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Faux-fuyants et vraies fuites Gilles Josse 1/358

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<strong>Faux</strong>-<strong>fuyants</strong> <strong>et</strong> <strong>vraies</strong> <strong>fuites</strong> <strong>Gilles</strong> <strong>Josse</strong><br />

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<strong>Faux</strong>-<strong>fuyants</strong> <strong>et</strong> <strong>vraies</strong> <strong>fuites</strong> <strong>Gilles</strong> <strong>Josse</strong><br />

Présentation<br />

Ingénieur Centrale de formation, puis prof de maths<br />

dans l'éducation nationale, j'ai quarante-cinq ans <strong>et</strong> je partage<br />

mon temps depuis dix ans entre l'écriture <strong>et</strong> mon travail de<br />

graphologue <strong>et</strong> de répétiteur.<br />

J'écris principalement des fictions, m<strong>et</strong>tant en scène<br />

un univers personnel singulier, dont l'humour n'est jamais<br />

absent. J'ai rêvé de devenir écrivain, dès l'âge de quatorze<br />

ans, après avoir découvert Kafka, puis Vian. Diderot <strong>et</strong><br />

Camus ont achevé le travail.<br />

50 avenue Jean Jaurès, 89400 Migennes, France<br />

03 86 80 93 40 /// 06 45 09 72 71<br />

gilles.josse@orange.fr<br />

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<strong>Faux</strong>-<strong>fuyants</strong> <strong>et</strong> <strong>vraies</strong> <strong>fuites</strong> <strong>Gilles</strong> <strong>Josse</strong><br />

Pour plus d'infos, visitez : www.gillesjosse.fr<br />

Résumé de « <strong>Faux</strong>-<strong>fuyants</strong> <strong>et</strong> <strong>vraies</strong> <strong>fuites</strong> » :<br />

Trois récits de fuite – la même, peut-être, allez savoir – dans<br />

des réalités de plus en plus décalées.<br />

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<strong>Faux</strong>-<strong>fuyants</strong> <strong>et</strong> <strong>vraies</strong> <strong>fuites</strong> <strong>Gilles</strong> <strong>Josse</strong><br />

Bibliographie<br />

Aux éditions Romy Lopss :<br />

2011 - « Monsieur 33 »<br />

2012 - « Les nains geigneurs »<br />

Aux éditions mille plumes :<br />

2012 - « Mind the gap »<br />

Aux éditions Trouvailles :<br />

A paraître en 2012 - « L'inventaire, <strong>et</strong> autres nouvelles »<br />

Aux éditions Kirographaires :<br />

A paraître en mars 2012 - « La troisième porte »<br />

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<strong>Faux</strong>-<strong>fuyants</strong> <strong>et</strong> <strong>vraies</strong> <strong>fuites</strong> <strong>Gilles</strong> <strong>Josse</strong><br />

Préambule<br />

CLN, « c'est la nuit », IFF, « il faut fuir », alors,<br />

prends du vin pour la route <strong>et</strong> suis moi, tu ne le regr<strong>et</strong>teras<br />

pas, je l'espère ! Soyons bref, soyons fous, mais ne soyons<br />

pas hypocrites : nous avons tous peur de la mort, moi le<br />

premier, <strong>et</strong> chacun à notre manière, nous la fuyons, nous la<br />

repoussons de toutes nos forces.<br />

Certains, fascinés par son aura, la bravent en la<br />

frôlant, en se livrant à ce qu'on appelle l'auto-destruction, à<br />

force de sexe outrancier, de drogue ou d'alcool, ou<br />

simplement en exerçant des métiers dangereux, comme<br />

journaliste de guerre ou psychanalyste.<br />

Moi, j'écris ! Toujours la même chose, comme la<br />

baleine à bosse qui ne sait que répéter son chant à l'infini,<br />

malgré toute la virtuosité qu'elle m<strong>et</strong> dans les variations<br />

qu'elle lui imprime. Je ne suis pas une baleine à bosse, mais,<br />

comme elles, je chante ma plainte – venue de l'enfance, ou<br />

quoi d'autre ? – <strong>et</strong> notamment ma révolte profonde <strong>et</strong><br />

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désespérée de devoir rejoindre la poussière un jour.<br />

Voilà pourquoi ces trois textes que je vous propose,<br />

« Une vie à la godille », « Strapontin » <strong>et</strong> « Les coïncidences<br />

atténuantes », je les ai réunis sous une même étiqu<strong>et</strong>te,<br />

puisqu'ils ne font que chanter la même chanson, celle du désir<br />

de vivre <strong>et</strong> du désarroi d'arriver au bout un jour.<br />

Le premier est dérangeant par la licence du héros <strong>et</strong><br />

des personnages qui gravitent autour, le second par la chute<br />

qui attend le second héros – ou bien est-ce le même,<br />

répétons-le – <strong>et</strong> le dernier, avouons-le, parce que c'est tout<br />

simplement du grand n'importe quoi, comme si je me<br />

moquais du lecteur. Non, franchement, est-ce que j'oserais ?<br />

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Sommaire<br />

Page 9 – « Une vie à la godille »<br />

C'est le récit enjoué des tribulations érotiques d'un marinier à<br />

la r<strong>et</strong>raite anticipée, qui reprend du service, pour amener un<br />

paysan jusqu'à l'océan.<br />

Page 117 – « Strapontin »<br />

Un jour de grève, la vie d'un homme bascule ; il s'enfuit, mais<br />

pour quel ailleurs, en fin de compte ?<br />

Page 237 – « Les coïncidences atténuantes »<br />

Ce texte vous propose les pérégrinations grotesques d'un<br />

antihéros, de l'Europe à l'Alaska, c<strong>et</strong>te terre promise à tous les<br />

aventuriers, <strong>et</strong> sa recherche désespérée du bonheur.<br />

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Une vie à la godille<br />

I - Cale sèche<br />

Qu’y a-t-il de plus pitoyable qu’un bateau en cale sèche ?<br />

Un marin à la dérive, peut-être ? La baleine <strong>et</strong> moi, on était<br />

comme ça, l’un <strong>et</strong> l’autre, depuis bientôt quatre ans. Je me<br />

rappelais pourtant comme j’étais fier de l’amarrer d’une bitte<br />

à l’autre, tout au long du quai d’un des ports fluviaux de la<br />

Doumsk ou du Molsk, les deux plus grands fleuves de<br />

Sibéria, sur lesquels nous avions navigué, elle <strong>et</strong> moi, en<br />

large <strong>et</strong> en travers pendant près de vingt ans, convoyant du<br />

fr<strong>et</strong> ou des céréales d’un bout à l’autre du pays. Sur les berges<br />

ou sur les ponts, les gamins nous hélaient <strong>et</strong> nous souhaitaient<br />

bon voyage, <strong>et</strong> même, quelquefois, une femme nous j<strong>et</strong>ait un<br />

bouqu<strong>et</strong> de fleurs. Comme j’étais heureux alors, de lever ma<br />

casqu<strong>et</strong>te bleue de marinier, pour leur rendre leur salut <strong>et</strong> les<br />

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remercier. Il me semblait même bien que j’étais le plus<br />

heureux des hommes.<br />

Elle filait doux, ma baleine, avec ses cent cinquante<br />

tonneaux, <strong>et</strong> ses quatre mètres de tirant d’eau, <strong>et</strong> rien n’aurait<br />

pu me faire penser que notre aventure prendrait fin<br />

prématurément, bien avant que nous n'ayons atteint l'âge de la<br />

r<strong>et</strong>raite, elle <strong>et</strong> moi. C’était sans compter sur c<strong>et</strong>te race<br />

maudite des fonctionnaires de la diktatur, tous ces pondeurs<br />

de règlements <strong>et</strong> de décr<strong>et</strong>s, secondés par la horde des<br />

contrôleurs de tout poil, <strong>et</strong> protégés par ces miliciens de mes<br />

fesses, qui prospéraient comme les poux sur la tête d’une<br />

cloche. Je les haïssais, depuis ce jour où ma baleine avait été<br />

déclarée hors-norme par une poignée de ces crétins. On<br />

m’avait laissé le choix entre la cale sèche, ou la destruction,<br />

la belle affaire. Envoyer ma chère baleine à la casse, qui<br />

m’avait fidèlement porté toutes ces années, je n’y avais<br />

même pas songé une minute. J’avais choisi sans réfléchir de<br />

dépenser la quasi-totalité de mes économies pour ach<strong>et</strong>er un<br />

terrain sur la rive du Doumsk, <strong>et</strong> de l’y faire déposer par deux<br />

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énormes grues.<br />

Il pleuvait comme vache qui pisse, ce jour-là, <strong>et</strong> je<br />

grelottais dans mon ciré, même si ça n’était pas vraiment de<br />

froid. Les grutiers avaient patiemment tiré ma péniche hors<br />

de l’eau, centimètre par centimètre, dans le grincement<br />

sinistre des câbles <strong>et</strong> le vacarme des moteurs. Sa grande<br />

carcasse avait gémi sous son poids tout le long de la<br />

manœuvre, <strong>et</strong> puis le silence était r<strong>et</strong>ombé, une fois les grues<br />

reparties, pendant que la pluie redoublait. Je m’étais fait<br />

livrer une caisse de Baltzar, la bière d’état, par l’épicier du<br />

coin, <strong>et</strong>, ce soir là, j’ai noyé mon chagrin comme on noie une<br />

portée de chiots, avec le même goût amer en bouche.<br />

Depuis lors, la baleine <strong>et</strong> moi, on vivait les pieds au sec,<br />

attendant que quelque improbable déluge la rem<strong>et</strong>te à flot,<br />

malgré l’interdiction des fonctionnaires. Je n’étais plus qu’un<br />

marinier à la r<strong>et</strong>raite anticipée, <strong>et</strong>, pour subvenir à mes<br />

besoins, je travaillais dans les jardins des villageois <strong>et</strong> les<br />

cultures des paysans. Tous avaient pris l’habitude de<br />

m’appeler « le marin », par dérision. Moi, ça ne me faisait ni<br />

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chaud ni froid ; j’étais entré comme en léthargie…<br />

C’est en avril de l’année deux cent cinquante quatre de la<br />

diktatur que Lucie est entrée dans ma vie, comme on entre<br />

dans un bar, pour consommer <strong>et</strong> oublier ses idées noires. Des<br />

femmes, bien sûr, j’en avais connu quelques-unes durant<br />

toutes mes années de navigation, mais ça n’avait jamais duré<br />

longtemps. Il y avait bien eu Claire <strong>et</strong> Justine, pour<br />

m’accompagner chacune à leur tour pendant quelques mois<br />

au fil de l’eau. Et puis elles m’avaient quitté l’une <strong>et</strong> l’autre<br />

sans regr<strong>et</strong>s, pour filer d’autres amours. M’avaient-elles<br />

trouvé trop austère à leur goût ? Je crois plutôt que c’est la<br />

baleine <strong>et</strong> la vie à son bord qui leur avait déplu, avant tout.<br />

Dans une péniche, on vit un peu comme dans une caravane,<br />

<strong>et</strong> vingt mètres carrés, ça peut paraître vraiment peu à qui<br />

n’est pas habitué. Elles n’avaient peut-être pas non plus la<br />

nature contemplative qui sied au marinier, pour voir jour<br />

après jour sans s’ennuyer le paysage défiler au ralenti sous<br />

ses yeux. Sibéria, c'est un peu morne <strong>et</strong> répétitif, quand on ne<br />

s'éloigne pas des rives de ses grands fleuves.<br />

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A la base, Lucie était fonctionnaire, <strong>et</strong> s’était trouvée<br />

chargée d’une mission qu’elle avait elle-même qualifiée de<br />

« délicate » ; cela consistait à me déloger de ma péniche, au<br />

prétexte que de nouveaux décr<strong>et</strong>s rendaient impropres à<br />

l’habitat ma baleine <strong>et</strong> toutes ses semblables en cale sèche.<br />

Elle était donc apparue un matin, en tailleur bleu strict, une<br />

servi<strong>et</strong>te en cuir à la main, alors que j’étais en train de<br />

déjeuner sur le pont :<br />

— Holà, Monsieur Bonaventure ?!<br />

— Oui, c’est lui-même. Et qu’est-ce que vous lui voulez, à<br />

ce Monsieur ? avais-je répondu sur la défensive, m’attendant<br />

déjà au pire.<br />

— Est-ce que je peux monter à bord de votre bateau pour<br />

vous parler ?<br />

— Mmmm, si vous insistez…<br />

Lucie était à la fois jeune <strong>et</strong> jolie, <strong>et</strong> je n’ai pas pu lui en<br />

vouloir vraiment, lorsqu’elle m’a expliqué les tenants <strong>et</strong><br />

aboutissants de sa visite. Pour détendre l’atmosphère, j’ai<br />

plaisanté :<br />

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— Et moi qui pensais que vous me rendiez visite pour<br />

vous enquérir de ma bonne mine !<br />

— Oh, vous savez, Monsieur Bonaventure, ça n’est pas de<br />

gaîté de cœur que je suis venue vous signifier c<strong>et</strong> arrêté<br />

d’expulsion. J’imagine que c<strong>et</strong>te nouvelle épreuve doit vous<br />

sembler bien injuste <strong>et</strong> cruelle…<br />

Je lui ai alors expliqué comment s’était terminée ma vie<br />

insouciante de marinier, à dos de baleine, quatre années plus<br />

tôt. Elle a voulu en savoir plus sur mon passé <strong>et</strong> mes voyages.<br />

En fait, je n’avais pas grand-chose à lui dire. Même si j’avais<br />

remonté <strong>et</strong> descendu les deux grands fleuves du pays tant <strong>et</strong><br />

plus, ça ne faisait tout de même pas de moi un explorateur ni<br />

un aventurier. Mais les quelques anecdotes que je lui racontai<br />

alors l’intéressèrent au plus haut point, <strong>et</strong> je finis par<br />

comprendre que j’avais le tick<strong>et</strong>, pour je ne sais quelles<br />

obscures raisons. Allez-donc savoir ce qui se trame dans le<br />

cœur <strong>et</strong> dans la tête d’une femme ?!<br />

Après un troisième café, nous bavardions ensemble de<br />

choses <strong>et</strong> d’autres, comme si nous nous connaissions depuis<br />

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une éternité. Je me surpris moi-même à ne même plus<br />

m’attrister de devoir définitivement quitter ma belle péniche.<br />

Instinctivement, je ressentais que c<strong>et</strong>te jeune femme à la<br />

conversation si plaisante représentait l’avenir pour moi, un<br />

avenir où tout était à redécouvrir. Finalement, il a fallu<br />

qu’elle me quitte, non sans avoir accepté une invitation à<br />

dîner pour un soir prochain. Quand son véhicule de fonction a<br />

disparu au bout du chemin, je n’ai pu m’empêcher d’exulter :<br />

— Vois-tu, ma baleine, il va falloir nous séparer, c’est<br />

certain. Mais je te fais le serment de faire tout ce qui est<br />

possible pour t’éviter le démantèlement !<br />

Les larmes me sont montées aux yeux, sans que je puisse<br />

les r<strong>et</strong>enir, en réalisant que j’allais délaisser ma fidèle péniche<br />

pour une demoiselle dont je venais à peine de faire la<br />

connaissance. N’était-ce pas un peu précipité ? Je pensais<br />

alors à son grand corps qui commençait à rouiller ; non,<br />

décidément, ma baleine, c’était du passé. A quarante quatre<br />

ans, il me fallait aller de l’avant, chercher un nouveau métier,<br />

découvrir de nouvelles occupations, de nouveaux horizons.<br />

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Lucie est revenue deux jours plus tard. Je lui avais préparé<br />

ma meilleure cuisine <strong>et</strong> elle a montré bon appétit. Sa bouche<br />

avait un goût d’eau fraîche, <strong>et</strong> son corps était d’une douceur<br />

enivrante. Sa source m’a dit tout son désir, auquel a répondu<br />

le mien, <strong>et</strong> nous avons connu une très belle nuit d’amour. Le<br />

lendemain, elle ne travaillait pas <strong>et</strong> nous sommes allés nous<br />

promener aux alentours. Je lui ai dit le nom des fleurs que<br />

nous croisions, <strong>et</strong> puis mon amour naissant <strong>et</strong> mes proj<strong>et</strong>s.<br />

Elle m’a proposé de venir vivre chez elle, puisqu’il fallait que<br />

j’abandonne ma péniche. Je lui ai promis de réfléchir<br />

sérieusement à c<strong>et</strong>te éventualité.<br />

Dès son départ, le soir même, je me suis effectivement mis<br />

à gamberger à toute vapeur. Ainsi, moi, pauvre marin à la<br />

dérive, j’allais donc définitivement tourner la page, <strong>et</strong><br />

rejoindre la terre ferme, <strong>et</strong> la vie de cul-terreux de mes<br />

compatriotes. Ces salauds de fonctionnaires, dont Lucie, par<br />

ailleurs si charmante, faisait néanmoins partie, avaient eu<br />

raison de l’attachement viscéral que je vouais à ma baleine !<br />

Mais j’étais coincé, car on n’emporte pas une péniche sur son<br />

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dos comme une paire de cuillères dans un baluchon. Ma belle<br />

amour<strong>et</strong>te partie, je me sentais désemparé, à l’idée de me<br />

séparer définitivement de mon ancienne compagne. Et puis<br />

celle-ci n’habitait-elle pas une résidence pour<br />

fonctionnaires ? En emménageant chez elle, j’allais me<br />

r<strong>et</strong>rouver plongé au milieu d’un nid d’improductifs malsains<br />

<strong>et</strong> mal pensants, comme je me les imaginais. D’un autre côté,<br />

Lucie avait la peau si douce <strong>et</strong> si dorée que j’en chavirais rien<br />

que d’y repenser.<br />

Mais au fait, qu’est-ce qui avait donc pu la faire craquer si<br />

rapidement ? Je n’avais pourtant rien d’un play-boy, même si<br />

je me savais plaire aux femmes. A vingt cinq ans,<br />

qu’attendait-elle donc de moi, si ce n’est un père pour ses<br />

futurs enfants, un jardinier pour tondre sa pelouse, un<br />

bricoleur pour accrocher les canevas de sa mère aux murs…<br />

J’ai frissonné <strong>et</strong> je suis allé me chercher une Baltzar au<br />

réfrigérateur. Sans aucun doute, elle allait également me<br />

m<strong>et</strong>tre à l’eau, eau minérale ou eau du robin<strong>et</strong> peu importe,<br />

mais ce serait de l’eau : <strong>et</strong> si je me m<strong>et</strong>tais à rouiller<br />

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prématurément, comme la baleine ?!<br />

Et pourtant, malgré mes doutes, dès le lundi suivant, j’ai<br />

emprunté sa camionn<strong>et</strong>te à un maraîcher pour qui je<br />

travaillais régulièrement, <strong>et</strong> j’ai entrepris de transporter chez<br />

Lucie les quelques eff<strong>et</strong>s personnels que je pouvais emporter,<br />

<strong>et</strong> que j’ai installés dans la chambre d’amis de son grand<br />

appartement. Elle disposait en eff<strong>et</strong> d’une centaine de mètres<br />

carrés, au premier étage d’un bâtiment qui en comptait<br />

quatre, <strong>et</strong> abritait une trentaine de familles. C'était à<br />

Borovnik, la ville la plus proche du bled où j’avais échoué<br />

ma péniche, à l’intérieur des terres ; ainsi, adieu les eaux du<br />

Doumsk, que je contemplais chaque matin <strong>et</strong> chaque soir du<br />

pont de ma baleine ! Je devenais définitivement un terrien.<br />

En dehors de mes nippes, toutes mes affaires tenaient en<br />

fait dans trois grands coffres cadenassés. Il y avait là-dedans<br />

quelques casqu<strong>et</strong>tes, des cartes de tout le pays, des photos de<br />

mes amours de passage, des souvenirs de bric <strong>et</strong> de broc, tout<br />

un fourbi dont la valeur n’était que purement sentimentale.<br />

En les montant un à un dans l’appartement par l’ascenseur,<br />

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j’avais l’impression de convoyer des cercueils. C’était un peu<br />

cela, puisque ces drôles de boites ne renfermaient à tout<br />

prendre que l’écume de toutes ces années passées à naviguer.<br />

Lucie, qui s’était chargée de mes habits <strong>et</strong> les avait rangés<br />

dans une vieille armoire de famille bien encaustiquée, me<br />

regarda passer trois fois, un coffre dans les mains, <strong>et</strong> ne fit<br />

aucun commentaire. En reconduisant le camion chez son<br />

propriétaire, je la contemplais dans son glisseur, quelques<br />

mètres derrière moi. Elle avait l’air bien sérieuse. Peut-être<br />

avait-elle pris la mesure de l’engagement qu’elle scellait avec<br />

moi, son marin de pacotille. Elle est restée dans son véhicule,<br />

pendant que je remerciais le maraîcher, après quoi je l’ai<br />

rejointe :<br />

— Tu sais quoi, Lucie, j’aimerais bien dire un dernier<br />

adieu à ma baleine.<br />

— Oui, je comprends ; allons-y.<br />

Elle nous a menés jusqu’au terrain où celle-ci m’attendait<br />

bien sagement, comme ces chiens qui se couchent au pied de<br />

la tombe de leur maître. Mais moi, j’étais bien vivant. Quant<br />

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à elle, je ne donnais pas cher de sa peau. J’avais eu beau faire<br />

le serment de la protéger toujours, j’étais pourtant bien<br />

persuadé que, dès les jours qui suivraient, des fouineurs<br />

viendraient inspecter ce que j’avais laissé sur place, de la<br />

vaisselle essentiellement, <strong>et</strong> puis mon réfrigérateur, un poêle<br />

<strong>et</strong> une gazinière. J’ai refermé la porte de la cabine à clé, <strong>et</strong><br />

puis j’ai j<strong>et</strong>é la clé à l’eau, à quelques mètres de là. Adieu<br />

baleine ! Le soleil se couchait déjà, à l’ouest. J’en avais gros<br />

sur le cœur…<br />

Nous sommes rentrés en silence, dans le confortable<br />

glisseur de Lucie. Nous nous sommes installés côte à côte<br />

dans le canapé du salon, sans pour autant nous bécoter :<br />

j’avais la tête ailleurs, <strong>et</strong> elle m’a laissé lui raconter quelques<br />

souvenirs de navigation. C<strong>et</strong>te nuit-là, nous n’avons même<br />

pas fait l’amour.<br />

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II - Résidence de la liberté<br />

Le lendemain matin, je me suis réveillé aux aurores, aux<br />

côtés de Lucie. Elle ronflait doucement, comme un chat. J’ai<br />

caressé doucement son entrejambe, tout en humant le parfum<br />

de ses cheveux <strong>et</strong> de son cou, <strong>et</strong> puis je l’ai prise plus<br />

fermement, sans pour autant la réveiller. Quand tout fut fait,<br />

je n’ai pu m’empêcher de penser qu’une femme valait bien<br />

une baleine ! Lucie a fini par ouvrir les yeux <strong>et</strong> me regarder,<br />

<strong>et</strong> ils étaient pleins de lumière : combien de temps cela<br />

durerait-il, avant que celle-ci ne s’éteigne ?! Et que ferai-je<br />

alors, que deviendrai-je ? J’ai préféré éluder c<strong>et</strong>te question<br />

délicate, <strong>et</strong> je me suis levé pour aller préparer le café <strong>et</strong> les<br />

tartines ; Lucie avait bien mérité un p<strong>et</strong>it déjeuner au lit,<br />

après tout. En entrant dans ma vie, elle y avait apporté un<br />

sérieux problème, mais aussi une solution bien agréable à<br />

celui-ci.<br />

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Dans la cuisine, j’ai allumé la radio pour écouter les<br />

informations du jour ; Sibéria était toujours en guerre contre<br />

le Kapistan, à la frontière est, <strong>et</strong> les nouvelles étaient bonnes,<br />

comme d’habitude. Si l’on avait ajouté les kilomètres de<br />

progression du front en territoire ennemi, depuis le début de<br />

c<strong>et</strong>te guerre absurde qui durait déjà depuis cinq ans, on en<br />

aurait déduit que nos armées avaient bien largement dépassé<br />

le Kapistan, <strong>et</strong> même peut-être fait le tour du monde ! Et puis<br />

bien sûr aussi, comme d’habitude, les chiffres de l’économie<br />

étaient des meilleurs… Ça m’a agacé <strong>et</strong> j’ai éteint la radio.<br />

On devrait plutôt confier la propagande aux soins de poètes<br />

ou d'humoristes, ça la rendrait beaucoup plus digeste. Je suis<br />

revenu dans la chambre une demi-heure plus tard, <strong>et</strong> j’ai<br />

déposé le plateau sur le lit, après quoi je suis allé ouvrir les<br />

vol<strong>et</strong>s. La température était douce pour la saison, <strong>et</strong> le soleil<br />

qui se levait prom<strong>et</strong>tait une belle journée. Des oiseaux<br />

chantaient dans les arbres <strong>et</strong> les bosqu<strong>et</strong>s de la résidence de la<br />

liberté, dont j’étais maintenant un occupant supplémentaire.<br />

Lucie s’est assise en tailleur <strong>et</strong> puis s’est j<strong>et</strong>ée sur les<br />

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tartines beurrées, garnies de miel <strong>et</strong> de confiture. J’en<br />

trempais distraitement une dans mon café, absorbé par le<br />

spectacle de ma jeune compagne. Oui, certainement, j’étais<br />

amoureux ! Pour ma part, j’arrivais parfaitement à<br />

comprendre ce sentiment qui m’animait à son égard ; elle<br />

était ravissante <strong>et</strong> possédait une situation stable, on ne peut<br />

plus stable en principe, puisqu’elle était fonctionnaire. En<br />

revanche, j’avais du mal à me figurer ce qui pouvait l’attirer<br />

chez un vieux riblon comme moi. J’avais passé plus de la<br />

moitié de ma vie à bord de ma péniche, à convoyer du blé la<br />

plupart du temps, <strong>et</strong> c’était le blé des autres ; je n’avais nulle<br />

richesse, si ce n’est mes souvenirs de navigation. Et puis<br />

quoi ? Ma personnalité <strong>et</strong> mon caractère, mon intelligence ?<br />

Je me vantais fort d’être un peu original, mais cela ne faisait<br />

pas pour autant de moi ni un savant, ni un apollon. Je<br />

soupirai ; après tout, la chance ne me souriait-elle pas. Alors<br />

pourquoi se poser tant de questions, le genre de questions<br />

surtout qui n’adm<strong>et</strong>tent de réponse définitive que lorsque tout<br />

se termine, <strong>et</strong> je n’étais pas pressé d’en arriver là. Non, j'avais<br />

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<strong>Faux</strong>-<strong>fuyants</strong> <strong>et</strong> <strong>vraies</strong> <strong>fuites</strong> <strong>Gilles</strong> <strong>Josse</strong><br />

plus que jamais envie de vivre.<br />

— Comment vas-tu occuper ta journée, Alain ? m’a<br />

demandé Lucie.<br />

— Je crois bien que je vais installer mon ordinosaure !<br />

— Ton ordinosaure ?<br />

— Oui, c’est comme cela que j’appelle mon vieil<br />

ordinateur.<br />

— Mais tu sais bien que tu peux utiliser le mien, mon<br />

chéri ; ça ne pose aucun problème.<br />

— Je sais bien, mais je suis très attaché à c<strong>et</strong> ordinosaure<br />

là ; il est presque aussi vieux que ma baleine.<br />

— Il me semblait pourtant qu’il était interdit de continuer<br />

à utiliser ces ordinateurs d’ancienne génération ?!<br />

— Oui, je sais bien, mais je l’ai débridé, <strong>et</strong> ainsi,<br />

j’échappe aux contrôles sur le réseau.<br />

— Tout cela n’est pas très légal, répliqua-t-elle en fronçant<br />

les sourcils.<br />

Elle avait parfaitement raison. Mon ordinosaure, que<br />

j’appelais Nordine, était en fait un spécimen d’une série<br />

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<strong>Faux</strong>-<strong>fuyants</strong> <strong>et</strong> <strong>vraies</strong> <strong>fuites</strong> <strong>Gilles</strong> <strong>Josse</strong><br />

prototype à l’intelligence artificielle particulièrement<br />

développée, qu’il était depuis longtemps interdit de posséder<br />

<strong>et</strong> d’utiliser. Il n’avait pas l’énorme puissance de calcul <strong>et</strong> de<br />

traitement des machines actuelles, mais en revanche, par<br />

certains côtés, il était si perfectionné qu’il pouvait facilement<br />

donner l’illusion d’abriter une entité vivante douée de<br />

conscience. C’est d’ailleurs pour cela que j’avais toujours<br />

refusé de m’en séparer, car je m’en étais fait presque un ami.<br />

Sur ces entrefaites, Lucie est allée prendre une douche <strong>et</strong><br />

s’est préparée pour se rendre à son travail, à Borovnik, à<br />

quelques kilomètres de là. Nous nous sommes quittés sur un<br />

baiser langoureux. Elle ne reviendrait que le soir, vers dix<br />

neuf heures, <strong>et</strong> j’avais toute une journée à tuer pendant son<br />

absence. J’ai débarrassé le plateau du p<strong>et</strong>it déjeuner, placé les<br />

bols <strong>et</strong> les cuillères dans le lave-vaisselle, <strong>et</strong> puis j’ai flâné un<br />

peu, avant de me laver, lisant une revue de mode qui traînait<br />

sur la table de salon, confortablement installé dans un<br />

fauteuil. Après ma toil<strong>et</strong>te, je me suis rendu dans la chambre<br />

d’amis <strong>et</strong> j’ai ouvert le coffre où j’avais rangé Nordine. Je l’ai<br />

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<strong>Faux</strong>-<strong>fuyants</strong> <strong>et</strong> <strong>vraies</strong> <strong>fuites</strong> <strong>Gilles</strong> <strong>Josse</strong><br />

installé sur le bureau qui se trouvait là ; il prenait vraiment<br />

très peu de place, <strong>et</strong> pourtant, Dieu sait si sa présence <strong>et</strong> sa<br />

conversation m’étaient chères. Car c’était cela qui faisait<br />

toute l’originalité <strong>et</strong> la valeur de Nordine : un module de<br />

conversation artificielle autonome intégré ! J’ai branché le<br />

casque <strong>et</strong> allumé Nordine :<br />

pas ?<br />

— Bonjour Alain ! Belle journée en perspective, n’est-ce<br />

— Oui, c’est sûr, Nordine !<br />

— Alors, comme cela, tu as déménagé ? Elle est jolie,<br />

j’espère !<br />

— Oui, très jolie, mais tu sais, ça n’est pas qu’une histoire<br />

de fesses !<br />

— Oh, je t’en prie, Alain, pas de chichis entre nous ; c’est<br />

ta vingt-deuxième aventure, après tout…<br />

— Tant que cela ? tu m’étonnes !<br />

— Oui, <strong>et</strong> chacune de ces liaisons a duré en moyenne deux<br />

mois, quatre jours, cinq heures <strong>et</strong> trente-cinq minutes. Je te<br />

passe les secondes <strong>et</strong> les dixièmes.<br />

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<strong>Faux</strong>-<strong>fuyants</strong> <strong>et</strong> <strong>vraies</strong> <strong>fuites</strong> <strong>Gilles</strong> <strong>Josse</strong><br />

— Me jugerais-tu volage ?<br />

— Par rapport à la moyenne des sibériens de ton âge,<br />

certainement, oui. Mais ça n'est qu'une indication basée sur<br />

des chiffres <strong>et</strong> des statistiques, tu le sais bien, <strong>et</strong> pas un<br />

jugement de valeur ; je n'ai pas été programmé pour la<br />

morale.<br />

— Tout passe, tout casse, tout lasse dans nos vies<br />

humaines ; tu devrais le savoir, Nordine.<br />

— Et comment s’appelle l’heureuse élue, c<strong>et</strong>te fois ?<br />

— Lucie. Lucie Simovitch. Elle est fonctionnaire…<br />

— … au bureau des expropriations de la préfecture de<br />

Borovnik, <strong>et</strong> tu es son vingt-sixième amant. Elle a vingt-cinq<br />

ans, possède une maîtrise de psychologie <strong>et</strong> une autre<br />

d’urbanisme <strong>et</strong> c’est son premier emploi. Si tout se passe<br />

bien, elle sera à la r<strong>et</strong>raite à l’âge de soixante-trois ans <strong>et</strong> aura<br />

probablement deux enfants virgule onze, dont un seul de toi.<br />

— Tu m’as l’air drôlement bien renseigné, Nordine ! Ça<br />

laisse peu de place au hasard, tout cela.<br />

— Les statistiques, mon cher Alain, les statistiques <strong>et</strong> les<br />

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<strong>Faux</strong>-<strong>fuyants</strong> <strong>et</strong> <strong>vraies</strong> <strong>fuites</strong> <strong>Gilles</strong> <strong>Josse</strong><br />

renseignements des bases de données de la milice, auxquelles<br />

j'ai accès le plus illégalement du monde ; tu sais bien que je<br />

m’appuie essentiellement là-dessus pour te fournir mes<br />

prévisions.<br />

— Et pour changer un peu, que dit donc notre horoscope<br />

du jour ?<br />

— Elle est capricorne <strong>et</strong> tu es balance : tu devrais pouvoir<br />

la dérider un peu de la fesse, pendant tous ces jours qui<br />

viennent, <strong>et</strong>, de manière générale, lui perm<strong>et</strong>tre de bâtir de<br />

nouveaux proj<strong>et</strong>s. Mais l'affaire n'est pas gagnée d'avance car,<br />

même si elle apprécie ton caractère enjoué <strong>et</strong> ta sociabilité,<br />

elle aura plus de mal à se faire dans la durée à tes<br />

changements d'humeur aussi soudains qu'irréguliers <strong>et</strong> sans<br />

motifs profonds.<br />

J’ai réfléchi un moment à ce que venait de m’annoncer<br />

Nordine : des proj<strong>et</strong>s ! Je n’en avais jamais vraiment eu, me<br />

contentant de vivre ma vie au fil de l’eau, comme tout<br />

marinier qui se respecte. Mais de ce passé, il ne me restait<br />

maintenant que ma casqu<strong>et</strong>te bleu marine préférée, avec sa<br />

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<strong>Faux</strong>-<strong>fuyants</strong> <strong>et</strong> <strong>vraies</strong> <strong>fuites</strong> <strong>Gilles</strong> <strong>Josse</strong><br />

p<strong>et</strong>ite ancre d’argent, un cadeau de ma mère, qu’elle m’avait<br />

fait à l’occasion de l’achat de la baleine. Ça m’avait pris<br />

treize longues années pour rembourser mon crédit, <strong>et</strong> bien des<br />

fois, le réfrigérateur désespérément vide, j’avais eu la<br />

tentation de me séparer de c<strong>et</strong>te jolie broche pour ach<strong>et</strong>er de<br />

quoi remplir mon ventre. Dieu merci, j’avais toujours su<br />

résister, <strong>et</strong> c’était tout ce qu’il me restait de ma mère,<br />

aujourd’hui décédée. Mon père aussi l’avait rejointe, voilà<br />

quelques années, <strong>et</strong> ils reposaient tous deux sous la même<br />

pierre tombale, du côté de Gorki, dans le sud du pays, un<br />

endroit où ne passait aucun fleuve, ni aucune rivière. Je<br />

songeais avec un peu de remords que cela faisait bien<br />

longtemps que je n’étais allé me recueillir sur leur dernière<br />

demeure. Eux qui s’étaient chamaillés pour des riens toute<br />

une vie durant, s’entendaient-ils enfin dans l’au-delà ? De ma<br />

famille proche, il ne me restait que mon frère cad<strong>et</strong>, un<br />

improductif notoire qui vivait dans une caravane <strong>et</strong> taquinait<br />

le goulot plus que de raison. Je lui écrivais une fois l’an, à<br />

l’occasion de son anniversaire.<br />

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<strong>Faux</strong>-<strong>fuyants</strong> <strong>et</strong> <strong>vraies</strong> <strong>fuites</strong> <strong>Gilles</strong> <strong>Josse</strong><br />

— Alors Alain, j’ai l’impression que c’est un peu le blues<br />

pour toi, ce matin ?<br />

— Oui, tu as raison, comme souvent.<br />

Je ne savais rien cacher de mes états d’âme à Nordine,<br />

dont le module d’analyse vocale était des plus performants.<br />

— Dis-moi, comment as-tu prévu d’occuper les jours à<br />

venir ?<br />

— Je ne sais pas trop… trouver un travail à mi-temps dans<br />

les environs, peut-être.<br />

— Alors là, je crois que j’ai ce qu’il te faut. La comtesse<br />

de Bilitch cherche un homme à tout faire pour de menus<br />

travaux dans sa résidence, à trois kilomètres de chez toi.<br />

— Ça pourrait m’aller, en eff<strong>et</strong>.<br />

— Et puis justement, dans la résidence de la liberté, une<br />

certaine Madame Katarinova vend à bas prix un vieux vélo ;<br />

je pense que cela pourrait t’être utile.<br />

— Décidément, tu es de bon conseil : pourrais-tu me<br />

m<strong>et</strong>tre en relation avec elle ?!<br />

Aussitôt dit, aussitôt fait, <strong>et</strong> Nordine démarra<br />

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<strong>Faux</strong>-<strong>fuyants</strong> <strong>et</strong> <strong>vraies</strong> <strong>fuites</strong> <strong>Gilles</strong> <strong>Josse</strong><br />

automatiquement le module de visiophonie <strong>et</strong> me passa Anna<br />

Katarinova. Elle avait la cinquantaine bien conservée <strong>et</strong> elle<br />

était très avenante. Lorsque je lui expliquais que j’étais<br />

nouveau dans la résidence, elle se mit à minauder :<br />

p<strong>et</strong>it.<br />

— Oh, comme c’est étonnant, <strong>et</strong> comme le monde est<br />

— Oui, c’est sûr.<br />

— Pour la peine, je vous ferai un prix d’ami. Il faut bien<br />

s’entraider entre voisins, n’est-ce pas.<br />

— Tout à fait, Madame Katarinova.<br />

— Appelez-moi plutôt Anna que Madame, voulez-vous, <strong>et</strong><br />

passez donc me voir en début d’après-midi, pour le café ;<br />

c’est un moment idéal pour faire affaire, n’est-ce pas ?<br />

— Je n’y manquerai pas. A tout à l’heure, donc.<br />

Quand j’ai eu raccroché, j’ai été saisi d’un doute ; la dame<br />

m’avait semblé un peu trop aimable, <strong>et</strong> surtout, elle avait<br />

parlé de faire affaire sur un drôle de ton, plutôt équivoque.<br />

Comment réagir, alors ? Allais-je profiter de l’affaire dans<br />

son entier, ou bien me contenter du vélo ? C’est Nordine qui<br />

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<strong>Faux</strong>-<strong>fuyants</strong> <strong>et</strong> <strong>vraies</strong> <strong>fuites</strong> <strong>Gilles</strong> <strong>Josse</strong><br />

m’a donné la clé du problème :<br />

— Tu sais, le mari de c<strong>et</strong>te dame a justement eu une<br />

liaison avec Lucie, <strong>et</strong> il n’est d’ailleurs pas tout à fait certain<br />

que c<strong>et</strong>te liaison soit terminée.<br />

— Comment cela ?! j’étais abasourdi, moi qui croyais tant<br />

à l’innocence <strong>et</strong> à la droiture de ma nouvelle compagne.<br />

— Et bien, c’est un peu délicat à expliquer, mais il<br />

semblerait que ta chère Lucie ne dédaigne pas le partenariat<br />

multiple, si tu me comprends. Ses différentes contributions<br />

dans les forums de discussion indiquent qu’elle a une vie<br />

affective <strong>et</strong> sexuelle particulièrement bien remplie, pour le<br />

moins.<br />

Décidément, je tombais des nues, <strong>et</strong> je comprenais<br />

maintenant mieux pourquoi tout avait été aussi facile <strong>et</strong> aussi<br />

rapide avec elle ; je n’étais qu’un nom sur une liste déjà<br />

longue. Car, effectivement, tout à l’heure, je n’avais même<br />

pas tiqué, quand Nordine m’avait indiqué que j’étais le vingt-<br />

sixième amant de Lucie ! J’avais donc quitté ma fidèle<br />

baleine pour une p<strong>et</strong>it salope ! Quelle déconvenue, <strong>et</strong> puis<br />

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<strong>Faux</strong>-<strong>fuyants</strong> <strong>et</strong> <strong>vraies</strong> <strong>fuites</strong> <strong>Gilles</strong> <strong>Josse</strong><br />

surtout, comment j’avais pu être abusé si facilement ! J’ai<br />

réfléchi à mon futur vélo <strong>et</strong> aux propositions malhonnêtes à<br />

peine voilées de Madame Katarinova, <strong>et</strong> je me suis fait fort<br />

de payer de mon corps pour obtenir l’engin au plus bas prix.<br />

Ma voisine, qui vendait son vélo, à deux cages d’escalier<br />

de la mienne, n’était en eff<strong>et</strong> pas du genre farouche. Elle eut<br />

vite fait de me m<strong>et</strong>tre à l’aise, tellement à l’aise que je me<br />

r<strong>et</strong>rouvais rapidement à m’envoyer en l’air avec elle sur son<br />

canapé de cuir noir. C’est là que son pauvre mari lisait son<br />

journal, le soir, en rentrant du travail, m’expliqua-t-elle. A le<br />

tromper à c<strong>et</strong> endroit précis, elle n’avait pas tout à fait<br />

l’impression de lui être infidèle. Je ne fis aucun commentaire,<br />

mais lui demandai si elle vendait ainsi souvent quelque<br />

vieillerie. Elle partit d’un grand éclat de rire :<br />

— Au moins une fois par mois, sinon plus !<br />

— Et pour en revenir à ce vélo, quel prix en demandez-<br />

vous ?<br />

— Grand niais, ne faites pas l’innocent, sans quoi je vais<br />

vous demander une rallonge !<br />

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Je ne fis aucun commentaire, n’ayant pas véritablement<br />

envie de payer un supplément c<strong>et</strong> après-midi là, <strong>et</strong> je repartis<br />

avec mon vélo sous le bras. Je pris une douche pour me<br />

débarrasser du parfum entêtant de la dame, <strong>et</strong> me refis une<br />

santé avec une bonne sieste.<br />

Quand Lucie revint du travail, je ne pus m’empêcher de<br />

me demander si elle ne m’avait pas trompé de la même<br />

manière, de cinq à sept. Décidément, c’en était fait de mon<br />

bel amour ; j’avais beau lui trouver toujours autant de<br />

charme, je ne savais que repenser à ce que m’avait révélé<br />

Nordine à son suj<strong>et</strong>, à ses vingt-six amants, comme les vingt-<br />

six l<strong>et</strong>tres de l’alphab<strong>et</strong>. Et puis aussi, je devais m’avouer que<br />

je n’étais pas si fier d’avoir moi-même cédé aux avances de<br />

sa voisine, quelques heures plus tôt ; je n’étais pas coutumier<br />

du fait. Ma mauvaise conscience m’interdit donc de l’honorer<br />

ce soir-là, <strong>et</strong> je dus prétexter la fatigue pour pouvoir<br />

repousser ses baisers <strong>et</strong> ses avances. J’eus pourtant bien du<br />

mal à m’endormir, en proie aux remords <strong>et</strong> au ressassement, à<br />

l’inquiétude <strong>et</strong> au doute aussi. Quelle conduite adopter avec<br />

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<strong>Faux</strong>-<strong>fuyants</strong> <strong>et</strong> <strong>vraies</strong> <strong>fuites</strong> <strong>Gilles</strong> <strong>Josse</strong><br />

Lucie ? Je n’envisageais guère de lui avouer mon incartade.<br />

Convenait-il de lui parler de sa propre vie amoureuse, telle<br />

que me l’avait décrite Nordine ? Quelle serait alors sa<br />

réaction ? Allais-je dorénavant vivre en libertin partageant<br />

mes nuits avec une libertine ? L’idée, rebutant mon sens<br />

moral, était loin de me plaire…<br />

Le lendemain matin, je me réveillai fort tard, pour<br />

constater que le lit à mes côtés était vide. Lucie m’avait laissé<br />

dormir <strong>et</strong> un mot sur la table de la cuisine, après son p<strong>et</strong>it<br />

déjeuner, ainsi que du café au chaud :<br />

« Mon chéri, à l’heure où tu liras ces phrases, je serai<br />

certainement partie au travail, car tu dormais comme un loir<br />

lorsque je me suis levée. Malgré mon envie, je n’ai pas osé<br />

abuser de toi comme tu l’as fait hier matin !<br />

Tu as parlé <strong>et</strong> tu t’es beaucoup agité pendant ton<br />

sommeil ; je ne sais pas ce qui te tracasse, mais hier, plus<br />

que fatigué, tu semblais avant tout contrarié. Il faudra que<br />

nous en reparlions ce soir, <strong>et</strong> j’espère que tu me diras ce qui<br />

ne va pas.<br />

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<strong>Faux</strong>-<strong>fuyants</strong> <strong>et</strong> <strong>vraies</strong> <strong>fuites</strong> <strong>Gilles</strong> <strong>Josse</strong><br />

Je t’aime fort !<br />

Lucie »<br />

Je déjeunai distraitement <strong>et</strong> sans grand appétit, reprenant<br />

un deuxième bol de café pour me rem<strong>et</strong>tre les idées en place.<br />

Ainsi, Lucie avait deviné mon embarras ! Décidément, tout<br />

était comme d’habitude ; on ne pouvait rien cacher à une<br />

femme, <strong>et</strong> c’est bien ce qui m’énervait chez elles. C’est peut-<br />

être bien pour c<strong>et</strong>te raison que mes amours passées s’étaient<br />

révélées si fugaces, car je ne supportais pas que l’on devine<br />

mes pensées <strong>et</strong> mes sentiments à demi-mots. Je trouvais cela<br />

intrusif, <strong>et</strong> puis aussi un rien injuste, puisque je ne possédais<br />

pas moi-même c<strong>et</strong>te capacité d'intuition ou d’empathie,<br />

appelez-ça comme vous voulez, qui confinait parfois à la<br />

télépathie pure <strong>et</strong> simple. C’était Nordine l’ordinosaure qui<br />

suppléait à ce handicap, en me renseignant sur le passé <strong>et</strong> les<br />

habitudes des gens que je côtoyais. Je lui trouvais ce grand<br />

mérite d’être absolument incorruptible <strong>et</strong> impartial.<br />

Je tournais <strong>et</strong> r<strong>et</strong>ournais c<strong>et</strong>te dernière phrase de Lucie ;<br />

nous en reparlerons ce soir. Quelle horreur ! Comment allais-<br />

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je pouvoir échapper à ce piège ? Je ne voyais pas d’issue, à<br />

part celle de prendre mes cliques <strong>et</strong> mes claques aussi<br />

rapidement que je m’étais installé. Mais cela n’était guère<br />

envisageable, <strong>et</strong> j’allais devoir composer <strong>et</strong> ruser, ce que je<br />

détestais par dessus-tout, à moins que je ne me j<strong>et</strong>te à l’eau <strong>et</strong><br />

que je renvoie à la figure de Lucie son passé de bouffeuse<br />

d’hommes. Quoi qu’il arrive, cela ne risquait pas d’être très<br />

agréable. Je soupirai, puis décidai de rejoindre Nordine, afin<br />

de contacter la comtesse Bilitch par visiophonie. Celle-ci se<br />

révéla d’un naturel affable <strong>et</strong> plutôt sympathique,<br />

contrairement à mes craintes ; décidément, j’étais bourré de<br />

préjugés. Elle me tira les vers du nez pendant un bon quart<br />

d’heure, au cours duquel je lui résumai mon enfance <strong>et</strong> puis<br />

mon existence de marinier, pour finir par ce naufrage qui<br />

avait duré quatre ans :<br />

— Ainsi, vous vous êtes accroché quatre longues années à<br />

une épave ? Quelle constance ! commenta-t-elle en sifflant,<br />

visiblement admirative.<br />

— C’est cela même, Madame la comtesse.<br />

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<strong>Faux</strong>-<strong>fuyants</strong> <strong>et</strong> <strong>vraies</strong> <strong>fuites</strong> <strong>Gilles</strong> <strong>Josse</strong><br />

— Oh, je vous en prie : appelez-moi Brigitte !<br />

A ces mots, je compris que mon récit avait conquis la<br />

dame, <strong>et</strong> que je pouvais me considérer comme embauché à<br />

son service. Elle me donna quelques détails sur le travail<br />

demandé, puis me confirma qu’elle souhaitait me voir<br />

commencer chez elle, dès le lendemain. Dans un premier<br />

temps, il s’agissait de réaliser une foule de p<strong>et</strong>its travaux<br />

d’entr<strong>et</strong>ien dans sa demeure, qui attendaient depuis trop<br />

longtemps. C’était tout à fait dans mes cordes, car j’étais<br />

plutôt habile <strong>et</strong> aimais travailler de mes mains.<br />

Midi arriva, sans que j’aie pour autant le moindre appétit,<br />

tant j’appréhendais ma discussion de ce soir avec Lucie :<br />

j’eus une pensée émue pour ma baleine, qui, elle, ne m’avait<br />

jamais demandé aucun compte à rendre, <strong>et</strong> puis je décidai<br />

soudainement de reconnaître la route jusqu’à la demeure de la<br />

comtesse, où j’allais dorénavant me rendre chaque matin.<br />

J’empoignai le vélo d’Anna, si plaisamment acquis, <strong>et</strong><br />

empruntai l’ascenseur pour rejoindre la rue.<br />

La résidence de la liberté était située dans les faubourgs de<br />

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Borovnik, qui devait compter dans les quarante mille âmes, <strong>et</strong><br />

la résidence de Brigitte Bilitch était à l’opposé, au nord. Il me<br />

fallait donc traverser le centre ville, encombré par les<br />

glisseurs <strong>et</strong> autres véhicules, à c<strong>et</strong>te heure, ce que je fis, en<br />

suivant le plan que m’avait imprimé Nordine. Je finis par<br />

arriver à destination, face aux grilles d’un grand parc boisé,<br />

au fond duquel trônait une vaste maison bourgeoise, comme<br />

on en construisait au siècle précédent. Je poussai la grille,<br />

notant son grincement <strong>et</strong> sa peinture écaillée, <strong>et</strong> m’engageai<br />

dans l’allée gravillonnée ; à coup sûr, il me faudrait la r<strong>et</strong>aper<br />

un jour ou l’autre. Vue de près, la demeure, malgré son<br />

cach<strong>et</strong>, avait beaucoup moins d’allure, ayant souffert des<br />

offenses du temps ; tous les vol<strong>et</strong>s <strong>et</strong> fenêtres étaient à<br />

repeindre, ce qui représentait un travail considérable.<br />

Je n’eus même pas à actionner la cloche à la porte<br />

d’entrée, que la comtesse venait m’accueillir en personne <strong>et</strong><br />

en robe de chambre. Elle avait un maintien de danseuse <strong>et</strong><br />

portait sa cinquantaine avec beaucoup d’élégance. Elle me<br />

tendit la main avec un grand sourire :<br />

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— Ainsi, c’est vous, Alain Bonaventure, je présume ! Vous<br />

n’avez donc pas eu la patience d’attendre jusqu’à demain.<br />

— Bonjour Madame. Oui, en eff<strong>et</strong>, j’ai eu envie de<br />

pousser jusque chez vous, pour reconnaître le traj<strong>et</strong>.<br />

— Et bien, je vous en prie, entrez donc. <strong>et</strong> elle m’invita<br />

dans le vestibule.<br />

Deux yorkshires firent leur apparition, qui me firent la fête<br />

après quelques aboiements <strong>et</strong> reniflements ; Touki <strong>et</strong> Youki.<br />

La comtesse s’attendrit de les voir sympathiser si facilement<br />

avec moi, ce qui n’avait, je pense, rien d’extraordinaire. Tout<br />

était vieillot dans la maison <strong>et</strong> respirait l’usure : les parqu<strong>et</strong>s,<br />

les meubles, les tapisseries, les tentures, les tableaux, les<br />

gravures, les bibelots… Le temps semblait s’être appesanti<br />

sur tout ce qu’elle contenait <strong>et</strong> il flottait dans l’air une odeur<br />

de vieux <strong>et</strong> humide, qui n’était pas pour me déplaire. Brigitte<br />

Bilitch y vivait seule parmi ses souvenirs, comme elle me<br />

l’expliqua dans l’un des salons, autour d’une tasse de café.<br />

Dans c<strong>et</strong>te seule pièce, elle me détailla pas moins de cinq ou<br />

six réparations à effectuer, après quoi elle me conduisit dans<br />

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un débarras sans fenêtre qui serait mon atelier, <strong>et</strong> où gisaient<br />

pêle-mêle une foule d’outils sur un établi de chêne.<br />

Elle me fit enfin faire le tour des pièces, en m’indiquant<br />

précisément les travaux qu’elle attendait de moi, <strong>et</strong> je notai<br />

avec un rien de consternation l’état de délabrement de la<br />

baraque, à certains endroits. J’avais de quoi faire pour plus<br />

d’un an, au bas mot. Elle me raccompagna enfin jusqu’au<br />

vestibule, où j’avais laissé ma casqu<strong>et</strong>te sur une patère, <strong>et</strong><br />

après quelques caresses à Touki <strong>et</strong> Youki, je pris congé <strong>et</strong> ré-<br />

enfourchai mon vélo. Je rentrai tranquillement, le cœur<br />

content ; ainsi, je n’allais pas m’ennuyer, toutes ces semaines<br />

à venir. Et puis je repensai à la comtesse, plutôt sympathique.<br />

Quelle drôle d’idée de vivre seule dans un si grand logis.<br />

Lucie revint plus tôt que la veille, faisant son apparition<br />

vers les dix-huit heures. Je l’entendis garer son glisseur sous<br />

nos fenêtres, dans la cour, <strong>et</strong> puis la sonnerie dans<br />

l’ascenseur, <strong>et</strong> puis le bruit de ses clés dans la serrure de la<br />

porte d’entrée. Le moment que j’appréhendais tant était enfin<br />

arrivé ; elle allait procéder à mon interrogatoire. Je n’avais<br />

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toujours pas tranché sur l’attitude à adopter ; me j<strong>et</strong>er à l’eau,<br />

ou bien garder la constance imperturbable du menhir. Elle<br />

attaqua franco, donnant le ton de la conversation :<br />

— Alors, Alain, qu’y a-t-il au juste ? Pourquoi c<strong>et</strong> air<br />

coincé, depuis hier soir ?<br />

— Mon ordinosaure m’a parlé de toi…<br />

— Normal, mon CV est accessible sur le réseau à tout un<br />

chacun !<br />

— C’est-à-dire qu’il ne s’agit pas tout à fait de c<strong>et</strong> aspect-<br />

là de ta vie.<br />

— Tu veux dire que ton fameux Nordine a accès à des<br />

données personnelles <strong>et</strong> confidentielles réservées à la milice,<br />

par exemple ?<br />

— C’est cela même !<br />

Lucie marqua le coup <strong>et</strong> leva les yeux au ciel, visiblement<br />

très agacée par la nouvelle. Elle reprit l’offensive :<br />

— Et ensuite, qu’as-tu appris au juste ?<br />

— Et bien, disons que tu as une vie très libre, de l’avis de<br />

Nordine.<br />

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— Mais encore ?! interrogea Lucie, sur le point de se<br />

m<strong>et</strong>tre définitivement en colère. Pour ma part, je n’en menais<br />

pas large, mais je continuai néanmoins.<br />

— Officiellement, vingt-six partenaires à vingt-cinq ans,<br />

ça fait beaucoup, non ?<br />

— Et alors ? Dis que je suis une salope, pendant que tu y<br />

es ! Et puis d’abord, qu’est-ce qui t’a pris d’interroger ta<br />

sal<strong>et</strong>é de machine illégale sur ma vie privée ?<br />

Je mis sa question de côté, <strong>et</strong> poursuivis.<br />

— Le problème n’est pas tellement le nombre, vois-tu,<br />

mais le chevauchement des aventures ; apparemment, tu es<br />

classée comme une personne à partenaires multiples… elle<br />

explosa.<br />

— Et alors, est-ce que je t’ai demandé de me rendre des<br />

comptes à moi, sur ta vie présente <strong>et</strong> passée ?! Est-ce que j’ai<br />

fait la liste de toutes les femmes avec qui tu t’es envoyé en<br />

l’air <strong>et</strong> pendant combien de temps, <strong>et</strong> dans quelles<br />

positions ?! C’est minable, ça, tu m’entends ! Minable ! Tu<br />

me fais chier ! Je fais ce que je veux de mon corps, <strong>et</strong> je ne<br />

