OS CANGACEIROS - Basse Intensité
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OS CANGACEIROS
janvier 85 - juin 87
OS CANGACEIROS n° 1 – JANVIER 85
NOTE ÉDITORIALE---------------------------------------------------------------- p 13
MINGUETTES BLUES--------------------------------------------------------------- p 18
LES MAGASINS « RADAR »
CONTRE LE VOL ÀL’ ÉTALAGE--------------------------------------------------- p 34
SCANDALE À LA COURNEUVE--------------------------------------------------- p 37
GRÈVE DES LOYERS
AU FOYER DE LA COMMANDERIE----------------------------------------------- p 41
RAPPORTSUR MARSEILLE------------------------------------------------------- p 45
À PROPOS DE LA GRÈVE
DES OS DETALBOT-POISSY ------------------------------------------------------- p 65
ARDENNES BOULES--------------------------------------------------------------- p 76
BISONVODKA----------------------------------------------------------------------- p 80
ANNEXE DOCUMENTAIRE :
UN VILLAGE MEXICAIN LYNCHE SON CHEF DE POLICE --------------------- p 92
DU FRIC OU ON VOUS TUE --------------------------------------------------------- p 93
MONEYHONEY -------------------------------------------------------------------- p 94
BAS LES PATTES --------------------------------------------------------------------- p 98
«MESRINE » FAITCOURIR LA POLICE ------------------------------------------- p 99
LE PEN À NANTES -------------------------------------------------------------- p 100
DÉCONTRÔLE D’AIGUILLES ----------------------------------------------------- p 101
ON SE FOUT DE NOUS ?
ON S’EN FOUTRA PAS LONGTEMPS ! ------------------------------------------- p 103
OS CANGACEIROS n° 2 – NOVEMBRE 85
OS CANGACEIROS n° 3 – JUIN 87
NOTES ÉDITORIALES ------------------------------------------------------------- p 106
BRICK KEEPS BRITAIN BEAUTIFUL ! ------------------------------------------- p 115
QUELQUES ÉLÉMENTS SUR LE MOUVEMENT DES SEVENTIES :
LES GRÈVES DE 72 ----------------------------------------------------------------- p 147
HOMMAGE AUX ASTURIES : GIJON 84/85 ------------------------------------ p 152
«L’ASSEMBLÉE ESTNOTRE ARME FONDAMENTALE » ----------------------- p 164
PRISONER’S TALKIN’ BLUES ------------------------------------------------------ p 178
TODAYPIGS,TOMOROW BACON ----------------------------------------------- p 192
ANNEXE DOCUMENTAIRE :
L’ ABSENCE ETSES DÉCORATEURS---------------------------------------------- p 202
SAMIZDAT------------------------------------------------------------------------- p 204
L’ EUROPE DES HOOLIGANS ET LA MORT DU FOOTBALL--------------------p 207
LA LIBERTÉ,
C’ESTLE CRIME QUI CONTIENTTOUS LES CRIMES--------------------------- p 211
LA VÉRITÉ SUR QUELQUES ACTIONS MENÉES
EN FAVEUR DES MUTINERIES DANS LES PRISONS---------------------------- p 216
CORRESPONDANCE AVEC LE R&FM---------------------------------------- p 221
NOTES ÉDITORIALES ------------------------------------------------------------- p 227
À PROPOS DE LA GRÈVE DES CHEMINOTS ------------------------------------ p 248
L’ HEURE ESPAGNOLE ------------------------------------------------------------- p 258
LA DOMESTICATION INDUSTRIELLE ------------------------------------------- p 282
«LA POLICE FERA DE SON MIEUX,
MAIS L’ HISTOIRE N’ESTPAS DE SON COTÉ » ------------------------------------ p 292
SALAUDS DE BLANCS ------------------------------------------------------------- p 311
FAUTÊTRE NÈGRE POUR FAIRE ÇA ! ------------------------------------------ p 329
DOCUMENTS :
LE NOUVEL ÉQUILIBRE DE LA TERREUR------------------------------------- p 341
RIEN D’HUMAIN NE SE FAIT
SOUS L’ EMPRISE DE LA PEUR---------------------------------------------------- p 344
DOCUMENTS RELATIFS
À LA PRISE D’OTAGES DE NANTES--------------------------------------------- p 346
TOUT CE QUI EST CRITIQUABLE
DOITÊTRE CRITIQUÉ------------------------------------------------------------- p 354
PAPA, MAMAN,
TON FILS, TA FILLE ESTDANS LA RUE-----------------------------------------p 355
LES CHEMINOTS GRÉVISTES
S’ADRESSENTAUX USAGERS---------------------------------------------------- p 357
CONTRE L’ OBÉISSANCE ETLA SERVILITÉ------------------------------------- p 358
LE NÉGATIF EXPLOSE AU CENTRE DE L’ ABSTRACTION-------------------- p 360
FOOTBALL ET VIOLENCE-------------------------------------------------------- p 363
LE TROISIÈME JOUR DE SEPTEMBRE------------------------------------------- p 366
Ce livre est téléchargeable sur le site http://basseintensite.internetdown.org/
Les reproductions de Os Cangaceiros et des Fossoyeurs du Vieux Monde, une réédition de N’Dréa,
l’introduction et la conclusion de L’Incendie Millénariste ainsi que des extraits du dossier 13 000 Belles
sont à lire sur ce site. À noter la réédition récente en brochure du texte La domestication industrielle
par Non Fides (http://www.non-fides.fr).
Introduction
La démarche de réédition des trois numéros de la revue Os Cangaceiros, publiés
entre janvier 1985 et juin 1987, est une façon de partager ce plaisir
que nous avons pris à lire ces textes, à en discuter, pour « mettre de la méthode
dans notre furie ». À leur lecture nous avons été surpris (un peu effarés parfois)
par les aspects toujours actuels de certains de leurs articles, analyses,
pratiques ou réflexions.
Nos désirs de subvertir toutes choses sont en permanence traversés de contradictions
entre nos conditionnements et nos envies, souvent elles-mêmes imprégnées
de ce que l’on rejette. Les questionnements sur les moyens d’arriver à nos
fins, la recherche d’une certaine cohérence entre théorie et pratique ne sont pas
de simples exercices intellectuels, ni un passe-temps mais découlent d’une volonté
intime d’en finir réellement avec ce monde qui ne nous entoure pas, mais
nous englobe. Ainsi, « le travail des mots est un moment de la lutte », un moment
pour prendre le temps de la réflexion critique. Si toutes les expériences sont singulières,
elles se nourrissent néanmoins de passés qui ne sont pas nôtres. Vécus
par d’autres, avec leurs interrogations, leurs limites, leurs expériences. Des passés
qui peuvent alimenter le présent ou donner à lire une certaine vision de
l’époque et des lieux qui furent les leurs – laissant parfois imaginer une certaine
« proximité ». Os Cangaceiros sont de ceux-là.
Les trois numéros livrent une vision critique et active des années 80, loin de
l’histoire officielle d’une pacification de toute révolte par l’arrivée de la Gauche
au pouvoir en 81, ou de l’histoire de certaines radicalités qui se prétendaient déjà
être seules à résister. Pour nous qui sommes nés dans les années 80, ou étions gamins,
nous en avons une vision triste et souvent très parcellaire, comme si cette
époque avait manqué d’un peu d’imagination. Souvenirs lointains et confus
d’émeutes aux Minguettes, des badges « Touche pas à mon pote », de la montée du
Front National, des « bavures » policières, de « grandes » grèves, de remous dans
les « pays de l’Est »...
Pendant ses quelques années d’existence, l’association Os Cangaceiros
prend part à différents conflits, tente de nouer des complicités, de rendre
compte de situations, cherchant à créer par leur action des scandales et
des liens entre les luttes isolées les unes des autres. Leurs formes d’agir furent
multiples : publications de revues, livres et tracts, sabotages, vie en commun,
refus du travail, système D pour trouver de la tune... Rien de bien exceptionnel
pour un groupe de quelques individus se considérant comme une association de
délinquants, de chômeurs-à-vie – certes bavards – mettant à profit leur temps
libre pour imaginer des formes de destruction du vieux monde. Sans pour autant
verser dans l’activisme gauchiste ou le militantisme armé – qu’ils critiquent
même sévèrement. Ils se refusaient à se qualifier de « politique » et cherchaient
par leurs pratiques à remettre en cause le principe même de politique comme
activité séparée. Tout comme ils s’opposaient à la distinction entre prisonniers
« politiques » et « droits communs ».
Il faut se plonger dans la lecture des quatre numéros de la revue Les Fossoyeurs du
Vieux Monde, publiés entre 1977 et 1983 pour mieux comprendre l’apparition
d’Os Cangaceiros quelques années plus tard. Initialement basé à Nice, un petit
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groupe se constitue autour d’une revue par laquelle ils décident de rendre publiques,
de publiciser, toutes leurs expériences communes de confrontation à ce
(vieux) monde. Ce projet est fortement imprégné d’écrits situationnistes – mais
pas seulement – dont ils relisent ou adoptent plusieurs concepts. « Ne travaillez
jamais » et la « Révolution du quotidien » sont deux d’entre eux. Ils signent parfois
leurs textes « Des situationnistes » – comme le fera plus tard Os Cangaceiros
– tout en étant ignorés par les officiels du « mouvement situ » et les ouvrages
consacrés au sujet. Ils réfléchissent à une « clandestinité sociale » nécessaire pour
répondre à la « nécessité de l’argent ». Dans de longs textes, faits et méfaits de la
guerre sociale côtoient une critique du quotidien. Écrits théoriques se mêlent à
des réflexions plus personnelles. De sévères attaques contre les formes d’organisation
se rendent complices d’une exaltation de la révolte, une « esthétique du négatif
» où le plaisir dans la destruction est inséparable de toutes tentatives réelles
de rupture. Précédant Os Cangaceiros qui écrira « Nous n’avons qu’une seule forme
de relation avec les groupes et organisations politiques : la guerre. Ils sont tous nos ennemis,
il n’y a pas d’exception », les textes des Fossoyeurs vomissent sur tous les
partis, syndicats ou organisations – révolutionnaires ou non – avec parfois une fâcheuse
tendance à voir en eux des « conspirations » étatiques. Une furieuse envie
de rencontres et d’en découdre les traversent : « Rarement autant ont éprouvé le besoin
impérieux de sortir de leur isolement pratique, et rarement, paradoxe désolant,
les rencontres n’ont véhiculé autant d’illusions et de prétentions disproportionnées...
La stratégie des rencontres est fondée sur ce seul projet : la découverte des armes nécessaires
à la pratique du bavardage, au bavardage pratique. »
Fin mars 1982, dans le XX ème arrondissement de Paris, un squat s’ouvre rue de
l’Est dans un immeuble neuf encore partiellement inoccupé. Les nouveaux habitants
s’accaparent les lieux et interdisent la rue aux flics, faisant ainsi une critique
en acte des politiques d’urbanisme mais aussi des choix politiques
consistant à squatter uniquement les lieux abandonnés. Après plusieurs mois le
lieu est viré par une horde de flics malgré quelques résistances.
En mai 1983, le numéro quatre sonne le glas de la revue mais pas de l’expérience
commune née des rencontres et bavardages autour d’elle. Ni de l’envie de s’affronter
à la réalité.
Ces délinquants librement associés s’enflamment dans certains des conflits
d’alors, préférant être à Vireux aux côtés des ouvriers en grève plutôt
qu’avec les « anti-nucléaires » de Chooz, vagabondant des Asturies aux
Minguettes, de la Grande-Bretagne à Nantes, de la Pologne à la gare TGV locale,
où ils rencontrent quelques complices. En janvier 1985 paraît le premier numéro
de la revue Os Cangaceiros – du nom de « bandits sociaux » qui parcouraient le
Brésil au début du XX ème siècle – dans laquelle l’ivresse de la Vodka polonaise et
les carcasses calcinées des Minguettes font cause commune. Contrairement aux
Fossoyeurs du Vieux Monde, la nouvelle revue n’aborde plus les questions et les réflexions
sur la quotidienneté, les façons de se confronter, et contient moins de retours
sur leurs rencontres collectives et/ou singulières ou d’analyses théoriques.
Les textes – signés de pseudonymes – relatent des situations de conflits. Glissement
de forme et de fond mais, comme dans Les Fossoyeurs, une volonté de sou-
Introduction 7
tenir et de mettre en avant essentiellement les luttes en rupture avec toutes les organisations,
partis ou syndicats que ce soit dans une usine, un collège ou en prison...
L’année 1985 est traversée par des émeutes et des révoltes dans les prisons
françaises. Os Cangaceiros fera une somme de sabotages, interventions et tracts
afin de faire connaître les revendications de prisonniers, et dont ils publieront la
liste dans le second numéro de leur revue, datée de novembre 1985. Hooliganisme,
émeutes en Grande-Bretagne, révoltes ouvrières en Espagne et en Pologne
sont aussi au sommaire de ce numéro. En décembre 1985, l’ensemble du tribunal
de Nantes est pris en otage par deux accusés, aidés d’un complice, pendant
plus de deux jours. Le système judiciaire se retrouve jugé, sous les yeux des médias,
par ceux qu’il voulait envoyer mourir à l’ombre des barreaux. Os Cangaceiros
se solidarisera par plusieurs sabotages et actes de vandalisme.
Courant 1987, est édité L’Incendie Millénariste, volumineux ouvrage consacré à
plusieurs expériences millénaristes des siècles précédents. Elles sont analysées en
tant que mouvements sociaux visant à la suppression des contraintes, immédiatement,
sans médiations, contrairement aux hérésies et autres dissidences religieuses
qui ne visent qu’à une critique – parfois radicale – des pratiques ou dogmes officiels
[une réédition serait en cours]. Mais la diffusion de ce livre fut gênée par la
pression des condés sur l’association clandestine depuis les derniers sabotages,
poussant diffuseurs et libraires à le refuser.
En juin 1987 paraît le troisième et dernier numéro de la revue. Plus épais que
les précédents, il regroupe des textes sur la prise d’otage de Nantes, la grève des
étudiants en 1986, des cheminots de 1987, les luttes dans l’Afrique du Sud de
l’Apartheid, etc.
De la fin avril 1989 à novembre 1990, de multiples sabotages sur des entreprises
participant à des chantiers de construction de 13 000 nouvelles places de prison
vont être réalisés, ainsi que des vols de plans de chantiers à venir ou le tabassage
d’un architecte spécialisé. Afin, selon eux, qu’après avoir construit des murs, il
apprenne à les raser ! L’ensemble de ces documents, plans et revendications seront
publiés sous le titre 13 000 Belles en novembre 1990 et diffusés grâce au vol
de 10 000 étiquettes postales à France Telecom. La diffusion se fit donc « massivement
» avec une attention particulière dans la manière de publiciser ce document
: par exemple en en envoyant dans des lieux publics, comme des bistrots,
dans l’attente de réactions, de scandales.
La pression des flics qui traquent les auteurs des récents sabotages est palpable.
L’association se fait plus discrète. L’une des Os Cangaceiros – connue sous le
pseudonyme de Andréa Doria – décède le 15 avril 1991. Malade depuis quelques
années d’un cancer, elle avait décidé de stopper les traitements et tenté de se réapproprier
sa fin de vie et sa mort dont elle choisit la date. L’année suivante, Os
Cangaceiros publie un recueil de ses lettres, intitulé N’Dréa, dans lesquelles elle
explique son refus des chimiothérapies et sa critique de la médecine. Puis, plus
rien. Os Cangaceiros disparaît, s’éclipse. Essoufflé, divisé sur de possibles suites
à l’association, sur le bilan, sur les contradictions apparues, traqué, le petit groupe
de délinquants s’éparpille. « La guerre sociale continue... »
Au delà de ce que les textes et l’histoire d’Os Cangaceiros ont pu susciter
en nous d’intérêt ou de questions, notre « proximité » reste critique, et
notre intention n’est pas de susciter de l’admiration mais des bavardages
pratiques. Nous ne cherchons pas de filiation historique, justifiant pensées et
actes présents, ni à écrire l’histoire d’une « mouvance » politique : nous sommes
orphelins volontaires d’une société domesticatrice et négateurs de tout projet de
société. L’ensemble des personnes composant ce groupe ne purent éviter, au long
de cette expérience commune, certaines des contradictions inhérentes à la lutte.
Et c’est aussi en cela que leurs textes nous ont semblé actuels dans la mesure où
ils sont une sorte de miroir de nos difficultés, ou parfois incapacités, à développer
des complicités, à penser la complexité de ce qui nous oppresse.
Si s’associer c’est s’unir, comment ne pas reproduire les espaces de coercition
que tout groupe ou projet induit sur ses membres ? Si refuser c’est s’exposer,
comment rester dans l’anonymat de la guerre sociale ? Si lutter c’est s’organiser,
comment éviter de se croire les plus malins, comment agir sans s’isoler et sans
pour autant faire dans l’exemplarité ou l’avant-gardisme ? Si chercher des complicités
c’est s’armer, comment ne pas fantasmer des « catégories sociales » désignées
comme alliées ? L’ouvrier de Talbot ou de Cellatex n’est pas plus nihiliste
que le jeune kid de Brixton ou la « caille-ra » de Marseille n’est rebelle en tant que
tels. D’improbables complices sont en embuscade partout, dans n’importe quel
quartier dégueulasse, dans les recoins graisseux d’une usine, dans les puantes
geôles de l’État, au pied d’une école dévastée par le feu ou dans la foule en attente
au Pôle Emploi... Il ne nous reste plus qu’à nous rencontrer, à imaginer des possibles
qui nous confrontent réellement à l’existant et ses contraintes.
Il y a plus de vingt ans comme aujourd’hui, on parlait de « multiplication » des
émeutes ou des grèves sauvages hors du contrôle syndical, de « crise » et d’« ennemi
intérieur », d’accentuation de la pression sociale ou de l’isolement.
Il y a plus de vingt ans comme aujourd’hui, la guerre sociale fait rage, en se foutant
pas mal des prophétiques moments historiques ou du grand soir.
« Rien n’est vrai, tout est permis... »
Décembre 2009
Les notes marquées d’une astérisque ou entre crochets ne sont pas dans les versions originales tout
comme les illustrations, que nous avons changées.
OS CANGACEIROS
NUMÉRO 1 - JANVIER 1985
NOTE ÉDITORIALE
Deux mensonges se sont succédés dans la bouche de l’ennemi : il y a quinze
ans, celui d’après lequel nous aurions alors vécu dans une société de
consommation, et à présent celui de la crise. Leur succession est parfaitement
logique. La crise vient par opposition à un miracle économique.
Par définition la crise est quelque chose à quoi il faut croire. Avec son discours
sur la crise, la bourgeoisie monte une énigme théorique. La crise se présente
comme l’héritière de la nécessité naturelle, sauf qu’elle n’a rien de naturel.
L’énigme se trouve là. Elle se résout vulgairement à un chantage exercé sur
les pauvres.
Il s’agit pour l’ennemi de redonner une légitimité à un pouvoir tant contesté depuis
15 ans. L’État et ses spécialistes se posent, dans le secret des dieux, comme
l’intermédiaire entre une puissance divine et insaisissable et la masse des pauvres.
C’est en Italie au début des 70’ que cela a commencé : après le « miracle économique
» des 60’ ce pays était subitement devenu ingouvernable. La seule nécessité
de l’argent ne suffisait plus à terroriser les travailleurs, qui s’y attaquaient de
mille façons hors de l’usine. Et avec la lutte contre le travail, dans les ateliers, les
entreprises n’arrivaient plus à gagner de l’argent : on sait comment la FIAT a
depuis surmonté cette crise sociale, en mettant une partie des ouvriers en Cassa
Integrazione [équivalent des Assedic] et en robotisant les chaînes de montage.
Et cela au nom de la prétendue crise économique.
13
OS CANGACEIROS N° 1
Dans les 30’ s’était achevée l’expansion fer/charbon/acier et avait commencé
l’essor pétrole/automobile/électroménager, c’est-à-dire l’époque
où la richesse allait être placée en vue des pauvres. Le Welfare State [état
providence] fut l’agent de circulation de ce passage (limiter la concurrence dans
la société bourgeoise et assister les pauvres tout en leur garantissant du travail
à tout prix). L’idée dominante était d’aspirer à la sécurité sociale.
Cette époque qui avait commencé avec la fin de la Dépression et de la seconde
guerre mondiale a connu son terme avec 68 et s’est terminée dans les 70’, dans
le déchirement général.
Dès lors une autre stratégie s’impose à l’ennemi. Pour pouvoir « retrouver un climat
de confiance dans l’entreprise » (comme dit Tapie) il doit introduire le risque
dans la société. Pour que le capital retrouve le goût de s’investir, il faut que les
pauvres vivent désormais dans le risque permanent face à la nécessité de
l’argent. « Le risque, facteur d’innovation sociale » comme se plaît à le nommer un
défenseur du pouvoir.
La concurrence des capitalistes entre eux est à présent véritablement mondiale,
car c’est seulement à présent que la marchandise a pénétré tout le monde sans exception
: ils savent qu’ils ne pourront continuer de prospérer qu’en se montrant
de plus en plus féroces entre eux et contre nous.
Le capitalisme laisse alors mourir toutes les entreprises qui ne peuvent assurer la
concurrence mondiale, en un mot tout ce qui immobilise de l’argent en vain. Il
doit assainir le marché, et d’abord celui du travail – comme à la FIAT ou à Talbot.
La mère Thatcher est la plus extrême : elle laisse crever toutes les entreprises
affaiblies. Des pans entiers du vieil appareil industriel britannique se sont effondrés,
comme à Liverpool (secteurs jusque-là protégés, à l’époque du Welfare
State, par l’État travailliste et les syndicats).
Rien n’empêchait il y a 10 ans l’application des présentes mesures sociales et industrielles,
si ce n’est que personne ne les aurait alors acceptées. La crise, le chômage
ont été 10 ans de purgatoire pour les pauvres, au terme duquel ils se voient
imposer la guerre de tous contre tous dans des conditions les plus dures. Ainsi les
ouvriers de l’automobile aux USA (Remember Lordstown 72 ! *) sont-ils contraints
à la déportation, à la reconversion et à la réduction de leur salaire (parfois jusqu’à
2/3 ! ). La fin du Welfare State était le préalable à ce redéploiement terroriste.
Il est encore plus long, désormais, et encore plus semé d’embûches le chemin
pour parvenir à la misère ! Ce qui était jadis requis pour devenir un self-mademan
(sacrifice, motivation, investissement) est désormais exigé de n’importe quel
travailleur. La seule participation positive des pauvres à la société civile, le travail,
avait tendance à se déprécier ces derniers 15 ans. Le capitalisme en est alors venu
à exiger des pauvres qu’ils s’identifient corps et âme à la société civile et qu’ils en
fassent la preuve par leur motivation, leur dynamisme et leur esprit d’entreprise.
Les pauvres doivent être méritants (« Exploiter la partie productive des processus
déviants » disent les spécialistes chargés de réformer l’organisation du travail).
Mais bien sûr, ce à quoi le cadre a consenti de lui-même, il faut l’imposer aux pauvres
sans qualité à coups de licenciements, de suppression d’allocations-chômage,
d’enquêtes de motivation, de stages de reconversion. Ce qui va de pair avec
Note éditoriale
l’automatisation et l’informatisation accrues du travail:
maintenant le bon travailleur ne se distingue plus par l’habileté
manuelle, la vélocité ou la compétence technique,
puisque les machines possèdent désormais tous ces attributs
et corrigent d’elles-mêmes toute défaillance de leur
appendice humain. Le bon travailleur est donc celui
qui prend des initiatives, qui souscrit activement au rôle
qui lui est désigné. C’est désormais visiblement une idée
qui régit le cours de ce monde.
Mais « c’est aussi dur de reconquérir le plaisir dans le travail
que dans la vie sexuelle » comme confessait impudemment
un cadre de Renault-Flins. En octobre 84, la direction de
cette usine proposait une promotion aux caristes : il s’agissait
d’élargir leurs responsabilités, de les obliger à penser.
Au grand désarroi des syndicats, les caristes ont majoritairement
refusé : « Pour 200 F par mois de plus, pas la peine
de se faire chier à prendre des responsabilités ».
Fabius le moderniste cite en exemple le Japon où 95 % des
travailleurs fixes sont des bacheliers. La crainte de tomber
au rang de journalier les fait étudier comme des bêtes afin
de décrocher des diplômes. Cette frénésie a pour conséquence
une hausse des « maladies mentales » et des somatisations
diverses, et de nombreux meurtres de profs.
Comme à Sylicon Valley : plus ces petits hommes pensent
et plus ils deviennent fous, détraqués, dépressifs, suicidaires.
Voilà qui révèle bien l’irrationalité de la pensée qui les fait
travailler, cette pensée qui ne leur appartient pas et qu’il
leur faut réaliser. Ceux qui tuent leurs profs ne sont pas les
plus fous. Et pour ceux qui ne se plient pas à ce système, il
y a toute une série de mesures, comme celles que propose
en France le rapport Bonnemaison **.
« Les travaux d’intérêt général » qui avaient été conçus
comme peines de substitution pour les jeunes délinquants,
sont maintenant destinés à tous les pauvres sans travail, et
donc délinquants potentiels. Pour l’État, le chômage est
avant tout un désordre à prévenir. Le projet de l’ennemi est
clair : d’un côté une société civile auto-policée et de l’autre
une armée de réserve sous contrôle étatique. Et pour ceux
qui restent sourds à ces injonctions étatiques, une « Politique
de prévention fermée » (lire : de répression ouverte).
Au XX ème les pauvres ne subissent plus l’arbitraire
de quelques riches mais l’arbitraire de la richesse
abstraite. La marchandise est un processus pleinement
mondial : il ne lui reste plus de terres en friches.
* Grève à la General Motors
de Lordstown (Ohio)
au cours de laquelle les
ouvriers s’attaquèrent
aux robots de la chaîne
de montage.
** Écrit en 82, le rapport
« Face à la délinquance:
prévention, répression,
solidarité » inaugure la
mise en place des politiques
sécuritaires au niveau
municipal.
15
OS CANGACEIROS N° 1
Aujourd’hui sont réunies les conditions d’une concurrence illimitée dans le
monde : et pour s’adonner librement à cette forme moderne de la guerre de tous
contre tous, les capitalistes doivent disposer des pauvres à leur gré.
Nous pouvons comprendre aisément que nous ne sommes que la matière première
de cette concurrence mondiale. Et l’enjeu de celle-ci, c’est le monde. Le caractère
unitaire de la marchandise et de son monde reçoit son fondement de cette
dépendance générale des individus. À présent tout le monde dépend de tout le
monde. Chaque malheur local des individus a donc visiblement une cause unique
et qu’ils peuvent trouver dans la nature même du monde.
Au cours de l’année 84, des révoltes ont éclaté en plusieurs lieux du monde
pour les mêmes raisons : au Brésil, en Tunisie, au Maroc, à St-Domingue,
en Égypte. Dans ces pays endettés auprès des banques US et européennes,
l’exigence du Fonds Monétaire International de « rétablir la vérité des
prix » a fait couler le sang. C’était la destinée des pauvres que de payer cette
dette. Ainsi les individus salariés qui font les frais de la dette d’État, en Pologne
comme au Brésil, sont massivement conduits à connaître l’essence même du
monde, l’argent, comme une force hostile à combattre. L’expérience isolée de
l’individu pauvre se transforme alors en une expérience commune à tous, et qui
s’exprime dans la révolte.
Qu’il se prétende libéral ou social-démocrate, l’ennemi est partout réformiste:
« La réforme doit rendre inutile la révolution » disait déjà un homme d’État voici
10 ans. C’est ce programme qui est appliqué depuis. Mais au moment où les défenseurs
de l’ordre régnant n’ont d’autre alternative que sa réforme, les pauvres
répondent par leur « immobilisme », leur répulsion à ce changement. Le réformisme
dénonce dans les récentes révoltes leur caractère purement « réactif » et
n’y voit qu’un attachement caractériel au passé (sécurité, passivité). Il est difficile
de mépriser davantage les gens : eux qui avaient pu croire à la richesse se voient
systématiquement rappeler qu’ils ne sont que des esclaves, parfaitement dépendants
d’une force extérieure qui se retourne de plus en plus contre eux. Ce n’est
pas au nom du passé qu’ils se révoltent : quand ils prennent la parole et la rue,
c’est pour exiger de l’État bien plus que celui-ci n’a jamais promis.
Selon le bon sens économique, les mineurs britanniques ne se battraient que
pour maintenir les puits non-rentables en activité. À ce titre, ils ne pourraient
qu’être vaincus. Mais c’est contre tout autre chose qu’ils se battent : contre le statut
de nomade industriel que l’État britannique veut leur imposer (« Don’t wanna
be industrial gypsies » disent-ils).
Les mineurs britanniques se battent contre la conception qu’a l’ennemi du changement.
Dans cette lutte ils découvrent une autre conception de ce changement,
de plus en plus destructive – comme l’avaient fait les émeutiers de 81. Aujourd’hui
les bandes de jeunes chômeurs-à-vie et les piquets de mineurs se retrouvent
ensemble pour attaquer la police. Ce sont seulement les bureaucraties
syndicales, cherchant à immobiliser la lutte, qui en appellent à « la défense des
avantages acquis ». Les pauvres en Grande-Bretagne sont en train d’en obtenir
un, d’avantage, et décisif : celui de se découvrir un ennemi public.
Note éditoriale
Nous-mêmes, qui avons presque tous été d’humbles salariés nous rencontrons de
plus en plus souvent d’autres pauvres contraints au travail (ou au chômage) et qui,
comme nous, n’hésitent plus à voler ce qui leur fait envie. (L’épicier Leclerc, qui
se propose d’organiser des soupes populaires pour les chômeurs démunis, disait
récemment à la télé qu’il peut comprendre l’affamé qui vole une boîte de pâté,
mais pas l’insolent qui dérobe des bouteilles de whisky.)
Contrairement à ce que racontent les crétins au pouvoir, la pauvreté n’est
pas à la périphérie de leur monde mais au centre. Si à des degrés divers
tout le monde est isolé dans la société, personne n’en est exclu. Un pauvre
c’est quelqu’un qui peut seulement croire à la richesse, quelqu’un dont la
dépense est toujours limitée, et donc décevante. Il ne connaît que le spectacle
d’une richesse qui lui demeure fatalement extérieure, mais qui le soumet tout
aussi fatalement à ses exigences. La richesse ce n’est pas dépenser quelque chose
en particulier, mais dépenser en permanence tout ce qui existe.
« Il faut mobiliser chaque jour les
femmes et les hommes de l’entreprise,
leur imagination, leur cœur, leur
esprit critique, leur goût du jeu,
du rêve, de la qualité, leur talent de
création, de communication, d’observation
; bref leur richesse et leur
diversité. Cette mobilisation peut
seule permettre la victoire dans un
combat industriel, dorénavant de
plus en plus âpre. »
Archier & Sieryex,
directeurs du groupe Lesieur,
L’entreprise du 3 ème type
« Quand le plan de guerre ne vise
qu’un objet médiocre, les forces émotives
des masses seront-elles aussi si
faibles qu’elles auront toujours besoin
d’une impulsion. »
Clausewitz
17
OS CANGACEIROS N° 1
MINGUETTES BLUES
En 81, les jeunes immigrés de l’Est lyonnais exprimèrent
quelque chose de commun à tous les pauvres,
l’insatisfaction. Mais leur isolement dans la
société devait agir sur la suite de leur révolte, tandis que
la répression se chargeait d’en isoler les plus excités en
prison. Des rackets se firent une spécialité de gérer cet isolement,
en prétendant que les immigrés étaient seulement
isolés de la société : et que là serait la cause du tort particulier
qu’ils éprouvent en tant qu’immigrés.
C’est paradoxalement après une victoire remportée sur les
forces de l’ordre, le 21 mars 83 *, que certains jeunes des
Minguettes se sont placés délibérément en position de faiblesse
devant l’État. Car le 21 mars avait été une déroute
complète pour les flics – ils auraient sans doute pu, par de
grand moyens, disperser les émeutiers et reprendre possession
du secteur Monmousseau, mais en le payant très,
très cher. La victoire avait donc été indiscutable à Monmousseau,
mais uniquement là. Sortis de là, l’ennemi.
On peut songer que les jeunes des Minguettes auraient pu
exploiter leur victoire par les mêmes moyens afin d’arracher
la libération de leur ami emprisonné au lendemain
du 21. Au contraire, on est étonné par le moyen auquel
certains ont eu finalement recours : la grève de la faim, une
« arme » qu’utilisent plutôt ceux qui ne peuvent vraiment
en avoir aucune autre, les prisonniers. C’est que les jeunes
des Minguettes se sont massivement sentis prisonniers, isolés
à la ZUP à la fois en tant qu’immigrés et en tant que
délinquants. Il est d’ailleurs significatif que la campagne
de presse qui suivit le 21 mars, les présentant massivement
comme des bandits, les ait tous choqués, y compris beaucoup
qui sont vraiment des bandits ! Se faire traiter de bandit
est évidemment un honneur, à plus forte raison quand
ça vient d’une pute de journaliste ou d’une salope d’État.
Mais cette campagne d’hostilité déclarée dans l’information
spectaculaire annonçait, autant qu’elle la préparait,
une aggravation de la répression policière sous ses formes
les plus sournoises.
Après le 21 mars, ceux de nos amis qui y avaient participé
nous disaient souvent : « Ce jour-là, on leur a mis une
telle dérouillée qu’à présent on peut pas trop la ramener »,
quand on évoquait avec eux le scandale à faire autour
de l’emprisonnement de « Tunch ». Ils disaient aussi:
« On a été le 21 au plus loin qu’on pouvait, maintenant à
d’autres de prendre la relève ». Mais des autres banlieues
lyonnaises, ne vinrent presque pas de gestes de complicité
Minguettes blues 19
* Des jeunes résistent à
une perquisition et attaquent
les flics en leur balançant
entre autres des
lavabos et des bidets du
haut d’une tour.
OS CANGACEIROS N° 1
avec ceux des Minguettes. Le nettoyage par le vide entrepris par l’État dès la fin
81 avait déjà fait des ravages.
En tant que repaire de délinquants, les Minguettes se trouvaient effectivement
isolées. Les jeunes les plus décidés à en découdre à mort avec la police étaient
aussi les plus vulnérables. La répression en avait décimé beaucoup depuis 81.
N’importe quel jeune habitant Vénissieux ou un autre secteur agité de l’Est lyonnais
était à peu près assuré, devant les tribunaux, de prendre pour n’importe
quel délit le double ou le triple des peines habituelles. Déjà, ceux qui étaient
tombés pour rodéo l’avaient payé très cher. La police n’hésitait pas à prendre le
premier venu en otage judiciaire pour la moindre histoire d’auto-défense collective
contre les porcs. Quant aux plus agités, on leur collait sur le dos toutes les
affaires de casses et de braquages non résolues, afin de les laisser pourrir le maximum
de temps en prison – la même histoire a ainsi pu servir à faire emprisonner
plusieurs personnes qui n’avaient rien à y voir. Et face à ça, il n’y eut aucune
réaction, sinon quelques incendies vengeurs allumés dans l’agglomération lyonnaise
et qui firent plaisir aux emprisonnés. Sinon, les protestations platoniques
de cette racaille de gauchistes, d’éducateurs et autres assistants sociaux. La prison
était pour les jeunes de l’Est lyonnais une véritable calamité naturelle, devant laquelle
chacun d’eux se retrouvait seul et impuissant.
Dans ce climat de détresse, la poudre qui avait commencé à se répandre durant
l’année 82 grignotait l’énergie de quelques uns des plus actifs. Les autres se trouvant
de toutes façons bien trop pris à la gorge par la nécessité de l’argent pour
avoir la force de raisonner stratégiquement. Il n’était pas question pour eux de
laisser la police faire son sale boulot dans la ZUP, mais il ne leur venait pas à l’esprit
d’aller dans d’autres zones de banlieue exprès pour discuter de ça avec leurs
semblables. La circulation des gens entre ces zones-là se faisait seulement au hasard
des obligations quotidiennes. Une communication informe s’opérait ainsi à
travers une commune expérience de la misère, à partir des rapports socialisés par
les combines, les affaires de deal, les embrouilles liées à ça (parfois opposant des
cités entières entre elles), mais aussi par les tracasseries policières et les heurts
avec les patrons de bar et de boîte, ou avec les petits blancs racistes, durant le
week-end dans le centre-ville. De là était née la conviction intime à tous ces jeunes
immigrés d’une misère particulière dans la société, et grandissait le sentiment
d’y subir un isolement collectif.
Les jeunes immigrés se trouvaient à la fois isolés entre eux et isolés dans la société
civile où leur place est plus qu’incertaine – la plupart, qui n’ont pas la nationalité
française, vivent dans l’insécurité permanente sous la menace de l’expulsion.
Les seuls prolétaires d’origine française qui avaient pu les rencontrer, sur la base
de la même insatisfaction totale, c’étaient des gens eux-mêmes isolés et minoritaires
dans la société française, puisque nous ne sommes nous-mêmes que des délinquants,
du foutu gibier de prison. On s’était vite reconnu et compris dans la
même façon de parler des flics et le même mépris du travail – et le même mépris
de tous les appareils politiques existants. Mais nous n’avions évidemment rien de
positif à proposer pour débloquer leur angoissante situation d’immigrés. Sinon
de provoquer des rencontres entre quelques uns d’entre eux, venant de différentes
Minguettes blues
zones urbaines où la guerre est déclarée, et qui comptent parmi les plus furieux
ennemis de la société et de l’État. Ils avaient compris de suite que nous n’étions
pas venus pour les aider. Et ce n’est pas à titre d’aide que nous avons fait circuler
l’information sur tel ou tel épisode de la lutte anti-flics dans divers secteurs.
Cela aussi avait toujours été compris et apprécié par des gens que trop de militants
et autres démarcheurs ont pu jadis tenter de recruter – en vain.
D’autres au contraire éprouvaient le besoin d’une aide, qu’ils n’attendaient pas
des partis politiques traditionnels. Seuls des gens parlant un langage religieux
pouvaient la leur apporter, tout langage politique étant discrédité aux Minguettes.
Au lendemain du 21 mars 83, les jeunes de la ZUP avaient donc ressenti
avec anxiété leur isolement et se sentaient faibles devant la pression de l’État.
Ceux qui commencèrent alors une grève de la faim en solidarité avec « Tunch»
n’étaient, eux, pas des bandits. Ils étaient juste préoccupés au plus haut point
par la haine qu’on leur vouait de partout – l’ambiance des élections municipales
du printemps 83, où tous les partis s’étaient livrés à une surenchère de racisme,
n’avait pu qu’aggraver leur anxiété. Face à l’échéance pressentie après le 21, ils
s’étaient sentis désarmés : et ceux qui n’étaient pas les plus décidés à en découdre
redoutèrent le pire. Ils se mirent ainsi à implorer la société. Il est frappant de
voir le côté sacrifice, martyr chrétien des procédés employés : se priver de manger,
ensuite s’imposer une longue marche à pied (pourquoi pas sur les genoux ?)
comme s’ils avaient voulu expier tout ce que les jeunes immigrés de l’Est lyonnais
ont osé se permettre jusqu’à cet excès limite du 21 mars.
Nous avions pressenti, après le 21 mars, au vu du pourrissement relatif de la situation
aux Minguettes qu’elle allait suivre une évolution « à la new-yorkaise ».
D’un côté, aggravation de la concurrence et de l’hostilité entre les jeunes prolétaires,
repliés dès lors sur des bandes les protégeant dans l’isolement ; et de l’autre,
la seule activité organisée en vue d’objectifs médiats qui allait en ressortir
serait une alternative non-violente et réformiste, comme les Noirs américains en
ont subi une à la fin des 60’. La suite confirma hélas notre appréhension.
Les conditions de survie des jeunes de la banlieue lyonnaise se faisaient de plus
en plus dures. Il leur devenait de plus en plus difficile de trouver de l’argent. Sous
l’empire du besoin, certains en arrivaient à risquer leur peau sur des coups extrêmement
risqués et d’un faible rapport. Un partage contesté ou une dette non
réglée engendraient d’interminables embrouilles. Pire, il commença à y avoir de
la délation dans l’air. Tout cela était ressenti par les plus lucides avec une amertume
et une fatalité écrasante. En 81, les gens se cachaient peu de leurs méfaits
devant leurs semblables ; en 83, chacun essayait de passer le plus discrètement
possible. L’unité réalisée en 81 contre l’ennemi public se fissurait chaque jour
davantage. Début 83 s’était formée à Monmousseau une bande d’une dizaine de
jeunes, très jeunes qui entreprit dès le début de s’embrouiller systématiquement
avec tous les autres jeunes de la ZUP (tentatives de rackets, descentes armées
dans d’autres coins des Minguettes, etc...). Ce genre de comportement ne s’était
encore jamais vu aux Minguettes. Si ces jeunes étaient aussi présents le jour du
21 mars, ils faisaient par contre tout ce qu’ils pouvaient pour fonctionner en opposition
à tous les autres. Lorsque, courant mai 83 les flics en arrêtèrent un à la
21
« NOUS, JEUNES DE LA CITÉ GUTENBERG,
AVONS DÉCIDÉ DE NE PLUS ÊTRE LES
ANIMATEURS DE LA MISÈRE. »
C’est par ces mots que quelques jeunes immigrés
de cette cité de transit particulièrement
insalubre expliquaient le saccage du
centre d’animation sociale qu’ils avaient euxmêmes
mis en place, et qu’ils ont eux-mêmes
saccagé au printemps 83. Ces jeunes-là revendiquaient
depuis des années, pacifiquement,
le relogement de tous les habitants
hors de cette réserve délabrée, mais sur le
territoire de la commune de Nanterre. Des
années à calmer la colère des plus jeunes et
à discuter avec des représentants de l’État.
Des années à espérer sur de simples promesses.
Lorsqu’ils ont enfin été convaincus
que l’État ne se souciait aucunement de les
reloger mais les tenait en haleine par des promesses,
les jeunes ont cessé de jouer la comédie
: « On s’est servi de nous pour faire les
animateurs, pour faire les petits bouffons ».
L’État ne pouvait en effet qu’encourager leurs
activités d’animation, son seul souci étant que
l’ordre règne dans cette zone. À présent, ils
sont fatigués du réformisme et ils le disent.
Il n’est pas étonnant que ce soient les mêmes
qui aient pris une position claire à l’encontre
de la marche de décembre 83, « cette initiative
placée sous l’auspice d’un curé » comme
ils disaient. Non seulement ils ont critiqué les
dangereuses illusions que cette démonstration
non-violente entretenait, mais ils ont pour
la première fois pris publiquement position
contre tout ce que les marcheurs se gardaient
bien d’attaquer : « Il y a des pères de familles
arabes qui ne laissent pas sortir leurs filles
qui ne valent pas mieux que les beaufs. Il faut
être clair là-dessus si on veut être crédibles. »
En effet.
OS CANGACEIROS N° 1
cafétéria du centre commercial Venissy
en lui lâchant les chiens dessus, d’autres
jeunes qui assistaient à la scène de
loin firent exprès de ne pas intervenir
et de ne pas donner l’alerte, reconnaissant
l’un de « la nouvelle bande de
Monmousseau » (pour les distinguer
des « anciens » qui avaient agité la rue
Monmousseau en 81 et dont bien peu
étaient encore là le 21 mars, la plupart
étant malheureusement en prison). Et
pourtant c’est pour sa participation
aux affrontements du 21 que les flics
étaient venus le coincer là (il fit un
mois de prison pour ça, et quelques
personnes manifestèrent pour sa libération
le jour du premier dynamitage
de tours, dans le secteur Monmousseau).
Ce fut le triste symptôme que
quelque chose du bel élan offensif de
81 s’achevait. Pour finir, cette petite
équipe en vint, en juillet 84, à ouvrir
le feu contre d’autres jeunes – en l’occurrence
des Minguettes-Sud – en blessant
deux grièvement à la suite d’un
différend de plus.
Par ailleurs, les animateurs de l’association
SOS-Minguettes, ainsi que
Toumi Djaidja * à peine sorti de l’hôpital,
avaient fait savoir en juillet qu’ils
souhaiteraient nous rencontrer. Nous
les avons donc vus, quoique très réservés
devant les revendications qu’ils
avançaient auprès des autorités ainsi
que devant certaines initiatives visant
à ramener la paix sociale aux Minguettes
(par ex. un don financier à un
petit commerçant du secteur Démocratie
en grève de la faim pour obtenir
réparation des dommages de guerre
qu’avait subis sa boutique). Mais nos
amis, eux-mêmes gênés par ces choseslà,
voyaient malgré tout avec une
certaine faveur l’activité de SOS-Minguettes
en se disant que de toutes façons
ça ne pouvait pas leur nuire.
Minguettes blues
Le n° 4 des Fossoyeurs du Vieux Monde avait pas mal circulé
en certains lieux de la ZUP, et avait plu ; Toumi par
contre nous dit qu’il ne l’avait pas aimé, ce qui ne nous
étonna guère puisqu’il est par nature opposé à toute idée
de vengeance et encore plus à toute forme de violence sociale
(malgré le peu d’encouragement que la réalité lui prodigue
en ce sens). Les animateurs de SOS-Minguettes nous
firent part de leur projet de marche : ils voulaient la paix
civile, en faisant pression sur l’État par un rassemblement
autour de la Marche. En attendant, se rassemblait déjà autour
de leurs initiatives une racaille de curés, de juristes et
de militants modernisés : et venaient parfois leur parler
des salopes de députés ou des larbins du préfet Grasset.
Nous ne parlions quant à nous que de guerre sociale.
L’entretien s’acheva sur ce.
La vague d’assassinats racistes de l’été 83 ** n’a pu
que les conforter dans leur projet. Sur la banlieue
parisienne, quelques suites données par de jeunes
immigrés à plusieurs de ces assassinats provoquèrent un
peu de friction avec ceux qui, parmi la communauté arabe,
entendent canaliser l’énergie de la colère dans des revendications
purement juridiques – et se poser en intermédiaires
entre l’État et les jeunes prolétaires immigrés. On
en lira les comptes-rendus à la fin de cet article.
Les revendications de la « Marche contre le racisme et pour
l’égalité des droits » se plaçaient d’emblée dans la sphère
du droit politique, c’est-à-dire abstraction faite des rapports
qui, dans la société civile, déterminent le sort des immigrés.
Elles rejoignaient par là ce qu’il y a de religieux dans
le discours général de la démocratie bourgeoise : égalité,
dignité et fraternité des hommes et des races dans le ciel du
droit politique. Les initiateurs de la Marche se défendaient
de « faire de la politique », au sens des manœuvres d’étatmajor
et autres manipulations hiérarchiques : et en effet
ils ont réussi leur entreprise de façon indépendante de tout
parti politique, au nom de « la politique des beurs ». Il leur
a suffi d’invoquer l’esprit de la Constitution démocratique
française et d’en réclamer l’application à la minorité immigrée
pour rallier avec succès tout ce que ce pays compte
d’humanistes et de chrétiens de gauche. Sur 80 000 personnes
défilant silencieusement à Paris le dernier jour de
la Marche, en décembre 83, il y en a au moins plus de la
moitié qui sont des militants ou ex-militants de gauche
venus se donner bonne conscience et communier dans la
dignité tant réclamée. Il y avait aussi, bien sûr, beaucoup
* En juin 83, il est blessé
par balle lors d’une perquisition
alors qu’il tentait
de libérer une personne
en train de se faire bouffer
par un chien policier.
Il sera l’un des instigateurs
de la marche des
beurs.
** Outre les keufs, des vigiles,
des groupes de fachos,
des commerçants,
des voisins s’octroient le
permis de tuer : au bas
mot 20 morts.
23
OS CANGACEIROS N° 1
de jeunes immigrés souvent loin d’être convaincus par le mot d’ordre avancé
mais qui s’y sentaient impliqués. On aurait tort de méconnaître le poids émotionnel
qu’a eu la Marche chez ces jeunes immigrés, même chez ceux qui critiquaient
clairement cette initiative. Il y eut vraiment quelque chose de religieux
là-dedans, sans même parler du dévouement très chrétien du père Delorme et des
« travailleurs sociaux » qui ont concouru au succès de la Marche. Quelques dizaines
de milliers de personnes se sont trouvées pour un jour unies dans la même
euphorie, abstraction faite de ce qui se passe sur cette terre de malheur. En cela,
seul un curé pouvait activer un tel projet avec succès. L’État social-démocrate
était évidemment heureux d’avoir trouvé enfin chez les jeunes immigrés des gens
avec qui discuter. Au podium de Montparnasse, où convergeaient les communiants,
une salope de secrétaire d’État (Georgina Dufoix Marie Salope) put parler
longuement à la foule, malgré des huées ; un ami arabe qui tenta de prendre
le micro pour parler, et dans un tout autre sens que celui des non-violents, se fit
barrer l’accès du podium par des gorilles. Il n’y a aucune dignité à parler avec un
homme d’État. Aucune. « Pour montrer qu’on est pas des sauvages » nous avait dit
un des animateurs de SOS-Minguettes afin d’expliquer la collecte qu’ils avaient
organisée en faveur du buraliste gréviste de la faim, et chez qui les jeunes du
quartier avaient à 20 reprises fait une autre sorte de collecte : pour ces Marcheurs,
il s’agissait bien de civiliser la révolte des jeunes immigrés.
Notre attitude à cette occasion fut simple et claire : l’absence. Nous n’avions rien
à y faire ou à y dire, puisque nous ne sommes pas concernés par cette sorte de
démarches démocratiques. Nous n’avons pas ressenti le besoin de nous joindre
aux 80 000 marcheurs du dernier jour, n’ayant jamais eu mauvaise conscience du
sort fait dans ce pays aux immigrés parce que nous n’en sommes pas responsables.
C’est une société qui en est responsable, et que nous avons toujours combattue
sous toutes ses formes. Pour toute la valetaille des gens de gauche, c’est évidemment
le contraire : qui se sent morveux se mouche. Les marcheurs prétendent
qu’ils ont voulu seulement prendre au mot le discours de l’État démocratique, et
c’est bien là que nos routes divergent définitivement. Pour nous, le discours de
l’État démocratique et les concepts universels de la démocratie ne peuvent pas
être pris au mot parce qu’ils sont parfaitement vides, parce qu’ils n’ont aucune
espèce de réalité. Le seul discours à prendre au mot, c’est celui de la richesse abstraite,
sur terre : comme l’ont fait les jeunes immigrés qui volent des voitures et
pillent des supermarchés, comme nous le faisons dans notre vie à chaque fois
possible. Car c’est uniquement sur terre que se trouve la solution de l’énigme
qu’est devenue pour chaque pauvre isolé sa propre misère. Pas dans le ciel grisâtre
du droit politique et de la démocratie.
Ce qui est réel, c’est l’isolement auquel les jeunes immigrés sont particulièrement
renvoyés dans la société. Ce qui est un mensonge, c’est de prétendre qu’ils
sont isolés de la société, et ainsi de réclamer leur insertion sociale. « Nous sommes
la France de demain » criaient certains des marcheurs qui semblaient en être fiers!
Entre les travailleurs français et la richesse sociale, il y a tout un système
complexe de médiations et de protection visant à les intégrer : et dont les
travailleurs immigrés sont en général exclus. Mais pour les jeunes immi-
Minguettes blues
grés chômeurs-à-vie, il n’y a rien d’autre qu’une distance infinie, entre eux et
cette richesse. Ils y sont immédiatement confrontés comme une force qui leur
échappe totalement jusqu’à se retourner contre eux. Ces dépossédés issus de la
même zone du monde parlent encore la même langue et partagent les mêmes
mœurs – c’est à peu près tout ce qu’il leur reste en commun dans un univers aussi
hostile. Ils sont arrivés en position de faiblesse dans les rapports de concurrence
régnant entre les pauvres de cette société. Mais dans ce tort particulier, ils ont
quelque chose de commun et qui vient nourrir la conscience d’une hostilité profonde
avec la société. Ils sont porteurs d’une rupture sociale collective mais isolée.
Dans la décennie 70, il y avait déjà des gestes de violence radicale de la part des
bandes de jeunes prolétaires de banlieues, en majorité d’origine française. Et déjà
les défenseurs de l’État frémissaient devant la généralisation possible de ces actes.
Mais jamais cela n’avait atteint ce stade de rébellion permanente dans des quartiers
entiers, comme cela fut en 80/81 dans l’Est lyonnais ou dans les quartiers
Nord de Marseille. La violence des « petits blancs » pauvres n’avait jamais pu
franchir le seuil qualitatif, irréversible, de l’été 81. Elle était le fait de bandes
éphémères qui avaient rarement une perception claire de leur situation sociale et
qui n’arrivaient quand même pas à s’imposer de façon systématique et continue
à la police. Les rivalités très fortes qui y sévissaient suffisaient bien souvent à
25
OS CANGACEIROS N° 1
Un certain Nasser Kettane, médecin et co-fondateur de Radio-Beur, écrit dans un n° spécial du
Monde d’octobre 84, consacré aux immigrés en France, que « Ceux qui ont manifesté ce jour-là (le
dernier jour de la Marche) n’étaient pas des militants badgés ou étiquetés mais des hommes et
des femmes pour qui les mots “droits de l’homme”, “égalité des droits”, “terre d’asile”, “antifascisme”
ont encore un sens». Mais pour qui de tels mots peuvent bien avoir encore un sens, en
1984, sinon pour des militants – et peu importe qu’ils laissent leurs badges et leurs étiquettes à la
maison ce jour-là. Qui est encore assez bête pour croire à cela, sinon des gens qui ont au fond
d’eux-mêmes la mentalité du militant ? Quant à l’antifacisme, on lui chie dessus. Comme disait
dans les années 20 un révolutionnaire italien « La pire chose qu’ait crée le fascisme, c’est l’antifascisme
». C’est au nom de l’antifascisme, c’est-à-dire de l’union sacrée qui défend l’état démocratique
et bourgeois, que tous les partis ont ensemble écrasé la révolution en Espagne en 37. Et
c’est au nom de l’antifascisme que les ordures staliniennes du PC ont toujours condamné toute
forme de violence prolétaire ; et c’est au nom du « péril fasciste » incarné par Le Pen que ces
mêmes charognes du PC tentent actuellement de recruter des jeunes immigrés, afin de faire oublier
que ce parti de salopes a été ces dernières années le plus flicard et le plus raciste de tous
les partis de salopes existants. Nous n’oublions pas, bien sûr, toutes les autres...
Par ailleurs, ce vertueux Nasser Kettane évoque les « Français intoxiqués par les médias bien pensants,
de “rodéos de voitures”, de “ZUP bétonnée” et de “délinquance” ». C’est un argument confusionniste
classique de ces racketteurs : dans une récente déclaration, un menteur professionnel,
le père Delorme (la religion est le plus vieux mensonge du monde) oppose l’été chaud de 81 à l’automne
calme de la Marche de 83. Dans le premier cas, il ne se serait agi que d’un montage pur et
simple des médias, exhibant ostensiblement de sensationnelles images de voitures brûlées aux
Minguettes et incitant par là les français à davantage de racisme. À l’opposé, la Marche antiraciste
est présentée comme l’évènement exemplaire, qui n’a obéi à aucune sollicitation des médias,
en un mot l’évènement pur. Qui donc ce jésuite veut-il abuser ? On a rarement vu une action
dépendre à ce point de la célébrité que lui font les moyens d’information spectaculaire. Cette
marche, qui avait débuté dans l’indifférence n’a dû son succès qu’à sa notoriété : et qui donc la lui
assure, sa notoriété, sinon les médias ? ! La journée du 3 décembre [arrivée de la marche à Paris]
fut l’évènement spectaculaire par excellence, avec les light-shows braqués sur ces humbles pèlerins
dont les photos ont été reproduites partout, dans les quotidiens de gauche ou dans des albums
mémoriaux. Et tout ça sous le concert de louange de la gauche émerveillée.
