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Civilité, incivilités - Revue des sciences sociales

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vitesse entre les différents véhicules partageant<br />

la rue : voitures, cyclistes, motos,<br />

mobylettes, etc. Elle homogénéise le trafic<br />

et le rend nettement plus fluide.<br />

R. Namias donne une série de chiffres<br />

spectaculaires : en Suisse en 1982, une<br />

brève expérience de réduction de vitesse<br />

de 60 à 50 km/h en agglomération a diminué<br />

les accidents corporels de 9,3 % ; au<br />

Danemark, en 1985, la même démarche a<br />

aboutit à une diminution de 8,7 % <strong>des</strong><br />

accidents corporels, de 24 % du nombre<br />

<strong>des</strong> tués et de 7 % de celui <strong>des</strong> blessés<br />

graves. La même réglementation en France<br />

à partir de 1990 amène par exemple en<br />

1995 à une diminution du chiffre de morts<br />

en agglomération de plus de 21 % même<br />

s’il est encore cette année là de 2 872. En<br />

agglomération le non respect <strong>des</strong> vitesses<br />

est meurtrier en puissance. En cas de choc<br />

d’un véhicule avec un piéton, la probabilité<br />

du décès du piéton est de 100 % à<br />

80 km/h, de 85 % à 60 km/h, 30 % à<br />

40 km/h, et 10 % à 20 km/h (Namias,<br />

1995, 108).<br />

La récusation de règles impersonnelles<br />

parce qu’elles sont considérées comme<br />

valables pour les autres mais non pour soi<br />

est un argument qui revient souvent dans<br />

la bouche <strong>des</strong> automobilistes. L’application<br />

de la loi est vécue comme une gêne<br />

intolérable dépossédant les conducteurs<br />

de leur évaluation propre <strong>des</strong> circonstances.<br />

Le code de la route est l’objet<br />

d’une permanente réinterprétation de<br />

chaque conducteur qui élargit d’autant la<br />

marge d’imprévisibilité <strong>des</strong> comportements<br />

que le code cherche justement à<br />

juguler. Pourtant la conduite automobile<br />

s’inscrit dans le lien social, elle touche les<br />

autres en permanence, elle implique donc<br />

une responsabilité à leur égard. Elle sollicite<br />

une civilité, inscrit dans le code de<br />

la route, d’autant plus impérative que les<br />

conséquences de sa transgression risquent<br />

d’entraîner la blessure ou la mort pour soi<br />

ou pour les autres. L’espace public est<br />

donc en permanence mis en danger par les<br />

comportements privés. Seul l’Etat, dont<br />

les incidences sur la société civile ne cessent<br />

de s’amenuiser sous le choc de la<br />

mondialisation, est en mesure de rétablir<br />

la circulation routière sous une forme<br />

moins meurtrière et plus civile, mais il se<br />

heurte aux lobbies automobiles, et aux<br />

innombrables automobilistes qui ne peuvent<br />

envisager de modifier leurs habitu<strong>des</strong><br />

car ils ne conçoivent pas un instant qu’ils<br />

76 <strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales, 2002, n° 29, civilité, <strong>incivilités</strong><br />

