La romancière française de l'entre deux guerres (1919-1939)
La romancière française de l'entre deux guerres (1919-1939)
La romancière française de l'entre deux guerres (1919-1939)
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<strong>La</strong> <strong>romancière</strong> <strong>française</strong> <strong>de</strong> l’entre <strong>de</strong>ux <strong>guerres</strong> (<strong>1919</strong>-<strong>1939</strong>)<br />
Nelly Sanchez, Michel <strong>de</strong> Montaigne Bor<strong>de</strong>aux 3<br />
Si la littérature féminine <strong>de</strong> la Belle Époque est désormais connue à travers <strong>de</strong>s<br />
figures aussi emblématiques que Rachil<strong>de</strong>, Marcelle Tinayre…etc., celle <strong>de</strong> l’entre-<strong>de</strong>ux<br />
<strong>guerres</strong>, en revanche, <strong>de</strong>meure obscure. Le bouleversement économique et social qui marque<br />
le début <strong>de</strong>s années vingt explique en partie ce silence sur lequel nous ne manquerons pas <strong>de</strong><br />
revenir et que nous chercherons comprendre. <strong>La</strong> paix revenue, la femme écrivain n’est plus<br />
cette créature subversive et dangereuse dénoncée par les autorités morales <strong>de</strong>s années 1900.<br />
Les gloires établies d’avant-guerre –Colette, Anna <strong>de</strong> Noailles- semblent les seules<br />
<strong>romancière</strong>s présentes sur la scène littéraire <strong>de</strong> cet entre-<strong>de</strong>ux-<strong>guerres</strong> et il faudra attendre les<br />
années trente pour voir apparaître <strong>de</strong> nouveaux noms comme Marguerite Yourcenar, Nathalie<br />
Sarraute. Nous tenterons d’expliquer cette apparente stagnation qui masque cependant une<br />
évolution importante <strong>de</strong> la littérature féminine. Par la même occasion, nous essayerons <strong>de</strong><br />
mettre à jour certaines filiations afin d’étayer l’idée que le roman féminin ne se résume pas,<br />
comme le veulent les critiques, à une succession d’individualités. Ce genre s’organise en<br />
mouvement littéraire au sens où certaines <strong>romancière</strong>s présentent <strong>de</strong>s traits communs.<br />
L’après-guerre : le silence du roman féminin<br />
Tout se passe comme si, au len<strong>de</strong>main <strong>de</strong> la guerre, la littérature féminine n’avait pas<br />
survécu au conflit. Nous ne retrouvons, en effet, nulle part trace <strong>de</strong> cet engouement qui avait<br />
suivi l’émergence, dans les années 1890, d’une écriture féminine. Le nombre sans cesse<br />
croissant <strong>de</strong> femmes <strong>de</strong> lettres, Charles Maurras parla d’une « émeute <strong>de</strong> femmes » 1 , avait<br />
provoqué <strong>de</strong> nombreuses réactions notamment dans le camp <strong>de</strong>s antiféministes qui voyait<br />
dans ce phénomène une remise en cause <strong>de</strong> l’hégémonie masculine. Faut-il rappeler tous les<br />
travaux médicaux, scientifiques, qui ont fleuri à cette époque et qui n’ont eu <strong>de</strong> cesse <strong>de</strong><br />
prouver la supériorité intellectuelle <strong>de</strong> l’homme sur la femme ? Les littérateurs n’avaient<br />
également <strong>de</strong> cesse <strong>de</strong> définir la spécificité <strong>de</strong> l’écriture féminine. Jusqu'à la Première Guerre<br />
mondiale, les étu<strong>de</strong>s se sont succédées ; parmi les plus intéressantes, Les Princesses <strong>de</strong>s<br />
lettres <strong>de</strong> E. Tissot (1909), <strong>La</strong> Corbeille <strong>de</strong>s roses <strong>de</strong> J. <strong>de</strong> Bonnefon (1909) et Muses<br />
1 Cité in M. Décaudin et <strong>de</strong> D. Leuwers, De Zola à Apollinaire, Granier-Flammarion, 1996, p. 132.<br />
1