Si ce n’est pas une mise en scène, qu’est-ce?
Mais les voitures dont les carcasses calcinées ont été retrouvées aux Minguettes, elles ont bien
brûlé, elles. Et ceux qui l’ont fait se sont bien amusés, eux. Que la presse se soit excitée là-dessus
n’empêche que des centaines de jeunes se sont amusés à faire des rodéos à un point qui n’avait
jamais été atteint jusque-là. La vérité, c’est que les Delorme et les Kettane sont gênés par de tels
actes. Alors faute de pouvoir les passer sous silence, ils les minimisent. Ils veulent défendre les
arabes, mais des arabes propres, honnêtes, qui veulent juste vivre en paix dans ce pays. Ces moralistes
excusent la délinquance, mais ils ne l’approuvent pas. Ce que font les jeunes immigrés délinquants,
ils le blâment. Ils ne veulent surtout pas que ça se généralise. Mais les médias ont
l’imprudence d’en parler, et de donner de mauvaises idées : vous savez bien, si les jeunes sombrent
dans la délinquance, c’est qu’ils ont trop vu de films de gangsters à la télé.
Un jour, dans une cité de Marseille, nous projetions en compagnie d’un des auteurs deux films
réalisés par des jeunes immigrés qui approuvent le vol, le vandalisme et la violence contre les
flics : un jeune con, arabe, a trouvé moyen de nous dire que c’étaient là des films racistes parce
qu’ils présentaient les arabes comme des délinquants et rien que des délinquants ! C’est la logique
des curés et des staliniens, des Delorme et des Kettane, qui ne disent rien d’autre.
Dans un autre genre, un journal gauchiste mensongèrement intitulé Tout constate « la disparition
relative des formes de lutte sans avenir politique comme le rodéo » dans la banlieue lyonnaise. En
effet, ce sont des actes sans avenir politique : ils ne demandent rien à l’État, ils ne demandent pas
l’assistance des militants gauchistes, ils ne se donnent aucune justification. Des actes comme ça
n’ont pas d’avenir dans cette société qui ne peut que les condamner absolument ou les excuser
merdeusement, mais qui ne peut en rien les organiser politiquement. Leur avenir est au-delà de
cette société et au-delà de la politique. On comprend dès lors que les activistes autonomes dont
Tout constitue l’avoine intellectuelle se soient fait jeter comme des malpropres dans les banlieues
parisiennes où, il fût un temps, ils avaient tenté de recruter en parlant aux immigrés de leur avenir,
politique, auquel il faudrait enfin qu’ils pensent à leur âge!
Minguettes blues
dissoudre les liens de complicité. Au contraire, la génération de jeunes prolétaires
de banlieues qui attaque en 80/81 montre en elle-même une certaine cohésion. Et
elle la trouve évidemment dans la communauté qu’ont les immigrés, désormais
majoritaires parmi les pauvres de banlieues. Ce fût l’élément décisif qui transforma
un conflit larvé en guerre ouverte, et qui donna aux jeunes des Minguettes
leur force scandaleuse.
Ceux qui ont grandi ensemble dans la même cité où ils ont vécu les mêmes galères
ignorent le racisme entre eux. Il n’y a jamais eu aux Minguettes d’opposition
raciale entre les jeunes arabes et les jeunes européens (d’origine française ou
immigrés italiens, lesquels sont assez nombreux dans l’Est lyonnais) dont certains
n’ont pas été en reste dans les évènements de 81 et depuis. Mais les petits
blancs qui n’ont pas grandi dans ces cités et qui n’ont pas vécu cette commune
misère, et dont l’isolement est ainsi achevé dans la société, ceux-là ressentent de
l’hostilité et de la rancoeur face à la communauté particulière sur laquelle les immigrés
peuvent s’appuyer. Dans la guerre de tous contre tous qui oppose les pauvres
entre eux, les immigrés apparaissent unis face à des gens isolés. C’est alors que
chez ces petits blancs apparaît le racisme.
Ça ne sert à rien de juger le racisme d’un point de vue moral et d’argumenter
pour convaincre les gens du contraire : car le racisme n’est pas une opinion mais
une misère psychologique. Rien d’étonnant à ce qu’il vienne surtout des classes
moyennes, qui ont toujours eu l’apanage de la bêtise ignoble. La guerre d’indépendance
de l’Algérie a de toutes façons laissé des souvenirs-écrans dans leur inconscient
collectif. À présent que des jeunes immigrés viennent les menacer dans
leurs biens, elles s’abandonnent corps et âme à cette crispation morbide, la peur.
Mais la société civile, bourgeoise, est foncièrement raciste et tous les blancs pauvres
qui cherchent à s’y intégrer sont eux-mêmes en proie à cette épidémie de peste
émotionnelle. L’ouvrier hautement qualifié qui s’identifie à son travail et à son
entreprise n’a bien souvent que mépris pour l’OS immigré qui parfois ne sait
pas lire. Dans une société hiérarchique où règne la concurrence entre tous, les immigrés
sont d’abord méprisés, ensuite craints et finalement haïs. Chez bien des
blancs pauvres qui sont, dans la hiérarchie sociale aussi bas que les immigrés, le
racisme exacerbé montre à quel point ils sont perdus dans l’isolement. « Ils nous
en veulent parce qu’ils sont bientôt aussi pauvres que nous » disait un jeune arabe
d’une cité de Roubaix pour expliquer un affrontement récent avec les petits
blancs habitant la cité voisine, pendant l’été 84.
Reich établissait une relation entre l’attachement à la famille et l’identification
à la nation : les familles s’isolent les unes par rapport aux autres comme le font
les nations. Les nations se font concurrence, comme les pauvres isolés entre eux.
Et les pauvres isolés vivent tous repliés en famille. Et dans cet isolement familial,
l’insatisfaction devient totalement névrotique et s’en prend aux autres pauvres
les plus proches : les immigrés. Nous avons relevé empiriquement ce
caractère familial du racisme chez ceux des pauvres qui, se trouvant aussi défavorisés
que les immigrés voient même en cela des concurrents dans ces étrangers
– et un concurrent, tous les arguments sont bons pour le discréditer – et s’identifient
à leur nation dont au moins l’immigré ne fait pas partie.
27
OS CANGACEIROS N° 1
C’est évidemment une défense névrotique de quelques compensations durement
acquises (biens matériels, couverture sociale...) dont le caractère incertain dans
l’actuelle crise sociale est vivement ressenti – acquis propres aux pauvres de
même nationalité. « Les français d’abord », ce slogan débile traduit bien une mentalité
courante, qui s’imagine par exemple que les immigrés sont mieux traités
dans ce pays que les travailleurs français ! Des arguments aussi minables s’évaporent
d’eux-mêmes dans des périodes de rupture sociale généralisée, où tous reconnaissent
enfin leur ennemi commun. Le racisme est un sursaut d’une société
hiérarchisée en crise, qui se révolte contre les aspirations à la richesse des pauvres
sans nation. Il trouve un terrain favorable chez ceux des pauvres où le repli
familial apparaît comme seul refuge devant la menace constituée au dehors par
une crise sociale dont ils font les frais. De ce sentiment obsédant d’être seuls
dans la détresse naissent alors ces phénomènes d’hystérie raciste collective que
l’on voit si souvent dans les familles de petits blancs.
Le mensonge religieux est alors venu poser son regard moral sur cet énigme
qu’est le racisme, et y opposer une solution abstraite. Il a voulu renverser l’isolement
collectif subi par les jeunes immigrés en appartenance à une communauté
fantastique de frères et d’égaux. Et il s’oppose activement, au nom de cela,
à toute forme de révolte qui s’attaque concrètement à la société et à l’État. On
se souvient qu’en 81, une des premières mesures de la police avait été d’établir
un cordon sanitaire afin d’empêcher toute communication directe entre les
jeunes des différentes zones de l’Est lyonnais. Depuis, les rackets antiracistes ont
contribué largement à décourager toute relation directe entre jeunes révoltés de
banlieues. Ces rackets ne voulaient pas autre chose que de parler à l’État. Il ne
les intéressait nullement que ces jeunes se parlent entre eux et parlent au reste
du monde parce qu’une telle communication fait trop de mal à l’État.
Ceux qui tentent, depuis 83, de canaliser l’énergie des révoltés dans quelques revendications
adressées à l’État substituent un combat chimérique au combat réel.
Plutôt que d’attaquer une société qui est foncièrement raciste, ils organisent l’isolement
des immigrés dans la seule communauté que l’État peut leur reconnaître:
la culture.
Le racket antiraciste consiste à organiser l’isolement des immigrés comme un
acte politique. Il réclame l’intégration civile avec autonomie culturelle. La culture
est un supplétif de la politique, depuis le coup de 68. Alors que les pauvres se reconnaissent
de moins en moins une existence politique, l’isolement culturel vise
à leur donner une communauté positive indépendamment de l’État – et si besoin
est, par des subventions d’État. Ceux qui marchaient contre le racisme marchaient
pour l’intégration. Celle-ci n’étant que pur spectacle, elle ne trouve à se
réaliser que dans la culture, dans l’abstraction de tout rapport hiérarchique de la
société au nom du « droit à la différence ». On ne pouvait pas trouver de formule
plus imbécile que celle-là ; comme si un pauvre pouvait être différent d’un autre
pauvre. Les pauvres ne sont différents que par le spectacle culturel. Alors que les
jeunes de la banlieue lyonnaise avaient réalisé leur communauté dans l’insatisfaction
et la révolte, les rackets politiques et culturels viennent parler de « droit à
la différence » et cela en exaltant la culture arabe. Et ils font ainsi l’apologie de
Minguettes blues
ce qu’il y a de pire dans la culture arabe : le respect de la famille et les rites religieux.
Toute défense d’une spécificité culturelle, quelle qu’elle soit, est religieuse
même si elle n’emploie pas les mots de la religion.
Ceux qui veulent gérer l’autonomie culturelle immigrée ont aussi prouvé à plusieurs
reprises en 83/84 qu’ils s’opposent vigoureusement à toute révolte qui s’en
prend concrètement aux conditions du monde. Ce sont ceux-là qui protègent les
journalistes de la haine des gens, qui défendent les vitrines de petits commerçants
et empêchent leurs petits frères d’attaquer les flics, alors même que le sang
vient de couler. Leur but est de s’imposer comme les intermédiaires spécialisés
entre les immigrés et l’État : et l’État ne les reconnaît comme tels qu’à la condition
qu’ils sachent maintenir l’ordre et la dignité. Ils s’emploient dans tout ce
secteur culturel, socio-éducatif, médias, etc... qui se développe depuis deux ou
trois ans avec ce courant d’autonomie culturelle arabe : ce sont les nouvelles recrues
de l’armée de la fausse conscience.
Désormais, ceux des jeunes immigrés qui veulent en découdre à mort avec notre
ennemi commun seront aussi amenés à en découdre avec la culture arabe en ce
qu’elle a de profondément religieux et répressif, ainsi qu’avec les formes de mentalité
qui y sont liées. C’est un peu dans ce sens que quelques jeunes de la cité de
transit Gutenberg, à Nanterre, concluaient dans une déclaration faite pendant la
Marche antiraciste.
Il n’y aura pas d’intégration civile pour les jeunes immigrés et chômeurs-àvie.
La réforme politique ne s’applique qu’à des individus qui sont membres
actifs de la société civile – que sont les délinquants et autres chômeurs qui
ne veulent pas du travail ? ! L’une des revendications de la Marche, une carte de
séjour unique de 10 ans, serait satisfaite très bientôt, dit-on : mais suivant certains
critères de délivrance qui d’emblée excluent tous ces jeunes sans travail et au casier
judiciaire chargé. Le projet de réformer la situation des immigrés dans ce
pays se heurtera forcément à cette contradiction entre les exigences du marché national,
qui impliquent à présent de renvoyer le plus possible d’immigrés dans
leur nation d’origine et de fermer les frontières aux migrations futures, et le discours
abstrait de la démocratie bourgeoise qui l’oblige par exemple à accorder la
nationalité française aux jeunes enfants de ces immigrés et qui seront autant de
chômeurs-à-vie, qui ont déjà compris le secret de l’abondance spectaculaire, le
prix à payer pour s’en approcher et le goût amer qu’elle dégage de loin comme
de près. Ceux-là constituent par leur simple existence une menace pour le marché
national. Et s’ils refusent d’avance une vie de labeur, ce n’est pas pour aller
trouver un job dans les chantiers de démolition des Minguettes...
L’immigration est un mécanisme central du système capitaliste : tous les individus
sur cette terre maudite dépendent, tous, d’une puissance unique, la marchandise.
Mais dans cette dépendance commune ils sont soumis à la séparation
et à la hiérarchie sur lesquelles se fonde la société. Et ces limites que constitue
l’appartenance à la nation ou à une ethnie ne protègent pas les pauvres du monde
– elles les isolent seulement davantage. Et partout ces pauvres sont contraints de
se battre localement contre un monde.
29
BONUX ET CAMBRIOLES
AVANT LA RENTRÉE
Villeneuve-sur-Lot. Les stocks de lessive d’un
supermarché de Villeneuve-sur-Lot (Lot-et-
Garonne) ont été dévastés par des enfants
désireux de se procurer les « cadeaux » qui
servent d’argument publicitaire à l’une des
marques. Au commissariat de Villeneuve-sur-
Lot, où le larcin est l’objet de commentaires
amusés, on indique que les enfants – tous les
indices prouvent qu’il ne s’agit pas d’adultes
– se sont introduits par le toit dans la réserve
du supermarché, séparée du magasin de
vente, où ils ont éventré, systématiquement,
les paquets et barils de la lessive « Bonux ».
Le larcin, commis entre le 1er et le 3 septembre,
pendant la période de fermeture hebdomadaire
du magasin, a été découvert mardi
par le gérant qui a également constaté la disparition
d’une dizaine de calculatrices de
poche. Une enquête est en cours pour « retrouver
les calculatrices » précisent les policiers
de Villeneuve-sur-Lot.
Melun. Quatre cambrioleurs en culottes
courtes, âgés de 11 à 16 ans, ont été interpellés
lundi soir par les gendarmes de Crécyla-Chapelle
(Seine-et-Marne), après avoir
cambriolé plusieurs résidences de la région
en plus de six mois. Les quatre adolescents,
surpris en plein cambriolage, ont été laissés
en liberté, à la garde « plus vigilante » de leurs
parents. Tous quatre ont reconnu s’être livrés,
à l’insu de leurs parents, depuis le mois de
février, à plusieurs « visites » dans des résidences
principales ou secondaires de la région,
notamment à Bailly-Romainvilliers et à
Magny-le-Hongre. Ils pénétraient dans les
maisons en cassant une vitre puis volaient ce
qui les intéressait le plus, à savoir de bonnes
bouteilles, des gâteaux mais aussi de l’argent
liquide.
Libération, 06/9/84
OS CANGACEIROS N° 1
Le Maghreb a été, pendant l’expansion
industrielle du capitalisme européen
après-guerre, une zone de réserve de
l’Europe, d’où une main-d’œuvre bon
marché venait s’employer aux travaux
les plus simples et les plus durs : toutes
ces tâches de transformation directe de
la matière brute, c’est-à-dire les tâches
dépourvues de pensée, mécaniques et
réservées de plus en plus aux travailleurs
immigrés et intérimaires (agriculture
intensive, sidérurgie, mines,
automobile et bâtiment). Mais dès la
fin des 70’, les conditions changent.
D’une part, les travaux de transformation
de la matière sont transférés directement
dans les zones de réserve, où
la main-d’œuvre est encore moins coûteuse
et où il faut satisfaire le marché
intérieur en même temps que les besoins
des métropoles. D’autre part, à
l’intérieur même de ces métropoles,
les phases de développement industriel
lourd qui exigeaient une grosse part de
travail vivant, uniforme et sans qualification,
s’achèvent. La domination
croissante du travail mort sur le travail
vivant, qui tend toujours à amoindrir
la part de ce dernier, et qui s’incarne
dans l’automation des tâches industrielles,
est identiquement la domination
croissante du savoir abstrait. Et les
métropoles capitalistes deviendront
seulement le lieu où se concentre sur
elle-même cette pensée abstraite qui
anime le monde – et qui emploie une
main-d’œuvre sédentaire, hautement
qualifiée et bien payée. Dans ce processus
le Capital en arrive à exclure du
travail des masses d’individus sans qualité.
C’est ainsi que des zones de réserve
dont le développement du
capitalisme avait entraîné la constitution,
dans les banlieues des métropoles,
en viennent à se peupler
uniquement de prolétaires chômeurs-
à-vie parmi lesquels en premier lieu les
fils des travailleurs immigrés. Dévalorisés
avant même d’entrer sur le marché
du travail et refusant le travail, les
jeunes immigrés sont d’autant plus
portés à une conscience aigüe de leur
situation sociale qu’ils sont sans nation
– sans même l’illusion d’être protégés
par leur nationalité et les avantages en
découlant.
L’impossibilité pour le capitalisme de
les intégrer entièrement dans la société
civile fait qu’ils se replient derrière les
liens de communauté qui semblent
échapper à la logique de ce système:
bandes, famille, ethnie – mais où ils vivent
sur la défensive permanente face à
ce système. Ils ne sont certes pas exclus
de la société : ils ont besoin d’argent.
Comme tout prolétaire, ils ont affaire
aux catégories concrètes de la société
dans laquelle ils se réintègrent par effraction.
Le caractère abstrait de cette
richesse sociale leur apparaît ainsi entièrement.
C’est alors que la guerre est
ouvertement déclarée : par les pillages
organisés régulièrement dans les supermarchés
de banlieues, par les actes
de vandalisme individuel et collectif,
les bastons contre les flics et les gros
bras des municipalités de gauche.
Ces jeunes prolétaires immigrés sont
évidemment exclus des mécanismes
d’intégration sociale (syndicats et partis).
Mais le système a encore la force
de les isoler. C’est cet isolement qu’il
s’efforce d’organiser en douceur, par le
moyen du racket culturel. Tant que ne
s’ouvre pas une rupture généralisée du
système social, les prolétaires chômeurs-à-vie
sont condamnés au repli.
Ils doivent subir entre eux les dures règles
de la guerre de tous contre tous,
tout en portant chroniquement atteinte
à la stabilité du système. Ils peuvent
même de la sorte mettre localement en
Minguettes blues
Depuis la première opération « anti-été
chaud » de 82, l’État propose aux gamins des
banlieues diverses activités comme des
cours d’informatique donnés bénévolement,
ou apprendre le maniement des micro-ordinateurs.
En plus du fait que ça les occupe et
que pendant ce temps ils ne pensent pas,
cela a selon toute vraisemblance une toute
autre signification. Le développement actuel
du secteur informatique, s’il nécessite une
très forte concentration de savoir abstrait, implique
aussi une part de travail sans qualification
: ce secteur reconstitue en effet la
division industrielle entre une main-d’œuvre
vouée aux tâches purement mécaniques et
un personnel de cadres qui pensent, quoique
leur pensée soit elle-même purement mécanique
(la pensée, dans l’informatique, est visiblement
extérieure aux individus). Bref,
aussi bien dans la fabrication industrielle des
ordinateurs et des composants que dans les
entreprises utilisant ce matériel, des OS de
l’informatique apparaissent. Et certains des
jeunes immigrés sans travail pourraient être
appelés à ça. Bel avenir ! Mais il n’y en aura
pas pour tous, puisque l’informatique emploie
bien moins de travailleurs, toutes proportions
gardées, que les industries dites
traditionnelles (aux USA, la firme Apple, 2 ème
du micro-ordinateur après IBM, assure son
chiffre d’affaire annuel avec à peine 1 % de
coûts salariaux).
31
OS CANGACEIROS N° 1
péril le fonctionnement de la marchandise (voir Rapport sur Marseille : les Sodim
de la rue Félix-Pyat et du quartier Frais-Vallon). « Je suis dans une zone sinistrée,
que les pouvoirs publics responsables l’assument » déclarait en juillet 83 le buraliste
du quartier Démocratie en grève de la faim pour obtenir une indemnité de départ.
Dans une autre zone des Minguettes, avenue des Martyrs-de-la-Résistance
et boulevard Lénine (! ! !) une cinquantaine de jeunes pillent et mettent à sac deux
grandes surfaces (et s’attaquent à quelques bus, sur le chemin du retour) en juillet
83. En septembre 84, l’une de ces grandes surfaces doit fermer ses portes soidisant
pour cause de vol : la direction fait déménager le stock de nuit, provoquant
une attaque des jeunes du coin à coups de cocktails molotov.
Cet état de guerre atteint son plein développement dans la plus puissante nation
capitaliste du monde. Aux USA, les pauvres chômeurs-à-vie sont à la fois divisés
par l’appartenance ethnique – la seule protection immédiate dont ils disposent
– en guerre tous contre tous, et en même temps ils constituent un danger social
permanent. S’il règne dans ces zones de réserves urbaines des grandes métropoles
US une hostilité ouverte entre bandes, les attaques massives de grands magasins
sont également courantes. Les jeunes chômeurs-à-vie se définissent à la fois en négatif
par rapport au travail, à la marchandise et à l’État et en négatif par rapport
à eux-mêmes, à leurs semblables avec qui ils sont en conflit quotidien : ils vivent
visiblement dans l’absence de communauté. En effet la communauté ethnique
ne se définit pas en elle-même mais seulement par rapport à l’extérieur. Elle est
purement défensive. Elle n’est qu’un moment de la guerre de tous contre tous
qui, elle, constitue le rapport essentiel de tous les pauvres entre eux. Cette communauté
dont ils se savent privés se réalise dans de brèves ruptures avec l’ordre
social, comme dans le pillage de New-York le 14 juillet 77 [lors d’une coupure
générale d’électricité].
Aux USA le réformisme antiraciste et culturel est apparu comme le fruit pourri
des contradictions que le capitalisme essaie désespérément d’étouffer sous peine
d’explosion sociale. Le courant né dans les 60’ en faveur des droits civiques et qui
exaltait la spécificité culturelle noire a abouti sans nul doute à des résultats positifs,
dont l’État US peut se féliciter – il y a maintenant des maires noirs qui gèrent
d’importantes villes américaines, comme à Détroit où la municipalité
fraîchement élue voici 2 ans s’empresse de remettre en vigueur une vieille ordonnance
des 50’ interdisant la rue aux moins de 18 ans après 22 heures. Le principal
résultat de ce mouvement non-violent pour les droits civiques, c’est qu’à
présent des Noirs participent au spectacle politique et culturel, comme cet Oncle
Tom, Jesse Jackson. Sur terre, pour ceux qui ne se sont jamais élevés dans les
nuages de la politique ou de la culture, et qui vivent dans une « zone de guerre»
(terme utilisé par les flics new-yorkais pour désigner le Bronx), le conflit social
n’a jamais cessé : l’ennemi est toujours le même.
Repliées sur elles-mêmes et isolées dans la société, ces communautés particulières
de chômeurs-à-vie se manifestent cependant dans les périodes de rupture générale
comme une force dynamique et sur laquelle les rackets politiques n’ont alors
plus aucun contrôle. Elles sont en cela une partie non plus périphérique mais centrale
du nouveau sujet révolutionnaire.
Minguettes blues
Il reste que la brèche ouverte en 81 par l’été chaud des banlieues n’a pas été colmatée
entièrement. Si la plupart de ceux qui l’avaient alors ouverte en s’attaquant
aux flics et en brûlant des voitures sont aujourd’hui en prison, et certains
pour longtemps, et si bien sûr on ne parle pas d’eux dans les conciliabules entre
animateurs sociaux, beurs non-violents et délégués de l’État, ils n’en sont pas
pour autant oubliés dehors. En octobre 83 un mouvement de protestation agitait
le bâtiment H de la prison St-Paul de Lyon, là où sont enfermés les jeunes arabes
de l’Est lyonnais, il s’agissait de protester contre les brutalités répétées des matons.
Quelques jours après, plusieurs personnes portant des cagoules tentèrent,
à quatre reprises entre 19 h et 20 h, d’écraser des matons sortant de leur sale boulot.
Ces quatre salopes se rappelleront longtemps d’une Golf GTI blanche qui
leur a foncé dessus. Il va sans dire que les auteurs de cet acte auraient pu, s’ils
l’avaient voulu, écraser sans problème l’un de ces cafards nuisibles : on peut songer
qu’ils ont préféré l’éviter afin que ça ne retombe pas sur le dos des emprisonnés
– mais tout en donnant aux matons un avertissement très ferme : il y a
toujours dehors des gens qui n’oublient pas les copains dedans.
Lorsqu’ils s’amusaient avec les voitures et contre les flics, les jeunes immigrés se
foutaient pas mal de la culture arabe. Ils ne pensaient qu’à leur insatisfaction. À
présent, ils vont être contraints de se révolter contre le poids mort de la culture
arabe et les formes de communauté religieuse qu’elle recouvre. L’autorité des
grands frères devra finir. En 81, les jeunes immigrés attaquaient ce que leur isolement
a de général en brûlant des voitures ; désormais, ils seront amenés à se battre
contre ce qu’il a de particulier. C’est ce que nous n’avons pas compris assez vite
alors. C’est ce que nous n’avons pas abordé dans nos relations avec certains de ces
jeunes et qui explique peut-être que quelques uns aient été amenés à marcher
pour « l’égalité des droits ». Dans les beaux excès de 81 nous avons reconnu ce qui
agissait en direction de la publicité sans saisir ce qui contradictoirement agissait
en direction de son absence.
Longue vie à l’équipe de foot des Minguettes, interdite de match au printemps
84 pour avoir frappé un sale con d’arbitre raciste.
Nos frères sont des sauvages!
Yves Delhoysie, fin octobre 84
33
OS CANGACEIROS N° 1
LES MAGASINS « RADAR »
CONTRE LE VOL ÀL’ ÉTALAGE
L’ AFFAIRE DE LIVRY-GARGAN
Le 17 juin 83, un jeune de Sevran, Moussa, est assassiné par un vigile du supermarché
Radar de Livry-Gargan. Accompagné d’un copain, tous deux
s’étaient fait repérer, soupçonnés d’avoir volé un blouson. Après une altercation
avec les vigiles du magasin, les flics arrivèrent rapidement sur les lieux,
et c’est les menottes aux poignets que Moussa fut abattu à bout touchant par un
des vigiles qui voulait se venger d’avoir prix des coups. Cette ordure fut à son tour
arrêtée et mise en détention préventive.
Ce meurtre fait suite à une dizaine d’autres du même genre depuis septembre 82.
Comme cela s’est passé à Nanterre, Gonesse ou à Chatenay-Malabry, même si
beaucoup de jeunes ont envie de venger leur copain assassiné, la première réaction
ouverte est de se montrer ostensiblement pacifique, légaliste et de laisser la
famille du mort s’avancer en premier. Le « Collectif des amis de Moussa » constitué
par sa famille et quelques proches, organisa une marche silencieuse le jeudi
23 juin. Ils revendiquaient que la justice, en laquelle ils affirmaient avoir
confiance, fasse son travail en condamnant le meurtrier.
Les magasins « Radar » contre le vol à l’étalage 35
La forme silencieuse et pacifique de cette marche ne pouvait qu’entraîner l’adhésion
de la municipalité, des éducateurs et des rackets spécialisés dans l’assistance
aux immigrés. La mairie prêta sa ronéo et même un car et les rackets vinrent
nombreux à la marche. Certains jeunes venus là pour « faire plaisir à la famille»
voulaient ensuite se rendre au Radar et y provoquer un débat public. La famille
soutenue par les éducateurs et autres pacifistes spécialisés les en dissuadèrent sous
l’habituel prétexte d’éviter la violence et les affrontements.
Pourtant, quelques jours plus tard, des jeunes de Sevran insatisfaits du silence
qui s’apprêtait déjà à recouvrir l’assassinat de Moussa, décidèrent de se rendre au
supermarché Radar de Livry. Ils voulaient déposer une gerbe à l’intérieur du magasin.
Un cortège de 100 à 150 personnes se dirigea vers le Radar, entouré par un
service d’ordre organisé par des jeunes du cru qui se méfiaient en particulier de
la venue de casseurs spécialisés. La tension était grande. Les flics attendaient derrière
le supermarché, pas trop visibles mais nombreux. Après le dépôt de la gerbe,
alors que la magasin fonctionnait toujours, l’un des jeunes s’empara pendant
quelques instants d’un micro d’animation publicitaire pour adresser aux vigiles
et aux beaufs présents quelques propos vengeurs. Puis, serrés de près par les flics
en civil ricanants, le petit groupe quitta le parking du supermarché, en insultant
la direction de Radar et les flics complices dans ce meurtre.
Bien qu’écrasés, les jeunes de Sevran avaient voulu marquer le coup par euxmêmes.
Faire savoir à tous les porcs que ce qui venait de se passer se trouvait
irrémédiablement inscrit dans leur mémoire. Des projets vengeurs traversaient
les esprits, mais rien ne put être décidé.
Il ne se passa donc RIEN jusqu’en décembre 83. Là, le vigile jusqu’alors en détention
dans l’attente d’un procès pour meurtre fut remis en liberté, le juge
ayant estimé qu’il offrait suffisamment de garanties. Cette décision du juge
fut ressentie comme une cinglante provocation par beaucoup de jeunes de
Sevran et de Livry. Ils décidèrent de se rendre à nouveau au Radar. Mais cette fois
l’affaire avait connu un retentissement suffisamment important dans la presse
pour attirer sur place quelques mouches à merde humanistes (ligue des droits de
l’homme), des gauchistes, et quelques représentants pacificateurs de la communauté
arabe (collectif parisien pour l’organisation de la marche)...
Il y avait aussi de nombreux jeunes, arabes ou non, énervés, et animés par l’idée
d’une vengeance à exercer sur place. Dans la confusion, le magasin fut investi,
les caisses bloquées (au grand désarroi de certaines caissières qui refusèrent de
quitter leur poste de travail tant elles s’identifiaient à la direction et aux vigiles
incriminés). Il fut alors rappelé aux clients, nombreux un samedi après-midi,
tous les détails de l’assassinat commis là quelques mois plus tôt. Cette prise de
parole mit clairement en évidence comment la direction entend défendre sa marchandise
contre ceux qui voudraient se l’approprier gratuitement. À ce moment,
un commerçant imprudent de la galerie marchande, l’ouvrit, en tenant des propos
racistes contre ceux qui manifestaient. Quelques jeunes se précipitèrent afin
de corriger ce cafard. Ils se virent immédiatement immobilisés par un SO spontané
de gauchistes qui, craignant que cela ne dégénère, s’offrit en protecteur du
boutiquier et de sa boutique.
OS CANGACEIROS N° 1
Pendant ce temps, quelques jeunes profitaient de la confusion pour sortir plusieurs
caddies bien pleins, ou se remplir les poches. Malgré l’envie partagée par
beaucoup de piller les rayons, cela se fit discrètement et finalement assez peu, tellement
criaient fort les gauchistes et respectables humanistes qui voulaient empêcher
tout acte de reprise. Ce ne sont pas des voleurs eux ! Ils étaient simplement
venus pour protester pacifiquement!
La direction jugeant que cela avait assez duré, fit alors appeler les flics qui vinrent
en nombre. Les non-violents, antiracistes... ne trouvèrent rien de mieux que
de s’asseoir par terre aux pieds des flics. On entendit même l’un d’eux arguer de
son bon droit en disant : « Respectez-nous, mon père a été harki, et c’est comme ça
que vous nous respectez ? ! »
Les autres, ceux qui jugèrent qu’ils n’avaient plus rien à faire, surtout pas discuter
avec les flics, sortirent, se bouffant d’avoir insuffisamment exercé leur vengeance.
Le soir même, un autre magasin Radar de Livry brûla.
ÀLivry, cet assassinat est arrivé au moins après une dizaine d’autres durant
les mois antérieurs et il a laissé sur le moment les gens écrasés, impuissants
avec pour seule perspective de se tenir sur la défensive.
Depuis la fin 82 presque tous les jeunes qui ont été abattus comme l’a été Moussa
sont des jeunes immigrés arabes. De quoi donner le sentiment d’être spécialement
visés. Ce sentiment attise certes la rage et la colère contre cette société,
mais incite aussi à la prudence, à la défensive voire au repli exclusif sur la communauté
arabe. Après un assassinat, les jeunes de la cité laissent la famille de la
victime s’avancer au premier rang avec des propos d’apaisement et de légalité
que chacun se garde bien de démentir ouvertement.
Presque personne parmi ces jeunes ne partage réellement la confiance dans la
justice affichée par la famille. Ça, c’est pour la presse, la société, qu’elle voit bien
qu’elle n’a pas affaire à des fauves et en conséquence qu’elle cesse de réagir
comme si elle traitait des fauves. Beaucoup de jeunes immigrés ressentent comme
une nécessité de faire relâcher la pression que la société exerce contre eux. C’est
ce qui est apparu tout au long de l’année 83 et qui a préparé le terrain à la marche
antiraciste de l’hiver 83. Cette marche, même si elle n’a pas vraiment soulevé
l’enthousiasme des jeunes immigrés n’a en tout cas pas été rejetée par eux. Elle
n’est pas simplement apparue comme l’entreprise de la minorité d’idéalistes qui
l’ont effectivement faite. Les revendications politiques d’égalité des droits, il n’y
a pas beaucoup de jeunes arabes pour y croire ou même pour s’y intéresser vraiment.
Mais ce qui compte pour eux, c’est qu’à la faveur de ce légalisme affiché
par certains, la société oublie un peu les jeunes arabes.
SCANDALE
À LA COURNEUVE
Au début de juillet 83, un gamin de 10 ans est assassiné à La Courneuve
par un habitant, alors qu’il s’amusait avec des pétards. Cela s’est passé à
la cité des 4 000. Contrairement à ce qui s’était passé à Chatenay-Malabry
ou à Nanterre, la réaction des habitants et surtout des jeunes fut très vive.
Le lendemain soir, alors qu’une manifestation est appelée à se tenir en bas de la
cage d’escalier d’où est parti le coup de feu – les gens réclamant qu’on châtie le
coupable – des jeunes vont directement au commissariat distant de quelques centaines
de mètres et insultent les flics présents. Quelques coups, des pierres contre
une voiture de RG puis repli des assaillants parmi lesquels certains n’étaient
venus là que dans l’espoir de calmer les esprits. D’autres affrontements avaient
déjà eu lieu aussitôt après l’arrestation du tireur débile, blessant quelques flics.
Après la manifestation en bas de l’escalier du tueur, les gens se rassemblent sur
le parvis du centre commercial de la cité, discutant par petits groupes. Une
équipe de télé vînt à nouveau sur les lieux – le soir même de l’assassinat, la télé
était déjà venue interviewer des habitants et ce qui était paru ensuite aux « informations
» présentait la colère des habitants comme un réflexe antiraciste,
37
Les « grands frères » qui ont protégé les journalistes
à la Courneuve l’ont fait parce que la
télévision et les journaux disaient exactement
la même chose qu’eux à propos de cette affaire,
la réduisant à une question de racisme.
Ce sont les mêmes qui, lors de la manif organisée
conjointement par les grévistes de
Talbot et le « Collectif Jeunes » (!) ont empêché
un des Ouvriers Spécialisés [autrement
dit ouvriers sans qualification assignés à une
tâche] de prendre la parole pour parler de la
grève : eux ne voulaient parler de rien d’autre
que de racisme et d’antiracisme, surtout pas
de lutte sociale dans une usine.
Une quinzaine de jeunes immigrés de la « cité
des 4 000 » logements de la Courneuve
(Seine-Saint-Denis) ont brisé, vendredi dans
la nuit, les vitrines de plusieurs magasins du
mail de la cité. Ils entendaient protester
contre l’expulsion, mercredi dernier, par les
forces de police, à la demande de l’office
HLM de la ville, d’une famille algérienne.
Après s’être regroupés vers 22h15 au centre
de la cité pour tenter d’entraîner, sans succès,
les habitants à manifester, les jeunes gens ont
provoqué les premiers incidents, brisant plusieurs
devantures de magasins. Les policiers,
rapidement sur les lieux, ont poursuivi pendant
près d’une heure les jeunes gens qui
s’enfuyaient dans les dédales de la cité.
Libération, octobre 1984
En se vengeant sur le décor, les jeunes de la
Courneuve ont exprimé pratiquement leur
soutien à la famille algérienne expulsée. Le
prétexte invoqué pour l’expulsion était une
vieille querelle de voisinage remontant à dix
ans. En réalité, c’est surtout l’agitation des enfants
de la famille (dont certains avaient eu affaire
aux flics) qui lui était reprochée.
Puisqu’ils sont jugés indésirables, les jeunes
de la Courneuve ont montré qu’ils pouvaient
l’être encore plus.
OS CANGACEIROS N° 1
comme réaction du racisme ; cette présentation
indigna nombre d’habitants
qui n’avaient pas vu dans cet assassinat
un crime raciste mais la réaction d’un
imbécile meurtrier qui avait tué un
gamin simplement parce qu’il jouait
un peu bruyamment sous ses fenêtres:
pas de racisme là-dedans, il y a dans ce
pays des centaines de milliers d’imbéciles
de cette espèce, qui ne supportent
pas le bruit que fait toujours la jeunesse,
et qui ne supportent pas la jeunesse
elle-même, qu’ils n’ont jamais
connu. Bref, certains habitants ne voulaient
plus que la télé vienne filmer ce
soir-là. Néanmoins l’équipe de télé put
filmer et interviewer après une bousculade,
protégée par certains jeunes
immigrés de la cité qui seront les
mêmes à effectuer le service d’ordre
lors de la manif du lendemain.
Pendant que la télé opérait sur le parvis,
de plus jeunes s’en prirent à des
magasins et en priorité à ceux dont les
propriétaires avaient refusé de donner
de l’argent lors de la collecte effectuée
pour les obsèques du gamin. Ils y mirent
le feu discrètement (dans les jours
suivants certains magasins qui devaient
fermer pour l’été ou même définitivement
furent dévalisés de leur stock).
Le bruit se répandit vite de ces incendies
parmi la masse des gens qui traînait
sur le parvis. Tous les très jeunes
étaient surexcités et se mirent à cavaler
tous ensemble dans les allées du centre
commercial en tambourinant sur les rideaux
de fer des commerçants fermés.
Quelques personnes commencèrent
alors à soulever des rideaux de fer dans
l’enthousiasme (la télé était repartie
avant ces évènements). Les jeunes qui
eux avaient défendu les journalistes une
demi-heure plus tôt accoururent aussitôt
pour défendre les magasins du pillage,
affirmant qu’ils ne toléreraient pas
Scandale à la Courneuve 39
de tels débordements de la part de ceux qui étaient souvent leurs petits frères ou
qui n’étaient pas de la cité.
Après quelques bousculades la situation fût calmée ; c’est-à-dire que tous ces
jeunes continuèrent à tourner dans la cité cherchant de quelle façon ils pourraient
dépenser leur colère et leur excitation (c’est la venue en masse de la police
qui acheva de les disperser, achevant le travail de ceux qui avaient protégé journalistes
et magasins). Plus tard dans la soirée, alors que beaucoup d’habitants
étaient rentrés chez eux, arriva une équipe d’une dizaine de jeunes venant de
Vitry en renfort et qui trouva les lieux déjà occupés par les flics qui y patrouillaient
4 par 4, chaque patrouille distante de vingt mètres des autres. Ces jeunes
étaient montés là-bas pour se joindre à la vengeance éventuelle des jeunes de la
cité, eux-mêmes ayant déjà eu en 80 le précédent d’un des leurs assassiné par un
gardien d’immeuble pour cause de bruit.
Le lendemain, les mêmes qui avaient fait les flics la veille étaient décidés à contrôler
une manif vers la mairie. Ils avertirent d’emblée que le service d’ordre casserait
la gueule à celui ou celle qui sortirait de sa réserve et ne se conformerait pas
au mot d’ordre de défiler dans le-calme-et-la-dignité. En formulant cet avertissement,
ils demandèrent à ceux qui n’avaient pas l’intention de s’y tenir de ne pas
se joindre au cortège : c’est ce que firent près de la moitié des personnes présentes
qui devaient néanmoins rejoindre la manif une demi-heure plus tard, la colère de
chacun restant isolée.
Les rackets antiracistes officiels (comme le MRAP ou des saloperies de ce
genre) avaient été rejetés par les habitants des 4 000. Mais il est apparu un
fait nouveau : une frange de jeunes immigrés raisonnables se chargent euxmêmes
d’assurer l’ordre dans la cité, exactement comme la CGT fait régner l’ordre
dans les usines en grève. Parmi ceux-là, au moins quelques uns des anciens
animateurs du « Yuro Théâtro », un cinéma désaffecté des 4 000 qu’ils avaient
transformé en salle de concert pour gérer l’insatisfaction du samedi soir. Au bout
de quelque temps, la plupart des jeunes de la cité qu’ils avaient réussi à mobiliser
sur cette initiative les laissèrent tomber. En juillet 83, il s’agissait pour ces
animateurs de la misère de rejeter tous ceux qui n’étaient pas de la cité surtout
s’ils n’étaient pas immigrés. On en finit ici avec ces manipulateurs new-look en
rappelant qu’en 71 à la cité des 4 000, dans les mêmes conditions qu’en 83, le patron
du bar Le Narval avait assassiné un jeune qui chahutait : ce jeune était français
d’origine. Et le Narval a été détruit peu après par un attentat anonyme.
Merde à tous ceux qui ont pour but de renforcer l’isolement des pauvres. Merde
à ceux qui gèrent l’isolement des immigrés.
L’été meurtrier de 83 a été la réponse des défenseurs de l’ordre à l’été chaud de
81. On peut parler à ce propos d’un véritable terrorisme populaire et diffus, venant
aussi bien des petits commerçants que des simples képis en passant par le
travailleur français intégré.
Ce que personne n’a encore été capable de dire, c’est que l’État social-démocrate
s’appuie directement sur cette vague terroriste qui a pour cible tout ce qui est
jeune et tout ce qui bouge, et en premier lieu les jeunes arabes.
OS CANGACEIROS N° 1
Le but de ce terrorisme diffus et individuel est que ses victimes soient plongées
dans le désarroi et aillent alors se mettre sous la protection de ce même État qui
encourage les assassins. Ce but a été en grande partie atteint. En semant la panique
chez les immigrés, en les contraignant à davantage d’isolement et en les amenant
enfin à en appeler à la justice – laquelle continue de délivrer régulièrement des
permis d’assassiner.
En Italie, c’étaient les services secrets qui s’occupaient de faire du terrorisme
pour désarçonner la révolte des pauvres ; en France, où il y a une importante
classe moyenne, c’est une partie de la population qui s’en charge d’elle-même:
libre cours alors à l’initiative personnelle.
L’État apparaît alors comme le médiateur central entre les jeunes immigrés et les
racistes, celui qui seul pourrait faire cesser cette guerre civile. Et les rackets beurs
apparaissent, plus modestement, comme les intermédiaires spécialisés entre les
immigrés et le médiateur central. L’essentiel pour tous, c’est que le rôle de l’État
en sorte renforcé. Prendre des coups ne rend pas nécessairement les gens méchants
comme des fauves : ça peut aussi les rendre doux comme des agneaux (nonviolents).
Cela, n’importe quel responsable de l’ordre à n’importe quel niveau de
l’État le sait. Quoique ses penchants humanistes lui en donnent mauvaise
conscience, l’État social-démocrate a très vite compris le parti qu’il pouvait tirer
de ce terrorisme spontané de certains citoyens français (et que les partis politiques
se sont empressés d’exciter chacun à sa manière) : prendre des coups peut
contraindre ces immigrés révoltés à chercher la négociation, à demander la trêve
– et c’est ça le but.
Pourtant, depuis le procès en octobre 81 à Créteil du gardien de la cité Couzy,
de Vitry, tout est clair quant à ce que les pauvres attendent de la justice – pour
ceux qui auraient eu encore des doutes ! Et les jeunes de Vitry l’ont fait savoir publiquement.
Nul n’est censé ignorer cette affaire, et surtout pas les spécialistes
beurs qui depuis ont rejoué dix, vingt fois la même comédie en toute connaissance
de cause. Ces crapules savent bien ce qu’elles font.
Ajoutons que ce réformisme beur s’est développé sur la base d’un dispositif déjà
existant et qui va des maisons de quartier et centres socio-culturels aux différents
animateurs et éducateurs, payés par l’État. Ces assistants sociaux qui sont presque
tous d’anciens gauchistes recyclés, et qui travaillent quotidiennement à neutraliser
les jeunes – la justice leur ayant souvent préparé le terrain en brisant leur
énergie par de longues peines de prison, à la sortie desquelles les éducateurs n’ont
plus qu’à cueillir des gens affaiblis et démoralisés, et à leur proposer enfin quelque
chose de « positif ». Cette racaille-là est plus efficace pour défendre l’ordre qu’un
bataillon de CRS.
GRÈVE DES LOYERS
AU FOYER DE LA COMMANDERIE
41
OS CANGACEIROS N° 1
Depuis mars 83 les résidents d’un foyer d’immigrés de Paris, le foyer de la
Commanderie situé Porte de la Villette, sont en grève. Ils ne paient plus
le loyer. Ils exigent que des travaux de réfection du foyer soient entamés
et que démissionne l’actuel directeur du foyer, un raciste qui méprise ouvertement
les résidents.
Depuis qu’ils se sont mis en grève, la direction et le Bureau d’Aide Sociale (BAS)
qui gère ce foyer ainsi qu’une dizaine d’autres sur Paris ont fait couper l’eau
chaude et le chauffage. Les grévistes ont dû passer l’hiver 83 dans ces conditions
et s’apprêtent à passer ainsi l’hiver 84 : ils poursuivent la grève, aucune satisfaction
ne leur ayant été accordée. Le BAS a jusqu’à présent refusé de discuter de
leurs revendications, alléguant la présence de résidents clandestins (non inscrits
officiellement sur les listes). Les délégués des résidents, à chaque fois qu’ils cherchèrent
à rencontrer le directeur du foyer pour se faire entendre furent éconduits
et insultés par un directeur se vantant de n’avoir pas à discuter avec « des
pouilleux ».
Il faut savoir que dans tous les foyers d’immigrés résident un certain nombre
d’occupants qui ne sont pas en règle avec l’administration du foyer. D’une part
parce que les résidents hébergent temporairement des copains dans la merde.
D’autre part parce que des résidents quittant le foyer laissent officieusement leurs
chambres à des frères, cousins ou des copains et cela en accord tacite avec l’administration
parfaitement au courant de ce fait, qui le tolère sachant bien que
c’est une bonne manière d’avoir un moyen de pression suspendu en permanence
sur ces résidents. Si ces gens maintenus ainsi en situation irrégulière vis-à-vis de
l’administration du foyer s’avisent de faire du désordre ou simplement de dire ouvertement
qu’ils ne sont pas satisfaits des conditions de vie qui leur sont faites,
on peut toujours les mettre dehors puisqu’ils sont des clandestins.
La coupure d’eau chaude et du chauffage n’ayant pas réduit les grévistes, le BAS,
assigna individuellement les résidents en référé les 10 et 17 février 84 avec menaces
de saisie sur salaire au cas où les loyers ne seraient toujours pas versés. Une
grève des loyers n’ayant aucune sorte de reconnaissance légale, les grévistes tombent
sous le coup de la loi, c’est-à-dire que tous les moyens dont dispose la justice
sont mis à la disposition de la direction du foyer pour récupérer le fric que
les résidents refusent de lui verser.
En prévision de ces procès, les résidents avaient organisé une « journée portes
ouvertes » le 21 janvier où ils informaient de la situation dans leur foyer, dans les
foyers d’immigrés en général, exposant les menaces qui pesaient sur eux. À cette
réunion se sont présentés nombre de rackets politiques et sociaux (CGT, PCI,
permanence antiraciste, etc.). Si tous ces groupes prétendaient défendre les intérêts
des immigrés du foyer, en fait le rôle qu’ils tinrent pendant la réunion et ensuite
fut de représenter les résidents auprès des diverses institutions auxquelles
ils avaient affaire. Leur principal souci fut d’organiser des rencontres avec les autorités,
des manifestations dignes devant le siège des institutions. Et cela après que
les résidents aient exposé avec quel mépris les traitaient précisément ces institutions.
Un tel souci du dialogue avec les autorités est pour le moins suspect – il y
avait même là une connasse gauchiste qui à plusieurs reprises s’est opposée au
Grève des loyers au foyer de la Commanderie
projet d’aller s’en prendre au BAS et il apparût que cette
connasse travaillait elle-même au BAS!
C’est d’abord la difficulté qu’éprouvent les immigrés à parler
la langue du pays (ceux de la Commanderie sont surtout
africains) et à se défendre face aux lois dont se servent
ces rackets pour imposer leur présence comme intermédiaires
entre l’État et les grévistes. Pour preuve la manière
dont se sont déroulés les procès des 10 et 17 février. Les résidents
devaient passer un par un devant le juge pour signer
un procès-verbal qui jugeait de l’illégalité de leur
situation. Un membre d’un de ces groupes politiques venus
pour les assister servait à la fois d’interprète et de négociateur.
Il négocia en effet la remise au BAS de la moitié de la
provision constituée par les loyers bloqués 1 en échange...
d’une promesse que le BAS entamerait les travaux. Cela se
fit avec l’accord des délégués des résidents. Mais ceux-ci
n’acceptèrent que parce qu’ils n’avaient pu organiser une
autre riposte face à cette échéance en justice à laquelle ils
étaient directement confrontés. Par contre le politicien qui
négocia cette défaite le fit comme spécialiste en la matière.
Après ces procès le BAS avait donc récupéré la moitié du
fric des loyers jusqu’alors impayés, et évidemment n’entama
aucune sorte de travaux. Il continua à réclamer le
nettoyage du foyer de ses « clandestins ». Et début mai 84
il envoya un huissier, d’importantes forces de police qui investirent
le foyer pour constater la présence de ces irréguliers.
À l’aube les flics cassèrent les portes, saccagèrent les
chambres et saisirent d’importantes sommes d’argent à des
résidents prétextant que ceux-ci ne pouvaient suffisamment
en justifier la possession. Comme ils le firent à la
même époque dans plusieurs foyers de la région parisienne,
répétant partout cette brutalité et la menace de
l’expulsion à des gens qu’on a déjà refoulé dans ces taudis.
C’est contre ce fait d’être traités comme des chiens que les
résidents affirment se battre. Pas de beaux discours sur
l’égalité des races dans la société civile, simplement l’exigence
affirmée de prendre la parole et de se battre. Ils exigent
« leurs droits » comme l’avaient fait les OS de Talbot
et ce ne sont pas des droits civils abstraits. Ils se heurtent
à la question du logement qui est évidemment subordonnée
de façon directe au salariat. Ceci est particulièrement
visible pour les foyers d’immigrés qui sont véritablement
des parties d’un camp de travail ; la direction s’y comporte
avec le même mépris que si elle dirigeait un camp de prisonniers
condamnés au travail forcé.
1. Depuis le début de la
grève les résidents du
foyer avaient bloqué sur
un compte chaque mois
l’équivalent du montant
du loyer minimal à verser
(loyer pouvant varier de
200 à plus de 600 francs
selon le salaire touché, et
cela pour un lit dans une
pièce minuscule ou un lit
dans une pièce de 15 à
20 m² pour quatre personnes).
Mais peu à peu,
de nombreux grévistes
avaient cessé de verser
de l’argent sur ce
compte. En quoi ils auront
été inspirés...
43
OS CANGACEIROS N° 1
Condamnés au labeur et à végéter dans des réserves en banlieue, ces immigréslà
n’ont strictement plus d’endroits où loger ailleurs que dans les taudis où ils
sont assignés à résidence. À présent aucune commune de la région parisienne
n’accepte sur son territoire la construction d’un nouveau foyer. C’est donc un
fonctionnement général que les grévistes de la Commanderie mettent en cause.
Les organismes qui gèrent les logements destinés aux pauvres retardent systématiquement
les rénovations nécessaires à ce que les logements ne deviennent pas
de véritables taudis. L’exigence d’une amélioration immédiate de leur sort est
ressentie par les grévistes de la Commanderie comme vitale. C’est-à-dire que les
gens en veulent. Depuis le début de la grève ils ne se sont pas payés de mots ; malgré
la coupure du chauffage et les tracasseries judiciaires ils tiennent bon.
La difficulté qu’ils rencontrent tient à leur isolement, bien que la situation dans
tous les foyers d’immigrés soit identique. C’est d’ailleurs cet isolement que les
rackets politiques venus pour les assister renforcent. Lors des réunions du comité
des résidents avec « le comité de soutien » constitué presque toujours exclusivement
de ces rackets, la question de la rencontre stratégique avec les immigrés
des autres foyers s’est trouvée subordonnée à des impératifs judiciaires et politiques
par ces crapules.
Pourtant, c’est une force que possèdent ces immigrés qui vivent dans différents
foyers de Paris et de sa banlieue : ils se connaissent parce qu’ils font partie de la
même société de pauvres assignés à résidence dans ces taudis à leur arrivée en
France. Affrontant immédiatement les mêmes conditions sur le marché du travail
et parqués ensemble dans les foyers, ils ont l’occasion de circuler entre ces
foyers que ce soit pour voir un frère, un cousin ou faire une fête. Cette communauté
immédiate a le sentiment de subir le même tort particulier.
Ce que les grévistes de la Commanderie ont d’ores et déjà appris depuis le début
de la grève c’est que les institutions auxquelles ils ont affaire n’entendent que la
force. Et s’ils ont dû céder du terrain lors des procès c’est qu’ils n’étaient pas
assez forts. Depuis ils ont commencé à s’organiser avec d’autres foyers, d’abord
avec ceux qui dépendent aussi du BAS. Les résidents de ces foyers ont massivement
refusé d’acquitter les augmentations pour 84 tant que les revendications
de la Commanderie ne seraient pas satisfaites. Et il est question d’une grève
générale des loyers dans l’ensemble des foyers gérés par le BAS.
Septembre 1984, quelques personnes présentes lors de ces évènements
RAPPORT SUR MARSEILLE
« L’air y est en gros un peu scélérat », M me de Sévigné
Marseille n’est pas une ville très civilisée. C’est une ville exclusivement
vouée au trafic marchand, et il n’est rien qui n’y soit déterminé par les
impératifs du trafic. La cité entière est consacrée à cette activité, et à
rien d’autre. C’est la circulation des marchandises qui a édifié cette ville, à sa
convenance et à son image. Nulle trace de passé historique, la marchandise ne
laisse rien derrière elle, se contentant de passer.
45
OS CANGACEIROS N° 1
L’aristocratie marchande à Marseille n’a pas élevé de palais, ni brillé par les
arts ; mais elle a pu manier éventuellement le poison et le poignard aussi
bien que dans une cour florentine. Elle s’est maintenue par l’usure, achetant
les terres de la noblesse provençale, compromettant le clergé dans des
affaires de mœurs. Cette oligarchie marchande, cosmopolite (catholique, protestante,
juive, arménienne, grecque, corse) jalouse de son indépendance, s’est toujours
opposée au dirigisme étatique, qu’il fût monarchique ou républicain. Le
négociant marseillais entend bien conserver sa liberté de commercer, la libre activité
de l’argent. Sa Chambre de Commerce, fondée en 1559 sous Henri IV traite
d’« État à État » avec les pays du bassin méditerranéen et les pays d’Amérique du
Sud. Elle est LIBRE ÉCHANGISTE et s’élève contre toute forme de protectionnisme,
contre une intervention quelconque de l’État dans ses affaires. Elle attend du
pouvoir politique qu’elle abandonne volontiers, tâche subalterne, aux mains de
la petite bourgeoisie, qu’il se fasse le fidèle défenseur de ses prérogatives et assure
la police de la ville, le maintien de l’ordre des choses.
