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63071 cr,;m<br />
REVUE AFRICAINE<br />
JOURNAL DES TRAVAUX<br />
DE LA<br />
SOCIÉTÉ HISTORIQUE ALGÉRIENNE<br />
PAR LES MEMBRES DE LA SOCIÉTÉ<br />
SOUS LA DIRECTION DU PRÉSIDENT<br />
PUBLICATION HONORÉE DE SOUSCRIPTIONS<br />
DU MINISTRE DE L'iNSTR UCTION PUBLIQUE,<br />
• DU GOUVERNEMENT GÉNÉRAL DE L'ALGÉRIE,<br />
DES CONSEILS GÉNÉRAUX DES DEPARTEMENTS D'ALGER ET D'ORAN<br />
•VKWGX-SIXIEME AMJWEE<br />
ALGEE<br />
ADOLPHE JOURDAN, LIBRAIRE-ÉDITEUR<br />
IMPRIMEUR-LIBRAIRE DE L'ACADÉMIE<br />
<strong>1882</strong>
! 'i<br />
COMPOSITION DU BUREAU<br />
SOCIÉTÉ HISTORIQUE ALGÉRIENNE<br />
Président. .<br />
1er Vice-Président.<br />
2e —<br />
Secrétaire. . .<br />
Trésorier . .<br />
Bibliothécaire .<br />
POUR L'ANNEE <strong>1882</strong><br />
. MM. de Grammont, #.<br />
O. Mac-Carthy, *.<br />
Arnaud, *.<br />
Meyer, #.<br />
BRUYAT, ij.<br />
Vallet, #.
BULLETIN<br />
Le Tome V de la Revue des Sociétés savantes des<br />
Départements vient de nous parvenir. Ce volume ren<br />
ferme (p. 78 à 85) le compte-rendu de nos travaux pen<br />
dant les années 1875, 1876, 1877 et 1878. M. de Mas<br />
Latrie, qui avait été chargé de ce rapport, l'a déposé à<br />
la séance du 7 juin 1880. Il est très élogieux pour nous<br />
tous, et nous remplissons un bien agréable devoir en lui<br />
témoignant hautement ici combien nous avons été flat<br />
tés de recevoir de semblables louanges d'un savant tel<br />
que lui (1).<br />
Nous reproduisons ici ce compte-rendu in extenso :<br />
Année 1875<br />
Sous ce titre : les descendants d'un personnage des<br />
Mille et une nuits, le savant et habile interprète en chef<br />
de l'armée d'Afrique,<br />
rienne, M. Féraud,<br />
le zélé président de la Société algé<br />
dont le nom reviendra souvent dans<br />
ce rapport, a donné une rapide et substantielle histoire<br />
de l'une des tribus arabes passées depuis les temps an<br />
ciens enAfrique. Les Ben Chennouf, après avoirlongtemps<br />
commandé dans le Kefaux environs de Constantine où ils<br />
(1) Puisque nous sommes en pays oriental, il nous sera peut-être<br />
permis de rappeler le proverbe arabe: « Toute louange est du miel. »<br />
Nous n'y ajouterons qu'un mot : c'est qu'il y a miel et miel, et que,<br />
lorsque l'abeille est une de celles du Mont-Hymète, exquis devient<br />
le régal.
6<br />
s'étaient d'abord fixés, ont été refoulés plus au sud,<br />
vers le Sahara, par les exactions et l'oppression systé<br />
matique dés Turcs. D'après les traditions, auxquelles il<br />
faut attacher, on le sait, une grande attention chez tous<br />
les peuples sémitiques, les Ben Chennouf se rattache<br />
d'A-<br />
raient au célèbre Djaffer le Barmécide, le ministre<br />
roun-al-Raschid.<br />
On doit encore à M. Féraud une série de notions, de<br />
documents et de renseignements pour servir à l'histoire<br />
de Philippeville, cette gracieuse ville que la France a<br />
fondée sur les ruines de Rusicada, et qui est le port de<br />
mer naturel de Constantine.<br />
Le même volume renferme d'autres travaux dignes<br />
d'être au moins mentionnés, tels que le récit de l'Atta<br />
que des batteries algériennes en 1816 par lord Exmouth,<br />
dû à M. Chabaud-Arnauld ; les Documents et renseigne<br />
ments sur la situation d'Alger durant la période du<br />
Consulat et de l'Empire, par M. Berbrugger;<br />
une Notice<br />
de M. Robin sur les Ouled-ben-Zamoun, tribu arabe de<br />
la province de Constantine, parente des Ben Ganah de<br />
Biskra, et des Documents inédits sur l'Histoire de l'oc<br />
cupation espagnole en Afrique de 1506 à 1574, recueillis<br />
par le regretté M. Élie de la Primaudaie.<br />
Ces documents font partie d'un fonds considérable<br />
conservé au Secrétariat général du gouvernement de<br />
l'Algérie,<br />
dont la publication avait été décidée par l'un des<br />
anciens gouverneurs. La plus grande partie du recueil<br />
provient des archives de Simancas. Elle est due aux<br />
recherches de M. Tiran, ancien membre de la Société<br />
des antiquaires de France, chargé d'une mission scien<br />
tifique en Espagne par M. le duc de Dalmatie, alors<br />
Ministre de la guerre. Cinq pièces (notamment un récit,<br />
que l'on dit fort intéressant, de la prise de la Goulette et<br />
de Tunis par les Turcs en 1574) ont été copiées à Rome<br />
en 1849 par un officier de notre armée d'occupation,<br />
M. le lieutenant Faucon, aujourd'hui colonel. Il est à<br />
souhaiter que des mesures sérieuses soient prises pour
assurer la conservation de cette collection déjà plusieurs<br />
fois compromise.<br />
Mais nous croyons devoir signaler à la sollicitude de<br />
la Société algérienne un autre recueil formé par un de<br />
ses anciens membres, dont l'intérêt et l'importance<br />
feraient désirer l'impression à plus juste titre encore que<br />
le recueil de M. Tiran. C'est la collection, par analyse et<br />
par extraits, des Documents concernant les anciens<br />
établissements français dans les États barbaresques<br />
depuis le règne de Henri IV, formé par M. Albert Devoulx.<br />
Tel qu'il avait été préparé et soumis au Comité,<br />
ce tra<br />
vail ne parut pas de nature à pouvoir faire l'objet d'une<br />
publication spéciale et séparée, ainsi que le désirait son<br />
auteur. Aujourd'hui, cette précieuse collection, restât-<br />
elle incomplète, et pour laquelle, d'ailleurs, la Société<br />
algérienne trouverait facilement un nouvel éditeur dans<br />
son sein, aura sa place toute marquée dans le recueil de<br />
nos Mélanges, où elle servirait de base et de guide pour<br />
une histoire définitive et complète de nos anciennes<br />
possessions d'Afrique.<br />
Bien loin d'en avoir fini avec le volume de 1875, nous<br />
devons y<br />
signaler le commencement d'une des plus im<br />
portantes et utiles publications de la Revue africaine ;<br />
elle est encore due à l'infatigable et toujours conscien<br />
cieuse activité du regretté M. Devoulx. C'est l'Histoire<br />
de la ville d'Alger, histoire descriptive et narrative<br />
concernant les événements et monuments de la ville<br />
devenue la capitale de l'Algérie depuis Barberousse.<br />
Elle est divisée naturellement par les conditions mêmes<br />
du sujet en trois périodes distinctes. La première com<br />
mence aux temps antiques et concerne l'ancien Icosium<br />
libyque et romain, dont l'identification avec Alger est<br />
établie par la découverte d'une inscription à la porte<br />
même de Bab-Azoun. La seconde époque est celle de<br />
l'Alger berbère et arabe, durant laquelle l'ancienne ville<br />
à peu près détruite par les Vandales fut relevée de ses<br />
ruines au milieu du xe<br />
siècle par le Ziride Bologuin et
eçut le nom de Djezaïr des Béni Mezrenna, parce que<br />
la tribu berbère des Béni Mezrenna y<br />
fixa sa principale<br />
demeure. Le nom d'Alger n'est qu'une déformation fran<br />
que des premiers mots El Djezaïr (les îlots), nom donné<br />
à ce point de la côte en raison des deux rochers situés<br />
en avant du port et depuis assez longtemps rattachés<br />
par des constructions au rivage. Alger ne fut, dans cette<br />
période, qu'une ville très possédée secondaire,<br />
tour à<br />
tour par les rois de l'Est ou de l'Ouest. Tunis, Bougie,<br />
Tlemcen et Ceuta étaient les centres politiques et com<br />
merciaux de l'époque. Alger n'acquit son importance<br />
qu'au xvie<br />
siècle, et alors sa domination fut souveraine<br />
sur l'intérieur du pays comme sur la mer ; en peu d'an<br />
nées, elle devint la forteresse inexpugnable et le marché<br />
principal de cette épouvantable piraterie dont l'Europe a<br />
subi les forfaits pendant trois cents ans. Les suites de<br />
l'histoire de M. Devoulx se retrouvent dans les volumes<br />
subséquents. En les relisant, nous ne pouvons que nous<br />
associer pleinement aux éloges de la Commission qui a<br />
décerné à l'auteur, en 1870, le prix spécial proposé par<br />
M. le Ministre de l'instruction publique, et aux vœux<br />
formés pour que ce livre reçoive une digne et entière<br />
publication.<br />
Année 1876<br />
Le volume de l'année 1876, indépendamment des suites<br />
des publications de MM. Féraud, de la Primaudaie et<br />
Devoulx, donne diverses notices concernant des événe<br />
ments presque contemporains, qu'utiliseront avec fruit<br />
les historiens de l'Algérie, tels que les notes de M. Robin<br />
sur la situation de la grande Kabylie de 1830 à 1838;<br />
l'historique donné par M. Trumelet de l'insurrection qui<br />
éclata dans le sud de la province d'Alger en 1864. Les<br />
documents les plus intéressants dans cet ordre de publi<br />
cation sont certainement une Biographie d'Abd-el-Ka-
der, composée par un de ses cousins, et le Récit de la<br />
conquête d'Alger en 1830, écrit par un des captifs chré<br />
tiens, un Allemand, M. Pfeiffer de Giessen, que sa qua<br />
lité de médecin préserva du bagne,et qui, après être resté<br />
quelque temps au service de l'armée française, ne tarda<br />
pas à retourner dans sa patrie. Ce récit attachant, dont<br />
le commencement manque à nos livraisons, a été recueilli<br />
et publié dans la Revue par M. Alfred Michiel. Nous en<br />
citons avec plaisir ce témoignage : « L'armée victorieuse,<br />
dit [Pfeiffer, prit possession d'Alger avec un ordre, une<br />
discipline et une générosité qui font le plus grand hon<br />
neur à la nation française. »<br />
La nouvelle notice de M. Féraud, insérée dans ce vo<br />
lume,<br />
sur les Attaques infructueuses tentées par les<br />
Espagnols sur Alger en 1775, 1783 et 1784, est en quel<br />
que sorte une suite aux documents publiés par M. de la<br />
Primaudaie sur l'occupation espagnole. Une étude cle<br />
M. Tauxier, intitulée Notice sur Corippus et sur la<br />
Johannide, fait ressortir l'utilité de la Johannide pour<br />
l'histoire et la géographie de l'Afrique au vie<br />
siècle, quel<br />
que médiocre d'ailleurs que soit la valeur littéraire de<br />
cette œuvre.<br />
Année 1877<br />
Nous ne pouvons donner qu'une concise et insuffisante<br />
analyse des travaux publiés dans le volume de l'année<br />
1877 qui nous es(t parvenu incomplet comme celui de 1876.<br />
M. Masqueray, après un assez long séjour dans l'Au<br />
rès, a décrit les principales villes qu'il a visitées et les<br />
usages des principales tribus de cette vaste et monta<br />
gneuse région. Il a constaté que les souvenirs de la<br />
haute antiquité se rapportant aux temps des Romains et<br />
aux temps des premières invasions arabes avaient laissé<br />
une plus forte trace dans les traditions de la population<br />
que les événements de la période postérieure ou berbère.
10<br />
Nous mentionnons seulement le<br />
rapport adressé par<br />
M. Masqueray à M. le général Chanzy sur l'exploration<br />
d'une autre partie de la province de Constantine, de<br />
Seriana à Tolga, son objet étant surtout archéologique ;<br />
mais nous retrouverons du même sociétaire,<br />
dans le<br />
volume suivant, un mémoire concernant encore les mon<br />
tagnes de l'Aurès qui paraissent lui être si familières.<br />
La Notice de M. Lespinasse sur le Hachem de Mas<br />
cara n'est pas seulement une description de la belle<br />
plaine ainsi nommée qui s'étend sous ses murs vers le<br />
Sud;<br />
elle donne aussi l'histoire curieuse de la tribu arabe<br />
des Hachem qui s'y fixa et qui lui a laissé son nom.<br />
Sans cesse en hostilité avec les tribus environnantes et<br />
cherchant toujours à résister aux Turcs, sollicitant tan<br />
tôt l'appui des gouverneurs de Tlemcen, tantôt la protec<br />
tion des sultans du Maroc et méconnaissant leurs pro<br />
pres chefs, les Hachem avaient fini par tomber dans une<br />
complète anarchie, quand le besoin de réorganiser un<br />
gouvernement pour éviter une dissolution complète fit<br />
remettre l'autorité supérieure au cheik Mahiddine. Le<br />
désordre était tel que la tâche parut trop lourde. Mahid<br />
dine résigna son pouvoir en faveur de son fils Abd-el-<br />
Kader qui reçut, le 28 septembre 1832,<br />
dans une bour<br />
gade des environs de Mascara, le titre emphatique<br />
d'Émir al Moumenin. Telle est l'origine de cet homme<br />
remarquable qui a dignement reconnu la façon géné<br />
reuse dont la France l'a traité en se soumettant. Mainte<br />
nant les Hachem ont renoncé à toute idée de souverai<br />
neté et d'indépendance ; ils élèvent des chevaux et des<br />
bestiaux ; ils cultivent de très bons légumes ;<br />
ils propa<br />
gent surtout la vigne à laquelle leurs belles terres sonttrès<br />
favorables, et obéissent sans trop de peine au sous-pré<br />
fet français qui a remplacé pour eux l'ancien émir des<br />
Croyants.<br />
M. le colonel Flatters (1), aujourd'hui à la tête d'une<br />
(1) On connaît le triste dénouement de l'expédition Flatters, la
11<br />
de ces courageuses expéditions que le Gouvernement<br />
dirige vers le Sud pour lier, s'il est possible, des rela<br />
tions régulières entre l'Algérie et l'Afrique centrale, a<br />
publié, dans le volume de 1877, une étude considérable<br />
et fort intéressante intitulée l'Afrique septentrionale<br />
ancienne. Ce travail, tout a la fois du domaine de l'ar<br />
chéologie et de l'histoire, résume et complète les travaux<br />
de Heeren et les travaux modernes de MM. Marcus et<br />
Vivien de Saint-Martin. Il touche à des questions d'eth<br />
nographie et d'étymologie,<br />
délicat de se prononcer.<br />
sur lesquelles il serait bien<br />
On se repose de cette lecture savante en lisant le récit<br />
plein d'intérêt reproduit dans ce même volume et dû à<br />
M. Bianchi, -secrétaire interprète du roi en 1829,<br />
de la<br />
dernière tentative de conciliation tentée par le Gouver<br />
nement français auprès du dey d'Alger. La mission fut<br />
remplie par M. le comte de la Bretonnière qui arbora le<br />
drapeau parlementaire sur le vaisseau la Provence et se<br />
rendit à Alger au mois de juillet 1829. Le 3 août, après<br />
l'insuccès de sa démarche, et au moment où il appareil<br />
lait pour partir, M. de la Bretonnière se vit tout à coup<br />
le point de mire de tous les forts algériens. Malgré cette<br />
odieuse agression et quelque critique que fût sa situation,<br />
la Provence ne voulut pas hâter sa marche; elle passa<br />
sous le feu des batteries ennemies sans tirer un coup de<br />
canon, afin de ne pas porter la plus légère atteinte à son<br />
caractère de parlementaire, même vis-à-vis des sauvages<br />
qui le méconnaissaient si indignement.<br />
Nous indiquons seulement deux notices de M. Féraud<br />
comprises dans le volume : l'une sur les circonstances<br />
qui forcèrent les Français à abandonner le comptoir de<br />
Collo en 1795, et l'autre sur les Chorfa, sorte de noblesse<br />
religieuse existant au Maroc. M. Féraud a recueilli les<br />
mort de ce brave officier et de ses courageux compagnons ; mais<br />
leur œuvre, sans doute, ne sera pas perdue ; de plus heureux la<br />
reprendront plus tard et la mèneront à bien.
12<br />
éléments de cette dernière communication dans la ville de<br />
Fez même, où il a accompagné la mission de M. de Ver-<br />
nouillet en 1877 ; elle provient donc des meilleures sour<br />
ces, et elle donnerait lieu à de curieux détails; mais nous<br />
avons hâte d'arriver au récit plus important qui se trouve<br />
dans le volume de l'année suivante.<br />
Année 1878<br />
Ce travail, le plus considérable du volume, a un titre<br />
fort modeste : Ferdjioua et Zouara ou Notices histori<br />
ques sur la province de Constantine. Le Ferdjioua et le<br />
Zouara sont deux grands districts situés dans le massif<br />
de montagnes qui s'élève entre les côtes de Philippeville<br />
et la plaine de Sétif. Le Zouara, plus à l'Est, est borné<br />
par l'Oued-el-Kébir qui est la continuation du Rummel<br />
de Constantine. Le Ferdjioua se trouve à l'Ouest vers<br />
Sétif. Les Turcs n'ont jamais eu qu'une autorité nominale<br />
sur les peuplades berbères qui habitent ces régions ru<br />
des et difficilement accessibles. Depuis un temps immé<br />
morial,<br />
deux vieilles familles descendant des Ketâma<br />
gouvernaientles deux districts, et s'étaient imposées, non<br />
seulement aux Turcs,<br />
mais au Gouvernement français<br />
lui-même,qui n'avait pu se passer de leur concours pour<br />
faire exécuter ses ordres et administrer le pays. En<br />
réalité, la famille des Ouled Azeddin régnait et était obéie<br />
dans le Zouara comme les Ouled Achour dans le Ferd<br />
jioua. Aucune décision française n'était acceptée par la<br />
population,<br />
si elle n'était présentée par leur Intermé<br />
diaire. Une telle situation ne pouvait indéfiniment se<br />
prolonger. Le travail de M. Féraud est l'histoire des en<br />
treprises de toute nature, persévérantes, courageuses et<br />
définitivement efficaces du Gouvernement français pour<br />
briser cette puissance irrégulière sans léser aucun droit<br />
légitime, et pour établir notre autorité dans ces monta<br />
gnes d'une façon incontestable et directe. L'œuvre a été
13<br />
longue; plus de vingt années y ont été employées; il y b<br />
fallu tantôt la guerre, tantôt la négociation ; mais on a<br />
réussi par la persévérance et l'unité d'efforts. Sans désa<br />
gréger aucune des grandes familles du pays, on les a<br />
toutes soumises à la même loi. Nul chef ne commande<br />
en ces montagnes, grand ou petit, qui n'ait reçu sa no<br />
mination du Gouvernement français. Nulle infraction à<br />
nos lois ne sera tolérée,<br />
et l'on sait aujourd'hui qu'il<br />
n'est pas un rocher du Zouara et du Ferdjioua où notre<br />
main ne puisse atteindre pour y protéger les gens paisi<br />
bles ou pour frapper les récalcitrants. Personne, mieux<br />
que M. Féraud, ne pouvait raconter ces événements.<br />
Possédant la langue du pays, en sachant l'histoire mieux<br />
que ses habitants,<br />
coopérateur actif de la plupart des<br />
grandes mesures de l'Administration et de la Guerre qui<br />
ont été prises pour le soumettre et l'organiser,<br />
il avait<br />
toutes les qualités désirables pour écrire ces mémoires<br />
qui sont un des plus intéressants travaux de la Revue,<br />
et qui resteront comme un chapitre toujours à consulter<br />
de l'histoire de l'Algérie contemporaine. Quelques mots<br />
encore et nous avons terminé.<br />
Bien que les dernières livraisons nous manquent, nous<br />
trouvons encore à signaler dans le volume de 1878 d'au<br />
tres intéressants travaux : une description géographique<br />
et historique du Djebel Cherchar,<br />
partie sud-est des<br />
montagnes de l'Aurès, par M. Masqueray ; un rapport de<br />
M. Daniel Grasset sur l'État de l'instruction publique en<br />
Tunisie; une notice de M. Playfair sur quelques épisodes<br />
des relations de la Grande-Bretagne avec les États bar<br />
baresques avant la conquête française; enfin, une dis<br />
sertation de M. de Grammont sur cette question : Quel<br />
est le lieu de la mort d'Aroudji Barberousse ? D'un ingé<br />
nieux rapprochement de textes et de l'examen des loca<br />
lités où eurent lieu les combats livrés en 1518 par les<br />
Espagnols à Barberousse,<br />
M. de Grammont arrive à<br />
préciser ce fait que le célèbre fondateur de la Régence<br />
d'Alger fut tué le 30 septembre 1518 au gué du Rio-Salado,
14<br />
sur la route actuelle de Tlemcen à Oran. Un brevet de<br />
Charles-Quint conféra une pension et la noblesse héré<br />
ditaire à Garcia Fernandez de la Plaza qui avait de sa<br />
propre main donné le coup de mort à Barberousse.<br />
On voit à combien de sujets divers les membres et les<br />
correspondants de la Société historique algérienne con<br />
sacrent leurs recherches, leurs travaux et leurs publica<br />
tions. Depuis les temps de l'antiquité jusqu'aux événe<br />
ments contemporains, rien ne leur est étranger; ils<br />
accueillent tout, et réunissent dans la Revue des notions<br />
précieuses que peuvent consulter avec profit les admi<br />
nistrateurs aussi bien que les érudits. Ils n'ont qu'à<br />
continuer leur œuvre comme par le passé. Le temps leur<br />
a fait éprouver des pertes bien sensibles; mais ils comp<br />
tent encore dans leur sein tout ce qu'il faut pour fournir<br />
une longue et féconde carrière.<br />
En persévérant dans la voie qu'elle s'est tracée, la<br />
Société algérienne ne sert pas seulement les études his<br />
toriques ; elle contribue pour une part très sérieuse au<br />
développement général d'un pays dont les intérêts sont<br />
plus que jamais solidaires de l'intérêt même de la<br />
France.<br />
L. de Mas Latrie,<br />
Membre du Comité.
LES DEUX REDACTIONS<br />
DU<br />
PÉRIPLE D'HANNON (d<br />
Le mémoire que j'ai composé sur le périple d'Hannon<br />
comprend deux volumes, dont le deuxième est tout entier<br />
formé de tous les passages grecs et latins cités dans le<br />
premier volume. J'ai voulu ainsi faciliter à la critique,<br />
l'examen de mes affirmations.<br />
Même réduite à un volume, ma dissertation est fort<br />
longue. Ce serait abuser de la bienveillance de votre<br />
illustre assemblée que de vous en imposer l'audition.<br />
Je me contenterai donc, si vous le permettez, d'appeler<br />
votre attention sur les points décisifs de mon argumen<br />
tation.<br />
Bien qu'il soit admis par beaucoup d'auteurs moder<br />
nes que le périple d'Hannon est la relation originale d'un<br />
voyage réel exécuté par un véritable amiral Phénicien<br />
sur les côtes d'Afrique,<br />
les anciens étaient loin d'en<br />
juger tous ainsi. Eux qui ont cru si facilement pourtant<br />
à tant de récits aujourd'hui reconnus comme des œuvres<br />
de faussaires,<br />
(1)<br />
ils se refusaient à croire à la réalité du<br />
Ce travail d'un de nos collaborateurs les plus assidus a obtenu<br />
les honneurs d'une lecture publique devant l'académie des Inscriptions<br />
et Belles-Lettres. Nous le reproduisons tel qu'il a été présenté à<br />
l'illustre assemblée. (N. de la R.)
16<br />
voyage, ou s'ils voulaient bien y croire, c'était en décla<br />
rant que les détails en étaient puérils et mensongers.<br />
Malgré ces raisons d'incrédulité,<br />
j'ai vu pourtant que<br />
bien des modernes ont invoqué dans l'intérêt de certai<br />
nes thèses géographiques ou historiques, l'autorité de<br />
cet opuscule. J'ai donc cru utile de l'examiner en détail<br />
et de rechercher s'il était prudent de lui accorder la<br />
moindre confiance. C'est le résultat de cet examen que<br />
je vous présente.<br />
Ma dissertation est divisée en deux parties :<br />
Dans la première, j'établis d'abord que le périple d'Han<br />
non n'a été connu des Grecs et des Latins qu'au premier<br />
siècle avant notre ère, àpeu près du temps de César, etje<br />
prouve ensuite que cet opuscule ne peut avoir été l'œu<br />
vre d'un amiral Carthaginois,<br />
attendu qu'il n'offre d'au<br />
cune façon les caractères du compte-rendu officiel d'un<br />
voyage ordonné par le gouvernement de Carthage. Je<br />
montre même qu'il n'est seulement pas le récit d'un<br />
témoin oculaire, attendu qu'il fourmille defables ridicules<br />
et d'erreurs grossières .<br />
Une fois prouvé que l'auteur du périple n'est plus, ni<br />
un amiral Phénicien, ni un voyageur réel, je cherche dans<br />
l'ouvrage même quel peut avoir été cet auteur, etje trou<br />
ve que les mensonges et les erreurs du récit, qui sont<br />
incompréhensibles, si on les attribue à un Phénicien,<br />
sont au contraire très naturels, si on les attribue à un<br />
faussaire grec, quelque peu nourri de la lecture d'Héro<br />
dote, d'Ephore et de Polybe. Quelques détails du périple<br />
me fournissent même le moyen de prouver qu'ils n'ont<br />
pu être empruntés exclusivement qu'à l'Antiquité grec<br />
que. J'en tire donc cette conclusion que le périple d'Han<br />
non,<br />
complètement et exclusivement rempli de détails<br />
grecs, n'a pu être composé que par un auteur grec.<br />
Ici se termine la première partie de mon mémoire.<br />
La date et l'origine du périple d'Hannon ainsi fixées<br />
solidement, je me mets à recueillir chez les auteurs
17<br />
grecs et latins postérieurs à César, tous les passages où<br />
il est question directement ou indirectement d'Hannon,<br />
etje constate cn même temps que ces citations sont fort<br />
souvent en désaccord avec le récit qui est venu jusqu'à<br />
nous sous le titre de Périple d'Hannon. De ce désaccord,<br />
je tire, par certaines déductions, la preuve : 1° que la plu<br />
part de ces auteurs n'ont connu le périple que par l'in<br />
termédiaire d'un autre faussaire, lefaux Eudoxe, lequel,<br />
en conservant dans sa reproduction du périple, la phy<br />
sionomie générale de l'œuvre primitive, n'a pourtant pas<br />
manqué d'en altérer les détails, au gré de son caprice et<br />
de sa fantaisie; 2°<br />
que, d'ailleurs, le périple original qu'il<br />
avait en mains, était différent en beaucoup de points de<br />
l'opuscule qui nous est parvenu.<br />
Après avoir, en conséquence, rétabli le plus exactement<br />
possible ce périple original perdu aujourd'hui, je le com<br />
pare au périple actuel, et, en étudiant la nature de leurs<br />
désaccords,<br />
je remarque que le dernier comporte cer<br />
tains détails ou certaines omissions, ne pouvant s'expli<br />
quer que par l'influence des divers systèmes géographi<br />
ques mis au jour sous les Antonins, les Constantins et<br />
les Théodoses, et j'en conclus pour diverses raisons que<br />
le dernier périple, celui qui nous est parvenu, n'est<br />
qu'une édition corrigée et émondée du premier périple<br />
du temps de César,<br />
et que cette deuxième édition a eu<br />
pour auteur un chrétien, et peut-être même un simple<br />
étudiant chrétien du Bas-Empire, domicilié à Byzance.<br />
CHAPITRE PREMIER<br />
Le périple d'Hannon ne se présente pas seul dans<br />
l'histoire des voyages; il y fait partie d'un groupe de<br />
deux périples se complétant l'un par l'autre,<br />
et écrits<br />
tous les deux dans le même but. Les Anciens suppo<br />
saient que les Carthaginois, au moment de leur plus<br />
grande puissance, avaient désiré connaître les côtes<br />
Revue africaine, 26° année. X'<br />
1KI (JANVIER <strong>1882</strong>). 2
18<br />
occidentales de.la Terre : ils avaient donc envoyé au delà<br />
des Colonnes d'Hercule deux chefs d'escadre, Hannon et<br />
Himilcon, avec la mission d'explorer,<br />
l'un la côte exté<br />
rieure de Libye, l'autre la côte extérieure d'Europe. A<br />
leur retour, d'après le même récit, ces généraux auraient<br />
rédigé les relations de leurs voyages, et les auraient dé<br />
posées dans un temple de leur patrie. — Ce<br />
doute,<br />
fut là, sans<br />
supposent à leur tour des modernes, qu'un éru-<br />
dit grec les aurait trouvées, traduites dans sa langue,<br />
et lancées dans la circulation géographique de l'Anti<br />
quité.<br />
Ce qui est certain, en tous cas, c'est que ces ouvrages<br />
n'étaient pas connus en Grèce du temps de Posidonius ;<br />
car il n'en est question nulle part avant lui. Sans cela,<br />
cet auteur, un des plus instruits de son temps, en aurait<br />
parlé dans le chapitre spécial qu'il composa sur les<br />
Circumnavigations de la Libye, et qui nous a été conser<br />
vé par Strabon.<br />
On a prétendu, il est vrai, que le voyage d'Hannon avait<br />
été mentionné par Aristote. Mais cette assertion des<br />
temps modernes repose sur une méprise. Ce n'est pas<br />
dans un des ouvrages authentiques d'Aristote qu'il en<br />
est question ; c'est seulement dans le<br />
« Livre des Mer<br />
veilles », œuvre composite, qui, si elle a été commencée<br />
a été presque entièrement exécutée par des<br />
par Aristote,<br />
érudits d'âges différents, dont quelques-uns peuvent être<br />
très modernes. — Ce qui est certain, et d'ailleurs incon<br />
testé, c'est qu'il y a dans le Livre des Merveilles, des<br />
citations de faits postérieurs à la mort d'Aristote. —<br />
Il y a du reste une preuve convaincante que le passage<br />
relatif à Hannon ne figurait pas dans le Livre des Mer<br />
veilles, 80 ans après la mort du philosophe ; car un cer<br />
tain Antigone de Caryste, qui avait aussi fait un livre « des<br />
Singularités de la Nature » et qui, pour le composer,<br />
avait fait un choix des passages les plus remarquables<br />
et les plus frappants d'Aristote, ne disait rien dans son<br />
ouvrage « Despags en feu dontparle le Périple d'Han-
19<br />
non », bien que ce soit de beaucoup le fait le plus sin<br />
gulier du Livre des Merveilles. Il n'y a donc pas à<br />
s'arrêter au nom d'Aristote , et il faut en venir aux<br />
temps de Posidonius.<br />
Mais si, jusqu'à Posidonius, nul n'avait jamais entendu<br />
parler des voyages d'Hannon et d'Himilcon, à partir de<br />
cette époque, les géographes les mentionnent souvent.<br />
Peu après Posidonius, un faussaire du temps de César<br />
invoquait l'autorité d'Hannon en faveur des récits étran<br />
ges qu'il publiait sur la Libye extérieure, sous le nom<br />
d'Eudoxe de Cizyque ; et, presque aussitôt,<br />
ce faux<br />
Eudoxe était recopié par Cornélius Nepos, et Cornélius<br />
Nepos par beaucoup d'autres. C'est donc entrel'époque de<br />
Posidonius et celle de Cornélius Nepos qu'il faut placer<br />
l'apparition du périple d'Hannon, c'est-à-dire entre l'année<br />
date la plus ancienne qu'on puisse admettre pour la<br />
100,<br />
publication des œuvres de Posidonius, et l'année 23,<br />
date de la mort de Nepos. Il est probable que ce fut<br />
entre les années 90 et 60 avant J.-C. que parut en Grèce<br />
le périple d'Hannon.<br />
CHAPITRE II<br />
Maintenant peut-on croire que ce périple, bien que<br />
connu en Grèce seulement sous César, est cependant<br />
l'œuvre d'un véritable amiral Phénicien, laquelle n'aura<br />
été si longtemps cachée aux Grecs qu'à cause de leur<br />
peu de relations avec les Carthaginois? La reproduction<br />
du texte répondra seule à cette question. Ce texte est<br />
ainsi conçu :<br />
« ré-<br />
Périple d'Hannon, roi des Carthaginois dans les<br />
» gions Libyennes de la Terre, qui sont au delà des<br />
» Colonnes d'Hercule. Ce périple, qu'Hannon déposa<br />
» dans le Temple de Saturne, nous apprend ce qui suit :
20<br />
1° Les Carthaginois, ayant jugé utile qu'Hannon exécu<br />
tât une navigation au delà des Colonnes d'Hercule et<br />
qu'il fondât des villes de Libyphéniciens, il prit donc la<br />
mer avec 60 quinquerèmes et une multitude d'hommes<br />
et de femmes montant à 30,000 personnes; il emportait<br />
des vivres et d'autre matériel ;<br />
2°<br />
Nous prîmes la mer, et après avoir dépassé les Co<br />
lonnes, nous naviguâmes au delà pendant deux jours.<br />
Nous fondâmes alors une première ville que nous nom<br />
mâmes Thymiaterion (la Cassolette). Au-dessous de la<br />
ville se trouvait une grande plaine ;<br />
3°<br />
Après cela, nous fîmes route vers l'Ouest, et arrivâ<br />
mes de conserve au Solϕs, cap de Libye, tout couvert<br />
d'arbres ;<br />
4°<br />
Là, après avoir élevé un lieu sacré à Neptune, nous<br />
revînmes vers l'Ouest pendant une demi-journée, jusqu'à<br />
ce que nous arrivâmes à un lac peu éloigné de la mer.<br />
Ce lac était plein de roseaux nombreux et de grande<br />
taille ; on y trouvait aussi des éléphants et une infinité<br />
de bêtes féroces qui y trouvaient leur pâture ;<br />
5° Après avoir longé le lac la distance d'un jour de<br />
navigation, nous fondâmes sur la mer des villes qui fu<br />
rent appelées la Redoute Carienne, Gutté, la Citadelle, le<br />
Miel et Arambyn. (k«/oixov xu-^ç, vmi rurruv, -/.«i a*,oko, z«t<br />
Mc^'JTTav,<br />
y.at Apuyfivv).<br />
6° Nous partîmes de là et arrivâmes à un grand fleuve<br />
nommé Lixus qui coule de la Libye. Le long de ce fleuve,<br />
des nomades appelées Lixites faisaient paître leurs<br />
troupeaux ; nous restâmes quelque temps chez eux : car<br />
nous devînmes amis ;<br />
7° Au-dessus des Lixites, demeurent des Ethiopiens,<br />
ennemis des étrangers, habitant un pays de bêtes féro<br />
ces, coupé de grandes montagnes, d'où l'on dit que coule<br />
le Lixus. L'on dit aussi, qu'aux environs de ces monta<br />
gnes,<br />
vivent des hommes de formes variées qui habitent
21<br />
des cavernes. Les Lixites nous racontèrent qu'ils sont<br />
plus rapides à la course que les chevaux ;<br />
8° Nous prîmes des interprètes chez les Lixites, et<br />
rangeâmes le désert, en naviguant pendant deux jours<br />
au Midi ; après quoi nous courûmes de nouveau à l'Est<br />
pendant un jour. Là, nous trouvâmes au fond d'un golfe<br />
une petite île ayant 5 stades de tour. Nous la colonisâ<br />
mes, après lui avoir donné le nom de Kerné. Nous trou<br />
vions, d'après le chemin parcouru,<br />
être située tout juste au-dessous de Carthage ; car il y<br />
avait autant de chemin par mer de Carthage aux Colon<br />
nes, que des Colonnes à Kerné ;<br />
que cette île devait<br />
9° Nous partions donc et arrivions dans un lac, après<br />
avoir traversé un grand fleuve (c'est le Chretès). Le lac<br />
a trois îles plus grandes que Kerné. Après les avoir dé<br />
passées d'un jour de navigation, nous arrivâmes aufond<br />
du lac, Au-dessus du lac, s'élèvent de tout côté, de gran<br />
des montagnes pleines d'hommes sauvages, vêtus de<br />
peaux de bêtes. Ils nous jetèrent des pierres pour nous<br />
éloigner et nous empêchèrent de débarquer;<br />
10° En quittant ce point, nous arrivâmes à un autre<br />
fleuve grand et large,<br />
nourrissant des crocodiles et des<br />
hippopotames. Nous revînmes alors sur nos pas, et re<br />
tournâmes à Kerné ;<br />
11° De Kerné nous naviguâmes vers le Midi pendant<br />
12 jours en rangeant la terre. Toute cette côte était habi<br />
tée par des Ethiopiens, qui fuyaient à notre approche<br />
sans nous attendre. Ces peuples rendaient des sons<br />
incompréhensibles,<br />
avec nous;<br />
12° Le dernier jour donc,<br />
même pour les Lixites qui étaient<br />
nous arrivions à de grandes<br />
montagnes boisées. Les arbres étaient formés d'un bois<br />
odorant et tacheté ;<br />
13° Après avoir doublé ces montagnes en deux jours,<br />
nous arrivions dans une immense ouverture de mer; de
22<br />
l'autre côté de cette mer, sur la côte, était une plaine.<br />
De là, nous aperçûmes, la nuit, du feu s'élevant de tous<br />
côtés par intervalles, tantôt plus intense, tantôt moins ;<br />
14°<br />
Nous y prîmes de l'eau, puis nous naviguâmes<br />
plus loin. Nous rangeâmes la côte pendant cinq jours,<br />
jusqu'à ce que nous arrivâmes à un grand golfe, que les<br />
interprètes nous dirent .<br />
s'appeler la Corne d'Occident<br />
(Hespéron Keras).— Il s'y trouvait une grande île et dans<br />
cette île, un lac d'eau de mer,<br />
dans lequel se trouvait<br />
une autre île. Nous débarquâmes dans celle-ci. De jour,<br />
nous n'y aperçûmes rien qu'une forêt; de nuit,<br />
au con<br />
traire, nous y vîmes beaucoup de feux allumés, nous y<br />
entendîmes le son des flûtes, le bruit des cymbales et<br />
des tambours, et les grands cris d'une grande multitude.<br />
Aussi la peur nous prit-elle, et les devins nous ordonnè<br />
rent-ils de quitter l'île ;<br />
15° Après avoir rapidement quitté ces lieux,<br />
nous ran<br />
gions une région enflammée de parfums; de cette région<br />
de pleins ruisseaux de feu tombaient dans la mer, La<br />
côte était inabordable à cause de la chaleur;<br />
16° En conséquence, nous partîmes encore delà. Pen<br />
dant quatre jours, nous voguâmes et aperçûmes alors<br />
pendant la nuit la côte pleine de flammes. Au milieu se<br />
trouvait un certain feu très élevé,<br />
plus grand que les<br />
autres, et qui, à ce qu'il paraît, touche les astres. De jour,<br />
il se trouva que c'était une montagne très élevée, appelée<br />
le Soutien des Dieux ;<br />
17° Pendant trois jours à partir de là, nous longeâmes<br />
des ruisseaux de feu, et arrivâmes ensuite à un golfe<br />
nommé la Corne du Midi (Notou-Keras) ;<br />
18° Au fond de ce golfe, était une île semblable à la pre<br />
mière, contenant un lac; et, dans ce lac, une autre île.<br />
Celle-ci était pleine d'hommes sauvages. Les femmes y<br />
étaient en bien plus grand. nombre; elles avaient le corps<br />
velu, et les interprètes les nommaient gorilles. Nous leur
23<br />
fîmes la chasse; mais nous ne pûmes prendre d'hommes,<br />
parce qu'ils étaient fort agiles, et se défendaient à coups<br />
de pierres ; pour les femmes, nous en prîmes trois ; mais<br />
comme elles se débattaient, et griffaient pour n'être pas<br />
emmenées ceux qui les conduisaient, nous les tuâmes,<br />
les écorchâmes, et rapportâmes leurs peaux à Carthage.<br />
En effet, nous ne naviguâmes pas plus loin, les vivres<br />
étant venus à nous manquer<br />
En vérité, lorsqu'on lit ce récit avec quelque attention,<br />
peut-on croire un seul instantqu'il aitrien d'officiel? Pour<br />
moi, je ne le crois pas. En effet, quel était le but assigné.,<br />
d'après le rédacteur lui-même de cet opuscule, à l'expé<br />
dition d'Hannon ? N'était-ce pas de fonder des villes sur<br />
la côte extérieure de Libye ? Or, est-ce ainsi qu'un géné<br />
ral aurait rendu compte d'une opération de ce genre et<br />
de cette importance ? Est-ce ainsi que se serait exprimé<br />
un récit officiel?<br />
Non,<br />
un récit officiel se serait exprimé autrement : il<br />
aurait commencé par exposer les raisons mises en avant<br />
par le Sénat de Carthage pour prouver l'utilité de l'expé<br />
dition et décider le peuple à ordonner une émigration<br />
si considérable. Un récit officiel aurait rappelé les détails<br />
et les difficultés des préparatifs; il aurait indiqué la date<br />
du départ, énuméré les cérémonies religieuses célébrées<br />
il eût parlé tout<br />
pour l'heureux succès de l'expédition;<br />
au moins des relâches faites sur la côte nord d'Afrique,<br />
—<br />
dans les ports Phéniciens dépendant de Carthage. En<br />
tous cas, il eût mentionné le port de réunion où s'étaient<br />
donné rendez-vous tous les vaisseaux de l'escadre, qui,<br />
évidemment, en supposant l'expédition réelle, n'auraient<br />
pas été tous armés, équipés, et complétés en passagers<br />
—<br />
dans la seule ville de Carthage. Or, ce port, le périple<br />
n'en parle pas : car on ne peut croire que c'ait été le<br />
détroit des Colonnes qui ait servi de point de ralliement;
ce bras de mer ne<br />
ritime.<br />
24<br />
présentant pas à l'Est de station ma<br />
Ce n'est pas tout; si notre récit eût été réellement une<br />
relation officielle d'un voyage de colonisation, on devrait<br />
y<br />
voir figurer en détail l'histoire de la fondation de cha<br />
les cérémonies d'inau<br />
que ville, les prises d'auspices,<br />
guration, les investitures de commandement, les instal<br />
lations de magistrats, les noms des principaux colons,<br />
le nombre des hommes, femmes, enfants, esclaves, bêtes<br />
de somme, navires, etc., laissés dans chaque localité,<br />
une notice sur les ressources de chaque canton occupé,<br />
la fertilité des environs, les richesses des tribus voisines,<br />
sur les<br />
la nature et l'importance de leur commerce,<br />
caravanes, les marchés de l'intérieur, etc. —<br />
Un<br />
—<br />
récit<br />
officiel aurait dit aussi les négociations, les traités, les<br />
guerres même avec les indigènes.<br />
En outre, un voyage subit toujours des retards et des<br />
accidents : un chef d'expédition n'eût pas manqué de les<br />
exposer en détail,<br />
et de montrer soigneusement avec<br />
quel bonheur son et son intelligence avait sur<br />
monté les difficultés si nombreuses d'une telle naviga<br />
tion, les tempêtes, les vents contraires,<br />
gereuses, les calmes plats, les récifs de la côte,<br />
res de fleuves, etc.<br />
les marées dan<br />
les bar<br />
Cependant rien de tout cela n'existe dans le périple :<br />
tous les faits importants relatifs au but avoué de l'expé<br />
dition y sont à peu près passés sous silence. Des puéri<br />
lités<br />
en. tiennent partout la place. Si le rédacteur ne con<br />
sacre qu'une courte phrase à mentionner la fondation<br />
des cinq villes du lac, en revanche,<br />
a élevé un autel à Neptune,<br />
il n'oublie pas qu'il<br />
et surtout que le lac renfer<br />
mait des roseaux d'une hauteur peu commune. —<br />
Après<br />
les cinq villes., la flotte range la côte pendant près d'un<br />
mois : c'est l'affaire d'une demi-ligne de texte et l'auteur<br />
semble y songer à peine ; ce qui l'intéresse bien plus,<br />
c'est que les riverains d'un lac voisin lui ont jeté des<br />
pierres. Partout, dans ce récit étrange, le narrateur ne
25<br />
dit mot de ce qu'il a fait, mais de ce qu'il n'a pas fait.<br />
S'il a remporté des succès, obtenu des résultats, il les<br />
passe sous silence; mais il ne nous fait pas grâce des<br />
plus minces déconvenues. Par exemple, il lui est arrivé<br />
une nuit de voir des feux sur la côte, et entendu des<br />
bruits ; là-dessus ses marins, saisis d'une panique su<br />
perstitieuse,<br />
se sont enfuis à force de rames. Sur un<br />
autre point, il a tenté de s'emparer de quelques indigè<br />
nes ; mais il n'a pu mettre la main sur aucun d'eux, à<br />
cause de leur agilité à grimper aux rochers.<br />
aux résultats de son expédition,<br />
— Quant<br />
quant aux avantages<br />
qu'en pourra tirer Carthage, il n'en est pas question.<br />
Cependant il faut dire qu'il a pu prendre et tuer trois<br />
femmes indigènes,<br />
lesquelles étaient velues par tout le<br />
corps, ce qui fit qu'il en rapporta les trois peaux à Car<br />
thage. —<br />
On dirait presque, à entendre le narrateur, que<br />
la conquête de ces trois peaux était le but de ce voyage,<br />
et qu'elles en étaient le plus triomphant trophée; car<br />
c'est le détail sur lequel il s'appesantit avec le plus de<br />
complaisance, c'est le passage qui tient le plus de place<br />
dans son récit. Beau résultat, en vérité, d'une expédition<br />
ordonnée par le plus puissant peuple de cette époque,<br />
commandée par un de ses plus hauts personnages, et<br />
exécutée avec 30,000 hommes et 50 vaisseaux de haut<br />
bord !<br />
Du reste, en dehors du caractère futile de ce prétendu<br />
rapport officiel, les indications qui s'y trouvent sont le<br />
plus souvent contraires à la vraisemblance et à la vérité,<br />
et prouvent par là que, non seulement le narrateur<br />
n'était pas un chef d'expédition , mais encore qu'il<br />
n'était même pas le témoin oculaire d'un voyage réel.<br />
Ce récit n'est, comme on va le voir,<br />
qu'un tissu de<br />
mensonges et d'erreurs ridicules. On verra, par leur<br />
nombre et leur grossièreté, que l'auteur du périple ne<br />
peut avoir fait lui-même le voyage dont il prétend repro<br />
duire la relation.<br />
Dans mon mémoire original, j'expose en détail ces
26<br />
erreurs, et j'en démontre la fausseté. Ici, je me contente<br />
rai de les indiquer par un court exposé. Les erreurs du<br />
périple portent sur les points suivants :<br />
1° La distance exagérée qu'il marque entre les Colon<br />
nes d'Hercule et le Cap Solϕs (Spartel) ;<br />
2° La mention d'un autel élevé à Neptune,<br />
dieu étran<br />
ger au Panthéon de Carthage ;<br />
3° La distance énorme marquée entre le Solœïs et le<br />
fleuve LixUs qui en était tout voisin;<br />
4° L'égalité de distance marquée entre Carthage et les<br />
Colonnes, les Colonnes et Kerné ;<br />
5° L'existence des peuples déformes diverses;<br />
6°<br />
L'omission du grand désert d'Afrique ;<br />
7° La description du fleuve Chretès, du lac aux trois<br />
îles, du fleuve des hippopotames;<br />
8° L'existence d'îles concentriques ;<br />
9° La mer sans souffle du périple d'Himilcon, ce pen<br />
dant géographique du périple d'Hannon;<br />
10° La mer visqueuse, et la mer sans profondeur, du<br />
Himil-<br />
même périple, et la mer des Algues, placée par<br />
con entre les Colonnes et l'île d'Albion ;<br />
11° La côte enflammée du périple d'Hannon,<br />
sept jours d'étendue ;<br />
12° Ses ruisseaux de feu parfumé ;<br />
côte de<br />
13° L'existence d'un volcan sur la côte d'Afrique<br />
(Thèon Ochèma) ;<br />
14° La mention d'une véritable Kerné ;<br />
Etc., etc.<br />
Toutes ces erreurs relevées et prouvées, j'en conclus<br />
que non seulement le périple n'est pas l'œuvre d'un ami<br />
ral Carthaginois,<br />
mais que ce n'est même pas le récit<br />
d'un témoin oculaire.— Mais alors, quel sera le véritable<br />
auteur de cet opuscule ? Sera-ce quelque Phénicien cré<br />
dule et menteur, qui aura rédigé de son mieux les sou<br />
venirs altérés d'un marin de l'Océan 1 Sera-ce au con-
27<br />
traire quelqu'un de ces faussaires grecs qui pullulaient<br />
— dans l'Antiquité? Ici la réponse est facile : cette œuvre,<br />
en effet, n'a rien de Phénicien, et tout au contraire elle<br />
procède visiblement du genre Grec : et la preuve, c'est<br />
qu'il ne s'y trouve pas un détail, pas un préjugé, pas<br />
une erreur, dont on ne puisse retrouver l'origine, non<br />
seulement dans les ouvrages antérieurs à Posidonius,<br />
mais encore, très souvent, dans les œuvres d'Ephore et<br />
d'Hérodote, et même dans les poèmes d'Homère et d'Hé<br />
— siode. C'est ce que je prouve dans les chapitres sui<br />
vants, à l'aide de grands détails, qu'une simple liste ré<br />
sumera ici :<br />
1° Presque tous les noms propres sont de forme et<br />
d'étymologie Grecque, et l'un d'eux déjà connu d'Homère;<br />
2° L'exagération de la distance entre les Colonnes et le<br />
Solœïs vient d'Hérodote,<br />
par Timosthènes et Eratosthènes ;<br />
dont l'erreur a été réproduite<br />
3°<br />
L'idée d'un autel à Neptune, dieu inconnu aux Phé<br />
niciens, n'a pu venir qu'à un Grec (1) ;<br />
4°<br />
L'opinion, qu'à partir du Solœïs, la côte tournait à<br />
l'Est, était générale en Grèce. Elle remontait par Polybe,<br />
Eratosthènes, Timosthènes, Ephore, jusqu'à Anaximandre,<br />
qui en avait pris l'idée dans Homère ;<br />
5° L'erreur énorme commise sur la situation du fleuve<br />
Lixus peut s'expliquer en combinant deux phrases d'Era<br />
tosthènes et de Posidonius ;<br />
6° La description du cours du Lixus se rapporte à une<br />
vieille division Grecque du continent Libyen ;<br />
(1) A l'Académie des Inscriptions, MM. Renan et Derembourg ont<br />
opposé à cette affirmation de ma part, que Neptune n'était pas un dieu<br />
Phénicien, l'assertion de Philon de Biblos qui fait mention de Neptu<br />
ne ; mais il faut remarquer qu'il y a dans la Théogonie de Philon<br />
deux ou trois théogonies différentes, qu'il a reliées ensemble, et dont<br />
la dernière est visiblement empruntée à la Grèce.
28<br />
7° cavernes,<br />
La description de ces habitants des<br />
Noirs,<br />
et plus vîtes à la course que des chevaux,<br />
est prise mo<br />
descriptions ont des<br />
à mot dans Hérodote, et les deux<br />
points communs si certains, qu'il faut que l'un des deux<br />
auteurs soit le copiste de l'autre. Or, dans Hérodote,<br />
cette description des Noirs des cavernes est visiblement<br />
absolument exacte. Au lieu que,<br />
dans les conditions où<br />
la place le périple d'Hannon, elle est absolument et visi<br />
blement fausse ;<br />
8° Ces Ethiopiens d'Hannon qui n'aimaient pas les<br />
étrangers, sont aussi imités de ceux d'Hérodote ;<br />
9° Il en est de même de l'existence d'un pays thériode,<br />
coupé de grandes montagnes, aux environs desquelles<br />
demeuraient, au dire des Lixites, des hommes de formes<br />
diverses. Tout cela est aussi tiré d'Hérodote, qui place<br />
aussi dans un pays thériode et montagneux, des hom<br />
mes à tètes de chien, d'autres n'ayant pas de tête, etc.,<br />
c'est-à-dire quelques-uns de ces peuples de formes diver<br />
ses dont parle le périple d'Hannon ;<br />
10° Le nom de Kerné, comme l'a déjà prouvé Dodivel,<br />
il y a deux cents ans, est l'altération mythologique du<br />
nom de la ville de Kyrene. L'histoire des navigations de<br />
cette île fabuleuse est connue. La place que lui donne le<br />
périple d'Hannon vient de Polybe ;<br />
11° L'oubli du grand désert d'Afrique, commune à tous<br />
les prédécesseurs de Polybe,<br />
celui-ci ;<br />
est surtout reprochable à<br />
12° Les hommes et les femmes sauvages dont parle le<br />
périple sont d'invention grecque; Hérodote en parlait;<br />
13° Le fleuve des hippopotames d'Hannon reproduit le<br />
fleuve des hippopotames de Polybe;<br />
14° Les îles concentriques d'Hannon ont leur type dans<br />
l'Atlantide de Platon ;<br />
15° La mer sans souffle, la mer concave, la mer vis<br />
queuse, la mer des bas-fonds, la mer des Algues, sont
29<br />
de vieilles inventions grecques mentionnées par Timos<br />
thènes, Théophraste, Aristote, Platon, etc.,<br />
retrouve divers indices dans Hérodote ;<br />
et dont on<br />
16°<br />
La mer de boue, et la mer sans profondeur sont de<br />
même origine;<br />
17° Le nom de Chretès ou mieux de Chremetès est tiré<br />
d'Aristote,<br />
qui faisait couler ce Chremetès (fleuve de la<br />
Richesse), de la montagne d'Argent ;<br />
18° Les pays en feu étaient déjà à peu près mentionnés<br />
par Ephore. —<br />
ou roussie;<br />
Polybe<br />
parlait aussi d'une plaine brûlée<br />
19° Les ruisseaux de feu parfumé sont l'exagération<br />
d'une opinion d'Eratosthènes, travestie par notre rédac<br />
teur;<br />
20° Le Théon Ochéma avait déjà été nommé par Polybe.<br />
Telle est l'origine des détails, visiblement menteurs et<br />
qui se trouvent dans le périple. Les détails<br />
erronnés,<br />
dont la fausseté n'est pas visible n'en ont pas moins une<br />
origine analogue, et viennent, soit de Posidonius, soit<br />
d'Artémidore, soit de Polybe, soit encore du faux Skylax,<br />
du faux Hécatée, d'Eratosthènes, de Timosthènes, d'E<br />
phore, ou enfin d'Hérodote. On y<br />
retrouve jusqu'à une<br />
scène reproduisant exactement et visiblement la fête<br />
grecque de Bacchus,<br />
sous'la forme qu'elle revêtait dès<br />
la plus haute antiquité, aux temps mêmes d'Orphée. —<br />
On trouvera la preuve de cette assertion et des asser<br />
tions précédentes dans les Chap. 3 et 6 de mon mémoire.<br />
„ Ici finit ma première partie, dont la conclusion, que<br />
j'ai déjà formulée, est que* le périple dit d'Hannon, loin<br />
d'être l'œuvre d'un amiral Carthaginois,<br />
ou même d'un<br />
marin Phénicien, n'est tout simplement qu'une mauvaise<br />
compilation grecque, due à un faussaire Grec du lersiècle<br />
avant notre ère.
30<br />
Dans la deuxième partie de mon mémoire, on voit par<br />
quelles suites d'aventures le pseudo périple d'Hannon<br />
ne nous est parvenu qu'après avoir été mutilé, arrangé<br />
et altéré par un écolier grec du Bas-Empire.<br />
Après avoir recueilli tous les passages des auteurs<br />
anciens postérieurs au périple, où ce périple est plus ou<br />
moins directement cité, je constate que tous ces docu<br />
ments, bien qu'ayant une origine commune avec le périple<br />
ne sont pourtant pas tout à fait d'accord avec<br />
d'Hannon,<br />
lui. Cette remarque avait déjà été faite, e! l'on avait, pour<br />
expliquer ce désaccord,<br />
1° Ou bien, il y<br />
lèles, toutes deux originales..,<br />
Hannon,<br />
proposé diverses hypothèses :<br />
a eu tout d'abord deux relations paral<br />
toutes deux rédigées par<br />
dont la première a été seule connue des An<br />
ciens, et la deuxième connue des Modernes;<br />
2° Ou bien, il n'y a eu qu'un périple original, qui est le<br />
nôtre ; mais bientôt, un érudit,venu après lui, s'est ima<br />
giné de composer sur ce modèle, un récit où,<br />
tout en<br />
reproduisant en gros le fond de la relation originale, il a<br />
modifié les détails au gré de ses vues ou de son caprice;<br />
3° Ou bien encore, il y a eu un premier périple aujour<br />
d'hui perdu (et c'était celui-là que connaissaient Eudoxe<br />
et ses copistes) ; mais ce périple a été plus tard trans<br />
formé dans l'intérêt d'une thèse géographique quelcon<br />
que, et c'est seulement le périple ainsi transformé qui est<br />
parvenu jusqu'à nous.<br />
De ces trois hypothèses, c'est la deuxième qui a été<br />
adoptée par M. Charles Mulier, dans son admirable<br />
édition des Petits Géographes grecs. « Ni Mêla, dit-il, ni<br />
» Strabon, ni Pline n'ont connu le manuscrit actuel :<br />
» les récits dont ils ont eu connaissance sous le nom<br />
» d'Hannon, proviennent de quelque ouvrage plus riche<br />
» en détails que l'original. Cet ouvrage (les Mémoires<br />
» d'Hannon, comme les nommait Pline), ne différait pas<br />
» moins du vrai périple que la Vie d'Alexandre fabri-
31<br />
» quée par le faux Callisthènes ne diffère de la Vie<br />
» d'Alexandre composée par Arrien. »<br />
C'est aussi mon avis que Népos,<br />
Mêla et Pline n'ont<br />
pas connu l'original du périple, il n'est même pas dou<br />
teux , puisqu'eux-mèmes le rapportent , qu'ils n'ont<br />
connu de ce voyage que le résumé qu'en a fait le faux<br />
Eudoxe. Or, ce faux Eudoxe,<br />
faussaire impudent et sans<br />
scrupule, est déjà connu pour avoir altéré profondément,<br />
dans la relation qu'il en a donnée, l'histoire des aventu<br />
res du véritable Eudoxe, histoire dont Posidonius nous<br />
a laissé la véritable physionomie. Il est donc plus que<br />
probable qu'il n'a pas eu plus de scrupule à modifier à<br />
sa façon le récit du périple primitif d'Hannon.<br />
Mais cela ne prouve pas que le périple actuel, celui<br />
dont nous avons le manuscrit, soit pour cela le périple<br />
original. Il y a des faits qui prouvent le contraire :<br />
1° Là où Polybe marquait un cap d'Occident, et d'après<br />
lui Denys, Scytobrachion, et Sebosus un cap nommé la<br />
Corne d'Occident,<br />
notre périple actuel place un golfe<br />
nommé la Corne d'Occident. Eudoxe aurait dû donc<br />
y placer un golfe comme le périple actuel, si celui-ci eût<br />
été la relation originale : il n'en est pourtant rien ; car il<br />
fait de la Corne d'Occident un cap ; il faut donc que dans<br />
l'ouvrage qu'il copiait, il y fût question d'un cap, et non<br />
pas d'un golfe ;<br />
2° Artémidore et son copiste Ptolémée faisaient aussi<br />
un cap de Notou-Kéras. Quelle raison aurait eu un faus<br />
saire grec du temps d'Armétidore de faire un golfe de ce<br />
cap du géographe ?<br />
3° Les Anciens, depuis Polybe, don<br />
naient à la Libye la forme d'un trapèze<br />
ainsi figuré : —<br />
lui donne Eudoxe. Le périple d'Hannon<br />
donne au contraire à la côte occidentale<br />
de Libye la forme que voici : si Eudoxe<br />
C'est aussi la forme que
32<br />
eût trouvé ce renseignement dans l'original du périple,<br />
il n'aurait pas fait de la Libye un trapèze ;<br />
4° Le périple actuel porte d'ailleurs en lui-même la<br />
preuve que le périple original l'entendait ainsi, puisqu'il<br />
prétendait que le dernier point visité par Hannon était le<br />
Notou-Keras, localité bien connue de son temps pour<br />
être sur la côte Arabique;<br />
5° Une autre preuve tirée du périple actuel lui-même,<br />
c'est que l'existence des pays en feu s'explique tout<br />
naturellement en donnant à la Libye la forme d'un tra<br />
pèze, dont le côté méridional effleurait la zone torride.<br />
En gonflant légèrement cette côte méridionale, de ma<br />
nière à la faire entrer sous cette zone,<br />
on comprend<br />
comment Hannon peut côtoyer pendant sept jours une<br />
côte enflammée, et comment, après ces sept jours, il<br />
entra dans un grand golfe qui n'avait rien des carac<br />
tères de cette côte. —<br />
C'est la seule explication plausible<br />
qu'on puisse donner de cette partie du roman géogra<br />
phique d'Hannon;<br />
6° Le périple actuel ne dit pas le nombre de jours pen<br />
dant lesquels Hannon courut à l'est du cap de Libye jus<br />
qu'au moment où il tourna au midi. Arrien donne ce<br />
chiffre, qui est de trente-cinq jours, et qu'il n'a pu pren<br />
dre que sur un original du périple différent du nôtre ;<br />
7° Eudoxe rapporte quelque part, qu'à un certain point<br />
de leur voyage, les marins d'Hannon rencontrèrent une<br />
suite de coteaux verdoyants, d'où l'on apercevait des<br />
plaines à perte de vue ;<br />
—<br />
que, pendant le jour, on ne<br />
voyait dans ces plaines niculture, ni demeure, ni vestige<br />
d'habitants : que, la nuit, au contraire, c'étaient des feux<br />
multipliés, des fracas de cymbales et de tambours, des<br />
flûtes résonnant plus fort que si c'étaient des hommes<br />
qui en jouaient. Aussi, disait-il,<br />
en concluait-on que<br />
c'était là la demeure des Pans et des Satyres.— En effet,<br />
c'était de cette façon qu'on croyait en Grèce que les
33<br />
Pans et les Satyres, serviteurs de Bacchus, célébraient<br />
la fête de leur Dieu dans les forêts de la Libye.<br />
Xénophon de Lampsaque parlait aussi de ces lumières,<br />
de ces chants, et de ces bruits mystérieux, qu'il expli<br />
quait aussi parla présence des Pans et des Satyres, mais<br />
il ajoutait là-dessus cette réflexion : « C'est que tous ces<br />
» mystères imprimaient à ceux qui s'en approchaient de<br />
» trop près de muets sentiments de terreur religieuse. »<br />
Notre périple actuel dit aussi qu'Hannon vit ce bois<br />
verdoyant, silencieux, et inhabité le jour,<br />
mais dans le<br />
quel on voyait la nuit des feux allumés en grand nom<br />
bre, et où on entendait des sons de flûtes, des. bruits de<br />
cymbales et de tambours, et le fracas des cris d'une<br />
grande multitude. Il dit aussi que ces matelots furent<br />
saisis de terreur, et que, sur le conseil de leurs augures,<br />
ils s'enfuirent.<br />
Il n'est pas parlé dans notre périple actuel des Pans et<br />
des Satyres, mais la suite du récit montre qu'il s'agis<br />
—<br />
sait bien d'eux. En effet, l'intervention des Augures,<br />
guides religieux de l'expédition, prouve que la terreur<br />
qui les poursuivait était une terreur religieuse; et quelle<br />
raison auraient-ils eu d'éprouver une terreur religieuse<br />
s'ils n'avaient cru être en présence d'êtres surnaturels?<br />
La phrase du périple actuel ne peut donc s'expliquer qu'en<br />
supposant qu'il manque ici la phrase rapportée par<br />
Eudoxe ; que les marins se crogaient dans le pags des<br />
Pans et des Satgres, et que cette phrase figurait dans le<br />
périple primitif.<br />
Ainsi donc il est visible qu'il y a eu un périple primitif<br />
différent du périple actuel, et que c'est ce périple primi<br />
tif qui fut connu d'Eudoxe, qui l'a reproduit en l'altérant,<br />
et qui s'est perdu depuis .<br />
Maintenant, est-il possible de rendre à ce périple perdu<br />
sa physionomie primitive? Je l'ai cru, etj'ai même essayé<br />
de reconstituer cette physionomie, soit à l'aide du péri<br />
ple actuel, soit à l'aide d'Eudoxe, soit à l'aide de tous les<br />
26'<br />
Revue africaine, année.<br />
X» 1K1 (JANVIER <strong>1882</strong>). 3
34<br />
deux à la fois. On trouvera ce texte rétabli tout au long<br />
dans mon mémoire, et l'on verra que le texte y faisait<br />
mention des Pans et des Satyres, des Gorgones, de l'At<br />
las, et peut-être aussi des îles des Hespérides, et de celles<br />
des Bienheureux. On y verra aussi que le nom devenu<br />
si fameux des Gorilles, n'est qu'une altération graphique<br />
du mot Gorgades, ou Gorgones, et qu'il était inconnu aux<br />
Grecs de l'antiquité païenne.<br />
Après avoir rétabli le texte primitif du périple, et indi<br />
qué, pour chacun d'eux, quelles altérations chacun de<br />
ses copistes, le faux Eudoxe, Xenophon de Lampsaque,<br />
Népos, Mêla et Pline, lui firent subir pour diverses rai<br />
sons (travail d'ailleurs de peu d'intérêt),<br />
j'en arrive à<br />
rechercher, pour quelles raisons le rédacteur du périple<br />
actuel a altéré dans sa nouvelle rédaction le<br />
original, et à tirer des résultats de cet examen, certaines<br />
indications sur l'époque et la région où il vivait :<br />
1° En comparant l'ancien périple au nouveau, on re<br />
marque d'abord que, dans le nouveau, la côte après<br />
l'Hespéron-Kéras se continue vers le Sud, au lieu que,<br />
dans l'ancien,<br />
elle tournait vers l'Est pour gagner le<br />
Notou-Kéras et la mer Arabique. Cela provient évidem<br />
ment de ce que, du temps du nouveau rédacteur, le sys<br />
tème géographique admis était celui de Ptolémée, lequel<br />
séparait les deux mers Atlantique et Erythrée par un<br />
énorme continent,<br />
et qui supprimait dès lors l'Océan<br />
Ethiopique des Anciens. Le rédacteur aura voulu se<br />
conformer dans sa nouvelle rédaction aux opinions do<br />
minantes. Ce rédacteur était donc pour le moins posté<br />
rieur à Ptolémée ;<br />
2° En second lieu,<br />
on peut remarquer que le nouveau<br />
rédacteur a changé en golfes les caps Hesperon et Notou-<br />
Keras. Cela indique un moment où un golfe portant le
nom de Keras,<br />
35<br />
est devenu assez célèbre pour imposer<br />
par son illustration, le sens de golfe à toutes les localités<br />
portant le nom de Keras. Ceci nous ramène après Cons<br />
tantin, lequel, en transportant à Byzance le siège de<br />
l'empire, rendit célèbre par tout l'univers le golfe de la<br />
—<br />
Corne d'Or (\p\iuoyyaç). Ainsi, non seulement notre<br />
rédacteur était postérieur à Ptolémée, mais encore il était<br />
postérieur à Théodose;<br />
3°<br />
Enfin,<br />
il faut remarquer que le nouveau périple ne<br />
mentionne plus aucune localité rappelant la religion<br />
païenne, bien que l'ancien périple mentionnât très sûre<br />
ment les Pans, les Satyres, l'Atlas et très probablement<br />
les Gorgones,<br />
les Hespérides et les îles des Bienheureux.<br />
La suppression de ces indications nous fait reconnaître<br />
dans le nouveau rédacteur un de ces Chrétiens qui se<br />
donnaient la tâche d'élaguer des ouvrages qu'ils rencon<br />
traient tout ce qui pouvait donner des armes à la reli<br />
gion vaincue. Ceci nous reporte encore après l'époque du<br />
Grand Théodose, époque après laquelle le Christianisme<br />
l'emporta définitivement sur la religion païenne ;<br />
4° Mais ce nouveau rédacteur du périple d'Hannon<br />
était-il réellement un gépgraphe, était-il même seulement<br />
un écrivain de profession? La lecture seule de l'ouvrage<br />
prouve le contraire. Pour peu qu'on examine le tex"te<br />
avec un peu d'attention, il est facile d'y<br />
reconnaître un<br />
style plat, lourd, embarrassé, décelant l'inexpérience<br />
d'une plume mal exercée.<br />
— Ce<br />
n'est pas ainsi qu'eût<br />
écrit un homme habitué à rédiger sa pensée,<br />
pas même pour le public,<br />
je ne dis<br />
mais seulement pour ses fa<br />
miliers ou pour lui-même. Tout dans ses phrases nous<br />
décèle un commençant, cherchant péniblement l'expres<br />
sion de sa pensée, ne la trouvant pas toujours, et se<br />
contentant, faute dé mieux, d'une rédaction mal digérée.<br />
Il est donc très probable que nous avons affaire ici à<br />
quelque exercice d'école imposé par un professeur à son<br />
élève,<br />
et dans lequel celui-ci aura reçu pour son travail
36<br />
du jour, la tâche de ramener l'ancien périple aux idées<br />
géographiques et religieuses du temps. —<br />
Cela est même<br />
d'autant plus probable qu'on remarque dans le texte une<br />
interpolation,<br />
seur lui-même.<br />
qui semble être une correction du profes<br />
Ainsi donc, voici quelle est, à mon avis, l'histoire du<br />
périple d'Hannon.<br />
Cette œuvre n'a rien ni d'Hannon,<br />
ni d'aucun Phéni<br />
cien : elle est même postérieure d'une soixantaine d'an<br />
nées à la prise de Carthage. A l'époque où les relations<br />
et les descriptions de Polybe,<br />
donius,<br />
d'Artémidore et de Posi<br />
appelaient l'attention des Géographes sur la côte<br />
inférieure d'Afrique, un Grec, fort peu érudit d'ailleurs,<br />
imagina de publier une relation apocryphe de voyage,<br />
qu'il attribuerait au Phénicien Hannon pour lui donner<br />
de la valeur. Le même auteur composa en même temps,<br />
pour les régions extérieures de l'Europe, un autre péri<br />
ple analogue qu'il attribua à Himilcon. Composés à l'aide<br />
de notes sans suite et sans liaison, par un écrivain<br />
n'ayant ni talent ni instruction, ces deux opuscules<br />
n'ont absolument aucune valeur réelle.<br />
Cependant, à peine étaient-ils parus, qu'un autre faus<br />
saire, le même peut-être, entreprit de compléter la des<br />
cription d'Hannon à l'aide de détails nouveaux. On par<br />
lait beaucoup à ce moment d'un aventurier nommé<br />
Eudoxe, qui venait d'essayer de tourner la Libye. Notre<br />
deuxième faussaire supposa qu'il avait réussi,et composa<br />
une prétendue relation d'Eudoxe, où celui-ci s'appuyait<br />
En Occident, ce<br />
périple fut connu de Népos, qui l'inséra dans un grand<br />
sur la prétendue relation d'Hannon. —<br />
ouvrage géographique, aujourd'hui perdu.— Ce fut là que<br />
Mêla et Pline le trouvèrent, et en firent des extraits qu'ils<br />
insérèrent dans leurs propres descriptions. Solin et<br />
Capella en parlèrent d'après Pline.<br />
En Orient, le périple d'Eudoxe fut connu de Xénophon<br />
de Lampsaque, qui le modifia dans un but systématique.
37<br />
Quant à Arrien, Aristide et Athénée, ce ne fut pas l'ou<br />
vrage d'Eudoxe qu'ils connurent, ce fut la relation origi<br />
nale d'Hannon.<br />
Du temps de Théodose, on avait encore cette relation<br />
originale. Sous ses successeurs, elle tomba entre les<br />
mains d'un Chrétien byzantin du Bas-Empire, et proba<br />
blement même d'un écolier du temps, lequel se donna<br />
ou reçut la tâche de ramener par des suppressions le<br />
récit primitif aux idées de son époque, et en retrancha<br />
ou modifia les passages qui rappelaient les antiques<br />
opinions géographiques, et surtout les traditions reli<br />
gieuses du paganisme. —<br />
C'est<br />
du périple qui nous est seule parvenue.<br />
cette deuxième édition<br />
H. Tauxier,<br />
Officier d'Académie.
BEN<br />
LES<br />
- DJELLAB<br />
SULTANS DE TOUGOURT<br />
NOTES HISTORIQUES<br />
(Suite. — Voir les n°s<br />
SUR<br />
LA PROVINCE DE CONSTANTINE<br />
L'histoire de l'Oued-Rir'<br />
133, 135, 136, 137, 140, 141, 142 146 et 147)<br />
se lie étroitement à celle du Souf el<br />
il est indispensable pour suivre les événements qu'il nous reste<br />
à rapporter, de faire connaître immédiatement cette dernière<br />
contrée.<br />
LE SOUF<br />
Le pays du Souf appartient à celte zone de dunes connue des<br />
Arabes sous le nom générique d'Areg, et qui s'étend depuis l'O<br />
céan jusqu'au Nil, séparant le Sahara des oasis et les terrains de<br />
parcours des hauts plateaux de l'Afrique Centrale. Dans celte<br />
immensité de sables mouvants, les limites du Souf ne sonl pas
39<br />
partout également bien définies. Du côlé du N. el du N.-O. elles<br />
sont assez régulièrement tracées par une succession de collines<br />
sablonneuses qui déterminent la ligne de partage des eaux entre<br />
le bassin de l'Oued-Rir'<br />
et le Souf, ce sont les collines de Tar-<br />
rouma, d'Alendaûuïa, de Drâ-et-Touïl, les dunes de Messelini.<br />
A partir de ces dernières, la ligne de ceinture se dirige au<br />
S.-S.-O., dans la direction de Tougourt ; elle côtoie le chot Che-<br />
mora, tourne brusquement à droite et décrit entre Téïbel-EI-<br />
Gueblia et El-Oued un vaste demi-cercle dont la concavité esl<br />
tournée vers le S.-O., parallèlement à la vallée de l'Oued-Ighar-<br />
ghar. Du côlé du Sud, M. le Commandant Mircher, dans son rap<br />
port sur la mission de Ghedamès, fait descendre la limite natu<br />
relle du Souf jusqu'aux dernières dunes qui se terminent à une<br />
demi-journée de marche de cette ville. Ce qui est incontestable<br />
c'est que les terrains de parcours des Troud s'étendent dans cetle<br />
direction au delà du puits de Bir-Djedid, de Beressof, de Mouïa-<br />
Aïça et de Gardaïa, creusés par les Souafa et qui sont à 150 kilo<br />
mètres au sud d'El-Oued. Vers l'Est, ces nomades s'avancent sou<br />
vent de plusieurs journées sur la route du Djerid et du Nefzaoua,<br />
lorsque la sécurité du pays le permet ; mais de ce côlé leurs ex<br />
cursions sont le plus souvent limitées par la présence des bandes<br />
d 'Oulad-Yacoub* de Beni-Zid el d'Ourghouma.<br />
Pour donner une idée de l'aspect lout particulier de cetle ré<br />
gion, nous ne pouvons faire mieux que d'emprunter à M. Charles<br />
Martin, la description qu'il en a donnée.<br />
« On donne le nom de Souf à ce désert de sable qui s'étend de<br />
Tougourt aux frontières de la Tunisie. Si le désert des plateaux<br />
est l'image d'une mer figée pendant un calme plal, le désert de<br />
sable nous représente une mer qui se serait solidifiée pendant<br />
une violente tempête. Des dunes semblables à des vagues s'élè<br />
vent l'une derrière l'autre jusqu'aux limites de l'horizon, sépa<br />
rées par détroites vallées qui représentent les dépressions des<br />
grandes lames de l'Océan, dont elles simulent tous les aspects.<br />
Tantôt elles s'amincissent en crêtes tranchantes, s'effilent en py<br />
ramides et s'arrondissent en voûtes cylindriques. Vues de loin,<br />
ces dunes nous rappelaient aussi quelques fois les apparences du
40<br />
névé dans les cirques cl sur les arêtes qui avoisinent les plus<br />
hauts sommets des Alpes. La couleur prêtait encore à l'illusion.<br />
Modelés par les vents, les sables brûlants du désert prennent les<br />
mômes formes que les névés des glaciers. Ces dunes sont compo<br />
sées uniquement de sable siliceux très fin, semblable à celui de<br />
Fontainebleau,<br />
et dans quelques points on retrouve le grès<br />
friable qui leur a donné naissance,<br />
elles ont été formées sur<br />
place et non point amenées par les vents de la région monta<br />
gneuse. Dans le Sour, le fond de la mer saharienne était du grès<br />
ou du sable déposé par les fleuves. Ce sable,<br />
aujourd'hui à sec,<br />
est sans cesse remanié par le vent. Néanmoins les dunes ne se<br />
déplacent pas el conservent leur forme,<br />
quoique le vent pour<br />
peu qu'il soit un peu fort, enlève et entraîne le sable à la sur<br />
face. On voit alors une couche de poussière mobile courir dans<br />
les vallées, remonter les pentes des dunes, en couronner les<br />
crêtes et retomber en nappe de l'autre côlé. Deux vents, celui du<br />
Nord-Ouest et celui du Sud régnent dans le désert. Leurs effets<br />
se contrebalancent si bien que l'un ramène le sable que l'autre a<br />
déplacé et la dune reste en place et conserve sa forme : l'Arabe<br />
nomade la reconnaît et c'est pour les étrangers que des signaux<br />
formés d'abrisseaux qu'on accumule sur les crêtes jalonnent la<br />
route des caravanes. Quand le temps esl clair, rien de plus facile<br />
que se diriger dans le désert ; mais quand le Simoun se lève,<br />
alors l'air se remplit d'une poussière dont la finesse est telle<br />
qu'elle se tamise à travers les objets les plus hermétiquement<br />
fermés, pénètre dans les yeux, les oreilles et les organes de la<br />
respiration. Une chaleur brûlante,<br />
pareille à celle qui sort de la<br />
gueule d'un four, embrase l'air et brise les forces des hommes el<br />
des animaux. Assis sur le sable, le dos tourné du côté du vent,<br />
les Arabes enveloppés de leurs burnous, attendent avec une rési<br />
gnation fataliste, la fin de la tourmente ; leurs chameaux accrou<br />
pis, épuisés, haletants, étendent leur long cou sur le sol brûlant.<br />
Vu à travers ce nuage poudreux, le disque du soleil, privé de<br />
rayons, est blafard comme celui de la lune... Dans le Souf,<br />
ces vents du désert ensevelissent les caravanes sous des masses<br />
de sable énormes; c'est ainsi que péril l'armée de Cambyse, el les<br />
nombreux squelettes de chameaux que nous rencontrâmes,
41<br />
témoignent que ces accidents se renouvellent encore quelques<br />
fois (1). »<br />
A mesure que l'on se rapproche du Souf proprement dit, la<br />
physionomie désertique du pays s'accentue de plus en plus, les<br />
dunes augmentent de dimensions et forment un enchevêtrement<br />
inextricable du milieu duquel les habitants du pays peuvent<br />
seuls sortir en se repérant sur certaines collines reconnaissables<br />
à leurs formes. Celles-ci varient à l'infini, mais, quelles qu'elles<br />
soient,<br />
elles présentent généralement une pente légèrement<br />
adoucie qui se termine du côté opposé du vent dominant par un<br />
talus de 45° raccordé à la masse sablonneuse par une arête très<br />
vive<br />
Ce n'est pas sans appréhension que l'on aborde à cheval pour<br />
la première fois un obstacle de ce genre; la bêle elle-même<br />
montre une certaine hésitation. Que de fois n'ai-je pas entendu<br />
nos troupiers franchissant péniblement une étape en enfonçant à<br />
chaque pas, s'écrier: Le bon Dieu n'est jamais passé par ici ! —<br />
On dirait en effet une région maudite.<br />
Ce sable coulant offre cependant une résislarice suffisante pour<br />
que le cheval puisse moitié en glissant, moitié en marchant.opé-<br />
rer la descente d'une dune sans accident. Le danger existe plutôt<br />
pour les chameaux chargés qui n'appartiennent pas aux Souafa.<br />
Il est rare que dans un grand convoi quelqu'un d'entre eux ne<br />
s'estropie pas ; aussitôt on l'égorgé et on le mange. On conçoit<br />
les changemenfs que doivent apporter a chaque instant dans ce<br />
chaos sans consistance les perturbations atmosphériques si fré<br />
quentes el si violentes dans le Sahara. D'après ce que nous avons<br />
vu de la disparition totale en quelques années de signaux de<br />
grande dimension élevés en vertu des ordres de l'autorité par les<br />
Souafa et les Oulad-Saïah pour jalonner les routes enlre El-Oued<br />
et Tougourt, nous aurions cru les effets de ces ouragans beaucoup<br />
plus considérables qu'ils ne le sont en réalité. Dans ces circons<br />
tances, le pays prend un aspect encore plus bizarre el plus curieux.<br />
(I) Tableau physique du Sahara Occidental, Charles Martin, Revue<br />
des Deux-Mondes, 1864.
42<br />
Les dunes fument disent les indigènes el cette expression est par<br />
faitement exacte, car de toutes les lignes de crêtes s'élèvent des<br />
masses de sable qui ressemblent à des tourbillons de fumée. Les<br />
coups de vent violents sont excessivement dangereux, non seu<br />
lement l'air esl tellement obscurci que Tonne peut distinguer<br />
la forme des dunes et qu'il esl impossible au meilleur guide de<br />
se reconnaître, mais les flots de sable vous aveuglent si bien<br />
qu'on se croil isolé au milieu de la foule. En pareil cas, l'unique<br />
moyen de salut pour une colonne consiste à grouper immédiate<br />
ment le convoi et à s'arrêter autour. Toute la question esl d'a<br />
voir une réserve d'eau et des vivres suffisants pour attendre<br />
l'accalmie.<br />
C'est au milieu de ce désert de sable que se trouve l'agglomé<br />
ration d'oasis et de villages qui constituent la circonscription du<br />
Souf. Les jardins s'échelonnent à droite et à gauche d'une dépres<br />
sion de terrain allant de Guemar à El-Oued et forment deux<br />
massifs bien distincts. Les jardins sont disséminés par groupes<br />
isolés de 5 à 100 palmiers, suivant la configuration des dunes ;<br />
leur étendue augmente à mesure qu'on descend vers le Sud ;<br />
chaque groupe est caché au fond d'un entonnoir creusé de main<br />
d'homme jusqu'à ce que le sol artificiel ait été amené à un mètre<br />
et moins au-dessnsde la nappe d'eau abondante, cachée sous la<br />
croule superficielle. Les racines de palmiers y puisent l'humidité<br />
qui leur est nécessaire el n'ont pas besoin d'irrigation. Le sable<br />
du déblai rejeté en dehors forme un talus au sommet duquel on<br />
plante des palissades en branches de palmiers<br />
el"<br />
on élève des<br />
petits murs en pierres sèches de façon à prévenir l'ensablemenl<br />
de ces jardins. A mesure que le sable s'accumule contre cet obs<br />
tacle et menace de le dépasser, on superpose une nouvelle palis<br />
sade à la première. La profondeur de ces entonnoirs varie de Cà<br />
12 raèlres,<br />
souvent c'est à peine si la tête des palmiers dépasse<br />
leurs bords. Malgré les précautions prises, l'enlrelien de ces jar<br />
dins exige un travail incessant, le moindre souffle de venl y<br />
amène du sable que les indigènes ramassent avec le plus grand<br />
soin et qu'ils vont porter dehors couffin par couffin. H arrive<br />
parfois que des tempêtes remplissent de fond en comble ces<br />
entonnoirs, il faut alors recommencer à nouveaux frais pour
43<br />
déblayer les palmiers. En un mot la vie des habitants est une<br />
lutte continuelle contre la nature. Dans un sol exclusivement<br />
sablonneux, le palmier a besoin d'engrais pour se développer<br />
et produire. Chaque arbre esl entouré d'un pelil fossé que l'on<br />
emplit de fumier qu'il faut souvent aller ramasser fort loin sur<br />
les roules, aux abords des fontaines, elc. Avec ces soins constants<br />
l'arbre qui trouve de l'humidité à sa racine se développe avec une<br />
grande rapidité et donne d'excellents fruits. Les dattes du Souf<br />
sonl très estimées el la récolte du bon palmier rapporte de 20 à<br />
25 francs. Les arbres ont au Souf une valeur qu'ils n'ont nulle<br />
pari ailleurs. Il y en a dont le prix s'élève jusqu'à 250 francs.<br />
On cherche donc à prolonger leur existence par tous les moyens<br />
possibles et pour arriver à ce but, les Souafa emploient un<br />
procédé fort ingénieux. Aussitôt que l'arbre commence à dépérir<br />
et que sa production baisse,<br />
on l'étaie convenablement avec des<br />
madriers, puis, après l'avoir déchaussé complètement en enlevant<br />
le sable, non seulement autour, mais au-dessous, on taille les raci<br />
nes en extirpant les mauvaises. Il s'en forme de nouvelles et l'arbre<br />
reprend sa vitalité pour un temps plus ou moins long. Cetle opé<br />
ration est dangereuse; quelques fois le palmier, mal sou tenu, glisse<br />
sur ses supports et, écrase le malheureux qui se trouve dessous.<br />
Le palmier du Souf n'a pas l'aspect élancé el grêle de celui du<br />
Ziban et de l'Oued-Rir'<br />
; ses branches plus rapprochées du sol<br />
sont supportées par un tronc beaucoup plus fort. Le poids de ses<br />
régimes esl énorme et leur produit est bien supérieur à celui des<br />
mêmes arbres dans les autres régions. On estime à 150,000 le<br />
nombre des palmiers du Souf. Bien que les recensements qui ont<br />
été faits soient approximatifs, celle évaluation, basée sur l'impôt<br />
et sur les dires contradictoires des habitants des diverses localités,<br />
doit s'approcher de la vérité. Plus de la moitié de ces palmiers<br />
appartient aux Troud.<br />
En raison de l'excellente qualité des dattes et du grand rende<br />
ment des arbres, on évalue au minimum à 15 francs,<br />
l'un dans<br />
l'autre le rapport annuel de chaque palmier. En admettant celte<br />
base comme exacte,<br />
cette culture représenterait un revenu de deux<br />
miilions.donl un tiers resterait dans le pays par suite de l'expor<br />
tation.
44<br />
Chaque jardin contient un ou plusieurs puits à bascule dont la<br />
profondeur varie de 4 à 10 mètres. De loin, toutes les perches<br />
légèrement penchées, ressemblent à une flotille de tartanes au<br />
mouillage. L'appareil du puisage se compose d'une peau de bouc<br />
dont la contenance varie de 10 à 12 litres. Les habitants extraient<br />
l'eau avec une grande rapidité et s'en servent pour arroser les<br />
jeunes pousses do palmiers et quelques légumes. Il esl à remar<br />
quer encore que bien que ces puits soient alimentés par la même<br />
nappe, la qualité de l'eau varie de l'un à l'autre; beaucoup ne<br />
donnent qu'un liquide saumûtre. Les puits sont le plus souvent<br />
placés à une certaine hauteur sur les bords de l'entonnoir, de<br />
manière à faciliter l'irrigation. L'eau est versée dans un réservoir<br />
d'où part un conduit principal maçonné en plâtre el auquel<br />
aboutissent de petits canaux ou plutôt des évidemenls rectangu<br />
laires creusés les uns à côlé des autres dans le plâtre. On ouvre<br />
et on ferme alternativement chacune de ces rigoles au moyen<br />
d'un tampon en laine, de façon à arroser successivement toutes<br />
les parties du jardin.<br />
Le tabac du Souf qui est fort recherché dans le Sahara, qui se<br />
vend même dans le Tell el qui forme une branche considérable<br />
de l'exportation,<br />
constitue la culture principale. On le cultive<br />
dans ce pays depuis un temps immémorial el par petites surfaces<br />
qui ont généralement 3 mètres de long<br />
sur 2 mètres de large.<br />
On en fait deux récoltes. Lors de la première, on se borne à en<br />
lever les feuilles inférieures qui donnent un produitde meilleure<br />
qualité que les feuilles supérieures; celles-ci ne sonl cueillies<br />
qu'en automne. Bien que la seule qualité cultivée soil le tabac<br />
rustique, il ne manque pas d'un certain parfum, mais il esl très<br />
fort el son odeur esl piquante. Les indigènes l'emploient rarement<br />
pur ; au tabac en poudre pilé très lin, ils adjoignent une dose de<br />
malrou et ils mélangent le tabac à fumer avec des feuilles d'arak ;<br />
ces feuilles onl un léger goût d'amertume, on leur attribue des<br />
propriétés anti-syphilitiques. Serait-ce une raison qui motiverait<br />
leur mélange au tabac? Au Souf comme dans tout le Sahara, la<br />
syphilis est constitutionnelle chez la majeure partie des Arabes.<br />
En fait de légumes, on cultive principalement au pied des pal<br />
miers, comme dans l'Oued-Rir', des pastèques, diverses espèces
de melons, des tomates, du felfel, etc. Dès 1857 on était parvenu<br />
à acclimater à Guemar la pomme de terre, qui, multipliée, eût élé<br />
une grande ressource pour ce pays où manque le blé. Les essais<br />
tentésont parfaitement réussi, seulement les habitants apprécient<br />
peu ce légume qui esl encore rare el qui se vend à un prix élevé<br />
sur les marchés (Ofr. 90 le kilog.).<br />
On cultive aussi le kif, la garance el le colon mais eu quanti<br />
tés très minimes. En fait d'arbres fruitiers il n'y a que quelques<br />
figuiers,<br />
abricotiers et grenadiers. Ces arbres végètent el leurs<br />
fruits sonl de médiocre qualité.<br />
Tout est bizarre dans ce pays; les constructions elles-mêmes<br />
ne ressemblent en rien à ce qu'on peut voir dans les autres par-<br />
lies du Sahara. Comme pierres il n'existe que des cristaux de<br />
gypse qui présentent les formes les plus variées. Tantôt ce sonl<br />
des fers de lance, tantôt des rosesd'une structure régulière, d'au<br />
tres fois des dessins d'une incroyable délicatesse. C'est avec ces<br />
matériaux que sonl élevées les enceintes des villages et des jar<br />
dins,<br />
ainsi que les murailles des maisons. En réunissant quel<br />
ques-uns de ces cristaux,<br />
on obtient un plâtre d'excellente qua<br />
lité qui sert à les agglutiner les uns aux autres.<br />
La rareté du bois rend très onéreuses les couvertures en plate<br />
forme, 1rs terrasses sonl donc assez rares et n'existent que dans<br />
les maisons des riches. La majeure partie des habitations sont<br />
recouvertes par une série de coupoles serrées les unes contre les<br />
autres et qui ressemblent à dislance à une succession de ruches<br />
d'abeilles. Le peu de solidité de ces dômes ne permet de donner<br />
qu'une portée très restreinte à la voûte, il esl donc rare que les<br />
chambres aienl plus de 2m50 de largeur, à moins qu'elles ne<br />
soient recouvertes par une double rangée de coupoles supportées<br />
à l'intérieur par des pilliers. Les maisons comprennent générale<br />
ment une grande cour, entourée de trois côtés de chambres et de<br />
magasins et présentant sur le quatrième une galerie à arcades.<br />
Dans la cour même ou en avant de la cour, pour les habitations<br />
isolées se trouve une enceinte en djerid, au centre de laquelle on<br />
élève une lente qui sert une bonne partie de l'année au loge<br />
ment de la famille. Il esl du reste à noter que pendant l'été la<br />
majeure parlie de la populaiion sédentaire se fixe au milieu des
jardins, dans de petits gourbis,<br />
46<br />
ville qu'après la récolte des dattes.<br />
ou sous la tente et ne rentre en<br />
Si l'on pénètre dans l'intérieur des maisons, il est rare que l'on<br />
n'y voie pas un ou plusieurs métiers à lisser; il y règne une<br />
propreté peu habituelle chez les Arabes et une sorle d'aisance<br />
relative,<br />
qui se traduit par l'existence de quelques coffres gros<br />
sièrement peints et d'objets en verre, en faïence et en porcelaine<br />
suspendus aux murs,<br />
et qui sonl là pour la montre. Les maisons<br />
sont généralement très basses et leur hauteur dépasse rarement<br />
trois mètres. A Guemar,<br />
quelques-unes ont un étage et sont<br />
construites avec régularité par des maçons tunisiens. Une sorle de<br />
large antichambre, entourée de bancs en plâtre,donne sur la rue.<br />
Quant aux boutiques, qui sont nombreuses à El-Oued, à Gue<br />
mar cl à Zegoum, elles ne diffèrent en rien de celles des autres<br />
villes sahariennes; seulement la contrebande provenant de la<br />
Tunisie ou de la Tripolitaine par Ghadamès y abonde.<br />
De l'exploitation des lacs salés qui existent dans la contrée, les<br />
Souafa ne font guère une branche de commerce ; ils y vonl reti<br />
rer le sel nécessaire à leurs propres besoins, Les troupeaux des<br />
Souafa sont très nombreux, mais leur laine ne suffit pas à la<br />
fabrication des tissus exportés annuellement. Les tribus de pas<br />
teurs des pays voisins trouvent donc toujours à placer leurs lai<br />
nes sur le marché d'El-Oued. Les chameaux des Souafa, dont le<br />
nombre est considérable, sont plus durs à la fatigue que les cha<br />
meaux des tribus nomades; la nécessité de les utiliser à chaque<br />
instant de l'année pour transporter les marchandises, fait aug<br />
menter les soins que l'on a pour eux : on leur donne l'orge quand<br />
ils voyagent. Les ânes du Souf,<br />
dins, sont de couleur blanche,<br />
employés pour le travail des jar<br />
plus grands et plus forts que l'es<br />
pèce ordinaire, ils viennent du Toual ; les Souafa vonl les ache<br />
ter à Ghadamès ou à Ghal; ils valent de 100 à 150 francs; on les<br />
nourrit comme des chevaux.<br />
Le pays du Souf est un ensemble de huit centres divisés en<br />
deux groupes de quatre. Le premier groupe se compose de Gue<br />
mar, Tar'zoul, Kouïnin et El-Oued. Les palmiers de cn premier<br />
groupe ne forment pour ainsi dire qu'une seule et grande oasis<br />
en forme de fer à cheval 1res allongé el entourant les villages.
47<br />
Le second composé de Sidi-Aoun, Behima, Zegoum et Debila, fait<br />
trois oasis distinctes. Le village d'El-Oued est le plus important<br />
et il exerce sur les autres une très grande influence: sa force<br />
provient non seulement d'une grande supériorité numérique,<br />
mais encore de sa richesse. Le centre religieux esl à Guemar;<br />
c'est là que se trouve la zaouïa des Tidjania, grande et vaste<br />
construction monumentale, succursale de la zaouïa centrale de<br />
Temacine.<br />
Le nombre des habitants du Souf s'élève au minimum à vingt-<br />
cinq mille âmes dont nous parlerons bientôt.<br />
M. Carette pense que c'est dans le Souf qu'il faut placer la sta<br />
tion désignée par Bekri el d'autres auteurs sous le nom de Gui-<br />
toun-Biada, la tente blanche, parce que cette appellation s'ap<br />
plique assez bien à l'aspect du pays et que les cîmes.des dunes<br />
produisent l'effet fantastique d'un camp lointain dont on n'aper<br />
cevrait que le sommet des lentes. Il règne encore dans ce pays<br />
une tradition relative aux chrétiens: suivant les légendes loca<br />
les, l'Oued-Souf élait un fleuve considérable du temps que les<br />
Romains possédaient l'Afrique. Le mol Souf doit dériver de Assif<br />
qui en langue berbère signifie rivière, fleuve. Mais les habitants<br />
jetèrent un sort sur le cours d'eau et il disparut avec eux. M. Ber<br />
brugger a recueilli dans le Souf même une tradition analogue el<br />
qui se rapporte aussi au nom du pays. Les Souafa prétendent<br />
qu'au temps des chrétiens une rivière abondante appelée Oued-<br />
Izouf, la rivière qui murmure, coulait dans leur contrée, du<br />
Nord au Sud. Mais les chrétiens forcés de se retirer devant l'Islam<br />
victorieux, enfermèrent la rivière sous terre,<br />
ainsi que tous les<br />
autres oueds sans eau qu'on rencontre dans celte région.<br />
Oued-Izouf altéré serait devenu Oued-Souf.<br />
Cetle tradition qui attribue aux chrétiens la disparition des<br />
cours d'eau du Sahara, est répandue dans tout le désert. Elle peut<br />
s'expliquer jusqu'à un certain point, en ce sens que la retraite de<br />
la civilisation chrétienne produirait nécessairement un retour à<br />
la barbarie (1).<br />
Deux Iribus d'origines différentes constituent la population du<br />
(1) Berbrugger.<br />
*
Souf, ce sont les Adouan et les Troud. Les premiers occupaient<br />
depuis un temps fort reculé tout le pays,<br />
lorsque les Troud sur<br />
vinrent et s'installèrent de force à côlé d'eux. C'est une histoire<br />
assez curieuse que je vais rapporter en donnant la tradition lex-<br />
luelle du manuscrit arabe intitulé<br />
suis procuré dans le pays (I ).<br />
Messerouk ben Andala,<br />
Kitab-el- Adouani que je me<br />
dit le chroniqueur arabe, ayant tué<br />
son cousin, prit la fuite avec ses parents et passa en Egypte. Trois<br />
ans après son départ d'Arabie, il passait en Tripolitaine, puis en<br />
Tunisie, non sans de nombreuses aventures, à la suite desquelles<br />
ils faillirent succomber. Repoussés de toutes parts, ils ne savaient<br />
que devenir, quand un de leurs vieillards proposa de les tirer<br />
à la condition qu'à l'avenir ils porteraient son nom.<br />
d'embarras,<br />
Ce vieillard s'appelait Trad ben Dabès, et le nom de Troud, c'esl-<br />
à-dire les gens de Trad fui adopté. A ce moment,<br />
cetle popula<br />
tion nomade, campée chez les Beni-Zid, près du golfe de Gabès,<br />
pouvait mettre sur pied quatre cents cavaliers. Deux de ces der<br />
niers,<br />
envoyés à la recherche d'une localité convenable pour leur<br />
installation, arrivèrent un jour aux ksours Adouan,où ils ne trou<br />
vèrent qu'une femme, un esclave, el un vieillard impotent âgé de<br />
120 ans, qui avail appris de son père morl à l'âge de 150 ans, les<br />
événements d'autrefois qu'il se plaisait à raconter.<br />
Après qu'ils eurent échangé les salutations d'usage, le vieillard<br />
dit aux deux cavaliers :<br />
De quelle tribu êtes-vous, et que venez-vous chercher ici ?<br />
Nous sommes deux hommes de bien de l'Ifrikia, el nous par<br />
courons le pays pour notre agrément.<br />
Vous mentez, reprit le vieillard, car je sais, par les prophéties<br />
renfermées dans nos vieux livres,<br />
que les Troud auxquels vous<br />
(1) Le Kitab-el- Adouani contient une foule de traditions sur le<br />
Sahara de Constantine et de Tunis. J'en ai publié la traduction com<br />
plète dans le Recueil de la Société Archéologique de Conslanline, an<br />
née 1868.
49<br />
appartenez, doivent apparaître à l'époque où nous sommes actuel<br />
lement pour s'emparer de tout ce qui existe dans cette contrée.<br />
Les deux voyageurs surpris demandèrent: que savez-vous donc<br />
encore à ce sujet?<br />
Voici dit-il : le pays qui esl derrjère vous s'appelle le Souf. C'esl<br />
ici qu'existent les ksour Adouan. Il en est d'autres qui sont dits<br />
ksour Raliban ; ce nom leur fut donné parce que des moines chré<br />
tiens vinrent jadis s'y inslaller,vivre dans l'isolement, et se livrer<br />
à l'adoration de Dieu.<br />
Quant à Adouan,<br />
voici quelle est l'origine de cette appellation.<br />
Sous le khalifat de Olman ben Affan, les Musulmans tirent la<br />
conquête de l'Afrique. Parmi eux se trouvai! un homme des Beni-<br />
Makhzoum, nommé Adouan. Les Arabes s'étant retirés, Adouan<br />
continua pour son compte à rester en Afrique, il s'y maria à une<br />
femme indigène laquelle lui donna vingt enfants en 15 grossesses.<br />
Ses fils grandirent, montèrent à cheval et eurent eux-mêmes des<br />
enfants du vivant d'Adouan,<br />
leur père. Cette famille prospéra à<br />
tel point que des gens de tous pays accoururent pour vivre à côlé<br />
d'elle et c'est ainsi que s'accrut la population des Ksour-Adouan.<br />
Nos livres prophétiques, ajouta le vieillard, affirment que les<br />
Adouan seront vaincus par une peuplade arabe dite les Troud,<br />
dont le chef se nommera Trad. Le moment assigné par les prophé<br />
ties est arrivé : or il n'y a pas de doute, vous n'êtes autres que<br />
les Troud.<br />
Les deux voyageurs ayant entendu ces paroles, dirent: ce pays<br />
nous convient, en effet, nous allons retourner immédiatement<br />
auprès de nos compagnons pour leur rendre compte de ce que<br />
nous avons vu et entendu. Ils remontèrent à cheval et s'éloignè<br />
rent pour aller chercher les Troud. Cette émigration eut lieu vers<br />
l'an de 800 de l'hégire (1397-98 de J.-C). Mais ce ne fut pas sans<br />
combat que les Troud se rendirent maîtres du pays. Le Kitab-el-<br />
Adouani, auquel je renvoie le lecteur, expose toutes les phases<br />
de cette lulle énergique.<br />
Aujourd'hui les Troud se subdivisent en six tribus. Ils possè<br />
dent la presque totalité des troupeaux de chameaux et de mou<br />
lons. Autrefois ils pouvaient mettre en ligne près de 1,800 mehara<br />
Revue africaine, 26e année. X° 181 (JANVIER <strong>1882</strong>). 4
50<br />
ou chameaux de selle. Mais les conditions de paix el de sécurité<br />
qu'ils ont trouvées depuis noire occupation ont eu pour consé<br />
quence une diminution de ces animaux,<br />
de leur esprit d'entreprise commerciale,<br />
peut-être au préjudice<br />
principalement du côlé<br />
de l'Afrique Centrale. Les Souafa avaient jadis la réputation jus<br />
tement méritée d'infatigables voyageurs. Le trajet de Ghadamès<br />
et de Ghat leur étail chose familière; on en cile poussés par<br />
qui,<br />
leur caractère aventureux, allaient trafiquer jusq n'a Kanou,dans<br />
les Etals du royaume nègre de Haoussa. Aujourd'hui, ils ont con<br />
servé par habitude traditionnelle avec les entrepreneurs de Gha<br />
damès tout juste assez de relations pour inonder le sud algérien<br />
de marchandises étrangères et y faire la contrebande de la pou<br />
dre et des armes. La prohibition du commercedes esclaves a tout<br />
modifié.<br />
Les Souafa possèdent encore quelques centaines de mehara, ce<br />
qui constitue une force d'aulant plus imposante que, comme fan<br />
tassins, les Troud onl une grande réputation de courage, d'adresse<br />
el d'intelligence. Leur vie se passe en majeure parlie dans le<br />
Sahara , ce n'est que pendant la récolle des datles qu'ils<br />
viennent camper aux alentours des oasis. Même à celle époque<br />
leurs troupeaux de moulons ne quittent pas le désert, ils y restent<br />
sous la conduite de bergers qui les mènent partout où il y a un<br />
peu d'herbe. A l'époque de la tonle, les maîtres des troupeaux se<br />
mettent à leur recherche dans les zones où ils espèrent les ren<br />
contrer,<br />
et ils en rapportent. la laine dont une parlie esl vendue<br />
et l'autre lissée dans leur famille.<br />
Les Troud n'émigrent pas dans le Tell, ils font, comme nous<br />
l'avons dit, pâturer leurs troupeaux très loin sur la roule de Gha<br />
damès ; ils se mêlent aux Chaamba leurs alliés et vonl avec eux<br />
dans la zone des puits qui s'étend au sud et à l'ouest d'Ouargla.<br />
Du côté du Nord ils se joignent aux Nememcha.<br />
Les Adouan étaient autrefois pasteurs. L'arrivée des Troud les<br />
a fait renoncer à la vie nomade et à s'adonner à l'industrie. Ce<br />
pendant ils ne manquent pas d'esprit d'entreprise, mais c'est gé<br />
néralement vers Tunis et nos villes qu'ils se dirigent. Un grand<br />
nombre d'entre eux émigré pendant plusieurs années, à Tunis,<br />
Conslanline, Alger, où ils s'emploient comme portefaix, dômes-
51<br />
tiques, maçons. Une fois leur petite fortune gagnée, ils rentrent<br />
au Souf, achètent quelques palmiers el se construisent une mai<br />
son. Leur retour est le but de leur vie,<br />
et rien ne rend mieux<br />
l'engouement qu'ils éprouvent pour leur région sablonneuse que<br />
ces paroles d'EI-Adouani qui s'écrie : i II n'y a pas de vallée plus<br />
agréable à habiter que celle de Tar'zoul. >■ La fréquentation de<br />
nos centres a donné aux Souafa des allures polies et empressées<br />
qui frappent les voyageurs qui visitent cetle région. En les<br />
voyant, on est surpris de la finesse de leurs Irails, de leur phy<br />
sionomie intelligente et de la propreté de leurs vêtements. On<br />
s'étonne de voir à côté de ces hommes d'un type si fin circuler<br />
dans les divers villages quelques femmes malpropres aux traits<br />
épais et grossiers.<br />
La sagacité des Souafa comme guides leur a valu une haute<br />
réputation qui ser.l de texte à des histoires plus merveilleuses les<br />
unes que les autres. En tenant compte de l'exagération, il esl<br />
certain que l'habitude el la vie du désert ont donné aux Souafa<br />
un développement des sens excessivement remarquable.<br />
(A suivre.)<br />
L. Charles Féraud.
HISTOIRE<br />
CHERIF BOU BAR'LA<br />
(Suite. --<br />
Voir<br />
les n°s<br />
145, 14", 148, 149 et 150.<br />
A la suite de ces lettres le Gouverneur général décida,<br />
le 16 septembre, que le général Cuny, commandant la<br />
subdivision d'Alger, se mettrait à la tète d'une colonne<br />
du bataillon<br />
composée de deux bataillons du 8e<br />
Léger,<br />
de Tirailleurs indigènes, de deux escadrons du 1er régi<br />
ment de Chasseurs, d'une section de montagne et de<br />
détachements des services auxiliaires. Le mouvement<br />
devait commencer dès le lendemain.<br />
La mission du général Cuny était de s'opposer aux<br />
progrès de Bou Bar'la, de rassurer les tribus soumises<br />
et de maintenir l'action de nos chefs indigènes ; la colon<br />
ne du lieutenant- colonel Bourbaki, qui venait de s'ins<br />
taller à Dra-el-Mizan, dans une position beaucoup plus<br />
avantageuse qu'à Ben-Haroun,<br />
dres.<br />
était mise sous ses or<br />
« Le but apparent du mouvement que vous allez diri-<br />
» ger, est-il dit dans la dépêche du 16, devra être un tra-<br />
» vail sur la route de Dellys. A cet effet, vous laisserez<br />
» sur cette route une compagnie de chacun des batail-
53<br />
» Ions du 8e Léger Vous partirez le 17,<br />
pour sortir<br />
» d'Alger et indiquer le mouvement aux Arabes »<br />
Le 20 septembre, la colonne s'installait auprès du fort<br />
turc connu sous le nom de Bordj -Sebaou;<br />
était de 2,626 hommes,<br />
son effectif<br />
503 chevaux et 222 mulets. Le<br />
22 septembre, elle se porta près des ruines romaines<br />
d'Aïn-Faci,<br />
insoumises.<br />
où elle se trouvait plus rapprochée des tribus<br />
On avait décidé aussi que nos marchés seraient fermés<br />
à tous les Kabyles sans distinction, car on avait cons<br />
taté que les tribus qui se disaient soumises pour com<br />
mercer avec nous, fournissaient aussi des contingents<br />
au Chérif.<br />
Comme nous l'avons vu plus haut,<br />
Bou Bar'la était<br />
arrivé le 18 au Khemis des Maatka. Il avait avec lui les<br />
contingents des Zouaoua et des Beni-Sedka, conduits<br />
par Si El-Djoudi, des Beni-bou-Drar, El-Hadj Boudjema<br />
Naît Iakoub, des Ouadia, El-Hadj El-Mokhtar de Tiroual,<br />
Amar ou Ramdan, des Beni-Irguen et d'autres personna<br />
ges moins importants ; il alla s'installer à Adjaba, près<br />
des Beni-Arif et les Maatka lui apportèrent force diffas .<br />
Dans la soirée du 20, il alla avec ses contingents au vil<br />
lage de Bou-Hinoun, afin d'y organiser un coup de main<br />
contre lesAmeraoua. Le chérifdescendit, pendant la nuit,<br />
vers les Ameraoua jusqu'au dessous de Sidi-Aïed, à la<br />
limite des oliviers,<br />
pour être prêt à marcher dès qu'il<br />
ferait un peu jour. Les insurgés avaient eu d'abord le<br />
dessein de se porter sur la zmala de Tizi-Ouzou, mais ils<br />
s'aperçurent qu'on avait mis un poste en avant du bordj<br />
turc et ils se décidèrent à attaquer les Abid-Chemlal, en<br />
se glissant dans le lit de l'Oued-Medoha, où ils pouvaient<br />
dissimuler leur marche. Bou Bar'la, suivi d'une quaran<br />
taine de cavaliers, se porta sur le village de Chemlal, les<br />
piétons attaquèrent celui de Zmalt-el-Kaf .<br />
Les Abid, bien que surpris,<br />
ment;<br />
se défendirent vaillam<br />
c'était là qu'étaient nos meilleurs cavaliers du
54<br />
makhezen. Trois des plus renommés par leur<br />
vigueur et<br />
leur courage, Ahmed ben Henni, Bou Khedimi, El-Mokh<br />
tar ben Henni tombèrent successivement. Ce dernier<br />
avait juré de prendre le chérif; dès qu'il le vit, il courut<br />
droit à lui. Les deux adversaires échangèrent leur coup<br />
de fusil sans s'atteindre;<br />
El-Mokhtar se jeta sur Bou<br />
Bar'la et il avait déjà saisi la bride de son cheval, mais cet<br />
te bride se rompit et lui resta dans la main. Le chérif tira<br />
alors son sabre et abattit son adversaire. Après la perte<br />
de leurs trois meilleurs cavaliers, les Abid ne résistèrent<br />
plus et prirent la fuite,<br />
les cavaliers du chérif les pour<br />
suivirent jusqu'au delà de l'oued Beni-Aïssi, pendant que<br />
les piétons ramassaient les troupeaux, les emmenaient<br />
dans la montagne et incendiaient les deux villages.<br />
El-Hadj Mohamed ou Kassi, frère du bach-agha, se<br />
trouvait alors à Tazazereit ; en voyant l'incendie, il<br />
monte à cheval avec tout ce qu'il peut réunir de cavaliers<br />
(le goum des Ameraoua était réuni à Sidi-Namen), et il<br />
se précipite sur les insurgés. C'était, comme nous l'avons<br />
dit ailleurs, un cavalier intrépide et impétueux; à son<br />
premier élan il fait tourner bride à l'ennemi et le pour<br />
suit vigoureusement jusqu'à la montagne, en reprenant<br />
une grande partie des troupeaux enlevés. Les insurgés<br />
perdirent dans cette affaire 2 cavaliers et 27 piétons ; de<br />
notre côté nous avions 12 tués.<br />
En arrivant à Bordj-Sebaou, notre colonne put voir la<br />
fumée de l'incendie des Abid -Chemlal. Les gens de ces<br />
villages durent aller chercher un abri dans les grottes<br />
(El-R'eran), qui sont sur les pentes sud-est du Belloua.<br />
Après le combat, Bou Bar'la alla s'établir dans les<br />
Cherdioua (Beni-Aïssi).<br />
Le rapport ci-après donne le compte-rendu d'une opé<br />
ration faite dans les Beni-Arif, pour nous procurer la<br />
paille nécessaire aux besoins de la colonne.
55<br />
Camp d'Aïn-Faci, le 23 septembre 1851.<br />
« Les tribus soumises qui me fournissent de la paille<br />
» pour la colonne depuis notre arrivée dans la vallée du<br />
» Sebaou, m'ayant respectueusement fait sentir que leur<br />
» fidélité à la cause de la France, leur devenait onéreuse,<br />
» j'ai dû, pour faire cesser ces réclamations, tenter d'al-<br />
» 1er fourrager chez les Beni-Arif, qui viennent de faire<br />
» défection.<br />
» Cette tribu s'est vigoureusement opposée à l'enlève-<br />
» ment de ses meules ; j'ai été obligé, pour garantir la<br />
» cavalerie et le train,<br />
de faire occuper les crêtes et de<br />
» faire enlever successivement les villages de Berkana,<br />
» Aït-Tassohat et El-Menassera, de la tribu des Beni-<br />
» Arif. Tous ces villages ont été incendiés.<br />
» La retraite s'est opérée en bon ordre. Partie à 4 heu-<br />
» res du matin, la colonne est rentrée au camp à 11 heu-<br />
» res.<br />
» Pendant l'incendie des villages, les Beni-Arif sont<br />
» entrés en pourparlers avec le goum commandé par le<br />
» capitaine Péchot;<br />
ils promettaient de ne pas inquiéter<br />
» la retraite, lorsque le chérif Bou Bar'la, attiré sur ce<br />
» point par le bruit des premiers coups de feu, arrive et<br />
» change, en un instant, leurs dispositions. Nous avons<br />
» essuyé le feu des Kabyles, jusqu'aux derniers mame-<br />
» Ions de la montagne.<br />
deux hommes du goum ont été<br />
» Dans cette affaire,<br />
mor-<br />
» tués et sept tirailleurs indigènes blessés, dont un<br />
» tellement. Ces tirailleurs,<br />
» dant Wimpffen,<br />
sous les ordres du comman-<br />
ont été magnifiques à l'attaque des<br />
» villages ; la retraite, très difficile à cause du terrain, a<br />
» été admirablement conduite par M. de Cambray, colo-<br />
» nel du 8e Léger.<br />
» M. le colonel de Cassaignoles a essayé, en tête de ses<br />
» escadrons, de charger Bou Bar'la,<br />
qui est descendu<br />
» jusqu'aux dernières pentes de la montagne; mais, à
56<br />
la vue de nos cavaliers, le chérif est remonté dans les<br />
oliviers pour ne plus reparaître.<br />
» La perte de l'ennemi,<br />
dans cette journée, peut être<br />
évaluée à 40 ou 50 hommes tant tués que blessés.<br />
» Après les ouvertures que, depuis mon arrivée dans<br />
la vallée du Sebaou, je n'ai pas. cessé de faire aux tri<br />
bus dissidentes, après les nombreux et flagrants actes<br />
d'hostilité dont elles se sont rendues coupables à notre<br />
égard,<br />
j'ai perdu tout espoir de les ramener à notre<br />
cause par la persuasion et j'ai l'honneur de vous prier,<br />
mon Général, de vouloir bien m'autoriser à employer<br />
les moyens de rigueur et à agir vigoureusement si,<br />
dans quelques jours,<br />
venues me faire leur soumission.<br />
ces tribus kabyles ne sont pas<br />
» Signé: Cuny. »<br />
Nous ignorons quelle quantité de paille on a pu recuel-<br />
lir, mais c'était s'exposer à la payer un peu cher; com<br />
me on était dans la nécessité d'enlever les crêtes et les<br />
villages qui y sont assis pour protéger l'opération, il<br />
fallait absolument le même effort que si on avait voulu<br />
chasser le chérifdes Maatka, la principale difficulté con<br />
sistant, pour cela,<br />
dans l'enlèvement des crêtes supé<br />
rieures. De plus en battant en retraite, après avoir pris<br />
la paille, on laissait croire aux Kabyles qu'on reculait<br />
devant eux et qu'ils étaient victorieux et on arrivait au<br />
résultat de faire grossir le nombre de nos ennemis.<br />
Nous avons vu que le chérif avait paru seulement au<br />
moment delà retraite; il était encore aux Cherdioua, au<br />
moment où l'incendie des villages des Beni-Arif lui avait<br />
fait connaître notre attaque, et il était accouru aussitôt.<br />
Le 24 septembre on fît une reconnaissance de l'ancien<br />
bordj turc de Tizi-Ouzou,<br />
que l'on avait l'intention de<br />
remettre en état pour y installer le bach-agha Bel Kas<br />
sem ou Kassi, lequel avait continué à habiter Tamda.
57<br />
Bivouac d'Aïn-Faci, lu 25 septembre 1851.<br />
« Depuis ma lettre du 23, par laquelle je vous ai rendu<br />
» compte de l'engagement qui avait eu lieu, il n'est sur-<br />
» venu rien d'important.<br />
» Hier je suis sorti avec la cavalerie pour aller faire<br />
» une reconnaissance au pied de la montagne de Maat-<br />
» ka; les Bou-Hinoun, croyant que nous venions enlever<br />
» leur paille, sont descendus et y ont mis le feu.<br />
» Hier, à 3 heures, Bou Bar'la est venu poser sa tente<br />
» sur un piton des Beni-Arif en vue du camp, nous avons<br />
» vu distinctement la fantazzia des contingents qu'il<br />
» entraîne à sa suite. Il occupe aujourd'hui la même<br />
» position (1).<br />
» Demain nous irons au fourrage,<br />
» n'aurai pas d'engagement.<br />
mais j'espère que je<br />
» Il paraît que la présence du chérif chez les Beni-Arif<br />
» est la seule cause qui ait empêché leur soumission. . .<br />
Bivouac d'Aïn-Faci,<br />
» Signé: Cuny. »<br />
le 27 septembre 1851.<br />
« Comme nos mulets étaient disponibles dans la jour-<br />
» née d'hier, 26 courant,<br />
j'ai voulu profiter de leur pré-<br />
« sence pour aller à la paille, dont la cavalerie avait le<br />
» plus grand besoin.<br />
» Ce fourrage a été conduit par M. le colonel Cassai-<br />
» gnôles, qui avait sous ses ordres les trois escadrons<br />
» de Chasseurs en selle nue, le convoi formé de tous les<br />
» mulets disponibles de la colonne et pour troupes de<br />
» soutien, un bataillon du 8e Léger,commandé par M. de<br />
(1) C'était au village d'Adjaba.
58<br />
Monnet et trois compagnies de Tirailleurs indigènes,<br />
commandées par M. de Wimpffen.<br />
» Partie à 4 heures 1/2 du matin, la colonne était aux<br />
meules à 6 h. 1/2.<br />
» Les gardiens n'eurent pas le temps d'y mettre le feu ;<br />
ils regagnèrent leur montagne en toute hâte ; immé<br />
diatement le remplissage des sacs commença sous la<br />
protection de l'infanterie, qui avait occupé les hauteurs.<br />
Le fourrage était presque terminé quand, aux cris des<br />
Kabyles qui, sous la conduite de Bou Bar'la,<br />
se préci<br />
pitaient au pas de course du haut de la montagne, la<br />
retraite fut sonnée et exécutée avec beaucoup d'ordre,<br />
sous le feu de l'ennemi.<br />
» La colonne était de retour au camp à 10 heures.<br />
»» Nous avons, dans ce fourrage,<br />
tué plusieurs hom<br />
mes à l'ennemi et nous avons à nous féliciter de n'avoir<br />
pas eu un seul blessé.<br />
» Ce fourrage s'est fait chez les gens des Betrouna.<br />
» Signé: Cuny. »<br />
Le lieutenant-colonel Bourbaki rendait compte, à la<br />
date du 27 septembre, de la soumission des Frikat, faite<br />
la veille; ils avaient apporté 500 francs d'amende, 30 plats<br />
de kouskous et fourni six otages, pris parmi les princi<br />
paux habitants.<br />
Le général Cuny avait demandé l'autorisation de faire<br />
faire une attaque combinée des Maatka, par les deux<br />
colonnes ; il lui fut répondu que le moment n'était pas<br />
encore opportun pour une opération de cette nature.<br />
Camp d'Aïn-Faci, le 29 septembre 1851.<br />
« J'ai l'honneur de vous rendre compte que, depuis le<br />
dernier courrier que je vous ai adressé, rien n'est
59<br />
» changé dans notre état de choses. Bou Bar'la est tou-<br />
» jours chez les Beni-Arif; les Beni-Khalifa,<br />
» Maatka et voisins des Beni-Arif,<br />
» rapprocher de nous, mais il n'y<br />
» sitif.<br />
fraction des<br />
semblent vouloir se<br />
a encore rien de po-<br />
» En réponse à votre dépêche du 25 du courant, n°<br />
» j'ai l'honneur de vous exposer, mon Général, que si<br />
» j'ai écrit à M. le lieutenant-colonel Bourbaki de pren-<br />
» dre des renseignements et de bien étudier le terrain<br />
» entre le camp qu'il occupe et le khemis des Maatka,<br />
» dans l'hypothèse de la concentration de nos deux<br />
» colonnes sur ce point, je n'ai point émis l'idée de la<br />
» possiblilité de ce fait, n'ayant qu'une connaissance<br />
» sup-<br />
imparfaite des lieux, comme vous semblez le<br />
» poser.<br />
» Je savais parfaitement que le khemis est situé au<br />
» centre du pays des Maatka, que les chemins les plus<br />
» faciles pour y monter, étaient sur notre versant, celui<br />
» des Beni-Khalifa et celui des Beni-Arif et qu'une fois<br />
» arrivé dans les villages de ces deux fractions, l'on n'a<br />
» plus, pour arriver au khemis, qu'à traverser un plateau<br />
» très peu accidenté et dont le chemin permet à la cava-<br />
» lerie de marcher par pelotons.<br />
» Dans la journée du 23 septembre, en me portant de<br />
m'as-<br />
» ma personne dans les villages incendiés, j'ai pu<br />
» surer par moi-même de l'authenticité des renseigne-<br />
» ments qui m'avaient été fournis.<br />
» C'était donc après avoir étudié le pays et après avoir<br />
» obtenu de vous l'autorisation de réunir les deux colon-<br />
» nés que j'aurais donné, à M. le lieutenant -colonel<br />
» Bourbaki, l'ordre de marcher sur le Khemis.<br />
» Signé : Cuny. »<br />
Aïn-Faci, le 30 septembre 1851.<br />
« J'ai l'honneur de vous rendre compte qu'aujourd'hui,<br />
78,
60<br />
» or-<br />
30 du courant, mes mulets étant disponibles, j'ai<br />
» donné un fourrage chez les Betrouna.<br />
» J'ai commandé cette corvée en personne, j'avais sous<br />
» mes ordres M. le colonel Cassaignoles,<br />
avec trois es-<br />
» cadrons de son régiment, M. le colonel Cambray, avec<br />
» un bataillon et demi du 8e Léger et, enfin, le bataillon de<br />
lieutenant-<br />
» Tirailleurs indigènes, commandé par M. le<br />
» colonel de Wimpffen.<br />
» Arrivé sur le terrain,<br />
je fis occuper les hauteurs par<br />
» deux bataillons d'infanterie et le fourrage se fit avec le<br />
» plus grand ordre.<br />
» Je me disposais à regagner mon bivouac, quand Bou<br />
» Bar'la est descendu de la montagne enseignes dé-<br />
» ployées, et suivi de tous les contingents des Maatka,<br />
» des Zouaoua et des tribus voisines, je ne voulais pas<br />
» laisser au chérif le prestige que lui aurait donné une<br />
» retraite sans combat. Je donnai l'ordre d'ouvrir le feu,<br />
» il fut vivement repoussé jusqu'au premier contrefort.<br />
» Nous lui fîmes éprouver de grandes pertes, celles des<br />
» gens des Betrouna,<br />
» blessés.<br />
s'élèvent à 30 tués et autant de<br />
» D'après les renseignements que me fournit le bach-<br />
» agha Bel Kassem ou Kassi,<br />
nous avons eu affaire à<br />
» près de 5,000 fusils. Le contingent des Zouaoua était<br />
» commandé par Sidi El-Djoudi.<br />
» La retraite s'est faite en bon ordre, très bien conduite<br />
» par MM. les colonels de Cambray et de Wimpffen.<br />
» Dans cette affaire et malgré la grande supériorité<br />
» numérique de l'ennemi, nous n'avons perdu que six<br />
» hommes tués; le nombre des blessés s'élève à 24 dont<br />
» deux officiers du 8e Léger (MM. Henry et Cuttier) et le<br />
» sergent Ahmed ben Djadi, du bataillon de Tirailleurs<br />
■> indigènes. Les blessures de ces deux officiers et celle<br />
» du sous-officier n'offrent pas une grande gravité.<br />
Signé : Cuny. »
61<br />
L'agha des Flissa ayant annoncé que les gens de sa<br />
tribu s'étaient rassemblés au Timezrit pour tenter une<br />
razzia sur Bordj-Menaïel, dans la nuit du 4 au 5 octobre,<br />
le lieutenant Roman fut envoyé le 3, sur ce point, avec<br />
sa division de spahis; il y trouva réunis pour la défense,<br />
600 fantassins des Beni-Aïcha et des Krachna et 50 cava<br />
liers des Isser. L'attaque annoncée n'eut pas lieu.<br />
Après l'affaire du 30 septembre on renonça à aller<br />
prendre, chez les tribus insoumises, la paille nécessaire<br />
aux besoins de la colonne et on alla chercher les fourra<br />
ges à Dellys.<br />
Nous avons vu plus haut que des pourparlers avaient<br />
eu lieu, dès le mois d'août,<br />
en vue du mariage de Bou<br />
Bar'la avec la veuve de l'agha Ben Zitouni, Tassadit bent<br />
Amar ou Mohamed ou El-Hadj, d'Iril-Tiguerflouin, tribu<br />
des Beni-Mendas ;<br />
cette alliance devait mettre entre les<br />
mains du chérif le fils de l'ex-agha, qui était encore avec<br />
sa mère et lui donner une action plus grande sur les Flis<br />
sa. Le mariage eut lieu avec de grandes réjouissances,<br />
le 8 octobre ; Bou Bar'la s'était rendu aux Beni-Mendas<br />
accompagné de 7 à 800 Kabyles; il n'y séjourna pas long<br />
temps comme nous allons le voir.<br />
Camp d'Aïn-Faci, le 13 octobre 1851.<br />
« Le chérif est de retour chez les Maatka ; son arrivée<br />
» a été annoncée par un assez grand nombre de coups<br />
» de fusil. Il a amené avec lui deux cents hommes des<br />
» Beni-Mendès, fraction des Guechtoula (c'est là que<br />
» résidait la veuve de Ben Zitouni qu'il vient d'épouser),<br />
» et, de plus, deux cents hommes environ,<br />
» Sedka.<br />
des Beni-<br />
» On assure que depuis il a été rejoint par quelques<br />
» autres contingents.<br />
» Les Flissa ont encore envoyé hier, à Bou Bar'la, une<br />
» députation pour l'engager à passer dans leur pays. Le
62<br />
» caïd Ali El-Haoussine, de cette dernière tribu, m'a<br />
» prévenu dans la matinée que le parti du chérif aug-<br />
» mente de jour en jour,<br />
que s'il met un pied dans le<br />
» pays tous les Flissa le suivront et qu'alors il ne res-<br />
» tera plus d'autre alternative, à nos chefs,que celle d'a-<br />
» bandonner la montagne et de venir se réfugier dans le<br />
» camp français.<br />
» Signé : Cuny. »<br />
Ces intrigues dans les Flissa étaient menées par sept<br />
à huit individus d'assez grande famille: le khalifa de<br />
l'ancien agha Ben Zitouni, le fils du marabout Si El-Hadj<br />
Amar, le frère du caïd Ali Nsliman et plusieurs autres;<br />
après avoir tenu des conciliabules avec des gens de tou<br />
tes les fractions, ils allèrent trouver Bou Bar'la pour l'en<br />
gager à aller chez eux. Le général Cuny fit venir à son<br />
camp les caïds et les cheikhs et leur ordonna d'attaquer<br />
immédiatement ceux qui, de notoriété publique, s'étaient<br />
rendus chez le chérif. —<br />
On<br />
pouvait craindre que notre<br />
parti n'eût le dessous; heureusement il n'en fut rien, nos<br />
chefs eurent un petit avantage, brûlèrent quelques mai<br />
sons et blessèrent quelques hommes ; mais cela ne fit<br />
que retarder de quelques jours la défection des Flissa.<br />
Des spahis furent envoyés à Bordj-Menaïel pour proté<br />
ger l'agha Si Mohamed bel Hadj .<br />
Aïn-Faci,<br />
le 15 octobre 1851 (1).<br />
« Ce que nous devions le plus craindre vient d'arriver;<br />
» les Flissa, au moins pour la plus grande majorité,<br />
» viennent de passer au chérif.<br />
» Avant-hier soir je fus prévenu de la manière<br />
(1) Lettre écrite au colonel Durrieu, chef du bureau politique.
63<br />
» la plus positive que les cavaliers de Bou Bar'la avaient<br />
» passé l'oued El-Kseub et étaient venus à la rencontre<br />
» d'un contingent des Flissa qui était venu le recevoir<br />
» jusqu'au marché du Tléta. On m'assura que ce rassem-<br />
» blement augmentait à chaque instant sur ce point et<br />
» que, sans aucun doute,<br />
si cette réunion n'était pas<br />
» troublée, ce serait une preuve, pour le chérif, qu'il<br />
» pouvait se présenter chez les Flissa. J'eus beau pro-<br />
» mettre, beau dire aux Kabyles d'aller faire une démons-<br />
» tration, tout fut inutile. Tous ceux qui venaient à notre<br />
» camp, à part de très rares exceptions, sortaient pour<br />
» aller chez Bou Bar'la.<br />
» Le lendemain matin on fit partir deux esca-<br />
» drons pour aller chercher du fourrage à Dellys.<br />
» Les nouvelles étaient bien vraies ; entre 9 heures et<br />
» 10 heures, j'étais à Tizi-Ouzou, où l'on m'avait envoyé,<br />
» quand j'entendis les obus et la fusillade. Comme vous<br />
» com-<br />
devez le supposer, j'arrivai bientôt sur le lieu du<br />
cava-<br />
» bat etj'aperçus Bou Bar'la avec son infanterie, sa<br />
» lerie et tout cela en ligne,<br />
» des montagnes.<br />
à une lieue et demie du pied<br />
» Le chérif avait du monde, beaucoup de monde ; son<br />
» intention était de passer chez les Flissa;<br />
on était sorti<br />
reje-<br />
» pour l'en empêcher, on ne fut pas en force pour le<br />
» ter dans la montagne des Maatka. Aussi opéra-t-il son<br />
» mouvement sous nos yeux, bannières . déployées, mu-<br />
» sique en tête. Nous rentrâmes au camp en suivant le<br />
» lit de la rivière, tandis que le goum de^Bou Bar'la et<br />
» ses contingents, suivaient à mi-côte les contreforts des<br />
longent la rive gau-<br />
» Flissa, qui, comme vous le savez,<br />
» che de l'oued El-Kseub. Nous, nous rentrions pour<br />
» défendre notre camp; Bou Bar'la s'avançait, pour<br />
l'at-<br />
» taquer, des positions supérieures qui nous dominent.<br />
» Aussi, nous ne fûmes pas plutôt arrivés, qu'une vive<br />
» fusillade s'échangea entre nos postes du côté des<br />
» Flissa et les Kabyles. Elle ne cessa qu'à nuit close.<br />
» Bou Bar'la ne resta pas toute l'après-midi devan
64<br />
» nous, après avoir vu engager les Kabyles, il s'était<br />
» replié sur les Beni-Arif,<br />
» ses chevaux.<br />
en emmenant une partie de<br />
» Ce matin, la fusillade a recommencé avec nos avant-<br />
» postes et, vers 8 heures environ, nous avons vu débou-<br />
» cher le chérif dans la plaine,<br />
suivi de très nombreux<br />
» contingents qu'il était allé réunir cette nuit. Il est venu<br />
» parader à une lieue du camp. Il espérait, sans aucun<br />
» doute, nous faire sortir, afin que, pendant ce temps-là<br />
» les Kabyles laissés au-dessus de nous, pussent tenter<br />
» une vive attaque sur notre camp. On était décidé à ne<br />
» point se laisser tenter. La fusillade entamée assez<br />
» chaudement, employait presque un tiers de notre infan-<br />
» terie, y compris notre réserve et nos escadrons n'é-<br />
;; taient pas encore rentrés de Dellys. Les choses en<br />
» étaient donc là, Bou Bar'la paradait devant nous depuis<br />
» deux ou trois heures, quand tout à coup nous l'avons<br />
» vu remonter avec tout son monde vers les Maatka. Je<br />
» ne m'expliquais pas trop ce mouvement,quandj'ai reçu<br />
» la nouvelle que M. le colonel Bourbaki, sans doute<br />
» prévenu que nous avions Bou Bar'la sur les bras avec<br />
» tout son monde, était en train de brûler les azibs des<br />
» Maatka du côté de Bor'ni. C'est probablement cette<br />
» nouvelle qui aura fait retourner le chérif; à partir de ce<br />
» moment l'attaque a été moins vive sur notre camp et<br />
» le soir, vers 5 heures,<br />
on ne tirait presque plus.<br />
» On vient de décider que nous quittions le camp de-<br />
» main matin pour nous porter à Tizi-Ouzou<br />
» Signé : Péchot. »<br />
Nous avons eu, dans cette journée du 15 octobre, un<br />
sergent-major du 8e Léger tué et trois tirailleurs indigè<br />
nes blessés.<br />
La position d'Aïn-Faci n'était certainement plus tena-<br />
ble., depuis la défection des Flissa, qui la dominaient du
haut de leurs montagnes ;<br />
65<br />
il n'en est pas moins vrai que<br />
nous avions l'air de reculer devant les rebelles et que<br />
nous laissions à découvert les zmoul des Ameraoua-<br />
Tahta et particulièrement Dra-ben-Khedda. Pour prévenir<br />
le danger d'une attaque de ce côté, on réunit des goums<br />
et des contingents dans cette zmala et dans celles de<br />
Bordj-Sebaou et de Sidi-Namen, mais on n'était pas du<br />
tout assuré de la fidélité de ces auxiliaires, en cas d'at<br />
taque.<br />
Tizi-Ouzou,<br />
le 17 octobre 1851.<br />
« Hier matin, quand les Kabyles s'aperçurent que nous<br />
» prenions nos dispositions pour quitter le camp que<br />
» nous occupions au pied des Flissa,<br />
ils se sont immé-<br />
» diatement portés sur les positions d'où ils pouvaient<br />
» nous inquiéter;<br />
nous les avons vus venir même des<br />
» Beni-Arif. On assure qu'un nombreux contingent était<br />
» venu la nuit s'embusquer derrière un pli de terrain<br />
» qu'il devait franchir le lendemain pour attaquer les<br />
» postes avancés. Il serait du reste difficile d'expliquer<br />
» sans cela l'arrivée subite d'un contingent de fantassins<br />
» aussi nombreux que celui que nous avons eu sur les<br />
» épaules.<br />
» Au moment de quitter notre bivouac, malgré les<br />
» ordres du général, les soldats ont mis le feu aux bara-<br />
» ques. Nous avons pu quitter nos positions sans per-<br />
» dre de monde, seulement comme ceux qui nous sui-<br />
» valent s'échauffaient et allaient finir par nous faire<br />
» beaucoup de mal, on a fait une charge de cavalerie (1)<br />
(1) Le colonel Cassaignoles s'était embusqué avec deux escadrons<br />
dans le lit de l'Oued-Bougdoura à l'endroit où se trouve actuellement<br />
le pont, il put prendre les Kabyles de flanc en plaine et les charger,<br />
pendant que le bataillon de Tirailleurs les refoulait de front. Cette<br />
charge impétueuse de cavalerie a laissé de profonds souvenirs chez<br />
les Kabyles.<br />
Reme africaine, 26" année. X" 1S1 (JANVIER <strong>1882</strong>.)<br />
5
66<br />
» dans laquelle on a tué sans exagération,<br />
» taine d'individus.<br />
une quaran-<br />
Al-<br />
» Au moment de notre départ du camp,quand l'agha<br />
» lai a vu ces nombreux Kabyles se réunir et Bou Bar'la<br />
» déboucher dans la plaine, sa peur,<br />
» entretenu dans mes précédentes lettres,<br />
dont je vous ai<br />
le prit de plus<br />
» belle et il est allé supplier le général de lui laisser un<br />
» escadron de Chasseurs. On a fini par lui accorder ce<br />
» qu'il demandait.<br />
» Ainsi, aujourd'hui, nous sommes à Tizi-Ouzou (avec<br />
» une pluie épouvantable), un escadron de Chasseurs et<br />
» les Spahis sont à Dra-ben-Khedda pour protéger ce<br />
» village. Bel Kassem est un peu rassuré par notre der-<br />
» nière charge; il était temps que nous eussions un coup<br />
» heureux, je voyais nos chefs bien impressionnés.<br />
» Que va maintenant faire Bou Bar'la? Je ne sais. Hier<br />
» il est remonté chez les Beni-Arif et les Kabyles ont em-<br />
» porté leurs morts. Aujourd'hui je n'ai encore reçu<br />
» aucune nouvelle positive,<br />
si ce n'est une lettre de l'a-<br />
» gha des Flissa qui a peur d'être attaqué, ce qui me ferait<br />
» supposer que ces gens sont dans de mauvaises dispo-<br />
» sitions. Il demande à cors et à cris des Chasseurs et il<br />
» me prie d'aller avec eux.<br />
» Vous savez sans doute que les Aribs (1) ont quitté<br />
» Bordj-Menaïel ; depuis longtemps ils me parlaient des<br />
» craintes qu'ils avaient d'être trahis par les Flissa, con-<br />
» tre lesquels, disaient-ils, ils avaient été obligés de se<br />
» battre plusieurs fois, depuis qu'ils sont en zmala. Ils<br />
» ajoutaient à cela qu'ils avaient la preuve d'être aban-<br />
» donnés par les Arabes des Issers qui, selon eux,<br />
» devaient, à la moindre apparition de Bou Bar'la, tourner<br />
» de son côté. J'ai eu beau essayer tous les raisonne-<br />
» ments pour leur faire voir que leurs craintes étaient<br />
» exagérées, il m'a été impossible de les retenir ; ils<br />
(I) Ces. Aribs avaient été installés à Bordj-Menaïel en décembre<br />
1849, comme makhezen, avec Saad ben Rabah, comme caïd.
» devaient donc partir,<br />
67<br />
mais avec l'ordre formel de re-<br />
» tourner dans leur pays et d'attendre que l'agha les eût<br />
» remplacés par d'autres cavaliers. Ils acceptèrent volon-<br />
» tiers, aussi, quel n'a pas été mon étonnement, quand<br />
» j'ai appris qu'ils s'étaient rendus à Blida. J'oubliais de<br />
» vous dire qu'ils seraient encore.bien restés dans l'Is-<br />
» ser, non à Bordj-Menaïel,<br />
si on avait voulu les autori-<br />
» ser à renvoyer femmes, enfants, troupeaux,<br />
dans la<br />
» Mitidja, ce qui eût produit un plus mauvais effet que<br />
» de les voir retourner tous, comme je l'avais proposé,<br />
» dans leur pays.<br />
» Le caïd Saad ben Rabah, qui est un excellent soldat,<br />
» est malheureusement incapable de conduire une popu-<br />
», lation comme celle des Aribs en général et, il faut<br />
» l'avouer, il avait à gouverner ce qu'il y a de plus mau-<br />
» vais. Je suis de l'avis des Aribs et je pense que ce<br />
» seraient eux qui auraient le plus à craindre, si jamais<br />
» Bou Bar'la descend dans Pisser avec ses cavaliers..<br />
» Signé : Péchot. »<br />
Au moment où les faits que nous venons de rapporter<br />
se passaient du côté du Sebaou, au camp<br />
Mizan,<br />
de Dra-el-<br />
on s'occupait de construire une redoute au-des<br />
sous de laquelle devait s'élever, un peu plus tard, une<br />
maison de commandement et devait être créé un nou<br />
veau village. La lettre ci-après indique dans quelles con<br />
ditions la maison de commandement a été édifiée.<br />
Blida,<br />
le 13 octobre 1851.<br />
« M. le Gouverneur général a décidé qu'une maison<br />
» de commandement serait construite chez les Nezlioua,<br />
» à un endroit appelé Nadeur-Amar-Aberkan. Cet établis-
68<br />
» sèment a pour but principal de favoriser le système<br />
» de blocus de la Kabylie, qui a été définitivement adopté<br />
» et qui a déjà amené de sensibles résultats ;<br />
il aura en<br />
» même temps pour conséquence inévitable, de conso-<br />
» lider notre autorité chez les tribus qui l'environnent,<br />
» d'assurer dans un certain rayon la police des rou-<br />
» tes, de soutenir les bonnes dispositions des popula-<br />
» Mons soumises, de protéger celles qui se trouvent en<br />
» arrière et d'arrêter les tentatives si fréquentes des<br />
» agitateurs qui ont choisi la Kabylie pour en faire le<br />
» foyer de leurs intrigues et le quartier-général d'où<br />
» partent leurs attaques, soit à main armée,<br />
soit au<br />
» moyen de la propagande. A ces différents points de<br />
» vue, on ne peut nier que cette création ne soit, non<br />
» seulement d'un puissant secours pour le succès de<br />
» notre politique, mais encore d'une grande utilité pour<br />
'> les tribus qui désirent vivre en paix et être protégées<br />
» contre les agressions de voisins plus turbulents.<br />
» Voilà ce que je vous prie de vouloir bien faire com-<br />
» prendre aux tribus de votre subdivision, qui devront<br />
» le plus profiter des bienfaits de la création d'une mai-<br />
» son de commandement au centre de- leur territoire,<br />
» c'est-à-dire aux Nezlioua et aux Beni-Khalfoun. Il faut<br />
» que, par la persuasion et par de sages conseils, ces<br />
» tribus soient amenées à contribuer, par quelques<br />
» cotisations, aux dépenses que nécessiteront cet établis-<br />
» sèment, car nous ne pouvons y subvenir autrement.<br />
»<br />
» Signé : Blangini. »<br />
Les travaux pour la construction de cette maison de<br />
commandement furent remis jusqu'à la fin de l'expédi<br />
tion qui allait être entreprise, afin de n'avoir pas à dis<br />
traire des troupes pour la garde des matériaux qui se<br />
raient réunis. A Tizi-Ouzou., la réfection du bordj turc,
69<br />
fut entreprise immédiatement par les soins du général<br />
Cuny.<br />
Bordj Tizi-Ouzou,<br />
le 17 octobre 185t.<br />
« Je reçois à l'instant une lettre de l'agha des Flissa,<br />
» qui m'informe que ces derniers le menacent dans son<br />
» bordj ; les Isser qu'il a appelés à sa défense, ne s'y<br />
» sont point rendus. Dans l'état actuel des choses, je ne<br />
» puis lui envoyer un escadron; j'ai détaché celui du<br />
» capitaine de Staël et la division de Spahis à Dra-ben-<br />
» Khedda, qui est très exposé en ce moment et j'ai<br />
» besoin de deux autres escadrons ; il serait même<br />
» convenable que celui qui est désigné pour rentrer,<br />
» restât ici. Cependant le temps est si mauvais, que je<br />
» ne crois pas à une attaque d'ici à quelques jours.<br />
« Hier, dans la journée,<br />
» Signé : Cuny. »<br />
Bordj Tizi-Ouzou, le 19 octobre 1851.<br />
Bou Bar'la est venu planter sa<br />
» tente chez les Bou-Hinoun, en face de mon camp ; il<br />
» n'a avec lui que les cavaliers qui le suivent d'habitude.<br />
» Je crains qu'il ne tombe ailleurs,<br />
et demain je réparti-<br />
» rai la cavalerie ainsi : un escadron au camp, un à Bordj-<br />
» Menaïel et l'autre., avec les Spahis,<br />
à Dra-ben-Khedda.<br />
» J'ai ordonné au commandant supérieur de Dellys<br />
» d'envoyer un goum à Bordj-Sebaou.<br />
» Signé : Cuny. »<br />
La situation ne pouvait se prolonger plus longtemps<br />
sans danger, les Issers commençaient à être ébranlés,
70<br />
le chérif pouvait, par Chabet-el-Ahmeur, étendre son<br />
action du côté d'Alger,<br />
en arrière de^nos colonnes d'ob<br />
servation et il devenait urgent d'en finir; aussi, le géné<br />
ral Pélissier (1), gouverneur général de l'Algérie, deman-<br />
da-t-il au ministre de la guerre l'autorisation d'entre<br />
prendre une expédition qu'il dirigerait en personne.Cette<br />
autorisation lui fut accordée le 3 novembre. Avant de se<br />
mettre en marche, le gouverneur général envoya aux tri<br />
bus insurgées la proclamation suivante :<br />
Louanges à Dieu unique, son empire seul est éternel.<br />
« A tous les Maatka, Flissa, Guechtoula et Beni-Aïssi,<br />
» salut sur vous et vos chefs,<br />
» Dieu Très-Haut et bénédiction !<br />
avec la miséricorde du<br />
» Depuis longtemps nous avions espéré, de votre part,<br />
» une conduite semblable à celle dont toutes les tribus<br />
» de l'Algérie donnent l'exemple et qui, depuis l'Est jus-<br />
» qu'à l'Ouest,<br />
leur procure une prospérité qu'elles n'a-<br />
» vaient jamais connue. Nous avons donc raison d'être<br />
» étonnés de vous voir quitter la ligne que vous suiviez<br />
» depuis quelques années, pour vous jeter dans une voie<br />
» qui ne peut que vous attirer la ruine et la mort.<br />
» Après avoir goûté les douceurs et les avantages de<br />
» la paix, y renoncez-vous tout à coup, pour suivre les<br />
» conseils d'un inconnu qui n'a que des mensonges et<br />
» de fausses paroles à la bouche ? L'homme ignorant peut<br />
» être excusé, mais le sage ne saurait entreprendre rien<br />
» sans en calculer les conséquences. L'homme habile<br />
(1)<br />
Le général Pélissier a été chargé des fonctions de gouverneur<br />
général par intérim, en remplacement du général d'Hautpoul, par<br />
décret du 10 mai 185t. Cet intérim a cessé par la nomination comme<br />
gouverneur général, par décret du 11 décembre 1851, du général<br />
Randon.
