27.06.2013 Views

textes - Filosofia.it

textes - Filosofia.it

textes - Filosofia.it

SHOW MORE
SHOW LESS

You also want an ePaper? Increase the reach of your titles

YUMPU automatically turns print PDFs into web optimized ePapers that Google loves.

INTRODUCTION<br />

« que ferais-je sans ce monde sans visage sans questions<br />

où être ne dure qu'un instant où chaque instant<br />

verse dans le vide dans l'oubli d'avoir été<br />

sans cette onde où à la fin<br />

corps et ombre ensemble s'engloutissent<br />

que ferais-je sans ce silence gouffre des murmures<br />

haletant furieux vers le secours vers l'amour<br />

sans ce ciel qui s'élève<br />

sur la poussière de ses lests<br />

que ferais-je je ferais comme hier comme aujourd'hui<br />

regardant par mon hublot si je ne suis pas seul<br />

à errer et à virer loin de toute vie<br />

dans un espace pantin<br />

sans voix parmi les voix<br />

enfermées avec moi » 1<br />

Pendant le parcours académique d'une personne, ou plus généralement, pendant sa<br />

formation – entendue dans le sens le plus large possible du terme, et non seulement<br />

dans son acception scolaire – plusieurs propos<strong>it</strong>ions viennent, comme les pièces d'un<br />

puzzle, consteller un cortège électif d'intu<strong>it</strong>ions diverses. Parfois elles nous surprennent<br />

par leur provenance, n'appartenant pas aux milieux et aux domaines dans lesquels nous<br />

avons l'hab<strong>it</strong>ude de placer notre participation au monde, mais leur force reste, malgré<br />

l'étrangeté de leur forme, totalement intacte. Ces propos<strong>it</strong>ions, dont la portée s'impose<br />

v<strong>it</strong>e par intu<strong>it</strong>ion, pendant un certain temps – variable – demeurent en attente d'une<br />

1 S. Beckett, Poèmes suivi de mirl<strong>it</strong>onnades, éd<strong>it</strong>ions de Minu<strong>it</strong>, 1978, p. 23<br />

1


vér<strong>it</strong>able actualisation, autrement d<strong>it</strong>, elles restent en une sorte de stand-by, dans un<br />

liquide amniotique mental. La variabil<strong>it</strong>é de l'attente dépend en fa<strong>it</strong> du temps employé<br />

par une nouvelle pièce de ce puzzle, dont l'a priori est de n'être jamais établi à l'avance,<br />

pour apparaître à l'horizon et sortir les autres de leur stand-by, réactivant ce qui, dans<br />

leur isolement, resta<strong>it</strong> en latence. De la qual<strong>it</strong>é de simples intu<strong>it</strong>ions, ces propos<strong>it</strong>ions<br />

commencent alors à articuler un discours et une pensée plus complexe et structurée, ne<br />

se contentant plus d'être seulement des idées qui, quoique intéressantes, dans cet état<br />

souffrent d'inactualisation. Elles commencent alors à ''verber'', elles métamorphosent<br />

finalement en agere.<br />

Une des premières pièces qui ont permis de composer cette étude à été une propos<strong>it</strong>ion<br />

désarmante pour la simplic<strong>it</strong>é avec laquelle elle annonça<strong>it</strong> sa vér<strong>it</strong>é – loin d'ici toute<br />

lettre majuscule. Sans lui attribuer forcément une patern<strong>it</strong>é, elle avança<strong>it</strong> l'idée qu'au<br />

théâtre les écr<strong>it</strong>ures les plus révolutionnaires sont celles qui in<strong>it</strong>ialement apparaissent<br />

comme les plus impraticables, les moins immédiates et qui, exactement par le défi<br />

qu'elles posent à leur même réalisation sur scène, poussent toujours plus loin les lim<strong>it</strong>es<br />

de cet art. Elles se posent de toute urgence comme des interrogations et non comme des<br />

réponses de confection, fa<strong>it</strong>es sur mesure, elles demandent des solutions scéniques aussi<br />

extra-ordinaires et aussi riches. Elles inventent des solutions.<br />

Il m'éta<strong>it</strong> assez évident que l'œuvre de Beckett ava<strong>it</strong> tous les éléments pour ''accaparer''<br />

l'adjectif révolutionnaire et que nombre d'écr<strong>it</strong>ures de la dramaturgie contemporaine,<br />

toujours à l'affiche, lui éta<strong>it</strong> largement redevable. Son hér<strong>it</strong>age est de fa<strong>it</strong> différemment<br />

partagé sur la scène théâtrale d'aujourd'hui, bien qu'une étiquette, telle que « théâtre de<br />

l'absurde », puisse le rendre le plus ''encore méconnu'' parmi les écrivains les plus<br />

connus.<br />

La responsabil<strong>it</strong>é des écr<strong>it</strong>s qui le concernent – les archives à lui consacrées sont<br />

régulièrement approvisionnées – est à attribuer à la capac<strong>it</strong>é assez distincte de<br />

réinterroger les lim<strong>it</strong>es du théâtre, en les déplaçant, et de mettre en cause ses<br />

fondements. Pourtant la question qui est tra<strong>it</strong>ée dans ces pages, à savoir la notion de la<br />

« présence » chez Beckett, et en l'espèce, les formes de la présence choisies par le<br />

visage, est née longtemps avant la rencontre avec son œuvre. Elle éta<strong>it</strong> apparue à la<br />

prim<strong>it</strong>ive lecture d'un philosophe <strong>it</strong>alien, Giorgio Agamben, et que seulement<br />

2


l'esthétique de l'artiste irlandais a su radicaliser, en lui donnant une possible incarnation.<br />

« L’homme est celui qui a la faculté de mourir et de parler, on a cru, mais plus<br />

grave que l’expérience de l’apparente négativ<strong>it</strong>é de la mort que nous avons attribuée<br />

à l’homme comme son patrimoine anthropologique spécifique, c’est de découvrir la<br />

pauvreté plus radicale qui nous fonde : l’homme n’est plus nécessairement le mortel<br />

en tant qu’il parle » 2 .<br />

D'un côté Giorgio Agamben s’interroge sur la possibil<strong>it</strong>é pour l’homme de ne pas être ni<br />

le parlant, ni le mortel, sans pourtant cesser de mourir et de parler, de l'autre côté<br />

Beckett met en scène un parlant qui échappe à sa parole, dans un passage vers la<br />

troisième personne au dép<strong>it</strong> de la première, et un (non)vivant qui ne peut pas mourir 3 .<br />

Donc aux antipodes de ce qui fa<strong>it</strong> l’homme : de la possibil<strong>it</strong>é de l’impossibil<strong>it</strong>é la plus<br />

radicale, l’acte d’assumer la mort, on est convoqué à l’impossibil<strong>it</strong>é de l’impossibil<strong>it</strong>é,<br />

sans pourtant parvenir à la pos<strong>it</strong>iv<strong>it</strong>é produ<strong>it</strong>e d’hab<strong>it</strong>ude par deux négations. On est à<br />

un n’être pas né, à un n’avoir pas une nature ; on est dans un lieu où l’homme n’a pas<br />

été amené par une naissance et où il n’a plus la figure d’un mortel.<br />

Le lecteur est confronté à l'audace de cette formulation, aux lim<strong>it</strong>es d'une pensée<br />

philosophique, en même temps que le spectateur, aussi bien que l'acteur ou l'auteur, ou<br />

le metteur en scène, sont convoqués aux lim<strong>it</strong>es de l’expérience esthétique, comme si<br />

ces deux expériences étaient les lieux où trouver ce que nous sommes.<br />

Pris dans cette recherche, le théâtre contemporain a vis<strong>it</strong>é de plus en plus les s<strong>it</strong>uations<br />

extrêmes, les actions les plus violentes, expérimentant surtout dans la performance le<br />

sens de la chair, la sensation de la chair, l’exhib<strong>it</strong>ion d’une coulée plastique de la chair<br />

au-delà du corps. Mon intérêt grav<strong>it</strong>a<strong>it</strong> souvent aux alentours, cette forme de présence<br />

éta<strong>it</strong> pour moi parlante, surtout la tentative de dénaturer le corps pour le forcer à rendre<br />

enfin sa chair, mais le choix beckettien d'un parcours contraire, c'est-à-dire par la<br />

2 G. Agamben, Il linguaggio e la morte. Un seminario sul luogo della negativ<strong>it</strong>à, Einaudi, 2008, p. 4.<br />

La traduction est la mienne.<br />

3 James Knowlson rapporte une anecdote très intéressante et qu'on retrouve dans Tous ceux qui<br />

tombent. Beckett d<strong>it</strong> avoir assisté une fois à une conférence tenue par C.G.Jung et d'avoir été frappé<br />

par la particular<strong>it</strong>é d'un cas clinique. Il s'agissa<strong>it</strong> d'une fille qui éta<strong>it</strong> en train de mourir et que les<br />

médecins n'arrivaient pas à soigner, vu qu'elle n'éta<strong>it</strong> atteinte d'aucune vér<strong>it</strong>able maladie. Le seul<br />

problème éta<strong>it</strong> que, en réal<strong>it</strong>é, elle n'éta<strong>it</strong> jamais vraiment née.<br />

3


minéralisation de la chair, la ''marionnettisation'' des personnages, le délestage de leur<br />

corps et le tra<strong>it</strong>ement qu'il fa<strong>it</strong> subir à leurs visages, des sortes de masques sans y avoir<br />

recours, impromptu, m'a interrogée et a aussi donné un autre sens aux mots précédents.<br />

Si la chair (humaine), si difficile à définir, « n'est pas une substance » parce qu'elle n'est<br />

pas toute incarnée dans un corps et toujours en cours d'une incarnation inachevée, quelle<br />

relation peut-elle entretenir avec la chair du masque et de la marionnette ? Ces derniers<br />

peuvent être ses incarnations trans<strong>it</strong>oires ? Quelle est la présence qui sous-tend un<br />

homme qui n'est plus ni le parlant, ni le mortel, sans pourtant cesser de mourir et de<br />

parler ? Quelle est la présence qui sous-tend un visage qui parle sans être le parlant ?<br />

Par la voie de la présence, la question du visage et de la chair se lie inéluctablement à la<br />

parole et à la voix, me semble-t-il. « Dans un espace pantin//sans voix parmi les voix//<br />

enfermées avec moi » 4 .<br />

La question est comment imaginer autrement le corps et le visage en scène, un<br />

fonctionnement autre de la figure théâtrale, en relation à un fonctionnement autre de la<br />

parole – qui n'est pas celui de la communication ni de la signification : parler sans être<br />

le parlant. Quels corps et quels visages sont capables d'assumer l'impossibil<strong>it</strong>é de<br />

l'impossibil<strong>it</strong>é ? Le mot « figura », pour les connotations physiologiques et<br />

phénoménologiques plutôt que psychologiques qu'il avance – il ne signifie pas a priori<br />

et n'est pas forcément intentionnel – sembla<strong>it</strong> alors s'imposer. Le fa<strong>it</strong> que ce terme et la<br />

notion qu'il recèle, réservés in<strong>it</strong>ialement aux arts plastiques, ont envahi ces dernières<br />

décennies les écr<strong>it</strong>ures théâtrales, ne peut pas rester inobservé. Surtout pour le fa<strong>it</strong> que<br />

ce mot, désignant d'abord un endro<strong>it</strong> du corps, la face de la tête, récupère ainsi un intérêt<br />

nouveau pour le visage 5 .<br />

Voilà donc les pièces du puzzle, mes premières intu<strong>it</strong>ions. Mon point de départ a été très<br />

empirique : dans un premier moment, après avoir mieux abordé la notion de figura dans<br />

la dramaturgie contemporaine et les raisons pour lesquelles on peut qualifier de figural<br />

le théâtre beckettien, à l'origine de ces dernières – ma première hypothèse – j'ai cherché<br />

à définir une possible typologie des visages beckettiens, à partir des didascalies, là où<br />

4 S. Beckett, Poèmes suivi de mirl<strong>it</strong>onnades, éd<strong>it</strong>ions de Minu<strong>it</strong>, 1978, p. 23<br />

5 Un des pionniers de l'introduction de ce terme a été Didier Plassard qui après lui avoir consacré<br />

L'acteur en effigie, dans le dictionnaire encyclopédique du théâtre a curé la section ''théâtre de<br />

figures''.<br />

4


les détails sont importants et non seulement des raffinements pour les apprentis, et<br />

choisissant donc une méthode qui privilégie le particulier au général. Le choix<br />

d'assumer cette acception ''tardive'' 6 , cette spécialisation du terme figura, loin d'être<br />

aléatoire, dérive de l'importance que non seulement Beckett mais aussi d'autres auteurs<br />

lui ont attribuée, étant un champ de convergences et de forces conflictuelles. La<br />

parution croissante de <strong>textes</strong> qui intègrent déjà à partir du t<strong>it</strong>re la question du visage est<br />

assez significative 7 . Ce choix n'exclut pourtant pas une référence assidue au reste de la<br />

figura, au corps. Chez Beckett il est impossible de les séparer.<br />

L'ordre suivi pour cet inventaire a été d'abord chronologique, afin de comprendre si au<br />

long de l'œuvre en question, il y ava<strong>it</strong> eu une évolution dans la façon d'entendre la<br />

présence scénique et le visage, vu que je connaissais l'hab<strong>it</strong>ude de l'écr<strong>it</strong>ure beckettienne<br />

d'avancer par épuisement des possibles, ou si au contraire son articulation plutôt<br />

qu'évoluer sur une ligne horizontale ava<strong>it</strong> maintenu des solutions verticales,<br />

simultanées, voire parallèles. Aucune possibil<strong>it</strong>é n'a été écartée à l'avance, la diachronie<br />

in<strong>it</strong>iale, qui m'a permis souvent d'établir une terminologie, une fois celle-ci sédimentée,<br />

permetta<strong>it</strong> ensu<strong>it</strong>e une approche synchronique.<br />

Cette analyse n'éta<strong>it</strong> pas nouvelle, je l'avais amorcée pendant le M1, mais elle manqua<strong>it</strong><br />

d'un apport plus solide. N'importe quelle typologie court le risque de devenir une simple<br />

nomenclature, si elle n'est pas accompagnée d'une hypothèse valide de recherche.<br />

D'autant plus que les deux autres parties dont se compose ce mémoire présentent, l'une,<br />

un excursus linguistique – même étymologique au début – de toutes les acceptions qui<br />

non seulement ont accompagné dans le temps le terme ''visage'', mais qui ont articulé les<br />

différentes façons de l'appréhender, l'autre, une typologie des forces – invisibles – qui<br />

agissent sur les visages. Il s'ag<strong>it</strong> donc d'un climax décroissant du point de vue de la<br />

visibil<strong>it</strong>é, c'est-à-dire d'un parcours qui passe de ce qui est davantage visible à ce qui<br />

l'est beaucoup moins : tout d'abord j'ai étudié les évidences du visage, celles fournies<br />

par les didascalies, comme je l'ai d<strong>it</strong> auparavant, et par les ''supports du visible'', à<br />

savoir les enregistrements télévisés et les photographies des différents spectacles ;<br />

6 Aujourd'hui par contre elle est parmi les plus importantes.<br />

7 Visages de Hubert Colas, Le Visage d'Orphée d'Olivier Py, Visage de feu de Marius von Mayenburg,<br />

Âge et visages de Bruno Allain, Blessures au visage de Howard Barker, Le Laveur de visages de<br />

Fabrice Melquiot, Garçons sans visage de Daniel Keene.<br />

5


ensu<strong>it</strong>e la recherche est devenue moins tangible, puisque j'ai essayé de sortir du registre<br />

de l'évidence, les latences sédimentées dans la langue – non seulement celle française<br />

mais sa mère, le latin, et la sœur de cette dernière, le grec – et je me suis rendue<br />

compte que, plus j'avançais dans la superpos<strong>it</strong>ion des différentes acceptions ''visagières''<br />

aux tra<strong>it</strong>s à chaque fois passés en revue, et plus le mouvement ressortant de cette<br />

superpos<strong>it</strong>ion éta<strong>it</strong> inverse à la force appliquée, une transplantation de la troisième loi de<br />

Newton – il ne s'agissa<strong>it</strong> pas de faire violence aux visages beckettiens, de leur coller<br />

dessus un étymon, au contraire, par un mouvement qui alla<strong>it</strong> cette fois du bas vers le<br />

haut, ils ''exhumaient'' peu à peu toutes leurs latences. L'indécidable qui hab<strong>it</strong>e le visage<br />

beckettien, au-delà des lignes maîtresses, reconnues dans la première partie – même si<br />

dans ses dernières lignes il commença<strong>it</strong> déjà à émerger – s'est rendu évident au fur et à<br />

mesure que l'évidence visible se troua<strong>it</strong>.<br />

Enfin, dans l'étape finale de ce climax, suivant la logique de cette pensée, j'ai envisagé<br />

les forces qui, invisibles, s'appliquent sur le visage, et qui font de l'évidence un indice –<br />

vér<strong>it</strong>able ou non : la question reste encore ouverte. Sortant de la dialectique du visible et<br />

de l'invisible qui appartient au registre de la visibil<strong>it</strong>é, pour lui préférer le registre du<br />

visuel, où chacun de ces termes n'exclut pas l'autre, j'ai accordé de l'importance à ce qui<br />

ne se vo<strong>it</strong> pas, mais qui ne cesse pourtant pas d'être présent.<br />