La bourgeoisie ne s’affiche pas dans le centre de Marseille ; et contrairement à la
plupart des villes françaises, le centre-ville n’est pas fait à son image. Elle préfère
se loger en retrait du champ des opérations, dans ses quartiers réservés et loin du
Port, des usines et des HLM. Quant à la vieille bourgeoisie liée à la propriété
foncière et aux offices administratifs, elle réside à Aix comme avant 89 et elle entend
en interdire l’accès aux pauvres : tous les arabes sont systématiquement refoulés
des cafés du centre d’Aix. S’y trouvent aussi les facultés de lettres et de
droit. L’air de Marseille n’est donc pas trop vicié par la présence d’étudiants : on
ne voit pas dans le centre-ville cette affligeante faune d’alternatifs et d’activistes
qui infeste le centre d’une ville comme Toulouse.
Cette discrétion de la classe bourgeoise ne doit pas tromper : ici, la passion de l’argent
s’exerce sans aucune retenue. Une grosse part du trafic national fait obligatoirement
étape à Marseille. Si la circulation proprement dite des marchandises
constitue l’essentiel de l’activité urbaine (1/3 de la population survit du Port, de
façon directe ou indirecte), il faut y rattacher bien sûr tout le secteur de la transformation
industrielle des marchandises importées, du raffinage des produits
bruts ; ainsi que celui de la finition des marchandises et de leur distribution.
Le Capital s’efforçant de toujours réduire ses frais de production, en mécanisant
le travail, désormais effectué par une main-d’œuvre restreinte et mieux payée,
doit aussi réduire ses frais de circulation et disposer pour ce faire d’une maind’œuvre
mobile et mal payée (il existe ainsi une myriade de petites entreprises à
Marseille, qui s’appuient sur un personnel immigré ou saisonnier payé à des tarifs
« défiant toute concurrence »). En gros le Capital attribue toutes les tâches vitales
commandant aux autres secteurs à un personnel minimum fixe et bien payé
(par ex. les dockers) et recourt à l’intérim et autres procédés du même genre pour
toute la part variable du trafic marchand (ex. le Port Autonome emploie de nombreux
dockers intérimaires en plus des fixes : à l’endroit où se déroule l’embauche
matinale, quai de la Joliette, il y a toujours des cars de CRS pour assurer le calme).
En 1953, Gaston Defferre, élu grâce à une coalition SFIO-MRP [alliance de l’ex
PS et du centre] vient au secours du capitalisme régional en se présentant comme
Rapport sur Marseille 47
dernier rempart de la bourgeoisie contre le PC. C’est qu’il y avait eu des émeutes
sous le précédent maire, le gaulliste Carlini, au cours desquelles des boîtes de
nuit furent incendiées par des dockers encadrés par la CGT, quartier de l’Opéra.
Avec Gaston Defferre, c’est de nouveau le mariage serein du commerce et de la
politique comme avant la guerre. Aujourd’hui Defferre reste l’homme lige de la
bourgeoisie locale soucieuse de son indépendance et de sa sécurité. Le clientélisme
électoral est la règle dans cette ville.
Aménager le Port, les voies de communication, aider les entreprises en difficultés
par la création de multiples Sociétés d’Économie Mixte, mariage de raison entre
le secteur public et le secteur privé, favoriser la puissance financière de la ville en
faisant de Marseille le centre de l’activité régionale de l’argent, Defferre, soutenu
par la Chambre de Commerce, gère sa ville comme il gère Le Provençal, une affaire
de famille et une opération commerciale réussie. Marseille est le 2ème port
d’Europe, après Rotterdam mais avant Hambourg, Anvers, Londres et Gênes.
Un tel va-et-vient de marchandises, avec toute l’activité qu’il engendre, a de tout
temps attiré des pauvres sans réserves du Bassin méditerranéen ; plusieurs vagues
d’immigration se sont succédées, sur lesquelles s’est édifiée la prospérité marchande
de la ville : italiens, corses, siciliens, espagnols, africains, arabes (sans parler
de l’arrivée des pieds-noirs) qui tous ont débarqué là, affamés par la nécessité
et contraints aux travaux les plus durs, attirés comme des insectes par la lumière.
Les impératifs de la marchandise ont donc déporté là des masses d’individus, qui
s’y sont agglomérés dans l’isolement et dont chaque atome individuel est laissé
en proie à la nécessité. Les pauvres à Marseille, se sentent vraiment comme de simples
nécessiteux et ne ressentent que leur isolement.
La moindre manifestation d’indocilité de la part des travailleurs réveille la haine
et la peur chez la bourgeoisie, car ils constituent pour elle une menace confuse
et permanente. Elle entend alors se venger des pauvres de peur qu’un jour les pauvres
ne se vengent définitivement d’elle.
1871 marque la première alerte moderne pour la bourgeoisie:LA COMMUNE.
Adolphe Thiers ne va pas ménager sa ville natale : la Commune marseillaise sera
elle aussi réprimée dans le sang. Les insurgés massacrés, Marseille se trouve sous
occupation militaire pour six ans. La ville est alors administrée par le Président
de la Chambre de Commerce, Lucien Rabatau.
Dès la fin du siècle dernier, cette fureur contre les pauvres trouve son exutoire
dans un racisme anti-italien virulent ; c’est que les chômeurs et en particulier les
nombreux italiens qui campent aux portes de la ville, dans les terrains vagues de
St-Charles et de la Belle de Mai sont ressentis comme une nouvelle menace. En
1885, une chasse aux « Babbis » [« crapauds » en marseillais] agite la rive Nord du
Vieux Port. En 1886 des incidents se produisent aux alentours de la Canebière.
En 1888, c’est l’épisode sanglant des « Vêpres marseillaises » : des Italiens sont
massacrés en nombre.
En 1909 un contremaître des Huileries Maurel fait venir des Kabyles pour briser
une grève d’ouvriers italiens. La direction des Sucreries Saint-Louis suit cet
exemple.
En 1945, 1962 et 1969 (Fos-sur-Mer) la
bourgeoisie a besoin d’une main-d’œuvre
bon marché et docile. À cette fin
elle puise dans l’armée de réserve des
pauvres d’Afrique du Nord.
Si la marchandise ne connaît pas de
frontière et peut circuler librement, il
n’en est pas de même pour les pauvres
enfermés dans leurs zones de réserve,
objet du marchandage entre États (« je
pense que ces problèmes ne peuvent être
résolus que d’une seule façon, par un accord
entre les gouvernements qui fournissent
la main-d’œuvre et ceux qui
l’utilisent » (Defferre). Pourtant la
bourgeoisie locale qui a pu reconstituer
sur place ses propres réserves de pauvres
n’a pas besoin, désormais, d’un
recrutement massif mais d’un recrutement
limité de travailleurs qui seront à
sa merci, tels les travailleurs clandestins,
tirant ainsi profit de la concurrence
sauvage qu’elle a instituée sur le
marché du travail.
La ville dégage une ambiance générale
d’hostilité. Ensuite, on y
éprouve un immense sentiment
d’accablement. La jeunesse elle-même
y semble écrasée par la fatalité, en proie
à une fatigue infinie.
D’autant plus la circulation de la marchandise
se sacrifie impérativement les
individus singuliers, d’autant plus
ceux-ci sont opposés entre eux, isolés
dans la masse informe que l’on piétine
sans égard. Ici, cela est ressenti avec
OS CANGACEIROS N° 1
FOS-SUR-MER :
LE PLUS GRAND CHANTIER
D’EUROPE...
Fos-sur-mer est le résultat d’une stratégie industrielle
et commerciale conçue en 62. Le
principe en était celui des « Usines au bord de
l’eau », c’est-à-dire directement liées au point
d’arrivée des sources d’énergie et des matières
premières (terminaux pétroliers, méthaniers,
minéraliers). Les travaux débutèrent
vers 72/73 : « Ce sera la fierté de la France »
disaient alors les malades qui avaient conçu
ce plan. Les multinationales qui devaient s’implanter
là pensaient créer un marché de produits
semi-finis avec l’Afrique du Nord et le
Proche-Orient. Le site de Fos devait participer
d’une insertion plus grande du marché
national dans le marché international.
Ce projet vit une liaison très étroite entre les
multinationales et l’État. Celui-ci prenait en
charge tous les travaux relevant de l’infrastructure,
au profit des groupes industriels les
plus puissants. Les entreprises situées à Fos
sont commandées d’ailleurs, de Paris, Londres,
Rotterdam. Et la part des capitaux privés
dans le financement du chantier devait
rester autour de 15 %, le reste relevant des capitaux
d’État.
72 : « Fos le prix de l’improvisation ». Le 21 octobre
72, une manif a lieu à la suite d’accidents
du travail, et qui rassemble à la fois des
travailleurs du chantier et des habitants du
secteur. Il y avait eu 3 morts et 7 grands blessés
en un mois ! Fos détient alors le record
des accidents du travail, ainsi que le record
des grèves (une par semaine depuis le début
des travaux). Le 14 octobre un certain Laïd
Mahjoud tombait du haut d’une grue ; une
manif eut lieu aux cris de « Laïd a été assassiné
». Les horaires étaient tout simplement
démentiels : certaines personnes travaillant
jusqu’à 85 heures par semaine!
En juillet 73, des grèves éclatent sur les chantiers
de construction et de métallurgie. Du travail
avait été promis « pour 20 ans » aux gens
et voilà que les licenciements pleuvent dès la
fin des travaux. Sur le site, il faut aussi compter
5 000 intérimaires et de nombreux immigrés
clandestins. En juillet, les grévistes
manifestent à Marseille avec les ouvriers licenciés
de Coder *. Il y a 10 000 grévistes à
Fos. Il y a eu aussi 20 morts au travail depuis
le début du chantier, et une moyenne de 40
accidents par jour. Tout ceci sur une chair à
labeur recrutée à 60 % hors de la région. Ce
sont de véritables immigrés de l’intérieur. Les
conditions d’atomisation et de concurrence
sont impitoyables pour les travailleurs venus
s’agglomérer autour de Fos. Les bidonvilles
apparaissent, souvent le logis de ceux qui
sont venus là sans engagement précis. Les
conditions de logement sont en règle générale
complètement lamentables. « Le plus
grand bidonville du siècle » ; « Clochardisation
de la Provence » disent les commentateurs
locaux pour désigner le paysage en
train de s’installer tout autour de l’étang de
Berre. Le mirage industriel a attiré les pauvres,
qui ont pris le risque de venir là, et y risquent
encore leur peau sur le chantier.
Cette lamentable affaire, pur produit de l’Étatplan,
se clôt momentanément avec la décision
gouvernementale de fermer Ugine-
Aciers, la 2 ème boîte de Fos, ultra-moderne et
compétitive. La même stratégie d’insertion
du marché national dans le marché mondial
avait décidé d’implanter Ugine-Aciers et décide
10 ans après de la fermer. Ceux qui
s’étaient risqués à venir travailler là en sont
pour leurs frais – et pour les Lorrains ce n’est
pas la première fois. La colère est donc en
train de couver. La manif-vandale des ouvriers
d’Ugine dans le centre de Marseille le
30 mars 84 en témoigne (encore que la CGT
avait réussi à contrôler l’explosion en obtenant
des gars qu’ils ne cassent aucun bien
privé, comme les vitrines des commerçants).
Leur montée sur Paris pour la manif-enterrement
du 13 avril fut difficilement contrôlée,
toujours par les porcs cégétistes qui essayèrent
de nous empêcher de lier conversation
avec les ouvriers de Fos, visiblement décidés
à en découdre ce jour-là mais hélas isolés par
la police syndicale. Depuis, absentéisme et
vols se généralisent dans l’usine (14 % d’absentéisme,
le double de la Solmer **). Les
vols ont dépassé les 100 000 francs ces 6 derniers
mois...
Le début du fonctionnement du site industriel
de Fos avait été agité (comme le montraient
les grèves de 74 à la Solmer, avec séquestration).
La fin promet de l’être encore plus.
* Entreprise de construction et réparation des tramways
et wagons. La SNCF est son unique client.
** Pièce maitresse du site industrialo-portuaire de Fossur-Mer
avec Ugine-Agiers. Dès 1974, l'entreprise doit
mettre une partie de ses travailleurs en chômage technique.
En 1979, un conflit éclate entraînant 2 mois de
lock-out.
Rapport sur Marseille 49
une juste amertume : « Ici, c’est chacun
sa mère » comme disent les jeunes des
banlieues.
Évidemment, partout dans ce monde
les gens sont écrasés par le cours des
choses qui leur échappe fatalement;
mais à Marseille, cet état de fait est à
nu. Ici, l’individu singulier ne pèse pas
lourd : il est révélateur de voir le caractère
très rudimentaire des rôles que se
jouent les pauvres. Rien à voir avec
l’étalage diversifié du Forum des
Halles. Les rôles affichés se ramènent
ici au simple besoin de se défendre
contre l’autre en général. Il est si dur
de trouver de l’argent pour survivre
dans cette ville, et la guerre de tous
contre tous y fait rage avec une violence
inconnue ailleurs.
Marseille donne l’image d’une ville où
il suffirait d’être dépourvu de tout
scrupule pour tirer profit de la richesse
qui y circule. Las ! Ce ne sont pourtant
pas les scrupules qui étouffent les pauvres
! Mais la concurrence à laquelle les
contraint l’implacable nécessité de l’argent
et l’extrême difficulté de s’en sortir
dans une telle ville.
ÀMarseille, de près ou de loin,
tout le monde trafique – chômeurs-à-vie
comme travailleurs.
Submergé par le flot impétueux
des marchandises, chacun essaie désespérément
d’en tirer un maigre parti et
de gagner un petit peu d’argent âprement
disputé. Dans ce torrent qui traverse
la ville entière, les individus sont
noyés, engloutis dans la boue quotidienne.
Toute énergie individuelle se
perd à se débattre dans cette boue.
Marseille, une ville où beaucoup trop
de gens sont dans la boue. Dans ce
mouvement de circulation infini,
chacun est sacrifié sans vergogne.
Marseille est une métropole carnivore.
OS CANGACEIROS N° 1
Certes, il y a des gens qui réussissent à Marseille, en marge de la bourgeoisie officielle
à laquelle ils sont liés de près : ceux qui gèrent les circuits sauvages de la
marchandise qu’aucune loi écrite ne contrôle encore (drogue, prostitution, jeux,
protection des lieux de distraction et divers trafics solidement établis de l’intérieur
même de la circulation marchande).
Grand banditisme et petite délinquance, le caïd rassure le bourgeois, le kid l’inquiète.
Caïds et bourgeois sont du même monde : l’un sort du milieu des affaires,
l’autre y entre. Le Milieu marseillais est un peu le Grand Guignol de la bourgeoisie
locale, présenté à grand tapage sur les tréteaux de la presse : elle y découvre
son histoire dans le raccourci d’une vie où il est question de meurtre, de
turpitude et de cachotterie.
La loi du silence ne s’applique qu’à la réalité sociale et non, comme on pourrait
le croire naïvement aux affaires du Milieu qui sont au contraire l’objet d’une logorrhée
sans fin de la part des journaux. À l’image de la classe dominante, la
pègre marseillaise se compose de clans qui s’associent, se dissocient, rivalisent et
s’affrontent autour du Vieux Port. Les truands sont à leur manière les descendants
des marchands aventuriers dont la passion pour l’argent ne s’embarrassait
d’aucun scrupule ni d’aucune loi (ce qui explique la secrète admiration que leur
voue le petit bourgeois marseillais).
Non seulement la bourgeoisie tire vanité à l’exemple des Delon et autres Hallyday
de ses amitiés très particulières (« Un grand caïd du Milieu, au demeurant un
homme charmant, vient de tomber... d’un propos très ouvert il côtoyait les plus
grandes personnalités marseillaises dans ses établissements » éloge funèbre de Gilbert
Hoareau dans la presse locale) mais ne craint pas de se compromettre.
Elle ne reproche pas au grand banditisme son existence : « Il est admis qu’il y aura
toujours des gangsters et des activités criminelles cachées derrière des couvertures d’honorabilité
» (Le Méridional) mais de se montrer parfois trop voyant et ainsi de risquer
d’être « une incitation pour les délinquants de tout poil qui prolifèrent dans la
ville » (idem) d’être « une émulation pour les petits marginaux ». La bourgeoisie
est un club privé, accueillant certes, mais réservé. Elle ne se trompe jamais d’adversaire
: l’ennemi, c’est le pauvre qui n’est pas docile, le délinquant dont la vie
la défie et l’atteint dans ce qu’elle juge être son droit.
Pour ceux qui n’ont pied ni dans la bourgeoisie locale ni dans le Milieu, et qui
n’exercent pas un de ces emplois stables et bien payés nécessaires au fonctionnement
organique de la ville (et ce, à la condition de servir les mafias municipales
et syndicales), pour ceux-là l’air de Marseille sent très mauvais.
Marseille est la capitale française du travail au noir ; tous les employeurs y ont recours
d’une manière systématique, de sorte qu’il se trouve une importante frange
de pauvres contraints de travailler sans même bénéficier des maigres avantages du
système moderne de protection sociale (assurance maladie et chômage). Quant
aux emplois déclarés, ils sont sous-payés par rapport à la moyenne nationale
(seuls font exception les emplois administratifs et municipaux) : dans l’industrie
locale, toucher le SMIC équivaut pour un ouvrier à une faveur céleste.
Rapport sur Marseille 51
De la même manière que cadres et dirigeants d’entreprises n’hésitent pas à trafiquer
joyeusement sur les comptes et sur les marchandises, ils trafiquent sur la
force de travail : si le travailleur n’est pas content, il y en a suffisamment d’autres
disponibles pour le remplacer aussitôt, au même prix et aux mêmes conditions.
À Marseille un capitaliste n’a pas de problème de main-d’œuvre. Ajoutons à cela
qu’aucune tradition de lutte ouvrière ne s’est jamais enracinée dans cette ville:
sinon, un appareil stalinien puissant qui contrôle le racket des travailleurs auxquels
il garantit protection et assistance (par ex. le Port est entièrement aux mains
de la CGT, au détriment de ses concurrents syndicaux). À Marseille, le mouvement
ouvrier n’a été à de rares exceptions près, que corporatif et réformiste.
Ce sont les conditions de la libre-concurrence la plus complète qui fixent le prix
de la force de travail à Marseille et elles seules. Les rapports entre les travailleurs
et le capital évoluent au gré du libre-arbitre patronal et syndical, chacun tirant
profit à sa façon de l’exploitation salariale sans rencontrer d’autre obstacle que
l’appétit de l’autre. À Marseille, les syndicats – principalement la CGT et FO –
fonctionnent véritablement à l’américaine.
À Marseille nous sommes tous confrontés à l’argent comme passion et à l’argent
comme nécessité. Cette puissance qui décide de qui doit vivre et qui doit mourir
attire les pauvres de tous les coins de la terre. Ces crapules de cadres et chefs
d’entreprises modernistes incitent le simple travailleur à « prendre des risques » :
ici, il y en a qui sont effectivement contraints à prendre des risques pour pouvoir
simplement travailler : les travailleurs clandestins. « Marseille – un douanier a tué
le 19 novembre 1983 vers 13 h un jeune passager clandestin qui tentait de quitter un
paquebot amarré à La Joliette en se mêlant aux matelots. Au moment où les douaniers
lui demandaient ses papiers d’identité, l’homme prit la fuite, poursuivi par le
douanier qui perdant du terrain, fit feu sans sommation. À 30 m la balle a atteint
le jeune homme à la colonne vertébrale. La mort a été presque immédiate. Il n’a pas
été possible d’établir l’identité du passager. Le douanier a déclaré qu’il s’agissait d’un
accident et qu’il n’expliquait pas comment, ayant voulu tirer une balle en l’air, il
avait atteint le fuyard. Cette explication n’a pas convaincu le juge d’instruction qui
a inculpé le douanier (par ailleurs conseiller municipal PS de la commune d’Allauch)
d’homicide volontaire et l’a placé sous mandat de dépôt. » (Le Monde, 22/11/83)
La bourgeoisie peut ainsi exercer un chantage de tous les instants sur les pauvres
et les contraindre à être, sans recours possible, corvéables à merci. Ce qui s’est
passé en mai 74 est désormais impensable : grève aux entreprises pépiniéristes
Gregori et Bernard, des Milles, à l’issue de laquelle des travailleurs clandestins,
sur lesquels prospéraient ces entreprises, envahissent l’ANPE pour réclamer une
carte de travail, provoquant l’intervention des flics. À présent, au Centre [de rétention]
d’Arenc de triste renommée, la police entasse sans ménagement les clandestins
qui se sont fait remarquer.
La jeunesse prolétaire de Marseille n’a pas trop envie de travailler (surtout
aux tarifs en vigueur dans cette ville) ; mais il est également difficile de gagner
de l’argent de façon durable par la reprise individuelle. Les risques
sont gros et les liquidités bien gardées (salopes !). Tous ceux qui possèdent quelque
bien vivent dans l’anxiété (largement amplifiée par l’information spectaculaire).
Un soir de juillet 73, à la cité d’accueil de Saint-
Jean-du-Désert (!), un quartier perdu au Nord-
Est de la ville et loin de tout, « la misère
omniprésente dans ce ghetto explose dans le
sordide banal... » À la suite d’une altercation, un
certain Laïd Moussa aidé de son frère tue son
voisin Michel Balozian à coups de couteau et
blesse ses deux acolytes, Jean-Marie Baudoin
et Nourredine Zinet, dit « Rémy ». Il s’agirait officiellement
d’une dispute occasionnée par le
bruit que faisaient dans leur piaule Balozian et
ses copains, et qui aurait dégénéré. Les frères
Moussa, arrêtés peu après alors qu’ils tentaient
de quitter la France sont présentés alors par la
presse et les groupuscules de gauche comme
d’honnêtes travailleurs immigrés : « Ils étaient
semble-t-il, les seuls à payer leur loyer dans cet
ensemble occupé par une foule de personnes
ayant des activités mal définies. Leurs voisins
de pallier, chez qui on a retrouvé par la suite
le butin de vols s’étaient installés d’autorité et
pour s’y maintenir répandaient la terreur.
“Je ne me serais pas risqué à aller les déloger”
déclarait le responsable de la cité. Ces singuliers
voisins, Balozian, Zinet et Baudoin entretenaient
très tard dans la nuit un tapage gênant
pour tout le monde et notamment pour les
frères Moussa qui à l’issue de leur journée de
travail aspiraient à un repos légitime ».
Quand à la presse de droite, elle se déchaîne à
la fois dans une hystérie anti-arabe (« tueurs algériens,
une fois de plus ») et dans une campagne
contre le repaire de zonards qu’est
devenue cette résidence appartenant à la
MNEF et réservée en principe aux étudiants
mariés (« nombreuses bagarres », « Cour des
miracles », « comment expliquer les chalumeaux
oxhydriques, les pinces-monseigneur
et la stéréo volée retrouvés dans la chambre
occupée par Balozian et ses amis »). Le Méridional
déclare « Il faut connaître l’identité et la
situation de tous les résidents ; savoir ce qui
autorise des non-étudiants à être là ; arrêter les
drogues-parties » – « Avec, au-dessus de tout
ça, une volonté évidente de casser, de détruire
». La gauche et l’extrême-gauche qui soutiennent
un « honnête travailleur immigré
agressé par de petits gangsters » ne disent pas
autre chose. Le Front National lui se contente
de dire que « Une nouvelle fois la pègre venue
OS CANGACEIROS N° 1
LA TUERIE DE ST-JEAN DU DÉSERT:
RACKETS RACISTES ET RACKETS ANTIRACISTES
CONTRE LA DÉLINQUENCE SOCIALE
d’outre-méditerranée règle ses comptes ». En
attendant, c’est la pègre des partis politiques
qui règle le compte des prolétaires qui habitaient
à Saint-Jean-du-Désert.
Laïd Moussa jouait serré devant la Cour d’Assises.
Il prétendait à la légitime défense. Les
amis de Balozian ne démentirent rien de tout ce
qu’il avait déclaré pour sa défense. Devant les
flics et les magistrats : le silence. On ne collabore
pas avec ces ordures. Au procès, en mars
1975, ils persistèrent. « Les dépositions des témoins
n’apportaient rien à l’audience, aucun
indice supplémentaire à cette lamentable affaire
si ce n’est que Jean-Marie Baudoin par
son attitude provocante et injurieuse était inculpé
sur le champ d’outrages à magistrats ».
En effet, au moment où le président lui enjoignait
de lever la main droite et de dire « Je jure
de dire toute la vérité etc. » Jean-Marie Baudoin
répondit « Ce que c’est que la vérité, je m’en
fous, mais ce que je sais c’est que la justice
c’est de la merde ».
Finalement Laïd Moussa s’en sortait pas trop
mal avec 3 ans de prison dont 18 mois avec sursis
; son frère prenait 6 mois de sursis. Les avocats
de gauche ainsi que les divers boy-scouts
gauchistes qui défendaient l’honnête Laïd
Moussa se complurent à traîner dans la boue
Balozian et ses amis durant tout le procès.
Mais peu après sa libération, le 9 mars 75, Laïd
Moussa était abattu. De deux coups de feu.
Aussitôt la nouvelle connue, toute la racaille
gauchiste qui l’avait défendu aboya automatiquement
au crime raciste ; ces clébards pavloviens
firent des manifestations le lendemain
même à Paris et à Marseille. Mais en quelques
jours, le rideau de fumée idéologique se dissipa.
Laïd Moussa n’était pas, et de loin, l’ouvrier
modèle que ces roquets avaient défendu:
et ce qu’il était, ils n’auraient pas osé le défendre.
Tout ceci en vînt à se savoir très vite après
sa mort. En fait de prétendu crime raciste, l’individu
qui fût très rapidement considéré
comme le suspect n°1 dans ce meurtre, Ali Meliani,
connaissait bien Moussa – avec qui il aurait
même fait des casses jadis. Mais surtout,
Meliani, dit « Cox », était un ami de Balozian. Il
avait un pied-à-terre à St-Jean-du-Désert. Le
soir de la tuerie, c’était lui qui avait interrompu
le carnage en braquant les frères Moussa avec
un fusil. C’est dans une chambre qu’il lui arri-
vait d’utiliser que les flics trouvèrent d’ailleurs
5 fusils de chasse provenant d’un casse. Depuis
sa sortie de prison, Laïd Moussa avait
confié à ses proches qu’il craignait la vengeance
de Cox. Celui-ci devait être un bon
speed, puisqu’il réussit à échapper peu de
temps après aux enquêteurs de la Criminelle
venus l’arrêter à son domicile parisien, dans lequel
ils devaient trouver un lot de P.M., flingues
divers et bijoux volés. Malheureusement, Cox
fut assassiné par les flics dans une coursepoursuite
après un braquage de banque à
Paris, en avril 76. À cette occasion, les salopes
de L’Humanité trouvèrent moyen de baver encore
un peu, eux les spécialistes les plus compétents
en calomnies & délation : Cox était
présenté dans un article comme « une barbouze
bien connue ». Salopes de gauche!
Les gauchistes, pour maintenir à bout de bras
leur scénario (scénario que Laïd Moussa avait
su utiliser à son avantage devant la justice), ont
toujours maintenu que ce serait l’extrêmedroite
qui aurait tué Moussa. Ils s’appuient sur
des lettres de menaces racistes, mais qui ne
prouvent rien vu le nombre de racistes qu’il y a
à Marseille – et elles ont même pu être écrites
exprès pour faire diversion. Qu’aurait été faire
l’extrême-droite en envoyant un tueur venger
un délinquant, qui était lui-même si peu suspect
de sympathie pour les thèses racistes qu’il
avait plusieurs délinquants arabes pour amis?
Rapport sur Marseille
Pour toutes ces salopes, cette affaire n’avait été
que l’occasion de se donner bonne conscience
et cela en se faisant concurrence comme toujours.
Mais par-delà cette concurrence immédiate,
tous les rackets politiques ont su
accorder leurs violons contre l’ennemi commun,
le délinquant – c’est-à-dire le prolétaire
qui ne veut plus travailler et qui se sert luimême.
Les salopes de gauche défendent l’honnêteté
et le travail exactement comme les
salopes de droite, et leur antiracisme n’est
qu’un mensonge de plus qui se révèle dans
cette affaire particulièrement ignoble.
La vérité de cette affaire, jamais aucune de ces
salopes ne l’a sue. La vérité, c’est que les prolétaires
n’aiment pas que les charognards viennent
mettre leur nez dans leurs affaires. Et
surtout qu’ils se repaissent de la misère des relations
auxquels les individus sont réduits dans
ce monde. Cette misère qui a implosé entre
eux, le soir de la tuerie de St-Jean-du-Désert, et
dont les salopes de tous partis ne savent évidemment
rien. Mais non contents d’être ignorantes,
ces salopes ont tout fait pour rendre les
gens aussi bêtes qu’elles, en couvrant le cadavre
de Balozian de leur merde idéologique.
Laïd Moussa les laissait faire, mais lui risquait
gros et il savait la vérité.
Les 3 protagonistes principaux de cette affaire
sont morts. Il était important, 10 ans après, de
rétablir la vérité.
53
Jean-Pierre Coulot, Jean-Philippe Puel, Rémy
Zinet, mis en cause, communiquent:
Encore une fois, il n’est pas étonnant de voir
à quel point la réalité est loin de ce qu’on en
dit dans les prétoires et dans les journaux.
D’ailleurs, Jean-Marie Baudouin en a témoigné
au procès de Laïd Moussa en déclarant
« la vérité est toute relative... » (Il est toujours
en prison).
Michel Balozian est mort. Laïd Moussa est
mort. Des intérêts démagogiques, entre autres
ceux des charognards gauchistes, ont fait
de l’un un affreux et de l’autre une image
d’Épinal. Pourtant rarement victime et assassin
ont été aussi proches. Ils tentaient, tous
les deux, de sortir du vécu misérable qu’on
leur imposait, d’aller au-delà des blocages affectifs
dégénérant en agressivité. Et pourtant
la misère omniprésente dans ce ghetto de
Saint-Jean-du-Désert explosa dans le sordide
banal du meurtre de Michel Balozian.
Le refus commun du travail aliéné et le goût
de la fête avaient créé entre la « Bande à Balozian
» et nous une dynamique insupportable
pour les tristes idéologues gauchistes. Ceuxci
n’ont pas hésité, au procès de Laïd Moussa,
à s’allier aux avocats, juges, journalistes et autres
roquets baveux, pour régler le compte
des « voyous » et des « fêtards », et de faire
l’apologie du travail, du respect de la loi et de
l’ordre dans les HLM, bref d’une nouvelle morale
qui ressemble étrangement à l’ancienne.
Le procès fut ce qu’il devait être. Pour que
Laïd Moussa obtienne un verdict de clémence,
notre position fut claire : le silence.
Mais après la mort de Laïd Moussa, les calomnies
et les délations continuent. Nous Situationnistes
et amis de Michel Balozian, ne
tolérons pas d’être traités d’indicateurs et
provocateurs de police, tout en étant fiers
d’être traités par ces Messieurs de la presse
et consorts de « Fêtards » et de « Dévoyés ».
Non Messieurs nous ne serons pas les
boucs-émissaires de toutes les puissances
du vieux monde, des gauchistes aux esclaves
du capital.
26 mars 1975
Situationnistes et amis de Michel Balozian
Internationale Situationniste : nous précisons
que nous n’appartenons pas à l’Internationale
Situationniste
OS CANGACEIROS N° 1
Cette psychose ne date pas d’hier : les
classes moyennes, plus encore que la
bourgeoisie, ont toujours été terrorisées
par la sourde menace que constituent
ces masses de gens en réserve à
Marseille.
C’est le droit du propriétaire qui définit
la bourgeoisie. S’en prendre à son
monde, à la marchandise et à l’argent
c’est la toucher dans sa personne morale
: « n’attendez pas de subir une humiliation
et d’enregistrer des pertes
d’argent » proclame Marseille-Sécurité.
Si la bourgeoisie a supprimé idéalement
la peine de mort ce n’est pas
parce que l’individu est tout mais bien
au contraire parce qu’il n’est rien. Le
tout est la personne morale c’est-à-dire
le bien privé. Devant la menace mondiale
que constituent les pauvres, la
bourgeoisie s’arme et tue, il n’est pas
pour elle question d’hésiter entre le
rien de l’individu pauvre et le tout de
la propriété: «Un commerçant marseillais
abat un jeune cambrioleur. C’est
un cas d’auto-défense type. Pour la défense
de sa personne menacée (dans) ses
biens, M. Giraudo s’est interposé... Il est
à souhaiter que d’autres soucis d’ordre judiciaire
ne viennent pas s’ajouter au désarroi
de cet honnête commerçant fort
connu dans les quartiers Sud de Marseille.
» (Le Méridional, 12/11/83)
Marseille est la ville la plus fliquée
au m². L’axe central où tout le monde
converge, la Canebière, est infesté de
porcs : civils difficilement repérables,
maîtres-chiens, fourgons de CRS stationnés
presque toute l’année aux différents
carrefours. Présence ostensible
et arrogante de la police qui accroît
d’autant le sentiment d’insécurité chez
les pauvres dans une ville où rien n’est
sûr pour eux : contrôle fréquent,
garde-à-vue dans le seul but d’impressionner
et de rappeler par tous les
Rapport sur Marseille
moyens qu’ici la police entend ne s’embarrasser de rien pour faire régner l’ordre.
La bestialité et l’arbitraire sont la règle constante. Les commissariats marseillais
ont une épouvantable réputation à cause des tabassages systématiques. Voici
quelques années, des inspecteurs avaient été condamnés à une très légère peine
de sursis pour avoir sodomisé avec des matraques des suspects, finalement innocents,
dans les locaux de l’Évêché lors d’interrogatoires : leurs collègues manifestèrent
bruyamment en plein centre-ville contre ce verdict (qui devait être
annulé ultérieurement en appel). Les preuves étant cependant irréfutables, il est
à conclure que la police marseillaise n’a pas craint de revendiquer hautement
dans la rue le droit à la torture dans les commissariats locaux.
Les porcs bavent de peur, peur d’une populace ressentie comme hostile, peur de
cette jeunesse qui comprend de plus en plus clairement la nature de son sort : gibier
d’usine ou gibier à flics. Ici, la jeunesse se trouve massivement traitée sans
égard, ennemi potentiel auquel l’État doit imposer la réserve par la terreur.
On peut comprendre cette violence policière heureusement sans pareil en France,
en relation avec la libre-concurrence qui sévit dans la ville et y impose des conditions
d’autant plus dures aux pauvres. Quand on a vécu à Marseille on peut imaginer
sans mal ce qui se passe dans des villes comme Rio de Janeiro ou Lagos:
c’est-à-dire partout où il n’y a presque aucune médiation sociale et politique interposée
entre les pauvres et la richesse en vue, et où le besoin le plus immédiat
est la seule mesure des relations entre les individus.
Il y a dix ans déjà les pauvres à Marseille s’en prenaient à l’ennemi en général.
Pendant l’été 74 la violence prolétaire s’impose à la Belle de Mai, Cité
Bellevue ; après s’être attaqué aux marins-pompiers et au supermarché voisin,
les voyous s’en prennent aux bars du quartier. Le 25 août 74 Le Méridional
publie une déclaration contre les voyous de la Belle de Mai, teintée de racisme
(« au travail ou qu’on les ré-expédie chez eux »). Une enquête intitulée « Graine de
violence » relève alors l’escalade de la violence dans la plupart des quartiers périphériques
de Marseille : « ceux de la cité Bellevue veulent montrer qu’ils s’en prennent
à l’ordre établi... ils n’en sont pas encore à la révolution mais ils ne dédaignent
pas la provocation » déclare un flic le 19/9/74. En mars 75, dans la même cité un
car de CRS est lapidé par une cinquantaine de jeunes qui interviennent contre
l’arrestation d’un voleur de voiture.
Devant le développement de cette situation, l’ennemi sera amené à prendre deux
mesures : le Sodim de la rue Félix-Pyat (cité Bellevue) ferme ses portes en décembre
77 tandis qu’un commissariat ouvre les siennes en plein cœur de la cité
peu après (il recevra d’ailleurs deux cocktails molotov au printemps 81). Depuis
cette époque, les heurts avec les patrouilles de flics n’ont jamais cessé à Félix-
Pyat comme ailleurs.
Il y a dix ans déjà l’ennemi s’en prenait aux voyous en général ; petit à petit il a
compris qu’il était de son intérêt de réduire ce qu’il y a de général dans la révolte
chronique des chômeurs-à-vie à quelque chose de particulier : c’est ainsi qu’il s’en
prend maintenant aux arabes en particulier. À Marseille le racisme anti-arabe, qui
a remplacé le racisme anti-italien, est institutionnalisé par la droite et par la gauche
qui s’en repaissent avec délectation comme en témoigne l’affaire Laïd Moussa.
55
OS CANGACEIROS N° 1
Si l’ennemi potentiel du bourgeois reste le prolétaire, l’adversaire de celui-ci est
un monde, ce ne sont que les imbéciles qui se trompent d’adversaire. Février 81
– Zahir qui faisait un rodéo à la Busserine est descendu par un imbécile de la
cité ; les jeunes par contre ont tout de suite su à qui s’en prendre : les constatations
terminées, les policiers ont dû se retirer très vite de la cité...
« Des éléments incontrôlés ont néanmoins provoqué les forces de l’ordre. Des véhicules
de police ont été endommagés.»
Le Provençal, 21/02/81
Quand les pauvres se montrent par trop indociles, l’ennemi emploie la vieille
technique de l’intimidation : la bombe.
8 juin 81 – des flics entrent dans la cité de la Cayolle pour arrêter un voleur de
moto, les jeunes les reçoivent comme ils le méritent et ils doivent demander des
renforts pour se dégager, six d’entre eux sont blessés.
« Dans cette cité du 9 ème ce n’est pas la première fois que de tels incidents se produisent.
Comme trop souvent ce sont de jeunes voyous qui sont à l’origine de ces batailles
rangées. Hier encore des véhicules de police ont été endommagés, bombardés
de projectiles divers. »
Le Provençal, 11/06/81
LA CIRCULATION DES PAUVRES À MARSEILLE
ET L’ORGANISATION POLICIÈRE DU TERRITOIRE
« On se souvient qu’à la nuit de mercredi à jeudi l’autorail Aix-Marseille avait été bloqué à Septème
; une vingtaine de jeunes voyous, des maghrébins pour la plupart, avaient déposé des blocs
de pierre dont certains pesaient jusqu’à 80 kg et qui avaient obligé le chauffeur de la micheline
à immobiliser son convoi. Quelques secondes plus tard, les loubards se précipitaient à l’intérieur
des wagons dont certains étaient saccagés.
Cette scène de far-west inadmissible s’était déroulée sous les yeux de certains parents de ces
jeunes loubards qui avaient annoncé leur « coup » par avance. Ce soir, nous allons vous offrir du
spectacle avaient-ils dit aux locataires de la cité, nous allons faire peur aux voyageurs... »
Le Provençal, 24 avril 82
Il est très courant que les trains soient bloqués sur la voie du côté des quartiers Nord avant d’atteindre
la gare de Marseille. Ainsi ce jeudi 1 er novembre 84, le TGV en provenance de Paris et le
train en provenance de Metz furent immobilisés plus d’une heure aux Aygalades, des madriers
ayant été placés sur les voies.
À Marseille, nous devons déjà subir une administration policière de notre habitat – la plupart des
offices HLM sont tenus par les staliniens et ils ont la main lourde en matière d’expulsion comme
le prouve au printemps 80 l’incendie criminel de bureaux de la Logirel *, dans les quartiers Nord.
Mais surtout, dans cette ville maudite, notre simple circulation est en elle-même une source de tracas
pour l’État. On ne compte pas les barrages de police sur les axes routiers reliant le centre aux
quartiers Nord. À cela s’ajoute une politique particulièrement énergique des transports urbains,
visant à assurer sans faille le maintien de l’ordre dans le métro et les bus.
Dans la plupart des municipalités de gauche, les chômeurs ont au moins droit aux transports gratuits
: Marseille ne leur accorde même pas cette aumône. Ici le chômeur paie son titre de transport.
Et «on» lui fait comprendre fermement qu’il n’est pas libre de circuler à son gré. Les
contrôleurs sont à présent armés ! Dans les métros descendant des quartiers de la Rose, il leur arrive
souvent de faire stopper la rame entre deux stations s’ils ont remarqué à l’intérieur la présence
de ces nombreuses bandes qui ignorent l’existence du ticket et n’hésitent pas à casser la
tête des importuns de la Régie : à la station suivante, un fort contingent de flics alertés par radio
les attendent afin de régulariser leur situation...
Dans les bus, les patrouilles de porcs en képi sont fréquentes de jour comme de nuit. Dans cette
ville qui n’est qu’une gigantesque banlieue couvrant une superficie immense, et où il faut, si l’on
ne dispose pas d’une voiture, prendre le bus pour le moindre déplacement, et où le prix du ticket
est encore plus élevé qu’ailleurs, bonjour l’ambiance!
Et pourtant, malgré ou à cause de cela, l’ambiance est plutôt chaude dans les transports en commun
de Marseille. Il s’y est vite instauré une complicité secrète entre les gens pour frauder. Le
ticket de bus étant valable sur toute la longueur d’un trajet, ceux qui descendent donnent spontanément
le leur à ceux qui montent ou à ceux qui dans le bus le leur demandent – les gens qui refusent
se faisant, bien sûr, insulter. Cette pratique courante, et pas seulement chez les jeunes, était
régulièrement dénoncée dans les journaux locaux invitant les usagers à déchirer leur ticket à la
descente. Mais au-delà du simple fait de se déplacer, il existe une communication clandestine
dans les bus entre pauvres qui se reconnaissent sans se connaître. Certaines lignes, et surtout
les services de nuit, sont des lieux de rencontre où l’on peut faire nombre contre les contrôleurs.
Les cas de rébellion ne se comptent plus:
« Michel, 21 ans, sans profession, a été interpellé par les agents de la RTM alors qu’il venait de
se livrer à des voies de fait sur un chauffeur de bus. Au moment de sa prise en charge par la
police, l’intéressé s’est rebellé portant des coups à un gardien de la paix.
Les fonctionnaires de l’Unité de surveillance des Transports en commun ont interpellé un certain
Taoufik, 27 ans, qui proférait des insultes à leur encontre. Au cours de son interpellation,
l’intéressé a frappé plusieurs policiers. »
Le Méridional, 12/9/84
* Entreprise HLM créée en 1966 dans la région lyonnaise.
Rapport sur Marseille
57
OS CANGACEIROS N° 1
Les porcs reviennent en force avec les CRS, défoncent les portes, saccagent des
logements et blessent plusieurs personnes dont une mère de famille qui porte
plainte. En riposte, quelques jours après, une trentaine d’habitants barricadent
la route d’accès à la cité et interdisent, fusils en mains, aux voitures de police de
s’en approcher.
La contre-offensive policière prend la forme terroriste : une bombe explose devant
la porte de la personne qui avait déposé plainte détruisant deux immeubles (par
miracle, il n’y eut que des blessés). Une deuxième bombe est désamorcée in extremis
la même nuit à Bassens. L’enquête impute ces deux attentats au SAC [milice
gaulliste] dont faisaient partie beaucoup de policiers marseillais.
Dans la nuit du 12 au 13 octobre 83, un attentat endommage plusieurs appartements
à la Bricarde, il est signé « Les Templiers de la Dératisation »...
Face à la provocation des salopes, la riposte ne se fait pas attendre. En octobre,
quand un CRS a abattu un jeune dans les quartiers Nord (après avoir menacé:
« j’ai la gâchette facile ce soir »), la réaction des gens fut immédiate et les CRS ont
dû quitter les lieux tout de suite pour éviter un affrontement imminent. Ce ne fut
que partie remise : à la fin d’une manif bonne-conscience organisée par les rackets
politiques, les CRS furent attaqués et l’une des principales rues commerçantes
de la ville saccagée ; en prime, trois commerces furent ravagés à Plan-de-Cuques.
En juin 82, à la suite d’un vol à la roulotte commis dans un taxi rue Félix-Pyat,
plusieurs dizaines de chauffeurs entrent dans des immeubles de la cité Bellevue
où ils se livrent à des provocations, revolvers en main. Dans la soirée, ils improvisent
une manifestation à la porte d’Aix, et attaquent des cafés dans le vieux
quartier arabe. Des jeunes des quartiers Nord descendent à la Belle de Mai prêter
main forte aux gars de la cité Bellevue contre les chauffeurs de taxi. À Sainte-
Marthe, un taxi reçoit des parpaings dans le pare-brise du haut de la passerelle
Plombière ; dans les jours qui suivent, ceux qui se risquent à passer dans ce secteur
reçoivent des pierres. À Bellevue des jeunes attaquent un fourgon de police
qui stationnait à l’entrée de la cité, « les habitants n’ont pas supporté la présence policière
» comme dit la presse. Au marché des Arnavaux, des gosses venus de la Paternelle,
armés de bâtons mettent à sac le dépôt Cash Gabriel.
Les jeunes n’ont pas envie de connaître le sort de leur pères, ils n’ont aucune
envie d’être de la chair à usine et ils le disent. « Ils ont fait travailler mon père
comme un esclave. Maintenant, il traîne d’hôpital en hôpital. Moi, je ne ferai jamais
ça, je veux un métier propre. Sinon je crèverai sur le trottoir, avec un flingue
dans la main » (un jeune de la Paternelle).
Malgré les manipulations, les tentatives de division (racisme) et les tentatives de
récupération (antiracisme) la nouvelle génération a su trouver un adversaire et
créer de ce fait une situation de plus en plus préoccupante pour les partisans du
Vieux Monde. Se créent ainsi des « zones de non-droit » selon l’euphémisme policier,
en fait des zones de haute insécurité pour les flics.
« À chacune de leurs apparitions, les voitures de police étaient saluées par des gerbes
de pierres : nous étions interdits de séjour dans cette ZUP (La Busserine) » déclare un
commissaire de police.
Rapport sur Marseille 59
Il y a évidemment des périodes où les hostilités se relâchent, ce qui n’empêche
pas Le Méridional de se lamenter à longueur de pages : « La police n’a pratiquement
plus les moyens d’intervenir dans certaines cités de la ville où la population s’est littéralement
mobilisée contre elle. C’est systématique, à chaque intervention policière
pour n’importe quel motif, dès qu’un fourgon ou une voiture de police arrive, c’est
l’alerte ! Les policiers en tenue ou en civil sont entourés et on leur conseille de repartir
bien vite, s’ils n’obtempèrent pas, c’est l’émeute. Deux solutions, faire face ou fuir.
C’est maintenant la deuxième solution qui est conseillée. Des renforts sont demandés
par radio, ils arrivent, protègent les policiers contestés et repartent. Bien entendu
aux paroles et aux cris, aux injures des premiers incidents signalés ont succédé les
coups, les bagarres, les blessés, les voitures cabossées ». (La Paternelle : une cité de
« haute sécurité » – ces journalistes de merde ne croient pas si bien dire – où la
police n’a plus les moyens d’intervenir, Le Méridional du 5/10/83)
OS CANGACEIROS N° 1
À la cité du Clos, à La Rose, la police n’a effectivement plus les moyens d’intervenir
normalement depuis 81 : à deux reprises durant l’été 83, des patrouilles durent
réclamer de gros renforts pour pouvoir se sortir de la cité où elles s’étaient
aventurées à la poursuite de motos volées, provoquant évidemment une vigoureuse
contre-attaque des jeunes.
À l’occupation policière s’ajoute toute une politique d’encadrement, c’est le
« syndicalisme du cadre de vie » inspiré du syndicalisme tout court. Cette politique
consiste à créer des comités, des centres culturels, des associations qui, à
l’exemple des syndicats appellent à la participation ou mieux à la collaboration
et qui ont tous pour fin de policer les gens : « Derrière le masque de l’animateur
se cache la grimace de l’indicateur ». De la même façon que l’on demande aux
pauvres de gérer leur propre exploitation, l’État leur demande en plus de gérer
leur isolement, vœux aussi pieux que vains : le mépris vis-à-vis des pauvres a tout
de même des limites qui sont les pauvres eux-mêmes.
Ainsi Defferre a-t-il mis en place les Comités d’Intérêt de Quartier (CIQ) qui
bien entendu regroupent les seuls habitants qui ont un intérêt quelconque en ce
monde : les commerçants. Les CIQ sont surtout des moyens de contrôle et de délation
; encouragés par la municipalité, ils ont dernièrement permis la constitution
d’un Comité de liaison Police-Population (« Afin d’établir un climat de
confiance entre citoyens et policiers, il est recommandé aux membres du Comité de
fréquenter personnellement plusieurs policiers et si possible, de faire inviter dans les
familles les CRS étrangers à la ville » – circulaire de juin 1982).
À ces CIQ s’ajoutent les CCV (Comités du Cadre de Vie) qui recouvrent un
territoire plus vaste. Il y a 4 CCV chapeautant respectivement 4 zones : le Sud
résidentiel et tertiaire, le Centre commercial, le Nord portuaire, le Nord-Est industriel
avec, comme courroies administratives, les Commissions Territoriales.
Il faut aussi signaler la commission régionale pour le développement des quartiers
qui s’occupe principalement d’urbanisme et se réclame d’une « politique de
quartier faite avec la population : concertation et participation des habitants à la
gestion de leur quartier. Ceci afin de leur donner les moyens d’agir sur les décisions
qui les concernent » et où siègent comme l’indiquent ces quelques lignes, de bien
impudentes salopes.
L’urbanisme est une opération de police jointe à une opération financière ; les
rêves de la raison d’État sont les cauchemars réels de la population. C’est ainsi que
la « Cité radieuse » du Corbusier a été édifiée selon les idéaux progressistes chers
à Defferre:«Où je sévis il n’y a plus de vie possible donc plus de danger pour l’État ».
Tout y fut fait pour que les habitants de ce bloc bétonné, moderne Alcatraz,
n’aient pas à sortir dans la rue : c’est ainsi que les quartiers de banlieues, véritables
souricières, furent conçus sur le modèle du labyrinthe expérimental. Il est
très difficile de passer d’un quartier à l’autre. L’urbanisme progressiste a trouvé
sa vérité dans le fameux cimetière vertical, jadis l’orgueil de la municipalité.
Déjà lors de l’occupation allemande, le projet d’avant-guerre de destruction d’un
secteur du Panier, quartier difficilement contrôlable par la police, fut réalisé par
la Gestapo, pour les mêmes raisons. Il fut reconstruit par Fernand Pouillon.
Quant au projet municipal de transformer le reste du Panier en musée, il est en
train d’échouer lamentablement.
Rapport sur Marseille 61
Pour de vulgaires raisons de police, Defferre parle d’embellir la ville et s’acharne
désormais sur les banlieues à coups d’équipements de loisirs, de sports et d’activités
culturelles. Il s’agit de prendre les gens de vitesse. Il faut à tout prix s’occuper
d’eux et les occuper dans des activités futiles, aussi vaines qu’inoffensives,
puisqu’ils commencent sérieusement à s’occuper du monde.
« L’État a toujours voulu civiliser les pauvres, le prolétariat n’a jamais eu de représentants,
c’est l’État qui a eu des représentants chez les pauvres... Il lègue cette besogne
civilisatrice à ses représentants les plus insidieux, à ceux qui sont chargés de faire de
l’assistance sociale : les éducateurs, les militants et autres boy-scouts. »
Les Fossoyeurs du Vieux Monde, n° 4
C’est raté. Comme l’a dit dernièrement un bureaucrate, « Frais-Vallon disposait
des équipements les plus fournis et les plus denses de France, où une somme de moyens
incalculables a été déployée et où, si nous rapprochons les difficultés de sa population
avec celles éprouvées par les habitants d’autres cités délaissées, la différence est pratiquement
nulle ». Il faut lire bien sûr « les difficultés rencontrées par le pouvoir »,
comme en témoignent (à la même époque) les évènements survenus le 27 juin 83
au supermarché Sodim de Frais-Vallon où une bagarre a opposé le directeur, ses
valets et le vigile à des jeunes venus en expédition punitive et réussie ; deux heures
de baston et le vigile corrigé comme il l’a mérité.
« Vivement que l’école reprenne et que l’été finisse », s’exclamait un journal local
après les incidents de la fin août 84. Mais les écoles elles-mêmes ne sont pas épargnées
par la violence de ceux qu’elles doivent enfermer ; à Marseille, depuis une
dizaine d’années, il ne se passe pas de mois sans qu’un bâtiment scolaire ne soit
saccagé dans l’allégresse.
Citons juste ce cas éloquent : au printemps 80, à la Busserine, un groupe de gamins
ayant saccagé l’école de la cité sont appréhendés. D’autres gamins, pour les venger,
détruisent à leur tour une autre école voisine en signant « Zorro » et envoient
des menaces de mort au personnel enseignant. Appréhendés eux aussi, ils devaient
expliquer leur « signature » en disant « Zorro, c’est celui qui défend les gens contre les
méchants. Et les méchants c’est les maîtres, ceux qui nous obligent à travailler... »
Les grandes manoeuvres « Prévention de la délinquance » entreprises depuis
82 pour pacifier la banlieue marseillaise s’avèrent être d’une efficacité dérisoire.
En effet, devant la généralisation de la violence prolétaire dans ces
zones, la police dut modifier sa tactique. Il s’agit désormais de réduire au minimum
la confrontation directe entre les forces de l’ordre et la population. Évidemment,
les gens en ont profité : il est toujours bon de respirer un peu,
d’échapper pour un temps aux incessants contrôles d’identité accompagnés de
provocations, d’éviter les expulsions manu militari, etc...
Écoutons le protestant Defferre : « Des instructions ont été données pour éviter les
ratonnades (!?); la mission qui a été créée pour ces quartiers déshérités a fait beaucoup
pour les jeunes » (1982 et Trigano, vacances en Ardèche, organisation qui s’occupe
des jeunes le mercredi, le samedi et le dimanche). La troupe des éducateurs et sa
piétaille gauchiste avaient pour mission première de devenir les médiateurs nécessaires
puis indispensables entre la « population » et la municipalité, l’Office
HLM (bastion stalinien) et la police – qui, tous avaient reçu pour consigne de
OS CANGACEIROS N° 1
jouer le jeu. Cela devait permettre à ces sincères représentants du pouvoir de
contrôler en douceur chaque quartier en exerçant sur ses habitants le chantage suivant
: « Si vous ne nous écoutez pas, la police va intervenir, il y aura du grabuge et
nous ne pourrons plus répondre de rien ». Rien ne devait plus se faire sans passer par
leur intermédiaire : ils devaient être les yeux, les oreilles et la bouche du pouvoir.
Ils furent l’aubaine du commissaire Grégoire Krikorian, super-garde-champêtre
des quartiers Nord. Les éducateurs sont les premiers à prévenir leurs grands frères,
les flics, quand quelque chose se passe dans le quartier à l’initiative des gens : ainsi
aux Flamands, quand les gens ont voulu projeter de nuit un film, fait par des
jeunes immigrés de la banlieue parisienne sur leur révolte, et ce hors du centre
social, celui-ci a tout de suite prévenu Krikorian (malgré l’opposition des personnes
présentes) et le garde-champêtre s’est déplacé, interdisant par sa présence
toute discussion entre les individus – on ne peut parler quand un flic vous écoute.