71<br />
» n'ouvre pas la porte qu'il ne peut plus refermer. Vous<br />
» savez que Dieu a donné aux hommes des yeux pour<br />
» voir, des oreilles pour entendre et le jugement pour<br />
» distinguer le bien du mal. Si vous avez tous ces<br />
» moyens pour reconnaître la vérité, demandez donc au<br />
» perturbateur qui agite votre pays des preuves mani-<br />
» festes de sa mission. Les faits et l'expérience font<br />
» bien vite justice de celui qui prétend à des qualités<br />
» qu'il n'a pas.<br />
» avan-<br />
Nous vous le demandons donc, consultez votre<br />
» tage, distinguez le bien du mal et ce n'est qu'ainsi que<br />
» vous obtiendrez la multiplication de vos richesses et<br />
» de vos enfants. Ayez en mémoire le proverbe qui dit :<br />
» la tranquillité est la nourrice des enfants et des trou-<br />
» peaux, le désordre n'amène que la ruine et la mort.<br />
» Si le gouvernement de la France n'avait pas pour<br />
» principal mobile de faire progresser sans cesse le bien-<br />
» être de ses sujets, nous ne vous prodiguerions pas les<br />
» avertissements et les conseils, car votre persistance à<br />
» suivre une mauvaise voie vous aliène tout intérêt.<br />
» Dieu sait combien de fois nous avons montré de l'in-<br />
pa-<br />
» dulgence envers vous; mais nos conseils, notre<br />
» tience, ne vous ont pas profité, les malheurs qui ont<br />
» frappé vos devanciers dans le sentier du mal, ne vous<br />
» ont pas éclairés. Vous n'avez pas trouvé d'enseigne-<br />
» ment dans les châtiments qu'ils ont subis, châtiments<br />
» dont leur folle démence a été la cause.<br />
» Quand Dieu veut du bien à un peuple,<br />
il lui inspire<br />
» l'amour de l'ordre et de la paix ; quand sa main se<br />
» retire de lui, il le jette dans le désordre et le livre en<br />
» proie à l'ambition des intrigants.<br />
frappa de ruine les<br />
» La punition qui, l'an dernier,<br />
» populations de l'Oued-Sahel, devait être pour vous une<br />
» leçon suffisante Dispersées, ruinées et misérables,<br />
» elles errent maintenant dans les vallées sans pouvoir<br />
» trouver un refuge ; beaucoup d'entre eux sont dans les<br />
» prisons de Sétif, leurs femmes, leurs enfants ont été
72<br />
» précipités dans un abîme de misère et quel est l'auteur<br />
» de ce malheur si ce n'est le malfaiteur qui est chez<br />
» vous et qui attire sur votre pays la mort et la désola-<br />
» tion.<br />
» Des gens sensés doivent chercher une leçon dans<br />
mal-<br />
» les malheurs d'autrui, celui qui veut éviter un<br />
» heur doit se mettre en garde contre toutes les chances<br />
» qui peuvent le lui amener.<br />
» Sachez donc que nos colonnes vont pénétrer dans<br />
» votre pays et qu'elles y resteront tant que vous n'aurez<br />
» pas chassé le perturbateur qui s'y trouve.<br />
» Vous êtes nos sujets, nous désirons que vos chefs<br />
» et les marabouts de vos zaouïas réfléchissent sur nos<br />
» paroles, et apprennent à distinguer le bien et le mal.<br />
» La puissance du gouvernement français vous est bien<br />
» connue, ainsi que sa bonté et son indulgence. S'il<br />
» n'était animé envers vous de la plus entière longani-<br />
» mité, il aurait fait peser sur vous une foule de maux;<br />
» mais en vain il vous a prodigué ses conseils, en vain<br />
» il vous a fait entendre sa voix. Vous n'y avez vu qu'un<br />
» motif pour persister dans votre mauvaise conduite et<br />
» vous n'avez pas tenu compte de ses paroles.<br />
» Aujourd'hui notre patience s'est lassée-, nos colonnes<br />
» marchent contre vous, nous voulons cependant ne pas<br />
» manquer au devoir que Dieu nous a imposé,<br />
en nous<br />
» confiant le soin de vous régir et nous venons vous<br />
» donner un avertissement qui, cette fois, sera le dernier.<br />
» Si vous revenez à des pensées sages, vous chasserez<br />
» cet intrigant qui est obligé de cacher, sous un faux<br />
» nom, son origine obscure, qui ne travaille que dans<br />
» son propre intérêt,<br />
sans se soucier des dangers et des<br />
» malheurs qu'il attire sur votre pays. Faites cela, vous<br />
» mériterez encore notre indulgence, mais si vous êtes<br />
» sourds à ce conseil, vous allez de vous-mêmes à votre<br />
» ruine et à la mort.<br />
» Nous vous avons parlé, et soit que vous soyez prêts<br />
» à marcher dans le sentier du bien ou du mal, nous
73<br />
» sommes préparés à tout événement, la responsabilité<br />
» de ce qui arrivera retombera sur vous.<br />
» Louanges à Dieu, Seigneur de l'univers.<br />
» Fin de Doul-Haîdja, 1267.<br />
» Par ordre de Son Excellence le Gouverneur général<br />
» de l'Algérie. »<br />
Cette proclamation ne fit pas ouvrir les yeux aux<br />
rebelles ; les Beni-Arif, Bou-Hinoun, Betrouna, Maatka<br />
l'ont déchirée et jetée au vent; ils en ont porté quelques<br />
exemplaires à Bou Bar'la et les agents secrets que nous<br />
avions envoyés pour les répandre, ont été obligés de se<br />
cacher pour ne pas être tués.<br />
Les tribus les plus voisines de Tizi-Ouzou sont même<br />
venues tirer plus de coups de fusil que d'habitude, la<br />
nuit suivante, sur notre camp ; ils n'ont heureusement<br />
atteint personne.<br />
La colonne expéditionnaire qui devait opérer contre<br />
Bou Bar'la fut organisée au Fondouk,<br />
sous les ordres<br />
du général Camou. Le général Pélissier qui devait pren<br />
dre le commandement en chef, la rejoignit le 25 octobre.<br />
Par suite des pluies torrentielles qui rendaient les routes<br />
impraticables et les rivières inguéables, le départ ne put<br />
avoir lieu que le 28 octobre; on alla camper ce jour-là à<br />
Ben-Hini, sur Tisser; le lendemain on s'arrêta dans les<br />
Nezlioua et le 30 octobre, la colonne fit sa jonction à<br />
Dra-el-Mizan avec celle du lieutenant-colonel Bourbaki,<br />
qu'elle s'incorpora. Les troupes réunies pour l'expédition<br />
Léger,<br />
22e<br />
comprenaient 2 bataillons de Zouaves, 2 du<br />
2 du 25e<br />
Léger, 1 bataillon du 12e de Ligne, 1 escadron<br />
de Chasseurs, 50 Spahis,<br />
50 artilleurs.<br />
2 sections de montagne avec<br />
Le général Cuny reçut l'ordre de quitter Tizi-Ouzou
74<br />
dans la nuit du 31 octobre au 1er novembre, pour se por<br />
Dra-<br />
ter sur le Khemis des Maatka ; les deux colonnes de<br />
el-Mizan devaient partir le 1er à deux heures du matin,<br />
pourt,se diriger sur le même objectif, en passant par le<br />
Bou-Korraï. On prenait ainsi par ses deux extrémités la<br />
longue crête, parallèle à l'Oued-Bor'ni (1), sur les ramifi<br />
cations latérales de laquelle sont établis les villages des<br />
Maatka .<br />
La nuit fut horrible,<br />
on ne put se mettre en marche<br />
qu'au jour. Malgré la pluie glaciale qui les inondait,<br />
malgré la difficulté des chemins tantôt défoncés, tantôt<br />
abruptes et glissants, l'ardeur de nos soldats ne se dé<br />
mentit pas ; l'Oued-Bor'ni avait énormément grossi, il<br />
fallut établir une cinquenelle pour faciliter le passage du<br />
gué. Six voltigeurs qui avaient eu l'imprudence de cher<br />
cher un autre point de passage, furent emportés par les<br />
eaux rapides de la rivière et y trouvèrent la mort.<br />
Cependant les Kabyles, qui croyaient nos troupes<br />
immobilisées par la tourmente, n'étaient pas sur leurs<br />
gardes ; un brouillard intense empêchait de rien voir ;<br />
leurs postes qui avaient été placés du côté sud des<br />
Maatka avaient été abandonnés, les hommes qui les<br />
occupaient ayant été s'abriter contre la pluie. On put<br />
donc marcher jusqu'au Khemis des Maatka sans tirer un<br />
coup de fusil, les quelques hommes que l'avant-garde<br />
des Zouaves avait rencontrés, n'ayant cherché qu'à se<br />
sauver. A une heure, nos troupes s'installaient au bivouac,<br />
mais la colonne ne fut complètement ralliée qu'à la nuit,<br />
tant la marche avait été pénible. Une éclSircie nous<br />
montra aux Kabyles stupéfaits, campés au cœur de leur<br />
pays sur le point culminant des Maatka. Les populations<br />
abandonnèrent en toute hâte leurs villages et se-réfugiè-<br />
rent partie dans la forêt de Bou-Mahni, partie dans les<br />
Beni-Zmenzer et les Beni-Aïssi.<br />
(t) Cette rivière prend le nom d'Oued-ol-Kseub à hauteur des Flissa<br />
et d'Oued-Bougdoura avant son confluent avec le Sebaou.
75<br />
Le général Cuny bien qu'il eut moins de chemin à par<br />
courir, n'avait pas paru ; on envoya trois bataillons au<br />
devant de lui pour prendre à revers les obstacles que les<br />
Kabyles avaient pu accumuler sur sa route. La colonne<br />
de Tizi-Ouzou avait trouvé l'Oued-Defali infranchissable<br />
et avait dû attendre, pour le traverser, que les eaux eus<br />
sent baissé ; elle ne put arriver ce jour-là qu'au village<br />
d'imezdaten, dans les Betrouna. La montée difficile qui<br />
y conduit était coupée par des tranchées et des abatis<br />
d'oliviers et de frênes ; mais les Kabyles,<br />
sachant que<br />
nos troupes étaient déjà au Khemis avaient abandonné<br />
les défenses qu'ils avaient préparées pour évacuer pré<br />
cipitamment leurs villages en emportant ce qu'ils avaient<br />
de plus précieux.<br />
Bou Bar'la se trouvait campé ce jour-là à Tizi-Ntleta,<br />
entre les Mechtras et les Ouadia ; les gens d'ir'il-lmoula<br />
lui avaient apporté la diffa et il célébrait la fête de l'A-<br />
choura lorsqu'il apprit que nous étions maîtres de la<br />
position du Khemis.<br />
Le lendemain matin, ayant réuni ses contingents, qui<br />
étaient peu nombreux, il se porta au village de Tirilt-<br />
Mahmoud,<br />
dans l'intention d'attaquer notre camp. Le<br />
moment était favorable, car les trois bataillons, qui<br />
avaient été envoyés au devant du général Cuny, n'étaient<br />
pas rentrés et le camp était dégarni par suite de l'envoi<br />
de divers détachements pour incendier les villages et<br />
pour faire la corvée de fourrages.<br />
Le chérif déboucha de Tirilt-Mahmoud avec sa musi<br />
que et ses drapeaux,<br />
suivi d'une trentaine de cavaliers<br />
et de quelques centaines de piétons et s'avança vers<br />
notre camp. Trois bataillons furent lancés au pas de<br />
course vers l'attaque qui se préparait,<br />
pendant qu'une<br />
trentaine de cavaliers, gendarmes, chasseurs et spahis,<br />
conduits par le capitaine Jouve, chargeait avec impétuo<br />
sité le groupe où se tenait Bou Bar'la. Les rebelles furent<br />
balayés en un instant et poursuivis l'épée dans les reins<br />
jusqu'au village de Tirilt-Mahmoud ; le lieutenant-colonel
76<br />
Bourbaki jetait en même temps tout ce qu'il avait devant<br />
lui dans les ravins de droite et incendiait plusieurs<br />
villages.<br />
Le général Pélissier arrivé au pied de Tirilt-Mahmoud,<br />
put y voir le chérif s'efforçant inutilement de ranimer<br />
l'ardeur de son monde. La poursuite ne fut pas poussée<br />
plus loin ce jour-là. Bou Bar'la qui craignait d'être livré<br />
aux Français et qui avait aussi peur des gens de Tirilt-<br />
Mahmoud que de nos soldats, jugea prudent de ne pas<br />
rester dans leur village et il se retira à Ir'il-lmoula, une<br />
partie de ses contingents l'y suivit, le reste alla s'établir<br />
dans les Cheurfa-lr'ilguiken.<br />
Nous avons eu, dans cette affaire., 2 chasseurs blessés<br />
et 4 fantassins hors de combat. Le brave capitaine Jouve<br />
eut le bras fracassé par une balle, en retournant après<br />
sa charge, pour soutenir l'infanterie.<br />
Le général Cuny arriva sur ces entrefaites, au Khemis,<br />
après une marche pénible par une route obstruée de<br />
barricades,<br />
qui avaient plusieurs fois arrêté le convoi.<br />
Le 3 novembre, au matin, le Gouverneur général, ayant<br />
toutes ses forces réunies et laissant au camp 5 bataillons<br />
sous les ordres du général Cuny, se porta avec 6 batail<br />
lons, 3 escadrons,<br />
niers armés de carabines à tiges,<br />
une section de montagne et 50 canon-<br />
sur le village de Tirilt-<br />
Mahmoud, des Beni-Zmenzer. Ce village ne fit aucune<br />
résistance et fut enlevé sans coup férir par le 1er batail<br />
lon de Zouaves et le Goum. Il fut trouvé plein d'orge, de<br />
paille, etc., et fut livré au pillage et à l'incendie par nos<br />
auxiliaires des Ameraoua.<br />
Immédiatement,<br />
quatre bataillons furent lancés en<br />
avant; deux bataillons avec un escadron de chasseurs,<br />
sous les ordres du lieutenant-colonel Bourbaki, reçurent<br />
l'ordre de se porter sur Ir'il-lmoula, où s'était réfugié le<br />
chérif;<br />
deux bataillons commandés par le lieutenant-<br />
colonel Caroudelet,<br />
fa-lr'ilguiken et les Beni-Aïssi .<br />
eurent mission d'attaquer les Cheur<br />
Le lieutenant-colonel Bourbaki enleva d'abord le petit
77<br />
village de Tassoukit, puis il attaqua Ir'il-lmoula qui se<br />
défendit vigoureusement, mais ne put résister longtemps<br />
à l'élan de nos troupes. Le chérif prit la fuite vers la<br />
plaine des Guetchoula, pour gagner le Djurdjura; nos<br />
chasseurs se mirent à sa poursuite et le poussèrent<br />
vivement pendant cinq ou six kilomètres, jusqu'au pied<br />
des villages des Beni-bou-Addou, secondés par un goum,<br />
qui était campé près des Mechtras. Bou Bar'la parvint à<br />
s'échapper,<br />
mais cette fuite honteuse fit tomber pour<br />
longtemps son prestige aux yeux des Kabyles. Il essaya<br />
encore, dans les Beni-Sedka et les Zouaoua, de recruter<br />
des contingents pour nous disputer le terrain, mais il<br />
n'eut aucun succès et ne reparut plus jusqu'à la fin des<br />
opérations.<br />
Le lieutenant-colonel Caroudelet divisa sa troupe en<br />
deux petites colonnes. Celle de droite, sous les ordres<br />
du commandant Lavarande, s'empara du petit village<br />
des Aït-Abd-el-Moumen et se porta à<br />
d'Ir'il-Naït-Chila,<br />
l'attaque de Mar'zelmal, des Cheurfa-Ir'ilguiken,<br />
où les<br />
Kabyles avaient accumulé tous leurs moyens de défense,<br />
tranchées, retranchements en pierres sèches, abatis, etc.<br />
Environ 1,500 rebelles se trouvaient de ce côté et il fallut<br />
de grands efforts et des mêlées corps à corps, pour<br />
venir à bout de leur résistance. Un mouvement tournant<br />
bien conduit, força les défenseurs de Mar'zelmal à la<br />
retraite. Plus loin il fallut encore faire le siège du village<br />
des Aït-Ali, mais la résistance y fut assez molle. Tous<br />
les villages des Cheurfa furent livrés aux flammes, à<br />
l'exception de celui d'A'ït-ou-Medoun,<br />
n'aperçurent pas.<br />
(A suivre.)<br />
que nos soldats<br />
N. ROBIN.
NÉCROLOGIE<br />
Le Colonel FLATTERS<br />
dans l'année<br />
La Revue historique algérienne a perdu,<br />
1881, un de ses membres les plus éminents, le Lieute<br />
nant-Colonel Flatters, dont le nom sera inscrit au<br />
martyrologe de la science.<br />
Le Colonel Flatters était né à Paris le 16 septembre<br />
1832 ; entré à l'École militaire de St-Cyr en 1851, il en sor<br />
tit sous-lieutenant au 3e Zouaves le 1er octobre 1853. Il<br />
parcourut presque toute sa carrière militaire dans l'ar<br />
mée d'Afrique, qu'il ne quitta momentanément que pour<br />
prendre part à la campagne d'Italie et à la guerre de 1870.<br />
Longtemps employé dans les affaires arabes,<br />
ce fut<br />
pendant les trois ans de sa résidence dans la province<br />
d'Alger, comme Commandant supérieur de Laghouat,<br />
qu'il étudia tout spécialement la géographie de l'Afrique<br />
Septentrionale et les courants commerciaux qui relient<br />
l'Afrique Centrale au littoral de la Méditerranée. A cette<br />
époque, il avait déjà soumis au Gouverneur général de<br />
l'Algérie un projet d'exploration du Sahara ; aussi, lors<br />
que la question du chemin de fer Trans-Saharien fut mise<br />
à l'ordre du jour, il sollicita la mission périlleuse de par<br />
courir et d'étudier les régions que devait traverser la<br />
voie projetée.<br />
Sa première exploration ne fut, pour ainsi dire, qu'un<br />
essai. Parti d'Ouargla le 5 mars 1880, il s'avança, en pas<br />
sant par El-Biod et Timassinine, jusqu'au grand rédir<br />
de Menr'our, dans le pays des Touaregs Azgar, à 750 kilo<br />
mètres au Sud-Ouest de son point de départ. Arrivé à
79<br />
Menr'our le 16 avril, il en repartit le 21 pour revenir sur<br />
ses pas, et rentra à Laghouat le 25 mai.<br />
La deuxième exploration fut entreprise dans des con<br />
ditions qui semblaient devoir en assurer la réussite. La<br />
mission comprenait 11 Français, 47 Tirailleurs indigènes,<br />
32 Chameliers enrôlés dans les tribus de Laghouat et de<br />
Djelfa, 8 guides des Chamba bou Rouba et un mokaddem<br />
de l'ordre religieux desTedjania. Quatre Touaregs Ifou-<br />
r'ar, qui étaient venus jusqu'à Alger au devant du Colo<br />
nel Flatters, l'ont accompagné jusqu'à leur pays.<br />
La mission partit d'Ouargla le 4 décembre 1880. Elle<br />
suivit d'abord l'Oued Mya, puis se dirigea sur la Sebkha<br />
d'Amadghor,<br />
en passant par Hassi-Mesegguem et Am<br />
guid. Les dernières nouvelles qu'elle a envoyées étaient<br />
datées d'Inzelmane-Tigrin, près d'Amadghor,<br />
du 29 jan<br />
vier 1881 ; ces nouvelles étaient excellentes ; le voyage<br />
s'était accompli jusque là dans les meilleures condi<br />
tions; tout, le personnel était en bonne santé et plein<br />
d'ardeur : « Je compte, disait le Colonel, sauf incident,<br />
» atteindre Hassiou dans 25 jours, et je ne m'y arrêterai<br />
» pas. Mais, Hassiou atteint,<br />
nous aurons dépassé le<br />
» point des instructions primitives pour le Trans-Saha-<br />
» rien ; le reste n'est plus qu'un appendice au program-<br />
» me. Je ne désespère pas de le remplir comme le fond;<br />
» mais c'est plus problématique. Dans tous les cas,<br />
» nous pouvons estimer d'ores et déjà que nous avons<br />
» réussi. »<br />
Tout faisait donc présager un heureux succès, lorsque,<br />
le28 mars 1881, on vit arrivera Ouargla quatre indigènes<br />
exténués de fatigue et de faim, qui annoncèrent le désas<br />
tre de la mission dont ils avaient fait partie. Ils racontè<br />
rent que, le 16 février,<br />
lorsqu'on n'était plus qu'à deux<br />
journées de marche d'Hassiou, le Colonel Flatters et une<br />
partie de son monde avaient été entraînés dans un guet-<br />
apens; que là, ils avaient été massacrés,<br />
que tous les<br />
animaux de selle ou de charge avaient été enlevés. Les<br />
survivants, au nombre de 56, dont 5 Français, avaient
80<br />
entrepris, sous le commandement du lieutenant Dianous<br />
de la Perrotine, une retraite de 1,500 kilomètres sur<br />
Ouargla, sans moyens de transport,<br />
que ceux qu'ils pouvaient porter sur eux.<br />
et sans autres vivres<br />
Ce n'est pas ici le lieu de retracer les souffrances phy<br />
siques et morales que la petite troupe eut à endurer<br />
pendant cette marche à travers le désert ; la famine, la<br />
soif, les attaques incessantes d'un ennemi acharné, des<br />
fatigues surhumaines, et la misère arrivée à ce comble<br />
d'horreur où l'homme est forcé de se nourrir de son<br />
semblable. Lorsqu'on arriva au secours des malheureux<br />
débris de la mission, il n'y avait plus que 12 survivants<br />
qu'on ramena le 28 mars à Ouargla ; pas un Français n'a<br />
échappé au désastre. Tous les fruits de cette aventu<br />
reuse exploration ont été perdus pour n-Ous, sauf quel<br />
ques renseignements envoyés par lettres. Les efforts<br />
qu'on a faits pour retrouver au inoins quelques-uns des<br />
papiers de la mission, sont restés jusqu'à ce jour infruc<br />
tueux.<br />
La mort du Colonel a été un deuil pour l'Armée et pour<br />
la Science, auxquelles il eût continué à rendre les plus<br />
grands services. En 1877-1878, il avait publié, dans notre<br />
sa remarquable étude sur « L'Afrique Septen<br />
recueil,<br />
trionale ancienne. » Le sinistre dénouement de la mis<br />
sion Trans-Saharienne nous a donc enlevé un de nos<br />
meilleurs collaborateurs, auquel nous adressons aujour<br />
d'hui nos regrets et nos derniers hommages.<br />
Pour tous les articles non signés:<br />
Alger. — Typ. A. JOURDAN.<br />
Le Président,<br />
H.-D. de Grammont.
NOTES<br />
POUR SERVIR<br />
Vo<br />
L'HISTOIRE DE L INSURRECTION<br />
TDJtL.J^S LE STJD<br />
DE LA PROVINCE D'ALGER<br />
de 1864 a 1869<br />
SECONDE PARTIE<br />
(Suite. —Voir les n°s<br />
136, 137, 138, 139, 140, 141, 142, 143, 144,<br />
145. 146, 148 et 150.)<br />
XIII<br />
Le commandant delà colonne de Géryville se prépare à reprendre la<br />
campagne. — — Caractère de Sid Ahmed-ould-Hamza.<br />
— bouth essaie de reconstituer ses forces. Sid<br />
siner Bou-Bekr-ben-Zyan. —<br />
Défection<br />
Le<br />
rnara-<br />
Ahmed fait assas<br />
des Hameïan. —<br />
Ala reprend la direction des forces insurrectionnelles. —<br />
belles marchent vers le Nord. — Panique<br />
— Hauts-Plateaux. Mouvements<br />
ceinture du Tell. —<br />
Sid El-<br />
Les re<br />
dans nos tribus des<br />
de nos colonnes sur la ligne de<br />
Les<br />
colonnes Lacretelle et De Colomba la<br />
poursuite du marabouth qui fuit dans le Sud-Ouest. —<br />
Les<br />
Ha<br />
meïan sont atteints et réduits à faire leur soumission. — Poursuite<br />
des rebelles par le colonel de Colomb jusque dans la région de<br />
Revue africaine, 26" année, X° IS» (MARS <strong>1882</strong>).<br />
6
82<br />
l'Eurg. — La colonne De Sonis bat un parti d'insurgés sur l'ouad-<br />
El-<br />
— — Seggar. Trêve. Brouillé avec son neveu Sid Ahmed, Sid<br />
Ala se retire à Aïn-Bou-Zeïd. — Sid Ahmed reconstitue ses forces<br />
en fantassins avec des Zegdou. — Sid<br />
le sultanat du Sud.<br />
Ahmed demande,<br />
mais en<br />
Bou-Diça est tué par les<br />
— L'ex-agha<br />
vain,<br />
Oulad-ben-Zeyan. — Le marabouth rentre en campagne. — For<br />
mation d'une colonne légère à Kheneg-el-Azir. —<br />
Elle marche à la<br />
rencontre de Sid Ahmed, qu'elle atteint sur la gâada de Ben-<br />
Aththab. —<br />
Combat<br />
pertes très sensibles. — L'ennemi<br />
sa retraite sur l'Ouest. —<br />
furieux sur ce plateau. — Nous<br />
y faisons des<br />
est repoussé et poursuivi dans<br />
La colonne rentre à Géryville.<br />
Après avoir poussé jusqu'au mois de septembre 1865 1e récit<br />
des faits qui ont eu la province d'Alger pour théâtre, il nous faut<br />
retourner en arrière, et reprendre la suite des événements qui<br />
se sont produits dans celle d'Oran, le foyer de l'insurrection,<br />
après les combats des 1er, 2, 6, 8 et 9 avril, et la rentrée à Géry<br />
ville de la colonne De Colomb.<br />
Ce que nous avons oublié de dire, c'est que le colonel<br />
Margueritte, pendant sa marche sur Sidi-El-Hadj-ed-Din, avait<br />
failli enlever Sid Ez-Zoubir, le frère de Sid El-Ala, et une par<br />
tie des Oulad-Sidi-Ech-Chikh ; mais que, trompé, malheureuse<br />
ment par ses guides, il avail manqué les campements de cet on<br />
cle du jeune marabouth Sid Ahmed-ould-Hamza,<br />
pu razer que quelques tentes.<br />
dont il n'avait<br />
Nous avons vu que Sid El-Ala, revenu du Sud en toute hâte,<br />
avait rejoint Sid Ahmed à Chellala, el qu'il avail dirigé les ban<br />
des des rebelles dans les combats qu'elles livrèrent à la colonne<br />
De Colomb enlrece ksar et I'Aïn-Tazina. A partir de ce moment,<br />
Sid El-Ala reprenait la direction des forces insurrectionnelles.<br />
Sans doute, ainsi que nous l'avons dit plus haut, les sérieuses<br />
rencontres des premiers jours d'avril entre nos troupes et les<br />
rebelles n'avaient pas été sans jeter un certain ahurissement, un<br />
désarroi assez sensible parmi les adhérents du jeune chef de<br />
l'insurrection, bien qu'en définitive, les défaites des Arabes ne<br />
soient jamais assez complètes, assez décisives pour permettre<br />
d'espérer que la paix en sera le résultat obligé. Aussi, le colonel<br />
de Colomb se hâta-t-il de refaire ses approvisionnements afin
83<br />
d'êlre en mesure de parer à toutes les éventualités, et de repren<br />
dre la suite de ses opérations si les rebelles faisaient mine de<br />
vouloir tenter quelque nouvelle aventure.<br />
Dans la crainle que le commandant de la colonne de Géryvil<br />
le, dont ils connaissaient l'activité, ne se disposât à continuer<br />
la campagne, les marab'ouths mirent prudemment la Zaouïa en<br />
sûreté à Benoud, restant de leurs personnes avec les Oulad-Zyad<br />
el les Harar de Safi dans les environs de Chellalin .<br />
Le jeune Sid Ahmed-ould-Hamza,qui n'avait alors que qua<br />
torze ans, était d'un caractère difficile : violent et tenace comme<br />
son frère Sid Sliman, tué à l'affaire des Aouïnat-Bou-Bekr, il<br />
faillit, à plusieurs reprises, compromettre sa cause par ses im<br />
prudences, et éloigner de lui même ses plus fervents adhérents,<br />
les Oulad-Zyad entre autres, qui avaient juré, au lit de mort de<br />
Sid Mohammed-ould-Hamza, de le soutenir et de le maintenir à<br />
la tête des forces insurrectionnelles. Journellement, c'étaient des<br />
orages, des conflits soulevés par le jeune el peu commode mara<br />
bouth, et que ses conseillers, qui ne reculaient devant aucune<br />
concession pour se conserver l'appui de la puissante tribu dont<br />
nous venons de parler, s'efforçaient, non sans peine, de calmer<br />
ou d'apaiser.<br />
Les Oulad-Sidi-Ech-Chikh-Ech-Cheraga sont loin d'avoir re<br />
noncé à la lutte : leurs efforts vont dès lors se porter vers l'Ouest ;<br />
leur politique sera de gagner à tout prix les Hameïan et les Thrafi<br />
à leur cause. Mais ceux-ci, maintenus par Sid Ech-Chikh-ben-<br />
Eth-Thaïyeb (1), le chef insoumis des Oulad-Sidi-Ech-Chikh-el-<br />
R'eraba,<br />
qui n'entend pas faire cause commune avec le chef des<br />
Cheraga, ses ennemis, et surtout prendre vis-à-vis d'eux un rôle<br />
d'infériorité,<br />
ne tiennent pas plus compte de leurs promesses<br />
que de leurs menaces, et s'enfoncent dans l'Ouest. Bou-Bekr-bou-<br />
Zian el El-Arbi-bel-Aradj furent les seuls qui consenlirenl à<br />
(1) Les deux branches des Oulad-Sidi-Ech-Chikh, les Cheraga et<br />
les R'eraba, sont divisées depuis 1854, c'est-à-dire depuis que Sid<br />
Hamza, le chef delà branche aînée, a été nommé khalifa du Sud.<br />
Les OuIad-Sidi-Ech-Chikh-el-R'eraba ont leurs campements sur la<br />
frontière marokaine. Ils nous ont payé l'impôt pendant trois ans, de<br />
1845 à 1848.
84<br />
n'est-<br />
faire leur soumission à Sid Ahmed-ouid-<br />
Hamza, et encore<br />
ce que la crainte d'être razés qui leur dicta leur détermina<br />
tion.<br />
Ayant échoué de ce côlé, les Oulau*-Sidi-Ech-Chikh essayent<br />
d'entraver tout au moins les relations que Sid Mohammed-ben-<br />
Eth-Thaïyeb et Sid El-Hadj-Bou-Tkheil cherchent à nouer avec<br />
nous.<br />
Ces deux hommes, d'une importance relativement considéra<br />
ble, nous faisaient, depuis longtemps déjà, des offres de sou<br />
mission; ils promettaient, en échange d'un commandement, de<br />
nous ramener les populations défectionnaires sur lesquelles<br />
s'exerçaient leur influence et leur action. Nous avions acquiescé<br />
à leur proposition ; mais les intrigues des marabouths vinrent<br />
les mettre dans l'impossibilité de tenir leur promesse. Sid Mo-<br />
hammed-ben-Eth-Thaïyeb et Sid -Bou-Tkheil El-Hadj furent<br />
donc réduits à nous revenir avec leur douar seulement. Nous<br />
dirons plus loin quelles furent les conséquences de leur soumis<br />
sion.<br />
Les chefs de l'insurrection passèrent le mois d'avril, et une<br />
partie du mois de mai à empêcher les soumissions; ils sentaient<br />
que l'esprit des populations qui suivaient leur fortune n'était<br />
plus avec eux, et que leur fidélité devenait de jour en jour plus<br />
chancelante ; aussi faisaient-ils exercer une surveillance des<br />
plusactives pour maintenir sous leurs drapeaux les tribus qui,<br />
lasses d'une guerre sans profit et sans fin, cherchaient à les fuir<br />
ou à les abandonner.<br />
La position sur la frontière du Marok, qu'avaient choisie les<br />
marabouths, leur permettait de refaire, en toute sécurité, leurs<br />
approvisionnements en grains dans le Tell marokain, voire<br />
même sur nos marchés par l'intermédiaire des Hameïan, bien<br />
décidés déjà à faire défection,<br />
et qui n'attendaient que le moment<br />
opportun pour passer à l'insurrection. Mais une nouvelle im<br />
prudence de Sid Ahmed-ould-Hamza vint retarder ce moment,<br />
et compromettre sa cause encore une fois. En effet, il s'en fallut<br />
de bien peu qu'une rupture ouverte ne se produisît entre le<br />
jeune et violent maraboulh et les tribus qu'il traînait à sa suite.<br />
Bou-Bekr-ben-Zyan et El-Arbi-ben-El-Oradj, nous l'avons dit<br />
,
85<br />
plus haut, n'avaient fait leur soumission à Sid Ahmed que dans<br />
la crainle d'être razés; c'était donc contraints, et à leur corps<br />
défendant, qu'ils subissaient les violences tyranniques de ce ca<br />
pricieux adolescent. Aussi, n'attendaient-ils que le moment fa<br />
vorable pour tenter d'y échapper, et rejoindre Sid El-Hadj-Bou-<br />
Tkheil et Sid Mohammed -ben-Eth-Thaïyeb.<br />
Cette disposition de ces adhérents forcés n'avait point échap<br />
pé à Sid Ahmed, qui leur montrait d'ailleurs la plus grande dé<br />
fiance, et qui les faisait 'étroitement surveiller. Dans la crainle<br />
qu'ils ne finissent par mettre leur projet de fuite à exécution, il<br />
ne trouva rien de mieux que de décider leur mort : il fil d'abord<br />
assassiner Bou-Bekr-ben-Zyan, méditant de réserver le même<br />
sort à Sid El-Arbi-ben-El-Oradj.<br />
Cette froide cruauté, que le jeune marabouth n'avait même<br />
pas cherché à justifier par un prétexte quelconque,<br />
souleva un<br />
violent orage contre lui : tous les Thrafi et les Oulad-Zyad de<br />
mandèrent que ce crime fût vengé ; ils allèrent même jusqu'à<br />
solliciter l'aman du général commandant la province d'Oran.<br />
Mais, encore une fois, l'entourage de Sid Ahmed-ould-Hamza<br />
réussit, après une apparence de satisfaction donnée à ces deux<br />
tribus, qui, en définitive, constituaient le principal élément des<br />
forces insurrectionnelles, il parvint, disons-nous, à calmer les es<br />
prits et à rétablir les affaires: les Thrafi consentaient à subir ce<br />
nouvel affront.<br />
Ces faits se passaient dans le courant du mois de mai. Du res<br />
te, il faut bien le dire,<br />
ces menaces de soumission des tribus<br />
rebelles à l'autorité française n'étaient pas très sérieuses, et puis<br />
les chefs de l'insurrection savaient parfaitement que les Hameïan<br />
leur étaient acquis, et que, s'ils n'avaienl point encore rompu<br />
avec nous, c'est parce que leurs approvisionnements sur nos<br />
marchés, pour la prochaine rentrée en campagne,<br />
complètement achevés.<br />
n'étaient pas<br />
Quant aux tribus soumises du cercle de Géryville, elles mon<br />
traient de bonnes dispositions: ainsi, les chefs indigènes de<br />
celte circonscription faisaient preuve d'un certain zèle ; leurs<br />
ordres étaient suffisamment obéis, et quand vint le moment de<br />
payer l'impôt arriéré et la contribution de guerre,<br />
ils s'exécute-
86<br />
rent, nous ne dirons pas avec enthousiasme, mais tout au moins<br />
sans récriminations et sans trop de tirage, pour nous servir de<br />
l'expression consacrée, ce qui ne voulait pas dire pourtant<br />
que celte soumission dût être éternelle.<br />
En effet, dès le mois de septembre,<br />
calmes,<br />
et après un été des plus<br />
une vague inquiétude commença à se répandre dans ces<br />
tribus; des bruils de cessation de la trêve, et d'une incursion<br />
prochaine des rebelles sur le territoire de nos tribus fidèles,<br />
étaient dans toutes les bouches ; on pressentait, en un mot, et<br />
dans un délai qui ne pouvait être éloigné, la reprise des hostili<br />
tés. Il n'y avait rien de précis dans ces nouvelles qui nous arri<br />
vaient de tous côtés à la fois ; mais on sentait, nous le répétons,<br />
que le moment était proche, et qu'il nousfallait nous tenir sur nos<br />
gardes, aussi bien pour empêcher la défection des tribus restées<br />
dans le devoir, que pour parer aux tenlalives des rebelles. Et<br />
nous avions raison ; car, à la fin de la première quinzaine de<br />
septembre, de nombreux djiouch ennemis rôdaient déjà autour<br />
de nos ksour, et poussaient leurs pointes jusque dans les envi<br />
rons de Géryville.<br />
Pourtant, les rebelles s'en tenaient encore à la menace, et<br />
leurs excursions étaient plutôt des reconnaissances, des moyens<br />
d'entrer en relations avec les tribus soumises pour les entraîner<br />
dans la révolte, et les déterminer soit par l'intimidation, soit par<br />
des promesses ou des tentatives de séduction, à faire de nouveau<br />
cause commune avec les rebelles. Les Hameïan ne devaient pas<br />
tarder, du reste, à répondre au pressant appel des marabouths des<br />
Oulad-Sidi-Ech-Chikh ; ils allaient d'ailleurs y êlre contraints<br />
par des raisons d'intérêt qui n'étaient pas sans quelque valeur.<br />
L'époque approchait, en effet, où les caravanes allaient se<br />
mettre en route pour le Gourara ; or, pour assurer leur retour,<br />
il était indispensable que les Nomades fussent en bons termes<br />
avec les Oulad-Sidi-Ech-Chikh,<br />
qui tenaient les routes de noire<br />
extrême Sud. Il valait donc mieux, à moins qu'on ne fûl le plus<br />
fort,<br />
— et ce n'était pas le cas des Hameïan, —<br />
s'en faire des<br />
alliés que de s'exposer à se faire razer par ces difficiles voisins.<br />
Ce fut le parti auquel s'arrêtèrent les Hameïan, qui ne tardèrent<br />
pas à consommer leur défection.
87<br />
Sid Mohammed-ben-Elh-Thaïyeb fut obligé de s'enfuir de<br />
nouveau au Marok. Quant à Sid El-Hadj-Bou-Tkheil, qui était<br />
campé au milieu des Chafâ, il dut les suivre malgré lui, et faire<br />
cause commune avec l'insurrection .<br />
Sid Ahmed se trouva dès lors à la tête de forces relativement<br />
importantes. Aussi, dans les premiers jours d'octobre, se met-<br />
il en mouvement, accompagné de son oncle, Sid El-Ala, qui di<br />
rige les opérations, en prenant pour objectif les Hauts-Plateaux<br />
de la province de l'Ouest, avec l'intention de tenter quelque en<br />
treprise sur nos tribus du Tell, si nos colonnes veulent bien le<br />
lui permettre, ou lui en fournir l'occasion.<br />
Nous allons nous-même nous transporter dans le Tell, et y<br />
attendre les événements qui doivent êlre la conséquence de celte<br />
nouvelle incursion des bandes insurrectionnelles.<br />
Le mouvement des rebelles —dont on exagérait le nombre au<br />
delà de toute vraisemblance — n'avait pas été sans jeter quel<br />
que trouble parmi nos tribus des Hauts-Plateaux, voire même<br />
parmi celles qui ont leurs campements à proximité de la ligne<br />
de ceinture du Tell. Il y avait lieu dès lors de les rassurer en<br />
prenant des mesures pour les garantir contre les coups de main<br />
de ceux qu'on continuait de désigner, par euphémisme évidem<br />
ment,<br />
sous l'appellation de dissidents.<br />
Nous avons dit, dans un précédent chapitre,<br />
que le lieute<br />
nant-colonel Morand avait porté sa colonne à El-Bordj, point<br />
situé à 1,500 mètres au sud-est de Boghar, et qu'il y avait, dans<br />
la prévision d'y passer l'hiver, commencé des travaux d'installa<br />
tion qui devaient permettre à ses troupes de s'y abriter contre<br />
les rigueurs de la température que comportent ses 1,100 mètres<br />
d'altitude.<br />
Ces travaux étaient déjà fort avancés quand, au commence<br />
ment d'octobre, le bruit se répandit tout à coup dans le Tell que<br />
Sid El-Ala, accompagné de son neveu Sid Ahroed-ould-Hamza,<br />
et suivi d'un mystérieux personnage, un marabouth marokain,<br />
du nom de Sid Mohammed-Moulaï-Kherzas, marchait, à la tête de<br />
50,000 hommes, sur le Tell delaprovinced'Oran. On doutait d'au<br />
tant moins de ce chiffre, aussi rond que respectable, qu'il était plus
88<br />
sensiblement absurde. La cause de celte sorte de panique, nous<br />
le savons,<br />
le Nord.<br />
n'étail autre que le mouvement des marabouths vers<br />
Informé, dès le 1 7 octobre, de la marche en avant et des pro<br />
jets présumés du chef de l'insurrection, le maréchal Gouverneur<br />
général avail immédiatemenl prescrit les mesures nécessaires<br />
pour couvrir les tribus et les points menacés, et particulièrement<br />
les débouchés du Tell: ainsi, toutes les colonnes occupant les<br />
postes avancés échelonnés sur la ligne de ceinture devaient faire<br />
un mouvement soit en avant d'elles, soit sur leur droite, c'est-<br />
à-dire vers le sud ou l'ouest. Ce mouvement d'appui s'effectue<br />
rait de Boghar à Sebdou. Par suite de ces déplacements, la co<br />
lonne de Tiharet avait fait place à celle de Tnïyet-el-Ahd, qui,<br />
elle-même, avail été remplacée par celle de Boghar. L'extrême<br />
ouest avait opéré dans le même sens.<br />
Or,<br />
il devenait urgent de boucher la trouée que laissait dégar<br />
nie le dépari de la colonne Morand. Une nouvelle colonne, mise<br />
aux ordres du lieutenant-colonel Suzzoni, du 1er de Tirail<br />
leurs algériens, parlait, à cet effet, de Blida le 19 octobre; elle<br />
arrivait à El-Bokhari le 24, el allait prendre, le lendemain 25,<br />
son installation au camp d'El-Bordj, où, nous l'avons dit, le<br />
lieulenant-colonel Morand avait commencé un baraquement en<br />
maçonnerie.<br />
La colonne Suzoni se composait de deux bataillons dn 1« de<br />
Tirailleurs algériens, d'un escadron du 1er de Chasseurs d'Afri<br />
que, d'une section d'Artillerie,<br />
tratifs.<br />
el des divers Services adminis<br />
La colonne d'observation sous Tnïyet-el-Ahd, aux ordres du<br />
général Liébert, prend, le 19 octobre, la dénomination de Co<br />
lonne d'observation de Miliana ; elle est dirigée, le même jour,<br />
à marches forcées, sur Tiharet, où elle arrive le 21. Elle en re<br />
part le 22 pour aller s'établir à Aïn-el-Kebour, el s'opposer, dans<br />
cetle position, aux tentatives de Sid El-Ala sur les Harar.<br />
Sid El-Ala avait tenté son incursion sur le sud de Sebdou : le<br />
19 octobre, il avait campé à Tilen-Yahia, aux sources de l'ouad<br />
Mekerra, avec 12 ou 1,500 cavaliers, appuyés de quelques cen<br />
taines de fantassins montés sur des chameaux. Le 22, il s'élait
89<br />
établi, avec le gros de ses forces, à Aïn-Tagouraïa, dans le sud-<br />
est de Dhaïa. Mais, voyant le Tell si bien gardé, et surtout deux<br />
ou trois colonnes à ses trousses, il s'élait hâté de replonger dans<br />
le Sud, où le poursuivait le général Lacretelle.<br />
Sid El-Ala, on le voit, n'avait que médiocrement réussi dans<br />
son entreprise sur le Tell,<br />
qui élait suffisamment couvert: ses<br />
succès se bornèrent à l'enlèvement de quelques troupeaux aux<br />
Djâfra, du cercle de Dhaïa, troupeaux que cette tribu, appuyée<br />
par le colonel Péchot, parti de Sâïda, leur avail repris après un<br />
combat assez vif. C'est dans une de ces mesquines entreprises<br />
que les Oulad-Zyad, qui marchaient avec les rebelles, perdirent<br />
leur chef aimé, Sid Ahmed-ben-Keroum, tué par les goums de<br />
Sâïda .<br />
Mais le moment était proche où la colonne de Géryville allait<br />
repreudre cette chasse au marabouth devenue légendaire dans<br />
les provinces d'Oran et d'Alger; le colonel de Colomb, ce soldat<br />
valeureux des régions désertiques,<br />
cet intrépide et opiniâtre<br />
traqueur de Nomades dans le pays des Sables et de la Soif, et que<br />
les Romains n'eussent pas manqué d'honorer du surnom de<br />
Deserticus, allait recommencer cette poursuite effrénée,<br />
sans re<br />
pos, ni trêve, des chefs de l'insurrection, et de ceux qui, soit de<br />
gré, soit de force, suivaient encore leur fortune.<br />
Au premier avis de ses limiers de la marche des forces insur<br />
rectionnelles vers le Nord, le colonel de Colomb avait pris ses<br />
dispositions pour couper la route à Sid El-Ala, que ses tentatives<br />
avortées sur le Tell avaient obligé, nous l'avons vu plus haut, de<br />
battre en retraite dans la direction du sud-ouest. Avec les élé<br />
ments dont il disposait, le colonel avait pu constituer une colon<br />
ne solide, aguerrie et capable de résister à la succession d'efforts<br />
qu'il prévoyait avoir à lui demander. Pourvue de trente jours<br />
de vivres, celte colonne se mit en mouvement et quitta Géryville<br />
le 27 octobre; elle prenait une direction sud-ouest; un goum<br />
de 1,500 chevaux, dont 1,000 étaient fournis par les Harar,<br />
et 500 par les Djâfra et les Haçasna,<br />
qu'il éclairait.<br />
marchait avec la colonne<br />
D'un autre côlé, le général Lecrelelle partait de Dhaïa dans les<br />
derniers jours d'octobre, et se lançait sur les traces de Sid El-
90<br />
sud-<br />
Ala, qui fuyail avec une rapidité toute sahrienne dans le<br />
ouest.<br />
Pendant que Sid El-Ala marchait vers le Nord, Ben-Naceur-<br />
ben-Chohra s'était porté dans le nord-est de Géryville avec un<br />
fort parti de rebelles composé de cavaliers et de fantassins : son<br />
but étail ou d'entraîner de nouveau dans la défection ou de razer,<br />
en cas de résistance, les tribus des Ahl-Sliten, des Oulad-Sidi-<br />
Tifour et des Makna ; mais ces populations,<br />
retirées dans leurs<br />
montagnes, firent le même accueil aux offres de notre irréconci<br />
liable ennemi qu'à ses menaces et à ses tentatives d'attaque. Ben-<br />
Chohra insista d'autant moins, qu'il venait d'apprendre l'insuc<br />
cès de la pointe de Sid El-Ala sur le Tell,<br />
et qu'il sentait que ce<br />
n'était rien moins que prudent de s'attarder dans une région qui<br />
pouvait lui être dangereuse. Il se hâta donc d'aller rejoindre<br />
le marabouth, qui,<br />
s'étant allégé des Hameïan, qu'il avait aban<br />
donnés pour pourvoir à sa propre sûreté, s'enfonçait dans le Sud,<br />
avec les Oulad-Sidi-Ech-Chikh, à une allure d'autant plus vive<br />
qu'il tenait essentiellement à éviter, pour le moment, du moins,<br />
la rencontre du colonel de Colomb.<br />
Ainsi délaissés, les Hameïan durent eux-mêmes chercher à<br />
s'abriter contre notre atteinte ; malheureusement pour eux, ils<br />
étaient joints le 8 novembre, sur l'ouad Bou-Redjem, à l'ouest<br />
du Chothth-el-R'arbi, c'est-à-dire sur le territoire marokain, par<br />
la colonne Lacretelle, quirazait impitoyablement les fractions des<br />
Hameïan-el-R'eraba —<br />
Djenba<br />
et Chafâ —<br />
qui<br />
avaient fait cause<br />
commune avec le maraboulh. Ils payaient leur défection d'une<br />
vingtaine d'hommes lues, et de la perte de la plus grande partie<br />
de leurs troupeaux.<br />
Le lendemain, 9 novembre, la colonne de Colomb tombait au<br />
milieu de la masse ahurie de cetle importante tribu à Magroun,<br />
point situé au sud-ouest delà Sebkhat-en-Nâama,etlui infligeait,<br />
en hommes et en butin, des perles tellement sensibles qu'elles<br />
déterminaient spontanément, de la part des Hameïan, des ouver<br />
tures sérieuses de soumission.<br />
Le colonel de Colomb continue sa poursuite, harcelant sans<br />
cesse les Hameïan qui avaient échappé à ses coups et à ceux de<br />
la colonne Lacretelle : il les atteint, le 15 novembre, à El-Ga-
91<br />
loul, point situé entre le Djebel-Dough et le Djebel-El-Gueththar,<br />
leur tue une trentaine d'hommes, et ses goums achèvent de<br />
les razer aussi complètement que possible.<br />
Ce nouveau châtiment les décide à demander l'aman, qui leur<br />
est accordé sous la condition qu'ils enverront sans retard leurs<br />
contingents à la colonne qui vient de les battre, et qu'ils com<br />
battront, à leur tour, les Oulad-Sidi-Ech-Chikh, qui les ont si<br />
lâchement abandonnés, après les avoir entraînés dans la défec<br />
tion.<br />
Le 17 novembre, le colonel de Colomb arrivait devant le<br />
Ksar Aïn-es-Sficifa ; il y séjournait pour donner quelque re<br />
pos à sa troupe, et prenait ses dispositions pour continuer ses<br />
opérations contre les Oulad-Sidi-Ech-Chikh.<br />
Le 29 novembre, le colonel de Colomb,<br />
qui avait réuni à ses<br />
goums les cavaliers des Hameïan-el-R'eraba, qu'il venait de sou<br />
mettre, reprenait la poursuite des rebelles : il se portait,<br />
par des<br />
marches hardives et foudroyantes, sur l'oued En-Namous, qu'il<br />
descendait rapide comme un torrent qui renverse et détruit tout<br />
sur son passage, et pousse ainsi jusqu'à El-Aïzedj, à l'origine de<br />
la région de l'Eurg, le pays des Dunes. Le douar de l'ancien kaïd<br />
des Rzeïgat, et les Oulad-Aïça, appartenant aux Ar'ouath-Ksal,<br />
le douar du kaïd Yahya-ben-Zidan, des Makna, sont sunpris et<br />
enlevés avec leurs troupeaux.<br />
Le 3 décembre, il fond sur l'importante tribu des Thrafi, qui<br />
s'enfuit et se disperse dans ces régions inhospitalières : compre<br />
nant que toute résistance est impossible, un grand nombre de<br />
douars de celte fraction,<br />
acculés aux limites du pays de la faim et<br />
de la soif, n'ont d'autre alternative que la mort ou la soumission.<br />
Les Mrazig, les Slamata, les Oulad-Zeyan, les Oulad-Aoun, les<br />
Beni-Okba, les Oulad-Srour, et une fraction des Oulad-Sidi-Ech-<br />
Chikh, représentée par Sid Alimed-ben-El-Djoudi, sont réduits<br />
à subir le même sort. A Dhayat-Tirafsof, le colonel de Colomb<br />
opère une razia considérable, et oblige 460 tentes à implorer leur<br />
pardon; puis, remontant parBou-Aroua et El-Mengoub, il pous<br />
se impitoyablement devant lui des fractions rebelles, qu'il con<br />
traint à lui demander son aman.<br />
Les goums de Hameïan se montrent les plus acharnés et nos
92<br />
plus actifs auxiliaires contre les Oulad-Sidi-Ech-Chikh et leurs<br />
anciens alliés; ils trouvent, dans cette occasion, le double avan<br />
tage de se venger de leur abandon par ces rebelles, et de se re<br />
faire, à leurs dépens, des perles que nous leur avons fait subir<br />
dans les premiers jours de novembre dernier. Ils confirment<br />
ainsi leur rupture — nous ne dirons pas définitive, car,<br />
chez les<br />
Arabes, les volte-face ne durent qu'autant qu'elles ne sont pas<br />
dommageables pour leurs intérêts,<br />
— avec<br />
Sid Ahmed-ould-<br />
Hamza et Sid El-Ala, qui, nous le savons, les avaient entraînés,<br />
sans grande peine, il est vrai, dans la révolte et la désertion.<br />
La colonne de Laghoualh, sous le commandement du lieute<br />
nant-colonel de Sonis, avail fait un mouvement dans l'Ouest,<br />
à la fin d'octobre, dans le but de fermer aux insurgés la retraite<br />
qu'ils auraient pu chercher vers l'Esl pour échapper aux colon<br />
nes de Colomb el Lacretelle ; elle s'est avancée, à cet effet, jus<br />
qu'à Sidi-El-Hadj-Ed-Din. Le 3 décembre, elle atteignait une<br />
fraction des Oulad-Zeyan à Beïga, sur la rive gauche de l'ouad<br />
Seggar, lui enlevait ses troupeaux,<br />
merci .<br />
et l'obligeait de se rendre à<br />
Toutes ces opérations, si rapides, si vigoureusement et si ha<br />
bilement conduites, ont été exécutées par les goums, appuyées â<br />
dislance par les colonnes auxquelles ils appartenaient. Du reste,<br />
nous l'avons déjà dit, quand les goums se sentent soutenus, ils<br />
combattent vaillamment, surtout quand ils flairent du butin au<br />
bout de l'aventure, ou bien lorsqu'il y a enlre eux et leurs ad<br />
versaires une affaire de sang ou de nif (l), et, dans le Sahra, la<br />
véritable el la meilleure politique est celle qui consiste à savoir<br />
faire naître ces sortes d'excitations, quand les événements ne s'y<br />
prêtent pas, ou lorsqu'ils tardent trop à les produire.<br />
A la suite de ces opérations, la situatiqn du cercle de Géryville<br />
s'était sensiblement améliorée : les chefs de l'insurrection et les<br />
Oulad-Sidi-Ech-Chikh étaient en fuite; les Thrafi, dont une<br />
grande partie étail restée dans l'Ouest, faisaient savoir au colo-<br />
(1) Nif, au propre, signifie nez. Par extension, on donne à ce mot<br />
la signification A'<br />
amour-propre, de susceptibilité, de point d'honneur,<br />
d'orgueil, etc.
93<br />
nel de Colomb qu'ils solliciteraient son aman dès que leurs ca<br />
ravanes seraient rentrées du Gourara, c'est-à-dire hors de dan<br />
ger. Du reste, les Thrafi n'avaient pas pris une part bien ac<br />
tive dans Je dernier mouvement de Sid El-Ala ; les Oulad-Zyad et<br />
d'autres fractions rebelles,<br />
poursuivies jusque dans la région de<br />
l'Eurg, avaient subi des pertes énormes, et ceux d'entre eux qui<br />
ne s'étaient pas soumis, avaient été razés et dispersés ou rejelés<br />
dansleblad ech-charr (le pays de la misère). Les Hameïan, qui,<br />
après avoir fait leur soumission, avaient si rudement combattu<br />
leurs alliés de la veille, gardaient notre Ouest; enfin, d'assez<br />
nombreuses demandes d'aman ont élé la conséquence de la pointe<br />
vertigineuse du colonel de Colomb,<br />
qui a balayé l'ouest et le<br />
sud de son commandement des éléments insurrectionnels qui<br />
l'avaient envahi.<br />
Les chefs ou fractions de tribus du cercle de Géryville qui ont<br />
fait leur soumission sont les suivants :<br />
Des Oulad-Zyad : douar des Mrazig, avec El-Hadj-Ahmed-ben-<br />
Bel-Kacem ;<br />
Des Derraga-el-R'eraba : Oulad-Ben-Zyan,<br />
Triât ;<br />
Des Oulad-Srour : l'ex-kaïd Bou-Azza et son frère ;<br />
Des Akerma : les douars des Oulad-Mouça ;<br />
Les Oulad-Bou-Azza ;<br />
Les Oulad-Bou-Douaïa-ben-SIama ;<br />
Les Kouabis ;<br />
La moitié des Amarna.<br />
et le douar des<br />
Telle était la situation de l'insurrection dans la province d'Oran<br />
à la fin de l'année 1865.<br />
Nous avons indiqué plus haut les dispositions qui avaient été<br />
prises dans la province d'Alger lorsque, le 17 octobre, le bruit<br />
d'une incursion de Sid El-Ala dans le sud de Sebdou était par<br />
venu au Gouverneur général ; des mesures de précaution avaient<br />
été ordonnées immédiatement pour couvrir le Tell, et le mettre à<br />
l'abri des surprises que pourrait tenter l'oncle du chef de l'in<br />
surrection; la pointe si audacieuse de l'année dernière, qu'il
94<br />
avait poussée jusques Sid i-Ali-ben-Youb, l'avait mis en goût pour<br />
les affaires de surprise ; mais ce genre d'opérations ne se recom<br />
mence pas toujours avec le même bonheur, et Sid El-Ala avait<br />
dû s'en apercevoir.<br />
Nous avons dit que les colonnes placées dans le voisinage des<br />
postes établis sur la ligne de ceinture du Tell, avaient opéré cha<br />
cun un mouvement sur leur droite, c'est-à-dire de l'est à l'ouest,<br />
pour fermer les débouchés du Tell sur le Sahra, el surtout la<br />
trouée de Dhaïa, qui paraissait rjlus particulièrement menacée.<br />
C'esl ainsi que la colonne Liéberl avait été portée de Tnïyel-<br />
el-Ahd à Tiharet;<br />
celle du lieutenant-colonel Morand.de Bo<br />
ghar sur le premier de ces points, et que la colonne Suzzoni,<br />
formée rapidement à Blida,<br />
élait venue remplacer à Boghar la<br />
colonne qui était établie à proximité de ce poste.<br />
Ces mouvements s'étaient opérés, avons-nous dit,<br />
conde quinzaine d'octobre.<br />
Mais, le danger passé,<br />
dans la se<br />
c'est-à-dire dès que Sid El-Ala eût re<br />
pris, poursuivi par le général Lacretelle, el plus vite qu'il ne<br />
l'eût sans doute désiré, la direction de sa base d'opérations, les<br />
colonnes d'observation furent dissoutes, celle de Tiharet, le 12<br />
novembre, celle de Boghar, le 21, et, enfin, la colonne de Tnïyet-<br />
el-Ahd, le 24 du même mois.<br />
Les colonnes de Dhaïa, de Géryville et de Laghoualh étaient<br />
rentrées sur leurs points de stationnement ou d'observation.<br />
Nous allons retourner dans le Sud de la province d'Oran, où<br />
l'action prochaine va se dérouler de nouveau avec ses péripéties<br />
sanglantes el ses poursuites effrénées, et, de la part des goums,<br />
avec l'âprelé impitoyable delà guerre au butin.<br />
Malgré la dure leçon que. venaient de recevoir les rebelles,<br />
l'apaisement était loin d'être fait dans les tribus qui avaient em<br />
brassé la cause des Oulad-Hamza ; sans doute loules les fractions<br />
atteintes par nos colonnes avaient fait leur soumission, el les<br />
jusqu'à nouvel ordre, du moins,<br />
nos fidèles auxiliaires ; mais l'influence de Sid El-Ala el des Ou<br />
Hameïan étaient devenus —<br />
lad-Sidi-Ech-Chikh élait encore toute puissante sur les tribus<br />
du commandement de Géryville qui appartenaient à Tordre re-<br />
—
ligieux de Sidi Ech-Chikh,<br />
95<br />
et puis les populations châtiées par<br />
nos colonnes n'étaient point des tribus constituées; ellesne pré<br />
sentaient,<br />
au contraire, que des fractions plus ou moins impor<br />
tantes de celles qui marchaient encore avec les chefs des rebelles.<br />
Tout faisait donc présumer que ce silence de la poudre ne se<br />
rait qu'une trêve,<br />
dont la durée élait subordonnée au temps<br />
qu'exigeaient le recrutement de nouveaux adhérents à la cause<br />
des marabouths, et le réapprovisionnement des silos de l'insur<br />
rection.<br />
Il existait d'ailleurs plusieurs causes de rupture inévitable de<br />
de cette trêve : ainsi, par exemple, les caravanes de nos popula<br />
lions soumises n'étaient pas rentrées du Gourara, et il était à<br />
craindre que les contingents ennemis ne cherchassent à leur<br />
couper la route. D'un autre côté, les fractions razées parles co<br />
lonnes de Dhaïa et de Géryville s'étaient dispersées dans toutes<br />
les directions, abandonnant leurs troupeaux sur les points où<br />
elles avaient été rencontrées el mises en déroute par nos goums.<br />
Or, les Hameïan, qui avaient à cœur de rentrer dans leur bien,<br />
et de se refaire des pertes que nous leur avions fait subir, s'étaient<br />
remis en campagne pour leur propre compte après la rentrée des<br />
colonnes,<br />
et avaient réussi à faire un butin considérable en ra<br />
massant les épaves provenant des fractions rebelles que nous<br />
avions battues et dispersées.<br />
Cette honnête opération des Hameïan,<br />
on le comprend aisé<br />
ment, ne fut pas précisément du goût des fractions rebelles qui<br />
en avaient été victimes; aussi, celte expédition amassa-t-elle<br />
contre eux plus de haines qu'ils n'avaient recueilli de moutons<br />
ou de chameaux dans leurs sous-razias. Nous verrons bientôt<br />
quelles furent, pour les Hameïan, les conséquences de cetle im<br />
prudente et indélicate agression.<br />
Ala,<br />
Nous avons vu plus haut Sid Ahmed-ould-Hamza et Sid El-<br />
suivis des contingents des Oulad Sidi-Ëch-Chikh, poursuivis<br />
d'abord par la colonne Lacretelle, el ensuite par le colonel de<br />
Colomb, abandonner les Hameïan à nos coups,<br />
afin de pouvoir<br />
prendre de l'avance et nous échapper pendant que nous serions<br />
occupés à les battre et à les razer. Cette tactique, renouvelée<br />
d'Hippomène semant des pommes d'or derrière lui pour retar-
96<br />
der la course d'Atalante, avait pleinement réussi aux éhefs des<br />
rebelles, qui, pendant que nous nous attardions à exécuter les<br />
Hameïan, étaient parvenus, par ce stratagème, à éviter notre at<br />
teinte, et avaient pu s'enfoncer tout à leur aise dans le Sud-<br />
Ouest.<br />
Mais la division —<br />
et<br />
c'est là tout le secret de notre force —<br />
s'élait mise bientôt entre les chefs de l'insurrection : c'est ainsi<br />
que Sid Ahmed-ould-Hamza, avec la Zaouïa, s'était retiré sur le<br />
Chothth Tigri, et que Sid Èl-Ala et son frère Sid Ez-Zoubir<br />
s'étaient dirigés vers l'Est, et avaient pris leurs campements à<br />
Haci Bou-Zeïd, non loin de la Dhayat-el-Habsa, sur les plateaux<br />
déserts des Habitat. Sid El-Ala paraissait avoir renoncé aux affai<br />
res ; nous avons tout lieu de croire que son intention était<br />
d'opérer pour son propre compte, c'est-à-dire en dehors de son<br />
neveu Sid Ahmed, qui, par son caractère difficile et son impru<br />
dence, avait failli, à plusieurs reprises, compromettre gravement<br />
la cause de la descendance de Sidi'Ech-Chikh.<br />
De son côté, le jeune marabouth avait cherché, pendant la pre<br />
mière quinzaine de janvier 1866, à se recruter desadhérenls;<br />
ses efforts dans ce sens n'eurent point tout le succès qu'il par<br />
aissait en attendre ; il parvint cependant à réunir quelques cen<br />
taines de cavaliers, qu'il installa sous sa main sur la rive gau<br />
che de l'ouad Msaoura, dans le sud de Figuig,<br />
autant pour les<br />
éloigner de notre action que pour qu'ils pussent se remettre,<br />
eux et leurs bêtes, des fatigues et des misères de la dernière cam<br />
pagne. Sid Ahmed voulait surlout déjouer le projet qu'avaient<br />
formé un grand nombre d'entre eux, las d'une guerre sans pro<br />
fit,<br />
de venir nous demander notre aman.<br />
Mais un incident que le jeune marabouth n'avait pas prévu<br />
faillit compromettre la reconstitution des forcesqu'il préparaitpour<br />
tenter une nouvelle campagne contre nous : dès qu'il eût mis le<br />
pied sur le territoire marokain, les Douï-Mnia, qui n'ont point de<br />
préjugés,<br />
et pour lesquels la guerre sainte passe bien après la<br />
guerre au butin, se présentèrent en force pour signifier à Sid<br />
Ahmed les conditions auxquelles ils consentaient à accorder, à<br />
lui et à ses goums, un séjour de plus ou moins de durée dans<br />
leur pays.
97<br />
Le marabouth fut bien obligé d'en passer par les exigences de<br />
ces bandits marokains, qui abusèrent vraiment de la situation :<br />
Sid Ahmed les combla de cadeaux pour en avoir la paix ; il lésina<br />
d'autant moins avec eux, qu'il comptait bien rentrer dans ses<br />
fonds en conviant ses adhérents à l'honneur de le rembourser<br />
des sommes que lui avaient<br />
Mnia, —<br />
extorquées,'<br />
prétendait-il, lesDouï-<br />
que Dieu les extermine jusqu'au dernier!<br />
Cette communication ne fut pas, sans doute, du goût de tous<br />
ceux à qui elle élait faite ; car quelques fractions abandonnèrent<br />
ce sullan dans l'embarras. Elles se disaient, non sans raison,<br />
qu'elles admettaient,<br />
—<br />
difficilement, il est vrai,<br />
— que la<br />
guerre ne leur rapportât rien, pour le moment, du moins,<br />
mais que, pour rien au monde, elles ne consentiraient à en<br />
faire les frais ; leurs principes, d'ailleurs, ne le leur permettaient<br />
pas.<br />
Ces fractions dissidentes,<br />
qui appartenaient aux Oulad-Zyad el<br />
aux Thrafi, allèrent établir leurs campements sur l'ouad En-<br />
Namous, occupant ainsi la route du Gourara, c'est-à-dire le che<br />
min des caravanes. Malheureusement, une partie de celles des<br />
Hameïan et des Oulad-Sidi-Ahmed-el-Medjdoub avaient seules<br />
pu échapper à l'ennemi ; elles étaient rentrées dans les premiers<br />
jours de janvier. Restaient encore en route celles des Oulad-Ben-<br />
Zyan, des Mrazig et des Akerma. Le 25 de ce mois, elles ache<br />
vaient de traverser les Eurg, et se jetaient de l'ouad En-Namous<br />
sur l'ouad El-R'arbi pour dérober leur marche à l'ennemi. Par<br />
une circonstance fatale, ses contingents, qui, précisément, étaient<br />
en course à ce moment dans le but de chercher à reprendre aux<br />
Hameïan quelques-uns des troupeaux qu'ils leur avaient enlevés,<br />
reconnurent facilement.le passage de ces caravanes, qu'ils joigni<br />
rent près du djebel Tismert : « Nous ne voulons pas de mal à nos<br />
frères les Thrafi,<br />
dirent les cavaliers des rebelles aux khebir ou<br />
conducteurs des gouafel (1) ; mais livrez-nous tout ce qui appar<br />
tient aux Hameifan. »<br />
Sur le refus des conducteurs d'obtempérer à cette proposition,<br />
un combat, qui dura deux jours,<br />
(1) Pluriel de gafla,<br />
caravane .<br />
s'engagea enlre l'escorte de la<br />
Revue africaine, 26" année. X' 18» (MARS <strong>1882</strong>.)
98<br />
caravane et les cavaliers des tribus razées. Les pertes des deux<br />
côtés en tués et blessés furent à peu près égales ; mais le résultat<br />
fut, en définitive, ce qu'il devait être : les caravanes furent enle<br />
vées, el nos fractions nouvellement soumises perdirent ainsi de<br />
six à sept cents chameaux chargés de dattes. Nous dirons cepen<br />
dant que tout ce qui appartenait au douar des Mrazig, lesquels<br />
n'étaient soumis que depuis le mois de décembre dernier, lui fut<br />
intégralement rendu.<br />
Cette dernière circonstance semblait donner nn certain carac<br />
tère de sincérité aux démarches que faisaient auprès de nous les<br />
chefs principaux des Oulad-Zyad pour obtenir l'aman, démarches<br />
dont Sid Ahmed-ould-Hamza parvint à neutraliser l'effet et qu'il<br />
empêcha d'aboutir. Redoutant, et non sans raison, ces velléitées<br />
de soumission qui se reproduisaient beaucoup plus souvent qu'il<br />
ne l'eût voulu, Sid Ahmed? pour y couper court, vint s'établir au<br />
milieu des Oulad-Zyad, leur affirmant, pour les regagner à sa<br />
cause, qu'il était lui-même en relations avec nous, et qu'il élait<br />
sur le point d'obtenir pour lui, du Gouvernement français, le<br />
commandement du Sud, et, par suite,<br />
des avantages immenses<br />
pour ceux qui auraient suivi sa fortune: « Les Français,<br />
leur di<br />
sait-il, doivent m'abandonner le Sud et se retirer dans le Tell ;<br />
dès lors, les populations sahriennes qui viendront s'y approvision<br />
ner en grains ne seront plus soumises qu'au hakk el-tnïya (1). »<br />
Les Oulad-Zyad n'hésitèrent pas un seul instant à croire,- comme<br />
au Livre révélé, aux astucieuses paroles du jeune marabouth et<br />
au triomphe prochain de la cause musulmane. Il serait super<br />
flu d'ajouter qu'il ne fui plus question de soumission parmi ces<br />
populations aussi crédules qu'elles sont versatiles.<br />
Quant à Sid El Ala,<br />
taire dans les sables de Haci-Bou-Zeïd,<br />
qui s'était bientôt lassé de sa retraitevolon-<br />
el qui avait besoin de<br />
faire de l'agitation, il avait lancé dans les passage de Metlili, pour<br />
y faire un peu de butin, un r'zou de Châanba,<br />
qui craignaient<br />
de se perdre la main dans une funeste oisiveté ; mais leur ex-<br />
(1) Le droit du col, du défilé. C'était le droit d'entrée dans le Tel<br />
que, sous les Turcs, payaient les Sahriens 'pour venir s'y approvi<br />
sionner en grains ou céréales.
99<br />
pédition ne fut pas heureuse : l'actif lieutenant-colonel de So<br />
nis, commandant du cercle et de la colonne mobile de Laghoualh,<br />
les surprit dans cette besogne de guerre sainte et les dégoûta,<br />
pour quelque temps, du moins, de ces pieuses entreprises.<br />
Pourtant,<br />
nousdevons dire que Sid El-Ala fut plus heureux quel<br />
ques jours après : il put, en effet, razer un douar des Makna,<br />
qui s'était attardé trop au sud,<br />
mels de remonter vers le Nord.<br />
et cela malgré des ordres for<br />
Dans les derniers jours de février, Sid El-Ala, qui brûlait du<br />
désir de se signaler par quelque action importante, el qui crai<br />
gnait surtout que le repos ne vînt détruire<br />
son'<br />
prestige el le<br />
faire oublier, abandonna décidément sa retraite de Haci-Bou-<br />
Zeïd, et se rapprocha du ksar Sidi-El-Hadj-Ed-Din, guettant de<br />
là l'occasion de tenter quelque coup qui pût rétablir ses affaires,<br />
et lui rendre, sur les populations du Sud, l'influence qu'il se<br />
figurait avoir perdue. Malheureusement encore, le succès ne vint<br />
pas couronner ses efforts : le 1er mars, un goum d'une centaine<br />
de chevaux, formé de diverses fractions des Arbâa et des Oulad-<br />
Yâkoub, sous la conduite d'un de nos cheikh, Ahmed-ben-Sli-<br />
tomba à l'improvisle sur le campement de<br />
man, des Zekaska,<br />
Sid El-Ala, lui enleva une trentaine de tentes, environ sept cents<br />
chameaux, et y fit un riche butin. Notre goum avait eu affaire<br />
au marabouth en personne, qui, devant la vigueur de l'attaque,<br />
ne put qu'essayer de résister. Un de ses oncles, le cheikh Ben-<br />
Eth-Thahar,<br />
Ce coup de main,<br />
fut tué dans cette rencontre.<br />
qui n'était pas de nature à relever les affai<br />
res de Sid El-Ala, produisit beaucoup d'effet sur les populations<br />
du Sud.<br />
Nons disions plus haut que Sid Ahmed-ould-Hamza,<br />
dans le<br />
but de raffermir la fidélité quelque peu chancelante des Oulad-<br />
Zyad qui, nous le savons,<br />
s'étaient détachés de la cause du jeune<br />
marabouth, n'avait rien trouvé de'mieux, pour les y ramener,<br />
que de leur affirmer que nous allions abandonner le Sud en sa<br />
faveur. Ce propos n'était pourtant pas absolument le produit de<br />
son imagination; seulement, il prenait, dans cette circons<br />
tance, son désir pour la réalité. Il avait, en effet, écrit au géné<br />
ral commandant la province d'Oran pour lui faire connaître qu'il
100<br />
était disposé à déposer les armes, mais à la condition que le<br />
commandement dont avait été investi feu son père, le khalifa<br />
Sid Hamza, lui serait rendu dans toute son étendue. Il préten<br />
dait, en outre, rester absolument indépendant dans le sultanat<br />
que nous lui aurions taillé dans notre Sahra. Enfin, ce que vou<br />
lait ce jeune et ambitieux marabouth c'était se constituer un<br />
petit royaume sâhrien, et êlre non point un chef soumis à la<br />
mais bien un allié traitant d'égal à égal avec nous. On<br />
France,<br />
n'a pas plus d'outrecuidance ou de naïveté.<br />
Il était difficile au Gouvernement français d'admettre de pa<br />
reilles prétentions; il n'y avait d'ailleurs aucun intérêt, en ce<br />
sens que, d'abord, le jeune marabouth n'était pas plus de force<br />
à ramener la paix dans le Sud qu'à en garantir la sécurité, sur<br />
tout si nous n'étions plus là pour l'appuyer de nos armes et de<br />
noire influence. Les prétendants au pouvoir, dans les deux bran-<br />
chesdeSidiEch-Chikhsonldéjànombreux,etilsne peuvent qu'aug<br />
menter encore ; l'ordre de succession n'a donc chance que de se<br />
troubler davantage lous les jours; car on pressent que, d'ici à un<br />
temps peu éloigné, quand les prétendants auront poussé, ou se<br />
seront produits, il ne sera tenu compte que médiocrement de la<br />
légitimitédeladescendance, etl'on nesesouciera pas plusdes droits<br />
de l'héritier de la baraka que de ceux du dernier raâï (berger)<br />
de la tribu des enfants du saint d'El-Abiodh. En effet, on peut<br />
déjà prévoir que ce sera à qui des oncles, des frères,<br />
des cou<br />
sins de l'héritier légitime de la puissance religieuse, cherchera,<br />
en travaillant pour son compte, à se créer une influence qui lui<br />
facilite la levée de quelques centaines de cavaliers sous prétexte<br />
de djehad (1), pour faire la guerre au bulin. L'anarchie sera<br />
dès lors dans toutes les branches de la maison de Sidi Ech-Chikh,<br />
et ne nous en plaignons pas ; car l'abondance des candidats à la<br />
baraka est précisément ce qui fera leur faiblesse, par cette rai<br />
son qu'elle ne permettrait à aucun d'eux d'exercer une autorité<br />
sérieuse et de quelque durée sur les autres prétendants.<br />
Le jeune chef de l'insurrection précise, nous l'avons vu, les<br />
conditions de la soumission ; il ne demande rien moins que le<br />
(1)<br />
Guerre sainte.
101<br />
commandement du vaste territoire, des nombreuses tribus et des<br />
ksour dont nous avions investi son père, Sid Hamza, en 1854 (1).<br />
Vraiment, cet adolescent ne doute de rien; d'abord le temps et<br />
les choses ont bien changé depuis douze ans : Sid Hamza nous<br />
avait conquis par les armes et par son immense influence reli<br />
gieuse les territoires et les populations dont nous lui avions con<br />
fié le commandement, lequel, à ce moment, il pouvait seul exer<br />
cer efficacement. Sans doute, nous l'avions fait fort ; peut-être<br />
serait-il plus exact de dire que ce cadeau que nous lui faisions<br />
c'était lui qui nous l'avait apporté, et que nous ne lui prêtions,<br />
en définitive, que ce qu'il nous avait donné. Notre générosité,<br />
qu'on nous a tant reprochée en disant que nous avions grandi<br />
Sid Hamza outre mesure, s'en trouve donc sensiblement amoin<br />
drie.<br />
Du reste, à la mort de cet illustre descendant de Sidi Ech-<br />
Chikh, en 1861,<br />
nous nous étions empressés déchanger le titre<br />
de khalifa du Sud, que nous avions décerné à Sid Hamza, contre<br />
celui de bach-a'ra de Géryville, que nous donnions à son fils et<br />
successeur, Sid Bou-Bekr.<br />
Sid Ahmed-ould-Hamza pouvait donc d'autant moins justifier<br />
ses prétentions que, depuis la mort de son frère Sid Mohammed,<br />
il n'avait été, pour nous, autre chose qu'un rebellesousla direc<br />
tion de son oncle Sid El-Ala. Ces litres, on en conviendra,<br />
étaient bien insuffisants pour lui mériter une faveur de l'impor<br />
tance de celle qu'il demandait presque en vainqueur. Dans tous<br />
les cas, nous n'avions pas la moindre raison pour distraire, en<br />
faveur de qui que ce soit, la moindre parcelle de notre domaine<br />
sahrien. Sans doute il nous sera encore longtemps disputé, et<br />
il nous coûtera bien de lourds et sanglants sacrifices ; mais une<br />
sérieuse, intelligente et progressive occupation de cette région<br />
de la poudre, un bon choix de nos agents, et une bonne organi<br />
sation de nos forces auxiliaires, sans lesquelles nous ne pouvons<br />
rien, finiront par nous permettre d'y<br />
(1) Voir,<br />
Bou-Bekr, —<br />
asseoir, solidement notre<br />
pour plus de détails sur le khalifa Sid Hamza-ould-Sidi-<br />
notre livre « Les Français dans le Désert.<br />
Expédition aux limites du Sahra algérien. »<br />
Journal d'une
102<br />
domination, et par nous débarrasser, du moins dans l'étendue<br />
de notre bras, de ces turbulents Nomades dont la vie est le pil<br />
lage, et la foi l'appétit du bulin. Mais, nous le répétons, nous<br />
perdrons encore bien des têtes — et par notre faute —<br />
d'avoir atteint le but que nous avons l'air de poursuivre.<br />
avant<br />
11 serait superflu de dire que les propositions qui avaient été<br />
soufflées à Sid Ahmed, par son entourage, furent accueillies<br />
comme elles le méritaient, c'esl-à-dire par un refus catégorique.<br />
Nous venons de voir que, lorsque pour retenir auprès de lui<br />
les Oulad-Zyad, dont les principaux chefs faisaient des démarches<br />
de notre côté pour obtenir notre aman, Sid Ahmed prétendait<br />
que, lui-même, élait en pourparlers avec le Gouvernement fran<br />
çais, auquel il avait fait ses conditions; nous venons, disons-<br />
nous, de démonlrer que le jeune maraboulh ne s'éloignait pas<br />
sensiblement de la vérité. Pour que les Oulad-Zyad ne pussent<br />
mellre en doute son affirmation, il avait tiré parti assez ha<br />
bilement de cette circonstance qu'un de ses serviteurs avait été<br />
autorisé à venir apporter ses dépêches à Oran, et de ce fait que<br />
des relations s'étaient nécessairement établies entre le comman<br />
dant du cercle de Géryville et lui. C'était ainsi que le rusé jeune<br />
homme était parvenu à arrêter le mouvement vers nous de l'im<br />
portante tribu et des douars qui s'étaient retirés snr l'ouad<br />
Msaoura, et au milieu desquels il étail venu s'installer pour<br />
chercher à les détourner de donner suite à leur projet de sou<br />
mission.<br />
Furieux du mauvais accueil qui avait été fait à ses propositions,<br />
Sid Ahmed résolut de reprendre l'offensive. Brouillé, ainsi que<br />
nous l'avons dil plus haut, avec ses oncles Sid El-Ala et Sid Ez-<br />
Zoubir, le jeune marabouth, devenu le chef réel de l'insurrec<br />
tion, devra désormais chercher ses conseils parmi les gensde son<br />
entourage. Il fit donc ses préparatifs pour reprendre la cam<br />
pagne.<br />
Sid Ahmed avait appris par ses émissaires que les colonnes de<br />
Géryville, de Laghoualh et de Biskra se disposaient à se porter<br />
dans le Sud-Ouest; il savait que des convois étaient dirigés vers<br />
ces postes avancés, et que des goums y étaient appelés; il en in<br />
féra qu'il se préparait un mouvement important dontses conseil-
103<br />
lers ne se dissimulaient pas la gravité. Il sentait qu'il fallait ten<br />
ter un suprême et dernier effort, non-seulement pour rétablir<br />
ses affaires, mais aussi pour réunir et maintenir autour de lui<br />
des forces d'une certaine importance. Or,<br />
comme il manquait de<br />
fantassins, il fit appel à ces tribus pillardes du Marok qui, sous<br />
la dénomination générale de Zegdou, firent autrefois de si fré<br />
quentes incursions sur le territoire de nos tribus du Sud-<br />
Ouest.<br />
Sid Ahmed avait réussi à gagner à sa cause un millier envi<br />
ron de traris (1) appartenant aux Eumour,<br />
aux Oulad-Djerir et<br />
aux Douï-Mnia. Comme les intérêts de l'islam n'eussent été, pour<br />
ces sacripants, qu'un mobile ou un attrait tout à fait insuffisant,<br />
i) leur avait promis la guerre au butin, et c'était sur nos tribus<br />
récemment soumises qu'ils comptaient en faire le prélèvement à<br />
leur profit. La cavalerie du marabouth, qui s'élevait à l'effectif<br />
de cinq cents chevaux, était surtout fournie par les Oulad-Sidi-<br />
Ech-Chikh, les Derraga, les Oulad-Zyad restés insoumis, et par<br />
les fractions de tribus qui étaient encore attachées à la cause des<br />
Oulad-Hamza.<br />
Il sembla à Sid Ahmed que le moyen le plus propre à préparer<br />
son action et à retarder notre attaque, était de jeter le désordre<br />
dans nos tribus du Sud et des Hauts-Plateaux, afin d'empêcher<br />
la formation de nos convois, et d'entraver la concentration de<br />
nos goums. Son premier objectif élait l'enlèvement du douar<br />
des Mrazig, fraction soumise des Oulad-Zyad, et le châtiment des<br />
Oulad-Ben-Zeyan, qui s'étaient détachés récemment du parti des<br />
Oulad-Hamza, el qui avaient demandé et obtenu notre aman<br />
depuis quelques jours seulement.<br />
Le marabouth se chargeait des Mrazig ; il avait laissé au fameux<br />
noire ex-agha des Oulad-Mokhtar, en défection de<br />
Bou-Diça,<br />
puis le mois d'août 1864, le soin de le venger de l'abandon des<br />
Oulad-Ben-Zeyan.<br />
L'enlèvement des Mrazig présentait d'autant moins de difficul<br />
tés, qu'au lieu de porter leurs campements, ainsi que l'ordre<br />
leur en avait été donné, au nord du Chothth-ech-Chergui, ils<br />
(t) Gens de pied, fantassins.
étaient allés s'établir à Cheguig,<br />
104<br />
l'ouest de l'ouad Sidi-En-Naceur.<br />
grès,<br />
point situé à 25 kilomètres à<br />
Le 13 mars, le marabouth était signalé dans la vallée deSoûez.<br />
Le 14,<br />
il était à Aïn-el-Ourak, se dirigeant sur le Djebel Me-<br />
au sud-ouest de Géryville. Dans cette position, il menaçait<br />
sérieusement la route de Sâïda, par laquelle arrivait un convoi<br />
de vivres de 300 chameaux à destination du premier de ces pos<br />
87e<br />
tes, et dont l'escorte ne se composait que d'un bataillon du<br />
d'infanterie, et d'un escadron du 2me de Chasseurs d'Afrique.<br />
Le même jour, le colonel de Colomb, à qui ce convoi donnait,<br />
on le comprend, de sérieuses inquiétudes,<br />
ordonnait à deux com<br />
pagnies du 2me de Zouaves de se porter à Kheneg-el-Azir, pour<br />
renforcer l'escorte de ce convoi, qui devait arriver sur ce point le<br />
lendemain 15 mars.<br />
Le colonel se mettait lui-même en route le 14, avec six com<br />
pagnies du 2mede Zouaves et un escadron du 1«- de Hussards,<br />
pour protéger les campements des Mrazig contre les entreprises<br />
présumables de Sid Ahmed .<br />
A huit heures du matin, il était à Anba. Il apprend là, par ses<br />
éclaireurs, que Sid Ahmed vient d'arriver à Zouïreg, point situé<br />
à 10 kilomètres au nord de Géryville, et que les Mrazig n'ont fait<br />
aucune difficulté pour se laisser entraîner par le maraboulh.<br />
Le colonel se porte aussitôt dans la direction de Zouïreg, où il<br />
espère rencontrer l'ennemi ; mais Sid Ahmed a quitté ce point<br />
depuis quelques heures seulement ; il se dirige, le lendemain<br />
15, sur Kheneg-el-Azir, où il trouve le convoi attendu, qu'il est<br />
heureux de sentir en sûreté.<br />
L'expédition de Bou-Diça (1) contre les Oulad-Ben-Zeyan ne<br />
lui avait pas réussi : ce brillant cavalier, ce haut et puissant chef<br />
sahrien, frotté de civilisation à la surface, et que nous avions<br />
fail chevalier delà Légion d'honneur (2) pour les services qu'il<br />
(1) Voir, sur ce personnage, la note du chapitre III de la II"<br />
partie.<br />
(2) Avait été radié des contrôles de l'Ordre après sa défection du<br />
mois d'août 1864, et avant d'avoir reçu la croix qui lui avait été<br />
décernée .
105<br />
nous avait rendus pendant la première phase de la répression de<br />
l'insurrection, ce preux des temps héroïques antéislamiques était<br />
venu échouer misérablement devant quelques pédiculeux défen<br />
dant leurs maigres troupeaux. Il n'eut même pas la gloire de<br />
—<br />
succomber dans la guerre sainte —<br />
ce dont il se souciait peu<br />
et de la main du Chrétien. Il meurt d'une blessure honteuse, de<br />
celles qui ne sont pas admises par le Dieu unique et qui n'ont<br />
aucune valeur à ses yeux, de celles, enfin, qui ne donnent point<br />
rang de martyr à celui qui en est atteint, el qui, au lieu d'exha<br />
ler l'odeur du musc, ne répandent autour d'elles que la fétidité<br />
naissant de la putréfaction.<br />
Les Oulad-Ben-Zeyan, qui, conformément aux ordres qu'ils<br />
avaient reçus du commandant de Géryville, s'étaient hâtés d'en<br />
voyer leurs troupeaux au nord du Chothth-ech-Chergui, se dé<br />
fendirent en outre vigoureusement contre l'attaque de Bou-Diça,<br />
dont le r'ezou ne parvint à leur enlever que quelques tentes et<br />
effets de peu de valeur. Vraiment, la mort de Bou-Diça n'était<br />
pas payée.<br />
Nous avons laissé le marabouth marchant, le 14 mars, dans la<br />
direction du djebel Megrès, au sud-ouest de Géryville-, le 15, il<br />
passait entre Kheneg-el-Azir et ce poste avancé, et allait enlever,<br />
à Cheguig, le douar des Mrazig, qui, ainsi qu'on l'avait rap<br />
porté au colonel de Colomb, n'avait opposé aucune résistance à<br />
l'invitation que lui avait faite le marabouth de reprendre sa place<br />
au milieu des Oulad-Zyad, ses contribules.<br />
Le lendemain 16, Sid Ahmed avait pu réunir ses contingents,<br />
et, se dirigeant vers le Nord, il traversait avec eux le plateau de<br />
flairant quelque affaire de poudre et de bu<br />
Haci-Ben-Aththab,<br />
tin, en quête d'une proie à jeter dans les griffes de ses avides fan<br />
tassins.<br />
Mais revenons au colonel de Colomb, qui,<br />
du 15, au bivouac de Kheneg-el-Azir, y trouvait campés, de<br />
arrivé dans la soirée<br />
puis quelques heures, le convoi attendu et sou escorte.<br />
Son convoi en sûreté, et sans inquiétude de ce côté, le colo<br />
nel de Colomb résolut de se mettre sans relard à la recherche de
106<br />
Sid Ahmed, afin de faire avorter ses projets sur nos tribus sou<br />
mises.<br />
Le lendemain, 16 mars,<br />
et après avoir reçu les rapports de ses<br />
éclaireurs, le commandant de la colonne de Géryville prit ses<br />
dispositions pour couper au marabouth sa ligne de retraite sur<br />
le Sud-Ouest. Il laisse à la garde du camp de Kheneg-el-<br />
Azir et du convoi les six compagnies de Zouaves avec lesquelles<br />
il marchait depuis deux jours, et qui avaient besoin de prendre<br />
un peu de repos. Il forme une colonne légère avec les éléments<br />
suivants : un bataillon du 87e<br />
d'Infanterie,<br />
les deux compagnies de<br />
Zouaves qu'il avait envoyées, la veille, en renfort au convoi,<br />
un escadron du 2e de Chasseurs d'Afrique, el un autre du 1er de<br />
Hussards, une section mixte d'Artillerie de montagne de la 5e<br />
ballerie du 2e<br />
régiment, et un détachement du 3e escadron du<br />
Train des Équipages.<br />
L'effectif de cette colonne élait, approximativement, de :<br />
Officiers 25<br />
Troupe 800<br />
Chevaux 225<br />
Mulets 20<br />
(Â suivre.)<br />
Colonel C. Trumelet.
BEN<br />
-<br />
LES<br />
DJELLAB<br />
SULTANS DE TOUGOURT<br />
NOTES HISTOBIQUES<br />
(Suite. —<br />
Voir<br />
SUR<br />
LA PROVINCE DE CONSTANTINE<br />
les n°s<br />
133, 135, 136, 137, 140, 141, 142, 146, 147<br />
et 151.)<br />
Lorsque les Turcs occupèrent la province de Constantine, ils<br />
n'eurent jamais qu'une action secondaire dans le Sahara, notam<br />
ment dans le Souf, qui forma une sorte d'État indépendant quoi<br />
que tributaire de Tougourt. Chaque fraction payait assez régu<br />
lièrement aux Ben-Djellab un léger impôt qu'ils acquittaient en<br />
kessoua, c'est-à-dire en burnous el haïks. El-Oued seule, consi<br />
dérée comme ville makhzen, ne payait rien. De tout temps, elle<br />
eut la prépondérance dans le pays, tant à cause de la supréma<br />
tie numérique de ses habitants, qu'à cause de leurs richesses leur<br />
permettant, lorsqu'ils en avaient besoin, de louer et d'entretenir<br />
un goum à leurs frais. Chaque village était administré séparé<br />
ment par une Djemâa ; cependant, il arrivait parfois, lorsqu'il<br />
s'agissait de traiter des affaires intéressant tout le pays, que ces
108<br />
assemblées communales se réunissaient volontairement à celle<br />
d'El-Oued pour prendre, de concert avec elle, les mesures néces<br />
saires. Quant au cheïkh El-Arab, duquel, hiérarchiquement, re<br />
levait le Souf, il n'avait qu'un commandement nominal sur le<br />
pays.<br />
Les Souafa ne restèrent pas étrangers aux querelles iutérieuresde<br />
lafamilledes Ben-Djellab, pas plus qu'aux rivalités de Tougourt<br />
avec Temacin et aux luttes des Bou-Okkaz et des Ben-Gana, dont<br />
nous parlerons longuement plus loin. Nous avons vu aussi que<br />
plusieurs membres de la famille souveraine des Ben-Djellab, dé<br />
possédés de leur pouvoir par leurs parents, se retirèrent au Souf<br />
pour y intriguer ou y finir leurs jours. Les intérêts rivaux qui<br />
se disputaient le Sahara, l'anarchie qui fut la conséquence et<br />
à laquelle les Souafa prirent une part très active amenèrent leur<br />
division en deux sofs. Le premier, qui comprenait les Troud,<br />
El-Oued, Guemar, Behima et Debila, prit le parti des Bou-Okkaz<br />
et se déclara en faveur de Temacin. Il avait pour alliés les tribus<br />
des Saïd-Oulad-Amer et des Oulad-Saïah, ainsi que les Chaamba<br />
et les Mekhadma d'Ouargla. Le deuxième sof, formé par les ha<br />
bitants de Zegoum,<br />
Tar'zout el Kouïnin et connu sous le nom<br />
collectif des Oulad-Saoud, penchait pour les Ben-Gana et s'ap<br />
puyait sur Tougourt et l'Oued-Rir'<br />
Mais cette scission n'est point<br />
ancienne, puisqu'elle nedate que de l'époque relativement récente<br />
de la venue des Ben-Gana dans le Sahara.<br />
En dehors du tribut perçu par le sultan de Tougourt, le Souf<br />
ne payait directement aucun impôt eux Turcs, sauf lorsque les<br />
troupes chargées de percevoir les contributions dans le Sahara<br />
arrivaient dans ce pays ; les habitants payaient alors un impôt<br />
en argent évalué à 40 ou 50,000 boudjous (72 à 90,000 fr.), mais<br />
ces circonstances se présentèrent rarement. Ce fut sous le bey<br />
Ahmed Mamelouk, c'esl-à-dire vers l'année 1818, que la colonne<br />
turque descendit pour la dernière fois dans le Souf. Elle se<br />
composait de cent quarante soldats réguliers et des goums du<br />
cheikh El-Arab. En quittant Biskra, elle prit la route qui passe<br />
à El-Faïd elMouïa-Tadjer. Lorsque les fantassins turcs arrivèrent<br />
à El-Oued, ils étaient tellement épuisés de fatigue et de faim,<br />
qu'on dut requérir pour eux des chameaux méhari qui les rap-
109<br />
portèrent jusqu'à Constantine. Le retour de la colonne se fit par<br />
Tougourt et l'Oued-Rir'.<br />
A partir de l'avènement d'El-Hadj Ahmed Bey, la lutte entre<br />
les deux partis des Bou-Okkaz et des Ben-Gana se concentra dans<br />
les Ziban, bien que ce fût au Souf que se retirèrent Ferhal ben<br />
Saïd et les Arabes Cheraga, après leur défaite de Badès,<br />
Ce pays resta étranger aux événements du Tell.<br />
en 1832.<br />
Néanmoins, et peut-être même parce qu'elle se localisa, les<br />
deux sofs rivaux au Souf se firent une guerre acharnée à laquelle<br />
les sultans de Tougourt prirent une grande part. Les cheikhs<br />
Brahim, Ali et Abd-er-Rahman ben Djellab,<br />
qui se succédèrent<br />
dans ces derniers temps, descendaient tous du cheïkh Ahmed,<br />
qui s'était déclaré en faveur des Ben-Gana. L'autorité de ses des<br />
cendants ne s'exerçait donc que sur les Oulad-Saoud. Les Troud<br />
el autres villes qui suivaient leur politique se refusaient à recon<br />
naître l'autorité de ces membres de la famille des Ben-Djellab,<br />
et ne leur payaient aucun impôt. Partisans déclarés du Bit bou<br />
Okkaz,<br />
ils vivaient dans les traditions que leur avait léguées le<br />
père du cheïkh Ahmed, cheïkh Ferhat ben Djellab, qui était mort<br />
au milieu d'eux à El-Oued. A diverses reprises, les derniers sul<br />
tans de Tougourt, dont l'animosilé s'accroissait en raison de la<br />
résistance qu'ils rencontraient, essayèrent de soumettre ce parti.<br />
Mais nous avons déjà vu que toutes leurs entreprises échouèrent.<br />
L'anarchie la plus complète régnait donc dans le Souf lorsque<br />
nous arrivâmes à Biskra, en 1844. Le Troud,<br />
ou plutôt la<br />
Djemâa d'El-Oued, avait pris par force la direction des affaires, et<br />
les autres groupes de population suivaient son impulsion.<br />
Pendant les premières années de notre occupation dans le<br />
Sahara,<br />
la nécessité d'asseoir solidement notre établissement et<br />
de soumettre les Oulad-Naïl de l'Est, l'Aurès et les Nememcha<br />
nous empêcha de nous occuper sérieusement du Souf,<br />
par l'influence de l'ancien khalifa d'Abd-el-Kader,<br />
fort agité<br />
Ben Ahmed<br />
bel Hadj, qui, chassé de l'Aurès par le général Bedeau, s'était<br />
réfugié à El-Oued . Néanmoins,<br />
nos relations restèrent pendant<br />
un certain temps sur un pied fort convenable. Un cheïkh des<br />
Oulad-Amor, envoyé dans le Souf, en 1845, pour y<br />
porter diverses<br />
proclamations du Gouverneur général, avait été bien accueilli ;
110<br />
de nombreuses caravanes fréquentaient nos marchés, et la crainte<br />
de les voir se fermer motiva de la part des Souafa plusieurs dé<br />
marches de soumission. Comme celles-ci n'aboutissaient pas et<br />
qu'au contraire c'était par l'intermédiaire des gens du Souf que<br />
le chérif Ahmed, chez les Nememcha, et Bou-Maza, dans l'Est, se<br />
procuraient des approvisionnements, l'accès de nos marchés leur<br />
fut interdit dans le courant de l'année 1847. Cette mesure avait<br />
beaucoup<br />
d'inconvénients : elle portait préjudice à nos intérêts,<br />
rejetait vers la Tunisie le courant commercial qui se portait de<br />
notre côté; enfin, cette prohibition élait facilement éludée, puis<br />
qu'elle ne s'appliquait qu'à une partie du pays. Aussi, on profita<br />
de la première occasion pour revenir sur la décision prise et une<br />
démarche faite en 1848, par deux notables d'El-Oued, molivala<br />
levée de cette interdiction.<br />
Sur ces entrefaites, la querelle entre les Souafa et le cheïkh de<br />
Tougourt, Abd er Rahman ben Djellab, s'envenima encore da<br />
vantage. Ce dernier, au commencement de 1848, obtint le con<br />
cours des Selmia, Rahman et Bou-Azid et réduisit,<br />
l'avons déjà dit,<br />
comme nous<br />
la ville de Temacin qui refusait de lui payer<br />
l'impôt. Nous ne reviendrons pas sur les événements déjà expo<br />
sés dans l'historique du sultan Abd-er-Rahman.<br />
Le bruit s'était répandu dans le*<br />
Sahara qu'une colonne expé<br />
ditionnaire se formait à Biskra pour envahir le Souf. Les gens<br />
d'El-Oued forcèrent alors l'ex-khalifa Ben Ahmed bel Hadj à quit<br />
ter leur pays. A peine était-il en route pour le Nefzaoua qu'ils<br />
s'adressèrent au kaïd Ahmed-Bey ben Chennouf, des Oulad -<br />
Saoula, lequel, en sa qualité de parent et partisan des Bou-Okkaz,<br />
était depuis longtemps en relation avec eux, et le prièrent de<br />
faire agréer leur soumission. Ils acceptaient toutes les conditions<br />
qui leur seraient faites,<br />
commandement du cheïkh de Tougourt.<br />
pourvu qu'on ne les plaçât pas sous le<br />
Le fils du kaïd Ben-Chennouf se rendit au Souf, où il fut reçu<br />
avec de grandes démonstrations ; il ramena à Biskra une dépu<br />
tation composée des représentants des villages d'El-Oued, Gue<br />
mar, Debila et Behima. L'aman leur fut accordé moyennant une<br />
indemnité de 10,000 fr. qu'ils durent payer aux Ouled-Moulet<br />
pour les chameaux qu'ils leur avaient pris.
111<br />
Une nouvelle organisation fut donnée au Souf. Les villages des<br />
Oulad-Saoud restèrent sous le commandement de Ben-Djellab,<br />
les autres furent rattachés au kaïdat de Si Ahmed-Bey ben Chen<br />
nouf ; leur impôt fut fixé à 4,500 fr. L'influence de ce chef in<br />
digène se fit heureusement sentir ; les relations commerciales des<br />
habitants du Souf avec les Ziban prirent un plus grand dévelop<br />
pement et lorsque, quelques mois après, l'insurrection deZaatcha<br />
amenait une effervescence générale, les villages nouvellement<br />
soumis se tinrent tranquilles. Ce fut en vain que Ben Ahmed<br />
bel Hadj, revenu à la hâte du Djerid, essaya d'entraîner la popu<br />
lation remuante d'El-Oued. En fait d'adhérenls, il ne trouva<br />
qu'une cinquantaine de cavaliers qui, dans le courant du mois<br />
d'octobre, le suivirent jusqu'à El-Faïd.<br />
Quelque temps après janvier 1850, deux mille fantassins du<br />
Souf accouraient au secours de Blidet-Amar attaqué par Ben-<br />
Djellab, fort mécontent de la nouvelle organisation qui lui avait<br />
enlevé celle oasis, Temacin, El-Oued et les villes de son parti.<br />
Déjà il commençait à couper les palmiers lorsque les Souafa arri<br />
vèrent et le poursuivirent jusque dans sa capitale.<br />
Les gens du Souf prétendent qu'autrefois Nefta, aujourd'hui<br />
ville tunisienne, leur appartenait. Bien que rien nejustifie celte<br />
allégation, il est positif que de tous temps d'excellents rapports<br />
ont existé entre eux et les habitants de Nefta. Au commence<br />
ment de 1851 près de , cinq cents familles de cette localité fuyaient<br />
les exactions des agents du Bey et arrivaient dans le Souf, où elles<br />
furent bien accueillies. La fraction des Cheurfa, qui formait la<br />
majeure partie de cette émigration, s'installa à El-Oued ; les au<br />
tres allèrent à Zegoum, Behima et Kouïnin. Par suite de l'inter<br />
vention de l'autorité française, qui fit agir le kaïd Ben-Chennouf<br />
et le cheïkh de Tougourt, leur séjour ne dépassa pas deux mois<br />
et ils rentrèrent dans le Djerid après avoir reçu l'aman du gou<br />
vernement tunisien.<br />
Le Souf joua un rôle important dans l'insurrection que fo<br />
menta le chérif d'Ouargla, Mohammed ben Abd-Allah,<br />
et à la<br />
suite de laquelle nous devions arriver dans leur désert sablon<br />
neux. Dès les débuts, cet agitateur fit appel au parti d'El-Oued<br />
et le pressa de s'unir à lui pour marcher contre son ancien en-
nemi,<br />
112<br />
le cheïkh Abd-er-Rahman. Les Souafa résistèrent d'abord<br />
à ses suggestions et s'étaient. tenus sur un pied de neutralité,<br />
lorsque la mort d'Abd-er-Rahman fit entrer la question dans une<br />
nouvelle phase. Nous avons dit comment Selman ben Djellab<br />
s'empara du pouvoir et comment,<br />
à l'aide des Oulad-Moulet et<br />
des gens de Kouïnin, Tar'zout et Zegoum,<br />
fusils, il put entrer à Tougourt et prendre possession de la kasha.<br />
L'avènement de Selman, partisan du chérif, fut un coup de for<br />
qui lui fournirent 300<br />
tune pour ce dernier et l'empêcha de renoncer à la lutte. C'était<br />
à Tougourt qu'il allait reconstituer sa base d'opérations contre<br />
nous. Plus que jamais, il renouvela ses intrigues dans le Souf,<br />
il exploita les nombreuses relations des habitants du pays avec<br />
les Chaamba et les Mekhadma, ses serviteurs, et si le nombre des<br />
cavaliers et fantassins qu'il y recruta fut peu considérable, il<br />
y trouva les approvisionnements qui lui manquaient. Commer<br />
çants avant tout, les Souafa, bien que protestant près de nous de<br />
leur fidélité, apportèrent à son camp des grains, des armes, des<br />
munitions qu'ils allaient chercher en Tunisie. Malgré la défaite<br />
de Mohammed ben Abd-Allah à Melili, ses coups de main heureux<br />
sur les Oulad-Horket el les Oulad-Sassi eurent un retentisse<br />
ment extraordinaire. Les gens d'El-Oued qui, jusqu'alors, y<br />
avaient mis quelque dissimulation,<br />
approvisionnèrent ouverte<br />
ment le chérif et firent un bon accueil à son agent Es-Senoussi.<br />
Il n'était pas possible, sous peine de faiblesse, de fermer les yeux<br />
sur ces faits el de tolérer la complicité de Selman avec nos en<br />
nemis. En conséquence, nos marchés furent fermés aux gens<br />
du Souf et de l'Oued-Rir'. Selman exploita fort habilement l'irri<br />
tation que cette prohibition excita chez les Souafa. Il multiplia<br />
ses relations avec eux, et, usant de l'influence du chérif, il cher<br />
cha à s'assurer l'appui du parti d'El-Oued, autrefois hostile à sa<br />
famille. Peu s'en fallut que celte bonne entente ne se réalisât.<br />
Les Souafa n'étaient plus retenus que par l'appréhension que<br />
leur causait l'accord de Selman avec Temacin, car ils craignaient,<br />
à justetitre, qu'une fois celle ville sous l'influence de ce dernier,<br />
leur indépendance ne fût compromise. Aussi, pour ne pas les<br />
pousser à bout et les jeter dans une alliance qui compliquait la<br />
situation, on leur permit, au moment de l'automne, de faire leurs
113<br />
approvisionnements de grains dans le Zab-Chergui. Nos goums<br />
leur avaient enlevé une valeur de 30,000 fr. et on espérait que<br />
cette punition les rendrait plus circonspects.<br />
L'hiver 1852-1853 se passa assez tranquillement au Souf.<br />
La défaite du chérif à Laghouat ne contribua pas peu au<br />
maintien des bonnes dispositions de Selman et des habitants du<br />
Souf. Le kaïd Ben-Chennouf, envoyé dans ce pays, y fut bien<br />
accueilli.<br />
Au mois de mars 1853 une colonne, sous les ordres du colonel<br />
Desvaux,<br />
s'avança jusqu'à Dzioua. Selman se croyant menacé<br />
rassembla ses partisans, mais les Souafa ne répondirent pas à son<br />
appel. Celui-ci, attribuant leur indifférence aux. menées des<br />
anciens serviteurs d'Abd-er-Rahman, rôfngiésà Kouïnin, partit à<br />
l'improvisle de Tougourt avec 80 cavaliers pour se les faire li<br />
vrer. Bien que surpris et serrés de près, ils parvinrent à s'é<br />
chapper et à se réfugier à Guemar. Les habitants,<br />
que leurs in<br />
térêts commerciaux obligeaient à de grands ménagements avec<br />
nous, accueillirent ces malheureux et non seulement refusèrent<br />
de les livrer à Selman, mais fermèrent leurs portes aux émis<br />
saires qui venaient les réclamer. Guemar élait une ville trop<br />
forte pour que Selman put essayer d'y pénétrer violemment.<br />
Furieux de cet affront, mais impuissant pour s'en venger, il dut<br />
se borner à faire payer de fortes amendes à une fraction de Kouï<br />
nin qui lui élait hostile. Ce fait isolé n'amena cependant pas<br />
une scission entre les Souafa et Tougourt. Commerçants avant<br />
tout, nous le répétons encore,<br />
c'était l'amour du lucre et non le<br />
fanatisme qui dirigeait leur politique entièrement subordonnée<br />
à leur intérêt commercial. Nous savions de longue date à quoi<br />
nous en tenir à ce sujet. Aussi était-il de bonne guerre de pro<br />
fiter du manque de récoltes dans la Tunisie pour fermer nos<br />
marchés el rendre très difficile le ravitaillement de nos ennemis.<br />
On n'y manqua pas.<br />
Dès le mois de juin des goums, placés à Zeribet-el-Oued et à<br />
Saâda,<br />
l'Oued-Rir'<br />
furent chargés de surveiller les routes du Souf et de<br />
et d'assurer l'exécution de cette mesure dont les<br />
effets ne lardèrent pas à se faire sentir. La prohibition ne fui pas<br />
cependant absolue el on accorda dans certaines limites l'aulori-<br />
Revue africaine, 26° année. X' IS» (MARS <strong>1882</strong>). 8
114<br />
sation d'acheter des grains aux gens de Guemar, Tar'zout et Ze-<br />
goum qui étaient venus payer leur impôt à Biskra.<br />
A mesure que la saison s'avançait, la pénurie de grains se fai<br />
sait de plus en plus sentir dans le Sud. Les autres villages, du<br />
Souf, suivant l'exemple de Selman, essayèrent d'entamer des né<br />
gociations dans le but d'obtenir l'accès de nos marchés. El-Oued<br />
oftril même de payer une amende de 10,000 francs. On n'en<br />
persista que davantage dans la ligne de conduite qu'on s'était<br />
tracée et l'activité de nos goums parvint à maintenir strictement<br />
le blocus saharien.<br />
Au commencement de 1854, le chérif, défait à Ouargla par<br />
Sidi Hamza,<br />
se retira dans l'Est avec quelques lentes et vint<br />
camper à El-Klaf, puits situé au pied des grandes dunes de sable<br />
entre El-Oued etTaïbet-el-Guebbia. Tandis qu'un de nos goums<br />
opérait sur le flanc occidental de l'Oued-Rir', l'autre, fort de 300<br />
chevaux el 200 fantassins, sous les ordres de Si ben Henni, mar<br />
chait entre le Souf el l'Oued-Rir'<br />
et se portait sur Taïbet-el-Gueb-<br />
bia. Mohammed ben Abd-Allah, prévenu de ce mouvement, alla<br />
séjourner à Naïma,<br />
à une journée de marche d'El-Oued el de<br />
Guemar, dans l'espérance de voir arriver à lui les Soufa, mais<br />
ceux-ci n'osèrent le soutenir ouvertement et ne bougèrent pas.<br />
En face de celte abstention, le chérif gagna la route de Djerid et<br />
alla s'installer à Rouga, puits situé enlre le Souf et le Nefzaoua,<br />
sur cette sorte de terrain neutre qui sépare le Sud de la régence<br />
de noire Sahara.<br />
Le repos, que l'éloignement du chérif nous laissait, fut de<br />
courte durée; aussitôt que les chaleurs de l'été et les besoins de<br />
leurs troupeaux eurent forcé les nomades à se replier vers le<br />
Tell, Mohammed ben Abd-Allah, après s'être reconstitué rapide<br />
ment une bande chez les populations turbulentes du Djerid,<br />
franchit la frontière et effectua sur nos populations arabes les<br />
razzias dont nous avons déjà parlé.<br />
Enfin, nous avons fait assister le lecteur à la prise de Tougourt,<br />
par la colonne commandée par le colonel Desvaux. Selman et le<br />
chérif s'étaient réfugiés à El-Oued après leur défaite. Le colonel<br />
Desvaux, laissant une réserve à Tougourt, marcha sur le Souf à la<br />
tête des colonnes concentrées de Batna, Laghouat et Bousâda.
115<br />
Cette expédition était le complément nécessaire de l'œuvre de<br />
pacification et on ne pouvait compter sur la tranquillité dans<br />
l'Oued-Rir'<br />
sans la soumission du Troud. Le colonel Desvaux<br />
arrive, en trois jours de marche, à Tar'zout par la route de Taïbet,<br />
la plus difficile, hérissée de dunes de sable et qu'on croyait<br />
impraticable pour une colonne française.<br />
A moitié chemin, la députation d'El-Oued, composée des per<br />
sonnages les plus influents, arrivait au-devant de la colonne ré<br />
clamant l'indulgence el promettant de remplir toutes les condi<br />
tions qu'on leur imposerait. Aussitôt que Selman et le chérif<br />
avaient appris la marche de nos troupes, ils s'étaient hâtés de ga<br />
gner le Djerid.<br />
A travers une dernière ligne de dunes, la colonne débouchait<br />
le 13 décembre devant le village de Tar'zout. Toute la popula<br />
tion élait dehors,<br />
s'efforçant de donner à son accueil toutes<br />
les apparences de l'enthousiasme. Au reste, il devait y avoir<br />
une certaine sincérité. La majeure partie du pays était hostile<br />
à Selman, Tar'zout n'avait pas envoyé de contingents à Tou<br />
gourt.<br />
Après avoir visité Kouïnin et El-Oued, le colonel Desvaux re<br />
prenait la route de Tougourt où il arrivait le 22. Cette visite au<br />
Souf était un grand résultat obtenu. Celte confédération impor<br />
tante avait été si vantarde, si indocile parce qu'elle se croyait à<br />
l'abri de nos coups, qu'il élait urgent de leur montrer nos<br />
moyens de répression. L'éloignement, les sables, les longues<br />
marches, sans eau, toutes ces difficultés,<br />
les avait surmontées.<br />
une colonne française<br />
Le 26 décembre 1854, le colonel Desvaux donnait le burnous<br />
d'investiture à Si Ali Bey<br />
Tougourt, de l'Oued-Rir'<br />
ben Ferhal et le proclamait kaïd de<br />
et du Souf, sur l'esplanade de la kasba,<br />
en présence de toutes les députations de notables du pays.<br />
Dès son arrivée dans le Sahara Ali Bey, le fils du chevaleresque<br />
Ferhat ben Saïd,<br />
avait été salué de tous les chefs indigènes du<br />
nom de noire seigneur, —sidna, —bien qu'ils ne l'eussent jamais<br />
vu. Avant même de connaître nos intentions, ils le proposaient
116<br />
eux-mêmes pour chef du pays nouvellement conquis où son<br />
père avait laissé de si grands souvenirs. Us avaient l'air, au<br />
contraire, de ne point connaître les membres.de la famille des<br />
Ben Gana. Du reste, les Ben Gana ne se souciaient guère de ce<br />
commandement, à ce moment, puisqu'il présentait des difficultés<br />
au-dessus de leurs forces.<br />
Après la cérémonie de l'investiture devant les troupes et la<br />
population, Ali Bey, accompagné de lous les chefs indigènes, se<br />
rendit à la mosquée où la Falha fut récitée et où l'obéissance lui<br />
fut jurée par lous les cheikh et les notables du pays.<br />
Le colonel Desvaux, prenant ensuite la parole,<br />
gens de l'Oued-Rir'<br />
rappela aux<br />
et du Souf les malheurs qu'avait attirés sur<br />
eux le gouvernement de Selman et les engagea à oublier leurs<br />
anciennes divisions, à se rallier tous autour du nouveau chef<br />
que la France leur donnait et qui ferait désormais régner la paix<br />
et la prospérité dans le Sahara.<br />
Le marabout de Temacin, de l'ordre des Tidjàni, Si Moham<br />
med El-Aïd, dont l'influence religieuse était grande dans tout le<br />
Sahara, arrivait au camp français el, lui aussi, faisait acte de sou<br />
mission en déployant ses étendards. Il promettait solennelle<br />
ment au colonel Desvaux de guider de ses conseils le jeune chef<br />
Ali Bey et de se charger de la tutelle des enfants de Selman,<br />
laissés à sa surveillance. Finissons-en immédiatement avec la<br />
famille des Ben-Djellab. Ali, fils de Selman, après quelques<br />
années de séjour à la zaouïa de Temacin, élait envoyé au collège<br />
de Constantine où il se fit remarquer par son caractère vif, iras<br />
cible; il élait la terreur de ses camarades,<br />
le nom de la panthère du Sahara. Engagé volontaire dans un ré<br />
on le désignait sous<br />
giment de spahis, il esl aujourd'hui maréchal des logis.<br />
Sa sœur Embarka a élé épousée depuis par le kaïd Ali Bey.<br />
Quanta Selman, leur père, s'enfuyant du Souf au Nefzaoua, il<br />
alla à Touzer dans le Djerid, où le Bey le fit arrêter et interner à<br />
Tunis. Dans cette ville il continua à se livrer à des excès de bois<br />
sons tels que sa raison en subit de terribles atteintes. Dans sa<br />
folie alcoolique, il ne cessait de se poser en prétendant au trône<br />
de Tunis, et à la suite de quelques scandales troublant le repos<br />
public, le Bey dut le faire conduire el interner au Maroc.
117<br />
En 1877 j'ai revu Selman, à Tanger, dans l'étal de misère el<br />
d'abrutissement le plus complet. L'abus du kif, qu'il fumait sans<br />
discontinuer,<br />
d'intelligence;<br />
el de l'eau-de-vie des juifs lui avail ôté toute trace<br />
(A suivre.)<br />
c'était un homme fini.<br />
L. Charles Féraud.
VOYAGES EXTRAORDINAIRES<br />
ET<br />
NOUVELLES AGRÉABLES<br />
PAR<br />
MOHAMMED ABOU RAS BEN AHMED BEN ABD EL-KADER<br />
EN-NASRI<br />
HISTOIRE DE L'AFRIQUE SEPTENTRIONALE<br />
(Suite. -<br />
Voir<br />
les n°s<br />
132, 133, 134, 135, 136, 137, 138, 139, 140,<br />
144, 147, 148 et 150).<br />
Mohammed Abou Kedâche (Baktache),<br />
pacha d'Al<br />
ger, s'éleva, par son intelligence et son bonheur,<br />
au- dessus de ses contemporains .<br />
—<br />
,j«spl • Le<br />
COMMENTAIRE<br />
caractère essentiel de Mohammed Bakdâche étail<br />
de faire le bien. Il combla l'islamisme des marques de sa<br />
bonté, lui donna la félicité, le favorisa de sa bienveillance. Et<br />
quel plus grand bienfait pouvait-il, en effet, nous accorder que<br />
celui de nous rendre victorieux d'Oran,<br />
alors surtout que nous<br />
croyions le mal de celle cilé incurable, ses souffrances extrêmes,<br />
et que, pour mettre fin à sa douleur, nous ne pouvions même la<br />
faire mourir, à cause des obstacles invincibles qui protégeaient<br />
ses abords?
L»o .<br />
— Il<br />
119<br />
y a eu, dans les temps islamiques el païens, des hom<br />
mes célèbres par leur pénétration. Nous citerons K'éis benZoheir<br />
El-A'bci,<br />
qui vivait avant l'islamisme. La tribu de Tak'îf produisit<br />
un grand nombre d'esprits subtils, entre autres O'roua ben<br />
Masse'oud.<br />
Lorsque le prophète livra la bataille de H'onéine, il avait avec<br />
lui El-Ak'ra'<br />
Fezari.<br />
—<br />
ben H'âbès El-Temimi et O'ïéina ben H'is'n El-<br />
Pourquoi, n'étant pas musulmans, leur demanda-t-on,<br />
avez-vous pris part à cette bataille?<br />
Ces personnages étaient par la volonté d'en haut,<br />
leur insu, des apôtres de l'islamisme.<br />
— C'est dans l'espérance, répondirent-ils,<br />
mais à<br />
de captiver quel<br />
ques filles des Tak'îf el d'en avoir des enfants intelligents.<br />
Parmi les hommes de l'islamisme, dont le nom est resté<br />
proverbial, nous rappellerons Ayâsben Mo'awya, cadi de Bas'ra.<br />
Les Arabes disent: plus généreux que H'atem; plus coura<br />
geux que Rabîa'<br />
ben Mokerim, des Benou-Firas, que Ibn<br />
R'enem ben Malek, tué par Nebîche ben H'abîb Ll-Açadi; plus<br />
naïf que Koleib-Ouaïl ; plus sincère dans ses promesses que Sa-<br />
moual ben A'diâ El-Yehoudi ; plus perspicace queAyâs ben Ra<br />
bîa ; plus illustre que K'éis ben A'cem El-Minkari (Minkar, tri<br />
bu de Temîm). K'éis étant venu auprès du prophète, celui-ci<br />
étendit par terre son manteau en disant :<br />
— Voici<br />
le Seigneur du poil (des lentes).<br />
A la mort, de K'éis un poète s'écria :<br />
« Que le salut de Dieu, ainsi que sa miséricorde, soit sur toi,<br />
ô K'éis ben A'cem, bien que lu n'aies pas voulu que l'on t'adres<br />
sât, à ton heure dernière, ce souhait du vrai croyant.<br />
» La morl de K'éis n'est pas celle du premier venu,<br />
est l'écroulement du monument d'un peuple. »<br />
mais elle<br />
D'un abord plus difficile que celui d'El-H'aret benD'âlem;<br />
plus éloquent que Sah'bâne ben Ouâïl; plus doux de caractère
120<br />
que Ah'nef ben K'éis; plus sincère que Abou Derr;<br />
plus men<br />
teur que Mocéilma ; il a plus de difficulté à parler que Bak'el ;<br />
plus faslueux que H'arîm En-Nâi"m;<br />
plus pervers que El-Bàs-<br />
sous; plus colère que Dara'; plus inattaquable que Oum K'irfa,<br />
dans la tente de laquelle cinquante sabres étaient suspendus;<br />
plus impudique que D'olma; sa vue est plus perçante que celle<br />
de Zark'â El-Yemâma El-Bassous, dontDjessâs ben Morra Ech-<br />
Chéibâni élait le voisin. La chamelle qui causa la mort de Ko-<br />
léib-Ouaïl,<br />
ainsi que la guerre de Becr et de Tar'lib, appelée<br />
guerre d'EI-Bâssous, appartenait à Zark'â.<br />
Oum K'irfa, dont le nom esl fort répandu, était des Benou-<br />
l'djel ; elle étail la femme de Mâlek El-ldâri. Les cinquante sa<br />
bres qu'on voyait dans sa lente étaient à des parents avec lesquels<br />
son mariage étail défendu par la loi.<br />
D'olma élait une femme des Benou-O'déil. Après avoir fait<br />
assaut de lubricité pendant 40 ans et ne pouvant plus se livrer<br />
à la débauche, elle se mit à faciliter les amours illicites. Quand<br />
celte dernière ressource lui fut également interdite, elle se pour<br />
vut d'un bouc el d'une chèvre, et accouplait elle-même ces deux<br />
animaux.<br />
— C'est<br />
elle.<br />
pour entendre encore les soupirs amoureux, disait-<br />
Voici encore des proverbes :<br />
L'arc de H'adjeb ; les boucles d'oreille de Maria ; le barbier de<br />
Sâbât'; les fleurs de No'mâne; le repentir de Koça'ï; le discours<br />
de Kharâfa.<br />
CeKharâfa était un homme des Benou-O'dra que les génies<br />
avaient enlevé et gardaient avec. eux. Lorsque leurs oreilles<br />
parvenaient à saisir quelque bruit d'en haul, ils en faisaient<br />
part à leur hôte et celui-ci communiquait aussitôt la nouvelle<br />
aux habitants de la terre. Aussi les événements arrivaient-ils<br />
toujours tels que Kharâfa les avait annoncés. Celle histoire fut<br />
racontée par le Prophète à noire mère A'ïcha. - Il n'y a pas de<br />
discours plus véridique, lui disail-il, que celui de Kharâfa. »
121<br />
La vérité est dans la bouche de Hedâme; les promesses de<br />
A'rk'oub l'Amalécile; le jour de H'allma n'est pas un secret; il<br />
vaut mieux entendre parler de Mo'yedi que de le voir; nn tel<br />
n'a pas besoin qu'on frappe du bâton (pour lui rappeler quelque<br />
chose) .<br />
Le premier auquel on frappa du bâton fut Sa'd ben Malek El-<br />
Kottani, puis A'mer ben D'orb.<br />
Placer une chose hors de sa place; comme le porteur de dattes<br />
à Hadjer.<br />
« Moi, a dit le poète, et celui qui nous offre des poèmes,<br />
sommes comme le porteur de dattes à Khéiber. »<br />
Il n'en coule pas une goutte. —<br />
que le précédent.<br />
Ce proverbe a le même sens<br />
La réunion appelle la séparation, disent aussi les Arabes.<br />
« Le frère sera quitté par le frère. Il n'y a d'inséparables<br />
que les deux étoiles Ferk'ddne. »<br />
^M~y y£5\ y^<br />
oXJjJ ^s-^l * Lb~>oL>. JUaj^^ljJ^^p?<br />
Mohammed Bakdâche leva une armée de héros, qui<br />
l'assiégea et réduisit aux abois la troupe des<br />
Infidèles .<br />
lyrr^.<br />
— De<br />
COMMENTAIRE<br />
poète a dit sur O'mar ben Hind :<br />
« Dans son jour de tristesse il esl très cruel; mais très bon<br />
dans son jour de grâce.<br />
» Dans le jour de grâce, il sort de sa main une rosée de bien<br />
faits, et dans le jour de tristesse son glaive fait couler les<br />
larmes. »
122<br />
A propos de ces paroles de Sa'd, auteur du Mot'aouêl : « Con-<br />
naîs-tu le palais avec les deux (monuments)<br />
enduits. » On lit dans<br />
la H'âchia de Syed. « Ces deux monuments sont deux tombeaux,<br />
celui de Mâlek et celui de O'kéil, commensaux de Djedîma El-<br />
Abreuche. » On les appelle les deux (monuments) enduits parce<br />
que, est-il relaté dans le S'ih'âh', El-Mondir les lavait avec le<br />
sang de ceux qu'il tuait quand il sortait dans son jour de tris<br />
tesse.<br />
On raconte que deux Arabes, Khaled ben El-Fad'l et O'mar ben<br />
Masse'oud, des Benou-Assad, étaient, un soir,<br />
compagnons de<br />
boisson de En-No'mâne ben Mondir. Vers la fin de cette nuit<br />
d'orgie, il y eut échange de paroles blessantes. Le prince, en co<br />
lère,<br />
ordonna de placer ses deux convives dans deux bières et de<br />
les enterrer hors de Koufa. Le matin, il demanda des nouvelles<br />
de ses hôtes. Quand il sut ce qu'il en avait fait, il monta à che<br />
val, tout repentant,<br />
et se rendit auprès de ses deux infortunées<br />
victimes. Là, il leur éleva deux tombeaux et s'imposa, chaque<br />
année, un jour de grâce et un jour de deuil. Pendant ces deux<br />
jours,<br />
il dressait son trône entre les deux tombeaux. Au premier<br />
être humain qui se montrait à lui, dans le jour de grâce, il don<br />
nait 100 chameaux. Au contraire, dans le jour de tristesse, il<br />
offrait, d'abord,<br />
au premier qui se présentait la lête d'un porc-<br />
épic, bête fort puante, puis, le faisait tuer et enduisail de son<br />
sang les deux tombeaux.<br />
L'histoire suivante esl rapportée par le cheikh El-H'assane El-<br />
Yaouci dans son livre intitulé Ez-Zahr Et-Akemm fi, El-Amtdl<br />
oua El-H'ikem :<br />
« O'béid ben El-Abreuss, célèbre poète, étant venu trouver le<br />
roi No'mâne dans le jour consacré à la douleur, comprit qu'il<br />
allait mourir et lui dit :<br />
— « Les pieds qui m'ont conduite vous ont abouti à une is<br />
sue fatale.<br />
— » La mort a existé pour d'autres que toi, répliqua le roi.
—<br />
123<br />
» Il n'y a pas à s'étonner, répartit le poète, d'une existence<br />
qui fuit. Est-ce qu'il y aurait dans la vie plus d'un trépas?<br />
» Fais savoir à mes fils et à leurs oncles que la mort esl là à<br />
m'épier. Ne vous épouvantez pas de la mort : c'est pour la mort<br />
que la femme enfante.<br />
—<br />
» Il faut mourir,<br />
reprit le roi. Mon père lui-même serait<br />
venu à moi dans ce jour que je le tuerais. Tu as le choix de ta<br />
mort. Veux-tu qu'on le coupe l'artère du bras ou celle du<br />
cou, ou bien préfères-tu qu'on t'ouvre le ventre?<br />
—<br />
■> C'est là, riposta O'béid, trois propositions dont chacune<br />
amène une conséquence lamentable, puisqu'elle conduit à une<br />
mort inévitable.<br />
» Dans son jour de deuil, s'écria-l-il,<br />
le prince au cœur navré<br />
m'a donné à choisir entre trois choses, dans chacune desquelles<br />
je vois la mort inflexible,<br />
« De même qu'il fut un jour donné au peuple de A'd de<br />
choisir enlre des nuages dont aucun ne devait être pour lui un<br />
sujet de joie,<br />
» Des nuages poussés par le vent auxquels on ne pouvait con<br />
fier le sort d'un pays sans qu'ils le laissassent dans les douleurs<br />
d'une nuit d'enfantement. »<br />
Le roi fit tuer le poète.<br />
O'keil, apprenant l'entrée de Ibn Zéyâd à Koufa, se retira<br />
dans la maison de Hani ben O'rouaEl-Meradi. Mohammed ben<br />
El-Ach'at ben K'éis dénonça son lieu de refuge. A la vue d'Ibn<br />
Zéyâd, O'k'éil s'écria :<br />
« En me conduisant à vous, les pieds m'ont mené à la mort. »<br />
Lfjî^ï à^J* J^^0"<br />
s-i-i^J * W J}î eT"^<br />
tu' \J?* J*?<br />
Ozène-Hassane ne lui laissait pas un momentde<br />
répit.<br />
K'aîk' Mostafa était un esprit vif et pénétrant.<br />
COMMENTAIRE<br />
Ce Mostafa élait Bey des deux provinces de Mazouna et de
124<br />
Tlemcène, commandées chacune, avant lui,<br />
pendant.<br />
parun prince indé<br />
H'assane élait tout à la fois beau-père et minisire de Mostafa.<br />
C'était un homme prudent, courageux, très versé dans le métier<br />
de la guerre et sachant en tirer des conjectures toujours justes,<br />
visant aux actions supérieures avec l'idée de les rendre profita<br />
bles à l'humanité.<br />
ifj-3.- — Ayâs<br />
ben Rabîa'<br />
étail renommé pour son juge<br />
ment d'une sûreté élonnante, et Rabîa ben Mokerim, qui élait<br />
aussi le plus brave de son époque, élait réputé pour son habileté<br />
dans l'art de l'équi talion.<br />
Voici un exemple de rare discernement :<br />
Abou Nâïla élait parti de nuit avec une troupe d'affidés pour<br />
luer Ka'b ben El-Acher'ef, célèbre par le mal qu'il faisait aux<br />
musulmans. Arrivé près de sa demeure, il l'appela. La femme<br />
de K'ab entendit sa voix el dit à son mari :<br />
— Ne<br />
— C'est<br />
sors pas ; c'est là une voix qui suinte le sang.<br />
la voix de mon frère Abou Nâïla ; sa mère m'a allaité.<br />
Il me saurait endormi qu'il ne me réveillerait pas.<br />
— Tu<br />
verras bien.<br />
K'ab sortit. Il trouva son frère de lait entouré d'une troupe<br />
d'Ans'âr armés de glaives.<br />
— Qu'est-ce<br />
— Nous<br />
que cela, dit-il en montrant les armes?<br />
voudrions, lui fut-il répondu, les échanger contre<br />
du blé et des dattes.<br />
Ka'b, en qualité de nouveau marié, étail tout parfumé de sen<br />
teurs. Ses ennemis le conduisirent en un certain lieu en le flai<br />
rant à chaque instant.<br />
— Quels<br />
saienl-ils?<br />
sont donc les parfums que vous employez, lui di-<br />
L'un d'eux prit même sa têle qu'il pressa contre sa poitrine.<br />
Ka'b crut que c'était pour aspirer de plus près les odeurs qui se<br />
dégageaient de sa personne. Au même instant il était frappé d'un
125<br />
coup mortel. SS tête fut coupée et portée au Prophète à l'heure<br />
de la prière du malin. Quand celui-ci vit ses fidèles, il s'écria :<br />
— Maintenant<br />
bonheur.<br />
les visages peuvent exprimer la joie el le<br />
O'mar ben El-Khatt'âb aperçut un jour, dans le quartier mar<br />
chand de Médine,<br />
deux femmes qui vendaient du lait à côté<br />
l'une de l'autre. L'une élait jeune et l'autre vieille.<br />
— Ton<br />
lait est-il altéré, demanda-l-il à la plus jeune?<br />
— Non.<br />
La vieille répondit aussi négativement à la même question.<br />
— Je<br />
vous affirme, remarqua la jeune femme, qu'elle a mis<br />
de l'eau dans son lait. Hier encore, je lui faisais des remon<br />
trances à cel égard et cherchais à lui inspirer la crainle de vous<br />
déplaire. Mes conseils sont demeurés inutiles.<br />
O'mar répandit à terre le liquide frelalé et alla trouver son<br />
fils A'c'em.<br />
—<br />
Rends-loi, lui dit-il, auprès de cette loyale marchande de<br />
lait. Si elle n'est pas mariée, épouse-là. J'espère qu'elle t'enri<br />
chira d'une postérité digne de notre maison.<br />
A'c'em apprit d'elle qu'elle n'avait pas d'époux. Il en fit son<br />
épouse et eut d'elle Oum A'c'em qu'il maria à Abd El-A'zîz ben<br />
Merouàne. Celui-ci devint le père de Omar ben Abd El-A'zîz.<br />
Un vieillard soutenait qu'il venait d'apercevoir la nouvelle<br />
lune du mois de Ramadâne, bien que de plus jeunes de sa tribu<br />
ne l'eussent point encore découverte. Le cadi Ayâs ben Rabîa<br />
arriva sur ces entrefaites, jeta les yeux sur le vieillard et remar<br />
qua qu'un poil de ses sourcils blancs s'élait abaissé, recourbé<br />
comme un croissant, devant son regard. Il mouilla légèrement<br />
ses doigts de salive el ramena le poil à sa place. Le vieillard<br />
laissa faire le cadi sans rien comprendre à son action. Quand<br />
Ayâs eut terminé sa petite opération, il lui dit :<br />
— Montre-moi<br />
maintenant le croissant de la lune.<br />
Le vieillard ne vit plus rien et cependant jura qu'il ne s'élait<br />
pas trompé. Il eut besoin, pour êlre moins affirmalif et convenir
126<br />
de son erreur, que le cadi lui expliquât la<br />
et la façon dont il l'avait dissipée.<br />
cause*<br />
de son illusion<br />
Bakdâche-Daouletli mil l'armée qu'il avait organisée, pour as<br />
siéger Oran, sous les ordres de son beau père et ministre, Ozène-<br />
H'assane. Mais il se réserva, ainsi qu'au Bey Moh'i Ed DîneMost'efa<br />
ben Youssof, l'administration des troupes el la direction<br />
suprême des opérations militaires. Leurs efforts furent couron<br />
nés de succès : le bonheur de leurs armes fut complet.<br />
Les Arabes, aussi bien que d'autres peuples,<br />
ne connaissaient<br />
pas le mot vizir avec le sens qu'on lui donne actuellement.<br />
Chez les Tobba'<br />
ou souverains de l'Arabie-Heureuse, on donnait<br />
au ministre le nom de K'éil. C'est cette dernière expression que<br />
El-H'asnaouy a voulu appliquer au Bey Most'efa en l'appelant<br />
K'âïk'<br />
Most'efa. Dans le Mar'reb, le mot k'â'id est synonyme de<br />
k'éil. Chez les rois étrangers, le minisire prend le non de mar-<br />
zobâne, beterkhdne, içouar, betrik, elc.<br />
Le premier qui porta le nom de vizir fut Abou Selâma H'afs'<br />
ben Soléimâne El-Khellal El-H'amdâni, ministre de Es-Seffah'<br />
Auparavant, sous les Oméyades et les dynasties antérieures, le<br />
mot vizir ne servait point à désigner les ministres.<br />
Es-Seffah'<br />
aimait à converser familièrement avec Abou Ali,<br />
qui maniait avec grâce la fine plaisanterie, avait la politique fa<br />
cile et était un excellent administrateur. Ce vizir avait employé<br />
sa grande fortune à favoriser la venue des Abbacides. Abou Mes-<br />
lem,<br />
Es-Saffah'<br />
vassal de pour le gouvernement du Khoraçâne,<br />
manda à son suzerain que Abou Selâma penchait vers les Aliides<br />
et nourrissait contre les Abbacides des projets de trahison; il<br />
l'engageait à se défaire de son minisire. Es-Saffah'<br />
réponse :<br />
— Cet<br />
lui fit celte<br />
homme a consacré sa fortune à notre service, nous a<br />
donné de bons conseils. Nous lui pardonnons cette faute qu'il<br />
aurait commise.<br />
Alors, AbouMoslem aposta un assassin, el Abou Selma, qu'on<br />
appelait le vizir de la famille de Mohammed, fut tué quatre mois<br />
après l'avènement de Es-Saffah'.
127<br />
Le mot vizir signifie un homme qui porte un fardeau, c'est-à-<br />
dire qui soutient le poids des affaires de l'État.<br />
Ali ben Monk'ed, surnommé Chedld El-Molk, était vizir du<br />
seigneur de Halep, Tadj El-Molouk Mahmoud ben S'alah'<br />
ben<br />
Merdâs. La bonne harmonie cessa de régner enlre le maître et le<br />
serviteur à la suile de certain fait. Craignant pour sa vie, le mi<br />
nistre se relira à Tripoli de Syrie, à la cour du prince Djelâl El-<br />
Molk,<br />
Cependant,<br />
qui l'accueillit comme un hôte cher.<br />
Abou Nec'er :<br />
— Écris<br />
don,<br />
Mahmoud ben Salah dit un jour à son secrétaire<br />
àChedid El-Molk une lettre d'indulgence et de par<br />
et tâche de le ramener ici en lui inspirant la sécurité.<br />
Abou Nec'er, ami de Chedid El-Molk, devina la pensée crimi<br />
nelle du roi et le piège que dissimulait la missive. Il rédigea tou<br />
tefois la lettre dans le sens que désirait le roi. Quand il fui arrivé<br />
à ce passage »iil «Li. .! , il mit sur le noun le signe du redouble<br />
ment et la marque du son voyelle a.<br />
A la réception de co message, Chedîd El-Molk le montra au<br />
seigneur de Tripoli et aux courtisans. Chacun admira les expres<br />
sions caressantes dont le roi avait fait usage à son égard;<br />
— Pour<br />
moi, j'y vois autre chose, s'écria Chedîd El-Molk.<br />
Il répondit comme il convenait en pareille circonstance et finit<br />
par ces mots: « Je suis (Ul) reconnaissant des bons procédés du<br />
prince. » Mais il donna à la première lettre du premier mot de<br />
cette phrase le signe a et en redoubla le noun.<br />
Quand Mahmoud reçut la réponse de son ancien vizir, il la<br />
passa à son secrétaire, qui fut tellement satisfait de son contenu<br />
qu'il dit à ses intimes :<br />
— Je<br />
sais maintenant que le sens de ma lettre n'est point resté<br />
caché à notre ami; sa réponse en est la preuve.<br />
Dans la missive du prince, Abou Nec'er avait voulu rappeler<br />
au destinataire ce verset du Coran: « Le peuple s'est concerté<br />
pour le tuer. » De son côlé, Chedîd El-Molk, dans sa réponse,<br />
avail indiqué cet autre verset : « Je n'y entrerai jamais tant<br />
qu'ils y resteront. »
128<br />
Une pareille sagacité est aussi merveilleuse chez l'un que chez<br />
l'autre.<br />
O'mar ben El-Kholl'âb avait nommé Moawya ben Abou Sofiânc<br />
au gouvernement de Syrie, en remplacement de son frère, Yazid<br />
ben Abou Sofiâne.<br />
— Au<br />
moment de mon départ, racontait Moawya,<br />
mon père<br />
me fit de sages recommandations que me renouvela ma mère<br />
quand je pénétrai auprès d'elle. Je restai tout étonné de la diffé<br />
rence des termes pour exprimer une unité de sentiment.<br />
— D'où<br />
viens-tu, disait un jour Abou O'mar Djemil ben<br />
Abdallah ben Ma'meur ben Sobah'<br />
élait chargé de retenir ses vers?<br />
— De<br />
— Où<br />
— Auprès<br />
— Il<br />
chez la maîtresse Boléina.<br />
vas-tu?<br />
de Azza.<br />
El-Adri à Koléir Azza, lequel<br />
faut absolument que tu .reviennes sur tes pas pour obte<br />
nir de Boléina un rendez-vous.<br />
— Je<br />
— Il<br />
— A<br />
— Au<br />
n'ose revenir auprès d'elle pi tôl.<br />
le faut.<br />
quelle époque remonte votre, dernière rencontre ?<br />
commencement de l'été. Elle élait alors en compagnie<br />
de sa suivante, qui lui lavait du linge au bas de l'oued Ed-Doum.<br />
« Je retournai donc en arrière, raconte Koléir Azza. »<br />
— Qu'est-ce<br />
qui te ramène ici,<br />
père de Boléina.<br />
— Quelques<br />
fils de mon frère? me dit le<br />
vers d'inspiration que je désire vous exposer.<br />
— Voyons-les.<br />
« Je récitai les vers suivants en présence de Boléina :<br />
• O Azza, me suis-je écrié, mon ami m'a dépêché à vous en<br />
ambassadeur, avec la mission d'avoir de vous un rendez-vous el<br />
de m'indiquer ce que je dois faire.<br />
- Noire<br />
dernière convention date du jour de notre rencontre<br />
au-dessous de l'oued Ed-Doum, où se lavait le linge. »<br />
Botéina porta vivement la main à sa joue en s'écriaut:<br />
— Va-t-en<br />
! va-t-en !