La formulation des hypothèses à l'origine de cette étude est alors la suivante : au cours<br />

de l'œuvre beckettienne il est possible de repérer une évolution dans le tra<strong>it</strong>ement du<br />

visage, dans les formes qui articulent sa représentation, ou mieux, sa présentation. Elles<br />

changent au fur et à mesure selon le processus d'épuisement et d' ''empirement'' 8 dont<br />

participent toutes les composantes scéniques et dramatiques.<br />

Mais à côté de la ''lisibil<strong>it</strong>é'' de ces éléments sur une ligne syntagmatique, selon une<br />

progression horizontale, il y a une ''lisibil<strong>it</strong>é'' paradigmatique, selon une ligne verticale,<br />

qui la croise par plusieurs fois perpendiculairement : Beckett plante des graines, des<br />

semences comme si elles étaient de pet<strong>it</strong>es intu<strong>it</strong>ions et au long des pièces il les fa<strong>it</strong><br />

grandir, jusqu'à ce qu'elles se posent sur un axe rizomatique. Elles s'appellent facies,<br />

vultus, os, prosopon, tête : elles coexistent dans leur divers<strong>it</strong>é.<br />

8 Néologisme de matrice beckettienne<br />

6


Souvent, lorsqu'on parle de théâtre de ''figure'' et des dramaturgies contemporaines, on<br />

fa<strong>it</strong> v<strong>it</strong>e référence à la théâtral<strong>it</strong>é romaine – la persona – l'opposant au théâtre grec,<br />

toutefois, même si je qualifie le théâtre beckettien de figural, il retrouve un lien fort<br />

avec ce dernier, exactement par la notion de visage qui le fonde, le prosopon. Et à<br />

travers l'articulation que ces deux théâtral<strong>it</strong>és différentes – ces deux épistémès<br />

distinctes – réalisent entre la parole et le visage, autrement d<strong>it</strong>, entre le visage sonore et<br />

le visage optique, je parviens à fonder la typologie in<strong>it</strong>iale, celle qui éta<strong>it</strong> restée<br />

partiellement suspendue.<br />

C'est donc le rapport avec la parole, ou mieux, avec l'énonciation et la voix, qui<br />

structure et module le visage. La deuxième partie de mon étude voudra<strong>it</strong> réussir cette<br />

formulation, pour ouvrir enfin la notion de rythme, nécessaire à la troisième. A la base<br />

du visage et du phrasé, selon des relations de proportionnal<strong>it</strong>é directe ou inverse – à moi<br />

de le montrer au cours des pages – il y a une question rythmique. Sur le tempo de cette<br />

intu<strong>it</strong>ion, j'avance l'idée que le visage est de moins en moins une évidence et de plus en<br />

plus un événement : il n'est pas seulement pris dans un processus, il est lui-même un<br />

processus, un rythme, malgré la fix<strong>it</strong>é et l'immobil<strong>it</strong>é apparentes de sa manifestation.<br />

7


PREMIÈRE PARTIE. QUESTION D'ÉVIDENCE<br />

I. FIGURAL/FIGURATIF<br />

1. Défin<strong>it</strong>ion<br />

L’appar<strong>it</strong>ion d’un nouveau terme ou de sa nouvelle acception autant dans le théâtre que<br />

dans d’autres domaines n’est jamais anodine, si on l’adopte ce n’est pas un hasard, c’est<br />

qu’il apporte quelque chose d’essentiel et d’évident, qu’il faut un registre plus adapté<br />

pour parler de quelque chose qui est apparu à la surface. Comme seulement les écr<strong>it</strong>ures<br />

les plus révolutionnaires demandent à la scène une réponse innovatrice et font bouger le<br />

théâtre, ainsi des phénomènes nouveaux demandent un langage différent et font évoluer<br />

la langue. Voilà mon intérêt pour le mot figure et pour une scène que je voudrais<br />

qualifier de figurale. Le mot figure fa<strong>it</strong> partie intégrante des écr<strong>it</strong>ures contemporaines<br />

sans pour autant avoir été vraiment défini : il apparaît pour rendre compte d'une sorte de<br />

manque à être du personnage et des enjeux particuliers offerts aux acteurs en matière<br />

d’incarnation. Au seuil, au passage d’un régime représentatif à un régime esthétique<br />

déjà remarqué par Jacques Ranciere, on a bien l’intu<strong>it</strong>ion d’un changement d’instance<br />

et donc d’une subst<strong>it</strong>ution nécessaire de vocable, sans bien comprendre ce que cela veut<br />

dire.<br />

Hér<strong>it</strong>ier de la crise de la mimesis et de la fable, le personnage bascule vers la figure<br />

comme sous l’action d’une force de déformation, d’une énergie qui travaille à modifier<br />

un équilibre ; elle ne le détru<strong>it</strong> pas, plutôt elle le creuse et le déjoue dans son<br />

fonctionnement même. Le dernier quart d’heure du personnage auquel on fa<strong>it</strong> souvent<br />

allusion à propos de nouvelles écr<strong>it</strong>ures n’est pas à envisager en termes de dispar<strong>it</strong>ion ou<br />

de mort, mais par le recours à des préfixes- im/de/a- qui en relèvent le changement de<br />

statut. Cette force intervient sur le fond de vacillement des codes usuels et attendus de la<br />

8


eprésentation, son intérêt est de placer les praticiens, confrontés à ces contraintes de<br />

mise en jeu, dans l’obligation de chercher et de trouver les formes inéd<strong>it</strong>es pour porter<br />

visiblement sur le plateau ce qui se trame dans l’écr<strong>it</strong>ure, un autre fonctionnement du<br />

corps théâtral. La figure est à considérer avant tout comme une force d’appar<strong>it</strong>ion. Elle a<br />

pour premier intérêt de poser la question du personnage en termes d'image, de saisir<br />

l'être théâtral comme enjeu visuel-présentatif et non plus herméneutique. C’est dans<br />

cette voie là qu’il faut se hasarder, en commençant par Beckett qui en a été un<br />

formidable précurseur ; c’est en effet à propos de ses personnages mis à mal dans la<br />

trilogie romanesque que Maurice Blanchot a réinvesti pour la première fois ce mot et<br />

cette idée de figure pour indiquer que ses créatures, dont il ne pouva<strong>it</strong> rien dire de<br />

l’intim<strong>it</strong>é, avaient la seule détermination d’être là, d’exister, surfaces à manifestations,<br />

prises dans leur appar<strong>it</strong>ion.<br />

Dans l'analyse de L'Innommable il se réfère à Worm comme à « celui qui n'est pas né<br />

et n'a pour existence que l'oppression de son impuissance à être ; en même temps [que]<br />

passent les anciennes figures, fantômes sans substance, images vides tournant<br />

mécaniquement autour d'un centre vide qu'occupe le « je » sans nom » 9 . Nous sommes<br />

confrontés à un être romanesque sans être qui ne peut ni vivre ni mourir, ni cesser ni<br />

commencer, le lieu vide où parle le désœuvrement d'une parole vide et dont la présence<br />

hantera successivement la scène théâtrale. « Il ne s'ag<strong>it</strong> plus de personnages sous la<br />

rassurante protection de leur nom personnel, il ne s'ag<strong>it</strong> plus d'un réc<strong>it</strong> » 10 .<br />

L'innommable est précisément l'expérience vécue sous la menace de l'impersonnel,<br />

parole neutre qui se parle seule, qui traverse celui qui l'écoute, parole sans intim<strong>it</strong>é, qui<br />

exclut toute intim<strong>it</strong>é et qu'on ne peut faire taire, car incessant, interminable.<br />

« On parle souvent de figures quand on s’en tient à ce qu’on vo<strong>it</strong> du personnage, sans<br />

aucune explication ni extrapolation, quand il ne reste de lui que ses propriétés<br />

objectives, manifestes » 11 , que son être-là (pour revenir au terme de la cr<strong>it</strong>ique<br />

beckettienne) et les états successifs de parole qui le traversent, sans pourtant pouvoir<br />

pénétrer dans l’ordre d’une dens<strong>it</strong>é intérieure. On parle de figures quand les cr<strong>it</strong>ères<br />

9 M. Blanchot, « Où maintenant ? Qui maintenant ? » in Le livre à venir, Folio Essais, 1987, p. 287<br />

10 Ibid., p. 288<br />

11 J. Sermon, « Champs imaginaires des figures », propos recueillis par Jean Pierre Han in Frictions n°8,<br />

Paris, printemps-été 2000, pp. 52-69.<br />

9


d’appar<strong>it</strong>ion, d’épiphanie du personnage, ses cond<strong>it</strong>ions sur scène se subst<strong>it</strong>uent à tout<br />

substrat psychologique : évidés, ils n’existent que par le fa<strong>it</strong> d’être vus, décr<strong>it</strong>s,<br />

entendus, d’abord dans l’ordre plus trad<strong>it</strong>ionnel d’une relation interpersonnelle, voir<br />

latérale, où les figures s'adressent les unes aux autres horizontalement, progressivement<br />

intrapersonnelle, voir frontale – les figures adressent la parole verticalement, et enfin<br />

oblique dans une sorte de hors champ, scission extrême de la voix du corps, surtout dans<br />

les dernières écr<strong>it</strong>ures contemporaines.<br />

Le passage du personnage à l'impersonnage, ou mieux à la figure a déplacé les<br />

attentions de l'illusion subjective autorisées par un continuum ident<strong>it</strong>aire aux cond<strong>it</strong>ions<br />

d'existence objectives de l'être théâtral. En reprenant les termes de Jean-François<br />

Lyotard et de Gilles Deleuze, on parle de régime figural de la représentation chaque fois<br />

que les écr<strong>it</strong>ures engagent un procès de figuration qui n'est plus figuratif, voir illustratif,<br />

narratif, mais performatif, poétique, rythmique. Aux principes de cohérence<br />

psychologique, d'harmonie mimétique et de rational<strong>it</strong>é qui demandent aux acteurs de<br />

souligner des intentions, des sentiments, se subst<strong>it</strong>uent une exploration autre de la voix<br />

et une hab<strong>it</strong>ation autre du corps : ne préexistant pas aux mots qu'elles prononcent, les<br />

figures ne sont rien d'autre que ce qu'elles disent. Elles peuvent faire preuve<br />

d'incohérence, car incarnation de paroles et non la personnification du sens. Elles ne<br />

relèvent pas d'une esthétique de la plén<strong>it</strong>ude, elles n'exigent pas une clôture des<br />

significations, elles explorent et provoquent la nature du rapport entre le d<strong>it</strong> et le visible.<br />

C'est pourquoi leur mise en jeu pose des problèmes de justesse et non de vér<strong>it</strong>é.<br />

Cette sorte de mise en s<strong>it</strong>uation de l’observation de l’être fictif instaure forcément un<br />

appel au regard du spectateur, une complic<strong>it</strong>é : la figure échappe à la trad<strong>it</strong>ion du<br />

microcosme dramatique. Elle n’est pas autonome, mais garantie par l’inscription de ce<br />

regard qui témoigne de son existence en même temps qu’il la suppose, même si elle le<br />

pousse à ses lim<strong>it</strong>es. D’où souvent le coté marionnette 12 ou vignette de la figure. Elle<br />

demande un face-à-face.<br />

En réduisant l’être dramatique, et surtout l’une des trois composantes fondamentales du<br />

12 La figure désigne en France les “formes nouvelles de la marionnette”. Désignant l'ensemble de cet art<br />

dans des pays tels que l'Allemagne ou l'Italie, l'appellation théâtre de figure ne concerne, en France,<br />

que les créateurs qui entendent signaler la rupture avec la trad<strong>it</strong>ion.<br />

10


personnage –le caractère 13 - on subst<strong>it</strong>ue à la notion trad<strong>it</strong>ionnelle de rôle le<br />

fonctionnement du masque. En choisissant de cristalliser en amont des expressions, des<br />

façons d’être, des att<strong>it</strong>udes de manière plus ou moins exagérées ou décalées, les figures<br />

valent comme des instances dramatiques ici et maintenant, en deçà de toute<br />

rationalisation psychologique, elles demandent à être vues et entendues, et non pas<br />

comprises. À travers des gros plans juxtaposés, on isole et fixe des états que les<br />

interprètes n’ont par conséquence plus à jouer, une posture leur est assignée, sans<br />

justification ni sous-entendus, la figure est un être (sur)exposé, les acteurs sont<br />

convoqués à une prise de parole. Le rapport de l’acteur à la parole est inversé : vu que<br />

l’absence d’intrigue rend impossible toute construction de personnage, elle lui demande<br />

de se laisser porter, traverser par le mouvement verbal, sans prétendre dominer la<br />

s<strong>it</strong>uation. Entre pantins animés et «__»human<strong>it</strong>é 14 , on est en fa<strong>it</strong> confronté à des « gens »<br />

agissant et réagissant selon des modes qui ne sont plus tout à fa<strong>it</strong> ceux auxquels on<br />

pouva<strong>it</strong> s’attendre, mais qui ne nous sont pas pour autant absolument méconnus. On<br />

assiste à un ensemble de « malgré eux », à des participants relativement indifférenciés,<br />

prenant part à une compos<strong>it</strong>ion qui les dépasse ; chacun compte et personne en<br />

particulier.<br />

Rendre visibles les figures c’est évacuer l’illusion du corps représentant, privé du<br />

support fantasmatique qu’éta<strong>it</strong> le personnage agissant, l’acteur se retrouve avec un corps<br />

désinstrumentalisé, qui ne peut plus être l’actualisation redondante d’une intention mais<br />

qui v<strong>it</strong> dans une certaine économie de moyens – postures nettes, visages impassibles-<br />

dont l’enjeu esthétique est de trouver l’écart entre le d<strong>it</strong> et le visible. L’être-là des<br />

figures est incompatible avec les dramaturgies du quatrième mur, elles sont à envisager<br />

de face, elles ont toujours à voir avec la frontal<strong>it</strong>é, mais sans rien de trans<strong>it</strong>if.<br />

2. Visage<br />

Ce que mon étude vise à cerner, partant d’une notion large du théâtre de figure ou<br />

13 Cf. Robert Abirached, La crise du personnage dans le théâtre moderne, Grasset, 1978. La question du<br />

caractère est envisagée dans le chap<strong>it</strong>re consacré à la parole.<br />

14 Néologisme de matrice personnelle<br />

11


figural qui n’est pas à confondre avec un théâtre à prétention figurative et que j’espère<br />

avoir suffisamment introdu<strong>it</strong> pour le moment, est pourtant l’acception la plus spécifique<br />

et tardive de figura, dans le sens de « forme de la face humaine » 15 , « apparence<br />

momentanée de la face exprimant une att<strong>it</strong>ude », donc un équivalent de visage. Ce<br />

glissement sémantique est significatif, parce qu’il indique que l’événement qui<br />

in<strong>it</strong>ialement définissa<strong>it</strong> la visibil<strong>it</strong>é phénoménologique du corps, le simple faire image,<br />

en se resserrant sur le seul visage, à la fois lieu d’où l’on vo<strong>it</strong> et lieu d’où l’on est vu,<br />

« support visible de la fonction ontologique » est passé à un régime de révélation, « le<br />

visage est de l’homme », et il s’est chargé du poids de l’âme, l’image s’est assujettie à<br />

un sens. Cependant le retour aujourd’hui du mot figure dans le domaine théâtral inv<strong>it</strong>e à<br />

dénouer cette apparente synonymie, d’où mon intérêt pour les visages chez Beckett.<br />

La consécration du visage est née au XVII e siècle avec l’invention philosophique du<br />

sujet et du théâtre de caractères, elle a fa<strong>it</strong> du visage de l’acteur le support privilégié du<br />

jeu psychologique. En subst<strong>it</strong>uant alors au visage expressif du personnage des effets de<br />

persona 16 , on fa<strong>it</strong> de l’acteur un lieu d’expression neutre, en se tenant à des<br />

manifestations du visage qui renvoient au jeu du masque. En l’absence d’affects, il n’a<br />

plus rien à exprimer, la figure s’anime mais sans sujet.<br />

A l’origine de ma réflexion sur le tra<strong>it</strong>ement du visage au long des pièces et des mises<br />

en scène de Beckett il y a donc une étude sur l’accentuation/surexpos<strong>it</strong>ion, sur la<br />

figuration et la défiguration du corps sur la scène, sur les effets de persona qu’il lui fa<strong>it</strong><br />

subir, surtout sur cette partie spécifique de l’anatomie humaine qu’est la tête, afin de<br />

comprendre dans quels termes on peut parler à son propos de théâtre de figure.<br />

