — Des rééditions ont été faites du vivant des auteurs : en 1865, 1878, —<br />
Littré meurt en 1881 — puis en 1884 — Robin meurt en 1885. Nous avons choisi ici de<br />
nous référer à l'édition de 1865.<br />
59 L'échelle fait intervenir aussi le rapport aux "singes" : "Les races inférieures du genre<br />
humain offrent des dispositions qui sont, à beaucoup d'égards, intermédiaires entre celles<br />
du type européen le plus élevé et celles du singe " Ibid., article "Homme".<br />
60 "Ce sont la tendance à la recherche absolue des causes premières et divers préjugés<br />
religieux qui ont fait admettre la dérivation de toutes les espèces d'un couple antique.<br />
Mais il y a eu originairement autant d'espèces formées qu'on en voit aujourd'hui, et qu'il<br />
y a de milieux plus spécialement habités par chacune d'elles" Ibid.<br />
61 En première approche, il est question de quatre types d'hommes — caucasiques,<br />
nègres, jaunes, océaniens — ; puis la classification plus précise distingue sept espèces<br />
dont les premières sont respectivement sous divisées en 10 + 2 + 5 + 2 + 3 "races",<br />
auxquelles s'ajoutent quelques groupes particuliers.<br />
16
Annie Petit - La question des races dans le positivisme comtien<br />
Mais des prudences positivistes, et surtout quant aux questions d'origines, sont<br />
aussi largement répétées :<br />
"Le mode de formation première est pour les unes et les autres (espèces) aussi impossible à découvrir et<br />
à démontrer que celui de quelque espèce d'être que ce soit" ; "Aucune preuve géologique certaine<br />
n'autorise à croire que les races humaines dites inférieures aient toujours précédé dans l'ordre<br />
chronologique celle des races plus parfaites" ; "l'hypothèse d'un lien généalogique entre l'homme et les<br />
mammifères supérieurs n'est pas démontrée vraie par la paléontologie".<br />
Où l'on retrouve certaines des réserves que Littré exprimait contre les hypothèses de<br />
Renan, et disons une certaine sorte d'humanisme positiviste dont Comte avait combiné à<br />
sa théorie des races.<br />
3 - L'orthodoxie de Pierre Laffitte<br />
Pierre Laffitte, le successeur orthodoxe de Comte, est sur la théorie des races<br />
aussi un vigoureux défenseur des positions comtiennes. Et l'anthropologie raciale s'étant<br />
largement développée en fréquente liaison avec des théories racistes, Laffitte brandit le<br />
positivisme comme garde-fou.<br />
1 - C'est d'abord dans ses Cours sur l'histoire que Laffitte trouve l'occasion de<br />
traiter du problème 62. En 1874, alors qu'il présente un des premiers "grands types de<br />
l'Humanité", Moïse, ce qui le conduit à réfléchir sur "le cas juif", Laffitte dénonce "la<br />
fameuse théorie des races", "contre laquelle, précise-t-il, nous ne saurions nous élever<br />
trop hardiment". Avec une humeur non sans humour, il montre combien la physiologie y<br />
est enrôlée par une idéologie simpliste, commode, mais absurde, incohérente et<br />
dangereuse ; et il renvoie, en bon comtien, l'explication des différences aux<br />
développements historiques et sociologiques.<br />
Ainsi développe-t-il d'abord la critique théorique :<br />
62 Nous ne disposons que de peu de documents : Laffitte fit d'abord ses Cours en suivant<br />
strictement ceux de Comte —dès 1858, il ouvre un Cours qui reprend et l'intitulé et le<br />
plan de celui qu'avait professé son maître : Cours philosophique sur l'histoire générale<br />
de l'humanité, dont ont été publiés le Discours d'ouverture et le Plan du Cours, Paris, V.<br />
Dalmont et Dunod, 1859 ; il professe ce même cours pendant 11 ans — de 1858 à 1869.<br />
Puis, à partir de 1874, il procède à partir à l’étude des héros inscrits par Comte dans le<br />
