L'Homme et l'atome - Rencontres Internationales de Genève
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RENCONTRES INTERNATIONALES DE GENÈVE<br />
TOME XIII<br />
(1958)<br />
L’HOMME ET L’ATOME<br />
Louis LEPRINCE-RINGUET – Werner HEISENBERG<br />
Maria OSSOWSKA – Emmanuel d’ASTIER<br />
Daniel BOVET – Marc BOEGNER – R.P. DUBARLE
L’homme <strong>et</strong> l’atome<br />
Édition électronique réalisée à partir du tome XIII (1958) <strong>de</strong>s Textes <strong>de</strong>s<br />
conférences <strong>et</strong> <strong>de</strong>s entr<strong>et</strong>iens organisés par les <strong>Rencontres</strong> <strong>Internationales</strong><br />
<strong>de</strong> <strong>Genève</strong>. Les Éditions <strong>de</strong> la Baconnière, Neuchâtel, 1958, 368 pages.<br />
Collection : Histoire <strong>et</strong> société d'aujourd'hui.<br />
Promena<strong>de</strong> du Pin 1, CH-1204 <strong>Genève</strong><br />
2
L’homme <strong>et</strong> l’atome<br />
<strong>de</strong>uxième <strong>de</strong> couverture<br />
La science, aujourd’hui, donne à l’homme l’illusion<br />
d’être le maître <strong>de</strong> la terre <strong>et</strong> un jour, peut-être, celui <strong>de</strong>s<br />
espaces interplanétaires. Illusion ou réalité, <strong>et</strong> au prix <strong>de</strong><br />
quelles aliénations ?<br />
Certes, on peut dénoncer dans l’énergie atomique,<br />
même utilisée à <strong>de</strong>s fins pacifiques, la perdition <strong>de</strong><br />
l’homme. Mais aucun détracteur <strong>de</strong> la technique n’a pu<br />
contester à celle-ci l’aspect positif d’une victoire sur<br />
l’hostilité <strong>de</strong> la nature, donc d’un effort <strong>de</strong> libération <strong>de</strong><br />
l’homme. Il n’est pas moins vrai que la science mo<strong>de</strong>rne<br />
tend à ne plus voir dans le mon<strong>de</strong> naturel qu’un obj<strong>et</strong> <strong>de</strong><br />
conquête, un réservoir <strong>de</strong> ressources à exploiter, <strong>et</strong><br />
qu’elle alimente la prétention <strong>de</strong> l’homme à dominer <strong>et</strong><br />
planifier la terre. Ses exploits ont un air <strong>de</strong> défi j<strong>et</strong>é à la<br />
nature, sommée <strong>de</strong> fournir <strong>de</strong>s énergies toujours plus<br />
puissantes. Et <strong>de</strong> ces énergies, celle <strong>de</strong> l’atome paraît<br />
infinie.<br />
Aussi les générations actuelles doivent-elles assumer<br />
une responsabilité sans précé<strong>de</strong>nt. Parviendront-elles à<br />
supprimer la misère, à surmonter le fanatisme <strong>et</strong> la<br />
violence ? L’énergie nucléaire signifiera-t-elle pour<br />
l’humanité sa <strong>de</strong>struction ou sa libération ? I e<br />
3
L’homme <strong>et</strong> l’atome<br />
TABLE DES MATIÈRES<br />
4<br />
(Les tomes)<br />
Avertissement - Introduction<br />
DISCOURS D’OUVERTURE : Alfred Borel — Antony Babel : L’homme <strong>et</strong> l’atome.<br />
*<br />
Louis LEPRINCE-RINGUET : Psychologie nouvelle du chercheur scientifique.<br />
Conférence du 3 septembre.<br />
PREMIER ENTRETIEN PUBLIC : Conditions <strong>de</strong> la recherche, le 4 septembre.<br />
Werner HEISENBERG : Die Plancksche Ent<strong>de</strong>ckung und die philosophischen<br />
Probleme <strong>de</strong>r Atomphysik — Résumé français. Conférence du 4 septembre.<br />
DEUXIÈME ENTRETIEN PUBLIC : Science mo<strong>de</strong>rne <strong>et</strong> philosophie, le 5<br />
septembre.<br />
Marie OSSOWSKA : Physique mo<strong>de</strong>rne <strong>et</strong> attitu<strong>de</strong>s morales. Conférence du 5<br />
septembre.<br />
TROISIÈME ENTRETIEN PUBLIC : Une génération angoissée, le 6<br />
septembre.<br />
ENTRETIEN PRIVÉ : Les menaces <strong>de</strong> la science, le 6 septembre.<br />
Emmanuel d’ASTIER : L’homme <strong>de</strong> la rue <strong>de</strong>vant l’ère atomique. Conférence du<br />
8 septembre.<br />
QUATRIÈME ENTRETIEN PUBLIC : Que peut l’opinion publique ?, le 9<br />
septembre.<br />
Daniel BOVET : Recherche scientifique <strong>et</strong> Progrès humain. Conférence du 9<br />
septembre.<br />
CINQUIÈME ENTRETIEN PUBLIC : Les conditions <strong>de</strong> l’espoir, le 10 septembre.<br />
SIXIÈME ENTRETIEN PUBLIC : La science est-elle coupable ?, le 11<br />
septembre.<br />
R.P. DUBARLE : Promesses ou menaces <strong>de</strong> l’atome. Conférence du 11<br />
septembre.<br />
Pasteur Marc BOEGNER : Que répond la foi chrétienne ? Conférence du 11<br />
septembre.<br />
SEPTIÈME ENTRETIEN PUBLIC : Le christianisme dans le mon<strong>de</strong><br />
mo<strong>de</strong>rne, le 12 septembre.<br />
HUITIÈME ENTRETIEN PUBLIC : L’initiative <strong>de</strong> la raison, le 13 septembre.<br />
*<br />
In<strong>de</strong>x : Participants aux conférences <strong>et</strong> entr<strong>et</strong>iens.
L’homme <strong>et</strong> l’atome<br />
AVERTISSEMENT<br />
p.007 A l’instar <strong>de</strong>s volumes consacrés aux <strong>Rencontres</strong> <strong>de</strong>s années<br />
précé<strong>de</strong>ntes, celui-ci vise à restituer fidèlement les débats <strong>de</strong> <strong>Genève</strong>.<br />
On trouvera, en tête, l’Introduction par laquelle le Comité d’organisation <strong>de</strong>s<br />
R.I.G. a proposé à l’attention <strong>de</strong>s participants <strong>et</strong> du public le thème r<strong>et</strong>enu, à<br />
savoir : L’Homme <strong>et</strong> l’atome.<br />
Les textes <strong>de</strong>s conférences sont publiés ici in extenso. Ils sont suivis du<br />
compte rendu sténographique <strong>de</strong> tous les entr<strong>et</strong>iens, allégés <strong>de</strong> certaines<br />
digressions sans rapport avec le déroulement organique du dialogue. Nous nous<br />
sommes efforcés <strong>de</strong> conserver au texte <strong>de</strong>s entr<strong>et</strong>iens, autant que possible, son<br />
caractère oral.<br />
La relation <strong>de</strong>s entr<strong>et</strong>iens est précédée <strong>de</strong> l’allocution prononcée au déjeuner<br />
d’ouverture par M. le Prési<strong>de</strong>nt du Département <strong>de</strong> l’Instruction publique Alfred<br />
Borel, <strong>et</strong> du discours prononcé en c<strong>et</strong>te même circonstance par M. le professeur<br />
Antony Babel, Prési<strong>de</strong>nt du Comité <strong>de</strong>s R.I.G.<br />
Dans l’in<strong>de</strong>x alphabétique placé à la fin du volume, le lecteur trouvera les<br />
noms <strong>de</strong>s participants aux entr<strong>et</strong>iens avec la référence <strong>de</strong> leurs interventions.<br />
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5<br />
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L’homme <strong>et</strong> l’atome<br />
Le Comité d’organisation <strong>de</strong>s <strong>Rencontres</strong> <strong>Internationales</strong> <strong>de</strong><br />
<strong>Genève</strong> est heureux <strong>de</strong> pouvoir exprimer ici sa gratitu<strong>de</strong> à ceux<br />
dont l’appui généreux lui a permis d’assurer le succès <strong>de</strong> ces<br />
XIII es R.I.G., <strong>et</strong> tout particulièrement à l’UNESCO <strong>et</strong> aux autorités<br />
cantonales <strong>et</strong> municipales <strong>de</strong> <strong>Genève</strong>.<br />
6
p.009<br />
L’homme <strong>et</strong> l’atome<br />
INTRODUCTION<br />
Sur l’énergie atomique, on imagine sans peine un tel dialogue :<br />
— En face <strong>de</strong>s progrès inouïs réalisés <strong>de</strong>puis les travaux <strong>de</strong><br />
Roentgen, <strong>de</strong> Becquerel, <strong>de</strong> Pierre <strong>et</strong> <strong>de</strong> Marie Curie, comment ne pas<br />
être confondu d’étonnement <strong>et</strong> d’admiration ? Voici l’homme en<br />
mesure, grâce à la science nouvelle, <strong>de</strong> connaître enfin la nature<br />
ultime <strong>de</strong> la matière... Et quelles magnifiques perspectives lui sont<br />
désormais ouvertes ! L’énergie libérée par les réacteurs nucléaires va<br />
transformer complètement son existence ; elle lui assure la possibilité<br />
d’une amélioration continue. L’ai<strong>de</strong> <strong>de</strong>s radio-isotopes, à n’en pas<br />
douter, sera toujours plus précieuse en mé<strong>de</strong>cine, dans l’industrie,<br />
dans l’agriculture...<br />
— Les perspectives ouvertes, je les trouve sinistres. Vous oubliez<br />
que l’énergie nucléaire a été révélée au mon<strong>de</strong> par les tragédies<br />
d’Hiroshima <strong>et</strong> <strong>de</strong> Nagasaki ; que les recherches ont été <strong>de</strong>puis lors<br />
orientées essentiellement vers <strong>de</strong>s buts militaires. Vous oubliez<br />
qu’aujourd’hui déjà, même si l’on écarte l’effroyable éventualité d’une<br />
guerre atomique, la source même <strong>de</strong> la vie se trouve menacée...<br />
De tels contrastes ne changent rien à ce fait capital : la technique n’apparaît<br />
plus comme un choix que l’on puisse rem<strong>et</strong>tre en question, mais comme un<br />
<strong>de</strong>stin. Elle est aujourd’hui vraiment la situation <strong>de</strong> l’homme contraint <strong>de</strong><br />
poursuivre ce qui se révèle dans l’horizon <strong>de</strong> ses calculs, avec l’illusion d’être le<br />
maître <strong>de</strong> la terre <strong>et</strong> un jour, peut-être, celui <strong>de</strong>s espaces interplanétaires. Mais<br />
au prix <strong>de</strong> quelle aliénation ? Dans l’ère où nous sommes <strong>de</strong> la désintégration <strong>de</strong><br />
l’atome, n’apparaît-il pas que tout le reste (culture, art, philosophie, religion)<br />
« marche <strong>de</strong>rrière en boitant », selon le mot <strong>de</strong> Hei<strong>de</strong>gger ?<br />
Certes, on peut estimer que le philosophe allemand va trop loin en<br />
dénonçant dans l’énergie atomique, même utilisée à <strong>de</strong>s fins pacifiques, la<br />
perdition <strong>de</strong> l’homme, qui aurait pour tâche d’habiter poétiquement <strong>et</strong> non pas<br />
techniquement la terre. Aucun détracteur <strong>de</strong> la technique n’a pu contester<br />
valablement à celle-ci l’aspect positif d’une victoire sur l’hostilité <strong>de</strong> la nature,<br />
7<br />
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L’homme <strong>et</strong> l’atome<br />
d’un refus du mon<strong>de</strong> comme donnée brute, d’un effort donc <strong>de</strong> libération<br />
humaine. Mais il n’est pas moins vrai que la science mo<strong>de</strong>rne, héritière d’un<br />
procès historique placé sous le signe <strong>de</strong> la volonté <strong>de</strong> puissance, tend à ne plus<br />
voir dans le mon<strong>de</strong> naturel qu’un obj<strong>et</strong> <strong>de</strong> conquête, un réservoir <strong>de</strong> ressources<br />
à exploiter, <strong>et</strong> qu’elle alimente la prétention <strong>de</strong> l’homme à dominer <strong>et</strong> planifier la<br />
terre. Ses exploits ont un air <strong>de</strong> défi j<strong>et</strong>é à la nature, sommée <strong>de</strong> fournir <strong>de</strong>s<br />
énergies toujours plus puissantes. Et <strong>de</strong> ces énergies, celle <strong>de</strong> l’atome apparaît<br />
infinie. Aussi les générations actuelles doivent-elles assumer une responsabilité<br />
sans précé<strong>de</strong>nt. Parviendront-elles à supprimer la misère, à surmonter le<br />
fanatisme <strong>et</strong> la violence ? L’énergie nucléaire signifiera-t-elle pour l’humanité sa<br />
<strong>de</strong>struction ou sa libération ?<br />
Les <strong>Rencontres</strong> <strong>Internationales</strong> <strong>de</strong> <strong>Genève</strong> n’ont jamais voulu consacrer à<br />
une vulgarisation les discussions qu’elles proposent. La réunion <strong>de</strong> septembre<br />
1958, qui coïnci<strong>de</strong>ra avec celle <strong>de</strong> la gran<strong>de</strong> conférence <strong>de</strong>s spécialistes L’Atome<br />
pour la Paix, ne portera donc pas sur les découvertes atomiques elles-mêmes,<br />
mais sur leurs conséquences pour la vie <strong>de</strong>s hommes, dans la mesure où ces<br />
conséquences sont déjà constatables ou prévisibles. En d’autres termes, elle<br />
aura essentiellement pour obj<strong>et</strong> les implications biologiques, sociales, morales,<br />
philosophiques, spirituelles, religieuses... <strong>de</strong>s nouvelles découvertes.<br />
De tels problèmes tourmentent aujourd’hui les plus grands esprits. Il suffit<br />
<strong>de</strong> rappeler, après celui <strong>de</strong> Hei<strong>de</strong>gger, les noms d’Albert Schweitzer, <strong>de</strong><br />
Bertrand Russell, <strong>de</strong> Karl Jaspers, parmi ceux qui ont j<strong>et</strong>é, chacun à leur<br />
manière, un cri d’alarme. Dans son tout récent ouvrage sur l’avenir <strong>de</strong> l’homme<br />
dans l’ère atomique, Jaspers veut terminer par un acte <strong>de</strong> foi : « Que l’utopique<br />
soit possible, c’est une confiance en nous qui nous l’assure, confiance qui n’est<br />
pas fondée en ce mon<strong>de</strong>, mais qui n’est donnée pourtant qu’à celui qui fait ici ce<br />
qu’il peut. »<br />
C’est une prise <strong>de</strong> conscience positive <strong>et</strong> peut-être régénératrice que<br />
souhaite le Comité <strong>de</strong>s XIII es R.I.G., en remerciant chaleureusement tous ceux<br />
qui veulent bien apporter à c<strong>et</strong>te confrontation le fruit <strong>de</strong> leur expérience <strong>et</strong> <strong>de</strong><br />
leur réflexion.<br />
@<br />
8
p.011<br />
L’homme <strong>et</strong> l’atome<br />
LOUIS LEPRINCE-RINGUET<br />
PSYCHOLOGIE NOUVELLE<br />
DU CHERCHEUR SCIENTIFIQUE 1<br />
Ceux qui ont eu la chance <strong>de</strong> commencer un travail<br />
scientifique avant guerre <strong>et</strong> <strong>de</strong> le poursuivre après la libération,<br />
ont vécu <strong>de</strong>ux époques profondément différentes. En physique en<br />
particulier, <strong>et</strong> plus spécialement dans le domaine si vivant <strong>de</strong> la<br />
physique nucléaire, les années <strong>de</strong> guerre ont creusé un fossé<br />
profond : la recherche autour <strong>de</strong> 1935 avait ses lois, ses règles <strong>de</strong><br />
vie, ses traditions ; celle <strong>de</strong> 1950 s’effectue dans <strong>de</strong>s conditions<br />
toutes nouvelles qui vont naturellement marquer la pensée <strong>de</strong>s<br />
chercheurs correspondants. Je vais essayer ce soir <strong>de</strong> dégager les<br />
caractères principaux du physicien actuel <strong>et</strong> les comparer à ceux<br />
<strong>de</strong> ses aînés.<br />
La physique nucléaire est d’ailleurs un exemple particulièrement<br />
favorable : c’est une <strong>de</strong>s disciplines les plus jeunes <strong>et</strong> sans doute<br />
aussi les plus puissantes, une <strong>de</strong> celles qui exercent sur le savant<br />
l’emprise la plus neuve <strong>et</strong> la plus forte. Pour son développement,<br />
on a dû construire <strong>de</strong>s cités entières absolument nouvelles <strong>et</strong><br />
exclusivement <strong>de</strong>stinées à ce but : c’est là un phénomène<br />
remarquable dont l’observation est d’une importance primordiale<br />
pour qui veut comprendre le mouvement <strong>de</strong> la science : c’est dans<br />
ces cités qu’il nous faudra nous rendre pour trouver un <strong>de</strong>s types<br />
les plus évolués du scientifique mo<strong>de</strong>rne.<br />
1 Conférence du 3 septembre 1958.<br />
9<br />
@
p.012<br />
L’homme <strong>et</strong> l’atome<br />
Mais reprenons tout d’abord un exemple du passé, ce passé<br />
nucléaire encore proche <strong>et</strong> déjà très lointain, celui <strong>de</strong> nos<br />
premières recherches. Tous les grands laboratoires <strong>de</strong> physique se<br />
ressemblaient autour <strong>de</strong> 1930. Qu’il me soit permis <strong>de</strong> r<strong>et</strong>rouver<br />
celui du duc <strong>de</strong> Broglie à Paris, où j’ai fait mes premières armes, <strong>et</strong><br />
d’où sont sortis beaucoup <strong>de</strong> bons travaux <strong>de</strong> physique atomique<br />
<strong>et</strong> nucléaire.<br />
L’aspect artisanal <strong>de</strong> la recherche était frappant : dans chaque<br />
pièce, un ou <strong>de</strong>ux physiciens, accompagnés d’un très p<strong>et</strong>it nombre<br />
<strong>de</strong> techniciens, travaillaient au milieu d’une installation complexe,<br />
présentant souvent l’apparence du désordre ; dans l’une d’elles,<br />
une p<strong>et</strong>ite chambre <strong>de</strong> Wilson avec une bobine magnétique <strong>de</strong><br />
quelques kilowatts seulement, une faible source radioactive<br />
émergeait parmi <strong>de</strong> nombreux fils épars, quelques compteurs peu<br />
sûrs <strong>et</strong> d’une stabilité douteuse, quelques amplificateurs ou<br />
sélecteurs donnant l’impression <strong>de</strong> maqu<strong>et</strong>tes inachevées. Parfois,<br />
dans un local isolé <strong>de</strong>s vibrations <strong>de</strong> la rue, on pouvait voir un<br />
amplificateur proportionnel ultrasensible, suspendu avec les<br />
précautions les plus extraordinaires : on avait bien <strong>de</strong> la peine à<br />
distinguer, parmi ses fragiles indications, une désintégration<br />
nucléaire d’un coup <strong>de</strong> marteau à l’étage voisin. Les tout p<strong>et</strong>its<br />
groupes correspondants vivaient le plus souvent en circuit fermé,<br />
avec peu <strong>de</strong> facilités extérieures, que d’ailleurs ils ne semblaient<br />
pas toujours souhaiter. Tout se passait dans le même local,<br />
préparation d’expériences, <strong>de</strong>ssin <strong>et</strong> construction d’appareils<br />
rudimentaires, utilisation <strong>de</strong> ces dispositifs dans <strong>de</strong>s conditions<br />
parfois acrobatiques, discussion du résultat <strong>de</strong> l’expérience <strong>et</strong><br />
préparation <strong>de</strong>s comptes rendus. Le soir on quittait son laboratoire<br />
en le fermant à clé ; il y avait parfois peu <strong>de</strong> contacts entre les<br />
10
L’homme <strong>et</strong> l’atome<br />
quelques groupes d’un grand laboratoire, on ne savait pas toujours<br />
ce qui se passait dans la salle voisine ; pourtant quelques<br />
colloques perm<strong>et</strong>taient d’avoir une information plus générale, <strong>de</strong><br />
discuter les idées <strong>et</strong> les programmes <strong>de</strong> travail.<br />
Tous les principaux centres d’où sont sortis tant <strong>de</strong> belles<br />
découvertes, la matérialisation <strong>de</strong>s électrons, le rayonnement<br />
d’annihilation, les neutrons, la radioactivité artificielle, les lois <strong>de</strong>s<br />
désintégrations nucléaires, le phénomène <strong>de</strong> fission, se p.013<br />
ressemblaient beaucoup. Si l’on pouvait revoir maintenant l’aspect<br />
matériel <strong>de</strong> ces centres, on serait extrêmement frappé, j’en suis<br />
sûr, par une sorte <strong>de</strong> cloisonnement, <strong>de</strong> désordre, d’apparence<br />
artisanale, auquel on n’est plus habitué actuellement.<br />
Pourtant, quelques centres existaient déjà, amorce <strong>de</strong> nos<br />
gran<strong>de</strong>s installations nucléaires actuelles ; ainsi l’électro-aimant <strong>de</strong><br />
l’Académie <strong>de</strong>s Sciences à Bellevue exigeait une organisation bien<br />
définie, autour d’un appareil d’utilité générale : la puissance <strong>de</strong> c<strong>et</strong><br />
aimant attirait les physiciens <strong>de</strong> tous pays qui se succédaient pour<br />
exécuter <strong>de</strong>s expériences préparées dans les laboratoires<br />
particuliers : l’eff<strong>et</strong> Zeeman était étudié par les physiciens <strong>de</strong><br />
Nancy, les phénomènes magnétiques aux très basses<br />
températures par ceux d’Oxford, les niveaux nucléaires par ceux<br />
<strong>de</strong> l’Institut du Radium, les rayons cosmiques par le groupe <strong>de</strong><br />
l’Ecole Polytechnique. Nous sommes maintenant bien habitués aux<br />
grands accélérateurs, qui sont un peu comme le puissant<br />
développement <strong>de</strong> ces appareils importants dont le service est<br />
assuré localement <strong>et</strong> dont l’exploitation scientifique s’effectue un<br />
peu partout dans le mon<strong>de</strong>.<br />
Un <strong>de</strong>s caractères du travail d’avant-guerre est aussi qu’il<br />
pouvait s’effectuer sans bruit : presque personne ne s’occupait <strong>de</strong><br />
11
L’homme <strong>et</strong> l’atome<br />
nous, il fallait vraiment une vocation scientifique particulière pour<br />
se lancer dans une recherche incertaine, parfois décevante <strong>et</strong><br />
isolante. Le physicien <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te époque n’était pas entraîné par tout<br />
un mouvement d’opinion : nous étions considérés un peu comme<br />
d’aimables fantaisistes que l’on regardait avec curiosité <strong>et</strong><br />
scepticisme : souvent, j’ai ressenti c<strong>et</strong>te incrédulité souriante<br />
auprès <strong>de</strong> certains <strong>de</strong> mes aînés, même parmi les plus intelligents.<br />
On était bien loin <strong>de</strong> l’époque actuelle où les journalistes sont aux<br />
agu<strong>et</strong>s <strong>de</strong>s moindres découvertes qu’ils claironnent dès qu’ils le<br />
peuvent à travers le mon<strong>de</strong> avant même leur établissement soli<strong>de</strong>.<br />
Refermons maintenant la fenêtre du passé pour nous diriger<br />
vers les cités atomiques mo<strong>de</strong>rnes <strong>et</strong> pénétrons dans ces centres<br />
imposants <strong>de</strong> la science <strong>et</strong> <strong>de</strong> la technique nucléaire, munis <strong>de</strong>s<br />
autorisations qui nous perm<strong>et</strong>tront <strong>de</strong> franchir les postes <strong>de</strong> police<br />
que nous ne manquerons pas <strong>de</strong> trouver. A vrai dire, il y a<br />
beaucoup <strong>de</strong> catégories <strong>de</strong> cités atomiques ; certaines sont d’une<br />
approche p.014 difficile, environnée <strong>de</strong> barbelés comme <strong>de</strong> grands<br />
camps <strong>de</strong> concentration, mais d’autres, moins hostiles, peuvent,<br />
moyennant quelques références, <strong>de</strong>venir accueillantes.<br />
Ainsi le laboratoire <strong>de</strong>s radiations <strong>de</strong> Berkeley n’est pas<br />
exactement une cité atomique. Construit progressivement <strong>de</strong>puis<br />
1930 sur une <strong>de</strong>s collines qui font face à la baie <strong>de</strong> San Francisco,<br />
il domine l’agglomération universitaire <strong>de</strong> Berkeley à laquelle il se<br />
rattache. Son personnel vit à la ville <strong>et</strong> monte chaque jour au<br />
laboratoire afin d’étudier la rupture <strong>de</strong>s noyaux atomiques. Il faut<br />
un « pass » pour pénétrer, certaines activités étant secrètes.<br />
Actuellement, c’est un <strong>de</strong>s grands pôles d’attraction du mon<strong>de</strong> <strong>de</strong><br />
la physique nucléaire, les meilleurs physiciens <strong>de</strong> tous les pays y<br />
défilent à longueur d’année. L’on pouvait constater, en eff<strong>et</strong>, au<br />
12
L’homme <strong>et</strong> l’atome<br />
<strong>de</strong>rnier congrès <strong>de</strong> <strong>Genève</strong> sur les hautes énergies, il y a <strong>de</strong>ux<br />
mois, qu’une part très importante <strong>de</strong>s exposés se rapportait aux<br />
expériences faites grâce à Berkeley, <strong>et</strong> même la plus gran<strong>de</strong> partie<br />
<strong>de</strong> la physique nucléaire européenne <strong>de</strong>s gran<strong>de</strong>s énergies s’est<br />
effectuée en 1958 grâce à Berkeley.<br />
Le grand synchrotron <strong>de</strong> six milliards d’électrons-volts, celui qui<br />
permit <strong>de</strong> créer l’anti-proton <strong>et</strong> l’anti-neutron, est maintenant le<br />
dieu <strong>de</strong> ce grand centre. Comme le Nil pour l’Egypte, c’est lui qui<br />
donne la prospérité aux nombreux laboratoires érigés tout autour<br />
pour détecter les désintégrations produites par les bombar<strong>de</strong>ments<br />
<strong>de</strong> particules rapi<strong>de</strong>s <strong>et</strong> pour en trouver les lois. Il a, en 1955,<br />
détrôné le cyclotron <strong>de</strong> cinq mille tonnes <strong>et</strong> <strong>de</strong> près <strong>de</strong> quatre<br />
cents millions d’électrons-volts qui avait été construit dans le<br />
même centre dès la fin <strong>de</strong> la guerre, <strong>et</strong> qui subsiste encore, p<strong>et</strong>ite<br />
divinité proche <strong>de</strong> la gran<strong>de</strong>. Non seulement <strong>de</strong>s techniciens, mais<br />
<strong>de</strong>s expérimentateurs nombreux se relaient pour toutes les tâches<br />
du fonctionnement du synchrotron <strong>et</strong> <strong>de</strong>s laboratoires adjacents,<br />
mais une véritable équipe <strong>de</strong> théoriciens est aussi présente tout au<br />
long <strong>de</strong> la journée.<br />
L’appareil lui-même est d’une extraordinaire majesté. Un<br />
immense cercle magnétique <strong>de</strong> plusieurs dizaines <strong>de</strong> mètres <strong>de</strong><br />
diamètre donne une impression <strong>de</strong> calme puissance. Le hall qui le<br />
contient est d’une architecture élégante, les poutres métalliques<br />
aux formes gracieuses se dispersent à partir du centre.<br />
p.015<br />
C’est à l’intérieur du cercle <strong>de</strong>s aimants que le faisceau <strong>de</strong><br />
particules est accéléré. A chaque impulsion dix milliards <strong>de</strong> protons<br />
prennent le départ, tournent <strong>de</strong> plus en plus vite <strong>et</strong> finissent par<br />
franchir plus <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux cent mille kilomètres le long <strong>de</strong> la même<br />
piste, avant d’être proj<strong>et</strong>és sur la cible dont ils vont désintégrer<br />
13
L’homme <strong>et</strong> l’atome<br />
quelques milliards <strong>de</strong> noyaux ; toutes les cinq secon<strong>de</strong>s la même<br />
opération recommence.<br />
Il y a beaucoup <strong>de</strong> béton autour <strong>de</strong> l’appareil, car il faut <strong>de</strong>s<br />
protections autour <strong>de</strong>s rayonnements que c<strong>et</strong>te puissante divinité<br />
est capable d’ém<strong>et</strong>tre. D’autres blocs, extérieurs au cercle,<br />
entourent les trajectoires <strong>de</strong>s faisceaux qui vont sortir, proj<strong>et</strong>és à<br />
gran<strong>de</strong> vitesse dans le hall, <strong>et</strong> <strong>de</strong>stinés à <strong>de</strong>s expérimentations<br />
particulières. D’immenses ponts roulants manipulent avec lenteur<br />
les grosses masses <strong>de</strong> protection, les lourds aimants <strong>et</strong> les<br />
appareils d’expérimentation. Le départ <strong>de</strong>s protons est indiqué par<br />
un timbre qui tinte <strong>et</strong> quantité <strong>de</strong> lampes s’allument<br />
périodiquement pour ponctuer la course <strong>de</strong>s particules.<br />
La pièce <strong>de</strong> comman<strong>de</strong> est très impressionnante : les<br />
techniciens chargés <strong>de</strong> la marche <strong>de</strong> la machine ont <strong>de</strong>vant eux un<br />
immense pupitre où <strong>de</strong>s centaines <strong>de</strong> p<strong>et</strong>its témoins s’allument,<br />
puis s’éteignent, où quantité d’oscilloscopes <strong>et</strong> d’appareils<br />
indicateurs contrôlent la marche du faisceau. Très peu <strong>de</strong><br />
techniciens, les hommes <strong>de</strong> quart seulement, occupent ce poste <strong>de</strong><br />
comman<strong>de</strong>ment. Un visiteur, même physicien, ne comprend<br />
pratiquement rien aux détails <strong>de</strong> toute c<strong>et</strong>te complexité subtile <strong>et</strong><br />
mouvante.<br />
Les ateliers, les laboratoires particuliers où l’on prépare les<br />
expériences, les bureaux <strong>de</strong> calcul, les salles <strong>de</strong> <strong>de</strong>ssinateurs, sont<br />
installés sur un vaste cercle extérieur, séparé du cercle<br />
magnétique par un grand espace annulaire où l’appareillage est<br />
monté pour une expérience définie. Le responsable du<br />
synchrotron, le Dr Lofgren doit assurer la marche <strong>de</strong> c<strong>et</strong> ensemble<br />
infiniment précis <strong>et</strong> prévoir l’ordonnance <strong>de</strong>s expérimentations<br />
successives. On fait la queue à Berkeley : non seulement les<br />
14
L’homme <strong>et</strong> l’atome<br />
chercheurs appartenant à ce centre, mais également ceux qui<br />
proviennent <strong>de</strong>s universités voisines, ou même <strong>de</strong> l’étranger<br />
peuvent profiter <strong>de</strong> l’appareil. Nous sommes venus à plusieurs<br />
reprises irradier <strong>de</strong> lourds blocs d’émulsion p.016 photographique<br />
nucléaire pour y recevoir la trace <strong>de</strong> centaines <strong>de</strong> millions <strong>de</strong><br />
protons provoquant <strong>de</strong>s phénomènes intéressants. Berkeley est un<br />
véritable centre d’insémination artificielle à usage d’atomes.<br />
Si je me suis tourné vers Berkeley, c’est parce que son<br />
accélérateur est actuellement le seul parmi les grands<br />
synchrotrons à fonctionner <strong>de</strong> façon régulière. Mais les autres<br />
grands centres analogues, Brookhaven, Doubna, présentent les<br />
mêmes caractères. L’accélérateur <strong>de</strong> Saclay est en train <strong>de</strong><br />
prendre sa place juste en ce moment parmi ces quelques unités<br />
majestueuses <strong>et</strong> bientôt ce sera le tour <strong>de</strong> <strong>Genève</strong> dont la gran<strong>de</strong><br />
machine perm<strong>et</strong>tra sous peu d’années d’espérer une nouvelle <strong>et</strong><br />
très abondante moisson <strong>de</strong> résultats scientifiques <strong>de</strong> première<br />
importance.<br />
A vrai dire, la recherche effectuée avec les accélérateurs <strong>de</strong><br />
particules se présente dans <strong>de</strong>s conditions très bien définies : les<br />
centres possédant un gros synchrotron sont peu nombreux, les<br />
expériences ne sont pas secrètes, la fraternité internationale y est<br />
vraiment complète, les physiciens annoncent dès qu’ils sont acquis<br />
les résultats à leurs collègues <strong>et</strong> l’excellente habitu<strong>de</strong> <strong>de</strong>s<br />
« préprints » perm<strong>et</strong> aux spécialistes d’un domaine défini <strong>de</strong> suivre<br />
rapi<strong>de</strong>ment l’évolution <strong>de</strong> leur science. Mais beaucoup d’autres<br />
recherches s’effectuent dans <strong>de</strong>s conditions plus complexes, <strong>et</strong><br />
nous dirons un mot tout à l’heure <strong>de</strong>s problèmes liés au secr<strong>et</strong> qui<br />
entoure bon nombre <strong>de</strong> travaux scientifiques dans certains <strong>de</strong>s<br />
centres atomiques. Il y a en eff<strong>et</strong> souvent un mélange <strong>de</strong> secr<strong>et</strong> <strong>et</strong><br />
15
L’homme <strong>et</strong> l’atome<br />
<strong>de</strong> non-secr<strong>et</strong> ; c’est le cas pour Saclay, c’est également le cas<br />
pour Brookhaven, Harwell <strong>et</strong> bien d’autres cités. Lorsqu’il n’y a pas<br />
que <strong>de</strong>s accélérateurs <strong>de</strong> particules, quand le centre comporte<br />
également <strong>de</strong>s réacteurs atomiques, c’est alors un foisonnement<br />
<strong>de</strong> recherches, en neutronique, métallurgie, chimie-physique,<br />
génétique, biologie, <strong>et</strong>c. Ainsi il peut arriver que l’on puisse visiter<br />
facilement l’une <strong>de</strong>s faces d’un réacteur mais se voir refuser<br />
l’accès à la face opposée où les neutrons symétriques se livrent à<br />
<strong>de</strong>s jeux plus secr<strong>et</strong>s. Aussi l’un <strong>de</strong>s caractères assez nouveaux <strong>de</strong><br />
ces groupements est une réserve bien définie dans les<br />
conversations. Lorsque l’on se r<strong>et</strong>rouve pour le déjeuner par<br />
exemple, entre groupes dont certains sont astreints au secr<strong>et</strong>, on<br />
ne doit pas parler <strong>de</strong> son travail : <strong>de</strong>s pancartes bien p.017 placées<br />
le rappellent d’ailleurs. Et pourtant le lunch est une sorte <strong>de</strong> courte<br />
pause entre <strong>de</strong>ux moments d’un même labeur : un besoin intérieur<br />
pousserait au contraire chacun à évoquer ses préoccupations <strong>de</strong> la<br />
journée.<br />
Je pense que la police, bien organisée dans ces centres, veille à<br />
limiter les fuites : il est peu probable qu’elle y parvienne<br />
totalement <strong>et</strong> qu’elle puisse empêcher les espions atomiques <strong>de</strong><br />
remplir convenablement leur mission.<br />
Certaines cités atomiques beaucoup plus secrètes <strong>et</strong> plus<br />
éloignées <strong>de</strong>s grands centres correspon<strong>de</strong>nt à une vie plus dure ;<br />
les hommes y sont souvent passionnés par leur travail, mais la<br />
situation <strong>de</strong>s femmes semble être à la longue terriblement<br />
éprouvante.<br />
Deux caractères fondamentaux se dégagent très n<strong>et</strong>tement<br />
pour qui participe à la vie <strong>de</strong> ces centres : d’une part le travail<br />
16
L’homme <strong>et</strong> l’atome<br />
s’effectue en gran<strong>de</strong> partie en commun, <strong>et</strong> d’autre part la<br />
spécialisation est très poussée.<br />
Travail en commun : il s’agit d’une œuvre immense <strong>et</strong> chacun<br />
en exécute une p<strong>et</strong>ite partie. Spécialisation : car chacun doit, dans<br />
son domaine très limité, parvenir à la perfection. Dans ce véritable<br />
couvent mo<strong>de</strong>rne élevé à la gloire <strong>de</strong> l’atome, tous apportent leur<br />
participation à l’œuvre collective, <strong>et</strong> quand, à la suite <strong>de</strong> patients<br />
efforts, après <strong>de</strong>s succès <strong>et</strong> <strong>de</strong>s échecs partiels, un nouveau<br />
synchrotron fonctionne enfin, lorsqu’une chambre à bulles <strong>de</strong><br />
gran<strong>de</strong> dimension donne ses premières bonnes traces, c’est une<br />
joie partagée par tous <strong>de</strong>vant c<strong>et</strong>te réussite merveilleuse <strong>de</strong> la<br />
technique la plus évoluée <strong>et</strong> une fierté d’appartenir à l’équipe la<br />
plus forte.<br />
Il est vrai que d’autres centres <strong>de</strong> travail ne présentent pas tous<br />
les caractères rigoureux <strong>de</strong> ces monastères scientifiques, mais<br />
l’essentiel s’y r<strong>et</strong>rouve. C’est le cas <strong>de</strong>s Instituts <strong>de</strong> presque toutes<br />
les gran<strong>de</strong>s Universités. La découverte en physique nucléaire ne<br />
semble pas pouvoir jaillir tant que les conditions dont nous parlons<br />
ne sont pas réalisées.<br />
Je voudrais insister sur ces <strong>de</strong>ux caractères fondamentaux qui<br />
impriment leur puissante marque sur le scientifique mo<strong>de</strong>rne <strong>et</strong><br />
proposer quelques réflexions inspirées par ces constatations.<br />
p.018<br />
Tout d’abord il s’agit bien <strong>de</strong> la quasi totalité <strong>de</strong>s<br />
expérimentateurs. Un cavalier seul n’a plus <strong>de</strong> sens en physique<br />
nucléaire. Le jeune homme qui s’engage dans c<strong>et</strong>te voie entre<br />
nécessairement pour un grand nombre d’années dans un <strong>de</strong>s<br />
centres dont nous évoquons la vie, <strong>et</strong> gagne laborieusement ses<br />
galons par un travail <strong>de</strong> longue durée. Sans doute objectera-t-on<br />
17
L’homme <strong>et</strong> l’atome<br />
qu’il existe dans beaucoup <strong>de</strong> pays <strong>de</strong>s centres <strong>de</strong> bien moindre<br />
importance où <strong>de</strong>s chercheurs se forment quasi seuls, où les<br />
conditions sont beaucoup moins rigoureuses, où le génie doit<br />
pouvoir s’épanouir plus vite ; mais ces jeunes gens n’auront pas,<br />
en général, une formation suffisante pour les découvertes<br />
importantes, mais bien peu se présenteront à la gran<strong>de</strong><br />
compétition mondiale avec quelque chance <strong>de</strong> succès.<br />
Revenons aux conditions correspondant au niveau international.<br />
Il faut m<strong>et</strong>tre <strong>de</strong>s nuances dans <strong>de</strong>s affirmations que nous venons<br />
<strong>de</strong> poser aussi catégoriquement. Si elles sont valables pour la<br />
physique nucléaire, on ne peut sans doute pas les étendre avec<br />
autant <strong>de</strong> n<strong>et</strong>t<strong>et</strong>é aux physiciens <strong>de</strong>s autres branches, ni aux<br />
théoriciens dont je connais moins bien les mœurs. Nous savons<br />
certes que <strong>de</strong> grands penseurs peuvent développer leur vision <strong>de</strong><br />
la physique sans pour cela participer étroitement à la vie d’une <strong>de</strong>s<br />
gran<strong>de</strong>s centrales mondiales, mais il s’agit là <strong>de</strong> génies<br />
exceptionnels ; la plupart vivent <strong>et</strong> travaillent ensemble, moins<br />
assuj<strong>et</strong>tis à une présence continue que les expérimentateurs rivés<br />
aux appareils, mais unissant comme eux une spécialisation<br />
souvent très étroite à un labeur commun jalonné <strong>de</strong> fréquents<br />
séminaires. Ici même, à <strong>Genève</strong>, dans c<strong>et</strong>te gran<strong>de</strong> conférence, se<br />
réunissent <strong>de</strong>s hommes extrêmement spécialisés dans un domaine<br />
très défini, capables d’avoir <strong>de</strong>s conversations puissamment<br />
intéressantes avec parfois <strong>de</strong>ux ou trois personnes seulement<br />
attachées comme eux au même travail. Et même dans le domaine<br />
qui semble plus général <strong>de</strong> la physique <strong>de</strong>s particules<br />
élémentaires, nous savons bien qu’à la belle conférence <strong>de</strong> juill<strong>et</strong><br />
<strong>de</strong>rnier nous <strong>de</strong>vions nous adresser, pour obtenir <strong>de</strong>s informations<br />
sur l’hypéron sigma, sur le méson lourd neutre ou sur le moment<br />
18
L’homme <strong>et</strong> l’atome<br />
magnétique <strong>de</strong>s mésons mu, à <strong>de</strong>s physiciens bien définis au<br />
nombre <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux ou trois au plus par suj<strong>et</strong>. Chaque p.019 spécialiste<br />
passe les meilleures années <strong>de</strong> sa vie à explorer une étroite région<br />
<strong>de</strong> la science, mais à l’explorer à fond.<br />
Il semble que la spécialisation soit dans la nature même <strong>de</strong>s<br />
choses. Prenant progressivement possession du mon<strong>de</strong>, l’homme<br />
développe sans répit les sciences <strong>et</strong> les techniques, mais l’étendue<br />
même <strong>de</strong> ce développement, la richesse <strong>de</strong>s découvertes <strong>et</strong> la<br />
complexité parfois extrême <strong>de</strong>s réalisations lui impose <strong>de</strong>s limites :<br />
la connaissance <strong>de</strong>vient <strong>de</strong> plus en plus étroite du fait qu’elle ne<br />
peut s’effectuer sans sa participation personnelle. Pour savoir quel<br />
est le comportement <strong>de</strong>s neutrons dans l’atmosphère, il faut déjà<br />
une telle somme <strong>de</strong> connaissances <strong>de</strong> base, suivie d’une<br />
expérimentation si difficile, qu’un homme peut à peine embrasser<br />
un tel suj<strong>et</strong> pourtant bien délimité. Nous <strong>de</strong>venons <strong>de</strong> plus en plus<br />
<strong>de</strong>s spécialistes ; la considération <strong>et</strong> le respect viennent d’ailleurs à<br />
ceux qui ont su explorer leur domaine avec exactitu<strong>de</strong> <strong>et</strong><br />
profon<strong>de</strong>ur.<br />
Le travail en équipe est une conséquence <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te donnée. Sa<br />
nécessité est liée au caractère complexe <strong>de</strong>s réalisations. Une<br />
expérience importante <strong>de</strong> physique exige la collaboration <strong>de</strong> bon<br />
nombre <strong>de</strong> spécialistes aux tempéraments souvent très divers :<br />
même en <strong>de</strong>hors <strong>de</strong>s techniciens qui s’unissent pour la mise au<br />
point d’appareils, gran<strong>de</strong> chambre à bulles par exemple, le nombre<br />
<strong>de</strong>s physiciens qui vont expérimenter en équipe est élevé. Il n’est<br />
pas rare <strong>de</strong> voir le compte rendu d’une expérience signé <strong>de</strong> cinq ou<br />
six noms ou davantage, <strong>de</strong>s remerciements en fin d’article<br />
désignant en plus les autres techniciens du groupe.<br />
Nous assistons même à un phénomène plus récent : on effectue<br />
19
L’homme <strong>et</strong> l’atome<br />
<strong>de</strong>s expériences sur les rayons cosmiques en envoyant <strong>de</strong>s<br />
émulsions nucléaires à gran<strong>de</strong> altitu<strong>de</strong> par le moyen <strong>de</strong> gros<br />
ballons capables <strong>de</strong> les faire plafonner dans la haute atmosphère.<br />
Après récupération <strong>et</strong> développement <strong>de</strong>s émulsions, les<br />
physiciens se m<strong>et</strong>tent au travail pour débrouiller les phénomènes<br />
complexes qui montrent les interactions nucléaires <strong>de</strong>s rayons<br />
cosmiques primaires <strong>de</strong> gran<strong>de</strong> énergie. C’est un travail tellement<br />
long <strong>et</strong> difficile que l’on a pu former le « G Stack » (paqu<strong>et</strong> géant),<br />
équipe <strong>de</strong> plus <strong>de</strong> trente physiciens, appartenant aux Universités<br />
<strong>de</strong> Bristol, Padoue, Milan, Berne, aux <strong>de</strong>ux Universités <strong>de</strong> Dublin, à<br />
l’Université libre <strong>de</strong> p.020 Bruxelles, <strong>et</strong>c., si bien que les résultats<br />
sont seulement signés « G Stack », <strong>et</strong> si dans un congrès on fait<br />
mention d’un phénomène trouvé par ce groupe, on n’ajoute même<br />
plus le nom <strong>de</strong>s physiciens qui ont participé au travail.<br />
Un phénomène analogue commence à apparaître avec<br />
l’utilisation <strong>de</strong>s gran<strong>de</strong>s machines : une expérience avec un gros<br />
paqu<strong>et</strong> d’émulsion ou avec une chambre à bulles placée auprès<br />
d’un synchrotron fournit une telle complexité <strong>de</strong> résultats que le<br />
dépouillement expérimental est effectué en commun par plusieurs<br />
centres. Ce n’est plus tel physicien particulier, comme avant-<br />
guerre, qui découvre un phénomène, c’est bien souvent un<br />
ensemble d’universités appartenant à <strong>de</strong>s pays ou même <strong>de</strong>s<br />
continents différents.<br />
Et pourtant le chercheur se plie difficilement à c<strong>et</strong>te discipline<br />
indispensable. Celui qui se lance dans l’aventure scientifique <strong>et</strong><br />
oriente ses facultés dans la découverte du mon<strong>de</strong> physique n’est<br />
pas en général un « bon garçon » calme <strong>et</strong> obéissant. Indépendant<br />
<strong>de</strong> caractère, parfois personnel <strong>et</strong> fier, il répugne à limiter trop<br />
20
L’homme <strong>et</strong> l’atome<br />
étroitement le champ <strong>de</strong> son investigation, il n’accepte pas<br />
volontiers non plus les obligations d’un travail en commun.<br />
Pourtant le succès vient à ce prix. L’apprentissage peut développer<br />
les qualités les plus diverses : il est suivi d’une participation <strong>de</strong><br />
plus en plus importante aux recherches du groupe, avec un champ<br />
<strong>de</strong> travail personnel étroitement défini, avec aussi l’apport total à<br />
la communauté avec laquelle le chercheur passe sa vie, non<br />
seulement <strong>de</strong> ses qualités intellectuelles, mais aussi <strong>de</strong> sa<br />
compréhension, <strong>de</strong> sa bienveillance, <strong>de</strong> ses meilleures qualités<br />
humaines. C’est alors que l’équipe, fragile association <strong>de</strong><br />
tempéraments divers, facilement stérilisée par <strong>de</strong>s<br />
incompréhensions ou <strong>de</strong>s hostilités internes, peut <strong>de</strong>venir une<br />
admirable réalisation sur le double plan scientifique <strong>et</strong> humain.<br />
En regardant près <strong>de</strong> nous, à quelque vingt ans <strong>de</strong> distance, la<br />
spécialisation était bien moins exigeante. Les hommes avaient plus<br />
<strong>de</strong> temps <strong>et</strong> <strong>de</strong> loisir intellectuel pour se cultiver dans bon nombre<br />
<strong>de</strong> domaines. Il y a là un charme <strong>de</strong> l’existence qui est en voie <strong>de</strong><br />
disparition.<br />
p.021<br />
Mais est-ce seulement un charme, ou autre chose <strong>de</strong> plus<br />
profond ? Va-t-on vivre une existence moins complète <strong>et</strong> moins<br />
cultivée parce que plus spécialisée ? Il est indéniable que<br />
beaucoup <strong>de</strong> ceux qui ont goûté à l’existence ancienne <strong>et</strong> sont<br />
maintenant engagés dans une spécialité complètement absorbante<br />
ont parfois quelques regr<strong>et</strong>s. Il est également certain que pour se<br />
spécialiser il faut s’engager assez jeune dans une voie étroite<br />
bordée <strong>de</strong> murs élevés ; ce choix ne perm<strong>et</strong> pas l’agréable<br />
dispersion d’esprit à laquelle nous sommes particulièrement<br />
sensibles ; est-il même compatible avec l’acquisition d’une culture<br />
générale <strong>de</strong> gran<strong>de</strong> étendue, souhaitable bien entendu ?<br />
21
L’homme <strong>et</strong> l’atome<br />
Mais il ne faut pas penser qu’un spécialiste est nécessairement<br />
un primaire : réalisée d’une façon parfaite, une œuvre limitée<br />
exige la mise en jeu d’un grand nombre <strong>de</strong> qualités. L’homme qui<br />
est le meilleur dans un domaine possè<strong>de</strong> un élément authentique<br />
<strong>de</strong> valeur humaine, on peut même dire <strong>de</strong> culture. Il est à coup sûr<br />
très supérieur à ceux dont le champ est plus étendu mais dont la<br />
connaissance est superficielle. L’expérience montre d’ailleurs que<br />
s’il existe <strong>de</strong>s spécialistes qui poursuivent leur vie sans jamais<br />
élargir leur pensée, d’autres s’élèvent à un niveau supérieur <strong>et</strong><br />
<strong>de</strong>viennent capables <strong>de</strong> remplir admirablement <strong>de</strong>s fonctions<br />
d’orientation ou <strong>de</strong> direction. C’est en eff<strong>et</strong> un problème dont la<br />
solution n’est pas évi<strong>de</strong>nte : comment, au travers <strong>de</strong> la<br />
spécialisation très absorbante à laquelle il est astreint, le jeune<br />
physicien peut-il parvenir à développer un tempérament<br />
personnel : comment, alors qu’il est guidé comme sur <strong>de</strong>s rails<br />
pendant les premières années <strong>de</strong> sa formation <strong>de</strong> chercheur, peut-<br />
il s’en libérer pour dominer une région plus ouverte <strong>de</strong> sa science ?<br />
Pour répondre à c<strong>et</strong>te question, penchons-nous sur la formation du<br />
jeune chercheur.<br />
Pour qui veut commencer une carrière scientifique il faut, dans<br />
quelque pays que ce soit, une formation <strong>de</strong> base équivalente à une<br />
licence ès sciences ou un diplôme <strong>de</strong> Gran<strong>de</strong> Ecole. En France, le<br />
Centre National <strong>de</strong> la Recherche Scientifique s’est donné comme<br />
règle d’accepter, au titre <strong>de</strong> stagiaire <strong>de</strong> recherches, les seuls<br />
candidats ayant c<strong>et</strong>te formation <strong>de</strong> base, sauf cas exceptionnels.<br />
Le jeune p.022 homme fait ses premières armes en assistant les<br />
physiciens d’un groupe déjà constitué dans leur besogne parfois<br />
fort peu intellectuelle : comptage <strong>de</strong> grains dans les émulsions<br />
nucléaires, le long <strong>de</strong>s traces, mesures <strong>de</strong> scattering,<br />
22
L’homme <strong>et</strong> l’atome<br />
dépouillement <strong>de</strong>s clichés <strong>de</strong> chambre <strong>de</strong> Wilson <strong>et</strong> calcul <strong>de</strong>s<br />
angles <strong>et</strong> <strong>de</strong>s rayons <strong>de</strong> courbure. Par ce travail mo<strong>de</strong>ste <strong>et</strong><br />
régulier, le jeune stagiaire s’initie progressivement aux techniques<br />
utilisées. Il connaît peu à peu les ordres <strong>de</strong> gran<strong>de</strong>ur, les difficultés<br />
expérimentales, il apprend à éviter certaines confusions <strong>et</strong> même à<br />
tenir compte <strong>de</strong>s biais d’observation : il saura progressivement<br />
avec quelle rigueur les opérations successives doivent être<br />
effectuées sous peine <strong>de</strong> ruiner toute possibilité <strong>de</strong> mesure. Et il<br />
découvrira que si tous ces travaux ne sont pas réalisés avec une<br />
propr<strong>et</strong>é technique parfaite, si tous les contrôles ne se font pas<br />
avec une précision presque hargneuse, si un seul d’entre eux est<br />
imparfait, alors on confondra un méson pi avec un méson lourd, on<br />
prendra pour un nouveau phénomène ce qui n’est qu’une banale<br />
étoile <strong>de</strong> désintégration sigma. C<strong>et</strong> apprentissage est très long, il<br />
nécessite une sorte d’éducation complémentaire poussée : par<br />
exemple une étu<strong>de</strong> sérieuse <strong>de</strong>s lois <strong>de</strong> la statistique s’imposera<br />
pour connaître les précisions <strong>et</strong> savoir si un résultat est compatible<br />
avec un autre.<br />
Chaque série <strong>de</strong> mesures auxquelles participera le jeune homme<br />
provoquera <strong>de</strong>s réflexions, déclenchera <strong>de</strong>s étu<strong>de</strong>s. Merveilleuse<br />
pério<strong>de</strong> <strong>de</strong> l’existence qu’il ne faut pas chercher à réduire : au sein<br />
même <strong>de</strong> son groupe, orienté dans une direction bien définie, il se<br />
spécialise peu à peu ; le voilà bientôt capable <strong>de</strong> donner certains<br />
avis, d’acquérir ses connaissances particulières ; on fera appel à lui<br />
pour les problèmes sur lesquels il aura porté longuement son<br />
attention. Les colloques habituels du laboratoire lui montreront<br />
l’intérêt <strong>et</strong> les difficultés <strong>de</strong>s autres techniques appliquées aux<br />
mêmes problèmes, lui perm<strong>et</strong>tant d’orienter sa pensée vers<br />
certaines expériences nouvelles ; sa personnalité scientifique<br />
23
L’homme <strong>et</strong> l’atome<br />
s’affirmera progressivement. Le jeune chercheur sera presque<br />
automatiquement, par les circonstances <strong>et</strong> son tempérament<br />
particulier, infléchi dans une direction qui lui conviendra. Au bout <strong>de</strong><br />
quatre ou cinq ans, sa thèse <strong>de</strong> doctorat, aboutissement normal <strong>de</strong>s<br />
années <strong>de</strong> p.023 formation, se précisera, mais elle n’aura pas un<br />
caractère exclusivement personnel comme autrefois : à l’acquisition<br />
<strong>de</strong>s principaux résultats, à leur interprétation, il aura seulement<br />
participé <strong>de</strong> façon majeure. Une thèse, dans un grand centre <strong>de</strong><br />
physique nucléaire, est un travail collectif dont une partie fait l’obj<strong>et</strong><br />
d’une méditation plus profon<strong>de</strong>, d’une digestion plus complète <strong>de</strong> la<br />
part <strong>de</strong> l’un <strong>de</strong>s membres du groupe. Avec la thèse on franchit un<br />
palier, mais on n’est pas encore un bon physicien. Peut-être à c<strong>et</strong>te<br />
époque <strong>de</strong> son existence le jeune docteur va-t-il changer <strong>de</strong><br />
technique pour acquérir plus d’universalité, peut-être au contraire<br />
va-t-il poursuivre, avec celle qu’il possè<strong>de</strong> maintenant, <strong>de</strong>s<br />
recherches élargies qui pourront attirer sur lui l’attention <strong>de</strong> ses<br />
collègues étrangers. C’est seulement plusieurs années après la<br />
thèse qu’on peut considérer un chercheur comme un physicien bien<br />
défini. Les meilleurs possè<strong>de</strong>nt alors une bonne cote. Leurs<br />
communications dans les congrès sont écoutées avec attention,<br />
c’est souvent le moment pour eux d’aller faire <strong>de</strong>s stages dans<br />
d’autres pays. De tels séjours, pour une ou <strong>de</strong>ux années, sont en<br />
général extrêmement profitables, <strong>et</strong> le jeune homme dont l’esprit a<br />
été ouvert à d’autres formes <strong>de</strong> travail, à d’autres mo<strong>de</strong>s <strong>de</strong><br />
pensée, parfois à <strong>de</strong>s techniques différentes, sera apte à <strong>de</strong>venir à<br />
son tour un jeune maître. Il restera d’ailleurs toujours un élève, car<br />
nous <strong>de</strong>vons nous rajeunir sans cesse : qui ne sait pas se rajeunir<br />
touche à la mort.<br />
Ainsi l’étroite spécialisation du départ n’est pas nécessairement<br />
24
L’homme <strong>et</strong> l’atome<br />
une gêne pour l’épanouissement ; au contraire elle perm<strong>et</strong><br />
d’atteindre une certaine perfection <strong>et</strong> d’être capable ensuite <strong>de</strong><br />
jauger les difficultés. Elle correspond à une ascèse longue <strong>et</strong><br />
exigeante : un tempérament vivant <strong>et</strong> riche aura toute facilité pour<br />
s’élever à <strong>de</strong>s vues plus larges, pour être capable <strong>de</strong> <strong>de</strong>venir un<br />
maître. Au contraire, le chercheur dont le tempérament est plus<br />
pauvre se contentera probablement <strong>de</strong> suivre longtemps la voie<br />
dans laquelle il a été orienté au départ ; il restera un spécialiste.<br />
Peut-être aura-t-il d’ailleurs la possibilité <strong>de</strong> faire un travail<br />
important, la continuité <strong>et</strong> la ténacité ayant un rôle fondamental<br />
dans la découverte. Si sa culture générale ne prend pas une<br />
gran<strong>de</strong> extension, il aura néanmoins le mérite <strong>de</strong> connaître très<br />
bien son domaine : la p.024 spécialisation lui aura permis d’avoir la<br />
meilleure efficacité dans l’ensemble auquel il appartient.<br />
La voie que nous venons d’évoquer pour le jeune chercheur<br />
correspond au cas le plus fréquent, le plus normal, dans un pays<br />
sans perturbation majeure. Mais il est d’autres cas bien différents,<br />
plus rares il est vrai, concernant certains chercheurs venant <strong>de</strong> pays<br />
où la recherche n’a pu se développer en atmosphère paisible. Ils ont<br />
dû lutter avec foi <strong>et</strong> ténacité pour leur idéal scientifique, ils ont fait<br />
preuve d’une gran<strong>de</strong> fierté, <strong>de</strong> beaucoup <strong>de</strong> désintéressement, en<br />
ne restant pas chez eux à effectuer une tâche qui leur semblait<br />
indigne <strong>de</strong> leur vocation. La plupart sont apatri<strong>de</strong>s. Leurs débuts<br />
sont presque toujours difficiles ; ils vivent dans une gran<strong>de</strong><br />
pauvr<strong>et</strong>é, avec un attachement à leur travail, un amour scientifique<br />
exclusifs. Ils vont <strong>de</strong> pays en pays, souvent mal orientés ; parfois<br />
on leur donne <strong>de</strong>s besognes secondaires, mais certains d’entre eux<br />
parviennent à percer <strong>et</strong> finissent même par s’imposer grâce à leur<br />
intelligence, leur ténacité <strong>et</strong> leur évi<strong>de</strong>nte bonne volonté.<br />
25
L’homme <strong>et</strong> l’atome<br />
C’est alors que se produit le grand revirement à leur égard : on<br />
les estime <strong>et</strong> on les recherche ; les pays forts s’intéressent à eux<br />
<strong>et</strong> brusquement, en quelques mois plusieurs situations importantes<br />
leur sont parfois proposées. Nous en connaissons tous, <strong>de</strong> ces<br />
physiciens déracinés : inqui<strong>et</strong>s, sensibles, souvent susceptibles,<br />
parfois peu à leur aise dans le pays qui les reçoit provisoirement,<br />
lassés souvent par les difficultés policières <strong>et</strong> les problèmes <strong>de</strong> visa<br />
ou <strong>de</strong> séjour, ils apportent tant <strong>de</strong> potentiel <strong>de</strong> travail <strong>et</strong> souvent<br />
d’affection, ils transportent un amour tellement vif <strong>de</strong> la science<br />
que nous éprouvons envers eux une tendresse, une<br />
reconnaissance, voire un respect particuliers pour la gran<strong>de</strong> leçon<br />
qu’ils nous donnent sans le savoir.<br />
Un <strong>de</strong>s traits majeurs <strong>de</strong> la psychologie du chercheur est son<br />
amour <strong>de</strong> la liberté. Aussi le problème <strong>de</strong> la liberté du scientifique <strong>et</strong><br />
<strong>de</strong> celle <strong>de</strong> la recherche est l’un <strong>de</strong> ceux qui nous préoccupent <strong>de</strong> la<br />
façon la plus angoissante. Il est très complexe ; pour le débrouiller<br />
<strong>et</strong> en observer les principaux aspects en fonction <strong>de</strong>s p.025 conditions<br />
<strong>de</strong> travail, nous prendrons <strong>de</strong>s exemples dans la physique nucléaire<br />
car il s’y pose <strong>de</strong> manière particulièrement aiguë.<br />
Faut-il réaffirmer dès l’abord que le scientifique est un homme<br />
qui possè<strong>de</strong> un sens profond, affiné, <strong>de</strong> la liberté ? Il a pour elle un<br />
attachement quasi religieux, il désire <strong>de</strong> toute son âme pouvoir<br />
travailler sans entrave ; il est aidé par la soif <strong>de</strong> connaître <strong>et</strong> il y<br />
trouve sans doute la plus gran<strong>de</strong> <strong>de</strong> ses joies. Il se sait placé sur la<br />
terre pour explorer l’univers <strong>et</strong> lui arracher progressivement ses<br />
secr<strong>et</strong>s.<br />
Pour réaliser c<strong>et</strong>te mission il faut une certaine indépendance <strong>de</strong><br />
pensée ; d’abord parce que l’esprit souffle où il veut, parce qu’on<br />
26
L’homme <strong>et</strong> l’atome<br />