d'aujourd'hui (1910) <strong>de</strong> Rémy <strong>de</strong> Gourmont. Quant aux rares étu<strong>de</strong>s qui paraissent, au cours<br />
<strong>de</strong>s années vingt sur le sujet, elles sont toutes orientées vers le passé et donne l’image d’une<br />
littérature féminine réductible à quelques personnalités ; ainsi les rares étu<strong>de</strong>s consacrées aux<br />
<strong>romancière</strong>s comme la réédition en 1925 Le Romantisme féminin <strong>de</strong> Charles Maurras, sous-<br />
titré « Allégorie du sentiment désordonné », qui est une série <strong>de</strong> portraits débutant par celui<br />
d’une défunte, Renée Vivien morte en 1909. L'Histoire <strong>de</strong> la littérature féminine en France<br />
(1929), <strong>de</strong> Jean <strong>La</strong>rnac, s’achève sur un constat d’échec, le manque <strong>de</strong> talent <strong>de</strong>s femmes <strong>de</strong><br />
lettres.<br />
Le sentiment que la littérature féminine est un phénomène daté se retrouve également<br />
dans l’intérêt qui est porté aux célébrités d’avant-guerre :<br />
« Aucun grand nom ne s'est révélé sur un plan nouveau. Mme <strong>de</strong> Noailles<br />
continue à diriger le clan <strong>de</strong>s poétesses. Et Mme Colette celui <strong>de</strong>s <strong>romancière</strong>s » 2 .<br />
Il est vrai que ces <strong>de</strong>ux femmes <strong>de</strong> lettres font parler d’elle : en 1921, Anna <strong>de</strong> Noailles est<br />
élue à l'Académie Royale <strong>de</strong> <strong>La</strong>ngue et <strong>de</strong> Littérature <strong>française</strong>s <strong>de</strong> Belgique et Colette en<br />
1936. À ces noms, sont associés ceux <strong>de</strong> Lucie Delarue-Mardrus, Rachil<strong>de</strong>, Gérard d’Houville<br />
qui reçoit en 1918 le Grand Prix <strong>de</strong> Littérature, ou encore Marcelle Tinayre. L’évolution <strong>de</strong>s<br />
œuvres <strong>de</strong> cette génération renforce ce sentiment <strong>de</strong> passéisme. Peut-être en réaction à une<br />
époque qu’elles ne comprennent plus, nombre <strong>de</strong> ces femmes <strong>de</strong> lettres choisissent la<br />
Province –souvent leur terre natale : la Normandie pour Lucie Delarue-Mardrus –Hortensia<br />
dégénéré (1925), Graine au vent (1926)-, le Limousin pour Marcelle Tinayre –L’Ennemi<br />
intime (1928), Château en Limousin (1931)-, le Périgord pour Rachil<strong>de</strong> avec L’Amazone<br />
rouge (1932)- comme cadre <strong>de</strong> leurs intrigues. Un goût pour le passé se fait également jour :<br />
Notre Dame <strong>de</strong>s rats (1931) <strong>de</strong> Rachil<strong>de</strong> dont l’intrigue se passe au Moyen Age, Une<br />
provinciale en 1830 (1927) <strong>de</strong> Marcelle Tinayre… Est-ce par nostalgie ou parce que la<br />
province le seul endroit où la société et ses valeurs <strong>de</strong>meurent sensiblement les mêmes<br />
qu’avant-guerre ? Il est vrai que la femme 1900, qui était leur principal sujet, n’a rien <strong>de</strong><br />
commun avec <strong>La</strong> Garçonne (1922) <strong>de</strong> Victor Margueritte : cette <strong>de</strong>rnière paraît s’être libérée<br />
du joug <strong>de</strong> la famille, <strong>de</strong>s conventions sociales et conjugales qui étaient les principaux<br />
ingrédients <strong>de</strong>s succès d’avant-guerre. De plus, les nombreuses autobiographies, publiées dans<br />
les années 1930, sont également symptomatiques <strong>de</strong> ce divorce avec l’époque. Rachil<strong>de</strong><br />
donne Les Rageac (1921), une vision romancée <strong>de</strong> son enfance, Anna <strong>de</strong> Noailles publie en<br />
1932 Le Livre <strong>de</strong> ma vie, et Lucie Delarue-Mardrus Mes mémoires en 1936. Il faut attendra<br />