— A<br />
— C'est<br />
129<br />
qui en as-tu donc, ma fille? s'exclama son père.<br />
un chien qui vient par derrière la tente quand tout<br />
le monde est endormi. —<br />
Apporte-nous, dit-elle à sa suivante,<br />
une bûche de l'oued Ed-Doum pour faire rôtir le mouton que<br />
nous allons tuer en l'honneur de Koléir.<br />
— Je<br />
suis trop pressé, répondit ce dernier.<br />
Koléir rejoignit Djemîl et l'informa du résultat de sa mission.<br />
— Le<br />
lieu du rendez-vous est l'oued Ed-Doum.<br />
Botéina y fut exacte. Kotéir y<br />
surprit encore ensemble.<br />
— Je<br />
vint également. Le malin les<br />
n'ai jamais vu, disait Kotéir, de société plus gracieuse et<br />
plus spirituelle que celle de ces deux amants.<br />
Djemîl demeurait à Oued-el-Kora. 11 a rapporté des poésies<br />
qu'il tenait de Hedba bon Khacherem, lequel les avait reçues de<br />
El-Hotéya,<br />
celui-ci les tenant de Zoliéir. Son fils s'appelait Ka'b.<br />
Voici un spécimen des vers de Djemîl :<br />
• Vous m'avez chargé tous les deux de trouver un endroit fa<br />
vorable au séjour de Botn, pour celte époque de l'annéeoù l'été<br />
jette ses ancres parmi vous.<br />
» Mais ces mois de l'été ont déjà disparu loin de nous. A cause<br />
de l'éloignement, l'amour ne peut s'ancrer à Botn.<br />
» Vous n'êtes point encore venue, O Botn ! Telle est ma<br />
douleur que la. palombe pleurerait, si je me plaignais à elle du<br />
feu qui me dévore.<br />
■> Les envieux ne font qu'irriter mes désirs et les moralistes<br />
que rendre mon amour plus opiniâtre.<br />
• Ne sais-lu pas, o toi à la douce salive,<br />
que j'erre péniblement<br />
comme un homme altéré, quand je ne vois pas ton visage ?<br />
• Je crains de rencontrer une mort subite, alors que mon âme<br />
éprouvera encore le besoin de le posséder. »<br />
(A suivre.)<br />
ARNAUD,<br />
Interprète militaire.<br />
Revue africaine, 26e année. X" 18» (MARS <strong>1882</strong>). 9
UN<br />
ÉPISODE DIPLOMATIQUE<br />
A ALGER<br />
AU XVIIe SIÈCLE (1)<br />
Les trois bombardements que Duquesne et le Maréchal<br />
d'Estrées avaient fait subir à Alger n'avaient pas procuré<br />
à la France les résultats qu'elle en avait attendus.<br />
C'est qu'en effet, l'application d'un châtiment de cette<br />
espèce tombait à faux,<br />
ne punissait pas les vrais cou<br />
pables, et, par suite, n'amenait aucun changement utile.<br />
Si l'on eût mieux connu l'organisation intérieure d'Alger,<br />
et si l'on eût compris jusqu'à quel point le sort de la po<br />
pulation était indifférent aux Deys et à la Milice, on<br />
n'eûtjamais essayé d'exercer d'aussi vaines représailles.<br />
Le gouvernement Turc, qui opprimait et méprisait les<br />
habitants de la ville, ne s'inquiétait guère de voir les<br />
bombes chrétiennes écraser quelques masures et allu<br />
mer quelques incendies. Cette exécution n'eût pu le tou<br />
cher qu'autant que les bâtiments du Beylik ou les vais<br />
seaux ancrés dans le port eussent été atteints, et, dans<br />
ce cas-là même, cinq ou six mois de courses heureuses<br />
rapportaient au delà de ce qu'il fallait pour réparer le<br />
désastre. Il eût été facile de se rendre compte de cette<br />
(l) Cet épisode de l'histoire d'Alger a été lu en Sorbonne, à la<br />
Réunion annuelle des Sociétés savantes (N. de la R.).
131<br />
vérité en méditant le mot naïf et caractéristique adressé<br />
par le Dey Mezzo-Morto à M. Dussault, gouverneur du<br />
Bastion de France et Envoyé du Roi à Alger. Comme<br />
celui-ci,<br />
en insistant pour obtenir des réparations effec<br />
tives, parlait des frais occasionnés par la guerre, le Dey<br />
voulut savoir combien avaient coûté les armements ma<br />
ritimes dirigés contre lui, et,<br />
quand il en connut le<br />
chiffre : « Justice de Dieu! s'écria-t-il, pour la moitié de<br />
» cette somme, j'aurais moi-même brûlé Alger tout<br />
» entier! »<br />
Depuis longtemps déjà,<br />
les Anglais et les Hollandais<br />
avaient très bien compris la situation, et, renonçant à<br />
l'inutile emploi delà force., ils cherchaient à se procurer<br />
la faveur du Divan par des présents prodigués aux per<br />
sonnages les plus influents de l'Odjeac. En ce moment,<br />
ils s'efforçaient tout particulièrement d'exciter les Algé<br />
riens contre la France, avec laquelle ils étaient en guerre,<br />
visant ainsi le double but de créer à leur ennemi des<br />
embarras dans la Méditerranée,<br />
mêmes du commerce du Levant.<br />
et de s'emparer eux-<br />
Pour déjouer ces projets, M. de Seignelay se résolut à<br />
changer son mode d'action et à combattre ses adver<br />
saires par leurs propres armes. Il donna ordre à ses en<br />
voyés de rechercher la conclusion de la paix et de faire<br />
revivre la vieille alliance qui avait duré si longtemps<br />
entre les deux États. Les démarches de MM. Marcel et<br />
Dussault furent couronnées de succès et les conditions<br />
de la paix furent arrêtées le 25 septembre 1689, malgré<br />
les efforts des Anglais, qui distribuèrent vainement plus<br />
de vingt mille piastres fortes à la Milice pour empêcher<br />
la signature du traité (1). Leurs intrigues ne furent peut-<br />
être pas une des moindres causes de la révolte qui éclata<br />
le mois suivant contre Mezzo-Morto et qui le força à<br />
s'enfuir pour sauver sa tète.<br />
Les Janissaires lui donnèrent pour successeur Chaban,<br />
(1) Gazette de France, an. 1689, p. 518,
132<br />
qui confirma le traité, malgré les obsessions des adver<br />
saires de la France, qui lui avaient offert un présent de<br />
vingt-cinq mille piastres fortes. Il envoya en ambassade<br />
Mohammed El-Amin, qui eut audience à Versailles (1) le<br />
26 juillet 1690, y présenta des excuses pour le passé et<br />
prit des engagements pour l'avenir. Cet heureux dénoû-<br />
ment fut dû, en très grande partie, à l'influence qu'avait<br />
prise sur le nouveau souverain M. Lemaire,<br />
héros du<br />
petit incident diplomatique dont nous faisons aujourd'hui<br />
le récit.<br />
M. René Lemaire avait été laissé comme Consul par<br />
M. Marcel, Commissaire extraordinaire du Roi, lorsque<br />
cet Envoyé avait quitté Alger, le 24 mars 1690,<br />
après avoir<br />
destitué et fait embarquer M. Mercadier (2), ancien titu<br />
laire de la charge, inculpé de fraudes et de trahison.<br />
Le nouveau Consul était un homme plein d'énergie et<br />
d'intelligence,<br />
et dont le nom figure avec honneur sur la<br />
liste de ces agents dévoués qui représentèrent la France<br />
dans les Échelles Barbaresques. C'était un poste difficile<br />
et dangereux à occuper: il fallait, entouré d'ennemis,<br />
savoir assurer sa marche au milieu de conspirations<br />
sans cesse renaissantes;<br />
on ne pouvait pas remplir les<br />
devoirs de son état sans se trouver en butte à des périls<br />
de toute espèce; l'existence était toujours en jeu, expo<br />
sée aux moindres caprices d'un despote méfiant et à la<br />
fureur d'une Milice turbulente et indisciplinée.<br />
Dans les sept dernières années seulement, trois des<br />
prédécesseurs de M. Lemaire : MM. Levacher, Piolle et<br />
Montmasson, avaient péri tragiquement, attachés à la<br />
bouche du canon après avoir subi de longues tortures.<br />
(1) Gazette de France, ann. 1690, p. 436.<br />
(2) C'était un Renégat marseillais, ancien drogman du Consul<br />
Piolle, auquel il avait servi de prête-nom dans des affaires d'argent;<br />
après la mort tragique du Consul, et dans le désarroi qui suivit, il s'é<br />
tait emparé des sceaux et on l'avait laissé faire. Une dernière fripon<br />
nerie, que je raconterai en temps et lieu, le perdit. (Voir, entre autres,<br />
les Mémoires de la Congrégation de la Mission, t. II, p. 472.)
133<br />
Lui-même avait payé son tribut à la férocité des hommes<br />
et à l'inclémence du climat, comme il nous l'apprend<br />
dans le passage suivant d'une de ses lettres (1) : « La<br />
» perte de deux vaisseaux et de plus de quarante mille<br />
» livres d'effets, cinq années d'esclavage,<br />
trois fois la<br />
» peste et deux fois la bouche du canon que j'ai essuyés<br />
» dans ce maudit pays, joint l'exemple de mon frère à<br />
>> Tripoli (2), devrait être suffisant pour vous prier,<br />
» Messieurs, de faire trouver bon à Monseigneur de<br />
» Pontchartrain que je me retirasse, etc.. »<br />
Toutes ces épreuves ne l'avaient point découragé ; à<br />
force d'habileté, de fermeté et de souplesse, il avait su<br />
gagner l'amitié de Chaban,<br />
au point que ce prince ne<br />
faisait plus rien sans le consulter. Il luttait ainsi avec<br />
avantage, et par les seules forces de son intelligence,<br />
contre les puissants rivaux de son pays, qui prodiguaient<br />
l'or pour se faire des créatures,<br />
moyen précieux à em<br />
ployer parmi les gens au milieu desquels il se trouvait,<br />
mais dont l'exiguïté de ses ressources le forçait de se<br />
passer. Il s'occupait tout particulièrement d'empêcher le<br />
Divan de leur accorder les comptoirs de Stora et de Collo,<br />
objet de leurs longs désirs et de leurs incessantes dé<br />
marches, et d'où ils espéraient anéantir le commerce<br />
fructueux que faisait alors Marseille (3) avec la Barbarie<br />
par l'entremise de la Compagnie d'Afrique.<br />
Attentif à tous les intérêts de la Nation,<br />
il surveillait<br />
soigneusement les créatures de l'Étranger et s'appliquait<br />
à ruiner leur influence et à les écarter de son chemin.<br />
(1) Lettre du 20 mai 1692, à MM. les Échevins et Députés du com<br />
merce, à Marseille (archives de la Chambre de Commerce de Mar<br />
seille, AA, 470).<br />
(2) Lo frère de M. Lemaire était Consul à Tripoli,<br />
et avait été mal<br />
traité et emprisonné lors de la rupture du 31 janvier 1692 ; c'est à<br />
cette incarcération qu'il est fait allusion.<br />
(3) Une lettre de M. Lemaire nous apprend que les cuirs ne coû<br />
taient que 2 francs pièce et la cire 05 francs le quintal. On réalisait<br />
donc sur ces deux produits d'énormes bénéfices.
134<br />
Le passage suivant d'une de ses lettres nous montre<br />
quelques-uns des résultats de son activité (1) : « Le Dey,<br />
» ayant eu nouvelles que Cara Mustapha, Amiral, a tenté<br />
» de le détrôner, il lui envoya une barque à bord, ar-<br />
on le fit<br />
» mée de six avirons et huit hommes dedans ;<br />
» embarquer là-dessus, et, en même temps, ladite bar-<br />
» que déborda de son vaisseau et mit le cap à l'Est.<br />
» Les uns disent qu'il l'envoya noyer ; les autres, qu'il<br />
» l'a banni à Bougie; je n'ai pas bien approfondi cela; la<br />
» maison du Roi a pris son vaisseau et tous ses biens.<br />
» Je vous assure, Messieurs, que je ne vous saurais ex-<br />
» primer la joie que cela m'a donné,<br />
lui étant le plus<br />
» grand ennemi que la France peut avoir. Il n'a pas dé-<br />
» pendu de lui que la paix n'ait pas subsistée,<br />
et même<br />
» il est constant que, s'il fût venu à bout de ses inten-<br />
» tions, nous eussions eu une autre rupture. Quoique<br />
» je sois accoutumé aux bourrasques,<br />
j'avais toujours<br />
» appréhendé que son arrivée ne causât quelque dé-<br />
» sordre ; mais, grâce au ciel, Dieu y a pourvu ! Il nous<br />
» reste encore ici un fameux ennemi, à qui je tends des<br />
» filets pour lui faire rompre le cou ; j'espère qu'il ne se<br />
» passera pas huit jours sans que cela arrive, le Dey me<br />
» l'ayant assuré ; etc. »<br />
Les Anglais et les Hollandais, voyant qu'il n'y avait rien<br />
à attendre de Chaban,<br />
s'efforcèrent de causer sa chute<br />
et firent des propositions amies à l'Empereur du Maroc<br />
Muley Ismael,<br />
qui rêvait depuis longtemps la conquête<br />
de l'Algérie. Ce souverain assembla une première armée<br />
de vingt-deux mille hommes et s'avança vers la fron<br />
tière Orientale. Mais Chaban était un prince guerrier.<br />
Bien qu'une grande partie de ses forces fut occupée en<br />
ce moment par la lutte qu'il soutenait contre Tunis, il<br />
réunit à la hâte treize mille hommes de bonnes troupes,<br />
(1) Lettre du 11 décembre 1690,<br />
à MM. les Échevins et Députés du<br />
commerce, à Marseille (archives de la Chambre de Commerce de<br />
Marseille, AA, 470).
135<br />
alors que celles de son adversaire n'étaient que des<br />
hordes indisciplinées, et se porta à la rencontre des Ma<br />
rocains. Il les atteignit, le 4 juillet 1692,<br />
sur la rive gau<br />
che de la Moulouïa, les culbuta, les mit en déroute, et<br />
les poursuivit, l'épée aux reins, sur la route de Fez. Il<br />
avait déjà dépassé Téga, et n'était plus qu'à quelques<br />
lieues de la capitale, lorsqu'il, se trouva en face de Mit-<br />
ley-Ismaël,<br />
qui l'attendait avec une deuxième armée de<br />
quarante mille hommes. La lutte allait s'engager, lorsque<br />
les Marabouts des deux camps intervinrent, faisant<br />
honte aux Musulmans de s'égorger entre eux, au lieu de<br />
réunir leurs armes contre les Chrétiens d'Oran et de<br />
Ceuta. Leur voix fut d'autant plus volontiers écoutée que<br />
les Marocains n'avaient pas le moindre désir de com<br />
battre ; un accord intervint,<br />
et l'Empereur s'engagea à<br />
licencier ses troupes et à respecter dorénavant les fron<br />
tières de la Régence. Il se présenta devant Chaban, nous<br />
dit un historien (1), les mains liées, se prosterna devant<br />
lui, baisant trois fois la terre, et lui disant ces mots:<br />
« Tu es le couteau, et je suis la chair que tu peux cou-<br />
» per. »<br />
La paix conclue, Chaban revint à Alger chargé de bu<br />
tin, et recevant tout le long de la route les hommages<br />
dus au vainqueur. Au passage du Chéliff, il trouva<br />
M. Lemaire et M. Dussault,<br />
rencontre,<br />
qui s'étaient portés à sa<br />
escortés par les principaux résidents de la<br />
nation,<br />
Le Dey se montra tout particulièrement flatté de cette<br />
marque de respect, et invita les nouveaux arrivés à<br />
à l'ombre des grands Éten-<br />
pour lui apporter les félicitations de la France.<br />
prendre place à ses côtés,<br />
darts déployés autour de lui en signe de victoire, à l'a<br />
vant-garde de l'armée. La route fut continuée dans cet<br />
ordre. C'était là une faveur insigne, qui n'avait jamais<br />
exété<br />
accordée à des Chrétiens, et qui dut cruellement<br />
(1) Sander-Rang, Précis analytique de l'histoire d'Alger (tableau<br />
des Établissements Français en Algérie, 1843).
136<br />
citer la jalousie du Consul Anglais, que le cortège ne<br />
rencontra que huit lieues plus loin, s'avançant à petites<br />
journées et sans se presser; car il croyait avoir lieu<br />
d'être assuré que son rival était à Alger, et qu'il se trou<br />
verait en tous cas le premier à offrir ses compliments<br />
au Prince victorieux. Il résulta de ce retard que sa dé<br />
marche fut accueillie assez froidement,<br />
mortification d'être réduit à aller~prendre rang<br />
et qu'il eut la<br />
dans l'es<br />
corte, bien en arrière du poste d'honneur que lui avait<br />
dans laquelle<br />
ravi son collègue plus avisé. La lettre (1)<br />
ce dernier raconte l'aventure à MM. les Échevins et Dé<br />
putés du commerce de Marseille est fort intéressante ;<br />
il évite avec beaucoup de tact de paraître vouloir se<br />
vanter de sa propre finesse; mais on voit percer à<br />
chaque phrase la satisfaction qu'il éprouve d'avoir pu<br />
jouer un bon tour à l'ennemi de son pays. C'est ce qui<br />
nous a engagé à en reproduire ici les principaux pas<br />
sages :<br />
« Le Consul Anglais,<br />
lequel a une tartane qui ne fait<br />
» autre trafic que d'aller et de venir de Livourne ici pour<br />
» y apporter de fausses gazettes et des impostures qui<br />
» ne servent qu'à se faire moquer de lui,<br />
» tion de nous nuire,<br />
a bonne inten-<br />
s'il le pouvait. Je ne m'attache à<br />
»<br />
mouautre<br />
chose, Messieurs, qu'à examiner tous les<br />
» vements qu'il fait ; il est, grâce au Seigneur, hors d'é-<br />
» tat de nous donner le moindre chagrin . A<br />
» sa tartane, qui fut le 4 du mois passé,<br />
l'arrivée de<br />
il débita la plus<br />
» impertinente nouvelle que l'on puisse jamais inventer,<br />
» disant que l'armée navale d'Angleterre et celle de Hol-<br />
» lande, ayant rencontré celle du Roy dans la Manche,<br />
» l'a fait entièrement périr, à la réserve d'un vaisseau<br />
» qu'ils n'avaient pas voulu prendre, afin qu'il en portât<br />
Lettre du 13 août 1692 (Archives de la Chambre de Commerce<br />
(1)<br />
de Marseille, AA, 470).
137<br />
» les nouvelles (1). Il fit plusieurs présents pour marque<br />
» de réjouissance de cette nouvelle, qui ne lui servit du<br />
» tout en rien; ceux à qui il l'avait donnée me disaient<br />
» eux-mêmes qu'il fallait que la cervelle lui eût tournée,<br />
» de mettre en lumière des choses qu'il était impossible<br />
» qu'elles puissent être. Ils ont eu un tel chagrin d'ap-<br />
» prendre la prise de Namur,<br />
à la barbe du prince d'O-<br />
» range, sans avoir osé faire le moindre mouvement, et<br />
» l'action énergique de M. de Tourville dans la Manche,<br />
» que j'appuie, comme vous ne devez pas douter, qu'il<br />
» se retira dans son jardin, sans montrer le nez dehors,<br />
» depuis l'arrivée de notre tartane. Il partit deux jours<br />
» après, avec la Nation Anglaise,<br />
pour aller au devant du<br />
» Dey, qui revenait de la guerre que les Puissances (2)<br />
» avaient avec le Roy<br />
du Maroc. Croyant de le trouver<br />
» avant nous, il envoya, avant de partir, s'informer de<br />
» moi, dessous main, si nous n'irions pas aussi au<br />
de-<br />
» vant. Je leur fis réponse que nous avions une tartane<br />
» du Roy à dépêcher, et qu'il nous était impossible d'y<br />
» aller. Nous partîmes cependant deux jours après, et<br />
» les devançâmes de cinq heures, sans les avoir trouvés,<br />
» ayant marché jour et nuit. Sitôt que nous fûmes au<br />
» proche du Dey,<br />
» toute sa cavalerie, y<br />
» côtés de lui, il fît faire halte ;<br />
lequel était en marche au milieu de<br />
ayant sept grands étendarts aux<br />
nous descendîmes aus-<br />
» sitôt de cheval et lui fûmes faire compliment ; il nous<br />
» reçut avec mille témoignages d'amitié,<br />
» suite de remonter et de le suivre ;<br />
nous dit en-<br />
nous marchâmes<br />
» côte-à-côte avec lui, M. Dussault et moi, en discourant<br />
» ensemble de plusieurs choses ; entre autres nous lui<br />
(1) Il s'agit du combat naval de la Hougue (29 mai 1692) ; on voit<br />
que, si d'un côté M. Lemaire ne voulait pas croire à une défaite qui<br />
n'était que trop vraie, de l'autre le Consul Anglais exagérait singu<br />
lièrement un succès qui n'avait été dû qu'à la tempête.<br />
(2)<br />
C'est sous ce nom que nos Consuls désignent les grands fonc<br />
tionnaires Algériens qui compose le Conseil de gouvernement.
138<br />
» débitâmes les bonnes nouvelles que nous avions de<br />
» France, desquelles il témoigna être bien aise. »<br />
Bien que cette petite lutte d'influence ne soit qu'un des<br />
faits minuscules de l'histoire,<br />
nous avons cru pouvoir<br />
en faire le récit, autant parce qu'il a trait à des événe<br />
ments assez peu connus,<br />
que parce qu'il nous a paru<br />
caractériser, d'une façon significative, les obligations<br />
toutes particulières qui incombaient à nos Consuls d'Al<br />
ger.<br />
H.-D. de Grammont.
ESSAI<br />
« d<br />
SUR LES<br />
ORIGINES BERBERES<br />
(Suite. —<br />
Voir<br />
les n°s<br />
CHAPITRE II<br />
147, 148 et 149.)<br />
Les Tiddebakin ou signes accessoires; voyelles et aspirations.<br />
Leurs origines, leurs valeurs, leurs transformations.<br />
Après s'être servi des signes à éléments rectilignes<br />
pendant un temps assez long<br />
pour que le souvenir de<br />
leur invention (partielle et successive, selon toutes pro<br />
babilités),<br />
ait pu disparaître et faire place à la légende de<br />
la révélation divine des tifinar, les premiers savants ou<br />
prêtres touraniens perfectionnèrent le système en usage<br />
par l'adjonction de signes complémentaires destinés à<br />
préciser et à déterminer la valeur des mots écrits en<br />
tifinar.<br />
Chacun de ces nouveaux signes, d'origine toute hu<br />
maine, porte le nom de Tiddebakka, mot dont la traduc<br />
tion analytique est " indice d'action et d'extension » :
ou<br />
140<br />
+ = Ti = ille qui;<br />
m A = Debba = potest;<br />
•<br />
= Ka = agere;<br />
w<br />
•<br />
+ —<br />
A<br />
Ti<br />
—<br />
= ille cujus = ce dont;<br />
De = societas = l'adjonction;<br />
m = Eba = extra ducit = fait sortir ;<br />
•<br />
— Aka<br />
= actionem = l'action ;<br />
ce qui ramène au terme de « motion » (1)<br />
linguistique pour les signes voyelles.<br />
Les tiddebakkin sont au nombre de 5,<br />
formes :<br />
consacré en<br />
en voici les<br />
Entre les mains des savants Chaldéens d'Our et de<br />
Chalanée, ces motions, dont il était si facile d'augmenter<br />
le nombre et les dispositions, furent certainement appli<br />
quées aux différentes lettres tifinar isolées ou groupées ;<br />
et, de ces combinaisons, naquirent ces alphabets cunéi<br />
formes qui, plus tard, devinrent si riches et si touffus.<br />
Mais les tribus guerrières, que les révolutions politiques<br />
ou les instincts aventureux poussèrent de bonne heure<br />
dans les migrations lointaines, ne retinrent de ce sys<br />
tème que les cinq signes les plus usités, et elles en<br />
firent de véritables lettres ou articulations, distinctes<br />
des tifinar primitives et s'employant isolément.<br />
Toutefois, le rôle accessoire, qu'elles eurent jadis, de<br />
simples « motions » destinées à renforcer, étendre ou<br />
modifier le sens des tifinar,<br />
apparaît encore bien nette<br />
ment dans leurs valeurs comme dans leurs emplois. Ce<br />
ne sont, en effet, la plupart du temps,<br />
(1) En sanscrit; les consonnes sont appelées vyanjana,<br />
gnifie :<br />
que de simples<br />
ce qui si<br />
celles'<br />
qui rendent distinct, celles qui manifestent ; les voyelles<br />
sont appelées svara « son. »
141<br />
voyelles servant d'agents grammaticaux dans les mots<br />
dérivés,<br />
ou des aspirations modifiant légèrement les sens<br />
et les sons des tifinar primitives.<br />
Ces « lettres-points » (1)<br />
n'ont d'ailleurs aucune téna<br />
cité, aucune fixité ; elles varient à chaque instant, non<br />
seulement en changeant de dialecte, mais même souvent<br />
au gré de celui qui parle ou écrit ; au point de vue des<br />
étymologies primitives, leur valeur est en général peu<br />
importante et leur rôle est souvent fort difficile à dégager<br />
nettement.<br />
Vuici les noms et les fonctions de chacune d'elles :<br />
. La tarerit (+0+ le cri, l'émission de voix, la pe<br />
tite créature) n'est autre chose qu'une des formes subsi<br />
diaires de X ieg, signe d'avertissement et de bruit.<br />
Elle figure une voyelle brève, comme le coin simple<br />
et unique dans la plupart des alphabets cunéiformes ;<br />
elle sonne a, e, i, o, ou, ei, clairs et brefs, mais plus<br />
souvent a.<br />
Au commencement des mots elle indique que l'accent<br />
tonique porte sur le son voyelle précédant la consonne<br />
initiale.<br />
Elle ne s'emploie jamais seule.<br />
'. laou est une autre forme du signe d'avertissement<br />
et de bruit ^ .<br />
Il sonne où, long, exactement comme les deux coins<br />
dans la plupart des alphabets cunéiformes, et quelque<br />
fois aussi il exprime le son aoû.<br />
Comme lettre formative ou agent grammatical, il a<br />
toujours le son où,<br />
variables.<br />
ses fonctions sont multiples et<br />
(I) C'est ainsi que le docteur Barth traduit le mot Tiddebakkin.
142<br />
Avec le son aoû, la tiddebaka iaou constitue une<br />
lettre-racine dont les sens ne s'écartent pas sensible<br />
ment des valeurs des signes d'avertissement et de bruit<br />
t et ][ .<br />
Ce sont :<br />
1. —<br />
2. —<br />
3. —<br />
4. —<br />
5. —<br />
'.<br />
f.<br />
!£<br />
!<br />
\<br />
A ou, ou, fils (l'apporté);<br />
Aoui, être né, venir au monde, être apporté,<br />
amener, apporter et frapper, battre —<br />
(Zg.),<br />
(dans la plupart des autres dialectes ber<br />
bères, c'est la 5e forme dérivée de aoui<br />
qui est surtout employée avec le sens de<br />
frapper, battre, + '. == Aoui, aouit, aiout) ;<br />
Aiou, venir, arriver ;<br />
Aou, aio, ago, ce, celui, ceci, celui qui, celui<br />
dont, etc. ;<br />
Aoui, agi, aï, ces, ceux, ceux-ci, celles,<br />
celles qui, ceux dont, etc.<br />
Ces acceptions donnent lieu aux remarques suivantes :<br />
1 . En<br />
chaldéen, ao est synonyme de bin, c'est le dieu<br />
fils par excellence, l'époux de thaout, la grande dame ;<br />
il est symbolisé par un serpent et représente l'intelli<br />
gence divine. En berbère, aou '. est synonyme, quant au<br />
sens, de ben, fils, mot passé à l'arabe, mais d'origine<br />
berbère.<br />
Dans les inscriptions cunéiformes de Behistoun, les<br />
— deux coins sont traduits par fils (1). Le<br />
O'<br />
qui, en<br />
irlandais, précède le nom de famille, peut aussi être un<br />
— reste de l'expression berbère (2). En grec, fils se dit<br />
(t) De Sauley, Journal asiatique, mai 1855, p. 113 et autres auteurs<br />
dans le recueil.<br />
(2) Olivier, loco citato, p. 77, note.
2 et 3. —<br />
Aoui<br />
143<br />
et aiou ont le même sens que ou '.<br />
mais sous des formes verbales ; on peut en rapprocher,<br />
comme idée, les deux mots latins ferire, frapper, et<br />
ferre, porter qui, avec un seul radical fer, exprime ces<br />
deux idées d'apport et de coup ; comme vocable phoné<br />
tiquement similaire nous avons : û«, tomber en pluie (le<br />
berbère dit : la pluie frappe). —<br />
Sanscrit<br />
: oui, sur.<br />
Eo?, Ew,<br />
—<br />
aurore (celle qui arrive.) 'inpu, de l'inusité \nu,<br />
produire, laisser, jeter, etc. —<br />
Latin, eo, aller.<br />
4. —<br />
Grec, o, celui.<br />
. '. 'i. A, ou, i,<br />
—<br />
sont les trois signes se rapprochant<br />
le plus de nos voyelles européennes ; mais ces 3 lettres<br />
en diffèrent en ce que chacune d'elle est, en réalité, sus<br />
ceptible d'exprimer, à elle seule, n'importe quelle com<br />
binaison possible de son voyelle ou de son diphtongue :<br />
a, â, e, eï, ai, oï, og, é, è, ê, etc., etc. — On<br />
omet, sou<br />
vent d'écrire ces voyelles en berbère mais les sons n'en<br />
persistent pas moins avec leur influence sur le sens du<br />
mot dans un même dialecte. En arabe la différence ehtre<br />
— l'E ou VA correspondant à un fatha est sans impor<br />
tance : ouled, oled, oulad, olad, est plus ou moins bien<br />
prononcé, mais cela signifie toujours « enfant», en ber<br />
bère il n'en serait pas de même : ,<br />
D lu et dit ari signifie écrire ;<br />
D lu et dit eri signifie aimer.<br />
En berbère, quand on ne sort pas d'un dialecte, les<br />
sons voyelles ont la même importance qu'en français.<br />
: iah est une aspiration très légère, identique à celle<br />
de l'esprit rude des grecs ou à notre H aspirée au com<br />
mencement des mots. Elle n'a absolument aucun rap<br />
port, comme son, avec le ^ ha arabe.
| iah est employé :<br />
144<br />
Phonétiquement, à former hiatus devant un son voyelle,<br />
en empêchant la consonne précédente de frapper ce son<br />
voyelle.<br />
£•! eki, s'éveiller;<br />
£ j •<br />
\ ekahi, le coq<br />
l'éveillé) ;<br />
^1 eni, voir;<br />
(celui qui s'éveille habituellement,<br />
t.\\ en-hi, voir habituellement, bien voir.<br />
Comme consonne formant une lettre racine :<br />
I eh, être dans .<br />
d'où, en grammaire, le rôle de • comme particule confîr-.<br />
mative et aussi comme lettre formative marquant, dans<br />
les verbes et noms dérivés, la fréquence, l'habitude, la<br />
persistance, l'énergie. Dans ce dernier cas elle a les<br />
mêmes effets que les sons a, i, ou, figurés ou non par<br />
"i. I eni, voir, et £|l enhi, voir bien ;<br />
t.'. aoui, apporter, frapper, t.\\ ahoui, apporter;<br />
habituellement et avec persistance, d'où le sens de<br />
oindre, enduire ;<br />
!□ arou, être ancien, D| ahar, être vieux.<br />
D eri, aimer, désirer.<br />
D •<br />
ehri, aimer beaucoup, désirer ardemment.<br />
De cette fonction de voyelle exercée par le • berbère<br />
(et qui n'est pas toujours forcément une aspiration), on<br />
peut rapprocher ce fait du latin qui, ne possédant pas<br />
de véritable aspirée, remplace les aspirées du grec par<br />
les spirantes F et H ou même par des voyelles muettes.
145<br />
L'î berbère est tantôt semé à profusion par certains<br />
tolba ou dans certaines localités, tantôt, dans d'autre<br />
dialectes, il est supprimé presque partout. Le même<br />
fait se passe pour l'ifdans les langues indo-européennes,<br />
le français écrit hermine, huile, etc., l'anglais, ermine,<br />
oil, etc.; nous disions Jadis hermite, aujourd'hui ermite<br />
est plus usuel ; le mot géhenne a formé le mot moderne<br />
gêne.<br />
(Peut-être peut-on rapprocher de • eh être, dans le grec,<br />
'Au, toujours successivement et «mv, temps, vie, durée,<br />
et certains vocables du verbe uy, imparfait 'Hstv).<br />
•I iek.<br />
C'est une aspiration gutturale, claire et déjà forte, qui<br />
a pu s'être placée jadis entre les branches du X iegg<br />
d'où sa disposition actuelle •'. Ceci semble ressortir du<br />
signe T iegg, fréquent dans les inscriptions rupestre et<br />
même encore usité concuremment avec T .<br />
Or ce<br />
T se confond bien, quelquefois, avec X mais, en gé<br />
néral, il constitue une forme moins adoucie et plus dure,<br />
qui se rapproche du •'.<br />
On peut poser en principe que •! sonne K et est la<br />
dure ou forte de X exactement comme, en grec, k,<br />
kappa, est la forte de r, gamma; en français, K est la<br />
forte du C, qui lui-même, n'est qu'une variété du G; car<br />
on sait que, chez les Latins, le C a été longtemps em<br />
ployé au lieu du G, et, jusque entre la lre et la 2e guerre<br />
punique on trouve, dans les inscriptions, leciones pour<br />
legiones, etc.<br />
Cette lettre, K, qui est, par excellence, la lettre des<br />
peuples de langues germaniques ou slaves, n'est qu'une<br />
variété forte du CH germanique. On trouvera souvent<br />
• '. transfsrmé en SD et aussi en j<br />
Au point de vue de l'étude des radicaux berbères, la<br />
lettre •! se confond presque toujours avec la lettre X<br />
Revue africaine, 26
146<br />
dont elle a tous les sens et toutes les propriétés, mais<br />
avec plus d'énergie et surtout plus de mouvement.<br />
X ag, a tous les sens du latin ago et du grec ay«, »■/«,<br />
mais, isolé, il se traduit plus ordinairement, dans<br />
la plupart des dialectes', par faire, mettre, agir,<br />
accoupler.<br />
•'. ek, a également tous les sens de ago, uyu, w.w; mais,<br />
isolé,<br />
il se traduit le plus ordinairement, dans la<br />
plupart des dialectes, par aller, se diriger cers,<br />
passer (ire, adiré, prodire.)<br />
En composition,<br />
nuances respectives,<br />
identiques comme valeur.<br />
Le sigle berbère - '.<br />
bien que parfois ils gardent leurs<br />
X et s sont presque toujours<br />
est exactement le même que l'idéo<br />
gramme cunéiforme r% ou »■£ qui, dans presque tous<br />
les alphabets, sert à indiquer un peuple ou un pays. Or,<br />
en berbère,<br />
• '. est la première lettre du mot II • '. mot<br />
qui, précisément, a ces sens de pays ou peuple, et qui,<br />
presque toujours,<br />
clans ou tribus.<br />
: iegh ou ier',<br />
turo-dentale ou cérébro-dentale;<br />
précède les noms particuliers des<br />
pourrait être défini : une aspiration gut-<br />
mais il est à la fois<br />
plus simple et plus rigoureux de définir ce sigle: l'agent<br />
du grassegement,<br />
c'est-à-dire de cette prononciation<br />
caractéristique des contrées septentrionales de l'Europe<br />
ou plus spécialement encore des Parisiens, des Mar<br />
seillais et d'une partie de la Suisse française.<br />
: iegh ou ierr', a donc le son de l'R parisien, de 17?<br />
grasseyé, tantôt faiblement, tantôt avec une telle énergie<br />
que le son produit est nettement celui de G . Et, en effet,<br />
toutes les fois que la lettre : écrite aussi ..., entre dans
147<br />
un mot berbère, on peut être certain qu'elle est là pour<br />
un D R, ou pour un X G. On peut même poser à peu<br />
près en principe que si, sur le littoral, : est souvent une<br />
variété de prononciation de D R, dans le Sud,<br />
c'est une<br />
nuance des gutturales X»\ o_Tet^_j. Enfin, quelquefois,<br />
: n'est que la contraction des deux lettresDX (1).<br />
Donc, pour retrouver le sens analytique d'un mot con<br />
tenant un : il faut toujours y substituer un D ou un X .<br />
Ce : qui est la. formative de la première personne des<br />
verbes berbères, est figuré par le i. r'aïn, dans les<br />
dialectes kabyles écrits en caractères arabes. M. le gé-<br />
néralHanoteaU le transcrit par R'<br />
tionnaire de Brosselard par gh (G dur);<br />
par ^jf kef arabe, c'est-à-dire K;<br />
(R accentué); le dic<br />
les Tolba Zenaga<br />
c'est aussi le son que<br />
lui donnent les Touareg du Sud; enfin, les étymologies<br />
des mots fournissent plus de cas où : remplace un X<br />
que de cas où il remplace un D .<br />
Cette lettre : iegh,<br />
avec le<br />
ç- r'aïn arabe.<br />
n'a donc en réalité aucun rapport<br />
Jamais un Berbère de race et de sang n'a réussi à arti<br />
culer correctement le p r'aïn arabe, non plus que le ~<br />
ou le ç- ;<br />
il est facile de s'en convaincre en faisant pro<br />
noncer devant soi le mot o_j«*)! Laghouat, d'abord par<br />
un Sémite arabe de la tribu des Laarba ou de celle des<br />
Chambâa,<br />
puis ensuite par un Berbère zenâta du Mzab<br />
ou des ksours de Ouargla. L'oreille la moins fine saisira<br />
bien vite la différence. Le i r'aïn arabe est une émis<br />
sion vocale essentiellement gutturale; le : berbère, au<br />
contraire, est une lettre qui se prononce de tête et tou<br />
jours en serrant les dents et grasseyant.<br />
C'est là, du reste, une question d'anatomie ; les expé-<br />
(I) Il existe, en berbère, une autre contraction de deux consonnes,<br />
rendue par un sigle unique ; c'est celle de X et de I qui se pro<br />
nonce gn (n des Espagnols),<br />
gue du ien ordinaire .1 agna, frère.<br />
et s'écrit par un I que rien ne distin
148<br />
riences du docteur Czermark, de Vienne, ont démontré<br />
qu'il existe, dans la structure et l'arrangement des<br />
cordes du larynx d'un Sémite, certaines particularités<br />
physiques<br />
Lieiz{i)-<br />
qui'<br />
expliquent la formation des sons arabes<br />
Le iegh berbère : est, en résumé, une véritable accen<br />
tuation ou modulation des lettres D et X ou il se<br />
substitue souvent aux deux premières pour donner plus<br />
de force à certains mots ; c'est ainsi que nous avons :<br />
O O A adrar, montagne<br />
et D:A adghar ou adrr'ar, grosse montagne.<br />
Terminons cet aperçu sur les lettres berbères par<br />
quelques remarques importantes comme conséquences<br />
et déductions :<br />
1° Le berbère fait un emploi constant des consonnes<br />
diphtongues ou consonnes doubles : kr, fl, gl, fr, ks,<br />
gn, etc., etc. Cette particularité, absolument contraire au<br />
génie des langues sémitiques, rentre tout à fait dans<br />
les usages des langues touraniennes et indo-euro<br />
péennes.<br />
2° Il donne quelquefois aux lettres m et n, devant une<br />
consonne,<br />
une prononciation nasale identique à celle<br />
qu'elles ont dans les langues indo-européennes. Ainsi,<br />
dans i.X\ angi, abondance, an sonnera comme dans<br />
le mot abondance. Ce son est étranger aux langues<br />
sémitiques : un Berbère prononce }yf Mansour, comme<br />
un Français, un Sémite arabe détache le son N et dit<br />
Mann-sour. Aussi l'orthographe officielle dej^^ écrit<br />
en caractères français comporte-t-elle deux n (2) .<br />
(1) Dr Czermark, Mitheilungen and dem physiologischen Privât<br />
laboratorium, Vienne 1864. Voir aussi Max Mulier, t. I, p. 170.<br />
(2) L'orthographe officielle des noms propres arabes est fixée, en
149<br />
3° Les gutturales et les sifflantes qui, d'après M.<br />
Renan, « abondent dans toutes les langues ayant con<br />
servé, à un haut degré, leurs caractères primitifs », sont<br />
nombreuses en berbère où elles fournissent à peu près<br />
toutes les tifinar complémentaires et la moitié des tid-<br />
debakin. Dans un travail qui, comme celui-ci, a pour<br />
objectif la recherche des origines berbères,<br />
nous nous<br />
sommes efforcés de ramener ces gutturales et ces sif<br />
flantes à leurs types primordiaux, sans nous arrêter<br />
plus qu'il ne convenait aux variétés qu'elles offrent au<br />
jourd'hui, soit dans un même dialecte, soit dans des<br />
dialectes différents. En l'absence de tout texte remon<br />
tant à des âges voisins des époques préhistoriques ou<br />
même très anciens, une classification plus détaillée<br />
n'eût pas été plus rigoureuse et elle ne nous aurait servi<br />
qu'à obscurcir nos analyses linguistiques.<br />
Les gutturales et les sifflantes étant dans toutes les<br />
langues les lettres qui se transforment, s'usent et se<br />
perdent le plus vite, nous n'avons pas cru devoir non<br />
plus essayer de retrouver la concordance qui a certai<br />
nement existé, à un moment donné, entre les gutturales<br />
sanscrites et celles du berbère. Nos analyses étymolo<br />
giques se rapportent d'ailleurs à des temps bien anté<br />
rieurs à ceux où les langues indo-européennes ont<br />
modifié les sons primordiaux et les ont, en quelque<br />
sorte, classés et étiquetés suivant les diverses nuances<br />
de la prononciation.<br />
Algérie, par le 'Vocabulaire de de Slane et Gabeau, Paris, 1868, impri<br />
merie nationale. — Voir préface, p. vm, la prononciation du<br />
^"etp. 35,<br />
l'orthographe de'Mannsour.
Alphabet et écriture. — Agamek.<br />
primitif. — Direction<br />
150<br />
CHAPITEE III<br />
—<br />
Ordre<br />
présumé de l'alphabet<br />
de l'écriture : origine silvestre de l'écriture<br />
verticale de bas en haut .<br />
Nous venons de voir que l'alphabet berbère se com<br />
pose essentiellement de 16 lettres primitives ou princi<br />
pales, tout comme l'alphabet cadméen, soit :<br />
10 consonnes primitives ou tifinar ayant une origine<br />
mystique: IIIZDDEMC + AXB<br />
3 aspirations voyelles : .$.'. —<br />
a,<br />
«<br />
e— c—<br />
3 aspirations gutturo-dentales : • : • '. h, gh, k.<br />
A ce groupe sont venues, plus tard,<br />
lettres supplémentaires, dont le nombre,<br />
o, ou, etc.<br />
s'ajouter des<br />
la forme et la<br />
valeur varient suivant les époques et suivant les dia<br />
lectes,<br />
mais dont les plus usités sont aujourd'hui :<br />
u r-
151<br />
s'emploie pour désigner un des antiques alphabets de<br />
ce peuple, dont les origines se rapprochent de si près de<br />
celle des races touraniennes. Or, Agamek, en berbère,<br />
est en réalité le mot Ogham auquel a été ajouté le suffixe<br />
ek, caractéristique des noms causatifs et des noms d'a<br />
gents. «IZlX Ogham —<br />
ek,<br />
signifierait donc «moyen<br />
d'écriture. » Et comme d'autre part nous savons que<br />
Ogham (Oghamius), était, chez les Gaulois, le Dieu de l'é<br />
loquence (1), on peut voir dans • ! Zl X Ogham —<br />
ek,<br />
l'instrument, l'invention, la chose du Dieu Ogham, sens<br />
qui complète les interprétations précédentes et confirme<br />
l'origine mystique des caractères berbères.<br />
Quoi qu'il en soit d'ailleurs, le mot berbère Agamek,<br />
par ses éléments constitutifs, n'entraîne pas avec lui<br />
une idée de classement de lettres comme cela existe<br />
pour les mots Abécédé, ou Alphabet. Il ne nous fournit<br />
donc aucune donnée sur l'ordre adopté par les premiers<br />
berbères pour renonciation de leur décade ou alphabet<br />
primitif. Mais, si on tient compte de la prétendue origine<br />
divine des tifinar et de leurs sens idéographiques, il est<br />
possible d'indiquer approximativement quel devait être<br />
l'ordre adopté par les prêtres Tousano-berbères.<br />
Il EU, ilou ou ila, le dieu suprême, le principe divin<br />
par excellence et de qui tout émane, devait commencer<br />
la série, comme encore le nom de Dieu, chez bien des<br />
peuples, commence toute espèce de compte, d'énumé-<br />
ration ou d'acte important.<br />
Zl Emm, la nature, la matière dont Dieu fit tout,<br />
devait venir en second lieu.<br />
I Enn (Anou), le dieu national, l'émanation et la<br />
forme matérielle de lia,<br />
sième rang.<br />
avait sa place marquée au troi<br />
D Err, our, l'image céleste de Enn, le principe créa-<br />
(1)<br />
Il était représenté avec les attributs d'Hercule.
teur, l'origine, etc.,<br />
quatrième rang.<br />
152<br />
est tout indiqué comme occupant le<br />
□ Ess venait sans doute ensuite ; mais ici il faut<br />
s'arrêter, faute de bases suffisamment solides pour conti<br />
nuer une hypothèse qui n'a guère pour elle que la<br />
logique des choses, mais qui trouve cependant une<br />
espèce de consécration dans un fait assez curieux em<br />
prunté à la langue latine, langue à laquelle le tourano<br />
berbère a certainement fourni bon nombre de racines et<br />
de radicaux ainsi que nous l'établirons d'autre part.<br />
Ainsi, le mot latin signifiant alphabet est « elementa<br />
litterarum » et même simplement « elementa », mot<br />
dont le sens étymologique est perdu ou tiré à grande<br />
peine du sanscrit au moyen de racines abstraites. L'o<br />
pinion de ceux qui veulent voir dans ce mot l'analogue<br />
du français « Abécédé », c'est-à-dire les premières lettres<br />
de l'ancien alphabet latin, pourrait bien être fondée, si,<br />
comme nous le pensons cet alphabet est venu des<br />
tifinar tourano-berbères.<br />
,<br />
En effet elementa, dont le radical est elemen, a pour<br />
consonne constitutive les trois premières lettres de la<br />
décade mystique, avec leurs noms tels qu'ils sont encore<br />
prononcés :<br />
Il El,<br />
— Zl<br />
Em,<br />
— I<br />
En<br />
Or ces trois tifinar sont, par excellence, les trois sym<br />
boles ou idéogrammes des « éléments » de tout ce qui<br />
existe .<br />
Il EU, le principe divin éternel ;<br />
Zl Em, la matière ;<br />
I En, la manifestation matérielle et palpable de II et<br />
de Zl.<br />
En cherchant bien,<br />
on trouverait peut-être la confir<br />
mation de ce que nous avançons, dans des études paléo<br />
graphiques sur les anciens alphabets greco-latins, etrus-
153<br />
ques, celtibériens, skandinaves, slaves, arméniens,<br />
cunéiformes, coréens, sinzi-japonnais, etc. ; mais, c'est<br />
là une étude que notre incompétence et l'absence de tout<br />
document nous a empêché d'entreprendre.<br />
Il est toutefois, dans cet ordre d'idées,<br />
une question<br />
qui présente un certain intérêt et sur laquelle il nous faut<br />
dire quelques mots ; nous voulons parler de l'écriture.<br />
Le berbère, employant ses caractères nationaux, s'écrit<br />
indistinctement, horizontalement ou verticalement, de<br />
droite à gauche ou de gauche à droite, de bas en haut<br />
ou de haut en bas (1).<br />
Cependant, aujourd'hui, l'usage de l'écriture horizon<br />
tale de droite à gauche (comme l'arabe) semble avoir<br />
prévalu dans la pratique ordinaire des Imouchar ; l'écri<br />
ture verticale étant surtout réservée pour les inscrip<br />
tions rupestres tracées en creux ou en relief et que les<br />
modernes exécutent indistinctement dans les deux sens<br />
verticaux, mais que les anciens traçaient toujours de<br />
bas en haut à la façon des inscriptions lybiques.<br />
On rencontre aussi parfois des lettres groupées sans<br />
ordre apparent et disposées de façon que ceux-là seuls<br />
qui ont la clef de cette écriture secrète peuvent la<br />
déchiffrer.<br />
Les femmes, pour leur correspondance amoureuse, et<br />
les éclaireurs, en cas de guerre, font surtout usage de<br />
ces métathèses et de ces polygrammes, dont les entrela<br />
cements et les combinaisons servent aussi parfois de<br />
motifs pour l'ornementation des boucliers, armes, meu<br />
bles et bijoux.<br />
Ces dispositions, si variables et si multiples, de l'écri<br />
ture berbère,<br />
rappellent non-seulement les vieilles écri<br />
tures étrusques ou grecques (le boustrophédon entre<br />
autres),<br />
mais elles nous ramènent aussi vers les tracés<br />
encore en usage dans les langues monosyllabiques<br />
(1) Voir Duveyrier, les Touaregs du Nord, —<br />
Études berbères, Journal asiatique, 1874.<br />
p. 289.<br />
Halévy,
154<br />
chinoises ou mandchoues, qui, aujourd'hui encore,<br />
s'écrivent en colonnes verticales.<br />
Comme toute chose, ce dernier mode de procéder, qui<br />
se retrouve chez les peuples les plus anciens du monde,<br />
a eu sa raison d'être; et,<br />
c'est ici le cas de répéter<br />
l'axiome d'Aristote: « Nihil est in intellectu quod non<br />
prius fuerit in sensu.<br />
» (L'intelligence ne perçoit rien<br />
que les sens ne lui aient transmis.) En d'autres termes :<br />
toute invention dans l'ordre intellectuel a son point de<br />
départ dans un fait matériel.<br />
Dans le cas actuel voici, à notre humble avis, comment<br />
les choses ont dû se passer.<br />
Il est peu probable que les runes ou les inscriptions<br />
rupestres, cunéiformes ou hiéroglyphiques, malgré leur<br />
extrême antiquité,<br />
nous aient conservé les spécimen<br />
réellement les plus anciens des signes employés par les<br />
hommes des premiers âges,<br />
pour communiquer entre<br />
eux, autrement que par la parole, par les signaux ignés<br />
ou par les pierres dressées.<br />
Avant de songer à entamer un rocher toujours dur,<br />
avec les instruments primitifs de l'époque de la pierre<br />
ou même avec un outil de bronze ou de fer qui s'émousse<br />
bien Adte, il est infiniment plus simple de faire des<br />
entailles sur l'écorce, facile à entamer, d'un tronc d'arbre<br />
placé dans une position bien en vue, ou pouvant sans<br />
difficulté être repéré et indiqué d'avance.<br />
Rien de plus précis et de plus commode à donner que<br />
le signalement d'un arbre ; l'essence, l'âge, la situation,<br />
la taille, l'aspect, etc., tout contribue à spécifier et à<br />
définir son identité. Son écorce peut s'entailler facile<br />
ment avec le moindre éclat de silex sans même le dété<br />
riorer, les troncs lisses des bouleaux, des hêtres, peu<br />
pliers, érables, chênes et autres arbres du nord de l'Eu<br />
rope se prêtent très bien au tracé d'inscriptions rapide<br />
ment exécutées et cependant inaltérables pendant bien<br />
des années.<br />
Ceux qui ont habité les cantons forestiers connaissent
155.<br />
tons l'abus, qui se fait journellement, de ces sortes de<br />
« tableaux » qui semblent avoir été préparés par la<br />
nature pour ce genre de communication. Les enfants,<br />
les chasseurs, les contrebandiers, les partisans en<br />
temps de guerre, les bûcherons, charbonniers et autres<br />
ouvriers forestiers se servent constamment des troncs<br />
d'arbres pour y graver des indications sommaires au<br />
moyen des signes conventionnels tels que croix, étoiles,<br />
flèches, coches verticales, carrés, losanges, triangles,<br />
etc.; etc.<br />
Les premiers peuples n'ont pas fait autrement; et,<br />
avant de s'attaquer à des roches de basaltes ou de grès<br />
qui pouvaient en un instant détruire un grattoir ou une<br />
pointe de silex fabriquée à grande peine, ils ont certaine<br />
ment eu l'idée de se servir des troncs d'arbres .<br />
Cela était d'autant plus naturel pour eux, qu'ils vivaient<br />
constamment au milieu des forêts ; c'est là que se<br />
passaient les heures calmes de l'existence,<br />
c'est là que<br />
se traitaient les affaires publiques, c'est là surtout qu'é<br />
taient ces temples mystérieux où les arbres sacrés abri<br />
taient la pierre du sacrifice et la demeure des prêtres.<br />
Or, comme la prétendue révélation divine des carac<br />
tères des divers alphabets antiques aussi bien que les<br />
données historiques positives nous ont appris que, chez<br />
tous les peuples, l'écriture, inventée par les prêtres, a<br />
d'abord été employée pour les usages du culte et pour les<br />
cérémonies des rites religieux,<br />
il est logique d'admettre<br />
que ces prêtres ont dû se servir, pour écrire, de ce qui<br />
était le plus à leur portée, c'est-à-dire des troncs de ces<br />
bois sacrés qui ont eu une importance si considérable<br />
dans toutes les anciennes traditions .<br />
C'était, vraisemblablement,<br />
sur les colonnes natu<br />
relles de ces sanctuaires ombreux, qu'ils traçaient ces<br />
caractères mystérieux, dont seuls ils avaient le secret,<br />
et qu'ils présentaient ensuite en les expliquant, comme<br />
des révélations célestes.<br />
Certains phénomènes naturels venaient même, parfois,
en aide aux prêtres,<br />
156<br />
pour les aider à frapper l'imagi<br />
nation naïve et superstitieuse des profanes : ainsi, chez<br />
les Touraniens, sectateurs du dieu Anou,<br />
exploiter le fait suivant :<br />
Si, sur un arbre,<br />
on pouvait<br />
on pratique deux entailles parallèles<br />
verticales, on a la tifinar | Il | EU, idéogramme de<br />
l'être suprême : mais, au bout d'un an ou deux, la sève<br />
a comblé les fentes et la partie de l'écorce comprise<br />
entre elles prend un aspect différent du reste du tronc,<br />
et ressort ainsi en une seule barre verticale, plus ou<br />
symbole du<br />
moins en relief 1 1 | c'est la tifinar I Enn,<br />
dieu national Enn (Anou), engendré ainsi par EU ou<br />
Ilou, le dieu suprême, et étant sa manifestation (1).<br />
Il y avait certainement, dans ce fait si simple, matière<br />
à toute une théorie sacerdotale et mystique sur la<br />
consubstantialité, sur le dualisme, l'unité divine, etc.<br />
De cet usage d'écrire sur les troncs d'arbres des sanc<br />
tuaires sylvestres, sont nées toutes ces légendes mytho<br />
logiques des peuples touraniens et ariens chez lequel<br />
le rôle mystique de l'arbre est tout particulièrement<br />
accusé et est le thème de symboles ou de légendes<br />
inconnus des nations de race sémitique.<br />
De là aussi est né, chez ces mêmes touraniens et tou-<br />
rano-berbères,<br />
la disposition de l'écriture en colonnes<br />
verticales et l'idée de faire suivre les caractères en allant<br />
de bas en haut : il est bien plus rationnel, en effet, de<br />
commencer une inscription en prenant pour point de<br />
départ la base du tronc, car on peut alors en s'élevant<br />
écrire de longs récits, tandis que,<br />
en procédant de haut<br />
en bas, on peut arriver au ras du sol sans avoir terminé<br />
l'inscription commencée qui, dans ce cas, demeure for<br />
cément écourtée ou inachevée.<br />
Puis, ces arbres servaient, sans doute, surtout à écrire<br />
des prières et il était naturel alors de les faire partir de<br />
(1) C'est le fait, en écriture, de deux traits II dont on ombrerait<br />
la séparation; les deux traits ne feraient qu'un,
157<br />
terre pour se diriger vers le ciel : c'était encore une al<br />
légorie pouvant servir à exploiter la crédulité publique.<br />
Et, dans cet ordre d'idée, il ne serait même pas impos<br />
sible de supposer que la décade mystique a été d'abord<br />
gravée par les prêtresses sur un tronc d'arbre dans un<br />
ordre tel qu'elle présentât une invocation à la divinité ;<br />
dans cette hypothèse on peut indiquer l'ordre suivant<br />
constituant une prière dont la simplicité même convient<br />
parfaitement à un peuple primitif.<br />
de la destruction<br />
Agent<br />
de la lumière<br />
Père<br />
soleil<br />
Compagnon du<br />
lune créateur<br />
de Enn<br />
Générateur<br />
Dieu suprême<br />
m<br />
X<br />
][<br />
+<br />
A<br />
n<br />
i<br />
Zl<br />
n<br />
excidii<br />
Agens<br />
luminis<br />
Pater<br />
solis<br />
socius<br />
luna creator<br />
f<br />
Enni (Divinitatis)<br />
Generator<br />
Deus<br />
J V.
158<br />
L = Il = EU = lia = Dieu suprême,<br />
M = Zl = Em = Ma = auteur, générateur (mère)<br />
N = I = j&m = ^4n = de Enn (Anou),<br />
ou du<br />
verbe, du tonnerre de la<br />
manifestation, etc.<br />
R = D = lïTr = Our = lune, créateur<br />
D<br />
= A = Edd= Ed = compagnon du<br />
S = □<br />
r = + = EU —<br />
= ^ss = As = soleil<br />
Ti<br />
= père<br />
F = ][ = Eff = 4/a = de la lumière de ( l'é<br />
AT —<br />
= X = Iek<br />
B = B<br />
Évidemment,<br />
Ag<br />
= Iebb= Aba<br />
= agent<br />
—<br />
clair ^)<br />
de la destruction.<br />
ceci n'est qu'une hypothèse mais une<br />
hypothèse possible et rationnelle. Chaque lettre a ici le<br />
sens usuel qu'elle a conservé à travers les siècles.<br />
L'emploi des troncs d'arbres comme premières tables<br />
d'écriture peut aussi expliquer, d'une façon logique, les<br />
formes carrées des lettres des alphabets greco-latins et<br />
tourano-berbères, ainsi que la prédominance dans ces<br />
caractères de l'élément vertical qui est toujours le plus<br />
employé, le mieux accusé et le plus développé, compa<br />
rativement surtout aux barres horizontales, toujours<br />
minces, courtes et même souvent supprimées.<br />
C'est, qu'en effet, une écorce d'arbre s'entaille profon<br />
dément avec un faible effort, dans le sens vertical qui<br />
est celui des fibres, tandis que pour couper ces mêmes<br />
fibres normalement à leur direction, il faut plus de tra<br />
vail et plus de force. Mais, où la difficulté devient<br />
sérieuse,<br />
c'est lorsqu'avec un éclat de pierre ou un<br />
mauvais canif, on veut tracer des courbes ou des obli<br />
ques : la résistance des fibres,<br />
prises de flancs et la
159<br />
déclivité de la surface cylindrique tendent à chaque<br />
instant à faire dévier la main, surtout si on agit avec<br />
précipitation ou inexpérience. De là, comme nous l'avons<br />
déjà indiqué, les formes carrées des images du soleil et<br />
de la lune et aussi la transformation du A tifinar en n<br />
figure plus longue et moins simple à première vue, mais,<br />
en réalité, beaucoup plus pratique et plus facile, si on la<br />
trace sur un tronc d'arbre.<br />
Sur la pierre, avec le temps et les instruments dont on<br />
dispose toujours,<br />
quand on entreprend de graver en<br />
creux ou en relief, il est tout à fait indifférent de ciseler<br />
un carré ou un rond, ce dernier, même en évitant les an<br />
gles aigus, toujours un peu délicats à exécuter,<br />
est peut-<br />
être plus pratique. Aussi avouons-nous ne pas com<br />
prendre l'expression de lettre lapidaire ou lettre monu<br />
mentale appliquée si souvent aux caractères à éléments<br />
rectilignes et à formes lourdes et carrées.<br />
Les écritures moins anciennes, ou sorties de la période<br />
hiératique pour entrer dans les usages ordinaires de la<br />
vie,<br />
en des temps où déjà l'homme était en posses<br />
sion de moyens d'action plus perfectionnés, eurent<br />
des formes plus arrondies. Sur des plaques d'écorces<br />
détachées du tronc, sur des feuilles d'arbres, des<br />
peaux, des os plats, etc., etc., avec un stylet burinant<br />
des lignes minces ou avec un roseau déposant un li<br />
quide coloré, on a toute facilité pour tracer des courbes.<br />
Aussi ces courbes dominent-elles dans les alphabets<br />
qui ont pris naissance à des époques moins anciennes<br />
que celles des temps préariens.<br />
La théorie,<br />
que nous venons d'esquisser sur les<br />
causes premières des formes du tifinar et des lettres<br />
greco-latines,<br />
trouve une confirmation partielle dans ce<br />
fait assurément curieux que la plupart des radicaux<br />
grecs ou latins exprimant l'idée de<br />
« bois sacré » peu<br />
vent s'expliquer analytiquement par le berbère .<br />
allons en donner quelques exemples :<br />
Nous
160<br />
A/ivf, chêne-vert, radical Ap<br />
A Id, socius, celui de \££%£<br />
D 2?/% montis, la montagne) montagne.<br />
en berbère moderne : DA Adar, signifie montagne.<br />
Apu.uof, bois,<br />
forêt est le même mot augmenté de l'af-<br />
fixe Zl em, matrix, matière, substance. — C'est<br />
donc « le bois de chênes » ce qui est fait de<br />
chênes.<br />
Tiuevoç, bois sacré, radical Temen. C'est:<br />
+ T......<br />
celui (préfixe grammatical).<br />
Zl Eum, matrix, réceptacle, matière.<br />
I Enn, Enni, du Dieu Enn.<br />
« Or, matrix Enni » peut se traduire par '■■ manifesta<br />
tion de Enn » et la manifestation de Enn d'après les<br />
textes cunéiformes, c'était Our, la lune. —<br />
pjv, veut dire lune, reflet,<br />
manifestation. —<br />
En<br />
grec<br />
Temen, radi<br />
cal de TEfisvo?, signifierait donc : l'endroit de la manifes<br />
tation de Enn, l'endroit du Men (1).<br />
—<br />
Lucus, bois sacré,radical Loc = Lok. C'est :<br />
1 1 EU, ilou, le Dieu suprême<br />
X Ak ou •'. ek,<br />
(A suivre.)<br />
agit ou<br />
se"<br />
manifeste.<br />
L. Rinn.<br />
(lj Voir sur les Men d'Asie Mineure, Strabon et les auteurs an<br />
ciens.<br />
Pour tous les articles non signés:<br />
Alger, — Typ, A. JOURDAN.<br />
Le Président,<br />
H.-D. de Grammont.
NOTES<br />
POUR SERVIR<br />
L'HISTOIRE DE L INSURRECTION<br />
(Suite. -<br />
Voir<br />
D-A-NS LE SUD<br />
DE LA PROVINCE D'ALGER<br />
les n°s<br />
de 1864 a 1869<br />
SECONDE PARTIE<br />
136, 137, 138, 139, 140, 141, 142, 143, 144,<br />
145, 146, 148, 150 et 152.)<br />
Ces forces, bien qu'inférieures de moitié à celles qu'on attri<br />
buait au marabouth, étaient cependant suffisantes pour infliger à<br />
ses bandes une sévère leçon,<br />
s'il avait l'audace de les attendre en<br />
rase campagne. Souvent, depuis deux ans, nos soldais avaient eu<br />
raison de<br />
contingents qui leur étaient numériquement supé<br />
rieurs, et dans des conditions autrement disproportionnées. Tout<br />
nous présageait donc le succès,<br />
n'en pas douter. Malheureusement,<br />
sur le chapitre de l'imprévu,<br />
et la petite colonne paraissait<br />
nous n'avions pas complé<br />
sur les incidents qui viennent dé<br />
router toute combinaison humaine, tous les calculs que font<br />
"<br />
Revue africaine, 26' année. X" 1S3 (MAI <strong>1882</strong>). Il J
162<br />
les imprudents qui ne craignent pas d'escompler l'avenir, lequel<br />
pourtant ne saurait leur appartenir puisqu'il n'est point.<br />
Le combat dont nous allons faire le récit,<br />
et dont les tristes<br />
péripélies ont donné lieu à tant d'amères récriminations, à une<br />
controverse si acerbe, à des accusations si dures, nous démontrera<br />
une fois de plus que les leçons du passé ne nous profilent pas<br />
toujours,<br />
— loin de nous en réjouir à<br />
et viendra encore donner raison<br />
— et<br />
nous sommes<br />
noire opinion relativement à l'em<br />
ploi de la cavalerie française devant la cavalerie indigène.<br />
Certes,<br />
nous ne voulons blesser personne,jpas même la yérité :<br />
nous avons assez fréquemment fail la guerre dans le Sahra pour<br />
reconnaître qu'on n'y est pas toujours heureux,<br />
et que les sou<br />
rires de la capricieuse déesse des combals ne sont pas exclusive<br />
ment réservés aux forts et aux gens de cœur; mais ce que nous<br />
savons aussi c'est que les insuccès et les désastres,<br />
dans la guerre<br />
d'Afrique, onl toujours été la conséquence de fautes militaires,<br />
de l'inobservation des principes généraux ou des règles particu<br />
lières qui constituent la science des combats,<br />
el desquels il im<br />
porte essenliellement de tenir comple selon le génie ou la tac<br />
tique du peuple qu'on peut avoir à combattre, et ces règles sont<br />
d'autant moins à négliger ici que l'Arabe est loin d'être un ennemi<br />
à mépriser. En un mot, à la guerre comme au jeu, toute faute<br />
se paie ou se paiera. En Algérie, comme ailleurs, nous avons<br />
trop souvent compté sur notre chance ou notre bonheur, el nous<br />
n'avons pas toujours eu à nous en féliciter.<br />
Nous allons en faire la preuve encore une fois, et, malheureu<br />
sement,<br />
ce ne sera sans doute pas la dernière.<br />
Nous sommes au 16 mars 1866. Il est six heures du matin;<br />
chacune des fractions de corps a pris la place qu'il lui a élé assi<br />
gnée. L'ordre de marche est le suivant : l'infanterie, en colonne<br />
par pelotons, les deux compagnies de Zouaves en tête, l'artille<br />
rie, le bataillon du 87e, le petit convoi de mulets haut-le-pied,<br />
les cacolets; la compagnie de Voltigeurs forme l'arrière-garde .<br />
Les clairons sonnent la marche; la colonne s'ébranle; sa direc<br />
tion est le nord. Dès que la dernière compagnie est sortie du<br />
Kheneg, la tête s'arrêle et l'infanterie se forme en carré : les
163<br />
Zouaves prennent la première face; le bataillon du 87« tient les<br />
trois autres côtés. L'artillerie, lesmulels de munitions, de caco-<br />
lels el de bagages sont au centre, dans l'ordre en colonne.<br />
L'infanterie est sous les ordres du chef de bataillon Baudoin,<br />
du 87e de ligne.<br />
La cavalerie,<br />
sous le commandement du chef d'escadrons de<br />
Séréville, du 1er de Hussards, et composée d'un escadron de ce<br />
corps, et d'un autre du 2e de Chasseurs d'Afrique, ne quitte le<br />
camp de Kheneg-el-Azir qu'à six heures el demie,<br />
attardée par<br />
une distribution d'orge à faire à l'escadron du 2e de Chasseurs<br />
d'Afrique,<br />
arrivé de la veille avec le convoi.<br />
Les deux escadrons sonl équipés à la légère et n'emportent<br />
avec eux que les vivres de la grande halle. Ils sont formés en<br />
colonne par pelotons.<br />
Le commandant de la colonne marche avec la cavalerie, qui se<br />
maintient à 1,000 ou 1,500 mètres en arrière de l'infanlerie.<br />
Le soleil s'élève majestueusement au-dessus de l'horizon et<br />
vient foudroyer la colonne qu'il prend d'écharpe. La journée<br />
sera chaude. Déjà, les ondes vaporeuses du matin rampent en<br />
tremblotant à la surface du sol ; c'est une mer d'ouate brune<br />
dont les vagues frissonnantes sont poussées, aux grandes allures,<br />
de l'est à l'ouest.<br />
La colonne arrive d'une seule traite au pied de celte immense<br />
gaûda (1), qui se développe, du sud au nord, sur une largeur de<br />
trente kilomètres, entre Kheneg-el-Azir et El-Khadhra, terrain<br />
de bivouac situé à la pointe sud du Chothlh-ech-Chergui.<br />
Ce plateau, qui a peu d'élévation, esl pierreux, rocailleux ; il<br />
est couvert de maigres touffes de halfa et tapissé d'un chih (2)<br />
assez dru .<br />
Après une première pause sur le seuil de la gaâda, la colonne<br />
se remet en marche dans le même ordre.<br />
La chaleur esl bientôt accablante; le sol est brûlant; l'ar<br />
moise du désert, vigoureusement surchauffée, dégage,<br />
milieu sans air que nous traversons,<br />
plate-forme (1) Plateau, dans le Sahra .<br />
(2) Artemisia herba alba. Armoise.<br />
dans le<br />
son odeur énergiquement
aromatique,<br />
164<br />
son acre el pênélrant parfum qui vous prend à la<br />
gorge et au cerveau; les tiges vernissées de la halfa ont des mi<br />
roitements et des tons soyeux éblouissants; la coupole céleste,<br />
sous laquelle nous sommes emprisonnés, est d'un azur imma<br />
culé et d'une limpidité désespérante.<br />
La colonne, dont la marche s'alourdit sensiblement, est<br />
grave el silencieuse; les observations s'échangent à voix basse.<br />
Il est remarquable, d'ailleurs, que l'immensité, de même qu'un<br />
temple vide, inspire le respect,<br />
rieuse.<br />
une sorle de crainte mysté<br />
Après avoir parcouru douze kilomètres environ, la colonne<br />
faisait une deuxième pause; il étail à peu près sept heures et<br />
demie. Tout à coup, un cavalier indigène, sorti on ne sail d'où,<br />
arrivait sur notre fronl à fond de train, debout sur ses élriers,<br />
le bernous rejeté sur l'épaule droile, et en indiquant de l'index<br />
et du médius allongés la direction du nord-est, s'écriait :<br />
« Hahoumf... hahoum ! » les voilà! .. ils<br />
sont là! Et il passe<br />
en pointant sur notre cavalerie, avec laquelle se trouve le colo<br />
nel de Colomb, pour lui rendre compte de sa mission.<br />
A celte annonce, suivie d'une émotion d'aulant plus nerveuse<br />
qu'on est en présence d'un ennemi qu'on ne voit pas, et dont<br />
on ne peut estimer les forces, nos fantassins dressent l'oreille,<br />
épitiglenl leurs fusils, ramènent leurs gibernes sur le devant, et<br />
ajustent leurs baïonnettes.<br />
Nos cavaliers, qui ont reçu le même avis, sont arrêtés ; ils<br />
meitent pied à terre,<br />
roulent leurs manteaux el amorcent leurs<br />
armes. Les escadrons sont prévenus de se lenir prêts pour le<br />
combat, puis ils prennent le trot, le colonel à leur têle,<br />
pour se<br />
porter à hauteur de l'infanterie; ils devront se maintenir ainsi<br />
en colonne séparée, et à environ 200 mètres de sa droile.<br />
Le commandant de l'infanterie a voulu attendre les ordres du<br />
colonel avant de se porter en avant. A son arrivée, des disposi<br />
tions sont prises pour marcher à l'ennemi, el la colonne reprend<br />
sa marche, qui est couverte par une section du 2e de Zouaves<br />
déployée en tirailleurs. Les cavaliers du goum, envoyés en éclai<br />
reurs, sillonnent le terrain en avant de la colonne, et se succèdent<br />
sans interruption pour venir apporter au colonel de Colomb
165<br />
des nouvelles de la position des bandes de Sid Ahmed, qu'ils<br />
signalent du geste un peu à droile de la direction suivie. Un<br />
pli de terrain les dérobe encore à la vue de nos soldats, qui ont<br />
reçu l'ordre de serrer sur la lête pour diminuer la profondeur<br />
de la colonne, présenter moins de décousu,<br />
éventualité d'attaque.<br />
et être prêta toute<br />
A peine avions-nous parcouru une dislance de deux kilomètres,<br />
que nous nous trouvions en face du marabouth : un immense<br />
cri de joie soulevait toutes les poitrines. Les contingents étaient<br />
là, à 5 ou 600 mètres, disposés dans un ordre d'une régularité<br />
douteuse. Les fantassins —<br />
1,000<br />
hommes environ —<br />
se déve<br />
loppaient devant nous sur quatre rangs en une ligne allongée<br />
sensiblement serpentiforme, et témoignant de leur profond mé<br />
pris pour l'ordre rectiligne. Les cavaliers —<br />
étaient groupés par pelotons —<br />
par<br />
500<br />
paquets plutôt —<br />
chevaux —<br />
sur une<br />
assez grande profondeur. Cette cavalerie élait en position à la<br />
gauche et sur une ligne plus en avant que celle des gens de pied,<br />
et précisément en face de nos escadrons, dont l'effectif atteignait<br />
à peine 200 chevaux.<br />
Dès que le commandant de l'infanterie eut aperçu les forces<br />
ennemies, il fil déployer en tirailleurs la seconde section de la<br />
compagnie qui était déjà en ligne. Mais le nombre des fantassins<br />
de Sid Ahmed paraissant augmenter d'instant en instant devant<br />
la gauche de nos tirailleurs,<br />
et la cavalerie se montrant plus<br />
nombreuse sur notre droite, le commandant Baudoin donna<br />
l'ordre à la 2e compagnie de Zouaves d'aller renforcer la lre,<br />
qui était sur la ligne.<br />
A ce moment, notre infanterie élait disposée dans l'ordre sui<br />
vant : les deux compagnies de Zouaves en tirailleurs, le bataillon<br />
du 87e en bataille, l'artillerie derrière lui, ainsi que le convoi,<br />
qui, nous le savons, ne se composait que de 20 mulets de caco<br />
lets et 2 de munitions d'artillerie. .<br />
Notre cavalerie, nous l'avons dit, élait disposée par escadrons<br />
à 200 mètres sur la droite de l'infanterie. Sur l'avis transmis par<br />
le capitaine adjudant-major Hugot, du 87e, d'une tentative des<br />
fantassins de l'ennemi se dessinant sur le flanc gauche de la colon<br />
ne, la compagnie de Voltigeurs se déployait en potence de ce côté.
166<br />
Il n'y a pas à en douter, Sid Ahmed, traitant avec nous d'é<br />
gal à égal, nous offre la bataille;<br />
il ose nous attendre en rase<br />
campagne; il singe — ce qui ne s'était pas encore vu dans le<br />
Sud depuis 1843 que nous y guerroyons — nos formations tac<br />
tiques, et, peut-être, si nous ne nous hâtons d'attaquer, aura-t-il<br />
l'audace d'en prendre l'initiative. C'est à n'y plus rien com<br />
prendre. Sans doule, ses fantassins marokains jouissent sur no<br />
tre frontière de l'Ouest d'une certaine réputation de bravoure;<br />
sans doute, ils ont à un très haut degré l'amour des aventures<br />
de poudre el de sang, de la razia et de ses profils ; mais pour<br />
tant ces incorrigibles Zegdou n'ont point dû oublier que, depuis<br />
la fondation de Géryville en 1853, le commandant de ce posle<br />
avancé, alors le capitaine de Colomb, leur a donné lieu, à diffé<br />
rentes reprises, de se repentir de leurs incursions sur notre ter<br />
ritoire. Il n'y a.pas, que nous sachions, dans ce souvenir, de<br />
quoi exalter leur audace plus qu'il ne convient, et leur donner<br />
un espoir immodéré de vaincre dans le combat qui se prépare. Du<br />
reste, comme le disent nos ennemis : « Ou Allahou adlamou, »<br />
de cela, Dieu seul sait ce qu'il en sera.<br />
On peut pressentir, au mouvement qu'on remarque dans la<br />
cavalerie des contingents, qu'on s'y prépare soit à recevoir notre<br />
choc, soit à le prévenir en nous attaquant. Pourtant, celte<br />
dernière détermination serait tellement audacieuse que la<br />
pensée ne nous en vient pas, ou que, tout au moins, notre esprit<br />
ne se donne pas la peine de s'y arrêter. A ce momenl, notre<br />
cavalerie elle-même, restée en l'air el isolée,<br />
occuper outre mesure de cette improbable éventualité.<br />
ne paraît pas se pré<br />
Cependant, de l'autre côté, le mouvement, l'agitation s'accen<br />
tuent : des groupes d'impatients se détachent du gros de leur<br />
troupe et gagnent quelque terrain en avant d'eux. Les chefs<br />
circulent dans les pelotons; ils y donnent évidemment des ordres<br />
ou des instructions; ils font des recommandations; ils mettent<br />
le feu au cœur des Croyants, ou ils excitent les grossières con<br />
voitises de ceux que l'intérêt de l'Islam ne saurait toucher; ils<br />
rappellent aux Oulad-Zyad, aux Derraga, aux Oulad-Sidi-Brahim<br />
et aux Oulad-Sidi-El-Hadj-Ahmed, qui composent presque<br />
exclusivement le goum ennemi, qu'ils sont les Khoddam de
Sidi Ech-Chikh,<br />
167<br />
el que l'intervention de ce saint vénéré ne sau<br />
rait être inefficace, en ce jour surtout, qu'ils avaient pour auxi<br />
liaires les meilleurs et les plus braves fantassins du R'arb, des<br />
gens de cœur et de religion qui déjà ont infligé de bien san<br />
glants affronts (1) au chef des Chrétiens qu'ils ont encore aujour<br />
d'hui devant eux. « Rappelez-vous, ô hommes, leur psalmo<br />
diait lentement de sa voix enfantine le jeune Sid Ahmed, qu'il<br />
y a deux ans, mon frère Sid Mohammed —<br />
que Dieu lui fasse<br />
miséricorde ! —<br />
a tué aux Chrétiens, sur le lieu même où nous<br />
allons les combattre dans un instant (2), cent de leurs meilleurs<br />
Sersour (3).<br />
Debout sur leurs étriers, les chefs des Oulad-Zyad, parmi les<br />
quels on remarque le chikh Ben-R'azi, parcourent les rangs des<br />
goums,<br />
ou longent leur colonne avec de grands gesles et le<br />
bernous flottant: ils semblent d'immenses oiseaux planant sur<br />
les contingents et les couvrant de leurs ailes.<br />
Les drapeaux à bandes de soie rouge, jaune ou verte s'agi<br />
tent sous l'impatience fiévreuse de ceux qui les portent. Les<br />
chevaux, couverts d'écume, sont maintenus à grand'peine par<br />
leurs cavaliers : ces nobles buveuses d'air, à la longue encolure,<br />
à la lête en marteau de foulon, amaigries par les fatigues et la<br />
faim, ont senti le froid du chabir sur leur flanc levrellé; elles<br />
ont frémi au contact des larges rekab de fer,<br />
ferraille,<br />
(1)<br />
et le bruit de<br />
el les tintements des éperons sur les étriers leur ont<br />
Nous savons que cette assertion n'est pas précisément l'expres<br />
sion de la vérité ; mais, chez les Musulmans,<br />
sainte, plus le mensonge est permis.<br />
plus une cause est<br />
(2) Sid Ahmed fait ici allusion au malheureux combat livré, le<br />
26 mai 1864, entre Aïn-el-Katha et Kheneg-el-Azir, par le général<br />
Martineau, à Sid Mohammed-ould-Hamza, et dans lequel les pertes<br />
de la colonne s'élevèrent à 77 tués et à 35 blessés. Ces pertes avaient<br />
été supportées presque entièrement par la cavalerie .<br />
(3) Pour les Arabes,<br />
Sersour (Chasseurs). C'est l'expression générique par laquelle ils dé<br />
toute notre cavalerie n'est composée que de<br />
signent nos cavaliers. Ce sont nos vieux régiments de Chasseurs<br />
d'Afrique,<br />
dont la réputation de bravoure était légendaire parmi les<br />
indigènes, qui la leur ont fournie,<br />
bliée.<br />
et ils ne l'ont point encore ou
168<br />
mis le feu dans les veines et le diable au corps. Toute cetle ca<br />
valerie piaffe, piéline, pétrit le sol sous ses pieds : c'est la flèche<br />
qui attend impatiente le coup de doigt de l'archer pour voler au<br />
bul.<br />
Devant le front des goums on distingue, au milieu des éten<br />
dards, le chef de l'insurrection, le jeune marabouth Sid Ahmedould-Hamza,<br />
l'héritier de la puissance religieuse attachée à la<br />
descendance de Sidi Ech-Chikh,<br />
ce sultan des saints de notre<br />
Sud algérien. Cet adolescent, ce rebelle de quinze ans, monte<br />
une jument noire superbe et richement harnachée. Enveloppé<br />
dans ses bernous blancs, le chapelet au cou, il semble calme au<br />
milieu de cetle agitation fiévreuse qui se produit autour de lui ;<br />
il a déjà toute la gravité du chef religieux,<br />
et c'est à peine s'il<br />
daigne encourager du regard ceux-là qui, peut-être, vont mourir<br />
pour sa cause. Après les quelques mois qu'on lui avait soufflés,<br />
el qu'il a jetés dédaigneusement à ses adhérents, il s'est renfer<br />
mé dans un mutisme presque méprisant. C'est le droit divin qui<br />
ne doit rien aux hommes, lesquels ne seraient que des ingrats, des<br />
infidèles,<br />
s'ils ne s'estimaient heureux qu'il leur fournît l'occa<br />
sion de cueillir la palme du martyre.<br />
La colonne a été arrêtée; des dispositions de combat sont pri<br />
ses sur notre aile gauche, qui semble plus directement menacée<br />
par les fantassins des rebelles. Sur noire droite, quelques grou<br />
pes de cavaliers se sont rapprochés de nos escadrons; mais ils<br />
n'ont rien de menaçant. Tout porte à croire pourtant, que cette<br />
cavalerie, qui esl en position devant la nôtre, et qui lui est su<br />
périeure de plus du double, a déjà combiné son mouvement et<br />
choisi sa proie; il ne faut pas nous le dissimuler, et cela ne<br />
s'étail pas vu depuis les guerres avec l'Emir Abd-el-Kader, Sid<br />
Ahmed a l'insoleftce de nous attendre de pied ferme et de nous<br />
offrir le combat; mais nos escadrons ne paraissent pas s'en préoc<br />
cuper plus qu'il ne le faut: ils ont le calme de la force; ils<br />
ne soupçonnent évidemment pas la possibilité d'une attaque autre<br />
que celle qui se produirait sur leur front; ils n'ont pas prévu<br />
cette hypothèse où, le mouvement de la cavalerie ennemie<br />
s'exécutant par leur flanc droil, noire infanterie, qui esl dé<br />
ployée, ne pourrait leur être d'aucun secours,<br />
et qu'ils ris-
169<br />
queraient de compromettre la droile en la mettant dans<br />
l'impossibilité absolue de faire usage de ses feux.<br />
On comprend mal d'ailleurs la raison pour laquelle notre ca<br />
valerie est hiaintenue opiniâtrement en face de celle des rebel<br />
les ; elle serait mieux à sa place à la gauche de la ligne, c'est-à-<br />
dire devant les fantassins de l'ennemi, lesquels,<br />
armés de mau<br />
vais fusils, voire même de mathrak (triques) ou de guezazel<br />
(massues), ne sont guère que de la canaille excellente à charger;<br />
et l'occasion est si belle et surtout si rare qu'on ne s'expliquerait<br />
pas, vraiment, pourquoi on n'en profiterait pas aujourd'hui.<br />
Nous avons tout lieu de supposer que l'intention du comman<br />
dant de la colonne, qui, évidemment,<br />
ne devait pas s'attendre à<br />
trouver les bandes de Sid Ahmed en position, et surtout parais<br />
sant vouloir tenir devant ses troupes ; il est probable, disons-<br />
nous, qu'il voulait préparer l'action par ses tirailleurs et son ar<br />
tillerie,<br />
et charger ensuile fantassins el cavaliers mis en déroute<br />
par son feu. Nous ne pouvons former qu'un vœu, c'est que la ca<br />
valerie de Sid Ahmed lui laisse le temps de réaliser son pro<br />
gramme, et qu'elle ne prenne pas l'initiative de l'attaque. Ce<br />
sérail certainement audacieux de sa part,<br />
bien tentant.<br />
mais aussi ce serait<br />
L'artillerie (capitaine Marsal), qui avait reçu l'ordre de diri<br />
ger son feu sur la masse des fantassins de Sid Ahmed, s'élait<br />
mise d'abord eh batterie à une distance de 800 mètres de cetle<br />
Iroupe; mais ayant élé bientôt dépassée par notre infanterie*<br />
qui se portait rapidement en avant, les deux pièces durent suivre<br />
le mouvement au trot des mulets, les cannoniers au pas de<br />
course, jusqu'à hauteur des tirailleurs, c'est-à-dire à 400 mètres<br />
environ des fantassins marokains.<br />
Mais les clairons ont sonné le signal de commencer le feu aux<br />
deux compagnies de Zouaves déployées en tirailleurs. Soudain,<br />
la fusillade crépite sourdement dans l'immensité; on perçoit à<br />
peine ce cri sifflant de la balle que les Arabes rendent par l'ono<br />
matopée de zoui,<br />
et que l'espace étouffe .<br />
On remarque pourtant<br />
que l'allure du tir est assez précipitée : des langues de fumée flo<br />
conneuse, et des nimbes d'ouate bleuâtre, qui semblent courir à la<br />
rencontre de la victime que vient de faire la balle pour la couron-
170<br />
ner de l'auréole des martyrs; ces signes, disons-nous, indiquent<br />
que l'action est engagée sérieusement. Le canon vient encore<br />
faire entendre sa voix dans ce concert que donne la Mort à son<br />
bénéfice.<br />
Ala vibration du bronze, l'ennemi, qui n'a pas encore ré<br />
pondu, semble se recueillir; il écoute les bruits de cet engin de<br />
en défini<br />
destruction des civilisés, la foudre des mortels, qui,<br />
tive, n'est terrifiant que pour ceux qui ne sont point soutenus par<br />
la foi. Dans cette position, le canon parle six fois, sur lesquelles<br />
quatre seulement sont satisfaisantes pour nous : quatre fois,<br />
en effet, les projectiles pénètrent dans la masse compacte des fan<br />
tassins ennemis, el y tracent un sillon sanglant;<br />
quatre fois<br />
s'élèvent des cris de joie partant de notre ligne de tirailleurs :<br />
« Touché ! » s'écrient les nôtres remplis d'enthousiasme et d'espé<br />
rance. Les Marokains y répondent par des cris el des malédictions.<br />
Soudain, fantassins et cavaliers de l'ennemi s'ébranlent en<br />
poussant des cris de fauves, des vociférations,<br />
des hurlements<br />
qui semblent ne point appartenir à la gamme des sons humains.<br />
Les goums, trouvant l'occasion on ne peut plus favorable, en pré<br />
sence de notre cavalerie qui ne bouge pas, et qui s'est bornée à<br />
jeter un peloton en tirailleurs pour couvrir ses deux escadrons<br />
en colonne par pelotons ; le goum, disons-nous, se détache de son<br />
infanterie, file comme un trait par une direction oblique, et en<br />
prenant très habilement du champ sur la droile de noire cava<br />
lerie pour se défiler des feux des tirailleurs; il a dépassé la droite<br />
des escadrons, dont il est à 1,000 mètres environ. On esl tenté<br />
de croire qu'il fuit notre attaque, et noire cavalerie qui, sans<br />
doute, s'en croit débarrassée,<br />
ne songe pas à prendre les dispo<br />
sitions qu'exigerait ce mouvement si imprévu de l'ennemi, el elle<br />
a le plus grand tort; car elle pourrait avoir à s'en repentir. En<br />
effet, prenant un parti des plus audacieux, le goum fait subite<br />
ment à droite, el se dirige à fond de train sur nos escadrons,<br />
qui, alors, essayent de faire face de ce côté pour le recevoir;<br />
mais ils n'en ont pas le temps; l'ouragan roule vers eux avec<br />
une vitesse vertigineuse; c'est une trombe vivante de 500 che<br />
vaux qui, dans quelques secondes, va s'abattre furieuse, irrésis<br />
tible sur nos cavaliers, qui ne l'attendront pas.
171<br />
Disons le mot, quelque pénible qu'il puisse être, notre cava<br />
lerie, prise de panique, lâche pied et se jette en désordre sur la<br />
droite du bataillon en balaille, dont elle gêne les feux etparalyse<br />
les mouvements. Le goum a pénétré dans cetle masse affolée, et<br />
il accomplit son œuvre de sang et de carnage; le fusil ne peut<br />
rien dans celte cohue : c'est au pistolet el au yataghan à prendre<br />
la parole. Le commandant de la colonne, qui ne se ménage pas,<br />
essaie bien de donner des ordres ; mais le mal est sans remède :<br />
nos cavaliers, si braves pourtant, et dont la répulation est faite,<br />
se ruent éperdus sur la droite du bataillon du 87e, qu'ils bous<br />
culent, renversent, piétinent. Sourds à la voix de leurs officiers<br />
et de quelques braves gens qui n'ont pas perdu la têle, ils ne<br />
songent qu'à fuir sans essayer la moindre tentative de résistance.<br />
Les officiers, qui font des prodiges de valeur, les rappellent au<br />
sentiment du devoir, de l'honneur : tour à Iour ils les caressent<br />
et les injurient; mais c'est en vain. Des coups de sabre vont s'é<br />
garer sur des dos que, jusqu'ici, n'avait jamais vus l'ennemi.<br />
Des larmes de rage, de désespoir sont dans les yeux de ces vail<br />
lants, qui, dans cette funeste aventure, entrevoient le déshon<br />
neur, tout un passé glorieux flétri, perdu. Un courant de<br />
pensées amères traverse leurs cerveaux: oseront-ils reparaître<br />
devant leurs chefs, devant leurs camarades de régiment ? Les<br />
journaux ne vont-ils pas apprendre à leurs familles, à la France<br />
enlièrc qu'ils ont élé indignes d'elles et du drapeau? Aussi, se<br />
jettent-ils dans la mêlée, qui est affreuse; ils veulent mourir<br />
puisqu'ils n'ont plus d'autre ressource; mais ce ne sera pas, au<br />
moins, sans avoir fait payer cher leur vie à l'ennemi. Dès lors,<br />
ils font boire à leurs lames du sang arabe à s'en soûler.<br />
Le chef d'escadrons de Séréville, et le capitaine de Joybert, du<br />
1er de Hussards, sont blessés; le sous-lieutenant de Caraman,<br />
du 1er de Chasseurs d'Afrique, gravement atteint, tombe enga<br />
gé sous son cheval, qui est tué;<br />
il ne doil son salut qu'à son ad<br />
mirable sang-froid, qui lui permet, en abattant quelques cava<br />
liers du goum à coups de revolver, d'attendre le secours des<br />
Zouaves, qui le dégagent. Le sous-lieulenant Pépin, du 1er de<br />
Hussards,<br />
se lance seul à la poursuite de groupes ennemis qui<br />
emportent du bulin; son audace l'entraîne s'apercetrop<br />
loin :
172<br />
vant que l'officier qui les poursuit est seul, les fuyards s'arrêtent<br />
et lui fonl tète. La parlie est, dès lors, trop<br />
combera,<br />
inégale: il suc<br />
mais ce sera après avoir chèrement vendu sa vie. Un<br />
magnifique exemple de dévouement se produit à ce moment :<br />
l'ordonnance du sous-lieutenant Pépin a aperçu son officier au<br />
milieu du groupe ennemi, el luttant seul contre vingt; il<br />
n'hésite pas, malgré rinefficacité certaine de son aide,<br />
cer au secours de son lieutenant; mais,<br />
douteux, il ne réussissait qu'à succomber à ses côtés.<br />
Le, maréchal-des-logis Gay, blessé,<br />
à s'élan<br />
ce qui ne pouvait êlre<br />
taille de son sabre ensan<br />
glanté dans les chairs bronzées qu'il rencontre dans la longueur<br />
de son bras .<br />
Mais, pendant ce temps, notre infanterie n'est poinl resiée<br />
inactive : le capitaine Aubry, du 2e de Zouaves, qui commande<br />
la compagnie en tirailleurs sur la droite de la ligne, el qui s'est<br />
aperçu du mouvement rétrogade de nos deux escadrons, rallie sa<br />
troupe déployée. Le commandant Baudoin,<br />
qui s'élait porté à<br />
son bataillon, avait cherché à former ses grenadiers face droile,<br />
afin de fournir des feux de flanc de ce côté ; ce n'est qu'à grand'-<br />
peine que ses voltigeurs parviennent à prendre la formation en<br />
potence pour résister à l'attaque des fantassins ennemis, qui,<br />
enthousiasmés de la bonne besogne de leurs cavaliers sur notre<br />
droile, n'ont point perdu leur lemps; ils serrent de près notre<br />
gauche et montrent une audace extrême. Et pourtant, il est de<br />
la dernière urgence de former tout au moins les trois faces d'un<br />
carré; malheureusement, lous les efforls du commandant de<br />
l'infanterie échouent dans celte tentative, par suite de la<br />
confusion jetée dans la colonne par nos escadrons en désarroi.<br />
Le goum ennemi, ivre de haine, de poudre et de sang,<br />
poursuit son œuvre; l'occasion que lui fournit aujourd'hui la<br />
fortune est trop rare pour la laisser échapper : c'est un ouragan<br />
déchaîné qui renverse el broie tout ce qu'il rencontre sur son<br />
passage; le sol, qui retentit sourdement sous les pieds des che<br />
vaux, en est ébranlé; il se tigre de flaques rouges que le soleil<br />
boit avec avidité. D'acres odeurs de sueurs et de laine, de chaudes<br />
haleines el de sang se répandent dans l'air et nous prennent à la<br />
gorge,<br />
odeur de bêtes et de gens particulière au Sahra. Les
173<br />
rangs sont envahis, la colonne est tournée, l'artillerie esl compro<br />
mise; car, l'ennemi,<br />
qui est tombé sur les derrières de la sec<br />
tion de soutien, est arrivé jusqu'aux pièces : un cavalier ser<br />
vant esl blessé grièvement d'un coup de sabre, et trois cavaliers<br />
conducteurs sonl fusillés à bout portant. Un groupe de cavaliers<br />
ennemis profite habilement de l'impossibilité de se défendre<br />
dans laquelle il a mis les conducteurs, pour enlever les deux<br />
mulets porteurs des caisses à munitions d'artillerie, qu'il pous<br />
se vigoureusement devant lui pour les meltre hors de notre<br />
atteinte. Le brigadier chargé delà surveillance de ces caisses<br />
tente désespérément, mais vainement, de reprendre les animaux<br />
qui avaient été confiés à sa garde.<br />
Cetle perte réduisait noire artillerie an silence, et cela au mo<br />
ment où son feu eût été des plus efficaces contre le gros des<br />
gens de pied de l'ennemi, qui, un instant, furent sous nos fusils,<br />
ramassés en désordre comme un troupeau de moutons.<br />
Cette opération de l'enlèvement de nos munitions d'artillerie,<br />
nous sommes bien obligé de le reconnaître, eût suffit pour illus<br />
trer un soldat français. La demi-section de Zouaves de soutien,<br />
qui avait élé renversée ou dispersée par l'irruption soudaine des<br />
cavaliers du goum sur les derrières de l'infanterie,<br />
s'opposer à l'enlèvement des mulets de munitions.<br />
n'avait pu<br />
Notre artillerie avait tiré douze coups de canon seulement<br />
depuis le commencement de Paclion.<br />
Sur les 20 mulets du Train des Équipages, 14 de ces ani<br />
maux, porteurs de cacolets ou des vivres des officiers de l'État-<br />
major de la colonne, ont partagé le sort des mulets de munitions<br />
de l'artillerie : ils ont été enlevés après une lutte furieuse,<br />
acharnée entre les conducteurs de ces animaux et les cavaliers<br />
du goum. Six de ces vaillants et modestes soldats du Train furent<br />
blessés, renversés et foulés sous les pieds des chevaux du goum ;<br />
un aulre, le conducteur Garnier, trouva la morl dans le combat.<br />
La 2e compagnie de Zouaves (capitaine Lamothe) était parve<br />
nue cependant à se former à droile en bataille pour protéger<br />
l'aile droile du bataillon du 87e d'infanterie. C'est à ce moment<br />
que la cavalerie ennemie chercha à l'envelopper;<br />
mais le capi<br />
taine ayant fait former le cercle à ses deux sections, le goum
174<br />
ne put rien sur elles; pourtant, le sergent Genty et le Zouave<br />
furent tués à bout portant pendant cette formation.<br />
Saby<br />
Mais il fallait en finir; il y avail urgence à remettre de l'ordre<br />
dans celte cohue, el du calme dans l'esprit de nos cavaliers ahu<br />
ris, el qui, déjà, revenus à peu près dans leur bon sens, compre<br />
naient toute la gravité de leur faute en voyant autour d'eux<br />
le champ de la lutte jonché de cadavres,<br />
dont la dernière<br />
altitude leur semblait une accusation. Les plaintes des<br />
blessés, dont quelques-uns avaient d'horribles blessures,<br />
leur paraissaient le cri de leur conscience de soldat, le<br />
reproche du manquement à leur devoir militaire. Une partie<br />
du goum avait déjà disparu dans l'ouest aveG le maigre butin<br />
qu'il venait de faire;<br />
d'autres cavaliers s'accrochaient à nos sol<br />
dats comme le feu grégeois : c'était de la haine poussée jusqu'à<br />
la fureur; des luîtes corps à corps s'étaient engagées çà et là, et<br />
le couteau et les dents faisaient leur œuvre sourdement. On en<br />
tendait comme des râles de bêtes fauves qu'on égorge. D'autres<br />
tournoient autour de nos cavaliers démontés,<br />
et les enlacent<br />
dans une spirale qui, ù chaque pas, les rapproche de ces vic<br />
times abêties par celte sorte de fascination que donne la peur.<br />
Les fantassins ennemis n'ont point réussi à tourner notre aile<br />
gauche; la compagnie de Voltigeurs a fini, débarrassée de nos<br />
cavaliers, qui s'élaient jetés sur elle, par prendre la formation<br />
ordonnée, c'est-à-dire celle de face à et gauche, elle commence<br />
à fouailler de ses salves de feux de peloton ces fameux fantas<br />
sins du Marok sur lesquels semblait tanl compter Sid Ahmed-<br />
ould-Hamza. Il esl temps que nous reprenions l'offensive, et que<br />
nous vengions dans le sang de ces Zegdou le sanglant affront<br />
que vient de nous infliger le goum des rebelles.<br />
Les officiers de notre cavalerie auxquels leurs blessures per<br />
mettent de se tenir en selle, et ceux qui n'ont pas élé touchés,<br />
font tous leurs efforts pour rallier leurs escadrons; ils y par<br />
viennent sous la protection de l'infanterie; ils sont, enfin, re<br />
constitués,<br />
dans l'ordre de combat.<br />
et attendent des ordres pour aller prendre position<br />
Pendant la mêlée, le colonel de Colomb s'était porté, suivi de<br />
ses officiers, là où le danger était le plus pressant ; homme de
175<br />
têle el de cœur, il n'avait cessé de donner désordres clairs et<br />
précis partout où ils pouvaient être entendus el compris ; il s'était<br />
multiplié, et, l'épée à la main, il n'avait pas craint de s'exposer,<br />
avec beaucoup de crânerie et sans forfanterie, au milieu de la<br />
dangereuse mêlée où les balles amies et ennemies ne faisaient<br />
aucune distinction entre les corps où elles allaient se loger. C'est<br />
évidemment à lui que la colonne a dû son salut; il est vrai de<br />
dire que c'était à lui qu'incombait le périlleux et impérieux<br />
devoir de la sauver.<br />
L'ordre à peu près remis sur la droite, il s'agissait de s'occuper<br />
de la gauche, qui était loin d'être délivrée des fantassins de l'en<br />
nemi, lesquels avaient à cœur, sans doute, de nous prouver leur<br />
valeur. Le colonel se porte au centre de la ligne formée par l'in<br />
fanterie; les grenadiers et les voltigeurs du 87e font face à<br />
droite et à gauche, amorçant ainsi les deuxième et troisième<br />
faces d'un carré. C'est en cet instant qu'un des chefs de goum<br />
des rebelles, de taille élevée que grandissait encore le medhol<br />
orné de plumes d'autruche des guerriers du Sud de la province<br />
de Conslantine,<br />
et montant une magnifique jument superbe<br />
ment harnachée; c'esl à ce moment, disons-nous,<br />
qu'il pousse<br />
l'audace jusqu'à pénétrer dans les rangs de l'infanlerie, où il<br />
fend, d'un formidable coup de yataghan, la têle d'un de nos<br />
fantassins. Stupéfaits d'une telle hardiesse, nos soldats ne songent<br />
même pas à lui en envoyer le prix.<br />
•176<br />
cavalerie des contingents: c'est de la fureur de notre côté; aussi<br />
nos baïonnettes s'en donnent-elles à cœur joie dans cette tourbe<br />
hideuse, dont un quart n'est armé que de yataghans, de cou<br />
teaux, de massues ou de bâtons. Ils ne lâchent pas pied pour<br />
tant; ils s'accrochent, se cramponnent aux baïonnettes qu'ils<br />
tordent ou retirent sanglantes de leurs poitrines. A la gauche<br />
surlout, qui est serrée de près par un groupe de fanatiques pous<br />
sant d'horribles clameurs, les voltigeurs font d'excellente be<br />
sogne : il y a là bien des corps troués,<br />
bien des crânes fra<br />
cassés, et le sang bleu des Africains paie largement le généreux<br />
sang français que nous a coûté le moment de faiblesse de noire<br />
cavalerie.<br />
Mais nos soldats ne se lassent pas de frapper; leur ardeur a<br />
dépassé le niveau de la résistance; leur sainte furie augmente<br />
d'intensité avec l'ivresse du sang. Les fantassins ennemis qu'ils<br />
ont aballus se roulent sous leurs pieds dans les convulsions<br />
d'une horrible agonie;<br />
quelques-uns rampent comme des<br />
serpents et continuent leur œuvre en s'accrochant à leurs<br />
jambes qu'ils cherchent à déchirer à coups de dénis ou d'ongles.<br />
Pourtant,<br />
on sent qu'ils se lassent d'une partie devenue si iné<br />
gale, et que quelques-uns ont déjà désertée; et puis leur cavale<br />
rie semble les avoir abandonnés à nos coups. Lo colonel en profile<br />
pour ordonner la charge : les clairons sonnent à toute bouffée;<br />
la ligne tout entière, les officiers en lête, se porte en avant et<br />
balaie tout ce qu'elle rencontre devant elle. A quelques fantassins<br />
ennemis qui s'attardent dans une résistance impossible, nos soldats<br />
donnent la satisfaction de mourir dans la guerre sainte, et en<br />
font ainsi des chouhada (l).<br />
Ce mouvement a été décisif : les fantassins marokains ont re<br />
pris, en fuyant, la direction de l'ouest.<br />
Le colonel, qui, pour bien accentuer leur défaite, a résolu de<br />
les poursuivre,<br />
(1) Chouhada,<br />
reconslitue la colonne et prend un nouvel ordre<br />
témoignants. On désigne ainsi les Musulmans qui<br />
sont morts en répétant la formule de l'Islam : « Je rends témoignage<br />
qu'il n'est point d'autre divinité que Dieu, et que Mohammed est<br />
l'Envoyé de Dieu. »
177<br />
de marche, le carré. Les deux compagnies de Zouaves sont dé<br />
ployées en tirailleurs : la 1« en avant, la 2e sur le flanc<br />
droit;<br />
la compagnie<br />
— — déployée<br />
fanterie couvre le flanc gauche;<br />
de grenadiers du 87e d'in<br />
celle des voltigeurs forme la<br />
quatrième face du carré de tirailleurs; les quatre compagnies du<br />
centre du même régiment marchent en colonne dans l'intérieur<br />
du carré.<br />
Les deux escadrons de cavalerie, qui sont tout à fait reconsti<br />
tués,<br />
prennent position dans l'ordre de marche et de combat :<br />
ils couvrent en flanqueurs la face gauche du carré.<br />
Il importe, pour donner à la poursuite toute son efficacité,<br />
qu'elle soit entreprise sans retard. Le colonel fait ramasser<br />
promptement les blessés restés sur le champ du combat; on<br />
charge sur les chevaux disponibles et sur les mulels que l'enne<br />
mi nous a laissés ceux de ces blessés qui ne peuvent marcher, et<br />
ils prennent place dans le carré. Nous le répétons,<br />
cette triste<br />
besogne a dû se faire rapidement. Quant aux morts, le comman<br />
dant de la colonne se réservait de revenir sur ses pas pour les<br />
enlever après avoir donné la chasse, à une dislance suffisante,<br />
aux fantassins en fuite.<br />
C'est donc dans l'ordre démarche que nous venons d'indiquer<br />
que la colonne se met aux trousses des traris marokains.<br />
Pendant que la lre compagnie de Zouaves de la première face<br />
poursuit de ses feux la queue des fantassins de l'ennemi, qui<br />
semblent s'attarder — prudemment —<br />
comme<br />
pour amuser la<br />
colonne, et l'entraîner le plus loin possible, sa cavalerie, qui,<br />
nous l'avons dit, paraît ne se préoccuper que médiocrement de<br />
leur sort, el qui les laisse poursuivre sans paraître s'en inquiéter,<br />
passe sur notre gauche,<br />
kilomètre environ.<br />
où elle se montre à une distance d'un<br />
Le commandant de la colonne prescrivait à une compagnie du<br />
87e de se porter à 6 ou 700 mètres en avant de nos flanqueurs<br />
de gauche, c'est-à-dire vers le sud, avec ordre de se maintenir<br />
à cette distance de la colonne. Cetle compagnie échange, pen<br />
dant sa marche, .parti<br />
une assez vive fusillade avec un<br />
de<br />
ca<br />
valerie de l'ennemi, lequel, profitant des ondulations du terrain,<br />
s'avance, et presque impunément, jusqu'à 150 ou 200 mètres de<br />
Revue africaine, 26e année. X' 183 (MAI <strong>1882</strong>). 12
178<br />
la compagnie, décharge ses armes,<br />
direction du sud.<br />
et file à toute bride dans la<br />
D'un autre côlé, nos soldats, se rasant dans le sable, attendent<br />
félihement l'apparition d'un cavalier,<br />
et leur envoient leur<br />
balle. Cetle mousqueterie n'a guère d'aulre résultat que celui<br />
d'amener la prompte consommation des cartouches de cette<br />
compagnie. Son commandant en fait prévenir le colonel de Co<br />
lomb, qui arrête la colonne et la poursuite des rebelles, lesquels,<br />
du reste, talonnés par nos soldats, onl fini par prendre du large<br />
et disparaître dans l'ouest.<br />
Il élait alors onze heures ; la température était devenue<br />
accablante. La colonne marchait et combattait depuis cinq<br />
heures sans qu'il lui eût été donné un instant de repos. Il<br />
devenait indispensable de faire une pause pour que les offi<br />
ciers et les soldats pusssent au moins prendre quelque nour<br />
riture. Le commandant de la colonne ordonnait une halle<br />
d'une heure. Malheureusement pour les officiers de l'État-<br />
major de la colonne, les mulets portant leur déjeuner étaient<br />
passés à l'ennemi avec vivres et bagages;<br />
ces infortunés offi<br />
ciers, parmi lesquels on comptait le commandant de la co<br />
lonne, furent donc réduits à solliciter de leurs soldats les<br />
mieux pourvus une invitation à leur très maigre ordinaire.<br />
Leurs ressources en munitions de bouche n'avaient évidemment<br />
rien qui rappelât la profusion; aussi leurs chefs durent-ils<br />
se contenter d'un demi-biscuit trempé dans quelques gouttes<br />
d'abondance de café, que leurs soldats parurent heureux de<br />
partager avec eux.<br />
Quant à l'eau, il fallut s'en passer; on l'avait réservée pour les<br />
blessés, dont 55 avaient pu suivre la colonne soit à pied, soit<br />
sur les quelques mulets que nous avait laissés l'ennemi,<br />
les chevaux des cavaliers qui avaient été tués.<br />
ou sur<br />
A midi, la colonne rétrogradait, et reprenait tristement la di<br />
rection du terrain du combat. L'ordre de marche était le même,<br />
avec-cette différence pourtant que la cavalerie avait pris place<br />
dans le carré.<br />
La colonne marchait morne et silencieuse sous un soleil impla<br />
cable; elle avait, évidemment, le pressentiment du spectacle
179<br />
qui allait s'offrir à sa vue, car le mouvement de retour des<br />
cavaliers ennemis vers le champ de la lutte ne lui avait pas<br />
échappé.<br />
A une heure, la colonne débouchait sur le théâtre de l'action,<br />
où, faute de moyens de transport suffisants, elle avait dû laisser<br />
ses morts pour se mettre à la poursuite des fantassins ennemis.<br />
Nous n'essaierons pas de refaire l'horrible el nauséeux tableau<br />
qui se déroulait sous nos yeux. 11 fallait bien s'y attendre; car,<br />
du moment que nous avions cru devoir abandonner nos morts<br />
sur le terrain —<br />
Arabes —<br />
et<br />
c'est une résolution très grave avec les<br />
pour courir, avec une infanterie fatiguée,<br />
cavalerie décimée et démoralisée,<br />
avec une<br />
avec une artillerie sans muni<br />
tions, pour se mettre, avons-nous dil, sous un soleil accablant, et<br />
avec des estomacs vides, à la poursuite des fantassins marokains,<br />
contre lesquels nous ne pouvions absolument rien, el qui,<br />
même, pour nous amuser et nous entraîner le plus loin possible,<br />
semblaient affecter de ne pas presser outre mesure leur mouve<br />
ment de retraite,<br />
et ne montrer d'autre soin que celui de se<br />
maintenir au delà de la portée de nos armes, tactique qui, évi<br />
demment,<br />
cavalerie,<br />
n'avait d'autre objet que celui de donner à leur<br />
qui n'avait pas été entamée, et qui se bouffissait de<br />
son succès, le temps d'aller achever, sur nos derrières, son<br />
œuvre de barbarie et de haine;<br />
il est clair qu'il n'était pas né<br />
cessaire de savoir lire dans le livre de l'avenir pour prévoir qu'il<br />
faudrait à l'ennemi le butin de la victoire, les dépouilles arra<br />
chées aux cadavres de nos morts; il fallait, en effet, à ces cava<br />
liers de proie, des têtes de Chrétiens à montrer dans leurs douars<br />
pour exalter les Croyants;<br />
il leur fallait aussi des oreilles ponr<br />
permettre à leurs femmes de s'en faire, à l'exemple de Hind, la<br />
fille d'Ottab, des colliers et des bracelets,<br />
et ce hideux tro<br />
phée, ce témoignage du succès leur manquait; il fallait, enfin,<br />
à ces éperviers de carnage, les voluptés du vautrement dans le<br />
sang, des décapitations au couteau, de honteuses mutilations,<br />
des arrachements d'entrailles, des outrages aux cadavres encore<br />
chauds de la vie comme s'ils voulaient déshonorer même la<br />
mort. Comme ils seront fiers de pouvoir dire, avec des sourires<br />
féroces, à leur rentrée dans leurs douars : « Ces Chrétiens, dès
180<br />
l'aurore, nous leur avons souhaité le bonjour avec la mort, et<br />
nous les avons laissés en morceaux ! »<br />
Voyez-les,<br />
cramponnés comme des vautours sur les cadavres<br />
des nôtres, el accomplissant, pleins de colère el de rage, ivres<br />
de vengeance, et la bouche foisonnante d'écume,<br />
carnassiers !<br />
leur œuvre de<br />
Nous n'osons pas arrêter notre pensée sur cette hypothèse<br />
que, dans notre hâte de nous mettre à la poursuite des Zegdou,<br />
nous ayons pu laisser sur le terrain autre chose que des morts.<br />
Le champ de la lulle est horrible : la colonne longe une traî<br />
née de cadavres. Le cœur nous monte à la gorge et nous étouffe.<br />
Une odeur pénétrante de chairs brûlées nous prend au cerveau<br />
et nous suffoque. La haine de ces sauvages s'est exercée de cent<br />
manières différentes; on sent là le travail, le chef-d'œuvre du<br />
génie du mal ; c'est le délire de l'impuissance,<br />
c'est la rage de<br />
n'avoir que des cadavres à donner à leurs couteaux, qui, évi<br />
demment, leur a dicté ces raffinements dans la destruction.<br />
Tous ces morts sont nus : là, c'est un corps affreusement mutilé ;<br />
à côlé, un autre est troué comme une cible; à quelques pas de<br />
celui-ci, c'est un visage haché, tailladé, déchiqueté; il semble<br />
que ce cadavre ait servi de billot pour décapiter les autres ; plus<br />
loin, c'est un corps qu'ils ont rôti sur un litdecWA (armoise) ; il<br />
n'est rien de plus épouvantable que ces chairs boursouflées,<br />
cette peau calcinée,<br />
scarifiée d'entailles au couleau comme les<br />
flancs d'un mouton qu'on a fait rôtir entier; nous ne savons rien<br />
de plus horrible que ces yeux vitreux sortis de leurs orbites,<br />
celte langue tuméfiée et pendante, ce crâne tondu jusqu'à la<br />
peau par le feu ; puis çà et là, des ventres béants pareils à des<br />
bouches d'outre, et vomissant leurs intestins; des crânes ouverts<br />
où la cervelle esl encore frissonnante; des troncs consumés, des<br />
membres brisés, déchirés et comme mâchonnés; des entrailles<br />
fouillées jusqu'au fond des ^eins par la lame des yataghans ;<br />
presque tous les cadavres sont décapités, el noyés dans des<br />
flaques d'un sang que l'ardeur d'un soleil brûlant noircit en<br />
le buvant. Tous ces corps, envahis déjà par la pâleur céracée<br />
de la mort, et singulièrement rapetisses par la décapitation,<br />
ne sont plus guère, pour la plupart, que des débris informes,
méconnaissables,<br />
et de sang.<br />
181<br />
maculés d'une boue noirâtre pétrie de terre<br />
Ah ! que n'étaient-ils là ces prétendus philanthropes qui<br />
n'ont de larmes que pour nos ennemis, et qui nous reprochent<br />
les quelques fusillades que nous leur infligeons quand ils<br />
tombent armés enlre nos mains ! Non, il n'y a pas à se le dissi<br />
muler, c'est une guerre à mort entre nous et ces populations<br />
dont rien ne nous rapproche, el dont, au contraire, tout nous<br />
éloigne, nous sépare. 11 est impossible, d'ailleurs, que leur civi<br />
lisation puisse jamais rejoindre la nôtre, et l'écart en est trop<br />
grand pour qu'il soit permis à l'optimisme, même le mieux<br />
disposé, d'espérer la réalisation de ce rêve, qui esl marqué, cer<br />
tainement, de plus de générosité que de probabilité. Du reste,<br />
le khalife Haroun er-Rechid disait : « Vengeance est salut quand<br />
la générosité ne peut servir de rien ;<br />
fait de son avis.<br />
» et nous sommes lout à<br />
La colonne releva ses morts, lesquels, pour les huit-dixièmes,<br />
ne purent être reconnus. Ils furent réunis sur le point de char<br />
gement et recouverts de manteaux de cavalerie ou de capoles<br />
d'infanterie ; il avait fallu beaucoup de temps, par suite de la<br />
dispersion des cadavres sur le terrain,<br />
pour faire cette funèbre<br />
recolle. Plus d'une larme, témoignage d'une douleur muette, fut<br />
versée sur ces trisles et lamentables restes, qui, il y a quelques<br />
heures à peine, étaient des hommes pleins de vie et d'espoir;<br />
mais la Guerre, l'insatiable déesse, aux sanglants appétits tou<br />
jours inassouvis,<br />
les avait dévorés sans prendre le moindre souci<br />
de la douleur et des pleurs de leurs mères.<br />
Quelques cadavres et des blessés de l'ennemi étaient restés<br />
sur le terrain du combal ; ces blessés l'étaient tous mortellement.<br />
Il eût été humain de mettre fin à leurs souffrances; mais nos<br />
soldats étaient mal disposés, à ce moment,<br />
pour faire de l'huma<br />
nité à l'égard de leurs sauvages et féroces ennemis : ils se ven<br />
gèrent en laissant la vie à ceux qui ne pouvaient échapper au<br />
trépas;<br />
ils voulaient qu'ils eussent tout le temps de goûter à<br />
la mort. Quant à leurs funérailles, c'est un soin qu'ils laissaient<br />
aux hyènes et aux oiseaux de proie.<br />
De son côté, l'ennemi avait aussi été fort maltraité, et ses
182<br />
fantassins avaient fait des perles très sensibles; ce fait donne la<br />
raison pour laquelle Sid Ahmed n'avait pas tiré un meilleur<br />
parti du succès de sa cavalerie, succès bien certainement inespéré.<br />
Il est incontestable qu'il avait très habilement profité d'une<br />
faute, et montré beaucoup d'audace en tournanl notre cavalerie,<br />
et en fondant sur elle avec une impétuosité qui n'était même<br />
pas nécessaire, puisque nos escadrons, pris très tard en flagrant<br />
délit de formation, ne l'attendaient pas. On se rend difficilement<br />
compte de la disposition vicieuse de notre cavalerie ; car, malgré<br />
sa valeur incontestable quand elle est bien et opportunément<br />
engagée, c'eût été plus que de la témérité de sa part d'attendre,<br />
de pied ferme, avec ses 200 chevaux, la charge de 500 paires de<br />
rênes de la réputation des Oulad-Zyad et des Derraga. Il y a<br />
eu là une faute capitale, et dont la panique de nos escadrons a<br />
été la terrible et triste conséquence.<br />
Sans doute nous savons faire la part de ces accidents de la<br />
guerre; mais c'est aux chefs à les prévoir, et à en tenir compte,<br />
tout au moins dans une large mesure, afin de les rendre, s'ils se<br />
produisent, le moins désastreux possible. Dans la douloureuse<br />
affaire d'aujourd'hui, en raison des si singulières dispositions que<br />
le commandant de la cavalerie prétendait avoir prises, il était dif<br />
ficile que les choses se passassent autrement. Mais nous nous ap<br />
pesantirons d'autant moins sur ce lamentable sujet, qu'officiers<br />
et soldats ont payé plus cher ce moment de faiblesse. Nous se<br />
rions bien heureux que cet échec nous servît au moins de le<br />
çon; nous avouerons pourtant que nous n'y comptons que mé<br />
diocrement; il est probable, en effet,<br />
qu'incorrigibles comme<br />
nous le sommes, nous ferons longtemps encore de désastreuses<br />
écoles dans ce pays.<br />
Avant d'aller plus loin, nous voulons examiner, au point de<br />
vue militaire, la valeur du reproche qui a été fait au comman<br />
dant de la colonne d'avoir abandonné ses morts sur le champ du<br />
combat, pour se mettre à la poursuite des fantassins de Sid<br />
Ahmed-ould-Hamza, abandon qui avait permis aux goums en<br />
nemis<br />
de'<br />
revenir sur les derrières de la colonne, et d'y accom<br />
plir l'horrible besogne que nous savons. Nous dirons tout d'abord<br />
que l'acte reproché n'emprunte sa gravité qu'au caractère parti-
183<br />
culier et aux mœurs du genre d'ennemi que nous avons à com<br />
battre en Algérie. Nous ne traiterons donc que du principe qui a<br />
dû prévaloir dans le cas dont nous nous occupons, et qui a dé<br />
cidé le commandant de la colonne à agir comme il a cru de son<br />
devoir de le faire.<br />
Il est hors de doute qu'après ce qui venait de se passer,<br />
la dé<br />
termination du commandant de la colonne était la seule qu'il<br />
convenait de prendre : il ne pouvait pas, lui qui les avait battues<br />
si souvent, laisser les bandes du marabouth sur un succès ; il im<br />
portait surlout de ne pas les laisser maîtres du champ de la lutte;<br />
il élait indispensable, au contraire, de reprendre une vigoureuse<br />
offensive et de les rejeter au loin. Il élait de stricte nécessité<br />
qu'ils se crussent battus, et la meilleure preuve du succès est<br />
surtout dans la poursuite de l'ennemi, le vaincu étant, incontes<br />
tablement, celui des deux adversaires qui fuil ou qui se retire<br />
devant l'autre.<br />
Il est clair que, si l'ennemi n'avait pas élé poussé au loin avec<br />
du plomb ou la baïonnette dans les reins,<br />
surtout après la téna<br />
cité, l'audace qu'il avait montrées, la lutte était à recommencer,<br />
et dans les plus mauvaises conditions pour nous, qui n'étions<br />
pas encore remis, il s'en faut, du sanglant accident de tout à<br />
l'heure. Il était également urgent de rendre du moral à la cava<br />
lerie, de lui faire reprendre confiance en elle,<br />
et de lui prouver<br />
que le commandant de la colonne la jugeait digne de réparer sa<br />
faute, puisqu'il lui en offrait les moyens. Tout, la nécessité aussi<br />
bien que les principes de la guerre, prescrivait au colonel de Co<br />
lomb d'opérer comme il l'a fait. Notre Ordonnance sur le Ser<br />
vice des Armées en, Campagne,<br />
ce chef d'œuvre du général de<br />
Préval, à l'article traitant des « Devoirs des Officiers et des Sous-<br />
Officiers pendant le combat, » ne dit-il pas, à propos des blessés<br />
restés sur le champ de bataille,<br />
qu'<br />
« il n'y a lieu de pourvoir à<br />
leur sécurité, ou de s'occuper d'eux, qxïaprès la décision de<br />
l'affaire, le premier intérêt, comme le premier devoir, étant<br />
d'assurer la victoire, qui, seule, peut garantir aux blessés les<br />
soins nécessaires. »<br />
D'un autre côté, il n'était pas possible au colonel de Colomb,<br />
bien qu'il dût nécessairement revenir sur le terrain du combat,
184<br />
de laisser du monde sur ce point,<br />
une de ses deux compagnies<br />
de Zouaves par exemple ; il n'avait pas trop de toutes ses forces en<br />
infanterie pour espérer avoir raison de celles de l'ennemi, et<br />
puis une seule compagnie au milieu de cette vaste gadda de<br />
Ben-Aththab, eût été bien aventurée,<br />
en présence surlout de la<br />
cavalerie des rebelles, qui n'avait pas souffert, et qui ne pouvait<br />
être bien loin. En effet, nous le savons, pendant que la colonne,<br />
déjà assez éloignée du terrain du combat,<br />
poursuivait les fantas<br />
sins marokains, elle avait reparu à 12 ou 1,500 mètres sur notre<br />
gauche, que flanquait noire cavalerie. Supposant au goum en<br />
nemi l'intention de recommencer la manœuvre qui lui avait si<br />
bien réussi, le colonel, nous l'avons dit plus haut, avait prescrit<br />
à la 4e compagnie du 87e de se porter à 700 mètres sur la gau<br />
che de la colonne, et de se maintenir à cette distance pendant la<br />
marche pour la couvrir de ce côté. Il est évident que cetle dé<br />
monstration de l'ennemi n'avait d'autre but que de distraire no<br />
tre attention et de masquer ses projets; pendant que nous étions<br />
occupés à tirailler avec le parti de cavaliers qui venait de pa<br />
raître sur notre gauche, le gros du goum pouvait se porter sur le<br />
terrain du combat, s'y livrer en toute sécurilé à sa hideuse be<br />
sogne sur les cadavres, el s'y pourvoir de trophées.<br />
L'intention des rebelles n'avait pas dû, certainement, échapper<br />
à l'expérience du commandant de la colonne, et peut-être eût-il<br />
été bon de cesser là la poursuite et de revenir sur nos pas ; car<br />
nous avions un sérieux intérêt à empêcher l'ennemi de prélever<br />
sur les cadavres de nos soldais des preuves non équivoques de<br />
notre insuccès.<br />
En définitive, puisqu'il élait impossible d'opérer autrement<br />
que l'a fait le colonel de Colomb, il fallait en prendre son parti,<br />
quelles qu'en dussent être les conséquences.<br />
Nous avons cru devoir donner quelque développement à notre<br />
discussion sur cette affaire, qui, rapportée avec plus ou moins<br />
de bonne foi, ou de connaissance des exigences de la guerre, par<br />
des esprits malveillants ou des ignorants, avait fini par donner<br />
lieu, dans l'armée d'Afrique, à une légende représentant le com<br />
mandant de la colonne de Géryville sous un caractère qui élait
ien loin d'être le sien,<br />
semblant.<br />
185<br />
et sous un aspect qui n'avait rien de res<br />
En résumé, nos perles avaient été énormes, surtout en raison<br />
de l'effectif de la colonne, qui ne dépassait pas 800 hommes;<br />
elles se décomposaient ainsi qu'il suit:<br />
Troupe .<br />
Tués.<br />
Blessés.<br />
■<br />
t;i«<br />
Officiers<br />
Troupe. ><br />
Décidément, la gadda de Ben-Aththab ne nous valait rien :<br />
119 tués et 90 blessés en deux fois, c'était réellement du gaspil<br />
lage de chair humaine, et beaucoup plus que n'en pouvait sup<br />
porter notre réputation militaire. Aussi nous garderons-nousbien<br />
d'ajouler â ce lamentable martyrologe les 150 tués du 30 septem<br />
bre 1864 à Aïn-el-Beïdha,<br />
et les 75 du lendemain à El-Kheidher.<br />
Seulement, aujourd'hui, nous avons la consolation de penser que<br />
la funesle issue du combat delà gadda de Ben-Aththab n'était<br />
point imputable au commandant de la colonne ; mais bien à un<br />
de ces accidents qui, viennent souvent, déconcerter la science et<br />
les plus sages combinaisons. Il y a lieu de reconnaître cependant<br />
que la disposition vicieuse de la cavalerie n'a pas été étrangère<br />
à l'issue de cette déplorable affaire.<br />
Après avoir chargé ses 42 cadavres sur les chevaux de pareil<br />
nombre de cavaliers qu'il avait fallu démonter,<br />
la colonne se re<br />
mit en marche pour regagner le camp de Kheneg-el-Azir, son<br />
point de départ du matin. Les hommes gravement atteints étaient<br />
montés sur des mulets ou des chevaux disponibles;<br />
pouvaient marcher suivaient à pied le funèbre corlége.<br />
ceux qui<br />
Vers six heures el demie, c'est-à-dire à la nuit close, latétedela<br />
colonne atteignait le bivouac de Kheneg-el-Azir. Le lieutenant-<br />
colonel de La Ville-Hervé, qui élait resté à la garde du camp<br />
avec six compagnies de Zouaves, et l'ordre formel de n'en lais-
186<br />
ser sortir qui que ce soit, avait parfaitement entendu la canon<br />
nade du matin et les feux de mousqueterie de la journée. Retenu<br />
à son poste par un ordre précis, et sans nouvelles de la colonne,<br />
les cavaliers que lui avait expédiés le colonel de Colomb ayant<br />
été tués ou pris par les rebelles, le lieutenant-colonel était dans<br />
une inquiétude mortelle. Il n'avait eu connaissance des tristes<br />
résultats du combat que quelques minules avant l'arrivée de la<br />
colonne. Quoiqu'il en soit, il avait réuni ses six cents Zouaves<br />
sur le front de bandière par lequel devaient déboucher les troupes,<br />
et, faisant présenter les armes aux restes mutilés de ceux qui, le<br />
matin, avaient quitté le camp heureux de l'espoir de rencontrer<br />
l'ennemi, il rendait ainsi les honneurs suprêmes à ces glorieuses<br />
victimes de la guerre que la civilisation a entreprise contre la<br />
barbarie. Cetle scène, pleine de grandeur, impressionna au plus<br />
haut degré la colonne et les Zouaves, lesquels semblaient regretter<br />
de ne point avoir pris leur part de celte terrible fête de la poudre.<br />
Devant l'impossibilité de les reconnaître, la distribution des<br />
cadavres se fit aux détachements d'après le nombre des hommes<br />
qu'ils avaient perdus*. Chacune des fractions de corps fit creuser<br />
une fosse pour recevoir ces martyrs obscurs de la cause sainte qu'a<br />
embrassée la France il y a de cela trente-six ans,<br />
el dont elle<br />
poursuit le triomphe avec la sublime et chevaleresque générosité<br />
qui est dans les traditions de notre pays.<br />
L'artillerie enterra ses morts au centre du camp ; le 87e, les<br />
Chasseurs d'Afrique et les Hussards,<br />
en avant de chacune des<br />
quatre faces du carré. Cette sombre besogne nous séparait pour<br />
l'éternité de nos compagnons d'armes,<br />
à donner pour linceul que les ombres de la nuit.<br />
auxquels nous n'avions<br />
Si cela peut être une consolation pour leurs mânes, nous leur<br />
dirons que leurs féroces ennemis firent de sérieuses pertes dans<br />
cette sinistre journée : en outre des cadavres qu'ils avaient laissés<br />
sur le terrain, ils comptaient parmi leurs morts le fameux<br />
chikh Ben-R'azi, des Oulad-Zyad, dont nous avons parlé plus<br />
haut, ainsi que quatre des chefs de celle tribu et de celle des<br />
Derraga. On a su plus tard que les fantassins marokains avaient<br />
été fort maltraités, et que le nombre de leurs blessés avait été<br />
considérable.
187<br />
Il y aurait injustice et ingratitude à laisser dans l'oubli les<br />
noms des glorieux soldats — car<br />
nous ne pourrions admettre<br />
que la gloire fût étroitement renfermée dans les limites du suc<br />
cès —<br />
qui se sont fait plus particulièrement remarquer dans<br />
cette journée du 16 mars. Nous citerons donc,<br />
dants des détachements auxquels ils appartiennent :<br />
2e Bataillon du 87e d'Infanterie.<br />
avec les comman<br />
(M. le chef de bataillon Baudoin, commandant l'Infanterie.)<br />
M. le médecin-major Suquet : a été admirable de bravoure, de<br />
sang-froid, de dévouement et d'humanité . Pendant qu'il pansait un<br />
brigadier-fourrier du î' de Chasseurs d'Afrique, et qu'il luttait pour<br />
le soustraire aux mains d'un cavalier ennemi qui essayait de le déca<br />
piter, M. le Dr Suquet reçut un coup de sabre sur la tête, et un coup<br />
de feu dans la main gauche. (Le cavalier arabe a été tué par un gre<br />
nadier du 87e, qui l'en a ainsi débarrassé.) Son cheval lui a été enlevé,<br />
ainsi que ses cantines d'ambulance, pendant que, malgré ses blessures,<br />
il continuait de panser les blessés .<br />
lui,<br />
M. le capitaine-adjudant-major HuaoT, qui a eu un cheval tué sous<br />
et dont les vêtements ont été troués de balles. Il s'est montré<br />
brillant et calme en même temps dans le combat, et il a transmis et<br />
fait exécuter les ordres du commandant de l'Infanterie avec une remar<br />
quable précision.<br />
M. le sous-lieutenant Juillien, commandant la compagnie de Vol<br />
tigeurs, qui a été engagé pendant toute la durée du combat, et<br />
qui a dirigé sa troupe avec une remarquable et intelligente bravoure.<br />
M. le capitaine Va, des Grenadiers, également engagé dès le<br />
commencement de l'action, a fait preuve d'une rare énergie.<br />
M. le lieutenant de Saint-Maurice, de la 4e compagnie : a maintenu<br />
l'ordre dans sa compagnie au moment du mouvement de recul des<br />
escadrons. A parfaitement et énergiquement dirigé sa compagnie<br />
pendant la poursuite. A contenu les cavaliers ennemis qui tentaient<br />
une attaque sur la gauche et à 700 mètres de la colonne. Officier de<br />
cœur et de mérite .<br />
Lebouchbr, Soldat<br />
adjudant-sous-officier .<br />
de vigueur et de sang-<br />
froid ; a rendu de grands services au commandant de l'Infanterie en<br />
transmettant ses ordres. A été plein d'élan dans la charge à la<br />
baïonnette.
188<br />
Les sergents de Grenadiers Landsperger et Pommaret,<br />
anciens et<br />
excellents sous-officiers, ont maintenu la droite de la ligne au mo<br />
ment où les deux escadrons se repliaient sur le bataillon.<br />
Le grenadier Loichon, qui a tué le cavalier ennemi qui venait de<br />
blesser le Dr Suquet.<br />
Le clairon Vazin,<br />
soldat intrépide : a sonné vigoureusement la<br />
charge au moment où le bataillon se précipitait à la baïonnette sur<br />
les fantassins ennemis.<br />
Les soldats Baille, Maillet et Boucher (Victor), 1"<br />
compagnie,<br />
tous trois blessés, sont néanmoins restés à leur rang. Baille, spldat<br />
d'une grande énergie, avait une balle dans la cuisse ; Maillet, un coup<br />
de sabre sur la tête ; Boucher, une balle dans le bras droit.<br />
Le sergent Calfornie a montré un élan entraînant dans la charge<br />
à la baïonnette.<br />
Le soldat Reine (2e compagnie), blessé grièvement d'un coup de<br />
feu au pied, a néanmoins gardé son rang et a continué à combattre.<br />
Le fourrier Pieroni, blessé d'un coup de sabre au-dessus de l'œil<br />
droit, a montré beaucoup de vigueur.<br />
Le sergent Berp a été admirable d'entrain .<br />
Le soldat Dengaly (3« compagnie), blessé à la tête, a continué de<br />
combattre. Très brave et très énergique soldat.<br />
Le soldat Raynaud, blessé au front, tombé au milieu des cavaliers<br />
ennemis, qui cherchent à l'assommer à coups de massue, parvient à<br />
se dégager et à rejoindre son bataillon en s'accrochant à l'étrier d'un<br />
Chasseur d'Afrique,<br />
qui passait auprès de lui.<br />
Le sergent Blandin (4e compagnie), blessé d'un coup de feu à la<br />
main, continue de combattre et de diriger sa demi-section.<br />
Le sergent Marché, s'est montré remarquablement énergique.<br />
Les soldats Schuster et Cormenier, le premier, blessé à la main, le<br />
second, à la tête, ont continué de combattre, donnant ainsi l'exemple<br />
de l'énergie et de la bravoure.<br />
Les soldats Wanghstein et Servais, se sont montrés de vigoureux<br />
soldats pendant toute l'action ,<br />
Le sergent Gras (Voltigeurs), le caporal Roches, le clairon Compère<br />
et le voltigeur Feuillet, ont fait preuve d'un remarquable élan dans<br />
la charge à la baïonnette.
189<br />
Dans les De et 2e compagnies du Ie' bataillon du 2e de Zouaves.<br />
(M. le capitaine Aubry, commandant le détachement.)<br />
Le Commandant de l'Infanterie de la colonne cite tout particu<br />
lièrement :<br />
M. le capitaine Aubry, qui a été continuellement engagé, el qui<br />
a dirigé les deux compagnies de Zouaves avec vigueur et intelli<br />
gence.<br />
M. le capitaine Aubry, cite à son tour :<br />
M. le capitaine Lamothe, qui, par son remarquable sang-froid, son<br />
courage et l'à-propos de sa manœuvre, a empêché,<br />
en couvrant la<br />
droite du bataillon, que la retraite des deux escadrons entraînât des<br />
conséquences désastreuses pour l'Infanterie.<br />
M. Guénard, lieutenant,<br />
remplissant les fonctions d'adjudant-ma<br />
jor auprès du commandant de l'Infanterie, a montré une énergie et<br />
un entrain très remarquables .<br />
M. Girard, sous-lieutenant, a su enlever sa troupe,<br />
niquer la vigueur dont il est si remarquablement doué .<br />
et lui commu<br />
M. Maillet, sous-lieutenant, a pu tenir tête, formé en cercle, à<br />
un groupe considérable de cavaliers ennemis qui s'étaient rués sur sa<br />
section .<br />
Le clairon Hébert, détaché près du commandant de l'Infanterie, l'a<br />
suivi au pas de course pendant toute la durée de l'action, toujours<br />
prêt à exécuter les sonneries ordonnées.<br />
Le caporal Chère, a rapporté à la compagnie le zouave Schmitt,<br />
mortellement blessé ,<br />
Dans le 1er escadron du 1er de Hussards<br />
(Capitaine de Joybert.)<br />
et le 1er escadron du 2e de Chasseurs d'Afrique<br />
(Capitaine Villatte.)<br />
(M. le chef d'escadrons de Séréville, commandant la Cavalerie.)<br />
Dans l'escadron du 1er de Hussards, le commandant de la Cavalerie<br />
cite :<br />
M. le. capitaine-commandant de Joybert, qui, bien que blessé griè<br />
vement au premier choc, n'a pas quitté le commandement de son
190<br />
escadron avant de l'avoir reconstitué,<br />
lorsqu'il ne lui fut plus possible de se tenir en selle.<br />
M. le capitaine Dauvergne, qui,<br />
et n'est descendu de cheval que<br />
au moment où les escadrons se<br />
ralliaient, organisa avec intelligence et énergie une ligne de tirailleurs<br />
protégeant le ralliement.<br />
Dans l'escadron du 2e de Chasseurs d'Afrique, le commandant de<br />
la Cavalerie cite :<br />
M. le sous-lieutenant Riquet de Caraman, qui,<br />
en cherchant à<br />
rallier son peloton, fut atteint d'une balle dans la cuisse, et tomba sous<br />
son cheval, qui était frappé mortellement. Cet officier, qui fit preuve<br />
d'un admirable sang-froid, se défendit à coups de revolver. Sa<br />
situation était des plus critiques au moment où il fut dégagé par des<br />
Zouaves.<br />
Le maréchal-des-logis Gay, qui fut blessé en ralliant sa fraction .<br />
Le maréchal-des-logis Bonnet, qui n'a cessé de rester auprès de<br />
son capitaine-commandant blessé, et qui l'a aidé avec beaucoup d'é<br />
nergie à rallier l'escadron .<br />
Le hussard Majesté-Chens,<br />
Pépin, qui,<br />
ordonnance de M. le sous-lieutenant<br />
voyant son officier blessé et entouré de cavaliers enne<br />
mis, s'élança des rangs pour lui porter secours, et tomba à ses côtés<br />
mortellement atteint.<br />
Dans la lre section mixte de la 5e batterie du 2e d'Artillerie.<br />
(M. le capitaine Marsal, commandant le détachement.)<br />
Le capitaine commandant le détachement cite :<br />
Le maréchal-des-logis Ribot et le cavalier-conducteur Kanokart,<br />
tous deux blessés, qui se sont fait remarquer par leur courage et leur<br />
sang-froid .<br />
Dans le détachement du 3e escadron du Train des Équipages.<br />
(Maréchal-des-logis Lecorgnillier, commandant le détachement.)<br />
Le Commandant du détachement cite :<br />
Le conducteur Garnier, qui s'est fait tuer bravement en défendant<br />
le convoi.
191<br />
Six cavaliers-conducteurs avaient été blessés et foulés aux pieds<br />
des chevaux de l'ennemi dans la même circonstance.<br />
La colonne de Colomb quittait Kheneg-el-Azir le lendemain,<br />
17 mars, el rentrait à Géryville pour s'y reconstituer, et repren<br />
dre au plus tôt la poursuite du marabouth Sid Ahmed-ould-<br />
Hamza,<br />
et de ceux de ses partisans qui avaient pris part à l'affaire<br />
de la gadda de Ben-Aththab. Il y avail là du sang française<br />
venger, et la vengeance ne devait pas se faire attendre.<br />
— Par son arrêté à peu près aussi tardif qu'il devait êlre inef<br />
ficace —<br />
du 20 mars 1866, le Gouverneur général frappait de<br />
séquestre les propriétés et tous les biens appartenant à la famille<br />
des Oulad-Sidi-Bou-Bekr, des Oulad-Sidi-Ech-Chikh, et, notam<br />
ment, aux héritiers de Sid Sliman el de Sid Mohammed-ould-<br />
Hamza, ainsi qu'aux rebelles Sid Ahmed-ould-Hamza, et à ses<br />
oncles Sid El-Ala et Sid Ez-Zoubir-ouId-Sidi-Abou-Bekr.<br />
Toutes les sommes principales échues, les intérêts desdiles<br />
sommes, les loyers et fermages,<br />
el généralement loul ce qui<br />
serait dû à ces chefs de l'insurrection, devra être versé dans la<br />
caisse du Domaine.<br />
(A suivre.)<br />
Colonel C. Trumelet.