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t’autorise pas à mal me juger.<br />

Là, je compris deux choses simultanément. La première,<br />

c’est qu’étant donné sa réaction, il était fort probable qu’elle<br />

ait au moins en ce moment même un autre partenaire dans sa<br />

vie, en parallèle avec moi, sans quoi elle se serait défendue en<br />

arguant que c’était du passé, c<strong>et</strong>te façon de manger à<br />

plusieurs râteliers. Au lieu de quoi elle m’avait envoyé<br />

promener, ce que je n’avais d’ailleurs pas du tout apprécié.<br />

La deuxième, c’est qu’il semblait vraisemblablement<br />

impossible de rattraper le coup ; ce qui était dit était dit, <strong>et</strong> les<br />

dommages étaient irréparables, d’un côté comme de l’autre.<br />

Et puis, de toute façon, aucune femme ne m’avait jamais<br />

parlé sur ce ton, ce qui, pour moi, était rédhibitoire ; je<br />

n’allais pas continuer à partager ma vie avec une<br />

caractérielle. Ma décision était donc prise <strong>et</strong> j’allais quitter<br />

Lucie ; notre idylle aurait duré moins d’une semaine.<br />

Néanmoins, j’avais une faveur à lui demander :<br />

— Me laisseras-tu quelques jours, avant que je ne<br />

déménage mes affaires de chez toi, histoire de trouver un<br />

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autre logement ?<br />

— Ah bon, tu comptes donc t’en aller ? me demanda-t-<br />

elle, radoucie. Elle semblait surprise.<br />

— Et bien, c’est-à-dire que, vois-tu, je suis marin, à la<br />

base, <strong>et</strong> dans mon métier, il n’y a qu’un seul capitaine pour<br />

un bateau ; je ne me vois pas te partager avec qui que ce soit,<br />

même si cela reste caché. J’espère que tu me comprends.<br />

— Tu n’es qu’un imbécile, avec une mentalité de p<strong>et</strong>it<br />

bourgeois. m’asséna-t-elle calmement, d’un ton où je perçus<br />

toutefois un léger désarroi, qui disait toute sa déconvenue.<br />

Mais après tout, à quoi s’attendait-elle ? Que je prenne un<br />

tick<strong>et</strong> de queue pour l’astiquer à mon tour, comme au rayon<br />

charcuterie ou à l’agence pour l’emploi ? J’étais bien trop fier<br />

pour me plier à ce jeu-là. C<strong>et</strong>te nuit-là, je dormis donc dans le<br />

canapé du salon.<br />

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III – La Ribaudière<br />

Finalement, la comtesse, Brigitte Bilitch, se révéla très<br />

accueillante <strong>et</strong> me tira de l’embarras. Après deux matinées de<br />

travail, où j’avais fait de la belle ouvrage, je lui expliquai<br />

mon souci de logement autour d’un café, tout en flattant ses<br />

chiens, <strong>et</strong> elle m’avait tout naturellement proposé de venir<br />

m’installer dans l’une des chambres de sa demeure, la<br />

Ribaudière. Je n’eus d’ailleurs pas longtemps à me demander<br />

qui pouvait bien être la ribaude de c<strong>et</strong>te charmante habitation,<br />

puisqu’elle vint tout naturellement me rejoindre au fond de<br />

mon lit, une nuit <strong>et</strong> un bougeoir à la main, moins d’une<br />

semaine plus tard. Cela ne m’avait d’ailleurs guère étonné,<br />

étant donné la facilité avec laquelle nous avions sympathisé.<br />

Néanmoins, malgré l’intimité de nos rapports nocturnes, je<br />

continuai de la vouvoyer, ainsi que de lui donner de la<br />

« comtesse », de temps à autre, pour flatter son ego, ce<br />

qu’elle était loin de dédaigner. J’adorais par dessus tout lui<br />

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dire au moment crucial :<br />

— Madame la comtesse, je me sens bientôt jouir !<br />

A quoi elle répondait invariablement :<br />

— Jouissez, mon bon ami, jouissez ; je vous rejoins.<br />

Ça nous excitait tous les deux, allez savoir pourquoi. Le<br />

matin, aux aurores, je me m<strong>et</strong>tais au travail, <strong>et</strong> lui portais son<br />

p<strong>et</strong>it déjeuner au lit sur le coup des neuf heures ; souvent, à<br />

ces occasions, elle avait faim d’autre chose que de tartines, <strong>et</strong><br />

je passais de bonne grâce à la casserole, pour nourrir le<br />

minou vorace qui la menait par le bout du nez. Je r<strong>et</strong>ournais<br />

ensuite au travail <strong>et</strong> la r<strong>et</strong>rouvais vers midi, pour l’aider à<br />

préparer le repas <strong>et</strong> le partager avec elle. La comtesse ne<br />

roulait pas sur l’or, <strong>et</strong> nous mangions des patates à tour de<br />

bras, sans que cela me choque pour autant, car j’avais<br />

quelques fois connu la faim sur ma baleine.<br />

L’après-midi, j’enfourchais mon vélo pour rejoindre<br />

quelque bar du centre-ville où me rincer le gosier à la Baltzar,<br />

<strong>et</strong> je la r<strong>et</strong>rouvais le soir pour dîner. Le cours du temps lui-<br />

même semblait s’être suspendu, <strong>et</strong> je filais le plus parfait<br />

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bonheur avec Brigitte, partagé entre mon travail de la main <strong>et</strong><br />

de la queue ; j’aurais bien ainsi vécu mille ans, si le destin<br />

n’en avait décidé autrement. C’est Nordine qui me prévint un<br />

soir de c<strong>et</strong>te manière :<br />

— Dis-donc Alain, je crois que tu viens de recevoir un<br />

courrier important !<br />

— Ah bon, vraiment ?!<br />

— Oui, je crois bien que ça va t’intéresser…<br />

Je me levai donc de mon lit pour rejoindre le clavier, <strong>et</strong><br />

commandai l’ouverture du mail. Un certain Marc Zikorsky<br />

m’écrivait ainsi :<br />

« Cher Monsieur Bonaventure, ou bien peut-être devrais-<br />

je vous appeler tout simplement papa ?<br />

Oui, il se trouve que je suis votre fils <strong>et</strong> celui de Claire<br />

Zikorsky, que vous avez dû rencontrer l’année deux cent<br />

trente-cinq, <strong>et</strong> qui a partagé votre vie durant quelques mois<br />

sur une péniche, que vous aviez baptisée « la baleine », si les<br />

souvenirs de ma mère sont exacts.<br />

Maman, avec qui je vivais, est hélas décédée voilà<br />

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quelques semaines <strong>et</strong> j’ai cherché un bon moment avant de<br />

r<strong>et</strong>rouver enfin votre trace. Car j’ai un gros souci <strong>et</strong> un<br />

service à vous demander. La chose est simple ; n’étant pas<br />

encore majeur, puisque je suis dans ma dix-septième année,<br />

le juge a décidé de m’envoyer rejoindre les pupilles de la<br />

nation, ce qui ne me botte guère, n’étant pas féru de<br />

discipline militaire, de lit au carré ni de marche au pas.<br />

Ma demande est simple ; seriez-vous prêt à faire les<br />

démarches pour me reconnaître <strong>et</strong> à m’héberger, pour me<br />

soustraire au triste sort que me prom<strong>et</strong> l’administration. Je<br />

ne sais pas si nous sommes faits pour nous entendre, mais il<br />

est certain que je vous serais infiniment reconnaissant si<br />

vous répondiez positivement à ma requête.<br />

Sans vous connaître, je vous embrasse tout de même,<br />

espérant avoir rapidement de vos nouvelles.<br />

Marc »<br />

Suivaient les coordonnées du jeune homme, ainsi que<br />

celles du tribunal auprès duquel adresser la demande<br />

d’adoption, à l’autre bout du pays. J’en tombai sur le cul ;<br />

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ainsi, j’avais un fils ! Je me rappelais bien sa mère, Claire,<br />

avec qui j’avais passé de très bons moments, avant qu’elle ne<br />

me quitte, sur un coup de tête. Je me pris à me demander<br />

combien d’enfants j’avais pu laisser sur ma route… Là n’était<br />

pas la question ; un certain Marc Zikorsky souhaitait devenir<br />

Marc Bonaventure pour échapper à l’embrigadement dans les<br />

pupilles de la nation, <strong>et</strong> je comprenais parfaitement cela. Il<br />

n’y avait pas photo ; je me devais de venir en aide à ce fils<br />

aussi inconnu qu’improbable.<br />

C<strong>et</strong>te nuit-là, j’eus beaucoup de mal à m’endormir,<br />

pensant <strong>et</strong> repensant à ce mail incroyable. Le lendemain<br />

matin, portant son p<strong>et</strong>it déjeuner à Brigitte, je la mis au<br />

courant de la chose. Elle s’exclama :<br />

— Vous, un fils, Alain ! Mais c’est formidable !<br />

— Oui, je crois bien, Madame la comtesse.<br />

— Et qu’allez-vous faire ?<br />

— Eh bien, me soum<strong>et</strong>tre à l’identification génétique <strong>et</strong><br />

procéder à la reconnaissance du jeune homme, <strong>et</strong> puis peut-<br />

être l’héberger quelque temps ici en attendant sa majorité, si<br />

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vous n’y voyez pas d’inconvénients.<br />

— Mais pas du tout, Alain, voyons ! Il sera le bienvenu<br />

ici, c’est certain.<br />

La nouvelle avait déchaîné les appétits de la dame, <strong>et</strong> je<br />

dus m’occuper de l’affaire séance tenante, après quoi,<br />

calmée, celle-ci me confirma sur l’oreiller qu’elle était tout à<br />

fait d’accord pour que je m’absente quelques jours pour me<br />

rendre sur place afin d’adopter ce fils inespéré, puis qu’il<br />

vienne s’installer chez elle.<br />

Dans l’après-midi, je rédigeai donc ma demande au juge <strong>et</strong><br />

sollicitai une audience, puis répondis à la l<strong>et</strong>tre de Marc. La<br />

réponse ne me parvint qu’une bonne semaine plus tard, que je<br />

passais sur des charbons ardents. Je réservai mon bill<strong>et</strong> pour<br />

Kiotr, où se trouvaient le gamin <strong>et</strong> le tribunal, <strong>et</strong> je partis un<br />

matin à vélo jusqu’à la gare, un sac de voyage sur le porte-<br />

bagage, non sans avoir tambouriné Madame la Comtesse en<br />

guise d’au revoir.<br />

Le traj<strong>et</strong> en train dura six bonnes heures, que j’occupais à<br />

regarder le paysage <strong>et</strong> les vaches passer. J’étais impatient de<br />

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découvrir le visage de ce fils inconnu, sorti des oubli<strong>et</strong>tes, tel<br />

un diable de sa boite. Me ressemblait-il ? Allions-nous nous<br />

entendre ? Et puis d’ailleurs, est-ce que nous aurions<br />

seulement des choses à nous dire, après dix-sept années,<br />

d’ignorance pour moi <strong>et</strong> d’absence pour lui ? M’en voulait-il<br />

d’avoir quitté sa mère ?<br />

Il m’attendait au bout du quai, prévenu de mon arrivée. Il<br />

était de ma taille, large d’épaules également, mais ne me<br />

ressemblait pas de visage ni de couleur de cheveux ; il était<br />

roux comme sa mère <strong>et</strong> m’accueillit avec un beau sourire,<br />

sans mot dire.<br />

— Alors, c’est toi, Marc ?<br />

— Oui, je crois bien. Et vous, mon marin de père !<br />

— Oh, tu sais, je suis un marin à la r<strong>et</strong>raite, maintenant.<br />

— Vous ne naviguez plus ?<br />

Je lui expliquai alors les mésaventures de la baleine autour<br />

d’une Baltzar, à la terrasse du café de la gare, <strong>et</strong><br />

l'acharnement de l'administration. Il faisait un bien beau<br />

soleil, <strong>et</strong> le vent soufflait la mèche qui couvrait son front ;<br />

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c’était un beau gamin, assurément. Je me demandai en r<strong>et</strong>our<br />

si son père lui plaisait, <strong>et</strong> lui posai la question.<br />

— Vous êtes bien comme maman vous avait décrit. Avec<br />

votre casqu<strong>et</strong>te, on ne peut pas vous manquer.<br />

— Et toi, tu es rouquin, comme ta mère.<br />

— Oui, c’est vrai, nous ne nous ressemblons pas<br />

beaucoup…<br />

Il y eut un froid. Chacun dans son coin devait penser à la<br />

même éventualité ; que se passerait-il si les tests de parenté<br />

s’avéraient négatifs ? Je m’étais renseigné ; la loi me laissait<br />

la possibilité de devenir néanmoins le tuteur de Marc, ce qui<br />

lui perm<strong>et</strong>trait d’éviter la caserne. Je n’avais pas pour autant<br />

décidé de mon attitude, face à ce cas de figure. Pourtant, tout<br />

était déjà joué, puisque j’avais fait procéder au prélèvement<br />

de mes échantillons génétiques, cheveux <strong>et</strong> salive, dans un<br />

laboratoire assermenté de Borovnic. A l’heure qu’il était, le<br />

juge, qui s’apprêtait à nous recevoir en audience dans l’après-<br />

midi, connaissait déjà les résultats, quant à lui.<br />

Je changeai de suj<strong>et</strong> de conversation, <strong>et</strong> demandai au jeune<br />

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homme s’il avait appris un métier :<br />

— Oui, j’ai suivi un apprentissage de trois années comme<br />

jardinier paysagiste.<br />

— Oh, voilà qui devrait plaire à Madame la comtesse.<br />

Il m’interrogea <strong>et</strong> je lui expliquai qui elle était <strong>et</strong> comment<br />

je vivais. Il ne fit aucun commentaire. Je commandai une<br />

autre bière <strong>et</strong> il me parla un peu de sa mère <strong>et</strong> de la vie qu’il<br />

avait menée avec elle <strong>et</strong> un beau-père violent qu’il avait fui,<br />

pour se réfugier provisoirement chez un voisin. Et puis le<br />

moment arriva de nous m<strong>et</strong>tre en route <strong>et</strong> de rejoindre le<br />

tribunal, non loin de là. Je réglai les consommations <strong>et</strong> mis<br />

mon sac de voyage sur l’épaule : je me sentais bien, comme<br />

en vacances, avec ce jeune homme que je trouvais plutôt<br />

sympathique.<br />

Le palais de justice était imposant, comme tous les<br />

bâtiments administratifs de l’empire, avec sa haute façade de<br />

pierre blanche <strong>et</strong> ses austères colonnades, dont on délogeait<br />

les hirondelles, chaque année. Nous avons pénétré dans le<br />

vaste hall par une antique porte tournante de verre <strong>et</strong> de bois<br />

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verni, couverte de graffitis obscènes <strong>et</strong> d’insultes, <strong>et</strong> avons<br />

demandé notre chemin à un guich<strong>et</strong>ier fort peu amène. Le<br />

bureau du juge était à l’étage, dans les combles, au milieu<br />

d’un couloir dont le parqu<strong>et</strong> grinçait aussi fort qu’il sentait<br />

l’encaustique. Nous nous sommes assis sur une banqu<strong>et</strong>te,<br />

sans mot dire, en proie à l’inquiétude, pour des raisons<br />

différentes l’un <strong>et</strong> l’autre. Moi, je craignais de voir ce fils<br />

redevenir un parfait étranger, <strong>et</strong> lui, de connaître le sort peu<br />

enviable des pupilles de la nation.<br />

Après une demi-heure d’attente, un huissier en robe noire<br />

finit par entrebâiller la porte <strong>et</strong> nous inviter à entrer d’un<br />

murmure, ce que nous avons fait. Après deux longues<br />

minutes, le juge, derrière son immense bureau, nous a invités<br />

à nous asseoir dans des fauteuils élimés dont l’assise était<br />

bien plus basse que la sienne, ce qui donnait un peu<br />

l’impression d’avoir le cul par terre. Puis, sans attendre, il<br />

s’est mis à lire la procédure, sans que l’on sache très bien si<br />

cela nous concernait ou pas. Pendant ce temps, le greffier<br />

prenait des notes. Je regardais les mouches voler. Marc, lui,<br />

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était dans ses p<strong>et</strong>its souliers. Finalement, le juge à levé les<br />

yeux vers nous <strong>et</strong> m’a asséné, tout à trac :<br />

— Il se trouve donc ainsi, Monsieur Bonaventure, que les<br />

tests génétiques ne sont pas concluants, <strong>et</strong> que vous n’êtes de<br />

ce fait certainement pas le père biologique de Marc Zikorsky,<br />

ici présent.<br />

Marc a accusé le coup <strong>et</strong> j’ai vu une ombre passer sur son<br />

visage. Moi-même, j’étais fortement déçu, mais après tout,<br />

qu’est-ce que ça changerait dans ma vie, puisque j’avais vécu<br />

jusqu’à présent sans me savoir de descendance. Le juge<br />

poursuivit <strong>et</strong> indiqua à Marc que la procédure d’adoption<br />

devenait caduque, du fait des résultats des analyses.<br />

Toutefois, reprit-il, la loi prévoyait néanmoins que je puisse<br />

accepter de devenir son représentant légal, à partir du<br />

moment où je m’engageais à lui fournir gîte <strong>et</strong> couvert<br />

jusqu’à l’âge de sa majorité. Puis il m’interrogea sur mes<br />

intentions à ce suj<strong>et</strong>. J’ai tourné la tête vers Marc, qui ne<br />

semblait plus trop y croire, <strong>et</strong> puis je me suis lancé :<br />

— Oui, Monsieur le juge ; j’accepte de devenir le tuteur de<br />

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Marc <strong>et</strong> de remplir les obligations afférentes.<br />

— Bien. Êtes-vous sûr de vouloir cela, Monsieur<br />

Bonaventure, sachant qu’il n’est pas possible de revenir sur<br />

une telle décision ?<br />

— Oui, Monsieur le juge.<br />

Marc ne semblait pas trop y croire <strong>et</strong> me j<strong>et</strong>a un coup<br />

d’œil étonné, qui se mua en un sourire de reconnaissance,<br />

lorsqu’il eut pleinement intégré ce que cela signifiait pour lui.<br />

Le juge récita encore quelques bla-bla, <strong>et</strong> notamment que la<br />

décision était exécutoire à partir de ce jour même. L’huissier<br />

nous renvoya à notre banc, dans le couloir, nous demandant<br />

d’attendre un moment la rédaction complète de l’acte de<br />

justice. Marc <strong>et</strong> moi, nous sommes restés silencieux. Je<br />

n’avais aucune explication à lui donner, <strong>et</strong> je n’attendais<br />

aucun remerciement. Je me demandais ce qui avait bien pu<br />

motiver ma décision. Peut-être le bon souvenir que je gardais<br />

de Claire, la mère du jeune homme, ce qui faisait de lui une<br />

sorte de beau-fils. Accessoirement, il m’apparut que celle-ci<br />

ne m’avait sûrement pas été fidèle pendant le temps de notre<br />

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union, puisqu’elle m’avait cru être le père de son enfant, alors<br />

que cela n’était effectivement pas le cas. Finalement, c’était<br />

cela qui me chagrinait le plus ! Ma fierté <strong>et</strong> mon orgueil de<br />

mâle prenaient un nouveau coup dans l’aile…<br />

L’huissier est revenu me rem<strong>et</strong>tre l’acte en main propre<br />

contre décharge, <strong>et</strong> nous sommes ressortis du tribunal,<br />

éblouis par la lumière de l’après-midi, qui contrastait si fort<br />

avec la pénombre qui régnait dans le tribunal. Tout ce que j’ai<br />

trouvé à dire à Marc, c’est qu’il nous fallait maintenant passer<br />

chez son voisin, pour qu’il récupère son baluchon <strong>et</strong> fasse ses<br />

adieux. Il a simplement hoché la tête. Je crois bien qu’il avait<br />

la gorge serrée <strong>et</strong> ne pouvait pas parler. Je l’ai accompagné<br />

jusqu’à la ruelle où il résidait, <strong>et</strong> il est ressorti d’un immeuble<br />

décrépit quelques minutes plus tard, une p<strong>et</strong>ite valise à la<br />

main. Nous avons repris le chemin de la gare, où je lui ai<br />

ach<strong>et</strong>é un bill<strong>et</strong>, <strong>et</strong> nous nous sommes installés sur un banc du<br />

quai, en attendant le train du soir, qui devait nous ramener à<br />

Borovnik <strong>et</strong> à la Ribaudière.<br />

Nous sommes rentrés chez la comtesse vers minuit, mais<br />

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celle-ci n’était pas encore couchée <strong>et</strong> nous attendait de pied<br />

ferme. Elle nous a accueillis en papillonnant des bras <strong>et</strong> en<br />

babillant comme un serin, posant force questions, sans même<br />

attendre les réponses. Cela tombait bien, car je n’étais pas<br />

d’humeur loquace, ni Marc non plus ; nous étions vannés par<br />

les émotions <strong>et</strong> le voyage en train. Bizarrement, j’ai décidé de<br />

ne pas lui révéler que je n’étais pas le père biologique de<br />

celui-ci. Après tout, qu’est-ce que ça changeait ? Brigitte<br />

trouva tout de même le moyen de s’extasier sur ces<br />

« extraordinaires ressemblances » qui existaient entre nous,<br />

ce qui m’agaça quelque peu, bien que je ne lui en fisse pas<br />

part. Elle avait préparé une chambre pour Marc, bien loin de<br />

la mienne, ce à quoi je n’ai prêté nulle attention, sur le coup.<br />

Dès le lendemain, j’engageais Marc pour me seconder<br />

dans mes travaux de réparation <strong>et</strong> rénovation divers. Il était<br />

habile de ses mains, lui aussi, ce dont la volage Brigitte a dû<br />

très vite se douter, <strong>et</strong> pas plus tard que la semaine suivante,<br />

elle commençait à s’envoyer en l’air avec ce drôle de fils<br />

adoptif, sur le coup des deux heures du matin, au plus<br />

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profond de mon propre sommeil. Je n’ai pas mis longtemps à<br />

me rendre compte du manège, d’ailleurs, quand j’ai remarqué<br />

qu’elle était souvent indisposée pour notre câlin habituel du<br />

matin.<br />

Chienne de vie, chiennes de femmes ! Une vie comme ça,<br />

j’appelle ça une vie à la godille ! Je n’avais plus ma péniche,<br />

mais je savais encore mener ma barque, <strong>et</strong> n’avais pas la<br />

moindre envie de planter ma nouille dans un terrain<br />

communautaire. Je n’ai même pas eu envie de coller une<br />

patate à ce fils ingrat, ni une beigne à la belle comtesse. J’ai<br />

laissé le jeunot s’occuper de la belle autant que le lui<br />

perm<strong>et</strong>tait sa verdeur <strong>et</strong> j’ai recontacté ma vendeuse de vélo,<br />

la belle Anna Katarinova, avec l’idée de lui demander si elle<br />

n’avait pas par hasard un clairon à vendre, voire même une<br />

clarin<strong>et</strong>te. Quelle n’a pas été ma surprise de la trouver<br />

complètement éplorée : son cocu de mari ne venait-il pas<br />

justement de décéder le mois dernier ? Pour une aubaine,<br />

c’était une belle aubaine…<br />

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IV – R<strong>et</strong>our à la liberté<br />

Le maraîcher à qui j’empruntais sa camionn<strong>et</strong>te pour<br />

transbahuter mes trois malles finissait par se poser des<br />

questions ; cela faisait la troisième fois en six mois de temps.<br />

Il m’a demandé ce qui me poussait ainsi à déménager si<br />

souvent. Je lui ai répondu tout en sous-entendu, par ce<br />

merveilleux adage :<br />

— Tu sais bien, Raymond, que souvent femme varie, <strong>et</strong><br />

que bien fol est qui s’y fie !<br />

— Nom de d’là, Alain, te voilà philosophe, alors que je te<br />

croyais marin !<br />

— Ne t’inquiète de rien, Raymond, je ne suis qu’un cocu<br />

ordinaire…<br />

Disant cela, je mesurai toute l’amertume de ma situation.<br />

Tant que j’étais sur ma baleine, c’étaient les femmes qui<br />

venaient à moi <strong>et</strong> puis qui repartaient, au gré des flots. Depuis<br />

que l’on m’en avait expulsé, il me fallait taper à la porte des<br />

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ogresses <strong>et</strong> leur montrer patte blanche ; quelle déchéance !<br />

Ayant garé mon engin dans l’allée gravillonnée de la<br />

résidence de la liberté, je vis apparaître Anna Katarinova, un<br />

mouchoir à la main, un rien trébuchante, qui se j<strong>et</strong>a dans mes<br />

bras en fondant en larmes <strong>et</strong> en beuglant :<br />

— Mon cher Andréas, décédé pour de bon ! Comme c’est<br />

horrible ! Me laisser ainsi seule, moi, la mère de ses enfants,<br />

à quarante neuf ans… l’ingrat !<br />

— Bonjour, Anna. Vous avez donc des enfants ?<br />

— Non, c'est juste une façon de parler, mais j'aurais très<br />

bien pu en avoir. Je l'aimais tant.<br />

— Mais de quoi est-il mort exactement, ce mari ?<br />

— D’une vilaine crise cardiaque, qui me l’a arraché dans<br />

la fleur de l’âge. Il était si doux <strong>et</strong> si aimant, <strong>et</strong> jamais il<br />

n’avait un mot plus haut que l’autre !<br />

Plaisantait-elle, ou bien était-elle parfaitement sérieuse, je<br />

ne pouvais en juger vraiment. Et elle se remit à pleurer de<br />

plus belle, sans que je sache très bien trouver des mots de<br />

réconfort. Après tout, ne venais-je pas occuper la place<br />

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<strong>Faux</strong>-<strong>fuyants</strong> <strong>et</strong> <strong>vraies</strong> <strong>fuites</strong> <strong>Gilles</strong> <strong>Josse</strong><br />

encore chaude de c<strong>et</strong> homme si charmant, si l'on en croyait<br />

son épouse éplorée, dans son propre lit marital ! De toute<br />

évidence, Anna avait bu, comme en témoignait son haleine<br />

avec force. Je me pris à espérer que cela n’était<br />

qu’occasionnel, car je ne tenais nullement à partager la vie<br />

d’une alcoolique. Finalement, elle se calma un peu <strong>et</strong><br />

continua à sangloter doucement dans son mouchoir, pendant<br />

que je déchargeai mes malles <strong>et</strong> les montai au troisième, où<br />

elle demeurait. Ceci fait, je reconduisis la camionn<strong>et</strong>te,<br />

abandonnant la jolie veuve quelques heures à son chagrin.<br />

Raymond m’attendait de pied ferme dans l’un des nombreux<br />

troqu<strong>et</strong>s de Borovnik, bien échauffé, puisqu’il en était déjà à<br />

sa troisième goutte. Moi, au contraire, j’étais un peu refroidi<br />

par l’accueil de la belle Anna, aussi je décidai de<br />

l’accompagner dans sa beuverie ; ainsi, en rentrant ce soir à<br />

la résidence de la liberté, je ne déparerais nullement.<br />

Visiblement, il y avait quelque chose qui taquinait<br />

Raymond, sans quoi il n’aurait pas attaqué la goutte de si<br />

bonne heure. Mon p<strong>et</strong>it doigt me disait que cela devait avoir<br />

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<strong>Faux</strong>-<strong>fuyants</strong> <strong>et</strong> <strong>vraies</strong> <strong>fuites</strong> <strong>Gilles</strong> <strong>Josse</strong><br />

un rapport avec Anna, dont il avait vu une photographie sur le<br />

réseau, <strong>et</strong> je ne me trompais pas, puisqu’il finit par s’ouvrir à<br />

moi :<br />

— Dis-moi, salopiot, comment fais-tu pour te dégoter des<br />

femmes aussi belles ?!<br />

— Comment cela ?<br />

— Oh, ne fais pas l’innocent ! Je sais bien ce qu’on<br />

raconte au village. La mère Katarinova, ça n’est pas la plus<br />

moche <strong>et</strong> ça ne sera sans doute pas non plus la dernière, n’est-<br />

ce pas ?!<br />

Je feignis l’innocence impeccable, mais il insista. Lui, à<br />

ses dires, avait bien de la peine à supporter sa femme, avec<br />

ses yeux toujours au même endroit de la figure, <strong>et</strong> le désir au<br />

point mort depuis tant d’années. Ça le tracassait fort, <strong>et</strong> il<br />

m’enviait ma vie de célibataire toujours accompagné. En y<br />

réfléchissant bien, il avait peut-être raison : j’avais beau me<br />

plaindre de l’infidélité de mes compagnes successives, je ne<br />

profitais pourtant avec elles que du meilleur, n’ayant jamais<br />

eu à élever une famille.<br />

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<strong>Faux</strong>-<strong>fuyants</strong> <strong>et</strong> <strong>vraies</strong> <strong>fuites</strong> <strong>Gilles</strong> <strong>Josse</strong><br />

Nous avons ainsi passé l’après-midi à disserter en buvant<br />

de la goutte, <strong>et</strong> je lui racontai un peu ma baleine <strong>et</strong> ma vie de<br />

marinier, comme je l’aurais fait avec une femme, même si ça<br />

n’était pas dans l’intention d’abuser de ses faveurs. Mais cela<br />

eut le mérite de le faire rêver, ainsi que de le distraire du<br />

souci de son épouse acariâtre. Alors qu’il commençait à être<br />

fin saoul, il me fit c<strong>et</strong>te proposition incongrue :<br />

— Dis, Alain, tu me la vendrais, ta baleine ? Je suis prêt à<br />

t’en donner un bon prix, tu sais ; foi de Kost !<br />

— Mais, Raymond, tu sais bien que ça n’est plus qu’une<br />

épave qui n’a plus l’autorisation de naviguer, <strong>et</strong> que je n’ai<br />

même plus le droit d’habiter non plus, comme je te l’ai<br />

expliqué !<br />

— Et les sauf-conduits ? se mit-il à beugler dans le bistrot,<br />

en tendant un doigt menaçant dans ma direction. Ça sert à<br />

quoi, les sauf-conduits, hein, dis-moi, banane ?<br />

Un sauf-conduit, je n’avais jamais envisagé la question<br />

sous c<strong>et</strong> angle, me contentant de me plier aux quatre volontés<br />

de l’administration. Il m’expliqua encore que ce genre de<br />

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<strong>Faux</strong>-<strong>fuyants</strong> <strong>et</strong> <strong>vraies</strong> <strong>fuites</strong> <strong>Gilles</strong> <strong>Josse</strong><br />

document officiel n’était pas si difficile à se procurer, pourvu<br />

que l’on aligne les crédits sous la table. J’étais sidéré :<br />

comment n’y avais-je pas pensé plus tôt ? Raymond reprit ses<br />

explications en s’embrouillant un peu :<br />

— Tu sais Alain, je t’aime bien <strong>et</strong> j’aime bien ta baleine ;<br />

c’est un beau prénom pour une femme… je veux dire pour<br />

une péniche. Alors, je te l’achète <strong>et</strong> puis je trouve un sauf-<br />

conduit, <strong>et</strong> puis je la rem<strong>et</strong>s à la flotte, <strong>et</strong> puis je t’embauche<br />

comme capitaine <strong>et</strong> on part en virée avec ma femme. Monica,<br />

ça va la dérider, c’est sûr ! Et puis, si ça ne le fait pas, à la<br />

baille, Monica ; les femmes, c’est pas ça qui manque, pas<br />

vrai, Alain !<br />

— Ma foi, c’est une bonne idée. Combien m’en donnerais-<br />

tu ? Et quel salaire tu me verserais pour t’emmener en<br />

croisière avec ta femme ?<br />

Il m’annonça des chiffres tout à fait généreux, que je ne<br />

cherchais même pas à négocier. Je ne croyais pas tout à fait à<br />

son histoire, qu’il aurait peut-être oubliée au réveil, le<br />

lendemain matin, mais je topais tout de même sa main<br />

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<strong>Faux</strong>-<strong>fuyants</strong> <strong>et</strong> <strong>vraies</strong> <strong>fuites</strong> <strong>Gilles</strong> <strong>Josse</strong><br />

tendue. Il était déjà fort tard <strong>et</strong> nous avions trop bu l’un <strong>et</strong><br />

l’autre pour prendre le volant. Je demandai donc au patron du<br />

bar s’il connaissait un chauffeur pour nous ramener, <strong>et</strong> celui-<br />

ci appela son fils, dans l’arrière-salle. Raymond sortit une<br />

liasse de crédits <strong>et</strong> régla les consommations en suspens <strong>et</strong> le<br />

jeune homme, que nous avons suivi jusqu’à son véhicule.<br />

Arrivé face au digicode de la résidence de la liberté, j’ai<br />

commencé par taper ma date de naissance, <strong>et</strong> puis je me suis<br />

repris <strong>et</strong> j’ai tâché d’avancer à pas de loup. Mais un loup ivre,<br />

ça fait tout de même du bruit, <strong>et</strong> je suis tombé nez à nez avec<br />

Anna, que j’avais tirée de sa torpeur comateuse. Elle s’est<br />

pendue à mon cou en me susurrant des mots d’amour, <strong>et</strong> en<br />

m’appelant du prénom de son mari, Andréas : elle en avait<br />

visiblement un bon coup dans les carreaux ! Je l’ai couchée<br />

toute habillée dans son grand lit à baldaquin, <strong>et</strong> je me suis<br />

r<strong>et</strong>iré dans le salon, où j’ai passé la nuit dans le canapé ; mon<br />

dieu, quelle soirée…<br />

J’ai passé les jours suivants à tenter de ramener la veuve<br />

Katarinova à la raison, qui ne dessaoulait plus depuis la mort<br />

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<strong>Faux</strong>-<strong>fuyants</strong> <strong>et</strong> <strong>vraies</strong> <strong>fuites</strong> <strong>Gilles</strong> <strong>Josse</strong><br />

de son conjoint. Je planquais les bouteilles <strong>et</strong> tâchais de la<br />

dérider en lui racontant de vieilles histoires, ou en regardant<br />

des films avec elle, voire en lui faisant l’amour. Mais j’ai eu<br />

vite fait de me lasser, car elle finissait toujours par trouver<br />

mes cach<strong>et</strong>tes <strong>et</strong>, quand ça n’était pas le cas, se faisait livrer<br />

des munitions par l’épicier du coin. Aussi, en désespoir de<br />

cause, j’ai fini par abandonner la belle à son triste sort, <strong>et</strong> j’ai<br />

repris mes p<strong>et</strong>its boulots d’homme à tout faire pour les<br />

habitants de la résidence, qui payaient très bien ; je changeais<br />

des ampoules, des interrupteurs électriques, débouchait des<br />

chiottes <strong>et</strong> des éviers, la routine, quoi.<br />

Lucie, qui me savait chez la mère Katarinova, m’a elle-<br />

même recontacté sous un prétexte fallacieux ; une porte-<br />

fenêtre à calfeutrer, soi-disant. Elle avait la nostalgie <strong>et</strong> ne<br />

m’avait en définitive fait venir que pour un coup de reviens-y,<br />

ce dont je ne me suis pas privé, tant je la trouvais comestible ;<br />

un vrai steak sur pattes ! Après l’amour, radoucie, elle m’a<br />

fait son mea-culpa, auquel je n’ai prêté qu’une attention<br />

polie :<br />

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<strong>Faux</strong>-<strong>fuyants</strong> <strong>et</strong> <strong>vraies</strong> <strong>fuites</strong> <strong>Gilles</strong> <strong>Josse</strong><br />

— Tu sais, Alain, je crois que j’ai eu tort de débuter notre<br />

relation sans jouer cartes sur table avec toi ; j’aurais dû<br />

t’avouer mon penchant pour les relations sexuelles multiples.<br />

nues.<br />

— Oui, c’est certain ; cela m’aurait évité de tomber des<br />

— J’ai été maladroite <strong>et</strong> je le regr<strong>et</strong>te sincèrement.<br />

Je la voyais arriver avec ses gros sabots. N’était-elle pas à<br />

deux doigts de me proposer de me rem<strong>et</strong>tre à la colle avec<br />

elle ? Pour ma part, je n’en avais nulle envie. J’avais été<br />

profondément blessé par ce que j’avais considéré comme une<br />

sorte de trahison sentimentale ; après tout, n’étais-je pas<br />

tombé amoureux de son joli minois durant quelques jours ?<br />

J’avais beau ne pas être un jeunot, la déconvenue avait<br />

cruellement outragé ma fierté. Et puis, d’autre part, je ne me<br />

voyais pas transporter de nouveau mes malles dans un délai<br />

aussi court d’une cage d’escalier à l’autre. Je ne tenais pas<br />

non plus à ce que les gens en viennent à me surnommer « le<br />

déménageur », plutôt que « le marin », ce sobriqu<strong>et</strong> que<br />

j’adorais. Pour finir, j’appréciais également à son prix la<br />

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<strong>Faux</strong>-<strong>fuyants</strong> <strong>et</strong> <strong>vraies</strong> <strong>fuites</strong> <strong>Gilles</strong> <strong>Josse</strong><br />

tranquillité relative que je connaissais chez Anna ; elle, je<br />

n’avais pas besoin de la tambouriner une fois par jour,<br />

comme j’aurais dû le faire avec la gourmande Lucie, au bas<br />

mot, <strong>et</strong> j’appréciais ce repos de mes glandes, sans lequel<br />

aucune méditation n’est possible.<br />

Et justement, je me sentais d’humeur méditative, en ce<br />

début d’hiver. J’indiquai donc à la belle que je ne lui tenais<br />

nullement rigueur de son vagabondage sexuel, mais que pour<br />

moi, notre liaison faisait partie du passé. Évidemment, ça l’a<br />

un peu froissée, mais comment pouvait-il en être autrement ?<br />

Mais je ne me faisais pas de souci pour elle ; elle aurait vite<br />

fait de se consoler <strong>et</strong> de m’oublier dans d’autres bras.<br />

Oui, j’étais d’humeur méditative, <strong>et</strong> je profitais souvent<br />

des belles après-midi de c<strong>et</strong>te mi-novembre pour aller faire de<br />

longues promenades dans la campagne environnante, ne<br />

dérangeant que quelques alou<strong>et</strong>tes attardées, un lapin au cul<br />

blanc par-ci par-là. Je ne pouvais m’empêcher de me<br />

remémorer mes belles années de navigation, <strong>et</strong> le sourire des<br />

femmes que j’avais croisées sur ma route, <strong>et</strong> fait chanter<br />

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<strong>Faux</strong>-<strong>fuyants</strong> <strong>et</strong> <strong>vraies</strong> <strong>fuites</strong> <strong>Gilles</strong> <strong>Josse</strong><br />

parfois. Je repensais aussi à la promesse de Raymond, le<br />

maraîcher, <strong>et</strong> à la mienne, <strong>et</strong> il m’arriva même d’adresser une<br />

prière au soleil pour qu’il me ramène toute la joie <strong>et</strong><br />

l’insouciance du marinage. Pour l’occasion, j’avais même<br />

quitté ma casqu<strong>et</strong>te, par respect pour le tout-puissant <strong>et</strong> tout<br />

ce qui nous dépasse.<br />

Je rentrais le soir, au soleil couchant, pour r<strong>et</strong>rouver Anna,<br />

complètement défaite dans un fauteuil, le cadavre d’une<br />

bouteille de whisky ou de vodka à ses pieds, la tératovision<br />

allumée en sourdine, qu’elle contemplait d’un œil vague. Je<br />

ne parvenais pas à comprendre ce qui poussait c<strong>et</strong>te femme à<br />

se détruire ainsi, sans qu’aucune parole ni plainte ne<br />

s’échappe de sa bouche, toujours crispée en un rictus idiot.<br />

Quelquefois, j’avais envie de lui coller une bonne paire de<br />

baffes, comme si cela pouvait la rem<strong>et</strong>tre sur les rails, <strong>et</strong> puis<br />

je me ravisais, conscient de l’inutilité de la chose, <strong>et</strong> je<br />

baissais les bras. D’autres fois, découragé par son attitude si<br />

négative, je l’accompagnais de quelques verres dans sa<br />

beuverie quotidienne, tentant désespérément de communiquer<br />

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<strong>Faux</strong>-<strong>fuyants</strong> <strong>et</strong> <strong>vraies</strong> <strong>fuites</strong> <strong>Gilles</strong> <strong>Josse</strong><br />

avec elle. Mais elle ne savait plus parler que des actualités, ou<br />

bien de son défunt mari, le brave Andréas, c’était tout l’un ou<br />

tout l’autre, <strong>et</strong> tout à fait consternant.<br />

Et puis finalement, une matinée pluvieuse <strong>et</strong> morose de<br />

décembre, le miracle se produisit ; on sonna à la porte de<br />

l’appartement, <strong>et</strong> j’allais ouvrir, vaguement inqui<strong>et</strong>, comme<br />

chaque fois que c’était le cas. N’était-on pas venu souvent me<br />

déranger sur ma péniche pour m’annoncer de mauvaises<br />

nouvelles, comme la mort de mes parents ou bien<br />

l’interdiction de naviguer ? C’était Raymond, qui semblait<br />

tout ragaillardi, <strong>et</strong> me donna une chaleureuse poignée de<br />

main, accompagnée d’un grand sourire :<br />

— Salut Alain ! Comment va ?<br />

— Ma foi, on fait aller, répondis-je, mi-figue mi-raisin, car<br />

j’étais à la fois heureux de sa visite, <strong>et</strong> peiné du spectacle<br />

qu’offraient Anna <strong>et</strong> son logis en désordre.<br />

— Bonne nouvelle pour nous tous ; on passera Noël <strong>et</strong> le<br />

premier de l’an à bord de la baleine, <strong>et</strong> ce sera sur l’eau. Tu<br />

n’as pas oublié ta promesse, j’espère ?<br />

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<strong>Faux</strong>-<strong>fuyants</strong> <strong>et</strong> <strong>vraies</strong> <strong>fuites</strong> <strong>Gilles</strong> <strong>Josse</strong><br />

— Comment cela ? Tu as réussi à obtenir un sauf-<br />

conduit ?<br />

— Parfaitement Monsieur Bonaventure ! Et je viens vous<br />

rach<strong>et</strong>er votre bateau <strong>et</strong> vous engager comme capitaine !<br />

Je n’en revenais pas. Ainsi, il était parvenu à ses fins <strong>et</strong><br />

avait fait d’un fantasme d’ivrogne une réalité. Je lui<br />

demandai quelques explications, <strong>et</strong> il me dévoila comment la<br />

chose avait été rendue possible. Tout d’abord, il se trouvait<br />

qu’il avait dans sa famille l’un de ses oncles haut placé dans<br />

l’administration, ce qui avait beaucoup aidé. Et puis surtout,<br />

cela venait de ce que dorénavant la baleine ne serait plus<br />

considérée comme un bateau de fr<strong>et</strong>, mais comme un bateau<br />

de plaisance, une sorte de yacht rustique. Cela représentait<br />

une belle pirou<strong>et</strong>te juridique, qui avait parfaitement<br />

fonctionné, que je n'aurais pas été capable d'imaginer moi-<br />

même, contrairement à ce matois de paysan, habitué aux<br />

bargains <strong>et</strong> magouilles de toutes sortes. Je l’invitai à trinquer<br />

à c<strong>et</strong>te bonne nouvelle, <strong>et</strong> cela ne fut guère difficile de<br />

trouver de l’alcool dans l’appartement, mais d’avantage de<br />

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<strong>Faux</strong>-<strong>fuyants</strong> <strong>et</strong> <strong>vraies</strong> <strong>fuites</strong> <strong>Gilles</strong> <strong>Josse</strong><br />

déloger deux verres propres.<br />

C’est le moment que choisit Anna pour émerger de son lit,<br />

en chemise de nuit <strong>et</strong> les cheveux défaits, ce qui troubla<br />

quelque peu Raymond, qui remarqua à peine la mine blafarde<br />

<strong>et</strong> les cernes de la femme. Bizarrement, la venue de Raymond<br />

sembla proj<strong>et</strong>er une étincelle d’élan vital dans c<strong>et</strong>te pauvre<br />

carcasse avinée, <strong>et</strong> elle se mit en devoir de lui demander<br />

l’obj<strong>et</strong> de sa visite, ce qu’il s’empressa de faire, répétant son<br />

histoire abracadabrante. La réaction d’Anna fut sidérante.<br />

Elle éclata en sanglot <strong>et</strong> se mit à gémir :<br />

— Ne me laissez pas ici ! Emmenez-moi, je vous en<br />

supplie ! Emmenez-moi ou je me flingue par la fenêtre !<br />

Raymond promena son regard d’elle à moi, complètement<br />

décontenancé, <strong>et</strong> visiblement bouleversé par la demande de la<br />

femme. Moi-même, j’étais surpris par le cri de ce cœur que je<br />

croyais mort. J’intervins :<br />

— Tu sais Raymond, c’est toi le propriétaire de la baleine,<br />

maintenant. Je ne suis plus que le capitaine, <strong>et</strong> tu peux<br />

emmener qui tu veux en croisière sur ta péniche…<br />

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— Oui, bien sûr.<br />

Je m’étonnais moi-même de tendre c<strong>et</strong>te perche à Anna<br />

Katarinova, à qui je ne devais finalement qu’une bicycl<strong>et</strong>te<br />

bien mal acquise, en incitant Raymond à la convier à bord de<br />

sa nouvelle acquisition. Quelle serait la réaction de sa femme,<br />

à lui ? Après tout, il suffisait de lui faire croire qu’Anna était<br />

ma compagne ; ça n’était pas plus compliqué que cela. Enfin,<br />

ça n’était pas si sûr, vu la façon dont Raymond la regardait,<br />

visiblement troublé…<br />

Dès le lendemain, j’étais au travail sur ma baleine<br />

r<strong>et</strong>rouvée, pour n<strong>et</strong>toyer <strong>et</strong> r<strong>et</strong>aper l’habitacle, qui n’avait<br />

d’ailleurs pas trop souffert. Par miracle, les vandales l’avaient<br />

épargnée, <strong>et</strong> seuls deux carreaux avaient été cassés par<br />

quelque gamin. Raymond m’aida à installer de nouvelles<br />

banqu<strong>et</strong>tes, ainsi que des appareils électroménager neufs. Une<br />

semaine plus tard, je ne reconnaissais plus du tout ce p<strong>et</strong>it<br />

cocon qui m’avait servi de chez-moi pendant des années. Il<br />

nous fallut encore une semaine de temps supplémentaire pour<br />

aménager deux cabines de couchage dans la soute, auxquelles<br />

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on accédait par des échelles, ce qui perm<strong>et</strong>tait de réserver<br />

l’usage de la cabine à l’air libre au salon <strong>et</strong> à la salle à<br />

manger. Je ramenais mes malles à bord, ainsi que les affaires<br />

d’Anna, qui avait quelque peu ralenti sa consommation de<br />

spiritueux, ce qui était plutôt bon signe. La femme de<br />

Raymond, Monica, fit son apparition le jour de la remise à<br />

flot de la baleine par les deux grues qui l’avaient débarquée.<br />

Elle ne fit aucun commentaire sur la participation d’Anna à la<br />

croisière à venir. Le maraîcher avait dû convenablement lui<br />

mentir, pour faire taire un moment ses soupçons.<br />

Et puis, j’ai surpris le regard de Monica posé sur moi,<br />

alors que les grues ahanaient pour rem<strong>et</strong>tre la baleine à flots,<br />

un regard qui en disait bien long à un homme comme moi. Je<br />

n’ai pu m’empêcher de plaindre Raymond, mon nouveau<br />

patron ; nul doute qu’il se verrait plus d’une fois contraint par<br />

sa femme à aller chercher des cigar<strong>et</strong>tes au village le plus<br />

proche avec mon vieux vélo, pendant qu’elle m’aiderait de<br />

ses jolies mains à réparer quelque avarie dans la soute ! Je<br />

connaissais la chanson par cœur, <strong>et</strong> je m’étais fait toute une<br />

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philosophie à ce propos, me demandant parfois combien il<br />

faut de femmes pour faire un homme. Mais la liste des mes<br />

conquêtes s’était allongée avec le temps, sans que je sache<br />

exactement répondre à c<strong>et</strong>te question. Et puis d’ailleurs, il<br />

aurait été plus exact de parler de la liste des femmes qui<br />

avaient fait ma conquête, plutôt que de l’inverse, tant il me<br />

semblait vrai que les hommes proposent, <strong>et</strong> que celles-ci<br />

disposent.<br />

Parfois, je m’émerveillais de ces don Juan qui parvenaient<br />

à séduire des belles qui les ignoraient de prime abord. Je me<br />

disais que ça, cela devait valoir vraiment le coup, que l’on<br />

devait ainsi se sentir véritablement fort <strong>et</strong> beau, <strong>et</strong> séduisant,<br />

alors que, de mon côté, il me semblait que je ne faisais<br />

qu’accéder au désir de ces dames, tel un val<strong>et</strong>…<br />

Quand la baleine s’est trouvée libérée des câbles qui<br />

venaient de la rendre à l’élément pour laquelle elle était faite,<br />

j’ai soudain vu Anna s’avancer d’un air grave, <strong>et</strong> puis j<strong>et</strong>er<br />

d’un geste décidé la bouteille de whisky à moitié pleine<br />

qu’elle avait en main contre la coque, où elle a explosé : un<br />

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second baptême pour ma péniche, <strong>et</strong> puis, qui sait, une<br />

soudaine volonté de se sortir de l’ornière de l’alcool, pour<br />

Anna Katarinova. Non loin de là, Raymond la dévorait des<br />

yeux, cependant que Monica continuait à loucher sur ma<br />

casqu<strong>et</strong>te. Il n’y avait rien à faire, la vie à la godille, ça<br />

continuait <strong>et</strong> ça semblait même ne jamais devoir s’arrêter.<br />

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V – Croisière sur le Doumsk<br />

Ainsi, j’avais repris ma place dans la cabine de pilotage de<br />

la baleine, où je tenais la barre d’une main tranquille du<br />

matin jusqu’au soir, pendant que je pianotais de l’autre sur le<br />

clavier de Nordine, mon ordinosaure, installé à côté. Parfois,<br />

à sa demande, je laissais Raymond s’acquitter de la tâche du<br />

pilotage, tandis que j’allais tranquillement lutiner son épouse.<br />

Nourrissait-il quelque soupçon à c<strong>et</strong> égard ? Il ne m’en fit<br />

jamais part, <strong>et</strong> cela ne semblait d’ailleurs pas le tracasser. J’en<br />

conclus naturellement qu’il avait dû trouver un arrangement<br />

avec sa moitié, ainsi que des créneaux horaires pour rendre<br />

hommage à la belle Anna Katarinova, qui ne parlait plus<br />

jamais de son défunt mari, le saint homme, <strong>et</strong> avait<br />

radicalement diminué sa consommation journalière d’alcool.<br />

J’avais repris contact avec Marc, mon pseudo-fils, qui<br />

m’avait délogé de chez la comtesse, <strong>et</strong> j’échangeais avec lui<br />

par mail très régulièrement, à tel point qu’une complicité<br />

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inespérée avait vu le jour entre nous. Il m’était, disait-il,<br />

« infiniment reconnaissant pour tout ce que je lui avais<br />

apporté dans sa vie », <strong>et</strong> je le comprenais fort bien ; il avait<br />

maintenant le gîte, le cul <strong>et</strong> le couvert, comme on disait par<br />

chez moi, <strong>et</strong> ne craignait plus l’enrôlement forcé. Il lui restait<br />

d’ailleurs moins de deux ans, avant d’atteindre l’âge de la<br />

majorité, <strong>et</strong> il semblait avoir confiance en la comtesse, même<br />

s’il la trompait parfois avec une gueuse de passage, lorsqu’il<br />

se rendait à Borovnik pour quelque course. Je lui racontais<br />

ma vie à la godille, <strong>et</strong> l’obj<strong>et</strong> de mes méditations les plus<br />

profondes sur les femmes, dieu, l’existence, l’être <strong>et</strong> le néant,<br />

tout un fourbi qui me venait de mes expériences <strong>et</strong> de mes<br />

lectures. Lui, je crois que cela le faisait réfléchir, <strong>et</strong> qu’il<br />

connaissait un peu, grâce à moi, le sentiment d’avoir un<br />

véritable père, quand bien même nous n’étions pas du même<br />

sang.<br />

Un jour, je lui expliquai qu’il faut mépriser l’argent, quand<br />

on n’a nulle opportunité d’en gagner beaucoup. L’argent<br />

n’était, selon moi, véritablement délectable <strong>et</strong> jouissif qu’en<br />

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grande quantité, lorsque l’on est libéré du souci de le<br />

compter, sans quoi il ne vous valait qu’une prise de tête<br />

continuelle, à aligner soustractions <strong>et</strong> additions. Une autre<br />

fois, je lui affirmai qu’en tant qu’homme, il nous était<br />

impossible de réellement comprendre les pensées <strong>et</strong> les<br />

sentiments des femmes, <strong>et</strong> que les hommes les plus heureux<br />

en amour étaient ceux qui s’abstenaient définitivement de<br />

vouloir mener à bien c<strong>et</strong>te impossible tâche. Il ne fut pas<br />

d’accord avec moi, c<strong>et</strong>te fois, <strong>et</strong> se mit en devoir de me parler<br />

du romantisme, m’accusant de cynisme. Je ne répliquai rien,<br />

conscient du chemin qu’il lui restait à parcourir, <strong>et</strong> qui le<br />

mènerait peut-être à d’autres conclusions que les miennes,<br />

allez savoir…<br />

En tout cas, je prenais très à cœur ce rôle de tuteur que la<br />

justice m’avait confié, <strong>et</strong> je lui écrivais bien deux fois par<br />

semaine, ce qui semblait lui faire grand plaisir. Il faut dire<br />

que la conversation de la comtesse était assez limitée, elle qui<br />

ne savait parler que du glorieux passé de ses innombrables<br />

ancêtres, <strong>et</strong> puis de ses fesses <strong>et</strong> de la façon de les cajoler au<br />

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mieux. Pour ma part, je ne regr<strong>et</strong>tais d’ailleurs pas d’avoir<br />

cédé la place à mon improbable fiston, qui s’était ainsi<br />

r<strong>et</strong>rouvé entre des mains expertes pour tout apprendre du<br />

guilledou. C'est une chance que tous les hommes ne<br />

connaissent pas, malheureusement, <strong>et</strong> qui mènent par la suite<br />

tant de couples à la séparation.<br />

Lors de mes séances de méditation solitaires, je me<br />

demandais parfois comment j’aurais supporté moi-même la<br />

chast<strong>et</strong>é, si l’âge ou la maladie m’y avait contraint, <strong>et</strong> je ne<br />

pouvais m’empêcher de craindre qu’alors, je ne me m<strong>et</strong>te<br />

céans à taquiner la bouteille, comme Anna ; terrible<br />

révélation d’une faiblesse de caractère. Je priais donc pour<br />

que ce triste sort m’échoit le plus tard possible, voire même<br />

pour que j'échappe miraculeusement à l'andropause.<br />

A ce propos, ce Noël fut pour moi une belle occasion de<br />

penser à dieu, <strong>et</strong> l’un des plus beaux Noëls de ma vie,<br />

d’ailleurs ; n’avais-je pas r<strong>et</strong>rouvé ma baleine <strong>et</strong> la<br />

navigation ? Nous filions à très douce allure vers l’océan, que<br />

nous ne rejoindrions pas avant la mi-mai, tellement le<br />

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Doumsk était long, qui coulait du nord au sud de Sibéria.<br />