ne se trouve pas <strong>de</strong>vant une tache scolaire, parce qu’on est guidé,<br />
parfois au jour le jour, au gré <strong>de</strong>s expérimentations, vers <strong>de</strong>s<br />
problèmes que l’on n’a pas toujours envisagés dès l’abord. Et puis<br />
l’homme <strong>de</strong> science est solidaire <strong>de</strong> tous ses frères dans le travail,<br />
il a besoin <strong>de</strong> leur communiquer ses idées, d’échanger<br />
fréquemment avec eux, dans une atmosphère aussi libre que<br />
possible, les éléments d’information <strong>et</strong> <strong>de</strong> réflexion d’où jailliront<br />
les découvertes.<br />
C’est précisément le passage d’une simple connaissance à une<br />
possibilité <strong>de</strong> puissance qui a provoqué les difficultés actuelles. Les<br />
sciences <strong>et</strong> les techniques nucléaires sont maintenant intégrées<br />
dans les activités essentielles <strong>de</strong>s Etats ; la puissance atomique est<br />
un élément fondamental <strong>de</strong> force, sous l’angle non seulement <strong>de</strong>s<br />
armements possibles, mais encore <strong>de</strong> l’économie générale : le<br />
succès éclatant <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te conférence le montre bien. Aussi les<br />
nations éclairées prêtent-elles dorénavant la plus gran<strong>de</strong> attention<br />
aux valeurs scientifiques <strong>et</strong> s’efforcent-elles <strong>de</strong> les attirer, <strong>de</strong> les<br />
développer <strong>et</strong> <strong>de</strong> les utiliser au mieux. Il n’est pas utile <strong>de</strong> rappeler<br />
les exemples, que nous connaissons tous, <strong>de</strong> pays qui ont été<br />
singulièrement punis au moment <strong>de</strong> la guerre pour n’avoir pas pris<br />
en considération ces données fondamentales. Leurs meilleurs<br />
savants, jaloux <strong>de</strong> leur liberté <strong>de</strong> pensée, peu enclins à se laisser<br />
enrégimenter <strong>et</strong> dominer par certaines idéologies, ont fui leurs<br />
pays pour gagner le plus souvent l’Amérique où ils pensaient<br />
trouver une plus gran<strong>de</strong> liberté, essentielle à leur vocation. Reçus<br />
à bras ouverts, ils furent engagés non comme <strong>de</strong> simples<br />
chercheurs à qui on confie p.026 <strong>de</strong>s tâches secondaires, mais<br />
souvent comme <strong>de</strong>s maîtres capables <strong>de</strong> prendre en main <strong>de</strong><br />
grands proj<strong>et</strong>s. C’est en gran<strong>de</strong> partie grâce à eux que l’Amérique<br />
27
L’homme <strong>et</strong> l’atome<br />
a pu développer si rapi<strong>de</strong>ment son audacieux programme <strong>et</strong> ne<br />
pas être distancée dans l’utilisation <strong>de</strong> l’énergie atomique par les<br />
Etats totalitaires en guerre ouverte avec elle. Ces savants furent<br />
prêts alors à aliéner une part <strong>de</strong> leur liberté en s’engageant dans<br />
l’équipe atomique américaine, mais ils acceptèrent c<strong>et</strong>te aliénation<br />
partielle comme le font <strong>de</strong>s combattants.<br />
Douze ans ont passé <strong>de</strong>puis la fin <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te pério<strong>de</strong> : l’énergie<br />
nucléaire a pris un développement insoupçonnable. De quelle<br />
liberté jouit un homme <strong>de</strong> science à l’intérieur d’un grand pays,<br />
quelle est l’importance <strong>de</strong> l’entrave qui va provenir <strong>de</strong> l’Etat ?<br />
En <strong>de</strong>hors <strong>de</strong>s centres ouverts éventuellement aux travailleurs<br />
étrangers, voici le centre <strong>de</strong> science nucléaire où les recherches<br />
sont surveillées <strong>et</strong> déjà partiellement secrètes. Là s’effectuent<br />
certains travaux, comme <strong>de</strong>s essais métallurgiques sur l’uranium<br />
ou sur les métaux ou alliages utilisés dans les réacteurs, d’autres<br />
sur certaines données physiques <strong>et</strong> plus généralement tous<br />
travaux ayant une inci<strong>de</strong>nce assez directe sur la construction d’un<br />
réacteur nouveau <strong>et</strong> sur les réalisations intéressant la défense<br />
nationale.<br />
Poussons plus loin ; d’autres centres sont complètement<br />
interdits ; ce sont en général ceux plus directement liés aux<br />
problèmes d’armements atomiques. Il y a ainsi une sorte <strong>de</strong><br />
chaîne continue <strong>de</strong>puis le laboratoire ouvert à tous jusqu’au lieu <strong>de</strong><br />
travail le plus secr<strong>et</strong>.<br />
Un difficile problème se pose alors ; en fait tout peut intéresser<br />
la défense, <strong>et</strong> même le laboratoire le plus ouvert peut faire une<br />
découverte dont les applications sont <strong>de</strong> gran<strong>de</strong> importance pour<br />
l’Etat. Ce <strong>de</strong>rnier pense donc presque instinctivement : « Il nous<br />
28
L’homme <strong>et</strong> l’atome<br />
faut <strong>de</strong>s gens <strong>de</strong> confiance à tous les échelons, d’autant plus que<br />
c’est à partir <strong>de</strong>s scientifiques <strong>de</strong>s laboratoires ouverts que nous<br />
alimenterons les centres plus secr<strong>et</strong>s. Assurons-nous <strong>de</strong> la loyauté<br />
<strong>de</strong> tous ces travailleurs par une investigation policière <strong>et</strong><br />
organisons celle-ci pour que nul ne puisse faire <strong>de</strong> la recherche si<br />
sa pensée n’est conforme à celle du gouvernement. Chaque<br />
chercheur doit être contrôlé. »<br />
p.027<br />
A l’opposé le scientifique répond : « Vous avez tort<br />
d’introduire la police dans tous les centres <strong>de</strong> travail. Nous<br />
comprenons bien que pour certaines besognes militaires, pour tout<br />
ce qui est lié très directement à la défense nationale, vous<br />
établissiez un contrôle, mais nous <strong>de</strong>mandons une liberté<br />
maximum pour les recherches scientifiques <strong>de</strong> base <strong>et</strong> même pour<br />
certaines applications. Si vous restreignez c<strong>et</strong>te liberté, vous<br />
attentez à une <strong>de</strong>s prérogatives les plus essentielles du chercheur,<br />
vous introduisez un esprit <strong>de</strong> défense <strong>et</strong> <strong>de</strong> délation ; vous<br />
stérilisez la recherche en ne l’ouvrant pas à tous <strong>et</strong> en éliminant<br />
les savants qui dans une atmosphère <strong>de</strong> liberté augmenteraient <strong>de</strong><br />
toutes façons le potentiel intellectuel du pays. C’est un péché<br />
contre la science <strong>et</strong> une faute psychologique. »<br />
Et le problème est là qui s’est posé avec acuité récemment<br />
encore pour certains pays ou certaines universités : témoin le livre<br />
l’Année du Serment, refl<strong>et</strong> <strong>de</strong> ces préoccupations. Il s’agit<br />
d’ailleurs plus que d’un problème, il s’agit d’un drame <strong>et</strong> les<br />
nombreux articles qui se succè<strong>de</strong>nt chaque mois <strong>de</strong>puis <strong>de</strong>s<br />
années dans le bull<strong>et</strong>in <strong>de</strong>s Atomic Scientists en sont le saisissant<br />
témoignage.<br />
L’équilibre entre secr<strong>et</strong> <strong>et</strong> non secr<strong>et</strong> est, dans certains pays,<br />
très fluctuant, les conditions politiques pouvant le modifier<br />
29
L’homme <strong>et</strong> l’atome<br />
considérablement. Ainsi, en temps <strong>de</strong> guerre, la recherche <strong>de</strong> base<br />
est-elle réduite ; les applications militaires à terme plus ou moins<br />
long doivent nécessairement rester cachées <strong>et</strong> exigent le plus<br />
grand effort. Mais la difficulté, l’anxiété actuelles proviennent du<br />
fait que certains grands pays sont partiellement en guerre <strong>et</strong><br />
préparent une mobilisation inavouée <strong>de</strong> leurs forces. Dans une<br />
telle pério<strong>de</strong>, la tendance d’un gouvernement est <strong>de</strong> m<strong>et</strong>tre<br />
l’indication secr<strong>et</strong> au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> la limite où elle <strong>de</strong>vrait se situer<br />
réellement. Les pério<strong>de</strong>s <strong>de</strong> guerre froi<strong>de</strong>, avec leurs oscillations<br />
politiques souvent spectaculaires, donnent à ces problèmes une<br />
actualité constante.<br />
On ne saurait trop insister sur les inconvénients <strong>de</strong> toutes<br />
sortes qu’un secr<strong>et</strong> abusif comporte. Si l’investigation policière<br />
réduit nécessairement le nombre <strong>de</strong>s chercheurs, bien d’autres<br />
eff<strong>et</strong>s psychologiques se manifestent. On ne peut guère travailler<br />
amicalement dans une atmosphère <strong>de</strong> délation possible <strong>et</strong> les<br />
équipes n’auront pas l’ouverture indispensable à une parfaite<br />
confiance, p.028 condition <strong>de</strong> réussite. Par ailleurs, dans le cadre <strong>de</strong>s<br />
recherches secrètes, les contacts s’effectuent par le haut <strong>et</strong> sont<br />
souvent lents <strong>et</strong> mous, rarement efficaces ; parfois un travail déjà<br />
fait <strong>et</strong> parfaitement terminé est repris ailleurs à cause du<br />
cloisonnement : beaucoup <strong>de</strong> gaspillage peut s’ensuivre. Enfin les<br />
carrières scientifiques se développent mal sans publications<br />
ouvertes ; on ne peut juger correctement les jeunes physiciens,<br />
jauger leurs progrès, connaître leur valeur, comparer les meilleurs<br />
<strong>et</strong> leur proposer au bon moment ce qui leur convient le mieux. Ce<br />
n’est pas là un <strong>de</strong>s moindres défauts du secr<strong>et</strong>.<br />
Nous venons d’évoquer le domaine intérieur d’une gran<strong>de</strong><br />
nation du mon<strong>de</strong> occi<strong>de</strong>ntal. Sur le plan international, on se doute<br />
30
L’homme <strong>et</strong> l’atome<br />
bien que <strong>de</strong>s complications vont surgir <strong>et</strong> entraver la liberté <strong>de</strong>s<br />
échanges. Les années d’après guerre n’ont pas toujours été très<br />
favorables <strong>et</strong> toutes les difficultés ne sont pas résolues. Mais tous<br />
les scientifiques du mon<strong>de</strong> entier se réjouissent <strong>de</strong> voir<br />
actuellement se renouer, entre l’Est <strong>et</strong> l’Ouest en particulier, <strong>de</strong>s<br />
liens conformes aux traditions les plus anciennes ; ils souhaitent<br />
vivement leur développement ; puissent-ils n’être jamais troublés<br />
par aucun nouveau r<strong>et</strong>ournement.<br />
Il ne m’est guère facile d’analyser les conditions <strong>de</strong> travail<br />
scientifique <strong>et</strong> la psychologie du chercheur en U.R.S.S. Ce travail<br />
semble néanmoins caractérisé par certains critères. Tout d’abord<br />
un nombre considérable <strong>de</strong> jeunes gens est appelé à y participer <strong>et</strong><br />
cela dans un esprit <strong>de</strong> labeur <strong>et</strong> d’enthousiasme. Autour <strong>de</strong>s gros<br />
accélérateurs russes fourmillent chercheurs <strong>et</strong> techniciens. Il<br />
semble ensuite qu’une assez gran<strong>de</strong> liberté règne à l’intérieur <strong>de</strong><br />
vastes zones <strong>de</strong> travail, compte tenu d’une communauté <strong>de</strong> vues<br />
ou d’une soumission <strong>de</strong> pensée préalable qui répugnerait<br />
probablement davantage à notre tempérament d’Occi<strong>de</strong>ntal.<br />
Malgré cela, on sait que <strong>de</strong>s difficultés sérieuses proviennent <strong>de</strong><br />
certaines idéologies imposées ; on en a vu <strong>de</strong>s exemples au<br />
moment <strong>de</strong> l’affaire Lyssenko, <strong>et</strong>, dans <strong>de</strong>s domaines plus proches<br />
<strong>de</strong> la physique, avec l’attitu<strong>de</strong> marxiste relative au déterminisme,<br />
à l’évolution <strong>de</strong> l’univers. Les participations <strong>de</strong>s savants russes aux<br />
<strong>de</strong>rnières réunions montrent combien la science est à l’honneur en<br />
Russie, mais le ri<strong>de</strong>au <strong>de</strong> fer p.029 qui se soulève <strong>de</strong>puis peu<br />
seulement ne nous perm<strong>et</strong> pas d’exercer sur le travail scientifique<br />
russe une critique analogue à celle qu’une information plus<br />
complète nous perm<strong>et</strong> <strong>de</strong> donner sur les pays occi<strong>de</strong>ntaux.<br />
*<br />
31
L’homme <strong>et</strong> l’atome<br />
L’un <strong>de</strong>s principaux moteurs <strong>de</strong> l’activité scientifique est le désir<br />
<strong>de</strong> connaissance : la joie <strong>de</strong> connaître a souvent été évoquée en<br />
termes merveilleux par les plus poètes <strong>de</strong> nos grands hommes <strong>de</strong><br />
science, <strong>et</strong> c<strong>et</strong>te joie nous l’avons tous ressentie à certains<br />
moments <strong>de</strong> notre existence <strong>de</strong> scientifiques. Il est en eff<strong>et</strong> <strong>de</strong>s<br />
moments où nous sommes seuls à possé<strong>de</strong>r une donnée nouvelle,<br />
où nous appréhendons pour la première fois une réalité que nul n’a<br />
encore observée ; nous perçons un secr<strong>et</strong>, en tous cas nous le<br />
pressentons, si l’évi<strong>de</strong>nce n’est pas encore complète. Joie <strong>de</strong><br />
connaître également quand nous assistons à une découverte faite<br />
par d’autres dans un domaine voisin du nôtre, ce qui nous perm<strong>et</strong><br />
d’en mesurer toute l’importance, d’en son<strong>de</strong>r la difficulté, <strong>de</strong><br />
participer par le <strong>de</strong>dans au travail <strong>et</strong> aux émotions, aux<br />
inquiétu<strong>de</strong>s <strong>et</strong> aux espoirs alternés du groupe <strong>de</strong> nos collègues.<br />
C<strong>et</strong>te joie <strong>de</strong> connaître est toujours, comme au temps <strong>de</strong> Termier,<br />
l’un <strong>de</strong>s grands moteurs du progrès dans la science ; elle est<br />
intimement liée à la contemplation du mon<strong>de</strong>. C’est une joie <strong>et</strong><br />
une souffrance tout à la fois, car l’inconnaissable s’entrevoit plus<br />
complexe <strong>et</strong> plus merveilleux chaque jour. La multiplicité <strong>de</strong>s<br />
découvertes est dépassée par la gran<strong>de</strong>ur <strong>de</strong> l’inconnu qui se<br />
révèle progressivement comme plus vaste <strong>et</strong> plus difficile à<br />
explorer. Le désir inassouvi, la souffrance, font partie <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te joie,<br />
stimulant l’imagination, provoquant l’élaboration <strong>de</strong> techniques<br />
perfectionnées <strong>et</strong> <strong>de</strong> nouvelles hypothèses. On ressent<br />
intensément que l’homme <strong>de</strong> science ne sera jamais<br />
confortablement installé dans un univers où tout est définitivement<br />
en place. L’univers n’est pas près d’être expliqué. « L’homme se<br />
lassera plutôt d’imaginer que la nature <strong>de</strong> fournir. »<br />
Mais il y a plus que la joie <strong>de</strong> connaître. Une autre force aussi<br />
32
L’homme <strong>et</strong> l’atome<br />
fondamentale anime le scientifique. La connaissance n’est pas<br />
uniquement contemplative. Elle doit servir à la possession du<br />
mon<strong>de</strong>. p.030 La science donne <strong>de</strong>s outils pour agir sur l’univers.<br />
C<strong>et</strong>te pensée n’est d’ailleurs pas nouvelle ; Descartes parlait <strong>de</strong><br />
« l’homme maître <strong>et</strong> possesseur <strong>de</strong> la nature » ; Auguste Comte<br />
disait : « Savoir afin <strong>de</strong> pouvoir. » Mais ce qui est nouveau, c’est le<br />
caractère universel <strong>et</strong> puissant <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te conception. « Les hommes<br />
<strong>de</strong> science, écrivait Langevin, abandonnent la conception<br />
désintéressée <strong>de</strong> la vérité scientifique accompagnée d’une sublime<br />
indifférence quant aux conséquences <strong>de</strong> leurs découvertes. »<br />
Un regard en arrière nous perm<strong>et</strong> <strong>de</strong> comprendre l’importance<br />
<strong>de</strong> c<strong>et</strong>te pensée. Il y a <strong>de</strong>ux ou trois siècles, la bouteille <strong>de</strong> Ley<strong>de</strong><br />
rassemblait dans les salons <strong>de</strong>s gens curieux <strong>de</strong> ressentir une<br />
secousse. L’expérience n’allait souvent guère plus loin. Les<br />
hommes <strong>de</strong> science, même ceux dont les inventions <strong>de</strong>vaient<br />
transformer le mon<strong>de</strong>, n’étaient en général soutenus ni par l’Etat<br />
ou les groupes organisés disposant d’une puissance, ni même par<br />
leurs concitoyens. Le peuple était souvent hostile aux découvertes<br />
<strong>et</strong> bien <strong>de</strong>s inventeurs comme Denis Papin, Chappe ou le marquis<br />
<strong>de</strong> Jouffroy, ont vu leurs appareils mis à mal par la population.<br />
Mais actuellement la science est <strong>de</strong>venue chose sérieuse,<br />
parfois dramatique. On s’en aperçoit d’ailleurs par à-coups. On a<br />
compris que les savants pouvaient influer <strong>de</strong> façon profon<strong>de</strong> sur<br />
les <strong>de</strong>stinées <strong>de</strong> l’humanité, sur les <strong>de</strong>stinées matérielles<br />
naturellement, mais aussi sur son comportement général,<br />
intellectuel, social <strong>et</strong> même spirituel. Aussi <strong>de</strong>s millions d’hommes<br />
soutiennent-ils <strong>de</strong> leur intérêt l’effort scientifique <strong>et</strong> lui perm<strong>et</strong>tent<br />
<strong>de</strong> s’accomplir. C<strong>et</strong>te foule suit avec une curiosité souvent<br />
passionnée, non seulement la science qui peut agir directement<br />
33
L’homme <strong>et</strong> l’atome<br />
sur son existence, mais encore celle qui se développe <strong>de</strong> façon<br />
plus désintéressée, pressentiment du lien étroit qui s’établit entre<br />
les <strong>de</strong>ux ordres : la science <strong>de</strong> base est bien l’ébauche d’un<br />
instrument <strong>de</strong> conquête.<br />
Joie <strong>de</strong> connaître <strong>et</strong> <strong>de</strong> prendre possession du mon<strong>de</strong><br />
s’imbriquent étroitement dans la science mo<strong>de</strong>rne. L’exemple <strong>de</strong><br />
l’uranium 235 perm<strong>et</strong> d’en saisir les enchevêtrements : la<br />
connaissance <strong>de</strong>s isotopes, l’étu<strong>de</strong> plus particulière <strong>de</strong> ceux <strong>de</strong><br />
l’uranium, n’a-t-elle pas été au départ le résultat d’un désir <strong>de</strong><br />
connaissance plus poussée : la séparation <strong>de</strong>s isotopes qu’on<br />
effectue <strong>de</strong>puis quelques p.031 déca<strong>de</strong>s sur tous les éléments, c’est<br />
vraiment <strong>de</strong> la pure découverte, celle qui correspond à la<br />
contemplation <strong>de</strong> nouveaux phénomènes, à une sorte <strong>de</strong> dissection<br />
<strong>de</strong>s complexités naturelles.<br />
La création nous a caché les isotopes en les dotant <strong>de</strong>s mêmes<br />
propriétés ; <strong>de</strong>s siècles <strong>de</strong> science <strong>et</strong> <strong>de</strong> technique ont été nécessaires<br />
pour perm<strong>et</strong>tre la découverte <strong>de</strong> leur existence <strong>et</strong> leur séparation.<br />
Fort heureusement, les isotopes <strong>de</strong> l’uranium ne sont pas<br />
séparés dans la nature : le physicien capable <strong>de</strong> sélectionner les<br />
plus légers parmi les noyaux d’uranium <strong>et</strong> <strong>de</strong> les m<strong>et</strong>tre <strong>de</strong> côté<br />
atome par atome ne s’apercevrait pas du caractère particulier du<br />
p<strong>et</strong>it tas qu’il édifie ; continuant son œuvre <strong>de</strong> patience, il en<br />
amassera quelques grammes, puis quelques kilogrammes ; gare à<br />
lui ! La masse critique risque d’être dépassée, l’apprenti-sorcier<br />
périra <strong>et</strong> tout son entourage avec lui.<br />
Et voilà que l’on passe <strong>de</strong> la simple contemplation, active, il est<br />
vrai, à la pensée d’une puissance nouvelle. Dans la conquête du<br />
mon<strong>de</strong>, c<strong>et</strong> explosif que l’on vient <strong>de</strong> découvrir jouera un rôle<br />
34
L’homme <strong>et</strong> l’atome<br />
fondamental : le noyau procure une immense énergie dont le<br />
mon<strong>de</strong> a besoin. Progressivement vont s’élaborer les divers<br />
instruments <strong>de</strong> puissance, entre le calme <strong>et</strong> majestueux réacteur à<br />
neutrons lents <strong>et</strong> la terrible <strong>et</strong> brutale bombe atomique.<br />
Mais si le travail scientifique fournit une admirable occasion <strong>de</strong><br />
servir l’humanité, nous savons que tout n’est pas simple dans<br />
c<strong>et</strong>te vision. Il n’y a pas seulement les bienfaits <strong>de</strong> la pénicilline<br />
agissant directement sur le corps, ceux <strong>de</strong> l’énergie atomique<br />
perm<strong>et</strong>tant d’obtenir un accroissement <strong>de</strong> richesse matérielle <strong>et</strong> <strong>de</strong><br />
provoquer une régression <strong>de</strong> la misère du mon<strong>de</strong> en <strong>de</strong>s régions<br />
où elle est encore si grave. Nous fabriquons aussi les armes<br />
atomiques avec leurs possibilités <strong>de</strong> <strong>de</strong>struction brutale,<br />
instantanée <strong>et</strong> surtout incontrôlée. Chaque progrès <strong>de</strong> la science<br />
apporte avec lui son potentiel <strong>de</strong> bonheur <strong>et</strong> <strong>de</strong> malheur, <strong>de</strong><br />
progrès <strong>et</strong> <strong>de</strong> régression. Le caractère le plus tragique <strong>de</strong><br />
l’armement atomique, ce qui le différencie <strong>de</strong> la plupart <strong>de</strong>s autres<br />
— certaines armes biologiques ou chimiques se rapprochent à c<strong>et</strong><br />
égard <strong>de</strong>s armes atomiques — est précisément l’aspect<br />
incontrôlable <strong>de</strong>s immenses ravages qu’elle perm<strong>et</strong> d’effectuer. Il<br />
ne s’agit plus d’un combattant luttant avec p.032 un combattant, ni<br />
même d’une armée luttant avec une autre armée, mais <strong>de</strong> masses<br />
humaines entièrement solidaires dans une annihilation dont les<br />
eff<strong>et</strong>s peuvent se prolonger pendant <strong>de</strong>s générations.<br />
Il est certain qu’une telle possibilité, si effrayante, ne se serait<br />
pas manifestée sans les progrès <strong>de</strong> la science. Si les pays<br />
chrétiens avaient <strong>de</strong>puis quelques siècles mené la vie <strong>de</strong>s autres<br />
contrées, qui n’ont pratiquement apporté aucune contribution au<br />
progrès scientifique, nous n’aurions pas aujourd’hui à nous poser<br />
ces problèmes ; probablement serions-nous d’ailleurs plus ou<br />
35
L’homme <strong>et</strong> l’atome<br />
moins exterminés par d’autres fléaux qui interdisent un<br />
épanouissement vraiment humain <strong>et</strong> nous ne pourrions pas jouir<br />
<strong>de</strong>s bienfaits positifs du progrès.<br />
Les possibilités <strong>de</strong> méfaits <strong>de</strong> la science interviennent<br />
considérablement dans la psychologie du chercheur. Pour lui, la<br />
science est nécessaire <strong>et</strong> doit se poursuivre : elle est une <strong>de</strong>s<br />
activités les plus fondamentales, que l’argument d’une mauvaise<br />
utilisation possible ne saurait disqualifier. Les applications<br />
n’apparaissent d’ailleurs pas souvent au moment <strong>de</strong> la découverte<br />
<strong>et</strong> l’on ne peut savoir comment elles s’orienteront, pour le bien ou<br />
pour le mal, dans un avenir plus ou moins proche. Les exemples<br />
fourmillent : le plutonium, l’uranium 235 sont parmi les plus<br />
caractéristiques ; on peut les extraire <strong>et</strong> en faire <strong>de</strong>s bombes, on<br />
peut également grâce à eux enrichir d’autres réacteurs, les rendre<br />
plus mobiles, plus utilisables, plus adaptés à certains usages<br />
pacifiques. Le choix est à faire entre ces orientations. Il est d’ordre<br />
gouvernemental, il peut même dépendre d’instances plus élevées.<br />
Néanmoins la possibilité du mal existe, <strong>et</strong> l’homme <strong>de</strong> science<br />
est profondément inqui<strong>et</strong> <strong>de</strong>vant c<strong>et</strong>te possibilité : il a conscience<br />
<strong>de</strong> la lour<strong>de</strong> responsabilité <strong>de</strong>s savants <strong>et</strong> c<strong>et</strong>te conscience a dicté<br />
à certains <strong>de</strong> nos meilleurs représentants <strong>de</strong>s options qui ont eu un<br />
immense r<strong>et</strong>entissement.<br />
Dans les grands centres où vivent ensemble <strong>de</strong>s centaines <strong>de</strong><br />
chercheurs, c’est un bouillonnement <strong>de</strong> pensées constant : chaque<br />
événement important provoque <strong>de</strong>s discussions vives, <strong>de</strong>s<br />
fermentations, parfois <strong>de</strong>s réactions ar<strong>de</strong>ntes. C<strong>et</strong>te possibilité<br />
d’échanges p.033 intellectuels constamment renouvelés, enrichis par<br />
la diversité <strong>de</strong>s éléments humains, se traduisant en certaines<br />
occasions par le soulèvement d’une puissante expression<br />
36
L’homme <strong>et</strong> l’atome<br />
commune, n’est pas un <strong>de</strong>s moindres attraits <strong>de</strong>s nouveaux<br />
organismes scientifiques.<br />
Je voudrais clore ces considérations sur la psychologie du<br />
chercheur scientifique par quelques réflexions plus personnelles se<br />
rapportant aux problèmes religieux chez le chercheur chrétien. Il y<br />
a, à coup sûr, parmi les scientifiques, un très large éventail<br />
d’options philosophiques <strong>et</strong> religieuses. Pour ceux qui mènent une<br />
existence <strong>de</strong> savant <strong>et</strong> <strong>de</strong> croyant, disons tout d’abord que la<br />
notion d’un mon<strong>de</strong> en évolution ne les gêne pas. Il est bon pour un<br />
chrétien <strong>de</strong> participer à la découverte du mon<strong>de</strong>, car il est une part<br />
<strong>de</strong> la création à laquelle nous sommes amenés à nous associer.<br />
Nous sommes tous invités à collaborer à l’avenir <strong>de</strong> l’univers ;<br />
l’univers a un sens dont l’homme est la clé : « Ce que l’homme<br />
peut faire, Dieu ne le lui ravit pas. » On comprend bien ce que<br />
peut signifier l’expression « participer à la création » par<br />
l’exemple, cité tout à l’heure, <strong>de</strong> c<strong>et</strong> uranium 235 tellement caché,<br />
dans l’immense complexité, dans la richesse inouïe <strong>de</strong>s choses<br />
créées, <strong>et</strong> tellement puissant, riche <strong>de</strong> possibilités nouvelles, pour<br />
qui parvient à le dégager, à le séparer.<br />
Devant les <strong>de</strong>ux aspects principaux <strong>de</strong> la science mo<strong>de</strong>rne,<br />
contemplation <strong>et</strong> prise <strong>de</strong> possession du mon<strong>de</strong>, le chercheur<br />
chrétien se sent à son aise ; ces <strong>de</strong>ux caractères correspon<strong>de</strong>nt<br />
à <strong>de</strong> profon<strong>de</strong>s résonances <strong>de</strong> sa foi, ils s’inscrivent dans la<br />
ligne même <strong>de</strong> sa vocation. Toute la tradition biblique <strong>et</strong><br />
chrétienne nous incite à contempler l’œuvre du créateur, aussi<br />
bien dans les créatures animées que dans la nature ; la prise <strong>de</strong><br />
possession du mon<strong>de</strong> est également inscrite dans la pensée<br />
judéo-chrétienne.<br />
37
p.034<br />
L’homme <strong>et</strong> l’atome<br />
« A peine le fis-tu moindre qu’un dieu<br />
Le couronnant <strong>de</strong> gloire <strong>et</strong> <strong>de</strong> splen<strong>de</strong>ur<br />
Tu t’établis sur l’œuvre <strong>de</strong> tes mains<br />
Tout fut mis par Toi sous ses pieds. »<br />
(Psaume 8.)<br />
Mais c<strong>et</strong>te orientation implique tout un travail, une attitu<strong>de</strong><br />
<strong>de</strong> pensée, une ascèse. Nous <strong>de</strong>vons voir le mon<strong>de</strong> tel qu’il est au<br />
moment où nous participons à son mouvement, nous <strong>de</strong>vons<br />
comprendre les conditions requises pour le mouvement.<br />
Il nous est <strong>de</strong>mandé <strong>de</strong> m<strong>et</strong>tre en jeu toutes nos virtualités<br />
pour débrouiller l’extraordinaire richesse <strong>de</strong> la nature, <strong>et</strong> pour en<br />
prendre possession <strong>et</strong> l’utiliser.<br />
Comment s’étonner alors <strong>de</strong> voir c<strong>et</strong> immense ensemble<br />
apparaître <strong>de</strong> plus en plus difficile à saisir <strong>et</strong> d’envisager pour<br />
chaque homme, qui ne peut tout embrasser, une spécialisation<br />
croissant avec l’âge <strong>de</strong> la connaissance. Le chrétien n’aura pas <strong>de</strong><br />
regr<strong>et</strong> <strong>de</strong>vant ces lois normales <strong>de</strong> la nature.<br />
Le chercheur chrétien ne sera pas en défiance à priori. Il sait<br />
qu’il serait mauvais d’être comme un émigré <strong>de</strong>vant le mouvement<br />
scientifique, tout comme il sait qu’il serait vain <strong>de</strong> gémir sur le<br />
développement <strong>de</strong>s gran<strong>de</strong>s usines.<br />
Le christianisme <strong>de</strong>man<strong>de</strong> à ses a<strong>de</strong>ptes d’être <strong>de</strong>s ferments au<br />
milieu <strong>de</strong> leurs frères. La participation à la vie scientifique perm<strong>et</strong><br />
<strong>de</strong> saisir les aspirations <strong>de</strong>s hommes engagés dans ce mouvement,<br />
<strong>de</strong> distinguer parmi leurs aspirations les meilleures <strong>et</strong> les moins<br />
bonnes. Une telle sagesse ne peut guère s’acquérir si l’on n’est pas<br />
soi-même dans la course ; elle ne peut se définir à partir d’un<br />
autre mon<strong>de</strong>, statique <strong>et</strong> apeuré, un mon<strong>de</strong> où le regr<strong>et</strong> <strong>et</strong><br />
l’amertume prédomineraient.<br />
38
L’homme <strong>et</strong> l’atome<br />
Le chercheur ne peut réussir que s’il manifeste une attitu<strong>de</strong><br />
particulière <strong>de</strong>vant son travail. Elle est caractérisée par l’humilité<br />
profon<strong>de</strong> en face du fait scientifique, par un esprit d’accueil, <strong>de</strong><br />
bienveillance, une attention particulière à tous les signes que<br />
l’expérience peut présenter. Tous les chercheurs, quelle que soit<br />
leur option philosophique <strong>et</strong> religieuse, doivent nécessairement<br />
possé<strong>de</strong>r c<strong>et</strong> état d’esprit s’ils veulent découvrir. Pour le chercheur<br />
chrétien, n’est-elle pas le complément, l’aboutissement normal <strong>de</strong><br />
celle qui lui est proposée pour l’ensemble <strong>de</strong> son existence, pour<br />
son comportement parmi les autres hommes. Il sait que ces<br />
qualités s’acquièrent par un long apprentissage <strong>et</strong> qu’elles sont <strong>de</strong>s<br />
conditions d’équilibre <strong>et</strong> <strong>de</strong> gran<strong>de</strong>ur pour son existence d’homme.<br />
La p.035 beauté <strong>de</strong> la recherche tient en partie à ce qu’elle<br />
développe harmonieusement ses possibilités humaines.<br />
Mais le chercheur chrétien, à l’aise dans le mouvement<br />
scientifique, peut-il adhérer à tout un corps <strong>de</strong> doctrine, à <strong>de</strong>s<br />
dogmes en particulier ? Nous ne croyons pas qu’il y ait là une<br />
attitu<strong>de</strong> antiscientifique. Sans être <strong>de</strong>s philosophes ou <strong>de</strong>s<br />
théologiens, nous ne pensons pas que la science, malgré ses<br />
éclatants développements, apporte <strong>de</strong>s éléments <strong>de</strong> réponse aux<br />
grands problèmes que pose la réflexion <strong>de</strong>puis que l’homme<br />
existe : alors même que nous irions promener notre angoisse dans<br />
la lune, notre angoisse resterait la même.<br />
Enfin, <strong>de</strong>vant les possibilités bénéfiques <strong>et</strong> maléfiques <strong>de</strong> la<br />
science, le chercheur chrétien ne se sent pas désemparé. Il sait<br />
qu’il lui faut, dans sa vision du mon<strong>de</strong>, introduire un élément<br />
fondamental inhérent à l’homme, qui est la condition même <strong>de</strong> son<br />
libre arbitre, la notion du péché sans laquelle il n’y a pas <strong>de</strong><br />
liberté. Il doit prendre très au sérieux le mal sans chercher à le<br />
39
L’homme <strong>et</strong> l’atome<br />
minimiser. Il sait que le mal apparaît parfois avec une intensité<br />
singulièrement inquiétante <strong>et</strong> la conscience <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te réalité lui<br />
impose <strong>de</strong>s réserves dans <strong>de</strong>s jugements trop optimistes sur l’état<br />
actuel du mon<strong>de</strong> <strong>et</strong> le mouvement qui l’anime.<br />
En introduisant la notion du péché <strong>et</strong> <strong>de</strong> la grâce, le chercheur<br />
chrétien parvient à une vue qui prend une étonnante profon<strong>de</strong>ur, à<br />
une vision admirable <strong>de</strong> ce mon<strong>de</strong> mo<strong>de</strong>rne qui marche vers la fin<br />
la plus excellente à travers la contrariété, la douleur, les conflits,<br />
ce mon<strong>de</strong> mo<strong>de</strong>rne si riche <strong>de</strong> mouvement <strong>et</strong> <strong>de</strong> possibilités, <strong>et</strong> qui<br />
a tant besoin d’attention <strong>et</strong> d’amour.<br />
@<br />
40
L’homme <strong>et</strong> l’atome<br />
WERNER HEISENBERG<br />
DIE PLANCKSCHE ENTDECKUNG UND DIE<br />
PHILOSOPHISCHEN PROBLEME DER ATOMPHYSIK 1<br />
p.037<br />
Wenn man auf einer Weltkonferenz über Atomenergie, wie<br />
sie j<strong>et</strong>zt hier in Genf stattfind<strong>et</strong>, die enorme Arbeit b<strong>et</strong>racht<strong>et</strong>, die<br />
in <strong>de</strong>n verschie<strong>de</strong>nsten Län<strong>de</strong>rn in die Entwicklung <strong>de</strong>r Atomphysik<br />
gesteckt wird, wenn man von <strong>de</strong>n hun<strong>de</strong>rten von Projekten hört,<br />
mit <strong>de</strong>nen versucht wird, die Erkenntnisse <strong>de</strong>r Atomphysik für<br />
wirtschaftliche Zwecke nutzbar zu machen, so gerät man in die<br />
Gefahr, über dieser Fülle von Einzelheiten zu übersehen, dass, was<br />
wir heute tun, zugleich die Lösung von Problemen anstrebt, die<br />
<strong>de</strong>n Menschen schon vor sehr langer Zeit gestellt wor<strong>de</strong>n sind, und<br />
dass die geistige Arbeit unserer Tage im Zusammenhang steht mit<br />
Anstrengungen, die schon vor Jahrtausen<strong>de</strong>n von <strong>de</strong>n Menschen<br />
unternommen wor<strong>de</strong>n sind. lm heutigen Vortrag soli von diesen<br />
weiten historischen Zusammenhängen gesprochen wer<strong>de</strong>n. Diese<br />
Zusammenhänge sind zwar sicher zunächst für <strong>de</strong>n Historiker<br />
interessanter als für <strong>de</strong>n Physiker, aber auch <strong>de</strong>r Physiker kann bei<br />
ihrer B<strong>et</strong>rachtung gewisse ordnen<strong>de</strong> Strukturen wahrnehmen, die<br />
ihm wertvolle Einsichten in seine eigenen heutigen Probleme<br />
vermitteln.<br />
Die mo<strong>de</strong>rne Physik und insbeson<strong>de</strong>re die Quantentheorie —<br />
also die Ent<strong>de</strong>ckung Max Plancks, <strong>de</strong>ssen hun<strong>de</strong>rtster Geburtstag<br />
p.038<br />
in diesem Jahr gefeiert wird — haben eine Reihe von sehr<br />
1 Conférence du 4 septembre 1958.<br />
Voir p. 55 le résumé français <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te conférence.<br />
41<br />
@
L’homme <strong>et</strong> l’atome<br />
allgemeinen Fragen aufgeworfen, die nicht nur die engeren<br />
Probleme <strong>de</strong>r Physik son<strong>de</strong>rn die M<strong>et</strong>ho<strong>de</strong> <strong>de</strong>r exakten<br />
Naturwissenschaften überhaupt und das Wesen <strong>de</strong>r Materie zum<br />
Gegenstand haben. Diese Fragen haben die Physiker gezwungen,<br />
sich wie<strong>de</strong>r mit philosophischen Problemen zu beschäftigen, die in<br />
<strong>de</strong>m strengen Lehrgebäu<strong>de</strong> <strong>de</strong>r klassischen Physik scheinbar schon<br />
eine endgültige Antwort gefun<strong>de</strong>n hatten. Es sind vor allem zwei<br />
Problemkreise, die durch die Plancksche Ent<strong>de</strong>ckung neu<br />
aufgeworfen wor<strong>de</strong>n sind und die <strong>de</strong>n Gegenstand <strong>de</strong>s heutigen<br />
Vortrags bil<strong>de</strong>n sollen. Der eine b<strong>et</strong>rifft das Wesen <strong>de</strong>r Materie,<br />
o<strong>de</strong>r, genauer gesagt, die alte Frage <strong>de</strong>r griechischen Philosophen,<br />
wie man die bunte Vielfalt <strong>de</strong>r an <strong>de</strong>r Materie sich abspielen<strong>de</strong>n<br />
Erscheinungen auf einfache Prinzipien zurückführen und dadurch<br />
verständlich machen künnte. Der an<strong>de</strong>re han<strong>de</strong>lt von <strong>de</strong>r<br />
insbeson<strong>de</strong>re seit Kant immer wie<strong>de</strong>r aufgeworfenen<br />
erkenntnistheor<strong>et</strong>ischen Frage, inwieweit es möglich sei, die<br />
naturwissenschaftlichen Erfahrungen — o<strong>de</strong>r die sinnlichen<br />
Erfahrungen überhaupt zu objektivieren, d. h. von <strong>de</strong>n<br />
beobacht<strong>et</strong>en Phänomenen auf einen objektiven, vom Beobachter<br />
unabhängig ablaufen<strong>de</strong>n Vorgang zu schliessen. Kant hatte vom<br />
« Ding an sich » gesprochen. Es ist ihm auch von philosophischer<br />
Seite später oft <strong>de</strong>r Vorwurf gemacht wor<strong>de</strong>n, dass dieser Begriff<br />
<strong>de</strong>s « Dinges an sich » in seiner Philosophie nicht konsequent sei.<br />
In <strong>de</strong>r Quantentheorie hat sich die Frage nach <strong>de</strong>m objektiven<br />
Hintergrund <strong>de</strong>r Erscheinungen in einer sehr überraschen<strong>de</strong>n<br />
Weise neu gestellt. Diese Frage kann daher vom Standpunkt <strong>de</strong>r<br />
mo<strong>de</strong>rnen Naturwissenschaften aus auch neu besprochen wer<strong>de</strong>n.<br />
42
L’homme <strong>et</strong> l’atome<br />
I. Im heutigen Vortrag soll zuerst von jenen<br />
naturphilosophischen Problemen die Re<strong>de</strong> sein, die sich beim<br />
Suchen nach einem einheitlichen Verständnis <strong>de</strong>r materiellen<br />
Erscheinungen ergeben haben. Schon die griechischen<br />
Naturphilosophen waren beim Nach<strong>de</strong>nken über die einheitliche<br />
Wurzel <strong>de</strong>r sichtbaren Erscheinungen auf die Frage nach <strong>de</strong>n<br />
kleinsten Teilen <strong>de</strong>r Materie gestossen. Als Ergebnis dieser<br />
Untersuchungen stan<strong>de</strong>n sich am En<strong>de</strong> jener Epoche menschlichen<br />
Denkens zwei Auffassungen p.039 gegenüber, die auf die spätere<br />
Entwicklung <strong>de</strong>r Philosophie die stärksten Einflüsse ausgeübt<br />
haben, und die man mit <strong>de</strong>n Schlagworten Materialismus und<br />
I<strong>de</strong>alismus gekennzeichn<strong>et</strong> hat.<br />
Die von Leukippos und Demokrit begründ<strong>et</strong>e Atomlehre<br />
b<strong>et</strong>racht<strong>et</strong>e die kleinsten Teile <strong>de</strong>r Materie als das im<br />
eigentlichsten Sinne Existieren<strong>de</strong>. Die kleinsten Teile wur<strong>de</strong>n als<br />
unteilbar und unverän<strong>de</strong>rlich angesehen, sie waren ewige, l<strong>et</strong>zte<br />
Einheiten, sie hiessen eben <strong>de</strong>shalb Atome und waren keiner<br />
weiteren Erklärung fähig o<strong>de</strong>r bedürftig. Es kamen ihnen keine<br />
an<strong>de</strong>ren Eigenschaften zu als die geom<strong>et</strong>rischen. Sie hatten nach<br />
Ansicht <strong>de</strong>r Philosophen zwar eine Gestalt, waren durch <strong>de</strong>n leeren<br />
Raum von einan<strong>de</strong>r g<strong>et</strong>rennt und konnten durch ihre verschie<strong>de</strong>ne<br />
Lagerung o<strong>de</strong>r Bewegung im leeren Raum die bunte Vielfalt <strong>de</strong>r<br />
Erscheinungen hervorbringen ; aber sie hatten we<strong>de</strong>r Farbe noch<br />
Geruch o<strong>de</strong>r Geschmack, ebenso wenig <strong>et</strong>wa Temperatur o<strong>de</strong>r<br />
an<strong>de</strong>re uns sonst geläufige physikalische Eigenschaften. Die<br />
Eigenschaften <strong>de</strong>r Dinge, die wir wahrnehmen, wur<strong>de</strong>n durch die<br />
verschie<strong>de</strong>nartige Anordnung und Bewegung <strong>de</strong>r Atome indirekt<br />
bewirkt. Ähnlich wie die Tragödie und die Komödie mit <strong>de</strong>n<br />
gleichen Buchstaben geschrieben wer<strong>de</strong>n können, so kann nach<br />
43
L’homme <strong>et</strong> l’atome<br />
<strong>de</strong>r Lehre Demokrits auch sehr verschie<strong>de</strong>nartiges Geschehen in<br />
<strong>de</strong>r Welt durch die gleichen Atome verwirklicht wer<strong>de</strong>n. Die Atome<br />
waren also <strong>de</strong>r eigentliche, objektiv reale Kern <strong>de</strong>r Materie und<br />
damit <strong>de</strong>r Erscheinungen. Sie waren, wie schon gesagt, das im<br />
eigentlichsten Sinn Existieren<strong>de</strong>, während die bunte Vielfalt <strong>de</strong>r<br />
Erscheinungen erst indirekt von <strong>de</strong>n Atomen hervorgebracht<br />
wur<strong>de</strong>. Daher wird diese Auffassung als Materialismus bezeichn<strong>et</strong>.<br />
Bei Plato an<strong>de</strong>rerseits sind die kleinsten Teile <strong>de</strong>r Materie<br />
gewissermassen nur geom<strong>et</strong>rische Formen. Plato i<strong>de</strong>ntifiziert die<br />
kleinsten Teilchen <strong>de</strong>r Elemente mit <strong>de</strong>n regulären Körpern <strong>de</strong>r<br />
Geom<strong>et</strong>rie. Da er, ähnlich wie Empedokles, die vier Elemente Er<strong>de</strong>,<br />
Wasser, Luft und Feuer annimmt, kann er die kleinsten Teilchen<br />
<strong>de</strong>s Elements Er<strong>de</strong> als Würfel, die kleinsten Teilchen <strong>de</strong>s Elements<br />
Wasser als Ikosae<strong>de</strong>r auffassen ; in ähnlicher Weise wer<strong>de</strong>n die<br />
Elementarteilchen <strong>de</strong>s Feuers als T<strong>et</strong>rae<strong>de</strong>r, die <strong>de</strong>r Luft als<br />
Oktae<strong>de</strong>r vorgestellt. Die Gestalt ist charakteristisch für p.040 die<br />
Eigenschaften <strong>de</strong>s Elements. Im Gegensatz zu Demokrit sind aber<br />
diese kleinsten Teile bei Plato nicht unverän<strong>de</strong>rlich und<br />
unzerstörbar ; sie können im Gegenteil in Dreiecke zerlegt und aus<br />
Dreiecken wie<strong>de</strong>raufgebaut wer<strong>de</strong>n. Daher heissen sie hier auch<br />
nicht Atome. Die Dreiecke selbst sind nicht mehr Materie, <strong>de</strong>nn sie<br />
haben ja keine räumliche Aus<strong>de</strong>hnung. Am untersten En<strong>de</strong> <strong>de</strong>r<br />
Reihe <strong>de</strong>r materiellen Gebil<strong>de</strong> steht daher bei Plato eigentlich nicht<br />
mehr <strong>et</strong>was Materielles, son<strong>de</strong>rn eine mathematische Form ; also,<br />
wenn man so will, eine geistige Struktur. Die l<strong>et</strong>zte Wurzel, von<br />
<strong>de</strong>r die Welt einheitlich verstan<strong>de</strong>n wer<strong>de</strong>n kann, ist béi Plato die<br />
mathematische Symm<strong>et</strong>rie, das Bild, die I<strong>de</strong>e ; und daher wird<br />
diese Auffassung als I<strong>de</strong>alismus bezeichn<strong>et</strong>.<br />
Merkwürdigerweise ist nun diese alte Frage nach Materialismus<br />
44
L’homme <strong>et</strong> l’atome<br />
und I<strong>de</strong>alismus in einer sehr bestimmten Form von Neuem durch<br />
die mo<strong>de</strong>rne Atomphysik und insbeson<strong>de</strong>re durch die<br />
Quantentheorie aufgeworfen wor<strong>de</strong>n. Bis zur Ent<strong>de</strong>ckung <strong>de</strong>s<br />
Planckschen Wirkungsquantums war die exakte Naturwissenschaft<br />
<strong>de</strong>r Neuzeit, Physik und Chemie materialistisch orientiert. Man<br />
b<strong>et</strong>racht<strong>et</strong>e im 19. Jahrhun<strong>de</strong>rt die Atome <strong>de</strong>r Chemie und ihre<br />
Bestandteile, die wir heute Elementarteilchen nennen, als das<br />
eigentlich Wirkliche, als das reale Substrat aller Materie. Die<br />
Existenz <strong>de</strong>r Atome schien keiner Erklärung mehr fähig o<strong>de</strong>r<br />
bedürftig.<br />
Planck aber hatte in <strong>de</strong>n Strahlungserscheinungen einen Zug<br />
von Unst<strong>et</strong>igkeit, von Diskontinuität ent<strong>de</strong>ckt, <strong>de</strong>r in einer<br />
überraschen<strong>de</strong>n Weise verwandt schien mit <strong>de</strong>r Existenz <strong>de</strong>r<br />
Atome, <strong>de</strong>r aber doch nicht aus dieser Existenz erklärt wer<strong>de</strong>n<br />
konnte.<br />
Der durch das Wirkungsquantum aufge<strong>de</strong>ckte Zug von<br />
Unst<strong>et</strong>igkeit legte daher <strong>de</strong>n Gedanken nahe, dass sowohl diese<br />
Unst<strong>et</strong>igkeit als auch die Existenz <strong>de</strong>r Atome gemeinsame<br />
Auswirkungen eines fundamentalen Naturges<strong>et</strong>zes, einer<br />
mathematischen Struktur in <strong>de</strong>r Natur sein k5nnten, <strong>de</strong>ren<br />
Formulierung zugleich jenes einheitliche Verständnis für die<br />
Struktur <strong>de</strong>r Materie erschliessen könnte, nach <strong>de</strong>m die<br />
griechischen Philosophen gesucht hatten. Vielleicht war also doch<br />
die Existenz <strong>de</strong>r Atome nicht ein l<strong>et</strong>zter, nicht weiter erklärbarer<br />
Tatbestand, son<strong>de</strong>rn diese Existenz konnte — ähnlich wie bei Plato<br />
— auf die Wirkung mathematisch p.041 formulierbarer Naturges<strong>et</strong>ze,<br />
also auf die Wirkung mathematischer Symm<strong>et</strong>rien zurückgeführt<br />
wer<strong>de</strong>n.<br />
Das Plancksche Strahlungsges<strong>et</strong>z unterschied sich auch in einer<br />
45
L’homme <strong>et</strong> l’atome<br />
sehr charakteristischen Weise von <strong>de</strong>n früher formulierten<br />
Naturges<strong>et</strong>zen. Wenn die früheren Naturges<strong>et</strong>ze, z. B. die <strong>de</strong>r<br />
Newtonschen Mechanik, sogenannte Konstanten enthielten, so<br />
bezeichn<strong>et</strong>en diese Konstanten die Eigenschaften von Dingen, z. B.<br />
<strong>de</strong>ren Masse o<strong>de</strong>r die Stärke <strong>de</strong>r zwischen zwei Körpern wirken<strong>de</strong>n<br />
Kraft o<strong>de</strong>r <strong>de</strong>rgleichen ; das Plancksche Wirkungsquantum aber,<br />
das als die charakteristischeKonstante in seinem Strahlungsges<strong>et</strong>z<br />
erscheint, bezeichn<strong>et</strong> nicht die Eigenschaft von Dingen son<strong>de</strong>rn<br />
eine Eigenschaft <strong>de</strong>r Natur. Sie s<strong>et</strong>zt einen Massstab in <strong>de</strong>r Natur<br />
und zeigt damit zugleich, dass die Naturerscheinungen in<br />
Bereichen, in <strong>de</strong>nen die auftr<strong>et</strong>en<strong>de</strong>n Wirkungen sehr gross gegen<br />
das Plancksche Wirkungsquantum sind wie in allen Erscheinungen<br />
<strong>de</strong>s täglichen Lebens — an<strong>de</strong>rs ablaufen als dort, wo sie von<br />
atomarer Grössenordnung, also eben von <strong>de</strong>r Grössenordnung <strong>de</strong>s<br />
Planckschen Wirkungsquantums, sind. Während die Ges<strong>et</strong>ze <strong>de</strong>r<br />
früheren Physik, z. B. <strong>de</strong>r Newtonschen Mechanik, grundsätzlich in<br />
allen Grössenbereichen in gleicher Weise gelten sollten — die<br />
Bewegung <strong>de</strong>s Mon<strong>de</strong>s um die Er<strong>de</strong> sollte nach <strong>de</strong>n gleichen<br />
Ges<strong>et</strong>zen erfolgen wie das Fallen <strong>de</strong>s Apfels vom Baum o<strong>de</strong>r wie<br />
die Ablenkung eines α-Teilchens, das an einem Atomkern<br />
vorbeifliegt so zeigt das Plancksche Strahlungsges<strong>et</strong>z zum ersten<br />
Mal, dass es Massstäbe in <strong>de</strong>r Natur gibt, dass das Geschehen in<br />
verschie<strong>de</strong>nen Grössenbereichen keineswegs gleichartig zu sein<br />
braucht.<br />
Schon wenige Jahre nach <strong>de</strong>r Planckschen Ent<strong>de</strong>ckung ist eine<br />
zweite <strong>de</strong>rartige Massstabskonstante in ihrer Be<strong>de</strong>utung<br />
verstan<strong>de</strong>n wor<strong>de</strong>n. Die spezielle Relativitätstheorie Einsteins<br />
machte <strong>de</strong>n Physikern klar, dass die Lichtgeschwindigkeit nicht,<br />
wie man früher in <strong>de</strong>r Elektrodynamik vermut<strong>et</strong> hatte, die<br />
46
L’homme <strong>et</strong> l’atome<br />
Eigenschaft eines speziellen Stoffes « Äther » bezeichn<strong>et</strong>, <strong>de</strong>r die<br />
Lichtfortpflanzung leist<strong>et</strong>, son<strong>de</strong>rn dass es sich um eine<br />
Eigenschaft von Raum und Zeit, also um eine ganz allgemeine<br />
Eigenschaft <strong>de</strong>r Natur han<strong>de</strong>lt, die nichts mit speziellen<br />
Gegenstän<strong>de</strong>n o<strong>de</strong>r Dingen in <strong>de</strong>r Natur zu tun hat. Auch die<br />
Lichtgeschwindigkeit kann daher p.042 als eine Massstabskonstante<br />
<strong>de</strong>r Natur angesehen wer<strong>de</strong>n. Unsere anschaulichen Begriffe von<br />
Raum und Zeit können nur bei <strong>de</strong>n Phänomenen angewend<strong>et</strong><br />
wer<strong>de</strong>n, bei <strong>de</strong>nen die vorkommen<strong>de</strong>n Geschwindigkeiten klein<br />
gegen die Lichtgeschwindigkeit sind. Die bekannten Paradoxien <strong>de</strong>r<br />
Relativitätstheorie beruhen umgekehrt gera<strong>de</strong> darauf, dass<br />
Erscheinungen, bei <strong>de</strong>nen Geschwindigkeiten in <strong>de</strong>r Nähe <strong>de</strong>r<br />
Lichtgeschwindigkeit vorkommen, mit unseren gewöhnlichen<br />
Raum- und Zeitbegriffen nicht richtig ge<strong>de</strong>ut<strong>et</strong> wer<strong>de</strong>n können. Ich<br />
erinnere <strong>et</strong>wa an das bekannte Uhrenparadoxon, also an die<br />
Tatsache, dass für einen schnell bewegten Beobachter die Zeit<br />
scheinbar langsamer abläuft als für <strong>de</strong>n ruhen<strong>de</strong>n. Nach<strong>de</strong>m die<br />
mathematische Struktur <strong>de</strong>r speziellen Relativitätstheorie<br />
klargestellt war, ist es im 1. Jahrzehnt unseres Jahrhun<strong>de</strong>rts<br />
verhälnismässig rasch gelungen, die physikalische Be<strong>de</strong>utung <strong>de</strong>r<br />
in dieser Mathematik dargestellten Zusammenhànge so gründlich<br />
zu analysieren, dass die mit <strong>de</strong>r Massstabskonstante<br />
Lichtgeschwindigkeit verknüpften Züge <strong>de</strong>r Natur völlig klar<br />
verstan<strong>de</strong>n wer<strong>de</strong>n konnten. Zwar beweisen die vielen<br />
Diskussionen um die Relativitätstheorie, dass unsere<br />
eingewurzelten Vorstellungen diesem Verstündnis manche<br />
Schwierigkeiten in <strong>de</strong>n Weg legen, aber die Einwän<strong>de</strong> wur<strong>de</strong>n doch<br />
schnell entkräft<strong>et</strong>.<br />
47
L’homme <strong>et</strong> l’atome<br />
II. Sehr viel schwieriger war es aber, die physikalischen<br />
Zusammenhänge zu verstehen, die mit <strong>de</strong>r Existenz <strong>de</strong>s<br />
Planckschen Wirkungsquantums verknüpft waren. Schon in einer<br />
Arbeit Einsteins aus <strong>de</strong>m Jahre 1918 war wahrscheinlich gemacht<br />
wor<strong>de</strong>n, dass es sich bei <strong>de</strong>n quantentheor<strong>et</strong>ischen Ges<strong>et</strong>zen in<br />
irgen<strong>de</strong>iner Weise um statistische Zusammenhänge han<strong>de</strong>ln<br />
musse. Der erste Versuch aber, mit <strong>de</strong>r statistischen Natur <strong>de</strong>r<br />
quantentheor<strong>et</strong>ischen Ges<strong>et</strong>ze ernstzumachen, wur<strong>de</strong> im Jahre<br />
1924 von Bohr, Kramers und Slater unternommen. Der<br />
Zusammenhang zwischen <strong>de</strong>n elektromagn<strong>et</strong>ischen Fel<strong>de</strong>rn, die in<br />
<strong>de</strong>r klassischen Physik seit Maxwell als die Träger <strong>de</strong>r<br />
Lichterscheinungen angesehen wur<strong>de</strong>n, und <strong>de</strong>n von Planck<br />
postulierten diskontinuierlichen, d. h. quantenhaften, Absorptions-<br />
und Emissionsakten <strong>de</strong>r Atome wur<strong>de</strong> in folgen<strong>de</strong>r Weise<br />
interpr<strong>et</strong>iert : Das elektromagn<strong>et</strong>ische Wellenfeld, das für die<br />
Inferenz- und Beugungserscheinungen so offensichtlich p.043<br />
massgebend ist, soli nur die Wahrscheinlichkeit dafür bestimmen,<br />
dass ein Atom an <strong>de</strong>r b<strong>et</strong>reffen<strong>de</strong>n Stelle <strong>de</strong>s Raumes Lichtenergie<br />
quantenhaft absorbiert o<strong>de</strong>r emittiert. Das elektromagn<strong>et</strong>ische<br />
Feld wur<strong>de</strong> also nicht mehr unmittelbar ais Kraftfeld gedacht, das<br />
an <strong>de</strong>n elektrischen Ladungen <strong>de</strong>s Atoms angreift und Bewegungen<br />
auslöst, son<strong>de</strong>rn diese Einwirkung sollte sich in einer mehr<br />
indirekten Weise vollziehen, in<strong>de</strong>m das Feld nur die<br />
Wahrscheinlichkeit dafür bestimmt, dass Emissions- o<strong>de</strong>r<br />
Absorptionsakte stattfin<strong>de</strong>n. Diese Deutung hat sich zwar später<br />
als noch nicht ganz richtig herausgestellt. Die wirklichen<br />
Zusammenhänge waren noch <strong>et</strong>was unanschaulicher und sind<br />
später von Born richtig formuliert wor<strong>de</strong>n. Aber die Bohr-Kramers-<br />
Slatersche Arbeit enthielt doch <strong>de</strong>n entschei<strong>de</strong>n<strong>de</strong>n Gedanken,<br />
48
L’homme <strong>et</strong> l’atome<br />
dass die Naturges<strong>et</strong>ze nicht das Eintr<strong>et</strong>en eines Ereignisses,<br />
son<strong>de</strong>rn die Wahrscheinlichkeit für das Eintr<strong>et</strong>en eines Ereignisses<br />
bestimmen, und dass die Wahrscheinlichkeit mit einem Wellenfeld<br />
in Verbindung gebracht wer<strong>de</strong>n muss, das einer mathematisch<br />
formulierbaren Wellengleichung genügt.<br />
Damit war ein entschei<strong>de</strong>n<strong>de</strong>r Schritt von <strong>de</strong>r klassischen<br />
Physik weg vollzogen, und im Grun<strong>de</strong> war damit auf eine<br />
Begriffsbildung zurückgegriffen, die schon in <strong>de</strong>r Philosophie <strong>de</strong>s<br />
Aristoteles eine wichtige Rolle gespielt hatte. Man kann die<br />
Wahrscheinlichkeitswellen <strong>de</strong>r Bohr-Kramers-Slaterschen Deutung<br />
ais eine quantitative Fassung <strong>de</strong>s Begriffs <strong>de</strong>r δύναμις, <strong>de</strong>r<br />
Möglichkeit, o<strong>de</strong>r in <strong>de</strong>r späteren lateinischen Fassung <strong>de</strong>r<br />
« potentia » in <strong>de</strong>r Philosophie <strong>de</strong>s Aristoteles interpr<strong>et</strong>ieren. Der<br />
Gedanke, dass das Geschehen selbst nicht zwangsläufig bestimmt<br />
sei, son<strong>de</strong>rn dass die Möglichkeit o<strong>de</strong>r die « Ten<strong>de</strong>nz » zu einem<br />
Geschehen selbst eine Art von Wirklichkeit besitze, — eine gewisse<br />
Zwischenschicht von Wirklichkeit, die in <strong>de</strong>r Mitte steht zwischen<br />
<strong>de</strong>r massiven Wirklichkeit <strong>de</strong>r Materie und <strong>de</strong>r geistigen<br />
Wirklichkeit <strong>de</strong>r I<strong>de</strong>e o<strong>de</strong>r <strong>de</strong>s Bil<strong>de</strong>s — dieser Gedanke spielt in<br />
<strong>de</strong>r Philosophie <strong>de</strong>s Aristoteles eine entschei<strong>de</strong>n<strong>de</strong> Rolle. In <strong>de</strong>r<br />
mo<strong>de</strong>rnen Quantentheorie gewinnt er eine neue Gestalt, in<strong>de</strong>m<br />
man eben diesen Begriff <strong>de</strong>r Möglichkeit quantitativ ais<br />
Wahrscheinlichkeit formuliert und ihn mathematisch fassbaren<br />
Naturges<strong>et</strong>zen unterwirft. p.044 Die in <strong>de</strong>r Sprache <strong>de</strong>r Mathematik<br />
formulierten Naturges<strong>et</strong>ze bestimmen hier nicht mehr das<br />
Geschehen selbst, son<strong>de</strong>rn die Möglichkeit zum Geschehen, die<br />
Wahrscheinlichkeit dafür, dass <strong>et</strong>was geschieht.<br />
Diese Einführung <strong>de</strong>r Wahrscheinlichkeit entsprach zunächst<br />
sehr genau <strong>de</strong>r Situation, die man in <strong>de</strong>n Experimenten beim<br />
49
L’homme <strong>et</strong> l’atome<br />
Studium <strong>de</strong>r atomaren Erscheinungen vorfand. Wenn <strong>de</strong>r Physiker<br />
<strong>et</strong>wa die Stärke einer radioaktiven Strahlung dadurch bestimmt,<br />
dass er zählt, wie oft diese Strahlung in einem bestimmten<br />
Zeitintervall das Zählrohr zur Auslösung bringt, so s<strong>et</strong>zt er dabei<br />
von selbst voraus, dass die Intensität <strong>de</strong>r radioaktiven Strahlung<br />
die Wahrscheinlichkeit für das Ansprechen <strong>de</strong>s Zählrohrs regelt.<br />
Die genauen Zeitintervalle zwischen <strong>de</strong>n Impulsen interessieren<br />
<strong>de</strong>n Physiker nicht — er sagt, sie seien « statistisch » verteilt —<br />
wichtig ist nur die mittlere Häufigkeit <strong>de</strong>r Impulse. Dass diese<br />
statistische Deutung die experimentelle Situation genau<br />
wie<strong>de</strong>rgibt, ist durch viele Untersuchungen sichergestellt wor<strong>de</strong>n.<br />
Auch hat die Quantenmechanik dort, wo sie quantitative Aussagen<br />
— <strong>et</strong>wa über die Wellenlängen von Spektrallinien o<strong>de</strong>r über die<br />
Bindungsenergien von Molekülen, erlaubt, durch die Experimente<br />
ein präzise Bestätigung erfahren. An <strong>de</strong>r Richtigkeit dieser Theorie<br />
konnte man also nicht zweifeln. Schwieriger aber war die Frage,<br />
wie diese statistische Deutung mit <strong>de</strong>m grossen Erfahrungsschatz<br />