leur disparition -Gyp meurt en 1932, Anna <strong>de</strong> Noailles en 1933- pour qu’émergent <strong>de</strong><br />
2 Jean <strong>La</strong>rnac, L'Histoire <strong>de</strong> la littérature féminine en France, Kra, 1929, p. 242.<br />
2
nouveaux noms comme Marguerite Yourcenar et Nathalie Sarraute et que la littérature<br />
féminine semble sortir <strong>de</strong> son impasse.<br />
Une réalité plus complexe<br />
Si l’on regar<strong>de</strong> les quelques recensements effectués au cours <strong>de</strong>s années vingt, il<br />
apparaît que les femmes <strong>de</strong> lettres n’ont jamais cessé d’écrire, elles n’ont même jamais été si<br />
nombreuses. Jean <strong>La</strong>rnac consigne dans son Histoire <strong>de</strong> la littérature féminine en France :<br />
« Jean <strong>de</strong> Bonnefon relevait, en 1908, les noms <strong>de</strong> sept cent trente huit femmes <strong>de</strong><br />
lettres, dans les catalogues <strong>de</strong> librairie. J’ai […] compté dans l’annuaire <strong>de</strong> la<br />
Société <strong>de</strong>s gens <strong>de</strong> lettres pour l’année 1928-1929, cent trente-six sociétaires<br />
féminins et cinq cent trente cinq femmes » 3 .<br />
Faut-il se contenter <strong>de</strong> l’argument avancé par Jules Bertaut pour expliquer ce manque subit<br />
d’intérêt ? « On ne chérit pas d'un même amour, on ne défend pas avec la même âpreté un<br />
groupe <strong>de</strong> personnes, lorsque ce groupe comprend vingt membres, ou lorsqu'il en comprend<br />
300 » 4 . Elles sont représentées aux grands prix comme le Prix Fémina avec, en 1923, Jeanne<br />
Galzy pour Les Allongés, en 1927, Marie Le Franc pour Grand-Louis l’innocent… ou le<br />
Grand Prix du Roman : Camille Maryan (1918) pour Récits du temps <strong>de</strong> guerre, Andrée<br />
Corthis (1920) Pour moi seule… pour ne citer que ces noms. Mais force est <strong>de</strong> reconnaître<br />
que, malgré leur nombre, aucune femme <strong>de</strong> lettres ne fon<strong>de</strong> d’école esthétique ni n’écrit <strong>de</strong><br />
doctrine littéraire au cours <strong>de</strong> cet entre-<strong>de</strong>ux-<strong>guerres</strong>. Si les mouvements dada et surréaliste<br />
influencent quelques titres, ils ne bouleversent pas la conception féminine du roman qui<br />
<strong>de</strong>meure <strong>de</strong> facture classique. Les seules auteures qui participeront à ces expériences<br />
artistiques sont d’origine étrangères : ainsi Irène Hillel-Erlanger (1878-1922), d’origine<br />
turque, dont le salon accueillit Saint-John Perse, Paul Valéry et les surréalistes, sans oublier le<br />
peintre Van Dongen qui illustra son Voyage en kaléidoscope (<strong>1919</strong>). Gisèle Prassinos,<br />
d’origine grecque, voit sa Sauterelle arthritique (1935) édité par André Breton et Le Feu<br />
maniaque (<strong>1939</strong>) préfacé par Paul Eluard. À ces noms s’ajoutent ceux <strong>de</strong> l’anglo-saxonne<br />
Leonora Carington, <strong>de</strong> l’alleman<strong>de</strong> Unica Zürn… Il faudra attendre le Nouveau Roman avec<br />
Nathalie Sarraute pour que les femmes <strong>de</strong> lettres reconsidèrent le roman.<br />
Comment, au vu <strong>de</strong> ce constat rapi<strong>de</strong>, expliquer le passéisme <strong>de</strong>s critiques ? <strong>La</strong><br />
présence encore fortement marquée <strong>de</strong>s <strong>romancière</strong>s <strong>de</strong> la Belle Époque explique<br />
certainement ce paradoxe. Au len<strong>de</strong>main <strong>de</strong> la guerre, on retrouve dans les rubriques <strong>de</strong>s<br />
critiques littéraires Judith Gautier, Gyp, Gabrielle Réval, Séverine, Gérard d’Houville,<br />
3 Jean <strong>La</strong>rnac, op. cit., p. 223.<br />