Oui, assurément, c<strong>et</strong>te miraculeuse remise à flot de ma très<br />

chère péniche tenait du miracle, de l’intervention divine. J’en<br />

parlai ce soir-là à mes trois convives, au moment de l’apéritif,<br />

ne rencontrant pourtant que de l’incompréhension ; ni l’un ni<br />

l’autre ne réalisaient tout bonnement le bonheur que ça avait<br />

été pour moi de r<strong>et</strong>rouver ma place à la barre. Pour eux, un<br />

marinier, ça ne pouvait être qu'un marin de pacotille, qu'on ne<br />

pouvait pas vraiment prendre au sérieux. Mais l'important, ça<br />

n'était pas leur jugement, mais mon ressenti personnel.<br />

Je me sentais libre, <strong>et</strong> de nouveau fier de porter c<strong>et</strong>te<br />

casqu<strong>et</strong>te qui collait à mon crâne depuis vingt-cinq ans. Nous<br />

avons dîné d’huîtres <strong>et</strong> de saumon, <strong>et</strong> puis encore d’escargots<br />

<strong>et</strong> de cuisses de grenouille ; un mémorable festin offert par<br />

Raymond, ce mari très accommodant qui était devenu un<br />

véritable ami. Il avait beaucoup changé d’ailleurs, depuis<br />

qu’il entr<strong>et</strong>enait sa liaison avec Anna. C’en était fini du<br />

maraîcher un peu rustaud ; il avait pris de l’assurance dans le<br />

geste, comme dans la conversation, ce qui faisait plaisir à<br />

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voir. Il avait passé sa vie à trimer, jusqu'à pouvoir se payer<br />

ma baleine <strong>et</strong> c<strong>et</strong>te croisière avec ses économies, <strong>et</strong> c<strong>et</strong>te<br />

rupture lui avait fait le plus grand bien, en l'ouvrant à une<br />

autre fac<strong>et</strong>te de la réalité. Il goûtait ainsi la vie en touriste, en<br />

dil<strong>et</strong>tante, pour le moment <strong>et</strong> pour quelques mois. Comme il<br />

se plaisait à répéter, « ça change de la culture », <strong>et</strong> on pouvait<br />

aisément le comprendre.<br />

Monica, elle, semblait ne s’apercevoir de rien, <strong>et</strong> c’était<br />

elle, qui, à son tour, s’était mise à boire plus que de raison au<br />

fil des jours. Visiblement, le désœuvrement ne lui convenait<br />

pas du tout. Quel cruel r<strong>et</strong>ournement de situation, comme si<br />

le bonheur des uns ne pouvait faire que le malheur des autres,<br />

une idée profondément défaitiste, mais qui s’avérait<br />

néanmoins vraie trop souvent. J’essayais de la raisonner,<br />

comme je l’avais fait par le passé avec Anna, sans plus de<br />

succès, mais j’étais fatigué de tous ces gens qui se laissent<br />

aller <strong>et</strong> baissent les bras devant leurs chagrins, leurs soucis,<br />

toutes les difficultés de la vie. Bon dieu, que celle-ci me<br />

semblait belle, à moi, <strong>et</strong> j’avais envie d’en profiter tout mon<br />

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saoul. C’est ainsi qu’à la mi-février, j’ai fini par prendre<br />

Raymond entre quatre zieux :<br />

— Dis-donc, Raymond, tu sais que ça ne peut plus durer<br />

comme ça, avec Monica ! Elle nous pourrit la vie, à se<br />

ravager du matin jusqu’au soir, jour après jour !<br />

— Oui, je sais bien, elle a beaucoup changé, mais qu’est-<br />

ce qu’on peut faire ?<br />

— La débarquer dans une clinique, pardi, <strong>et</strong> adieu Berthe !<br />

— Tu n’y penses pas, tout de même !<br />

— C’est ça, ou tu devras te chercher un autre capitaine,<br />

répondis-je par bravade, sans être toutefois pleinement<br />

convaincu de mon affirmation, qui comportait une bonne part<br />

de bluff.<br />

— Bon, comme tu voudras ; je te laisse décider de<br />

l’endroit.<br />

— On la reprendra au r<strong>et</strong>our, quand elle sera guérie <strong>et</strong><br />

r<strong>et</strong>apée, mentis-je à Raymond, pour faire taire ses derniers<br />

scrupules.<br />

— Oui, c’est sans doute le mieux qu'on puisse faire pour<br />

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elle <strong>et</strong> pour nous, tu as raison.<br />

Je n’étais pas trop fier de moi, mais en même temps,<br />

j’étais soulagé à l’idée de me débarrasser d’elle, qui était<br />

devenue un véritable boul<strong>et</strong>. Nous nous sommes donc arrêtés<br />

au port de Karlos, où une ambulance attendait sur le quai.<br />

J’avais pris soin de consciencieusement bourrer Monica dans<br />

la matinée, en remplissant <strong>et</strong> remplissant son verre, tout en<br />

faisant semblant de trinquer avec elle, pendant que Raymond<br />

tenait la barre, dans la cabine de pilotage.<br />

Les ambulanciers firent signer quelques papiers à celui-ci,<br />

puis embarquèrent sa femme, réduite à l’état de loque, <strong>et</strong> qui<br />

était si saoule qu’elle parvînt à peine à nous insulter, alors<br />

que les gars la sanglaient sur le brancard. Adieu Monica !<br />

Anna était restée à bord de la baleine, ne voulant rien savoir<br />

de ce que nous faisions, ni de nos motivations d’ailleurs. Elle<br />

resta silencieuse pendant près de deux jours, avant de revenir<br />

à de meilleurs sentiments. Indéniablement, elle avait eu plus<br />

de chance, <strong>et</strong> c’est sûrement cela qui lui avait donné à<br />

réfléchir.<br />

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De mon côté, je racontai l’histoire à Marc, sans fioritures,<br />

<strong>et</strong> sans minimiser ma responsabilité dans l’internement de<br />

Monica. Je me justifiai en expliquant qu’on était parfois<br />

amené à prendre des décisions radicales, pour se protéger, <strong>et</strong><br />

protéger son bonheur <strong>et</strong> sa liberté. Après tout, c<strong>et</strong>te vie-ci,<br />

c’était assurément la seule qu’il nous serait donné de vivre, <strong>et</strong><br />

l’on ne pouvait pas perdre son temps à assister à<br />

l’autodestruction d’un proche, si proche soit-il ! Tout cela<br />

sonnait un peu faux, évidemment, <strong>et</strong> Marc me fit très<br />

justement remarquer que nous aurions parfaitement pu<br />

suspendre notre croisière, le temps que Monica effectue sa<br />

cure, pour la reprendre à bord ensuite. Moi, je n’osais lui dire<br />

qu’il me tardait vraiment de rejoindre l’océan <strong>et</strong> que j’avais<br />

d’autres proj<strong>et</strong>s, qui ne souffraient plus d’attendre encore.<br />

Une fois Monica débarquée, j’entamais donc une période<br />

d’abstinence sexuelle qui ne fut que de très courte durée.<br />

Quelle ne fut pas ma surprise, en eff<strong>et</strong>, d’entendre un soir<br />

Anna envoyer Raymond faire des courses à vélo au village le<br />

plus proche, alors que je savais très bien que le réfrigérateur<br />

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était plein. Raymond en avait parfaitement conscience, lui<br />

aussi, <strong>et</strong> c’est la mort dans l’âme qu’il s’exécuta <strong>et</strong> quitta la<br />

baleine, non sans m’avoir j<strong>et</strong>é un regard lourd de sous-<br />

entendus. Mais il ne semblait pas vraiment m’en vouloir,<br />

mais plutôt se résigner à la fatalité, car, après tout, c’était bien<br />

moi <strong>et</strong> non lui qui avait sa vie durant bénéficié de la<br />

réputation d’être un homme à femmes. Il était déjà très<br />

content d’avoir joui des faveurs d’Anna pendant près de deux<br />

mois, ce qui représentait pour lui un don du ciel inespéré. Je<br />

cédai donc aux avances de la dame de bonne grâce, qui<br />

sembla fort apprécier ma compagnie ce soir-là ; je la<br />

soupçonnai d’ailleurs d’avoir d’autant plus pris son pied<br />

qu’elle savait que Raymond savait, ce qui n’était qu’une<br />

marque de la perversité naturelle des femmes, comme j’avais<br />

eu souvent l’occasion de le constater. Leur désir, tout comme<br />

celui de keurs homologues masculins, d'ailleurs, prend ses<br />

racines dans un terreau qui n'a rien de catholique.<br />

Raymond rentra penaud, deux heures plus tard, avec son<br />

panier de courses attaché au porte-bagage du vieux vélo,<br />

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qu’Anna m’avait cédé contre bons <strong>et</strong> loyaux services. Celle-<br />

ci lui demanda alors s’il avait fait bonne route, <strong>et</strong> ne s’était<br />

pas trop fatigué en chemin. Je ne sais pas pourquoi, mais<br />

soudain, j’ai vu rouge ! Rouge sang, même : car, sans<br />

Raymond, je n’aurais plus jamais connu le plaisir de conduire<br />

gentiment ma baleine sur les eaux calmes du Doumsk. Et<br />

c<strong>et</strong>te garce d’Anna qui se payait sa tête à lui, si gentil, qui<br />

avait su gagner ma confiance <strong>et</strong> devenir un ami. Je me suis<br />

levé brusquement, me suis approché d’elle, <strong>et</strong> je l’ai giflée<br />

violemment, en lui criant :<br />

— Dégage, salope !<br />

Elle n’a pas moufté, <strong>et</strong> puis, après m’avoir regardé droit<br />

dans les yeux, elle est partie dans sa cabine en chialant <strong>et</strong> en<br />

se tenant la joue. Raymond m’a interrogé du regard, comme<br />

s’il attendait une confirmation de ce qui venait de se passer<br />

entre elle <strong>et</strong> moi pendant son absence, <strong>et</strong> dont il se doutait<br />

bien. Je n’ai pas eu le courage d’enfoncer le clou, <strong>et</strong> je suis<br />

allé chercher une bouteille de vodka au congélateur, <strong>et</strong> deux<br />

verres. Nous avons trinqué en silence. Je ruminais, évitant<br />

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soigneusement son regard, car je n’étais pas fier de moi ; à<br />

tout prendre, même si c’était un peu ridicule, j’aurais bien<br />

mieux préféré être un intellectuel asexué mené par son<br />

cerveau, qu’un veau de marinier piloté par ses glandes ! Lui<br />

ne disait mot, se contentant de claper de la langue d’un air<br />

entendu, tout en sirotant sa vodka. Je sentais qu’il attendait<br />

que je parle, ce que je n’ai eu le courage de faire qu’au<br />

troisième verre de c<strong>et</strong>te mystérieuse eau de patate, dont nos<br />

paysans ont le secr<strong>et</strong>. J’ai fini par lui dire :<br />

— Tu sais quoi ? J’ai une bonne idée…<br />

— Ah oui, dis voir ?<br />

— La p<strong>et</strong>ite Anna, on se la tambourine à deux, <strong>et</strong> puis<br />

après, on se tape une bonne bouffe avec ce qu’elle t’a envoyé<br />

ach<strong>et</strong>er au village.<br />

J’ai enfin trouvé le courage de soutenir son regard,<br />

pendant qu’il pesait le pour <strong>et</strong> le contre de ma proposition. Ça<br />

turbinait sec dans sa tête, <strong>et</strong> un moment, j’ai senti qu’il avait<br />

un peu la rage, alors je me suis fendu d’un grand sourire,<br />

pour désamorcer la bombe. Il a répondu à mon sourire <strong>et</strong> a<br />

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tendu son verre, pour une dernière lich<strong>et</strong>te, <strong>et</strong> puis il s’est j<strong>et</strong>é<br />

à l’eau :<br />

— Ça me va bien, ton idée. Je me vois pas dîner sans faire<br />

un peu d’exercice avant ! m’a-t-il répondu en se marrant. On<br />

a trinqué, mais il a ajouté :<br />

— On tire la place avant <strong>et</strong> la place arrière à pile ou face,<br />

pour le départ, pour éviter les encombrements ; t’es<br />

d’accord ?<br />

J’ai éclaté de rire à c<strong>et</strong>te idée un peu saugrenue, mais qui<br />

dénotait tout son sens pratique. Il a sorti une pièce de<br />

monnaie à l’effigie de notre empereur de sa poche, <strong>et</strong> j’ai tiré<br />

pile. J’ai encore ri, en pensant qu’il allait trouver face bien<br />

astiquée <strong>et</strong> bien glissante. Quant à moi, je ne savais pas<br />

encore ce que la nature <strong>et</strong> l’état digestif de la dame me<br />

réservaient…<br />

J’ai rangé la bouteille de vodka, sans quoi notre proj<strong>et</strong><br />

subversif <strong>et</strong> punitif, encore que, serait bien délicat à m<strong>et</strong>tre en<br />

œuvre. Pour se rassurer, certainement, Raymond m’a pris la<br />

main, <strong>et</strong> nous avons fait quelques pas ainsi jusqu’à l’écoutille<br />

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qui menait à la cabine de la belle ; nous nous sommes<br />

regardés, dans la demi-obscurité. Qui passerait le premier ?<br />

J’ai laissé faire mon compagnon, car, après tout, c’est lui qui<br />

avait la rage au ventre <strong>et</strong> une vengeance à accomplir.<br />

En fait de vengeance, Anna n’a pas eu tellement l’air<br />

surprise de nous voir débarquer tous deux dans sa cabine.<br />

Elle lisait tranquillement sur sa couch<strong>et</strong>te un magazine,<br />

simplement vêtue d’un négligé de soie rose, <strong>et</strong> n’a fait aucun<br />

commentaire lorsque nous avons commencé à nous<br />

déshabiller l’un <strong>et</strong> l’autre : de toute évidence, elle était<br />

consentante ! Décidément, à quarante-cinq ans, je n’avais<br />

toujours pas fini d’en apprendre sur les femmes. Qui plus est,<br />

j’eus un moment l’intime conviction qu’elle nous avait menés<br />

exactement là où elle voulait en arriver elle-même, ce qui,<br />

d’ailleurs, n’a rien enlevé au plaisir que j’ai pris avec elle<br />

c<strong>et</strong>te nuit-là, en compagnie de mon ami Raymond. Mais où<br />

était le maraîcher un peu coincé, un peu balourd, qui se<br />

plaignait du manque d’entrain de sa femme ? Et où était c<strong>et</strong>te<br />

veuve Katarinova, qui pleurait son mari adulé dans les verres<br />

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de whisky <strong>et</strong> de vodka, tout le long du jour ? Accessoirement,<br />

je me demandais aussi où était ce fier marinier qui clamait<br />

haut <strong>et</strong> fort « un bateau, un capitaine, sinon rien » ?! J’ai eu<br />

tellement de plaisir pendant l’acte que j’en aurais bien bouffé<br />

ma casqu<strong>et</strong>te, <strong>et</strong> tous mes préjugés avec. D’ailleurs, je n’eus<br />

même pas l’occasion de préparer un bon repas à Raymond,<br />

pour nous rem<strong>et</strong>tre de notre « viol » : la belle ne nous donna<br />

aucun repos, avant que de nous avoir totalement rincés <strong>et</strong><br />

essoré les couilles, passez-moi l’expression !<br />

Et la vie à la godille continua ainsi, avec c<strong>et</strong>te nouvelle<br />

manière de nous envoyer en l’air que nous avions découvert,<br />

Raymond <strong>et</strong> moi. Je n’en aurais pas dit de même de la belle<br />

Anna, qui n’avait manifesté aucune réticence à notre<br />

approche sournoise <strong>et</strong> quelque peu timide du premier soir.<br />

D’ailleurs, je me disais même que, l’aurait-elle vraiment<br />

voulu, elle aurait nous renvoyés dans nos quartiers, de<br />

quelques mots bien choisis.<br />

A partir de ce jour, un nouveau proj<strong>et</strong> se mit à accaparer<br />

les journées de Raymond : il s’était mis en tête d’obtenir le<br />

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permis de navigation de plaisance, qui lui perm<strong>et</strong>trait de<br />

prendre pleinement possession <strong>et</strong> en toute légalité de la<br />

baleine, que je lui avais vendue contre un bon paqu<strong>et</strong> de<br />

crédits. Je lui prêtais donc Nordine, mon ordinosaure adoré,<br />

afin qu’il se prépare consciencieusement à l’examen. Cela<br />

représentait un sacrifice important pour moi, dont il me sut<br />

gré. Pour l’occasion, nous avons fini par nous arrêter au p<strong>et</strong>it<br />

port de plaisance de Ploumski, où il est allé s’inscrire aux<br />

épreuves du permis auprès des autorités fluviales.<br />

Ce jour-là, nous étions tous sur des charbons ardents,<br />

souhaitant l’un <strong>et</strong> l’autre que Raymond obtienne son permis,<br />

<strong>et</strong> quand il est parti à pied rejoindre les locaux où se<br />

déroulaient les épreuves, Anna <strong>et</strong> moi avons trinqué au<br />

champagne à sa réussite. J’ai eu envie de faire l’amour avec<br />

elle, mais elle m’a repoussé gentiment, en me glissant<br />

gentiment à l’oreille :<br />

— Ce soir, Alain, ce soir ! Ne sois pas si pressé.<br />

Trois heures plus tard, Raymond a refait son apparition,<br />

tout guiller<strong>et</strong>, son permis provisoire en main. Nous avons de<br />

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nouveau trinqué, <strong>et</strong> Anna nous a préparé un repas de rêve, au<br />

cours duquel nous nous sommes tous trois r<strong>et</strong>enus de boire,<br />

pour ne pas gâcher la partie de jambes en l’air que nous<br />

pressentions tous les trois. Raymond était fier de son succès,<br />

<strong>et</strong> il avait trouvé une nouvelle confiance en lui, qui<br />

s’exprimait dans sa conversation ; je ne le reconnaissais plus.<br />

Quand le soleil d’avril s’est enfin couché, Anna nous a<br />

envoyés l’attendre dans sa cabine :<br />

— M<strong>et</strong>tez-vous à l’aise tous les deux ; j’amène le<br />

champagne !<br />

C’est ce que nous avons fait, <strong>et</strong> nous nous sommes<br />

r<strong>et</strong>rouvés tous les deux nus dans le lit d’Anna, bercés par une<br />

musique d’ambiance propice à la détente, sous une lumière<br />

tamisée. J’étais tout de même un peu pomp<strong>et</strong>te, <strong>et</strong>, en<br />

attendant qu’Anna n’arrive, j’ai dû m’assoupir quelques<br />

instants. J’ai été finalement réveillé par le contact chaud<br />

d’une paire de mains qui se promenaient sur mon corps <strong>et</strong> sur<br />

mon sexe, <strong>et</strong> au début, j’ai tout naturellement pensé qu’Anna<br />

nous avait rejoints. C’est quand je me suis r<strong>et</strong>rouvé avec le<br />

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gros sexe de Raymond dans la bouche que j’ai compris que<br />

tout ne se passait pas comme prévu…<br />

C<strong>et</strong>te nuit-là, Raymond a fêté comme il se devait son<br />

permis de navigation, en abusant de moi sans façon, alors<br />

qu’Anna nous apportait le champagne à la mi-temps ; ainsi,<br />

j’étais victime d’un complot ! Sacré Raymond, <strong>et</strong> putain de<br />

moi ! Au matin, enfin dégrisé par quelques heures de<br />

sommeil réparateur, j’avais un peu honte de moi, <strong>et</strong> je me suis<br />

enfui de la cabine pour aller me préparer un café. Mais Anna<br />

m’avait devancé, <strong>et</strong> c’est elle qui m’enjoignit de m’asseoir <strong>et</strong><br />

me servit gentiment. J’étais très gêné <strong>et</strong> elle finit par éclater<br />

de rire :<br />

— Alors, marin, quelle impression ça fait de se faire<br />

tambouriner, comme n'importe quelle guenon ?<br />

— Ma foi, ça n’est pas si désagréable, me suis-je surpris à<br />

avouer en toute sincérité.<br />

— Rassure-toi ; tu restes tout de même un homme ! me<br />

dit-elle gentiment pour me rassurer, tout en s'approcahnt de<br />

moi pour me pétrir la verge <strong>et</strong> les génitoires.<br />

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Elle avait parfaitement raison ; je n’étais pas sorti<br />

émasculé par c<strong>et</strong>te expérience un peu insolite, exotique, <strong>et</strong><br />

mon désir pour elle <strong>et</strong> sa conque toujours humide restait<br />

intact.<br />

Partant de là, rien ne fut plus comme avant, <strong>et</strong> les rapports<br />

que nous entr<strong>et</strong>enions en trio devinrent plus riches <strong>et</strong> plus<br />

variés. Sans que je puisse très bien me l’expliquer, Raymond<br />

nourrissait maintenant bien plus de désir pour moi que pour<br />

Anna, <strong>et</strong> je devais parfois légèrement insister pour reposer<br />

mon cul, qui n’avait jusqu’à maintenant jamais servi de c<strong>et</strong>te<br />

manière si particulière.<br />

Moi qui tenais minutieusement la chronique de mes faits<br />

<strong>et</strong> gestes à bord de la baleine pour mon fils adoptif, Marc, je<br />

mis néanmoins un bon moment avant de lui faire part du pot<br />

aux roses, tellement cela me semblait inconvenant, de la part<br />

d’un fier marin comme moi. Quand je lui révélai la chose, il<br />

crut d’abord à une plaisanterie, puis me demanda d’éviter le<br />

suj<strong>et</strong>, ce que je compris parfaitement ; après tout, n’avais-je<br />

pas attendu quarante-cinq ans avant de vivre une telle<br />

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expérience ?<br />

Je m’interrogeais parfois sur les séquelles que de telles<br />

pratiques pouvaient avoir sur ma virilité, <strong>et</strong> je n’en trouvais<br />

aucune. D’ailleurs, Anna m’avait rassuré d’emblée sur ce<br />

point, <strong>et</strong> de notre infernal trio, j’étais bien le mieux loti,<br />

puisque mon désir pour elle était intact, <strong>et</strong> que, d’autre part,<br />

je profitais pleinement à mes heures de celui de Raymond à<br />

mon égard. Ça me rappelait ce vieux dicton de mon père qui<br />

me répétait très souvent qu’il fallait savoir manger de tout<br />

pour être heureux. Je ne sais pas s’il aurait accepté d’avaler<br />

pour sa part une telle couleuvre, <strong>et</strong> tout son jus avec, de<br />

surcroît !<br />

A naviguer à la godille, j’avais fini par me la prendre dans<br />

le cul ; quel destin, ma chère !<br />

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VI - L’océan<br />

C’est à la mi-mai, comme prévu, que nous sommes enfin<br />

arrivés en vue de l’océan, au gigantesque port de Roslo.<br />

C’était un mardi, en fin d’après-midi. J’avais contacté la<br />

capitainerie par mail deux jours auparavant, pour réserver une<br />

place parmi les yachts de plaisance, si nombreux en c<strong>et</strong>te<br />

saison. Je ne sais pas pourquoi, mais quand j’ai amarré la<br />

baleine à quai, il m’a semblé que, c<strong>et</strong>te fois-ci, ce serait bien<br />

la dernière. Le vent <strong>et</strong> les embruns sur ma peau me disaient<br />

que je ne quitterais pas de sitôt la formidable présence de<br />

c<strong>et</strong>te énorme masse d’eau marine, que je trouvais<br />

paradoxalement inquiétante <strong>et</strong> rassurante à la fois.<br />

A peine arrivé, j’ai indiqué à mes deux coéquipiers que je<br />

souhaitais passer la soirée seul dans un rade du port. Ce que<br />

je ne leur ai pas dit, c’est que j’en avais un peu marre de notre<br />

infernal trio, <strong>et</strong> de nos orgies régulières. J’avais envie de<br />

changer d’air, en quelque sorte, <strong>et</strong> peut-être pourquoi pas de<br />

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partenaires. Car Raymond, malgré l’amitié que j’avais pour<br />

lui, était tout de même un peu trop souvent derrière mon dos.<br />

J’ai commencé par marcher sur la croisée, gentiment, <strong>et</strong><br />

puis j’ai remonté une digue, croisant quelques pêcheurs à la<br />

ligne, auprès de qui je ne me suis pas attardé à discuter ;<br />

j’avais envie d’être seul avec l’océan. Je me suis assis sur un<br />

rocher, tout au bout de la digue, <strong>et</strong> je suis resté là deux heures<br />

durant, le nez au vent, à laisser mon esprit vagabonder. J’ai<br />

pensé à ma vie, c<strong>et</strong>te fameuse « vie à la godille », <strong>et</strong> il me<br />

semblait que j’en avais complètement fait le tour, que j’étais<br />

allé au bout de tous mes fantasmes, de tous mes désirs. Alors<br />

quoi, que restait-il de moi ; une coquille vide, abandonnée par<br />

la marée ? Un grand corps las, comblé par trop de plaisirs<br />

éphémères ? Des mains désœuvrées ? Un esprit en vacance<br />

totale ? Non, j’avais encore le goût de la vie accroché à mes<br />

lèvres, comme ce sel que les embruns déposaient en séchant<br />

sur ma peau.<br />

Je décidai de ne rien précipiter ; le temps ferait son<br />

ouvrage <strong>et</strong> le destin me proposerait à coup sûr de nouvelles<br />

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options, de nouveaux chemins. Mais j’avais pour cela besoin<br />

d’être seul, <strong>et</strong> il me faudrait donc quitter mes compagnons,<br />

d’ici quelques jours ; c’était pour moi une évidence, mais pas<br />

un déchirement, car eux aussi avaient leur vie à mener.<br />

La nuit est tombée doucement <strong>et</strong> j’ai regardé le soleil de<br />

c<strong>et</strong>te belle journée mourir gentiment à l’horizon, à l’est. J’ai<br />

fini par ressentir le frais <strong>et</strong> j’ai fait demi-tour, pour rejoindre<br />

le port <strong>et</strong> tous ses rades aux néons clignotants. J’ai flâné un<br />

peu <strong>et</strong> puis j<strong>et</strong>é mon dévolu sur l’un d’entre eux, dont le nom<br />

m’a tapé dans l’œil ; « le point du jour ». Oui, c’était un jour<br />

à faire le point, mais aussi un jour où je posais un point final<br />

à ma vie de marinier ; je laisserai la baleine entre de bonnes<br />

mains, celles de Raymond, qui en était tombé amoureux,<br />

comme j’en avais été moi-même amoureux pendant vingt-<br />

cinq longues années. Que deviendrait Anna, je n’en savais<br />

rien, ni rien non plus de l’avenir de Monica, qui achèverait<br />

bientôt sa cure de désintoxication, bien plus au nord.<br />

Je me suis installé en terrasse <strong>et</strong> j’ai commandé un grand<br />

plateau de fruits de mer <strong>et</strong> une bouteille de blanc. Chacune<br />

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des huîtres m’a donné l’impression d’avaler l’océan lui-<br />

même ; j’exultais. J’ai pris tout mon temps pour manger, <strong>et</strong> je<br />

n’ai même pas laissé la queue d’un bigorneau dans le plateau.<br />

Le vin m’a mis le vague à l’âme <strong>et</strong> j’avais envie de musique.<br />

C’est alors qu’un couple de tziganes a fait son apparition, lui<br />

chantant <strong>et</strong> jouant du violon, <strong>et</strong> elle proposant aux clients du<br />

restaurant de leur tirer les Tarots. Je suis le seul à m’être<br />

laissé tenté, <strong>et</strong> j’ai fait signe à la femme d’approcher. Elle<br />

s’est assise en face de moi <strong>et</strong> a battu ses cartes, en<br />

m’adressant un sourire énigmatique. Elle a tiré une première<br />

lame, en m’expliquant qu’elle me représentait. C’était le Mat,<br />

un vagabond en chemin, son baluchon sur l’épaule, mordu<br />

aux fesses par un chien, un homme à la recherche de son<br />

destin.<br />

Oui, à ma manière, je n’étais qu’un vagabond, c’est<br />

certain. Puis elle a tiré Tempérance, figurant un ange faisant<br />

passer un fluide entre deux jarres, <strong>et</strong> m’a dit que la carte<br />

indiquait ce à quoi j’aspirais le plus, à savoir le bonheur <strong>et</strong><br />

l’harmonie, la paix <strong>et</strong> la tranquillité, ce qui, encore une fois,<br />

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était parfaitement juste. La carte suivante était la Mort, un<br />

squel<strong>et</strong>te fauchant des membres humains dans une plaine.<br />

Voyant mon air surpris <strong>et</strong> un peu contrarié, elle est partie d’un<br />

éclat de rire ; il ne fallait pas que je m’inquiète pour si peu !<br />

La Mort représentait un ou des changements radicaux, le<br />

temps de se débarrasser de choses ou d’habitudes anciennes,<br />

révolues. C’est à ce prix que j’atteindrais c<strong>et</strong>te paix à laquelle<br />

j’aspirais. Elle a encore tiré l’Amoureux, un jeune homme<br />

hésitant entre deux femmes, sous l’œil d’un cupidon<br />

décochant sa flèche, sur un nuage au-dessus de sa tête :<br />

— Il te faudra faire des choix, l’ami ! Pose-toi des<br />

questions <strong>et</strong> demande-toi qui <strong>et</strong> quoi tu aimes vraiment !<br />

Elle a tendu la main pour quelques crédits, <strong>et</strong>, ceci fait,<br />

m’a demandé si je voulais en savoir plus. Piqué par la<br />

curiosité, j’ai de nouveau ouvert ma bourse <strong>et</strong> la carte<br />

suivante était le Soleil :<br />

— Plus que les femmes, la richesse ou les honneurs, c’est<br />

l’amour que tu aimes <strong>et</strong> que tu recherches vraiment.<br />

Mais déjà, son compagnon s’éloignait pour aller jouer sa<br />

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musique auprès des clients de la terrasse voisine, <strong>et</strong> la gitane<br />

m’a tourné le dos, non sans m’avoir glissé un clin d’œil<br />

entendu. Je me suis pris à méditer sur sa dernière phrase en<br />

sirotant mon café. Cela rejoignait tout à fait ce qu’avait pu<br />

m’écrire Marc, voilà quelque temps. N’avais-je en eff<strong>et</strong> pas<br />

trop accordé d’importance <strong>et</strong> de place dans ma vie à l’amour<br />

charnel, <strong>et</strong> pas assez aux sentiments ? C’est ce que semblait<br />

penser mon fils, <strong>et</strong> qui m’avait pourtant paru un peu idéaliste.<br />

Mais qu’est-ce qu’un homme sans idéal ?<br />

J’eus soudain envie de crier c<strong>et</strong>te question à mes voisins<br />

de table, un couple d’amoureux qui se tenaient la main en se<br />

susurrant des mots doux. Je me r<strong>et</strong>ins de justesse <strong>et</strong> demandai<br />

l’addition à la serveuse. Je ressentais un besoin urgent de<br />

m’adresser à dieu <strong>et</strong> de le prier, pour qu’il m’indique ma<br />

route, mais la terrasse d’un restaurant ne me semblait pas le<br />

lieu adéquat. Je me suis donc engouffré dans les ruelles du<br />

vieux port, à la recherche d’une église.<br />

J’ai fini par trouver une chapelle, sur une plac<strong>et</strong>te, mais,<br />

quand j’ai voulu en ouvrir la porte, celle-ci était fermée ; à<br />

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c<strong>et</strong>te heure, dieu <strong>et</strong> ses ustensiles étaient sous clé ! J’ai donc<br />

prié devant la porte close, au-dessus de laquelle une vierge à<br />

l’enfant, dans une niche grillagée, me bénissait de sa dextre,<br />

<strong>et</strong> puis j’ai regagné la baleine, en traînant le pas, espérant que<br />

Raymond <strong>et</strong> Anna seraient déjà partis se coucher. C’était bien<br />

le cas, à mon grand soulagement, <strong>et</strong> j’ai passé la nuit dans<br />

notre salon-salle-à-manger de plaisance.<br />

Le lendemain, mes deux compagnons de navigation ne<br />

m’ont posé aucune question sur ma soirée de la veille <strong>et</strong> sur<br />

ma nuit passée à l’écart, ce dont je leur ai été très<br />

reconnaissant. Dans la matinée, voyant que je n’étais toujours<br />

pas plus loquace, ils ont décidé d’aller se promener sur le port<br />

<strong>et</strong> dans la vieille ville, me prévenant qu’ils ne rentreraient pas<br />

manger le midi. J’allais donc être tranquille jusqu’au soir.<br />

C’est après le déjeuner, vite expédié, que j’ai rejoint la cabine<br />

de pilotage <strong>et</strong> Nordine, pour voir si je n’avais pas quelque<br />

courrier de Marc. Quelle ne fut pas ma surprise de trouver<br />

dans ma boite aux l<strong>et</strong>tres un long mail de Lucie :<br />

« Mon amour,<br />

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Oui, c’est ainsi que j’ai envie de t’appeler, « mon<br />

amour », le mien, le seul, le vrai, l’unique, car il est vrai que<br />

depuis ton départ de Borovnik, tu occupes toutes mes<br />

pensées, à toutes les heures du jour, <strong>et</strong> même parfois de la<br />

nuit, quand je peine à dormir, cherchant désespérément ton<br />

corps <strong>et</strong> ta main à mes côtés.<br />

Je ne sais pas très bien comment cela a pu arriver, mais il<br />

est certain que je suis tombée désespérément amoureuse de<br />

toi ; désespérément, voilà justement un mot qui ne me plaît<br />

guère, qui me fait même froid dans le dos, car il est si<br />

radical. C’est pourtant cela que je ressens, du désespoir,<br />

quand je pense avec horreur que je t’ai laissé partir.<br />

Oui, tu le sais, Andréas Katarinova, le mari d’Anna avec<br />

qui tu es parti loin là-bas, sur le Doumsk, avec ta baleine<br />

r<strong>et</strong>rouvée, était l'un de mes nombreux amants, <strong>et</strong> il est même<br />

mort dans mes bras. Cela a fait un tel scandale dans<br />

l’administration que j’ai été licenciée de mon poste de<br />

fonctionnaire, <strong>et</strong> expulsée de la résidence de la liberté.<br />

Mais, c<strong>et</strong>te liberté que je prenais avec les hommes, je n’en<br />

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veux plus, mon cher amour. Je ne désire plus qu’être à toi, <strong>et</strong><br />

j’aimerais tant te r<strong>et</strong>rouver, pour partager mon existence<br />

avec toi.<br />

Il faut que tu le saches aussi, j’attends un enfant, qui est<br />

peut-être de toi, <strong>et</strong> peut-être pas, je ne veux pas te mentir à ce<br />

suj<strong>et</strong>. J’ai envie d’élever c<strong>et</strong> enfant avec toi, <strong>et</strong> que tu<br />

deviennes son père, <strong>et</strong> puis vieillir à tes côtés.<br />

Sauras-tu me pardonner mes incartades <strong>et</strong> mon<br />

vagabondage amoureux ? Voudras-tu croire à mon amour<br />

sincère ? Me diras-tu où tu restes actuellement, que je te<br />

rejoigne dès que possible ?<br />

Je l’espère de tout cœur <strong>et</strong> j’ose croire que tout est encore<br />

possible entre nous, que tu gardes malgré tout quelque<br />

sentiment pour moi.<br />

Je t’aime comme je t’embrasse, en attendant ta réponse.<br />

Lucie »<br />

J’ai relu plusieurs fois ces lignes, le cœur serré par<br />

l’émotion ; au bout du compte, si je me le rappelais bien,<br />

c’était avec elle que j’avais conçu de nouveaux proj<strong>et</strong>s de vie,<br />

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<strong>et</strong> c’était d’elle que j’étais tombé amoureux. Comme cela me<br />

semblait loin, alors que quelques mois seulement s’étaient<br />

écoulés. La peste soit de mon cœur d’artichaut, je n’arrivais<br />

pas à lui en vouloir de son infidélité, <strong>et</strong> il avait suffi d’un<br />

courrier <strong>et</strong> de quelques mots d’amour pour ranimer la flamme<br />

que je nourrissais pour elle !<br />

Mais il y avait aussi c<strong>et</strong> enfant qu’elle portait, aux origines<br />

douteuses ; j’ai alors repensé à Marc, <strong>et</strong> à tout ce qu’il<br />

m’avait apporté dans ma vie, <strong>et</strong> j’ai tout de suite su que<br />

j’aimerai c<strong>et</strong> enfant, qu’il soit de mon sang ou pas. Je me<br />

jurai même de ne jamais chercher à faire les tests pour en<br />

avoir le cœur n<strong>et</strong>. Ainsi, tout était dit, <strong>et</strong> je répondis à Lucie,<br />

en choisissant soigneusement chacun de mes mots :<br />

« Lucie, ou peut-être devrais-je dire « mon amour », tout<br />

comme toi,<br />

Je ne t’ai pas oubliée, loin de là, <strong>et</strong> j’ai maintenant hâte<br />

de te revoir <strong>et</strong> de vivre avec toi, depuis que je sais que tu as<br />

gardé tout ton amour pour moi, c<strong>et</strong> amour qui m’a tiré de ma<br />

léthargie, voilà quelques mois.<br />

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Si notre enfant est un garçon, nous l’appellerons<br />

Dieudonné, <strong>et</strong> si c’est une fille, ce sera Félicité : j’espère que<br />

cela te conviendra…<br />

Je te recontacterai dès que j’aurai trouvé un logement<br />

pour t’accueillir. Cela ne devrait pas prendre trop de temps ;<br />

sois patiente encore quelques jours.<br />

Je t’aime <strong>et</strong> je t’embrasse fort.<br />

Alain »<br />

L’après-midi même, je me suis mis en quête d’un<br />

logement, avec l’aide de Nordine, qui m’a dégoté une<br />

affaire ; un vaste appartement troglodyte, à quelques<br />

kilomètres de Roslo, en bord de mer. Je contactai le<br />

propriétaire, pour le visiter dès le lendemain, après quoi<br />

j’écrivis mes nouveaux proj<strong>et</strong>s à Marc. Anna <strong>et</strong> Raymond<br />

rentrèrent fort tard le soir, bras-dessus, bras-dessous, en<br />

rigolant. J’avais dans l’idée qu’ils avaient un peu levé le<br />

coude, tous les deux. Ils s’éclipsèrent rapidement dans l’une<br />

des deux cabines de la soute, visiblement pressés de se serrer<br />

l’un contre l’autre. Moi, évidemment, je n’avais pas la<br />

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moindre envie de les rejoindre, pour partager leurs ébats,<br />

comme je l’avais pourtant fait toutes ces dernières semaines.<br />

Depuis le mail de Lucie, je me sentais redevenu<br />

complètement hétérosexuel <strong>et</strong> monogame !<br />

Marc répondit à mon mail le soir même, <strong>et</strong> me félicitait<br />

pour les nouvelles que je lui annonçais, <strong>et</strong> les bonnes<br />

résolutions que j’avais prises ; il semblait vraiment se réjouir<br />

que j’abandonne enfin ma vie de libertin, qui ne me convenait<br />

guère, selon lui. Peut-être avait-il raison, dans le fond. De<br />

c<strong>et</strong>te manière, avec un peu de chance, j’éviterais ainsi la<br />

damnation. Je me surpris à sourire, <strong>et</strong> même à rire à c<strong>et</strong>te<br />

idée. Je repensai également à c<strong>et</strong>te vierge à l’enfant, devant<br />

laquelle j’avais prié, la veille, dans la nuit ; ainsi, en adoptant<br />

l’enfant de Lucie, je deviendrai le cousin de ce brave Joseph,<br />

le patron de tous les cocus. N’allions-nous pas habiter dans<br />

une grotte, avec Lucie ? J’avais en eff<strong>et</strong> vu des photos de<br />

l’habitat souterrain à louer, <strong>et</strong> j’avais été transporté par le<br />

charme que dégageait l’endroit. J’étais certain que ma visite<br />

du lendemain confirmerait ce premier jugement.<br />

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Ce fut le cas, <strong>et</strong> je versai séance tenante le montant de la<br />

caution <strong>et</strong> du premier loyer au bonhomme, qui la louait pour<br />

une somme modique. Je rentrai à bicycl<strong>et</strong>te à la péniche, <strong>et</strong><br />

me décidai finalement à parler à mes compagnons de mes<br />

proj<strong>et</strong>s, ainsi que de la prochaine venue de Lucie :<br />

— Ainsi, tu vas nous laisser ? demanda Anna.<br />

— Oui, je crois bien : c<strong>et</strong>te fois-ci, je suis vraiment prêt à<br />

me sédentariser, car je crois que Lucie en vaut vraiment la<br />

peine.<br />

— Et si elle ne parvenait pas à te rester fidèle, malgré ses<br />

promesses ? interrogea Raymond à son tour.<br />

— Bah ! J’ai été tant de fois cocu que je ne sais même plus<br />

à qui je dois toutes ces cornes à mon front ! répondis-je,<br />

bravache.<br />

Bien sûr, en mon for intérieur, je n’étais pas si sûr de<br />

nourrir le même optimisme, ni le même détachement à ce<br />

suj<strong>et</strong>. Mais je n’avais pas envie de me ronger les sangs non<br />

plus, tellement la l<strong>et</strong>tre de Lucie semblait sincère.<br />

Les jours qui suivirent, je les occupais à commander<br />

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meubles <strong>et</strong> vaisselle, pour aménager notre terrier, que j’avais<br />

décidé de baptiser « Chez chauds lapins », allez savoir<br />

pourquoi. Quand tout fut prêt, nous étions déjà fin juin, <strong>et</strong><br />

c’est par un bel après-midi que Lucie arriva par le train.<br />

J’allais la chercher à la gare, <strong>et</strong> nous avons pris un taxi pour<br />

rejoindre la baleine, où nous attendaient Anna <strong>et</strong> Raymond,<br />

qui avaient préparé un repas de fête en son honneur. Le<br />

ventre de Lucie était rond comme un œuf, <strong>et</strong> le bébé bougeait<br />

à l’intérieur, comme elle me le fit sentir. Cela m’émut<br />

beaucoup <strong>et</strong>, à toucher sa peau de velours, je mesurai que<br />

mon désir pour elle était intact. Ce soir-là, après le repas,<br />

nous avons fait l’amour très tendrement.<br />

Nous avons emménagé chez chauds lapins dans les jours<br />

qui suivirent, <strong>et</strong> nous avons encore reçu mes vieux<br />

compagnons d’arme pour pendre la crémaillère. Puis, Anna <strong>et</strong><br />

Raymond ont décidé de repartir pour aller chercher Monica,<br />

qui les attendait toujours dans sa clinique, maintenant<br />

désintoxiquée. J’ai songé avec un brin d’envie à la fête qu’ils<br />

allaient lui faire, quand ils la r<strong>et</strong>rouveraient ; connaissant leur<br />

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malice, elle allait certainement découvrir une nouvelle fac<strong>et</strong>te<br />

de la vie <strong>et</strong> du plaisir…<br />

Lucie a accouché le cinq août d’un p<strong>et</strong>it garçon. Ce serait<br />

donc un lion. Il était parfaitement noir. Ce serait donc un lion<br />

noir ! Évidemment, ça a bien fait rire les voisins.<br />

Évidemment. Mais cela aurait été trop compliqué de leur<br />

expliquer ce que c’est qu’une vie à la godille, toujours pleine<br />

de surprises…<br />

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Strapontin<br />

I - La ligne X<br />

J’allais au travail, métro, bureau, casse-croûte, bureau,<br />

métro <strong>et</strong> puis enfin dodo. Tous les jours. Ma ligne, c’était la<br />

ligne A. Parfois il pleuvait <strong>et</strong> parfois c’était la chaleur<br />

insupportable sous la tôle, cul contre cul, la main accrochée à<br />

une barre poisseuse.<br />

Mais l’autre jour, j’ai pris la ligne X <strong>et</strong> je ne sais pas<br />

vraiment pourquoi. Mal payé ou mal réveillé peut-être.<br />

C’était jour de grève <strong>et</strong> le quai de la ligne A était bondé. J’ai<br />

cherché un endroit où il y aurait un peu moins de monde <strong>et</strong><br />

j’ai remonté le quai jusqu’à c<strong>et</strong> escalator que je ne<br />

connaissais pas, tout au bout. Ça tournait en ronflant<br />

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doucement.<br />

Je suis resté un bon moment devant <strong>et</strong> j’ai remarqué que<br />

personne ne l’empruntait. Les gens passaient devant comme<br />

s’il n’existait pas ; un escalator oublié en quelque sorte. Il<br />

était déjà neuf heures trente <strong>et</strong> je serais en r<strong>et</strong>ard, quoiqu’il<br />

arrive. Heures décomptées, prime d’assiduité envolée…<br />

J’ai regardé autour de moi <strong>et</strong> je n’ai vu que des employés<br />

de bureau comme moi, habillés à deux sous, qui seraient en<br />

r<strong>et</strong>ard eux aussi. Tous faisaient grise mine. Les jours de<br />

grève, c’est double compression dans le métro <strong>et</strong> les odeurs<br />

en plus fort, cul contre cul, mains sur les barres poisseuses.<br />

Que venait faire ici c<strong>et</strong> escalator ? La ligne X, c’est celle<br />

qui mène aux quartiers d’affaires, empruntée par les cadres <strong>et</strong><br />

les possédants.<br />

J’ai longtemps hésité <strong>et</strong> les minutes se sont égrenées face à<br />

l’escalier mécanique qui n’emportait personne. Pourquoi<br />

prendre la ligne X ? pour aller où ? Dans ma tête, les images<br />

se succédaient, mon p<strong>et</strong>it appartement chichement meublé,<br />

mes voisins, la boulangère, mes vacances, une fois par an<br />

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dans les camps d’employés…<br />

Une rame est enfin arrivée <strong>et</strong> j’ai vu la masse se précipiter<br />

vers les portes, assaillir les wagons pour y faire tenir une<br />

improbable somme de voyageurs. Je n’ai pas bougé.<br />

Combien allaient faire un malaise <strong>et</strong> combien d’attente dans<br />

le noir du tunnel, quand le signal d’alarme est déclenché ?<br />

Ça m’a écœuré. J’ai pris l’escalator.<br />

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II - La station Bonplaisir<br />

L’escalator était interminable. Ça ronronnait <strong>et</strong> ça<br />

ronronnait encore. La pente s’est doucement infléchie jusqu’à<br />

ce que celui-ci se transforme en tapis roulant. Le tunnel était<br />

violemment éclairé par des néons qui diffusaient une lumière<br />

blanche de bloc opératoire.<br />

Je n’ai pas marché <strong>et</strong> je me suis laissé tranquillement<br />

entraîner par le tapis, je n’avais aucune hâte. Il m’a fallu une<br />

bonne demi-heure pour rejoindre une station <strong>et</strong> son quai<br />

désert. Les haut-parleurs m’ont souhaité la bienvenue à la<br />

station Bonplaisir. Je n’en n’avais jamais entendu parler.<br />

J’ai ach<strong>et</strong>é des cigar<strong>et</strong>tes <strong>et</strong> une flasque de whisky à un<br />

distributeur <strong>et</strong> je me suis installé sur l’un des sièges-baqu<strong>et</strong>,<br />

face à un afficheur de publicité qui vantait les mérites de<br />

produits de luxe <strong>et</strong> de spectacles variés, en boucle.<br />

J’ai débouché ma flasque de whisky <strong>et</strong> grillé une cigar<strong>et</strong>te,<br />

écoutant distraitement la musique d’ambiance en sourdine.<br />

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Puis une autre <strong>et</strong> encore une autre, jusqu’à ce que les haut-<br />

parleurs annoncent enfin l’arrivée d’une rame.<br />

A ce moment là, il était encore temps pour moi de<br />

reprendre le chemin de mon travail ou de mon appartement.<br />

J'aurais pu me faire porter pâle par le médecin du quartier,<br />

que je connaissais bien, <strong>et</strong> tout serait rentré dans l'ordre. J’ai<br />

hésité <strong>et</strong> puis la rame est arrivée à quai <strong>et</strong> les portes se sont<br />

ouvertes devant moi. J’ai encore hésité mais la rame n’est pas<br />

repartie, comme si quelqu’un ou quelque chose attendait que<br />

je monte. Peut-être un banal dispositif électronique, ou bien<br />

un simple rattrapage d’horaire, après tout.<br />

J’ai choisi de prendre ma décision en pariant sur ma<br />

cigar<strong>et</strong>te. Si la rame n’était pas repartie avant que je la<br />

termine, je monterais dedans.<br />

J’ai pris mon temps. La rame était toujours à quai, tôle<br />

blanche <strong>et</strong> sièges bleus. La rame, la rame, la rame, ça me<br />

faisait vraiment penser à ma vie de galérien. J’ai j<strong>et</strong>é mon<br />

mégot à terre <strong>et</strong> je me suis levé. J’ai franchi le seuil <strong>et</strong> j’ai<br />

avisé un strapontin. Je me suis assis <strong>et</strong> les portes se sont<br />

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refermées.<br />

La rame est repartie.<br />

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III - L’accordéoniste<br />

La rame a passé plusieurs stations désertes elles aussi, sans<br />

faire de halte. Bien calé sur mon strapontin, je me suis laissé<br />

aller au roulis du wagon, légèrement égayé par le whisky.<br />

Finalement, elle s’est arrêtée <strong>et</strong> un accordéoniste est monté<br />

avec son instrument en bandoulière <strong>et</strong> une casqu<strong>et</strong>te à<br />

carreaux bien vissée sur la tête.<br />

Il s’est installé en face de moi, s’est campé sur ses pieds,<br />

<strong>et</strong> il s’est mis à jouer de son instrument en chantant :<br />

« C’est aujourd’hui dimanche, tiens ma jolie maman<br />

Voici des roses blanches, toi qui les aimes tant… »<br />

J’ai tiqué parce qu’aujourd’hui, c’était jeudi. Mais au bout<br />

du compte, c<strong>et</strong>te chanson valait mieux que le « lundi au<br />

soleil ». Premièrement parce qu’on n’était pas non plus lundi<br />

<strong>et</strong> deuxièmement parce que dehors il pleuvait.<br />

L’accordéoniste portait une barbe noire <strong>et</strong> touffue comme<br />

un postiche <strong>et</strong> sa musique était pleine de fausses notes. La<br />

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rame attendait, portes ouvertes. Quand il a eu terminé, il a<br />

sorti une sébile de sa poche <strong>et</strong> l’a tendue dans ma direction<br />

d’une main crasseuse.<br />

— Vous jouez mal !<br />

— Oui, c’est vrai, je joue mal.<br />

— Alors vous ne devez pas tellement bien gagner votre vie<br />

dans le métro, non !?<br />

— On se débrouille, on se débrouille…<br />

Je n’avais pas envie de lui donner la pièce. Il tendait<br />

toujours sa sébile. Au bout d’un moment, il a fini par me<br />

demander :<br />

— Vous allez loin aujourd’hui ?<br />

— Je ne sais pas. Je n’ai pas encore décidé.<br />

— Ah bon.<br />

— Pourquoi me demandez-vous ça ?<br />

— Parce que généralement, les gens qui vont loin se<br />

dépêchent de me donner ma pièce.<br />

— Ah oui, <strong>et</strong> pourquoi ?<br />

— C’est ça qui déclenche le départ de la rame.<br />

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— Ah bon.<br />

— Oui.<br />

— Vous êtes une sorte de fonctionnaire alors ?<br />

— Oui, préposé à la ferm<strong>et</strong>ure des portes. L’accordéon<br />

n’est qu’un prétexte, une marotte.<br />

— Ah bon.<br />

J’ai fouillé mes poches de mauvaise grâce à la recherche<br />

d’un peu de monnaie <strong>et</strong> je me suis exécuté. Il a porté la main<br />

à sa casqu<strong>et</strong>te <strong>et</strong> m’a souhaité une bonne journée avant de<br />

redescendre du wagon.<br />

La rame est repartie en bringuebalant.<br />

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IV - Les hommes en gris<br />

Les stations désertes se sont succédées jusqu’à un quai<br />

bondé, c<strong>et</strong>te fois. Des hommes en gris se pressaient en foule,<br />

avec leur cravate <strong>et</strong> leur p<strong>et</strong>ite servi<strong>et</strong>te de cuir, silencieux<br />

comme des moines. Il en est monté jusqu’à plus soif dans<br />

mon wagon <strong>et</strong> dans les autres aussi. J’ai dû me lever de mon<br />

strapontin.<br />

L’atmosphère s’est chargée d’un bouqu<strong>et</strong> d’eaux de<br />

toil<strong>et</strong>te coûteuses. Certains des hommes en gris, assis sur les<br />

sièges, ont sorti de p<strong>et</strong>its ordinateurs portables <strong>et</strong> se sont mis<br />

à pianoter, l’air très concentré, d’autres à consulter des<br />

papiers <strong>et</strong> d’autres encore à envoyer des messages avec des<br />

téléphones. Les derniers, debout, droits comme des I,<br />

regardaient les stations défiler à travers les vitres, le regard<br />

bien à l’horizontale, comme quand on regarde vers les<br />

collines.<br />

J’étais quasiment nez à nez avec un homme de ma taille <strong>et</strong><br />

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comme je m’ennuyais de mon strapontin, je lui ai adressé la<br />

parole :<br />

— Vous êtes très nombreux !?<br />

Son regard s’est décroché de la vitre <strong>et</strong> s’est reporté sur<br />

moi, après une ou deux secondes, marquant une certaine<br />

surprise, mais pas vraiment de dégoût ou d’ennui, comme je<br />

le craignais au premier abord. J’aime aller au-delà de mes<br />

préjugés.<br />

— Comment ça, nous ? Pour ma part, je voyage seul.<br />

Comme il s’apprêtait à reporter son regard au delà de la<br />

porte du wagon, j’ai poursuivi, cherchant à profiter de<br />

l’avantage acquis :<br />

— Je veux dire vous tous, tous les hommes en gris.<br />

— Ah oui, je vois ce que vous voulez dire…<br />

— Oui, vous avez un certain air de famille.<br />

Il a esquissé un sourire <strong>et</strong> j’aurais juré que son regard s’est<br />

humidifié à l’évocation de ce mot magique : la famille.<br />

Voyant que je le dévisageais, curieux de c<strong>et</strong>te soudaine<br />

modification, il s’est redressé avec un p<strong>et</strong>it raclement de<br />

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gorge <strong>et</strong> il a répondu, l’air un peu gêné :<br />