zusammenpasst, <strong>de</strong>r in <strong>de</strong>r sogenannten klassischen Physik<br />
zusammengefasst war. Alle Experimente beruhen ja darauf, dass<br />
es einen ein<strong>de</strong>utigen Zusammenhang zwischen <strong>de</strong>r Beobachtung<br />
und <strong>de</strong>m zugrun<strong>de</strong> liegen<strong>de</strong>n physikalischen Geschehen gibt. Wenn<br />
wir z. B. mit <strong>de</strong>m Beugungsgitter eine Spektrallinie einer<br />
bestimmten Frequenz messen, so s<strong>et</strong>zen wir als selbstverständlich<br />
voraus, dass die Atome <strong>de</strong>s strahlen<strong>de</strong>n Stoffes dann auch Licht<br />
eben dieser Frequenz ausgestrahlt haben müssen. O<strong>de</strong>r : Wenn<br />
die photographische Platte eine Schwärzung zeigt, s<strong>et</strong>zen wir<br />
voraus, dass sie eben dort von Strahlen o<strong>de</strong>r Materi<strong>et</strong>eilchen<br />
g<strong>et</strong>roffen wor<strong>de</strong>n ist usw. Die Physik bentüzt also die ein<strong>de</strong>utige<br />
D<strong>et</strong>erminiertheit <strong>de</strong>r Vorgänge zum Sammeln <strong>de</strong>r experimentellen<br />
50
L’homme <strong>et</strong> l’atome<br />
Erfahrungen und gerät dadurch scheinbar in einen gewissen<br />
Gegensatz zu <strong>de</strong>r p.045 experimentellen Situation im atomaren<br />
Bereich und zur Quantentheorie, wo eben diese ein<strong>de</strong>utige<br />
D<strong>et</strong>erminiertheit <strong>de</strong>r Vorgänge in Frage gestellt scheint.<br />
Der innere Wi<strong>de</strong>rspruch, <strong>de</strong>r hier vorzuliegen scheint, wird in<br />
<strong>de</strong>r mo<strong>de</strong>rnen Physik dadurch beseitigt, dass man feststellt : die<br />
D<strong>et</strong>erminiertheit <strong>de</strong>r Vorgänge besteht nur insoweit, als die<br />
Vorgänge mit <strong>de</strong>n Begriffen <strong>de</strong>r klassischen Physik beschrieben<br />
wer<strong>de</strong>n können. Die Anwendung dieser Begriffe an<strong>de</strong>rerseits wird<br />
eingeschränkt durch die sogenannten Unbestimmtheitsrelationen ;<br />
diese enthalten quantitative Angaben über die Grenzen, die <strong>de</strong>r<br />
Anwendung klassischer Begriffe ges<strong>et</strong>zt sind. Der Physiker weiss<br />
also, wo er die Vorgänge als d<strong>et</strong>erminiert ansehen darf und wo<br />
nicht ; und er kann daher bei <strong>de</strong>r Beobachtung und ihrer<br />
physikalischen Interpr<strong>et</strong>ation sich einer in sich wi<strong>de</strong>rspruchsfreien<br />
M<strong>et</strong>ho<strong>de</strong> bedienen. Allerdings entsteht dabei die Frage, warum es<br />
hier überhaupt nötig ist, noch die Begriffe <strong>de</strong>r klassischen Physik<br />
zu verwen<strong>de</strong>n ; warum man nicht die ganze physikalische<br />
Beschreibung auf ein neues « quantentheor<strong>et</strong>isches »<br />
Begriffssystem umstellen kann.<br />
Hier ist zunächst hervorzuheben, wie von Weizsäcker b<strong>et</strong>ont<br />
hat, dass die Begriffe <strong>de</strong>r klassischen Physik bei <strong>de</strong>r Interpr<strong>et</strong>ation<br />
<strong>de</strong>r Quantentheorie eine ähnliche Rolle spielen wie die a<br />
priorischen Anschauungsformen <strong>de</strong>r Kantschen Philosophie.<br />
Ähnlich wie Kant die Begriffe Raum und Zeit o<strong>de</strong>r Kausalität als a<br />
priori erklärt, da sie schon die Vorauss<strong>et</strong>zung aller Erfahrung<br />
bild<strong>et</strong>en und daher nicht als das Ergebnis von Erfahrung b<strong>et</strong>racht<strong>et</strong><br />
wer<strong>de</strong>n könnten, so sind die Begriffe <strong>de</strong>r klassischen Physik eine<br />
Grundlage a priori <strong>de</strong>r quantentheor<strong>et</strong>ischen Erfahrungen, da wir<br />
51
L’homme <strong>et</strong> l’atome<br />
die Experimente im atomaren Bereich doch nur unter Benützung<br />
dieser Begriffe <strong>de</strong>r klassischen Physik durchführen können.<br />
Freilich wird durch eine solche Auffassung auch <strong>de</strong>m Kantschen<br />
« a priori » ein gewisser Absolutheitsanspruch genommen, <strong>de</strong>n er<br />
in Kants Philosophie hatte. Während Kant noch annehmen konnte,<br />
dass unsere a priorischen Anschauungsformen Raum und Zeit auch<br />
die für alle Zeiten unverän<strong>de</strong>rliche Grundlage <strong>de</strong>r Physik bil<strong>de</strong>n<br />
müssten, wissen wir j<strong>et</strong>zt, dass dies keineswegs <strong>de</strong>r Fall ist. p.046<br />
Zum Beispiel ist die unserer Anschauung selbstverständliche voile<br />
Unabhängigkeit von Raum und Zeit in <strong>de</strong>r Natur bei sehr genauen<br />
Beobachtungen gar nicht vorhan<strong>de</strong>n. Unsere Anschauungsformen<br />
— obwohl sie a priori sind — passen nicht auf die nur mit <strong>de</strong>n<br />
subtilsten technischen Einrichtungen zu gewinnen<strong>de</strong>n Erfahrungen<br />
über Vorgänge, bei <strong>de</strong>nen Geschwindigkeiten nahe <strong>de</strong>r<br />
Lichtgeschwindigkeit auftr<strong>et</strong>en. Unsere Aussagen über Raum und<br />
Zeit müssen also verschie<strong>de</strong>n ausfallen, je nach<strong>de</strong>m wir die uns<br />
angeborenen a priorischen Anschauungsformen meinen o<strong>de</strong>r jene<br />
in <strong>de</strong>r Natur unabhängig von aller menschlichen Beobachtung<br />
vorhan<strong>de</strong>nen Ordnungsschemata, in <strong>de</strong>nen das objektive<br />
Geschehen <strong>de</strong>r Welt gewissermassen aufgespannt erscheint. In<br />
ähnlicher Weise ist die klassische Physik zwar die a priorische<br />
Grundlage <strong>de</strong>r Atomphysik und <strong>de</strong>r Quantentheorie, aber sie ist<br />
nicht überall richtig, d. h. es gibt grosse Bereiche von<br />
Erscheinungen, die mit <strong>de</strong>n Begriffen <strong>de</strong>r klassischen Physik auch<br />
nicht annähernd beschrieben wer<strong>de</strong>n können.<br />
In diesen Bereichen <strong>de</strong>r Atomphysik geht dann allerdings sehr<br />
viel von <strong>de</strong>r früheren anschaulichen Physik verloren. Nicht nur die<br />
Anwendbarkeit <strong>de</strong>r Begriffe und Ges<strong>et</strong>ze jener Physik, son<strong>de</strong>rn<br />
eigentlich die ganze Wirklichkeitsvorstellung, die <strong>de</strong>r exakten<br />
52
L’homme <strong>et</strong> l’atome<br />
Naturwissenschaft bis zur heutigen Atomphysik zu Grun<strong>de</strong> gelegen<br />
hat. Mit <strong>de</strong>m Wort Wirklichkeitsvorstellung ist hier die Auffassung<br />
gemeint, dass es objektive Vorgänge gebe, die in Raum und Zeit in<br />
einer bestimmten Weise ablaufen, ganz unabhängig davon, ob sie<br />
beobacht<strong>et</strong> wer<strong>de</strong>n o<strong>de</strong>r nicht. In <strong>de</strong>r Atomphysik lassen sich die<br />
Beobachtungen nicht mehr in dieser einfachen Weise objektivieren,<br />
d. h. auf einen objektiven, beschreibbaren Ablauf in Raum und Zeit<br />
zurückführen. Hier bleibt ein Rest davon übrig, dass es sich in <strong>de</strong>r<br />
Naturwissenschaft nicht um die Natur selbst, son<strong>de</strong>rn eben um die<br />
Naturwissenschaft, d. h. um die vom Menschen durchdachte und<br />
beschriebene Natur, han<strong>de</strong>lt. Damit wird zwar nicht ein Element<br />
von Subjektivität in die Naturwissenschaft eingeführt — es wird<br />
keineswegs behaupt<strong>et</strong>, dass das Geschehen in <strong>de</strong>r Welt von<br />
unserer Beobachtung abhinge — aber es wird darauf hingewiesen,<br />
dass die Naturwissenschaft zwischen <strong>de</strong>r p.047 Natur und <strong>de</strong>m<br />
Menschen steht und dass wir auf die Verwendung <strong>de</strong>r <strong>de</strong>n<br />
Menschen anschaulich gegebenen o<strong>de</strong>r angeborenen Begriffe nicht<br />
verzichten können. Dieser Zug <strong>de</strong>r Quantentheorie macht es<br />
bereits schwierig, <strong>de</strong>m Programm <strong>de</strong>r materialistischen Philosophie<br />
ganz zu folgen und die kleinsten Teilchen <strong>de</strong>r Materie, die<br />
Elementarteilchen, als das eigentlich Wirkliche zu bezeichnen.<br />
Denn diese Elementarteilchen sind, wenn die Quantentheorie<br />
zurecht besteht, eben nicht mehr in <strong>de</strong>m gleichen Sinne wirklich,<br />
wie die Dinge <strong>de</strong>s täglichen Lebens, die Bäume o<strong>de</strong>r die Steine,<br />
son<strong>de</strong>rn sie erscheinen eher als Abstraktionen, die aus <strong>de</strong>m im<br />
eingentlichen Sinne wirklichen Beobachtungsmaterial gewonnen<br />
sind. Wenn es aber unmöglich wird, <strong>de</strong>n Elementarteilchen diese<br />
Existenz im eigentlichsten Sinne zuzusprechen, so wird es auch<br />
schwierig, die Materie als das « eigentlich Wirkliche » aufzufassen.<br />
53
L’homme <strong>et</strong> l’atome<br />
Daher sind in <strong>de</strong>n vergangenen Jahren gelegentlich aus <strong>de</strong>m Lager<br />
<strong>de</strong>s dialektischen Materialismus Be<strong>de</strong>nken gegen die heute übliche<br />
Deutung <strong>de</strong>r Quantentheorie angemeld<strong>et</strong> wor<strong>de</strong>n.<br />
Eine grundsätzlich an<strong>de</strong>re Deutung hat allerdings auch von<br />
dieser Seite nicht vorgeschlagen wer<strong>de</strong>n können. Nur einen<br />
Versuch <strong>de</strong>r Neuinterpr<strong>et</strong>ation möchte ich erwähnen. Es ist<br />
versucht wor<strong>de</strong>n zu sagen, dass die Zugehörigkeit eines Dings,<br />
also z. B. eines Elektrons, zu einem Kollektiv, d. h. einer<br />
Gesamtheit von Elektronen, ein objektiver Tatbestand sei, <strong>de</strong>r<br />
nichts mit <strong>de</strong>r Frage zu tun habe, ob <strong>de</strong>r Gegenstand beobacht<strong>et</strong><br />
wor<strong>de</strong>n sei o<strong>de</strong>r nicht, <strong>de</strong>r also vom Beobachter völlig unabhängig<br />
sei. Eine solche Formulierung wäre aber nur dann berechtigt, wenn<br />
das Kollektiv in <strong>de</strong>r Wirklichkeit vorhan<strong>de</strong>n wäre. Tatsächlich aber<br />
hat man es in <strong>de</strong>r Regel nur mit <strong>de</strong>m einen Gegenstand, <strong>et</strong>wa mit<br />
<strong>de</strong>m einen Elektron, um das es sich gera<strong>de</strong> han<strong>de</strong>lt, zu tun,<br />
während das Kollektiv nur in unserer Vorstellung besteht, in<strong>de</strong>m<br />
wir uns <strong>de</strong>n Versuch mit diesem einen Gegenstand beliebig oft<br />
wie<strong>de</strong>rholt <strong>de</strong>nken. Die Zugehörigkeit zu einem nur gedachten<br />
Kollektiv aber als objektiven Tatbestand zu bezeichnen, scheint<br />
uns kaum möglich. Wir kommen also wohl nicht um <strong>de</strong>n Schluss<br />
herum, dass unsere frühere Wirklichkeitsvorstellung im Gebi<strong>et</strong>e<br />
<strong>de</strong>r Atome nicht mehr anwendbar ist, und dass wir in sehr<br />
schwierige Abstraktionen p.048 hereingeri<strong>et</strong>en, wenn wir die Atome<br />
als das eigentlich Wirkliche bezeichnen wollten. Im Grun<strong>de</strong> ist<br />
durch die mo<strong>de</strong>rne Physik schon <strong>de</strong>r Begriff <strong>de</strong>s « eigentlich<br />
Wirklichen » diskreditiert wor<strong>de</strong>n, und schon an dieser Stelle muss<br />
<strong>de</strong>r Ausgangspunkt <strong>de</strong>r materialistischen Philosophie modifiziert<br />
wer<strong>de</strong>n.<br />
54
L’homme <strong>et</strong> l’atome<br />
III. Inzwischen hat die Entwicklung <strong>de</strong>r Atomphysik in <strong>de</strong>n<br />
l<strong>et</strong>zten zwei Jahrzehnten noch weiter von <strong>de</strong>n Grundvorstellungen<br />
<strong>de</strong>r im antiken Sinne materialistischen Philosophie weggeführt. Die<br />
Experimente haben nämlich gezeigt, dass die Gebil<strong>de</strong>, die wir<br />
zweifellos als die kleinsten. Teile <strong>de</strong>r Materie bezeichnen müssen,<br />
die sogenannten Elementarteilchen, nicht ewig und unverän<strong>de</strong>rlich<br />
sind, wie Demokrit angenommen hatte, son<strong>de</strong>rn dass sie<br />
ineinan<strong>de</strong>r umgewan<strong>de</strong>lt wer<strong>de</strong>n können. Hier muss allerdings<br />
zunächst eine Begründung dafür gegeben wer<strong>de</strong>n, dass wir die<br />
Elementarteilchen wirklich als die kleinsten Teile <strong>de</strong>r Materie<br />
b<strong>et</strong>rachten dürfen. Es könnte ja sonst sein, dass die<br />
Elementarteilchen aus kleineren Gebil<strong>de</strong>n zusammenges<strong>et</strong>zt sind,<br />
die selbst dann doch ewig und unverän<strong>de</strong>rlich sind. Wodurch kann<br />
<strong>de</strong>r Physiker die Möglichkeit ausschliessen, dass die<br />
Elementarteilchen selbst wie<strong>de</strong>r aus kleineren Gebil<strong>de</strong>n bestehen,<br />
die sich bisher aus irgendwelchen Grün<strong>de</strong>n unserer Beobachtung<br />
entzogen haben ?<br />
Die Antwort, die die heutige Physik auf diese Frage gibt, möchte<br />
ich ausführlich darlegen, da sie <strong>de</strong>n unanschaulichen Charakter <strong>de</strong>r<br />
mo<strong>de</strong>rnen Atomphysik <strong>de</strong>utlich in Erscheinung tr<strong>et</strong>en lässt. Wenn<br />
man experimentell entschei<strong>de</strong>n will, ob ein Elementarteilchen<br />
einfach o<strong>de</strong>r zusammenges<strong>et</strong>zt ist, so muss man offenbar<br />
versuchen, es mit <strong>de</strong>n stärksten zur Verfügung stehen<strong>de</strong>n Mitteln<br />
zu zerschlagen. Da es natürlich keine Messer o<strong>de</strong>r Werkzeuge<br />
mehr gibt, mit <strong>de</strong>nen man die Elementarteilchen angreifen könnte,<br />
bleibt als einzige Möglichkeit, die Teilchen mit sehr grosser Energie<br />
aufeinan<strong>de</strong>rprallen zu lassen, um zu sehen, ob sie sich dabei <strong>et</strong>wa<br />
zerlegen. Die grossen Beschleunigungsmaschinen, die heute in<br />
verschie<strong>de</strong>nen Teilen <strong>de</strong>r Welt b<strong>et</strong>rieben wer<strong>de</strong>n o<strong>de</strong>r noch im Bau<br />
55
L’homme <strong>et</strong> l’atome<br />
sind, dienen eben diesem Zweck. Eine <strong>de</strong>r grössten Maschinen<br />
dieser Art wird ja, wie Sie wissen, von <strong>de</strong>r europàischen p.049<br />
Organisation CERN hier in Genf gebaut. Mit solchen Maschinen<br />
kann man also Elementarteilchen — meistens han<strong>de</strong>lt es sich dabei<br />
um Protonen — auf höchste Geschwindigkeit beschleunigen, sie<br />
auf an<strong>de</strong>re Elementarteilchen, nämlich die kleinsten Teile irgend<br />
eines als Auffänger benutzten Stoffes, treffen lassen und dann im<br />
einzelnen studieren, was bei solchen Zusammenst issen geschieht.<br />
Obwohl noch viel experimentelles Material über die Einzelheiten<br />
<strong>de</strong>r Zusammenstösse gesammelt wer<strong>de</strong>n muss, bevor man hoffen<br />
kann, volle Klarheit in dieses Gebi<strong>et</strong> <strong>de</strong>r Physik zu bringen, so kann<br />
man doch qualitativ schon j<strong>et</strong>zt recht gut sagen, wie solche<br />
Stossprozesse ablaufen. Es hat sich herausgestellt : eine<br />
Zerlegung <strong>de</strong>r Elementarteilchen kann zweifellos stattfin<strong>de</strong>n ;<br />
manchmal entstehen sogar sehr viele Teile bei einem solchen<br />
Zusammenstoss, aber — und das ist das Überraschen<strong>de</strong> und<br />
zunächst Paradoxe — die Teile, die beim Zusammenstoss<br />
entstehen, sind nicht kleiner als die Elementarteilchen, die<br />
zerschlagen wur<strong>de</strong>n. Sie sind selbst wie<strong>de</strong>r Elementarteilchen. Das<br />
Paradoxon klärt sich dadurch auf, dass ja nach <strong>de</strong>r<br />
Relativitätstheorie Energie in Masse verwan<strong>de</strong>lt wer<strong>de</strong>n kann. Die<br />
Elementarteilchen, <strong>de</strong>nen man mit Hilfe <strong>de</strong>r<br />
Beschleunigungsmaschinen eine grosse kin<strong>et</strong>ische Energie<br />
gegeben hat, können eben mit Hilfe dieser Energie, die sich in<br />
Masse verwan<strong>de</strong>ln kann, neue Elementarteilchen hervorbringen.<br />
Daher sind die Elementarteilchen wirklich die l<strong>et</strong>zten Einheiten <strong>de</strong>r<br />
Materie, eben jene Einheiten, in die die Materie bei Anwendung<br />
äusserster Kräfte zerfällt.<br />
Man kann diesen Sachverhalt auch so ausdrücken : Alle<br />
56
L’homme <strong>et</strong> l’atome<br />
Elementarteilchen sind aus <strong>de</strong>m gleichen Stoff gemacht, nämlich<br />
aus Energie. Sie sind die verschie<strong>de</strong>nen Formen, in die sich die<br />
Energie begeben muss, um zur Materie zu wer<strong>de</strong>n. Hier tritt wie<strong>de</strong>r<br />
das Begriffspaar « Inhalt und Form » o<strong>de</strong>r « Stoff und Form » aus<br />
<strong>de</strong>r Philosophie <strong>de</strong>s Aristoteles in Erscheinung. Die Energie ist nicht<br />
nur die Kraft, die das All in dauern<strong>de</strong>r Bewegung erhält, sie ist —<br />
ähnlich wie das Feuer in <strong>de</strong>r Philosophie <strong>de</strong>s Heraklit — auch <strong>de</strong>r<br />
Grundstoff, aus <strong>de</strong>m die Welt besteht. Die Materie entsteht<br />
dadurch, dass <strong>de</strong>r Stoff Energie sich in die Form <strong>de</strong>s<br />
Elementarteilchens begibt. Nach unserer heutigen Kenntnis gibt es<br />
verschie<strong>de</strong>ne solche p.050 Formen, wir kennen j<strong>et</strong>zt <strong>et</strong>wa 25<br />
verschie<strong>de</strong>ne Sorten von Elementarteilchen, und wir haben gute<br />
Grün<strong>de</strong> für die Annahme, dass alle diese Formen Ausprägungen<br />
gewisser grundlegen<strong>de</strong>r mathematischer Strukturen sind, also<br />
Folgen eines in mathematischer Sprache ausdrückbaren<br />
Grundges<strong>et</strong>zes, aus <strong>de</strong>m die Elementarteilchen in ähnlicher Weise<br />
ais Lösung folgen, wie <strong>et</strong>wa die verschie<strong>de</strong>nen Energiezustän<strong>de</strong><br />
<strong>de</strong>s Wasserstoffatoms als Lösung <strong>de</strong>r Schrödingerschen<br />
Differentialgleichung gewonnen wer<strong>de</strong>n. Die Elementarteilchen<br />
sind also die Grundformen, in die <strong>de</strong>r Stoff Energie sich begeben<br />
muss, um Materie zu wer<strong>de</strong>n, und diese Grundformen müssen in<br />
irgen<strong>de</strong>iner Weise durch ein Naturges<strong>et</strong>z, durch ein in<br />
mathematischer Sprache ausdrückbares Grundges<strong>et</strong>z bestimmt<br />
sein.<br />
Dieses Grundges<strong>et</strong>z, nach <strong>de</strong>m die heutige Physik sucht, muss<br />
zwei Bedingungen erfüllen, die bei<strong>de</strong> unmittelbar aus <strong>de</strong>r<br />
experimentellen Erfahrung folgen. Bei <strong>de</strong>n Untersuchungen über<br />
die Elementarteilchen, zum Beispiel bei <strong>de</strong>nen, die mit Hilfe <strong>de</strong>r<br />
grossen Beschleunigungsmaschinen angestellt wer<strong>de</strong>n, haben sich<br />
57
L’homme <strong>et</strong> l’atome<br />
sogenannte Auswahlregeln ergeben für die Übergänge, die bei<br />
Stossprozessen o<strong>de</strong>r bei radioaktivem Zerfall von Teilchen<br />
vorkommen. Diese Auswahlregeln, die man dann mathematisch<br />
mittels geeign<strong>et</strong> gewählter Quantenzahlen formulieren kann, sind<br />
<strong>de</strong>r unmittelbare Ausdruck von Symm<strong>et</strong>rieeigenschaften, die <strong>de</strong>r<br />
Grundgleichung <strong>de</strong>r Materie o<strong>de</strong>r ihren Lösungen anhaften. Das<br />
Grundges<strong>et</strong>z muss also diese beobacht<strong>et</strong>en Symm<strong>et</strong>rien in irgend<br />
einer Form enthalten, es muss sie, wie man sagt, mathematisch<br />
darstellen. Zweitens muss die Grundgleichung <strong>de</strong>r Materie, wenn<br />
wir einmal annehmen dürfen, dass es eine solche einfache<br />
Formulierung gibt, neben <strong>de</strong>n Konstanten Lichtgeschwindigkeit und<br />
Plancksches Wirkungsquantum, über die schon gesprochen wur<strong>de</strong>,<br />
noch min<strong>de</strong>stens eine weitere Massstabskonstante ähnlicher Art<br />
enthalten ; <strong>de</strong>nn die Massen <strong>de</strong>r Elementarteilchen können aus <strong>de</strong>r<br />
Grundgleichung rein aus Dimensionsgrün<strong>de</strong>n nur dann folgen,<br />
wenn man neben <strong>de</strong>n bekannten Massstabskonstanten, die ich<br />
schon besprochen habe, noch min<strong>de</strong>stens eine weitere einführt.<br />
Beobachtungen an <strong>de</strong>n Atomkernen und <strong>de</strong>n Elementarteilchen<br />
p.051<br />
legen es nahe, diese dritte Massstabskonstante als eine<br />
universelle Länge darzustellen, <strong>de</strong>ren Grössenordnung dann <strong>et</strong>wa<br />
bei 10 -13 cm liegen sollte.<br />
In <strong>de</strong>m grundlegen<strong>de</strong>n Naturges<strong>et</strong>z, das die Formen <strong>de</strong>r<br />
Materie, die Elementarteilchen also, bestimmt, müssen <strong>de</strong>mnach<br />
drei Grundkonstanten vorkommen, wobei <strong>de</strong>r Zahlwert <strong>de</strong>r drei<br />
Massstabskonstanten eigentlich keine physikalische Aussage mehr<br />
enthält. Vielmehr be<strong>de</strong>ut<strong>et</strong> <strong>de</strong>r Zahlwert nur noch eine Aussage<br />
eben über die Massstäbe, mit <strong>de</strong>nen wir das Geschehen in <strong>de</strong>r<br />
Natur messen wollen. Den eigentlichen begrifflichen Kern <strong>de</strong>s<br />
Grundges<strong>et</strong>zes aber müssen die mathematischen<br />
58
L’homme <strong>et</strong> l’atome<br />
Symm<strong>et</strong>rieeigenschaften bil<strong>de</strong>n, die durch dieses Ges<strong>et</strong>z<br />
dargestellt wer<strong>de</strong>n. Auch die wichtigsten Symm<strong>et</strong>rieeigenschaften<br />
<strong>de</strong>r noch zu suchen<strong>de</strong>n Grundgleichung sind aus <strong>de</strong>r Erfahrung<br />
schon j<strong>et</strong>zt bekannt. Ich möchte sie kurz aufzählen : Zunächst<br />
muss in <strong>de</strong>m Grundges<strong>et</strong>z sicher die sogenannte Lorentz-Gruppe<br />
enthalten sein, die als eine Darstellung <strong>de</strong>r von <strong>de</strong>r speziellen<br />
Relativitätstheorie gefor<strong>de</strong>rten Eigenschaften von Raum und Zeit<br />
gelten kann. Ferner muss die Grundgleichung zumin<strong>de</strong>st<br />
näherungsweise invariant sein gegen eine Gruppe von<br />
Transformationen, die man mathematisch als die Gruppe <strong>de</strong>r<br />
unitären Transformationen zweier komplexer Variablen bezeichnen<br />
kann. Der physikalische Grund für diese<br />
Transformationseigenschaft ist eine schon seit über zwanzig Jahren<br />
aus <strong>de</strong>n Beobachtungen erschlossene Quantenzahl, die Neutronen<br />
und Protonen voneinan<strong>de</strong>r unterscheid<strong>et</strong>, und die allgemein j<strong>et</strong>zt<br />
als Isospin bezeichn<strong>et</strong> wird. Dass diese Quantenzahl mit <strong>de</strong>r<br />
genannten mathematischen Transformationseigenschaft dargestellt<br />
wer<strong>de</strong>n kann, hat sich in <strong>de</strong>n l<strong>et</strong>zten Jahren aus Untersuchungen<br />
von Pauli und Gürsey ergeben. Daneben gibt es noch einige<br />
weitere Gruppeneigenschaften, Spiegelungssymm<strong>et</strong>rien im Raum<br />
und in <strong>de</strong>r Zeit, auf die hier aber nicht weiter eingegangen wer<strong>de</strong>n<br />
soll.<br />
Bisher ist für die Grundgleichung <strong>de</strong>r Materie ein Vorschlag<br />
gemacht wor<strong>de</strong>n, <strong>de</strong>r die eben genannten Bedingungen befriedigt<br />
und ausser<strong>de</strong>m sehr einfach ist. Die einfachste und mit <strong>de</strong>r<br />
höchsten Symm<strong>et</strong>rie begabte nichtlineare Wellengleichung für<br />
einen als p.052 Spinor aufgefassten Feldoperator erfüllt nämlich<br />
gera<strong>de</strong> die erwähnten Bedingungen. Ob sie aber schon die richtige<br />
Formulierung <strong>de</strong>s Naturges<strong>et</strong>zes gibt, kann sich erst auf Grund <strong>de</strong>r<br />
59
L’homme <strong>et</strong> l’atome<br />
recht schwierigen mathematischen Analyse in <strong>de</strong>n nächsten Jahren<br />
herausstellen. Ich möchte hier hervorheben, dass es auch viele<br />
Physiker gibt, die nicht so optimistisch hinsichtlich <strong>de</strong>r Einfachheit<br />
<strong>de</strong>r mathematischen Form <strong>de</strong>r Grundges<strong>et</strong>ze sind. In Anb<strong>et</strong>racht<br />
<strong>de</strong>s recht komplizierten Systems <strong>de</strong>r beobacht<strong>et</strong>en<br />
Elementarteilchen nehmen sie vielmehr an, dass es eine Anzahl<br />
verschie<strong>de</strong>ner, grundlegen<strong>de</strong>r Feldoperatoren geben müsse — es<br />
wird teils von min<strong>de</strong>stens vier, teils von min<strong>de</strong>stens sechs solchen<br />
Feldgrössen gesprochen — zwischen <strong>de</strong>nen dann ein entsprechend<br />
komplizierteres System mathematischer Beziehungen bestehen<br />
müsse. Die Frage, wie einfach o<strong>de</strong>r kompliziert dieses Grundges<strong>et</strong>z<br />
formuliert wer<strong>de</strong>n kann, ist also noch nicht entschie<strong>de</strong>n, und man<br />
kann hoffen, dass das Beobachtungsmaterial, das in <strong>de</strong>n<br />
kommen<strong>de</strong>n Jahren mit Hilfe <strong>de</strong>r grossen Beschleunigungsanlagen<br />
gesammelt wer<strong>de</strong>n wird, bald eine sichere Grundlage für die<br />
Beantwortung dieser Fragen schaffen wird.<br />
Unabhängig davon, wie diese Entscheidung schliesslich<br />
ausfallen mag, kann man aber wohl schon j<strong>et</strong>zt sagen, dass die<br />
endgültige Antwort hier <strong>de</strong>r philosophischen Auffassung, wie sie<br />
<strong>et</strong>wa im Dialog Timaios von Plato dargestellt ist, näher stehen wird<br />
als <strong>de</strong>r Auffassung <strong>de</strong>r antiken Materialisten. Diese Feststellung<br />
darf nicht als eine allzu bequeme Ablehnung <strong>de</strong>r Gedanken <strong>de</strong>s<br />
mo<strong>de</strong>rnen Materialismus <strong>de</strong>s 19. Jahrhun<strong>de</strong>rts missverstan<strong>de</strong>n<br />
wer<strong>de</strong>n, <strong>de</strong>r ja dadurch, dass er die ganze Naturwissenschaft <strong>de</strong>s<br />
17. und 18. Jahrhun<strong>de</strong>rts mitverarbeiten konnte, viele wichtige<br />
Erkenntnisse enthielt, die in <strong>de</strong>r antiken Naturphilosophie fehlten.<br />
Trotz<strong>de</strong>m bleibt es aber wohl richtig, dass die Elementarteilchen<br />
<strong>de</strong>r heutigen Physik <strong>de</strong>n platonischen Körpern viel näher verwandt<br />
sind, als <strong>de</strong>n Atomen <strong>de</strong>s Demokrit.<br />
60
L’homme <strong>et</strong> l’atome<br />
Die Elementarteilchen <strong>de</strong>r mo<strong>de</strong>rnen Physik sind, ähnlich wie<br />
jene regulären Körper <strong>de</strong>r platonischen Philosophie, durch<br />
mathematische Symm<strong>et</strong>riefor<strong>de</strong>rungen bestimmt, sie sind nicht<br />
ewig und unverän<strong>de</strong>rlich, und sie sind daher kaum das, was man<br />
im p.053 eigentlichen Sinn als wirklich bezeichnen könnte. Vielmehr<br />
sind sie einfache Darstellungen jener mathematischen<br />
Grundstrukturen, zu <strong>de</strong>nen man kommt, wenn man die Materie<br />
immer weiter zu teilen versucht, und die eben <strong>de</strong>n Inhalt <strong>de</strong>r<br />
grundlegen<strong>de</strong>n Naturges<strong>et</strong>ze bil<strong>de</strong>n. Für die mo<strong>de</strong>rne<br />
Naturwissenschaft steht also am Anfang nicht das materielle Ding,<br />
son<strong>de</strong>rn die Form, die mathematische Symm<strong>et</strong>rie. Und da die<br />
mathematische Struktur l<strong>et</strong>zten En<strong>de</strong>s ein geistiger Inhalt ist,<br />
künnte man auch mit <strong>de</strong>n Worten von Go<strong>et</strong>hes Faust sagen : « Am<br />
Angang war <strong>de</strong>r Sinn. « Diesen Sinn, soweit er eben die<br />
Grundstruktur <strong>de</strong>r Materie b<strong>et</strong>rifft, in allen Einzelheiten und in<br />
voiler Klarheit zu erkennen, ist die Aufgabe <strong>de</strong>r heutigen<br />
Atomphysik und ihrer lei<strong>de</strong>r of recht komplizierten Apparaturen. Es<br />
scheint mir faszinierend sich vorzustellen, dass heute in <strong>de</strong>n<br />
verschie<strong>de</strong>nsten Teilen <strong>de</strong>r Er<strong>de</strong> und mit <strong>de</strong>n stärksten <strong>de</strong>r<br />
heutigen Technik zu Gebote stehen<strong>de</strong>n Mitteln gemeinsam um die<br />
Lösung von Problemen gerungen wird, die schon vor 2½<br />
Jahrtausen<strong>de</strong>n von <strong>de</strong>n griechischen Philosophen gestellt wur<strong>de</strong>n,<br />
und dass wir die Antwort vielleicht in einigen Jahren o<strong>de</strong>r<br />
spätestens in ein o<strong>de</strong>r zwei Jahrzehnten wissen wer<strong>de</strong>n.<br />
@<br />
61
L’homme <strong>et</strong> l’atome<br />
WERNER HEISENBERG<br />
LA DÉCOUVERTE DE PLANCK ET LES PROBLÈMES<br />
PHILOSOPHIQUES DE LA PHYSIQUE CLASSIQUE 1<br />
p.054<br />
A considérer l’immense labeur qui entoure les recherches <strong>et</strong><br />
les étu<strong>de</strong>s d’applications atomistiques, on pourrait être tenté<br />
d’oublier que les solutions données à <strong>de</strong>s problèmes mo<strong>de</strong>rnes<br />
répon<strong>de</strong>nt à <strong>de</strong>s interrogations déjà posées dans l’Antiquité. Et la<br />
conférence <strong>de</strong> ce soir a précisément pour obj<strong>et</strong> ces larges<br />
confrontations historiques, qui peuvent paraître plus proches <strong>de</strong>s<br />
préoccupations <strong>de</strong> l’historien, mais dont les physiciens, à leur tour,<br />
peuvent r<strong>et</strong>irer certains principes structurels <strong>et</strong> quelques intuitions<br />
valables pour leur domaine <strong>de</strong> recherche.<br />
La physique mo<strong>de</strong>rne, <strong>et</strong> en particulier la théorie <strong>de</strong>s quanta —<br />
donc la découverte <strong>de</strong> Max Planck — ont soulevé une série <strong>de</strong><br />
problèmes très généraux d’ordre strictement physique, mais qui,<br />
par surcroît, obligèrent les physiciens à sortir du cadre étroit <strong>de</strong><br />
leur discipline <strong>et</strong> à reprendre à leur compte certaines gran<strong>de</strong>s<br />
questions philosophiques.<br />
L’une concerne la structure <strong>de</strong> la matière, ou plus exactement<br />
la réduction <strong>de</strong>s phénomènes multiples du mon<strong>de</strong> matériel à <strong>de</strong>s<br />
principes simples, susceptibles <strong>de</strong> rendre intelligible c<strong>et</strong>te<br />
multiplicité. Une autre porte sur un problème épistémologique —<br />
classique <strong>de</strong>puis Kant — : à savoir la possibilité d’objectiver les<br />
phénomènes naturels, les obj<strong>et</strong>s <strong>de</strong> la connaissance sensible en<br />
1 Résumé <strong>de</strong> la conférence du 4 septembre 1958.<br />
62<br />
@
L’homme <strong>et</strong> l’atome<br />
général, <strong>et</strong> <strong>de</strong> conclure à <strong>de</strong>s processus indépendants <strong>de</strong><br />
l’observateur. Dans la théorie <strong>de</strong>s quanta, c<strong>et</strong>te question s’est<br />
trouvée posée d’une manière toute nouvelle ; elle put être reprise<br />
sur <strong>de</strong>s bases rénovées par les sciences <strong>de</strong> la nature.<br />
I. p.055 Considérons d’abord les problèmes issus <strong>de</strong> la recherche<br />
d’un principe d’intelligibilité radicale <strong>de</strong>s phénomènes <strong>de</strong> la nature,<br />
donc, en termes déjà utilisés par les philosophes grecs, <strong>de</strong>s plus<br />
p<strong>et</strong>ites particules <strong>de</strong> la matière. Les spéculations <strong>de</strong>s Grecs avaient<br />
abouti à <strong>de</strong>ux résultats opposés : une conception idéaliste <strong>et</strong> une<br />
conception matérialiste, qui marquèrent d’une manière décisive<br />
toute l’évolution <strong>de</strong> la pensée philosophique.<br />
Pour Leucippe <strong>et</strong> Démocrite, les plus p<strong>et</strong>ites particules <strong>de</strong> la<br />
matière sont l’existant au sens strict. Indivisibles <strong>et</strong> invariables,<br />
elles sont intelligibles en soi. Doués d’aucune qualité autre que<br />
géométrique, <strong>et</strong> séparés entre eux par le vi<strong>de</strong>, les atomes<br />
constituent par leurs assemblages les divers phénomènes <strong>de</strong> la<br />
nature <strong>et</strong> leurs propriétés. C<strong>et</strong>te théorie, parce qu’elle considère<br />
les atomes comme les véritables noyaux <strong>de</strong> la matière, <strong>et</strong> comme<br />
la seule réalité existante intelligible <strong>et</strong> définitive, peut être<br />
nommée matérialiste.<br />
Chez Platon, par contre, les plus p<strong>et</strong>ites particules <strong>de</strong> la matière<br />
ne sont que <strong>de</strong>s formes géométriques <strong>de</strong> type variable, différentes<br />
dans chaque type <strong>de</strong> matière : <strong>de</strong>s cubes pour la terre ; <strong>de</strong>s<br />
icosaèdres pour l’eau ; <strong>de</strong>s tétraèdres pour le feu ; <strong>de</strong>s octaèdres<br />
pour l’air. Contrairement à l’atomisme <strong>de</strong> Démocrite, Platon<br />
affirme que les particules ne sont ni invariables, ni indivisibles.<br />
Aussi ne les appelle-t-il pas <strong>de</strong>s atomes. Elles peuvent se<br />
décomposer en triangles <strong>et</strong> se recomposer à partir <strong>de</strong> ceux-ci. Ces<br />
63
L’homme <strong>et</strong> l’atome<br />
triangles eux-mêmes ne sont que <strong>de</strong>s formes mathématiques, <strong>de</strong>s<br />
structures immatérielles. C’est donc une idée mathématique qui<br />
fon<strong>de</strong> l’intelligibilité unitaire du mon<strong>de</strong> ; c<strong>et</strong>te théorie sera appelée<br />
idéaliste.<br />
Il est remarquable <strong>de</strong> voir le problème <strong>de</strong> l’idéalisme renouvelé<br />
par la physique mo<strong>de</strong>rne <strong>et</strong> plus particulièrement par la physique<br />
<strong>de</strong>s quanta alors que les sciences <strong>de</strong> la nature ressortissaient<br />
jusqu’ici à une vision plutôt matérialiste <strong>de</strong>s choses. Ce<br />
renversement est dû en gran<strong>de</strong> partie à Max Planck.<br />
Il avait, en eff<strong>et</strong>, observé dans les phénomènes <strong>de</strong> radiation un<br />
élément <strong>de</strong> discontinuité qui lui semblait lié à l’existence <strong>de</strong>s<br />
atomes, mais que ceux-ci ne suffisaient pas à expliquer. D’où<br />
l’idée <strong>de</strong> Planck que l’une <strong>et</strong> l’autre, c<strong>et</strong>te discontinuité <strong>et</strong><br />
l’existence <strong>de</strong>s atomes, pourraient être les manifestations d’une<br />
seule <strong>et</strong> même loi <strong>de</strong> la nature : celle, précisément, que les Grecs<br />
avaient cherché à définir.<br />
La loi du rayonnement <strong>de</strong> Planck se différencie n<strong>et</strong>tement <strong>de</strong>s<br />
lois <strong>de</strong> la nature formulées antérieurement. Dans la mécanique<br />
newtonienne, p.056 par exemple, les constantes désignaient <strong>de</strong>s<br />
propriétés <strong>de</strong>s choses ; le quantum d’action <strong>de</strong> Planck, par contre,<br />
— une constante caractéristique <strong>de</strong> la loi du rayonnement — n’est<br />
pas une propriété <strong>de</strong>s choses, mais une propriété <strong>de</strong> la nature.<br />
Alors que les lois <strong>de</strong> la physique classique valaient pour tous les<br />
phénomènes, <strong>de</strong> quelque ordre <strong>de</strong> gran<strong>de</strong>ur qu’ils soient, la loi du<br />
rayonnement <strong>de</strong> Planck révélait pour la première fois qu’à <strong>de</strong>s<br />
échelles <strong>de</strong> gran<strong>de</strong>ur différentes, les univers n’étaient pas tous<br />
régis par les mêmes lois.<br />
D’une manière analogue, Einstein, quelques années après<br />
64
L’homme <strong>et</strong> l’atome<br />
Planck, pouvait montrer par la relativité restreinte que la vitesse<br />
<strong>de</strong> la lumière n’est pas la propriété d’une matière particulière, mais<br />
une propriété <strong>de</strong> l’espace <strong>et</strong> du temps, donc une constante <strong>de</strong><br />
mesure <strong>de</strong> la nature elle-même. La mise en évi<strong>de</strong>nce <strong>de</strong> la<br />
structure mathématique <strong>de</strong> la théorie <strong>de</strong> la relativité restreinte<br />
permit ensuite d’appliquer à la physique les rapports<br />
mathématiques ainsi analysés, <strong>de</strong> manière à rendre parfaitement<br />
claire la fonction <strong>de</strong> la vitesse <strong>de</strong> la lumière comme constante <strong>de</strong><br />
mesure, ainsi que les structures <strong>de</strong> la nature qui s’y rattachent.<br />
II. Il fut beaucoup plus difficile <strong>de</strong> relier les phénomènes<br />
physiques au quantum d’action <strong>de</strong> Planck. Einstein, en 1918,<br />
pensait pouvoir établir que les lois quantiques représentaient <strong>de</strong>s<br />
relations statiques. C<strong>et</strong>te hypothèse fut reprise en 1924 par Bohr,<br />
Kramers <strong>et</strong> Slater, qui interprétèrent les relations entre les champs<br />
magnétiques <strong>et</strong> le caractère discontinu <strong>de</strong> l’absorption <strong>et</strong> <strong>de</strong><br />
l’émission <strong>de</strong> l’atome <strong>de</strong> la manière suivante : le champ<br />
électromagnétique ondulatoire ne peut définir que la probabilité<br />
qu’un atome absorbe ou ém<strong>et</strong> <strong>de</strong> l’énergie lumineuse à tel endroit<br />
précis sur un mo<strong>de</strong> quantique. Le champ électromagnétique<br />
n’apparaissait donc plus comme un champ <strong>de</strong> force, mais comme<br />
un indice <strong>de</strong> probabilité.<br />
Quoique inexacte — <strong>et</strong> redressée plus tard par Born —, c<strong>et</strong>te<br />
hypothèse repose sur une intuition juste <strong>et</strong> très importante : les<br />
lois <strong>de</strong> la nature ne définissent pas l’actualité d’un événement,<br />
mais la probabilité qu’un événement a eu lieu, c<strong>et</strong>te probabilité<br />
<strong>de</strong>vant être rattachée à un champ ondulatoire, susceptible d’être<br />
formulé mathématiquement par une équation d’on<strong>de</strong>.<br />
Ainsi se trouvait réactualisée par la physique la notion<br />
65
L’homme <strong>et</strong> l’atome<br />
aristotélicienne <strong>de</strong> δύναμις (virtualité) ou scolastique <strong>de</strong> potentia.<br />
La mise en place d’une forme intermédiaire entre l’actualité du fait<br />
matériel <strong>et</strong> la fixité métaphysique <strong>de</strong> l’Idée, conçue comme une<br />
tendance à l’être, est capitale dans la philosophie d’Aristote. Dans<br />
la physique quantique, c<strong>et</strong>te p.057 virtualité est formulée<br />
quantitativement en termes <strong>de</strong> probabilité, soumis à <strong>de</strong>s lois<br />
naturelles mathématisables qui indiquent la possibilité d’un fait<br />
physique.<br />
Il se trouve que la notion <strong>de</strong> probabilité correspondait très bien<br />
aux types d’expériences entreprises en physique nucléaire : par<br />
exemple, la détermination <strong>de</strong> l’intensité d’un rayonnement radioactif,<br />
où l’on procè<strong>de</strong> par données statistiques qui indiquent la fréquence<br />
moyenne d’un phénomène. Il fallut néanmoins se <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r<br />
comment <strong>de</strong> semblables données « statistiques » pouvaient entrer<br />
dans le cadre <strong>de</strong> la physique classique fondée sur la coïnci<strong>de</strong>nce <strong>de</strong><br />
l’observation <strong>et</strong> du phénomène observé. Comment le déterminisme<br />
<strong>de</strong> la physique classique pouvait-il s’accor<strong>de</strong>r avec l’indétermination<br />
introduite en physique par l’expérimentation atomique <strong>et</strong> la théorie<br />
<strong>de</strong>s quanta ? C<strong>et</strong>te difficulté fut levée lorsqu’on interpréta le caractère<br />
déterminé <strong>de</strong>s processus physiques comme lié à la physique<br />
classique, elle-même voyant son champ limité par la relation<br />
d’indétermination. Ainsi le physicien savait à l’intérieur <strong>de</strong> quelles<br />
limites il pouvait considérer un phénomène comme déterminé.<br />
C<strong>et</strong>te distinction appela toutefois la question <strong>de</strong> savoir pourquoi<br />
on n’interpréterait pas toute la réalité physique selon un système<br />
quantique. On peut dire, d’une part, à la suite <strong>de</strong> Weizsäcker, que<br />
les concepts <strong>de</strong> la physique classique jouent un rôle analogue à<br />
celui <strong>de</strong>s formes a priori <strong>de</strong> Kant : temps, espace, causalité... <strong>et</strong><br />
que l’expérimentation en matière nucléaire n’est possible qu’au<br />
66
L’homme <strong>et</strong> l’atome<br />
travers <strong>de</strong>s catégories <strong>de</strong> la physique classique. Mais d’autre part,<br />
il s’agit là d’une sorte <strong>de</strong> désabsolutisation <strong>de</strong> l’a priori kantien, car<br />
notre conception <strong>de</strong> l’espace <strong>et</strong> du temps est très différente selon<br />
que nous fondons une observation sur les formes a priori <strong>de</strong> notre<br />
sensibilité, ou qu’il s’agit <strong>de</strong> rendre compte <strong>de</strong> phénomènes<br />
appartenant à un mon<strong>de</strong> inaccessible à notre perception (par<br />
exemple les phénomènes dont la vitesse est <strong>de</strong> l’ordre <strong>de</strong> c 1 ). Il<br />
est vrai que la physique classique apparaît comme le fon<strong>de</strong>ment a<br />
priori <strong>de</strong> la physique nucléaire <strong>et</strong> <strong>de</strong> la théorie <strong>de</strong>s quanta, mais<br />
ses lois ne se vérifient pas partout. Il est <strong>de</strong> nombreux domaines<br />
où elles sont invalidées.<br />
En physique atomique, la complète objectivation <strong>de</strong>s<br />
phénomènes n’est plus possible. Les phénomènes qui s’y déroulent<br />
ne sont pas réductibles à <strong>de</strong>s processus inscrits dans un temps <strong>et</strong><br />
dans un espace objectifs ; la science <strong>de</strong> la nature n’est plus la<br />
science d’une nature autonome, p.058 mais une modalité <strong>de</strong> nos<br />
rapports avec la nature. Ceci signifie que la science se situe entre<br />
l’homme <strong>et</strong> la nature : ni connaissance d’une nature parfaitement<br />
objective, ni observation subjective.<br />
Le caractère conceptuel <strong>de</strong> la théorie <strong>de</strong>s quanta interdit <strong>de</strong><br />
considérer, à la manière <strong>de</strong>s matérialistes, les particules<br />
élémentaires comme la réalité. Ce sont bien plus <strong>de</strong>s abstractions,<br />
mises en évi<strong>de</strong>nce au moyen d’un matériel d’observation qui, lui,<br />
est réel. Et <strong>de</strong> ce fait, la matière perd à son tour son statut <strong>de</strong><br />
réalité première. La physique mo<strong>de</strong>rne a fait éclater la notion du<br />
« réel absolu », ce qui entraîne une révision radicale <strong>de</strong> la<br />
philosophie matérialiste.<br />
1 Vitesse <strong>de</strong> la lumière.<br />
67
L’homme <strong>et</strong> l’atome<br />
III. Le développement <strong>de</strong> la physique nucléaire durant les vingt<br />
<strong>de</strong>rnières années nous a encore éloignés d’une conception<br />
matérialiste (au sens <strong>de</strong>s philosophes antiques), en prouvant que<br />
les particules élémentaires ne sont ni immuables, ni éternelles,<br />
mais transformables. C<strong>et</strong>te affirmation, il est vrai, présuppose la<br />
preuve faite du caractère divisible ou indivisible <strong>de</strong> ces particules,<br />
sans quoi elles ne pourraient pas être dites « élémentaires ». Or,<br />
la seule technique dont dispose le physicien pour prouver si une<br />
particule atomique est divisible ou non, est <strong>de</strong> la soum<strong>et</strong>tre au<br />
bombar<strong>de</strong>ment d’une autre particule douée d’une gran<strong>de</strong><br />
puissance énergétique — le plus souvent un proton — <strong>et</strong> d’analyser<br />
le résultat <strong>de</strong> la collision produite. Les résultats recueillis jusqu’ici<br />
sont les suivants : la division d’une particule « élémentaire » en<br />
d’autres particules est parfaitement possible, mais les fractions <strong>de</strong><br />
la particule ne sont jamais plus p<strong>et</strong>ites que la particule fractionnée.<br />
Ce résultat surprenant s’explique par la transmutation <strong>de</strong> l’énergie<br />
en matière : l’énergie cinétique d’une particule à laquelle on<br />
imprime une très gran<strong>de</strong> accélération produit la masse <strong>de</strong>s<br />
particules qu’elle ém<strong>et</strong>. On peut donc dire que toutes les particules<br />
sont constituées par <strong>de</strong> l’énergie <strong>et</strong> représentent, dans leur<br />
diversité, les différentes formes que doit emprunter l’énergie pour<br />
<strong>de</strong>venir <strong>de</strong> la matière.<br />
On r<strong>et</strong>rouve donc ici le couple forme-matière, classique dans la<br />
philosophie aristotélicienne qui, traduite en termes <strong>de</strong> physique,<br />
signifie : l’énergie n’est pas que la puissance, cause <strong>de</strong> tout<br />
mouvement ; elle est également la matière première du mon<strong>de</strong>,<br />
informée dans les particules élémentaires.<br />
Nous connaissons actuellement environ vingt-cinq formes <strong>de</strong><br />
particules, <strong>et</strong> pouvons supposer que chacune <strong>de</strong> celles-ci doit être<br />
68
L’homme <strong>et</strong> l’atome<br />
l’expression d’une loi fondamentale mathématiquement<br />
formulable. Mais c<strong>et</strong>te loi fondamentale, dont les physiciens<br />
cherchent encore le principe, doit p.059 remplir <strong>de</strong>ux conditions<br />
résultant immédiatement d’un constat expérimental :<br />
1° Les grands accélérateurs ont permis <strong>de</strong> déceler <strong>de</strong>s règles <strong>de</strong><br />
sélection qui prési<strong>de</strong>nt, par exemple, aux processus <strong>de</strong><br />
transmutation radioactive. Ces règles <strong>de</strong> sélection,<br />
mathématiquement formulables au moyen <strong>de</strong> nombres quantiques<br />
appropriés, sont l’expression immédiate <strong>de</strong>s symétries propres à<br />
l’équation <strong>de</strong> la matière ou à ses solutions. La loi fondamentale<br />
doit donc « exposer » ces symétries sous une forme mathématique<br />
quelconque.<br />
2° L’équation fondamentale <strong>de</strong> la matière — en adm<strong>et</strong>tant<br />
qu’elle existe — doit contenir, outre les constantes : vitesse <strong>de</strong> la<br />
lumière <strong>et</strong> quantum d’action <strong>de</strong> Planck, une constante <strong>de</strong> mesure<br />
<strong>de</strong> nature semblable <strong>et</strong> d’une gran<strong>de</strong>ur <strong>de</strong> l’ordre <strong>de</strong> 10 -13 cm. Il<br />
est vrai que les valeurs numériques <strong>de</strong> ces constantes n’ont plus<br />
une signification physique ; elles n’indiquent que <strong>de</strong>s échelles <strong>de</strong><br />
mesure utilisées dans l’observation <strong>de</strong>s phénomènes naturels. De<br />
ceci résulte que le principe intelligible <strong>de</strong> la loi fondamentale doit<br />
rési<strong>de</strong>r dans les symétries mathématiques qui procè<strong>de</strong>nt <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te<br />
loi. Nous en connaissons un certain nombre : le groupe <strong>de</strong> Lorentz,<br />
qui est une <strong>de</strong>scription <strong>de</strong>s propriétés du temps <strong>et</strong> <strong>de</strong> l’espace<br />
requise par la théorie <strong>de</strong> la relativité restreinte ; un invariant du<br />
groupe <strong>de</strong>s transformations unitaires <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux variables complexes<br />
(dont le fon<strong>de</strong>ment physique est un nombre quantique appelé<br />
isospin ou spin isotopique) ; les symétries <strong>de</strong> refl<strong>et</strong> du temps <strong>et</strong> <strong>de</strong><br />
l’espace, <strong>et</strong>c.<br />
On a pu établir une équation fondamentale <strong>de</strong> la matière qui<br />
69
L’homme <strong>et</strong> l’atome<br />
répon<strong>de</strong> à toutes ces exigences. C’est l’équation d’on<strong>de</strong> non-<br />
linéaire la plus simple <strong>et</strong> la plus symétrique appliquées à un<br />
opérateur <strong>de</strong> champ considéré comme un spineur. Mais quant à<br />
savoir si c<strong>et</strong>te équation est réellement la formule <strong>de</strong> la loi<br />
fondamentale <strong>de</strong> la nature, seules <strong>de</strong> longues analyses<br />
perm<strong>et</strong>tront <strong>de</strong> l’affirmer. Certains physiciens supposent qu’il n’y a<br />
pas une forme mathématique aussi simple, mais plusieurs<br />
opérateurs <strong>de</strong> champ qui s’interpénètrent selon un système<br />
complexe <strong>de</strong> relations mathématiques. Mais quelle que soit c<strong>et</strong>te<br />
forme, une ou multiple, on peut en dire qu’elle relève plutôt d’une<br />
conception platonicienne (cf. le Timée) que <strong>de</strong> la doctrine <strong>de</strong>s<br />
matérialistes antiques. Sans induire <strong>de</strong> ce trait idéaliste un anti-<br />
matérialisme étroit — n’oublions pas ce que la science doit au<br />
matérialisme du XIX e siècle —, on peut néanmoins établir que les<br />
particules élémentaires décrites par la physique mo<strong>de</strong>rne<br />
ressemblent plus à ceux qu’imagina Platon qu’aux atomes <strong>de</strong><br />
Démocrite. Elles sont déterminées par <strong>de</strong>s exigences <strong>de</strong> symétrie<br />
mathématique ; p.060 elles ne sont ni éternelles ni invariables ; c’est<br />
à peine si on peut leur attribuer une réalité. Elles sont bien plus<br />
l’expression <strong>de</strong>s structures mathématiques radicales auxquelles on<br />
aboutit en divisant la matière en ses plus p<strong>et</strong>ites parties, <strong>et</strong><br />
forment le contenu <strong>de</strong>s lois fondamentales <strong>de</strong> la nature.<br />
Pour les sciences mo<strong>de</strong>rnes <strong>de</strong> la nature, il n’y a pas d’abord la<br />
matière, mais la forme, une symétrie mathématique. Tout a donc<br />
son origine dans un concept. Et la physique atomique a<br />
précisément pour tâche <strong>de</strong> découvrir le sens <strong>de</strong> ce concept dans la<br />
mesure où il recouvre la structure fondamentale <strong>de</strong> la matière.<br />
N’est-il pas exaltant <strong>de</strong> penser qu’aujourd’hui, avec les moyens<br />
techniques les plus évolués dont dispose la science, on cherche à<br />
70
L’homme <strong>et</strong> l’atome<br />
répondre à <strong>de</strong>s questions posées il y a plus <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux mille ans par<br />
les philosophes grecs, <strong>et</strong> que la solution <strong>de</strong> leurs problèmes sera<br />
peut-être donnée dans quelques années, au plus dans un siècle ou<br />
<strong>de</strong>ux ?<br />
Adaptation française <strong>de</strong> Ph. Secrétan.<br />
@<br />
71
L’homme <strong>et</strong> l’atome<br />
MARIE OSSOWSKA<br />
PHYSIQUE MODERNE ET ATTITUDES MORALES 1<br />
p.061<br />
Les découvertes <strong>de</strong> la science mo<strong>de</strong>rne en général <strong>et</strong> celles<br />
<strong>de</strong> la physique nouvelle en particulier, ont contribué à réaliser <strong>de</strong>s<br />
changements techniques qui méritent le nom <strong>de</strong> révolution<br />
industrielle. Comme chaque révolution industrielle, c<strong>et</strong>te révolution<br />
comporte elle aussi <strong>de</strong>s menaces <strong>et</strong> <strong>de</strong>s promesses. Les<br />
découvertes du XVIII e siècle, qui contribuèrent à transformer<br />
complètement la production textile, causèrent <strong>de</strong> l’anxiété aux<br />
ouvriers, leur faisant craindre le chômage. Au XIX e siècle, Ruskin<br />
s’opposait au développement <strong>de</strong> l’industrie <strong>de</strong> crainte que<br />
l’industrialisation ne plongeât le mon<strong>de</strong> dans la lai<strong>de</strong>ur. C<strong>et</strong>te<br />
opposition avait profondément impressionné Gandhi <strong>et</strong> l’avait<br />
poussé à encourager les Hindous à tisser leurs vêtements chez<br />
eux. Dans les années qui ont précédé la <strong>de</strong>rnière guerre, Irving<br />
Babbitt protestait aux Etats-Unis contre le machinisme croissant<br />
qui, selon son opinion, menaçait le développement <strong>de</strong> la<br />
personnalité humaine. Il y a quelques dizaines d’années, les<br />
pessimistes prévoyaient que le développement du cinéma<br />
entraînerait le déclin du théâtre — appréhension que, fort<br />
heureusement, les faits n’ont pas confirmée. Au cours <strong>de</strong>s<br />
<strong>Rencontres</strong> <strong>Internationales</strong> <strong>de</strong> <strong>Genève</strong> <strong>de</strong> 1955, on a discuté <strong>de</strong>s<br />
dangers que présentaient pour notre culture la radio, la télévision<br />
<strong>et</strong> l’usage du magnétophone.<br />
1 Conférence du 5 septembre 1958.<br />
72<br />
@
p.062<br />
L’homme <strong>et</strong> l’atome<br />
A l’heure actuelle, les promesses <strong>de</strong> la science sont une fois<br />
encore accompagnées <strong>de</strong> menaces, mais leurs dimensions sont<br />
différentes. D’un côté la vision magnifique d’un mon<strong>de</strong> riche en<br />
nouvelles sources d’énergie, le niveau d’existence <strong>de</strong> l’homme plus<br />
élevé, son labeur réduit, son instruction plus étendue, ses loisirs<br />
plus fréquents <strong>et</strong> plus variés, <strong>et</strong> <strong>de</strong> l’autre, le danger d’une<br />
dégénérescence biologique, d’une <strong>de</strong>struction partielle <strong>et</strong> peut-être<br />
totale du genre humain <strong>et</strong> <strong>de</strong> la terre elle-même.<br />
La situation nous autorise aussi bien à faire <strong>de</strong> beaux rêves qu’à<br />
prévoir <strong>de</strong>s catastrophes. Arrêtons-nous sur ces <strong>de</strong>rnières. On sait<br />
que chaque génération juge sa situation exceptionnelle. Pour se<br />
rendre compte combien c<strong>et</strong>te opinion est justifiée, consultons le<br />
passé <strong>et</strong> examinons les enseignements qui en découlent.<br />
L’idée d’une catastrophe englobant le mon<strong>de</strong> entier n’a pas été<br />
rare dans le passé <strong>de</strong> l’Europe. Tantôt elle était liée à un passé<br />
très lointain, tantôt elle avait trait à l’avenir. Le plus souvent on<br />
croyait qu’une catastrophe serait causée par le feu ou par l’eau.<br />
Selon les stoïciens, le mon<strong>de</strong> <strong>de</strong>vait être consumé par le feu. C<strong>et</strong>te<br />
conflagration (εκπύρωσις) <strong>de</strong>vait se produire régulièrement,<br />
annonçant un renouveau. Cicéron avait ensuite adopté c<strong>et</strong>te<br />
opinion, dérivée d’ailleurs d’Héraclite. Mais le déluge représentait<br />
le type <strong>de</strong> catastrophe le plus fréquent, c<strong>et</strong>te même idée se<br />
répétant avec une régularité frappante dans diverses parties du<br />
globe. C’était toujours une pluie torrentielle qui inondait la terre.<br />
Et c’était toujours un couple élu qui évitait le sort <strong>de</strong> ses<br />
semblables <strong>et</strong> repeuplait la terre. Ainsi Zeus avait inondé le mon<strong>de</strong><br />
<strong>et</strong> n’avait permis qu’à Deucalion <strong>et</strong> à Pyrrha <strong>de</strong> se sauver en<br />
débarquant au somm<strong>et</strong> du Parnasse. D’habitu<strong>de</strong> le feu <strong>et</strong> l’eau<br />
jouaient dans ces mythes un double rôle : celui d’élément <strong>de</strong><br />
73
L’homme <strong>et</strong> l’atome<br />
représailles <strong>et</strong> celui d’élément <strong>de</strong> purification. Puni <strong>de</strong> ses méfaits,<br />
le mon<strong>de</strong> émergeait purifié par c<strong>et</strong>te <strong>de</strong>struction.<br />
Mais ce qui nous intéresse ici, ce ne sont pas les catastrophes<br />
d’un passé mythique, mais celles qu’on attendait dans l’avenir.<br />
Arrêtons-nous un instant sur l’an 1000 qui a suscité tant <strong>de</strong><br />
querelles. C’est à Michel<strong>et</strong>, auquel on a souvent reproché une<br />
vision exagérée du moyen âge, que nous <strong>de</strong>vons la <strong>de</strong>scription la<br />
p.063<br />
plus pathétique <strong>de</strong> la terreur qui régnait pendant les années<br />
précédant c<strong>et</strong>te date.<br />
« C<strong>et</strong>te fin d’un mon<strong>de</strong> si triste, était tout ensemble l’espoir <strong>et</strong><br />
l’effroi du moyen âge », écrit Michel<strong>et</strong> dans le second volume <strong>de</strong><br />
son Histoire <strong>de</strong> France. « Voyez ces vieilles statues dans les<br />
cathédrales du dixième <strong>et</strong> du onzième siècles, maigres, mu<strong>et</strong>tes <strong>et</strong><br />
grimaçantes dans leur lai<strong>de</strong>ur contractée, l’air souffrant comme la<br />
vie, <strong>et</strong> lai<strong>de</strong>s comme la mort. Voyez comme elles implorent les<br />
mains jointes, ce moment souhaité <strong>et</strong> terrible, c<strong>et</strong>te secon<strong>de</strong> mort<br />
<strong>de</strong> la résurrection, qui doit les faire sortir <strong>de</strong> leurs ineffables<br />
tristesses, <strong>et</strong> les faire passer du néant à l’être, du tombeau en<br />
Dieu. » Selon c<strong>et</strong> auteur, toute l’Europe occi<strong>de</strong>ntale attendait alors<br />
la fin du mon<strong>de</strong>. «...Le captif attendait dans le noir donjon... le<br />
serf attendait sur son sillon... le moine attendait dans les<br />
abstinences du cloître... »<br />
Depuis que Michel<strong>et</strong> a tracé ces lignes, il a servi <strong>de</strong> cible à<br />
diverses critiques. On lui reprochait <strong>de</strong> n’avoir pas suffisamment<br />
<strong>de</strong> faits à l’appui <strong>de</strong> ses affirmations. Il est vrai que le chroniqueur<br />
<strong>de</strong> l’époque, Raoul Glaber, moine <strong>de</strong> Cluny, auquel se référait<br />
