Mémoire sur SIMENON 2
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préjugé) lui ont ouvert leurs rangs en apprenant, entre autres, qu’André Gide appréciait<br />
Simenon au plus haut point et ne cessa, jusqu’à sa mort en 1950, de dispenser conseils et<br />
encouragements à son jeune confrère 7 . Il n’en demeure pas moins que l’œuvre rebute de<br />
prime abord, par son abondance et sa sérialité, qui découragent a priori toute tentative<br />
de distinguer les différentes périodes de l’oeuvre, de trier le bon grain de l’ivraie, les<br />
chefs d’œuvre des ouvrages mineurs. En apparence, un bloc – d’autant que Simenon, s’il<br />
fut prodigue d’explications <strong>sur</strong> ce qu’il entendait montrer et <strong>sur</strong> la manière dont lui<br />
« venaient » ses romans, n’expliqua jamais réellement comment il les concevait.<br />
Il y a autre chose : si les livres de Simenon offrent tous plus ou moins une<br />
ressemblance, un « tic de fabrique », par leur style simple jusqu’au relâchement<br />
(relâchement apparent : nous y reviendrons aussi), leur manière de peindre un<br />
personnage, un décor, bref une atmosphère, on ne tarde pas à s’apercevoir qu’ils ne sont<br />
en aucun cas interchangeables. Certes, l’intrigue reste, dans les grandes lignes, centrée<br />
<strong>sur</strong> un personnage principal qui, sous l’effet d’un événement ou d’un choc<br />
imperceptible, remet soudain en cause son mode d’existence ; certes, les thématiques<br />
générées par cette intrigue (frustration morale ; sexualité refoulée ; volonté<br />
d’appartenance à un milieu, « un cercle », jusqu’à l’effacement même de la personnalité,<br />
voire la dépossession de soi ; désir d’évasion) se manifestent par les mêmes motifs<br />
obsédants. Mais il semble impossible de rencontrer, dans cette oeuvre multiforme, le<br />
livre qui en condenserait toutes les qualités, en ramasserait toutes les nuances – en<br />
somme, le « grand roman » de Simenon 8 . « Mon grand roman, c’est la mosaïque de tous<br />
mes petits romans », n’hésitait pas d’ailleurs à affirmer l’auteur. Sous l’ironie de la<br />
formule, perce ce qui fait à la fois la qualité et la malédiction de son œuvre :<br />
l’interdépendance de ses livres, chacun renvoyant comme par écho à un titre qui l’a<br />
précédé, ou suivi 9 . De même que dans la Recherche du Temps perdu de Proust, le<br />
7 Les éditions Omnibus ont repris la correspondance Gide-Simenon en 1999 sous le titre ... sans trop de<br />
pudeur. Nous citerons à plusieurs reprises cette correspondance, passionnante dans la me<strong>sur</strong>e où elle offre<br />
l’accès le plus direct aux techniques d’élaboration romanesque qu’utilise Simenon, plus instinctivement<br />
que par une volonté intellectuelle.<br />
8 On objectera : Pedigree (1948), roman polyphonique mettant en scène la vie du Liège du début du XX e<br />
siècle. Mais Pedigree, fortement teinté d’autobiographie, est un roman-matrice plus qu’un roman<br />
révélateur de l’art de Simenon : il dénonce les origines des personnages et des décors simenoniens (on<br />
retrouve des aspects de Liège jusque dans des romans se déroulant en France, voire aux Etats-Unis !),<br />
mais n’est pas représentatif de son art.<br />
9 Qualité car l’œuvre de Simenon se distingue aussitôt des autres livres du XX e siècle, confortant leur<br />
statut d’«univers » à part ; malédiction car cette interdépendance provoque un aspect sériel de l’œuvre et<br />
la tentation, chez la critique (laquelle ne s’en est pas privée) de ne la voir que comme un bloc de qualité<br />
homogène, où « tout se vaut ». Or Simenon a toujours opéré des distinctions dans son œuvre, notamment<br />
dans sa correspondance avec Gide, parlant du Bourgmestre de Furnes (1939) comme de son « œuvre de<br />
maîtrise » du moment, évoquant au contraire Le Suspect (1938) comme un livre raté, « écrit en hâte parce<br />
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