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Les cahiers <strong>du</strong> <strong>CEDIC</strong> - n°3<br />
L’utilisation des arbres généalogiques dans les enquêtes<br />
sur les Tziganes menées par Pro Juventute<br />
Etude sur cinq mémoires de fin d’années des écoles sociales de Genève et de<br />
Lucerne, 1929 – 1964<br />
Essai historique<br />
Michèle Fleury-Seemüller (HETS-IES)<br />
CENTRE D'ÉTUDE DE LA DIVERSITÉ CULTURELLE ET DE LA CITOYENNETÉ DANS LA SANTÉ ET LE SOCIAL — © AVRIL 07<br />
WWW.<strong>CEDIC</strong>.CH
<strong>CEDIC</strong><br />
CENTRE D'ÉTUDE DE LA DIVERSITÉ CULTURELLE ET<br />
DE LA CITOYENNETÉ DANS LA SANTÉ ET LE SOCIAL<br />
© MAI 07<br />
WWW.<strong>CEDIC</strong>.CH
Michèle Fleury-Seemüller<br />
L’utilisation des arbres généalogiques dans les enquêtes sur les Tziganes<br />
menées par Pro Juventute<br />
Analyse de cinq mémoires de fin d’étude des écoles sociales de Genève et de Lucerne, 1929-<br />
1964<br />
Essai historique<br />
Haute école de travail social,<br />
Genève, 2009
INTRODUCTION ....................................................................................................................................................... 1<br />
LES RECHERCHES GÉNÉALOGIQUES............................................................................................................................ 3<br />
Joseph Jörger (1860 – 1933) ............................................................................................................................. 6<br />
Recherches généalogiques au temps de Jörger et après...................................................................................... 8<br />
Les Zero........................................................................................................................................................ 13<br />
UNE PHOTOGRAPHIE DE PRO JUVENTUTE EN 1937 ...................................................................................................... 18<br />
Pro Juventute (PJ) d’après la brochure célébrant ses 25 ans d’existence ............................................................. 20<br />
Des fondateurs et membres prestigieux ............................................................................................................ 21<br />
A qui la brochure de 1937 est-elle destinée ? .................................................................................................... 23<br />
Les organes de PJ.......................................................................................................................................... 24<br />
Le bénévolat .................................................................................................................................................. 25<br />
Les valeurs de PJ........................................................................................................................................... 28<br />
La mission de PJ ............................................................................................................................................ 29<br />
« Pro Juventute dépeuple la grand’route » ....................................................................................................... 30<br />
Les liens de « l’Ecole d’Etudes sociales pour Femmes » à Genève avec Pro Juventute......................................... 32<br />
Des stagiaires à PJ......................................................................................................................................... 32<br />
Liens entre un membre fondateur de l’école et un membre <strong>du</strong> conseil de fondation de PJ...................................... 34<br />
Article de Marguerite Wagner-Beck dans la revue de PJ..................................................................................... 35<br />
LES MEMOIRES DE FIN D’ETUDE ................................................................................................................................37<br />
Premier mémoire............................................................................................................................................ 39<br />
Deuxième mémoire......................................................................................................................................... 43<br />
Les deux mémoires de 1954 et 1958 ................................................................................................................ 49<br />
Le mémoire de 1964 ....................................................................................................................................... 54<br />
DE MINORITÉ STIGMATISÉE AU STATUT DE GROUPE MINORITAIRE..................................................................................... 56<br />
CONCLUSION........................................................................................................................................................ 58<br />
BIBLIOGRAPHIE ..................................................................................................................................................... 60
Intro<strong>du</strong>ction<br />
Au centre de cette recherche se trouvent des mémoires de fin d’étude qui ont été rédigés dans<br />
différentes écoles sociales de Suisse dans les années 1920 à 1960, ayant pour thème les gens <strong>du</strong><br />
voyage et leurs familles ainsi que l’action de Pro Juventute voulant mettre un terme au vagabondage :<br />
l’Œuvre des enfants de la grand-route (dorénavant : Œuvre). Bien que ces études aient été écrites sur<br />
une <strong>du</strong>rée de plusieurs décennies, nous avons été frappée par les ressemblances et les répétitions qui<br />
se trouvent dans ces écrits. Les méthodes, les analyses, parfois même les termes se répètent<br />
d’ouvrage en ouvrage. Cela se retrouve aussi dans la publication <strong>du</strong> fondateur et directeur <strong>du</strong>rant plus<br />
de trente ans de l’Œuvre, Alfred Siegfried, écrite après son départ et publiée en 1964. 1<br />
L’élément fondamental qui unit tous ces écrits, c’est la référence faite aux articles de J. Jörger,<br />
psychiatre grison et directeur de l’Asile cantonal des aliénés à Coire2 , qui se base sur des arbres<br />
généalogiques des familles concernées pour démontrer leur caractère asocial et criminel. Dans certains<br />
ouvrages, il est même l’unique référence scientifique bien que ces articles sur les familles de gens <strong>du</strong><br />
voyage datent de la fin <strong>du</strong> 19e siècle.<br />
L’historien qui se penche sur ces écrits n’est pas seulement frappé par la répétition des méthodes et<br />
des thèses, mais aussi par la médiocrité de la littérature pro<strong>du</strong>ite. Pendant des dizaines d’années, un<br />
certain nombre d’auteurs et d’acteurs se sont basés sur une méthode qui a été dénoncée comme « un<br />
fatras d’explications scientifiques erronées » 3 dans les années 1930 déjà. Par ignorance, par manque<br />
de curiosité, par manque de rigueur scientifique, par la certitude d’être dans le vrai, l’évolution<br />
scientifique sur le plan de la génétique n’a pas été perçue. L’action contre les enfants de la grand-route<br />
a été poursuivie, fondée sur un amoncellement de préjugés et de racontars. Toute cette littérature serait<br />
tombée aux oubliettes s’il n’y avait pas eu le drame vécu par les enfants de la grand-route.<br />
Les écrits des différents auteurs n’ont certes pas tous le même poids, et il n’est pas question de les<br />
mettre sur le même plan. Les auteurs ne portent pas non plus la même responsabilité, mais ils ont tous<br />
contribué à propager une image néfaste et fausse des gens <strong>du</strong> voyage. Les articles <strong>du</strong> psychiatre J.<br />
Jörger ont naturellement un autre statut que les mémoires de fin d’étude des étudiantes des écoles<br />
sociales. La même remarque est valable pour les écrits d’Alfred Siegfried et d’autres. Il est sûrement<br />
1 Alfred Siegfried, Kinder der Landstrasse. Ein Versuch zur Sesshaftmachung von Kindern des fahrenden<br />
Volkes, Zürich 1964.<br />
2 J. Joerger, « La Famille Zero », in Archives d’anthropologie criminelle de médecine légale et de psychologie<br />
normale et pathologique, trad. de l’allemand, 1908.<br />
3 Daniel J. Kevles, Au nom de l’eugénisme. Génétique et politique dans le monde anglo-saxon, trad. de l’anglais,<br />
Paris 1995, p. 354.<br />
1
erroné d’attendre de la part d’Alfred Siegfried de se tenir au courant des dernières publications<br />
scientifiques, mais nous sommes quand-même étonnés de trouver la même littérature dans une thèse<br />
datant de 19554 et un article rédigé par un psychiatre en 19685 . N’est-ce pas le fonctionnement en vase<br />
clos, pratiquement et intellectuellement, qui permet la continuité remarquable d’une pensée sur plus de<br />
cent ans dans un siècle qui a connu les plus grands bouleversements scientifiques, deux guerres<br />
mondiales et la destruction des Juifs européens et des Tziganes ? N’est-ce pas aussi l’indifférence de la<br />
société helvétique au sort de ces enfants dont le destin figure en toutes lettres et avec des illustrations<br />
dans la brochure commémorant les vingt-cinq ans de Pro Juventute ? Les nouvelles méthodes<br />
pédagogiques, élaborées dans les années 1920-1930, ne leur sont en tout cas pas destinées.<br />
Le but de cette étude est l’analyse de l’image des gens <strong>du</strong> voyage propagée par l’Œuvre. Nous nous<br />
pencherons en premier lieu sur l’article fondamental, publié par le psychiatre J. Jörger, qui fonde<br />
l’approche soi-disant scientifique de toutes les autres publications sur le sujet. Son article sera mis en<br />
relation avec d’autres publications de ce type parues aux Etats-Unis, en Grande-Bretagne6 , en France7 et en Suisse8 .<br />
Il nous paraît également important de montrer l’image que Pro Juventute souhaite se donner d’ellemême<br />
car c’est cette association qui abrite l’Œuvre en son sein. Il est intéressant de voir que Pro<br />
Juventute s’appuie sur une élite politique, militaire et scientifique de la Confédération pour bâtir son<br />
association et diffuse une pratique très moderne dans son administration, tout en véhiculant une<br />
idéologie nationale éculée. En l’absence d’ouvrages historiques sérieux sur Pro Juventute, nous<br />
montrerons une sorte de photographie de l’association en 1937, année d’une intense activité de<br />
l’Œuvre, année qui nous semblait aussi intéressante <strong>du</strong> fait qu’elle se situe avant le génocide des<br />
4 Walter Haesler, Les enfants de la grand-route, Université de Neuchâtel, Faculté des lettres, 1955.<br />
5<br />
B. Fontana, „Nomadentum und Sesshaftigkeit als psychologische und psychopathologische Verhaltensradikale:<br />
Psychisches Erbgut oder Umweltsprägung“, in: Psychiatra clinica, Vol. 1., Basel/New York 1968.<br />
6 Daniel J. Kevles, Au nom de l’eugénisme. Génétique et politique dans le monde anglo-saxon, trad. de l’anglais,<br />
Paris 1995, p. 354.<br />
7 Carol, Anne, Histoire de l’eugénisme en Franc : les médecins et la procréation XIXe-XXe siècle, Paris 1995.<br />
8 Steck, H., « La pratique de la stérilisation légale des anormaux psychiques dans le canton de Vaud », in : Revue<br />
médicale de la Suisse romande, LVe année, n° 13, 25 novembre 1935.<br />
Steck, H., « Eugénisme et stérilisation », in : Société de patronage des aliénés et ligue d’hygiène mentale <strong>du</strong><br />
canton de Vaud, 1936 (tiré à part)<br />
2
Tziganes, bien que nous puissions déjà dire que cet événement tragique n’a eu d’incidence ni sur les<br />
activités de l’Œuvre ni sur les ouvrages écrits après la guerre.<br />
Nous allons tenter de montrer les liens existant entre Pro Juventute et l’école sociale de Genève.<br />
Malheureusement, les archives de l’école n’ont pas été conservées dans leur totalité. Nous avons dû<br />
nous contenter de quelques éléments montrant des liens ténus avec l’association basée à Zurich.<br />
Les différents mémoires des étudiantes des écoles sociales seront présentés par ordre chronologique<br />
et comparés entre eux. Ils seront également mis en relation avec un article de J. Jörger, reconnu<br />
notamment par Alfred Siegfried, Walter Haesler et le psychiatre B. Fontana comme le pionnier de la<br />
recherche généalogique.<br />
Il sera difficile de faire un lien avec l’école sociale de Genève. Les archives sont très lacunaires. Aucune<br />
trace concernant l’Œuvre n’a pu être trouvée. Nous exposerons donc les quelques éléments qui nous<br />
permettent de dégager une image qu’on pouvait s’y faire de l’enfance malheureuse.<br />
En nous appuyant sur Joëlle Sambuc Bloise, nous avons choisi de nommer la minorité des gens <strong>du</strong><br />
voyage dont il est question dans cet essai, les Tziganes. 9 En effet, nous n’allons pas parler<br />
exclusivement des Jenisch qui ont été les victimes principales de l’Œuvre, mais de la minorité en<br />
général, c’est-à-dire des Jenisch, des Sinti, des Manouches et des Roms, qui ont tous été stigmatisés<br />
non seulement par l’Œuvre mais par la société en son entier. Même si Jörger et d’autres auteurs font<br />
parfois allusions à la langue jenisch, celle-ci est avant tout perçu comme un code secret utilisé par les<br />
gens <strong>du</strong> voyage pour tromper les autres. Leur idéologie se dirige bien contre tous les non-sédentaires et<br />
comme nous le verrons contre les « indigents faibles d’esprit ».<br />
Les recherches généalogiques<br />
Au cours des recherches sur les mémoires et ouvrages concernant les « enfants de la grand-route »,<br />
nous avons été frappée par l’importance attribuée à l’établissement d’arbres généalogiques de familles<br />
non sédentarisées. On en trouve dans les mémoires de fin d’étude, dans les écrits d’Alfred Siegfried et<br />
aussi dans les archives de l’Œuvre des enfants de la grand-route. Ces arbres généalogiques ont de<br />
nombreuses fonctions que nous allons découvrir au fil de l’étude. Une fonction cependant domine<br />
toutes les autres : la démonstration de l’hérédité de la « faiblesse d’esprit », de l’« imbécillité », de la<br />
9<br />
Joëlle Sambuc Bloise, La situation juridique des Tziganes en Suisse, Analyse <strong>du</strong> droit suisse au regard <strong>du</strong> droit<br />
international des minorités et des droits de l’homme, Thèse de la Faculté de droit de l’Université de Genève,<br />
2007, pp. 7-11.<br />
3
« débilité mentale ». 10 A l’hérédité, s’ajoute un autre facteur : la criminalité. C’est ainsi que Hans Steck,<br />
psychiatre vaudois, directeur de Cery de 1936 à 1960, affirme :<br />
« La criminalité des faibles d’esprit est beaucoup plus grande que la criminalité des schizophrènes par exemple. C’est<br />
parmi les faibles d’esprit que se recrutent les vagabonds, les prostituées, les assistés de toute sorte, les profiteurs<br />
d’assurance. » 11<br />
Dans les descriptions des différentes familles tziganes, un nombre considérable de personnes sont<br />
signalées comme « simples d’esprit » et perverses. Or, cette catégorisation se retrouve aussi en<br />
psychiatrie dans les années 1900-1930, comme nous le montre très clairement Philippe Ehrenström12 dans son article très intéressant sur le regard des aliénistes vaudois et genevois sur les aliénés <strong>du</strong>rant<br />
les trente premières années <strong>du</strong> 20e siècle. Il nous livre leurs réflexions sur ce mal également appelé<br />
« oligophrénie » : selon le médecin adjoint et futur directeur de la clinique psychiatrique Bel-Air à<br />
Genève, Ferdinand Morel13 , il comprend « les idiots, les imbéciles et les débiles mentaux et moraux » 14 .<br />
Il est en général associé à un autre mal désigné comme « constitution perverse ». La constitution<br />
perverse désigne « l’indivi<strong>du</strong>alité dans la totalité de ses éléments héréditaires, tels qu’ils existent dès la<br />
naissance » :<br />
« Elle groupe des indivi<strong>du</strong>s dont le comportement donne lieu à des conflits répétés avec la morale. Catégorie mal<br />
définie qui est lieu de rencontre de débiles mentaux et moraux congénitaux. » 15<br />
Comme le montre très bien Philippe Ehrenström, toute personne dont le comportement est réprouvé par<br />
la morale sera désignée comme étant de constitution perverse. Alfred Siegfried par exemple, dans son<br />
livre publié après sa retraite, décrit parfaitement la voie qui con<strong>du</strong>it une petite fille de huit ans à être<br />
taxée comme appartenant à la catégorie des « débiles mentaux et moraux congénitaux » :<br />
10 Steck, Hans : « Eugénisme et stérilisation », in : Société de patronage des aliénés et ligue d’hygiène mentale<br />
<strong>du</strong> canton de Vaud, 1936 (tiré à part), p. 13.<br />
11<br />
Steck, H., « La pratique de la stérilisation légale des anormaux psychiques dans le canton de Vaud », in :<br />
Revue médicale de la Suisse romande, LVe année, n° 13, 25 novembre 1935, (tiré à part) p. 881.<br />
12 Ehrenström, Philippe, « Regards aliénistes dans les cantons de Vaud et Genève, de la fin <strong>du</strong> XIXe siècle aux<br />
années 1930 », in Equinoxe, n° 3, Printemps 1990, p. 169.<br />
13<br />
Ehrenström, Philippe, « Regards aliénistes dans les cantons de Vaud et Genève, de la fin <strong>du</strong> XIXe siècle aux<br />
années 1930 », in Equinoxe, n° 3, Printemps 1990, p. 171. Les réflexions de F. Morel sont tirées d’une<br />
conférence qu’il a prononcée en 1932.<br />
14 Ehrenström, Philippe, Regards aliénistes dans les cantons de Vaud et Genève, de la fin <strong>du</strong> XIXe siècle aux<br />
années 1930, in Equinoxe, n° 3, Printemps 1990, p. 171.<br />
15 Ehrenström, Philippe, « Regards aliénistes dans les cantons de Vaud et Genève, de la fin <strong>du</strong> XIXe siècle aux<br />
années 1930 », in Equinoxe, n° 3, Printemps 1990, p. 171.<br />
4
« A deux à trois ans, Wilma était un petit enfant très gai, très vif et assez joli. C’est la raison pour laquelle elle a très vite<br />
trouvé des parents d’accueil adéquats. […] Malheureusement là aussi apparurent très vite des difficultés ; Wilma<br />
s’entendait mal avec les enfants des voisins, se bagarrait constamment, boudait à toute occasion et hurlait à la mort<br />
lorsque les choses n’allaient pas comme elle voulait. Lorsqu’elle <strong>du</strong>t rendre quelques menus services comme il sied aux<br />
petites filles, elle se montra volontairement maladroite et très paresseuse et elle ne montra aucune persévérance ni<br />
dans le jeu ni dans d’autres occupations. [...] A l’âge de huit ans Wilma avait ruiné sa vie. Il n’y avait plus rien à faire, et<br />
c’est ainsi que nous l’avons placée dans un petit home pour enfants difficiles en âge de scolarité. C’est là qu’on<br />
reconnut très vite que Wilma était faible d’esprit et cela à un très haut degré. [...] » 16<br />
Si ce récit ne nous apprend pas grand chose sur la petite Wilma, à part son destin tragique, il révèle de<br />
façon exemplaire les critères de Siegfried quant à la con<strong>du</strong>ite vertueuse d’une fillette. Des petits<br />
événements qui frappent par leur caractère anodin – bagarres avec les enfants des voisins, crises de<br />
rage lors de moments de frustration, réticence à rendre service, manque d’assi<strong>du</strong>ité dans les jeux et les<br />
occupations – résultent en une condamnation extrêmement <strong>du</strong>re : « A l’âge de 8 ans, Wilma a ruiné sa<br />
vie ». La raison est vite trouvée – elle est une débile mentale gravement atteinte. On voit que les<br />
critères moraux de Siegfried quant à la con<strong>du</strong>ite d’une petite fille sont extrêmement ré<strong>du</strong>its et ne<br />
correspondent nullement à la réalité d’un enfant. Selon lui, une petite fille doit être gentille, vive et jolie<br />
quand elle est petite, paisible et soumise plus tard. Nous avons là le parfait portrait d’une femme tel qu’il<br />
a été conçu par une société misogyne encore attachée aux valeurs <strong>du</strong> 19e siècle. Remarquons que rien<br />
n’est dit <strong>du</strong> traumatisme subi par la petite fille, qui a été enlevée à ses parents à l’âge de deux ans. Mais<br />
Wilma a une autre « tare », elle appartient à la famille Markus, une famille de « vagabonds » déjà<br />
signalée par Joseph Jörger, nous dit Siegfried, qui poursuit, à la suite de Jörger, le récit généalogique<br />
de la famille dans son livre. 17<br />
16<br />
Alfred Siegfried, Kinder der Landstrasse. Ein Versuch zur Sesshaftmachung von Kindern des fahrenden<br />
Volkes, Zürich 1964, pp. 65-66. « Wilma war mit 2-3 Jahren ein sehr munteres, lebhaftes und recht hübsches<br />
Kind und fand darum auch bald passende Pflegeeltern. […] Leider stellten sich auch hier die Schwierigkeiten<br />
bald ein ; Wilma vertrug sich schlecht mit den Nachbarskindern, hatte ständig Streit, trotzte bei jeder<br />
Gelegenheit und schrie wie am Messer, wenn irgend etwas nicht nach ihrem Willen ging. Als sie anfangen sollte,<br />
nach der Art kleiner Mädchen gewisse Dienste zu erweisen, zeigte sie sich absichtlich ungeschickt und sehr faul,<br />
konnte weder bei einem Spiel noch bei einer Beschäftigung beharren. […] Im Alter von 8 Jahren hatte Wilma<br />
abgewirtschaftet. Es ging einfach nicht mehr, und so versetzten wir sie in ein kleines Heim für schwererziehbare<br />
schulpflichtige Mädchen. Da erkannte man bald, dass Wilma schwachsinnig sei und zwar in erheblichem Grade.<br />
[…] »<br />
17 Alfred Siegfried, Kinder der Landstrasse. Ein Versuch zur Sesshaftmachung von Kindern des fahrenden<br />
Volkes, Zürich 1964, p. 64.<br />
5
Philippe Ehrenström montre que la personne ainsi caractérisée est perçue comme un « Autre<br />
menaçant » 18 . Car sous un aspect normal, l’« oligophrène » peut cacher une dangerosité pour lui-même<br />
et la société. « Le risque pour autrui », nous dit Ehrenström, « doit se comprendre de deux manières,<br />
tout d’abord la menace physique, aisément compréhensible mais qui ne concerne qu’une petite partie<br />
de « furieux », et la menace contre une vague et imprécise hérédité collective. » 19 Il suffit de lire la<br />
description de Joseph Jörger de lignée de la « famille Zero » pour comprendre qu’en brossant un tel<br />
tableau d’une famille, cette dernière ne peut qu’être perçue comme une menace pour la société :<br />
« Dans la troisième génération, un procréateur intelligent, mais vieux et alcoolisé. Dans la quatrième génération, une<br />
paire d’ivrognes, amoraux, avec tendance au crime. L’homme imbécile, la femme intelligente. Dans la cinquième<br />
génération, immoralité générale des femmes, criminalité et tendances criminelles, à côté de dons intellectuels, surtout<br />
chez les fils ; à cela s’ajoute l’ivrognerie généralisée. Dans la sixième génération, imbécillité et mortalité infantile<br />
considérable. Le strabisme est répan<strong>du</strong> largement à travers toutes les générations. Nulle part trace de régénération. » 20<br />
Que dire de la dernière phrase <strong>du</strong> paragraphe ? La constatation, formulée froidement, apparemment<br />
avec détachement scientifique, d’une « régénération » impossible, sonne comme une invitation à agir.<br />
Nous savons que quelques années plus tard, le régime national-socialiste a poussé l’action jusqu’à<br />
l’extrême en assassinant des arriérés mentaux. Plus près de nous, le canton de Vaud a procédé<br />
légalement à des stérilisations et Siegfried a créé l’Œuvre des enfants de la grand-route dans l’intention<br />
de « régénérer » les enfants jenisches en les séparant de leurs parents et leur environnement.<br />
Joseph Jörger (1860 – 1933)<br />
Joseph Jörger est un psychiatre grison qui a fondé et dirigé la clinique psychiatrique Waldhaus à Coire<br />
de 1892 à 1930. C’est à cette période que s’officialise la psychiatrie en Suisse, qu’elle est enseignée en<br />
faculté de médecine et que sont fondés les premiers asiles psychiatriques. 21<br />
Jörger a rédigé divers articles sur les familles « Markus » et « Zero » qui ont ensuite servi de base<br />
théorique à Alfred Siegfried et d’autres collaborateurs de l’Œuvre. Nous allons examiner son article sur<br />
18 Alfred Siegfried, Kinder der Landstrasse. Ein Versuch zur Sesshaftmachung von Kindern des fahrenden<br />
Volkes, Zürich 1964, p. 173.<br />
19 Alfred Siegfried, Kinder der Landstrasse. Ein Versuch zur Sesshaftmachung von Kindern des fahrenden<br />
Volkes, Zürich 1964, p. 174.<br />
20 r<br />
D J. Jörger, « La Famille Zero », in : Archives d’anthropologie criminelle de médecine légale et de<br />
psychologie normale et pathologique, n° 172, trad. de l’allemand par le D r Ch. Ladame, Paris/Lyon 1908, p. 273.<br />
21 Stefan Nellen, Martin Schaffner, Martin Stingelin (Hrsg.), Paranoia City. Der Fall Ernst B. Selbstzeugnis und<br />
Akten aus der Psychiatrie um 1900, Basel 2007, p. 66.<br />
6
la famille « Zero » qui a été publié en allemand dans la revue Archiv für Rassen und Gesellschafts-<br />
Biologie à Berlin, un an après sa fondation en 1904. C’est le fondateur de l’eugénique allemande,<br />