Michel<strong>et</strong>, avait écrit : « On croyait que l’ordre <strong>de</strong>s saisons <strong>et</strong> les<br />
lois <strong>de</strong>s éléments qui jusqu’alors avaient gouverné le mon<strong>de</strong>,<br />
74
L’homme <strong>et</strong> l’atome<br />
étaient r<strong>et</strong>ombés dans le chaos éternel <strong>et</strong> l’on craignait la fin du<br />
genre humain » 1 ; cependant ces mots se rapportaient non à l’an<br />
1000, mais à la gran<strong>de</strong> famine <strong>de</strong> 1033. Quand on eut mangé les<br />
bêtes <strong>et</strong> les oiseaux, les racines <strong>de</strong>s arbres, l’argile mêlée au son,<br />
nous raconte le même chroniqueur en parlant <strong>de</strong> l’an 1033, on s’en<br />
prit aux cadavres. Le voyageur était assailli sur les chemins par<br />
<strong>de</strong>s cannibales, « mais tout était vain, car il n’est d’autre refuge<br />
contre la vengeance <strong>de</strong> Dieu que Dieu même ». La terreur semée<br />
par la famine fut renforcée par un phénomène inattendu. «... Le<br />
29 juin 1033, le soleil s’éclipsa <strong>et</strong> <strong>de</strong>vint couleur <strong>de</strong> safran... Les<br />
hommes — écrit Glaber — en se regardant les uns les autres se<br />
voyaient pâles comme <strong>de</strong>s morts ; tous les obj<strong>et</strong>s en plein air<br />
prirent une teinte livi<strong>de</strong>. La p.064 stupeur remplit alors tous les<br />
cœurs : on s’attendait à quelque catastrophe générale <strong>de</strong><br />
l’humanité 2 . »<br />
Comme argument contre une vision exagérée <strong>de</strong> la panique<br />
régnant, soi-disant, avant l’an 1000, on nous fait remarquer non<br />
seulement que ces mots se rattachent à <strong>de</strong>s événements<br />
ultérieurs, mais aussi que les nombreuses bulles pontificales<br />
décrétées <strong>de</strong> 970 à l’an 1000 ne mentionnent pas la prochaine fin<br />
du mon<strong>de</strong>. Toutefois c<strong>et</strong> argument n’est pas jugé décisif. Les<br />
autorités pontificales ne pouvaient en eff<strong>et</strong> risquer <strong>de</strong> déchaîner<br />
<strong>de</strong>s sentiments qui auraient pu être difficiles à maîtriser. Déjà en<br />
936, <strong>de</strong>s moines s’étaient révoltés <strong>et</strong>, après avoir tué leur prieur,<br />
avaient pris <strong>de</strong>s épouses. En outre, l’Eglise ne pouvait se hasar<strong>de</strong>r<br />
<strong>de</strong> fixer une date à la fin du mon<strong>de</strong>, une date que les faits<br />
1 E. GEBHART, « L’état d’âme d’un moine <strong>de</strong> l’an 1000. — Le chroniqueur Raoul<br />
Glaber », Revue <strong>de</strong>s Deux Mon<strong>de</strong>s, octobre 1891.<br />
2 E. GEBHART, Op. cit.<br />
75
L’homme <strong>et</strong> l’atome<br />
pouvaient démentir. Aussi gardait-elle le silence à ce suj<strong>et</strong>,<br />
s’abstenant aussi bien <strong>de</strong> confirmer que <strong>de</strong> nier la catastrophe<br />
prévue.<br />
Si les critiques <strong>de</strong> Michel<strong>et</strong> paraissent avoir raison en lui<br />
reprochant d’exagérer l’importance <strong>de</strong> l’an 1000, il n’en est pas<br />
moins vrai que la vision <strong>de</strong> la fin du mon<strong>de</strong> était familière aux gens<br />
du moyen âge. Chaque famine, la peste, une éclipse, l’éruption<br />
d’un volcan, étaient interprétées comme <strong>de</strong>s signes funestes. Pour<br />
les chrétiens, la vie était un combat continu opposant Dieu à<br />
Satan. Plus d’une fois le chroniqueur Glaber avait vu ce <strong>de</strong>rnier <strong>de</strong><br />
ses propres yeux. Parfois, en se réveillant, il le voyait assis au<br />
chev<strong>et</strong> <strong>de</strong> son lit. Personne ne doutait <strong>de</strong> la victoire <strong>de</strong> Dieu, mais<br />
les <strong>de</strong>rnières convulsions <strong>de</strong> Satan prom<strong>et</strong>taient d’être terribles.<br />
« La pensée <strong>de</strong> l’Apocalypse escorte le moyen âge tout entier »,<br />
soutient <strong>de</strong>rnièrement Focillon dans son livre sur l’An Mil, « non<br />
dans les replis <strong>de</strong> l’hérésie, dans le secr<strong>et</strong> <strong>de</strong> p<strong>et</strong>ites sectes<br />
cachées, mais au grand jour <strong>et</strong> pour l’enseignement <strong>de</strong> tous. »<br />
« Chaque fois que l’humanité est secouée dans ses profon<strong>de</strong>urs<br />
par un cataclysme politique, militaire ou moral d’une ampleur<br />
inusitée — écrit plus loin le même auteur — elle pense à la fin <strong>de</strong>s<br />
Temps, elle évoque l’Apocalypse 1 . »<br />
p.065<br />
Si l’on peut se référer au chroniqueur Glaber pour diminuer<br />
l’importance <strong>de</strong> la fameuse date <strong>de</strong> l’an 1000, il faut dire que ses<br />
chroniques confirment les mots <strong>de</strong> Focillon que nous venons <strong>de</strong><br />
citer. Le moyen âge vivait dans l’attente d’une catastrophe. Aurait-<br />
on pu représenter le Jugement Dernier avec un réalisme si<br />
poignant, si son idée n’avait pas été familière à l’esprit humain ?<br />
1 H. F0CILLON, L’An Mil, Paris, A. Colin, 1952.<br />
76
L’homme <strong>et</strong> l’atome<br />
Dans les temps mo<strong>de</strong>rnes, la vision <strong>de</strong> l’avenir est visiblement<br />
modifiée. Aux yeux <strong>de</strong> la bourgeoisie triomphante du XVIII e siècle,<br />
l’avenir est représenté par une ligne toujours ascendante qui se<br />
perd dans l’inconnu toujours meilleur. Les pestes <strong>et</strong> les famines<br />
sont <strong>de</strong> plus en plus rares. Franklin enlève à la foudre son<br />
caractère terrifiant en lui donnant une explication scientifique. Les<br />
physiciens <strong>de</strong> l’époque font <strong>de</strong> même par rapport à divers<br />
phénomènes jugés auparavant surnaturels. Le développement <strong>de</strong>s<br />
moyens <strong>de</strong> <strong>de</strong>struction n’est pas en visible désaccord avec le<br />
développement <strong>de</strong>s facultés humaines. Les écrivains anglais du<br />
XVIII e siècle vantent leur époque. L’infirmité d’Alexandre Pope ne<br />
l’empêche pas <strong>de</strong> répéter dans son poème Essay on Man que tout<br />
va pour le mieux dans le meilleur <strong>de</strong>s mon<strong>de</strong>s. Whatever is, is<br />
right. Selon son avis, l’univers est harmonieux, <strong>et</strong> même le vice<br />
contribue au triomphe <strong>de</strong> la vertu. L’intérêt personnel <strong>et</strong> l’intérêt<br />
social s’i<strong>de</strong>ntifient — thèse qu’Adam Smith reprendra ensuite.<br />
Dans ce concours <strong>de</strong> l’optimisme, la voix amère <strong>de</strong> Swift est isolée.<br />
La majorité <strong>de</strong>s écrivains français <strong>de</strong> la même époque entrevoit un<br />
avenir meilleur. Bien que la Révolution française ait été précédée<br />
<strong>de</strong> la panique décrite par Georges Lefebvre dans son livre La<br />
gran<strong>de</strong> peur <strong>de</strong> 1789, ce n’est plus la peur <strong>de</strong> la fin du mon<strong>de</strong>,<br />
causée par une intervention divine qui se manifeste alors, mais<br />
c’est la peur <strong>de</strong>s brigands ou <strong>de</strong>s aristocrates qu’on soupçonne <strong>de</strong><br />
vouloir détruire les récoltes.<br />
Au XIX e siècle, <strong>et</strong> jusqu’à la <strong>de</strong>rnière guerre du XX e siècle, il y<br />
avait, certes, <strong>de</strong>s voix qui prédisaient tantôt la fin <strong>de</strong> la race<br />
blanche au profit <strong>de</strong> la race jaune, tantôt la fin d’une civilisation.<br />
C’est ainsi qu’Oswald Spengler prédisait la fin du mon<strong>de</strong><br />
occi<strong>de</strong>ntal, traitant selon un modèle biologique les civilisations<br />
77
L’homme <strong>et</strong> l’atome<br />
comme <strong>de</strong>s êtres vivants qui croissent, fleurissent <strong>et</strong> meurent.<br />
Mais ce n’était p.066 que le déclin d’une culture <strong>et</strong> non la fin du<br />
mon<strong>de</strong>. Quand parut Der Untergang <strong>de</strong>s Abendlan<strong>de</strong>s, les<br />
contemporains <strong>de</strong> Spengler s’adonnaient à diverses occupations<br />
qui impliquaient la croyance en une continuité <strong>de</strong> développement.<br />
Ils économisaient en pensant à leurs enfants <strong>et</strong> à leurs p<strong>et</strong>its-<br />
enfants, ils plantaient <strong>de</strong>s arbres qui exigeaient un temps prolongé<br />
pour croître <strong>et</strong> ne <strong>de</strong>vaient apporter <strong>de</strong>s fruits qu’aux générations<br />
à venir. La comète <strong>de</strong> Halley avait fait parler <strong>de</strong> la fin du mon<strong>de</strong>,<br />
qui serait causée par un choc possible, mais la curiosité avec<br />
laquelle on l’attendait en 1908 ne rappelait pas la peur que<br />
faisaient naître dans le passé les catastrophes attendues.<br />
Pendant <strong>de</strong> longues années l’attente d’une catastrophe n’est<br />
restée vivace que dans les sectes. Celles-ci sont généralement<br />
fondées par <strong>de</strong>s personnes qui ne savent pas s’adapter aux<br />
conditions dans lesquelles elle vivent. Elles fon<strong>de</strong>nt <strong>de</strong>s sectes par<br />
esprit d’opposition <strong>et</strong> il est intéressant <strong>de</strong> constater que les<br />
membres <strong>de</strong> ces sectes cherchent une satisfaction dans<br />
l’anéantissement d’un mon<strong>de</strong> qui leur paraît hostile. L’intervention<br />
surnaturelle qui causera c<strong>et</strong>te <strong>de</strong>struction saura reconnaître, selon<br />
leur avis, les fidèles parmi les pécheurs <strong>et</strong> les fidèles seront élus<br />
pour avoir accès à un mon<strong>de</strong> meilleur. La vie religieuse est<br />
extrêmement peu différenciée dans mon pays où les catholiques<br />
sont en majorité. Mais, nous aussi, nous avons <strong>de</strong>s sectes qui<br />
brandissent <strong>de</strong>s menaces <strong>de</strong> catastrophe. Les Témoins <strong>de</strong> Jéhovah<br />
parcouraient les villes frappant à toutes les portes <strong>et</strong> conjurant les<br />
gens <strong>de</strong> se ranger au plus vite du côté <strong>de</strong> Dieu ou du côté <strong>de</strong><br />
Satan, car l’heure <strong>de</strong> la fin du mon<strong>de</strong> approche.<br />
Avant d’en finir avec les prévisions <strong>de</strong> catastrophes suscitées<br />
78
L’homme <strong>et</strong> l’atome<br />
par l’appréhension d’une intervention divine <strong>et</strong> <strong>de</strong> passer à<br />
l’anxiété actuelle due à <strong>de</strong>s raisons différentes, je tiens à dire<br />
encore quelques mots sur une secte contemporaine, où l’ancien<br />
mythe du déluge se manifeste encore une fois, associé <strong>de</strong> façon<br />
intéressante à l’énergie atomique.<br />
Dans une <strong>de</strong>s villes <strong>de</strong>s Etats-Unis dont le vrai nom n’a pas été<br />
révélé par les sociologues qui, en qualité d’a<strong>de</strong>ptes, ont étudié le<br />
développement <strong>et</strong> la dissolution <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te secte, au cours du mois<br />
p.067<br />
<strong>de</strong> septembre 1955, une personne âgée d’une cinquantaine<br />
d’années eut, par voie d’écriture automatique, une révélation. Elle<br />
apprit qu’une gran<strong>de</strong> catastrophe aurait lieu le 21 décembre 1955.<br />
L’Amérique du Nord <strong>et</strong> en partie celle du Sud, <strong>de</strong>vaient être<br />
inondées par le déluge. L’être mystérieux qui avait dicté c<strong>et</strong>te<br />
information que la main <strong>de</strong> la personne élue avait notée d’une<br />
écriture qui n’était pas la sienne, se présentait comme un être<br />
protecteur, venu dans une soucoupe volante d’une planète<br />
inconnue <strong>de</strong>s astronomes. Il n’avait pu prévenir plus tôt la<br />
personne élue du désastre, car ce n’est qu’après les explosions <strong>de</strong>s<br />
bombes atomiques que son vol avait été possible. Ces explosions<br />
avaient notamment déchiré une voûte qui séparait la terre <strong>de</strong> la<br />
planète en question, <strong>et</strong> ce n’est qu’alors que les soucoupes<br />
volantes avaient pu faire leur apparition au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> notre globe.<br />
Les êtres protecteurs reviendront désormais plus souvent en<br />
confirmant chaque fois leur message. La personne à laquelle ils<br />
l’avaient confié, ainsi que les autres membres du groupe, <strong>de</strong>vaient<br />
être sauvés par la même voie <strong>de</strong> communication, c’est-à-dire dans<br />
<strong>de</strong>s soucoupes volantes. Installés sur la planète protectrice, ils<br />
<strong>de</strong>vaient passer par une rééducation qui les rendrait aptes à une<br />
vie nouvelle. Ensuite ils pourraient revenir <strong>et</strong> repeupler la terre.<br />
79
L’homme <strong>et</strong> l’atome<br />
La vie <strong>de</strong> ce groupe fut <strong>de</strong> courte durée, car la date du désastre<br />
était proche <strong>et</strong>, quelques mois plus tard, elle fut démentie par les<br />
faits. Mais il ne faut pas croire qu’après une première déception les<br />
sectes soient nécessairement dissoutes. Les mêmes sociologues<br />
américains qui étudiaient ce groupe, démontrent que souvent les<br />
sectes s’obstinent dans leur croyance. Si la fin du mon<strong>de</strong> n’a pas<br />
lieu à la date fixée, elles réussissent toujours à trouver quelque<br />
erreur <strong>de</strong> calcul ou quelque faute dans l’interprétation <strong>de</strong> l’Ecriture<br />
Sainte. La secte se ranime <strong>et</strong> trouve <strong>de</strong> nombreux prosélytes. C’est<br />
ainsi que se ranima plusieurs fois une secte fondée au XIX e siècle<br />
par William Miller dans la Nouvelle-Angl<strong>et</strong>erre. Attendant la fin du<br />
mon<strong>de</strong> en 1843, les fidèles, persuadés que l’argent serait<br />
désormais inutile, avaient déjà vendu leurs biens pour financer les<br />
publications du groupe <strong>et</strong> pour payer les d<strong>et</strong>tes <strong>de</strong> leurs prochains.<br />
La déception qu’apporta l’an 1843 ne les p.068 découragea pas <strong>et</strong> ce<br />
n’est qu’après trois délais successifs prouvés faux que la secte se<br />
dispersa 1 .<br />
Pardonnez-moi d’avoir abusé <strong>de</strong> votre patience pour vous<br />
donner un coup d’œil très superficiel sur les prévisions <strong>de</strong><br />
catastrophes <strong>de</strong> notre passé européen. J’ai abordé ce suj<strong>et</strong> dans le<br />
but <strong>de</strong> répondre à la question par laquelle j’avais commencé ces<br />
réflexions, c’est-à-dire à la question : quels sont les traits<br />
spécifiques <strong>de</strong>s prévisions <strong>de</strong> catastrophes <strong>de</strong> notre époque,<br />
prévisions qui viennent nous hanter, après une pério<strong>de</strong> assez<br />
paisible <strong>de</strong> quelques siècles.<br />
1. Les prophéties du passé qui concernaient une catastrophe<br />
1 L. FESTINGER, H. W. RIECKEN and S. SCHACHTER, When Prophecy Fails, An account<br />
of a mo<strong>de</strong>rn group that predicted the <strong>de</strong>struction of the world, Univ. of Minnesota Press,<br />
Minneapolis, 1956.<br />
80
L’homme <strong>et</strong> l’atome<br />
mondiale étaient fondées tantôt sur <strong>de</strong>s rêves ou <strong>de</strong>s visions,<br />
tantôt sur <strong>de</strong>s calculs tirés <strong>de</strong>s livres sacrés, tantôt sur <strong>de</strong>s<br />
interprétations naïves d’éclipses ou <strong>de</strong>s météores, tantôt enfin sur<br />
<strong>de</strong>s calamités telles que pestes <strong>et</strong> famines interprétées comme <strong>de</strong>s<br />
manifestations <strong>de</strong> la colère <strong>de</strong> Dieu. Aujourd’hui ce n’est pas la<br />
superstition, c’est la science qui parle <strong>de</strong> catastrophe.<br />
2. Ce trait est lié à un autre. Il s’agit notamment <strong>de</strong>s milieux<br />
dans lesquels la crainte d’une catastrophe se manifeste. Les<br />
prophéties du passé étaient les plus terrifiantes là où elles étaient<br />
liées à la plus gran<strong>de</strong> ignorance. Aujourd’hui, c’est l’élite<br />
intellectuelle qui, se rendant le mieux compte du danger,<br />
manifeste la plus gran<strong>de</strong> anxiété <strong>et</strong> ce sont les messages d’un<br />
Albert Einstein ou d’un Albert Schweitzer qui sont les plus<br />
impressionnants.<br />
3. Les terreurs <strong>de</strong> jadis étaient limitées à plusieurs provinces ou<br />
à plusieurs pays. Celles d’aujourd’hui se répan<strong>de</strong>nt simultanément<br />
sur divers continents. L’In<strong>de</strong> semble comparativement éloignée<br />
<strong>de</strong>s centres <strong>de</strong> production <strong>de</strong>s bombes atomiques. Néanmoins, les<br />
journaux du mois <strong>de</strong> mai nous ont communiqué qu’un <strong>de</strong>s plus<br />
fidèles disciples <strong>de</strong> Ghandi a entrepris un jeûne <strong>de</strong> soixante-six<br />
jours pour implorer Dieu <strong>de</strong> sauver l’humanité d’une catastrophe<br />
causée par une explosion nucléaire.<br />
4. p.069 Les catastrophes prévues dans le passé étaient conçues<br />
— nous venons <strong>de</strong> le dire — comme les <strong>de</strong>rnières convulsions <strong>de</strong><br />
Satan. L’enfantement d’un nouveau mon<strong>de</strong> s’annonçait terrible,<br />
mais représentait le passage à une vie nouvelle. La catastrophe<br />
qui nous menace aujourd’hui est définitive <strong>et</strong> sans espoir.<br />
5. Le cinquième trait spécifique que je tiens à souligner, <strong>et</strong> qui a<br />
81
L’homme <strong>et</strong> l’atome<br />
<strong>de</strong>s conséquences importantes pour nos attitu<strong>de</strong>s morales, est dû<br />
au fait que la fin <strong>de</strong> notre mon<strong>de</strong> serait provoquée non par une<br />
divinité courroucée mais par l’homme lui-même. Quand les décr<strong>et</strong>s<br />
divins entraient en jeu, l’homme n’avait qu’à se résigner. Ici, en<br />
principe, s’il a le pouvoir <strong>de</strong> provoquer une catastrophe, il a aussi<br />
le pouvoir <strong>de</strong> l’arrêter. Mais il n’est pas facile d’arrêter les<br />
processus déchaînés. C’est comme dans le Zauberlehrling <strong>de</strong><br />
Go<strong>et</strong>he, où l’apprenti ne sait comment arrêter les flots qu’il a<br />
libérés en se servant <strong>de</strong> la formule <strong>de</strong> son maître sorcier.<br />
La vie <strong>de</strong> l’homme est visiblement influencée par l’image qu’il se<br />
fait du développement humain. Celui qui, dans le passé, vivait en<br />
respectant avec ferveur le mon<strong>de</strong> antique <strong>et</strong> en se posant pour<br />
tâche unique d’approfondir ses connaissances sur l’Antiquité <strong>et</strong> <strong>de</strong><br />
les commenter, vivait une autre vie que celui qui envisage non une<br />
culture déjà pétrifiée, mais un long avenir caractérisé par un<br />
perfectionnement continu. Notre époque est orientée vers l’avenir,<br />
mais son horizon est restreint, parce qu’on entrevoit la possibilité<br />
d’une catastrophe qui, d’un jour à l’autre, peut m<strong>et</strong>tre fin à notre<br />
<strong>de</strong>stinée. Il est impossible <strong>de</strong> ne pas voir aujourd’hui combien<br />
l’avenir est façonné par la science, <strong>et</strong> le développement <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te<br />
<strong>de</strong>rnière est tellement rapi<strong>de</strong> <strong>et</strong> tellement imprévu, qu’il serait<br />
impru<strong>de</strong>nt <strong>de</strong> se prononcer même sur les années les plus proches.<br />
« Nous ne pouvons anticiper aujourd’hui, ce que nous ne saurons<br />
que <strong>de</strong>main » dit K. Popper dans son livre The Poverty of<br />
Historicism. Ce développement, toujours imprévu, constitue pour<br />
l’auteur un argument contre tous les prognostiques contenus dans<br />
les lois <strong>de</strong> l’Histoire, considérées comme inexorables. Le XIX e siècle<br />
croyait connaître l’avenir, parfois en détail. Notre époque est bien<br />
plus mo<strong>de</strong>ste.<br />
82
L’homme <strong>et</strong> l’atome<br />
Dans le passé, la foi en la puissance <strong>de</strong> l’esprit humain, qui se<br />
manifestait dans les gran<strong>de</strong>s découvertes, était liée à la confiance<br />
p.070<br />
en un progrès moral continu. Le progrès technique, si évi<strong>de</strong>nt,<br />
suggérait l’idée d’un progrès moral parallèle. C<strong>et</strong>te confiance ne<br />
caractérise plus l’âge <strong>de</strong>s crématoires, l’âge <strong>de</strong> l’anéantissement<br />
<strong>de</strong> peuples entiers, l’âge <strong>de</strong>s bombes atomiques apportant la<br />
<strong>de</strong>struction à <strong>de</strong>s villes entières. Charles Darwin ne m<strong>et</strong>tait pas en<br />
doute que le progrès moral serait réalisé automatiquement au<br />
cours <strong>de</strong> l’évolution. La sélection naturelle assurait — selon lui — la<br />
survivance <strong>de</strong>s êtres particulièrement doués d’instincts sociaux,<br />
car c’étaient ces êtres qui étaient le mieux adaptés à la vie en<br />
société. N’étaient pourvus d’instincts sociaux que ceux qui étaient<br />
capables <strong>de</strong> sacrifice, ceux qui se montraient solidaires <strong>et</strong> qui<br />
réagissaient vivement au blâme. L’évolution non seulement<br />
privilégiait la vertu, mais éliminait aussi le vice. Les criminels —<br />
écrivait Darwin dans son livre The Descent of Man — sont<br />
condamnés à mort, ou bien l’emprisonnement limite leur possibilité<br />
<strong>de</strong> procréation. Les prostituées ont rarement <strong>de</strong>s enfants. La vie<br />
<strong>de</strong> l’homme intempérant est plus courte <strong>et</strong> moindres sont par là<br />
même ses possibilités <strong>de</strong> léguer ses tendances à ses enfants. Il est<br />
vrai, concédait Darwin, que ceux qui sont capables <strong>de</strong> sacrifice<br />
périssent en plus grand nombre dans les combats. Il est vrai aussi<br />
que les gens exceptionnels, les hommes <strong>de</strong> génie ont<br />
généralement <strong>de</strong>s familles peu nombreuses. Mais en somme le fait<br />
d’être moral donne à l’individu <strong>de</strong> meilleures chances <strong>de</strong> survie,<br />
donc la vertu doit nécessairement triompher.<br />
La confiance <strong>de</strong> Darwin ne paraît pas aujourd’hui suffisamment<br />
fondée. Certains auteurs nous persua<strong>de</strong>nt que l’idée d’une<br />
évolution visant toujours le meilleur n’est qu’un vestige <strong>de</strong> la<br />
83
L’homme <strong>et</strong> l’atome<br />
pensée théologique. C’est ainsi que le philosophe viennois, E.<br />
Topitsch, dans son livre récemment publié <strong>et</strong> intitulé Vom<br />
Ursprung und En<strong>de</strong> <strong>de</strong>r M<strong>et</strong>aphysik, voit dans la foi en une<br />
réalisation automatique <strong>de</strong> la justice au cours <strong>de</strong> l’évolution, une<br />
application <strong>de</strong>s schèmes intentionnels d’origine religieuse. De<br />
même R. Aron dans son livre L’Opium <strong>de</strong>s intellectuels, considère<br />
que ce n’est que l’Histoire, avec une majuscule, qui peut nous<br />
mener vers un but défini <strong>et</strong> que l’Histoire, ainsi conçue, n’est<br />
qu’une fiction déifiée.<br />
p.071<br />
Passons aux eff<strong>et</strong>s que les changements très rapi<strong>de</strong>s <strong>et</strong><br />
imprévus, provoqués par la science en général <strong>et</strong> la physique en<br />
particulier, exercent sur la vie <strong>de</strong>s individus. Examinons les eff<strong>et</strong>s<br />
d’une vie menacée par une mort violente, d’une vie où la confiance<br />
en un progrès moral fait défaut.<br />
Divers pays ont entrepris <strong>de</strong>rnièrement <strong>de</strong>s étu<strong>de</strong>s sur la<br />
jeunesse en général <strong>et</strong> la jeunesse universitaire en particulier. Il<br />
est très intéressant <strong>de</strong> confronter les résultats obtenus <strong>et</strong> <strong>de</strong><br />
r<strong>et</strong>rouver les analogies qui se manifestent dans <strong>de</strong>s pays différents<br />
par leur passé, par leur structure économique <strong>et</strong> politique <strong>et</strong> par<br />
leur niveau d’existence : tantôt très bas <strong>et</strong> tantôt très élevé.<br />
Dans son livre, publié en 1957, sur la jeunesse <strong>de</strong> l’Allemagne<br />
occi<strong>de</strong>ntale, Die Skeptische Generation, Helmut Schelski,<br />
sociologue <strong>de</strong> Hamburg, souligne le besoin <strong>de</strong> sécurité qui se<br />
manifeste dans la jeunesse alleman<strong>de</strong>. C<strong>et</strong>te jeunesse n’a pas <strong>de</strong><br />
gran<strong>de</strong>s ambitions. Elle tient surtout à organiser le mieux possible<br />
sa p<strong>et</strong>ite vie personnelle. A l’ai<strong>de</strong> d’une bonne maîtrise <strong>de</strong> la<br />
profession choisie, elle désire se garantir une certaine aisance, une<br />
vie tranquille dans un p<strong>et</strong>it groupe d’amis, à l’écart <strong>de</strong> la politique,<br />
<strong>de</strong>s grands mots, <strong>de</strong>s grands programmes <strong>et</strong> <strong>de</strong>s gran<strong>de</strong>s<br />
84
L’homme <strong>et</strong> l’atome<br />
organisations. La vie <strong>de</strong> famille lui sert <strong>de</strong> refuge. Dans une <strong>de</strong>s<br />
enquêtes, 62 % <strong>de</strong>s jeunes se sont déclarés indifférents aux<br />
questions politiques. On raconte que les mots <strong>de</strong> Horace gravés<br />
sur le fronton <strong>de</strong> l’Université <strong>de</strong> Munich : Dulce <strong>et</strong> <strong>de</strong>corum est pro<br />
patria mori, ont été changés par les étudiants en Turpe <strong>et</strong> insanum<br />
est pro amentia mori. C<strong>et</strong>te jeunesse veut avant tout survivre <strong>et</strong><br />
elle n’a pas l’intention <strong>de</strong> se sacrifier : Diese Generation opfert sich<br />
nicht. Elle est soucieuse <strong>de</strong> son bien-être, elle est pratique <strong>et</strong><br />
pru<strong>de</strong>nte, apte au conformisme parce qu’il rend la vie plus facile.<br />
Des caractéristiques analogues concernent la jeunesse d’autres<br />
pays. Les Cahiers pédagogiques publiés en France consacrent<br />
entièrement le numéro <strong>de</strong> décembre 1957 à ce qu’on appelle la<br />
crise <strong>de</strong> la jeunesse. Nous y trouvons, comme résultat <strong>de</strong> la<br />
collaboration <strong>de</strong> divers auteurs, un grand nombre d’informations se<br />
rapportant à la jeunesse française. C<strong>et</strong>te jeunesse, elle aussi, est<br />
très sensible à l’incertitu<strong>de</strong> générale <strong>et</strong> cherche la sécurité. Les<br />
auteurs attribuent p.072 c<strong>et</strong>te incertitu<strong>de</strong>, entre autres, aux<br />
changements continuels, à ce qu’ils appellent l’accélération <strong>de</strong><br />
l’histoire. Les professions se modifient avec une gran<strong>de</strong> rapidité.<br />
Ce qu’on a étudié hier, en se préparant à exercer telle ou telle<br />
profession, peut ne pas être utilisable <strong>de</strong>main. Il faut<br />
continuellement se réajuster aux situations nouvelles créées par le<br />
développement technique. L’épargne n’a plus <strong>de</strong> sens. La guerre<br />
atomique hante les cerveaux. Le fait que nous sommes entrés<br />
dans la pério<strong>de</strong> <strong>de</strong> la <strong>de</strong>struction « presse-bouton » possible,<br />
comme dit l’un <strong>de</strong>s auteurs, est ressenti par les jeunes <strong>de</strong> façon<br />
ontologique. En France, comme en Allemagne, on aime à<br />
s’organiser en p<strong>et</strong>its groupes. Avant 1939, comme le souligne un<br />
<strong>de</strong>s auteurs, le fait <strong>de</strong> se sentir membre d’un vaste mouvement<br />
85
L’homme <strong>et</strong> l’atome<br />
organisé était un stimulant. Actuellement, c’est un obstacle. En<br />
réponse à une enquête organisée par l’Institut Français d’Opinion<br />
Publique, 96 % <strong>de</strong>s personnes questionnées considèrent que la<br />
politique est un mal. C<strong>et</strong>te jeunesse comme celle <strong>de</strong> l’Allemagne<br />
est méfiante <strong>et</strong> critique à l’égard <strong>de</strong>s grands mots. Ce sont les<br />
adultes qui ont <strong>de</strong>s illusions ; les jeunes en sont complètement<br />
dépourvus. Ils n’ont plus <strong>de</strong> grands modèles à imiter. Dans le<br />
domaine <strong>de</strong> la morale, ce qui compte avant tout c’est la loyauté<br />
envers le groupe qu’on s’est choisi. Plus <strong>de</strong> buts lointains. On veut<br />
vivre le présent sans envisager l’avenir.<br />
En 1954, le sociologue français Jean Sto<strong>et</strong>zel publia les<br />
résultats <strong>de</strong>s étu<strong>de</strong>s qu’il a poursuivies au Japon vers la fin <strong>de</strong><br />
l’année 1951 <strong>et</strong> au cours <strong>de</strong>s premiers mois <strong>de</strong> 1952, sur<br />
l’initiative <strong>de</strong> l’Unesco. Le titre <strong>de</strong> son livre est Jeunesse sans<br />
chrysanthème ni sabre, c’est-à-dire sans le chrysanthème qui était<br />
l’emblème <strong>de</strong> l’empereur <strong>et</strong> sans sabre, car il s’agit d’un Japon<br />
démilitarisé 1 . Les jeunes Japonais cherchaient surtout la stabilité<br />
économique <strong>et</strong> l’élévation du niveau <strong>de</strong> vie. A la question :<br />
« Quelle est la chose — <strong>de</strong> caractère personnel ou autre — qui<br />
actuellement vous préoccupe <strong>et</strong> vous rend le plus malheureux ? »,<br />
la réponse qui, par ordre <strong>de</strong> fréquence, se plaçait immédiatement<br />
après les soucis économiques, était la crainte <strong>de</strong> la guerre. A<br />
l’Université <strong>de</strong> Kyoto environ 50 % p.073 <strong>de</strong>s étudiants interrogés<br />
prévoyaient une <strong>de</strong>struction totale dans le cas d’une nouvelle<br />
guerre qu’ils jugeaient en majorité inutile <strong>et</strong> évitable. A la<br />
question, si en 1975 l’énergie atomique serait utilisée à <strong>de</strong>s fins<br />
industrielles bien plus qu’à <strong>de</strong>s fins militaires, 59 % <strong>de</strong>s étudiants<br />
1 Le titre <strong>de</strong> ce livre fait allusion au livre <strong>de</strong> R. Benedict, The Chrysanthemum and the<br />
Sword, paru aux Etats-Unis en 1946.<br />
86
L’homme <strong>et</strong> l’atome<br />
<strong>et</strong> 68 % <strong>de</strong>s étudiantes ont répondu que l’énergie atomique serait<br />
utilisée surtout à <strong>de</strong>s fins <strong>de</strong>structrices. Ce sont là les réponses<br />
d’une génération qui se souvenait bien <strong>de</strong>s événements <strong>de</strong><br />
Hiroshima <strong>et</strong> <strong>de</strong> Nagasaki.<br />
Les informations que je possè<strong>de</strong> sur la jeunesse universitaire<br />
anglaise <strong>et</strong> celle <strong>de</strong>s Etats-Unis n’apportent, dans leurs traits<br />
essentiels, rien <strong>de</strong> nouveau. Les professeurs américains déplorent<br />
le manque <strong>de</strong> vertus civiques, caractéristique <strong>de</strong> la jeunesse<br />
étudiante. Ici aussi les jeunes voudraient vivre une vie en famille,<br />
une vie tranquille <strong>et</strong> stabilisée. Les modèles que proposait<br />
autrefois à ses contemporains Benjamin Franklin ne paraissent<br />
plus actuels. Dans une étu<strong>de</strong> récemment parue sur la stratification<br />
sociale <strong>de</strong>s Etats-Unis, Talcott Parsons, le sociologue <strong>de</strong> Harvard,<br />
considère que dans la classe moyenne, le désir <strong>de</strong> s’enrichir n’est<br />
plus aussi répandu qu’auparavant. Actuellement on pense plutôt à<br />
la sécurité, à avoir une occupation qu’on aime, à être heureux en<br />
famille <strong>et</strong> dans un p<strong>et</strong>it cercle d’amis 1 . Voilà donc <strong>de</strong>s tendances<br />
que nous avons déjà signalées plus haut.<br />
Je voudrais encore consacrer quelques mots au pays que je<br />
connais le mieux, c’est-à-dire à la Pologne. En 1957 un <strong>de</strong>s<br />
journaux <strong>de</strong> la jeunesse avait publié une enquête en vue <strong>de</strong> savoir<br />
quels étaient les goûts <strong>et</strong> les ambitions <strong>de</strong> ses lecteurs. Les<br />
réponses, dont les auteurs étaient pour la plupart âgés <strong>de</strong> 17 à 25<br />
ans, faisaient preuve d’un « minimalisme d’aspirations », selon<br />
l’expression <strong>de</strong>s commentateurs <strong>de</strong>s résultats obtenus. Au mois <strong>de</strong><br />
juin <strong>de</strong>rnier, le centre sociologique <strong>de</strong> l’Université <strong>de</strong> Varsovie a<br />
entrepris un sondage d’opinions dans la jeunesse universitaire <strong>de</strong><br />
1 T. PARSONS, A Revised Analytical Approach to the Theory of Social Stratification,<br />
Glencoe, Illinois, 1953, The Free Press.<br />
87
L’homme <strong>et</strong> l’atome<br />
la capitale à l’ai<strong>de</strong> <strong>de</strong> la métho<strong>de</strong> d’échantillonnage représentatif.<br />
Chaque trentième étudiant <strong>de</strong>s 25 000 qui fréquentent les écoles<br />
supérieures <strong>de</strong> Varsovie a été prié <strong>de</strong> répondre à un questionnaire<br />
p.074<br />
très détaillé. Le portrait <strong>de</strong> l’étudiant qui émerge <strong>de</strong> ces<br />
réponses diffère par certains traits <strong>de</strong>s portraits <strong>de</strong> ses camara<strong>de</strong>s<br />
<strong>de</strong> l’étranger, mais il leur ressemble par d’autres.<br />
Comme leurs collègues <strong>de</strong> l’Occi<strong>de</strong>nt, les étudiants polonais<br />
veulent se tenir loin <strong>de</strong> la politique <strong>et</strong> un p<strong>et</strong>it nombre seulement a<br />
l’ambition d’influencer les événements qui se déroulent dans le<br />
pays. Il est vrai qu’à la question <strong>de</strong> savoir si, à notre époque, l’idée<br />
<strong>de</strong> patrie ne paraît pas surannée, ils soutiennent en majorité la<br />
négative <strong>et</strong> se déclarent, pour plus <strong>de</strong> 80 %, prêts à <strong>de</strong>s sacrifices<br />
si la défense <strong>de</strong> la patrie l’exige. Mais l’idéal dominant <strong>de</strong> l’étudiant<br />
est, encore une fois, celui d’organiser le mieux possible sa vie<br />
personnelle, d’exercer tranquillement une profession qui l’intéresse<br />
<strong>et</strong> <strong>de</strong> passer son temps libre dans un cercle d’amis.<br />
« Le sage n’approchera point <strong>de</strong>s affaires publiques, à moins<br />
que quelque circonstance ne l’y oblige » disait Epicure. Vivre à<br />
l’écart dans un p<strong>et</strong>it groupe d’amis, c’est bien le programme <strong>de</strong> ce<br />
philosophe, exprimé dans sa formule célèbre « Cache ta vie ». Ce<br />
genre <strong>de</strong> vie <strong>de</strong>vait — selon lui — assurer à l’homme le bonheur à<br />
condition qu’il se délivre <strong>de</strong> ses craintes. Epicure disposait <strong>de</strong><br />
remè<strong>de</strong>s contre les craintes nées <strong>de</strong> la superstition. Les craintes<br />
que suscite la science, qui se développe dans une atmosphère <strong>de</strong><br />
tension politique, paraissent plus difficiles à dissiper.<br />
On a souvent attribué ce « minimalisme d’aspirations » à <strong>de</strong>s<br />
conditions <strong>de</strong> vie difficiles ou à d’autres facteurs d’ordre local. Mais<br />
le fait que les mêmes tendances se répètent dans divers pays,<br />
vivant dans <strong>de</strong>s conditions très différentes, perm<strong>et</strong> <strong>de</strong> supposer<br />
88
L’homme <strong>et</strong> l’atome<br />
que <strong>de</strong>s facteurs d’ordre général peuvent aussi entrer en jeu. J’ai<br />
cru les voir dans une vie sans avenir, une vie menacée <strong>et</strong><br />
empreinte <strong>de</strong> scepticisme, quant à l’idée d’un progrès moral. En<br />
eff<strong>et</strong>, il est difficile <strong>de</strong> parler <strong>de</strong> progrès moral à une époque où, en<br />
toute conscience, on fabrique <strong>de</strong>s bombes atomiques <strong>et</strong> on discute<br />
avec sang-froid leur efficacité.<br />
L’attitu<strong>de</strong> d’Epicure envers la vie publique a souvent été<br />
attribuée au sentiment d’impuissance que <strong>de</strong>vait ressentir un<br />
citoyen grec incorporé dans un grand empire. Le sentiment<br />
d’impuissance semble jouer un rôle important dans l’attitu<strong>de</strong> <strong>de</strong><br />
p.075<br />
la jeunesse contemporaine. L’énergie atomique donne un<br />
pouvoir immense à l’Etat qui en dispose. L’homme voit le grand<br />
jeu politique se dérouler, sans avoir le moindre espoir que son<br />
activité puisse influer sur les grands événements. Quand on se<br />
croit impuissant on choisit d’habitu<strong>de</strong> entre <strong>de</strong>ux voies qui se<br />
présentent : on se replie sur soi-même <strong>et</strong> on cherche à se<br />
détacher du mon<strong>de</strong> ou bien on tente <strong>de</strong> se faire illusion sur sa<br />
puissance. C<strong>et</strong>te <strong>de</strong>rnière voie semble être celle qu’ont choisie les<br />
groupes <strong>de</strong> jeunesse asociale qui existent dans divers pays <strong>et</strong><br />
causent tant d’inquiétu<strong>de</strong> aux éducateurs. Les Halbstarken<br />
d’Allemagne occi<strong>de</strong>ntale, les Teddy boys <strong>et</strong> les Teddy girls<br />
d’Angl<strong>et</strong>erre, les zazous français, les houligans polonais, tous se<br />
font remarquer par <strong>de</strong>s actes <strong>de</strong> violence irraisonnée : voitures<br />
attaquées à coups <strong>de</strong> pierre, magasins démolis, vitres brisées, <strong>et</strong>c.<br />
On a certainement connu <strong>de</strong>s phénomènes semblables dans le<br />
passé. Les Anglais, au début du XVIII e siècle se plaignaient <strong>de</strong>s<br />
ban<strong>de</strong>s composées pour la plupart <strong>de</strong> jeunesse dorée <strong>et</strong> appelées<br />
les Mohocks. Ces ban<strong>de</strong>s s’amusaient à attaquer les voitures en les<br />
perçant <strong>de</strong> leurs épées, <strong>et</strong> molestaient les passants qui<br />
89
L’homme <strong>et</strong> l’atome<br />
s’attardaient la nuit dans les rues. Mais les phénomènes que nous<br />
observons à l’heure actuelle diffèrent <strong>de</strong> ceux du passé en quantité<br />
aussi bien qu’en qualité. Ils naissent d’une situation sociale très<br />
complexe. On ne peut les expliquer par <strong>de</strong>s facteurs d’ordre<br />
économique, puisque c<strong>et</strong>te jeunesse révoltée appartient tantôt à<br />
<strong>de</strong>s milieux très pauvres <strong>et</strong> tantôt à <strong>de</strong>s classes privilégiées. Les<br />
uns sont les enfants <strong>de</strong> hauts fonctionnaires, d’autres se recrutent<br />
parmi les ouvriers. Ce ne sont ni les difficultés économiques ni la<br />
crise <strong>de</strong> logement qui poussent la jeunesse <strong>de</strong> Suè<strong>de</strong> à courir les<br />
rues <strong>et</strong> à former <strong>de</strong>s gangs. Ce qui constitue un trait commun <strong>de</strong><br />
c<strong>et</strong>te « écume sociale », c’est que c<strong>et</strong>te jeunesse, n’ayant d’autres<br />
moyens pour s’opposer à son milieu <strong>et</strong> pour affirmer sa volonté, a<br />
recours à <strong>de</strong>s provocations. Les parents <strong>et</strong> les instituteurs sont<br />
déjà las — comme le remarque Schelski —, <strong>et</strong> se montrent trop<br />
indifférents à ces provocations. Par conséquent, il faut provoquer<br />
ceux qui, en raison <strong>de</strong> leur profession, sont obligés <strong>de</strong> réagir — il<br />
faut provoquer la police. Ces provocations donnent une illusion du<br />
pouvoir, alors qu’elles sont une manifestation <strong>de</strong> faiblesse.<br />
p.076<br />
Ce sentiment d’impuissance se manifeste non seulement<br />
chez les jeunes. On l’observe également chez <strong>de</strong>s sociologues<br />
appelés à collaborer avec <strong>de</strong>s hommes d’Etat. Souvent nous avons<br />
entendu dire que le désarroi dans lequel nous vivons est dû à la<br />
disproportion qui existe entre le développement <strong>de</strong>s sciences<br />
exactes <strong>et</strong> celui <strong>de</strong>s sciences sociales, les premières étant <strong>de</strong><br />
plusieurs siècles en avance sur les secon<strong>de</strong>s. Depuis le moment où<br />
c<strong>et</strong>te opinion s’est largement répandue, les sciences sociales ont<br />
fait <strong>de</strong>s progrès très rapi<strong>de</strong>s, mais les sociologues n’ont pas été<br />
capables <strong>de</strong> convaincre du bien-fondé <strong>de</strong> leurs opinions ceux qui<br />
détiennent le pouvoir politique. Au cours <strong>de</strong> la <strong>de</strong>rnière guerre, le<br />
90
L’homme <strong>et</strong> l’atome<br />
sociologue américain, A. H. Leighton, avait été nommé chef <strong>de</strong> la<br />
Foreign Morale Analysis Division, qui avait pour but <strong>de</strong> s’orienter<br />
sur l’esprit régnant dans le camp ennemi <strong>et</strong> sur sa capacité <strong>de</strong><br />
résistance psychologique. Le secteur <strong>de</strong> Leighton s’occupait du<br />
Japon. En interviewant <strong>de</strong>s prisonniers <strong>de</strong> guerre japonais <strong>de</strong> plus<br />
en plus nombreux, en lisant leurs notes personnelles, <strong>et</strong> en se<br />
basant sur d’autres documents accessibles, Leighton <strong>et</strong> ses<br />
collaborateurs purent constater qu’il était possible <strong>de</strong> persua<strong>de</strong>r les<br />
Japonais à se rendre, à condition que les propositions américaines<br />
soient faites dans <strong>de</strong>s termes qui ne blessent pas l’amour-propre<br />
<strong>de</strong> l’adversaire. Les Japonais étaient visiblement exténués, souvent<br />
mal nourris. Ils se rendaient compte <strong>de</strong> la supériorité technique <strong>de</strong><br />
l’armée américaine. Il est probable qu’ils auraient volontiers<br />
accepté un armistice <strong>et</strong> <strong>de</strong>s pourparlers. Hélas, les rapports que le<br />
secteur <strong>de</strong> Leighton transm<strong>et</strong>tait aux autorités centrales ne<br />
faisaient que renforcer l’opinion <strong>de</strong> ceux qui, déjà auparavant,<br />
étaient persuadés qu’il ne fallait pas avoir recours à <strong>de</strong>s moyens<br />
drastiques, alors que ceux qui étaient d’un autre avis ne les<br />
prenaient pas en considération. Ceux qui jugeaient l’usage <strong>de</strong>s<br />
moyens drastiques nécessaire étant en majorité, la <strong>de</strong>struction <strong>de</strong><br />
Hiroshima <strong>et</strong> <strong>de</strong> Nagasaki fut décidée. Rien d’étonnant que dans<br />
ces conditions, le livre <strong>de</strong> A. H. Leighton Human Relations in a<br />
Changing World 1 , dans lequel l’auteur raconte les étapes<br />
successives du travail <strong>de</strong> son secteur, parvienne p.077 à <strong>de</strong>s<br />
conclusions pessimistes. Pour illustrer l’impuissance <strong>de</strong>s sciences<br />
sociales d’exercer leur influence sur les hommes politiques en leur<br />
soum<strong>et</strong>tant les résultats <strong>de</strong> leurs étu<strong>de</strong>s, Leighton a recours à une<br />
comparaison éloquente : les sciences sociales sont pour l’homme<br />
1 New-York, 1949.<br />
91
L’homme <strong>et</strong> l’atome<br />
d’Etat ce qu’un réverbère est pour l’ivrogne. L’ivrogne ne cherche<br />
pas la lumière, il ne cherche qu’un point d’appui.<br />
La force <strong>de</strong>structrice <strong>de</strong> l’énergie atomique se manifesta donc<br />
pour la première fois le 6 août 1945. Notre morale ne prévoyait<br />
pas <strong>de</strong>s faits tels que l’anéantissement en quelques secon<strong>de</strong>s <strong>de</strong><br />
tant d’êtres humains. Aussi, la réaction immédiate ressembla-t-elle<br />
plutôt à <strong>de</strong> la stupeur qu’à une réaction d’ordre moral.<br />
L’imagination humaine est lente à absorber <strong>de</strong>s faits nouveaux <strong>et</strong> à<br />
les encadrer dans une morale qui ne dispose même pas <strong>de</strong> termes<br />
appropriés pour qualifier l’événement qui a eu lieu. La morale <strong>de</strong><br />
l’Occi<strong>de</strong>nt fut tout aussi lente à absorber l’existence <strong>de</strong> fours<br />
crématoires. Le droit international n’avait pas prévu <strong>de</strong> telles<br />
éventualités <strong>et</strong> c’est ce qui fait — comme vous le savez d’ailleurs<br />
— que le procès <strong>de</strong> Nuremberg dut avoir recours à la notion du<br />
droit naturel pour que les juges soient à même d’exercer leurs<br />
fonctions.<br />
En commençant ces remarques, j’espérais consacrer la<br />
première partie aux dangers <strong>de</strong> la physique mo<strong>de</strong>rne pour passer<br />
ensuite à ses bienfaits, mais c<strong>et</strong>te première partie a r<strong>et</strong>enu<br />
entièrement mon attention. Non seulement parce que les dangers<br />
<strong>de</strong> la physique mo<strong>de</strong>rne sont déjà très réels, alors que ses<br />
bienfaits sont plutôt anticipés, mais aussi parce que la vision du<br />
mal a toujours <strong>de</strong>s couleurs plus vives que la vision du bien. Les<br />
<strong>de</strong>scriptions du paradis ont toujours été un peu fa<strong>de</strong>s <strong>et</strong> ce n’est<br />
pas au Paradis <strong>de</strong> Dante que nous revenons lorsque nous relisons<br />
la Divine Comédie, mais à son image <strong>de</strong> l’enfer.<br />
De nombreux éducateurs déplorent les attitu<strong>de</strong>s morales <strong>de</strong> la<br />
jeunesse contemporaine. Nous avons essayé <strong>de</strong> les comprendre,<br />
considérant que seule la connaissance <strong>de</strong>s causes peut ai<strong>de</strong>r à<br />
92
L’homme <strong>et</strong> l’atome<br />
trouver les remè<strong>de</strong>s. Les réponses données aux questionnaires que<br />
nous avons cités, prouvent que, malgré le scepticisme moral <strong>de</strong> la<br />
jeunesse, l’éducateur n’a pas à travailler dans le vi<strong>de</strong>, s’il s’agit <strong>de</strong>s<br />
valeurs qu’elle respecte. Notre ère <strong>de</strong> tension <strong>et</strong> <strong>de</strong> menaces p.078<br />
fait ressortir particulièrement une valeur. Elle se manifeste dans ce<br />
besoin d’amitié que nous avons tant <strong>de</strong> fois signalé <strong>et</strong> se place au<br />
premier rang dans les réponses. Elle est appréciée même par les<br />
plus critiques <strong>et</strong> les plus méfiants. C’est la valeur <strong>de</strong> la fraternité.<br />
En faisant appel à c<strong>et</strong>te valeur on peut faire <strong>de</strong> l’homme un être<br />
digne <strong>de</strong> respect <strong>et</strong> peut-être même libérer le mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> son<br />
angoisse.<br />
@<br />
93
L’homme <strong>et</strong> l’atome<br />
EMMANUEL D’ASTIER<br />
L’HOMME DE LA RUE DEVANT L’ÈRE ATOMIQUE 1<br />
p.079<br />
Malgré la façon aimable <strong>et</strong> élogieuse dont on vient <strong>de</strong> me<br />
présenter, j’abor<strong>de</strong> c<strong>et</strong>te première rencontre avec une certaine<br />
inhibition due aux propos <strong>de</strong> l’introducteur. Il a parlé <strong>de</strong> mes idées<br />
avancées. Je sais que je passe pour un homme marqué. On peut<br />
être marqué par ses opinions, par l’âge, par les désillusions, mais<br />
je suis connu pour être au moins marqué par les idées politiques.<br />
Je voudrais que cela ne pèse pas sur l’auditoire. Ni sur moi-même,<br />
puisque je suis tenu ce soir d’incarner un personnage qui est<br />
l’homme <strong>de</strong> la rue <strong>de</strong>vant l’ère atomique.<br />
Quand j’ai choisi ce titre, je n’ai naturellement pas eu la<br />
prétention <strong>de</strong> parler au nom <strong>de</strong> l’homme <strong>de</strong> la rue dans tous les<br />
continents, car il est certain que la position <strong>de</strong> l’homme <strong>de</strong>s<br />
champs ou <strong>de</strong> la rue, en Afrique, en Amérique <strong>et</strong> en Europe <strong>de</strong>vant<br />
l’ère atomique, n’est pas la même. Je me contenterai d’essayer <strong>de</strong><br />
représenter l’homme <strong>de</strong> la rue en France au moins <strong>et</strong> peut-être,<br />
jusqu’à un certain point, dans le mon<strong>de</strong> occi<strong>de</strong>ntal, bien que pour<br />
ma part, je n’aime pas c<strong>et</strong>te terminologie qui oppose l’Occi<strong>de</strong>nt à<br />
l’Orient.<br />
L’ère atomique — l’homme <strong>de</strong> la rue le sait — a été ouverte,<br />
pour ce qui est <strong>de</strong> la recherche, au début du XX e siècle. Dans le<br />
domaine <strong>de</strong>s applications, elle commence au seuil <strong>de</strong> la <strong>de</strong>uxième<br />
moitié du XX e siècle.<br />
1 Conférence du 8 septembre 1958.<br />
94<br />
@
p.080<br />
L’homme <strong>et</strong> l’atome<br />
Pour la plupart <strong>de</strong>s gens, le mot « atomique » est lié au<br />
mot « bombe », c’est une idée sur laquelle je reviendrai plus<br />
longuement.<br />
En général, l’ère atomique pour l’homme <strong>de</strong> la rue, est pour<br />
<strong>de</strong>main. Pour beaucoup, au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> leur génération. Quelquefois,<br />
c’est une espèce <strong>de</strong> science-fiction, où l’on confond — justement<br />
sans doute — la notion <strong>de</strong> l’ère interplanétaire <strong>et</strong> la notion <strong>de</strong> l’ère<br />
atomique. Une science fiction qui pour beaucoup d’hommes,<br />
présente <strong>de</strong>s problèmes <strong>et</strong> <strong>de</strong>s soucis immédiats qui l’emportent<br />
sur les satisfactions à venir.<br />
Ces <strong>de</strong>rniers temps, j’ai essayé d’interroger bon nombre <strong>de</strong><br />
gens <strong>de</strong> la rue sur c<strong>et</strong>te question. Avant c<strong>et</strong>te p<strong>et</strong>ite enquête, la<br />
référence la plus courante que j’entendais dans ma famille ou chez<br />
mes amis — aussi bien chez un receveur d’autobus que chez un<br />
ouvrier agricole ou chez moi — était le propos suivant : « Sale<br />
temps. Il n’y a plus <strong>de</strong> saisons : ce sont vos expériences<br />
atomiques. » Les réactions <strong>de</strong> la toute jeune génération n’étaient<br />
pas les mêmes... Quant il parlait d’atome, mon fils <strong>de</strong>mandait si la<br />
vitesse <strong>de</strong> l’auto atomique serait plus gran<strong>de</strong> que celle <strong>de</strong> l’auto à<br />
essence. Enfin, j’entendais une réflexion générale <strong>et</strong> désabusée qui<br />
était : « Pour l’instant c’est une histoire à faire tuer les hommes <strong>et</strong><br />
à favoriser la guerre ».<br />
Voici quelques résultats <strong>de</strong> ma p<strong>et</strong>ite enquête. Le premier<br />
interrogé, un peu mauvais coucheur <strong>et</strong> un peu agité, comme<br />
presque tous les Français, m’a répondu : « Pour moi l’ère<br />
atomique, ça n’existe pas ! Vous êtes un certain nombre<br />
d’hommes politiques, <strong>de</strong> savants, d’intellectuels qui tirez <strong>de</strong>s plans.<br />
Cela se passe en <strong>de</strong>hors <strong>de</strong> nous. Notre affaire, c’est <strong>de</strong> nous<br />
loger, <strong>de</strong> nous vêtir, <strong>et</strong> <strong>de</strong> nous nourrir. » Et je sentais qu’il avait<br />
95
L’homme <strong>et</strong> l’atome<br />
envie d’ajouter « <strong>de</strong> vous subir » (en pensant aux hommes<br />
politiques). On peut en général classer les autres réponses par<br />
catégories.<br />
Les femmes, les hommes <strong>et</strong> les enfants n’abor<strong>de</strong>nt pas l’ère<br />
atomique <strong>de</strong> la même façon. Les femmes sont plus pessimistes<br />
que les hommes en c<strong>et</strong>te matière, plus inquiètes. Elles pensent<br />
plus à l’amour qu’à la science fiction. Une ménagère m’a dit :<br />
« L’ère atomique, eh bien, cela m’intéressera quand il y aura la<br />
pastille atomique pour mon fourneau ; ça m’ennuie <strong>de</strong> monter le<br />
charbon tous les matins. »<br />
p.081<br />
Les hommes ont <strong>de</strong>s réactions très différentes selon leur<br />
âge. L’homme d’âge mûr considère l’ère atomique comme un<br />
tracas, une aliénation nouvelle, pour une condition dont il ne<br />
partagera pas les bénéfices. Au contraire, le jeune la regar<strong>de</strong> sans<br />
anxiété mais avec un certain détachement. Je me souviens d’un<br />
menuisier <strong>de</strong> 18 ans qui m’a dit : « Ça ne m’intéresserait pas<br />
d’être pilote d’avion, mais j’aimerais être pilote interplanétaire. »<br />
D’autres jeunes la considèrent avec une certaine exaltation, celle<br />
<strong>de</strong> la science-fiction, avec c<strong>et</strong> émerveillement qui se traduit dans<br />
<strong>de</strong>s images poétiques (<strong>de</strong>ux images familières à Joliot-Curie) :<br />
« L’Humanité tout entière pèse moins lourd qu’un centimètre cube<br />
<strong>de</strong> matière nucléaire », ou bien « La France pourrait être pendant<br />
une année chauffée <strong>et</strong> éclairée par un wagon d’uranium. »<br />
La position <strong>de</strong>s enfants est différente. Seuls ils ont accès à l’ère<br />
atomique. Pour eux, elle existe : c’est tout juste si mon fils ne se<br />
plaint pas <strong>de</strong> ne pas trouver au coin <strong>de</strong>s rues un Martien en même<br />
temps qu’une usine atomique. Il serait étonné du débat que nous<br />
avons aujourd’hui.<br />
96
L’homme <strong>et</strong> l’atome<br />
En résumé, pour la plupart <strong>de</strong>s hommes <strong>de</strong> la rue en France,<br />
l’ère atomique c’est le sous-marin atomique, l’avion atomique, le<br />
brise-glace atomique, <strong>de</strong>s moyens plus ou moins dangereux pour<br />
dépister le cancer, enfin <strong>de</strong>s centrales atomiques. Sur celles-ci on<br />
porte <strong>de</strong>s appréciations différentes. Les uns y voient l’espoir <strong>de</strong>s<br />
pays sous-développés, les autres une relève <strong>de</strong> l’énergie classique<br />
qui pourrait faire défaut à <strong>de</strong>s échéances sur lesquelles personne<br />
n’est d’accord.<br />
A ce suj<strong>et</strong>, je ferai une remarque valable pour la France, <strong>et</strong> sans<br />
doute pour la Suisse. Le divorce très profond qu’il y a entre la<br />
science <strong>et</strong> l’humanisme complique le problème dans notre mon<strong>de</strong><br />
occi<strong>de</strong>ntal. J’ai constaté ce divorce en lisant le compte rendu <strong>de</strong>s<br />
entr<strong>et</strong>iens <strong>de</strong>s <strong>Rencontres</strong> précé<strong>de</strong>ntes (<strong>et</strong> notamment <strong>de</strong> celle <strong>de</strong><br />
1949 sur Un nouvel humanisme). Hier encore, Mauriac en portait<br />
témoignage. Dans l’Express <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te semaine, il nous dit : « Après<br />
la Libération, j’ai rencontré souvent Joliot-Curie dans les<br />
commissions, <strong>et</strong> je me souviens que, lorsqu’il fallait choisir un<br />
nouveau membre, il insistait toujours pour qu’un scientifique fût<br />
préféré à p.082 un humaniste. Et il donnait ses raisons : les<br />
humanistes sont fermés aux connaissances <strong>de</strong>s savants, non les<br />
savants à celles <strong>de</strong>s humanistes. C’était vrai <strong>et</strong> ce n’était pas<br />
vrai. » Je reconnais bien là Mauriac. Il n’y a pas <strong>de</strong> doute, c’est<br />
vrai. Pour nuancer c<strong>et</strong> avis, j’ajouterai <strong>de</strong>ux réflexions. Je suis<br />
moi-même un produit <strong>de</strong>s humanités. J’ai même un complexe<br />
d’infériorité à l’égard <strong>de</strong> la science, mais je ne crois pas que la<br />
question <strong>de</strong>s mœurs <strong>et</strong> <strong>de</strong> la forme soient dans notre univers une<br />
question contingente. Pourquoi ? Parce que le pouvoir <strong>de</strong> l’homme<br />
sur lui-même, sur sa propre nature qui relève pour une bonne part<br />
<strong>de</strong> l’humanisme est aussi important que le pouvoir <strong>de</strong> l’homme sur<br />
97
L’homme <strong>et</strong> l’atome<br />
la nature extérieure. Ceci dit, je dois reconnaître que j’ai rencontré<br />
beaucoup plus <strong>de</strong> savants qui comprennent les humanités, que<br />
d’humanistes qui veulent chercher à pénétrer le domaine <strong>de</strong> la<br />
science. Une gran<strong>de</strong> association officielle américaine qui a tenu un<br />
Congrès en 1957 sur Les aspects sociaux <strong>de</strong> la science, apporte là-<br />
<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong>s lumières. Dans son rapport, le Comité <strong>de</strong> l’Association<br />
américaine pour l’avancement <strong>de</strong> la science tire les conclusions<br />
suivantes :<br />
« Nous sommes les témoins d’une extension sans<br />
précé<strong>de</strong>nt <strong>de</strong> l’échelle <strong>et</strong> <strong>de</strong> l’intensité du travail<br />
scientifique. La recherche a placé entre les mains <strong>de</strong>s<br />
hommes le pouvoir d’influencer la vie <strong>de</strong> tout être vivant<br />
dans n’importe quel endroit <strong>de</strong> la terre... L’intérêt du<br />
public dans la science <strong>et</strong> la compréhension qu’il en a ne<br />
sont pas proportionnés à l’importance que la science s’est<br />
acquise dans notre structure sociale. On ne peut affirmer<br />
que notre société fournisse <strong>de</strong> bonnes conditions au plein<br />
épanouissement <strong>de</strong> la science. Les efforts entrepris pour<br />
expliquer au public la nature même <strong>de</strong> la science sont<br />
faibles, comparés à l’attention que le public accor<strong>de</strong><br />
actuellement à <strong>de</strong>s formes <strong>de</strong> l’activité humaine dont les<br />
conséquences sont moins fondamentales (je ne suis pas<br />
d’accord avec ce <strong>de</strong>rnier terme)... Les décisions qui feront<br />