"Calendrier positiviste"— certaines de ces cours ont été publiés sous le titre Les Grands<br />
types de l'Humanité : cours de 1874-1875, leçons rédigées par le Dr Dubuisson, publié<br />
chez Leroux, Paris, 1875 ; cours de 1875-1876, leçons rédigées par le Dr Dubuisson,<br />
publié chez Leroux, Paris, 1876 ; le Cours de 1880, est publié plus tard sous le titre Le<br />
Catholicisme, au siège de la Société positiviste, Paris, 1897. Mais pour bien d’autres<br />
cours, nous ne disposons que des Affiches qui en exposaient le plan.<br />
17
Annie Petit - La question des races dans le positivisme comtien<br />
"D'une simplicité admirable, elle [la théorie des races] consiste à prétendre qu'il existe entre les hommes<br />
des différences physiologiques primitives par lesquelles s'expliquent les différences sociologiques. Il y a<br />
des races monothéiques, ou fétichistes ; il y a des races guerrières, des races commerçantes, des races<br />
agricoles, etc., etc. Cela veut dire en langage métaphysique que certaines populations ont une tendance<br />
naturelle, une disposition particulière, qui les porte à croire en un seul dieu, ou à respecter des fétiches,<br />
ou à faire la guerre, ou à commercer, ou à cultiver la terre, etc., etc. On voit tout de suite ce qu'il y a de<br />
commode dans une semblable théorie, grâce à laquelle il n'est pas un cas social qu'il ne soit aisé<br />
d'expliquer. Les Phéniciens se sont rendus célèbres dans l'antiquité par leur habileté de négociants ; la<br />
raison en est fort simple : c'est que les Phéniciens étaient une race mercantile. Les Romains ont<br />
gouverné le monde : c'est que les Romains étaient une race politique. Vous soumettez un peuple voisin,<br />
c'est que vous êtes une race conquérante, tandis que vos voisins ont de par la race, une disposition à être<br />
conquis. M. Monnsen va jusqu'à prétendre que la confection du calendrier est une affaire de races ; que<br />
certaines races comportent le calendrier que d'autres ne le comporte pas ! Qui ne voit toute l'absurdité<br />
d'une théorie semblable, sans parler de son danger ? qui ne s'aperçoit que toute l'habileté consiste à<br />
mettre un mot à la place d'un autre, et que la conception est tout entière contenue dans l'éternelle<br />
définition : Opium facit dormire, quia est in eo virtus dormitiva ? Vous voulez expliquer un phénomène<br />
sociologique, une particularité nationale quelconque : vous l'affublez du mot race et le tour est joué ...<br />
Remarquez que si le fait vient à changer, la théorie change également. il fut un moment où la France<br />
ayant conquis l'Allemagne fut une race politique, et où l'Allemagne fut le contraire. Par malheur, il est<br />
arrivé que les rôles ont été changés, et que l'Allemagne a conquis la France : les théoriciens allemands<br />
se sont empressés de retourner la théorie, et, depuis cette époque, il est tout à fait certain qu'il était dans<br />
notre destinée d'être conquis !" 63<br />
Ces théories sont donc verbiages métaphysiques, et explications ad hoc, non point<br />
fondées sur des faits, mais supposées, imaginées. Les "races" sont invoquées comme<br />
solutions verbales à des ignorances qui ne s'avouent pas.<br />
Les fondements théoriques d'une réflexion positive sur les races sont alors<br />
précisés par Laffitte en deux points : il y a unité physiologique de la race humaine, et<br />
donc égalité à l'origine au moins ; les "races" sont "sociologiques", effets de la manière<br />
dont les peuples ont répondu à leurs conditions d'existence, et leurs différences ayant été<br />
accentuées dans la suite des générations :<br />
"En premier lieu, [...] les hommes à l'origine des temps ont dû présenter une égalité à peu près parfaite<br />