Dans Francis Bacon logique de la sensation 17 G.Deleuze affirme :<br />

« La peinture n’a ni modèle à représenter, ni histoire à raconter. (...)Elle a comme<br />

deux voies possibles pour échapper au figuratif : vers la forme pure par abstraction,<br />

ou bien vers le pur figural par extraction ou isolation. S’il (le peintre) prend la<br />

seconde voie, isoler la figure sera la cond<strong>it</strong>ion première. (...) Isoler est donc<br />

15 Le Pet<strong>it</strong> Robert, Paris, 2006 : « Partie antérieure de la tête de l’homme ; face, tête, visage ». LeRobert<br />

dictionnaire historique, Paris 1992 : « Figure a remplacé à partir du XVIII e visage et face dans<br />

l’emploi usuel » ; LaRousse, Grand dictionnaire étymologique, Paris, 2005 : au XVIII e siècle se fixe<br />

le sens plus restreint de « forme du visage »<br />

16 En latin, masque du théâtre<br />

17 G. Deleuze, Francis Bacon logique de la sensation, éd<strong>it</strong>ions du Seuil, 2002, p.24.<br />

12


nécessaire pour rompre avec la représentation, casser la narration, empêcher<br />

l’illustration, libérer la Figure »<br />

L’amoindrissement et la paralysie qui sont à l'œuvre dans le corps, dans les membres<br />

des personnages beckettiens opèrent peu à peu ce isolement, cette extraction pour<br />

atteindre peut-être les rapports non-narratifs, non-illustratifs entre figures que Bacon<br />

aussi rechercha<strong>it</strong>, et dont le philosophe parle dans son livre. Lorsque l’auteur rédu<strong>it</strong><br />

« ses créatures » à leur seule tête, ce processus touche évidemment aussi le visage,<br />

dernier rempart privilégié d’human<strong>it</strong>é ou de reconnaissance de l’humain, vu l’hér<strong>it</strong>age<br />

de la philosophie du sujet au XVII e siècle; le visage semble être précisément ce que<br />

Beckett (avec le peintre irlandais) torture, défigure et balafre le plus, le réduisant à ses<br />

tra<strong>it</strong>s les plus saillants. Sous un régime qui par épuisement devient d’évidence et de<br />

surprésence, il fa<strong>it</strong> le deuil du visage et de son human<strong>it</strong>é, la défiguration et la<br />

déformation qu’il lui fa<strong>it</strong> subir semblent travailler à sa progressive désaffection, à sa<br />

désincarnation.<br />

Avant d’entamer l’étude sur les visages beckettiens j’estime nécessaire de revenir<br />

brièvement à une sorte de « prologue » - que j’ai partiellement introdu<strong>it</strong> vu la familiar<strong>it</strong>é<br />

des propos de Bacon – à tout discours sur son œuvre, qui est la mise en cause la plus<br />

profonde des présupposés narratifs ou figuratifs. Ce n’est pas un hasard si la peinture et<br />

les <strong>textes</strong> de cr<strong>it</strong>ique picturale lui permettent de préciser ses pos<strong>it</strong>ions esthétiques. Dans<br />

La peinture des Van Velde ou Le Monde et le Pantalon 18 et Derrière le miroir 19 , en se<br />

réfèrant aux frères de l’empêchement, les Van Velde, Beckett met l’accent sur la rupture<br />

de la peinture moderne avec les évidences de la représentation et sur l’art comme<br />

interrogation sur l’objet de la représentation. S'il est vrai que l’histoire de la peinture,<br />

d<strong>it</strong>-il, est l’histoire de ses rapports avec son objet, puisque l’objet de la représentation<br />

résiste toujours à la représentation, si l’essence de l’objet est de se dérober à la<br />

représentation, alors que reste –t-il de représentable ? Il répond « Il reste à représenter<br />

les cond<strong>it</strong>ions de cette dérobade ». Peut-être alors que dans l’effondrement de la chose/<br />

de l’objet dans l’image et dans l’effondrement de l’image elle-même, à la fin duquel on<br />

arrive pourtant à faire l’image – j’ai fa<strong>it</strong> l’image 20 - peut se s<strong>it</strong>uer le questionnement sur<br />

18 S; Beckett, Essais, éd<strong>it</strong>ions Minu<strong>it</strong>, 1989.<br />

19 S. Beckett, « Peintres de l'empêchement », Derrière le miroir, n° 11 et 12, juin 1948.<br />

20 S. Beckett, L’image, éd<strong>it</strong>ions de Minu<strong>it</strong>, 1988, p.18.<br />

13


le corps et sur le visage. Je pars de là.<br />

En privant les gestes des personnages de toute destination objective, de toute<br />

démonstration subjective dans le refus de la narration, de l’illustration et de<br />

l’expression, Beckett veut que l’image épuise sa signification , qu’elle se décolle de son<br />

objet pour devenir un processus, un événement possible. Précisément comme le sourire<br />

sans chat de Lewis Carroll, elle n’a même plus à se réaliser dans un corps ou un objet.<br />

Pourtant même si le sourire d’une image peut se passer d’un sujet de référence - le corps<br />

rayé du chat par exemple- ne demande-t-il pas que soient désobscurcies 21 ses lim<strong>it</strong>es<br />

immanentes que sont les dents énormes telles qu’on les vo<strong>it</strong> dans Alice ou les lèvres,<br />

telles qu’on les vo<strong>it</strong> apparaître si démesurées dans Pas moi ? Que produ<strong>it</strong> le décollement<br />

de l’image de son objet ou sujet de référence avec les lim<strong>it</strong>es immanentes du<br />

« support humain » ?<br />

C’est peut-être à la télévision que Beckett a réussi à donner à l’image tout le possible,<br />

c’est-à-dire l’occasion de réaliser son essence en déployant sa nouvelle potential<strong>it</strong>é et en<br />

consommant sa dissipation, en s’épuisant. Ce n’est pas alors une simple coïncidence que<br />

Pas moi a<strong>it</strong> été repris aussi pour la télévision, mais la richesse de l'écr<strong>it</strong>ure beckettienne<br />

réside dans l'exploration de toutes les possibil<strong>it</strong>és offertes en matière de visage à travers<br />

différentes textures : image sonore du visage dans les pièces radiophoniques, image<br />

physique du visage sur scène – l'inéluctable volume du corps humain, image visuelle et<br />

immatérielle dans les pièces télévisées. L'intérêt réside aussi dans la spécific<strong>it</strong>é de la<br />

parole, de l'état de la parole par rapport à chacun de ces visages.<br />

J’ai pris en considération l’être-là des personnages tout d’abord dans le paratexte, à<br />

travers les minutieuses didascalies données par Beckett, selon un ordre chronologique et<br />

avec une attention particulière pour le visage pour comprendre à quelle possible<br />

typologie nous sommes confrontés, si on peut y relever une évolution, un parcours. On<br />

peut parler aussi d’un empirement du visage outre à celui du corps ? Le visage abr<strong>it</strong>ant<br />

peu à peu dans les <strong>textes</strong> l’inhumain à mesure de son amoindrissement se const<strong>it</strong>ue<br />

comme l’avant-dernière étape avant que la tête ne se réduise qu’à un seul « trou noir<br />

obscur au centre avant crâne » ?<br />

21 G. Deleuze, « L’epuisé » dans Quad, Trio du Fantôme, ...Que nuages..., Nacht und Träume suivi de<br />

L’Epuisé, éd<strong>it</strong>ions de Minu<strong>it</strong>, 1992, p. 70-71.<br />

14


L’œil, la bouche, la tête, le crâne (le Golgotha, le lieu d<strong>it</strong> du crâne) remplissent trop<br />

l’espace de leur présence et le rendent inhab<strong>it</strong>able ; mais n’est-ce-pas entre ces deux<br />

régimes de trop présence et de trop absence que Beckett affronte d’une façon radicale le<br />

problème de la représentation ?<br />

Il s’ag<strong>it</strong> pour mon inventaire plus d’un processus d’induction que de déduction, parce<br />

que souvent le recours à des expressions employées trop abusivement et superposées<br />

comme être-là ou esse est percipi a pu corrompre la réception de l'œuvre, en faisant de<br />

Beckett l’auteur le plus méconnu malgré sa célébr<strong>it</strong>é. Ma volonté est de partir des cas<br />

concrets et après de les introduire dans un discours déjà fa<strong>it</strong> par d’autres, en les faisant<br />

dialoguer.<br />

C’est seulement après une lecture empirique qu’il sera possible de comprendre toutes<br />

les références à l’extérior<strong>it</strong>é et à l’étrangeté du corps, à une hab<strong>it</strong>ation ataraxique du<br />

corps, celle d'anti-héros proches de « traumatisés catatoniques » : une pos<strong>it</strong>ion qui<br />

refuse l’incarnation sans croire à l’intérior<strong>it</strong>é, mais qui reste matérialiste.<br />

15


II. UNE POSSIBLE TYPOLOGIE DES VISAGES BECKETTIENS<br />

Avant de faire l’inventaire de tous les visages beckettiens afin d’établir à quel tra<strong>it</strong>ement<br />

ils ont été soumis, il faut préciser d’abord que l’''expos<strong>it</strong>ion'' du visage des personnages<br />

sur scène est étro<strong>it</strong>ement lié au tra<strong>it</strong>ement du corps. Son registre de présence est bien<br />

lisible en effet dans les cond<strong>it</strong>ions de mobil<strong>it</strong>é et d’action des figures, il se défigure au<br />

fur et à mesure que le corps s’immobilise. Tout au long de son œuvre le personnage<br />

paraît toujours plus infirme, moins capable de se déplacer, il perd progressivement<br />

l’usage de ses membres, il n’arrive parfois même plus à se traîner, et au cas où il reste<br />

enfermé dans un espace, ce dernier aussi sub<strong>it</strong> le même sort : la chambre<br />

progressivement se rédu<strong>it</strong> à un rond ou un carré de lumière, à une jarre, à un tronc<br />

pourrissant. C’est donc inév<strong>it</strong>able de faire toujours référence aux possibil<strong>it</strong>és de<br />

mouvement, de déplacement de l’homunculus pendant la transcription des didascalies<br />

qui concernent le visage.<br />

Les composantes de l’étendue scénique et de sa lente réduction définissent les<br />

composantes de l’existence, ou ce qui en reste. A travers la réduction du champ<br />

scénique, l'imaginaire exprime une crise de l’être : ce dernier perd progressivement sa<br />

troisième dimension pour laisser apparaître une vision à plat des derniers repères du<br />

corps.<br />

Il est toutefois nécessaire de renvoyer à la fin de ce premier inventaire, vu que la<br />

richesse et la généros<strong>it</strong>é de ses exemples nous demandent un certain approvisionnement,<br />

pour opérer une importante distinction entre les forces - telles que l'isolation, la<br />

réduction, l'immobilisation, la rétraction, etc... - qui sont appliquées au visage en tant<br />

que tête, donc partie du corps, anatomie du corps, et celles qui, malgré une ident<strong>it</strong>é<br />

d'action, opèrent au contraire sur le visage en tant que surface qui cesse d'être codée,<br />

régie par le corps. Dans l'étude des visages beckettiens la référence au corps reste<br />

toutefois constante et fondamentale, qu'elle so<strong>it</strong> dans sa présence ou dans son absence:<br />

têtes sans visage/visages sans tête.<br />

Étant donné que la figure se qualifie pour sa force d'appar<strong>it</strong>ion, pour les formes de son<br />

16


épiphanie, je préfère procéder à une sorte de nomenclature des visages et des forces qui<br />

disposent leur manifestation, avant de leur attribuer un registre d'appartenance.<br />

1. Un visage très typisé<br />

La première pièce que Beckett écr<strong>it</strong> est En attendant Godot en 1948. Ce qui déjà<br />

marque tous les personnages et qui reviendra dans d’autres <strong>textes</strong>, c’est qu’ils portent un<br />

objet qui leur cache une portion de la tête, à savoir un chapeau melon. Le paratexte<br />

insiste donc sur les gestes pour l’ôter et le remettre. Pozzo a en plus des lunettes mais<br />

seulement dans l’acte I parce qu'après il devient aveugle. Dans l’acte II il est indiqué en<br />

outre que Lucky entre coiffé d’un nouveau chapeau, et lorsqu’il l’enlève, une abondante<br />

chevelure blanche lui tombe autour du visage, tandis que son patron Pozzo est<br />

complètement chauve.<br />

En ce qui concerne la mimique faciale, Vladimir et Estragon qui sont sur la<br />

soixantaine 22 - leur peau a donc perdu en élastic<strong>it</strong>é- éclatent souvent dans un grand rire<br />

auquel ils coupent toujours court. Ils crispent le visage, le fixent, le cristallisent et ils<br />

reviennent à une expression neutre : à propos de Vladimir on l<strong>it</strong> en fa<strong>it</strong> : « son visage se<br />

fend dans un sourire maximum qui se fige, dure un moment, puis sub<strong>it</strong>ement<br />

s’éteint. » 23 . Et c’est toujours lui qui dans l’acte II, pendant qu’il joue avec son<br />

compagnon et qu’il s’amuse à essayer les chapeaux, tourne coquettement la tête et<br />

prend des att<strong>it</strong>udes de mannequin. Il y a une forte typisation des expressions, une<br />

fixation et une exacerbation des att<strong>it</strong>udes qui ne repose absolument pas sur une<br />

psychologie, sur des sentiments, mais plutôt sur un jeu de masque, sur la p<strong>it</strong>rerie.<br />

Par rapport à d’autres pièces où l’auteur se soucie de donner le plus possible<br />

d’indications sur le teint, le maquillage des personnages, les costumes et l’éclairage,<br />

dans En Attendant Godot on est en présence plutôt de types, les didascalies indiquent<br />

plus les déplacements et les expressions surchargées, les éclats soudains d’émotions.<br />

C’est ce qui a sans doute inspiré la mise en scène de Roger Blin dans le choix d’une<br />

22 Beckett donne dans ces premières pièces des indications “assez” détaillées par rapport à l’âge, après<br />

il passera aux adjectifs génériques tels que : vieille, vieux.<br />

23 S. Beckett, En Attendant Godot, éd<strong>it</strong>ions de Minu<strong>it</strong>, 1999, p. 13.<br />

17


« arène de cirque » avec des clowns à la place des clochards, et qui n’a pas cessé<br />

d’influencer les mises en scène suivantes ou qui a fa<strong>it</strong> dire à Anouilh que c’étaient les<br />

Pensées de Pascal jouées par les Fratellini. Sa tonal<strong>it</strong>é pathétique et sardonique a<br />

suggéré ainsi une proxim<strong>it</strong>é du clownesque et du tragique, de grav<strong>it</strong>é et légèreté<br />

vaudevillesque. Dans cette œuvre décharnée à la lenteur surjouée, les personnages<br />

outrepassent le naturalisme, mais ils sortent de la plus matérielle des réal<strong>it</strong>és. « Si on a<br />

souvent comparé ses duettistes à des clowns, c’est justement que déjà au cirque on ne se<br />

soucie pas de s<strong>it</strong>uations (...) mais d’un inventaire immédiat, fortement physique, des<br />

figures extrêmes de la dual<strong>it</strong>é » 24<br />

L’autre marque du corps et du visage dans EAG est le devenir-animal : lorsque Vladimir<br />

et Estragon inspectent Lucky, ils s’arrêtent d’abord au visage et remarquent qu’il n’est<br />

pas mal, même si un peu efféminé et aux yeux saillants, qu’il bave et qu'il écume<br />

comme un animal ; il a une corde serrée autour du cou en sorte de laisse, comme les<br />

bêtes de somme ou comme les pantins dont les ficelles sont tirées par Pozzo. Il est le<br />

premier hybride homme-animal de Beckett, son devenir-cheval ouvre à la<br />

déshumanisation, à un espace entre l’humain et le non humain au même t<strong>it</strong>re que le<br />

devenir-chien de Clov en Fin de Partie, sa deuxième pièce. Il s’ag<strong>it</strong> d’une sorte de<br />

désorganisation du visage, les tra<strong>it</strong>s de visagé<strong>it</strong>é commencent à se libérer et deviennent<br />

aussi bien des tra<strong>it</strong>s d’animal<strong>it</strong>é de la tête.<br />

En 1957 Fin de partie est montée à Londres puis à Paris toujours par R.Blin. Dans les<br />

didascalies, on retrouve presque tous les personnages coiffés d’un chapeau et leur<br />

visage est couvert so<strong>it</strong> par un vieux drap so<strong>it</strong> par un mouchoir : les poubelles que Nagg<br />

et Nell hab<strong>it</strong>ent et d’où sortent seulement leurs mains et leurs têtes sont au début de la<br />

pièce recouvertes aussi d’un vieux drap. C’est à partir d’ici que Beckett commence à<br />

donner des indications plus détaillées : Nagg par exemple porte un bonnet de nu<strong>it</strong>, son<br />

visage est d’un teint très blanc, Nell est coiffé d’un bonnet de dentelle et lui aussi a un<br />

teint très blanc. Ils sont presque sourds et aveugles, sûrement très myopes : même s'ils<br />

sont l’un à coté de l’autre ils se voient à peine. Ils pourrissent, enfermés dans les<br />

poubelles, culs-de-jatte après un accident de tandem, seul l’usage des bras leur est resté,<br />

enterrés vivants dans ces deux trous ils sont pétrifiés dans l’immobil<strong>it</strong>é. Ils restent en<br />