que les connaissances scientifiques seront utilisées pour<br />
le bien <strong>de</strong> l’humanité, ou pour la <strong>de</strong>struction <strong>de</strong> celle-ci,<br />
sont entre les mains d’organismes publics. Pour prendre<br />
<strong>de</strong> telles décisions, ces organismes — <strong>et</strong> en <strong>de</strong>rnier<br />
ressort les peuples eux-mêmes — doivent être informés<br />
<strong>de</strong>s faits <strong>et</strong> <strong>de</strong>s conséquences probables <strong>de</strong> leur action.<br />
98
L’homme <strong>et</strong> l’atome<br />
C’est là p.083 que les scientifiques peuvent jouer un rôle<br />
déterminant : ils peuvent communiquer aux peuples<br />
l’information au suj<strong>et</strong> <strong>de</strong>s faits <strong>et</strong> leur évaluation <strong>de</strong>s<br />
résultats consécutifs aux actions envisagées.<br />
J’en viens maintenant à la question <strong>de</strong> la bombe atomique, <strong>de</strong><br />
l’atome <strong>et</strong> <strong>de</strong> la mort, parce qu’il reste que, pour dix années, le<br />
mot « atome » a été associé au mot « bombe » <strong>et</strong> qu’il est lié à<br />
l’angoisse. Soyons francs, il s’agit pour la plupart <strong>de</strong> l’angoisse <strong>de</strong><br />
leur propre mort plutôt que <strong>de</strong> l’angoisse <strong>de</strong> la <strong>de</strong>struction du<br />
mon<strong>de</strong>.<br />
Que sait l’homme <strong>de</strong> la rue <strong>de</strong> la bombe atomique ? Il sait qu’en<br />
1939 on avait réalisé la première fission nucléaire <strong>et</strong> qu’en 1942<br />
on avait fait une pile atomique aux Etats-Unis. Il sait que le mon<strong>de</strong><br />
était en guerre <strong>et</strong> qu’alors on ne songeait pas au développement<br />
<strong>de</strong> ce pouvoir dans le sens pacifique, que les physiciens, les<br />
savants <strong>de</strong> toute espèce, les industriels sous la conduite <strong>de</strong>s<br />
dirigeants politiques consacraient tous leurs moyens à la mise au<br />
point <strong>de</strong> la fabrication <strong>de</strong> la bombe A. Juill<strong>et</strong> 1945 : premier essai<br />
pour rien, dans un désert. 6 <strong>et</strong> 8 août 1945, <strong>de</strong>uxième <strong>et</strong> troisième<br />
essais sur l’homme, sur la cible vivante. Il semble, selon l’opinion<br />
<strong>de</strong> beaucoup, que ces <strong>de</strong>uxième <strong>et</strong> troisième essais aient eu plus<br />
pour obj<strong>et</strong> <strong>de</strong> s’assurer une primauté dans le mon<strong>de</strong> que <strong>de</strong><br />
conclure la guerre. Voici les résultats : à Hiroshima, 140.000 tués<br />
<strong>et</strong> blessés sur une population <strong>de</strong> 245.000 hommes <strong>et</strong> femmes.<br />
57 % d’hommes atteints, 66 % d’immeubles détruits. Pour les<br />
<strong>de</strong>ux explosions, un total <strong>de</strong> 215.000 morts. Il s’agissait d’une<br />
bombe qui avait un pouvoir énergétique mille fois plus grand que<br />
celui <strong>de</strong> l’arme classique la plus développée <strong>de</strong> 1945.<br />
Pour l’homme <strong>de</strong> la rue, les responsables <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te aventure, sur<br />
99
L’homme <strong>et</strong> l’atome<br />
laquelle on peut épiloguer, sont les dirigeants politiques <strong>et</strong> les<br />
savants. Il ne sait pas s’ils l’ont fait <strong>de</strong> gaîté <strong>de</strong> cœur, ou s’il était<br />
possible <strong>de</strong> faire autrement. Il ne sait pas si leurs motifs étaient<br />
valables ou non, mais il leur en attribue la responsabilité. La<br />
bombe avait une excuse, celle <strong>de</strong> conclure une guerre. On pouvait<br />
se dire qu’en tuant 200.000 hommes, on en sauvait peut-être un<br />
million, ce qui est, <strong>de</strong> toute manière, un raisonnement dangereux.<br />
Mais après la guerre, sous la conduite <strong>de</strong> ce qu’on appelle les<br />
élites, <strong>de</strong> certains dirigeants politiques, <strong>de</strong> certains militaires <strong>et</strong> <strong>de</strong><br />
certains p.084 savants, on entre dans la voie <strong>de</strong> la folie.<br />
Un livre français, publié voilà quelques années, préfacé par<br />
Einstein, écrit par M. Jules Moch, délégué <strong>de</strong> la France à la sous-<br />
commission du désarmement aux Nations Unies, décrit c<strong>et</strong>te Folie<br />
<strong>de</strong>s Hommes. J’en rappelle les étapes :<br />
Première étape : 1945. Fabrication <strong>et</strong> utilisation <strong>de</strong> la bombe A<br />
(équivalence énergétique 1.000 par rapport à la plus forte bombe<br />
classique 1945).<br />
Deuxième étape : 1952-1953. Fabrication <strong>de</strong> la bombe H<br />
(équivalence énergétique 1.000 par rapport à la bombe A, c’est-à-<br />
dire 1 million par rapport à la bombe classique).<br />
Pour l’imagination, voilà quelques éléments <strong>de</strong> comparaison du<br />
pouvoir <strong>de</strong>structeur <strong>de</strong> la bombe A <strong>et</strong> <strong>de</strong> la bombe H : la surface<br />
dévastée par la bombe H est 10 fois plus gran<strong>de</strong> que par la bombe<br />
A, les eff<strong>et</strong>s calorifiques mortels sont multipliés par 31 ; pour les<br />
eff<strong>et</strong>s radioactifs plus graves, on reste dans l’ignorance. La bombe<br />
H du type 53 avait un eff<strong>et</strong> mortel sur 3.000 km 2 , un eff<strong>et</strong><br />
dangereux sur 40.000 km 2 . Ainsi elle n’épargnerait aucune partie<br />
du territoire suisse. Les spécialistes nous disent qu’il faudrait<br />
100
L’homme <strong>et</strong> l’atome<br />
environ 10 ou 15 bombes H pour annihiler toute civilisation en<br />
France <strong>et</strong> en Angl<strong>et</strong>erre.<br />
Troisième étape : les rampes. Jusqu’ici c’étaient les avions qui<br />
<strong>de</strong>vaient porter les bombes, <strong>et</strong> les camps adverses misaient sur le<br />
pouvoir d’interception pour espérer que les avions n’atteindraient<br />
pas leur but, les bombes tombant au hasard sur l’humanité non<br />
combattante. Mais en 1957, on peut faire porter la bombe H à son<br />
objectif par une fusée, volant entre 20.000 <strong>et</strong> 30.000 km/h., sans<br />
qu’il soit possible pour l’instant <strong>de</strong> prévoir un moyen <strong>de</strong> défense ou<br />
d’interception. On nous dit aujourd’hui qu’une rampe <strong>de</strong> lancement<br />
peut expédier sur n’importe quel point du globe, par téléguidage<br />
automatique, un engin 5 000 fois plus puissant que la bombe<br />
d’Hiroshima.<br />
En somme, à l’heure actuelle, l’homme <strong>de</strong> la rue <strong>et</strong> nous tous,<br />
nous vivons sur une poudrière. Une extraordinaire poudrière qui<br />
p.085<br />
peut sauter par suite d’une erreur d’appréciation politique,<br />
d’une provocation ou même <strong>de</strong> l’erreur involontaire d’un militaire<br />
<strong>de</strong> bonne foi.<br />
Quelle est la nature <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te poudrière ?<br />
Quelles sont les ressources que l’homme y consacre ? Quelle<br />
est la nature du drame ?<br />
La nature <strong>de</strong> la poudrière ? Voilà un an, un expert militaire<br />
français, chargé <strong>de</strong> questions atomiques, après consultation <strong>de</strong>s<br />
experts américains, estimait à l’intention <strong>de</strong> notre gouvernement<br />
(estimation approximative naturellement puisqu’on ne connaît pas<br />
les moyens russes) qu’il y avait probablement 30.000 bombes A<br />
stockées dans le mon<strong>de</strong>. Il est certain que si c’est cela le chiffre <strong>de</strong><br />
1957, celui <strong>de</strong> 1958 est plus élevé. Il faut y ajouter la dizaine ou la<br />
101
L’homme <strong>et</strong> l’atome<br />
centaine <strong>de</strong> bombes H, <strong>et</strong> surtout <strong>de</strong>ux considérations. Toute<br />
bombe A est transformable en bombe H. D’autre part, si la<br />
puissance énergétique <strong>de</strong> la bombe A est limitée, celle <strong>de</strong> la bombe<br />
H serait illimitée si ce n’était la question <strong>de</strong>s moyens <strong>de</strong> lancement.<br />
Pour l’instant c<strong>et</strong>te poudrière est partagée par trois grands<br />
pays : le club <strong>de</strong> la terreur constitué par l’Amérique, l’U.R.S.S. <strong>et</strong><br />
la Gran<strong>de</strong>-Br<strong>et</strong>agne qui possè<strong>de</strong>nt, détiennent ou fabriquent les<br />
éléments <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te poudrière. Ajoutons qu’au cours <strong>de</strong> ces<br />
<strong>de</strong>rnières années, la gran<strong>de</strong> question a été la diffusion aux autres<br />
nations <strong>de</strong> ces armes stratégiques ou tactiques (là je m’élève<br />
pleinement contre c<strong>et</strong>te distinction qui, si elle n’est pas <strong>de</strong><br />
mauvaise foi, est bien naïve).<br />
Certains gouvernements, <strong>de</strong>puis trois ans, se tournent vers les<br />
trois du club <strong>de</strong> la terreur pour les prier, les supplier <strong>de</strong> leur passer<br />
un peu <strong>de</strong> leur marchandise. Les uns veulent fabriquer ces armes<br />
pour leur propre compte, d’autres veulent en détenir en excipant<br />
<strong>de</strong> leur prestige ou <strong>de</strong> leur sécurité. Le gouvernement français<br />
voudrait sa bombe A. On discute <strong>de</strong> l’introduction <strong>de</strong> l’arme<br />
atomique tactique en Suisse même. La Chine ne va-t-elle pas,<br />
selon certaines rumeurs, réclamer la bombe A à l’U.R.S.S. ou la<br />
fabriquer elle-même ?<br />
Là, je voudrais dire très brièvement avec un peu <strong>de</strong> passion (en<br />
prenant gar<strong>de</strong> <strong>de</strong> ne pas enfreindre les lois <strong>de</strong> l’hospitalité), p.086<br />
que, <strong>de</strong> même que je souhaite passionnément que mon pays, la<br />
France — bien que je croie être patriote — ne possè<strong>de</strong> jamais, ne<br />
fabrique jamais la bombe A, je souhaite vivement aussi que la<br />
Suisse, qui en matière <strong>de</strong> pacifisme a joué un grand rôle dans le<br />
mon<strong>de</strong>, ne se résigne pas à entrer, même mo<strong>de</strong>stement, dans le<br />
club <strong>de</strong> la terreur.<br />
102
L’homme <strong>et</strong> l’atome<br />
En France, nous sommes en train, en ce moment, <strong>de</strong> consacrer<br />
50 milliards pour possé<strong>de</strong>r sans doute en 1960 trois bombes A<br />
dans le stock <strong>de</strong>s 45.000 ou 50.000 bombes. Pourtant le prestige<br />
<strong>et</strong> la sécurité <strong>de</strong> notre pays seraient aussi grands si nous étions à<br />
la tête <strong>de</strong>s nations qui combattent contre la fabrication <strong>et</strong> la<br />
détention <strong>de</strong> la bombe atomique.<br />
Les ressources consacrées à c<strong>et</strong>te poudrière <strong>de</strong>puis seize ans<br />
environ ? Nous ne connaissons pas les ressources qui y sont<br />
consacrées en Russie. En Amérique, d’après les tableaux<br />
reproduits dans le livre <strong>de</strong> M. Jules Moch, le total <strong>de</strong>s crédits<br />
affectés pendant treize ans à la recherche <strong>et</strong> au développement<br />
atomique a été <strong>de</strong> 7.000 milliards <strong>de</strong> francs français, soit plus <strong>de</strong><br />
60 milliards <strong>de</strong> francs suisses. Dans la seule année 1957, les Etats-<br />
Unis ont consacré un milliard <strong>de</strong> dollars pour les engins téléguidés<br />
à moyenne distance <strong>et</strong> pour les recherches sur les engins<br />
téléguidés à longue portée.<br />
Il faudrait évi<strong>de</strong>mment établir la proportion entre les dépenses<br />
<strong>de</strong> paix <strong>et</strong> les dépenses <strong>de</strong> guerre. On estime couramment que ces<br />
<strong>de</strong>rnières représentent 80 % du total. Les dépenses du marché<br />
atomique représenteraient 50 dollars dans l’année pour chaque<br />
créature humaine. Il y a, à l’heure actuelle, <strong>de</strong>s centaines <strong>de</strong><br />
millions d’hommes dont le revenu du travail n’excè<strong>de</strong> pas 50<br />
dollars par an.<br />
La nature du drame ? Chacun prend conscience <strong>de</strong> l’horreur <strong>de</strong><br />
la guerre atomique. Soulignons-en brièvement quelques<br />
caractéristiques. C<strong>et</strong>te guerre est irréversible. On a mis cinq ans,<br />
lors <strong>de</strong> la <strong>de</strong>rnière guerre mondiale, à tuer 60 millions d’hommes ;<br />
on m<strong>et</strong>trait maintenant cinq heures. Il serait impossible d’ouvrir<br />
<strong>de</strong>s négociations, <strong>de</strong> limiter les dégâts, le mon<strong>de</strong> n’aurait pas le<br />
103
L’homme <strong>et</strong> l’atome<br />
temps <strong>de</strong> la réflexion... impossible <strong>de</strong> limiter c<strong>et</strong>te guerre<br />
régionalement ou par la nature <strong>de</strong>s armes employées. Pour ne pas<br />
être vaincu, celui qui détient l’arme la plus puissante, l’arme<br />
stratégique, s’en servira fatalement. C<strong>et</strong>te p.087 guerre tendra<br />
d’ailleurs à prendre la forme d’une guerre préventive tant est<br />
grand le désavantage <strong>de</strong> celui qui ne frappe pas le premier.<br />
Enfin nous savons tous qu’elle laissera <strong>de</strong>s traces bien plus<br />
dramatiques dans le corps <strong>de</strong> l’homme <strong>et</strong> dans la nature, cela pour<br />
<strong>de</strong> longues générations, <strong>et</strong> sans que les savants puissent apprécier<br />
eux-mêmes les dommages ni leur durée.<br />
Voilà le tableau <strong>de</strong> l’angoisse, il faut brosser celui <strong>de</strong> l’espoir : la<br />
révolte <strong>de</strong> l’opinion publique, les solutions en perspective.<br />
Il serait mauvais <strong>de</strong> se livrer complètement à l’angoisse.<br />
L’extraordinaire combat qu’on ne connaît pas assez, <strong>et</strong> qui est<br />
mené par l’homme <strong>de</strong> la rue <strong>de</strong>puis quelques années nous donne<br />
l’espoir. Pour moi, le geste d’un poète catholique comme Lanza <strong>de</strong>l<br />
Vasto qui, avec soixante compagnons va coucher à Marcoule pour<br />
protester, <strong>et</strong> faire du porte à porte auprès <strong>de</strong> chaque paysan pour<br />
le renseigner, a la même valeur que l’action du Mouvement <strong>de</strong> la<br />
Paix auquel je me consacre. Il est bien aussi <strong>de</strong> voir nombre<br />
d’hommes <strong>et</strong> <strong>de</strong> femmes, en Angl<strong>et</strong>erre (on les appellera les<br />
unilatéralistes) dire aujourd’hui : « Ça nous est égal <strong>de</strong> savoir ce<br />
qu’on fait en Russie, en Amérique, ou ailleurs. Nous ne voulons<br />
pas <strong>de</strong> la bombe H chez nous. » J’ai entendu <strong>de</strong>s orateurs<br />
notoirement anti-communistes, ajouter ce curieux raisonnement :<br />
« On nous dit que l’absence <strong>de</strong> bombe H pourra perm<strong>et</strong>tre aux<br />
Russes d’occuper l’Angl<strong>et</strong>erre <strong>et</strong> <strong>de</strong> nous communiser ; on peut au<br />
moins se débarrasser du communisme, alors qu’on ne peut pas<br />
revenir <strong>de</strong> la mort. »<br />
104
L’homme <strong>et</strong> l’atome<br />
Ce sont <strong>de</strong>s thèmes développés par le Pasteur Collins, <strong>et</strong> Lord<br />
Russell. C’était sans doute l’avis <strong>de</strong> ces milliers d’hommes,<br />
d’ouvriers, qui un jour à Brighton ont conspué leur lea<strong>de</strong>r le plus<br />
populaire, mon ami Bevan, parce qu’il refusait le point <strong>de</strong> vue <strong>de</strong>s<br />
unilatéralistes, d’accepter que son pays renonce à la bombe H<br />
avant que l’Amérique <strong>et</strong> la Russie ne le fassent elles-mêmes.<br />
Les mouvements d’opinion, larges ou restreints ont eu leurs<br />
résultats <strong>de</strong>puis 1945 <strong>et</strong> particulièrement <strong>de</strong>puis 1951.<br />
Résumons les aspects <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te révolte <strong>de</strong>s hommes. Elle n’a pas<br />
été immédiate. Elle a été lente, pour différentes raisons. Il y a<br />
encore beaucoup trop d’hommes qui croient à la fatalité <strong>de</strong>s<br />
guerres. p.088 Des grands hommes <strong>et</strong> <strong>de</strong>s p<strong>et</strong>its hommes. Je pense<br />
à un entr<strong>et</strong>ien que j’ai eu avec un homme politique très éminent<br />
qui est en ved<strong>et</strong>te <strong>de</strong>puis quelques mois, <strong>et</strong> qui dans une récente<br />
entrevue m’a dit : « Mon cher d’Astier, c’est généreux, ce que vous<br />
faites, mais ça ne sert à rien : la guerre c’est une loi <strong>de</strong> l’espèce. »<br />
C’est encore le sentiment <strong>de</strong> beaucoup <strong>de</strong> gens, malheureusement.<br />
D’autre part, la division du mon<strong>de</strong> en <strong>de</strong>ux blocs idéologiques <strong>et</strong><br />
militaires a rendu la tâche pacifiste plus difficile. Des <strong>de</strong>ux côtés,<br />
les dirigeants se croyaient ou se disaient détenteurs <strong>de</strong> la notion<br />
du bien. Le camp <strong>de</strong> l’adversaire était le camp du mal. Il fallait que<br />
le bien détienne l’arme la plus puissante, l’arme totale au besoin,<br />
pour éviter l’agression du mal.<br />
Il y a eu la première pério<strong>de</strong> <strong>de</strong> 1945 à 1949 où un seul camp<br />
détenait l’arme atomique (puisque la première expérience<br />
soviétique date <strong>de</strong> 1949). Ceci incitait certains dirigeants<br />
américains à élaborer la doctrine d’une domination mondiale (le<br />
livre <strong>de</strong> Burnham), naturellement <strong>de</strong> la domination du bien !<br />
105
L’homme <strong>et</strong> l’atome<br />
Puis est venu la <strong>de</strong>uxième pério<strong>de</strong>, après 1954, celle <strong>de</strong><br />
l’équilibre <strong>de</strong> la puissance nucléaire, d’un équilibre stratégique<br />
avec les hauts <strong>et</strong> les bas <strong>de</strong> la course aux armements. Par<br />
exemple, l’un a <strong>de</strong>s bases plus rapprochées que l’autre <strong>de</strong>s centres<br />
vitaux <strong>de</strong> l’adversaire <strong>et</strong> ne possè<strong>de</strong> qu’une arme à moyenne<br />
portée, alors que l’autre a l’arme intercontinentale.<br />
Tout <strong>de</strong> même, lentement, régulièrement la crise <strong>de</strong> conscience<br />
<strong>de</strong>s élites, <strong>de</strong>s savants, la révolte <strong>de</strong> l’opinion publique s’est fait<br />
jour. Un livre décrit magnifiquement les premières crises <strong>de</strong><br />
conscience. C’est Plus clair que mille soleils, <strong>de</strong> Robert Jungk.<br />
Troubles <strong>et</strong> révolte <strong>de</strong>s savants, qui s’ouvrent par le rapport Frank<br />
<strong>et</strong> la communication à Truman <strong>de</strong>s savants atomistes tentant<br />
d’empêcher l’usage <strong>de</strong> la bombe A sur le Japon, <strong>et</strong> qui se<br />
poursuivent par une longue bataille <strong>et</strong> une victoire « à la<br />
Pyrrhus » : la loi Mac Mahon qui n’a fait qu’aggraver la situation <strong>et</strong><br />
accélérer la course à la mort entre les <strong>de</strong>ux grands.<br />
Sur les responsabilités <strong>de</strong>s savants, je voudrais donner une<br />
opinion personnelle <strong>et</strong> non conforme. On nous parle du père <strong>de</strong> la<br />
bombe A <strong>et</strong> du père <strong>de</strong> la bombe H. Je ne sais pas si tel ou tel p.089<br />
homme peut revendiquer c<strong>et</strong>te paternité, mais je pense que si<br />
j’étais l’un d’eux, j’aurais <strong>de</strong>s nuits mauvaises. On me dira :<br />
« N’ont-ils pas été <strong>de</strong> bons citoyens, <strong>de</strong> bons patriotes, en<br />
obéissant à la raison d’Etat ou à un impératif patriotique ? » Eh<br />
bien ! quitte à me m<strong>et</strong>tre beaucoup <strong>de</strong> mon<strong>de</strong> à dos, je dis que je<br />
préférerais être <strong>de</strong> ceux qui refusent, que d’être parmi ceux qui<br />
acceptent <strong>de</strong> telles besognes. Aussi bien à l’Ouest qu’à l’Est, <strong>de</strong>s<br />
hommes, comme Joliot en France <strong>et</strong> comme Kapitza en Russie ont<br />
refusé certaines tâches <strong>de</strong> <strong>de</strong>struction. Peu m’importent les<br />
motifs : ils l’ont fait <strong>et</strong> l’homme <strong>de</strong> la rue les approuve<br />
106
L’homme <strong>et</strong> l’atome<br />
généralement, parce qu’il sait bien qu’aujourd’hui, aucune patrie,<br />
aucune idéologie, aucune religion, ne peuvent comman<strong>de</strong>r<br />
d’associer son génie, je ne dis pas à la guerre mais à la <strong>de</strong>struction<br />
du mon<strong>de</strong>.<br />
Pour en revenir à la révolte <strong>de</strong>s hommes, l’on doit bien<br />
reconnaître que jusqu’en 1950, le problème du péril atomique<br />
échappait complètement à l’opinion publique. C’est à Stockholm, à<br />
l’initiative du Mouvement Mondial <strong>de</strong> la Paix <strong>et</strong> <strong>de</strong> Joliot-Curie, que<br />
fut diffusé dans <strong>de</strong> larges secteurs <strong>de</strong> l’opinion publique mondiale<br />
l’appel solennel <strong>de</strong> mars 1950, qui <strong>de</strong>mandait l’interdiction<br />
contrôlée <strong>de</strong> l’arme atomique, la <strong>de</strong>struction <strong>de</strong>s stocks <strong>et</strong> la<br />
désignation comme criminel <strong>de</strong> guerre du premier gouvernement<br />
qui se servirait <strong>de</strong> l’arme. C<strong>et</strong> appel a réuni 500 millions <strong>de</strong><br />
signatures. Qu’il soit juste ou non <strong>de</strong> parler <strong>de</strong> propagan<strong>de</strong> ou <strong>de</strong><br />
dire que le mouvement <strong>de</strong> Stockholm a été suscité à l’initiative du<br />
mon<strong>de</strong> communiste, ne change rien à la portée <strong>de</strong>s faits, aux<br />
résultats.<br />
C’est à la suite <strong>de</strong> c<strong>et</strong> appel que le débat sur le péril atomique<br />
est <strong>de</strong>venu public <strong>et</strong> n’est plus resté dans le secr<strong>et</strong> <strong>de</strong>s élites. Le<br />
problème était posé pour la première fois <strong>de</strong>vant l’homme <strong>de</strong> la<br />
rue, <strong>de</strong>vant les peuples. Les affreuses conséquences <strong>de</strong> la guerre<br />
atomique ont été dévoilées. Enfin, grâce à ce débat, <strong>de</strong>s<br />
gouvernements qui envisageaient <strong>de</strong> se servir <strong>de</strong> la bombe<br />
atomique ont hésité <strong>et</strong> renoncé.<br />
Je voudrais rappeler le déroulement <strong>de</strong>s événements : quelques<br />
mois avant l’appel <strong>de</strong> Stockholm, la fabrication <strong>de</strong> la bombe A par<br />
l’U.R.S.S. ; puis quatre mois après, au mois <strong>de</strong> juill<strong>et</strong>, le<br />
déclenchement <strong>de</strong> la guerre <strong>de</strong> Corée. En novembre 1950 le<br />
prési<strong>de</strong>nt p.090 Truman déclarait encore que « l’emploi <strong>de</strong> l’arme<br />
107
L’homme <strong>et</strong> l’atome<br />
atomique pour la guerre <strong>de</strong> Corée était toujours à l’étu<strong>de</strong> ». Mais<br />
quelques années plus tard, en 1955, un ouvrage américain<br />
officieux, publié sous patronage officiel, l’ouvrage <strong>de</strong> Kissinger<br />
reconnaissait l’inci<strong>de</strong>nce <strong>de</strong> la campagne <strong>de</strong> Stockholm sur la<br />
stratégie américaine. Tout pesé, les Etats-Unis avaient renoncé à<br />
utiliser la bombe atomique. Vous connaissez la doctrine<br />
britannique exprimée dans le Livre Blanc <strong>de</strong> 1957 qui déclarait que<br />
<strong>de</strong>vant un conflit régional majeur, la Gran<strong>de</strong>-Br<strong>et</strong>agne n’hésiterait<br />
pas à se servir <strong>de</strong> la bombe. Il y a eu dans le mon<strong>de</strong>, <strong>de</strong>puis 1945,<br />
au moins trois conflits régionaux qui auraient pu être qualifiés <strong>de</strong><br />
majeurs : le conflit <strong>de</strong> Corée, celui du Vi<strong>et</strong>nam, <strong>et</strong> celui <strong>de</strong> Suez.<br />
Ils ont été réglés <strong>et</strong> n’ont pas dégénéré en guerre mondiale <strong>et</strong> en<br />
guerre atomique. Imaginez ce qui se serait passé si une gran<strong>de</strong><br />
puissance s’était servi à c<strong>et</strong>te occasion <strong>de</strong> la bombe. Si l’opinion<br />
publique n’a pu vaincre encore le chantage aux armes, au moins a-<br />
t-elle contribué à r<strong>et</strong>enir les actes les plus graves.<br />
Après l’appel <strong>de</strong> Stockholm, la situation a été profondément<br />
modifiée. Le combat a cessé d’être secr<strong>et</strong>. Les plus grands<br />
savants, les plus grands intellectuels se sont, par leurs appels,<br />
placés en tête du mouvement, comme en témoigne la démarche<br />
du Dr Pauling (Prix Nobel <strong>de</strong> chimie) auprès <strong>de</strong>s Nations Unies,<br />
avec la signature <strong>de</strong> trente-six lauréats <strong>et</strong> <strong>de</strong> milliers <strong>de</strong> savants<br />
américains <strong>et</strong> russes,... l’initiative d’Einstein, <strong>de</strong> Joliot-Curie <strong>et</strong> <strong>de</strong><br />
Lord Russell en 1958 qui aboutit à la conférence <strong>de</strong> Pugwash<br />
(Canada), les appels pathétiques du Dr Schweitzer. Dans le même<br />
temps, s’élevaient la protestation <strong>de</strong>s Eglises protestantes quasi-<br />
unanimes, les messages du Souverain Pontife, le vaste<br />
mouvement du peuple japonais, première victime <strong>de</strong> l’arme<br />
atomique, les appels d’hommes comme Nehru <strong>et</strong> Soekarno, enfin<br />
108
L’homme <strong>et</strong> l’atome<br />
les gran<strong>de</strong>s campagnes populaires en Gran<strong>de</strong>-Br<strong>et</strong>agne, en<br />
Allemagne Occi<strong>de</strong>ntale, avec l’appui <strong>de</strong>s syndicats <strong>et</strong> <strong>de</strong>s forces<br />
spirituelles. Grâce à ces mouvements, grâce au geste <strong>de</strong> l’Union<br />
Soviétique, décidant en mars 1958 l’arrêt unilatéral <strong>de</strong>s<br />
expériences, les portes <strong>de</strong> l’espoir sont ouvertes aujourd’hui, <strong>et</strong> la<br />
rencontre <strong>de</strong> juill<strong>et</strong> <strong>de</strong>rnier à <strong>Genève</strong> confirme les perspectives<br />
d’une trêve nucléaire contrôlée.<br />
p.091<br />
Il n’entre pas dans le cadre <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te conférence d’apporter<br />
<strong>de</strong>s solutions politiques ou diplomatiques. Avant d’abor<strong>de</strong>r <strong>de</strong>s<br />
perspectives, sur lesquelles nombre <strong>de</strong> bons esprits <strong>de</strong> l’Ouest <strong>et</strong><br />
<strong>de</strong> l’Est pourraient se m<strong>et</strong>tre d’accord entre eux <strong>et</strong> avec l’homme<br />
<strong>de</strong> la rue, je ferai quelques observations qu’il faut prendre comme<br />
<strong>de</strong>s postulats.<br />
Premier postulat : on ne peut trouver <strong>de</strong> solution aux<br />
problèmes sans un minimum <strong>de</strong> confiance dans l’homme <strong>et</strong> dans<br />
tous les hommes. On ne peut en trouver si l’on ne croit pas au<br />
désarmement <strong>et</strong> à la paix... Désarmer ou périr : je pense à la<br />
préface qu’Einstein, quelque temps avant sa mort, donnait au livre<br />
<strong>de</strong> Jules Moch : « Celui qui ne peut plus édifier une paix durable <strong>et</strong><br />
sûre ou qui n’a pas le courage d’agir, celui-là est mûr pour le<br />
désastre. »<br />
Deuxième postulat : pas <strong>de</strong> désarmement sans contrôle <strong>et</strong> pas<br />
<strong>de</strong> contrôle sans désarmement. Le désarmement sans contrôle,<br />
c’est l’aventure. Le contrôle sans désarmement risque <strong>de</strong> n’être<br />
qu’un procédé pour connaître les cartes <strong>de</strong> l’adversaire.<br />
Dernier postulat : il ne faut pas proposer aux hommes la voie<br />
du « tout ou rien », celle qui consisterait à leur dire d’attendre,<br />
pour faire un premier pas, que l’on ait mis sur pied un système<br />
109
L’homme <strong>et</strong> l’atome<br />
idéal <strong>et</strong> utopique perm<strong>et</strong>tant <strong>de</strong> contrôler chaque tank, chaque<br />
mitrailleuse, chaque kilogramme <strong>de</strong> matière fissile. Ce serait<br />
fermer les portes <strong>de</strong> l’espoir. J’ai songé à ce dialogue que j’ai eu<br />
récemment avec un Américain d’esprit pacifique. Nous<br />
épiloguions sur le contrôle <strong>de</strong> la trêve nucléaire. Il m’a dit :<br />
« Vous savez, chez nous, nous ne sommes pas très chauds. » —<br />
« Pourquoi ? » — « Parce qu’ils sont malins, les Russes... pendant<br />
la trêve, il y aura un p<strong>et</strong>it coin en Sibérie où on pourra faire<br />
souterrainement <strong>de</strong>s explosions ; ou bien, au moment du contrôle<br />
<strong>de</strong> la production, il y aura un p<strong>et</strong>it coin au Tib<strong>et</strong> où leurs travaux<br />
nous échapperont... » Je lui ai <strong>de</strong>mandé : « Alors que ferez-vous<br />
dans le cas d’une trêve ou d’une production contrôlée ? » — « Eh<br />
bien ! sûrs qu’ils tricheraient, nous tricherons aussi ! » Ce sont là<br />
les hommes. Mais il faut adm<strong>et</strong>tre que ces p<strong>et</strong>ites tricheries<br />
réciproques seraient infiniment moins dangereuses que la course<br />
ouverte, la guerre atomique admise <strong>et</strong> la poudrière qui s’étendrait<br />
chaque jour.<br />
p.092<br />
Ceci dit, quelles sont les perspectives raisonnables <strong>et</strong><br />
immédiates sur lesquelles, dans les circonstances présentes, bon<br />
nombre d’hommes politiques <strong>et</strong> d’intellectuels à l’Est <strong>et</strong> à l’Ouest<br />
pourraient trouver un accord ? D’abord la trêve nucléaire : nous y<br />
sommes presque. Mais il faudrait qu’elle soit <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux ou trois ans<br />
au moins pour perm<strong>et</strong>tre la difficile négociation pour l’arrêt <strong>de</strong> la<br />
production <strong>de</strong> guerre <strong>et</strong> la <strong>de</strong>struction <strong>de</strong>s stocks. Un an ce n’est<br />
que le délai pour perfectionner une arme <strong>et</strong> pour reprendre avec<br />
fruit <strong>de</strong> nouvelles expériences. L’arrêt <strong>de</strong>s expériences écartera les<br />
risques très graves, encore mal pesés, <strong>de</strong>s r<strong>et</strong>ombées radioactives.<br />
Il sera un banc d’essai pour le contrôle.<br />
Après la trêve nucléaire, aussi vite que possible, il faudrait<br />
110
L’homme <strong>et</strong> l’atome<br />
m<strong>et</strong>tre un terme à la diffusion <strong>de</strong>s engins atomiques, interdire<br />
celle-ci. Que les Etats dits neutres ou neutralistes, qui acceptent<br />
ou souhaitent <strong>de</strong> ne pas fabriquer la bombe, fassent au moins leur<br />
club comme les trois grands, mais un club <strong>de</strong> la sagesse. Que<br />
d’autres nations ensuite, appartenant à l’un ou l’autre bloc<br />
rejoignent ce nouveau club,, ce qui semble possible à la lumière <strong>de</strong><br />
certaines propositions telle que celle <strong>de</strong> la Pologne. Ceci se ferait<br />
dans l’équilibre, sans chercher à favoriser un bloc par rapport à<br />
l’autre. Le contrôle s’étendra <strong>et</strong> la confiance, peu à peu, renaîtra.<br />
Enfin, c’est une idée personnelle, je souhaiterais que c<strong>et</strong>te trêve<br />
signée, c<strong>et</strong> accord <strong>de</strong> non-diffusion trouvé, chaque semestre,<br />
solennellement, un certain nombre <strong>de</strong> milliers <strong>de</strong> bombes<br />
atomiques soient remises à une instance internationale pour être<br />
dénaturées ou détruites. Si tricherie il y a, peut-être en fabriquera-<br />
t-on dix clan<strong>de</strong>stinement pendant qu’on en livrera mille. Mais cela<br />
sera toujours quelque chose <strong>de</strong> gagné.<br />
Voilà <strong>de</strong>s objectifs partiels. Pour ma part, je reste attaché à<br />
l’objectif essentiel, celui <strong>de</strong> Stockholm <strong>et</strong> du Mouvement Mondial<br />
<strong>de</strong> la Paix : l’interdiction totale <strong>de</strong> l’arme atomique, le contrôle <strong>de</strong><br />
c<strong>et</strong>te interdiction, la <strong>de</strong>struction <strong>de</strong>s stocks.<br />
J’ai traité longuement <strong>de</strong> la question du péril atomique <strong>et</strong> <strong>de</strong> la<br />
révolte <strong>de</strong> l’opinion publique. Il me reste le <strong>de</strong>rnier point. Si<br />
l’énergie atomique ne doit pas être un moyen <strong>de</strong> <strong>de</strong>struction <strong>de</strong><br />
l’homme, que peut-on en attendre au service <strong>de</strong> la paix, au service<br />
p.093<br />
<strong>de</strong> la vie ? Là-<strong>de</strong>ssus sans doute, l’homme <strong>de</strong> la rue a aussi<br />
beaucoup <strong>de</strong> choses à dire.<br />
L’homme <strong>de</strong> la rue, <strong>de</strong>s champs, est celui qui ne bénéficie, la<br />
plupart du temps, que <strong>de</strong>s « queues du progrès ». Sous-marin<br />
111
L’homme <strong>et</strong> l’atome<br />
atomique, avion atomique, l’homme <strong>de</strong> la rue reste <strong>de</strong>bout dans le<br />
train ou dans l’autobus <strong>et</strong> pense à son vélomoteur ou à son vélo.<br />
Brise-glace atomique, mais la femme fait son compte pour savoir<br />
si elle pourra payer à crédit sa machine à laver. Et <strong>de</strong>s centaines<br />
<strong>de</strong> millions d’hommes ne bénéficient ni du vélo, ni <strong>de</strong> la machine à<br />
laver. Pour eux, pour beaucoup <strong>de</strong> Français encore, le sous-marin<br />
Nautilus, le brise-glace Lénine, c’est la lecture du journal, c’est le<br />
rêve exaltant d’un soir : ce n’est pas la réalité. Bien entendu,<br />
malgré cela, l’homme <strong>de</strong> la rue sait que l’ère atomique apporte un<br />
nouveau pouvoir qui peut être une <strong>de</strong>s clés du développement<br />
humain, c’est-à-dire <strong>de</strong> la liberté humaine, dans son sens le plus<br />
large. Il est reconnaissant, content, mais il se souvient, qu’en<br />
1939, quand l’homme tenait déjà <strong>de</strong> grands pouvoirs, on vivait<br />
tout <strong>de</strong> même dans un univers où les <strong>de</strong>ux tiers <strong>de</strong>s êtres étaient<br />
« sous-développés ». Des milliards d’hommes ne bénéficiaient pas<br />
<strong>de</strong>s moyens matériels dont profitaient quelques dizaines <strong>de</strong><br />
millions d’autres hommes. Ce désordre peut continuer. Il peut<br />
même être exagéré par l’ère atomique.<br />
Il y a un second désordre possible, d’une autre nature mais<br />
aussi grave. Pour l’homme, pour l’homme <strong>de</strong> la rue, le progrès<br />
n’est bon que s’il peut se transformer en bonheur, en harmonie.<br />
Non pas seulement en agitation <strong>et</strong> en aliénation. Aller plus vite,<br />
pourquoi ? Faire plus <strong>de</strong> bruit, pourquoi ? Aller plus loin,<br />
pourquoi ?... Seulement pour s’éva<strong>de</strong>r <strong>de</strong> soi-même ? Je pense à<br />
ce débat que j’ai eu avec un <strong>de</strong> mes amis, un grand physicien.<br />
Ma femme lui <strong>de</strong>mandait : « Quand il y aura l’automation, quand<br />
l’homme aura la semaine <strong>de</strong> 15 heures, que croyez-vous qu’il<br />
fera <strong>de</strong> ses loisirs ? » Mon ami a répondu : « Je pense qu’il<br />
s’occupera <strong>de</strong> transformer son corps pour pouvoir aller dans une<br />
112
L’homme <strong>et</strong> l’atome<br />
autre planète. » C<strong>et</strong>te réponse m’a déçu. Et me voilà contraint<br />
<strong>de</strong> parler morale ou plutôt mœurs.<br />
Si la clé du développement <strong>et</strong> <strong>de</strong> la liberté <strong>de</strong> l’homme est le<br />
pouvoir qu’il acquiert, ce pouvoir a <strong>de</strong>ux aspects : celui qu’il a sur<br />
p.094<br />
la nature, hors <strong>de</strong> lui, <strong>et</strong> puis le pouvoir qu’il a sur lui-même,<br />
sur sa propre nature. Ces <strong>de</strong>ux aspects sont étroitement liés. Et<br />
l’homme doit avancer en même temps dans ces <strong>de</strong>ux directions<br />
sans aller trop vite, sinon c’est le déséquilibre <strong>et</strong> le désordre.<br />
Le nouveau pouvoir <strong>de</strong> l’ère atomique est surtout, <strong>et</strong> sera<br />
surtout un pouvoir sur la nature extérieure. Sa mise en œuvre en<br />
tant qu’énergie est une chose, son application à l’homme <strong>et</strong> à la<br />
société en est une autre. La fission atomique, la fusion atomique,<br />
n’est en soi ni le progrès, ni le bonheur. Ce n’est qu’un moyen qui<br />
prouve l’étonnante faculté <strong>de</strong> l’homme <strong>de</strong> pourvoir au<br />
développement <strong>de</strong> l’espèce, <strong>de</strong> s’adapter, d’améliorer sa condition<br />
humaine. Dans un mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> 3,7 milliards d’habitants, c’est un<br />
moyen <strong>de</strong> satisfaire certains besoins essentiels pour l’équilibre <strong>de</strong><br />
l’homme <strong>et</strong> pour son développement : vivre en bonne santé, vivre<br />
longuement, se nourrir, se vêtir, se loger, dominer la fatigue <strong>de</strong>s<br />
travaux. L’homme <strong>de</strong> la rue sait qu’un p<strong>et</strong>it nombre d’hommes va<br />
détenir le pouvoir nouveau. C’est aux responsables, à ceux que<br />
l’on appelle communément élites, aux savants, aux chercheurs,<br />
aux intellectuels, aux politiques, qu’il <strong>de</strong>man<strong>de</strong> <strong>de</strong>s comptes.<br />
Que peut-il <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r ? Il souhaitera sans doute d’abord que ce<br />
nouveau pouvoir soit utilisé au profit <strong>de</strong> tous <strong>et</strong> non <strong>de</strong> quelques-<br />
uns. L’homme <strong>de</strong> la rue se méfiera <strong>de</strong>s plans trop abstraits pour<br />
une société future, il se méfiera <strong>de</strong> la notion <strong>de</strong> profit associée à<br />
l’ère atomique, c’est-à-dire <strong>de</strong>s rapports <strong>de</strong> l’atome <strong>et</strong> <strong>de</strong> l’argent.<br />
Mais si ce propos, ce souhait vaut dans le cadre <strong>de</strong>s frontières,<br />
113
L’homme <strong>et</strong> l’atome<br />
l’homme <strong>de</strong> la rue, souvent plus réellement humaniste que<br />
l’homme <strong>de</strong>s salons, reconnaîtra que ce souhait doit s’étendre au-<br />
<strong>de</strong>là <strong>de</strong>s frontières nationales ou continentales. Que le nouveau<br />
pouvoir profite autant, sinon plus, aux manœuvres, aux<br />
ménagères, qu’aux directeurs ou aux députés ; mais aussi que ce<br />
nouveau pouvoir profite autant (<strong>et</strong> sûrement plus) aux centaines<br />
<strong>de</strong> millions d’Asiatiques ou d’Africains ou <strong>de</strong> Sud-américains que<br />
les Européens pendant <strong>de</strong>s siècles ont maintenus en condition <strong>de</strong><br />
sous-développement. Il voudra que ce nouveau pouvoir perm<strong>et</strong>te<br />
<strong>de</strong> rattraper le r<strong>et</strong>ard <strong>de</strong> centaines <strong>de</strong> millions d’hommes, <strong>et</strong> non<br />
pas d’accroître l’avance <strong>de</strong> quelques millions d’hommes favorisés.<br />
Devant un tel p.095 souhait, l’homme politique n’est pas seul en<br />
cause : le savant aussi. Il n’y a pas seulement la question <strong>de</strong> la<br />
répartition <strong>de</strong>s biens, il y a aussi la question <strong>de</strong> leur nature qui doit<br />
être adaptée ou non aux besoins <strong>de</strong> l’homme, aux satisfactions <strong>de</strong><br />
l’homme. Et le savant doit reconnaître comme le disait un jour<br />
Joliot, qu’une découverte <strong>de</strong> progrès mo<strong>de</strong>ste qui intéresse un plus<br />
grand nombre d’hommes, une plus large fraction <strong>de</strong> l’humanité,<br />
peut être aussi importante qu’une découverte en flèche qui ouvre<br />
<strong>de</strong>s perspectives incertaines pour <strong>de</strong>s générations futures. Dans<br />
l’esprit <strong>de</strong> l’homme <strong>de</strong> la rue, le combustible pour aller dans la lune<br />
ne l’emporte pas sur le nylon.<br />
Le <strong>de</strong>uxième souhait que pourrait exprimer l’homme <strong>de</strong> la rue<br />
serait que ce progrès nouveau se transforme le plus vite possible<br />
en harmonie <strong>et</strong> en bonheur.<br />
Si l’on pense que le bifteck, le nylon, le légume, le voyage dans<br />
la lune, peuvent être les conditions du bonheur — mais ce sont pas<br />
le bonheur —, il faut d’abord m<strong>et</strong>tre ces conditions à la portée <strong>de</strong><br />
tous, parce que le bonheur individuel est fonction d’une certaine<br />
114
L’homme <strong>et</strong> l’atome<br />
harmonie collective. Mais il faut aussi que la Société m<strong>et</strong>te<br />
l’homme en mesure <strong>de</strong> savoir <strong>et</strong> <strong>de</strong> pouvoir vivre son présent. Il<br />
faut m<strong>et</strong>tre l’homme en mesure, à chaque progrès, <strong>de</strong> mieux<br />
s’approprier la nature (suivant le vocabulaire <strong>de</strong> Marx) <strong>et</strong> <strong>de</strong><br />
transformer c<strong>et</strong>te appropriation dans les joies que l’homme peut se<br />
donner à lui-même, <strong>et</strong> dont les fon<strong>de</strong>ments sont l’amour <strong>et</strong> la<br />
connaissance.<br />
Sans doute doit-on abandonner une part <strong>de</strong> sa vie, <strong>de</strong> ses<br />
travaux, aux générations futures. Mais il ne faut pas tout<br />
abandonner. Il faut savoir <strong>et</strong> pouvoir vivre son présent dans<br />
l’intérêt <strong>de</strong>s générations futures. Il est impossible <strong>de</strong> préparer le<br />
bonheur <strong>de</strong>s générations futures dans le malheur <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux ou trois<br />
générations : toutes les mères le savent. Dans notre mon<strong>de</strong><br />
mo<strong>de</strong>rne, l’homme risque d’être frappé <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux maladies : celle <strong>de</strong><br />
la mémoire <strong>et</strong> celle <strong>de</strong> l’imagination. La maladie <strong>de</strong> la mémoire<br />
frappe ceux qu’on appelle les conservateurs sociaux, les hommes<br />
qui veulent revenir en arrière (je pense aux propos d’un<br />
philosophe qui, en 1949, aux <strong>Rencontres</strong> <strong>de</strong> <strong>Genève</strong>, souhaitait<br />
voir se rétrécir l’univers). C’est encore le mal <strong>de</strong> l’âge, du<br />
vieillissement. Au contraire, la maladie <strong>de</strong> l’imagination, qui<br />
conduit l’homme à s’éva<strong>de</strong>r dans le futur, p.096 peut être l’un <strong>de</strong>s<br />
dangers <strong>de</strong> l’esprit progressiste. Pour ma part, je pense que la<br />
société future conçue sous une forme dogmatique peut être un<br />
opium comme peut l’être la religion... une façon d’aliéner l’homme,<br />
<strong>de</strong> le rendre incapable <strong>de</strong> vivre son présent.<br />
Nos enfants feront l’ère atomique : qu’ils la fassent pour eux-<br />
mêmes autant que pour leurs enfants.<br />
Aussi bien pour les problèmes <strong>de</strong> l’atome au service <strong>de</strong> la vie,<br />
que pour ceux que pose l’atome au service <strong>de</strong> la guerre, il n’y a<br />
115
L’homme <strong>et</strong> l’atome<br />
pas <strong>de</strong> rec<strong>et</strong>te miracle, <strong>de</strong> rec<strong>et</strong>te totale. Il y a <strong>de</strong>s précautions, il<br />
y a <strong>de</strong>s pas sur lesquels tous les hommes seront d’accord <strong>et</strong> qu’il<br />
faut assurer.<br />
Le premier pas serait d’aller à l’abolition du secr<strong>et</strong> scientifique,<br />
dont Francis Perrin dénonçait ces jours <strong>de</strong>rniers, à <strong>Genève</strong>,<br />
l’absurdité. Il ne suffira pas d’échanger les informations pacifiques.<br />
Il faudra faire <strong>de</strong> la recherche en commun : les hommes d’un bloc<br />
avec les hommes d’un autre bloc, les hommes d’une nation avec<br />
les hommes d’une autre nation. Il faudra que ces savants aillent à<br />
l’homme <strong>de</strong> la rue, <strong>et</strong> soient <strong>de</strong>s hommes <strong>de</strong> la rue. J’étais irrité<br />
<strong>de</strong>rnièrement d’entendre <strong>de</strong>ux hommes, un grand savant danois <strong>et</strong><br />
un grand mé<strong>de</strong>cin français me dire : « Moi, je ne lis pas les<br />
journaux, je n’ai pas le temps... » — « Moi, je ne fais pas <strong>de</strong><br />
politique, je n’ai pas le temps... » Les savants doivent être <strong>de</strong>s<br />
citoyens comme les autres, plus actifs aujourd’hui parce qu’ils ont<br />
plus <strong>de</strong> responsabilités.<br />
Enfin l’homme <strong>de</strong> la rue attend un autre pas. Il attend le jour où<br />
<strong>de</strong>s savants, <strong>de</strong>s techniciens, <strong>de</strong>s ouvriers américains, soviétiques,<br />
asiatiques, s’attelleront ensemble — avec l’accord <strong>de</strong> leurs<br />
gouvernements — à m<strong>et</strong>tre sur pied la centrale atomique <strong>de</strong><br />
l’In<strong>de</strong>, du Brésil ou du Sahara.<br />
L’angoisse est un domaine que cultive volontiers l’intellectuel. Il<br />
ne faut pas s’y complaire, <strong>et</strong> que l’angoisse du péril atomique ne<br />
soit qu’un refl<strong>et</strong> <strong>de</strong> notre angoisse <strong>de</strong>vant notre propre mort.<br />
Soyons comme les enfants, soyons comme tant <strong>de</strong> travailleurs qui<br />
savent, les uns vivre, les autres travailler sans s’abandonner à<br />
l’angoisse métaphysique. Si l’ère atomique doit contribuer à la<br />
dissiper, ce ne sera pas par la désintégration <strong>de</strong> l’atome, mais bien<br />
p.097<br />
par le regain <strong>de</strong> confiance dans les hommes, d’amour pour les<br />
116
L’homme <strong>et</strong> l’atome<br />
hommes qu’elle peut apporter. Et en disant l’amour pour les<br />
hommes, je ne veux pas verser dans le roman rose ou la morale :<br />
c<strong>et</strong> amour <strong>de</strong>s hommes doit comporter une juste part, une large<br />
part d’amour pour soi-même, c’est-à-dire <strong>de</strong> satisfactions.<br />
Pour conclure, laissez-moi dire que ces <strong>Rencontres</strong>, telles que<br />
vous les organisez <strong>de</strong>puis quelques années, vont dans c<strong>et</strong>te voie.<br />
Mais pour être plus satisfaisantes, il faut qu’elles débouchent vers<br />
l’homme <strong>de</strong> la rue. On ne fera rien sans lui, sans le plus grand<br />
nombre. En me consacrant avec bien d’autres, avec un grand<br />
savant unanimement respecté <strong>et</strong> regr<strong>et</strong>té, au Mouvement Mondial<br />
<strong>de</strong> la Paix — qui peut être critiqué, discuté, frappé <strong>de</strong> certaines<br />
hypothèques — j’ai été vers l’homme <strong>de</strong> la rue. Il me reste à<br />
souhaiter que ceux qui veulent la paix, indispensable au bonheur,<br />
fassent ou trouvent leur Mouvement <strong>de</strong> la Paix (spiritualiste,<br />
capitaliste ou matérialiste, peu importe) ; <strong>et</strong> que ces mouvements<br />
divers se rencontrent <strong>et</strong> dialoguent pour dégager les thèmes<br />
universels qui peuvent réunir <strong>et</strong> animer le plus grand nombre <strong>de</strong>s<br />
hommes.<br />
@<br />
117
L’homme <strong>et</strong> l’atome<br />
DANIEL BOVET<br />
RECHERCHE SCIENTIFIQUE ET PROGRÈS HUMAIN 1<br />
p.099<br />
Qu’est-ce que la science ? Quel est donc le but <strong>de</strong> nos<br />
recherches ? Quel est le sens <strong>de</strong>s efforts poursuivis dans nos<br />
laboratoires ?<br />
Distinguons d’emblée les <strong>de</strong>ux aspects complémentaires <strong>et</strong><br />
parfois contradictoires sous lesquels se pose le problème : d’une<br />
part la valeur <strong>de</strong> la science considérée par elle-même, dans le<br />
cadre du développement <strong>de</strong> la seule pensée rationnelle <strong>et</strong> <strong>de</strong><br />
l’enrichissement culturel qu’elle constitue — d’autre part en raison<br />
<strong>de</strong> sa valeur sociale, les techniques auxquelles elle donnera<br />
naissance, <strong>et</strong> les applications industrielles ou autres auxquelles elle<br />
pourra conduire.<br />
Si la classique antinomie entre <strong>de</strong>ux sciences, l’une pure <strong>et</strong><br />
l’autre appliquée, est aujourd’hui largement dépassée par les faits,<br />
la science dans ses fins <strong>et</strong> ses conséquences peut apparaître en<br />
tant que <strong>de</strong>ux entités.<br />
Qu’ont dit <strong>de</strong> leur science quelques-uns <strong>de</strong> ses plus<br />
enthousiastes fauteurs ? Il est instructif <strong>de</strong> rapprocher les uns <strong>de</strong>s<br />
autres ces divers témoignages.<br />
Avec H. Poincaré, nous atteignons d’emblée un absolu. Dans les<br />
pages qui servent <strong>de</strong> conclusion à la « Valeur <strong>de</strong> la Science » il<br />
écrit :<br />
1 Conférence du 9 septembre 1958.<br />
118<br />
@
<strong>et</strong> finalement :<br />
L’homme <strong>et</strong> l’atome<br />
« p.100 La seule réalité objective ce sont les rapports <strong>de</strong>s<br />
choses d’où résulte l’harmonie universelle. »<br />
« Les savants croient que certains faits sont plus<br />
intéressants que d’autres, parce qu’ils complètent une<br />
harmonie inachevée, ou parce qu’ils font prévoir un grand<br />
nombre d’autres faits. »<br />
« Ce n’est que par la Science <strong>et</strong> par l’Art que valent les<br />
civilisations. »<br />
« On s’est étonné <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te formule : La Science pour la<br />
Science, <strong>et</strong> pourtant cela vaut bien la vie pour la vie [], <strong>et</strong><br />
même le bonheur pour le bonheur []. »<br />
« Tout ce qui n’est pas pensée est le pur néant »<br />
« La pensée n’est qu’un éclair au milieu d’une longue nuit.<br />
Mais c’est c<strong>et</strong> éclair qui est tout 1 . »<br />
Le pragmatisme le plus orthodoxe, pour lequel, selon<br />
l’expression <strong>de</strong> E. Mach, la science peut être considérée comme<br />
une simple « économie <strong>de</strong> pensée » peut à l’autre extrême être<br />
illustré par les textes du physicien H. Bouasse dont nous nous<br />
délections au temps <strong>de</strong> nos étu<strong>de</strong>s. Son introduction à l’« Optique<br />
géométrique supérieure » a pour titre : « La science ni belle, ni<br />
moralisatrice, ne vaut que par le détail. »<br />
« La science n’est que cela, un ensemble <strong>de</strong> procédés<br />
pour se rappeler les phénomènes, une anamorphose<br />
ayant l’utilité pour but. Quant à la nature <strong>de</strong>s choses,<br />
1 H. POINCARÉ, La Valeur <strong>de</strong> la Science, Paris, 1927.<br />
119
L’homme <strong>et</strong> l’atome<br />
nous sommes aussi avancés que le voyageur qui gravit<br />
une colline, pour en voir une autre <strong>de</strong>vant soi, <strong>et</strong> ainsi <strong>de</strong><br />
suite, jusqu’à mourir <strong>de</strong> fatigue <strong>et</strong> d’écœurement d’une<br />
tâche si vaine. »<br />
« Une théorie, c’est amusant ; <strong>de</strong>ux théories, passe<br />
encore. Mille théories, toutes construites sur le même<br />
modèle, ça donne la nausée. En sommes-nous plus<br />
avancés d’avoir répété mille fois la même chose en ne<br />
changeant que <strong>de</strong>s mots ? »<br />
« La science n’a qu’une excuse à sa désespérante<br />
monotonie : servir à quelque chose 1 . »<br />
Dans une autre préface, H. Bouasse développe le point <strong>de</strong> vue<br />
positiviste <strong>de</strong> la science : « Le savant cherche une forme dans<br />
laquelle les faits voudront bien se caser 2 . »<br />
p.101 Comme le souligne E. Bauer 3 dans une récente <strong>et</strong> fine<br />
analyse, c<strong>et</strong>te constatation en apparence banale constitue le nœud<br />
même du problème. La découverte selon les uns, la construction<br />
selon d’autres, <strong>de</strong>s cadres logiques dans lesquels la réalité vient<br />
s’insérer est effectivement ressentie par le savant comme le but<br />
même <strong>de</strong> ses recherches. « Il suffit <strong>de</strong> m<strong>et</strong>tre l’accent sur les mots<br />
que Bouasse écrivit en toute innocence « les faits veulent bien se<br />
caser » pour que son aphorisme pragmatiste vienne se placer à<br />
côté <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux formules célèbres <strong>de</strong> H. Minkowski <strong>et</strong> d’A. Einstein<br />
dont le sens est à peu près le même mais avec une tout autre<br />
résonance. »<br />
1 H. BOUASSE, Optique géométrique supérieure, Paris, 1920.<br />
2 H. BOUASSE, Statique, Paris, 1920.<br />
3 E. BAUER, L’exploration <strong>de</strong> l’Univers <strong>et</strong> son exploitation. La Nef 11 (6) 31, 1954.<br />
120
L’homme <strong>et</strong> l’atome<br />
Minkowski (1908) parle d’une « harmonie préétablie entre les<br />
mathématiques pures <strong>et</strong> la physique ». Pour Einstein 1 « le but <strong>de</strong><br />
la science est d’une part la compréhension, aussi complète que<br />
possible, <strong>de</strong> la connexion entre les expériences sensibles dans leur<br />
totalité, <strong>et</strong> d’autre part, le parachèvement <strong>de</strong> ce but en employant<br />
un minimum <strong>de</strong> concepts primaires <strong>et</strong> <strong>de</strong> relations. » « Ce qui est<br />
le plus inintelligible, a-t-il écrit, c’est que le mon<strong>de</strong> soit<br />
intelligible. »<br />
La tentative d’une définition <strong>de</strong> la recherche scientifique,<br />
apparemment tout à fait abstraite au début, nous amène<br />
directement à envisager les conséquences pratiques <strong>de</strong> la<br />
recherche pure. Et après avoir essayé d’indiquer, par les mots<br />
mêmes <strong>de</strong> ses plus grands représentants, les fins <strong>de</strong> l’investigation<br />
scientifique, voilà que nous nous <strong>de</strong>vons <strong>de</strong> préciser les rapports<br />
existant entre la science pure <strong>et</strong> le progrès technique.<br />
La recherche scientifique <strong>et</strong> le progrès technique.<br />
Une étu<strong>de</strong> <strong>de</strong>s rapports existant entre la recherche scientifique<br />
<strong>et</strong> le progrès technique, révélerait d’une part les multiples aspects<br />
<strong>de</strong>s problèmes communs à la science <strong>et</strong> à l’industrie, <strong>et</strong> d’autre<br />
part la variété <strong>de</strong>s relations qui, au cours <strong>de</strong> l’histoire <strong>et</strong> selon les<br />
pays considérés, se sont établies entre les savants <strong>et</strong> les chefs<br />
d’entreprises.<br />
p.102<br />
Du point <strong>de</strong> vue économique, l’on reconnaît aujourd’hui<br />
l’existence <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux révolutions industrielles successives ; la<br />
première coïnci<strong>de</strong> avec l’essor du machinisme <strong>et</strong> <strong>de</strong>s industries<br />
1 A. EINSTEIN, La physique <strong>et</strong> la réalité (1936), in Conceptions scientifiques, morales <strong>et</strong><br />
sociales (trad. M. Solovine), Paris, 1952.<br />
121
L’homme <strong>et</strong> l’atome<br />
traditionnelles, comme celles du textile, <strong>de</strong>s métaux, du papier <strong>et</strong><br />
du verre par exemple ; elle est issue du développement en gran<strong>de</strong><br />
partie empirique <strong>de</strong> la technique <strong>et</strong> elle est le fruit <strong>de</strong><br />
l’accumulation progressive <strong>de</strong>s expériences d’une pratique<br />
plusieurs fois millénaire ; la secon<strong>de</strong> révolution industrielle, dont<br />
l’origine plus récente ne remonte qu’au début <strong>de</strong> ce siècle, marque<br />
au contraire l’apparition sur le marché <strong>de</strong> productions entièrement<br />
nouvelles, l’automobile <strong>et</strong> l’avion, les textiles artificiels, les<br />
appareils électroniques, dont l’influence se fera sentir non<br />
seulement sur le mon<strong>de</strong> matériel mais encore sur les structures<br />
sociales <strong>et</strong> sur notre mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> penser.<br />
Au cours <strong>de</strong> ces <strong>de</strong>ux pério<strong>de</strong>s, les rapports entre science <strong>et</strong><br />
technique apparaissent très différents, car il ressort d’emblée que,<br />
si la science expérimentale du XIX e siècle s’est trouvée en quelque<br />
sorte dans une position <strong>de</strong> débitrice vis-à-vis d’une industrie dont<br />
l’essor <strong>de</strong>vait conduire à un niveau <strong>de</strong> prospérité économique<br />
encore jamais atteint, l’avènement <strong>de</strong> la secon<strong>de</strong> révolution<br />
industrielle que nous traversons actuellement est au contraire<br />
étroitement <strong>et</strong> pourrait-on dire exclusivement lié au niveau élevé<br />
que les sciences physiques, chimiques <strong>et</strong> naturelles avaient atteint<br />
au début <strong>de</strong> ce siècle.<br />
*<br />
Au point <strong>de</strong> vue historique, il est instructif <strong>de</strong> rappeler combien<br />
furent étroits, dès la fin du XVIII e , les échanges entre ceux que<br />
l’on appelait alors les inventeurs <strong>et</strong> les pionniers <strong>de</strong> la science<br />
expérimentale.<br />
Considérant en particulier ce que fut l’attitu<strong>de</strong> <strong>de</strong>s chimistes<br />
pendant la pério<strong>de</strong> <strong>de</strong> la Révolution <strong>et</strong> <strong>de</strong> l’Empire, on relira à ce<br />
122
L’homme <strong>et</strong> l’atome<br />
suj<strong>et</strong> avec curiosité une page <strong>de</strong> H. Le Chatelier : « Lavoisier<br />
dépensait le plus clair <strong>de</strong> son activité à étudier les problèmes<br />
agricoles, la fabrication du plâtre, l’éclairage <strong>de</strong> la ville <strong>de</strong> Paris, la<br />