HISTOIRE<br />
DU<br />
CHERIF BOU BAR'LA<br />
(Suite. —<br />
Voir<br />
les n»s<br />
145, 147, 148, 149, 150 et 151.)<br />
Dans la retraite, une compagnie de Zouaves se trouva<br />
fortement engagée en évacuant un village, et le Gouver<br />
neur Général envoya un bataillon du 25e Léger et un<br />
escadron de Spahis pour lui servir d'appui au besoin. Ce<br />
secours ne fut pas nécessaire, la compagnie de Zouaves,<br />
par un vigoureux retour offensif, refoula l'ennemi dans<br />
les ravins et opéra sa retraite d'une façon très brillante.<br />
La colonne de gauche, après avoir emporté le village de<br />
Tir'ilt-ou-Mezzir, des Aït-Abd-el-Moumen,<br />
défendit que faiblement,<br />
qui ne se<br />
se porta sur le marché du<br />
djemâa de Taguemont-ou-Kerrouch, où étaient ras<br />
semblés les contingents des Beni-Aïssi, Beni-Mahmoud,<br />
Beni-Douala,<br />
Beni-Yenni et Beni-Raten. Notre attaque<br />
vigoureuse les mit facilement en déroute et nous ne<br />
poussâmes pas au delà de Taguemont-ou-Kerrouch.<br />
Pendant ces opérations, les troupes du général Cuny<br />
incendiaient les villages des Maatka, qui étaient aban<br />
donnés.<br />
Dans cette journée, qui ne nous coûta que 2 zouaves<br />
tués et 24 blessés, dont M. Pernot des Zouaves,<br />
29 villa-
193<br />
ges, dont quelques-uns très considérables, furent livrés<br />
aux flammes. Le soir toutes les troupes rentrèrent au<br />
camp du Khemis.<br />
La sévère répression qui venait d'être exercée, ne<br />
tarda pas à porter ses fruits ; dès le lendemain toutes<br />
les tribus du massif montagneux,<br />
Bor'ni et l'Oued-Beni-Aïssi,<br />
mission . De<br />
situé entre l'Oued-<br />
venaient apporter leur sou<br />
fortes contributions de guerre leur furent<br />
imposées et on exigea d'elles la livraison d'otages.<br />
Le 6 novembre, le Gouverneur général se transporta<br />
dans la tribu des Mechtras, par Ir'il ou Menchar, avec les<br />
deux ba<br />
Zouaves, le bataillon de Tirailleurs indigènes,<br />
taillons du 22e<br />
Léger, deux du 25e Léger et trois escadrons<br />
(Chasseurs et Spahis), laissant le général Cuny au camp<br />
du Khemis, pour assurer l'exécution des conditions im<br />
posées aux tribus soumises.<br />
Les Mechtras avaient abandonné leurs villages et la co<br />
lonne monta aux Aït-Imr'our, après avoirtraversé les Has<br />
senaoua,<br />
sans éprouver la moindre résistance. La co<br />
lonne put prendre, dans ce pays riche et plantureux, où<br />
les hommes et les chevaux vivaient dans l'abondance,<br />
quelques jours d'un repos bien nécessaire. Depuis une se<br />
maine, elle opérait à la légère, sans bagages,<br />
et la jour<br />
née du 6 avait été la première où le soleil eût brillé un<br />
instant. Le repos des troupes ne fut, du reste, que relatif;<br />
les reconnaissances, les fourrages, les châtiments à in<br />
fliger aux tribus qui tardaient à acquitter leurs contri<br />
butions de guerre, les tinrent en haleine jusqu'au 13 no<br />
vembre, jour où le Gouverneur général, cédant son bi<br />
vouac au général Cuny, alla asseoir son camp chez les<br />
Guechtoula, au pied des montagnes des Beni-Koufi, les<br />
plus abruptes du Djudjura.<br />
Les tribus des Guechtoula, redoutant le châtiment qui<br />
avait été infligé aux Maakta, s'empressèrent de deman<br />
der l'aman ; seuls, les Beni-Koufi se montrèrent récalci<br />
trants.<br />
Dans la journée du 14, le général Pélissier quitta son<br />
Revue africaine, 26e année. X'<br />
1S3 (MAI <strong>1882</strong>). 13
ivouac de l'Oued-Rahi,<br />
pour monter dans les Beni-<br />
Koufi, où une forte grand'garde occupait déjà, depuis<br />
l'arrivée, un piton culminant. Deux bataillons de Zouaves,<br />
le bataillon de Tirailleurs et le 25e Léger prirent part à<br />
cette opération.<br />
Le lieutenant-colonel Bourbaki fut envoyé, avec un de<br />
ses bataillons,<br />
sur une crête dominante d'où nos obu<br />
siers, portés au sommet de la montagne, et le feu de son<br />
infanterie,<br />
pouvaient atteindre et contenir la population<br />
fugitive. En arrière de ce rideau, le reste des troupes<br />
put détruire à son aise les villages des Beni-Koufi. Cette<br />
opération fut promptement terminée et, à 5 heures du<br />
soir, nos troupes avaient regagné leurs tentes. Cette<br />
affaire ne nous a coûté que deux tués, un brigadier d'ar<br />
tillerie et un zouave.<br />
C'est au bivouac de l'Oued-Rahi que le Gouverneur gé<br />
néral arrêta l'organisation d'un nouveau commandement<br />
français, qui prit le nom de caïdat de Bor'ni, comme il<br />
ressort de la dépèche ci-après, adressée au général<br />
commandant la division d'Alger :<br />
Au bivouac, chez les Beni-Koufi, Oued-Rahi le 15 novembre 1851 .<br />
« J'ai l'honneur de vous informer qu'à la suite de<br />
» l'expédition que je viens de faire, j'ai eu lieu de remar-<br />
» quer une imperfection dans l'organisation actuelle de<br />
» la subdivision d'Alger, que les circonstances per- me<br />
» mettent de faire disparaître. Je veux parler du manque<br />
» absolu de commandement sur toutes les tribus du<br />
» plateau de Bor'ni.<br />
» Je sais que votre attention s'est déjà portée, à di-<br />
» verses reprises, sur cette portion de votre commande-<br />
» ment et que vous attendiez une occasion pour combler<br />
» une lacune qui nous a attiré si souvent des embarras<br />
» sérieux.
195<br />
» La désorganisation est mise, en ce moment, dans la<br />
» résistance des tribus qui relevaient autrefois de Bordj<br />
» Born'i (1). Il est politique d'en profiter pour la consti-<br />
» tution d'un commandement résidant sur les lieux, qui<br />
» reliera autour de lui les intérêts aujourd'hui divisés<br />
» du pays.<br />
» En conséquence, je prescris, en attendant la sanc-<br />
» tion ministérielle, les modifications suivantes à l'or-<br />
» ganisation actuelle de la subdivision d'Alger.<br />
» Le caïdat de Bor'ni est organisé ;<br />
» forment sont :<br />
»<br />
»<br />
»<br />
»<br />
»<br />
»<br />
»<br />
»<br />
»<br />
1° Les Nezlioua;<br />
2° Les Harchaoua (Aumale) ;<br />
3° Les Mezala, ) ^,.<br />
, T t-, .,«-,, I Flissa;<br />
4° Les Beni-Mekla, )<br />
5° Les Frikat,<br />
6°<br />
Les Beni-Ismaïl,<br />
7° Les Beni-Koufi,<br />
8°<br />
Les Beni-Mendès,<br />
9°<br />
Les Beni-Bou-Gherdane,<br />
« 10° Les Beni-Bou-Addou,<br />
» 11° Les Mechtras,<br />
» 12° Les Ir'il-lmoula, ,<br />
» 13° Les Taguemont ou Kerrouch (2),<br />
'<br />
» 14° Les Cheurfa-Irilguiken,<br />
les tribus qui le<br />
» Il aura pour makhezen 30 khiala soldés à 30 francs<br />
» par mois et les cavaliers des Abid,<br />
» Zaouïa.<br />
(1)<br />
Au temps des Turcs.<br />
Guechtoula;<br />
de Bor'ni et d'Aïn-<br />
(2) Par décision du 2 décembre 1851, Taguemont ou Kerrouch fut<br />
rendu, sur ses instances, à Bel Kassem ou Kassi. Par une autre dé<br />
cision du 6 janvier 1852 les Beni-Mekla furent rendus à l'aghalik des<br />
^lissa et les Mkira placés dans le caïdat de Bor'ni.
196<br />
» Le lieutenant Beauprêtre est nommé caïd de Bor'ni.<br />
» Le lieutenant Beauprêtre sera installé provisoire-<br />
» ment chez les Nezlioua,<br />
» Bechar, dont les propriétés,<br />
dans la dechera du nommé<br />
ainsi que celles des indi-<br />
» gènes qui habitaient avec lui, sont séquestrées pour<br />
» cause de désertion et séjour chez l'ennemi au delà des<br />
» délais accordés.<br />
» L'installation provisoire du caïd de Bor'ni sera faite<br />
» par le bataillon indigène et un détachement du génie,<br />
» qui ne quitteront le pays qu'après son entier achève-<br />
» ment. Une compagnie du bataillon indigène, comman-<br />
» dée par un lieutenant moins ancien que M. Beaupètre,<br />
» formera la garnison de la dechera de Bechar.<br />
» J'ai jeté les yeux pour occuper l'emploi de caïd du<br />
» makhezen de Bor'ni, sur le nommé Ben Ali, ex-caïd<br />
» des Oulad-Dris. Je l'autorise à recruter ses 30 khiala^<br />
» dans sa tribu et à les amener avec lui à dechera<br />
» Bechar.<br />
» Je vous prie de recommander à M. le colonel d'Au-<br />
» relie de favoriser de tout son pouvoir ce recrutement,<br />
» dont il comprendra toute l'importance dans une créa-<br />
» tion nouvelle entourée encore de difficultés sérieuses.<br />
» Cette force indigène, empruntée à sa subdivision, ne<br />
» saurait y causer un affaiblissement notable , son com-<br />
» mandement a de grandes ressources en cavalierie et<br />
» peut en emprunter au besoin aux Aribs et aux Beni-<br />
» Sliman.<br />
» A mon retour à Dra-el-Mizan, je réunirai les djemâas<br />
» des tribus qui vont former le caïdat de Bor'ni et leur<br />
» notifierai mes intentions.<br />
» Je compte, mon cher général, que vous ne négligerez<br />
» rien pour assurer l'exécution rapide des mesures qui<br />
» se rattachent à cette organisation, dont j'attends de<br />
» bons résultats.<br />
» Le caïdat de Bor'ni relèvera de la subdivision<br />
» d'Alger.<br />
» Je vous indiquerai ultérieurement la conduite à te-
» nir, par le caïd de Bor'ni,<br />
197<br />
vis-à-vis des Kabyles placés<br />
* au delà des limites de son commandement.<br />
» J'envoie d'urgence copie de cette lettre à M. le colo-<br />
» nel commandant la subdivision d'Aumale,<br />
afin que le<br />
» recrutement des khiala de Bor'ni ne supporte aucun<br />
» retard. Je prescris également au colonel d'Aurelle<br />
» d'envoyer, à dechera Bechar, le cadi Si El-Mihoub, qui<br />
» passera une quinzaine de jours pour aider à la pre-<br />
» mière installation de M . Beauprêtre<br />
» des Nezlioua,<br />
et initier le cadi<br />
qui fera à la fois les fonctions de cadi du<br />
» makhezen et celles de cadi de sa tribu.<br />
» P. S. Chaque khiala est autorisé à emmener avec lui<br />
» une famille de khammès.<br />
Le lieutenant Beauprêtre,<br />
» Signé : Pélissier. »<br />
qui venait d'être nommé<br />
caïd de Bor'ni, avait cessé, depuis le mois de juillet, de<br />
faire partie du service des affaires arabes par suite de<br />
difficultés qu'il avait eues avec le chef du bureau arabe<br />
d'Aumale (1) et il s'était trouvé faire partie, avec son ba<br />
taillon, de la colonne d'observation de Ben-Haroun.<br />
Dans les journées qui suivirent l'incendie des villages<br />
des Beni-Koufi, on s'occupa de détruire, chez les Beni-<br />
Mendès, la maison et les plantations du beau-père de<br />
Bou Bar'la, Amar ou Mohamed ou El-Hadj, qui avait été<br />
des premiers à attirer le chérif dans le pays.<br />
Les populations des Guechtoula s'étaient portées à la<br />
zaouïa de Si Abd-er-Rahman Bou Goberin, pour prier le<br />
chikh El-Hadj Amar d'intercéder en leur faveur; le Gou<br />
verneur général avait, de son côté, fait engager ce mara<br />
bout à se rendre à son camp, considérant que cette dé<br />
marche aurait un retentissement dans tout le pays, qui<br />
comptait un très grand nombre de khouan appartenant<br />
à l'ordre dont il était le chef.<br />
(1) C'était alors le capitaine Abdelal, depuis général.
Le 17 novembre, El-Hadj<br />
Pélissier,<br />
198<br />
Amar se présenta au général<br />
qui le traita avec la distinction que réclamait<br />
sa haute position religieuse,<br />
mais en lui faisant nette<br />
ment comprendre l'usage qu'il désirait qu'il fît de l'in<br />
fluence qu'il possédait sur les Kabyles.<br />
Il y a lieu de remarquer que ce marabout, qui, en 1856,<br />
devait soulever une nouvelle insurrection en Kabylie, se<br />
conduisit, pendant quelque temps,<br />
d'une façon correcte<br />
et qu'il nous aida à venir à bout de bon nombre de diffi<br />
cultés. Tous les Guechtoula acceptèrent nos conditions<br />
et se mirent immédiatement en devoir de les remplir.<br />
Nous allons achever le récit de l'expédition, en donnant<br />
le dernier rapport du général en chef :<br />
« El-Had de Timezrit,<br />
le 24 novembre 1851.<br />
« Retenu par les pluies chez les Guechtoula,<br />
» vous ai écrit le 16 novembre,<br />
d'où je<br />
je n'ai pu quitter mon<br />
» camp que le 19. J'ai occupé mon séjour au pied des<br />
» Beni-Koufi, à faire rentrer les contributions de guerre<br />
» de toute la confédération des Guechtoula et à la pré-<br />
» parer à la nouvelle organisation dans laquelle elle de-<br />
» vait rentrer.<br />
» Le 21 novembre, j'ai réuni à mon camp (1) à Hadjeur-<br />
» bou-Lahia, les djemâas de toutes les tribus qui feront<br />
» partie, à l'avenir, du caïdat de Bor'ni. La présence du<br />
» bach agha Bel Kassem ou Kassi,<br />
m'a fourni l'occasion<br />
» de faire ressortir aux yeux des Kabyles tous les avan-<br />
» tages et les honneurs qu'entraîne après elle, pour les<br />
» indigènes, la fidélité à notre cause et les calamités qui<br />
» sont, au contraire, la conséquence de l'oubli de devoirs<br />
» envers nous.<br />
» Mes paroles portaient trop<br />
juste pour ne pas être<br />
(1) Le général Cuny était descendu le 18 à Bor'ni et était arrivé à<br />
Hadjeur-bou-Lahia le 20 novembre avec la colonne principale.
199<br />
» comprises par chacun des Kabyles appelés à cette<br />
» conférence, et c'est au milieu d'une émotion profondé-<br />
» ment excitée par le souvenir des rigueurs que je ve-<br />
» nais d'exercer que j'ai procédé à l'installation de M. le<br />
» lieutenant Beauprêtre comme chef du caïdat de Bor'ni.<br />
» Bel Kassem ou Kassi a pris plusieurs fois la parole,<br />
» pour faire aux Kabyles des reproches sur leur conduite<br />
» irréfléchie et leur montrer la voie qui seule, peut ra-<br />
» mener dans leur pays la tranquillité et la prospérité<br />
» que leurs riches productions leur assurent, dans un<br />
» état parfait de soumission. J'ai retrouvé, dans cette<br />
» occasion, Bel Kassem ou Kassi aussi distingué qu'il<br />
» s'était montré brillant dans la lutte qu'il a eu à soutenir<br />
» pour nous rester fidèle et conserver l'honneur de sa<br />
» famille.<br />
» La majeure partie des Flissa, qui suivait avec anxiété<br />
» les divers mouvements de nos colonnes, avait acquitté<br />
» sa contribution; les deux fractions El-Oustani et<br />
» Rouafa hésitaient cependant encore. Il devenait urgent<br />
» de se montrer dans l'intérieur de leur pays, pour faire<br />
» cesser un état de choses qui aurait rendu mon opéra-<br />
» tion incomplète.<br />
» Dans la journée du 22 courant, j'ai pénétré par les<br />
» Mzala dans le pays des Flissa et j'ai porté mon camp<br />
» au Khemis des M'kira. Les députations de toutes les<br />
» fractions des Flissa se sont portées à ma rencontre et<br />
» m'ont conduit elles-mêmes à travers leur pays. Pen-<br />
» dant ma marche,<br />
les versements se poursuivaient avec<br />
» activité et les Oustani et les Rouafa suivaient l'exem-<br />
» pie des autres fractions. J'avais à punir le nommé<br />
» Hammouch, des Rouafa, qui s'était montré un des plus<br />
» ardents à appeler Bou Bar'la dans leur pays; mais, en<br />
» arrivant au bivouac d'El-Had,<br />
au pied de la djama de<br />
» Timezrit, cet homme est venu se livrer avec tous les<br />
» siens à ma discrétion. J'ai arrêté les troupes que je di-<br />
» rigeais sur ces villages, pour les détruire, pensant<br />
» qu'il y avait assez de rigueurs d'exercées et qu'il était
200<br />
» politique d'user de clémence. Mon indulgence a été<br />
» comprise et, dès ce moment, la soumission des Flissa<br />
» a été complète.<br />
» Notre camp d'El-Had a été dans col'abondance;<br />
la<br />
» lonne y a reçu une diffa de 500 moutons et les Kabyles<br />
» ont apporté eux-mêmes tout ce qui lui était nécessaire<br />
» en orge et en paille.<br />
» Aujourd'hui je descends vers Bordj-Menaïel, laissant<br />
obéis-<br />
» derrière moi un pays complètement dans notre<br />
» sance.<br />
» Signé : Pélissier. »<br />
Le Gouverneur général n'avait gardé avec lui, pour<br />
monter dans les Flissa, que les Zouaves,<br />
le bataillon de<br />
Tirailleurs indigènes et le 8e Léger sous les ordres du gé<br />
néral Cuny; le reste des troupes était parti le 22 novem<br />
bre, sous le commandement du général Camou, pour<br />
rejoindre ses cantonnements.<br />
Les résultats de cette brillante campagne, qui avait<br />
duré moins d'un mois, ont été solides et durables (1); le<br />
chérif put bien encore revenir dans les Guechtoula, mais<br />
sans réussir à les entraîner sérieusement dans l'insur<br />
rection ; quant aux Beni-Aïssi, aux Maatka, aux Flissa<br />
et aux Nezlioua, ils ne l'accueillirent plus sur leur<br />
territoire et ne se laissèrent plus entamer par ses pré<br />
dications.<br />
Voici quelles furent les amendes de guerre imposées<br />
aux tribus insurgées :<br />
(1) Par décret du 10 décembre 1851 ,<br />
le général Pélissier fut nommé<br />
grand officier de la Légion d'honneur ; le général Cuny et le colonel<br />
Durrieu commandeurs ; le capitaine Péchot officier ; le bach agha<br />
Bel Kassem ou Kassi et l'agha des Flissa Si Mohamed bel Hadj<br />
chevaliers de la Légion d'honneur.
201<br />
Tribus des Flissa 96.250<br />
Beni-Smaïl 15.000<br />
Beni-Koufi 15.000<br />
Beni-bou-Addou 15.000<br />
■ Beni-bou-R'erdane ... . . 15,000<br />
3<br />
'" '<br />
Mechtras 30.000<br />
g<br />
Fril-Imoula 15.000<br />
202<br />
CHAPITRE IV<br />
— Bou Bar'la essaie de franchir le Djurjura. Il fait un coup de main<br />
sur les Beni-Meddour. —<br />
Le<br />
Chérif enlève les villages d'Ague-<br />
moun et de Tifra et soulève plusieurs tribus de Bougie. —<br />
sion exercée par le général Bosquet. —<br />
mande est assaillie par une tourmente de neige.<br />
Si El-Djoudi, —<br />
La<br />
Répres<br />
colonne qu'il com<br />
— Soumission<br />
qui est nommé bach-agha des Zouaoua.<br />
Bar'la est blessé dans un combat à El-Boteha.<br />
de<br />
Bou<br />
Après sa complète déconfiture dans la vallée de Bor'ni,<br />
Bou Bar'la ne se trouvait plus en sûreté dans les<br />
Beni-Sedka. Si El-Djoudi,<br />
qui avait rompu avec lui et qui<br />
avait le désir de se rallier à nous, faisait, avec un certain<br />
succès, des démarches dans les tribus des Zouaoua qui<br />
subissaient son influence, pour les amener à se soumet<br />
tre ; de sorte que le chérif était menacé de se trouver<br />
pris entre les Guechtoula qui obéissaient au lieutenant<br />
Beauprêtre et les Zouaoua, par lesquels il communiquait<br />
avec les Beni-Mellikeuch. Il était prudent pour lui de re<br />
tourner dans cette dernière tribu; mais la difficulté était<br />
d'enlever son trésor, que les Ouled-Ali-ou-Iloul ne vou<br />
laient pas lui laisser emporter, sous prétexte que les<br />
Français pourraient, un jour ou l'autre, le leur réclamer<br />
et les rendre responsables de sa disparition.<br />
Le lieutenant Beauprêtre écrivait, à ce sujet, comme il<br />
suit, le 29 novembre : « D'après le rapport d'un espion,<br />
» qui est en même temps l'ami de Bou Bar'la, ce dernier<br />
» voulait fuir des Ouled-Ali-ou-Iloul ; mais, enlever l'ar-<br />
» gent, c'était le difficile. Après une heure de conseil<br />
■» avec les siens, il fit sortir tout le monde et envoya<br />
» acheter des coffres kabyles,<br />
qu'il fit placer dans sa<br />
» chambre et il y mit tout son argent. Il fît tout cela<br />
» d'une manière très ostensible ; mais, dans la nuit du<br />
» mercredi au jeudi,<br />
il chargea les mulets d'argent et les<br />
» fit partir. Il resta de sa personne toute la journée du
203<br />
» jeudi, ayant toujours les coffres à côté de lui, mais il<br />
» n'y avait plus rien dedans. Dans la nuit du jeudi au<br />
» vendredi, Bou Bar'la partit en abandonnant ses deux<br />
» femmes, celle des Beni-Mendas et celle des Oulad-Sidi-<br />
» Aïssa, ainsi que le beau-frère de cette dernière et le<br />
» beau-père de la première. Il a, dit-on, l'intention de<br />
» gagner le Sud. »<br />
Dans le but de lui fermer le passage, s'il voulait réelle<br />
ment s'échapper, des ordres furent donnés à nos postes<br />
de l'Oued-Sahel pour qu'on fît bonne garde sur toutes<br />
les routes.<br />
Le sous-lieutenant Hamoud était toujours à Beni-Man<br />
çour; on n'osait abandonner à lui-même, dans ce poste,<br />
le caïd du makhezen Bel Kher, qui était un excellent et<br />
vigoureux soldat, mais qui avait un caractère intraitable<br />
et qui se laissait facilement aller à toutes sortes d'exac<br />
tions. Il y avait fort à faire pour maintenir une sécurité<br />
relative dans l'Oued-Sahel ; le lieutenant Hamoud s'ac<br />
quittait parfaitement de sa mission et il avait eu plu<br />
sieurs coups de main heureux. Nous citerons celui du<br />
27 octobre, où il avait détruit presque en entier, près de<br />
Bou-Djelil, la bande de Mohamed ben Messaoud, des<br />
Beni-Mellikeuch, qui avait continué ses déprédations<br />
dans le pays. Huit cavaliers insurgés avaient été tués<br />
dans cette affaire et on avait pris douze chevaux sellés,<br />
parmi lesquels se trouvait la monture de Mohamed ben<br />
Messaoud. Le chef de bande avait perdu son frère dans<br />
le combat.<br />
Le lieutenant Hamoud fit donc occuper tous les pas<br />
sages de la partie occidentale du Djurjura,<br />
pendant que<br />
Ben Ali Chérif faisait de même sur la partie orientale.<br />
Le capitaine Bonvallet se trouvait, de son côté, dans<br />
les Beni-Abbès,'<br />
avec un goum de 220 chevaux; enfin le<br />
caïd de l'Ouennour'a occupait en arrière les passages<br />
des Portes-de-Fer.<br />
Bou Bar'la ne put réussir à franchir le Djurdjura, dont
204<br />
tous les cols étaient interceptés par les neiges, et il ren<br />
tra aux Oulad-Ali-ou-Iloul dans les premiers jours de dé<br />
cembre.<br />
Le 21 décembre, le lieutenant Beauprêtre réussit à<br />
faire un coup de main sur le marché des Ouadia; voici le<br />
rapport qu'il a fourni sur cette affaire :<br />
« Aïn-Doukara (1),<br />
le 21 décembre 1851 (9 h. du soir).<br />
« Ainsi que j'ai eu l'honneur de vous le dire,<br />
j'ai été<br />
» occupé jusqu'à présent à la rentrée de l'impôt. Je n'ai<br />
» pu faire courir mes cavaliers comme je l'aurais voulu,<br />
» du côté de Beni-Sedka. Mais aujourd'hui qu'il ne me<br />
» reste plus qu'environ 5,000 fr. à faire rentrer,<br />
j'ai dû<br />
» réunir le plus de mokhaznis possible et ce matin je les<br />
» ai dirigés du côté des Ouadia. C'était jour de marché ;<br />
» je l'ai choisi exprès pour faire voir à ces Kabyles que<br />
» nos cavaliers ne craignaient point les grands rassem-<br />
» blements. Comme les cavaliers n'ont pas paru, de ce<br />
» côté, depuis quelque temps et que le dimanche surtout,<br />
» à cause du marché, les Beni-Sedka ont beaucoup de<br />
» confiance en eux-mêmes, ils s'avancent ce jour-là pour<br />
» faire paître leurs troupeaux entre le village et le mar-<br />
» ché. Ils viennent également à la charrue en toute con-<br />
» fiance. Aussi, ce matin, ont-ils été assaillis par 50 de<br />
» nos cavaliers, qui ont fait d'abord déserter tout le<br />
» marché et pris tout ce que les Ouadia ont de trou-<br />
» peaux. Lorsqu'ils ont vu que ce petit goum était occupé<br />
» de la conduite de sa prise, ils sont venus derrière lui<br />
(1) Le point occupé d'abord par le lieutenant-colonel Bourbaki,<br />
ensuite par le lieutenant Beauprêtre, s'appelait Nadeur-Amar-Aber-<br />
d'<br />
kan; on lui donna ensuite le nom Aïn-Doukara,<br />
qui était celui<br />
d'une source située à l'ouest du camp ; le nom de Dra-el-Mizan<br />
a enfin prévalu bien qu'il appartienne en réalité à une crête située<br />
près du col de Sidi-Rahmoun.
205<br />
» et ont commencé le coup de feu. Le goum a dû se<br />
» diviser : une partie pour conduire le troupeau, une<br />
» partie pour maintenir l'ennemi. A deux reprises diffé-<br />
» rentes, ils ont été repoussés vigoureusement et ont<br />
» laissé des morts qu'ils n'ont pas eu le temps d'enle-<br />
» ver. La fraction du goum qui conduisait le troupeau<br />
» gagnait du terrain et, arrivée à hauteur des Ir'il-lmoula<br />
» et des Beni-Addou,<br />
elle a été rejointe par un grand<br />
» nombre de gens des Ir'il-lmoula qui lui ont enlevé de<br />
» force, mais sans coups de fusil,<br />
environ 200 ou 300 mou-<br />
» tons, qu'ils ont rendus séance tenante aux insurgés.<br />
» Le goum qui faisait l'arrière-garde,<br />
tenait les hauteurs<br />
» et passait près des Beni-bou-Addou. Il avait environ<br />
» 20 à 25 prisonniers, lorsqu'arrivé à hauteur du village<br />
» de cette tribu,<br />
les habitants sont venus en assez grand<br />
» nombre et en faisant tout leur possible pour inspirer<br />
» de la confiance aux cavaliers, de manière à arriver<br />
» jusqu'à eux. Lorsqu'ils se sont trouvés pêle-mêle, ils<br />
» ont fait sauver les prisonniers des Zouaoua et ont<br />
» donné pour raison que, pour le troupeau,<br />
ils ne di-<br />
» saient rien, mais qu'ils ne pouvaient pas, entre Kaby-<br />
» les, permettre que des prisonniers fussent faits devant<br />
» eux et à leur barbe. Il y avait tout au plus 7 à 8 cava-<br />
» liers pour conduire ces prisonniers, attendu que le<br />
» restant était occupé à faire le coup de feu ou à con-<br />
» duire le troupeau. Ils ont dû nécessairement, pour<br />
» éviter d'avoir des coups de feu avec les Beni-bou-<br />
» Addou, ainsi que je leur avais recommandé, laisser<br />
» filer les prisonniers. Je dois vous dire aussi, mon<br />
» capitaine, que je leur avais recommandé de n'avoir<br />
» aucune prise de corps avec nos nouveaux soumis.<br />
» Un certain nombre de Beni-bou-Addou et d'Ir'il-<br />
» Imoulà ne se sont pas contentés, les uns de faire<br />
» échapper les prisonniers, les autres de piller le trou-<br />
» peau pour le compte des insoumis,<br />
mais ils ont encore<br />
» livré passage à bon nombre de Kabyles insoumis<br />
» armés, qui sont venus faire le coup de feu derrière
206<br />
» nos cavaliers ramenant leur prise jusque près et un<br />
» peu à l'est des Mechtras.<br />
» Tout cela n'empêche pas que les Beni-Sedka ont eu<br />
» plusieurs hommes tués et que nos cavaliers ont ra-<br />
» mené 360 moutons et 40 têtes de bœufs. Deux chevaux<br />
» des nôtres ont été blessés dangereusement.<br />
» J'ai ici quelques hommes des Beni-bou-Addou, je<br />
» les retiens jusqu'à plus ample information de leur<br />
» conduite. Maintenant je vous dirai aussi,<br />
mon capi-<br />
» taine, que les chikhs des Beni-bou-Addou se trou-<br />
» vaient ici pendant que le goum était dehors ; ils n'ont<br />
» donc pas été présents pour maintenir leurs gens; que<br />
» les chikhs des Ir'il-lmoula ont fait leur possible pour<br />
» empêcher la jeunesse, toujours exaltée,<br />
» à cette affaire.<br />
» Au premier élan du goum,<br />
de se mêler<br />
tout le marché des Ouadia<br />
» s'est sauvé. Avec cent cavaliers de plus, c'était une<br />
» razzia complète. Ils sont allés jusqu'au-dessous du vil-<br />
» lage des Oulad-Ali-ou-Iloul,<br />
où demeure Bou Bar'la<br />
» et en sont arrivés assez près pour entendre les femmes<br />
» de ce dernier jeter des cris de joie à leur approche.<br />
» Je dois vous dire aussi, à propos de Bou Bar'la,<br />
» qu'il est parti pour les Beni-Mellikeuch,<br />
avant-hier au<br />
» soir, sans annoncer son départ. Il s'est même entendu<br />
» avec ceux des Kabyles qui l'approchent,<br />
pour qu'ils<br />
» l'aident à cacher son mouvement. Pour ceux qui n'ont<br />
» pas sa confiance, il est allé au-devant de son père qui<br />
» est arrivé chez les Beni-Mellikeuch. Mais je crois qu'il<br />
» est réellement allé chez les Beni-Mellikeuch dans l'in-<br />
» tention de tirer parti d'une défaite que vient d'essuyer<br />
» le goum des Beni-Mançour (1), d'après ce qui m'a été<br />
(1) Il s'agit d'une attaque qui a été tentée le 19 décembre par El<br />
Hadj Kassi, caïd des Beni-Mançour, avec les gens de sa tribu, ceux<br />
des Cheurfa et des Beni-Aïssi et quelques Mecheddala, contre le vil<br />
lage de Takarbouzt. Nos alliés ont été repoussés avec 1 homme<br />
tué et 2 blessés. L'ennemi a eu 2 morts et 3 blessés, quelques mai<br />
sons du village ont été brûlées.
207<br />
» rapporté (je vous donne ce renseignement sous toute<br />
» espèce de réserve). Il a peut-être vu là un peu de jour<br />
» pour se remettre à la tête de son ancienne bande, tout<br />
» en attendant que le moment propice de disparaître<br />
» soit venu.<br />
» Son ancien khodja, Si Ali el Moussaoui, que j'avais<br />
» demandé, il y a quelques jours,<br />
au chikh de la za-<br />
»<br />
ouïa, vient de mettre envoyé par ce dernier, qui me<br />
» prie avec instance de lui donner l'aman pour qu'il<br />
» reste à la zaouïa et qui du reste en répond. J'ai dû<br />
» prendre en considération l'influence de ce chikh, atten-<br />
» du qu'il n'a pas manqué à sa parole (il m'avait promis<br />
» de me l'envoyer et il l'a fait). L'ancien khodja de Bou<br />
» Bar'la n'est autre qu'un homme originaire de la tribu<br />
» des Oulad-Si-Moussa, de la subdivision d'Aumale, qui a<br />
» beaucoup voyagé et qui est resté longtemps à Bougie,<br />
» où il s'est marié. Il demeure depuis plusieurs années,<br />
» avec sa famille,<br />
à la zaouïa de Si Abd-er-Rahman.<br />
» Lorsque Bou Bar'la s'est présenté, il l'a suivi, mais<br />
» sans emmener sa famille de la zaouïa; je crois que<br />
» c'était avec l'assentiment du chikh Si El Hadj Amar,<br />
» que ce taleb suivait le derwiche. C'était autant pour se<br />
» ménager du côté de Bou Bar'la, dans le cas où ce der-<br />
» nier serait devenu le sultan ren-<br />
du pays, que pour lui<br />
» dre service sous son nom de protecteur de la religion.<br />
» Lorsque les choses sont rentrées dans l'ordre et<br />
» qu'il a vu que Bou Bar'la était le plus faible, le taleb<br />
» Si Ali el Moussaoui est rentré à la zaouïa,, où je crois<br />
» qu'il ne demande pas mieux maintenant que de rester<br />
» tranquille.<br />
» Malgré le grand désir quej'avais d'arrêter cet homme<br />
» et de vous l'envoyer, j'ai cru prudent et politique de ne<br />
» pas le faire à cause du chikh de la zaouïa.<br />
» En résumé, les cavaliers ont fait une bonne razzia;<br />
» ils sont très contents d'eux et Bou Bar'la est chez les<br />
» Beni-Mellikeuch.<br />
» Signé : Beauprêtre. »
208<br />
La dépêche ci-après indique quel avait été le véritable<br />
motif de l'absence de Bou Bar'la :<br />
« Alger,<br />
le 29 décembre 1851.<br />
» J'ai l'honneur de vous envoyer les dernières nouvel-<br />
» les que m'a adressées M. le lieutenant Beauprêtre, sur<br />
» le chérif Bou Bar'la. Il paraîtrait que, pendant<br />
l'ab-<br />
» sence de quelques jours qu'il a faite au commence-<br />
» ment de la semaine,<br />
» Meddour de Bouïra, et que,<br />
il se serait porté chez les Beni-<br />
dans un engagement qu'il<br />
» aurait eu avec les gens de cette tribu, il leur aurait<br />
» tué 4 hommes,<br />
pris 4 mulets et enlevé 14 ou 15 fusils.<br />
» De retour chez les Oulad-Ali-ou-Iloul depuis 3 ou 4<br />
» jours, il aurait maintenant l'intention de tenter un<br />
» coup de main sur la tribu des Ir'il-lmoula. Les Beni-<br />
» Sedka ne seraient pas très disposés à lui prêter leur<br />
» concours pour cette tentative; malgré cela,<br />
M. Beau-<br />
» prêtre a pris ses précautions- pour que cette tribu ne<br />
» soit pas surprise. . .<br />
» Signé : Cuny. »<br />
L'extrait ci-après d'une lettre du général Cuny, com<br />
mandant la subdivision d'Alger, indique les bons résul<br />
tats qu'on avait déjà obtenus, dès la fin de 1851, par<br />
suite de la création du poste de Dra-el-Mizan .<br />
« Les Kabyles insoumis n'ont pu labourer que le pied<br />
de leurs montagnes et encore avec beaucoup de peine.<br />
Les Ouadia ont été obligés de faire des petits fossés<br />
sur les derniers contreforts, afin d'abriter les quelques<br />
travailleurs hardis qui s'exposent à labourer dans la<br />
plaine et qui, encore, ne s'avancent jamais à plus<br />
d'une portée de fusil.
209<br />
» Le makhezen de Dra-el-Mizan, depuis qu'il est ins-<br />
» tallé, n'a cessé de couper las routes, d'enlever les mar-<br />
» chands ; il pénètre de plus en plus dans le pays : ainsi,<br />
» il y a quelques jours,<br />
il a fait de la fantazzia sur l'em-<br />
» placement même du marché des Ouadia.<br />
» On comprend facilement que ce blocus doit faire<br />
» naître un état de gène très pénible pour toutes les tri-<br />
» bus insoumises. En admettant même que nous ne<br />
» puissions détruire complètement la contrebande, il est<br />
» certain que ceux qui s'exposent à la faire,<br />
font payer<br />
» aux insoumis les dangers qu'ils courent à traverser nos<br />
>. lignes.<br />
» Depuis l'installation de Dra-el-Mizan, dans les diver-<br />
» ses sorties du makhezen, nous n'avons encore eu qu'un<br />
» homme blessé : malheureusement la seule victime<br />
» est un excellent cavalier, c'est le nommé Ben Adroug.<br />
» Quant aux tribus qui composent le commandement<br />
» de Bor'ni, M. Beauprêtre me fait savoir qu'il n'a point à<br />
» s'en plaindre. Dans les premiers moments elles ont<br />
» éprouvé un certain sentiment pénible, quand elles ont<br />
» vu le goum traverser leur territoire, ramener trou- des<br />
» peaux saisis sur leurs voisins; elles ont dû aussi être<br />
» un peu lésés dans leurs intérêts par les difficultés que<br />
» l'installation de Dra-el-Mizan a fait naître pour le com-<br />
» merce avec les Zouaoua.<br />
» Aujourd'hui, la chose est acceptée, petits et grands<br />
» viennent auprès de M. Beauprête, dont l'autorité est<br />
» reconnue. »<br />
Au moment où on pouvait croire Bou Bar'la réduit à<br />
l'impuissance,<br />
nous allons le voir de nouveau soulever<br />
les tribus du côté de Bougie et nous forcer à envoyer<br />
contre lui une nouvelle colonne.<br />
Au commencement de 1852, une assez grave mésintel<br />
ligence avait éclaté entre diverses fractions des Aït-ou-<br />
Revue africaine, 26e année. X" 183 (MAI <strong>1882</strong>). 14
210<br />
Ameur, du cercle de Bougie, et elles étaient entrées en<br />
lutte les unes contre les autres.<br />
Les habitants du village de Tizi-el-Korn demandèrent<br />
l'appui de Bou Bar'la et ce dernier leur envoya son kha<br />
lifa Abd el Kader el Boudouani, pour sonder les esprits<br />
et voir s'il y avait quelque chose à faire de ce côté. Le<br />
Chérif se décida à quitter à son tour les Beni-Sedka le 3<br />
janvier; le 7, il était dans les Beni-Idjeur et le 8, il fai<br />
sait son entrée chez les Aït-Ameur, amenant à sa suite<br />
une quarantaine de cavaliers et plus de 400 fantassins<br />
des Zouaoua et des Beni-Idjeur.<br />
Sur la demande de Boudjema ou Ali,<br />
chikh d'Ague-<br />
moun, qui s'attendait à être attaqué, le lieutenant-colo<br />
nel de Wengi, commandant supérieur de Bougie, avait<br />
immédiatement envoyé l'interprète Ahmed Khatri au tnin<br />
des Fenaïa, pour y<br />
rassembler les cavaliers et fantas<br />
sins des tribus soumises et, le 10 au matin, les contin<br />
gents qu'il avait pu réunir prenaient position sur le<br />
plateau de Taourirt-Guir'il,<br />
sans.<br />
prêts à soutenir nos parti<br />
Le 14 janvier, Bou Bar'la, ayant reçu de nouveaux ren<br />
forts, se lança sur le village d'Aguemoun,<br />
par la route<br />
qui suit les crêtes. Nos contingents à pied montrèrent,<br />
dès l'abord, fort peu d'ardeur et aussitôt que les cava<br />
liers du chérif apparurent, ils se jetèrent en désordre<br />
dans toutes les directions,<br />
en proie à une véritable pa<br />
nique. Nos cavaliers stimulés par l'interprète et par les<br />
caïds, tinrent pied un instant,<br />
mais débordés par l'en<br />
nemi qui couronnait les crêtes, ils furent obligés de se<br />
replier à leur tour, après avoir perdu six des leurs et<br />
s'être laissé enlever douze chevaux. Le caïd Ou Rabah<br />
et ses frères soutinrent la retraite ; poussant simultané<br />
ment une charge, ils dégagèrent deux des nôtres dont<br />
les chevaux s'étaient abattus et tuèrent même un des<br />
principaux cavaliers du chérif, le plus acharné à la pour-
211<br />
suite (1). Bou Bar'la, maître du terrain, livra aussitôt au<br />
pillage le village d'Aguemoun.<br />
Les effets de cet avantage remporté par le chérif, ne<br />
tardèrent pas à se faire sentir; dès le lendemain les<br />
Cheurfa, les Iksilen, les Aït-Ahmed-ou-Garets, lui firent<br />
leur soumission et les Aït-Mançour et les Oulad-Sidi-<br />
Moussa-ou-Idir en faisaient autant le 17 janvier. Le 19,<br />
le village de Tifra, abandonné par ses habitants, fut<br />
incendié par les insurgés.<br />
Poursuivant ses succès, Bou Bar'la s'avança le 20 jan<br />
vier, avec de nombreux contingents des Zouaoua, sur les<br />
Beni-Our'lis ; ceux-ci lui avaient déjà envoyé une députa<br />
lorsque la nouvelle de l'arrivée<br />
tion pour traiter avec lui,<br />
d'une colonne dans l'Oued-Sahel changea leurs disposi<br />
tions et les détermina à la résistance comme nous le<br />
verrons plus loin.<br />
La lettre ci-dessous, du général Bosquet, commandant<br />
la subdivision de Sétif, qui avait été chargé de réprimer<br />
le soulèvement provoqué par Bou Bar'la, nous montrera<br />
comment cet officier général parvint à chasser l'agita<br />
teur, en organisant et en jetant sur lui les contingents<br />
des tribus fidèles, qu'il se bornait à soutenir en arrière.<br />
: Au camp des Fenaya, le 28 janvier 1852, 9 h. du matin.<br />
» Nos affaires dans l'Oued-Sahel ont commencé, ont<br />
» marché et vont finir aussi bien qu'il est possible de le<br />
» désirer et bien mieux que je n'osais l'espérer, d'après<br />
» l'émotion que je trouvais dans le pays dans les pre-<br />
» miers jours,<br />
et les premiers succès de Bou Bar'la<br />
(1) D'après des renseignements fournis à M. Beauprêtre, le cava<br />
lier tué serait El Medboh, un des lieutenants de Bou Bar'la, mais il<br />
ne fut sans doute que blessé, car on le voit reparaître plus tard.
212<br />
» avant mon arrivée. Voici un résumé des faits et de la<br />
» situation:<br />
» Sur les rapports très inquiétants du colonel de<br />
» Wengy, je suis parti, comme vous le savez, le 18 de<br />
4e<br />
» Sétif et je suis arrivé avec 1,200 baïonnettes, le<br />
» sur l'Oued-Berri.<br />
jour,<br />
» Tout le haut de la rive gauche, jusqu'aux Fenaïa<br />
» était à Bou Bar'la. Les Beni-Our'lis n'écoutaient plus<br />
» ni Bougie ni le vieux El-Hadj Naît Hammich. Le raa-<br />
» khezen de Bougie et quelques contingents étaient en<br />
» position chez les Fenaïa,<br />
autant pour les maintenir<br />
» que pour les défendre. Si Chérif Amzian, d'El-Harrach,<br />
» fut envoyé le 21 au soir, afin de rassembler tout son<br />
» monde et de border la rive droite, le lendemain matin,<br />
» en face des Beni-Our'lis ; tout ce que j'avais chez les<br />
» Fenaïa de cavaliers indigènes eut ordre de remonter la<br />
» vallée, à mi-côte, et je partis moi-même, à la petite<br />
» pointe du jour, avec le goum de Sétif, les Chasseurs,<br />
» les Spahis et 4 compagnies d'élite sans sac. Remon-<br />
» tant la vallée par la route centrale, nous arrivâmes<br />
» ainsi jusqu'au village de Fellaïe, au centre des Beni-<br />
» Our'lis.<br />
» Cette reconnaissance sur trois lignes,<br />
avait pour but<br />
» de montrer que la colonne était dans la vallée, de<br />
» détruire ainsi les bruits que faisait courir Bou Bar'la,<br />
» qu'il n'y avait de troupes ni à Bougie ni à Sétif, et que<br />
» d'ailleurs nos colonnes ne sortiraient pas pendant l'hi-<br />
» ver ; elle nous permettait de voir les gens de près et de<br />
» nous assurer de l'état réel des esprits.<br />
- Il était temps de montrer nos troupes,<br />
car l'esprit<br />
» public était bien gâté. Les Beni-Our'lis se rendaient<br />
» près du chérif au moment où nous arrivâmes à Fellaïe<br />
» et nous leur fîmes, avec notre tête de colonne, l'effet<br />
» de la tête de Méduse.<br />
» Pendant ce temps ma colonne passait sur la rive<br />
» gauche et se réunissait, au ksar, à deux bataillons sor-
213<br />
» tis de Bougie, dont un du 8e<br />
» veille, venant d'Alger.<br />
Léger, débarqué l'avant-<br />
» Bou Bar'la, après avoir brûlé Aguemoun et Tifra,<br />
» s'était installé chez les Beni-Mançour et de là tâchait<br />
» de rassurer et d'amener les Beni-Our'lis. Je déclarai à<br />
■• ces derniers que j'allais marcher sur eux et que je<br />
» saccagerais leur pays s'il n'y avait point, le lendemain,<br />
» du sang répandu entre eux et les contingents du che-<br />
» rif et je m'avançai jusqu'au tnin,des Fenaïe. Les Beni-<br />
» Our'lis effrayés, prirent parti pour nous. Bou Bar'la,<br />
» voyant qu'ils lui échappaient, tenta un effort contre le<br />
» village d'Aourir, le plus rapproché de lui ; mais il y fut<br />
» reçu par le fils d'El-Hadj Naît Hammich et laissa entre<br />
» nos mains onze cadavres et six prisonniers des Beni-<br />
» Idjeur et autres Zouaoua. J'encourageai les Beni-Our'lis<br />
» et leur donnai ordre d'entrer chez les Beni-Mançour,<br />
» afin de les compromettre plus nettement, ce qu'ils<br />
» exécutèrent très bien en brûlant un de leurs villages.<br />
» Pendant ce temps je me faisais rejoindre par des<br />
» contingents des tribus des deux rives et j'en réunis<br />
» au tnin 2,400 environ, dans la nuit du 25 au 26. Le<br />
» temps, qui avait été brumeux et menaçant, s'était<br />
» éclairci pendant cette nuit et je partis avec tous les<br />
» Kabyles et toute ma colonne sans sacs, pour attaquer<br />
» à la pointe du jour et saccager tout ce grand pays des<br />
» Beni-Mançour et des Oulad-Si-Moussa-ou-Idir qui<br />
» touche, d'une part aux crêtes neigeuses et de l'autre<br />
» aux Beni-Our'lis.<br />
» Bou Bar'la s'était enfui chez les Beni-Idjeur et avait<br />
» abandonné ces malheureuses populations après les<br />
» avoir compromises.<br />
» La résistance a été molle, bien que tous les villages<br />
» fussent encore remplis de butin et à peine vides des<br />
» habitants. Les Beni-Our'lis et les Ourzellaguen nous<br />
» avaient rejoints sur le terrain. C'était un spectacle<br />
» curieux de voir ces hordes barbares inonder la monta-<br />
» gne pour chasser les fuyards, sur les traces du goum,
214<br />
» piller et brûler. On a compté plus de 23 villages en feu.<br />
» La vue de cet incendie, qui a dû être aperçu de fort<br />
» loin, a dû faire faire de sérieuses réflexions à toute la<br />
» vallée. Le résultat a été de châtier très complètement<br />
» les premiers qui avaient pris parti pour le chérif, de<br />
» compromettre tous les Kabyles pour notre cause et de<br />
» montrer à eux et au chérif qu'ils peuvent,<br />
» nissant avec ordre,<br />
résister et garder leur pays.<br />
en se réu-<br />
» La pluie nous a arrêtés depuis hier, mais les Beni-<br />
» Mançour, les Oulad-Si-Moussa-ou-Idir et les Aït-Ameur<br />
» arrivent en masse. (Nous n'avions antérieurement, de<br />
» ces derniers, que trois villages,<br />
il vient de s'en pré-<br />
» senter cinq de plus.) Inutile de dire que les Beni-Our'lis<br />
» sont ralliés et que dans toute la vallée il n'y a plus de<br />
» préoccupation.<br />
o Bou Bar'la a rejeté sa déroute sur les Beni-Idjeur,<br />
» qu'il a voulu frapper d'une grosse amende ; ceux-ci, me<br />
» dit-on, se sont divisés et Bou Bar'la à l'instant même<br />
» a cru prudent de monter à cheval pour se replier chez<br />
» les Illoula-ou-Malou et de là,<br />
ne se croyant pas encore<br />
» en sûreté contre les vengeances particulières, il serait<br />
» parti, me dit Si Ben Ali Chérif qui est venu me voir,<br />
» vers les Beni-Sedka.<br />
» Signé : Bosquet. »<br />
Le combat du 25 mit fin au soulèvement, et il n'y eut<br />
plus qu'à réorganiser le commandement sur des bases<br />
solides. Des punitions sévères furent prononcées contre<br />
les tribus qui avaient fait défection et on les obligea à<br />
rebâtir et à meubler les villages d'Aguemoun et de Tifra,<br />
qui avaient été incendiés par les insurgés.<br />
Le général Bosquet se porta le 4 février sur le plateau<br />
de Taourirt-Guir'il,<br />
où les troupes entreprirent l'ouver<br />
ture d'une route stratégique entre Ksar-Kebouch et Bou<br />
gie, en suivant l'ancienne voie romaine qui reliait Tura-
215<br />
philum (Ksar-Chebel) à Saldae (Bougie), par Ruha (Ksar-<br />
Kebouch).<br />
La colonne qui avait réussi à pacifier le cercle de<br />
Bougie, sans éprouver la moindre perte, devait être, sa<br />
mission militaire terminée, victime d'un de ces épouvan<br />
tables déchaînements de la nature qui déjouent toutes<br />
les combinaisons de la prudence humaine. Nous emprun<br />
tons à M. Féraud l'émouvant récit qu'il en a fait dans<br />
son Histoire de Bougie.<br />
« Quelques jours plus tard, les troupes campées à<br />
Taourirt-Ir'il,<br />
où elles avaient joui jusque-là d'une tem<br />
pérature printanière, furent assaillies par un terrible<br />
ouragan que l'on croirait impossible en Algérie. Le<br />
19 février au soir, le ciel était pur, le temps très calme ;<br />
tout à coup, à une heure du matin, la neige tomba par<br />
légers flocons et continua jusqu'au grand jour. La tem<br />
pérature restait toujours douce ; nous devions croire<br />
que cela fondrait comme d'habitude et, en effet, la jour<br />
née se passa sans aucune appréhension et sans que le<br />
froid devint trop intense. Mais, la nuit suivante, le vent<br />
se leva successivement par rafales, et bientôt la neige<br />
tomba dense et affreuse, avec accompagnement de grêle,<br />
d'éclairs et de coups de foudre.<br />
» Vers midi, il y eut quelques éclaircies qui nous don<br />
nèrent de l'espoir ; mais, peu à près, le vent devint froid<br />
et glacé; la tempête se déchaîna dans toute sa fureur et,<br />
en quelques heures, les petites tentes les plus exposées<br />
sur la cîme du plateau furent abimées par la neige. Le<br />
sol était nivelé ; il fallut aviser à faire courir les hommes<br />
et les chevaux dans l'intérieur du camp, pour les dé<br />
gourdir,<br />
tant le froid était devenu violent et la neige tout<br />
à fait extraordinaire. Les petites tentes de la troupe<br />
étaient complètement cachées sous la neige ; celles de<br />
l'état-major, beaucoup plus hautes,<br />
montraient à peine<br />
leur sommet. Comme la tempête continuait très fort et<br />
menaçait de durer longtemps encore et de tout détruire
216<br />
dans le camp, l'ordre de départ fut donné pour le lende<br />
main, 22 février. Les convois de vivres,<br />
qui nous arri<br />
vaient régulièrement trois jours avant que le sac du sol<br />
dat ne fût vide, nous firent justement défaut. Le convoi<br />
de ravitaillement de Bougie, attendu le 20, ne put péné<br />
trer dans la gorge de Torcha; il alla coucher aux Fenaïa,<br />
pour nous rejoindre le 21 ; mais la tempête renversa<br />
les mulets qui devaient marcher contre le vent,<br />
et le<br />
convoi ne parut pas. Or, il n'y avait plus de vivres au<br />
camp que pour le lendemain, 22.<br />
» La nuit du 21 au 22 fut terrible; la plupart des tentes<br />
étaient englouties, une pluie torrentielle nous inondait;<br />
nous n'avions d'autre abri que nos vêtements glacés ;<br />
la position n'était plus tenable. Au point du jour, la co<br />
lonne se met en marche pour Bougie, abandonnant son<br />
matériel de campement; mais la neige, d'une hauteur de<br />
plus d'un mètre au-dessus du sol, a effacé les chemins.<br />
Le capitaine du génie Faidherbe (1), avec ses sapeurs,<br />
marche en tête, et, après des efforts inouïs et périlleux,<br />
s'enfonçant et roulant à chaque pas, trace sur la neige<br />
une piste que les troupes vont suivre. La fatigue, le dé<br />
faut d'alimentation, le froid intense, abattent le courage<br />
des soldats ; le trouble et la démoralisation sont dans<br />
les rangs. Le colonel de Wengi, qui devait arrêter la tête<br />
de colonne à Torcha, au pied de la montagne, ne peut se<br />
faire écouter; une sorte de vertige,<br />
qui fait oublier<br />
même les devoirs sacrés de la discipline, s'est emparé<br />
des hommes qui, devenus sourds, marchent toujours<br />
devant eux vers Bougie; puis,<br />
la nuit arrive apportant<br />
de nouvelles difficultés à la marche ; dans la montagne,<br />
il faut lutter contre la neige ; en plaine, on enfonce dans<br />
la terre détrempée ;<br />
tous les ravins sont devenus des<br />
torrents impétueux, la nuit est noire, les hommes s'y en<br />
gagent, plusieurs disparaissent entraînés par le courant.<br />
» Il est difficile de bien faire comprendre à qui ne les<br />
(1) Aujourd'hui Grand Chancelier de la Légion d'honneur.
217<br />
a point vus et supportés les effets de la fureur de la tour<br />
mente qui nous assaillit pendant cette désastreuse retrai<br />
te : des hommes tombèrent asphyxiés, des animaux de<br />
vinrent perclus et beaucoup de matériel fut perdu. Le gé<br />
néral Bosquet, qui commandait la colonne, fut admirable<br />
de sang-froid et d'énergie; de même que le capitaine d'un<br />
navire naufragé, il n'abandonna le camp que le dernier,<br />
à l'extrême arrière-garde, faisant relever tous les hom<br />
mes que la neige n'avait pas asphyxiés, prodiguant<br />
des paroles encourageantes à tous ceux qu'il voyait fai<br />
blir et leur donnant ainsi un surcroît de courage. Ce fut<br />
un sauvetage glorieux pour les troupes, qui déployèrent<br />
beaucoup d'énergie et de dévouement;<br />
un sauvetage<br />
contre une tempête terrestre que personne ne pouvait<br />
prévoir.<br />
— Dans<br />
la nuit du 22 au 23, la masse de la co<br />
lonne s'arrêta autour du village d'Amadan,<br />
marabouts Amokran.<br />
chez les<br />
» Dès que la nouvelle de nos souffrances fut connue<br />
à Bougie,<br />
la population civile accourut au-devant de<br />
nous et fit preuve d'un élan généreux que personne n'a<br />
oublié, et qui mérite bien d'être rapporté ici. Tout ce<br />
qui possédait un cheval, un mulet ou une charrette, arri<br />
vait avec des torches à la rencontre des troupes, jusqu'à<br />
plusieurs lieues dans l'intérieur, prodiguant les soins<br />
les plus empressés aux écloppés, et leur apportant à<br />
boire et à manger ; chaque habitation particulière devint<br />
une ambulance, pendant que les plus souffrants furent<br />
transportés à l'hôpital. Le lendemain, beaucoup man<br />
quaient à l'appel; 300 hommes se présentaient avec des<br />
signes de congélation plus ou moins graves ; un nom<br />
bre à peu près égal était resté sous la neige ou dans les<br />
eaux des torrents . Les<br />
victimes du désastre furent en<br />
sevelies à l'ombre d'un grand caroubier, au pied du ma<br />
melon de Taourirt-el-Arba, sur la rive gauche de la Sou-<br />
mam. Une plate-forme recouvre leurs cendres, que sur<br />
monte une croix en pierre sur laquelle est gravée cette<br />
simple date^éfaste :
218<br />
22 et 23 février 1852<br />
» Quelques jours après (4 mars), la neige ayant disparu<br />
du sommet des montagnes et les troupes s'étant bien<br />
remises de leurs fatigues, on retourna au camp de Taou<br />
rirt-Ir'il,<br />
d'où l'on put retirer le matériel de campagne<br />
abandonné pendant la tourmente ; puis, un bataillon de<br />
Zouaves nous fut envoyé d'Alger pour combler les vides<br />
causés par le désastre. »<br />
(A suivre.)<br />
N. ROBIN.
DOCUMENT<br />
RELATIF A LA DEUXIÈME<br />
ENTREPRISE DE DON ANGELO BARCELO<br />
CON TRE ALGER<br />
(1784)<br />
Lettre de M. d'Kstourmel, Chevalier de Malte,<br />
Capitaine de la galère " Le Saint-Louis "<br />
La lettre qui suit a été adressée par le chevalier à<br />
M. le Comte de Vergennes,<br />
ministre des affaires exté<br />
rieures. Elle est très intéressante et confirme de la façon<br />
la plus éclatante l'appréciation des Religieux de la Con<br />
grégation de la Mission, qui a été reproduite dans cette<br />
Revue (t. xx) par M. Féraud. L'Espagne, peu désireuse<br />
de donner connaissance de son insuccès, ne nous a<br />
fourni que peu ou point de détails. La lettre du chevalier<br />
vient donc combler une lacune,<br />
et jeter un nouveau jour<br />
sur des faits peu connus jusqu'ici. C'est à notre ancien<br />
collaborateur, M. Cherbonneau,<br />
que nous devons la<br />
communication de ce document, si heureusement dé<br />
couvert par M. A. Bourgeois, de Pierry (Marne), et nous<br />
lui en témoignons ici toute notre reconnaissance.<br />
H. D. de G.<br />
(1) Monsieur le Comte, j'ai reçu dans la baie d'Alger la<br />
lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire, en date<br />
(1) Cette copie a été adressée par le chevalier à sa mère, Mme la
220<br />
du 30 mars : absent de Malte depuis le 6 mai, pour le<br />
service de la Religion, j'ai vu mettre avec peine des<br />
entraves au désir que j'avais de vous témoigner plus tôt<br />
ma reconnaissance. Vous voulez bien m'assurer que<br />
l'intention de Sa Majesté est de s'en reposer pour ma<br />
récompense sur la justice du Grand-Maître: cette assu<br />
rance me tranquillise sur mon sort à venir, et, sans être<br />
contraint d'offrir, pour me le procurer,<br />
de nouveaux<br />
services, tels que celui de général de galères, il me sera<br />
facile de prouver au Grand-Maître qu'aucun chevalier<br />
français n'a des droits aussi bien établis que les miens<br />
sur la commanderie de France, en 1790 en permute ;<br />
que personne n'a à opposer des titres antérieurs aux<br />
miens; et que,<br />
de tous les généraux et capitaines de<br />
galère actuels, je suis le seul qui n'ai point encore de<br />
récompense fixée. Telle est ma position, Monsieur le<br />
Comte : les circonstances ont amené dans mes travaux<br />
une continuité de services honorables, pénibles et dis<br />
pendieux,<br />
tels qu'aucun de mes confrères ne pourra se<br />
vanter d'y assimiler les siens.<br />
Messine et Alger ont été pour moi les deux théâtres<br />
où il m'a été permis de mettre en pratique les lois de<br />
notre antique chevalerie, l'hospitalité et l'art militaire.<br />
Vous avez été informé, Monsieur le Comte, de la première<br />
de ces deux missions ; je ne veux pas laisser passer<br />
cette occasion de vous faire part de la deuxième.<br />
Le bombardement d'Alger a dû sa naissance à une<br />
intrigue de M. le comte de Florida Blanca, ministre des<br />
affaires étrangères en Espagne. Son objet était de con<br />
trebalancer l'autorité naissante du chevalier de Valdès,<br />
ministre de la marine, opposé à ce projet. Mais comme<br />
marquise d'Estourmel, en son château de . Brugny (Champagne) Elle<br />
est datée comme il suit : A bord de la galère St-Locis, à Cartliagène,<br />
et 7 août I78i.<br />
(N. de la R.)
221<br />
ce détail tient entièrement à une partie ministérielle que<br />
j'ignore, je passe à l'exécution. Elle fut confiée à Don<br />
Antoine Barcelo, qui, s'il m'est permis de le dire, a<br />
fait jouer dans cette occasion à son Roi le rôle de Jean<br />
(1)<br />
de Lafontaine. Ce général est brave au suprême<br />
degré, et va au feu comme un grenadier ;<br />
mais cela ne<br />
suffît pas, parce que, selon moi, la bravoure est de tou<br />
tes les nations, mais le bien-jouer n'est pas donné à tout<br />
le monde. Je joins ici l'état des forces navales destinées<br />
à cette expédition (2). Vous serez étonné,<br />
Comte,<br />
Monsieur le<br />
de voir employer d'aussi grands moyens pour<br />
produire un si petit effet. Ce ne sont pas là les bombar<br />
dements de Tunis, Suse et Biserte par les Français. En<br />
fait de tactique militaire, comme de science, les Espa<br />
gnols en sont encore au xive<br />
siècle. Barcelo croit avoir<br />
inventé les barques bombardières et canonnières, parce<br />
que, sans calcul, il a fait des barques pontées,<br />
et affublé<br />
sur les unes un mortier de 12 pouces de diamètre, et sur<br />
les autres un canon de 24; et il part de là pour bom<br />
barder et canonner des villes. Mais une fatale expérience<br />
de deux ans contre Alger et trois contre Gibraltar prouve<br />
évidemment que des bombes et des boulets ne suffisent<br />
pas pour réduire des places bien défendues. Il devait<br />
compter davantage sur des obusiers de 54, qui, dans<br />
l'épreuve que j'en vis faire à Carthagène, portaient une<br />
pluie de mitraille à 800 toises en ligne parallèle, et de<br />
vaient par conséquent foudroyer une ligne ennemie de<br />
barques canonnières; quant aux bombes,<br />
(1)<br />
elles n'arri-<br />
Allusion à un des vers de l'épitaphe connue : « Jean s'en alla<br />
comme il était venu. » (N. de la R.)<br />
(2) L'état en question n'est pas joint à la lettre ; mais la Gazelle de<br />
France (1784), nous apprend que la flotte se composait de 130 bâti<br />
ments, gros et petits, parmi lesquels 26 vaisseaux, 30 bombardes,<br />
24 canonnières. Naples avait envoyé U vaisseaux ou galères ; l'ordre<br />
de Malte en avait fourni 8. Les Espagnols tirèrent 3,379 bombes,<br />
2,145 grenades, 10,680 boulets, 401 boîtes à mitraille. Les Algériens<br />
dépensèrent environ 13,000 projectiles, (N. de la R.)
222<br />
vaient guère, à la même épreuve, qu'à 13 ou 1,400 toises.<br />
Or,<br />
quel plus grand inconvénient que de bombarder une<br />
ville à la portée de son canon ?<br />
Le livre des signaux de l'armée était parfaitement bien<br />
rédigé. Ils sont à l'instar de ceux de la marine de France,<br />
qu'on doit à M. du Pavillon. M. de Mazzaredo, le meilleur<br />
officier général de celle d'Espagne, les a combinés à<br />
l'usage de sa nation. Barcelo ne se mêle pas de cette<br />
opération ; son major, le chevalier de Goicoechea (à qui<br />
M. de La-Motte-Picquet a fait obtenir la croix de St-Louis<br />
dans la dernière guerre), et M. de Solano,<br />
fils de l'officier<br />
général, jeune homme d'une grande espérance, en sont<br />
uniquement chargés. De tous les aides-de-camp<br />
néral,<br />
du gé<br />
celui-ci est peut-être le seul à citer pour le vrai<br />
talent et la modestie ; M. de Valdès,<br />
neveu du ministre<br />
de la marine, n'a pas, à beaucoup près, les mêmes<br />
moyens.<br />
La navigation de l'armée a été beaucoup plus longue<br />
qu'elle ne devait l'être. Ajoutez, Monsieur le Comte, à la<br />
contrariété des vents,<br />
le non usage de ceux qui nous<br />
étaient favorables ; et vous concevrez comment une<br />
escadre partie de Carthagène le 28 juin,<br />
n'est arrivée<br />
dans la baie d'Alger que le 9 juillet. Les mêmes circons<br />
tances y ont prolongé notre séjour jusqu'au 23 ; et, sans<br />
des incidents qui ont contrarié l'opiniâtreté du général<br />
au bombardement, nous y<br />
serions restés jusqu'au<br />
10 août: parce que nous avions apporté 12,000 bombes<br />
qu'il voulait toutes lancer; parce que, dans les temps<br />
calmes, la sieste espagnole l'empêchait souvent de faire<br />
deux attaques par jour; enfin, parce que le caractère<br />
national amenait nécessairement, dans les opérations,<br />
une lenteur dont la vivacité française ne se serait pas<br />
accommodée.<br />
Pour continuer à vous donner, Monsieur le Comte, une<br />
idée abrégée de toute notre entreprise, je joins ici un<br />
plan du mouillage, bien fait sans contredit,<br />
s'il eût été<br />
exécuté ; mais sous prétexte d'un vent contraire, chacun
223<br />
se mouilla comme il put, et le général lui-même en donna<br />
l'exemple. Il craignait, ou plutôt il espérait (car les diffi<br />
cultés ne l'effrayent pas), que les Algériens viendraient<br />
lui disputer à la voile l'entrée de la baie. Des espions<br />
Minorquins qu'il avait envoyés à Alger, l'en avaient as<br />
suré ; et, pour opposer la force à la force, il devait former<br />
son ordre d'entrée sur trois colonnes : la première, de<br />
toutes ses barques soutenues des galères, chebecks et<br />
autres petits bâtiments ; la deuxième, des vaisseaux; et,<br />
la troisième, des frégates, etc. Mais l'ennemi, tranquille<br />
dans ses murs, lui évita l'embarras de cette formation.<br />
Nous n'avons fait que huit attaques ou bombarde<br />
ments,<br />
mais presque tous hors de la portée de la ville.<br />
Les Algériens nous en disputaient l'approche avec<br />
73 barques canonnières,<br />
qui s'avançaient même quel<br />
quefois sous le feu de l'escadre au mouillage.<br />
Les Espagnols y ont démontré leur bravoure ordi<br />
naire; il n'est peut-être pas de nation qui se fasse tuer<br />
de si grand sens froid (1). Leur général les exposait<br />
souvent une heure entière au feu des ennemis, sans leur<br />
permettre d'y répondre.<br />
Les Algériens plus forts, eussent pu nous faire beau<br />
soit en tirant horizontalement sur nos bar<br />
coup de mal,<br />
ques au lieu de tirer à toute élévation, soit en tentant<br />
des abordages, soit, enfin, en faisant des sorties de nuit,<br />
qui eussent amené inévitablement le désordre parmi<br />
nous. Mais leur système se bornait uniquement à la dé<br />
fense; et, satisfaits d'empêcher nos bombes de tomber<br />
dans leur ville, ils n'avaient pas d'autre prétention. Ils<br />
avaient l'adresse de faire crever les leurs en l'air au-<br />
dessus de nos têtes, et cette circonvallation aérienne de<br />
pluie de mitraille, était pour nous une ligne de démar<br />
cation, que nous ne pouvions outrepasser. Il en existait<br />
toutefois une cause majeure que rien ne pouvait détruire.<br />
L'obstacle irrémédiable venait de la poudre des Espa-<br />
(1) Sic.
224<br />
gnols qui ne valait absolument rien (1). J'eus occasion<br />
d'en faire l'épreuve, en la comparant avec celle de Fran<br />
ce, dont nos galères font usage ;<br />
et la différence s'en<br />
trouva en rapport d'un degré et demi à quatre degrés d'é<br />
lévation. En fallait-il davantage pour résoudre le pro<br />
blème d'un insuccès complet? Car nous avons su par<br />
un esclave espagnol, fugitif d'Alger, que dans les cinq<br />
premières attaques,<br />
il n'était tombé que neuf bombes<br />
dans la ville, de 700 qu'on lançait à chacune.<br />
Cependant les difficultés augmentaient tous les jours<br />
en proportion de la non-réussite; je tranche le mot avec<br />
franchise, Monsieur le Comte,<br />
parce qu'un Français ne<br />
sait pas dissimuler. La disette d'eau commençait à se<br />
faire sentir,<br />
et les bâtiments chargés d'en rafraîchir la<br />
provision de l'escadre n'arrivaient pas. Les boulets<br />
s'étaient consumés à faire la petite guerre contre les<br />
barques algériennes,<br />
et les murs et maisons de la ville<br />
restaient intacts. Il nous restait bien 7,000 bombes : mais<br />
avait-on prévu qu'il fallait moins de bombes que de bou<br />
lets? Non, Monsieur le Comte;<br />
Barcelo ne s'était occupé<br />
que des bombes, il s'était plaint, l'année passée, que les<br />
mèches en étaient mal faites; en conséquence, il les<br />
avait fait fabriquer lui-même, sous ses yeux, dans<br />
l'hiver. Malheureusement, il ne connaissait pas la portée<br />
de sa poudre : mais un général espagnol peut-il tout<br />
prévoir? J'eus l'occasion toutefois de faire parvenir<br />
jusqu'à lui cette connaissance, et je ne la laissai pas<br />
échapper. Il avait embarqué à bord de son vaisseau le<br />
colonel Vernon, Anglais, recommandé par Eliot, son<br />
ami,<br />
gouverneur de Gibraltar. L'objet de celui-ci était de<br />
connaître la force des barques canonnières et bombar-<br />
(1) Le fait est que,<br />
malgré l'énorme quantité de projectiles dépen<br />
sés, l'effet obtenu fut nul, tandis que, lors de l'attaque précédente<br />
(1783), on avait écrasé les défenses de mer et fait beaucoup de mal à<br />
la ville avec un feu beaucoup moindre (3,752 bombes, 3,838 boulets).<br />
(N. de la R.)
225<br />
dières; et M. de Vernon, pour mieux en calculer l'effet,<br />
allait tous les jours s'exposer aux attaques. Mon inter<br />
prétation ne vous paraîtra pas forcée, Monsieur le Comte,<br />
en apprenant qu'il désirait se procurer un modèle de ces<br />
barques, dont je joins ici le plan, et qu'il n'a pu y réussir.<br />
Quoiqu'il en soit, je fis faire à dessein, devantlui, l'épreuve<br />
des poudres de France et d'Espagne; elle le surprit et, à<br />
son retour sur le Raio,<br />
il ne manqua point d'en faire<br />
part à Barcelo et à son major. Il m'écrivit le lendemain,<br />
21 juillet, après la huitième m'emprunte!-<br />
attaque, pour<br />
mon éprouvette (et, en note, j'ose à peine avouer que les<br />
Espagnols n'avaient point d'éprouvette, et n'en connais<br />
saient pas l'usage) et un peu de poudre . Même expé<br />
rience à bord du Raio, même résultat. Je m'attendais<br />
au dénouement; le soir même, Barcelo assemble un<br />
Conseil de guerre de tous les commandants et capitaines<br />
de l'armée ; il n'y fut pas question de la poudre : il est si<br />
humiliant d'avouer ses torts I mais lecture faite des ins<br />
tructions de la Cour, qui s'en rapportait en tout à la pru<br />
dence de Barcelo sur le succès d'une expédition qu'il<br />
avait demandée en se compromettant de réussir : on<br />
résolut unanimement de renoncer au bombardement<br />
vue la supériorité des Algériens sur nous. Barcelo,<br />
toujours brave, mais douloureusement affligé de<br />
l'affront qu'on lui préparait, ou plutôt qu'il s'était<br />
préparé lui-même, proposa, en vain, de tenter une der<br />
nière attaque, où il voulait se faire tuer, disait-il, et<br />
vaincre ou mourir. Mais tous ses capitaines s'opposèrent<br />
à ce parti violent, qui eût certainement compromis l'hon<br />
neur du pavillon d'Espagne et de ses alliés. Le départ,<br />
une fois fixé, essuya encore des retards par la lenteur à<br />
rembarquer les mortiers sur les bâtiments de transport.<br />
Cette manœuvre faisait saigner le cœur au sensible géné<br />
d'Est-Nordral<br />
et leremplissait d'amertume. Enfin, le vent<br />
Est se mit de la partie; il souna, le 23, avec tant de furie<br />
toute l'armée fut obli<br />
que, vers les trois heures du soir,<br />
gée de couper ses ancres et câbles pour mettre à la voile,<br />
Revue africaine, 26
226<br />
d'après le signal du général, qui fit la même manœuvre.<br />
Ainsi, un instant de retard coûta à l'Espagne 200,000<br />
piastres; toujours généreuse, même au milieu de ses<br />
malheurs, elle fournit, aux Napolitains et à nous, les<br />
ancres que nous avions perdues. Les Portugais n'ont<br />
pas voulu les accepter. Toute l'armée est arrivée en<br />
24 heures à la vue des terres d'Espagne. Toutes 'les pe<br />
tites barques sont entrées successivement dans les<br />
ports d'Alicante et de Carthagène; le corps de l'armée<br />
n'a mouillé dans ce dernier que le 26, avec moins d'éclat<br />
qu'un mois auparavant, mais avec plus de bonheur que<br />
tant d'incidents contraires ne semblaient nous pro<br />
mettre. L'expédition pouvait effectivement nous être plus<br />
fatale; deux heures de plus dans la baie d'Alger, ou bien,<br />
le vent au Nord, traversier de la côte, au lieu de l'Est-<br />
Nord-Est, renouvenaient, peut-être, aux yeux de toute<br />
l'Europe la funeste journée où Charles-Quint pensa périr<br />
avec toute son armée dans la même rade, et se sauva,<br />
heureusement,<br />
sur deux galères de la Religion. Je ne<br />
vous citerai pas nos faits, Monsieur le Comte ;<br />
nos ga<br />
lères étaient destinées avec les chebecks espagnols et<br />
napolitains à soutenir les retraites : nous nous sommes<br />
prêtés à cette commission avec tout le zèle que la fai<br />
blesse de nos bâtiments pouvait permettre. Notre posi<br />
tion était délicate, et nous avions autant à craindre des<br />
ennemis au dehors,<br />
par la facilité avec laquelle les cou<br />
rants maîtrisaient nos galères, que au dedans par les<br />
révoltes que nous avions à réprimer de la part de<br />
150 esclaves par galère . (1) Il ne nous est arrivé toute<br />
fois aucun malheur. Les boulets pleuvaient autour de<br />
nous. Trois seulement nous ont atteints; un sur la Capi-<br />
(1)<br />
On doit remarquer ici ce qui constituait un danger permanent<br />
dans l'emploi des chiourmes. En effet, comment ces malheureux<br />
n'auraient-ils pas été tentés de se révolter quand ils se voyaient à<br />
quelques pas de leur terre natale, et quel désordre no devaient-ils pas<br />
jeter au milieu du combat, soit par leur rébellion, soit seulement par<br />
leur mauvaise volonté! (N. de la R.).
227<br />
tane a blessé quatre hommes, un sur ma galère a cassé<br />
deux rames, tué deux hommes et blessé cinq autres, à<br />
la deuxième attaque. La Patrone, à la septième, a reçu<br />
dans son grand mât un boulet qui l'a percé d'outre en<br />
outre et a tué un homme. Nous en avons aussi perdu<br />
quelques-uns dans nos barques canonnières. Je n'ai pu<br />
me procurer un état de la perte des Espagnols; ils<br />
mettent leur politique à la cacher. On l'estime, au moins,<br />
de 300 hommes tant tués que blessés. Barcelo a fait une<br />
relation de sa campagne imprimée dans la Gazette d'Es<br />
pagne;<br />
elle doit paraître suspecte à tous ceux qui la<br />
liront : lui seul a vu des fortifications détruites dans la<br />
ville, lui seul annonce la destruction de plusieurs<br />
barques algériennes, tandis qu'on en a compté, à toutes<br />
les attaques, de 60 à 73. La septième attaque est celle où<br />
il a été repoussé le plus vivement : un reste de mer<br />
sourde l'avait empêché de lancer ses bombes, quoiqu'il<br />
eût fait avancer ses bombardières à cette intention. Pour<br />
colorer la retraite qu'il en ordonna et qui redoubla la<br />
confiance des Algériens, il voulut feindre une fausse re<br />
traite : elle était réelle, et les galères Patrone et Magis<br />
trale qui la protégeaient dans la partie du Sud, firent feu<br />
sur les barques algériennes qui s'avançaient toujours.<br />
Tous les vaisseaux mouillés au Sud firent pareillement<br />
feu. Barcelo désespéré prétendit que les galères du Sud<br />
lui avaieht fait perdre l'honneur de la journée,<br />
en ne<br />
comprenant pas son heureuse idée de couper les enne<br />
mis (je ne change rien, Monsieur le Comte, aux expres<br />
sions du général). Mais devait-on la deviner cette heu<br />
reuse idée? ou plutôt le général ne devait-il pas la<br />
communiquer? D'ailleurs,<br />
pouvait-il avec 46 barques<br />
canonnières et obusières, en couper 73 ennemies, dont<br />
30 étaient attentives à observer nos mouvements dans<br />
la partie du nord ? Tel est cependant le moyen dont il se<br />
sert pour se disculper aux yeux du Roi et de toute<br />
l'Espagne. Pardonnez, Monsieur le Comte,<br />
la vivacité<br />
avec laquelle j'ai discuté, aux vôtres, ce fait militaire ;
228<br />
mais je l'ai cru nécessaire pour l'honneur de l'Ordre, qui<br />
s'est toujours fait un devoir sacré de servir les princes<br />
chrétiens, auxquels il doit son existence. Je ne doute<br />
pas, d'ailleurs, que le chevalier de Villages, capitaine de<br />
la galère Patronne et des vaisseaux du Roi, ne rende<br />
compte de sa conduite à Monsieur le maréchal de<br />
Castries, ministre de son département. Il était parti le<br />
21 au soir de la baie d'Alger avec la galère Magistrale,<br />
sa conserve, pour venir en Espagne chercher un mât.<br />
L'impossibilité où le sien, qu'il a été obligé de couper, le<br />
mettait de tenir le vent au plus près,<br />
l'a empêche jusqu'à<br />
présent d'arriver à Carthagène ; et les vents sont si con<br />
traires que depuis six jours nous le savons à dix lieues<br />
d'ici,<br />
sans qu'il puisse nous rejoindre. Nous venons à<br />
l'instant de recevoir notre congé de la Cour,<br />
et nous<br />
partons demain pour croiser quelques jours sur l'Es<br />
pagne et nous rendre ensuite à Malte,<br />
réunion.<br />
après notre<br />
Tel est, Monsieur le Comte, le vrai point de vue sous<br />
lequel j'ai envisagé l'expédition ; il ne reste plus à l'Es<br />
pagne, en suivant le même système de subjuguer Alger,<br />
que de tenter un débarquement ; mais ce serait sa ruine<br />
entière. Elle n'est pas assez riche en hommes pour<br />
effectuer ce projet. En vain enverra-t-elle, comme l'ordre<br />
en est donné, croiser sur les côtes d'Alger pour en blo<br />
quer la rade; des vaisseaux et frégates ne peuvent rien<br />
contre des hommes qui défendent leur patrie. Puisse-t-<br />
elle, pour son bonheur,<br />
être convaincue que la voie de<br />
la négociation est la seule qui lui reste pour traiter de la<br />
paix (1)<br />
et remettre ses intérêts entre des mains plus<br />
(1) Le chevalier ne s'était pas trompé dans ses appréciations ;<br />
l'Espagne désirait la paix et l'obtint, l'année suivante, grâce à la<br />
médiation de la France. Le traité ne<br />
fut'<br />
cependant signé qu'en juin<br />
1786, et le comte d'Expilly, ambassadeur, dut revenir à Alger pour<br />
la ratification en janvier 1787. Il y installa alors un consul d'Espagne,<br />
Manuel de Las Heras. — (N. de la R.).
229<br />
habiles que les siennes ! C'est de la France qu'elle peut<br />
l'espérer,<br />
et le pacificateur de l'Europe est le seul qui<br />
puisse lui obtenir ce précieux avantage. Daignez agréer<br />
cet hommage, Monsieur le Comte; je le rends à la vérité.<br />
Il est aussi sincère que celui de ma reconnaissance, et<br />
du profond respect avec lequel je suis, etc.
LES<br />
BEN-DJELLAB<br />
SULTANS DE TOUGOURT<br />
NOTES HISTOBIQUES<br />
(Suite. —<br />
Voir<br />
SUR<br />
LA PROVINCE DE CONSTANTINE<br />
les n<br />
133, 135, 136, 137, 140, 141, 142, 146, 147,<br />
151 et 152.)<br />
LES DAOUAOUDA<br />
Seigneurs du Sahara de Constantine<br />
J'ai entendu un jour le colloque suivant :<br />
D'où vienl donc le nom patronymique de Daouaouda que vous<br />
portez ?<br />
Mais de noire ancêtre Daoud.<br />
Quel Daoud?<br />
Vous savez bien, notre seigneur David.<br />
Et là-dessus notre naïf questionneur d'inscrire sur les tablettes<br />
qu'il emportait de son voyage en Afrique : cetle illustre famille<br />
s'ennoblit de son origine qu'elle fait remonter jusqu'à David.
231<br />
Se basant sur de telles données fantaisistes bien des généalogistes<br />
pourraient se livrer à des commentaires et à des recherches in<br />
terminables. Hâtons-nous donc de dire que les Haouaouda (1),<br />
anciens seigneurs féodaux du Sahara de Conslantine, ne des<br />
cendent nullement de l'heureux vainqueur de Goliath. Un<br />
Daouadi d'emprunt peut seul commettre une telle hérésie pat-<br />
ignorance ou vanité. Les Daouaouda sont issus de Daouad-ibn-<br />
Mirdas, l'un des chefs de la grande tribu arabe des Riah qui en<br />
vahit l'Afrique au XIe siècle de notre ère. Daouad a eu une<br />
nombreuse lignée qui a continué à rester jusqu'à nos jours à la<br />
têle des tribus issues des Riah. Tous ont conservé et se sont<br />
transmis le nom de Daouadi —<br />
Daouaoudia<br />
au pluriel —<br />
devenu<br />
synonime d'un titre de noblesse comme cela a eu lieu pour les<br />
Mokrani, seigneurs de la Medjana ou les Harar, chefs féodaux des<br />
Hanencha. Le rôle des Daouaoudia a élé considérable, dans le<br />
Sahara algérien aussi bien que dans le Tel, durant les luttes mé<br />
morables des dynasties indigènes de Tunis, de Fez el de Tlemcen<br />
se disputant la suprématie. Leur action et leur poids contribua<br />
fréquemment à faire pencher la balance en faveur de tel ou tel<br />
de ces prétendants. Ibn-Khaldoun, le père de l'histoire du nord<br />
de l'Afrique,<br />
nous donne sur cette période des détails du plus<br />
haut intérêt. Lui d'habitude sobre, concis, dans ses récils, de<br />
vient plus loquace en parlant des Daouaoudia; c'est qu'il vécut<br />
parmi eux pendant plusieurs années; sa famille habita Biskra.<br />
Il travailla les Arabes daouadiens tantôt pour le compte du sul<br />
tan de Tlemcen, tantôt pour celui de Tunis;<br />
il servit d'intermé<br />
diaire dans leur correspondance; enfin, il fut le contemporain et<br />
l'ami de Yacoub-ibn-Ali, le grand cheikh des rlouadiens dont<br />
descendent lous les Cheikh-el-Arabe jusqu'à Ali-Bey, le dernier<br />
des représentants actuels de cetle famille illustre. Si les chro<br />
niques du moyen-âge nous offrent d'étranges récits, on verra<br />
que l'époque contemporaine,<br />
c'est-à-dire depuis la domination<br />
française en Algérie, n'est pas moins instructive et utile à con-<br />
(1)<br />
Le nom de Daouaouda est celui adopté du nos jours. Il pourra<br />
donc nous arriver de nous en -servir au lieu de Daouaoudia ou<br />
Daouaouïda, nom ancien.
232<br />
naître pour se faire une opinion exacte sur beaucoup d'événe<br />
ments sahariens dont nous avons élé les spectateurs et qui se<br />
sont accomplis en notre nom.<br />
Voici d'abord ce que nous apprend l'historien arabe :<br />
Les deux grandes tribus des Hilal el des Soleïm vivaient en<br />
nomades et parcouraient avec leurs troupeaux les déserts du<br />
Hidjâz. Les Soleïm fréquentaient les environs de Médine et les<br />
Hilal se tenaient près de la montagne du Taïf. Souvent ils fai<br />
saient des incursions dans les cantons voisins pour y dévaliser<br />
les voyageurs. Ils se permettaient même d'attaquer les pèlerins<br />
delà Mecque au jour où les Musulmans remplissaient les devoirs<br />
de la religion et de les dépouiller pendant qu'ils visitaient le<br />
tombeau du Prophète. Les khalifes de Bagdad ne cessaient<br />
d'expédier des troupes pour punir ces méfaits et protéger les<br />
pèlerins contre de pareils outrages. Les princes Fathémides les<br />
ayant subjugués, les transportèrent dans la haute Egypte et les<br />
installèrent sur le bord oriental du Nil. Nous allons maintenant<br />
raconter les faits qui décidèrent le gouvernement égyptien à<br />
faire passer ces tribus dans l'Afrique septentrionale. En l'an<br />
1018 de noire ère, El-Moëz devint prince de Kairouan, tenant<br />
son autorité de la dynastie fathémide;<br />
mais il ne tarda pas à ré<br />
pudier cette souveraineté. Quand la nouvelle en parvint au kha<br />
life de l'Egypte, il en ressentit une douleur extrême. Nous avons<br />
déjà signalé que les tribus de Hilal et de Soleïm se trouvaient<br />
cantonnées dans la hante Egypte et leur présence sur ce territoire<br />
y<br />
répandait la dévastation el nuisait non seulement à la province<br />
mais à l'empire. Un minisire donna le conseil de gagner ces tri<br />
bus,<br />
d'en revêtir les chefs du commandement des provinces de<br />
lTfrikia (la Tunisie et la Tripolitaine el une parlie de l'Algérie)<br />
et de les envoyer faire la guerre à la dynastie rebelle de Kai<br />
rouan.<br />
o De cette manière, disait-il,<br />
les Arabes deviendront amis dé-<br />
» voués des Fathémides et formeront une excellente armée pour
233<br />
» la protection de l'empire. Si, comme on le doit espérer, ils<br />
" réussissent à vaincre El-Moëz, ils s'attacheront à notre cause<br />
» et se chargeront d'administrer lTfrikia en notre nom. Si, au<br />
» contraire, l'entreprise ne réussit pas, peu importe! Dans tous<br />
•• les cas, mieux vaut avoir affaire à des Arabes nomades qu'à<br />
» une dynastie rivale. » Cet avis fui accueilli avecenlhousiasme.<br />
En conséquence de la décision que l'on venait de prendre, le<br />
khalife El-Moustancer envoya son vizir auprès des Arabes. Ce<br />
minisire commença par faire des dons aux chefs —<br />
et une pièce d'or à chaque individu —<br />
passer le Nil en leur adressant ces paroles :<br />
une<br />
fourrure<br />
ensuile il les autorisa à<br />
» Je vous fais cadeau du Maghreb et du royaume d'El-Moëz, le<br />
» sanhadjile, esclave qui s'est soustrait à l'autorité de son<br />
» maître. Ainsi dorénavant vous ne serez plus dans le besoin ! »<br />
Il écrivit alors au gouvernement du Maghreb une lettre ainsi<br />
conçue : ,<br />
« Nous vous envoyons des coursiers rapides et des hommes<br />
» intrépides pour accomplir ce que le destin décidera. »<br />
Les Arabes animés par l'espoir du butin franchirent le Nil et<br />
allèrent occuper la province de Barca. Ayant pris el saccagé les<br />
villes de cetle région, ils adressèrent à leurs frères, qu'ils avaient<br />
laissés sur la rive droite du Nil, une description attrayante du<br />
pays qu'ils venaient d'envahir. Les retardataires s'empressèrent<br />
d'acheter la permission de passer le fleuve et comme cetle faveur<br />
leur coûta une pièce d'or pour chaque individu, le gouverne<br />
ment égyptien obtint non seulement le remboursement des<br />
sommes qu'il venait de leur distribuer,<br />
delà.<br />
mais encore bien au<br />
Ces envahisseurs se partagèrent alors le pays et toutes les fa<br />
milles Hilaliennesse précipitèrent sur lTfrikia comme une nuée<br />
de sauterelles,<br />
leur passage,<br />
abimant et détruisant tout ce qui se trouvait sur<br />
en même temps qu'ils proclamaient partout l'auto-
234<br />
rilé du khalife. Ils défirent aussi l'armée que Ël-Moëz avait fait<br />
marcher contre eux. Dans une seconde bataille à Haïdran, près<br />
de Gabès, quand les deux armées se trouvèrent en présence,<br />
l'ancien esprit national porta les descendants des Arabes qui les<br />
premiers avaient subjugué le Maghreb à se détacher d'El-Moëz<br />
pour passer aux Hilal,<br />
Kairouan .<br />
et ce prince abandonné dut s'enfuir de<br />
La tribu de Hilal se rendit maîtresse de tout le pays y compris<br />
le Zab dont Biskra esl aujourd'hui, comme alors, la capitale. De<br />
toutes les tribus issues des Hilal, ajoute l'historien Ibn-Khaldoun,<br />
la plus puissante el la plus nombreuse fut celle de Riah. Le<br />
droit de commander à la tribu appartenait aux Daouaoudia,<br />
descendants de Daouad Ibn -Mirdas. Du temps des premiers Al<br />
mohades, les Riah avaient à leur lêle Masoud Ibn-Soltan-Ibn-<br />
Zemam-Ibn-Rodeini-Ibn-Daouad, fils de Merdâs fils de Riah.<br />
Mais nous aurons l'occasion de revenir sur la généalogie de<br />
ces seigneurs nomades; rapportons, quant à présent, les faits et<br />
gestes des populalions arabes auxquelles ils commandaient. C'est<br />
un sujet plein d'épisodes qui doit solliciter notre attention, car<br />
les mœurs des nomades sont aujourd'hui ce qu'elles étaient jadis.<br />
Fidèles à leurs habitudes destructives, les Arabes ne cessèrent<br />
de se livrer à toute espèce de brigandages, au point qu'ils forcè<br />
rent le prince Nacer, f'ami du pape Grégoire VII,<br />
à abandonner<br />
sa résidence de la Kalàa-beni-Hammad el de se transporler avec<br />
ses trésors à Bougie,<br />
ville qu'il avait bâlie sur le bord de la mer<br />
pour y établir sa résidence. Les montagnes de Bougie étant d'un<br />
accès fort difficile et les chemins étant presque impraticables<br />
pour des chameaux, mettaient son territoire à l'abri des insultes<br />
des Arabes, maîtres des plaines. Vers l'an 1 152 de noire ère, les<br />
nomades ayant à leur tête l'émir des Riah, se révoltèrent contre<br />
les Almohades qui s'avançaient contre eux. La rencontre eut lieu<br />
dans les plaines de Sélif. Décidés à vaincre ou à mourir, les<br />
Hilaliens coupèrent les jarrels de leurs montures pour s'ôter le<br />
seul moyen de fuite et pendant trois jours ils se tinrent de pied<br />
ferme au milieu d'un champ de caruage. Le quatrième jour ils<br />
reculèrent en désordre, après avoir essuyé des perles énormes ;<br />
leurs troupeaux, leurs femmes et leurs chefs les plus distingués
235<br />
tombèrent au pouvoir des vainqueurs. Une fuite précipitée put<br />
seule soustraire les débris de l'armée des Arabes nomades à une<br />
poursuite qui ne s'arrêta qu'à la plaine de Tebessa.<br />
Celte rude leçon leur inspira des sentiments plus sages el ils<br />
s'empressèrent de reconnaître l'autorité des Almohades et d'a<br />
dopter leur cause en partisans dévoués. Le souverain almohade<br />
Abd-El-Moumen leur rendit alors les prisonniers qu'on leur avail<br />
faits et, depuis lors, les Arabes continuèrent à servir tidèlement<br />
la dynastie almohade. Ils lui fournirent même des troupes pour<br />
l'aider à faire la guerre sainte en Espagne.<br />
Mais en l'an 1185, les Ibn-Ghania, émirs de Maïorque, traver<br />
sèrent la mer avec une flolle et surprirent la ville de Bougie. Là,<br />
ils se déclarèrent les adversaires des Almohades et ayant fait un<br />
appel au peuple arabe, ils l'entraînèrent dans ses anciennes habi<br />
tudes de révolte.<br />
Enlre autres tribus hilaliennes, les Riah répondirent à celle<br />
invitation et accompagnèrent les lbn-Ghania à Gabès. Mais le<br />
souverain almohade El-Mansour,<br />
partit du Maroc et marcha<br />
contre les rebelles. 11 les mit en déroute aux environs de Gafsa<br />
et les refoula dans le désert de Barca. Les Riah s'étant alors<br />
empressés de faire leur soumission, il en déporta une partie à<br />
l'extrémité du Maroc, où il les établit dans la région maritime<br />
située enlre Tanger el Salé.<br />
Les fractions de cetle tribu,<br />
que le khalife almohade laissa en<br />
Ifrikia, furent placées sous le commandement d'un frère de<br />
Masoud, nommé Açaker, dont il avait éprouvé la fidélité. Quant<br />
à Masoud, que l'on surnommait El-Bolt, c'est-à-dire le pavé, à<br />
cause de sa fermeté et de sa force de caraclère, il fut exilé au<br />
Maroc avec ses partisans afin d'éviter de nouveaux embarras.<br />
Mais quelque temps après, Masoud s'échappa avec une petite<br />
troupe et rentra en Ifrikia, où il se vil rejoindre par ses neveux,<br />
les fils d'Açaker. S'étant mis au service de l'arménien Caracoche,<br />
compagnon du rebelle Ibn-Ghania, il assista, sous les ordres de<br />
cet aventurier, à la prise de Tripoli de Barbarie ; plus lard il<br />
alla trouver lbn-Ghania-EI-Maïorki et persista dans la révolte<br />
jusqu'à sa mort. Mohammed, son fils et successeur, se distingua<br />
par sa bravoure dans la guerre contre les Almohades. Il continua
236<br />
à vivre sous la lenle avec sa tribu et parvint enlin au comman<br />
dement de lous les nomadesqui occupaient les campagnes situées<br />
entre Caslilia, le Zab, Kairouan et Mecila. On voilqu'il avail sous<br />
sa main tout le sud tunisien et celui de la province de Constan<br />
tine. Mais en 1233, le sullan Hafside, qui venait d'usurper le<br />
pouvoir à Tunis, acquit une grande supériorité sur les Arabes et<br />
brisa tout à fait le parti de la résistance. La présence des Daouaou<br />
da sur le sol de lTfrikia,<br />
leur esprit d'insubordination et leur<br />
atlachemenl aux chefs de révolte avaient indisposé les Hafsides<br />
contre eux. Aussi le sullan Abou Zakaria s'empressa de gagner les<br />
Soleïm et de les attacher à son gouvernement. Les Soleïm étaient<br />
alors établis à Gabès, à Tripoli et dans les cantons voisins de ces<br />
villes. Dans une année de disette, une troupe de Soleïm alla<br />
auprès du chef daouadi, Mohammed Ibn Masoud,<br />
pour se procurer<br />
du blé. Ces gens ayant convoité les richesses donl jouissaient les<br />
sujets daouadiens essayèrent de s'en emparer de vive force. 11 en<br />
résulta une guerre enlre les Riah et les Soleïm et, après plusieurs<br />
rencontres, ceux-ci forcèrent leurs adversairesàquiller la parlie<br />
orientale de lTfrikia et à se transporter dans la partie occidentale<br />
de la même province. Les Soleïm prirent alors possession du pays<br />
compris entre Gabès, Nefta et Bône,<br />
pendant que les Daouaouda<br />
refoulés s'en éloignaient, afin d'occuper les plaines de Constan<br />
tine, les plateaux du Tell el les pâturages du Zab, de l'Oued-Rir',<br />
d'Ouargla et du désert qui s'élend cle là vers le Midi.<br />
Après la mort de Mohammed Ibn Masoud, son fils Mouça par<br />
vint à une haute considération dans la tribu à cau=e de sa résis<br />
tance opiniâtre au gouvernement hafside. Quand El-Mostancer<br />
fut proclamé khalife el monta sur le trône de son père Abou<br />
Zakaria, il eut à soutenir une lutte contre son frère Ibrahim qui<br />
essaya de lui disputer le pouvoir. Les Daouaouda accueillirent le<br />
prétendant el lui ayanl prêté le sermenl de fidélité aux environs<br />
de Constantine, ils le mirent à leur lête d'un mouvement una<br />
nime ; mais ils ne tardèrent pas à renoncer aux engagements<br />
qu'ils avaient pris vis-à-vis de lui.<br />
A la mort de Mouça, son fils Chibel succéda au commandement<br />
des Daouaouda. Ce nouveau chef traita le gouvernement hafside<br />
avec beaucoup de hauteur et permit à son peuple de commettre
237<br />
tant de brigandages sur les terres de i'empire, qu'El-Mostancer<br />
rompit le Iraité qu'il avail avec eux et marcha en personne pour<br />
les châtier. Les insurgés passèrent dans le déserl et, de cetle<br />
retraite éloignée, ils envoyèrent au gouvernement hafside l'assu<br />
rance peu sincère de leur soumission.<br />
Le sultan en parut très satisfait, mais il dissimula ses véritables<br />
sentiments et repartit pour Tunis.<br />
Le cheïkh, gouverneur de Bougie, reçut alors l'ordre d'em<br />
ployer ses efforts afin d'inspirer confiance aux chefs réfractai-<br />
res et de les décider à se rendre en députation auprès du sullan,<br />
mais il lui fut expressément recommandé de ne prendre aucun<br />
engagement avec eux. Secondé par ses alliés, les Soleïm, le sullan<br />
quitta Tunis en 1267, à la têle de ses troupes. Les enfants du<br />
daouadi Açaker, dont nous avons vu le nom plus haut, étant<br />
venus au-devant de lui, il nomma Mehdi, fils d'Açaker, chef des<br />
Daouaoudia et de (ouïes les autres branches de la Iribu des Riah.<br />
Les descendants de Masoud s'enfuirent dans le désert el, lorsque<br />
le sultan qui s'élail mis à leur poursuite alla camper à Negaous,<br />
ils occupèrent les défilés qui conduisent dans le Zab. Sur ces<br />
entrefaites, leurs envoyés avaient continué à se rendre auprès<br />
du gouverneur de Bougie, dans l'espoir de faire agréer, par sa<br />
médiation, le même simulacre de soumission qu'ils avaient<br />
toujours montré envers l'empire. Ce fonctionnaire leur conseilla<br />
d'expédier une dépulalionau sullan el il vit avec plaisir sa pro<br />
position accueillie et son bul atteint. Dans le nombre de ces<br />
envoyés se trouvèrent Chibel ben Mouça, émir de la iribu, son<br />
frère et six de leurs cousins germains.<br />
Aussitôt que le sullan vit ces chefs paraître devant lui, il les fit<br />
arrêter. A l'instant, même leurs bagages furent livrés au pillage,<br />
leurs têtes tranchées et leurs cadavres dressés sur des pieux.<br />
Celte exécution eut lieu à Zeraïa,<br />
dans le Hodna. Par l'ordre du<br />
sultan on porta les têtes de ces chefs à Biskra pour y être expo<br />
sées (1).<br />
Après ce coup de vigueur, le sultan alla rapidement vers les<br />
(1)<br />
El-Kaïrouani raconte que ces têtes furent ensuite portées à<br />
Tunis au bout des lances des soldats.
238<br />
défilés du Zab où les Iribus réfractaires avaient fait halte et, au<br />
point du jour, il tomba sur leur camp. Elles prirent aussitôt la<br />
fuite, laissant leurs bagages, leurs bêtes de somme et leurs tentes<br />
comme une proie à l'armée. Les fuyards furent vivement pour<br />
suivis, mais ils réussirent à emmener leurs femmes el leurs en<br />
fants à dos de chameaux et à traverser l'Oued-Djedi, rivière au<br />
midi du Zab. Ils entrèrent alors dans le désert où l'on meurt de<br />
soif, dans la région appelée El-Hammada (l'échauffée), dont le sol<br />
brûlant esl couvert de pierres noires. Alors les troupes cessèrent<br />
la poursuite et le sullan rentra chez lui vainqueur et triomphant.<br />
Un succès aussi éclatant lui attira les louanges el les félicitations<br />
des poètes.<br />
Les débris des Daouaoudia avec tous leurs nomades se réfugiè<br />
rent dans le Maghreb et entrèrent au service de la race zenatien-<br />
ne, les uns à Fez et les autres à Tlemcen.<br />
Chibel ibn Mouça, l'émir des Daouaoudia décapité, avait laissé<br />
— le lion. Cet enfant fut élevé<br />
un fils en bas âge nommé Sebâ —<br />
sous la lulelle de son oncle, de sorte que le droit de commander<br />
à la tribu resla toujours dans la famille. Yaghmoracen ibn Zian,<br />
roi de Tlemcen,<br />
combla les Daouaoudia de bienfaits. Ils restèrent<br />
auprès de lui jusqu'à ce que leur élal se fut amélioré et que leurs<br />
troupeaux dechameaux se fussent multipliés; puis, ilss'yprirent<br />
avec tant d'adresse, qu'ils réussirent à pénétrer dans leur ancien<br />
territoire et à s'emparer de quelques parties du Zab. Ils enlevè<br />
rent la ville d'Ouargla et les bourgades du Rir'<br />
Ayant fait dis<br />
paraître pour toujours l'autorité que le gouvernement Hafside<br />
exerçait dans ces contrées, ils se parlagèrent le fruit de leurs con<br />
quêtes et tournèrent ensuite leurs armes contre le Zab.Cettepro-<br />
vince avait alors pour gouverneur un grand officier de l'empire,<br />
surnommé Ibn Otlon. A la nouvelle de leur approche ce chef<br />
réunit un corps d'armée el marcha afin de leur livrer bataille,<br />
mais il fut attaqué lui -même el tué par l'ennemi. Les Daouaoudia<br />
prirent alors possession du Zab entier.<br />
Le gouvernement Hafside essaya de réparer cet échec en<br />
s'attachant les vainqueurs par des bienfaits; ainsi,<br />
il leur concéda<br />
non seulement la jouissance de toutes leurs conquêtes dans le<br />
Zab et les montagnes de l'Aurès,<br />
mais aussi la possession de Ne-
239<br />
gaous, de Meggara el de Mecila,<br />
villes situées dans l'immense<br />
plaine du Hodna. La ville de Mecilla devint le domaine parti<br />
culier du chef Daouadi Sebâ ibn Chibel et constitua un apanage<br />
pour ses descendants.<br />
Quelques temps après ces événements, Sebâ étant morl, son<br />
fils Olman, surnommé El Aker (celui qui s'acharne à l'attaque),<br />
prit le commandement de la Iribu, mais ses cousins descendants<br />
de Masoud cherchèrent à le lui enlever. A celte occasion la famille<br />
Masoud, si bien unie jusqu'alors, se partagea cn deux parties : les<br />
Oulad-Mohammed el les Oulad-Sebâ. Nous verrons que ces di<br />
visions inlestines se sont perpétuées jusqu'à l'époque actuelle.<br />
{A suivre.)<br />
L. Charles Féraud.
NÉCROLOGIE<br />
M. le Docteur MA1LLEFER<br />
La Société historique algérienne a perdu, le 21 dé<br />
cembre 1881, un de ses fondateurs,<br />
en la personne de<br />
M. le docteur MAILLEFER (Jean-Baptiste-Gabriel-<br />
Théodore), décédé à Palestro, à l'âge de 70 ans. Il était<br />
né à Metz, en 1811. Entré de bonne heure dans la méde<br />
cine militaire, il avait fait ses premières armes au siège<br />
d'Anvers ; de là, il était venu en Algérie,<br />
presque toute son existence.<br />
où il passa<br />
Notre collection lui doit une grande quantité de com<br />
munications intéressantes, pour la plupart relatives à<br />
à laquelle il s'était adonné de bonne<br />
l'archéologie,<br />
heure. Nous citerons : Médaille trouvée à Laghouat ;<br />
Khemissa, Aumale; —<br />
La roche taillée près d'A umale ;<br />
— Inscription<br />
Médéa, Saneg ;<br />
— Les<br />
de Tlemcen (Pomaria) ;<br />
—<br />
Ténès;<br />
—<br />
—<br />
Ouled Ferah ;<br />
— Inscription<br />
de<br />
Lodi, etc.,<br />
laissé en outre plusieurs cahiers de Notes archéolo<br />
etc. Nous avons appris de sa famille qu'il a<br />
giques. Espérons que ces travaux seront unjour publiés,<br />
au bénéfice de la science et à l'honneur du nom de<br />
l'érudit auquel nous adressons ici nos derniers hom<br />
mages.<br />
Pour tous les articles non signés:<br />
Alger. - Typ. A. JOURDAN.<br />
Le Président,<br />
H.-D. de Grammont.
BEN -<br />
LES<br />
DJELLAB<br />
SULTANS DE TOUGOURT<br />
NOTES HISTORIQUES<br />
(Suite. —<br />
Voir<br />
SUR<br />
LA PROVINCE DE CONSTANTINE<br />
les n
242<br />
pies. Cette zaouïa de la révolte était prédestinée : c'est Zaatcha.<br />
Ayant convoqué ses partisans marabouts auxquels il donna le<br />
nom de Sonniles, il marcha avec eux contre Biskra et y mit le<br />
siège. Ses bandes coupèrent les dattiers qui entouraient la ville.<br />
Mais découragés bientôt par la résistance de Mozni et de sa .gar<br />
nison, ils prirent le parti de se retirer. Quelque temps après,<br />
Saàda était surpris et tué* Les disciples du réformateur, ayant<br />
appris celle nouvelle, allèrent de nouveau en troupes nombreuses<br />
allaquer Biskra. Ali ben Ahmed, le chef des Daouaoudia qui élait<br />
reslé fidèle à Mozni, fut fait prisonnier dans le combatlivré devant<br />
la ville, mais on lui rendit la liberté par égard pour un de ses frè<br />
res qui se trouvait dans les rangs des rebelles. Un instant la<br />
puissance des Sonnites prit un grand accroissement. Les choses<br />
restèrent en cet état pendant quelque temps; mais enfin Ali reprit<br />
le dessus sur les sectaires en continuant à guerroyer contre eux.<br />
Revirement étrange, Ali entreprit ensuite de soutenir la cause<br />
des Sonnites qu'il avait d'abord combattus avec acharnement.<br />
L'histoire arabe fait à ce sujet une curieuse réflexion : « Quel-<br />
» ques Daouaoudïa, dit-il,<br />
essayèrent de relever la cause des<br />
» Sonniles, non pas par esprit de religion et de piété, mais parce<br />
• qu'ils y trouvaient un moyen de se faire payer la dîme par la<br />
» classe des cultivateurs. Ils font semblant de vouloir corriger<br />
» les abus, parce que cela leur sert de manteau pour voiler d'au-<br />
» 1res projets, mais tôt ou tard ils trahissent leurs véritables in-<br />
» tentions et, s'arrachant les uns aux autres les fruits de leurs<br />
» rapines, ils se dispersent sans avoir rien effectué d'utile. »<br />
Le chef Daouadi Ali ibn Ahmed, en l'an 1339,<br />
rassembla un<br />
corps de Iroupes, en élevant la voix au nom des Sonnites, et alla<br />
mettre le siège devant Biskra. Soutenu par les renforts que lui<br />
firent passer les gens de l'Oued Rir', il tint celte ville bloquée<br />
pendant plusieurs mois. Découragé enfin par la résistance des<br />
assiégés, il renonça à son entreprise, se réconcilia avec Mozni et<br />
lui resta attaché jusqu'à la fin de ses jours.<br />
Le commandement des Oulad-Mohammed appartint ensuite à<br />
Yakoub ibn Ali. Par sa naissance et par son âge, dit l'historien
243<br />
arabe, contemporain des événements et en relations intimes<br />
avec les Daouaoudia, Yakoub occupe parmi les siens le rang de<br />
chef suprême et depuis longtemps il jouit d'une haute considéra<br />
tion, tant à cause de son mérite personnel que de la faveur toute<br />
particulière dont le sultan se plaît à l'honorer.<br />
Les Oulad-Mohammed occupaient à eux seuls les lerritoires<br />
qui forment la province de Constanline,<br />
ayant obtenu du gou<br />
vernement Hafside une grande partie de la région qui sépare<br />
celte ville de la mer. Les pays du Rir'<br />
et de Ouargla étaient res<br />
tés en la possession de diverses branches de cette tribu, depuis<br />
que leurs aïeux se l'étaient partagé. Le Zab central, dont la ca<br />
pitale est Biskra, échut aux Oulad-Mohammed el devint un de<br />
leurs lieux de parcours. Pour cette raison Yakoub ibn Ali exer<br />
çait un grand ascendant sur le gouverneur de cette province, et<br />
celui-ci recherchait l'appui du chef arabe toutes les fois qu'il<br />
voulait résister aux ordres du gouvernement Hafside, ou se ren<br />
dre indépendant, ou protéger ses campagnes contre les brigan<br />
dages des arabes nomades. Ajoulons du reste que, pour cimenter<br />
cetteamilié, Mozni, le gouverneur de Biskra, avait donné sa sœur<br />
en mariage au chef Daouadi Yakoub.<br />
En 1347, le sultan Mérinide Abou Hacen se mil en marche de<br />
Tlemcen pour conquérir lesÉlatsdu prince Hafside de Tunis.<br />
Tous les émirs des Arabes nomades lui envoyèrent des députa-<br />
lions se déclarant pour les Merinides. Parmi eux on vit arrir<br />
ver Mozni, seigneur du Zab,<br />
suivi des principaux cheiks des<br />
Douaouda et de leur chef Yakoub ibn Ali. Ils favorisèrent l'éta<br />
blissement de sa domination sur Tunis el ses dépendances.<br />
Mais devenu maître du royaume des Hafsides, le sultan Abou<br />
Hacen encourut, l'année suivante, la haine des Arabes de cetle<br />
région,<br />
en leur ôtant les villes qu'ils possédaient à litre de fiefs<br />
et en leur refusant les dons 'que l'ancien gouvernement avail eu<br />
l'habitude de leur accorder. Il dut marcher contre eux, afin de<br />
les châtier ; mais ceux-ci,<br />
s'élant ralliés avec l'intention de vaincre<br />
ou de mourir, mirent en déroule l'armée du sullan, pillèrent<br />
ses bagages et le forcèrent à s'enfermer dans Kairouan. Heureu<br />
sement que la désunion se mit dans leurs rangs : ils levèrent le<br />
siège,<br />
ce qui permit au sullan de rentrer à Tunis. Mais là en-
244':<br />
core il se vit assiégé par les Arabes qui voulaient s'emparer de<br />
la ville pour y rélablir tantôt l'un, tantôt l'autre, des anciens<br />
princes Hafsides dont ils<br />
proclamaient successivement la souve-<br />
rainelé. Abou Hacen attendait des renforts qui devaient lui arri<br />
ver du Maroc, quand il apprit tout à coup<br />
la désorganisation de<br />
son gouvernement dont ses fils venaient de s'emparer, ce qui le<br />
priva de tous ses moyens d'action. Obligé d'abandonner sa con<br />
quête, il s'embarqua se dirigeant vers le Maroc.<br />
Voici ce qui élait arrivé : la nouvelle des événements de Kai<br />
rouan et de la révolte des arabes élant parvenue dans le<br />
Maghreb, avec les exagérations habituelles parmi les indigènes,<br />
on se figura que le sultan Abou Hacen avait péri dans le désastre.<br />
Son fils Abou Eïnan, résidant à Tlemcen où il exerçait par inté<br />
rim l'autorité suprême, partit aussitôt pour Fez et se fit procla<br />
mer sultan. Ce fut le signal de grands désordres dans lout l'em<br />
pire. De tous côtés les provinces se révoltèrent, les fils des an<br />
ciens chefs s'emparèrent de leurs étals héréditaires.<br />
Abou Hacen avait eu l'habitude de recevoir, à la fin de chaque<br />
année, la visite de tous ses gouverneurs de province. Ils lui re<br />
mettaient à celte occasion les impôts des localités placées sous<br />
leurs ordres. Cetle année-là, ils s'étaient mis en route.de toute<br />
part, afin de se rendre auprès de lui à Tunis, sa nouvelle con<br />
quête. Ils se renconlrèrent à Constantine avec Ibn Mozni, gou<br />
verneur du Zab. C'est là qu'ils apprirent eux aussi le désastre<br />
de Kairouan. Dans cette réunion de voyageurs se trouvait le<br />
prince Abou Tachefîn, fils d'Aboù Hacen, qui, après avoir élé fait<br />
prisonnier lors de la défaite des musulmans à Tarifa, avait re<br />
couvré la liberté à la suite d'un traité cle paix avec le roi de<br />
Castille, Don Alphonse XI. Il ramenait avec lui plusieurs grands<br />
dignitaires de l'empire chrétien chargés parleur souverain de se<br />
rendre auprès du sullan. Aussitôt que la nouvelle de l'échec de<br />
Kairouan se fut répandue dans la ville de Constantine, une agi-<br />
talion extraordinaire s'y fit remarquer, et la population se disposa<br />
à piller les richesses apportées par ces voyageurs. Bientôt plu<br />
sieurs des hauts fonctionnaires furent massacrés. Les survivants,<br />
y compris les fils du sullan et les ambassadeurs Castillans, par<br />
vinrent à s'éloigner sous l'escorte du chef Daouaoudien, Yakoub
245<br />
ibn Ali, qui les conduisit à Biskra, où Mozni leur donna chezlui<br />
une généreuse hospitalité et ne cessa de les combler d'égards,<br />
jusqu'à ce que l'occasion se présenta de les conduire à Tunis, où<br />
ils arrivèrent au mois de septembre 1348,<br />
toujours accompagnés<br />
par Yakoub. Rapprochement à signaler : Ali Bey, le descendant-<br />
actuel de Yakoub ben Ali, traversail l'Espagne, il y a quelques<br />
années, en revenant de Paris. Présenté â Alphonse XII, il élait<br />
très gracieusement accueilli et décoré de sa main de la plaque<br />
de grand officier d'Isabelle la Catholique. Certainement les ser<br />
vices rendus parl'ancêlre d'Ali Bey aux ambassadeurs Espagnols<br />
du XIVme siècle étaient oubliés ou même ignorés,<br />
connaîtra que le hasard a eu la main heureuse.<br />
Cependant Abou Hacen,<br />
mais on re<br />
après un naufrage sur la côte du<br />
pays des Zouaoua, duquel il échappa miraculeusement, arriva à<br />
Alger où il réunit quelques partisans. Yakoub ibn Ali lui était<br />
resté fidèle. Au milieu des difficultés qu'il avait éprouvées après<br />
les funestes événements de Kairouan,<br />
le chef daouadien lui avait<br />
rendu visite à Tunis pour l'aider à relever sa fortune compromise.<br />
Aujourd'hui il lui expédiait encore des renforts pris parmi ses<br />
cavaliers nomades pour soutenir sa cause dans les plaines du<br />
Chélif, théâtre de la lutte; mais la victoire se décida encore en<br />
faveur de ses ennemis el Abou Hacen se vil abandonné de lous et<br />
mourut. En 1351, Abou Eïnan, son fils,<br />
parvenait à réunir sous<br />
son drapeau les provinces du Maroc et relevait l'empire Mérinide.<br />
Il se dirigea ensuile vers l'Afrique orientale. Mozni, le gouverneur<br />
de Biskra, lui envoya alors spontanément un écrit par lequel il<br />
le reconnaissait pour son souverain. Quelque temps après, Mozni,<br />
son beau-frère Yakou ben Ali el tous les chefs des Daouadia<br />
qu'ils avaient réunis,<br />
se rendirent auprès du sullan mérinide.<br />
Abou Eïnan les accueillit avec une bonté parfaite, en considéra<br />
tion du dévouement qu'ils avaient montré à sa famille et à son<br />
père, et aux marques d'honneur qu'il leur accorda, il ajouta de<br />
riches cadeaux.<br />
En 1357, le sultan Abou Eïnan était devant Constantine dont<br />
il voulait<br />
s'emparer. Mozni alla le rejoindre sous les murs de<br />
celte ville; Yakoub ibn Ali, grand cheikh des nomades, l'accom<br />
pagnait avec ses gens. Mais celui-ci ne tardait pas à abandonner
le nouveau sultan, parce que,<br />
246<br />
voulant assurer son obéissance et<br />
celle de sa tribu, il douta de sa parole et lui demanda plusieurs<br />
otages. Yakoub avait d'abord essayé de fléchir le prince par des<br />
cajoleries; mais en ayant reconnu l'inutilité, il s'éloigna avec ses<br />
gens pour rentrer dans le Zab. Le sultan le poursuivit inutile<br />
ment, et pour se venger il dévasta les parties du pays qui appar<br />
tenaient au fugitif, y abatlil les dattiers, combla les puils, dé<br />
truisit les édifices et en fit disparaître jusqu'aux vestiges de la<br />
civilisation. Yakoub ben Ali se jeta dans le désert avec ses tri<br />
bus et mit le sullan dans l'impossibilité de l'atteindre. Revenu à<br />
Biskra, Abou Eïnan passa trois jours aux environs de cette ville,<br />
afin de réorganiser son armée el lui donner ce repos qu'une<br />
expédition fatigante à travers le sable avail rendu nécessaire.<br />
Le sultan, étant rentré au Maroc sans avoir pu complèlement<br />
se rendre maître de lTfrikia,<br />
ressentit quelque inquiétude en<br />
réfléchissant à l'élat dans lequel il avait laissé ce pays. Crai<br />
gnant surlout les attaques que Yakoub ben Ali et les Daouadia<br />
insoumis pourraient diriger conlre la province de Constantine,<br />
il rappela Soleïman, gouverneur de ses possessions espagnoles, et<br />
l'ayant nommé vizir de l'empire il le plaça à la tête de l'armée<br />
qui allait partir pour l'Ifrikia. Celle colonne se mit en marche<br />
en 1358.<br />
Yakoub ben Ali avait maintenant jeté le masque et levé l'éten<br />
dard de là révolle. Aussi le gouvernement mérinide le rem<br />
plaça par son frère et rival Meïmoun ibn Ali qui devint ainsi<br />
commandant des Daouaoudia et de tous les nomades de la pro<br />
vince de Conslantine. Il parvint même à rallier la majeure par<br />
tie des tribus qui avaient suivi son frère Yakoub. Toutes ces<br />
peuplades arrivèrent alors avec leurs tentes et leurs*<br />
troupeaux,<br />
et se portèrent dans le voisinage du lieu où le vizir avail établi<br />
son camp.<br />
Mais Yakoub ibn Ali ne resta pas inaclif. Sachant qu'il y avail<br />
à Tunis, vivant dans l'obscurité, un jeune prince du nom de<br />
Abou Hammou, appartenant à l'ancienne dynastie Abdelouadila,<br />
renversée par les Mérénides, le chef daouadi envoya une dépu-<br />
lalion de ses chefs nomades auprès du sullan Hafside de Tunis,<br />
le priant de laisser partir Abou Hammou pour le Maghreb, en
247<br />
promettant d'escorter le jeune prince el de l'aider à faire des<br />
courses dans la province de Tlemcen. « Par ce moyen, disaient-<br />
ils, nous donnerons tant d'occupalion à Abou Eïnan qu'il ne<br />
pourra pas venir nous altaquer. » Ils demandèrent aussi que<br />
leur protégé reçut à son départ un équipage royal et les insignes<br />
de la souveraineté. Les Hafsides firent donc leur possible pour<br />
fournir à Abou Hammou les ressources nécessaires à son rang, et<br />
ce jeune prince se mit en route avec les cheikhs daouadiens el<br />
leurs confédérés. En traversant le désert pour se rendre à<br />
Tlemcen, ils apprirent la mort de Abou Eïnan et persistèrent<br />
plus que jamais dans leur résolution de relever l'empire des<br />
Abdelouad au détriment des Mérénides. Soula, fils de Yakoub<br />
ben Ali, les quitta à ce moment du voyage pour aller portera<br />
son père la nouvelle delà mort de son ennemi Abou Eïnan.<br />
Quant à Abou Hammou, il battit loul ce qui s'opposa à sa<br />
marche ; puis, arrivé devant Tlemcen, il tint la ville bloquée au<br />
moyen de sa cavalerie. Dans la matinée du quatrième jour de ce<br />
siége> il y pénétra de vive force ; c'était le mercredi, 9 février<br />
1359. Le sultan Abou Hammou se rendit au palais, monta sur le<br />
trône, el reçut de ses sujets le serment de fidélité, en même<br />
temps que, pour rétablir l'ordre dans les diverses parties de son<br />
empire, il expulsait les Mérénides.<br />
Au milieu de tous ces bouleversements, la dynastie mérénkle<br />
s'élait maintenue à Fez, et pour conserver son autorité du côté<br />
de l'Orient, elle mit en liberté deux jeunes princes Hafsides jus<br />
que-là internés au Maroc, Abou Abd Allah et Abou l'Abbas,<br />
donnant au premier le gouvernement de Bougie et au second<br />
celui de Constantine.<br />
Les deux princes, aidés de Yakoub ibn Ali,<br />
réussirent à se<br />
faire reconnaître dans les royaumes qui leur avaient élé concédés.<br />
Mais l'émir Abou Abd Allah, devenu maîlre de Bougie, y déploya<br />
une telle sévérité qu'il encourut la réprobation générale. Ses<br />
sujets indignés le prirent en haine el reportèrent leurs affec<br />
tions sur son cousin Abou l'Abbas, seigneur de Constantine, dont<br />
la conduite était sage et l'administration paternelle. Une ques<br />
tion de frontière fit éclater la guerre entre les deux princes.<br />
Yakoub ben Ali,<br />
qui s'était engagé à soutenir Abou Abd Allah
248<br />
pour rentrer en possession de son gouvernement, lui refusa son<br />
concours,<br />
passa du côté d'Aboù l'Abbas et mit en déroule un<br />
corps de troupes qui étail sorti de Bougie pour insulter le terri<br />
toire de Quelque temps après,<br />
Abou Abd Allah<br />
mourait, criblé de coups de lance, dans une nouvelle rencontre,<br />
et son cousin devenait maître de Bougie le 3 mai 1366. Notre<br />
historien Ibn Khaldoùn se trouvait alors dans cetle ville. - Je<br />
■> sortis au-devant du prince Abou l'Abbas, dit-il, avec une dé-<br />
» pulation de notables. Il m'accueillit de la manière la plus gra-<br />
» cieuse et me donna à entendre qu'il serait heureux de m'avoir<br />
» à son service; mais je demandai l'autorisation de m'éloigner.<br />
» J'allai sur Me champ trouver Yakoub ibn Ali el de chez lui je<br />
» me rendis à Biskra. »<br />
Dans le courant de celte même année 1366, le sultan Abou<br />
Hammou, que nous avons laissé à Tlemcen^ commença les pré<br />
paratifs d'une expédition dans la direction de la province d'Al<br />
ger. Il s'adressa à l'émir des Daouaouadia Yakoub et obtint de<br />
lui la promesse que tous ses nomades seraient à ses ordres.<br />
Yakoub rédigea même un écrit à cet effet; mais le sullan le ren<br />
voya en déclarant qu'il se contentait de sa parole. Mais celte<br />
campagne ne fut pas heureuse, et Abou Hammou, mis en déroute,<br />
dut s'enfuir vers Tlemcen pendant que les Daouaoudia rentraient<br />
dans leur territoire au plus vite.<br />
En 1370, Ibn Khaldoùn étail en mission à la cour de Abou<br />
Hammou,<br />
quand ce prince abandonna Tlemcen devant les armes<br />
viclorieuses d'Abd el Aziz qui venait de reconquérir le trône de<br />
son père Abou Hacen . Le nouveau souverain mérénide revêtit<br />
noire historien d'une robe d'honneur, lui fit cadeau d'une mon<br />
ture et le chargea de passer chez les Riah el de faire ses efforts<br />
pour les ramener à lui faire leur soumission en les détachant du<br />
parti ennemi. Ibn Khaldoùn se rendit, en effet, à sa destination<br />
et décida les Daouaoudia à retirer leur appui à Abou Hammou.<br />
Celui-ci, en fuile, étail campé à ce moment aux environs de<br />
Doucen, localité voisine de Biskra. Attaqué par les Arabes et<br />
forcé d'abandonner son camp et ses trésors, tout fut livré au<br />
pillage. Abou Hammou prit de nouveau la fuite à travers mille<br />
périls et atteignit le pays du Mzab. L'année suivante, Ibn Khal-
249<br />
doun se rendit à Tlemcen auprès du sultan et lui présenta la dé<br />
putation des Daouaoudia, à la têle desquels se trouvait Abou<br />
Dinar, frère de Yakoub ibn Ali. Le prince se souvint des bons<br />
services que son père Abou Hacen avait reçus de cet émir et<br />
accueillit son frère avec une bonté extrême. 11 lui donna un<br />
beau cheval et fit présent d'une robe d'honneur à lui et à ses<br />
compagnons.<br />
Si du côlé de la cour de Tlemcen les Daouaoudia entretenaient<br />
de bonnes relations, ils continuaient aussi à vivre en excellents<br />
rapports avec les souverains hafsides de Tunis. Aussi nous voyons<br />
que le prince Yahïa Zakaria qui avait jadis reçu l'hospitalité chez<br />
Yakoub ben Ali, épousa la nièce de ce chef. Depuis lors,<br />
chez les Daouaoudia au milieu desquels il finit ses jours.<br />
il resta<br />
Mais voici l'ex-sultan de Tlemcen, Abou Hammou, qui reparaît<br />
sur la scène, et avec lui de nouveaux changements dans la poli<br />
tique générale du pays. « Revirement de fortune sans exemple,<br />
» nous dit l'historien arabe : un prince qui remonta sur le trône<br />
» après avoir perdu son royaume, quitté l'habillement impérial<br />
» el s'être éloigné de son pays et de son peuple pour aller dans<br />
» une contrée lointaine rechercher la protection de gens incapa-<br />
» blés de lui rendre service et nullement disposés à lui obéir !<br />
» Dieu est le possesseur de la souveraineté, il la donne à qui il<br />
» veut ; il exalte l'homme et il l'abaisse à son gré. »<br />
Le sultan Abd El-Aziz venait de mourir subitement, et aussitôt<br />
Abou Hammou, sortant de sa retraite, retrouvait des partisans pour<br />
le faire reconnaître souverain de Tlemcen, malgré l'opposition de<br />
maints compétiteurs. Parmi ces derniers se trouvait entre autres<br />
Abou Zian, fils du sultan Abou Eïnan, lequel s'était relire chez<br />
les Daouaoudia qui, à celte époque,<br />
avaient accordé refuge et<br />
protection à d'autres personnages en révolte contre le souverain<br />
hafside de Tunis. Biskra était devenu le rendez-vous de tous les<br />
mécontents pendant cette période troublée. Quand les chefs du<br />
Zab virent le sultan de Tunis triompher des graves difficultés<br />
qui l'avaienl empêché de tourner ses armes contre eux, ils com<br />
mencèrent à craindre les suites de leur insoumission et cherchè<br />
rent à se<br />
garantir du danger en suscitant de nouveaux embarras<br />
au souverain de Tunis. Croyant reconnaître dans Abou Hammou
250<br />
qui, comme on vient de le voir, était remonté sur le trône de<br />
Tlemcen, un homme capable de les protéger en donnant de l'oc<br />
cupation à l'ennemi, ils conçurent le projet d'une alliance avec<br />
lui. Mozni, seigneur de Biskra, fut le premier à tenter cette dé<br />
marche. Les autres chefs, aveuglés par l'ambition, s'empressèrent<br />
de l'imiter. Dès lors leurs courriers ne cessèrent de se rendre à<br />
Tlemcen et d'en revenir. Mais à la fin les envoyés se fatiguèrent<br />
d'une négociation stérile, et ils ne purent obtenir d'Aboù Hammou<br />
que la promesse de leur être bon voisin elde les soutenir, pourvu<br />
qu'ils le garantissent contre les tentatives d'Aboù Zian, son<br />
rival.<br />
Yakoub ibn Ali, de son côté, s'inquiéta des suites que devaient<br />
avoir ses liaisons avec la bande de factieux réfugiée dans son<br />
pays. 11 se rappela avec effroi l'appui qu'il leur avait donné.<br />
Voyant aussi d'un œil jaloux les riches cadeaux qu'avaient reçus<br />
ses rivaux les Daouaoudia, la haute faveur dont ils jouissaient<br />
auprès du sultan de Tunis depuis leur adhésion à la cause des<br />
Hafsides, il céda au mécontentement qui l'agitait, et au mois<br />
d'avril 1380, il partit pour Tlemcen. Son intention était d'enlraî-<br />
ner Abou Hammou à lever des troupes et à courir au secours de<br />
la coalition des habitants du Djerid, révoltés contre le roi de<br />
Tunis. Dans sa réponse, le monarque de Tlemcen refusa son<br />
appui aux Djeridiens, mais il donna à entendre qu'il volerait à<br />
leur défense, s'ils consentaient à lui livrer le prince Abou Zian ;<br />
le secours qu'il offrait était un secours en argent.<br />
Pendant l'absence de Yacoub ben Ali les rebelles djeridiens<br />
résidant à Biskra, secondés par Mozni, entreprirent contre Touzer,<br />
ville saharienne, une attaque qui échoua complètement. Le chef<br />
Daouadi,<br />
Tlemcen,<br />
revenant à ce moment de son infructueux voyage à<br />
reprocha amèrement à ses compatriotes d'avoir fait<br />
cette expédition dont le résultat devait être une rupture avec le<br />
sultan de Tunis, rupture complète et irréparable. Yacoub les<br />
décida alors à conjurer l'orage par une prompte soumission, et<br />
chargea son fils Mohammed d'aller se jeter aux pieds du sullan<br />
et d'intercéder pour eux. Le monarque agréa la prière du mes<br />
sager et accueillit le repentir des insurgés. Il ferma même les<br />
yeux sur la conduite Mozni et envoya de la capitale son pre-
251<br />
mier ministre afin de le rassurer et de dissiper les appréhensions<br />
qui pourraient encore troubler leur esprit.<br />
Néanmoins Mozni avait encore eu l'occasion de témoigner peu<br />
de respect au gouvernement hafside; il continuait à donner asile<br />
aux personnes- qui fuyaient la vengeance du sullan et s'était abs<br />
tenu pendant plusieurs années d'acquitter l'impôt. Le sultan<br />
Hafside céda enfin à sa juste indignation el en l'an 1384, il mar<br />
cha en personne vers le Sud. Après avoir traversé la plaine de<br />
Tebessa, il tourna l'Aurès el déboucha dans le Zab en se dirigeant<br />
vers Tehouda. Les Daouaouadia accoururent à sa rencontre afin de<br />
défendre l'approche de Biskra. Quand les deux armées se trouvè<br />
rent en présence, le sullan laissa passer plusieurs jours en escar<br />
mouches, et pendant ce temps il envoyait desmessagersà Yacoub<br />
ibn Ali pour l'engager à tenir sa promesse en prenant parti contre<br />
Mozni. Yakoub prétendil que sa tribu l'avait abandonné pour se<br />
rallier autour de Mozni, et croyant avoir trompé le sullan par cette<br />
déclaration mensongère, il lui recommanda d'accepter la soumis<br />
sion de Mozni et de remettre à un moment plus opportun le châ<br />
timent des Riah. Le sultan suivit ce conseil et fermant les yeux<br />
sur la conduite des insurgés, il se contenta de la simple contri<br />
bution que le chef de Biskra avait toujours eu l'habitude de<br />
payer. Yacoub sauva ainsi son beau-frère Mozni el sa tribu des<br />
rigueurs du souverain.<br />
Tous les Daouaouadia, selon leur rang,<br />
line une somme fixe, à titre de don,<br />
touchaient à Conslan<br />
et cela en sus des conces<br />
sions qu'ils tenaient du sultan et qui consistaient en villes ou<br />
territoires, situées les unes dans le Tell, les autres dans le Zab.<br />
Or, à cette époque, le territoire de l'empire hafside s'étant amoin<br />
dri et les Arabes qui cultivaient les terres n'ayant pas payé d'im<br />
pôt, il en était résulté une notable diminution dans les recettes<br />
du gouvernement. Le sullan ayant pris en considération cet élat<br />
de choses,<br />
refusa le don aux Arabes daouadiens. Aussitôt l'esprit<br />
d'insoumission se réveilla dans les tribus el les porta à des actes<br />
de rapine et de brigandage. L'émir de Constantine se vil obsédé<br />
par une foule de gens qui demandaient à être payés. Il lâcha de<br />
congédier ces opportuns sous divers prétextes,<br />
et il repoussa les<br />
conseils de Yacoub ben Ali qui, revenant à ce moment du péleri-
252<br />
nage de la Mecque, fut blessé de ce manque d'égards. S'étant éloi<br />
gné sous prétexte d'affaires, il abandonna le service du prince et<br />
appela les Arabes aux armes. Voulant réunir en un seul corps tous<br />
les ennemis du gouvernement, il rassembla au tour de lui la plupart<br />
des Daouaouda, ainsi que leurs parents qui habitaient le désert.<br />
Sortant alors du Tell, il alla s'établir auprès du Negaous et lâcha<br />
ses bandes sur les plateaux de la province de Constantine. On<br />
pillail, on dévastait les moissons, et on revenait les mains pleines,<br />
les montures chargées de bulin. De cette manière, toute la cam<br />
pagne fui balayée.<br />
En 1388, Yakoub ben Ali tomba malade et mourut. Son corps<br />
fut porté à Biskra pour y êlre enterré. Mohammed, son fils, main<br />
tint les Arabes en étal d'insurrection, et vers le milieu de l'année<br />
suivante il monta avec eux dans le Tell. Le prince-gouverneur<br />
de Conslantine essaya alors de se raccommoder avec les Daouaou<br />
dia et leurs alliés du désert. Abou Silta Omar,<br />
neveu cle Yakoub<br />
ibn Ali, répondit à ces avances et lui amena tous les fils de sa<br />
sœur comme garantie de son alliance. Mais son frère Samil prit<br />
le parti de Mohammed ibn Yakoub. Une bataille s'ensuivit qui<br />
se termina par la défaite du prince Ibrahim et la mort d'Aboù<br />
Silta.<br />
Le sultan rassembla alors une armée afin d'expulser les Arabes<br />
du Tell, et les ayant refoulés dans leurs quartiers d'hiver, c'est-<br />
à-dire dans le Sahara, il les empêcha, pendant toute cette année,<br />
de rentrer dans les territoires où ils avaient l'habitude de passer<br />
l'été. Ils se virent donc obligés d'établir leurs quartiers dans le<br />
Zab pendant la saison des chaleurs. Comme les vivres leur man<br />
quaient, ils mirent au pillage les moissons du Zab,<br />
et par cetle<br />
conduite ils faillirent se brouiller avec leur allié Mozni. Ils re<br />
prirent leur marche vers le Tell, mais ils en furent de nouveau<br />
repoussés par le prince Ibrahim, gouverneur de Constantine.<br />
En l'an 1 390, les choses étaient encore dans le même état, quand<br />
mourut Ibrahim. Cet événement amena la dispersion de son<br />
armée et permit à Mohammed ibn Yakoub de pénétrer jusqu'aux<br />
environs de Constantine. Arrivé devant cette localité, il y fit<br />
camper ses gens en déclarant qu'il renonçait aux hostilités pour<br />
rentrer dans l'obéissance, et par une proclamation,<br />
il invita les
253<br />
cultivateurs à travailler leurs terres*el les voyageurs à circuler<br />
sans rien craindre. Celte déclaration rendit la tranquillité au<br />
pays.<br />
Une amnistie pleine et entière fut accordée aux Arabes, aussi<br />
tôt qu'ils eurent envoyé une députation à Tunis pour offrir au<br />
sullan l'expression de leur repentir et leur désir de rentrer en<br />
grâce.<br />
Voilà jusqu'où nous mènent les chroniques d'Ibn Khaldoùn,<br />
c'est-à-dire à la fin du XIVe siècle. Les documents historiques<br />
vonl devenir bien rares maintenant, et nous serons obligés sou<br />
vent de n'avoir à rapporter que les traditions de familles ou cel<br />
les conservées dans les tribus en souvenir de chefs dont la répu<br />
tation légendaire est toujours vivace.<br />
El-Kaïrouani, qui a écrit une histoire des Princes de Tunis,<br />
rapporte que le souverain Hafside Abou Omar, qui régnait vers<br />
l'an 1440,<br />
marcha contre les iribus arabes en révolte et parvint<br />
par ruse à attirer plusieurs de leurs chefs dans son camp. Parmi<br />
eux se irouvait Nacer El-Daouadi. Il leur fit un cadeau de mille<br />
dinars à chacun, puis les invila à aller passer la nuit chez les<br />
kaïds. Le lendemain ils étaient morts. L'historien tunisien qui<br />
semble ne pas avoir porté les Arabes nomades dans son cœur,<br />
fait à leur sujet d'assez curieuses réflexions qu'il importe de<br />
relater comme opinion d'un indigène sur le compte de ses con<br />
génères.<br />
« Le sullan Abou Omar, dit-il,<br />
punit les Arabes par où ils<br />
» avaient péché . Ces peuples peuvent êlre comparés aux scor-<br />
» pions qui ne cessent de piquer que lorsqu'on leur a coupé la<br />
» queue. Aujourd'hui les Arabes sont pires que par le passé. Que<br />
» Dieu les extermine ! •<br />
Il appuie encore, quelques lignes plus bas, en ajoutant qu'un<br />
grand personnage religieux de l'époque ne cessait d'adresser des<br />
vœux au ciel pour l'extermination des Arabes. Probablement que<br />
l'expédition faite cinq ans auparavant par le sultan tunisien
254<br />
Abou Farès n'avait pas suffi pour calmer l'humeur remuante<br />
des nomades, bien qu'il se fût rendu maîlre de tout le pays com<br />
pris entre Tripoli el Bougie. Pénétrant dans le Sahara, il avait<br />
soumis Biskra en passant el réduit les Arabes si souvent redouta<br />
bles à lui payer l'impôt.<br />
L'arbre généalogique de la famille mentionne qu'en l'an 1481,<br />
Sakheri ben Yakoub ben Ali commandait aux Daouaouda et flue<br />
son autorité s'étendait sur tout l'immense pays compris depuis<br />
Constantine jusqu'à Ouargla. Le campement habituel de sa zmala<br />
personnelle élailà Kareb, dans la tribu actuelle des Oulad-Abd-<br />
en-Nour, auprès de ruines romaines où jaillissent d'abondantes<br />
fontaines. De là, les Daouaouda dominaient aussi le pays du<br />
Ferdjioua et la vallée du Roumel .<br />
Ali, surnommé Bou Okkaz, l'homme au bâton,— appellation<br />
—<br />
qui va devenir désormais patronymique dans la famille, succéda<br />
à Sokheri, son père, en 1498. Il élait aussi puissant que riche, et<br />
lorsque sous la tente les pasteurs nomades racontent les merveil<br />
les des temps passés, ils rappellent que dans le campement saha<br />
rien du Houd-ben-Okkaz (1), les troupeaux de ce chef Daouadi<br />
étaient si nombreux que, dans une seule nuit, on compla cent<br />
quarante de ses chamelles qui mirent bas.<br />
Ahmed ben Ali bou Okkaz, surnommé El-Kerbouch , le grêlé,<br />
arrivait au pouvoir en 1527 et fui contemporain de la chule du<br />
royaume Hafside de Tunis, en même temps que des débuis de la<br />
lutte qui éclata à cetle époque entre les Turcs qui venaient de<br />
faire leur apparition sur la côle d'Afrique et les Espagnols déjà<br />
maîtres de plusieurs villes importantes du littoral.<br />
Un document des archives espagnoles de Simancas, écrit en<br />
1536, par Bernardino de Mendoza, pour renseigner Charles-Quint<br />
sur la force numérique des Arabes du royaume de Tunis et indi<br />
quer les localités qu'ils habitent, relate ce qui suit :<br />
(1)<br />
Houd est un mot qui signifie un bas-fond où jaillissent des<br />
eaux artésiennes servant à abreuver les troupeaux dans le Sahara.<br />
Celui-ci prit le nom du chef Bou Okkaz qui avait l'habitude d'y cam<br />
per l'hiver au milieu de ses nomades.