— Oui, la famille, c’est cela même.<br />

— C’est ce qui me semblait. Mais de quel genre de famille<br />

parlons-nous, en fait ?<br />

Il m’a dévisagé à son tour <strong>et</strong> a j<strong>et</strong>é un œil réprobateur à ma<br />

veste de cuir noire qui tranchait dans tout ce gris. J’ai<br />

esquissé un sourire pour l’encourager à répondre à ma<br />

question.<br />

— Mais la grande famille des affaires, bien sûr.<br />

— Oui, bien sûr.<br />

— Nous sommes sur la ligne X, bien sûr.<br />

— Oui, bien sûr.<br />

Les affaires, pour un employé de bureau comme moi, ça<br />

restait très mystérieux mais, malgré ma curiosité, je n’ai pas<br />

osé lui demander en quoi consistaient les affaires en question.<br />

Lui s’est enhardi :<br />

— Et vous, quel genre de voyage effectuez-vous sur notre<br />

belle ligne X ?<br />

Pour ma part, je ne la trouvais pas si belle que cela, tout<br />

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juste moins « crowded » que ma ligne habituelle, mais je me<br />

suis abstenu du commentaire. J’ai pressenti qu’il prendrait<br />

mal la chose <strong>et</strong> je n’avais pas envie de couper court à c<strong>et</strong>te<br />

conversation. Je n'irai pas jusqu'à dire qu'il me faisait bander,<br />

mais ça me faisait quelque chose d'échanger quelques mots<br />

avec lui, comme on le fait avec un collègue. Et puis sa<br />

question toute anodine valait une réponse qui donne enfin un<br />

sens à mon escapade, commencée deux heures plus tôt. J’ai<br />

répondu tout à trac :<br />

— Un voyage initiatique, me semble-t-il.<br />

Il est resté dubitatif :<br />

— Alors vous ne descendez donc pas rue du mur !?<br />

— Non bien sûr.<br />

— Évidemment ! Vous n’êtes pas habillé pour…<br />

— Oui bien sûr.<br />

— Les casinos peut-être ?<br />

— Oui, peut-être.<br />

Son regard s’est allumé à l’évocation des casinos <strong>et</strong> il a<br />

mis une main en coin devant sa bouche <strong>et</strong> a baissé la voix<br />

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pour poursuivre :<br />

— Le quartier des femmes alors ?<br />

— Oui, peut-être.<br />

— Les stations balnéaires ? La base spatiale ? Le marché<br />

aux esclaves ?…<br />

Il semblait tout excité à l’évocation de ces destinations<br />

lointaines qui semblaient revêtir un côté magique pour lui.<br />

Puis son regard est parti dans le vague <strong>et</strong> j’ai senti qu’il<br />

m’avait abandonné, pris par je ne sais quelle sorte de rêve<br />

intérieur.<br />

La rame s’est enfin arrêtée à la station « rue du mur » <strong>et</strong> il<br />

a été emporté par la vague de gris qui s’est précipitée sur le<br />

quai pour rejoindre le monde des affaires. J’ai juste eu le<br />

temps de lui faire un signe de la main <strong>et</strong> de lui lancer :<br />

— Oui, peut-être !<br />

Alors que la rame repartait, j’ai songé à la façon dont je<br />

pourrais poursuivre ce voyage « initiatique ». Je n’avais pas<br />

assez d’argent pour faire un séjour dans les stations<br />

balnéaires. Je n’avais pas non plus assez d’argent pour me<br />

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payer un esclave domestique <strong>et</strong> de plus, vu l’exiguïté de mon<br />

logement, je n’en n’avais nul besoin, ni la place pour le loger.<br />

Et puis d’ailleurs, ça n’avait rien d’initiatique. Il restait le<br />

quartier des femmes, les casinos de « Les Vallées » <strong>et</strong> la base<br />

spatiale.<br />

J’ai songé à ces compagnes d'un soir, employées de bureau<br />

comme moi, avec qui j’avais fait l’amour quelquefois, qui<br />

arrondissaient leurs fins de mois à quelques crédits le coup.<br />

Quelle sorte d’initiation me réservait ce quartier des femmes<br />

tant vanté dans les magazines spécialisés ? J’ai fermé les<br />

yeux <strong>et</strong> j’ai essayé de m’imaginer ce que pouvaient être une<br />

paire de seins <strong>et</strong> une paire de fesses parfaites. Ça n’avait rien<br />

de bien concluant. Quand j’ai rouvert les yeux, j’ai vu qu’une<br />

p<strong>et</strong>ite vieille montée à la station rue du mur me dévisageait<br />

avec inquiétude.<br />

— Vous allez bien Monsieur ? m’a-t-elle demandé.<br />

— Oui, merci, ça va bien. C’est la chaleur, ai-je répondu<br />

d’une manière parfaitement idiote, vu qu’il faisait plutôt<br />

frisqu<strong>et</strong> dans la rame climatisée.<br />

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— Oui, bien sûr…<br />

La présence de la p<strong>et</strong>ite vieille qui m’épiait du coin de<br />

l’œil a détourné mes pensées du quartier des femmes <strong>et</strong> de ses<br />

occupantes. Était-il plus raisonnable de se ruiner aux casinos<br />

ou bien de s’envoler vers les étoiles ? Vu le niveau de mes<br />

économies, il était certain que je n’irais pas loin dans l’espace<br />

sans passer préalablement tenter ma chance aux casinos, à<br />

« Les Vallées ». Et puis, si je perdais ma chemise aux casinos,<br />

la seule étoile que je risquais de visiter serait celle de<br />

l’halogène qui éclairait ma pièce à vivre, où je me verrais<br />

forcé de r<strong>et</strong>ourner.<br />

J’ai fini par pousser un gros soupir sans m’en apercevoir,<br />

ce à quoi la vieille dame a répondu :<br />

— C’est la vie !<br />

Je l’ai regardée un moment <strong>et</strong> j’ai fini par acquiescer :<br />

— Oui, bien sûr…<br />

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V - Midi tapante<br />

J’ai dû passer une quinzaine de stations à rêvasser d’une<br />

nouvelle vie dans les étoiles, sur une planète inconnue.<br />

J’avais r<strong>et</strong>rouvé mon strapontin. Par acquis de conscience,<br />

j’ai vérifié que j’avais bien pris avec moi ma carte de crédit<br />

universelle. Je me suis rappelé le montant de mes économies.<br />

Quinze années de travail en vue d’acquérir à l’âge de la<br />

r<strong>et</strong>raite un logement avec un jardin<strong>et</strong> dans une banlieue. Est-<br />

ce que ça valait vraiment la peine de tout envoyer promener<br />

pour quelques jours, voire quelques heures seulement, de<br />

bureau buissonnier, un bonheur qui se révélerait peut-être à<br />

tout prendre aussi fugace qu’artificiel ?<br />

J’ai terminé ma flasque de whisky pour endiguer la sourde<br />

angoisse des lendemains qui déchantent, qui menaçait déjà de<br />

me ramener avant l’heure à mon p<strong>et</strong>it appartement <strong>et</strong> mon<br />

assi<strong>et</strong>te de pâtes du soir. J’ai regardé ma montre. Ça tombait<br />

bien, c’était l’heure de l’apéritif.<br />

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A midi tapante, mon estomac s’est mis à grogner, comme<br />

tous les jours, pour m’annoncer la nécessité du déjeuner. Les<br />

stations ont continué à défiler sans que la rame s’arrête.<br />

Comment ce métro automatique fonctionnait-il donc,<br />

finalement ? Ses arrêts semblaient plutôt capricieux, soumis<br />

au seul hasard. La vieille dame était déjà descendue <strong>et</strong> je<br />

n’avais personne à qui poser la question.<br />

J’ai avisé les panneaux encadrant les portes <strong>et</strong> je n’y ai vu<br />

aucun bouton de commande, mis à part la poignée d’arrêt<br />

d’urgence : « à n’utiliser qu’en cas de danger, tout abus sera<br />

puni ». Mon estomac se tortillait fermement à présent <strong>et</strong> j’ai<br />

fini par me résoudre à me lever de mon strapontin <strong>et</strong> à tirer<br />

sur la poignée en me disant « qui vivra verra ». Au pire, je<br />

risquais une amende.<br />

Une voix familière m’a répondu :<br />

— Poste de contrôle, je suis à votre écoute.<br />

— J’aimerai descendre. Comment fait-on pour arrêter la<br />

rame ?<br />

— Avez-vous un motif légitime <strong>et</strong> sérieux pour faire<br />

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arrêter c<strong>et</strong>te rame ?<br />

La question m’a interloqué <strong>et</strong> j’ai juste réussi à<br />

bredouiller :<br />

— Mais j’ai faim moi, j’aimerais descendre pour aller<br />

manger.<br />

— Restez calme, j’arrive.<br />

Je me suis rassis sur mon strapontin <strong>et</strong> j’ai attendu<br />

quelques minutes avant que l’accordéoniste ne fasse sa<br />

réapparition. Il m’a salué d’un geste bref à sa casqu<strong>et</strong>te <strong>et</strong> il a<br />

repris les roses blanches sur son instrument. J’ai préparé de la<br />

monnaie <strong>et</strong> j’ai attendu impatiemment qu’il finisse d’écorcher<br />

sa chanson. Quand il a eu terminé, j’ai fourré rapidement les<br />

pièces dans la sébile. Il a commenté :<br />

X.<br />

— Je vois que vous commencez à vous habituer à la ligne<br />

J’ai donné mon assentiment d’un grognement bref <strong>et</strong> il a<br />

poursuivi :<br />

— Je vous arrête à la prochaine, il y a un self pas mauvais<br />

du tout.<br />

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— Merci beaucoup.<br />

Il m’a encore regardé, semblant attendre quelque chose.<br />

Finalement, je lui ai demandé :<br />

— Les roses blanches, c’est la seule mélodie que vous<br />

sachiez jouer ?<br />

— Oui, bien sûr ! L’accordéon est un instrument difficile.<br />

— Oui, bien sûr.<br />

La rame est arrivée à quai <strong>et</strong> les portes se sont ouvertes. Il<br />

est descendu avec moi. Mais comment avait-il pu faire pour<br />

rejoindre la rame qu’il avait quittée précédemment ?<br />

Avant qu’il ne s’éloigne sur le quai, je lui ai posé la<br />

question. Il a répondu en haussant les épaules :<br />

— Cloné. C’est pas plus compliqué que ça !<br />

— Oui bien sûr.<br />

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VI - Le self de la station Bérangère<br />

Le self était au bout du quai <strong>et</strong>, alors que j’y dirigeais mes<br />

pas, les haut-parleurs de la station m’ont souhaité la<br />

bienvenue à la station Bérangère. Jamais entendu parler non<br />

plus. En fait, je ne connaissais pratiquement aucune des<br />

dizaines de stations que comptait la ligne X, la plus longue de<br />

toutes les lignes du métro, à ce qu’on disait. Possédait-elle ou<br />

non un terminus ou faisait-elle tout simplement une boucle ?<br />

La faim m’a fait couper court à ces interrogations.<br />

Le self était quasiment désert. Alors que je poussais les<br />

portes, deux pom-pom girls sont venues m’accueillir en<br />

dansant <strong>et</strong> en chantant « le lundi au soleil ». Désespérant.<br />

Elles se ressemblaient comme deux gouttes d’eau, si bien<br />

que, quand elles ont eu terminé, j’ai commenté :<br />

— Jumelles ?<br />

— Non, clonées, m’ont-elles répondu en souriant de toutes<br />

leurs dents.<br />

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Elles m’ont gentiment indiqué la file du self où les plats<br />

s’alignaient sur des étagères en inox réfrigérées, derrière des<br />

vitres coulissantes commandées par des boutons multicolores.<br />

J’ai présenté ma carte de crédit à l’entrée de la ligne <strong>et</strong> je me<br />

suis servi un steak tartare <strong>et</strong> des profiteroles, avec une carafe<br />

de Côtes du Rhône. J’ai récupéré ma carte de crédit <strong>et</strong> mon<br />

tick<strong>et</strong> en fin de ligne, où les deux pom-pom girls sont venues<br />

me remercier, m’ont accompagné jusqu’à ma table <strong>et</strong> m’ont<br />

souhaité un bon appétit.<br />

J’ai attaqué mon steak, pendant qu’à côté de moi une mère<br />

de famille avait bien du mal à faire manger ses deux jeunes<br />

enfants qui se ressemblaient comme deux gouttes d’eau, eux<br />

aussi. Pour engager la conversation, j’ai glissé avec un<br />

sourire :<br />

— Clonés ?<br />

— Oui, bien sûr.<br />

J’ai terminé mon steak avant de poursuivre par une<br />

question qui s’est avérée parfaitement idiote.<br />

— Quel âge ont-ils ?<br />

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— Gonzague est sorti des cuves il a six mois <strong>et</strong> Jérémy<br />

voilà dix jours.<br />

— Ah, bien ! ai-je répondu bêtement. Pour ma part, je leur<br />

aurais donné dix ans.<br />

— Oui, bien sûr.<br />

A y regarder d’un peu plus près, j’ai trouvé qu’ils avaient<br />

un faux air de l’accordéoniste. Sûrement sortis de la même<br />

usine.<br />

La femme a enfin terminé de donner à manger à ses deux<br />

clones <strong>et</strong> s’est franchement tournée vers moi afin de<br />

poursuivre la conversation, pendant que ceux-ci entamaient<br />

une partie d’échecs sur un jeu portatif.<br />

— Vous êtes en voyage d’affaires ?<br />

Bizarrement, j’ai senti qu’elle ne comprendrait pas le mot<br />

« initiatique ». J’ai préféré répondre :<br />

— Plutôt voyage d’agrément.<br />

Ses yeux ont pétillé.<br />

— Les casinos, le quartier des femmes ?<br />

Gêné, j’ai menti :<br />

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— Je crois bien que je vais plutôt commencer par le<br />

quartier aux esclaves.<br />

— Et vous comptez ach<strong>et</strong>er pour la cuisine ou pour le<br />

jardinage ?<br />

— Je ne sais pas. Je vais me renseigner car je ne connais<br />

pas très bien les prix.<br />

Je bluffais, évidemment. La femme a deviné mon<br />

embarras <strong>et</strong> a repris :<br />

— Oh vous savez, on s’habitue vite <strong>et</strong> les modèles de base<br />

sont très abordables.<br />

— Vous entendez quoi par « abordable » ?<br />

— Pour cinq mille crédits, vous pouvez avoir un cuisinier<br />

tout à fait correct, par exemple.<br />

Je suis resté songeur. Je ne gagnais même pas cela en une<br />

année. La conversation s’est arrêtée là <strong>et</strong> la femme a fini par<br />

se lever <strong>et</strong> prendre congé, quittant le self avec ses deux clones<br />

<strong>et</strong> me souhaitant de faire de bonnes affaires.<br />

— Oui, bien sûr, lui ai-je répondu.<br />

Je suis r<strong>et</strong>ourné attendre une rame sur le quai <strong>et</strong> j’ai<br />

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consulté un plan. Prochain arrêt aux casinos, station « Les<br />

Vallées ». Je suis reparti sans avoir eu besoin de rappeler<br />

l’accordéoniste.<br />

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VII - La sieste<br />

Calé sur mon strapontin, les jambes bien allongées devant<br />

moi, je me suis laissé bercer par le roulis de la rame <strong>et</strong> je n’ai<br />

pas tardé à m’assoupir, emporté par les eff<strong>et</strong>s de mon repas<br />

bien arrosé.<br />

J’ai rêvé.<br />

J’étais dans une cage d’acier de quatre mètres carrés, assis<br />

à une p<strong>et</strong>ite table devant une machine à écrire. La cage était<br />

suspendue par un long câble au plafond éloigné d’un grand<br />

corridor où se trouvaient d’autres cages, toutes semblables, si<br />

bien que chacun de mes mouvements la faisait osciller.<br />

J’entendais des gémissements d’acier <strong>et</strong> les claquements<br />

d’autres machines à écrire.<br />

Des pas ont résonné dans le corridor <strong>et</strong> j’ai vu apparaître la<br />

mère de famille du self, accompagnée de ses deux clones qui<br />

se chamaillaient <strong>et</strong> d’un grand personnage, vêtu d’un costume<br />

gris très strict.<br />

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— Voici notre sélection de secrétaires, tous parfaitement<br />

formés à la dactylographie, a-t-il lancé d’une voix grave qui a<br />

fait écho le long des hauts murs nus. Il a poursuivi en<br />

désignant ma cage du bras :<br />

— Ici, nous avons un très bon modèle d’entrée de gamme<br />

à trois mille crédits. Il parle couramment le polonais <strong>et</strong> le<br />

schmurtz.<br />

La femme s’est tortillée d’aise <strong>et</strong> a gazouillé :<br />

— Et vous croyez que je pourrai lui faire faire la<br />

vaisselle ?<br />

Je me suis levé <strong>et</strong> j’ai empoigné les barreaux, face à eux.<br />

La cage est partie d’un long balancement qui m’a soulevé le<br />

cœur <strong>et</strong> j’ai crié.<br />

— Je ne connais pas un mot de schmurtz <strong>et</strong> je ne sais pas<br />

faire la vaisselle sans casser des assi<strong>et</strong>tes.<br />

— Taisez-vous ! a crié le grand personnage <strong>et</strong> il a saisi une<br />

télécommande dans sa poche, qu’il a brandie dans ma<br />

direction.<br />

J’ai ressenti une forte décharge électrique qui m’a fait<br />

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lâcher la grille <strong>et</strong> hurler de douleur.<br />

— Ils ne sont donc pas dressés ? a demandé la mère de<br />

famille, l’air consternée.<br />

— Non, ça n’est pas cela. Celui-ci n’a pas terminé son<br />

traitement hormonal, tout simplement. C’est un employé<br />

fugitif que nous avons capturé sur la ligne X aux abords de la<br />

base spatiale. Il a voulu quitter frauduleusement la terre un<br />

jour de grève.<br />

— Et vous pensez que c’est une bonne affaire ?<br />

J’ai de nouveau saisi la grille <strong>et</strong> j’ai voulu crier que je<br />

n’étais pas une bonne affaire, que je n’étais pas à vendre, que<br />

je voulais rentrer chez moi. Au moment où j’ouvrais la<br />

bouche, une nouvelle décharge électrique, plus forte encore<br />

que la précédente, m’a cloué de douleur.<br />

— Tout à fait Madame, tout à fait. Une très bonne affaire.<br />

En cas de problème, nous les reprenons quelque temps pour<br />

les castrer <strong>et</strong> tout se passe généralement très bien par la suite.<br />

La réponse de l’homme en gris m’a dissuadé<br />

définitivement de m’agiter encore derrière mes barreaux.<br />

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— Ça pue ici, a dit l’un des deux mioches.<br />

— C’est vrai qu’ils sentent mauvais, a poursuivi la femme.<br />

Comment est-ce qu’on les entr<strong>et</strong>ient ?<br />

— Oh, moyennant un p<strong>et</strong>it supplément, nous pouvons<br />

vous livrer un p<strong>et</strong>it caisson de désinfection qui sert aussi de<br />

niche pour la nuit.<br />

J’étais horrifié. J’ai poussé un long hurlement <strong>et</strong> tout<br />

autour de moi, les autres occupants des cages se sont mis à<br />

hurler <strong>et</strong> à ululer.<br />

Je me suis réveillé en sursaut. J’étais en sueur. Un peu<br />

hébété, j’ai promené mon regard dans le wagon. Il y avait là<br />

un groupe de vieux, des touristes, habillés de shorts <strong>et</strong> de<br />

chemises hawaïennes, <strong>et</strong> qui criaient au secours à tue-tête. A<br />

terre, une grand-mère venait d’être terrassée par un malaise.<br />

Ses lun<strong>et</strong>tes de soleil étaient de travers sur son nez <strong>et</strong> elle<br />

respirait à grand peine d’un halètement rauque.<br />

L’un des grands-pères a tiré le signal d’alarme devant moi.<br />

Quelques instants plus tard, l’accordéoniste est venu jouer<br />

« Le téléphone pleure ». La rame s’est arrêtée à la station<br />

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suivante <strong>et</strong> des secouristes en blouse blanche sont venus<br />

évacuer la grand-mère.<br />

J’ai interpellé l’accordéoniste avant qu’il ne s’éloigne sur<br />

le quai :<br />

— Je croyais que vous ne saviez jouer que « Les roses<br />

blanches ».<br />

— Oui, bien sûr. « Le téléphone pleure », c’est pour les<br />

cas d’urgence, les malaises dans la rame.<br />

— Et en cas de suicide sur la voie, vous jouez quoi ?<br />

— « Alexandrie, Alexandra ».<br />

— Ah bon.<br />

— Oui, bien sûr.<br />

Il m’a tourné le dos <strong>et</strong> s’est en allé sans me saluer, mais<br />

j’ai pressenti que je ne manquerai pas de le revoir. Les vieux<br />

se sont réinstallés dans le wagon <strong>et</strong> les conversations ont<br />

repris bon train pendant que la rame redémarrait.<br />

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VIII - Les Vallées<br />

Aux stations suivantes, d’autres groupes de touristes<br />

bruyants sont montés dans le wagon, si bien que j’ai dû finir<br />

par me lever une nouvelle fois de mon strapontin. Ça parlait<br />

en polonais <strong>et</strong> en schmurtz <strong>et</strong> je n’y comprenais que quelques<br />

mots comme « drobolsky », qui signifie à peu près<br />

« jackpot » dans les deux langues. A n’en pas douter, tous ces<br />

touristes se rendaient à « Les Vallées » pour y jouer leurs<br />

économies. Nombre d’entre eux ont déjeuné de casse-croûtes<br />

enveloppés dans du cellophane. Le wagon s’est mis à sentir<br />

l’ail <strong>et</strong> la transpiration, au point de me m<strong>et</strong>tre au bord de<br />

l’écœurement. Ça m’a rappelé la ligne A les jours de grève.<br />

Quelques minutes avant d’arriver à « Les Vallées », les<br />

flonflons d’une musique de fanfare ont commencé à se faire<br />

entendre, à enfler progressivement, <strong>et</strong> quand les portes se sont<br />

enfin ouvertes, à tonner dans le compartiment. Partout sur le<br />

quai, des panneaux lumineux clignotants <strong>et</strong> des machines à<br />

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sous avec des joueurs perchés sur de hauts tabour<strong>et</strong>s, ça<br />

faisait « gling gling gling » « glong glong glong », <strong>et</strong> le<br />

vacarme <strong>et</strong> la lumière étaient tels que j’ai vacillé sur mes<br />

jambes, hésitant à m<strong>et</strong>tre pied à terre sur le quai. J’ai fini par<br />

être emporté par le troupeau des touristes du wagon qui ne<br />

semblaient pas comprendre mon hésitation <strong>et</strong> s’esclaffaient<br />

devant mon air atterré, avant de se précipiter par bandes vers<br />

les casinos les plus proches. Une grosse dame m’a pincé les<br />

côtes en criant « drobolsky ». Ça m’a décidé à quitter la<br />

rame.<br />

Sur le quai, j’ai avancé en titubant, tâchant de chercher un<br />

coin un peu plus calme, à l’abri des bousculades <strong>et</strong> j’ai dû en<br />

abandonner l’idée. La station était immense <strong>et</strong> se prolongeait<br />

dans des étages auxquels menaient d’immenses escalators,<br />

comme une sorte de centre commercial géant. Je me suis<br />

demandé si je réussirai à r<strong>et</strong>rouver mon chemin jusqu’au quai<br />

du métro dans le labyrinthe des casinos. A chaque détour de<br />

couloir, des hommes en queue de pie coiffés de hauts de<br />

forme faisaient la r<strong>et</strong>ape en brandissant des j<strong>et</strong>ons de couleur.<br />

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<strong>Faux</strong>-<strong>fuyants</strong> <strong>et</strong> <strong>vraies</strong> <strong>fuites</strong> <strong>Gilles</strong> <strong>Josse</strong><br />

L’un deux m’a abordé :<br />

— Bonjiorno signor ! Vous schmurtz ? Françözen ?<br />

— Françözen.<br />

— Vous vouloir drobolsky ?<br />

— Je ne sais pas…<br />

— Oh si signor, vous vouloir drobolsky <strong>et</strong> pas oser le dire.<br />

Ici, tout le monde vouloir drobolsky. Vous simplement<br />

superstitieux.<br />

— Oui, peut-être.<br />

Il m’a tendu un j<strong>et</strong>on de couleur rouge avec des<br />

inscriptions en schmurtz que je n’ai pas su décrypter. Je l’ai<br />

interrogé du regard.<br />

— Vous prendre escalator rouge en face de vous <strong>et</strong> suivre<br />

piste rouge jusqu’à Madame Djurka. Elle aider gratuitement<br />

pour drobolsky.<br />

Voyant que je r<strong>et</strong>ournais le j<strong>et</strong>on entre mes doigts sans<br />

prendre de décision, il m’a pris par le bras <strong>et</strong> m’a indiqué la<br />

direction d’un grand escalator, me désignant la piste rouge<br />

qui courait au sol, parmi d’autres de différentes couleurs. Il<br />

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m’a lancé sur la piste d’une tape dans le dos en<br />

m’encourageant encore.<br />

— Vous suivre piste rouge <strong>et</strong> au bout, rencontrer Madame<br />

Djurka. Vous verrez, elle aider beaucoup pour drobolsky.<br />

Je me suis décidé à partir <strong>et</strong> j’ai pris le grand escalator. J’ai<br />

suivi la piste qui a fini par me mener devant une guitoune où<br />

m’attendait une gitane en turban. J’ai remarqué que la plupart<br />

des joueurs faisaient un détour de quelques mètres pour<br />

passer au large de la guitoune. Voyant le j<strong>et</strong>on rouge que je<br />

tenais dans ma main, elle m’a encouragé à approcher en<br />

m’expliquant :<br />

— Vous pas faire attention, eux superstitieux, tout<br />

simplement.<br />

— Mais moi aussi je suis superstitieux.<br />

— Oui, mais eux pas les mêmes superstitions. Eux<br />

schmurtz ou polonais, tout simplement.<br />

Je me suis demandé quelles pouvaient être les<br />

superstitions des schmurtz <strong>et</strong> des polonais qui les poussaient à<br />

fuir la gitane. Mais finalement, je m’en moquais. J’ai<br />

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répondu :<br />

— Oui, bien sûr ! <strong>et</strong> je me suis approché de la guitoune.<br />

— Pourquoi toi être là ? Drobolsky ?<br />

Pourquoi étais-je là ? C’était la troisième personne à me<br />

poser la question aujourd'hui <strong>et</strong> la réponse était toujours aussi<br />

confuse pour moi. Je n’étais pas vraiment venu pour jouer,<br />

mais plutôt pour regarder jouer, découvrir un endroit<br />

mythique inconnu. Je lui ai répondu :<br />

— Moi voyage.<br />

— Initiatik ?<br />

— Oui, initiatique.<br />

— Ça pas pareil, alors !<br />

— Si justement, ça être à peu près pareil, simple question<br />

d’orthographe.<br />

— Non, moi vouloir dire ça pas pareil que venir pour<br />

jouer. Où toi vouloir aller après ?<br />

J’ai repensé à mon rêve <strong>et</strong> j’ai frissonné en pensant au<br />

marché aux esclaves. Ça n’était certainement pas là que j’irai.<br />

— La base spatiale.<br />

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— Toi vouloir quitter la terre ?<br />

— Oui, peut-être.<br />

Elle s’est emparée de ma main <strong>et</strong> a commencé à en scruter<br />

les lignes. Elle s’est frottée le menton, dubitative, puis a<br />

repris :<br />

— Tu devrais essayer planète schmurtz. Eux beaucoup<br />

rechercher travailleurs terriens.<br />

— Pour quel genre de travail ?<br />

— Principalement secrétaire <strong>et</strong> cuisinier. Mieux, les deux.<br />

Le souvenir de la cage d’acier de mes rêves m’a fait<br />

grimacer. Ce que voyant, la gitane a repris :<br />

— Toi aussi pouvoir gagner ta vie là-bas en faisant<br />

commerce banane <strong>et</strong> vodka.<br />

— Ah bon ?!<br />

— Oui ! Peuple schmurtz beaucoup aimer banane <strong>et</strong><br />

vodka.<br />

J’ai décidé de prendre congé <strong>et</strong> j’ai r<strong>et</strong>iré ma main de la<br />

sienne. Alors que je reprenais la piste rouge en sens inverse,<br />

elle m’a lancé :<br />

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— Toi bon courage sur planète schmurtz.<br />

— Oui, bien sûr !<br />

J’ai déambulé dans les couloirs <strong>et</strong> j’ai longtemps regardé<br />

jouer des schmurtz sur des machines à paris. J’ai fini par<br />

remarquer qu’ils ne jouaient jamais le neuf.<br />

— Schmurtz superstitieux. Jamais jouer le neuf. Ça porter<br />

malheur, m’a expliqué un schmurtz avant de quitter son<br />

siège.<br />

J’ai pris sa place <strong>et</strong> j’ai joué le neuf pendant deux heures.<br />

J’ai gagné dix mille crédits. Drobolsky !<br />

C’était complètement inespéré mais en même temps<br />

parfaitement explicable. Les machines à paris étaient réglées<br />

conformément à la p<strong>et</strong>ite superstition des schmurtz<br />

concernant le chiffre neuf. J’ai toutefois préféré m’en tenir là<br />

quand j’ai vu qu’un agent de sécurité commençait à faire les<br />

cent pas dans mon dos. Je n’avais nulle envie de finir au<br />

poste de police, accusé de tricherie.<br />

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IX - Les Vallées, la nuit<br />

Lorsque j’ai regagné le quai, j’ai remarqué que toutes les<br />

lumières étaient éteintes. J’ai avisé un interphone, bien en<br />

évidence au milieu d’un mur recouvert de faïence blanche <strong>et</strong><br />

j’ai appuyé sur le bouton. J’ai bien reconnu la voix de<br />

l’accordéoniste qui m’a répondu :<br />

— Poste de contrôle j’écoute…<br />

— Y a-t-il moyen de prendre une rame ce soir ?<br />

— Désolé Monsieur, la circulation est interrompue jusqu’à<br />

demain matin neuf heures.<br />

— Ah bon !?<br />

— Oui, bien sûr.<br />

J’ai grommelé <strong>et</strong> il a repris :<br />

— Si vous voulez, je peux venir vous jouer « les roses<br />

blanches » pour vous aider à patienter. Sinon, il va falloir<br />

vous trouver un hôtel à « Les Vallées ».<br />

— Merci, je crois que je vais prendre l’hôtel.<br />

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Je suis reparti en direction des casinos <strong>et</strong> j’ai demandé<br />

mon chemin. On m’a indiqué une piste verte que j’ai suivie<br />

jusqu’à un « établissement de repos ». J’ai vite compris<br />

pourquoi ça n’était pas tout à fait un hôtel. Ici, les chambres<br />

étaient des caissons montés sur tiroir, comme les<br />

compartiments de chambre froide d’une morgue, <strong>et</strong> à peine<br />

plus spacieux.<br />

Au distributeur, j’ai aussi pris un j<strong>et</strong>on pour une douche,<br />

une combinaison pyjama pour la nuit, un paqu<strong>et</strong> de bananes<br />

séchées, un autre de cigar<strong>et</strong>tes <strong>et</strong> une flasque de vodka.<br />

C’était la seule nourriture que l’on pouvait ach<strong>et</strong>er. Ça ne m’a<br />

pas étonné. Quatre vingt dix pour cent de la clientèle était<br />

schmurtz <strong>et</strong> ça parlait <strong>et</strong> ça riait en schmurtz dans tous les<br />

couloirs.<br />

Après ma douche, j’ai revêtu ma combinaison pyjama, j’ai<br />

dévoré mon paqu<strong>et</strong> de bananes séchées, grillé une dernière<br />

cigar<strong>et</strong>te, puis j’ai actionné le bouton de ferm<strong>et</strong>ure du caisson<br />

qui est venu s’encastrer silencieusement dans le mur <strong>et</strong> je me<br />

suis endormi comme une masse.<br />

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Je me suis réveillé frais <strong>et</strong> dispos sur le coup des cinq<br />

heures du matin. L’établissement de repos était silencieux,<br />

complètement plongé dans le noir, si ce n’est les veilleuses de<br />

sécurité dans les couloirs.<br />

J’ai allumé l’écran plasma de la cabine <strong>et</strong> j’ai sélectionné<br />

des documentaires sur planète schmurtz, afin de me<br />

renseigner. Après tout, ça n’était peut-être pas une mauvaise<br />

idée d’aller faire le commerce de bananes là-bas.<br />

J’ai appris que le climat y était très rude sur l’unique<br />

continent géant, que la gravité y était la même que sur terre <strong>et</strong><br />

que les activités principales étaient les mines <strong>et</strong> la sidérurgie.<br />

A part cela, on y cultivait la patate en plein champ <strong>et</strong> la<br />

banane sous serre.<br />

Ça m’a fait penser à la Sibérie.<br />

Je suis r<strong>et</strong>ourné m’ach<strong>et</strong>er des bananes au distributeur <strong>et</strong> je<br />

les ai mangées accompagnées d’un grand gobel<strong>et</strong> de café bien<br />

chaud <strong>et</strong> sucré. J’ai j<strong>et</strong>é ma combinaison pyjama dans une<br />

poubelle <strong>et</strong> je suis reparti en direction du quai de la ligne X. Il<br />

était huit heures <strong>et</strong> demie. Il y avait là quelques hommes <strong>et</strong><br />

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femmes, l’air abattu, qui somnolaient en attendant le passage<br />

de la première rame. Certainement des joueurs malchanceux.<br />

J’ai consulté un plan. A la vitesse à laquelle le métro<br />

parcourait la ligne, il me fallait encore compter près d’une<br />

journée de transport pour arriver jusqu’à la base spatiale. J’ai<br />

décidé de couper le voyage en deux en m’arrêtant au quartier<br />

des femmes.<br />

J’ai savouré ma première cigar<strong>et</strong>te de la journée, la tête<br />

ailleurs.<br />

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X - Contrôle de police<br />

J’ai regardé l’heure à ma montre ; c’était bientôt l’heure de<br />

passage de la première rame. Soudain, un groupe d’une<br />

quinzaine de policiers a fait son apparition sur le quai,<br />

habillés de treillis kakis, matraque <strong>et</strong> pistol<strong>et</strong> à la hanche.<br />

L’un d’eux a crié :<br />

— Contrôle de police, personne ne bouge !<br />

Un homme <strong>et</strong> une femme ont cherché à s’enfuir. Ils ont été<br />

immédiatement arrêtés <strong>et</strong> menottés, emportés vers un<br />

escalator. Un policier s’est approché de moi <strong>et</strong> m’a demandé<br />

mon badge d’identité <strong>et</strong> ma carte de crédit.<br />

— Pourquoi ma carte de crédit ?<br />

— Ici, on ne repart pas les mains vides, m’a-t-il répondu.<br />

Je n’ai pas compris <strong>et</strong> j’ai interrogé du regard une femme<br />

qui était assise à deux sièges de moi.<br />

— La loi est formelle, toute personne qui repart de « Les<br />

Vallées » sans un crédit suffisant est emprisonnée <strong>et</strong> traduite<br />

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devant un tribunal.<br />

J’ai constaté que je l’avais échappé belle <strong>et</strong> je me suis<br />

détendu. Le policier n’allait pas manquer de constater que je<br />

ne m’étais pas ruiné aux jeux. C’est effectivement ce qui s’est<br />

passé. La femme à mes côtés n’a pas été inquiétée non plus.<br />

En revanche, une dizaine de joueurs malchanceux sont<br />

repartis menottés en compagnie des policiers. Je me suis<br />

r<strong>et</strong>ourné vers la femme :<br />

— Ça va se passer comment pour eux ? La loi est si dure<br />

que cela ?<br />

— Oui, bien sûr. Pour ceux qui ne peuvent pas payer<br />

l’amende, c’est le marché aux esclaves ou le quartier des<br />

femmes, pour les femmes, évidemment.<br />

— Évidemment !<br />

Elle a poussé un soupir fataliste en haussant les épaules.<br />

— C’est la vie !<br />

— Oui, bien sûr.<br />

J’ai discuté un moment avec elle. Elle s’appelait Rachel <strong>et</strong><br />

travaillait dans une usine de clonage. Elle avait tenté sa<br />

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chance aux jeux <strong>et</strong> s’était arrêtée à deux doigts de la limite<br />

fatidique. Il ne lui restait que quelques crédits en poche. J’ai<br />

eu un peu honte de ma propre chance.<br />

La première rame de la journée a fait son apparition. Elle a<br />

hésité à monter. J’ai senti qu’elle était tentée de r<strong>et</strong>ourner<br />

jouer son va-tout avec son dernier argent. D’une tape sur<br />

l’épaule, je l’ai encouragée.<br />

— Allez, venez, montez ! après tout, c’est la vie !<br />

— Oui, bien sûr !<br />

Elle s’est installée sur un strapontin à mes côtés, puis elle<br />

s’est mise à pleurer en silence. J’ai pris sa main <strong>et</strong> je l’ai<br />

tapotée doucement, une fois encore, pour la consoler. Je ne<br />

sais pas pourquoi, mais bêtement, je me faisais l'eff<strong>et</strong> d'être<br />

un curé, <strong>et</strong> je lui aurais bien donné l'absolution, voire même<br />

le bon dieu sans confession, si ça avait pu la soulager de sa<br />

tristesse. Une, deux, puis trois stations ont passé, elle pleurait<br />

toujours.<br />

Je me suis levé, j’ai tiré le signal d’alarme <strong>et</strong> j’ai appelé<br />

l’accordéoniste.<br />

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— Poste de contrôle, j’écoute ?<br />

— Est-ce que vous pourriez passer nous jouer « les roses<br />

blanches » ?<br />

— Avez-vous un motif légitime <strong>et</strong> sérieux de me demander<br />

une chose pareille ?<br />

— Oui, bien sûr, pour le plaisir, ai-je menti à moitié.<br />

— D’accord, j’arrive.<br />

Quelques instants plus tard il était là avec son accordéon<br />

en bandoulière <strong>et</strong>, constatant le désarroi de la femme, s’est<br />

mis à chanter <strong>et</strong> à jouer après s’être longuement raclé la<br />

gorge. Ai-je rêvé ? J’ai constaté qu’il jouait plus juste que<br />

d’habitude. La femme a cessé de pleurer. L’accordéoniste est<br />

reparti sans tendre sa sébile. Quand j’ai avancé la main avec<br />

ma monnaie, il m’a simplement répondu :<br />

— Non, non, sans façon. Vous m’avez sûrement évité<br />

d’avoir à jouer « Alexandrie, Alexandra ».<br />

Je me suis rappelé notre conversation de la veille <strong>et</strong> j’ai<br />

acquiescé :<br />

— Oui, bien sûr…<br />

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J’ai souri à Rachel <strong>et</strong> elle a répondu à mon sourire.<br />

— Et vous, où allez-vous ? m’a-t-elle demandé.<br />

Sa question m’a pris de court <strong>et</strong> je n’ai su ém<strong>et</strong>tre qu’un<br />

grognement. Elle a deviné mon embarras.<br />

— Oh vous savez, les femmes aussi vont aux quartiers des<br />

femmes ; il y aussi des hommes qui se vendent là-bas.<br />

Elle m’a souri. Je lui ai répondu du mieux que je pouvais,<br />

en tâchant de me rattraper :<br />

— Je crois qu’il y a aussi de bons restaurants sur place. Si<br />

vous voulez, je vous invite.<br />

— Oui, bien sûr. Les hommes y vont aussi pour ça.<br />

— Oui, peut-être.<br />

Nous nous sommes tus <strong>et</strong> les stations ont continué à<br />

défiler.<br />

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XI - Le Drobolsky<br />

— Et si on allait manger dans un restaurant schmurtz ?<br />

— Pourquoi pas.<br />

Je n’avais jamais goûté à la cuisine schmurtz. Le quartier<br />

des femmes était bâti sur le même modèle que « Les<br />

Vallées », la station des casinos. Partout des escalators <strong>et</strong> des<br />

lumières, <strong>et</strong> des femmes derrière des vitrines, à demi nues.<br />

Des hommes aussi. Rachel n’avait pas menti.<br />

Nous nous sommes renseignés dans un sex-shop.<br />

— Nous schmurtz. Nous vouloir manger schmurtz.<br />

L’employé a bien tenté de nous vanter les mérites de<br />

quelques-uns de ses gadg<strong>et</strong>s, mais, voyant que cela ne nous<br />

intéressait pas, il a fini par nous indiquer le chemin que nous<br />

souhaitions. Nous nous sommes frayé un passage dans la<br />

foule où Rachel s’est fait pincer les fesses à plusieurs<br />

reprises, avant d’arriver devant la façade du meilleur<br />

restaurant schmurtz du quartier des femmes, le Drobolsky,<br />

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selon les dires du gars de tout à l'heure. Plus<br />

vraisemblablement, il devait avoir quelque cousin qui y<br />

travaillait. Un employé en livrée est venu nous accueillir avec<br />

de grands ronds de bras <strong>et</strong> un sourire très professionnel. Il<br />

nous a demandé en nous regardant d’un air entendu :<br />

gêné.<br />

— Vous vouloir salon privé avec toutes commodités ?<br />

— Non, plutôt un service en salle, ai-je répondu, un peu<br />

— Ah ça ! Madame être la régulière, peut-être !?<br />

— Oui, bien sûr.<br />

C’était plus facile de mentir <strong>et</strong> Rachel ne m’en a pas<br />

voulu. Un serveur nous a accompagnés jusqu’à une p<strong>et</strong>ite<br />

table à nappe blanche, dans un coin un peu isolé de la grande<br />

salle, éclairée par de grands candélabres. La carte était<br />

vertigineuse <strong>et</strong> je n’y connaissais rien en matière de cuisine<br />

schmurtz. Rachel m’a conseillé <strong>et</strong> j’ai fait les mêmes choix<br />

qu’elle, vol-au-vent à la morue <strong>et</strong> à la banane, travers de porc<br />

à la banane, flambés à la vodka, <strong>et</strong> p<strong>et</strong>its beign<strong>et</strong>s de banane à<br />

la mandarine, le tout arrosé d’une vodka comme de l’eau<br />

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<strong>Faux</strong>-<strong>fuyants</strong> <strong>et</strong> <strong>vraies</strong> <strong>fuites</strong> <strong>Gilles</strong> <strong>Josse</strong><br />

fraîche.<br />

A la fin du repas, Rachel <strong>et</strong> moi étions carrément<br />

pomp<strong>et</strong>te. Elle a commencé à me faire du pied sous la table <strong>et</strong><br />

à me glisser de grandes œillades énamourées. Sans être jolie,<br />

elle n’était pas vraiment laide, avec de beaux cheveux bruns<br />

<strong>et</strong> des yeux en amandes. Au café, elle m’a lancé tout de go :<br />

— Si tu me laisses tomber, je me paye un homme avec le<br />

dernier argent qu’il me reste.<br />

— Oui, certes.<br />

J’ai réglé le restaurant <strong>et</strong> nous avons trouvé une chambre à<br />

louer à l’heure.<br />

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XII - Tranches de vie<br />

Rachel s’est révélée très entreprenante. Après l’amour,<br />

allongés nus sur les draps blancs, un peu essoufflés, nous<br />

avons commencé à nous raconter nos vingt ans qui dataient<br />

de près de vingt ans, pour elle comme pour moi.<br />

Elle habitait une banlieue opposée à la mienne mais avait<br />

connu à peu près le même genre de vie <strong>et</strong> le métro, chaque<br />

jour, cul contre cul <strong>et</strong> mains sur des barres poisseuses, pour se<br />

rendre jusqu’à son usine de clonage. Elle m’a appris<br />

comment on fabriquait les clones.<br />

— Il y a les entrepôts de matière première où l’on stocke<br />

<strong>et</strong> l’on trie des déch<strong>et</strong>s organiques <strong>et</strong> minéraux, habillés de<br />

combinaisons étanches, bottés, gantés <strong>et</strong> masqués. C’est là<br />

que j’ai travaillé à mes débuts.<br />

— Ils viennent d’où, ces déch<strong>et</strong>s ?<br />

— Ordures ménagères, déch<strong>et</strong>s d’usine, déch<strong>et</strong>s<br />

d’abattoirs…<br />

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— Ah bon.<br />

— Oui, bien sûr. Après ça, tout ça macère pendant un ou<br />

deux ans dans de grandes cuves réfrigérées dont on surveille<br />

la composition. On appelle ça le jus.<br />

J’ai fait la grimace. Elle a poursuivi :<br />

— Le jus alimente les matrices où se développent les<br />

embryons <strong>et</strong> les embryons mal-formés rejoignent le jus. La<br />

boucle est bouclée. J’ai travaillé aux matrices aussi. C’est la<br />

partie la moins ragoûtante du travail, quand il faut vidanger<br />

les matrices contenant des embryons défectueux. Il faut<br />

commencer par les piquer pour les euthanasier alors qu’ils se<br />

recroquevillent en suçant leur pouce. Ça me donnait des<br />

cauchemars.<br />

— Oui, bien sûr.<br />

— J’ai fini par obtenir mon affectation au nourrissage,<br />

dans les nurserys où l’on s’occupe des clones une fois sortis<br />

des matrices. Il y en a de tous les âges.<br />

Je lui ai parlé de l’accordéoniste.<br />

— Oui, on produit des modèles pour les travaux répétitifs<br />

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ou pénibles, pour l’industrie ou l’administration.<br />

— Pourquoi est-ce qu’ils ne nous remplacent pas par des<br />

clones, d’après toi ?<br />

— Il faut croire que nous ne faisons pas des travaux si<br />

pénibles que cela…<br />

— Oui, bien sûr, ai-je répondu sans conviction.<br />

— C’est la vie ! a-t-elle répondu en soupirant<br />

profondément.<br />

— Oui, ça doit être la vie…<br />

Je lui ai encore demandé si elle avait jamais désiré avoir<br />

un enfant.<br />

— Je n’ai jamais réussi à obtenir l’autorisation<br />

administrative <strong>et</strong> puis tu sais, c’est très p<strong>et</strong>it chez moi.<br />

J’ai pensé à mon propre appartement <strong>et</strong> ses dix-sept mètres<br />

carrés réglementaires. A ce que je savais, les couples<br />

d’ouvriers <strong>et</strong> d’employés sélectionnés pour la reproduction se<br />

voyaient allouer des appartements de vingt cinq mètres<br />

carrés. Le grand luxe ! J’ai songé à ce que ma vie serait si<br />

j’avais une fille ou un garçon. Qu’elle aurait été ma<br />

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préférence ? Rachel a dû deviner mes pensées.<br />

— Dans une autre vie, j’aurais aimé avoir un p<strong>et</strong>it garçon.<br />

Et toi ?<br />

— Oh, une fille, sûrement…<br />

— Tu n’as pas l’air très convaincu.<br />

— C’est-à-dire qu’il y a de très nombreux contrôles, à ce<br />

que j’en sais.<br />

— Oui, bien sûr.<br />

Je lui ai offert une cigar<strong>et</strong>te, qu’elle a refusée. J’ai allumé<br />

la mienne <strong>et</strong> j’ai inspiré profondément la première bouffée.<br />

— Ça te dirait d’immigrer sur planète schmurtz avec moi ?<br />

— Et de quoi on vivrait, une fois là-bas ?<br />

— On pourrait vendre des bananes <strong>et</strong> de la vodka…<br />

— Et comment passeras-tu les contrôles ?<br />

Je me suis tu. Je n’avais pas réfléchi à la question. Quand<br />

j’ai eu fini ma cigar<strong>et</strong>te, elle m’a pris par la main <strong>et</strong> m’a<br />

invité à prendre une douche avec elle. Nous avons fait<br />

l’amour une nouvelle fois sous le j<strong>et</strong> d'eau chaude, très<br />

tendrement. Ça faisait des années que je n’avais pas connu<br />

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ça. Nous avons gardé notre chambre pour la nuit.<br />

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XIII - La décision<br />

Le lendemain matin, nous nous sommes réveillés dans les<br />

bras l’un de l’autre. Quand elle a r<strong>et</strong>rouvé ses esprits, elle<br />

s’est éloignée de moi, l’air un peu gênée. Un groom est passé<br />

nous rapporter notre linge, que nous avions donné à laver la<br />

veille. Nous nous sommes habillés chacun dans un coin de la<br />

chambre <strong>et</strong> j’ai bien vu que, comme moi, elle me j<strong>et</strong>ait des<br />

regards hésitants du coin de l’œil. Nous nous sommes<br />

r<strong>et</strong>rouvés face à face, le grand lit défait entre nous, silencieux.<br />

J’ai brisé ce silence un peu pesant.<br />

— Alors, tu fais quoi maintenant ?<br />

Elle a pris une large respiration, comme pour se donner du<br />

courage <strong>et</strong> j’ai senti qu’elle voulait me répondre qu’elle<br />

reprenait le chemin de sa banlieue <strong>et</strong> de son usine de clonage,<br />

mais, au moment de parler, les mots sont restés en suspens<br />

dans sa bouche <strong>et</strong> elle n’a su que bredouiller :<br />

— Je ne sais pas vraiment…<br />

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Je me suis approché d’elle.<br />

— Viens, on va déjeuner. On verra bien après.<br />

— Oui, peut-être.<br />

Elle n’avait plus l’air sûre de rien <strong>et</strong> quand j’ai tendu ma<br />

main, elle l’a prise comme quand on s’accroche pour ne pas<br />

trébucher. Elle a soupiré. Nous sommes sortis de la chambre.<br />

Il était tôt <strong>et</strong> les couloirs de l’hôtel étaient déserts. Nous<br />

avons simplement croisé une femme de ménage appuyée sur<br />

son manche de balai qui nous a regardés passer comme une<br />

vache regarde un train. Dehors, la plupart des vitrines étaient<br />

barrées par de grand rideaux de velours pourpres <strong>et</strong> les<br />

éclairages éteints. Le quartier des femmes sommeillait encore<br />

<strong>et</strong> ne reprendrait vie qu’en fin de matinée.<br />

Ça <strong>et</strong> là, on voyait des fêtards désargentés, endormis à<br />

même le sol <strong>et</strong> les bancs de la station. Nous nous sommes<br />

dirigés vers un café qui venait d’ouvrir ses portes. Au bar, le<br />

serveur essuyait des verres d’un air maussade. Nous nous<br />

sommes installés dans un coin, sur un p<strong>et</strong>it guéridon <strong>et</strong> nous<br />

avons attendu en silence qu’il daigne enfin venir prendre<br />

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notre commande en traînant les pieds. J’avais faim, j’ai<br />

commandé des œufs au bacon <strong>et</strong> un grand café. Rachel<br />

semblait toujours contrariée <strong>et</strong> je sentais bien qu’elle évitait<br />

mon regard. J’ai dévoré mes œufs en silence en évitant de la<br />

regarder de manière trop insistante.<br />

Pourquoi tenais-je tant à ce qu’elle m’accompagne dans<br />

une aventure décidée sur un coup de tête, un jour de grève<br />

pas comme les autres, un jour de trop marre d’attendre des<br />

journées toutes semblables jusqu’à la r<strong>et</strong>raite ? Et puis au fait,<br />

quelle aventure ? Je ne savais même pas comment je pourrais<br />

rejoindre la planète schmurtz en évitant les contrôles de<br />

police, comme Rachel me l’avait fait remarquer. J’ai parlé à<br />

voix haute sans même m’en apercevoir.<br />

— Il doit bien y avoir des passeurs <strong>et</strong> des gens pour nous<br />

faire des faux papiers d’immigrants.<br />

— Pourquoi tu dis nous ?<br />

Elle avait raison.<br />

— En eff<strong>et</strong>, c’est idiot. J’imagine que ça serait plus facile<br />

à deux. On pourrait se faire passer pour un couple de<br />

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<strong>Faux</strong>-<strong>fuyants</strong> <strong>et</strong> <strong>vraies</strong> <strong>fuites</strong> <strong>Gilles</strong> <strong>Josse</strong><br />

possédants…<br />

— Les possédants laissent des pourboires dans les hôtels<br />

<strong>et</strong> puis ils ne font pas laver leurs vêtements, ils en changent,<br />

tout simplement.<br />

— Tu as raison. On se ferait sûrement rapidement repérer.<br />

— Oui, bien sûr.<br />

Je me suis tu, une nouvelle fois. J’ai fini tranquillement<br />

mon café. J’attendais qu’elle parte. J’ai senti qu’elle hésitait à<br />

se lever. Au moment où elle allait le faire, une patrouille de<br />

police a fait son apparition devant la façade du café. Elle s’est<br />

mise à trembler <strong>et</strong> a étouffé un sanglot.<br />

— Pierre, j’en ai marre de c<strong>et</strong>te vie.<br />

— Oui, je sais Rachel. C’est la vie.<br />

— Oui, bien sûr, mais pourquoi moi ?!<br />

— Parce que c’est toi qui es là, certainement.<br />

— Oui, bien sûr.<br />

Ça n’était pas très romantique, mais ça avait le mérite<br />

d’être vrai. Les policiers sont passés devant nous <strong>et</strong> nous ont<br />

j<strong>et</strong>é un regard suspicieux. J’ai posé ma main sur celle de<br />

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Rachel <strong>et</strong> je lui ai demandé :<br />

— Tu veux que j’appelle l’accordéoniste pour qu’il te joue<br />

les roses blanches ?<br />

— Non, je crois que ça va aller.<br />

— Alors, tu m’accompagnes ?<br />

— Oui…<br />

— Bien sûr ?<br />

— Oui, bien sûr !<br />

Je suis allé payer nos consommations au comptoir <strong>et</strong> nous<br />

sommes repartis attendre la première rame sur le quai. A<br />

quelques mètres de nous, un homme, l’air désespéré, pleurait<br />

à chaudes larmes. Nos mains se sont trouvées.<br />

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XIV - La fée du café<br />

La première rame est arrivée à quai. Rachel n’a pas bougé,<br />

ni moi non plus. A côté de nous, l’homme sanglotait toujours.<br />

Il interrogeait laborieusement les murs de la station.<br />

— Que drobolsky ?… Que pouchkine ?… Que<br />

drobolsky ? Que pouchkine ?…<br />

Les portes des wagons se sont refermées <strong>et</strong> la rame est<br />

repartie. Ni elle ni moi n’avons dit un mot pendant près d’un<br />

quart d’heure. A quoi bon parler. Notre passé avait le même<br />

goût d’ennui <strong>et</strong> notre avenir, qu’en savions-nous ? Qu’avions-<br />

nous à envier à c<strong>et</strong> homme en pleurs ? De quand datait notre<br />

dernière augmentation ? Un Noël vraiment joyeux ?<br />

Au bout du quai, une femme a fait son apparition,<br />

poussant un chariot encombré.<br />

— J’suis la fée du café, la fée du café ! Goûtez mon bon<br />

café, Messieurs dames…<br />

Quand elle s’est approchée de nous avec son chariot, j’ai<br />

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remarqué qu’elle ressemblait comme deux gouttes d’eau à<br />

Madame Djurka, qui m’avait lu les lignes de la main à « Les<br />

Vallées ». Voyant que je la dévisageais avec étonnement, elle<br />

m’a interpellé :<br />

— Alors, p<strong>et</strong>it Monsieur ? toujours pas parti pour planète<br />

schmurtz ?<br />

— Non, j’hésite encore.<br />

— Un p<strong>et</strong>it café, alors ? Pour vous donner courage ! Et un<br />

p<strong>et</strong>it café pour p<strong>et</strong>ite Madame aussi, n’est-ce pas ?<br />

Elle nous a servi deux cafés brûlants, après quoi elle nous<br />

a longuement regardés, l’air dubitatif, pendant que nous<br />

tournions doucement nos p<strong>et</strong>ites cuillères en plastique dans le<br />

breuvage noir.<br />

— Vous inqui<strong>et</strong>s pour contrôle de police, n’est-ce pas !?<br />

— Oui, bien sûr.<br />

— Il suffire donner bakchich, tout simplement !<br />

Fonctionnaires fermer les yeux au contrôle…<br />

Je n’ai pas eu le temps de lui répondre. Une deuxième<br />

rame est arrivée <strong>et</strong> alors qu’elle était encore à moitié de sa<br />

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vitesse, l’homme désespéré qui pleurait à côté de nous s’est<br />

j<strong>et</strong>é sur les rails en hurlant sans que nous puissions faire quoi<br />

que ce soit.<br />

Je me suis précipité jusqu’au signal d’alarme, au mur <strong>et</strong><br />

j’ai entendu une voix qui chantait « Alexandrie,<br />

Alexandra… » L’accordéoniste n’a pas tardé à faire son<br />

apparition, en même temps que les secours qui sont venus<br />

dégager le corps de l’homme de la voie. Il semblait tout à fait<br />

mort, bien sûr.<br />

— Il manque un bras… a dit l’un des secouristes.<br />

L’un de ses collègues est redescendu sur la voie <strong>et</strong> a<br />

ramené le membre. L’autre a refermé le sac. La femme nous a<br />

repris les gobel<strong>et</strong>s vides <strong>et</strong> elle est repartie en poussant son<br />

chariot, après avoir conclu :<br />

— C’est la vie !…<br />

Puis elle s’est remise à chanter sa mélopée.<br />

— J’suis la fée du café, la fée du café…<br />

Elle s’est r<strong>et</strong>ournée vers nous alors qu’elle s’éloignait <strong>et</strong><br />

nous a lancé :<br />

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— Bakchich, simplement bakchich, ça pas plus<br />

compliqué !<br />

L’accordéoniste est remonté dans le wagon en continuant à<br />

jouer <strong>et</strong> à chanter. Rachel <strong>et</strong> moi, nous nous sommes regardés<br />

<strong>et</strong> finalement, nous nous sommes levés d’un seul mouvement<br />

<strong>et</strong> nous sommes montés avant que les portes du wagon ne se<br />

referment. Nous nous sommes installés côte à côte, sur deux<br />

strapontins. La rame est repartie.<br />

La fée du café nous a fait un grand signe du bras. La rame<br />

s’est engagée dans le tunnel.<br />

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XV - La base spatiale<br />

Nous avons roulé pendant près de quatre heures.<br />

Progressivement, la rame s’est remplie de toute une<br />

population chamarrée, principalement des hommes <strong>et</strong><br />

principalement des barbus avec de grands sacs à dos <strong>et</strong> des<br />

anoraks fourrés. Ça parlait haut. Ça parlait schmurz.<br />

J’ai interrogé Rachel :<br />

— Tu parles schmurz, toi ?<br />

— Drobolsky !<br />

Nous avons ri. Les deux autres mots de schmurz que nous<br />

connaissions en tout <strong>et</strong> pour tout était « banana » <strong>et</strong><br />