fabrication <strong>de</strong> la poudre, le gonflement <strong>de</strong>s ballons. Monge p.103<br />
s’occupait <strong>de</strong> la métallurgie du fer <strong>et</strong> <strong>de</strong> la fabrication <strong>de</strong>s canons.<br />
Laplace <strong>et</strong> Lavoisier imaginaient leur calorimètre à glace pour la<br />
fixation équitable <strong>de</strong>s droits d’octroi sur les combustibles entrant à<br />
Paris. Bertholl<strong>et</strong> fabriquait <strong>de</strong>s chlorures décolorants <strong>et</strong> <strong>de</strong>s<br />
poudres chlorurées. Gay-Lussac, ingénieur <strong>de</strong>s Ponts <strong>et</strong><br />
Chaussées, perfectionnait la fabrication <strong>de</strong> l’aci<strong>de</strong> sulfurique.<br />
Fresnel, également ingénieur <strong>de</strong>s Ponts <strong>et</strong> Chaussées, dirigeait le<br />
Dépôt <strong>de</strong>s Phares, H. Sainte-Claire Deville s’est usé au cours <strong>de</strong><br />
ses recherches sur la métallurgie <strong>de</strong> l’aluminium <strong>et</strong> celle du<br />
platine. Ce sont pourtant ces savants auxquels nous <strong>de</strong>vons les<br />
plus belles découvertes <strong>de</strong> la Science pure : les lois fondamentales<br />
<strong>de</strong> la chimie, celle <strong>de</strong> la gravitation universelle <strong>et</strong> <strong>de</strong> la capillarité :<br />
la géométrie <strong>de</strong>scriptive, la théorie <strong>de</strong>s ondulations, les lois <strong>de</strong> la<br />
dissociation, celles <strong>de</strong> la dilatation <strong>de</strong>s gaz, <strong>et</strong>c. 1 »<br />
Une collaboration particulièrement étroite s’établit dès c<strong>et</strong>te<br />
époque entre les savants <strong>et</strong> les fabriques d’armements.<br />
L’on sait la part que nombre <strong>de</strong> chimistes illustres ont prise à<br />
une industrie qui doit son rapi<strong>de</strong> développement aux guerres <strong>de</strong> la<br />
Révolution, la fabrication du salpêtre, le nitrate <strong>de</strong> potasse entrant<br />
alors pour les trois quarts dans la composition <strong>de</strong> la poudre à<br />
canon. En quelques années seulement, à la suite du décr<strong>et</strong> du 14<br />
frimaire <strong>de</strong> l’an II, qui invitait tous les citoyens à lessiver eux-<br />
mêmes les parois <strong>de</strong> leurs caves, la production <strong>de</strong> nitrate, dont les<br />
1 H. Le CHATELIER, La Société <strong>de</strong> <strong>de</strong>main <strong>et</strong> la Recherche scientifique. Enquête du<br />
« Temps », 1919 ; cit. in C. Moureu, La Chimie <strong>et</strong> la Guerre, p. 297, Paris, 1920.<br />
123
L’homme <strong>et</strong> l’atome<br />
procédés d’extraction avaient subi <strong>de</strong>s perfectionnements<br />
importants, passait <strong>de</strong> 3 millions à 16 millions <strong>de</strong> livres 1 .<br />
Par la suite, les progrès <strong>de</strong> la chimie, <strong>et</strong> <strong>de</strong> la chimie organique<br />
en particulier, <strong>de</strong>vaient multiplier les occasions <strong>de</strong> contact. Si J.<br />
Pell<strong>et</strong>ier <strong>et</strong> J.-B. Caventou, en France, ne voulurent<br />
personnellement tirer aucun bénéfice <strong>de</strong> l’isolement <strong>de</strong> la quinine<br />
(1820), abandonnant « à l’humanité » leur procédé <strong>de</strong><br />
préparation, un étudiant <strong>de</strong> 18 ans, W. H. Perkin, protégera par un<br />
brev<strong>et</strong> la première synthèse d’un colorant <strong>de</strong> l’aniline, la<br />
mauvéine, à laquelle p.104 il parvenait en 1856 dans un laboratoire<br />
<strong>de</strong> Londres « à la suite d’un raisonnement erroné ». Très<br />
rapi<strong>de</strong>ment la mauvéine est préparée industriellement en France, à<br />
Saint-Denis, <strong>et</strong> c’est également à Paris que A. Béchamp étudie<br />
pour la première fois la production industrielle <strong>de</strong> l’aniline à partir<br />
du nitrobenzène, utilisé en parfumerie sous le nom d’essence <strong>de</strong><br />
mirbane.<br />
Au point <strong>de</strong> vue géographique, les développements <strong>de</strong> la chimie<br />
<strong>de</strong>s matières colorantes, qui eurent leur début en France,<br />
passèrent en Allemagne, puis en Angl<strong>et</strong>erre <strong>et</strong> en Italie, pour<br />
r<strong>et</strong>ourner à la fin en Allemagne 2 .<br />
Il n’avait fallu qu’un siècle pour que les sciences physiques, à<br />
l’origine juste suffisantes pour expliquer <strong>et</strong> améliorer les<br />
techniques industrielles, <strong>de</strong>viennent aptes à créer <strong>de</strong>s énergies <strong>et</strong><br />
<strong>de</strong>s matériaux entièrement nouveaux.<br />
Ainsi en chimie organique les premières découvertes <strong>de</strong> teinture<br />
à l’aniline conduisirent rapi<strong>de</strong>ment à une foule <strong>de</strong> colorants variés<br />
1 P. BAUD, L’Industrie chimique en France, Paris, 1932.<br />
2 E. FARBER, The Evolution of Chemistry, New York, 1952.<br />
124
L’homme <strong>et</strong> l’atome<br />
<strong>et</strong> à la création d’une industrie nouvelle. La chimie <strong>de</strong>s parfums,<br />
dont les propriétés organoleptiques étaient également aisées à<br />
reconnaître, suivit rapi<strong>de</strong>ment. Par un détour assez inattendu <strong>et</strong><br />
qui allait se montrer lourd <strong>de</strong> conséquences, la chimie<br />
thérapeutique n’allait pas tar<strong>de</strong>r à se greffer sur le tronc qui avait<br />
surgi <strong>de</strong> la sorte. Lorsque ce sta<strong>de</strong> fut atteint, le changement <strong>et</strong><br />
l’innovation surgirent à un rythme sans cesse accéléré, grâce à la<br />
création <strong>et</strong> au développement croissant <strong>de</strong>s laboratoires<br />
appartenant à l’industrie, qui disposeront dès lors <strong>de</strong> leurs propres<br />
matières premières <strong>et</strong> m<strong>et</strong>tront leurs produits intermédiaires à la<br />
disposition <strong>de</strong> leurs propres chercheurs. Les colorants, les<br />
parfums, les médicaments eux-mêmes furent mis en circulation<br />
sous d’étrange sigles sans que fussent toujours connus les<br />
procédés qui aboutissaient à leur synthèse. Dans les fabriques, les<br />
expérimentateurs eux-mêmes ignoraient souvent la structure <strong>de</strong>s<br />
produits qui leur étaient confiés. Des vagues <strong>de</strong> produits<br />
pharmaceutiques, <strong>de</strong> matières plastiques, <strong>de</strong> textiles artificiels,<br />
d’antibiotiques, sortirent <strong>de</strong> nos laboratoires <strong>et</strong> passèrent<br />
rapi<strong>de</strong>ment à la production industrielle, p.105 tandis que <strong>de</strong>s<br />
bouleversements analogues gagnaient à la suite <strong>de</strong>s progrès<br />
réalisés en physique les industries électriques, métallurgiques <strong>et</strong><br />
atomiques.<br />
Pendant toute c<strong>et</strong>te pério<strong>de</strong>, les recherches appliquées <strong>et</strong> la<br />
recherche pure restent étroitement associées <strong>et</strong> leurs résultats se<br />
mêlent au point qu’il est le plus souvent difficile <strong>de</strong> distinguer la<br />
part <strong>de</strong> l’une <strong>et</strong> <strong>de</strong> l’autre. Je n’en veux, pour exemple, que<br />
l’énumération, telle que l’a relatée E. Fourneau 1 , <strong>de</strong>s contributions<br />
1 E. FOURNEAU, Quelques aspects <strong>de</strong> la chimiothérapie (1947), cit. in P. FOUGÈRE,<br />
Grands Pharmaciens, Paris, 1956.<br />
125
L’homme <strong>et</strong> l’atome<br />
multiples <strong>et</strong> variées qui ont abouti à la découverte <strong>de</strong>s<br />
médicaments antisyphilitiques <strong>et</strong> <strong>de</strong> la thérapeutique arsenicale :<br />
observation empirique <strong>de</strong> l’action reconstituante <strong>et</strong> antianémiante<br />
<strong>de</strong> l’arsenic, traitement <strong>de</strong>s bêtes <strong>de</strong> somme par l’arsenic minéral,<br />
découverte <strong>de</strong> l’agent responsable <strong>de</strong> la maladie du sommeil,<br />
inoculation à la souris du parasite du chameau, i<strong>de</strong>ntification <strong>de</strong><br />
l’agent <strong>de</strong> la syphilis humaine, formules tout d’abord erronées,<br />
puis successivement confirmées <strong>de</strong> l’aci<strong>de</strong> aminophenylarsénique,<br />
premières tentatives thérapeutiques avec <strong>de</strong>s produits impurs : il a<br />
fallu la longue suite <strong>de</strong>s guérisseurs, <strong>de</strong>s explorateurs, <strong>de</strong>s<br />
mé<strong>de</strong>cins coloniaux, <strong>de</strong>s parasitologues, le hasard <strong>de</strong> millions<br />
d’inoculations, la passion d’un Ehrlich, pour en venir à bout ! Il<br />
serait facile <strong>de</strong> multiplier les exemples <strong>et</strong> <strong>de</strong> montrer comment une<br />
intrication <strong>de</strong>s recherches pures <strong>et</strong> appliquées apparaît, avec la<br />
même évi<strong>de</strong>nce, dans bien d’autres domaines.<br />
C’est en Allemagne en premier lieu que les industries<br />
réalisèrent pleinement l’importance économique <strong>de</strong>s domaines<br />
ouverts par la recherche scientifique <strong>et</strong> parvinrent à s’assurer la<br />
collaboration étroite <strong>et</strong> souvent exclusive, <strong>de</strong> chercheurs <strong>de</strong><br />
mérite.<br />
Une telle attitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> la part <strong>de</strong> collègues ne fut pas toujours<br />
favorablement jugée dans les milieux purement scientifiques ; à<br />
l’opposé <strong>de</strong> prédécesseurs tels que Faraday, en Angl<strong>et</strong>erre <strong>et</strong><br />
Liebig, en Allemagne, la majorité <strong>de</strong>s universitaires témoigna, dans<br />
les pays latins, en France <strong>et</strong> en Italie notamment, d’un manque<br />
d’intérêt sinon d’un mépris formel à l’égard <strong>de</strong> l’exploitation<br />
technique <strong>et</strong> <strong>de</strong> l’application industrielle.<br />
126
L’homme <strong>et</strong> l’atome<br />
p.106 C. Moureu 1 , à ce suj<strong>et</strong>, écrit que c<strong>et</strong>te sorte <strong>de</strong> rupture se<br />
place en France vers 1860 <strong>et</strong> que c’est à partir <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te époque,<br />
que presque tous les savants — il parle <strong>de</strong>s chimistes organiciens<br />
— se confinent, se drapent dans leur manteau <strong>de</strong> science pure <strong>et</strong><br />
dédaignent les applications possibles <strong>de</strong>s résultats <strong>de</strong> leurs étu<strong>de</strong>s.<br />
Ils sont d’ailleurs à ce moment-là attirés par un tout autre<br />
problème, l’édification d’une théorie qui pût grouper <strong>et</strong> coordonner<br />
la masse énorme <strong>de</strong> faits scientifiques accumulés <strong>de</strong>puis cinquante<br />
ans par les savants <strong>de</strong> tous les pays : c’était la genèse, puis<br />
l’éclatante victoire <strong>de</strong> l’hypothèse atomique.<br />
Par <strong>de</strong>s réactions contraires, on put craindre que le culte <strong>de</strong> la<br />
science pure n’évolue dans les pays latins en un académisme<br />
certes respectable mais d’un traditionalisme excessif, <strong>et</strong> qu’en<br />
Allemagne d’abord, puis dans les Etats-Unis, elle ne se transforme<br />
au contraire en une poursuite inlassable <strong>de</strong> l’utile.<br />
La désintégration <strong>de</strong> l’atome considérée au début <strong>de</strong> la <strong>de</strong>rnière<br />
guerre comme une possibilité théorique, <strong>de</strong>vint, avec l’explosion<br />
<strong>de</strong> la bombe atomique à la fin <strong>de</strong>s hostilités, une effrayante réalité,<br />
<strong>et</strong> le développement actuel <strong>de</strong>s sciences physiques apporte un<br />
élément tout à fait nouveau, aux conséquences incalculables. C’est<br />
un fait que le caractère presque démesuré <strong>de</strong>s ressources<br />
nécessaires à la recherche nucléaire d’une part, son urgence <strong>et</strong> les<br />
moyens mis en œuvre d’autre part, créent d’étranges relations<br />
entre les bailleurs <strong>de</strong> fonds qui ne peuvent être que les<br />
Gouvernements <strong>et</strong> qui en pratique sont trop souvent l’armée, <strong>et</strong><br />
une nouvelle espèce <strong>de</strong> travailleurs scientifiques, extrêmement<br />
qualifiés <strong>et</strong> pourtant privés <strong>de</strong>s plus précieux privilèges du<br />
1 C. MOUREU, La Chimie <strong>et</strong> la Guerre, Paris, 1920.<br />
127
L’homme <strong>et</strong> l’atome<br />
chercheur : une pleine initiative, la liberté d’expression <strong>et</strong> la<br />
possibilité <strong>de</strong> libre discussion.<br />
A côté <strong>de</strong> cela, une autre conséquence apparaît comme fort<br />
paradoxale, <strong>et</strong> c’est une sorte <strong>de</strong> discrédit <strong>et</strong> une fausse hiérarchie<br />
<strong>de</strong>s sciences qui font que tous les autres domaines <strong>de</strong><br />
l’expérimentation font désormais figure, à côté <strong>de</strong>s recherches<br />
physiques, <strong>de</strong> parents pauvres.<br />
p.107<br />
Je n’ignore pas que nous vivons une pério<strong>de</strong> très particulière<br />
<strong>de</strong> la recherche, <strong>et</strong> que, au cours <strong>de</strong>s années à venir, c<strong>et</strong>te<br />
situation ira se normalisant avec la pénétration <strong>de</strong> l’énergie<br />
nucléaire dans le domaine <strong>de</strong>s industries <strong>de</strong> paix. Il n’en reste pas<br />
moins que le moment actuel est, du point <strong>de</strong> vue <strong>de</strong> l’organisation,<br />
un <strong>de</strong>s plus étranges qui se soient jamais produits.<br />
L’homme <strong>de</strong> science.<br />
A ce point <strong>de</strong> mon exposé, ayant tenté <strong>de</strong> définir la science <strong>et</strong><br />
<strong>de</strong> décrire les rapports entre recherche scientifique <strong>et</strong> progrès<br />
technique, je <strong>de</strong>vrais traiter <strong>de</strong> l’homme <strong>de</strong> science, ou mieux<br />
encore, car le terme me paraît moins redoutable, <strong>de</strong> c<strong>et</strong> amoureux<br />
<strong>de</strong> sa science que représente tout chercheur digne <strong>de</strong> ce nom.<br />
Il est curieux <strong>de</strong> constater comment le problème <strong>de</strong> la<br />
psychologie du chercheur a presque entièrement échappé à<br />
l’analyse <strong>de</strong> la littérature classique, <strong>et</strong> <strong>de</strong> voir que Balzac, Dickens,<br />
Flaubert, Maupassant ou Zola ne nous ont pas laissé <strong>de</strong> portraits<br />
<strong>de</strong> savants.<br />
Dans la littérature contemporaine, les personnages du<br />
Contrepoint d’Aldous Huxley, du Voyage au bout <strong>de</strong> la nuit <strong>de</strong><br />
Céline, <strong>de</strong> la Nourriture <strong>de</strong>s Dieux <strong>de</strong> Wells, <strong>et</strong> l’Arrowsmith <strong>de</strong><br />
128
L’homme <strong>et</strong> l’atome<br />
Sinclair Lewis, sous un aspect souvent un peu caricatural nous<br />
révèlent volontiers leurs mentalités puériles.<br />
Sur le plan individuel comme sur le plan social l’histoire <strong>de</strong>s<br />
inventions n’est pas celle <strong>de</strong> besoins ou <strong>de</strong> nécessités qui auraient<br />
existé avant elles. Comme l’a fait remarquer D. <strong>de</strong> Rougemont 1 ,<br />
sa logique n’est pas celle <strong>de</strong> l’utile mais celle du jeu. Encore bien<br />
moins peut-on y déceler la réponse d’un homme <strong>de</strong> proie qui se<br />
j<strong>et</strong>terait sur la nature pour la soum<strong>et</strong>tre à sa volonté <strong>de</strong> puissance.<br />
Le savant pur qui mène le jeu est un peu un poète <strong>et</strong> un peu un<br />
philosophe.<br />
Ce qui nous séduit dans la science, <strong>et</strong> ce qui en fait à nos yeux<br />
le prix en même temps que la difficulté, rési<strong>de</strong> dans l’élaboration,<br />
l’achèvement <strong>et</strong> la perfection d’une synthèse, l’emboîtement <strong>de</strong><br />
faits recueillis dans <strong>de</strong>s domaines souvent très différents, les<br />
relations s’établissant entre <strong>de</strong>s données jusqu’alors apparemment<br />
sans p.108 rapports. Si nous prenons, par exemple, la conception<br />
darwinienne <strong>de</strong> l’évolution, nous voyons qu’elle s’est formée à<br />
partir <strong>de</strong> notions empruntées à la géographie, à la géologie <strong>et</strong> à la<br />
paléontologie, à la zoologie, à l’anatomie comparée <strong>et</strong> à<br />
l’embryologie, à la botanique <strong>et</strong> à la floriculture, à la génétique <strong>et</strong><br />
plus récemment à la statistique <strong>et</strong> à la physique <strong>de</strong>s radiations.<br />
Dans un tout autre domaine, il faut également allier <strong>de</strong>s étu<strong>de</strong>s<br />
très diverses, celle <strong>de</strong> la chimie <strong>de</strong>s produits naturels, <strong>de</strong> la chimie<br />
analytique, <strong>et</strong> <strong>de</strong> la chimie organique, les étu<strong>de</strong>s <strong>de</strong> structures <strong>et</strong><br />
la détermination <strong>de</strong>s spectres, aux techniques <strong>de</strong> pharmacologie,<br />
<strong>de</strong> toxicologie <strong>et</strong> <strong>de</strong> physiologie pour apporter finalement à la<br />
clinique un agent thérapeutique nouveau. Par <strong>de</strong>s processus <strong>de</strong><br />
1 D. <strong>de</strong> ROUGEMONT, L’aventure occi<strong>de</strong>ntale <strong>de</strong> l’homme, Paris, 1957.<br />
129
L’homme <strong>et</strong> l’atome<br />
pensée presque parallèles, la biologie s’enrichit d’une conception<br />
originale <strong>et</strong> c’est à la genèse d’un nouveau type d’agents<br />
thérapeutiques, analgésiques ou antibiotiques qu’on assiste.<br />
L’essentiel dans tout ceci rési<strong>de</strong> dans la systématisation <strong>et</strong><br />
l’orientation <strong>de</strong> la pensée <strong>et</strong> dans le fait que nous avons accru<br />
notre puissance <strong>de</strong> prévision.<br />
Puéril, poète ou philosophe, le savant ne se laissera pas<br />
toujours facilement enrégimenter. Il doit pour préserver son talent<br />
maintenir un délicat équilibre entre une spécialisation trop poussée<br />
<strong>et</strong> un amateurisme satisfait. Il lui sera surtout nécessaire <strong>de</strong> se<br />
défendre contre l’emprise <strong>de</strong> la vie quotidienne. La découverte qu’il<br />
espère est toujours aléatoire, lointaine <strong>et</strong> improbable ; elle lui<br />
coûtera plus <strong>de</strong> fatigues que mille l<strong>et</strong>tres <strong>et</strong> mille ren<strong>de</strong>z-vous.<br />
Mais chacune <strong>de</strong> ces l<strong>et</strong>tres <strong>et</strong> chacun <strong>de</strong> ces visiteurs lui font<br />
courir le risque <strong>de</strong> manquer la rencontre à laquelle il aspire.<br />
*<br />
Comment <strong>de</strong>vient-on chercheur <strong>et</strong> comment peut-on espérer<br />
susciter la vocation d’homme <strong>de</strong> science ?<br />
Charles Fourrier écrivait il y a plus d’un siècle qu’il n’était pas<br />
<strong>de</strong> problèmes sur lesquels on ait plus divagué que sur l’instruction<br />
publique <strong>et</strong> ses métho<strong>de</strong>s. J’ai sur ce point consulté l’autorité <strong>de</strong><br />
mon propre père qui m’a assuré que bien peu <strong>de</strong> choses avait<br />
changé <strong>de</strong>puis lors.<br />
p.109<br />
La formation <strong>de</strong> l’homme <strong>de</strong> science passe par trois étapes,<br />
celle d’une vocation à l’âge scolaire <strong>et</strong> celles d’une sélection <strong>et</strong> d’une<br />
formation proprement dite, universitaire <strong>et</strong> post-universitaire.<br />
A l’échelle nationale, le problème <strong>de</strong> la formation du personnel<br />
<strong>de</strong> recherche pose <strong>de</strong> multiples problèmes dans le détail <strong>de</strong>squels je<br />
130
L’homme <strong>et</strong> l’atome<br />
ne puis entrer <strong>et</strong> dont plusieurs ont été ou seront traités ici même.<br />
Perm<strong>et</strong>tez-moi pourtant <strong>de</strong> soum<strong>et</strong>tre à votre attention <strong>de</strong>ux<br />
observations assez élémentaires.<br />
La première sera un plaidoyer pour le livre.<br />
L’explication, que l’on a cherchée dans la théologie ou dans la<br />
réaction aux idées religieuses régnantes, du singulier<br />
épanouissement <strong>de</strong> la science aux XVII e <strong>et</strong> XVIII e siècles pourrait<br />
beaucoup plus simplement être le résultat <strong>de</strong>s possibilités<br />
nouvelles <strong>de</strong> diffusion <strong>de</strong> la pensée qu’avaient créées l’introduction<br />
<strong>de</strong> l’imprimerie <strong>et</strong> les progrès <strong>de</strong> l’industrie du papier. Il est<br />
plaisant <strong>de</strong> supposer que si Gutenberg eût vécu sous les Pharaons,<br />
les Grecs déjà eussent découvert la pile <strong>de</strong> Volta <strong>et</strong> la dynamo.<br />
C’est là un point important <strong>et</strong> il m’apparaît qu’aujourd’hui<br />
encore toute politique <strong>de</strong> la recherche scientifique <strong>de</strong>vrait<br />
s’accompagner également d’une très large politique du livre, <strong>de</strong><br />
l’édition <strong>et</strong> <strong>de</strong>s bibliothèques publiques que rend plus nécessaire<br />
encore l’extrême diffusion <strong>de</strong>s techniques « audiovisives ».<br />
L’esprit humain vieillit-il si rapi<strong>de</strong>ment, <strong>et</strong> est-il normal que<br />
Locke, Condillac, Helv<strong>et</strong>ius, Marmontel, Condorc<strong>et</strong>, V. Cousin ou<br />
Gregorovius ne soient plus à la portée que <strong>de</strong> spécialistes comme<br />
si leur mise à l’In<strong>de</strong>x avait suffi à les rayer <strong>de</strong> la culture générale ?<br />
L’esprit humain vieillit-il si rapi<strong>de</strong>ment qu’une collection <strong>de</strong>s 54<br />
prix décernés par l’Académie Goncourt constitue <strong>de</strong> nos jours déjà<br />
une curiosité sinon une rar<strong>et</strong>é bibliographique ? Je voudrais que<br />
chaque pays respectât ses propres penseurs, <strong>et</strong> assurât une large<br />
diffusion à leurs œuvres. Je souhaiterais aussi que les<br />
bibliothèques publiques, réellement accessibles aux jeunes,<br />
puissent bénéficier <strong>de</strong> crédits analogues à ceux <strong>de</strong>s sta<strong>de</strong>s, <strong>et</strong><br />
131
L’homme <strong>et</strong> l’atome<br />
<strong>de</strong>viennent <strong>de</strong> nos jours l’équivalent <strong>de</strong>s thermes romains <strong>et</strong> <strong>de</strong>s<br />
cathédrales moyenâgeuses.<br />
p.110<br />
Mon <strong>de</strong>uxième truisme rési<strong>de</strong> dans la constatation que dans<br />
la mesure où nous désirons former <strong>et</strong> recruter <strong>de</strong>s intellectuels,<br />
nous <strong>de</strong>vons également commencer — passez-moi l’expression —<br />
par ne pas abêtir nos semblables. Gardons-nous <strong>et</strong> gardons nos<br />
contemporains <strong>de</strong>s fausses sciences. Il y aurait hélas <strong>de</strong> nos jours<br />
une Encyclopédie <strong>de</strong>s sciences inexactes qui se pourrait écrire.<br />
Nous les connaissons tous <strong>et</strong> F. Le Lionnais relevait récemment<br />
comment « l’astrologie, la radiesthésie, l’alchimie, l’homéopathie<br />
<strong>et</strong> la télépathie ne sont que <strong>de</strong>s caricatures qui, dit-il, font<br />
respectivement écho à l’astronomie, à la physique, à la chimie, à<br />
la mé<strong>de</strong>cine <strong>et</strong> à la psychologie 1 ».<br />
Au niveau universitaire, le problème <strong>de</strong> la sélection <strong>de</strong>s<br />
chercheurs se présente à la fois sous un aspect difficile,<br />
inconfortable, angoissant même, lorsqu’il s’agit par exemple dans<br />
une commission d’examen ou <strong>de</strong> concours d’opérer un tri ou un<br />
choix, <strong>et</strong> comme un plaisir délicat <strong>de</strong> l’esprit dans les premières<br />
semaines <strong>de</strong> laboratoire, lorsque se révèlent les secrètes affinités<br />
entre le professeur <strong>et</strong> l’étudiant, lorsque, en tant que chercheurs,<br />
nous tentons <strong>de</strong> transm<strong>et</strong>tre une part <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te flamme que nous<br />
avons nous-mêmes reçue <strong>de</strong> nos maîtres. Chaque fois la difficulté<br />
du choix naît <strong>de</strong> la nécessité <strong>de</strong> <strong>de</strong>viner le « trouveur » sous la<br />
veste <strong>de</strong> chercheur qui le couvre. Dans ma partie, <strong>et</strong> je crois que<br />
c’est là un fait assez général, le « patron » ne saurait gui<strong>de</strong>r<br />
personnellement une équipe <strong>de</strong> plus <strong>de</strong> dix ou au maximum <strong>de</strong><br />
vingt collaborateurs, sans courir le risque <strong>de</strong> voir se désagréger le<br />
1 F. LE LIONNAIS, Une maladie <strong>de</strong>s civilisations : les fausses sciences, La Nef 11 (6), 176<br />
(1954).<br />
132
L’homme <strong>et</strong> l’atome<br />
groupe qu’il dirige ou <strong>de</strong> passer au rang d’administrateur.<br />
J’ai enfin, sur le chapitre <strong>de</strong> la sélection <strong>de</strong>s chercheurs, un<br />
point <strong>de</strong> vue qui m’est propre. Il donne une vue assez pessimiste<br />
<strong>de</strong>s choses. Je l’appellerai l’hypothèse <strong>de</strong> la constance <strong>de</strong> la<br />
matière grise.<br />
Elle repose sur <strong>de</strong>s bases strictement expérimentales : sur 100<br />
rats <strong>de</strong> mon élevage, 10 seulement, 15 au maximum sont<br />
susceptibles d’un apprentissage un peu complexe. Si je les dresse<br />
à monter à la perche à un signal donné — il s’agit d’échapper à<br />
une p.111 secousse électrique ou à un courant d’air — il est bien<br />
difficile qu’ils apprennent à ouvrir une porte. Si je leur apprends à<br />
se procurer leur propre nourriture, en pressant sur un levier qui<br />
leur vaudra une goutte d’eau sucrée, ils oublient souvent les<br />
autres performances. D’autre part, s’il vous est possible <strong>de</strong><br />
« récupérer » les rats suj<strong>et</strong>s à <strong>de</strong>s névroses expérimentales,<br />
aucune pédagogie ne vous perm<strong>et</strong> jusqu’ici d’instruire un individu<br />
congénitalement peu doué.<br />
Je me suis parfois posé la question <strong>de</strong> savoir s’il n’en était pas <strong>de</strong><br />
même dans notre société humaine. Nous savons déjà par<br />
expérience que l’Université souffre parfois <strong>de</strong>s saignées que lui<br />
infligent les laboratoires industriels. Qu’arriverait-il si une trop forte<br />
requête en physiciens allait tout à coup nous priver <strong>de</strong> bons<br />
biologistes ou <strong>de</strong> bons mé<strong>de</strong>cins ? N’est-il pas arrivé au cours <strong>de</strong><br />
l’histoire qu’un attrait excessif pour la philosophie ait privé l’armée<br />
<strong>de</strong> grands chefs ou qu’une ville trop riche en artistes ait négligé <strong>de</strong><br />
sélectionner <strong>de</strong> bons politiciens ? Je livre ce suj<strong>et</strong> à vos méditations.<br />
L’unique solution, <strong>et</strong> c’est précisément la raison pour laquelle je<br />
conseillerai aux organismes responsables du développement <strong>de</strong> la<br />
recherche scientifique <strong>de</strong> s’intéresser aux sciences <strong>de</strong> l’homme,<br />
133
L’homme <strong>et</strong> l’atome<br />
serait <strong>de</strong> trouver un philtre qui conférerait à tous mes rats <strong>et</strong> à tous<br />
vos élèves un niveau d’intelligence supérieur.<br />
L’organisation <strong>de</strong> la recherche.<br />
Parmi les questions qui sont à l’ordre du jour, au cœur même<br />
<strong>de</strong> notre civilisation, celles relatives à l’organisation <strong>de</strong> la<br />
recherche considérée comme un élément essentiel <strong>de</strong> notre<br />
système social, revêtent une importance particulière <strong>et</strong> font l’obj<strong>et</strong><br />
<strong>de</strong> débats passionnés.<br />
C’est un fait que la recherche progresse par bonds successifs.<br />
Faut-il, en voulant la diriger suivant la tendance actuelle, s’exposer<br />
au risque <strong>de</strong> l’appauvrir ou <strong>de</strong> la paralyser ? Peut-on négliger le<br />
rôle <strong>de</strong> l’intuition, <strong>de</strong> la fantaisie <strong>et</strong> même du hasard dans la<br />
découverte ? Les majeures difficultés que rencontrera<br />
l’organisation <strong>de</strong> la recherche seront, à côté <strong>de</strong>s problèmes relatifs<br />
à la formation <strong>et</strong> à la sélection <strong>de</strong>s chercheurs, les questions<br />
concernant son p.112 financement <strong>et</strong> les doutes que soulèvent les<br />
conceptions dirigistes ou libérales <strong>de</strong> la science.<br />
Y a-t-il une crise <strong>de</strong> la recherche, un problème <strong>de</strong> l’organisation<br />
<strong>de</strong> la recherche ? Cela n’apparaît pas à première vue à l’échelle<br />
mondiale <strong>et</strong> les indices que l’on peut tirer <strong>de</strong>s statistiques<br />
universitaires, du volume <strong>de</strong>s publications scientifiques <strong>et</strong> du<br />
nombre <strong>de</strong>s brev<strong>et</strong>s témoignent d’une ascension régulière <strong>et</strong><br />
rapi<strong>de</strong> 1 . Honnêtement nous <strong>de</strong>vons reconnaître que, si la<br />
perfection n’est pas <strong>de</strong> ce mon<strong>de</strong>, la situation <strong>de</strong> la recherche<br />
pourrait être pire qu’elle ne l’est.<br />
1 E. J. CRANE, in E. FARBER, The Evolution of Chemistry, p. 240, New York, 1952. J.-P.<br />
BENAL, The Social Function of Science, London, 1939.<br />
134
L’homme <strong>et</strong> l’atome<br />
*<br />
L’époque où l’on rencontrait Pasteur dans une soupente, Clau<strong>de</strong><br />
Bernard dans une cave, <strong>et</strong> où U. Mosso travaillait en hiver à une<br />
température <strong>de</strong> cinq <strong>de</strong>grés au-<strong>de</strong>ssous <strong>de</strong> zéro, est largement<br />
dépassée.<br />
Dans les limites <strong>de</strong>s possibilités budgétaires, nos Conseils <strong>de</strong> la<br />
Recherche ont fait <strong>de</strong> très louables efforts. Au fond d’eux-mêmes,<br />
beaucoup d’entre nous savent bien qu’ils ne travaillent souvent<br />
que pour leur propre satisfaction, avec une passion à peine moins<br />
gran<strong>de</strong> que celle du yoghi qui caresse son nombril. Et si nous<br />
plaidons pour avoir <strong>de</strong>s palais pour nous-mêmes <strong>et</strong> pour nos<br />
collaborateurs, nous serions prêts à vivre la vie du trappiste ou du<br />
bénédictin, plutôt que d’avoir à quitter les jou<strong>et</strong>s <strong>de</strong> millionnaires<br />
auxquels nous sommes accoutumés. En bonne conscience, je dois<br />
avouer que bien souvent, en rentrant chez nous, nous avouons<br />
avec ma femme que pour une telle journée, nous <strong>de</strong>vrions plutôt<br />
payer notre écot que recevoir un salaire <strong>de</strong> l’Etat.<br />
D’une étu<strong>de</strong> consciencieuse <strong>de</strong> M. Magat 1 sur les budg<strong>et</strong>s <strong>de</strong><br />
recherches dans différents pays, il ressort clairement que ces<br />
budg<strong>et</strong>s sont partout sensiblement plus élevés qu’avant la guerre,<br />
non seulement en volume absolu, mais en pourcentage <strong>de</strong> revenu<br />
p.113<br />
national. Une approximation grossière perm<strong>et</strong> d’estimer à 1,2-<br />
1,4 % du revenu national le budg<strong>et</strong> <strong>de</strong> la recherche civile aux<br />
U.S.A., <strong>et</strong> le pourcentage qui est voisin ou légèrement inférieur à<br />
1 % pour l’U.R.S.S., la Gran<strong>de</strong>-Br<strong>et</strong>agne, l’Allemagne, <strong>et</strong> les Pays-<br />
Bas est <strong>de</strong> l’ordre <strong>de</strong> 0,5 % en France, en Suisse <strong>et</strong> en Italie.<br />
1 M. MAGAT, Les budg<strong>et</strong>s <strong>de</strong> la recherche dans le mon<strong>de</strong>, La Nef 11 (6), 116 (1954).<br />
135
L’homme <strong>et</strong> l’atome<br />
L’auteur conclut d’une part que les budg<strong>et</strong>s ont subi une sensible<br />
augmentation <strong>de</strong>puis la guerre <strong>et</strong> d’autre part que ce sont les pays<br />
qui y consacrent les sommes les plus élevées — <strong>et</strong> l’on pourrait<br />
ajouter avec le maximum <strong>de</strong> constance — qui montrent le<br />
développement le plus frappant <strong>de</strong> leur puissance industrielle. Il<br />
apparaît également que l’augmentation jusqu’à 1 % au moins <strong>de</strong> la<br />
fraction du revenu national consacré à la recherche conduit à une<br />
augmentation correspondante du niveau <strong>de</strong> vie.<br />
Les différences considérables qui existent entre les conditions<br />
matérielles offertes aux chercheurs dans les différents pays<br />
r<strong>et</strong>entissent d’une manière désastreuse sur le recrutement <strong>de</strong>s<br />
nombreux laboratoires <strong>de</strong> recherches européens.<br />
Sans ressusciter la vaine antinomie entre science pure <strong>et</strong><br />
appliquée il faut pourtant tenir compte du fait qu’une très forte<br />
proportion <strong>de</strong>s crédits disponibles pour la recherche <strong>de</strong> 85 <strong>et</strong><br />
90 %, va à l’acquisition <strong>de</strong>s résultats directement exploitables<br />
par l’industrie, alors que 10-15 % seulement <strong>de</strong>s crédits vont à<br />
l’enrichissement <strong>de</strong>s sciences dites <strong>de</strong> base. On peut craindre <strong>de</strong><br />
ce fait, d’une part que les développements actuels ne soient<br />
dans le domaine <strong>de</strong> la science appliquée, en partie tout au<br />
moins, que l’exploitation <strong>de</strong> « réserves » <strong>de</strong> connaissances, qui<br />
pourraient se trouver un jour épuisées, <strong>et</strong> d’autre part que<br />
l’organisation excessive — il a été fait allusion à la<br />
collectivisation <strong>et</strong> à l’industrialisation <strong>de</strong> nos laboratoires — ne<br />
puissent constituer un frein à ce que l’on est en droit d’attendre<br />
du plein épanouissement <strong>de</strong>s sciences <strong>de</strong> la nature.<br />
*<br />
A côté du problème <strong>de</strong>s budg<strong>et</strong>s globaux qu’il convient<br />
136
L’homme <strong>et</strong> l’atome<br />
d’attribuer à la recherche, la question <strong>de</strong> leur répartition revêt une<br />
égale importance.<br />
p.114<br />
La politique <strong>de</strong> la science peut consister selon les règles <strong>de</strong><br />
l’art <strong>de</strong> l’arboriculteur, à pousser au maximum le j<strong>et</strong> le plus<br />
florissant ou à venir au secours <strong>de</strong>s rameaux moins fertiles. Pour<br />
ma part, je ferais volontiers miennes les conclusions <strong>de</strong> Le Febvre<br />
— il est vrai qu’elles datent d’avant l’ère atomique — : « Créez un<br />
état-major qui ne pousse pas qu’une colonne en avant, la plus<br />
avancée déjà, celle qui risque <strong>de</strong> se faire couper, si on la pousse<br />
trop en flèche. Rétablissez l’unité d’action, dépensez sans compter<br />
pour ce grand résultat 1 . »<br />
Mais où va la science ?<br />
Sans doute manquons-nous du recul nécessaire pour juger du<br />
réel qui reste à découvrir. Placé dans la pério<strong>de</strong> ascensionnelle<br />
initiale d’une courbe exponentielle, il nous est encore impossible<br />
<strong>de</strong> prévoir le niveau où se placera l’asymptote. Je ne saurais du<br />
reste ouvrir ici un débat d’anticipation, sur les développements<br />
probables <strong>de</strong> la physique, <strong>de</strong> la biologie ou <strong>de</strong> la psychologie.<br />
Les applications actuelles <strong>de</strong> l’atome pour la paix, vous les<br />
aurez vues en visitant les admirables laboratoires que représentent<br />
les <strong>de</strong>ux expositions qui ont ouvert leurs portes à <strong>Genève</strong>. On peut<br />
dire aujourd’hui, <strong>et</strong> cela a été une surprise pour beaucoup, que, en<br />
ce qui concerne les applications <strong>de</strong>s radio-isotopes artificiels à la<br />
biologie, le domaine <strong>de</strong>s applications les plus riches <strong>de</strong> promesses<br />
ne concerne pas la mé<strong>de</strong>cine, mais bien la recherche pure. Il serait<br />
facile <strong>de</strong> citer un grand nombre d’applications thérapeutiques <strong>et</strong><br />
1 H. LEFEBVRE, L’homme, la technique <strong>et</strong> la nature, Paris, 1938.<br />
137
L’homme <strong>et</strong> l’atome<br />
diagnostiques <strong>de</strong>s isotopes radioactifs. Le programme, à première<br />
vue très étendu, comporte <strong>de</strong>s applications dans les spécialités les<br />
plus diverses : endocrinologie, obstétrique, orthopédie,<br />
neurochirurgie, chirurgie plastique, cancérologie, cardiologie,<br />
radio-diagnostic ; les progrès constants enregistrés au cours <strong>de</strong>s<br />
<strong>de</strong>rnières années dans ce domaine ne se sont trouvés limités que<br />
par la juste préoccupation <strong>de</strong> ne porter aucune atteinte <strong>et</strong> <strong>de</strong> ne<br />
faire courir aucun risque au suj<strong>et</strong> traité.<br />
Tandis que les mé<strong>de</strong>cins se sont familiarisés avec les techniques<br />
utilisant les isotopes dans un domaine qu’ils ne sauraient abor<strong>de</strong>r<br />
p.115<br />
sans une extrême pru<strong>de</strong>nce, les biologistes pour leur part y<br />
font appel sans restriction ni scrupules, en tant qu’instrument <strong>de</strong><br />
travail dans la poursuite <strong>de</strong>s recherches les plus variées. Les<br />
applications <strong>de</strong> ce type — déjà extrêmement nombreuses —<br />
représentent à l’heure actuelle une <strong>de</strong>s conquêtes les plus<br />
précieuses <strong>de</strong> la chimie biologique. En raison <strong>de</strong> sa particulière<br />
importance, nous mentionnerons spécialement les progrès que<br />
l’utilisation <strong>de</strong>s radio-isotopes a permis <strong>de</strong> réaliser dans le domaine<br />
<strong>de</strong> la photosynthèse <strong>et</strong> dans l’étu<strong>de</strong> <strong>de</strong>s métabolismes qui se<br />
déroulent au niveau du système nerveux central.<br />
Devons-nous, dans le choix <strong>de</strong> nos propres recherches, nous<br />
laisser gui<strong>de</strong>r par <strong>de</strong>s critères utilitaires ? Cela n’est pas absolument<br />
exclu. Les réticences que j’ai formulées à l’égard d’une<br />
industrialisation trop exclusive <strong>de</strong> la recherche n’impliquent pas<br />
nécessairement une déshumanisation <strong>de</strong> nos activités <strong>de</strong> chercheur.<br />
Perm<strong>et</strong>tez-moi une référence à mon propre Institut. Dans un<br />
laboratoire où chimistes <strong>et</strong> pharmacologistes travaillent en étroite<br />
collaboration, le thème central <strong>de</strong> nos recherches peut être défini<br />
par l’étu<strong>de</strong> <strong>de</strong>s rapports entre la structure chimique <strong>et</strong> l’activité<br />
138
L’homme <strong>et</strong> l’atome<br />
biologique ; dans la masse <strong>de</strong>s problèmes possibles, <strong>de</strong>vant la<br />
nécessité <strong>de</strong> choisir un thème d’étu<strong>de</strong>, celui que pose la mise au<br />
point d’un groupe nouveau <strong>de</strong> produits susceptible <strong>de</strong> présenter<br />
<strong>de</strong>s applications d’ordre thérapeutique constitue selon une<br />
comparaison que j’ai souvent déjà proposée à mes collaborateurs,<br />
une épreuve comparable à celle que représente la rime aux yeux<br />
du poète : c’est la difficulté supplémentaire qu’il importe <strong>de</strong><br />
vaincre <strong>et</strong> dont la solution donnera tout son prix au poème.<br />
Il n’est par ailleurs pas douteux que, tant à l’échelle du labeur<br />
quotidien qu’à celle <strong>de</strong>s plans à plus longue échéance, le contact<br />
<strong>de</strong> la réalité quotidienne ne représente un précieux stimulant.<br />
On sait assez comment l’étu<strong>de</strong> attentive d’une intoxication<br />
industrielle a pu servir <strong>de</strong> point <strong>de</strong> départ à la découverte <strong>de</strong>s<br />
antithyroïdiens ou <strong>de</strong> l’antabus <strong>et</strong> comment la chimiothérapie<br />
antidiabétique <strong>et</strong> les tranquillisants sont issus d’une étu<strong>de</strong><br />
particulièrement attentive <strong>de</strong>s mala<strong>de</strong>s.<br />
p.116<br />
Après la victoire qu’ils ont remportée sur l’atome, aucun<br />
obstacle ne sera a priori en mesure <strong>de</strong> freiner l’ambition <strong>de</strong>s<br />
chercheurs. Tandis que progresse l’étu<strong>de</strong> <strong>de</strong>s conditions qui ont pu<br />
conduire à la genèse <strong>de</strong> la matière vivante sur le globe, le<br />
pharmacologiste apparaît déjà armé pour en mo<strong>de</strong>ler les fonctions<br />
<strong>et</strong> les formes.<br />
De plus vastes problèmes, celui <strong>de</strong> la sous-nutrition <strong>et</strong> <strong>de</strong> la<br />
famine, celui du danger que représentent les radiations ionisantes,<br />
ceux représentés par le vertigineux accroissement <strong>de</strong> la population<br />
du globe, celui <strong>de</strong> la thérapie <strong>de</strong>s tumeurs, <strong>et</strong> bien d’autres encore<br />
atten<strong>de</strong>nt leur part <strong>de</strong> solution.<br />
A juste titre, beaucoup d’entre nous sentent l’urgente nécessité<br />
139
L’homme <strong>et</strong> l’atome<br />
d’un épanouissement <strong>de</strong> ce que l’on a appelé les sciences <strong>de</strong><br />
l’homme, <strong>de</strong> la génétique à la sociologie expérimentale.<br />
L’épuration <strong>de</strong>s mœurs.<br />
Notre génération s’est trouvée à un tournant singulier <strong>de</strong><br />
l’histoire. A la philosophie du progrès social, héritière <strong>de</strong><br />
l’humanisme gréco-latin, née <strong>de</strong> Bacon, Descartes, Helv<strong>et</strong>ius, <strong>de</strong><br />
Condorc<strong>et</strong>, <strong>de</strong> Di<strong>de</strong>rot <strong>et</strong> <strong>de</strong> Voltaire, <strong>et</strong> qui <strong>de</strong>puis <strong>de</strong>ux siècles <strong>et</strong><br />
<strong>de</strong>mi semblait trouver sa justification dans le progrès scientifique<br />
<strong>et</strong> technique, les amères réalités <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux guerres ont apporté un<br />
brutal démenti.<br />
Recul <strong>de</strong> la démocratie, exacerbation <strong>de</strong>s nationalismes <strong>et</strong> <strong>de</strong>s<br />
particularismes <strong>de</strong> races <strong>et</strong> <strong>de</strong> religions, recul <strong>de</strong> la race blanche,<br />
voici que peu à peu se fait jour l’idée <strong>de</strong> la fragilité <strong>et</strong> du caractère<br />
transitoire <strong>de</strong> notre civilisation occi<strong>de</strong>ntale.<br />
Ce fut l’époque où J. Benda signait la Trahison <strong>de</strong>s Clercs, N.<br />
Berdiaeff, le Nouveau Moyen Age, F. Nitti, la Déca<strong>de</strong>nce <strong>de</strong><br />
l’Europe, O. Spengler, le Déclin <strong>de</strong> l’Occi<strong>de</strong>nt.<br />
Dans le jardin délaissé, les buissons d’un existentialisme<br />
envahissant bousculent les mosaïques ordonnées d’un rationalisme<br />
hors <strong>de</strong> mo<strong>de</strong>.<br />
Valery avait déjà écrit : « Nous autres civilisations, nous savons<br />
que nous sommes mortelles. »<br />
L’idée se fit obsédante, d’un coup <strong>de</strong> gomme qui suffirait à<br />
effacer notre civilisation, qui pourrait disparaître, qui se trouvait<br />
déjà en voie <strong>de</strong> disparition, d’une ère sur son déclin.<br />
p.117<br />
De nos jours un tel nihilisme apparaît largement dépassé.<br />
Sans revenir à la conception humaniste du début du siècle, nous<br />
140
L’homme <strong>et</strong> l’atome<br />
voyons sous nos yeux se réaliser une révolution que l’importance<br />
<strong>de</strong>s <strong>de</strong>rniers perfectionnements techniques rend désormais<br />
irréversible.<br />
La science <strong>et</strong> la technique contemporaines apportent chaque<br />
jour <strong>de</strong>s preuves nouvelles <strong>de</strong> leur efficience <strong>et</strong> d’une puissance<br />
auprès <strong>de</strong> laquelle les proj<strong>et</strong>s les plus audacieux <strong>de</strong>s philosophes<br />
<strong>de</strong>s siècles passés ne figurent que comme <strong>de</strong> timi<strong>de</strong>s rêveries.<br />
Alors même que nous sommes incapables <strong>de</strong> fixer les limites <strong>de</strong><br />
l’évolution vers laquelle nous allons, nous voyons l’avenir comme<br />
inexorablement lié à celui d’une réalité que nous contribuons à<br />
construire.<br />
Au rationalisme <strong>de</strong> l’histoire <strong>de</strong> Vico <strong>et</strong> <strong>de</strong> Hegel, à l’histoire<br />
pourrissante vécue entre les <strong>de</strong>ux guerres, fait suite, ce qui nous<br />
apparaît aujourd’hui comme une vertigineuse accélération <strong>de</strong><br />
l’histoire.<br />
*<br />
Quel sera sur le plan humain le bilan <strong>de</strong> l’opération recherche<br />
scientifique ?<br />
Face à J.-J. Rousseau, qui dénonçait la corruption <strong>de</strong>s mœurs<br />
engendrée par la science, les Encyclopédistes voyaient dans le<br />
progrès intellectuel la gran<strong>de</strong> espérance humaine <strong>et</strong> la raison<br />
d’être <strong>de</strong> notre effort.<br />
En réalité les conclusions du Discours sur le thème : Le<br />
rétablissement <strong>de</strong>s sciences <strong>et</strong> <strong>de</strong>s arts a-t-il contribué à épurer ou<br />
à corrompre les mœurs ? étaient très nuancées ; Rousseau y rend<br />
également hommage au « grand <strong>et</strong> beau spectacle <strong>de</strong> voir<br />
l’homme dissiper, par les lumières <strong>de</strong> sa raison, les ténèbres dans<br />
lesquelles la nature l’avait enveloppé » <strong>et</strong> il conclut que « les<br />
141
L’homme <strong>et</strong> l’atome<br />
lumières du méchant sont encore moins à craindre que sa brutale<br />
stupidité 1 ».<br />
L’extraordinaire développement <strong>de</strong>s sciences <strong>et</strong> <strong>de</strong>s techniques<br />
<strong>de</strong>vait susciter bien <strong>de</strong>s émules <strong>de</strong> Rousseau.<br />
p.118<br />
Il y a 20 ans Ortega y Gass<strong>et</strong> dénonçait « l’homme <strong>de</strong><br />
science qui s’est <strong>de</strong> plus en plus restreint, limité, cantonné dans un<br />
champ intellectuel chaque fois plus étroit ». De Unamuno accuse le<br />
savant <strong>de</strong> lui avoir fait « perdre son âme ». Bernanos dénonce<br />
dans la machine <strong>et</strong> le robot une conspiration universelle contre<br />
toute vie intérieure.<br />
Répondant aux accusations portées contre la Science, Joliot-<br />
Curie plai<strong>de</strong> non coupable :<br />
« De plus en plus fréquemment, <strong>de</strong>puis la fin du XIX e<br />
siècle, s’expriment <strong>de</strong>s inquiétu<strong>de</strong>s <strong>et</strong> <strong>de</strong>s angoisses<br />
<strong>de</strong>vant certaines conséquences néfastes <strong>de</strong> la Science.<br />
Certains vont même jusqu’à m<strong>et</strong>tre en doute la valeur <strong>de</strong><br />
la Science comme facteur <strong>de</strong> civilisation. Les événements<br />
récents concernant la bombe atomique sont venus encore<br />
augmenter la confusion générale à l’égard <strong>de</strong> la Science,<br />
portant c<strong>et</strong>te confusion jusque chez les savants eux-<br />
mêmes.<br />
Si le rôle moral <strong>et</strong> social <strong>de</strong> la Science pure, <strong>de</strong> la Science<br />
fondamentale, est en général reconnu, c’est sur les<br />
applications que porte la critique, <strong>et</strong> la Science est<br />
considérée comme morale ou immorale suivant que<br />
1 J.-J. ROUSSEAU, Discours qui a remporté le prix à l’Académie <strong>de</strong> Dijon, en l’année<br />
1750, <strong>et</strong> Réponse au Roi <strong>de</strong> Pologne, Duc <strong>de</strong> Lorraine, sur la Réfutation faite par ce<br />
prince <strong>de</strong> son Discours sur la Science <strong>et</strong> les Arts.<br />
142
L’homme <strong>et</strong> l’atome<br />
l’usage qui en est fait est bienfaisant ou <strong>de</strong>structeur. En<br />
réalité il serait plus convenable <strong>de</strong> faire porter ce<br />
jugement non sur la Science, mais sur les hommes qui<br />
l’appliquent <strong>et</strong> l’utilisent.<br />
La bombe atomique dont vous connaissez tous les<br />
terrifiants eff<strong>et</strong>s sur Hiroshima <strong>et</strong> sur Nagasaki est<br />
l’aboutissement d’une longue série <strong>de</strong> recherches qui<br />
doivent également conduire à <strong>de</strong>s applications pacifiques<br />
dans le domaine <strong>de</strong>s sources d’énergie <strong>et</strong> <strong>de</strong> la nouvelle<br />
chimie <strong>de</strong>s radioéléments. En fait il est indéniable que les<br />
difficultés <strong>de</strong> notre époque sont dues aux mauvais usages<br />
<strong>de</strong> la Science, à ce que je voudrais appeler les<br />
détournements <strong>de</strong> la Science. Les crises économiques <strong>et</strong><br />
le chômage qui provoquent <strong>de</strong>s guerres, les <strong>de</strong>structions<br />
massives par l’aviation <strong>et</strong> par la bombe atomique sont<br />
autant <strong>de</strong> signes très graves qui doivent nous alarmer <strong>et</strong><br />
provoquer chez chacun <strong>de</strong> nous <strong>de</strong>s réactions salutaires.<br />
Non seulement il serait fou <strong>de</strong> vouloir <strong>de</strong> nouveau<br />
enchaîner Prométhée, mais il nous faut, au contraire,<br />
appliquer l’esprit p.119 scientifique pour trouver <strong>de</strong>s<br />
solutions aux difficiles problèmes <strong>de</strong> notre existence<br />
présente 1 .<br />
*<br />
Si nous voulons éviter le risque <strong>de</strong> passer à côté <strong>de</strong> ce qui<br />
constitue peut-être le nœud du problème, il convient <strong>de</strong> s’arrêter<br />
sur le fait que la révolution morale, sociale <strong>et</strong> peut-être politique<br />
1 F. JOLIOT, Conférences à l’U.N.E.S.C.O. (Paris, 1947), cit. in G. PICON, Panorama <strong>de</strong>s<br />
Idées Contemporaines, Paris, 1957.<br />
143
L’homme <strong>et</strong> l’atome<br />
causée par le récent développement <strong>de</strong>s sciences revêt une<br />
importance égale, <strong>et</strong> peut-être supérieure à celle <strong>de</strong>s<br />
transformations techniques qui l’ont accompagnée. Car si nous<br />
avons bien assisté à la transformation <strong>de</strong> la vie matérielle que<br />
beaucoup nomment le progrès, nous avons vu aussi changer la<br />
personnalité même du savant, nous l’avons vu s’insérer dans la vie<br />
sociale, nous l’avons vu <strong>de</strong>venir une source <strong>de</strong> richesse <strong>et</strong> un<br />
facteur indispensable du bien-être matériel.<br />
Si la recherche scientifique a bien passé, <strong>et</strong> passe toujours plus,<br />
au premier plan <strong>de</strong>s préoccupations gouvernementales, il s’agit<br />
malheureusement plus souvent <strong>de</strong> recherches servant à la guerre<br />
que <strong>de</strong> productions pacifiques. Du même coup, l’on cherche à<br />
définir une politique <strong>de</strong> la recherche, plusieurs se font les fauteurs<br />
d’un dirigisme intransigeant, il est question <strong>de</strong> ministères<br />
nouveaux, les comités, les commissions, les bureaux <strong>et</strong> les<br />
conseils nationaux <strong>et</strong> internationaux foisonnent.<br />
La recherche est <strong>de</strong>venue aujourd’hui une valeur à administrer,<br />
à exploiter, à détenir <strong>et</strong> à préserver. Le mon<strong>de</strong> mo<strong>de</strong>rne l’assimile<br />
au pétrole <strong>et</strong> au charbon ; un véritable r<strong>et</strong>our sur soi-même<br />
perm<strong>et</strong> seul <strong>de</strong> réaliser encore le fait que ce que l’on se propose <strong>de</strong><br />
gérer si strictement n’est en définitive que la culture, la pensée <strong>et</strong><br />
le pouvoir créateur — je serais tenté d’ajouter le fruit <strong>de</strong>s songes<br />
<strong>et</strong> <strong>de</strong> la fantaisie — <strong>de</strong> quelques hommes.<br />
Si la situation qui est faite à la science présente aux yeux <strong>de</strong><br />
beaucoup <strong>de</strong>s avantages indiscutables — ne serait-ce que par le<br />
volume <strong>de</strong>s crédits alloués aux laboratoires —, les aspects négatifs<br />
p.120<br />
<strong>de</strong> la question ne laissent pas <strong>de</strong> troubler certains d’entre<br />
nous. Nous pensons en particulier à l’oubli où l’on abandonne <strong>de</strong><br />
trop vastes domaines <strong>de</strong>s sciences spéculatives, <strong>de</strong>scriptives ou<br />
144
L’homme <strong>et</strong> l’atome<br />
morphologiques, à la pauvr<strong>et</strong>é <strong>de</strong> la plupart <strong>de</strong> nos Universités, à<br />
l’abandon dans lequel sont laissés tant d’Instituts.<br />
Il nous arrive <strong>de</strong> nous <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r s’il est réellement sage <strong>et</strong> s’il<br />
est vraiment favorable au développement <strong>de</strong>s sciences,<br />
d’appauvrir ainsi l’enseignement universitaire <strong>et</strong> <strong>de</strong> déverser tant<br />
d’argent sur <strong>de</strong>s organisations para-universitaires, sur la foi <strong>de</strong><br />
proj<strong>et</strong>s <strong>et</strong> <strong>de</strong> plans <strong>de</strong> plus en plus techniques <strong>et</strong> simplement<br />
utilitaires.<br />
L’on se <strong>de</strong>man<strong>de</strong> surtout si ce transfert <strong>de</strong> l’autorité en matière<br />
scientifique <strong>de</strong> l’Université à la politique, ne risque pas <strong>de</strong> creuser<br />
encore davantage le fossé qui, à l’échelle internationale, divise<br />
aujourd’hui le mon<strong>de</strong>.<br />
*<br />
Nous avons appris sur les bancs <strong>de</strong> l’école que, pour Condorc<strong>et</strong>,<br />
le progrès était inclus dans la nature humaine.<br />
Voltaire y voyait déjà les éléments d’une lutte, <strong>et</strong> en particulier<br />
d’une lutte contre la sottise.<br />
Aujourd’hui, <strong>de</strong> l’idée <strong>de</strong> progrès qui s’est dangereusement<br />
émi<strong>et</strong>tée, — on parle <strong>de</strong>s progrès intellectuel, technique,<br />
économique ou moral, <strong>et</strong> du progrès il ne reste guère, selon<br />
l’expression d’un illustre Italien qui fut professeur à <strong>Genève</strong>,<br />
Guglielmo Ferrero, qu’une idée-force.<br />
Si notre foi reste entière dans la valeur éducative <strong>et</strong> le facteur<br />
<strong>de</strong> progrès moral qui représentent le dévouement à la Science<br />
pour elle-même, l’esprit <strong>de</strong> la recherche pure <strong>et</strong> l’effort<br />
désintéressé vers le vrai, nous ne pensons pas que le<br />
développement technique actuel qui pour beaucoup constitue<br />
l’unique résultat tangible <strong>de</strong> la recherche, mérite par lui-même le<br />
145
L’homme <strong>et</strong> l’atome<br />
nom <strong>de</strong> progrès, quelle que soit l’importance <strong>de</strong>s changements <strong>de</strong>s<br />
idées <strong>et</strong> <strong>de</strong>s mœurs qu’il ait entraînés.<br />
La valeur formative <strong>de</strong> la science, nous la voyons<br />
quotidiennement en tant que maîtres, dans l’élan, l’enthousiasme,<br />
l’intelligence, l’esprit d’abnégation, la persévérance <strong>de</strong> nos<br />
étudiants <strong>et</strong> p.121 <strong>de</strong> nos collaborateurs ; nous la voyons à l’œuvre<br />
chez nos collègues <strong>de</strong>s Universités <strong>et</strong> <strong>de</strong>s Instituts <strong>de</strong> recherche ;<br />
nous avons, nous scientifiques, l’espoir d’en être les dépositaires,<br />
<strong>et</strong> d’avoir reçu une parcelle du merveilleux héritage que nous ont<br />
laissé nos maîtres, <strong>et</strong> par <strong>de</strong>là les vivants, quatre siècles bientôt<br />
d’une longue <strong>et</strong> prodigieuse tradition.<br />
Perm<strong>et</strong>tez-moi <strong>de</strong> conclure en évoquant trois éminents<br />
collègues qui, par leur génie <strong>et</strong> par la portée <strong>de</strong> leurs recherches<br />
ont eu à résoudre <strong>de</strong> terribles conflits intérieurs.<br />
L’appel d’un Einstein, l’œuvre d’un Langevin <strong>et</strong> d’un Joliot-Curie,<br />
constituent en eff<strong>et</strong> les épiso<strong>de</strong>s les plus saillants non pas<br />
seulement d’une aspiration généreuse à sortir <strong>de</strong> leur tour d’ivoire,<br />
mais d’une volonté délibérée <strong>et</strong> <strong>de</strong> la nécessité profondément<br />
ressentie <strong>de</strong> s’insérer également dans la réalité sociale, conscients<br />
d’étendre à un plus vaste idéal <strong>de</strong> justice humaine, leur foi intime<br />
dans la force d’une vérité souveraine. Et <strong>de</strong> collaborer ainsi, à<br />
l’instar d’un Galilée, au véritable progrès <strong>de</strong> l’humanité.<br />
@<br />
146
p.123<br />
L’homme <strong>et</strong> l’atome<br />
R. P. DUBARLE<br />
PROMESSES OU MENACES DE L’ATOME ? 1<br />
Je dois d’abord remercier les <strong>Rencontres</strong> <strong>Internationales</strong> <strong>de</strong><br />
<strong>Genève</strong>, que je connais <strong>de</strong>puis longtemps <strong>et</strong> auxquelles m’unissent<br />