4 Jules Bertaut, <strong>La</strong> Littérature féminine d’aujourd’hui, Librairie <strong>de</strong>s Annales, 1907, p. 13.<br />
3
Rachil<strong>de</strong>… etc. Contrairement aux hommes, les femmes n’ont pas vu leurs rangs décimés par<br />
la guerre ; ce sont près <strong>de</strong> six cents auteurs qui ont été tués par la guerre et parmi eux Alain<br />
Fournier, Pergaud, Psichari… Pour les femmes, la guerre n’a pas été vécue comme une<br />
rupture aussi brutale, elles n’ont donc pas été amenées à remettre en cause la société et ses<br />
expressions artistiques traditionnelles. Si la nouvelle génération n’a pas inauguré d’école<br />
littéraire, elle n’a pas non plus revendiqué <strong>de</strong> filiation au sens où elle se reconnaîtrait dans une<br />
écriture ou une thématique particulière. Pourtant elles reprennent les différentes orientations<br />
qu’avaient initiées les <strong>romancière</strong>s <strong>de</strong> la Belle Époque tout en bouleversant le paysage<br />
littéraire. Ainsi ne reprennent-elles pas la vogue du panthéisme et <strong>de</strong> ce « romantisme<br />
féminin », qui avaient participé au succès <strong>de</strong> la littérature féminine avant-guerre. <strong>La</strong> veine<br />
érotique est renouvelée par la parution <strong>de</strong>s Caprices du sexe (1928), Une heure <strong>de</strong> désir<br />
(1929) <strong>de</strong> Renée Dunan, titre qui est d'une puissance et d'une crudité encore jamais atteintes<br />
par une femme <strong>de</strong> lettres. En revanche, la littérature féministe voit émerger, en ces années<br />
vingt, à la suite <strong>de</strong> Séverine et <strong>de</strong> Colette Yver, <strong>de</strong>s <strong>romancière</strong>s qui feront également métier<br />
<strong>de</strong> journaliste comme Raymon<strong>de</strong> Machard dont le titre le plus célèbre est L’œuvre <strong>de</strong> chair<br />
(1931), O<strong>de</strong>tte Dulac, ancienne diseuse à la manière d’Yvette Guilbert, dont Tel Quel (1926)<br />
dénonce l’hypocrisie religieuse et sociale <strong>de</strong> son époque, Maris <strong>La</strong>parcerie qui débuta à <strong>La</strong><br />
Fron<strong>de</strong>, ou encore Marguerite Bodin, une institutrice syndicaliste… Le droit <strong>de</strong> vote n’est<br />
plus à l’ordre du jour, les droits sociaux sont <strong>de</strong>venus leur priorité.<br />
Si le roman masculin change son appréhension <strong>de</strong> la réalité, le roman féminin change<br />
<strong>de</strong> réalité. Pour répondre à la soif d’évasion et <strong>de</strong> nouveauté d’une société traumatisée par les<br />
combats, c’est la littérature « exotique », « romans orientaux » et récits <strong>de</strong> voyage, qui se<br />
développe et remporte le plus grand succès. À la suite <strong>de</strong> l’archéologue Jane Dieulafoy et <strong>de</strong><br />
Myriam Harry, le lectorat <strong>de</strong> l’entre-<strong>de</strong>ux <strong>guerres</strong> découvre les œuvres <strong>de</strong> Henriette Célarié<br />
qui se passionna pour le Maghreb, Un mois au Maroc (1923), <strong>La</strong> Prise d’Alger (1929), celles<br />
d’Élissa Rhaïs, pied-noir juive qui mystifia un temps le public en se présentant comme une<br />
femme fraîchement sortie <strong>de</strong> son harem… Saâda <strong>La</strong> Marocaine (<strong>1919</strong>) connut 30 éditions…<br />
Les femmes qui participent au mouvement algérianiste –Français d’Algérie- sont découvertes<br />
dans les années vingt en France : Maximilienne Heller, Lucienne Favre, Lucienne Jean<br />
Darrouy, Jeanne Faure-Sar<strong>de</strong>t, Angèle Maroval-Berthoin. <strong>La</strong> génération <strong>de</strong> Rachil<strong>de</strong> tente <strong>de</strong><br />