À la différence des éducateurs, Krikorian sait ce qu’il dit, emploie les mots dans
leur bon sens et collaboration signifie délation : « Le seul indicateur dont je me
serve, c’est la population, c’est la population qui dénonce, la population en tant que
communauté. » (c’est-à-dire par l’intermédiaire des CIQ ou des centres sociaux)
dit-il dans un interview paru dans les Temps Modernes. Il est même plus malin, il
se rend bien compte qu’il y a quelque chose qui ne va pas en dehors « des conflits
de cultures » ou de « la crise économique » : « Quand une patrouille du corps urbain
pénètre dans une cité et qu’elle est accueillie par des projectiles divers, des pierres, des
bouteilles de bière, etc... il y a une situation inadmissible. On ne s’attaque pas aux représentants
de l’État républicain. Si une telle situation se présente c’est qu’il y a
quelque chose de pathologique, quelque chose de cassé ». (T.M. avril 84)
Rapport sur Marseille 63
Ce qui est cassé c’est l’appartenance positive à la société civile. Voilà ce que Krikorian
pressent et ce qui le tracasse. « Prenons le cas de Bassens, vous savez que Bassens
est une de ces cités où la police était interdite de séjour depuis de nombreuses
années. Quand il y avait un problème avec toute la population de Bassens, on envoyait
les CRS, on envoyait des compagnies d’intervention : c’était pire que le mal.
On ne peut assurer la discipline sans le consentement ou contre le consentement de
la population... C’est à la communauté de prendre en main ses asociaux ou indisciplinés...
À la Paternelle par exemple, y a des délinquants qui ont fait de leur état de
délinquants une situation professionnelle. Si vous venez pour rétablir l’ordre et la sécurité
c’en est fini pour eux. Toutes les communautés, qu’elles soient protestantes, communistes,
laïques, catholiques etc., organisent elles-mêmes leur propre discipline dans
leurs rangs, et tant que la communauté maghrébine n’aura pas rétabli sa discipline
dans ses rangs, elle sera perçue comme communauté marginale. C’est une mise en
garde pour ceux qui, à la Paternelle, jouent un jeu dangereux ».
La bourgeoisie se trouve de plus en plus brutalement confrontée à ce qu’elle engendre:l’absence
de communauté. Mais il reste toujours l’aspiration à la communauté
– et c’est celle-ci qui fait et défait l’esprit d’un monde. L’ennemi est
contraint de récupérer cette aspiration et de lui donner un contenu abstrait dans
une forme religieuse.
Quand le mensonge sur lequel s’appuie l’activité politique et policière est compromis
(comme celui de « communauté nationale » auquel seuls les beaufs qui
constituent la classe moyenne sont encore sensibles, par purs intérêts corporatistes),
il reste comme ultime recours de se rabattre sur une autre forme de la
communauté, la religion, qui présente l’intérêt d’être particulière dans sa forme
mais universelle dans son essence.
Ce qui définit la religion c’est l’aspiration à former une communauté qui reste à
l’état d’aspiration. Sous le couvert de cette communauté mythique, la bourgeoisie,
qu’elle soit juive, chrétienne ou musulmane, peut se livrer sans retenue et sans
scrupules à sa passion, l’argent – tandis que les pauvres continuent d’être en proie
à cette nécessité, l’argent.
Quand cette chose-là perd son caractère sacré et que les gens se livrent de plus en
plus à l’activité profane du vol (ou mieux du pillage), l’ennemi se hâte de les enfermer
dans une pseudo-communauté.
Dans la bouche d’un flic, le concept de communauté signifie : « diviser les gens
pour faire régner l’ordre ». Racistes et antiracistes s’y emploient avec l’énergie du
désespoir.
« Il y a plus d’avantages à être malhonnête, et c’est ce qui fait que la délinquance augmente.
Il ne faut pas tomber dans le piège qui veut que le délinquant soit un déraciné,
au contraire, le délinquant est l’individu le mieux intégré à la société actuelle, celui
qui a simplifié tous les mécanismes de la société et les a adaptés à son comportement. »
Un commissaire de police marseillais (Autrement n°22, nov 79)
À Marseille, les jeunes chômeurs-à-vie continuent de s’attaquer avec fureur à la
nécessité de l’argent. « Samedi 25 août 84 deux gardiens du supermarché Sodim à
Frais-Vallon, sont passés à tabac par une bande de jeunes, des scènes de pillages dans
le magasin. Lundi 27 août une bagarre déclenchée par deux clients, l’intervention des
vigiles et un coup de feu tiré dans le ventre d’un jeune maghrébin de 19 ans dont les
OS CANGACEIROS N° 1
jours ne sont pas en danger... On a frôlé l’émeute. » (Où l’on parle de Frais-Vallon
une nouvelle fois ! Le vigile a été libéré aussitôt sans inculpation, le jeune blessé
sera poursuivi pour coups et blessures).
Le 30/08/84 : « Fous de rage de n’avoir pu emporter un bracelet-montre qu’ils
avaient dérobé au Printemps de la rue St-Ferréol, les deux garçons âgés d’une vingtaine
d’années sont revenus et se sont attaqués à coups de cutter au vigile qui les avait
interpellés » (Le Provençal). Juste retour des choses ! En juin 82, les vigiles du Carrefour
du Merlan en plein quartier Nord, arrêtaient deux jeunes pour vol et les
entraînaient dans leur bureau au sous-sol. Lorsqu’une trentaine de jeunes montés
des cités voisines attaquèrent le bureau pour délivrer leurs copains, les vigiles
leur tirèrent dessus au fusil à pompe : plusieurs blessés dont un très grièvement.
« De plus en plus, chez nous, on ne se contente plus de voler ou de dérober à la sauvette
: on prend de force et l’on se comporte comme si le vol était un droit que le voleur
entend faire respecter » se lamente le directeur du Printemps.
Lorsqu’un jeune de Port-de-Bouc, Farid Chouter a été tué le 29 août après sa sortie
du palais de justice d’Aix, la riposte ne s’est pas faite attendre : poste de police
assiégé, vitrines brisées. Les jeunes ont la haine : « Nous brûlerons ! » ont-ils
écrit sur un mur. Entre eux et les porcs il y a un mort et ils ne sont pas prêts de
l’oublier. Il a fallu tous les efforts diligents des associations beurs qui ont investi
la famille Chouter pour isoler et neutraliser les jeunes révoltés des Aigues-
Douces, ces associations beurs allant même jusqu’à désavouer, au nom des amis
de Farid, dans un tract honteux, le vandalisme des jeunes émeutiers.
C’est ainsi que la politique de prévention entreprise depuis plusieurs années à
coups de centres sociaux, culturels et de mosquées s’est trouvée à l’épreuve du
monde où il n’est pas question de médiation mais de guerre.
Les joyeux drôles de cette politique découvrent avec stupeur que les gens, s’ils ont
cherché à en tirer parti, n’ont jamais été dupes ; ils n’ont plus qu’a geindre dans
le giron des journalistes... ou à se mettre ridiculement en grève, comme les animateurs
du Centre social de la Rouguière qui entendaient protester ainsi, le 11
juin 84, contre la mise à sac de leurs chers locaux!
« On y a aménagé une mosquée et un centre social dynamique. Des emplois ont été
créés sur place. Les façades et les appartements ont été remis à neuf. Des boîtes à lettres
incassables, dit-on, y ont même été testées. Et pourtant la réhabilitation, apparemment
ne suffit pas... Certains jeunes sont tout à fait incontrôlables. Ils fument,
ils boivent, ils se droguent... ils vivent comme des loups » commente un éducateur
de Frais-Vallon dans Le Matin.
Par contre un gamin du quartier, lui, est au courant de la guerre, il se trouve
même aux avant-postes : « Ils rêvent de nous flinguer, des copains se sont faits tabasser
», « ils disent on va ratonner tous les melons ».
Dans cette lutte pour la vie beaucoup entendent désormais se servir eux-mêmes
selon le vieil adage « CE QUE L’OEIL VOIT ET CONVOITE, QUE LA MAIN S’EN SAISISSE »,
sachant pertinemment que dans cette histoire pleine de bruit et de fureur, c’est
encore celui qui s’écrase qui en prend plein la gueule.
La guerre sociale continue.
Marseille, novembre 1984 - Georges Lapierre, Yves Delhoysie
À PROPOS DE LA GRÈVE
DES OS DETALBOT-POISSY
DÉCEMBRE 83 – JANVIER 84
Depuis la lutte des sidérurgistes de Vireux, dans les Ardennes, aucun conflit
dans l’industrie française n’avait atteint un tel degré de clarté et de violence
que celui qui agite l’usine Talbot de Poissy. L’ennemi en est malade
: le PC et la CFDT, le PS et la CSL *, le gouvernement et la direction de
Peugeot-Talbot, sans oublier les plus crapuleux entre tous, les bureaucrates de la
CGT, tous s’engueulent et se reprochent réciproquement la responsabilité d’avoir
permis un tel débordement ; mais cela ne nous concerne pas vraiment. Nous allons
plutôt revenir aux faits réels, et dire les conclusions qu’ils nous inspirent.
65
* Confédération des Syndicats
Libres créée suite à
la dissolution de la
Confédération Française
du Travail. Syndicat
jaune, proche du SAC,
soutenu par le patronat.
Fondé en 1959, dissout
en 1977 suite à la mort
du syndicaliste Pierre
Maître dans la nuit du 4
au 5 juin 1977. Un commando
avait tiré sur des
grévistes faisant en outre
deux blessés. 4 des 5
hommes du commando
faisaient partie de la CFT.
** Syndicat patronal, ancêtre
du MEDEF.
OS CANGACEIROS N° 1
Afin d’améliorer le rendement de sa branche Talbot, le
groupe Peugeot-SA avait décidé de diminuer son capital
variable : en l’occurrence, 3 000 OS de l’usine de Poissy,
dont il annonce le licenciement fin 83. Dans cette vieille
usine que la direction veut moderniser, la plupart des OS,
sont des immigrés. Pour elle, ces licenciements sont une
mesure préalable, destinée à soulager le budget déficitaire
de l’entreprise Talbot, au moment où elle doit mobiliser
des capitaux nécessaires à la modernisation.
Le 7 décembre 83, les OS se sont mis en grève contre cette
mesure et occupent l’usine. Des négociations s’ouvraient
alors entre la direction, l’État et les syndicats c’est-à-dire la
CGT, majoritaire chez les OS de Poissy. Pour l’État social-démocrate,
il s’agissait d’arranger à l’amiable syndicats
et dirigeants de l’appareil industriel lors d’un
déplacement de capital qui se ferait ainsi proprement. Il
entendait montrer aux ouvriers émerveillés que le système
industriel peut évoluer sans nécessairement les piétiner –
et ceci grâce à son assistance.
Comme si chaque déplacement de capital, ce n’était pas les
pauvres qui le paient ! Comme si le capitalisme ne piétinait
pas, depuis qu’il existe, des millions de gens, et comme
s’il n’avait pas fondé sa prospérité sur la déportation de ces
gens, au gré de ses besoins ! Et de la prétendue assistance de
l’État, qu’en est-il ? Au moment même où il discute, avec
le CNPF ** et les syndicats, d’une nouvelle réduction de
l’allocation-chômage ! ? L’État socialiste a peur des désœuvrés,
depuis qu’ils lui ont joué quelques mauvais tours, par
exemple à Vénissieux. Alors il s’efforce d’occuper leur
temps, de le contrôler : aux stages Barre succèdent les stages
Rigout ; il revient sur sa décision initiale de diminuer la
durée du service militaire, car cela augmenterait le nombre
des chômeurs (à quand les camps de chômeurs comme
en Roumanie ?). L’État veut bien assister les pauvres, mais
pas des pauvres désœuvrés, laissés à eux-mêmes, car il n’y
a pas de paix sociale avec ceux-là. À la Chiers, à Vireux, la
proposition qui a été faite de payer pendant cinq ans au
moins tous les licenciés qui n’ont pas été reclassés, s’accompagne
de mesures policières : actuellement les ouvriers
sont obligés d’être présents à l’usine tous les jours, même
alors qu’il n’y a plus rien à y faire. Bonjour l’ambiance!
Tout cela, les OS immigrés de Talbot-Poissy le réalisèrent
le 17 décembre quand ils refusèrent avec fureur le plan
d’assistance arrangé par l’État et les syndicats... « Maintenant
qu’ils ont de nouveaux robots, ils oublient les anciens »
À propos de la grève des OS de Talbot-Poissy
(rires amers). L’accord ramenait les licenciements de 2 905
à 1 905 1 , et prévoyait diverses mesures d’assistance pour
les licenciés : 1 000 devraient aller en « formation » ?, 100
seraient formés à l’usine aux métiers de l’automobile (garagistes
! !), 500 à 700 iraient au chômage ; mais l’entreprise
qui serait assez téméraire pour embaucher un
immigré de Talbot recevrait 20 000 F de prime. Comme ça
se disait du côté des grévistes : « 20 000 F, le patron les dépense
en un soir au restaurant, il ferait mieux de nous les
donner ! » Et ce n’est pas tout, ceux des licenciés qui créeraient
une entreprise (? ? ?...) auraient 20 000 F de ristourne
sur l’achat d’un véhicule utilitaire ! ! ! ! Cette dernière plaisanterie
a beaucoup fait rire les OS. Si la direction centrale
de la CGT approuvait chaudement cet accord, sur le
terrain la section CGT de Poissy devait affronter le refus
et la colère des OS. Pendant les 4 ou 5 jours suivants, elle
garda une attitude équivoque et hypocrite, louvoyant sous
la pression de la base.
Dans ces jours-là, le mécontentement et l’amertume des
OS immigrés s’amplifièrent. Déjà désabusés par les mesures
de chômage technique qui avaient réduit leur salaire
au cours de l’année 83, ils ne se sentirent dès lors plus liés
en rien à l’entreprise Talbot. Ils décidèrent d’imposer leurs
conditions à l’inévitable départ, étant refusées celles de
l’État, du patronat et des syndicats.
Le 22 décembre, le ministre stalinien du travail Ralite avait
vaguement annoncé qu’il aiderait ceux des immigrés qui
voudraient rentrer au pays. Le 23, quatre délégués de
chaîne maghrébins exprimaient l’exigence générale de la
base. Dans une conférence de presse, ils expliquèrent en
quoi l’accord du 17 est une fumisterie. En tant qu’immigrés,
et de Talbot, ils n’ont évidemment aucune chance de
retrouver du travail ; et quand on voit les misérables aumônes
que la société jette aux chômeurs via l’Assedic, on
comprend leur anxiété. Quant aux plans de formation : « la
plupart d’entre nous ne savent ni lire ni écrire, alors... Depuis
10, 15 ou 20 ans qu’on est là, personne ne nous a appris, ce
n’est pas maintenant qu’il faut le faire. » Ils ont dit tout haut,
ce 23 décembre, qu’ils ont perdu leurs vies à l’usine et que
de toutes façons, ils vont la quitter, cette usine. Peu importe
que ce soit pour rentrer au pays comme les plus âgés
le disent ou pour rester en France, les quatre délégués ont
déclaré exiger un prix pour cette nouvelle déportation
après des années usées à l’usine. Puisque l’État a annoncé
qu’il pouvait dépenser de l’argent pour les assister, il peut
le leur donner tout de suite sans qu’ils aient à dépendre des
1. Comme un margoulin
qui veut obtenir 1 000F
d’une marchandise et en
fixe le prix de départ à
1 500 F; pour obtenir
réellement 2 000 licenciements,
la firme Peugeot-Talbot
en demande
3 000 au départ.
67
OS CANGACEIROS N° 1
multiples contrôles qui distribuent habituellement cet argent au compte-gouttes.
Ainsi les OS ont réclamé 200 000 F tout de suite, autant que ce que l’entretien
d’un chômeur coûterait à la société pendant un an – étant entendu que rien ne
leur rendra leur jeunesse perdue à l’usine.
Une telle revendication obéissait à quelque chose qu’ignorent foncièrement les
appareils syndicaux, quelque chose qui échappe à la logique du calcul économique,
quelque chose de qualitatif : le dégoût du travail, qui se libère à cet instant
extrême où l’on annonce aux OS d’aller se faire mettre ailleurs. Et voici des
paroles claires : « La France nous a fait venir ici à ses conditions, ils peuvent écouter
les nôtres. » ; « Nous, nous sommes la génération usée. » ; 200 000 F « parce que nous
avons laissé ici notre jeunesse, nos doigts coupés, notre santé. » Un délégué est allé
jusqu’à 300 000 F : « C’est comme un tribunal où le juge dit : c’est tant et c’est tout.
Moi je juge ma jeunesse et mes humiliations à 30 millions, comme une punition. »
La CGT avait dû s’inscrire mollement dans la poursuite de la grève, après
le refus de l’accord par l’ensemble des grévistes. Mais quand ceux-ci ont
affirmé de leur propre initiative leur exigence d’une indemnité de
200 000 F contre leur licenciement, la CGT perdit ce contrôle qu’elle avait pu
exercer sur la base immigrée lors du conflit de l’été 82 contre l’encadrement
CSL... « Les syndicats se sont servis de nous pour accroître leur pouvoir. Nous nous
sommes servis d’eux pour avoir un moyen d’expression. Maintenant, c’est fini. » À
cette initiative des OS qu’elle ne contrôle pas, la CGT réagit selon le vieux réflexe
stalinien : elle les accuse d’être manipulés de l’extérieur (« les dissidents sont manipulés
par les associations de travailleurs immigrés »). L’indignation et la colère des
OS devant cette manœuvre obligèrent la CGT à se replier discrètement dans les
jours suivants. Ce n’est que le 28 décembre qu’elle revint en force sur le terrain,
pour organiser une réunion des seuls affiliés CGT, tenue à huis-clos, alors que la
direction de l’entreprise a obtenu la veille du tribunal l’expulsion des grévistes.
Profitant de l’anxiété suscitée par la menace policière, la CGT s’offrit de reprendre
le contrôle des OS. Elle évoqua de possibles aides au retour, les 35 heures, sa
responsabilité d’organisation syndicale et ne fit surtout qu’évoquer sans jamais
rien dire de précis ; pour conclure sur la soi-disant non-représentativité des
quelques centaines d’OS grévistes par rapport à l’ensemble des salariés de Talbot
: « Nous sommes ici 200 au maximum, il y a 17 000 ouvriers dans l’usine, la base
c’est eux, pas nous. » Les grévistes n’avaient effectivement jamais prétendu représenter
d’autres salariés qu’eux-mêmes, contrairement aux bureaucrates syndicaux
qui prétendent avec outrecuidance représenter les autres. À partir de là, la CGT
n’avance plus qu’une chose : que la reprise du travail ait lieu le plus tôt possible
afin d’éviter une éventuelle faillite de Talbot qui menacerait 15 000 emplois.
C’est au nom du même principe que la CSL a combattu le mouvement de l’extérieur,
et la CGT de l’intérieur : la défense de l’entreprise Talbot et des 15000
derniers emplois qui y sont liés. À partir de là, l’attitude de la CGT est claire:
elle n’attend des 2 000 licenciés qu’une chose, c’est qu’ils se résignent à leur sort.
À ça, les grévistes ont très justement répondu : « On s’en fout de la mort de Talbot.
Nous, on est déjà morts. » Ils hurlent que leur vie passe avant la survie de
l’entreprise.
À propos de la grève des OS de Talbot-Poissy
Déjà, pendant la réunion à huis-clos du 28, les gros bras cégétistes avaient réussi
à empêcher les OS présents d’intervenir quand l’un d’entre eux s’aperçut que la
direction faisait sortir des voitures stockées dans l’usine. On peut penser que
cette réunion avait été habilement prévue en accord secret avec la direction, pour
qu’elle puisse se ressaisir du stock pendant ce temps. Quelques jours avant, les OS
s’étaient violemment opposés aux militants CGT qui proposaient de laisser sortir
100 voitures en échange d’une promesse (de négociation avec la direction).
Les bureaucrates débordés ne pouvaient dès lors qu’espérer l’expulsion des grévistes
par les CRS, qui eut finalement lieu le 31 décembre à 2 h du matin. Ils furent
même là pour assurer le départ « dans la dignité ».
Le 3 janvier, dès que l’usine rouvre ses portes, les OS ré-occupent. 10 jours d’occupation
avaient précédé l’accord du 17, et l’usine avait été mise dans son ensemble
au chômage technique à partir du 19. En fait, l’occupation s’était
poursuivie jusqu’au 31, date de l’expulsion. Au 3 janvier, la maîtrise et les personnels
qualifiés semblent décidés à en finir avec une occupation qui paralyse
l’usine et les met à la porte. Le matin du 3, les grévistes se battent contre des
agents de maîtrise qui avaient tenté de faire redémarrer les chaînes, et réussissent
à les en empêcher. Aussitôt après la secrétaire CGT Nora Tréhel vint essayer
de calmer les OS et réaffirme qu’il faut assurer les conditions pour que le travail
reprenne. Quand ils entendirent ça, alors qu’ils venaient de se battre contre les
jaunes, les grévistes se déchaînèrent : « CGT assassin », « CGT à la poubelle ». De
son côté, la CFDT, qui feignait de participer à l’occupation, s’arrangea pour faire
sortir les grévistes des bâtiments occupés sous les habituels prétextes (« éviter les
provocations», etc.).
Le 5 janvier à l’aube, la maîtrise et autres jaunes solidement encadrés par des petites
frappes de la CSL attaquent en commandos les grévistes revenus la veille
s’installer dans le B3. Les affrontements durent plus d’une heure et demie de violence
extrême : les jaunes attaquent au lance-pierre, aux boulons et au gaz lacrymogène,
à quoi répondent des rafales de pièces de moteurs et de boulons, jetés
du haut des passerelles par les grévistes, aidés de lances à incendie. Au soir du 5,
les belles voitures auxquelles tenait tant la CGT sont toutes abîmées : pare-brise
brisés, capots défoncés – elle qui au début de l’occupation ne voulait pas que les
occupants dorment dans les véhicules en cours de fabrication (« les voitures, c’est
seulement pour les clients. Cela, il faut que les clients le sachent »). Alors que les grévistes,
toujours retranchés dans le B3, s’y sont organisés pour se défendre et poursuivre
l’occupation, puisqu’ils n’ont toujours rien obtenu, la CGT les condamne
ouvertement par l’infecte bouche de Krasucki qui les traite de « minorités d’excités
», allant jusqu’à identifier pèle-mêle la violence des OS et celle de la CSL. Au
passage, le dégoûtant personnage règle ses comptes avec la CFDT, mettant ainsi
la touche finale à l’attitude d’une bureaucratie stalinienne.
Quant à la CFDT, plutôt minoritaire à Poissy, elle avait campé dès le début du
mouvement sur une position parfaitement abstraite : le refus pur et simple de
tout licenciement, point final. Ceci afin de ne pas risquer d’être désavouée par
la base, comme la CGT, c’est-à-dire pour suivre le mouvement réel. La CFDT
n’a jamais réellement soutenu la revendication des OS immigrés de faire payer
69
OS CANGACEIROS N° 1
À propos de la grève des OS de Talbot-Poissy
leur départ au prix fort. Au contraire, elle avait tout juste évoqué la vague possibilité
d’une aide au retour dans les pays d’origine, négociable avec les gouvernements.
Une fois affirmée sa position aussi entêtée qu’impraticable, elle n’a
cessé de calmer l’ardeur des grévistes et de restreindre leur effort d’auto-défense.
Pour finir, elle capitula devant les troupes de la CSL et fit seulement appel aux
CRS. C’est que le 5 janvier, ces messieurs de la CFDT ont eu très peur, tandis
que quelques centaines d’OS se battaient brillamment et empêchaient la CSL de
rentrer au B3. Alors que ceux-ci venaient donc de gagner la bataille du matin, la
CFDT a présenté le visage livide de la défaite et de la panique. Elle n’a vraiment
rien assuré, la pauvre!
Malgré ces belles bagarres (il y aura eu près de 130 blessés en ces derniers jours,
dont une soixantaine la seule journée du 5), les syndicats auront tout de même
réussi à faire évacuer l’usine par 3 fois : le 31 décembre, le 3 janvier, puis le 5. Les
grévistes n’avaient laissé ni la CGT ni la CFDT diriger leur mouvement, mais
ils n’avaient pas pour autant perdu ce démoralisant respect de l’appareil syndical
et de ses chefs. On a vu Nora Tréhel, cette stalinienne immonde, réussir à organiser
des réunions dans les bâtiments occupés alors que la position de son
syndicat était déjà connue comme étant contre les revendications des OS. La
CFDT a réussi à faire sortir les grévistes le 3 janvier, alors qu’ils n’étaient même
pas menacés, ayant déjà vidé les personnels d’entretien CSL dans la matinée. Le
pire fut le 5. La CFDT a directement appelé les CRS dès le début de la bagarre,
et a ensuite magouillé avec les flics la sortie du soir, interrompant ainsi une occupation
que beaucoup étaient prêts à poursuivre. On se souviendra de l’amertume
de la CFDT de n’avoir pas été conviée aux accords passés avec la police, lors
de l’évacuation du 31 décembre. La CGT a participé à cette magouille avec l’ignominie
qui lui est caractéristique. Après avoir dit aux OS « vous êtes des imbéciles,
mais la CGT vous soutiendra » (merci), une trentaine de bureaucrates cégétistes,
qui n’avaient pas du tout participé aux affrontements, réussirent, malgré les protestations
de centaines de gens, à sortir de l’usine en prenant la tête du cortège,
toutes banderoles déployées en vue des cameras. Les gens qui avaient su se battre
contre la CSL le matin ont laissé faire ça ! La résistance des grévistes s’est ainsi
trouvée salie ! ! !
Les grévistes de Talbot, malgré toute la clarté et le courage dont ils ont fait preuve
en ces jours agités, n’ont pu combattre franchement cette attitude de l’organisation
syndicale toujours prête à réapparaître pour enterrer les combattants sous sa
protection quand il y a de la bagarre dans l’air. À propos de cette déficience, il
est notable que les OS n’ont pas élu leur propre comité de grève indépendant des
organisations syndicales. Quand quatre délégués de chaîne ont pris la parole le
23 décembre pour annoncer leurs exigences, ils exprimaient spontanément la volonté
de l’ensemble de la base. Mais les OS sont malgré cela restés à la merci des
magouilles des directions syndicales qu’ils n’ont pas proprement rejetées et tenues
éloignées de leur lutte.
Tous les appareils syndicaux ont conjugué leurs magouilles pour étouffer l’unique
revendication rationnelle exprimée dans le cours de la grève et par la base des
grévistes, celle de l’indemnité de 200 000 F. Ce noyau dur des OS a dû finalement
assurer la lutte effective seul.
71
OS CANGACEIROS N° 1
Les OS immigrés de Talbot ont de toute façon réussi un beau scandale.
C’est un résultat qui ne s’effacera pas. Jusqu’ici, ils ont toujours été l’objet
d’un marchandage. Celui du 17 décembre était particulièrement écœurant.
Ils l’ont mis par terre, comme ils ont mis par terre l’image de paix sociale
que l’État et les syndicats leur demandaient d’applaudir. « Vous auriez pu au moins
nous consulter », criaient les grévistes au lendemain du 17. Non contents de ça, ils
ont osé ensuite prendre la parole en leur nom – au nom du tort qui leur a été infligé
dans cette usine, en particulier comme immigrés et en général comme ouvriers.
Voilà un mauvais coup que l’ennemi n’est pas prêt de digérer. Ensuite, ils
ont brutalement mis les choses au clair en ce qui concerne l’assistance de l’État:
qu’il paie la rançon de leurs vies bousillées à l’usine. Le reste n’est que spectacle:
l’accord du 17 comme tous les autres du même genre. C’est donc toute la tactique
de l’État social-démocrate que les OS de Talbot, un an après les sidérurgistes
de Vireux, viennent de contrer publiquement. Les OS immigrés ne sont pas prêts
à consentir quelque sacrifice que ce soit pour le bien de l’entreprise Talbot. Ils
ne sont aucunement disposés à se satisfaire des miettes que l’État et le patronat
leur concédaient si généreusement. Là, c’est tout le discours « Défense de l’emploi
» des syndicats qui en a pris un méchant coup dans l’aile ! Ces 20 petits bâtons
que les OS exigent, l’État et les patrons auraient tout à fait les moyens de les
leur donner. Mais quel exemple !... Pour finir, par leur occupation intransigeante,
les grévistes en sont fatalement venus à affronter la maîtrise CSL et autres personnels
hautement qualifiés. À la grande consternation du gouvernement, du patronat
et des syndicats, ils ont prouvé que dans une usine, c’est la guerre. Que les
relations de travail, elles-mêmes hiérarchisées, sont dominées par le conflit permanent.
Que l’intérieur d’une usine est un champ de bataille. Malgré toutes les
apparences du contraire que l’ennemi s’efforce de maintenir.
Faisons-leur justice des accusations proférées par les syndicats à l’encontre de
leur revendication : elle créerait une séparation entre les Immigrés et les Français.
Réglons aussi son compte au plat mot d’ordre syndical « travailleurs françaisimmigrés
tous unis ». L’opposition entre les travailleurs européens et les
travailleurs immigrés existe, comme une forme particulièrement aiguë de l’opposition
entre les travailleurs en général. À Talbot, elle recouvre une opposition
sociale entre les OS, la masse de manœuvre non qualifiée et mal payée, et la
couche des ouvriers hautement qualifiés, des agents de maîtrise et d’entretien, et
des cadres. En ce sens, la grève des OS de Renault à l’automne 81 était déjà significative,
puisqu’ils réclamaient le passage automatique au grade de P1. L’usine
de Poissy est vieille : elle a longtemps fonctionné sous le régime archaïque du
syndicat-maison, la CSL jadis CFT. Pendant des années, la direction envoya ses
agents recruter au Maroc, au Sénégal et ailleurs un personnel si possible illettré,
pris à la gorge par le besoin d’argent et obligé de travailler en courbant l’échine
et au prix faible. La révolte des OS de Talbot (comme ceux de Citroën) en 82 a
définitivement compromis cette méthode systématisée par l’encadrement policier
de la CSL. Et coïncidence heureuse pour Talbot, juste un an après il lui faut
se débarrasser de quelques milliers d’OS, et parmi eux ceux qui ont été les plus
agités en 82 ! La déportation d’une masse de nécessiteux, au gré des besoins et des
intérêts d’industries nationales, a toujours été un ressort sur lequel tout marché
À propos de la grève des OS de Talbot-Poissy
national prend son élan. L’immigration peut d’ailleurs être une immigration intérieure
au pays : voir la déportation de milliers de sidérurgistes lorrains sur le site
de Fos-sur-Mer, dans le milieu des années 70, et où ils ont trouvé des conditions
de logement lamentables et des salaires minables. Et c’est aussi contre une mesure
administrative qui aggravait leur déportation que se sont révoltés des travailleurs
du tri postal en octobre 1983. Tout ça pour dire qu’en France, comme
partout ailleurs dans ce monde, les immigrés sont bien placés pour n’avoir guère
d’illusions sur leur sort de travailleurs, ou sur leur avenir de chômeurs, même en
formation. Qu’ils le disent tout haut comme à Talbot ne risque certainement
pas d’aggraver l’opposition Immigrés/Européens. Ce n’est pas leur revendication
qui instaure cette opposition : c’est le système mondial de la marchandise
dont leur revendication dénonce l’ignominie. Et d’ailleurs ce n’est pas la perspective
de voir s’aggraver une telle opposition qui gêne les syndicats, quoi qu’ils
prétendent : c’est le fait que des ouvriers, immigrés en l’occurrence, aient dit
tout haut ce que tant d’autres ouvriers, privés de la parole, pensent secrètement.
Inutile, donc, d’invoquer une communauté des travailleurs français et des travailleurs
immigrés, car les travailleurs ne peuvent en rien constituer une communauté.
Le rapport de tous les travailleurs entre eux, c’est le rapport du marché,
la concurrence. Par exemple, si les chiens bâtards de la CSL ont tant de haine
pour les OS, c’est tout simplement parce que ceux-ci les ont dépossédés de leurs
privilèges en 82, et qu’à présent ils menacent, par leur grève, leur statut de travailleurs
aisés. L’intelligence des OS de Talbot, ce fut de partir de cette opposition
telle qu’elle existe de toute façon, sans chercher à la surmonter abstraitement
comme le font les syndicats, les gauchistes ou encore, plus récemment, la marche
antiraciste. Si à Talbot les OS, c’est-à-dire la masse de manœuvre industrielle,
sont presque tous immigrés, cela tient aux impératifs du marché. Le reste n’est
que de la poudre aux yeux destinée à détourner l’attention des gens – comme
par exemple la marche non violente des antiracistes, en novembre-décembre 83,
qui invoquaient religieusement l’égalité de tous les hommes (quels hommes ?). Làdessus
les OS n’ont laissé planer aucune équivoque : pas de temps ni de place
pour ces beaux discours. Mais ils ont touché à l’essentiel : à un mécanisme du
marché. Et ça fait très mal. Quant aux mots d’ordre rituels d’« Unité de la classe
ouvrière » ou de « solidarité des travailleurs », ce ne sont que des cantiques que les
syndicats récitent mécaniquement. Ces mêmes syndicats ont en réalité toujours
soin d’isoler un mouvement de protestation dans les murs de l’entreprise – ni la
CGT, ni la CFDT n’ont voulu appeler les travailleurs de l’industrie automobile
à la grève en soutien à ceux de Talbot. Alors merde à l’œcuménisme stalinien. Par
contre, il existe une reconnaissance spontanée des prolétaires entre eux, par-delà
les murs de chaque entreprise et qui n’obéit à aucun mot d’ordre syndical : le 5,
dès qu’ils apprirent la nouvelle des affrontements, des ouvriers d’entreprises voisines
sont venus aux abords de l’usine Talbot afin de couvrir ceux retranchés au
B3. Bien entendu, aucun syndicat ne les y avait conviés ! Et d’une manière plus
générale, de nombreux prolétaires se seront reconnus dans la lutte des ouvriers
de Talbot qui en ont assez d’être ouvriers.
73
2. Un violent tract
de mise en garde fut diffusé
au printemps 83
dans l’usine, signé « Les
Superconscients » qui
avertissait les chefs syndicaux,
sous peine de représailles,
de cesser leurs
magouilles.
3. Il était malheureusement
beaucoup trop optimiste
d’affirmer comme
il l’est fait ici que les ouvriers
de la Chiers auraient
mis au pas les
bureaucrates syndicaux.
C’est précisément l’Intersyndicale
qui a organisé
avec toute la patiente
d’une bureaucratie syndicale
la défaite des ouvriers
de Vireux : leur
isolement. Un an après
que ces lignes aient été
écrites, les sidérurgistes
de la Chiers subissent
quotidiennement le plan
social qu’ont négocié les
syndicats, le quadrillage
policier systématique
étant la réponse à toute
velléité de révolte (se reporter
au texte Ardennes
Boules). Note de décembre
1984
4. Par chômeurs-à-vie,
on désigne toute cette
frange de jeunes prolétaires
qui ne veulent pas
du travail et dont le travail
ne veut pas. Parmi
eux, beaucoup de jeunes
immigrés qui d’avance
refusent de subir le sort
de leurs parents. Le fait
que nous nous définissions
comme chômeursà-vie
n’exclut pas qu’il
nous arrive occasionnellement
de travailler, et
même de participer à des
conflits sur les lieux de
travail.
OS CANGACEIROS N° 1
Les réformistes essaient de se rassurer en disant que
Talbot est une entreprise « atypique », à laquelle les
solutions adéquates n’auraient pas été appliquées.
Ceci afin de faire croire que la lutte des OS immigrés est
elle-même « atypique » – et qu’on n’en reverra pas une pareille
de sitôt, ouf ! Ils ne sont pourtant pas les seuls à se
battre pour faire payer très cher leur départ. Dans des
conditions pourtant très différentes, les sidérurgistes de la
Chiers, à Vireux, ont déjà lancé une offensive identique.
Ceux de Vireux se battent parce qu’ils ne veulent pas être
déportés, ceux de Talbot parce qu’ils l’ont déjà été.
À propos de la lutte violente des ouvriers de Vireux en 82-
83, on peut noter deux faits qui corroborent notre affirmation
précédente. Sur la concurrence entre les
travailleurs : ceux de Vireux, de leur propre dire, n’avaient
quasiment pas bougé en 79 pour aider les sidérurgistes de
Longwy et Denain, alors en pleine révolte ; lesquels en 82
ne se sont guère déplacés pour aider ceux de Vireux lors
des rendez-vous/affrontements mensuels. Sur la reconnaissance
entre prolétaires qui échappe à toute logique syndicale
: ceux de la Chiers ont su très vite mettre au pas les
bureaucrates syndicaux, d’abord ceux de la CGT et plus
récemment les petits chefs de l’Intersyndicale 2
(CFDT/FO/CGC) 3 . Et outre les actions violentes qu’ils
ont réussi sur leur propre initiative, ils ont pu lancer ces
rendez-vous du dernier samedi de chaque mois, et cela sans
le « soutien » ou la « solidarité » d’aucun racket syndical et
politique. Sur cette initiative se sont reconnus aussi bien
d’autres travailleurs de la région que des chômeurs-à-vie 4
comme nous (d’ailleurs, une importante partie de ceux qui
ont affronté les CRS et les gendarmes mobiles en ces jours),
pourtant à priori peu concernés par l’évolution de la sidérurgie
– mais qui tous avons à subir la même nécessité de
l’argent. La lutte des ouvriers de Vireux se poursuit d’ailleurs
en ce moment, malgré l’hostilité des appareils syndicaux
– des voitures appartenant à des cadres de la Chiers
ont été incendiées ; une coopérative alimentaire de la
Chiers a été pillée ; des responsables de la « reconversion»
ont été séquestrés, etc. Et encore on ne vous dit pas tout!
Il nous reste à dire deux mots sur la position de cette
couche de travailleurs possédant une qualification professionnelle
durable, employés aux tâches de maîtrise, de
contrôle et d’organisation du travail d’autrui, payés au-dessus
du salaire moyen, et que l’on a vu à Talbot s’opposer
violemment à la grève des OS. Les insultes racistes qu’ils
aboyaient le 5 janvier indiquent bien de qui il s’agit là:
À propos de la grève des OS de Talbot-Poissy
pris avec la masse des petits boutiquiers et petits propriétaires, ils constituent en
France le principal de ce qu’on peut nommer la classe moyenne. On aurait tort
de sous-estimer son importance numérique. Ils sont comme les chiens qui gardent
l’accès de leurs petits pavillons de banlieue : ils aboient. Nous-mêmes, en
tant que chômeurs-à-vie, les connaissons que trop bien : ce sont eux à qui nous
avons le plus immédiatement affaire dans notre vie quotidienne (la police étant
hors concours). Ce sont ceux-là qui tirent sur tout jeune délinquant, sur les jeunes
immigrés, sur les jeunes bruyants, sur tout ce qui semble mettre en péril les maigres
biens qu’ils possèdent. Ce sont ceux-la qui s’estiment désormais en état permanent
de légitime défense devant la menace encore vague et incertaine qui flotte
dans les rues des réserves de banlieues. On a vu avec Talbot que toute révolte
ouvrière se heurte désormais violemment à eux. La haine raciste à laquelle ces
cafards nuisibles se sont abandonnés contre les OS est significative de la mentalité
moyenne de cette classe. Dans ces immigrés, ils ne voulaient voir qu’une
masse de manœuvre sans pensée, du bétail d’usine attaché à sa machine. Cette
couche mérite doublement le mépris en tant que travailleur qui se plaît dans son
travail, et en tant que pauvre qui se croit riche. On peut estimer, au vu de ses
comportements chroniques ces dernières années, que cette classe moyenne a,
pour la plupart, clairement fait son choix. Toute agitation des pauvres, que ce soit
dans les zones de banlieues ou dans les usines, se heurte à ses réactions de défense.
Un futur mouvement insurrectionnel devra la réduire définitivement au silence
par la force.
Au moment où nous achevons d’écrire, l’usine de Poissy est lock-outée, la direction
ne laisse pénétrer à l’intérieur que les cadres et les employés dont elle est
sûre. Elle a d’ailleurs annoncé que le redémarrage des chaînes ne se fera qu’avec
des ouvriers que la maîtrise filtrera soigneusement pour éviter toute reprise du
conflit. Les OS grévistes sont donc coincés, puisqu’ils n’ont pas d’autres moyens
de pression que l’occupation. Ces quelques considérations générales sur la grève
ne préjugent donc en rien de la suite possible du conflit, ou de son pourrissement.
Malgré l’incertitude de leur sort, les OS de Talbot ont créé un précédent.
Il faudra s’en souvenir, quand l’État va devoir assurer des licenciements massifs,
dans la navale et encore dans la sidérurgie. Quand les syndicats vont encore assurer
la paix sociale au nom de « la défense de l’emploi ». Et quand il s’agira plutôt
pour les travailleurs licenciés de faire payer très cher leur départ, comme il
s’agit déjà pour les chômeurs-à-vie parqués en banlieue de ne pas se résigner au
minimum vital. Il est temps d’ouvrir le débat sur cette échéance qui nous
concerne tous, afin que ne se reproduise plus le funeste isolement des OS de Talbot
dans les murs de l’entreprise.
Les Fossoyeurs du Vieux Monde
(groupe aujourd’hui dissout)
Circulaire publique entamée après la déclaration du 23/12/83,
achevée après les affrontements du 5/01/84
75
OS CANGACEIROS N° 1
ARDENNES BOULES
En septembre 84, les gars de la Chiers faisaient à nouveau parler d’eux. À
la suite du licenciement de 29 d’entre eux, les ouvriers entamaient une
série de barrages sur la RN 51. L’intervention des gardes mobiles entraîna
l’arrestation de trois personnes. Le déploiement policier rendait impossible tout
affrontement. Ce que les putes syndicalistes mirent à profit, désarmant une fois
de plus les Viroquois en leur proposant des actions de vaincus (grève de la faim,
journée ville morte).
La dimension locale a maintenant pris le pas sur ce que cette lutte contenait
d’universel. L’intérêt public s’y est perdu d’autant.
À Vireux les réformistes triomphent et les pauvres se mangent l’amertume de
leur isolement.
Ardennes Boules
Au cours des années 83 et 84, les énergies se sont
considérablement effritées. Les occupations militaires
1 et le rôle évidemment modérateur de l’intersyndicale
ont su provoquer fatigue et découragement.
Les actions en marge des syndicats se sont faites de plus en
plus rares, et les barrages se sont transformés en simples
manifs. Les petits groupes d’ouvriers actifs ont été laminés
et plus rien ne s’oppose aux mensonges syndicaux.
Quand le plan social fût signé, en janvier 83, il rencontra
toutefois le scepticisme des ouvriers. Aux quelques propositions
de reclassement qui leur étaient proposées, ils
opposaient une obstruction systématique. Obligés d’être
présents à l’usine sans avoir rien à y faire, ils avaient au
moins cette force d’être ensemble. Et régler les comptes
en souffrance est une bonne manière de tromper l’ennui:
voitures de cadres incendiées, bris des vitrines des commerçants
les plus ignobles, pillage de la coopérative de la
Chiers, postes frontières réduits en cendres, sabotage des
installations hydro-électriques sur la Meuse... Mais la fermeture
de l’usine, en mars 84, a renvoyé chacun à un
isolement aggravé.
L’accord sur le plan social fût un moment déterminant.
Signé dans une période de reflux après la première occupation
militaire, il apparaissait, sans trop d’illusions,
comme un acquis minimum. L’intersyndicale en fit à la
fois un tremplin et l’objet unique d’action.
Ce plan prétend garantir 85 % du salaire jusqu’en 1989.
60 % par les Assedic et 25 % par la Chiers. Les ouvriers
sont déjà certains de ne rien toucher de la Chiers, les 25%
étant systématiquement retenus à comptes divers. Pour le
remboursement de l’achat des maisons, par exemple, dont
les traites sont payées pour un an à la Chiers, ou pour tout
autre crédit qu’elle a pu accorder et dont elle se garantit à
présent un paiement minimal.
Les délais de versement des Assedic sont de plusieurs mois,
comme d’habitude. Certains attendent depuis 3 ou 4 mois
sans avoir touché un sou. Ils sont contraints au travail au
noir pour survivre, avec les risques de suspension de droits
que cela suppose. Ça n’est pas sans rappeler le style Cassa
Integrazione italien 2 . Le système viroquois est amélioré par
l’accréditation d’un pécule. Il s’agit d’un avoir, dû en fonction
de l’ancienneté et de la qualification (montant d’environ
50 000 F pour 15 ans de boîte). Le vice c’est qu’il
n’est possible de toucher le fric qu’en perdant ses droits,
garantis pour 5 ans, et ainsi se retrouver au chômage.
1. À trois reprises la ville
fut entièrement investie
par les flics (décembre
82, février et septembre
84) et à chaque fois pendant
plus d’une semaine.
2. Les Autonomes nous
présentent le plan social
comme « une victoire
remportée sur le terrain
du minimum garanti »,
histoire de nous refaire le
coup du « salaire social ».
En bons gauchistes, qui
identifient automatiquement
la lutte réelle des
ouvriers à la représentation
syndicale, ils voient
une victoire des ouvriers
là où il n’y a qu’une victoire
des syndicats.
77
OS CANGACEIROS N° 1
Seuls des immigrés semblent en avoir profité. N’ayant pas d’attaches dans la région,
ni contracté de crédits, ils sont partis avec un bon petit paquet de fric. Les
autres pour préserver ce pécule sont obligés d’accepter les conditions de la
Chiers : formations bidons, chômage économique avec promesse de reclassement,
emplois transitoires, mise au chômage momentanée (ce fût la cause des barrages
de septembre)... Les mairies leur font payer la casse occasionnée lors des barrages
en augmentant les taxes communales. Et les deux maires osent ensuite se pavaner
avec les gars lors des manifs syndicales.
La Chiers occupe encore 450 personnes « à la valorisation du site afin d’assurer
l’implantation de nouvelles industries dans les Ardennes », c’est-à-dire la démolition
de l’usine, le transport et l’installation des machines sur d’autres sites. On
y trouve en particulier l’entreprise de démolition la SOCOMO. Sa main-d’œuvre
est gratuite puisqu’il s’agit des gars de la Chiers. Ses bénéfices sont tels qu’elle
pousse même le cynisme jusqu’à offrir un « bon repas » régulièrement à ceux
qu’elle fait taffer. On vous dit pas les boules!
Ainsi les putes patronales essayent de se constituer une main-d’œuvre corvéable.
Elles se livrent à un véritable chantage sur la garantie de salaire, contraignant les
gars à effectuer tout ce qu’elles jugent utile. Refuser une tâche, une formation,
ou un déplacement, c’est risquer le licenciement.
C’est aussi le prétexte pour virer les plus indisciplinés. 15 d’entre eux, qui l’ouvraient
trop ou pratiquaient l’absentéisme systématique ont été licenciés, sans
aucun soutien ni protestation. Au contraire, ils sont présentés par l’Inter comme
indéfendables, puisqu’ils sont les seuls à affirmer ouvertement qu’on se fout de
leur gueule.
« On a jamais été aussi nombreux aux manifs... » constate amèrement l’un d’eux
« ... maintenant même les commerçants, les profs, les notables sont avec nous ». La
belle ouvrage ! L’Inter a su se maquer toutes les salopes de Vireux, en laissant se
faire saigner ceux qui ont su manifester l’abjection de leur condition. Elle a divisé
ce qui était uni, et unit ce qui était divisé.
On imagine le dégoût et la fatigue de plus d’un, lorsqu’on sait que le contrôle policier
est permanent, que les occupations militaires sont systématiques à chaque
mouvement de colère. « CRS=SS, VIREUX = POLOGNE » comme l’affirme
là-bas un bombage. Le téléphone est sur écoute, le courrier est ouvert, les RG
tournent. La presse locale a black-outé l’information lors des incidents de
Longwy en avril 84 et fait le silence sur l’ensemble des mouvements sociaux à la
même époque. Le blocus est total.
Il y a peu, ceux d’Arthur Martin à Revin (à 20 km) se sont mis en grève. Ils
avaient appelé à une journée d’action. Ceux de la Chiers n’y avaient répondu
que par un soutien financier, rappelant qu’en 82 le soutien des « Martin » n’avait
guère été actif. Tout déplacement à Revin était rendu impossible par les flics, qui
avaient bloqué ce jour-là les accès de Vireux.
Lors de la dernière occupation militaire, ces bâtards ont instauré un véritable
couvre-feu : pas de lumière dans les rues, contrôles systématiques, utilisation de
projecteurs... Deux de ces porcs auraient été abattus à coups de fusil, et un troisième
blessé. Être aussi maltraité suscite évidemment des idées de vengeance.
Les sidérurgistes firent en sorte que
leur départ coûte à la Chiers. En feignant
un compromis, la direction se
décidait à une liquidation à long terme.
L’État fut l’agent de persuasion. Il devait
dès lors répondre à toute nouvelle
exigence qu’avanceraient les sidérurgistes
par l’indiscutable argument
d’État : le quadrillage policier.
La liquidation de la Chiers aggrave les
conditions de chacun, le maintien
d’une garantie de ressource se fait au
minimum, avec un salaire largement
amputé. Les formations ou les emplois
proposés sont de véritables corvées
sans avenir. La mobilité exigée par ces
tâches n’est que le prélude à la déportation,
le développement de nouveaux
emplois dans la région étant inexistant.
En plus, ils doivent se montrer dociles
et être reconnaissants pour les miettes
qui leur sont accordées, sinon ils risquent
de ne plus rien avoir du tout.
Les conditions que connaissent les Viroquois
sont celles faites aux pauvres
de cette époque. Ils doivent accepter
une disponibilité complète, au gré de
n’importe quel mouvement de Capital.
Les mineurs anglais y ont répondu par
une grève qui dure depuis onze mois,
où piquets de grève et émeutes se succèdent.
Les ouvriers des chantiers navals
espagnols affrontent les flics
quotidiennement, à Bilbao les bastons
n’ont pas cessé depuis septembre.
Partout dans le monde des pauvres se
révoltent contre l’état de réserve dans
lequel ce monde veut nous maintenir.
Notre colère ne connaît pas de limites.
Décembre 84,
Gilles Savenniere et Allan
Ardennes boules
SIDÉRURGIE :
LE DIRECTEUR DE LA CHIERS
EMMURÉ DANS SON BUREAU
Le directeur de la Chiers à Vireux-Molhain
(Ardennes), M. Chapp, est emmuré depuis
hier matin avec des membres de l’intersyndicale
de l’usine appartenant à la CFDT, FO,
CGC et CFTC.
Les portes du bureau sont murées avec des
briques, il n’y a plus de possibilité de sortie
que par les fenêtres mais elles sont situées à
une dizaine de mètres du sol. Apparemment,
les manifestants n’ont rien apporté à manger
ni à boire.
Le 31 mars dernier, selon le plan de restructuration
d’Usinor, l’usine a fermé ses portes.
Elle est d’ailleurs en cours de démolition. Il
restait environ 300 sidérurgistes qui, malgré
les promesses, n’ont pas été reclassés et
c’est pour cette raison que depuis plusieurs
jours, par diverses manifestations, ils montrent
leur colère.
Le Quotidien du 11/05/84
79
OS CANGACEIROS N° 1
BISONVODKA
Qui ne se borne pas, à propos de l’histoire contemporaine de la Pologne,
à ânonner de vieilles incantations ou à chercher la seule confirmation
de son opinion, quitte à éliminer tout ce qui vient la contredire, se trouve
immédiatement confronté à la question du langage. Quarante ans de domination
bureaucratique ont fait travailler les mots forgés par la critique sociale pour
le compte exclusif de l’État, et aujourd’hui le seul mot de prolétariat suffit à donner
des boutons à tout pauvre sans qualités. Il n’y a lieu, ni de déplorer que « les
termes de la critique révolutionnaire moderne » n’aient pas cours en Pologne, ni
de se réjouir que la place soit nette pour une critique radicale de la théorie de nos
maîtres. Le travail des mots est un moment de la lutte engagée là, et un témoignage
tant de sa nouveauté que de ses contradictions non résolues.
Un style s’est trouvé proscrit en Pologne : le style tranchant et l’usage de l’insulte,
qui sont l’apanage de l’État et des officines para-étatiques. Il suffit de se souvenir
du fiel des staliniens français du temps de leur puissance pour comprendre
pourquoi ce ne sont pas les éléments radicaux qui ont le langage le plus virulent.
Si les mots de « dignité » et de « vérité » se sont trouvés au centre du mouvement
Bison Vodka
polonais, c’est précisément parce qu’ils étaient exclus de la
novlangue étatique. Ils portent en eux la contradiction majeure
de ce mouvement. Ce n’étaient évidemment pas des
catégories abstraites dans la bouche des pauvres, où ils signifiaient
refus des compromis et transparence du débat
public. Mais ils étaient suffisamment malléables pour pouvoir
signifier dans la bouche des experts : refus de l’affrontement
et unanimité obligatoire.
Ce statut des mots explique le rôle déterminant des intellectuels.
Malgré leur modérantisme notoire, malgré leur
activité incessante de pompiers sociaux, leur prestige subsiste
grâce à (ou à cause de) leur agilité oratoire face aux
gros sabots bureaucratiques et leur capacité à retourner le
double langage contre ses utilisateurs patentés. Ainsi le
moins surprenant dans l’intervention de Michnik * devant
le commissariat d’Otwock n’est pas qu’il ait finalement
été écouté par la foule en furie. Un tel pouvoir a de quoi
faire rêver toutes les putes intellectuelles d’ici 1 .
Peu nous importe la sincérité de tel ou tel expert ou
conseiller. Tous se sont toujours trompés sans jamais critiquer
leurs erreurs, cela suffit à dire ce qu’ils sont. L’irréalisme
(même de leur propre point de vue) qui est à la
racine de ces erreurs consiste à croire que l’État stalinien
est voué à s’assouplir graduellement, ce en quoi ils persistent
du fond de leurs prisons.
Nous ne pensons pas que les termes dans lesquels se sont
exprimés les conflits sociaux « appartenaient » à la direction
de Solidarité. Par exemple, si pour cette direction le
mot « société » signifie bien que seule la forme de l’État
est à réformer, les acteurs réels du mouvement étaient,
eux, fondés à l’utiliser pour qualifier leur activité sociale,
l’ébauche de communication directe qu’ils établissaient
malgré et contre les directives du sommet. Peut-être fautil
rappeler que la révolution polonaise s’est cristallisée autour
de trois exigences sans partage : liberté absolue de
parole, appropriation de la distribution, grève générale active.
Voilà bien de quoi défaire un monde. Voilà bien de
quoi fonder une société.
Les seules critiques des intellectuels dirigeants de Solidarité
qui nous soient parvenues proviennent de la fraction
de ceux-ci qui, en raison de son langage marxiste et surtout
de ses sympathies pour les structures horizontales du
POUP ** n’a pas pu imposer sa salade. Ainsi la sociologue
Jadlwiga Staniszkis, maquée avec l’immonde club
Sygma ***, nous donne-t-elle de précieux renseignements
1. « Quant à moi je souhaite
être là quand vous
vous sentirez menacés et
réussir à vous aider vous
aussi, comme j’ai réussi à
le faire à Otwock en sauvant
la vie à quelques uns
de vos subordonnés. »
Michnik au ministre de
l’intérieur, 10/12/83
* Historien, opposant polonais.
Il est suspendu de
l'université en 1968 puis
emprisonné. En 1976, il
est un des co-fondateurs
du KOR (comité de défense
des travailleurs). À
partir de 80, il est conseiller
auprès du syndicat
Solidarité (Solidarnosc).
** Parti ouvrier unifié polonais,
ex-PC, au pouvoir
de 1948 à 1989. Jaruzelski
en est le secrétaire
général de 1981 à 1989.
*** Club fondé fin 1982
à Varsovie. Organisation
étudiante légale dominée
par la fraction trotskiste.