Alfred Ploetz, qui en est le directeur. Ce médecin deviendra un expert des questions d’hygiène et de<br />
politique raciale pour le gouvernement des nationaux-socialistes en 1933. On y trouve également<br />
comme rédacteur Ernst Rüdin, lui aussi un spécialiste de « l’hygiène de la race », qui exercera ses<br />
compétences dans l’Allemagne nazie.<br />
L’article de Jörger a été tra<strong>du</strong>it en français par le docteur Charles Ladame, futur directeur de l’asile<br />
psychiatrique de Bel-Air à Genève, et publié dans la revue Archives d’anthropologie criminelle de<br />
médecine légale et de psychologie normale et pathologique. 22 Un de ses directeurs est le fondateur de<br />
la police scientifique en France, Alexandre Lacassagne, qui, lui aussi, s’est posé la question de l’origine<br />
sociale ou héréditaire <strong>du</strong> crime. 23 Cette question secoue la communauté scientifique française à la fin<br />
<strong>du</strong> 19e siècle. Même si Lacassagne conteste la prédisposition héréditaire au crime dans son livre Le<br />
Criminel au point de vue anthropologique, psychologique et social, publié en 190824 , nous verrons que<br />
cet avis n’est pas partagé par tous les eugénistes. En Grande-Bretagne et aux USA, au même moment,<br />
« une masse croissante d’écrits social-darwiniens [soutiennent] que les pauvres [engendrent] des<br />
pauvres, et les criminels des criminels ». 25 L’affirmation de l’hérédité <strong>du</strong> crime hantera encore<br />
longtemps les esprits.<br />
La méthode de Jörger consiste à dresser des arbres généalogiques de familles non sédentaires qui<br />
s’étendent sur plusieurs générations, comme il le note dans son article :<br />
« La famille « Zero » est l’objet constant de mes recherches depuis 1886 ; sans répit, j’ai complété ici un renseignement<br />
sur les vivants, là une note à l’histoire d’un disparu, tous documents provenant de mes furetages dans les archives<br />
judiciaires et les autres mines documentaires. […] Mon étude n’est point sortie <strong>du</strong> besoin de fournir, coûte que coûte,<br />
une contribution à la « statistique bureaucrato-mécanique de l’hérédité. Elle n’est pas non plus née de la douloureuse<br />
nécessité d’étayer ou de combattre telle ou telle théorie. Je n’avais, de longues années <strong>du</strong>rant, nulle intention d’utiliser<br />
ce riche matériel. Je notais en amateur ce que me racontaient mes concitoyens, des fonctionnaires, des pasteurs, des<br />
22 J. Jörger, « La Famille Zero », in Archives d’anthropologie criminelle de médecine légale et de psychologie<br />
normale et pathologique, n° 172, avril 1908, p. 201.<br />
23 Carol, Anne: Histoire de l’eugénisme en France. Les médecins et la procréation XIXe-XXe siècle, Paris 1995,<br />
p. 128.<br />
24 « Nous ne croyons pas à ce fatalisme et à cette tare originelle. On naît prédisposé à la folie, on devient fou.<br />
Mais c’est la société qui fait et prépare les criminels. » Ibid., p. 129.<br />
25 Kevles, Daniel J.: Au nom de l’eugénisme. Génétique et politique dans le monde anglo-saxon, trad. de<br />
l’anglais, Paris 1995, p. 100.<br />
7
égents. J’enregistrais aussi les particularités que je voyais et observais moi-même. Ce n’est pas peu, <strong>du</strong> reste, car je<br />
connus de très près la plupart des représentants de trois générations de Zero. » 26<br />
Jörger établit à la fois la généalogie et l’histoire familiale des Zero en remontant jusqu’en 1639. 27 Il<br />
affirme lui-même, en tant qu’« amateur », que sa méthode n’a rien de scientifique, qu’elle est basée sur<br />
de vagues recherches documentaires - des « furetages » - dans des archives dont on ne sait rien. Cet<br />
aveu de dilettantisme ne l’empêche cependant pas d’affirmer, cette fois en tant que psychiatre :<br />
« Le vagabondage, l’alcoolisme, la criminalité, l’immoralité, l’imbécillité, les troubles mentaux et le paupérisme sont, si<br />
l’on peut dire, le patrimoine des Zero. Ils ne sont nullement l’unique famille de ce genre dans notre pays, mais bien la<br />
plus nombreuse et la plus remarquable. » 28<br />
Recherches généalogiques au temps de Jörger et après<br />
Même si Jörger fait croire que sa recherche est purement désintéressée et ne se situe dans aucun<br />
courant scientifique (c’est peut-être à un de ces courants qu’il fait allusion en parlant de « statistique<br />
bureaucrato-mécanique de l’hérédité » 29 ), il se range clairement parmi les partisans de « l’eugénique<br />
négative » telle qu’elle est prônée dans les nombreuses sociétés « en faveur de l’eugénisme », où l’on<br />
distingue en gros deux approches :<br />
26 J. Jörger, « La Famille Zero », in Archives d’anthropologie criminelle de médecine légale et de psychologie<br />
normale et pathologique, n° 172, avril 1908. p. 201.<br />
27 J. Jörger, « La Famille Zero », in Archives d’anthropologie criminelle de médecine légale et de psychologie<br />
normale et pathologique, n° 172, avril 1908, p. 205.<br />
28 J. Jörger, « La Famille Zero », in Archives d’anthropologie criminelle de médecine légale et de psychologie<br />
normale et pathologique, n° 172, avril 1908, p. 202.<br />
29<br />
Il n’est pas clair sur ce qu’il entend par ce terme. Il souligne avoir connu lui-même trois générations des<br />
« Zero ». Nous supposons qu’il s’oppose à des méthodes plus scientifiques qui ne se basent plus sur<br />
l’observation personnelle et subjective, mais sur l’étude méthodique de faits sociaux. Cette question de la<br />
primauté des statistiques sur l’observation fut une pierre d’achoppement qui opposa les tenants de l’hérédité des<br />
« caractères acquis » comme l’alcoolisme aux propagateurs de méthodes plus scientifiques comme les<br />
statistiques. Cf. Carol, Anne: Histoire de l’eugénisme en France. Les médecins et la procréation XIXe-XXe<br />
siècle. Paris 1995, pp. 131-133.<br />
C’est en 1897 que la Confédération con<strong>du</strong>it le premier recensement sur les enfants « arriérés ». Plusieurs cantons<br />
établissent des statistiques sur l’état sanitaire des enfants en âge de scolarité en 1900, 1903 et 1906. Dans le<br />
classement, on fait figurer les idiots, les faibles d’esprit plus ou moins atteints, les handicapés de l’ouïe, de la<br />
parole et de la vue et d’autres affections physiques, ainsi que les « moralement négligés ». Cf. Bolzman, Lara: La<br />
prise en charge institutionnelle des enfants « anormaux » à Genève (1874-1932), mémoire de licence,<br />
Département d’histoire économique et sociale, Université de Genève, 2004, pp. 19 et 23.<br />
8
« un « eugénisme positif », dont le but était d’aider les indivi<strong>du</strong>s socialement méritants à être plus prolifiques ; et un<br />
« eugénisme négatif », destiné à encourager les indivi<strong>du</strong>s socialement « inintéressants » à se repro<strong>du</strong>ire moins – ou,<br />
encore mieux, à ne pas se repro<strong>du</strong>ire <strong>du</strong> tout. » 30<br />
Dans son article sur les Zero, Jörger n’entre pas dans les détails en ce qui concerne les remèdes à<br />
« l’amélioration de la famille », ses conseils sont néanmoins sans équivoque, lui aussi préconise la<br />
disparition des « inintéressants » :<br />
« Comme la gente des Zero s’est pourrie grâce à sa pénétration par le vagabondage, ce n’est que par la destruction de<br />
celui-ci qu’elle pourra être régénérée. Seul le temps tout-puissant peut con<strong>du</strong>ire les améliorables sur la bonne voie par<br />
les modifications qu’il apportera aux conditions de vie de ces éléments, par la destruction des formes sociales<br />
mauvaises et l’anéantissement des incurables. » 31<br />
C’est Sir Francis Galton (1822-1911), homme de science britannique et cousin de Charles Darwin, qui<br />
utilise pour la première fois le terme « Eugenics » en 1883, trois ans avant le début des recherches de<br />
Jörger sur la famille Zero. Galton définit l’eugénique comme la « science de l’amélioration humaine » 32 .<br />
L’idée de soutenir la création des « bons » a connu un très grand succès en Grande-Bretagne et aux<br />
Etats-Unis. Elle a suscité de nombreuses utopies – les eugénistes socialistes ont même pensé qu’on<br />
abolirait ainsi les distinctions de classe – et a donné naissance à un mouvement en faveur de<br />
l’eugénisme. Ce mouvement a connu, après 1900, un développement foudroyant dans la communauté<br />
scientifique en Europe et outre-mer. « Après 1900, le mouvement en faveur de l’eugénisme – lequel<br />
était souvent appelé « hygiène de la race » s’était, en effet, éten<strong>du</strong> à la Suède, la Norvège, la Russie, la<br />
Suisse, l’Allemagne, la Pologne, la France et l’Italie. » 33 Robert G. Resta, dans son article sur l’histoire<br />
de l’étude des pedigrees nous dit que cet intérêt pour l’eugénique a connu son point culminant avec la<br />
publication <strong>du</strong> livre Heredity in Relation to Eugenics en 1911 :<br />
“This book, the earliest definitive American eugenics text, contains hundreds of pedigrees intended to illustrate the<br />
inheritance of undesirable traits such as prostitution, pauperism, and feeble-mindedness.” 34<br />
30 Kevles, Daniel J.: Au nom de l’eugénisme. Génétique et politique dans le monde anglo-saxon, trad. de<br />
l’anglais, Paris 1995, p. 121.<br />
31 J. Jörger, « La Famille Zéro », in Archives d’anthropologie criminelle de médecine légale et de psychologie<br />
normale et pathologique, n° 172, avril 1908, p. 211.<br />
32 “Science of human betterment”, in Mazumdar, Pauline M. H., “The Galton Lecture 1998 : Eugenics : The<br />
Pedigree Years”, in : Human Pedigree Studies, London 1999, p. 18.<br />
33 Kevles, Daniel J.: Au nom de l’eugénisme. Génétique et politique dans le monde anglo-saxon, trad. de<br />
l’anglais, Paris 1995, pp. 88-89.<br />
34 Resta, Robert G. : “A Brief History Of The Pedigree In Human Genetics”, in : Peel, Robert A. (editor): Human<br />
Pedigree Studies, London 1999, p. 70.<br />
9
Si Galton a utilisé ses connaissances de l’hérédité pour décrire des lignées de familles de<br />
scientifiques35 , l’établissement d’arbres généalogiques a en effet servi plus tard à prouver que la<br />
prostitution, le paupérisme et la faiblesse d’esprit avaient une cause biologique36 .<br />
La première étude de ce type a été faite par Richard L. Dugdale en 1875 aux Etats-Unis. Ce dernier<br />
n’est pas ce qu’on appelle un scholar ; en effet, il ne possède aucun degré universitaire, il est lui aussi<br />
un amateur, en somme, comme prétend l’être Jörger. Grâce à un petit héritage, Dugdale a la possibilité<br />
de se consacrer entièrement à ses intérêts qui se situent dans le domaine social. Actif dans de<br />
nombreuses sociétés locales, il est nommé au comité de l’Association pour la prison de New York. A<br />
partir de ce moment, les détenus des prisons deviennent son champ d’investigation. Il pense y trouver<br />
les origines de la pauvreté et <strong>du</strong> crime. Constatant qu’il y a beaucoup de détenus appartenant à une<br />
même famille, il se met à dresser un tableau sur leur lignée, remontant sur sept générations, en leur<br />
donnant un nom fictif, « The Jukes ». 37 Comme Jörger après lui, il décrit en quelques lignes le parcours<br />
personnel de chaque membre de la famille. Il étudie en tout 709 personnes, dont 540 qu’il nomme<br />
« Juke blood », littéralement de sang pur des Juke, et 169 appelés « X blood », qui sont ceux entrés<br />
dans la famille par mariage. Bien que Dugdale semble avoir pris des précautions dans ses conclusions<br />
en n’attribuant pas toutes les caractéristiques de cette famille à l’hérédité, cette méthode laisse<br />
supposer qu’il existe « des lignées de déchets sociaux, véritables pépinières de parasites et de<br />
nuisibles de toute espèce » dont les « Juke » représentent les « archétypes » ». 38<br />
Jörger connaît-il la publication de Dugdale ? Le rapport a été publié sous forme de livre en 1877 et a<br />
connu quatre rééditions jusqu’en 1915. Jörger ne le mentionne pas, mais son article se caractérise par<br />
une bibliographie très sommaire et peu de notes de référence, alors le fait de ne pas faire allusion à<br />
l’étude sur les « Juke » ne veut pas dire que Jörger ne connaissait pas ce rapport. D’autant plus qu’en<br />
Grande-Bretagne aussi, de vastes enquêtes, équivalentes à celles sur les « Juke », ont été faites sur<br />
les pauvres de Londres dans les années 1880 – 1890. 39 On en trouve aussi des exemples en France,<br />
35 Cf. Galton, Francis, Hereditary genius an inquiry into its laws and consequences, London 1892.<br />
36 “Science of human betterment” in, Mazumdar, Pauline M. H., “The Galton Lecture 1998 : Eugenics : The<br />
Pedigree Years”, in Human Pedigree Studies, ed. by Robert A. Peel, London 1999, p. 20.<br />
37 Cf. Estabrook, Arthur H., The Jukes in 1915, 1916, http://www.disabilitymuseum.org/lib/docs/759.htm (June<br />
26, 2006), Disability History Museum.<br />
38 Carol, Anne: Histoire de l’eugénisme en France. Les médecins et la procréation XIXe-XXe siècle. Paris 1995,<br />
p. 118.<br />
39 Kevles, Daniel J.: Au nom de l’eugénisme. Génétique et politique dans le monde anglo-saxon, trad. de<br />
l’anglais, Paris 1995, p. 101.<br />
10
comme le montre cette description précise faite par le Dr Legrain dans son ouvrage Les arriérés de<br />
l’esprit et leur é<strong>du</strong>cation, paru en 1888 :<br />
« [Tel enfant] est un dégénéré parce que son état d’esprit est visiblement inférieur à celui de ses ascendants, parce<br />
qu’en parcourant les branches de plus en plus élevées de son arbre généalogique, on voit progressivement s’abaisser<br />
le niveau intellectuel ; parce qu’il est, lui, un des rameaux de cet arbre qui tombe en décrépitude. La dégénérescence de<br />
l’esprit est donc une maladie de famille, maladie qui progresse avec les générations successives jusqu’au jour où la<br />
stérilité éteint cette famille et devient le vrai remède que la nature emploie pour se guérir elle-même. Il s’ensuit que la<br />
presque universalité des dégénérés sont des héréditaires. […] On peut dire, en deux mots, quels dégénérés comptent<br />
parmi leurs ancêtres ou des alcooliques, ou des aliénés, ou des nerveux à un autre titre. Tous ces éléments peuvent se<br />
mélanger et se mélangent en général dans des proportions variables à l’infini et expliquent la <strong>du</strong>rée plus ou moins<br />
grande <strong>du</strong> temps à parcourir avant d’atteindre le dernier terme de la série des dégénérés. » 40<br />
Bien plus tard, en Suisse romande, Hans Steck, qui a été directeur de l’Hôpital psychiatrique de Cery de<br />
1936 à 1960, se base lui aussi sur les arbres généalogiques de patients pour « établir un pronostic<br />
héréditaire » de la faiblesse d’esprit, c’est-à-dire de « l’imbécillité » et de « la débilité mentale ». 41 Tout<br />
en se référant à des articles scientifiques sur l’hérédité, il trouve essentiel d’établir un arbre<br />
généalogique pour chaque patient qui nécessite la collaboration<br />
« <strong>du</strong> médecin praticien, <strong>du</strong> médecin de la famille, <strong>du</strong> médecin de campagne qui fournit le plus souvent la première<br />
déclaration, appuyant la demande intro<strong>du</strong>ite auprès <strong>du</strong> service sanitaire. Le médecin <strong>du</strong> village connaît la famille <strong>du</strong><br />
malade mieux que tout autre ; s’il est membre de la commission scolaire, il peut facilement se renseigner sur la capacité<br />
scolaire <strong>du</strong> malade, de ses frères et sœurs, de ses enfants. C’est se basant sur des renseignements précis de ce genre<br />
que le psychiatre, désigné comme expert, peut alors dire s’il y a faiblesse d’esprit héréditaire ». 42<br />
Dans les années 1920, toutefois, le doute s’installe quant à « l’héritabilité de la déficience mentale », et<br />
cela surtout par rapport aux méthodes employées :<br />
« Les enquêteurs n’avait reçu qu’une formation sommaire, et ils tendaient à se comporter en amateurs voulant à tout<br />
prix faire des diagnostics […] et ils inscrivaient sans sourciller dans leurs tablettes les caractéristiques mentales de<br />
personnes mortes depuis trois ou quatre générations. » 43<br />
Et comme le dit Robert G. Resta : « These pedigrees were more a form of propaganda rather than a<br />
rigorous scientific tool. » 44<br />
40<br />
Cité in Bolzman, Lara: La prise en charge institutionnelle des enfants « anormaux » à Genève (1874-1932),<br />
mémoire de licence, Département d’histoire économique et sociale, Université de Genève, 2004.<br />
41 Steck, H., « La pratique de la stérilisation légale des anormaux psychiques dans le canton de Vaud », in :<br />
Revue médicale de la Suisse romande, LVe année, n° 13, 25 novembre 1935 (tiré à part), pp. 881-883.<br />
42 Steck, H., « La pratique de la stérilisation légale des anormaux psychiques dans le canton de Vaud », in :<br />
Revue médicale de la Suisse romande, LVe année, n° 13, 25 novembre 1935 (tiré à part), pp. 881-883.<br />
43 Kevles, Daniel J.: Au nom de l’eugénisme. Génétique et politique dans le monde anglo-saxon, trad. de<br />
l’anglais, Paris 1995, p. 214.<br />
11
En 1930, l’Association américaine de neurologie est arrivée à la conclusion que les travaux menés à<br />
partir des « Juke » n’avaient « qu’un intérêt historique et non pas scientifique » 45 en raison, avant tout,<br />
des méthodes de recherche employées.<br />
Pourtant, dans un mémoire de l’école sociale de Lucerne (Schweizerische Sozial-caritative<br />
Frauenschule Luzern) datant de 1959, nous trouvons encore les remerciements d’une étudiante à un<br />
médecin psychiatre qui lui a mis à disposition ses recherches généalogiques. 46 Nous voyons que trente<br />
ans après le rejet de cette méthode par une partie de la communauté scientifique et quinze ans après la<br />
fin de la Seconde Guerre mondiale qui a connu le génocide des Juifs et des Tziganes, un psychiatre<br />
établit encore des généalogies et les répand autour de lui.<br />
La notion d’arriération mentale en relation avec le paupérisme a aussi été mise en cause. Dans les<br />
années 1930 également, un biologiste anglais a constaté que « l’étiquette d’arriéré mental » ne<br />
s’appliquait, en Angleterre, qu’aux personnes « ayant eu affaire à la justice », à l’assistance publique ou<br />
qui avaient été internées dans un asile pour déficients mentaux. Les personnes appartenant aux<br />
classes supérieures souffrant de déficience pouvaient elles bénéficier de soins privés et échappaient<br />
ainsi aux statistiques établies sur les déficients mentaux. 47<br />
L’avènement <strong>du</strong> national-socialisme en Allemagne permet à des médecins et autres personnes<br />
passionnées par les recherches basées sur des généalogies d’asociaux, de nomades, de criminels, etc.<br />
de transposer leurs résultats dans un programme politique porté par l’idéologie d’un Etat. Le<br />
responsable de la « question des Tziganes », Robert Ritter, nous intéresse particulièrement parce qu’il<br />
figure dans la bibliographie d’Alfred Siegfried, ainsi que dans celle de deux mémoires, tous trois ayant<br />
44 Resta, Robert G., “A Brief History Of The Pedigree In Human Genetics”, in Peel, Robert A. (editor): Human<br />
Pedigree Studies, London 1999, p. 69.<br />
45<br />
Kevles, Daniel J.: Au nom de l’eugénisme. Génétique et politique dans le monde anglo-saxon, trad. de<br />
l’anglais, Paris 1995, p. 477. La science historique actuelle rejette évidemment ces méthodes basées sur<br />
l’amateurisme, les préjugés, les rumeurs et une connaissance scientifique incomplète ; elle ne peut surtout pas<br />
souscrire à des procédés qui ne permettent pas de vérifier les sources, n’offrant ainsi pas l’occasion à d’autres<br />
historiens d’éventuellement donner une interprétation divergente aux documents et témoignages.<br />
46 Schwegler, Elsy, Die Familie Plur. Wiedereingliederung einer Vagantenfamilie. Diplomarbeit der<br />
Schweizerischen Sozial-caritativen Frauenschule Luzern, 1959, p. 4.<br />
47 Kevles, Daniel J.: Au nom de l’eugénisme. Génétique et politique dans le monde anglo-saxon, trad. de<br />
l’anglais, Paris 1995, pp. 189-199.<br />
12
été rédigés après la Seconde Guerre mondiale. 48 Déjà avant 1933, Ritter fait des recherches<br />
généalogiques sur des jeunes criminels en examinant jusqu’à dix générations d’une famille. En 1935,<br />
Ernst Rüdin, que nous avons présenté plus haut comme rédacteur de la revue Archiv für Rassen und<br />
Gesellschafts-Biologie, le recommande chaudement pour un projet de recherche. Si ces chercheurs en<br />
généalogies criminelles sont peu à peu disqualifiées dans le monde anglo-saxon, ils connaissent à<br />
l’inverse une ascension foudroyante en Allemagne nazie. Robert Ritter devient directeur d’un office <strong>du</strong><br />
Ministère de la santé <strong>du</strong> Troisième Reich pour la recherche en biologie sur les origines des asociaux,<br />
des Tziganes, des criminels, des Jenisch, etc. Il enseigne aussi dans une université berlinoise. Saul<br />
Friedländer rapporte que Ritter a entrepris « de classer lui même les 30'000 tsiganes qui vivaient en<br />
Allemagne. » Il les estimaient « impurs sur le plan racial à plus de 90% ». 49 Cet enregistrement des<br />
Tziganes d’Allemagne a permis de les appréhender, de les stériliser de force et de les interner dans des<br />
camps de concentration. A-t-il participé au plan d’extermination des Tziganes ? Joachim S. Hohmann<br />
pense qu’il a tout au moins été au courant de cette horrible entreprise. Après l’effondrement de<br />
l’Allemagne national-socialiste, Robert Ritter réussit à échapper à une condamnation par un tribunal<br />
allemand et fut déclaré innocent en 1948. Il est décédé en 1951.<br />
Les « Zero »<br />
Jörger établit des arbres généalogiques sur une famille élargie qu’il appelle « Zero ». Il est intéressant<br />
de comparer certaines descriptions des « Zero » avec celles des « Juke ». Si le style de Jörger est<br />
moins sec, moins factuel que celui employé pour les « Juke », le projet des deux ouvrages est<br />
identique.<br />
Jörger précise que les noms des personnes ainsi que les lieux sont fictifs. Selon l’historien Thomas<br />
Huonker, il a établi un système de nom codé pour l’ensemble des familles jenisch qui est resté en<br />
vigueur pendant soixante ans. Et en effet, nous le verrons avec les mémoires des étudiantes, les<br />
mêmes noms codés s’y retrouvent. 50<br />
Le choix de Jörger d’appeler cette famille « Zero » n’est sûrement pas fortuit. Bien que le chiffre en<br />
allemand se dise Null, le mot « Zero » figure tout de même dans un dictionnaire allemand. S’il est<br />
48<br />
Cf. Joachim S. Hohmann, Robert Ritter und die Erben der Kriminalbiologie. „Zigeunerforschung“ im<br />
Nationalsozialismus und in Westdeutschland im Zeichen des Rassismus, Frankfurt a. M., 1991. Les indications<br />
sur Robert Ritter sont tirées de cet ouvrage.<br />
49 Saul Friedländer, L’Allemagne nazie et les juifs. 1. Les années de persécution (1933-1939), Paris 1997, p. 209.<br />
50 Thomas Huonker, Fahrendes Volk – verfolgt und verfemt. Jenische Lebensläufe, Zürich 1990, p. 67.<br />
13
possible que le grand public ne connût pas la signification <strong>du</strong> mot, les scientifiques auxquels il<br />
s’adressaient en étaient sans aucun doute conscient.<br />
Les recherches de Jörger ont porté sur 310 personnes appartenant à la famille « Zero » dont 190 sont<br />
encore vivants au moment de l’enquête.<br />
Dès les premières pages, Jörger oppose les « Zero » aux habitants d’une vallée qu’il appelle Xand dont<br />
ils seraient originaires. Il souligne leur origine – allemande , exalte leurs vertus –<br />
« des paysans laborieux, économes, sérieux, prévoyants et, comme les fils des Alpes, religieux, moraux et sobres.<br />
L’alcoolisme est une rareté. Ces gens sont aussi réputés pour leur amour familial, leur attachement à la patrie. Ils sont<br />
bien doués intellectuellement. » 51<br />
A côté de toutes ces qualités, ils en ont une qui semble particulièrement importante pour Jörger puisqu’il<br />
la mentionne trois fois en une demi-page : ils ne se marient que très rarement avec des étrangères.<br />
Jörger nous brosse ainsi le tableau d’une société idéale dont les habitants ne correspondent pas<br />
seulement aux critères moraux de Jörger mais de toute une société qui a toujours érigé en exemple les<br />
paysans « fils des Alpes ». Les « Zero », évidemment, sont l’exact contraire : en premier lieu, ils<br />
épousent des étrangères. Ils rôdent, boivent et ne savent pas constituer de patrimoine. En plus, ils<br />
n’aiment pas leur pays – la vallée de « Xand » – puisque les autorités doivent les y rapatrier par la<br />
force. Selon Jörger, ils sont depuis toujours bourgeois de cette vallée. La souche mâle est composée<br />
« de paysans dégénérés qui s’approprièrent le métier des sans-patrie, à l’égal des membres de nombreuses hordes de<br />
vagabonds, magnins, zingueurs, etc. » 52<br />
Et ce sont évidemment les femmes étrangères qui ont amené la dégénérescence parmi cette population<br />