suivre le mouvement, cette <strong>de</strong>rnière donnera L’Homme aux bras <strong>de</strong> feu (1930), roman qui se<br />
déroule en In<strong>de</strong>, Marcelle Tinayre Notes d’une voyageuse en Turquie ou encore Terres<br />
étrangères (1928). Un important changement se fait jour dans les années 1930, suite à la<br />
crise ; les lecteurs se tournent vers <strong>de</strong>s formes plus classiques <strong>de</strong> roman : ce qui importe, c’est<br />
4
le contenu non plus la structure. C’est à cette époque que les romans-fleuves sont publiés et<br />
que les romans <strong>de</strong> la « condition humaine » <strong>de</strong> Malraux, Céline et <strong>de</strong> Bernanos connaissent un<br />
grand succès. <strong>La</strong> littérature féminine profite <strong>de</strong> ce retour à une facture plus classique pour<br />
revenir sur le <strong>de</strong>vant <strong>de</strong> la scène culturelle. Deux veines connaissent alors un égal succès.<br />
« Du roman idéaliste <strong>de</strong> Marcelle Tinayre on rapprochera Les Allongés <strong>de</strong> Jeanne Galzy et<br />
Georgette Garou <strong>de</strong> Dominique Dunois » 5 . Quant à Lucie Delarue-Mardrus, qui est l'une <strong>de</strong>s<br />
figures majeures du roman psychologique, on pourra rapprocher « Suzanne Normand, (Cinq<br />
femmes sur une galère, la Maison <strong>de</strong> lai<strong>de</strong>ur et <strong>de</strong> lésine, Marie-Aimée), Marie-Anne<br />
Commène (Rose Colonna, Violette Marinier), Marcelle Auclair (Toyat, Anne Fauvet) » 6 .<br />
À l’origine <strong>de</strong> ce silence…<br />
<strong>La</strong> fin <strong>de</strong> la guerre, selon Françoise Thébaud et Christine Bard, explique en gran<strong>de</strong><br />
partie cette indifférence :<br />
« <strong>La</strong> guerre n’a pas émancipé les femmes. Dans les faits, elle a renforcé la<br />
hiérarchie entre les sexes […]. Quand les hommes partaient à l’assaut <strong>de</strong><br />
l’ennemi, sûrs <strong>de</strong> leur croit et <strong>de</strong> leur victoire, les femmes attendaient, […]<br />
invitées à servir dans <strong>de</strong>s tâches bien féminines (soigner, consoler, tricoter…) » 7 .<br />
<strong>La</strong> guerre a été, en quelque sorte, une épreuve <strong>de</strong> virilité pour cette société <strong>française</strong> qui a<br />
longtemps cru, dans les années 1900, voir ses institutions (famille, ordre social, ordre moral)<br />
sapées par le brouillage <strong>de</strong>s i<strong>de</strong>ntités que représentait la femme <strong>de</strong> lettres. Victorieuse, la<br />
société <strong>française</strong> ne s’inquiète désormais plus <strong>de</strong> la femme qui écrit, elle n’est plus considérée<br />
comme une menace pour l’ordre établi. Les autorités politiques, médicales et culturelles n’ont<br />
donc plus lieu <strong>de</strong> s’intéresser à la production croissante <strong>de</strong>s <strong>romancière</strong>s. D’autre part, comme<br />
la société, la femme <strong>de</strong> lettres a changé : elle n’est plus nécessairement cette<br />
« sorte <strong>de</strong> mannequin <strong>de</strong> magasine (sic), vêtue d'un travesti qu'elle ne choisit pas<br />
toujours, hélas, et qu'elle n'arrive pas plus à dépouiller qu'une tunique <strong>de</strong><br />
Nessus... » 8 ,<br />
que dénonçait Rachil<strong>de</strong>. À l’image du bas-bleu revendicatif a succédé celle <strong>de</strong> la <strong>romancière</strong>,<br />
payée à la ligne, reprenant tous les poncifs sentimentaux pour satisfaire un lectorat friand <strong>de</strong><br />
romans bon marché. Le nombre <strong>de</strong> celles qu’Ellen Constans appelle les « Ouvrières <strong>de</strong>s<br />
lettres », ces femmes qui écrivent pour gagner leur vie, majoritaires dans le roman populaire,<br />