81
2. Ce ne sont pas non
plus « les Polonais » qui
ont « aboli la vieille séparation
entre politique et
droit commun à Bydgoszcz
à l’automne 81 »,
pas plus que « les Français
» ne l’ont abolie aux
Baumettes en janvier 83,
mais quelques centaines
de Polonais ou de Français.
D’autant que la
peur d’une provocation
étatique a empêché une
reconnaissance plus générale
de ce beau geste.
Par ailleurs il n’y a pas de
séparation entre politique
et droit commun dans les
pays bureaucratiques,
tout acte négatif s’opposant
immédiatement à
l’État. Chaque accident
du travail voit son lot
d’ouvriers désignés responsables
par l’État et
envoyés en taule. Citons
même le cas-limite récent
de ce Lituanien qui
avait attrapé la vérole.
Dénoncé par son médecin,
il fut condamné à
trois ans de prison pour
« maladie anti-sociale » !
* Rédacteur en chef de la
revue Révolution, dirigeant
de Solidarnosc
dans la région de LODZ
(1981), membre de la
IV ème Internationale
(trotskiste).
OS CANGACEIROS N° 1
sur cette grande famille des experts et de son fonctionnement
occulte (Pologne, la révolution auto-limitée, PUF,
1982). À la même engeance appartient Zbigniew Kowalewski*,
sans lequel malgré tout nous ignorerions peutêtre
toujours à quel stade en était arrivée la situation à
Lodz (Le Monde, 7/1/82), car aujourd’hui cela est tu même
en Pologne.
Que, à propos d’un mouvement dont l’exigence centrale
était la vérité, de telles vérités fondamentales ne nous parviennent
que par l’entremise de menteurs déçus, voilà qui
en dit long sur les détenteurs officiels de cette vérité, Walesa
et sa bande, aussi bien que sur la véritable fonction du
coup de Jaruzelski, qui interdit aux pauvres sans qualités
de ramener la vérité pratique dans les assemblées.
Il faut ruiner l’unanimisme qu’a engendré Solidarité. « Les
Polonais » est une abstraction que seuls les curés et les syndicalistes
ont intérêt à soutenir. De toute façon il est fort
probable que la période à venir va se charger de ruiner pratiquement
cette pseudo-unanimité 2 .
Il n’y a pas eu retour de la religion en Pologne. Tant la
fonction de l’église que la forme de la religiosité des pauvres
y ont un passé vieux comme l’oppression. Dès Catherine
II, l’occupation russe se traduit sur le plan
religieux par l’imposition de la religion orthodoxe, institution
d’État, et la volonté de se soumettre l’église catholique.
Ne pouvant se concilier les faveurs de l’État, le
clergé se voit contraint de prendre le parti des pauvres
contre celui-ci et d’opposer son autorité morale à l’autorité
séculière.
Dès la fin du XVIII ème , les églises sont avant tout des lieux
de rassemblement où se manifeste l’identité nationale
(c’est l’origine du Dieu sauve la Pologne) et où se préparent
les insurrections. Tout le long du XIX ème , les curés de base
sont durement persécutés à cause de l’aide qu’ils apportent
aux insurgés, le plus souvent contre l’avis du Vatican.
La hiérarchie ecclésiastique ne s’en sort pas mieux, tiraillée
dans sa volonté de concilier la raison d’État et les exigences
des pauvres. Ainsi Felinski, parachuté archevêque
à la demande du Tzar pour briser les révoltes, se verra, en
réformiste malheureux, déporté par le même Tzar pour
avoir, après l’insurrection de 1863, quémandé un peu
d’autonomie pour la Pologne. Ces persécutions contraignent
l’Église, pour survivre, à recruter à la va-vite des
curés de campagne au niveau théologique quasiment nul.
Ce sont eux qui préserveront la religiosité populaire, mais
Bison Vodka
selon des modalités bien particulières : dès lors, c’est la liturgie qui domine, et la
théologie y est pratiquement inexistante. Dès lors, la pratique religieuse est le
seul moyen de liaison qui s’offre aux pauvres (religion vient de religare, relier).
Quant au but, l’église s’évertue à le contenir dans le rêve d’une nation indépendante
où elle pourrait participer au pouvoir. À la fin du siècle dernier, ce
rêve s’estompe devant l’émergence d’un mouvement révolutionnaire clandestin
et ouvertement anti-religieux qui culminera en 1905. Quelque peu compromise
avec le pouvoir séculier de 1918 à 44, la domination stalinienne redonne à l’Église
son statut de 1722.
Ces renseignements se trouvent dans le livre de Bohdan Cywinski, Généalogie des
Insoumis, un chapitre traduit dans Les Temps modernes d’août 83. Auparavant rédacteur
de la revue catholique Znak, Cywinski était le directeur du quotidien national
de Solidarité et fut le porte-parole de Walesa à Oslo. Il est d’autant plus
piquant de remplacer « église » par « présidium de Solidarité » dans ses propos:
« jamais l’église n’a rejeté l’État, c’est toujours l’État qui a rejeté l’église » : « l’autorité
morale de l’église dans la société est inversement proportionnelle à sa participation
au pouvoir politique. »
Nous ne voyons pas vraiment ce que peut être la conscience religieuse en Pologne.
Que l’homélie et non la prière, soit le langage général des curés montre
bien que ceux-ci entendent diriger non les consciences mais les actes. La pratique
religieuse est bien le prototype de la pratique réformiste. Nous pensons même que
la mission historique du clergé est d’assurer, autant que faire se peut, la transition
en douceur vers le réformisme, c’est-à-dire vers la religion politique, la religion au
visage laïque. Mais cette pratique peut faire l’économie de la théorie religieuse.
Alors que la conscience religieuse se fondait sur la perte générale de toute illusion
sur l’ici-bas, la pratique de l’Église a pour seul but de sauver ces illusions, d’aménager,
voire de cogérer la Vallée des larmes. Beaucoup de « têtes » de Solidarité,
Kuron et Michnik notamment, sont des athées notoires, et cela ne leur a jamais
créé de problèmes. Les intérêts particuliers de l’Église ont fusionné avec les intérêts
des autres groupes à vocation dirigeante. La position singulière de Walesa
est qu’il est l’homme de ce passage : il concentre en lui tous les intérêts particuliers.
Électricien aux chantiers navals, dirigeant éclairé ailleurs, humble vassal du
pape à Rome, délégué syndical en Occident, intellectuel humaniste à Oslo.
« Les transformations qui affectaient alors le mouvement furent en partie liées à
la présence des experts, (...) elles étaient le produit d’un glissement progressif vers
une sémantique inspirée de la notion de défense des droits de l’homme, alors que
la sémantique originelle du mouvement était plus radicale, anti-hiérarchique et
anti-bureaucratique. (...) De même la religiosité humble et discrète, très paysanne,
de tous ces travailleurs se mua en une promotion des droits de l’Église en tant
qu’institution ». (Staniszkis)
Il existe une pseudo-alternative réformiste et politique en Pologne, l’Église a
rempli son rôle.
Il est grand temps de séparer dans la théorie ce qui est séparé dans le monde depuis
plus de deux siècles, de distinguer ce qui est religieux de ce qui est spirituel.
Depuis plus de deux siècles, la religion n’est plus le centre du monde, et en consé-
83
OS CANGACEIROS N° 1
quence les révoltes millénaristes ne s’expriment plus par la religion. Que les pauvres
se réunissent dans les églises (il y a si peu de troquets hélas) qu’ils élèvent des
croix de fleurs pour emmerder les bureaucrates, et même que beaucoup s’affirment
pratiquants (bien plus que croyants), qu’ils trouvent dans cette pratique
une douce consolation, comme d’autres, ou parfois les mêmes, dans la vodka, et
qu’ils sachent bien que tout cela inflige un démenti cinglant au matérialisme immonde
de leurs maîtres, voilà qui n’implique en rien que les pauvres se servent
de la théorie religieuse, s’expriment par cette théorie, rendent manifeste le négatif
de leur religiosité. Nous demandons : où trouve-t-on la moindre référence religieuse
dans leur manifestation négative ? Le jugement de Dieu est déjà prononcé
dans le fait que leur pratique spirituelle se passe de théorie religieuse. Voilà justement
ce que les curés veulent cacher (les curés laïques aussi d’ailleurs, tel Michnik
qui ne voit que les forces du Bien, la société, s’opposant aux forces du Mal,
l’État). Ce n’est pas non plus être religieux que de reprendre des concepts que la
religion avait elle-même repris, la Dignité ou la Vérité par exemple. Pas plus qu’il
n’est religieux de parler de la divinité de l’Homme. Et il existe beaucoup de Polonais
qui, tout en préférant au rituel religieux la douce (pas toujours si douce
d’ailleurs) consolation de la vodka, connaissent d’évidence l’immanence de l’esprit,
nous en avons rencontré.
Le fait de regarder la réalisation de leur idéal comme immédiatement présent
constitue à la fois la grandeur et la faiblesse des révoltes millénaristes. L’exigence
absolue de cette conclusion se traduit dans le mépris absolu de la méthode. C’est
l’idéologie de la pure liberté qui égalise tout et qui écarte toute idée du mal his-
Bison Vodka
torique. La révolte des Polonais n’a jamais été millénariste.
Il est patent en effet que le débat public qui s’est ouvert en
août 80 et qui se poursuit clandestinement aujourd’hui
porte essentiellement sur les questions de méthode. La cavalerie
des pauvres ne s’est pas ruée sabre au clair sur les
chars adverses.
D’ailleurs, les révoltes millénaristes modernes ne s’élevaient
pas contre ce qui existe mais contre ce qui advenait,
en Espagne aussi bien qu’en Mélanésie ou au Brésil, ce
qui a permis à toutes les salopes marxeuses de les dénigrer
si fortement.
Que, depuis le 13 décembre *, la bureaucratie polonaise ait
dû renoncer définitivement à l’idéologie qui la légitimait,
abandonnant aux militaires la prérogative de maintenir
l’ordre, voilà une évidence désormais universellement reconnue.
Le mandat du ciel prolétarien est visiblement
épuisé, dans tous les sens de ce terme. Cependant, ceux qui
se bornent à cette constatation et concluent à la « décomposition
du pouvoir bureaucratique » et à sa fin imminente
se trouvent bien en peine d’expliquer comment celui-ci
s’est malgré tout maintenu depuis deux ans, et ne se trouve
pas si moribond qu’on veut bien le dire (qui se promène
dans les rues de Varsovie ou du Gdansk en dehors des jours
de manif sera surpris d’y rencontrer nettement moins de
képis que dans nos belles rues françaises). Voilà une évidence
bien moins galvaudée : la pénurie des stocks idéologiques
d’État est compensée par l’existence d’un vaste
marché noir de la fausse conscience, généreusement approvisionné
par l’appareil clandestin de la TKK **. Cette
clandestinité n’est d’ailleurs qu’en apparence clandestinité
vis-à-vis de l’État, qui connaît bien ses faux-ennemis, mais
bien plutôt clandestinité vis-à-vis des pauvres, qui les reconnaissent
encore comme les leurs.
Entendons-nous bien : l’échec de la manifestation du 16
décembre 83 prouve, si besoin était, que les pauvres ne
sont plus prêts à se faire massacrer pour faire triompher la
pensée-Walesa. Cependant, une idéologie n’a pas besoin
d’être plébiscitée pour être opérante, il suffit qu’elle fasse
le plein dans les têtes, et empêche toute critique réelle. Or,
à notre connaissance, aucune critique de la fonction exacte
de la tendance réformiste de Solidarité en 80-81, et de l’irréalisme
de ses positions, ainsi que les conclusions pratiques
qui s’imposent, n’a encore été formulée en Pologne.
Comment s’en étonner quand on sait, par exemple, que
les maisons d’édition clandestines sont notoirement
* Le général Jaruzelski,
1er ministre depuis le 10
février 1981, décrète
l'état de guerre. 6 000
syndicalistes sont arrêtés
; Solidarnosc est dissout,
le couvre-feu et la
censure instaurés. L'état
de guerre durera
jusqu'au 22 juillet 1983.
** Société de Cours
Scientifiques, fondée en
1978. Il s'agit d'une université
alternative clandestine.
Sorte de
direction clandestine de
Solidarnosc.
85
3. Bad news from Polska,
si aujourd’hui Walesa
pleurniche qu’il a été
lâché par la CFDT, c’est
juste qu’il en espérait une
aide plus conséquente.
OS CANGACEIROS N° 1
contrôlées par l’État ? (l’une d’elles a même racheté son
matériel d’imprimerie à la milice !) Ou encore que la diffusion
des multiples journaux clandestins doive passer par
l’appareil de la TKK qui ne permettra jamais que soit publiée
la moindre critique à son égard ? Le parti de la vérité
se voit ainsi contraint à une double clandestinité, c’est là la
seule victoire momentanée du coup de force de Jaruzelski.
L’État polonais n’est donc pas si timoré ni impuissant
qu’on veut bien nous le faire croire. Il a fort bien compris
qu’en se débarrassant totalement de l’opposition réformiste,
il risquait de se heurter bien vite à une opposition
autrement plus conséquente, mais surtout que l’entente
nationale réclamée par l’opposition signifierait leur ruine
commune, la visibilité de ce qui les unit. Il lui est bien plus
profitable de se reposer, tant qu’il le peut encore, sur l’entente
nationale tacite.
Il n’est plus possible d’ignorer aujourd’hui l’existence de
l’opposition spectaculaire que constitue la tendance réformiste
de Solidarnosc. Celle-ci pouvait encore être considérée
en 80-81 comme un parapluie utilisé par les pauvres
leur permettant une action réelle sous le couvert de négociations
factices (quoique l’activité des pompiers sociaux
pendant cette période n’ait été un secret pour personne),
mais aujourd’hui que le coup du parapluie n’a plus de raison
d’être, les dits pompiers pompent encore plus, tiennent
toujours plus le langage de l’État, forts de ne plus
pouvoir être publiquement désavoués. Ceux qui ne voient
dans le mouvement polonais qu’un mouvement unitairement
réformiste n’oublient qu’une chose : il n’est pas encore
vaincu. Ceux qui ne voient dans le mouvement
polonais qu’un mouvement unitairement révolutionnaire
n’oublient qu’une chose : il n’a pas encore vaincu. L’argument
de la force (« il faut savoir opposer à la subversion non
seulement la force des arguments mais aussi l’argument de la
force », un bureaucrate polonais en 1980) ne peut seul expliquer
cela. La période présente porte conjointement en
la réunion de ce qui paraissait séparé (mêmes raisons
d’État et justifications économiques de la part du POUP
et de la TKK) et la séparation de ce qui paraissait uni (les
exigences de la base et les prétentions de la direction). Il
suffit pour s’en rendre compte de lire les récents propos du
prix Nobel de la paix sociale 3 : « le mouvement de décembre
70 n’est pas un symbole de vengeance et de haine mais de l’entente
entre gouvernants et gouvernés. » La pensée-Walesa est
le meilleur défenseur polonais de l’esclavage salarié (« nous
avons interrompu le travail pour qu’il puisse être honnête et
Bison Vodka
bon »), de l’État (« nous considérons l’État comme une organisation
au service de la nation »), et de l’économie (« je
n’imagine pas que l’économie puisse bien fonctionner sans
trois conditions : séparer l’administration économique de l’administration
d’État, création de syndicats comme contrepoids
de l’administration, enfin concurrence entre les
entreprises »). Saluons au passage ce léninisme à rebours:
pour les léninistes, les « rapports de production capitalistes
» sont une étape nécessaire vers le « communisme »,
pour la pensée-Walesa ils sont une étape nécessaire pour en
sortir. Mais tout cela passe bien au dessus de la tête des
pauvres ordinaires.
La rencontre, à Gdansk, d’un membre de la TKK, par ailleurs
professeur d’ergonomie à l’école polytechnique, est
venue confirmer ces constatations. Celui-ci sut utiliser à
notre égard les méthodes de ses maîtres : le double langage
– en nous affirmant que « l’authenticité de solidarité constituait
évidemment un danger pour tous les États et syndicats
existants » sans jamais remettre en cause le rôle de la CFDT
ni les courbettes de « Lechu » devant « les dignes représentants
du peuple norvégien » – la falsification – en allant
jusqu’à nier que la grève générale active fut jamais à l’ordre
du jour. Ce digne représentant de l’inintelligentsia, qui
en affirmant que « nos gouvernants n’ont rien appris » montre
qu’elle n’a rien compris, persiste à croire que le 13 décembre
fut un « accident de parcours sur la voie du
dialogue ». Par ailleurs menacé de licenciement, le professeur
défendait âprement son emploi 4 en déclarant que dans
un système bureaucratique à la gestion nécessairement déficiente,
l’ergonomie est une science subversive,
puisqu’elle vise à rationaliser le travail. « Nous voulons faire
de la Pologne un deuxième Japon », Walesa.
De même que George Grosz * n’aimait pas les bourgeois
pour la seule raison qu’ils n’étaient pas beaux, de même
l’intellectuel n’aime pas les bureaucrates parce qu’ils manquent
de finesse, et le réformiste parce qu’ils manquent de
rigueur dans leur gestion. Tout ceux qui n’ont vu dans le
mouvement polonais que le moyen de défendre leur intérêt
particulier se retrouvent aujourd’hui pour réchauffer
les restes de solidarité, et eux seuls. Les pauvres sans qualités,
eux, ne se gênent pas pour dire que « Solidarité c’est
fini » et que les réunions clandestines ne sont qu’activisme
en vase clos 5 . C’est le messianisme sans prophète des Polonais
: on sait que ça va repartir, mais certainement pas par
une directive. On comprend que cette abstention sans illusion
fasse trembler les bureaucrates ! On comprend aussi
4. C’est raté, il est aujourd’hui
concierge!
Alors que les pauvres
sans qualités ont toujours
été contraints de magouiller
pour survivre
(ex. : un salaire moyen
suffit juste à payer son
loyer à Varsovie), et ne
sont donc pas trop pris
au dépourvu lorsqu’ils
sont virés, il n’en va pas
de même pour les intellectuels,
ce qui pousse
beaucoup à émigrer en
Occident, où ils peuvent
toujours monnayer leur
statut de dissidents.
5. Quoique les publications
de Solidarité soient
lues avec avidité, seule
source d’information
possible. En cela l’organisation
clandestine remplit
le même rôle que le
KOR [comité de défense
des travailleurs qui devient
en 1977 comité
d'auto-défense sociale]
avant 80.
* Peintre allemand
(1893-1959), membre
du mouvement dada. Il
participe à l'insurrection
spartakiste et est arrêté
en janvier 1919.
87
La population semble largement désabusée,
désorientée, tentée souvent par un repli sur
soi, sur la famille : ce que la presse clandestine
décrit avec inquiétude comme « l’atomisation
» de la société. Les efforts qu’il faut
déployer pour s’assurer un approvisionnement
simplement décent rongent le temps
libre (sans parler du temps de travail) et
l’énergie.
« Les gens sont beaucoup trop fatigués pour
faire de la politique » comme l’explique un
des principaux ex-prisonniers. Les jeunes se
réfugient de plus en plus dans le rock, la
drogue... où à l’étranger. Entre dix-huit et
vingt-cinq ans, l’héroïne fait autant d’adeptes
(200 000) que l’appartenance au parti.
Le Monde du 26/10
OS CANGACEIROS N° 1
que la baisse tendancielle de leur taux
de prestige inquiète les délégués de la
TKK qui, pour l’heure, renoncent aux
manifs téléguidées et donnent la priorité
aux cours du soir destinés à faire
comprendre aux ouvriers les vertus du
« réformisme » et de « l’économie de
marché » (Lhibernation du 23/12).
Tiens voilà du boudin idéologique ! Les
stages de formation de cadres syndicaux
que leur avait généreusement dispensés
la CFDT, le con Touraine en tête, n’ont
pas été vains.
Gierek * avait cru qu’il pourrait se
maintenir au pouvoir en favorisant la
pénétration marchande, et il l’a eu
dans le cul. Désormais, les bureaucrates
ne comptent plus sur les jeans et
le coca-cola pour pacifier les foules. Ils
savent à quel point la marchandise est
un explosif dangereux. À tout prendre,
mieux vaut la pénurie 6 . Ils sont bien
aidés en cela par les mesures de rétorsion
occidentales qui constituent un
bon alibi pour affamer les pauvres et,
incidemment, retarder le paiement des
vieilles dettes. Outre de maigres opérations
de prestige telle la construction
du métro (qui fait pendant à la destruction
de la place de la Victoire),
l’œuvre rénovatrice de Jaruzelski
consiste essentiellement à épurer les
éléments dangereux. Ainsi sur 16 000
travailleurs des chantiers navals de
Gdansk, 4 000 ont été foutus à la porte
en deux ans ce qui en fait des taulards
potentiels, le travail étant obligatoire
par décret. D’autre part, les sur-effectifs
découlant de l’obligation de travailler
alliés aux carences endémiques
d’approvisionnement font de ce pays,
selon le mot d’un polonais, « une gigantesque
übungsfirme [de übung =
exercice, entrainement. Firma = entreprise.]
» où tous font semblant de travailler,
seul l’encadrement ne faisant
Bison Vodka
pas semblant de les fliquer. Dans ces circonstances, il est
clair que c’est surtout dans les campagnes que la résistance
est la plus active. Entre autres, 3 000 villages ont cet été refusé
de vendre leur lait à l’État. Le résultat majeur qu’a
permis Solidarité, la fusion de la question ouvrière et de la
question paysanne (et de toutes les questions séparées)
dans une même exigence universelle, ce résultat survit, et
de nombreux contacts subsistent entre ci-devants membres
de Solidarité Rurale et ex-comités locaux des villes. Il
y a gros à parier que l’explosion sociale à venir trouvera
d’emblée acquise son unification sociale et territoriale. Le
temps est révolu où les Poméraniens pouvaient se considérer
comme l’avant-garde du refus, les ventes de Trybuna
Ludu étant ridiculement faibles dans leur région par exemple.
Ce qu’avait été Gdansk 70 pour eux, tous l’ont connu
en décembre 81. Aucune mesure coercitive ne saurait effacer
seize mois de débat social.
L’intelligence polonaise a consisté à savoir jouer avec le
temps. Forts de l’expérience des révoltes précédentes, les
pauvres ne sont pas descendus se faire immédiatement
massacrer par la milice, voilà ce que les charognes appellent
auto-limitation ! Pour la première fois, un mouvement
révolutionnaire s’est donné les moyens de durer, et de
s’éviter une répression sanglante. L’Esprit a eu là le temps
de cheminer, et si en décembre 81 l’affrontement était devenu
inévitable, c’est que dans tout le pays les conditions
du passage à l’étage suivant que constituait la grève générale
active se trouvaient réunies. Il serait temps de distinguer
cette avance mesurée des pauvres des ordres de recul
constants de la direction, qui a tout fait pour empêcher la
préparation de l’affrontement, face à la riposte violente
inévitable de l’État.
6. Immédiatement après
le coup d’État, les magasins
étaient abondamment
fournis, et les
mineurs silésiens notamment
s’étaient vus attribuer
de gros avantages
salariaux. Ceux-ci se virent
supprimés à mesure
que les étalages se dégarnissaient.
Mais la
question de savoir si cette
abondance toute relative
fut stoppée par stratégie
étatique ou en raison de
l’incapacité bureaucratique
à la soutenir longtemps
est secondaire. De
toute façon, l’État y
trouve son compte.
* 1913-2001. Il devient
1 er secrétaire du POUP
en décembre 1970 suite
aux émeutes contre
l'inflation. Il prétend moderniser
l'industrie et
améliorer la disponibilité
des biens de consommation.
Après avoir réprimé
les grèves consécutives
au choc pétrolier, il autorise
finalement le syndicat
Solidarnosc.
89
7. Il est ainsi significatif
que si peu de gestes de
vengeance aient frappé
un pouvoir si universellement
haï.
OS CANGACEIROS N° 1
Aussi ne croyons-nous pas que les prolétaires polonais tirent
de cette expérience la nécessité d’un affrontement
violent immédiat avec l’État, qui les verrait immédiatement
écrasés, comme en 1970. Même si l’on met de côté
le fait qu’il est extrêmement difficile de se procurer des
armes en Pologne, l’amère leçon est que malgré sa durée
qui leur donnait à penser que tout était possible, le mouvement
n’a pas abouti7 . Ce n’est pas la durée de ce mouvement
qui est en cause, mais l’existence d’une direction
qui en a constamment obscurci les termes. Le caractère
apparemment pacifique que permettait la force tant qualitative
que quantitative de ce mouvement social ne doit
pas abuser : peu importe par exemple que des pillages
aient eu lieu ou non pendant les marches de la faim quand
au même moment c’est toute distribution des marchandises
qu’il était question de s’approprier, c’est l’État expropriateur
qu’il était question d’exproprier totalement
(« dans ce pays, qui contrôle la distribution a le pouvoir »
avait alors dit un bureaucrate.)
Pour l’heure, rien n’est rétabli, et il est impossible de
conclure. Aussi ne conclurons-nous pas. Il y aura d’autres
ingérences dans les affaires polonaises.
Janvier 1984
Depuis que ces lignes ont été écrites, aucun événement
majeur n’est venu bouleverser la situation en
Pologne. Cependant, si le pouvoir n’a remporté aucune
victoire décisive, il a su utiliser au mieux de ses intérêts
la marge de manœuvre que lui permet le statu-quo
régnant, et ceci est pour lui déjà une victoire.
Ce n’est pas par l’organisation laborieuse d’une légalité à
laquelle personne ne croit (élections du 17 juin) que l’État
polonais se maintient, mais par le pourrissement de la situation.
La pénurie s’est encore aggravée, bien des gens se
sont faits licencier, d’autres arrêter à l’occasion des magouilles
nécessaires à tout pauvre ou de perquisitions dans
les logements occupés illégalement. C’est avec le temps
que règnent les bureaucrates ; le temps par exemple de détruire
le Praga, seul vieux quartier de Varsovie qui avait
survécu à l’écrasement de 1944, et où bien des miliciens se
sont faits poignarder.
Bison Vodka
L’amnistie, en juillet, de tous les « prisonniers politiques»
(c’est-à-dire qui étaient poursuivis pour ce qu’ils avaient
pu dire ou écrire) a permis à l’État, d’abord d’éviter un
procès public qui aurait été son propre procès, ensuite de
redonner confiance quant à sa stabilité auprès des puissances
étrangères, enfin d’entretenir le mythe d’un « dialogue
social » possible. Bien sûr, à peine sortis, les membres
de Solidarité se sont retrouvés en proie aux tracasseries policières.
Il faut noter que si le pouvoir n’a pas expulsé
Kuron, Michnik & Cie, il n’a par contre jamais donné
autant de facilités aux pauvres qui veulent émigrer.
Tout le monde n’est pas si utile à la paix sociale!
Dès que l’enlèvement et le meurtre de Popieluszko * ont
été connus, fin octobre, tout le monde a compris qu’il
s’agissait là d’un coup terroriste d’État. La seule question
était de savoir si cette opération avait été commanditée au
sommet de l’État ou si elle était l’œuvre d’une « fraction
dure » cherchant à prendre le pouvoir. Comme Jaruzelski
et Walesa prétendent que la deuxième solution est la
bonne, nous opterions plutôt pour la première. Mais ceci
n’a qu’une importance secondaire à côté de l’usage que
l’État en a fait, maniant la vieille dialectique de la carotte
et du bâton : d’une part il se présente comme le moindre
mal et châtie quelques boucs-émissaires, d’autre part il rappelle
qu’il est prêt à une répression sanglante si nécessaire.
Mais Walesa a beau déclarer que ce meurtre « doit servir à
la construction de la paix sociale », ceci est tout aussi un vœu
pieu aujourd’hui qu’il y a trois ans. Il faut s’appeler Walesa
pour prétendre encore aujourd’hui qu’un dialogue avec
l’État est possible. Aussi, comme le confessait récemment
un ex-dirigeant national de Solidarité, « l’opposition démocratique
n’existe tout simplement plus ». Ce qui ne veut pas
dire que le débat soit clos, bien au contraire.
L’état de guerre n’est pas terminé...
« Ce n’est que lorsque l’on commence à répliquer à la violence
par la violence qu’on peut parler de véritable guerre »
(Biuletyn Dolnoslaska, avril 83).
Léopold Roc, novembre 1984
* Prêtre catholique
(1947-1984), partisan de
Solidarnosc, enlevé par
trois officiers de la Sécurité
Intérieure, torturé
puis assassiné le 19 octobre
1984. Lors de ses funérailles
en novembre,
500 000 personnes
étaient rassemblées ce
qui donna une seconde
vie à Solidarnosc.
91
UN VILLAGE MEXICAIN
LYNCHE SON CHEF DE
POLICE
Les habitants du village mexicain de San
Simon Yehualtepec ont lynché le commandant
de la police municipale locale, à la
suite d’une « bavure » policière qui avait
coûté la vie quelques heures plus tôt à un
jeune homme du village.
Dans la soirée de mercredi, une altercation
a opposé trois policiers de ce village situé
à 80 km de la capitale et une vingtaine
OS CANGACEIROS N° 1
ANNEXE
DOCUMENTAIRE
d’adolescents auxquels ils reprochaient
des désordres sur la voie publique. L’altercation
a dégénéré en bagarre et un coup
de feu est parti, tuant l’un des adolescents,
Rafael Cedeno.
Quelques heures plus lard une foule estimée
à plus de 300 personnes s’est présentée
devant le domicile du commandant
Samuel Lopez. Après être entrés de force,
les villageois se sont emparés de lui, l’ont
traîné entièrement nu jusqu’à l’école et l’ont
lynché, avant de l’achever d’une balle dans
la tête.
Libération, 28/12/84
Annexe documentaire
DU FRIC
OU ON VOUS TUE
« Je reviendrai tout casser ! »
Dans la nuit du 21 mars 84, Jean M., un chômeur
de 49 ans, a sacagé les bureaux des Assedic
de Rennes, qui refusaient de lui donner
l’argent qu’il en atendait. Terminaux d’ordinateurs,
téléphones, machines à écrire et à
calculer, sanitaires broyés par dizaines à la
masse. Tous les dossiers qui traînaient là ont
été bousillés à coups d’extincteur.
De la belle ouvrage!
Ce que Jean M. a fait, nous sommes des centaines
et des milliers à avoir eu envie de le
faire.
À avoir encore envie...
Pas question pour nous de pleurer misère!
Pour tout le temps perdu au travail (même si
ce n’est que 3 mois afin de toucher ensuite
les Assedic), pour notre jeunesse usée à ça,
la société et l’État nous doivent une rançon!
Nous refusons toute idée d’une vie qui serait
fatalement réduite au minimum vital.
La nécessité de l’argent absorbe notre vie.
Elle nous bouffe la cervelle, elle nous bouffe
les couilles. À présent, voi là que l’État, en
accord avec les patrons et les bureaucraties
syndicales, a décidé de rédui re les misérables
allocations-chômage et de couper les vivres à
ceux des chômeurs qui n’ont visiblement pas
l’intention de retourner au hagrin. c
On ne se privera pas pour autant. Aux employés
des Assedic qui font les flics, qui s’identifient
à l’argent de l’État et nous coupent les
allocations : AVIS!
Pour le reste, c’est-à-dire pour l’essentiel,
on saura se servir. Sans payer.
Des chômeurs-à-vie, fin mars 84
Diffusé à Nantes
puis à Paris et au
Havre dans les
ANPE ainsi qu’à
Marseille dans la
banlieue.
93
1. Ainsi les jeunes
filles des foyers havrais
sont ramassées
chez elles par les
éducateurs chaque
matin pour être
conduites à l’ANPE
puis devant les employeurs
éventuels.
D’autre part, outre
les contrôles périodiques,
le chômeur
doit subir les réunions
d’informations
collectives et on teste
sa motivation en l’engageant
à se soumettre
aux trois jours
d’apprentissage de
ce nouveau métier.
2. « Il faut remplacer
les perspectives de
l’emploi par une activité
réelle » dixit au
ministère du travail.
3. En mars 84 Jean
M. chômeur de 49
ans a saccagé les Assedic
de Rennes qui
lui refusaient de l’argent
: plusieurs millions
de dégâts.
BRAVO ! ! !
4. Quand les peines
lourdes avec ou sans
sursis ne suffisent
plus, le travail de
substitution vous renvoie
aux galères. J.
M. en sait quelque
chose
OS CANGACEIROS N° 1
MONEY HONEY !
Août 1984
Après avoir restreint en avril 84 les dérisoires
allocations-chômage le gouvernement, en collaboration
avec les salopes syndicales, lance une
nouvelle offensive contre la jeunesse.
Tout est fait de l’A NPE aux tribunaux pour
nous empêcher de prendre notre dû : l’argent
que l’État nous DOIT pour notre jeunesse gâchée,
au travail, par les divers contrôles de
la vie quotidienne1 ; de l’ANPE à laprison
en
passant par les flics, tout est fait pour nous
obliger à survivre au MINIMUM.
L’on parle maintenant de ne plus verser l’aumône
de 40F/jour à eux c qui refuseraient trois
offres d’emploi « d’utilité sociale » (élagage
de forêts, tâches de netto yage, aide aux
vieillards). Ces miettes, il faudrait en plus
les mériter au prix d’une soumission accrue.
Déjà, pour être embauché ou ne pas être viré,
la motivation du travailleur prime sur le
reste. Le pouvoir mondial impose aux pauvres
la participation active et joyeuse dans l’entreprise,
sinon il leur coupe les vivres.
L’opération de prévention de la délinquance,
qui se traduit par des plus grands pouvoirs
policiers et une répression accrue, va être
maintenant étendue de façon autoritaire aux
plus pauvres d’entre nous par le biai s de
l’ANPE sur le modèledes
plans anti-été chaud:
encadrement+flicage.
Vous avez raison de craindre notre désœuvrement
car il travaille à votre perte 2 .
Mais attention, employés-flics, tant va à la
cruche l’eau qu’à la fin elle se casse; tant
on prend les boules qu’à la fin on casse 3 .
Le sort des chômeurs devient de plus en plus
visiblement identique à celui des condamnés:
prison ou travail forcé 4 .
Annexe documentaire
Fermer notre gueule et filer doux dans des conditions de plus
en plus répressives.
La guerre mondiale est déclarée ouvertement contre l’armée de
réserve des pauvres : les kapos sociaux ne suffisent plus,
l’armée elle-même participe à notre OCCUPATION (année postscolaire,
camps de pauvres, etc.).
Inquiétez-vous, salopes modernistes et humanistes, on ne vous
oublie pas. Vous voulez nous impos er le minimum vital, on
saura se servir un max et se venger largement.
Diffusé au Havre et à Rouen dans les ANPE ainsi qu’en banlieue.
Des pauvres
Note : Ce n’est pas « aux plus pauvres » que s’applique cette répression accrue mais
tout simplement aux chômeurs les plus précaires, ceux qui sont en fin de droit, qui déjà
ne touchaient pas l’allocation-chômage.
(décembre 84)
95
Paris, le 9/11/84, en réponse à ceux
qui appellent à la réunion du
16/11/84
À la réception de ce courrier, la première
idée qui nous vient c’est que
vous prenez les pauvres pour des
cons.
Comme les Leclerc et autres abbés
Pierre, vous vous proposez d’organiser
la charité. Vous prenez les pauvres
pour des imbéciles qui ne
vivraient que dans l’attente de
quelque aumône. Rien que d’entendre
parler de soupe populaire ça
nous donne envie de gerber.
Vous dites : « il faut pouvoir préserver
la dignité des pauvres, en leur
donnant de quoi manger, se vêtir,
etc. » Les pauvres vous emmerdent,
ils se foutent de la dignité. Les pauvres
sont indignes et ils le savent.
Ceux qui voudraient nous convaincre
qu’il y aurait de la dignité à rester
pauvres sont des menteurs et des salauds
qui espèrent simplement faire
oublier aux pauvres l’indignité réelle
de leur sort, les détourner de toute
idée de vengeance.
Nous crachons à la gueule de ceux
qui voudraient nous distribuer des
aumônes en nous les présentant
comme notre dignité retrouvée.
Entendons-nous bien, s’il existe
quelque part dans le monde quelque
chose d’aussi répugnant que des pauvres
qui s’abandonneraient à leur mi-
OS CANGACEIROS N° 1
Il se trouve à présent des gens qui bien qu’ils ne soient pas professionnels de
l’assistance sociale, s’emploient bénévolement à relayer les institutions de l’État
dans la tâche de contrôler les chômeurs, de les assister.
Ces imbéciles quelques fois eux-mêmes chômeurs sont tellement persuadés
que la misère des chômeurs est le résultat d’une catastrophe naturelle, la trop
fameuse crise économique, qu’ils s’acharnent à proposer des secours dits « de
première nécessité » comme s’ils s’adressaient à des naufragés ou à des victimes
d’un tremblement de terre.
Quelques personnes ayant reçu le texte du programme d’un de ces comités de
chômeurs y ont répondu – Voici la lettre.
sère, des pauvres qui ramperaient en
attendant la charité, bref des pauvres
cons, alors tant pis pour ceux-là,
qu’ils crèvent!
Nous ne parlons qu’à des pauvres qui
se révoltent, s’indignent pratiquement,
à des pauvres qui refusent violemment
de rester pauvres. Les
autres peuvent crever, malheur aux
vaincus!
Vous ne semblez voir dans le monde
qu’une masse d’indigents sans pensée.
C’est à des bêtes seulement
préoccupées de pommes de terre, de
chauffage pour l’hiver que vous vous
adressez.
Qui d’autre qu’un gauchiste ou
qu’un homme d’État peut dire que la
misère de centaines de millions
d’africains et des dizaines de millions
d’européens, consiste dans le
fait qu’ils vivent en dessous d’un minimum
vital?
Il y aurait un minimum au-dessous
duquel on serait dans la misère et audessus
duquel on vivrait!
La différence entre le gauchiste et
l’homme d’État, c’est que l’homme
d’État décide de ce minimum qu’il
octroie aux pauvres et que le gauchiste
en est le propagandiste, son
projet étant seulement de l’augmenter
quantitativement.
Avec votre programme revendicatif,
vous coïncidez parfaitement avec la
définition étatique de « nouveaux
pauvres ». C’est exactement ce que
l’État espère des chômeurs : qu’ils
définissent eux-mêmes leur statut de
« nouveaux pauvres », qu’ils se soumettent
à l’idée d’un minimum vital.
Ce projet s’inscrit dans l’appel à la
« solidarité nationale » fait récemment
par les responsables de l’État.
La malheureuse communauté des
« nouveaux pauvres » va-t-elle survivre
à l’hiver qui se prépare ? Il lui
faudra des patates, du beurre, du
chauffage, etc.
C’est présentement ce que l’État se
propose de fournir en redistribuant
les stocks d’invendus.
L’État doit convaincre de l’existence
objective d’un minimum vital. Pour
cela, il montre inlassablement des
foules d’indigents écrasés par leur
sort (soupes populaires, queues de
chômeurs et autres affamés du
Sahel). Ce spectacle terroriste est là
pour justifier l’idée que le maximum
auquel peuvent prétendre les pauvres
est d’accéder au minimum vital,
justifier l’aide apportée aux pauvres,
et par là justifier l’existence même
de l’État.
Nous ne revendiquons aucun minimum,
nous nous servons le plus largement
possible comme le font de
plus en plus de prolétaires. Tant pis
pour ceux qui s’identifient à leur sort
de pauvres!
Vous vous proposez de faire bénévolement
le travail pour lequel l’État
paye en général des animateurs, des
éducateurs. « Élaborer des dossiers...
faire des réunions pour mieux se
connaître... » c’est exactement ce
que font les charognes d’animateurs
pour occuper le temps des pauvres,
pour qu’ils se tiennent tranquilles.
Pendant ce temps-là au moins ils ne
vont pas voler. Et en plus ce travail
vous le faites bénévolement.
C’est vraiment merveilleux. Le maire
de —— doit être content, il n’espérait
sans doute pas de tels alliés.
Annexe documentaire
La seule innovation là-dedans c’est
que ceux qui font ce sale boulot sont
« élus et révocables à tout instant ».
À quand les élections démocratiques
des îlotiers (« élus et révocables à
tout instant » eux aussi)?
Un mot encore.
Ce n’est pas « pour cause de misère»
que des gens vont en prison, mais
parce qu’ils ne sont pas soumis à
l’idée du minimum vital. La simple
idée de calculer ce que coûte ou ne
coûterait pas un prisonnier nous fait
frémir. Nous pensions qu’il n’y avait
que les fonctionnaires du ministère
de la justice pour se livrer à de tels
calculs.
Ce qui est scandaleux, ce n’est pas
que des incarcérations pourraient
être évitées par un programme d’assistance
sociale, comme vous le
dites, mais simplement que les prisons,
les flics, les juges, les avocats
existent, et qu’il y ait des militants
pour réclamer qu’il y ait de tout cela
mais un peu moins!
Et en plus vous êtes parfaitement hypocrites
quand vous glissez qu’on
pourrait travailler moins et qu’ensuite,
vous insinuez que cette revendication
ne suffit pas. Une nouvelle
fois vous prenez vos lecteurs pour
des cons. Et ceci jusqu’à la fin
puisque, comme tous les militants,
vous vous autorisez d’un mandat fictif
en signant : « les pauvres et les
chômeurs de —— »
En conclusion, votre déclaration
selon laquelle : « Ce qui est construit
sur la base de la misère sera toujours
récupéré par la misère et servira les
garants de la misère » qualifie très
exactement votre entreprise.
Des pauvres.
97
OS CANGACEIROS N° 1
BAS LES PATTES !
Novembre 79 : l’État assassine
Jacques Mesrine.
Les militants humanistes, qui
viennent toujours compter les
morts après la bataille,
pleurnichent : ils auraient
voulu un beau procès assorti
d’une juste peine ! Comme si
ce monde avait pu tolérer que
son ennemi déclaré reste en
vie et prenne encore une fois
la parole!
LA LIBERTÉ EST LE CRIME QUI
CONTIENT TOUS LES CRIMES.
Février 84 : l’ordure cinématongreflique
A. Génovès croit
pouvoir se faire quelques bénéfices
en toute impunité en
faisant un film du cadavre
bien refroidi.
La famille et les copains de
Mesrine tentent de s’opposer
à la sortie de ce film. e L
tribunal les renvoie chier,
en précisant à Charlie Bauer
qu’étant donnée sa « peine de
prison infamante », il n’a que
droit de fermer sa gueule.
En revanche le même tribunal
ordonne, à la demande du milliardaire
Lelièvre, que
toutes les scènes où celui-ci
apparaît soient supprimées.
Il n’y a là ni justice ni -in
justice. C’EST L’ÉTAT DE GUERRE
PERMANENT CONTRE CEUX QUI FONT
LA GUERRE À L’ÉTAT.
La polar-isation de la vie de
Mesrine n’est qu’un prétexte
pour l’enterrer sous la calomnie.
Ainsi (F. Calvi dans
Le Matin) Mesrine se serait
battu « contre tout le monde
ou presque ». Comme si tout le
monde était proxo, flic,
journaliste ou PDG, les
seules « victimes » de Mesrine
! Ou encore, il aurait
été une sorte d’humaniste militant
pour la cause carcérale,
qu’on va même (G. Millet
à France-Inter) jusqu’à comparer
au crétin télévisuel
Yves Montand!
Mesrine ne combattait pas
tout le monde, mais la totalité
de ce monde, et il le disait.
C’est justement pour
cela qu’il a été abattu. Et
c’est aussi pour cela que des
milliers de gens se sont reconnus
en lui, comme en Lacenaire
au siècle dernier. Il
n’avait fondé sa cause que sur
sa propre vengeance, il ne
prenait pas la parole au nom
des autres, ce n’était pas un
militant.
« Je savais l’irrationalisme
de ma théorie, qui était inapplicable
pour fonder une société.
Mais qu’était-elle,
cette société, avec ses beaux
principes et ses lois ? »
« Elle admirait le truand,
confondant la cruelle réalité
avec ses héros de cinéma. »
Mesrine,
L’instinct de mort
Annexe documentaire
« MESRINE » FAIT COURIR
LA POLICE
Il était 22 h45, hier soir, aux « Quatre
Eden », quand, quelques minutes avant la
fin du premier film, les responsables et
organisateurs de la soirée « Clap 2 », qui
présentaient en avant-première nationale
« Gorki Park » et « Mesrine », prièrent le
public de toutes les salles d’évacuer momentanément
leur fauteuil.
Ils avaient reçu, trente minutes plus tôt,
un appel téléphonique anonyme qui les
informait qu’une bombe « exploserait si
la projection du nouveau film de A. Génovès,
Mesrine, avait lieu ».
Déjà, à l’entrée du cinéma, avaient été
distribués des tracts violemment hostiles
à cette réalisation parce que anti-Mesrine.
« La polarisation de la vie de Mesrine
n’est qu’un prétexte pour l’enterrer
sous la calomnie ».
Quoi qu’il en soit, l’évacuation se fit dans
l’ordre et le calme. Après de minutieuses
recherches, les policiers n’ayant rien
trouvé, autorisèrent la reprise de la soirée
« Spécial Polar ».
Paris-Normandie, 29/02/84
99
Fait par quelques
amis qui l’ont
diffusé sur leur
lieu de travail à
Nantes.
OS CANGACEIROS N° 1
Vendredi 15 juin, Le Pen organisait un meeting à Nantes
où se pressait une racaille de bourgeois, commerçants,
amoureux de l’ordre. Les partis de gauche trottinèrent
en ville dans une vague manifestation de protestation, et
replièrent promptement leurs banderoles. Ils ne pouvaient
guère faire plus. La campagne contre les immigrés,
« pour l’ordre et la sécurité des biens et des citoyens »,
c’est aussi leur œuvre, depuis l’attaque au bulldozer
contre un foyer d’immigrés à Vitry, jusqu’au record d’expulsion
d’immigrés par le ministre Deferre, en passant
par le renforcement continu de la police, etc.
Dans les manifs contre Le Pen, les bons pantins démocrates
de gauche n’étaient là que pour faire valoir leur
boutique électorale, contre les mauvais pantins de droite
et d’extrême-droite. À la longue, Guignol fatigue : les
spectateurs se sont abstenus massivement deux jours
après aux élections.
Mais ce vendredi-là, quelques jeunes, étrangers à ce micmac,
se sont retrouvés dans la rue pour exprimer leur
rage, aussi bien contre toutes les salopes de flics et politiciens,
que contre le monde qu’ils défendent.
Le premier à en faire les frais fut, au pont Lu, un contrôleur
de la Semitan [société d'économie mixte de transport
en commun de l'agglomération nantaise], connu
comme flicard notoire. Sa voiture fut lapidée sans autre
forme de procès par certaines de ses victimes antérieures.
Quelques gauchos qui tentaient de s’interposer
en prirent pour leur grade.
Mis en appétit par ce hors-d’œuvre, la cinquantaine de
jeunes présents se dirigea vers le centre, et ne fut pas
avare de boulons et de pavés pour les vitrines des commerçants
(Le client est roi, disent les commerçants. Cela
devenait vrai !). Cette équipée fut hélas interrompue par
les flics rapidement ameutés par les marchands, avant
d’avoir pu continuer un travail qui s’annonçait prometteur.
La nuit qui suivit fut égayée de quelques escarmouches
où flics et petits cons de Front National prirent
quelques claques.
Il serait maintenant dommage de laisser ainsi isolée
cette belle jeunesse qui a tenu le pavé nantais le vendredi
15, autant que de laisser un otage entre les griffes
de l’ennemi.
Qu’on se le dise...
Des inconnus, Nantes, le 1er juillet 1984
Annexe documentaire
DÉCONTRÔLE D’AIGUILLES
Paris, août 1984
selon le risque d’explosion
La fraction syndicale de
l’État social-démocrate français
avait programmé, au sein
de la base locale. Cette manœuvre
de printemps, destinée
à consommer dans l’impuissance
et l’isolement tant
de la SNCF des journées de l’énergie, l’argent que le
grèves tournantes et perlées moral des prolétaires du
101
OS CANGACEIROS N° 1
rail, avait pour but officiel
d’obtenir l’application des
35h avec embauche sans perte
de salaire.
La plupart des salariés, à qui
la CGT et consorts proposait
une grève nationale de l’entreprise
le 25 mai, savaient
bien avant, que cet objectif
serait partiellement atteint,
et que la réforme entrerait en
vigueur à partir du 2 juin
1984 pour s’accomplir à moyen
terme. Ils n’ignoraient pas
non plus que les technocrates
avaient tout mis en œuvre pour
en supprimer les maigres
avantages, aggravant de fait
les conditions de travail.
Aussi le coup du 16 mai estil
l’expression d’une insatisfaction
illimitée qui a
désarmé le mensonge réformiste
et décapité son personnel
syndical. Les fumiers
d’État ne peuvent se moquer
indéfiniment des nécessiteux
sans s’exposer à des ripostes
de taille!
La grève de l’après-midi du
1er mai sur la banlieue de St-
Lazare fut une grève sauvage.
À la plus grande fureur de
leurs patrons et de leurs syndicats,
les employés chargés
de la sécurité de la circulation
des trains de la gare
d’Asnières ont tout arrêté
(en fermant les signaux),
suivis peu après par leurs homologues
de St-Lazare. Les
réactions furent aussi brutales
et maladroites que le
coup était puisant. L’État-
SNCF expédia les casqués
faire le siège d’Asnières
puis nettoyer les abords de
la gare St-Lazare des porcsbâtards
qui menaçaient de
casser la gueule aux aiguilleurs.
La CGT désavoua immédiatement
les auteurs de ce
trouble à l’ordre public, et
tous ses groupuscules locaux
qui, la veile même, soutenaient
des appels à la grève
illimitée, accusaient les
grévistes d’être manipulés
par le patronat.
En cherchant à les isoler par
la procédure stalinienne désormais
classique, la CGT a
confirmé auprès de nombreux
salariés que sa tâche est
principalement policière.
Les crapauds de la CFDT tout
en légitimant le mécontentement
des travailleurs condamnèrent
prudemment la forme
qu’il prenait et proposèrent
de l’adoucir techniquement
jusqu’à la rendre inopérante
et ridicule.
La colère de quelques prolétaires
du rail, désabusés à
force d’être humiliés par le
mensonge réformiste d’État,
prenant de vitesse tous les
bureaucrates et leurs calculs,
fait apparaître le point de
non-retour à partir duquel se
produiront les prochaines offensives
des salariés. Dans
une telle entreprise, réputée
forteresse syndicale, c’est un
fait nouveau et exemplaire qui
s’est produit. L’insatisfaction
s’est concentrée pour atteindre
une forme autonome:
elle n’est plus désarmée.
À cet égard les ouvriers de
Talbot-Citroën se sont bien
battus. Le niveau le plus haut
atteint dans la lutte du
compte-à-rebours que leur imposait
le Capital s’est retrouvé
immédiatement dans ce
début prometteur.
Des prolétaires du rail
Diffusé à la SNCF par des gens qui y
bossent.
Annexe documentaire
ON SE FOUT DE NOUS?
ON NE S’EN FOUTRA PAS LONGTEMPS !
« Convergence 84 pour une
France colorée, pluri-ethnique
et multi-culturelle » ? ! Encore
des gens qui implorent l’État
au nom de « l’égalité des
droits et des races », qui tendent
la joue gauche quand on
les frappe sur la joue droite.
Merde ! Quand on a un«
homme»
d’État en face, on ne lui serre
pas la main, on lui crache à la
gueule ! Et « Convergence 84»
qui fait son sketch sous le -pa
tronage de Georgina Dufoix,
après ce qu’elle vient de
L’État voudrait nous tenir la
dragée haute avec des promesses
de réformes.
faire, cette salope (interdire
le « regroupement familial » et
fermer les frontières aux futurs
immigrés). Nous, on n’oublie
pas ceux de nos copains
Les salopes qui nous gouver- venus récemment du Maroc ou de
nent doivent bien ricaner, de la Tunisie, et que l’État so-
voir des jeunes immigrés se cialiste, ces ordures de Du-
laisser enrober comme des foix et Joxe ont fait expulser
Miko par tout ce baratin. Les comme des chiens.
boy-scouts de « Convergence
84 » se permettent de parler
en notre nom : mais eux veulent
la paix – nous, no us
sommes en guerre.
On nous empêche de circuler
librement sur la surface de la
Terre, en fermant les frontières.
On nous empêche de
circuler librement dans les
Nous savons bien que la justice rues, en nous foutant sans
encourage régulièrement les arrêt les flics sur le dos. Et
bâtards qui nous tirent des - il faudrait encore, après
sus. La justice est faite avant tout ce qu’on a déjà subi,
tout pour broyer les jeunes faire les gentils et discuter
comme nous, qui nevoulons
pas calmement avec l’État pour
perdre notre jeunesse à tra- négocier quelques miettes?
vailler
Alors,
et
les
à nous priver.
promesses de
Ça va pas la têt e ? !
l’État, on s’assoit dessus. Nous ne sommes pas la France
Après la pitoyable marche
non-violente de décembre 83,
de demain. À basla
France.
À bas toutes lesnations.
l’État avait promis d’accor- Et merde aux animateurs de la
der la carte de séjour unique misère.
de 10 ans à tous les immigrés.
Et il va bientôt l’accorder,
mais à qui ? !
Des rats
de la banlieue Ouest
Aux bons immigrés, honnêtes
et travailleurs – ceux qui ne
travaillent pas et ont eu
« des problèmes graves avec la
Diffusé dans la banlieue Ouest
lors du passage des rouleurs de
police » ne l’auront pas. convergence 84, là où ils sont passés.
103
OS CANGACEIROS
NUMÉRO 2 - NOVEMBRE 1985
OS CANGACEIROS N° 2
NOTES ÉDITORIALES
Notes éditoriales
I. LARGUEZ LES AMARRES !
Notre époque est marquée par un retour à la sauvagerie initiale des
pauvres. Voilà qui tranche agréablement avec la période antérieure.
Le mouvement ouvrier, dominé par les idées réformistes et staliniennes,
encadré par des appareils bureaucratiques, avait presque partout réussi à civiliser
la protestation des pauvres. (Le Front Populaire avait été le moment le plus
important de ce processus). L’intégration de l’ancien mouvement ouvrier dans
la société civile est désormais totalement achevée.
Dans les 70’ les travailleurs révoltés sont allés aussi loin qu’ils le pouvaient dans
les limites du système existant. Leurs luttes débordaient sans cesse les consignes
syndicales. Mais elles sont cependant presque toujours restées en porte-à-faux
par rapport aux appareils syndicaux : et ceux-ci ont pu concilier et manœuvrer
avec assez de force pour finalement emporter cette guerre d’usure. Les exigences
démesurées qu’avançaient alors les travailleurs révoltés semblent avoir momentanément
reflué. La plupart des conflits importants de ces dernières années, dans
les entreprises, ont été principalement défensifs, et portaient contre les effets de
la récente modernisation industrielle.
Dans les 70’, les syndicats ne pouvaient pas se permettre sans risque de désavouer
ouvertement les excès des travailleurs révoltés. Dans les 80’, ils ne peuvent plus
se permettre de les cautionner. En Pologne, en 81, la direction de Solidarité a
fini par dénoncer le mouvement des grèves sauvages et désavouer les revendications
sans fin des travailleurs, au nom de l’intérêt national. En Grande-Bretagne,
le TUC [Trade Union Congress] a entravé par tous les moyens les ébauches de solidarité
pratique envers les mineurs en grève, et en organisant ainsi leur isolement,
a finalement assuré leur défaite. En France, en décembre 83/janvier 84 à
l’usine Talbot, la CGT et la CSL [Confédération des Syndicats Libres] ont combattu
— l’une de l’intérieur et l’autre de l’extérieur — les OS [Ouvriers Spécialisés]
immigrés en grève, qui ont été vaincus dans la solitude. En Espagne, de la
même répartition des fonctions policières relève l’attitude de l’UGT [Union Générale
du Travail] et des CCOO [Commissions Ouvrières] qui ont dû combattre
ces derniers temps les pratiques assembléistes subsistant dans les luttes
récentes. La liquidation de ces révoltes ouvrières s’est faite partout au nom du
même principe. Avant, les syndicats faisaient appel à l’intérêt des travailleurs
pour mettre fin à une grève : maintenant, ils font appel à l’intérêt de l’entreprise.