car elles ont « leurs racines profondes dans les sans-patrie ». Pour élucider leur patrimoine héréditaire,<br />
Jörger remonte à une mythique communauté formant un « Etat dans l’Etat », protégée par de puissants<br />
patriciens. Tout en mentionnant les bons côtés de cette population, il estime que les mauvais côtés<br />
priment sur les premiers :<br />
« les dangers de toutes sortes enveloppent la horde vagabonde, les infections déciment les enfants, épuisent les<br />
a<strong>du</strong>ltes. L’état nerveux et mental était constamment en danger, la vie vagabonde, en outre, con<strong>du</strong>it à une légèreté<br />
amollissante et à la misère héréditaire qui tuent chez l’indivi<strong>du</strong> tout désir de possession.<br />
L’absence de morale, la liberté sans frein et le reste con<strong>du</strong>isent à la plus large immoralité. » 53<br />
51 J. Jörger, « La Famille Zero », in Archives d’anthropologie criminelle de médecine légale et de psychologie<br />
normale et pathologique, n° 172, avril 1908, p. 202.<br />
52 J. Jörger, « La Famille Zero », in Archives d’anthropologie criminelle de médecine légale et de psychologie<br />
normale et pathologique, n° 172, avril 1908, p. 203.<br />
53 J. Jörger, « La Famille Zero », in Archives d’anthropologie criminelle de médecine légale et de psychologie<br />
normale et pathologique, n° 172, avril 1908, p. 204.<br />
14
A cela s’ajoute l’abus d’alcool.<br />
En se tournant vers cet abîme de l’humanité, Jörger s’interroge : « De quel patrimoine d’imbécillité<br />
morale incurable, fondé par les arrière-aïeux, augmenté par les aïeux, héritèrent ces vagabonds-nés ? »<br />
Le reste de l’article ne sert plus qu’à confirmer cette assertion formulée interrogativement. Car pour<br />
Jörger, il ne fait aucun doute que le mal apporté par les femmes se trouve désormais dans le sang des<br />
« Zero » et que rien ni personne ne saura l’extirper. Tout au contraire, il va se propager de génération<br />
en génération.<br />
Un tableau semblable est brossé sur les « Juke » :<br />
« As the Jukes increased in number a community of criminal men, semi-in<strong>du</strong>strious laborers, and licentious women<br />
developed. […] These Jukes were and are still … despised by the reputable communities nearby […]. 54<br />
Les « Zero », selon Jörger, ont coûté cher à leur commune d’origine. Il établit un tableau montrant les<br />
dépenses effectuées pour la famille sur dix ans, de 1885 à 1895. Mais le lecteur ne peut pas se faire<br />
une image de la réalité <strong>du</strong> soutien que la commune aurait apporté aux « Zero » - la somme de 14 000<br />
francs - en l’absence d’autres chiffres, le budget de la commune par exemple, ou les dépenses pour<br />
d’autres indigents.<br />
Aux Etats-Unis aussi, les sociétés pour l’eugénisme se préoccupent <strong>du</strong> coût supporté par la société<br />
pour les générations de « dégénérés ». Dans une « brochure-catéchisme », par exemple, la Société<br />
américaine d’eugénisme a repro<strong>du</strong>it le dialogue suivant :<br />
- On a estimé que si l’on avait interné les premiers Jukes pour la vie, cela aurait coûté environ 25 000 $ à l’Etat de New<br />
York.<br />
- Est-ce que cela représente réellement une économie ?<br />
- Oui. On a estimé que les descendants de ce couple ont causé des dépenses à l’Etat de New York qui se montent au<br />
total à 2 000 000 de dollars à la date de 1916.<br />
- Combien cela aurait-il coûté de stériliser le couple Jukes originel.<br />
- Moins de 150 $. 55<br />
Bien que les dépenses générées par ces familles jouent un certain rôle, le remède ne se trouve pas<br />
dans la meilleure gestion de la dépense mais dans l’éradication de la lignée. Jörger lui aussi parle de<br />
54<br />
Arthur H. Estabrook, The Jukes in 1915, Carnegie Institution of Washington, 1916, p. 3,<br />
www.disabilitymuseum.org/lib/docs/804.htm , Disability History Museum, www.disabilitymuseum.org<br />
(10.07.2006). Une deuxième étude sur les « Juke » a été faite à partir <strong>du</strong> manuscrit de Dugdale. Cela a donné<br />
lieu à la publication en 1916 <strong>du</strong> livre cité plus haut qui se trouve sur l’adresse internet indiquée dans cette note.<br />
55 Kevles, Daniel J.: Au nom de l’eugénisme. Génétique et politique dans le monde anglo-saxon, trad. de<br />
l’anglais, Paris 1995, p. 133. (Trad. par M. F.)<br />
15
« l’anéantissement des incurables » 56 , de ceux qu’on ne peut pas guérir <strong>du</strong> vagabondage, sans préciser<br />
les moyens à employer. Il mentionne bien l’action <strong>du</strong> curé d’une commune de la vallée de « Xand » :<br />
« Tous les enfants pauvres de la commune, ceux, des Zéro comme ceux des autres, furent enlevés à leurs parents et<br />
placés en soins chez de braves paysans. Le moyen donna les meilleurs fruits pour les non-Zéro; les enfants restèrent<br />
chez leur nourricier et donnèrent de braves paysans. Quant aux Zéro, les uns s’évadèrent aussitôt, les autres furent<br />
retirés par leurs parents eux-mêmes, qui furent vivement révoltés <strong>du</strong> procédé et remirent l’affaire entre les mains d’un<br />
avocat : ´pour attentat au droit naturel et familial`. » 57<br />
Jörger commente en latin : Fiat justitia, pereat mundi [Qu’advienne la justice, dût le monde en périr]. Les<br />
« Zero » et leurs semblables menacent le monde, d’ailleurs « le coup de massue <strong>du</strong> capucin ne pouvait,<br />
on le conçoit, tuer l’hydre d’un seul coup », nous dit-il.<br />
Cette action a peut-être servi d’incitation à l’initiateur de l’Œuvre. Mais ce qui est surtout remarquable,<br />
c’est le fait que la famille s’est défen<strong>du</strong>e en s’adressant à un avocat. Cela jette une autre lumière sur<br />
cette famille composée de soi-disant « imbéciles » et contredit la thèse de Jörger, mais pas à ses yeux<br />
vu son commentaire lapidaire.<br />
Plus loin, il revient sur l’idée de l’éloignement <strong>du</strong> noyau familial en décrivant une jeune fille, Elisa,<br />
orpheline de mère qui se serait séparée de son père de sa propre initiative en émigrant très jeune en<br />
Souabe. « Cette émigration », écrit Jörger, « de bonne heure et cet éloignement de l’influence<br />
pernicieuse de la parenté furent un bonheur pour elle et la conservation de l’honneur de son nom. Elle<br />
est comme la blanche colombe au milieu des oiseaux gris et noirs […]. 58 Pour les « Juke » également, il<br />
semble que le remède soit l’éloignement <strong>du</strong> milieu néfaste de la famille : « The sixth child of Adelaide is<br />
a woman of good morals, orderly, and in<strong>du</strong>strious. She has a quiet disposition and has little to do with<br />
her neighbors. […] She married an in<strong>du</strong>strious, capable man and moved away from the Juke region to a<br />
nearby city, where they are doing well. » 59<br />
Un autre moyen, selon Jörger, de sortir <strong>du</strong> cercle vicieux <strong>du</strong> vagabondage et de l’imbécillité, bien que<br />
pas complètement, nous le verrons, c’est le mariage avec une personne saine :<br />
56 Cf. note 18.<br />
57 J. Jörger, « La Famille Zero », in Archives d’anthropologie criminelle de médecine légale et de psychologie<br />
normale et pathologique, n° 172, avril 1908, p. 212.<br />
58 J. Jörger, « La Famille Zero », in Archives d’anthropologie criminelle de médecine légale et de psychologie<br />
normale et pathologique, n° 172, avril 1908, p. 218.<br />
59<br />
Arthur H. Estabrook, The Jukes in 1915, Carnegie Institution of Washington, 1916, p. 15,<br />
www.disabilitymuseum.org/lib/docs/804.htm , Disability History Museum, www.disabilitymuseum.org<br />
(10.07.2006).<br />
16
« […] Charles, un fort gaillard, bien bâti, excellemment doué, sain et vigoureux jusqu’à sa mort (1889), avait pour femme<br />
une brave fille de paysans. Grâce à cette dernière et à ses parents, gens travailleurs, grâce aussi au fait que sa<br />
demeure était à l’écart et éloignée de toute auberge, et en dépit d’un jeunesse vagabonde, ce Charles fut économe,<br />
sobre, travailleur. Il amassa un petit avoir, fut, ainsi que sa famille, l’objet <strong>du</strong> respect de ses concitoyens.<br />
Il était, toutefois, bien exercé dans les métiers des gens de sa bande et ne pouvait, en dépit de tout, les abandonner<br />
complètement. Il ne put s’empêcher, dans les dernières années de sa vie, de faire un voyage d’affaires, bien qu’il n’en<br />
eût nul besoin et que les siens ne voyaient pas la chose d’un œil favorable. Ses descendants n’eurent plus affaire<br />
avec la horde des vagabonds et ne furent plus comptés comme y appartenant. [souligné par M. F.] Un de ses fils<br />
fut un type anormal, psychopathe et buveur ; un autre était légèrement faible d’esprit. Comme la famille de la mère était<br />
mentalement indemne, ces deux semblent tirer leur charge <strong>du</strong> côté paternel. »<br />
Jörger montre aussi dans son article que les maux dont sont atteints les familles étudiées s’expriment<br />
chez les enfants dès leur premier âge. En décrivant un membre d’une des « bandes », il note :<br />
« Fritz avait à peine sept ans qu’il déserte le foyer paternel, se crée l’indépendance la plus absolue, gagne la France par<br />
des chemins détournés, puis le sud de l’Italie. De là, il atteint le Valais à travers monts. La mendicité, les tromperies et<br />
les menaces lui apportent le pain quotidien. […] La police découvre bientôt le théâtre de ses exploits et le rapatrie, ce<br />
qui ne lui plut guère. Il avait dix ans, n’avait de sa vie vu de salle d’école, ni enten<strong>du</strong> parler de religion. On le place chez<br />
le curé de l’endroit ; il s’enfuit au bout d’une quinzaine pour reprendre sa vie libre en Italie. […] » 60<br />
Un récit très semblable se trouve chez les « Juke » concernant un garçon né en 1885 61 :<br />
« C’était un élève en-dessous de la moyenne, très avenant en apparence mais faux en réalité. A 10 ans, il fut envoyé<br />
dans un home pour enfants délinquants. Il s’enfuit aussitôt pour retourner vers ses anciens repaires. A 11 ans sont<br />
comportement incorrigible le mena à la State In<strong>du</strong>strial School for Boys où se trouvait son frère aîné. En 1902, à 17 ans,<br />
on le remit à son beau-père. Durant les années suivantes, il eut une amende de 3 $ pour attentat contre l’ordre public et<br />
passa 2 mois dans la prison <strong>du</strong> ´county` […] ».<br />
On voit que les deux enfants sont décrits comme intelligents mais perfides ; que, dès leur plus jeune<br />
âge, ils sont des truands incorrigibles. Mais pas seulement la description des deux enfants coïncide, la<br />
60 J. Jörger, « La Famille Zéro », in Archives d’anthropologie criminelle de médecine légale et de psychologie<br />
normale et pathologique, n° 172, avril 1908, p. 219.<br />
61<br />
Arthur H. Estabrook, The Jukes in 1915, Carnegie Institution of Washington, 1916, p. 18,<br />
www.disabilitymuseum.org/lib/docs/804.htm , Disability History Museum, www.disabilitymuseum.org<br />
(10.07.2006). « He was below average in his studies, very pleasant to one’s face but treacherous otherwise. At<br />
10 he was sent to the Children’s home for truancy. He immediately ran away and returned to his old haunts. At<br />
11 incorrigibility sent him to the State In<strong>du</strong>strial School for Boys. Where his older brother awaited him. In 1902,<br />
aged 17, he was paroled from this institution to his stepfather. In the following year he was fined $ 3 for breach<br />
of the peace, and was in the county jail 2 months. […] ». Trad. M. F.<br />
17
structure <strong>du</strong> texte est aussi la même, c’est-à-dire que les deux auteurs entremêlent des faits et des<br />
jugements moraux. Et pourtant l’un provient de Suisse, l’autre des Etats-Unis.<br />
Après des pages et des pages de descriptions de faits et gestes de la famille élargie, l’article se termine<br />
abruptement, sans conclusion. Il en est de même pour celui sur les « Juke ».<br />
De l’article de Jörger se dégagent tout de même, ça et là, des propositions et des constatations qu’on<br />
pourrait résumer de façon suivante :<br />
- Les enfants de la famille « Zero » sont touchés dès leur plus jeune âge par les maux frappant le<br />
clan.<br />
- Dans certains cas, l’éloignement <strong>du</strong> clan a permis à quelques-uns de s’amender.<br />
- Le mariage avec une personne honorable peut exercer des effets bénéfiques sur un membre<br />
de la famille « Zero ».<br />
Il semble que Jörger soit intervenu publiquement en préconisant l’éloignement précoce des enfants de<br />
leur milieu. 62<br />
La comparaison entre les « Zero » et les « Juke » montre qu’à des milliers de kilomètres de distance les<br />
mêmes critères moraux ont été érigés par une classe dominante : une vie travailleuse, économe,<br />
prévoyante et sobre ; une con<strong>du</strong>ite honorable et stable et une moralité irréprochable ; une existence<br />
religieuse, un amour familial et un attachement à la patrie. Qualités prônées par Pro Juventute, dont les<br />
membres étaient les représentants de cette classe, mais aussi qualités déniées aux indigents,<br />
nomades, faibles d’esprit, bref aux personnes perçues comme des rebuts de la société.<br />
Une photographie de Pro Juventute en 1937<br />
En 1972, le magazine alémanique Schweizerischer Beobachter publie une série d’articles sur l’Œuvre<br />
des enfants de la grand-route. Ces articles sont à l’origine d’une mise en question fondamentale de<br />
l’action envers ces enfants et aboutissent finalement à son arrêt.<br />
C’est sur l’initiative <strong>du</strong> chef de la Section enfants en bas-âge de Pro Juventute, Alfred Siegfried, que<br />
l’Œuvre est fondée en 1926. 63 L’Œuvre a comme ambition de lutter contre le vagabondage sur le plan<br />
national. En tant que section de Pro Juventute, elle jouit dès le départ <strong>du</strong> soutien de la plus haute<br />
autorité de la Confédération. En 1930, les Chambres fédérales lui allouent une subvention annuelle de<br />
quinze mille francs pour une première période de dix ans. Quelque peu ré<strong>du</strong>ite pendant les années de<br />
62 Thomas Huonker, Fahrendes Volk – verfolgt und verfemt. Jenische Lebensläufe, Zürich 1990, p. 68.<br />
63<br />
Les informations factuelles proviennent de l’étude historique établie sur la demande <strong>du</strong> Département fédéral<br />
de l’intérieur. Walter Leimgruber, Thomas Meier, Roger Sablonnier, L’Œuvre des enfants de la grand-route,<br />
Archives fédérales, dossier n° 10, Berne 2000.<br />
18
crise, elle est toutefois versée jusqu’en 1967. A ses débuts, donc pendant les années de consolidation,<br />
cette subvention correspond au quart <strong>du</strong> budget de l’Œuvre ; ensuite, sa proportion se ré<strong>du</strong>it de plus en<br />
plus, surtout après la guerre quand son budget total dépasse les cent mille francs.<br />
Dans un article publié en 1926 dans la Neue Zürcher Zeitung, Siegfried expose le problème des<br />
« familles nomades bourgeoises d’un quelconque village des Grisons ou <strong>du</strong> Tessin » 64 et préconise de<br />
combattre le vagabondage, c’est-à-dire de sauver les enfants en les sédentarisant. Les auteurs <strong>du</strong><br />
rapport mentionné plus haut montrent bien que « l’objectif n’est pas de permettre aux enfants une<br />
meilleure existence », mais de répondre à une demande de politique sociale : « il s’agit de détruire […]<br />
un mode de vie qui ne plaît pas ». 65 Sédentariser les enfants veut dire les séparer des parents, voire les<br />
enlever de force, <strong>du</strong> milieu où ils grandissent. Il faut leur faire oublier leur vie antérieure, qu’ils la renient.<br />
Et pour cela, il faut la dénigrer. La mauvaise image de leurs familles propagée par les partisans de<br />
l’Œuvre ne sert pas seulement à justifier l’action de l’Œuvre aux yeux <strong>du</strong> public mais aussi, et peut-être<br />
avant tout, aux yeux des victimes.<br />
Afin de mettre la main sur les enfants, Alfred Siegfried se livre à une véritable traque des familles. Il<br />
épluche les rubriques judiciaires des journaux, recueille des informations auprès des communes et<br />
établit des arbres généalogiques des familles en se basant sur ces renseignements. 66 Il s’agit en fait<br />
d’un « recensement systématique des gens <strong>du</strong> voyage en Suisse ». Nous verrons que ce recensement<br />
va de pair avec « une stigmatisation de l’ensemble des gens <strong>du</strong> voyage désignés comme criminels,<br />
paresseux, sans morale et souffrant pour la plupart de tares congénitales ». 67<br />
Le véritable but étant atteint avec la poursuite des familles et l’enlèvement des enfants, il semble que le<br />
placement des enfants ait été dicté par des considérations telles que l’éloignement maximal de leurs<br />
parents, la sévérité des parents d’accueil ou <strong>du</strong> foyer et l’é<strong>du</strong>cation religieuse. « Les intérêts de l’enfant<br />
ne sont jamais pris en considération », écrivent les auteurs <strong>du</strong> rapport Leimgruber. 68<br />
64 Walter Leimgruber, Thomas Meier, Roger Sablonnier, L’Œuvre des enfants de la grand-route, Archives<br />
fédérales, dossier n° 10, Berne 2000, p. 27.<br />
65 Walter Leimgruber, Thomas Meier, Roger Sablonnier, L’Œuvre des enfants de la grand-route, Archives<br />
fédérales, dossier n° 10, Berne 2000, p. 29.<br />
66 Les arbres généalogiques prenant une place majeure dans les écrits de Jörger, dans les mémoires des étudiantes<br />
et l’ouvrage de Siegfried, un chapitre particulier leur est consacré.<br />
67 Walter Leimgruber, Thomas Meier, Roger Sablonnier, L’Œuvre des enfants de la grand-route, Archives<br />
fédérales, dossier n° 10, Berne 2000, pp. 34-35.<br />
68 Walter Leimgruber, Thomas Meier, Roger Sablonnier, L’Œuvre des enfants de la grand-route, Archives<br />
fédérales, dossier n° 10, Berne 2000, p. 41.<br />
19
Selon le rapport Leimgruber, le nombre exact des enfants enlevés est incertain. Thomas Huonker, le<br />
spécialiste suisse de l’histoire des Yéniches, parle de six cent dix-neuf enfants enlevés entre 1926 et<br />
1973. 69 Les années d’activité intense se situent entre 1933 et 1940. C’est <strong>du</strong>rant ces années que<br />
l’Œuvre s’occupe de deux cents enfants et plus, avec des pics en 1937 et 1939 quand le nombre<br />
dépasse les deux cents cinquante. 70<br />
En 1937 justement, Pro Juventute (PJ) publie une plaquette sur ses 25 ans d’activité que nous trouvons<br />
important de présenter en essayant de dégager l’image que l’association veut projeter d’elle-même.<br />
Pro Juventute d’après la brochure célébrant ses 25 ans d’existence<br />
Pour décrire l’institution, nous allons parler dans un premier temps des personnalités qui ont fondé PJ<br />
ainsi que de celles qui s’y trouvent encore en 1937. Ensuite nous tenterons d’analyser la destination de<br />
la brochure. Nous nous attacherons aussi de montrer la structure que l’association a créée, les valeurs<br />
qu’elle a véhiculées, ainsi que la mission qu’elles s’est donnée.<br />
La brochure comporte 112 pages, elle est donc assez importante pour pouvoir y détecter le message<br />
que l’association veut faire parvenir à ses lecteurs. L’année 1937 se prête bien à une telle analyse<br />
parce que l’action de PJ n’est alors pas encore entachée par le génocide commis envers les Tziganes<br />
par le régime national-socialiste.<br />
L’auteur de la brochure est Otto Binder. Avant de rejoindre PJ, il a été enseignant dans une école<br />
primaire de village. En 1922, il rejoint le secrétariat général de PJ. A l’époque de la parution de la<br />
brochure, il est adjoint <strong>du</strong> secrétaire général. Vingt et un ans plus tard, en 1943, c’est lui qui devient le<br />
secrétaire général de la fondation. 71<br />
69<br />
Thomas Huonker, « Une tache sombre. La tentative de détruire une minorité suisse au moyen de l’Œuvre des<br />
enfants de la grand-route », in Monique Eckmann, Michèle Fleury, Racisme(s) et citoyenneté. Un outil pour la<br />
réflexion et l’action, Genève 2005. Ce même chiffre est avancé par Pro Juventute selon le rapport Leimgruber.<br />
70 Walter Leimgruber, Thomas Meier, Roger Sablonnier, L’Œuvre des enfants de la grand-route, Archives<br />
fédérales, dossier n° 10, Berne 2000, p. 33.<br />
71<br />
„Otto Binder sechzigjährig“, in Neue Zürcher Zeitung, 1er mai 1953, photocopie provenant de Stadtarchiv<br />
Stadt Schaffhausen. Otto Binder a joué un grand rôle dans la fondation de l’Œuvre suisse des Lectures pour la<br />
jeunesse, très connue en Suisse alémanique, qui existe aujourd’hui encore. Selon la directrice actuelle de cette<br />
œuvre, cette dernière a été créée en 1931 pour lutter contre la littérature « or<strong>du</strong>rière », en partie « imprégnée par<br />
des idées nationales-socialistes ». S’il s’avérait que la lutte contre les excès <strong>du</strong> national-socialisme fut une<br />
préoccupation importante pour Otto Binder, il serait d’autant plus curieux que ce dernier n’ait pas su préserver<br />
PJ d’une action dont l’idéologie est très proche de celle <strong>du</strong> national-socialisme.<br />
20
Mais revenons au début, car la fondation de PJ est non seulement la naissance d’une association<br />
philanthropique mais aussi un événement mondain.<br />
Des fondateurs et membres prestigieux<br />
PJ est une fondation qui a été créée en 1912, entre autres pour combattre la tuberculose chez les<br />
enfants. Parmi les fondateurs, nous trouvons des noms prestigieux comme celui <strong>du</strong> conseiller fédéral<br />
tessinois Giuseppe Motta, chef <strong>du</strong> département fédéral politique, et <strong>du</strong> conseiller fédéral Arthur<br />
Hoffmann, chef <strong>du</strong> département fédéral militaire qui, lui préside le conseil de fondation. Le successeur<br />
de ce dernier y figure également, le Genevois Gustave Ador, qui se trouve en 1912 à la tête <strong>du</strong> CICR.<br />
Dans le conseil de fondation siègent huit conseillers d’Etat, un certain nombre de députés cantonaux et<br />
fédéraux, une quantité impressionnante de médecins, des membres <strong>du</strong> corps enseignant de différents<br />
cantons, des représentants de l’Eglise protestante ainsi qu’un évêque vieux-catholique, des<br />
professeurs d’université, des banquiers, etc. Parmi les Romands, on trouve Georges Python,<br />
personnalité très connue à Fribourg, partisan d’un catholicisme social, fondateur de l’Université de<br />
Fribourg, conseiller d’Etat, conseiller national et conseiller aux Etats72 . Et aussi, Auguste Rollier,<br />
spécialiste de la tuberculose, concepteur de l’héliothérapie. Le vérificateur des comptes est Gustave<br />
Hentsch, de Genève, appartenant à une ancienne famille genevoise active dans la banque privée. Il<br />
occupe encore cette fonction en 1937.<br />
Un des personnages les plus controversés est Ulrich Wille, nommé président de la commission de<br />
fondation en 1912 et qui le restera jusqu’à sa mort en 1959. 73 Son père, le général Wille, a été le<br />
commandant en chef de l’armée de 1914 à 1918. Sa mère, née comtesse von Bismarck, est issue<br />
d’une vieille famille aristocratique allemande. Sa famille est aussi liée à de grands in<strong>du</strong>striels suisses,<br />
comme les Schwarzenbach, actifs dans le textile. A la veille de la Seconde guerre mondiale, Ulrich Wille<br />
fils est colonel commandant de corps ce qui lui permet d’aspirer à la fonction de général en cas de<br />
guerre, mais Guisan lui sera préféré lors de l’éclatement de la Seconde Guerre mondiale. Wille est<br />
nommé chef de l’instruction de l’armée, imposant une discipline militaire « à la prussienne » jugée<br />
inutile et néfaste par Guisan74 . Après les victoires allemandes de 1940, Wille a tenté de faire destituer<br />
Guisan avec l’aide <strong>du</strong> représentant diplomatique allemand à Berne. Il s’est également associé à des<br />
72 Pierre-Philippe Bugnard : Python, Georges, in Dictionnaire historique de la Suisse (DHS), http://hls-dhs-<br />
dss/textes .<br />
73 Walter Leimgruber, Thomas Meier, Roger Sablonnier, L’Œuvre des enfants de la grand-route, Archives<br />
fédérales, dossier n° 10, Berne 2000, p. 121.<br />
74 Willi Gautschi, General Henri Guisan. Die schweizerische Armeeführung im Zweiten Weltkrieg, Zürich 1989,<br />
p. 488. Tous les renseignements sur Wille proviennent de cet ouvrage.<br />
21
officiers proches des idées <strong>du</strong> national-socialisme, connues sous la dénomination de « cercle Däniker-<br />
Wille ». 75 Dans le conflit qui a divisé non seulement Guisan et Wille mais aussi une partie de l’armée,<br />
c’est le camp de Guisan qui l’a emporté en exigeant la démission de Wille ce que ce dernier finit par<br />
accepter.<br />
Cette courte description de la carrière d’Ulrich Wille nous montre que l’homme qui a présidé la fondation<br />
de PJ pendant quarante-sept ans est une personnalité pour le moins problématique. Il ne fait aucun<br />
doute qu’il a des liens familiaux et politiques très forts en Allemagne et qu’il ne renie pas lors de<br />
