Civilité, incivilités - Revue des sciences sociales
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Comment<br />
" jeunesse "se passe<br />
Incivilité et hiérarchie<br />
Ainsi, non seulement la démocratie fait<br />
oublier à chaque homme ses aïeux, mais<br />
elle lui cache ses <strong>des</strong>cendants et le<br />
sépare de ses contemporains ; elle le<br />
ramène sans cesse vers lui seul et menace<br />
de le renfermer tout entier dans la<br />
solitude de son propre cœur.<br />
(Alexis de Tocqueville (1840), De la<br />
démocratie en Amérique, II, 2, Paris,<br />
Garnier-Flammarion 1981, p. 127)<br />
PATRICK TÉNOUDJI<br />
Faculté <strong>des</strong> Sciences Sociales<br />
& UMR du CNRS 7043<br />
"Cultures et sociétés en Europe"<br />
Université Marc Bloch, Strasbourg<br />
tenoudji@worldnet.net<br />
D’<br />
après le Robert Historique de la<br />
Langue Française, autour du<br />
mot "jeune" se sont développés<br />
à partir du XII e siècle « <strong>des</strong> sens où le critère<br />
d’âge est secondaire par rapport aux<br />
traits traditionnellement attribués aux personnes<br />
jeunes, avec les valeurs péjoratives<br />
de “naïf, crédule”. » Depuis, d’autres sens<br />
se sont agglutinés, au point de délimiter<br />
dans la langue courante un groupe social<br />
aux contours malléables. Comme une race,<br />
une caste, les enfants ou les homosexuels,<br />
ce groupe n’a pas toujours existé. Pour<br />
Julia Kristeva (1988, p. 98) :<br />
Les “femmes” et les “jeunes” ont fait<br />
leur apparition comme groupes<br />
historiques après la seconde guerre<br />
mondiale.<br />
Au pluriel, le mot fit fortune durant les<br />
révoltes étudiantes de 1968 : militants et<br />
journalistes faisaient dialoguer les minorités<br />
: les « jeunes », associés en France, Italie<br />
et Angleterre aux «étudiants», avec les<br />
« travailleurs », les « ouvriers métallurgistes<br />
» et les « femmes ». Cette catégorie<br />
a peu à peu cristallisé en une appartenance<br />
valorisant l’individualisme, la résistance<br />
au conformisme, le progrès et l’avenir.<br />
Trust no one over thirty, ne te fie jamais à<br />
un plus de trente ans, lisait-on sur les banderoles<br />
américaines <strong>des</strong> kids (ainsi étaient<br />
désignés les étudiants contestataires <strong>des</strong><br />
années soixante-dix).<br />
L’ambiguïté entre l’adoration de la<br />
jeunesse en tant qu’état et la stigmatisa-<br />
Patrick Ténoudji Comment " jeunesse " se passe<br />
tion (ou invisibilité) du « jeune » en tant<br />
que sujet nous interpelle. La sacralisation<br />
de la jeunesse dans nos villes a trois<br />
aspects : adoration, mise à l’écart et sentiment<br />
de danger, qui correspondent en<br />
gros à trois types à double face : l’enfance<br />
(mais jusqu’à quand ?), l’âge ingrat<br />
(mais qui envers qui ?) et la révolte (ou<br />
délinquance). Mais qu’est ce qu’un<br />
jeune ? « Un fils d’Arabe en terre d’exil »<br />
répond avec une extrême précision et diabolique<br />
non-naïveté un animateur et cadre<br />
de centre social mulhousien, 35 ans, fils<br />
d’Arabe 1 en terre d’exil (2000).<br />
Cette évidence silencieuse qui amalgame<br />
une tranche d’âge avec les notions<br />
d’enfance, de marginalité, de délinquance,<br />
mais aussi une appartenance linguistique<br />
et religieuse et une composante ethnique<br />
de la nation française, constitue le<br />
discours ordinaire actuel sur « les jeunes »<br />
que j’essaierai de déconstruire. Cela ne va<br />
pas sans poser aussi un grave problème de<br />
méthode. Comment interpréter un concept<br />