Dans cette période, les bureaucrates en arrivent à pouvoir discuter ce qui pour
les travailleurs était indiscutable dans les 70’. Ces appareils syndicaux se comportent
à présent, et de façon systématique, en gestionnaires, se mêlant des affaires
de l’entreprise. Le concept réformiste d’autogestion est entré dans la
pratique syndicale désormais principalement consacrée à la cogestion. Ce qui
n’était pas encore évident en 68, l’est devenu.
Le mouvement ouvrier se définissait ainsi : il s’agissait de faire de la masse des
travailleurs un sujet juridique collectif défendant ses intérêts dans le cadre de la société
civile. Les luttes des 70’ ont fait éclater tout cela. Les pauvres étant, alors, encore
unis dans l’usine par des conditions de travail identiques pouvaient constituer
107
OS CANGACEIROS N° 2
une force unique, qui s’exprimait dans les revendications de salaire anti-hiérarchiques
et le même rejet du travail — absentéisme, coulage des cadences, sabotage...
Contre cette force, le capitalisme a réagi de la sorte : il a réintroduit les
forces du marché comme seule référence, et il a entrepris également de réorganiser
toute l’exploitation du travail, en exacerbant la concurrence entre les pauvres.
Les syndicats, fondés sur la hiérarchie salariale et l’identification du travailleur à
son entreprise, participent pleinement à l’organisation de cette concurrence. Ils
ont de même largué les amarres avec le langage de l’ancien mouvement ouvrier,
qu’ils remplacent par le jargon plus empirique des gestionnaires. Comme le déclare
récemment un expert « les entreprises elles-mêmes découvrent parfois qu’elles
ont en face d’elles des interlocuteurs qui, ô surprise, parlent le même langage économique
». La principale préoccupation des syndicats est seulement de ratifier juridiquement
avec les patrons et l’État, ce qui est depuis longtemps entré dans la
pratique — par ex. tout le baratin sur « la flexibilité du temps de travail » ou le
SMIG. Il est désormais admis ouvertement que les syndicats, les hommes d’affaires
et l’État parlent tous la même langue (seules quelques minorités d’activistes
syndicaux s’accrochent désespérément au langage de l’ex-mouvement ouvrier
dont ils continuent encore de réciter les cantiques). L’époque est finie où les travailleurs
pouvaient s’avancer très loin dans leurs luttes en s’abritant plus au moins
derrière la couverture syndicale, obligeant leurs délégués à les suivre sous peine
de débordement ouvert.
Pour la première fois dans ce pays, des grévistes ont été condamnés individuellement
à verser une indemnité à des jaunes, et non pas leur syndicat : cela s’est
passé une première fois au début 85 à l’usine Delsey, dans le Pas-de-Calais, puis
dans une usine de transports où quinze chauffeurs licenciés à la suite d’une grève
ont été condamnés par le tribunal d’Arras à verser de leurs poches 600 F aux sept
non-grévistes constitués en « Association pour la liberté du travail » !
Les médiations ayant pour tâche d’intégrer les travailleurs ont maintenant accompli
un cycle complet. Les travailleurs sont à présent supposés suivre la même
logique que leurs représentants, et s’identifier entièrement au fonctionnement de
leur entreprise. En Grande-Bretagne par exemple, des firmes américaines et japonaises
qui reprennent certains secteurs comme l’automobile ou l’électronique
imposent leurs conditions : les managers définissent en étroite collaboration avec
des syndicats les nouvelles règles de gestion du travail, et ces derniers sont chargés
de les imposer eux-mêmes aux travailleurs (dans certains cas, il y a une clause
selon laquelle l’employé s’interdit volontairement le recours à la grève !). Mais ce
progrès dans l’exploitation du travail a dû s’accompagner d’un conditionnement
de la main-d’œuvre, comme cela se fait au Japon et en Corée du Sud. Si là-bas les
usines sont de vraies casernes où le travail est militarisé, il faut encore y imposer
un culte religieux aux travailleurs. La nécessité et la terreur ne suffisent pas, même
en Asie, à mobiliser l’ardeur des salariés au travail. Les chefs d’entreprise nippons
le savent bien, qui se comportent comme de véritables chefs de secte. À l’impossibilité
d’organiser les nouvelles formes d’exploitation du travail par le seul régime
de la caserne, l’ennemi répond en ajoutant un mensonge, religieux ou laïc,
ce qu’exprime aussi bien en France un entrepreneur dynamique qui déclare « qu’il
manque un credo dans l’entreprise » (il s’agit encore de l’inévitable Bernard Tapie).
Notes éditoriales
Cette force unique des travailleurs révoltés ayant été brisée au début des 80’ au
nom de la crise, les capitalistes peuvent imposer librement aux pauvres les conditions
les plus draconiennes. On retourne au fondement du capitalisme, au
XIX ème : prendre les gens à la faim, en organisant le spectacle de la pénurie (comme
le coup des prétendus « nouveaux pauvres »). Les gens se voient ainsi imposer des
conditions de travail et de salaire impensables il y a dix ans. La main-d’œuvre est
tenue à pleine et entière disposition de l’employeur — c’est ce qu’on appelle par
euphémisme syndical « la flexibilité du travail », heures supplémentaires non
payées, travail le dimanche, baisses de salaire imposées par le chantage au licenciement.
Il arrive même à certaines entreprises en difficulté de faire appel à la participation
volontaire des travailleurs, pour qu’ils constituent un capital en versant
tout ou partie de leur salaire ! Le cas limite a été atteint à Lyon début 85 : un cadre
nommé in extremis à la tête d’une boîte en difficulté a posé comme condition au
sauvetage de l’entreprise, que ses employés lui avancent l’équivalent de deux mois
de leurs salaires. Bien inspirés les rares salariés qui ont refusé : sitôt les versements
opérés, le nouveau PDG s’enfuit à l’étranger avec la caisse.
Tout ce qui rampe sur la terre est gouverné par les coups!
II. HISTOIRE UNIVERSELLE DU DÉSESPOIR
Jamais, sous le règne du spectacle, le principe de l’argent ne s’était manifesté
à ce point sous la forme de la pure nécessité. Jamais les gens n’avaient été aussi
fermement rabaissés à leur état de nécessiteux. Il s’agit de remettre les pauvres
à leur place. Il faut les faire saliver devant la toute-puissance de l’argent. En Pologne,
par exemple, il n’est pas trop difficile de trouver de l’argent, en magouillant
au marché noir, ce que font beaucoup de gens. Mais il est très dur de se procurer
des marchandises : les magasins sons vides. Ici, la rareté s’organise de façon inverse:
les magasins sont pillés, mais il est très dur de se procurer de l’argent.
En France, nous avons rencontré des Polonais qui se déclaraient effarés par le
zèle des Français au travail : là-bas rien de tel, au contraire ! C’est que dans notre
maudit pays, le fait d’avoir un boulot, même le plus sale et le plus mal payé,
passe pour bien des gens comme une faveur céleste. Mais il se trouve quand même
des gens pour cracher sur l’offrande. L’accumulation désormais irréversible de
chômeurs-à-vie est bien sûr une conséquence directe de l’organisation plus rationnelle
de l’exploitation. Mais bien plus qu’un résultat quantitatif, il s’agit de
quelque chose de qualitatif. En grande partie, ce sont des jeunes qui ne peuvent
pas accepter de subir les nouvelles conditions faites aux travailleurs. Si beaucoup
de jeunes n’ont pas de boulot, c’est qu’ils n’en veulent pas. Et en même temps
que les conditions de travail salarié sont de plus en plus ignobles, les conditions
d’existence des chômeurs deviennent de plus en plus irrespirables.
Au début 84, l’État français s’était attaqué au chômage volontaire en réduisant à
presque rien le système des allocations. Il s’est ensuite appuyé sur ça pour introduire
le travail volontaire sous-payé, les TUC. Pendant plus de 6 mois, on a vu
des jeunes cons déclarer à la télé que même mal payés, c’était mieux que de rester
à rien faire. Un coup double pour l’État : réussir à faire dire à des gens qu’en
109
OS CANGACEIROS N° 2
dehors du travail (même aussi mal payé qu’un TUC) ils n’auraient rien à faire de
leur jeunesse. Travailler, c’est n’avoir rien à faire ! Ensuite, ceux qui auront eu
l’échine assez souple pour s’abaisser à ça pourront bien accepter n’importe quel
job smicard avec joie. S’il est de plus en plus insupportable de travailler au vu
des conditions de soumission accrues qui sévissent, il est aussi de plus en plus
difficile de ne pas travailler. Il n’est même plus possible d’aménager sa subsistance
immédiate en bossant en turn-over ou en touchant les allocations chômage.
Au début des 70’, la délinquance avait pour nous un air de liberté, de virée sauvage,
de jeu en bande. La recherche de l’argent, bien qu’elle en faisait partie, ne
constituait pas le principal but. Dans les 80’, cette atmosphère d’insouciance est
épuisée. Le plus haut moment de cette liberté criminelle a été l’automne 81 des
rodéos et incendies dans l’Est lyonnais. Depuis, l’État et les défenseurs de la société
existante ont fait en sorte de rendre impossibles de tels excès : le règne de
la nécessité a fait le reste. Un jeune des Minguettes nous racontait qu’en 81, ils
volaient des voitures pour s’amuser. Maintenant, avant tout elles doivent avoir
une fonction utilitaire et servir au moins à plusieurs arrachés et plusieurs casses
— après quoi seulement on peut s’amuser avec. Il est devenu si difficile de voler
de grosses cylindrées ! La fureur de la répression policière et judiciaire, ponctuée
d’une vague d’exécutions sommaires sans précédent, a marqué nettement la fin
d’une époque. Tous ces chômeurs-à-vie remplissent alors les prisons, entraînant
une surpopulation automatique. Les travailleurs ne sont pas épargnés et ont de
plus en plus affaire à la police. Dettes, impossibilité de payer le loyer et divers crédits,
chèques sans provisions, vols dans les supermarchés, etc., en amènent de
plus en plus à risquer la prison.
Ce retour au règne le plus sauvage de la nécessité a pour effet d’exacerber l’hostilité
et la concurrence qui règlent de toutes façons les rapports des pauvres entre
eux dans la société. L’isolement et l’atomisation dominent incontestablement
tout, et il en résulte une ambiance d’angoisse et d’oppression jamais atteinte
jusque-là — c’est au point qu’aux USA, dans certaines grandes villes, des gens
meurent subitement de solitude. La propagation de la poudre, qui est en train de
démolir la colère de tant de jeunes, est évidemment une des conséquences les
plus directes de ce processus, qu’elle accentue en retour. Il n’y a désormais plus
de médiation possible entre la misère des gens et la société civile. Les révoltes
qui ont suivi 68 auront contraint l’ennemi à moderniser l’oppression et à rendre
ainsi le monde encore plus invivable, la misère encore plus visible. Le vieux Principe
de 1789 revient alors au premier plan des préoccupations ennemies : combler
le vide entre la classe dominante et les pauvres, qui s’est dangereusement
creusé ces dernières années. C’est à quoi s’affaire une génération de réformistes
aux ordres de l’État. Ils ne peuvent évidemment parler que le langage de l’État
et prêcher le mensonge démocratique à la masse des pauvres. C’est que la bourgeoisie
se trouve brutalement confrontée à ce qui la définit : l’absence de communauté,
poussée à son paroxysme par les conditions sociales modernisées.
La violence qui règne entre les pauvres et s’exerce parfois ouvertement entre eux
est à la mesure de la violence des conditions qui leurs sont faites. Au moment
même où tous les pauvres subissent de plein fouet les règles de la guerre de tous
Notes éditoriales
contre tous, ils ne peuvent plus prétendre à une existence civile et deviennent
alors absolument dangereux. Ce moment où la séparation a tout envahi montre
aussi que les pauvres ne peuvent constituer un sujet juridique collectif comme à
l’époque de l’ex-mouvement ouvrier. Leur insatisfaction retourne alors à son fondement,
c’est-à-dire à la sauvagerie qui caractérisait leur révolte avant que la société
ne cherchât à les civiliser. La dernière grève des mineurs en Grande-Bretagne
a ainsi vu les grévistes recourir à des formes d’actions criminelles, qui rappellent
les expéditions punitives auxquelles se livraient les ouvriers anglais au début du
XIX ème , telles qu’Engels nous les relate dans La situation de la classe laborieuse en
Angleterre, c’est-à-dire avant que le trade-unionisme n’ait civilisé les pauvres et
anéanti leur colère.
III. LES FANATIQUES DE L’APOCALYPSE
Au Heysel, les gens venant voir un match de haute tenue n’avaient pas de
raisons particulières d’insatisfaction ; au contraire, ils venaient là en principe
pour passer une bonne soirée. Les organisateurs du spectacle n’imaginaient
pas que la misère des foules puisse exploser ainsi en plein cœur du stade.
Il n’y avait pas de motif à la violence, s’étaient-ils dit. Au Heysel, le spectacle a
dû montrer seconde après seconde et en direct à des millions de gens sa fonction
de manipulation des foules solitaires au moment même où il n’y parvient pas!
Les dirigeants ont paniqué en direct. Et ce qui a tant choqué les spectateurs, ce
ne sont pas les 38 morts mais le fait d’avoir été témoin en direct d’une telle violence
que le spectacle n’a pas su, cette fois, leur épargner. Ils sont gênés d’avoir
vu. Le scandale était si fort qu’en RFA ils ont purement et simplement arrêté le
reportage. Un journaliste du Monde se demande, catastrophé, dans un article sur
cette affaire « quel effet cela a-t-il bien pu produire chez ces peuples d’Afrique noire
(le reportage avait en effet été diffusé en direct dans plusieurs pays africains), auxquels,
il fut un temps, nous avons essayé d’imposer notre civilisation ?... ». Depuis, on
a vu un concert de reggae en Guinée tourner court devant l’excitation des spectateurs,
qui ont finalement saccagé toutes les installations du show. En Grèce
vers la même date, les organisateurs ont au contraire donné l’ordre aux vedettes
d’un concert de jouer dans le seul but de calmer la foule déchaînée : et celle-ci a
quand même traité les chanteurs comme de mauvais larbins incapables de décharger
l’insatisfaction, et a tout cassé. Les sauvages sont partout dans le monde.
Le simple fait que nous ayons pris la défense des hooligans contre la calomnie et
la répression a fait partout scandale, jusque chez des gens proches. Les arguments
qu’on a tenté de nous opposer relèvent tous du même jugement moral, qui ne voit
là que violence irrationnelle et gratuite. Il n’y a pas d’actes gratuits dans ce monde:
il y en a qui paient parfois très cher pour le savoir. Ensuite, le hooliganisme est
une manifestation immédiate de l’insatisfaction qui n’a rien d’étonnant ni de choquant
après une semaine d’ennui et de labeur. La misère a toujours quelque chose
de honteux pour les réformistes, de sacrilège. Ils ne comprennent pas davantage
en quoi consiste la misère de tous les jours, et donc la violence qu’elle engendre.
Nous affirmons que les pauvres ne sont unis que dans la rupture de tous les freins
111
OS CANGACEIROS N° 2
sociaux et le renversement de toutes les lois. Sinon, ils ne constituent en rien une
communauté. C’est seulement en exprimant leur insatisfaction que les pauvres
peuvent se reconnaître. C’est par cela que s’opère le renversement de situation, et
qu’ils se trouvent unis dans l’affrontement avec l’ennemi commun. Un commissaire
anglais déplorait, au lendemain de la belle émeute d’Handsworth, le fait que
les gens considèrent ça comme un amusement, au même titre que le hooliganisme
du foot. En tout cas, l’affaire du Heysel aura créé des conditions nouvelles pour
les hooligans, avec le quadrillage militaire des stades qui a suivi. Désormais, ceux
qui vont au match pour se défouler seront obligés de s’attaquer aux flics présents
en masse sur place, plutôt que de se battre contre les supporters adverses. C’est
ce qui s’est déjà produit à Leicester le 9 octobre.
Le moment où la bourgeoisie et l’État achèvent d’organiser la séparation qui définit
les pauvres et leur rendent l’existence absolument invivable, est aussi celui
qui crée les conditions d’un renversement de situation. Ce qui sépare les gens, et
qui en fait précisément des pauvres, est aussi ce qui les identifie. Les pauvres ne
se connaissent pas, ils se reconnaissent. Début septembre à Marseille, après une
course-poursuite succédant à un braquage raté, les flics abattent un des jeunes
braqueurs devant la cité La Paternelle : ils sont aussitôt attaqués par les habitants
du lieu, révoltés, et doivent se replier après un vigoureux échange de pierres et
de grenades. Au grand étonnement des flics et des journalistes, puisque la malheureuse
victime n’était pas originaire de cette cité, et n’était pas arabe non plus
(s’il avait été de la Paternelle, les flics auraient alors eu affaire à un soulèvement
aussi violent qu’à Brixton et à Tottenham). Les jeunes principalement arabes qui
habitent la Paternelle se sont immédiatement reconnus dans le sort fait par les
flics à ce jeune inconnu, eux qui subissent exactement les mêmes galères. Jusque
dans le quartier des Halles à Paris, qui est pourtant psychogéographiquement
l’opposé exact des Quartiers Nord de Marseille, où l’arrestation d’un petit dealer
provoque un rassemblement de 400 personnes qui s’attaquent aux flics et
même au décor (ça s’est passé en septembre). L’indifférence et la frime qui régnaient
contradictoirement aux Halles ont trouvé là une ébauche de dépassement.
Nous en sommes contents.
IV. NOUS, CANGACEIROS
Nous parlons beaucoup de la violence dans les banlieues. Toutefois nous
ne pensons pas qu’il n’y ait que là qu’il se passe quelque chose. Seulement,
beaucoup de nos semblables y vivent, et souvent nous-mêmes.
Nous ne faisons pas que parler de la violence : c’est notre élément, et même peuton
dire, notre lot quotidien. La violence est d’abord celle des conditions qui nous
sont faites, celle des gens qui les défendent et plus rarement, hélas, celle que nous
leur renvoyons à la gueule. Nous ne connaissons pas tous nos ennemis, mais on
connaît ce qu’ils défendent. Tous nos alliés ne sont pas forcément nos complices.
Il arrive qu’ils le soient. Nous ne sommes pas en rapport avec tous nos alliés.
Les chômeurs qui combattent l’indigence sont autant nos alliés que les travailleurs
qui se révoltent contre le travail et échappent au contrôle des syndicats.
Notes éditoriales
Nous ne pensons pas détenir une vérité universelle, mais la communiquer.
Les vérités universelles sont celles qui se communiquent, pas celles que l’on
détient. À ceux qui se demandent si nous sommes assembléistes, conseillistes,
nous répondons que ce qui nous importe c’est de savoir comment les gens établissent
et organisent le dialogue. Nous ne sommes pas des terroristes parce que
nous tenons à la clandestinité : creuse vieille taupe, disait-on jadis. À notre
époque, les gens qui affirment des exigences révolutionnaires passent pour des rêveurs.
Mais l’homme est fait de la même matière dont sont faits ses rêves. Nous
sommes révolutionnaires. Os Cangaceiros veut dire : « Tout est possible », « Nous
sommes en guerre », « Rien n’est vrai tout est permis ». Nous sommes nombreux,
par rapport à l’atomisation régnante. On a beaucoup d’alliés de par le monde.
Notre programme est très ancien : vivre sans temps morts. Nous comptons bien
sûr lui assurer sa publicité par le scandale. Il n’y a pas d’autres moyens dignes
d’un tel programme. Notre existence en elle-même est déjà un scandale. Nous ne
sommes évidemment pas indispensables : toutefois il se trouve qu’en plusieurs occasions
nous avons dû l’être. Dans la guerre sociale, nul ne peut être dispensé.
Nous sommes aussi très méfiants — l’expérience prouve qu’on ne l’est jamais
assez. La méfiance juge de la confiance qu’on accorde aux autres. Nous ne faisons
pas vraiment partie de ce qu’on appelle couramment « le monde du travail », encore
que nous en sommes issus. Mais lorsque des luttes dignes de ce nom s’y déroulent,
elles combattent elles aussi le monde du travail et s’en prennent à ce qui
contraint les pauvres au travail, la nécessité de l’argent.
Nous expliquons le fait qu’il n’existe à l’heure actuelle aucun autre groupe
comme le nôtre en Europe par cet autre fait, que nous sommes tout simplement
les premiers. Bien sûr, notre revue a une diffusion dérisoire en regard de nos
énormes ambitions. Mais l’on compte sur la force d’esprit de nos lecteurs pour
y pallier, ce qui ne remet pas en cause nos ambitions. La diffusion d’une telle
revue n’a évidemment rien à voir avec la diffusion massive et quotidienne des
mensonges de la presse. Si son audience est quantitativement limitée, elle s’adresse
à de possibles interlocuteurs et non une masse de spectateurs. Et mieux vaut
avoir avec soi gens d’élite et d’escarmouche que masse informe. Cela favorise les
énormes ambitions. Nous sommes contre toute hiérarchie, et notre association
se veut égalitaire dans la mesure où chacun doit être en mesure d’y décider.
Le fait de nous référer à des intellectuels comme Marx et Hegel ne nous gêne
pas : à leur époque, on pouvait être un intellectuel sans être une pute intellectuelle.
À présent c’est fini et même impossible. De plus, ils n’étaient pas que des
intellectuels puisqu’ils ont eu une action sur le monde. Nous considérons comme
possible des contacts suivis avec d’autres groupes sur cette condition élémentaire
: le dépassement de toute forme d’agitation/propagande dans son activité.
Ce que nous critiquons dans la politique, c’est l’État.
La question est d’apporter du sang neuf dans cette époque, et d’en avoir les
moyens. À plusieurs reprises, lorsque nous sommes allés rencontrer des grévistes
mineurs en Grande-Bretagne, on nous a posé cette question élémentaire : « Quelle
force constituez-vous réellement ? Qu’allez-vous pouvoir faire des informations que
nous vous donnons ? ». À ces questions il faut être en mesure de répondre clairement,
d’autant qu’un regroupement comme le nôtre n’est pas évident pour tous.
113
OS CANGACEIROS N° 2
On nous a aussi demandé, en Pologne : « Mais qui donc êtes-vous ? Quel est votre
mouvement ? ». Il faut savoir manifester le caractère universel de notre existence.
L’intérêt que nous portons aux révoltes de nos semblables dépasse l’intérêt qu’a
le pauvre isolé pour le monde, qui est souvent sans moyens. Cependant, il doit
être bien clair que nous ne parlons que de ce qui nous concerne. En aucun cas
nous entendons faire de l’assistance aux luttes d’autrui. Nous entendons simplement
les rencontrer, et prendre part aux réjouissances. La plupart des travailleurs
révoltés que l’on est amené à rencontrer sont encore influencés par l’état
d’esprit militant issu de l’ex-mouvement ouvrier. En l’état actuel, on ne peut
miser que sur des rencontres avec des individus pris isolément, encore qu’il nous
arrive de passer par le biais de groupes organisés qui conservent encore quelques
illusions sur le syndicalisme et où se trouvent des travailleurs révoltés. Si l’activisme
de ces groupes nous laisse froids, on y connaît des gens qui sont très
proches de nous par le refus du travail.
Les jeunes kids de banlieues, ayant plutôt l’habitude de rencontrer des gens isolés
ou en bandes locales, sont toujours un peu étonnés de voir, quand ils nous rencontrent,
un groupe constitué et organisé. À l’opposé, les travailleurs en lutte,
ayant plutôt l’habitude de voir des gens qui agissent en tant que membres d’une
organisation officielle, sont étonnés, quand ils nous rencontrent, de voir des individus
qui semblent agir en leurs seuls noms. En Grande-Bretagne ou en Espagne,
nombre de travailleurs révoltés ont été ainsi surpris de voir un groupe de chômeurs-à-vie,
organisés, ayant des contacts et des informations internationales, et
disposant de certains moyens, alors qu’il existe indépendamment de tout appareil
politique et syndical. Finalement, nous intriguons par notre simple existence.
Mais de toute façon, le seul risque sérieux que nous courons, c’est celui de
mourir pauvres.
Notes établies par Yves Delhoysie, Georges Lapierre et Louise Rivière
BRICK KEEPS
BRITAIN BEAUTIFUL 1
1. Publicité affichée un
peu partout en Grande-
Bretagne pendant la
durée du conflit, qui annonce
que : « la brique
fait le charme de l’Angleterre
» ; la brique séduisit
tellement les grévistes
que ce fut leur projectile
favori.
OS CANGACEIROS N° 2
Pendant un an, de février 84 à mars 85, les mineurs
britanniques ont fait grève. Ce fut la plus longue
en Grande-Bretagne depuis celles du début du siècle,
et une des plus acharnées, des plus violentes qu’ait entamé
une catégorie d’ouvriers. Les mineurs se référaient
fréquemment à celle de 26 comme élément de comparaison,
pour exprimer à quel point il était inhabituel de voir
mobiliser autant de flics contre des grévistes. Un tel déploiement
de force n’aurait pas été concevable lors des décennies
précédentes — sauf évidemment en Irlande du
Nord. Les grèves de 72 et 74 s’étaient développées dans un
tout autre contexte social et avaient été victorieuses.
La vie des mineurs et d’une grande partie de la population
des bassins miniers s’est trouvée transformée en un an de
grève. Beaucoup de gens ont pris des initiatives qui rompaient
avec l’existence routinière du travail. Constamment
des mineurs et des femmes de mineurs ont voyagé à travers
toute l’Angleterre pour organiser des piquets, pour collecter
de l’argent... Tous ceux qui participaient aux piquets
du matin dormaient peu, seulement deux ou trois heures
par nuit. Un gréviste interrogé par un journaliste sur la
fatigue causée par la grève répondait que, de toutes façons,
ils auraient bien trop de temps pour dormir après, quand
ce serait fini ! Les welfares, normalement ouverts aux seuls
mineurs, étaient devenus des centres d’activité dans les villages
miniers. Ils restaient ouverts toute la nuit. Dans un
pays où l’heure légale et incontournable de fermeture est
23h, on pouvait enfin boire et bavarder toute la nuit. Des
jeunes non mineurs, nous ont présenté comme une
conquête de la grève qu’ils puissent s’y réunir, ce qu’ils
voulaient préserver après la grève.
Sous différentes formes, une résistance collective à la force
employée par l’État s’est développée, de la part de toute
une population. L’organisation contre la pénurie s’est faite
collectivement. La participation aux piquets devant les
puits a été massive : des femmes et beaucoup de gens qui
n’étaient pas mineurs sont venus se joindre à eux, notamment
les chômeurs habitant près des puits, et même venant
de grandes villes. Face au quadrillage des flics et à
leurs provocations, la population s’est organisée : par
exemple, à Hatfield (Sud-Yorkshire), les flics ont tenté une
fois de pénétrer dans le welfare, mais ils n’ont pu y réussir.
Ceux qui s’y trouvaient réunis se sont montrés assez
menaçants pour les en dissuader (cela n’a malheureusement
pas été possible toujours et partout, les flics ont parfois
arrêté des gens dans les welfares). Quand les flics ont
investi toutes les régions minières, la
colère s’exprima dans des émeutes et
des attaques contre les commissariats.
Des actions commando ont détruit du
matériel de la mine appartenant au
NCB. Les jaunes et ceux qui ont pris
parti pour eux ont été mis à l’index,
bannis littéralement des villages miniers.
Ils ont dû souvent partir et se
mettre sous la protection des flics. Certains
commerçants qui refusaient de
faire crédit (assez rares) ont été pillés,
ainsi que parfois des supermarchés.
L’État a livré une bataille non seulement
contre les mineurs, mais aussi
contre tous ceux qui se sont reconnus
pour résister à ce déploiement de force.
Il ne s’agissait plus seulement d’un
conflit du travail pouvant prendre certaines
formes violentes, mais d’un
conflit social, qui a suscité l’intérêt non
seulement en Grande-Bretagne, mais
dans le monde entier. La détermination
de toute une population à résister à une
véritable machine de guerre mise en
œuvre contre elle a été impressionnante.
Les mineurs, dont la combativité est légendaire
en Grande-Bretagne, constituaient
le dernier secteur ouvrier que
l’État britannique devait mettre à genoux
pour parachever la contre-offensive
sociale qu’il mène depuis les 80’.
S’il réussissait à battre les mineurs, il
réduisait le dernier bastion de la combativité
ouvrière des 70’.
L’Angleterre était malade de l’indiscipline
de ses ouvriers, ce que la bourgeoisie
européenne a appelé la
« maladie anglaise ». Elle battait le record
d’Europe du nombre d’heures de
grève. L’esprit général de refus du travail
s’exprimait parfois en de véritables
défis lancés à l’État, comme la grève
des mineurs en 72. Les ouvriers étaient
en position de force.
Brick Keeps Britain Beautiful
INDEX DES NOMS ANGLAIS
Scab : jaune, signifie littéralement « croûte sur
une plaie»
Welfare : maison des mineurs où il y a évidemment
un pub ; s’y trouve également la
section syndicale locale.
Pickets : ce sont les gens qui participent aux
piquets de grève.
Picket-line : c’est le piquet proprement dit.
Mass-picket : piquet de masse, regroupant
sur un lieu les mineurs de plusieurs puits (de
300 à 6000).
Flying pickets : piquets volants, ils allaient piqueter
un endroit par surprise. Extrêmement
efficaces, ils ont été interdits par la loi et combattus
par une armée de flics.
Branch-meeting : réunion locale des mineurs
tenue sous l’égide du NUM.
Women Support Group : regroupement de
femmes de mineurs qui s’occupa des collectes
et de l’organisation collective des
moyens de subsistance. Ces groupes jouèrent
un rôle actif et dynamisant dans la grève.
TUC : Trade Union Congress. Confédération
nationale de tous les trade-unions (syndicats).
NUM : National Union of Mineworkers. Syndicat
des mineurs, qui y était syndiqué à
100 %. À la fin de la grève, les sections du
Notts et du Derbyshire ont fait sécession, ce
qui n’est devenu que récemment officiel.
TGWU : syndicat des transports et de la métallurgie.
C’est le plus gros trade-union. On y
trouve notamment les dockers et les conducteurs
de camions.
NCB : National Coal Board. Organisme d’État
qui gère les mines. McGregor en a été le directeur
pendant la grève.
Labour : parti des travaillistes, gauche anglaise.
Tories : conservateurs, droite anglaise.
Notts : Nottinghamshire
Yorks : Yorkshire
Wales : Pays de Galles
117
OS CANGACEIROS N° 2
Jusqu’en 78, les gouvernements qui vont se succéder s’évertuèrent, sans succès,
d’enrayer cette offensive par des mesures législatives et politiques. Le gouvernement
Heath tenta à plusieurs reprises d’appliquer « the industrial relation act » 2 ,
et dut reculer chaque fois devant la menace d’une grève générale sauvage. Il laissa
la place en 74 aux travaillistes.
De 74 à 78, ceux-ci s’efforcèrent d’apporter une solution politique en s’appuyant
sur ce qui restait d’influence aux trade-unions. Ils conclurent un « pacte social»
qui visait à imposer un régime d’austérité aux ouvriers (blocage des salaires, mesures
anti-grèves). Mais ils ne parvinrent pas à faire cesser de façon durable l’agitation
dans les usines. L’hiver du mécontentement, en 79, précipita la chute
du gouvernement.
Dès le milieu des 70’, les capitaux ont entamé un exode vers des zones plus dignes
de confiance (Sud-Est asiatique, Amérique du Sud, Afrique).
Ce mouvement s’est effectué alors discrètement, à la seule connaissance des financiers.
Cette ouverture sur le marché mondial, qui caractérise d’ailleurs l’ensemble
des nations industrielles avancées (États-Unis, Japon, URSS) a permis aux
capitalistes anglais de prendre leurs distances face aux difficultés croissantes de
l’industrie anglaise. L’appareil industriel avait peu évolué, et devenait de moins
en moins compétitif : dans ce pays où les ouvriers étaient aussi notoirement indisciplinés,
les entreprises étaient réticentes à investir pour le moderniser. Ce
que Thatcher traduit à sa manière en disant que « si on laissait faire les syndicats,
on transformerait l’Angleterre en musée industriel ».
Cet exode des capitaux fut évidemment encouragé à partir de 79 par la venue au
gouvernement des tories, farouches partisans du libre-échange et de la libre
concurrence. Grâce à une totale liberté de circulation, les capitaux ont quitté
l’Angleterre, et, subissant de plein fouet la loi du marché mondial, des pans entiers
du vieil appareil industriel se sont effondrés, entraînant la mise au chômage
d’une masse de gens (4 millions aujourd’hui). La bourgeoisie anglaise, depuis
l’époque victorienne, a toujours été tentée de trouver dans le libre-échange une
solution à ses problèmes sociaux. Le capitalisme anglais a, par le biais des pays
du Commonwealth, étendu sa puissance financière au reste du monde, avec les
USA et leur soutien logistique.
C’est à partir de ces nouvelles bases que la bourgeoisie britannique put
mettre les ouvriers face aux conséquences de leur révolte. L’ouverture sur
le marché mondial a permis de renforcer avec méthode la concurrence sur
le marché du travail et aggraver la séparation entre les gens. Les ouvriers sont
contraints de se défendre séparément, secteur après secteur, face à une contre-offensive
bien préparée et conduite unitairement. Le gouvernement Thatcher va
mettre tous les moyens de l’État dans cette entreprise de « nettoyage » de l’Angleterre.
Toutes les grèves qui se sont déroulées depuis le début des 80’, dans la
sidérurgie d’abord, l’automobile ensuite, les chantiers navals enfin, n’ont pu empêcher
des milliers de licenciements (80 000 dans la sidérurgie par exemple). C’est
dans ce contexte défensif, dans une Angleterre déjà passablement nettoyée qu’a
éclaté la grève des mineurs. L’État s’est bien gardé d’affronter les mineurs en 81
Brick Keeps Britain Beautiful 119
en même temps que les sidérurgistes et les ouvriers de l’automobile
car une reconnaissance aurait pu alors naître
d’une colère commune et d’une convergence d’intérêts.
Cette grève a dû se dérouler dans les conditions les plus
hostiles. Dans les 70’, il aurait été impensable pour un
travailleur de traverser un piquet, et a fortiori impensable
qu’un sidérurgiste aille travailler à décharger du charbon
scab. Ce conflit s’est présenté d’emblée comme une
épreuve de force décisive : pour le gouvernement, venir à
bout des mineurs signifiait une victoire décisive dans le
processus de mise au pas des ouvriers, et pour les mineurs,
il s’agissait de résister sur la position de force acquise
dans les 70’.
C’est une stratégie mondiale qui a décidé de la fermeture
des puits en Grande-Bretagne. Plus « d’issue négociée avec
les partenaires sociaux », on introduit à la place les forces
du marché comme principe de référence et seul remède
au mal britannique. Alors que depuis la hausse des tarifs
pétroliers, la consommation du charbon est en constante
progression en Europe, les mineurs de ces pays coûtent
trop cher. Depuis 73, les multinationales (Exon, BP, General
Electric, etc.) investissent dans le charbon et se tournent
avec intérêt vers les pays où les coûts de
main-d’œuvre sont minimes (Afrique du sud et centrale,
Colombie, Indonésie, etc.) : la concurrence entre les pauvres
y est extrême, et les mouvements de révoltes y sont
réprimés sauvagement. Par exemple, le charbon sud-africain
vaut deux fois moins cher que l’anglais. En conséquence,
le NCB veux faire tomber la production de 105 à
96 millions de tonnes par an, et supprimer à terme tous les
puits périphériques (Écosse, Wales, Durham, Kent). L’argument
du NCB selon lequel les puits à fermer en priorité
sont « économiquement non rentables » est apparu immédiatement
comme un pur mensonge. Il appartenait simplement
aux responsables locaux du NCB d’additionner
les fermetures jusqu’à un total de 4 millions de tonnes par
an, dans un premier temps.
En 80, afin de tester le degré de mobilisation des mineurs,
le NCB avait annoncé la fermeture de quelques puits dans
le South-Wales, pour ajourner aussitôt son projet. En 82,
il a réussi à fermer 20 puits et à supprimer 20 000 emplois
avec l’aide du NUM, dans le cadre d’une procédure obtenue
en 74 par le syndicat qui lui donnait un droit de regard
sur les restructurations : toute fermeture de puits devait
être soumise à l’arbitrage d’une commission tripartite au
sein de laquelle le NUM pèse autant que le NCB. Alors
2. Loi sur les relations sociales
qui visait à restreindre
les possibilités de
grève, en vigueur au
début des 70’.
OS CANGACEIROS N° 2
que le Kent s’était spontanément mis en grève de soutien au Pays de Galles, le
NUM rejeta toute idée de mobilisation nationale. Cette prise de position lui fut
amèrement reprochée en 84. Alors qu’en 82, les mineurs étaient encore en position
de force face à l’État, en 84 il n’était même plus question pour l’État de faire
semblant de négocier. Le NCB voulait être le seul maître des décisions. En mars
84, en court-circuitant la procédure de 74, les Charbonnages entendaient bien imposer
l’épreuve de force. Là, il n’y a même pas eu un semblant de plan de reconversion
jeté en pâture aux syndicats, ce qui interdisait d’emblée le genre de
manipulation qu’on a pu voir en France dans la sidérurgie ou l’automobile. À
présent l’envoi des casqués, qui n’est d’habitude que la face cachée des plans sociaux,
est employé d’emblée.
Pour remettre de l’ordre dans les charbonnages britanniques, l’État a fait appel
à un mercenaire dont le pedigree l’a impressionné : Ian McGregor (depuis
quelque temps apparaît sur le marché international une nouvelle race de mercenaires
spécialistes de la guerre sociale). Cet Écossais a commencé sa carrière et sa
fortune aux USA où il s’est signalé notamment par la rapidité avec laquelle il a
su nettoyer une grande société de charbonnage, Amay. Le gouvernement anglais
l’a acheté pour 2,5 millions de dollars à la banque Lazard frères. Il a d’abord été
chargé de mettre au pas les sidérurgistes ; bilan de l’opération : 800 000 emplois
supprimés au prix d’une longue grève de trois mois, infructueuse, des sidérurgistes
soutenus par les mineurs.
La décision du NCB a tout de suite été entendue pour ce qu’elle était, une déclaration
de guerre, sans trêve ni compromis. Les mineurs n’ont pas été dupes du
pseudo-arrangement qui leur était proposé : 10 000 F par année d’ancienneté, ce
qui est encore une tentative de division puisque beaucoup de mineurs sont jeunes
et ont peu d’ancienneté. Le but déclaré de l’État est d’en finir une bonne fois
pour toutes avec les mineurs. Ceux-ci ne sont pas prêts d’oublier le discours de
Thatcher les qualifiant d’ennemis intérieurs.
L’État s’est préparé de longue date à cette guerre. Avant même d’arriver au pouvoir,
les conservateurs avaient à plusieurs reprises explicitement précisé leurs intentions
: « face aux menaces de conflits sociaux, la bataille éventuelle se déroulera
sur le terrain choisi par les tories, dans un secteur où ils pourraient être vainqueurs»
disait Ridley, aujourd’hui ministre des transports ; et Crozier, membre de la droite
des tories : « la tragédie ultime n’est pas d’avoir une confrontation mais de la perdre ».
Toutes les mesures que l’État devait prendre à cette fin avaient été dévoilées à la
veille des élections de 79 : il fallait accumuler des stocks de charbon en Grande-
Bretagne et à l’étranger, reconvertir les centrales fonctionnant au charbon en centrales
mixtes charbon-fuel, encourager le recrutement des camionneurs non
syndiqués. L’État s’est aussi pourvu de toute une série de moyens pour empêcher
les piquets et les rendre inopérants : interdiction des piquets volants et limitation
du piquet à six personnes (loi de 80), création dès la fin des 70’ d’unités de flics
anti-picketing. Il existe même des tribunaux volants qui jugent les gens sur place
et à huis-clos. Souvent les procès étaient reportés, et la mise en liberté assortie de
conditions extrêmement restrictives (interdiction de sortir après 21h, interdiction
d’aller sur les piquets, etc.). Beaucoup furent jugés après la grève ; il y en a
Brick Keeps Britain Beautiful 121
encore maintenant. Une autre loi a été votée pour rendre extrêmement difficile
une grève légale : il faut maintenant une majorité des deux-tiers, obtenue lors d’un
scrutin par courrier et au niveau national de l’industrie concernée. C’est une belle
saloperie, les grèves n’ont jamais été déclenchées par une majorité nationale.
Le processus de liquidation de cette force est engagé depuis de nombreuses années,
et a été poursuivi tant par le Labour, que par les tories. Depuis longtemps de nombreux
puits ont fermé, contraignant un fort contingent de mineurs à devenir des
nomades industriels périodiquement déportés d’un puits à l’autre. Dans le même
temps, certaines régions comme le Notts, ont connu un afflux massif de « green
labour », petits commerçants en faillite, paysans et même d’anciens flics (!), qui bénéficièrent
des avantages salariaux conquis par plusieurs générations de mineurs,
sans en partager la tradition combative. Voulant faire du Notts une région protégée
(ressources de charbon durables et facilement exploitables) le NCB préféra
embaucher ces gens-là plutôt que des mineurs d’autres régions dont les puits
avaient fermé. La plupart de ces « green labour » devinrent des scabs.
La concurrence entre mineurs des différents puits fut entretenue par l’octroi de
primes au rendement qui avantageaient certaines régions par rapport à d’autres
(le Notts par exemple, où ces primes sont quatre fois supérieures à celles du
Yorks, ce qui donne à travail égal un salaire deux fois plus grand). En 66, le NCB
avait trouvé avantage à uniformiser les salaires afin de pouvoir déplacer facilement
les mineurs au gré des fermetures de puits. Après la grève de 72, il tenta
d’introduire des primes au rendement comme élément de division entre régions.
Malgré l’opposition des mineurs, le NUM essaya de les négocier. En décembre
77, passant outre un vote contraire des mineurs, il imposa l’accord.
Il y a donc belle lurette que la vieille stratégie de diviser pour régner, en instaurant
hiérarchie et concurrence entre les mineurs, est effective. Ceci pour donner
la mesure de l’imbécillité réformiste qui geint maintenant sur la « communauté
des mineurs » que la grève serait venue diviser. Alors que la grève a simplement
mis en évidence ce qui existait déjà. La « communauté des travailleurs » apparaît
visiblement pour ce qu’elle est : une pure foutaise.
Le mot « communauté » est utilisé à toutes les sauces en Grande-Bretagne (jusqu’à
l’îlotage policier en cours d’instauration qui se nomme « community police » !).
Mais c’est cependant dans un tout autre esprit que les mineurs parlent de « communities
». Ce qu’ils nomment ainsi, c’est le mode d’existence collectif propre à
chaque village minier. Tous les mineurs que nous avons rencontrés ont insisté sur
ce fait que l’État cherche à détruire les communautés (ce qui est tout différent que
de parler d’une communauté abstraite de tous les mineurs). Ces collectivités particulières
ont eu un poids décisif dans le déroulement de la grève. Cette cohésion
propre à de nombreux villages a permis aux mineurs d’exercer une pression soutenue
sur la hiérarchie du NUM. Les puits les plus battants ont été ceux autour
desquels existait au préalable une telle collectivité (Sud Yorks, Écosse, Pays de
Galles). Ils ont pu ainsi s’organiser collectivement face à la pénurie. À Cortonwood,
il n’y avait début février que 22 scabs, parmi lesquels 21 avaient toujours
habité hors du village (Brampton). Le 22 ème fut vite contraint de déménager en
catimini : on vit mal dans une maison carbonisée ! Dans le West-Yorks, par
OS CANGACEIROS N° 2
contre, où les travailleurs d’un même puits étaient souvent disséminés sur
plusieurs villages, les scabs étaient plus nombreux. Les grévistes ne se retrouvaient
que sur les piquets.
Il ne s’agit évidemment pas de magnifier ce mode d’existence, dont les mineurs
eux-mêmes connaissent bien la misère. La plupart des jeunes avaient
tout d’abord refusé l’existence laborieuse de leurs parents, et ce n’est souvent
qu’après plusieurs années de chômage et d’indigence qu’ils se retrouvèrent
contraints d’aller au charbon. Mais, s’ils n’aiment pas leur travail, ils se battent
à la fois contre la séparation accrue qu’entraînera nécessairement la fermeture
des puits, et contre l’arbitraire de l’État. Il va de soi que ces
collectivités qui s’étaient formées autour d’une misère commune ont trouvé
leur fondement réel en se révoltant contre l’aggravation de cette misère. Elles
ont donné naissance à ce que des mineurs appelaient des « communities fight »:
des communautés guerrières.
En février 84, les mineurs écossais entamèrent des actions contre les fermetures.
Mc Gahey (président du NUM Écosse) refusa lors d’un meeting
d’appeler à la grève totale. Il se fit frapper par les mineurs de
Polmaise. Le 4 mars 84, dès l’annonce de la fermeture de leur puits, les mineurs
de Cortonwood votèrent la grève à main levée. Le comité régional du
NUM n’appelait encore à la grève que dans le Yorkshire.
L’organisation fédérative du NUM permit aux bureaucrates de tenter une division
entre les régions. En 82, quand le Wales se mit en grève, les tergiversations
du NUM local empêchèrent le Yorkshire de bouger. Inversement, en
mars 84, il fallut que les pickets du Yorkshire descendent pour convaincre les
gars du Wales. Dès le début, des piquets volants s’organisèrent spontanément
afin d’étendre le mouvement aux autres régions. Ces flying-pickets, qui jouèrent
un rôle actif dans l’extension de la grève, ne furent reconnus que fin mai
par le NUM.
Les piquets avaient été jusque-là la principale arme des grévistes. Suivant l’excellent
principe que les pickets ont toujours une bonne raison d’être là, très peu
de gens acceptaient de passer la ligne. Le picket-line est réellement la frontière
qui sépare les deux camps : quiconque la franchit est un scab, mineur ou non.
En entamant cette grève, les mineurs pensaient avoir affaire à un conflit traditionnel,
où il suffisait de montrer une détermination générale et sans faille
pour empêcher la fermeture des puits. Mais cette détermination se trouva en
butte à plusieurs obstacles : aux scabs, les ennemis les plus immédiats de cette
généralisation ; aux deputies 3 ; à la mauvaise volonté des officiels du NUM, qui
s’efforcèrent d’apaiser la situation ; et surtout l’arsenal de porcs envoyés pour
contenir à tout prix le mouvement.
Il s’agissait pour l’État de défendre le Notts par tous les moyens comme élément
essentiel de division. Les cops y instaurèrent l’état de siège. Ils en bloquèrent
tous les accès, organisèrent des expéditions punitives chez ceux qui
hébergeaient des pickets, massacraient ceux qui avaient le malheur de tomber
dans leurs pattes, et bien d’autres saloperies. Le Notts était le terrain de l’État
Brick Keeps Britain Beautiful 123
et devait le rester. En continuant à produire, il affaiblissait
la grève : il était aussi un exemple et une incitation pour
tous les scabs à venir.
Le 12 avril, le NUM appelait à voter par région sur la
poursuite de la grève. Il ne faisait que ratifier un état de
fait : 80 % des mineurs étaient déjà en grève et le Notts,
comme il fallait s’y attendre, votait contre la grève à une
forte majorité. À partir de cette date, l’État allait encore
intensifier sa répression contre les pickets qui se pointaient
sur le Notts. Certains jugèrent qu’il était vain d’user son
énergie dans cette région, alors que des piquets sur des
points stratégiques auraient été plus efficaces. Ainsi des
mineurs de Frikley utilisèrent la somme que le NUM leur
avait allouée afin de se rendre dans le Notts, pour aller piquetter
une centrale électrique. Deux jours plus lard, le
NUM leur coupa les vivres.
À partir d’avril, le conflit gagna en violence. Des raids de
sabotage furent menés contre certains puits et locaux du
NCB : les grévistes s’attaquèrent systématiquement à la
circulation du charbon, notamment à Ravenscraig
(Écosse). Enfin, il s’agissait de reprendre l’initiative face à
la violence des flics.
Le NUM, jugé trop indécis et peu offensif, commençait à
se faire déborder. Son autorité partant en lambeau, la direction
nationale redressa la barre et adopta une ligne plus
dure. Des mass-pickets furent alors organisés de façon quasi
militaire — des troupes bien encadrées sont moins dangereuses
qu’une foule en colère. Les affrontements à la cookerie
d’Orgreave marquèrent la fin de cette première
période d’agitation spontanée. Les grévistes voulaient en
découdre et le NUM organisa l’affrontement sur un terrain
qui leur était favorable.
Pendant trois semaines, du 28 mai au 18 juin, la bataille fit
rage avec une violence inouïe, à laquelle l’État répondit
avec une violence supérieure, que lui permettaient les
conditions de l’affrontement. Les milliers de flics présents
ne se cachaient même plus pour massacrer des gens. Par
exemple, les brigades canines rabattaient les fuyards sur
des unités à cheval, ne leur laissant aucune issue. Il y eut
de nombreux blessés. Orgreave fut un moment de rencontre
important entre des milliers de gens : ils venaient
de toute la Grande-Bretagne, et purent ainsi établir des
contacts qui durèrent par la suite. Toutefois, on ne peut
que déplorer toute cette belle énergie perdue, puisque
dépensée sur un terrain entièrement contrôlé par l’État.
3. Deputies : agents de
sécurité qui sont aussi
utilisés comme contremaîtres.
À plusieurs reprises,
leur syndicat, le
NACODS, a menacé de
se joindre à la grève, ce
qui aurait été déterminant,
puisque cela aurait
entraîné la paralysie de
tous les puits. Mais ils se
gardèrent bien de mettre
leurs menaces à exécution
; celles-ci n’étaient
destinées qu’à obtenir
une augmentation de salaire,
et à continuer
d’être payés sans aller
travailler, argumentant
que les pickets les menaçaient.
Comme disait un
picket : « Ceux-là ne craignent
pas la fermeture
des puits, ils pourront
toujours trouver un job
dans la police ! » En avril
84, un vote national
donna 7 600 pour la
grève et 6 600 contre,
mais il fallait une majorité
des deux-tiers. Ces
larves arguèrent donc de
son illégalité pour ne pas
faire grève.
OS CANGACEIROS N° 2
Les affrontements d’Orgreave furent conçus tant par le NUM que par le gouvernement
comme une bataille napoléonienne. Le NUM y gagna un prestige
qui ne le quitta plus jusqu’à la fin de la grève. Par cette ruse, il n’apparut plus à
contre-courant du mouvement, même s’il était loin d’en contrôler tous les excès.
Face à l’arrogance de l’État et à la violence des flics, ce ne furent plus seulement
les mineurs, mais toute la population des régions concernées par la grève qui se
souleva. À partir du mois de juin et durant tout l’été, de nombreuses attaques de
commissariats réunirent les mineurs, leurs proches et de nombreux chômeurs
du coin. Les commerçants qui refusaient de faire crédit eurent aussi quelques
problèmes. Le terrorisme policier a engendré une haine des flics qui n’est pas
prête de s’éteindre. Eux qui étaient auparavant acceptés dans les villages comme
de bons bobbies apparurent aux habitants sous leur vrai visage : les porcs, l’ennemi.
De juin à novembre l’ampleur de l’offensive contre les flics s’apparenta
visiblement aux émeutes de l’été 81. Par exemple, les nombreux jeunes qui
s’étaient révoltés à Barnsley sont venus prêter main forte aux habitants de Brampton.
Face à cette réaction collective, qui prenait au mot la guerre déclarée par
l’État, les flics instaurèrent l’état de siège dans certains bourgs ou villages et les
investirent maison par maison, comme à Armthorpe ou à Murton.
Au moment même où les mineurs trouvaient un soutien effectif autour d’eux,
des initiatives locales vont être prises par les dockers et les cheminots afin d’empêcher
l’acheminement du charbon jaune. À ce stade, l’extension du conflit était
cruciale et aurait ouvert immédiatement une crise sociale généralisée. Le 9 juillet,
les dockers et les marins de Grimbsby et d’Immingham se mirent en grève
contre l’embauche d’un personnel jaune par la direction du port. Très vite 78
ports furent paralysés. Thatcher-la-salope menaça de la troupe. Le TGWU (syndicat
des transports) et le NUS (syndicat des marins) se sont alors empressés d’appeler
à la grève nationale sur des revendications purement corporatistes, ce qui
leur a permis de négocier tout aussi rapidement avec l’État, et d’appeler à la reprise
du travail avant même que le détail de l’accord n’ait été révélé. Le 23 août,
les dockers d’Hunterstone (Écosse) refusèrent de décharger du charbon en provenance
de Pologne et destiné aux aciéries Ravenscraig. Le déchargement se fit
par des sidérurgistes 4 . Le TGWU appela à une grève nationale le lendemain.
Celle-ci s’étendit alors sur 25 ports et la moitié du trafic maritime fut interrompu.
Le 18 septembre, alors que le mouvement était encore suivi à 60 %, les délégués
votèrent la reprise du travail immédiate sans négociation. Dès lors, la quantité de
charbon transitant par les ports ne fit qu’augmenter5 . De même, contre les initiatives
locales des cheminots qui refusaient de transporter charbon et minerai,
le NUR (syndicat du rail) appela à une journée d’action à Londres et dans le Sud-
Est sans rapport avec le mouvement. Néanmoins, les cheminots ont pratiqué un
blocus efficace, et ils ont pris des risques importants. Des conducteurs et des aiguilleurs
furent menacés, et même parfois mis à pied, pour avoir refusé de faire
circuler des trains de charbon scab. À King-Cross (Londres), les cheminots se mirent
en grève sauvage après avoir assisté à un affrontement entre flics et mineurs.
Brick Keeps Britain Beautiful 125
L’été 84 marqua le tournant décisif de ce conflit.
Alors qu’en juillet-août, une extension avait semblé
possible, à la fin de l’été les grévistes prirent la
mesure de leur isolement. Depuis plusieurs années, l’État
a accru sa pression sociale sur les pauvres, les contraignant
souvent à une attitude défensive : la crainte de venir grossir
les rangs des 4 millions de chômeurs agit de manière
terroriste dans bien des têtes. Maggie-salope a beau jeu de
se targuer de l’isolement des mineurs, quand elle l’a organisé
de concert avec tous les rackets syndicaux et politiques.
La marche sur Brighton (où se tenait, début septembre, le
congrès national du TUC) vint à point pour enterrer les
illusions que les mineurs pouvaient encore se faire sur l’effectivité
d’une solidarité syndicale. Les grévistes comptaient
là-bas faire pression sur les directions syndicales pour
exiger la grève générale. Ils n’y trouvèrent que de bonnes
intentions protégées par un déploiement massif de porcs.