l’avènement de Hitler au pouvoir, bien au contraire. Quant à connaître l’influence réelle qu’il a eue à PJ,<br />
respectivement à l’Œuvre, l’état des recherches ne permet pas de le dire. Dans l’étude de Walter<br />
Leimgruber et al., nous apprenons que le conseil de fondation ne se préoccupe guère de l’Œuvre ; entre<br />
1926 et 1973, elle n’est mentionnée que deux fois dans les procès-verbaux. Il reste tout de même une<br />
lettre de Wille dans laquelle il parle des « enfants de la grand-route ». En février 1929, il s’adresse en<br />
tant que président de la commission de fondation de PJ au Conseil fédéral pour solliciter une<br />
« subvention prise sur les fonds fédéraux » en faveur de l’Œuvre. Dans sa longue lettre, il décrit l’action<br />
entreprise :<br />
« Nous avons pu, dans le laps de temps de deux ans et demi, grâce à l’Œuvre d’entraide pour les enfants de la<br />
grand’route mise sur pied dans ce but, éloigner d’un milieu néfaste plus de cents enfants menacés et manquant de<br />
soins qui n’avaient jamais connu jusque-là les bienfaits de l’école régulière et garantie, ni aucune autre forme<br />
d’assistance et les confier à d’honnêtes parents nourriciers ou à des institutions bien tenues. »<br />
Plus loin, Wille expose que pour l’administration de l’Œuvre, PJ a renoncé au principe de<br />
décentralisation (cf. plus bas). Elle est dirigée « à partir de sa centrale » qui est Zurich. Car, explique-til,<br />
contre « le mal » la « communauté suisse toute entière » doit s’engager. C’est « en implantant [les<br />
enfants] dans un entourage adéquat » qu’on parviendra à combattre « dès la prime jeunesse leur<br />
tendance héréditaire à voyager et à ne rien faire ». 76 En annexe, il joint l’« arbre généalogique de la<br />
famille Fecco ». Comme les Zero et les Markus, les Fecco font partie des familles dont on a dressé<br />
l’arbre généalogique et, comme nous le voyons dans ce cas-ci, ce document est diffusé comme preuve<br />
<strong>du</strong> caractère héréditaire <strong>du</strong> nomadisme. Ces arbres généalogiques ont apparemment circulé librement<br />
parmi les gens intéressés à l’Œuvre, comme nous le verrons aussi plus loin.<br />
75 Willi Gautschi, General Henri Guisan. Die schweizerische Armeeführung im Zweiten Weltkrieg, Zürich 1989,<br />
pp. 493 ss.<br />
76<br />
Nicolas Meienberg, Le délire général. L’armée suisse sous influence, trad. de l’allemand, Genève 1988, pp.<br />
197-200. Cette lettre a été ren<strong>du</strong>e publique grâce à l’action de Nicolas Meienberg de faire photographier des<br />
documents de la famille Wille lors d’une exposition à Meilen en 1987.<br />
22
En 1937, c’est le conseiller fédéral Marcel Pilet-Golaz, successeur de Giuseppe Motta au Département<br />
politique, qui est le président <strong>du</strong> conseil de fondation. Il aura pendant la Seconde Guerre mondiale une<br />
attitude ambiguë envers l’Allemagne nationale-socialiste, « croyant à sa victoire, au moins jusqu’en<br />
automne 1942 » 77 . A nouveau de prestigieux noms paraissent sur la liste des membres <strong>du</strong> conseil de<br />
fondation. Parmi les Suisses romands, nous trouvons Adolf Keller, pasteur et docteur en théologie, qui<br />
fonde en 1934 le séminaire œcuménique à l’origine de l’Institut œcuménique de Bossey. Partisan de<br />
l’Eglise confessante, il est très actif en faveur des réfugiés évangéliques pendant la Seconde Guerre<br />
mondiale. 78 Y figure aussi Jean-Daniel de Montenach, diplomate, originaire de Fribourg, qui est en 1937<br />
secrétaire général de l’Institut international de coopération intellectuelle de la Société des Nations. 79<br />
Mais ne nous trompons pas, ces Suisses romands ne propageront pas l’action de l’Œuvre chez eux. Le<br />
conseiller d’Etat neuchâtelois, Edgar Louis Renaud, également membre <strong>du</strong> conseil, se plaint lors d’une<br />
séance <strong>du</strong> conseil de fondation, le 8 novembre 1930 « que la Suisse romande est négligée par l’Œuvre<br />
alors que les gens <strong>du</strong> voyage y sont aussi nombreux » 80 .<br />
En ne nommant que quelques membres suisses romands de PJ, il est frappant d’observer qu’ils<br />
proviennent d’horizons intellectuels très divers. Il est difficile de comprendre si tous ces membres sont<br />
réunis par un idéal commun ou s’ils retirent avant tout un avantage de prestige social de figurer parmi<br />
l’élite <strong>du</strong> pays sur les listes de membres. Seule une recherche approfondie permettrait de mieux<br />
connaître PJ, le rôle qu’elle joue dans la société suisse et les raisons pour lesquelles elle jouit <strong>du</strong><br />
soutien de l’élite politique, économique et intellectuelle.<br />
A qui la brochure de 1937 est-elle destinée ?<br />
Sur les cent douze pages de la brochure, presque la moitié sont consacrées à l’organisation et au<br />
financement de la fondation ; il est donc certain que ce sont les personnes susceptibles de soutenir<br />
77 Jean-Claude Favez : Pilet-Golaz, Marcel, in Dictionnaire historique de la Suisse (DHS), http://hls-dhs-<br />
dss/textes.<br />
78 Marianne Jehle-Wildberger, Hermann Kocher : Keller, Adolf, in Dictionnaire historique de la Suisse (DHS),<br />
http://hls-dhs-dss/textes.<br />
79 Romain Jurot : Montenach, Jean-Daniel de, in Dictionnaire historique de la Suisse (DHS), http://hls-dhs-<br />
dss/textes.<br />
80 Walter Leimgruber, Thomas Meier, Roger Sablonnier, L’Œuvre des enfants de la grand-route, Archives<br />
fédérales, dossier n° 10, Berne 2000, p. 51.<br />
23
l’institution qui sont visées. L’auteur s’emploie à démontrer les moyens innovateurs de la gestion<br />
commerciale. Il se félicite d’emprunter son savoir-faire au « taylorisme » et à des « méthodes<br />
modernes de rationalisation ». 81<br />
Nous savons qu’une des sources de financement de PJ est la vente de timbres qui ont une valeur<br />
d’affranchissement. L’émission de timbres est alors pratiquée sur une petite échelle par d’autres<br />
sociétés philanthropiques. Grâce à l’appui de ses membres influents, PJ réussit à obtenir l’appui <strong>du</strong> chef<br />
<strong>du</strong> département fédéral des Postes et des Chemins de fer, le Zurichois radical Ludwig Forrer, pour<br />
émettre des timbres au niveau national. « Pro Juventute emporte la place » ; c’est en ces termes<br />
militaires qu’est décrit son triomphe, après avoir été « à l’assaut » de la Société d’utilité publique qui<br />
avait eu la même idée. 82 La vente ne sert pas uniquement au financement, mais aussi à créer la<br />
marque « Pro Juventute ». « Une bonne enseigne attire le client », c’est ainsi que l’auteur intitule un des<br />
chapitres, dans lequel il relate le lancement d’une marque d’allumettes « Pro Juventute » par une<br />
entreprise privée qui rétrocède une partie des gains sur les ventes à l’institution. 83 Pro Juventute a le<br />
souci de démontrer son efficacité et son sérieux au niveau économique, ce qui importe sûrement à<br />
l’élite qui l’a aidée à prendre son essor en 1912 et qui l’assiste toujours en 1937.<br />
Les organes de PJ<br />
Trois organes centraux sont créés en 1912 : le conseil et la commission de la fondation, ainsi que le<br />
secrétariat général. Si la commission a comme rôle de contrôler le secrétaire général, le conseil,<br />
constitué en 1912 de septante-cinq membres, se situe au-dessus de ces derniers. Selon la brochure de<br />
1937, ses membres « fonctionnent comme représentants de la population » et sa composition doit<br />
« refléter la neutralité parfaite de la fondation en matière de politique, de religion, de langue et d’intérêts<br />
particuliers ». Sous le terme ´population` il faut entendre une certaine classe`de la population. Seuls des<br />
représentants des classes moyennes et supérieures y siègent. En matière religieuse, il apparaît que les<br />
membres <strong>du</strong> conseil de fondation appartiennent en majorité à l’Église protestante. 84 Il est possible qu’au<br />
81 25 ans Pro Juventute. Coup d’œil sur l’origine, l’organisation et l’activité de la fondation suisse Pro<br />
Juventute, 1912-1938, par Otto Binder, Zurich 1938, p. 7.<br />
82 25 ans Pro Juventute. Coup d’œil sur l’origine, l’organisation et l’activité de la fondation suisse Pro<br />
Juventute, 1912-1938, par Otto Binder, Zurich 1938, pp. 11-12.<br />
83 25 ans Pro Juventute. Coup d’œil sur l’origine, l’organisation et l’activité de la fondation suisse Pro<br />
Juventute, 1912-1938, par Otto Binder, Zurich 1938, p. 43.<br />
84 L’ Eglise catholique suisse a fondé son œuvre sociale en 1901. Cf. Peter Hug, Caritas, in Dictionnaire<br />
historique de la Suisse (DHS), http://hls-dhs-dss/textes.<br />
24
niveau linguistique la proportion soit assez équilibrée entre germano- et francophones. Quant aux<br />
italophones, il semble qu’il n’y ait que Giuseppe Motta qui les représente. La composition politique de la<br />
commission correspond assez parfaitement à ce que l’historien Hans Ulrich Jost appelle les « libérauxconservateurs<br />
» :<br />
« Ce courant politique se compose en règle générale d’une bourgeoisie protestante, d’hommes d’Eglise, de<br />
représentants de professions libérales et de propriétaires fonciers. Ils disposent de l’appui d’une partie considérable des<br />
milieux de la finance traditionnelle […]. » 85<br />
Il y a des exceptions au niveau religieux, notamment, tels Georges Python, catholique social et<br />
Giuseppe Motta, catholique-conservateur, et même s’il apparaît que l’idéologie des libérauxconservateurs<br />
est dominante, il faut tout de même remarquer qu’une pluralité d’opinions intellectuelles<br />
se retrouve parmi les membres.<br />
Il est aussi intéressant d’observer que ce sont des milieux semblables qui ont prôné l’eugénisme dans<br />
le monde anglo-saxon à cette période, comme l’écrit l’historien Daniel J. Kevles :<br />
« Les partisans de l’eugénisme, aux Etats-Unis comme en Grande-Bretagne, étaient en grande partie des membres de<br />
la classe moyenne, blancs, de souche anglo-saxonne, en majorité protestants et ayant fait des études. Les chefs de file<br />
<strong>du</strong> mouvement tendaient à être aisés plutôt que riches, et beaucoup appartenaient aux professions libérales –<br />
médecins, travailleurs sociaux, membres <strong>du</strong> clergé, professeurs, notamment de biologie et de sociologie. » 86<br />
Le bénévolat<br />
La cheville ouvrière de l’association est son secrétariat général qui se trouve à Zurich ; c’est aussi là<br />
qu’est domiciliée l’Œuvre. D’ailleurs, quelques stagiaires de l’Institut d’études sociales de Genève ont<br />
été employées au sein <strong>du</strong> secrétariat. PJ a l’ambition de rayonner dans la Suisse entière, mais elle<br />
contourne la division historique et politique de la Suisse en créant son propre découpage. Le territoire<br />
suisse est subdivisé en districts, à la tête desquels le secrétaire général nomme des secrétaires de<br />
district. Ce secrétaire de district exerce ses fonctions « à titre volontaire et bénévole ».<br />
PJ attribue une valeur très élevée au travail bénévole : « Le travailleur social bénévole possède en effet<br />
un certain droit moral à aborder les nécessiteux, tandis que le fonctionnaire rétribué est, par la forme<br />
85 Hans Ulrich Jost, Les avant-gardes réactionnaires. La naissance de la nouvelle droite en Suisse, 1890-1914,<br />
Lausanne 1992, p. 31.<br />
86 Daniel J. Kevles, Au nom de l’eugénisme. Génétique et politique dans le monde anglo-saxon, trad. de<br />
l’anglais, Paris 1995, p. 90.<br />
25
même des choses, tenu à une certaine réserve », écrit Otto Binder. 87 Ici nous trouvons « un antiétatisme<br />
» 88 qui caractérise, selon Hans Ulrich Jost, les libéraux-conservateurs. Le fonctionnaire<br />
apparaît comme un acteur assujetti à des contraintes que Binder n’explicite pas mais qu’on pourrait<br />
interpréter comme de la soumission à l’intérêt de l’Etat. Le bénévole, par contre, est présenté comme<br />
un acteur libre mû par le seul devoir moral de pratiquer la charité. Dans l’entre-deux-guerres,<br />
l’opposition entre ces deux conceptions de l’aide sociale ou charitable fait l’objet d’un débat politique<br />
que Binder, en somme, résume dans sa phrase. Du côté libéral, anti-étatiste, le retour « de l’entraide<br />
classique (famille et voisins), de la charité traditionnelle et <strong>du</strong> laisser-faire libéral » 89 est souhaité ; <strong>du</strong><br />
côté socialiste et syndical, la lutte s’engage pour un Etat providence. Il faudra attendre la fin de la<br />
Seconde Guerre mondiale pour que l’Assurance-vieillesse et survivants (AVS) soit intro<strong>du</strong>ite en 1948,<br />
l’Assurance-invalidité (AI) en 1960, et que l’assurance chômage devienne obligatoire en 1976.<br />
Devant cette réalité, brossée à grands traits, la conception de PJ <strong>du</strong> bénévole qui se penche sur son<br />
nécessiteux semble appartenir à une période révolue et contraste curieusement avec les méthodes<br />
modernes de « marketing » préconisées pour la recherche de soutien moral et financier de PJ90 . Mais<br />
PJ n’est pas à une contradiction près : Alfred Siegfried est évidemment un employé rémunéré de PJ.<br />
Il est difficile de comprendre ce que Binder veut dire par « droit moral <strong>du</strong> bénévole ». Il fait<br />
certainement référence à la tradition chrétienne de la charité. Il est intéressant à ce stade de s’arrêter<br />
un instant sur ce thème. Anne-Lise Head-König montre une évolution de cette notion au Moyen Age. Au<br />
début de cette ère, « la Pauvreté est une vertu éminente qui fournit aux riches comme aux pauvres des<br />
occasions de sanctification, par l’aumône pour les premiers et par l’humilité pour les seconds ». A cette<br />
époque, les institutions charitables ne distinguent pas entre « bons » et « mauvais » pauvres. Plus tard,<br />
on se met à considérer « la pauvreté comme une malédiction et le ´mauvais`pauvre comme un être<br />
inutile, voire dangereux pour la société, parce que vagabond, oisif, ignorant les normes et préceptes de<br />
la religion chrétienne ». 91 A partir <strong>du</strong> 16e siècle, c’est cette conception qui gouverne les institutions<br />
87 25 ans Pro Juventute. Coup d’œil sur l’origine, l’organisation et l’activité de la fondation suisse Pro<br />
Juventute, 1912-1938, par Otto Binder, Zurich 1938, p. 8.<br />
88 Hans Ulrich Jost, Les avant-gardes réactionnaires. La naissance de la nouvelle droite en Suisse, 1890-1914,<br />
Lausanne 1992, p. 32.<br />
89 Bernard Degen : « Assurances sociales », in Dictionnaire historique de la Suisse (DHS), http://hls-dhs-<br />
dss/textes<br />
90 Cf. plus haut.<br />
91 Anne-Lise Head-König : « Assistance », in Dictionnaire historique de la Suisse (DHS), http://hls-dhs-<br />
dss/textes<br />
26
charitables. Il n’y a aucun doute que pour PJ, ce sont les gens <strong>du</strong> voyage qui sont devenus ces<br />
« mauvais » pauvres.<br />
Une illustration <strong>du</strong> « droit moral » tel qu’il a été pratiqué par l’Œuvre se trouve dans le livre d’Alfred<br />
Siegfried. Il y fait un récit d’un enlèvement d’enfants par un collaborateur de PJ, acte qu’il perçoit<br />
comme l’acte fondateur de l’ Œuvre des enfants de la grand-route 92 . Ren<strong>du</strong> attentif par une commune<br />
tessinoise au mode de vie malsain d’une famille dont les deux garçons de 13 et 11 ans « terrorisaient<br />
toute la région en mendiant et en commettant des vols », PJ aurait envoyé son collaborateur sur place<br />
qui serait revenu avec les deux petits « chenapans » 93 . Siegfried décrit sans état d’âme cet acte<br />
qualifié de « parfaitement illégal » par les historiens qui ont été chargés par l’Office fédéral de la culture<br />
<strong>du</strong> Département fédéral de l’intérieur de faire la lumière sur l’histoire des victimes de l’Œuvre des<br />
enfants de la grand-route 94 . Il ne se réfère nulle part à une décision prise par une autorité publique.<br />
Pour lui, l’appartenance <strong>du</strong> collaborateur à PJ légitime apparemment l’enlèvement de deux enfants à<br />
leurs parents. Selon Siegfried, PJ aurait reçu, au même moment, une missive <strong>du</strong> Palais fédéral les<br />
informant d’un cas semblable à Bâle. Mais les recherches aux Archives fédérales des historiens cités<br />
plus haut ont permis de retrouver une seule lettre <strong>du</strong> conseiller fédéral Giuseppe Motta, adressée le 12<br />
juin 1923 à PJ, leur demandant d’intervenir auprès d’une famille chez qui l’on a constaté de graves<br />
négligences. Il ne ressort pas des archives pourquoi PJ a atten<strong>du</strong> trois ans pour agir. Nous avons vu<br />
que le curé d’une commune de la vallée de « Xand » a agi de la même manière, mais là, les parents se<br />
sont défen<strong>du</strong>s. La description de ce cas par Siegfried laisse penser que le ´droit moral` permet d’agir<br />
en-dehors de toute légalité. Même si la lettre de Motta avait concerné ce cas, il est clair qu’un conseiller<br />
fédéral peut comme tout citoyen signaler une situation qu’il juge dangereuse pour les enfants, mais que<br />
sa fonction ne le place nullement au-dessus <strong>du</strong> droit. Aux yeux de Siegfried, la lettre <strong>du</strong> conseiller<br />
fédéral cautionne apparemment cette action initiale. Le nombre élevé de membres prestigieux de PJ lui<br />
donnait peut-être le sentiment de se situer au-dessus des lois, d’avoir un « droit moral » d’agir, d’être<br />
dans le « bien » en agissant contre le « mal », comme le décrit plus haut Ulrich Wille.<br />
92 Alfred Siegfried, Kinder der Landstrasse, Zürich 1964.<br />
93 Alfred Siegfried, Kinder der Landstrasse, Zürich 1964, p. 7.<br />
94 Walter Leimgruber, Thomas Meier, Roger Sablonnier, L’Œuvre des enfants de la grand-route, Archives<br />
fédérales, dossier n° 10, Berne 2000, pp. 27-28.<br />
27
Les valeurs de PJ<br />
Grâce à un tableau des timbres émis jusqu’en 1937 par PJ, nous pouvons nous faire une représentation<br />
des valeurs véhiculées par PJ. Sept grands thèmes sont choisis pour illustrer les timbres : « costumes<br />
cantonaux, armoiries cantonales, armoiries suisses, armoiries des villes, quelques citoyens suisses qui<br />
ont honoré leur pays, paysages suisses, jeux populaires » 95 . Comme nous pouvons l’observer, les<br />
thèmes reposent exclusivement sur une inspiration patriotique ou même nationaliste. Les jeux, par<br />
exemple, sont représentés par la lutte suisse, le lancer de la pierre et le lancer <strong>du</strong> drapeau. Les deux<br />
premiers jeux ont figuré au « programme de la fête fédérale de gymnastique de 1855 à Lausanne, sous<br />
la rubrique « gymnastique nationale ». Ils étaient considérés comme étant « particulièrement appropriés<br />
au peuple suisse ». 96 Des sports plus urbains comme le football ou la course à vélo, déjà très<br />
populaires à l’époque, sont absents. Les « armoiries suisses » rappellent les batailles et les heures de<br />
gloire de la Suisse ancienne : Guillaume Tell, guerriers de Sempach, bataille de Saint-Jacques sur la<br />
Birse, etc. Parmi les hommes ayant œuvré pour l’honneur de la Suisse, on trouve Pestalozzi, Henri<br />
Dunant, l’écrivain bernois Jeremias Gotthelf et d’autres, pasteurs, hommes politiques, etc. Les<br />
paysages représentés sont le lac de Silvaplana en Engadine, le Wetterhorn, fameux sommet des alpes<br />
bernoises et le lac Léman. Ces références renvoient clairement à une Suisse mythique, peuplée<br />
exclusivement de paysans et de patriotes, à un « peuple sain de la campagne et des montagnes, dirigé<br />
par des chefs charismatiques » 97 .<br />
La Suisse moderne, celle qui s’est donné une constitution démocratique en 1848, la Suisse in<strong>du</strong>strielle,<br />
à la pointe des avancées techniques, n’y figure pas. Sans parler évidemment des classes populaires qui<br />
vivent et travaillent dans les grands centres urbains. On n’y trouve pas non plus la Société des Nations,<br />
dont le siège se trouve pourtant à Genève et qui œuvre pour la paix et le désarmement.<br />
95 25 ans Pro Juventute. Coup d’œil sur l’origine, l’organisation et l’activité de la fondation suisse Pro<br />
Juventute, 1912-1938, par Otto Binder, Zurich 1938, p. 27.<br />
96 Cf. Hans-Peter Treichler, « Jeux nationaux », in Dictionnaire historique de la Suisse (DHS), http://hls-dhs-<br />
dds/textes.<br />
97 Hans Ulrich Jost, Les avant-gardes réactionnaires. La naissance de la nouvelle droite en Suisse, 1890-1914,<br />
Lausanne 1992, p. 41.<br />
28
La mission de PJ<br />
« Aucune détresse enfantine ne laisse la fondation indifférente » 98 , nous dit-on, et effectivement, on s’y<br />
occupe de la santé de l’enfant – soins dentaires, lutte contre le goitre, distributions de lait dans les<br />
écoles, de vêtements ; des séjours de vacances sont organisés ; les enfants suisses de l’étranger sont<br />
accueillis en Suisse. Il y règne même un esprit d’ouverture avec l’organisation d’échanges épistolaires<br />
entre enfants des différentes régions linguistiques en Suisse, mais aussi avec des enfants de l’étranger.<br />
Des établissements pour enfants anormaux sont soutenus par PJ et on s’occupe des enfants de la<br />
montagne comme des enfants des « familles de vanniers ambulants ».<br />
Un chapitre est consacré aux « enfants de la montagne » 99 , qu’il est intéressant d’analyser de plus près<br />
en référence aux portraits antagonistes que brosse Jörger des habitants de la montagne et des gens <strong>du</strong><br />
voyage100 . PJ constate que « malgré le climat pourtant si sain » dont jouit la montagne, les enfants y<br />
sont atteints de tuberculose, de scrofule et d’anémie. A quoi PJ attribue-t-elle ces maux ? Au « manque<br />
de soins […] pendant la première enfance » ainsi qu’à « une alimentation défectueuse ». Situation<br />
qualifiée de « paradoxale ». Elle est en effet paradoxale, ne correspondant pas <strong>du</strong> tout à l’image qu’on<br />
aime donner des habitants de la montagne, qui seraient « religieux, moraux et sobres » et « réputés<br />
pour leur amour familial » 101 . Mais aucun commentaire n’accompagne ce passage. Les causes <strong>du</strong><br />
manque de soins et des carences alimentaires ne sont pas nommées.<br />
Pour les petits montagnards, PJ propose des cures de bains mais déconseille le placement en famille<br />
« car les enfants de la montagne s’adaptent difficilement aux conditions de vie de la plaine et sont<br />
enclins au mal <strong>du</strong> pays ». Jusque-là, nous avions pensé que ce n’était que depuis la Seconde Guerre<br />
mondiale que les organisations s’occupant d’enfants doutaient <strong>du</strong> bienfait de la séparation de l’enfant<br />
de son milieu habituel. L’action des enfants de la grand-route pouvait donc s’expliquer, entre autres, par<br />
l’esprit de l’époque. La constatation de PJ en ce qui concerne les enfants des régions de montagne<br />
infirme cette hypothèse. Nous voyons une organisation qui se montre sensible à l’environnement des<br />
enfants et au mal causé par leur arrachement à leur milieu. Comme nous le savons, les enfants de la<br />
grand-route n’ont pas bénéficié d’une telle réflexion.<br />
98 25 ans Pro Juventute. Coup d’œil sur l’origine, l’organisation et l’activité de la fondation suisse Pro<br />
Juventute, 1912-1938, par Otto Binder, Zurich 1938, p. 84.<br />
99 25 ans Pro Juventute. Coup d’œil sur l’origine, l’organisation et l’activité de la fondation suisse Pro<br />
Juventute, 1912-1938, par Otto Binder, Zurich 1938, pp. 88-92.<br />
100 Cf. base idéologique<br />
101 J. Jörger, « La Famille Zero », in Archives d’anthropologie criminelle de médecine légale et de psychologie<br />
normale et pathologique, n° 172, avril 1908, p. 202.<br />
29
Malgré l’indigence de la population des montagnes, des mauvais soins prodigués aux enfants en bas<br />
âge, cette société n’est pas exclue de la communauté helvétique. Au contraire, PJ œuvre pour la<br />
solidarité entre elle et le reste de la population. On se porte assistance entre confédérés :<br />
« Le résultat le plus réjouissant consiste peut-être dans les heureuses relations nouées entre écoles de la plaine et de<br />
la montagne. Beaucoup d’instituteurs ont su fort adroitement placer les collectes sous l’invocation de la confraternité<br />
entre confédérés. Des échanges de lettres ont eu lieu ; des excursions scolaires ont été l’occasion d’apprendre à se<br />
connaître personnellement. Ainsi se sont établis des liens qui survivront à la vie scolaire. » 102<br />
Bien que de nationalité suisse, les gens <strong>du</strong> voyage ne bénéficient pas de cette fraternité ; au contraire,<br />
ils sont vus comme de « fâcheux ressortissants » 103 .<br />
« Pro Juventute dépeuple la grand’route »<br />
C’est ainsi qu’est intitulé le chapitre sur les enfants de la grand-route. Nous pouvons une fois de plus<br />
constater que l’auteur de la brochure possède le sens de la formule. En une simple phrase, il résume à<br />
la fois le but et l’action de la fondation. Il est également important de relever que l’auteur nomme Pro<br />
Juventute comme acteur de l'opération menée contre les enfants de la grand-route.<br />