<strong>de</strong>s liens <strong>de</strong> profon<strong>de</strong> amitié, <strong>de</strong> l’honneur exceptionnel qu’elles me<br />
font ce soir en m’invitant à prendre la parole <strong>de</strong>vant vous. Je ne<br />
m’attar<strong>de</strong>rai pas dans ces remerciements. Je veux simplement dire<br />
ma joie <strong>de</strong> parler en compagnie d’un chrétien <strong>de</strong> la confession<br />
protestante, <strong>et</strong> vous dire tout <strong>de</strong> suite que c<strong>et</strong> entr<strong>et</strong>ien n’est en<br />
rien une controverse <strong>et</strong> en rien une confrontation. C’est à vrai dire<br />
une réunion. Ni l’un ni l’autre n’avons concerté le texte ou la<br />
conférence que nous vous ferions. Il se trouvera peut-être que<br />
nous dirons les mêmes choses : voyez-y l’unité. Il se trouvera<br />
peut-être que nous dirons <strong>de</strong>s choses différentes : voyez-y la<br />
complémentarité dans le Christ. Et ainsi trouverez-vous la vérité<br />
<strong>de</strong> notre rencontre. Ceci dit, j’abor<strong>de</strong> mon suj<strong>et</strong>.<br />
Nous avons eu, ces jours-ci, un heureux privilège. L’atome est<br />
venu occuper maintes fois nos pensées, mais en nous présentant<br />
son visage pacifique <strong>et</strong> le meilleur <strong>de</strong> ses espérances. La secon<strong>de</strong><br />
Conférence <strong>de</strong> l’Atome pour la Paix, qui se poursuit <strong>de</strong>puis dix<br />
jours, nous fait assister à la réunion fraternelle <strong>de</strong> cinq mille<br />
hommes <strong>de</strong> science venus <strong>de</strong> tous les pays du mon<strong>de</strong> pour<br />
s’entr<strong>et</strong>enir avec liberté <strong>de</strong> leurs recherches <strong>et</strong> <strong>de</strong>s réalisations<br />
auxquelles ils participent. D’admirables expositions étalent sous<br />
1 Conférence du 11 septembre 1958.<br />
147<br />
@
L’homme <strong>et</strong> l’atome<br />
nos yeux à la p.122 fois le dynamisme <strong>de</strong> la connaissance humaine<br />
<strong>et</strong> les puissantes merveilles d’une technique en rapi<strong>de</strong> expansion.<br />
Elles ne sont qu’un refl<strong>et</strong> <strong>de</strong> ce qui s’implante <strong>de</strong> plus en plus dans<br />
la réalité quotidienne <strong>de</strong> notre vie. Ainsi l’espérance que l’homme<br />
peut m<strong>et</strong>tre en sa maîtrise <strong>de</strong> l’atome est en train <strong>de</strong> naître, <strong>de</strong><br />
prendre corps, <strong>de</strong> jour en jour plus vigoureuse parmi nous.<br />
Et puisque, stimulés par c<strong>et</strong>te occasion, il nous a plu <strong>de</strong> nous<br />
<strong>de</strong>man<strong>de</strong>r ce soir ce dont la foi chrétienne peut bien instruire<br />
l’homme au moment où celui-ci s’interroge sur ses rapports avec<br />
l’atome, le chrétien que je suis est profondément heureux <strong>de</strong><br />
pouvoir partir tout simplement du fait que nous avons sous les<br />
yeux pour dire les sentiments fondamentaux qui l’animent lorsqu’il<br />
est question <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te gran<strong>de</strong> conquête <strong>de</strong> notre temps.<br />
Comment en eff<strong>et</strong>, non seulement comme homme vivant avec<br />
tous ses frères humains, mais bien comme croyant pénétré <strong>de</strong>s<br />
énergies <strong>de</strong> l’enseignement divin, le chrétien pourrait-il rester<br />
insensible à c<strong>et</strong>te possibilité magnifique en train <strong>de</strong> grandir<br />
parmi nous ? Comment pourrait-il se refuser à la valeur humaine<br />
qui se développe avec elle ? Que c<strong>et</strong>te progression <strong>de</strong> la science<br />
lui apparaît belle en elle-même ! Vue du <strong>de</strong>hors par le profane,<br />
elle suffit déjà à en imposer à son admiration. Mais combien plus<br />
admirable est-elle, une fois qu’elle est reconnue du <strong>de</strong>dans <strong>et</strong><br />
comprise dans son épanouissement ! Car elle se découvre alors<br />
comme le fruit <strong>de</strong> l’effort vigoureux, soutenu, cumulatif, fourni<br />
par <strong>de</strong> nombreuses générations déjà riches d’une longue<br />
expérience spirituelle <strong>et</strong> parvenues à enfanter dans la raison<br />
l’acquis étendu <strong>et</strong> pénétrant <strong>de</strong> l’enten<strong>de</strong>ment humain. Notre<br />
science <strong>de</strong> l’atome n’est que l’une <strong>de</strong>s plus actuelles floraisons<br />
<strong>de</strong> c<strong>et</strong> effort. Conjuguée à une découverte <strong>de</strong> l’univers qui recule<br />
148
L’homme <strong>et</strong> l’atome<br />
la perception humaine <strong>de</strong>s mon<strong>de</strong>s jusqu’à ces galaxies que nous<br />
savons lointaines <strong>de</strong> plus d’un milliard d’années-lumière, elle est<br />
le signe donné à notre temps <strong>de</strong> la venue à maturité d’une<br />
faculté désormais essentielle à l’espèce humaine. Comment,<br />
encore une fois, serait-il concevable que ce que le chrétien porte<br />
<strong>de</strong> plus spirituel en lui, sa foi, vienne s’opposer à ce qui est<br />
parmi nous, non seulement un acte évi<strong>de</strong>nt <strong>de</strong> l’esprit, mais<br />
encore, pour notre p.123 collectivité tout entière, une précieuse<br />
ressource <strong>de</strong> son entrée plus avant dans l’accomplissement <strong>de</strong><br />
son <strong>de</strong>stin ?<br />
D’autant qu’en ce moment même nous avons sous les yeux un<br />
exemple convaincant <strong>de</strong> la conduite humaine que la science est<br />
faite pour inspirer avec le plus <strong>de</strong> vérité. Ce rassemblement<br />
pacifique d’hommes venus <strong>de</strong> partout m<strong>et</strong>tre en commun ce qu’ils<br />
savent, le plus souvent avec une extrême simplicité, qui veulent le<br />
m<strong>et</strong>tre en commun en vue d’utilités humaines essentielles <strong>et</strong> dont<br />
ils perçoivent avec intensité la décisive importance, ce<br />
rassemblement d’hommes qui, ce faisant, gar<strong>de</strong>nt dans leurs<br />
paroles une discrétion pleine <strong>de</strong> pu<strong>de</strong>ur à l’égard <strong>de</strong> leurs<br />
préoccupations les plus hautes <strong>et</strong> <strong>de</strong> leurs soucis les plus nobles, il<br />
est, je puis vous l’attester ce soir, l’expression la meilleure <strong>de</strong><br />
l’éthique véritable <strong>de</strong> la science. Il est aussi, disons-le bien, une<br />
expression agissante. Un commencement s’opère ainsi parmi nous<br />
<strong>de</strong> c<strong>et</strong>te unité spirituelle nouvelle dont il est désormais besoin au<br />
genre humain. Commencement mo<strong>de</strong>ste sans doute mais<br />
commencement tout aussi fécond en promesses que l’étaient à un<br />
autre plan, quelques siècles en arrière <strong>de</strong> nous, les premiers pas<br />
en avant <strong>de</strong> la mécanique mo<strong>de</strong>rne. Que l’indifférence serait<br />
aveugle <strong>et</strong> que la bou<strong>de</strong>rie serait misérable, pour ne rien dire <strong>de</strong> la<br />
149
L’homme <strong>et</strong> l’atome<br />
trahison fraternelle <strong>et</strong> meurtrière qu’il y aurait à décourager ce qui<br />
se passe ainsi au milieu <strong>de</strong> nous !<br />
Je l’avouerai donc très simplement : en présence d’un<br />
événement comme c<strong>et</strong>te <strong>de</strong>uxième Conférence mondiale en vue<br />
<strong>de</strong>s utilisations pacifiques <strong>de</strong> l’énergie nucléaire, c’est ce<br />
mouvement <strong>de</strong> profon<strong>de</strong> sympathie que me dicte tout d’abord ma<br />
foi <strong>de</strong> chrétien. Elle accentue en moi, elle redouble, elle m’impose<br />
avec une n<strong>et</strong>t<strong>et</strong>é plus vigoureuse ce que me suggère déjà la<br />
meilleure inspiration <strong>de</strong> la générosité humaine. Et j’avouerai aussi,<br />
non moins simplement, le suprême bonheur qu’il y a, pour l’âme<br />
chrétienne, à faire se rejoindre ainsi le plus sublime <strong>et</strong> le plus<br />
ferme <strong>de</strong> sa foi avec le plus riche <strong>et</strong> le plus plein <strong>de</strong>s belles réalités<br />
humaines qu’un tel événement nous propose.<br />
Me voilà donc, peut-être avec vous si vous le voulez bien, pour<br />
un instant dans c<strong>et</strong>te exposition annexée au Palais <strong>de</strong> l’O.N.U. p.126<br />
Que <strong>de</strong> découvertes ainsi rassemblées, que d’ingéniosité<br />
merveilleuse conquise à combiner tous ces appareils, tantôt <strong>de</strong><br />
recherches <strong>et</strong> tantôt d’industrie, qui nous perm<strong>et</strong>tent déjà <strong>de</strong><br />
prendre si bien possession <strong>de</strong>s réalités atomiques, qui nous font<br />
progresser si vite en ce domaine ! Sans être perdu dans c<strong>et</strong>te<br />
profusion, je suis dépassé à tout instant. Je comprends que les<br />
quelques vues que je puis rassembler <strong>et</strong> qui m’orientent sont, sur<br />
chaque détail, précisées avec une admirable patience <strong>et</strong> avec une<br />
non moins admirable honnêt<strong>et</strong>é <strong>de</strong> l’esprit par le labeur <strong>de</strong> mes<br />
frères en humanité. Ils sont là d’ailleurs à m’entourer, quelquefois<br />
les plus grands d’entre eux, prêts à me prendre par la main, afin<br />
<strong>de</strong> m’ai<strong>de</strong>r avec une gentillesse infinie, à cheminer en un instant,<br />
si j’en ai envie, jusqu’à ce point extrême auquel ils ont consacré<br />
<strong>de</strong>s années <strong>de</strong> leur labeur. Je vois tout ce qui sort <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te longue<br />
150
L’homme <strong>et</strong> l’atome<br />
patience, <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te honnêt<strong>et</strong>é sans limites du travail <strong>de</strong> recherche,<br />
je puis toucher le résultat <strong>de</strong>s techniques que je sais très difficiles,<br />
très complexes, <strong>et</strong> dont j’imagine à peine le détail : les réacteurs<br />
<strong>de</strong> types si variés qui livrent déjà d’appréciables quantités<br />
d’énergie, les isotopes si utiles à la chimie <strong>et</strong> à la biologie, les<br />
appareils qui servent à nous rapprocher du moment où l’énergie <strong>de</strong><br />
fusion sera domestiquée, les premiers satellites artificiels...<br />
Comme l’homme a bien travaillé ! Quel beau travail toujours<br />
davantage pétri d’intelligence il continue <strong>de</strong> fournir ! Oui, j’ai bien<br />
là sous les yeux, je touche bien <strong>de</strong> mes mains, ce qui est inscrit<br />
dans c<strong>et</strong>te bénédiction originelle <strong>de</strong> la puissance humaine que ma<br />
foi m’apprend être éternellement prononcée sur ma race par la<br />
création divine : « Croissez, multipliez, remplissez la terre <strong>et</strong><br />
soum<strong>et</strong>tez-la. » Quel plaisir en vérité <strong>de</strong> voir c<strong>et</strong>te bénédiction si<br />
fécon<strong>de</strong> ! Quelle jouissance <strong>de</strong> détailler <strong>et</strong> <strong>de</strong> comprendre un peu<br />
la gerbe si riche <strong>de</strong>s maîtrises <strong>de</strong> la nature qui sont venues lui<br />
correspondre ! C<strong>et</strong> homme qui sans doute ne connaît pas à quel<br />
point il est l’enfant chéri <strong>de</strong> Celui qui a fait c<strong>et</strong>te terre, comme il<br />
répond néanmoins, dans sa spontanéité vive, au programme divin<br />
<strong>de</strong> sa vocation !<br />
La joie du chrétien, c’est donc tout d’abord <strong>de</strong> se faire, au<br />
milieu <strong>de</strong> toutes ces choses <strong>et</strong> <strong>de</strong> tous ces êtres qui portent sur<br />
leur face <strong>de</strong> si beaux refl<strong>et</strong>s <strong>de</strong> la Source Unique, la conscience<br />
très mo<strong>de</strong>ste p.127 <strong>et</strong> très fraternelle <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te bénédiction <strong>et</strong> <strong>de</strong> c<strong>et</strong><br />
amour divin. C’est d’inscrire, dans c<strong>et</strong> immense effort <strong>de</strong> l’homme,<br />
l’acte déterminé <strong>de</strong> l’adoration. Humainement solidaire <strong>de</strong> tout ce<br />
qui s’enfante ainsi, il aspire à se faire, <strong>de</strong> tout son être, comme la<br />
prière explicite <strong>de</strong> ces choses que l’homme a conquises, l’offran<strong>de</strong><br />
réfléchie <strong>de</strong> ces pensées conquérantes élevées vers Celui dont il<br />
151
L’homme <strong>et</strong> l’atome<br />
sait que tous nous sommes appelés à être véritablement fils.<br />
Puissions-nous être nombreux, en ce moment d’à présent, à<br />
ressentir la puissante dilatation que procurent à la joie chrétienne<br />
les croissances <strong>de</strong> ce que l’homme a suscité !<br />
Bien sûr, c<strong>et</strong>te joie, c<strong>et</strong>te adoration ne s’atteignent pas du<br />
premier coup. Telles qu’elles sont ordinairement vécues par<br />
l’homme, la foi chrétienne <strong>et</strong> c<strong>et</strong>te science mo<strong>de</strong>rne qui débouche<br />
aujourd’hui sur l’atome ont <strong>de</strong> la peine à bien reconnaître leurs<br />
vraies possibilités d’harmonie. Dissentiments, conflits, prétendues<br />
impossibilités pour l’homme <strong>de</strong> science authentique d’être un<br />
croyant véritable ou pour le croyant fidèle <strong>de</strong> ne pas trahir l’idéal<br />
<strong>de</strong> la science : nos âmes <strong>et</strong> nos communautés sont encore bien<br />
traversées <strong>de</strong> ces difficultés. Depuis quelques siècles nous nous<br />
sommes assurément beaucoup divisés <strong>et</strong> longuement battus<br />
autour <strong>de</strong> l’affaire, <strong>de</strong>venue inéluctable au milieu <strong>de</strong> nous, <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te<br />
conquête spirituelle dont la science est l’un <strong>de</strong>s plus manifestes<br />
éléments. A vouloir supprimer à fond chacun <strong>de</strong>s obstacles, ce qui<br />
est la seule manière d’agir en vérité <strong>et</strong> honnêtement, le<br />
cheminement <strong>de</strong> la réconciliation est sans doute encore ardu à la<br />
majorité d’entre nous. Mais, <strong>et</strong> je sais ce dont je parle, je dis qu’il<br />
aboutit. Oui, en présence <strong>de</strong> l’enfantement mo<strong>de</strong>rne <strong>de</strong> l’homme,<br />
la foi du chrétien possè<strong>de</strong> en elle <strong>de</strong> quoi discerner paisiblement<br />
les ressorts <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te aventure. Devant les pensées les plus<br />
puissantes <strong>de</strong> la science, <strong>de</strong>vant ses réalisations les plus<br />
prestigieuses, la foi chrétienne est en mesure, non pas <strong>de</strong> les juger<br />
<strong>de</strong> haut ou <strong>de</strong> se r<strong>et</strong>rancher <strong>de</strong> leur mouvement, mais pour ainsi<br />
dire <strong>de</strong> s’intérioriser sans le violenter ce mouvement même <strong>et</strong> <strong>de</strong><br />
s’en ressentir alors transportée jusqu’à une prise <strong>de</strong> possession<br />
plus intime <strong>et</strong> plus vraie <strong>de</strong> sa propre substance.<br />
152
L’homme <strong>et</strong> l’atome<br />
Pour toutes ces raisons, la joie du chrétien qui veut adorer au<br />
nom <strong>de</strong> tout l’épanouissement <strong>de</strong> l’homme qu’il lui est donné<br />
d’avoir p.128 sous les yeux, n’est pas une joie d’illuminé sectaire <strong>et</strong><br />
tout r<strong>et</strong>ranché dans ce qu’il croit son privilège. Elle n’est pas non<br />
plus une joie <strong>de</strong> fanatique pressé <strong>de</strong> totaliser l’ensemble <strong>de</strong>s<br />
hommes dans son système. Entouré <strong>de</strong>s évi<strong>de</strong>nces mo<strong>de</strong>rnes <strong>de</strong> la<br />
conquête <strong>de</strong> l’atome, le chrétien, en même temps qu’il m<strong>et</strong> sa joie<br />
à se faire l’adoration <strong>et</strong> la prière <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te conquête, dans ce même<br />
geste d’adoration <strong>et</strong> <strong>de</strong> prière, peut sans effort <strong>et</strong> bénir Galilée<br />
d’être venu <strong>et</strong>, sans du reste aucunement les renier, intercé<strong>de</strong>r<br />
pour ceux qui crurent <strong>de</strong>voir se faire, incompréhensivement, ses<br />
juges. Entouré <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te belle communauté terrestre <strong>de</strong>s hommes<br />
<strong>de</strong> science qui, <strong>de</strong> par le mon<strong>de</strong>, sont le grand nombre à ne pas<br />
partager sa foi, il ne veut pour le moment rien <strong>de</strong> plus qu’en<br />
envelopper discrètement tous les membres dans la prière<br />
reconnaissante que lui, se sachant un fils aimé <strong>de</strong> Dieu, adresse à<br />
son Père pour tous ces êtres qui, davantage qu’ils ne le savent,<br />
vivent dignement leur filiation divine. Peut-être la réconciliation <strong>de</strong><br />
la foi chrétienne <strong>et</strong> <strong>de</strong> l’état mo<strong>de</strong>rne <strong>de</strong> la science se fera-t-elle<br />
plus entière au sein <strong>de</strong> la société <strong>de</strong> <strong>de</strong>main. Peut-être non. Mais ni<br />
le succès ni l’échec ne sont la hantise d’une âme vraiment<br />
chrétienne. Pour aujourd’hui le seul <strong>de</strong>voir essentiel est <strong>de</strong> poser<br />
quelques germes d’unité spirituelle vraiment purs <strong>de</strong> toute<br />
équivoque <strong>et</strong> <strong>de</strong> tout compromis. Les circuits <strong>de</strong> Dieu sont<br />
magnifiques <strong>et</strong> ce n’est point à nous d’en brusquer les<br />
achèvements.<br />
Bénédiction <strong>de</strong> l’œuvre humaine, puissance <strong>de</strong> la tourner en<br />
bienheureuse adoration, effort austère mais joyeux <strong>de</strong> fomenter<br />
parmi nous la difficile mais si belle harmonie <strong>de</strong> l’esprit, voilà ce<br />
153
L’homme <strong>et</strong> l’atome<br />
que la foi dicte tout d’abord au chrétien <strong>de</strong>vant l’effort <strong>de</strong> la<br />
science, <strong>de</strong>vant ses conquêtes <strong>et</strong> ses naturelles conséquences.<br />
Cependant, vous le savez déjà, nous n’avons encore considéré<br />
qu’une face <strong>de</strong> notre problème. Les réalités humaines <strong>de</strong> la science<br />
<strong>et</strong> <strong>de</strong> la conquête <strong>de</strong> l’atome n’ont pas que c<strong>et</strong> aspect d’excellence<br />
pacifique <strong>et</strong> souriante que nos conférences <strong>et</strong> nos expositions<br />
travaillent à leur composer. Il faut regar<strong>de</strong>r aussi ce que c<strong>et</strong>te<br />
première <strong>et</strong> peut-être trop habile composition laisse à l’écart.<br />
Cela, je le sais bien, nous est guère difficile tant nous en<br />
sommes obsédés. Tout au long <strong>de</strong>s années précé<strong>de</strong>ntes, tant <strong>de</strong><br />
choses plus p.129 sombres ont occupé nos esprits... <strong>et</strong> encore au<br />
cours <strong>de</strong> nos journées consacrées à débattre <strong>de</strong> la situation <strong>de</strong><br />
l’homme <strong>de</strong>vant l’atome. En développant cependant ce regard, je<br />
vous <strong>de</strong>man<strong>de</strong>, tout comme ma foi me le <strong>de</strong>man<strong>de</strong>, <strong>de</strong> ne pas<br />
oublier ce qui vient d’être dit. La foi chrétienne est la première à<br />
avertir l’homme qu’il ne peut jamais réduire la réalité qu’il vit à ces<br />
arrangements plaisants qu’il tente <strong>de</strong> s’en composer pour sa<br />
satisfaction ou sa sécurité. Mais en même temps elle veut l’assurer<br />
que l’harmonie esquissée n’est point que chimère, qu’elle est, bien<br />
au contraire, à la fois moment véritable encore qu’incompl<strong>et</strong> <strong>de</strong><br />
c<strong>et</strong>te existence <strong>et</strong> significative allusion à l’inimaginable concr<strong>et</strong> <strong>de</strong><br />
l’éternité, dont l’offre réelle nous est faite. C’est l’esprit muni <strong>de</strong><br />
c<strong>et</strong>te certitu<strong>de</strong> que le chrétien regar<strong>de</strong> alors ce qui se passe en ce<br />
mon<strong>de</strong>.<br />
*<br />
Ce n’est pas par <strong>de</strong>s conférences <strong>et</strong> <strong>de</strong>s expositions consacrées<br />
aux perspectives pacifiques <strong>de</strong> l’énergie nucléaire que la conquête<br />
atomique est entrée dans l’existence commune <strong>de</strong>s hommes. C’est<br />
par un travail intense <strong>de</strong> recherche <strong>de</strong> guerre, secr<strong>et</strong> d’abord <strong>et</strong><br />
154
L’homme <strong>et</strong> l’atome<br />
finalement conclu dans la foudroyante publication <strong>de</strong> ses résultats<br />
qui se fit, voici treize ans, au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux villes japonaises en<br />
un instant détruites. Or, en faisant exploser, au début d’août 1945,<br />
les <strong>de</strong>ux bombes atomiques qui mirent fin aux <strong>de</strong>rnières luttes <strong>de</strong><br />
la <strong>de</strong>rnière guerre mondiale, les hommes se sont donné à eux-<br />
mêmes un véritable signe. Aujourd’hui encore, après tant <strong>de</strong><br />
méditations <strong>et</strong> d’interrogations à son propos, son enseignement<br />
n’a pas été épuisé.<br />
Il s’est proclamé en eff<strong>et</strong>, dans le ciel <strong>de</strong> Hiroshima <strong>et</strong> <strong>de</strong><br />
Nagasaki, que l’homme venait d’entrer en possession <strong>de</strong> moyens<br />
<strong>de</strong> puissance matérielle d’un ordre <strong>de</strong> gran<strong>de</strong>ur tout nouveau par<br />
rapport à ceux dont il disposait dans le passé, qu’il <strong>de</strong>vait c<strong>et</strong>te<br />
conquête à une progression étonnamment rapi<strong>de</strong> <strong>de</strong> sa science <strong>de</strong><br />
la nature inanimée <strong>et</strong> enfin que le premier usage fait par lui <strong>de</strong><br />
c<strong>et</strong>te puissance était un usage <strong>de</strong> <strong>de</strong>struction <strong>et</strong> <strong>de</strong> mort,<br />
commandé par les conflits qui déchirent ce mon<strong>de</strong> <strong>et</strong> par les<br />
désordres qui les p.130 enfantent. Dans la réalité <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te terrible<br />
boule <strong>de</strong> feu, <strong>de</strong> ces dizaines <strong>de</strong> milliers <strong>de</strong> victimes <strong>et</strong> <strong>de</strong> ces cités<br />
rasées, tout se nouait pour nous donner, en même temps qu’un<br />
sentiment nouveau <strong>de</strong> notre force, une image exemplaire <strong>de</strong>s<br />
fruits <strong>de</strong> l’arbre <strong>de</strong> science, lorsque celui-ci doit croître sur le sol<br />
d’une humanité encore par trop habitée par la violence <strong>et</strong> le mal.<br />
Aussi, <strong>de</strong>vant les évi<strong>de</strong>nces simples que nous fournissaient les<br />
toutes premières perceptions <strong>de</strong> l’événement, il nous a été tout<br />
naturel, dans nos pays <strong>de</strong> vieille éducation chrétienne, <strong>de</strong> songer<br />
aux termes du récit biblique <strong>de</strong> la faute humaine <strong>et</strong> <strong>de</strong> les trouver<br />
soudain gros d’une portée singulièrement actuelle. Et, songeant en<br />
même temps à ces pages <strong>de</strong> l’Apocalypse qui concluent les livres<br />
sacrés <strong>de</strong> la religion chrétienne, l’idée a commencé <strong>de</strong> sourdre en<br />
155
L’homme <strong>et</strong> l’atome<br />
notre esprit qu’un jour, peut-être, ce serait l’action humaine elle-<br />
même qui ébranlerait les vertus <strong>de</strong>s cieux, faisant <strong>de</strong> l’homme, ô<br />
surprise ! le visible ministre <strong>de</strong>s catastrophes cosmiques dont la<br />
prophétie lui fut faite.<br />
Tout ceci s’est exprimé tantôt confusément, tantôt très<br />
clairement dans une bonne part <strong>de</strong> ce qui a été dit ou écrit à<br />
propos <strong>de</strong> la conquête humaine <strong>de</strong> l’énergie nucléaire. Je pense<br />
qu’il faut en r<strong>et</strong>enir très expressément <strong>et</strong> très sérieusement les<br />
indications, mais en tâchant <strong>de</strong> dépouiller celles-ci <strong>de</strong> tout artifice<br />
rhétorique <strong>et</strong> littéraire, pour n’en r<strong>et</strong>enir que la simplicité la plus<br />
nue : Voilà, en eff<strong>et</strong>, ce qu’il en est <strong>de</strong> la science, non point prise<br />
en elle-même, mais développant le complexe <strong>de</strong> ses conséquences<br />
en milieu humain défaillant ; voilà, en eff<strong>et</strong>, en ce qui concerne le<br />
<strong>de</strong>stin final <strong>de</strong> l’humanité <strong>et</strong> <strong>de</strong> son habitat terrestre, la possible<br />
éventualité dont nous rapprocherait le dérèglement <strong>de</strong> notre action<br />
globale. Mais voilà tout. Mon obj<strong>et</strong> n’est d’ailleurs pas <strong>de</strong> faire ce<br />
soir <strong>de</strong> plus longs commentaires à ces points, encore qu’ils<br />
comman<strong>de</strong>nt <strong>de</strong> quelque façon tout ce que j’ai à dire. Car ce n’est<br />
pas à cela que le mystère chrétien se termine <strong>et</strong> nous avons à<br />
comprendre bien plus avant notre affaire.<br />
Je ne vous brosserai pas non plus dans c<strong>et</strong> entr<strong>et</strong>ien le tableau<br />
<strong>de</strong> notre situation présente. L’analyse humaine y suffit <strong>et</strong> tous<br />
nous en savons là-<strong>de</strong>ssus bien assez long pour le moment.<br />
Extrême p.131 précarité <strong>de</strong> la paix, énormes urgences d’un mon<strong>de</strong><br />
dont la gestation s’avance, qu’il me suffise <strong>de</strong> repartir en ce<br />
moment du sentiment que nous avons <strong>de</strong> l’immensité <strong>de</strong>s<br />
pesanteurs humaines impliquées dans tout ceci. Quelle<br />
accumulation parmi nous <strong>de</strong>s tristes conséquences du désordre<br />
passé <strong>et</strong> <strong>de</strong> la déraison présente !<br />
156
L’homme <strong>et</strong> l’atome<br />
Le bilan du moraliste, aujourd’hui renforcé par la lucidité du<br />
sociologue, ne nous est jamais apparu plus lourd. Dès lors, avec<br />
ses calamités follement préparées <strong>et</strong> ses chances follement<br />
dispersées, l’atome n’est-il pas dès aujourd’hui comme le témoin<br />
accusateur que nous avons dressé contre nous, au lieu <strong>de</strong> nous en<br />
faire le bon <strong>et</strong> utile serviteur <strong>de</strong> l’anoblissement humain <strong>de</strong> la<br />
création ?<br />
Sans doute, il y a bien <strong>de</strong> la vérité dans ces considérations<br />
parfois trop proches du découragement. Pourtant, face à ce que<br />
l’expérience <strong>de</strong> nos affaires humaines nous montre ainsi <strong>et</strong> que la<br />
foi qui m’anime ne me pousse nullement à me dissimuler, l’âme<br />
chrétienne se sait aussi porteuse d’une insurpassable certitu<strong>de</strong><br />
d’espoir. C’est <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te certitu<strong>de</strong> que je veux vous entr<strong>et</strong>enir ce<br />
soir, tentant <strong>de</strong> faire entendre avec vérité <strong>et</strong> efficacité ses accents<br />
à notre mon<strong>de</strong>.<br />
Oui, ce mon<strong>de</strong> dont nous sommes est pécheur. Même, si nous<br />
en croyons le message <strong>de</strong> nos Ecritures, il semble bien que le<br />
savoir acquis <strong>et</strong> mis en valeur en <strong>de</strong>hors <strong>de</strong> Dieu joue quelque rôle<br />
capital dans le nœud, puis dans la progression <strong>de</strong> notre péché<br />
commun. Le signe que j’évoquais tout à l’heure ne vient point du<br />
simple hasard. Son avertissement n’est point vain. Mais ce péché<br />
<strong>de</strong> l’homme dont la foi nous fait la clinique, qu’elle nous <strong>de</strong>man<strong>de</strong><br />
du même coup <strong>de</strong> considérer posément, d’un regard semblable à<br />
celui qui fait l’honneur <strong>de</strong> la science médicale, car c’est le regard<br />
<strong>de</strong> l’homme qui ne participe ni ne s’indigne, mais comprend le mal<br />
<strong>et</strong> aime le patient, ce péché nous savons <strong>et</strong> nous avons mission <strong>de</strong><br />
dire qu’il est rach<strong>et</strong>é par Jésus-Christ. Jésus-Christ est mort pour<br />
lui. Cela veut dire, croyons-nous, que la puissance <strong>de</strong> triompher <strong>de</strong><br />
la mort <strong>et</strong> <strong>de</strong> tout cela <strong>de</strong> nous-mêmes qui nous incline à la mort<br />
157
L’homme <strong>et</strong> l’atome<br />
vit toujours parmi nous. Cela veut dire aussi que nos yeux en<br />
verront les eff<strong>et</strong>s.<br />
p.132<br />
La croix <strong>de</strong> Jésus-Christ n’est pas un simple symbole. Elle<br />
n’est pas non plus, comme trop souvent nous l’imaginons,<br />
l’annonce d’un salut qui ne concernerait que nos <strong>de</strong>stins<br />
individuels, tout confiné dans son efficace à la réalité privée <strong>de</strong>s<br />
âmes. Elle nous atteste que pour tous ensembles, croyants ou non,<br />
quelque chose <strong>de</strong> l’histoire commune a été aménagé, qui<br />
s’accomplit globalement pour l’ensemble, un peu comme il est dit<br />
dans l’Ecriture que Dieu fait luire son soleil sur toutes les têtes. Un<br />
cheminement se poursuit parmi nous <strong>de</strong> la surabondance<br />
ré<strong>de</strong>mptrice, victorieuse en fin <strong>de</strong> compte <strong>de</strong>s mécanismes du mal<br />
que l’existence humaine ne cesse ici-bas d’emporter avec elle,<br />
mais qui ont été rendus impuissants à faire basculer dans le<br />
désastre l’économie <strong>de</strong> la mystérieuse prévenance dont nous<br />
sommes tous ensemble enveloppés.<br />
Je veux que l’on me comprenne bien. Les chrétiens ont toujours<br />
cru au rachat salutaire <strong>de</strong>s <strong>de</strong>stinées éternelles <strong>de</strong> l’être humain.<br />
Mais il faut ajouter maintenant qu’à vivre <strong>de</strong>puis <strong>de</strong>ux mille ans la<br />
certitu<strong>de</strong> qui leur a été confiée, ils s’aperçoivent que c<strong>et</strong>te<br />
ré<strong>de</strong>mption intéresse non seulement c<strong>et</strong>te éternité vers laquelle le<br />
croyant pense cheminer mais, au vrai dans une intime solidarité,<br />
tout à la fois l’éternité promise <strong>et</strong> c<strong>et</strong>te histoire d’à présent au long<br />
<strong>de</strong> laquelle se poursuit la pérégrination humaine. Notre optimisme<br />
est double, puisqu’il concerne ce temps tout aussi bien que<br />
l’éternité. Ou plutôt il ne se résigne pas à dissocier <strong>de</strong> son<br />
espérance d’éternité la poursuite <strong>de</strong> ces genèses que le temps se<br />
voit confier.<br />
Cela ne veut nullement dire que les machinations du mal aient<br />
158
L’homme <strong>et</strong> l’atome<br />
cessé <strong>de</strong> nous habiter, ni même qu’elles voient leur vigueur<br />
s’éteindre <strong>de</strong> plus en plus : les idylles <strong>et</strong> les paradis ne grandissent<br />
pas parmi nous. Peut-être même <strong>de</strong>vons-nous dire tout le<br />
contraire, <strong>et</strong> reconnaître que l’humanité qui grandit éprouve aussi<br />
du même coup une croissance <strong>de</strong> ce qu’elle porte en elle <strong>de</strong><br />
fâcheux. Mais, tout en reconnaissant sans embarras ce trait <strong>de</strong><br />
notre condition humaine, nous croyons que, si tout se trouve<br />
disposé comme pour nous faire côtoyer l’abîme <strong>et</strong> vivre le risque<br />
<strong>de</strong> nous y trouver précipités par notre faute, tout est aussi disposé<br />
pour faire qu’en fin <strong>de</strong> compte la catastrophe globale <strong>et</strong><br />
irrémédiable <strong>de</strong> notre p.133 espèce lui soit évitée tant que les<br />
<strong>de</strong>stins <strong>de</strong> l’homme ne sont pas, du <strong>de</strong>dans, vraiment consommés.<br />
Besogneusement sans doute, non sans <strong>de</strong> nombreuses misères <strong>de</strong><br />
toutes sortes, il se trouvera jusqu’à la fin que l’essentiel <strong>de</strong> nos<br />
chances d’humanité sera sauf, que les multiples tragédies dont<br />
c<strong>et</strong>te histoire est <strong>et</strong> continuera d’être pleine n’auront pas eu la<br />
puissance d’enfermer dans l’échec la montée du plus haut possible<br />
que nous portons en nous.<br />
Nous allons même plus loin dans notre foi, puisque nous<br />
trouvons en elle la persuasion que ce difficile cheminement est<br />
finalement, pour tout l’homme, la voie d’une conquête plus<br />
achevée que si l’univers entier <strong>et</strong> les replis même <strong>de</strong> notre vouloir<br />
avaient été disposés <strong>de</strong> façon à faire tout unie <strong>et</strong> facile la<br />
croissance <strong>de</strong> notre espèce au sein <strong>de</strong> la création. La ré<strong>de</strong>mption<br />
réforme, mais <strong>de</strong> manière plus admirable, l’être travaillé par le mal<br />
dont elle se saisit. Ce qui se présente tout d’abord comme presque<br />
perdu est en réalité porté à la puissance extrême <strong>de</strong> sa <strong>de</strong>stinée.<br />
C’est <strong>de</strong> l’homme défaillant dont il fut besoin pour que soit un jour<br />
la liberté glorieuse <strong>de</strong>s fils <strong>de</strong> Dieu.<br />
159
L’homme <strong>et</strong> l’atome<br />
Or, je pense que notre mon<strong>de</strong> a comme le besoin d’une<br />
nouvelle attestation <strong>de</strong> ces choses <strong>et</strong> il me paraît qu’il se prépare à<br />
être lui-même pour lui-même c<strong>et</strong>te attestation. La journée<br />
historique <strong>de</strong> la Ré<strong>de</strong>mption n’est point encore achevée, me<br />
semble-t-il. Mais l’homme a besoin <strong>de</strong> l’évi<strong>de</strong>nce d’un grand<br />
sauv<strong>et</strong>age du plus immédiat <strong>et</strong> du plus terrestre <strong>de</strong> son histoire<br />
pour pouvoir s’élever lui-même, <strong>et</strong> élever avec lui toutes les vertus<br />
<strong>de</strong> son âme, à une dignité spirituelle qui hésite encore en nous, qui<br />
m’apparaît néanmoins pouvoir être la splendi<strong>de</strong> ressource <strong>de</strong> c<strong>et</strong><br />
épanouissement futur dont je rêve pour le don que Dieu a fait aux<br />
hommes. De toute mon âme chrétienne, je veux que le présent ne<br />
s’abîme point dans les catastrophes que les circonstances nous<br />
ai<strong>de</strong>nt si bien à concevoir. Il est possible après tout que je me<br />
trompe dans mes conjectures <strong>et</strong> mes espoirs, car c<strong>et</strong>te aventure<br />
<strong>de</strong> l’homme aura quelque terme <strong>et</strong> nous sommes avertis par<br />
Jésus-Christ lui-même que son jour viendra à nous comme un<br />
voleur. Mais c’est un fait : à interroger ce qui se passe en méditant<br />
ce que ma foi m’enseigne, je croirais bien plutôt que c’est le<br />
sauv<strong>et</strong>age <strong>de</strong> notre p.134 histoire présente qu’en ce moment même,<br />
avec d’immenses visées pour l’avenir, penchée sur la croix <strong>de</strong><br />
Jésus-Christ <strong>et</strong> sur tant <strong>de</strong> crucifiements qui lui ont fait suite, la<br />
bénignité divine se résout à accomplir. L’humaine utilisation <strong>de</strong><br />
l’atome ne désintégrerait notre mon<strong>de</strong> que si nous achevions <strong>de</strong><br />
désespérer l’amour en désespérant nous-mêmes <strong>de</strong> lui. Il ne me<br />
semble point que nous en soyons là.<br />
*<br />
Seulement nous <strong>de</strong>vons nous dire aussi qu’avancée comme l’est<br />
désormais la journée historique <strong>de</strong> la Ré<strong>de</strong>mption, la bénignité<br />
divine ne traitera plus c<strong>et</strong>te humanité comme si elle n’était<br />
160
L’homme <strong>et</strong> l’atome<br />
toujours que le p<strong>et</strong>it enfant <strong>de</strong>s premières époques chrétiennes. La<br />
foi a déjà fait parmi nous une large partie <strong>de</strong> son œuvre. C’est si<br />
vrai que, même lorsqu’il lui arrive <strong>de</strong> se r<strong>et</strong>ourner contre c<strong>et</strong>te foi,<br />
toute l’attitu<strong>de</strong> mo<strong>de</strong>rne <strong>de</strong> l’homme présuppose le travail que ses<br />
énergies ont accompli dans l’esprit humain. L’espèce est ainsi<br />
entrée dans le temps <strong>de</strong> son adolescence spirituelle, âge, sinon <strong>de</strong><br />
maturité tout à fait adulte, du moins <strong>de</strong> conscience déjà nouée <strong>et</strong> à<br />
proportion <strong>de</strong> responsabilité commençante. L’actuelle unification<br />
du globe, en conséquence <strong>de</strong>s entreprises <strong>de</strong> nos cinq <strong>de</strong>rniers<br />
siècles, nous avertit du caractère désormais d’ensemble, bien<br />
confirmé, <strong>de</strong> ce fait. Dès lors, si la crise <strong>de</strong> puberté essentielle que<br />
semble définir l’allure présente <strong>de</strong> notre développement collectif<br />
doit être heureusement franchie, si l’équilibre adulte <strong>de</strong> notre<br />
humanité doit se <strong>de</strong>ssiner dans une prise <strong>de</strong> possession raisonnée<br />
<strong>et</strong> puissante <strong>de</strong> soi à l’échelle même du genre humain tout entier,<br />
cela ne surviendra pas en nous comme un don que Dieu nous fait<br />
<strong>de</strong> l’extérieur, sous les espèces <strong>de</strong> quelques miracles gratuits,<br />
merveilleux <strong>et</strong> s’accomplissant sans nous. Ne comptons pas sur<br />
<strong>de</strong>s prodiges pour enfants : l’action <strong>de</strong> Dieu au sein <strong>de</strong> notre<br />
histoire humaine se poursuivra <strong>de</strong> plus en plus intérieurement au<br />
mon<strong>de</strong> même <strong>de</strong> notre propre initiative. Si vraiment l’homme a<br />
grandi, habité qu’il est <strong>de</strong>puis <strong>de</strong>ux mille ans par la Ré<strong>de</strong>mption, il<br />
doit lui être donné davantage désormais <strong>de</strong> poser lui-même par le<br />
<strong>de</strong>dans ce que Dieu veut faire pour lui.<br />
p.135<br />
Un mon<strong>de</strong> vraiment humain <strong>et</strong> du même coup un mon<strong>de</strong><br />
spirituellement plus adulte naîtra du sauv<strong>et</strong>age <strong>de</strong> tous les enjeux<br />
<strong>de</strong> notre présent. Mais il ne naîtra que moyennant un effort<br />
collectif suffisamment luci<strong>de</strong> <strong>et</strong> suffisamment résolu <strong>de</strong> notre<br />
espèce entière. De c<strong>et</strong> effort je pourrais sans doute vous <strong>de</strong>ssiner<br />
161
L’homme <strong>et</strong> l’atome<br />
le programme essentiel, définissant tout d’abord les données <strong>de</strong><br />
notre présent problème <strong>de</strong> la paix, puis, comme par <strong>de</strong>là ces<br />
premiers objectifs ainsi considérés, les éléments <strong>de</strong> notre tâche<br />
actuelle <strong>de</strong> construction globale du mon<strong>de</strong>. Je ne le ferai pas ce<br />
soir : la raison <strong>de</strong> l’homme en est bien assez capable pour son<br />
compte <strong>et</strong> tout le long <strong>de</strong> ma vie, du reste, je ne cesse <strong>de</strong><br />
rejoindre son patient travail d’examen <strong>et</strong> <strong>de</strong> réflexion. Il me<br />
semble plus nécessaire pour le moment d’insister, <strong>et</strong> je le fais au<br />
nom <strong>de</strong> toute la foi qui m’anime, sur l’urgence qu’il y a à rehausser<br />
parmi nous l’acte lui-même <strong>de</strong> la raison.<br />
L’homme a jusqu’à présent su développer la raison <strong>de</strong> l’individu<br />
<strong>et</strong>, à partir <strong>de</strong> celle-ci, la raison collective <strong>de</strong> groupes déjà étendus<br />
certes, mais toujours particuliers au sein <strong>de</strong> l’ensemble <strong>de</strong> notre<br />
espèce. C<strong>et</strong>te fois il nous faut enfanter la raison globale du genre<br />
humain entier, ce qui suppose aussi, pour chacun <strong>de</strong> nous, l’accord<br />
<strong>de</strong> notre conduite avec c<strong>et</strong>te exigence globale. Sans entrer<br />
beaucoup dans le détail, je crois que l’on peut sur-le-champ<br />
préciser au moins trois choses. Elles définissent pour ainsi dire<br />
comme les premiers éléments d’un discours <strong>de</strong> la foi à la raison<br />
<strong>de</strong>s hommes d’à présent.<br />
Tout d’abord la conquête <strong>de</strong> la raison est toujours liée à plus <strong>de</strong><br />
domination <strong>de</strong> ce que nous portons en nous <strong>de</strong> passivité. A<br />
l’échelle <strong>de</strong> l’humanité la passivité collective reste encore très<br />
gran<strong>de</strong> : passivité <strong>de</strong> l’inconscience <strong>et</strong> passivité <strong>de</strong>s entraînements<br />
<strong>de</strong> l’opinion, passivité <strong>de</strong>s violences <strong>et</strong> passivité <strong>de</strong>s paniques. A<br />
tout cela chacun <strong>de</strong> nous, largement, trop largement, ne cesse<br />
d’avoir part. L’affaire atomique elle-même en est<br />
malheureusement un fort bon exemple. Nous connaissons<br />
rarement les données exactes <strong>de</strong>s problèmes humains que nous<br />
162
L’homme <strong>et</strong> l’atome<br />
entrevoyons. Nous nous laissons tantôt prendre à l’insouciance<br />
aveugle <strong>et</strong> tantôt envahir par l’angoisse. Est-il possible <strong>de</strong><br />
<strong>de</strong>man<strong>de</strong>r ce soir à l’esprit humain p.136 plus <strong>de</strong> travail pondéré,<br />
d’information <strong>et</strong> <strong>de</strong> jugement, une plus ferme domination <strong>de</strong> ses<br />
anxiétés ? Tenter obstinément <strong>de</strong> comprendre au lieu <strong>de</strong> se<br />
complaire à s’émouvoir, n’est-ce pas là ce qui fait la vraie dignité<br />
<strong>de</strong> l’homme <strong>et</strong> d’autant plus haute que les périls semblent plus<br />
grands ? Faite luci<strong>de</strong> sur les enjeux présents <strong>de</strong> l’humanité, la foi<br />
chrétienne est la première à encourager la raison <strong>de</strong> l’homme à<br />
<strong>de</strong>venir davantage elle-même, à se tenir avec une ferm<strong>et</strong>é paisible<br />
<strong>et</strong> détendue en face <strong>de</strong>s problèmes que nous avons à affronter<br />
tous ensemble <strong>et</strong> du mieux que nous pouvons. La peur <strong>de</strong> l’atome,<br />
en particulier, peut certes nous disposer initialement à plus <strong>de</strong><br />
sagesse. Mais elle n’est pas elle-même c<strong>et</strong>te sagesse <strong>et</strong> il faut<br />
qu’elle soit vaincue pour que s’affirme parmi nous c<strong>et</strong>te meilleure<br />
sagesse <strong>de</strong> notre race à laquelle nous nous sentons conviés.<br />
En second lieu, nous ne saurions méconnaître ce fait que les<br />
chemins <strong>de</strong> la raison humaine passent désormais <strong>de</strong> façon<br />
essentielle par le développement <strong>de</strong> la science <strong>et</strong> <strong>de</strong>s techniques<br />
scientifiques. Une magnifique assise <strong>de</strong> son acte raisonnable est<br />
ainsi <strong>de</strong> plus en plus longuement acquise à l’homme. Nous<br />
comprenons bien, au <strong>de</strong>meurant, que sa ressource est <strong>de</strong>venue<br />
indispensable si nous voulons aller <strong>de</strong> l’avant vers le mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> nos<br />
communes aspirations. La conquête <strong>de</strong> l’atome n’est en somme<br />
qu’un élément <strong>de</strong> ce développement, mais résumant<br />
symboliquement à notre génération l’ensemble <strong>de</strong>s cheminements<br />
pensants qui font le parcours d’une étape nouvelle <strong>de</strong> la<br />
connaissance <strong>et</strong> l’ensemble <strong>de</strong>s virtualités dont à proportion la<br />
carrière s’ouvre pour nous. Puisse la raison humaine ne jamais<br />
163
L’homme <strong>et</strong> l’atome<br />
hésiter, en présence <strong>de</strong> la science, à se servir <strong>de</strong> c<strong>et</strong> admirable<br />
instrument dont elle a elle-même honnêtement médité les formes<br />
<strong>et</strong> courageusement institué les procédures !<br />
Mais puisse-t-elle se rappeler aussi que, dans c<strong>et</strong> usage <strong>de</strong> son<br />
propre fruit, il lui faut encore <strong>de</strong>meurer elle-même, raison, <strong>et</strong><br />
jugeant par elle-même <strong>de</strong>s constitutions raisonnables <strong>de</strong> l’homme.<br />
Qu’elle ne soit pas à son tour comme passive <strong>et</strong> fascinée <strong>de</strong>vant ce<br />
qui est sorti d’elle, laissant à lui-même le dynamisme aveugle <strong>de</strong><br />
ses inventions <strong>et</strong> cédant finalement au fonctionnement p.137<br />
automatique <strong>de</strong> ce qu’elle a mis en marche. Car si la raison en<br />
vient à perdre <strong>de</strong> vue le raisonnable <strong>de</strong>vant ce qu’elle a fait<br />
rationnel, il en naîtra <strong>de</strong>s monstres d’un <strong>de</strong>gré plus menaçant que<br />
les pires inventions d’une imagination désorbitée. Contentons-nous<br />
d’avoir entrevu, avec nos bombes atomiques, les plus débonnaires<br />
<strong>de</strong> ces monstres. Cependant sachons bien aussi que le propos <strong>de</strong><br />
suspendre la science pour éviter le risque du monstrueux ne trahit<br />
en fin <strong>de</strong> compte qu’une paresse <strong>de</strong> l’esprit, qu’une lâch<strong>et</strong>é <strong>de</strong> la<br />
raison <strong>de</strong> l’homme <strong>de</strong>vant le <strong>de</strong>voir <strong>de</strong> se rétablir en soi-même à<br />
nouveau, assez raisonnable dorénavant pour égaler l’étendue <strong>de</strong><br />
ce qu’elle a fait elle-même survenir dans la réalité vive <strong>de</strong> notre<br />
espèce, à la surface <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te terre en travail.<br />
Enfin, ne l’oublions pas, c<strong>et</strong>te conquête <strong>de</strong> la raison est<br />
conquête à réussir globalement par l’humanité faite aujourd’hui<br />
pour la première fois concrètement présente à sa totalité<br />
planétaire. A force d’agir <strong>et</strong> d’œuvrer son histoire, l’homme est<br />
<strong>de</strong>venu désormais le prochain <strong>de</strong> tout homme. Il ne l’est pas<br />
<strong>de</strong>venu n’importe comment, <strong>et</strong> nous avons certes à discerner les<br />
modalités réelles <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te proximité humaine. Mais c’est un fait<br />
qu’il est <strong>de</strong>venu tel à maints égards. C’est un prochain en<br />
164
L’homme <strong>et</strong> l’atome<br />
difficulté, nous le savons. Et ceci évoque, en même temps que la<br />
tâche <strong>de</strong> la raison dont il me reste à parler, l’enseignement <strong>de</strong> la<br />
toute simple parabole évangélique sur l’amour du prochain, je<br />
veux dire la parabole du Bon Samaritain, dont le sens pénétrant<br />
est qu’il faut savoir nous faire nous-mêmes, par le cœur <strong>et</strong> l’action<br />
efficace, le prochain <strong>de</strong> celui que les circonstances nous ren<strong>de</strong>nt<br />
présent. Ainsi le chrétien, s’il obéit aujourd’hui à l’Evangile, est mû<br />
à se faire le prochain <strong>de</strong> tout son mon<strong>de</strong>. Or, c<strong>et</strong>te disposition <strong>de</strong><br />
l’esprit est aussi, <strong>et</strong> je parle très sérieusement, une condition<br />
fondamentale <strong>de</strong> la naissance <strong>de</strong> la raison dont il nous est besoin.<br />
La raison humaine ne s’élève en elle-même qu’à la condition <strong>de</strong><br />
tirer sa puissance vivante <strong>de</strong>s énergies d’un cœur qui doit être,<br />
suivant la magnifique formule <strong>de</strong> Hegel, aussi le cœur d’un esprit.<br />
Nous r<strong>et</strong>rouvons ici, <strong>de</strong> nouveau, indissolublement mariés, la<br />
vérité <strong>de</strong> la raison sur elle-même <strong>et</strong> le présent impératif <strong>de</strong> s’aimer<br />
les uns les autres que l’Evangile a fait entendre aux hommes.<br />
Notre affaire est aujourd’hui p.138 <strong>de</strong> définir aux dimensions du tout<br />
humain l’acte tout à la fois gracieux <strong>et</strong> raisonnable <strong>de</strong> l’amour.<br />
A proportion il ne faut pas nous méprendre sur la nature <strong>de</strong> c<strong>et</strong><br />
amour. Sinon nous manquerions la conquête à faire. Ce qui est<br />
<strong>de</strong>mandé à l’homme d’à présent, n’est plus seulement un amour<br />
<strong>de</strong> sentiment, vaguement universel, tout membré d’optatifs <strong>et</strong><br />
perdant finalement le mordant <strong>de</strong> sa générosité dans un<br />
humanitarisme impuissant ou dans le consentement naïf au jeu<br />
<strong>de</strong>s propagan<strong>de</strong>s. Ce qui est <strong>de</strong>mandé désormais c’est, au sens le<br />
plus grand, un amour <strong>de</strong> volonté, c’est-à-dire un amour fort d’une<br />
détermination délibérée, armé d’un concept <strong>et</strong> résolu à n’agir que<br />
dans une compréhension rassemblant toutes les forces <strong>de</strong><br />
l’intellect. L’universalité <strong>de</strong> l’amour doit être désormais<br />
165
L’homme <strong>et</strong> l’atome<br />
expressément voulue afin d’être définie <strong>et</strong> luci<strong>de</strong> tout en<br />
embrassant <strong>de</strong> quelque manière la totalité <strong>de</strong> notre terre. Rien <strong>de</strong><br />
décisif ne peut plus se faire parmi nous si nous ne <strong>de</strong>venons pas<br />
capables <strong>de</strong> rehausser ainsi la qualité spirituelle <strong>de</strong> l’amour, la<br />
seule qui puisse le rendre capable d’une raison intelligente à la<br />
taille du mon<strong>de</strong> qui se fait.<br />
Il nous est ainsi <strong>de</strong>mandé d’un seul coup, pour la naissance en<br />
nous <strong>de</strong> ce nouveau palier <strong>de</strong> la raison, tant la saint<strong>et</strong>é <strong>de</strong><br />
l’intelligence que la plus haute éducation <strong>de</strong> la tendresse que nous<br />
puissions entreprendre pour le moment. C’est à c<strong>et</strong>te saint<strong>et</strong>é <strong>de</strong><br />
l’intelligence, à c<strong>et</strong>te élévation mûrie du cœur jusqu’aux formes du<br />
vouloir le plus intense que la foi chrétienne, discrètement,<br />
commence d’inviter l’homme d’aujourd’hui. Elle lui <strong>de</strong>man<strong>de</strong> <strong>de</strong> ne<br />
pas craindre l’immensité <strong>de</strong>s tâches que suppose aujourd’hui le<br />
rassemblement <strong>de</strong> l’humain, ni la complexité <strong>de</strong> la connaissance,<br />
ni l’enchevêtrement <strong>de</strong>s réalités concrètes, ni même, pour finir,<br />
c<strong>et</strong>te masse énorme — aujourd’hui <strong>de</strong>ux milliards <strong>et</strong> <strong>de</strong>mi, <strong>de</strong>main<br />
cinq milliards — d’hommes appelés à vivre sur c<strong>et</strong>te terre. Ni notre<br />
pensée, ni nos initiatives ne seront dépassées par c<strong>et</strong>te fourniture<br />
<strong>de</strong> nos problèmes si notre vouloir ne l’est pas.<br />
Précisément, un chrétien sait qu’avec Jésus-Christ, la puissance<br />
<strong>de</strong> l’amour est venue habiter notre mon<strong>de</strong> humain <strong>de</strong> telle manière<br />
que toujours le cœur <strong>de</strong> l’homme soit en mesure <strong>de</strong> faire face à<br />
son <strong>de</strong>voir essentiel. Contemplant pour sa propre part l’étonnant<br />
p.139<br />
sillage <strong>de</strong> la Ré<strong>de</strong>mption à travers notre histoire, il appartient<br />
au chrétien <strong>de</strong> penser, maintenant que les réalités <strong>de</strong> l’atome sont<br />
réalités <strong>de</strong> la vie quotidienne <strong>de</strong> l’homme, qu’avec leurs menaces<br />
<strong>et</strong> leurs promesses celle-ci ne sont que l’invitation pour tous ses<br />
frères, à faire être en ce mon<strong>de</strong> un peu plus <strong>de</strong> l’essentiel amour.<br />
166
L’homme <strong>et</strong> l’atome<br />
Avec plus d’urgence peut-être qu’en d’autres époques, mais aussi<br />
avec plus d’espoir <strong>et</strong> déjà <strong>de</strong> triomphale certitu<strong>de</strong>, le chrétien veut<br />
faire entendre à ce mon<strong>de</strong> la constante interpellation du cœur<br />
volontaire <strong>de</strong> Dieu : « O hommes ! vous avez été créés <strong>et</strong> rach<strong>et</strong>és<br />
dans l’amour ! Jusqu’à quand tar<strong>de</strong>rez-vous à croire sérieusement<br />
à l’amour ? »<br />
@<br />
167
p.141<br />
L’homme <strong>et</strong> l’atome<br />
PASTEUR MARC BOEGNER<br />
Membre <strong>de</strong> l’Institut<br />
QUE RÉPOND LA FOI CHRÉTIENNE ? 1<br />
Le grand honneur que m’ont fait, en m’invitant à parler ici<br />
ce soir, les <strong>Rencontres</strong> <strong>Internationales</strong> <strong>de</strong> <strong>Genève</strong>, s’accroît pour<br />
moi d’une joie singulière ; celle <strong>de</strong> succé<strong>de</strong>r à c<strong>et</strong>te tribune à<br />
l’éminent dominicain que nous venons d’entendre, <strong>et</strong> avec quelle<br />
joie nous l’avons entendu ! Sans doute n’aurez-vous aucune peine<br />
à constater que mon propos est très différent du sien. Mais en<br />
même temps vous serez peut-être heureux <strong>de</strong> voir que dans notre<br />
conclusion nous manifesterons certainement, à vos cœurs <strong>et</strong> à vos<br />
esprits, l’unité essentielle <strong>de</strong> tous ceux qui croient en Jésus-Christ.<br />
Ceci dit, vous avouerai-je que je suis un peu déconcerté par<br />
l’énoncé du suj<strong>et</strong> <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te conférence tel que l’a donné le<br />
programme <strong>de</strong>s <strong>Rencontres</strong> internationales. Je pensais avoir à<br />
exposer, ce que d’ailleurs le R. P. Dubarle vient <strong>de</strong> faire, ce que la<br />
foi chrétienne pense <strong>de</strong>s menaces <strong>et</strong> <strong>de</strong>s promesses <strong>de</strong> l’atome. Et<br />
le programme ronéotypé, reçu à Paris, m’a appris que j’aurais à<br />
dire ce qu’en pensent les chrétiens. Perm<strong>et</strong>tez-moi <strong>de</strong> remarquer<br />
qu’il y a ici plus qu’une nuance. La foi chrétienne ne penserait-elle<br />
pas ? Vous venez d’avoir la preuve du contraire, <strong>et</strong> nous y<br />
reviendrons par la suite. — Mais qu’est-ce que la foi chrétienne ?<br />
Que <strong>de</strong> malentendus à ce suj<strong>et</strong> ! J’en ai eu encore hier le<br />
témoignage, lorsque, assistant à l’entr<strong>et</strong>ien si vivant, si intéressant<br />
<strong>de</strong> la Cour St-Pierre, j’ai recueilli au passage certaines affirmations<br />
1 Conférence du jeudi 11 septembre 1958.<br />
168<br />
@
L’homme <strong>et</strong> l’atome<br />
qui semblaient p.142 témoigner d’une incompréhension très<br />
particulière <strong>de</strong> l’essentiel <strong>de</strong> la foi chrétienne. Chez l’homme<br />
chrétien — je parle du chrétien authentique <strong>et</strong> naturellement pas<br />
<strong>de</strong> celui qui, parce qu’il a été baptisé, confirmé, marié à l’église <strong>et</strong><br />
déci<strong>de</strong> qu’il sera enterré religieusement, se considère comme un<br />
chrétien — je parle du chrétien authentique chez qui la foi est<br />
sentiment, pensée, action, la foi est une réponse à un appel, à une<br />
initiative, un élan vers une personne, la personne précisément par<br />
laquelle il s’est senti appelé. Elle est aussi pensée <strong>et</strong> réflexion<br />
après que c<strong>et</strong> appel a été écouté <strong>et</strong> répondu. Et dans l’Eglise, la foi<br />
chrétienne porte en elle, en plus <strong>de</strong> tout ce que je viens <strong>de</strong> dire,<br />
un appel à penser, à formuler doctrinalement dans un langage que<br />
chaque génération puisse entendre ses gran<strong>de</strong>s affirmations. Sur<br />
quoi portent-elles ? sur la Vérité révélée sur Dieu <strong>et</strong> sur l’homme<br />
dans l’Ecriture Sainte, affirmations théologiques <strong>et</strong> éthiques que la<br />
foi chrétienne ordonne dans l’Eglise <strong>et</strong> par l’Eglise qui en a le dépôt<br />
<strong>et</strong> doit transm<strong>et</strong>tre celui-ci aux générations qui se succè<strong>de</strong>nt sur la<br />
terre.<br />
Cependant le titre <strong>de</strong> la conférence, celui que j’avais lu, <strong>et</strong><br />
auquel je me suis astreint à me conformer, m’oblige à me<br />
<strong>de</strong>man<strong>de</strong>r avec vous ce que pensent les chrétiens ? Mais <strong>de</strong> quels<br />
chrétiens parlons-nous ? Il y a chrétiens <strong>et</strong> chrétiens. Et sans<br />
doute il n’entre pas dans mon esprit, un seul instant, la pensée<br />
d’établir <strong>de</strong>s distinctions ecclésiastiques ou confessionnelles. Je fais<br />
une distinction entre les chrétiens <strong>de</strong> forme se contentant <strong>de</strong><br />
pratiques cultuelles qui peuvent d’ailleurs exprimer<br />
incontestablement une conviction profon<strong>de</strong>, mais qui en restent là,<br />
<strong>et</strong> les chrétiens qui se sentent appelés par le Christ à s’ouvrir à<br />
une certaine vie <strong>et</strong> à la recevoir dans l’adoration, dans l’humilité,<br />
169
L’homme <strong>et</strong> l’atome<br />
dans la repentance, mais aussi dans la foi <strong>et</strong> dans la joie. Ils<br />
s’engagent à la suite <strong>de</strong> Celui qui est désormais leur Maître, leur<br />
Sauveur <strong>et</strong> leur Seigneur sur le chemin sur lequel ils découvrent<br />
qu’ils ont un but à atteindre, une vocation à assumer <strong>et</strong> à remplir.<br />