de l'intelligence et du sentiment, [...] les différences ne se sont accusées qu'avec le temps, et aujourd’hui<br />
les hommes ne sont pas égaux mais sont semblables, ce qui veut dire que s'il existe entre eux des<br />
différences, ces différences résident uniquement dans l'intensité, et ne sont point des différences<br />
spécifiques. Tous les hommes et les principaux mammifères eux-mêmes sont construits cérébralement<br />
sur un type semblable ; chacun d'eux possède un certain nombre de facultés qui se retrouvent chez tous ;<br />
63 Les Grands types de l'Humanité, I, p. 97-98, l'auteur souligne.<br />
18
Annie Petit - La question des races dans le positivisme comtien<br />
tous, ils ont les mêmes dispositions naturelles, les mêmes passions, les mêmes besoins. Mais un moment<br />
arrive, et voici le second point sur lequel nous voulons insister, où les individus comme les nations<br />
manifestent des aptitudes particulières ; vous trouvez alors effectivement des races guerrières, des races<br />
agricoles, des races industrielles ou commerçantes. C'est qu'il s'est créé des races sociologiques, ce qui<br />
est très-différent des races physiologiques. Placées dans de certaines conditions de climat, de voisinage,<br />
d'existence, les peuples comme les individus ont cultivé surtout les dispositions qu'ils trouvaient plus<br />
naturellement l'occasion d'exercer. Or ces dispositions, développées par l'exercice, se sont non-<br />
seulement transmises, mais encore accrues par l'hérédité. Chaque nation s'est trouvée ainsi, après un<br />
certain temps, plus apte et plus attachée tout ensemble au genre d'occupations que la force de choses et<br />
les nécessités de l'existence sociale lui avaient d'abord imposé. C'est par l'influence croissante et<br />
graduelle des générations les unes sur les autres qu'un tel résultat pouvait seulement être obtenu ; c'est<br />
par elle que s'expliquent toutes les différences actuelles que l'on peut constater entre les peuples ; c'est<br />
par elle que nous sommes supérieurs aux nègres, de même que les citoyens des nos villes sont supérieurs<br />
à nos paysans. D'une part, unité de la race humaine, de l'autre influence croissante des générations les<br />
unes sur les autres, tels sont les deux points négligés par les métaphysiciens" 64.<br />
Où l'on voit que Laffitte non seulement reprend les thèses de son maître, mais les<br />
renchérit : car le disciple ose se prononcer nettement sur l'origine de la "race humaine"<br />
dont il affirme l'unité sans hésiter, et ce sont plutôt les notions de "peuple" et de "nation"<br />
qui servent pour les propos différenciants ; quant à l'explication des différences acquises,<br />
l'historicisme radical de Laffitte est redoublé d'un néo-lamarckisme proclamé.<br />
Mais la discussion critique des théories est liée aussi par Laffitte à une mise en<br />
cause sévère de leurs conséquences pratiques. Où l'on voit encore le disciple renchérir<br />
sur les thèses du maître :<br />
"Mais cette théorie des races [...] est aussi dangereuse qu'elle est absurde. Il n'est pas d'infamie, il n'est<br />
pas d'oppression, il n'est pas de procédés internationaux plus ou moins odieux que ses partisans n'aient<br />
trouvé le moyen de justifier. Le monde, suivant eux, est divisé en deux parties : les nations supérieures et<br />
les nations inférieures, les races qui doivent conquérir et celles dont la destinée malheureuse est d'être<br />
conquises. Sur celles-ci pèse une sorte de fatalité, contre laquelle il serait inutile de se révolter [...]<br />
Peuples de l'Europe, vous pouvez impunément débarquer dans l'Inde et la Chine vos soldats et vos<br />