Jusqu’à ce chapitre, le ton de la brochure peut être qualifié de « paternaliste bienveillant ». Il change<br />
radicalement pour parler des « familles de vanniers ambulants » qui ruineraient les communes autrefois<br />
florissantes. On ne parle plus de « confédérés », mais de « fâcheux ressortissants » qui « constituent<br />
un danger permanent pour l’hygiène et la morale ». PJ stigmatise les familles :<br />
« Les enfants appartenant à ces familles sont presque sans exception exposés aux plus graves dangers. Issus de<br />
parents paresseux, adonnés à la boisson et brutaux, ils grandissent dans des conditions déplorables. Très souvent,<br />
leurs parents ne se soucient même pas de les envoyer à l’école, mais apportent d’autant plus de zèle à les initier très tôt<br />
au colportage et à la mendicité. » 104<br />
Les chapitres précédents ont montré que PJ apporte aussi de l’aide aux parents, notamment aux<br />
mères : l’assistance aux accouchés, des homes pour mères, « créés surtout en faveur des enfants<br />
illégitimes et de leurs mères ». Pour soulager les mères qui travaillent en usine ou à la campagne, elle a<br />
102 25 ans Pro Juventute. Coup d’œil sur l’origine, l’organisation et l’activité de la fondation suisse Pro<br />
Juventute, 1912-1938, par Otto Binder, Zurich 1938, p. 91.<br />
103 25 ans Pro Juventute. Coup d’œil sur l’origine, l’organisation et l’activité de la fondation suisse Pro<br />
Juventute, 1912-1938, par Otto Binder, Zurich 1938, p. 92.<br />
104 25 ans Pro Juventute. Coup d’œil sur l’origine, l’organisation et l’activité de la fondation suisse Pro<br />
Juventute, 1912-1938, par Otto Binder, Zurich 1938, p. 92. Souligné par M. F.<br />
30
soutenu la création de crèches et de garderies. 105 Rien de tout cela pour les gens <strong>du</strong> voyage. La seule<br />
motivation de l’association est « d’arracher les jeunes générations aux habitudes de vagabondage de<br />
leurs aînés ». 106<br />
Bien qu’on ne parle pas d’« hérédité » ni d’arbres généalogiques dans cette partie de la brochure, le<br />
chapitre se termine tout de même par des allusions à la consanguinité lors de la description de parents<br />
d’enfants enlevés : « proches cousins, ils sortent tous les deux des milieux les plus bas ». Preuve, entre<br />
autres, selon l’auteur « que de tels parents soient incapables d’é<strong>du</strong>quer leurs enfants ». 107<br />
Le chapitre sur les enfants de la grand-route est très court, trois pages de texte et deux pages<br />
d’illustrations. Il est accompagné de photos d’enfants sales, mal peignés, négligés et tristes démontrant<br />
par l’image que les accusations émises contre leurs parents sont justifiées. Une autre photo montre une<br />
fillette de douze ans bien peignée, se tenant droite, souriante, avec des rubans aux tresses. La légende<br />
nous dit qu’il s’agit d’un enfant <strong>du</strong> premier groupe après cinq ans dans une famille d’accueil choisie par<br />
l’Œuvre. Le rapport de Leimgruber et al. montre, au contraire, que les placements en famille ce sont<br />
rarement bien passés. Les enfants y ont été souvent exploités comme valets de ferme ou même maltraités.<br />
Un contrôle médical effectué dans une colonie de vacances organisée par l’Œuvre a révélé que<br />
les enfants de la grand-route « sont parmi les plus faibles ». Selon Siegfried, les parents d’accueil<br />
devaient être « simples, résolus, capables de s’imposer, propres et honnêtes, […] surtout sévères » 108<br />
parce que les enfants étaient difficiles.<br />
Ce petit chapitre démontre la place peu importante que les enfants de la grand-route prennent dans les<br />
préoccupations de PJ et de ses membres et bienfaiteurs. La brochure reflète une société idéale qui est<br />
à l’image de la bourgeoisie bien-pensante, conservatrice socialement et libérale économiquement. Elle<br />
forme la jeunesse nécessiteuse et les pauvres méritants selon ses critères. Les enfants de la grandroute,<br />
avant tout leurs parents, sont le point noir dans ce beau tableau, point noir qu’on espère bientôt<br />
105 25 ans Pro Juventute. Coup d’œil sur l’origine, l’organisation et l’activité de la fondation suisse Pro<br />
Juventute, 1912-1938, par Otto Binder, Zurich 1938, pp. 54-57.<br />
106 25 ans Pro Juventute. Coup d’œil sur l’origine, l’organisation et l’activité de la fondation suisse Pro<br />
Juventute, 1912-1938, par Otto Binder, Zurich 1938, p. 94.<br />
107 25 ans Pro Juventute. Coup d’œil sur l’origine, l’organisation et l’activité de la fondation suisse Pro<br />
Juventute, 1912-1938, par Otto Binder, Zurich 1938, p. 96.<br />
108 Walter Leimgruber, Thomas Meier, Roger Sablonnier, L’Œuvre des enfants de la grand-route, Archives<br />
fédérales, dossier n° 10, Berne 2000, pp. 40-42.<br />
31
éradiquer et qu’en attendant on ignore tout simplement en laissant l’Œuvre et ses responsables agir à<br />
leur guise.<br />
Les liens de l’Ecole d’études sociales pour femmes à Genève avec Pro Juventute<br />
L’Ecole d’études sociales pour femmes de Genève a été fondée en 1918 par Hans Tön<strong>du</strong>ry, professeur<br />
d’économie commerciale à l’Université de Genève, en respectant trois principes – la patrie, la famille et<br />
l’émancipation de la femme. 109 De 1922 à 1947, c’est Marguerite Wagner-Beck qui dirige l’école. Fille<br />
de pasteur, originaire de Schaffhouse, docteur en droit, elle est soucieuse, entre autres, de créer un lien<br />
entre Suisse romande et Suisse alémanique et de donner une dimension internationale à son école.<br />
D’une part, elle ouvre son école aux étudiantes de Suisse alémanique et de l’étranger, d’autre part, elle<br />
s’engage dans les instances internationales comme l’International Association of Schools of Social<br />
Work (IASSW).<br />
Il existaient quelques liens entre l’institut et PJ. Plusieurs étudiantes de l’école y font des stages et la<br />
directrice, Marguerite Wagner-Beck, publie deux articles dans la revue Pro Juventute : en 1928<br />
« L’Ecole d’Etudes sociales pour Femmes » et en 1930 « Les droits de l’enfant ». Malheureusement les<br />
archives de la HETS-ies n’ont gardé que très peu de choses ; aucune correspondance avec PJ ou<br />
rapport de stage n’a pu être trouvé. S’il y a eu des relations directes avec l’Œuvre, aucun document ne<br />
se trouve à ce sujet aux archives. Il est néanmoins possible de tirer quelques informations et réflexions<br />
des documents consultés qui sont des rapports de la directrice et les procès-verbaux d’assemblées<br />
générales.<br />
Des stagiaires à PJ<br />
Pendant plusieurs années, des stagiaires de l’école sociale de Genève sont employées dans différents<br />
bureaux de PJ. On en trouve aussi au secrétariat général à Zurich, où travaille également Alfred<br />
Siegfried, le fondateur de l’Œuvre qui y dirige en même temps la section Enfants en âge de scolarité<br />
chez Pro Juventute de 1924 à 1959. 110 Cette section s’occupe de places de vacances dans des familles<br />
et des colonies, de l’envoi d’enfants tuberculeux dans des sanatoriums et des homes, de la recherche<br />
109<br />
Didier Cattin, Monique Eckmann, Micheline Kretschmer, « Marguerite Wagner-Beck – Directrice de l’Ecole<br />
d’études sociales de Genève, (1922-1947) : Une présence discrète dans un monde mouvementé », in : European<br />
Journal of Social Work, Vol. 5, No. 2, p. 201, 2002. Toutes les informations sur l’école proviennent de cet<br />
article.<br />
110 Walter Leimgruber, Thomas Meier, Roger Sablonier, L’Œuvre des enfants de la grand-route, Berne 2000, p.<br />
26.<br />
32
de homes ou autres pour des enfants à problèmes sociaux, <strong>du</strong> placement d’enfants et adolescents<br />
difficiles dans des établissements fermés, de la prise en charge d’enfants handicapés et de la venue en<br />
Suisse d’enfants suisses de l’étranger pour des séjours limités, etc. 111 La Soziale Frauenschule de<br />
Zurich a également placé des stagiaires au secrétariat central de PJ. Entre 1924 et 1928, par exemple,<br />
huit étudiantes y ont fait leur stage pratique. 112<br />
La première mention d’un stage, effectué par une étudiante de Genève, se trouve dans le rapport de la<br />
directrice de l’école portant sur les années 1926/1927, dans lequel elle mentionne le stage de<br />
Mademoiselle M[ensching] au secrétariat central de Pro Juventute à Zurich. 113 L’année d’après, Pro<br />
Juventute est à nouveau mentionnée par la directrice en tant que « champ de travail très vaste » pour<br />
les secrétaires. 114 Ensuite, ces stages sont signalés dans quasiment chaque rapport annuel, par<br />
exemple, un stage au secrétariat régional de Pro Juventute <strong>du</strong> canton de Berne dans le rapport de<br />
1935. En 1936/37, une étudiante fait son stage au home d’enfants de Pro Juventute à Adelboden, et<br />
devient ensuite adjointe de la directrice de ce même home. En 1940, ce sont quatre étudiantes qui<br />
travaillent dans différents secrétariats et homes de Pro Juventute.<br />
A partir <strong>du</strong> rapport annuel de 1944, Pro Juventute n’est plus mentionnée. Il est très difficile d’affirmer<br />
qu’il n’existe plus de relations avec cette institution car d’autres facteurs sont à considérer. Si les stages<br />
ont été minutieusement énumérés par la directrice jusque-là, le rapport de 1946 ne nomme pas les<br />
stages et celui de 1947 pas même les élèves diplômés. La systématique des années précédentes ne se<br />
retrouve plus. A quoi est-ce dû ? Peut-être au départ de la directrice Madame Wagner-Beck, fin 1947.<br />
Un autre facteur est à chercher dans la réouverture des frontières après la Seconde Guerre mondiale<br />
comme l’écrit Madame Wagner-Beck dans son rapport en 1947 :<br />
« L’année 1946 a été caractérisée par l’ouverture des frontières. Après une réclusion de 6 ans, les Suisses reprennent<br />
contact avec l’étranger. Le grand désir de nos élèves est de connaître d’autres pays, de collaborer à des œuvres de<br />
secours de plus en plus nécessaires. Nous approuvons entièrement leur volonté de se rendre utiles là où on a le plus<br />
souffert de la guerre. Mademoiselle Thürig, chargée de l’organisation des stages à l’étranger et en Suisse romande, a<br />
trouvé pour une quinzaine d’élèves, des champs d’activité variés hors de notre pays. »<br />
111 Alfred Siegfried, Kinder der Landstrasse. Ein Versuch zur Sesshaftmachung von Kindern des fahrenden<br />
Volkes, Zürich 1964, p. 1.<br />
112 Soziale Frauenschule Zürich 1908 – 1933, Bericht erstattet von Marta von Meyenburg, Zürich 1933, p. 34.<br />
113 Archives HETS-ies, Genève, Assemblées générales 1918-1961. Toutes les références aux stages et autres<br />
proviennent de ce fonds.<br />
114 Rappelons que l’école comprenait également une formation de secrétaire sociale.<br />
33
Les élèves cherchent donc des stages hors des murs de Genève. La Suisse alémanique est peut-être<br />
devenue moins attrayante et avec le départ de Madame Wagner-Beck, qui était d’origine suissealémanique,<br />
les relations avec les régions d’outre-Sarine ne sont plus aussi vives qu’auparavant. 115 De<br />
toute façon, les recherches pour l’étude historique sur l’Œuvre des enfants de la grand-route ont montré<br />
que en « Suisse romande, les institutions officielles sont manifestement peu enclines à collaborer avec<br />
le Secrétariat général de Pro Juventute à Zurich ». 116<br />
En janvier 1939, l’école établit un tableau statistique sur les « Activités d’anciennes élèves de l’école<br />
d’études sociales ». L’intitulé montre qu’il ne s’agit pas d’un relevé de toutes les élèves, mais on peut<br />
tout de même utiliser cette liste à titre indicatif. Sur 85 anciennes élèves actives dans le domaine social<br />
et le secrétariat, il n’y en a qu’une seule qui travaille comme secrétaire de Pro Juventute à Thoune.<br />
Mais il faut quelque peu relativiser ce chiffre car sur les 85 élèves qui ont répon<strong>du</strong>, il n’y en a que 20 qui<br />
occupent un poste en Suisse alémanique. Pourtant, le nombre des élèves suisses-alémaniques est<br />
assez élevé, comme le montrent les statistiques établies en 1945 qui portent entre autres sur le<br />
domicile des étudiantes au moment de l’entrée à l’école. On y constate que 56% sont domiciliées en<br />
Suisse romande et 35% en Suisse alémanique. Il est donc possible qu’une partie des anciennes élèves,<br />
retournées en Suisse alémanique, n’aient pas répon<strong>du</strong> ou n’aient pas pu être atteintes et qu’en réalité il<br />
y en ait plus qui travaillent en Suisse-alémanique où les bureaux de Pro Juventute sont établis dans<br />
tous les cantons.<br />
Liens entre un membre fondateur de l’école et un membre <strong>du</strong> conseil de fondation de PJ<br />
Un autre lien avec PJ, quoique très ténu, il faut l’avouer, se trouve en la personne d’Emma Pieczynska-<br />
Reichenbach, qui fait partie des membres fondateurs de l’école. 117 Emma Pieczynska-Reichenbach est<br />
une pionnière de l’émancipation des femmes en Suisse romande et elle a connu Elisa Serment, qui<br />
figure parmi les membres <strong>du</strong> conseil de fondation de PJ en 1937. Cette dernière a écrit une courte<br />
biographie sur Emma Pieczynska-Reichenbach118 , et il est probable qu’Elisa Serment ait vécu pendant<br />
115<br />
Didier Cattin, Monique Eckmann, Micheline Kretschmer : Marguerite Wagner-Beck – Directrice de l’Ecole<br />
d’études sociales de Genève, (1922-1947) : Une présence discrète dans un monde mouvementé, in : European<br />
Journal of Social Work, Vol. 5, No. 2, pp. 199-229, 2002.<br />
116 Walter Leimgruber, Thomas Meier, Roger Sablonier, L’Œuvre des enfants de la grand-route, Berne 2000, p.<br />
50.<br />
117 Anne-Marie Käppeli : Pieczynska [-Reichenbach], Emma, in Dictionnaire historique de la Suisse (DHS),<br />
http://hls-dhs-dss/textes.<br />
118 Elisa Serment, « Emma Pieczynska, née Reichenbach, dans ses œuvres » , in Annuaire féminin suisse,<br />
1926/27.<br />
34
quelque temps au Mont-sur-Lausanne chez Emma Pieczynska-Reichenbach. 119 L’une et l’autre<br />
institution ont fait place à des femmes qui n’acceptaient plus le rôle traditionnel que la société leur<br />
réservait dans l’entre-deux-guerres. Ce qui nous semble aller de soi pour l’école semble plus<br />
contradictoire avec l’image qu’on se fait de PJ. Mais nous avons vu que PJ promeut à la fois des<br />
méthodes modernes de « marketing » et des valeurs culturelles éculées. Pourquoi ne pas faire siéger<br />
une « féministe » dans son conseil en compagnie d’un Ulrich Wille ?<br />
Marguerite Wagner-Beck a-t-elle connu ces deux femmes engagées ? Emma Pieczynska-Reichenbach<br />
est décédée en 1927 au Mont-sur-Lausanne à l’âge de septante-trois ans. Il est possible qu’elle l’ait<br />
rencontrée, puisqu’elle a été engagée comme directrice en 1921. Si elle ne les a pas connues, il ne fait<br />
aucun doute qu’elle partage leurs idées. Dans son article Les droits de l’enfant, elle plaide pour le droit<br />
des filles à faire des études120 .<br />
Article de Marguerite Wagner-Beck dans la revue de PJ<br />
Puisque nous disposons de très peu de sources, il nous semble intéressant de nous interroger sur cet<br />
article. L’auteure ne parle pas explicitement des enfants de la grand-route, mais elle traite des<br />
problèmes graves que rencontrent certains enfants. Nous retiendrons uniquement le placement des<br />
enfants et la déchéance de la puissance paternelle. Après une partie sur le droit de l’enfant « d’être<br />
élevé par ses parents », donc de bénéficier de « soins, de nourriture, de logement, d’instruction et d’une<br />
préparation professionnelle », Marguerite Wagner-Beck traite de la protection de l’enfance, et plus<br />
précisément, <strong>du</strong> « retrait de garde » et de la déchéance de la puissance paternelle. Dans le premier cas<br />
- des parents ne remplissant pas leurs devoirs -, elle préconise d’abord l’établissement d’une enquête,<br />
puis l’admonestation « <strong>du</strong> père de famille qui dépense son gain au cabaret, [de] la mère qui laisse son<br />
intérieur dans un désordre indescriptible ». Cette mesure renforcée par la surveillance des cas suspects<br />
suffisent habituellement, selon l’auteure. Dans des cas plus sérieux, qu’elle ne décrit malheureusement<br />
pas, on peut placer l’enfant « sous la protection d’une autre personne » tout en laissant la puissance<br />
paternelle aux parents. Et, elle évoque finalement « la mesure la plus grave, la déchéance de la<br />
119 Doris Brodbeck, Hunger nach Gerechtigkeit. Helene von Mülinen (1850-1924), eine Wegbereiterin der<br />
Frauenemanzipation, Zürich 2000, p. 43, note 55.<br />
120<br />
« Il est étonnant de voir combien de parents, dans les milieux aisés, poussent leur fils, peu doué peut-être pour<br />
le travail intellectuel, à faire des études, tandis que leur fille, qui se trouve justement avoir <strong>du</strong> goût et des<br />
aptitudes pour ce travail-là, ils la maintiennent dans une vie oisive, et ne lui permettent de suivre que quelques<br />
cours épars, par ci par là. » Marguerite Wagner–Beck, « Les droits de l’enfant », in: Pro Juventute, 1930, p. 435.<br />
Il s’agit d’une conférence donnée à la IV e journée d’é<strong>du</strong>cation à Neuchâtel, le 31 mai 1930.<br />
35
puissance paternelle ». Marguerite Wagner-Beck nous dit que « les autorités répugnent généralement à<br />
appliquer cette disposition ». On n’y procède que dans les cas « où elle est inévitable ». L’auteure ne<br />
porte pas de jugement sur cette mesure ; l’accentuation mise sur sa gravité nous permet toutefois de<br />
penser qu’elle ne la préconise qu’en dernier ressort, après enquêtes et avertissements.<br />
Une autre remarque, faite dans un contexte différent, nous montre même qu’elle rejette la mesure <strong>du</strong><br />
placement des enfants dans des conditions contestables. Dans son rapport de 1936 exposé à<br />
l’assemblée générale de l’école, elle décrit un voyage aux Pays-Bas où elle a visité, entre autres, une<br />
sorte de centre d’é<strong>du</strong>cation des familles :<br />
« La fondation des habitations contrôlées à La Haye destinée à loger des éléments asociaux, des familles expulsées<br />
de leur logement, est une œuvre d’un intérêt tout particulier. Ces familles sont logées dans de petites maisons très<br />
modestes et groupées de façon à permettre une surveillance générale très stricte. Une inspectrice <strong>du</strong> logement<br />
attachée spécialement à cette colonie entoure de ses conseils les mères de familles. Celles-ci apprennent à entretenir<br />
convenablement leur ménage et à ne pas détériorer leur demeure. On fournit <strong>du</strong> travail aux pères de famille. Dès qu’on<br />
peut constater un progrès dans l’attitude de la famille, elle est autorisée à passer dans une autre classe, où le contrôle<br />
est moins sévère ; lorsque finalement une famille quitte cette colonie fermée, elle est capable d’être reclassée dans la<br />
société. C’est une œuvre unique dans son genre, et combien plus constructive que ce qui se fait ailleurs, où on<br />
se contente d’enlever et de placer les enfants tant bien que mal. » 121<br />
On voit que la directrice ne refuse pas les mesures extrêmement autoritaires qu’on jugerait aujourd’hui<br />
inacceptables. Mais elle préfère clairement l’emploi de moyens permettant à une famille entière de se<br />
réinsérer dans la société aux méthodes employées par l’Œuvre qu’elle juge comme étant une solution<br />
de facilité.<br />
Dans la conclusion de son article, elle écrit : « Tout dépend de l’application pratique [des] lois, et là,<br />
nous tous sommes responsables. Les é<strong>du</strong>cateurs et instituteurs, les parents, tous doivent veiller à ce<br />
qu’aucun enfant dans notre pays ne souffre et ne périsse faute de protection et de soins. » 122 Nous ne<br />
pouvons qu’approuver les paroles de Marguerite Wagner-Beck. Dans le contexte de l’entre-deuxguerres,<br />
période beaucoup plus <strong>du</strong>re pour les enfants, ces paroles devaient être porteuses d’un<br />
message novateur. Les acteurs de l’Œuvre ont cru veiller sur l’enfance souffrante mais, comme le sousentend<br />
la directrice de l’IES, il se sont contentés d’enlever les enfants à leurs parents. Ce qui différencie<br />
l’action des « habitations contrôlées » de La Haye de l’action de l’Œuvre , c’est l’idéologie <strong>du</strong> patrimoine<br />
héréditaire des gens <strong>du</strong> voyage. La possibilité d’une réinsertion dans la société de toute une famille<br />
n’est pas envisageable puisque le « mal » se trouve dans les gènes.<br />
121 Archives HETS-ies, A.G., Rapport <strong>du</strong> 9 mars 1936. Souligné par M. F.<br />
122 Marguerite Wagner–Beck, « Les droits de l’enfant », in: Pro Juventute, 1930, p. 440.<br />
36
Marguerite Wagner-Beck a-t-elle réagi à la lecture des mémoires rédigés au sein de son école ? Les at-elle<br />
seulement lus ? Nous ne le savons pas.<br />
En 1939, elle expose les exigences que l’école adresse aux étudiantes rédigeant un mémoire :<br />
« Après avoir suivi les cours, passé les examens, avoir été initiée à la pratique par les stages, la candidate doit remplir<br />
la 3e condition pour l’obtention <strong>du</strong> diplôme. Elle étudiera de façon personnelle et approfondie un problème en rapport<br />
avec sa future carrière. Nous tenons essentiellement à des études concrètes. Généralement, les élèves sociales<br />
procèdent à une enquête, comportant des visites à domicile. Elles entrent en contact avec des gens qui ont une vie<br />
difficile, elles exposent de façon complète et frappante tous les aspects d’un problème et réfléchissent aux moyens<br />
aptes à apporter une aide efficace à ceux qui souffrent. Au point de vue pédagogique, l’obligation de faire un travail de<br />
diplôme est très précieuse. La candidate est certes guidée par les conseils d’un professeur, et souvent, d’un chef de<br />
stage ; mais c’est néanmoins la première fois où elle doit trouver elle-même, par ses propres qualités d’intelligence et<br />
de réflexion un chemin à travers une sorte de labyrinthe. Après des moments de découragement, combien d’étudiantes<br />
ne nous ont pas dit elles-mêmes tout ce qu’elles ont appris en préparant cette étude personnelle. D’autre part, les 125<br />
travaux présentés jusqu’ici par les élèves de sections sociales, constituent une précieuse documentation d’ordre social ;<br />
le législateur trouve là, s’il le veut bien, une source unique de renseignements précis. » 123<br />
Bien que cet exposé ait été fait quelques années après la rédaction des deux mémoires dont nous<br />
allons parler, on peut penser que les exigences ont préexisté à leur formulation. Si on résume les<br />
demandes adressées aux étudiantes, il est question d’un travail personnel basé sur une enquête. Il est<br />
souhaité que les étudiantes entrent en relation avec les gens dont elles étudient la situation, c’est-à-dire<br />
qu’elles analysent concrètement une situation donnée. Après l’exposé des problèmes, on attend<br />
qu’elles réfléchissent à leur solution. Marguerite Wagner-Beck pense même que le législateur pourra<br />
trouver dans ces travaux des renseignements précieux.<br />
Les mémoires de fin d’étude<br />
Nous avons vu que l’école sociale a établi des critères précis quant à la méthode de travail des<br />
étudiantes préparant un mémoire. Nous nous demanderons donc si ces recommandations ont été<br />
respectées.<br />
Nous nous référerons aussi à l’article de Philippe Ehrenström, Regards aliénistes dans les cantons de<br />
Vaud et Genève, de la fin <strong>du</strong> XIXe siècle aux années 1930 124 , déjà mentionné auparavant. Comme<br />
l’indique le titre de l’article, l’auteur ne traite pas des aliénations mais <strong>du</strong> regard des aliénistes sur les<br />
aliénés. C’est cette démarche qui nous intéresse particulièrement car, très vite, à la lecture des<br />
123 Archives HETS-ies, AG, Rapport <strong>du</strong> 10 juin 1939.<br />
124 Philippe Ehrenström, « Regards aliénistes dans les cantons de Vaud et Genève, de la fin <strong>du</strong> XIX e siècle aux<br />
années 1930 », in : Equinoxe n° 3, Printemps 1990, Lausanne, pp. 169-178.<br />
37
mémoires, il est devenu clair que c’est le regard des étudiantes posé sur les familles de Tziganes qui<br />
est pertinent et non pas leur analyse <strong>du</strong> milieu des gens <strong>du</strong> voyage. Leur regard reflète un mode de<br />
pensée qui a dominé non seulement l’action de l’Œuvre des enfants de la grand-route mais aussi une<br />
partie de la société telle que nous l’avons montrée au chapitre sur Pro Juventute.<br />
Nous nous poserons également un certain nombre de questions sur le contenu de leurs travaux. Les<br />
arbres généalogiques établis par Jörger et Siegfried sont-ils repris? Sont-ils repris tels quels ? Ou les<br />
étudiantes ont-elles tout de même accompli un travail personnel basé sur l’observation et l’étude de<br />
cas, par exemple ? Quelles sont les solutions préconisées pour pallier ce qui est perçu comme une<br />
situation catastrophique ?<br />