peuvent tuer ou être tué à cause de ces<br />

mêmes habitu<strong>des</strong>.<br />

La prévention routière ■<br />

La prévention routière est écartelée<br />

entre la revendication de liberté individuelle<br />

et la responsabilité qui pèse sur la<br />

conduite de l’automobiliste. Sur les<br />

routes nombre de conducteurs estiment<br />

de leur seule compétence l’appréciation<br />

<strong>des</strong> risques encourus. A quoi bon marquer<br />

un stop si l’on a déjà vu de loin qu’il n’y<br />

avait aucun danger ou respecter une limitation<br />

de vitesse qui paraît hors de propos.<br />

Pourquoi satisfaire même aux<br />

normes d’alcoolémie quand on considère<br />

parfaitement « tenir » l’alcool. Certains<br />

affirment même sérieusement se<br />

sentir plus en sécurité dans une voiture en<br />

pleine vitesse mobilisant toute leur attention<br />

que dans le respect de limitations où<br />

ils s’ennuieraient et perdraient leur vigilance.<br />

La civilité est pensée comme<br />

seconde, la volonté personnelle comme<br />

première.<br />

Les réticences <strong>des</strong> représentants de<br />

l’Etat à affronter les lobbies automobiles<br />

ou à s’opposer au culte de la voiture<br />

propre, entre autre, à la société française,<br />

est si notoire que Robert Namias, présentant<br />

son rapport au premier ministre en<br />

1994, commence son texte en rappelant le<br />

peu de cas fait du rapport rédigé 6 ans<br />

auparavant sur le même sujet par P. Giraudet<br />

dont toutes les suggestions de limitations<br />

de vitesse sont restées lettres mortes.<br />

« A croire que celle-ci (la vitesse) reste<br />

aujourd’hui dans notre pays un tabou<br />

auquel il vaut mieux éviter de se heurter<br />

si l’on espère obtenir un mandat électif ou<br />

un haut poste dans l’administration »<br />

(Namias, 1995, 13). Pourtant seule une<br />

volonté politique, à l’image de plusieurs<br />

pays européens, est susceptible d’endiguer<br />

l’hécatombe. Grâce à un tel effort le<br />

Royaume Uni a ramené à moins de 5 000<br />

par an les morts sur les routes pour une<br />

population équivalente là où en France<br />

continuent à mourir près de 9 000 personnes.<br />

En 1994 le Royaume Uni compte<br />

par an 69 morts pour million d’habitants<br />

contre 159 en Espagne ou 172 en<br />

France. Des pays comme les USA obtiennent<br />

un bon « civisme » sur la route par<br />

l’impossibilité de dépasser longtemps les<br />

vitesses limitées sans une intervention<br />

policière, <strong>des</strong> systèmes automatiques<br />

visant au contrôle du respect <strong>des</strong> feux, etc.<br />

En outre le conducteur qui transgresse les<br />

limitations de vitesse encourt la réprobation<br />

<strong>des</strong> autres usagers de la route, ce qui<br />

n’est pas le cas en France.<br />

La limitation de vitesse, les contrôles<br />

techniques exigés, le contrôle du taux<br />

d’alcoolémie, une police efficace présente<br />

sur les routes sont <strong>des</strong> mesures peu<br />

populaires. Pourtant la responsabilité de<br />

l’Etat est engagée. Les gran<strong>des</strong> messes<br />

médiatiques à la veille <strong>des</strong> fins de<br />

semaines sensibles, la mobilisation <strong>des</strong><br />

gendarmes, les campagnes d’information<br />

sont impuissantes à rappeler l’automobilistes<br />

à ses responsabilités. Si l’Etat<br />

ne prend pas en charge une série d’obligations<br />

juridiques et de sanctions lour<strong>des</strong>,<br />

à la mesure <strong>des</strong> fautes commises en cas<br />

de transgression, s’il ne se donne pas les<br />

moyens de leur contrôle et de leur application,<br />

le jeu de l’ordalie poursuivra son<br />

œuvre. La mansuétude de la justice française<br />

au regard d’automobilistes responsables<br />

d’accidents est un encouragement<br />

à persévérer dans les mêmes comportements.<br />

R. Namias, dans son rapport, rappelle<br />

que toute l’histoire européenne de<br />

ces vingt dernières années montre que<br />