canons ; vous n'avez devant vous que des races viles chez lesquelles vous pouvez vous livrer aux plus<br />
monstrueuses exactions ; Espagnols, vous pouvez faire en toute conscience la traite des nègres, car c'est<br />
une race faite pour l'esclavage et vous iriez évidemment contre les vues mêmes de la Providence en<br />
refusant de donner carrière aux dispositions natives de ces peuples ! C'est cependant à ces affreuses<br />
conséquences qu'aboutit une théorie insensée [...] N'y a-t-il pas en Orient parmi les Indous et les Chinois<br />
des hommes cent fois supérieurs à des milliers d'Occidentaux ; et quand même l'Occident pris dans son<br />
ensemble serait supérieur à l'Orient, avons-nous plus de droit à opprimer les Chinois ? [...] Pour nous,<br />
64 Ibid., p. 98-99, l'auteur souligne.<br />
19
Annie Petit - La question des races dans le positivisme comtien<br />
nous ne reconnaissons que des différences d'intensité. Toutes les supériorités individuelles ou collectives<br />
ne représentent que la culture plus spéciale et plus prolongée d'une aptitude qui dans le principe a existé<br />
à peu près également chez tous" 65 .<br />
On rappellera d'ailleurs que Laffitte a manifesté expressément l'intérêt porté aux<br />
civilisations non occidentales. Il a étudié d'assez près l'extrême Orient, lui consacrant en<br />
1861 un ouvrage : Considérations générales sur la civilisation chinoise et sur les<br />
relations de l'Occident avec la Chine. De plus sa sélection des "grands types de<br />
l'humanité" le traduit : par rapport aux choix du Calendrier positiviste de Comte, il<br />
innove en réservant son premier cours tout entier aux théocraties orientales et en<br />
promouvant Manou 66 ; et dans le troisième cours, consacré au Moyen-âge, la place<br />
importante faite au monachisme oriental et à l'islamisme est remarquable 67.<br />
Par-delà ces preuves d'ouverture d'esprit et les propos généreux qu'elle<br />
inspire, on remarquera cependant que Laffitte n'hésite pas vis-à-vis des racistes à utiliser<br />
des arguments quelque peu racistes. Ainsi s'en prend-il aux Allemands :<br />
"Faut-il rappeler que cette théorie des races est d'origine allemande, et qu'il a fallu toute la sagacité de<br />
nos modernes académiciens pour l'acclimater chez nous ? » ; "C'est à la vertueuse Allemagne que nous<br />
devons cette dégradante théorie des races. En cette circonstance, comme toujours, les gobe-mouches de<br />
notre littérature n'ont pas manqué l'occasion de se faire à peu de frais une réputation d'érudits et de<br />
savants. Ils n'avaient qu'à suivre des savants illustres : les Fréret, les Volney, les Letronne et les Burnouf<br />
; ils ont couru droit aux faux savants de Germanie" 68.<br />
Au premier rang de ces convoyeurs du racisme allemand Laffitte désigne Renan et son<br />
interprétation simpliste des Juifs et du mosaïsme 69. Disons que cet antigermanisme de<br />
Laffitte traduit les conditions "sociologiques" de la classe intellectuelle française après la<br />
cuisante défaite de la guerre de 1870, et donc que ses tentations de racisme anti-allemand<br />
confirme ses propres théories sur le rôle dominant de l'histoire dans la manière dont se<br />
déterminent les races !<br />
65 Ibid., p. 100-101. Voir aussi p. 61-65, et p. 82-87.<br />
66 Pour les célébrations du premier mois du Calendrier, Comte avait, sous le patronage<br />
de Moïse,sélectionné comme héros dominicaux Numa, Bouddha, Confucius, Mahomet.<br />
Dans le sous-titre du premier cours qui mentionne Moïse, Manou, Bouddha, Mahomet,<br />
la sélection de Laffitte efface le romain au bénéfice de l'hindou.<br />
67 Voir l'Affiche des 20 séances de ce cours professé en 1880-1881, reproduite dans la<br />
Revue Occidentale, octobre 1880<br />