qui traverse tant de stéréotypes sans tomber<br />
dans ses associations abusives, et<br />
sans que son désordre contamine le discours<br />
qui le décrit? Gérard Althabe (1998,<br />
p. 98) est peu optimiste à ce sujet :<br />
La démarche ethnologique fabrique la<br />
représentation d’univers sociaux et symboliques<br />
singuliers dans lesquels nous<br />
fixons nos interlocuteurs, nous en faisons<br />
les acteurs de « mon<strong>des</strong> » que nous tendons<br />
à constituer dans leurs différences,<br />
cristallisant les traits distinctifs, culturels<br />
et sociaux. Une telle opération reçoit son<br />
sens dans une société qui fonctionne de<br />
plus en plus à travers l’exclusion interne<br />
d’une fraction d’elle-même. […] Nous<br />
construisons comme étranger interne à<br />
notre société <strong>des</strong> gens qui sont catégorisés<br />
ainsi dans les échanges sociaux. On ne<br />
fait que se placer dans les catégories produites,<br />
on les renforce en leur donnant<br />
l’apparence de l’évidence.<br />
D’une part, en effet, ce «discours ordinaire<br />
» est idéologiquement visqueux.<br />
L’ambiguïté qui le caractérise en France a<br />
été instrumentalisée, quoique sans projet<br />
conscient, à <strong>des</strong> fins politiques. La classe<br />
politique française s’est entièrement<br />
défaussée du sujet sur l’extrême droite, et<br />
les adeptes malfaisants de l’amalgame<br />
s’emparent volontiers <strong>des</strong> différences<br />
construites par les chercheurs pour amplifier<br />
la différenciation jusqu’à l’ethnicisation<br />
et la racialisation.<br />
D’autre part l’imposante littérature sur<br />
les « jeunes » a contribué à construire<br />
autour <strong>des</strong> acteurs concernés ce « monde»<br />
qu’il s’agit plutôt de déconstruire 2 :<br />
l’orientation psychologique 3 , économique,<br />
ou plus simplement l’implication<br />
dans l’action éducative ou la prévention<br />
de la délinquance 4 tendent à occulter le<br />
point de vue de la structure sociale et avec<br />
lui, aussi, le point de vue politique. La<br />
jeunesse est souvent envisagée comme<br />
une pathologie à laquelle répond, après<br />
anamnèse et diagnostic, une prophylaxie 5 .<br />
À quoi bon en rajouter ?<br />
Certes, les « jeunes » dont je parle ne<br />
sont pas toute la jeunesse. Dans le discours<br />
quotidien, l’exceptionnel est l’arbre<br />
qui cache la forêt. Mais il éclaire le champ<br />
<strong>des</strong> règles, il est en partie représentatif du<br />
tout : un psychologue parlant de l’universalité<br />
de l’œdipe ne croit pas que tout<br />
enfant cherche à tuer son père. Dans cette<br />
mesure le mot « jeune », et toute la chaîne<br />
syntagmatique qu’il traîne, avec<br />
aujourd’hui d’abord les mots « risques »,<br />
« incivilité », et « délinquance », offre un<br />
bon observatoire <strong>des</strong> composantes de ce<br />
processus de différenciation, <strong>des</strong> caractères<br />
et <strong>des</strong> limites qu’il assigne au groupe<br />
qu’il construit. Et donc, ici, comment<br />
analyser cet amalgame sans mélanger les<br />
éléments et les niveaux ?<br />
Ma réflexion tente de resituer l’évidence<br />
du mot « jeune » en mettant en<br />
résonance une expérience de terrain, le<br />
concept de liminarité élaboré par Victor<br />
Turner dans ses étu<strong>des</strong> sur le phénomène<br />
rituel (1969) et celui de hiérarchie<br />
développé par Louis Dumont (1983).<br />
En premier lieu mon enquête confronte<br />
<strong>des</strong> hypothèses surgies d’un long terrain<br />
en banlieue parisienne, centré sur la prévention<br />