"<br />
255<br />
La tribu des Oulad-Yakoub (les enfants de Yakoub<br />
' ^n Ali) compte Irois cheikhs. Le nombre de ses cavaliers<br />
• s'élève à 1,700. Le cheikh Abd Allah ben Ahmed ben Mahdi,<br />
" 'e principal d'entre eux, peul réunir mille lances. Il est du<br />
0 parti des Turcs. Ses douars sont situés dans le Sahara amour<br />
» de Biskra et de Tougourt.<br />
» Le cheikh Ahmed ben Alet (Ali) peut réunir 200 lances; il<br />
» habite le même lerritoire.<br />
» Le cheikh Ahmed bel Hadj Talem peut réunir 500 lances.<br />
» Ses douars confinent avec ceux des deux autres. La tribu des<br />
» Daouaouda occupe la province de Conslanline. Ses Irois prin-<br />
» cipaux chefs sont ceux des Oulad-Soula, des Oulad-Sebâ et des<br />
» Oulad-Aïssa. Le nombre de leurs cavaliers s'élève à 10,000.<br />
» Leur territoire s'étend de Constantine jusqu'auprès de Bougie.<br />
» Cetle même tribu peul fournir un assez grand nombre de gens<br />
» de pied, mais cetle infanterie est mal armée el peu estimée<br />
» dans le pays (1). »<br />
Voilà une série de noms propres qui figurent également dans<br />
la généalogie des Daouaouda se partageant le commandement du<br />
pays.<br />
Mais nous nous trouvons maintenant en présence d'une ques<br />
tion qui n'a point été tranchée d'une manière concluante à l'aide<br />
de documents authentiques : à savoir l'époque exacte de l'arrivée<br />
des Turcs à Constantine. Il est dit,<br />
dessus,<br />
dans la note espagnole ci-<br />
que certains membres de la famille des Daouaouda<br />
étaient du parti des Turcs; ils avaient donc dû entrer en rela<br />
tions à une époque antérieure. La tradition rapporte que, du<br />
temps d'Ali bou Okkaz qui mourut, comme nous l'avons vu, en<br />
1527, les Turcs étaient déjà à Constantine,<br />
puisqu'on leur attri<br />
bue d'avoir précipité la fin de ce chef dont la trop grande in<br />
fluence leur portail ombrage. Mais cet expédient, assez fréquent<br />
dans la politique des Osmanlis,<br />
qui n'exercèrent qu'une autorité éphémère,<br />
(1)<br />
la Primaudaie.<br />
ne profita guère à ses auteurs<br />
puisque tout donne<br />
Documents sur l'occupation espagnole en Afrique par Élie de
à croire jusqu'ici qu'ils ne séjournèrent pas,plus de deux ans à<br />
Constantine d'où on les expulsa.<br />
Après la prise de Tunis et de Bône, en 1534, les Turcs, au<br />
nombre d'environ 1,500, sous les ordres de Hacen-Agha, s'en<br />
fuirent à Conslantine ; mais ils consentirent à ne pas y entrer,<br />
sur la demande des habitants qui, de leur côté, promirent de<br />
verser-<br />
entre leurs mains les contributions qu'ils payaient<br />
autrefois au roi de Tunis (1).<br />
A celte époque, avons-nous dit, les Daouaouda étaient maîtres<br />
des immenses plaines qui entourent Conslantine où ils venaient<br />
camper avec leurs nomades pendant l'été, lorsque les chaleurs<br />
les chassaient du Sahara. Profitant de ce que la majeure parlie des<br />
Douaouda avait émigré vers le Sud selon leur habitude, les<br />
Chabbia, autre puissante famille, dont nous avons déjà donné<br />
l'historique, refoulèrent facilement les Oulad-Soula, l'une des<br />
tribus des Daouaouda qui s'était attardée aux environs de Cons<br />
tantine. A celte nouvelle les Douaouda arrivèrent à la hâte au<br />
secours de leurs frères menacés, et le choc violent des deux flots<br />
de populaiion se disputant la possession de la contrée eut lieu<br />
dans les plaines de Sétif. Après des efforts inouis de part et<br />
d'autre et plusieurs jours de combats acharnés, les deux partis,<br />
harassés de fatigue, jugèrent qu'il était préférable et plus sage<br />
de mettre fin à la lutte en se partageant amicalement le pays.<br />
L'Oued-Bou-Merzoug, coulant du Sud au Nord, vers Conslantine,<br />
servit, dès lors, de limite entre eux. Les Chabbia eurent, par<br />
cette convention, la partie orientale, et les Douaouda le côté op<br />
posé, c'est-à-dire de Constantine à Sétif.<br />
Les Douaouda ayant pris, en quelque sorte, sous leur protec<br />
tion, le peu de Turcs qui se trouvaient à Constantine, ceux-ci<br />
ne furent point inquiétés pour le moment. Encore trop faibles<br />
pour intervenir dans les luttes de Iribu à tribu se disputant la<br />
prééminence, la prudence leur imposait le devoir de se renfer<br />
mer dans le rôle de spectateurs complètement neutres.<br />
(A suivre.)<br />
L. Charles Féraud,<br />
(1) Lettre de Bernardino de Mendoza à Charles-Quint.
ESSAI<br />
SUR LES<br />
ORIGINES BERBÈRES<br />
(Suite. — Voir les n°s<br />
4<br />
147, 148, 149 et 152.)<br />
Mais le plus remarquable est peut-être encore le plus<br />
usuel AXfo?, bois sacré qui réduit à son radical als,<br />
devient :<br />
□ „ T 0 Ouïes = raconter,<br />
Il == L o —<br />
,<br />
Iles = langue,<br />
mots berbères des mieux connus. Ce sens nous reporte<br />
à l'idée des oracles rendus dans ces bois ; et,<br />
si on veut<br />
tenir compte de la valeur idéographique des lettres<br />
composant ce radical L S on arrive aux deux sens<br />
suivants :<br />
Il EU,<br />
□ As,<br />
— le<br />
—<br />
dieu Ilou,<br />
vient, se meut (se manifeste),<br />
ce qui explique le grec aW et jnous ramène à ts^voc et<br />
à Lucus.<br />
Revue africaine, 26* année. X" 184 (JUILLET <strong>1882</strong>).<br />
17
258<br />
L'ordre d'idée que nous venons d'indiquer donne aussi<br />
la raison du passage du sens de II ila « principe divin,<br />
être suprême » à celui de ila, feuille. D'autre part, la<br />
similitude de la forme de la feuille avec celle d'une lan<br />
guette ou d'une langue explique le mot □ Il iles qui,<br />
composé de II ila et de □ s'analyserait feuille mou<br />
vante, extensible, buvante, en prenant les sens 4, 2, 3 de<br />
□ (voir plus haut). Les mots berbères D II iles et ouïes<br />
peuvent aussi être considérés comme des dérivés (de la<br />
24e<br />
forme)<br />
de II ila, feuille; ils sont encore à rappro<br />
cher des vocables de mêmes sens dans les idiomes<br />
indo-européens où ont prévalu les dérivés à la 22e forme,<br />
ayant L, comme radical, et*G, K, Q, comme affixe, soit:<br />
L G qui est le radical du celte lag, parler, tromper, du<br />
sanscrit lagg , parler, du grec Xoyof, du latin loqui,<br />
lego, etc.<br />
Formation des mots berbères. —<br />
composés. — — Mots dérivés.<br />
CHAPITEE IV<br />
Tableaux<br />
Syllabes.<br />
—<br />
Radicaux.<br />
—<br />
Mots<br />
des formes dérivées. —<br />
Principes généraux des variations dans les dialectes .<br />
Nous avons déjà donné plusieurs fois, d'une façon<br />
incidente,<br />
quelques exemples de la façon dont nous<br />
comprenions l'analyse des radicaux berbères; mais,<br />
pour que ce mode de procéder, tout à fait nouveau en ce<br />
qui concerne cette langue, soit bien défini et ait une<br />
véritable valeur, il est nécessaire de bien préciser les<br />
principes sur lesquels nous nous appuyons et de pré<br />
senter d'abord, sous une forme à la fois didactique et<br />
synthétique, les principales règles qui président à la<br />
formation des mots berbères.
:<br />
Nous ne saurions cependant songer à condenser ici,<br />
en quelques pages, un résumé complet de la grammaire<br />
berbère : nous supposons cette grammaire connue et<br />
nous renvoyons pour les détails aux admirables ouvra<br />
ges de M. le général Hanoteau ; nous nous bornerons<br />
ici à exposer succinctement ce qui regarde la formation<br />
et la dérivation des radicaux. La première de ces ques<br />
tions'<br />
n'a pas été encore traitée,<br />
la seconde a été indi<br />
quée par M. le général Hanoteau, lui-même, comme<br />
susceptible d'être présentée sous une forme plus concise<br />
et plus rigoureuse.<br />
Ceci posé, nous abordons notre étude qui se trouve<br />
être la suite naturelle des chapitres précédents, car elle<br />
porte d'abord sur la formation des syllabes.<br />
I. —<br />
La<br />
sgllabe, en berbère, est en principe toujours<br />
ouverte (1), c'est-à-dire,<br />
faite d'un son-voyelle venant<br />
s'appuyer sur une consonne. C'est là le type de la<br />
syllabe primitive,<br />
presque'tous les mots radicaux.<br />
Le son-voyelle naturel,<br />
est é bref,<br />
sont employés.<br />
I Enn,<br />
et celui syllabes initiales de<br />
primordial et le plus habituel<br />
mais tous les sons-voyelles peuvent être et<br />
Exemples<br />
dire. O Ar, ouvrir.<br />
3 Em, mourir. Il Oui, cœur.<br />
Il EU, posséder. X Ag, fils.<br />
X E&, faire. A Id, voici.<br />
(1)<br />
Nous avons dû nommer syllabe ouverte ce que les grammairiens<br />
nomment habituellement syllabe inverse, dénomination qui est contes<br />
table, car, il semble que l'émission de voix simple directe est essen<br />
tiellement une voyelle ; Te son ouf! par exemple, est plus facile, plus<br />
naturel, plus direct que le son fou.
260<br />
Ce principe est absolument opposé à celui des langues<br />
sémitiques, où toute syllabe est formée d'une consonne<br />
frappant une voyelle. Il explique Yalif t initial qui figure<br />
en tête de tous les mots kabyles écrits en caractères<br />
arabes.<br />
IL —<br />
La<br />
syllabe directe étant l'exception est ordi<br />
nairement indiquée par un signe d'attention ou une<br />
tiddebakka (aspiration-voyelle,<br />
omise dans la pratique).<br />
III. —<br />
Une<br />
i.+ Ti, père.<br />
. □ Saa, sept.<br />
'. • ', et IX Kou, si (dubitatif).<br />
d'ailleurs très souvent<br />
seule consonnepeutformer deux syllabes<br />
avec ou sans l'adjonction de tiddebakkin.<br />
IV. —<br />
Les<br />
X Aga, seau en cuir.<br />
D Eri, aimer.<br />
][ Effou et ieffou, il fait jour.<br />
. ][ Afa, lumière.<br />
Il Anou, puits.<br />
^1 Ini, couleur.<br />
^ I Eni,<br />
vois 1<br />
syllabes closes, c'est-à-dire formées d'une<br />
voyelle emprisonnée et frappée à la fois par deux, trois<br />
et même quatre consonnes, sont très fréquentes en<br />
berbère: (L'accumulation des consonnes autour du son-<br />
voyelle est un des signes caractéristiques des langues<br />
d'origine septentrionale.)
261<br />
El I Ens, passe la nuit I<br />
•Il Hek, je, moi.<br />
][ • \ Ekf, donner.<br />
□ D • '. Ekres, épouser.<br />
][ Il XE1 Sglef, aboyer.<br />
On voit par ces exemples que deux ou trois consonnes<br />
peuvent se réunir en berbère pour ne former qu'un seul<br />
son ou, ce qu'on nomme en grammaire, une consonne<br />
diphtongue ;<br />
particularité que nous avons déjà signalée<br />
comme contraire au génie des langues sémitiques.<br />
V. —<br />
En<br />
dehors des radicaux monosyllabiques et de<br />
ceux des mots dérivés ou composés, les radicaux ber<br />
bères primitifs sont presque toujours dissyllabiques,<br />
soit qu'ils aient une seule consonne, soit qu'ils en aient<br />
deux,<br />
trois et même plus.<br />
+ □ Essit, ajouter.<br />
X Ougi, refuser, ne pas vouloir.<br />
. DO Aba,<br />
□ Il ][ Eflis,<br />
loin de moi ! maudit soit I<br />
avoir confiance.<br />
][ Il XB Asglef, aboiement.<br />
Zl AID Mandam, (un) .tel.<br />
H # Azel, courir.<br />
IO Erni, ajouter.<br />
— VI. Les radicaux ber*bères sont :primitifs, dérivés ou<br />
composés. — (On<br />
sait que les mots composés n'existent<br />
pas dans les langues sémitiques et qu'ils sont, au<br />
tou-<br />
fréquents dans les langues ariennes ou<br />
contraire,<br />
raniennes.)
Il El, posséder,.— radical primitif .<br />
Il + Téla,<br />
les biens, la possession),<br />
dérivé.<br />
troupeau de chameaux (sens propre :<br />
Il • ! n Eddekel, être réuni,<br />
—<br />
radical<br />
radical composé de<br />
A edd, adiré cum, action d'aller avec ;<br />
Il ^'. kel, gens, le groupe, le clan, le<br />
peuple.<br />
Il «lAU Èmdoukal, voisin, ami.<br />
JJ • '. A 13 Mdoukal, réunion, lieu de réunion.<br />
11*1 A 13+ Tamdoukal, même sens.<br />
Sont des dérivés d'un radical composé.<br />
VII. —<br />
Les<br />
éléments Constitutifs d'un radical berbère<br />
quel qu'il soit, peuvent toujours être ramenés aux sui<br />
vants :<br />
A .<br />
— Tifinar<br />
radicales ayant conservé leur sens et<br />
leur valeur d'idéogrammes mystiques et religieux.<br />
B. —<br />
Tifinar<br />
ou autres lettres-racines ayant un de<br />
leur sens concrets (dérivé, plus ou moins directement,<br />
de l'idéogramme primitif) et gardant ou perdant leurs<br />
sons-voyelles caractéristiques.<br />
C. —<br />
Lettres<br />
(tifinar ou tiddebakkine) préfixes, suf<br />
fixes ou intercalaires et ayant seulement une valeur<br />
d'agents grammaticaux.<br />
D. -r- Mots d'une ou plusieurs lettres,<br />
dérivés juxtaposés, avec ou sans préposition.<br />
E. —<br />
Un<br />
reduplication.<br />
radicaux ou<br />
radical primitif, dérivé ou composé formant
263<br />
— VIII. Dans un mot composé, l'ordre des radicaux<br />
préformants est direct ou inverse.<br />
Il est direct quand le mot déterminé précède le déter-<br />
minatif comme dans :<br />
•I II ID Amnoukal,<br />
roi qui est composé de:<br />
I D amen, âme, esprit, conseil, manifestation ;<br />
Il • 1 kel, (du) peuple, clan, pays, groupe, etc .<br />
Le roi est « l'âme du peuple. »<br />
Q X □ Assggas, année (qui réunit les jours), mot com<br />
posé de :<br />
XQ asseg, faire accoupler, réunir; enceinte,<br />
renfermant ;<br />
D as, jours.<br />
□ D ][ Afsous (^yy») kabyle), être agile, qui est ;<br />
IL af, valoir, mieux, surpasser;<br />
Et S, avec, par;<br />
D as, aller, l'action d'aller.<br />
\'.3 Adaouni, histoire (l'ensemble de ce qui est dit) ;<br />
|~| d = avec ensemble.<br />
'. oua<br />
I eni<br />
= ce que ou de ce que.<br />
= dire est dit.<br />
Il est inverse quand le déterminatif précède le mot<br />
déterminé (comme cela a lieu dans les langues ger<br />
maniques ou anglo-saxonnes).<br />
A II X J-l^! Agallid, roi (dialectes méditerranéens). , .
JJ"! = || •'.<br />
264<br />
= populi i l'homme du peuple,<br />
aj = A = homo j celui du PeuPle-<br />
|XDm Abergen, tente en poil, tente de voyage, com<br />
A D m Abrid,<br />
IX. —<br />
Comme<br />
posé de :<br />
D ID aber = migrantis ) (Chambre à) cou-<br />
IX yen = dormitorium cher du voyageur.<br />
j<br />
chemin :<br />
Celui P»r qui vont<br />
Dm aber = migrantium ) ensemble les<br />
J<br />
A id = SOCiUS ) émigrants.<br />
dans toutes les langues touraniennes<br />
ou ayant conservé, à un haut degré,<br />
tinatif,<br />
le caractère agglu-<br />
les lettres-racines el les radicaux préformants<br />
doivent être dépouillés de toutes déterminations gram<br />
maticales et ne représenter que les idées qui leur sont<br />
inhérentes.<br />
Ainsi X qui est ag = agere ou ag-ûls pourra, dans<br />
nos langues indo-européennes, être rendu : 1° par tous<br />
les temps simples actifs ou passifs d'<br />
agere ; 2° par tous<br />
les cas singuliers ou pluriels de actio, actûs, acta, etc. ;<br />
3° par toutes les prépositions et adverbes formés du<br />
radical ag(ere).<br />
X. —<br />
Chaque<br />
mot berbère, dérivé ou composé, nom<br />
ou verbe, peut, au moyen d'affixes et suffixes ou agents<br />
grammaticaux, former une foule de dérivés, susceptibles<br />
à leur tour d'être traités comme des radicaux et de<br />
fournir de nouveaux dérivés. —<br />
Dans<br />
la pratique, cette<br />
faculté est limitée à un petit nombre de mots qui, le plus
265<br />
souvent, se reconnaissent à leur longueur mais théori<br />
quement elle existe pour tous.<br />
I '. D Adaouni, histoire.<br />
Exemple :<br />
K D 0 Esdaouen, raconter (faire histoire), lre forme<br />
verbale dérivée.<br />
On voit, par cet exemple, qu'en berbère, le radical<br />
d'un dérivé n'est pas toujours un verbe.<br />
XI. —<br />
Il<br />
y a dans la langue berbère, comme dans le<br />
grec, l'allemand et aussi comme dans la plupart des<br />
langues monosyllabiques, un accent tonique et des in<br />
tonations, dont la position ou le mode d'émission in<br />
fluent sur le sens, mais qu'il est à peu près impossible<br />
pour notre oreille de saisir et de fixer.<br />
+IX+ Tagent —<br />
+IX+ Tagent<br />
combat,<br />
= tente.<br />
petite armée.<br />
s'écrive'nt de même et ont sensiblement la même pro<br />
nonciation, cependant, l'oreille pourra quelquefois saisir<br />
une différence et percevoir l'accent que l'analyse indique<br />
devoir être placé ainsi :<br />
Tagent, combat, petite armée.<br />
Tagent, tente.<br />
Dans le premier cas, c'est l'idée d'action ag X qui<br />
prédomine et entraîne l'accent, dans le second, c'est<br />
l'idée de dormir, de se coucher, idée exprimée par le<br />
radical gen I X dormir, dans lequel la dominante est N.<br />
Pour les mots monosyllabiques, l'intonation ou la<br />
modulation de la voix distingue seule les radicaux simi-
266<br />
labres (cela a lieu dans les mêmes cas,<br />
en chinois).<br />
Ainsi, il est certain que X ag, fils, et X ag, taire, ne<br />
sont pas prononcés absolument de même,<br />
que:<br />
D em,<br />
meurs !<br />
D em, mère»<br />
D em, prix, valeur, estimation.<br />
non plus<br />
Il y a aussi une infinité de voyelles-diphtongues qui<br />
défient tout procédé graphique de transcription; les<br />
consonnes, elles-mêmes, ont de nombreuses modula<br />
tions dans un même dialecte, et, a fortiori, en passant<br />
d'un dialecte dans un autre,<br />
si on tient compte des va<br />
riations de prononciation que l'on rencontre.<br />
Nous ne saurions songer ni à saisir, ni à comprendre<br />
toutes ces nuances, nous devons nous borner à en<br />
constater l'existence : les indigènes, qui les emploient<br />
inconsciemment, sont incapables de nous aider dans un<br />
travail de ce genre.<br />
Ces onze principes sont communs aux divers dia<br />
lectes berbères qui tous ont une grammaire identique,<br />
alors même que leurs vocabulaires sont assez dissem<br />
blables pour rendre souvent fort difficile une conver<br />
sation entre gens de dialectes différents.<br />
Les lois de dérivations des mots sont également<br />
communes à tous les dialectes, encore bien que chacun<br />
d'eux ait ses préférences pour l'emploi plus habituel de<br />
telle ou telle forme dérivée.<br />
Avant d'étudier ces variations dialectiques, nous<br />
croyons indispensable de donner ici, pour l'intelligence<br />
de ce qui va suivre, un tableau résumé des formes<br />
qu'affectent les dérivés berbères.<br />
On remarquera que, contrairement à l'usage suivi par<br />
les grammairiens,<br />
nous n'avons pas fait de séries dis<br />
tinctes pour les verbes, les noms verbaux, les noms
d'action, etc., car, en frerbère,<br />
« tout verbe peut être<br />
employé comme substantif, et tout nom peut ê\tne em<br />
ployé comme verbe. »<br />
Formes des mots berbères dérivés<br />
Forme N» 1. —<br />
EU<br />
(5 préfixe)<br />
(Variétés dialectiques : j (Zg.) xj*<br />
Sens afférent à la forme. —<br />
faire faire). —<br />
Verbes<br />
Verbes transitifs .<br />
^f ^ VV. )<br />
factitifs (idée de<br />
— Noms<br />
verbaux, noms<br />
d'action, noms ethniques, d'extraction, d'émission, de<br />
provenance, de choses tirées de, faites avec,<br />
du latin).<br />
etc. (ex.<br />
Exemples: Il !E4 Saoual, parler (T.), appeler (K.),<br />
de H *<br />
D err, —<br />
aoual, D<br />
parole. —<br />
brûlejf (neutre).<br />
I<br />
El serr, brûler .(actif), de<br />
□ □ sessen, faire savoir.,<br />
instruire, de 1 CD sen, savoir. —> DmQ isseber, natle,<br />
tapis, de D CD ouber, poil, étoupe.<br />
Forme N° 2. —<br />
1+<br />
(Tou préfixe)<br />
(Variétés dialectiques : + prononce tou, ô tsou (K.),<br />
Sens afférent à la forme. —<br />
verbaux.<br />
5fcA(Zg.)vy.)<br />
Verbes<br />
passifs. — Noms<br />
(1) L'abréviation VV. signifie : voyelles, diphtongues et vocalisa<br />
tions variables.
268<br />
Exemples: EJ3D!+ itourmes, il a été saisi, de<br />
Q3D ermes, ][!+<br />
de li af, trouver.<br />
saisir. —<br />
Forme N° 3. —<br />
itouaf, il a été trouvé,<br />
]<br />
(M préfixe)<br />
(Variétés dialectiques : VV.)<br />
Sens afférent à la forme. —<br />
d'état, —<br />
verbes neutres. Idée<br />
Verbes<br />
passifs, verbes<br />
de réciprocité. —<br />
Noms<br />
verbaux, d'agents, d'artisans (surtout permanents),<br />
noms d'état, de patient, de substance, de lieu où se fait<br />
ou où se rencontre l'idée exprimée par le radical. —<br />
Noms ethniques indiquant la provenance géographique.<br />
Exemples: ][•!] imekfa, il a été donné,<br />
ekf, donner. —<br />
s'habiller. — Il<br />
□<br />
de ][•!<br />
IN imelsa, il a été vêtu, de □ Il els,<br />
• IAD ameddoukal, voisin, ami, de<br />
Il •'. A doukel, être réuni. — d'il<br />
de □•! ekes, faire paître. — Il<br />
ameksa, pasteur,<br />
-IAD emdoukal, réu<br />
nion, lieu de réunion, de II • \ A doukel, être réuni. —<br />
Il 1 forêt, feuillée, de . Il ila, feuille.<br />
Forme N° 4. —<br />
I<br />
(N préfixe)<br />
(Variétés dialectiques : VV.)<br />
— Sens afférent à laforme. Verbes passifs, quelque<br />
fois réfléchis. —<br />
Noms<br />
verbaux. —<br />
Noms<br />
d'action. —<br />
Noms d'agents, de métiers, de patients (surtout tempo<br />
raires). —<br />
kNoms ethniques indiquant l'origine (c'est le I
269<br />
N de la localité ou d'origine, préposé au mot et pouvant<br />
toujours logiquement se détacher).<br />
1131<br />
Exemples : El £ m □ I anesbouis , être blessé , de<br />
El £ CDD —<br />
sbouis, être blessé.<br />
désigné, de II 3 amel, indiquer. —<br />
qui puise, 3X agem, puiser. —<br />
3X|<br />
3S3XI<br />
anoumel, être<br />
anagam, celui<br />
anekchoum<br />
(K.), entrée, de 33 X ekchem (K.), entrer. —<br />
Il<br />
il<br />
aner'loui (K.), aneghloui, chute, de II : eghloui (K.),<br />
tomber.<br />
Forme N° 5. + —<br />
(raffixe)<br />
(Variétés dialectiques: VV,)<br />
— -Sens afférent à laforme. Verbes ou noms marquant<br />
transition à un état, tendance vers un état, idée de deve<br />
nir, de ressembler à, d'arriver à être. Factitif des ver<br />
bes d'état (a souvent le même rôle que l'affixe français<br />
et, ette : cheval, chevalet).<br />
Exemples: +DX| ihegeret, il s'est allongé, il est<br />
devenu grand, il a grandi, de D X j ehger, être long. —<br />
+ Il II eloullet, il a été affranchi, il est devenu libre, de<br />
— Il II elloul, être de condition libre. +3 emmet, il<br />
est venu à mourir, et est devenu mort, de 3 être mort.<br />
Forme N° 6. — +<br />
(T1<br />
préfixe)<br />
(Variétés dialectiques : ooLtt,te. VV.)<br />
Sens afférent à laforme. —<br />
Verbes<br />
et noms verbaux<br />
marquant habitude, persévérance, fréquence, continuité,<br />
abondance, énergie, intensité, durée. —<br />
Noms abstraits,
diminutifs (féminins), Noms<br />
m<br />
ethniques. —<br />
marquant<br />
l'effet, le résultat, le produit. "--p ><br />
Exemples : # Il<br />
•+"<br />
affamé, de # Il ellas, —<br />
telmsj avaiff bsujburs1<br />
avoir faim.<br />
#X+<br />
Mm, êt¥e<br />
tages,<br />
Surveiller constamment, de # X agez, surveiller —<br />
= .+ tili, se rencontrer souvent, être commun, de . Il<br />
—<br />
. Il ili, être, exister. A«I+<br />
tikeddi, combustion, de<br />
—<br />
•IA wkhed, brûler. . Il + téli, ombre^ de 1.1 eia,<br />
feuille. —<br />
élevé.<br />
Il<br />
+ tell, hauteur, élévation, de II éll, être<br />
(A suivre.)<br />
L. Rinn.
VOYAGES EXTRAORDINAIRES<br />
ET<br />
NOUVELLES AGRÉABLES<br />
PAR<br />
MOHAMMED ABOU RAS BEN AHMED BEN ABD EL-KADER<br />
EN-NASRI<br />
HISTOIRE DE L'AFRIQUE SEPTENTRIONALE<br />
(Suite. —<br />
Voir<br />
les n<br />
132, 133, 134, 135, 136, 137, 138, 1>39V 140,<br />
144, 147, 148, 150 et 152.)<br />
Oran fut pris d'assaut, dans la 19e année du XIIe<br />
siècle,<br />
dant 205 ans,<br />
après avoir été le séjour des Infidèles pen<br />
au grand détriment de la religion.<br />
COMMENTAIRE<br />
On dit que le sultan Bâkdâche mourut peu de temps après la<br />
conquête d'Oran. C'était un souverain grand dans tous les siècles,<br />
un modèle éclatant de verlu ; il compte parmi les monarques<br />
qu'ont honorés leur amour pour la guerre sainte et leur ardeur<br />
à ruiner les peuples de la perdition et de l'incrédulité opiniâtre.<br />
Par la prise d'Oran, il s'est amassé une récompense infinie qu'il<br />
a retrouvée comme un trésor dans le ciel.<br />
Le premier fort dont s'empara Mohammed Bâkdâche, à Oran,
272<br />
fut le Bordj El-A'ïn. Quant au Bordj El-Morsa, il ne le prit<br />
qu'après la réduction de la ville et celle de tous les autres forts.<br />
Les avis sont partagés sur la conquête du Mar'reb par les pre<br />
miers Arabes. Les uns disent que ce pays fut pris de vive force,<br />
les aulres par capitulation. D'aucuns font celte différence que<br />
les parties montagneuses se rendirent,<br />
et que les plaines seules<br />
furent emportées de vive force. Certains historiens, s'appuyant<br />
sur le sens apparent des paroles de Ibn Abou Zéid, soutiennent<br />
qu'une partie du pays fut conquise à force ouverte, et l'autre par<br />
capitulation. Cetle dernière opinion est certainement la préfé<br />
rable.<br />
Des auteurs sont d'avis que, par terre conquise de vive force,<br />
il faut entendre tout pays passé aux mains des Musulmans, par<br />
suite de leur puissance invincible et de leur victoire sur les<br />
Chrétiens, soit que les Musulmans aient envahi le pays des Infi<br />
dèles, qui n'ont pas cru devoir le quitter, soit que ces derniers<br />
aient fui leur patrie en l'abandonnant à leurs ennemis. Quant<br />
au pays pris à la suite de reddition, c'est celui dont les habitants,<br />
pour sauver leur vie, ont demandé la paix aux Musulmans qui<br />
les bloquaient, leur ont payé une rançon ou se sont soumis à<br />
un Iribut,<br />
afin de rester propriétaires de leur sol.<br />
On ne doit pas dire d'un pays qu'il a été conquis par capitula-<br />
lion, si habitants ont payé une rançon,<br />
soit pour rache<br />
ter leur vie, soit pour ne pas sortir de leur patrie. Ainsi, la con<br />
trée habitée par les Mas'mouda,<br />
qui s'enfuirent pour éviter l'in<br />
vasion arabe, fut réellement conquise à force ouverte. Ce pays<br />
comprenait le Djebel Dirène, Maroc, Ar'mâl et les dépendances<br />
de ces villes ou contrées.<br />
La constitution de la propriété du sol conquis eut lieu d'après<br />
ce principe : tout fonds reste en la possession de l'individu qui<br />
en est reconnu propriétaire. Toute terre ne se trouvant pas dans<br />
cetle condition revient de droit à l'imâme ou chef de l'Étal, qui<br />
en dispose en faveur de quiconque il en juge digne. On renonça<br />
à appliquer ce règlement de droit à la terre, chez les Berbers, sur<br />
le littoral, en Afrique, parce qu'on ne «onuut pas la véritable<br />
situation de la propriété dans ces pays. L'imâme s'incorpora tou<br />
tes les terres.
273<br />
D'après l'imâme Mâlek, le Mar'reb fut si bien conquis de vive<br />
force, que celui qui s'y était attribué quelque chose et ne l'avait<br />
pas restitué au souverain- était regardé comme ayant commis une<br />
action contraire à la loi.<br />
Dès lors, l'homme qui, jusque-là,<br />
avait vu les joies<br />
de la vie noyées dans la souillure, vécut à son<br />
aise dans de gras et abondants pâturages.<br />
—<br />
^piVf oL_J>.<br />
Le<br />
COMMENTAIRE<br />
vizir El H'assane ben Hasoun El-Mohel-<br />
lebi avail pour commensaux de sa table quatre cadis, hommes<br />
d'une solide érudition, spirituels cl de bonnes manières, géné<br />
reux et de grande race. C'étaient Mohammed ben Abou El-Fehm<br />
El-Tenoukhi, cadi de Bas'ra el d'El-Ahouâz; le cadi Abou Bekr<br />
ben Kerîa ; Ibn Ma'rouf. J'ignore le nom du quatrième. Les réu<br />
nions avaient lieu deux nuits par semaine chez ce vizir. Là, ils<br />
se livraient aux plaisirs de la table el se roulaient sur des tapis<br />
d'une splendide beauté.<br />
De ces gais compagnons, pas un qui n'eût une longue barbe<br />
blanche. Lorsqu'ils étaient arrivés aux dernières limites du plai<br />
sir el touchaient à cetle délicieuse ivresse que procure une ai<br />
mable société, ils se dépouillaient, en faveur d'un vin généreux,<br />
de leurs apparences de gravité, se plongeaient avec volupté dans<br />
la bonne chère, oubliaient tout sérieux, et se laissaient aller à<br />
une douce folie. Chacun d'eux avait devant lui une coupe en or<br />
du poids de mille mitkal, pleine de vin ; il y trempait sa barbe<br />
qu'il secouait ensuite sur son voisin, et se mettait à danser.<br />
Ces aimables convives avaient eu le soin de se couvrir de vête<br />
ments teints, qui ne craignaient point les souillures. Le lende-<br />
Reme africaine, 26° année. X' 1S4 (JUILLET <strong>1882</strong>). 18
274<br />
main, ils reprenaient l'air digne de magistrats, la mine sou<br />
cieuse de savants.<br />
Ce Tenoukhi, que nous venons de vair si léger, avait été sus<br />
pendu, pendant un certain temps, de ses fondions de cadi de<br />
Baghdàd. Ayant été nommé cadi de Bas'ra et d'El-Ahouâz, il se<br />
rendit auprès de Séif Ed-Dawla ben Hamdâne, qui, non content<br />
de l'accueillir avec faveur, de lui accorder une large hospitalité,<br />
écrivit encore en sa faveur à Baghdàd et réussit à le réintégrer<br />
dans ses fonctions, ù lui obtenir de nouveaux honneurs et une<br />
plus grande fortune.<br />
« Modifie ton caractère, a dit le poète, donne quelque repos<br />
à sa susceptibilité, en lui laissant prendre un léger ton de badi-<br />
nage.<br />
» Mais que ce badinage que tu lui permettras ne soit pas plus<br />
abondant que le sel entré dans un mets. »<br />
« La coupe m'a promis lous ses baisers,<br />
toute ma raison.<br />
» Elle n'a cessé de m'abreuver de ses trésors,<br />
et je lui ai promis<br />
et je n'ai pas<br />
cessé, moi, de lui verser largement le trésor de ma raison,<br />
» Jusqu'à ce que, enfin, l'un et l'autre, nous ayons complète<br />
ment épuisé,<br />
—<br />
elle, ses trésors, et moi, ma raison.<br />
•> Lorsque, avec la même constance que l'arbre met à se cou<br />
vrir de belles feuilles, le temps arrive de tenir nos engagements,<br />
» De donner au vin ma raison, de saisir amoureusement, avec<br />
ma droite, la main de ma coupe,<br />
» Je dépouille celte amie de ses vêlements de soie, ma main<br />
entoure son cou,<br />
(Abou El-H'assâne Ali El-R'errâb.)<br />
et ma jambe s'enroule autour de sa jambe. »<br />
Je n'ai jamais entendu de vers plus éloquents que les suivants,<br />
sur la façon de comprendre ce monde, de goûter à ses joies et à<br />
ses félicités :<br />
« Je pense à la mort quand ou en parle. Hors de là, je tra<br />
verse le monde en m'y récréant et en y badinant.
:275<br />
» Nous sommes fils de ce monde el avons été créés pour un<br />
autre. Je chéris la chose dont je suis issu .<br />
El-Mamoun disait : « Si le monde s'élait décrit lui-même, il<br />
ne l'aurait pas mieux fait que Abou Nouas dans ces vers :<br />
« Allons! tout être doit mourir: le fils du mort comme<br />
l'homme de race sont confondus dans cette loi de mort,<br />
» Quand un esprit avisé examine le monde, il y découvre<br />
l'ennemi sous les habits de l'ami. »<br />
Ce poète avait sur Dieu de larges idées.<br />
« Ne crains pas de commettre tous les péchés que tu pourras,<br />
car tu comparaîtras devant un seigneur d'une immense miséri<br />
corde.<br />
» Lorsque tu te présenteras à lui, tu trouveras ton pardon<br />
tout prêt, et lu auras affaire à un maître, à un roi absolument<br />
grand .<br />
» Certes, tu mordrais tes doigts de regret d'avoir abandonné<br />
tel acte par crainle du froid intense de l'enfer. »<br />
Un ami de Dieu, à son heure dernière,<br />
»<br />
s'écriait :<br />
« O mon Dieu, qui es seul Dieu ! O mon maître,<br />
je t'adjure<br />
de me pardonner, car tu as d'autres pécheurs que moi à punir;<br />
landis que moi, je n'ai personne autre que toi pour me pardon<br />
ner. »<br />
(►"►âU jJuJd v^j^Ls. JoLxj * L^j JjLXhJ »îe Jju ^v»ji<br />
Bien qu'au départ son fpied eût butté, il parvint<br />
seul au bout de la carrière où il s'était jeté avec<br />
la vigueur d'un cheval emporté.<br />
fj^jJ. — On<br />
COMMENTAIRE<br />
lit dans le Kitâb El-O'k'ed, par Abd Er-Rabbih,
276<br />
que le Prophète de Dieu Soléimâne, fils de Daoud (Salomon),<br />
reçut un jour les EI-Ard, ses parents par alliance. Au moment<br />
de retourner chez eux,<br />
ces gens lui dirent :<br />
« Prophète de Dieu, nous avons à traverser plaines el déserts<br />
avant d'arriver chez nous. Des vivres nous seraient donc néces<br />
saires.<br />
— Quand<br />
vous aurez faim, répondit Soléimâne en leur offrant<br />
un cheval qu'il appelait Ae'ouedj,<br />
coursier, et tout gibier vu sera gibier pris.<br />
Ainsi fut fait pendant toute la durée du voyage.<br />
que l'un de vous monte ce<br />
Ce cheval donna à ces parents de Soléimâne de nombreux<br />
produits. On prétend même que tous les chevaux arabes sonl<br />
issus de lui, et c'est à cetle origine qu'a fait allusion El-Farazdek<br />
parlant de O'mar ben Hobéira El-Fezâri, gouverneur de ITrâk,<br />
jeté par Khaled ben Abdallah El-K'esri dans une fosse souter<br />
raine et qui parvint néanmoins à s'enfuir de l'Irak'<br />
à Damas, en<br />
un jour et une nuit :<br />
« Quand tu vis la terre se refermer sur toi et ne te laisser<br />
d'autre sortie que ses entrailles,<br />
» Tu appelas à Ion aide celui qu'avait invoqué Younès<br />
(Jonas)<br />
pour s'échapper des trois ténèbres qui l'enveloppaient.<br />
► De ITrâk', en Syrie,<br />
tu arrivas en une nuit. Jamais pareille<br />
course commencée à la fin du jour n'a eu lieu.<br />
» Tu te sauvas sans avoir eu pour te seconder une nuit douce :<br />
seul ton désir d'imiter la rapide postérité de Ae'ouedj<br />
fait. »<br />
a tout<br />
On dit que Dâh'es, cheval dont les exploits sont dans la bou<br />
che des Arabes, était de la race de . Ae'ouedj Son<br />
ben Zohéir El-Abc'i,<br />
maître, K'éis<br />
avait parié pour son coursier contre El-<br />
R'ebra, jument de Hodéifa ben Bedr Ed-Dobiâni. L'enjeu était<br />
de vingt chameaux, le but de cent portées de flèche,<br />
et cette<br />
course devait être fournie pendant quarante nuits. K'éis fit cou<br />
rir Dâh'es et Hodéifa El-R'ebra.
277<br />
El-R'ebra allait demeurer victorieuse, lorsque les Fezâra, fa<br />
mille de Hodéifa, placèrent sur le chemin de course une embus<br />
cade qui fit rétrograder El-R'ebra après l'avoir frappée. Celte<br />
mauvaise foi amena une guerre de quarante ans entre les A'bs et<br />
les Dobiâne. Hodéifa et son frère H'emel perdirent la vie à Heb-<br />
bât, où les deux partis se livrèrent une de leurs plus grandes<br />
batailles. El-K'éis ben Zohéir, qui leur donna la mort, exprima<br />
ensuile, dans une touchante élégie, ses regrets sur la perte de ces<br />
deux héros :<br />
« J'ai apaisé la soif de vengeance que j'avais contre H'emel<br />
ben Bedr, et mon glaive a calmé ma haine contre Hodéifa.<br />
» En tuant ces frères, j'ai tué les seigneurs d'un peuple, les<br />
parures du siècle.<br />
» En me vengeant d'eux, je n'ai fait que couper mes pro<br />
pres doigts. »<br />
La paix fut conclue entre les deux tribus dans les circons<br />
tances suivantes :<br />
— Si je demandaisà quelque Arabe sa fille en mariage, penses-<br />
tu qu'il me la refuserait? disait El-H'ârek ben Aouf El-Morri à<br />
Khâredja ben Sinâne.<br />
— Oui,<br />
— Insolent<br />
répondit ce dernier.<br />
! qui donc me repousserait, moi qui, sans rival,<br />
suis le seigneur des K'éis ?<br />
— Aous ben H'àrela Et-Tâï .<br />
— A-t-il<br />
— Oui,<br />
— Conduis-moi<br />
des filles?<br />
trois.<br />
vers lui.<br />
Ils se dirigèrent tous les deux vers les terres de Aous qu'ils<br />
trouvèrent dans l'enceinte formée par les tentes de sa famille.<br />
Il les salua et leur souhaita la bienvenue :<br />
— Que désirez-vous? leur dit-il.<br />
— Nous<br />
allier à vous.<br />
A la suite du refus opposé par Aous à leur demande, les deux<br />
amis s'en retournèrent.
« J'avais, racontait Khâredja,<br />
278<br />
constamment tenu les yeux fixés<br />
sur notre hôte. Quant à El-Hâ'ret, il ne leva pas, un seul ins<br />
tant, la tête vers lui el, malgré son dépit, garda la plus grande<br />
immobilité. »<br />
Cependant Aous étant entré dans sa tente,<br />
— Quelles<br />
sa femme lui dit :<br />
sont donc les personnes qui se sont arrêtées à causer<br />
avec toi el sont ensuite parties?<br />
Quand il eut terminé le récit de ce qui s'était passé, sa femme<br />
lui posa cette question :<br />
— Veux-tu<br />
marier tes filles?<br />
— Assurément. C'est une nécessité.<br />
— Où<br />
est alors l'homme réunissant mieux que le seigneur des<br />
Arabes les conditions voulues d'égalité ? Tu l'as cependant ren<br />
voyé. Il faut le revoir.<br />
— Que<br />
— Tâche<br />
faire? Il a déjà beaucoup d'avance sur moi.<br />
de le rejoindre el excuse-toi sur un accès de mau<br />
vaise humeur que lu avais déjà lors de son arrivée.<br />
Aous parvint à rattraper les voyageurs.<br />
» Ayant retourné la tête, disait Khâredja, je vis un cavalier<br />
se diriger à fond de train sur nous. Arrivé près de nous, il s'ar<br />
rêta, témoigna à El-H'ârel le regret de son refus et lui accorda<br />
la plus jeune de ses filles.<br />
» El-H'âret, pendant notre séjour chez son beau-père, tenta<br />
de consommer son mariage avec sa jeune épouse. »<br />
— Chez<br />
mon père et ma mère ! lui dit-elle.<br />
Quand il eut quitté la tente paternelle il voulut,<br />
route, donner satisfaction à ses désirs amoureux.<br />
— Suis-je<br />
donc, s'écria-t-elle,<br />
marchands?<br />
pendant la<br />
une esclave conduite par des<br />
Arrivé chez lui, il recommença ses tentatives dans la tente<br />
nuptiale.
— Il<br />
279<br />
a menli, s'écria-t-elle, celui qui vous représente comme<br />
le seigneur des Arabes.<br />
— Pourquoi<br />
— Vous<br />
?<br />
vous occupez de femmes,<br />
alors que les Arabes se<br />
livrent des combats acharnés el risquent leur vie dans les plus<br />
grands dangers.<br />
—<br />
Conduis-moi, dit-il aussitôt à Khâredja ben Sinâne, vers<br />
les A'bs et les Dobiâne pour les réconcilier.<br />
Il se chargea généreusement de payer les Dia ou dettes de<br />
sang, qui s'élevèrent de part et d'autre à 30,000 chameaux. C'est<br />
depuis lors qu'on l'appela S'ah'eb El-H'emdla ou l'homme<br />
caution .<br />
Lorsque, à la suite de cette paix, il vint en députation auprès<br />
du Prophète, il fit des présents pour une valeur double de celle<br />
offerte jusqu'alors à l'occasion desambassades.<br />
Aous fut nommé roi des Arabes par Kisra après le règne de<br />
En-No'mâne ben El-Mondir et livra la bataille de Dou-Kar.<br />
Le poète a dit sur la paix d'El-H'âret :<br />
« Ibn Morra, dans son dépit,<br />
fit de nombreux efforts pour ra<br />
mener la concorde entre les deux tribus dont le sang avait coulé.<br />
o 11 jura sur le temple qu'entourait les fils des K'oréiche et<br />
des Djerhom de respecter la paix.<br />
» El-H'âret ben Aouf et Khâredja ben Sinâne, vous êtes deux<br />
nobles seigneurs dans les combats et dans la paix.<br />
» Vous avez réconcilié les A'bs et les Dobiâne, bien qu'ils se<br />
fussent oint le corps de l'acre aromate de Manchem, avant de se<br />
livrer leurs terribles batailles. »<br />
Mauchem élait une femme des Khozaa . Lors des guerres de sa<br />
tribu avec les Djorhom du Hidjâz,<br />
elle aspergeait les fuyards<br />
d'un certain parfum dont elle avait un plein bassin devant elle.<br />
Ech-Chemous bent R'effâr El-Djerissia criait aux guerriers de sa<br />
tribu :<br />
« Voici le parfum des jeunes mariés : usez-en, car vous êtes<br />
des femmes auxquelles conviennent les parfums et le kohl . »
280<br />
jut,:JI Ja L»ySJl> l> ÀJ^y # ».jj l-j^ ,Jy-ï -~ si «£».<br />
Tel fut l'arrêt de Dieu qui règle tout avec puissance .<br />
S'il l'avait décidé,<br />
possédée,<br />
les Chrétiens ne l'auraient pas<br />
même pendant un dixième de seconde .<br />
COMMENTAIRE<br />
—<br />
i~fj Et-Termidi, décrivant les caractères du Prophète, assure<br />
que cet élu de Dieu buvait au vase en respirant deux fois.<br />
D'après une autre version, il respirait trois fois, mais en éloi<br />
gnant le vase de ses lèvres. Selon El-Bokhari, le Prophète dé<br />
fendait de respirer dans le vase.<br />
Quelqu'un a dit que l'homme, s'il ne veut se réserver des re<br />
grets pour le jour de la résurrection,<br />
ne doit passer aucun<br />
instant, même aussi court que la respiration, sans parler ou se<br />
souvenir de Dieu.<br />
Le roi des Grecs, Léon Tabalos,<br />
avait prié Abd El-Malek ben<br />
Merouâne de lui envoyer un savant musulman. Après réflexion,<br />
Abd El-Malek arrêta son choix sur Ech-Cha'bi .<br />
Le monarque chrétien reçut magnifiquement le lettré musul<br />
man et un jour qu'il s'était assis familièrement auprès de lui,<br />
lui dit :<br />
— Savez-vous<br />
— Dieu<br />
pourquoi je vous ai envoyé chercher ?<br />
le sait mieux que personne.<br />
— C'est pour vous interroger sur trois choses.<br />
— Inlerrogez-moi<br />
— Il<br />
sur ce qu'il vous plaira.<br />
m'est parvenu que les gens du paradis mangent el boivent<br />
sans jamais éprouver le besoin d'une excrétion soit solide, soit<br />
liquide.<br />
— C'est vrai .<br />
— Enlevez-moi<br />
toute incertitude à cet égard au moyen d'une<br />
démonstration expérimentale.<br />
— Le<br />
fœtus mange et boit dans le sein de sa mère sans rien<br />
rejeter hors de lui. S'il ne mangeait pas il mourrait, et s'il<br />
avait une défécation il tuerait sa mère.
— Est-il<br />
281<br />
réel que toutes les créatures peuvent puiser dans les<br />
trésors de Dieu sans les diminuer.<br />
— C'est<br />
— Fournissez-en<br />
très vrai.<br />
une preuve tirée de faits sensibles.<br />
— Ne pourriez-vous pas allumer à un flambeau, sans rien di<br />
minuer de sa lumière, une quantité innombrable d'autres<br />
flambeaux ? Le soleil également éclaire tous les objets sans affai<br />
blir son éclat.<br />
— On<br />
m'a appris que les anges chantent les louanges de Dieu<br />
nuit et jour sans jamais se reposer.<br />
— C'est<br />
— Montrez-le<br />
— Voyez<br />
indiscutable.<br />
moi par un exemple.<br />
le mouvement respiratoire de l'homme. L'expiration<br />
et l'inspiration ont lieu chez lui sans repos ni cesse, soit qu'il<br />
dorme,<br />
soit qu'il mange ou qu'il exerce une faculté quelconque.<br />
Le roi prisa fort les réponses du savant el lui délivra un di<br />
plôme d'honneur. Au moment de le congédier, il lui remit une<br />
lettre de recommandation pour le Khalifa. Abd El-Malek en lisant<br />
cet écrit y vit une profonde admiration pour un peuple qui pro<br />
duisait des hommes comme Ech-Cha'bi et cependant confiait à<br />
d'autres qu'à eux le soin de le gouverner.<br />
— O<br />
Ech-Cha'bi, lui dit le khalifa, la lettre du chrétien me<br />
porte à te tuer.<br />
— Prince<br />
des musulmans, il ne vous est tant parlé de moi que<br />
parce que vous n'avez point été vu. Si vous étiez allé chez les<br />
ils n'auraient rien écrit à ma louange.<br />
chrétiens,<br />
— Combien t'ont-ils donné ?<br />
• — Deux mille dinars.<br />
Abd El-Malek comprit, par le cas déclinatif de cette réponse,<br />
que sa demande renfermait un solécisme.<br />
— Combien,<br />
— Deux<br />
reprit-il en se corrigeant, t'ont-ils donné?<br />
mille dinars, répondit le savant en employant le<br />
même cas que le monarque.<br />
— Pourquoi<br />
as-tu répondu tout d'abord « deux mille • en le
282<br />
servant de l'accusatif et, en second lieu, en te servant du nomi<br />
natif?<br />
— Il<br />
n'aurait pas été convenable que mes réponses fussent<br />
plus correctes que vos demandes.<br />
« L'homme ne naît pas savant, a dit O'mar ben Abd El-A'ziz.<br />
L'érudit a un tout autre rôle que l'ignorant.<br />
» Chez une nation, le plus humble, s'il est savant, sera grand<br />
dans les assemblées littéraires. Y sera petit, au contraire, le<br />
grand qui est ignorant. •<br />
Ech-Cha'bi, passant un jour près d'un groupe d'individus qui<br />
s'écria en imitant le vers de<br />
disait du mal de lui le croyant loin,<br />
Kotéir Azza :<br />
« Savoir que les qualités que vous me retranchez ne portent<br />
aucun trouble dans l'organisme de Azza,<br />
bonheur et de la félicité. »<br />
v<br />
est encore du<br />
Après dix ans, plus dix, puis quatre, les Chrétiens re<br />
vinrent à Oran,<br />
car elle était pour eux comme la<br />
consolation que recherche le misérable.<br />
Ils en reprirent possession presque sans coup férir.<br />
Déjà la première conquête de cette ville avait eu<br />
lieu grâce à la trahison.<br />
COMMENTAIRE<br />
Les chrétiens —<br />
—<br />
que Dieu les détruise !<br />
rentrèrent à Oran<br />
en 1144, après en êlre sortis en 1119. Dans la date rappelée par
283<br />
notre vers, nous n'avons point compris l'année même de leur<br />
sortie.<br />
Lors de cette seconde conquête d'Oran, les infidèles abordèrent<br />
nos rivages, avec une grosse flotte et jetèrent l'ancre à Morsa El-<br />
H'aricha, à l'ouest d'Oran. Là, ils débarquèrent leur cavalerie<br />
et leur infanterie, bien pourvues de munitions et de matériel.<br />
Ils avaient un corps de réserve parfaitement armé.<br />
Most'afa ben Youssof-Bey<br />
sortit contre les envahisseurs à la<br />
têle d'environ 4,000 hommes. 11 ne put leur tenir tête.<br />
Mon maître et professeur, le cheikh Sidi Abd El-Kader ben<br />
Abdallah El-Mocherrefi —<br />
puisse<br />
Dieu,<br />
en lui donnant une<br />
—<br />
place dans le paradis, le traiter selon ses mérites ! assista à<br />
cetle affaire. Get homme, pendant sa vie,<br />
mena constamment<br />
une vie exemplaire et fut le dernier de ceux qui, dans leur<br />
ferme croyance à une volonté motrice et directrice, se consacrent<br />
à la recherche des vérités dogmatiques. Voici ce qu'il me ra<br />
contait :<br />
« Les Infidèles,<br />
après avoir concentré toute leur armée sur le<br />
rivage, s'aperçurent que la plus grande partie de leur réserve<br />
était restée sur les vaisseaux. Alors, au lieu de se former en ligne<br />
de bataille et de nous offrir le combat, ainsi que l'eussent fait de<br />
véritables soldats, ils marchèrent directement sur la ville avec<br />
toute leur infanterie et leur cavalerie, comme une lourde meule<br />
qui écrase le grain dans son mouvement rotatoire ; leur poudre<br />
tonnait pareille au roulement continu du tonnerre , leurs balles<br />
tombaient en pluie serrée sur nous. Chacun redoutait de les<br />
approcher;<br />
aucun de nos guerriers n'osait renouveler une<br />
attaque demeurée vaine. Les Musulmans fuyaient devant<br />
leurs ennemis. Peu nombreux furent ceux qui les chargèrent ;<br />
moins nombreux encore furent ceux qui revirent leur famille.<br />
Le bey Most'afa fut précipité ce jour-là dé cheval, tant il mettait<br />
d'ardeur à animer ses troupes contre une trop grande multitude<br />
que soutenaient encore les escadrons des Béni<br />
de Chrétiens,<br />
A'mer, traîtres à leurs frères. Les mécréants n'étaient pas arrivés<br />
à la ville que déjà son enceinte était vide de ses habitants: tous<br />
avaient fui. »
284<br />
Le même cheikh me racontait également que les Chrétiens, lors<br />
de leur débarquement dans la baie d'El-H'aricha y trouvèrent<br />
les Musulmans rassemblés qu'ils chassèrent des abords du<br />
rivage à coups de canon. « Le premier boulet, disait-il, que<br />
lancèrent les ennemis de Dieu, tomba prés de moi, à une dis<br />
tance d'une coudée ou d'une brassée au plus,<br />
la terre, o<br />
et s'enfonça dans<br />
J,^ La première prise d'Oran eut lieu, comme nous l'avons<br />
relaté, au commencement du Xe siècle. Les Chrétiens nous l'en<br />
levèrent par adresse et fourberie, el non les armes à la main. Ils<br />
s'emparèrent d'abord de Bordj-El-Morsa, grâce à l'odieuse machi<br />
nation d'un Juif; puis, quelques années après, ce fut au tour<br />
de la ville de succomber sous les coups de la perfidie.de la ruse<br />
et du manque à la foi jurée entre Musulmans el Infidèles, comme<br />
cela était déjà arrivé pour Malaga. On sait qu'une trêve avait élé<br />
solennellement conclue entre la population de Malaga et les<br />
Chrétiens. Mais les dix-huit articles de ce traité de paix furent<br />
indignement violés.<br />
Les Arabes disent que la trahison commence par la honte de<br />
son auteur el finit par sa ruine.<br />
Les Djerîs avaient comploté la mort de leurs frères, les T'es-<br />
sem pour se venger de la tyrannie du roi A'mlouk'<br />
Et-T'essemi.<br />
Ech-Chemous bent R'affar essaya de les faire revenir, par de<br />
sages conseils, de leur sinistre projet. >■ Ne te rends pas coupable<br />
de cette lâche action, » recommandait-elle vainement à son frère<br />
El-Asoued. La tribu des Djerîs massacra une partie des T'essem<br />
et fit l'autre prisonnière. Un homme cependant s'échappa. C'était<br />
Refâ,<br />
H'assane ben Tobba', roi de l'Yemène,<br />
Djerîs et les extermina jusqu'au dernier.<br />
frère de la célèbre Rezk'a El-Yemâma. 11 implora l'appui de<br />
qui marcha contre les<br />
Le Prophète avait envoyé les gens de Bir Moa'ouna aux Benou<br />
Soléimpour leur enseigner le Coran. A'meur ben T'oféil, quand<br />
la nouvelle lui en parvint, lança une troupe de gens des Benou<br />
Soléim, des Dekouâne, des Benou Lih'Iâne et des Benou O'céya,<br />
qui tua les missionnaires. Le Prophète ayant appris ce forfait,
285<br />
appela la malédiction divine sur les criminels : tous furent dé<br />
truits, anéantis ; le souvenir de leur existence même se perdit,<br />
car il ne resta aucun survivant pour parler d'eux aux générations<br />
futures. Tels furent les effets de l'invocation du Prophète, qui<br />
implora ensuite la colère de Dieu sur A'meur. Cedernier, comme<br />
nous l'avons déjà dit, fut atteint d'un bubon pestilentiel.<br />
{j*&\ tjà Les Chrétiens avaient une telle prédilection pour<br />
Oran et celte ville leur rendait si bien cette affection, que, pour<br />
la posséder,<br />
ils venaient des rivages les plus éloignés. Espérons<br />
que l'Islam saura maintenant leur enlever à tout jamais l'espoir<br />
d'y<br />
remettre les pieds.<br />
On lit dansEl-O'k'd queMas'a'b benEz-Zobéir conduisant une<br />
députation de chefs de l'Irak'<br />
ben Ez-Zobéir,<br />
— Prince<br />
lui dit en les présentant :<br />
à son frère, notre seigneur Abdallah<br />
des Musulmans, les chefs de l'Irak sonl devant vous.<br />
Ils seraient heureux de recevoir de vos mains quelque chose du<br />
trésor de Dieu,<br />
— Ce<br />
comme témoignage de votre bienveillance.<br />
sont les esclaves de l'Irak que tu m'amènes, répondit<br />
l'Émir. Je ne leur donnerai certainement rien du trésor de Dieu,<br />
car, je te l'assure, j'estime qu'en présence des gens de Syrie, ils<br />
ont la même valeur qu'une drachme à côlé d'un dinar d'or.<br />
— Savez-vous,<br />
dit Obéid Allah ben Dobiâne, quelle est la com<br />
paraison que me suggèrent vos paroles?<br />
— Voyons<br />
— Ae'cha<br />
cette comparaison.<br />
Bekr ben Ouaïl, dans le vers suivant, a parfaitement<br />
défini la situation dans laquelle, nous et les gens de Syrie, nous<br />
nous trouvons à votre égard.<br />
•. Je l'aimais beaucoup ; mais elle aimait un autre que moi, et<br />
ce dernier aimait une autre femme qu'elle. »<br />
— Nous<br />
Syrie,<br />
vous aimons, Prince ; mais vous aimez les gens de<br />
et ceux-ci aiment Abd El-Malek ben Merouâne.<br />
Les chefs de l'Irak se retirèrent tout mortifiés, et écrivirent à<br />
Abd El-Malek ben Merouâne, trahissant ainsi Mos'a'b ben Zobéir.<br />
Abou El-Mot'â'<br />
Dou EI-K'ornéïne H'amdâne ben Nacer Ed-Dawla
Et-Tar'lebi parlant de l'amour,<br />
ment:<br />
286<br />
a fait cet ingénieux rapproche<br />
« Lorsque je vois dans les livres l'étroite étreinte du lam et de<br />
Yalef de la particule la (Y), j'envie l'heureux sort de ces deux<br />
lettres.<br />
» Je crois que leur embrassement ne dure si longtemps qu'à<br />
cause du violent amour que l'une éprouve pour l'autre. »<br />
Chibli,<br />
entré un jour chez son professeur El-Djonéidi s'arrêta<br />
devant lui en récitant ces vers:<br />
« Laisse-moi m'approcher encore de loi : ta société est si douce!<br />
On m'accuse de m'éloigner, alors que ne plus te voir serait pour<br />
moi une douleur 1<br />
» Non ; je le jure par cette crainte respectueuse qu'on éprouve<br />
en la présence,<br />
El-Djonéidi répondit :<br />
la récompense de celui qui aime est d'être aimé. »<br />
. J'ai désiré le voir et, quand je t'ai vu, ma joie a été si grande<br />
que tout autre sentiment a disparu et n'ai pas été maître de mes<br />
larmes, s<br />
Chibli mourut à Baghdàd, en-330, dans la nuit du vendredi,<br />
l'avanl-dernière du mois de k'a'da ; il était âgé de 80 ans. Il fut<br />
enterré dans le cimetière d'El-Khizrane. Selon Ibn Khallikane,<br />
il était né à Chibla, bourg du Asrouchoua, grande ville au delà<br />
de Samarcande, dans le Maouara En-Nehar.<br />
(A suivre.)<br />
ARNAUD,<br />
Interprète militaire.
ÉTUDES ALGÉRIENNES<br />
AVANT-PROPOS<br />
La plupart des écrivains qui se sont occupés de l'his<br />
toire de l'Algérie,<br />
en parlant des tentatives que l'Espa<br />
gne fît à plusieurs reprises pour s'emparer d'Alger, n'en<br />
signalent que six : celle de Diego de Vera en 1516, celle<br />
de Hugo de Moncade en 1518, la célèbre expédition en<br />
Reilly<br />
et les deux bombardements de Don Angelo Bar<br />
treprise par Charles-Quint en 1541, la défaite d'O'<br />
en 1775,<br />
celo en 1783 et 1784.<br />
La lettre que nous traduisons aujourd'hui vient com<br />
bler une lacune regrettable; elle nous apprend qu'en<br />
1601, Philippe III dirigea contre Alger une flotte de soi<br />
xante-dix galères et une armée de plus de dix mille hom<br />
mes, sous le commandement du prince Andrettino Doria.<br />
On verra par la lecture de la lettre de^Conestaggio com<br />
bien il eût été facile de réussir, et à quels événements<br />
divers on doit attribuer l'insuccès de cette grande entre<br />
prise. Ce document,<br />
qui n'avait jamais été traduit en<br />
français, et qui semble être resté inconnu jusqu'ici (1), se<br />
classera dorénavant parmi les plus curieux et les plus<br />
intéressants; non seulementil révèle des faits entièrement<br />
ignorés de la plupart de ceux qui s'occupent de l'histoire<br />
d'Alger, mais il permet en outre de se rendre compte des<br />
(1)<br />
De Thou est le seul historien qui ait eu connaissance de cette<br />
lettre : en tous cas, il est le seul qui raconte l'expédition de 1601.<br />
(Histoire Universelle, t. xm, p. 627 et suiv.)
288<br />
véritables motifs de la petite attaque faite sur Mers-el-<br />
Fhâm, deux ans après, par le vice-roi de Minorque.<br />
Le rassemblement d'une aussi formidable armada<br />
avait éveillé l'attention des contemporains ; la France,<br />
toujours en lutte avec l'Espagne, conçut la crainte que<br />
cet armement ne fût dirigé contre elle ; elle, en surveilla<br />
activement l'emploi, et nous lisons dans les lettres qu'a<br />
dressait à cette époque à Henri IV le célèbre Guillaume<br />
du Vair (IL premier président du parlement de Proven<br />
ce : « J'avois eu advis d'Espaigne que l'armée navale re-<br />
» broussoit chemin et alloit en Arger ; avant-hier, il ar-<br />
» riva bien une barque d'Arger, qui porte qu'elle a prins<br />
» terre près d'Arger. Si nous en avons quelque autre nou-<br />
» velle digne d'être escrite à Votre Majesté, je la lui ferày<br />
» promptement savoir. » (Lettre du 8 septembre 1601.)<br />
Le premier instigateur de ce projet, le hardi capitaine<br />
Roux (2), fut mal récompensé de son audace et de son<br />
esprit d'entreprise; après que le prince Doria l'eût écarté<br />
avec une finesse toute génoise, il se vit, à son retour en<br />
France,<br />
victime des soupçons qu'avait excités le rassem<br />
blement des troupes espagnoles. Nous lisons à ce sujet<br />
dans une lettre de du Vair du 21 mars 1602 : « Sire, je<br />
» vous diray que j'ay continué à faire curieuse recherche<br />
» des actions du capitaine Jacques Roux,<br />
pour voir s'il<br />
» se pourroit tirer quelques preuves des choses dont on<br />
» l'a soupçonné, attendant l'instruction qu'il plairoit à<br />
» Votre Majesté nous en donner. Après avoir soigneuse-<br />
» ment veu et reveu tous les papiers qu'étoient parmi<br />
» ses hardes et enquis tous ceux qui le connoissoient,<br />
» je l'ay<br />
de rechief fort particulièrement interrogé sur<br />
» tout ce que j'ay estimé jusques icy estre à propos. J'en<br />
» envoyé un interrogatoire à Votre Majesté pour y faire<br />
» la considération que sa prudence lui conseillera. »<br />
(1) Lettres inédites de fruillaume du Vair, publiées par Philippe<br />
Tamizey de Laroque. (Paris, 1873, Aubry.)<br />
(2) De Thou l'appelle Le Roux. (Loc. cit.)
289<br />
Il paraîtrait que, le Roi trouva quelque chose de sus<br />
pect'<br />
d&hs les agissements du Capitaine,<br />
car il se trou<br />
vait encore en prison plus de deux ans après, ainsi que<br />
nous l'apprend une nouvelle lettre de du Vair qui réclame<br />
« pour le geôlier,<br />
qui en a faict les avances sur sa pa-<br />
» rôle, le pagement de la dépense du capitaine Roux<br />
» icg prisonnier,faict deux ans et demg. »<br />
Peut-être l'infortuné mourut-il en prison ; car depuis<br />
ce moment, nous n'en avons plus de nouvelles.<br />
La letlre de Conestaggio se divise en deux parties :<br />
La première est consacrée à une histoire succincte de<br />
la ville d'Alger; on y remarque quelques erreurs, qui<br />
peuvent paraître d'autant plus étonnantes qu'il n'y avait<br />
pas encore un siècle qu'avait eu lieu la fondation de la<br />
Régence,<br />
et que les Génois étaient en relations constan<br />
tes avec les côtes Barbaresques ;<br />
La seconde partie fait l'historique de l'expédition ; elle<br />
semble être conçue dans un esprit favorable au prince<br />
Doria et destinée à le justifier d'une partie des accusa<br />
tions portées contre lui. Tel qu'il est, nous espérons que<br />
ce document éveillera l'attention de tous ceux qui s'in<br />
téressent à notre histoire.<br />
H.-D. de Grammont.<br />
Revue africaine, 26« année. X' 1K4 (JUILLET <strong>1882</strong>).<br />
19
290<br />
RELATION DES PRÉPARATIFS<br />
FAITS<br />
POUR SURPRENDRE ALGER<br />
Par Jeronimo CONESTAGGIO (1)<br />
A NICOLO PETROCCINO, PROVEDITOR<br />
Dl CASA D'<br />
INDIA.<br />
Bien que Votre Seigneurie, dans sa lettre datée du<br />
premier octobre, se défende de me donner aucun ordre,<br />
en alléguant quej'ai d'autres occupations, Elle m'apprend<br />
toutefois qu'Elle désire savoir exactement ce qui s'est<br />
passé dans l'entreprise qui a été dirigée contre Alger ;<br />
la raison en est qu'Elle a entendu émettre sur cette ar<br />
mada beaucoup d'opinions différentes; je m'empresse<br />
d'obéir. Je dirai d'abord que ceux des citadins de cette<br />
République qui n'ont ni occupation mercantile ni grande<br />
ambition, sont entièrement oisifs,<br />
comme je le suis moi-<br />
même, en sorte que je vous prie, en toute autre occasion,<br />
de ne pas craindre de me donner Vos ordres.<br />
Encore que Votre Seigneurie connaisse, soit par sa<br />
propre expérience,<br />
soit par les livres ou les récits les<br />
conditions dans lesquelles se trouve Alger,<br />
sa situation<br />
géographique, et combien elle moleste la Chrétienté ;<br />
comment cette ville est tombée des mains des Mores à<br />
celles des Turcs, et comment, favorisée par les tempêtes,<br />
elle a été victorieuse des entreprises dirigées contre elle,<br />
(1) Ieronymo Franchi de Conestaggio, historien génois de la fin<br />
du XVI0 siècle et du commencement du XVIIe.
291<br />
je veux cependant Lui raconter succinctement ces cho<br />
ses, afin d'éclairer mon sujet;<br />
fixées par votre lettre,<br />
si je dépasse les bornes<br />
mon récit rappellera la fable de<br />
l'Êpître à la Lune, qui, pour être d'un grand format, ne<br />
fut pas trouvée disproportionnée à la grandeur du sujet.<br />
Alger, qui fut jadis Julia Césarea (1), ou,<br />
Mores, Gezetr,<br />
selon les<br />
est une ville et une province du royaume<br />
de Tremissenne, dans la Mauritanie Césarienne, région<br />
de la partie de l'Afrique que nous appelons Barbarie dans<br />
la nomenclature moderne. Elle est située sur le rivage<br />
de la mer Méditerranée, entre Oran et Bougie, celle-ci au<br />
Levant, l'autre au Ponant;<br />
elle présente son front de mer<br />
au Nord ; ses côtés, se dirigeant au Midi, gravissent la<br />
montagne et s'étendent avec le territoire voisin vers le<br />
Grand Atlas. Elle est distante du détroit de Gibraltar de<br />
plus de quatre cents milles; sa latitude est d'environ tren<br />
te-trois degrés. Elle est entièrement entourée de fossés,<br />
de murs et de boulevards, qui ne sont pas aussi forts<br />
que nous les faisons maintenant, mais qui sont moins<br />
faibles cependant qu'on ne les faisait autrefois. Hors de<br />
la ville et à peu de distance, le côté du Levant est pourvu<br />
de quelques forts, mais tous de peu d'importance ; seule,<br />
la partie la plus élevée de la ville possède une forteresse<br />
qu'ils appellent VA Icasova, plus forte et plus à craindre<br />
que les autres. Devant la ville et dans la mer, à la dis<br />
tance d'un trait d'arquebuse, est une petite île,<br />
sur la<br />
quelle le roi Ferdinand le Catholique, à l'époque où Alger<br />
était aux Mores, fît faire une forteresse par Diego de<br />
Vera (2), capitaine de son armée, pour réfréner les cor<br />
saires dont le voisinage causait grand dommage à l'Es<br />
pagne ; cette construction eut pour effet, non seulement<br />
d'arrêter la course, mais encore de forcer Selim Béni (3),<br />
Alger se nommait jadis Icosium.<br />
(1)<br />
(2)<br />
Pierre de Navarre.<br />
(3)<br />
Ceci est une erreur : le Penon d'Alger fut bâti par les soins de<br />
Selim -et-Teumi.
292<br />
qui en était le Seigneur, à payer tribut et à conclure une<br />
longue trêve. Mais, lorsque plus tard Horux Barberous<br />
se (1) arriva en l'an 1515 à être Seigneur d'Alger, au nom<br />
les Turcs s'emparèrent de la forte<br />
du Sultan Selin (2),<br />
resse, que commandait alors pour le Roi catholique, le<br />
capitaine Martin de Vargas. Quelques années après, Salh<br />
AtTaës, gouverneur d'Alger pour le Turc,<br />
unit l'île à la<br />
terre ferme avec un môle qu'il fît faire, et qui est celui<br />
qui se voit encore aujourd'hui (3).<br />
Au temps des Vandales, cette ville fut détruite, puis<br />
reconstruite plus tard ; elle devint ensuite sujette du Roi<br />
de Tremissenne,<br />
qui la donna comme apanage à son<br />
second fils, et cela dura jusqu'à ce que Albufarez, roi<br />
de Tunis, s'étant fait Seigneur de Tremissenne, donna<br />
Bougie à l'un de ses fils avec le titre de Roi; les Algé<br />
riens, après la chute de l'ancien Roi, acceptèrent volon<br />
tiers le nouveau ; ils reconnurent la puissance du roi de<br />
Bougie, en ne lui payant toutefois qu'un tribut annuel,<br />
presque sans autre sujétion. Ce pouvoir déclina peu à<br />
peu et les Algériens s'en affranchirent; quelques nobles<br />
citadins la gouvernèrent alors à l'aide des Arabes, et<br />
c'est en cette situation que la trouva Horux Barberous<br />
se quand il s'en rendit maître. Les villes de cet État sont<br />
peu importantes, parce que beaucoup<br />
furent détruites<br />
dans les guerres des Arabes ; les unes sont presque en<br />
ruines et les autres ne présentent plus que des décom<br />
bres sans nom. Le pays est tempéré et arrosé de nom<br />
breuses rivières,<br />
qui descendent des montagnes voisi<br />
nes et fertilisent la campagne ; une fois qu'on a dépassé<br />
(1) Aroudj Barberousse.<br />
—<br />
(2) Le sultan Selim. Il y a ici une nouvelle erreur : ce ne fut pas<br />
Aroudj, mais bien son beau-frère Kheir-ed-Din, qui prit le Penon<br />
et ce fut seulement en 1529.<br />
aux Espagnols,<br />
(3) Encore une erreur. —Ce n'est pas Salah Reïs qui fit construire<br />
le môle, mais bien Kheïr-ed-Din, qui se servit à cet effet des débris<br />
de la forteresse espagnole : Salah Reïs ne fit que l'agrandir et le<br />
réparer avec des matériaux tirés des ruines de Rusgunium.
293<br />
les collines qui sont derrière la ville, le territoire est des<br />
plus fertiles,<br />
et abonde presque en toutes choses. Le<br />
peuple est mahométan, de même que les anciens Afri<br />
cains, et que la race arabe qui a envahi le pays il y a six<br />
cents ans; ce sont tous des Barbares; une partie vit<br />
dans la ville, une autre à la campagne sous des tentes,<br />
dont la réunion forme des villages qu'ils nomment<br />
aduar; ils ont beaucoup de cavalerie et de gens à pied<br />
sobres et durs à la fatigue. —<br />
Cette ville est célèbre par<br />
les prises que font ses corsaires sur les Chrétiens, et par<br />
le naufrage de l'armada espagnole qui tenta de l'occu<br />
per, en l'an 1516, alors que le cardinal François Ximenès,<br />
archevêque de Tolède, était ministre d'État de l'Espagne.<br />
Il venait de réussir à s'emparer d'Oran, et, sur la demande<br />
de Bu Hamû, roi de Tremissenne,<br />
qui lui promettait<br />
grande aide, il envoya attaquer Alger par une flotte et une<br />
armée de dix mille hommes,<br />
commandée par Diego de<br />
Vera. Mais avant qu'ils eussent fini de débarquer, n'é<br />
tant pas secourus par le Roi More, ils furent attaqués<br />
par Horux Barberousse, à la tète de ses Turcs,<br />
les Arabes ; ils furent défaits et mis en pièces ;<br />
et par<br />
le sort<br />
de ceux qui étaient restés sur les navires ne fut pas<br />
meilleur ; la fureur de la mer et des vents les jeta à terre<br />
en proie à l'ennemi, et il y<br />
eut plus de navires qui se<br />
—<br />
perdirent qu'il ne s'en sauva. L'année suivante (1), la<br />
guerre ayant été heureuse en Afrique, et Martin de Ar-<br />
gote ayant tué Horux Barberousse et rendu le royaume<br />
de Tremissenne à Bu Hamû, qui l'avait perdu, Ugo de<br />
Moncade attaqua Ariaden Barberousse, qui avait suc<br />
cédé à son frère Horux. Avec une assez forte armada<br />
espagnole, et se confiant aux promesses qu'il avait d'être<br />
aidé du Roi de Tremissenne et du Caid de Tenes, il alla<br />
débarquer à Alger du côté du Ponant,<br />
presque certain<br />
de s'en emparer. L'armée, une fois débarquée, passa<br />
quelques jours en de chaudes escarmouches,<br />
(1)<br />
Deux ans après.<br />
sans voir
294<br />
aucun More venir à son aide ; et, comme Ariaden recevait<br />
chaque jour de nouveaux renforts de Turcs, de Mores et<br />
d'Arabes, le rembarquement fut résolu ;<br />
pas encore commencé,<br />
mais il n'était<br />
qu'une tempête impétueuse et<br />
subitement venue jeta nombre de vaisseaux à la côte ;<br />
ils furent la proie des Barbares, ainsi que l'armée. Quel<br />
ques valeureux soldats espagnols, s'étant retranchés<br />
derrière des débris de navires, s'y défendirent vigoureu<br />
sement, attendant que les vaisseaux restés intacts vins<br />
sent les délivrer; mais, trompés par Ariaden qui leur<br />
faits es<br />
promit la liberté, ils furent, malgré la foi jurée,<br />
claves par l'Infidèle barbare (1). —<br />
Charles-Quint, après<br />
avoir chassé Ariaden de Tunis, et restitué cet État à<br />
Mulei Hascenan (2), débarqua de sa personne à Alger<br />
avec une puissante armada,<br />
au mois d'octobre de l'an<br />
née 1541. Le Gouverneur pour les Turcs était alors Has-<br />
cen-Aga, renégat sarde; l'armée débarqua, non sans<br />
résistance, à la partie du Levant qui confine la ville.<br />
Mais, le quatrième jour, la mer commença à grossir de<br />
telle sorte que, les navires et les galères ne pouvant plus<br />
lutter, beaucoup<br />
furent jetés à terre et fracassés. L'ar<br />
mée, victime du mauvais temps, des pluies,<br />
ayant l'en<br />
nemi à ses flancs et peu de vivres, souffrit beaucoup; le<br />
prince André Doria, ayant rassemblé les galères res<br />
tées intactes, s'en fut à Metafus, lieu vers lequel l'armée<br />
s'achemina avec grande incommodité, à cause des fleu<br />
ves qu'il fallait traverser, et des Arabes, qui,<br />
avec une<br />
grande masse de cavalerie, la harcelèrent sans cesse.<br />
L'Empereur s'embarqua avec son armée, et regagna<br />
l'Espagne (3), non sans avoir eu à affronter une nouvelle<br />
tempête et de nouveaux périls. Tels furent les naufrages<br />
(1) Kheïr-ed-Din suivit l'exemple que lui avaient donné les Espa<br />
gnols, qui avaient fait tuer son frère, auquel on avait promis la vie<br />
sauve, à la capitulation de la Kalaa des Beni-Rachid.<br />
(2) Muley<br />
(3)<br />
Hassan .<br />
Après avoir été forcé de séjourner quelque temps à Bougie.
295<br />
qui ont rendu Alger célèbre ; c'en est assez pour faire<br />
juger des dangers de l'expédition qui vient d'être entre<br />
prise.<br />
Pour parler du présent, Votre Seigneurie doit savoir<br />
que la première chose que demandent à leur Roi les<br />
délégués des États d'Espagne, c'est qu'il s'empare d'Al<br />
ger ; disant que, faute par lui de le faire, ils ne pourront<br />
lui payer ni contributions ni subsides, attendu qu'à cau<br />
se du voisinage de l'Afrique, les Turcs sont continuelle<br />
ment avec leurs galiotes à piller les côtes ; en quoi ils<br />
sont aidés et bien accueillis par les Mores, descendants<br />
de ceux de la grande invasion faite au temps du roi<br />
Roderic;<br />
gnols,<br />
ils se conduisent ainsi par haine des Espa<br />
et aussi parce que la plupart sont originaires<br />
d'Alger (1). Et, de fait, les grands dangers que font cou<br />
rir à l'Espagne le voisinage d'Alger et l'audace de ses<br />
vaisseaux se manifestèrent clairement en l'an 1570, alors<br />
que les Mores de Grenade se soulevèrent, et que leur<br />
révolte fut fomentée et soutenue par les armes de l'A<br />
frique. —<br />
C'est pour cela que le Roi catholique et tout<br />
son peuple regardent sans cesse Alger d'un mauvais<br />
œil ; mais, distraits par des guerres plus importantes,<br />
ils ont jusqu'ici négligé cette entreprise; comme s'il y<br />
avait quelque chose qui eût plus sa raison d'être que de<br />
combattre les Hérétiques et les Infidèles 1<br />
Il y a deux ans, et au moment où l'on ne pensait aucu<br />
nement à attaquer Alger, un Français, nommé le capitaine<br />
Roux, se présenta au prince Doria qui se trouvait alors<br />
ici comme Capitaine Général des armées du Roi. Ce Fran<br />
çais était celui qui, dans ces dernières années, commanda<br />
Il est au moins très contestable que les Mores en question aient<br />
(l)<br />
été originaires d'Alger : mais il est certain qu'à l'époque de la révolte<br />
de 1570, ils fussent aidés par les Algériens : quarante vaisseaux se<br />
rendirent à Alméria le mercredi saint, par ordre d'El Euldj Ali ; ils y<br />
débarquèrent des armes,<br />
fut perdu.<br />
et ne se retirèrent que lorsque tout espoir
296<br />
les galères du Grand Duc dans l'Archipel lors de la<br />
prise de l'île de Chio. Se montrant bien informé des<br />
affaires de la Barbarie, il chercha à persuader au Prin<br />
ce (1) que ce serait chose facile que d'enlever Alger aux<br />
Turcs. Les raisons sur lesquelles il s'appuyait étaient<br />
— les suivantes : Que la garde de la ville étaitnégligée;<br />
parce que, se fiant à leurs fortifications, la plupart des<br />
Janissaires se gardent mal et ne mettent pas de sentinel<br />
— les ; qu'au milieu de juin, cette troupe, qui est habi<br />
tuellement composée de sept à huit mille Turcs, com<br />
mence à sortir d'Alger en divers corps et à aller dans<br />
l'intérieur pour y percevoir le tribut,<br />
qu'ils appellent<br />
garama, et qu'il n'en reste en ce moment dans la ville<br />
qu'environ deux mille. —<br />
Secondement, que beaucoup<br />
de ces derniers vont en voyage à divers endroits et à<br />
diverses époques,<br />
mais avec l'obligation d'être revenus<br />
au commencement de septembre, auquel temps ils se<br />
réunissent autour de la ville en campant sous leurs ten<br />
tes,<br />
et en attendant qu'ils soient tous réunis pour faire<br />
leur entrée; d'où il s'en suit qu'on est certain de trouver<br />
au mois d'août la ville presque dépourvue de défenseurs.<br />
De plus ; que dans ce mois, la majeure partie des princi<br />
paux citadins sont dans leurs propriétés, occupés à faire<br />
les récoltes ; et que les corsaires sont partis en course<br />
avec les galiotes. Il en résulte, qu'avec quatre navires<br />
chargés d'armes et de soldats, se déguisant en vais<br />
seaux marchands, il serait aisé de s'introduire dans le<br />
petit port, facile de s'emparer à l'improviste de la porte<br />
qui est près de la Marine, et, par suite, de la ville; sur<br />
tout en appelant aux armes les esclaves chrétiens, qui y<br />
sont toujours en très grand nombre. —<br />
Telle était la subs<br />
tance de son raisonnement ; au point de vue militaire,<br />
(1) Il estévident qu'il ne sagit point ici du grand André Doria, qui<br />
était mort en 1560, âgé de 93 ans. Celui-ci portait le nom de Jean<br />
André, et les Génois l'appelaient Andrettino, nom sous lequel il est<br />
souvent désigné dans les mémoires du temps.
297<br />
il entrait dans d'autres détails de moindre conséquence.<br />
Le Prince, qui ne connaissait pas très bien l'homme au<br />
quel il avait affaire, conçut des doutes sur l'exactitude<br />
de ses affirmations ; toutefois, il lui semblait qu'il y avait<br />
quelque chose de bon au fond de tout cela ; bref, il était<br />
plein d'hésitation et d'incertitude sur ce qu'il devait faire.<br />
Néanmoins, jugeant que c'était une aventure où on ne<br />
risquait qu'une petite perte contre un gros gain, il envoya<br />
le Français en Espagne pour qu'il y expliquât son projet<br />
au Roi (1) ; mais, en outre, il envoya un émissaire à Alger<br />
pour en prendre le plan, et recueillir des informations<br />
particulières sur tout ce qu'avait dit le Français; il cacha<br />
cependant à cet envoyé de qui il tenait ces renseigne<br />
ments et l'usage qu'il en voulait faire. Après avoir été<br />
entendu en Espagne, le capitaine Roux fut renvoyé au<br />
Prince ; il lui apportait l'ordre de se préparer à l'entre<br />
prise contre Alger ; on laissait à son choix le temps, la<br />
manière de s'y prendre et les détails de l'expédition ; il<br />
lui était recommandé d'être tellement discret,<br />
que les<br />
premiers Ministres eux-mêmes devaient tout ignorer.<br />
Le Prince commença immédiatement ses préparatifs;<br />
et, tout d'abord, comme le Français était très loquace,<br />
et qu'il ne le jugeait pas capable de garder un secret, il<br />
le renvoya de Gênes quelques jours après, en lui disant<br />
que son projet était séduisant, mais que le Roi ne pou<br />
vait pas aventurer ses troupes dans une entreprise aussi<br />
incertaine, et il partit, après avoir reçu une récompense.<br />
Ensuite, le Prince chercha un soldat espagnol, ayant<br />
l'expérience de la guerre, pour l'envoyer à Alger s'occu<br />
per de nouveaux soins et prendre de plus sûres informa<br />
tions. A cette fin, il choisit Antonio de Rojas,<br />
Inigo di Borgia, maître de camp en Lombardie,<br />
alferèz de<br />
et le fit<br />
passer en Afrique, avec ordre d'aller de là en Espagne,<br />
et d'y rendre compte au Roi de tout ce qu'il aurait vu.<br />
Cet homme, ayant (ainsi que l'autre) rempli sa mission,<br />
(i) Philippe III.
298<br />
fit à son retour un rapport qui augmenta beaucoup le<br />
désir qu'avait le Roi de tenter la prise d'Alger, en lui<br />
affirmant qu'il était vrai qu'au mois d'août la ville était<br />
mal gardée.<br />
--<br />
Puis, le temps s'écoulant toujours, le<br />
Prince voulut saisir l'occasion de s'acquitter de sa mis<br />
sion avec le plus de sécurité et le moins de dépenses<br />
possible pour Sa Majesté. Une partie des troupes espa<br />
gnoles reçut l'ordre de s'embarquer à Naples et en Sicile,<br />
avec quelques Italiens. Le Roi, au commencement de cette<br />
année 1501, avait réuni une grosse armée dans, le Mila<br />
nais, non pour la sûreté de cet État, mais pour venir en<br />
aide au duc de Savoie, qui était alors en guerre avec le<br />
roi de France,<br />
ou pour d'autres causes dont je ne veux<br />
pas m'occuper présentement. Mais, un accord était sur<br />
venu entre la France et la Savoie, et, cette armée inquié<br />
tant les Princes italiens, le Roi avait l'intention de la<br />
licencier. Le Prince prit de là occasion d'en demander et<br />
d'en obtenir quelques régiments, et le reste fut envoyé,<br />
partie en Flandre à l'Archiduc Albert,<br />
partie en Carin-<br />
thie. à l'Archiduc Ferdinand, cousin du Roi, comman<br />
dant alors l'armée contre les Turcs, qui lui avaient pris<br />
Canissa. —<br />
Composer une armée propre à cette entre<br />
prise, l'approvisionner, embarquer les soldats et les<br />
aventuriers, et faire tout cela en secret, était, pour main<br />
tes raisons, chose bien difficile. Les galères du Roi<br />
étaient en petit nombre ; une partie se trouvait en mau<br />
vais état et demandait des réparations ; il fallut prier les<br />
Princes voisins de prêter les leurs, commander aux<br />
Vices-Roi de Naples et de Sicile d'apprêter,<br />
non seule<br />
ment les galères etles troupes à embarquer, mais encore<br />
les vivres et les munitions nécessaires. Pour avoir tout<br />
cela à temps, le Prince avait reçu des lettres du Roi, qui<br />
devaient lui servir à hâter l'appareillage aussitôt que cela<br />
lui plairait ; comme il savait combien la côte de Barba<br />
rie est dangereuse depuis l'automne jusqu'à la fin de<br />
février, il pria tous les Ministres de vouloir bien appor<br />
ter la plus grande activité à exécuter les ordres du Roi.
299<br />
Il faut ajouter qu'il avait l'intention de faire une longue<br />
traversée ; car, bien que la route directe eût été d'aller<br />
d'ici à Majorque, pour mieux dissimuler, et afin que les<br />
Turcs ne pensassent pas à se défendre, il avait résolu<br />
d'aller d'ici à Naples et en Sicile ; et de là, traversant<br />
le golfe, de se rendre à Majorque par cette voie détour<br />
née. Mais, malgré tous ces soins, comme le Diable<br />
s'oppose volontiers aux projets faits pour la gloire de<br />
Dieu, il ne manqua pas de lui arriver mille choses<br />
propres à contrarier ses desseins.<br />
Le comte de Fuentès, gouverneur de Milan et général<br />
en Italie, où il commandait- l'armée du Roi,<br />
ne se con<br />
tenta pas des premières instructions qu'il avait reçues<br />
pour donner au Prince une partie de ses troupes ; il<br />
exigea qu'on lui envoyât d'Espagne un nouvel ordre, qui<br />
arriva, à la vérité, peu de temps après ; mais ce n'en fut<br />
pas moins une cause de retard.<br />
A Naples, où on devait tenir prêtes les galères de ce<br />
royaume, avec commandement exprès du Prince qu'el<br />
les ne quittassent point les côtes, on leur ordonna ou<br />
on leur permit d'aller en course dans le Levant, d'où<br />
elles ne revinrent que le 7 juillet, fatiguées et ayant be<br />
soin de nombreuses réparations.<br />
Le nombre des galères de Sicile se trouva avoir dimi<br />
nué au lieu de s'être accru, et elles restèrent oisives<br />
dans les différents ports de l'île,<br />
au lieu de se rendre à<br />
Messine, où devait se faire le rassemblement; elles n'y<br />
arrivèrent que le 1er août.<br />
Celles d'Espagne vinrent si tard,<br />
qu'elles ne seraient<br />
pas arrivées à temps pour partir, si les autres se fus<br />
sent conformées aux ordres donnés.<br />
Quoique le Prince, qui était alors à Gênes, ne connût<br />
pas encore cette mauvaise exécution de ses ordres, il<br />
expédia des<br />
courriers pour commander qu'on se hâtât<br />
d'apprêter et de charger les navires ; ensuite, ayant ap<br />
pris peu à peu combien ses intentions étaient mal se<br />
condées, il vit désobéisbien,<br />
qu'en présence de cette
300<br />
sance, il lui était presque impossible de réunir en un<br />
temps limité, une telle quantité de galères et de troupes.<br />
Mais,<br />
comme le désir de la gloire était plus puissant<br />
chez lui que l'amour même de la vie, le Prince (pourtant<br />
bien vieux), avide de renommée,<br />
voulut vaincre toutes<br />
les difficultés possibles par son activité et son courage ;<br />
il embarqua donc le 27 juin les soldats espagnols et ita<br />
liens qui venaient du Milanais, sur les galères comman<br />
dées par Carlo Doria, son fils ; il manda ensuite à Na<br />
ples d'accélérer le mouvement et partit le 4 juillet avec<br />
la Reale, cinq galères du Pape,<br />
Gênes, quatre du Grand Duc,<br />
six de la République de<br />
et le reste des troupes<br />
du corps qu'il emmenait avec lui. Arrivé à Naples le 15,<br />
il s'y arrêta jusqu'au 17; il arriva à Messine le 19, et<br />
reconnut partout qu'on n'avait obéi ni aux ordres du<br />
Rài,<br />
ni aux siens.<br />
Comme les galères de Sicile ne se trouvèrent pas à<br />
Messine, que celles de Naples ne purent le suivre à cau<br />
se de la nécessité où elles se trouvaient de réparer les<br />
avaries causées par le voyage du Levant,<br />
et par les au<br />
tres raisons dont j'ai parlé plus haut, dix-huit d'entre elles<br />
ne rejoignirent à Messine que le 24, sans être espalmées<br />
et amenant leurs provisions dans des barques. On peut<br />
juger des maux qu'entraînèrent tous ces retards, en<br />
pensant qu'il arriva tout le contraire de ce qui aurait dû<br />
être et de ce qui se voit dans toutes les autres occasions;<br />
à savoir, que l'armée auxiliaire fut prête plus à temps<br />
et se montra plus exacte que l'armée régulière; que les<br />
escadres des Princes alliés ne dépassèrent pas d'une<br />
heure les délais fixés par les ordres; les galères qui<br />
parurent peu nécessaires pour attaquer vigoureusement<br />
l'ennemi,<br />
furent envoyées dans les mers du Levant pour<br />
y occuper les Turcs par leurs incursions,<br />
afin qu'ils<br />
pensassent moins aux affaires de Barbarie. Dans le mê<br />
me but, le Prince pria le Grand-Maître de Malte (1)<br />
(1)<br />
Le Grand-Maître était alors Alof de Vignacourt.
301<br />
d'envoyer ses galères en course dans ces mers. De plus,<br />
pour gagner du temps, pendant qu'il était arrêté avec dépit<br />
par le retard des galères de Sicile, il envoya son fils Carlo<br />
à la tête de son escadre, de celles du Pape et de la Répu<br />
blique,<br />
avec injonction de se rendre à Majorque en pas<br />
sant devant Palerme et la Sardaigne, et de mettre ordre<br />
à toutes les choses qui en auraient besoin. Il commanda<br />
aux galères de Naples d'aller à Palerme, où les galères<br />
d'Espagne devaient venir compléter leurs approvision<br />
nements selon l'ordre qu'il avait donné, en leur enjoi<br />
gnant de remorquer les vivres qu'elles avaient apportés<br />
à cet effet. Enfin,<br />
les galères de Sicile arrivèrent le 1er<br />
août ; le nombre de celles du Roi avait diminué, et le<br />
nombre de celles des auxiliaires augmenté; on y embar<br />
qua mille soldats du bataillon de Calabre, et on partit<br />
pour Palerme, où on arriva le 4. De là, les galères de<br />
Naples et celles d'Espagne furent à Trapani, où elles<br />
se rejoignirent à celles de Toscane; celles de Naples<br />
avaient dû retourner en arrière pour embarquer leurs sol<br />
dats. De là, ils partirent pour la Sardaigne, et,<br />
du 5 au<br />
10, ils arrivèrent à l'île de St-Pierre, où le mauvais<br />
temps les força de séjourner le 12 et le 13, jour où on<br />
reprit la mer avec unq grande bourrasque; (qui fut cause<br />
de la perte d'une falouque; mais on en sauva l'équipage).<br />
Il fallut aller s'abriter en Sardaigne dans le port de Gon-<br />
ti, lieu inhabité; on partit de nouveau, et le 19 on fit<br />
jonction à Majorque.<br />
Le Prince voyait que la saison s'avançait; et, sachant<br />
qu'aucune chose ne s'envole plus vite que l'ocasion, et<br />
que les lenteurs causent la ruine des entreprises les<br />
mieux combinées, le moindre retard le faisait souffrir;<br />
aussi ne passat-il là que cinq jours, pendant lesquels il<br />
fit exécuter tout ce qui était nécessaire, chose qui pa<br />
se pourvut<br />
raissait impossible en aussi peu de . temps Il<br />
des pilotes les plus experts et les plus célèbres parmi<br />
ceux des Majorquins qui vont journellement à Alger. Il<br />
consacra une journée entière à tenir un conseil de
302<br />
guerre, et il fit annoncer à toute l'armée : que, de ce lieu,<br />
et à partir du 28, ils avaient le bénéfice du Jubilé concédé<br />
par Sa Sainteté le Pape Clément VIII, avec la bénédic<br />
tion de l'Évêque Légat, qui venait avec eux en Barbarie.<br />
L'armada et l'armée embarquées étaient composées de<br />
la manière suivante :<br />
Il y avait soixante-dix galères; savoir : la Réale avec<br />
seize bâtiments de l'escadre de Gênes et deux du Duc de<br />
Savoie à la solde du Roi, le tout commandé par Carlo<br />
Doria, Duc de Tursi, leur général;<br />
seize de Naples<br />
commandées par Pierre de Tolède; douze de Sicile,<br />
dont neuf du Roi et trois du Duc de Macheda, conduites<br />
par Pierre de Leïva ; onze d'Espagne, commandées par<br />
le Comte de Buendia ; cinq du. Pape sous les ordres du<br />
Commandeur Magnolotto, son lieutenant; six de la Ré<br />
publique de Gênes, sous les ordres du Comte Gio, avec<br />
Tomaso Doria pour général; et quatre de Toscane que<br />
commandait Marc-Antonio Calafatto, amiral des ga<br />
lères de l'Ordre de Saint-Étienne. Mais celles de Naples,<br />
de Sicile et d'Espagne étaient mal en ordre, et si pauvres<br />
en rameurs qu'il fallut à Majorque prendre la chiourme<br />
d'une des escadres pour que les autres fussent pourvues<br />
convenablement. Les soldats étaient plus de dix mille.<br />
Les Espagnols, répartis alors en terces (1), étaient com<br />
mandés ainsi qu'il suit : seize cents de Lombardie,<br />
commandés par Jnigo di Borgia ; mille de Bretagne,<br />
par Pierre de Tolède di Anaya; deux mille de Naple,<br />
par Pietro Vivero; douze cents de Sicile par Salazar<br />
Castellano, de Palermi; cinq cents de l'armée du Gou<br />
verneur Antonio Quinones; deux mille cinq cents Ita<br />
liens, obéissant aux ordres de Barnaba Barbo; et mille<br />
cinq cents du bataillon du royaume de Naples, sous le<br />
commandement du Maître de Camp Annibale Macedo<br />
nica ; en outre, les galères de Sa Sainteté avaient offert<br />
(1) La terza était l'unité tactique des vieilles bandes espagnoles.
303<br />
de mettre à terre trois cent cinquante bons soldats et<br />
celles de Toscane quatre cents ; de plus, beaucoup de<br />
Chevaliers de Saint-Étienne s'étaient joints à l'expédi<br />
tion. Le Prince avait donné le commandement géné<br />
ral à son Maître de Camp<br />
Vacca,<br />
Manuel de Vega Capo di<br />
capitaine expérimenté et d'une grande bravoure.<br />
Il y avait encore des aventuriers, gens dont on devait<br />
faire grand compte; parmi lesquels,<br />
outre le Duc de<br />
Parme, qui, avec deux cents cavaliers, ses vassaux,<br />
vieux soldats de Flandre, s'embarqua sur la Ca-<br />
pitane de Carlo Doria,<br />
on remarquait : Virginio Orsi-<br />
no, duc de Bracciano, sur la Capitane de Florence; sur<br />
la Reale, le Marquis d'Elche, premier né du Duc de<br />
Macheda; Alo Idiaqués, général delà cavalerie légère<br />
de l'État de Milan, qu'avait choisi le Prince comme son<br />
lieutenant; Diego Pimentel, Manuel Manriques, grand<br />
commandeur d'Aragon, le comte de Celano, le marquis de<br />
Garesfi, Hercule Gonzague, Gio Geromino Doria, Au<br />
relio Tagliacame et quelques autres capitaines et per<br />
sonnes de qualité, parmi lesquels sept ou huit gentils<br />
hommes romains. Le plan d'attaque était le suivant : on<br />
devait s'avancer ensemble vers la ville et s'arrêter à<br />
une assez grande distance pour ne pas être vus de la<br />
terre : là, on devait mettre dans de petites embarcations<br />
trois cents arquebusiers avec deux pétards et s'avancer<br />
vers le rivage, pour attaquer la porte de la Cité qui est à<br />
la Marine,<br />
et quand elle aurait été brisée et prise par<br />
les soldats, la flotte devait se porter rapidement et cou<br />
rageusement en avant et débarquer l'armée. On avait<br />
prévu ce qu'on devait faire pour secourir ces arquebu<br />
siers dans le cas où ils ne réussiraient pas à s'emparer<br />
de la porte, et pour s'opposer à d'autres éventualités<br />
fâcheuses; la Reale, avec quinze autres des meilleures<br />
galères, étaient désignées pour marcher les premières à<br />
leur secours.<br />
Le 30 août, on arriva en vue de l'Afrique; mais en<br />
dé-
304<br />
sordre, parce que, bien que l'ordre eut été donné qu'au<br />
moment où on commencerait à avoir connaissance de la<br />
terre, toutes les gaïères vinssent rallier la Reale, elles<br />
avaient si mal navigué, et avec tant de mollesse, qu'au<br />
point du jour elles se trouvèrent toutes dispersées; la<br />
Capitane de Sicile, entre autres, se trouva tellement en<br />
arrière qu'on ne la voyait plus; en sorte que l'heure où<br />
les ordres auraient dû être le plus rigoureusement ob<br />
servés, fut celle où ils le furent le moins; il fallut perdre<br />
plus de trois heures à rassembler la flotte. Les mâts<br />
furent ensuite abattus et les voilés carguées; on atterrit<br />
à trente milles de la ville, et, comme les pilotes ne recon<br />
naissaient pas le pays avec certitude, il sembla peu pru<br />
dent de rester dans cette position. Le Prince jugea con<br />
venable de faire reconnaître la terre par de petites<br />
barques, pour y chercher un point de la côte plus rap<br />
proché où il se trouvât un ancrage pour de grands vais<br />
seaux; aller plus loin eût été une faute parce qu'il avait,<br />
dès lors, pour plus de commodité, fait mettre des trou<br />
pes dans les petites felouques, et se disposait à ramener<br />
l'Armada en vue d'Alger. Les pilotes chargés de recon<br />
naître la côte ne revinrent pas avant le soir, à la grande<br />
colère du Prince qui ne savait qu'en penser, appréhen<br />
dant qu'ils ne se fussent laissé faire prisonniers, ou<br />
qu'ils n'eussent pris la fuite;<br />
il n'était pas croyable<br />
qu'ils eussent été volontairement se rendre aux Turcs ;<br />
car, lors même qu'ils l'eussent voulu, les équipages des<br />
felouques, bien supérieurs en nombre, ne s'y seraient<br />
pas accordés; il n'y avait rien à craindre dé la mer qui<br />
était très tranquille, et pourtant un tel retard, arrivant à<br />
ce moment, était étrange et funeste. Le soir venu, les<br />
pilotes rejoignirent la flotte, rapportant que le courant les<br />
avait entraînés dans le Levant, à cinquante milles dM^er,<br />
et, qu'en raison de cet éloignement (ce ne fut pas un pe<br />
tit mal), ils n'avaient pu s'approcher de la terre, parce<br />
qu'il y avait trop<br />
à craindre d'être découvert. L'armée<br />
partit de là le jour suivant, entièrement réunie, pour se
305<br />
rendre au lieu désigné; déjà chacun s'apprêtait pour le<br />
débarquement;<br />
on avait fait descendre dans les frégates<br />
et les felouques les troupes qui devaient frapper le pre<br />
mier coup, et tous les ordres nécessaires avaient été<br />
donnés. C'était une belle chose que de voir l'honorable<br />
émulation des soldats ;<br />
chacun d'eux montrait la plus<br />
noble ardeur; comme c'était parmi les Espagnols qu'a<br />
vaient été choisis les trois cents hommes embarqués<br />
sur les frégates pour marcher les premiers, les Italiens<br />
se plaignaient de ce qu'on ne leur laissait pas prendre<br />
aussi leur part de la première gloire; ils envoyèrent le<br />
Duc de Parme au Prince pour lui demander avec ins<br />
tance de faire partie de cette avant-garde; mais lui, ne<br />
voulant pas mélanger les nations, promit de leur donner<br />
satisfaction à un autre débarquement. A la fin de la nuit,<br />
et comme ils n'étaient plus éloignés de la terre de plus<br />
de vingt milles (pour dernier contre-temps), le vent Grec<br />
commença à souffler du Levant,<br />
et il fut toujours en<br />
s'accroissant, avec une telle violence, que l'on ne pou<br />
vait, sans un risque manifeste de se perdre, ni rester<br />
en panne en pleine mer, ni débarquer; il fallut donc,<br />
non seulement retirer les soldats qui étaient descendus<br />
sur les frégates, mais encore laisser porter les galères<br />
là où le maudit vent le voulait, et on commença à fuir<br />
devant le temps. La flotte se rejoignit à Majorque le<br />
3 septembre ; ce triste temps continua pendant plusieurs<br />
jours, et le Prince l'observait avec le plus grand soin,<br />
pour voir s'il lui serait possible de retourner en Barba<br />
rie; car, il lui était douloureux de se voir enlever des<br />
mains une si glorieuse entreprise par l'inclémence de la<br />
saison. pendant qu'il Et, se demandait ce qu'il convenait<br />
de quantité faire, d'avis différents s'émettaient dans l'ar<br />
mada; comme les jugements des hommes sont variés,<br />
les uns eussent voulu une chose et les autres une autre;<br />
les simples soldats, avides de butin, eussent voulu re<br />
tourner à tout risque et malgré le vent ; tandis que les<br />
plus expérimentés, considérant l'état des choses, se<br />
Revue africaine, 26" année. X" 1SÎ4 (JUILLET <strong>1882</strong>). 20
montraient plus judicieux,<br />
possible,<br />
306<br />
sachant bien qu'il n'était<br />
ni de naviguer, ni de débarquer avec un vent<br />
contraire. Enfin, le Prince, ayant tout bien considéré,<br />
ne se résolut pas à continuer l'entreprise; il faut ajouter<br />
que la saison était tellement avancée, qu'au moment où<br />
le vent parut commencer à vouloir se calmer, on n'au<br />
rait pu arriver qu'après le 10 septembre, jour où les mi<br />
lices turques sont déjà rentrées à Alger; ce qui faisait<br />
écrouler la base sur laquelle on avait fondé l'entreprise.<br />
En outre, la tentative se trouvant ébruitée,<br />
les Turcs<br />
avaient facilement pu en avoir connaissance, et on n'au<br />
rait plus eu sur eux l'avantage delà surprise; l'armada<br />
n'avait de biscuits que pour le mois de septembre;<br />
toutes ces raisons firent penser au Prince qu'il n'était<br />
pas raisonnable d'aller témérairement à sa perte, comme<br />
l'avaient déjà fait trois armadas plus considérables que<br />
la sienne; qu'il valait mieux conserver celle-ci pour un<br />
meilleur temps et une meilleure occasion; il licencia<br />
donc les galères des Potentats (ï) et renvoya celles du<br />
Roi dans leurs ports respectifs ; c'est ce qu'il y avait de<br />
mieux à faire; et aussi bien, dans les choses humaines,<br />
celui qui ne sait pas se résoudre à laisser blâmer sa<br />
conduite par quelques-uns, ne saura jamais se décider<br />
à faire le bien. Beaucoup de gens, qui, avec grand désir<br />
avaient fondé<br />
de voir détruire cette caverne de bandits,<br />
de grandes espérances sur cette armada, se voyant<br />
désillusionnés,<br />
tombèrent dans un excès assez commun<br />
à tous les hommes; lorsqu'ils se sont flattés trop fa<br />
cilement de la réussite de leurs désirs,<br />
quand les évé<br />
nements ne les favorisent pas, ils ne savent pas consi<br />
dérer de sang-froid tout ce qui s'est opposé au succès,<br />
et se trouvent portés par un malheureux instinct à attri<br />
buer à de faux motifs la ruine de leurs espérances;<br />
mais les hommes de jugement sont plus lents à se pro<br />
noncer; et les Capitaines prudents craignent plus le ju-<br />
(1)<br />
Les Princes souverains de l'Italie.
307<br />
gsment de quelques-uns de ceux-là que celui de toute la<br />
multitude ignorante. Beaucoup de gens sont plus dili<br />
gents à blâmer des erreurs douteuses qu'à louer des<br />
exploits certains. Vous avez vu que le Prince fut amené<br />
à partir dans des circonstances contraires; mais s'il<br />
avait pu savoir que son retour servirait à l'accabler,<br />
peut-être aurait-il risqué et perdu son armée. Ce qu'on<br />
peut dire véritablement et qui doit sembler étrange, en<br />
considérant l'obéissance à laquelle est accoutumé le<br />
Roi Catholique, si grand et si puissant, c'est que, dans<br />
cette entreprise, ses ministres n'observèrent pas ses<br />
ordres;<br />
la désobéissance des galères de Naples et de<br />
Sicile fut la véritable cause qui, par la perte de temps,<br />
empêcha de conduire à bonne fin une expédition dont<br />
lé succès importait tant à toute la Chrétienté. J'en ai<br />
entendu donner des raisons bien diverses. Les uns<br />
veulent que la lenteur naturelle aux Espagnols en soit<br />
cause, disant qu'il ne faut pas essayer de demander de<br />
l'activité à ces troupes sûres et disciplinées, et qu'on ne<br />
doit attendre d'elles que de la solidité et du courage.<br />
Les autres disent que les Vice-Rois de Naples et de Si<br />
cile furent offensés qu'on ne leur eût pas communiqué<br />
le secret de cette entreprise; et, qu'indignés de voir que<br />
le Roi avait montré plus de confiance à un autre qu'à<br />
eux, ils avaient suscité toutes les difficultés possibles. Il<br />
ne manque pas de gens qui, familiers avec les intrigues<br />
de Cour, affirment que les principaux ministres des<br />
Rois se coupent volontiers les uns aux autres, autant<br />
qu'ils le peuvent, le chemin de la gloire et des honneurs,<br />
encore que ce soit au dam de leur Seigneur; ils en ci<br />
tent plusieurs exemples, et ne se montrent pas étonnés<br />
de ce que les ministres de Naples et de Sicile n'aient<br />
pas obéi promptement à des ordres qui ne pouvaient<br />
qu'accroître la gloire d'un autre (1).<br />
(t)<br />
Les conclusions de Conestaggio sont fort justes en ce qui con<br />
cerne l'hostilité manifestée au prince Doriâ par les Potentats et par
Mais, quoiqu'il en soit,<br />
308<br />
on ne devrait pas aujourd'hui<br />
voir Alger continuer ses déprédations accoutumées au<br />
détriment et à la honte de la Chrétienté.<br />
De Gènes, le 5 novembre 1601.<br />
I. CONESTAGGIO.<br />
les Vice-Rois de Naples et de Sicile; l'histoire nous apprend,<br />
d'ailleurs, combien de fois cette mauvaise volonté jalouse entrava les<br />
entreprises des Dorias. Il est intéressant pour l'observateur d'assister<br />
au spectacle de cette désobéissance et de ce désordre qui signalent<br />
les commencements de l'abaissement et de la ruine de la puissance<br />
espagnole. H faut ajouter que l'expédition fut mal conçue. Le plan<br />
do l'aventurier français était bon et pouvait réussir: cinq cents<br />
hommes résolus, déguisés en matelots marchands, débarquaient<br />
un soir dans le port d'Alger, à la saison où la ville était sans défen<br />
seurs, égorgeaient le poste de la Marine, pétardaient la porte et se<br />
précipitaient dans la ville en appelant aux armes les vingt mille<br />
esclaves chrétiens qui s'y trouvaient; c'était hardi,<br />
mais faisable.<br />
Doria voulut modifier le projet, et appuyer la surprise par une flotte<br />
et une armée; il ne vit pas,<br />
qu'indépendamment des retards que de<br />
vait fatalement entraîner la concentration de semblables forces, il<br />
serait impossible de faire naviguer cette armada sur la Méditerranée<br />
sans que tout le monde en eût connaissance,<br />
avant même qu'elle<br />
n'eût quitté le port ; que, par suite, la surprise serait manquée, et se<br />
transformerait en une attaque régulière. Quand on en fut arrivé là,<br />
et qu'on s'aperçut que l'ennemi était prévenu, on ne put même pas<br />
tenter cette entreprise,<br />
parce qu'on n'avait embarqué qu'un mois de<br />
vivres. Il fallut donc revenir sur ses pas, et les grosses dépenses qui<br />
avaient été faites ne servirent absolument à rien .<br />
Combien eût-il été<br />
préférable de confier au capitaine Roux la petite troupe dont il de<br />
mandait le commandement, tout en rassemblant aux Baléares des<br />
forces qui eussent appuyé le mouvement en cas de succès ! Le dé<br />
nouement de l'affaire fut la démission de Jean André Doria, profondé<br />
ment dégoûté par les intrigues qui s'agitaient autour de lui, et par<br />
les injustes accusations auxquelles il avait été en butte. — Il fut<br />
remplacé par Don Juan de Cardona. (H. de G.)
UN ACADÉMICIEN<br />
CAPTIF A ALGER<br />
(1674-1675)<br />
Tous les documents qui se rattachent à l'étude de<br />
l'esclavage à Alger,<br />
offrent un vif intérêt à ceux qui<br />
s'occupent de l'histoire de ce beau pays, devenu au<br />
jourd'hui une nouvelle France,<br />
et l'extrême rareté des<br />
pièces de ce genre leur donne un plus haut prix encore.<br />
C'est un fait digne de frapper l'esprit de l'observateur,<br />
que, dans un temps où la plupart des lettrés avaient<br />
très grand soin d'enregistrer les faits mémorables de<br />
leur propre existence, aussi bien que ceux auxquels il<br />
leur avait été donné d'assister, il y<br />
ait une sorte d'ex<br />
ception en ce qui concerne la captivité en Barbarie ; en<br />
effet,<br />
presque pas un de ceux qui ont subi ce douloureux<br />
supplice ne nous en a laissé le récit. C'est ainsi que<br />
Regnard a transformé cet épisode de sa vie en une sorte<br />
de roman (1), dans lequel il ne se préoccupe ni de la<br />
vérité des événements, ni de la description exacte des<br />
qui avait supporté cette rude épreuve<br />
lieux. Cervantes,<br />
avec un héroïsme admiré de ses compagnons d'infor<br />
tune et attesté par l'histoire (2), ne fait,<br />
(1)<br />
La Provençale.<br />
dans ses nom-<br />
(2) Voir, entre autres, le Dialogo de los Martyres, de Fray Dibqo de<br />
Haedo (Valladolid, 1612, in f»), p. 185.
eux ouvrages,<br />
malheurs,<br />
310<br />
que de vagues allusions à ses propres<br />
si bien qu'un certain nombre de ses com<br />
mentateurs ont douté qu'il ait voulu parler de lui-même,<br />
dans les pages où d'autres ont cru trouver le récit de<br />
ses aventures personnelles. En résumé, pendant tout le<br />
cours du XVIe siècle, le Bénédictin Haëdo (1) nous pa<br />
raît avoir été le seul qui ait mis à profit le temps de son<br />
esclavage pour recueillir des renseignements exacts sur<br />
l'histoire et les mœurs des habitants d'Alger,<br />
et pour<br />
nous dépeindre les souffrances de l'esclavage. Bien que<br />
le XVIIe siècle soit un peu plus riche en documents, et<br />
qu'il nous offre, entre autres, les très intéressantes Re<br />
lations'<br />
de d'Aranda (2) et de René des Boys (3), c'est<br />
avec une extrême surprise qu'on est amené à constater<br />
que, parmi les trois ou quatre cent mille captifs qui vé<br />
curent à Alger pendant cette période de cent ans (4), une<br />
(1) Fray Diego de Haedo, bénédictin,<br />
abbé de Fromesta, fut pris<br />
par les Algériens en 1578, et ne fut racheté qu'en 1581. (Voir, à ce<br />
sujet, un curieux manuscrit du P. Dan, les.Illustres Captifs, n° 1919 de<br />
la Bibliothèque Mazarine, livre II, chap. XII). Son intéressant ou<br />
vrage est divisé en cinq parties : 1° Topografla de Argel ; 2° Epitome<br />
de los reyes de Argel ; 3° Dialogo prvmero, de la Captividact; 4° Dialogo<br />
segundo, de los Martyres; 5° Dialogo iereero, de los Marabutos. Gramaye<br />
a traduit en latin le Dialogue des Martyrs, sous le nom de Martyres<br />
Argelenses. MM. Berbrugger et Monnereau ont donné à la Revue<br />
africaine la traduction de la Topographia, et cette même Revue a pu<br />
blié récemment celle de VEpitome.<br />
(2) Emmanuel d'Aranda, né à Bruges, en 1612 ou 1614, mort vers<br />
1676. Il fut captif à Alger en 1640 et 1641. Son ouvrage, dont le titre<br />
est : Relation de la captivité et liberté du sieur Emmanuel d'Aranda,<br />
obtint un succès mérité. De 1656 à 1682, la Relation fut éditée huit<br />
fois, et traduite en latin, en flamand et en anglais.<br />
[3) René des Boys, gentilhomme Angevin, captif à Alger en 1642<br />
et 1643. Le titre de son ouvrage est : l'Odyssée ou diversité d'aventu<br />
res, rencontres et voyages en Europe, Asie et Afrique, par le sieur du<br />
Chastelet des Boys (La Flèche, 1665, pet. in 4»). Ce livre est de<br />
venu excessivement rare et presque introuvable.<br />
(4) Ce chiffre peut, au premier abord, paraître exagéré ; il est ce<br />
pendant plutôt au-dessous qu'au-dessus de la vérité. A l'époque dont<br />
nous parlons, il y eut toujours de 20 à 30,000 esclaves à Alger (voir
311<br />
dizaine tout au plus d'entre eux songèrent à laisser le<br />
souvenir de ce qui leur était advenu, et à décrire le mi<br />
lieu si nouveau pour eux dans lequel ils s'étaient trou<br />
vés jetés; encore, dans cette petite quantité de narra<br />
tions, n'y en a-t-il que trois ou quatre qui soient dignes<br />
d'être consultées. Et cependant, toutes les classes de la<br />
société furent représentées dans les bagnes de Barbarie :<br />
hommes de lettres et gens d'épée, ecclésiastiques, ma<br />
gistrats, érudits et voyageurs célèbres (1). C'est à cette<br />
dernière catégorie qu'appartenait celui dont nous allons<br />
raconter la courte détention ; il n'a pas dérogé à la<br />
règle commune, et, sans le souvenir que lui a consacré<br />
un de ses amis, il est probable que cet intéressant épi<br />
sode de la vie d'un homme remarquable à plusieurs<br />
égards eût été perdu pour la postérité.<br />
Dans les derniers jours du mois d'octobre de l'année<br />
1674, le célèbre numismate Jean Foy Vaillant (2), à peine<br />
de retour du long voyage qu'il venait de faire en Grèce,<br />
en Italie et en Sicile, où Colbert l'avait envoyé acquérir<br />
des médailles pour le Cabinet du Roi, se disposait à<br />
partir pour Rome. Il avait l'intention d'explorer ensuite<br />
l'Archipel et le Levant, en compagnie de son savant ami<br />
Jacob Spon (3), auquel nous emprunterons tout à l'heure<br />
le P Dan, Histoire de la Barbarie et de ses Corsaires),<br />
et l'on peut<br />
compter que le personnel se renouvelait tous les cinq ans au moins,<br />
soit par les rachats, soit par les évasions, soit par la mort.<br />
(1) Voir le manuscrit du P. Dan, les Illustres Captifs, précédem<br />
ment cité.<br />
(2) Jean Foy Vaillant, né à Beauvais en 1632. Lors de l'organisa<br />
tion de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, il y fut admis<br />
comme associé et y remplaça Charpentier l'année suivante. Il mourut<br />
à Paris, en 1706.<br />
(3) Jacob Spon, né à Lyon en 1647, médecin,<br />
voyageur et anti<br />
quaire. Il fut une des victimes de la révocation de l'Édit de Nantes.<br />
Forcé de s'expatrier, il se réfugia d'abord à Genève, puis à Vevey,<br />
où il mourut de misère en 1685, à peine âgé de 38 ans. On lui doit,
312<br />
le récit de la mésaventure arrivée au futur Académicien .<br />
Spon ayant été retenu à Aix par des affaires urgentes,<br />
Vaillant partit sans lui sur un petit navire de Livourne,<br />
en compagnie de quelques Français, qui se rendaient à<br />
Rome à l'occasion du Jubilé. Peu de jours après leur dé<br />
part,<br />
ils tombèrent entre les mains d'un corsaire connu<br />
sous le nom de Mezzomorto, qui amarina le vaisseau et<br />
le conduisit à Alger, bien que nous fussions alors en<br />
paix avec la Régence (1). Il est vrai dédire que cette<br />
paix n'était pas fort bien assise, et il est juste d'avouer<br />
que, cette fois encore, les premiers torts avaient été du<br />
côté de la France. Il est nécessaire d'exposer ici som<br />
mairement une des principales raisons qui rendaient<br />
impossible la longue durée des traités avec Alger, Tunis<br />
et Tripoli. Nos marins,<br />
la Méditerranée,<br />
une haine héréditaire,<br />
et nos populations riveraines de<br />
qui professaient pour les Barbaresques<br />
ne laissaient échapper aucune<br />
occasion de les molester, et il leur importait fort peu<br />
que le Gouvernement du Roi fût, ou non, en paix avec<br />
celui de la Régence. Les petits bâtiments Algériens que<br />
les tempêtes poussaient sur les côtes de la Provence et<br />
du Languedoc étaient, le plus souvent, traités en pirates,<br />
pillés et brûlés : quant aux équipages, s'ils échappaient<br />
à la mort, c'était pour se voir enchaînés aux bancs de la<br />
chiourme (2). Là, ils trouvaient toujours moyen de faire<br />
entre autres ouvrages, les Recherclies des Antiquités et Curiosités de la<br />
ville de Lyon (1673, in-8°, réimprimé aux frais de la ville de Lyon,<br />
en 1858.<br />
(1) Il faut d'abord remarquer que la barque était Livournaise, et,<br />
par conséquent, de bonne prise pour les Algériens, ainsi que son<br />
équipage . Pour les passagers, le cas devenait litigieux : la Régence<br />
avait toujours prétendu avoir droit de prise sur ceux qui naviguaient<br />
sous pavillon ennemi, alléguant que, si on admettait l'exemption, les<br />
marchandises seraient toujours enregistrées au nom des passagers, et<br />
que les matelots eux-mêmes prendraient cette qualité : en fait, c'est ce<br />
qui arrivait toujours. De leur côté, nos Consuls n'avaient jamais voulu<br />
admettre cette prétention, et c'était là une source de fréquents conflits.<br />
(2) Depuis l'accroissement de la marine, on n'avait jamais assez de
313<br />
savoir à leurs compatriotes ce qui s'était passé ; leurs<br />
parents et leurs amis se précipitaient tumultueusement<br />
au Divan pour demander vengeance : l'émeute mettait<br />
souvent en péril la tête même des Pachas ou des Deys;<br />
le Consul français était menacé, quelquefois même inju<br />
rié et maltraité ; les captifs subissaient le contre-coup<br />
de la colère publique, et, enfin, les capitaines corsaires,<br />
heureux de trouver dans cette violation des traités un<br />
prétexte pour piller impunément,<br />
sortaient à la hâte du<br />
port, tombaient sur nos bâtiments sans défiance, fai<br />
saient subir au commerce des pertes énormes,<br />
et il<br />
fallait ensuite de longues années pour rétablir une paix<br />
que quelques heures avaient suffi à compromettre.<br />
L'histoire de nos Relations avec Alger fourmille de faits<br />
de ce genre, et l'un d'eux venait précisément de se<br />
passer peu de jours avant la capture de M. Vaillant.<br />
Au mois de février de l'année 1674, une barque, montée<br />
par huit Turcs,<br />
qui avaient fui le dur esclavage des ga<br />
lères d'Espagne, vint chercher un refuge à Port-Vendres,<br />
où les Algériens espéraient trouver la protection due à<br />
des sujets d'une nation amie. Ils n'y rencontrèrent que<br />
le pillage et la captivité. L'affaire fut bientôt connue à<br />
Alger, et y excita une indignation générale. M. Jean Le<br />
Vacher, Vicaire Apostolique, qui y exerçait par inté<br />
rim les fonctions de Consul, fut maltraité et traîné de<br />
vant le Divan ; il ne dut qu'au respect que ses vertus<br />
inspiraient aux principaux des Turcs, d'échapper ce<br />
gens de rame : le métier était tellement dur qu'on ne trouvait presque<br />
pas de volontaires,<br />
malgré les avantages pécuniaires qu'on leur<br />
offrait : on en arriva à acheter des esclaves et même à enlever des<br />
hommes sur la côte de Guinée. (Voir la Correspondance adminis<br />
trative sous Louis XIV, t. II, p. 888, 932, 940, etc.). Il y avait des spé<br />
culateurs qui faisaient ce commerce de chair humaine pour le compte<br />
de l'État, à Malte, à Livourne, à Venise (loc. . cit.)<br />
Les marins bar<br />
baresques étaient côtés à haut prix sur ces marchés, étant acclimatés,<br />
endurcis et habitués à la rame. On peut juger si les honnêtes cour<br />
tiers qui faisaient un tel trafic laissaient échapper une pareille occa<br />
sion !
314<br />
jour-là à la mort affreuse qui l'attendait une dizaine<br />
d'années plus tard (1). Le Dey qui gouvernait alors était<br />
un ancien Reïs, Hadj Mohammed, surnommé Trek<br />
(ou Treki) (2); il avait été porté au pouvoir en 1671, à la<br />
suite d'une émeute de la Taïffe (3)<br />
à son prédécesseur Ali Agha.<br />
qui avait coûté la vie<br />
Bien qu'il n'aimât guère les Français, qui lui avaient<br />
autrefois capturé deux navires, il avait une estime par<br />
ticulière pour la personne du Consul,<br />
d'embarras,<br />
et l'aida à sortir<br />
non toutefois sans réclamer impérieusement<br />
la réparation qui lui était due. M. Le Vacher se hâta<br />
d'écrire à la Cour; il représentait vivement l'injustice de<br />
l'action qui avait été commise, et les conséquences fu<br />
nestes qu'elle pouvait avoir. Des ordres formels furent<br />
immédiatement donnés pour que les Algériens indû<br />
ment emprisonnés fussent rapatriés et indemnisés de<br />
leurs pertes. Nous croyons devoir donner ici la teneur<br />
de ces instructions (4) :<br />
M. de Seignelay à M. Arnoul (5).<br />
Monsieur,<br />
Versailles, le 9 avril 1674.<br />
Vous aurez été informé qu'une barque d'Alger fut con<br />
trainte de relâcher au mois de février dernier dans le<br />
(1) Voir la note (3) de la page 319.<br />
(2) La Perle.<br />
(3) Ta'iffa signifie parti ou fraction : c'est sous le nom de Taïffe que<br />
nos Consuls et nos résidents désignent la puissante corporation qui<br />
fut, pendant plus de deux siècles, la véritable maîtresse d'Alger .<br />
(4) Les originaux de ces deux lettres, très probablement inédites,<br />
appartiennent aux Archives de la Chambre de commerce de Marseille :<br />
elles sont cataloguées; celle de M. de Seignelay, AA, art. 6, et celle<br />
de Colbert, AA, art. 5.<br />
(5) M. Arnoul était intendant des galères à Toulon depuis 1665.
315<br />
port de Vendras, en Roussillon,<br />
et que le Major de<br />
Collioure, par mégardev la fit arrêter et mettre en prison<br />
les Turcs et Mores qui en composaient l'équipage, ne<br />
sachant pas que le Roy eut accordé la paix à ladite ville<br />
d'Alger. Vous aurez aussi appris que, depuis ce temps-<br />
là, les Espagnols ont brûlé ladite barque, et,<br />
importe beaucoup<br />
comme il<br />
au commerce de la ville de Marseille<br />
de maintenir ladite paix, et que le Roy a envoyé les<br />
ordres au Gouverneur de Collioure de mettre en liberté<br />
les Turcs et Mores de l'équipage de ladite barque, et de<br />
leur faire rendre tout ce qui leur appartient ; j'estime<br />
qu'il est nécessaire que vous engagiez les Échevins de<br />
Marseille,<br />
non seulement à envoyer promptement<br />
prendre lesdits Turcs et Mores, et à pourvoir à tout ce<br />
qui sera nécessaire pour leur subsistance, mais même,<br />
lorsqu'ils seront arrivés à Marseille, à leur faire donner<br />
une autre barque et tout ce dont ils auront besoin pour<br />
retourner audit Alger. Vous ferez aisément connaître<br />
auxdits Échevins de quelle conséquence il est pour le<br />
bien du Commerce de donner auxdits Turcs toute sorte<br />
de satisfaction. Ainsi je ne doute pas qu'ils ne soient assez<br />
portés d'eux-mêmes à donner tous les ordres néces<br />
saires pour cela. Vous verrez par le duplicata de l'ordre<br />
que j'ay adressé au Gouverneur de ladite ville de Col<br />
lioure qu'il doit mettre en liberté lesdits Turcs et Mores,<br />
et les mettre entre les mains de celui qui sera chargé de<br />
la part desdits Échevins de les recevoir : mais il est bien<br />
important de les presser de faire une très grande dili<br />
gence pour réparer le temps qui a été perdu, et de faire<br />
en sorte que lesdits Turcs et Mores se louent du bon<br />
traitement qui leur sera fait.<br />
Signé : Seignelay.
316<br />
Lettre de Colbert à M. Jean Rouillé (1).<br />
Monsieur,<br />
Versailles, le 10 avril 1674.<br />
Ne sachant si vous pourrez vous en aller avec dili<br />
gence à Marseille, j'envoie ordre au sieur Arnoul,<br />
qui est<br />
à Toulon, de s'y en aller promptement, pour obliger les<br />
Échevins de Marseille d'envoyer en diligence à Collioure<br />
pour prendre des Turcs d'Alger, qui ont échoué au port<br />
de Vendres, près ladite ville de Collioure, il y a déjà<br />
quelque temps, pour les renvoyer à Alger,<br />
en leur ren<br />
dant tout ce qu'ils peuvent avoir perdu. Et, comme cette<br />
affaire est de grande conséquence pour le Commerce de<br />
Marseille, si vous pouviez y aller pour y donner promp<br />
tement les ordres, je crois qu'il seroit bien à propos et<br />
avantageux pour cette ville. En ce cas, j'écris audit<br />
sieur Arnoul de vous remettre tous les ordres que je lui<br />
envoyé pour cela. Mais, si vous n'y pouvez pas aller, il<br />
est nécessaire que vous écriviez aux Échevins et au<br />
Commerce de ladite ville de Marseille pour les porter à<br />
faciliter cette résolution, et à l'exécuter promptement. Je<br />
suis,<br />
etc. (2).<br />
Signé : Colbert.<br />
(1) Intendant de Provence et Conseiller d'État. Il fut, plus tard, fait<br />
comte de Meslay et mourut en 1698.<br />
(2)<br />
Il importe de faire remarquer ici ce mode de procéder qu'on<br />
voit employer à chaque instant. Toutes les fois qu'on se décide à<br />
Versailles à faire droit à une réclamation Algérienne, il faut que ce<br />
soit la Communauté de Marseille qui supporte les frais, toujours en<br />
vertu du même raisonnement, que la paix de la Méditerranée lui est<br />
plus nécessaire qu'à n'importe qui, et que, par conséquent, elle doit<br />
la payer. Mais il arrive que le commerce se lasse d'être exploité : les<br />
ordres ne sont pas exécutés ; la guerre s'allume, et il faut dépenser<br />
des millions pour ne pas s'être résigné à temps à débourser quelques<br />
écus.
317<br />
Cependant les intentions royales ne furent point ac<br />
complies, et, bien loin d'être délivrés, les malheureux<br />
captifs furent, à leur arrivée à Marseille, distribués sur<br />
les bancs de la chiourme : ce ne fut qu'au bout de deux<br />
ans, comme nous le verrons un peu plus loin, que leur<br />
rapatriement fut en partie effectué.<br />
Pendant ce temps, le Dey, harcelé par les plaintes des<br />
familles des victimes, tremblant chaque jour de voir<br />
éclater une révolte qui eût mis en jeu son pouvoir et sa<br />
vie elle-même, ne cessait d'exciter le Consul à multiplier<br />
ses réclamations. Celui-ci n'avait pas besoin d'être<br />
poussé dans cette voie : il comprenait, bien mieux qu'on<br />
ne le faisait à la Cour, combien tous ces retards étaient<br />
funestes et dommageables aux intérêts de la Nation.<br />
Aussi, ne cessait-il d'écrire à ce sujet : mais on semblait<br />
croire qu'il attachait trop d'importance à une question<br />
qui paraissait futile, et qui devait cependant se dénouer<br />
d'une manière aussi grave (1). Pour comble de malheur,<br />
au mois de septembre 1674, M. Le Vacher était rem<br />
placé par M. d'Arvieux, dont le caractère un peu hautain<br />
ne put jamais se faire agréer par le Gouvernement de la<br />
Régence . (2)<br />
Il résultait de tout cela qu'Alger tout entier<br />
était fort irrité contre la France,<br />
et ce fut au moment<br />
même de cette agitation que M. Vaillant eut le malheur<br />
de tomber entre les mains des corsaires. Nous allons<br />
maintenant laisser la parole à son ami Jacob Spon :<br />
« (3) Le séjour, que je fis à Aix me fut plus favorable<br />
(1) Voir page 319, n» 3.<br />
(2) Depuis l'année 1 646, le Consulat d'Alger était passé entre les<br />
mains des Lazaristes, et avait été exercé successivement par M. Bar<br />
reau et par le F. J. Dubourdieu. La résignation patiente que les<br />
Deys avaient été accoutumés à rencontrer pendant cette période mit<br />
encore davantage en relief les allures un peu impétueuses du cheva<br />
lier d'Arvieux, qui n'avait, du reste, accepté le poste d'Alger qu'à son<br />
corps défendant, et qui n'y resta que six mois.<br />
(3) Extrait du Voyage d'Italie, de Dalmatie, de Grèce et du Levant,
318<br />
» que je n'aurois pensé, ayant été cause que je n'arrivay<br />
» pas à tems à Marseille,<br />
pour m'embarquer avec M.<br />
» Vaillant, dans le malheur duquel j'aurois esté enve-<br />
» loppé; puisqu'étant parti dans une barque Livournoise,<br />
» il fut pris par les corsaires avec une vintaine de Fran-<br />
» çois, qui alloient à Rome voir l'ouverture dû Jubilé.<br />
» Bien que je m'engage dans une assez longue digression,<br />
» je croy qu'elle ne vous déplaira pas, et que vous serez<br />
» bien aise d'apprendre une aventure que ses circons-<br />
» tances rendent singulière, et que lui-même m'a appris<br />
» depuis son retour.<br />
» Comme le corsaire était d'Alger,<br />
qui a paix avec<br />
» nous (1), nos François se flattèrent qu'on les mettroit<br />
rencon-<br />
» à terre, comme il s'étoit pratiqué en d'autres<br />
-> très : mais le Reis, ou Capitaine,<br />
» (2), s'en excusa sur ce qu'il étoit trop<br />
nommé Mezzomorto<br />
loin de France<br />
» et d'Italie, et qu'il n'avoit pas plus de provision qu'il<br />
» lui en falloit pour son retour à Alger, promettant de<br />
» les mettre entre les mains de leur Consul à son arrivée.<br />
» On se contenta de leur faire consigner l'argent qu'ils<br />
» avoient, et de les fouiller en leur disant : Bona pace,<br />
» Francesi ! sans leur parler d'esclavage. Mais, dès qu'ils<br />
» furent entrés à Alger, tout changea de face. Le Dey,<br />
» c'est-à-dire le Roy du pays, prit son huitième, qui est<br />
» son droit sur les esclaves de bonne prise, prétendant<br />
» en faire autant sur les François, qui étoient réclamez<br />
fait es années 1675 et 1676, par Jacob Spon, Dr médecin agrégé à<br />
Lyon, et Georges Vicheler, gentilhomme anglais (Lyon, 1678, 3 vol.<br />
in-12, t. II, p. 15 et suiv.).<br />
Cet ouvrage est devenu très rare.<br />
(1)<br />
La France vivait avec la Régence d'Alger sous le régime du<br />
traité de 1628, rectifié par la convention de 1636.<br />
(2) Mezzomorto. C'était un surnom qu'il devait, selon les uns, à sa<br />
face cadavéreuse, et, selon les autres, à la façon miraculeuse dont il<br />
avait échappé à l'explosion d'une poudrière. Il se nommait Hadj Hus<br />
sein; en 1683, il poignarda Baba-Hassan, et se fit reconnaître comme<br />
Dey d'Alger. En 1689, il fut lui-même détrôné par une révolte de la<br />
milice.
319<br />
» par le chevalier d'Arvieux (1), Consul de France. Le Dey<br />
» se fondoit sur ce qu'ayant écrit trois fois à Sa Majesté<br />
» très Chrétienne pour avoir huit Algériens (2)<br />
» aux Galères de France,<br />
qui étoient<br />
on ne les lui avoit point ren-<br />
» voyés, et ainsi il prétendoit vendre les François qui<br />
» étoient réclamez rache-<br />
par le chevalier d'Arvieux, pour<br />
» ter les huit Turcs de cet argent. Le Consul s'y opposa<br />
» fortement, protestant qu'il se vendroit plutôt lui-même<br />
» pour les racheter, que de souffrir qu'ils fussent vendus,<br />
» et que c'étoit rompre la paix. Le Dey<br />
insistant toujours<br />
» là-dessus, M. Le Vacher (3), Père de la Mission, luy<br />
» proposa de les mettre en dépôt jusqu'à ce qu'on eût<br />
» réponse de France : ce qu'il accepta, à condition de<br />
» ne pas donner le pain aux François qui furent conduits<br />
» au Bain (4) de la Douane,<br />
où le Consul leur donna un<br />
» écu par jour jusqu'au mois de février, qu'on receut les<br />
» lettres du Boy, qui promettoit de renvoyer les Turcs,<br />
(1)<br />
Le chevalier d'Arvieux fut nommé Consul à Alger en janvier<br />
1674 ; il s'y rendit le 14 septembre 1674, et quitta son poste le 31 avril<br />
1675; pendant sa courte gestion, il ne put jamais s'entendre avec le<br />
Gouvernement de la Régence, qui, dès le commencement, lui avait<br />
manifesté du mauvais vouloir. Il fut chargé de diverses missions<br />
dans le Levant, et on peut en étudier le détail dans les Mémoires<br />
qu'il a laissés. (Mémoires du chevalier d'Arvieux, Paris, 1735, 6 vol.<br />
in-12).<br />
(2)<br />
(3)<br />
Voir page 313.<br />
Deux prêtres de ce nom se sont trouvés ensemble à Alger :<br />
Philippe et Jean Le Vacher. Il s'agit ici de Jean, qui fut nommé Vi<br />
caire Apostolique, et remplit les fonctions de Consul, de 1673 à 1674,<br />
et de 1675 à 1683. A la suite du bombardement de Duquesne, il fut<br />
attnchéà la bouche du canon et déchiré par la mitraille, le 29 juillet<br />
1683, par ordre de Mezzomorto, qui venait de s'emparer du pouvoir.<br />
Le père Jean Le Vacher était un homme d'une haute vertu; qui avait<br />
su gagner l'affection et l'estime des Turcs eux-mêmes, dont plusieurs<br />
cherchèrent à le sauver de cette mort affreuse.<br />
(4) On peut remarquer ici le mot Bain pris dans le sens de Bagne.<br />
Cette qu'on retrouve leçon, dans les lettres de nos Consuls en Bar<br />
peut servir à fixer une étymologie que M. Littré n'a admise<br />
barie,<br />
qu'à l'état dubitatif.