68 Les Grands types..., I, p. 97, puis 101 ; voir aussi la critique des arguments élitistes<br />
dont, selon Laffitte, s'entourent ces Français suiveurs de mauvais Allemands : "mais aussi<br />
comme la discussion devenait facile ! Vous osez contester une proposition avancée par<br />
Gesenius Hauptmann ou Buxtorf ! mais d'abord savez-vous l'allemand ? Vous ne savez<br />
pas l'allemand et vous avez la prétention de raisonner sur ces choses ?".<br />
69 Ibid., p. 101.<br />
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Annie Petit - La question des races dans le positivisme comtien<br />
2 - La lutte contre les racismes, qui ont selon Laffitte parti lié avec les<br />
nationalismes, est si importante qu'il en fait en 1878 une des thèses directrices du<br />
programme de la Revue Occidentale. Dans le premier article du premier numéro, où<br />
Pierre Laffitte défend la "Nécessité de l'intervention du positivisme dans l'ensemble des<br />
affaires humaines", il le fait surtout en s'élevant "contre les théories des nationalités et<br />
des races, au nom desquelles le monde est désormais troublé et menacé d'une anarchique<br />
rétrogradation" ; la théorie des races surtout est "un exemple frappant du danger que<br />
présente le matérialisme physiologique lorsqu'il envahit le domaine de la science<br />
sociale" :<br />
"Le matérialisme physiologique a jugé superflu d'apprécier l'influence des générations successives, et,<br />
donnant, sous le nom de race, un caractère absolu à certains résultats acquis, il a institué une politique<br />
qui ne serait, à l'intérieur comme à l'extérieur, que l'extermination ou l'exploitation des faibles par les<br />
forts" 70.<br />
Plus tard, lorsque Laffitte développe ce que Comte avait programmé pour la<br />
"Philosophie troisième" 71, on retrouve dans la "Théorie de l'Humanité" la même virulence<br />
contre la théorie des races et la même attention portée aux formes non-occidentales de<br />
l'humanité. A celles-ci, Laffitte consacre de longues et importantes leçons - 2 pour<br />
l'Islamisme, 2 pour la Chine, 1 pour l'Inde et 1 pour le Japon. L'examen de la "Théorie<br />
des races" (en 3 leçons) occupe toute la seconde partie du cours, avec dénonciation des<br />
"erreurs actuelles", et substitution d'une "théorie positive" liée à l'affirmation réitérée de<br />
"l'unité du genre humain" et l'explication des différences par les conditions<br />
cosmologiques et sociologiques.<br />
*<br />
Des discours et théories du maître à ceux et celles des disciples, on a donc repéré<br />
bien des constances dans les positions des positivistes sur les races. Ne serait-ce que<br />
dans les ambivalences et les paradoxes que les uns et les autres illustrent chacun à leur<br />
manière. Faut-il voir les races comme des distinctions naturelles ou culturelles, et<br />
comment évaluer les seuils de distinction ? Si l'on s'en réfère à des différences naturelles,<br />
faut-il les établir d'après les corps — formes, couleurs, mensurations, facultés cérébrales,<br />
bref en renvoyant aux déterminations physiologiques ? ou bien faut-il renvoyer aux<br />
70 R.O., n°1, Mai 1878.<br />
71 - Comte avait programmé sous cette expression ce qui relevait de l'"Encyclopédie<br />
concrète" : voir S., IV, p. 246-247. Laffitte s'applique à réaliser ce programme dans une<br />
suite de cours de 1886 à 1889 : Théorie de la Terre (1886-1887) ; Théorie de l'Humanité<br />
(1887-1888), Théorie de l'Industrie (188-1889). Ces cours ont été professés en<br />
Sorbonne, salle Gerson ; les plans détaillés des Affiches ont été reproduits dans R.O.,<br />
1886, VI, p. 406 et sv, 1887 VI, p. 370-388, 1888, VI, p. 328 et sv.<br />
21