Les trade-unions prétextaient du caractère « politique » de
la grève pour refuser tout soutien, mais c’était bien évidemment
leurs raisons qui étaient politiques. Si les mineurs
espéraient renverser Thatcher, ils ne songeaient pas
spécialement à installer le Labour au pouvoir. Ils avaient
en tête leur belle victoire de 74 et cette évidence toute simple
: s’ils faisaient tomber le gouvernement, le suivant ne
pourrait revenir sur certaines choses, et aurait été obligé
d’endurer leurs exigences. Les syndicats se contentaient de
pleurnicher sur les violences, d’où qu’elles venaient, de se
lamenter sur la fin de la « paix sociale ». Mais on sait bien,
comme le dit Crozier : « Dans une guerre, il peut malheureusement
arriver que les droits de l’homme ne soient pas tout
à fait respectés »
Cette situation eut une double conséquence entre septembre
et octobre : dans un nombre grandissant de puits,
certains reprirent le travail, principalement ceux qui, bien
que ne franchissant pas le piquet, s’étaient tenus à l’écart
de la lutte ; ils ressassaient leurs problèmes familiaux et pécuniers,
et furent évidemment les premiers à craquer.
D’autres, déterminés à n’en pas finir ainsi, exprimèrent
encore plus violemment leur haine et leur rage. Comme ils
se trouvaient désormais contraints de piqueter leur propre
puits, ils purent momentanément reprendre l’avantage tactique
sur les cops. Cependant, fixés sur leur puits, ils circulaient
beaucoup moins. Ils n’allaient plus aux
mass-pickets que dans leur secteur, et la communication directe
entre grévistes se fit plus difficile. Le NUM renforça
4. L’État anglais est prêt
à utiliser n’importe quelle
main-d’œuvre pour briser
les grèves. En 45, il
utilisa l’armée pour décharger
les bateaux. En
72, à Liverpool, il tenta
d’utiliser des taulards
pour briser une grève des
dockers ; il est probable
qu’il l’a fait aussi cette
année, secrètement.
5. Pour faire face au
refus des dockers de décharger
le charbon, et
pour parer à d’éventuelles
actions commandos,
le NCB utilisa de
préférence de petits ports
avec du personnel sûr.
Certains ports désaffectés
furent remis en service
pour l’occasion.
OS CANGACEIROS N° 2
alors son rôle d’intermédiaire dans la circulation des informations entre régions.
Il accentua encore l’isolement des grévistes en réduisant son aide en moyens de
transport et en argent.
Néanmoins ils étaient sur leur terrain, chaque maison était un refuge, et ils profitaient
du soutien actif des familles et d’une bonne partie de la population. Les
flics reçurent à cette période leurs plus belles branlées. Par exemple, à Frickley
(Yorks), ils furent accueillis comme ils le méritaient. Profitant de la topographie
des lieux (un enchevêtrement de pavillons surplombant la route d’accès à la
mine), les gens du village purent facilement les allumer à coups de briques. L’approvisionnement
en munitions était assuré par des gars qui circulaient dans ce labyrinthe
avec des brouettes de briques. Bilan des réjouissances : 42 flics à l’hôpital,
et pas de perte chez les assaillants. À Cortonwood, durant cinq jours (du 8 au 12
novembre) 400 à 4 000 personnes affrontèrent la police montée ; un mineur avait
osé reprendre le travail ! Il y eut plusieurs nuits d’émeutes simultanément dans
la plupart des villages miniers et de nombreuses embuscades contre les flics. Le
12 novembre fut une des plus belles nuits d’émeute : une attaque concertée dans
vingt-cinq puits du Yorks laissa les flics complètement impuissants : des commissariats
furent attaqués au cocktail molotov ; des barricades furent construites
avec des lampadaires ou du matériel volé à la mine ; des magasins furent pillés.
Dans le South-Wales, le formidable dispositif des flics déployé pour protéger les
scabs, exacerba la violence des pickets. Ainsi le 30 novembre, des grévistes balanceront
un poteau sur un taxi conduisant un scab au boulot. Le chauffeur fut
tué. À part les bureaucrates du NUM, il ne s’est trouvé personne pour le regretter,
lui-même étant du coup un scab. Le seul regret était plutôt qu’ils ne fussent
pas morts tous les deux 6 . Quelques jours plus tard, dans le South-Yorks, un
rail de chemin de fer fut balancé de la même manière sur un car de flics ; il n’y
eut malheureusement pas de victime.
Vers la fin de l’année, le mouvement s’essouffla quelque peu. Le temps travaillait
de plus en plus pour l’État. L’usure due à dix mois de grève commençait à se
faire sentir durement : au souci des dettes qui s’accumulaient, s’ajouta le chantage
policier (plusieurs milliers se sont déjà faits arrêter et sont menacés de licenciement).
L’érosion faisait son œuvre. Dans la plupart des centres miniers, beaucoup
de gars en étaient à attendre l’ordre de reprise du travail, à part dans le Sud
et l’Ouest du Yorks, ainsi qu’en Écosse et dans le Kent, où ils campaient sur une
position d’intransigeance et étaient prêts à pousser la grève à outrance. De plus
des opérations de commandos terroristes contre les grévistes commencèrent à
apparaître (menaces de mort, lettres anonymes, voitures cramées, etc.).
En novembre, tablant sur ce pourrissement, le NCB proposa une prime de
15 000 F environ à ceux qui reprendraient le travail avant la fin de l’année. Certains
en profitèrent d’ailleurs pour se remettre en grève tout de suite après ! Cependant,
le mouvement de reprise s’accentua. Le bavardage intense qui régnait
dans les welfares et la haine commune des flics paraissait alors sans emploi. Sur les
piquets quotidiens les mineurs en étaient réduits à une présence symbolique. Les
nombreuses arrestations, les condamnations en suspens, la présence massive des
flics, la fatigue réduisaient souvent la pratique des pickets aux seules insultes à
Brick Keeps Britain Beautiful
l’adresse des scabs lors de leur passage rapide à travers la
picket-line (à plat ventre sur plancher d’un car grillagé —
pour qu’on ne voit pas leur sale gueule — et escorté par
plusieurs vans de flics). Après une heure d’attente dans le
froid, la colère ne pouvait s’exprimer dans ces quelques insultes,
puis le piquet se dispersait. On ne vous raconte pas
la frustration et l’amertume!
Dans ces conditions ce furent évidemment ces chiens maudits
qui restèrent maîtres du terrain. Ce qui ne signifiait
pas l’écrasement des gens : par exemple, le 12 février, des
scabs du Yorks se réunirent dans un pub à Doncaster. Cela
se sut. Les scabs se firent casser la gueule, il y eut une bagarre
avec les flics accourus en renfort, et les grévistes se replièrent
sans laisser de blessés.
Les mineurs ont causé beaucoup de dégâts notamment par
les actions de hit-squads. Par exemple, en novembre, ils
avaient entièrement détruit un centre de prospection minière
ultra-moderne du NCB, faisant pour un million de
francs de dégâts et en janvier, ils se sont occupés de la salle
de contrôle du puits de Whealdeale, pour le même tarif.
Les mineurs n’hésitaient pas à retirer les couvertures de
sécurité dans les puits où les scabs cherchaient à bosser. Ils
les rendaient ainsi inutilisables à cause des infiltrations
d’eau, sans parler des machines niquées par l’eau. Cela en
dit long sur le respect de l’outil de travail si cher aux syndicats.
Le NCB se plaignit qu’ainsi plus de 20 000 emplois
auraient été perdus, mais dans des puits rentables. Les grévistes
s’en tamponnent, ils ne veulent pas rentrer dans ces
considérations « économiques », ils sont en guerre, un
point c’est tout. Pourtant toutes les tentatives offensives
des mineurs n’ont pu se développer et se généraliser en
trouvant un relais chez les autres travailleurs. Au début de
85, ils ressentaient très fortement leur asphyxie sociale.
Le soutien financier qu’ils recevaient apparaissait dans de
telles circonstances comme un soutien abstrait venant
compenser le défaut d’une solidarité active, il ne pouvait
que leur permettre de tenir un peu plus longtemps. Tous
les rackets réformistes, en prétendant soutenir les mineurs,
ont joué un rôle non négligeable dans leur isolement.
« C’est la première fois depuis longtemps que tous les activistes
politiques des sixties se retrouvent », se réjouissait impudemment
l’un d’eux. Ces petites salopes se sont évertuées
à présenter la grève des mineurs comme purement défensive.
À part leur apporter du thé sur les piquets où ça ne
craignait pas trop, leur soutien s’est borné à collecter du
6. Deux mineurs inculpés
du meurtre du chauffeur
de taxi furent condamnés
à la prison à vie, après la
grève. Seuls quelques
puits du Pays de Galles se
mirent en grève contre
les sentences ; la grève ne
dura que quelques jours
et fut évidemment impuissante
à modifier en
rien les condamnations.
Les deux mineurs sont
toujours en prison et sans
doute pour longtemps.
127
RÉSOLUTION DE SOLIDARITÉ
CLANDESTINE DE LA RÉGION
DE MAZOWSZE
Les mineurs anglais sont en grève depuis 4
mois, contre un programme de fermeture des
mines pour raisons économiques. Les mineurs
sont menacés de chômage. Le gouvernement
a rejeté toute solution de
compromis, et a recours à de sévères méthodes
policières contre les grévistes. Des
milliers de mineurs ont été arrêtés ; des centaines
ont été hospitalisés et l’un a été tué.
Le gouvernement polonais profite de l’exportation
de charbon vers la Grande-Bretagne,
malgré les condamnations hypocrites des activités
de la police anglaise dans sa presse et
par les pseudo-syndicats d’État. Il vend du
charbon de basse qualité et bon marché, qui
est extrait dans des conditions de travail déplorables
et scandaleuses, sous un régime
d’exploitation qui ne se soucie ni de la force
de travail, ni de la mine. L’esclavage salarié
des mineurs polonais sert à briser la résistance
des mineurs anglais.
Mineurs anglais ! Le sentiment réel des syndicalistes
envers les autorités polonaises et
ses pratiques est apparu visiblement lors de
la récente farce électorale, boycottée par les
travailleurs. Dans les conditions présentes de
terreur, le mouvement des travailleurs polonais
n’est pas actuellement en position d’entreprendre
des actions de protestation. Mais
vous pouvez être sûrs que nous sommes solidaires
de vous de la même façon que vous
nous avez montré et montrez toujours votre
solidarité dans notre combat. Nous sommes
fermement opposés à tous les cas où on use
de la force contre les travailleurs combattant
pour leurs droits et pour leurs intérêts.
Vive la solidarité syndicale!
Varsovie, le 26 juin 1984
OS CANGACEIROS N° 2
fric, comme si les mineurs étaient victimes
d’une calamité naturelle. Le 11
février, le TUC avait appelé à une
grève nationale (qui ne fut évidemment
pas suivie). Les gauchistes du Labour
organisèrent ce jour-là un
mass-picket, tout en prenant soin d’annoncer
que celui-ci serait pacifique,
« good-natured », qu’on ne provoquerait
pas la police, et que seules six personnes
seraient habilitées à approcher
les travailleurs ! À un tel mépris, les
mineurs n’ont répondu que par le mépris.
Pour les « comités de soutien aux
mineurs », il ne fallait surtout pas parler
de guerre sociale. Ce qu’ils reprochaient
à Thatcher, c’était surtout son
langage guerrier.
C’est un processus mondial qui a décidé
de la fermeture des puits, et c’est
un même processus qui s’est employé à
venir à bout de la grève des mineurs.
La solidarité entre États ne connaît pas
de limites politiques. Alors que Scargill
avait été un des pires détracteurs de Solidarnosc,
et qu’entretient les meilleurs
rapports avec les bureaucrates de l’Est,
la Pologne a plus que doublé ses exportations
de charbon vers la Grande-
Bretagne (on se rappelle comment
avait été pacifiée la mine de Wujek) 7 .
Mais il y a des mineurs qui ne partageaient
visiblement pas les affinités bureaucratiques
de Scargill : lors des
premières livraisons de charbon polak,
ils sont allés saccager la délégation économique
polonaise de Sheffield. Et le
NUM s’est bien gardé de rendre publiques
les résolutions des mineurs de
Mazowsze et de Silésie. Il a par contre
abondamment parlé du « soutien » de
la CGT, qui a effectivement orchestré
un battage publicitaire : envoi d’une
montagne de jouets pour Noël, collecte
de fric, manifestations spectaculaires
et dérisoires (quelques boulets de
Brick Keeps Britain Beautiful
charbon déversés sur les voies dans le Nord et à Gardanne).
Par contre la puissante CGT des dockers a constamment
accepté de charger le charbon jaune à destination de l’Angleterre.
Les Charbonnages de France ont constamment
accru leurs exportations. À Rouen on a vu les dockers cégétistes
charger à destination de l’Angleterre le charbon
venu de Pologne ; et ceci dans le plus grand secret.
L’État ne pouvait compter que sur le temps, comme facteur
d’usure et d’épuisement, pour venir à bout de la détermination
des mineurs. Toutes les dernières grèves des
mineurs avaient été victorieuses parce que rapides et inattendues.
Cette fois le gouvernement et le NCB avaient
préparé le terrain. Pour rendre pleinement efficace l’usure
due au temps, le mouvement devait être maintenu dans
les limites qu’ils pouvaient contrôler. Les flics ont été envoyés
en masse chaque fois qu’ils craignaient un débordement
ou une généralisation. Les bâtards au pouvoir ont
dû avoir plusieurs fois des sueurs froides, le conflit prenant
des allures qu’ils n’avaient pas soupçonnées.
Les scabs et les flics ont servi conjointement de facteurs de
démoralisation. Dans un premier temps les scabs permirent
qu’une production soit maintenue dans le Notts, malgré
la grève. Puis, lorsque chaque puits commença à avoir
ses scabs, l’importance de ces événements fut amplifiée
spectaculairement et servit à polariser les énergies. L’État
n’a pas cherché à produire (hormis dans le Notts) en regroupant
les scabs d’une région sur un seul puits. Il voyait
un intérêt plus grand à les payer pour rester assis toute la
journée, pour n’être pas des grévistes. Les mineurs
voyaient le nombre de scabs augmenter ; le dispositif policier,
en rendant les piquets inefficaces, puisque scabs et
marchandises continuaient à circuler, renforçait le sentiment
d’impuissance. Le NCB mena une guerre psychologique
sur les chiffres, à laquelle le NUM fit largement
écho. Le nombre croissant de scabs s’imposait à travers tous
les commentaires des journalistes comme une fatalité, et la
contre-information du NUM renforçait l’importance accordée
à ces chiffres.
Tout ceci était destiné à inciter à la reprise ceux qui se
contentaient de ne pas franchir les piquets, sans prendre
part à la lutte. Ils venaient effectivement grossir petit à
petit le nombre de scabs. Les grévistes furent ainsi fixés sur
leurs villages, et leur colère polarisée lors des « pushings » 8
sur les piquets ; ce fut aussi un prétexte pour maintenir la
présence des flics dans chaque village. L’État jouait ainsi
7. Dans les jours qui suivirent
le coup d’État de
décembre 81, les mineurs
de Wujek s’étaient
enfermés dans leurs
mines et résistaient à la
milice. L’affrontement fut
extrêmement violent et il
y eut plusieurs dizaines
de morts parmi les miliciens
et les mineurs.
8. Technique inconnue et
proprement incroyable
sur le continent : flics et
grévistes viennent au
contact et des centaines
de gens poussent les cordons
de flics. Quelques
fois, le cordon s’ouvre et
laisse passer quelques
personnes qui se font arrêter,
puis se reconstitue.
129
OS CANGACEIROS N° 2
sur la tradition des conflits ouvriers, qui accordent une importance primordiale
aux piquets. Il a pu enliser le conflit dans une forme d’affrontement qu’il s’était
donné les moyens de contrôler.
L’État, le NCB, l’industrie britannique ont perdu beaucoup plus d’argent qu’ils
ne l’avaient estimé dans cette grève 9 , mais cela n’est rien en échange de l’enjeu
qu’ils s’étaient fixés : casser la légendaire et redoutable force collective des mineurs
et ainsi instruire par les faits toute catégorie de salariés résolus à ne pas s’en
laisser compter
Dès que la durée de la grève dépassait quelques mois, elle revenait très chère
au NUM tant en argent qu’en puissance. Mais la possibilité d’une victoire
politique compensait ceci largement. Quand il apparut qu’une telle victoire
était hors de portée, il lui fallait absolument désamorcer la grève. Tandis que
d’une main, il entretenait l’illusion d’une proche victoire (« ils craquent », « encore
trois semaines »), de l’autre il introduisait l’idée de la défaite. Le NUM jusqu’alors
avait joué son rôle de modération discrètement, pesant surtout par inertie et par
des magouilles locales, il devait singer la détermination des grévistes pour ne pas
perdre le contrôle. Mais dès janvier il pesa de tout son poids pour stopper le mouvement.
Ses magouilles devinrent évidentes et se firent au niveau national.
À la mi-janvier, Scargill crut que le moment était venu pour négocier sans condition.
Le 29 janvier, 3 000 mineurs du Sud-Yorks se retrouvaient spontanément à
l’entrée du puits de Cortonwood pour attaquer les pigs avec un seul mot d’ordre
: No Surrender ! 10 . C’était le premier mass-picket depuis deux mois. Le soir
même les négociations étaient rompues. D’autres initiatives ont été rapidement
prises dans ce sens, notamment à Brodsworth où 2 000 pickets ont affronté les unités
anti-émeutes après avoir construit et incendié une barricade.
L’important pour Scargill était de tenter de faire croire qu’une négociation était
encore possible ; avec l’appui du TUC qui se proposait obligeamment comme
médiateur, il continua à négocier sur la possibilité de négocier (« talks about
talks »). Dans l’absence de perspectives, l’idée de reprendre ensemble le travail
sans s’abaisser à négocier — avec l’arrière-pensée de se venger dans la mine —
commença à faire son chemin. Par contre, pour les plus speed, il n’était question
que de se battre jusqu’au bout, ne serait-ce que pour imposer l’amnistie générale
de tous les condamnés et la réintégration des licenciés : « ils parlent de reddition,
mais on ne se rend pas avant de s’être battus, et en fait nous n’avons pas encore vraiment
commencé à nous battre » disait alors l’un d’eux. Onze mille mineurs ont été
arrêtés au moins une fois. Ils ont été confrontés à une répression judiciaire féroce,
pour les intimider et leur faire payer leur audace 11 .
Depuis le début février, le NUM de South-Wales proposait la reprise « sans négociation
et dans la dignité ». Avancée d’abord timidement, cette idée trouva d’autant
plus de crédit que le South-Wales était encore la région où il y avait le moins
de scabs, mais surtout parce que bon nombre de mineurs ne croyaient plus au
succès de la grève. L’enjeu de cette manœuvre était de préserver l’unité du syndicat.
À cause de la menace de sécession du Notts, et du nombre croissant de
scabs, il fallait pour le NUM que la grève finisse au plus vite : le monopole de son
pouvoir était en jeu. Une solution négociée, forcément au rabais, lui aurait fait
Brick Keeps Britain Beautiful
perdre tout crédit auprès des mineurs. Il utilisa donc au
mieux de ses intérêts les courants déjà existants.
Le 28 février, le NCB annonça triomphalement que la
moitié des mineurs était de retour au travail. Ce seuil était
évidemment déterminant dans la mesure où il légitimait
une offensive accrue de l’État contre un mouvement désormais
minoritaire. Bien sûr l’engagement des mineurs
dans le conflit n’avait jamais été égalitaire, un certain nombre
d’entre eux s’en tenant au principe de ne pas franchir
le picket-line, sans plus. Que, à la faveur du pourrissement,
ceux des grévistes qui étaient déterminés à se battre
jusqu’au bout se soient retrouvés en minorité, voilà un argument
que ne pouvaient faire valoir que les tenants des
« règles du jeu démocratique », règles qui, depuis le début
de la grève, avaient été constamment invoquées contre elle.
Le 17 février, un premier scrutin de l’exécutif national
avait reconduit la grève. Le 4 mars, le même exécutif décida
l’arrêt du mouvement par 98 voix contre 91 selon les
modalités de la proposition du South-Wales (reprendre
d’abord le travail et discuter après avec le NCB de la réintégration
des mecs virés).
Quand Scargill annonça le résultat du vote, des centaines
de flics séparaient les leaders du NUM de la foule des mineurs.
La haine explosa, Scargill lui-même fut insulté et
traité de scab. D’autres crevures du NUM ne durent leur
salut qu’aux enculés venus les protéger. C’est dans les
larmes et la rage que les mineurs se séparèrent, en hurlant
que eux ne retourneraient pas travailler.
Après le vote du 4 mars, il était désormais inacceptable
pour l’exécutif du NUM de ne pas être obéi. Le retour au
travail donna lieu au spectacle de l’unité syndicale, toutes
fanfares et bannières dehors. Le syndicalisme relevait la
tête de manière obscène. Cependant, de nombreux mineurs,
dégoûtés, ne se rendirent pas au travail. D’autres
ressortirent cinq minutes après (« ils nous traitent comme de
la merde » déclarèrent cinq mineurs d’un puits du Wales).
Dans les régions les plus dures, une telle abdication fut
massivement inacceptable. Le Kent, l’Écosse et trois puits
du Yorks (Hatfield, Armthorpe et Barnborough) votèrent
au soir du 5 mars la poursuite de la grève jusqu’à une amnistie
générale, en désaccord avec le vote national. Du sommet
aux délégués de puits, tous les bâtards de la hiérarchie
du NUM s’activèrent alors à ramener le plus vite possible
les fortes têtes à la décision nationale.
9. Ils y ont laissé des milliards
de francs. Plusieurs
mois après la grève, Mc
Gregor déclara au Financial
Times : « Encore une
victoire comme celle-là et
nous n’existons plus ».
10. Pas de reddition!
11. La justice a fonctionné
à plein rendement
pendant et après la
grève. Plusieurs centaines
de mineurs ont fait
de la prison, près d’une
cinquantaine ont pris
plus de deux ans. Par
exemple, deux jeunes
ayant incendié un bus de
scabs – vide – ont pris
trois ans. Des peines de 5
ans furent infligées pour
jets de pierre sur les flics.
Et deux Gallois ont été
condamnés à perpétuité
pour le meurtre d’un taxi
scab. Maintenant que le
mouvement est bien retombé,
s’ouvre une nouvelle
vague de procès.
131
OS CANGACEIROS N° 2
Localement, les délégués du NUM n’osèrent pas présenter ouvertement l’enjeu
de la reprise comme la sauvegarde de l’unité du syndicat : c’est sous couvert de
la préservation des communautés minières qu’ils firent passer leur sauce. C’était
jouer habilement sur une corde sensible aux populations des bassins face aux
risques de déchirements déjà perceptibles dans les derniers mois de la grève. Scargill
en personne se déplaça pour raisonner les mineurs du Kent qui, dès le lundi
5 envoyèrent des pickets dans divers puits du Yorks, et du Pays de Galles. Le Kent
reçut des centaines de coups de téléphone de la part de mineurs de toute l’Angleterre,
demandant à ce qu’ils viennent piqueter leur puits. Divers puits du
Yorks et d’Écosse envoyèrent aussi de nombreux piquets volants. Le mardi 6,
premier jour de la reprise, ils furent respectés. Mais dès le lendemain, l’exécutif
du Yorks déclara ces piquets non officiels, et dès lors ils furent traversés, souvent
sous la conduite des délégués du NUM. Des mineurs soulignèrent que ce fut
sous le même prétexte fallacieux que les scabs du Notts s’étaient permis de franchir
les piquets. Écœurés, les pickets se retirèrent.
Le consensus autour du NUM ne fut pas total. Certains puits du Pays de Galles
et d’Écosse rentrèrent sans cérémonie : « nous revenons la tête basse, nous sommes
réalistes, il n’y a rien à célébrer ». De nombreux mineurs se mirent en maladie
pour ne pas subir une telle humiliation. Dans certains cas les réactions furent
beaucoup plus sauvages : Mc Gahey (stalinien notoire, président du NUM
d’Écosse) se fit insulter et bousculer en annonçant la reprise ; quelques jours plus
tard, il se fit démolir la gueule en rentrant chez lui. Il y eut des incidents dans de
nombreux autres puits : refus de rentrer avec les scabs, accrochages avec les flics...
Au total ce furent près de 20 % des mineurs qui ne travaillaient toujours pas dans
les premiers jours de la reprise.
Les règlements de compte avec les scabs furent immédiats. Bien que le NCB ait
pris des précautions afin de les protéger (horaires particuliers, travail dans des
veines séparées...), un certain nombre payèrent de leur sang dans les douches, les
cages... À Betteshanger (Kent), les scabs assiégés par les pickets durent se barricader
dans un réduit et appeler au secours. Dans le Pays de Galles, leurs hommes
étant à la mine, ce furent les femmes qui se payèrent les scabs. Un peu partout,
des maisons de scabs furent incendiées. L’ampleur de la vengeance atteignit un tel
niveau que tous les scabs du Yorks furent temporairement payés à rester chez
eux. La plupart de ces salopes finirent par se réfugier dans le Notts : les ex-grévistes
leur faisaient une vraie vie de chien.
Dans les dix premiers jours de la reprise, les premiers puits visés par le plan du
NCB avaient déjà fermé, et dix mille mineurs demandaient leur « licenciement volontaire
» (retraite, reconversion, prime de départ). Mais bien plus qu’une défaite,
c’était l’écrasement total que cherchait le NCB, utilisant tous les moyens pour
briser les mineurs. Ce fut une véritable stratégie de l’humiliation qui se mit en
place contre eux 12 , d’autant plus efficace que le NUM ne disposait même plus
d’une quelconque force de pression, et que la démoralisation s’étendait.
Une série d’accords (souvent locaux, parfois valables sur tout un secteur) résultant
de luttes antérieures furent rompus:
Brick Keeps Britain Beautiful
– déclassification des mineurs qualifiés, entraînant des
pertes pouvant atteindre 50 F par jour;
– suppression des « water money », primes de condition
de travail ignoble;
– obligation de se présenter devant la cage 10 minutes
avant le début de l’horaire pour être payé une journée
complète;
– suppression du paiement des petits travaux supplémentaires,
ceux-ci étant désormais obligatoires et payés
sur l’ensemble de la paye normale ; etc.
Ces ruptures d’accords locaux s’accompagnèrent d’autres
mesures répressives:
– dans beaucoup de puits, les mineurs ne reçurent pas
le charbon auquel ils avaient droit;
– les grévistes furent pénalisés sur leurs primes de vacances
de l’année 83-84;
– alors que durant la grève, les délestages ne touchaient
pas les bassins miniers pour d’évidentes raisons de propagande,
après la grève l’électricité était coupée au
moins une fois par semaine, pendant 1h30 à 3h, avec répartition
systématique sur les régions grévistes;
– la moindre insulte ou récrimination entraînait la mise
à pied;
– les flics firent respecter les heures de fermeture légales
des welfares, qui avaient été joyeusement bafouées
pendant la grève;
– les décisions de licenciement ou de réintégration des
grévistes saqués furent laissées à l’initiative de chaque
directeur de mine. En échange de toute réintégration le
NCB exigea le retour au calme et une production accrue.
Pour prévenir davantage toutes velléités de résistance,
s’ajoutèrent les menaces de fermeture de puits
sur lesquelles le NCB entretient encore le flou.
Dans ce contexte ce fut d’abord un climat de dégoût et
d’écœurement qui prévalut : les saouleries dans les
pubs se généralisèrent, les vieilles rancœurs qui avaient
pu disparaître dans le cours de la grève ressurgirent.
Après une année de vie intense le retour au quotidien
fut insupportable.
Il y eut malgré tout quelques réactions. Armthorpe se mit
en grève trois jours pour avertir le management qu’ils
n’étaient pas prêts à se laisser humilier de cette manière.
Il y eut dans toutes les régions de nombreux débrayages
12. « Pendant la grève,
vous m’avez traité de bâtard.
Maintenant, vous
allez voir à quel point j’en
suis un » : déclaration du
président du NCB pour le
secteur de Doncaster.
133
OS CANGACEIROS N° 2
spontanés mais qui restèrent isolés et fort peu connus au-delà de leur secteur.
Fin mars, à Kiveton Park (Yorks), le système téléphonique souterrain ainsi que
le câble de la cage furent sabotés. Il y eut 1,5 millions de dégâts. D’une manière
générale la production baissa énormément (dans le Derbyshire, le NCB envoya
1 800 lettres disant : « votre manque d’effort est inacceptable », et menaça de supprimer
les primes. Les mineurs ne produisaient en effet que les 2/3 de la
moyenne habituelle).
Dans cette ambiance de division, d’isolement et de vexations, le NUM se préoccupait
uniquement de ses problèmes internes : il s’acharnait à recomposer au plus
bas son unité. Il se lança dans la propagande pour la réintégration de la section
du Notts dans le syndicat et appela à la réconciliation avec les scabs d’après Noël
— les grévistes ont toujours désavoué cette idée, un scab est un scab ! — Pour finir,
le 3 avril, le NUM votait sous les insultes des mineurs la fin de l’overtime ban 13 .
La naissance du Rank and File Mouvement (RFM) apparut comme la seule tentative
d’organisation visant à regrouper le maximum de mineurs et à lutter pour
la réintégration des licenciés et l’amnistie des prisonniers. C’est ce qui séduisit
certains parmi les meilleurs.
Même si le RFM se donna comme objectif de coordonner les groupes autonomes
(groupes de femmes, groupes de soutien, etc.), il a proclamé dans ses statuts son
allégeance au NUM et ménage donc sa politique. En mai, une grève sauvage démarra
à South-Kirby (secteur de Barnsley) pour la réintégration de deux mineurs
virés le matin même et demanda le soutien du NUM local ; celui-ci le donna formellement,
sans fournir ni véhicules, ni essence, ni fric ! Bien qu’elle réussit à
s’étendre grâce aux piquets volants à cinq autres puits, elle ne put faire davantage
que de durer quelques jours.
À cette occasion, le RFM leur apporta la seule aide financière, mais en sous-main.
Il loupait là l’occasion de rendre publique son aide au mouvement, prouvant
qu’il n’avait rien compris à l’exemplarité d’une telle aide et qu’il était bel et bien
un satellite du NUM.
L’absence complète dans le journal publié par le RFM d’informations concernant
les grèves sporadiques depuis mars et les actes de vengeance confirme que
le projet du RFM se limite en définitive à du baratin néo-syndical 14 .
Là où l’alliance entre mineurs et non-mineurs (souvent des jeunes) s’est réalisée
sur une base offensive, l’idéologie syndicale de l’unité n’a eu aucun poids. Ces
jeunes chient sur le NUM (et pas seulement sur sa hiérarchie) et prennent leurs
distances avec le RFM, dans lequel ils voient plutôt une entreprise de récupération
de la radicalité qui s’est exprimée durant la grève. Cette lucidité vient renforcer
leur haine : ils ne se laissent pas abattre, et ne se reconnaissent pas dans
l’activisme syndical ou néo-syndical.
La période qui suivit la grève aggrava durement les conditions de vie des mineurs
(un mineur écossais déclarait que « avant il n’y avait qu’une loi en Grande-Bretagne
— celle des flics mais que maintenant il y en a deux — celle des flics et celle du
NCB » !). Mais l’esprit de vengeance s’est communiqué à d’autres que les mineurs.
Dans les semaines qui suivirent le conflit, une grève de professeurs laissa les kids
Brick Keeps Britain Beautiful
anglais désœuvrés dans les rues ; ils imitèrent pratiquement
les pickets : attaques contre les flics, piquets devant
les écoles et dans certains cas pillages de magasins. Dans les
villages miniers les opérations anti-flics continuèrent à se
mener : à Shirebrook, le commissariat et deux voitures de
flics furent attaqués, à Chesterfield, des flics furent envoyés
à l’hôpital...
Nous fûmes grandement déconcertés lors de notre
passage en Angleterre par la contradiction entre
la détermination des mineurs, n’hésitant pas parfois
à se comporter en émeutiers, et la confiance dont restait
investi le NUM, malgré toutes les saloperies qu’il avait
pu faire tout au long de la grève.
Le NUM est le seul trade-union à avoir une organisation
fédérative, ce qui lui donne une place à part dans l’organisation
syndicale anglaise. Chacune des sections régionales
conserve une autonomie importante face à la
direction nationale. Des sections locales affichant des positions
extrémistes (certaines d’Écosse ou du Yorks par
exemple) peuvent coexister dans le même syndicat avec
des sections plus que modérées (Notts). Il est évidemment
impossible d’imaginer ça en France, où à maintes reprises
des sections se sont faites exclure pour leurs positions un
peu trop radicales.
Ainsi en mars 84, certains puits d’Écosse puis toute la région
du Yorks se sont mis en grève sans l’aval de la direction
nationale, sans que cela provoque leur exclusion. À
l’inverse, le Notts a refusé de se mettre en grève alors
qu’elle s’était étendue à toute la Grande-Bretagne ; la direction
du NUM en a appelé en vain à la discipline syndicale.
Les sections du Notts sont néanmoins restées
intégrées au Num jusqu’à ce qu’elles s’excluent d’ellesmêmes
à la fin de la grève.
C’est d’ailleurs cette relative autonomie des sections qui
permit aux bureaucrates de mettre en avant l’unité du syndicat
(conciliant des gens qui de fait sont ennemis) contre
l’unité réelle des grévistes, mensonge qui prit sa pleine efficacité
à la fin de la grève.
Traditionnellement, les mineurs peuvent faire pression sur
leur branche locale par le biais des délégués de puits. L’illusion
que le NUM puisse être un outil à leur disposition
s’en trouve ainsi confortée : « le NUM, c’est nous » nous disaient
des mineurs du Yorks ; et un bombage à Cortonwood
rappelait que « We told Arthur No surrender » 15 . Ces
délégués de puits jouèrent un rôle trouble tout au long de
13. L’overtime ban, boycott
des heures supplémentaires,
a été décidé
par le NUM le 31 octobre
83, pour obtenir une
augmentation de salaires
de 5,6 % ; étrange mode
de lutte, la plus sûre manière
d’obtenir quelque
chose restant encore la
grève. Cela eut une double
conséquence. Cette
mesure intervint au moment
où les stocks de
charbon du NCB sont
trop importants, et elle
permit opportunément
un déstockage. L’entretien
de la mine qui se faisait
pendant ces heures
supplémentaires devait
alors avoir lieu pendant
la journée, provoquant
ainsi un jour de mise à
pied par semaine pour la
plupart des mineurs.
Ainsi, le salaire était amputé
des heures supplémentaires,
et en plus
d’une journée, provoquant
une baisse importante
des ressources.
Après 5 mois de ce régime,
comme par hasard,
le NCB annonça les
fermetures et provoqua
la grève. Toujours est-il
que pour les mineurs,
l’overtime ban, représentait
la dernière forme de
résistance au NCB. Le
supprimer, c’était abdiquer
totalement. Les
« nouvelles formes de
lutte » promises par le
NUM consistent à ramper
plus encore.
14. Voir à ce sujet la lettre
au RFM en annexe
documentaire.
15. « C’est nous qui avons
dit à Arthur de ne pas se
rendre ».
135
OS CANGACEIROS N° 2
la grève : leur position de bureaucrate les amenait à cautionner la politique de modération
du NUM, alors que dans le même temps ils pouvaient participer à des
actions dures. La confiance ainsi obtenue, ils la mirent en jeu à la retombée du
mouvement pour imposer les directives syndicales d’arrêt de la grève. La
confiance qui leur est accordée est cependant sujette à un contrôle des mineurs.
Ceux-ci ont l’habitude de venir assister nombreux aux réunions, se déplaçant si
besoin est. « Nous ne les laissons jamais seuls » disait un gréviste.
La modération de certaines positions du NUM et la veulerie de ses magouilles
étaient toujours reprochées aux bureaucrates modérés, jamais à l’organisation
syndicale. Certaines crapuleries de petits bureaucrates locaux n’ont même pas
soulevé la colère qu’elles méritaient pourtant. Par exemple, le délégué local
d’Hatfield, Dave Douglas, gauchiste notoire, exigea lors d’un branch-meeting
qu’un chômeur quitte la salle ; sous le seul prétexte qu’il n’était pas mineur, il ne
devait donc pas prendre connaissance des débats. Il était pourtant toujours présent
lors des affrontements avec les flics. Si le besoin évident de sécurité explique
que les actions de hit-squad fussent préparées par seulement quelques mineurs se
connaissant bien, évoquer ce souci en ce qui concerne des réunions locales est un
mensonge de bureaucrate, puisque les actions de commandos se préparaient en
dehors. C’est seulement par respect pour les règles de fonctionnement du syndicat
que des non-mineurs ont été exclus des branch-meetings.
Citons quand même ces deux exemples de la colère de la base contre les directives
du syndicat. Dans le Lancashire, la direction régionale NUM y fut particulièrement
maladroite et tenta en mai de mettre fin à la grève, malgré la pression des
mineurs (les bureaucrates locaux déploraient même que les jaunes se fassent traiter
de scabs !). Une trentaine de mineurs ripostèrent aussitôt en allant occuper les
locaux du NUM à Bolton. Dans le Durham, les mineurs avaient réclamé au
NUM une prime de Noël. Devant sa pingrerie, ils déboulèrent au siège régional
du NUM, et y firent un pillage en règle.
Les mineurs ont attribué la responsabilité de leur défaite évidemment en premier
lieu au gigantesque dispositif policier mis en œuvre contre eux, mais aussi
aux responsables du TUC et des autres trade-unions qui ne sont pas engagés en
leur faveur dans le conflit. Pourtant, ils ont beau jeu de critiquer les bureaucraties
des autres trade-unions, alors qu’eux-mêmes, étant pourtant dans le feu de
l’action, n’ont jamais donné l’exemple en dénonçant publiquement les magouilles
du NUM. Quand la direction du TUC refusa d’appeler à la grève, elle fut traitée
de traître. Pourtant seuls nos amis peuvent nous trahir. Les bureaucrates du
TUC furent-ils donc jamais les amis des grévistes?
La solidarité quémandée par le NUM aux autres syndicats était une solidarité de
bureaucratie. À part quelques rares exemples, jamais les grévistes n’ont passé
outre cette monopolisation du NUM en établissant eux-mêmes les contacts adéquats
: « c’est le rôle du NUM, c’est lui qui a l’argent, c’est lui qui a les contacts ». Le
besoin de communiquer la lutte était vivement ressenti par les grévistes, mais ils
se sont laissés déposséder des moyens de satisfaire ce besoin. Ils disaient « our
fight is your fight » 16 , mais ce mot d’ordre fut énoncé comme un simple souhait,
sans moyen. Les piquets se sont polarisés sur les mines, ceux sur d’autres indus-
Brick Keeps Britain Beautiful
tries furent rares, et peu de mineurs sont allés directement,
de leur propre initiative, provoquer le bavardage dans les
usines du pays.
Lorsque des comités de grève issus de la base virent le jour
(par exemple dans certains puits du Yorks, ou du Durham),
ce fut pour suppléer aux carences locales du NUM,
quand ses délégués étaient par trop visiblement modérés.
Les comités prenaient en charge l’organisation de la grève
au niveau local. Même dans ce cadre restreint, cette initiative
contenait en germe le dépassement de la logique
syndicale : les délégués étaient élus sur la base de leur capacité
réelle de faire place aux besoins de la grève.
C’est le manque d’argent qui poussa les grévistes à se charger
eux-mêmes d’organiser des collectes en Grande-Bretagne
et même à l’étranger, chaque puits envoyant ses
propres délégués indépendamment du NUM (même si
certains étaient responsables dans les branches locales du
NUM) ; les Women support group locaux jouèrent là un
rôle important.
Ces initiatives furent rendues d’autant plus nécessaires que
le NUM assurait administrativement le financement de la
grève, distribuant uniformément les fonds qu’il concentrait,
selon un découpage par région, sans tenir aucun
compte des besoins réels, cela donnait lieu à des situations
absurdes, des régions concentrant seulement quelques milliers
de grévistes bénéficiant des mêmes ressources que
celles où ce nombre était de plusieurs dizaines de milliers.
Il s’en suivit des rancœurs et une concurrence entre régions
en grève (par exemple des mineurs constataient amèrement
que les gars du Kent avaient une position plus aisée pour
se maintenir en grève, la proximité de Londres leur assurant
en outre un meilleur financement par les collectes).
Malheureusement, lorsque des délégués allèrent à l’étranger,
ils ne rencontrèrent souvent qu’un intérêt vague,
l’argent étant le seul soutien effectif qu’ils recevaient en
définitive. Ils se servaient souvent des meetings gauchistes
pour les collectes, ou avaient affaire aux représentations
syndicales. Lorsque des rencontres avaient lieu
(sortie des matchs de foot, ou des usines), elles n’étaient
pas organisées, et restaient momentanées. Lorsque deux
mineurs du comité de grève d’un puits du Yorks — que
nous connaissions de précédents voyages en Angleterre
— vinrent en France pour trouver de l’argent, nous utilisâmes
nos contacts et pûmes leur faire rencontrer des
gens réellement intéressés.
16. « Notre lutte c’est
votre lutte »
137
OS CANGACEIROS N° 2
Ils allèrent ainsi à Barcelone établir des contacts avec l’OEPB 17 . En plus d’une
somme substantielle, ils obtinrent un embargo sur toutes les marchandises anglaises
transitant par le port de Barcelone et la promesse de soumettre aux autres
dockers l’extension de l’embargo à toute l’Espagne. Malheureusement, ceci se
passait une semaine avant la fin de la grève et n’eut donc pas d’effet.
On imagine la bouffée d’air que cela aurait apporté aux grévistes si la nécessité
de tels contacts avait été ressentie plus tôt, tant par les grévistes que par nous.
L’exemplarité d’un tel précédent aurait pu changer la marche des choses.
Voilà bien une action réelle contre l’isolement des grévistes que d’habitude ils se
bornaient à déplorer. Notons aussi que de retour de Barcelone, et encore tout excités
par l’accueil des dockers et le bon vin espagnol, ils se rendirent à Carmaux
(Tarn) pour rencontrer des mineurs français. Ils n’eurent malheureusement affaire
qu’aux staliniens de la CGT. Ces bâtards les jetèrent comme des malpropres
sous le fallacieux prétexte qu’ils n’étaient pas envoyés par le NUM, et pouvaient
être des imposteurs.
Bien sûr, les dockers d’Aarhus montrèrent aussi leur solidarité pratique en bloquant
le charbon pour la Grande-Bretagne. Mais de tels exemples furent rares. Ce
mouvement de cent soixante milles personnes, en un an, n’a produit quasiment
aucun écrit hormis la propagande du NUM et celle des gauchistes. Quelques
journaux 18 , tracts, vidéos ont été faits, mais encore une fois envisagés comme
complément à la presse syndicale. Ainsi les grévistes ont laissé le monopole de
la parole aux spécialistes.
Le NUM s’est constamment trouvé pris entre deux feux : la pression exercée
sur lui par les mineurs et la détermination de l’État. Il a été contraint
par les mineurs et par l’État, qui s’est refusé à toute négociation, d’afficher
tout au long de la grève des positions radicales et intransigeantes. En 72, le NUM
avait été en passe de se trouver ouvertement désavoué par les mineurs qui durent
la plupart du temps passer outre aux consignes de modération du syndicat pour
imposer leurs exigences. Il avait donc été urgent pour lui de renouveler son image
de marque ; ce fut l’occasion de promotion pour de jeunes loups qui s’étaient
mis en avant au cours des grèves de 72. Scargill en est le meilleur exemple, concentrant
sur son personnage l’image de la détermination des mineurs. Depuis des années,
« le roi Arthur » parade à toute occasion sur le petit écran, assurant ainsi sa
propre campagne promotionnelle.
L’organisation des mineurs en communautés villageoises a grandement favorisé
la maintenance de l’idéologie du vieux mouvement ouvrier. Les militants gauchistes
qui sont arrivés à la direction du NUM à la fin des 70’ se sont appuyés
sur cette tradition pour reconquérir une audience. Tout en continuant de participer
à la gestion des mines, le NUM se construisit — en s’appuyant sur la force
réelle des mineurs — une image de puissant syndicat extrémiste, et ce, sur des positions
complètement rétrogrades. C’est à cause de la combativité des mineurs qu’il
se doit d’adopter une telle position, en apparente contradiction avec sa volonté de
participer à la gestion de l’appareil industriel. On retrouve cette partition dans
l’exécutif, qui regroupe modérés et extrémistes. Mais ceux-ci ont secrètement les
mêmes intérêts, un leader comme Scargill s’appuie sur les modérés pour pou-
Brick Keeps Britain Beautiful
voir faire passer l’intérêt du syndicat tout en maintenant
son image radicale. Le NUM put ainsi se permettre de ne
jamais désavouer les excès commis lors de la grève, tout en
travaillant contre eux.
Au début du mouvement, le NUM prétendait conduire
ses troupes à la victoire et empêcher la fermeture des puits.
Aujourd’hui le spectacle prétend que l’État a infligé une
défaite au syndicat. Il nous faut faire justice de ces deux
mensonges symétriques. « Au moins, nous nous sommes
bien battus pendant un an » constatait un mineur d’Armthorpe
le soir de la reprise. Et ce fait est exemplaire, quand
on voit avec quelle facilité s’effectue la contre-offensive
étatique en France par exemple.
La Grande-Bretagne est le pays d’Europe qui conserve le
taux de syndicalisation le plus élevé, bien que, comme
dans la plupart des pays, la participation syndicale ait décliné,
depuis déjà quelques années. Ce déclin ira croissant,
corollairement à la participation accrue des syndicats à la
cogestion avec les patrons de la force de travail, au détriment
de sa défense pure qui était auparavant la raison
d’être du syndicalisme.
L’appareil syndical anglais est unifié dans une seule organisation,
le TUC (contrairement à la plupart des pays européens
où l’appareil syndical se divise en plusieurs
confédérations nationales). Les divisions politiques s’exercent
au sein de la confédération, de même que le Labour
réunit et oppose modérés, staliniens et gauchistes.
D’un côté, le trade-unionisme le plus modéré est opposé
à des conflits qui peuvent par leur durée et leur ampleur
nuire au consensus social. C’est le cas actuellement de la
plupart des trade-unions et traditionnellement de la direction
du TUC. Cette tendance de plus en plus ouvertement
cogestionnaire du trade-unionisme anglais s’est activement
opposée à ce que la grève des mineurs soit soutenue nationalement
par d’autres secteurs. Les syndicats des cheminots
et des dockers ont dû engager leur soutien sous la
pression de leurs bases qui entamaient des actions de sabotage,
refusaient de franchir les piquets, de transporter
du charbon scab. Mais on a vu de quelle façon la direction
du TGWU a saboté l’action des dockers.
De l’autre côté, ce qui subsiste du trade-unionisme ouvriériste,
campe sur une position idéologique de défense
inconditionnelle des travailleurs et ces dernières années a
fait valoir son opposition politique au gouvernement
conservateur. Cette tendance est l’équivalent en Grande-
17. OEPB : organisation
des dockers en Espagne,
issue du mouvement assembléiste
de 1976.
18. Des feuilles locales
furent publiées tout au
long de la grève. Elles
contenaient des lettres et
des réflexions que chacun
pouvait envoyer au
comité local s’occupant
de la publication. Ces
feuilles étaient imprimées
sans période fixe mais
dès qu’il y avait suffisamment
de matière.
139
OS CANGACEIROS N° 2
Bretagne de ce que sont en France CGT et parti stalinien : même programme de
défense de l’emploi, de l’appareil industriel. Ils reprochent à la direction du TUC
et aux autres trade-unions plus modérés de faire la politique de Thatcher comme
la CGT et le PC reprochent en France au PS de faire la politique de la droite.
Scargill, patron à vie du NUM, est le leader de cette frange du syndicalisme, attaché
à son rôle traditionnel de défense du « niveau de vie » de l’ouvrier : défense
du salaire, des conditions de travail, de la stabilité de l’emploi, qui se doit de s’opposer
à une modernisation de l’appareil industriel qui frappe immédiatement
beaucoup d’ouvriers se retrouvant au chômage. Il existe effectivement une opposition
politique entre ce syndicalisme attaché à la défense du monde ouvrier
et l’État anglais. Ce dernier n’a pas tenté de se servir de l’implantation réelle du
NUM dans les bassins miniers pour un quelconque compromis ou une modération
du mouvement, comme cela se passe habituellement en France ou ailleurs.
Il lui fallait avant tout écraser les mineurs, et simultanément affaiblir une organisation
syndicale qui campe sur une position rigide. Le gouvernement de Thatcher
veut imposer sa politique de « nettoyage » industriel du pays en passant outre
au mécontentement qu’elle suscite, et n’a donc pas de temps à perdre à négocier
avec un syndicat qui ne se montre pas d’emblée coopératif. En conséquence, il
n’a pas traité le NUM en partenaire social mais en concurrent.
Les prises de positions politiques extrémistes à la sauce Scargill n’ont plus beaucoup
d’avenir en Angleterre. Même si Thatcher risque de perdre les prochaines
élections, l’union des travaillistes et des sociaux-démocrates centristes poursuivra
la réorganisation industrielle du pays, au nom du maintien d’une position de
force dans le marché mondial.
L’intégration du vieux mouvement ouvrier est achevée définitivement. Les tradeunions
sont appelés de plus en plus à organiser directement en commun avec les
patrons, sans la participation de l’État, les nouvelles règles de gestion de la maind’œuvre,
dans une industrie modernisée, débarrassée des vieux secteurs traditionnellement
combatifs. Le terrain commence à être nettoyé et les capitaux
privés peuvent à nouveau être investis en Grande-Bretagne sans trop de risques.
Ce sont surtout des firmes étrangères, américaines et japonaises qui vont reprendre
certains secteurs d’activité comme l’automobile et l’électronique mais en
imposant leurs conditions. Les syndicats seront chargés d’imposer la discipline de
l’entreprise à tout travailleur désireux d’être embauché. C’est ce qu’on appelle la
manière japonaise, déjà appliquée dans quelques entreprises ; certains contrats
vont d’ailleurs jusqu’à interdire la grève!
Ce conflit a démarré comme un conflit industriel, d’emblée exceptionnel:
les mineurs étaient encore les travailleurs les plus combatifs du pays et le
gouvernement Thatcher misait sur leur défaite complète. Dans le rapport
de force qui s’est engagé, la grève a débordé la lutte industrielle classique,
prenant parfois des allures de guerre ouverte contre l’État. C’est cet aspect qui
lui a donné un caractère universel. Les chômeurs des villes voisines ont pu ainsi
s’y reconnaître. Eux n’ont même plus leurs jobs à négocier, et par leur simple
présence ils manifestaient le caractère immédiatement général de leur insatisfaction.
Leur venue sur les piquets témoigne qu’il s’agissait là d’un conflit social.
Brick Keeps Britain Beautiful 141
Les chômeurs-à-vie ont ressenti déjà, de la façon la plus dépourvue d’ambiguïté
et dans tous les aspects de leur vie quotidienne, ce processus de modernisation du
capitalisme et de l’État. Les mineurs reconnaissent que le principal soutien qu’ils
ont eu est venu des chômeurs et surtout des jeunes.
Certains nous ont dit comprendre maintenant les émeutes de l’été 81 qui ont
embrasé la quasi-totalité des villes anglaises ; ils en sont à se réjouir à présent des
émeutes qui viennent d’exploser à nouveau dans plusieurs villes. La grève a rapproché
leurs conditions. Les mineurs sont menacés de devenir à brève échéance
des chômeurs et ils ont appris pendant le conflit à haïr les flics ; ils ont expérimenté
une occupation policière en général réservée aux chômeurs-à-vie.
Ce sont les initiatives locales dont l’organisation dépendait des éléments les plus
combatifs, qui se sont avérées les plus dangereuses pour l’État. Les actions offensives
des commandos ont surpris les flics, qui ont avoué eux-mêmes qu’ils
n’avaient pas prévu cette évolution de la lutte. Il n’était plus question de fermetures
de puits mais de vengeance ; il s’agissait de répondre au coup par coup à la
violence étatique en organisant des actions ponctuelles et dévastatrices sur les
puits, les bâtiments publics, les commissariats, en tendant des embuscades aux
flics ou, sur les autoroutes, aux camions jaunes et aux scabs.
Le mass-picket, mode de lutte industrielle par excellence, a piégé les mineurs. La
colère qui s’y exprimait pouvait être contenue par les flics, qui avaient tout le loisir
d’amasser leurs troupes. Les flics se firent parfois déborder, et cela donna lieu
à de belles bagarres. Néanmoins, c’est lors des embuscades et des émeutes que
cette colère put s’exprimer pleinement et que la plupart des déroutes furent
infligées à l’ennemi.
Dans ce conflit, différentes formes de violence prolétaire se sont unifiées. Il y a
souvent eu fusion entre les mineurs et les bandes de jeunes chômeurs, entre les
formes de lutte ouvrière « classiques » et les pratiques des kids, voire même avec
le hooliganisme des stades.
Ainsi, fin novembre 84, une attaque surprise sur des camions de fuel avait été prévue
à la centrale d’Hartlepool près de Sunderland. 500 pickets étaient attendus
mais il n’en vint que la moitié. Rien n’arriva, les flics furent présents sur les lieux
avant les camions. Par contre l’autre moitié était au match Sunderland-Nottingham
et s’attaqua à la sortie aux bus de supporters du Notts, ainsi qu’à quelques
boutiques du centre-ville. Un autre fait exemplaire se passa à Doncaster, quelques
jours après la fin de la grève. Une quinzaine de supporters de Sheffield se mirent
à foutre le souk, vite rejoints par les jeunes de Doncaster et les mineurs en virée
en ville (c’était un dimanche). Toute une rue commerçante fit les frais de l’excitation
de 300 personnes en liesse. Les journaux n’ont pas compris les raisons de
la présence des hooligans de Sheffield, puisque ce jour-là leur équipe n’était pas
en déplacement.
De toute façon, les hooligans sont aussi bien des chômeurs que des jeunes ouvriers
— et donc des mineurs dans les bassins miniers. Les gens les plus speed que nous
ayons rencontré dans le Yorkshire sont souvent supporters d’une équipe (généralement
Leeds, Liverpool ou Sheffield), et vont aux matches pour bien s’amuser.
OS CANGACEIROS N° 2
Pendant les deux dernières décennies, le prolétariat anglais s’est fait remarquer
comme étant parmi les plus combatifs du monde. Il fallait aller
en Italie pour voir une mauvaise volonté au travail aussi systématique. À
de nombreuses reprises, gouvernements ou patrons ont dû céder devant leurs
exigences.
Au cours des 70’, la possibilité d’un bouleversement qualitatif était présente ; gestionnaires
et syndicats n’en menaient pas large. En 72, la grève des mineurs marquait
le point culminant d’un mouvement de grèves sauvages sporadiques où les
syndicats n’étaient plus écoutés (même s’ils n’étaient pas écartés). En 74, le gouvernement
Heath tomba à cause du référendum sur la question « qui gouverne ce
pays : les mineurs ou moi ». En 79, lors de l’hiver du mécontentement, le pays fut
paralysé par toute une série de grèves (les mineurs menacèrent à cette occasion
de faire grève uniquement pour soutenir les exigences du personnel hospitalier,
le gouvernement céda aussitôt). Les shop-stewards (délégués de base, mais faisant
partie des trade-unions) ignoraient royalement les consignes de leur syndicat et exprimaient
effectivement la colère de la base. La pratique des piquets volants
avaient connu un vif succès, et favorisait la communication entre les grévistes de
différentes régions et différents secteurs industriels. En se déplaçant dans tout le
pays, parfois très loin, ils court-circuitaient la hiérarchie des syndicats.
Chacun de ces mouvements, en fait les différents flux d’une offensive permanente,
est allé très loin. Mais la nécessité de les unifier n’a pas été pensée par les
participants. Les possibilités créées n’ont pu trouver leur accomplissement. Le
temps a joué contre les prolétaires, les syndicats ont pu manœuvrer suffisamment
pour contenir dans les usines la résistance au travail.