320<br />
» pourvu qu'on renvoyât les François (1). Le Dey ne<br />
» voulut pas commencer, et, tout ce qu'on put faire par<br />
» le moyen d'un renégat Parisien, à qui on donna cin-<br />
» quante piastres (2) sous main, fut d'obtenir la liberté<br />
» de M. Vaillant,<br />
qui se devoit charger des lettres du<br />
» Dey. Dès le lendemain, il le fît venir devant luy et luy<br />
» dit : sois le bien venu. Ayant appris que tu es au<br />
» service du Roy de France, je veux te renvoyer,<br />
» voudrais faire de même des autres;<br />
» pas icy<br />
et je<br />
mais je ne suis<br />
si absolu que ton maître est chez luy. Tu<br />
» l'assureras que je désire d'entretenir une bonne cor-<br />
» respondance av.ee luy, et de continuer la paix. Je te fe-<br />
» ray donner les noms des Algériens qui sont en France,<br />
» afin que tu procures leur liberté, comme je t'ay accor-<br />
» dé la tienne. »<br />
(A suivre.)<br />
H.-D. de Grammont.<br />
(1) Il est évident que, là encore, le droit était du côté du Gouverne<br />
ment de la Régence. En effet, les Algériens, ayant été capturés en<br />
pleine paix, et avant tout acte d'hostilité, devaient être rendus avant<br />
ceux qui n'avaient été détenus que par représailles. La libération de<br />
M. Vaillant fut un acte bénévole, qui prouvait le prix qu'attachait le<br />
Dey à l'amitié de la France : nous ajouterons qu'il y eut de sa part<br />
du courage à accomplir, et que la restitution des médailles ne dut<br />
pas être très facile à négocier.<br />
(2) La piastre avait une valeur de trois livres, à l'époque dont<br />
nous nous occupons : elle a quelquefois valu un peu plus, ou un peu<br />
moins ; c'était une question de change.<br />
Alger. -<br />
Typ.<br />
Pour tous les articles non signés:<br />
Le Président,<br />
H.-D. de Grammont.<br />
A. JOURDAN.
NOTES<br />
POUR SERVIR<br />
L'HISTOIRE DE L INSURRECTION<br />
(Suite. -<br />
Voir<br />
D-AJSTS LE SXJD<br />
DE LA PROVINCE D'ALGER<br />
de 1864 a 1869<br />
SECONDE PARTIE<br />
les n°*<br />
136, 137, 138, 139, 140, 141, 142, 143, 144,<br />
145, 146, 148, 150, 152 et 153.)<br />
XIV<br />
Le colonel de Colomb se met à la poursuite de Sid Ahmed-ould-<br />
Hamza et reprend l'offensive. —<br />
Il surprend les campements de<br />
Sid Ech-Chikh-ben-Etb-Thaïyeb au nord de Figuig. — Combat<br />
d'El-Menaouarat. —<br />
DiQ- —<br />
La<br />
colonne de Sonis à Ksar Sidi-El-Hadj-Ed-<br />
De nombreux douars font leur soumission. — Combat<br />
d'El-Meharoug. — Désorganisation des forces insurrectionnelles.<br />
— Le colonel de Sonis bat les rebelles sur l'ouad El-R'arbi, à Rasel-Meharoug,<br />
dans les Eurg, et à Garet-el-Guefoul, sur l'ouad En-<br />
—Les Châanba-Mouadhi demandent l'aman .<br />
Namous. — Trêve.<br />
— Situation des rebelles sur le territoire marokain. — Sid Ech-<br />
Revue africaine, 26e année. X" ISS (SEPTEMBRE <strong>1882</strong>). 21
322<br />
Chikh-ben-Eth-Thaïyeb et la branche cadette des Oulad-Sidi-Ech-<br />
Chikh (el-R'eraba) .<br />
des Hameïan. — Les<br />
jusqu'à l'ouad Guir. —<br />
la baraka. —<br />
Les<br />
— Sid<br />
Sliman-ben-Kaddour raze une fraction<br />
Hameïan reprennent l'offensive et poussent<br />
Sid<br />
Hamza-ould-Abou-Bekr, héritier de<br />
rebelles réclament la protection de Sid Sliman-<br />
ben-Kaddour contre les Marokains. —<br />
tionnelles. —<br />
Incursions<br />
Bilan des forces insurrec<br />
des rebelles campés près de Figuig. —<br />
Les<br />
ksour des Chellala et de Bou-Semr'oun razôs par les Eumiour et<br />
— les Beni-Guil. Les Hameïan razés à El-Aagueur par Sid Ahmed<br />
et Sid Sliman réunis. —<br />
Sid<br />
Ahmed abandonné par un grand<br />
nombre de ses adhérents. — Sid El-Hadj El-Arbi-ben-Ech-Chikh,<br />
nommé khalifa du kaïd d'Oudjda, est investi du commandement<br />
des tribus du Sud marokain. —<br />
Soumission<br />
de Sid Sliman-ben-<br />
Kaddour et des tribus rebelles réfugiées au Marok. —<br />
Les<br />
Ha -<br />
meïan-Chafâ et les Mahia razés par Sid Ahmed à Aïn-Ben-Khelil.<br />
Revanche des Hameïan à Dhay.et-Moula-Djemâa et à Dhayet-Bou-<br />
Gourin. —<br />
Le<br />
colonel Colonieu devant Figuig. —<br />
Ahmed-ould-Hamza à Tafîlala. —<br />
Hamza lui succède,<br />
nelles .<br />
— Trêve .<br />
Son<br />
Mort de Sid<br />
frère Sid Kaddour-ould-<br />
et prend la direction des forces insurrection<br />
Nous avons dit, dans le chapitre précédent,<br />
que le colonel de<br />
Colomb, jaloux de venger le sang répandu dans la journée de<br />
Ben-Alhlhab, était rentré sur ses magasins de Géryville, le<br />
17 mars, pour y refaire ses approvisionnements,<br />
el se remettre<br />
sans relard à la poursuite du maraboulh Sid Ahmed-ould-Hamza.<br />
Quatre colonnes devaient coopérer, d'une manière plus ou<br />
moins aclive, à ce mouvement offensif, celles de Géryville,<br />
de Laghouath, de Bou-Sâada el d'El-Hadjira.<br />
Trois jours avaient suffi au colonel de Colomb pour réunir ses<br />
goums et ses moyens de transport,<br />
sa colonne,<br />
et donner un peu de repos à<br />
qu'il avait reconstituée solidement dans la prévision<br />
d'une campagne de quelque durée. Alignée à quarante jours de<br />
vivres, ,500<br />
et suivie d'un goum de 1 chevaux, la colonne mobile<br />
quittait Géryville le 21 mars, et prenait une direction sud-ouest.<br />
Le colonel de Colomb élait le 26 sur les puils d'En-Nâama, où<br />
le rejoignaient les goums des Hameïan-el-R'eraba. Apprenant,<br />
sur ce point, que les rebelles avaient quitté El-Benoud, et s'é<br />
taient retirés vers l'ouest, le colonel modifiait sa direction et se<br />
portait, par El-Megroun et Taousra, vers El-Mader, avec l'intention
323<br />
de se rabattre ensuite sur le sud, et de mettre ainsi, entre sa co<br />
lonne el celle du lieutenant-colonel de Sonis, le marabouth Sid<br />
Ahmed-ould-Hamza et les contingents marokains qui avaient<br />
pris part à l'affaire de Ben-Aththab.<br />
Le 30 mars, les goums du colonel de Colomb surprenaient,<br />
par une marche rapide, les campements de Sid Ech-Chikh-ben-<br />
Elh-Thaïyeb, établis à El-Menaouaral, au nord de Figuig : douze<br />
douars, dont cinq des Oulad-Sidi-Brahim el sept des Oulad-Sidi-<br />
El-Hadj-Ahmed, tribus groupées habituellement autour du chef<br />
des Oulad Sidi-Ech-Chikh-el-R'eraba, composaient l'ensemble<br />
des populations réunies, à ce moment, sur ce point du territoire<br />
marokain.<br />
La tribu des Oulad-Sidi-Brahim fut razée avec d'autant plus<br />
de facilité que ses cavaliers n'étaient point encore rentrés de<br />
leur expédition de Ben-Aththab. Ceux des Oulad-Sidi-El-Hadj-<br />
Ahmed, revenus de la veille seulement dans leurs campements,<br />
ont opposé une vive résistance à nos goums des Harar et du<br />
Djebel-el-Eumour;<br />
mais leurs douars n'en ont pas moins été<br />
enlevés après un combat des plus acharnés. Toutes les lentes,<br />
avec le butin qu'elles contenaient, 1,200 chameaux et 3,000 mou<br />
tons,<br />
sont restés au pouvoir de nos cavaliers.<br />
Les deux tribus attaquées avaient perdu, en outre, dans cette<br />
affaire, 27 hommes,<br />
parmi lesquels on comptait des chefs de<br />
tentes importantes. Nos perles n'avaient été que de quatre cava<br />
liers lues, deux des Harar el deux du Djebel-el-Eumour.<br />
Le colonel de Colomb continuait son mouvement vers le sud<br />
par l'ouad El-Hallouf, où il espérait trouver la Zaouïa de Sid<br />
Ahmed-ould-Hamza et le gros de ses partisans; mais le jeune<br />
marabouth s'était hâté de se porter plus au sud et de se réfugier<br />
sous les murs de Figuig,<br />
Ksal,<br />
avec les Oulad-Zyad et les Ar'ouath-<br />
qui purent se disperser et échapper ainsi à notre atteinte.<br />
Divisés en trois groupes, ces rebelles se fractionnèrent dans<br />
l'ordre suivant : une partie suivit Sid Ahmed dans sa fuite; une<br />
autre se dirigea sur Figuig par une roule plus à l'ouest; enfin, la<br />
troisième prenait la direction de l'est et allait s'établir sur<br />
l'ouad El-R'arbi ; mais, menacé par la colonne de Laghouath<br />
(lieutenant-colonel de Sonis), qui, prête à combiner son action
324<br />
avec celle de Géryville; s'élait portée sur l'ouad Seggar, en<br />
avant de Sidi-El-Hadj-ed-Din, cette troisième fraction de rebelles<br />
remontait vers le nord, et, finalement, de crainte d'accident, se<br />
résignait à se rendre à Géryville pour y faire sa soumission.<br />
Ce groupe, assez important,<br />
noms suivent :<br />
Oulad-Zyad.<br />
Derraga-ech-Cheraga .]<br />
Harar . .<br />
Oulad-Azza .<br />
Oulad -Mâlla. .<br />
se composait des douars dont les<br />
Oulad-Bellal;<br />
Douar Et-Teurch ;<br />
Douar El-Malhlâ.<br />
Douar Chalif ;<br />
Douar Gouafel ;<br />
Douar Gouanem.<br />
Douar El-Arouci.)<br />
Oulad-Bella. .)<br />
Chelaounia. .<br />
Soualla .<br />
Rzeïgat.<br />
Oulad-EI-Helali ;<br />
El-Açaïda.<br />
Oulad-Zyan-ech-<br />
Cheraga.<br />
-<br />
Oulad -Zyan-el<br />
R'eraba.<br />
L'étal de ses approvisionnements et de ses moyens de trans<br />
port ne permettant pas au colonel de Colomb de pousser plus au<br />
sud, il s'étail décidé à remonter vers le nord-ouest, où il espé<br />
rait pouvoir tenter quelque nouveau coup cle main sur les cam<br />
pements de Sid EchChikh-ben-Elh-Thaïyeb, qui lui avaient été<br />
signalés clans la direction du Chothth-Tigri. Le colonel se por<br />
tait rapidement vers Mâzzer, ôgla située au milieu de ce<br />
Chothth. Le 13 avril, laissant son camp sous les ordres du com<br />
mandant de La Ville-Hervé, du 2
325<br />
Après avoir marché pendant la journée et la nuit du 13 au<br />
14 avril, le colonel était arrivé dans les traces d'une émigration<br />
considérable qui, prévenue de son approche, avait levé ses<br />
campements, el fuyait devant lui aussi rapidement que le lui per<br />
mettaient ses impedimenta. Mis aux trousses de cette opulente<br />
proie,<br />
nos goums l'eurent bientôt jointe : ils fondirent sur elle<br />
avec cetle irrésistible impétuosité qu'ils apportent toujours dans<br />
la guerre au bulin, lui tuèrent du monde, el lui enlevèrent<br />
2,500 chameaux chargés de tentes et de bagages, 20,000 moutons<br />
et une centaine de chevaux.<br />
L'attaque avait élé tellement foudroyante,<br />
n'eurent qu'un seul tué et trois blessés.<br />
que nos goums<br />
L'émigration atteinte se composait de douars appartenant aux<br />
Oulad-Abd-el-Kerim, aux Bzaïna, aux Oulad-Zyad, aux Akerma,<br />
aux Harar et aux Oulad-Sidi-Ech-Chikli-el-R'eraba.<br />
Les douars des quatre dernières de ces tribus avaient quitté<br />
Figuig<br />
au moment où le colonel de Colomb étail arrivé en vue<br />
cle cetle oasis. Ils étaient remontés vers le nord-ouest en pas<br />
sant par Mour al et Aïn-ech-Châïr, et n'avaient rejoint que depuis<br />
la veille l'émigration razée à El-Meharoug.<br />
A la suite des brillants coups de main du 31 mars à El-Me-<br />
naouarat,<br />
et du 14 avril à El-Meharoug, qui avaient complète<br />
ment désorganisé les fractions de tribus qui suivaient encore la<br />
fortune de Sicl Ahmed-ould-Hamza, ces populations se disper<br />
sèrent et s'enfoncèrent clans le Sud par petits groupes de tentes,<br />
afin de ne point trop attirer notre attention par des aggloméra<br />
tions importantes qui, nécessairement, eussent amené nos- co<br />
lonnes sur les points où elles avaient établi leurs campements.<br />
La colonne de Géryville n'avait donc plus autour d'elle aucun<br />
groupe de populations ou de contingents rebelles qui valût la<br />
peine de la mettre en mouvement.<br />
Les insoumis, c'était présumable, devaient bientôt se lasser de<br />
cette exisleuce de ruine et de misère, et toutportait à croire qu'ils<br />
ne tarderaient point à se décider à venir nous demander l'aman.<br />
Aussi, la colonne de Colomb reprenait-elle la direction cle Géry<br />
ville, où elle rentrait à la fin d'avril, après quarante journées de<br />
marches des plus pénibles et des plus audacieuses poussées jusque
326<br />
sous les murs de Figuig, dans les sables de la frontière du Ma<br />
rok, —<br />
pour laquelle le colonel de Colomb ne montra<br />
vons le reconnaître —<br />
.<br />
nous de<br />
qu'un respect dépourvu de toute exagé<br />
ration, professant cette sage maxime qu'un ennemi de l'espèce<br />
de celui à qui nous avons affaire est bon à combattre et à battre<br />
partout où il nous est possible de l'alleindre, surlout que l'occa<br />
sion n'en est pas toujours aussi fréquente que nous pourrions le<br />
désirer.<br />
Mais revenons à la colonne de Laghouath, que nous avons lais<br />
sée sur l'ouad Seggar,<br />
son action pouvait être nécessaire.<br />
Le lieutenant-colonel de Sonis,<br />
prête à se porter là où son concours ou<br />
qui se trouvait campé le<br />
15 avril auprès de Ksar Sidi-El-Hadj-Ed-Din, ayant reçu de ses<br />
éclaireurs des renseignements précis sur la position de quelques<br />
douars insoumis dans les Eurg (dunes), s'était porté, avec sa cava<br />
lerie régulière et ses goums, sur les r'dir de Bou-Aroua,<br />
lieu de<br />
bivouac cle l'ouad El-R'arbi, où il était arrivé le 18 dans la nuit.<br />
Il avait laissé en arrière le gros de sa colonne et son convoi.<br />
Après avoir donné quelques heures de repos à sa cavalerie, il<br />
avait lancé en avant une parlie de ses goums, celle qui apparte<br />
nait à la tribu des Arbaâ. Ce djich tombait sur les campements<br />
des insoumis le 19 au malin, leur tuait 10 hommes, et leur pre<br />
nait 400 chameaux et quelques centaines de moutons.<br />
Les douars ainsi razés, et au milieu desquels se tenait Sid<br />
El-Ala, appartenaient aux Oulad-Sidi-EI-Arbi, aux Oulad-Sidi-<br />
ElhThahar, fractions des Zoua, et aux Châanba-Mouadhi d'El-<br />
Goleâa. Ils s'enfuirent jusqu'au Haci Ech-Chikh, dans les Eurg,<br />
d'où ils étaient bientôt délogés par la seconde portion du goum,<br />
qui, pendant que la première se portait en avant, avait renou<br />
velé sa provision d'eau.<br />
Cette seconde partie du goum continuait la poursuite des re<br />
belles, qu'elle menait battant jusqu'à Ras-el-Moharoug, après<br />
leur avoir enlevé, le 20 avril, 275 chameaux et fait 11 prison<br />
niers.<br />
Le goum rentrait le 22 dans l'après-midi, avec ses prises, au
327<br />
camp d'EI-Mengoub, sur l'ouad El-Benoud, où s'était établi le<br />
lieulenanl-colonel de Sonis pour surveiller les mouvements<br />
des insurgés groupés autour de Sid El-Ala.<br />
Ce point de Ras-el-Meharoug, situé au sud des Habilat, esl dis<br />
tant de 22 lieues du camp d'EI-Mengoub.<br />
Bien qu'il ne fût guère probable que Sid El-Ala séjournât<br />
longtemps à Ras-el-MeharougI#je colonel de Sonis n'hésita pas<br />
cependant à se porter sur ce point. Cette combinaison lui per<br />
mettait, d'ailleurs, de reprendre le contact avec les bandes in<br />
soumises, attendu que, ne pouvant, faute de ressources, s'avancer<br />
davantage dans le sud, elles étaient contraintes cle se jeter dans<br />
l'ouest, pour y trouver de l'eau et des pâturages en quantités<br />
suffisantes pour les besoins des troupeaux qu'elles traînaient der<br />
rière elles.<br />
Le soir même du 22, la colonne de Laghouath, formée du<br />
goum, de la cavalerie régulière,<br />
pied montés sur des mehara (l), se portait,<br />
sud,<br />
et de 300 Zouaves et Chasseurs à<br />
par une direction<br />
sur le point où le goum avait laissé Sid El-Ala et son<br />
monde. Après avoir marché toute la nuit et le jour suivant, le<br />
colonel de Sonis arrivait, le 23 avril, à six heures du soir, à Ras-<br />
El-Meharoug. Comme il fallait s'y attendre, Sid El-Ala avait dé<br />
campé dès le matin de ce jour, et pris —<br />
traces —<br />
on<br />
le reconnut à ses<br />
la direction de l'ouad En-Namous, à l'ouest.<br />
Le 24, le goum, appuyé par la colonne légère, se remettait à<br />
sa poursuite avec une ardeur extrême : il razait, en route, une<br />
caravane revenant du Gourara, chargée d'approvisionnements de<br />
toute nature destinés à Sid El-Ala, et qui s'était jetée malen<br />
contreusement clans les jambes des chevaux de notre cavalerie<br />
irrégulière.<br />
Le goum joignit les insoumis, le 25, vers Garet-el-Guefoul,<br />
sur l'ouad En-Namous, et mettait en fuite ces populations, qui<br />
lui abandonnaient un butin considérable. Sid El-Ala parvenait<br />
à s'échapper; mais sa tente élait enlevée, avec ses bagages, le<br />
bernous qui lui avait été remis lors de son investiture en qua<br />
lité d'ar'a d'Ouargla,<br />
une grande quantité de bijoux de prix ap-<br />
(1) Pluriel de méhari, dromadaire de selle.
328<br />
partenanl à ses femmes, sa selle de parade, de très riches vêle<br />
ments, et le cachet de son frère En-Nâïmi-ould-Bou-Bekr, tué, il<br />
y a quelques années, à notre service. De nombreux troupeaux<br />
de moutons et 450 chameaux étaient restés également au pouvoir<br />
de notre cavalerie irrégulière.<br />
Réduites à la plus extrême misère,<br />
et dans un dénûment des<br />
plus complets, les malheureuses*populations qui, de gré ou de<br />
force, étaient restées attachées à la fortune de Sid El-Ala,<br />
se dis<br />
persèrent dans toutes les directions. Quelques fractions se rési<br />
gnèrent à demander l'aman ; d'autres se réfugièrent sur le terri<br />
toire marokain .<br />
Par suite de la fatigue des animaux et du manque d'eau, le<br />
produit delà razia ne put êlre ramené au camp que fort incom<br />
plet : un grand nombre de chameaux et de moutons moururent<br />
de soif et d'épuisement,<br />
et jalonnèrent de leurs restes la route<br />
parcourue par le goum : 250 chameaux et 1,000 moulons seule<br />
ment purent atteindre le camp.<br />
Après ce brillant avantage, le lieutenant-colonel de Sonis<br />
n'ayant plus, dans la région où il opérait, d'agglomérations en<br />
nemies de quelque importance devant lui ou à sa proximité; les<br />
pertes que sa colonne et celle du colonel de Colomb avaient in<br />
fligées aux chefs de l'insurrection étant, d'ailleurs, sinon déci<br />
sives, du moins assez sérieuses pour que Sid Ahmed-ould-<br />
Hamza et son oncle Sid El-Ala ne puissent, de quelque temps,<br />
reprendre les armes, le lieutenanl-colonel de Sonis regagnait le<br />
Ksar Sidi-El-Hadj-ed-Din, où il arrivait le 29 avril.<br />
Après êlre restée quelque temps encore dans ces parages, la co<br />
lonne de Sonis reprenait, dans le courant de mai, la direction<br />
du posle avancé de Laghouath, auquel elle appartenait.<br />
A partir de mai 1866, c'est-à-dire après deux années d'une<br />
guerre presque incessante, de combats ininterrompus, de sur<br />
prises, et — il<br />
faut bien le dire —<br />
de quelques faules qu'il nous<br />
eût été facile d'éviter; depuis le premier acte de ce drame san<br />
glant qui commence le 8 avril 1864, par la destruction de la co<br />
lonne Beauprêtre aux Aouïnel-Bou-Bekr, pour finir —<br />
plus
heureusement cependant —<br />
à<br />
329<br />
Garet-el-Guefoul,<br />
nos colonnes<br />
allaient pouvoir prendre un peu de repos, et réparer leurs<br />
forces tour à tour affaiblies soit par la température énervante<br />
des étés sahariens, ou par les froids pénétranls des nuits gla<br />
ciales de l'hiver,<br />
soit par les privations de toute nature : mau<br />
vaises conditions ce l'alimentation et moyens par trop élémen<br />
taires de couchage : du biscuit pétrô et de l'eau saumâtre ou<br />
boueuse pour nourriture; la terre ou le sable — qui vaut<br />
moins — pour couche; puis de longues et fatigantes marches<br />
dans la halfa ou sur le sol fuyant et aveuglant des sables; jour<br />
nées sans fin aux monotones horizons,<br />
sans autres visages de ci<br />
vilisés que les nôtres et rien que les nôtres, et c'est bien insuf<br />
—<br />
— et puis aucune ou très rarement des satisfactions du<br />
fisant,<br />
combat : un ennemi qui nous glisse entre les doigts, et qui pro<br />
fite habilement et impitoyablement de nos fautes, et les deux<br />
années de poudre et de sang que nous venons de parcourir nous<br />
ont, malheureusement, donné la preuve que les désastreuses<br />
leçons que nous avons reçues dans ce pays jamais ne nous ont<br />
élé profitables; nous avons fait l'expérience à nos dépens que la<br />
discipline,<br />
les savantes manœuvres el les armes de précision des<br />
civilisés n'ont pas toujours raison du désordre,<br />
des combinaisons<br />
primitives, des fusils à canons de fer-blanc, des couteaux ou<br />
des triques de la barbarie.<br />
La Nature est essentiellement conservatrice ; il est évident que<br />
notre incurie,<br />
nos légèretés et nos négligences sont les moyens<br />
de conservation et de défense des populalions restées en arrière<br />
de la civilisation et du progrès; il est, cn effet, facile à com<br />
prendre que si, à nos savantes tactiques, à nos puissants moyens<br />
de destruction, nous ajoutions encore le mépris de la mort, les<br />
qualités guerrières el la fluidité que possèdent nos ennemis à un<br />
si haut degré, les malheureux seraient voués, et sans rémission,<br />
à une prompte et foudroyante destruction. Il y a donc à peu prés<br />
équilibre entre les forces opposées. Seulement, le succès final<br />
sera infailliblement à nous; car, nous sommes aussi le nombre.<br />
C'est donc grâce à la lassitude el à la misère des populaticins<br />
rebelles qui suivaient le marabouth, que nous allons jouir d'une<br />
sorle de trêve qui aura la durée nécessaire à la reconslilution
330<br />
des forces insurrectionnelles et des moyens d'action de notre<br />
ennemi. Ce serait folie évidemment que de croire à une paix<br />
définitive dans ce pays, et avec des populations ingouvernées, en<br />
état perpétuel d'anarchie et sans autre frein que l'épuisement de<br />
leurs ressources. En supposant qu'elles y auraient du goût, elles<br />
n'ont, d'ailleurs, aucun intérêt à se soumettre, la soumission<br />
ne pouvant entraîner pour elles d'autres effets que la perte de<br />
leur liberté et l'obligation du paiement de l'impôt.<br />
Du reste, la guerre est l'état normal pour le Sahrien éloigné<br />
de notre action, et la guerre dans l'acception la plus malsaine<br />
du mot, la guerre au butin, c'est-à-dire le vol, la razia, les coups<br />
de main, les trahisons. Le but n'est rien moins que noble et<br />
sacré; car, pour l'homme du Sud, l'objet de la conquête se borne<br />
ordinairement à la capture d'un iroupeau de moutons ou de<br />
quelques chameaux ou bien encore à celle de quelques r'eraïr (1)<br />
de dattes prélevées à coup de fusil sur les caravanes.<br />
Gardons-nous donc de nous endormir<br />
sommes que trop —<br />
—<br />
comme nous ne<br />
disposés à le faire dans une fausse sécurité ;<br />
soyons toujours vigilants si nous ne voulons pas être surpris,<br />
et les surprises nous sont toujours désastreuses ;<br />
—<br />
— insérons-<br />
nous bien dans l'intellect que l'ennemi veille constamment,<br />
qu'il nous guette félinement, et qu'il nous prépare trop souvent<br />
un funeste réveil. Ne perdons pas de vue qu'avec le Sahrien,<br />
il ne saurait y avoir que des trêves, qu'il en est toujours le<br />
maître, et qu'il ne nous les dénonce que par la razia, l'in<br />
cendie, l'assassinat,<br />
et prenons-en une bonne fois notre parti<br />
que, de longtemps, de très longtemps, cette situation ne pourra<br />
être sérieusement modifiée;<br />
sommes condamnés à vivre,<br />
palliatifs.<br />
c'est là un mal avec lequel nous<br />
et contre lequel il n'est que des<br />
L'effet des derniers combats livrés aux gens de Sid Ahmed et<br />
de Sid El-Ala par les goums —<br />
car nos succès un peu importants<br />
sont toujours obtenus par les goums — des colonels de Colomb<br />
et de Sonis a élé décisif : ces rebelles ont perdu la cohésion, le<br />
(1) Pluriel de r'erara, grand sac de laine et poil pour le transpor<br />
des dattes ou des grains.
331<br />
groupement qui leur avait permis de tenter, et non sans quel<br />
que succès, des incursions sérieuses sur les territoires de nos<br />
tribus soumises. C'est en vain que Sid Ahmed s'efforce de rete<br />
nir autour de lui ses fidèles adhérents; c'est vainement qu'il<br />
s'agite pour conserver à sa cause quelques maigres contingents:<br />
il ne rencontre partout que lassitude, dégoût et mauvais vouloir.<br />
Ses plus chauds partisans n'ont plus ni foi, ni ressources; les<br />
derniers coups qui les ont atteints leur ont enlevé l'une el les<br />
autres. Du reste, des mesures sonl prises pour prévenir et<br />
déjouer toute tentative d'attaque ou d'entraînement de nos tribus<br />
soumises.<br />
Les populations nomades du cercle de Géryville sont rattachées<br />
provisoirement aux cercles limitrophes du Tell, où a été consti<br />
tué un makhzen solide et d'une grande mobilité. 11 résulte de<br />
cetle combinaison que la colonne de Géryville se trouve débar<br />
rassée du souci de la protection de ces tribus, et qu'elle dispose<br />
de toute sa liberté d'action pour le cas où il y aurait lieu de<br />
frapper un coup relativement décisif, ou de repousser dans les<br />
meilleures conditions une agression de ces tribus pirates qui,<br />
profitant de la non-délimitation de notre frontière de l'Ouest,<br />
laquelle limite ne dépasse pas, en effet, le Ksar Aïn-Es-Sficifa,<br />
prétendent n'appartenir ni à la France, ni au Marok. Quoiqu'il<br />
en soit, de quelque temps du moins, Sid Ahmed-ould-Hamza ne<br />
sera en état de reprendre la campagne.<br />
Quant aux oncles du jeune marabouth, Sid El-Ala et Sid Ez-<br />
Zoubir, la dernière défaite qui leur a été infligée sur l'ouad En-<br />
Namous, et qui les a réduits à la misère et à l'impuissance,<br />
semble leur faire regretter d'avoir cédé aux conseils de leur<br />
orgueil, lesquels en ont fait des traîtres el des ingrats. En effet,<br />
la France les avait comblés de biens, et cependant ils n'ont ré<br />
pondu à ses bienfaits que par la rébellion et le massacre de nos<br />
soldats. Dans le courant du mois d'avril, ils tentent quelques<br />
démarches auprès du commandant de Géryville; ils n'altendent,<br />
prétendent-ils, qu'une occasion favorable pour faire leur soumis<br />
sion;<br />
mais leur insupportable vanité se révèle jusque dans leur<br />
faiblesse : leurs prétentions sont exorbitantes,<br />
el ils ne de<br />
manderaient certainement pas davantage si, pendant ces deux
332<br />
années de révolte, de tueries et de trahisons, ils nous avaient<br />
servis avec la plus inaltérable fidélité. Mais l'autorité française<br />
reçoit les avances de Sid El-Ala, de cet instigateur de l'insurrec<br />
tion,<br />
comme -îlJes le méritent : elle n'écoulera ses propositions<br />
qu'autant qu'elles seront formulées sans conditions,<br />
remettra entièrement entre ses mains et à sa discrétion.<br />
el qu'il se<br />
Pour ce qui est des tribus de l'est du cercle de Géryville, elles<br />
commencent à sentir le poids de leurs fautes;<br />
elles se<br />
promettent bien de ne plus reprendre les armes — jusqu'à<br />
nouvel ordre, du moins,<br />
—<br />
contre nous, et de ne plus répondre<br />
aux appels des marabouths, de ces fauteurs de troubles, de ces<br />
agitateurs qui substituent leur propre cause à celle des intérêts<br />
de l'Islam. Les Châanba d'El-Goleâa, dont le commerce avec nos<br />
oasis d'Ouargla, de Metlili et du Mzab manque absolument de sé<br />
curité, envoient au commandant de Géryville un de leurs princi<br />
paux notables, Brek-ben-Aïça, pour solliciter son aman ; mais ce<br />
n'était là encore qu'une soumission conditionnelle; car, ils ne<br />
demandaient rien moins que de conserver dans leur ksar ce<br />
même Sid El-Ala dont nous venions de repousser les inaccep<br />
tables propositions. Celles des Châanba-Mouadhi subissent le<br />
même sort, c'est-à-dire qu'elles sont rejetées impitoyablement.<br />
Dans l'Ouest, les populations rebelles, bien que réduites à la<br />
plus extrême misère,<br />
n'ont cependant fait encore que quelques<br />
démarches isolées et timides en vue de leur soumission. Sans<br />
doute, elles ne demandent pas mieux que de rentrer sur leurs<br />
territoires pour s'y refaire des pertes qu'elles ont subies pendant<br />
ces deux années de guerre, de poursuites, de razias; il est facile<br />
de s'apercevoir qu'elles soupirent après Vdafîa, qui est la paix, la<br />
tranquillité, le bien-être, la santé des gens et des bêles, et<br />
qu'elles préféreraient tous ces biens à un état de guerre dont<br />
elles n'entrevoient pas la fin. Aussi, combien regrettent-elles les<br />
dix années de repos que leur avait données le khalifa Sid Hamza,<br />
el son fils le bach-ar'a Abou-Bekr. Plus d'une fois, elles ont<br />
tenté de fuir et de rentrer sur leurs terres ; mais constamment<br />
sous l'œil méfiant du marabouth, et surveillées de près par ces<br />
Oulad-Sidi-Ech-Chikh, et par les rebelles les plus compromis, les<br />
malheureuses populations se trouvent retenues contre leur gré,
333<br />
et par la crainte d'être dépouillées des quelques troupeaux<br />
qu'elles sont parvenues à conserver, sous la main de Sid Ahmed-<br />
ould-Hamza. Nous ajouterons que la situation, sur le territoire<br />
marokain, de ces rebelles malgré eux est devenue absolument<br />
insupportable : en effet, au début de l'insurrection, les contin<br />
gents insurgés étaient, aux yeux des tribus marokaines ou indé<br />
pendantes voisines de notre frontière, des combattants de la<br />
guerre sainte ne leur demandant qu'une hospitalité qu'alors<br />
ils pouvaient leur payer en argent ou en cadeaux; mais au<br />
jourd'hui que la misère et le malheur les ont visités, ce ne sont<br />
plus que des hôtes incommodes, gênants, vivant sur leurs eaux<br />
et leurs pâturages sans les en indemniser autrement que par la<br />
promesse de leur reconnaissance, genre de rétribution que ces<br />
grossiers Marokains n'apprécient que médiocrement, et dont ils<br />
se sentent, d'ailleurs, tout à fait incapables de se contenter.<br />
Pour eux, ces infortunés Algériens ne plus dignes aujour<br />
d'hui de la moindre considération; aussi, les harcelent-ils sans<br />
relâche, les pillent-ils sans plus de remords que s'ils fussent de<br />
simples Chrétiens, et font-ils, en un mol, tout ce qu'ils peuvent<br />
pour en débarrasser leur territoire.<br />
Or,<br />
cette situation était devenue intolérable pour nos popula<br />
tions rebelles, el Sid Ahmed manquant de l'influence nécessaire<br />
sur les tribus marokaines pour les amener à modifier leurs mau<br />
vaises dispositions à l'égard de ses infortunés adhérents, ceux-ci<br />
cherchèrent d'un autre côlé la protection qu'ils ne trouvaient<br />
point auprès du chef de la branche aînée des Oulad-Sidi-Ech-<br />
Chikh, et que, d'ailleurs, il étail incapable de leur donner. En<br />
présence, disons-nous, de celte impuissance de Sid Ahmed-<br />
ould-Hamza, ils songèrent à s'adresser à Sid Sliman-ben-Kad<br />
dour,<br />
l'un des neveux du chef de la branche cadette des Oulad-<br />
Sidi-Ech-Chikh, celle des R'eraba, ou de l'Ouest, le fameux Sid<br />
Ech-Chikh-ben-Eth-Thaïyeb (1), dont la tribu était devenue ma-<br />
(1) La branche cadette des Oulad-Sidi-Ech-Chikh —<br />
les<br />
R'eraba<br />
— allant entrer en scène, et prendre une part prépondérante, parallè<br />
lement à la branche aînée — — les Cheraga<br />
dans<br />
nos affaires du<br />
Sud, nous croyons utile d'en dire quelques mots, afin d'éviter au lec-
334<br />
rokaine par notre faute, et par suite de la résidence habituelle<br />
de sou chef sur le territoire du sultan du R'arb.<br />
Sid Sliman, alors âgé de vingt-six ans,<br />
et dont l'ambition<br />
teur de tomber dans la confusion à l'égard des personnages qui joue<br />
ront un rôle plus ou moins marqué au cours de notre récit.<br />
Nous savons que le fondateur de la famille des Oulad-Sidi-Ech-<br />
Chikh fut un marabouth (*) vénéré et de grande réputation religieuse,<br />
qui mourut en odeur de sainteté en l'an 1630 de notre ère, et dont<br />
les restes mortels furent déposés à EI-Abiodh, point où ses enfants<br />
et ses serviteurs religieux lui élevèrent une magnifique koubba (**),<br />
et qui prit, dès lors, le nom d'El-Abiodh-Sidi-Ech-Chikh.<br />
Or, le saint marabouth avait laissé onze enfants, dont six fils :<br />
Sidi El-Hadj Abou-Hafs, Sidi Mohammed-Abd-Allab, Sidi El-Hadj<br />
Sidi Abd-er-<br />
Abd-el-Hakem, Sidi Ben-Ed-Din, Sidi Ben-Ech-Chikh,<br />
Rahman. Ces six fils se partagèrent la succession spirituelle et tem<br />
porelle de leur père vénéré ;<br />
mais l'accord ne régna pas longtemps<br />
entre eux : leurs discordes incessantes menaçant de s'éterniser, ils<br />
prirent le sage parti de se séparer. Une partie de la postérité du saint<br />
s'était établie autour de son tombeau et avait fondé le ksar d'El-<br />
Abiodh. Elle continuait, néanmoins, à vivre de la vie nomade, c'est-<br />
à-dire sous la tente, le ksar n'étant habité que par les Abid, es<br />
claves nègres que le saint avait affranchis et auxquels, dans une pen<br />
sée de défiance à l'égard de ses enfants et de ses descendants, il<br />
avait, par ses dernières volontés,<br />
mortelle.<br />
confié la garde de sa dépouille<br />
L'autre partie de la descendance de Sidi Ech-Chikh se rendit dans<br />
l'Ouest, où elle fonda des Zaouïa. Cette seconde portion, plus nom<br />
breuse que la première, se vit bientôt obligée, à la suite de graves<br />
dissentiments, de se diviser elle-même en deux fractions, dont l'une<br />
suivit le fils aîné de Sidi Ech-Chikh, Sidi El-Hadj Abou-Hafs, et l'autre<br />
son troisième fils, Sidi El-Hadj Abd-el-Hakem. Mais cette division ne<br />
suffit pas encore pour amener la paix parmi les turbulents et diffi<br />
ciles descendants du saint d'El-Abiodh; la question du partage et de<br />
la répartition du produit des offrandes religieuses faites par les Khod-<br />
dam, déjà nombreux, de cet ami de Dieu, n'avait pas tardé à amener<br />
de nouveau la discorde parmi les descendants de Sidi Abou -Hafs et<br />
de Sidi Abd-el-Hakem. Nous dirons que ces dons et offrandes cons<br />
tituaient déjà à ces deux familles un revenu d'une certaine impor<br />
tance, une grasse prébende .<br />
Pour mettre un terme à cet état de choses, et faire cesser les que-<br />
(*) Voir la légende du saint marabouth Sidi Ech-Chikh dans notre livre :<br />
335<br />
n'était plus un mystère pour les membres cle la branche cadette<br />
des Oulad-Sidi-Ech-Chikh, possédait toutes les qualités d'un<br />
hardi et vigoureux chef de partisans, et aspirait au moment de<br />
relies d'intérêt dont les offrandes étaient ou la cause ou le prétexte,<br />
les deux partis décidèrent qu'il en serait fait trois parts : deux parts<br />
seraient attribuées à la postérité d'Abou-Hafs,<br />
qui composait la<br />
branche aînée des Oulad-Sidi-Ech-Chikh ; l'autre devait appartenir<br />
d'<br />
à la branche cadette, c'est-à-dire à la descendance Abd-el-Hakem.<br />
La conséquence de cette réglementation fut tout naturellement la<br />
division des deux Zaouïa; elle décidait, en même temps, la troisième<br />
fraction, celle qui s'était établie autour d'El-Abiodh, près du tombeau<br />
du saint, à se fondre dans les deux branches, lesquelles ne pouvaient<br />
manquer de devenir bientôt des rivales irréconciliables.<br />
La branche aînée, celle d'Abou-Hafs, établit sa Zaouïa à l'est du<br />
tombeau de l'ancêtre commun . La descendance d'Abd-el-Hakem installa<br />
la sienne à l'ouest. Cette disposition déterminait la dénomination de<br />
ces Zaouïa : la première fut désignée sous l'appelation de Zaouïet-<br />
ech-Cherguïa, ou de l'est; la seconde par le nom de Zaouïet-el-<br />
R'eraba, ou de l'ouest. De là la division des deux branches des Oulad-<br />
Sidi-Ech-Chikh en Cheraga et en R'eraba,<br />
Il est inutile d'ajouter que l'histoire de ces deux fractions de<br />
même origine ne nous montre qu'une suite, une série de rivalités,<br />
de compétitions, de tueries, alternées de périodes de paix ou de<br />
trêves plutôt, d'alliances et de trahisons, de querelles sanglantes et<br />
de réconciliations plus ou moins sincères, la balle sifflante ou le<br />
poison muet. Cela dura ainsi jusqu'au traité de Lalla-Mar'nia du<br />
23 août 1845 entre la France et le Marok, convention qui divisa en<br />
deux parties la puissante agglomération des Oulad-Sidi-Ech-Chikh<br />
de l'Est et de l'Ouest.<br />
Il va sans dire que la clause du traité de 1845 qui concernait les<br />
Oulad-Sidi-Ech-Chikh vint jeter un certain trouble dans les deux<br />
fractions de la descendance du saint marabouth d'El-Abiodh, les<br />
quelles traitaient habituellement soit avec le gouvernement marokain,<br />
poui'<br />
soit avec le bey d'Oran le chef de la Régence d'Alger, selon que<br />
la partie du territoire qu'elles oecupaient relevait du sultan du R'arb<br />
ou du pacha d'Alger. Fort embarrassés dans cette circonstance, et<br />
trouvant, avec quelque raison,<br />
que la clause dont ils étaient l'objet<br />
manquait de clarté, les chefs des deux fractions envoyèrent à Fas<br />
une délégation pour demander (Fez) des explications sur la situation<br />
nouvelle que leur faisait ce singulier traité. Le gouvernement maro<br />
—<br />
kain répondit aux envoyés avec une certaine loyauté il est vrai que<br />
—<br />
la dure leçon d'Isly était encore toute récente que, vivant sur un<br />
territoire ayant appartenu aux Turcs (d'Alger), ils étaient tout natu<br />
rellement les sujets de la France qui avait pris leur succession. En
336<br />
pouvoir les employer utilement, ne fût-ce que dans l'intérêt et<br />
au profil de sa propre cause; aussi, n'hésita-t-il pas un seul ins<br />
tant à saisir l'occasion que semblait lui offrir la fortune de jouer<br />
effet, l'article 5 du traité du 10 septembre 1844, qui fut signé un<br />
mois après la bataille d'Isly, est ainsi conçu :<br />
« 5. —<br />
La délimitation des frontières entre les possessions de Sa<br />
» Majesté l'Empereur (*) des Français et celles de Sa Majesté l'Em-<br />
» pereur du Marok, reste fixée et convenue conformément à l'état de<br />
s choses reconnu par le gouvernement marokain à l'époque de la<br />
» domination des Turcs en Algérie. »<br />
— à<br />
Les Oulad-Sidi-Ech-Chikh se résignèrent — lentement,<br />
il est vrai,<br />
devenir des sujets français. Ils attendirent jusqu'en 1846 pour<br />
faire des ouvertures de soumission. En avril 1847, les deux tribus<br />
réunies se portèrent sur le passage de la colonne Renault, entre Sidi-<br />
El-Hadj-ben-Ameur et les Arbaouat, pour y protester de leur dé<br />
vouement à la France; elles offrirent un cheval de gada, et payèrent<br />
14,000 francs d'amende que leur infligea le général Renault pour<br />
avoir manqué à leur promesse de 1846. Les impôts furent régulière<br />
ment payés pendant les années 1847 et 1848.<br />
A cette époque, le chef de la branche aînée, celle des Oulad-Ech-<br />
Chikh-ech-Cheraga était Sid Hamza-ould-Abou-Bekr; celui des<br />
- -Ech- -el- Oulad Sidi Chikh R'eraba était Sid Ech-Chikh-ben-Eth-<br />
Thaïyeb.<br />
Il n'était pas difficile de prévoir que l'ambiguïté du traité de 1845,<br />
qui se prêtait si facilement à toutes les interprétations, ne manque<br />
rait pas de nous susciter des embarras, eu égard surtout à la mau<br />
vaise foi traditionnelle des Arabes, et que les Oulad-Sidi-Ech-Chikh<br />
s'empresseraient de profiter du peu de clarté et de précision de ce<br />
document pour échapper à notre domination, aussi bien, d'ailleurs,<br />
qu'à celle du sultan marokain Moula Abd-er-Rahman. Nous voulons<br />
en donner une idée.<br />
En novembre 1848, Ech-Chikh-ben-Eth-Thaïyeb, le chefdes R'era<br />
ba, envoya une députation à Oran pour être fixé. définitivement, pré<br />
tendait-il, sur la situation de sa tribu par rapport à la France. Or, il<br />
paraît qu'à Oran, on était encore moins bien fixé sur cette question<br />
de limites que les délégués de Ben-Eth-Thaïyeb ; il s'ensuivit que le<br />
général d'Arbouville, qui commandait la province par intérim, mon<br />
tra visiblement, dans sa réponse aux envoyés, une hésitation qui<br />
n'échappa point à ces rusés Sahriens ; ils avaient compris que nous<br />
n'étions pas bien sûrs de nos droits sur les populations qu'ils repré-<br />
(*) Il était d'usage, depuis François 1", que, dans tous les actes poli<br />
tiques passés avec les princes mahométans, les rois de France prissent<br />
le titre d'Empereur.
un rôle qui le mît en évidence,<br />
337<br />
en accordant son patronage aux<br />
populations qui le sollicitaient, démarche dont il élait, d'ailleurs,<br />
singulièrement flatté. Quelques coup.-, de main heureux sur les<br />
sentaient. Aussi,<br />
Sid Ech-Chikh-ben-Eth-Thaïyeb résolut-il de tirer<br />
parti de notre si singulière indécision relativement à la situation po<br />
litique et géographique des Oulad-Sidi-Ech-Chikh-el-R'eraba, dont<br />
il était le chef.<br />
Repoussé, pour ainsi dire, par la France, sachant, d'un autre côté,<br />
que le gouvernement marokain ne le réclamait pas, Ben-Eth-Thaïyeb<br />
n'hésita pas, lui, à se faire une position indépendante : dans les pre-<br />
miersjours de 1849, il fit répandre, assez adroitement, le bruit que<br />
le sultan du Marok l'avait nommé khalifa du Sud de ce pays. Comme<br />
les souverains du R'arb ne s'occupaient guère de leurs sujets sah-<br />
riens qu'au moment de la perception de l'impôt, les prétentions du<br />
chef des R'eraba avaient chance de réussir.<br />
Sid Ben-Eth-Thaïyeb avait quatre frères : Sid Sliman, Sid Abou-<br />
Sid Mohammed et Sid Kaddour. Non satisfait de la part qu'il<br />
Hafs,<br />
s'était faite,<br />
le prétendu khalifa du Sud résolut d'arrondir sa petite<br />
souveraineté. A cet effet, il appela ses frères auprès de lui dans, le<br />
but de s'en faire des auxiliaires pour la réalisation de cette honnête<br />
combinaison. Il entama ses opérations par les Hameïan-ech-Cheraga,<br />
dont il réussit, autant par la force que par la ruse, à enlever deux<br />
importantes fractions. Il fut moins heureux auprès des Hameïan-el-<br />
R'eraba,<br />
qui paraissaient mal disposés à favoriser et à seconder ses<br />
visées ambitieuses. En présence de son insuccès sur ces Hameïan<br />
de l'Ouest, ses voisins, Sid Ech-Chikh-ben-Eth-Thaïyeb modifia son<br />
système de recrutement : il tomba sur leurs caravanes en retour du<br />
Gourara, et les raza radicalement.<br />
Réduits à la plus extrême misère, les Hameïan-el-R'eraba n'hési<br />
tèrent plus à admettre qu'il était écrit qu'ils devaient suivre leur nou<br />
veau Seigneur, du moins jusqu'à ce que le Maître des Mondes en<br />
eût décidé autrement. Pourtant, en attendant ce moment fortuné,<br />
les Hameïan se plaignirent très énergiquement au commandant de la<br />
province d'Oran de la façon dont Ben-Eth-Thaïyeb les avait traités.<br />
Des représentations furent adressées par le gouvernement français<br />
au sultan Moula Abd-er-Rahman, qui s'empressa de blâmer sévère<br />
ment la conduite de celui qui s'intitulait son lieutenant. Il est bon<br />
d'ajouter que cette sorte de désaveu fut d'autant plus prompt, que le<br />
avait diri<br />
colonel Maissiat, commandant la subdivision de Mascara,<br />
gé, au commencement de 1849, une expédition contre les Rzaïna,<br />
l'une des fractions des Hameïan-ech-Cheraga qui avaient prêté<br />
l'oreille aux séditieuses excitations du chef des Zoua-el-R'eraba.<br />
Surpris par la rapidité du mouvement de la colonne française, les<br />
Rzaïna étaient rentrés dans le devoir et la soumission.<br />
Revue africaine, 26° année. X' ISS (SEPTEMBRE <strong>1882</strong>). 22
338<br />
tribus marokaines qui les dévoraient mirent un terme, pour<br />
quelque temps du moins, aux exigences de ces avides et inhos<br />
pitalières voisines. Mais ces infortunés dissidents ne tarderont<br />
Mais de nouveaux désordres s'étant produits, à l'instigation de Sid<br />
Ben-Eth-Thaïyeb, dans cette partie du Sahra aussitôt après le pas<br />
sage de la colonne Maissiat, le général Pélissier,<br />
commandant la<br />
province d'Oran, avait cru devoir porter s'y lui-même avec une co<br />
lonne forte de 2,300 hommes et de 460 chevaux, et de deux sections<br />
d'artillerie de montagne. Deux autres colonnes, aux ordres du géné<br />
ral de Mac-Mahon et du colonel Mellinet, fournies par les subdivi<br />
sions de Tlemsen et de coopérèrent Sidi-bel-Abbès, à cette expédition<br />
en s'établissant sur les positions d'Aïn-Ben-Khelil et d'El-Aricha.<br />
Les raisons qui motivèrent cette expédition étaient les suivantes :<br />
les Hameïan-el-R'eraba,<br />
joints à quelques fractions des tribus sah<br />
riennes du Marok, avaient formé, dans le sud-ouest de la province<br />
d'Oran, incités parle marabouth Sid Ech-Chikh-ben-Eth-Thaïyeb, un<br />
foyer d'hostilité qui menaçait de s'étendre rapidement si l'on ne pre<br />
nait de promptes et énergiques mesures pour en arrêter le développe<br />
ment. Il y avait donc urgence à diriger de ce côté des forces relative<br />
ment imposantes, et dont le général Pélissier, avons-nous dit,<br />
prendrait lui-même le commandement.<br />
La mise à exécution du projet du général commandant la province<br />
d'Oran était hâtée par la défection du kaïd El-Mebkhout, des<br />
Hameïan-el-R'eraba insoumis, lesquels étaient venus insulter, le<br />
26 février 1849, le poste de la vigie de Dhaya et par la révolte simul<br />
tanée de deux fractions des Hameïan-ech-Cheraga, dont l'une, celle<br />
des Oulad-Zyan, avait tué son kaïd, Ben-Omar, qui essayait d'arrêter<br />
le mouvement de défection.<br />
Le plan de campagne du général Pélissier se réduisait à jeter les<br />
Harar et les Hameïan-ech-Cheraga, tribus fidèles du sud-est de la<br />
province d'Oran, sur les fractions insoumises, qu'elles pousseront de<br />
vant elles jusqu'à soumission complète.<br />
Cette colonne ne comptait pas moins de 1 ,600 cavaliers de goums<br />
du Tell et du Sahra, aux ordres de Kaddour-ben-El-Mokhfi, ar'a<br />
des Bordjïa, - et d'Abd-el-Kader-ben Daoud , ar'a de Tiharet;<br />
240 fantassins des Harar et des Atba marchaient avec les goums.<br />
La colonne Pélissier se mettait en mouvement le 11 mars. Le<br />
21, elle campait à Bir-En-Nâama ; elle séjourne sur ce point jusqu'au<br />
4 avril. Un vent violent du sud soulevant des trombes de sable, et<br />
qui ne dure pas moins de neuf jours, s'élève vers dix heures du ma<br />
tin pour ne tomber qu'au coucher du soleil.<br />
A partir du 22, des reconnaissances fournies par les goums sont<br />
envoyées dans toutes les directions : elles sont commandées par El-<br />
Hadj El-Mokhtar, a'ra des Khiala (cavaliers du Bureau arabe) de Mas-
339<br />
pas à voir leur situation empirer et devenir intolérable; car, nos<br />
Hameïan soumis vont, à leur tour, les a ttaqusr et les resserrer<br />
ainsi entre deux périii des plus menaçants.<br />
cara, par Kada-ben-El-Hacuemi, ancien a'ra d'Abd-el-Kader, et par<br />
El-Miloud-ben-El-Kharroubi, ancien Siaf (officier des Réguliers) de<br />
l'Émir.<br />
Le 24 mars, Sid Sliman-ben-Eth-Thaïyeb, frère de Sid Ech-Chikh,<br />
le chef des insoumis, et qui marche avec la colonne, rentre d'une<br />
reconnaissance sur El-Abiodh-Sidi-Ech-Chikh.<br />
La colonne arrivait, le 6 avril, à Thyout, que ses habitants ont<br />
abandonné depuis quelques jours : effrayés par notre pointe sur EI-<br />
Galoul, les Hameïan avaient évacué leur ksar sans prendre le<br />
temps d'emporter leurs approvisionnements. Aussi, est-il trouvé<br />
rempli de blé, d'orge, de dattes et de butin. Pour punir les Hameïan,<br />
et les gens de Thyout, chez lesquels ils emmagasinent, de leur per<br />
sistance dans l'insoumission, le général Pélissier permet aux troupes<br />
et aux goums de fouiller le ksar, lequel est promptement débar<br />
rassé du butin qu'il renfermait.<br />
Le 9 avril, le Ksar Aïn-Es-Sefra fait sa soumission.<br />
Le 12 avril, la colonne arrive sous le Ksar Mor'ar-et-Tahtani,<br />
qu'elle trouve également abandonné. Il est aussi livré aux troupes et<br />
aux goums. On en fait ensuite sauter l'enceinte et les maisons qui y<br />
restaient encore debout. Les arbres fruitiers des jardins sont cou<br />
pés; trois cents dattiers subissent le même sort. Les soldats mangent<br />
avec plaisir les têtes de ces palmiers, lesquelles composent une<br />
nourriture très saine et très agréable au goût.<br />
Toutes les nuits, des maraudeurs viennent tirer des coups de fusil<br />
sur nos postes avancés.<br />
Le 15 avril, la colonne vient camper sous le Ksar Mor'ar-el-<br />
Foukani,<br />
qu'on fait sauter par la mine. Comme Mor'ar-et-Tahtani,<br />
ce ksar avait été abandonné par sa population . Les arbres fruitiers<br />
tombent sous la scie passe-partout ou sous la hache.<br />
Une reconnaissance des âskeur (fantassins) sur le piton qui domine<br />
la gorge au sud, est attaquée par une centaine d'insoumis embus<br />
qués dans les rochers. Des dispositions sont prises pour dégager nos<br />
gens de pied et pour donner la chasse aux agresseurs, qui s'enfuient<br />
sans attendre nos soldats ,<br />
Le 18 avril, les gens du Ksar Thyout, qui se sont rendus à discré<br />
tion, rentrent chez eux. Leur djemâa vient en Aïn-elcorps,<br />
entre<br />
et Aïn-es-Sefra, recevoir les conditions de l'aman que leur<br />
Adjadj<br />
avait accordé le général commandant la colonne.<br />
Le 20 avril, la colonne arrive devant Aïn-es-Sficifa qui, comme<br />
les autres ksour, est vide de sa population. Il est fouillé par des<br />
corvées régulières, qui y trouvent de l'orge et du blé qui sont livrés
340<br />
Au mois de septembre, Sid Sliman-ben-Kaddour, voulant con<br />
tinuer son rôle de protecleur des fractions rebelles qui l'avaient<br />
appelé à leur aide, se mit à la lête de 200 chevaux des Thrafi,<br />
au comptable des Subsistances militaires pour les besoins de la<br />
colonne. Le butin et les dattes sont distribués aux goums.<br />
Des distributions de dattes sont faites à la troupe à titre de grati<br />
fication . La<br />
ration est de 500 grammes.<br />
La djemâa d'Aïn-es-Sficifa est au camp depuis le 23 avril ; elle<br />
annonce comme prochain le retour des habitants du ksar; ils se<br />
raient déjà rentrés si les Eumour, à qui ils avaient demandé asile, ne<br />
s'opposaient à leur départ.<br />
Le 29 avril, le goum du Tell était licencié; il en est de même des<br />
220 fantassins des tribus.<br />
Pendant que la colonne Pélissier marchait sur les ksour du Sud-<br />
Ouest, qu'il détruisait, et dont il amenait les populations à composi<br />
tion, le général de Mac-Mahon s'était porté, par une marche rapide,<br />
jusqu'au Chothth des Mehaïa, en suivant ,<br />
le Chothth-el-R'arbi dans<br />
toute sa longueur. Cette pointe avait pour objet de surprendre quel<br />
ques douars des insoumis qui avaient été signalés sur ce point.<br />
La colonne Pélissier était dissoute le 3 mai. Le général s'était<br />
rendu de sa personne à la colonne de Tlemsen, campée à Aïn-Ben-<br />
Khelil,<br />
et rentrait dans le Tell avec elle .<br />
La colonne de Sidi-Bel-Abbès, sous les ordres du colonel Mellinet,<br />
reste en observation à Et-Aricha.<br />
de la Légion étrangère,<br />
Cette longue et lointaine expédition, dont l'itinéraire avait déjà été<br />
parcouru en 1847 par la colonne du général Cavaignac, avait eu pour<br />
résultats de couper court brusquement à la défection des tribus du<br />
Sud-Ouest, laquelle menaçait de se propager et de s'étendre, de<br />
refouler les insoumis de Sid Ech-Chikh-ben-Eth-Thaïyeb loin de<br />
leurs territoires, de leur imposer ainsi de dures et ruineuses priva<br />
tions,<br />
et do les forcer à demander aux tribus marokaines une<br />
onéreuse hospitalité ; enfin, de montrer encore une fois aux popu<br />
lations sahriennes qu'il n'est point de contrées, si reculées qu'elles<br />
soient, qui puisse échapper à notre action .<br />
Nous avons dit plus haut qu'en présence des violences exercées<br />
sur les Hameïan-el-R'eraba par Sid Ben-Eth-Thaïyeb, qui avait<br />
razé leurs caravanes en retour du Gourara, des représentations<br />
avaient été adressées par le gouvernement français au sultan Moula<br />
Abd-er-Rahman, et que ce souverain, qui savait ce qu'il, en coûte<br />
de se brouiller avec la France, s'était empressé de désavouer Sid<br />
Ben-Eth-Thaïyeb et de blâmer sa conduite. L'apparition de la co<br />
lonne Pélissier sur la frontière marokaine avec des forces imposantes<br />
avait démontré au sultan du R'arb que nous étions bien déterminés à<br />
faire respecter nos traités et conventions avec lui relativement à ce
341<br />
el vint razer les Oulad-Sidi-Ahmed-el-Medjedoub; mais les<br />
Hameïan, mis en éveil par ce coup de main tout à fait inatten<br />
du, montèrent à cheval à leur tour, et allèrent inquiéter<br />
qu'on appelait son empire. Il attira donc, sous un prétexte quel<br />
conque, Sid Ben-Eth-Thaïyeb à Faz, où il le retint prisonnier.<br />
Rendu à la liberté sous conditions quelques mois après, le chef<br />
des Oulad-Sidi-Ech-Chikh-el-R'eraba, dégoûté, sans doute, de la poli<br />
tique militante qui lui avait si mal réussie, il s'était résigné, pour son<br />
compte personnel, à vivre à l'écart en attendant des temps meilleurs,<br />
sans cesser pourtant de nous être des plus irréconciliablement hos<br />
tile, et de nous créer des embarras toutes les fois que l'occasion s'en<br />
présentait. Quoiqu'il en soit, Sid Ben-Eth-Thaïyeb ne se trouve<br />
mêlé directement à aucune action de guerre de 1849 à 1864, c'est-à-<br />
dire durant une période de quinze années.<br />
Mais à partir du mois de mai de cette dernière année, c'est-à-dire<br />
quelques jours après la défection et la mort du chef — de<br />
fait —<br />
de la<br />
branche aînée des Oulad-Sidi-Ech-Chikh, Sid Sliman-ould-Hamza,<br />
tué au combat d'Aouïnet-Bou-Bekr, Sid El-Hadj El-Arbi, l'un des<br />
fils de Sid Ben-Eth-Thaïyeb, à qui il en coûtait,<br />
sans doute, de ne<br />
point se mêler aux affaires d'eau trouble qu'avait provoquées son<br />
cousin, reprit la suite des intrigues qu'avait cessées, ostensiblement<br />
du moins, son vénérable père. Nous rapporterons plus loin ce qu'il<br />
en advint.<br />
Nous avons dit plus haut que Sid Ech-Chikh-ben-Eth-Thaïyeb<br />
avait quatre frères : Sid Sliman, Sid Abou-Hafs, Sid Mohammed et<br />
Sid Kaddour. Les deux premiers sont encore, croyons-nous, de ce<br />
monde; Sid Mohammed et Sid Kaddour sont morts, le premier,<br />
dans le bach-aghalik de Frenda, le second, à la suite d'une blessure<br />
qu'il reçut dans la défense d'une caravane qu'il conduisait à Faz. Sid<br />
Kaddour laissait quatre fils, dont l'un, Sid Sliman, né en 1840, jouera<br />
un certain rôle au cours de ce récit .<br />
Sid Ben-Eth-Thaïyeb, le chef de la branche cadette des Oulad-<br />
Sidi-Ech-Chikh avait cinq fils : Sid El-Hadj El-Arbi, Sid Sliman,<br />
Sid Mâmmar, Moula-Ferah, et Sid Allai.<br />
Ainsi que nous le disions plus haut, le fils aîné de Sid Ben-<br />
Eth-Thaïyeb, Sid El-Hadj El-Arbi,<br />
reprit la suite des affaires de son<br />
père, en provoquant la défection des Oulad-Sidi-Brahim et de<br />
700 tentes des Thrafi; il s'était adjoint, dans cette opération, son<br />
qui s'essayait à la vie politique et<br />
cousin Sid Sliman-ben-Kaddour,<br />
qui avait alors vingt-quatre ans. Mais Ben Eth-Thaïyeb qui, déjà, avait<br />
pu apprécier le caractère ambitieux et aventureux de son neveu, et<br />
qui redoutait de lui voir prendre, à son détriment, un ascendant trop<br />
considérable sur les Zoua de l'Ouest, influence qui pourrait ébranler<br />
son autorité, Sid s'empressa Ech-Chikh, disons-nous, de reprendre
342<br />
l'ennemi par une pointe audacieuse qu'ils poussèrent jusqu'à<br />
l'ouad Guir. Enhardis par quelques succès de ce genre, les Ha<br />
meïan prirent du goût pour ces sortes d'aventures, et ils ne lais-<br />
le titre et de faire œuvre de sultan, en cherchant à enlever les Ha-<br />
meïan-Djenba. Mais le gouvernement français protesta à nouveau<br />
auprès de l'Empereur du Marok contre les agissements de Sid Ben-<br />
Eth-Thaïyeb, qui fut, encore une fois, appelé à Faz pour y donner —<br />
— il s'en doutait bien quelques explications sur ses manœuvres à<br />
l'égard de nos tribus soumises . Mais<br />
le rusé marabouth, qui n'a<br />
point oublié l'accueil que lui avait fait le sultan marokain en 1849, et<br />
qui n'est que médiocrement disposé à reprendre les chaînes de la<br />
captivité, se dispense de se rendre à l'appel de son souverain.<br />
Le sultan marokain n'insista point ; mais il n'oublia pas non plus ;<br />
il sait bien que l'occasion de se faire obéir finira, tôt ou tard, par<br />
se présenter. En effet, au commencement d'octobre de cette même<br />
année 1864, le fils aîné de Sid Ben-Eth-Thaïyeb avait l'imprudence<br />
de se rendre dans l'âmala d'Oudjda pour y acheter des grains : il y<br />
était immédiatement arrêté et incarcéré. Dès que son père eut connais<br />
sance de cette arrestation, il envoya son second fils, Sid Sliman, à<br />
Faz, pour y réclamer l'élargissement de son frère; mais Sid Sliman<br />
ne réussit pas dans cette négociation : loin de voir les portes de la<br />
prison s'ouvrir pour son frère, il était lui-même retenu comme otage<br />
dans les fers où gémissait son aîné Sid El-Hadj El-Arbi.<br />
Cette double arrestation amena Sid Ben-Eth-Thaïyeb à composi<br />
tion : il fut pris spontanément d'un beau zèle pour notre cause, et,<br />
renonçant à ses pi'ojets sur nos Hameïan-Djenba, il venait nous offrir<br />
ses services et son dévouement, que, fidèles à nos traditions,<br />
— nous<br />
sommes si heureux et si flattés de nous croire idolâtrés par nos<br />
—<br />
ennemis, nous acceptâmes avec enthousiasme.<br />
A la suite d'une entente avec les gouvernements de l'Algérie et du<br />
Marok, Sid Ech-Chikh-ben-Eth-Thaïyeb fut nommé, en mars 1867,<br />
khalifa d'Oudjda (Marok) pour les tribus du Sud, et son fils aîné, Sid<br />
El-Hadj El-Arbi, désigné pour le seconder, était remplacé dans sa<br />
prison par deux autres de ses frères. Le gouvernement marokain, qui<br />
n'avait pas la confiance aussi facile que nous, et qui connaissait de<br />
longue date la versatilité et l'ambition du vieux Ben-Eth-Thaïyeb,<br />
était bien aise d'avoir des otages sous la main pour le maintenir<br />
dans les limites des conventions stipulées entre les deux gouver<br />
nements.<br />
Telle est, au commencement de 1867, la situation de la branche<br />
cadette des Oulad-Sidi-Ech-Chikh. Nous allons voir bientôt les Zoua<br />
de l'Ouest se poser sérieusement en concurrents de ceux de l'Est, et<br />
chercher à jouer un rôle prépondérant dans la revendication d'une<br />
influence que les premiers puiseront bien plutôt dans leur énergie et
343<br />
sèrent plus un moment de repos aux insoumis répandus sur la<br />
frontière du Marok.<br />
En résumé, depuis la rentrée des colonnes de Géryville el de<br />
Laghoualh sur leurs points de campements, il ne s'est produit<br />
aucun fait saillant valant la peine d'être rapporté. Affaiblis et<br />
désorganisés, les rebelles se soit prudemment éloignés de noire<br />
frontière, et c'est à peine si, sur les bords de l'ouad Guir, où ils<br />
ont établi leurs campements, ils parviennent à trouver quelque<br />
sécurité.<br />
Aujourd'hui, ils restent sourds aux appels du marabouth Sid<br />
Ahmed-ould-Hamza, qui, de crainte que l'inaction n'amoindrisse<br />
son prestige, voudrait de nouveau tenter le sort des armes. Ce<br />
qu'il redoute surtout, c'est l'ascendant qu'ont donné à Sid<br />
Sliman-ben-Kaddour, son cousin, les quelques coups de main<br />
plus ou moins heureux qu'il avait tentés sur nos Hameïan sou<br />
mis; il sentait qu'il pouvait devenir pour lui, par la suite, un<br />
rival dangereux. Ses partisans ne lui avaient-ils pas déjà fait<br />
l'affront de le lui préférer, et de lui attribuer une puissance et<br />
une énergie qu'ils semblaient lui dénier, à lui, le possesseur lé<br />
gitime —<br />
de<br />
fait —<br />
du<br />
pouvoir religieux qui est atlaché à la<br />
descendance directe de son saint ancêtre, l'illustre Sidi Ech-<br />
Chikh.<br />
Avant d'aller plus loin, nous ferons remarquer que, si nous<br />
n'attribuons pas le titre d'héritier légitime de Sid Ech-Chikh à<br />
leur valeur personnelle, que dans leur droit familial ou religieux. Se<br />
lon l'expression arabe, l'un d'eux surtout, le marabouth Sid Sliman-<br />
ben-Kaddour,<br />
neveu et rival de Sid Ben-Eth-Thaïyeb, se nommera<br />
de sa force, c'est-à-dire qu'il arrivera, par sa vigueur et son habileté,<br />
à supplanter le chef des Oulad-Sidi-Ech-Chikh-el-R'eraba, et à an<br />
nihiler ses descendants directs ; Sid Sliman transportera ainsi le pou<br />
voir de fait, au détriment des héritiers légitimes, dans la branche<br />
cadette des Zoua-el-R'eraba . Pourtant,<br />
branche aînée, un usurpateur, comme lui,<br />
famille à laquelle il appartient .<br />
il trouvera un rival dans la<br />
des droits du chef de la<br />
Les renseignements qui précèdent étaient indispensables pour per<br />
mettre au lecteur de suivre, sans trop d'efforts, les diverses phases<br />
et les péripéties de la lutte engagée, depuis 1864, entre nous et les<br />
Oulad-Sidi-Ech-Chikh des deux branches.
344<br />
Sid Ahmed-ould-Hamza, c'esl que cetle qualité appartient, en<br />
réalité, à Sid Hamza, né en 1859, et fils d'Abou-Bekr, mort<br />
en 1862, empoisonné, dit-on, par une des femmes de son père,<br />
Er-Rebiha-bent-Rabah , à l'instigation des Zoua-ech-Cheraga, qui<br />
désespéraient de l'entraîner dans le mouvement insurrectionnel<br />
qu'ils avaient prémédité, tandis que son frère, Sid Sliman-ould-<br />
Hamza, qui était entièrement entre les mains des Abid Sidi-<br />
Ech-Chikh, devait, dans leur pensée, se prêter plus aisément à<br />
ce qu'ils attendaient de son grossier el brutal fanatisme, c'est-à-<br />
dire à se faire l'aveugle instrument du parti religieux, dont il<br />
partageait, d'ailleurs, toutes les idées,<br />
et surtout la haine contre<br />
notre domination. Nous savons qu'en effet, il levait l'étendard<br />
de la révolte deux ans après la mort de son frère Abou-Bekr,<br />
dont il s'élait déclaré te successeur.<br />
Sid Hamza-ould-Abou-Bekr —<br />
—<br />
son grand-père est<br />
qui porte les mêmes noms que<br />
donc l'héritier légitime de la baraka (1),<br />
(1) La baraka, c'est la bénédiction, ce sont les faveurs du ciel,<br />
c'est, en un mot, la puissance miraculeuse qui a été attribuée à un<br />
saint marabouth, et qui passe, par héritage, de mâle en mâle, à sa<br />
descendance directe, quand elle s'est montrée digne, bien entendu,<br />
de cette précieuse faveur. D'après la légende, le chef de la famille<br />
des Oulad-Sidi-Ech-Chikh aurait en sa possession un khatem (bague,<br />
sceau) mystérieux qui serait l'insigne de son pouvoir religieux, et la<br />
marque du commandement des Oulad-Sidi-Ech-Chikh ; il serait éga<br />
lement détenteur du livre où sont inscrites les formules de l'initia<br />
tion aux rites de l'ordre religieux dont le saint d'El-Abiodh a été le<br />
fondateur.<br />
Cet anneau, qui ne serait rien moins que celui au moyen duquel<br />
le grand Soleïman (Salomon), le fils de Daoud (David), commandait<br />
aux génies, il n'a été donné à aucun des enfants d'Adam de le voir,<br />
pas même à son détenteur, et pour cette excellente raison qu'il brille<br />
d'un tel éclat que le téméraire qui oserait porter son regard sur cet<br />
éblouissant et merveilleux bijoux, perdrait la vue instantanément.<br />
Pourtant, il aurait été fait exception à la règle en faveur du gendre<br />
du Prophète Mohammed, le khalife Ali, puisqu'il en donne la des<br />
cription c'ius un de ses poèmes: il se composerait de deux triangles<br />
superposés formant une étoile à six rais. Quoiqu'il en soit, per<br />
sonne, chez les Oulad-Sidi-Ech-Chikh des deux branches,<br />
ne se<br />
permettrait de douter de l'existence de cet anneau, qui pourtant n'est<br />
visible qu'avec les yeux de la foi, et tous les Khouan de l'ordre sont
345<br />
le chef de la famille des Oulad-Sicli-Ech-Chikh-ech-Cheraga. Ses<br />
oncles, Sid Sliman, Sid Mohammed et Sid Ahmed-ould-Hamza,<br />
qui, successiverner l, se sont emparés du pouvoir, n'ont pu<br />
l'exercer légalement qu'au nom du jeune descendant direct de<br />
Sidi Ech-Chikh. Il est vrai de dire qu'au moment de la défection<br />
de Sid Sliman-oulcl-Hamza, son oncle, en 1864, le fils d'Abou-<br />
Bekr n'était âgé que de cinq ans.<br />
Le jeune Sid Hamza est donc le chef de droil de la maison de<br />
Sidi Ech-Chikh, et de l'ordre religieux dont ce saint vénéré a été<br />
le fondateur. Quant à Sid Ahmed-ould-Hamza, son oncle, il ne<br />
saurait être autre chose que le chef militaire de la branche aînée.<br />
L'ascendant qu'a su prendre Sid Sliman-ben-Kaddour, dans<br />
l'Ouest, sur les rebelles qui, jusqu'à présent, avaient suivi la<br />
fortune de Sid Ahmed, aura infailliblement pour conséquence<br />
de retarder leur soumission. Se sentant soutenus par un chef<br />
jeune et vigoureux, ils reprendront quelque courage, et l'espoir,<br />
pour le jour où ils se décideront à rentrer sur leurs territoires,<br />
d'obtenjr des conditions d'aman moins sévères ou moins dures.<br />
Ils auraient actuellement, dit-on, leurs campemenls sur l'ouad<br />
Guir, ralliés, le plus petit nombre, autour cle Sid Ahmed, les<br />
autres, à la main de Sid Sliman-ben-Kaddour. Quant au vieux<br />
Sid Ech-Chikh-ben-Eth-Thaïyeb, il se serait retiré au sud de<br />
Tafilala, laissant le commandement de la fraction des Oulad-<br />
Abd-el-Kerim qui suivait sa fortune,<br />
et des Rzaïna de Mouça-<br />
ben-Kouïder à son fils Moula Ferai), qui a dressé ses tentes sur<br />
le cours inférieur de l'ouad Guir, à Oglat-Bou-Allala.<br />
Sid Ez-Zoubir est allé rejoindre son neveu Sid Ahmed. Sid<br />
El-Ala a dû quitter El-Goleaa pour satisfaire à la condition<br />
d'aman qui avait élé imposée aux Châanba-Mouadhi ; il se serait<br />
retiré sur l'ouad Mguidem à la suite d'une razia importante opé<br />
rée sur ces Châanba par les Mkhalifde Laghoualh.<br />
Au commencement de l'année 1867, la plupart des tribus qui<br />
avaient pris parla l'insurrection étaient rentrées dans le devoir;<br />
convaincus qu'il est actuellement en la possession du jeune Sid<br />
Hamza-ould-Abou-Beki-, que, tout naturellement, ils considèrent<br />
comme leur seul et véritable chef religieux.
346<br />
les seules fractions qui restaient groupées autour des chefs re<br />
belles étaient les suivantes :<br />
Oulad-Zyad-el-R'eraba .<br />
Oulad-Zyad-ech-Cheraga<br />
Oulad-Mâlla. . 100<br />
. .<br />
f Brahimia. . . .<br />
( Oulad-Bou-Douaïa .<br />
Oulad-Sidi-Ech-Chikh-Zoua. . . . 300<br />
Oulad-Aïça .<br />
Oulad-Moumen .<br />
Graridj. .<br />
...<br />
...<br />
Rzeïgat. . . ....<br />
J<br />
350<br />
300<br />
200<br />
tentes.<br />
—<br />
220<br />
—<br />
—<br />
150<br />
200<br />
100<br />
300<br />
250<br />
—<br />
—<br />
Total. 2,470 tentes.<br />
Comme nous l'avons dit plus haut, ces populations,<br />
sont enfoncées dans le Marok,<br />
qui se<br />
sont réunies autour des mara<br />
bouths Sid Ahmed-ould-Hamza et Sid Sliman-ben-Kaddour, qui,<br />
craignant de se voir abandonnés par les fractions des tribus qui<br />
constituent ostensiblement les forces insurrectionnelles, font<br />
tous leurs efforts pour les maintenir sous leurs drapeaux. Mais<br />
ces tenaces insoumis ne sonl pas au bout de leurs maux ; car,<br />
les tribus marokaines, sur le territoire desquelles ils sont établis,<br />
abusant de l'obligation dans laquelle ils se trouvent cle réclamer<br />
leur hospitalité, se montreront de jour en jour plus exigeantes,<br />
et leur feront payer cher l'asile qu'ils sont réduits à solliciter de<br />
leur impitoyable cupidité. Pour arriver à les satisfaire, il ne<br />
restera d'autres ressources à nos populations rebelles que de<br />
lancer, sur notre territoire, des bandes de maraudeurs ou des<br />
partis de cavaliers et de fantassins pour y faire quelque bulin.<br />
L'oasis de Figuig est devenue le refuge de tous les bandits qui<br />
n'ont pu suivre le maraboulh Sid Ahmed, ainsi que de ceux qui<br />
préfèrent opérer pour leur propre mais compte; cette hospitalité<br />
que leur donnent les Figuiguiens n'est pas plus gratuite que celle
347<br />
que vendent à nos fractions rebelles les tribus marokaines des<br />
environs de l'ouad Guir. Pour permettre aux coupeurs de routes<br />
de s'acquitter envers eux du droit d'asile qu'ils prélèvent sur<br />
leur bourse, les gens de Figuig les arment et leur fournissent<br />
des munitions de guerre et de bouche, au moyen desquelles<br />
cette bande de gueux vient chaque jour faire du butin sur nos<br />
tribus soumises voisines de la frontière marokaine; ils pous<br />
sent même leurs pointes sur notre territoire jusqu'à une très<br />
grande distance de leur base d'opérations : ce sont de véri<br />
tables expéditions qui ne laissent ni repos, ni tranquillité à nos<br />
ksour,<br />
et auxquelles participent tous les sacripants qui emma<br />
gasinent dans l'oasis. Il serait superflu d'ajouter que les gens<br />
de Figuig partagent, avec les capteurs, le butin ramassé dans ces<br />
honnêtes entreprises.<br />
Dans les premiers jours cle janvier, une bande cle ces<br />
maraudeurs, sortie de Figuig,<br />
s'était avancée dans l'Est jus<br />
qu'au-delà des Arbaouat, au sud et à deux marches de Géryville;<br />
mais, rencontrés par nos cavaliers et les fantassins de Sliten au<br />
Kheneg-Bou-Djellal, ils furent attaqués vigoureusement, et<br />
payèrent leur audacieuse opération de huit tués et d'un<br />
blessé .<br />
En présence de ces incursions répétées, qui enlevaient toute<br />
sécurité à nos tribus du Sud de la province d'Oran, le gouverne<br />
ment français avait manifesté l'intention formelle d'organiser<br />
une expédition contre Figuig,<br />
ce rêve depuis si longtemps ca<br />
ressé par les commandants du poste avancé de Géryville. Mais<br />
les préoccupations politiques changèrent subitement la direction<br />
des esprits, qui se tournèrent du côté de l'Europe, de sorle que<br />
les préparatifs qui, déjà étaient fort avancés, furent arrêtés et,<br />
finalement, abandonnés.<br />
A cetle même époque, c'esl-à-dire en janvier,<br />
Sid Ahmed-<br />
ould-Hamza s'élait transporté avec sa tribu, les Oulad-Sidi-Ech-<br />
Chikh-ech-Cheraga,<br />
appelé El-Bechar,<br />
en un point du lerritoire des Oulad-Djerir<br />
au sud d'Aïn-ech-Cbâïr. Le jeune maraboulh<br />
se proposait de tenter une incursion sur les terres des Hameïan<br />
avec le concours des Douï-Mnia et des Beni-Guil, toujours prêts,<br />
habituellement, quand il s'agit de faire la guerre au butin,<br />
el il
348<br />
avait chargé son frère, le mulâtre Sid Kaddour-ben-Hamza (1),<br />
dont il n'a point encore été parlé,<br />
— de<br />
—<br />
se porter au milieu de<br />
ces tribus marokaines pour chercher à les gagner à sa cause,<br />
et à<br />
les décider à prendre les armes. Mais la guerre sainte n'étant<br />
pas un appât suffisant pour déterminer ces tribus montagnardes<br />
— qui<br />
—<br />
savent compter à risquer leur vie pour la défense d'in<br />
térêts dont les profits sont, à leurs yeux, des plus probléma<br />
tiques, refusent nettement de se mêler des affaires de Sid<br />
Ahmed et de lui prêter leur appui.<br />
Dans les derniers jours de janvier, 150 fantassins des Eumour<br />
et des Ar'ouath, réfugiés à Figuig, apparaissent subitement dans<br />
les environs des ksour d'Aïn-es-Sefra et de Thyout, el s'empa<br />
rent de deux troupeaux de moutons appartenant à ces ksariens;<br />
mais ceux-ci se mettent, sans relard, à la poursuite de ces ma<br />
raudeurs, les atteignent, et les obligent à abandonner leurs<br />
prises en laissant trois des leurs et des armes sur le terrain.<br />
Vers cetle époque, les Châanba d'El-Goleâa, fatigués d'une si<br />
tuation politique et d'un état des plus préjudiciables à leurs in<br />
térêts commerciaux, et en présence de l'insécurité des routes de<br />
Metlili, du Mzab et d'Ouargla, renouvelèrent leur offre de<br />
soumission. L'aman leur fut accordé sous la condition de verser<br />
sans délai au Trésor, par l'intermédiaire d'Ali-Bey, le nouveau<br />
de 1,000 fr.<br />
chef qui venait de leur êlre imposé, une lezma (2)<br />
Dans l'ouest du cercle de Géryville, de graves dissensions<br />
s'étaient élevées enlre les Oulad-Zyad insoumis et les tribus ma<br />
rokaines des Oulad-En-Naceur. Pour s'entretenir la main, sans<br />
doute, ces deux tribus avaient, depuis quelque temps, pris l'ha<br />
bitude de se razer alternativement. Leurs goums avaient fini par<br />
en venir aux mains, et le succès final était resté aux Oulad-<br />
Zyad, qui, dans un combat décisif, avaient enlevé les troupeaux<br />
(1) Sid Kaddour-ben-Hamza, le cinquième des fils de Sid Hamza,<br />
est né vers 1853 de la négresse esclave M barka- bent-Yâïch ; par<br />
suite, il n'est point de la descendance légitime de Sidi Ech-Chikh, et<br />
il est inhabile à hériter de la puissance spirituelle et temporelle dont<br />
sont appelés à jouir les descendants directs du saint marabouth, l'an<br />
cêtre des Oulad-Sidi-Ech-Chikh.<br />
(2)<br />
Genre d'impôt auquel sont soumises les populations du Sahra.
349<br />
de chameaux de leurs adversaires, dont sept de ceux-ci étaient,<br />
en outre, restés sur le carreau.<br />
La rude leçon donnée, dans le courant de janvier, par nos ca<br />
valiers el les gens de Stiten aux deux djiouch qui avaient eu la<br />
témérité de s'avancer jusqu'au Kheneg-Bou-Djelal, rendit, pour<br />
quelque temps du moins, la tranquillité à nos ksour de la pro<br />
vince d'Oran; sans doute, les maraudeurs, qui, après loul, lut<br />
taient pour l'existence,<br />
n'avaient pas tout à fait renoncé à cher<br />
cher à gagner leur vie; mais ils n'étaient point inquiétants.<br />
Cette situation se continua jusque dans les premiers jours de<br />
mars. Malheureusement, elle vint bientôt se modifier très défa<br />
vorablement pour nos tribus soumises.<br />
Le 15 mars, 1,200 hommes des Eumour et des Beni-Guil<br />
apparaissent soudainement sous les murs des deux Chellala, et,<br />
après nne lutte inégale, et à laquelle ils n'étaient pas préparés,<br />
les gens de ces ksour sont battus et razés aussi radicalement<br />
que possible : tous leurs troupeaux sont enlevés, ainsi que les<br />
tentes et leur contenu appartenant aux Nomades campés à proxi<br />
mité du théâtre de l'action.<br />
Le même jour, les gens de Bou-Semr'oun subissaient le même<br />
sort,<br />
et leurs troupeaux suivaient la même direction que ceux<br />
des Chellaliens. Les fantassins de ce ksar se mettent à la pour<br />
suite des Marokains;<br />
mais ils tombent dans une embuscade que<br />
ceux-ci leur avaient tendue sur l'ouad El-Malah, où ils perdent<br />
13 hommes tués, tandis que 80 autres sont désarmés et réduits<br />
à une simplicité de costume des plus primitives.<br />
Quelques jours après, les rebelles,<br />
conduits par Sid Ahmed et<br />
Sid Sliman-ben-Kaddour, qui s'est décidément rallié au chef<br />
effectif de la branche aînée, tentaient une nouvelle entreprise<br />
sur notre territoire. Les marabouths campaient, le 23 au soir, à<br />
El-Anba, au nord du ksar d'Aïn-es-Sficifa; suivant la route de<br />
ils se portaient rapidement sur les puits d'EI-Aagueur,<br />
Taousra,<br />
où ils arrivaient le 25 au malin,<br />
et où ils surprenaient une par<br />
tie des Bekakra (Hameïan-Chafâ), le douar Mekid (Oulad-Khelif),<br />
et un douar des Mekhaoulia (Hameïan-Djenba).<br />
Un fort contingent de rebelles,<br />
sous les ordres de Sid Sliman-<br />
ben-Kaddour, s'avançait, le même jour, jusque sur les eaux
d'El-Fekarin,<br />
khaoula. Ceux-ci,<br />
350<br />
où étaient campés trois douars des Beni-Me-<br />
qui avaient élé avisés de la marche de l'en<br />
nemi, s'étaient empressés de plier leurs tentes el de réunir leurs<br />
troupeaux, et s'étaient mis en roule vers l'Est ; atteints parle<br />
r'ezou de Sid Sliman, leurs cavaliers essayèrent de faire tête à<br />
l'ennemi; mais, très inférieurs en nombre à leurs adversaires,<br />
ils durent céder à la force après une lutte opiniâtre qui leur<br />
avait coûté une vingtaine de leurs cavaliers,<br />
parmi lesquels ils<br />
comptaient leur valeureux kaïd. De son côté, le goum de Sid<br />
Sliman avait fait des pertes très sensibles.<br />
Après leur fructueuse opération, les contingents ennemis se<br />
réunirent à Aïn-el-Fekarin, et y séjournèrent jusqu'au 27 mars<br />
au malin ; puis ils reprirent la route du sud et se dirigèrent sur<br />
les ksour. Le 1er<br />
avril, ils se présentaient devant Asla, Chella-<br />
lat-edh-Dhahrania, Chellalat-el-Gueblia et Bou-Semroun, ra<br />
massant les quelques troupeaux qui avaient échappé à leur pre<br />
mière razia,<br />
et imposant des contributions de guerre relative-<br />
vement fortes aux habitants de ces ksour. Les gens de la<br />
Chellala du nord essayèrent bien de résister; mais, après une<br />
dernière lutte où ils perdirent trois hommes, ils furent réduits à<br />
se soumettre, et à payer à Sid Ahmed-ould-Hamza une somme de<br />
1,000 francs. La Chellala du sud fut taxée à une contribution<br />
de guerre de 500 francs, et le ksar de Bou-Semr'oun, qui avail<br />
également, el avec si peu de succès,<br />
essayé de nouveau d'une ré<br />
sistance qu'il avait déjà payée si chère, fut imposé à la somme<br />
de 2,000 francs.<br />
Pendant qu'ils étaient sur notre territoire, les rebelles ra-<br />
zèrent deci delà quelques troupeaux qui leur tombèrent sous la<br />
main ; ils rentrèrent ensuite sous Figuig, qu'ils quittèrent bientôt<br />
pour se porter sur l'ouad Guir, où ils prirent leurs campements<br />
d'été. La tranquillité se rétablit, dès lors, autour de nous, et à<br />
la faveur de cette situation, dont ils avaient tant besoin, nos<br />
ksarïens purent, enfin, faire leurs maigres récolles sans être<br />
inquiétés.<br />
Quelque temps après, un coup funeste était porté à la puis<br />
sance et à l'influence de Sid Ahmed-ould-Hamza : ce jeune el<br />
difficile marabouth venait, encore une fois, de compromettre la
351<br />
cause qu'il représentait par une de ces violences irréfléchies<br />
qui, déjà, lui avaient aliéné l'affection d'un grand nombre<br />
de ses adhérents. Sans s'enquérir s'il avait affaire à un ami<br />
ou à un ennemi, le cupide jeune homme, qui avait jusqu'à<br />
l'excès l'amour du butin,<br />
n'avait point hésité à razer les (pou-<br />
peaux du kaïd Mohammed-ould-El-Hadj-Ahmed, des Oulad-<br />
Abd-el-Kerim, tribu dont 220 tentes marchaient sous ses dra<br />
peaux; c'était aussi odieux que maladroit. Ainsi qu'il fallait s'y<br />
attendre, l'effet de cette mauvaise action n'avait pas tardé à se<br />
faire sentir : le marabouth était abandonné de la plus grande<br />
parlie de ses adhérents des Rzaïna, des Oulad-Abd-el-Kerim et<br />
des Oulad-Mâlla. Ces tribus se réfugient auprès de Sid Ech-<br />
Chikh-ben-Eth-Thaïyeb, le chef de la branche cadelte des Oulad-<br />
Sidi-Ech-Chikh, et vont grossir les contingents de Sid Slimanben-Kaddour,<br />
qui, désormais, saura exploiter habilement la po<br />
sition que lui a faite si maladroitement son cousin, Sic] Ahmed-<br />
ould-Hamza.<br />
Sur ces entrefaites, des négociations sérieuses se renouaient<br />
entre les gouvernements français et marokain; leur but étail<br />
la recherche des moyens permettant de porter un coup décisif à<br />
l'insurrection,<br />
et de faire rentrer dans l'obéissance les tribus<br />
marokaines, que les chefs des rebelles trouvaient toujours prêtes<br />
lorsque leur concours leur était demandé pour une affaire de<br />
poudre ou de razia sur nos tribus soumises; souvent même,<br />
nous le savons, elles avaient opéré pour leur propre compte, et<br />
razé avec le même entrain leurs amis et leurs ennemis ; peu<br />
leur importait, en effet, pourvu qu'il y eût du butin à recueillir<br />
au bout de l'opération.<br />
Sid El-Hadj El-Arbi, le fils aîné de Sid Ech-Chikh-ben-Eth-<br />
Thaïyeb, nous l'avons dit dans une des notes qui précèdent,<br />
était détenu depuis longtemps dans la ville marokaine d'Oudjda;<br />
le gouvernement de Sa Majesté cherifienne pensa que, pour ar<br />
river au but qu'il poursuivait, il serait d'une bonne et habile<br />
politique de placer à la tête des turbulentes et rat aces tribus de<br />
la frontière,<br />
un homme qu'elles connussent et qui jouît, par le<br />
fait de son origine, d'une influence religieuse incontestée —<br />
bien qu'en définitive, elles fussent composées de Croyants de
qualité tout à fait inférieure —<br />
dans<br />
352<br />
la contrée où l'illustre Sidi<br />
Ech-Chikh comptait de nombreux khoddam. Sid El-Hadj El-<br />
Arbi fut donc désigné pour aller prendre, à Figuig, avec le titre<br />
de khalifa du kaïd d'Oudjda, le commandement des populations<br />
sahriennes de la frontière orientale du Marok, les Oulad-Djerir,<br />
les Eumour et les Ahl-Figuig. Ce<br />
les Beni-Guil, les Douï-Mnia,<br />
nouveau chef s'engageait solennellement à maintenir dans<br />
l'obéissance les tribus que son gouvernement mettait à sa main,<br />
et à s'opposer à tout mouvement offensif sur noire territoire, qui<br />
serait tenté par les rebelles établis dans l'étendue de son com<br />
mandement.<br />
L'effet de cetle mesure ne tardait pas à se faire sentir avanta<br />
geusement : les Beni-Guil entrent en relations avec l'autorité<br />
française;<br />
l'Ouest;<br />
ils veulent vivre en paix désormais avec nos tribus de<br />
les rebelles viennent se grouper autour de Sid Ben-Eth-<br />
Thaïyeb et de son neveu Sid Sliman-ben-Kaddour, et Sid<br />
Ahmed-ould-Hamza ne compte bientôt plus autour de lui que<br />
quelques douars des Ar'oualh-Ksal. Sid Sliman,<br />
qui a com<br />
pris que son heure d'entrer en scène était arrivée, nous fait ses<br />
premières ouvertures de soumission.<br />
Vers le 10 octobre, Sid El-Hadj<br />
El-Arbi-ben-Ech-Chikh arri<br />
vait à Figuig et prenait possession de son commandement; sans<br />
plus tarder, il faisait appel aux sentiments d'union et de con<br />
corde des populations marokaines dont l'administration et le<br />
gouvernement lui ont été confiés, et il cherchait à les grouper au<br />
tour de lui. Mais, nous regrettons de le dire,<br />
son appel est peu<br />
écouté, et ses tribus y répondent on ne peut plus froidement et<br />
sans le moindre enthousiasme, bien que, pourtant, il s'efforce de<br />
faire ressortir à leurs yeux les avantages qu'ils doivent retirer<br />
de vivre en paix avec nous. A vrai dire,<br />
ces amateurs convain<br />
cus du bien d'aulrui n'y ont qu'un médiocre intérêt, puisque, il<br />
faut bien le reconnaître, ils ne vivent que de rapine et de<br />
pillage,<br />
tence.<br />
et que ce sont là à peu près leurs seuls moyens d'exis<br />
Quant à nos fractions rebelles, Sid El-Hadj El-Arbi les engage<br />
à se tenir en repos, et à se dispenser de toute agression sur les<br />
tribus soumises de notre territoire. Toute tentative de désordre
353<br />
de leur part sera réprimée sans retard on ne peul plus rigou<br />
reusement. Cette menace n'a pas été, évidemment, sans les faire<br />
quelque peu réfléchir; aussi, dans la crainle de se trouver, à un<br />
moment donné,<br />
enserrés enlre les rigueurs de Sid El-Arbi et<br />
les nôtres, renoncent-elles à nous inquiéter et à tenter de nou<br />
velles incursions sur notre territoire.<br />
Mais bientôt fatiguées d'un état qui menace de s'éterniser,<br />
prises du mal du pays,<br />
el ne voyant dans la situation anormale<br />
qu'elles se sont faite que la ruine el la misère; comprenant que<br />
leur position au milieu de Iribus marokaines qui ne les suppor<br />
tent que difficilement, el qui leur font payer beaucoup trop chè<br />
rement leur maigre hospitalité, ne peul que devenir de jour en<br />
jour plus précaire, nos tribus rebelles songent sérieusement à nous<br />
faire leur soumission. Heureuses de saisir l'occasion qui se pré<br />
sente de rentrer sur leurs territoires, elles se sont groupées autour<br />
de Sid Sliman-ben-Kaddour,<br />
qu'elles ont reconnu solennellement<br />
pour chef, en l'engageant à nous demander notre aman aussi<br />
bien pour elles que pour lui.<br />
La fortune qu'il convoitait depuis si longtemps s'offrait donc à<br />
Sid Sliman-ben-Kaddour dans de merveilleuses conditions : se<br />
voyant déjà revêtu de l'autorité que sa défection avail arrachée<br />
au rebelle Sid Sliman-ould-Hamza, et qui allait infailliblement<br />
passer, en sa faveur, de la branche aînée à la branche cadette<br />
des Oulad-Sidi-Ech-Chikh,<br />
où il allait jouer un rôle prépondérant,<br />
sentant que le moment approchait<br />
l'ambitieux Sic! Sliman<br />
n'hésita plus à demander l'aman pour lui et pour ses adhérents :<br />
il adressait sa demande, le 10 novembre 1867, à l'autorité fran<br />
çaise,<br />
qui l'accueillait favorablement, ainsi que celle des frac<br />
tions rebelles qui l'avaient reconnu pour chef.<br />
L'année 1868 s'ouvrait sous d'heureux auspices : Sid Sliman-<br />
ben-Kaddour se présentait en personne, le 11 janvier, à Géry<br />
ville, pour confirmer sa, demande d'aman et ses propositions de<br />
soumission; il ramenait avec lui les fractions des Oulad-Abd-el-<br />
Kerim et des RzaLia qui avaient abandonné Sid Ahmed-ould-<br />
Hamza pour se rallier à lui. Il esl inutile d'ajouter que, par<br />
celte démarche, Sid Sliman avait complètement rompu avec le<br />
chef de la branche aînée.<br />
Revue africaine, 26
354<br />
Mais le jeune marabouth Sid Ahmed n'avait point renoncé à<br />
la lutte, et la conduite de son cousin à son égard, de son allié<br />
de la veille, lui avait inspiré, au contraire, l'idée de se venger<br />
de ce qu'il appelait sa trahison. 11 avail donc réuni autour de<br />
lui toutes les fractions qui étaient restées fidèles à sa cause, entre<br />
autres, les Oulad-Sidi-Ech-Chikh-ech-Cheraga, tribu qui consti<br />
tuait le fond le plus solide et le plus sûr du personnel insurrec<br />
tionnel, et qui étail demeurée inébranlablement attachée au chef<br />
de la famille de la branche aînée, à laquelle, du reste, nous<br />
savons qu'elle appartenait. Dès qu'il se sentit en mesure de le<br />
faire avec succès, c'est-à-dire dans le courant de janvier, Sid<br />
Ahmed fondit sur les Hameïan-Chafâ et sur les Mahia, campés<br />
dans les parages d'Aïn-Ben-Khelil, les raza complètement, et fit<br />
sur ces deux fortes tribus un butin considérable. Il eut même,<br />
un instant, l'espoir de surprendre les Thrafi; mais une marche<br />
rapide de la colonne de Géryville sur Asla, où se trouvait le gros<br />
des forces du marabouth,<br />
traindre à la retraite.<br />
vint déjouer ses projets et le con<br />
Les Hameïan, qui s'étaient soumis avec une facilité extrême à<br />
leur heureux vainqueur, s'empressèrent, à l'apparition de la<br />
colonne de Géryville, de retirer leur soumission à Sid Ahmed,<br />
et de nous la rendre sans la moindre difficulté. Cetle manœuvre<br />
esl, d'ailleurs, très familière aux Hameïan qui, placés à proxi<br />
mité des tribus pillardes de la frontière du Marok, sont conti<br />
nuellement exposés à leurs coups, et cela sans pouvoir leur<br />
rendre le réciproque. Ils reçurent l'ordre d'établir leurs campe<br />
ments près de Géryville,<br />
cursion de l'ennemi,<br />
Cette fraction des Hameïan-Chafâ,<br />
afin d'être à l'abri d'une nouvelle in<br />
après avoir subi des pertes<br />
très sensibles, avait eu plusieurs de ses douars dispersés; quel<br />
ques-uns s'étaient réfugiés au sud du pâté montagneux des<br />
ksour voisins de notre frontière de l'Ouest. Ces débris de douars<br />
étaient rencontrés par Sid Sliman-ben-Kaddour au moment où,<br />
fidèle à sa parole, il venait se ranger sous notre autorité; il<br />
les rallia,<br />
ainsi qu'une fraction des Mahia qui avait été entiè<br />
rement dépouillée de ses biens, et les ramena à Géryville.<br />
Les Hameïan ayant été réorganisés, il fut décidé que cetle
355<br />
tribu serait mise à même de prendre, avec le concours de nos<br />
moyens d'action,<br />
sa revanche sur les bandes de Sid Ahmed. Une<br />
pointe dans les parages do Figuig ayant élé autorisée par le Gou<br />
vernement général, la colonne de Géryville, aux ordres du<br />
lieutenant-colonel Colonieu,<br />
mars dans la direction du sud-ouest.<br />
s'était mise en mouvement le Ier<br />
Les contingents du maraboulh avaient élé signalés du côlé<br />
d'Aïn-el-Malah, cherchant, selon toute probabilité, à surprendre<br />
les Thrafi, tentative qui, depuis longtemps, entrait dans les<br />
combinaisons de Sid Ahmed-ould-Hamza. Nos goums, aux or<br />
dres cle Sid Sliman-ben-Kaddour, rencontrent les rebelles, le<br />
3, à Dhayet-Moula- Djemâa; ils les atlaquenl furieusement, les<br />
culbutent, les défout d'une manière complète, leur enlèvent<br />
un drapeau et 350 chameaux chargés de vivres et de bagages, et<br />
leur tuent 150 hommes dont leur chef, Sid Mâmmar-ben-El-<br />
Djedid, qui, en l'absence de Sid Ahmed, son cousin et beaufrère,<br />
commandait, en qualité de khalifa du marabouth, les<br />
contingents des insoumis.<br />
Après ce sanglant et désastreux échec, les débris de la colonne<br />
ennemie, qui, avant le combat, élait forte de 250 chevaux et de<br />
350 fantassins, reprirent, dans le plus grand désarroi, la direc<br />
tion de leurs campements. Mais ils n'étaient point encore au bout<br />
de leurs maux; car, à la nouvelle de leur défaite, l'ar'a de<br />
Sebdou, qui était posté, avec son goum, à Aïn-Ben-Khelil, se<br />
mettait à leur poursuite, leur coupait la retraite, et achevait<br />
leur ruine en les dépouillant de tout ce qu'ils avaient pu sauver<br />
du désastre en chevaux, vivres et moyens de transport. Un grand<br />
nombre de ces malheureux succombèrent en roule, avant d'avoir<br />
pu regagner le territoire marokain et leurs campements.<br />
Après ce succès de nos goums, la colonne, qui les appuyait à<br />
distance, poursuivit son chemin dans la direction d'El-Galoul,<br />
où Sid Sliman infligeait un sérieux échec aux Beni-Guil, à<br />
Dhayet-Bou-Goûrin,<br />
en leur enlevant 20,000 moutons.<br />
De ce point, la colonne se portait sur le territoire des Eumour,<br />
dont les chefs, terrifiés, s'empressèrent, pour éviter le sort des<br />
bandes de Sid Ahmed, de nous faire leur soumission, et de nous<br />
demander l'aman, lequel leur était accordé sous d'assez dures
conditions,<br />
356<br />
que leur qualité de Marokains nous obligeait à<br />
rendre immédiatement exécutoires.<br />
La colonne Colonieu faisait son apparition, le 1er avril, sous<br />
les murs de Figuig, où elle était accueillie sinon sans hostililé,<br />
du moins avec une froideur des plus significatives. Aussi, le<br />
commandant de la colonne crut-il devoir se dispenser de de<br />
mander l'entrée de l'oasis, devant laquelle, pourtant, il campa<br />
pendant deux jours. Nos troupes, reprenaient la roule de Géry<br />
ville, le 3 avril; elles passaient, le lendemain 4, à feb, ksar<br />
marokain que, jamais jusqu'alors,<br />
aucune colonne française<br />
n'avait eu l'occasion de visi 1er. C'est pendant la marche sur Ich<br />
que disparut le capitaine Morin, de la Légion étrangère, qui<br />
avait eu l'imprudence cle s'éloigner hors de vue de la colonne<br />
pour chasser : c'élait une lête cle plus à ajouter à celles que,<br />
depuis 1830, noire incorrigible insouciance,<br />
règles les plus élémenlaires cle la prudence,<br />
notre oubli des<br />
nous ont fait laisser<br />
entre les mains cle noire implacable ennemi, et, malheureu<br />
sement ce ne sera pas, sans doute, la dernière.<br />
Le 10, la colonne campait sous Chellala-edh-Dhahrania; elle<br />
était, le 15 avril, de retour à Géryville,<br />
jours de marche.<br />
après quarante-six<br />
A pariir de ce moment, une sécurité inespérée règne dans<br />
toute l'étendue de notre Sud. Il esl vrai cle dire qu'une disette<br />
affreuse sévissait au Marok comme elle s'élait fait sentir,<br />
d'ailleurs, en Algérie, cle 1867 à 1868. Dès lors, les rebelles et<br />
les tribus pillardes cle la frontière marokaine, dépourvus de<br />
toutes ressources, et clans l'impossibilité de constituer des appro<br />
visionnements pour entrer en campagne, se virent contraints de<br />
s'abstenir de toute démonstration ou incursion sur notre<br />
territoire.<br />
Nous ajouterons que la leçon que leur avait donnée Sid<br />
Sliman-ben-Kaddour entrait bien, probablement, pour quelque<br />
chose aussi dans celte réserve inaccoutumée de nos infatigables<br />
el opiniâtres ennemis.<br />
Nous avons vu que Sic! Ahmed-ould-Hamza avait été la pre<br />
mière victime de la volte-face de son cousin Sid Sliman, qui, dé<br />
cidément,<br />
avait levé le masque dès que l'occasion s'en était pré-
357<br />
senlée. 11 faut dire que son jeune cousin lui faisait la partie<br />
belle en désaffectionnanl de sa cause, par sa maladresse et la<br />
difficulté de son caractère, ses partisans les plus dévoués, les<br />
khoddam les plus convaincus, les plus fanatiquement croyants<br />
de son illustre et saint ancêtre, le vénéré Sidi Ech-Chikh, les<br />
quels, non contents de l'abandonner,<br />
allaient encore grossir les<br />
rangs de celui qui devait devenir son rival, et qui, d'ailleurs,<br />
malgré ses défauts, possédait de sérieuses et solides qualités qui<br />
manquaient absolument au jeune chef de l'insurrection.<br />
La terrible journée de Dhayet-Moula-Djemâa avait, d'ailleurs,<br />
porté le dernier coup à son influence, et au prestige qu'il tirait<br />
de sa naissance et de sa situation de chef, sinon de droit, du<br />
moins de fait de la branche aînée des Oulad-Sidi-Ech-Chikh, et<br />
bien qu'il n'assistât pas de sa personne à cetle sanglante équi<br />
pée, el qu'il n'y fût représenté que par son khalifa, qui y trouva<br />
la mort, la responsabilité ne lui en incombait pas moins tout<br />
entière. Quoiqu'il en soit, tout portait à croire qu'il ne lui se<br />
rait pas facile de relever de sitôt les affaires de l'insurrection,<br />
qu'il avail si gravement compromises. Et puis, d'ailleurs, nous<br />
le répétons, Sid Ahmed s'était fait de nombreux ennemis, même<br />
autour de lui;<br />
nous ajouterons qu'il était devenu gênant aussi<br />
bien pour ses partisans que pour ceux qui; aujourd'hui, mar<br />
chaient sous les drapeaux de Sid Sliman-bou-Kaddour, lequel<br />
brûlait du désir de faire passer, à son profil, le pouvoir dont<br />
avait joui la branche aînée enlre les mains de la branche cadette<br />
des Oulad-Sidi-Ech-Chikh,<br />
el sans tenir le moindre compte du<br />
chef de la famille de ceux de l'Ouest, Sid Ech-Chikh-ben-Eth-<br />
Thaïyeb,<br />
et il venait de donner des preuves non équivoques de<br />
ses ambitieuses combinaisons en combattant Sid Ahmed,<br />
el en<br />
faisant subir un effroyable échec à ce chef de la descendance du<br />
saint vénéré d'El-Abiodh.<br />
Aussi, le bruit qui se répandit, dans le courant d'octobre, de<br />
la mort de Sid Ahmed-ould-Hamza à Tafilala ne surprit-il per<br />
sonne. On prétendit bien que c'était le choléra qui avait tué ce<br />
vigoureux jeune homme de dix-sept ans; mais on avait trop<br />
besoin cle sa disparition pour que le doute sur la cause qui
358<br />
avait amené sa fin prématurée ne se mît point dans les esprits,<br />
el ne fit pas accuser ceux à qui sa mort pouvait profiter d'avoir<br />
un peu facilité cette radicale el définitive solution.<br />
Sid Ahmed-ould-Hamza laissait deux très jeunes fils,<br />
chargeait leur oncle Sid Kaddour-ould-Hamza.<br />
dont se<br />
L'héritier légitime du pouvoir religieux, le chef de la maison<br />
de Sidi Ech-Chikh et de la tribu des Oulad-Sidi-Ech-Chikh de<br />
l'Est, nous l'avons dit plus haut,<br />
était Sid Hamza-ould-Abo*u-<br />
Bekr (1), le petit-fils de Sid Hamza, le vainqueur du chérif<br />
d'Ouargla en 1853, et notre khalifa du Sud, décédé à Alger en<br />
1861. Aujourd'hui, le jeune Sid Hamza, né en 1859, n'est âgé<br />
que de neuf ans. Aussi, son oncle Sid Kaddour, le cinquième<br />
fils de Sid Hamza, a-t-il profité de cette circonstance pour s'em<br />
parer du pouvoir, el se poser en chef cle l'insurrection, bien<br />
qu'il dût êlre, pour une double raison, exclu de cette situation<br />
par son sang de descendance d'abord, el par ce fait qu'il est le<br />
fils d'une négresse, Mbarka-benl-Yâïeh,<br />
condition capitale qui<br />
le rend inhabile à hériter le pouvoir religieux, et les prérogatives<br />
(1) Sid Abou-Bekr était le fils aîné de Sid Hamza, le khalifa du<br />
Sud, mort à Alger en 1861. Il s'était signalé par la capture, dans les<br />
Eurg, de l'ancien chérif d'Ouargla, Sid Mohammed-ben-Abd-Allah.<br />
Il succéda à son père, avec le titre de bach-ar'a de Géryville, en dé<br />
cembre 1861 ; mais il mourut subitement en 1862, empoisonné, pré<br />
tend-on, et c'est probable, parla Zaouïa. Cette mort violente sem<br />
blait donner à la prédiction du chérif Mohammed-ben-Abd-Allah,<br />
qui, en 1853, alors que Sid Hamza se préparait à aller le combattre,<br />
lui écrivait : « Renonce à ton projet insensé, ô Hamza le renégat!<br />
sans quoi, toi et les tiens mourrez damnés et de mort violente, a<br />
Nous avons vu, au cours de ce récit, que cette sinistre prédiction<br />
s'est réalisée avec une fatale exactitude : en effet, après Abou-Bekr<br />
empoisonné, Sid Sliman était tué à l'affaire du 8 avril 1864, Sid<br />
Mohammed était blessé mortellement, le 4 février 1865, à celle de<br />
Garet Sidi-Ech-Chikh, et Sid Ahmed, le quatrième fils de Sid<br />
Hamza, mourait empoisonné à Tafilala. Nous ne pouvons prévoir<br />
quel sera le sort de ses deux autres fils, Sid Kaddour et Sid Ed-<br />
Din; mais l'existence accidentée et périlleuse, qui est la leur,<br />
pourrait bien leur préparer la même destinée qu'à leurs aînés.
359<br />
qui sont attribuées de mâle en mâle aux descendants de Sidi<br />
Ech-Chikh..<br />
Quoiqu'il en soit, et en raison du jeune âge de son neveu, le<br />
mulâtre Sid Kaddour-ben-Hamza était accepté comme chef des<br />
forces insurrectionnelles,<br />
et il en prenait la direction. Le jeune<br />
Sid Hamza-ould-Abou-Bekr est auprès de lui,<br />
agitée de cet énergique el opiniâtre rebelle.<br />
el partage la vie<br />
Sid Kaddour, aidé de son oncle Sid El-Ala, noire irréconcilia<br />
ble adversaire,<br />
n'a pas perdu de temps pour faire l'essai du<br />
pouvoir qu'il s'est attribué, et qui, d'ailleurs, lui a été confirmé<br />
par les Oulad-Sidi-Ech-Chikb-ech-Cheraga : l'oncle et le neveu<br />
font lous leurs efforts pour stimuler le zèle religieux des kliod-<br />
datn de Sidi Ech-Chikh ; mais ils s'agitent dans le vide : les res<br />
sources épuisées, la misère, la ruine, la lassitude d'une existence<br />
tourmentée où le vainqueur de la veille est le vaincu du lende<br />
main;<br />
d'inertie qu'opposent les anciens partisans des Oulad-Hamza aux<br />
ce sont là des raisons suffisantes pour expliquer la force<br />
appels pressants des chefs de l'insurrection ; et puis aujourd'hui,<br />
—<br />
—<br />
il y a division notre force à nous entre les deux branches,<br />
et les Oulad-Sidi-Ech-Chikh sont fort embarrassés pour recon<br />
naître l'élu de Dieu : l'un a le pouvoir religieux, c'est vrai ;<br />
mais l'autre a la force, ce qui, même aux yeux du Très-Haut,<br />
est infiniment préférable.<br />
Il est manifeste, d'ailleurs, que le Dieu unique ne paraît pas<br />
disposé à mettre cle sitôt un terme aux maux de ses serviteurs,<br />
bien que, pourlant, ils<br />
ils combattent —<br />
en sont convaincus<br />
dans son sentier droit depuis près de cinq années. Enfin, que<br />
sa volonté soit faite! Il est grand ! il est puissant! — C'est<br />
contestable;—<br />
reux.<br />
mais, peut-être,<br />
in<br />
n'est-il pas suffisamment géné<br />
Ce qu'il y a de plus certain aujourd'hui, c'est que les plus<br />
zélés, les plus fanatiques d'autrefois, font la sourde oreille à<br />
toutes les excitations des apôtres de l'insurrection; quelques-<br />
uns<br />
_ les<br />
hypocrites— les ajournent à des temps meilleurs,<br />
quand ils se seront refaits de leurs fatigues, et lorsque Dieu leur<br />
aura rendu les biens qu'ils ont consacrés si inefficacement à son<br />
service.<br />
—
360<br />
Sid Kaddour, qui reconnaît l'impuissance de ses adhérents,<br />
n'insiste pas davantage, et se range à leur avis qu'il faul.Htendre<br />
des temps meilleurs, qui, s'i"<br />
plaît à Dieu ! ne sont peut-être<br />
pas très éln^n. c. Aussi, l'année 1858 s'achève-t-elle dans le<br />
calme le plus absolu.<br />
(Â suivre.)<br />
-■s^irs**--<br />
Colonel C. Trumelet.
BEN<br />
-<br />
LES<br />
DJELLAB<br />
SULTANS DE TOUGOURT<br />
NOTES HISTORIQUES<br />
(Suite. —<br />
Voir<br />
SUR<br />
LA PROVINCE DE CONSTANTINE<br />
les n°s<br />
133, 135, 136, 137, 14U, 141, 142, 146, 147,<br />
151, 152, 153 et 154.)<br />
Un écrivain de Conslanline, El-Hadj-El-Oumbarek, rapporte<br />
que par suite d'un traité conclu d'un commun accord, le com<br />
mandement cle la province de Constantine fut divisé en trois,<br />
c'est-à-dire : un tiers aux Douaouda descendants cle Yakoub-ben-<br />
Ali, l'autre aux cheikles héréditaires des Hanencha, la famille<br />
féodale des Harar dont j'ai donné déjà l'historique et, enfin, le<br />
dernier tiers revint aux Turcs. Celte combinaison attribuant une<br />
égale part d'autorité à chacune des puissances en présence, re<br />
médiait à l'état d'abandon dans lequel l'administration de la<br />
province se trouvait depuis la chute du gouvernement Hafside.<br />
De là vint la coutume de celte époque que, lorsqu'un Bey était<br />
investi par le Pacha d'Alger au commandement de Conslanline,<br />
il revêtait le caftan devant les dignitaires assemblés,<br />
puis il<br />
l'envoyait à l'émir des Douaouda el au cheikh des Hanencha qui
362<br />
procédaient à la même cérémonie en présence de leurs popu<br />
lations.<br />
Ils avaient en outre le droit de marcher drapeaux déployés et<br />
au son de la musique,<br />
privilège honorifique affectés aux Beys<br />
seulement, ce qui démontre la puissance qu'ils conservaient,<br />
bien qu'ils eussent fait acte de vasselage à la domination Turque.<br />
Nous sommes peu renseignés sur les événements qui ame<br />
nèrent l'expédition d'Hassan-Agha conlre Biskra en 1541. Ce<br />
renégat corse illustré par sa défense d'Alger contre Charles-<br />
Quint,<br />
soumit cette partie du Sahara à la domination Turque et<br />
dans la notice des Douaouda, je trouve en effet que Ali bou<br />
Okkaz revint avec les Turcs à Conslanline où on lui remit le<br />
kaftan de commandement de tous les nomades, avec le litre de<br />
cheikh ou émir des arabes.<br />
Plus loin il est dit encore, dans le même, document, que ce<br />
chef accompagna de nouveau les Turcs à Tougourt et à Ouargla.<br />
Il s'agit évidemment ici de la campagne de Salah-Bais, en 1552.<br />
En 1581, Ahmed ben Ali bou Okkaz succédait à son père.<br />
Jamais la puissance des chefs Douaouda n'avait été si bien éta<br />
blie;<br />
presque toutes les régions du Tell et du Sahara de la pro<br />
vince de Constantine reconnaissaient leur autorité. Ce que nous<br />
appelons aujourd'hui le cercle de Laghouat jusqu'au Mzab leur<br />
obéissait également. On raconte à ce sujet l'épisode de famille<br />
que voici : Ahmed ben Ali avait donné sa fille en mariage au<br />
chef kabyle des Mokrani de la Medjana, lequel était déjà marié<br />
dans son pays. La désunion- éclata entre les deux époux et la<br />
femme kabyle injuria grossièrement sa compagne arabe. Celle-<br />
ci écrivit à son père pour s'en plaindre. Le Douadi campé en ce<br />
moment à Taounza, au delà de Laghouat,<br />
part aussitôt avec son<br />
goum. Sa marche est d'une rapidité vertigineuse pour ne pas<br />
laisser à ceux qu'il va surprendre le temps de se mettre en dé<br />
fense. En souvenir de cette course échevelée on dit encore :<br />
Vite, mon cheval, i vite !<br />
De Taounza à Ref,
363<br />
C'est à Ref, dans la plaine de la Medjana qu'était alors établie<br />
sous la tente, toute la zemala de Mokrani. Le chef Douadi vou<br />
lait t'î r son gendre, mais les prières de sa fille calmèrent sa co<br />
lère et sa vengeance se borna à emmener la femme kabyle qu'il<br />
donna en manège à un nègre de sa suite.<br />
Ahmed ben Ali était surnommé Bou Sebâ El-Lba, l'homme aux<br />
sept barbes, par la raison que sa barbe tressée s'étalait sur sa<br />
poitrine en sept torsades. Sa réputation de courage et d'énergie<br />
est restée proverbiale. 11 avait à son service personnel une déïra<br />
ou garde de corps à l'aide de laquelle il faisait exécuter ses vo<br />
lontés. C'était une série cle tribus dont la notice biographique<br />
nous a conservé les noms; d'abord les Fetnassa et les Ardjan<br />
dont les descendants habitent aujourd'hui le village de Farfar<br />
près de l'oasis de Zaatcha ; puis les Kaâma (1) el enfin les Nehed<br />
et les Khoumir que des bouleversements politiques firent expul<br />
ser du Sahara dans le courant du XVIe siècle. D'étapes en étapes<br />
ceux-ci arrivèrent sur le bord de la mer près de La Calle et for<br />
mèrent la population actuelle des Nehed et Khoumir.<br />
Cette déïra du chef Douadi avait en permanence un effectif de<br />
mille cavaliers toujours prêts à se mettre en ligne el se porter<br />
contre les nomades chez lesquels se seraient manifestées les<br />
moindres velléités de désobéissance. Bou Sebâ El-Lha jouissait<br />
aussi d'une grande considération auprès des marabouts qu'il<br />
combla de bienfaits. Ainsi Sidi ben Dahou eut en apanage le<br />
tiers des terres et des eaux de l'Oued-Msif et ses descendants<br />
résidants toujours à Msif possèdent les litres octroyés à cette<br />
époque. Il en est de même pour les familles religieuses de Sidi-<br />
Aïssa, Sidi-Soucha, Sidi-Sahanoun,<br />
nages en odeur de sainteté.<br />
Ali bou Okkaz, fils d'Ahmed ben Ali'bou Sebâ,<br />
Sidi-Zekri et autres person<br />
succéda à son<br />
père cn 1602. Il fut remplacé par son fils Ahmed en 1616 et<br />
celui-ci également par son fils Saklieri ben Ahmed en 1622.<br />
Rien de remarquable ne se produisit durant cetle période, aussi<br />
(t)<br />
Si Bel Kacem ben Sedira, élevé dans nos écoles françaises et<br />
aujourd'hui officier d'académie et<br />
professeur distingué de l'école<br />
normale d'Alger est originaire de cette famille militaire de Kaâma.
364<br />
nous bornons-nous à enregistrer les noms des chefs Douadiensse<br />
succédant, afin de suivre l'arbre généalogique.<br />
Sakheriben Ahmed, qui mourut en 1 629 el fut enterré à l'oasis<br />
de Sidi-Khaled, près Biskra, laissait trois fils connus sous les<br />
noms de Ahmed ben Sakheri, Bel Guidoum et Mahammed. Des<br />
événements d'une grande importance pour les annales de la pro<br />
vince de Constantine vont maintenant se produire par le fait de<br />
ces trois chefs douadiens. Des circonstances m'ont fait découvrir,<br />
dans un manuscrit arabe, des détails inédits fort intéressants sur<br />
cet épisode. Nous sommes en l'année 1637. Au souffle parti à la<br />
fois du Sahara et des environs du Bastion de France, aujourd'hui<br />
dans le pays de La Calle,<br />
toute la province de Constantine s'in<br />
surgea contre la domination turque et lui fitsubir un échec dont<br />
elle ne se releva que plusieurs années après, au prix des plus<br />
grands sacrifices.<br />
Voici comment mon manuscrit indigène raconte cette insur<br />
rection :<br />
« Mourad, bey de Constantine, étant campé, le mercredi, au<br />
—<br />
» commencement du mois de Safar de l'an 1047 (1637 juin),<br />
» au bivouac situé au sud de Constantine (sur les bords de l'oued<br />
» Roumel, au pied de notre camp clés Oliviers),<br />
reçut la visite<br />
» du cheïkh Mohammed ben Sakheri ben Bou Okkaz El-Aloui<br />
» (descendant d'Ali), cheïkh El-Arab. pri-<br />
Mourad-Bey le retint<br />
» sonnier clans son camp. On convint, dans le Conseil supérieur,<br />
» de le mettre à mort parce qu'il était sorti de i'obéissance au<br />
> gouvernement du Sultan. On consulta, à ce sujet, notre maître<br />
» très élevé Ali-Pacha, alors souverain d'Alger, ainsi que son<br />
» Divan et autres dignitaires, lesquels, d'un avis unanime, pro-<br />
» noncèrent sa mise à mort. On le tua, en etïet, et, en même temps<br />
> que lui, périrent aussi son fils Ahmed el six autres personna-<br />
» ges appartenant à la haute noblesse arabe. Us furent exposés<br />
» au Bachouda (tente des criminels) du camp ; puis on coupa<br />
» leurs têtes, que l'on porta à Constantine,<br />
où on les mil en<br />
« montre sur les remparts de la ville, à l'exceplion de la têle du<br />
» cheikh Mahammed et de celle de son fils,<br />
» pas en ville.<br />
que l'on n'apporla
365<br />
» Un an après cetle exécution, le frère de la victime, nommé<br />
» Ahmed ben Sakheri, organisa la totalité des Arabes nomades,<br />
» les Hanencha et les populations en masse qui habitent le pays<br />
» compris depuis les portes de Tunis jusqu'aux portes d'Alger,<br />
» el leva l'étendard de la révolte contre le gouvernement turc.<br />
» Il marcha sur Conslanline avec toutes ses forces. Les gens de<br />
» la ville sortirent pour combattre les agresseurs; mais Ahmed<br />
» ben Sakheri se jeta sur eux par surprise, avec ses cavaliers et<br />
» ses fanlassins, leur tua environ vingt-cinq hommes, et les<br />
» Constantinois, mis en déroute,<br />
rentrèrent clans leurs murs.<br />
» Le lendemain, Ahmed, avec ses cavaliers el ses fantassins, alla<br />
• porter l'épouvante dans la campagne du Hamma,<br />
au pied cle<br />
» Constantine, et la contrée qui s'étend de.ee côté. H incendia<br />
» les meules de blé et d'orge. Il mil également le feu au\ villages<br />
» qui se trouvaient dans ce canlon, au point que l'incendie se<br />
» propagea jusqu'aux jardins du Menia (jardins autour de notre<br />
» pont d'Aumale). Il fit brûler également d'autres lieux. Le<br />
» lendemain, c'est-à-dire le troisième jour, il alluma des feux<br />
» qui, depuis Constantine, s'étendirent aux environs; il neces-<br />
» sait d'incendier et de ravager. Partout où il apprenait qu'il<br />
» existait un village où se trouvaient des céréales,<br />
il le faisaitsac-<br />
» cager; il dévasta ainsi jusqu'à Mila et réduisit les populations<br />
» de cetle contrée à la dernière extrémité.<br />
» Mourad, bey de Constantine, expédia alors desémissairesà<br />
» Alger, auprès de notre seigneur Ali-Pacha, pour se plaindre<br />
i. .desmaux que causaient les rebelles et demander des secours.<br />
» On lui envoya d'Alger le kaïd Yousef et le kaïd Cbâban avec<br />
» deux cents tentes (environ 4,000 hommes). Les soldats qui se<br />
» trouvaient déjà près de Mourad-Bey<br />
se composaient de cent<br />
» lentes. Toutes ces troupes réunies formèrent donc un effectif<br />
» d'environ 6,000 hommes,<br />
qui se mirent en mouvemenL pour<br />
» aller combattre Ahmed ben Sakheri et ses adhérents. La ren-<br />
» contre eut lieu à l'endroit nommé Guedjal (plaine de Sétif).<br />
.. Ahmed ben Sakheri mil les Turcs en déroule,<br />
» leurs lentes,<br />
s'empara de<br />
des sacs des soldats el de lout ce qui existait<br />
» dans leur camp. On assure que jamais,<br />
» ou de l'Islamisme,<br />
du temps du Paganisme<br />
on n'avait vu une plus sanglante bataille.
366<br />
» Les débris de la colonne turque s'en retournèrent à la dé-<br />
» bandade à Alger. Mourad-Bey fut obligé de fuir tout seul.<br />
» Cetle bataille eut lieu lesamedi, 12 du mois de Djoumad 1er<br />
u cle l'an 1048 (20 septembre 1638). Le secrétaire de MouraJ-Bcy,<br />
» nommé Chérict ben Saoula, périt dans l'action. Les Arabes le<br />
» firent mourir d'une manière atroce,<br />
par la raison que c'était<br />
» un homme de grand mérite et intelligent, dont les conseils<br />
u dirigeaient la politique des pachas el des beys. >><br />
Telle est la traduciion que nous avons faite du manuscrit<br />
arabe dont il esl question ci-dessus. Voici maintenant ce que ra<br />
conte, au même sujet, le P. Dan :<br />
« Au mois de septembre 1638, les Maures du côté de la ville<br />
de Constantine refusant de payer la lezma, ou impôt annuel, le<br />
Pacha d'Alger leur envoie un camp un peu plus fort qu'à l'or<br />
dinaire, afin de les y contraindre. Informés de cela, les Maures<br />
s'arment du mieux qu'ils peuvent et décident de bien se défen<br />
dre,<br />
entre autres deux cheïkhs qui sont comme chefs et capi<br />
taines de certains cantons et villages ambulatoires cle ces Arabes,<br />
l'un de ceux-ci nommé Khaled el l'autre Ben-Ali.<br />
» Mourad, bey de Constantine,<br />
qui avait ordre de percevoir<br />
cette lezma, voyant la vigoureuse résolution des Maures, leur<br />
grand nombre, et qu'en somme ils étaient plus forts que lui, fit<br />
demander du secours à Alger. On lui envoya deux cents tentes,<br />
dont le kaïd Yusef reçut le commandement.<br />
» Mourad, ayant rallié l'armée d'Alger avec son contingent<br />
provincial, escarmou/mait chaque jour avec 'es insurgés, qui se<br />
défendaient bien. Voyant cela, et comprenant que le refus de ces<br />
Maures de payer l'impôl n'était qu'un prétexte, et qu'au fond, ils<br />
voulaient sevenger cle Mourad-Bey qui avait t'ait mourir le frère<br />
de Ben Ali, le kaïd Yusef en conclut qu'or, pouvait avoir ces<br />
Arabes par la douceur et il traita secrètement avec eux. Il pro<br />
mettait de leur livrer le Bey de Constantine, ce qui enlevait tont<br />
prétexte à la révolte, parce que Mourad élait extrêmement riche<br />
el que, par sa mort, le Divan héritait de lui.
367<br />
» Cependant, cette négociation fut connue du Bey de Cons<br />
tantine, qui feignit de n'en rien savoir. Aussi, invité par le kaïd<br />
Yusef à attaquer l'ennemi d'un côté, pendant que le contingent<br />
algérien l'assaillirait de l'autre, il obéit et s'y porta vaillamment<br />
d'abord,<br />
mais remarquant que Yusef a le dessous et qu'il se re<br />
tire un peu en désordre. Mourad ne manque pas de se dégager<br />
avec son monde, retraite qui redoubla l'ardeur des Maures con<br />
tre les Turcs d'Alger et augmenta le carnage qu'ils en faisaient,<br />
contraignant enfin à une fuite honteuse le petit nombre de ceux<br />
qui restèrent.<br />
» A Alger, le kaïd Yusef rejeta la honte et les malheurs de sa<br />
défaite sur le Bey de Conslantine, qui l'avait, disait-il, abandonné<br />
au plus fort de l'action. Mais Mourad comptait de puissants amis<br />
parmi les membres du Divan, et il réussit à se tirer d'affaire,<br />
non toutefois sans qu'il lui en coûtât beaucoup<br />
L'année suivante, 1639, au rapport du P. Dan,<br />
d'argent. »<br />
on envoya<br />
d'Alger une autre armée pour venger le premier échec ; mais on<br />
trouva les Arabes en beaucoup plus grand nombre que la pre<br />
mière fois, el les Turcs, investis de toutes parts, se voyaient cou<br />
per les vivres et menacés de mourir de faim et de soif, si un ma<br />
rabout en grandeodeur.de sainteté ne leur eût fait accorder la<br />
vie sauve aux conditions suivantes :<br />
1° Les Turcs n'inquiéteront plus les révoltés au sujet de l'im<br />
pôt lezma ;<br />
2° Ils s'en retourneront droit à Alger, sans se détourner ni à<br />
droite ni à gauche de la route,<br />
pièces ;<br />
sous peine d'être tous taillés en<br />
3° Ils rebâtiront le Bastion de France, ainsi que ses dépen<br />
dances.<br />
Je n'ai pas à revenir ici sur cette dernière clause, qui a été<br />
développée dans mon travail historique sur les Anciennes con<br />
cessions françaises d'Afrique. Le chef de cette région, Khaled<br />
ben Ali, de la famille noble des Harar des Hanencha, s'élait allié
368<br />
aux Douaouda du Sahara pour renverser la domination turque<br />
empêchant le commerce de son pays avec la France.<br />
Pendant plusieurs années, toute la partie sud et occidentale<br />
de la province de Constantine obéit à lafamilledes Sakheri, dont<br />
nous avons vu le chef, Ahmed ben Bou-Qkhaz, être le promo<br />
teur et le héros de la révolte qui devait amener un dénouement<br />
si fatal pour les nouveaux conquéranls.<br />
Celte période cle l'indépendance de la race arabe qui a laissé<br />
des souvenirs vivaces dans la tradilion, est en outre démontrée<br />
par de nombreux documents écrits possédés par certaines fa<br />
milles notables du pays. Pour des questions de service, j'ai en à<br />
m'occuper cle revendications qui m'ont mis à même de relever le<br />
contenu de diplômes de cette époque. Dans la Iribu des Oulad-<br />
Abd-en-Nour, entre autres;<br />
au moment cle la constilulion de la<br />
propriété, j'ai eu enlre les mains les papiers de la famille reli<br />
gieuse des Oulacl-El-Azzam, contemporains de la puissance des<br />
Douaouda dans la province de Conslantine.<br />
L'un, daté de l'an 1009 (1600 de J.-C),<br />
prescrit aux chefs de<br />
Negaous, des Rira, de Biskra et de Msila, de traiter avec consi<br />
dération les Oulad-El-Azzam porteurs du titre. La signature et<br />
le sceau apposés sur cette pièce sont illisibles;<br />
teurs affirment,<br />
mais les déten<br />
par souvenir de famille, qu'ils émanent des<br />
Douaouda des Ahl-ben-Ali ; or, à cette époque,<br />
ben Ali Bou-Okhaz dont la puissance était considérable.<br />
c'était Ahmed<br />
En suivant l'ordre chronologique cle ces vieux diplômes, nous<br />
en trouvons un second, écrit par Seliman ben El-Haddad, en<br />
1040(1631),<br />
enjoignant de protéger les Oulad-El-Azzam.<br />
Seliman ben El-Haddad, de la famille noble des Aïad, était<br />
devenu le beau-père du Douadi Sakheri, lequel en avail fait son<br />
khalifa, commandant chez les tribus sédentaires du Tell, pendant<br />
qu'avec ses nomades, il s'éloignait, en hiver, dans les régions<br />
sahariennes (1).<br />
(1)<br />
Les Oulad-El-Haddad racontent que loar ancêtre était un chérif<br />
de la ville de Fez, qui fut massacré par ses parents, compétiteurs au<br />
pouvoir souverain. Ce chérif laissa un fils qui, sauvé par un Nègre,<br />
son esclave, fut amené à la Kalâ des Beni-Hammad, où un forgeron
369<br />
Enfin, le dernier titre est signé d'Ahmed ben Sakheri lui-<br />
même; nous allons le reproduire textuellement:<br />
*<br />
.X^sr*<br />
tiYyj U^ J* ^U * «Jj j^J ¥<br />
(cachet illisible)<br />
ysL* ^yll^J] Jty
370<br />
zam, qui habite aujourd'hui encore la tribu des Oulad-Abd-en-<br />
Nour,<br />
entre Constantine et Sétif.<br />
Un autre litre de la même nature et délivré toujours par Sa<br />
kheri au marabout Zarrouk, de Méchira, dont la zaouïa se trouve<br />
près des Telarma, porte la date de 1062 (1651).<br />
D'après le chroniqueur des Beys de Constantine, Youssef,<br />
pacha d'Alger, craignant la lourde responsabilité d'avoir perdu<br />
une riche province relevant de la Turquie,<br />
entama immédiate<br />
ment des négociations avec tous les personnages religieux ou au<br />
tres influents dans le pays,<br />
afin d'obtenir une nouvelle soumis<br />
sion. Avec leur concours, il entreprit une grande campagne<br />
dans cette direction. Il expédia d'Alger une partie des troupes,<br />
tandis que lui-même, avec son camp particulier, prit la voie de<br />
mer, débarqua à Bône, de là marcha sur Constantine,<br />
et même<br />
jusqu'à Biskra. Nous n'avons aucun détail sur cette expédition,<br />
et nous ne savons si le cheïkh Ben Sakheri chercha à s'opposer<br />
en personne à sa marche. Les notes de la famille des Douaouda<br />
-n'en disent rien non plus. Quoi qu'il en soit, Youssef-Pacha re<br />
gagna Alger par terre, où il arriva vers le milieu de l'année 1642.<br />
Ce qui démontrerait que le résultat de la campagne turque avait<br />
été nul, c'est qu'en 1645, de même qu'en 1651, Sakheri était<br />
toujours le maître de la contrée, ainsi que le démontrent les di<br />
plômes ci-dessus.<br />
Voici une légende qui se rapporle à cette époque. Les Se-<br />
khara dominaient dans le Sahara, le Tell et une parlie de la Ka<br />
bylie. Si quelques marabouts privilégiés étaient leurs partisans,<br />
d'autres avaient sans doute des raisons pour leur faire de l'op<br />
position. De ce nombre était Si Mahammed ben Yahia, dont le<br />
tombeau,<br />
— appelé le marabout — par nos rouliers, se voit en-<br />
. core sur l'ancienne route des voilures de Sétif à Conslantine,<br />
'. dans la plaine des Oulad-Abd-en-Nour. Or, Si Mahammed ben<br />
Yahia, qui s'attribuait le don de prophétie, ne cessait de ré<br />
péter, à cette époque de lutte entre les Turcs el l'élément indi<br />
gène : » Je suis Turc et non plus Arabe », signe certain, disent les<br />
chroniqueurs du cru, que les gouvernants arabes ne devaient pas<br />
larder à être remplacés par de nouveaux conquérants.
371<br />
Le marabout ajoutait aussi ces paroles compromettantes : « Le<br />
bâton des Tws est une barre de fer, celui des Sekhara est une<br />
simple tige de berouag (asphodèle) .<br />
Malgré le caractère religieux dont il était revêtu, ses prédic<br />
tions frondeuses ne manquèrent pas d'indisposer contre lui le<br />
chef de la contrée, qui, pour s'en venger, résolut de lui faire<br />
payer l'impôt, dont jusque-là il avail toujours été affranchi. De<br />
Ferdjioua, où le chef des Zekhara passait en ce moment l'été,<br />
avec sa zemala, il envoya des émissaires chargés de percevoir<br />
le tribut du santon trop bavard. A leur arrivée, le marabout ne<br />
manifesta en aucune manière son étonnement ; il se borna à leur<br />
dire: « Je m'estimerais très heureux de continuer à ne pas<br />
payer d'impôt; mais si votre maître y lient absolument, amenez-<br />
moi cinq cenls chameaux pour emporter l'orge et le blé que j'ai<br />
à livrer. » Les envoyés, croyant la chose,<br />
»<br />
s'en furent à la re<br />
cherche de cinq cents chameaux ; mais lorsque le marabout eut<br />
connaissance de leur approche, il sortit de sa tente et prononça<br />
ces paroles: o Engloutis ce qui vient, ô toi qui engloutis.<br />
peine avait-il achevé cet anathème, que les animaux disparu<br />
» A<br />
rent dans les entrailles delà terre, qui s'entrouvrit sous leurs<br />
pieds. L'endroit où s'est passé le fait est la riche prairie des<br />
Oulad-Zaïm qui porte encore le nom de Belaâ (l'engloutisseuse,<br />
l'avaleuse). Quant aux cavaliers qui conduisaient les chameaux,<br />
ils coururent de toute la vitesse de leurs chevaux informer les<br />
Sekhara de ce qui venait de se passer.<br />
A cette nouvelle, le chef du pays, craignant pour lui-même,<br />
partit sur-le-champ implorer la clémence de Si Mahammed ben<br />
lui amenant sa fille et de riches présents. Il offrit le tout<br />
Yahia,<br />
au marabout, qui, touché de son repentir, consentit à lui faire<br />
grâce. A tous ces cadeaux, il joignit des esclaves et le don de la<br />
contrée environnante. Ce territoire est resté,<br />
derniers lemps,<br />
chaient à se<br />
biens en sûreté,<br />
encore dans ces<br />
un asile inviolable pour tous ceux qui cher<br />
soustraire à la justice des hommes ou à mettre leurs<br />
en cas de guerre.<br />
Celte légende est un curieux exemple de l'imagination arabe ;<br />
elle est fort répandue dans le pays, et c'est pour cela que nous
1<br />
372<br />
lui conservons son cachet original el féerique. Cependant, il nous<br />
est périnis de chercher à nous rendre compte des circonstances<br />
qui y donnèrent lieu. Un ruisseau, l'oued Tadjemout, complète<br />
ment à sec en été, descend des hauteurs des Oulad-Zaïm. Il est<br />
probable que les cavaliers des Sekhara commirent l'imprudence<br />
de camper dans ce bas-fond,<br />
dans ce pays,<br />
et qu'une de ces crues si fréquentes<br />
où aucune végétation abondante ne retient les<br />
eaux du ciel, pendant les orages, inonda brusquement la vallée<br />
el les engloutit.<br />
Quoi qu'il en soit de celte légende, inventée probablement<br />
après coup, l'autorité exclusive des Sekhara ne devait pas durer,<br />
et les Turcs allaient reparaître et se maintenir.<br />
L'anarchie, dans la ville de Constantine et la campagne, était<br />
devenue telle, que les notabilités sollicitèrent du Pacha de leur<br />
donner un nouveau Bey. C'est ainsi que nous voyons apparaître<br />
successivement Ferhat-Bey , Mohammed ben Ferhat,<br />
et enfin Red<br />
jeb, le dernier, qui arriva au pouvoir au mois d'octobre 1666,<br />
en faisant assassiner son frère Mohammed. Le chevalier d'Ar<br />
vieux, alors consul général de France à Alger, raconte dans ses<br />
mémoires que Redjeb avait épousé une belle esclave espagnole,<br />
qu'il fut destitué, après six années de règne,<br />
mort pour avoir tenté cle se révolter, en 1674.<br />
Redjeb-Bey,<br />
et même mis à<br />
ne pouvant vaincre les résistances du cheïkh<br />
douadien Ahmed ben Sakheri, déjà vieux à celte époque, réso<br />
lut de le gagner en offrant Oum Hani, sa fille, en mariage à son<br />
frère El-Guidoum. Cetle fille, issue d'un Turc et d'une Espa<br />
gnole, avait, dit la tradition, le sang chaud et le caractère viril ;<br />
aussi plut-elle beaucoup aux Arabes, dont elle partageait les<br />
exercices à cheval, soit à la chasse,<br />
soit dans les réjouissances des<br />
Nomades. Elle ne tarda pas à perdre son mari, El-Guidoum, qui<br />
la laissa avec quatre enfants en bas-âge. Selon l'usage assez fré<br />
quent chez les indigènes, Ahmed ben Sakheri adopta les enfants<br />
de son frère, en épousant, tout vieux qu'il élait, leur mère Oum<br />
Hani. Ben Sakheri avail déjà une première femme du nom de<br />
Redjeradja,<br />
fille de la famille noble des Oulad-El-Haddad des<br />
Aïad, dont nous avons déjà parlé, qui lui avait donné deux fils<br />
nommés Mohammed et Ferhat, et une fille, Fathma El-dBelilia.