« vodka ».<br />

— Ça devrait suffire pour le commerce, tu ne crois pas !?<br />

— Drobolsky !<br />

Finalement, ça ne semblait pas si compliqué que ça. Dans<br />

le wagon, des hommes se sont mis à chanter à tue-tête.<br />

— Drobolsky, drobolsky <strong>et</strong> tutti la vodka… Drobolsky,<br />

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drobolsky <strong>et</strong> tuta la vodki…<br />

Nous avons repris le chant en chœur avec les gars. J’ai<br />

sorti la flasque de vodka que j’avais ach<strong>et</strong>ée l’autre matin à<br />

« Les Vallées » <strong>et</strong> je l’ai fait circuler. Un homme, assis sur les<br />

strapontins d’en face, s’est rapproché de nous.<br />

— Du planète schmurtz ? nous a-t-il interrogé en faisant<br />

des gestes dans notre direction.<br />

— Da ! Drobolsky. ai-je répondu.<br />

— Du bakchich ? a-t-il encore demandé.<br />

— Drobolsky !<br />

— Moi connaître capitaine vaisseau spatial. Vous<br />

accompagner moi.<br />

Nous avons fini la flasque de vodka <strong>et</strong> il nous a mis à<br />

chacun une grande tape sur l’épaule en riant. Il nous a encore<br />

laborieusement expliqué qu’il avait de la famille dans un<br />

cirque sur planète schmurz <strong>et</strong> qu’il partait s’installer là-bas<br />

pour monter un numéro de montreur d’ours. A plusieurs<br />

reprises, il a répété en désignant Rachel du doigt :<br />

— Du perfekt pouchkine.<br />

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J’ai fini par comprendre qu’il voulait l’associer à son<br />

numéro d’ours <strong>et</strong> qu’il me proposait à moi de vendre vodka <strong>et</strong><br />

bananes aux spectateurs pendant la représentation. La chance<br />

semblait nous sourire. Il s’appelait Jan <strong>et</strong> il m’appelait Piotr,<br />

Pierre en schmurtz. Il prononçait « Rakel » avec un accent<br />

guttural qui la faisait sourire. Je n’étais même pas jaloux, je le<br />

trouvais trop laid avec sa barbe broussailleuse pour craindre<br />

une infidélité de Rachel. Et puis d’ailleurs, je la connaissais<br />

depuis si peu de temps.<br />

Nous avons fini par arriver à la base spatiale <strong>et</strong> la rame<br />

s’est vidée complètement. Jan nous a fait signe de le suivre <strong>et</strong><br />

nous lui avons emboîté le pas à travers les couloirs de la<br />

station. De temps à autre, il accostait un passant <strong>et</strong>, avec des<br />

gestes, lui demandait « Zolno » <strong>et</strong> « capt’ain Grouk ». C’était<br />

apparemment le nom du capitaine <strong>et</strong> de son vaisseau spatial.<br />

Nous avons beaucoup marché <strong>et</strong> nous avons fini par<br />

prendre un escalator qui nous a menés à la surface. C’était la<br />

fin de l’après-midi <strong>et</strong> la nuit n’allait pas tarder à tomber. Nous<br />

avons suivi des rues qui appartenaient au grand complexe de<br />

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la base spatiale, longeant des terminaux <strong>et</strong> des rampes de<br />

lancement d’où s’envolaient des astronefs, de ci de là. Rachel<br />

semblait émerveillée <strong>et</strong> ses inquiétudes envolées. Elle me<br />

désignait les fusées du doigt en gloussant.<br />

— Da, da ! Gross Fusik… commentait Jan.<br />

Au bout du compte, nous sommes arrivés jusqu’à un grand<br />

bâtiment d’aspect vieillot, but de notre marche selon notre<br />

guide. Il a parlementé un moment à l’interphone <strong>et</strong> la porte<br />

s’est ouverte. Dans un bureau chichement meublé à la<br />

moqu<strong>et</strong>te passée, au troisième étage, nous avons fait la<br />

connaissance du capitaine Grouk.<br />

L’affaire a été rondement négociée. C’était une simple<br />

question d’argent. Mille crédits par voyageur, payables par<br />

carte de crédit, plus cinq cents de bakchich pour le<br />

fonctionnaire chargé des contrôles, de la main à la main à<br />

l’embarquement. Celui-ci était prévu le lendemain, en fin<br />

d’après-midi. Pour conclure, le capitaine a sorti une bouteille<br />

de vodka, un paqu<strong>et</strong> de bananes séchées, <strong>et</strong> quatre verres d’un<br />

des tiroirs de son bureau.<br />

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— Drobolsky ! a-t-il lancé en levant son verre.<br />

Rachel <strong>et</strong> moi, nous avons économisé le contenu de nos<br />

verres pendant que le capitaine <strong>et</strong> Jan terminaient allègrement<br />

la bouteille. Nous avons finalement demandé à Jan de nous<br />

ramener au centre-ville pour trouver un hôtel pour la nuit. Il a<br />

chanté sur le chemin, apostrophant les rares passants qui<br />

circulaient encore dans les rues à c<strong>et</strong>te heure.<br />

Nous avons pris rendez-vous avec lui pour le lendemain<br />

matin, au siège de la capitainerie. Il s’est éloigné en chantant<br />

« tutti la vodka », après nous avoir souhaité « una bonna<br />

noché » avec un sourire entendu.<br />

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XVI - Nuit d’hôtel<br />

La chambre de l’hôtel était p<strong>et</strong>ite <strong>et</strong> mal insonorisée, rien à<br />

voir avec le confort que nous avions connu au quartier des<br />

femmes. Le réceptionniste est venu nous apporter les<br />

sandwichs que nous avions commandés. Nous avons mangé<br />

en silence, fatigués par notre voyage en métro <strong>et</strong> surtout aussi<br />

par notre longue marche dans la base spatiale. C’est Rachel<br />

qui a fini par briser ce silence.<br />

— Alors, comme ça, tu m’emmènes avec toi ?!<br />

— Oui, je crois bien que c’est prévu comme ça…<br />

— Et pourquoi ça, en fait ? Tu devrais pouvoir trouver des<br />

femmes sur planète schmurz, non ?<br />

La question m’a semblé pertinente. Pourquoi<br />

m’embarrasser d’une compagne, alors même que je me<br />

décidais à sauter le pas, à m’arracher à ma vie épuisante<br />

d’employé mal payé ? N’allais-je pas perdre c<strong>et</strong>te liberté à<br />

peine conquise dans un ménage improvisé ? J’ai regardé<br />

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Rachel. Elle m’a souri. Je l’ai trouvée mignonne. Ça devait<br />

être là la principale raison de c<strong>et</strong>te décision incongrue. J’ai<br />

répondu à son sourire par une boutade en imitant la voix<br />

rocailleuse de Jan :<br />

— Toi perfekt pouchkine !<br />

J’ai terminé mon sandwich <strong>et</strong> j’ai repris :<br />

— Et toi, pourquoi est-ce que tu ne rentres pas chez toi,<br />

finalement ?<br />

— Peut-être bien que tu me plais, finalement…<br />

— Oui, peut-être.<br />

— Et puis changer de vie, pourquoi pas ?!<br />

— Oui, bien sûr.<br />

De ce point de vue là, j’étais tout à fait d’accord avec elle<br />

<strong>et</strong> je n’ai rien trouvé à ajouter. Deux minutes plus tard, nous<br />

étions nus, peau contre peau, en train de faire l’amour<br />

gentiment. Nous sommes restés dans les bras l’un de l’autre.<br />

J’avais les yeux au plafond <strong>et</strong> je réfléchissais. Planète<br />

schmurz, ça n’était pas la Californie. Rachel s’est endormie <strong>et</strong><br />

s’est mise à ronfler doucement. J’ai repensé à ces mots de<br />

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Jan : du perfekt pouchkine. Je n’avais jamais vécu avec une<br />

compagne, ni dans une roulotte de cirque. J’ai essayé de<br />

m’imaginer quelle allait pouvoir être notre vie de campement,<br />

de ville en ville. Me laisserai-je pousser la barbe, comme<br />

Jan ? Je me suis r<strong>et</strong>ourné dans le lit <strong>et</strong> j’ai fini par trouver le<br />

sommeil, moi aussi.<br />

Le lendemain matin, c’est le réceptionniste qui m’a<br />

réveillé, lorsqu’il est venu nous apporter le p<strong>et</strong>it déjeuner.<br />

Rachel était déjà partie se doucher dans la p<strong>et</strong>ite salle de bain<br />

<strong>et</strong> elle est revenue s’installer à côté de moi sur le lit, une<br />

servi<strong>et</strong>te autour de la taille.<br />

— Tu as bien dormi ? m’a-t-elle demandé.<br />

— Oui, bien sûr.<br />

J’ai dévoré mes œufs au bacon <strong>et</strong> j’ai terminé mon bol de<br />

café en grillant une cigar<strong>et</strong>te.<br />

Quand nous sommes sortis de l’hôtel, vers neuf heures, il<br />

pleuvait tout doucement sur la base spatiale, calme,<br />

silencieuse. L’eau ruisselait sur les portes de l’hôtel <strong>et</strong> le<br />

trottoir était tout irisé. Nous avons demandé notre chemin aux<br />

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passants pour trouver le siège de la capitainerie où nous<br />

attendait Jan. C’était un grand bâtiment de béton aux allures<br />

staliniennes, bâti sur une vaste esplanade battue par le vent.<br />

Jan nous attendait sur un banc, occupé à émi<strong>et</strong>ter le reste d’un<br />

casse-croûte pour le plus grand bonheur d’une dizaine de<br />

pigeons. Il avait le teint brouillé <strong>et</strong> l’air maussade.<br />

— Da volno ! a-t-il lancé en désignant le ciel d’un geste<br />

morne.<br />

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XVII - Préparatifs d’embarquement<br />

Les pigeons nous ont suivis un moment, alors que nous<br />

nous dirigions vers le large escalier de marbre de l’entrée.<br />

Des portes tournantes défendaient l’édifice contre le froid <strong>et</strong><br />

nous nous sommes r<strong>et</strong>rouvés dans un hall grand comme une<br />

église <strong>et</strong> pratiquement désert. Seuls quelques fonctionnaires<br />

passaient, de ci de là, un dossier sous le bras, pour avoir l'air<br />

parfaitement occupé <strong>et</strong> faire bonne figure, sans doute. Jan<br />

nous a conduits jusqu’à un escalier de service étriqué <strong>et</strong> très<br />

raide qui prenait son départ tout au fond du hall, à main<br />

gauche, à côté d’une pile de caisses en bois qui attendaient la<br />

pesée près d’une antique bascule.<br />

Les marches de bois poussiéreuses craquaient sous nos pas<br />

pendant que nous montions les six étages nous amenant<br />

jusqu’à un couloir obscur. Nous l’avons suivi jusqu’à l’entrée<br />

vitrée d’un p<strong>et</strong>it bureau avec une sonn<strong>et</strong>te, un paillasson <strong>et</strong><br />

une pancarte nous invitant à nous essuyer les pieds avant<br />

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d’entrer. Une autre pancarte au-dessus de la porte indiquait<br />

« bureau des faux papiers ». Les mains sur les hanches, nous<br />

avons repris notre souffle avant d’entrer.<br />

Le bureau était vraiment minuscule <strong>et</strong> les trois chaises<br />

pour attendre son tour le remplissait presque. Derrière un<br />

guich<strong>et</strong> muni d’un hygiaphone nous attendait Madame<br />

Djurka, occupée à trier des papiers. Elle a fini par lever les<br />

yeux vers nous <strong>et</strong> son regard s’est éclairé quand elle m’a<br />

reconnu dans la pénombre.<br />

— Ça alors ! P<strong>et</strong>it Monsieur enfin décidé à rejoindre<br />

planète schmurtz. Ça bonne décision !<br />

Elle s’est alors adressée à Jan en schmurtz <strong>et</strong>, après<br />

quelques explications, elle nous a glissé des formulaires par<br />

le guich<strong>et</strong>. Il y en avait un pour Rachel <strong>et</strong> un pour moi <strong>et</strong> nous<br />

les avons remplis à tour de rôle avec le stylo bille accroché au<br />

bout de sa chaîne. On se serait cru dans un bureau de poste.<br />

Nous avons décidé de faire établir nos faux papiers au nom<br />

de Monsieur <strong>et</strong> Madame Drouchkine, <strong>et</strong> Madame Djurka a<br />

récupéré nos anciennes cartes d’identité avant de nous en<br />

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<strong>Faux</strong>-<strong>fuyants</strong> <strong>et</strong> <strong>vraies</strong> <strong>fuites</strong> <strong>Gilles</strong> <strong>Josse</strong><br />

rem<strong>et</strong>tre de nouvelles, plastifiées, après avoir découpé <strong>et</strong><br />

recollé les photos à l’aide d’une p<strong>et</strong>ite machine manuelle<br />

pleine de roues <strong>et</strong> de leviers. Puis elle nous a invités à lui<br />

faire passer nos cartes de crédit <strong>et</strong> à remplir d’autres<br />

formulaires, <strong>et</strong>, après quelques écritures, nous en a fourni de<br />

toutes neuves à notre nom d’emprunt.<br />

A mon grand étonnement, toutes ces opérations se sont<br />

révélées gratuites. J’ai demandé des explications à Madame<br />

Djurka <strong>et</strong> elle a ri avant de me répondre de sa voix chantante :<br />

— Vous savez p<strong>et</strong>it Monsieur, planète schmurtz, ça n’est<br />

pas non plus la Californie !<br />

Jan a ri aussi <strong>et</strong> Rachel <strong>et</strong> moi, nous nous sommes regardés<br />

sans très bien comprendre ce qu’il y avait de si drôle. Devant<br />

notre embarras, Jan nous a expliqué que nous devions<br />

maintenant aller nous procurer de nouveaux vêtements avant<br />

notre départ.<br />

— Da volno <strong>et</strong> da frizno ! a-t-il répété plusieurs fois.<br />

J’ai compris qu’il voulait parler de la pluie <strong>et</strong> du froid. Je<br />

me suis alors rappelé qu’il comptait gagner sa vie en<br />

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<strong>Faux</strong>-<strong>fuyants</strong> <strong>et</strong> <strong>vraies</strong> <strong>fuites</strong> <strong>Gilles</strong> <strong>Josse</strong><br />

montrant un ours <strong>et</strong> non un zèbre ou une girafe <strong>et</strong> puis encore<br />

ce reportage que j’avais vu dans mon caisson de repos à Les<br />

Vallées : planète schmurtz était beaucoup plus proche par son<br />

climat de la Sibérie que de la Californie, en eff<strong>et</strong>.<br />

Rachel n’avait pas l’air au courant de ce p<strong>et</strong>it détail <strong>et</strong><br />

m’interrogeait du regard. Je lui ai fourni l’explication :<br />

— Da volno <strong>et</strong> da frizno ça veut dire qu’il ne fait pas bien<br />

chaud là où nous allons.<br />

— Pas bien chaud ou carrément froid ?<br />

— Carrément froid, j’en ai bien peur.<br />

— Da dourch ! a acquiescé Jan avec un grand signe de la<br />

tête, ce qui voulait certainement dire « oui, bien sûr ! ».<br />

J’ai rangé mes nouvelles cartes dans mon portefeuille <strong>et</strong><br />

Rachel m’a imité en faisant la grimace.<br />

— Carrément froid !?<br />

— Da dourch !<br />

Nous avons salué Madame Djurka <strong>et</strong> nous sommes<br />

revenus sur nos pas par le couloir obscur <strong>et</strong> l’escalier qui<br />

craquait, sans mot dire. Une fois en dehors de la capitainerie,<br />

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nous avons traversé l’esplanade, toujours accompagnés par<br />

les pigeons <strong>et</strong> nous avons suivi Jan à travers un dédale de<br />

ruelles jusqu’à un p<strong>et</strong>it magasin d’aspect miteux, lui aussi,<br />

baptisé « le paradis de l’immigrant ». L’intérieur en était tout<br />

encombré d’anoraks <strong>et</strong> d’épaisses parkas, de duv<strong>et</strong>s polaires,<br />

de gants fourrés <strong>et</strong> de passe-montagne.<br />

Nous avons fait nos empl<strong>et</strong>tes avec les conseils de Jan qui<br />

nous indiquait toujours de choisir au plus chaud <strong>et</strong>, devant<br />

nos récriminations, se contentait de répéter d’un air entendu :<br />

— Da volno <strong>et</strong> da frizno !…<br />

A notre passage à la caisse, le gérant du magasin, un grand<br />

barbu avec d’épais sourcils bruns, nous a simplement<br />

demandé nos cartes d’identité <strong>et</strong>, apparemment satisfait, a<br />

repoussé d’un geste grave la carte de crédit que je lui tendais.<br />

— Drovonik ! a-t-il seulement répondu en terme<br />

d’explication.<br />

Je n’ai pas trop cherché à comprendre, bien content de ne<br />

pas avoir à payer la quantité de matériel <strong>et</strong> de vêtements que<br />

nous avions pris avec nous <strong>et</strong> nous sommes ressortis du<br />

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<strong>Faux</strong>-<strong>fuyants</strong> <strong>et</strong> <strong>vraies</strong> <strong>fuites</strong> <strong>Gilles</strong> <strong>Josse</strong><br />

magasin habillés comme pour un périple dans le grand nord,<br />

avec chacun un grand sac sur le dos contenant duv<strong>et</strong> <strong>et</strong><br />

affaires de rechange. Nous avons béni le temps froid <strong>et</strong><br />

pluvieux qui nous empêchait de suffoquer dans nos épais<br />

anoraks.<br />

Jan s’était équipé, lui aussi, <strong>et</strong> nous avions l’air de trois<br />

esquimaux perdus sur la banquise. Il était près de midi <strong>et</strong> il<br />

nous a conduits à un restaurant où nous avons déjeuné en<br />

terrasse, en compagnie d’autres esquimaux qui parlaient haut<br />

<strong>et</strong> riaient fort. A n’en pas douter, nous devions être proches de<br />

notre lieu d’embarquement <strong>et</strong>, de temps à autre, nos<br />

conversations étaient d’ailleurs couvertes par le bruit des<br />

réacteurs d’un astronef qui décollait, non loin de là, <strong>et</strong><br />

s’envolait doucement vers les étoiles. On aurait dit d’énormes<br />

mouches d’acier.<br />

Rachel était pensive <strong>et</strong> n’a pas terminé ses beign<strong>et</strong>s de<br />

morue à la banane. Moi, au contraire, j’avais très faim <strong>et</strong> j’en<br />

ai repris une deuxième assi<strong>et</strong>te, tout comme Jan qui semblait<br />

maintenant tout à fait réveillé <strong>et</strong> avait l’air de se réjouir de<br />

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<strong>Faux</strong>-<strong>fuyants</strong> <strong>et</strong> <strong>vraies</strong> <strong>fuites</strong> <strong>Gilles</strong> <strong>Josse</strong><br />

notre prochain départ. A la fin du repas, il a porté un toast<br />

avec son verre de vodka, en le levant en direction d’un<br />

vaisseau spatial qui passait au-dessus de nos têtes. Dans le<br />

vacarme, je n’ai pas réussi à distinguer les paroles qui<br />

l’accompagnaient.<br />

J’ai dégusté tranquillement mon café en grillant une<br />

cigar<strong>et</strong>te <strong>et</strong> lorsque le serveur est passé, je l’ai hélé en tendant<br />

ma carte de crédit.<br />

— Drovonik ?<br />

— Da, drovonik, m’a-t-il répondu en poursuivant son<br />

chemin.<br />

J'ai rangé ma carte de crédit, satisfait. Combien de temps<br />

encore tout serait-il « drovonik » ? Cela semblait trop beau.<br />

Nous avons fini par quitter notre terrasse <strong>et</strong> nous nous<br />

sommes dirigés vers le terminal d’embarquement.<br />

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XVIII - Le départ<br />

Comme prévu, j’ai remis les cinq cents crédits de bakchich<br />

au fonctionnaire chargé du contrôle de nos papiers, <strong>et</strong> nous<br />

avons rejoint une grande salle d’attente encombrée<br />

d’esquimaux . Ça parlait <strong>et</strong> ça riait dans toutes les langues <strong>et</strong><br />

la vodka coulait à flots. Il faut dire qu’aux distributeurs, avec<br />

les bananes séchées, elle semblait tout aussi « drovonik » que<br />

notre restaurant <strong>et</strong> que le « paradis de l’immigrant ».<br />

Comment allais-je finalement gagner ma vie sur planète<br />

schmurtz si cela continuait ? Ne devais-je pas en faire le<br />

commerce, une fois sur place ?<br />

De temps à autre, un message émis par les haut-parleurs<br />

résonnait dans la salle <strong>et</strong> des groupes se levaient pour se<br />

diriger vers les escalators qui menaient à leur astronef. Après<br />

près de deux heures d’attente où nous n’avons échangé que<br />

quelques mots, j’ai clairement distingué le mot « Zolno », le<br />

nom du vaisseau du capitaine Grouk, <strong>et</strong> j’ai compris que<br />

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<strong>Faux</strong>-<strong>fuyants</strong> <strong>et</strong> <strong>vraies</strong> <strong>fuites</strong> <strong>Gilles</strong> <strong>Josse</strong><br />

c’était notre tour d’embarquer. Nous avons ramassé nos sacs<br />

à dos <strong>et</strong> nous nous sommes mis en route. Un grand tapis<br />

roulant nous a emportés jusqu’au sas d’embarquement où un<br />

autre fonctionnaire en uniforme nous attendait pour nous<br />

conduire jusqu’à la soute où nous allions voyager. Nous<br />

étions une cinquantaine à partager un espace plutôt exigu <strong>et</strong><br />

parfaitement austère, éclairé par quelques maigres<br />

plafonniers. Nous nous sommes débarrassés de nos sacs dans<br />

un coin <strong>et</strong> nous sommes allés nous arrimer à nos sièges<br />

baqu<strong>et</strong>, conformément aux consignes du fonctionnaire.<br />

Celui-ci nous a expliqué qu’en principe, les régulateurs de<br />

gravité nous empêcheraient de ressentir la forte accélération<br />

du démarrage ainsi que l’apesanteur, après notre décollage.<br />

Toutefois, a-t-il précisé, nous risquions néanmoins de souffrir<br />

du mal de l’espace <strong>et</strong> nous étions invités à vomir dans les<br />

sacs plastique prévus à c<strong>et</strong> eff<strong>et</strong>, sacs qu’il nous a<br />

généreusement distribués. Nous avons encore dû attendre une<br />

bonne heure avant le décollage, que certains ont mis à profit<br />

pour chanter « drobolsky <strong>et</strong> tutti la vodka ». Les trois quarts<br />

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<strong>Faux</strong>-<strong>fuyants</strong> <strong>et</strong> <strong>vraies</strong> <strong>fuites</strong> <strong>Gilles</strong> <strong>Josse</strong><br />

des esquimaux embarqués avec nous étaient ivres.<br />

Le vol a été un véritable carnage. Aucun de ceux qui<br />

avaient abusé de la vodka drovonik n’a pu échapper aux<br />

vomissements, si bien que l’atmosphère de la soute est<br />

rapidement devenue nauséabonde <strong>et</strong> suffocante. Rachel n’y a<br />

pas résisté <strong>et</strong> a dû elle aussi utiliser son sac plastique. Je me<br />

suis demandé combien de temps allait durer ce voyage <strong>et</strong> si<br />

mon propre estomac supporterait finalement le choc. A mon<br />

grand étonnement, au bout de seulement six heures, notre<br />

vaisseau spatial amorçait sa procédure d’atterrissage, comme<br />

le commandant Grouk nous l’a annoncé lui-même par<br />

l’intermédiaire des haut-parleurs. Moins d’une heure plus<br />

tard, nous étions débarqués dans un spacioport ressemblant<br />

comme deux gouttes d’eau à celui que nous avions quitté sur<br />

terre. Une heure encore <strong>et</strong> nous nous r<strong>et</strong>rouvions libres de le<br />

quitter tant les formalités d’immigration étaient réduites à<br />

leur plus simple expression : une signature en bas d’un<br />

registre. Personne ne s’était donné la peine de faire semblant<br />

de vérifier nos fausses cartes d’identité, comme je l’avais<br />

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<strong>Faux</strong>-<strong>fuyants</strong> <strong>et</strong> <strong>vraies</strong> <strong>fuites</strong> <strong>Gilles</strong> <strong>Josse</strong><br />

craint pendant un moment.<br />

Jan, livide, se rem<strong>et</strong>tait à grand peine de son voyage qui<br />

avait mis ses tripes à rude épreuve. Il nous a demandé de<br />

l’attendre un moment <strong>et</strong> il est parti passer un appel<br />

téléphonique dans une cabine, à quelques mètres de là.<br />

Il est ressorti de la cabine, l’air apparemment satisfait, <strong>et</strong><br />

nous avons rejoint la station de taxi, devant le spacioport.<br />

Nous avons tous les trois pris place à l’arrière d’une grande<br />

berline, une véritable antiquité comme on n’en voyait plus<br />

sur terre depuis plus de trente ans, <strong>et</strong> nous avons pris la<br />

direction de la banlieue où se trouvait le campement de la<br />

famille de Jan. C’était la nuit ici sur planète schmurtz <strong>et</strong><br />

dehors, il faisait un froid glacial avec un ciel sans nuage où<br />

l’on pouvait distinguer des milliers d’étoiles. Malgré le<br />

chauffage à l’intérieur du véhicule <strong>et</strong> son anorak fourré,<br />

Rachel frissonnait <strong>et</strong> j’ai pris ses mains dans les miennes pour<br />

les réchauffer.<br />

— Ça y est, nous voilà sur planète schmurtz, a-t-elle<br />

soupiré.<br />

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— Oui, je crois bien.<br />

— C’est à deux pas de la terre finalement…<br />

Moi aussi, j’avais été surpris par la brièv<strong>et</strong>é de notre vol<br />

mais après tout, je n’y connaissais rien en matière de vaisseau<br />

spatial <strong>et</strong> de voyage dans l’espace, <strong>et</strong> puis surtout, le<br />

reportage que j’avais vu sur terre ne disait rien de la position<br />

de planète schmurtz par rapport à la terre. Je ne savais même<br />

pas si celle-ci se situait ou non dans le système solaire.<br />

La banlieue ressemblait à s’y méprendre à une banlieue<br />

terrienne, avec les mêmes tours d’habitation <strong>et</strong> des centres<br />

commerciaux bardés d’enseignes lumineuses. Jan donnait des<br />

indications au chauffeur en schmurtz <strong>et</strong> après une bonne<br />

heure de route, nous avons fini par arriver en vue d’un grand<br />

terrain vague où l’on pouvait distinguer dans la pénombre le<br />

chapiteau multicolore d’un cirque, accompagné d’une dizaine<br />

de roulottes.<br />

La grande berline s’est garée sur le bas côté <strong>et</strong> le chauffeur<br />

s’est r<strong>et</strong>ourné vers nous. Jan a sorti sa carte de crédit. Un peu<br />

étonné, je lui ai demandé :<br />

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— Drovonic ?<br />

— Da planète schmurtz nie drovonik.<br />

— Nie drovonik ?<br />

— Nie drovonik !<br />

— C’est la vie… a commenté Rachel.<br />

De toute façon, cela semblait trop beau pour pouvoir<br />

durer. Nous sommes sortis du taxi <strong>et</strong> nous sommes allés<br />

récupérer nos sacs dans le coffre. Le chauffeur est reparti en<br />

nous adressant un grand signe de la main <strong>et</strong> nous nous<br />

sommes approchés des roulottes du « très grand cirque<br />

Drobolsky », comme le vantaient les inscriptions en grosses<br />

l<strong>et</strong>tres rouges au-dessus de l’entrée du chapiteau. Le<br />

campement était calme, tout le monde semblait dormir.<br />

Jan s’est approché d’une des roulottes <strong>et</strong> a toqué<br />

doucement à un carreau. Après quelques instants, une lumière<br />

s’est allumée dans la roulotte <strong>et</strong> un grand barbu nous a ouvert<br />

la porte. Il semblait bien connaître Jan <strong>et</strong> tous deux se sont<br />

donné de grandes accolades, après quoi il est venu nous serrer<br />

la main en se présentant.<br />

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— Mio Zulnik.<br />

— Mio Piotr.<br />

— Mio Rakel.<br />

Il a regardé Rachel avec attention, puis il a lancé<br />

sentencieusement :<br />

— Du perfekt pouchkine.<br />

— Da ! Perfekt pouchkine, a acquiescé Jan.<br />

Zulnik nous a invités à entrer dans la roulotte où nous<br />

attendait une femme en robe de chambre. Après de nouvelles<br />

accolades <strong>et</strong> de fermes poignées de main, la femme,<br />

Bregovna, nous a proposé de faire un café que nous avons<br />

accepté avec joie. Elle était p<strong>et</strong>ite <strong>et</strong> brune, plutôt boulotte, <strong>et</strong><br />

s’est mise à chantonner en préparant le café. Nous avons pris<br />

place sur des banqu<strong>et</strong>tes autour d’un plateau de table que<br />

Zulnik a rabattu de la cloison. La roulotte était spacieuse <strong>et</strong><br />

semblait très confortable mais il y faisait un froid glacial qui<br />

nous a empêchés de quitter nos anoraks. Nous avons bu le<br />

café brûlant, après quoi Zulnik a sorti une bouteille de vodka<br />

<strong>et</strong> des p<strong>et</strong>its verres, comme le voulait la coutume chez les<br />

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<strong>Faux</strong>-<strong>fuyants</strong> <strong>et</strong> <strong>vraies</strong> <strong>fuites</strong> <strong>Gilles</strong> <strong>Josse</strong><br />

schmurtz.<br />

Jan, Zulnik <strong>et</strong> Bregovna discutaient à qui mieux mieux<br />

avec de grands gestes, pendant que nous restions à peu près<br />

silencieux à les écouter, Rachel <strong>et</strong> moi. La bouteille de vodka<br />

diminuait à vue d’œil. Bregovna a fini par remarquer que<br />

nous avions l’air épuisé <strong>et</strong> a rebouché d’autorité la bouteille,<br />

malgré les protestations véhémentes des deux hommes.<br />

Zulnik a escamoté la table <strong>et</strong> installé des matelas sur les<br />

banqu<strong>et</strong>tes <strong>et</strong> nous avons sorti nos combinaisons polaires de<br />

couchage <strong>et</strong> nos duv<strong>et</strong>s. Avec un froid pareil, ça ne devait pas<br />

être facile de faire l’amour l’hiver. Mais combien de temps<br />

durait l’hiver au juste !?<br />

Allongé la tête près d’une fenêtre, j’ai regardé le ciel étoilé<br />

avant de m’endormir <strong>et</strong> j’ai bien cru y reconnaître la grande<br />

ourse. Ça m’a étonné un court instant <strong>et</strong> puis j’ai sombré dans<br />

le sommeil.<br />

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XIX - Le très grand cirque Drobolsky<br />

Le très grand cirque Drobolsky était en fait tout p<strong>et</strong>it. La<br />

ménagerie comptait en tout <strong>et</strong> pour tout un âne, un chameau<br />

aux bosses fatiguées, un grand cheval noir <strong>et</strong> un poney<br />

couleur feu, une paire de biqu<strong>et</strong>tes <strong>et</strong> l’ours brun qui allait<br />

être le partenaire de Jan. J’ai fait leur connaissance au matin<br />

dans la pénombre, lorsque, réveillé par les ronflements de Jan<br />

<strong>et</strong> Zulnik, j’ai quitté la roulotte sans faire de bruit pour faire<br />

un tour du campement. L’ours, dans sa cage, dormait encore.<br />

Les deux biqu<strong>et</strong>tes, elles, étaient déjà occupées à brouter de<br />

la paille, attachées à un piqu<strong>et</strong>.<br />

L’aube tardait encore à arriver <strong>et</strong> le ciel était toujours aussi<br />

dégagé. J’ai flâné parmi les roulottes, m’aventurant jusque<br />

sous le chapiteau, pendant que les étoiles s’éteignaient une à<br />

une. Il faisait un froid glacial comme en témoignait l’eau<br />

d’une flaque, complètement gelée. J’ai flâné jusqu’à ce que la<br />

porte d’une des roulottes laisse apparaître une femme <strong>et</strong> un<br />

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enfant, chargés de seaux. Elle connaissait quelques mots de<br />

françözen <strong>et</strong> s’est présentée. Elle semblait tout à fait au<br />

courant de notre arrivée.<br />

— Mio Alexandra und da Bronsky, m’a-t-elle lancé d’une<br />

voix claire en m<strong>et</strong>tant la main sur l’épaule de son fils, qui<br />

devait avoir une dizaine d’années tout au plus.<br />

Le p<strong>et</strong>it garçon, rouquin, tout ébouriffé par sa nuit, a<br />

grommelé un bonjour timide en me j<strong>et</strong>ant un regard par en-<br />

dessous, avant de s’enfuir avec ses seaux. J’ai emboîté le pas<br />

de sa mère <strong>et</strong> nous l’avons suivi jusqu’à une borne<br />

d’alimentation en eau. La borne comportait un dispositif de<br />

dégel électrique actionné par une clé <strong>et</strong> les seaux ont été<br />

bientôt remplis. J’ai proposé au gamin de porter les siens<br />

mais il a refusé, outré. Il semblait trop content de jouer à<br />

l’homme. Je me suis contenté de revenir au campement avec<br />

l’un des seaux de sa mère, qui m’a remercié d’un sourire<br />

gracieux :<br />

— Dank !<br />

J’étais tout heureux de rendre service <strong>et</strong> d’apprendre un<br />

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nouveau mot de schmurtz. J’ai rêvé du moment où je serai<br />

parfaitement bilingue, intégré à c<strong>et</strong>te société étrangère.<br />

Deviendrai-je un notable ? Le roi de la banane séchée ?<br />

Nous avons changé l’eau des animaux de la ménagerie, ce<br />

qu’ils ont semblé apprécier. Leurs manifestations de<br />

contentement <strong>et</strong> les bruits de tin<strong>et</strong>te ont fini par réveiller le<br />

camp. Les vol<strong>et</strong>s des roulottes se sont ouverts <strong>et</strong> trois autres<br />

mioches ont surgi, qui sont venus faire ma connaissance aussi<br />

sec.<br />

Rachel est venue nous rejoindre, l’air ensommeillé.<br />

— J’ai mal dormi.<br />

— C’est la vie.<br />

— J’ai eu froid.<br />

— Ça n’a rien d’étonnant, lui ai-je répondu en lui<br />

désignant une flaque d’eau gelée.<br />

— Da frizno, a simplement commenté Alexandra.<br />

— Da dourch ! ai-je ajouté fermement.<br />

J’en voulais à Rachel de son commentaire si terre à terre<br />

après c<strong>et</strong>te première nuit dans notre nouvelle vie. Je n’avais<br />

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pas bien sûr moi-même l’âme d’un aventurier mais j’avais<br />

apprécié l’accueil dénué de manières de Zulnik <strong>et</strong> Bregovna,<br />

puis d’Alexandra, ce matin.<br />

Pour me donner raison, celui-ci a allumé un feu de<br />

branchages, certainement prélevés dans le terrain vague<br />

alentour, <strong>et</strong> nous avons tous bu le café en nous réchauffant<br />

aux flammes. Ça a été l’occasion de faire les présentations.<br />

Il y avait là le frère de Zulnik, Brodo, <strong>et</strong> sa femme<br />

Michelle, qui exécutaient le soir un numéro de trapèze <strong>et</strong> un<br />

autre, avec le cheval, le poney <strong>et</strong> le chameau. Nos hôtes, eux,<br />

étaient jongleurs <strong>et</strong> présentaient également un numéro de<br />

clown avec Mikel <strong>et</strong> Mikael, les deux enfants de Rakno,<br />

deuxième frère de Zulnik, <strong>et</strong> sa femme Federovna. Michelle<br />

<strong>et</strong> Brodo avaient une fille équilibriste <strong>et</strong> contorsionniste, âgée<br />

de quinze ans. Il y avait encore Antonovna, la mère des trois<br />

frères, qui faisait le café <strong>et</strong> tenait la bill<strong>et</strong>terie. Malgré<br />

quelques rides de plus, c’était le sosie de Madame Djurka,<br />

mais je n’ai pas osé le lui faire remarquer. En revanche, je me<br />

suis promis d’en reparler à Jan plus tard. Jan, lui, était le<br />

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cousin des trois frères <strong>et</strong> il allait reprendre le numéro de<br />

montreur d’ours du grand-père, qui était décédé voilà<br />

quelques semaines.<br />

Le reste de la journée s’est passé dans les répétitions pour<br />

la représentation du soir. Rachel était toujours morose,<br />

malgré le soleil qui réchauffait quelque peu l’atmosphère.<br />

« Planète schmurtz, ça n’est pas non plus la Californie » avait<br />

dit Madame Djurka, à la capitainerie…<br />

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XX - Une vie de cirque<br />

La vie au cirque Drobolsky ne s’est pas avérée trop<br />

difficile. Rachel <strong>et</strong> moi avions élu domicile dans la roulotte<br />

de Zulnik <strong>et</strong> Bregovna. Jan, lui, s’était installé avec la grand-<br />

mère, dans une roulotte qui abritait aussi Mareva, la p<strong>et</strong>ite<br />

équilibriste. Tous les trois ou quatre jours, nous démontions<br />

le chapiteau pour aller l’installer quelques kilomètres plus<br />

loin, dans l’immense banlieue.<br />

J’allais régulièrement avec Jan en fourgon chez un<br />

grossiste pour faire l’approvisionnement en vodka <strong>et</strong> bananes<br />

séchées. Rachel s’était parfaitement habituée à son rôle<br />

d’assistante de montreur d’ours <strong>et</strong> à sa tenue légère. Il faut<br />

dire toutefois que le chapiteau était équipé de deux gros<br />

chauffages soufflants qui tempéraient la piste <strong>et</strong> perm<strong>et</strong>taient<br />

au public de ne pas geler sur place.<br />

Le numéro de Jan <strong>et</strong> Rachel obtenait même un franc<br />

succès <strong>et</strong> c’était l’un des moments où je réussissais à vendre<br />

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la plus grande quantité de marchandises pendant la<br />

représentation. Je soupçonnais même ma clientèle de mineurs<br />

barbus de porter plus d’attention aux fesses de Rachel qu’à la<br />

gueule baveuse de l’ours brun. Lui, c’était Vladimir, <strong>et</strong> il<br />

exécutait sans rechigner toutes ses cabrioles pourvu que<br />

d’être régulièrement récompensé de morue <strong>et</strong> de bananes<br />

séchées. A la fin du numéro, Jan remplissait même un biberon<br />

de vodka additionné de sucre pour son protégé, <strong>et</strong> c’était pour<br />

le public l’occasion de porter des toasts à sa santé. Vladimir<br />

lampait le biberon, assis sur ses fesses, avant de quitter la<br />

piste, sous les hourras des mineurs.<br />

Le soir, après la représentation, quand les animaux <strong>et</strong> les<br />

enfants avaient rejoint leur couche, nous nous r<strong>et</strong>rouvions<br />

pour un café <strong>et</strong> quelques verres de vodka dans la roulotte de<br />

Federovna. Au bout d’un p<strong>et</strong>it moment passé à commenter la<br />

soirée, un silence religieux s’installait <strong>et</strong> la grand-mère<br />

annonçait le chiffre de la bill<strong>et</strong>terie. C’était également mon<br />

tour de m<strong>et</strong>tre sur la table le produit de mon commerce.<br />

Federovna inscrivait alors ces montants dans un grand cahier<br />

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<strong>Faux</strong>-<strong>fuyants</strong> <strong>et</strong> <strong>vraies</strong> <strong>fuites</strong> <strong>Gilles</strong> <strong>Josse</strong><br />

de comptes où étaient également portées toutes les dépenses<br />

communautaires pour la nourriture des hommes <strong>et</strong> des<br />

animaux <strong>et</strong> pour l’entr<strong>et</strong>ien du matériel. Une fois par mois,<br />

elle distribuait à chacun une p<strong>et</strong>ite part du bénéfice pour les<br />

usages personnels.<br />

C’est Michelle, la femme de Brodo, qui faisait la classe<br />

aux enfants le matin <strong>et</strong> nous y assistions, Rachel <strong>et</strong> moi, pour<br />

apprendre le schmurtz. En fin de compte, ça n’était pas si<br />

compliqué que cela car le schmurtz se révélait être une<br />

langue composite issue des principales langues européennes.<br />

Nos progrès furent ainsi beaucoup plus rapides que nous<br />

n’aurions osé l’espérer.<br />

Rachel avait fini par s’habituer au froid <strong>et</strong> moi, j’étais<br />

heureux de c<strong>et</strong>te nouvelle vie au grand air, à dix mille lieues<br />

du métro <strong>et</strong> de mon bureau ennuyeux. Ce bonheur commun<br />

semblait pouvoir durer autant que dureraient nos vies. Tel ne<br />

fut pas le cas.<br />

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XXI - Un drôle de visiteur<br />

Il s’est présenté au campement un matin de décembre tout<br />

ensoleillé. Il portait un bonn<strong>et</strong> rouge <strong>et</strong> une grande barbe<br />

blanche. Il a accosté Alexandra qui était occupée à casser du<br />

p<strong>et</strong>it bois, pendant que nous étions en classe avec les enfants.<br />

— Je m’appelle père-noël <strong>et</strong> je suis fonctionnaire<br />

assermenté. Je viens pour une visite de contrôle <strong>et</strong> j’aimerais<br />

parler au responsable de c<strong>et</strong> établissement.<br />

— Rakno, Brodo, Zulnik ! a hélé Alexandra avec ses<br />

mains en porte-voix.<br />

Lorsqu’ils sont apparus, elle leur a simplement dit :<br />

— Il y a le père-noël qui veut vous voir.<br />

— Ah non, ça n’est pas tout à fait exact, chère Madame, je<br />

m’appelle père-noël mais je ne suis pas LE père-noël.<br />

C’était en fait un fonctionnaire du ministère de la culture,<br />

de l’éducation <strong>et</strong> des affaires sociales. Il a demandé à voir les<br />

certificats de vaccination de Vladimir, qui n’avait bien sûr<br />

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jamais été vacciné, ce qui constituait une première <strong>et</strong><br />

flagrante irrégularité aux règlements en vigueur.<br />

Après quoi il a interrogé les enfants pour vérifier s’ils<br />

possédaient des notions de calcul intégral <strong>et</strong>, là encore, il a<br />

relevé une seconde irrégularité : les enfants n’en avaient<br />

jamais entendu parler. Lorsque je me suis approché de lui, il<br />

m’a demandé tout à trac :<br />

— Pouvez-vous me montrer vos faux-papiers ?<br />

Comme je m’exécutais, il a relevé une troisième<br />

irrégularité.<br />

— Vos faux-papiers ne sont pas en règle !<br />

Il a enfin voulu contrôler mes stocks de vodka au poivre <strong>et</strong><br />

il a bien sûr tout de suite remarqué que c’était de la vodka de<br />

contrebande. Avant de partir, il a conclu :<br />

— Je me vois donc obligé de prononcer la ferm<strong>et</strong>ure<br />

administrative du très grand cirque Drobolsky jusqu’à mise<br />

en conformité des irrégularités constatées.<br />

Michelle était atterrée.<br />

— Comment est-ce que nous allons faire ? Je n’y connais<br />

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rien en calcul intégral, moi !<br />

— On trouvera un professeur, a répondu Zulnik.<br />

Jan a également remarqué que ça ne serait pas très<br />

compliqué de faire vacciner Vladimir, ni de remplacer nos<br />

stocks de vodka par de la vodka gouvernementale.<br />

— Le plus dur, ça va être de faire régulariser tes faux-<br />

papiers, Piotr.<br />

Rachel, par bonheur, était restée cachée pendant la visite<br />

de l’importun personnage. Je représentais donc à moi seul le<br />

principal obstacle à la réouverture du cirque.<br />

— Comment allons-nous faire ? ai-je demandé.<br />

Jan <strong>et</strong> Zulnik ont fourragé chacun leur grosse barbe <strong>et</strong> le<br />

premier m’a dit :<br />

— Je t’emmènerai demain au bureau du ministère des<br />

clandestins. Tu pourras peut-être résoudre ton problème.<br />

Personne ne s’est remis au travail ce jour-là. Zulnik a<br />

simplement accroché un bandeau mentionnant que la<br />

représentation du soir était annulée, sur les pancartes à<br />

l’entrée du cirque, pendant qu’Alexandra allumait un grand<br />

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<strong>Faux</strong>-<strong>fuyants</strong> <strong>et</strong> <strong>vraies</strong> <strong>fuites</strong> <strong>Gilles</strong> <strong>Josse</strong><br />

feu.<br />

Toute la journée, nous avons chanté des chansons tristes,<br />

accompagnés par Brodo à la guitare <strong>et</strong> les enfants au<br />

tambourin, <strong>et</strong> par c<strong>et</strong>te fameuse vodka au poivre de<br />

contrebande. Les femmes ont dansé <strong>et</strong> jusqu’à la grand-mère,<br />

Fedorovna.<br />

J’étais inqui<strong>et</strong> pour le lendemain mais j’aurais dû l’être<br />

encore bien plus si j’avais su ce qui m’attendait.<br />

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XXII - Le ministère des clandestins<br />

Le ministère des clandestins ressemblait trait pour trait à la<br />

capitainerie où nous étions allés chercher nos faux-papiers,<br />

sur terre. Même bâtiment aux allures staliniennes au bout<br />

d’une large esplanade, mêmes pigeons avides de mi<strong>et</strong>tes de<br />

pain. Il était simplement encore plus grand.<br />

Jan ne m’a pas accompagné jusqu’aux portes c<strong>et</strong>te fois.<br />

— Da cameras partout ! m’a-t-il expliqué.<br />

Il m’a pris dans ses bras avant de me quitter <strong>et</strong> m’a<br />

embrassé sur les deux joues en me souhaitant bon courage. Il<br />

avait les larmes aux yeux, ce qui n’était pas pour me rassurer.<br />

Il m’a encore laissé un numéro de téléphone griffonné sur un<br />

papier.<br />

— Pour quand tu sortiras !<br />

Puis il est reparti en direction du fourgon qui nous avait<br />

emmenés au cœur de la ville, sans se r<strong>et</strong>ourner. J’ai marché<br />

doucement jusqu’au grand bâtiment, quelque peu soucieux de<br />

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mon avenir sur planète schmurtz.<br />

A l’entrée, un portillon automatique me demandait de<br />

passer ma carte d’identité, ce que j’ai fait. Immédiatement, le<br />

portillon s’est mis à sonner <strong>et</strong> ce sont deux policiers qui sont<br />

venus me récupérer <strong>et</strong> m’ont accompagné jusqu’à une vaste<br />

salle d’attente aux fenêtres défendues par des barreaux. La<br />

porte de la salle d’attente n’avait pas de poignée. J’ai vite<br />

compris que j’étais r<strong>et</strong>enu prisonnier en compagnie d’une<br />

dizaine de malheureux affalés sur des chaises bancales.<br />

De temps à autre, un lumignon s’éclairait au-dessus d’une<br />

deuxième porte, diamétralement opposée à la première,<br />

pendant qu’une voix nasillarde appelait un nom. L’un des<br />

malheureux se levait alors <strong>et</strong> disparaissait par c<strong>et</strong>te seconde<br />

porte.<br />

J’ai attendu plus de quatre heures avant que ça ne soit mon<br />

tour <strong>et</strong> dans le même intervalle, j’ai vidé la moitié de mon<br />

paqu<strong>et</strong> de cigar<strong>et</strong>tes. Parfois, l’un des gueux qui me tenait<br />

compagnie se m<strong>et</strong>tait à hurler des injures en schmurtz <strong>et</strong> à<br />

venir taper contre l’une ou l’autre porte. Personne ne parlait,<br />

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l’ambiance était lugubre.<br />

Enfin, ça a été mon tour. J’ai franchi la deuxième porte <strong>et</strong><br />

je me suis r<strong>et</strong>rouvé dans un long couloir faiblement éclairé. Je<br />

l’ai suivi jusqu’à une autre porte, toujours sans poignée, qui<br />

s’est ouverte automatiquement à mon approche. Je me suis<br />

r<strong>et</strong>rouvé dans une p<strong>et</strong>ite pièce où un fonctionnaire<br />

m’attendait, derrière un hygiaphone blindé.<br />

Il a mis un moment avant de relever la tête de la liasse de<br />

papiers qu’il consultait, puis m’a finalement adressé la<br />

parole.<br />

— Alors comme ça Monsieur Drouchkine, vous êtes un<br />

échappé de la ligne X !?<br />

J’étais interloqué.<br />

— Mais qu’est-ce qui vous fait croire que…<br />

— Tatata Monsieur Drouchkine, le dossier de Madame<br />

Djurka est entre mes mains, ne niez pas l’évidence !<br />

Puis il a repris :<br />

— Êtes-vous à même de rembourser l’avance sur capitaux<br />

que nous vous avons généreusement octroyée au casino de<br />

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Les Vallées ?<br />

Tout s’effondrait dans ma tête. Les jeux étaient truqués à<br />

Les Vallées <strong>et</strong> je n’avais pas gagné parce que j’avais eu de la<br />

chance. J’ai sorti ma carte de crédit.<br />

— Ça ne sera pas nécessaire Monsieur Drouchkine. J’ai là<br />

l’état de vos comptes. Le commerce de vodka de contrebande<br />

auquel vous vous être livré depuis votre arrivée sur planète<br />

schmurtz ne vous perm<strong>et</strong> même pas de rembourser les<br />

équipements pour le froid que nous vous avons concédés à la<br />

base spatiale… sans oublier les consommations au restaurant.<br />

Ne parlons pas des amendes que vous encourez pour c<strong>et</strong>te<br />

activité illégale, ainsi que votre immigration tout aussi<br />

illégale.<br />

C<strong>et</strong>te fois-ci, j’étais atterré.<br />

— Mais ?<br />

— Il n’y a pas de mais Monsieur Drouchkine ! Êtes-vous<br />

prêt à r<strong>et</strong>ourner dans votre ancien logement <strong>et</strong> reprendre votre<br />

ancien travail ?<br />

J’ai réfléchi un court moment <strong>et</strong> puis j’ai lancé :<br />

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— Non, pas le moins du monde !<br />

— Dans ce cas, afin de rembourser votre d<strong>et</strong>te, il va falloir<br />

que vous gagniez votre vie comme mineur, comme la<br />

majorité des habitants de notre jolie région.<br />

— Planète schmurtz ?<br />

— J’ai bien peur que vous fassiez erreur sur ce point<br />

également, Monsieur Drouchkine, nous sommes ici en<br />

Sibérie.<br />

— Mais ?…<br />

— Oh oui je sais, cela peut paraître étonnant mais que<br />

voulez-vous, les employés de bureau vieillissants sont<br />

tellement frileux à demander une mutation pour un travail<br />

plus physique que nous sommes bien obligés de les y<br />

encourager.<br />

J’ai encore eu le temps de demander :<br />

— Et Jan, <strong>et</strong> Rachel ?<br />

— De simples fonctionnaires au service de l’état, mon bon<br />

Monsieur…<br />

L’entr<strong>et</strong>ien était terminé. Le soir même, je rejoignais une<br />

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chambrée de mineurs <strong>et</strong> dès le lendemain, je faisais ma<br />

première descente dans le puits 23 où je suis affecté depuis<br />

bientôt dix ans.<br />

Je n’aurai jamais une p<strong>et</strong>ite maison sur la côte à ma<br />

r<strong>et</strong>raite. Je crois même que le jour de la r<strong>et</strong>raite ne viendra<br />

jamais <strong>et</strong> que lorsque j’en aurai vraiment assez de la Sibérie<br />

<strong>et</strong> de la mine, une autre aubaine va se présenter, qui ne sera<br />

qu’une mutation déguisée. Quand je ressors du puits, à la nuit<br />

tombante <strong>et</strong> quand le ciel est dégagé, je regarde la grande<br />

ourse <strong>et</strong> je rêve d’un Eldorado, quelque part. Je n’ai jamais<br />

rappelé Jan <strong>et</strong> je n’ai jamais revu Rachel. Je n’aurai jamais<br />

d’enfants non plus, très vraisemblablement.<br />

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Les coïncidences atténuantes<br />

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Sommaire de la 1ère partie, intitulée :<br />

« Mort de Grobek »<br />

Proj<strong>et</strong><br />

Rien<br />

l'expérience<br />

Un élément de confort<br />

Un touriste fortuné<br />

Le superflu<br />

Noël<br />

Un appel<br />

Hygiène<br />

La guerre<br />

Amour de vacances<br />

Une question<br />

Prémonitions utérines<br />

Deuil<br />

Carn<strong>et</strong> de liaison<br />

Cauchemars<br />

Révolte<br />

Le haricot blanc<br />

Humanitaire<br />

Traque<br />

Victoire<br />

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<strong>Faux</strong>-<strong>fuyants</strong> <strong>et</strong> <strong>vraies</strong> <strong>fuites</strong> <strong>Gilles</strong> <strong>Josse</strong><br />

Proj<strong>et</strong><br />

Je ne sais pas depuis combien de temps je suis dans<br />

c<strong>et</strong>te cabine sans hublot. Ça bouge tout le temps <strong>et</strong> ça craque.<br />

Ça ne peut être que l'océan Atlantique. Ça fait deux mètres<br />

sur trois, mais je peux éteindre <strong>et</strong> allumer le lumignon à ma<br />

guise. Ça contient juste une couch<strong>et</strong>te abattue du mur <strong>et</strong> deux<br />

couvertures qu'on dirait de carton, tellement elles sont raides.<br />

Sauf qu'elles sont rêches aussi, alors que le carton, ça n'est<br />

pas rêche. Et puis un seau pour chier, ce qui me classe<br />

indéniablement dans le rang des civilisés nantis.<br />

Il y a un homme. La plupart du temps, il est affalé sur<br />

la couch<strong>et</strong>te, un bras derrière la nuque. Yeux ouverts, yeux<br />

fermés, ça ne fait plus de différence. Ça vibre : des moteurs<br />

ou mieux, des machines. C<strong>et</strong> homme, c'est moi. J'étais<br />

ingénieur. Je me souviens qu'un jour, je me suis payé le<br />

ridicule de faire imprimer des cartes de visite. Je portais des<br />

liqu<strong>et</strong>tes à cent dollars <strong>et</strong> des pantalons à pince, aussi.<br />

Comme un caniche, en quelque sorte. Et j'aimais les<br />

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machines. Il n'y a pas plus délicat qu'une machine, à m<strong>et</strong>tre<br />

au point, à régler, à m<strong>et</strong>tre au pas, en fin de compte, à dresser,<br />

comme on dresse les ingénieurs à être des caniches, où les<br />

femmes à être de bonnes ménagères.<br />

Non, je plaisante ; ça, c'est du passé, <strong>et</strong> la femme est<br />

émancipée, comme la crème est renversée, la banane<br />

flambée, <strong>et</strong> le dollar dévalué. Mais tout ça ne me concerne<br />

plus.<br />

J'ai fini par remarquer que le matelot qui m'apportait<br />

mon repas journalier ne fermait pas la porte de la cabine à<br />

clé. Un jour, il faudra que je me lance dans l'exploration du<br />

couloir. J'y songe. A quoi peut ressembler ce couloir ?<br />

On pourrait dire que j'ai un proj<strong>et</strong>. Je préfère m<strong>et</strong>tre la<br />

chose au conditionnel, car, pour moi, un proj<strong>et</strong>, ça sent<br />

presque aussi mauvais que mon seau, quand le matelot oublie<br />

de le vider. C'est con, un matelot, parfois. Un proj<strong>et</strong>, c'est<br />

encore autre chose ; il y a du futur, là-dedans, c'est inévitable,<br />

<strong>et</strong> peut-être quelque ultime désillusion. La fatalité, tu<br />

connais ?<br />

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<strong>Faux</strong>-<strong>fuyants</strong> <strong>et</strong> <strong>vraies</strong> <strong>fuites</strong> <strong>Gilles</strong> <strong>Josse</strong><br />