24 A. Badiou, Beckett : l’increvable désir, Hachette, 1995, p. 73.<br />

18


effet impassibles par moments, les yeux vagues, ou ils lancent des rires forcés et aigus<br />

qui s'interrompent brusquement. On pourra<strong>it</strong> les considérer comme les ancêtres de H, F1<br />

et F2 dans Comédie, exposés sur scène dans des jarres dans lesquelles ils sont enterrés<br />

jusqu'au cou.<br />

Quant à Hamm dans FDP, il est assis et paralysé dès les premières lignes dans un<br />

fauteuil roulant, recouvert d’un vieux drap, immobile. En l’enlevant, Clov nous l’offre<br />

en robe de chambre, coiffé d’une calotte en feutre avec un grand mouchoir taché de<br />

sang étalé sur son visage, un sifflet pendu au cou et un plaid sur les genoux. Après qu'il<br />

a ôté son mouchoir on vo<strong>it</strong> son teint très rouge et ses lunettes noires. Il est aveugle. Sa<br />

céc<strong>it</strong>é est à l’origine de toutes les questions sur son corps. Clov aussi a un teint très<br />

rouge, il est le seul à pouvoir se déplacer même si sa démarche est raide et vacillante,<br />

mais la succession mécanique de ses gestes « [Je fais] trois pet<strong>it</strong>s tours » le rapproche de<br />

la marionnette, ou du chien à trois pattes de Hamm. Comme Vladimir et Estragon<br />

autour de l’arbre de Giacometti, Clov tourne « en rond » dans la chambre, d’une fenêtre<br />

à l’autre, d'une fenêtre à la cuisine. La bo<strong>it</strong>e hermétiquement close 25 de EAG se rétréc<strong>it</strong> :<br />

à la page dix du texte annoté par Beckett, un schéma indique le trajet de Clov dans la<br />

pantomime du début – un cercle- et de la deuxième pantomime – un demi cercle.<br />

A la fin de l’acte, après son « départ », l’image qui termine la scène est celle<br />

significative de Hamm qui approche le mouchoir de son visage, peut-être comme au<br />

début de la pièce dans les didascalies ( la fin est un commencement et vice versa) le<br />

tableau accroché à la paroi mais retourné. Pourquoi ce voile, ce visage détourné ? Son<br />

visage n’est pas une image mais le mouvement d’une image, la possibil<strong>it</strong>é de la<br />

figuration ?<br />

1958. Beckett passe des duettistes drôles et hébétés de la farce à Krapp, à lui seul forme<br />

de dual<strong>it</strong>é : divisé entre voix et corps, mobil<strong>it</strong>é dans l’immobil<strong>it</strong>é. Le héros et seul<br />

personnage de La Dernière Bande est ce vieil homme avachi au visage blanc qui porte<br />

le nom de Krapp. Il apparaît assis à la table, face à la salle avec les cheveux gris en<br />

désordre, mal rasé, le nez violacé, il porte un pantalon étro<strong>it</strong>, trop court, noir pisseux. La<br />

description de son costume est minutieuse, il a aussi un gilet sans manches, avec quatre<br />

25 Beckett l'écriv<strong>it</strong> à Alan Schneider en 1956<br />

19


poches, une lourde montre d’argent, une chemise blanche crasseuse, déboutonnée au<br />

cou, sans col et enfin des bottines pointure 48 d’un blanc sale. Quant à son état, Beckett<br />

d<strong>it</strong> qu’il est très myope mais qu’il ne porte pas de lunettes, qu’il est dur d’oreille et que<br />

sa voix est fêlée. Le corps toujours atteint par les troubles de la vue ou de la marche se<br />

présente malade. Le fa<strong>it</strong> d’avoir opéré une dissociation totale entre le geste/corps de<br />

l’acteur et la voix, grâce à un nouveau support technique, le magnétophone, et donc non<br />

seulement par la division entre l’intention du personnage, ses affirmations et ses gestes<br />

effectifs comme dans les pièces précédentes où les (non)actions étaient déphasées par<br />

rapport aux mots, renvoie ici davantage chaque élément de la scène à son élémentaire.<br />

L’écoute de la bobine, de la voix coupée du corps qui l’a proférée, implique<br />

l’immobil<strong>it</strong>é du personnage, une pos<strong>it</strong>ion attentive et figée, le buste incliné en avant, le<br />

visage face à la salle, d’où la scission entre la présence d’un acteur rédu<strong>it</strong> presque à<br />

l’immobil<strong>it</strong>é, dont le corps est sorti de son instrumental<strong>it</strong>é et l’aud<strong>it</strong>ion rendue très<br />

présente de la voix. Au fur et à mesure que le corps perd en incarnation, la voix gagne<br />

en matérialisation.<br />

Toutefois il faut attendre Oh les beaux jours pour la radicalisation de ce propos. Beckett<br />

parsème des tentatives qu’il reprend et amplifie successivement. OLBJ est la première<br />

pièce où la claustration oblige à réduire le mouvement à partir d’un point central, où se<br />

place insistant et fixe le regard du spectateur (dans Fin de partie les poubelles sont à<br />

gauche et Hamm peut bouger grâce au fauteuil roulant).<br />

Winnie, femme sur la cinquantaine est enterrée à l’acte I jusqu’au-dessus de la taille<br />

dans un mamelon, rédu<strong>it</strong>e donc à un tronc, elle ne bouge que les bras et la tête; les<br />

didascalies lui accordent la possibil<strong>it</strong>é d’effectuer des tours doubles ou triples tandis<br />

qu’elle explore le diamètre de ses lim<strong>it</strong>es extérieures, pour arriver à l’acte II à une stase<br />

complète, elle est enterrée jusqu’au cou, la terre la serre comme un étau. D’elle Beckett<br />

nous donne un portra<strong>it</strong> assez détaillé « de beaux restes, blonde de préférence,<br />

grassouillette, bras et épaules nus, corsage très décolleté, po<strong>it</strong>rine plantureuse, collier de<br />

perles, elle dort les bras sur le mamelon et la tête sur les bras ».<br />

A sa dro<strong>it</strong>e, allongé par terre, endormi et caché par le mamelon, d’où il apparaît parfois<br />

-ou mieux une partie de lui : la main, la tête - il y a son mari Willie, un homme sur la<br />

soixantaine qui se déplace à peine, il se traîne maladro<strong>it</strong>ement ; on sa<strong>it</strong> seulement qu’il<br />

20


est chauve et que de « la partie postérieure [de son crâne] coule un filet de sang » qu’il<br />

couvre avec un mouchoir. Encore. Il est peu visible ou, mieux, sa visibil<strong>it</strong>é est<br />

fragmentée, parcellaire.<br />

Le premier acte est marqué par les mouvements de Winnie, so<strong>it</strong> occupée à faire des<br />

torsions en mesurant les lim<strong>it</strong>es extérieures, so<strong>it</strong> amusée à farfouiller dans son sac, elle<br />

rejette la tête en arrière pour fixer le zén<strong>it</strong>h, elle la bouge continuellement pour revenir<br />

ensu<strong>it</strong>e de face et regarder devant elle, avec une expression heureuse – un bref sourire-<br />

ou perplexe. Les didascalies insistent sur les yeux et les lèvres. « Elle met les lunettes »<br />

les ôte, « elle éloigne de son visage glace et rouge et se renverse en arrière pour voir ».<br />

Encore plus dans le II : la tête qu’elle ne peut plus tourner, ni lever, ni baisser, reste<br />

rigoureusement immobile et de face pendant toute la durée de l’acte. Elle est piégée<br />

complètement, captive dans l’espace de son propre visage, prise dans le carcan de ses<br />

souvenirs. Sa toque sur la tête, elle bouge seulement les yeux : elle les ouvre, les ferme,<br />

elle regarde à gauche, à dro<strong>it</strong>e; chaque pet<strong>it</strong> mouvement est mis en exergue, aussi un<br />

pet<strong>it</strong> sourire, une grimace comme par exemple quand elle explore et dénombre chaque<br />

partie de son visage : « le visage, le nez (elle louche vers le nez), les narines, les lèvres<br />

(elle allonge les lèvres), la langue (elle tire la langue), le sourcil, la joue (elle gonfle les<br />

joues) » 26 . « Tu voulais me toucher le visage encore une fois ? » demande-t-elle à son<br />

mari.<br />

Au début de l’acte II Willie est invisible, ensu<strong>it</strong>e il apparaît à la dro<strong>it</strong>e de Winnie, au<br />

pied du mamelon, il est à quatre pattes comme un animal, mais en tenue de cérémonie<br />

« haut de forme, hab<strong>it</strong>, pantalon rayé, gants blancs à la main, longue moustache blanche<br />

et dro<strong>it</strong>e très fournie, il se flatte la moustache, il avance vers le centre, il s’arrête, il<br />

tourne la tête de face, il regarde devant lui, il réajuste sa cravate, il afferm<strong>it</strong> son<br />

chapeau ». A la fin de la pièce Winnie sour<strong>it</strong>, les yeux de face, ensu<strong>it</strong>e à dro<strong>it</strong>e sur<br />

Willie qui est toujours à quatre pattes, le visage fixe vers elle. Fin du sourire, ils se<br />

regardent.<br />

Beckett aime retourner chaque chose en son contraire, du regard insistant de Winnie<br />

face au spectateur pendant toute la durée du deuxième acte à l’empêchement du visage<br />

26 S. Beckett, Oh les beaux jours, suivi de Pas moi, éd<strong>it</strong>ions de Minu<strong>it</strong>, 1975, p.63.<br />

21


dans les pièces suivantes. Pas forcement Fragment de théâtre I mais plutôt Fragment<br />

de théâtre II retient alors mon attention parce que le visage de C, qui est devant la<br />

fenêtre dos à la scène, totalement muet et immobile durant toute la pièce, reste caché,<br />

présent mais pas visible, en éveillant ainsi la curios<strong>it</strong>é de A et de B qui respectivement<br />

aux deux tables font un rapport détaillé de sa vie comme s’il n’éta<strong>it</strong> pas là. La non-<br />

visibil<strong>it</strong>é devient une possible solution de la figura, de son incarnation imaginaire.<br />

Seulement A va tout près de la fenêtre pour voir le visage de C. « Comment est-il ? »<br />

demande B. Son visage n’est pas beau, il n’a plus son pet<strong>it</strong> sourire, les yeux ne sont pas<br />

écarquillés mais clos, A répond. « Il faudra<strong>it</strong> fixer les gens vingt-quatre heures sur<br />

vingt-quatre, pendant une semaine sans qu’ils sachent ». A va encore à la fenêtre, il<br />

frotte une allumette et regarde le visage de C, l’allumette se consume, appelle B afin<br />

qu’il le puisse voir, il allume une autre allumette et regarde le visage de C, « Viens<br />

v<strong>it</strong>e » d<strong>it</strong>-il, il pousse un cri d’effroi, il sort son mouchoir et l’approche du visage de C.<br />

En dép<strong>it</strong> de la difficulté d'établir et de tracer des divisions nettes dans l'écr<strong>it</strong>ure<br />

beckettienne, vu l'état de germination dans lequel chaque texte maintient tous ces<br />

éléments, dans cette première phase on pourra<strong>it</strong> dire alors que Beckett opte pour un<br />

visage très chargé dans les expressions, parfois caricaturé dans les poses mais avec<br />

tendance à se cacher, s'obl<strong>it</strong>érer derrière un drap, un mouchoir, un journal. Tous ces<br />

personnages sont une famille de pantins qui reprennent les gestes, les automatismes et<br />

les tra<strong>it</strong>s de la trad<strong>it</strong>ion comique du cinéma muet, mais après la grimace?<br />

2. Vers un visage impassible, pantin<br />

En 1963 Beckett publie Comédie qui, avec Va-et-vient, Cascando, Paroles et musique,<br />

Dis Joe, Actes sans paroles I et II, Film, Souffle, compose le volume Comédie et actes<br />

divers. Il s’ag<strong>it</strong> de pièces pour le théâtre - des dramaticules - mais aussi pour la radio et<br />

la télévision qui marquent un vrai changement, la toute première iconographie du<br />

démembrement, en partie ébauchée dans Oh les beaux jours, qui conduira à la<br />

fragmentation visuelle de Pas moi. De corps malades, perclus de douleurs et d’abcès,<br />

maltra<strong>it</strong>és, les personnages vont progressivement se désincarner avant de s’effacer de la<br />

22


scène pour n’être plus que des réc<strong>it</strong>ants, des pulsations, des ombres fantomatiques.<br />

« J’ai souvent l’impression que Beckett parle de cendres, comme si son expérience éta<strong>it</strong><br />

les restes de quelque chose d’embrasé » 27 a d<strong>it</strong> D.Warrilow, et si on l<strong>it</strong> les visages dans<br />

cette perspective, on comprend qu'ici s’ouvre la phase qui condu<strong>it</strong> vers leurs cendres.<br />

Dans Comédie à l’avant-scène, au centre, dans un paysage presque dantesque, se<br />

touchant, il y a trois jarres identiques, un mètre de haut environ d’où sortent trois têtes,<br />

celles de F1 F2 et H, le cou étro<strong>it</strong>ement pris dans le goulot. Il est précisé qu’elles restent<br />

rigoureusement de face et immobiles d’un bout à l’autre de l’acte et que leurs visages<br />

sont sans âge, comme obl<strong>it</strong>érés, à peine plus différenciés que les jarres. C’est intéressant<br />

de rappeler à ce propos les mots de Jocelyn Hebert, décoratrice très estimée des pièces<br />

de Beckett, à l'occasion de sa représentation londonienne en 1964 : elle d<strong>it</strong> que les<br />

acteurs, afin de mieux obl<strong>it</strong>érer le contour de leur visage et ne pas trop se distinguer des<br />

urnes, sous le maquillage, ont recours à la bouillie d’avoine, à la terre glaise et à des<br />

gélatines. Même si les didascalies ne précisent rien relativement aux cheveux, je trouve<br />

curieux que dans les différentes mises en scène ils reçoivent toujours une dénaturation<br />

similaire au visage, so<strong>it</strong> ils sont recouverts de "boue" comme calcifiés, so<strong>it</strong> ils sont<br />

proches de la paille. Le piège et l'être piégé ne faisaient presque plus qu'un.<br />

L’éclairage aussi participe à la mise en exergue de la tête des trois protagonistes, la<br />

seule portion visible du corps : « La parole leur est extorquée par un projecteur se<br />

braquant sur les visages seuls, le transfert d’un visage à l’autre est immédiat, la réponse<br />

à la lumière est instantanée ». On insiste effectivement à plusieurs reprises sur<br />

l'importance et le rôle de la lumière, le quatrième personnage d'un quatuor.<br />

Le regard du spectateur est ainsi v<strong>it</strong>e (pro)je(c)té d’un visage à l’autre, c’est une pièce<br />

de ruptures, interruptions et discontinu<strong>it</strong>é, parfois la lumière coupe court aux éclats de<br />

rire « faibles et égarés » de F1,F2 et H. Toutefois la v<strong>it</strong>esse de la parole- à « déb<strong>it</strong><br />

rapide »- est contrebalancée par l’impassibil<strong>it</strong>é des visages et par l’atonie des voix (sauf<br />

aux endro<strong>it</strong>s où une expression particulière est indiquée). Au lever du rideau il y a une<br />

obscur<strong>it</strong>é presque totale, on devine les jarres, ensu<strong>it</strong>e les projecteurs sont simultanément<br />

sur les trois visages, l’interrogatoire commence et à la fin de la pièce l’interrogation<br />

27 Ce sont les mots de David Warrilow, en décembre 1990, au théâtre de l'Odéon, au cours d'un<br />

passionnant débat avec les professionnels, animé par Georges Banu, et publié dans Warrilow Solos,<br />

Collectif dirigé par C. David et J. Jouanneau, Actes Sud, 1996.<br />

23


tombe précisément sur la vue de la face : H d<strong>it</strong> « Cherchant quelque chose sur mon<br />

visage. Quelque vér<strong>it</strong>é. Dans mes yeux. Même pas. (...) Suis-je seulement... vu ? » 28 .<br />