Que pensent-ils ? Est-ce qu’ils pensent quelque chose au suj<strong>et</strong> <strong>de</strong>s<br />
menaces <strong>et</strong> <strong>de</strong>s promesses <strong>de</strong> l’atome ? On nous a dit <strong>et</strong> redit hier<br />
matin que la gran<strong>de</strong> masse <strong>de</strong>s hommes, en définitive, est assez<br />
indifférente à ce qui fait l’obj<strong>et</strong> <strong>de</strong>s entr<strong>et</strong>iens qui se poursuivent<br />
ici. Je ne suis pas sûr que ce soit toujours p.143 exact, <strong>et</strong> je crois,<br />
comme certains <strong>de</strong>s orateurs l’ont fait remarquer, qu’il y a bien<br />
souvent, par <strong>de</strong>là l’indifférence, <strong>de</strong>s angoisses intérieures qui se<br />
développent <strong>et</strong> <strong>de</strong>s drames qui se jouent. Mais s’il est vrai que <strong>de</strong>s<br />
chrétiens ne pensent pas grand-chose <strong>de</strong>s menaces <strong>et</strong> <strong>de</strong>s<br />
promesses <strong>de</strong> l’atome, lorsqu’ils font cependant un effort <strong>de</strong><br />
réflexion, <strong>de</strong> pensée, ne croyez-vous pas que très souvent ils se<br />
bornent à <strong>de</strong>s réactions instinctives <strong>de</strong> ce que nous appelons leur<br />
tempérament ? Leurs opinions politiques, leurs opinions sociales,<br />
que sais-je encore ? entrent dans le travail intérieur où s’élabore<br />
leur pensée. Il n’y a pas qu’à propos <strong>de</strong> l’atome que nous faisons<br />
c<strong>et</strong>te constatation.<br />
Adm<strong>et</strong>tons toutefois que les chrétiens réfléchissent, après s’être<br />
heurtés à tel ou tel <strong>de</strong>s problèmes confrontés ici. Une autre<br />
question beaucoup plus grave se pose alors : pensent-ils dans la<br />
foi ? A propos <strong>de</strong> l’atome pensent-ils leur foi ? ou se laissent-ils<br />
comme tant d’autres gagner, submerger par l’angoisse ! Car enfin<br />
elles sont terrifiantes les menaces que fait peser sur nous la mise<br />
en liberté <strong>de</strong> l’énergie nucléaire !<br />
Il est vraiment inutile après tout ce qui a été dit ces jours<br />
<strong>de</strong>rniers d’insister sur la gravité, sur le caractère tragique <strong>de</strong> ces<br />
170
L’homme <strong>et</strong> l’atome<br />
menaces. Menaces pour le présent, pour l’immédiat, menaces,<br />
pourrait-on dire, pour l’heure qui vient. Menaces qui se sont<br />
manifestées à propos du Moyen-Orient, qui se profilent <strong>de</strong><br />
nouveau à l’horizon à propos <strong>de</strong> Quemoy. Demain un nouvel<br />
inci<strong>de</strong>nt pourra surgir, une nervosité excessive, une erreur, peut-<br />
être déterminée par la mauvaise interprétation d’un radar, comme<br />
cela a failli être le cas tout récemment, détermineront le lâchage<br />
d’une bombe <strong>et</strong> en quelques minutes tout se déclenchera. Quinze<br />
bombes bien placées, a dit un jour M. Jules Moch, suffiraient à<br />
détruire la France. Et on nous affirme qu’il en existe trente mille en<br />
stock à l’heure actuelle, prêtes à être larguées !<br />
Qu’on ne nous raconte pas qu’il y aura <strong>de</strong>s consultations<br />
préalables à tout emploi <strong>de</strong> « la bombe » <strong>et</strong> que toutes les gran<strong>de</strong>s<br />
puissances sont décidées à redire le mot fameux — <strong>et</strong> faux — <strong>de</strong><br />
Fontenoy « Messieurs les Anglais, tirez les premiers » ! Les<br />
spécialistes nous affirment qu’en <strong>de</strong>ux ou trois jours il y aura <strong>de</strong>s<br />
millions <strong>de</strong> morts, <strong>et</strong> certains nous annoncent qu’aussitôt ce qui<br />
subsistera p.144 <strong>de</strong> l’humanité sera ramené à sa préhistoire <strong>et</strong> la terre<br />
à la désolation du déluge. Il y a véritablement <strong>de</strong> quoi éprouver plus<br />
qu’un léger frisson, <strong>et</strong> je conçois fort bien que ceux <strong>de</strong> nos frères en<br />
humanité pour qui l’existence présente avec ses jouissances, ses<br />
beautés, ses ambitions, ses enthousiasmes, <strong>et</strong> en même temps<br />
inévitablement ses épreuves <strong>et</strong> ses souffrances, ceux, dis-je, pour<br />
qui c<strong>et</strong>te existence est tout, tremblent d’angoisse à la pensée que<br />
d’un instant à l’autre tout ce qui est leur vie peut leur être arraché.<br />
Pour colorer plus encore ce spectacle d’horreur, on nous prom<strong>et</strong> que<br />
d’ici vingt ans les savants sauront faire sauter les météores dont les<br />
gigantesques morceaux se précipiteront sur la terre à une vitesse<br />
vingt fois plus gran<strong>de</strong> que celle du son.<br />
171
L’homme <strong>et</strong> l’atome<br />
Cependant, il y a pire. Il est possible, dit-on, qu’une guerre<br />
atomique soit évitée. Mais, pour parler avec Jean Rostand « un<br />
crime est déjà commis dans l’avenir »... Oui, je le sais, les essais<br />
prendront fin le 31 octobre — pour un an en tous cas, mais à<br />
condition..., <strong>et</strong> vous savez la suite. Mais d’autres puissances<br />
voudront aussi sans doute avoir leurs essais. Quoi qu’il en soit, il y<br />
a à l’heure actuelle assez <strong>de</strong> particules atomiques lancées dans<br />
l’espace pour que <strong>de</strong>s pêcheurs japonais soient morts, que <strong>de</strong>s<br />
jeunes hommes soient rendus stériles, <strong>et</strong> que <strong>de</strong>s mères donnent<br />
la vie à <strong>de</strong>s enfants anormaux, pour ne pas dire plus. Ceci<br />
n’empêche pas d’ailleurs le chef <strong>de</strong> la Commission atomique <strong>de</strong>s<br />
Etats-Unis d’écrire que les bombes H sont humaines.<br />
Je sais qu’à <strong>Genève</strong>, en ce moment même, les savants les plus<br />
qualifiés étudient ce problème dramatique. On s’efforce d’atténuer<br />
l’émotion qui s’est emparée <strong>de</strong> la population du globe à la pensée<br />
<strong>de</strong> ce qui menace l’avenir <strong>de</strong> la race, l’avenir <strong>de</strong> leurs p<strong>et</strong>its-<br />
enfants ou <strong>de</strong> leurs arrière-p<strong>et</strong>its-enfants. On nous prom<strong>et</strong>tait —<br />
relisez les journaux <strong>de</strong> <strong>Genève</strong> d’il y a <strong>de</strong>ux ou trois jours — une<br />
pilule souveraine. Mais on semble être d’accord pour conclure<br />
aujourd’hui, d’après les premières expériences faites, que le<br />
remè<strong>de</strong> serait infiniment dangereux pour l’organisme humain <strong>et</strong><br />
qu’il faut attendre.<br />
Je suis bien sûr que la science trouvera un remè<strong>de</strong> efficace. Il<br />
n’en <strong>de</strong>meurera pas moins que, quelles que soient les déclarations<br />
faites ici-même <strong>et</strong> <strong>de</strong>stinées, je le répète, à calmer l’émotion <strong>de</strong>s<br />
p.145<br />
peuples, un mal immense, irréparable peut-être à certains<br />
égards, a déjà été causé à l’humanité tout entière <strong>et</strong> que sur les<br />
chemins où elle s’avance pour accomplir son <strong>de</strong>stin, les menaces<br />
les plus tragiques l’accompagnent ou la précè<strong>de</strong>nt. Qu’on ne<br />
172
L’homme <strong>et</strong> l’atome<br />
s’étonne pas, dès lors, qu’une question soit posée aux chrétiens <strong>et</strong><br />
qu’on leur <strong>de</strong>man<strong>de</strong> : « Qu’en pensez-vous ? » Qu’on ne s’étonne<br />
pas davantage que, sans attendre c<strong>et</strong>te question, nombreux parmi<br />
les chrétiens soient ceux qui se sentent contraints <strong>de</strong> rentrer en<br />
eux-mêmes <strong>et</strong>, à la lumière <strong>de</strong> l’enseignement <strong>de</strong> leur Eglise,<br />
d’écouter les interrogations qui leur sont adressées.<br />
Toutefois, pour que leur réponse soit objective, ils doivent ne<br />
pas considérer que les menaces <strong>de</strong> l’atome. Il y a aussi ses<br />
promesses. Et il me semble que <strong>Genève</strong> baigne, ces jours-ci, dans<br />
un véritable océan <strong>de</strong> promesses. Vos journaux vous les<br />
énumèrent chaque jour. Les journaux du mon<strong>de</strong> entier<br />
reproduisent <strong>de</strong>s télégrammes qui, partis <strong>de</strong> <strong>Genève</strong>, annoncent<br />
tous les bienfaits qu’on peut escompter <strong>de</strong> l’utilisation pacifique <strong>de</strong><br />
l’atome. Ici aussi, il est inutile d’énumérer. Je me bornerai à citer<br />
quelques opinions.<br />
Nous avons en France un homme d’une rare valeur, exerçant<br />
une indéniable autorité dans le mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> l’industrie <strong>et</strong> aussi à bien<br />
<strong>de</strong>s égards dans le mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> la science, c’est Louis Armand. Eh<br />
bien, Louis Armand n’a pas hésité à dire à l’auteur d’un<br />
passionnant ouvrage : Demain est là 1 : L’apparition toute récente<br />
<strong>de</strong> l’énergie atomique est à la veille <strong>de</strong> bouleverser notre planète.<br />
Elle représente — <strong>et</strong> cela nous le savons tous — une nouveauté<br />
extraordinaire. Grâce à elle on n’a plus peur <strong>de</strong> manquer d’énergie,<br />
les réserves en matériaux fissiles seront suffisantes quoiqu’il<br />
advienne ; il est possible maintenant d’envisager un univers<br />
baigné dans l’énergie. Au surplus, l’énergie atomique bouleverse la<br />
géographie. Car jusqu’à présent l’énergie était difficile à<br />
1 Serge GROUSSARD : Demain est là, Paris (Gallimard), pp. 11 suiv.<br />
173
L’homme <strong>et</strong> l’atome<br />
transporter parce que trop coûteuse ou trop lour<strong>de</strong>, mais <strong>de</strong>main<br />
on pourra construire <strong>de</strong>s usines atomiques où l’on voudra, fût-ce<br />
en plein Sahara. Les transports seront réduits à rien <strong>et</strong> la présence<br />
<strong>de</strong> l’énergie atomique métamorphosera tous les lieux où elle<br />
arrivera. »<br />
p.146<br />
Bien d’autres hommes que je pourrais faire entendre ici<br />
prononcent <strong>de</strong>s paroles analogues.<br />
Parlant d’une secon<strong>de</strong> découverte du feu, Jean Perrin disait, à<br />
propos <strong>de</strong>s explosions : « L’homme <strong>de</strong> science sait allumer <strong>de</strong>s<br />
étoiles sur la terre... » Et M. Louis Armand reprend : « Tout<br />
progrès matériel est un bienfait <strong>de</strong> plus pour l’humanité qu’il<br />
libère... » Et les ingénieurs <strong>de</strong> Brookhaven n’hésitent pas à<br />
s’écrier : « Nous préparons le paradis <strong>de</strong> <strong>de</strong>main 1 . » Etre<br />
parvenus en quelques années à peine à « allumer <strong>de</strong>s étoiles » est<br />
vraiment un tour <strong>de</strong> force incomparable qui perm<strong>et</strong>, dit un <strong>de</strong> ces<br />
auteurs, « <strong>de</strong> tout espérer <strong>de</strong> l’homme ».<br />
Voilà donc les éléments <strong>de</strong> la question, menaces <strong>et</strong> promesses.<br />
Qu’en pensent les chrétiens ? — Je dirai tout d’abord que, lorsqu’ils<br />
font l’effort <strong>de</strong> réfléchir, lorsqu’ils se placent <strong>de</strong>vant ou dans ce<br />
mon<strong>de</strong> — dont la totale nouveauté échappe cependant encore à un<br />
grand nombre <strong>de</strong> nos contemporains — ils se sentent écartelés.<br />
Car <strong>de</strong>vant les menaces <strong>de</strong> la guerre atomique ils se trouvent pris<br />
<strong>de</strong>vant un dilemme atroce : ou conserver à tout prix la vie à<br />
l’humanité, ou obéir dans certaines circonstances au <strong>de</strong>voir <strong>de</strong><br />
sauver la justice <strong>et</strong> la liberté. Alors ces chrétiens se tournent vers<br />
les Eglises, quelles qu’elles soient, leur <strong>de</strong>mandant <strong>de</strong> les ai<strong>de</strong>r à<br />
réfléchir, <strong>de</strong> leur dire ce qu’elles pensent, elles, dans les diverses<br />
1 Cité dans Demain est là, p. 239.<br />
174
L’homme <strong>et</strong> l’atome<br />
confessions chrétiennes, <strong>de</strong>s menaces <strong>et</strong> <strong>de</strong>s promesses <strong>de</strong><br />
l’atome.<br />
Tournons-nous donc, Mesdames <strong>et</strong> Messieurs, vers les Eglises.<br />
Bien entendu je ne dirai rien ici <strong>de</strong> l’Eglise romaine dont vous<br />
venez d’entendre un représentant. Mais les autres, en particulier,<br />
celles qui sont groupées dans le Conseil œcuménique <strong>de</strong>s Eglises,<br />
les Eglises orthodoxes, anglicanes, luthériennes, réformées,<br />
pensent-elles quelque chose <strong>de</strong> l’atome, <strong>de</strong> ses menaces <strong>et</strong> <strong>de</strong> ses<br />
promesses ?<br />
Une question préalable se présente à l’esprit. Qu’est-ce que les<br />
Eglises pensent <strong>de</strong> la science <strong>et</strong> <strong>de</strong> la recherche scientifique ? Je<br />
réponds sans hésiter qu’elles sont unanimes à dire que la science<br />
est un don <strong>de</strong> Dieu. La soif <strong>de</strong> connaître, la soif d’atteindre à la p.147<br />
vérité, c’est Dieu qui l’a implantée au cœur <strong>et</strong> dans l’esprit <strong>de</strong><br />
l’homme. Et Pascal nous le rappelle quand il dit : « La dignité <strong>de</strong><br />
l’homme est dans la pensée. »<br />
Certes, parce que les hommes sont pécheurs, ils ont perverti <strong>et</strong><br />
ils pervertissent chaque jour les dons qu’ils ont reçus <strong>de</strong> Dieu : l’art,<br />
l’amour, <strong>et</strong> donc aussi l’usage qu’ils peuvent faire <strong>de</strong> la science. Les<br />
puissances démoniaques qui agissent <strong>et</strong> qui vivent au cœur <strong>de</strong>s<br />
hommes r<strong>et</strong>entissent dans la manière dont ceux-ci utilisent les<br />
merveilles que Dieu a mises à leur disposition. Ils tournent le bien<br />
en mal, ils emploient à détruire ce dont ils <strong>de</strong>vraient se servir pour<br />
construire. Parfois ils font <strong>de</strong> la science une idole, <strong>de</strong> la technique la<br />
souveraine d’un mon<strong>de</strong> submergé par la technocratie, <strong>de</strong> telle sorte<br />
que l’âme humaine risque <strong>de</strong> mourir <strong>de</strong> faim <strong>et</strong> <strong>de</strong> soif. Tout cela,<br />
les Eglises ont le droit <strong>et</strong> le <strong>de</strong>voir <strong>de</strong> le dire.<br />
Il n’en reste pas moins que la science est un don <strong>de</strong> Dieu. Mais<br />
175
L’homme <strong>et</strong> l’atome<br />
a-t-elle pour autant le droit <strong>de</strong> tout connaître ? J’indique seulement<br />
ici que la question peut se poser. Les vieux alchimistes disaient<br />
déjà qu’« abor<strong>de</strong>r les secr<strong>et</strong>s <strong>de</strong> la matière est chose très grave <strong>et</strong><br />
qu’on ne doit le faire que le cœur pur ». Jean Rostand que je citais<br />
tout à l’heure <strong>et</strong> dont tous savent ce qu’il croit <strong>et</strong> ce qu’il ne croit<br />
pas, a <strong>de</strong>mandé un jour : « Serions-nous allés trop loin ? Eût-il<br />
mieux valu qu’on ne désintégrât pas l’atome ? » Il répond aussitôt<br />
d’ailleurs : « C’est mal connaître l’homme que <strong>de</strong> le croire capable<br />
d’une telle pru<strong>de</strong>nce 1 . »<br />
Oui, la théologie peut se <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r, <strong>et</strong> peut-être le doit-elle, s’il<br />
est permis à l’homme <strong>de</strong> chercher à pénétrer l’ultime secr<strong>et</strong> <strong>de</strong> ce<br />
que l’on a si longtemps appelé « la matière ». Et pourtant nous<br />
savons bien que sur le chemin où il s’avance <strong>de</strong>puis <strong>de</strong>s millénaires<br />
jamais l’homme ne consentira à s’arrêter.<br />
Ah, Mesdames <strong>et</strong> Messieurs, comment ne serait-on pas ému<br />
lorsqu’on évoque le labeur humain qui, <strong>de</strong>puis l’homme <strong>de</strong> la<br />
préhistoire, a manifesté l’exigence que l’homme porte en lui <strong>de</strong> se<br />
dépasser toujours lui-même ! Pendant <strong>de</strong> longs siècles il a lutté<br />
pour survivre tout d’abord, mais en même temps il a pensé sa<br />
vie : p.148 pourquoi est-il sur la terre ? Et comment doit-il répondre<br />
à c<strong>et</strong>te mystérieuse exigence <strong>de</strong> vie qu’il porte en lui ? On ne peut<br />
pas ne pas être bouleversé par la souffrance que représente ce<br />
labeur <strong>et</strong> par ce que l’homme a accompli <strong>de</strong>puis l’aube <strong>de</strong> son<br />
histoire grâce au don merveilleux <strong>de</strong> la science. Mais voici la<br />
question tragique qui se pose : r<strong>et</strong>ournant ce don contre lui-même<br />
n’emploiera-t-il pas l’atome pour se suici<strong>de</strong>r ?<br />
La « fission », la « fusion nucléaire » ne sont-elles pas le début<br />
1 Demain est là, p. 422.<br />
176
L’homme <strong>et</strong> l’atome<br />
d’un nouveau voyage au pays du mystère ? Qui donc empêchera<br />
jamais l’homme, qui tient <strong>de</strong> Dieu c<strong>et</strong>te soif <strong>de</strong> se dépasser sans<br />
cesse dans l’ordre du « connaître » <strong>et</strong> du « faire », <strong>de</strong> vouloir<br />
toujours soulever <strong>de</strong> nouveaux voiles <strong>et</strong> déchiffrer <strong>de</strong> nouveaux<br />
mystères ?<br />
Les Eglises sont-elles qualifiées pour se prononcer en un tel<br />
domaine ? Assurément, me semble-t-il, elles en ont non seulement<br />
le droit mais le <strong>de</strong>voir. « Je suis homme, a-t-il été dit il y a bien<br />
<strong>de</strong>s siècles, <strong>et</strong> rien <strong>de</strong> ce qui est humain ne m’est étranger. » Le<br />
chrétien est <strong>de</strong>ux fois homme. Et vous en avez déjà entendu les<br />
raisons tout à l’heure. Rien <strong>de</strong> ce qui est humain ne peut être<br />
étranger au chrétien. A plus forte raison, tout ce qui est humain<br />
concerne les Eglises car elles ont vocation d’assumer tout l’homme<br />
— <strong>et</strong> tous les hommes. Et lorsqu’il s’agit <strong>de</strong> la vie <strong>et</strong> <strong>de</strong> la mort <strong>de</strong><br />
l’homme, <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te plongée dans un mon<strong>de</strong> nouveau où pour la<br />
première fois l’humanité possè<strong>de</strong> une puissance à l’échelle<br />
planétaire, mais une puissance par laquelle elle peut se détruire<br />
elle-même, certains voudraient que les Eglises gar<strong>de</strong>nt le silence !<br />
Qu’on me perm<strong>et</strong>te <strong>de</strong> le dire, elles sont d’autant plus engagées à<br />
parler qu’elles ont entendu Einstein dire : « Je crains souvent que<br />
l’homme ne per<strong>de</strong> <strong>de</strong> son humanité, tandis que le progrès matériel<br />
s’affirmera colossalement. Je crains la folie <strong>de</strong> l’homme. » Et<br />
qu’elles enten<strong>de</strong>nt Oppenheimer dire : « On ne sait pas où l’on va<br />
avec la désintégration <strong>de</strong> l’atome... », « Nous sommes pareils à un<br />
homme qui, dans la nuit <strong>et</strong> en terrain inconnu, tenterait <strong>de</strong> <strong>de</strong>viner<br />
ce qu’il y a autour <strong>de</strong> lui. L’homme, lorsqu’il se <strong>de</strong>man<strong>de</strong> pourquoi<br />
est toujours dans la nuit. »<br />
Quelle humilité chez certains savants authentiques, quel<br />
sentiment du mystère qui les enveloppe <strong>et</strong> qu’ils n’ont pas encore<br />
177
p.149<br />
L’homme <strong>et</strong> l’atome<br />
réussi à pénétrer ! Les Eglises, en rendant à ces savants<br />
l’hommage qui leur a été offert tout à l’heure, <strong>et</strong> auquel je<br />
m’associe pleinement, doivent s’efforcer précisément, dans la nuit<br />
où ils disent avancer, <strong>de</strong> leur montrer qu’il y a dans c<strong>et</strong>te nuit<br />
même une lumière <strong>et</strong> que peut-être c<strong>et</strong>te lumière est déjà dans<br />
leur esprit <strong>et</strong> dans leur cœur, se proj<strong>et</strong>ant en avant pour qu’un<br />
jour les ténèbres se dissipent <strong>et</strong> que s’ouvre <strong>de</strong>vant eux une porte<br />
lumineuse d’espérance.<br />
Les Eglises ont donc réfléchi à la menace <strong>et</strong> à la promesse <strong>de</strong><br />
l’atome. Elles ont réfléchi <strong>et</strong> elles ont parlé. On leur reproche<br />
tantôt <strong>de</strong> trop parler, <strong>et</strong> tantôt <strong>de</strong> ne pas parler. Depuis les<br />
longues années où je suis appelé à participer à <strong>de</strong>s délibérations<br />
aboutissant sur <strong>de</strong>s questions parfois très graves à <strong>de</strong>s résolutions<br />
rendues publiques, en tout cas dans le mon<strong>de</strong> <strong>de</strong>s Eglises, je suis<br />
<strong>de</strong> plus en plus frappé <strong>de</strong> voir que, sans cesse, les Eglises<br />
reçoivent le reproche <strong>de</strong> trop parler lorsque ce qu’elles disent ne<br />
confirme pas l’avis <strong>de</strong> ceux à qui elles s’adressent, ou <strong>de</strong> ne pas<br />
parler car on oublie, très vite, ce qu’elles ont dit ! A propos du<br />
suj<strong>et</strong> qui nous occupe combien <strong>de</strong> fois leur a-t-on reproché <strong>de</strong><br />
gar<strong>de</strong>r un silence qu’elles se refuseraient à rompre ? Mais si elles<br />
ont brisé le silence, avant <strong>de</strong> parler toutefois, elles ont confié<br />
l’étu<strong>de</strong> préparatoire <strong>de</strong> leur résolution à <strong>de</strong>s commissions<br />
composées d’hommes compétents pour les ai<strong>de</strong>r dans leur<br />
réflexion. Je pense en particulier au grand savant qu’est le<br />
Professeur von Weiszäcker dont je parlerai tout à l’heure. Ce n’est<br />
donc qu’après réflexion <strong>et</strong> prière que les Eglises se sont<br />
prononcées.<br />
Je citerai d’abord <strong>de</strong>ux exemples récents <strong>de</strong> positions prises par<br />
<strong>de</strong>s Eglises particulières. Voici tout d’abord la déclaration du<br />
178
L’homme <strong>et</strong> l’atome<br />
Syno<strong>de</strong> national <strong>de</strong> l’Eglise Réformée <strong>de</strong> France, réuni en juin<br />
<strong>de</strong>rnier, relative aux menaces que font peser sur les hommes les<br />
engins mo<strong>de</strong>rnes <strong>de</strong> <strong>de</strong>struction <strong>et</strong> même l’utilisation pacifique <strong>de</strong><br />
l’énergie atomique :<br />
Le Syno<strong>de</strong> national :<br />
considérant que l’accroissement <strong>de</strong>s armements<br />
thermonucléaires, la multiplication <strong>de</strong>s expériences<br />
nucléaires, <strong>et</strong> même l’usage pacifique <strong>de</strong> l’énergie<br />
atomique, menacent déjà l’intégrité <strong>de</strong> l’espèce humaine ;<br />
1. p.150 <strong>de</strong>vant la peur croissante qui gagne l’humanité,<br />
veut réaffirmer la ferme espérance du règne victorieux <strong>de</strong><br />
Jésus-Christ ;<br />
2. <strong>de</strong>man<strong>de</strong> au Gouvernement français <strong>de</strong> reconsidérer<br />
tous les problèmes posés par l’utilisation pacifique <strong>et</strong><br />
militaire <strong>de</strong> l’énergie nucléaire ;<br />
3. s’associant aux textes œcuméniques déjà parus à ce<br />
suj<strong>et</strong>, <strong>de</strong>man<strong>de</strong> aux gouvernements qui, comme les<br />
U.S.A., l’U.R.S.S. <strong>et</strong> la Gran<strong>de</strong>-Br<strong>et</strong>agne, possè<strong>de</strong>nt déjà<br />
un arsenal thermo-nucléaire, d’arrêter leurs expériences à<br />
c<strong>et</strong>te fin, <strong>et</strong> les invite à établir honnêtement un système<br />
<strong>de</strong> désarmement contrôlé, qui seul pourrait annihiler les<br />
risques <strong>de</strong> ce genre.<br />
Quelques semaines plus tard se réunissait à Londres, au palais<br />
<strong>de</strong> Lamb<strong>et</strong>h, la gran<strong>de</strong> conférence <strong>de</strong>s évêques <strong>de</strong> la communion<br />
anglicane, présidée par l’Archevêque <strong>de</strong> Canterbury. Trois cent<br />
vingt évêques anglicans étaient présents. Ils ont étudié <strong>de</strong><br />
nombreux problèmes, en particulier la menace d’une guerre<br />
atomique, mais aussi la menace tragique liée aux essais <strong>de</strong>s armes<br />
179
L’homme <strong>et</strong> l’atome<br />
nucléaires. Chose curieuse, c’est le seul point <strong>de</strong> tout l’ordre du<br />
jour sur lequel les évêques <strong>de</strong> la communion anglicane n’aient pas<br />
pris une décision unanime.<br />
p.151<br />
« L’utilisation <strong>de</strong>s armes nucléaires, ont-ils dit, répugne à<br />
la conscience chrétienne. Quelques-uns d’entre nous<br />
voudraient aller plus loin <strong>et</strong> condamner une pareille<br />
utilisation comme moralement indéfendable en quelque<br />
circonstance que ce soit. D’autres par contre, avec une<br />
égale conviction, soutiennent qu’aussi longtemps que ces<br />
armes existent il y a <strong>de</strong>s circonstances dans lesquelles<br />
s’en servir serait préférable à un asservissement<br />
politique :<br />
Nous croyons que l’abolition <strong>de</strong>s armes nucléaires par un<br />
accord international est un pas essentiel vers l’abolition<br />
<strong>de</strong> la guerre elle-même. Aussi <strong>de</strong>mandons-nous à tous les<br />
chrétiens d’agir avec force sur leur gouvernement en vue<br />
<strong>de</strong> l’interdiction <strong>de</strong> telles armes acceptant les limitations<br />
<strong>de</strong> souverain<strong>et</strong>é qui pourraient être requises pour assurer<br />
l’inspection <strong>et</strong> le contrôle, <strong>de</strong> telle sorte qu’aucun<br />
gouvernement ne puisse désormais en fabriquer.<br />
Nous insistons auprès <strong>de</strong>s gouvernements pour qu’ils<br />
déploient les plus grands efforts en vue d’un<br />
désarmement international.<br />
Voilà ce que disaient, au mois d’août <strong>de</strong>rnier, les trois cent<br />
vingt évêques <strong>de</strong> la communion anglicane réunis à Lamb<strong>et</strong>h.<br />
Cependant, c’est le Conseil œcuménique <strong>de</strong>s Eglises qui, <strong>de</strong>puis<br />
<strong>de</strong>s années, a consacré la plus constante réflexion au problème qui<br />
nous préoccupe. J’ai ici sous les yeux le texte <strong>de</strong>s résolutions qu’il<br />
180
L’homme <strong>et</strong> l’atome<br />
a prises <strong>de</strong>puis 1948. Rassurez-vous, Mesdames <strong>et</strong> Messieurs, je<br />
n’ai aucune intention <strong>de</strong> vous en faire la lecture. Je note seulement<br />
que, dès 1950, au moment où la menace <strong>de</strong> la bombe H se<br />
précisait à l’horizon <strong>de</strong>s peuples, la Commission exécutive du<br />
Conseil œcuménique, réunie tout près <strong>de</strong> <strong>Genève</strong>, à Bossey, votait<br />
une motion extrêmement n<strong>et</strong>te, <strong>de</strong>mandant l’interdiction <strong>de</strong>s<br />
armes atomiques, la renonciation à toute arme <strong>de</strong> <strong>de</strong>struction<br />
massive, le désarmement progressif, le contrôle international, <strong>et</strong><br />
surtout, il va sans dire, <strong>de</strong>s efforts renouvelés pour éliminer les<br />
causes <strong>de</strong> la guerre.<br />
Quelques années plus tard sont survenus ce qu’on appelle les<br />
essais nucléaires. Aussitôt le Conseil œcuménique a protesté<br />
contre ces essais. Réuni l’année <strong>de</strong>rnière aux Etats-Unis, il a<br />
formellement <strong>de</strong>mandé que ces essais soient arrêtés. Il est aussi<br />
intéressant <strong>de</strong> noter que, c<strong>et</strong>te année encore, à la session toute<br />
récente du Comité central du Conseil œcuménique réuni au<br />
Danemark, la déclaration <strong>de</strong> l’année <strong>de</strong>rnière a été reprise <strong>et</strong><br />
confirmée. Et, à la fin <strong>de</strong> ses délibérations, après avoir adopté un<br />
long document énumérant tous les aspects <strong>de</strong> la pensée <strong>de</strong> l’Eglise<br />
sur ce problème, le Comité central du Conseil œcuménique a voté<br />
la résolution suivante :<br />
« Les puissances productrices d’armes atomiques<br />
viennent <strong>de</strong> faire un premier pas vers la mise sous<br />
contrôle international <strong>de</strong> l’expérimentation <strong>de</strong> ces armes.<br />
Nous accueillons avec reconnaissance ce premier signe<br />
d’une meilleure compréhension mutuelle <strong>de</strong>s nations.<br />
Mais en même temps, nous supplions instamment les<br />
chefs <strong>de</strong> gouvernement <strong>de</strong> ne pas se contenter <strong>de</strong> ce<br />
181
L’homme <strong>et</strong> l’atome<br />
début, <strong>et</strong> d’avancer résolument sur le chemin qui vient <strong>de</strong><br />
s’ouvrir.<br />
La renonciation aux expériences atomiques, que nous<br />
réclamions il y a un an, doit aboutir à l’arrêt <strong>de</strong> toute<br />
production d’armes nucléaires <strong>et</strong> à une réduction réelle<br />
<strong>de</strong>s armements actuels.<br />
Les nations ne sauraient atteindre ce but que dans la<br />
confiance <strong>et</strong> l’amitié, dans un mon<strong>de</strong> largement ouvert où<br />
tous puissent se p.152 rencontrer librement <strong>et</strong> apprendre à<br />
se connaître <strong>et</strong> à s’aimer. Nous appelons toutes les<br />
Eglises à être les pionniers <strong>de</strong> ce mon<strong>de</strong> sans barrières.<br />
Nous n’ignorons rien <strong>de</strong>s immenses obstacles qu’il s’agit<br />
<strong>de</strong> surmonter. Mais ce qui semble impossible aux hommes<br />
est possible à Dieu. A Celui qui a porté lui-même les<br />
far<strong>de</strong>aux <strong>et</strong> les angoisses <strong>de</strong>s hommes nous <strong>de</strong>mandons<br />
inspiration, force <strong>et</strong> courage au service <strong>de</strong> la paix sur la<br />
terre.<br />
Telles sont les résolutions par lesquelles les Eglises non<br />
catholiques romaines, <strong>de</strong>vant les menaces <strong>de</strong> l’atome, les menaces<br />
<strong>de</strong> la guerre atomique, <strong>et</strong> les menaces résultant <strong>de</strong>s essais<br />
d’armes nucléaires ont exprimé leur angoisse, leur foi <strong>et</strong> leur<br />
espérance, leur conscience aussi <strong>de</strong> l’immense responsabilité<br />
qu’elles doivent assumer.<br />
Qu’on ne croie pas cependant qu’elles <strong>de</strong>man<strong>de</strong>nt à leurs fidèles<br />
d’accepter simplement ce qu’elles jugent <strong>de</strong>voir dire. Elles veulent<br />
au contraire les ai<strong>de</strong>r à réfléchir par eux-mêmes, à penser leur<br />
problème personnel aussi bien que le problème <strong>de</strong> l’Eglise <strong>et</strong> du<br />
182
L’homme <strong>et</strong> l’atome<br />
mon<strong>de</strong>. Si elles sont pressées par certains <strong>de</strong> leurs membres <strong>de</strong><br />
prendre <strong>de</strong>s décisions, <strong>de</strong> faire <strong>de</strong>s choix plus n<strong>et</strong>s entre toutes les<br />
possibilités, elles se tournent à leur tour vers leurs membres<br />
souvent engagés dans <strong>de</strong>s drames <strong>de</strong> conscience, <strong>et</strong> elles veulent<br />
les ai<strong>de</strong>r à discerner le chemin qu’eux aussi sont appelés à suivre.<br />
De ces chrétiens qui pensent leur foi en face <strong>de</strong> ce redoutable<br />
problème, je désire citer quelques-uns :<br />
Voici d’abord Gollwitzer, un <strong>de</strong>s théologiens les plus en vue <strong>de</strong><br />
ce temps. Sous le titre « Les chrétiens <strong>et</strong> les armes atomiques » 1 ,<br />
une étu<strong>de</strong> signée <strong>de</strong> lui vient <strong>de</strong> paraître en français, traduite <strong>de</strong><br />
l’allemand, aux éditions Labor <strong>et</strong> Fi<strong>de</strong>s. Pour Gollwitzer, l’homme<br />
qui participe à la fabrication <strong>et</strong> à l’utilisation <strong>de</strong>s armes mo<strong>de</strong>rnes<br />
ne peut pas « être en état <strong>de</strong> grâce ». Ce que les Eglises doivent<br />
examiner avant tout, c’est le problème moral que pose la<br />
participation <strong>de</strong>s chrétiens à l’armement atomique. Et Gollwitzer se<br />
p.153 réjouit <strong>de</strong> voir les autorités ecclésiastiques alleman<strong>de</strong>s<br />
déclarer : « Il est du <strong>de</strong>voir <strong>de</strong> la prédication chrétienne d’avertir<br />
tous les hommes qu’en participant à la fabrication ou à l’emploi<br />
<strong>de</strong>s moyens mo<strong>de</strong>rnes <strong>de</strong> <strong>de</strong>struction massive, ils abusent <strong>de</strong>s<br />
dons <strong>de</strong> Dieu, outragent sa bonté <strong>et</strong> trahissent son image. »<br />
Ce n’est pas, certes, toute l’Eglise évangélique en Allemagne<br />
qui a voté c<strong>et</strong>te résolution, mais ce sont certaines Eglises « <strong>de</strong><br />
pays », entre autres celle <strong>de</strong> la Hesse, dont le Prési<strong>de</strong>nt est le<br />
pasteur Niemoeller.<br />
Pour Gollwitzer « les armes nucléaires font sauter les cadres à<br />
l’intérieur <strong>de</strong>squels les Eglises ont jugé la guerre compatible avec<br />
1 Labor <strong>et</strong> Fi<strong>de</strong>s, <strong>Genève</strong>. p. 9.<br />
183
L’homme <strong>et</strong> l’atome<br />
la volonté divine » 1 . Il faut repenser aujourd’hui dans un contexte<br />
totalement nouveau le problème théologique <strong>de</strong> l’usage <strong>de</strong> la<br />
violence. Je dois à la vérité <strong>de</strong> signaler que d’autres autorités que<br />
Gollwitzer <strong>et</strong> Niemoeller, parmi les plus hautes, soutiennent une<br />
opinion contraire à celle que vous venez d’entendre.<br />
Voici maintenant Albert Schweitzer. Vous avez sans doute lu<br />
ses récents appels 2 . A ses yeux, la question « paix ou guerre<br />
atomique » prime tout. Il est d’accord ici avec Einstein qui disait<br />
un jour : « L’objectif d’éviter la <strong>de</strong>struction totale doit avoir la<br />
priorité sur tout autre. » Ce sont surtout les menaces pour l’avenir<br />
qui ont contraint Schweitzer <strong>de</strong> rompre le silence. Il <strong>de</strong>man<strong>de</strong> aux<br />
peuples <strong>et</strong> aux gouvernements, aux savants <strong>et</strong> aux Eglises, qu’on<br />
ne se borne pas à considérer l’eff<strong>et</strong> du rayonnement qui agit <strong>de</strong><br />
l’extérieur, mais qu’on tienne compte aussi <strong>de</strong> celui produit par les<br />
particules radioactives qui s’accumulent sans cesse à l’intérieur <strong>de</strong><br />
notre corps. Schweitzer nous signale les eff<strong>et</strong>s particulièrement<br />
graves que le strontium 90 produit sur la moelle osseuse qui<br />
donne naissance aux globules rouges <strong>et</strong> blancs du sang. Son<br />
rayonnement produit <strong>de</strong>s maladies du sang dont l’issue est<br />
presque toujours mortelle. Les cellules qui souffrent le plus du<br />
rayonnement radioactif sont celles <strong>de</strong>s organes <strong>de</strong> reproduction.<br />
Même si son action est très faible, les conséquences peuvent être<br />
fatales.<br />
p.154<br />
Et sur ce point Schweitzer conclut : « Nous ne pouvons pas<br />
assumer la responsabilité <strong>de</strong> laisser naître dans l’avenir <strong>de</strong>s<br />
enfants chargés <strong>de</strong>s tares physiques <strong>et</strong> psychiques les plus graves<br />
1 Gollwitzer, p. 54.<br />
2 Paix ou Guerre atomique (Paris, Albin Michel).<br />
184
L’homme <strong>et</strong> l’atome<br />
simplement parce que nous n’avons pas prêté à temps une<br />
attention suffisante à ce péril 1 . »<br />
Non seulement il faut arrêter sous contrôle tous les essais<br />
d’armes nucléaires, mais en interdire, sous contrôle international,<br />
la fabrication. Vous me perm<strong>et</strong>trez à ce propos <strong>de</strong> vous lire ces<br />
cinq simples lignes d’Albert Schweitzer, dans son p<strong>et</strong>it volume<br />
intitulé « Paix ou Guerre atomique » que j’ai sous les yeux :<br />
« Nous avons en ce moment le choix entre <strong>de</strong>ux risques, ou bien<br />
nous continuons la poursuite insensée aux armes nucléaires qui<br />
aboutira à une guerre atomique, ou bien nous renonçons aux<br />
armes nucléaires <strong>et</strong> nous verrons les trois grands, l’Angl<strong>et</strong>erre, les<br />
Etats-Unis <strong>et</strong> l’Union Soviétique <strong>et</strong> les pays qui font partie <strong>de</strong> leurs<br />
systèmes arriver à une tolérance réciproque. Pour le premier<br />
risque l’avenir est une impasse. L’autre présente une issue, soyons<br />
assez audacieux pour nous y engager. »<br />
Enfin, je nommerai le Professeur von Weiszäcker, dont j’ai déjà<br />
prononcé le nom, l’un <strong>de</strong>s savants atomistes dont l’Allemagne<br />
s’honore le plus. Von Weiszäcker a été désigné par le Conseil<br />
œcuménique comme membre d’une Commission spéciale chargée,<br />
il y a trois ans, d’étudier les moyens d’empêcher la guerre dans<br />
l’âge atomique où nous sommes appelés désormais à vivre. Il a<br />
participé aux délibérations du Comité Central que j’évoquais tout à<br />
l’heure <strong>et</strong>, parlant en savant chrétien, en savant authentique <strong>et</strong> en<br />
chrétien authentique, il nous a présenté un exposé qui nous a tous<br />
bouleversés.<br />
Il nous a exposé pourquoi, après <strong>de</strong> longues délibérations, la<br />
Commission, où son influence a été certainement prépondérante,<br />
1 Ouv. cité, p. 37.<br />
185
L’homme <strong>et</strong> l’atome<br />
n’a pas cru pouvoir conclure que le <strong>de</strong>voir <strong>de</strong> ne jamais utiliser<br />
d’armes atomiques soit une vérité chrétienne. Nous rejoignons ici<br />
le trouble ressenti par les évêques anglicans. Tragique est le<br />
dilemme dans lequel il nous a placés : maintenir la paix, ou<br />
défendre la justice ! Quelques-uns disaient après l’avoir entendu :<br />
« Nous avons besoin <strong>de</strong> comprendre en termes théologiques la<br />
nouvelle nature <strong>de</strong> p.155 l’âge atomique ; <strong>et</strong> le terrible dilemme <strong>de</strong>s<br />
revendications concernant la préservation <strong>de</strong> la vie terrestre <strong>et</strong> le<br />
maintien <strong>de</strong> la justice <strong>et</strong> <strong>de</strong> l’ordre requiert une étu<strong>de</strong> approfondie,<br />
sur le fon<strong>de</strong>ment <strong>de</strong> la révélation chrétienne. » Toutefois ce qu’ont<br />
ajouté von Weiszäcker <strong>et</strong> ses collègues, c’est que les premières<br />
bombes lâchées accompliraient <strong>de</strong> tels ravages que toute défense<br />
apparaîtrait désormais inutile. La « vérité chrétienne » serait sans<br />
doute <strong>de</strong> consentir purement <strong>et</strong> simplement aux conditions <strong>de</strong><br />
l’ennemi. Il y a eu là un débat singulièrement émouvant sur ce<br />
<strong>de</strong>voir que d’aucuns estiment impératif après ce qui s’est passé à<br />
Hiroshima alors que toute possibilité <strong>de</strong> défense paraît anéantie : il<br />
ne resterait plus qu’à capituler <strong>et</strong> à accepter les conditions <strong>de</strong><br />
l’ennemi.<br />
Le savant chrétien dont je parle, qui m’a laissé une impression<br />
si forte à la fois d’humilité <strong>et</strong> <strong>de</strong> gran<strong>de</strong>ur, a envisagé d’ailleurs le<br />
<strong>de</strong>voir d’une renonciation unilatérale aux armes atomiques, ce qui<br />
est aussi la position <strong>de</strong> Gollwitzer. Elle implique un risque, dit-il.<br />
« Sommes-nous prêts à courir ce risque ? Voilà la décision que<br />
nous avons à prendre aujourd’hui. » « Au surplus », ajoutait-il,<br />
« peut-être faut-il aller jusqu’au fond <strong>de</strong> l’horreur pour que c<strong>et</strong>te<br />
horreur elle-même enfante un nouveau soleil <strong>et</strong> qu’un homme<br />
nouveau puisse contempler un mon<strong>de</strong> meilleur avec un regard<br />
nouveau ? » Et nous r<strong>et</strong>raçant le cheminement <strong>de</strong> son expérience<br />
186
L’homme <strong>et</strong> l’atome<br />
spirituelle la plus profon<strong>de</strong>, von Weiszäcker nous a déclaré<br />
qu’après avoir servi sa patrie avant <strong>et</strong> pendant la <strong>de</strong>rnière guerre<br />
dans la recherche <strong>de</strong>s armes nucléaires, lorsque, après dix ans<br />
d’interruption totale <strong>de</strong> tout travail <strong>de</strong> ce genre, on était venu lui<br />
<strong>de</strong>man<strong>de</strong>r récemment <strong>de</strong> m<strong>et</strong>tre <strong>de</strong> nouveau son immense savoir<br />
<strong>et</strong> sa gran<strong>de</strong> expérience au service <strong>de</strong>s tâches qui s’imposent à la<br />
nouvelle armée alleman<strong>de</strong>, ses convictions chrétiennes, sa volonté<br />
<strong>de</strong> leur être fidèle, l’ont déterminé à répondre par un refus.<br />
Qu’y a-t-il <strong>de</strong>rrière ces textes que je vous ai lus <strong>et</strong> ces<br />
résolutions ecclésiastiques, ces motions œcuméniques, ces<br />
attitu<strong>de</strong>s personnelles dont je vous ai présenté ce soir quelques-<br />
unes 1 ?<br />
p.156<br />
Ce qu’il y a, me semble-t-il, c’est la certitu<strong>de</strong> contraignante<br />
que les Eglises <strong>et</strong> les chrétiens doivent se déci<strong>de</strong>r à être plus que<br />
jamais aujourd’hui les témoins <strong>et</strong> les messagers <strong>de</strong> la seule force<br />
qui puisse surmonter les haines, libérer les hommes <strong>de</strong> leur appétit<br />
<strong>de</strong> puissance, fruit d’un orgueil démoniaque, <strong>et</strong> les rendre désireux<br />
d’abord, capables ensuite, d’édifier <strong>et</strong> <strong>de</strong> maintenir la paix dans la<br />
justice <strong>et</strong> dans la liberté à quoi tous les peuples aspirent. Et c<strong>et</strong>te<br />
force c’est l’Amour.<br />
On a beaucoup parlé <strong>de</strong> l’Amour dans l’entr<strong>et</strong>ien auquel j’ai<br />
assisté hier matin. On en a parlé comme <strong>de</strong> la force qui,<br />
s’exprimant par la fraternité <strong>de</strong>s hommes <strong>et</strong> <strong>de</strong>s peuples, peut<br />
ouvrir <strong>de</strong>vant nous un chemin d’espoir <strong>et</strong> conduire tous les<br />
peuples, quelle que soit la couleur <strong>de</strong> notre peau, quelles que<br />
soient la culture ou l’inculture, la croyance ou l’incroyance, vers le<br />
1 Cf. Henri LEENHARDT, Le Maître <strong>de</strong> l’Atome (Montpellier) ; Etu<strong>de</strong>s théologiques <strong>et</strong><br />
religieuses.<br />
187
L’homme <strong>et</strong> l’atome<br />
jour où enfin les hommes connaîtront la paix, la paix véritable. Je<br />
le <strong>de</strong>man<strong>de</strong>, <strong>de</strong> quel Amour s’agit-il ? Quelle en est l’origine ?<br />
Quelle en est la source permanente ? Et quelle en est aussi, <strong>et</strong> je<br />
reprends un mot qui a été prononcé hier à plusieurs reprises,<br />
quelle en est la « visée », c’est-à-dire, si j’ai bien compris, quel est<br />
le <strong>de</strong>ssein poursuivi, le but reconnu comme <strong>de</strong>vant être atteint ?<br />
Quelle vocation c<strong>et</strong> Amour porte-t-il en lui, qu’il doive assumer ?<br />
Les paroles si nobles <strong>de</strong> Monsieur le pasteur Werner se sont<br />
heurtées, me semble-t-il, à je ne sais quels malentendus. Et j’ai<br />
entendu énoncer, aussi bien sur le christianisme que parfois on<br />
relègue au rang <strong>de</strong> mythologie ou <strong>de</strong> séquelle moyenâgeuse, que<br />
sur l’Amour auquel on se sent néanmoins contraint <strong>de</strong> faire appel,<br />
<strong>de</strong> surprenantes affirmations. Non, Mesdames <strong>et</strong> Messieurs, le<br />
christianisme n’est pas périmé. Il est plus actuel que jamais.<br />
Précisément parce qu’il est non pas d’abord une institution, non<br />
pas d’abord un corps <strong>de</strong> doctrines, non pas d’abord une série <strong>de</strong><br />
pratiques, comme si souvent on a la tentation <strong>de</strong> le croire, ou une<br />
très belle morale, mais il est une personne, la personne qui<br />
apporte aux hommes le secr<strong>et</strong> <strong>de</strong> l’Amour qui, venant d’un Dieu<br />
qui se veut notre Père, a voulu nous appeler à nous aimer les uns<br />
les autres d’un Amour qui n’est ni phraséologie pieuse ni<br />
sensiblerie humanitaire, mais don <strong>de</strong> soi-même, générosité du<br />
cœur <strong>et</strong> <strong>de</strong> l’esprit, <strong>et</strong> persévérant service <strong>de</strong> l’homme reconnu<br />
comme notre prochain.<br />
p.157<br />
L’Amour est la gran<strong>de</strong>, la redoutable, la magnifique<br />
aventure que les Eglises <strong>et</strong> les chrétiens doivent vouloir vivre — <strong>et</strong><br />
vivre avec passion — alors que dans notre mon<strong>de</strong> atomique, si<br />
l’angoisse submerge <strong>de</strong>s âmes, le règne du totalitarisme <strong>de</strong> la<br />
technique risque d’en étouffer un bien plus grand nombre encore.<br />
188
L’homme <strong>et</strong> l’atome<br />
Ce que les chrétiens pensent face aux menaces <strong>de</strong> l’atome <strong>et</strong> à<br />
ses promesses ?<br />
C’est, d’une part, qu’il ne faut pas perm<strong>et</strong>tre aux applications<br />
les plus redoutables <strong>de</strong> la science, ni aux plus favorables à<br />
l’amélioration <strong>de</strong> la vie <strong>de</strong>s hommes, <strong>de</strong> couper l’humanité <strong>de</strong>s<br />
hautes valeurs spirituelles <strong>et</strong> morales dont elle a vécu <strong>de</strong>puis tant<br />
<strong>de</strong> siècles. Je ne réclame pas pour le christianisme le monopole<br />
<strong>de</strong>s valeurs spirituelles, il en est qui, avant même le christianisme,<br />
ont pénétré <strong>et</strong> enrichi la civilisation occi<strong>de</strong>ntale. Mais, dans ce<br />
mon<strong>de</strong> où, qu’elle le veuille ou non, la science, par les applications<br />
fantastiques qu’elle détermine, risque <strong>de</strong> nous j<strong>et</strong>er en plein<br />
matérialisme, il s’agit d’organiser la défense <strong>de</strong>s valeurs morales<br />
<strong>et</strong> spirituelles.<br />
Et c’est d’autre part, Mesdames <strong>et</strong> Messieurs, que, prenant<br />
enfin leur christianisme au sérieux, les chrétiens vivent, <strong>et</strong> non pas<br />
seulement parlent, la vérité <strong>de</strong> l’Amour du Christ, sa puissance <strong>de</strong><br />
don <strong>de</strong> soi <strong>et</strong> sa puissance <strong>de</strong> vie. Qu’ils montrent, par leur<br />
exemple <strong>et</strong> par celui <strong>de</strong> leurs communautés fraternelles, que<br />
l’Amour du Christ donne à l’homme la révélation <strong>de</strong> sa vraie<br />
vocation <strong>de</strong> fils ou <strong>de</strong> fille <strong>de</strong> Dieu, <strong>et</strong> du sens <strong>de</strong> l’histoire, qui est<br />
<strong>de</strong> préparer non pas seulement sur c<strong>et</strong>te terre, mais pour le<br />
mon<strong>de</strong> <strong>de</strong>s accomplissements éternels, l’avènement d’un<br />
authentique royaume <strong>de</strong> Dieu qui sera, lui, parce que fondé sur<br />
l’Amour, la vraie, la pure, la fraternelle Cité <strong>de</strong> justice <strong>et</strong> <strong>de</strong> paix.<br />
L’avenir du christianisme, du Royaume <strong>de</strong> Dieu, ne dépend pas<br />
— perm<strong>et</strong>tez-moi <strong>de</strong> le dire — d’une <strong>de</strong>struction partielle ou quasi<br />
totale <strong>de</strong> la race humaine. Au temps du déluge, Dieu a<br />
recommencé avec un homme, ses enfants <strong>et</strong> les animaux dont Il<br />
lui avait confié la gar<strong>de</strong>. Il peut abandonner l’humanité aux<br />
189
L’homme <strong>et</strong> l’atome<br />
puissances <strong>de</strong>structrices déchaînées par l’homme, Il peut, avec<br />
l’Eglise triomphante d’aujourd’hui, qui est hors <strong>de</strong>s atteintes <strong>de</strong>s<br />
bombes, édifier le royaume <strong>de</strong>s Cieux. Le Christ n’a-t-il pas posé<br />
c<strong>et</strong>te question à p.158 ses disciples : « Lorsque le Fils <strong>de</strong> l’Homme<br />
reviendra, trouvera-t-il <strong>de</strong> la foi sur la terre ? » — Peut-être ne<br />
trouvera-t-il que <strong>de</strong>s ruines pires que celles <strong>de</strong> Hiroshima ? Mais la<br />
gran<strong>de</strong> nuée <strong>de</strong>s témoins n’en sera pas moins vivante, car les<br />
promesses du Nouveau Testament, telle est la foi chrétienne, sont<br />
oui <strong>et</strong> amen dans le Seigneur.<br />
On raconte qu’au terme <strong>de</strong> manœuvres <strong>de</strong>stinées à montrer la<br />
valeur <strong>de</strong>s moyens <strong>de</strong> défense contre les armes nucléaires, <strong>et</strong> qui<br />
tout au contraire en avaient révélé la totale inefficacité, le<br />
prési<strong>de</strong>nt Eisenhower se serait écrié : « Alors, il n’y a plus qu’à<br />
prier ! » Et ces mots sont également le titre d’un livre où<br />
l’Allemand Bärwolf crie à ses contemporains que seul un r<strong>et</strong>our<br />
décisif aux valeurs spirituelles <strong>et</strong> morales peut nous sauver <strong>de</strong>s<br />
horreurs qui nous menacent.<br />
« Il n’y a plus qu’à prier ? » Les chrétiens répon<strong>de</strong>nt à<br />
Eisenhower : Oui, il faut prier <strong>et</strong> prier inlassablement. Ne pas prier<br />
cependant dans les termes, que rapporte Gollwitzer, <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te<br />
effarante prière, prononcée par un ecclésiastique au moment<br />
même où allait s’envoler l’avion portant les bombes <strong>de</strong>stinées à<br />
Hiroshima, <strong>et</strong> <strong>de</strong>mandant à Dieu <strong>de</strong> bénir le pilote <strong>et</strong> la mission<br />
dont il était chargé ! Il faut prier. Il faut beaucoup prier pour la<br />
paix du mon<strong>de</strong>, pour que la justice triomphe, pour que les savants<br />
soient dirigés dans leur travail, que les hommes <strong>de</strong> gouvernement<br />
soient inspirés dans leurs décisions <strong>et</strong> pour que tous ceux qui<br />
portent la responsabilité <strong>de</strong>s peuples <strong>et</strong> <strong>de</strong>s nations à l’heure<br />
actuelle, même s’ils ne confessent pas le Christ, soient inspirés par<br />
190
L’homme <strong>et</strong> l’atome<br />
le Saint Esprit <strong>et</strong> rendus par lui capables <strong>de</strong> courage, <strong>de</strong><br />
conscience <strong>et</strong> <strong>de</strong> détermination ferme <strong>et</strong> sereine. Mais il y a autre<br />
chose à faire aussi. Il faut penser, il faut parler, il faut servir, il<br />
faut souffrir peut-être parce qu’avant tout il faut aimer. Et si<br />
l’Amour est celui dont le Christ nous enseigne à aimer, nous disons<br />
nous chrétiens : c’est l’Amour qui aura le <strong>de</strong>rnier mot.<br />
@<br />
191
L’homme <strong>et</strong> l’atome<br />
ALLOCUTION DE M. LE CONSEILLER D’ÉTAT ALFRED BOREL<br />
Prési<strong>de</strong>nt du Département <strong>de</strong> l’instruction publique<br />
au déjeuner du Parc <strong>de</strong>s Eaux-Vives, le 4 septembre 1958<br />
p.159<br />
Monsieur le Prési<strong>de</strong>nt, Mesdames, Messieurs,<br />
De toutes les questions que nous pose la présente XIII e session <strong>de</strong>s<br />
<strong>Rencontres</strong> <strong>Internationales</strong>, la plus centrale, la plus vitale est bien celle <strong>de</strong><br />
savoir — pour reprendre les termes <strong>de</strong> son programme — si l’énergie nucléaire<br />
signifie pour l’humanité sa <strong>de</strong>struction ou sa libération. Le Comité <strong>de</strong>s<br />
<strong>Rencontres</strong> a été bien inspiré <strong>de</strong> la poser en marge d’une Conférence atomique<br />
au cours <strong>de</strong> laquelle s’échangeront sans doute <strong>de</strong>s informations scientifiques<br />
capitales pour l’avenir, mais où ne seront pas traités les grands problèmes <strong>de</strong><br />
base qui sollicitent notre réflexion, en même temps qu’ils pèsent sur notre<br />
<strong>de</strong>stin.<br />
Le problème dont l’étu<strong>de</strong> nous est proposée est au premier chef un problème<br />
<strong>de</strong> vie ou <strong>de</strong> mort. Dans la remarquable étu<strong>de</strong> que M. le professeur Louis Halle,<br />
<strong>de</strong> l’Institut universitaire <strong>de</strong> hautes étu<strong>de</strong>s internationales, a consacrée il y a<br />
quelques mois à la guerre <strong>et</strong> à la paix nucléaires, figure ce sous-titre :<br />
« Comment survivre ? » Quant aux conclusions <strong>de</strong> l’auteur, elles sont données<br />
sous le titre tout aussi significatif : « Comment s’en tirer ? » A quoi correspond<br />
c<strong>et</strong>te conclusion objective, mais qui prête singulièrement à la réflexion : « Ce<br />
qu’il nous faut, c’est du temps, le renvoi du désastre au len<strong>de</strong>main. C’est le<br />
mieux que notre génération puisse espérer. »<br />
Cela, c’est l’opinion d’un esprit mesuré <strong>et</strong> réfléchi. On comprend que,<br />
réfracté par une opinion publique qui, fréquemment, ignore les éléments d’une<br />
situation — quand elle n’est pas portée à en exagérer la gravité — un pronostic<br />
aussi sombre prenne un aspect quelque peu apocalyptique. De là à ressentir les<br />
prodromes d’une espèce <strong>de</strong> gran<strong>de</strong> peur atomique qui serait en quelque sorte la<br />
« gran<strong>de</strong> peur <strong>de</strong> l’an <strong>de</strong>ux mille », il n’y a qu’un pas.<br />
Or, il y a cinq ans, vous avez consacré, Messieurs, vos débats au problème<br />
<strong>de</strong> l’angoisse du temps présent <strong>et</strong> <strong>de</strong>s <strong>de</strong>voirs <strong>de</strong> l’esprit. M. Albert Picot, avec le<br />
talent que nous lui connaissons, relevait en particulier les causes politiques <strong>de</strong><br />
c<strong>et</strong>te angoisse, en même temps qu’il p.160 rappelait que l’histoire avait, au cours<br />
192<br />
@
L’homme <strong>et</strong> l’atome<br />
<strong>de</strong>s millénaires, connu d’autres pério<strong>de</strong>s où l’humanité semblait désespérer <strong>de</strong><br />
son <strong>de</strong>stin.<br />
Mais c’est aussi au cours <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te même session déjà que votre excellent<br />
prési<strong>de</strong>nt, à l’activité inlassable <strong>et</strong> intelligente à laquelle je voudrais rendre une<br />
fois <strong>de</strong> plus un très sincère hommage, vous invitait non seulement à analyser<br />
causes <strong>et</strong> formes <strong>de</strong> l’angoisse, mais aussi à aviser aux moyens <strong>de</strong> la combattre,<br />
<strong>de</strong> la dépasser. Citant Emmanuel Mounier qui conseille — dans La P<strong>et</strong>ite Peur du<br />
XX e siècle — <strong>de</strong> « bousculer c<strong>et</strong> esprit <strong>de</strong> catastrophe », M. le professeur Antony<br />
Babel nous conviait à participer <strong>de</strong> toutes nos forces à la difficile construction du<br />
mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> <strong>de</strong>main. Voilà, certes, une exhortation qu’il ne sera pas hors <strong>de</strong> raison<br />
<strong>de</strong> renouveler aujourd’hui.<br />
Mais notre premier <strong>de</strong>voir est <strong>de</strong> nous efforcer <strong>de</strong> voir clair. Rien n’est plus<br />
dangereux pour l’avenir <strong>de</strong> l’humanité que c<strong>et</strong>te atmosphère <strong>de</strong> fin <strong>de</strong>s temps<br />
qui incite souvent aux aventures les plus pernicieuses pour l’esprit. Dans un<br />
mon<strong>de</strong> où les moyens d’information peuvent diffuser avec une rapidité <strong>et</strong> une<br />
efficacité redoutables l’erreur aussi bien que la vérité, les qualités à cultiver sont<br />
la loyauté intellectuelle <strong>et</strong> le courage civique ; établir à chaque instant la part <strong>de</strong><br />
la légen<strong>de</strong> <strong>et</strong> celle <strong>de</strong> la réalité est la première tâche <strong>de</strong>s intellectuels qui<br />
prennent au sérieux les <strong>de</strong>voirs <strong>de</strong> l’esprit <strong>et</strong> que les critiques qu’on leur<br />
prodigue si gratuitement n’ont pas déjà rendu timorés. C<strong>et</strong>te mission, elle ne<br />
peut être déléguée aujourd’hui aux seuls physiciens, si compétents fussent-ils<br />
dans leur domaine propre. Sans doute, les plus grands d’entre eux ont-ils<br />
mesuré — <strong>et</strong> avec quelle lucidité <strong>et</strong> quel sens <strong>de</strong>s responsabilités ! — les<br />
bouleversements qu’impliquaient les progrès révolutionnaires <strong>de</strong> leur science<br />
pour l’humanité tout entière. Mais c’est dans tous les domaines que la révolution<br />
atomique oblige l’homme à entreprendre <strong>de</strong>s confrontations, <strong>de</strong>s révisions<br />
quelquefois déchirantes elles aussi. Et c’est c<strong>et</strong>te circonstance précisément qui<br />
donne à vos débats, en marge <strong>de</strong> la Conférence atomique, toute leur<br />
signification <strong>et</strong> toute leur importance.<br />
Survivre d’abord ! Songer ensuite à domestiquer ces énergies nouvelles <strong>et</strong><br />
inouïes pour qu’elles restent ou soient au service <strong>de</strong> l’homme ; veiller d’autre<br />
part à ce que les bouleversements inévitablement provoqués dans tous les<br />
secteurs <strong>de</strong> la vie soient dans toute la mesure possible compatibles avec la<br />
dignité, la liberté, l’intégrité <strong>de</strong> l’homme. La révolution atomique peut, si nous<br />
193
L’homme <strong>et</strong> l’atome<br />
n’y prenons gar<strong>de</strong>, se traduire — pour utiliser ici le langage marxiste — par le<br />
r<strong>et</strong>our d’aliénations aujourd’hui tant bien que mal surmontées, ou encore<br />
l’introduction <strong>de</strong> formes nouvelles d’aliénations. Elle comporte <strong>de</strong>s dangers<br />
intrinsèques, comme elle peut ajouter aux risques <strong>de</strong> toutes natures qui pèsent<br />
déjà sur notre condition actuelle. Le diagnostic que vous serez amenés à établir<br />