Les prolétaires ne se reconnaissaient plus tant dans la lutte pour un travail décent
que dans le refus même du travail, ce qui donnait à toutes les luttes ouvrières
anglaises de cette époque leur caractère résolument moderne. Les ouvriers ne respectaient
plus rien dans le travail, ni les cadences, ni les chefs, ni les consignes syndicales.
Cette offensive représentait la forme extrême et le dépassement de la lutte
ouvrière contre l’exploitation. Elle s’est trouvée malgré tout prisonnière du langage
du vieux mouvement ouvrier. C’est à cause de cette faiblesse — le flou sur
l’enjeu d’un tel mouvement — que les syndicats ont pu maintenir leur présence.
Ainsi lorsqu’en 1972, devant le dépôt de Saltley, les mineurs en grève avaient
menacé d’appeler à l’insurrection, c’était comme un moyen de lutte, pour faire
pression sur le gouvernement et obtenir la libération des mineurs emprisonnés,
mais jamais comme le but du jeu. L’Angleterre depuis Cromwell n’a jamais connu
d’insurrection (mais elle a connu beaucoup d’émeutes, notamment au XIX ème
siècle). Les explosions de violences — pourtant sauvages — des ouvriers anglais
n’ont jamais réalisé ni l’unité, ni l’ampleur qu’ont eu des révoltes ailleurs en Europe
(par exemple, en France lors des insurrections de 1830, 1848 ou 1871). À partir
de 68, en France, en Italie, en Espagne, en Pologne, des contributions
théoriques au débat en cours apparurent au moment même où l’agitation se développait.
En Angleterre, il n’y eut rien de tel, seuls les idéologues ouvriéristes
se contentèrent de contempler les évènements, en resservant à toutes les sauces le
baratin moisi sur « l’unité de classe ».
Brick Keeps Britain Beautiful
La solidarité effective — qui n’était autre que la manifestation
pratique d’un dégoût commun du travail — a été laminée
lors de la récente contre-offensive de l’État. La
référence terroriste au chômage (dont le célèbre « si vous
êtes pas content ici, allez chercher une place ailleurs ») a
donné une valeur abusive au fait même d’avoir un boulot.
Le sentiment d’invincibilité qui donnait sa force aux récents
mouvements a été battu en brèche, notamment lors
des mises au pas dans l’automobile et la sidérurgie. Le sentiment
accru de la concurrence a maintenant pris le pas
sur celui que tout était bon pour saboter la production 19 .
Pendant la grève, beaucoup de mineurs répétaient mécaniquement
ce slogan « la classe ouvrière a un seul ennemi »,
comme un cantique qu’on invoque pour conjurer le mauvais
sort. Ils étaient amers de découvrir, dans le cours du
conflit, qu’une époque avait passé et que la lutte devenait
plus âpre, amers de réaliser qu’ils étaient le dernier bastion
parmi les ouvriers encore capable d’une épreuve de
force avec l’État, dans l’esprit des luttes des 70’.
Selon les idéologues, l’« unité de classe » serait une donnée
objective, en dehors du temps. Il suffirait de l’invoquer
pour la faire apparaître. Mais la solidarité réelle, entre prolétaires,
est fondée subjectivement. Elle se construit, lors
d’un mouvement, et par lui. Les pauvres ne se connaissent
pas, ils se reconnaissent.
En voulant à tout prix écraser les mineurs, l’État a rompu
les règles qui lui étaient auparavant imposées par la force
du mouvement. Il a manifesté ouvertement et sans le
moindre frein son arrogance et son mépris des gens. Devant
leur impuissance à faire céder l’État, les mineurs ne
désirèrent plus que se venger. Ainsi est réapparue dans des
luttes menées par des ouvriers une sauvagerie qu’on avait
plus vu depuis les années 20’.
Cette grève marque un moment clef dans l’Histoire
moderne. C’est la première fois en Europe que les
intérêts des travailleurs et ceux des chômeurs-à-vie
convergent aussi nettement.
En octobre-novembre, il apparaissait clairement qu’un renversement
du rapport de force ne viendrait pas immédiatement
des autres travailleurs. Les grèves des dockers
avaient été réduites, celle des cheminots restait limitée, les
piquets volants n’avaient plus aucune efficacité directe, et,
après ces six mois, aucune autre branche ne pouvait plus
se manifester.
19. Lors de la grande
grève de British Leyland,
en 76, les ouvriers refusaient
de travailler sur
n’importe quelle pièce allant
ou venant des usines
de British Leyland. La raison
quelques fois avouée
était aussi : « c’est aussi
une bonne occasion pour
moins bosser ».
143
OS CANGACEIROS N° 2
Le seul appui sur lequel pouvaient alors compter les grévistes était celui des
jeunes kids (hormis celui, acquis d’avance, des plus speed de chaque village minier).
Ils étaient les seuls à se déplacer sur les piquets, et étaient à ce stade les
plus directement concernés par ce mouvement. Celui-ci s’est d’ailleurs transformé
de lui-même dans le sens de ce qu’avaient déjà expérimenté les kids en 81
(on pense bien sûr aux attaques de commissariats, aux embuscades et aux pillages
de magasins ; les hit-squads représentaient eux la forme extrême d’un type
d’action ouvrière : le sabotage).
Ce mouvement d’unification s’est dessiné durant l’été, et a pris toute son ampleur
en octobre-novembre, quand les pickets ont dû se rabattre sur leurs propres puits.
À ce moment, les grévistes avaient été figés, la période d’extrême mobilité était
achevée ; des forces ne pouvaient plus se modifier, sinon dans le mauvais sens.
Cette explosion de violence restait relativement isolée malgré l’intérêt énorme de
millions de gens en Grande-Bretagne et dans le monde qui suivaient les événements.
C’était le moment où devait s’opérer le reflux, par le pourrissement de la situation,
ou le renversement qualitatif.
Une population entière était en guerre, avec l’appui de gens qui eux-mêmes
avaient bien failli provoquer une insurrection en 81. Les forces étaient présentes,
jamais en Grande-Bretagne il n’a existé une situation aussi explosive. Ainsi, lors
de l’attaque concertée dans 25 puits du Yorks, le 12 novembre, les flics ont
avoué que si de telles attaques s’étaient reproduites, ils n’auraient absolument
rien pu faire ; ils ne pouvaient pas être présents en masse dans tous les villages
en même temps.
Durant les 70’, les possibilités insurrectionnelles existaient, mais l’urgence n’était
pas la même : les grèves pouvaient être ponctuellement victorieuses en restant
dans le cadre d’un conflit industriel. Le mouvement était alors si fort qu’une répression
n’était pas à craindre lorsqu’une grève s’arrêtait. Mais cette année, les
grévistes étaient contraints de reconnaître le caractère universel de leur lutte s’ils
voulaient simplement obtenir quelque chose.
Lors des émeutes de 81, on a vu à l’œuvre la violence du négatif sous sa forme
la plus sauvage, la plus excessive. Bien que s’étant répandu dans tout le pays, ce
mouvement est resté éparpillé, chaque émeute restait isolée des autres. Malgré
sa signification limpide — la vengeance et le jeu — c’était un mouvement sans
programme.
Le 4 juillet 81, les émeutiers avaient pénétré très près du centre-ville de Liverpool.
Il s’en est fallu de peu pour qu’ils y rencontrent les équipes du matin qui partaient
bosser. Dans cette ville en voie de désertification, où l’avenir immédiat de chaque
travailleur risque fort d’être le chômage, ouvriers et chômeurs ne se sentent pas
très éloignés. Il pouvait suffire que cette rencontre ait lieu pour que l’émeute gagne
la ville entière. À partir de là, toutes les communications avec le reste de la Grande-
Bretagne et l’étranger étaient à organiser sur la base de cette position de force.
Une telle idée a dû hanter bien des têtes en ces jours brûlants, mais personne n’a
simplement pensé à exprimer publiquement la nécessité de cette jonction.
Brick Keeps Britain Beautiful
En novembre 84, cette jonction s’est partiellement réalisée,
et peu de gens ont compris à quel point on est passé
près d’un événement historique. Le Yorks, région très
combative, a la particularité d’être proche de Leeds et de
Sheffield, deux villes auxquelles Liverpool ou Manchester
n’ont rien à envier. C’était la région privilégiée pour
que s’effectue un dépassement de la situation.
L’incompréhension de l’enjeu du conflit par ses principaux
acteurs en a limité la portée. Il a manqué à ce moment
pour que tout bascule une prise de position publique
des grévistes, posant leur lutte en terme de conflit social,
d’intérêt universel 20 . On ne répétera jamais assez à quel
point peut être déterminante sur le cours des événements
l’initiative de s’adresser à tous ceux qui regardent le conflit
avec le plus grand intérêt, mais qui ne le considèrent pas
encore comme le leur.
Si les jeunes chômeurs n’avaient pas été considérés comme
simple force d’appoint, mais comme participant pleinement
à cette guerre, personne n’aurait pu alors les écarter
des branch-meetings qui se seraient inéluctablement transformés
en assemblées (au sens espagnol). Le NUM, en tant
que spécialiste de la chose industrielle, aurait perdu de son
influence. L’indiscipline n’étant pas un vain mot en Angleterre,
une telle ouverture des assemblées aurait provoqué
l’intérêt de beaucoup de gens.
On peut alors imaginer que les kids auraient porté la
guerre sur leur terrain 21 . Cette fois, la solidarité des ouvriers
– non d’une branche d’activité mais d’une région:
Leeds et Sheffield, et probablement par ricochet, Manchester
et Liverpool – aurait été acquise. La résistance aux
flics se serait généralisée à la région entière. On peut imaginer
quelles possibilités recélait une telle situation, qui à
ce stade ne pouvait plus qu’aller de l’avant.
Évidemment, tout restait à jouer à partir de ce moment,
l’État ne restant pas sans réaction, pouvait advenir aussi
bien l’écrasement dans le sang que la contagion au pays.
Bien sûr, il est hors de question pour nous de prétendre
dire aux grévistes ce qu’ils auraient dû faire mais il est important
de dégager les possibilités qui étaient présentes à
ce stade de l’affrontement, même si les plus audacieuses
ne se sont pas réalisées.
Les conflits en Espagne étaient menés sous une forme
d’organisation générale appropriable et praticable par tous.
Ce qui a fait la grandeur du mouvement assembléiste, son
souci de publicité, a fait défaut en Grande-Bretagne.
20. Un mineur noir
s’était adressé aux jeunes
noirs lors d’un meeting
de mineurs à Manchester,
leur disant que « s’ils
veulent nous aider, la
meilleure manière est
qu’ils reprennent la rue
comme en 81 ». Pour
exemplaire qu’elle fut,
cette clairvoyance n’a
malheureusement pas
trouvé d’échos.
21. Pendant l’hiver 84,
des coupures de courant
étaient prévisibles par
manque de charbon. Les
kids les attendaient avec
impatience : ils en auraient
profité pour déclencher
émeutes et
pillages. Certains parlaient
même de l’ouverture
d’un deuxième front.
145
UNE BELLE FAÇON DE SE
VENGER
L’arbitraire absolu du capitalisme anglais au
début du XIX ème siècle a induit en retour la
violence sauvage des ouvriers. La haine exacerbée
jusqu’au désespoir et la vengeance
s’exprimaient alors par toutes sortes d’actes
criminels contre les ateliers, les jaunes et les
patrons eux-mêmes. En 1824, les ouvriers
obtinrent le droit de libre association, ce qui
marqua le début du trade-unionisme et d’une
action organisée au grand jour pour réglementer
pour toute une branche d’industries,
le salaire en fonction du bénéfice du patron
et assurer le maintien des avantages obtenus.
Mais cette action légale ne parvenait
qu’à peu de résultats. Quand une grève était
décidée par une association, le patron faisait
appel à des jaunes. Ceux-ci, faisant évidemment
l’objet de menaces, d’injures, de
coups, portaient plainte et la loi se retournait
aussitôt contre les membres de l’association.
C’est pourquoi, à cette époque, les associations
ouvrières ne se contentaient pas d’actions
légales, la plupart du temps vouées à
l’échec. Elles étaient aussi à l’origine d’actions
individuelles de vengeance. Des jaunes
étaient vitriolés, les ouvriers faisaient sauter
les ateliers ou les incendier. Certains n’hésitaient
pas à tuer leur patron ou des jaunes.
Citons cet exemple éclatant dont l’association
des fileurs de coton de Glasgow est à
l’origine. Celle-ci possédait une puissance et
une organisation exceptionnelle. Les adhérents
étaient liés par un serment aux décisions
de la majorité et il existait pendant
chaque grève un comité secret, inconnu de
la plupart des membres et disposant à discrétion
des fonds. Le comité mettait à prix la
tête de certains scabs, de certains industriels
détestés, et fixait des primes pour les incendies
d’usines. C’est ainsi que fut incendiée
un usine dans laquelle des femmes scab assuraient
le filage à la place des hommes. La
mère d’une de ces femmes fut assassinée et
l’on fit passer les deux assassins en Amérique
aux frais de l’association!
OS CANGACEIROS N° 2
Inversement, l’Angleterre était riche
des possibilités qui précisément manquaient
en Espagne : un mouvement
coordonné et étendu à travers tout le
pays. En Espagne, les assemblées
n’étaient coordonnées que localement.
En Angleterre, les nombreux déplacements
(piquets volants, piquets de
masse, collectes, venue des chômeurs
sur les piquets) auraient assuré une
coordination de fait à une organisation
de type assembléiste ; d’être en grève
pour le même motif aurait fait apparaître
la nécessité de systématiser une
telle coordination.
La grève des mineurs est venue secouer
l’instauration du consensus social qui
marqua le début des années 80. Les mineurs
ont défié la toute-puissance de la
contre-offensive de l’État. Maintenant,
les conséquences de cette année de
grève apparaissent clairement. Les chômeurs-à-vie
ont pris le relais, les zones
de réserve où ils sont parqués explosent
les unes après les autres, avec une
violence supérieure à celle de 81. Le
gouvernement en est à se demander s’il
ne va pas utiliser ouvertement dans les
grandes villes les mêmes moyens de répression
(gaz lacrymogènes et balles en
plastique) qu’il utilise en Irlande du
Nord. Moins visibles que les magnifiques
émeutes de ces dernières semaines,
des mouvements de grève
sporadiques ne cessent d’avoir lieu depuis
le début de l’année. Les mineurs
ont été défaits, mais, par leur résistance
acharnée, ils ont commencé à renverser
le sentiment d’impuissance créé par
les défaites successives des années 80’.
Leur défaite même a mis la rage au
ventre de beaucoup de prolétaires, qui
à présent, relèvent la tête.
ANNEXE
QUELQUES ÉLÉMENTS SUR
LE MOUVEMENT DES SEVENTIES :
LES GRÈVES DE 72
Au début des années 70, s’est développé en Grande-Bretagne un mouvement
d’insatisfaction sociale qui conduisit, pendant l’été 72 à une situation telle que
l’État britannique dut céder rapidement et complètement aux exigences des travailleurs.
La pression sociale obligea les dirigeants à céder ce qui semblait réellement
d’importants avantages immédiats plutôt que de prendre le risque
d’affronter une grève sauvage générale.
Ce qui commence par une succession de combats isolés en 71 allait devenir une
bataille plus générale en 72. Ce furent trois secteurs vitaux de l’industrie britannique
qui en furent successivement les fers de lance, d’abord les mineurs dès le
mois de janvier, puis les cheminots et les dockers à partir du mois d’avril.
Le 9 janvier, les mineurs se mirent en grève pour une augmentation de 47 % de
leur salaire. La direction des charbonnages répondit en proposant 7,9 %. Les
conditions n’étaient pas très favorables aux mineurs : l’hiver était doux et les réserves
de charbon étaient importantes.
Les mineurs prirent l’initiative du combat en imposant des méthodes de lutte désavouées
et combattues par les syndicats. Par exemple, ils refusèrent souvent de
maintenir la sécurité des puits, ce qui devait entraîner une détérioration impor-
147
OS CANGACEIROS N° 2
tante des installations. Ils organisèrent des piquets autour des dépôts de charbon
et des centrales, ces dernières qui n’étaient plus ravitaillées ni en charbon, ni en
fuel durent stopper les unes après les autres. La pratique des piquets volants se
généralise (Scargill, alors dirigeant du NUM-Yorkshire, se fit une réputation de
radicalité en se mettant à la tête d’un piquet volant du NUM venu renforcer
celui de Saltley, près de Birmingham, principal dépôt de charbon en Grande-
Bretagne). Les mineurs parcouraient des centaines de km pour faire respecter le
blocage des centrales. Les chauffeurs de poids lourds et de locomotives refusaient
de livrer du charbon, et les dockers de le décharger. Un grand nombre d’ouvriers
et de chômeurs se montraient solidaires des mineurs. Aucun syndicat ne pouvait
empêcher alors, ou contrôler, les conséquences du bavardage qui se développait.
Au début de la seconde semaine de février, le courant électrique fut rationné. Les
usines devaient arrêter la production. 1 250 000 ouvriers furent mis à pied. Des
milliers de trains quotidiens furent supprimés. Dans 200 000 usines, on ne travaillait
plus que trois jours par semaine. La Grande-Bretagne était paralysée, le
gouvernement proclama l’« état d’urgence ». La grève continua comme si de rien
n’était. Au cours de la quatrième semaine de grève, le NCB propose 9 %, aussitôt
après une commission du gouvernement proposait 18 % à 19 %. Le secrétaire général
du TUC accepta, demandant au secrétaire du NUM de faire de même, mais
les mineurs refusèrent. Ils voulaient bien transiger mais réclamaient encore 25 %.
Le gouvernement envoya 700 flics pour reprendre le principal dépôt de charbon
(Saltley). Des travailleurs de toute la région vinrent en nombre et ils se retrouvèrent
7 000 à faire face aux flics. Des flics furent envoyés en renfort, mais le piquet
fut aussi renforcé ; en quatre jours, 10 000 personnes formaient une véritable
armée. La police arrêta 30 mineurs. Les mineurs répondirent par la voix d’un
comité d’action local, distinct du NUM, en lançant un ultimatum ; soit les détenus
étaient libérés, soit ils appelaient à l’insurrection. Le gouvernement céda,
libérant aussitôt les mineurs, et retira les flics du dépôt. Les mineurs obtinrent
finalement 20 % à 22 % d’augmentation.
Aussi bien le NUM que le TUC étaient hors course. Personne ne se souciait
alors de ce que disaient les dirigeants. Le 26 février 72, avant que ne se termine
la grève des mineurs, le gouvernement Heath fit voter une loi sur les relations sociales
; celle-ci était en préparation depuis 71 1 . Cette loi prévoyait que tous les
conflits devaient être soumis à une procédure de conciliation devant une commission
des relations sociales et un tribunal national, le National Industrial Relation
Court. Les grèves devaient être limitées, une liste des « rapports sociaux
condamnables » figurait dans le texte avec les indemnités et les amendes encourues.
Le gouvernement renonça évidemment à appliquer cette loi dans le conflit
avec les mineurs. Il devait en réserver la première application un peu plus tard.
Le 16 avril, les trois syndicats des cheminots envisagèrent une action réduite, le
refus des heures supplémentaires ainsi que quelques actions ponctuelles. Les cheminots
appliquèrent si finement et avec tant de rigueur ce mot d’ordre prudent
qu’en fait ce fut pis qu’une grève. Tout en continuant à être payés, ils désorganisèrent
complètement le service. L’horaire n’existait plus. Les voyageurs ne pouvaient
plus compter sur rien. Le gouvernement fit aussitôt appliquer la nouvelle
Annexe : Les grèves de 72
loi. L’Industrial Court ordonna que la grève devait être
gelée pendant 14 jours et les trois syndicats furent condamnés
à une amende. Ceux-ci réussirent plus ou moins à faire
respecter l’ordre de « gel » de la grève. Mais sitôt achevée
cette période, des actions spontanées explosaient partout
sans que les syndicats puissent empêcher quoi que ce soit.
Ils cherchèrent alors uniquement à dégager leur responsabilité.
Ils plaidèrent devant l’Industrial Court que « les organisations
avaient été abusées par leurs hommes de confiance
à la base et qu’elles ne pouvaient être tenues pour responsables
des décisions de grève n’émanant que de ces délégués rebelles ».
En votant l’Industrial Relation Act, le gouvernement Heath
pensait faire pression sur les syndicats pour qu’ils réduisent
le nombre de grèves et d’actions de leurs membres.
Mais en réalité les syndicats étaient en ce moment tout à
fait impuissants à retenir leur base. Les condamnations que
venaient de subir les syndicats des cheminots laissèrent les
cheminots indifférents et ne les firent pas s’arrêter.
Alors que l’action des cheminots n’était pas encore terminée,
les dockers de Liverpool commencèrent à s’opposer
à l’extension des transports par conteneurs, qui
impliquait le licenciement de dockers et l’embauche à leur
place de travailleurs non qualifiés et moins bien payés. Les
dockers bloquèrent les dépôts de conteneurs. L’ordre de
reprise lancé par les syndicats ne fut pas suivi et ceux-ci furent
néanmoins rendus responsables par l’Industrial Court.
Ils furent condamnés à 55 000 F d’amende. Mais cela n’intéressa
pas les dockers : fin mai, la grève s’était étendue
aux autres ports et le syndicat des transports menacé d’autres
poursuites.
Cette tension sociale de plus en plus vive contraignit d’une
part la direction des chemins de fer à mettre un terme au
conflit des cheminots en proposant une augmentation de
14 %, et d’autre part le gouvernement à revenir sur sa décision
de rendre les syndicats responsables des troubles. Le
syndicat des transports ne fut dont pas condamné pour ce
qui se passait dans les ports, d’autant qu’il venait de réaffirmer
sa solide opposition à la grève. À sa place, ce furent
trois shop-stewards, qui participaient aux piquets de grève,
qui furent convoqués devant l’Industrial Court.
Ceux-ci refusèrent évidemment de se présenter au tribunal
en affirmant : « nous n’acceptons aucun ordre des juges,
nous ne reconnaissons pas le tribunal ». Des menaces leur furent
aussitôt adressées par le tribunal : ils seraient condamnés
s’ils ne se présentaient pas le lendemain. Les trois
1. Dès 68, Barabara
Castel avait publié In
Place Of Strike, ce texte
prévoyait un délai de 28
jours avant le démarrage
d’une grève ; il ne fut jamais
appliqué.
149
OS CANGACEIROS N° 2
dockers maintinrent leur position de défi, annonçant que de toute façon « d’autres
prendraient leur place aux piquets et que la prison ne serait pas assez grande pour enfermer
44 000 dockers ». Le matin du jour décisif, 35 000 dockers entraient en grève
totale et la nouvelle se répandit qu’ils marchaient sur le palais de justice où siégeait
le tribunal. Comme en mars le gouvernement céda devant la menace de voir l’insurrection
gagner le pays. Il envoya un avocat qui fit annuler le mandat d’arrêt
lancé contre les trois shop-stewards. La loi sur les relations sociales avait pratiquement
cessé d’exister : les ouvriers en grève agissaient en l’ignorant complètement.
Au début du mois de juillet, les dockers du port de Londres s’opposèrent à nouveau
à la mise en place des conteneurs. Le travail fut complètement arrêté. Cinq
shop-stewards furent encore menacés d’être déférés devant l’Industrial Court si le
mouvement ne cessait pas. Les dockers répondirent par la menace d’une grève générale.
Néanmoins, les cinq shop-stewards furent arrêtés cette fois et incarcérés
à la prison de Pentonville, au Nord de Londres. Les travailleurs des dépôts, malgré
les frictions et oppositions qu’ils avaient avec les dockers, furent les premiers
à arrêter le travail. Des milliers d’autres vinrent ensuite. En deux jours, c’était une
véritable réaction en chaîne qui était déclenchée.
Dans la nuit du 21 au 22 juillet, les typographes des grands journaux anglais arrêtèrent
le travail. Il n’y eut pas de journaux pendant une semaine. Les typos des
deux grandes imprimeries de Londres refusèrent toute commande et se mirent à
la disposition du comité de grève autonome des dockers pour publier des communiqués
à tous les travailleurs. Le travail cessa dans tous les ports. À Londres,
les bus disparurent totalement de la circulation, les conducteurs bloquaient les
transports publics. Le samedi 22, toutes les usines automobiles étaient en effervescence.
Le samedi 24, c’était au tour des métallos et des mineurs. Les travailleurs
des grands marchés de Londres se mirent aussi en grève. Le 25, Rolls-Royce se
mettait en grève et on en parlait à Heathrow, l’aéroport de Londres. Les éboueurs
de Brighton stoppaient également. Une vague de grèves sauvages déferla sur le
pays. À partir du 26, on ne pouvait plus douter qu’il s’agissait d’une grève générale
sauvage qui s’annonçait. La tactique des grévistes reprenait celle des mineurs
au début de l’année. Des centaines de grévistes étaient sur les routes pour expliquer
dans tous les coins du pays ce qui se passait. Pendant ce temps, à Londres,
des centaines de dockers et de travailleurs des conteneurs s’étaient spontanément
rassemblés devant les grilles de la prison de Pentonville. La foule se faisait de plus
en plus menaçante, la tension montait. Les rues étaient barrées par des bus et
des camions pour empêcher les renforts de police de parvenir sur les lieux. Il fut
question que les dockers et les mineurs du Pays de Galles marchassent ensemble
sur Londres ; cette menace s’ajouta à celle déjà présente de la grève générale.
C’est alors que le TUC lança une « grève de protestation nationale » de 24h pour
le lundi 31 juillet. Il était un peu tard et le gouvernement ne pouvait compter seulement
sur cette initiative pour ramener la paix. Le jeudi 27 juillet, il capitula en
envoyant à la barre du tribunal un avocat que personne n’avait réclamé. Les cinq
shop-stewards furent aussitôt libérés. Cette mesure prise in extremis calma la tension
mais la grève des dockers continua. Le gouvernement décréta l’état d’urgence
le 4 août. La grève ne se termina que le 17 août par un compromis.
Annexe : Les grèves de 72
Quelques grèves importantes comme celles des mineurs et des dockers avaient catalysé
une insatisfaction ressentie plus généralement. Des dizaines de milliers de
gens ont ressenti alors durant ces quelques mois l’excitation d’une offensive qui
ne put être réprimée. La capacité de centaines d’entre eux de se déplacer et de rencontrer
ainsi des travailleurs d’autres régions et d’autres industries brisait tout
sentiment d’une lutte particulière. Les grévistes n’étaient pas enfermés dans les
murs de l’entreprise. Des gens se mettaient en grève dans le but, simplement, de
participer à ce mouvement général d’offensive. Les directions des trade-unions
étaient incapables d’enrayer ce mouvement, elles laissèrent finalement indifférents
les salariés.
Octobre 1985
Georges Lapierre, Léopold Roc, Fortuno Navara, Gilles Savennière
avec l’aide de quelques autres personnes ayant participé aux événements.
ÉCOSSE
Polmaise : ils sont les premiers en
grève et les derniers à reprendre
Glasgow
Ravenscraig
SCOTTISH
DURHAM
NORTH
EAST
Sunderland
SOUTH YORSHIRE
Cottonwood : premier puits
du York en grève
WESTERN
Orgreave : trois semaines
d’affrontements très violents
Leeds
Émeutes dans 25 puits la nuit
du 12 novembre
BARNSLEY AREA
Manchester
Liverpool Sheffield
Grimsby
Nottingham
Brimingham SOUTH
NOTTINGHAM
Coventry
SOUTH WALES SOUTH
Merthyr
Vale
MIDDLANDS Luton
MERTHYR TYDFIL
Un chauffeur de taxi
est tué en conduisant
un jaune
Cardiff
[CARTE SUR LES LUTTES DU
DÉBUT DES ANNÉES 80]
LONDRES
Bassins miniers
Brighton
NORTH YORKSHIRE
Un gréviste a été tué
à Ferry Bridge
DONCASTER AREA
Rossington : le puits est
incendié
NORTH NOTTS
Harworth : 10 000 pickets
Ollerton : un gréviste
a été tué
KENT
Douvres
151
OS CANGACEIROS N° 2
HOMMAGE AUX ASTURIES
GIJON 84 / 85
Hommage aux Asturies
L’offensive mondiale que le Capital mène contre les
pauvres s’est heurtée en Espagne dans les années
83, 84, 85 à un large mouvement d’agitation qui
s’est développé principalement à partir des secteurs industriels
appelés à disparaître.
Déjà au mois de février 84, l’Espagne enregistrait une augmentation
de 400 % des conflits du travail par rapport à
l’année précédente. Ces grèves touchaient pratiquement
tous les secteurs : industrie textile, industrie chimique, General
Motors, construction, mines, transports.
Mais c’est le « plan de reconversion » du secteur naval où
l’État s’était fixé la suppression de 20 000 emplois qui provoqua
le conflit le plus durable qui s’étendit de Cadix à
tout le Nord-Ouest de l’Espagne (Pays Basque, Asturies,
Galice) où se trouvent concentrés les plus grands chantiers
navals espagnols.
La lutte des ouvriers du secteur naval de Bilbao et Gijon
particulièrement, aura confirmé l’opposition entre les méthodes
légalistes de la négociation syndicale et celles utilisées
par tous ceux qui ont clairement ressenti la négociation
et la légalité comme une limitation pratique à leur lutte.
Comme osaient le crier les staliniens en pleine bataille aux
chantiers d’Euskalduna à Bilbao : « c’est au ministre de l’industrie
qu’il faut s’attaquer, pas au ministre de l’intérieur ».
Les ouvriers eux ne voulant ménager ni l’un ni l’autre,
trouvaient sur place deux ennemis directs : la police et le
réformisme syndical auxquels ils firent face à Gijon d’une
seule manière : en s’organisant en assemblée.
Toutes ces luttes ont connu des moments où elles échappaient
à la forme d’un conflit industriel classique en employant
des méthodes qui leur donnaient un caractère
universel. Que ce soit à Cadix, en décembre 84, où pendant
quelques jours le conflit du secteur naval s’étendit
avec une violence exacerbée à plusieurs quartiers qui se retranchèrent
derrière des barricades ; à Bilbao, où la rage et
la détermination des combattants donnèrent à leur lutte
pendant trois mois une forme de guérilla ouverte contre la
police ; ou à Gijon où l’assemblée qui se tenait dans le centre-ville
était ouverte à tous.
S’opposant à des licenciements, c’est le « plan de reconversion
» dans son ensemble dont les ouvriers voulaient retarder
l’application. S’inscrire au « Fonds de Promotion de
l’Emploi» 1 , c’était accepter les licenciements sans rien
dire. Et comme le résumait fort bien un ouvrier de Gijon:
« Puisque l’on se retrouvera à la rue dans 3 ans et qu’il fau-
1. Sorte de Cassa di integrazione
à l’espagnol.
Pendant 3 ans, les travailleurs
« excédentaires»
touchent environ 85 % de
leur salaire antérieur, sans
rupture de contrat avec
leur entreprise, qui s’engage
à les réemployer
pendant cette période.
153
OS CANGACEIROS N° 2
dra se battre, autant le faire tout de suite ». La lutte contre l’inscription au FPE, par
son objet, rendait subalterne le moment de la négociation. L’alternative était
claire : il s’agissait de savoir si l’on cédait aux conditions du FPE ou si on les refusait
comme chantage supplémentaire. À ce moment, il n’y a plus de place pour
la négociation. Avec cette lutte contre le FPE qui cristallisera la rage contre un
sort commun fait à des milliers de salariés, c’est la dépendance plus générale à la
logique d’un monde qui devient l’objet de la colère.
Au début à Gijon, pendant l’année 83, il s’agissait pour l’essentiel de formes de
protestation conventionnelles. D’ailleurs pendant toute cette période, qui s’étendra
jusqu’au printemps 84, les ouvriers sortaient encore mains nues dans la rue.
Mais la pression de l’État s’aggravait. Les gouvernants espagnols avaient hâte de
se montrer présentables sur le marché de la concurrence mondiale, dont une
échéance se précisait spécialement pour eux : l’entrée dans la CEE. Il fallait amener
au plus vite tous ces insatisfaits à la table des négociations. L’encadrement
syndical ne pouvant jouer ce rôle avec suffisamment d’efficacité, c’est sur le
chantage à l’inscription au FPE que s’est concentrée la pression du gouvernement.
Inscrivez-vous ou allez crever ! « Les conditions que nous offrons aux travailleurs
sont très bonnes... Il existe la garantie d’un reclassement, s’il existe une
minorité qui persiste à refuser de s’inscrire, elle est libre de ne pas le faire » déclarait
cyniquement, en décembre 84, Solchaga le ministre de l’Industrie. À cette précipitation
des gouvernants et des bureaucrates à soumettre des ouvriers bien décidés
à faire traîner les choses, répondirent des méthodes de lutte qui allaient en
se radicalisant... Ce qui était pour les dirigeants un maximum qu’ils pouvaient
concéder, les ouvriers eux le considéraient comme un minimum qu’il fallait faire
payer le plus cher possible.
L’été 85 marque pour les ouvriers des chantiers navals de Gijon, l’arrêt provisoire
d’une période de lutte qui aura duré près de deux ans sans interruption.
Ce fut le moment où eurent lieu les plus beaux excès destructeurs,
et où la dynamique de l’assemblée donna la meilleure preuve de sa capacité pratique,
stimulant la combativité, l’imagination et l’organisation dans la lutte, attirant
par son existence même d’autres prolétaires extérieurs aux chantiers.
Depuis le printemps 84, nombreux furent les éléments du décor urbain qui eurent
à subir la colère des ouvriers des chantiers. Les barricades de pneus se comptent
par centaines. Les bus incendiés par dizaines. Des carcasses de trains, utilisés
à l’œil, et détruits par le feu après usage, gisent aujourd’hui encore dans la gare.
Un grand magasin qui avait refusé de fermer un jour de grève générale fut incendié
le soir même. Les brasseries fréquentées par les fachistas ont été saccagées
à plusieurs reprises. Pendant plusieurs mois, les entrées des banques furent lapidées
et incendiées ensuite. La façade de l’Hôtel de Ville eut aussi à souffrir des
flammes à l’issue d’un amusant stratagème 2 . Le hall d’entrée du Palais de justice
fut lui aussi récemment incendié, et plus récemment encore, les bâtiments d’un
des chantiers qui venaient de fermer partirent en fumée.
Si les ouvriers du secteur naval ont pu maintenir pendant si longtemps une pression
sur l’ensemble des forces coalisées contre eux, c’est à leur pratique de l’assemblée
qu’ils le doivent.
Hommage aux Asturies
Mais, avant d’aller plus loin, il est nécessaire de rappeler
que l’autonomie que l’assemblée de Gijon a su maintenir
vis-à-vis du contrôle syndical, tient aussi à quelques spécificités
historiques du mouvement social asturien. En premier
lieu, la tradition de lutte propre au prolétariat en
Asturies, qui marqua pendant l’insurrection d’octobre 34
le début d’une longue épopée révolutionnaire, et posait
déjà les conditions d’une révolution moderne. Cette tradition
de lutte ressurgira sans cesse tout au long des 50’ et
60’, où se déclenchèrent à partir des mines, les grèves les
plus dures que l’Espagne connut à l’époque.
C’est dans les Asturies qu’éclata en février 57 la première
grève importante depuis la guerre civile, et qu’apparurent
les premières formes d’organisation autonome avec des délégués
de puits, et qui seront la forme embryonnaire de ce
que furent plus tard les assemblées. En mars 58, 20 000 mineurs
se mirent à nouveau en grève pour des augmentations
de salaire, Franco répondit par le lock-out et l’état
d’exception dans toutes les vallées minières. 200 délégués
de puits furent arrêtés. En 63, où les grèves se relayaient
dans les mines asturiennes, Franco cette fois répondit par
la déportation de 300 mineurs.
Une autre spécificité de la région tient à l’évolution locale
de l’UGT. L’UGT, qui s’appuyait sur la tradition de lutte
dans les mines, était le syndicat le plus implanté en Asturies.
Mais, depuis que le PSOE est au pouvoir, et l’UGT à
ses ordres, sa disparition en tant que principal syndicat ouvrier,
a laissé dans les Asturies un magnifique vide syndical,
qui, s’il doit tourner la tête à de nombreux apprentis
bureaucrates, a déblayé le terrain en facilitant le bavardage
pratique — sans intermédiaire — entre les prolétaires.
En 84, à une époque où le mouvement des assemblées des
années 76 à 78 a reflué en Espagne, les ouvriers de Gijon
ont eu le grand mérite de replacer cette forme d’organisation
de la communication au centre de leur lutte, jusqu’au
printemps 85, la conduite de cette lutte s’est élaborée en
assemblée en tant qu’organe souverain et décisif.
Les ouvriers qui se battaient déjà depuis des mois, et dressaient
des barricades devant leurs chantiers respectifs,
étaient amenés à se retrouver régulièrement dans les affrontements.
Plus ces affrontements se répétaient, et plus
les combattants ressentaient le besoin de se retrouver ensemble,
hors de la zone des chantiers, ils finissaient toujours
par céder devant l’intense pression des flics. Pour
donner plus d’efficacité à la lutte qu’ils menaient quasi
2. Un simulacre d’enterrement
permit à un petit
rassemblement de traverser
la ville au nez et à la
barbe des flics alors que
des cercueils (symbolisant
la mort de la navale) portés
sur les épaules étaient
remplis de pneus qui servirent
à l’issue de la procession
à incendier les
portes de l’Hôtel de Ville.
155
OS CANGACEIROS N° 2
quotidiennement, ils décidèrent de tenir une assemblée unique qui les réunirait
tous deux fois par semaine. Pour cela, ils prirent une salle de cinéma désaffectée
située en plein centre-ville, à l’intérieur de la casa del pueblo un bâtiment appartenant
normalement aux syndicats.
Se tenant une fois pour toute à l’extérieur des chantiers, l’assemblée brise la dépendance
des ouvriers à leur lieu de production. Et elle est ouverte à tous. Y participent
des ouvriers d’autres secteurs industriels, quelques mineurs des bassins
miniers proches, des jeunes des centres de formation professionnelle et des lycées
techniques, des chômeurs, et finalement n’importe quel prolétaire.
D’emblée, l’assemblée rompt avec le corporatisme syndical. Il n’y sera question,
entre les participants discutant directement entre eux, que du devenir de la lutte
en cours, de ses conséquences sur la vie de chacun, du rôle néfaste qu’a pu jouer
tel ou tel syndicat sur telle ou telle action. En ce lieu, il sera peu question des négociations
ou de l’état des négociations avec le gouvernement. Cette tâche est
délibérément laissée hors de l’assemblée aux représentants syndicaux.
L’assemblée à Gijon a su se donner des conditions de libre parole : chacun peut
y intervenir sans avoir à se justifier d’une quelconque étiquette. On y parle en
son nom propre, et chaque personne présente peut être interpellée et doit répondre
en public, ce qui change radicalement de tant de conflits où les bureaucrates
interdisent aux non-délégués de s’exprimer. Tous les votes se font à main
levée et non à bulletin secret, ainsi le rapport de force est rendu visible tout au
long des débats. Ces débats d’ailleurs ne traînent jamais en longueur. Il s’agit le
plus souvent de critiquer les actions menées les jours précédents et de chercher
un accord sur ce qu’il conviendra de faire dans les prochaines interventions dans
la rue. Il faut retenir ce principe essentiel, qu’il n’y a pas de séparation entre l’assemblée
et la rue où vont se transporter la quasi-totalité des participants à la fin
des débats (soit environ 300 à 400 personnes à chaque fois).
C’est donc l’assemblée qui poursuit sa propre action dans la rue. Tout le temps
que dureront les affrontements avec les flics, les différentes actions contre les
banques, les bus, etc. l’assemblée ne perdra jamais l’initiative. Cette cohérence
permet une stratégie qui a pour principe d’être toujours offensive, de choisir, en
dehors de toutes directives extérieures, le moment, le lieu et les méthodes les plus
appropriés à faire le mal.
Comme au moment fort des assemblées de la fin des 70’, il n’y a pas à Gijon de
coupure entre la discussion, la décision, et l’exécution pratique, seule l’époque
a changé.
Après chaque sortie dans la rue, bi-hebdomadaires elles aussi comme le sont les
assemblées, les gens se retrouvent à nouveau, même par petits groupes, pour discuter
de la tournure qu’ont pris les choses, décider d’une nouvelle ligne de
conduite à débattre lors de la prochaine assemblée. Ainsi, l’assemblée n’a de
comptes à rendre qu’à elle-même. D’ailleurs, les bureaucrates qui y traînent se
gardent bien lorsque le public est réuni de critiquer les méthodes employées.
L’assemblée à Gijon a concentré sur elle l’intérêt public. Elle a propagé un goût
offensif chez ceux qui, même s’ils ne sont pas immédiatement concernés par les
Hommage aux Asturies
licenciements, partagent l’envie de se battre des ouvriers des chantiers les plus déterminés.
Cet état d’esprit d’insubordination qui sort renforcé de l’assemblée
trouvera de belles issues hors du secteur naval. Ainsi, fin janvier 85, le Centre de
Formation Professionnelle d’Oviedo sera détruit par un incendie volontaire, de
toute évidence commis par les lycéens de ce centre qui fréquentaient l’assemblée.
Plusieurs voitures, un ensemble de pièces de moteur, plusieurs terminaux
électroniques furent réduits en cendres. Vers la mi-mars, à Ensidensa, une grosse
entreprise sidérurgique de Gijon, deux hommes masqués, détruisirent par le feu
la tour de contrôle d’un tapis roulant transportant l’acier. Ce sabotage fut revendiqué
comme un acte de solidarité avec les travailleurs des chantiers en lutte,
et eut le grand mérite par la même occasion de donner un peu de repos aux travailleurs
de la boîte. Bueno ! Sans d’amicales complicités à l’intérieur de cette entreprise
qui n’avait pas bougé pendant cette période agitée, un tel sabotage
n’aurait pu avoir lieu. À notre connaissance, jamais ce type d’initiatives individuelles
ne furent considérées par l’assemblée comme des débordements de son
action — Bien au contraire!
Contrairement à ce qu’était la situation à Euskalduna, où les ouvriers se
servirent de leurs chantiers comme d’un camp retranché, les combattants
de Gijon, dès le départ des affrontements, ont joué sur la mobilité. Devant
les entrées de chaque chantier situées dans la même avenue, s’édifiaient dans
la bonne humeur et une décontraction toute espagnole plusieurs barricades,
constituées de morceaux de grues, de traverses de chemin de fer, ou le plus souvent
de centaines de pneus aspergés d’essence et incendiés. Cette artère a une
grande importance stratégique pour Gijon, puisqu’elle dessert directement le
centre-ville. Quand l’assaut policier se faisait trop pressant, l’on se précipitait sur
la barricade constituée pendant ce temps devant le chantier suivant et ainsi de
suite tout le long de l’avenue. La zone des affrontements se trouvait dans les quartiers
ouvriers traditionnels et les combattants pouvaient s’y fondre sans peine.
Il y a quelques mois, alors que les escarmouches se déplaçaient vers les immeubles
proches d’une énorme ZUP « La Calzada », la police reçut de la part de ses
habitants de tous les âges un accueil mérité. Des fenêtres partaient nombre d’objets
ménagers sur les crânes casqués. Une ménagère nous assura avoir vu tomber
de plusieurs étages une grosse bouteille de gaz sur la tronche des flics.
Les ouvriers et ceux qui se joignaient à eux, surent garder pendant l’année passée
l’initiative de l’affrontement. Souvent, des barricades disposées dans le quartier
des chantiers étaient soutenues par d’autres actions dans d’autres endroits
de la ville. Ainsi, au mois de février 85, l’une des dernières fois où un assaut très
violent de la police était donné contre des combattants réfugiés à l’intérieur d’un
chantier (les deux guérites de l’entrée furent totalement déchiquetées par l’intensité
du tir de balles en caoutchouc), d’autres groupes intervenaient en soutien
logistique en brûlant au même moment plusieurs wagons de deux trains stationnés
dans la gare, pendant que d’autres encore disposaient des barricades enflammées
dans le centre-ville. Au même moment, des jeunes attaquaient un
fourgon de flics à coups de pierres.
157
OS CANGACEIROS N° 2
Plus récemment, au printemps 85, alors que de sérieux affrontements se déroulaient
encore autour d’un chantier, des ouvriers qui se trouvaient en ville réquisitionnèrent
des autobus pour aller en renfort des combattants.
Et l’on vit l’apparition d’une arme redoutable, un mini bazooka artisanal, qui servait
à renvoyer contre les flics les balles en caoutchouc, avec une violence et une
précision démultipliées.
La mobilité des combattants portait régulièrement les affrontements dans le centre-ville,
où les interventions diverses se faisaient par petits groupes — la plupart
constitués de ceux qui sortaient de l’assemblée. La rapidité des actions dont généralement
les banques, les vitrines de bijouterie... avaient à pâtir, rendait extrêmement
délicate la tâche de la police. La présence de nombreux passants gênait
considérablement les charges policières et les tirs de balles ou de gaz. Cette mobilité
servait de protection aux attaquants. Ce que ne comprit pas une bigote fixée
à son prie-dieu dans une église et qui reçut une balle en caoutchouc dans la tête.
Faut-il le préciser, cette liberté de mouvement allait de pair avec une vivacité
d’esprit qui sera toujours présente dans les moments qui exigeaient le maximum
d’unité tactique et de détermination. Nombreuses furent les arrestations, mais
elles ne durèrent jamais plus que le temps d’une garde-à-vue tant la pression en
ville pouvait être maintenue avec force. Ainsi une belle soirée de février 85 où
les « assaillants » rejoints par plusieurs jeunes attaquèrent les agences bancaires
en incendiant les entrées à l’aide de pneus et de cocktails molotov, l’un d’entre
eux notoirement connu dans ces luttes se fit arrêter. Quelques heures plus tard
se constituait un regroupement de 400 personnes qui partit encercler la prison
sévèrement gardée, pour exiger la libération du prisonnier. Une menace qui n’allait
pas tarder à prendre une forme parfaitement lumineuse se fit pressante : « si
sa libération n’avait pas lieu dans les heures qui suivaient, 2 autobus seraient brûlés,
4 le lendemain, 6 le surlendemain, et ainsi de suite... ». La première partie de la
menace fut sur le champ suivie d’effets. Deux autobus brûlèrent dans des quartiers
différents de la ville. Il faut préciser qu’à cette époque près d’une quinzaine
d’autobus avaient déjà été totalement détruits par le feu. Le lendemain à midi,
notre homme retrouvait sa liberté.
Les ouvriers de Gijon ont toujours eu le souci de faire connaître leur lutte, au
moins dans les Asturies. C’est toujours dans la bonne humeur qu’ils allaient occuper
les studios de la télé régionale à Oviedo à qui ils reprochaient de faire le
silence sur leur lutte. Une autre fois, ils sabotèrent un match de football de haut
niveau diffusé dans toute l’Espagne : la course folle sur le terrain d’un jeune porcelet
très en forme donna du fil à retordre aux joueurs visiblement plus habitués
à maîtriser un ballon rond. Au porc succéda une série de poulets. Le tout fut
conclu par une pluie de clous qui rendit difficile la poursuite du match pendant
qu’apparaissaient sur l’écran des banderoles à propos de la lutte menée à Gijon.
Un autre jour, c’est une partie d’un navire en construction préalablement découpé
au chalumeau qui fut déposé dans le centre-ville pour y obstruer la circulation.
Hommage aux Asturies
Si l’existence de l’assemblée développe un état d’esprit
anti-bureaucratique, les ouvriers de Gijon qui
s’y retrouvent, ne rejettent pas franchement les différentes
représentations syndicales. Les représentants syndicaux,
s’ils ne sont pas interdits de séjour à l’assemblée,
n’y interviennent qu’à titre individuel, ou pour exposer
le seul sujet où ils sont experts : l’état des négociations en
cours avec le gouvernement. Sur le reste, ils n’osent intervenir.
À aucun moment ils n’ont un rôle d’encadrement
de l’assemblée, ils suivent, ou non d’ailleurs, les
décisions prises par l’assemblée. Ils ne donnent pas de
consignes, mais des avis.
Généralement, à ces assemblées, sont présents les représentants
des CCOO, de la CNT et du CSI (courant syndical
des gauches). L’UGT, elle, n’ose pas s’y montrer.
Aujourd’hui, le rôle de l’UGT consiste à faire appliquer
dans les entreprises les plans de reconversion 3 . Tout sera
dit sur son compte lorsqu’on saura que nombreuses sont
les ordures des syndicats verticaux franquistes qui s’y sont
reconverties lui fournissant un encadrement compétent et
expérimenté. Qu’ils crèvent ! D’ailleurs on leur mène la
vie dure là-bas. Au début de l’année 85, à Vigo en Galice,
des délégués UGTistes ont été poursuivis dans leur local
par une centaine d’ouvriers qui voulaient leur casser la
gueule. Leur bureau a été totalement détruit, les fenêtres
gardées largement ouvertes pour que « tout le monde puisse
profiter du spectacle ». À El Ferrol, en février 85, une partie
du logement d’un éminent représentant UGTiste fut
détruit par un incendie volontaire.
À Santander à la même époque, plusieurs représentants
de l’UGT se sont fait casser la gueule alors qu’ils se montraient
dans une manifestation. Pour en finir quant au sentiment
que ces cloportes peuvent inspirer, citons la
décision du Gouverneur civil de la Coruna de faire bénéficier
les dirigeants du PSOE et de l’UGT « d’une protection
particulière de la part de la police contre des actes
terroristes qui s’attaquent à la convivialité sociale ».
Quant à la folklorique CNT, dont le nombre d’adhérents
ne doit pas dépasser les trois dizaines sur Gijon, sa présence
se limite à se faire la plus discrète possible. Sa raideur
idéologique l’a étranglée au point de lui faire perdre
l’usage de la parole, ce dont personne ne se plaindra. D’autant
plus qu’elle réussit cette prouesse de se faire à jamais
discréditer aux yeux des assembléistes, lors d’affrontements
qui eurent lieu en mai 85. Un jour, des ouvriers
3. Plus généralement,
elle se charge de faire
appliquer l’ensemble des
décrets gouvernementaux.
Ainsi en Andalousie,
en décembre 84,
l’UGT a envoyé ses militants
dans les campagnes
de la région de
Cadix afin de dresser des
listes nominatives de faux
chômeurs. 3 273 journaliers
se sont vus supprimer
leur allocation
mensuelle (environ 200 F,
une misère !), sur dénonciation
ugétiste auprès de
l’Instituto Nacional de
Empleo de la province.
De plus, ceux-ci sont
condamnés à rembourser
à l’État les sommes « irrégulièrement
» perçues
jusqu’alors.
159
OS CANGACEIROS N° 2
furent contraints, poursuivis par les flics, de se réfugier dans la « Casa del Pueblo »
où se tiennent habituellement les assemblées. Alors que la bataille faisait rage et
que les flics subissaient un bombardement intensif de projectiles du haut des
toits, des membres de la CNT se calfeutrèrent à l’intérieur de leur local qui se
trouve dans ce même bâtiment, et refusèrent d’ouvrir les portes à ceux qui étaient
pris en chasse par la police. Après cela, difficile de paraître en public!
Les bureaucrates des CCOO, à l’assemblée de Gijon, ont un pied dedans et un
pied dehors en permanence. S’ils passent l’essentiel de leurs interventions à fustiger
l’action de l’UGT, c’est parce que c’est le seul terrain d’accord qui leur reste
avec l’assemblée. Ils ne peuvent aborder autre chose sans inspirer défiance et quolibets.
Les staliniens se débattent entre la nécessaire image de représentativité des
travailleurs qu’ils veulent garder aux yeux du gouvernement et la nécessité de ne
jamais devoir se couper définitivement de ceux qui constituent la base dynamique
de l’assemblée. Situation très inconfortable (jamais assez, certes !). Et puis
le récit de leurs crapuleries dans plusieurs conflits ou événements récents circule
de bouche à oreille. Ainsi, on parle souvent de leur intervention à Madrid où, le
15 décembre 84 , un jour de grève générale du secteur naval, ils ont empêché des
manifestants de s’attaquer au congrès national du PSOE qui se tenait ce jour-là
dans la même ville, quelques rues plus loin.
Si les staliniens ont adopté pendant si longtemps à Gijon une position officielle
de refus de l’inscription au FPE, c’est uniquement pour pouvoir rester dans un
mouvement qui les refusait de plus en plus. Le responsable local CCOO pour la
métallurgie, désapprouvant les méthodes employées par les ouvriers, fut contraint
de démissionner en février 85. Il déclara : « Ce type d’actions, brûler des autobus,
des wagons de la RENFE (SNCF espagnole), sont des pratiques interdites dans les
CCOO depuis toujours parce qu’elles renforcent l’isolement du syndicat... Il faut que
le progrès aujourd’hui et le socialisme demain se fassent en construisant et en produisant,
non en détruisant ». Qu’il crève aussi.
Le CSI aura eu pendant toute cette période un rôle particulier. Le CSI est l’un
de ces néo-syndicats, de plus en plus nombreux en Espagne, qui se sont formés
au début des 80’, à l’issue du reflux du mouvement des assemblées 4 . On trouve
souvent à l’initiative de la création de ce type de courant d’anciens gauchistes,
voire d’anciens assembléistes reconvertis dans l’activisme syndical.
La plupart des militants du CSI viennent des Commissions Ouvrières, avec lesquelles
ils ont rompu, leur reprochant leur fonctionnement « trop bureaucratique »
et leur participation ouverte à la gestion des affaires de l’État. Depuis 81, le CSI
est organisé en syndicat autonome. Il s’est donné ses propres statuts, où il se définit
lui-même comme anti-hiérarchique et détaché d’un centralisme bureautique.
Il a des délégués élus dans les comités d’entreprise, ce qui l’amène à participer à
l’habituelle concurrence que se livrent entre eux les syndicats dans le cours des
négociations. Le CSI réunit dans les Asturies environ 2 000 membres, principalement
répartis dans les chantiers navals, mais aussi dans les mines, la sidérurgie...
Il défend une position de « syndicat de base », de « syndicat de lutte » qui s’est illustré
tout au long du conflit à Gijon en tenant un rôle d’appui logistique à l’assemblée.
Nombre de ceux qui étaient les plus battants se retrouvaient dans les
Hommage aux Asturies
locaux du CSI. Tous les débats qui concernaient l’évolution
de la lutte étaient ouverts à n’importe quel participant
de l’assemblée à l’intérieur de ces locaux. On y
décidait en particulier des actions dures, illégales dont il ne
pouvait pas être question en assemblée pour d’évidentes
raisons de sécurité. À ce moment-là, son rôle n’était plus
celui d’un syndicat classique. Il appuyait une lutte qui se
menait chaque jour à l’initiative de l’assemblée. Le principe
de l’assemblée tire sa vitalité de son extension à d’autres
secteurs, d’autres assemblées 5 . Le poids relatif du CSI
a tenu en grande partie à l’isolement dans lequel est restée
l’assemblée de Gijon.
À la fin du printemps 85, les trois chantiers qui devaient
disparaître, ont finalement été fermés un à un. Les droits
de ceux qui étaient au chômage s’épuisaient, on en était à
un pourcentage si bas qu’ils devenaient inutilisables (certains
même ne touchaient plus rien depuis plusieurs
mois !). Les ouvriers des chantiers navals de Gijon, après
avoir combattu pendant plus d’un an contre leur inscription
au Fonds de Promotion de l’Emploi, se trouvèrent
contraints de franchir le pas, et de céder sur ce point.
Toutefois la pression qu’ils auront su exercer sur tout ce
qui gère et gouverne dans cette partie des Asturies, aura eu
quelques résultats concrets. À l’issue d’une période d’agitation
qui venait de s’étendre à la plupart des régions portuaires
et industrielles du Nord de l’Espagne, il fallait
pour l’État en finir avec le climat d’insubordination créé