Rien<br />

Aujourd'hui, je me suis finalement approché de la<br />

porte. J'étais debout devant <strong>et</strong> j'attendais bêtement. Je me<br />

sentais à la fois fébrile <strong>et</strong> vaguement coupable. J'ai fini par<br />

ouvrir celle-ci, doucement, j'allais dire sournoisement,<br />

comme on s'apprête à mater un film de boules chez soi, le<br />

samedi soir, en compagnie d'une bonne bouteille de whisky ;<br />

ou bien encore comme on prend la part de gal<strong>et</strong>te où l'on a vu<br />

la fève sur le bord, pour faire suer les mômes qui l'espèrent<br />

pour leur p<strong>et</strong>ite pomme mal mouchée. Pendant l'épiphanie, la<br />

graine de citoyen est toujours mal mouchée ; normal, c'est<br />

l'hiver, dans l'hémisphère nord. Les africains <strong>et</strong> les papous<br />

n'ont pas c<strong>et</strong>te chance, eux. Bien sûr, ils ont le rythme dans la<br />

peau, <strong>et</strong> des fauves qui ne sont pas de cartes postales, mais<br />

est-ce que ceci compense vraiment cela ?<br />

J'ai poussé la porte, avec infiniment de précautions.<br />

Derrière, il n'y avait rien. Pas noir, pas blanc, pas inquiétant :<br />

juste rien. J'avais faim ; j'ai refermé la porte. Mais s'il n'y a<br />

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rien derrière c<strong>et</strong>te porte, moi, dans quel état j'erre ? Où-je,<br />

que-je, qui-je ? Ma réalité fout le camp, <strong>et</strong> je m'étonne encore<br />

de la solidité de la banqu<strong>et</strong>te où je m'affale, des tôles de c<strong>et</strong>te<br />

cabine, de la permanence des vibrations qui les agitent<br />

gentiment.<br />

Pour tromper la faim, j'ai sorti mon sexe tout mou <strong>et</strong><br />

tout fripé, <strong>et</strong> je l'ai plaqué sur la paroi vrombissante, comme<br />

un troupeau de mouches vertes, ou ce bon vieux Georges,<br />

quand il joue de la tromp<strong>et</strong>te avec sa bouche. Ça m'a détendu<br />

un moment, à tel point que j'ai fini par m'endormir, sans m'en<br />

apercevoir. Hum, tu t'en rends compte, toi l'asticot, quand tu<br />

t'endors ?<br />

Au milieu de ma « nuit », je me suis réveillé pour<br />

trouver ma tambouille froide, dans c<strong>et</strong>te assi<strong>et</strong>te que le<br />

matelot m'a glissée, à même le sol de la cabine. Et si demain,<br />

il n'y avait plus rien non plus dans c<strong>et</strong>te assi<strong>et</strong>te, ni dans mes<br />

veines <strong>et</strong> mon cœur qui bat ? Désincarné, désabusé,<br />

insectisé ; quelle horreur !<br />

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L'expérience<br />

Le plafonnier s'est transformé en soleil. Ça n'est pas<br />

venu soudainement. Ça résistait. Ça grouillait. Est-ce qu'il y a<br />

une autre machine derrière tout ça ? Une machine d'un genre<br />

différent, dont mon intelligence technique serait incapable de<br />

percer les règles, d'envisager la logique <strong>et</strong> la régularité, ou<br />

bien leur absence, justement ? Un plafonnier-soleil, ça n'est<br />

pas banal, avoue, dans une cabine de plaisance, un peu<br />

comme un terril sur la place de la Concorde, ou un alligator<br />

dans la pataugeoire d'une piscine.<br />

Il palpite. Il est présent, vivant, le plus souvent morne,<br />

même si chaud. Je m'aperçois que je le connais bien.<br />

L'existence des choses va bien au-delà du langage ; je le sens.<br />

Les mots sont impropres à traduire ce qui a poussé ce<br />

modeste lumignon à jouer les super-novas. Est-ce que c'est<br />

simplement pour m'enquiquiner, où bien plutôt pour<br />

m'éveiller à un autre monde, dont les contingences seraient<br />

subtilement modifiées, autres, voire même exotiques.<br />

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<strong>Faux</strong>-<strong>fuyants</strong> <strong>et</strong> <strong>vraies</strong> <strong>fuites</strong> <strong>Gilles</strong> <strong>Josse</strong><br />

Et mon seau ! Qu'est-ce que ça va lui procurer comme<br />

sensation, à celui-ci, de faire un tour dans le néant derrière la<br />

porte ? Je tente l'expérience immédiatement. Je pose le seau<br />

dans le couloir en tendant le bras, pour éviter de regarder ce<br />

rien qui ne me dit rien qui vaille. C'est idiot, mais j'ai toujours<br />

eu le vertige.<br />

Ça ne dit rien. Ça ne fait aucun bruit, comme si le<br />

seau était de papier. Et moi, de quoi suis-je fait ? Ne serais-je<br />

pas moi-même le suj<strong>et</strong>, voire même le produit d'une<br />

expérience ? J'oublie.<br />

Le lendemain, ça me rappelle qu'il va me falloir aller<br />

chier sur la falaise, au bord du vide qui remplace la coursive.<br />

J'ai simplifié mon univers matériel d'un obj<strong>et</strong> banal <strong>et</strong> j'ai<br />

maintenant une falaise d'aisance. L'expérience est concluante.<br />

Mais l'expérience, m'a-t-on dit, c'est le peigne du chauve.<br />

Qu'ai-je à faire d'un peigne, pour remplacer mon chiotte ! J'ai<br />

le sentiment d'avoir agi un peu à la légère, même si c'était<br />

dans l'intérêt de la science, ou peut-être plus modestement, du<br />

savoir.<br />

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Un élément de confort<br />

Aujourd'hui, j'ai entendu un chant d'étoile, ou un<br />

champ de coquelicot, je ne me souviens plus très bien. Ça<br />

grouille deux fois plus qu'un plafonnier-soleil. C'est chaud <strong>et</strong><br />

ça ne désaltère pas. C'est tout aussi lancinant que le chant<br />

d'un troupeau de baleines à bosse, même si ça ne lui<br />

ressemble pas du tout. Ça se rapproche du « heavy m<strong>et</strong>al »,<br />

joué par un groupe de musiciens qui n'auraient que des harpes<br />

<strong>et</strong> des hautbois pour cela ; ni guitares électriques, ni batterie,<br />

tu t'imagines, les cons ! Je me poile, rien que d'y penser.<br />

Je suis vautré depuis des heures. Pour éviter la<br />

monotonie, je me couche parfois à même le sol de la cabine.<br />

Maintenant que je sais que j'ai une porte ouverte sur rien, je<br />

peux même me passer d'espérer. Tant qu'à quitter ses hardes<br />

de citoyen bien policé, autant se débarrasser de l'espérance,<br />

de la foi, de la charité, pour arriver cul nu devant le diable ou<br />

le néant. Pour le coup, l'hypocrisie tombe d'elle-même dans le<br />

caniveau, pour rejoindre les fausses promesses d'amour ou<br />

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<strong>Faux</strong>-<strong>fuyants</strong> <strong>et</strong> <strong>vraies</strong> <strong>fuites</strong> <strong>Gilles</strong> <strong>Josse</strong><br />

d'augmentation de salaire. La légèr<strong>et</strong>é, voilà ce qu'il faut<br />

rechercher, <strong>et</strong> la simplicité en tout. Pour le coup, j'ai bien<br />

envie d'annoncer au matelot qui me nourrit que je suis<br />

dorénavant végétarien. Mais je suis certain qu'il s'en foutrait<br />

comme de l'an quarante ; à moi de repousser la viande <strong>et</strong> le<br />

gras sur le bord de mon assi<strong>et</strong>te, <strong>et</strong> me contenter des patates<br />

ou des fayots.<br />

Avec le temps, j'ai aussi appris à avoir moins peur de<br />

rien, ce rien qui vit dans la coursive, sans se soucier de ma<br />

p<strong>et</strong>ite existence, ni de mes dernières déterminations. J'ai<br />

même appris à lui parler. J'ouvre la porte <strong>et</strong> je m'assieds à<br />

l'entrée, les jambes dans le vide. Quand je me sens bien<br />

détendu, je lui parle. Si j'osais, je lui dirais même à quel point<br />

je l'aime <strong>et</strong> apprécie sa compagnie, si je ne me doutais bien<br />

que lui aussi s'en fout de c<strong>et</strong> amour platonique, <strong>et</strong> un rien<br />

poétique.<br />

Peu importe ; c'est fou ce que ça peut faire du bien de<br />

délasser ses jambes dans le vide. C'est un élément de confort<br />

indéniable. Je ne regr<strong>et</strong>te pas d'y avoir sacrifié mon seau.<br />

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Un touriste fortuné<br />

Vu de loin, on pourrait se demander si je ne suis pas<br />

comme en prison dans c<strong>et</strong>te cabine. C'est inexact <strong>et</strong> surtout<br />

très pessimiste. Il ne faut pas oublier l'océan <strong>et</strong> le bateau ; je<br />

suis en croisière, en quelque sorte, <strong>et</strong> d'ailleurs, quand je vais<br />

bien, c'est effectivement ainsi que je vois les choses. Quand<br />

je vais plus mal, en revanche, je ne parviens pas à m'enlever<br />

de l'idée que je ne fais que voguer vers ma fin dernière, le<br />

bout du bout, ce truc redondant qui nous attend tous au détour<br />

d'une rue, d'une vilaine maladie, d'une ultime quinte de toux.<br />

Moi, tant qu'à faire, je préférerais ne pas mourir ; <strong>et</strong> toi ?<br />

L'autre jour, je suis sûr que nous naviguions au large<br />

des eaux chinoises. La preuve, le matelot m'a apporté une<br />

assi<strong>et</strong>te de riz, le midi. En attendant qu'elle refroidisse, j'ai<br />

imaginé les buffles dans les rizières, avec les mouches sur le<br />

visage des enfants. J'étais bien ; dans ma cabine, il n'y a pas<br />

de mouches. Après quoi je me suis aperçu que ça me<br />

manquait, tout compte fait, les mouches. Qu'est-ce que je ne<br />

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<strong>Faux</strong>-<strong>fuyants</strong> <strong>et</strong> <strong>vraies</strong> <strong>fuites</strong> <strong>Gilles</strong> <strong>Josse</strong><br />

donnerais pas pour avoir la compagnie d'une mouche !<br />

Au début, c'est tout p<strong>et</strong>it une mouche <strong>et</strong> on dirait que<br />

ça vole doucement. C'est doux, quand ça vient te sucer la<br />

sueur <strong>et</strong> la crasse sur la peau. Ça te caresse gentiment <strong>et</strong> tu<br />

peux lui parler, lui dire des choses que tu n'oserais jamais dire<br />

à personne d'autre qu'à elle, <strong>et</strong> même pas à une femme. Mais<br />

évidemment, en quelques jours, ça devient gros, vert <strong>et</strong><br />

bourdonnant, presque effrayant. Et là, ça devient plus difficile<br />

d'entr<strong>et</strong>enir des rapports amicaux, <strong>et</strong> même de bon voisinage.<br />

Et ça se finit par une grande claque dans sa gueule, pour la<br />

faire taire définitivement, avec la semelle de sa godasse, ce<br />

qui vaut mieux qu'avec le plat de la main. Tu vois,<br />

finalement, une mouche dans sa vie, c'est comme toutes les<br />

histoires d'amour ; on s'emballe au départ, <strong>et</strong> puis ça se<br />

termine mal. Encore heureux qu'elles ne possèdent pas des<br />

mains aussi grosses que les nôtres.<br />

Sinon, je me demande encore si j'ai dissimulé une<br />

fortune avant de partir en croisière, <strong>et</strong> si je la r<strong>et</strong>rouverai<br />

quand mon tour du monde sera achevé.<br />

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<strong>Faux</strong>-<strong>fuyants</strong> <strong>et</strong> <strong>vraies</strong> <strong>fuites</strong> <strong>Gilles</strong> <strong>Josse</strong><br />

Le superflu<br />

Je me suis aperçu avec horreur aujourd'hui que j'étais<br />

enchaîné au superflu, à l'accessoire, bien que j'aie envoyé<br />

paître les vertus théologales, <strong>et</strong> autres billevesées du même<br />

acabit, depuis le temps de ma première communion ; ça fait<br />

déjà un bail. Ça s'est passé très simplement. J'ai une montre à<br />

aiguilles qui affiche aussi la date <strong>et</strong> le mois, mais pas l'année.<br />

Et c'est c<strong>et</strong>te ridicule indication de l'année qui me manque, à<br />

c<strong>et</strong>te montre. J'en connais qui se pendraient pour moins que<br />

ça ; avoue !<br />

Je suis donc le deux décembre de je ne sais pas quelle<br />

année. Je ne dis pas nous parce que je suis seul à part ce<br />

matelot qui me nourrit ; ça ne se fait pas de dire nous, de soi<br />

<strong>et</strong> de quelqu'un qui assume les fonctions d'un domestique.<br />

Enfin merde, j'ai de l'éducation, quoi, si vous voyez ce que je<br />

veux dire. En quelle année peut-il bien vivre lui ? La même<br />

que la mienne ? Je ne saurais dire, tant son uniforme de marin<br />

est intemporel, avec son bér<strong>et</strong> <strong>et</strong> son polo rayé blanc <strong>et</strong><br />

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<strong>Faux</strong>-<strong>fuyants</strong> <strong>et</strong> <strong>vraies</strong> <strong>fuites</strong> <strong>Gilles</strong> <strong>Josse</strong><br />

marine.<br />

Mon père <strong>et</strong> moi n'avons jamais vécu à la même<br />

époque ; la sienne, c'était l'après-guerre. La coïncidence de<br />

nos calendriers n'était qu'une illusion, je m'en suis rendu<br />

compte au fil des ans. Les aiguilles de son horloge interne, à<br />

lui, s'étaient irrémédiablement bloquées sur un moment précis<br />

des années cinquante, <strong>et</strong> je n'aurais su dire lequel. Qu'avait-il<br />

pu se passer ce jour-là, à c<strong>et</strong> instant précis ; le jour de son<br />

dépucelage, ou bien l'arrivée de De Gaulle au pouvoir, allez<br />

savoir ?<br />

Mais finalement, ça ne change rien car on vit toujours<br />

une après-guerre. Mieux même, on vit aussi toujours une<br />

avant-guerre, même si ça n'est pas très réjouissant. Mais ça,<br />

on préfère l'oublier, comme de donner au denier du culte, par<br />

pure étourderie ; pas vrai, mec ? Je suis le deux décembre, <strong>et</strong><br />

c'est donc bientôt Noël, la fête de l'enfant-roi.<br />

Pour Noël, je veux une mouche, avec six pattes,<br />

quatre ailes, une trompe, <strong>et</strong> deux magnifiques yeux globuleux<br />

à fac<strong>et</strong>te, où me mirer du soir au matin, tel Narcisse.<br />

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<strong>Faux</strong>-<strong>fuyants</strong> <strong>et</strong> <strong>vraies</strong> <strong>fuites</strong> <strong>Gilles</strong> <strong>Josse</strong><br />

Noël<br />

C'est Noël. Mon ordinaire a changé. J'ai des marrons<br />

chauds dans mon assi<strong>et</strong>te <strong>et</strong> mon cadeau est là ; une mouche.<br />

Mais elle est morte, au milieu des châtaignes. J'ai oublié de<br />

préciser que je voulais une mouche vivante ; funeste erreur,<br />

qu'il n'est plus temps de corriger.<br />

La vie est cruelle. Ou bien, c'est le cuisinier qui est un<br />

gros dégueulasse pervers ; on n'a pas idée de servir des<br />

mouches mortes à ses convives, un jour de Noël. Si j'avais su,<br />

j'aurais demandé une luge, ou bien des après-ski, pour<br />

pouvoir jouer dans la neige. Ça n'est pas qu'il y ait<br />

énormément de neige dans ma cabine, ni dans la coursive où<br />

règne le rien sans partage, mais ça peut toujours servir.<br />

Accessoirement, je réalise deux p<strong>et</strong>ites choses qui<br />

m'avaient échappé jusque-là. S'il y a un cuisinier pour m<strong>et</strong>tre<br />

des mouches mortes dans mon assi<strong>et</strong>te, c'est que nous<br />

sommes trois sur ce navire, <strong>et</strong> non simplement deux, le<br />

matelot <strong>et</strong> moi. Au pire, on pourrait déjà jouer à la belote,<br />

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<strong>Faux</strong>-<strong>fuyants</strong> <strong>et</strong> <strong>vraies</strong> <strong>fuites</strong> <strong>Gilles</strong> <strong>Josse</strong><br />

voire faire une partouze, ou bien même les deux, si affinités ;<br />

ne serait-ce pas merveilleux de m'envoyer en l'air avec deux<br />

hommes de la mer, après une bonne partie de cartes,<br />

intellectuelle à souhait ? Faire succéder les plaisirs du corps à<br />

ceux de l'esprit, en quelque sorte. Oui, mais s'ils préféraient<br />

tous deux réaliser les choses dans l'ordre inverse ? C'est peu<br />

probable, car j'entends bien que les marins sont des gens<br />

raffinés, mais ça reste du domaine du possible.<br />

Je gobe la mouche morte, <strong>et</strong> j'en profite pour adresser<br />

une prière au plafonnier-soleil, afin qu'il m'épargne de devoir<br />

me concentrer un jour sur des cartes avec l'anus endolori,<br />

quoiqu'il arrive.<br />

La deuxième chose qui m’apparaît est plus<br />

inquiétante. Comment fait-donc ce diable de matelot pour<br />

aller de la cuisine à ma cabine, dans c<strong>et</strong>te coursive aussi<br />

pleine de néant que vide de tout ? Possède-t-il un pouvoir<br />

spécial ? Est-ce un mutant, ou un extra-terrestre ? Je<br />

m'interroge, en me suçant les doigts, un peu dépité ; c'est si<br />

p<strong>et</strong>it, une mouche. J'en aurais bien mangé quelques autres.<br />

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<strong>Faux</strong>-<strong>fuyants</strong> <strong>et</strong> <strong>vraies</strong> <strong>fuites</strong> <strong>Gilles</strong> <strong>Josse</strong><br />

Un appel<br />

Pour remplacer ma mouche, j'ai appelé un oiseau<br />

toute la journée. Il n'est pas venu. J'ai sifflé en l'imaginant<br />

très fort, mais cela n'a pas suffi.<br />

J'étais assis en tailleur sur la couch<strong>et</strong>te <strong>et</strong> je fermais<br />

les yeux. J'étais très concentré. C'est à peine si j'ai remarqué<br />

le matelot venant m'apporter mon repas.<br />

C'est dommage. Il est peut-être très beau <strong>et</strong> je pourrais<br />

me marier avec lui. Je n'aurais peut-être même pas besoin de<br />

changer de sexe.<br />

Dans mon assi<strong>et</strong>te, j'ai trouvé les restes de la dinde<br />

aux marrons du midi, comme je les r<strong>et</strong>rouverai encore<br />

certainement pendant deux ou trois jours. C'est à se demander<br />

si le cuisinier n'est pas en fait un intermittent de la<br />

tambouille. Si ça se trouve, le reste du temps, il s'occupe de<br />

lubrifier les rouages <strong>et</strong> les pistons des machines, avec sa<br />

grosse bur<strong>et</strong>te. Toi, bien sûr, ça te fait marrer, que je te parle<br />

d'une grosse bur<strong>et</strong>te, avec tous les sous-entendus que ça peut<br />

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<strong>Faux</strong>-<strong>fuyants</strong> <strong>et</strong> <strong>vraies</strong> <strong>fuites</strong> <strong>Gilles</strong> <strong>Josse</strong><br />

faire surgir. Mais moi qui connais les machines, je peux te<br />

dire que tu n'es qu'un âne, car, vois-tu, ces bêtes-là, c'est fou<br />

comme ça tète, <strong>et</strong> il vaut mieux en avoir une grosse bien<br />

remplie, qu'une p<strong>et</strong>it à moitié vide.<br />

Bon, j'ai le sentiment de m'égarer, comme ça<br />

m'arrivait parfois, quand j'éprouvais aussi celui de ne pas être<br />

compris de ces semblables que j'ai fuis. Mais peu importe, je<br />

suis bien ici, seul la plupart du temps, même si nous sommes<br />

trois, apparemment. Mais ça, je n'en suis même pas sûr ; qui<br />

me dit que le beau matelot ne m'a pas kidnappé, pour<br />

m'emmener jusque vers la mer de Chine, à bord de son frêle<br />

catamaran, <strong>et</strong> que ça n'est pas lui qui me fait aussi la cuisine ?<br />

La mouche, trouvée dans mon assi<strong>et</strong>te, ce jour de Noël, ne<br />

serait alors qu'une touchante preuve de son amour pour moi.<br />

Tout ça pourrait coller, s'il était un peu plus souriant,<br />

d'ordinaire. A moins justement qu'il ne soit particulièrement<br />

intimidé par ma présence à son bord. Que de questions, pour<br />

si peu de réponses ! L'homme restera toujours une énigme<br />

pour l'homme.<br />

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<strong>Faux</strong>-<strong>fuyants</strong> <strong>et</strong> <strong>vraies</strong> <strong>fuites</strong> <strong>Gilles</strong> <strong>Josse</strong><br />

Hygiène<br />

Je ne me masturbe pas, mais je ne me lave pas non<br />

plus. Je mens. En fait je me lave en récupérant l'eau qui<br />

dégoutte des toits. C'est te dire ! C'est peut-être pour ça que<br />

mon beau marin tire un peu du nez quand il m'apporte mes<br />

repas.<br />

Ne cherche pas à te moquer, car, aujourd'hui, je parle<br />

en connaissance de cause. Je me suis forcé à le regarder, <strong>et</strong><br />

c'est vrai qu'il est beau, <strong>et</strong> même si tu me disais le contraire,<br />

je ne te croirais pas pour autant ; peut-être même que je<br />

pourrais te briser la nuque d'un mouvement sec <strong>et</strong> précis,<br />

pour ne plus avoir à entendre tes moqueries hors de propos.<br />

Oui, par amour, je suis sûr que je pourrais aller jusqu'à tuer<br />

quelqu'un que je n'aime pas !<br />

Du coup, j'ai même osé lui demander son prénom ; il<br />

s'appelle Marek, un pot pourri de « marée » <strong>et</strong> de « varech »<br />

qui me donne envie d'enfouir mon nez dans ses polos <strong>et</strong> ses<br />

chemises, <strong>et</strong> pourquoi pas ses caleçons <strong>et</strong> ses chauss<strong>et</strong>tes.<br />

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<strong>Faux</strong>-<strong>fuyants</strong> <strong>et</strong> <strong>vraies</strong> <strong>fuites</strong> <strong>Gilles</strong> <strong>Josse</strong><br />

Lui, à ce propos, m'a gentiment demandé si ça me plairait de<br />

me livrer à quelques ablutions. J'ai souri <strong>et</strong> j'ai dit oui, bien<br />

sûr, après quoi il est revenu avec mon seau à chier, rempli<br />

d'eau, c<strong>et</strong>te fois. Confondu par son sourire éclatant, je n'ai pas<br />

eu le courage de lui refuser, <strong>et</strong> je me suis laissé aller à me<br />

débarbouiller dans l'eau saumâtre qui, j'imagine, avait déjà dû<br />

servir à n<strong>et</strong>toyer le néant de la coursive, plus tôt dans la<br />

matinée.<br />

Après ça, je sentais la lessive Saint-Marc, le pin, quoi,<br />

ou bien peut-être simplement l'arôme de pin. Ça vaut mieux<br />

que de sentir le lapin, après tout. J'ai voulu rendre le seau à<br />

Marek, mais lui m'a gentiment indiqué que ça n'était pas la<br />

peine, <strong>et</strong> que je pouvais de nouveau chier dedans. Quel poète,<br />

quel merveilleux galant ! Ça m'a donné envie de lui faire ma<br />

première scène de ménage, à ceci près que nous n'étions pas<br />

encore en ménage, ce qui rendait la chose un peu prématurée.<br />

Qu'à cela ne tienne, il ne perd rien pour attendre, <strong>et</strong> je<br />

saurais bien me payer sur sa personne !<br />

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<strong>Faux</strong>-<strong>fuyants</strong> <strong>et</strong> <strong>vraies</strong> <strong>fuites</strong> <strong>Gilles</strong> <strong>Josse</strong><br />

La guerre<br />

J'ai déclaré la guerre à la Pologne. Pourquoi la<br />

Pologne ? Et pourquoi pas ? Tous les voyageurs polonais de<br />

ce bateau sont priés de se signaler aux autorités, en vue de<br />

sévices ultérieurs. J'ai demandé à mon matelot s'il était<br />

polonais. Il a haussé les épaules. Ça compliquerait notre<br />

relation <strong>et</strong> jusqu'à notre futur mariage, si c'était le cas. Mais<br />

lui, indifférent en apparence, semble ne pas se rendre compte<br />

de tout cela.<br />

Et tu te demandes encore qui je suis pour déclarer la<br />

guerre à la Pologne ? Et qu'est-ce que ça peut bien te faire,<br />

après tout, toi qui me prenais jusqu'à ce point de mon récit<br />

pour un minable, un anonyme arriéré <strong>et</strong> sans hygiène, voire<br />

un clandestin louche, sur c<strong>et</strong>te drôle de galère où je t'ai<br />

embarqué, par la force des choses <strong>et</strong> de mon verbe ? N'en<br />

connaissant même pas la date, mon histoire pourrait très bien<br />

être en eff<strong>et</strong> celle du fils aîné du tsar de toutes les Russie lui-<br />

même, en exil pour échapper à je ne sais quelle machination<br />

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<strong>Faux</strong>-<strong>fuyants</strong> <strong>et</strong> <strong>vraies</strong> <strong>fuites</strong> <strong>Gilles</strong> <strong>Josse</strong><br />

politique compliquée, que j'aurais travestie en bouffonnade.<br />

Peu m'importe d'ailleurs ce que tu penses, au<br />

demeurant, puisque j'ai de très bonnes raisons d'avoir déclaré<br />

ce conflit. La meilleure, c'est que ça va faire plus de<br />

cinquante longues <strong>et</strong> ennuyeuses années que l'on ne s'est pas<br />

massacrés entre cousins européens. Plus la moindre p<strong>et</strong>ite<br />

guerre coloniale à se m<strong>et</strong>tre sous la dent non plus, depuis un<br />

moment, <strong>et</strong> l'accession à l'indépendance de nos cousins<br />

primitifs. Ça n'est pas un motif suffisant, ça ?<br />

Que vaudrait la bravoure, sans la guerre ? Repêcher<br />

des désespérés qui tentent de se noyer le dimanche soir dans<br />

la Seine ou le canal de Nogent, ça n'a pas d'allure, pour qui<br />

possède l'étoffe d'un véritable héros, non. Que vaudraient<br />

encore les larmes de la veuve <strong>et</strong> de l'orphelin, sans le fracas<br />

des canons ?<br />

Et puis, pour tout te dire, celle-ci sera toute<br />

symbolique <strong>et</strong> personnelle, <strong>et</strong> tant pis si ça te dépasse : c'est la<br />

guerre, <strong>et</strong> si tu as la malchance d'être polonais <strong>et</strong> de te trouver<br />

sur mon bateau, gare à tes fesses !<br />

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<strong>Faux</strong>-<strong>fuyants</strong> <strong>et</strong> <strong>vraies</strong> <strong>fuites</strong> <strong>Gilles</strong> <strong>Josse</strong><br />

Amour de vacances<br />

Sur le coup de midi, j'ai décidé de demander Marek<br />

en mariage. Oui, il est polonais <strong>et</strong> blond. Depuis la guerre, les<br />

choses sont moins faciles, mais l'amour sera toujours l'amour,<br />

<strong>et</strong> rien ni personne ne pourra nous séparer durablement, je le<br />

sens, je le sais, au plus intime de moi-même. Quelques<br />

instants plus tard, il entre dans ma cabine, une assi<strong>et</strong>te à la<br />

main, sans frapper. Je le regarde. Je le trouve beau, encore<br />

plus beau que d'habitude. Le bruit des canons <strong>et</strong> le<br />

claquement des bottes augmente d'autant la force du<br />

sentiment, c'est ainsi.<br />

Je lui adresse la parole pour lui faire part de mon<br />

proj<strong>et</strong> de vie commune. Je m'aide de mes gestes pour me faire<br />

comprendre, car il maîtrise bien mal ma langue, le bougre qui<br />

n'y a pas encore goûté. Il baisse les yeux <strong>et</strong> grommelle.<br />

J'adore la façon dont il grommelle. Je me rapproche de lui. Il<br />

ne recule pas. C'est un signe.<br />

Finalement, il est reparti. Je n'ai pas touché à mon<br />

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<strong>Faux</strong>-<strong>fuyants</strong> <strong>et</strong> <strong>vraies</strong> <strong>fuites</strong> <strong>Gilles</strong> <strong>Josse</strong><br />

assi<strong>et</strong>te. Allongé sur ma couche, je rêve de son corps<br />

parfumé. Il n'a pas dit oui à toutes mes propositions, mais il<br />

n'a pas non plus tout rej<strong>et</strong>é en bloc, le bougre, loin s'en faut,<br />

<strong>et</strong> la chaleur insistante que j'éprouve au fondement m'en est le<br />

témoin le plus sûr <strong>et</strong> le plus doux.<br />

Ce faisant, j'ai aussi conscience d'avoir trahi ma<br />

patrie, dans ce conflit qui l'oppose au pays d'origine de mon<br />

beau matelot. Mais, aimer, est-ce que ça ne demande pas<br />

toujours plus ou moins de trahir quelque principe, quelque<br />

idéal, voire quelque personne bien en chair <strong>et</strong> en os ? Un peu<br />

comme le fameux Tarzan abandonne une liane, pour en<br />

attraper une autre, <strong>et</strong> ainsi de suite.<br />

Oui, j'aime Marek, comme j'aime les croisières en<br />

paquebot, les mouches <strong>et</strong> les spagh<strong>et</strong>tis à la bolognaise ; tant<br />

pis pour les cyclistes, les abeilles <strong>et</strong> le goulash, même si ça<br />

n'est même pas polonais. Alors, « in the strugle for life », je<br />

me battrais pour qu'il m'aime toujours, sans jamais chercher à<br />

tendre les mains vers une autre liane.<br />

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<strong>Faux</strong>-<strong>fuyants</strong> <strong>et</strong> <strong>vraies</strong> <strong>fuites</strong> <strong>Gilles</strong> <strong>Josse</strong><br />

Une question<br />

— Marek, tu m'aimes ?<br />

— Drobolsky.<br />

Je n'en doute pas le moins du monde, même si je ne<br />

saisis pas très bien ce qu'il veut dire par là. Par amour, Marek<br />

vient me vider mon seau jusqu'à trois fois par jour, <strong>et</strong> même<br />

la nuit, <strong>et</strong> il en profite pour jouer les vases communicants<br />

avec c<strong>et</strong>te partie de mon anatomie que je tiens muselée<br />

habituellement, comme j'ai appris depuis tout p<strong>et</strong>it, <strong>et</strong> que je<br />

tiens à sa disposition , au mépris de toute coqu<strong>et</strong>terie. Mais la<br />

vie m'a également enseigné qu'il n'est nul apprentissage, si<br />

convenu soit-il, que les circonstances ne puissent nous<br />

amener à rem<strong>et</strong>tre en question. Alors, au diable les<br />

convenances, <strong>et</strong> vive l'amour !<br />

Marek m'a fait comprendre qu'il allait sur ses trente<br />

ans ; oui, mais de quel siècle ? Et si j'étais en fait embarqué<br />

contre mon gré sur le légendaire « polonais volant », aux<br />

mains de l'ennemi lui-même ? Il se pourrait alors qu'il ne me<br />

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<strong>Faux</strong>-<strong>fuyants</strong> <strong>et</strong> <strong>vraies</strong> <strong>fuites</strong> <strong>Gilles</strong> <strong>Josse</strong><br />

nourrisse <strong>et</strong> ne me garde en bonne santé qu'à seule fin de<br />

servir à un moment ou à un autre de monnaie d'échange avec<br />

le camp adverse. Alors, je me verrais contraint de rejoindre la<br />

France ou Cayenne, le bagne <strong>et</strong> Jean Valjean ou Papillon.<br />

Mais peut-être que je m'égare.<br />

C'est ça qui est agaçant avec l'amour ; il nous aveugle,<br />

<strong>et</strong> nous ne savons plus ni d'où nous venons, ni où nous allons.<br />

Avant Marek, j'étais parfaitement au courant de ces choses<br />

élémentaires ; je fuyais un pays de bouseux chauvins,<br />

mesquins, prudes, <strong>et</strong> j'en passe de meilleures, qu'on appelle la<br />

France, pour faire le tour du monde <strong>et</strong> rejoindre quelque<br />

improbable pays de cocagne, où le bonheur soit en vente libre<br />

<strong>et</strong> où les sex-shops aient le droit de m<strong>et</strong>tre leur marchandise<br />

en vitrine, entre autres. Après tout, ça n'est pas plus bête que<br />

de chercher à trouver l'Eldorado.<br />

Depuis que j'avais ouvert mes yeux <strong>et</strong> mon cœur à sa<br />

beauté, je n'étais plus qu'un fétu de paille, livré au grand vent<br />

de l'amour, incertain de toute direction <strong>et</strong> de tout avenir.<br />

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Prémonitions utérines<br />

J'accoucherai quand nous toucherons terre, je le sens,<br />

je le sais. Marek m'a ramené de quoi tricoter de la lay<strong>et</strong>te <strong>et</strong> je<br />

tricote ; j'en suis à mon cinquième gil<strong>et</strong>.<br />

Nous l'appellerons Liberté. C'est unisexe <strong>et</strong> moderne.<br />

Au départ je voulais lui donner le nom du bateau ; Marek m'a<br />

répondu qu'il s'appelait Titanic. J'ai laissé tomber l'idée ;<br />

simple question de feeling. Je ne sais pas toi, mais moi,<br />

Titanic, ça me fait penser aux titans de la mythologie, <strong>et</strong> au<br />

colosse aux pieds d'argile. Pas fameux, ça, un colosse aux<br />

pieds fragiles ; je préfère que notre enfant porte le même nom<br />

qu'une valeur impérissable, indémodable, éternelle, même si<br />

j'ai bien conscience qu'il sera néanmoins humain, avec toutes<br />

les limitations que ça comporte. Mais je suis sûr que je<br />

saurais lui pardonner toutes ses faiblesses, <strong>et</strong> à l'aider à en<br />

faire autant de forces. Mon côté romantique de midin<strong>et</strong>te ne<br />

m'a-t-il pas valu de connaître les bras <strong>et</strong> l'étreinte de Marek,<br />

d'une manière pourtant très improbable ?<br />

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Marek va devenir banquier, ça aussi je le sens. Il<br />

troquera sa tenue de marin contre un joli costume trois pièces<br />

avec cravate assortie. Nous aurons deux voitures, dont une<br />

Mercédès ou une BMW, voire une Jaguar, <strong>et</strong> une maison d'au<br />

moins mille mètres carrés, pour ne jamais avoir de problème<br />

à ranger la pouss<strong>et</strong>te de Liberté, ou loger des amis de<br />

passage. Et des amis, je suis sûr qu'on en aura tout le tour du<br />

monde, grâce à l'argent que Marek ramènera à la maison<br />

chaque fin de mois. On pourra peut-être même se payer le<br />

luxe de ne pas avoir de télé ; à nous le théâtre <strong>et</strong> l'opéra, les<br />

salles de concert <strong>et</strong> les grands restaurants. On baisera deux<br />

fois plus, pour garder la ligne ! Parce que, le jogging, ça le<br />

fait pas, franchement.<br />

Ah, tu verras, Liberté, la vie c'est fait pour ça ; en<br />

Alaska, tout est possible, tout est réalisable. Tu pourras être<br />

fier de tes parents <strong>et</strong> de leur réussite sociale, <strong>et</strong> mépriser les<br />

pauvres, qui ne doivent leur pauvr<strong>et</strong>é qu'à leur fainéantise,<br />

quand ça ne vient pas du bon vouloir du tout-puissant lui-<br />

même.<br />

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<strong>Faux</strong>-<strong>fuyants</strong> <strong>et</strong> <strong>vraies</strong> <strong>fuites</strong> <strong>Gilles</strong> <strong>Josse</strong><br />

Deuil<br />

Marek est mort noyé en mer, en marin. J'ai appris la<br />

nouvelle ce matin. C'est Dvorek qui me l'a annoncée en<br />

m'apportant une tasse de café. Il s'est assis à côté de moi <strong>et</strong><br />

nous avons discuté. Il m'a expliqué la chose très gentiment,<br />

une sombre histoire de baleine ou de cachalot. Liberté n'aura<br />

pas de papa, Marek ne portera jamais de cravate, mais ma<br />

destination reste l'Alaska. Je suis triste <strong>et</strong> je pleure.<br />

Après m'avoir délivré son lugubre message, Dvorek<br />

s'est levé <strong>et</strong> ne semblait pas très à l'aise, comme s'il avait<br />

voulu faire quelque chose pour moi, afin de me décharger<br />

d'une partie de c<strong>et</strong> immense chagrin qui s'était abattu sur moi.<br />

Il a regardé le plafonnier soleil, qui brillait de mille feux, <strong>et</strong><br />

ça lui a donné une idée. Il a claqué des doigts, en s'exclamant<br />

« drobolsky », puis il a disparu dans la coursive, pour revenir<br />

quelques instants plus tard avec un tournevis <strong>et</strong> une lampe de<br />

rechange. Il a alors réparé c<strong>et</strong> éclairage qui n'en pouvait plus<br />

de m'éblouir, du soir au matin, <strong>et</strong> du matin au soir.<br />

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<strong>Faux</strong>-<strong>fuyants</strong> <strong>et</strong> <strong>vraies</strong> <strong>fuites</strong> <strong>Gilles</strong> <strong>Josse</strong><br />

Après ça, j'ai senti qu'il m'aurait bien fait les fesses à<br />

son tour, pour me faire oublier l'épreuve que je traversais,<br />

mais je suis resté digne, <strong>et</strong> je l'ai éconduit. Alors qu'il<br />

s'apprêtait à repartir, la bite sous le bras, moitié déçu, moitié<br />

vexé, j'ai tenu à lui expliquer que je n'étais pas fâché contre<br />

lui, que c'était juste une affaire de circonstances, <strong>et</strong> qu'il ne<br />

fallait surtout pas que ça le r<strong>et</strong>ienne de revenir, pour<br />

m'apporter mes repas <strong>et</strong> vider mon seau. Il a semblé<br />

comprendre, <strong>et</strong> il a souri ; évidemment, j'étais en deuil,<br />

malgré mes charmes intacts, <strong>et</strong> celui tout particulier que me<br />

donnait l'enfant que je portais, <strong>et</strong> il l'avait oublié un moment.<br />

Mais qu'est-ce que ça pouvait bien me faire d'être<br />

épanouie <strong>et</strong> d'avoir du charme, alors que Marek venait de<br />

couler comme une pierre au fond de l'eau, à servir de pâture<br />

aux poissons ? La vie est dure, mais c'est la vie, <strong>et</strong> je vous<br />

jure que si on coinçait un jour le bon-dieu, je me ferais fort<br />

d'être son témoin à charge, à celui-là, ce planqué qui<br />

orchestre <strong>et</strong> se réjouit de nos malheurs les plus cruels, du haut<br />

de son nuage.<br />

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<strong>Faux</strong>-<strong>fuyants</strong> <strong>et</strong> <strong>vraies</strong> <strong>fuites</strong> <strong>Gilles</strong> <strong>Josse</strong><br />

Carn<strong>et</strong> de liaison<br />

J'ai un carn<strong>et</strong> de liaison maintenant, où je cartographie<br />

l'univers. Cela donne : le cachalot est l'ami de la baleine, la<br />

mouche n'aime pas le cachalot, <strong>et</strong>c. Est-ce que le ver de terre<br />

est copain avec la limace ?<br />

Vu de loin, tu pourrais dire que je psychote, <strong>et</strong> tu<br />

n'aurais aucune peine à en convaincre qui que ce soit, <strong>et</strong> peut-<br />

être bien un vrai psy. Et pourtant, ça n'est pas tout à fait ça ;<br />

non, j'ai simplement trouvé un dérivatif à c<strong>et</strong>te douleur qui<br />

me déchire les tripes <strong>et</strong> le cœur, à tel point que, certains jours,<br />

j'ai du mal à me rappeler qui je suis exactement. Et toi, le<br />

sais-tu, au moins ? Je te vois venir de loin, avec tes<br />

hypothèses <strong>et</strong> tes gros sabots de paysan. Mais non, rien à<br />

faire, tu ne peux me saisir si facilement dans tes r<strong>et</strong>s, car « je<br />

suis un autre », par principe, <strong>et</strong> par refus de toutes tes<br />

manigances, aussi élégantes <strong>et</strong> séduisantes soient-elles.<br />

Contente-toi de te rappeler ce que je t'ai déjà dit ; je pourrais<br />

aussi bien être le fils du tsar de toutes les Russie.<br />

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<strong>Faux</strong>-<strong>fuyants</strong> <strong>et</strong> <strong>vraies</strong> <strong>fuites</strong> <strong>Gilles</strong> <strong>Josse</strong><br />

Tu ne m'as jamais vu, tu ne me connais pas, <strong>et</strong> si tu<br />

me croisais sur le pont d'une croisière de luxe, tu ne me<br />

reconnaîtrais certainement même pas. Et puis d'ailleurs, moi-<br />

même, est-ce que je cherche à savoir qui tu es, d'où tu sors,<br />

qui tu me rappelles, où tu vas, <strong>et</strong> à quels horaires précis ?<br />

Non, alors imite-moi, je t'en prie, car du contraire, il ne<br />

saurait ressortir rien de bon ni d'enrichissant pour toi comme<br />

pour moi.<br />

Le passager de la cabine vingt-deux n'est pas l'ami du<br />

paysan, mais il apprécie la compagnie de Dvorek. Quel<br />

obsédé, celui-ci ; il fait partie de ces hommes que ça excite de<br />

visiter les « pénates » de qui fut, mais n'est plus. Une sorte de<br />

nécromancien, quoi ! Moi, je joue perfidement de l'attirance<br />

que j'ai déjà de lui, <strong>et</strong> de sentir de nouveau mon cœur palpiter,<br />

comme si c'était dimanche le printemps, <strong>et</strong> qu'il soit au<br />

rendez-vous. Je me sens aussi léger qu'un pétale de rose<br />

devant la bourrasque de mes désirs <strong>et</strong> de mes fantasmes les<br />

plus salaces.<br />

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<strong>Faux</strong>-<strong>fuyants</strong> <strong>et</strong> <strong>vraies</strong> <strong>fuites</strong> <strong>Gilles</strong> <strong>Josse</strong><br />

Cauchemars<br />

Depuis que Marek n'est plus, je fais des cauchemars<br />

chaque nuit. Et c<strong>et</strong>te guerre contre la Pologne qui s'éternise.<br />

J'ai découvert que le têtard est l'ami du cigare, ce que j'ai noté<br />

dans mon carn<strong>et</strong> de liaison. Si Freud était polonais, je l'aurais<br />

déjà fait passer par les armes, ce vieux saligaud. Mais où est<br />

l'Alaska ?<br />

Je me dis parfois que l'Alaska n'existe que dans mes<br />

rêves <strong>et</strong> dans mon cœur, toujours prêt à s'émouvoir, <strong>et</strong><br />

pourtant non, je sais qu'il y a une terre qui porte ce nom, <strong>et</strong><br />

des citoyens qui y vivent leurs joies <strong>et</strong> leurs chagrins, y<br />

travaillent, y baisent <strong>et</strong> y meurent, <strong>et</strong> cela depuis des siècles<br />

maintenant.<br />

C'est ce rafiot, ce damné Titanic, <strong>et</strong> sa croisière qui<br />

s'éternise, qui ne me semblent plus tout à fait réels,<br />

aujourd'hui. Mais Freud, lui, est bien réel, dans ses livres,<br />

comme dans notre culture. Depuis lui, on peut enfin parler de<br />

sexe <strong>et</strong> de ses désirs les plus orduriers en public, sans être<br />

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<strong>Faux</strong>-<strong>fuyants</strong> <strong>et</strong> <strong>vraies</strong> <strong>fuites</strong> <strong>Gilles</strong> <strong>Josse</strong><br />

obligé de les tourner en dérision, comme on le faisait jadis. Et<br />

puis quoi ? Y a-t-on gagné une once de liberté, à disserter de<br />

la bagatelle comme on fait de politique ou d'urbanisme, de<br />

placements financiers ou de modes de garde pour la<br />

marmaille ? Non, mais en revanche, on y a perdu l'humour,<br />

justement, qui perm<strong>et</strong>tait de se m<strong>et</strong>tre d'accord sans autre<br />

discours.<br />

Alors Freud, si je n'avais tant de chagrin en repensant<br />

à mon pauvre Marek, je te haïrais de plein droit, comme je<br />

hais la barbe-à-papa qu'on ne m'a jamais offert quand j'étais<br />

p<strong>et</strong>it. Et toi, pendant ce temps, nigaud, tu ris, comme si ce<br />

que j'écrivais avait de l'importance. Tu te crois malin à percer<br />

mon jeu <strong>et</strong> mes secr<strong>et</strong>s les plus intimes, alors même que tu<br />

oublies le plus important, ou que tu fais justement exprès,<br />

parce que ça t'arrange : la noyade de Marek !<br />

Demande donc au vieux barbu qui préside à nos<br />

destinées quel sens sa disparition peut bien avoir pour moi, <strong>et</strong><br />

après ça, reviens me voir avec des idées neuves, <strong>et</strong> pourquoi<br />

pas l'un de ces proj<strong>et</strong>s que j'abhorre.<br />

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<strong>Faux</strong>-<strong>fuyants</strong> <strong>et</strong> <strong>vraies</strong> <strong>fuites</strong> <strong>Gilles</strong> <strong>Josse</strong><br />

Révolte<br />

Si le singe est le cousin du linge <strong>et</strong> du nuage <strong>et</strong> si tout<br />

les castors ne s'appellent pas Nestor, pourquoi avoir inventé<br />

la lessive aux enzymes ? Pourquoi ? Mes recherches<br />

m'épuisent. Ça n'est pas bon pour le p<strong>et</strong>it, comme tu t'en<br />

doutes, à tel point que j'en viens à craindre quelque<br />

malformation ou affection génétique qui le handicaperait. Je<br />

ferais mieux de me rem<strong>et</strong>tre au tricot. Je pourrais lui faire des<br />

paires de gants à quatre ou six doigts, au cas où, voire même<br />

des moufles, s'il n'avait pas de doigts du tout.<br />

Tout à l'heure, je haïssais Freud, au risque de passer<br />

pour un antisémite, comme qui n'aime pas De Gaulle risque<br />

bien d'être suspecté de ne pas aimer l'andouille <strong>et</strong> le fromage<br />

qui pue. Apparence, préjugés que tout cela ; ma vie sur ce<br />

rafiot n'a plus aucun sens, depuis que Dvorek m'apporte mon<br />

café au lit le matin, en attendant docilement de pouvoir me<br />

passer à la casserole. Obj<strong>et</strong> de son désir inlassable, je ne<br />

m'appartiens plus. Et pourtant, sans ce désir de l'autre, que<br />

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<strong>Faux</strong>-<strong>fuyants</strong> <strong>et</strong> <strong>vraies</strong> <strong>fuites</strong> <strong>Gilles</strong> <strong>Josse</strong><br />

suis-je, sinon une carcasse à la dérive dans la cabine de<br />

troisième classe d'un paquebot poussif ? Et toi ?<br />

Je n'existe donc plus que par mon refus de céder aux<br />

avances de Dvorek, alors que je me sentais exister en toute<br />

plénitude à répondre sans faillir aux envies de Marek. Aussi,<br />

depuis sa noyade, ma vie a rejoint la tragédie classique, au<br />

spectacle de laquelle on s'emmerde avec un sourire convenu,<br />

en compagnie d'autres bourgeois.<br />

Alors non, je ne vous dirai pas que je m'appelle<br />

Phèdre ; premièrement, parce que ça n'est pas le cas, <strong>et</strong><br />

deuxièmement, parce que je n'ai pas la moindre idée de ce<br />

qu'il arrive à c<strong>et</strong>te pauvre héroïne. Cinq actes sans un acte<br />

sexuel ? Tu veux rire, ou quoi !<br />

Oui, la mort me révolte. Depuis qu'il existe des<br />

humains sur c<strong>et</strong>te pauvre terre, on n'a même pas trouvé le<br />

moyen de changer son nom, c'est te dire. Et l'euphémisme la<br />

fait reluire, comme le zéphyr lustre le pelage de la mygale ;<br />

pouah ! Marek, I love you for ever !<br />

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<strong>Faux</strong>-<strong>fuyants</strong> <strong>et</strong> <strong>vraies</strong> <strong>fuites</strong> <strong>Gilles</strong> <strong>Josse</strong><br />

Le haricot blanc<br />

Un haricot blanc, ça n'a rien de méchant en soi. Une<br />

assi<strong>et</strong>te tiède de frangins haricots avec la sauce rougeâtre de<br />

la saucisse, c'est désolant quand on a des envies de fraises<br />

comme moi. C'est tout à fait normal, vu mon état, <strong>et</strong> je me<br />

demandais si on pouvait ach<strong>et</strong>er de la nourriture au noir sur<br />

ce bateau. J'ai interrogé Dvorek. Il m'a ramené un morceau de<br />

saucisson moisi ; c'est toujours drôlement loin de la fraise des<br />

bois. Devant ma grimace, il est reparti <strong>et</strong> il m'a rapporté des<br />

patates crues <strong>et</strong> molles. Voyant que je ne souriais toujours<br />

pas, il est reparti une nouvelle fois, <strong>et</strong> a ramené c<strong>et</strong>te fois-ci<br />

une bouteille sans étiqu<strong>et</strong>te, remplie d'un liquide transparent.<br />

Ses allers <strong>et</strong> r<strong>et</strong>ours me fatiguaient ; je lui ai dit de s’asseoir <strong>et</strong><br />

nous avons bu la bouteille de vodka ensemble, en camarades.<br />

J'ai chanté. Grobek m'a répondu. C'était la première<br />

fois que je l'entendais. Dvorek ne m'a pas cru. Il est n<strong>et</strong>tement<br />

moins fin que mon pauvre Marek. Oui, Grobek a répondu à<br />

mon appel, enfin. Ça faisait quelques semaines déjà que je<br />

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<strong>Faux</strong>-<strong>fuyants</strong> <strong>et</strong> <strong>vraies</strong> <strong>fuites</strong> <strong>Gilles</strong> <strong>Josse</strong><br />

pressentais son existence, quelque part dans les cales du<br />

Tiatanic ; il ne pouvait en être autrement. J'ai parlé de Grobek<br />

à Dvorek, mais il n'a rien compris, <strong>et</strong> au contraire, ça l'a<br />

rendu jaloux ; il a pensé que c'était un prétendant, celui-là<br />

même qui m'empêchait de répondre positivement à ses<br />

avances. Pour le détromper, <strong>et</strong> comme la vodka avait bien<br />

émoussé mon quant-à-soi, j'ai entrepris de lui faire une<br />

fellation, <strong>et</strong> ma foi, le bougre a semblé rudement bien<br />

apprécier la chose. Le contraire nous eut tous étonnés.<br />

Aussi, raisonnant avec sa cervelle de primate, que<br />

n'est-il allé chercher une seconde bouteille de vodka, pour<br />

obtenir la suite de mes faveurs. J'ai trinqué avec lui sans<br />

hésitation jusqu'au bout de la bouteille, bien convaincu qu'il<br />

serait trop saoul pour me faire subir ensuite les derniers<br />

outrages. Je me trompais. Quel cosaque, ce Dvorek ; con<br />

comme un manche, mais aussi raide, en toute circonstance !<br />

Et pendant ce temps, Grobek accompagnait notre<br />

entr<strong>et</strong>ien de son chant à la fois puissant <strong>et</strong> plaintif, lancinant.<br />

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<strong>Faux</strong>-<strong>fuyants</strong> <strong>et</strong> <strong>vraies</strong> <strong>fuites</strong> <strong>Gilles</strong> <strong>Josse</strong><br />

Humanitaire<br />

Aujourd'hui, je me lance dans l'humanitaire. Fini la<br />

lay<strong>et</strong>te. Je vais tricoter des chauss<strong>et</strong>tes gauches pour nos<br />

troupes qui se battent contre la Pologne. Grobek chante toute<br />

la journée maintenant <strong>et</strong> parfois même la nuit, à moins que<br />

cela ne soit l'inverse. Il m'accompagne dans mon effort<br />

patriotique.<br />

C'est un oiseau hideux qui se nourrit de charognes <strong>et</strong><br />

fait son nid dans une vieille tombe, dans un terrier. Je<br />

n'aimerais pas le rencontrer au coin d'un bois sans être armé<br />

d'un bon bâton. Dvorek m'a suggéré que j'avais des<br />

hallucinations. Je lui prouverai que non. Mais ça ne<br />

l'empêche pas de venir me sauter, dès qu'il a un moment de<br />

libre. Je le suspecte d'ailleurs d'apprécier beaucoup plus mes<br />

fesses que ma conversation, ce qui me vexe un peu, même si<br />

sa vigueur me réconforte, pour le moins. Et puis, je dois bien<br />

l'avouer, il y a aussi la vodka, qu'il apporte par bouteilles<br />

pleines, <strong>et</strong> que nous nous enfilons avant, pendant <strong>et</strong> après<br />

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<strong>Faux</strong>-<strong>fuyants</strong> <strong>et</strong> <strong>vraies</strong> <strong>fuites</strong> <strong>Gilles</strong> <strong>Josse</strong><br />

l'acte ; ça crée des coïncidences atténuantes dans nos désirs <strong>et</strong><br />

nos envies respectives, à tel point que j'ai parfois l'impression<br />

de réinventer l'ABC du sexe, avec lui. Bon, évidemment,<br />

compte-tenu du QI qui est le sien, qui doit osciller entre celui<br />

de l'oursin <strong>et</strong> du mouton, il aurait été plus étonnant que nous<br />

rééditions le dictionnaire de langue française de l'académie. Il<br />

n'empêche ; c'est étonnant de constater à quel point nos<br />

imaginations s'accordent.<br />

Liberté, dans mon ventre, n'aura donc de ce fait<br />

aucune excuse à devenir un citoyen coincé ou une citoyenne<br />

coincée, sur ce plan-là. Je me demande même parfois quel<br />

pourra être l'eff<strong>et</strong> de mes orgasmes répétés sur le<br />

développement ultérieur de son cerveau <strong>et</strong> de son<br />

intelligence. Pas toi ? Ça te choque, ce genre de question ?<br />

C'est que tu n'es qu'un con poilu sans horizon <strong>et</strong> sans culture !<br />

Et basta !<br />

D'ailleurs, j'en veux pour preuve que ça ne dérange<br />

pas le moins du monde Grobek, dont le chant sinistre ne tarit<br />

pas durant nos ébats, à Dvorek <strong>et</strong> moi.<br />

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<strong>Faux</strong>-<strong>fuyants</strong> <strong>et</strong> <strong>vraies</strong> <strong>fuites</strong> <strong>Gilles</strong> <strong>Josse</strong><br />

Traque<br />

Je le gu<strong>et</strong>te dans l'obscurité. J'ai éteint le plafonnier,<br />

naguère plafonnier-soleil, que Dvorek a dégonflé de sa<br />

prétention à vouloir m'éblouir tout le jour, <strong>et</strong> je le gu<strong>et</strong>te.<br />