Deux ans après apparaît Va et vient, une pièce qui opère le même morcellement du<br />

corps : au centre du plateau, face à la salle, assises très dro<strong>it</strong>es, les mains jointes sur les<br />

genoux il y a encore un trio - Flo, Vi et Ru. Elles portent des manteaux très longs,<br />

boutonnés jusqu’au cou, qui se distinguent seulement par leur couleur – jaune, rouge et<br />

violet sombre, elles ont des chapeaux sombres, quelconques, à bords assez larges pour<br />

que les visages soient dans l’ombre. Leurs voix sont à la lim<strong>it</strong>e de l’audibil<strong>it</strong>é,<br />

détimbrées. Ici donc Beckett opère encore l’obl<strong>it</strong>ération de la figura, mais plutôt que par<br />

son impassibil<strong>it</strong>é ou son indifférenciation, on peut dire par une sorte d’effacement de sa<br />

visibil<strong>it</strong>é, par ablations visuelles, premières occurrences d’une longue série de longs<br />

manteaux et grands chapeaux. Le costume des personnages n’est fa<strong>it</strong> ni pour<br />

individualiser, ni pour créer des types. Il reste abstra<strong>it</strong>, obscur, de manière à ce que le<br />

spectateur entre en symbiose avec des images qui deviennent les ombres d’elles-mêmes.<br />

Les trois personnages aussi ressemblants que possible, se différencient par la seule<br />

couleur de leur manteau (seul signe distinctif), les mains par contre sont rendues aussi<br />

visibles que possible par le maquillage. C’est sur elles que l’éclairage et la pièce<br />

insistent. Au début elles sont posées sur les genoux, ensu<strong>it</strong>e elles conduisent les<br />

mouvements, au contraire des pieds : les chaussures sont légères, donc le va-et-vient du<br />

t<strong>it</strong>re n’est donc pas marqué par elles, les sorties et les entrées sont soudaines mais sans<br />

bru<strong>it</strong>, le siège aussi est si peu visible qu’on se demande sur quoi elles sont assises, en<br />

effet on ne vo<strong>it</strong> pas les personnages ni entrer ni sortir des coulisses. Les mains seules<br />

ont visibil<strong>it</strong>é, elles attirent l’attention par la ré<strong>it</strong>ération de « (...) met le doigt devant la<br />

bouche », mais surtout à la fin où on assiste à une vraie compos<strong>it</strong>ion, à leur croisement.<br />

Bien que Paroles et musique so<strong>it</strong> une pièce radiophonique et qui n’offre pas de visibil<strong>it</strong>é<br />

au visage, je voudrais lui consacrer quelques mots parce que c'est à travers la voix qu'on<br />

perço<strong>it</strong> l’appar<strong>it</strong>ion, qu'on su<strong>it</strong> l’épiphanie d’un visage débarrassé de son inertie, de sa<br />

matérial<strong>it</strong>é. Les deux voix qui conduisent la vision sont celles de Croak et Paroles, qui<br />

insistent dès le debout sur le visage de quelqu’un- Croak : « Pardonnez. Le visage.<br />

Dans l’escalier. (...) Pardonnez. Dans la tour. Le visage » 29 , Paroles : « Venir dans les<br />

28 S. Beckett, Comédie et actes divers, éd<strong>it</strong>ions de Minu<strong>it</strong>, 2006, p.33-34.<br />

29 S. Beckett, Comédie et actes divers, éd<strong>it</strong>ions de Minu<strong>it</strong>, Paris, 2006, p.65,73<br />

24


cendres comme dans cette vieille lumière ...son visage... dans les cendres.. ». Paroles<br />

chante les vers d’un poème sur une vieille sorcière dont le visage se dessine dans les<br />

cendres, suivis des mots de Croak répétés quatre fois : le visage, le visage, le visage, le<br />

visage. La voix nous condu<strong>it</strong>, une tête recule de quelques pieds, les yeux s’ouvrent tout<br />

grands, une chevelure noire en désordre apparaît comme éparse sur l’eau, le front barré<br />

d’une ride profonde se rassérène, les cils..., les narines pincées se dilatent, les lèvres<br />

serrées s’écartent, les joues reprennent un peu de couleur. C’est fa<strong>it</strong>, l’image est-elle<br />

fa<strong>it</strong>e ?<br />

Dans Dis Joe, écr<strong>it</strong> en 1964 mais diffusé en 1966, au contraire la visibil<strong>it</strong>é du visage<br />

heurte la soutenabil<strong>it</strong>é du regard. Il s’ag<strong>it</strong> en fa<strong>it</strong> d’une pièce écr<strong>it</strong>e pour la télévision qui<br />

montre un homme sur la cinquantaine, aux cheveux gris, Joe, reclus dans sa chambre<br />

pendant qu'une caméra commence à le suivre à une distance constante et suffisante<br />

pour qu’il apparaisse au début toujours en pied. Ensu<strong>it</strong>e une série de neuf mouvements<br />

se rapproche du visage, en gros plan. Il est le protagoniste. Le rétrécissement du champ<br />

visuel est combiné à la voix d’une femme que Joe entend sans comprendre d’où elle<br />

arrive; quand elle s'arrête, la caméra avance. Le visage est pratiquement immobile d’un<br />

bout à l’autre, il n'a pas de cillements pendant que la voix parle, il a quelque chose de<br />

peu naturel, il est impassible, sauf dans la mesure où il reflète la tension croissante de<br />

l’écoute. Ici, au même t<strong>it</strong>re que La Dernière Bande, Beckett vise à dissocier le corps de<br />

la voix mais, grâce à l’utilisation de la caméra et non plus du magnétophone, insistant<br />

sur le resserrement du visage. En ce qui concerne ce dernier, du plan général in<strong>it</strong>ial qui<br />

offre toute « l'extension » de la pièce, la caméra arrive lentement à un plan très<br />

rapproché, un gros plan où il n'y a que les yeux. Le témoignage le plus intéressant à ce<br />

sujet est celui de Jim Lewis relatif à la difficulté de réaliser à la fin de la pièce la<br />

suggestion d'un sourire. Pour la première fois pendant toute la séquence, Joe regarde la<br />

caméra, regarde dans la caméra et fa<strong>it</strong> un grand sourire, mais sans bouche. Beckett<br />

voula<strong>it</strong> rendre le sourire sans bouche, il ne voula<strong>it</strong> que les coins des lèvres, que pour le<br />

hu<strong>it</strong>ième d'un pouce, tout comme Bacon dans la tentative de peindre le cri à la place de<br />

l'horreur, et de peindre au-delà du cri, le sourire.<br />

Le deuxième visage qui apparaît dans Dis Joe, sans être pourtant visible, est celui d'une<br />

25


femme qui s'est noyée dans l'eau, dans les grottes, dont le souvenir le hante dans la tête<br />

et dont la voix la rend toujours présente « Maintenant imagine...le visage dans les<br />

pierres...les lèvres sur une pierre...(...) imagine les mains...imagine les yeux...dans les<br />

pierres...jusqu'au départ... ».<br />

Esse est percipi. C’est la sentence de Berkeley à ouvrir Film, un tournage de quelques<br />

minutes qui (dé)montre comme « perçu de soi subsiste l’être soustra<strong>it</strong> à toute perception<br />

étrangère, animale, humaine, divine. La recherche du non-être par suppression de toute<br />

perception achoppe sur l’insupprimable perception de soi. Propos<strong>it</strong>ion naïvement<br />

retenue pour ses seules possibil<strong>it</strong>és formelles et dramatiques». Le protagoniste est un<br />

homme mais divisé en deux fonctions, percipere l’oeil « OE » et percipi l’objet « O ».<br />

Il s’ag<strong>it</strong> d’une autre figure de la division commencée par Krapp, poursuivie par Joe. O<br />

porte un long manteau sombre au col relevé, un chapeau rabattu sur les yeux et la main<br />

dro<strong>it</strong>e cachant le coté exposé de son visage, il a une allure clopinante qui lui donne un<br />

aspect comique. Chaque fois que OE croise quelqu’un dans la poursu<strong>it</strong>e de O – c’est-à-<br />

dire un couple, une marchande de fleurs, O lui-même- il s’arrête pour le dévisager et<br />

provoque ainsi une expression d’épouvante, celle de se voir à ce point perçu : les tra<strong>it</strong>s<br />

se figent, les yeux s’écarquillent et après ils se ferment.<br />

A la fin, dans la séquence où l'homme se précip<strong>it</strong>e dans sa chambre et tente de se<br />

débarrasser de toute possible perception organique ou inorganique de lui, il y a une<br />

longue image du regard fixe de O, OE prof<strong>it</strong>e de son sommeil pour se mettre en face, il<br />

viole volontairement l’angle d’immun<strong>it</strong>é (45°) pour le fixer jusqu’à percer son sommeil<br />

et le réveiller, il a un cache noir sur l'œil gauche. Aussi le visage de OE est montré, il y<br />

a une longue image du regard absolument fixe, c’est celui de O mais empreint d'une<br />

toute autre expression : ni de sévér<strong>it</strong>é, ni de bienveillance mais d’attention, au contraire<br />

de la dernière expression, celle d’épouvante de O, qui se couvre le visage avec les<br />

mains : la perception de soi est aussi insupprimable que le face-à-face est insupportable.<br />

Film révèle une perception de soi à laquelle on ne peut échapper, qui a pour base la<br />

reconnaissance inév<strong>it</strong>able d'une ident<strong>it</strong>é mutuelle entre celui qui perço<strong>it</strong> et celui qui est<br />

perçu, échapper au non-être s'avère impossible.<br />

26


Il faut de toute façon attendre Pas moi en 1972 pour s’apercevoir à quoi about<strong>it</strong> sur<br />

scène le processus d’amoindrissement extrême du corps associé à la division. Le<br />

rétrécissement du champ visuel et la focalisation sur le visage qui avaient commencé<br />

particulièrement dans OLBJ, s'étaient poursuivis dans Comédie, Dis Joe et Film,<br />

atteignent dans cette pièce, leur degré le plus aigu sur scène. Ce processus about<strong>it</strong> en<br />

fa<strong>it</strong> à une bouche qui parle à déb<strong>it</strong> rapide, à trois mètres au-dessus du niveau de la scène,<br />

faiblement éclairée de près et d’en dessous mais au contour très net, tandis que le reste<br />

du visage est dans l’obscur<strong>it</strong>é. La bouche hab<strong>it</strong>e, envah<strong>it</strong> presque toute seule la scène,<br />

elle "trône" dans son isolement. Il y a seulement une autre présence près de Bouche,<br />

c’est Aud<strong>it</strong>eur (l’oreille) : il est vers l’avant-scène, une haute silhouette au sexe<br />

indéterminé, enveloppée d’une djellaba et d’un capuchon, faiblement éclairé de tout son<br />

long, il est debout sur un podium, figé d’un bout à l’autre, seuls quatre gestes brefs sont<br />

perçus.<br />

A la télévision, n'ayant pas le contrepoint de l'obscur<strong>it</strong>é environnante, Bouche rempl<strong>it</strong><br />

l'écran tout entier, elle est là, pas seulement au sens où elle envah<strong>it</strong> de façon radicale<br />

l'écran pendant les quinze minutes que dure Pas Moi, mais elle est là d'une façon<br />

phénoménologique, elle acquiert une immanence extraordinaire : ces lèvres, ces dents,<br />

cette langue, cette salive, presque obscènes à cause de leur présence pressante, leur<br />

mobil<strong>it</strong>é frénétique, physiquement insoutenables pour la vue, paralysants et<br />

insupportables en même temps. La version en couleurs a dû être abandonnée en faveur<br />

du noir et blanc, pour la cruauté du rouge et du blanc. Ils touchaient aux nerfs.<br />

Bouche : « (...) que la bouche...la face...rien que la face...la bouche...lèvres...joues...<br />

mâchoire... langue...le visage dans l’herbe ». La décompos<strong>it</strong>ion des ent<strong>it</strong>és visuelles est<br />

à son comble, presque seule sur scène la bouche acquiert une telle puissance<br />

d’illocalisation qui fa<strong>it</strong> de tout le corps une tête sans visage, où elle disparaît en tant<br />

qu'organe particulier et devient le trou par lequel s’échappe et descend la voix, un trou<br />

pris dans toute sa matieric<strong>it</strong>é 30 même si illocalisée. Le corps est pulvérisé de manière<br />

moléculaire, en étant un corps sans organe ou un organe sans corps, on ne comprend<br />

plus. C’est ici que, par des chemins différents, Bacon et Beckett se croisent à nouveau ;<br />

le projet de Bacon est de défaire aussi le visage, de retrouver ou de faire surgir la tête<br />

30 Néologisme et <strong>it</strong>alianisme : il intensifie le mot matière. Qual<strong>it</strong>é matiérique de la matière.<br />

27


sous le visage. Dans Pas moi la bouche insiste au-delà du visage et sous le visage<br />

comme l’insistance du cri baconien qui subsiste à la bouche, « instance d’un corps qui<br />

subsiste à l’organisme, insistance des organes trans<strong>it</strong>oires qui subsistent aux organes<br />

qualifiés. » 31 . Présence excessive qui rend impossible la mise en place ou à distance<br />

d’une représentation parce qu’il ne s’ag<strong>it</strong> pas de rendre le visible mais de rendre visible,<br />

et surtout de rendre visible l’invisible. Bacon peint les forces qui font le cri et qui<br />

convulsent le corps jusqu’à la bouche sans confondre le spectacle visible devant lequel<br />

on crie, l’horreur. Quelles forces peint Beckett sans rendre forcément le visible ? Quelle<br />

place accordera<strong>it</strong>-on alors à Souffle ?<br />

Choix pareil et questions pareilles pour Cette fois, au point que Beckett ava<strong>it</strong> précisé<br />

l'interdiction de les jouer au cours de la même représentation. Elle repousse à l’extrême<br />

lim<strong>it</strong>e les possibil<strong>it</strong>és théâtrales dans la continu<strong>it</strong>é de Pas moi. La pièce est basée sur une<br />

seule image visuelle, absolument immobile, celle d'une tête. La scène est dans<br />

l’obscur<strong>it</strong>é au début, peu à peu l’éclairage monte sur le visage à trois mètres de hauteur,<br />

le seul visible, il est vieux, blême, la tête est légèrement inclinée en arrière, encadrée par<br />

de longs cheveux blancs, « dressés comme vus de haut, étalés sur un oreiller », se<br />

détachant sur le noir comme suspendue dans le vide. Il s'ag<strong>it</strong> du Souvenant, il est<br />

cadavérique, spectral, la didascalie finale suggère en fa<strong>it</strong> une préférence pour un sourire<br />

édenté. Des voix enregistrées sortant de trois haut-parleurs s’enchaînent sans<br />

interruption, elles sont les bribes rhapsodes d’une même voix fluctuante qui harcèle le<br />

visage, dont les yeux qui s’ouvrent et se ferment représentent les seuls mouvements<br />

possibles. Le sujet de l'énonciation est mis hors fonction, la parole se déroule sans lui. A<br />

est la voix cogn<strong>it</strong>ive, B celle mentale et C affective, elles se déroulent hors de lui, le<br />

clouant sur place par des souvenirs. C en particulier se réfère au musée des Portra<strong>it</strong>s où<br />

il ava<strong>it</strong> trouvé un abri, un jour de pluie, lorsque « ayant hissé la tête rouvert les yeux<br />

une vaste huile noire d'antiqu<strong>it</strong>é et de crasse (...) homme ou femme voire enfant (...)<br />

derrière le verre où peu à peu devant tes yeux écarquillés à vouloir y voir clair peu à peu<br />

un visage pas moins qui te fa<strong>it</strong> pivoter pour voir qui c'est là à tes côtés », il continue «<br />

quand tu t'es mis à ne plus te connaître ni d'Ève ni d'Adam à essayer de voir ce que ça<br />

31 G. Deleuze, Francis Bacon La logique de la sensation, éd<strong>it</strong>ions du Seuil, 2002, p. 53.<br />

28


donnera<strong>it</strong> pour changer, ne plus te connaître ni d'Ève ni d'Adam aucune idée qui disa<strong>it</strong><br />

ce que tu disais à qui le crâne où tu moisissais de qui les misères qui t'avaient rendu tel<br />

ou est-ce que c'éta<strong>it</strong> ça une autre fois cette fois seul avec les portra<strong>it</strong>s des morts noirs de<br />

crasse et d'antiqu<strong>it</strong>é et les dates sur les cadres pour pas qu'on se trompe de siècle ne<br />

pouvant croire que c'éta<strong>it</strong> toi jusqu'à ce qu'on te flanque dehors sous la pluie » , ou B «<br />

cette dernière fois (...) plus de moyens plus de mots pour contenir le vide (...) le laisser<br />

venir et pas plus mal qu'avant vaste suaire venu t'ensevelir et pas plus mal qu'avant ou<br />

guère ». L'immobil<strong>it</strong>é blanche du visage, l'obstination visuelle de cette tête suspendue<br />

sont le contrepoint à l'instabil<strong>it</strong>é et l'invasion, à l'appar<strong>it</strong>ion à travers les voix de visages<br />

de cendres, de poussière, de temps, de reflets, de suaires.<br />

Pas en 1976 est une pièce où l’image sonore – le bru<strong>it</strong> des pas sur un parquet- se double<br />

d’une image visuelle, May, silhouette fantomatique aux cheveux blancs en désordre. On<br />

pourra<strong>it</strong> dire encore un visage de cendres. Elle porte un peignoir gris dépenaillé, cachant<br />

les pieds, traînant sur le sol. L’éclairage qui n’est jamais insignifiant, même s'il est<br />

faible, insiste plus sur le sol que sur le corps, plus sur le corps que sur le visage. Il y a<br />

juste un faible spot sur le visage le temps des haltes de May, après ses neufs pas, à<br />

dro<strong>it</strong>e et à gauche, le reste de la pièce il est dans l'ombre. « Le va-et-vient est l'image<br />

centrale » 32 , le va-et-vient du visage du noir (ou mieux du gris) à la lumière, mais<br />

surtout le va-et-vient des pas qui sont pour May la preuve de sa propre existence- elle<br />

qui n'est jamais vraiment née.<br />

Une autre présence spectrale est celle de Solo qui a été écr<strong>it</strong>e à la demande de l’acteur<br />