<strong>des</strong> résultats ne sont obtenus qu’au prix<br />

de sanctions rigoureuses (Namias, 1995,<br />

21). Aujourd’hui encore bien <strong>des</strong> Français<br />

ont le sentiment de pouvoir rouler à<br />

leur guise sans être l’objet du moindre<br />

contrôle. Jean-Claude Chesnais a toujours<br />

raison quand il écrit en 1981 que :<br />

« La route est le seul lieu où le crime soit<br />

permis, en toute impunité. Notre société<br />

ne tolère ni le vagabondage, ni la mendicité,<br />

mais elle laisse circuler les plus dangereux<br />

chauffards. Seules quelques rares<br />

sociétés développées (Angleterre, Suède,<br />

Suisse, et plusieurs pays d’Europe orientale)<br />

sévissent durement contre les assassinats<br />

de la route » (Chesnais, 1981,<br />

310). Les conséquences de l’accident ne<br />

concernent pas seulement les individus<br />

transgresseurs mais souvent aussi leurs<br />

victimes qui, elles, ne demandaient que<br />

de continuer à vivre.<br />

En 1999 en Suède ce sont « seulement<br />

» 570 personnes qui meurent sur les<br />

routes, 4 000 étant gravement blessés. Le<br />

taux d’alcool toléré n’est que de 0,2 g/l.<br />

Nombre de villes ou de villages limitent la<br />

vitesse en agglomération à 30 km/h. Les<br />

Suédois sont également respectueux du<br />

David Le Breton Incivilités et violences routières<br />

code et de la civilité routière (Libération,<br />

1-6-2000) De surcroît un travail d’éducation<br />

est mené dès le plus jeune âge de l’enfant<br />

pour le rendre plus conscient <strong>des</strong> dangers<br />

qu’il encourt et attiser son sens <strong>des</strong><br />

responsabilités.<br />

L’éducation prime donc sur l’apprentissage.<br />

Les stages où l’on acquiert en<br />

quelques jours ou en quelques heures une<br />

compétence à conduire sont contestables<br />

au regard de la responsabilité qui est celle<br />

du conducteur. Dans la mesure où elle tue<br />

<strong>des</strong> milliers de fois plus et qu’elle est mise<br />

entre toutes les mains, la voiture est une<br />

arme banalisée et le permis de conduire<br />

d’une certaine manière une licence à tuer.<br />

Il ne saurait donc être donné sans une<br />

attention particulière. Mais contrairement<br />

à nombre d’autres pays l’éducation routière<br />

n’est pas en France considérée<br />

comme une priorité, on n’enseigne pas aux<br />

enfants ou aux adolescents à se protéger et<br />

à protéger les autres, on ne les rend pas<br />

luci<strong>des</strong> sur leur responsabilité propre<br />

quand ils sont les usagers de deux roues<br />

par exemple. L’éducation routière, dans la<br />

mesure où la voiture est un choix massif de<br />

société, devrait accompagner le jeune<br />

durant sa scolarité. La prévention n’est pas<br />

une affaire de déclinaison du code de la<br />

route susceptible d’être appris en quelques<br />

heures dans une auto-école mais un<br />

apprentissage en profondeur de comportements,<br />

et de lucidité sur les responsabilités<br />

qui pèsent sur les épaules de tout<br />

chauffeur, quel qu’il soit. Elle est d’abord<br />

une civilité. Il ne suffit pas d’apprendre à<br />

conduire, mais surtout d’apprendre à se<br />

conduire.<br />

Bibliographie<br />

Assailly J.-P., Les jeunes et le risque. Une<br />

approche psychologique de l’accident,<br />

Paris, Vigot, 1992.<br />

Barthes R., Mythologies, Paris, Seuil, 1957.<br />

Chesnais J-C., Histoire de la violence, Paris,<br />

Pluriel, 1981.<br />

Friedmann G., La puissance et la sagesse,<br />

Paris, Gallimard, 1970.<br />

Hall E.T., La dimension cachée, Paris, Seuil,<br />

1982.<br />

Landrieu J. (éd.), A tombeau ouvert, Paris,<br />

Autrement, 2000.<br />

Le Breton D., Conduites à risque. Jeux de<br />

mort, jeux de vie, Paris, PUF, 2002.<br />

Le Breton D., Passions du risque, Paris,<br />

Métailié, 2000.<br />

Le Breton D., Eloge de la marche, Paris,<br />

Métailié, 2000.<br />

Lefebvre H., La vie quotidienne dans le<br />

monde moderne, Paris, Gallimard, 1968.<br />