373<br />
Après que Redjeb-Bey eut élé mis à mort pour sa tentative de.<br />
rébellion, inspiré qu'il élait peut-être par sa fille, qui comptait<br />
sur l'appui des Arabes sahariens pour fonder un petit royaume<br />
indépendant, la mère et le frère de Oum Hani,<br />
expulsés de<br />
Constantine, se réfugièrent auprès d'elle dans le Sahara. Or, le<br />
frère de Oum Hani, portant ombrage aux parents du chef doua-<br />
dien à cause de l'influence qu'il acquérait chaque jour par sa<br />
bonne tenue et ses manières distinguées, fut assassiné un jour,<br />
à la chasse, à Feïd-el-Gharek, entre Biskra et Sidi-Okba, Oum<br />
Hani, bien renseignée sur les auteurs du meurtre, inaugura sa<br />
vengeance en frappant son mari lui-même. Elle s'entendit avec<br />
quelques notabilités arabes bien dévouées à sa personne,<br />
et fit<br />
massacrer Ahmed ben Sakheri pendant qu'il se promenait isolé<br />
ment à l'endroit nommé El-Heuch-bou-Arous, situé à proximilé<br />
de l'oasis de Ourlai. Elle se débarrassa ensuite, de la même ma<br />
nière, de plusieurs parents ou serviteurs de son mari. Redjeradja,<br />
la première femme de ce dernier, et par conséquent sa rivale,<br />
ne devait pas êlre épargnée non plus. Mais son fils Mohammed<br />
seul tomba sous les coups des assassins. Redjeradja pril la fuite,<br />
emportant le cadavre de celui-ci,<br />
Khaled,<br />
qu'elle alla enterrer à Sidi-<br />
auprès du corps de son mari. Elle resta enfermée à Sidi-<br />
Khaled, sous la protection des marabouts de eclte zaouïa, el sau<br />
vegarda ainsi l'existence de son fils Ferhat et de sa fille Falhma<br />
El-Belilia.<br />
Nous avons déjà raconté la terrible vengeance de Oum-Hani<br />
sur la personne de Soliman ben Djellab, le petit sullan de Tou<br />
gourt, qui, lui aussi,<br />
était parent des Douaouda. Nous avons dit<br />
également qu'elle immense influence exerça cette héroïne dans<br />
le Sahara. Mais nous avons un témoignage bien autrement in<br />
téressant à invoquer en rappelant ici ce que notre voyageur fran<br />
çais Peyssonnel raconte de son entrevue avec elle lorsqu'il par<br />
courut la province de Constantine en 1725 :<br />
« La<br />
princesse Aumoui avait posé ses douars, dit-il, tout au-<br />
» près de Sétif. Je fus bien aise de voir celte femme si illustre<br />
» et si<br />
guerrière qui commande une nation considérable en ce<br />
» pays. Je fus donc à sou douar. Je la trouvai dans sa tente,
374<br />
» assise avec les principaux arabes de sa nation. Je lui touchai<br />
9 la main, elle me fit asseoir auprès d'elle et me demanda des<br />
» nouvelles du Bey. C'est une grande femme assez bien faite, de<br />
• l'âge de soixante ans, d'une belle prestance et d'une physiono-<br />
» mie fort heureuse. Je ne saurais mieux vous la représenter<br />
» qu'en la comparant à Madame de Venladour. Elle était assise<br />
» sur un tapis,<br />
» simpte mais propre,<br />
habillée comme les mauresques d'un burnous<br />
avec une espèce de mante qui lui passait<br />
» sur la tête et qui élait tenue par une boucle d'or ; ses brace-<br />
» lels étaient d'acier et rien n'était superbe que sa bonne mine,<br />
u mais tout sentait la propreté dans sa tente. Comme elle eût<br />
» appris que j'étais médecin, elle me pria de voir un de ses fils<br />
» très malade. J'y fus et je le trouvai avec une fièvre maligne,<br />
» la langue noire, le pouls élevé, les yeux vitreux, le visage<br />
» cadavéreux et fort abattu. .. .<br />
» La princesse Aumoui était la femme d'un chef qui comman-<br />
•> dait dans le déserl de Sahara. Après la mort de son mari, elle<br />
» prit la tutelle de ses enfants encore petits et s'acquit le com-<br />
• mandement de ces peuples qui lui sont soumis.<br />
» Elle va elle-même à la tête de son armée, elle a livré plu-<br />
» sieurs combats aux Turcs et fait des actions de bravoure mé-<br />
» morables, qui l'ont fait considérer et craindre tant de ceux de<br />
» sa nation et de ses voisins que des Turcs eux-mêmes. Elle a<br />
» battu plusieurs fois le bey<br />
de Constantine qui pour s'acquérir<br />
375<br />
Hani, finirent par se mettre en révolte. Leurs députalions allè<br />
rent à Sidi-Khaled prendre Ferhat, le fils de leur ancien chef<br />
Sakheri, qui, jusque-là,<br />
avail vécu dans l'obscurité et d'un<br />
commun accord le proclamèrent cheikh El-Arab. Oum-Hani<br />
marche aussitôt contre le prétendant et les deux partis se trou<br />
vent en présence à El-Guemâa entre les Oulad-Djellal et Lioua.<br />
Au moment où on allait en venir aux mains, Ferhat se détache<br />
et s'avance seul. 11 appelle Ahmed, le fils aîné de Oum-Hani.<br />
« Nous combattons lut dit-il en ce moment pour le pouvoir; à<br />
quoi bon faire battre nos gens qui n'ont aucune raison pour se<br />
haïr, vidons l'affaire entre nous en combat singulier, le survi- ■<br />
vant restera le maître ; vous êtes quatre frères, je suis seul,<br />
l'avantage est donc de votre côté. »<br />
A ces mots ils s'élancent l'un contre l'autre ; Ferhal lue<br />
Ahmed, l'aîné. Mais les cavaliers des deux côlés se sont égale<br />
ment portés en avant et ceux d'Oum-Hani sont battus. Dans la<br />
mêlée, le second fils de l'héroïne est également tué.<br />
A partir de ce moment le pouvoir fut scindé. Oum-Hani eut<br />
ses partisans : Ahl ben Ali, Oulad-Salem, Chorfa, Bamra. Ferhat<br />
avait les Selmia, Bou-Azid, Rahman, Oulad-Zekri et toutes les<br />
tribus nomades à l'ouest du Zab.<br />
Les Sahariens venant une année dans le Tell selon leur cou<br />
tume, se rencontrèrent à Aïn=Mouchemal du côté de l'Oued-<br />
Cheïr. On se battit encore et les deux derniers fils de Oum-Hani<br />
furent tués dans celte bagarre.<br />
Oum-Hani abandonnée dès lors de ses partisans se relira avec<br />
quelques serviteurs du côté des Eulma de Sétif où elle vécut dé<br />
sormais dans l'obscurité et finit par mourir de vieillesse et<br />
aveugle.<br />
Ferhat ben Ahmed ben Sakheri,<br />
appelé aussi quelques fois Ben<br />
Redjeradja, du nom de sa mère, resta donc sans conteste à la<br />
têle de tous les arabes nomades et son autorité dans le Sahara se<br />
fortifia par le mariage de sa sœur Fathma-El-Belilia,<br />
avec le<br />
sultan deTougourl, ce qui resserra les liens existant déjà entre<br />
ces deux nobles familles. Nous ne savons rien autre sur Ferhat<br />
sinon qu'après avoir rétabli la grande autorité des Douaouda il<br />
mourut dans le courant du mois de choual 1148 (1736), laissant
376<br />
son fils Ali bou Okkaz qui prit le titre de Cheikb-EI-Arab et<br />
donna définitivement au reste de sa famille le nom généri<br />
que de Bit bou Okkaz quelle a conservé désormais.<br />
Les Turcs de Constantine qui cherchaient depuis longtemps à<br />
faire pénétrer leur influence dans les régions sahariennes en<br />
trèrent en relation avec Si-Ali bou Okkaz qui continuait à vivre<br />
indépendant et, comme ses ancêtres,<br />
traitait d'autorité à auto<br />
rité avec les beys. On lui envoya de riches cadeaux et on finit<br />
par lui faire accepter un caftan d'investiture de la part du sul<br />
tan de Constantinople. Ahmed-Bey El-Kolli,qui gouvernait Cons<br />
tantine à cetle époque, parvint même à contracter alliance avec<br />
la famille des chefs Sahariens en donnant en mariage sa belle-<br />
sœur Mbarka bent ben Ganâ à Ferhat, neveu du cheikh El-Arab<br />
Ali bou Okkaz .<br />
LES BEN GANA<br />
H y a plus de cinq siècles que les Douaouda sont les maîtres<br />
incontestés du Sahara et d'une partie du Tell de la province de<br />
Constantine quand le nom des Ben-Ganâ est prononcé pour la<br />
première fois sur la scène politique de celle région. Il va être<br />
mêlé à la plupart des événements qui se produiront jusqu'à l'é<br />
poque contemporaine, côte-à-côte ou pour mieux dire en oppo<br />
sition constante avec celui des anciens chefs féodaux du pays.<br />
Nous ferons donc marcher de front la biographie des deux fa<br />
milles, dès à présent, sans qu'il soit nécessaire de consacrer une<br />
notice spéciale aux Ben-Ganâ. Déjà, nous avons indiqué som<br />
mairement leur origine, mais l'impartialité nous commande<br />
d'enregistrer les différentes versions ayant cours à ce sujet,<br />
laissant au lecteur le choix de celle qui lui paraîtra la plus vrai<br />
semblable.<br />
Dans sa remarquable étude sur Biskra, le capitaine Seroka a<br />
écrit: « Salah-Bey (de 1771 à 1791) parvint à susciter aux Ou-<br />
• lad-Bou-Okkaz la rivalité des Ben-Ganâ. Suivant les uns les
377<br />
» Ben-Ganâ sont des Douaouda, selon les autres, leur ancêtre,<br />
» celui dont date leur illustration était tout simplement un ma-<br />
» rabout des Oulad-Sidi-Seliman qui avait une zaouïa à Redjas<br />
» auprès de Mila et une mosquée, celle de Sidi-Seliman-Medje-<br />
» doubi à Conslantine. Les Ben-Ganâ prétendent descendre d'un<br />
» chef Douadi nommé Haddad. »<br />
Le capitaine Seroka quand il rédigeait son opuscule se trouvait<br />
à Biskra où les Beni-Ganâ étaient loul puissants à cette époque<br />
et dirigeaient naturellement l'opinion publique. On voit néan<br />
moins avec quel réserve, à défaut de moyens de contrôle, l'écri<br />
vain signalait les on-dit ayant cours autour de lui. Placé dans<br />
des conditions plus favorables pour me livrer à une sérieuse en<br />
quête historique, j'ai demandé d'abord aux Ben-Ganâ eux-<br />
mêmes leur biographie, Or voici la traduction du document écrit<br />
sous leur dictée (1) :<br />
« Les anciens rapportent qu'à l'époque où les Espagnols chas-<br />
» sèrent les Maures d'Espagne (1452),<br />
Mahmoud ben Ganâ qui<br />
b était un grand savant s'enfuit d'Espagne où il possédait d'im-<br />
» menses richesses et prit la résolution de se rendre à la Mecque.<br />
» Il disait à ceux qui le questionnaient sur son origine : je suis<br />
» chérif de la postérité du prophète,<br />
mais l'invasion des Espa-<br />
» gnols en Andalousie m'a fait perdre l'arbre généalogique de<br />
■> mes ancêtres et lous les documents que nous détenions.<br />
» Sa première station eut lieu à Bougie et chaque fois qu'on lui<br />
» demandait qui il élait, il répondait : je suis l'hôte de Dieu,<br />
» Dif Allah. —<br />
Comme à cette époque il y avait beaucoup de gens<br />
» protégeant ceux qui se livraient à l'étude des sciences, chaque<br />
» soir il était hébergé dans une nouvelle maison et on l'y ac-<br />
» cueillait par ces mots : sois le bien venu ô hôte de Dieu.<br />
» Continuant ensuite sa marche vers l'Orient, il arriva dans la<br />
» vallée de l'Oued-El-Kebir (bas Roumel) au milieu de la tribu<br />
(1)<br />
Je possède ce manuscrit formant un petit volume que m'a remis<br />
Si-Bou-Lakheras ben Ganâ au nom de sa famille.<br />
—
378<br />
» des Zouara, où chacun lui accorda encore l'hospitalité, à cause<br />
» de ses nobles qualités. Enfin il atteignit une localité du nom<br />
» de Redjas où il se maria et se fixa. Par la culture des terres et<br />
» l'élevage des bestiaux, il ne tarda pas à acquérir une grosse<br />
» opulence qui lui permit de venir en aide à son tour aux<br />
» malheureux qui se groupèrent autour de lui el le reconnurent<br />
» pour chef. Mahmoud ben Ganâ eut un fils qu'il nomma Seliman.<br />
» Celui-ci marchant sur les traces de son père rallia autour de<br />
» lui par ses bienfaits une foule de gens, de sorle que son auto-<br />
» rite ne tarda pas à s'étendre depuis Constaniine jusqu'à Sétif<br />
b par la vallée de l'Oued-El-Kebir. Il avait l'habitude d'aller<br />
» avec ses gens passer l'hiver dans le Sahara,<br />
puis en été il<br />
» revenait résider sur ses propriétés du Tell. Une année, pendant<br />
» qu'il était campé dans le Sahara,<br />
Seliman vit arriver de l'Ouest<br />
s'apb<br />
une population du nom de Ahl ben Ali et leur chef, qui<br />
» pelail Sakheri, fit la paix avec lui en bon musulman et adopta<br />
» son genre d'existence, c'est-à-dire alternant ses séjours, selon<br />
» les saisons, dans le Tell et le Sahara. Seliman avait un fils du<br />
» nom de Ganâ qui épousa la fille de Sakheri. Mais la discorde<br />
» éclata entre les Ahl ben Ali et les gens de Seliman ben Ganâ<br />
» et ceux-ci accablés par le nombre furent forcés d'émigrer en<br />
- Tunisie. Mais au bout de quelques années étant redevenus<br />
» forts, ils revinrent dans leur pays et après un combat meur-<br />
» trier s'en rendirent maîtres de nouveau. Seliman reprit sa do-<br />
» mination sur la contrée el mourut laissant son fils Ganâ qui<br />
» lui succéda ; c'était celui-ci qui avail épousé la fille de Sakheri,<br />
» le chef des Ahl ben Ali. Il en eut un fils qu'il nomma Moham-<br />
> med ben Ganâ et qui hérita de son autorité. Ce dernier vécut<br />
» en bonne intelligence avec les enfants de Sakheri qu'il consi-<br />
» dérait comme ses cousins.<br />
» Une certaine année, Mohammed ben Ganà résolut d'ac-<br />
» complir le pèlerinage de la Mecque et il annonça qu'il don-<br />
o nerait à boire et à manger durant le voyage à quiconque<br />
» l'accompagnerait. De tous côtés lui arrivèrent des compagnons<br />
» de route ; la visite aux lieux sainls s'accomplit et tous ceux qui<br />
» l'avaient suivi proclamèrent qu'ils ne reconnaîtraient plus<br />
» d'autre chef que lui. En rentrant dans leur pays, les pèlerins
379<br />
» chassèrent la famille de Sakheri et n'obéirent plus qu'à El-<br />
» Hadj Mohammed ben Ganâ, dont le nom fut donné au péleri-<br />
» nage de cette année en commémoration de ses bienfaits.<br />
» Toutes les tribus continuèrent à obéir à Ben Gana jusqu'au<br />
» moment où les Turcs arrivèrent pour la première fois à Cons-<br />
" tantine (1535). El-Hadj ben Ganâ rassembla toutes ses tribus<br />
» et empêcha les Tares d'entrer dans cette ville, les forçant même<br />
» de rebrousser chemin vers Alger.<br />
» El-Hadj ben Ganâ, craignant que les Turcs n'arrivassent de-<br />
» vant Constantine une seconde fois, se tint campé sur les bords<br />
» de l'oued Roumel, même pendant la saison d'hiver, se bornant<br />
» à envoyer les troupeaux dans les pâturages du Sahara, selon<br />
• l'habitude. Mais les pluies d'hiver étaient abondantes, et ses<br />
» tribus se plaignaient de camper dans la boue ; alors Ben Gand<br />
» fit apporter du sable du Sahara pour couvrir celte boue, et<br />
» c'est depuis lors que l'on a donné le nom de oued Roumel<br />
d J.
380<br />
» et il était toujours consulté sur les affaires du pays. A cetle<br />
» époque, les Turcs résolurent de faire une expédition contre les<br />
» Flissa, du côté des montagnes du Jurjura. El-Hadj ben Ganâ<br />
» prit ses dispositions et se mit en marche avec le Bey de Cons-<br />
» tantine, qui se nommait Ahmed-Bey<br />
El-Colli. La bataille fut<br />
» sanglante; El-Hadj ben Ganâ parvint néanmoins à refouler<br />
» l'ennemi, mais il fut tué dans l'action (vers 1764). b<br />
Arrêtons là, pour le moment, notre traduction ; nous y revien<br />
drons à la suite des événements. On a remarqué le fouillis d'a-<br />
nachronismes qui précède; j'ai souligné les plus choquants en<br />
mettant les dates en regard pour démontrer combien l'auteur de<br />
celte généalogie imaginaire s'est fourvoyé en plaçant un même<br />
personnage en scène à des siècles d'intervalle. Qui veut trop<br />
prouver ne prouve rien, et oublie surtout les faits historiques,<br />
indiscutables et authentiques.<br />
Cependant, une vérité se dégage,<br />
d'après les Ben Ganâ eux-<br />
mêmes : c'est qu'ils ne sont pas de la vieille race féodale arabe<br />
des Douaouda, et que le berceau de leur famille est à Redjas,<br />
c'est-à-dire à côté de la petite ville kabyle de Mila, au Nord-<br />
Ouest de Conslantine. Ils ne se disent pas non plus issus du ma<br />
rabout Sidi Seliman El-Medjedoub.<br />
Que le lecteur veuille bien suivre la piste queje vais lui indi<br />
quer. Ceux qui, sur place, désireront constater les faits, trouve<br />
ront chaudes encore et même habitées par des collatéraux, cha<br />
cune des étapes de celte famille.<br />
Au commencement du XVIIIe siècle, vivait dans les montagnes<br />
du Jurjura, au village de Koukou, une femme du nom de Ganâ,<br />
jouissant d'une réputation de beauté merveilleuse. Elle étail<br />
veuve, et les nombreux prétendants à sa main finirent par se<br />
disputer et tellement ensanglanter le pays de leurs querelles,<br />
que la Djemaâ, ou Conseil des anciens de Koukou, prononça l'ex<br />
pulsion de Ganâ et des siens. La chronique des Aït-Ganâ s'est<br />
conservée dans la tradition locale des montagnards kabyles.<br />
Ganà avait un fils du nom de Yahia. Elle émigra donc avec sa<br />
famille et alla chercher un refuge chez les Flissat-Oum-el-Lil.<br />
Un homme des Flissa, nommé Abd-El-Azziz, de la fraction des
381<br />
Beni-Amran, possesseur de vastes étendues de terrain, aurait<br />
épousé, dit-on, la belle Ganâ, et cédé une partie de ses terres à<br />
Yahia, son fils, pour son établissement, et celui-ci se fixa, défini<br />
tivement dans la tribu. On montre encore, au-dessus du village<br />
de Tiguenatin, la tombe de ce Yahia ben Ganâ,<br />
qui fut l'ancêtre<br />
de la famille des Oulad-ben-Zamoum laquelle vit encore dans<br />
cette partie de la Kabylie (1).<br />
Les autres frères ou fils de Ganâ se dispersèrent; l'un d'eux<br />
alla faire souche dans les plaines où nous avons créé depuis no<br />
tre centre d'Orléansville. Mais la branche qui nous intéresse le<br />
plus et que nous allons suivre pas à pas esl. celle qui, de la val<br />
lée du Sebaou, passa dans la vallée de Bougie. Elle s'établit dans<br />
la tribu des Fenaïa et finit par y créer une pettile bourgade qui<br />
s'appelle toujours Aïl-Ganâ. Le Kabyle, à moins qu'il soit riche,<br />
ne reste pas en place. Il émigré et va travailler au loin, jusqu'à<br />
ce qu'il ail ramassé un petit pécule qu'il apporte chez lui. Les<br />
Aïl-Ganâ étaient el sont encore anjourd'hui forgerons à leur vil<br />
lage des Fenaïa. Or, l'un d'eux, du nom de Mahmoud, —<br />
celui<br />
que la notice ci-dessus fait arriver avec les Maures d'Espagne<br />
ch'assés par Ferdinand el Isabelle, —<br />
partit du pays de Bougie,<br />
exerçant sa professiou sur son chemin. Il traversa ainsi, en effet,<br />
la vallée cle l'oued El-Kebir, le Zouara, el établit enfin sa forge<br />
à Redjas, non loin de Mila. Jl s'y maria et s'y fixa, cela est très<br />
exact, et il eut uue nombreuse famille. Voilà l'ancêtre El-Had-<br />
dacl, —<br />
le<br />
forgeron,<br />
— dont<br />
parle le colonel Seroka. Le fils de<br />
Mahmoud est, en effet, Seliman (2), qui continua la profession<br />
de son père, et il eut à son tour un fils, Ganâ, celui qui eut le<br />
bonheur, avant de mourir, de voir ses enfants bien casés.<br />
Un turc du nom de Ahmed, janissaire de la petite garnison de<br />
Collo,<br />
(1)<br />
remplissait alors ce que nous appellerions l'emploi de va-<br />
Voir l'historique des Oulad-ben-Zamoum, par le commandant<br />
Robin (Revue africaine) .<br />
Il ne faudrait pas confondre ce Seliman de Redjas avec Seliman<br />
(2)<br />
ben El-Haddad,<br />
le chérif des Aïad dont il a été fait mention plus<br />
haut. Ces homonymies, fréquentes chez les permettent indigènes, des<br />
rattachements, des substitutions intéressées qui déroutent ensuite le<br />
généalogiste mal renseigné.
382<br />
guemestre et faisait fréquemment le voyage de Collo à Conslan<br />
tine pour les besoins de son service Soit qu'il eût à faire ferrer<br />
son cheval ou qu'attardé en route, il s'arrêtât par hasarda Redjas,<br />
il demanda l'hospitalité à Ganâ et y revint. Ses relations devenues<br />
intimes dans la maison de l'artisan, il épousa une de ses filles.<br />
Nous verrons que Ahmed, le janissaire, avançant en grade, fut<br />
d'abord agha de Collo, d'où lui fut donné le surnom de Colli, car<br />
il était originaire cle Boumélie ; il arriva à la dignité de Bey de<br />
Conslantine, et de là date la fortune des Ben Ganâ. Il n'y a pas<br />
d'autres antécédents à chercher.<br />
Telle sérail, d'après les mieux informés et l'opinion générale,<br />
l'origine des Ben Ganâ ; personne ne l'ignore à Conslantine, et<br />
encore moins chez les Kabyles des environs de Mila . Il<br />
y a trente<br />
ans, pendant que j'expéditionnais en Kabylie, et sous la tente,<br />
durant nos soirées, que de fois le vieux Bou Akkaz ben Achour,<br />
cheïkh du Ferdjioua, ou bien encore Bou Renan ben Azeddin,<br />
cheïkh du Zouara, m'ont-ils fait raconter, par des vieillards de<br />
leur pays, les événements passés. Ils rappelaient que leurs pères<br />
allaient ferrer leurs chevaux ou réparer leurs ferrailles à Redjas,<br />
chez Ben Ganâ, l'ancêtre du cheïkh El-Arab de l'époque où nous<br />
étions alors, Si Bou Aziz.<br />
C'est vers la fin de l'année 1756 que Ahmed-Bey El-Colli arri<br />
vait au pouvoir. De sa femme, fille de Ganâ, il n'avait pas eu<br />
d'enfants. Il se décida alors à en épouser une seconde, et en<br />
même temps s'allier à l'une des familles les plus puissantes de<br />
l'époque. 11 se maria'donc à la fille cle Mokrani, seigneur de la<br />
Medjana.<br />
Le caractère affable d'Ahmed-Bey<br />
lui gagna la sympathie des<br />
populalions, et plusieurs tribus jusque-là récalcitrantes lui firent<br />
acte de soumission. Le cheïkh El-Arab Ali Bou Okkaz fut du<br />
nombre des réconciliés, et nous avons vu déjà que Mbarkâ bent<br />
Ben Ganâ, belle-sœur du Bey,<br />
se maria au neveu du chef doua-<br />
dien. Bien qu uni à une seconde femme, Ahmed-Bey conserva<br />
une vive affection à la première, qu'il ne divorça point, et combla<br />
sa famille de marques de sollicitude. Les uns devinrent proprié<br />
taires de terres aux environs de Redjas,<br />
d'autres allèrent fonder<br />
une colonie prospère qui porte encore le nom de Ganadla, dans
383<br />
la vallée du Zeramna. Enfin, une troisième fille Ben Ganâ étail<br />
mariée à un autre Turc qui, quelque temps après, devenait Khaz<br />
nadji ou trésorier à Alger.<br />
Mbarka bent Ben Ganâ suivit son mari dans le Sud. Elle avait<br />
un jeune frère, du nom de Ganâ,<br />
qui l'accompagna et alla sou<br />
vent la visiter ensuite, passant même des saisons entières auprès<br />
d'elle. Nous avons déjà dit que l'existence des Arabes nomades,<br />
qui, comparables à la marée, ont tous les ans un flux et reflux<br />
du Sud au Nord, avait plu au jeune Ganâ et rattachait à ces ré<br />
gions. Voici maintenant les circonstances qui firent éclore ses<br />
visées ambitieuses et lui attirèrent des partisans ; ce ne sont<br />
point des histoires comme en racontent à leur aise les Ben Ganâ,<br />
mais l'histoire exacte de leur arrivée dans le Sahara. Les tribns<br />
nomades étaient divisées en deux partis distincts, depuis les évé<br />
nements auxquels Oum Hani avait donné naissance. Les anciens<br />
partisans de l'héroïne, tels que les Ahl-ben-Ali, Chorfa, Ramra,<br />
obligés de plier devant la force, reconnaissaient l'autorité su<br />
prême du cheïkh El-Arab Ali Bou Okkaz, mais ne l'aimaient pas<br />
et n'attendaient qu'une occasion,<br />
un homme énergique qui se<br />
mît à leur lête pour se déclarer ouvertement hostiles. Ali Bou<br />
Okkaz, de son côté, nourrissait une haine profonde contre les<br />
Ahl-ben-Ali et consorts, qui, subissant jadis l'influence de Oum<br />
Hani, avaient assassiné son grand -père, son grand-oncle et plu<br />
sieurs autres membres de sa famille ; lui aussi n'attendait que le<br />
moment de se venger avec éclat. L'occasion se présenta: ceux<br />
qu'il délestait lui désobéirent. Sous un prétexte quelconque, il<br />
réunit leurs principaux cavaliers à une assemblée, et là, les fit<br />
massacrer jusqu'au dernier. Celle terrible vengeance exaspéra<br />
beaucoup<br />
de gens. On porla des plaintes au Bey, qui adressa des<br />
remontrances sévères et même des menaces de châtiment. Ali<br />
Bou Okkaz répondit audacieusement qu'il étail maître chez lui<br />
et rompit même toute relation avec le Bey Ahmed El-Colli. Les<br />
Ahl-ben-Ali avaient dû rentrer dans le Tel et se placer sous la<br />
protection de l'autorité. L'idée vint-elle de Ben Ganâ, qui avait<br />
vécu quelque temps au milieu des Nomades et assisté à leurs<br />
querelles, ou bien fut-elle inspirée par la politique turque, qui<br />
avait tout à gagner en entretenant les divisions et les haines?
384<br />
Toujours est-il que les mécontents obtinrent des faveurs et des<br />
secours des Turcs,<br />
par l'entremise cle ce même Ganâ. Mais ce<br />
qui compléta encore la scission entre les Arabes et créa, en un<br />
mot, le sof,<br />
— nom<br />
qui reviendra souvent dans le cours de cette<br />
étude, le sof, en faveur de tel ou tel autre parti<br />
— fut<br />
le<br />
fameux pèlerinage de celte époque. En eftel, c'est Ganâ qui en<br />
prit la direction. Ce n'était point alors comme aujourd'hui que<br />
que les choses se passaient en pareil cas. Les Musulmans des<br />
provinces occidentales de l'Afrique ne partaient pas pour l'O<br />
rient sur des paquebots qui en quelques jours les déposaient sur<br />
la plage cle Djedda et les rapatriaient ensuite avec la même faci<br />
lité —<br />
système actuel aussi nuisible sous le rapport politique<br />
que sanitaire<br />
— ils<br />
s'organisaient en grandes caravanes el voya<br />
geaient par terre durant de longs mois,<br />
ce qui contribuait à<br />
calmer leurs ardeurs fanatiques et à purifier leur corps<br />
infecté.<br />
Ganâ partit ainsi avec les pèlerins des Ahl ben Ali el autres<br />
gens du Sahara,<br />
se joignant à la grande caravane ou Rekeb ve<br />
nant du Maroc et qui, semblable à un fleuve,<br />
recueillait dans<br />
son sein, le long du parcours, le contingent des nombreux af<br />
fluents arrivant par les deux rives. C'était d'habitude un prince<br />
de la famille Chérifienne du Maroc qui avait le commandement<br />
du Rekeb ou caravane des pèlerins. Il est fort prétentieux d'as<br />
surer que les Ben-Ganâ, qui étaient des inconnus à cetle époque,<br />
donnèrent leur nom au pèlerinage ; mais, quoiqu'il en soit, un<br />
des leurs marchait en effet avec le groupe parti du Sahara de<br />
Constantine. Soit que Ganâ eût déjà quelque fortune person<br />
nelle ou que le Bey son parent eût mis de larges subsides à sa<br />
disposition, ce qui est plus probable, il fut très généreux envers<br />
ses compagnons de roule auxquels ils prodigua aussi des caresses<br />
pour gagner leur confiance. Au retour des lieux saints, les Ahl<br />
ben Ali se présentaient en masse devant le Bey<br />
daient El-Hadj<br />
et lui deman<br />
ben Ganâ pour chef. La combinaison avait plei<br />
nement réussi, mais fallait-il encore la mettre en pratique. El-<br />
Hadj<br />
ben Ganâ n'aurait pu se présenter dans le Sahara malgré<br />
le dévouement de ses quelques partisans. Il fallut renforcer la<br />
petite garnison turque de Biskra pour le proléger, et c'est sous
385<br />
le canon de cette citadelle qu'il devait se tenir, ne dépassant<br />
guère l'oasis de Sidi-Okba. Le véritable cheikh El-Arab Ali bou<br />
Okkaz, restait maître de tout le plat pays du Sud.<br />
Le chérif Sid-El-Haoussin El-Ourtilani, qui a laissé un livre<br />
d'impressions de voyage en allant à la Mecque, nous indique la<br />
zone où se tenait El-Hadj ben Ganâ lorsqu'il passa par Biskra en<br />
1762, en même temps que sa situation politique: « Nous par-<br />
« limes de Sidi-Okba, dit-il,<br />
nous dirigeant vers Zeribet. Pen-<br />
» dant celte journée nous fîmes la rencontre du fils du cheïkh<br />
b El-Hadj ben Ganâ. Ce cheïkh est un homme généreux qui par<br />
» ses libéralités s'est attaché les Arabes. Il est 1res écouté des<br />
b Turcs qui lui accordent ce qu'il demande. Il vient au secours<br />
b des pauvres et ne les abandonne pas; la paix règne grâce à<br />
b lui,<br />
car dans la province de Constantine il advient des trou-<br />
• blés à chaque changement de gouverneur, mais grâce à Dieu<br />
» ce cheïkh est en bonnes relations avec chaque nouveau gou-<br />
» verneur, en raison de sa manière d'agir. »<br />
Il est certain que El-Hadj ben Ganâ, créature des Turcs, ne<br />
pouvait avoir avec ses protecteurs que de bonnes relations. Mais<br />
Ali bou Okkaz de son côlé supportait difficilement ia présence<br />
d'un rival ayant comme lui le tilre de cheïkh El-Arab. Il alla<br />
campera Sidi-Khaled afin de le surveiller et profitant d'une im<br />
prudence de sa part, il lui enleva à peu près toute sa zemala<br />
l'obligeant à chercher un refuge dans la montagne chez les<br />
Oulad-Zeïan. Delà Ben Ganâ se sauva à Constantine où il resta<br />
avec le titre pompeux de cheïkh El-Arab, mais in partibus, car<br />
ses administrés consistaient en quelques clients trop compromis<br />
pour continuera habiter le Sahara qui s'élaient attachés à sa for<br />
tune. C'est dans ces conditions qu'il accompagna le Bey Ahmed-<br />
El-Colli,<br />
son beau-frère, dans l'expédition qu'il entreprit contre<br />
les montagnards des Flissa de la Kabyle occidentale. Il dut s'y<br />
conduire bravement puisqu'il fut tué dans l'action,<br />
mais il im<br />
porte de remarquer qu'il combattait en quelque sorte en volon-<br />
Rewe africaine, 26» année. X' ISS (SEPTEMBRE <strong>1882</strong>),. 25
386<br />
taire isolé. En lisant cet épisode dans la chronique des Beys de<br />
Constantine, où il esl dit: « le cheikh El-Arab El-Hadj ben<br />
Ganâ tomba aux côtés du Bey », on serait disposé à croire que<br />
les nomades du Sahara faisaient partie du corps d'armée, tandis<br />
qu'ils étaient alors eux-mêmes en insurrection contre les Turcs<br />
ayant à leur tête le vrai cheïkh El-Arab Si-Ali bou Okkaz.<br />
(A suivre.)<br />
L. Charles Féraud.
UN ACADÉMICIEN<br />
CAPTIF A ALGER<br />
(Suite. —<br />
(1674-1675)<br />
Voir<br />
le n°<br />
154)<br />
« Trois semaines après, une barque de Marseille étant<br />
» sur son départ, il fut rappelé devant le Dey<br />
avec le<br />
» Capitaine, qui, par ordre du Dey, lui rendit vingt<br />
» médailles d'or antiques, et deux cents médailles d'ar-<br />
» gent, qu'on avait trouvées dans sa valise . Il s'embarqua<br />
» donc le lendemain,<br />
quatre mois et demi après sa<br />
» prise, laissant les autres François dans l'espérance<br />
» d'un semblable retour. La barque, ayant fait voile,<br />
» avança pendant deux jours avec un vent favorable,<br />
» mais, à la fin, un matelot, qui étoit au haut du mât,<br />
» cria qu'il voyoit un vaisseau qui avait le vent sur eux.<br />
» Le pilote, montant aussitôt lui-même,<br />
découvrit que<br />
» c'étoit un corsaire de Salé avec une barque de prise;<br />
» ce qui le fit résoudre à mettre la sienne en poupe pour<br />
» fuir en Espagne. Comme M. Vaillant savoit la misère<br />
» des esclaves,<br />
et particulièrement de ceux qui l'étoient<br />
» à Salé (1), il forma un dessin tout à fait extraordinaire,<br />
(1) Les esclaves,<br />
que leur mauvaise fortune conduisait sur les<br />
côtes occidentales du Maroc, étaient, en effet, à beaucoup près, les
388<br />
» qui fut d'avaler les vingt médailles d'or qu'il avoit sur<br />
» luy, pour se faire quelque ressource dans les neces-<br />
» sitez, qu'il prévoyoit lui devoir arriver, et,<br />
dès que le<br />
» corsaire fut proche presque à portée du canon, il ne<br />
» manqua pas de l'exécuter (1). Les autres passagers<br />
» étoient de même dans la dernière consternation par les<br />
» affreuses idées de l'esclavage dont ils étoient menacés,<br />
» lorsqu'une bourrasque, s'étant tout d'un coup levée,<br />
» elle écarta le bâtiment de Salé<br />
» Cependant, comme il avoit avalé tant de médailles<br />
» d'or, qui luy pesoient fort à l'estomac,<br />
il demanda avis<br />
» à deux médecins qu'il rencontra sur le chemin d'Avi-<br />
» gnon. L'accident leur parut singulier, et ils ne demeu-<br />
» rèrent pas d'accord du remède, l'un proposant des<br />
» purgatifs, et l'autre des vomitifs (2);<br />
et dans cette in-<br />
» certitude il ne fit rien, et poursuivit son chemin jus-<br />
» qu'à Lyon, où il en fit quelques-unes par dessous, de<br />
» même qu'auparavant à Saint-V allier, après avoir mangé<br />
» des épinars. Il fut d'abord rendre visite à M. Dufour,<br />
» son amy, et se présentant devant luy avec sa barbe et<br />
» son habit d'esclave, il fut obligé de dire son nom.<br />
plus misérables de tous. Sans parler même de ce qu'ajoutait à la<br />
tristesse de leur sort le fanatisme excessif de la population, ils de<br />
vaient renoncer presque absolument à tout espoir de rachat ou de<br />
fuite, et se voyaient, en outre, privés des secours que les Consuls<br />
chrétiens et les Rédemptoristes accordaient à leurs coreligionnaires<br />
dans les ports barbaresques du rivage méditerranéen.<br />
(lj C'était un usage commun parmi les captifs, et ce passage est<br />
à rapprocher des lignes suivantes, extraites du rarissime ouvrage de<br />
René des Roys, captif à Alger en 1642 (L'Odyssée, ou diversité d'aven<br />
tures, rencontres et voyages, etc.). « Quelques-uns avalèrent des pis-<br />
» tôles, écus d'or et autres pièces de monnaie qui, plus facilement se<br />
» plient et se bossellent. Enfin, la chrysophagie fut si commune,<br />
a nonobstant<br />
que,<br />
l'abondance confuse d'un chagrin désespéré, qui<br />
» assiégeoit toutes les facultez de mon âme, et principalement ma<br />
» mémoire, il me souvint, pour me consoler, de l'hémistiche : Auri<br />
»'<br />
sacra famés ! » (XXI1° Rencontre) .<br />
(2) O Molière !
389<br />
Après s'être embrassés, il luy fit le récit de ses aven<br />
tures,<br />
et n'oublia pas la particularité des médailles.<br />
M. Dufour (1), qui est universellement curieux des<br />
belles choses, par le commerce qu'il entretient avec<br />
les curieux en Europe et en Asie, a fait aussi un beau<br />
recueil de médailles. Il demanda à M. Vaillant la qua<br />
lité des siennes, et si elles étoient du Haut-Empire,<br />
qui sont les plus pesantes. Celuy-cy luy en fit voir<br />
l'échantillon, et luy assura qu'elles étoient toutes des<br />
premiers empereurs.<br />
» Mais est-il possible, luy dit M. Dufour, qu'un homme<br />
» d'esprit et un habile médecin comme vous,<br />
ait osé<br />
» charger son estomac d'un poids si considérable de cinq<br />
» ou six onces, et d'une matière si solide ? —<br />
« Vous<br />
» parlez, luy répliqua-t-il, comme un homme qui est à<br />
» son aise dans son cabinet, et qui n'envisage que de<br />
» cent lieues loin les malheurs de l'esclavage. Si vous<br />
» aviez été en ma place, vous auriez peut-être avalé, non<br />
» seulement les médailles, mais la barque même, s'il<br />
» avait été possible, pour adoucir les amertumes de la<br />
» captivité: » M. Dufour,<br />
qui avoit acheté en même<br />
» tems cinq médailles que son amy luy avoit montrées,<br />
» fit aussi marché d'un Othon d'or, et de quelques autres<br />
» qu'il avoit encore dans le corps, négoce dont il ne<br />
» s'étoit peut-être jamais parlé. Il s'y accorda pour la<br />
» rareté du fait, et, ayant pris congé de luy, il se résolut<br />
» de partir le lendemain par le coche ; mais, par<br />
(1) Philippe Sylvestre Dufour, né à Manosque en 1622, mort en<br />
1687, à Vevey (Suisse) où il avait été forcé de se réfugier à la suite<br />
de la révocation de l'Édit de Nantes, après avoir vu confisquer ses<br />
biens. Il était l'ami intime de Jacob Spon, qui partagea son exil, et<br />
entretenait une correspondance assidue avec les plus célèbres voya<br />
geurs de son temps. (Tavernier, Chardin, Bonnecorse, etc.) Il a laissé<br />
quelques ouvrages, dont le plus connu est le livre intitulé : De l'u<br />
sage du caphé, du thé et du chocalale (Lyon, 1671, in-12).
390<br />
» bonheur, il acheva de les rendre avant que de s'em-<br />
» barquer, et les remit à l'acheteur (1).<br />
Il semblerait que cette aventure, dans laquelle M. Vail<br />
lant venait de risquer deux fois de suite en peu de mois<br />
sa liberté et sa vie, eût dû le dégoûter des longs<br />
voyages; il n'en fut pourtant rien, et nous devons croire<br />
que sa passion de numismate l'emporta sur les appré<br />
hensions légitimes qu'il eût pu concevoir. Nous savons,<br />
en effet, que, sans compter ses savants pèlerinages en<br />
Sicile et en Grèce, il ne visita pas moins de douze fois<br />
l'Italie, et, dans l'intervalle, parcourut, à deux reprises<br />
différentes, l'Angleterre et la Hollande. Il nous reste à<br />
voir ce que devinrent ses compagnons d'infortune, et<br />
comment se termina le différend qui avait failli le faire<br />
retenir captif. Dès son arrivée à Paris,<br />
il avait remis à la<br />
Cour les lettres du Dey dont il était porteur, et rendu<br />
compte de tout ce qu'il avait vu et entendu. De nouveaux<br />
ordres furent envoyés à Marseille pour faire hâter la li<br />
bération des Algériens : mais ce ne fut cependant que le<br />
14 février 1676 que ces malheureux purent revoir leur<br />
patrie. Encore ne les renvoya-t-on pas tous (2), et nous<br />
allons voir, par la lecture d'une lettre de notre Consul,<br />
de quelle façon singulière étaient dénaturées les pres<br />
criptions Royales. A la date du 21 février 1676, M. Le<br />
Vacher écrivait aux Échevins de Marseille la lettre<br />
suivante :<br />
(l)'On retrouve tous ces détails dans l'Éloge de M. Vaillant, pro<br />
noncé devant l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres par M. de<br />
Boze,<br />
au mois de novembre 1706. (Histoire de l'Académie Royale des<br />
Inscriptions et Belles-Lettres, t. Ier, 2° partie, p. 44, etc.)<br />
(2) Dans l'intervalle, et pendant les négociations, une autre barque<br />
algérienne, qui était venue s'échouer près de La Rochelle, avait subi<br />
le même sort que celle de Port-Vendres.
Messieurs,<br />
391<br />
« Les Turcs que vous avez envoyés de la part du Roy<br />
» arrivèrent ici le 14 de ce mois, à la réserve d'un<br />
» vieux, âgé, dit-on, de plus 90 ans, qui est mort dans le<br />
» passage. J'ay rendu votre lettre au Dey, auquel elle<br />
» a été très agréable; il a néanmoins été extrêmement<br />
» irrité, et tout le Divan, de ce que, des Turcs qui ont<br />
» été renvoyés, il ne s'en est trouvé qu'une partie de<br />
» ceux qu'ils avoient demandés à M. Arvieux lorsqu'il<br />
» étoit ici,<br />
et que les autres aient été retenus sur les<br />
» galères, pour lesquels on a renvoyé des Mores inva-<br />
» lides (1);<br />
ils avoient délibéré de retenir les plus consl-<br />
» dérables des François qui étoient détenus ici, et de<br />
» renvoyer les autres en France, ou bien de les vendre<br />
» tous : et, de l'argent qui proviendroit de leur vente,<br />
» acheter autant de François invalides et les renvoyer<br />
» en France : ce que, par la miséricorde de Notre<br />
» Seigneur, j'ay empêché, leur représentant que ce pro-<br />
» cédé ne pourroit produire qu'un très mauvois effet<br />
» à la paix établie et conservée depuis tant d'années<br />
» entre la France et ce Royaume; et que,<br />
s'ils le trou-<br />
» voient bon, j'écrirois en France, et y enverrais un<br />
» rôle des Turcs qu'ils avoient demandé au sieur<br />
» Arvieux, où on reconnaîtrait ceux qui avoient été ren-<br />
» voyés, et ceux qui avoient été détenus,<br />
pour lesquels.<br />
» on a renvoyé des mores invalides ; et notre Invincible<br />
» Monarque ayant, par ce moyen,<br />
été informé qu'on<br />
» auroit, en ce rencontre, agi contre ses ordres et son<br />
» intention, il en ferait justice indubitablement; ce<br />
» qu'ils trouvèrent bon; par ce moyen, et une donative<br />
(1)<br />
C'est toujours le même procédé : on conserve aux galères les<br />
captifs propres au service de la rame, et on renvoie quelques in<br />
firmes et quelques vieillards. Il faut qu'on juge mal de l'intelligence<br />
des Algériens, si l'on croit qu'ils se laisseront duper par un artifice<br />
aussi naïf.
■<br />
392<br />
» de 1,729 pièces de huit (1), à la paye des soldats, irri-<br />
» tés de ce que leurs camarades avoient été retenus,<br />
» et qu'on avoit renvoyé à leur place des Mores inva-<br />
» lides ; tous les François qui étoient détenus,<br />
» jeunes matelots de Provence,<br />
et trois<br />
nouvellement pris sur<br />
» une barque génoise, repassant en France après avoir<br />
» été pris par les Majorquins, m'ont été remis, lesquels<br />
» repassent à Marseille sur la présente barque, qui en<br />
» rapporté les Turcs .<br />
» J'ay envoyé à M. le marquis de Seignelay<br />
» des Turcs que le Dey<br />
un rôle<br />
et le Divan ont demandés à<br />
» M. Arvieux ; et, comme ils prétendent incessamment<br />
» que ceux qui ont été retenus soient renvoyés ici au<br />
» plus tôt,<br />
avec tous ceux de ce pays qui ont fui d'Es-<br />
» pagne ou d'Italie en France, et qui ont écrit d'y avoir<br />
» été retenus et mis aux Galères.<br />
» J'ay, Messieurs, depuis le départ de M. Arvieu de<br />
» ce pays,<br />
entretenu la plupart de ces pauvres François<br />
» qui repassent en France,<br />
tant pour le vivre que le<br />
» vêtir, parce que les Turcs ne leur ont rien submi-<br />
» nistré pendant leur détention, de sorte que, pour leur<br />
» subsistance, des dettes que quelques-uns ont contracté,<br />
» et pour avoir contribué 224 piastres à la donative (2)<br />
» faite pour obtenir leur liberté, j'ay<br />
avancé 670 pièces<br />
» de huit. Je ne croy pas, Messieurs, qu'en servant le<br />
» public par les fonctions indignes d'une personne de<br />
» mon caractère (3), en l'absence d'un Consul, pour<br />
» pouvoir conserver la paix si considérable à votre com-<br />
» merce, vous permettiez que je souffre la perte de cette<br />
(1) La pièce de huit (réaux)<br />
valait environ 2 fr. 50. C'est donc une<br />
somme de 4,300 fr. environ que réclama la milice, pour ne pas s'op<br />
poser au départ des prisonniers.<br />
(2) Dans ces cas là, on se cotisait entre le Consul,<br />
les résidents<br />
français et ceux des captifs qui pouvaient donner quelque chose.<br />
(3) M. Le Vacher fait allusion à sa dignité de Vicaire Apostolique :<br />
il faut ajouter qu'il ne cessait de demander à être remplacé dans les<br />
fonctions de Consul, qu'il n'avait acceptées qu'à contre cœur.
393<br />
» somme; j'espère que vous la rendrez au Supérieur de<br />
» notre maison, le Supérieur des prêtres de la Congré-<br />
» gation de la Mission à Marseille, et que vous m'en<br />
» ferez aviser par la première commodité (1).<br />
» Les corsaires d'ici ont pris l'année précédente<br />
» environ 1,500 chrétiens de différentes nations, la plu-<br />
» part Portugois ; n'étoit la paix que nous avons, nous<br />
» auraient apporté grand nombre de bâtiments francois<br />
» qu'ils ont rencontré, auxquels n'ont rendu aucun acte<br />
» d'hostilité.<br />
» Un Envoyé d'Hollande est arrivé ici depuis quelques<br />
» mois pour demander la paix, qu'il n'a pu obtenir, quel-<br />
» que instance qu'il ait faite, et quelques donatives très<br />
» considérables qu'il s'est efforcé de donner pour ce<br />
» sujet. Le Dey luy<br />
a depuis quelques jours ordonné de<br />
» se retirer ; il en a avisé Monseigneur le Prince d'Orange<br />
» et Messieurs des États qui l'ont envoyé ; il n'attend<br />
» que leur réponse et quelque vaisseau de sa Nation pour<br />
» se rembarquer.<br />
» Je suis, Messieurs, etc. »<br />
Deux pièces sont jointes à cette lettre : l'une assez<br />
curieuse, est la Note des dépensesfaitespar nous, Jean<br />
Le Vacher, Vicaire Apostolique, pour la provision de<br />
la tartane de patron Antoine Veneau, du Martigues,<br />
sur laquelle ont passé les vingt-deux Turcs envogés<br />
(1)<br />
On voit ici la suite du système dont nous avons déjà constaté<br />
les vices : le commerce de Marseille a déjà dû faire les frais de la<br />
réparation de l'injustice des gens de Port-Vendres et du major de<br />
Collioure : le voilà maintenant mis en demeure de payer de nouveau,<br />
pour la relaxation de ceux que la Régence avait arrêté par repré<br />
sailles. On ne semble pas se douter qu'il viendra un moment où les<br />
négociants se lasseront de donner leur argent pour couvrir les erreurs<br />
d'autrui .
394<br />
par Messieurs les Échevins de la ville de Marseille et<br />
repassé les passagers francois qui étoient détenus en<br />
cette ville d'Alger.<br />
La provision se compose : d'un quintal de baccala<br />
(morue), quatre quintaux et quart de biscuit, cinquante-<br />
cinq livres de couscoussou, soixante de riz, une cruche<br />
d'huile et une de beurre, le tout coûtant 23 piastres,<br />
9 temins, 5 aspres, soit, en monnaie de France 70 livres,<br />
8 sous, 3 deniers.<br />
La seconde pièce est : un Rôle des Francois qui<br />
étoient détenus en la ville d'Alger et qui ont repassé<br />
en France au mois de février de laprésente année, mil<br />
six cent septante-six, sur la barque nommée St-Anne-<br />
St-Joseph,<br />
commandéepar patron Antoine Veneau<br />
Ce rôle comprend les noms de vingt-sept captifs ;<br />
parmi eux, on remarque un nommé Louis Ricard, de<br />
Beauvais, compatriote, et probablement domestique de<br />
M. Vaillant: celui-ci est l'objet d'une mention particu<br />
lière, libellée ainsi qu'il suit : Jean Vaillant, de la ville<br />
de Beauvais, s'est embarqué le quatorzième de mars de<br />
l'année précédente, mil six cent septante-cinq, par l'or<br />
dre du Dag de la sus dite ville d'Alger pour porter les<br />
lettres du Divan au Rog.<br />
La lettre du Consul (1)<br />
est intéressante à plus d'un<br />
point de vue, et c'est ainsi qu'elle nous a paru digne<br />
d'être reproduite en entier; elle nous apprend quels<br />
agissements on croyait pouvoir employer envers les<br />
Algériens ; comment on s'emparait sans aucun droit de<br />
leurs nationaux fugitifs ou naufragés pour les condam<br />
ner à l'esclavage et au supplice des galères ; tout cela,<br />
au moment même où le P. Le Vacher, peu suspect, de<br />
partialité pour les Infidèles, nous affirme que la marine<br />
française était respectée, à l'exclusion de toute autre.<br />
Nous pouvons encore y voir quelle longanimité mon-<br />
(1) Cette lettre et les deux pièces citées appartiennent aux Archives<br />
de la Chambre de Commerce de Marseille, AA, art. 467.
395<br />
trent ceux que nous traitions si volontiers de forbans,<br />
et qui répondent par la délivrance de tous leurs prison<br />
niers aux procédés plus que douteux dont ils venaient<br />
d'être l'objet. Le fait est loin d'être isolé et nous avons<br />
eu l'occasion de citer de nombreux exemples (1) d'erre<br />
ments de ce genre dans l'Histoire de nos Relations avec<br />
la Régence. Mais les conséquences de cette dernière<br />
infraction devaient être plus graves que jamais. On s'en<br />
têta à ne pas rendre les Turcs injustement détenus,<br />
estimant « qu'il était indigne de la grandeur du Rog de<br />
» traiter avec de la canaille et des corsaires . (2) » Les<br />
Algériens perdirent patience, et, le 18 octobre 1681, la<br />
rupture fut déclarée en plein Divan. Six semaines après,<br />
le 29 novembre, ils avaient déjà fait vingt-neuf prises<br />
françaises estimées à 250,000 écus et trois cents escla<br />
ves ! En 1682, ils accordaient aux Anglais et aux Hollan<br />
dais une paix qu'ils leur avaient toujours refusée, et<br />
nous suscitaient ainsi une concurrence redoutable pour<br />
le négoce du Levant. Enfin, malgré les exhortations du<br />
Consul et les lamentations du Commerce tout entier, la<br />
guerre fut résolue, et le drame se dénoua par le double<br />
bombardement d'Alger,<br />
l'écrasement inutile de quel<br />
ques masures, l'horrible supplice du P. Le Vacher et de<br />
vingt-deux résidents français. Mezzomorto qualifia en<br />
(1) Il y a, à ce sujet, une terrible lettre du Cardinal de Richelieu<br />
à M. de Sourdis (29 août 1636) ; on y trouve les lignes suivantes :<br />
« Le Commissaire Pastoureau s'en va conduire à Marseille deux cent<br />
» trente ou quarante Turcs et Mores qui ont été pris aux côtes de<br />
» Brouage et de la Rochelle, pour être après, distribués sur les ga-<br />
» 1ères. Lorsqu'ils y seront arrivés, vons ferez ce qu'il faut pour<br />
» cela ,<br />
» Cependant,<br />
attendit qu'on a fait croire auxdits Turcs el Mores qu'on<br />
» ne les menait à Marseille qu'à fin de les embarquer sur quelques vais-<br />
» seaux de l'armée navale pour les repasser en leur pays, ce à quoi ils<br />
» s'attendent, vous tiendrez mes desseins secrets, sans en parler à<br />
» personne, de crainte, qu'en ayant avis, ils ne se sauvassent,<br />
etc. »<br />
(2) Lettre de M. Dussault, citée dans les Mémoires de la Congréga<br />
tion de la Mission, t. Il, p. 334.
396<br />
peu de mots cette ruineuse expédition de Duquesne,<br />
aussi vaine dans ses résultats qu'elle avait été inique<br />
dans ses motifs : en apprenant de la bouche de M. Dus<br />
sault (1) ce qu'elle avait coûté à la France,<br />
épaules,<br />
il leva les<br />
et ne put s'empêcher de dire ironiquement :<br />
« Pour la moitié de cette somme,<br />
» brûlé la ville toute entière ! »<br />
j'aurais moi-même<br />
H.-D. de Grammont.<br />
(I) M. Dussault était Gouverneur du Bastion de France ; après le<br />
bombardement de 1683, il reçut l'ordre de se rendre à Alger, et d'y<br />
accommoder les affaires, en l'absence d'un Consul.
HISTOIRE<br />
DU<br />
CHERIF BOU BAR'LA<br />
(Suite. —<br />
Voir<br />
les n»s<br />
145, 147, 148, 149, 150, 151 et 153.)<br />
L'avant-veille du départ, le 2 au matin, un service fu<br />
nèbre avait été célébré en mémoire des absents, et le<br />
général Bosquet avait ensuite réuni dans une soirée, à<br />
laquelle assistaient tous les officiers,<br />
les habitants de<br />
Bougie qui avaient recueilli des soldats souffrants, afin<br />
de leur témoigner la reconnaissance des troupes.<br />
Un fait bien remarquable,<br />
tribus,<br />
c'est que les Kabyles des<br />
au milieu desquelles ont passé nos troupes pen<br />
dant les désastreuses journées du 22 et du 23 février, se<br />
sont conduits aussi bien qu'auraient pu le faire des amis<br />
dévoués, guidant nos soldats égarés,<br />
relevant ceux qui<br />
tombaient anéantis par le froid et la fatigue, recueillant<br />
chez eux ceux qui ne pouvaient suivre, rapportant les<br />
objets<br />
abandonnés. On frémit quand on songe à ce qui<br />
aurait pu arriver si ces montagnards,<br />
écoutant les con<br />
seils des fanatiques qui prétendaient voir dans le malheur<br />
qui nous frappait le signe d'une intervention céleste,<br />
avaient profité du désarroi de la colonne pour assaillir<br />
nos soldats dispersés, exténués et complètement démo<br />
ralisés.
398<br />
Après son insuccès du côté de Bougie, Bou Bar'la<br />
était rentré aux Oulad-Ali-ou-Iloul, où il était arrivé le<br />
30 janvier; l'accueil qu'il y avait reçu n'avait pas été<br />
brillant, il paraît même que les parents des Kabyles<br />
auxquels il était arrivé malheur en le suivant dans ses<br />
entreprises, avaient voulu lui faire un mauvais parti à<br />
son retour. Une vingtaine de ses cavaliers des Oulad-Sidi-<br />
Aïssa le quittèrent pour aller aux Beni-Mellikeuch, d'où<br />
ils espéraient pouvoir regagner leur pays. Il désarma<br />
un certain nombre des cavaliers qui lui restaient pour<br />
vendre leurs chevaux, les autres furent dispersés deux<br />
par deux dans les tribus où on continua à leur donner<br />
l'hospitalité. Le vent était alors à la soumission, en Ka<br />
bylie, et, pendant quelque temps, le chérif n'eut qu'à se<br />
tenir coi.<br />
Nous avons vu que Si El-Djoudi avait déjà montré le<br />
désir de se soumettre. Depuis longtemps, il était fatigué<br />
il l'avait aidé à ses dé<br />
de la manière de faire du chérif;<br />
buts pensant qu'il se laisserait guider par lui et qu'il<br />
tirerait profit de son patronage, mais Bou Bar'la ne s'é<br />
tait pas montré de facile composition; il n'écoutait rien<br />
et voulait parler en maître. Une querelle, qui avait failli<br />
se terminer d'une manière tragique,<br />
avait éclaté entre<br />
ces deux hommes, lorsque Bou Bar'la était encore aux<br />
Beni-Mellikeuch et, depuis lors, Si El-Djoudi ne le suivait<br />
plus que parce qu'il y était entraîné par son parti et qu'il<br />
aurait eu mauvaise grâce lui, marabout, à se poser en<br />
ennemi de celui qui se donnait comme le défenseur de<br />
la religion. Si El-Djoudi avait encore conduit ses contin<br />
gents à Bou Bar'la dans les affaires des Maatka, mais<br />
après la fuite de celui-ci, devant la colonne du général<br />
Pélissier,<br />
il avait rompu décidemment avec lui et s'était<br />
mis à faire de la propagande pour amener ses partisans<br />
à se soumettre à la France, en l'acceptant, bien entendu,<br />
comme chef.<br />
Ainsi que nous l'avons déjà dit, les tribus des Zouaoua<br />
ne peuvent vivre sans le commerce; le blocus, qui était
399<br />
devenu très rigoureux, les avait réduites à la dernière<br />
extrémité ; d'un autre côté,<br />
environ 150 de leurs mar<br />
chands ou colporteurs, qui avaient été arrêtés en pays<br />
arabe, étaient retenus dans nos prisons et leurs familles<br />
poussaient de toute leur force à une détermination qui<br />
devait leur faire rendre la liberté. Il se forma donc, dans<br />
les tribus qui subissaient l'influence de Si El-Djoudi, une<br />
majorité assez forte, en faveur de la paix, composée des<br />
gens qui souffraient de l'état de choses actuel. Il ne<br />
restait plus pour la guerre que les fanatiques qui, mal<br />
gré tous ses revers, voyaient toujours en Bou Bar'la<br />
un envoyé de Dieu,<br />
que les gens au caractère fier qui<br />
trouvaient deshonorant de se soumettre sans avoir eu<br />
au moins un jour de poudre et que les ennemis particu<br />
liers de Si El-Djoudi,<br />
qui se seraient peut-être soumis<br />
s'ils avaient espéré avoir un chef de leur parti, mais qui<br />
avaient de la répugnance à accepter l'autorité du mara<br />
bout d'Ir'il-bou-Ammès. Le sof qui tenait pour Bou<br />
Bar'la avait à sa tête un marabout d'Agueni ou Fourrou<br />
(Beni-Chebla), parent de Si El-Djoudi, qui se nommait<br />
Si Rabia ben Amar ou Idir.<br />
Les discussions entre les gens du parti de la paix et<br />
les gens du parti de la guerre ne se passaient pas tou<br />
jours en paroles; plus d'une fois les coups de fusil<br />
vinrent appuyer les arguments qui n'avaient pas réussi<br />
par eux-mêmes à convaincre.<br />
Après quelques négociations faites avec le chef du<br />
poste de Dra-el-Mizan, celui-ci envoya son chaouch Ché<br />
rif ben El-Arbi, à Si El-Djoudi, pour arrêter les bases de<br />
la soumission (4 février). Si El-Djoudi demanda un sauf-<br />
conduit pour lui et pour les notables des tribus, afin<br />
d'aller à Alger traiter avec le Gouverneur général, et ce<br />
sauf-conduit lui fut envoyé.<br />
Pour bien comprendre la véritable portée qu'avait<br />
pour nous la démarche de Si El-Djoudi, il est nécessaire<br />
de faire plus ample connaissance avec ce personnage,<br />
dont nous avons déjà eu souvent occasion de parler.
400<br />
Si El-Djoudi ben Si Mhamed,<br />
de Cheurfa qui fait remonter son origine à Chikh El-<br />
Mançour,<br />
appartenait à une famille<br />
un des généraux qui ont pris une part prépon<br />
dérante dans les guerres d'Espagne, au dire des uns ; le<br />
propre fils du sultan Yacoub, de Fez (Maroc), au dire des<br />
autres. Nous ne rechercherons pas laquelle de ces deux<br />
versions est conforme à la vérité. D'après la tradition,<br />
Chikh El-Mançour, au retour d'un pèlerinage à la<br />
Mecque, se serait fixé, il y a quatre siècles, au village<br />
des Aït-Merao dans les Beni-Raten et y aurait fondé une<br />
zaouïa qui se serait élevée rapidement à un haut degré<br />
de prospérité. Les descendants de Chikh El-Mançour ne<br />
vécurent pas en bonne intelligence les uns avec les<br />
autres ; à la suite de querelles et de luttes intestines, ils<br />
reconnurent qu'ils ne pouvaient vivre ensemble et la<br />
zaouïa des Aït-Merao envoya au dehors des essaims qui<br />
fondèrent de nouveaux établissements religieux. Si El-<br />
Djoudi, grand-père du marabout qui nous occupe et ap<br />
partenant à la branche aînée de la famille, se fixa à Ir'ilbou-Ammès<br />
dans les Beni-bou-Drar ; Si Amar ou Idir, le<br />
grand-père de Si Rabia, dont nous avons parlé plus haut,<br />
s'établit à Agueni ou Fourrou dans les Beni-Chebla; une<br />
autre famille se fixa à Adeni dans les Beni-Raten et une<br />
autre émigra à Alger.<br />
Si El-Djoudi et Amar ou Idir étaient ennemis lorsqu'ils<br />
habitaient ensemble aux Aït-Merao et ils le devinrent<br />
plus encore, s'il est possible, après leur émigration,<br />
parce qu'ils se trouvèrent rivaux en cherchant à étendre<br />
leur influence religieuse sur les mêmes populations ka<br />
byles. Si El-Djoudi eut pour serviteurs religieux la pres<br />
que totalité des Zouaoua et Si Amar ou Idir la presque<br />
totalité des Beni-Sedka ;<br />
un parti dans les tribus de son voisin.<br />
chacun de ces marabouts avait<br />
Les tribus du versant nord du Djurdjura sont beau<br />
coup<br />
sant Sud,<br />
plus peuplées et plus puissantes que celles du ver<br />
et elles ont toujours exercé sur celles-ci une<br />
sorte de domination. Il fallait aux premières le passage
401<br />
libre pour leur commerce; de plus il leur fallait aussi des<br />
associations de culture pour remédier en partie à l'insuffi<br />
sance de leur sol, et elles en trouvaient dans les tribus<br />
du versant Sud beaucoup plus largement pourvues sous<br />
ce rapport. Les tribus du versant Nord avaient donc, sur<br />
l'autre versant, comme nous venons de le dire, des tri<br />
bus qu'elles tenaient sous leur dépendance, qu'elles<br />
châtiaient lorsqu'elles n'agissaient pas à leur gré et<br />
qu'elles secouraient lorsqu'elles étaient menacées par<br />
des ennemis. Si El-Djoudi, avec les Zouaoua, étendait<br />
son influence sur les Mecheddala, les Beni-Kani et les<br />
Beni-Ouakour; Si Amar ou Idir, avec les Beni-Sedka, éten<br />
dait la sienne sur les Beni-Meddour et les Beni-Yala (1) .<br />
Si El-Djoudi ben Si Mhamed, dont nous nous occupons<br />
particulièrement, avait, à l'époque où nous sommes ar<br />
rivés,<br />
une soixantaine d'années. Il était d'une taille<br />
assez élevée ; sa figure était régulière, ovale, avec des<br />
gros traits, un nez fort et aquilin, la barbe grise et rare;<br />
sa physionomie était grave et digne, mais sans anima<br />
tion.<br />
Dans sa jeunesse, il s'était fait une grande réputation<br />
de piété par sa vie ascétique et la sévérité avec laquelle<br />
il suivait les pratiques extérieures du culte musulman.<br />
Les Kabyles, habitués à apporter leurs offrandes à la<br />
koubba d'Iril-bou-Ammès, renfermant un cénotaphe en<br />
cèdre, élevé à la mémoire de Chikh El-Mançour et de Si<br />
El-Djoudi, le fondateur de la zaouïa, le consultaient sur<br />
leurs affaires, lui demandant d'arranger leurs différends;<br />
il y montra un certain savoir-faire qui agrandit peu à<br />
peu sa clientèle.<br />
(1)<br />
Nous avons eu communication d'une quinzaine de lettres<br />
arabes, provenant de Yahia-Agha, et des caïds du Hamza, adressées,<br />
pour la plupart, à Si Rabia ben Amar ou Idir, qui montrent claire<br />
ment que les Turcs se servaient des marabouts des Beni-Chebla,<br />
lorsqu'ils avaient quelque chose à demander aux Beni-Sedka, aux<br />
Beni-Yala et aux Beni-Meddour.<br />
Revue africaine, 26° année. X° 1ÎSÎS (SEPTEMBRE <strong>1882</strong>). 26
402<br />
C'était, somme toute, un homme d'un esprit étroit et<br />
borné, d'une profonde ignorance, bien qu'il sût lire et<br />
le point dominant de son caractère était un or<br />
écrire;<br />
gueil peu commun (1)<br />
joint à une naïveté enfantine. Il<br />
était rusé, savait dissimuler ses projets et les combiner,<br />
mais il n'avait pas la persistante énergie qui mène au<br />
but. Comme beaucoup d'indigènes, il était rapace, vénal<br />
et aimait à thésauriser.<br />
Irrésolu dans le conseil, d'une bravoure douteuse dans<br />
il n'aurait jamais acquis l'influence incon<br />
les combats,<br />
testable qu'il avait en Kabylie s'il n'avait appartenu à<br />
une famille de saints marabouts descendant du pro<br />
phète. C'est le genre de supériorité que les Kabyles, avec<br />
leurs instincts démocratiques et égalitaires, acceptent<br />
plus facilement que tout autre. D'ailleurs, Si El-Djoudi<br />
devait plaire à ces montagnards, car il était imbu de<br />
tous leurs préjugés,<br />
prêt à épouser toutes leurs rancunes.<br />
entêté autant qu'aucun d'eux et<br />
Pendant les dernières années de la domination turque<br />
et les premières de notre conquête, il soutint de nom-<br />
(1) L'extrait suivant d'une lettre qu'il écrivait, en juillet 1849, au<br />
colonel Canrobert, pour lui demander de relâcher des prisonniers,<br />
donnera une idée de ses prétentions :<br />
« Si tu es doué d'intelligence et de bonté mets en liberté<br />
» ceux qui sont prisonniers. Nous ne faisons point prisonniers les<br />
• gens qui viennent chez nous,<br />
nous regarderions cela comme<br />
» une chose honteuse. Si tu ne les relâches point et si tu écoutes les<br />
» mauvais conseils, tu n'auras qu'à t'en repentir. Nous sommes prêts<br />
» pour agir contre les populations de l'Oued-Sahel. Je ne relâcherai<br />
» aucun de tes serviteurs et aucun de tes courriers ne pourra tra-<br />
» verser la vallée. N'écoute point les paroles de ceux qui se disent<br />
» tes serviteurs ; tu en es venu à tuer les marchands qui voyagent<br />
» chez les Arabes, c'est une chose honteuse !<br />
» Quant à nous, nous avons quatre-vingt-dix mille soldats zouaoua,<br />
» qui sont adroits tireurs et, si tu reviens à ton intelligence, relâche<br />
» les marchands que tu as faits prisonniers, rends leurs tous leurs<br />
» biens et nous nous entendrons ensemble pour ce qui convient à<br />
.» vous et à nous. Si tu n'agis point ainsi, le blâme retombera sur<br />
» toi. C'est la dernière lettre que je t'écrirai »
403<br />
breuses luttes pour asseoir son influence sur les Me<br />
cheddala et les Beni-Ouakour, intervenant constamment<br />
dans toutes leurs querelles et il arriva à les mettre à sa<br />
discrétion. En s'instituant, de sa propre autorité, le tu<br />
teur d'un orphelin relativement riche, des Beni-Hammad,<br />
tribu des Mecheddala, il devint propriétaire dans ce<br />
village, car, en vertu de la coutume kabyle, le tuteur a<br />
droit au tiers des biens de son pupille. Si El-Djoudi bâtit<br />
des maisons aux Beni-Hammad et s'y créa une installa<br />
tion. -Le grand-père de ce marabout avait pris pied à<br />
peu près de la même manière dans les Beni-Sedka; un<br />
homme dTr'il-Igoulmimen, tribu des Ouadia,<br />
lui avait<br />
légué en mourant des propriétés assez considérables.<br />
Si El-Djoudi mit à profit cette circonstance pour grossir<br />
son parti dans les Ouadia et combattre l'influence de Si<br />
Rabia ou plutôt du chef de son sof dans les Ouadia, qui<br />
était El-Hadj Boudjema Naît Yakoub.<br />
Lorsque Abd-el-Kader visita, pour la première fois, la<br />
Kabylie, en 1839,<br />
Si El-Djoudi alla le trouver à Bor'ni<br />
avec les notables des tribus et il l'accompagna de sa<br />
personne dans son voyage par l'Oued-Ameraoua, les tri<br />
bus de Bougie et l'Oued-Sahel, jusqu'à Bouïra. L'émir<br />
lui donna le titre de khalifa des Zouaoua,<br />
jamais de lui un appui sérieux; son intervention se bor<br />
mais il n'obtint<br />
na à lire sur les marchés les lettres d'Abd-el-Kader et à<br />
recueillir les dons des Kabyles pour la guerre sainte.<br />
En 1849, Si El-Djoudi conduisit des contingents kabyles<br />
considérables dans les Beni-Mellikeuch, pour soutenir<br />
cette tribu contre l'attaque du colonel Canrobert.<br />
Nous avons vu comment il prit le patronage du faux<br />
Bou-Maza,<br />
Bar'la lui-même.<br />
Si Mohamed El-Hachemi et du chérif Bou<br />
D'après ce que nous venons de voir, en décidant ce<br />
personnage à se soumettre à l'autorité française, ce n'é<br />
tait pas une riche acquisition que nous faisions, mais Si<br />
El-Djoudi convenait aux vues que nous avions à cette<br />
époque. On voulait simplement désagréger les tribus
T?abyïës et donner un drapeau autour duquel pourraient<br />
se grouper tous les partisans de l'ordre; or, Si El-Djoudi<br />
Convenait pour ce rôle,<br />
car il avait derrière lui un parti<br />
plus considérable qu'aucun des chefs kabyles auxquels<br />
nous aurions pu nous adresser, et il n'avait pas la trempe<br />
de caractère qui aurait pu en faire un homme dange<br />
reux, en tournant contre nous la puissance que nous<br />
l'aurions aidé à conquérir.<br />
Le prestige de Bou Bar'la était tellement tombé., à<br />
l'époque où nous sommes arrivés, que, sur le marché<br />
du dimanche des Ouadia, du 14 mars, dix de ses cava<br />
liers, dont sept avec armes et bagages, désertèrent<br />
ouvertement et allèrent se rendre au lieutenant Beau<br />
prêtre à Dra-el-Mizan. Il y avait parmi eux El-Djolti<br />
ben Bou Cedra, ancien caïd des Oulad-Rezine,<br />
et six<br />
hommes des Flitta ; les autres étaient delà subdivision<br />
de Miliana.<br />
Avant de profiter de son sauf-conduit, Si El-Djoudi<br />
avait écrit au lieutenant Beauprêtre la lettre suivante,<br />
qui nous aidera à le faire connaître :<br />
« Je vous informe que je suis toujours animé des<br />
» mêmes bonnes intentions;<br />
je me suis abouché avec<br />
» les grands de toutes les tribus des Zouaoua sans<br />
» exception et me suis entendu avec eux sur toutes les<br />
» affaires. Je ne me suis mêlé de cette négociation que<br />
» pour vous complaire et pour faire une chose utile pour<br />
» vous et pour tous en général. Il ne me reste plus qu'à<br />
» me rendre auprès de vous.<br />
» Je vous envoie mon serviteur qui vous remettra<br />
» quarante boudjoux,<br />
afin que vous m'achetiez quatre<br />
» haïks, quatre burnous djeridis grands, cinq paires de<br />
» souliers n°<br />
12,<br />
un burnous noir. Ces effets me sont de<br />
» toute nécessité. Je me prépare à me rendre auprès de<br />
» vous et de là à Alger. Ne manquez pas de m'envoyer<br />
» ces objets par le retour de mon serviteur.<br />
» Ne manquez pas d'avoir soin des prisonniers qui sont
405<br />
» en votre pouvoir, nourrissez-les de votre bourse,<br />
» faites leur raser la tète,<br />
laver leurs vêtements. Dites<br />
» leur que leur maître va venir, cela les réjouira, parce<br />
» qu'ils verront qu'ils vont avoir la liberté. Vous ferez<br />
» une chose qui sera agréable à Dieu et à nous.<br />
» Dites-moi s'il existe de beaux chevaux à vendre<br />
» dans votre pays. Achetez-moi quelques bonnes selles.<br />
» Vous enverriez le tout à Zaouïat-ech-Cheurfa et je<br />
» vous enverrais aussitôt le prix. Si vous ne trouvez pas<br />
» à acheter ce que je demande, donnez m'en avis, car,<br />
» alors, j'irai de ma personne dans l'Oued-Sahel et j'a-,.<br />
» cheterai les chevaux et les vêtements dont j'ai besoin<br />
» chez les Beni-Abbès. Puis, ensuite, je ferai ce qu!il.<br />
» conviendra, pour vous et pour moi, le jour où je me.<br />
» présenterai chez vous. Bref, si mon arrivée vers vous.<br />
» doit se décider, après avoir terminé mes affaires, je<br />
» vous informerai deux jours à l'avance, ainsi que vous..<br />
» le désirez. «<br />
» Ne m'oubliez pas pour tout ce que je vous ai recom-<br />
» mandé, j'espère que vous ne négligerez rien.<br />
» N'oubliez pas de me donner des nouvelles des trois<br />
» prisonniers qui sont entre vos mains, appartenant aux<br />
» Beni-Idjeur. Dites-moi s'ils sont à Aumale ou ailleurs<br />
» ou s'ils sont morts. »<br />
Si El-Djoudi arriva à Dra-El-Mizan le 27 mars, accom<br />
pagné d'environ 80 notables kabyles, appartenant à<br />
11 fractions ; il n'avait pas osé suivre la route directe,<br />
il avait franchi le Djurdjura et il était passé par l'Oued-<br />
Sahel. Le lieutenant Beauprêtre accompagna Si El-Djoudi<br />
et sa députation à Alger,<br />
Randon,<br />
pour les présenter au général<br />
gouverneur général (1). Voici la dépêche qui<br />
indique au général commandant la division les condi<br />
tions de la soumission des Zouaoua :<br />
(1)<br />
1851.<br />
U avait été appelé à ces fonctions par décret du 11 décembre<br />
■i
406<br />
t Alger, le 7 avril 1852.<br />
» Je viens de terminer l'affaire des Zouaoua et de régler<br />
» définitivement la position de Si El-Djoudi. Ce chef avait<br />
» apporté à Alger ses anciennes prétentions et avait pen-<br />
» se, en se présentant à nous, n'avoir qu'à nous faire des<br />
» offres de paix. Je l'ai amené peu à peu à nous offrir<br />
» simplement la soumission des Zouaoua et des Beni-<br />
» Sedka, et, hier, en présence des Zouaoua qui l'ont ac-<br />
» compagne, il a prêté serment de fidélité à la France,<br />
» entre les mains des ulémas de la ville.<br />
» J'ai cru devoir accepter sa soumission à condition<br />
» que le pays des Zouaoua resterait ouvert à nos colon-<br />
» nés, que Bou Bar'la en serait expulsé et qu'un impôt<br />
» de cent douros serait annuellement acquitté par cha-<br />
» que tribu. Si El-Djoudi ayant pris l'engagement de faire<br />
» observer ces conditions par les Kabyles,j'ai faitprocé-<br />
» der àson investiture comme bach-agha des Zouaoua (1),<br />
» en rangeant sous ses ordres toutes les tribus sui-<br />
» vantes:<br />
ht<br />
ap<br />
'c<br />
(1)<br />
jura.<br />
/ Ouadia. / Beni-Ouassif.<br />
\ Beni-bou-Chennacha. , g<br />
j Ahl-Ogdal. g S<br />
l<br />
Beni-bou-Akkach .<br />
Beni-Yenni.<br />
\ Beni-Abmed. W(§ / Oulad-Ali-ou-Harzoun .<br />
Beni-bou-Drar.<br />
Beni-Attaf. Beni-Hichem.<br />
Beni-Rebila. Beni-Ziri.<br />
Beni-Menguellat. Beni-Oumlal,<br />
Beni-bou-Youcef.<br />
Beni-Mellikeuch.<br />
Beni-Kani.<br />
Beni-Ouakour.<br />
Mecheddala.<br />
Ce titre se changea plus tard en celui de bach-agha du Djurd
407<br />
» Les quatre dernières tribus cessent désormais de.<br />
» faire partie de la subdivision d'Aumale.<br />
» Le bach-aghalik des Zouaoua dépendra de la subdi-<br />
» vision d'Alger, en relevant de l'annexe de Dra-el-Mizan.<br />
» Toutes les affaires qui les concerneront et dont je<br />
» m'étais réservé spécialement la direction jusqu'à ce<br />
» jour, rentreront dans la voie commune, pour être trai-<br />
» tées hiérarchiquement, par les autorités locales. Vous<br />
» reprendrez, en un mot, mon cher général, la plénitude<br />
» de vos droits sur cette partie de votre division qui<br />
» formait une anomalie dans votre commandement.<br />
» J'ai décidé également que chaque tribu de l'aghalik<br />
» des Zouaoua paierait, cette année,<br />
» douros, à titre d'amende,<br />
une somme de cent<br />
en outre de son impôt régu-<br />
» lier ; mais je vous ferai connaître ultérieurement l'épo-<br />
» que à laquelle cette contribution devra être perçue.<br />
» J'ai promis à Si El-Djoudi de donner la liberté à tous<br />
» les Zouaoua retenus en prison pour affaires politiques;<br />
» je vous prie de vouloir bien donner des ordres pour<br />
» que tous ces prisonniers soient réunis à Dra-el-Mizan,<br />
» où Si El-Djoudi les prendra à son passage, pour ren-<br />
» trer, à leur tête, dans son pays. Mais, je lui ferai lais-<br />
» ser des otages à Alger, et je l'informe que vous ne<br />
» ferez cesser le blocus, que lorsque le paiement de<br />
» l'impôt de cette année sera effectué. Vous pourrez, à<br />
» cette époque,<br />
autoriser Si El-Djoudi à délivrer des per-<br />
» mis à tous les Kabyles qui désireront fréquenter les<br />
» marchés arabes.<br />
» Telles sont, mon cher général, les premières<br />
dispo-<br />
» sitions que j'ai prises vis-à-vis des Zouaoua et dont<br />
» vous aurez à surveiller l'exécution. Si l'une des condi-<br />
» tions imposées n'était pas remplie,<br />
je suis décidé à<br />
» rompre tous les rapports établis et à continuer, contre<br />
» ce pays, le système de rigueur auquel j'attribue, en<br />
» grande partie,<br />
sa soumission.<br />
•<br />
» Signé: Randon. »
Le commandement du nouveau bach-agha, tel qu'il est<br />
indiqué dans la dépêche ci-dessus, comprenait beaucoup<br />
de tribus dans lesquelles son influence était complète<br />
ment nulle ; mais on risquait peu à les lui donner, puis<br />
que c'était à lui de prendre possession de ses adminis<br />
trés,<br />
avec les moyens dont il disposait.<br />
Si El-Djoudi repartit d'Alger le 10 avril et arriva à Dra-<br />
el-Mizan le 13. Des délégués des Beni-Sekda vinrent l'y<br />
trouver pour lui demander l'aman et se mettre sous sa<br />
protection. Le retour du marabout, qui eut lieu par<br />
l'Oued-Sahel, fut un véritable triomphe; des députations<br />
allèrent au devant de lui jusque chez les Mecheddala.<br />
Deux jours après, les Beni-Kani et les Beni-Ouakour<br />
lui envoyèrent leurs djemaâs pour se placer sous son<br />
autorité; les Beni-Mellikeuch eux-mêmes lui envoyèrent<br />
une députation de 25 notables, mais cette dernière dé<br />
marche n'eut aucune suite.<br />
Bou Bar'la ayant osé se présenter, le 18 avril, au mar<br />
ché des Ouadia, en fut expulsé et les Zouaoua installè<br />
rent des postes aux passages du Djurdjura, pour lui<br />
couper la retraite s'il cherchait à fuir du petit territoire<br />
où il se trouvait bloqué. Les débuts du nouveau bach<br />
agha étaient donc pleins de promesses.<br />
Le ministre de la guerre avait décidé, à la date du 23<br />
février 1852,<br />
que l'annexe de Bouïra serait reportée à la<br />
maison de commandement des Beni-Mançour et que les<br />
postes de Bor'ni (Dra-el-Mizan) et de Beni-Mançour for<br />
meraient des annexes relevant respectivement des bu<br />
reaux arabes d'Alger et d'Aumale. Cette décision ne<br />
reçut son exécution complète qu'après la soumission de<br />
Si El-Djoudi, qui devait occasionner une réorganisation<br />
territoriale.<br />
La maison de commandement de Dra-el-Mizan, dont<br />
on a fait aujourd'hui l'hôpital militaire, n'était pas encore<br />
achevée ; elle ne devait l'être qu'à la fin de 1852. Un cer<br />
tain nombre de colons avaient suivi les troupes chargées
409<br />
de l'exécution et de la protection des travaux et ils s'é<br />
taient établis auprès du camp; ils formèrent le noyau du<br />
nouveau village de Dra-el-Mizan. Les premiers lots ur<br />
bains, au nombre de 14, leur furent distribués au mois<br />
d'août 1852. Ce ne fut qu'en 1854 que ce centre prit<br />
un certain développement,<br />
ruraux.<br />
par la concession de lots<br />
La maison de commandement de Beni-Mançour avait<br />
été commencée, comme nous l'avons vu, au mois d'avril<br />
1851 sous la protection d'une colonne commandée d'a<br />
bord par le colonel d'Aurelle de Paladines,<br />
lieutenant-colonel Bourbaki. Les travaux,<br />
puis par le<br />
poussés avec<br />
activité, avaient été achevés dès le mois de juillet, au<br />
moment où la colonne du général Camou rentrait de son<br />
expédition de l'Oued-Sahel. Cette maison de commande<br />
ment avait d'abord été destinée au marabout de Chellata,<br />
mais on avait renoncé à<br />
Si Mohamed Saïd ben Ali Chérif,<br />
cette idée,<br />
car malgré son influence religieuse et ses<br />
hautes qualités, on avait pu juger qu'on n'aurait trouvé<br />
en lui qu'un chefplutôt embarrassant qu'utile ; on y avait<br />
alors installé Bel Kher comme caïd du makhezen, en lui<br />
donnant la mission de garder la vallée de l'Oued-Sahel<br />
et de concourir au blocus de la Kabylie. Par suite des<br />
faits qui se produisirent dans la vallée et qui nécessitè<br />
rent la présence d'un officier, le sous-lieutenant de Spahis<br />
Hamoud resta à Beni-Mançour d'une manière à peu près<br />
permanente ; on n'osait d'ailleurs pas abandonner à lui-<br />
même le caïd Bel Kher, dont le caractère intraitable,<br />
rapace et brouillon, nous aurait attiré des difficultés.<br />
Le poste de Bouïra avait continué à être occupé par<br />
un officier du bureau arabe d'Aumale, qui était le lieute<br />
nant Camatte ; mais le rôle de ce point d'occupation<br />
était devenu insignifiant depuis qu'on avait créé en<br />
avant de lui, d'un côté la maison de commandement de<br />
de l'autre celle de Dra-el-Mizan. C'est<br />
Beni-Mançour,<br />
cette raison qui le fit supprimer. On installa à Bouïra<br />
l'agha Bouzid en lui laissant les Askars, mais en retirant
410<br />
la garnison régulière. Le lieutenant Camatte rentra à<br />
Aumale.<br />
Le premier chef de l'annexe de Beni-Mançour, fut le<br />
lieutenant David, du 21e de Ligne (1), qui se trouvait alors<br />
détaché comme officier d'ordonnance du Gouverneur<br />
général; nommé chef d'annexé le 13 avril, il arriva à son<br />
poste le 21 du même mois. Le sous-lieutenant Hamoud,<br />
qui occupait le bordj, reçut l'ordre d'y<br />
rester quelques<br />
semaines pour mettre le lieutenant David au courant du<br />
service.<br />
Le chef d'annexé avait à sa disposition, en outre du<br />
makhezen de Bel Kher, 50 cavaliers des Aribs (2) et<br />
12 Spahis; la garnison du bordj était de 25 hommes<br />
d'infanterie.<br />
Le caïd Bel Kher, qui était depuis longtemps un embar<br />
ras et qu'on avait ménagé jusque là à cause de ses beaux<br />
services de guerre, fut autorisé peu après à émigrer à la<br />
Mecque. 11 fut remplacé, à la date du 23 mai, par Moha<br />
med ben Chennaf comme caïd du makhezen.<br />
L'annexe de Beni-Mançour comprenait les tribus sui<br />
vantes : Ksar, Sebkha, Beni-Mançour, Cheurfa, Beni-<br />
Aïssi, Beni-Yala ; son territoire faisait une pointe vers<br />
l'Est et la maison de commandement était placée juste à<br />
l'extrémité de cette pointe. Les tribus qui se trouvaient<br />
dans le rayon d'action du chef d'annexé,<br />
comme les<br />
Beni-Abbès, les Beni-Mellikeuch, les Mecheddala, rele<br />
vaient de commandements éloignés et il n'avait pas à<br />
s'occuper d'elles, bien que souvent les faits se passas<br />
sent, pour ainsi dire, sous ses yeux. C'était une situation<br />
assez fausse, qui provenait de ce qu'on n'avait pas cru<br />
devoir marchander, à Si El-Djoudi, le territoire dont on<br />
avait formé son commandement.<br />
(I) C'est le baron Jérôme David,<br />
qui fut chargé des Travaux pu<br />
blics dans le ministère du 9 août 1870. Il passa, peu apyès sa nomina<br />
tion, du 21e de Ligne au 1er régiment de Zouaves.<br />
(2) Les Aribs étaient passés du cercle d'Alger, dans celui d'Aumale,<br />
par décision du Gouverneur du 17 janvier 1852.
411<br />
Voici comment le général Camou (1),<br />
division d'Alger,<br />
commandant la<br />
définissait le rôle du chef de la nouvelle<br />
annexe, dans une dépêche du 15 avril :<br />
« La mission du chef du poste de Beni-Mançour, con-<br />
» siste à réprimer le commerce des Arabes avec les<br />
» Kabyles, jusqu'à leur entière soumission, à assurer la<br />
» facilité des communications entre Aumale et Bougie<br />
» jusqu'aux limites de ce dernier cercle et à initiera nos<br />
» exi-<br />
habitudes d'ordre, la partie de ce territoire où les<br />
» gences militaires ne l'emportent pas complètement<br />
» sur les besoins administratifs. »<br />
Peu de jours après son arrivée à Beni-Mançour, le<br />
lieutenant David eut une petite affaire sans importance,<br />
dont il a rendu compte de la manière suivante :<br />
« Beni-Mançour, le 2 mai 1852.<br />
» J'ai l'honneur de vous accuser réception de vos cir-<br />
» culaires Il m'est facile de suivre strictement<br />
» l'esprit des circulaires, je dois éviter toute espèce de<br />
» rapport avec le bach-aghalik de Si El-Djoudi et mainte-<br />
» nirle blocus jusqu'à la réception de nouveaux ordres;<br />
» comme l'Oued-Sahel n'est pas la route de Dra-el-Mi-<br />
» zan, je ne peux dans aucun cas gêner les négocia-<br />
» tions.<br />
» Quant aux métamorphoses opérées grâce à l'influence<br />
» de Si El-Djoudi, je les souhaite de tout mon cœur, j'y<br />
» croirai devant le fait de soumissions qui ne seront pas<br />
» provoquées par la présence de nos colonnes. Si El-<br />
» Djoudi m'écrivait avant-hier que les Beni-Kani et les<br />
» Beni-Ouakour étaient soumis. J'ai été ce matin faire du<br />
(1) Le général Camou avait été nommé au commandement de la<br />
division d'Alger par décision du 6 février 1852, en remplacement du<br />
général Blangini, mis en disponibilité sur sa demande.
412<br />
» vert à la limite du pays des Cheurfa, sur le terrain des<br />
» gens de Tiksiriden, qui sont avec Saïd ben El-Hadj ;<br />
» j'ai supporté pendant très longtemps la fusillade des<br />
» gens de Selloum; enfin, impatienté, j'ai chargé avec les<br />
»<br />
for-<br />
Spahis et quelques Mokhaznis, mais j'ai été arrêté<br />
» cément par les difficultés du terrain ; un Mokhazni,<br />
» Sliman ben Mhamed a eu son cheval blessé. Ce retour<br />
» offensif m'a permis de faire terminer le vert ; au mo-<br />
d'échan-<br />
» ment du départ il y a eu quelques cartouches<br />
» gées avec les contingents des Gueribissa, qui avaient<br />
» rejoint ceux des Selloum. Il est regrettable que les<br />
» recommandations de Si El-Djoudi n'aient pu empêcher<br />
» ses administrés de me tirailler pendant près de trois<br />
» heures.-<br />
» Signé: Jérôme David. »<br />
Le chef d'annexé reçut un blâme pour avoir été faire,<br />
sans motifs sérieux, cette démonstration dans le com<br />
mandement de Si El-Djoudi,<br />
au risque d'amener des<br />
complications dans un moment où le bach-agha avait<br />
déjà fort à faire avec ses administrés.<br />
Si El-Djoudi réussit assez facilement à collecter les<br />
lezmas des tribus des Zouaoua; mais, dans les Beni-<br />
Sedka, il ne put faire payer que les Beni-Ahmed et les<br />
Ogdal ; aux Ouadia, où il se présenta le 6 mai, on le reçut<br />
à coups de fusil. Le bach-agha arriva le 8 mai à Dra-el-<br />
Mizan avec l'impôt qu'il avait pu recueillir ; il s'y ren<br />
contra avec le général Camou,<br />
qui venait inspecter les<br />
travaux et il lui demanda l'autorisation de voyager, pour<br />
les tribus qui avaient acquitté leurs lezmas et la mise en<br />
liberté des otages retenus à Alger. Mais la principale<br />
condition imposée aux Kabyles au moment de leur sou<br />
mission et qui était l'expulsion du chérif, n'avait pas<br />
encore été remplie ;<br />
elle repoussée.<br />
aussi la demande du bach-agha fut
413<br />
Si El-Djoudi s'était occupé de la capture de Bou Bar'la;<br />
il avait fait publier sur les marchés qu'il donnerait cent<br />
douros à celui qui lui apporterait sa tête, ce qui n'était<br />
pas trop ruineux ;<br />
duire par cette prime.<br />
Le cadi d'Aumale,<br />
mais personne ne s'était laissé sé<br />
Si Amar ben Mihoub qui était origi<br />
naire des Beni-Chebla, négociait de son côté, de concert<br />
avec l'agha de Bouïra, pour arriver au même but. Les<br />
Aït-Amar-ou-Idir étaient dépositaires du trésor de Bou<br />
Bar'la, si ce dernier disparaissait il n'y aurait plus eu<br />
de comptes à rendre ; d'un autre côté, Si Rabia ben Amar<br />
ou Idir,<br />
bien qu'aveugle et impotent n'aurait peut-être<br />
pas été fâché d'obtenir un commandement sinon pour<br />
lui, du moins pour un de ses fils, quand ce n'eût été que<br />
pour ne pas rester trop inférieur à son rival Si El-Djoudi.<br />
L'appât offert par Si Amar ben Mihoub, à ses parents,<br />
était donc plus sérieux que les cent douros du bach-agha.<br />
Nous ne saurions dire si les marabouts des Beni-Chebla<br />
auraient été capables de trahir les devoirs de l'hospita<br />
lité, dans tous les cas le chérif ne s'y<br />
fiait que modéré<br />
ment et il cherchait une occasion de prendre le large.<br />
Le 23 avril, il était allé dans ce but jusque sur le marché<br />
des Akbiles; il y<br />
avait trouvé des notables des Beni-<br />
Mellikeuch qui l'avaient dissuadé d'aller dans leur tribu<br />
et il avait rebroussé chemin. Dans la nuit du 15 au 16<br />
mai, il réussit enfin à gagner les Beni-Mellikeuch, en<br />
faisant un grand détour pour échapper aux postes qui<br />
gardaient le Djurdjura.<br />
Ce qu'il y a de particulier dans les négociations menées<br />
par Si Amar ben Mihoub, c'est qu'en même temps qu'il<br />
cherchait à faire livrer Bou Bar'la par les Aït-Amar-ou-<br />
Idir,<br />
il agissait sur le chérif pour l'amener à se soumet<br />
tre. Voici une lettre assez curieuse de ce dernier où,<br />
après avoir rejeté bien loin toute idée de soumission, il<br />
assigne un rendez-vous à Si Amar ben Mihoub pour en<br />
parler:
414<br />
« A celui qui s'est écarté de la voie droite,<br />
qui a aban-<br />
» donné sa religion et dont les oreilles sont fermées aux<br />
» paroles de Dieu. Qu'il soit maudit dans ce monde et<br />
» dans l'autre !<br />
» Le feu le dévorera,<br />
parce qu'il a délaissé le chemin<br />
» de Mohamed pour suivre les infidèles. Dieu nous pré-<br />
» serve de lui ressembler! Puisse-t-il, au contraire, nous<br />
» guider sur le chemin du Salut I Amen.<br />
» Cet écrit s'adresse à Si Amar ben Mihoub. Que le<br />
» salut et la miséricorde de Dieu soient sur les compa-<br />
» gnons du prophète Mohamed I Que la prière soit sur<br />
» lui I Amen .<br />
» Tu nous as écrit afin que nous nous entendions dans<br />
» un but de paix, selon ce qui est prescrit par la reli-<br />
» gion de Mohamed; j'y consens,<br />
car toutes les tribus<br />
» sont dans ma main. Tu viendras avec l'ordre du sul-<br />
» tan français,<br />
cet ordre sera revêtu de son cachet et<br />
» nous ferons ce que tu voudras. Mais si tu as pu pen-<br />
» ser que j'agirais comme a agi Si El-Djoudi, détrompe-<br />
» toi, c'est impossible. Ohl chose surprenante I Com-<br />
» ment me serait-il possible, à moi, d'abandonner la<br />
» religion musulmane pour suivre celle des chrétiens,<br />
» quand Dieu, le Très-Haut,<br />
a dit : ne reconnaissez<br />
» point, pour vos maîtres et seigneurs, nos ennemis qui<br />
» sont les vôtres ; ne faites aucune alliance, aucune paix<br />
» avec eux. Et le prophète, dans ses hadits (conversa-<br />
» tions), confirme la parole de Dieu.<br />
» Si tu as cru flairer que j'étais abandonné sans res-<br />
» sources, viens, tu trouveras de quoi te réjouir ou t'at-<br />
» trister, selon les dispositions de ton cœur. Si tu nous<br />
» trouves prêts pour la guerre, je te donnerai à toi et à<br />
» ceux qui te suivront tout ce qui vous sera nécessaire<br />
» en fait de poudre et de plomb et tout cela avec la vo-<br />
» lonté de Dieu.<br />
» Ne va pas croire que, tant que je vivrai, j'abandon-<br />
» nerai la voie de la guerre sainte. Apprends que la for-<br />
» tune de l'homme consiste dans son jugement et dans
415<br />
» sa vie; l'homme éclairé doit savoir ce qu'il doit faire,<br />
» dans un but utile, de la fortune que Dieu lui a donnée,<br />
» la vie et le jugement. Celui qui, au contraire,<br />
re-<br />
» cherche le bonheur dans ce monde, y amasse des<br />
» grands biens dont il jouit, celui-là est un homme sans<br />
» jugement, car, pour des félicités passagères, il aban-<br />
» donne celles qui attendent le musulman dans l'autre<br />
» monde et qui sont éternelles.<br />
» Je t'écris toutes ces choses afin que tu réfléchisses<br />
» et, si tu veux te rencontrer avec moi, viens, tu as<br />
» l'aman de Dieu et de son prophète.<br />
» Si tu le veux, notre rendez-vous sera à Selloum où<br />
» au had des Ouadia. Ne crains rien. Salut.<br />
» Par ordre de notre Seigneur, qui rendra la religion<br />
» glorieuse, Si Mohamed ben Abd-Allah, que Dieu le<br />
» protège! »<br />
Si El-Djoudi, ayant eu vent des intrigues de Si Amar<br />
ben Mihoub et des allées et venues des ses émissaires,<br />
eut peur de voir son ennemi Si Rabia lui enlever le com<br />
mandement des Beni-Sedka et il se plaignit amèrement<br />
de l'ingérence des agents indigènes d'Aumale, qui dé<br />
rangeaient sa politique. Ordre fut donné à Si Amar ben<br />
Mihoub et à Si Bouzid de cesser toute correspondance<br />
avec les Beni-Chebla.<br />
Quand la nouvelle du retour de Bou Bar'la aux Beni-<br />
Mellikeuch fut connue, on prit immédiatement des me<br />
sures de précaution pour l'empêcher de fuir, s'il en avait<br />
l'intention. La garnison des Beni-Mançour fut portée à<br />
quarante hommes sous le commandement d'un officier;<br />
quatre compagnies furent envoyées pour travailler à la<br />
route d'Aumale à Beni-Mançour;<br />
un goum fut réuni<br />
entre les Beni-Yala et les Beni-Aïssi ; cette dernière tri<br />
bu reçut l'ordre de s'installer à El-Mergueb; enfin, le<br />
camp de Bou-Djelil, dans les Beni-Abbès, fut reconstitué<br />
par l'envoi de quelques tirailleurs indigènes et d'un<br />
goum de 200 chevaux de la Medjana.
416<br />
Les Beni-Mellikeuch n'avaient pas attendu le retour<br />
de Bou Bar'la pour recommencer les hostilités. Voici, en<br />
effet, un extrait d'une lettre du lieutenant David, sur un<br />
engagement qu'ils ont eu avec les Beni-Abbès :<br />
« Beni-Mançour, le 13 mai 1852.<br />
» J'ai l'honneur de vous informer que tous les contin-<br />
» gents des Beni-Mellikeuch,<br />
guidés par Si Ahmed<br />
» Bouzid et le goum de Bou Bar'la ont tenté, ce matin,<br />
» une surprise sur les Beni-Abbès; un officier français,<br />
se trouvait depuis hier dans<br />
» M. le lieutenant Spire,<br />
» cette tribu, chez les Oulad-Saïdan,<br />
avec un goum de<br />
» l'Est; il s'est porté à la rencontre de l'ennemi, qui avait<br />
» déjà franchi la rive droite ; il a eu deux spahis blessés,<br />
» dont l'un mortellement et quatre chevaux blessés. Les<br />
» Beni-Mellikeuch ont dû avoir aussi quelques pertes ;<br />
» Si Ahmed Bouzid passe pour blessé;<br />
le drapeau de<br />
» Bou Bar'la servait de point de ralliement. Pendant cette<br />
d diversion le chérif (1) brûlait l'azib de Si ben Ali Chérif;<br />
» les Beni-Mançour prétendent avoir vu les flammes.<br />
» Ces renseignements sont officiels et sont contenus<br />
» dans une lettre que m'adresse M. le lieutenant Spire.<br />
» J'étais, malheureusement, absent pour reconnaître,<br />
» avec l'officier du génie, le passage de la route, lorsque<br />
» la nouvelle de l'engagement est arrivée à Beni-Mançour.<br />
» Je suis rentré à la hâte, j'ai choisi les vingt meilleurs<br />
» cavaliers etje me suis porté sur les lieux; le combat<br />
» venait de finir. J'ai parcouru ces quatre lieues sans<br />
» être inquiété<br />
(1)<br />
(A suivre.)<br />
Ce renseignement était inexact.<br />
Alger. —<br />
» Signé : Jérôme David. »<br />
N. ROBIN.<br />
Pour tous les articles non signés :<br />
Typ. A. JOUUDAN.<br />
Le Président,<br />
H.-D. de Grammont.
NOTES<br />
POUR SERVIR<br />
L'HISTOIRE DE [/INSURRECTION<br />
DA.3STS LE SXJD<br />
DE LA PROVINCE D'ALGER<br />
de 1864 a 1869<br />
SECONDE PARTIE<br />
(Suite. —Voir les n»» 136,137, 138, 139,140, 141, 142, 143, 144,<br />
145, 146, 148, 150, 152, 153 et 155.)<br />
XV<br />
Sid Kaddour-ould-Hamza et Sid El-Ala réconciliés, préparent un<br />
Le Makhzen<br />
coup de main sur la tribu des Arbaâ, de Lagbouath. —<br />
de cette tribu prend une position défensive au sud de ce poste<br />
avancé. — Conférence<br />
à Ksar-Charef entre le colonel de Sonis et<br />
le chef de l'annexe de Djelfa, à qui il prescrit de réunir le goum<br />
Les rebelles ont envahi et raze le Djebel-el-<br />
des Oulad-Naïl. —<br />
Eumour. —<br />
Les<br />
colonnes du Tell prennent leurs emplacements<br />
pour en fermer les débouchés. —<br />
Les<br />
forces insurrectionnelles<br />
partagées en trois détachements sous les ordres des trois mara-<br />
Revue africaine, 26" année, X' 186 (NOVEMBRE <strong>1882</strong>).<br />
27
ouths. —<br />
na. —<br />
418<br />
Le Makhzen des Arbaâ en reconnaissance sur Tadjrou-<br />
— Composition de la colonne de Laghouath. Elle<br />
mouvement et va camper à Er-Recheg. —<br />
La trahison du marabouth d'Aïn-Madhi. —<br />
— Les<br />
Une<br />
se met en<br />
double méprise. —<br />
Le chaouch Rousbach.<br />
— bandes des trois marabouths devant Aïn-Madhi. Les<br />
re<br />
Oumm-<br />
belles offrent le combat à la colonne, qui a pris position à<br />
ed-Debdeb. — Les rebelles sont battus et mis en déroute avec de<br />
colonne, allégée, se met à la poursuite des<br />
qu'elle pousse jusqu'à Brizina. Retour sur Aïn-Madhi<br />
grandes pertes. — La<br />
rebelles, —<br />
et arrestation de Sid Et-Tedjini. —<br />
ghouath. — Sid<br />
Rentrée<br />
de la colonne à La<br />
Sliman-ben-Kaddour tombe sur les campements<br />
de Sid Kaddour-ould-Hamza à El-Mourra, sur l'ouad Guar, et les<br />
raze à fond. — Convention d'Oglet-es-Sedra avec Sid Ech-Chikh-<br />
ben-Eth-Thaïyeb.<br />
Mais la trêve ne devait pas être de longue durée : les chefs<br />
des rebelles avaient besoin,<br />
pour ne point êlre oubliés de leurs<br />
adhérent?, el pour ne.rien perdre de leur prestige, de rechercher<br />
l'agitation et le bruit, el de renouer des intrigues, afin de pou<br />
voir pêcher en eau trouble. Sid Kaddour-ould-Hamza tenait<br />
surtout à faire ses preuves, et à témoigner qu'il n'élait point in<br />
digne d'exercer le pouvoir qu'il s'était attribué, sans même qu'il<br />
eût élé un seul instant question de l'héritier légitime*, le jeune<br />
Sid Hamza-ould-Abou-Bekr,<br />
alors âgé de dix ans.<br />
Dès la première quinzaine de janvier 1869, des renseigne<br />
ments venus de divers côtés nous apprenaient que Sid El-Ala et<br />
son neveu, Sid Kaddour-ould-Hamza, s'étaient réconciliés et rap<br />
prochés, et qu'ils paraissaient méditer de reprendre la campagne<br />
de concert, et de tenter une incursion sur le territoire du cercle<br />
de Laghouath.<br />
Bien que ce ne fussent là encore que des bruits arabes, il était<br />
bon, néanmoins, de s'en préoccuper; du reste, à l'altitude, aux<br />
airs embarrassés et mystérieux de quelques-uns de nos chefs in<br />
digènes, et de certains notables du sud des cercles de Laghoualh<br />
et de Géryville, on pouvait reconnaître à ces signes précurseurs<br />
la formation de l'orage, et il élait prudent, dès lors, de prendre<br />
les dispositions nécessaires, sinon pour le conjurer, du moins<br />
pour s'en garantir; il importait surtout de ne pas nous laisser<br />
surprendre.
419<br />
Bien que fait depuis longtemps déjà à ces bruits de harka (1),<br />
l'actif et vigilant commandant du cercle de Laghoualh, le lieute<br />
nant-colonel de Sonis, avait pressenti, à la concordance des<br />
nouvelles qui lui venaient de l'Ouest avec celles qui lui étaient<br />
transmises par le kaïd des Chanba, Sliman-ben-El-Msâoud, que<br />
le projet des rebelles était de tenter un coup cle main sur la tri<br />
bu des Arbaâ,<br />
qui alors avait ses campements dans les environs<br />
du Mzab. Aussi, ordonnait-il à cetle tribu de remonter, sans re<br />
tard, vers le nord et de se grouper en masses assez compactes,<br />
assez solides, pour pouvoir opposer une résislance sérieuse au<br />
cas où les rebelles tenteraient de les attaquer.<br />
Le colonel de Sonis prescrivait, en même temps, au Mahkzen<br />
de cette tribu de se réunir au sud de Laghouath, et de prendre<br />
position sur un point qui lui permît de protéger efficacement les<br />
populations campées dans cette direction.<br />
Pour être bien fixé sur l'esprit et les dispositions, ainsi que<br />
sur les besoins des tribus de l'annexe de Djelfa, et, particulière<br />
ment, de l'importante agglomération des Oulad-Naïl, le colonel<br />
de Sonis avait invité le chef de celte annexe, le capitaine Saint-<br />
Martin, à se rendre à Ksar-Charef, afin de conférer avec lui sur<br />
la situation,<br />
et recevoir ses ordres relativement aux mesures et<br />
dispositions qu'il avait décidées.<br />
Le colonel de Sonis trouvait, le 25 janvier, le capitaine Sainl-<br />
Martin au rendez-vous qu'il lui avait assigné, c'est-à-dire à<br />
Charef : il lui ordonnait de réunir, sans retard, le Makhzen des<br />
Oulad-Naïl,<br />
et de l'envoyer camper àEl-Houadjel avec (rente<br />
jours de vivres. Le chef de l'annexe rentrait le lendemain 26 à<br />
Djelfa, et s'occupait sur le champ de faire exécuter les ordres qu'il<br />
avait reçus du commandant dit cercle, lequel arrivait lui-même<br />
le 27 à Laghouath.<br />
Il recommandait de nouveau aux Arbaâ de presser leur mou<br />
vement de retraite vers le nord,<br />
prendre position à Tilr'emt.<br />
et ordonnait à leur Makhzen de<br />
Avant sa rentrée à Laghouath, le colonel de Sonis avail visité<br />
(1) Harka, mouvement; par extension, expédition, entreprise de<br />
guerre des tribus.
420<br />
le parc de Tadmit, et il avait pu y constater que l'équipage de<br />
chameaux de la colonne mobile était en parfait état. Il avait<br />
donné des ordres pour que le personnel des chameliers auxi<br />
liaires (1) pût être rendu à Laghouath au premier signal.<br />
reçu l'ordre<br />
La colonne mobile de Laghouath avait, en outre,<br />
de se tenir prête à partir, et toutes les dispositions propres à<br />
assurer son mouvement avaient été prises et exécutées.<br />
Mais les faits venaient bientôt confirmer l'exactitude des nou<br />
velles de l'ennemi qu'avait reçues le colonel de Sonis : les re<br />
belles avaienl commencé leur mouvement. Le Gouverneur géné<br />
ral en donnait ainsi connaissance, par dépêche télégraphique du<br />
28 janvier, aux commandants des divisions, subdivisions et cer<br />
cles de la province d'Alger.<br />
Cette dépêche était conçue en ces termes :<br />
« Le général commandant la province d'Oran annonce, ainsi<br />
» qu'il suit, l'apparition des Oulad-Sidi-Ech-Chikh. Les dissi-<br />
» dénis, divisés en trois colonnes, qu'on dit assez fortes, après<br />
» avoir razé cinq douars du Djebel -Amour, se sont dirigés<br />
» vers le Nord avec l'intention d'attaquer les Harar. Les Makh-<br />
» zen de cette tribu et de l'aghalik de Frenda ont dû quitter la<br />
» position avancée qu'ils occupaient, et se replier sur leurs cam-<br />
» pemenls appuyés aux montagnes des Beni-Mensour.<br />
» Les goums du Djebel-el-Eumour ont eu un engagement<br />
» dont on ignore encore l'importance. On dit que l'agha Ed-<br />
» Din a été blessé au bras.<br />
» Je n'ai pas encore de nouvelles de Géryville. »<br />
Une seconde dépêche,<br />
datée du 29 janvier et émanant de la<br />
même source, confirmait les renseignements qui précèdent :<br />
« Les forces placées sous le commandement de Sid El-Ala, de Sid<br />
(1) Le détachement de chameliers auxiliaires de la colonne mobile<br />
de Laghouath se composait de Tirailleurs algériens du 1er régiment.<br />
Il campait habituellement sur les pâturages de Tadmit, point situé à<br />
deux marches au nord de Laghouath.<br />
t
421<br />
» Kaddour, et du fils de Sid Ech-Chikh-ben-Eth-Thaïyeb, sont<br />
» évaluées à 600 chevaux, accompagnés de nombreux fantassins<br />
» et de beaucoup de chameaux. Jusqu'à présent,<br />
rien ne m'auto-<br />
» rise à penser que les Harar traitent avec l'ennemi; seulement,<br />
» ayant été isolés de Géryville et du Djebel-Amour, dont les<br />
» goums se sont repliés sur Thaguin,<br />
ils n'osent pas s'avancer<br />
» vers le Sud, el se bornent à couvrir leurs campements, adossés<br />
» à la zone montagneuse qui s'étend depuis les sources de la<br />
» Mina jusqu'à Goudjila. »<br />
Enfin, le général commandant la subdivision de Miliana adres<br />
sait, le 30, la dépêche suivante au général commandant la divi<br />
sion d'Alger :<br />
« Les dissidents, conduits par Si Kaddour-ben-Hamza, Sid<br />
» El-Ala, et le fils de Sid Ech-Chikh-ben-Eth-Thaïyeb,<br />
ont razé<br />
» quelques douars des Oulad-Sidi-Brahim et des Oulad-En-<br />
» Naceur (Djebel- Amour),<br />
et un douar des Oulad- lâkoub-el-<br />
» Arbaâh aux environs d'El-Beïda. Ils descendraient Touad-<br />
•> ap-<br />
Thaguin à la poursuite de l'agha du Djebel-Amour, qui<br />
» puie au nord avec ses campements, son goum et une partie des<br />
» Oulad-Khelif. »<br />
Le gouverneur général ajoutait :<br />
« Tout d'abord,<br />
MM. les lieutenants-colonels Colonieu et de<br />
» Sonis ont reçu, chacun de leur côté, l'ordre de mettre en<br />
» marche vers le Nord les colonnes de Géryville et de La-<br />
» ghoualh, de manière à fermer la retraite à l'ennemi.<br />
» M. le lieutenant-colonel Cerez, avec la colonne de Tiaret,<br />
» s'est porté à Ras-el-Mina pour couvrir Tiaret et Frenda.<br />
» Les colonnes de Tlemsen el de Sidi-Bel-Abbès s'apprêtent à<br />
» faire mouvement.<br />
» Dans la province 'd'Alger,<br />
des ordres ont été donnés pour<br />
» la concentration immédiate de deux colonnes ; l'une, sous Bo-<br />
» ghar, l'autre, à Tnïyet-el-Ahd.<br />
» M. le général Marmier,<br />
qui doit prendre le commandement
422<br />
» de la première de ces colonnes, a quitté Médéa hier, avec deux<br />
» compagnies de Zouaves, se portant sur Boghar pour juger par<br />
» lui-même de la situation, et prendre les premières dispositions<br />
» en attendant l'arrivée des troupes.<br />
» La colonne de Tnïyet-el-Ahd,<br />
placée sous les ordres du<br />
» commandant supérieur du cercle, M. le chef de bataillon<br />
» Trumelet, ira s'installer à Aïn-Toukria.<br />
» Des éclaireurs ont été lancés, dès hier,<br />
par MM. les géné-<br />
» raux Liébert et Marmier, et par le commandant Trumelet,<br />
• pour surveiller l'ennemi,<br />
» projets. »<br />
Une troisième dépêche, du 3 février,<br />
et s'assurer de sa direction et de ses<br />
émanant du général<br />
commandant la division d'Alger, donnait les renseignements<br />
suivants :<br />
« Le cercle de Boghar reste calme. On ne signale rien jusqu'à<br />
» Thaguin,<br />
et la plupart de nos tribus restent massées au nord<br />
» du Nahr-Ouacel. Les éclaireurs envoyés par M. le général<br />
» commandant la subdivision de Miliana n'avaient rien ren-<br />
» contre. Mais les dissidents avaient fait une razia à Aïn-el-Beïdha,<br />
» et après une pointe sur le Nord-Est pour entraîner les Oulad-<br />
» Naïl, ils avaient dessiné un mouvement de retraite vers le<br />
» Sud-Ouest. Les Adjalat avaient fait défection,<br />
» Din-ben-Yahya, du Djebel-Amour, avait dû se rabattre,<br />
» zmala et une partie de sa tribu,<br />
» Slhol.<br />
et l'agha Ed-<br />
avec sa<br />
vers Djelfa et Gueltet-es-<br />
» Dans la province d'Oran, la colonne de Géryville s'est portée<br />
» le 1er février au matin dans la direction du Djebel-el-Eumour.<br />
» Sid Sliman-ben-Kaddour est parti, dans la nuit du 28 au<br />
» 29 janvier, pour aller chercher et razer, dans le Sud-Ouest, la<br />
» zmala de Sid Kaddour-ould-Hamza. »<br />
Voici, en résumé, ce qui s'était passé : vers le 25 janvier, un<br />
parti de cavaliers des rebelles avait été rencontré, sur la rive sud<br />
du Chothlh-ech-Chergui, par une patrouille des Harar, qui, à la<br />
suite d'une escarmouche, avait perdu deux hommes. On pressen-
423<br />
tait, dans la province d'Oran, une tentative d'incursionsurnotre<br />
territoire de la part de celles de nos populations qui avaient<br />
émigré au Marok.<br />
D'un autre côté, Sid El-Ala, à la tête de forts contingents,<br />
élait tombé, le 27 janvier, de grand matin, sur les Oulad-En-<br />
Naceur (Adjalat) , en un point du Djebel-el-Eumour nommé<br />
Rabah-Sidi-Bel-Kacem .<br />
L'ar'a Sid El-Hadj<br />
Kaddour-ould-Es-Sahraouï avait eu une<br />
partie de son goum engagée avec les éclaireurs de l'ennemi. Des<br />
deux côtés, il y avait eu des morts.<br />
A la suite de l'invasion de sa montagne par les rebelles et de<br />
la défection des Oulad-En-Naceur, l'ar'a Ed-Din,<br />
essayé de défendre son pays, s'était borné à l'évacuer, et à se re<br />
qui n'a jamais<br />
plier sur Charef avec celles des tribus qui n'avaient point aban<br />
donné sa cause.<br />
Les populations de l'ouest de Djelfa, affolées de panique, s'é<br />
taient portées, en toute hâte et dans un grand désordre, vers<br />
l'Est, ou sous le canon du chef-lieu de l'annexe.<br />
Le 28, les rebelles détruisaient le télégraphe entre Frenda el<br />
Géryville.<br />
En apprenant, le même jour,<br />
qu'un parti de 600 cavaliers<br />
avait été signalé à Sidi-Ali, au sud des Alyat, se dirigeant vers<br />
l'Est, le commandant du cercle de Boghar s'était porté sur Chella<br />
la -avec un goum de 150 chevaux. D'un autre côté, le lieutenant-<br />
colonel Colonieu marchait, avec la colonne de Géryville, sur les<br />
traces des rebelles, auxquels on prêtait l'intention d'opérer leur<br />
retraite vers le Sud par le Kheneg-el-Meleh et El-Maïa.<br />
Le kaïd des Oulad-Oumm-Hani, Kouïder-ben-Athiia,<br />
qui avait<br />
été envoyé à Charef pour s'assurer, par lui-même, de la situa<br />
tion d'Ed-Din,<br />
annonçait que cet ar'a du Djebel-el-Eumour<br />
avait quitté Aïn-el-Hadjar, avec tout son monde,<br />
pour se porter<br />
plus à l'est, à Touaz, et que les trois marabouths, Sid El-Ala,<br />
Sid Kaddour-ould-Hamza et Sid El-Hadj El-Arbi (1), le fils<br />
(1) Ce Sid El-Hadj El-Arbi, nous nous le rappelons, avait été nom<br />
mé, par l'Empereur du Marok, khalifa de l'âmel d'Oudjda, et s'était<br />
établi à Figuig pour y surveiller les agissements des tribus pillardes
424<br />
aîné de Sid Ech-Chikh-ben-Eth-Thaïyeb,<br />
étaient à la tête de<br />
nombreux contingents ennemis qui se portaient vers le Sud.<br />
Le kaïd El-Khaouli ben-Ez-Zafrani, des Oulad-Ech-Chikh, du<br />
cercle de Boghar, confirmait la nouvelle qu'un fort parti de re<br />
belles,<br />
commandés par Sid Kaddour-ould-Hamza, avait pénétré<br />
dans le Djebel-el-Eumour, razé les Oulad-En-Naceur,<br />
et cul<br />
buté les goums des Oulad-Iakoub-el-Arbaâ à Mr'ira. S'il fallait<br />
s'en rapporter aux Arabes relativement à l'estimation des forces<br />
dont disposent les marabouths,<br />
les contingents qu'ils traînent à<br />
leur suite seraient considérables; cependant, et tout en faisant<br />
la part de l'exagération des Sahriens, tout porte à croire que ces<br />
forces sont relativement importantes.<br />
Le 29, les éclaireurs du colonel de Sonis lui rapportaient que<br />
les rebelles avaient élé rencontrés, la veille,<br />
Sebgag à hauteur du Djebel-el-Aleg<br />
Thaguin.<br />
descendant l'ouad<br />
et paraissant se diriger vers<br />
Le lendemain, 30, ils étaient à l'ouest de ce dernier point.<br />
On pouvait conclure, de l'ensemble de ces divers renseigne<br />
ments, que les forces des rebelles étaient partagées en trois dé<br />
tachements ayant à leur lête,<br />
ainsi que nous l'avons dit plus<br />
haut, Sid El-Ala, Sid Kaddour-ould-Hamza et Sid El-Hadj-El-<br />
Arbi-ben-Ech-Chikh ; que les rebelles, venant du Marok, avaient<br />
pénétré sur notre territoire en passant entre le Chothth-Ech-<br />
Chergui et Géryville, et qu'après avoir razé quelques tribus du<br />
Djebel-el-Eumour, ils s'étaient dirigés vers le Nord, d'abord,<br />
pour lâter les Harar et chercher à les entraîner dans la défec<br />
tion; puis, grâce à l'ar'a Sid El-Hadj- Kaddour-ould-Es-Sah-<br />
raoui, cette tentative n'ayant pas eu le succès qu'en attendaient<br />
les rebelles, ils s'étaient rabattus sur le Djebel-el-Eumour, dont<br />
ils occupaient tous les défilés.<br />
Dès que le lieulenant-colonel de Sonis eut pu démêler les<br />
de la frontière de l'empire du R'arb,<br />
et de ceux de nos rebelles qui<br />
avaient émigré dans ce pays. Le pouvoir de Sid El-Hadj El-Arbi<br />
n'avait pas tardé à être méconnu, et il n'avait rien trouvé de mieux<br />
que de faire cause commune avec les chefs de l'insurrection, les<br />
Oulad-Sidi-Ech-Chikh de la branche aînée.
425<br />
projets des chefs de l'insurrection et se rendre un compte à peu<br />
près exact de la situation générale, il fit partir, le 28 janvier au<br />
soir, pour Tadjrouna, El-Akhdhar-ben-Moliammed (1), le vail<br />
lant et dévoué chef du Makhzen, avec l'ordre de rassembler en<br />
toute hâte tout ce qu'il pourrait trouver de cavaliers des Arbaâ,<br />
et de rayonner autour de son point d'installation par une chaîne<br />
d'éclaireurs, disposée sur une circonférence à mailles assez ser<br />
rées pour qu'ils pussent se grouper facilement en cas de dan<br />
ger, et présenter, à un moment donné, une force suffisante pour<br />
ne point risquer d'être entamés.<br />
El-Akhdhar quittait Laghoualh à six heures du soir, suivi de<br />
deux cavaliers, et accompagné des kaïds Aïça-ben-Naïdja, des<br />
Oulad-Zyan, et Kaddour-beu-Abou-Bekr, des Oulad-Sidi-Abd-<br />
Allah. Il arrivait avant le jour à KsarEl-Haouïlha, et y réunissait<br />
vingt-trois mekhazni qui avaient leurs campements aux envi<br />
rons. 11 écrivait, en même temps,<br />
aux différentes zmala du<br />
Makhzen restées à Tilr'emt et au puits de Zelbacha pour les<br />
presser de le rejoindre, et il continuait sa route sur Tadjrouna,<br />
où il campait le 29 au soir.<br />
Le premier soin du chef du Makhzen fut d'envoyer des éclai<br />
reurs à El-Menïa, Aïch-el-Khirdim, El-Maïa, El-Meguerchi et à<br />
IaKhenigat-el-Meleh. La journée du 30 fut employée à ces recon<br />
naissances, lesquelles eurent pour résultat de constater que les<br />
rebelles n'avaient pas encore paru sur ces différents points.<br />
Le 31, au matin, El-Akhdhar, suivi de ses vingt-trois cava<br />
liers, quittait Tadjrouna, avec l'ordre de rallier la colonne de<br />
Sonis dans les environs d'Aïn-Madhi.<br />
Il est inutile d'ajouter qu'à la première nouvelle de l'incur<br />
sion des rebelles, le commandant supérieur du cercle de La-<br />
(\) El-Akhdhar-ben-Mohammed, fils de l'ancien kaïd des Mâm-<br />
mera, Mohammed-ben-Eth-Thaïyeb, et surnommé l'Ingliz (l'Anglais),<br />
à cause de la couleur de ses cheveux, qui sont d'un blond ardent, est<br />
un brillant entraîneur de goums. Il a rendu à la cause française, dans<br />
le Sahara, d'excellents et remarquables services. El-Akhdhar, qui est<br />
très sympathique à tous ceux qui l'ont approché, et qui n'a point les<br />
préjugés de sa race, est en même temps le dévouement personnifié,<br />
et sa fidélité, depuis qu'il nous sert,<br />
ne s'est jamais démentie .
426<br />
ghouath avait ordonné toutes les mesures de prudence que com<br />
portaient les circonstances,<br />
rentrée dans ce posle du camp<br />
Ouosth,<br />
c'est-à-dire qu'il avait prescrit la<br />
des travailleurs de Mokthâ-el-<br />
et qu'en même temps qu'il tenait au courant de la si<br />
tuation les gardiens des caravansérails du cercle, il les engageait<br />
à prendre, sans retard, les précautions qu'exigeaient les condi<br />
tions d'isolement dans lesquelles ils se trouvaient.<br />
Le colonel de Sonis ralliait, en outre, sur Laghouath, l'équi<br />
page de chameaux de Tadmit; il organisait son convoi, alignait<br />
sa colonne en vivres de toute nature jusqu'au 15 février inclus,<br />
el se menait en mouvement le samedi, 30 janvier, aune heure de<br />
l'après-midi.<br />
La colonne mobile,<br />
constituée au moyen de ses meilleurs élé<br />
ments, était composée de la manière suivante :<br />
DESIGNATION<br />
nES CORPS<br />
État-major de la colonne.<br />
2' Bataillon léger d'Afrique<br />
1"'<br />
de Tirailleurs algériens<br />
\" de Chasseurs d'Afrique<br />
1" de Spahis . .<br />
,<br />
3" d'Artillerie ,...<br />
2" du Génie<br />
2" Esc. du Train des Equip.<br />
Ambulance<br />
Administration<br />
Totaux<br />
Makhzen et Goum<br />
/ Spahis<br />
Équipagel Tirailleurs....<br />
de \ Chameliers<br />
chameaux^ Sokhkhrara<br />
* (convoyeurs)..<br />
Totaux du Makhzen et de<br />
l'équipage de chameaux.<br />
<<br />
6 2 8 » »<br />
2 142 » » »<br />
18 475 5 » »<br />
5 90 103 » »<br />
4 64 68 » »<br />
1 59 9 32 »<br />
» 11 » 11 »<br />
2 41 8 52 »<br />
2 10 » » »<br />
1 6 1 » »<br />
41<br />
»<br />
»<br />
»<br />
»<br />
»<br />
»<br />
900 202<br />
31<br />
95<br />
31 » »<br />
10<br />
50<br />
165 »<br />
» »<br />
»<br />
860<br />
256 42 h 860<br />
Avec deux<br />
bouches à<br />
feu de 4 de<br />
montagne<br />
rayé.<br />
Avec les ton<br />
nelets pour<br />
le transport<br />
de l'eau.
427<br />
Les malingres, les mauvais marcheurs, c'est-à-dire la portion<br />
la moins active de la colonne de Laghouath, sont laissés dans ce<br />
posle pour en assurer le service et la défense, ainsi que pour la<br />
garde du camp (t), lequel se trouve établi à une distance de<br />
1,500 mètres de la place.<br />
Le 30 janvier, la colonne se mettait en mouvement à midi,<br />
prenant une direction ouest, et allait bivouaquer à Er-Recheg,<br />
sur la rive gauche de l'ouad-Mzi, à 24 kilomètres de Laghouath.<br />
Le colonel de Sonis apprenait, dans la nuit, que les rebelles<br />
avaient campé à El-Khadhra, ksar du Djebel-el-Eumour, qu'ils<br />
se portaient sur El-R'icha, et qu'une forte partie de leurs goums<br />
occupait le difficile défilé d'Er-Rcddad,<br />
d'Aïn-Madhi.<br />
menaçant ainsi le ksar<br />
Sid Ahmed-et-Tedjini (2), qui, déjà, laissait pressentir com<br />
bien sa fidélité était peu assurée, avait informé le colonel de<br />
Sonis de l'enlèvement d'une partie cle ses troupeaux de moutons<br />
et de chameaux par des coureurs de l'ennemi. Il ajoutait que<br />
la population du ksar, aidée par quelques cavaliers des Arbaâ,<br />
(1) Cet établissement, qu'on nommait le camp des Castors, et qui<br />
était construit en briques séchées au soleil, était une véritable mer<br />
veille d'architecture, Là, le génie artistique de nos officiers et de nos<br />
soldats avait élevé la science du débrouillage et de l'ingéniosité jusqu'à<br />
ses dernières limites : vastes constructions à coupoles d'une élégance<br />
audacieuse, et pouvant abriter une compagnie , pagodes somptueuses<br />
à toits retroussés en pied de marmite, vastes rotondes avec vérandas,<br />
écuries pouvant abriter les chevaux de tout un escadron. Chacun a<br />
mis son goût, ses idées, son caprice dans ces constructions. Malheu<br />
reusement, les matériaux de construction n'étaient pas garantis<br />
contre la pluie, et l'hiver exceptionnellement pluvieux de 1868-1869<br />
vint délayer, sous l'action de l'eau,<br />
ces constructions si originale<br />
ment artistiques, lesquelles finirent par s'effondrer, et bientôt les su<br />
perbes monuments qui composaient cette ville bizarre, due à Fart-<br />
libre, à l'art-caprice,<br />
rables.<br />
n'étaient plus que des ruines boueuses irrépa<br />
(2) Nous avons fait connaissance, dans la première partie de cet<br />
ouvrage, avec ce haut personnage, le chef actuel de l'ordre religieux<br />
dont il porte le nom. Nous nous rappelons que cet illustre et noir<br />
marabouth passe pour être le produit de Sid Mohammed-es-Sr'ir-et-<br />
Tedjini,<br />
et d'une négresse qu'il avait admise à l'insigne honneur de<br />
partager sa couche.
428<br />
avait pu reprendre les moutons; mais que les chameaux étaient<br />
restés entre les mains des rebelles. Le marabouth prétendait, en<br />
outre, manquer de poudre, et il priait le colonel de lui envoyer<br />
des cartouches.<br />
Les gens de Tadjmout —<br />
— fendre leur ksar demandaient<br />
mais<br />
ceux-ci mieux résolus à dé<br />
aussi des munitions.<br />
Le commandant de la colonne engageait les marabouths<br />
—<br />
sont deux frères à<br />
tenir dans leur ksar,<br />
— ils<br />
que ses hautes<br />
murailles garantissaient contre toute attaque de la part des re<br />
belles. Le colonel ajoutait qu'il était campé à Er-Recheg, c'est-<br />
à-dire à une journée de marche d'Aïn-Madhi,<br />
qu'il se mettrait<br />
en marche le lendemain, et que ses forces, s'il en élait besoin,<br />
lui permettaient de barrer le passage aux bandes de l'ennemi ;<br />
que, néanmoins, il donnait des ordres pour qu'il lui fût envoyé,<br />
sans retard, de Laghouath —<br />
où le capitaine du génie Gripois<br />
avait été laissé pour commander le poste en son absence<br />
petit approvisionnement de 4,000 cartouches pour fusils à silex,<br />
qu'il destinait aux gens des ksour d'Aïn-Madhi et de Tadjmout.<br />
Le dimanche, 31, la colonne continuait sa marche dans la<br />
direction de l'ouest. Le colonel laissait à son bivouac d'Er-<br />
Recheg le 1er escadron du 1er de Spahis, avec ordre d'y attendre<br />
les cartouches qui avaient été demandées à Laghouath ; dès leur<br />
réception, cet escadron devait rallier, sans retard,<br />
—<br />
un<br />
la colonne<br />
en marchant dans ses traces. Mais reconnaissant l'urgence de<br />
mettre, le plus promptement possible, les gens de Tadjmout et<br />
d'Aïn-Madhi en étal de se défendre, le colonel prélevait, sur sa<br />
réserve de munilions destinées à son goum, 4,000 cartouches<br />
qu'il expédiait sur ces deux points. Il confiait l'escorte de ce pe<br />
tit convoi de munitions au 1er escadron du l«r de Chasseurs<br />
d'Afrique.<br />
Le capitaine commandant de Montaut-Brassac, sous les ordres<br />
duquel étail placée l'escorte, et avec lequel marchait le lieutenant<br />
Durand, chef du Bureau des Affaires indigènes de Laghouath,<br />
suivi de quelques Spahis ayant pour mission d'éclairer la marche<br />
de l'escadron, le commandant de l'escorte, disons-nous, devait<br />
d'abord passer à Tadjmout, où il déposerait les cartouches desti<br />
nées aux gens de ce ksar; il se porterait ensuile sur Aïn-Madhi
429<br />
pour y faire la même opéralioû, et rejoindrait la colonne à son<br />
prochain bivouac. Quant au chef des Affaires indigènes, il devait<br />
se renseigner sur l'état des esprits, rassurer les tièdes, raffermir<br />
les chancelants, et engager les populations à opposer une<br />
résistance énergique aux tentatives des rebelles sur leurs<br />
ksour.<br />
En raison de la proximité des goums de l'ennemi, qui avaient<br />
été signalés, nous l'avons dit plus haut, comme occupant le dé<br />
filé d'Er-Reddad, lequel donne accès dans le massif montagneux<br />
des Eumour, le colonel de Sonis se maintenait, au moyen de ses<br />
cavaliers,<br />
en communication avec l'escadron de Spahis qu'il<br />
avait laissé à Er-Recheg pour y attendre le convoi de munitions,<br />
et avec celui qu'il avait envoyé à Tadjmout, lequel, selon ses<br />
premiers ordres, devait, sa mission remplie, se diriger sur Aïn-<br />
Madhi pour y satisfaire à la demande de cartouches qu'avait faite<br />
Sid Ahmed-et-Tedjini.<br />
Mais, sentant qu'il eût été plus qu'imprudent de laisser, dans les<br />
conditions actuelles, l'escadron de Chasseurs d'Afrique achever<br />
sa mission, c'esl-à-dire s'éloigner de la colonne à une distance<br />
qui n'eût point permis à celle-ci de lui porter aide et protection<br />
en cas d'une rencontre avec l'ennemi, qu'on disait très nombreux<br />
et dont on ignorait au juste la position, le colonel de Sonis, qui<br />
ne croyait, d'ailleurs, que médiocrement au manque de poudre<br />
dont se plaignait le marabouth d'Aïn-Madhi,<br />
prit le parti d'or<br />
donner au capi laine de Montaut de rallier la colonne dès qu'il<br />
aurait déposé à Tadjmout les cartouches destinées à la défense de<br />
ce ksar .<br />
En arrivant à hauteur du Guern-El-Haouïtha, le colonel de<br />
Sonis apprenait que le ksar de ce nom,<br />
silué à très peu de dis<br />
tance sur la gauche de la colonne, dont il n'était séparé que par<br />
une chaîne de rochers formant une sorte de muraille verticale,<br />
élait investi par un goum ennemi dont il était difficile, en raison<br />
du manque de concordance des renseignements, d'apprécier —<br />
même approximativement — la<br />
force effective. Ce qui paraissait<br />
à peu près certain, c'est que les habitants d'El-Haouïtha avaient<br />
essayé de défendre leur ksar, qu'un des leurs avait été tué, et<br />
qu'ils avaient réussi à mettre leurs troupeaux à l'abri des tenta-
430<br />
tives de l'ennemi, en les poussant sur cette sorte de gdada ro<br />
cheuse qui couvre le ksar du côlé du nord.<br />
Dans ces conditions, c'est-à-dire avec l'ennemi sur son flanc<br />
gauche et sur ses derrières, le colonel ne pouvait s'éloigner da<br />
vantage, sans inconvénient, de l'escadron de Spahis laissé à Er-<br />
Recheg, lequel, à un moment donné, pouvait être attaqué par<br />
des forces bien supérieures à celles dont il disposait. Dans lous<br />
les cas, ses communications avec la colonne risquaient fort d'être<br />
compromises.<br />
Grâce à son approvisionnement de deux jours d'eau portée par<br />
l'équipage de chameaux, le colonel de Sonis était libre d'établir<br />
son bivouac là où il lui convenait de s'arrêter. Il résolut donc<br />
de dresser ses tentes en un point sans eau nommé Mderreg-<br />
Marrou .<br />
Les escadrons du 1" de Chasseurs d'Afrique et du 1« de<br />
Spahis ne tardèrent pas à rejoindre la colonne sur le lieu de<br />
son bivouac.<br />
Après avoir pris les dispositions nécessaires pour la défense<br />
du camp au cas où il serait al laqué, le colonel de Sonis montait<br />
à cheval avec la cavalerie pour pousser une reconnaissance dans<br />
la direction d'Aïn-Madhi. 11 marchait depuis quelque temps,<br />
lorsqu'il découvrit un parti d'une trentaine de cavaliers qui, pa<br />
raissant sortir de ce ksar, se dirigeait à toute bride vers El-<br />
Haouïlha. Le colonel se portait à sa rencontre, dérobant la<br />
marche de ses escadrons en longeant le pied des mouvements de<br />
terrain qui accidentent le sol entre ce dernier ksar et celui<br />
d'Aïn-Madhi.<br />
Tout à coup, les escadrons et le goum signalé se trouvent en<br />
présence, el le colonel, qui avait ordonné de le charger, allait<br />
l'aborder, lorsqu'il reconnut que ces prétendus ennemis n'étaient<br />
autres que les Arbaâ du Makhzen que commandait El-Akhdhar.<br />
Le colonel n'avait eu que le temps d'empêcher le feu de nos ca<br />
valiers, auxquels, fort heureusement, il avait ordonné de ne<br />
tirer qu'à bout portant.<br />
Cet incident n'avait pas été sans jeter quelque gaîlé, aussi<br />
bien de notre côté que de celui de nos braves alliés.<br />
Voici ce qui s'était passé : El-Akhdhar el ses mekhaznia
431<br />
avaient quitté Tadjrouna dès le matin de ce jour, se dirigeant<br />
sur Aïn-Madhi, où, nous nous le rappelons, le colonel de Sonis<br />
leur avait donné rendez-vous. Ayant aperçu de loin une foule<br />
considérable dans l'immense plaine qui sépare ces deux ksour,<br />
El-Akhdhar et son monde n'avaient pas douté que ce ne fussent<br />
la colonne, le convoi,<br />
et les goums des Arbâa et des Oulad-Naïl<br />
qui l'avaient rejointe sur ce point : les vingt-trois cavaliers du<br />
Makhzen, suivant leur chef, étaient ainsi arrivés jusqu'à un kilo<br />
mètre d'Aïn-Madhi. Revenus alors de leur erreur, ils avaient<br />
pris le galop avec l'intention de pénétrer dans le ksar el. de por<br />
ter secours à Sid Ahmed-et-Tedjini, qui, dans leur pensée, pou<br />
vait en avoir besoin.<br />
Mais arrivés aux portes du ksar, et ayant interrogé un berger,<br />
qui leur dit être un des gardiens des troupeaux de Sid Kaddour-<br />
ould-Hamza, ils en avaient appris que les marabouths d'Aïn-<br />
Madhi avaient fait leur soumission aux Oulad-Sidi-Ech-Chikh,<br />
et que Sid El-Ala se trouvait, en ce moment même, dans la<br />
maison de Sid Ahmed-el-Tedjini.<br />
Interrogés à leur tour par des cavaliers des rebelles, qui leur<br />
avaient supposé l'intention de venir faire leur soumission, les<br />
Arbaâ avaient pensé que ce n'était peut-être pas le moment de<br />
les détromper, et de les faire revenir de leur erreur; pourtant,<br />
ils jugèrent qu'il ne serait pas prudent de trop s'attarder à vou<br />
loir convaincre les cavaliers ennemis de la solidité de leur con<br />
version; aussi, se hâtèrent-ils de tourner bride, et de prendre<br />
la direction de Laghouath à une allure assez intense pour don<br />
ner des doutes à leurs interpellateurs sur leurs véritables inten<br />
tions; quelques instants après, ces derniers étaient fixés et se<br />
réunissaient pour leur donner la chasse; ils les poursuivirent<br />
pendant quelque temps, puis, désespérant de les atteindre, ils<br />
renoncèrentà leur entreprise, et reprirent la roule d'Aïn-Madhi.<br />
Cette trahison des marabouths d'Aïn-Madhi parut au colonel<br />
de Sonis d'autant moins pardonnable, qu'ils savaient que sa co<br />
lonne était tout prés,<br />
qu'elle dégagerait facilement leur situation<br />
si elle était quelque peu compromise, que, contrairement à ce<br />
qu'ils lui avaient écrit, la poudre ne devait pas leur manquer,<br />
victoet<br />
qu'enfin les murailles d'Aïn-Madhi, qui avaient résisté
432<br />
rieusement pendant huit mois au siège régulier que leur avait<br />
fait subir en 1838 (1) l'émir Abd-el-Kader, étaient d'une solidité<br />
capable de défier toutes les attaques de Sid El-Ala et de ses<br />
bandes,<br />
fussent-elles aussi nombreuses que les grains de sable<br />
du désert ; ces murailles, qui, aujourd'hui, sont en bien meilleur<br />
état que du temps où son illustre père les défendait contre le fils<br />
de Mohi-ed-Din, leur permettaient d'attendre, en toute sécurité,<br />
l'issue des événements: ils n'avaient simplement qu'à fermer les<br />
portes de leur ksar pour être à l'abri de tout danger,<br />
et les ma<br />
rabouths étaient d'autant moins fondés à craindre pour leurs<br />
troupeaux, que,<br />
d'après la propre déclaration de Sid Ahmed-et-<br />
Tedjini, les coureurs de l'ennemi lui en avaient déjà razé une<br />
grande partie, ses chameaux, enlre autres.<br />
Rentré au camp avec les escadrons et le Makhzen, le colonel<br />
place en vedette, aux angles du carré, quatre des cavaliers des<br />
Arbaâ. Il réunit ensuile les officiers de la colonne pour les<br />
mettre au courant de la situation, et leur donner ses instructions<br />
pour le cas très probable où la colonne serait attaquée dans la<br />
journée du lendemain .<br />
Bien que les attaques de nuit ne soient guère dans les habi<br />
tudes des Arabes, surtout de ceux du Sud, le colonel de Sonis<br />
prenait néanmoins des mesures défensives en vue de cetle éven<br />
tualité : ainsi, il faisait entourer ses grand'gardes d'un retran<br />
chement improyisé,<br />
façon dont il les ferait appuyer,<br />
et il indiquait à leurs commandants la<br />
et la manière dont elles de<br />
vraient se replier si, ce qui n'était pas probable, elles étaient<br />
obligées d'avoir recours à ce moyen extrême de conservation.<br />
Ce qui était le plus à redouter, dans cette circonstance, c'était le<br />
désordre qu'aurait pu produire dans le camp, pendant la nuit,<br />
les chameaux de l'équipage,<br />
et surlout les chameliers auxi<br />
liaires, c'esl-à-dire les sokhkhara, lesquels avaient été réquisi<br />
tionnés un peu au hasard dans les ksour au moment du départ<br />
de la colonne. Le colonel para à ce danger en ordonnant de<br />
faire coucher les chameaux, et en les entravant de telle sorte<br />
(1 ) Nous avons fait le récit de ce siège dans le chapitre IV de cet<br />
ouvrage .
433<br />
qu'il leur fût impossible de se lever ; il prescrivait, en<br />
même temps, aux chameliers de se coucher auprès de leurs<br />
animaux,<br />
absolu.<br />
et il les prévenait d'avoir à observer le silence le plus<br />
A la nuit tombante, un cavalier pénétrait dans le camp au<br />
galop de son cheval : c'était le chaouch du marabouth Sid<br />
Ahmed-et-Tedjini. Il mettait pied à terre et se présentait fort<br />
ému à la tente du colonel, sollicilant la faveur d'en être entendu :<br />
il venait, disait-il, de la part de son seigneur Ahmed, exprimer<br />
au commandant de la colonne toute la peine que ressentait son<br />
maître d'avoir dû se soumettre aux Oulad-Sidi-Ech-Chikh.<br />
« Sidi Ahmed avait craint, ajoutait le chaouch, de voir ses<br />
arbres fruitiers coupés, ses jardins dévastés par les menafguin,<br />
les insurgés,<br />
— — que Dieu les extermine !<br />
C'est là le seul mo<br />
tif qui l'a déterminé à la soumission... Sidi Ahmed désire savoir<br />
ce que tu penses de sa conduite dans celle circonstance qui a été<br />
plus forte que sa volonté. »<br />
Le colonel répondit au chaouch Rousbach : « Dis à ton sei<br />
gneur le marabouth d'Aïn-Madhi que, s'il a fait sa soumission à<br />
l'ennemi,<br />
sa conduile ne peut être considérée autrement que<br />
comme une trahison, et cela quand bien même il conviendrait<br />
d'attribuer à la peur, ou à tout autre sentiment inavouable, son<br />
impardonnable détermination. Dis à Sid Ahmed, ajoutait le co<br />
lonel, qu'il est regrettable pour lui qu'il ne se soit pas inspiré,<br />
dans cette occasion, du souvenir de la conduite de son père, Sid<br />
Mohammed-et-Tedjini, qui, bien qu'ayant eu, pendant de longs<br />
mois, toutes les forces de l'Émir Abd-el-Kader à ses portes, avait<br />
cependant refusé énergiquement de les lui ouvrir, et de lui faire<br />
sa<br />
soumission. Dis encore à Sid Ahmed que la colonne de La<br />
ghoualh se mettra en marche au point du jour, et qu'avec l'aide<br />
de Dieu, elle campera, après l'avoir culbuté, sur le terrain que<br />
l'ennemi lui aura abandonné.... Si j'ai un conseil à donner<br />
aux marabouths,<br />
et sans préjuger la manière dont leur trahison<br />
sera appréciée par le gouvernement, c'est de chercher à racheter<br />
leur faute par une conduite absolument opposée à celle qu'ils<br />
ont tenue à notre égard, me réservant, toutefois, d'agir envers<br />
eux d'après la façon dont ils auront agi eux-mêmes au cours des<br />
Reme africaine, 26' année, X" 1S6 (NOVEMBRE <strong>1882</strong>). 28
434<br />
événements qui vont, inévitablement, se, produire dans ces pa.-<br />
rages. »<br />
A l'inquiétude et à l'embarras montrés par le chaouch Rousbacb,<br />
le colonel de Sonis avait compris qu'il ne lui avait avoué qu'une<br />
partie de la vérité, et que la trahison des marabouths était plus<br />
complète encore que le commandant de la colonne ne l'avait<br />
supposée tout d'abord. En effet, le colonel apprit, plus tard, que<br />
les marabouths d'Aïn-Madhi, loin de songer à repousser les re<br />
belles, avaient, au contraire, offert l'hospitalité à SidEl-AIa et à<br />
Sid Kaddour-ould-Hamza dans les murs de leur ksar, que les<br />
chameaux qui leur avaient été enlevés par les coureurs ennemis<br />
leur avaient été restitués,<br />
qu'il avait été parfaitement convenu<br />
enlre les marabouths et les chefs de l'insurrection que ces der<br />
niers mettraient à leur disposition 500 de leurs chameaux pour<br />
transporter la Zaouïa d'Aïn-Madhi dans l'Ouest. En outre, le<br />
malin du 31 janvier, à l'heure du fedjeur (point du jour), Sid<br />
Ahmed-et-Tedjini,<br />
sous le prétexte de venir à la rencontre de la<br />
colonne, étail monté à cheval et avait été visiter, dans le défilé<br />
d'Er-Reddad, ses serviteurs religieux, lesquels formaient un<br />
groupe important du goum ennemi. Les Oulad-Zyad avaient<br />
offert un cheval et une mule de gada au chef de l'ordre dont ils<br />
étaient les khouan ou affiliés. Aussi, les portes du ksar d'Aïn-<br />
Madhi leur avaient-elles été toutes grandes ouvertes, pour qu'ils<br />
pussent venir prier, tout à leur aise, sur le tombeau du saint<br />
fondateur de l'ordre des Tedjadjna.<br />
Il élait tellement évident que, dans cette circonstance, les ma<br />
rabouths d'Aïn-Madhi avaient joué un double jeu, et le chaouch<br />
Rousbach en redoutait à ce point les conséquences pour ses<br />
maîtres et pour la populaiion de leur ksar,<br />
qu'il suppliait le co<br />
lonel de Sonis de le retenir dans son camp, prière que rejeta le<br />
commandant de la colonne, qui désirait que sa réponse parvint<br />
sans retard à Sid Ahmed-et-Tedjini.<br />
jour.<br />
La colonne se mit en marche le 1er février dès la poinle du<br />
Il n'y avait pas à en douter, une rencontre avec l'ennemi étail<br />
inévitable. Pendant la nuit, le chef de l'insurreclion avait rap<br />
pelé tous ses contingents et ses cavaliers dispersés dans le Djebel-
435<br />
el-Eumour ; il avait même replié ses éclaireurs, afin de se pré<br />
senter devant nous avec tous ses moyens. Du reste, Sid El-Ala,<br />
à qui ses 3,000 cavaliers et ses nombreux fantassins étaientmon-<br />
tés à la têle en comparant ses forces au millier d'hommes à<br />
peine dont se composait la petite colonne de Laghouath, la<br />
quelle, au milieu de ces grands espaces, noyée dans celte im<br />
mensité, paraissait, en effet, ne présenter rien de bien redou<br />
table pour les rebelles. Sid El-Ala, disons-nous,<br />
grisé par l'es<br />
poir d'un succès qu'il affectait de croire des plus certains, avait<br />
annoncé aux Croyants, dans Aïn-Madhi même, dans la ville<br />
sainte par excellence, que notre ruine, cette fois, ne faisait pas<br />
l'ombre d'un doute,<br />
que le Dieu unique le lui avait révélé<br />
lorsqu'il élait en prière sur le tombeau du vénéré Sidi Moham-<br />
med-et-Tedjini : « Je veux les enlacer, avait-il dit,<br />
et les étouf<br />
fer dans mes forces. » Il ajoutait volontiers qu'après avoir dé<br />
truit la colonne, il se proposait de marcher successivement sur<br />
Laghouath, Djelfa et Bou-Sâada,<br />
s'empresser de leur ouvrir leurs portes.<br />
qui ne pouvaient manquer de<br />
Bien que Sid El-Ala escomplât peut-être un peu téméraire<br />
ment son triomphe, ces propos,<br />
sa jactance n'en avaient pas<br />
moins mis le feu au cœur de ses trop crédules adhérents, et tel<br />
était l'effet produit sur l'imaginalion des Sahriens par celte<br />
marche rapide des rebelles,<br />
soûlait de son propre bruit,<br />
par cette foule désordonnée qui se<br />
qu'un certain nombre de nos vieux<br />
serviteurs, de ceux qui, depuis de longues années, sonl attachés<br />
à notre cause, sinon par affection, du moins par tous leurs inté<br />
rêts,<br />
ne doutaient point<br />
destruction de la colonne.<br />
— ils<br />
l'ont avoué plus tard —<br />
de la<br />
Son convoi de plus de 800 chameaux, nous le répétons, n'était<br />
point sans donner de sérieuses préoccupations au colonel de<br />
Sonis. En effet, traîner, à la suite d'une colonne de moins d'un<br />
millier de combattants,<br />
un pareil nombre de ces indispensables<br />
animaux, n'est pas précisément une petite affaire, surtout s'il y<br />
a chance de combat. Les chameliers auxiliaires, particulièrement,<br />
pouvaient devenir la cause de désordres difficilement réparables.<br />
Ainsi, les sokhkhara qui marchaient avec la colonne avaient été<br />
réquisitionnés, nous l'avons dit plus haut, à la quelhâte,<br />
en
436<br />
ques heures seulement, dans les ksour les plus voisins de La<br />
ghouath : sans armes, sans discipline, prompts à la panique ou<br />
à la trahison, pillards, embarrassants, criards et bruyants,<br />
c'étaient là de tristes auxiliaires dans les conditions difficiles<br />
où se trouvait la colonne, et surtout en raison de sa faiblesse nu<br />
mérique. Il esl tout naturel qu'ils dussent donner un grand<br />
souci au commandant de la colonne, lequel, dans cette affaire,<br />
n'était point assez riche pour laisser quoi que ce soit au hasard.<br />
Il est incontestable pourtant que celle organisation d'un équi<br />
page de chameaux, qui a été constitué ou entretenu par les pré<br />
décesseurs du colonel de Sonis dans le commandement supé<br />
rieur du cercle de Laghoualh,<br />
et qu'il a augmenté progressive<br />
ment et maintenu dans un excellent état de conservalion ; il est<br />
certain, disons-nous, que cet équipage d'un entrelien facile,<br />
d'une mobilité parfaite, nous a rendu d'excellents services de<br />
puis sa création par le commandant Du Barail (1), et son perfec<br />
tionnement par le chef d'escadrons Marguerilte, cet initiativisle<br />
si complet sous tous les rapports. Cet équipage de l'État nous a,<br />
en effet, soustrait aux conséquences du mauvais vouloir ou de<br />
la défection des tribus chez lesquelles se faisait la réquisition, et<br />
à la merci desquelles nous nous trouvions en temps de troubles<br />
ou d'insurrection. Nous ajouterons que les animaux fournis<br />
étaient, généralement, en mauvais étal ou trop jeunes, et, par<br />
suite,<br />
peu propres au service de transports auxquels on les em<br />
ployait, et les propriétaires de ces animaux y trouvaient d'autant<br />
plus leur compte, que les chameaux qui périssaient pendant<br />
l'expédition pour laquelle ils avaient élé réquisitionnés leur<br />
étaient payés au prix de tarif, c'est-à-dire beaucoup plus qu'ils<br />
ne valaient. Du reste, dès que ces chameaux traînaient un peu la<br />
(1) Cet équipage de chameaux avait été créé, avec l'autorisation<br />
du maréchal Randon, alors Gouverneur général de l'Algérie, par le<br />
commandant Du Barail, le premier commandant supérieur de La<br />
ghouath. Les éléments en avaient été constitués au moyen de 200 bons<br />
chameaux, qu'il avait été autorisé à prélever sur la razia qu'il avait<br />
faite, en 1854, sur les Oulad-Oumm-el-Akhoua, tribu des Oulad-<br />
Naïl.<br />
Géryville avait également son équipage de chameaux appartenant<br />
à l'État.