Dvorek m'a prêté sa batte de base-ball des grandes manifs<br />

démocratiques, le genre d'outil sympa avec lequel on<br />

manifeste courtoisement mais fermement son désaccord avec<br />

les flics <strong>et</strong> le parti opposé. Je n'ai pas peur. La porte sur le<br />

néant est entrouverte. Je l'entends qui se rapproche. Son vol<br />

est lourd. Il sera bientôt là. Paf, Grobek !<br />

J'ai mis un grand coup de batte dans sa gueule de<br />

hibou puant, <strong>et</strong> il est là, devant moi, étendu raide-mort. Il faut<br />

dire qu'il commençait à nous faire chier, avec son chant qui<br />

durait autant que l'éclat du plafonnier-soleil. Mais c<strong>et</strong>te fois-<br />

ci, c'est moi qui ai rétabli une situation plus normale, en<br />

procédant à ce meurtre en bonne <strong>et</strong> due forme, <strong>et</strong> j'en éprouve<br />

une fierté non dissimulée.<br />

Oui, je suis un meurtrier, car j'ai assassiné Grobek, ce<br />

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<strong>Faux</strong>-<strong>fuyants</strong> <strong>et</strong> <strong>vraies</strong> <strong>fuites</strong> <strong>Gilles</strong> <strong>Josse</strong><br />

jour-même, lui qui venait peut-être simplement me reluquer,<br />

en bon mâle qu'il était. Mais après Marek, Dvorek, je ne<br />

voyais pas un oiseau me passer sur le corps, fusse-t-il<br />

mythique. D'ailleurs, à ce suj<strong>et</strong>, j'ai été saisi soudainement<br />

d'une angoisse. Et s'il vivait sur le Titanic, cachée dans les<br />

soutes, une peuplade exotique qui vouerait un culte à c<strong>et</strong><br />

oiseau de malheur, <strong>et</strong> qui veuille venger sa mort dans un bain<br />

de sang. Pas clair pour moi !<br />

Non, plus simplement, Grobek était tout bêtement de<br />

ces oiseaux de malheur solitaires, qui enquiquinent tout le<br />

monde, mais que tout le monde craint, car ils sont censés<br />

porter la poisse. J'avais donc débarrassé le Titanic d'un de ses<br />

plus sinistres fantômes. Peut-être me serait-il donné un jour,<br />

va savoir, de le débarrasser d'un autre, plus encombrant <strong>et</strong><br />

plus terrible encore ; Céline Dion en personne.<br />

Mais je cessais de rêver plus avant d'héroïsme, bien<br />

content d'avoir protégé Liberté, mon enfant à naître, <strong>et</strong> ce<br />

bonheur fragile que me procurait ma liaison avec Dvorek, le<br />

marin alcoolique <strong>et</strong> triquard.<br />

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<strong>Faux</strong>-<strong>fuyants</strong> <strong>et</strong> <strong>vraies</strong> <strong>fuites</strong> <strong>Gilles</strong> <strong>Josse</strong><br />

Victoire<br />

Hier, j'ai tué Grobek. J'ai tué Grobek au moment où il<br />

entrait dans la cabine. Un bon coup de batte de base-ball dans<br />

le crâne. J'en avais les larmes aux yeux. J'avais envie<br />

d'appeler Dvorek : « tu vois, tu vois Dvorek. Je ne suis pas<br />

fou. Grobek existe. ». Grobek existait : ça n'est plus qu'une<br />

carcasse rougie de sang, déjà refroidie au sol, au milieu de ses<br />

plumes. Paix à ton âme Grobek ; tu fus mon meilleur ennemi.<br />

Toi, bien sûr, ça te fait rire, mais moi, j'insiste fermement là-<br />

dessus ; il faut respecter son ennemi, <strong>et</strong> d'autant plus s'il est<br />

mort, pour éviter que son spectre ne revienne te hanter, <strong>et</strong><br />

demander justice. C'est élémentaire, ça, <strong>et</strong> le dernier des<br />

zoulous le sait pertinemment.<br />

Dvorek est venu le lendemain matin m'apporter mon<br />

café au lit, comme à l'accoutumée, <strong>et</strong> il n'a fait aucun<br />

commentaire, devant la funeste dépouille. Juste, quand j'ai eu<br />

fini ma tasse, il m'a r<strong>et</strong>ourné sans ménagement, <strong>et</strong> m'a<br />

possédé avec vigueur, comme il ne l'avait encore jamais fait<br />

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<strong>Faux</strong>-<strong>fuyants</strong> <strong>et</strong> <strong>vraies</strong> <strong>fuites</strong> <strong>Gilles</strong> <strong>Josse</strong><br />

auparavant. C'était comme un appel à la vie, après toutes ces<br />

horreurs. Nous avons joui comme des gor<strong>et</strong>s, <strong>et</strong> moi qui<br />

regardais au même moment la face défaite de l'oiseau défunt,<br />

je m<strong>et</strong>trais ma main au feu que celui-ci souriait, d'un sourire à<br />

la fois pervers <strong>et</strong> monstrueux.<br />

Quel étrange animal ! Et quel drôle d'idée que le tout-<br />

puissant ait songé à peupler la terre <strong>et</strong> les paquebots d'une<br />

telle créature ! Décidément, les voies du seigneur sont<br />

impénétrables, <strong>et</strong> je constatais pour l'heure à quel point je ne<br />

lui ressemblais pas, pour mon grand plaisir. Dvorek, lui,<br />

s'acharna sur mon corps, comme s'il ne devait jamais plus me<br />

faire l'amour, à tel point que j'ai fini par m'inquiéter pour<br />

notre avenir commun.<br />

Comptait-il déserter le Titanic le jour-même, en<br />

s'enfuyant à la nage, ou à bord d'un canot de sauv<strong>et</strong>age volé,<br />

plus raisonnablement ? A moins que la vue du sang de<br />

Grobek n'ait agi sur lui comme aphrodisiaque ? Ou que le<br />

capitaine du Titanic ne lui ait annoncé une augmentation<br />

prochaine ?<br />

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<strong>Faux</strong>-<strong>fuyants</strong> <strong>et</strong> <strong>vraies</strong> <strong>fuites</strong> <strong>Gilles</strong> <strong>Josse</strong><br />

Sommaire de la 2ème partie, intitulée :<br />

« Les patates »<br />

la vie éternelle<br />

La mystique du navigateur<br />

Un émigré<br />

Coqu<strong>et</strong>terie<br />

Le temps passe<br />

Les mouches<br />

Le néant<br />

La société<br />

Mise en ordre<br />

Gestation<br />

Portrait d'alaskaïens<br />

Hymne alaskaïen<br />

Choses incroyables<br />

Une sirène dans la nuit<br />

La cavalcade<br />

Naufrage<br />

L'océan la nuit<br />

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<strong>Faux</strong>-<strong>fuyants</strong> <strong>et</strong> <strong>vraies</strong> <strong>fuites</strong> <strong>Gilles</strong> <strong>Josse</strong><br />

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<strong>Faux</strong>-<strong>fuyants</strong> <strong>et</strong> <strong>vraies</strong> <strong>fuites</strong> <strong>Gilles</strong> <strong>Josse</strong><br />

La vie éternelle<br />

Depuis Grobek, je ne suis plus le même homme. J'ai<br />

moins peur de la mort <strong>et</strong> parfois, c'est comme si je croyais à<br />

la vie éternelle ; je prie Grobek.<br />

« Grobek qui êtes aux cieux, pardonnez ce coup de<br />

batte que nous vous avons donné… »<br />

Dvorek n'a fait aucun commentaire quand il a été<br />

confronté à la dépouille de Grobek, mais je suis sûr que son<br />

respect pour moi s'est accru. Il a juste murmuré « drobolsky »<br />

avant <strong>et</strong> après m'avoir fait subir les derniers outrages, <strong>et</strong> il<br />

s'est signé avant de ramener l'oiseau mythique aux cuisines.<br />

Le lendemain, Grodek, le cuisinier, me servait du pigeon aux<br />

p<strong>et</strong>its pois. Je ne sais pas pourquoi, mais ce pigeon avait un<br />

arrière goût de charogne.<br />

Je ne me rappelle plus combien j'ai payé, ni même si<br />

j'ai payé, pour ce voyage, mais je ne peux m'empêcher de<br />

penser qu'il y a un certain abus, quant-à la qualité de la<br />

cuisine. Au pigeon, j'aurais bien préféré le faisan, <strong>et</strong> pour ce<br />

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faire, il ne suffisait que d'attendre quelques jours que la<br />

carcasse du vieux hibou rassisse. Mais Grodek est polonais,<br />

lui aussi, <strong>et</strong> ces gens-là n'ont aucune culture culinaire, à n'en<br />

pas douter. Et puis, accessoirement, il est peut-être bien au<br />

courant que je suis ressortissant d'un pays en guerre contre le<br />

sien, ce qui ne doit pas arranger les choses.<br />

Si chacun peut espérer gagner la vie éternelle à<br />

proportion de ses mérites dans c<strong>et</strong>te existence terrestre, il y a<br />

fort à parier que Grodek aille en enfer, pour continuer à rôtir<br />

tous ces volatiles qui suivent le sillage du Titanic <strong>et</strong> s'y<br />

nourrissent de ses ordures, <strong>et</strong> les faire passer pour du pigeon.<br />

Mais si la nourriture est infecte, comme elle l'est depuis bien<br />

des semaines, je ne peux décemment om<strong>et</strong>tre de signaler que<br />

la vodka frelatée de Dvorek la fait passer avec bien plus de<br />

facilité, depuis que nous avons sympathisé. Elle fait aussi<br />

passer les jours <strong>et</strong> les nuits comme des songes, à être bourré<br />

du soir au matin, <strong>et</strong> du matin au soir. Pour un peu, j'en<br />

viendrais presque à oser écrire de la poésie, <strong>et</strong> à la trouver<br />

bonne, elle aussi.<br />

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<strong>Faux</strong>-<strong>fuyants</strong> <strong>et</strong> <strong>vraies</strong> <strong>fuites</strong> <strong>Gilles</strong> <strong>Josse</strong><br />

La mystique du navigateur<br />

Non Grobek, tu n'es pas mort pour rien. Et toi non<br />

plus, Marek. L'enfant grandit dans mon ventre. Je l'appellerai<br />

« Liberté Marek Grobek ». Bien sûr, c'est moins facile à<br />

porter que Jacques, ou Robert, mais tellement plus seyant !<br />

Plus tard, il sera un homme fort <strong>et</strong> courageux, comme ceux<br />

dont il porte déjà le nom, <strong>et</strong> qui n'ont jamais démérité, durant<br />

leur vie ; des héros, en quelque sorte.<br />

Oui, l'héroïsme, voilà une valeur que j'admire par<br />

dessus tout. Quoi de plus gratuit <strong>et</strong> de plus grand que de faire<br />

le sacrifice de sa vie à d'autres, qui n'avaient à l'origine que<br />

foutre de votre misérable existence, <strong>et</strong> deviennent par là-<br />

même vos obligés, qu'ils le veuillent ou non. Ainsi, l'on se<br />

prend à compter énormément pour quelqu'un, qui n'en<br />

demandait pas tant, alors même que l'on n'est plus là pour en<br />

profiter ; quelle joie, quelle bonheur, pour les chroniqueurs de<br />

tous poils. C'est comme de marquer contre son camp, <strong>et</strong> de<br />

trinquer à la fin du match avec les spectateurs de l'équipe<br />

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adverse, à qui ce but a finalement donné la victoire.<br />

Et non, enfin, je ne me sens pas cynique pour une<br />

once ; simplement, j'ai développé ce qu'il conviendrait<br />

d'appeler la mystique du navigateur en solitaire, une manière<br />

plus élégante de nommer un individualisme forcené, depuis<br />

que le père de mon enfant s'en est allé ; que je suis devenu la<br />

cage-à-foutre de son compatriote <strong>et</strong> coéquipier, que dans le<br />

fond, je méprise pour son manque de classe <strong>et</strong> de<br />

conversation.<br />

Car, par exemple, je me souviens parfaitement de<br />

c<strong>et</strong>te dinde aux marrons où j'avais trouvé ma mouche morte,<br />

le jour de Noël, <strong>et</strong> je ne me rappelle pas de lui avoir trouvé le<br />

moindre goût ou odeur de mou<strong>et</strong>te ou de goéland, malgré sa<br />

provenance douteuse, tellement mon beau Marek avait<br />

d'allure, lorsqu'il me présentait ma pitance. C'est ainsi ; le<br />

cœur a ses raisons, que même les papilles gustatives <strong>et</strong><br />

l'odorat les plus aguerris ne parviennent pas à détromper.<br />

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<strong>Faux</strong>-<strong>fuyants</strong> <strong>et</strong> <strong>vraies</strong> <strong>fuites</strong> <strong>Gilles</strong> <strong>Josse</strong><br />

Un émigré<br />

Aujourd'hui, on est le quatorze mars. Ça m'a rappelé<br />

notre fête nationale <strong>et</strong> j'ai essayé de chanter la Marseillaise.<br />

J'ai constaté que je ne m'en rappelle plus les paroles. Au<br />

début, j'ai éprouvé une certaine honte, comme si je n'étais<br />

plus français. Et puis j'ai compris que c'est exactement cela<br />

dont il est question ; je suis en train de devenir<br />

progressivement alaskaïen, alors même que je n'ai pas encore<br />

débarqué comme émigré sur c<strong>et</strong>te terre de rêve, à laquelle je<br />

pense tous les jours.<br />

J'imagine qu'un matin, je me lèverai avec un refrain<br />

aux lèvres <strong>et</strong> ce sera l'hymne de l'Alaska <strong>et</strong> de tous les<br />

alaskaïens. Ce jour là, je serai prêt à m'installer sur c<strong>et</strong>te terre<br />

promise. Mais déjà, ma consommation journalière de vodka<br />

s'établit à près d'un litre par jour, <strong>et</strong> je n'ai rien à envier à ces<br />

fiers autochtones, dont je partagerai bientôt le quotidien.<br />

Liberté Marek Grobek sera certainement naturalisé alaskaïen<br />

d'office, puisqu'il verra le jour là-bas.<br />

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<strong>Faux</strong>-<strong>fuyants</strong> <strong>et</strong> <strong>vraies</strong> <strong>fuites</strong> <strong>Gilles</strong> <strong>Josse</strong><br />

Qu'il me tarde d'arriver ! Dvorek m'a affirmé que ça<br />

n'était plus maintenant qu'une question de jours. Est-ce que<br />

c'était simplement pour calmer mes inquiétudes, <strong>et</strong> continuer<br />

à abuser de mon corps tranquillement ? Je n'en peux rien<br />

savoir, à moins de me décider à quitter c<strong>et</strong>te fichue cabine,<br />

pour aller parler au capitaine de ce navire. Mais alors, est-ce<br />

que je ne risquerais pas tout simplement d'être j<strong>et</strong>é à l'eau,<br />

pour servir de nourriture aux morues <strong>et</strong> aux harengs ? Car la<br />

vie est belle, je l'ai déjà dit, mais les hommes si cruels !<br />

Quant-aux poissons, n'en parlons pas ; ça mange tout ce qui<br />

peut se bouffer, sans même se soucier de ce que la chose<br />

possède ou pas un permis de conduire de la communauté<br />

européenne. Même Dvorek est moins con qu'un merlu, c'est<br />

tout dire.<br />

Quant-à la France <strong>et</strong> aux français, je leur conseillerai<br />

bien de remplacer leur Marseillaise un rien saignante, contre<br />

une rengaine un peu plus pacifique, comme « la pêche aux<br />

moules ». Sait-on jamais, dans dix-mille ans ...<br />

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<strong>Faux</strong>-<strong>fuyants</strong> <strong>et</strong> <strong>vraies</strong> <strong>fuites</strong> <strong>Gilles</strong> <strong>Josse</strong><br />

Coqu<strong>et</strong>terie<br />

Avec ma barbe blanche <strong>et</strong> touffue, Dvorek m'a dit que<br />

je ressemblais à un nain de jardin, plus qu'à une future<br />

maman. Ça m'a piqué au vif. Le lendemain, il m'a ramené une<br />

bassine de faïence, un miroir <strong>et</strong> un coupe-choux, <strong>et</strong> j'ai rasé<br />

mes joues ; cela m'a pris une heure mais j'ai réussi à ne pas<br />

me couper.<br />

Je me regarde dans le miroir <strong>et</strong> je réalise comme une<br />

fêlure. Qui a dit à Dvorek que j'allais être maman ? Moi, ce<br />

que je voulais, c'est être papa. C'est décidé ; demain,<br />

j'assassine Dvorek. Après tout, il est polonais ; c'est un<br />

ennemi. Je replie le coupe-choux. Je me fais déjà l'eff<strong>et</strong> d'être<br />

un Médicis, <strong>et</strong> je prends des poses devant le miroir.<br />

Franchement, est-ce que ça se voit que je suis également un<br />

futur meurtrier, coupable de préméditation, qui plus est ?<br />

Je me trouve à la fois beau <strong>et</strong> vicieux, suprêmement<br />

pervers, mais d'une manière beaucoup plus tolérable que<br />

l'était Grobek. Je souffle dans mes mains en conque ; non,<br />

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<strong>Faux</strong>-<strong>fuyants</strong> <strong>et</strong> <strong>vraies</strong> <strong>fuites</strong> <strong>Gilles</strong> <strong>Josse</strong><br />

décidément, je n'ai pas du tout son haleine de charogne,<br />

même si je mange des fayots passés deux jours sur trois.<br />

Histoire de me changer les idées, je m'allonge sur ma<br />

couch<strong>et</strong>te, <strong>et</strong> je pose ma quéqu<strong>et</strong>te tout contre la paroi<br />

vibrante de la cabine. Ça te désole, parce que je me répète ?<br />

Tu veux inventer quoi dans une cabine de deux mètres sur<br />

trois ? Tu ne voudrais tout de même pas que je me m<strong>et</strong>te à<br />

jouer avec les excréments de mon seau pour t'amuser, non ?<br />

De toute façon, voilà Dvorek, avec une bouteille de<br />

vodka presque pleine, <strong>et</strong> qui me sourit, alors qu'il pose devant<br />

moi mon assi<strong>et</strong>te de fayots, accompagnés de lard bouilli.<br />

J'avale tout, après avoir trinqué avec lui un premier verre, que<br />

j'ai lampé cul-sec, pour me donner du courage. J'ai<br />

abandonné l'idée d'être végétarien ; trop dur à tenir. Dvorek<br />

est bien raide ce soir, <strong>et</strong> moi, je me marre, en pensant que<br />

demain soir, il le sera plus encore, <strong>et</strong> de manière définitive. Il<br />

n'aura jamais l'occasion de devenir végétarien, lui non plus,<br />

ce grand con ! Je frissonne ; parfois, je me fais peur, aussi.<br />

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<strong>Faux</strong>-<strong>fuyants</strong> <strong>et</strong> <strong>vraies</strong> <strong>fuites</strong> <strong>Gilles</strong> <strong>Josse</strong><br />

Le temps passe<br />

Ça fait trois jours que j'ai égorgé Dvorek. Je l'ai<br />

déshabillé <strong>et</strong> j'ai essuyé son sang du plancher <strong>et</strong> des parois de<br />

la cabine avec ses vêtements, que j'ai rassemblés en boule<br />

sous ma couch<strong>et</strong>te. Allongé nu à même le sol, on dirait qu'il<br />

dort. « Repose en paix, valeureux guerrier, toi qui combattis<br />

pour la gloire de ton pays, c<strong>et</strong>te Pologne chère à mon cœur <strong>et</strong><br />

tous ces champs de patates où nous allions travailler quand<br />

nous étions marmots. ». Je plaisante, bien sûr, car je n'ai<br />

jamais travaillé dans les champs de ce pays, que ce soit pour<br />

des patates ou des bigoudis, ni avec lui, ni avec qui que ce<br />

soit. C'est odieux, je le sais, mais que veux-tu, tant qu'à<br />

comm<strong>et</strong>tre l'irréparable, autant y prendre plaisir, plutôt que de<br />

se morfondre dans les remords, non ?<br />

J'ai faim ; on n'a envoyé personne pour m'apporter<br />

mon repas. Ça me donne de nouvelles envies de meurtre, <strong>et</strong><br />

pour le coup, je me sens vraiment en guerre, comme je l'ai<br />

déclarée voici quelques semaines. Mais je me rends à la<br />

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<strong>Faux</strong>-<strong>fuyants</strong> <strong>et</strong> <strong>vraies</strong> <strong>fuites</strong> <strong>Gilles</strong> <strong>Josse</strong><br />

raison ; comment parvenir en Alaska, si j'assassinais tous les<br />

marins polonais de ce rafiot ? C'est tout simplement<br />

impensable, déraisonnable, <strong>et</strong> moi, je me flatte d'être<br />

quelqu'un de très cartésien. ; coïto, ergo sum, c'est ma devise.<br />

Je sens venir le moment où je vais devoir abandonner<br />

le cocon douill<strong>et</strong> de ma cabine, pour aller chercher ma<br />

subsistance sur le navire, quelque part du côté des cuisines,<br />

certainement. Je n'ai plus la batte de base-ball de Dvorek<br />

pour me défendre, si l'on m'attaque, mais j'ai son rasoir ;<br />

après tout, on est en guerre !<br />

Qu'il me tarde d'arriver enfin en Alaska. Là-bas, j'y<br />

serai un homme neuf, <strong>et</strong> Liberté Marek grobek naîtra en toute<br />

sécurité. Et puis, sur le Titanic, on oubliera bien vite la<br />

disparition d'un marin polonais qui forçait sur la bouteille. Il<br />

n'y a aucune excuse pour des gens de c<strong>et</strong>te sorte, <strong>et</strong> il ne leur<br />

arrive que ce qu'ils méritent. On croira tout naturellement<br />

qu'il est tombé en mer <strong>et</strong> y a sombré, sans même s'en rendre<br />

compte, tellement il était ivre.<br />

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<strong>Faux</strong>-<strong>fuyants</strong> <strong>et</strong> <strong>vraies</strong> <strong>fuites</strong> <strong>Gilles</strong> <strong>Josse</strong><br />

Les mouches<br />

Ça y est, les mouches sont là. Ça n'est pas Noël, c'est<br />

Dvorek, <strong>et</strong> il commence à sentir vraiment fort. Ça fait cinq<br />

jours que je n'ai rien mangé <strong>et</strong> rien bu. Il y a en a eu dix, puis<br />

vingt, puis cent. Ça bourdonne toute la journée <strong>et</strong> ça fouille.<br />

Demain, il va bien falloir que je me lance dans l'exploration<br />

du néant, derrière la porte. Je mangerais bien une mouche, ou<br />

deux, ou plus, si affinités, mais je me r<strong>et</strong>iens ; ce ne serait pas<br />

convenable.<br />

J'ai songé un moment avec humour rapporter la<br />

dépouille de Dvorek à Grodek, le cuisinier ; peut-être nous<br />

aurait-il servi du p<strong>et</strong>it-salé aux lentilles, le lendemain ? Mais<br />

là, c'est trop tard ; qu'est-ce qu'il pue ! C'est étonnant de<br />

constater c<strong>et</strong>te manière qu'ont les êtres vivants de se<br />

transformer en bouse, dès lors qu'ils passent de vie à trépas,<br />

<strong>et</strong> la vitesse à laquelle le changement se produit. C'est<br />

magique <strong>et</strong> c'est tant mieux pour les géraniums <strong>et</strong> les vers de<br />

terre, dans un sens, mais en même temps, parfaitement<br />

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<strong>Faux</strong>-<strong>fuyants</strong> <strong>et</strong> <strong>vraies</strong> <strong>fuites</strong> <strong>Gilles</strong> <strong>Josse</strong><br />

dégueulasse <strong>et</strong> odieux pour les survivants, qui nourrissaient<br />

un lien affectif envers la personne ou l'animal, avant qu'il ne<br />

décède.<br />

Personnellement, c'est le genre de choses que je<br />

m<strong>et</strong>trais au cahier des charges, en vue d'améliorer ce monde<br />

où nous vivons ; au pire, les cadavres ne devraient pas sentir<br />

plus mauvais qu'une fleur fanée. Et puis les mouches aussi,<br />

quelles drôles de créatures ! Celles qui tournaient autour de la<br />

dépouille de Dvorek avaient achevé leur croissance, c'était<br />

indubitable, à voir comment elles forniquaient <strong>et</strong> pondaient<br />

dessus, que c'en était indécent ; <strong>et</strong> elles étaient positivement<br />

énormes !<br />

Tout ça, <strong>et</strong> mes fayots qui ne venaient pas, parce que<br />

personne ne songeait à me les apporter. Et le néant, qui<br />

m'attendait dans le couloir, où j'avais toutes les chances de<br />

perdre mes pas, au mieux, s'il ne m'engloutissait pas plutôt<br />

corps <strong>et</strong> âme. Quelque part, j'en venais à envier ce pauvre<br />

Dvorek, qui, lui, avait sûrement fini de souffrir son humaine<br />

misère.<br />

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<strong>Faux</strong>-<strong>fuyants</strong> <strong>et</strong> <strong>vraies</strong> <strong>fuites</strong> <strong>Gilles</strong> <strong>Josse</strong><br />

Le néant<br />

Le néant est noir comme la nuit. J'ai buté contre un<br />

seau : bizarre ! Ça a résonné longuement, comme dans une<br />

cathédrale. Mes pas résonnent, eux-aussi. Je n'ai pas froid,<br />

mais j'ai de plus en plus faim <strong>et</strong> soif, <strong>et</strong> je tremble de tous<br />

mes membres. J'ai longé une sorte de couloir étroit dont je<br />

pouvais toucher les parois. C'est frais <strong>et</strong> humide. Au bout, je<br />

bute sur une porte avec un volant, comme pour ouvrir <strong>et</strong><br />

fermer un sas. Ça résiste mais ça finit par tourner.<br />

J’entrebâille la porte ; il y a de la lumière <strong>et</strong> de la musique.<br />

On dirait du jazz. Je hais le jazz.<br />

Alors, je me rencogne, accroupi, dans l'obscurité de la<br />

coursive, <strong>et</strong> je me m<strong>et</strong>s à pester une nouvelle fois contre le<br />

bon dieu, qui place sur mon chemin une telle épreuve ;<br />

affronter un lieu où l'on joue du jazz en public, <strong>et</strong> où il y aura<br />

certainement beaucoup de monde. Je n'aime pas plus les gens<br />

que je n'aime le jazz. Pourquoi pas danser, non plus ? C'est<br />

fou, ça, quand j'y pense ; j'aurais pu tout simplement tomber<br />

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<strong>Faux</strong>-<strong>fuyants</strong> <strong>et</strong> <strong>vraies</strong> <strong>fuites</strong> <strong>Gilles</strong> <strong>Josse</strong><br />

sur les cuisines, voire le garde-manger, <strong>et</strong> tout aurait été alors<br />

beaucoup plus simple ; je me serais fait tranquillement un<br />

bon casse-croûte, sans déranger personne, <strong>et</strong> sans que l'on me<br />

dérange non plus. Un moment, je songe à r<strong>et</strong>ourner à ma<br />

cabine, pour m'y tailler un steak dans la carcasse de Dvorek,<br />

mais j'abandonne l'idée ; pas que l'anthropophagie me<br />

répugne plus que ça, mais disputer ma viande aux mouches,<br />

non merci ! Alors quoi, attendre que la soirée se termine,<br />

derrière le sas, <strong>et</strong> que tout le monde parte se coucher, me<br />

laissant enfin le champ libre.<br />

Mais je n'ai même plus l'heure, depuis que la pile de<br />

ma montre m'a lâché, <strong>et</strong> je n'ai de ce fait aucune idée du<br />

temps qu'il me faudrait patienter. Quelle poisse ! D'un autre<br />

côté, si je m'écoutais, je franchirais bien le sas comme si de<br />

rien n'était, pour me diriger vers le bar, <strong>et</strong> y commander un<br />

gros sandwich <strong>et</strong> une vodka, celle-là même qui me manque,<br />

depuis que Dvorek a passé l'arme à gauche, sous mon<br />

« impulsion ».<br />

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<strong>Faux</strong>-<strong>fuyants</strong> <strong>et</strong> <strong>vraies</strong> <strong>fuites</strong> <strong>Gilles</strong> <strong>Josse</strong><br />

La société<br />

Ce sont des singes, tous ! Les musiciens <strong>et</strong> ceux qui<br />

les écoutent. Ça mange <strong>et</strong> ça boit en queue de pie <strong>et</strong> robe de<br />

soirée, <strong>et</strong> ça se dandine mollement sur une piste de danse au<br />

pied de l'orchestre, comme le feraient des humains<br />

quelconques, mais ce sont des singes. Avec horreur, je<br />

m'aperçois que ça parle principalement polonais. Le Titanic<br />

est décidément bien un bateau ennemi ; Marek <strong>et</strong> Dvorek ne<br />

font pas exception, comme je le pensais au départ.<br />

Depuis la mort de Dvorek, j'ai pleinement compris le<br />

sens des mots « guerre » <strong>et</strong> « ennemi ». Je me dois de<br />

combattre, mais il faut d'abord que je mange. J'attends avec<br />

impatience la fin de la soirée, caché derrière la porte du sas.<br />

Une guenon s'est égarée à la recherche des toil<strong>et</strong>tes. Elle me<br />

sourit en découvrant toutes ses dents <strong>et</strong> me questionne, dans<br />

une langue que j'imagine être le polonais ; quoi d'autre ?<br />

Inspiré, je lui réponds : « drobolsky ». Elle repart en<br />

minaudant, aux anges. Ce mot mystérieux a vraiment des<br />

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<strong>Faux</strong>-<strong>fuyants</strong> <strong>et</strong> <strong>vraies</strong> <strong>fuites</strong> <strong>Gilles</strong> <strong>Josse</strong><br />

vertus magiques !<br />

Pleine comme elle était, j'aurais pu abuser de ses<br />

faveurs, grâce à ce sésame, si je n'avais eu l'estomac dans les<br />

talons. Mais bon, compte-tenu de mes appétences, j'aurais<br />

préféré un beau gorille, ou un babouin, à la rigueur, avec le<br />

cul pelé. Enfin, tu me fais parler pour ne rien dire, parce que,<br />

présentement, j'ai plutôt envie d'expédier une bombe<br />

incendiaire au beau milieu de la salle, pour disperser le<br />

public, <strong>et</strong> trouver enfin de quoi boire <strong>et</strong> manger.<br />

En attendant, je les regarde danser <strong>et</strong> flirter, ou plutôt<br />

se faire des grimaces <strong>et</strong> se dandiner sur leur pattes arquées,<br />

pas vraiment faites pour la station debout. Et ça dure, ça<br />

dure ; ces cons-là ont l'air tout moins que pressés de rejoindre<br />

leur cabine. Et pendant ce temps, je me farcis leur baragouin,<br />

<strong>et</strong> c<strong>et</strong> affreux jazz sirupeux <strong>et</strong> délusif, que j'abhorre, la langue<br />

pendante <strong>et</strong> l'estomac dans les talons. Mais c<strong>et</strong>te foutue soirée<br />

ne se terminera donc jamais ? Ça me donne un avant-goût de<br />

ce que peut-être l'éternité, <strong>et</strong> ça n'est pas très joyeux.<br />

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<strong>Faux</strong>-<strong>fuyants</strong> <strong>et</strong> <strong>vraies</strong> <strong>fuites</strong> <strong>Gilles</strong> <strong>Josse</strong><br />

Mise en ordre<br />

Les singes ont fini par aller se coucher. Je me suis<br />

glissé dans la salle pendant que les serveurs débarrassaient les<br />

tables. Ça mange de la carotte <strong>et</strong> de la banane, le singe ; ça<br />

change du haricot blanc. Je me régale ! Revigoré, j'ai rejoint<br />

ma cabine <strong>et</strong> j'ai traîné Dvorek dans la coursive qui résonne<br />

comme une cathédrale, tu te rappelles, j'espère. Aura-t-il des<br />

funérailles chrétiennes ? Je le largue derrière le bar ; avec un<br />

peu de chance, on accusera l'un des singes. Pas vraiment fin,<br />

comme plan, mais ça vaut tout de même mieux que de laisser<br />

le gars se liquéfier dans mon antre. Le lendemain, un<br />

nouveau marin vient m'apporter mon repas ; il s'appelle Ilek.<br />

Il porte des p<strong>et</strong>ites moustaches. Ridicule.<br />

Le positif, c'est que je vais pouvoir m<strong>et</strong>tre un temps<br />

mon activité sexuelle en stand-bye, ce qui n'est pas un mal,<br />

puisque j'ai plus d'une fois frisé la surchauffe, avec Dvorek ;<br />

quel gaillard, celui-ci. Je chasse rapidement ce p<strong>et</strong>it accès de<br />

nostalgie, comme j'ai chassé les grosses mouches vertes de<br />

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<strong>Faux</strong>-<strong>fuyants</strong> <strong>et</strong> <strong>vraies</strong> <strong>fuites</strong> <strong>Gilles</strong> <strong>Josse</strong><br />

ma cabine avec mon maillot de corps, agité comme un<br />

torchon au vent des barricades. Excuse-moi, j'ai cru que tu<br />

voulais dire « drapeau », mais je ne t'en veux pas de chercher<br />

à me provoquer, tu sais. Ça arrive à tout le monde, comme ça<br />

peut arriver à n'importe qui de s'appeler Ilek, <strong>et</strong> de porter<br />

d'affreuses moustaches.<br />

Évidemment, Ilek est polonais, mais comme il n'est<br />

même pas au courant de ma déclaration unilatérale de guerre<br />

à la Pologne, ça ne change pas grand chose. Qu'est-ce qu'il<br />

est con, celui-ci aussi ! Le seul point positif, c'est qu'il est<br />

autant amateur de vodka que mon défunt Dvorek, <strong>et</strong> qu'il a<br />

pris le relais à m'approvisionner du précieux liquide, pur fruit<br />

du génie slave. Il ne faudrait pas oublier qu'il faut six litres de<br />

Bordeaux, au moins, pour m<strong>et</strong>tre son homme dans le même<br />

état qu'un litre de Brouzna, la vodka frelatée qui circule sur le<br />

Titanic. Niveau foie <strong>et</strong> dégâts, c'est la même chose, mais<br />

niveau calories <strong>et</strong> prises de poids, la Brouzna se révèle<br />

beaucoup plus correcte, politiquement parlant.<br />

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<strong>Faux</strong>-<strong>fuyants</strong> <strong>et</strong> <strong>vraies</strong> <strong>fuites</strong> <strong>Gilles</strong> <strong>Josse</strong><br />

Gestation<br />

Mon ventre s'est bien arrondi, <strong>et</strong> déjà, par moment, je<br />

sens le p<strong>et</strong>it bouger à l'intérieur, <strong>et</strong> me donner des coups de<br />

poing ou de pied. Je passe mes après-midi à jouer aux échecs<br />

avec Ilek. Je suis beaucoup plus fort que lui, mais il ne se<br />

plaint pas de perdre partie sur partie. Je lui ai fait comprendre<br />

que je détestais les haricots blancs ; il me ramène des patates.<br />

La patate, c'est excellent pour la grossesse ; ça fait des<br />

enfants intelligents <strong>et</strong> bien portants <strong>et</strong> qui ne pètent pas,<br />

comme avec les haricots blancs.<br />

L'autre jour, Ilek m'a naïvement proposé de<br />

reconnaître Liberté Marek Grobek, à sa naissance. J'ai refusé<br />

en lui souriant hypocritement, mais je n'ai pas osé lui rappeler<br />

que nous étions en guerre. Liberté Marek Grobek sera un<br />

enfant alaskaïen, ni plus ni moins. Et puis, franchement,<br />

quelle manie ont-ils, tous ces garçons de cuisine, à vouloir<br />

me séduire ! Accessoirement, je songe avec un peu d'angoisse<br />

que je n'ai pas subi le dépistage contre la trisomie. Peu<br />

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importe ; il n'y a aucun mal à être trisomique <strong>et</strong> alaskaïen,<br />

bien au contraire.<br />

De toute façon, il ne risque pas de ressembler à Ilek <strong>et</strong><br />

ses pitoyables moustaches, <strong>et</strong> ça, c'est déjà un bon point. Et<br />

puis, de garder une certaine distance avec celui-ci me garantit<br />

de façon presque certaine que je n'aurais pas à l'assassiner,<br />

comme son prédécesseur ; c'est un deuxième bon point.<br />

Oui, au fur <strong>et</strong> à mesure que le terme de ma grossesse<br />

approche, j'aspire de plus en plus à la paix <strong>et</strong> à la méditation.<br />

Je détesterais vraiment devoir en revenir au sang <strong>et</strong> aux<br />

larmes, pour quelque parole ou coup de queue mal placé, <strong>et</strong><br />

j'ai d'ailleurs prévenu Ilek à ce suj<strong>et</strong>, qui semble en avoir pris<br />

son parti. Alors, nous jouons aux échecs en silence <strong>et</strong> en<br />

picolant, loin de tout discours, de toute séduction, de toute<br />

prise de tête. Je trouve ça tellement reposant qu'en fin de<br />

compte, <strong>et</strong> pourvu qu'il rase ses moustaches, je serais bien<br />

capable de m'amouracher de ce nigaud docile. Ah, les<br />

hormones, quand ça vous travaille !<br />

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Portrait d'alaskaïens<br />

L'alaskaïen est fier <strong>et</strong> courageux, mais pas intrépide. Il ne se<br />

bat qu'à propos, quand il a toutes les chances d'avoir le<br />

dessus.<br />

L'alaskaïen est vertueux.<br />

L'alaskaïen est sage.<br />

L'alaskaïen est fidèle à toutes les femmes qu'il a la joie de<br />

lutiner régulièrement.<br />

L'alaskaïen n'aime pas la soupe à l'oignon, car l'oignon<br />

pousse très mal en Alaska, <strong>et</strong> que ça coûte une fortune de le<br />

faire venir d'ailleurs, même par bateau.<br />

L'alaskaïen possède le permis B.<br />

L'alaskaïen se chauffe à la bouse de renne dans un habitat<br />

traditionnel plein de cach<strong>et</strong>. De ce simple fait, il ne craint pas<br />

les grosses mouches vertes.<br />

L'alaskaïen aime les plaisirs simples, comme les parties de<br />

boules à la fraîche, ou bien encore les parties de jambes en<br />

l'air entre voisins.<br />

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<strong>Faux</strong>-<strong>fuyants</strong> <strong>et</strong> <strong>vraies</strong> <strong>fuites</strong> <strong>Gilles</strong> <strong>Josse</strong><br />

L'alaskaïenne sait parfaitement faire l'amour, le ménage, la<br />

cuisine <strong>et</strong> la vaisselle.<br />

L'alaskaïenne sait repriser les chauss<strong>et</strong>tes en peau de phoque.<br />

L'alaskaïenne ne rote ni ne pète à table, même si c'est pour<br />

dire qu'elle a fait un bon repas ; elle préfère le dire en toute<br />

simplicité.<br />

Ensemble, ils forment un couple qui croit en Grobek<br />

<strong>et</strong> s'en rem<strong>et</strong> à sa divine mansuétude.<br />

Ensemble, ils consomment force Brouzna, pour faire<br />

face aux vicissitudes de l'hiver qui s'éternise, aussi bien que<br />

de l'été où l'on s'ennuie.<br />

Leurs enfants sont polis <strong>et</strong> bien élevés, <strong>et</strong> ne mangent<br />

pas leur crotte de nez, comme cela se pratique habituellement<br />

dans les pays arriérés <strong>et</strong> dénués de toute culture.<br />

Ceci n'est qu'un résumé bien sûr, tant il faudrait de<br />

pages pour décrire les spécificités <strong>et</strong> la supériorité afférente<br />

au peuple alaskaïen.<br />

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Hymne alaskaïen<br />

Alaska, vaterland,<br />

Faut que ça bande, faut que ça bande,<br />

Alaska, vaterland,<br />

Mais faut surtout pas que ça glande.<br />

Alaska, vaterland,<br />

Tout ce qu'on veut, c'est de la viande,<br />

Alaska, vaterland,<br />

A bouffer tous en bande.<br />

…<br />

Le reste est de la même fiole de Brouzna, <strong>et</strong> s'étale sur<br />

cinquante pages. On notera la virilité de bon aloi de ce chant<br />

patriotique, qui n'a rien à envier à notre Marseillaise,<br />

composée par un amoureux du boudin noir, à ce qu'on dit.<br />

J'apprendrai c<strong>et</strong> hymne envoûtant <strong>et</strong> délicieux à Liberté<br />

Marek Grobek, dès qu'il sera en mesure de goûter le sel de<br />

ces exquises paroles.<br />

Il sera ma famille. J'aurai bientôt un pays. Il ne me<br />

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restera plus qu'à trouver un travail, sur place, pour gagner ma<br />

vie le front haut, même si, comme tout le monde, il m'arrive<br />

quelquefois de loucher sur les parties génitales des clients, ce<br />

qui nous tire tous peu ou prou vers le bas, l'horizontalité<br />

animale. Pompiste peut-être ? Non, j'irai vendre des patates<br />

au marché, à la mémoire de Marek.<br />

Vendeur de patates sur les marchés, peut-on rêver<br />

meilleur métier, quand on sait l'importance de ce légume dans<br />

la fabrication de la Brouzna, qui donne à tout un peuple du<br />

cœur à l'ouvrage, <strong>et</strong> c<strong>et</strong>te couperose si seyante, qu'on serait<br />

tenté de l'attribuer à la rudesse du climat ? Car, comme on dit<br />

en Alaska : « Si l'homme est capable de vendre père <strong>et</strong> mère à<br />

son avantage, bonne patate, en revanche, ne saurait mentir, ni<br />

trahir ». Ou bien encore : « Sois franc de pied, fiston, comme<br />

l'est toute bonne patate ».<br />

Oui, je le jure, je ferai tout mon possible pour que<br />

Liberté acquiert par ma patiente éducation toute la franchise<br />

<strong>et</strong> l'honnêt<strong>et</strong>é d'une bonne patate.<br />

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<strong>Faux</strong>-<strong>fuyants</strong> <strong>et</strong> <strong>vraies</strong> <strong>fuites</strong> <strong>Gilles</strong> <strong>Josse</strong><br />

Choses incroyables<br />

Ilek m'a battu aux échecs, l'autre jour. Il faut dire qu'il<br />

n'a pas arrêté de me caresser la cuisse pendant toute la partie.<br />

Il devient entreprenant. Je pense au coupe-choux, sous ma<br />

couch<strong>et</strong>te, <strong>et</strong> à ce pauvre Dvorek. Ilek aussi est polonais,<br />

comme tout le monde sur ce bateau, apparemment, mais il ne<br />

semble pas se rendre compte du danger que ça représente<br />

pour lui, face à moi <strong>et</strong> à mon sentiment patriotique. Il<br />

m'apprend des choses incroyables sur mon futur pays<br />

d'accueil.<br />

Qu'il y a des lucioles <strong>et</strong> des libellules en Alaska à la<br />

belle saison. Mais que, certaines années, il n'y a pas de belle<br />

saison. Qu'on peut trapper la loutre <strong>et</strong> le ragondin là-bas, mais<br />

pas le fennec. Il semble bien connaître l'Alaska. Bon, je sais,<br />

il me raconte tout ça pour m'attendrir, <strong>et</strong> profiter de mes<br />

faveurs, alors que j'ai le ballon jusqu'aux oreilles. Mais je lui<br />

pardonne aisément ; ça n'est pas le premier que ce genre de<br />

choses excite. Ça n'est qu'un homme, après tout.<br />

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<strong>Faux</strong>-<strong>fuyants</strong> <strong>et</strong> <strong>vraies</strong> <strong>fuites</strong> <strong>Gilles</strong> <strong>Josse</strong><br />

Mais j'ai fini par le bluffer, en lui demandant tout à<br />

trac de me prêter son guide du routard. Il m'a dévisagé,<br />

comme deux ronds de flanc, en se demandant si j'étais<br />

sérieux, <strong>et</strong> voyant que je ne me dégonflais pas, il est parti<br />

jusqu'à sa propre cabine, pour en revenir avec le guide, d'où il<br />

tirait toutes les anecdotes <strong>et</strong> renseignements dont il me faisait<br />

part, sur la terre de mes rêves. Non, franchement, ça n'est pas<br />

avec des plans à deux balles comme ça qu'il m'incitera à lever<br />

la cuisse pour lui, celui-ci.<br />

Alors, je me suis plongé moi-même dans la lecture du<br />

routard, <strong>et</strong> j'y ai appris bien des choses qui me seront utiles<br />

plus tard, une fois sur place, <strong>et</strong> jusqu'à quelques mots<br />

d'alaskaïen. C'est assez simple, en fin de compte ; un con,<br />

c'est un kon, <strong>et</strong> une patate, une badat. Je n'y aurais jamais<br />

pensé, personnellement. C'était oublier que certains de nos<br />

aïeux ont été les tous premiers colons de ce fabuleux coin de<br />

terre, où il peut geler jusqu'à moins soixante-dix degrés ;<br />

incroyable, non ?<br />

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<strong>Faux</strong>-<strong>fuyants</strong> <strong>et</strong> <strong>vraies</strong> <strong>fuites</strong> <strong>Gilles</strong> <strong>Josse</strong><br />

Une sirène dans la nuit<br />

Il n'y a pas de différence entre un corbeau ; c'est bien<br />

une sirène que j'entends hurler dans la nuit. Ça a commencé<br />

par un énorme fracas, accompagné d'un gémissement très<br />

émouvant. Les machines mugissent elles-aussi. Les parois de<br />

la cabine tremblent, mais ça ne me donne pas du tout envie<br />

d'y plaquer mon gland pour me détendre, à ce moment précis.<br />

J'ai un peu la gueule de bois, parce que ça ne fait pas plus de<br />

deux heures que Ilek m'a laissé me coucher, après que nous<br />

ayons torché notre litre journalier de Brouzna. Mais, malgré<br />

ça, je sens bien qu'il se passe quelque chose, <strong>et</strong> que c'est<br />

quelque chose qui craint.<br />

Les machines se sont tues maintenant, mais la sirène<br />

continue à hurler, accompagnée par de longues plaintes qui<br />

semblent venir des profondeurs du Titanic lui-même.<br />

J'entends courir dans le néant. Ça parle polonais. Où plutôt,<br />

ça crie. A tous les coups, il est arrivé un truc grave à notre<br />

rafiot, du genre collision ou bombardement. Mais pourtant,<br />

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<strong>Faux</strong>-<strong>fuyants</strong> <strong>et</strong> <strong>vraies</strong> <strong>fuites</strong> <strong>Gilles</strong> <strong>Josse</strong><br />

de mon côté, je ne me souviens pas avoir déclenché les<br />

hostilités aériennes entre la France <strong>et</strong> la Pologne, <strong>et</strong> surtout<br />

pas dans les eaux internationales, où il y a toutes les chances<br />

que nous nous trouvions.<br />

Et puis, je repense à ce que m'a dit Ilek la veille, que<br />

nous approchions de l'Alaska, <strong>et</strong> donc de la fin de mon<br />

voyage. Aussi, dans les eaux glacées de l'Atlantique nord, il<br />

n'y aurait rien d'étonnant à ce que nous ayons croisé la route<br />

d'un iceberg. A rencontrer un de ces gros glaçons, on a toutes<br />

les chances de finir tous au pastis, croyez-moi, <strong>et</strong> ça sera<br />

moins rigolo qu'à la terrasse d'un troqu<strong>et</strong>. Quel manque de<br />

bol, pour moi qui allais bientôt rejoindre la terre ferme <strong>et</strong><br />

promise. Je te le dis ; dieu le père est un con, alors adresse-toi<br />

plutôt à la vie, pour les vœux de bonheur <strong>et</strong> les réclamations.<br />

Sur le coup, j'en ai une belle de réclamation, à<br />

adresser à la vie ; pouvez-pas me supporter encore quelques<br />

années, avant de m'envoyer à votre copine la mort, non ?<br />

Dans le fond, prier Grobek n'est pas plus ridicule.<br />

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<strong>Faux</strong>-<strong>fuyants</strong> <strong>et</strong> <strong>vraies</strong> <strong>fuites</strong> <strong>Gilles</strong> <strong>Josse</strong><br />

La cavalcade<br />

Ilek fait irruption dans la cabine, tout ébouriffé <strong>et</strong> tout<br />

détrempé dans son ciré, bien qu'il soit rasé sous son bér<strong>et</strong> de<br />

marin. C'est drôle mais j'ai l'impression que le premier mot<br />

qui sortira de sa bouche, quand il aura repris son souffle, ne<br />

va pas être « drobolsky ». La fleur au fusil, ça ne semble pas<br />

de circonstance. Je ne me trompe pas :<br />

— Titanic pétounia ! finit-il par éructer.<br />

Je n'ai pas étudié les langues orientales, mais je<br />

comprends pourtant qu'il est arrivé quelque chose de grave à<br />

notre bateau, ce qui confirme mes propres inquiétudes.<br />

— Titanic glouglou… poursuit-il laconiquement en<br />

plongeant un regard désespéré dans le mien ; un veau qu'on<br />

mène à l'abattoir ne ferait pas mieux.<br />

— « Titanic glouglou » : les carottes sont cuites, tous aux<br />

canots !<br />

Ilek <strong>et</strong> moi courons main dans la main, lui trouvant<br />

notre chemin dans le dédale de coursives <strong>et</strong> d'escaliers mal<br />

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<strong>Faux</strong>-<strong>fuyants</strong> <strong>et</strong> <strong>vraies</strong> <strong>fuites</strong> <strong>Gilles</strong> <strong>Josse</strong><br />

éclairés. Nous croisons une guenon désespérée, en train de<br />

sangloter le visage dans les mains, adossée à une cabine. Elle<br />

ressemble trait pour trait à celle, un peu ivre, qui m'avait<br />

découvert dans la coursive, quand je cherchais à me sustenter,<br />

après l'assassinat de Dvorek. Mais, est-ce bien elle,<br />

seulement ? Ces gens-là se ressemblent tant.<br />

Nous croisons encore d'autres singes, <strong>et</strong> puis des<br />

membres d'équipage, <strong>et</strong> ça gueule de partout en polonais. On<br />

s'accroche à Ilek, pour lui demander conseil, <strong>et</strong> surtout,<br />

comment se porte le bateau. Lui se contente de crier en<br />

réponse <strong>et</strong> sans s'arrêter quelque chose qui veut dire qu'il faut<br />

rejoindre les canots de sauv<strong>et</strong>age au plus vite. Je me suis<br />

mépris sur lui. Finalement, il assure, <strong>et</strong> peut-être même<br />

d'avantage que n'aurait fait Marek ou Dvorek, dans les<br />

mêmes circonstances.<br />

Et puis, après quelques minutes, qui me semblent<br />

définitivement interminables, je sens que nous nous<br />

rapprochons du pont supérieur.<br />

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<strong>Faux</strong>-<strong>fuyants</strong> <strong>et</strong> <strong>vraies</strong> <strong>fuites</strong> <strong>Gilles</strong> <strong>Josse</strong><br />

Naufrage<br />

Sur le pont supérieur, les marins de l'équipage sont<br />

déjà en train de m<strong>et</strong>tre les chaloupes à la mer, en actionnant<br />

de grands treuils d'acier.<br />

La panique est indescriptible, <strong>et</strong> seuls les passagers<br />

déjà dans les chaloupes ne crient pas. On voit leurs faces<br />

blafardes disparaître vers les eaux noires de l'océan, dans les<br />

grincements des appareils de levage <strong>et</strong> les déchirements de la<br />

coque.<br />

Je me faufile avec Ilek à proximité d'une chaloupe où<br />

les marins laissent monter des passagers un à un. On entend<br />

régulièrement crier « bozna e bozno droubitch » ; ça doit<br />

vouloir dire « les sing<strong>et</strong>tes <strong>et</strong> les singiots d'abord », puisqu'on<br />

voit de grands mâles se détourner d'un air accablé. Un marin<br />

me tend la main pour m'aider à monter. Ilek continue à serrer<br />

très fort mon autre main, mais il ne bouge pas. L'équipage<br />

évacuera le bateau plus tard ; il reste encore beaucoup de<br />

singes suant leur peur sur le pont.<br />

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<strong>Faux</strong>-<strong>fuyants</strong> <strong>et</strong> <strong>vraies</strong> <strong>fuites</strong> <strong>Gilles</strong> <strong>Josse</strong><br />

Je ne sais pas pourquoi, mais j'ai la certitude que je ne<br />

reverrai jamais Ilek. J'ai peut-être manqué un bon coup,<br />

malgré ou plutôt à cause de ses satanées moustaches, mais ça<br />

n'est pas ce qui me préoccupe le plus, à c<strong>et</strong> instant précis.<br />

Notre chaloupe oscille. Les câbles vont-ils résister, <strong>et</strong> allons-<br />

nous pouvoir prendre l'eau, <strong>et</strong> puis surtout avoir le temps de<br />

nous éloigner de la grande carcasse meurtrie du navire, avant<br />

qu'il ne sombre en provoquant ces immenses <strong>et</strong> mortels<br />

remous qui risquent de nous entraîner par le fond avec lui ?<br />

Dans mon ventre, je sens Liberté bouger, comme il ne<br />

l'a encore jamais fait, réveillé par le vacarme ambiant <strong>et</strong> le<br />

cocktail d'hormones que mon sang doit lui infuser ;<br />

adrénaline à volonté ! Autour de moi, je ne vois que des<br />

singes terrorisés <strong>et</strong> grelottants de froid, pelotonnés dans leur<br />

gil<strong>et</strong> de sauv<strong>et</strong>age <strong>et</strong> cramponnés aux bancs de la chaloupe.<br />

Certains prient à voix haute. Intérieurement, je supplie<br />

Grobek de nous tirer sains <strong>et</strong> saufs de ce mauvais pas, Liberté<br />

<strong>et</strong> moi, <strong>et</strong> je jure que si c'est le cas, plus jamais je ne mangerai<br />

de pigeon aux p<strong>et</strong>its pois.<br />

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<strong>Faux</strong>-<strong>fuyants</strong> <strong>et</strong> <strong>vraies</strong> <strong>fuites</strong> <strong>Gilles</strong> <strong>Josse</strong><br />

L'océan la nuit<br />

C'est beau l'océan la nuit. C'est très froid aussi. Il y a<br />

beaucoup de houle <strong>et</strong>, dans l'obscurité, un fin crachin s'est<br />

mis à tomber qui transperce les os. Titanic n'est plus. Sa<br />

grande silhou<strong>et</strong>te a fini de sombrer dans les eaux glaciales.<br />

Ce sont des eaux polaires. Si c'est du pôle nord dont il s'agit,<br />

comme le disait Ilek, je ne suis plus très loin de l'Alaska.<br />

Je suis rencogné au fond de la chaloupe, directement<br />

assis sur la réserve de patates. J'espère que nous serons vite<br />

recueillis ; il n'y a que ça à manger. Je suis le seul humain, au<br />

milieu d'une trentaine de singes femelles <strong>et</strong> leurs p<strong>et</strong>its qui,<br />

eux, ont la chance de digérer la patate crue, contrairement à<br />

moi. Ils me regardent de travers, comme si c'était en<br />

définitive l'équipage humain qui était responsable du<br />

naufrage. C'est peut-être d'ailleurs le cas, même si je n'en sais<br />

rien, <strong>et</strong> que ça ne va pas nous rapprocher de la côte, ni des<br />

secours.<br />

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<strong>Faux</strong>-<strong>fuyants</strong> <strong>et</strong> <strong>vraies</strong> <strong>fuites</strong> <strong>Gilles</strong> <strong>Josse</strong><br />

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<strong>Faux</strong>-<strong>fuyants</strong> <strong>et</strong> <strong>vraies</strong> <strong>fuites</strong> <strong>Gilles</strong> <strong>Josse</strong><br />

Sommaire de la 2ème partie, intitulée :<br />

« Alaska »<br />

Terre d'accueil<br />

Légume quotidien<br />

Une rencontre<br />

La caisse<br />

Cris<br />

La promotion sociale<br />

Un métier<br />

Changement d'identité<br />

Le temps s'accélère<br />

Prière païenne<br />

Drobolsky<br />

Bedeau<br />

La fuite<br />

La vérité<br />

Confusion<br />

A Grobidou<br />

Couvre-feu<br />

Résistance<br />

La paix<br />

Réminiscence<br />

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<strong>Faux</strong>-<strong>fuyants</strong> <strong>et</strong> <strong>vraies</strong> <strong>fuites</strong> <strong>Gilles</strong> <strong>Josse</strong><br />

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<strong>Faux</strong>-<strong>fuyants</strong> <strong>et</strong> <strong>vraies</strong> <strong>fuites</strong> <strong>Gilles</strong> <strong>Josse</strong><br />