Mc Luhan M., Pour comprendre les media,<br />

Paris, Seuil, 1968.<br />

Namias R., Vitesse et sécurité routière, Paris,<br />

La Documentation Française, 1995.<br />

Le Nouvel Observateur, numéro hors série,<br />

« Génération vitesse »<br />

Tronchet D., Petit traité de vélosophie, Paris,<br />

Plon, 2000.<br />

Notes<br />

1. Cf. David Le Breton, Des visages. Essai<br />

d’anthropologie, Paris, Métailié, 1992.<br />

2. Jean-Claude Chesnais rappelle que les<br />

voitures hippomobiles d’avant l’ère automobile,<br />

tuent en France durant la période<br />

1861-1865 5 459 hommes et 687<br />

femmes. Il note également que la diligence<br />

pouvait tuer parfois 1 000 personnes<br />

en une année (Chesnais, 1981,<br />

316)<br />

3. Au contraire la voiture continue à jouir<br />

d’un formidable prestige: « Jamais aucune<br />

espèce, dans l’histoire de la création,<br />

n’avait engendré son propre prédateur<br />

avec autant d’enthousiasme. Jamais les<br />

souris n’iront au Salon du chat », écrit<br />

D. Tronchet (2000, 8).<br />

4. De même, je me souviens d’une même<br />

inconséquence il y a quelques années lors<br />

d’une émission de radio à laquelle je participais.<br />

Un ancien pilote de course, très<br />

connu, qui intervenait régulièrement au<br />

nom de la sécurité routière, est arrivé<br />

juste à temps en glissant hors micro :<br />

« j’ai dû griller plusieurs feux sinon<br />

j’étais en retard ».<br />

5. Faute de place je n’aborderai pas ici la<br />

vitesse comme conduite à risque chez les<br />

jeunes générations. Je l’ai fait dans Pas<br />

sions du risque (Le Breton, 2000) et<br />

dans le numéro spécial du Nouvel Observateur<br />

consacré à la vitesse (2001). La<br />

voiture confère au jeune une identité<br />

prothétique, elle est un outil d’éloignement<br />

physique et moral <strong>des</strong> parents, un<br />

instrument majeur de la prise d’indépendance.<br />

Elle est aussi une source de surcompensation<br />

qui l’autorise à accéder à<br />

une autre version de lui-même pour le<br />

meilleur ou pour le pire. Pour le garçon<br />

la voiture demeure fortement associée à<br />

une manifestation identitaire, à une<br />

démonstration de virilité, une manière<br />

d’éblouir les filles. Doubler d’autres automobilistes<br />

lui donne le sentiment de les<br />

« humilier », d’afficher à leurs yeux sa<br />

« puissance » personnelle, de démontrer<br />

son courage, sa dextérité et, croit-il, de les<br />

« émerveiller » par sa conduite spectaculaire.<br />

Le jeune se sent souvent invulnérable,<br />

invincible, « spécial » au volant<br />

de sa voiture. La dénégation de la mort se<br />

mêle à la nécessité intérieure de tester ce<br />

privilège tout en affichant un mépris <strong>des</strong><br />

règles <strong>sociales</strong>. Le jeune explore ses ressources<br />

à travers la vitesse, mais il le paie<br />

quelquefois cher, par sa vie et celles de<br />

ceux qui l’accompagnaient. Il est significatif<br />

que les jeunes qui sont seuls dans<br />

leur voiture sont nettement moins victimes<br />

d’accidents que lorsqu’ils sont<br />

accompagnés par <strong>des</strong> pairs.<br />

6. Par ailleurs l’usage banalisé du téléphone<br />

portable en voiture introduit une source<br />

de danger pour le conducteur et les<br />

autres en le privant d’un bras et en mobilisant<br />

son attention sur autre chose que la<br />

route. Autre élément dangereux les autoradios<br />

branchés à plein régime qui procurent<br />

au conducteur un sentiment de<br />

toute puissance et l’absorbent tout entier<br />

dans <strong>des</strong> rythmes qui l’éloignent de la<br />

route et de ses responsabilités.<br />

7. R. Namias qui donne ces chiffres, et<br />

bien d’autres encore, souligne que l’objection<br />

de l’ancienneté de ces données<br />

n’invalident en rien leur leçon que confirment<br />

<strong>des</strong> expériences plus récentes<br />

(Namias, 1995, 46 sq.)<br />

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