de l’échec scolaire (1989-1998)<br />
puis l’insertion dans les « quartiers sensibles<br />
» et le travail social (1997-1999), et<br />
prolongée depuis 1999 dans le quartier de<br />
Bourtzwiller à Mulhouse, sur ces mêmes<br />
thèmes 6 . La jeunesse observée est donc<br />
majoritairement celle dite « à risques »,<br />
par les risques qu’elle court et fait courir.<br />
L’observatoire est très partiel : le terrain a<br />
porté exclusivement sur <strong>des</strong> « jeunes » de<br />
sexe masculin (or la stigmatisation porte<br />
elle aussi, en partie à tort, surtout sur<br />
ceux-ci). Cette lacune constitue, autant<br />
que la problématique du conflit <strong>des</strong> générations<br />
qui émerge de ce terrain, une clé<br />
de lecture essentielle. À Bourtzwiller les<br />
« jeunes » observés sont évidemment et<br />
invisiblement tous <strong>des</strong> garçons, et souvent<br />
d’origine maghrébine et de religion<br />
musulmane. Beaucoup sont « un peu »<br />
toxicomanes, délinquants, en échec scolaire<br />
et semblent inadaptés à la vie professionnelle.<br />
Certains ont la quarantaine :<br />
le terme est devenu tellement extensible<br />
que l’on précise « un petit jeune » pour<br />
parler d’un «jeune» d’âge tendre.<br />
Cette jeunesse prolongée évoque aussi<br />
l’état d’indifférenciation sociale que Victor<br />
Turner (1969 ; 1986) appelle communitas,<br />
et qu’il oppose à la structure, le<br />
monde <strong>des</strong> « intégrés » et de l’institution 7 .<br />
Sauf que ces limbes ne sont pas ici la<br />
condition d’un passage à l’âge adulte,<br />
mais risquent de se traduire dans le paradoxe<br />
d’une transition permanente, d’une<br />
suspension dans l’interstice, le lieu du<br />
non-civil, du sauvage (cf. les sauvageons<br />
dont parlait le ministre Chevènement).<br />
Dans ce processus, l’incivilité prend le<br />
double sens d’une démonstration désespérée<br />
d’existence et de l’intériorisation<br />
d’un rôle assigné. Il ne s’agit pas seulement<br />
d’une émargination économique,<br />
d’une posture psychologique ou d’une<br />
marginalisation ethnique. La prolongation<br />
de la «jeunesse » – et le statut ambigu<br />
propre à la condition liminale 8 – est liée<br />
à une redéfinition <strong>des</strong> hiérarchies <strong>sociales</strong><br />
héritée de l’époque moderne. En butte à<br />
l’adoration et à l’évitement, un «jeune »<br />
semble ne jamais entrer dans un temps<br />
social et le «passage à l’âge adulte» lui<br />
reste mystérieux. Le dogme de l’égalité<br />
républicaine, très bien intériorisé par tous<br />
les « jeunes » rencontrés, aplatit la hiérarchie<br />
<strong>des</strong> âges: ainsi, aujourd’hui, le mot<br />
« senior », qui a donné au Moyen Âge<br />
« seigneur », un statut attendu et convoité,<br />
ne veut plus dire, dans les circulaires du<br />
ministère de la Santé 9 , que « très vieux, en<br />
voie de perte d’autonomie ». Or le passage<br />
à l’âge adulte reste marqué dans notre<br />
société par <strong>des</strong> rites de passage qui réaffirment<br />
cette hiérarchie, autrement dit<br />
quelque chose d’inacceptable pour un produit<br />
de notre système d’éducation. Comme<br />
l’écrit Victor Turner :<br />
Pour aller plus haut sur l’échelle <strong>des</strong><br />
statuts, il faut aller plus bas que<br />
l’échelle <strong>des</strong> statuts. (Turner 1986<br />
p. 151)<br />
Quel enfant accepte aujourd’hui de<br />
passer par une telle dépersonnalisation ?<br />
Au nom de quel statut « supérieur » ?<br />
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