Et après la Seconde Guerre mondiale, peut-on constater une rupture dans le style et le contenu des<br />
écrits ? Il n’est pas possible d’omettre cette question. A l’école sociale de Genève, aucun mémoire<br />
traitant de ce sujet après 1945 n’a pu être retrouvé. Cela pourrait avoir deux causes : en premier lieu,<br />
l’action de l’Œuvre n’a presque pas touché la Suisse romande. A Genève, par exemple, seule une<br />
personne aurait été victime de l’Œuvre. 125 Nous avons aussi vu plus haut que le conseiller d’Etat<br />
neuchâtelois Edgar Louis Renaud s’est plaint <strong>du</strong> peu d’intérêt que l’Œuvre porte à la Suisse romande.<br />
En deuxième lieu, nous avons constaté qu’avec le départ de la directrice, Marguerite Wagner-Beck, les<br />
échanges avec la Suisse alémanique sont devenus moindres.<br />
Par contre, nous avons trouvé trois mémoires terminés dans les années 1950 et 1960 à la<br />
Schweizerische sozial-caritative Frauenschule à Lucerne. Ces trois mémoires nous intéresseront en<br />
rapport avec le génocide perpétré contre les Tziganes par les nazis en nous nous demanderons si cet<br />
événement a marqué une borne dans le discours sur les Tziganes. Nous savons déjà que l’Œuvre a<br />
continué son action après la guerre comme si rien ne s’était passé. Leimgruber et al. nous le disent<br />
avec émotion :<br />
« Il est bouleversant de lire avec quel naturel, il [Siegfried] continue d’argumenter après 1945 avec le même vocabulaire<br />
et comment les théoriciens dont ils s’est inspiré continuent d’être cités sans le moindre scrupule. » 126<br />
125<br />
Walter Leimgruber, Thomas Meier, Roger Sablonnier, L’Œuvre des enfants de la grand-route, Archives<br />
fédérales, dossier n° 10, Berne 2000, pp. 50-51. Les auteurs de ce rapport constatent d’ailleurs : « En Suisse<br />
romande, les institutions officielles sont manifestement peu enclines à collaborer avec le Secrétariat général de<br />
Pro Juventute à Zurich. Il reste cependant difficile de savoir si leur manque d’empressement reflète une autre<br />
conception concernant le placement d’enfants, une autre attitude à l’égard des gens <strong>du</strong> voyage, voire une<br />
susceptibilité fédéraliste à l’égard de l’activité centralisatrice <strong>du</strong> Secrétariat général de Pro Juventute à Zurich. »<br />
126 Walter Leimgruber, Thomas Meier, Roger Sablonnier, L’Œuvre des enfants de la grand-route, Archives<br />
fédérales, dossier n° 10, Berne 2000, p. 60.<br />
38
Nous verrons plus bas que le vocabulaire et les théoriciens nazis ne se retrouvent pas seulement chez<br />
Siegfried ; Ritter, par exemple, dont nous avons parlé, est en effet cité par plusieurs auteurs.<br />
Premier mémoire<br />
L’auteure <strong>du</strong> premier travail est Margrit Fischer. Elle l’a rédigé en allemand et traite de la famille de<br />
vagabonds Wolzer de Rixen 127 . Le rapport de l’Ecole d’Etudes sociales pour Femmes comporte le<br />
passage suivant sur cette étudiante:<br />
« Mlle Margrit Fischer a reçu le diplôme de la section de Protection de l’enfance et de Direction d’établissements<br />
hospitaliers après avoir travaillé au Foyer des Suissesses de Russie à Genève, à l’Office des Tutelles de la ville de<br />
Zurich (Amtsvormundschaft), à l’école de puériculture et de ménage « Sonnegg » à Ebnat-Kappel, et au Préventorium<br />
« Rosenhügel » à Urnäsch. Son étude intitulée Monographie d’une famille de nomades a paru dans le numéro de<br />
décembre 1929 de la Revue suisse d’Hygiène et d’assistance. » 128<br />
Dans le rapport sur les remises de diplômes, on constate que Margrit Fischer n’a pas accompli de stage<br />
à PJ mais que, par contre, elle a travaillé à l’Office des Tutelles de la ville de Zurich. Dans une de ses<br />
études, Thomas Huonker a établi que le fondateur de l’Œuvre, Alfred Siegfried, faisait appel à cet office<br />
pour obtenir la mise sous tutelle des enfants. 129 Il est donc possible que Margrit Fischer ait eu<br />
connaissance de l’action de l’Œuvre à Zurich. Dans son mémoire, elle indique que son travail lui a été<br />
demandé par Pro Juventute, malheureusement sans plus de précision. 130 Il est aussi important de<br />
remarquer que ce travail a été jugé assez bon pour être publié dans une revue.<br />
Margrit Fischer commence son étude par une intro<strong>du</strong>ction dans laquelle elle décrit dans un style fleuri<br />
sa rencontre, lors d’une promenade par un beau dimanche, d’une famille tzigane. Devant l’absence de<br />
toute indication de date ou de lieu géographique et devant l'accumulation d’idées reçues sur la vie<br />
insouciante des Tziganes131 , le lecteur ne sait pas si cette rencontre a vraiment eu lieu. Dans ce beau<br />
tableau, elle intro<strong>du</strong>it quelques images négatives : les enfants, quoique joyeux, sont sales ; la famille ne<br />
respecte pas le repos dominical ; ils sont analphabètes, mais elle omet de nous dire comment elle arrive<br />
127 Die Vagantenfamilie Wolzer von Rixen.<br />
128 Archives HETS-ies, AG, Rapport <strong>du</strong> 1 er mars 1930. Il doit s’agir de la Revue suisse d’hygiène qui a paru à<br />
partir de 1921.<br />
129 Thomas Huonker, Diagnose : moralisch defekt ». Kastration, Sterilisation und Rassenhygiene im Dienst der<br />
Schweizer Sozialpolitik und Psychiatrie 1890-1970, Zürich 2003.<br />
130<br />
Margrit Fischer, Die Vagantenfamilie Wolzer von Rixen, 1929, p. 3.<br />
131<br />
Il existe une chanson très connue en Allemagne et en Suisse alémanique intitulée « Lustig ist das<br />
Zigeunerleben » (en français « La vie des tziganes est joyeuse ») à laquelle cette intro<strong>du</strong>ction fait penser.<br />
39
à cette conclusion. En précisant bien qu’elle aurait dû amadouer le père de famille avec un peu de<br />
tabac, elle apprend que deux de ses enfants lui ont été enlevés :<br />
« Il nous a raconté entre autres qu’il avait encore deux autres enfants qui ont été placés dans une famille de paysans<br />
sur ordre des autorités de sa commune d’origine parce qu’il ne s’occupait pas assez bien de sa famille nombreuse. Il a<br />
aussi laissé entendre qu’une association pour les jeunes ou quelque chose de semblable y était mêlée. Il n’est pas très<br />
réjoui de cette aide et ne voit pas très bien ce qui a manqué aux enfants. Mais la police et les autorités sont plus forts<br />
qu’un pauvre vagabond sans droits, il doit accepter son sort. » 132<br />
Ce passage permet à l’auteure d’embrayer sur la description de l’Œuvre en dévoilant d’emblée son<br />
but : « Il s’agit d’exterminer le vagabondage à la racine, lentement mais sûrement. » 133 Pourquoi ?<br />
Plusieurs raisons sont avancées : la promiscuité qui règne quand on vit sous tente, la négligence des<br />
mères de famille, le poids de ces indigents sur les finances des communes, la prolifération des familles<br />
et l’hérédité de traits de « caractère vicieux ».<br />
Ainsi le diagnostic est posé et le remède trouvé. Quand on tient compte <strong>du</strong> fait que ce travail a été<br />
accompli sur la demande de PJ, on se met à douter que les critères établis par la direction de l’école<br />
sont respectés.<br />
Voyons tout de même comment Margrit Fischer analyse les arbres généalogiques dans son étude. En<br />
premier lieu, les tableaux qu’elle établit servent à montrer la multiplication des familles. En cent vingt<br />
ans, nous dit-elle, trois cent quarante et une personnes sont issues d’un Wolzer. Apparemment, les<br />
vagabonds ne connaissent pas le « système d’un ou deux enfants », selon elle, et ne contribuent pas<br />
au recul de la population suisse. Comme tous les pauvres, ils ont beaucoup d’enfants, constate<br />
l’auteure. Un avis qu’elle partage avec de nombreux eugénistes d’alors.<br />
En deuxième lieu, l’arbre généalogique permet à Margrit Fischer de reprendre les thèses sur l’hérédité<br />
<strong>du</strong> vagabondage. D’abord elle constate qu’à l’origine les Wolzer sont de braves gens, mais qu’ils ont été<br />
« contaminés » par le mariage avec des étrangères. Là, elle reprend une des thèses de Jörger : ce sont<br />
les femmes de « tribus » étrangères qui amènent le « mal », c’est-à-dire le goût <strong>du</strong> vagabondage, lequel<br />
devient ensuite une part de l’hérédité. Jörger dit à ce propos :<br />
132<br />
Margrit Fischer, Die Vagantenfamilie Wolzer von Rixen, 1929, p. 3. „Unter anderem erzählt er, er habe noch<br />
zwei weitere Kinder, die aber auf Anordnung der Behörden seiner Heimatgemeinde bei Bauersleuten in Pflege<br />
gegeben wurden, weil er für seine grosse Familie nicht mehr genügend sorge. Er lässt uns auch wissen, dass da<br />
ein Verein für die Jugend oder etwas ähnliches dahinterstecke. Er ist nicht ganz erbaut von der Hilfe und sieht<br />
nicht recht ein, was den eigentlich den Kindern abgegangen sei. Aber die Polizei und die Behörden seien eben<br />
stärker als so ein armer rechtsloser (sic) Vagant und er müsse sich vorläufig darein schicken.“<br />
133 Margrit Fischer, Die Vagantenfamilie Wolzer von Rixen, 1929, p. 3. „Es gilt, das Vagantentum langsam aber<br />
sicher von Grund aus auszurotten.“<br />
40
« On admet généralement, et avec raison, que le vagabondage a pénétré dans la famille des Zero par l’alliance avec<br />
des femmes étrangères, légères et vagabondes, et s’y est maintenu par les mariages ultérieurs de même nature. » 134<br />
Le seul remède se trouve dans la séparation des très jeunes enfants de leurs parents car la « calamité<br />
<strong>du</strong> vagabondage se propage et engendre le mal ». 135 Après une longue description idyllique <strong>du</strong><br />
placement des seize enfants <strong>du</strong> « clan » Wolzer, elle conclut :<br />
« Ainsi, l’espoir existe que les enfants de la grande route vont lentement disparaître et ressusciter en tant que<br />
personnes bonnes et heureuses. » 136<br />
L’allégorie chrétienne est évidente: après la mort, vient la résurrection <strong>du</strong> nouvel homme purifié de tout<br />
péché. En 1927, Margrit Fischer ne pouvait pas savoir que les Tziganes seraient victimes d’un génocide<br />
quinze ans plus tard ; toutefois le lecteur d’aujourd’hui ne peut pas s’empêcher de réfléchir sur<br />
l'utilisation de telles idées même de manière métaphorique par une étudiante d’une école sociale à<br />
Genève. Un peu plus haut, elle emploie le mot ausrotten (en français : exterminer), non pas en parlant<br />
des gens mais <strong>du</strong> vagabondage. Ces idées, ce vocabulaire sont si courants à l’époque que même une<br />
étudiante en science sociale les utilise, comme le montre l’exemple de Margrit Fischer. L’usage de ce<br />
vocabulaire violent, l’habitude qu’on prend d’accepter le glissement <strong>du</strong> sens des mots, ont permis<br />
quelques années plus tard de les employer envers des personnes qu’on a dévalorisées au rang<br />
d’insectes nuisibles. Dans son journal intime, Victor Klemperer montre plusieurs fois l’usage que les<br />
nationaux-socialistes réservent au mot ausrotten : « An allem also nur der Jude schuld, wir müssen ihn<br />
in Europa ausrotten. » 137 Le choix des mots n’est pas innocent, nous dit Victor Klemperer.<br />
Margrit Fischer semble faire partie de ces personnes qui se sont entichées de la pensée eugéniste de<br />
l’époque. Daniel J. Kevles nous dit que dans les années 1920, les idées eugénistes ont connu un<br />
« engouement irrationnel des foules ». 138 Comme Margrit Fischer le dit plus haut, il s’agit<br />
d’« exterminer » un mode de vie, avec de moyens qu’aujourd’hui nous jugeons violents, mais grâce à<br />
cette action, l’humain sortira grandi de cette expérience. On trouve dans ses idées l’espoir d’une<br />
134 r<br />
D J. Joerger, « La famille Zero » in : Archives d’anthropologie criminelle de médecine légale et de<br />
psychologie normale et pathologique, n° 172, trad. de l’allemand par le D r Ch. Ladame, Paris/Lyon 1908, p. 205.<br />
135 Margrit Fischer, Die Vagantenfamilie Wolzer von Rixen, 1929, p. 22. „Das Übel des Vagantentums<br />
fortzeugend Böses muss gebären.“<br />
136<br />
Margrit Fischer, Die Vagantenfamilie Wolzer von Rixen, 1929, p. 25. « Somit ist denn Aussicht, dass die<br />
„Kinder der Strasse“ langsam aussterben und wieder auferstehen als gute und glückliche Menschen [...]. »<br />
137 Victor Klemperer, Ich will Zeugnis ablegen bis zum letzten. Tagebücher 1942 – 1945, Berlin 1995, p. 385.<br />
138<br />
Daniel J. Kevles, Au nom de l’eugénisme. Génétique et politique dans le monde anglo-saxon, trad. de<br />
l’anglais, Paris 1995, p. 82.<br />
41
transformation positive de l’homme. Geneviève Heller explique très bien que les adeptes de<br />
l’eugénisme ont eu des idées différentes sur la question :<br />
« L’examen des partisans et des opposants à la loi vaudoise montre que, contrairement au préjugé qui s’est développé<br />
à la suite des pratiques eugénistes en Allemagne <strong>du</strong>rant la Seconde Guerre mondiale, l’eugénisme n’est pas un courant<br />
d’idées qui aurait affecté en priorité une idéologie d’extrême droite, mais que l’eugénisme avait des adeptes de part et<br />
d’autre de l’échiquier politique. L’exemple genevois témoigne quant à lui de la diversité des acteurs impliqués au niveau<br />
scientifique. Ces éléments montrent assez que, dans les cantons de Genève et de Vaud, l’eugénisme a représenté<br />
dans l’imaginaire collectif un espoir de progrès social <strong>du</strong>rant une bonne partie de la première moitié <strong>du</strong> XXe siècle. » 139<br />
C’est dans ce même ordre d’idées que Margrit Fischer se met à rêver d’une société future où les<br />
descendants des nomades trouveraient leur place dans la société grâce aux progrès de la technique :<br />
« La fondation « Pro Juventute » s’est activée avec force et elle ne se reposera pas avant d’avoir atteint son but. Une<br />
part de romantisme et d’authenticité va disparaître mais les descendants des nomades vivant sous tentes pourront<br />
satisfaire leur instinct <strong>du</strong> voyage avec des moyens de transports toujours perfectionnés appartenant à une culture<br />
supérieure, et ils pourront même envisager de voler dans les airs. » 140<br />
A côté de l’intérêt que Margrit Fischer porte à l’Œuvre, elle consacre une partie importante de son<br />
mémoire au soutien financier de la commune de Rixen prodigué aux Wolzer. C’est peut-être dans cette<br />
partie qu’elle remplit les exigences de l’école en détaillant les montants alloués de 1888 à 1927. Elle<br />
montre le poids considérable que représente la famille Wolzer pour la commune et arrive à la<br />
conclusion que la majeure partie des subventions seraient inutiles car, s'attachant à sa thèse de départ<br />
– l’action positive de l’Œuvre –, elle conteste l’attribution d’allocations :<br />
« Les allocations qu’on donne aux parents qui négligent leurs enfants, ne profitent pas à ces derniers. Elles seraient<br />
uniquement utiles si la situation de toute la famille s’améliorerait de façon permanente et fournirait ainsi aux enfants la<br />
possibilité d’un meilleur développement physique et psychique. Mais ces cas seraient exceptionnels. » 141<br />
139<br />
Heller, Geneviève, Jeanmonod, Gilles, Gasser, Jacques, Rejetées, rebelles, mal adaptées. Débats sur<br />
l’eugénisme. Pratiques de la stérilisation non volontaire en Suisse romande au XXe siècle, Genève 2002 p. 269.<br />
140<br />
Margrit Fischer, Die Vagantenfamilie Wolzer von Rixen, 1929, p. 32. « Die Stiftung „Pro Juventute“ hatte<br />
kräftig eingegriffen und wird wohl nimmer ruhen, bis sie ihr Ziel erreicht hat. Ein Stück Romantik und<br />
Urwüchsigkeit, ein Überbleibsel früherer Jahrhunderte wird untergehen, aber die Nachkommen der Kessler<br />
unterm Wanderzelt werden ihren Wandertrieb künftig mit den vollkommeneren Verkehrsmitteln einer höheren<br />
Kultur befriedigen und sogar fliegen können. »<br />
141<br />
Margrit Fischer, Die Vagantenfamilie Wolzer von Rixen, 1929, p. 29. „Kinder, die bei verwahrlosten Eltern<br />
leben, haben von Unterstützungen, die man an diese ausrichtet, wenig oder gar keinen Nutzen. Sie könnten nur<br />
dann einen Wert haben, wenn die Lage der Familie da<strong>du</strong>rch dauernd gebessert und so auch den Kindern zu<br />
einer besseren körperlichen und geistigen Erziehung verholfen würde. Solche Fälle dürfte aber Ausnahme sein.“<br />
42
Pour Margrit Fischer, il n’existe pas d’autre solution que celle prônée par PJ. Il est vrai que la directrice,<br />
Marguerite Wagner-Beck, ne parle qu’en 1936, soit sept ans plus tard, de l’expérience de La Haye. Estce<br />
le fait d’avoir rédigé ce travail à la demande de PJ qui a empêché cette étudiante de faire de<br />
recherches sur d’autres moyens d’aider des familles indigentes ? Est-ce que PJ a déjà réussi, en 1927,<br />
à monopoliser le discours sur l’assistance en Suisse ? Quand Margrit Wagner-Beck déclare en parlant<br />
de l’expérience de La Haye : « C’est une œuvre unique dans son genre, et combien plus constructive<br />
que ce qui se fait ailleurs, où on se contente d’enlever et de placer les enfants tant bien que mal », ne<br />
sous-entend-elle pas qu’en Suisse, il n’existe qu’une méthode pour venir en aide aux familles indigentes<br />
et qu’elle n’est pas satisfaisante ?<br />
En annexe, l’auteure fait figurer divers tableaux sur les dépenses effectuées par la commune pour les<br />
Wolzer. Elle a également ajouté un récit de sa rencontre avec un couple de parents de la famille Wolzer<br />
auquel on donne l’occasion de revoir leurs enfants enlevés par PJ. Aucune remarque personnelle de<br />
l’auteure ne l’accompagne, malgré l’histoire tragique racontée par le père sur sa vie. En troisième<br />
annexe, elle fait figurer un rapport de PJ sur quinze enfants placés. Si elle n’a pas parlé de déficience<br />
mentale des enfants de la grand-route, le rapport est truffé d’allusions sur leurs difficultés d’apprendre,<br />
leur strabisme, etc. L’auteure <strong>du</strong> rapport ne recule pas devant la contradiction en décrivant les enfants<br />
tout à la fois comme fiers et non réceptifs à la flatterie, et dans la phrase suivante qu’ils sont<br />
uniquement mus par leurs émotions, qu’ils établissent des relations amicales avec tout le monde en les<br />
embrassant pour ensuite les oublier tout aussi vite. Bref, on ne lit que des généralités et des clichés<br />
dans ce rapport et Margrit Fischer n’y a porté aucune remarque.<br />
Deuxième mémoire<br />
Le deuxième mémoire, rédigé par Johanna Hänny à l’Ecole d’études sociales pour femmes, date de<br />
1935 mais n’est pas mentionné spécifiquement dans les rapports de la directrice. En 1937, par contre,<br />
cette dernière énumère les stages de Johanna Hänny :<br />
« Johanna Hänny a été assistante sociale à Marseille à la « maison de la jeune fille » et directrice de la Colonie de<br />
vacances de la ligue vaudoise contre la tuberculose aux Plans-sur-Bex. Pendant plusieurs années elle a eu un poste à<br />
l’Hospice des Oisillons, préventorium pour fillettes à Morges. » 142<br />
On observe qu’elle non plus n’a pas effectué de stage à Pro Juventute. A l’opposé de Margrit Fischer,<br />
elle n’a pas été sollicitée par Pro Juventute pour effectuer son étude, mais elle affirme s’être adressée<br />
« soit personnellement, soit par questionnaire, aux autorités cantonales et communales, ainsi qu’à la<br />
142 Archives HETS-ies, AG, Rapport <strong>du</strong> 30 avril 1937.<br />
43
fondation Pro Juventute qui depuis 1926 collabore à la lutte contre la vie nomade ». 143<br />
Malheureusement, elle n’a pas joint d’exemplaire <strong>du</strong> questionnaire à son travail.<br />
Le mémoire comprend septante-cinq pages et chaque page constitue une charge contre les gens <strong>du</strong><br />
voyage. Le texte est tellement truffé d’idées préconçues qu’on se met à douter de la réalité d’une<br />
rencontre avec un représentant des « nomades dans les Grisons ». Elle l’avoue, <strong>du</strong> reste :<br />
« Il est très difficile de s’intro<strong>du</strong>ire chez les nomades. J’aurais voulu pénétrer dans une de ces maisons à AZ [nom de<br />
code]. Lorsque je passais devant une de ces habitations hors <strong>du</strong> village, toute la famille se précipitait aux fenêtres et à<br />
la porte. Le chef de famille, bronzé par le soleil, planté devant la porte, m’inspectait de loin déjà. Arrivée à proximité, je<br />
tâchais, en demandant un renseignement concernant le chemin, d’entamer une conversation. Il a eu plus de flair que<br />
moi et s’est méfié aussitôt. Il a ten<strong>du</strong> ses poings contre moi, et j’ai cru qu’il allait me tomber dessus. D’un bond, tous<br />
sont sortis, femme et enfants ont été après moi en menaçant de me lancer des cailloux. A ce moment, je me suis hâtée<br />
de me sauver. » 144<br />
Après une très longue intro<strong>du</strong>ction historique sur l’origine des nomades en Suisse, elle décrit la vie des<br />
nomades en débutant par la phrase suivante :<br />
« Ce qui me semble caractériser le nomade, c’est son goût naturel pour la vie ambulante, pour un laisser-aller complet,<br />
son instinct sexuel très développé, son mépris pour tout ordre légal et son goût très prononcé pour l’alcool. » 145<br />
Il nous a semblé qu’il n’y avait pas beaucoup de sens à résumer ce travail ; par contre, il est intéressant<br />
d’en comparer certains extraits avec l’article <strong>du</strong> psychiatre Joseph Jörger.<br />
Les deux pensent que les « nomades » ont une vie insouciante, avis qu’on a déjà trouvé chez Margrit<br />
Fischer. Voyons ce qu’en pense Jörger :<br />
« La vie des vagabonds a ses lumières comme ses ombres. Elle a en elle une série de facteurs fortifiants, sains,<br />
capables de pro<strong>du</strong>ire et de conserver une race robuste. Bien que la vie errante <strong>du</strong> vagabond s’éloigne grandement de<br />
l’idéal des patriarches et des nomades buveurs de lait, elle doit cependant, par cette existence au grand air- par pluies<br />
et par tempêtes, la nuit dans des granges misérables ou sous les sapins, fortifier l’organisme, lui donner de l’en<strong>du</strong>rance<br />
et des forces d’acier. Les partisans de cette école <strong>du</strong> plein air doivent en retirer de très réelles joies. L’existence de<br />
sans-patrie et de leurs descendants fut exempte de soucis dès qu’ils eurent acquis la conscience de leur force. Certes,<br />
ils se demandaient rarement ce qu’il mangeraient, ce qu’ils boiraient, de quoi ils se vêtiraient. » 146<br />
Chez Johanna Hänny, le passage est un peu moins long, mais le sens est le même :<br />
143 Johanna Hänny, Les nomades dans les Grisons, 1935, p. 1.<br />
144 Johanna Hänny, Les nomades dans les Grisons, 1935, p. 42.<br />
145 Johanna Hänny, Les nomades dans les Grisons, 1935, p. 12.<br />
146 r<br />
D J. Joerger, La famille Zero in : Archives d’anthropologie criminelle de médecine légale et de psychologie<br />
normale et pathologique, n° 172, trad. de l’allemand par le D r Ch. Ladame, Paris/Lyon 1908, p. 204.<br />
44
« Leur vie en plein air, leurs tournées par n’importe quel temps, leurs nuits passées sous les buissons ou les sapins<br />
devraient les en<strong>du</strong>rcir et avoir une influence fortifiante sur leur corps. En plus le nomade ne se ruine pas la santé en se<br />
faisant <strong>du</strong> souci pour son existence ; non, il est heureux. » 147<br />
Pour Jörger, il existe une « type nomade » :<br />
« Dans une famille, ce sera le type blond de l’Allemand qui dominera, dans une autre le noir italien. Les grands et beaux<br />
indivi<strong>du</strong>s sont rares, on rencontre bien plus souvent des hommes à la taille moyenne, voire même petite. La plupart<br />
d’entre eux, <strong>du</strong> moins les anciens, avait une démarche caractérisée par un pas court et léger, le corps redressé. » 148<br />
Johanna Hänny constate la même chose :<br />
« Au point de vue physique, nous constations chez les nomades deux types différents. D’un côté nous avons le type<br />
germanique – grand – carré et blond. D’autre part nous trouvons le type latin – foncé – de taille moyenne au pas<br />
sautillant – chez lequel on peut supposer des traces d’une ascendance slave. » 149<br />
L’un comme l’autre n’aiment pas trop leur habillement et leur bijoux :<br />
Johanna Hänny :<br />
« Les femmes aiment à s’habiller de toutes sortes d’étoffes aux couleurs criardes, ramassées n’importe où. Ils portent<br />
tous, hommes et femmes, des boucles d’oreilles, des bracelets et des bagues d’un métal quelconque auxquels ils<br />
attribuent un pouvoir quelconque. » 150<br />
Joseph Jörger :<br />
« […] les femmes étaient affublées d’accoutrements misérables et fantastiques, formés de traînes effilochées, de<br />
crinolines éventrées. Les hommes, tout comme les femmes, avaient souvent, à tous les doigts, des anneaux sans<br />
valeur, mais pleins de forces les plus mystérieuses et ornés de toutes espèces d’amulettes. » 151<br />
Ils éprouvent les deux <strong>du</strong> mépris pour les personnes qu’ils prétendent étudier :<br />
Johanna Hänny se sert de la comparaison <strong>du</strong> paysan sain et travailleur avec son opposé, le nomade,<br />