David Warrilow, lequel disa<strong>it</strong> avoir en tête l’image d’un homme seul, éclairé de manière<br />

à ne pas voir ses tra<strong>it</strong>s, son visage. C’est pour cela qu’il se retrouvera à l’avant-scène,<br />

les cheveux blancs en désordre, longue chemise de nu<strong>it</strong> blanche, exactement comme<br />

pour le début de Impromptu d’Ohio où il y a deux personnages, E et L, « aussi<br />

semblables que possible » autour d’une longue table de bois blanc, cette fois tout de noir<br />

vêtus, avec une perruque blanche qui leur cache le visage. E, qui est assis de face vers le<br />

bout du côté long de la table, à dro<strong>it</strong>e, a la tête penchée sur la main dro<strong>it</strong>e, longs<br />

cheveux blancs, long manteau, la main gauche sur la table qui tape pour que L répète la<br />

32 A. Mc Mullan, « La forme en mouvement. Les notes de mise en scène de Beckett pour deux mises en<br />

scène de Pas » in Revue d'Esthétique, Hors série, éd<strong>it</strong>ions Jean-Marie Place, 1990, p. 337.<br />

29


phrase qu’il est en train de lire. L, assis de profil, au milieu du côté court, a lui aussi la<br />

tête penchée, appuyée sur la main dro<strong>it</strong>e, la main gauche sur la table et l<strong>it</strong> dans un livre<br />

l’histoire de l’autre. A la fin, tous deux relèvent la tête et croisent leurs regards, tous<br />

deux semblables, comme la même personne dans un miroir, deux mo<strong>it</strong>iés d’un moi<br />

dédoublé aux tra<strong>it</strong>s fantomatiques.<br />

Dans Berceuse une femme vieillie avant l’heure, de noir vêtue « robe du soir, manches<br />

longues, dentelles, paillettes que le balancement fa<strong>it</strong> scintiller, bibi incongru, posé de<br />

guingois » est assise dans un rocking-chair, bercée par sa voix enregistrée, blanche,<br />

sourde et monotone. L’éclairage monte sur la femme, F, qui est à l’avant-scène, de face,<br />

pendant que la berceuse est immobile ; un spot est toujours sur son visage, so<strong>it</strong> constant<br />

et large pour comprendre les lim<strong>it</strong>es du faible balancement, le va-et-vient, so<strong>it</strong> concentré<br />

sur le visage au repos, puis l’éclairage s’amort<strong>it</strong> sur la berceuse et à la fin s’éteint, de<br />

même le spot sur le visage : la tête s’affaisse, et s’immobilise.<br />

Il y a une attention particulière pour le visage de la femme, qui non seulement est vieux<br />

mais aussi blanc et sans expression, neutre, encadré comme souvent dans les dernières<br />

pièces par des cheveux gris en désordre, des grands yeux tantôt ouverts tantôt fermés,<br />

presque figés puisqu'il est précisé qu’ils n’ont jamais de cillements, de plus en plus<br />

fermés au long des quatre sections. Les seules altérations du visage sont celles qui<br />

interviennent au début de chaque section, lorsque F prononce « Encore » et le<br />

balancement de l'autre voix et de la berceuse recommencent. Son att<strong>it</strong>ude est proche de<br />

celle du pantin ou d’une vieille poupée, enfermée sur un fauteuil, les mains blanches<br />

(comme le visage) serrant les bouts des accoudoirs. F est « figée jusqu’au lent<br />

affaissement de la tête à la seule lumière du spot ». Comme dans Pas, le visage est pris<br />

dans un mouvement d'épiphanie et d'aphanisis 33 , il tombe et ressort rythmiquement du<br />

noir, ses tra<strong>it</strong>s disparaissent complètement, pour laisser seulement l'intu<strong>it</strong>ion d'une tête<br />

et réapparaissent à la surface de la lumière, identiques et immuables, impassibles, avec<br />

la seule exception du gros plan scandé sur le visage « altéré ».<br />

La catastrophe au sens de la tragédie, c’est le dernier et principal événement d’une pièce<br />

mais dans une dramaturgie où paradoxalement la catastrophe a déjà été accomplie, donc<br />

de l’après-catastrophe, ce mot appelle beaucoup de questions. Catastrophe en 1981<br />

33 Je renvoie à la lecture de G. Didi-Huberman, Phasmes. Essais sur l'appar<strong>it</strong>ion, éd<strong>it</strong>ions de Minu<strong>it</strong>,<br />

1998, p.99.<br />

30


montre M metteur en scène assis à son fauteuil, dont âge et physique sont indifférents,<br />

aidé par l’assistante A, tête nue, âge et physique indifférents aussi, qui manipule le<br />

corps de P, le protagoniste (le héros de la tragédie) rédu<strong>it</strong> à un pur objet, debout au<br />

centre de la scène sur un cube noir, avec un chapeau noir à larges bords pour lui cacher<br />

la face, une robe de chambre noire jusqu’aux chevilles, pieds nus, tête basse, mains dans<br />

les poches, âge et physique indifférents. Pendant qu'ils lui impriment des poses<br />

improbables et humiliantes, P se laisse faire inerte, ils découvrent son crâne couleur<br />

cendre, déplumé, juste avec quelques touffes, ils décident de lui blanchir le crâne, les<br />

mains, les jambes, les chairs donc, il lui baissent la tête. Est-il un mannequin ? La<br />

catastrophe prévue par M : « éclairage seulement sur la tête, lève la tête, rien que la<br />

face : on la tient notre catastrophe » n’est pas celle de P qui retrouve à la fin la force de<br />

relever la tête, pour fixer la salle. Les applaudissements faiblissent, silence, la tête rentre<br />

dans le noir.<br />

Ce qui marque toutes ces pièces, lorsque Beckett rédu<strong>it</strong> les personnages à leur seule tête,<br />

c’est qu’il vise à rendre in/essentiel le visage même sous un régime d’évidence et de<br />

surprésence de la tête; outre à subir l’équivalent amoindrissement du corps, elle est<br />

privée de sa puissance expressive, le visage ne peut donc pas être le vecteur d’une<br />

intention, désapproprié il n’est plus amarré à une conscience quelconque. Ses spectacles<br />

semblent faire le deuil du visage et de son human<strong>it</strong>é.<br />

Le processus de réduction et la force d'isolement s'extrémisent jusqu'à provoquer une<br />

désorganisation du visage, il devient bouche et la bouche perd sa localisation et devient<br />

chair et os. Il devient peau cadavérique, os, crâne. L'isolement et l'immobil<strong>it</strong>é trouvent<br />

leur contrepoint dans la fluctuation de la/les voix hors-champ. L'autre force invisible,<br />

qui s'introdu<strong>it</strong> et qui prendra v<strong>it</strong>e une place importante, est celle qui coordonne le va-et-<br />

vient du visage dans le champ visuel de la scène. Elle assume un poids incisif par le<br />

choix de l'alterner avec le registre de la fix<strong>it</strong>é.<br />

3. Un visage en dissipation ?<br />

31


Jusqu’ici on a vu à l'œuvre sur les visages plusieurs forces : celles d’isolation par<br />

enfermement, qui avaient souvent pour supports des fauteuils roulants, des jarres, des<br />

berceuses, des poubelles, des mamelons, afin de réduire l’espace d’action des<br />

personnages, mais aussi de longs manteaux ou de grands chapeaux pour en isoler les<br />

tra<strong>it</strong>s ; ensu<strong>it</strong>e celles de déformation qui étaient visibles chaque fois que le visage se<br />

réduisa<strong>it</strong> dans l’immobil<strong>it</strong>é à un de ses éléments et dont les mouvements même si<br />

d’hab<strong>it</strong>ude presque imperceptibles – cillements, sourires...- gagnaient de cette façon un<br />

poids différent, une force déformante dans l’équilibre du visage. Les troisièmes forces<br />

qui agissent sur les tra<strong>it</strong>s du visage sont-elles enfin celles de dissipation ? Est-ce<br />

qu’elles feront estomper la figura? Si Bacon voula<strong>it</strong> peindre les forces qui agissent sur<br />

les choses et pas les choses mêmes, si Cézanne voula<strong>it</strong> peindre plus l’être pommesque<br />

de la pomme que celle-ci, si Beckett voula<strong>it</strong> poursuivre moins la chose que sa<br />

''chosé<strong>it</strong>é'', moins l’objet que la cond<strong>it</strong>ion d’être de l’objet, où aboutissent leurs<br />

tentatives ? Pour Beckett, je crois au mouvement qui fa<strong>it</strong> l’image et non à l’image<br />

même.<br />

Voilà enfin/en fa<strong>it</strong> entre 1976 et 1984 Quad I et II, Que nuages..., Trio du fantôme,<br />

Nacht und Träume, et Quoi où, pièces pour la télévision où il a réussi à donner à<br />

l’image tout le possible, c’est-à-dire l’occasion de réaliser son essence en déployant sa<br />

nouvelle potential<strong>it</strong>é et en consommant sa dissipation. Image qui par l’effondrement<br />

même de ses anciens supports, par l’arrachement des adhérences hér<strong>it</strong>ées, devient enfin<br />

une langue non disante et non référentielle, non entachée, « rien qu’une image, en<br />

atteignant au point où elle surg<strong>it</strong> dans toute sa singular<strong>it</strong>é sans rien garder de personnel<br />

(…) en accédant à l’indéfini comme à un état céleste » 34 .<br />

Quel est-il le poids du visage et quel est-il son tra<strong>it</strong>ement dans cette dernière phase ?<br />

Dans Trio du Fantôme (Ghost Trio)il y a un vieil homme penché en avant, le visage<br />

caché, tenant un objet difficile à identifier, on découvrira un magnétophone, et dont on<br />

aperço<strong>it</strong> nettement les tra<strong>it</strong>s seulement deux fois, lorsqu’il se dirige vers un miroir :<br />

l'image qu<strong>it</strong>te son support et se fa<strong>it</strong> flottante, un gros plan insiste sur ses tra<strong>it</strong>s hagards.<br />

Mais à ce moment-là on entend frapper à la porte, c’est un garçon au sexe difficilement<br />

reconnaissable, avec un capuchon, qui « fa<strong>it</strong> un bref mouvement de la tête, visage levé,<br />

34 G. Deleuze, L’Epuisé dans Quad et autres pièces pour la télévision, éd<strong>it</strong>ions de Minu<strong>it</strong>, p. 71.<br />

32


5 secondes, immobile » et il s’en va. La pièce se termine avec l’image du vieil homme<br />

qui lève la tête et pour la deuxième fois son visage ravagé apparaît en gros plan. « Le<br />

gros plan c’est l’évanouissement de toute représentation » 35 , les tra<strong>it</strong>s grossis,<br />

démesurés, déshab<strong>it</strong>és de toute signification, ne renvoient plus au hors-cadre du visage<br />

mais uniquement à eux-mêmes. La parole ne participe plus à l'action, elle introdu<strong>it</strong><br />

in<strong>it</strong>ialement l'image pour la laisser se dérouler toute seule.<br />

Dans Quad il y a quatre êtres, des players (il ne d<strong>it</strong> pas quatre hommes) en tuniques<br />

longues à capuchon, tombant jusqu’au sol, les visages cachés complètement par le<br />

capuchon, aussi semblables que possible par la stature, pet<strong>it</strong>s 36 et maigres, au sexe<br />

indifférent, seule la couleur de la tunique qui correspond à une des quatre sources de<br />

lumière les distingue. Ils accomplissent un trajet fixe dans un quadrilatère fermé, sans<br />

jamais parler, un pas à la seconde, dans un mouvement interrompu, jusqu’à épuisement<br />

des séries des parcours. Quad II est la version en noir et blanc, beaucoup plus lente et<br />

sans l'accompagnement de la percussion, le seul son étant les bruissements des pas<br />

trainants des quatre silhouettes.<br />

Que nuages... la plus mystérieuse de ces pièces, s’articule autour d’un homme, H - plan<br />

de son dos - qui raconte la quête de l’image d’une femme, F, dont il lui est donné<br />

d’apercevoir par instants, quelques secondes, les yeux et la bouche : « gros plan d’un<br />

visage de femme lim<strong>it</strong>é autant que possible aux yeux et à la bouche ». Cette fois on est<br />

confronté à un visage sans tête ? Sa face est suspendue dans le vide, sans aucun<br />

support. Jim Lewis à propos de la femme : « Il y a un fondu-enchaîné sur un visage qui<br />

n'a presque pas de tête. C'est difficile à décrire : un visage sans tête. ». Histoire de la<br />

saisie d’une dissolution, de la capture infiniment risquée de ce qui va, ce qui do<strong>it</strong><br />

disparaître, à la manière de ces « nuages passant dans le ciel » évoqués dans un poème<br />

de Yeats auquel Beckett fa<strong>it</strong> référence au début de la pièce.<br />

Pour cette étude des visages je considère très intéressant le choix d'articuler les quatre<br />

variations possibles de ce qui pourra<strong>it</strong> se produire en réponse à la supplique de l'homme<br />

pour que l'image de la femme lui apparaisse : elle pourra<strong>it</strong> apparaître puis disparaître<br />

presque immédiatement ; elle pourra<strong>it</strong> apparaître et s'attarder un moment ; elle pourra<strong>it</strong><br />

apparaître et remuer les lèvres sans prononcer une parole ; ou même elle pourra<strong>it</strong> ne pas<br />

35 P. Bon<strong>it</strong>zer, « Le grain du réel » in Décadrages, Cahiers du cinéma, 1985, p.21.<br />

36 Dans les didascalies quant aux interprètes Beckett indique une préférence pour des adolescents.<br />

33


apparaître du tout, le cas qui s'avère le plus fréquent. La dernière séquence se déroule en<br />

silence, l'image du visage de la femme apparaît en superpos<strong>it</strong>ion sur l'écran et nous<br />

voyons ses lèvres remuer.<br />

L’avant-dernière pièce, Nacht und Träume (Nu<strong>it</strong>s et Rêves) nous introdu<strong>it</strong> dans le rêve<br />

d’un rêveur, un Homme, penché sur une table, et dont on ne vo<strong>it</strong> nettement que la tête,<br />

les cheveux blancs en désordre et les mains, son visage est invisible. La pièce très<br />

obscure est éclairée seulement par une lumière oblique. Le rêve de cet homme est hab<strong>it</strong>é<br />

d’un double : il apparaît dans une pos<strong>it</strong>ion identique dans le quart supérieur dro<strong>it</strong> de<br />

l'écran. Deux mains "compatissantes" flottant dans l’air lui offrent des gestes de<br />

douceur, elles portent une tasse à ses lèvres, elles essuient le front avec un linge 37 , elles<br />

se posent sur sa tête ou se serrent aux autres mains. Très forte est l'image du « soi-même<br />

rêvé » levant la tête pour contempler le visage invisible. Le rêve se déplace pour<br />

occuper l'écran entier, la série des mouvements est répétée en gros plan et plus<br />

lentement, après quoi l'image du rêve disparaît d'abord, puis celle du rêveur.<br />

Beckett ouvre ici le visage à un écart dans le jeu des deux images, auxquelles peut<br />

s’ajouter l’image décalquée sur le linge, l’écran devient un prisme déformant : l’homme<br />

n’est plus ni dans sa propre image, ni dans l’image de son double, puisque l’une après<br />

l’autre, les deux se défont. C’est une vraie poésie visuelle qui résulte de la confrontation<br />

de la perception du perçu par celui qui perço<strong>it</strong> dans le rêve; le regard imp<strong>it</strong>oyable est<br />

tourné vers l’intérieur, dans la boîte crânienne. Le visage s’absentera<strong>it</strong>-il pour devenir<br />

plutôt un crâne, au contraire de la pièce précédente, où les tra<strong>it</strong>s du visage apparaissaient<br />

sans le support de la tête?<br />

Enfin Quoi où en 1984. Cette pièce a été écr<strong>it</strong>e in<strong>it</strong>ialement pour le théâtre mais puisque<br />

trop extérieure et localisée, elle a été adaptée successivement pour la télévision. Si le<br />

plateau s’ouvra<strong>it</strong> sur quatre personnages- Bam, Bem, Bim et Bom- vêtus de l’hab<strong>it</strong>uelle<br />

longue robe grise et coiffés de longs cheveux gris, quatre silhouettes encapuchonnées<br />

qui entraient et sortaient silencieusement comme les souvenirs, dans la version<br />

télévisuelle le Bam souvenant a/est seulement un grand visage aux contours assez flous,<br />

les yeux fermés, il est s<strong>it</strong>ué à gauche de l’écran, et le Bam dont il se souvient, plus Bem<br />