le feuilleton sentimental et la littérature enfantine ne cesse, en effet, d’augmenter. Le succès<br />
5<br />
Jean-E. Erhard, Le Roman français <strong>de</strong>puis Marcel Proust, Nouvelle Revue Critique, s.d, p. 67.<br />
6<br />
Ibid., p. 67.<br />
7<br />
Françoise Thébaud & Christine Bard, « Les effets antiféministes <strong>de</strong> la guerre » in Un siècle d’antiféminisme,<br />
dirigé par Christine Bard, Fayard, 1999, p. 148.<br />
8<br />
Rachil<strong>de</strong>, Dans le puits ou la vie inférieure, 1915-1917, Mercure <strong>de</strong> France, 1918, p. 100.<br />
5
croissant que connaît la série <strong>de</strong>s « Brigitte » <strong>de</strong> Berthe Bernage dans les années 1930 en est<br />
le plus bel exemple. Elles donnent sans doute le sentiment que le roman féminin est désormais<br />
synonyme d’écriture alimentaire, <strong>de</strong> littérature bon marché. En raison <strong>de</strong> la crise que connaît<br />
alors la France, rares sont désormais les femmes <strong>de</strong> lettres qui peuvent tenir salon : on compte<br />
celui <strong>de</strong> Louise <strong>de</strong> Vilmorin, <strong>de</strong> Marie Bonaparte ou encore Anaïs Nin, la princesse<br />
Bibesco… Cela restreint le rayonnement <strong>de</strong> nombre d’entre elles. Le recul du féminisme,<br />
l’évolution <strong>de</strong> ses revendications, peut également contribuer à cette impression. En <strong>1919</strong>, bien<br />
peu <strong>de</strong> publications féministes paraissent encore : seules <strong>de</strong>meurent <strong>La</strong> Femme socialiste, <strong>La</strong><br />
Française, et L'Union nationale <strong>de</strong>s femmes. <strong>La</strong> Fron<strong>de</strong>, après avoir été relancé une première<br />
fois en 1914, est <strong>de</strong> nouveau vendu mensuellement entre 1926 et 1928 pour mener campagne<br />
pour l'éligibilité <strong>de</strong>s femmes. <strong>La</strong> presse féminine compte encore le périodique illustré Minerva<br />
ou le mensuel Les Pages Féministes presque exclusivement féminins, au ton beaucoup moins<br />
intellectuel, moins révolté.<br />
Sur le plan littéraire, les femmes ne représentent également plus, au len<strong>de</strong>main <strong>de</strong> la<br />
guerre, une concurrence sérieuse. À la fin <strong>de</strong>s années 1880, suite à la faillite du naturalisme,<br />
<strong>de</strong> nombreuses critiques avaient vu dans le roman féminin le <strong>de</strong>rnier avatar <strong>de</strong> ce genre qui<br />
paraissait alors dans l’impasse. Ainsi pour André Rivoire, le roman est<br />
"un genre à peu près fini. Il a donné, semble-t-il, tout ce qu'il peut donner, s'il<br />
n'est pas renouvelé par <strong>de</strong>s hommes nouveaux. [...] Ce qu'il y a <strong>de</strong> plus curieux à<br />
l'heure actuelle, c'est que ce sont les romans <strong>de</strong>s femmes qui prolongent et<br />
maintiennent ce genre littéraire" 9 .<br />
Suite au naturalisme, le roman n’avait pu trouver <strong>de</strong> nouvelle définition ni <strong>de</strong> nouvelle école<br />
maîtresse, il s’enlisait dans <strong>de</strong>s directions multiples au point que certains parlèrent, comme<br />
Brunetière, d’« une anarchie littéraire » 10 . Loin d’offrir une esthétique novatrice, le roman<br />
féminin était le seul à former un ensemble cohérent : le sexe tenait lieu d’esthétique pour les<br />
littérateurs du moment qui voyait, sans pouvoir les définir, une écriture féminine, un style<br />
féminin. Cette prédominance féminine fut telle que, à la veille <strong>de</strong> la Gran<strong>de</strong> Guerre, le roman<br />
était considéré comme un genre féminin. Maeterlinck prévoyait même que « les œuvres<br />
d'imagination pure seront peu à peu abandonnées par les hommes et que leur tradition sera<br />