comparaison que nous avons déjà rencontrée chez Jörger :<br />
« Son point d’honneur paraît nul ; les insultes et les injures n’ont pas l’air de le toucher. Il reste indifférent aux bienfaits<br />
qu’il reçoit. Il se distingue <strong>du</strong> paysan grison, attaché à sa terre, courbé par son travail et taciturne dans sa manière de<br />
vivre.<br />
Les menaces des nomades, si redoutées dans la population ne sont en général que des mots vides sans<br />
147 Johanna Hänny, Les nomades dans les Grisons, 1935, p. 18.<br />
148 r<br />
D J. Joerger, La famille Zero in : Archives d’anthropologie criminelle de médecine légale et de psychologie<br />
normale et pathologique, n° 172, trad. de l’allemand par le D r Ch. Ladame, Paris/Lyon 1908, p. 208.<br />
149 Johanna Hänny, Les nomades dans les Grisons, 1935, p. 13.<br />
150 Johanna Hänny, Les nomades dans les Grisons, 1935, p. 13.<br />
151 r<br />
D J. Joerger, La famille Zero in : Archives d’anthropologie criminelle de médecine légale et de psychologie<br />
normale et pathologique, n° 172, trad. de l’allemand par le D r Ch. Ladame, Paris/Lyon 1908, p. 209.<br />
45
conséquences. Ces hommes ne deviennent vraiment dangereux que dans des bagarres, lorsqu’ils sont sous l’influence<br />
de l’alcool. » 152<br />
En paroles presque identiques, nous lisons chez Jörger :<br />
« Le point d’honneur était au point de congélation. Gronderies et injures les laissaient indifférents ; pour eux tout était<br />
affaire, aussi bien un bienfait reçu qu’une rebuffade grossière. Avec les premiers, on ne se les gagnait ni ne les<br />
améliorait, pas plus qu’avec les seconds on ne les rebutait. Ils se montaient lâches devant la loi et la force. Leurs<br />
menaces n’étaient jamais exécutées, n’étant que moyen pour atteindre le but. Ils ne devenaient dangereux que dans<br />
l’ivresse de l’amour ou <strong>du</strong> schnaps. » 153<br />
La sexualité des « nomades » déclenche nombre de phantasmes chez nos deux auteurs – promiscuité,<br />
inceste, échangisme, sexualité débridée, et peut-être de façon inconsciente pédophilie et zoophilie.<br />
Johanna Hänny :<br />
« Chacun couche généralement par terre tout habillé, pêle-mêle, grands et petits des deux sexes, avec les chiens au<br />
milieu. Si une famille nomade est de passage, on offre toujours l’hospitalité, et tous alors trouvent un abri dans la même<br />
pièce. Donc on peut se rendre compte que le niveau moral dans ces conditions est très bas. Leur instinct sexuel très<br />
développé ne reste pas inassouvi. La femme alors est considérée comme bien commun. Nombre d’enfants sont des<br />
pro<strong>du</strong>its d’a<strong>du</strong>ltère. » 154<br />
Joseph Jörger :<br />
« La pudeur et la moralité furent de tout temps une notion difficile à saisir pour eux. De tels sentiments, il va de soi, ne<br />
peuvent guère exister là où a<strong>du</strong>ltes mariés, jeunes gens à peine pubères, enfants et chiens partagent le même dortoir.<br />
Pour cette raison aussi, les grossesses hors mariage furent-elle à l’ordre <strong>du</strong> jour et formaient le 20 pour 100 des<br />
naissances. » 155<br />
Il paraît évident que Johanna Hänny s’est largement inspirée des écrits de Joseph Jörger pour justifier<br />
l’action de PJ. A cet effet, elle utilise également les rapports de PJ et reprend leurs résultats. En ce qui<br />
concerne la déficience mentale des Enfants de la grand-route placés par PJ, par exemple, elle constate<br />
que sur 45 enfants, 10 ont des capacités normales, 16 des capacités médiocres, 15 des capacités<br />
faibles et 4 des capacités arriérées. 156 Et elle écrit un peu plus loin :<br />
« Je vous ai montré dans le chapitre précédent à l’aide des rapports de Pro-Juventute que leur développement<br />
intellectuel se trouve au-dessous de la moyenne, ce que le corps enseignant de diverses communes m’a confirmé, me<br />
152 Johanna Hänny, Les nomades dans les Grisons, 1935, p. 13.<br />
153 r<br />
D J. Joerger, La famille Zero in : Archives d’anthropologie criminelle de médecine légale et de psychologie<br />
normale et pathologique, n° 172, trad. de l’allemand par le D r Ch. Ladame, Paris/Lyon 1908, p. 210.<br />
154 Johanna Hänny, Les nomades dans les Grisons, 1935, p. 19.<br />
155 r<br />
D J. Joerger, La famille Zero in : Archives d’anthropologie criminelle de médecine légale et de psychologie<br />
normale et pathologique, n° 172, trad. de l’allemand par le D r Ch. Ladame, Paris/Lyon 1908, p. 210.<br />
156 Johanna Hänny, Les nomades dans les Grisons, 1935, p. 24.<br />
46
disant que la plupart des enfants sont obligés de doubler leurs classes, et que certains d’entre eux exigent une<br />
é<strong>du</strong>cation et une instruction spéciale dans des établissements pour retardés. » 157<br />
Elle a tout de même fait une enquête personnelle dans les communes, tout comme Margrit Fischer. Et<br />
grâce à Johanna Hänny nous découvrons qu’une commune détient elle aussi des arbres<br />
généalogiques. Malheureusement, elle ne nous dit pas par qui ils ont été établis ou transmis. Sans<br />
évidemment pouvoir le démontrer, nous pensons qu’ils ont été fournis par PJ et il est fort probable que<br />
PJ les a assez librement distribués, comme nous l’avons vu avec l’arbre généalogique annexé à la lettre<br />
d’Ulrich Wille au Conseil fédéral. Un autre mémoire nous livre aussi l’information que deux arbres<br />
généalogiques se trouvent déposés dans une commune. Il apparaît même qu’ils ont été établis dans les<br />
années 1960 par la commune. 158<br />
Rappelons que ces arbres généalogiques contiennent des informations très personnelles, quoique<br />
souvent imaginaires, mensongères et erronées sur les familles ; qu’ils sont établis dans le but de<br />
montrer l’hérédité de la prostitution, le paupérisme et la faiblesse d’esprit. Ils servent également à<br />
recenser tous les membres d’une famille, qu’ils aient un casier judiciaire ou pas. Le fait d’en trouver<br />
dans les communes laisse penser que PJ les utilise aussi comme moyens de propagande pour son<br />
action, ainsi que nous le montre Robert G. Resta pour le monde anglo-saxon : « These pedigrees were<br />
more a form of propaganda rather than a rigorous scientific tool. » 159 En fait, ils constituent une sorte de<br />
fichier. 160 De tout temps, les autorités ont tenté d’empêcher la libre circulation des Tziganes en les<br />
enregistrant, les fichant et les expulsant. En 1911, un registre central est créé au sein <strong>du</strong> Département<br />
fédéral de Justice et police avec la volonté de procéder, entre autres, à des mesures<br />
anthropométriques. Malheureusement, on ignore ce qu’il est devenu et on ne peut donc pas savoir ce<br />
qu’il contenait exactement. 161 Peut-être vaudrait-il la peine d’effectuer des recherches dans les archives<br />
communales. Dans un mémoire écrit dans les années 1960 nous apprenons en effet que le registre<br />
familiale [Familienregister] de la commune de Küssnacht/Schwyz contient des informations complètes<br />
157 Johanna Hänny, Les nomades dans les Grisons, 1935, p. 31.<br />
158 Martha Sidler, Das Problem der Landfahrer im Bezirk Küssnacht, dargestellt am Geschlecht der Zaindli,<br />
Diplomarbeit der Schule für Sozialarbeit Luzern, 1964, p. 16.<br />
159 Resta, Robert G. : “A Brief History Of The Pedigree In Human Genetics”, in : Peel, Robert A. (editor):<br />
Human Pedigree Studies, London 1999, p. 69.<br />
160 Walter Leimgruber, Thomas Meier, Roger Sablonnier, L’Œuvre des enfants de la grand-route, Archives<br />
fédérales, dossier n° 10, Berne 2000, p. 34.<br />
161<br />
Sambuc Bloise, Joëlle : La situation juridique des Tziganes en Suisse, Analyse <strong>du</strong> droit suisse au regard <strong>du</strong><br />
droit international des minorités et des droits de l’homme, Thèse de la Faculté de droit de l’Université de<br />
Genève, 2007, p. 27.<br />
47
sur les deux dernières générations d’une famille. 162 A l’étranger aussi, les gens <strong>du</strong> voyage sont fichés.<br />
En France par exemple, une loi promulguée en 1912 exige que tout nomade porte sur lui un carnet<br />
anthropométrique. 163 Apparemment, cette loi est restée en vigueur jusqu’en 1969.<br />
Johanna Hänny se sert d’un arbre généalogique pour montrer la prolifération d’une famille en deux<br />
générations. Mais elle n’indique pas de noms, ni de qualificatifs sur les personnes. Comme Margrit<br />
Fischer, elle montre le poids que représentent ces familles pour les habitants des communes et décrit<br />
les différents moyens employés par les autorités pour les sédentariser, dont l’un nous intéresse<br />
particulièrement parce qu’il renvoie à la fondation des habitations contrôlées à La Haye décrite par<br />
Marguerite Wagner-Beck. Selon Johanna Hänny, quelques communes ont acheté des maisons qu’elles<br />
ont mises à disposition des familles non-sédentaires. Mais contrairement à la fondation des Pays-Bas,<br />
les communes n’ont pas pris de mesures pour accompagner les familles dans leur changement de<br />
mode de vie et, finalement, l’auteure utilise cette action pour montrer l’incapacité des bénéficiaires à<br />
profiter de ce « don » :<br />
« Malheureusement, elles [les maisons] sont très mal entretenues par les nomades qui n’y font aucune des réparations<br />
nécessaires après y avoir séjourné quelque temps. Peu à peu, ils les détériorent, sans s’en rendre compte : s’ils ont<br />
besoin d’une planche, ils l’arrachent où elle se laisse le plus facilement enlever. » 164<br />
Dans sa conclusion, Johanna Hänny fait des propositions de sédentarisation des familles qui valent la<br />
peine d’être citées :<br />
En premier lieu, elle soutient l’action de PJ – « C’est combattre le mal à sa racine ». 165 Elle préconise<br />
aussi l’achat de maisons malgré ses réserves exprimées plus haut. La lutte contre l’alcoolisme et<br />
l’interdiction <strong>du</strong> colportage figurent également parmi les moyens qu’elle préconise. Et last but not least :<br />
elle souhaite que la pratique de la stérilisation dans certains cas soit autorisée. Avec cette proposition,<br />
elle va encore plus loin que le fondateur de l’Œuvre, Alfred Siegfried, qui en tant que catholique converti<br />
« se distancie expressément de la stérilisation et de l’euthanasie ». 166 Nous savons que seul le canton<br />
162 Martha Sidler, Das Problem der Landfahrer im Bezirke Küssnacht. Dargestellt am Geschlecht der Zaindli.<br />
Diplomarbeit der Schule für Sozialarbeit Luzern. Unveröffentlichtes Manuskript, 1964, p. 16.<br />
163 Denis Peschanski, Les Tsiganes en France. 1939 – 1946, Paris 1994, p. 18.<br />
164 Johanna Hänny, Les nomades dans les Grisons, 1935, p. 41.<br />
165 Johanna Hänny, Les nomades dans les Grisons, 1935, p. 71.<br />
166<br />
Walter Leimgruber, Thomas Meier, Roger Sablonnier, L’Œuvre des enfants de la grand-route, Etude<br />
historique réalisée à partir des archives de la Fondation Pro Juventute déposées aux Archives fédérales suisses,<br />
Berne 2000, p. 60.<br />
48
de Vaud a autorisé légalement la stérilisation167 ; pourtant des stérilisations et castrations de déficients<br />
mentaux ont eu lieu en Suisse dans les asiles psychiatriques notamment168 . Joëlle Sambuc Bloise<br />
constate dans sa thèse :<br />
« Le fait d’inclure les Tziganes dans la catégorie des personnes asociales, voire atteintes de déficiences mentales, rend<br />
impossible la détermination <strong>du</strong> nombre exact de Tziganes ayant souffert de stérilisations, car ils ne ressortent pas dans<br />
les statistiques en tant que « Tziganes ». Cependant, il apparaît clairement qu’en sus des cas indivi<strong>du</strong>els où les<br />
particuliers sont accusés d’incon<strong>du</strong>ite ou encore d’ivrognerie, les personnes tziganes sont la cible de ces mesures en<br />
raison de leur qualité de Tziganes. Premièrement, leur communauté poursuit et souhaite perpétuer un mode de vie<br />
considéré comme inacceptable en tant que tel. […] Deuxièmement, les familles tziganes connaissent traditionnellement<br />
un taux de natalité élevé, ce qui constitue un autre motif poussant les autorités d’assistance à demander la stérilisation<br />
des mères. » 169<br />
Parmi les résultats <strong>du</strong> projet de recherche PNR 51 Les Yéniches, les Sinti et les Roms en Suisse, les<br />
auteurs signalent un cas de castration pratiquée sur un Tzigane en 1934. 170<br />
Les deux mémoires de 1954 et 1958<br />
Les trois mémoires datant d’après la Seconde Guerre mondiale ont été rédigés à l’école sociale de<br />
Lucerne entre 1954 et 1964. 171 Comme nous l’avons dit plus haut, nous avons tenu à inclure ces trois<br />
167<br />
Cf. entre autres : Gilles Jeanmonod, La stérilisation légale des malades et infirmes mentaux dans le canton de<br />
Vaud : 1928 – 1985, avec la collaboration de Jacques Gasser et Geneviève Heller, Lausanne 1998.<br />
168<br />
Cf. entre autres : Geneviève Heller, Gilles Jeanmonod, Jacques Gasser, Rejetées, rebelles, mal adaptées.<br />
Débats sur l’eugénisme. Pratiques de la stérilisation non volontaire en Suisse romande au XX e siècle, Genève<br />
2002.<br />
169<br />
Joëlle Sambuc Bloise, La situation juridique des Tziganes en Suisse, Analyse <strong>du</strong> droit suisse au regard <strong>du</strong><br />
droit international des minorités et des droits de l’homme, Thèse de la Faculté de droit de l’Université de<br />
Genève, 2007, p. 35.<br />
170 PNR 51 Bulletin n°6 / décembre 2007. Cf. www.npf51.ch<br />
171<br />
Marie-Thérèse Comte, Die Familie Hüdeli. Beitrag zur Vagantenforschung. Diplomarbeit der<br />
schweizerischen sozialcaritativen Frauenschule Luzern. Unveröffentlichtes Manuskript, Luzern 1954; Elsy<br />
Schwegler, Die Familie Plur. Wiedereingliederung einer Vagantenfamilie. Diplomarbeit der schweizerischen<br />
sozialcaritativen Frauenschule Luzern. Unveröffentlichtes Manuskript, Luzern 1959; Martha Sidler, Das<br />
Problem der Landfahrer im Bezirke Küssnacht. Dargestellt am Geschlecht der Zaindli. Diplomarbeit der Schule<br />
für Sozialarbeit Luzern. Unveröffentlichtes Manuskript, 1964.<br />
49
travaux dans cette étude en nous posant la question d’une rupture de ton causée par les événements<br />
de la guerre, c’est-à-dire le génocide des Tziganes.<br />
Tout d’abord, il faut répéter que « ce n’est que sous la pression médiatique que l’Œuvre cesse ses<br />
activités en 1973 » 172 et non pas par une prise de conscience interne de l’inadéquation de ses<br />
méthodes. Nous avons déjà relevé le fait que le fondateur de l’Œuvre s’est exprimé dans son livre de<br />
1964 comme si les événements de la Seconde Guerre mondiale n’avaient pas eu lieu. Il ne s’agit donc<br />
pas de porter un jugement sur les étudiantes, mais de constater qu’un événement aussi tragique que le<br />
génocide perpétré contre les Juifs et les Tziganes n’a pas eu l'effet sur les mentalités que nous<br />
pourrions supposer aujourd’hui. De nombreux témoins rescapés des camps ont relaté l’indifférence ou<br />
même l’hostilité qu’ils ont rencontrées à leur retour. Dans un premier temps, ce sont les événements de<br />
la Seconde Guerre mondiale qui ont marqué les consciences, puis la reconstruction de l’Europe. Ce<br />
n’est que dans les années 1960, entre autres avec le procès Eichmann en 1961, que la conscience <strong>du</strong><br />
génocide a dépassé le cercle des érudits. Rappelons ce qu’a écrit à ce sujet l’historien américain Raul<br />
Hilberg, qui a commencé ses recherches en 1948 : « A l’époque, le sujet laissait les milieux<br />
universitaires indifférents ; quant aux éditeurs, ils le jugeaient importun ; et j’ai certainement reçu<br />
beaucoup plus de conseils d’abandonner mes recherches que d’encouragements à les poursuivre.<br />
Beaucoup plus tard […] <strong>du</strong> moins le sentiment d’isolation avait disparu. Le sujet a cessé d’être quasi<br />
tabou, il a même capté l’intérêt <strong>du</strong> public. » 173 La mémoire des Tziganes est restée encore plus<br />
longtemps dans l’ombre. Par exemple en France, la première commémoration de cette tragédie a eu<br />
lieu en janvier 1988 à l’occasion de la pose d’une stèle à l’emplacement d’un ancien « camp de<br />
bohémiens ». 174<br />
Entre 1954 et 1964, l’Œuvre est toujours en activité. Elle touche toujours sa subvention fédérale. 175 Et il<br />
y a une cinquantaine d’enfants qui sont encore placés par ses soins entre 1964 et 1966. 176<br />
172<br />
Joëlle Sambuc Bloise, La situation juridique des Tziganes en Suisse, Analyse <strong>du</strong> droit suisse au regard <strong>du</strong><br />
droit international des minorités et des droits de l’homme, Thèse de la Faculté de droit de l’Université de<br />
Genève, 2007, p. 44.<br />
173 Raul Hilberg, La destruction des Juifs d’Europe, trad. de l’anglais, 1988, p. 10.<br />
174 Denis Peschanski, Les Tsiganes en France. 1939 – 1946, Paris 1994, p. 13.<br />
175<br />
Walter Leimgruber, Thomas Meier, Roger Sablonnier, L’Œuvre des enfants de la grand-route, Etude<br />
historique réalisée à partir des archives de la Fondation Pro Juventute déposées aux Archives fédérales suisses,<br />
Berne 2000, p. 31.<br />
176<br />
Walter Leimgruber, Thomas Meier, Roger Sablonnier, L’Œuvre des enfants de la grand-route, Etude<br />
historique réalisée à partir des archives de la Fondation Pro Juventute déposées aux Archives fédérales suisses,<br />
Berne 2000, p. 33.<br />
50
C’est dans ce contexte que les trois mémoires évoqués ci-dessous ont été rédigés. 177<br />
Ces trois mémoires, datant respectivement de 1954, 1958 et 1964, reprennent tous les propos sur les<br />
Tziganes que nous avons déjà mentionnés auparavant. Les auteures des mémoires de 1954 et 1956<br />
sont très proches de PJ. La première s’est basée sur un arbre généalogique qui lui a été fourni par PJ.<br />
La deuxième, qui a été stagiaire à l’Œuvre remercie un psychiatre de la Heil- und Pflegeanstalt Beverin<br />
qui lui a mis à disposition sa recherche généalogique sur la famille qu’elle a choisi comme objet d’étude.<br />
Il s’agit <strong>du</strong> docteur B. Fontana, qui est l’auteur d’un article sur les Tziganes datant de 1968 :<br />
Nomadentum und Sesshaftigkeit als psychologische und psychopathologische Verhaltensradikale:<br />
Psychisches Erbgut oder Umweltsprägung. 178 Comme l’indique le titre, il s’agit de savoir si le<br />
nomadisme ou la sédentarité sont <strong>du</strong>s au patrimoine génétique ou à l’empreinte environnementale. Ce<br />
qui nous intéresse avant tout dans cette étude, c’est que B. Fontana fait recours à la généalogie d’une<br />
famille qu’il nomme « Xenos ». Il précise qu’il en a lui-même établi l’arbre généalogique avec l’aide<br />
d’Elsy Schwegler, l’auteure <strong>du</strong> mémoire de 1959, et en utilisant évidemment le matériel de PJ que lui a<br />
mis à disposition Alfred Siegfried. Ses recherches remontent jusqu’à l’an 1793, et il indique avoir tiré<br />
ses informations de registres d’églises et d’état civil. En parlant de la famille élargie des « Xenos », il<br />
emploie le mot Sippe lequel renvoie comme ausrotten à l’emploi <strong>du</strong> vocabulaire nazi. L’étude<br />
généalogique et la recherche des parentèles, par exemple, est nommée Sippenlehre par les nationauxsocialistes.<br />
Et un de ses responsables est Robert Ritter, cité par Fontana dans le texte et dans sa<br />
bibliographie. Bien que Fontana se pose la question fondamentale des causes <strong>du</strong> nomadisme, il est<br />
frappant de lire ses notices sur les membres de la famille élargie, qui rappellent celles de Jörger et de<br />
tous ceux qui l’ont suivi :<br />
« Les grand-parents déjà étaient des vagabonds, <strong>du</strong> côté paternel comme <strong>du</strong> côté maternel. Le père était un alcoolique<br />
chronique, un débauché, un bagarreur. Il a été interné plusieurs fois pour son train de vie désordonné ; à une reprise il a<br />
fait un delirium tremens. La mère vient d’un lignage de vagabonds alsaciens. Avant son mariage, elle aurait eu un<br />
comportement acceptable, mais elle s’est ensuite complètement négligée, s’est mise à boire, a délaissé sa famille,<br />
177<br />
Marie-Thérèse Comte, Die Familie Hüdeli. Beitrag zur Vagantenforschung. Diplomarbeit der<br />
schweizerischen sozialcaritativen Frauenschule Luzern. Unveröffentlichtes Manuskript, Luzern 1954; Elsy<br />
Schwegler, Die Familie Plur. Wiedereingliederung einer Vagantenfamilie. Diplomarbeit der Schweizerischen<br />
Sozial-caritativen Frauenschule Luzern. Lehrgang 1956/58; Martha Sidler, Das Problem der Landfahrer im<br />
Bezirke Küssnacht. Dargestellt am Geschlecht der Zaindli. Diplomarbeit der Schule für Sozialarbeit Luzern.<br />
Unveröffentlichtes Manuskript, 1964.<br />
178<br />
B. Fontana, „Nomadentum und Sesshaftigkeit als psychologische und psychopathologische<br />
Verhaltensradikale: Psychisches Erbgut oder Umweltsprägung“, in: Psychiatra clinica, Vol. 1., Basel/New York<br />
1968.<br />
51
fréquenté d’autres hommes ; on n’a donc pas la certitude que tous les enfants sont issus de son mari. 14 enfants sont<br />
nés dans cette famille. Quand l’assistance s’en est mêlée, trois des fils étaient déjà a<strong>du</strong>ltes et devenus criminels, de<br />
gros buveurs qui vivaient sans domicile fixe dans des roulottes. » 179<br />
Page après page, nous trouvons ces descriptions de personnes et nous nous étonnons qu’un<br />
psychiatre puisse reprendre ces récits en 1968 comme matériel d’analyse pour sa recherche. Dans sa<br />
conclusion, Fontana constate que le nomadisme a pu être stoppé parmi certains enfants enlevés très<br />
tôt par PJ à leurs parents. Il en conclut que le vagabondage n’est pas héréditaire. Mais quelques lignes<br />
plus loin, il reprend la thèse de Jörger sur le rôle des femmes qui contredit sa conclusion : « Le constat<br />
fait par Jörger [1919] et par Arnold [1956] 180 que le nomadisme peut s’intro<strong>du</strong>ire à travers les femmes<br />
dans des clans sédentaires est démontré dans ce cas. » 181<br />
B. Fontana et les deux étudiantes énumèrent dans leur bibliographie un ouvrage de Robert Ritter. Il<br />
s’agit d’un livre écrit en 1938, Der nichtsesshafte Mensch. Sans disposer nous-mêmes de cet ouvrage,<br />
nous nous référons à l’extrait d’un article rédigé en 1939 et repro<strong>du</strong>it par Joachim S. Hohmann. 182 Dans<br />
cet article, Ritter rend compte d’une enquête qu’il a entreprise dans le sud de l’Allemagne sur 1483<br />
Tziganes. Il a constaté que la plus grande partie n’était pas de sang pur mais de « sang mêlé ».<br />
Observant que la majorité d’entre eux pouvaient être catalogués comme asociaux, il préconise de les<br />
interner dans des camps de travail et il ajoute : « Du point de vue de l’hygiène de la race, il faut exiger<br />
qu’on interrompe la repro<strong>du</strong>ction déchaînée de cette population mêlée et qu’on mette fin à l’infiltration<br />
179<br />
B. Fontana, „Nomadentum und Sesshaftigkeit als psychologische und psychopathologische<br />
Verhaltensradikale: Psychisches Erbgut oder Umweltsprägung“, in: Psychiatra clinica, Vol. 1., Basel/New York<br />
1968, p. 350. „Bereits die Grosseltern väterlicher- und mütterlicherseits sind Vaganten. Der Vater war ein<br />
chronischer Trinker, Wüstling und Raufbold. Verschiedentlich war er wegen liederlichen Lebeswandels in<br />
Anstalten interniert; einmal machte ein Delirium tremens <strong>du</strong>rch. Die Mutter stammt aus einem Elsässer<br />
Vagantengeschlecht. Vor der Ehe soll sie sich noch einigermassen gehalten haben, verwahrloste dann aber<br />
zusehends, ergab sich dem Trunke, vernachlässigte die Familie und zog mit andern Männern herum, so dass<br />
nicht einmal sicher ist, ob alle Kinder wirklich von ihrem Mann stammen. Im ganzen entsprossen dieser Familie<br />
14 Kinder. Als die Fürsorge eingriff, waren drei Söhne bereits erwachsen und kriminell, schwere Trinker und<br />
lebten ohne festen Wohnsitz im Wohnwagen.“<br />
180 Arnold a été le successeur de Robert Ritter après la guerre. Il a été le dépositaire de ses écrits (cf. plus bas).<br />
181<br />
B. Fontana, „Nomadentum und Sesshaftigkeit als psychologische und psychopathologische<br />
Verhaltensradikale: Psychisches Erbgut oder Umweltsprägung“, in: Psychiatra clinica, Vol. 1., Basel/New<br />
York 1968, p. 360. „Die von Jörger [1919] und Arnold [1956] gemachte Feststellung, dass über die Frau das<br />
Vagantentum in sesshafte Sippen eingeschleppt werden kann, zeigt sich auch hier.“<br />
182<br />
Joachim S. Hohmann, Robert Ritter und die Erben der Kriminalbiologie. „Zigeunerforschung“ im<br />
Nationalsozialismus und in Westdeutschland im Zeichen des Rassismus, Frankfurt a. M., 1991, pp. 143-144.<br />
52
<strong>du</strong> sang tzigane dans le peuple allemand. C’est le législateur qui devra décider des moyens à employer<br />
à cette fin. » 183 Ce court passage suffit pour se rendre compte que les écrits de Ritter sont d’un autre<br />
ordre que ceux que nous avons vus jusqu’ici. Ils appartiennent à une idéologie raciste et totalitaire<br />
préconisant des méthodes eugéniques violentes. Même si Ritter se réfère au droit, il faut savoir que<br />