Annie Petit - La question des races dans le positivisme comtien<br />
conditions faites à ces corps — climat, aliments, etc., bref, aux contraintes<br />
cosmologiques ? Si l'on s'en réfère à des différences culturelles, encore faut-il en<br />
comprendre les conditions d'apparition, se demander si elles s'approfondissent, se<br />
stabilisent ou s'effacent. On a vu les positivistes s'efforcer d'articuler un discours unitaire<br />
et une explication des variétés, se heurter aux questions de hiérarchies, de classification<br />
entre races supérieures et inférieures, et s'interroger sur les conséquences politiques des<br />
théories. En tout cas, et par-delà leurs options diversement argumentées, on peut dire<br />
que les positivistes s'appliquent à éviter les confusions entre unité et unicité, tout comme<br />
les tentations de comprendre l'égalité comme identité. Tous les hommes de toutes races<br />
sont semblables mais non identiques, et les différences sont à lire comme harmoniques, et<br />
à harmoniser.<br />
En tout cas, il ne s'agit jamais pour les positivistes de défendre une conception<br />
des races maîtresses ou dominantes : il s’agit plutôt de dominer, de maîtriser les<br />
différences des races.<br />
*<br />
Annie PETIT<br />
Université de Montpellier III<br />
22
Bibliographie<br />
COMTE Auguste :<br />
Annie Petit - La question des races dans le positivisme comtien<br />
- 1816-1829 -Ecrits de jeunesse, Coll. "Archives Positivistes", Paris, Mouton, 1970 (cité ici E.J.) ;<br />
- 1830-1842 - Cours de Philosophie Positive , Hermann, Paris, , 2 t., 1975 (cité C.; avec le n° du tome).<br />
- 1844 - Discours sur l’esprit positif, Vrin, Paris 1995 (cité ici DEP)<br />
- 1851-1854 - Système de Politique Positive, Paris, Anthropos, 4 t., 1970 (cité S., avec le n° du tome) -<br />
le "Discours préliminaire" du Système reproduit avec très peu de modifications le Discours sur<br />
l'ensemble du positivisme publié en 1848 (cité ici DP).<br />
- 1852 - Catéchisme Positiviste, Paris, Garnier-Flammarion, 1966 (cité Caté.) ;<br />
- Correspondance générale et Confessions, Paris, Vrin, Coll. "Archives Positivistes", 8 tomes, publiés<br />
de 1973 à 1990 (cité Cor.)<br />
KREMER-MARIETTI Angèle<br />
- 1977 - L'Anthropologie positiviste d'Auguste Comte - Thèse, Publications Atelier de reproduction des<br />
thèses, Lille, 1980.<br />
<strong>LA</strong>FFITTE Pierre :<br />
- 1859 -Cours philosophique sur l'histoire générale de l'humanité, Discours d'ouverture et plan du<br />
Cours, Paris, V. Dalmont et Dunod.<br />
- 1874- 1897 - Les Grands types de l'Humanité :<br />
- Cours de 1874-1875, leçons rédigées par le Dr Dubuisson, publié chez Leroux, Paris, 1875 ;<br />
- Cours de 1875-1876, leçons rédigées par le Dr Dubuisson, publié chez Leroux, Paris, 1876 ;<br />
- Cours de 1880, publié sous le titre Le Catholicisme, siège de la Société Positiviste, Paris 1897<br />
LITTRE Emile : - 1873, La Science au point de vue philosophique, Didier, Paris.<br />
LITTRE Emile et ROBIN Charles :<br />
-1855, Dictionnaire de médecine, de chirurgie, de pharmacie, des sciences accessoires et de l'art<br />
vétérinaire de P.-H. Nysten, 10 e édition entièrement refondue - cité ici dans l'édition de 1865.<br />
PETIT Annie :<br />
- 1993 : Heurs et malheurs du positivisme comtien, Thèse de Doctorat d'Etat, Paris I, 3 volumes<br />
RENAN Ernest :<br />
- 1847- 1855 : Histoire générale et système comparé des langues sémitiques , T. VIII (cité ici H.L.S ,<br />
d'après Oeuvres complètes , en 10 volumes, éd. H.Psichari, Calmann-Lévy<br />
-REVUE OCCIDENTA<strong>LE</strong> - 1878-1919 - Société positiviste, 10 rue Monsieur-le-Prince, Paris, (citée<br />
R.O).<br />
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