437<br />
jambe, les convoyeurs,<br />
—<br />
ne pas confondre avec les proprié<br />
—<br />
taires, qui, dans le Sahra, ne mangent pas de viande tous les<br />
jours, s'empressaient de les abattre pour en manger la chair.<br />
L'équipage des chameaux de Laghouath avait permis au colonel<br />
de Sonis de mobiliser sa colonne en moins de quarante-huit<br />
heures,<br />
et de n'employer à ses transports que des animaux de<br />
choix parfaitement équipés et outillés, c'est-à-dire munis de ton<br />
nelets, de chaînes, de cordes de chargement, et de bâts d'un<br />
modèle moins rudimentaire que ceux dont font usage les Arabes<br />
du Sud algérien, et qui ne sont que des instruments de torture<br />
pour ces malheureux dromadaires.<br />
Quoiqu'il en soit, afin de parer au désordre pouvant résuller<br />
de la nature et de l'étendue du convoi, le colonel de Sonis pres<br />
crivait les mesures suivantes : le silence le plus absolu étail re<br />
commandé à tout le monde, et, particulièrement, aux chame<br />
liers, lesquels étaient menacés des peines les plus sévères; les<br />
chameaux étaient placés hanche à hanche, et de façon à occuper<br />
le moins de terrain possible, enfin, la colonne était formée en<br />
carré.<br />
Le détachement du Bataillon d'Afrique fut déployé sur la pre<br />
mière face; le bataillon de Tirailleurs occupait les trois autres<br />
côtés.<br />
Les troupes étaient échelonnées sur les faces du carré par<br />
peiits groupes (quarts de section), formant ainsi,<br />
selon l'expres<br />
sion du commandant de la colonne, autant deblockhlaus dont les<br />
feux pouvaient se croiser ou converger, au besoin, sur les points<br />
qui seraient le plus particulièrement menacés. Une section de<br />
Tirailleurs était spécialement chargée de la garcl'e des bouches<br />
à feu et des munitions.<br />
Cette section marchait habituellement à hauteur de la pre<br />
mière face,<br />
entre deux détachements du Bataillon d'Afrique<br />
commandés par un sous-lieutenant; elle était placée sous les<br />
ordres du commandant de l'Artillerie.<br />
Le petit détachement du Génie devait également concourir, au<br />
besoin, à la défense des bouches à feu.<br />
Dans l'intérieur du carré,<br />
composée de :<br />
se trouvait une colonne du centre
1° La section de Tirailleurs,<br />
438<br />
mière face, et chargée de la garde des pièces ;<br />
2° L'Artillerie;<br />
3° L'Ambulance;<br />
4° Le Train des Équipages.<br />
marchant à hauteur de la pre<br />
L'escadron de Spahis était formé en colonne par demi-peloton<br />
sur la droile de la colonne du centre, en dedans et parallèlement<br />
à la deuxième face du carré; les sections de la cavalerie se main<br />
tenant à hauteur dès vides laissés entre les fractions de l'in<br />
fanterie.<br />
L'escadron de Chasseurs d'Afrique était placé dans le même<br />
ordre à gauche de la colonne du centre, et parallèlement à la<br />
troisième face.<br />
Le colonel de Sonis avait été prévenu, pendant la nuit, par<br />
ses espions,<br />
que toutes les forces des rebelles se trouvaient réu<br />
nies devant Aïn-Madhi, sous les ordres de Sid El-Ala, Sid Kad<br />
dour-ould-Hamza, et Sid El-Hadj EI-Arbi-ben-Ech-Chikh.<br />
Interrogé sur le chiffre approximatif des forces de l'ennemi,<br />
le chaouch Rousbach répondait que Sid El-Ala avait affirmé à<br />
Sid Ahmed-et-Tedjini que le camp d'Aïn-Madhi comptait 6,000 ca<br />
valiers el 3,000 fantassins. Faisant la part de l'exagération<br />
arabe, el sachant que les chefs des bandes sudiennes ne se préoc<br />
cupant que médiocrement de la force des effectifs, si variables<br />
d'un jour à l'autre, qui suivent leur fortune, le colonel rédui<br />
sait ces chiffres à 3,000 cavaliers et à un millier de fantassins<br />
ou gens de pied. Dans ces conditions, il n'y avait pas place pour<br />
l'action de sa* cavalerie régulière, dont la force effeclive n'était<br />
que de 150 sabres. Comme il fallait s'y attendre, en raison de la<br />
lenteur habituelle des Oulad-Naïl, leurs goums n'avaient pas<br />
encore rejoint la colonne. Du reste, peut-être valait-il mieux<br />
qu'il en fût ainsi; car, en présence de forces indigènes ennemies<br />
aussi disproportionnées, notre goum eût été pour nous, pendant<br />
l'action, beaucoup plus embarrassant qu'utile; dans ces condi<br />
tions, il se pouvait très bien aussi ou que, selon l'expression des<br />
Arabes du désert, « ils donnassent leurs omoplates à l'ennemi, »<br />
ou qu'ils passassent de son côté.
439<br />
11 convenait d'ajouter à nos deux escadrons de cavalerie les<br />
vingt-trois mekhaznia amenés par El-Akhdhar, cavaliers extrê<br />
mement audacieux et très vigoureux qui, soit pour le service des<br />
reconnaissances, soit pour celui des renseignements, pouvaient<br />
nous être des plus précieux, surtout dirigés par El-Akhdhar-<br />
ben-Mohammed, le plus intelligent, le plus brave et le plus dé<br />
voué de nos serviteurs.<br />
Dans celte circonstance, ces braves gens se montraient dévoués<br />
jusqu'à la sublimité : quand, la veille du combat, ils rejoi<br />
gnirent la colonne après avoir donné en plein goum ennemi, au<br />
milieu de cette fourmilière de cavaliers et de fantassins grouil<br />
lant dans la vaste plaine d'Aïn-Madhi, quand ils eurent mesuré<br />
de l'œil cette foule bruissante, ivre d'avance d'un triomphe<br />
qu'elle croyait certain, les cavaliers d'El-Akhdhar, éblouis par<br />
ces masses que le désordre semblait décupler, ne doutèrent pas<br />
un seul instant que la petite el chélive colonne à laquelle ils<br />
appartenaient ne fût mangée en un clin d'œil. Quoiqu'il en soit,<br />
ils étaient revenus — — ces fidèles pour partager son sort.<br />
Aussi,<br />
après avoir raconté au colonel de Sonis leurs impres<br />
sions à cet égard, après lui avoir rapporté gravement, sans peur<br />
ni forfanterie, ce qu'ils avaient vu dans la plaine d'Aïn-Madhi,<br />
terminèrent-ils leur récit en lui serrant la main, el en lui disant<br />
avec le calme de la foi el de la résignation : « Nous mourrons<br />
demain à côté de loi! »<br />
Avons-nous besoin de faire remarquer que ce sonl des Musul<br />
mans qui parlent ainsi à un Chrétien, des Musulmans qui vont<br />
combattre contre leurs frères, contre leurs coreligionnaires,<br />
contre des soldats de la guerre sainte? Et cet acte sera d'autant<br />
plus sublimement méritoire de la part de Croyants aussi con<br />
vaincus que le sont les Arbaâ, qu'ils n'ignorent pas que, s'ils<br />
succombent dans celte journée du lendemain, ils compromettent,<br />
d'une manière irrémédiable, leur part du délicieux séjour des.<br />
bienheureux. L'amitié et le respect auraient-ils donc aussi leur<br />
fanatisme même, parmi les Arabes? Quoiqu'il en soit,<br />
un chef<br />
qui sait inspirer de pareils sentiments, et amener des Croyants<br />
à consentir de semblables sacrifices, est incontestablement un<br />
homme de grande valeur.
La colonne, avons-nous dit,<br />
440<br />
présente la forme d'un vaste rec<br />
tangle. Elle s'arrête fréquemment pour permettre au convoi de<br />
se tenir massé el parfaitement couvert, surtout par les faces laté<br />
rales du polygone.<br />
Vers huit heures, les éclaireurs signalent les rebelles : ils s'a<br />
vançaient en assez bon ordre; on pouvait déjà percevoir les cris<br />
aigus de leurs fantassins. A ce moment, la colonne se trouvait<br />
engagée dans une vallée profonde formée par des collines ro<br />
cheuses, et s'ouvrant sur sa direction par un col de 50 à 60 mètres<br />
de largeur et d'un accès facile.<br />
Une trentaine cle cavaliers ennemis apparurent bientôt au<br />
sommet de ce col. Le colonel était prévenu, à ce moment, que<br />
toutes les forces des rebelles étaient réunies derrière une crête<br />
que devait franchir la colonne,<br />
et l'attendaient pour lui offrir le<br />
combat dans cette position. 11 y avait là un danger auquel il<br />
élait urgent de parer par un changement de direction. Pour<br />
donner le change aux rebelles, le colonel faisait continuer lente<br />
ment son mouvement vers le col; il réunissait, en même temps,<br />
les commandants des divers détachements, et les prévenait d'avoir<br />
à faire faire à droite à leur troupe au signal de la charge qui<br />
leur en serait donné par les lambours et les clairons.<br />
Le colonel laissa arriver sa troupe jusqu'à 60 mètres environ<br />
de la position de l'ennemi, puis, au signal convenu, la colonne<br />
exécutait son mouvement avec un ensemble parfait. En quelques<br />
minutes, la deuxième face du carré avait atteint les hauteurs, et<br />
les avait ensuite dépassées pour se former en bataille sur l'autre<br />
versant parallèlement aux crêtes de rochers. Les chameaux,<br />
poussés en avant par la troisième face, avaient pris leur empla<br />
cement sur les flancs de la hauteur, Le carré se trouvait formé,<br />
dès lors, sur les deux pentes de cette chaîne, et dans une posi<br />
tion facilement défendable,<br />
en ce sens qu'elle commandait les<br />
deux vallées qui longeaient ses flancs. Le sommet de la chaîne<br />
présentait, en outre,<br />
cet avantage d'être terminé par une sorte<br />
de plateau de quelques mètres de largeur, lequel permettait au<br />
commandant de la colonne, qui s'y établit de sa personne, d'en<br />
embrasser l'ensemble, et de se rendre compte des mouvements<br />
de l'ennemi.
441<br />
A neuf heures et demie, la colonne avait pris son ordre de<br />
combat. Les deux pièces de montagne sont mises en batterie sur<br />
le plateau dont nous venons de parler, et ouvrent leur feu sur<br />
les rebelles qui, à la suite du mouvement à droite de la colonne,<br />
se sont portés à 1,400 mètres en arrière,<br />
où ils se partagent en<br />
trois groupes ou détachements. Puis, tout à coup, les cavaliers<br />
ennemis s'ébranlent en hurlanl, debout sur leurs étriers, le fusil<br />
haut, l'injure à la bouche; ils se précipitent, rapides comme la<br />
tempête, à l'attaque de la première face, à laquelle ils donnent<br />
l'assaut. Quelques obus à balles —<br />
dont<br />
aucune ne tombe à<br />
— terre fouaillaient en sifflant cette masse désordonnée, el y<br />
sèment la mort, sans pourtant en diminuer sensiblement l'élan.<br />
Reconnaissant l'inefficacité de leur attaque sur le front du<br />
carré,<br />
ils se divisent de nouveau en trois fractions pour assaillir<br />
simultanément les trois autres faces. Chacune de ces attaques a<br />
son chef : celle de droite est commandée par Sid Kaddour-ould-<br />
Hamza, celle de gauche par Sid El-Ala, el, enfin, celle du centre<br />
par Sid El-Hadj EI-Arbi-ben-Ech-Chikh.<br />
Au signal de Sid El-Ala, les trois colonnes,<br />
gues d'une mer en furie battant un écueil,<br />
pareilles aux va<br />
se ruent avec une<br />
impétuosité extraordinaire à l'assaut de la position occupée par<br />
la pelite colonne. On eût dit de larges masses de nuées ora<br />
geuses entassées par étages, et poussées par une force irrésisti<br />
ble à l'escalade de la crête rocheuse du sommet de laquelle la<br />
colonne leur envoyait la mort. De nombreux fantassins ont<br />
suivi le mouvement de la cavalerie; ils apparaissent bientôt en<br />
avant de la quatrième face,<br />
et viennent s'embusquer dans les<br />
rochers à une centaine de mèlres de cette face, d'où ils ne<br />
tardent pas à être débusqués par le commandant de cette por<br />
tion du carré .<br />
A ce moment, la colonne est aux prises avec les 3,000 cava<br />
liers et le millier de fantassins de l'ennemi. D'un côté, la rage<br />
haineuse d'un fanatisme aussi impuissant qu'indiscipliné; de<br />
l'autre, le calme et le sang-froid d'une poignée d'hommes com<br />
battant sans colère,<br />
et sans autre mobile que le sentiment du<br />
devoir, et l'intérêt et l'amour de la patrie. Sans s'émouvoir de<br />
ces cris, sans se préoccuper du nombre des réassaillants,<br />
elle
442<br />
pond aux attaques furieuses de l'ennemi par un feu d'une préci<br />
sion impitoyable. Il n'est rien de plus terriblement imposant que<br />
ce sommet en feu pareil à une réunion de hauts-fourneaux où,<br />
enveloppés dans un nuage de fumée, s'agitent silencieux les tra<br />
vailleurs de la mort.<br />
Nous avons dit plus haut que l'élément indigène enlrait pour<br />
près des deux tiers dans la composition de la colonne. En effet,<br />
sur les 900 hommes qui en formaient l'effectif, 500 apparte<br />
naient au 1er régiment de Tirailleurs algériens (1), et 68 au<br />
1er de Spahis. Celle considération plaçait la colonne de La<br />
ghouath dans des conditions particulières qui, à tout autre chef<br />
militaire connaissant moins la valeur des troupes indigènes,<br />
eussent pu inspirer d'autant plus de défiance qu'il s'agissait,<br />
pour elles, de combattre leurs coreligionnaires. Il convient de<br />
dire aussi que le 1er de Tirailleurs,<br />
qui avait combattu dans<br />
quatre parties du monde, ne le cédait à aucun régiment français<br />
pour la valeur, l'instruction militaire, la solidité, l'élan et<br />
l'amour de la France.<br />
Ainsi que nous l'avons dil plus haut, la cavalerie régulière ne<br />
pouvant, par suite de sa faiblesse numérique et de la nature du<br />
terrain de la lutte,<br />
feu,<br />
concourir à l'action autrement que par son<br />
elle fut appelée à combattre à pied.<br />
Mais les goums ennemis, avec leurs drapeaux flottants, ne se<br />
lassent point de frapper la poudre; malgré les vides qui se<br />
creusent dans cet amas de cavaliers, dans cetle cohue en délire,<br />
malgré les selles qui se vident de leurs cavaliers, malgré les<br />
pentes qui s'encombrent de cadavres, malgré les injures des<br />
(1) Le 2e bataillon (commandant Trumelet) avait perfectionné<br />
son instruction militaire au camp sous Laghouath, où il était arrivé<br />
au mois de septembre 1868,<br />
par un travail incessant qui l'avait pré<br />
paré à toutes les éventualités. Son commandant, qui fut nommé au<br />
commandement supérieur du cercle de Tnyiet-e)-Ahd, le 28 novembre<br />
de cette même année, l'avait également familiarisé avec la manœuvre<br />
du fusil Chassepot, dont les régiments indigènes venaient d'être<br />
pourvus, arme excellente, surtout si on la compare au fusil modèle<br />
1857, et qui devait faciliter le succès de la journée du l'r février 18693<br />
en doublant l'action et la confiance des troupes qui furent engagées<br />
dans cette glorieuse affaire .
443<br />
chefs aux tièdes et à ceux qui paraissent vouloir tourner le dos à<br />
l'ennemi, malgré le succès qui semble fuir, et cela bien qu'il<br />
ail élé promis par Sid El-Ala, les rebelles ne songent point<br />
encore à déserter le combat. Vingt fois ils reviennent à la charge<br />
soit en masse, soit en échelons ; mais chaque fois aussi ils sont<br />
arrêtés court, par les feux de salve et à volonté, à 100 mètres<br />
des faces du carré.<br />
En présence de l'inutilité de leurs efforts, ils vonl essayer<br />
d'une autre tactique : pendant qu'une partie des contingents<br />
occupera, par une fausse attaque, les Irois premières faces sur<br />
leurs fronts, des groupes nombreux iront s'embusquer à proxi<br />
mité de la quatrième face, laquelle, par suite de la configuration<br />
du terrain, qui ne lui permet pas de serrer suffisamment, a dû<br />
laisser un vide très prononcé entre elle et les faces latérales.<br />
Aussi, les insoumis, à qui cette disposition vicieuse n'avait pas<br />
échappé, s'élaient-ils hâtés d'en profiter : ils se glissent, à la fa<br />
veur des touffes de halfa et d'une dépression du terrain qui les<br />
couvrent, jusqu'à 300 mètres de celte quatrième face; ils<br />
meltent pied à terre,<br />
isolée du carré, feu qui,<br />
et ouvrent un feu assez vif sur celle partie<br />
en raison de la faible portée de leurs<br />
armes, n'est pas, heureusement, des plus meurtriers. Mais le<br />
commandant de la colonne a vu le danger, et pour s'opposer à<br />
leurs progrès de ce côté, il lance aussitôt sur le point menacé<br />
ses deux escadrons réguliers, lesquels débusquent les rebelles<br />
et les mettent en fuite.<br />
Mis hors d'eux-mêmes aussi bien par les perles qu'ils su<br />
bissent,<br />
que par une résistance sur laquelle ils n'avaient pas<br />
compté, les chefs de l'insurrection veulent tenler un suprême et<br />
dernier effort pour essayer de contraindre la victoire à se dé<br />
clarer en leur faveur : à cet effet,<br />
chacun des trois chefs de<br />
groupes réunit ses contingents, goums et fantassins,<br />
de la position,<br />
en arrière<br />
el Sid El-Ala, après avoir essayé de mettre le feu<br />
au ccèur de ses adhérents, les lance une dernière fois à l'assaut<br />
du carré : à ce moment, le combat se trouve engagé furieusement<br />
sur ses quatre faces. Les bouches à feu sont portées rapidement<br />
de la première face sur la quatrième,<br />
qui est la plus vivement<br />
attaquée ; elles balaient tout ce qui se présente dans leur portée.
444<br />
Les fantassins de l'ennemi, poursuivis par les projectiles, font<br />
là des pertes très sérieuses. Ils ont décidément renoncé à la<br />
lutte,<br />
Madhi. Quelques obus lancés dans cette cohue en précipitent<br />
et s'enfuient'à toutes jambes dans la direction d'Aïn-<br />
encore la fuite; avec leurs bernous de nuance terreuse, ces ira-<br />
ris déguenillés semblent des rochers vivants en mouvement : ce<br />
sonl les collines du Psalmiste, qui, sous les éclats des projectiles,<br />
bondissent comme des béliers.<br />
Mais les efforls des cavaliers viennent, encore une fois, se bri<br />
ser devant cette colonne silencieuse; en effet, la poudre seule a<br />
la parole. Ce calme que rien ne trouble,<br />
ces armes surtout qu'on<br />
ne semble pas charger (1), et qui, pourtant, ne cessent d'envoyer<br />
la mort; il y a là, pour eux, quelque chose desinistrement inex<br />
plicable, un mystère qui vient glacer leur fougue, refroidir leur<br />
enthousiasme. On sent qu'ils perdent la foi ; leurs cris rauques<br />
et gutturaux sont étranglés et leur restent dans la gorge. Sid<br />
El-Ala a beau leur rappeler « les glorieuses journées d'Aouïnet-<br />
Bou-Bekr, d'Aïn-el-Kalha, d'Aïn-el-Beïdha,<br />
et tant d'autres où<br />
le Dieu unique leur a donné la victoire, sa parole esl inécoutée;<br />
ils restent sourds à ses appels. Il leur montre cette poignée de<br />
soldats dont la moitié sont leurs frères,<br />
et qui n'attendent qu'un<br />
dernier effort pour se joindre à eux et tourner leurs armes<br />
contre les Chrétiens. Oseraient-ils, eux les champions de l'Islam,<br />
(1) Nous l'avons dit,<br />
c'était la première fois que nos soldats se ser<br />
vaient du Chassepot. Aussi, les rebelles, qui ne voyaient plus ma<br />
nœuvrer la baguette du fusil, mouvement qui apportait une grande<br />
lenteur dans le chargement de l'arme, et sur lequel ils comptaient<br />
pour arriver plus facilement et avec moins de danger sur nos fantas<br />
sins; les rebelles, disons-nous, en étaient déconcertés à ce point,<br />
qu'ils ne doutèrent pas un seul instant qu'il n'y eût dans le manie<br />
ment de ce fusil diabolique quelque manœuvre des djenoun (mauvais<br />
génies), et ils en furent d'autant plus troublés, nous ont avoué plus<br />
tard quelques-uns de ces rebelles qui depuis ont fait leur soumission,<br />
qu'ils avaient remarqué que la formule déprécatoire : —<br />
« Bism Allah<br />
— er-rahmani er-rahimi, » dont se servent les Musulmans pour con<br />
jurer les démons, n'était d'aucun effet sur la précision et la rapidité<br />
du tir de la colonne, ainsi que sur ses résultats désastreux sur leurs<br />
cavaliers. C'était, ajoutaient-ils, commelune grêle de plomb.
eparaître sous leurs tentes,<br />
445<br />
leurs enfants sans butin, sans trophées,<br />
et se montrer à leurs femmes et à<br />
sans têtes de Chrétiens<br />
à l'arçon de leurs selles ? Quel est le signe auquel on reconnaîtra<br />
qu'ils ont combattu, eux qui, en ce jour, sonl cinq<br />
contre eux?<br />
Craindraient-ils de mourir dans laguerre sainte? Mais qui a peur<br />
de la mort,<br />
— — ils le savent bien,<br />
la mort le trouvera, eût-il<br />
une échelle à se hisser jusqu'aux cieux, Allons! les khoddam de<br />
Sidi Ech-Chikh I Allons! les maîtres du foie! Anéantissez cette<br />
javelce de kouffar (infidèles), elvous aurez mérité auprès de Dieu<br />
une belle et magnifique récompense. »<br />
Mais pendant cette tentative de Sid El-Ala d'élever les cœurs<br />
de ses adhérents, la colonne ne perd pas son temps : elle fusille<br />
impitoyablement ces hordes qui s'atlardent sous son feu; l'Artil<br />
lerie fauche des groupes entiers, et chevaux et cavaliers vont rou<br />
ler pêle-mêle sur les penles.<br />
Vers dix heures el demie, le feu de l'ennemi s'est sensible<br />
ment ralenti sur les première, deuxième et troisième faces ; sur<br />
la quatrième, la fusillade continuait des deux côtés avec assez<br />
d'intensité : embusqués dans les rochers, et couverts par une dé<br />
pression de terrain, les rebelles, .<br />
défilés de nos feux, peuvent<br />
encore prolonger la lutte. Il fallait en finir avec cette dernière<br />
"résistance : le commandant de la quatrième face (capitaine<br />
Maillard) lance une section (lieutenant Berge) du 1er de Ti<br />
railleurs sur l'embuscade; mais les cavaliers de l'ennemi ne se<br />
laissent pas aborder : ils sautent sur leurs chevaux, et dispa<br />
raissent salués par quelques feux de salve qui précipitent leur<br />
allure.<br />
A onze heures, fusils et canons se taisaient;<br />
l'ennemi était en<br />
pleine déroule dans la direction d'Aïn-Madhi. Les abords de la<br />
position étaient jonchés de cadavres, de blessés que, dans leur<br />
hâte de se mettre à l'abri de nos coups, les rebelles n'avaient<br />
point tenté d'emporter ou de relever;<br />
de nobles bêtes -~<br />
de nombreux chevaux —<br />
avaient partagé, bien injustement à notre avis,<br />
le sort de leurs cavaliers, et gisaient sur le terrain évenlrés,<br />
par d'horribles blessures, ou se débattant dans<br />
perdant leur sang<br />
d'affreuses convulsions. Ces 3,000 cavaliers, ces 300 fantassins,<br />
qui s'étaient promis de recommencer le massacre<br />
d'Aouïnel-
Bou-Bekr, ce Sid El-Ala,<br />
446<br />
qui devait nous écraser sous sa puis<br />
sante main, toutes les forces, algériennes et marokaines, que<br />
traînent à leur remorque les chefs de l'insurrection, s'étaient<br />
évanouis sans avoir pu se donner la satisfaction d'entamer la petite<br />
colonne qu'ils devaient détruire, sans même avoir pu l'approcher<br />
à bonne portée de leurs armes.<br />
Grâce à nos canons et au précieux fusil dont nous faisions<br />
l'essai à leurs dépens,<br />
arme merveilleuse de rapidité et de pré<br />
cision, qui nous a permis de tenir à distance celte foule furieuse<br />
el hurlante, grâce aux excellentes dispositions qu'a prises le co<br />
lonel de Sonis, à son entente parfaite de la guerre dans le<br />
Sahra,<br />
et de la manière de combattre les populations des ré<br />
gions désertiques, grâce à sa brillante et audacieuse énergie, à<br />
sa bravoure chevaleresque, à la rapidité de ses conceptions et de<br />
l'exécution de ses résolutions,<br />
au choix heureux de sa position<br />
défensive, à la sûreté de son coup d'œil; nous ajouterons que<br />
c'est grâce aussi à son remarquable sang-froid dans les moments<br />
difficiles,<br />
au prestige qu'il exerce aussi bien sur les indigènes<br />
que sur les troupes placées sous son commandement, à son hé<br />
roïque prudence qui n'abandonne rien au hasard, à sa sévérité<br />
honnête et impartiale; grâce à toutes ces causes, la victoire.<br />
aujourd'hui est complète, —<br />
ou blessés mortellement —<br />
la lutte, attestent que le succès, en Afrique,<br />
et les corps de cent ennemis morts<br />
gisants dans l'étendue du champ de<br />
est toujours le résul<br />
tat de l'application des règles immuables de la science militaire,<br />
et que nos désastres, dans ce pays,<br />
n'ont jamais été que la consé<br />
quence de leur oubli ou de leur non-mise en pratique.<br />
En résumé, pendant ces deux heures de combat, la colonne de<br />
Laghoualh n'avait eu que treize blessés, dont deux officiers,<br />
MM. Théron, lieutenant commandant la section d'Artillerie, et<br />
Serras, capitaine commandant le détachement du 1" Bataillon<br />
léger d'Afrique.<br />
Le commandant de la colonne constate, clans son rapport, que<br />
tout le monde a fait son devoir pendant l'action avec un calme<br />
admirable, el que le silence le plus absolu a été opposé aux hur<br />
lements,<br />
aux vociférations excitantes des bandes ennemies. Il ajou<br />
te qu'en raison de l'incomplet de la colonne en officiers, il avait
447<br />
accepté les services de trois jeunes officiers étrangers (1), dont l'un<br />
M. Schubert, lieutenant dans l'Artillerie suédoise, étaitemployé,<br />
depuis plusieurs mois déjà, dans la direction. des Affaires d'Élat-<br />
Major du cercle. M. Westrup, lieutenant dans l'Artillerie da<br />
noise, avait bien voulu se charger de la transmission des ordres<br />
du commandant de la colonne. Quanl à M. Weydling, sous-lieu<br />
tenant dans l'Infanterie suédoise, il s'était modestement placé<br />
dans les rangs du Bataillon léger d'Afrique, et,<br />
armé du fusil<br />
d'un blessé, il avait très habilement exercé son sang-froid et sa<br />
remarquable adresse au détriment des rebelles.<br />
Dans cetle belle et glorieuse journée, ces Irois vaillants offi<br />
ciers avaient représenté dignement, bravement les armées de<br />
Suède et de Danemark, nations si sympathiques â la France.<br />
Tout en constatant que chacun a fait son devoir, le lieutenant-<br />
colonel de Sonis insiste néanmoins particulièrement sur la con<br />
duite honorable du lieutenant d'Artillerie Théron, qui, après<br />
avoir dirigé avec autant d'intelligence que de sang-froid le feu<br />
de ses pièces, el qui, bien que blessé assez grièvement d'une<br />
balle dans le genou, ne resta pas moins à son poste, appuyé sur<br />
l'épaule d'un de ses camarades, tant que ses forces lui permirent<br />
de conserver son commandement.<br />
Le lieu où s'est livré le beau combat du 1er février se nomme<br />
Oumm-ed-Debdeb,<br />
point situé à mi-chemin du Guern-el-<br />
Haouïtha et d'Aïn-Madhi, c'est-à-dire à six kilomètres sud-est<br />
de ce dernier ksar.<br />
A onze heures et demie, la colonne reprenait sa marche sur<br />
Aïn-Madhi,<br />
où elle arrivait une heure après. Le colonel ordon<br />
nait une halte devant le ksar, et sur l'emplacement même — selon<br />
(1) A cette époque,<br />
un certain nombre d'officiers appartenant aux<br />
armées suédoise et danoise, la plupart très distingués,<br />
étaient admis<br />
à faire une sorte de particulièrement<br />
stage,<br />
dans les Zouaves et dans<br />
les Tirailleurs algériens. Après avoir rempli, pendant quelque temps<br />
dans une compagnie, les fonctions de leur grade, ils terminaient gé<br />
néralement leur stage dans les services de l'État-Major. Nous avons<br />
pu constater que ces amis de la France n'étaient pas les moins zélés<br />
l'accomplissement des devoirs militaires qu'ils s'étaient impo<br />
dans<br />
sés. Ils vivaient, d'ailleurs,<br />
corps où ils étaient employés.<br />
absolument de la vie des officiers des
448<br />
sa promesse au chaouch des Tedjini —<br />
la nuit.<br />
où l'ennemi avait passé<br />
La fuite des rebelles avait été tellement précipitée, qu'ils n'a<br />
vaient point pris le temps de charger et d'emporter le produit<br />
des razias qu'ils avaient faites les jours précédents : bulin et<br />
orge étaient restés sur le terrain de leur bivouac. Quant aux<br />
troupeaux provenant de leurs prises dans le Djebel-el-Eumour,<br />
ils les avaient dirigés, dès la veille, sur l'Ouest.<br />
Du camp d'Aïn-Madhi, on pouvait apercevoir au loin les tour<br />
billons de poussière que soulevaient les rebelles dans leur fuite<br />
désordonnée. On entendait également les coups de fusil des<br />
gens d'Aïn-Madhi, lesquels,<br />
après s'être préalablement précipités<br />
sur l'orge, les vivres et le butin abandonnés dans leur camp par<br />
les vaincus,<br />
s'étaient mis bravement à la poursuite de leurs amis<br />
de la veille, qui, pour eux, aujourd'hui,<br />
n'étaient plus que des<br />
chiens fils de chiens. Pourquoi aussi ces insoumis, qui préten<br />
daient ne faire qu'une bouchée de la colonne de Laghouath,<br />
avaient-ils eu, au contraire,<br />
la faiblesse de se laisser battre aussi<br />
complètement? Les Arabes ne reconnaissent qu'un maître, le<br />
succès, et cela se conçoit d'autant mieux que, pour eux,<br />
c'est là un article de foi,<br />
vient de Dieu.<br />
— et<br />
— « en-nasr min Allah, » le succès<br />
Quant au ksar, il était silencieux et semblait inhabité ; en effet,<br />
personne ne se montrait ni aux portes, ni sur les terrasses. On<br />
sentait que sa population redoutait que la colonne ne tirât ven<br />
geance de sa trahison.<br />
En arrivant sur le point où il avait décidé de faire une halte<br />
pour donner quelque repos â sa troupe, et pour prendre les dis<br />
positions nécessaires pour se mellre à la poursuite de l'ennemi,<br />
le colonel voyait venir à lui les deux Tedjini, Sid Ahmed el Sid<br />
El-Bachir,<br />
suivis d'une vingtaine de déguenillés armés de fusils<br />
plus ou moins sérieux. Les marabouths, qui redoutaient la juste<br />
sévérité du colonel de Sonis, étaient moins qu'à leur aise : la<br />
tête basse, l'air abattu et consterné, ce n'est qu'en tremblant<br />
qu'ils abordèrent le commandant de la colonne. Leur suile pé-<br />
diculeuse, au contraire,<br />
semblait on ne peut plus heureuse de<br />
nos succès sur les rebelles en fuite. Ces enthousiastes après
coup<br />
449<br />
ne savaient dans quel langage chanter nos louanges. C'é<br />
taient là, évidemment, des compliments dont la victoire avait<br />
changé l'adresse ; mais les Arabes font cela avec si peu de ver<br />
gogne,<br />
avec un cynisme si candide et si franchement dépouillé<br />
d'artifice, qu'on ne se sent vraiment pas la force de s'en in<br />
digner.<br />
Le colonel installa son camp sans s'arrêter aux protestations<br />
embarrassées et à l'essai de justification que tentait Sid Ahmed-<br />
et-Tedjini. Sans doute, si le commandant de la colonne eût con<br />
formé ses actes à son appréciation cle la conduite des marabouths<br />
d'Aïn-Madhi, il eûl pris contre eux les mesures les plus sévères;<br />
mais il préféra garder le silence,<br />
nion sur leurs agissemenls coupables,<br />
et leur laisser ignorer son opi<br />
tout au moins jusqu'à ce<br />
qu'il eût reçu les ordres de l'autorité supérieure, à qui il en avait<br />
référé.<br />
Le colonel de Sonis se mit donc en mesure de poursuivre les<br />
rebelles : il constitua une colonne légère et composa un convoi<br />
cle sept jours de vivres. La majeure partie des approvisionne<br />
ments et des bagages sonl laissés au Haouch-es-Solthan, sorle de<br />
ferme pourvue d'une enceinte assez élevée, el située à 200 mètres<br />
environ du ksar d'Aïn-Madhi; ce bordj-haouch a servi, à di<br />
verses reprises, de biscuit-ville aux colonnes ayant à opérer soit<br />
dans le sud de ce ksar, soit dans le Djebel-el-Eumour,<br />
Les bles<br />
sés et les malingres de la colonne composent, sous les ordres<br />
d'un officier de Tirailleurs algériens, la garnison de ce dépôt,<br />
lequel doit être mis promptement en état de défense par les soins<br />
du service du Génie de la colonne.<br />
Ainsi allégée, la colonne, après un repos de quatre heures, se<br />
mit en route à la chute du mai! jour, liant dans les traces des<br />
fuyards. Le colonel eut un instant l'idée de faire monter l'in<br />
fanterie sur les chameaux du convoi;<br />
mais l'insuffisance numé<br />
rique de ces animaux ne lui permit de faire jouir de ce mode de<br />
transport que les hommes les moins robustes, les chameaux<br />
étant, d'ailleurs,<br />
chargés des havre-sacs de toute l'infanterie.<br />
La nuit était sombre et froide; tous feux ou bruits avaient été<br />
formellement interdits. La colonne dut être arrêtée fréquem<br />
ment afin de maintenir l'ordre dans le convoi ; mais l'obscurité<br />
Revue africaine, 26e année. X' 1S6 (NOVEMBRE <strong>1882</strong>). 29
450<br />
de la nuit ne permettant pas au colonel de continuer sa marche<br />
dans les conditions de prudence nécessaires; il ordonna une<br />
halte d'une heure sur le r'dir d'El-Khebbelh pour y attendre le<br />
lever de la lune, et les rapports de ses éclaireurs,<br />
qui lui avaient<br />
signalé la marche d'un goum ennemi sur sa droite. Il profitait de<br />
cette hal te pour faire distribuer une ration d'eau-de-vie à la troupe.<br />
A minuit, la lune paraissait, et la colonne reprenait sa marche.<br />
A la pointe du jour, la colonne arrivait devant Tadjrouna. Le<br />
colonel apprenait là que les fuyards avaient voulu abreuver leurs<br />
chevaux aux puits de ce ksar, mais qu'y ayant élé accueillis par<br />
la population à coups de fusil,<br />
dans la direction d'El-Maïa.<br />
ils avaient continué leur chemin<br />
Il n'esl point nécessaire d'affirmer qu'en continuant à marcher<br />
dans les traces des rebelles, el quelque légère que fût la colonne<br />
débarrassée de tout bagage,<br />
et les officiers eux-mêmes réduits à<br />
la tente-abri et au régime de la troupe, il est certain, disons-<br />
nous, que le colonel de Sonis n'avait pas la prétention de joindre<br />
des cavaliers lancés à l'allure de fuite,<br />
et des fantassins montés<br />
sur des mehara (dromadaires de selle) ; mais il était fondé à<br />
espérer que la colonne de Géryville,<br />
au sud de ce posle,<br />
en désarroi,<br />
qu'il savait s'être portée<br />
parviendrait à barrer la passage à cetle foule<br />
et il comptait arriver à Sidi-EI-Hadj-Ed-Din au<br />
moment où les rebelles, s'étant heurtés aux troupes du lieutenant-<br />
colonel Colonieu vers Brizina ou El-Abiodh-Sidi-Ech-Chikh, se<br />
rejetteraient,<br />
en toute hâte sur les points que nous venons de<br />
citer, et chercheraient à gagner le Marok par El-Benoud, El-<br />
Mengoub et les r'dir de Bou-Aroua. Le colonel de Sonis avait<br />
calculé qu'il se Irouverait à Sidi-EI-Hadj-Ed-Din au moment où<br />
se produirait ce mouvement de recul; il ne doutait pas que,<br />
dans ces conditions de manœuvre des colonnes de Laghouath et<br />
de Géryville, le succès ne dût être absolument certain.<br />
Après une poursuite acharnée de dix-huit heures, le colonel<br />
de Sonis dressait ses lentes, le 2 février, au sud de Tadjrouna,<br />
en un point de l'ouad Zergoun nommé Haci-Belgaïs.<br />
Les troupes, qui sont dépourvues de viande sur pied,<br />
en sont<br />
réduites à manger la chair des chevaux blessés que l'ennemi a<br />
abandonnés dans sa fuite.
451<br />
Le 3 février, la colonne se dirigeait sur El-Maïa. Après y avoir<br />
fait sa provision d'eau, elle allait camper sur l'ouad Er-Reçan.<br />
Les rebelles, nous le savons, dans la précipitation d'une fuite<br />
qu'ils n'avaient pas prévue, s'élaient vus dans l'obligation de<br />
laisser sur l'emplacement de leur camp d'Aïn-Madhi la totalité<br />
de leurs approvisionnements; aussi, en fait de provisions, n'a<br />
vaient-ils guère que le contenu de leurs mezoued. Réduits à ne<br />
vivre que de viande, ce que témoignaient les débris semés sur<br />
la route qu'ils avaient suivie, ils n'avaient pas négligé, pour se<br />
ravitailler quelque peu, de piller, en passant, le ksar d'El-<br />
Maïa, où, certes, en raison de sa pauvreté, ils n'avaient pas dû<br />
trouver des ressources en bien grande abondance. Leur roule<br />
était également jalonnée de chameaux morts ou blessés, et l'on<br />
remarquait, entre Tadjrouna et El-Maïa, de nombreuses tombes<br />
récemment creusées où ils avaient enterré leurs morts.<br />
Le 4, la colonne faisait sa grande halte sur les puits d'El-<br />
Meguerchi,<br />
el allait dresser ses tentes à El-Lahïet-ou-El-Habal.<br />
Le plus grand désordre régnait parmi les fuyards,<br />
sonne ne commandait plus,<br />
où per<br />
et où chacun marchait pour son<br />
compte. Les chefs de l'insurrection avaient, ainsi que cela se<br />
passe toujours, pris de l'avance sur leurs bandes, donl ils ne se<br />
préoccupaient que médiocrement, laissant chacun se débrouiller<br />
et rejoindre ses campemenls comme il l'entendrait. Quelques<br />
groupes, pourtant, maintenaient leur compacité, et couvraient la<br />
fuite des gens de pied. Un des éclaireurs de la colonne, qui<br />
avail pu facilement pénétrer, pendant la nuit,<br />
au milieu du<br />
camp des rebelles, rapportait qu'on y parlait, en général, une<br />
langue qu'il n'avait pas comprise (1), et que toute cette cohue<br />
de fantassins paraissait très inquiète. Il ajoutait qu'il y avait<br />
parmi eux un grand nombre de blessés,<br />
plaintes, —<br />
dont il avait entendu les<br />
que les troupeaux ceux qu'ils avaient razés dans le<br />
Djebel-el-Eumour — ne<br />
pourraient certainement pas supporter<br />
longtemps les fatigues d'une marche aussi rapide.<br />
flî On y parlait, sans doute, la langue berbère,<br />
tribus montagnardes de la frontière du Marok,<br />
qui est celle des<br />
comme de toutes<br />
qui habitent les voire montagnes, même certains<br />
celles d'ailleurs,<br />
ksour du Sud.
452<br />
Le 5, la colonne se portait sur Sidi-EI-Hadj-Ed-Din. Pendant<br />
sa marche, les éclaireurs faisaient connaître au colonel que<br />
l'ennemi, après avoir cherché en vain de l'eau dans les r'dir<br />
de l'ouad Seggar, et craignant que les puits du ksar précité ne<br />
fussent comblés,<br />
où il avail passé la nuit.<br />
s'était décidé à prendre la direction de Brizina,<br />
L'intrépide chef du Makhzen, El-Akhdhar-ben-Mohammed,<br />
qui, avec ses cavaliers, suivait les rebelles pas à pas dans leur<br />
retraite précipitée, avait confirmé ces nouvelles. Il.ajoutait que,<br />
lo 5 au malin, les bandes insurgées étaient encore à Brizina. Un<br />
des cavaliers des Arbaâ avait pu encore pénétrer dans leur<br />
camp, et déclarait y avoir entendu publier, de la part du mara<br />
boulh Sid Kaddour-ould-Hamza, l'ordre à ses gens de se tenir<br />
prêts à partir aussitôt après la prière du dhohor (1). Dès lors, le<br />
colonel pouvait d'autant moins espérer joindre l'ennemi à Bri<br />
zina que, sans aucun doute, sa présence à Sidi-EI-Hadj-Ed-Din<br />
avait dû déjà êlre éventée. Malheureusement encore, le com<br />
mandant de la colonne de Laghouath venait d'acquérir la certi<br />
tude que celle de Géryville était encore, le 3 février, campée à<br />
El-R'açoul,<br />
et il lui était impossible de se mettre assez rapide<br />
ment en communication avec le lieutenant-colonel Colonieu<br />
pour que, dans celte circonstance, son concours pût être de<br />
quelque efficacité. Du reste, et celte considération devait dimi<br />
nuer les regrets du colonel de Sonis, il esl hors de doute<br />
que, si la coionne de Géryville se fût trouvée dans les parages de<br />
Brizina en temps opportun, les rebelles eussent franchi l'oued-<br />
Seggar bien plus au sud pour regagner leurs campements de<br />
l'Ouest. Dans lous les cas, ils eussent mis tous leurs soins à<br />
éviter la colonne Colonieu, el cela leur était facile.<br />
La colonne de Sonis n'avait fait qu'une courte halte à Sidi-<br />
EI-Hadj-Ed-Din el s'élait dirigée sur Brizina. En arrivant dans<br />
ce ksar, une partie du goum d'El-Akhdhar rejoignait le colonel,<br />
el lui apprenait que l'ennemi avait décampé vers neuf heures du<br />
malin,<br />
c'est-à-dire avant le moment qui avait d'abord été fixé<br />
par Sid Kaddour-ould-Hamza. Il est clair que c'est la marche de<br />
(1)<br />
Vers le milieu du jour.
453<br />
la colonne sur Brizina qui avait fait devancer le départ des re<br />
belles. Les éclaireurs ajoutaient que l'ennemi filait bon train<br />
sur El-Abiodh-Sidi-Ech-Chikh, direction qu'il avait donnée à ses<br />
troupeaux de razia vers deux heures du matin.<br />
Il était d'impossibilité absolue à la colonne de Sonis de pousser<br />
plus loin la poursuite; elle avait, d'ailleurs, une raison péremptoire<br />
pour arrêter là sa marche en avant; c'était la situation de<br />
ses approvisionnents. En outre, le concours de la colonne de<br />
Géryville lui faisant défaut, elle risquait de se trouver isolée, et<br />
d'avoir, à un moment donné, à combattre des forces hors de<br />
toute proportion avec celles dont elle se composait. Du reste, la<br />
colonne de Sonis avait fait sa part; elle était, en outre, arrivée<br />
bien au-delà de la limite de la province à laquelle elle apparte<br />
nait. Le colonel se décida donc, bien qu'à son grand regret, à<br />
reprendre la route de Laghouath .<br />
Le cimetière de Brizina renfermait une vingtaine de tombes<br />
nouvelles,<br />
où les rebelles avaient déposé ceux de leurs blessés<br />
ayant succombé sur ce point.<br />
Le 6 février, la colonne de Sonis reprenait la direction d'Aïn-<br />
Madhi. Les éclaireurs qui couvraient sa marche arrêtèrent sur la<br />
roule d'El-Abiodh deux cavaliers de Brizina qui s'étaient tenus<br />
sur les derrières des rebelles pour les renseigner sur les mou<br />
vements de la colonne. L'un de ces hommes, malheureusement<br />
pour lui,<br />
montait une jument prise à un cavalier du Makhzen<br />
d'El-Ahkdhar dans l'une des expéditions de ces dernières an<br />
nées. Son propriétaire légitime la reconnut,<br />
son bien d'une façon tout à fait inespérée.<br />
La colonne arrivait devant Aïn-Madhi le 10 février.<br />
et il rentra dans<br />
Le marabouth Sid El-Bachir, le frère de Sid Ahmed-et-<br />
Tedjini, avait sollicité, le jour du combat, au moment du départ<br />
de la colonne pour l'Ouest, la faveur d'accompagner le colonel<br />
dans sa poursuite des rebelles ; il voulait ainsi, disait-il, racheter,<br />
autant qu'il le pourrait, la conduite qu'il avail tenue dans les<br />
dernières<br />
au désir<br />
affaires. N'ayant vu aucun inconvénient à satisfaire<br />
exprimé par le maraboulh, lequel, d'ailleurs, n'avait<br />
aucune responsabilité politique, puisque, en définitive, il n'était
454<br />
— —<br />
que le frère plus ou moins légitime (lj du chikh d'Aïn-<br />
Madhi, du chef de l'ordre religieux de Tedjini, le colonel avait<br />
accédé à la demande de Sid El-Bachir, qui avait, en effet, suivi<br />
la colonne.<br />
Les instructions qu'attendait le colonel de Sonis au sujet de<br />
la conduite qu'il avait à tenir envers les deux marabouths, ne<br />
lui étaient point encore parvenues au moment de son arrivée<br />
devant Aïn-Madhi. Pourtant, il croyait ne pouvoir différer plus<br />
longtemps l'exécution des mesures que lui conseillaient sa cons<br />
cience,<br />
son devoir et son honneur de soldat à l'égard d'agents<br />
qu'il considérait comme des traîtres, et qui,<br />
dans sa conviction,<br />
eussent certainement pris part au massacre de la colonne si elle<br />
eût éprouvé un échec.<br />
Le colonel réunit donc dans son camp les gens d'Aïn-Madhi<br />
et leurs chefs, Sid Ahmed et Sid El-Bachir-et-Tedjini, ainsi que<br />
les Arbaâ, lesquels ne s'étaient rendus que tardivement à la con<br />
vocation qu'il avait faite de leur goum,<br />
et qui n'avaient rejoint<br />
la colonne que par groupes, et après le combat, dans sa marche<br />
vers l'Ouest.<br />
Là, en présence de tous ces coupables, le colonel reprocha,<br />
dans les termes les plus durs, à Sid Ahmed-et-Tedjini d'avoir<br />
trahi notre cause, et il lui rappelait tout ce qu'il avait appris de<br />
sa conduite pendant les journées qui avaient précédé le combat<br />
d'Oumm ed-Debdeb. Le colonel ordonnait ensuite l'arrestation de<br />
Sid Ahmed, cle son frère Sid El-Bachir,<br />
et des quinze notables<br />
du ksar qui lui avaient été signalés comme s'étant le plus grave<br />
ment compromis.<br />
Le colonel de Sonis recevait, d'ailleurs, dans l'après-midi, les<br />
instructions qu'il attendait, lesquelles lui prescrivaient de se<br />
borner à l'arrestation du chikh d'Aïn-Madhi, contre lequel il<br />
devrait établir une enquête dont il soumettrait les résultats à<br />
l'autorité supérieure. Sid El-Bachir fut donc laissé à Aïn-Madhi<br />
pour y exercer le commandement et diriger les affaires de l'ordre.<br />
La colonne reprenait, le lendemain 11 février, sa marche sur<br />
(1) Voir la première partie de cet ouvrage, chap. IV,
455<br />
Laghouath, où elle arrivait le 12,<br />
après quatorze jours d'expédi<br />
tion. En effet, elle s'était mise en marche le 30 janvier en pre<br />
nant la direction de l'Ouest. Le but de son commandant était<br />
de se porter rapidement, pour y établir son dépôt,<br />
sur le ksar<br />
d'El-Maïa; de ce point, la colonne, ainsi allégée, devait battre<br />
là grande plaine qui se développe entre le Djebel-el-Eumour et<br />
le Djebel-Thouïlet-el-Makna ; elle surveillait, en même temps,<br />
les défilés d'Ouarren, d'Er-Reddad, d'El-Khirem, d'El-Aoudja et<br />
la Khangat-el-Malha, débouchés par lesquels devaient nécessai<br />
rement passer les rebelles, avec les prises qu'ils avaient faites<br />
dans le Nord, pour sortir du massif d'El-Eumour. Rendue aussi<br />
mobile que possible, la colonne devait faire tous ses efforts pour<br />
leur couper les roules de l'Ouest,<br />
breux troupeaux, produit de leurs razias,<br />
et leur reprendre les nom<br />
qu'ils traînaient à<br />
leur suite, el qu'ils poussaient vers leurs campements du Marok.<br />
Ce programme se trouva forcément modifié, dès le début, par<br />
suite des événements d'Aïn-Madhi, lesquels obligèrent la co<br />
lonne à se porter sur ce ksar, où l'ennemi lui avait été signalé.<br />
Du reste, il faut bien le dire, enivré de ses succès sur nos tribus<br />
du Nord-Ouest, l'ennemi, qui se croyait sûr de vaincre, recher<br />
chait la rencontre,<br />
surtout avec une colonne aussi faible numé<br />
riquement que l'était celle de Laghouath,<br />
et la preuve en est<br />
dans ce fait qu'il est venu au-devant de la colonne dans l'inten<br />
tion bien évidente de lui offrir le combat.<br />
Le colonel de Sonis ne dissimule pas, dans son rapport, que<br />
ses préoccupations ont revêtu un certain caractère de gravité<br />
lorsque,<br />
ayant déjà connaissance des razias qu'avaient faites les<br />
il apprenait que le mara<br />
rebelles sur nos tribus du Nord-Ouest,<br />
bouth d'Aïn-Madhi avait pactisé avec et eux, leur avait ouvert les<br />
portes de son ksar.<br />
Cette trahison inattendue, alors que la colonne n'était qu'à une<br />
journée de marche du ksar, et qui semblait démontrer que, dans<br />
l'esprit du<br />
marabouth Et-Tedjini, la colonne était vouée infailli<br />
blement à la destruction, ce fait, disons-nous, rapproché de l'ab<br />
sence des Arbaâ, de nos fidèles Arbaâ (1), et de la non-arrivée<br />
(1)<br />
L'importante tribu des Arbaâ n'avait pas fait défection depuis le
456<br />
du goum des Oulad-Naïl, appelait toute l'attention du comman<br />
dant de la colonne sur la gravité de la situation. Si nous ajoutons<br />
à ces causes sérieuses d'inquiétude celte considération que le<br />
poste de Laghouath ne présentait que des moyens de défense fort<br />
incomplets, que, dans le cas d'un insuccès, les bandes insurrec<br />
tionnelles pouvaient, par une irruption soudaine, jeter le désor<br />
dre parmi les populations indigènes de ce poste et celles qui<br />
campenl alentour,<br />
on comprendra facilement combien il impor<br />
tait de donner promptement des ordres pour la mise immédiate<br />
de l'oasis en état de défense. Aussi, le colonel de Sonis avait-il<br />
prescrit au capitaine du Génie Gripois, qui commandait en son<br />
absence, de mettre sans retard ce poste avancé à l'abri d'un coup<br />
de main ou d'une surprise. Grâce au zèle, à l'énergie et aux<br />
connaissances techniques de cet officier, Laghoualh pouvait,<br />
au bout de quelques heures, braver toutes les forces des rebelles.<br />
Le beau succès obtenu par la colonne mobile de Laghoualh<br />
avait eu un grand retentissement dans toute l'Algérie, où, il faut<br />
bien le dire, on s'était singulièrement exagéré la situation. L'in<br />
cursion subite des trois marabouths,<br />
et leur apparition inat<br />
tendue sur les Hauts-Plateaux avaient répandu une sorte de pani<br />
que dans le Tell des provinces d'Oran et d'Alger. Comme tou<br />
jours,<br />
parce qu'à la suite des importantes razias effectuées en<br />
mars 1868 par Sic! Sliman-ben-Kaddour sur les bandes de Sid<br />
Ahmed-ould-Hamza, lequel était mort empoisonné quelques mois<br />
après à Tafilala ; parce qu'à la suite de ces événements, disons-<br />
nous, nos ennemis nous avaient laissé quelque repos,<br />
nous n'a<br />
vions pas manqué de nous bercer de celte illusion que l'insur<br />
rection était détinitivement vaincue, et que nous pouvions sans<br />
danger nous endormir désormais sur nos deux oreilles.<br />
mois d'août 1864. Du reste, dans la circonstance d'aujourd'hui, si les<br />
Arbaâ n'avaient rejoint le colonel à Tadjrouna que le lendemain<br />
du c'est-à-dire combat, le 2 février, c'est parce que, très éloignés<br />
dans le Sud, il leur avait été matériellement impossible de rallier plus<br />
tôt la colonne.<br />
Le goum des Oulad-Naïl, qui, habituellement,<br />
ne se presse pas lors<br />
qu'il s'agit de se rendre aux appels du commandement, n'avait pas<br />
paru du tout.
457<br />
C'est là une erreur dans laquelle nous retomberons encore<br />
souvent ; car notre profonde ignorance des affaires ne nous per<br />
met pas de les mettre à leur juste point de vue. Aussi, répéte<br />
rons-nous ce que nous disions au commencement de cet ouvrage :<br />
« Pour nous, là où il n'y a pas de flamme, il n'y a pas de feu ;<br />
quand le calme est à la surface, la tempête ne saurait être au<br />
fond. Un volcan n'est un volcan qu'autant qu'il expectore sa<br />
lave; enfin, quand on ne voit pas l'ennemi, il n'existe pas. »<br />
Nous ne voulons pas nous faire à cette idée que l'Arabe sahrien<br />
n'est jamais complètement vaincu, qu'il ne l'est que relative<br />
ment, et qu'il n'esl point d'ennemi plus tenace, plus patient,<br />
plus irréconciliable. Quand il a essuyé un échec sérieux, et qu'il<br />
a vu ses ressources très compromises, il reste en repos et se re<br />
fait.<br />
Nous prenons son inaction pour une impuissance irrémédiable ;<br />
nous ne nous occupons plus de lui ; nous nous relâchons peu à<br />
peu de notre surveillance; nous négligeons toute précaution;<br />
puis, un beau jour, le Sahrien, qui n'a cessé de nous guetter,<br />
fond sur nos tribus, les raze ou les entraîne dans la défection, et<br />
nous, qui ne pensions plus à lui, qui le croyions définitivement<br />
battu, réduit, vaincu, nous nous réveillons d'autant plus en sur<br />
saut que la trêve a duré plus longtemps. De là surprise, panique,<br />
perle de tout sang-froid ; l'ennemi, qui ne perd pas son temps,<br />
en profite pour faire du bulin sur nos tribus soumises, que nous<br />
ne sommes pas en mesure de protéger, pour assassiner quelques<br />
colons, piller quelques convois et en massacrer l'escorte quand<br />
elle est faible, et jeter le trouble non-seulement parmi les tribus<br />
du Sud,<br />
mais encore au milieu de celles du Tell. Quand nous<br />
sommes prêts à prendre l'offensive, les rebelles et leurs prises<br />
sont déjà loin.<br />
La dépèche du 4 février,<br />
par laquelle le Sous-Gouverneur de<br />
l'Algérie rend compte au Ministre de la Guerre des résultats du<br />
combat d'Oumm-ed-Debdeb, témoigne,<br />
par son lyrisme et son<br />
exagération, de cet éiat des esprits au moment où l'on apprenait<br />
à Alger la nouvelle des succès de la colonne de Sonis :
458<br />
« Le Sous-Gouverneur de l'Algérie au Ministre de la Guerre.<br />
ren-<br />
» Le colonel de Sonis vient de se couvrir de gloire, et de<br />
» dre un grand service au pays, en arrêtant l'ennemi à l'apogée<br />
» d'un succès qui pouvait amener les plus graves conséquences.<br />
- Voici les faits: les dissidents, après avoir réuni,<br />
le 31 janvier<br />
» au soir, lous les contingents dispersés dans le Djebel-Amour<br />
» et autour d'Aïn-Madhi, qui leur avait fait sa soumission, ont,<br />
» le 1er février, à neuf heures du matin,<br />
» colonne.<br />
présenté le combat à la<br />
» L'ennemi avait environ 3,000 chevaux et 800 fantassins. Le<br />
» colonel de Sonis, après avoir occupé une forte composition,<br />
a<br />
» battu jusqu'à onze heures et demie.<br />
» L'ennemi a été complètement battu ; il a laissé sur le terrain<br />
» 70 morts, en a enlevé un grand nombre, et a eu beaucoup de<br />
» blessés.<br />
» A la suite de cette brillante affaire, les dissidents ont dis—<br />
» paru, prenant la direction de l'Ouest.<br />
» La population d'Aïn-Madhi, dont la conduite avail été si cou-<br />
» pable la veille, a racheté sa faute, et,<br />
ayant à sa tête les deux<br />
» marabouts Tedjini (1), a poursuivi les fuyards à coups de<br />
» fusil.<br />
» Le colonel de Sonis a campé sur le lieu même où les dissi-<br />
» dents avaient campé le matin.<br />
» Après trois heures de repos accordées à la troupe, il a dû par-<br />
» tir en colonne légère, l'infanterie sur les chameaux (2),<br />
» poursuite de l'ennemi .<br />
à la<br />
» Dans celle affaire, il a eu deux officiers et neuf soldats bles-<br />
» ses ; point de morls.<br />
» La colonne de Laghoualh élait armée de fusils Chassepot.<br />
» J'attends le maréchal après-demain. »<br />
Mais il était écrit, sans doute,<br />
que cette incursion des rebelles<br />
(1) Sid El-Bachir seulement avait suivi la colonne.<br />
(2) Telle avait été, en effet, la première intention du commandant<br />
de la colonne ; mais l'insuffisance de ses moyens de transport l'avait<br />
obligé à y renoncer.
459<br />
devait, celte fois, leur être fatale. En effet, pendant que leurs con<br />
tingents razaient les tribus du Djebel-El-Eumour, Sid Sliman-<br />
ben-Kaddour profitait habilement de cette circonstance pour se<br />
porter rapidement sur l'oued Guir, cù campaient les populations<br />
dissidentes : parti de Géryville dans la nuit du 28 au 29 janvier,<br />
avec 200 hommes de son goum, il surprenait, lo 5 février, a El-<br />
Mourra, les campements de Sid Kaddour-ould-Hamza et de ses<br />
adhérents, et, en l'absence de leurs conlingents,<br />
il les razail de<br />
la façon la plus complète. Il revenait avec uu butin considérable,<br />
2,000 chameaux et de nombreux troupeaux de moutons. Ainsi,<br />
pendant qu'ils étaient battus, comme nous le savons, à Oumm-<br />
ed-Debdeb, leurs biens tombaient entre les mains de nos goums<br />
du cercle de Géryville.<br />
En récompense de cet important coup de main, Sid Sliman-<br />
ben-Kaddour était nommé, le 1er<br />
avril,<br />
Dans le courant du mois de mai,<br />
agha de Géryville.<br />
Sid Ech-Chikh-ben-Eth-<br />
Thaïyeb, qui espérait obtenir, par notre entremise, l'élargisse<br />
ment de ses deux fils, que le sultan du Marok retient,<br />
ainsi que<br />
nous l'avons dit précédemment, en qualité d'otages, nous fait de<br />
nouvelles protestations de fidélité. Le moment était peut-être<br />
mal choisi pour qu'il pût espérer, de notre part,<br />
un accueil<br />
favorable à sa demande ; car nous n'avons pas eu encore le temps<br />
d'oublier que son fils aîné, Sid El-Hadj El-Arbi avait combattu<br />
contre nous à la journée d'Oumm-ed-Debdeb. Néanmoins, le<br />
Gouvernement, croyant trouver,<br />
dans celle combinaison, un<br />
moyen d'assurer la paix sur notre frontière de l'Ouest, résolut<br />
de profiter de l'occasion que faisait naître le vieux Sid Ech-Chikh<br />
pour,<br />
sous ses auspices, rapprocher de nos Hameïan les tribus<br />
marokaines voisines de notre frontière, avec lesquelles ils étaient<br />
en guerre incessante. Il sortit de là une sorte de convention,<br />
qui fut signée, le 23 juillet,<br />
à Oglet-es-Sedra, et par laquelle les<br />
Hameïan et les Sahriens marokains se jurèrent, sur le Livre, une<br />
amitié éternelle qui dura bien huit mois. En effet, ce traité fut<br />
Oulad-Sidisuivi<br />
d'une trêve qui ne fut par rompue, le chef des<br />
Ech-Chikh-el-R'eraba, que dans le courant de mars 1870.<br />
(A suivre.)<br />
Colonel C. Trumelet.
VOYAGES EXTRAORDINAIRES<br />
ET<br />
NOUVELLES AGRÉABLES<br />
PAR<br />
MOHAMMED ABOU RAS BEN AHMED BEN ABD EL-KADER<br />
EN-NASRI<br />
HISTOIRE DE L'AFRIQUE SEPTENTRIONALE<br />
(Suite. — Voir les n»<br />
^«ar^Lj<br />
132, 133, 134, 135, 136, 137, 138, 139, 140,<br />
144, 147, 148, 150, 152 et 154.)<br />
.Lbj .iï ç-Lo * ïJLà yç, L»_jSUj] ily?y3<br />
Deux fois ils l'achetèrent pour une modique somme.<br />
Comment Oran a-t-elle pu se vendre à vil prix?<br />
COMMENTAIRE<br />
Le roi de France avait réclamé le secours des Chré<br />
tiens, dont un des souverains, le Pape, qu'ils appellent vicaire<br />
du Messie, lui permit de disposer des biens des églises. Les rois<br />
d'Angleterre et d'Ecosse, les princes de Tourk (Luxembourg) et<br />
de Barcelonne, ayant répondu favorablement à son appel, il mar<br />
cha contre Tunis (668).<br />
Les flottes des Infidèles abordèrent à Carthage. Le rivage était<br />
défendu par 4,000 Almoravides et des volontaires. Les Chrétiens<br />
débarquèrent au nombre de 6,000 cavaliers et 3,000 fantassins,
461<br />
commandés par sept rois. La reine, épouse du roi de France,<br />
était avec ces troupes.<br />
L'armée infidèle s'établit à Carthage qu'elle fortifia de palissa<br />
des. Elle y resta six mois et mit à profit ce temps pour entourer<br />
les remparts de la ville d'un fossé profond.<br />
Enfin, vers la moitié de moharrem, premier mois de l'année<br />
669, la masse des Chrétiens se précipita aux combats. Il périt des<br />
deux côtés un certain nombre de soldats. Un soir, à la nuit, les<br />
Chrétiens attaquèrent le camp des Musulmans, qui les culbutè<br />
rent après leur avoir tué 500 hommes.<br />
A leur tour les Musulmans furent éprouvés par les défaites,<br />
tant et si bien qu'ils se laissèrent aller aux pensées découragean<br />
tes et que le sullan Mohammed songea à se retirer de Tunis à<br />
Kairouane. Tout à coup, Dieu fit mourir le roi des Chrétiens : une<br />
flèche le blessa un jour mortellement. Les Chrétiens reconnurent<br />
son fils Dimiâl', ainsi nommé parce qu'il élait né dans la ville<br />
de Dimiât'<br />
(Damielle), lors de l'invasion de l'Egypte par les Infi<br />
dèles. La direction suprême des affaires de l'État devait, selon la<br />
coutume vicieuse des Chrétiens, revenir à la reine.<br />
Celte dernière fit dire à El-Montacer que s'il voulait rembour<br />
ser tous les frais de la guerre,<br />
elle quitterait le pays. Le cadi<br />
Ibn Zéilounfut chargé de conclure une trêve de quinze ans. Le<br />
seigneur de Sicile conclut aussi la paix pour son île.<br />
Les Chrétiens levèrent le camp<br />
Une tempête les fit périr pour la plupart.<br />
au commencement de l'hiver.<br />
On affirme que El-Montacer donna à la reine dix charges d'ar<br />
gent. Les Chrétiens<br />
neaux.<br />
abandonnèrent à Carthage dix mangon-<br />
Des émissaires allèrent répandre sur loute la terre le récit de<br />
cet heureux événement.<br />
Lorsque Djouher,<br />
sur l'ordre de Ma'dd, qu'on appelle El-<br />
Moa'zz, partit en Egypte avec des troupes, il emporta, entre<br />
autres richesses, mille charges d'argent. Quant au matériel et aux<br />
vivres,<br />
Dieu seul en connut l'énorme approvisionnement (358).<br />
A la fin de celte même année, le Caire était conquis et enlevé à<br />
son vizir et chef, le très docte Ibn El-Forât, connu sous le nom<br />
ministre des Benou El-Akhchid, rois d'Egypte.<br />
de Ibn Khinzâba,
462<br />
Quand El-Djouher fut seul maître de l'Egypte, il prit pour mi<br />
nistre l'eunuque Kafour, affranchi des Benou El-Akhchîd.<br />
pendant son vizirat, enseigna la tradition du Prophète.<br />
Kafour,<br />
Les hommes de mérite venaient de partout écouter ses leçons.<br />
A la mort de Kafour, El-Djouher gouverna seul le pays en sei<br />
gneur indépendant et arrêta un grand nombre d'hommes d'État,<br />
parmi lesquels Ya'k'oûb ben Kels qu'il força de lui remettre<br />
4,500 dinars.<br />
Le célèbre El-H'afed' Ed-Dâr K'ol'ni avail quitté l'Irak pour<br />
résider auprès de Kafour afin de l'aider à terminer son travail sur<br />
les traditions prophétiques. Ed-Dar K'ot'ni est l'auteur d'un ou<br />
vrage sur les noms el l'origine des principales familles. A propos<br />
de l'éloge qu'il fil de Kafour, El-Molenebbi, dans un poème, se<br />
moqua fort et du courtisan et du maître :<br />
a Que de bouffonneries on entend en Egypte! Il est vrai que le<br />
rire y fait aussi mal à voir que les larmes.<br />
» On y voit un Nabalhéen, de race noire, qui enseigne la gé<br />
néalogie des familles du désert,<br />
>> Et un nègre aux lèvres pendantes, auquel sa doublure crie:<br />
c'est toi qui es la pleine lune des ténèbres. »<br />
Par le mot Nabathéen, le poète a voulu désigner AbouEl-Fodl.<br />
Quant au nègre c'est Kafour,<br />
esclave de El-Akhchîd.<br />
Les plaisanteries d'EI-Montenebbi n'ont en rien diminué la<br />
valeur de Kafour. Encore aujourd'hui, les chérifs sont aussi sou<br />
vent plaisantes que loués.<br />
Kafour mourut en 391. Khenzâba élait son aïeule paternelle.<br />
Ibn Assâker nous a transmis quelques-uns de ses vers ; en voici<br />
un :<br />
« Les violences de la tempête n'abattent que les grands ar<br />
bres. »<br />
Kafour combla de faveurs la population des deux villes saintes.<br />
Il avait acheté une maison si près située du tombeau du Prophète,<br />
qu'elle n'en était séparée que par un mur ; il avait recommandé
463<br />
qu'on l'y ensevelît. Quand il mourut, son corps fut dirigé vers<br />
les deux villes saintes. Les chérifs sortirent à sa rencontre, en<br />
reconnaissance des bienfaits dont il les avait entourés pendant<br />
sa vie, et accomplirent avec sa dépouille mortelle les cérémonies<br />
ordinaires du pèlerinage : le tour du temple et la visite du mont<br />
A'rafa. Ils transportèrent ensuile le corps à Médine. Il fut enterré<br />
dans la maison qu'il avait acquise.<br />
iyy*>\ ïJiyy-sfSi oJ^ JJj * Lj-J lyUljlj<br />
\\Syoyy\ Lj) iii.<br />
Ils s'installèrent librement à Oran et y vécurent tran<br />
quilles. Elle avait toujours paru aux Infidèles comme<br />
une épouse parée pour les épousailles.<br />
COMMENTAIRE<br />
■ïjL. — O'béid Allah ben Abdallah ben Taher ben H'océine El-<br />
Khezâï, pour remercier le vizir de sa visite, lui écrivit :<br />
d Je rends grâce à la maladie qui a été la cause de votre venue.<br />
» Je suis comme cet Arabe qui, récompensé au jour de la sépa<br />
ration,<br />
s'écria :<br />
» Béni soit le jour de la séparation qui m'a montré Oum-Tâbet,<br />
jusque-là invisible, qui m'a découvert les collines voilées que je<br />
n'avais encore vues que dans les descriptions qui en avaient été<br />
faites. »<br />
A'ikama ben A'bdaEt-Temimi a dit :<br />
ému,<br />
« Tu as causé la mort d'un cœur que la beauté avait toujours<br />
un cœur déjà loin de la jeunesse, auquel un siècle avait<br />
enlevé sa force.<br />
,, La nuit est devenue lourde pour moi. Le protecteur de celle
464<br />
que j'adore est éloigné. Mais les ennemis et les dangers s'inter<br />
posent entre nous.<br />
» Elle est inexpugnable ; on ne peut lui parler. Un espion se<br />
tient à sa porte pour empêcher toute visite indiscrèle.<br />
» Lorsque son époux s'absente, elle ne trahit pas son secrel,<br />
quand il revient, elle manifeste la joie de son retour.<br />
» Ne me compare pas à un homme ivre, je l'en prie, au nom<br />
des urnes légères de la bruine,<br />
» Je t'en prie par le vent de l'Yemène qui transporte les nuées<br />
el la pluie, puis s'en vont vers le soir du côlé du Sud. »<br />
On raconte que O'mar ben Abou Rabîa'<br />
El-Makhzoumi étant<br />
venu visiter El-Oualîd ben Abd El-Màlek, à Damas, lui dit :<br />
Salut, ô prince des Musulmans.<br />
— Je ne le rendrai point Ion salut, répondit le souverain, ni<br />
ne te souhaiterai la bienvenue.<br />
—<br />
— Les<br />
Pourquoi, sire?<br />
Arabes sont-ils donc si peu nombreux et nos femmes si<br />
rares que tu ailles trouver les filles de Abd El-Manaf et fasses le<br />
galant auprès d'elles, en leur chantant :<br />
« Je les ai regardées à El-Moh'sseb de Mina. Est-ce qu'un se<br />
cond soleil, me disais-je, une seconde lune aurait paru,<br />
est-ce un rêve ?<br />
ou bien<br />
» On les voit derrière le brouillard. Leur père est issu de<br />
Nawfel, de Abd Chems ou de Hachem. »<br />
— Si<br />
j'ai parlé ainsi, j'ai ajouté ensuite :<br />
o Elles ont cherché l'amour et, quand elles l'ont trouvé, elles<br />
lui ont tourné le dos. Ce sonl là de vertueuses musulmanes. »<br />
El-()ualid montra par un sourire qu'il goûtait fort ces répon<br />
ses. Il accorda des faveurs au poète et le rendit à sa famille<br />
chargé de bienfaits.<br />
Pareille aventure arriva à Abdallah ben En-Nemri Et-Tak'afi.<br />
El-Hadjâdj, auprès duquel il s'élait rendu, fronça les sourcils en<br />
l'apercevant ; des pensées de violence agitèrent son esprit et son<br />
regard devint dur.
465<br />
— Pourquoi cet air sévère, prince? Je vous le demande au<br />
nom des liens de sang qui nous unissent, au nom de notre pa<br />
renté.<br />
— Notre<br />
parenté n'a que faire ici,<br />
répondit l'émir. Vous nous<br />
avez déshonoré en allant trouver noire sœur Zéineb et en faisant<br />
le galant avec elle. N'avez-vous pas dit :<br />
« L'odeur du musc se répand dans tout le campement des<br />
No'mane, lorsque Zéineb le traverse entourée de ses femmes<br />
voilées.<br />
» Elle a appelé autour d'elle des femmes au nez busqué, gras<br />
ses, potelées. Parmi elles on ne voit ni cheveux crépus,<br />
leur terreuse.<br />
ni cou<br />
» Jamais mon œil ne s'était encore reposé sur une réunion de<br />
femmes pareilles à celles que j'ai vues sortir de Tanéim pour<br />
visiter les lieux saints. »<br />
— Ce<br />
après :<br />
sont là mes propres paroles, je l'avoue ; mais j'ai ajouté<br />
« Telle est leur retenue qu'elles cachent l'extrémité de leurs<br />
doigts et sortentau milieu de la nuit couvertes de voiles. »<br />
— N'as-tu<br />
pas encore dit :<br />
« Lorsqu'elles me virent,<br />
voiles en étoffe d'Egypte et cl'Yémène. »<br />
ci :<br />
— C'est<br />
elles abaissèrent devant elles des<br />
parfaitement celui-<br />
vrai, mais ce vers élait précédé de<br />
« Lorsqu'elle vit la troupe d'En-Nemri,<br />
rent car il leur<br />
contrées par lui. »<br />
— Il<br />
elles se détournè<br />
répugnait que des femmes chastes fussent ren<br />
ne te suffisait pas de les voir toi-même, il fallait encore<br />
que tu fusses en compagnie 1<br />
- Ma<br />
troupe, répondit Abdallah En-Nemri,<br />
mon compagnon et démon âne boiteux.<br />
El-H'adjâdj<br />
Sa'îd ben Mocieb,<br />
se mit à rire et lui fit un présent.<br />
Question, fit cet impromptu :<br />
"<br />
26* année.<br />
Revue Ifricaine,<br />
se composait de<br />
devant lequel on lisait le poème dont il est<br />
X' t** (NOVEMBRE <strong>1882</strong>). 30
466<br />
i Zéineb n'est pas comme cette femme qui a de longs pans à<br />
sa tunique et sort les doigts pour prendre les pierres à lancer<br />
contre les démons,<br />
» Qui se montre au milieu des tribus et soulève d'intermina<br />
bles querelles parmi ceux qui quittent A'rafa. »<br />
Quel triste sort a été celui d'Oran ! Sa population,<br />
après avoir été victime de catastrophes, était hier<br />
encore la proie de l'ennemi.<br />
jj^<br />
COMMENTAIRE<br />
— Une île est terre qui ne tient au continent par au<br />
une,<br />
cun point. Telles sont les îles de Malte, de Sicile, etc.<br />
Quand l'île se rattache au continent d'un côté,<br />
on l'appelle<br />
presqu'île; telles sonl les presqu'îles d'Arabie, d'Andalousie, de<br />
Kour entre le Tigre et l'Euphrate. Celte dernière possède de gran<br />
des villes.<br />
v^jLjU — Ater<br />
ben Chedad a dit :<br />
« Si je ne les préserve pas de toute calamité, puissé-je, moi-<br />
même, ne pas être sauvé et ne pas être manqué par le mal<br />
heur I »<br />
Nouba esl une montagne du Soudan, au sud de la Haute-<br />
Egypte. On donne aussi ce nom à un vaste territoire du Soudan<br />
où naquit notre seigneur Belal.<br />
^yy<br />
— Les<br />
sages ont dit du monde : c'est une source de<br />
chagrin ; le peu de joie qu'on y rencontre esl<br />
un1<br />
profit éventuel.<br />
« O toi qui cherches à l'unir à ce monde pervers, sache qu'il<br />
esl le filet des turpitudes et le réceptacle des impuretés.
467<br />
» C'est une demeure qui provoque le rire aujourd'hui et<br />
amène les larmes demain. Qu'elle soit maudite I » (El-H'arîri.)<br />
« C'est le monde qui crie à pleine voix : méfie-toi, méfie-toi<br />
de mes coups et de mes injures.<br />
» Mon sourire ne doit pas te tromper. Ma parole fait rire el<br />
mes actes font pleurer. — Mohammed<br />
El-H'azène. s. »<br />
Les vers suivants de Lebîd, sur la fin de toute chose, sont fort<br />
beaux :<br />
« Nous sommes sujets au malheur, tandis que les étoiles<br />
montent sans cesse à l'horizon sans craindre nos vicissitudes.<br />
Les montagnes et même les créations de l'homme restent après<br />
nous.<br />
» Ne soyons pas tristes quand la destinée nous sépare. Cha<br />
que homme ne doit-il pas éprouver à son heure la dureté du<br />
sort?<br />
» La vie est une demeure où les hommes passent un jour dans<br />
les délices et la trouvent en ruine le lendemain.<br />
» Les hommes passent ici bas comme des envoyés ; le monde<br />
survit après eux,<br />
car il est comme une main qui lient enfermés<br />
les doigts de l'autre (et les lâche quand elle veut).<br />
» L'homme n'est autre chose qu'un tison,<br />
convertit en cendre après avoir brillé.<br />
dont la lumière se<br />
» Il n'a à lui que la somme de piété qu'il veut amasser. La<br />
fortune n'est que le prêt d'un dépôt.<br />
u Je vois derrière moi le bâton sur lequel mes doigts presse<br />
ront avec force pour me soutenir.<br />
» Je parle des temps passés, alors que ma marche est lente et<br />
pénible comme celle d'un homme qui se prosterne chaque fois<br />
qu'il se lève.<br />
, Un beau jour je me suis trouvé comme un glaive au four<br />
reau tout usé, auquel sa vétusté a fait perdre tout son lustre,<br />
mais dont la lame est encore bonne.<br />
. Ne cherche pas à reculer le délai : nous sommes arrivés à<br />
l'heure du trépas; il va se lever, le voici qui se lève.<br />
. Censeur sur quel fait le fonder pour due que la mort ne
468<br />
doit pas nous atteindre ? Qui donc est revenu de ceux qui sont<br />
partis?<br />
» Seras-tu dans l'effroi parce que la mort vient frapper<br />
l'homme? Quel est l'homme généreux resté à l'abri de ce mo<br />
ment fatal ?<br />
» Je le jure,<br />
ceux qui supputent l'avenir au moyen de cail<br />
loux ou d'après le vol des oiseaux, ne savent pas ce que Dieu<br />
fait. »<br />
Quelle beauté d'expressions dans ces vers, dit l'auteur d'El-<br />
Ar'ani ; comme ils sont nourris et quel judicieux choix de mots.<br />
El-Mo'tac'em ben Haroun Er-Rachîd les entendant réciter pleura<br />
tellement que sa barbe fut bienlôt tout impreignée de ses larmes.<br />
Olmâne ben Mad'ou'n se trouvait dans le voisinage de El-<br />
Oualîd ben Mar'îra :<br />
— Par<br />
Dieu, s'écria-il, il ne me convient pas d'être près d'un<br />
impie, alors que le Prophète redoutait une pareille proximité.<br />
Otmane étant venu trouver El-Oualîd, celui-ci lui dit :<br />
— Vous<br />
— Je<br />
serez délivré de mon voisinage.<br />
vois que quelqu'un m'a desservi auprès de vous. Au<br />
reste, c'est vrai, je désire que vous vous teniez loin de moi.<br />
El-Oualîd ne parut plus devant lui dans les assemblées des<br />
K'oreïche :<br />
— Tout<br />
—<br />
— Toul<br />
— Cela<br />
Obey<br />
— Qu'avez-vous<br />
dit-on.<br />
— C'est<br />
est vanilé, excepté Dieu, disait Lebîd ben Rebîa.<br />
répondit Otmane ben Mad'ou'n.<br />
Assurément,<br />
bienfait a naturellement un terme, reprit Lebîd.<br />
non, car les bienfaits du paradis ne doivent pas finir.<br />
ben Khelifa s'étant levé donna un soufflet à Olmâne.<br />
besoin de vous mêler de la discussion ? lui<br />
que l'œil que j'ai encore de bon ne sera satisfait que<br />
lorsqu'il aura souffert, pour la cause de Dieu, ce que l'autre a<br />
déjà souffert.<br />
Lebîd se convertit à l'islamisme el se fit remarquer par sa fer<br />
veur. Un jour invité par O'mar à réciter les poésies qu'il avait
469<br />
composées depuis sa conversion, il écrivit le chapitre du Coran<br />
intitulé soural El-Bak'ara el le présenta au prince :<br />
—<br />
Voici, dit-il,<br />
ce qui a remplacé mes vers.<br />
Le prince, à lous ses autres dons, ajouta 500 dinars.<br />
Lebîd vécut 145 ans, dont 90 dans le paganisme et le reste<br />
dans l'islamisme. C'est lui qui a dit :<br />
« La mort, —<br />
tervenir dans la vie des hommes.<br />
ce petit mal qui jaunit les doigts, —<br />
doit in<br />
» Tout homme, au jour où tous les faits seront soumis à l'ap<br />
préciation de Dieu, connaîtra le prix de ses actes. »<br />
El-A'bdouci avait décidé la suppression de la prière derrière<br />
un imâme voûté, en se fondant sur les deux vers de Lebîd, cités<br />
plus haut, et qui commencent ainsi : --. Je vois derrière moi, etc. »<br />
El-Barazli blâme celte prière sans la condamner entièrement.<br />
Dans son ouvrage appelé Tekmîl Et-Ta K'iid oua h'ell et-Ta'K'id,<br />
Ibn R'azi rapporte que El-A'bdouci aurait élé affligé de celte dif<br />
formité.<br />
Notre Cheikh, le littérateur Abou Zéïd Abd Er-Rah'mâne ben<br />
Tâbet fit, à Méquinez, la rencontre de El-A'bdouci, dont le dos<br />
était voûté :<br />
— Ne<br />
te courbe pas, Cheikh, ne te courbe pas, lui cria-t-il<br />
avec force révérences .<br />
— Fils<br />
de noble race, répondit aussitôt El-A'bdouci, puissé-je<br />
te servir de rançon contre pareille infirmité. Ne le courbe pas,<br />
m'as-tu dit. Je le fais le même souhait.<br />
« C'est le poids du temps qui ploie mon dos ; il ne m'a pas été<br />
possible de me soustraire à celte charge.<br />
» Que Dieu donne à chaque chose une heureuse fin : il est<br />
puissant et peut exaucer ce vœu .<br />
El-A'bdouci avait été invité à un festin auquel assistait le<br />
prédicateur Ibn Merzoûk. A son arrivée à la porte de la maison,<br />
Ibn Merzoûk lui dit :<br />
- Viens<br />
«<br />
à la présidence de la fêle, ô toi qui occupes la pre<br />
mière place.
»<br />
— Non,<br />
470<br />
répondit El-A'bdouci, tu es imâme et c'est à l'imâme<br />
qu'appartient la première place.<br />
«IjjJJ .île<br />
L$*!>*<br />
b> * -^yi Ar^ -^j^<br />
tKj<br />
Les réunions funèbres formées par nos femmes, dont la<br />
beauté était encore rehaussée par leurs parures,<br />
devinrent, pour nos ennemis, des assemblées nup<br />
tiales.<br />
Les Chrétiens se partagèrent les imposantes citadelles<br />
et les écoles d'enseignement, mais ils ne devaient pas<br />
en rester longtemps les maîtres .<br />
iy\S- — Dans<br />
COMMENTAIRE<br />
le Mar'reb, le mot medrassa signifie communé<br />
ment un établissement où l'on donne et reçoit l'instruction.<br />
Telles sont la medrassa El-I'nânya (d'Abou-I'nâne) à Fez ; la<br />
medrassa Ibnêï El-Imâme à Tlemcène; la medrassa El-Mostan-<br />
cerya et la medrassa El-Biachya à Tunis ; la medrassa El-Ke-<br />
chachya à Alger; la medrassa El-Mohammedya à Mascara, fon<br />
dée par Sidi Mohammed ben O'tmâne, vainqueur d'Oran, de<br />
cetle ville dont nous racontons la prise.<br />
Les medrassa n'existaient point au commencement de l'isla<br />
misme. Il n'y a donc rien d'étonnant à ce que les Arabes d'alors<br />
ne les connussent pas. Dans les premiers temps de notre ère, on<br />
n'apprenait guère le Coran et les autres connaissances que dans<br />
les mosquées et, quand l'enseignement avait lieu en dehors des<br />
temples, les établissements où il se distribuait ne portaient point<br />
le nom de medrassa.<br />
Ces écoles commencèrent à s'élever dans le quatrième siècle.<br />
On doit leur fondation à Abou El-H'assane ben Ali ben Ish'àk',
471<br />
surnommé Nid'âm El-Molk ou K'ouâme Ed-Dîne El-Ouedkâty<br />
(Ouedkate, village près de Tous), qui descendait des chefs des<br />
agriculteurs persans. Son exemple fut suivi.<br />
Cet homme célèbre s'était tout d'abord consacré à l'étude des<br />
traditions du Prophète et de la jurisprudence. Plus tard, il fut<br />
attaché à la personne de Ali ben Châdâne, à Belkh. Il passa<br />
ensuite au service de Daoud ben Mekiâl ben Salhoule, père du<br />
sultan El-Barceloni . Quand ce prince eut constaté les res<br />
sources de son esprit, il le plaça auprès de son fils El-Barceloni,<br />
auquel il recommanda de ne jamais agir contrairement aux avis<br />
de son précepteur.<br />
Arrivé au pouvoir,<br />
El-Barceloni fit de Nid'àm El-Molk son<br />
conseiller et eut fort à se louer de ses services.<br />
Nid'âm El-Molk conserva cette position de confiance auprès<br />
de Mâlek-Schah, fils et successeur d'El-Barceloni. Il eut en main<br />
toute la puissance et ne laissa au sultan que les plaisirs et la<br />
chasse.<br />
Ce Nid'àm El-Molk étant entré à la cour de l'imâme et khalifa<br />
El-Mok'tadi Billâh,<br />
« O Hassan, lui dit-on,<br />
chef des Croyants l'a<br />
agréable à Dieu. »<br />
celui-ci lui permit de s'asseoira côté de lui.<br />
en te montrant que tu lui plaisais, le<br />
certainement donné la preuve que tu es<br />
Toujours entouré d'hommes de loi et de sofites, Nid'âm El-<br />
Molk ne cessa d'être généreux envers ces derniers, « parce que,<br />
répondit-il à ceux qui lui en faisaient la pendant que<br />
remarque,<br />
j'étais au service d'un prince, je reçus la visite d'un sofite. J'en<br />
obtins divers conseils et ensuite cet avis : sers qui doit l'être<br />
utile el ne sers pas celui que les chiens mangeront demain. » Je<br />
ne compris que plus tard le sens mystérieux de ces paroles. Il<br />
ayant un<br />
arriva que le prince,<br />
mon maître,<br />
jour bu avec excès,<br />
gagné par l'ivresse. Il sortit seul pendant la nuit. Il avait<br />
fut<br />
des chiens aussi féroces que des lions et qu., dans la nuit, dé<br />
voraient tout homme étranger pour eux. Ils ne reconnurent pas<br />
Zl maître et le déchirèrent. C'est ainsi que je découvris cela,<br />
q«> le sofite avait voulu désigner. Je sers les sofites de peur<br />
d'un<br />
pareil sort.
472<br />
Dès qu'il entendait l'appel à la prière, il abandonnait toute<br />
affaire pour ne s'occuper que de Dieu.<br />
Lorsque l'imâme des deux villes saintes et El-Kochéiri ve<br />
naient le trouver, il n'y avait pas démarques d'honneur qu'il ne<br />
leur accordât et les admettait dans son conseil.<br />
Le premier établissement d'instruction publique qu'il fonda<br />
fut la medrassa En-Nidâmya, à Baghdàd. Les cours en furent<br />
ouverts par le très docte Ech-Chirazi,<br />
et finit par céder. Aussi, à l'heure de la prière,<br />
qui s'en défendit d'abord<br />
ce professeur<br />
quittait l'école pour aller accomplir ses devoirs religieux dans<br />
une mosquée, en disant : « Je sais que le principal matériel de<br />
l'école est dû à la contrainte. »<br />
Ce vizir aimait à suivre et à faire des conférences sur les tra<br />
ditions sacrées. Il mourut en 408, à Sedjela, bourg<br />
Nehaouend,<br />
pagnons du Prophète.<br />
près de<br />
remarquable par un groupe de tombeaux des com<br />
^u».jJtj ^As^l^EjU O^Jjot-5 ^_j!j.a..&) ^_jj|>Xa.<br />
# O^lS<br />
'isùy<br />
,T>_j=-My& lç)jfrd\ Jar^l * L^J y%\ P-U» Lji— Lsr^ c^*<br />
U y avait des jardins sur lesquels l'œil aimait à se re<br />
poser; les Chrétiens les dévastèrent et les ruinèrent.<br />
Le chef de leur nation impie ne laissa pas trace de<br />
leur splendeur et passa de nombreuses veilles à<br />
rêver à cette ville .<br />
Nous terminerons ici le premier livre de notre histoire<br />
d'Oran. Nous y avons parlé de l'origine de cette ville, de ses<br />
diverses dynasties, de ses malheurs, de sa soumission aux infi<br />
dèles et aux musulmans.<br />
La seconde parlie de mon récit sera consacrée à célébrer notre
473<br />
grande victoire, à louer le prince auquel Dieu accorda la faveur<br />
de prendre Oran, après lui en avoir ménagé l'approche et faci<br />
lité la profonde blessure. Les desseins de la providence étaient de<br />
faire sortir de cetle cité les partisans de la trinité et des idoles,<br />
et d'y amener le peuple de l'unité et de la foi, qui put alors se<br />
reposer dans les verdoyauts parterres di la tranquillité et de la<br />
confiance. Gloire au victorieux bey<br />
O'tmâne 1<br />
(A suivre.)<br />
Sidi Mohammed ben<br />
ARNAUD,<br />
Interprète militaire.
HISTOIRE<br />
DU<br />
CHERIF BOU BAR'LA<br />
(Suite. -<br />
Voir<br />
les n
475<br />
» Je vous annonçais déjà précédemment quelques-<br />
» unes des captures de Bou Bar'la; je suis convaincu,<br />
» qu à moins de mesures très énergiques, une insur-<br />
» rection générale, alimentée par la crainte, se propagera<br />
» dans toute la vallée.<br />
» J'ai l'honneur de vous faire remarquer que, jusqu'à<br />
» ce jour, le chérif n'a pu inquiéter les tribus de mon<br />
»<br />
commandement, j'ai dépisté ses embuscades; quoique<br />
» très rapproché du fort de Beni-Mançour (son camp<br />
» n'est pas à deux lieues), il n'a réussi que dans le bas<br />
» de la vallée, à plusieurs heures de la limite extrême<br />
»» qui m'est assignée de ce côté, et sur des tribus<br />
» protégées par des spahis et un goum nombreux de la<br />
» Medjana. —<br />
Bou Bar'la a pour noyau cent cavaliers et<br />
» cent fantassins arabes.<br />
» Hier matin, j'entendais queques coups de fusil; je<br />
» suis monté immédiatement à cheval avec mes cin-<br />
» quante meilleurs cavaliers et, après une heure de<br />
» course forcée, je me mettais aux ordres du comman-<br />
» dant Dargent qui, avec une force de 400 à 500 Kabyles<br />
» des Beni-Abbès, une soixantaine de spahis et 200 che-<br />
» vaux de goum, protégeait sur la rive gauche, à une<br />
» demi-lieue de son camp, les récoltes des gens de<br />
» Bou-Djelil.<br />
» Le combat n'était pas engagé, les coups de fusil que<br />
» j'avais entendus n'étaient que le signal de la réunion<br />
» des contingents. Une heure après, Bou Bar'la, dra-<br />
» peau en tête et ses cavaliers, descendaient dans la<br />
» plaine, suivis par les contingents kabyles. La sagesse<br />
» de l'âge mûr en sait peut-être plus que l'impétuosité<br />
» de la jeunesse; l'ennemi était arrivé à portée de fusil,<br />
» lorsque le commandant Dargent fît commencer la re-<br />
» traite par les spahis et donna l'ordre au goum de<br />
» suivre le mouvement (1). Après être resté en arrière,<br />
(1) Nous savons que les ordres les plus formels défendaient à nos<br />
officiers de franchir la rivière.
476<br />
» je dus, la rage dans l'âme,<br />
abandonner un terrain de<br />
» combat superbe et obéir aux ordres que j'avais eu la<br />
au-<br />
» déférence d'accepter. Bou Bar'la, avec une audace<br />
» torisée par les circonstances,<br />
» notre gauche et,<br />
a franchi la rivière sur<br />
pendant que nous étions tranquille-<br />
» ment à déjeuner, il exécutait le coup de main que je<br />
respon-<br />
» mentionne plus haut. Je dois, pour mettre ma<br />
» sabilité à couvert, vous rappeler les moyens d'action<br />
» dont je dispose :<br />
» 25 soldats du bataillon d'Afrique (1) ;<br />
» 12 spahis;<br />
» 60 chevaux des goums (très mauvais);<br />
» 28 cavaliers inscrits (le départ de Bel-Kher a di-<br />
» minué l'effectif.)<br />
» Mettant de côté ce qui est nécessaire pour garder<br />
» le fort, la Smala, le camp du goum, je fais mes courses<br />
» avec une cinquantaine de cavaliers sur lesquels la<br />
» moitié seulement m'inspire quelque confiance. Ajou-<br />
» tez que je dois protéger seize bras inutiles,<br />
car les<br />
» transportés que j'avais demandés sont arrivés sans<br />
» armes et sans outils.<br />
» Pour les munitions, les spahis ont 30 cartouches, les<br />
» soldats du bataillon d'Afrique 60. Pas un homme du<br />
» goum, pas un mokhazni n'a deux charges de poudre.<br />
» J'ai 1,500 cartouches au fort, pour 88 cavaliers arabes,<br />
» cela fait donc 16 à 17 cartouches par cavalier; une<br />
» attaque ou un combat de deux heures me laisserait<br />
» sans munitions .<br />
» Je le dis avec conviction, à aucune époque, même<br />
» lorsque M. Hamoud, sous-lieutenant indigène, com-<br />
» mandait la vallée, lorsque Bou Bar'la était loin du<br />
» fort chez les Zouaoua, les moyens laissés à l'officier<br />
(1) Ce n'est que le 2 juin que l'ordre de porter la garnison à<br />
40 hommes, avec un officier, a été exécuté.
477<br />
» n'ont été aussi nuls. Je ne parle pas de M. Beaupêtre<br />
» qui avait toujours 500 à 600 chevaux et un fort peleton<br />
» de spahis .<br />
» Quant à moi, je ne vous demande pas un homme de<br />
» cavalerie déplus; j'ai déjà trop de goum;<br />
si vous pou-<br />
» viez le prendre et me donner en place quinze spahis de<br />
» plus, ce qui me ferait vingt-sept, j'aurais assez de<br />
» cavalerie pour aller partout dans la plaine.<br />
» Je crois que la garde du fort n'est pas suffisante; il<br />
» n'est pas douteux que vingt-cinq hommes, derrière<br />
» des crénaux, défient tous les Kabyles de la vallée;<br />
» mais il faut faire la part des gardes, de la vigilance. Il<br />
» faut ici une compagnie,<br />
» hommes de service,<br />
pour ne pas excéder les<br />
car nous faisons ici un métier<br />
» d'avant-postes où il ne faut pas s'endormir une mi-<br />
» nute. Le peu de monde que j'ai me force de ne pas trop<br />
» exiger, et je dois avouer qu'une surprise ne serait pas<br />
» difficile.<br />
» Je résume les demandes que les circonstances me<br />
» forcent à vous adresser :<br />
» l° Des armes pour les transportés (il y a des fusils<br />
» de chasseurs à pied — —<br />
dix ou douze<br />
dans<br />
les maga-<br />
» sins de l'artillerie à Aumale; le général d'Aurelle me<br />
»> les a refusés, mais le danger n'était pas aussi proche) ;<br />
» 2° 10,000<br />
cartouches à capsule, ce qui est une ré-<br />
» serve très ordinaire pour un fort placé aux avant-<br />
» postes;<br />
» 30 Des outils pour les transportés,<br />
» Génie sur un ordre supérieur.<br />
» Les<br />
délivrés par le<br />
transportés me sont arrivés le 25 sans état no-<br />
sans liste numérique, sans vivres, sans armes,<br />
» minatif,<br />
,, sans outils. Je les nourris allocasans<br />
connaître les<br />
pour ne pas<br />
» tions qui leur sont faites et par humanité,<br />
» les laisser mourir de faim. Je les ai<br />
il est<br />
demandes,<br />
» mais je les<br />
vrai, comprenais entreprendre<br />
prêts à des
478<br />
» travaux; l'ouvrage ne leur manquera pas, mais il leur<br />
» faut les moyens d'exercer leur industrie.<br />
» J'ai cru de mon devoir, mon commandant, de vous<br />
» soumettre mes embarras;<br />
je n'ai pas la moindre pré-<br />
» occupation personnelle et j'obéis seulement à ma<br />
» conscience en ne vous laissant pas ignorer ma posi-<br />
» tion.<br />
» Signé : Jérôme David. »<br />
Les transportés dont il est question dans cette lettre,<br />
sont des transportés politiques de 1852. C'était une idée<br />
assez singulière que d'envoyer ces hommes, dénués de<br />
tout, dans une localité où il n'y avait aucune sécurité, où<br />
on ne pouvait que les confiner dans le fort et où ils ne<br />
pouvaient ni s'établir, ni trouver de travail libre. Heu<br />
reusement qu'ils n'étaïent pas nombreux et qu'ils ne sé<br />
journèrent pas trop longtemps à Beni-Mançour.<br />
Nous avons vu que, dans les premiers jours de mai,<br />
le bach-agha Si El-Djoudi avait versé à Dra-el-Mizan une<br />
grande partie de la lezma qu'il s'était engagé à fournir,<br />
mais que le Gouverneur général avait encore refusé de<br />
lever le blocus parce que Bou Bar'la n'avait pas encore<br />
été expulsé de la Kabylie. Cette condition s'est trouvée<br />
remplie, comme nous l'avons vu, peu de jours après et<br />
le Gouverneur général voulut consacrer par sa présence,<br />
l'acte de levée du blocus à la suite duquel les tribus<br />
kabyles pourraient bénéficier des avantages donnés aux<br />
tribus soumises. Il partit d'Alger le 9 juin, visita les<br />
colonnes occupées à ouvrir des routes en Kabylie et<br />
arriva à Dra-el-Mizan où le capitaine Beauprêtre (1) lui<br />
présenta le bach-agha et tous les notables kabyles qui<br />
l'avaient déjà accompagné à Alger.<br />
Le général Randon leur déclara que, reconnaissant la<br />
(1) Il avait été nommé capitaine au 2" Zouaves le 23 avril 1852.
479<br />
bonne volonté qu'ils avaient mise à exécuter les condi<br />
tions qu'il leur avait imposées, il allait faire lever le<br />
blocus, faire relâcher les otages et que les Kabyles des<br />
tribus qui avaient payé leur lezma, seraient autorisés à<br />
voyager avec des permis individuels, valables pour un<br />
an, revêtus du cachet du bach-agha Si El-Djoudi et visés<br />
par le chef de l'annexe de Dra-el-Mizan. Tout voyageur<br />
non pourvu de ce permis devait être arrêté et traité en<br />
ennemi.<br />
Les tribus dont on avait accepté la soumission étaient<br />
les suivantes : Beni-Ouassif, Beni-bou-Akkach, Beni-bou-<br />
Drar, Beni-Attaf, Akbiles, Beni-Yenni, Beni-Menguellat,<br />
Timer'eras, Ogdal, Beni-Yahia, Beni-Ouakour et Beni-<br />
Kani.<br />
Si El-Djoudi se servit d'abord du pouvoir de délivrer<br />
des permis de voyage qui lui était donné, pour favoriser<br />
ses partisans; puis, en homme pratique qu'il était, il<br />
arriva bien vite à en faire un moyen de se créer des<br />
revenus (1). Il fit payer ses permis huit francs par les<br />
piétons et 15 fr. par les Kabyles voyageant avec un mulet.<br />
Cette exigence fut acceptée facilement, parce que le<br />
besoin de commercer était pressant; mais plus tard le<br />
bach-agha trouva la durée d'un an trop longue, il fît<br />
renouveler le permis plus souvent, ce qui amena de<br />
vives réclamations et rendit de la force à l'opposition.<br />
Si El-Djoudi s'était trouvé à ses débuts en face d'une<br />
grave difficulté ; lorsqu'il avait été faire sa soumission<br />
à Alger,<br />
chaque tribu s'était fait représenter par des<br />
meneurs qui avaient tous la prétention de devenir quel<br />
que chose; or, comme chacune d'elles avait envoyé 10<br />
ou 15 individus, le bach-agha ne put donner satisfaction<br />
à tous les appétits et beaucoup de ses partisans se<br />
retournèrent contre lui.<br />
Bou Bar'la qui guettait le moment favorable, crut qu'il<br />
pouvait reparaître aux Beni-Sedka et, le 16 juin, c'est-à-<br />
(l) Il avait déjà un traitement fixe de 6,000 fr.
dire quelques jours à peine après la visite du Gouver<br />
neur général à Dra-el-Mizan, il quittait les Beni-Melli<br />
keuch et rentrait aux Oulad-Ali-ou-Illoul. Quelques jours<br />
auparavant, le 11 juin,<br />
il avait encore fait une petite<br />
razzia sur les Illoula et leur avait tué un homme et fait<br />
quelques prisonniers.<br />
Les troupes qui étaient employées,<br />
comme nous l'a<br />
vons vu, à ouvrir des routes aux abords de la Grande-<br />
Kabylie, étaient réparties en deux brigades. La première<br />
brigade était aux ordres du général Pâté, commandant<br />
de la subdivision d'Alger (1),<br />
général à Bordj-Menaïel ; elle comprenait :<br />
Deux bataillons du 22e Léger ;<br />
Le lor bataillon de Chasseurs à pied ;<br />
Le bataillon de Tirailleurs indigènes ;<br />
Le 5e escadron du 1er Chasseurs d'Afrique ;<br />
Une section d'Artillerie ;<br />
Une compagnie du Génie.<br />
lequel avait son quartier<br />
Cette brigade avait pour mission de rendre praticable<br />
la route de l'Oued Corso à Tizi-Ouzou,<br />
ainsi que deux<br />
embranchements, l'un sur Dra-el-Mizan, l'autre sur<br />
Dellys,<br />
La deuxième brigade était aux ordres du général d'Au-<br />
par Bordj-Sebaou.<br />
relle de Paladines, commandant de la subdivision<br />
d'Aumale (2), lequel avait établi son quartier général à<br />
Dra-el-Mizan . Cette brigade comprenait :<br />
(1)<br />
Deux bataillons du 25e Léger ;<br />
Deux bataillons du Ier de Zouaves ;<br />
Un bataillon du 60e de Ligne ;<br />
Un escadron du 1er Spahis ;<br />
Une section d'Artillerie .<br />
Il avait été nommé au commandement de cette subdivision le<br />
22 janvier 1852.<br />
(2) Promu général de brigade le 24 décembre 1851, il avait été<br />
nommé au commandement de la subdivision d'Aumale le 18 fé<br />
vrier 1852.<br />
y^m*
481<br />
Elle avait pour tâche de mettre en état la route<br />
d'Aumale à Dra-el-Mizan, par Bouïra, et celle d'Aumale à<br />
Beni-Mançour.<br />
Toutes ces troupes, qui avaient un effectif total de 228<br />
officiers, 7,757 hommes de toutes armes, 360 chevaux et<br />
474 mulets, avaient pris leurs emplacements dès le<br />
15 mai, et elles avaient immédiatement commencé leurs<br />
travaux.<br />
Cette concentration de forces avait eu pour but, dans<br />
le principe, une expédition contre les Kabyles du Djurd<br />
jura;<br />
mais le ministre de la guerre ayant décidé qu'on<br />
ne ferait rien de ce côté cette année, et que tout l'effort<br />
serait porté sur les tribus de Collo, les deux brigades ne<br />
formèrent plus qu'une colonne d'observation, prête à<br />
agir, en cas de besoin, pendant la durée des opérations<br />
de la colonne expéditionnaire de Collo. Cette colonne<br />
expéditionnaire,<br />
Mahon,<br />
commandée par le général de Mac-<br />
s'était mise en marche de Mila le 12 mai.<br />
Le commandement de la colonne d'observation du<br />
Djurdjura avait été donné au général Camou, qui s'était<br />
transporté à Dra-el-Mizan le 19 mai, avec une partie de<br />
l'état-major de la division.<br />
Nous avons vu plus haut que le bach-agha Si El-Djoudi<br />
avait été reçu à coups de fusil, lorsqu'il avait été de<br />
mander aux Ouadia leur lezma; cette tribu n'avait natu<br />
rellement pas été comprise parmi celles autorisées à<br />
voyager,<br />
et elle était considérée comme insoumise.<br />
Le général Camou voulut l'amener à composition, en<br />
faisant moissonner,<br />
par les contingents des tribus sou<br />
mises, les récoltes qu'elle possédait dans la plaine d'El-<br />
Boteha,<br />
et qui étaient arrivées à maturité. Ces contin<br />
gents avaient été convoquéspour le 18juin, à Ir'il-lmoula,<br />
et ils furent envoyés à la moisson sous la protection du<br />
goum du capitaine Beauprêtre. Voici comment le géné<br />
ral Camou rend compte de cette opération, qui devait<br />
avoir des suites importantes :<br />
Revue africaine, 26e année. X» 186 (NOVEMBRE <strong>1882</strong>). 31
482<br />
« Dra-el-Mizan, le 19 juin 1852.<br />
» Les tribus kabyles réunies chez les Ir'il-lmoula n'ont<br />
» trouvé personne devant elles dans la journée du 18;<br />
» elles ne se sont d'ailleurs trouvées qu'aujourd'hui<br />
» assez en nombre pour descendre dans la plaine sous<br />
» la conduite de M. Beauprêtre et y commencer la mois-<br />
» son chez les Ouadia. Cette tribu avait fait des prépa-<br />
» ratifs de défense et établi des retranchements autour<br />
» de son marché. Ces dispositions n'ont pas empêché<br />
» l'attaque du goum d'avoir lieu. Bou Bar'la, qui n'avait<br />
» qu'un très petit nombre de cavaliers (six) avec lui, est<br />
» venu se mêler aux Ouadia. A partir de ce moment<br />
» M. Beauprêtre s'est appliqué à attirer le chérif à bonne<br />
» portée et a assez bien réussi pour que, dans un dernier<br />
» engagement, Bou Bar'la fût atteint d'une balle à la poi-<br />
» trine Le goum de Beauprêtre n'a eu qu'un cheval<br />
» tué et quelques chevaux blessés;<br />
les pertes des Kaby-<br />
» les ennemis ne nous sont pas encore connues. Nos<br />
» tribus ont fait la moisson sans autre résistance et<br />
» sans pouvoir attirer les Ouadia hors de leurs retran-<br />
» chements.<br />
» Les contingents de nos tribus kabyles ont montré<br />
» peu d'empressement et n'ont point échangé de coups<br />
» de fusil avec l'ennemi qui, de son côté, n'a point tiré<br />
» sur eux. Quant à Si El-Djoudi, il avait prévenu dès<br />
» hier soir, que ses contingents ne seraient prêts que<br />
» lundi.<br />
» M. le capitaine Beauprêtre va continuer ses opéra-<br />
» tions de la moisson, des mesures efficaces seront pri-<br />
» ses pour stimuler le zèle de nos contingents. La bles-<br />
» sure de Bou Bar'la, qui se fait passer pour invulnéra-<br />
» ble, produira de l'effet chez les Kabyles.<br />
» Signé : Camou.<br />
— » P. S. On dit que la blessure est à la tête et qu'elle<br />
» est grave. »
483<br />
Voici comment Chérif ben El-Arbi, ancien chaouch du<br />
capitaine, Beauprêtre (1),<br />
qui est l'auteur de la blessure<br />
de Bou Bar'la, raconte cette affaire : « Le goum était allé<br />
jusqu'au pied des Oulad-Ali-ou-Illoul couvrant les con<br />
tingents kabyles qui faisaient la moisson ; Bou Bar'la<br />
arriva de ce côté, avec les Beni-Sedka et les Beni-Ouas<br />
sif, pour nous attaquer. Le capitaine Beauprêtre fit alors<br />
reculer le goum jusqu'à hauteur du marché des Ouadia<br />
pour attirer les Kabyles, puis il les fit charger; nous<br />
eûmes un certain nombre de chevaux blessés dans cet<br />
engagement. Comme les Kabyles nous tournaient par le<br />
pied des hauteurs, nous dûmes reculer. Le capitaine<br />
Beauprêtre, avec les Spahis, se posta à Tizi-Ntleta et le<br />
goum que je conduisais se tint dans la plaine d'El-Boteha<br />
où les Kabyles ne seraient pas venus nous chercher. Bou<br />
Bar'la marcha sur nous avec ses cavaliers, fit feu sur le<br />
cavalier Ben Hadroug et lui blessa son cheval, il tira<br />
aussi sur le cavalier Ben Haggach. Nous étions séparés<br />
par un ravin infranchissable à l'endroit où nous étions,<br />
et je voulais profiter du moment où Bou Bar'la allait<br />
recharger son arme pour tirer sur lui ;<br />
mais chaque fois<br />
que je le mettais en joue, il faisait cabrer son cheval<br />
pour se couvrir. Je pus enfin faire feu,<br />
et j'atteignis le<br />
chérif à la tète, il se cramponna au cou de son cheval<br />
pour ne pas tomber et ses gens accoururent à son aide.<br />
» L'occasion était excellente pour le faire prisonnier<br />
et je voulus ramener le goum, mais il se conduisit mol<br />
lement et je ne pus l'enlever. Il y avait quelque chose<br />
d'insolite dans la conduite des tribus soumises et on<br />
sentait qu'on ne pouvait pas compter sur elles ; aussi le<br />
capitaine Beauprêtre se retira-t-il jusqu'aux Mechtras,<br />
pour éviter une trahison. »<br />
(1) Il a été longtemps interprète pour la langue kabyle au conseil<br />
en dernier lieu il était oukaf à la medersa et il<br />
de guerre d'Alger ;<br />
est mort récemment.
Bou Bar'la fut emporté à Mecherik ; sa blessure était<br />
fort grave et il resta pendant quelques jours entre la vie<br />
et la mort.<br />
Cette blessure portait une sérieuse atteinte à son pres<br />
tige d'invulnérabilité qu'il avait pu garder jusque-là. Il<br />
expliqua sa mésaventure en disant qu'il avait oublié de<br />
se munir de son talisman et qu'on avait tiré sur lui avec<br />
une balle en or; les Kabyles finirent par le croire,<br />
mais la confiance en sa mission divine ne fut plus ja<br />
mais ce qu'elle avait été à ses débuts dans la carrière de<br />
chérif.<br />
Cet événement permit de disloquer la colonne de Dra-<br />
el-Mizan plus tôt qu'on ne l'avait pensé. Dans les pre<br />
miers jours de juillet les troupes qui la composaient<br />
furent renvoyées successivement dans leurs garnisons<br />
respectives et le poste de Dra-el-Mizan fut occupé, pour<br />
les travaux du bordj, par trois bataillons du 25e Léger<br />
sous les ordres du colonel Duprat de la Roquette, par<br />
une compagnie du Génie et un détachement de Sapeurs-<br />
Conducteurs,<br />
ce qui faisait environ 2,100 hommes.<br />
Le général Camou avait quitté la colonne le 23 juin,<br />
laissant le commandement au général Pâté.<br />
CHAPITEE V<br />
Affaire de M. David avec les insurgés des Beni-Mellikeuch. —<br />
parition de Bou Bar'la dans cette tribu. —<br />
Bar'la sur les Beni-Abbès. —<br />
Coup<br />
Réap<br />
de main de Bou<br />
Le Chérif retourne aux Oulad-Ali-<br />
ou-Iloul et fait des démonstrations du côté de Dra-el-Mizan.<br />
Note sur Si El-Hadj Amar. —<br />
Si El-Djoudi lutte pour étendre son<br />
autorité. — Bou Bar'la attaque les — Beni-Ouakour.<br />
Le<br />
chikh<br />
des Beni-Abbès Hammou Tahar ou Taja est fait prisonnier et livré
à Bou Bar'la. —<br />
le Chérif. —<br />
Bou<br />
Soumission<br />
s'établit aux Beni-Idjeur.<br />
485<br />
des Beni-Sedka. —<br />
Bar'la met Hammou Tahar à mort. —<br />
Selloum accueille<br />
Le Chérif<br />
Comme nous l'avons dit au chapitre précédent, Bou<br />
Bar'la avait reçu à la tête une blessure très grave au<br />
combat d'El-Boteha; pendant quelques jours, son entou<br />
rage désespéra de le sauver; il avait fait son testament<br />
et divisé tout ce qu'il possédait en trois lots en faveur<br />
de divers groupes des Beni-Sedka insoumis; sa porte<br />
était sévèrement consignée à tout le monde et douze de<br />
ses plus fidèles cavaliers, étant venus des Beni-Melli<br />
keuch pour le voir et peut- être aussi pour réclamer une<br />
petite part d'héritage si le Chérif venait à mourir, ils ne<br />
furent pas accueillis par les Beni-Sedka et durent s'en<br />
retourner sans avoir vu leur chef.<br />
Malgré la maladie du Chérif, les bandes d'insurgés,<br />
qui se trouvaient chez les Beni-Mellikeuch n'en conti<br />
nuaient pas moins leurs déprédations habituelles; il<br />
leur fallait bien vivre. Elles étaient conduites par Moha<br />
med ben Messaoud de l'Ouennour'a,<br />
sons déjà et par Ahmed ben Bouzid,<br />
que nous connais<br />
appartenant à la<br />
branche des Bou Renan de la famille des Oulad-Mokran<br />
et qui s'était jeté dans l'insurrection depuis un an envi<br />
ron. Cet Ahmed ben Bouzid était un homme d'un cou<br />
rage impétueux et d'une énergie remarquable.<br />
Voici le récit d'une affaire que le lieutenant David eut<br />
avec ces bandes le l,r juillet :<br />
« Beni-Mançour, le 1er juillet 1852.<br />
» J'ai l'honneur de vous faire savoir qu'ayant appris<br />
que les gués de l'Oued-Sahel étaient franchis, tous les<br />
mercredis dans la nuit,<br />
qui se<br />
par de nombreuses caravanes<br />
portaient chez les Beni-Mellikeuch, dans l'inten<br />
tion de faire observer le blocus rigoureux dont parle
486<br />
» la dépêche de la Division du 17 juin 1852, 3e<br />
» n°<br />
46,<br />
section,<br />
je partis hier au soir avec 80 chevaux et j'allai<br />
» m'embusquer dans un grand ravin au delà de Bou-<br />
» Djelil, ayant soin de me maintenir sur la rive droite<br />
» afin d'éviter toute espèce d'engagement.<br />
» Ma présence fut probablement divulguée, car, le ma-<br />
» tin à la pointe du jour,<br />
» de Bou Bar'la,<br />
» de Si Ahmed ben Bouzid,<br />
je fus abordé par les cavaliers<br />
sous la direction de Si El-Messaoud et<br />
qui osèrent franchir la ri-<br />
» vière; mes gardes se trouvèrent tout à coup face à<br />
» face avec les éclaireurs de l'ennemi. Mes mokhaznis,<br />
» ayant à leur tête Mohamed ben Chennaf,<br />
entraînés par<br />
» trop d'impétuosité, chargèrent à fond et les poursui-<br />
» virent sur l'autre rive,<br />
malgré ma défense. Ils tom-<br />
» bèrent sur les contingents kabyles des Beni-Melli-<br />
» keuch et une soixantaine de cavaliers, drapeau en tête.<br />
» Voyant le danger, il fallait les sauver etje me jetai,<br />
» avec les onze spahis que j'avais, à leur aide; j'ordon-<br />
» nai au goum des Adaoura de suivre mon mouvement,<br />
» mais il hésita, à l'exception de trois cavaliers. Nous<br />
» eûmes alors une véritable mêlée de quelques instants;<br />
» Mohamed ben Chennaf a eu ses effets troués par les<br />
» balles, un de mes mokhaznis, le nommé Bou Madhi, a<br />
» été tué; l'un des Adaoura a été tué; un autre, le chikh<br />
» des Adaoura, Ben Aroudj,<br />
a été admirable de sang-<br />
» froid : renversé de son cheval et entouré par l'ennemi,<br />
» il s'est dégagé et a pu être sauvé; un de mes mokhaz-<br />
» nis, Miloud ben Sassi, a été traversé par une balle, un<br />
» autre de mes chaouchs, Bou Rahla,<br />
a eu son cheval<br />
» tué ainsi que le chikh Ben Aroudj; enfin, un autre de<br />
» mes cavaliers a eu son cheval blessé.<br />
» A ma connaissance, les pertes de l'ennemi sont de<br />
» deux tues, trois blessés et trois chevaux touchés.<br />
» Serrés de très près par les fantassins des Beni-<br />
» Melli keuch, nous fûmes forcés de repasser sur la rive<br />
» droite. Alors les Adaoura, honteux de leur inaction,<br />
» se lancèrent à la charge et nous restâmes maîtres du
487<br />
» terrain de l'ennemi. Ne voulant cependant pas pro-<br />
» longer un combat qui prenait des proportions assez<br />
» grandes, je repassai tranquillement sur la rive droite<br />
» etje regagnai le fort.<br />
» Je ferai remarquer que j'ai été attaqué sur la rive<br />
» droite, en pays considéré comme soumis et que je ne<br />
» me suis porté sur la rive gauche que forcé par les lois<br />
» les plus naturelles de la guerre; je n'ai pas voulu fuir.<br />
Cette affaire eut du retentissement .chezles<br />
» Signé : Jérôme David. »<br />
Kabyles<br />
qui, suivant leur habitude, la proclamèrent comme une<br />
victoire; ils allèrent même jusqu'à dire que, lorsque l'offi<br />
cier français avait vu Mohamed ben Chennaf ramené par<br />
les cavaliers insurgés, au lieu d'aller à son secours, il<br />
avait tourné bride avec ses spahis et avait regagné le<br />
bordj en toute hâte,<br />
ce qui était complètement faux. Sur<br />
le commandant de<br />
l'impression de ces bruits kabyles,<br />
la subdivision d'Aumale donna même l'ordre au lieute<br />
nant David, le 3 juillet, de renvoyer le goum et les spahis,<br />
afin de le mettre hors d'état de faire de nouvelles sorties.<br />
Cette impression ne tarda pas à se modifier puisque,<br />
dès le 4 juillet,<br />
on donnait contre-ordre et on annonçait<br />
un renfort de cent cavaliers des Adaoura, sous le com<br />
mandement du caïd Abd-el-Kader des Oulad-Dris.<br />
Le lieutenant David n'en reçut pas moins un blâme<br />
pour avoir été chercher l'ennemi sur la rive gauche de<br />
l'Oued-Sahel.<br />
Cependant Bou Bar'la avait pu guérir de sa blessure et<br />
il ne tarda pas à reparaître dans les Beni-Mellikeuch; sa<br />
présence donna lieu à une certaine fermentation dans<br />
les tribus comme nous allons le voir dans les<br />
voisines,<br />
deux lettres suivantes :<br />
« Beni-Mançour,<br />
le 18 juillet 1852.<br />
» Bou Bar'la est arrivé hier à 5 heures du soir, chez
» les Beni-Mellikeuch; je vous donne la nouvelle comme<br />
» certaine; vous pouvez la transmettre, j'en prends<br />
» toute la responsabilité. Il est très bien portant et sa<br />
» blessure était une fable inventée par les Zouaoua pour<br />
» nous apitoyer (1) ; il a été conduit chez les Beni-<br />
» Mellikeuch par tous les chefs des Zouaoua;<br />
» suivi de nombreux bagages;<br />
» ver aujourd'hui ou demain.<br />
il était<br />
ses femmes doivent arri-<br />
» L'accueil qui a été fait à Bou Bar'la était des plus<br />
» chaleureux; les chefs des Beni-Mellikeuch se sont<br />
» réunis immédiatement et lui ont dit qu'ils le suivraient<br />
» partout.<br />
» La journée d'hier a été marquée par l'assassinat de<br />
» deux hommes des Illoula par les Beni-Mellikeuch et<br />
» deux coups de main hardis sur les femmes et les trou-<br />
» peaux des Beni-Abbès (Oulad-Gaïd). Les Illoula parle-<br />
» mentent avec le Chérif;<br />
les Beni-Abbès viennent de lui<br />
» envoyer des intermédiaires; enfin, la terreur est au<br />
» comble dans le bas de la vallée. Mes tribus sont très<br />
» tranquilles et la présence du Chérif chez les Beni-<br />
» Mellikeuch ne saurait influer, d'aucune manière, sur<br />
» leur conduite. Quant à moi, je vois son arrivée avec<br />
» beaucoup d'indifférence et si, comme il le dit, il vient<br />
» nous rendre visite, nous lui ferons, le mieux possible,<br />
» les honneurs de notre pays. Il a près de cent chevaux.<br />
» Signé : Jérôme David. »<br />
« Beni-Mançour, le 19 juillet 1852.<br />
» J'ai l'honneur de vous transmettre des nouvelles<br />
» assez importantes;<br />
j'ai comparé les divers renseigne-<br />
» ments qui m'arrivent, ils présentent tous une grande<br />
» conformité.<br />
(1)<br />
très réelle.<br />
Nous n'avons pas besoin de dire que la blessure du Chérif était
489<br />
» Bou Bar'la, très bien portant, s'est établi avec une<br />
» centaine de chevaux aux environs du village des Beni-<br />
» Ouameur (Beni-Mellikeuch, Chikh Si El-Hadj Ameur);<br />
» il a été rejoint par une de ses femmes, originaire des<br />
» Illoula ; ses autres femmes sont attendues. Il a reçu<br />
» les députations des Gueribissa (1) et des Beni-Abbès ;<br />
» le village des Beni-Laïale (Beni-Abbès) lui a offert de<br />
» venir camper sous ses murs ;<br />
les Beni-Mellikeuch ont<br />
» manifesté une vive opposition disant qu'ils voulaient<br />
» mourir aux côtés du Chérif. Chez les Beni-Abbès, les<br />
» gens de Bou-Djelil seuls paraissent indécis; ils ont<br />
» des otages à Sétif. Plusieurs villages de cette tribu ont<br />
» exposé au Chérif que leur position défensive ne leur<br />
» permettait pas de braver les troupes françaises, mais<br />
» qu'il trouverait chez les Beni-Abbès armes, poudre,<br />
» argent et ravitaillements. Les chefs de plusieurs frac-<br />
» tions des Zouaoua ne quittent pas Bou Bar'la et dé-<br />
» mentent, aux yeux des populations de la vallée, la<br />
» prépondérance que nous avions paru obtenir.<br />
» Les Beni-Ouakour lui ont envoyé des musiciens<br />
» pour le féliciter sur son arrivée; les sons discordants<br />
» de cette fête s'entendaient très bien aux Beni-Mançour,<br />
» ce matin.<br />
» Si ben Ali Chérif (2) a réuni les Illoula pour répondre<br />
» à un défi du chérif,<br />
mais l'arrivée inattendue des Beni-<br />
» Abbès a reculé les idées guerrières de Bou Bar'la et il<br />
» ne s'est pas rendu au rendez-vous qu'il avait pro-<br />
» voqué<br />
(1)<br />
» Signé : Jérôme David. »<br />
C'est le village que les Kabyles désignent sous le nom de<br />
Takerbouzt.<br />
(2) Le marabout de Chellata, Si Mohamed Saïd ben Ali Chérif, avait<br />
été absent pendant quelque temps du pays; il avait été appelé à<br />
Paris pour assister à la distribution des aigles (10 mai 1852). Il était<br />
rentré en passant par les Beni-Mançour et le lieutenant David l'avait<br />
accompagné le 15 juin jusque dans ses montagnes où il avait reçu un<br />
accueil enthousiaste et où son retour avait donné lieu à des fêtes et à<br />
des<br />
réjouissances extraordinaires.
490<br />
Le Chérif alla déjeuner, le 21 juillet,<br />
aux Beni-Ham<br />
doun et il y avait réuni des contingents en annonçant<br />
qu'il allait marcher sur Selloum et les Beni-Ouakour, où<br />
il avait un parti considérable, puis, se rabattre sur les<br />
Cheurfa qui tenaient pour nous. Nous allons voir com<br />
ment après avoir donné le change de cette manière sur<br />
ses intentions, il frappa un coup<br />
Abbès.<br />
« Beni-Mançour,<br />
hardi sur les Beni-<br />
le 23 juillet 1852.<br />
» Je complète les nouvelles précédentes que je vous<br />
avais adressées sur Bou Bar'la. Dans la nuit du 21 au<br />
22,<br />
il se porte chez les Beni-Hamdoun avec un millier<br />
cle fantassins et tout son goum, annonçant l'intention<br />
d'attaquer les Cheurfa. Cette démonstration est suivie<br />
d'un commencement d'effet; à minuit il quitte les<br />
Beni-Hamdoun (Beni-Mellikeuch) se dirigeant vers<br />
des feux de signaux annoncent son départ.<br />
l'Ouest;<br />
Aussitôt je fais monter le goum à cheval,<br />
ainsi que les<br />
mokhaznis, prêt à secourir les Cheurfa au premier<br />
coup de feu; les Beni-Mançour prennent les armes et<br />
nous restons jusqu'au jour dans l'attente des événe<br />
ments. Le Chérif,<br />
après une marche de quelques ins<br />
tants du côté des Cheurfa, se rabat vers les Illoula,<br />
congédie les contingents des Beni-Mellikeuch et s'em<br />
busque avec ses cavaliers à Sebaïn- Chikh ; une partie<br />
de la journée se passe dans l'attente. Vers les midi<br />
(journée du 22),<br />
il se jette sur les gens de Taourirt ou<br />
Abla, village des Beni-Abbès, s'empare de plusieurs<br />
troupeaux des Beni-Abbès, tue huit hommes parmi<br />
lesquels le fils du marabout Si Mohamed ben Mihoub<br />
(Beni-Abbès), emmène quatre prisonniers blessés (1),<br />
se rejette du côté d'Akbou où il a un engagement<br />
(1) Des renseignements plus précis ont porté les pertes des Beni-<br />
Abbès à treize hommes tués, cinq blessés et quatre prisonniers. Bou<br />
Bar'la a perdu un homme et un cheval,
491<br />
meurtrier avec les Beni-Aydel, dont je ne connais pas<br />
les détails, et, enfin, rentre triomphant chez les Beni-<br />
Mellikeuch, faisant dire aux Beni-Abbès et aux servi<br />
teurs de Si ben Ali Chérif, qu'il leur en fera presque<br />
journellement autant, jusqu'à ce qu'ils viennent lui<br />
amener des chevaux de soumission.<br />
» Ces hostilités, si les Beni-Abbès et les serviteurs de<br />
Si ben Ali Chérif n'étaient pas partagés en deux camps,<br />
auraient au moins le résultat favorable de placer des<br />
haines de sang entre les insoumis et nos serviteurs ;<br />
mais, avec les menées qui agitent les tribus, nous ne<br />
devons pas nous dissimuler, qu'à moins d'action<br />
prompte et vigoureuse de notre part, le mal ira en<br />
s'augmentant et que ces tribus divisées et incapables<br />
de résister à une force organisée, doivent infaillible<br />
ment et forcément suivre la bannière de nos ennemis.<br />
» Quant à moi, je me maintiens dans l'inaction que<br />
vous m'avez expressément et continuellement or<br />
donnée.<br />
» Les nouvelles que je vous donne sont certaines; je<br />
vous les aurais communiquées dès ce matin, si je<br />
n'avais voulu les appuyer sur des renseignements<br />
répétés et positifs.<br />
» Signé : Jérôme David.<br />
» P. S. J'apprends à l'instant des détails sur l'affaire<br />
des Beni-Aydel et du Chérif Bou Bar'la. Ce dernier<br />
avait laissé seulement quelques cavaliers pour sur<br />
veiller les Illoula et les Beni-Aydel; ces cavaliers ont<br />
été poussés par le goum de Si ben Ali Chérif qui les<br />
aurait vigoureusement poursuivis et aurait eu l'avan<br />
tage. Je sais qu'un nommé Abd-Allah ech Cheurgui,<br />
du goum de Si ben Ali Chérif, a été blessé, mais les<br />
cavaliers de Bou Bar'la ont perdu un des leurs et ont<br />
eu deux chevaux blessés; enfin, les serviteurs du<br />
marabout de Chellata paraissent avoir fait très bonne<br />
contenance. »
492<br />
Cette affaire a du être racontée d'une façon toute diffé<br />
rente par les Beni-Abbès, car le général commandant<br />
la subdivision de Sétif envoyait, le 26 juillet, le télé<br />
gramme suivant au Gouverneur général :<br />
« Les nouvelles sont absolument contradictoires à<br />
» celles données chez les Beni-Mançour.<br />
» Les Beni-Abbès ont donné un couscous à Bou<br />
» Bar'la, mais composé de grains de plomb de 18 à la<br />
» livre, et lui ont tué douze hommes. Le cheval de Bou<br />
» Bar'la a été blessé et celui de Bouzid a été tué. Les<br />
» Beni-Abbès ont eu neuf tués et huit blessés.<br />
» Je suis toujours à comprendre comment des Beni-<br />
» Mançour, de si près, on se trompe si souvent et si<br />
» complètement sur les Beni-Abbès. Rien de nouveau,<br />
» d'ailleurs. »<br />
Les Beni-Abbès s'étaient singulièrement vantés ; en<br />
réalité, ils se sont à peine défendus dans la journée du<br />
22 et si le parti de Bou Bar'la a perdu, ce jour-là, un<br />
homme et un cheval c'est aux cavaliers de Ben Ali<br />
Chérif qu'en revient l'honneur,<br />
comme nous allons le<br />
voir dans l'extrait ci-après d'une lettre que ce marabout<br />
a écrite au général d'Aurelle, commandant la subdivi<br />
sion d'Aumale :<br />
« Je vous apprendrai que l'homme des désordres est<br />
•> chez les Beni-Mellikeuch. Tous les deux jours il ras-<br />
» semble des contingents contre les Beni-Abbès et il<br />
» raze des fractions des leurs;<br />
tous les Kabyles le<br />
» craignent. Il a tué douze hommes des Beni-Abbès et<br />
» la terreur est grande, car il s'est avancé jusqu'au<br />
» Tnin dans leur pays; mais aujourd'hui mon goum s'est<br />
» rencontré avec les siens-<br />
et s'est précipité contre les<br />
» insoumis et les a poursuivis jusqu'à Kela et leur a tué<br />
» le cheval de Bouzid l'insurgé ; il lui a tué aussi son<br />
» serviteur et s'est emparé de deux chevaux avec leurs
493<br />
» selles, plus la selle d'Ahmed Bouzid. Que Dieu soit<br />
» loué de ce qu'il a donné la victoire aux miens contre<br />
» les insoumis !<br />
» Les insurgés avaient trente chevaux et mes cava-<br />
» liers n'étaient que huit »<br />
Bou Bar'la ne prolongea pas beaucoup son séjour<br />
dans les Beni-Mellikeuch. De l'autre côté du Djurdjura,<br />
Si El-Djoudi avait placé les chefs des Zouaoua dans l'al<br />
ternative de se déclarer pour lui ou contre lui et les par<br />
tis étaient sur le point d'en venir aux mains.<br />
Les Beni-Sedka s'agitaient aussi en faveur de la sou<br />
mission et une attaque, dont nous allons voir le compte-<br />
rendu dans une lettre du capitaine Beauprêtre, avait eu<br />
lieu contre la maison du Chérif. Dans ces circonstances,<br />
les chefs du parti hostile à Si El-Djoudi allèrent trouver<br />
Bou Bar'la pour lui demander de leur donner son appui<br />
et il ne put leur refuser de les suivre. Voici un extrait<br />
de la lettre du capitaine Beauprêtre dont nous venons<br />
déparier :<br />
« Dra-el-Mizan, le 31 juillet 1852.<br />
» Comme je tiens essentiellement à ce que vous soyez<br />
au courant de tout ce qui se passe dans la montagne,<br />
j'ai l'honneur de vous rendre compte que Bou Bar'la,<br />
après avoir fait ses farces dans l'Oued-Sahel, rasait<br />
une fraction des Illoula de Ben Ali Chérif (1), faisait<br />
des prisonniers et tuait des hommes aux Beni-Abbès,<br />
empêchait le caïd des Cheurfa et une partie du goum<br />
qui est aux Beni-Mançour de ramener une jeune<br />
mariée que ceux-ci allaient chercher aux Beni-Abbès,<br />
c'est-à-dire leur coupait le chemin et les forçait à<br />
prendre une autre route que celle qu'ils suivaient.<br />
Après tous ces petits coups, il vient, d'après les ren-<br />
(1)<br />
Cette razia a eu lieu le jeudi 29 juillet. L'affaire du chemin<br />
intercepté à une noce a eu lieu la veille.
494<br />
» seignements qui m'ont été donnés,<br />
d'arriver chez les<br />
» Oulad-Ali-ou-Iloul en amenant avec lui, m'a-t-on dit,<br />
» les troupeaux provenant de la razia qu'il a faite chez<br />
» les Illoula. Il est revenu chez les Oulad-Ali-ou-Iloul<br />
» autant, probablement, pour mettre ses troupeaux en<br />
» lieu sûr que pour soutenir le parti hostile des Zoua-<br />
» oua, qui va entrer en guerre avec Si El-Djoudi,<br />
car il<br />
» n'y a guère moyen maintenant, vu l'état où en sont les<br />
» choses, que les Zouaoua ne se battent pas entre eux.<br />
» C'est, du reste, ce qui peut arriver de mieux et c'est<br />
» dans ce sens que les affaires ont été menées.<br />
» Une petite démonstration vient d'être faite, il y a<br />
» quatre jours; les deux chikhs de Hal-Ogdal sont allés<br />
» pendant la nuit chez les Oulad-Ali-ou-Iloul pour brûler<br />
» la maison de Bou Bar'la;<br />
» la maison n'a pas été brûlée.<br />
un de ces chikhs a été tué et<br />
» Deux jours après, des contingents des Beni-bou-<br />
» Chennacha, Beni-Irguen et Ouadia se rendaient chez<br />
» les Hal-Ogdal pour brûler les maisons de ces deux<br />
» chikhs; ceux-ci ont été nécessairement obligés de<br />
» céder à la force et se sont réfugiés avec leurs familles<br />
» chez des gens de leur parti, des Beni-Ouassif.<br />
» La tribu des Beni-bou- Youssef a voulu empêcher<br />
» Bou Bar'la de passer lorsqu'il s'est présenté pour re-<br />
» venir chez les Oulad-Ali-ou-Iloul; Bou Bar'la a attendu<br />
» la nuit pour se soustraire à l'opposition de cette tribu.<br />
(A suivre.)<br />
» Signé : Beauprêtre. »<br />
N. ROBIN.<br />
Pour tous les articles non signés:<br />
Le Président,<br />
H.-D. de Grammont.
TABLE DES MATIERES<br />
Arnaud. —<br />
DU VINGT-SIXIÈME VOLUME<br />
DE<br />
LA REVUE AFRICAINE<br />
— <strong>1882</strong><br />
—<br />
ARTICLES DE FONDS<br />
MM . PiCES<br />
Voyages<br />
extraordinaires et nouvelles agréables, par<br />
Mohammed Abou Ras ben Ahmed ben Abd-el-Kader en-<br />
Nasri. —<br />
Histoire<br />
Féraud (L.-Ch.). —<br />
Constantine. —<br />
de l'Afrique septentrionale 118, 271, 460<br />
Les<br />
Notes<br />
Grammont (H.-D. de). — Un<br />
historiques sur la province de<br />
Ben-Djellab, sultans de Touggourt. 38,<br />
107, 230, 241, 361<br />
épisode diplomatique à Alger<br />
au XVIIe siècle... . 130<br />
Grammont (H.-D, de). — Relation<br />
surprendre Alger,<br />
Grammont (H.-D. de). — Un<br />
des préparatifs faits pour<br />
traduit de l'Italien Hieronimo Conestaggio .<br />
287<br />
Académicien captif à Alger<br />
(1674-1675). . . . 309,<br />
Rinn (L.). —<br />
Essais d'études linguistiques et ethnologiques<br />
387<br />
sur les origines berbères 139, 257
Robin (N.). —<br />
Tauxier (H.)<br />
Trumelet (C.)<br />
496<br />
MM. «n„<br />
Histoire<br />
— Les<br />
— Notes<br />
du Chérif Bou-Bar'la. .<br />
52,<br />
192, 397, 474<br />
deux rédactions du Périple d'Hannon 15<br />
pour servir à l'histoire de l'insurrection<br />
dans le Sud de la province d'Alger, de 1864 à 1869, . 81,<br />
161, 321, 417<br />
DOCUMENT relatif à la seconde expédition de Don Angelo<br />
Barcelo contre Alger . , . , 219<br />
BULLETIN. ... ... 5<br />
NÉCROLOGIE. . . ... 78,<br />
Alger. - Typ. A. JOURDAN.<br />
240
y*J,<br />
%<br />
***<br />
&<br />
m<br />
*sr*<br />
vr<br />
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