reprise par les femmes » 11 . Au len<strong>de</strong>main <strong>de</strong> la guerre, dans les années vingt, le roman trouve<br />
un second souffle : non seulement apparaissent <strong>de</strong>s talents nouveaux –Mauriac, Morand- mais<br />
surtout sont remis en question les conventions du roman réaliste chères au 19 e siècle. Proust,<br />
9<br />
G. Le Cardonnel & C. Vellay, <strong>La</strong> Littérature contemporaine, Mercure <strong>de</strong> France, 1905, p. 153. Interview <strong>de</strong> Mr<br />
André Rivoire.<br />
10<br />
Rémy <strong>de</strong> Gourmont, Enquête sur l'Évolution littéraire cité in M. Raimond, <strong>La</strong> Crise du roman : <strong>de</strong>s<br />
len<strong>de</strong>mains du naturalisme aux années vingt, Corti, 1985, p. 138.<br />
11<br />
G. Le Cardonnel & C. Vellay, op. cit., p. 279. Interview <strong>de</strong> Maurice Maeterlinck.<br />
6
Gi<strong>de</strong>, brisent le récit linéaire et chronologique, multiplient les points <strong>de</strong> vue, usent du<br />
monologue intérieur. Une critique <strong>de</strong> l’esthétique se fait jour : elle porte sur l’adéquation entre<br />
la forme et ce qu’elle prétend représenter, et Dada prétend que le réel ne peut être abordé que<br />
par le rêve ou l’écriture automatique… <strong>La</strong> littérature féminine, qui emprunte une autre voie,<br />
donne l’impression <strong>de</strong> n’avoir pu se renouveler, d’être incapable <strong>de</strong> suivre cette remise en<br />
cause <strong>de</strong> la réalité. André Billy estimera qu'à la fin <strong>de</strong> cette décennie, « la littérature<br />
mo<strong>de</strong>rne » est une « littérature d'homme », celle <strong>de</strong> Valéry et <strong>de</strong> Gi<strong>de</strong>, et que « les femmes n'y<br />
ont aucune part » 12 . Jean <strong>La</strong>rnac ne dira pas autre chose lorsqu'il abor<strong>de</strong> cette époque dans<br />
son Histoire <strong>de</strong> la littérature féminine en France :<br />
« Depuis la guerre, tandis que les hommes ont cherché, <strong>de</strong> tous côtés, une voie<br />
nouvelle où s'engager, les femmes se sont laissées porter sur les routes<br />
anciennes » 13 .<br />
L’engouement <strong>de</strong>s critiques pour la littérature féminine est retombé au len<strong>de</strong>main <strong>de</strong><br />
la guerre. <strong>La</strong> jeune génération masculine offrait un souffle nouveau au roman qui n’avait dès<br />
lors plus besoin <strong>de</strong>s femmes pour se renouveler. D’ailleurs, à cette époque, l’écriture féminine<br />
paraissait s’essouffler : elle donnait l’impression <strong>de</strong> ne pouvoir sortir <strong>de</strong>s thématiques initiées<br />
par la génération <strong>de</strong> la Belle Époque. Aucune femme <strong>de</strong> lettres n’a fondé d’école littéraire ou<br />
<strong>de</strong> mouvement esthétique, mais à leur manière, les <strong>romancière</strong>s <strong>de</strong> l’entre-<strong>de</strong>ux-<strong>guerres</strong> ont<br />
renouvelé leur source d’inspiration. Pour répondre à une société qui veut oublier les horreurs<br />
<strong>de</strong> la guerre, elles ont donné à lire une autre réalité, celle <strong>de</strong>s colonies… On peut s’étonner<br />
que les critiques n’aient pas remarqué ce changement. Il serait intéressant <strong>de</strong> s’interroger sur<br />
ce manque <strong>de</strong> perspicacité qui permettrait <strong>de</strong> découvrir quel regard portait les hommes <strong>de</strong><br />
lettres sur leurs homologues féminins.<br />
12 A. Billy, L'Époque contemporaine, 1905-1930, Taillandier, 1956, p. 263.<br />
13 J. <strong>La</strong>rnac, op. cit., p. 242.<br />
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