Bim et Bom sont des têtes aux contours très nets qui apparaissent et disparaissent du<br />

37 Une sorte de Saint Suaire<br />

34


côté dro<strong>it</strong> de l’écran. Les dimensions des visages ne sont point casuelles, la tête de Bam<br />

qui se souvient est beaucoup plus grande que les autres, environ six ou hu<strong>it</strong> fois plus,<br />

car elle a un degré supérieur d’existence. L’appar<strong>it</strong>ion des personnages est lim<strong>it</strong>ée à<br />

l’ovale du visage uniquement, sans cheveux, sans oreilles ni chapeau, sans aucune<br />

intrusion, de sorte que leur matérialisation, lorsqu’il le faut, gagne très nettement en<br />

force dramatique par rapport, par exemple, à l’apparence floue de la grande tête de<br />

Bam. Les têtes se matérialisent tout simplement lorsque Bam s'en souvient et<br />

disparaissent lorsqu'elles qu<strong>it</strong>tent ses souvenirs. La lumière indiquant la distance de son<br />

souvenir. En clôture « Comprenne qui pourra » / « J'éteins », Bam s'éteint l<strong>it</strong>téralement.<br />

Poèmes visuels qui explorent toutes les possibil<strong>it</strong>és de faire image.<br />

Beckett à la fin des années 70 et au début des années 80 supporta<strong>it</strong> de moins en moins<br />

les mots et connaissa<strong>it</strong> très bien la raison de cette mauvaise tolérance, la difficulté<br />

particulière de « forer de trous à la surface du langage pour que paraisse enfin ce qui est<br />

tapi derrière » et c’est dans son œuvre de télévision qu’il arrive à épuiser deux fois<br />

l’espace, deux fois l’image. « L’image est ce qui s’éteint, se consume, une chute » et ce<br />

que font entrevoir ces dernières pièces à travers un regard porté à sa juste distance, ni de<br />

trop près ni de trop loin, c’est un espace de glissements, de mouvances,<br />

d’évanouissements perpétuels, formes d’épuisement par l’effondrement même de<br />

l’image, non plus donc par des séries exhaustives de choses, par les flux de voix ou<br />

l’exténuation des potential<strong>it</strong>és de l’espace mais par la dissipation de la puissance de<br />

l’image. Ce qui se prépara<strong>it</strong> dans les romans et dans le théâtre comme à la radio<br />

s’accompl<strong>it</strong> avec la télévision, elle va vers le lieu le plus neutre et le plus anonyme de<br />

l’image, sous forme d’un rêve insomniaque, où elle devient presque purement mentale,<br />

en laissant tout juste la trace qui lui permet d’être à la fois rien, moins que rien, plus que<br />

rien, rien plutôt que rien, une silhouette assise.<br />

L’image naît sur le deuil des images, dans son arrachement aux images réifiées. « Il est<br />

très difficile de déchirer toutes ces adhérences de l’image pour atteindre au point<br />

Imagination Morte Imaginez » affirme Deleuze 38 . L’image présente ainsi le processus<br />

d’une dispar<strong>it</strong>ion, d’un effondrement qui vise d’abord le reliquat des images anciennes<br />

38 G. Deleuze, L’Epuisé dans Quad et autres pièces pour la télévision, éd<strong>it</strong>ions de Minu<strong>it</strong>, p. 71.<br />

35


et puis elle-même, mais de manière non défin<strong>it</strong>ive puisqu’elle se maintient par ce<br />

mouvement qui lui confère sa singular<strong>it</strong>é et la préserve dans l’indéfini. Si la<br />

compos<strong>it</strong>ion imaginaire déploie un espace à partir de ce processus, qu’il so<strong>it</strong> scénique<br />

ou plastique, elle en propose alors une version trouée qui dispose de son propre<br />

espacement. Les images doivent y tomber, y glisser, sans plus être retenues par les<br />

bords d’un lieu désormais résiduel et incertain. De la sorte, l'œuvre se perd sans<br />

disparaître et oblige le regard à durer dans ce devenir-image. L’évidement qui menace la<br />

scène et l’image, qui les troue incessamment sans jamais les faire disparaître, nourr<strong>it</strong> la<br />

tension déréalisante sans l’achever, la conservant au contraire, dans un régime<br />

indécidable, indiscernable de présence et absence. Il semble impossible d’en finir<br />

défin<strong>it</strong>ivement avec l'œil. Beckett met en scène les règles de cette suppression et<br />

présente une image théâtrale affectée d’un trou de vidange à partir duquel se produ<strong>it</strong> un<br />

évidemment systématique. Avec une rigueur géométrique, l’espace scénique met en acte<br />

cette hémorragie const<strong>it</strong>utive.<br />

4. (Re)défin<strong>it</strong>ion<br />

La figure sera<strong>it</strong>-elle alors ce lieu de passage de tous les visages beckettiens, de tous les<br />

masques qui font la vie d’un homme, qui font la vie de tout homme, le jedermann, cet<br />

espace hybride entre homme-animal-minéral où rôde l’angoisse de déshumanisation<br />

depuis la lente décompos<strong>it</strong>ion des corps putréfiés et vieillis des premières pièces, corps<br />

et visages comiques travaillés par réminiscences de music-hall et cirque, jusqu’à leur<br />

minéralisation esthétisée dans les écr<strong>it</strong>s de la fin, êtres sans visage, visages sans visage,<br />

aux cheveux blancs, ni homme ni femme, au sexe indifférent, vêtu d’un long manteau ?<br />

« Que ferais-je sans ce monde sans visage/ sans questions/ où être ne dure qu’un<br />

instant...sans cette onde où à la fin/ corps et ombre ensemble s’engloutissent/ (...) dans<br />

un espace pantin, sans voix parmi les voix enfermées avec moi » 39 .<br />

Après le début où Beckett dans la plus intense drôlerie et « clownerie » joua<strong>it</strong> et déjoua<strong>it</strong><br />

en même temps la variété constante des types théâtraux hér<strong>it</strong>és, le visage a commencé à<br />

devenir par défiguration une sorte d’effigie avant de s’effacer. Pour s’en rendre compte<br />

39 S. Beckett, Poèmes suivi de mirl<strong>it</strong>onnades, éd<strong>it</strong>ions de Minu<strong>it</strong>, 1978, p. 23.<br />

36


il faut penser par exemple aux didascalies méticuleuses de Comédie où les visages de<br />

F1, F2 et H sont décr<strong>it</strong>s peu différenciés du matériau des trois jarres grises et identiques,<br />

ou au mouchoir posé sur le visage de Hamm dans Fin de Partie, de C dans Fragment de<br />

théâtre II . La forme et son contenu, le piège et l’être piégé ne faisaient presque qu’un.<br />

Francis Ponge le d<strong>it</strong> mieux :<br />

« Le rapport de l’homme à l’objet n’est du tout seulement de possession ou d’usage.<br />

Non, ce sera<strong>it</strong> trop simple. C’est bien pire. Les objets sont en-dehors de l’âme bien<br />

sûr ; pourtant ils sont aussi notre plomb dans la tête. Il s’ag<strong>it</strong> d’un rapport à<br />

l’accusatif.<br />

L’homme est un double de corps, qui n’a pas son centre de grav<strong>it</strong>é en lui-même.<br />

Notre âme est trans<strong>it</strong>ive. Il lui faut un objet qui l’affecte, comme son complément<br />

direct, auss<strong>it</strong>ôt. Il s’ag<strong>it</strong> du rapport le plus grave (non du tout de l’avoir, mais de<br />

l’être) » 40<br />

L’effigie qui a envahi le visage ne pourra<strong>it</strong>-elle pas être alors autre chose que cet objet ?<br />

Un passage nécessaire pour atteindre une impersonnalisation finale, une dimension<br />

indéterminée, parce que peut-être c’est là qu’il y a le plus irréductible de l’homme, là où<br />

comme disa<strong>it</strong> Deleuze l’image ne gardera<strong>it</strong> plus rien de personnel. Dans cette<br />

déstructuration de l’image où la représentation vient se défaire, où l’image s’exténue,<br />

cet élément semble pourtant résister : la scène ne l’évacue pas complètement.<br />

40 F. Ponge, “L'Objet c'est la poétique” in Nouveau recueil, Gallimard, coll. « nrf », 1967, p.146.<br />

37


DEUXIÈME PARTIE. QUESTION DE LANGUE<br />

I. LES DÉNOMINATIONS DU VISAGE<br />

1. Le latin<br />

Avant d'entamer un excursus étymologique du mot visage dans la langue française afin<br />

de connaître l'éventail sémantique dont ce mot se charge, j'estime nécessaire de<br />

parcourir brièvement son évolution le long de siècles : du latin classique au latin<br />

vulgaire, en passant par le latin biblique et pour finir par le latin médiéval.<br />

Le latin classique posséda<strong>it</strong> trois mots pour désigner le visage : vultus, facies et os.<br />

Vultus éta<strong>it</strong>, semble-t-il, le plus ancien terme pour désigner le visage, et c’éta<strong>it</strong> là son<br />

sens premier, ce qui n’éta<strong>it</strong> pas le cas de facies et de os. Un texte 41 de Cicéron précise le<br />

sens de ce mot, d'où la phrase universellement connue « imago animi vultus est, indices<br />

oculi ». Sur les attestations que Jean Renson a relevées dans son étude sémantique et<br />

onomasiologique du mot visage, dans la plupart des occurrences vultus signifie « face<br />

de l’homme », la face étant considérée so<strong>it</strong> comme partie du corps, so<strong>it</strong> comme « miroir<br />

de l’âme », expression, expressiv<strong>it</strong>é du visage. Pourtant le mot éta<strong>it</strong> parfois employé<br />

pour désigner l’aspect extérieur d’animaux et d’objets inanimés. Vultus éta<strong>it</strong> souvent<br />

employé au pluriel, ce qui correspond aux multiples expressions mobiles qui se<br />

succèdent sur un visage. Les philologues anciens ont expliqué le sens du mot vultus par<br />

le biais du verbe volo, vouloir, à savoir les expressions des volontés du sujet.<br />

En ce qui concerne le deuxième terme il faut dire qu'on attribua<strong>it</strong> à facies un sens<br />

premier de « façon, forme », même s'il éta<strong>it</strong> difficile de distinguer le sens de « aspect »<br />

de celui de « forme », vu le sens voisin de ces deux acceptions. Quand le visage éta<strong>it</strong><br />

41 “ Nam et oculi nimis arguti, quemadmodum affecti sumus, loquontur, et is qui appellatur voltus, qui<br />

nullo in animante esse praeter hominem potest, indicat mores ; cuius uim Graeci norunt, nomen<br />

omnino non habent. ” cf. Cicerone, De Legibus, 1, 9, 27.<br />

38


perçu comme ident<strong>it</strong>é singulière, se lim<strong>it</strong>ant à ses tra<strong>it</strong>s immobiles, à une face<br />

inexpressive, muette, insignifiante on utilisa<strong>it</strong> faciès. Le mot s’appliqua<strong>it</strong> à la fois à des<br />

êtres inanimés, et à des êtres vivants. Le passage de facies « aspect » à facies « visage »<br />

le long de siècles, n'est pas trop étonnant, le visage étant la partie du corps où se marque<br />

le plus nettement ce qui caractérise un homme, mais cette acception est apparue<br />

tardivement, au cours du temps. L'étymologie de facies, qui le rattache à la fabrication 42 ,<br />

montre la valeur plastique de ce visage, valeur que l'on retrouve dans deux autres termes<br />

aux emplois synonymes, effigies et forma. Ce que donne à voir le facies c'est le modèle<br />

du visage dont on peut prendre et reproduire l'empreinte dans la cire, forma. Il renvoie à<br />

un usage romain qui consiste à prendre l'empreinte du visage des morts illustres et à<br />

fabriquer un masque funèbre, imago. 43<br />

Os signifia<strong>it</strong> « la bouche qui parle », l'organe de la parole. Il éta<strong>it</strong> donc facile de passer<br />

par synecdoque de os « bouche » à os « visage ». A mon avis, os, pris dans cette<br />

dernière acception, se ressent même de sa signification première. Cette opinion est<br />

étayée par le fa<strong>it</strong> que les sens de os contiennent tous l’idée d’ouverture, d’orifice ou<br />

celle de la parole articulée. Os « visage » n’éta<strong>it</strong> pas exactement synonyme de facies ou<br />

de vultus. Parmi les occurrences les plus intéressantes je voudrais signaler celle de os<br />

Gorgonis pour indiquer la tête de Méduse et celle de son diminutif oscillum tradu<strong>it</strong><br />

souvent par masque, même si son sens est plutôt celui de « figurine de cire » qu'on<br />

laisser osciller au vent, sur les arbres. 44<br />

Les ép<strong>it</strong>hètes qui accompagnaient généralement faciès inc<strong>it</strong>ent à donner à ce mot le sens<br />

de « partie du corps, aspect physique du visage », contrairement à vultus, qui avant de<br />

désigner le visage, traduisa<strong>it</strong> plutôt « mine, physionomie, air du visage ». Aussi les<br />

adjectifs qui le déterminent expriment-ils des sentiments, des mouvements de l’âme,<br />

d’où le choix téméraire de réserver à vultus l’acception précise et restreinte de « haut de<br />

42 Faciō, is, feci, factum, facere : est représenté avec le sens de “faire” dans toutes les langues romanes.<br />

43 Cette technique qui introdu<strong>it</strong> une conception particulière de l'image qui revient à détacher sa forme de<br />

l'objet et à l'isoler, présente une familiar<strong>it</strong>é avec les tentatives beckettiennes.<br />

44 L'histoire à l'origine de ce mot raconte que Bacchus descendu parmi les hommes pour leur apprendre<br />

la v<strong>it</strong>iculture, fut hébergé par Icario et Erigone qui firent boire du vin aux conc<strong>it</strong>oyens. En se croyant<br />

empoisonnés, ils tuèrent Icario et Erigone, de chagrin se pend<strong>it</strong> à l'arbre. Bacchus lança alors une<br />

malédiction aux filles de la ville. Elles se pendirent aux arbres. L'oracle connu les athéniens tuèrent les<br />

responsables et inst<strong>it</strong>uèrent une fête, où ils pendirent des disques peints avec des visages humains, les<br />

oscilla.<br />

39


visage, avec le front et les yeux ». Par contre au mot os nous attribuons le sens de « bas<br />

du visage ».<br />

Vultus, facies et os n'étaient pas des synonymes parfa<strong>it</strong>s et dans la comparaison<br />

diachronique des chiffres de fréquence condu<strong>it</strong>e par J.Renson, il apparaît que<br />

l’importance de os a décru considérablement au cours des quatre siècles envisagés (du<br />

II e siècle avant J.C au II e siècle après J.C), que celle de vultus est restée relativement<br />

constante et que dans la même période, facies « visage » a été employée de plus en plus<br />

souvent dans les <strong>textes</strong>.<br />

Dans le latin vulgaire leur évolution sémantique n’est pas troublée. L’événement le plus<br />

important à considérer est la dispar<strong>it</strong>ion de os, facies par contre est devenu de plus en<br />

plus fréquent et d’une façon générale il a envahi l’aire notionnelle de « visage » au<br />

détriment de os et même de vultus, quoiqu’il so<strong>it</strong> resté un mot important. A coté de<br />

facies est attestée la forme facia, qui représente l’étape intermédiaire dans l’évolution de<br />

facies à face français.<br />

La Bible a exercé une influence considérable dans la langue française, surtout en ce qui<br />

concerne la fréquence de facies et toutes les acceptions symboliques dont ce mot s’est<br />

chargé, à l’im<strong>it</strong>ation de l’hébreu et des usages linguistiques orientaux, au détriment de<br />

vultus et de os. L’emploi de facies « visage » dans la Bible éta<strong>it</strong> plus nuancé et plus<br />

riche que chez les Classiques, où il ava<strong>it</strong> un sens plus matériel. Nombreux étaient les cas<br />

où facies prena<strong>it</strong> la valeur de présence, le visage personnifiant Dieu lui-même. Il y ava<strong>it</strong><br />

en fa<strong>it</strong> des formules bibliques qu’il éta<strong>it</strong> impossible de ne pas interpréter par présence.<br />