sous le régime national-socialiste des stérilisations de handicapés mentaux, par exemple, ont été<br />
pratiquées dans un cadre légal à partir de l’entrée en vigueur de la loi <strong>du</strong> 14 juillet 1933 sur<br />
l’empêchement de la transmission de maladies héréditaires (Gesetz zur Verhütung erbkranken<br />
Nachwuchses). Pour assassiner à partir de 1941 des millions de Juifs et de Tziganes, il a suffi de la<br />
décision de quelques responsables <strong>du</strong> régime en dehors de toute législation. Le concept de la<br />
« souillure <strong>du</strong> sang pur » par « infiltration » est une obsession des nationaux-socialistes qu’on trouve en<br />
germe chez Jörger quand il parle de la « perversion » d’une famille par le mariage de l’ancêtre avec une<br />
étrangère, mais il manque chez Jörger la dimension nationale. Si, pour Jörger, les Tziganes<br />
représentent une nuisance pour la population et l’ordre public, il ne les accuse pas de pervertir le sang<br />
<strong>du</strong> peuple suisse. En Allemagne par contre, cette pensée s’est développée au 19ème siècle. Saul<br />
Friedländer l’appelle « l’antisémitisme rédempteur » : « La principale cause de la dégénérescence [de la<br />
germanité et <strong>du</strong> monde aryen] tiendrait à la pénétration des juifs dans le corps politique allemand, dans<br />
la société allemande et dans le sang allemand. […] La rédemption ne surviendrait que si l’on se libérait<br />
des juifs – en les chassant, peut-être en les anéantissant. » 184 On voit que Ritter élargit ce concept au<br />
sang tzigane. Que dé<strong>du</strong>ire <strong>du</strong> fait que la référence à Robert Ritter et à son ouvrage se retrouve dans<br />
deux mémoires, dans l’ouvrage d’Alfred Siegfried, dans une thèse de l’Université de Neuchâtel datant<br />
de 1955185 et chez le psychiatre B. Fontana ? On ne peut pas les accuser d’avoir pris à leur compte<br />
l’idée de « l’antisémitisme rédempteur ». Mais on peut s’étonner que Haesler cite Ritter comme<br />
représentant scientifique de la thèse « biogénétique » sans critiquer ce courant « scientifique » et sans<br />
dire un mot <strong>du</strong> désastre que des hommes comme Ritter ont causé. Et les étudiantes de l’école sociale ?<br />
Ont-elles seulement lu cet ouvrage ? Alfred Siegfried indique n’avoir guère utilisé les ouvrages de sa<br />
bibliographie, à part celui de Jörger, mais il a tenu à publier leurs titres pour faciliter de nouvelles<br />
183<br />
„Vom rassenhygienischen Standpunkt aus muss darüber hinaus gefordert werden, dass die hemmunglose<br />
Fortpflanzung dieser Mischlingspopulation unterbunden und dass dem weiteren Einsickern von Zigeunerblut in<br />
den deutschen Volkskörper ein Ende bereitet werden muss. Welche Wege zu beschreiten sind, um zu diesem Ziel<br />
zu gelangen, hat der Gesetzgeber zu entscheiden.“<br />
184 Saul Friedländer, L’Allemagne nazie et les juifs. 1. Les années de persécution (1933-1939), Paris 1997, p. 96.<br />
185 Walter Haesler, Les enfants de la grand-route, Université de Neuchâtel, Faculté des lettres, 1955, p. 61 et<br />
bibliographie.<br />
53
echerches sur le « problème des nomades » (Vagantenproblem). 186 C’est probablement par son<br />
intermédiaire que le nom d’un « exécuteur » 187 nazi se trouve dans les deux mémoires et, comme nous<br />
l’avons vu, par celui de B. Fontana pour le mémoire d’Elsy Schwegler. Dans sa partie appelée<br />
historique, B. Fontana cite aussi Ritter, en même temps que Jörger et Rudolf Waltisbühl, autre auteur<br />
problématique qui se trouve dans les trois mémoires ainsi que chez Alfred Siegfried. Il s’agit d’un juriste<br />
dont la thèse datant de 1944 se réfère « sans réserve [aux] intéressantes expériences menées pour<br />
améliorer la santé génétique <strong>du</strong> peuple suisse ». 188 Apparemment, nous nous trouvons très près de<br />
« l’antisémitisme rédempteur » de Ritter. Waltisbühl préconise aussi la stérilisation forcée. 189 En 1987, il<br />
présentera ses excuses aux victimes pour les idées soutenues dans sa thèse.<br />
Par l’intermédiaire de PJ, de son collaborateur Alfred Siegfried et <strong>du</strong> psychiatre B. Fontana, un auteur<br />
comme Robert Ritter, propageant une idéologie raciste et exterminatrice, a trouvé son entrée dans des<br />
mémoires issus d’une école sociale en Suisse. Par ignorance de la part des étudiantes, par absence de<br />
vigilance de la part des responsables de l’école, il figure parmi d’autres auteurs à une période où on<br />
aurait pu tirer des leçons <strong>du</strong> procès de Nuremberg, par exemple. Mais nous avons vu avec Hillberg que<br />
<strong>du</strong>rant une longue période de l’après-guerre, l’opinion publique a refusé un peu partout de prendre<br />
conscience <strong>du</strong> génocide des Juifs et des Tziganes.<br />
Le mémoire de 1964<br />
Le mémoire rédigé en 1964 par Martha Sidler se distingue toutefois dans certains domaines des écrits<br />
que nous avons vus jusqu’ici. Par exemple, l’incitation à écrire ce mémoire ne provient pas de l’Œuvre<br />
mais de l’administration <strong>du</strong> canton de Schwyz.<br />
Malgré tout l’auteure reprend dans une grande partie de son travail tous les préjugés que nous déjà<br />
observés auparavant. On y trouve des phrases comme :<br />
186 Alfred Siegfried, Kinder der Landstrasse. Ein Versuch zur Sesshaftmachung von Kindern des fahrenden<br />
Volkes, Zürich 1964, p. 5.<br />
187 Selon l’ouvrage de Raul Hilberg, Exécuteurs, victimes, témoins : la catastrophe juive 1933-1945, trad. de<br />
l’anglais, Paris 1994.<br />
188 Walter Leimgruber, Thomas Meier, Roger Sablonnier, L’Œuvre des enfants de la grand-route, Archives<br />
fédérales, dossier n° 10, Berne 2000, p. 60.<br />
189<br />
Joëlle Sambuc Bloise, La situation juridique des Tziganes en Suisse, Analyse <strong>du</strong> droit suisse au regard <strong>du</strong><br />
droit international des minorités et des droits de l’homme, Thèse de la Faculté de droit de l’Université de<br />
Genève, 2007, p. 35.<br />
54
« L’instabilité est le trait de caractère majeur des gens <strong>du</strong> voyage. Des anormalités comme la maladie mentale sont<br />
répan<strong>du</strong>es parmi eux. [...] Une bonne partie des gens <strong>du</strong> voyage sont en plus faibles d’esprit. [...] La jeunesse est le<br />
plus souvent héréditairement tarée. [...] » 190<br />
Ses références pour cette partie sont Rudolf Waltisbühl et Hermann Arnold191 , déjà mentionné, qui a été<br />
le dépositaire des écrits de Ritter après la guerre et qui a également repris ses idées. Elle aussi<br />
repro<strong>du</strong>it un arbre généalogique d’une famille en précisant qu’il a été établi à partir de données<br />
contemporaines <strong>du</strong> registre des familles de la commune. Comme nous l’avons déjà précisé plus haut,<br />
nous pouvons observer avec ce cas que les communes aussi se basaient sur ces généalogies pour<br />
mettre les familles tziganes en fiches. 192 Comme les autres étudiantes, Martha Sidler montre les<br />
comptes de la commune grevés par la famille observée. Après avoir brossé un tableau noir de la<br />
criminalité répan<strong>du</strong> parmi la famille, elle tire des conclusions quant à leur réhabilitation qui la distingue<br />
toutefois des autres étudiantes et de l’Œuvre. Elle préconise la création de bureaux d’assistance prêts<br />
et aptes à accueillir les enfants et les jeunes de ces familles :<br />
« Ils [les jeunes et les enfants] devraient pouvoir faire l’expérience qu’il existe des gens dans ces bureaux qui les<br />
acceptent dans toute situation tels qu’ils sont ; qui ne les jugent pas, qui tentent au contraire de comprendre leurs actes<br />
sans toutefois les approuver. » 193<br />
Elle pense qu’il faudrait construire des relations de confiance entre les responsables des bureaux et les<br />
familles de Tziganes. C’est sur cette base qu’elle s’imagine que les familles pourraient accepter la<br />
sédentarité.<br />
190<br />
Martha Sidler, Das Problem der Landfahrer im Bezirke Küssnacht. Dargestellt am Geschlecht der Zaindli.<br />
Diplomarbeit der Schule für Sozialarbeit Luzern. Unveröffentlichtes Manuskript, 1964, p. 8. „Der<br />
Hauptcharakterzug bei den Landfahrern ist ja die Unstetigkeit. Charakterabnormitäten, vor allem Psychopathie,<br />
sind in diesen Kreisen stark verbreitet. [...] Bei einer Vielzahl von Landfahrern kommt auch noch<br />
Geistesschwäche dazu. [...] Die Jugend ist meist erblich belastet. [....]“<br />
191<br />
Joachim S. Hohmann, Robert Ritter und die Erben der Kriminalbiologie. „Zigeunerforschung“ im<br />
Nationalsozialismus und in Westdeutschland im Zeichen des Rassismus, Frankfurt a.M., 1991, p. 351ss.<br />
192 Martha Sidler, Das Problem der Landfahrer im Bezirke Küssnacht. Dargestellt am Geschlecht der Zaindli.<br />
Diplomarbeit der Schule für Sozialarbeit Luzern. Unveröffentlichtes Manuskript, 1964, p. 16.<br />
193<br />
Martha Sidler, Das Problem der Landfahrer im Bezirke Küssnacht. Dargestellt am Geschlecht der Zaindli.<br />
Diplomarbeit der Schule für Sozialarbeit Luzern. Unveröffentlichtes Manuskript, 1964, p. 50. „Sie sollen<br />
erleben dürfen, dass es Stellen gibt, an welche sie sich jetzt und später in jeder Situation wenden dürfen. Sie<br />
sollen die Erfahrung machen, dass es auf diesen Stellen Menschen gibt, die sie in jeder Situation so annehmen,<br />
wie sie nun eben sind; die sie nicht verurteilen, sondern ihr Handeln zu verstehen suchen, was aber nicht heisst,<br />
es zu billigen.“<br />
55
En ce qui concerne les enfants, elle recommande par principe de laisser les enfants auprès de leur<br />
famille. Elle se distancie ainsi fondamentalement de l’action de l’Œuvre. Si les circonstances l’exigent<br />
absolument, elle demande un placement auprès d’une famille soigneusement choisie ou dans un home<br />
employant un personnel spécialement formé. Sans mentionner l’Œuvre, elle condamne en quelque<br />
sorte son action en mettant l’accent sur une é<strong>du</strong>cation de type médico-pédagogique (heilpädagogisch).<br />
Ne nous leurrons pas, pour cette étudiante, le but est d’assimiler les Tziganes à la société, de les<br />
sédentariser, mais le ton change malgré son analyse encore basée sur de vieux schémas. Elle s’élève<br />
en particulier contre la stigmatisation des Tziganes. Ses deux phrases de conclusion sont les<br />
suivantes :<br />
« Un peuple ne peut pas s’assimiler quand il a été mis au ban pendant des centaines d’années et est aujourd’hui encore<br />
considéré comme inférieur. Cent ans ne peuvent pas réparer ce qui a été gâché pendant des siècles ! » 194<br />
Ces mots sont en quelque sorte annonciateurs de ce qui va se passer neuf ans plus tard, en 1973. A<br />
travers une étudiante et peut-être une future assistante sociale, nous percevons une nouvelle sensibilité<br />
pour la souffrance causée par la mise au ban d’un groupe et la critique d’une société qui a laissé faire<br />
ou a même contribué à son exclusion et à sa persécution.<br />
De minorité stigmatisée au statut de groupe minoritaire<br />
Il aura suffi de l’énorme scandale provoqué par les révélations sur l’Œuvre pour qu’un changement de<br />
perspective s’amorce : « de personnes asociales et dangereuses pour la collectivité, [les personnes<br />
tziganes] deviennent membres d’un « groupe minoritaire » dont la culture mérite qu’elle soit mieux<br />
connue et préservée » 195 .<br />
Tout d’abord, rappelons l’évolution qui s’est pro<strong>du</strong>it au niveau <strong>du</strong> droit international après la catastrophe<br />
de la Seconde Guerre mondiale. L’instauration <strong>du</strong> Tribunal de Nuremberg en 1946 a permis de juger les<br />
acteurs qui ont organisé le génocide des Juifs et des Tziganes. Même si l’Œuvre a continué non<br />
seulement son activité mais aussi à propager son idéologie hérédito-raciale, une partie <strong>du</strong> monde et<br />
avant tout l’Europe se sont dotés alors d’instruments juridiques garantissant la protection des droits<br />
194<br />
Martha Sidler, Das Problem der Landfahrer im Bezirke Küssnacht. Dargestellt am Geschlecht der Zaindli.<br />
Diplomarbeit der Schule für Sozialarbeit Luzern. Unveröffentlichtes Manuskript, 1964, p. 54. „Ein Volk, das<br />
über Jahrhunderte geächtet war und auch heute noch als minderwertig behandelt wird, kann sich nicht<br />
angepasst verhalten. Ein einziges Jahrhundert kann nicht gutmachen, was über Jahrhunderte gefehlt wurde!“<br />
195<br />
Sambuc Bloise, Joëlle : La situation juridique des Tziganes en Suisse, Analyse <strong>du</strong> droit suisse au regard <strong>du</strong><br />
droit international des minorités et des droits de l’homme, Thèse de la Faculté de droit de l’Université de<br />
Genève, 2007, p. 54.<br />
56
humains. Deux décisions fondamentales ont été prises par l’ONU : en 1948, la proclamation de la<br />
Déclaration universelle des droits de l’homme et, en 1965 la promulgation de la Convention<br />
internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale. Et depuis 1963, la Suisse<br />
fait partie <strong>du</strong> Conseil de l’Europe qui lui aussi travaille pour la promotion des droits de l’homme et contre<br />
toutes les discriminations. 196 En 1995, ce dernier donne le jour à un comité d’experts sur les Roms,<br />
Tziganes et Gens <strong>du</strong> voyage. 197<br />
En Suisse aussi, les choses changent. En 1975, trois ans après la dissolution de l’Œuvre, une<br />
association faîtière est fondée – la Radgenossenschaft der Landstrasse qui est toujours en activité.<br />
Désormais, ses représentants sont les interlocuteurs des autorités. En 1983 enfin, le conseiller fédéral<br />
Alphons Egli présente les excuses de la Confédération pour son soutien de l’Œuvre. Et en 1991, la<br />
Commission de la sécurité sociale <strong>du</strong> Conseil national constate « que les gens <strong>du</strong> voyage forment une<br />
minorité ethnique et culturelle en Suisse » et recommande « qu’il serait bon de [la] reconnaître sous une<br />
forme ou une autre ». 198<br />
« L’ordre juridique » jusqu’alors neutre ou pire, « légitimant les politiques discriminatoires » a entamé<br />
un processus en faveur des Tziganes. Dorénavant, on « reconnaît leur valeur en tant qu’indivi<strong>du</strong>s et<br />
membres d’une communauté ethno-culturelle ». Joëlle Sambuc Bloise ne minimise toutefois pas les<br />
obstacles qui se dressent encore devant la communauté des Tziganes en parlant d’une transformation<br />
« lente, imprécise et inachevée, ainsi qu’en témoignent les difficultés des autorités à appréhender<br />
complètement les conséquences de l’applicabilité <strong>du</strong> droit des minorités à cette communauté ». 199 Pour<br />
permettre que leur culture subsiste, les autorités doivent régler les problèmes de places de<br />
stationnement, de la scolarité des enfants et de l’exercice d’une activité économique. Nous sortirions <strong>du</strong><br />
cadre et de la problématique de cette étude en nous penchant plus abondamment sur le problème de la<br />
place des Tziganes dans notre société. Mais notons encore que le 21 octobre 1998 la Suisse a ratifié la<br />
196<br />
Cf. Racisme(s) et citoyenneté. Un outil pour la réflexion et l’action, sous la direction de Monique Eckmann et<br />
Michèle Fleury, Genève 2005, chapitre VI. Le droit, les instruments juridiques et les mesures institutionnelles,<br />
pp. 375-409.<br />
197 Cf. www.coe.int<br />
198 Feuille fédérale 1991, vol. IV, p. 453.<br />
199<br />
Sambuc Bloise, Joëlle : La situation juridique des Tziganes en Suisse, Analyse <strong>du</strong> droit suisse au regard <strong>du</strong><br />
droit international des minorités et des droits de l’homme, Thèse de la Faculté de droit de l’Université de<br />
Genève, 2007, p. 75.<br />
57
Convention-cadre <strong>du</strong> Conseil de l’Europe pour la protection des minorités-nations et a reconnu les gens<br />
<strong>du</strong> voyage en tant que minorité nationale. 200<br />
Conclusion<br />
Durant des dizaines d’années, une méthode d’investigation « scientifique » a été utilisée pour prouver<br />
l’hérédité <strong>du</strong> nomadisme et a servi à l’action de l’Œuvre. Les arbres généalogiques sur les familles<br />
tziganes ont été largement mis a disposition <strong>du</strong> public intéressé ainsi que des communes. Ils<br />
apparaissent comme une énumération scandée de tares et de méfaits attribués aux Tziganes<br />
aboutissant à la condamnation de toute leur communauté. La preuve de l’hérédité génétique basée sur<br />
les arbres généalogiques a été rejetée dans les années 1920-1930 par les scientifiques anglo-saxons.<br />
Elle a connu, par contre, son apogée en Allemagne national-socialiste. Malgré cela, des scientifiques en<br />
Suisse l’ont reprise à leur compte après la guerre, lui donnant par là la respectabilité de leur discipline.<br />
Nous avons vu qu’une élite politique et économique de la société helvétique a contribué à donner <strong>du</strong><br />
prestige et <strong>du</strong> pouvoir à l’association Pro Juventute qui a abrité l’Œuvre. Elle s’est montrée indifférente<br />
au sort des enfants tziganes, a toléré leur stigmatisation et leur marginalisation. Nous trouvons d’un<br />
côté l’indifférence de la société et de l’autre un acharnement à détruire une culture par un petit groupe.<br />
Dans le journal publié par Pro Juventute, on trouve des auteurs comme Edouard Claparède, le<br />
pédopsychologue, fondateur de l’Institut Jean-Jacques Rousseau201 et Jean Piaget202 , tous deux<br />
pionniers dans la recherche sur la psychologie des enfants. Sur la couverture de la revue Psychiatra<br />
clinica dans laquelle B. Fontana a publié son article203 , on distingue parmi les collaborateurs de la<br />
publication le médecin-psychiatre J. De Ajuriaguerra, qui a marqué sa discipline par son excellence<br />
pendant les années 1960-1970 à la clinique Bel-Air à Genève. Ces auteurs lisaient-ils les autres articles<br />
dans la Revue Pro Juventute, où se trouvaient aussi de nombreux articles d’Alfred Siegfried ? De<br />
Ajuriaguerra a-t-il pris connaissance de la publication de son collègue B. Fontana ? Seules des<br />
200 OFC - Office fédéral de la culture – Reconnaissance en tant que minorité nationale - www.nb.admin.ch<br />
201 Edouard Claparède, « L’Ecole active (1922) » ; L’Institut J.J. Rousseau, son origine et son programme<br />
(1924), in La Revue Pro Juventute.<br />
202 Jean Piaget, « Le développement de la pensée de l’enfant (1925) », in La Revue Pro Juventute<br />
203 Fontana, B., „Nomadentum und Sesshaftigkeit als psychologische und psychopathologische<br />
Verhaltensradikale: Psychisches Erbgut oder Umweltsprägung“, in: Psychiatra clinica, Vol. 1., Basel/New York<br />
1968.<br />
58
echerches beaucoup plus approfondies pourraient éventuellement fournir une réponse, nous ne<br />
pouvons que constater le fait. Il nous semble que pour tout le monde les enfants de la grand-route ont<br />
été comme invisibles, transparents.<br />
Devant ces constatations, les cinq mémoires de fin d’étude prennent une importance toute relative. Ils<br />
ont été écrits par des jeunes filles n’ayant pas d’expérience dans la recherche, à qui on ne pouvait pas<br />
demander de connaître les publications scientifiques. Elles n’ont fait que répéter ce que des supérieurs<br />
leur ont transmis. Les professeurs accompagnant leurs mémoires n’ont pas été assez attentifs, mais<br />
était-ce possible lorsque l’action et la pensée des dirigeants de PJ et de l’Œuvre jouissaient de la<br />
reconnaissance et de la complicité de tout un pays ? Nous avons vu que Marguerite Wagner-Beck avait<br />
des idées précises sur les droits des enfants et sur l’assistance prodiguée aux familles indigentes. A-telle<br />
émis un avis sur les deux mémoires de Genève ? Le manque d’archives ne permet là aussi que de<br />
constater ce fait.<br />
Le 20e siècle a été un siècle cruel pour les enfants. L’Allemagne national-socialiste a impitoyablement<br />
recherché les enfants juifs et tziganes pour les arrêter et les mener à la mort. Cela a été possible dans<br />
un Etat totalitaire. Pourtant dans d’autres pays, démocratiques, des actions proches de celles de<br />
l’Œuvre ont eu lieu. En Suède, des milliers d’enfants ont été placés dans des homes et des familles,<br />
dans les années 1950 à 1980, où ils ont été maltraités. 204 En France, dans les années 1960, 1600<br />
enfants réunionnais ont été arrachés à leurs parents pour repeupler les zones rurales. 205 En Suisse<br />
aussi, le placement d’enfants a été une pratique courante comme le montre de nombreuses<br />
publications de Martine Ruchat, Geneviève Heller et Lara Bolzman, pour n’en nommer que quelquesunes<br />
et comme l’a montré récemment un documentaire à la Télévision suisse romande 206 . Dans ce<br />
contexte, on peut se poser la question sur le cas des enfants de la grand-route comme le fait Gisela<br />
Hürlimann en comparant leur sort à celui d’enfants placés dans des homes. 207 Ce qui les distingue peutêtre<br />
des autres enfants, c’est le fait qu’on fasse des recherches généalogiques sur leurs familles. Mais<br />
dans ce cas aussi, il faudrait entreprendre de plus amples recherches pour être sûr qu’on ne trouve pas<br />
en Suisse des arbres généalogiques tels que ceux des « Jukes ».<br />
204 « La Suède écoute enfin l’enfer des enfants placés », in Libération <strong>du</strong> 25 octobre 2007.<br />
205 « Les enfances dérobées de la Réunion », in Le Monde <strong>du</strong> 15 septembre 2005. Cf. aussi : Ivan Jablonka,<br />
Enfants en exil. Transfert de pupilles réunionnais en métropole (1963-1982), Paris 2007.<br />
206 Enfances brisées, documentaire pour Temps présent de Raphaël Engel et Antoine Plantevain, janvier 2005.<br />
207 Gisela Hürlimann, „Sonderfall oder Extremfall? Weiter Überlegungen zur Debatte um die Verortung des<br />
„Hilfswerks für die Kinder der Landstrasse“ im fürsorgerischen Feld“, in Traverse, 2002/2.<br />
59
Bibliographie<br />
Sources non publiées<br />
Archives HETS-ies, Genève, Assemblées générales 1918-1961.<br />
Sources publiées<br />
Fontanta, B., „Nomadentum und Sesshaftigkeit als psychologische und psychopathologische<br />
Verhaltensradikale: Psychisches Erbgut oder Umweltsprägung“, in: Psychiatra clinica, Vol. 1.,<br />
Basel/New York 1968.<br />
Estabrook, Arthur H., The Jukes in 1915, 1916, http://www.disabilitymuseum.org/lib/docs/759.htm, (June<br />
26, 2006), Disability History Museum [Musée digital].<br />
Haesler, Walter, Les enfants de la grand-route, Université de Neuchâtel, Faculté des lettres, 1955.<br />
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Soziale Frauenschule Zürich 1908 – 1933, Bericht erstattet von Marta von Meyenburg, Zürich 1933.<br />
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in : Revue médicale de la Suisse romande, LVe année, n° 13, 25 novembre 1935.<br />
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mentale <strong>du</strong> canton de Vaud, 1936 (tiré à part)<br />
Ouvrages<br />
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Bolzman, Lara : La prise en charge institutionnelle des enfants « anormaux » à Genève, Mémoire de<br />
licence, Département d’histoire économique et sociale, Université de Genève, Genève 2004.<br />
Bugmann, Mirjam, Sarasin, Philipp : « Forel mit Foucault. Rassismus als « Zäsur » im Diskurs von<br />
August Forel », in Intégration et Exclusion, Etudes et Sources, Revue des Archives fédérales, 29, 2003.<br />
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l’Ecole d’études sociales (1922-1947): Une présence discrète dans un monde mouvementé », in<br />
European Journal of Social Work Vol. 5, No. 2, pp. 199-229, 2002.<br />
Court, Jacqueline, Kretschmer, Micheline : De l’Ecole des femmes à l’Institut d’études sociales, 1918-<br />
1933, Genève 1993.<br />
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psychiatrischen Massnahmenvollzugs im Kanton Bern zwischen 1850 und 1920“, in Traverse, 2003/1.<br />
Heller, Geneviève, Avvanzino, Pierre, Lacharme, Cécile : Enfance sacrifiée. Témoignages d’enfants<br />
placés entre 1930 et 1970, Lausanne 2005.<br />
Heller, Geneviève, Jeanmonod, Gilles, Gasser, Jacques : Rejetées, rebelles, mal adaptés. Débats sur<br />
l’eugénisme. Pratiques de la stérilisation non volontaire en Suisse romande au XXe siècle, Genève<br />
2002.<br />
Hohmann, Joachim S., Robert Ritter und die Erben der Kriminalbiologie. „Zigeunerforschung“ im<br />
Nationalsozialismus und in Westdeutschland im Zeichen des Rassismus, Frankfurt a.M., 1991,<br />
Hilberg, Raul, Exécuteurs, victimes, témoins : la catastrophe juive 1933-1945, trad. de l’anglais, Paris<br />
1994,<br />
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Dienst der Schweizer Sozialpolitik und Psychiatrie 1890-1970, Zürich 2003.<br />
Hürlimann, Gisela: „Sonderfall oder Extremfall? Weiter Überlegungen zur Debatte um die Verortung des<br />
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Zeller, Marie-France, « Reflets d’aliénation mentale en Suisse au début <strong>du</strong> siècle », in : Equinoxe n° 3,<br />
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