Terre d'accueil<br />

Nous avons été recueillis en mer trois semaines plus<br />

tard par des pêcheurs de baleine alaskaïens plutôt frustres,<br />

sinon rustres ; les survivantes sont passées à la casserole,<br />

pour le plaisir de ces messieurs qui sentaient si fort le<br />

poisson. Simple question de politesse <strong>et</strong> d'usage, nous ont-ils<br />

expliqué dans leur drôle de patois rocailleux. Bizarrement, ils<br />

m'ont épargné ; peut-être à cause de mon état, peut-être à<br />

cause du sexe que j'ai entre les jambes, va savoir.<br />

Dans la chaloupe, la moitié des singes étaient morts<br />

d'épuisement ou de froid, surtout des jeunes. On les j<strong>et</strong>ait par<br />

dessus bord ; ils s'enfonçaient lentement dans l'océan, comme<br />

de tragiques poupées de chiffon <strong>et</strong> de poil. On ne dirait pas<br />

comme ça, mais c'est drôlement fragile, un singe, dès lors que<br />

ça quitte les latitudes auxquelles c'est habitué ; un<br />

refroidissement, un éternuement, deux quintes de toux, <strong>et</strong><br />

c'est mort.<br />

J'habite depuis lors un camp de réfugiés, sur la côte<br />

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<strong>Faux</strong>-<strong>fuyants</strong> <strong>et</strong> <strong>vraies</strong> <strong>fuites</strong> <strong>Gilles</strong> <strong>Josse</strong><br />

méridionale de l'Alaska, avec un millier de singes <strong>et</strong> de<br />

polonais, où l'on nous a menés en camion bâché, comme des<br />

militaires ou du bétail. Je me suis aménagé un coin sous la<br />

lourde tente qui m'abrite avec trois ou quatre familles. J'ai<br />

arrêté de boire de la vodka ; il paraît que le Martini est<br />

excellent pour la circulation du sang.<br />

Le camp est situé à l'écart de tout, sur un plateau<br />

lépreux balayé par les vents. Bien que nous soyons le trois<br />

mai <strong>et</strong> que ce soit le début de la belle saison, il fait plutôt<br />

frisqu<strong>et</strong>. Je m'imaginais l'Alaska plus clément, <strong>et</strong> mon accueil<br />

plus chaleureux aussi. Je suis un peu déçu. Si j'avais de la<br />

famille à qui je tienne, j'en ferais bien part dans une carte<br />

postale, mais là, ça n'est pas vraiment le contexte adéquat.<br />

J'espère que Liberté Marek Grobek ne souffrira pas du<br />

froid, <strong>et</strong> que son poil sera dru comme celui d'un alaskaïen de<br />

souche. Si tout va bien, j'accoucherai début octobre, après<br />

une gestation de plus d'une année entière. Il paraît que c'est<br />

normal, pour un homme, surtout pour son premier enfant.<br />

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<strong>Faux</strong>-<strong>fuyants</strong> <strong>et</strong> <strong>vraies</strong> <strong>fuites</strong> <strong>Gilles</strong> <strong>Josse</strong><br />

Légume quotidien<br />

Je suis assis dans l'herbe rase, à quelques mètres des<br />

barbelés qui protègent le camp des intrusions, <strong>et</strong> peut-être<br />

même des évasions, qui sait. Un vent tourbillonnant pousse<br />

des nuages noirs, bas sur l'horizon. Je remarque<br />

machinalement un gardien qui remonte l'alignement des<br />

tentes. Il s'approche de moi :<br />

— Tu n'as rien à foutre, accusé Volodek ?<br />

Le gros sous-officier qui m'a interrogé à mon arrivée<br />

au camp n'a pas voulu me croire, quand je lui ai dit que je<br />

m'appelais « Alain Bonaventure », <strong>et</strong> que je venais de France.<br />

Il a décidé que j'étais un immigré clandestin polonais, <strong>et</strong> il<br />

m'a surnommé Volodek. Ça l'a fait bien rire, comme quand on<br />

r<strong>et</strong>ire la chaise de sous les fesses d'une grand-mère qui va<br />

s’asseoir. J'ai appris par la suite que « Volodek » était un<br />

synonyme de nigaud, en alaskaïen.<br />

Je réponds tranquillement au gardien, en baissant les<br />

yeux, pour ne pas l'énerver :<br />

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<strong>Faux</strong>-<strong>fuyants</strong> <strong>et</strong> <strong>vraies</strong> <strong>fuites</strong> <strong>Gilles</strong> <strong>Josse</strong><br />

— Je médite.<br />

— Va méditer aux patates, accusé Volodek ; vite !<br />

Ici, nous sommes tous accusés, je ne sais pas très bien<br />

pourquoi. M<strong>et</strong>tons que les alaskaïens m'ont l'air très fiers de<br />

leur beau pays, qu'ils n'entendent pas partager avec n'importe<br />

qui <strong>et</strong> dans n'importe quelles conditions. Je me lève <strong>et</strong> je me<br />

dirige vers les cuisines, sous l’œil courroucé du bonhomme.<br />

Il s'en est fallu de peu qu'il ne m'assène un bon coup de<br />

matraque, pour s'assurer de mon enthousiasme.<br />

Est-ce que je me courrouce, moi, à passer mon temps<br />

à éplucher des patates, depuis que j'ai débarqué au pays de<br />

tous mes rêves dorés ? Si on me posait par hasard la question,<br />

je pourrais affirmer que je fais d'indéniables efforts<br />

d'intégration. On ne peut pas en dire autant de certains singes<br />

du camp, qui glandent du matin au soir en se faisant les poux,<br />

au prétexte qu'ils sont bourgeois, fainéants, <strong>et</strong> suffisamment<br />

friqués pour filer un bifton ou deux aux gardiens, de temps en<br />

temps, pour qu'ils ferment les yeux sur leur scandaleuse<br />

sinécure.<br />

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<strong>Faux</strong>-<strong>fuyants</strong> <strong>et</strong> <strong>vraies</strong> <strong>fuites</strong> <strong>Gilles</strong> <strong>Josse</strong><br />

Une rencontre<br />

Aux cuisines, je fais connaissance avec Lilith. C'est<br />

une pute. Nous sympathisons. Je lui dis :<br />

— Avec ton métier, tu pourrais facilement faire sauter tes<br />

corvées de patates.<br />

— Ça me change de la banane.<br />

Je devine derrière ces simples mots toute une<br />

philosophie de la vie très humble <strong>et</strong> beaucoup de modestie. Je<br />

maudis mon propre orgueil <strong>et</strong> j'accélère ma cadence<br />

d'épluchage.<br />

Mais tout n'est pas si simple, en fait, avec c<strong>et</strong>te drôle<br />

d'habitude, bien ancrée dans leur mœurs, que les alaskaïens<br />

ont d'abuser des femmes, sans leur demander leur avis ni leur<br />

consentement. Autrement dit, ça viole à tour de bras, dans le<br />

camp, <strong>et</strong> dans ces conditions, exercer la prostitution semble<br />

un peu compromis. C'est ce qu'elle m'explique en polonais,<br />

c<strong>et</strong>te langue que je comprends beaucoup mieux depuis mes<br />

amants cuisiniers <strong>et</strong> matelots.<br />

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<strong>Faux</strong>-<strong>fuyants</strong> <strong>et</strong> <strong>vraies</strong> <strong>fuites</strong> <strong>Gilles</strong> <strong>Josse</strong><br />

Je ne la crois qu'à moitié ; payer pour consommer <strong>et</strong><br />

souiller, c'est une autre façon de violer, après tout. Ça change.<br />

Finalement, je la soupçonne d'être par principe comme tous<br />

ces artisans, p<strong>et</strong>its patrons, <strong>et</strong> autres paysans à leur compte,<br />

pour qui les affaires n'ont jamais été aussi bonnes que jadis,<br />

<strong>et</strong> sont toujours meilleures que demain.<br />

Maintenant, je la comprends aussi, de venir se<br />

refroidir la moule de temps à autre, à éplucher les fameux<br />

légumes pour le bien de la communauté, dans ces cuisines<br />

aussi ventées qu'elles sont crasseuses ; plus d'une guenon y a<br />

chopé la mort, durant mon séjour, de celles qui étaient à la<br />

fois laides <strong>et</strong> désargentées, <strong>et</strong> ne pouvaient faire sauter la<br />

corvée d'aucune manière. Lilith, elle, me fascine, avec ce<br />

mélange bien particulier de l'altruisme le plus désintéressé <strong>et</strong><br />

de l'appât du gain le plus sordide. Une pute, c'est moitié<br />

maquignon, moitié sœur de charité. Je parviens à la décider<br />

de s'associer en affaire avec moi, ce qu'elle accepte, sans trop<br />

d'hésitation ; elle me trouve bonne mine, avec mon gros<br />

ventre.<br />

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<strong>Faux</strong>-<strong>fuyants</strong> <strong>et</strong> <strong>vraies</strong> <strong>fuites</strong> <strong>Gilles</strong> <strong>Josse</strong><br />

La caisse<br />

Je fais la caisse devant la tente où travaille Lilith. Il y<br />

a la queue, c'est bien le cas de le dire. Je plaisante avec les<br />

gars. On se croirait sur un chantier d'autoroute, dans le midi<br />

de la France. Ça résonne de plaisanteries graveleuses sur les<br />

étonnantes capacités d'endurance <strong>et</strong> d'absorption de ma<br />

copine, à chacun des bouts de sa personne qui les intéressent.<br />

Les singes paient en bananes, les polonais en vodka <strong>et</strong><br />

les gardiens en patates ou en indulgences. Les indulgences<br />

servent à passer outre les viols <strong>et</strong> les corvées, dans une<br />

certaine mesure. En fin de semaine, des villageois passent<br />

échanger la marchandise que nous avons récoltée, Lilith <strong>et</strong><br />

moi, contre du dollar alaskaïen sonnant <strong>et</strong> trébuchant : le<br />

roumi.<br />

Quand j'ai demandé à un villageois ce qu'on pouvait<br />

ach<strong>et</strong>er avec des roumis, il m'a répondu en souriant : « Des<br />

patates, des bananes, de la vodka <strong>et</strong> des femmes ». Tout<br />

simplement, il fallait y penser. Pas la peine d'espérer dilapider<br />

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<strong>Faux</strong>-<strong>fuyants</strong> <strong>et</strong> <strong>vraies</strong> <strong>fuites</strong> <strong>Gilles</strong> <strong>Josse</strong><br />

son argent en articles de luxe raffinés, en matériel hi-fi<br />

sophistiqué, <strong>et</strong> autres fariboles.<br />

L'alaskaïen a su préserver un mode de vie basique,<br />

mais authentique, d'où tout superflu est banni. Il est robuste <strong>et</strong><br />

adaptable, à tel point qu'en l'absence de femmes <strong>et</strong> de<br />

guenons, il sait très bien se débrouiller avec ses rennes,<br />

comme en attestent certaines blagues un peu salaces, qui<br />

circulent dans la queue, devant la tente où je fais la caisse, <strong>et</strong><br />

où Lilith encaisse. Vu de loin, on pourrait penser qu'elle y<br />

donne un mini-spectacle de marionn<strong>et</strong>tes ; vu <strong>et</strong> entendu de<br />

loin, seulement, car de près, ça couine sec <strong>et</strong> ça beugle, quand<br />

les gars lâchent leur purée.<br />

Quel métier dégueulasse, vraiment, de jouer les<br />

pompes à chagrin pour ces crétins congénitaux, qui seraient<br />

bien étonnés de constater que Lilith possède un cœur aussi, <strong>et</strong><br />

des rêves, <strong>et</strong> des espoirs, à les faire pâlir de honte <strong>et</strong> racornir<br />

la tige ; si seulement ils savaient, oui. Mais ils font semblant,<br />

comme les hommes ont toujours fait, depuis que le monde est<br />

monde.<br />

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<strong>Faux</strong>-<strong>fuyants</strong> <strong>et</strong> <strong>vraies</strong> <strong>fuites</strong> <strong>Gilles</strong> <strong>Josse</strong><br />

Cris<br />

J'ai entendu des cris dans la nuit. Je me suis levé.<br />

Trois gardiens violent une guenon dans les sanitaires, le<br />

pantalon en bas des jambes. Dura lex, sed lex.<br />

Mais le viol, ça reste une épreuve supportable pour les<br />

femmes <strong>et</strong> les guenons, qui savent rester philosophes, tant<br />

qu'il n'est pas accompagné des coups ; coups de poing, de<br />

pied, de matraque. Car nos gardiens alaskaïens ont la main<br />

lourde, parfois, surtout quand ils ont abusé de Brouzna, ce qui<br />

arrive à peu près chaque soir. Et il n'est pas rare de r<strong>et</strong>rouver<br />

l'une de ces pauvres créatures, étendue raide morte, la tête<br />

fendue, sur le carrelage des sanitaires, que nos hôtes ont<br />

gentiment surnommés leur « salle de réunion <strong>et</strong> de repos ».<br />

Oui, les alaskaïens sont de véritables brutes sans<br />

cervelles, <strong>et</strong> c'est une cruelle désillusion pour moi, qui<br />

espérais tant faire la découverte d'une culture alternative<br />

raffinée. Les cris ont fini par cesser, <strong>et</strong> au bout d'un moment,<br />

je me suis décidé à aller réconforter la malheureuse. Mais<br />

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<strong>Faux</strong>-<strong>fuyants</strong> <strong>et</strong> <strong>vraies</strong> <strong>fuites</strong> <strong>Gilles</strong> <strong>Josse</strong><br />

celle-ci n'avait malheureusement plus aucun besoin, dans ce<br />

domaine ou dans un autre, qui avait passé l'arme à gauche<br />

sous les caresses un peu viriles de ses violeurs.<br />

Tout ça est un peu raide, <strong>et</strong> si un jour je me décide à<br />

écrire mes mémoires d'immigrant, pour l'édification de<br />

Liberté Marek Grobek, il conviendra assurément que<br />

j'expurge de mon récit ce genre d'anecdotes un peu<br />

« shocking » <strong>et</strong> un peu « gores ».<br />

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<strong>Faux</strong>-<strong>fuyants</strong> <strong>et</strong> <strong>vraies</strong> <strong>fuites</strong> <strong>Gilles</strong> <strong>Josse</strong><br />

La promotion sociale<br />

La promotion sociale, c'est pas compliqué. Lilith m'a<br />

expliqué. Moyennant quelques p<strong>et</strong>ites faveurs, je suis devenu<br />

l'homme à tout faire du commandant du camp. Je jardine en<br />

compagnie d'un jeune singe, Adam, qui crie parfois très fort<br />

quand le commandant l'invite dans son logement, comme s'il<br />

s'était assis sur quelque coussin de belle-mère, même si je me<br />

doute bien que l'explication se situe à la fois là <strong>et</strong> ailleurs.<br />

Moi, pendant ce temps, je fais de la patate. Je suis croque-<br />

mort en chef <strong>et</strong> je possède la clé de la réserve où on stocke la<br />

chaux-vive à disperser sur les cadavres de la fosse commune.<br />

Ça fait donc de moi quelqu'un d'important, voire même<br />

d'indispensable, niveau hygiène. Vous vous imaginez si on<br />

laissait les chimpanzés crevés pourrir dans le camp ou les<br />

sanitaires ?<br />

Si on voulait l'abriter de la pluie, c<strong>et</strong>te fosse<br />

commune, il faudrait un très grand hangar. Je ne sais pas<br />

pourquoi je vous dis ça, d'ailleurs. Tout simplement, je me<br />

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<strong>Faux</strong>-<strong>fuyants</strong> <strong>et</strong> <strong>vraies</strong> <strong>fuites</strong> <strong>Gilles</strong> <strong>Josse</strong><br />

laisse aller à bavarder, depuis que mes conditions de vie se<br />

sont améliorées, grâce aux conseils avisés de Lilith. Adam a<br />

bien moins de chance, dont le commandant raffole, au point<br />

que je me demande parfois hypocritement s'il n'abuserait pas<br />

un peu de lui. Quelle pitié, pour un homme de c<strong>et</strong>te trempe <strong>et</strong><br />

de c<strong>et</strong>te culture, qui porte toujours des gants blancs, lorsqu'il<br />

m<strong>et</strong> une mandale à l'un de ses « invités », comme il désigne<br />

affectueusement les résidents de ce drôle de camp de<br />

réfugiés. Existe-t-il des méta-camps de réfugiés, où l'on<br />

puisse se réfugier des camps de réfugiés standards ? Si c'est<br />

le cas, y est-on méta-mieux traité ?<br />

Je suis aussi épicier à mes heures perdues. Compte<br />

tenu du nombre limité de denrées à disposition, les comptes<br />

sont simples à tenir ; quatre colonnes par page du livre de<br />

comptabilité, une pour les bananes, une pour la vodka, une<br />

pour les patates, <strong>et</strong> une dernière pour les roumis. Je ne vends<br />

pas encore de femmes, mais ça viendra peut-être. Le<br />

commandant prélève la moitié de la rec<strong>et</strong>te, après le passage<br />

des villageois.<br />

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<strong>Faux</strong>-<strong>fuyants</strong> <strong>et</strong> <strong>vraies</strong> <strong>fuites</strong> <strong>Gilles</strong> <strong>Josse</strong><br />

Un métier<br />

J'ai accepté de devenir le bourreau personnel du<br />

commandant. « Personnel », je ne sais pas si tu entends bien,<br />

crétin, si tu t'imagines bien tout ce que ça représente <strong>et</strong> sous-<br />

entend. Vois les privautés que je suis dorénavant en mesure<br />

de m'octroyer, de la manière la plus injuste, la plus abjecte<br />

qui soit, par la peur <strong>et</strong> la menace de la torture. Enfin un<br />

métier qui me change de l'ordinaire crasseux du jardinier<br />

cajoleur de patates ! Mon ascension sociale s'accélère. Car, si<br />

ça ne s'appelle pas une promotion, ça, <strong>et</strong> bien moi, je ne suis<br />

qu'une tarlouze, <strong>et</strong> je veux bien manger ce bér<strong>et</strong> de marin que<br />

je porte depuis la mort de Marek, <strong>et</strong> qui était le sien.<br />

Pendant que mes clients hurlent, je prie Grobek de ne<br />

pas laisser mon bras trembler <strong>et</strong>, quand ils ont fini de hurler,<br />

je prends une grande bouffée d'air <strong>et</strong> je l'expire lentement ;<br />

c'est très sensuel. Je me fais l'eff<strong>et</strong> d'être une cantatrice<br />

passionnante <strong>et</strong> passionnée, à maîtriser ainsi mon souffle. A<br />

ce niveau-là, mes clients, eux, ne semblent pas maîtriser<br />

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<strong>Faux</strong>-<strong>fuyants</strong> <strong>et</strong> <strong>vraies</strong> <strong>fuites</strong> <strong>Gilles</strong> <strong>Josse</strong><br />

grand choses, <strong>et</strong> se contentent de gueuler sans discontinuer,<br />

sans avoir aucun souci de la mise en scène, <strong>et</strong> de la<br />

progression dramatique de l'action.<br />

Parfois, je travaille la nuit. Sous le projecteur qui<br />

proj<strong>et</strong>te mon ombre sur la lande, en eff<strong>et</strong>, <strong>et</strong> j'ai encore<br />

l'impression féerique d'être un puissant magicien. J'aimerais<br />

alors que l'on me filme, tellement je me sais horrible <strong>et</strong><br />

grandiose dans l'art de faire souffrir. L'autre jour, à ce propos,<br />

Adam m'a demandé d'où je pouvais tirer un tel plaisir <strong>et</strong> une<br />

telle vanité. Tout à trac, je lui ai répondu :<br />

— Mais ainsi, je sers de mon mieux l'Alaska, mon cher<br />

pays, en m<strong>et</strong>tant mon bras à son service. Après tout, les<br />

gueux n'ont qu'à bien se tenir.<br />

— Les « gueux » ? tu veux dire les singes <strong>et</strong> les<br />

polonais ?<br />

— Oui, si tu préfères.<br />

Et puis je l'ai envoyé bouler, un peu lassé par les<br />

allusions subversives qui pointaient dans ses questions.<br />

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<strong>Faux</strong>-<strong>fuyants</strong> <strong>et</strong> <strong>vraies</strong> <strong>fuites</strong> <strong>Gilles</strong> <strong>Josse</strong><br />

Changement d'identité<br />

Je ne suis plus l'accusé Volodek. On m'appelle<br />

désormais Voloda , comme Alaska, <strong>et</strong> l'on me craint comme<br />

la peste dans tout le camp, <strong>et</strong> même au-delà, dans la région <strong>et</strong><br />

les villages alentour. Je suis passé aide de camp du<br />

commandant <strong>et</strong> il m'a promis mon visa. Avec ce visa, je serai<br />

libre de m'installer où bon me semblera dans ce beau pays,<br />

qui m’apparaît maintenant beaucoup plus accueillant qu'à<br />

mon arrivée. Simplement, <strong>et</strong> comme je l'ai heureusement<br />

compris, il s'agit de faire ses preuves, <strong>et</strong> quand on y réfléchit<br />

bien, avec de bonnes tenailles, une dent ou un ongle, c'est si<br />

vite arraché.<br />

C'est le début de l'hiver <strong>et</strong> je vais bientôt accoucher du<br />

p<strong>et</strong>it Liberté Marek Grobek. Il fait froid ; ça rend mes tortures<br />

plus cruelles <strong>et</strong> plus efficaces, même si je me sens un peu<br />

lourd, avec ce ventre plein comme un œuf. J'ai appris à dire<br />

« dites nous tout ce que vous savez » en polonais. Ça donne<br />

« tu parlé zobitch ». C'est très amusant, car le commandant<br />

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<strong>Faux</strong>-<strong>fuyants</strong> <strong>et</strong> <strong>vraies</strong> <strong>fuites</strong> <strong>Gilles</strong> <strong>Josse</strong><br />

n'attend aucune réponse à c<strong>et</strong>te demande, <strong>et</strong> puis ça fait parler<br />

<strong>et</strong> hurler en même temps les victimes. Ils hurlent parce qu'ils<br />

souffrent énormément, <strong>et</strong> en même temps, pour arrêter de<br />

souffrir, ils tâchent de répondre calmement à c<strong>et</strong>te question<br />

idiote, <strong>et</strong> que le commandant ne pose que pour se distraire ;<br />

« tu parlé zobitch ». Quelle plaisanterie, la vie, parfois ; un<br />

peu dure, un peu noire, tout de même.<br />

Lilith a un peu pris ses distances avec moi,<br />

considérant qu'elle était dans le camp du plaisir, quand je me<br />

situe dans celui de la douleur. Quelle drôle d'idée de séparer<br />

les choses ainsi de manière arbitraire ; c'est rhétorique,<br />

dialectique, <strong>et</strong> parfaitement ridicule, je crois bien. De toute<br />

façon, je n'ai plus besoin de son fion pour me faire des<br />

biftons, <strong>et</strong> améliorer mon ordinaire. J'ai le mien, <strong>et</strong> le<br />

commandant m'a fait l'honneur de s'y comprom<strong>et</strong>tre à<br />

plusieurs reprises, pour me témoigner sa sympathie, à la fin<br />

de ces soirées où nous nous dézinguons à la Brouzna, en<br />

évoquant la France <strong>et</strong> Paris, sa capitale de rêve, où tout est si<br />

classe.<br />

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<strong>Faux</strong>-<strong>fuyants</strong> <strong>et</strong> <strong>vraies</strong> <strong>fuites</strong> <strong>Gilles</strong> <strong>Josse</strong><br />

Le temps s'accélère<br />

J'ai obtenu mon visa. J'ai demandé ma mutation<br />

officielle. Le camp va fermer. La fosse est pleine ; un vrai<br />

champ de patates, sous la neige blanche de la chaux. On<br />

emmène les accusés survivants vers l'intérieur des terres, où<br />

l'hiver est plus rude encore. Ils ne sont pas très nombreux, ce<br />

qui peut sembler un peu étrange, comme si singes <strong>et</strong> polonais<br />

avaient eu bien du mal à supporter l'été alaskaïen. D'un autre<br />

côté, ça leur évitera de souffrir des rigueurs de l'hiver.<br />

J'ai demandé à être muté dans le clergé, comme<br />

bedeau. C'est pour les nerfs. Le commandant est désolé de<br />

perdre un si bon bourreau. Il ne sait pas que c'est Grobek lui-<br />

même qui armait mon bras. Sans Grobek, je ne serais rien<br />

qu'un voyageur solitaire, aux mamelles stériles <strong>et</strong> au ventre<br />

creux, dépourvu de tout courage, de toute passion. Grâce à<br />

lui, j'ai conçu Liberté, <strong>et</strong> trouvé la force de le porter jusqu'à ce<br />

jour ; d'aimer son père vivant, <strong>et</strong> de l'oublier mort ; d'aimer<br />

Dvorek <strong>et</strong> de le sacrifier. Mais le plus beau, le plus doux, c'est<br />

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ce sacrifice que le doux oiseau m'a fait de sa vie, que j'ai<br />

cueillie gentiment, du bout de ma batte de base-ball. Grobek,<br />

je te porte dans mon cœur, comme je porte Liberté dans mon<br />

ventre, sache-le ; tu n'es pas mort pour rien. Liberté, lui,<br />

aurait dû voir le jour voilà bientôt deux semaines. J'ai le<br />

ventre rond comme un ballon <strong>et</strong> je marche en canard.<br />

D'affreuses hémorroïdes me font souffrir le martyr, à certains<br />

moments.<br />

Franchement, bedeau, ça va me changer. Fini l'odeur<br />

de la chair grillée des suppliciés, <strong>et</strong> bonjour celle de l'encens,<br />

qui porte l'âme aux nues, incite à la contemplation, à la<br />

méditation, sans pour autant décourager de la fornication,<br />

quand elle est méritée. Et avec le zèle qui a été le mien durant<br />

ma mission de bourreau, nul doute que je n'ai mérité de ce<br />

fait de baiser tout le jour, jusqu'au terme de ma pauvre<br />

existence. Mais je n'en demande pas tant, <strong>et</strong> je me contenterai<br />

de c<strong>et</strong>te planque que l'on m'octroiera bientôt, dans une<br />

modeste église de campagne. Ça n'est qu'une question de<br />

jours.<br />

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<strong>Faux</strong>-<strong>fuyants</strong> <strong>et</strong> <strong>vraies</strong> <strong>fuites</strong> <strong>Gilles</strong> <strong>Josse</strong><br />

Prière païenne<br />

« Grobek amour, je t'en prie à genoux, accélère la<br />

naissance de ton fils Liberté, pistonne ma mutation <strong>et</strong> fais<br />

moi exonérer d'impôts. Rends mon liquide vaisselle plus<br />

dégraissant, les couches-culottes enfin étanches, fasse que<br />

tous mes emballages à ouverture facile s'ouvrent<br />

facilement… »<br />

« PS : vénéré Grobek, pardonne-moi aussi de te<br />

demander la faveur d'aller sonner les cloches pour un autre<br />

que toi. »<br />

« PPS : ah oui, garde aussi ma copine Lilith sous ta<br />

protection, tant qu'elle le méritera. »<br />

Par la fenêtre, je venais en eff<strong>et</strong> de voir passer celle-<br />

ci, juchée su un tombereau, emmenée par une poignée de<br />

paysans, auxquels le commandant l'a vendue, pour qu'elle<br />

serve dorénavant « d'agent de production » dans leur p<strong>et</strong>ite<br />

coopérative agricole. Mais à part le pressage des noix <strong>et</strong> des<br />

bananes, celle-ci ne sait pas faire grand chose de ses dix<br />

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<strong>Faux</strong>-<strong>fuyants</strong> <strong>et</strong> <strong>vraies</strong> <strong>fuites</strong> <strong>Gilles</strong> <strong>Josse</strong><br />

doigts, même si je ne pense pas non plus que ces pécores en<br />

demandent bien plus.<br />

Elle a j<strong>et</strong>é un regard dans ma direction, juste le temps<br />

de m'apercevoir, puis a détourné les yeux très rapidement,<br />

comme si le spectacle de ma personne lui inspirait quelque<br />

répulsion rédhibitoire <strong>et</strong> fâcheuse. J'ai beau m'interroger, je<br />

ne comprends pas bien. Chacun à sa place, dans notre société<br />

alaskaïenne, <strong>et</strong> il n'y a pas de sots métiers, mais seulement de<br />

sottes gens. Je lui dénie ce droit de me juger, pour le choix<br />

que j'ai fait de mon travail ; bourreau, après tout, c'est aussi<br />

respectable que pute, non ? A en juger par la façon dont elle<br />

m'a regardé, elle n'a pas l'air du même avis. Une crispation<br />

me saisit la main gauche, celle avec laquelle je torture avec le<br />

plus de bonheur, <strong>et</strong> puis je parviens à r<strong>et</strong>rouver mon calme.<br />

Non, décidément, c<strong>et</strong>te fille est bien ingrate, <strong>et</strong> puis<br />

vivement aussi mon entrée en religion, qui me perm<strong>et</strong>tra de<br />

me calmer un peu les nerfs, comme je l'espère.<br />

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<strong>Faux</strong>-<strong>fuyants</strong> <strong>et</strong> <strong>vraies</strong> <strong>fuites</strong> <strong>Gilles</strong> <strong>Josse</strong><br />

Réminiscence<br />

Le camp est désert. Les tentes <strong>et</strong> la plupart des<br />

baraquements ont été démontés. Il reste les barbelés dans le<br />

vent. Quelques chiens errants s'affairent parmi les détritus, ça<br />

<strong>et</strong> là. Je me rappelle mon carn<strong>et</strong> de liaison : « les alaskaïens<br />

n'aiment ni les singes ni les polonais ». Je n'aurais jamais<br />

imaginé devenir le complice de la barbarie pour m<strong>et</strong>tre mon<br />

enfant à naître à l'abri du danger. Et quel danger ; la mort, ni<br />

plus ni moins ! La vie de Liberté a-t-elle donc plus de valeur<br />

que celle de ces dizaines de pauvres singes, que j'ai torturés<br />

« sur ordre », pour complaire au sadisme du commandant.<br />

« Sur ordre », l'expression sonne bien mal à mes<br />

oreilles, moi qui n'ai jamais obéi qu'à moi-même, à mes<br />

propres pulsions, à ce que me dictait ma conscience, <strong>et</strong> ce<br />

jusqu'à quitter la France, pour fuir la servilité <strong>et</strong> le manque<br />

d'imagination de ceux qui la peuplent. Il serait beaucoup plus<br />

juste de dire que j'ai agi en pur égoïste, individualiste, au<br />

mépris de toute morale, pour sauver ma peau <strong>et</strong> celle de celui<br />

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que je porte en moi <strong>et</strong> nourris de mes veines.<br />

Bien sûr, ça n'était pas une raison non plus pour faire<br />

du zèle, mais, tu l'avoueras, dans une telle situation, comme il<br />

est difficile de faire le ludion, de ne pas s'engager. Et quand<br />

l'engagement est pris, il y a bifurcation irrémédiable, fracture,<br />

schisme irréparables. En la matière, il n'y a que de mauvais<br />

choix ; mourir la tête haute ne vaut en eff<strong>et</strong> pas mieux pour<br />

moi que de vivre dans l'opprobre <strong>et</strong> le remord. Que veux-tu,<br />

je suis trop douill<strong>et</strong>, <strong>et</strong> j'ai si peur du néant.<br />

Aussi, pour finir, je laisse l'examen de c<strong>et</strong>te question à<br />

ceux que l'éthique <strong>et</strong> la morale font bander, du jour de l'an au<br />

jour de l'an. Qu'ils me condamnent, je n'en attends pas moins<br />

d'eux, pourvu que je parvienne à vivre en paix, jusqu'à ce<br />

que, peut-être, un jour, la culpabilité ne sape mes défenses <strong>et</strong><br />

ne viennent me ronger la beauté des jours <strong>et</strong> des soleils<br />

couchants.<br />

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<strong>Faux</strong>-<strong>fuyants</strong> <strong>et</strong> <strong>vraies</strong> <strong>fuites</strong> <strong>Gilles</strong> <strong>Josse</strong><br />

Drobolsky<br />

Liberté Marek Grobek est né, le jour de Noël, avec<br />

encore près de trois mois de r<strong>et</strong>ard sur le terme prévu, après<br />

un accouchement qui s'est merveilleusement bien déroulé.<br />

C'est un bébé énorme ; on dirait un adulte un peu nain. Je dis<br />

ça mais je l'adore, <strong>et</strong> je suis tellement fier d'en avoir enfin<br />

accouché. Il a tout le charme caucasien de son père, Marek, <strong>et</strong><br />

la voix rauque de son autre père, Grobek. Je bois du<br />

champagne avec le commandant. C'est notre troisième<br />

bouteille.<br />

J'ai trempé la tétine de Liberté dans ma coupe. Nous<br />

fêtons la naissance mais aussi ma mutation, qui vient d'être<br />

signée par les autorités idoines. J'habite au village le plus<br />

proche depuis près de deux mois, chez le commandant, dans<br />

la deuxième chambre. Sa femme s'est portée volontaire pour<br />

le front de l'Est, dans la guerre sans merci qui oppose les<br />

alaskaïens aux ours polaires, depuis maintenant vingt-deux<br />

générations, <strong>et</strong> qui semble ne jamais devoir se terminer.<br />

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Le commandant est un homme sans façons ; il ne se<br />

lave pas <strong>et</strong> ne s'en cache pas. Chez lui, ça sent bon comme<br />

dans une ferme. Depuis qu'il a dû se défaire d'Adam, <strong>et</strong> le<br />

laisser partir vers un autre camp, c'est moi qui remplace sa<br />

valeureuse épouse. Comme il m'a dit très justement, « un<br />

homme qui attend un enfant, ça reste un homme ». Je n'ai pas<br />

rechigné ; la perspective de rejoindre mes amis singes <strong>et</strong><br />

polonais dans un endroit sinistre <strong>et</strong> glacial, pour y attendre la<br />

mort en y subissant la torture, ne me convient guère.<br />

Accessoirement, ça me rappelle aussi que je suis<br />

toujours en guerre contre la Pologne <strong>et</strong> ses ressortissants,<br />

n'ayant jamais eu l'idée de signer un traité de paix avec l'un<br />

de leurs représentants. Pendant ce temps, Liberté chie sous lui<br />

à qui mieux mieux ; c'est tout ce que j'attendais de lui, <strong>et</strong> je<br />

suis un père nourricier comblé. Le torcher, le biberonner,<br />

laver ses couches, ça me change des tenailles <strong>et</strong> du scalpel.<br />

J'ai rajeuni de dix ans, <strong>et</strong> même le commandant s'en est<br />

aperçu, qui, en homme éduqué <strong>et</strong> galant, m'en fait le<br />

compliment, dès qu'il proj<strong>et</strong>te de me sauter.<br />

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Bedeau<br />

J'ai rejoint le village où j'ai été muté, en charr<strong>et</strong>te, moi<br />

aussi ; c'est drôle, mais il me semble parfois qu'il n'y a que<br />

des charr<strong>et</strong>tes, dans ce pays. Le commandant pleurait dans sa<br />

moustache quand nous nous sommes dit adieu sur le chemin<br />

empierré. Le litre de vodka que nous avions partagé tous les<br />

deux, avant mon départ, y était sans aucun doute pour<br />

quelque chose.<br />

J'habite maintenant une niche avec un grabat, sous<br />

l'escalier qui mène à l'étage, dans la maison du père Potrek,<br />

au presbytère. Il n'a pas la mansuétude de Grobek ; il me<br />

parle durement, <strong>et</strong> ne croit pas à mon dévouement pour<br />

l'Alaska. Pour lui, je suis <strong>et</strong> je resterai un étranger ; encore<br />

heureux que je ne sois ni singe, ni polonais, sans quoi il<br />

m'aurait peut-être bien assassiné dès le premier jour.<br />

Qui plus est, il ne semble avoir aucun désir sexuel,<br />

pour moi ou pour qui que ce soit d'autre, <strong>et</strong>, bien au contraire,<br />

lors de ses sermons, il fustige les paysans qui ne dédaignent<br />

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pas la gaudriole. C'est une sorte de fou, de fanatique sclérosé,<br />

comme on peut en trouver un peu partout, dans les églises de<br />

toutes les confessions imaginables.<br />

Moi, je tire les cloches dès cinq heures <strong>et</strong> jusqu'à<br />

minuit. Je sonne tous les offices de la semaine <strong>et</strong> les<br />

cérémonies. La paroisse est trop pauvre pour se payer un<br />

système d'horlogerie automatique, affirme le père Potrek ;<br />

mais ça ne l'empêche pas de boire chaque jour du meilleur<br />

bordeaux, comme j'en ai rarement goûté moi-même, <strong>et</strong><br />

d'avoir de la viande dans son assi<strong>et</strong>te à chaque repas.<br />

Le midi, la cuisinière pose une assi<strong>et</strong>te de patates<br />

cuites à l'eau, à côté de ma couche. C'est ma seule nourriture<br />

de la journée, <strong>et</strong> j'ai perdu quarante kilos, depuis mon<br />

accouchement. C'est elle qui nourrit Liberté quand je suis à<br />

l'église pour un office, <strong>et</strong> elle ne le fait qu'en rechignant <strong>et</strong><br />

maugréant. Bedeau, je m’imaginais ça beaucoup plus cool, <strong>et</strong><br />

ça le serait certainement, si je n'étais tombé sur ce satané<br />

prêtre, qui ne sourit que lorsqu'il perd un bras ou une dent.<br />

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La fuite<br />

Devant les maltraitances du prêtre <strong>et</strong> de la cuisinière,<br />

je me suis enfui à pieds, en portant Liberté dans mes bras,<br />

vers les montagnes, une nuit, six mois après mon installation.<br />

Je n'aurais pas pu tenir plus longtemps, devant les privations<br />

<strong>et</strong> le harcèlement moral que les deux compères m'infligeaient<br />

à longueur de temps.<br />

Après quatre jours de fuite, où j'ai crevé la faim, me<br />

sacrifiant pour nourrir mon goulu de fiston, j'ai fini par<br />

trouver une place d'homme de ménage dans un château. C'est<br />

chez un certain comte Dracula, un homme charmant, bien<br />

qu'il habite une région très isolée, <strong>et</strong> ne rencontre<br />

habituellement pas grand monde. Le château est immense <strong>et</strong><br />

un peu délabré, mais ça ne manque pas de charme, <strong>et</strong> surtout,<br />

j'adore la roseraie, où s'épanouissent de vieilles variétés, très<br />

rares <strong>et</strong> très parfumées, qui ont dû demander beaucoup de<br />

soin à leur propriétaire, pour prospérer dans un tel endroit. Le<br />

comte ne peut donc pas de ce fait être un homme totalement<br />

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mauvais, comme l'était le père Potrek.<br />

Dans le hall d'entrée, en face de l'escalier d'honneur<br />

qui mène à la grande salle-à-manger, est installé sur un<br />

perchoir un perroqu<strong>et</strong> qui n'arrête pas de crier : « Non, je<br />

vous en prie, pas avec les dents ! ». C'est Coco, <strong>et</strong> quand je<br />

l'entends, je songe à Grobek <strong>et</strong> je me signe. Un détail<br />

m'inquiète encore ; je suis le seul domestique de c<strong>et</strong>te vaste<br />

demeure, <strong>et</strong> je me demande bien comment je vais parvenir à<br />

entr<strong>et</strong>enir une telle surface, si je dois en plus faire la cuisine<br />

pour Monsieur le comte.<br />

Mais, ce qui me soucie le plus, c'est qu'en quittant le<br />

père Potrek, c'est comme si j'avais de fait démissionné de<br />

mon emploi de fonctionnaire alaskaïen, <strong>et</strong> que mon visa<br />

risque donc de ne pas être renouvelé. Je vais ainsi être<br />

contraint par la force des choses à reprendre le statut de<br />

clandestin que j'avais sur le Titanic, <strong>et</strong> ça ne m'enchante pas.<br />

A côté de ça, l'appartement que le comte a réservé pour mon<br />

usage personnel <strong>et</strong> celui de Liberté est spacieux, lui aussi, <strong>et</strong><br />

d'une propr<strong>et</strong>é irréprochable.<br />

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La vérité<br />

La vérité, c'est que le comte est fou. Il se prend pour<br />

le vrai Dracula. Il s'appelle en fait Amédée Landrovitch <strong>et</strong> il<br />

est d'origine polonaise. Bien sûr, c'est mon ennemi, mais ça<br />

reste finalement accessoire, <strong>et</strong> je n'ai pas la moindre envie de<br />

lui faire subir le même sort qu'à Dvorek, qui m'avait<br />

gravement indisposé, en son temps. Non, Amédée est<br />

polonais <strong>et</strong> fou, certes, mais c'est un doux dingue.<br />

La nuit, il dort dans un cercueil que j'ai interdiction de<br />

toucher. Il ne se nourrit que de patates sans même les<br />

ébouillanter, comme on fait des crabes <strong>et</strong> des homards pour<br />

leur épargner la souffrance. Je vois maintenant d'où viennent<br />

les cris du perroqu<strong>et</strong> : il comprend le langage des patates, <strong>et</strong>,<br />

traumatisé, répète leur dernière plainte à longueur de<br />

journée ! Pauvres patates, <strong>et</strong> pauvre Coco. Le positif, c'est<br />

que je n'ai donc de ce fait pas à me soucier de lui mitonner de<br />

bons p<strong>et</strong>its repas. Quoiqu'il en soit, quelque chose me dit qu'il<br />

est en fait complètement fauché, comme les blés, <strong>et</strong> que le<br />

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<strong>Faux</strong>-<strong>fuyants</strong> <strong>et</strong> <strong>vraies</strong> <strong>fuites</strong> <strong>Gilles</strong> <strong>Josse</strong><br />

problème ne se pose pas. Le négatif, c'est que, pour un<br />

humain, manger de la patate crûe, comme le font les singes,<br />

ça n'a pas d'allure.<br />

Nonobstant, il est hors de question que moi <strong>et</strong> Liberté<br />

adoptions son régime alimentaire détraqué, comme je le lui ai<br />

fait comprendre. Il a pris un air chagrin, pour tâcher de<br />

m'attendrir, mais j'ai tenu bon, lui expliquant que je<br />

n'acceptais de rester à son service qu'à la condition d'être<br />

convenablement nourri, avec mon fils. Il a cédé, s'est absenté<br />

un moment, puis est revenu avec une paire de chandeliers en<br />

argent, qu'il m'a enjoint d'aller porter chez un usurier de sa<br />

connaissance, au village le plus proche. Il m'en donnerait<br />

quelques roumis, qui me perm<strong>et</strong>traient de subvenir à nos<br />

besoins pendant quelques temps.<br />

Trop content que les choses tournent aussi facilement<br />

à mon avantage, j'ai pris Liberté dans mes bras, <strong>et</strong> je me suis<br />

rendu au village sur le champ, pour en revenir avec un grand<br />

panier de victuailles ; œufs, fromage, beurre, charcuterie, de<br />

quoi nous régaler pour un bout de temps.<br />

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Confusion<br />

Aujourd'hui, alors que je suis à son service depuis une<br />

semaine bientôt, j'ai senti que Monsieur le comte n'était pas<br />

dans son état normal ; il m'a regardé bizarrement toute la<br />

journée.<br />

J'ai eu raison de me méfier ; la nuit même, sur le coup<br />

de minuit, il s'est j<strong>et</strong>é sur moi alors que je faisais semblant de<br />

dormir. Il m'a pris pour une patate. Je déteste qu'on me<br />

prenne pour une patate. Je l'ai mis KO, d'un bon coup de<br />

genou dans les roustons. Je l'ai aidé à se relever, pendant qu'il<br />

bredouillait quelques vagues excuses, les soucis, la fatigue,<br />

son attirance pour ma jeunesse <strong>et</strong> ma beauté, <strong>et</strong>c., <strong>et</strong> puis je<br />

l'ai reconduit jusqu'à son cercueil, où je l'ai couché.<br />

Pour pouvoir être sûr de passer la nuit tranquille avec<br />

mon fils, j'ai posé le couvercle sur la boîte de sapin, <strong>et</strong> je l'ai<br />

vissé aux quatre coins. Avant d'aller me recoucher, je suis<br />

passé par les cuisines, pour nous préparer un bon sandwich au<br />

salami, à Liberté <strong>et</strong> moi. Le gamin l'a dévoré sous mes yeux,<br />

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en moins de temps qu'il n'en faut pour dire « ouf », pendant<br />

que, dans le hall, Coco continuait sa litanie : « je vous en<br />

prie, non, pas avec les dents ! ». Et Amédée aussi, qui cognait<br />

contre le couvercle, là-haut, dans sa chambre.<br />

Non, décidément, ce type est trop bizarre ; demain, je<br />

demande mon compte à Monsieur le comte. Mais, réveillé<br />

aux aurores, alors que je me proposais de régler l'affaire<br />

séance tenante, je n'ai pu que constater le décès d'Amédée<br />

dans la nuit, étouffé à l'intérieur de son cercueil. La poisse,<br />

c'est comme la mouise ; quand ça vous tient, ça ne vous lâche<br />

pas. Je n'étais plus un simple démissionnaire, mais le<br />

coupable d'un nouveau crime. Il nous fallait donc reprendre<br />

notre route, <strong>et</strong> la poursuivre, toujours plus loin vers le nord,<br />

en espérant enfin trouver un havre de paix, un endroit coqu<strong>et</strong><br />

<strong>et</strong> confortable où nous installer en toute discrétion.<br />

J'ai repensé à Marek ; tout aurait été si simple s'il ne<br />

s'était pas fait avalé par c<strong>et</strong> improbable cachalot, <strong>et</strong> qu'il soit<br />

devenu banquier, comme je le proj<strong>et</strong>ais.<br />

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A Grobidou<br />

A pied, en portant Liberté sur mon dos, j'ai rejoint<br />

Grobidou, un gros bourg situé plus au Nord, au confluent de<br />

deux grandes rivières aux eaux majestueuses : la Moldau <strong>et</strong> la<br />

Vodka. Elles font chacune plus de cent mètres au plus large <strong>et</strong><br />

pendant la très brève fonte des neiges, elles enflent encore,<br />

prennent la couleur des plateaux <strong>et</strong> charrient des troncs <strong>et</strong> des<br />

animaux morts, telles l'Amazone.<br />

J'ai trouvé un emploi de majordome dans une maison<br />

bourgeoise, les Schleumpf, très vieille famille alaskaïenne en<br />

charge de justice <strong>et</strong> de collecte d'impôts depuis des<br />

générations lointaines, très respectable <strong>et</strong> très respectée, de<br />

fait ; qui donc s'amuserait à dire du mal de ceux qui ont le<br />

privilège de vous ponctionner comme bon leur semble <strong>et</strong> de<br />

vous envoyer en prison de même ?<br />

Mon emploi consiste principalement à surveiller le<br />

domestique <strong>et</strong> l'épicier au moment de la pesée, à chaque<br />

livraison de patates, <strong>et</strong> à inscrire les quantités <strong>et</strong> les prix<br />

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correspondants sur un grand livre de comptes à couverture de<br />

peau. Ils sont comme ça, les Schleumpf, ils ne font pas<br />

confiance au p<strong>et</strong>it personnel, en aucune circonstance. Ils ne<br />

me l'accordent à moi que parce qu'ils ont pu reconnaître que<br />

je possédais une certaine culture, que l'on ne peut acquérir<br />

qu'en étant issu de bourgeois, tout comme eux.<br />

Partant de là, je fais aussi office de précepteur pour<br />

les deux plus jeunes enfants de la maison, des jumeaux<br />

astucieusement prénommés Moldau <strong>et</strong> Vodka, <strong>et</strong> je leur<br />

enseigne les mathématiques <strong>et</strong> le français. A l'image de leurs<br />

parents, ils ne sont pas très fins, mais ils sont doués en calcul,<br />

<strong>et</strong> s'avèrent plutôt gentils avec moi ; j'ai encore un peu de<br />

temps, avant que les gènes de la vacherie <strong>et</strong> de l'égoïsme ne<br />

commencent à s'exprimer chez eux, dans la prime<br />

adolescence.<br />

Liberté a eu dix-huit mois <strong>et</strong> l'été est revenu une<br />

troisième fois depuis mon débarquement en Alaska. Il a fait<br />

ses premiers pas, alors qu'il pesait déjà plus de soixante<br />

kilos ; il était temps !<br />

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Couvre-feu<br />

A la suite d'une vaste offensive, qui les a vus déferler<br />

sur tout le nord du pays, les ours polaires ont envahi<br />

Grobidou <strong>et</strong> imposent un couvre-feu. On ne trouve plus de<br />

lait dans la ville, depuis qu'ils ont mangé tout le bétail ; je<br />

nourris Liberté à la purée de patates. Au départ, j'ai vu d'un<br />

mauvais œil ce sevrage un peu anticipé, <strong>et</strong> puis, l'un dans<br />

l'autre, c'est aussi bien pour lui ; en tant que papa-poule,<br />

j'aurais risqué de r<strong>et</strong>arder trop longtemps sa mise à la patate,<br />

qui est comme une mise au mille, ou une mise au carré, le<br />

genre de choses dont on ne peut se passer dans notre<br />

existence humaine. A douze ans, ce sera sa première cuite à la<br />

vodka, si dieu le veut, <strong>et</strong> ainsi, ça nous fera un beau gaillard,<br />

tout prêt à plaire aux hommes, comme son père.<br />

Les Schleumpf, comme notables, sont r<strong>et</strong>enus en<br />

otage par les ours, séquestrés dans la prison municipale. En<br />

leur absence, je m'occupe de Moldau <strong>et</strong> Vodka, ce qui sous-<br />

entend que je ne leur fais plus rien faire ; quand les chats sont<br />

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partis, les souris dansent, <strong>et</strong> elles ont bien raison. Et tant pis si<br />

Jojo l'asticot se noie dans un verre d'eau, ou que la cigale<br />

crève de faim pendant l'hiver ; ça, ce sont des histoires nulles,<br />

avec une morale décourageante.<br />

A côté de ça, le marché noir s'est organisé. Pour peu<br />

qu'on ait du roumi on trouve de la patate <strong>et</strong> de la vodka sans<br />

difficultés. Alors, tout ne va pas si mal. Bien sûr, j'exagère,<br />

car il y a tout de même une ou deux fois par jour quelque<br />

exécution sommaire, venant en représailles de ce que les<br />

envahisseurs appellent « des actes de terrorisme » ; des<br />

alaskaïens purs <strong>et</strong> durs qui refusent d'adm<strong>et</strong>tre la défaite, <strong>et</strong> se<br />

livrent à des actes hostiles, en dehors de toute armée<br />

constituée, puisque celle-ci est en déroute, avec ses généraux<br />

sous les tropiques, <strong>et</strong> ses troufions dans les camps de<br />

prisonniers, comme c'est l'usage. D'ailleurs, l'autre jour, les<br />

Scleumphs ont eu du bol ; ils ont failli passer à la casserole à<br />

leur tour. Mais heureusement, un mouvement de fond<br />

providentiel en faveur des principaux membres de l'état-<br />

major des ours leur a permis de sauver leur mise.<br />

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Résistance<br />

La radio libre nous apprend que les ours polaires sont<br />

les amis des singes <strong>et</strong> des polonais <strong>et</strong> invite la valeureuse<br />

population alaskaïenne à faire preuve de désobéissance<br />

systématique <strong>et</strong> sournoise. Poussé par le désœuvrement <strong>et</strong> la<br />

désinvolture, plus que par un goût quelconque pour l'action,<br />

je rejoins la résistance. Je fais partie du groupe « Diesel ».<br />

Nous sabotons tout ce qui peut être saboté.<br />

« Quand faut que ça pète, faut que ça pète », me<br />

répétait jour après jour ce pauvre Marek, lorsqu'il m'apportait<br />

ma ration de fayots au lard. D'ailleurs, les fayots sont revenus<br />

en force dans nos assi<strong>et</strong>tes, ces temps-ci, depuis que les ours<br />

blancs réquisitionnent de manière drastique les provisions de<br />

patate, afin d'éviter la pénurie de vodka, ce qui est une sage<br />

décision. Il faut savoir reconnaître ce qui est bon chez son<br />

ennemi, pour l'apprécier à sa juste valeur, sans quoi on le<br />

sous-estime, <strong>et</strong> on y perd la peau.<br />

Liberté va avoir trois ans. Il marche <strong>et</strong> il arrive déjà à<br />

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défiler au pas avec le fusil de bois que j'ai confectionné pour<br />

lui. C'est donc loin d'être un âne, <strong>et</strong> je suis très fier de lui ;<br />

pensez-donc, Liberté qui marche au pas, ça en j<strong>et</strong>te aux yeux<br />

des voisins. Mais bon, chez les voisins, il y a aussi à prendre<br />

<strong>et</strong> à laisser, <strong>et</strong> avec mon groupe, on a bien dû se résoudre à<br />

trucider quelques-uns d'entre eux, nommément soupçonnés<br />

d'être des collaborateurs. Et tant pis si ça n'était pas le cas ;<br />

dieu reconnaîtra les siens.<br />

En revanche, ce qui m'inquiète un peu plus, c'est que<br />

Liberté ne parle pas ; tout juste grommelle-t-il quelques<br />

onomatopées, de la même manière charmante qu'avait son<br />

père de grommeler, quand je soupesais ses génitoires.<br />

Pourtant, le médecin de famille m'a confirmé ce que je<br />

pensais, que ses cordes vocales ne sont pas en cause. Devant<br />

mes questions pressantes <strong>et</strong> inquiètes, lui aussi s'est contenté<br />

de grommeler poliment, dédaignant d'y répondre ; me<br />

cacherait-il quelque chose ? Moldau <strong>et</strong> Vodka se moquent du<br />

mutisme de mon fils adoré, <strong>et</strong> j'ai quelque fois des envies de<br />

meurtre qui m'assaillent, mais je respire, <strong>et</strong> ça passe.<br />

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La paix<br />

L'Alaska a capitulé. La résistance a été matée dans le<br />

sang, alors que, comme tout bon Machiavel qui se respecte, je<br />

m'en étais désengagé avant que ça ne se m<strong>et</strong>te à sentir<br />

vraiment le roussi. Le pays a changé de nom ; c'est désormais<br />

le Wonderland. De fait, l'hymne national à été légèrement<br />

adapté :<br />

Wonderland, vaterland,<br />

Faut que ça bande, faut que ça bande,<br />

Wonderland, vaterland,<br />

Mais faut surtout pas que ça glande.<br />

Wonderland, vaterland,<br />

Tout ce qu'on veut, c'est de la viande,<br />

Wonderland, vaterland,<br />

A bouffer tous en bande.<br />

…<br />

A tout prendre, il est peut-être même meilleur sous<br />

c<strong>et</strong>te forme, avec c<strong>et</strong>te rime interne supplémentaire entre<br />

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Wonderland <strong>et</strong> vaterland. Pas vrai, mec ?<br />

J'ai fini par quitter les Schleumpf <strong>et</strong> j'ai refait ma vie<br />

avec un ours blanc. Il s'appelle Danny <strong>et</strong> il est haut<br />

fonctionnaire au ministère de la guerre. C'est indémodable, ce<br />

genre de poste, ça gagne très bien sa vie, <strong>et</strong>, ce qui ne gâte<br />

rien, en cas d'invasion, on est les premiers à recevoir les<br />

bill<strong>et</strong>s d'avion, pour pouvoir se faire la malle au soleil, en<br />

attendant que la paix revienne. Oui, travailler au ministère de<br />

la guerre, il n' y a pas mieux pour pouvoir profiter de la vie<br />

en paix !<br />

Liberté a six ans aujourd'hui <strong>et</strong> une p<strong>et</strong>ite sœur l'a<br />

rejoint récemment ; c'est « Justice ». C'est une p<strong>et</strong>ite fille<br />

extraordinaire ; elle ne fait jamais caca. Pourtant, c'est fou ce<br />

qu'elle mange. Son frère n'est toujours pas capable de faire<br />

des phrases de plus de trois mots, mais il marche au pas<br />

comme personne ; ça nous fera un bon parachutiste, il n'y a<br />

pas de doute à avoir sur le suj<strong>et</strong>. Et quant-à moi, en toute<br />

modestie, je me suis remis au tricot <strong>et</strong> à la déco.<br />

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