C'étaient celles où il y ava<strong>it</strong> une prépos<strong>it</strong>ion : hébreu mipenei ou lipenei, correspondant<br />

au latin classique in conspectu, ante, coram et au français devant, en présence de. Si on<br />

y réfléch<strong>it</strong>, la face de Dieu est nommée quand on veut parler de la présence de Dieu.<br />

D’ailleurs, c’est souvent par su<strong>it</strong>e de leur emploi métaphorique que les mots changent<br />

de sens.<br />

A coté de facies « visage » et de son dérivé sémantique « présence », je tiens à signaler<br />

à notre attention, vu la pratique beckettienne du visage, que la Bible offra<strong>it</strong> aussi des cas<br />

de facies « surface ».<br />

En ce qui concerne le latin médiéval, on n'assiste pas à des changements importants,<br />

celui-ci s'est contenté de reprendre à la langue classique deux des trois mots qu'elle<br />

40


posséda<strong>it</strong>, facies et vultus et de manifester une certaine préférence pour facies.<br />

Avant de suivre l'évolution sémantique du visage dans la langue française, je voudrais<br />

résumer brièvement les significations que le latin pendant les siècles a su repérer et<br />

articuler :<br />

« La répart<strong>it</strong>ion des fonctions du visage entre face-ident<strong>it</strong>aire, immobile et<br />

inim<strong>it</strong>able, et le visage-expression, mobile et im<strong>it</strong>able, s'explique par le déroulement<br />

du face-à-face social (...). Le facies correspond à l'étape de l'identification, crée<br />

l'attente dans un moment de fix<strong>it</strong>é quasi abstra<strong>it</strong>e, puis cette facies s'anime, devient<br />

un vultus, donne à voir l'état d'espr<strong>it</strong> relationnel, puis ce vultus en tant qu'os produ<strong>it</strong><br />

une parole qui confirme et prolonge le vultus. Ensu<strong>it</strong>e le discours va ainsi aller de<br />

vultus en vultus, découpé en séquences précédées chacune d'une introduction<br />

visuelle, accompagnée de la posture corporelle correspondante. » 45<br />

Les ponctuations du visible, les inscriptions visibles du visage déclenchent l'audible.<br />

Elles trouvent leur prolongement, leur agere dans la parole. La posture corporelle<br />

mentionnée, la présence visible du corps et du visage deviennent production verbale,<br />

pas dans une logique de superpos<strong>it</strong>ion mais dans celle de prolongement. L'intérêt de<br />

cette c<strong>it</strong>ation touche forcément la particulière relation entre le visible et l'audible du<br />

visage chez Beckett, les tra<strong>it</strong>s et la parole qu'il articule, notamment yeux et bouche.<br />

« Imago animi vultus, indices oculi ». Les yeux étant par un jeu de mots les porte-parole<br />

actifs de l'animus, mais avec l'avantage de ne pas être le siège de l'ident<strong>it</strong>é mais<br />

seulement de son expressiv<strong>it</strong>é.<br />

2. La langue française<br />

La langue française disposa<strong>it</strong> de différents mots pour désigner le visage : chère, vis,<br />

visage, face, vout, viaire, façon et figure. Chère, dont l'étymologie reste mystérieuse<br />

bien que phonétiquement on y repère la forme latine cara, éta<strong>it</strong> employée dans le sens<br />

de « visage », considéré comme une partie du corps mais dès le XII e s. il a pris<br />

45 F. Dupont, L'orateur sans visage. Essai sur l'acteur romain et son masque, Presses univers<strong>it</strong>aires de<br />

France, 2000, p. 125.<br />

41


l'acception de « mine, air du visage, physionomie » pour se spécialiser selon des<br />

expressions où il intervena<strong>it</strong>, parmi lesquelles la plus fréquente éta<strong>it</strong> faire bonne chère.<br />

La dispar<strong>it</strong>ion de son premier sens est dû au manque de dérivés pour le soutenir et à<br />

l'expansion du groupe de mots susmentionné.<br />

Autre histoire que celle de chère, visage restera tel quel du XII e s. au XX e s.<br />

L’étymologie de visage ne pose apparemment aucun problème. Si l’on ne possède pas<br />

l’original latin que la forme du mot nous oblige à supposer, VISATICU(M), il semble<br />

bien que l’évolution so<strong>it</strong> normalement celle-ci : VISATICU = VISADIGU (VI s.) =<br />

VISADYU = VISADJE = visage » : c’est ainsi que les phonéticiens trad<strong>it</strong>ionnels<br />

présenteraient les choses.<br />

Si on pense que le suffixe –age a été attaché à plusieurs centaines de mots, il faut<br />

admettre que visage est un dérivé du français vis, créé à l’aide du suffixe français -age,<br />

fort vivant au XII e siècle. Dérivé du latin VISUS « regard, vue, aspect, vision » vis est,<br />

avec visage et chère, un des trois mots qui apparaissent dès le XI e siècle. Il désigne le<br />

visage en tant que partie du corps, sous son aspect matériel. Malgré l’importance des<br />

attestations au Moyen Âge, le mot ne se prévaut pas d’une sémantique variée et il<br />

n’entre pas dans des expressions diverses et intéressantes (de sorte que les poètes<br />

médiévaux ont compensé cette absence de nuance psychologique des groupes lexicaux<br />

qui dépeignaient des att<strong>it</strong>udes révélatrices de l’âme).<br />

Pour revenir au suffixe, -age est encore vivant à notre époque et il sert surtout à créer<br />

des déverbaux qui expriment une action, mais visage n’a pas la valeur que l’on attribue<br />

hab<strong>it</strong>uellement aux autres substantifs à suffixe –age. Du XII e siècle au XV e siècle ce<br />

mot mène une vie calme, d’abord accompagné d’adjectifs à sens physique uniquement,<br />

il sera après considéré comme le miroir de l’âme et la vogue des tra<strong>it</strong>és de<br />

physiognomonie aiguillera l’intérêt vers les tra<strong>it</strong>s de caractère que le visage est à même<br />

d’exprimer. Dès le XIII e siècle, le registre des adjectifs accolés à visage s’étend, il est<br />

indice de la valeur morale ou un signe des sentiments qui animent le personnage, et en<br />

même temps que le vocabulaire général du français s’enrich<strong>it</strong>, la variété des ép<strong>it</strong>hètes à<br />

sens physiques se fa<strong>it</strong> de plus en plus grande. Mais si on compare visage à face et<br />

42


surtout à vis, l’on constate que son intégration dans différentes expressions ne lui a pas<br />

fa<strong>it</strong> perdre son sens propre. Dans le cas de face au contraire, l’explication est donnée par<br />

la polysémie qui caractérise le mot dès son origine et qui affaibl<strong>it</strong>, par là même, sa<br />

puissance linguistique dans le sens de « visage ». La dispar<strong>it</strong>ion sémantique de vis, pris<br />

isolément, se justifie dans la fortune du composé vis-à-vis. Visage est toujours vivant et<br />

il n’a qu’un seul sens, bien déterminé. Visage est donc tel qu’il semble impossible de le<br />

vider de son contenu.<br />

Je voudrais c<strong>it</strong>er quelques-uns des nombreux exemples que J.Renson atteste dans sa<br />

méticuleuse étude du mot visage et que je trouve intéressants pour les visages<br />

beckettiens : (fin XV e s.) une expression mort-née « perdre corps et visage » utilisée<br />

dans le sens de perdre son nom, et « défacer la face du visage » qui a été interprétée<br />

comme « blesser l’ensemble des tra<strong>it</strong>s [=face] de cette partie du corps [=visage]<br />

Plus qu'une autre partie du corps, le visage accorde en effet beaucoup d’importance aux<br />

yeux de l’homme. Il est censé représenter sa personnal<strong>it</strong>é propre et une blessure au<br />

visage est plus grave qu’ailleurs, moins parce qu'elle atteint la beauté qu’en raison de<br />

l’altération qu’elle provoque dans ce qui est le miroir de l’âme. C’est l’ensemble des<br />

tra<strong>it</strong>s, c’est la physionomie qui, avec une sincér<strong>it</strong>é parfa<strong>it</strong>e, exprime tous les sentiments<br />

du cœur, les mouvements de l’espr<strong>it</strong> et le caractère de l’homme.<br />

Dès lors, pour dire l’hypocrisie ou la superficial<strong>it</strong>é d’un homme, plusieurs solutions<br />

étaient possibles, mais à partir du XIV e siècle deux expressions « faux visage » et « à<br />

double visage » et un néologisme, « masque », viennent rendre encore mieux cette idée<br />

de fausseté. Faux-visage et masque désignent également une pièce de cuir, de carton ou<br />

de velours, percée de trous, que l’on met sur le visage pour le dérober aux regards ou<br />

pour préserver le teint. Dès le début du XVII e siècle, masque s’étant imposé, faux visage<br />

disparaît.<br />

En outre, pour bien comprendre l’évolution sémantique de « trouver visage de bois » ou<br />

« trouver visage de pierre » , il est nécessaire d’étudier un des sens principaux de<br />

visage : « coté plan d’un objet, façade d’une maison ». Le passage du sens propre au<br />

sens figuré est très clair, l’idée de déception ayant obl<strong>it</strong>éré l’acception première de<br />

43


l’expression.<br />

Il est aussi intéressant d’étudier les expressions qui impliquent la notion de frontal<strong>it</strong>é et<br />

qui signifient avec certaines nuances, « résister, s’opposer à » : faire visage, dans le<br />

sens de « se placer en face de l’ennemi et s’apprêter à lui résister, même si celui de « se<br />

présenter » est également attesté, tenir visage et barbe d’homme, montrer visage, bien<br />

que la signification de « faire voir, donner à entendre » so<strong>it</strong> également attesté.<br />

Aux XVI e et XVII e siècles le lexique et l’évolution sémantique de visage portent<br />

témoignage de la « spir<strong>it</strong>ualisation » de ce mot et de l’emploi figuré que Montaigne a pu<br />

en faire. Le phénomène de spir<strong>it</strong>ualisation du visage consiste dans le passage de nombre<br />

d’ép<strong>it</strong>hètes et de verbes exprimant un mouvement de l’âme à la sémantique du visage,<br />

« Tous les mouvements de l’âme se peignent sur le visage ». En effet ce ne sont pas les<br />

mots eux-mêmes qui ont évolué mais la façon dont on scrute le visage, l’intérêt qu’on<br />

lui porte.<br />

Du XVIII e siècle à nos jours le visage v<strong>it</strong> une vie stable et sans heurts mais il est peut-<br />

être intéressant de signaler des emplois spéciaux du mot visage : visage dans le sens d'<br />

image, portra<strong>it</strong> ; visage comme personne - dans l’expression « malgré son visage » on<br />

entend « malgré lui », car on a tendance à identifier l’être avec une de ses parties, il<br />

s’ag<strong>it</strong> donc d’une adjonction d’une valeur stylistique particulière. Visage garde toujours<br />

son sens de partie antérieure de la tête ; visage comme « côté plan d’un objet, façade<br />

d’une maison » ; enfin visage comme façon, manière.<br />

Le français face suppose un latin vulgaire FACIA. Le latin classique FACIES est<br />

l’étymon d’où procèdent les mots dans les autres langues romaines. On relève face dans<br />

des œuvres du XII e siècle. Il semble résulter que la charge sémantique du latin vulgaire<br />

facia se réduisa<strong>it</strong> au sens unique de « visage ». Il éta<strong>it</strong> normal que, chargé de cette seule<br />

acception, le mot face fût utilisé principalement dans les descriptions de la beauté<br />

physique. Les auteurs du Moyen Âge lui ont attribué deux valeurs : la face éta<strong>it</strong><br />

considérée principalement comme la partie du corps, mais prise comme miroir de l’âme<br />

elle serva<strong>it</strong> en outre à caractériser la physionomie morale du héros, les dispos<strong>it</strong>ions<br />

naturelles de son être intérieur ou encore les sentiments fugaces, les impressions<br />

particulières qu’il éprouva<strong>it</strong> à un moment donné. Au XV e siècle l’évolution de face éta<strong>it</strong><br />

44


manifeste dans toute la l<strong>it</strong>térature de cette époque (il faudra<strong>it</strong> parcourir les ép<strong>it</strong>hètes, le<br />

domaine des comparaisons et les verbes : les groupes qu’ils formaient avec face<br />

désignaient presque toujours un mouvement, un geste).<br />

Au sens principal de « visage, physionomie » il faudra toujours rappeler celui spécial de<br />

présence et l'acception de surface, hér<strong>it</strong>age des expressions bibliques, empruntées à<br />

l’hébreu.<br />

Parmi les expressions d’origine médiévale les plus significatives : « de pleine face »<br />

pour signifier : à visage découvert, en parlant d’un mort ; « de prime face » qui vient du<br />

latin classique prima facie, au sens figuré de ouvertement ; « face à face » éta<strong>it</strong> fréquent<br />

dans les <strong>textes</strong> d’inspiration religieuse, tandis que « en la face » éta<strong>it</strong> us<strong>it</strong>é dans les<br />

œuvres profanes. La locution « en la face » pouva<strong>it</strong> s’employer dans le sens de « dans le<br />

visage ». Cette expression a disparu au XV e siècle pour donner naissance à « en face »<br />

et « en face de », que l'on peut traduire par « au visage de, devant le visage de ».<br />

Le XVI e siècle a été une époque glorieuse dans l’histoire du mot face, mais une époque<br />

glorieuse précède souvent des grandes catastrophes. Le XVII e siècle vo<strong>it</strong> s’opérer un<br />

changement profond dans la destinée de ce mot. A cause d’une expression burlesque et<br />

considérée malséante à l’époque, le mot face fut frappé d’interd<strong>it</strong> dans son sens premier<br />

de visage. On a gardé le mot dans les phrases consacrées et aussi pour les personnes, là<br />

où le style sublime le protégea<strong>it</strong> contre tout équivoque ( regarder en face, reprocher en<br />

face, résister en face, mais toujours sans l’article la ). Pourtant le mot visage éta<strong>it</strong> là<br />

pour le remplacer dans son rôle principal.<br />

Les expressions créées depuis le XVI e siècle sont les suivantes : « homme à deux<br />

faces » vala<strong>it</strong> pour faux, perfide, trompeur ; « changer de face » pour changer de<br />

visage ; « perdre, sauver la face » pour perdre ou sauver son prestige, face désignant la<br />

dign<strong>it</strong>é d’une personne ; « face à » pour en face de.<br />

Les sens spéciaux et techniques étaient aussi face comme visage dans la terminologie<br />

médicale, face comme joues ou comme tempes ou les cheveux qui couvrent les tempes,<br />

face comme partie antérieure de la tête des animaux ou comme longueur du visage<br />

humain, servant d’un<strong>it</strong>é de mesure, face surface, face aspect, face façade.<br />

45


Vout dérivé de l'étymon voltu, a une histoire très brève, à partir du moment où il<br />

appara<strong>it</strong> dans les <strong>textes</strong> français, au XII e s. Vidé de sa substance et de sa v<strong>it</strong>al<strong>it</strong>é<br />

première il se charge d'un sens nouveau : « représentation figurée, image ». Ayant<br />

désigné la crucifixion du Christ à Lucca 46 , en Italie, il serv<strong>it</strong> à dénommer toute image,<br />

toute représentation figurée. A cette acception il faut aussi ajouter celle de « figurine de<br />

cire servant à l'envoûtement », image de cire.<br />

Viaire « visage » a une histoire sémantique encore plus simple. Apparu vers le XIIe s. il<br />

disparaît de l'usage au XVe s. probablement pour des raisons extérieures au mot même.<br />

Façon à coté du sens général de « manière d'être, de se tenir, contenance, allure »<br />

désigna<strong>it</strong> aussi l'aspect du corps humain dans sa partie supérieure, tête et haut du buste<br />

et quelquefois physionomie du visage. Les seules occurrences de façon dans le sens de<br />

visage, à une époque où les poètes disposaient de plusieurs mots pour indiquer cette<br />

partie du corps, dépendaient de la versification.<br />

Enfin, figure : le français figure est un mot à la sémantique complexe, le sens de ce<br />

terme est difficile à définir, ses emplois techniques sont nombreux. Renson condu<strong>it</strong> son<br />

étude seulement dans le sens de visage.<br />

Mot savant emprunté au latin FIGURA, figure n’est employé durant tout le Moyen Âge<br />

que dans des acceptions particulières, techniques et l<strong>it</strong>téraires. Cela explique son<br />

introduction et extension tardives dans la langue parlée, mais dès le moment où il fut<br />

employé, il fut un concurrent dangereux des autres dénominations du visage. À partir de<br />

certains exemples, il ressort que le sens de visage attribué plus tard à figure se rapproche<br />

très fort de l’acception de « aspect, forme extérieure » et de celle de « forme<br />

représentée, image ». Il y a des cas isolés où figure possède le sens de visage.<br />

Sur le plan philosophique on ava<strong>it</strong> besoin au Moyen Âge du mot figure au sens<br />

étymologique, le mot forme étant encore pris dans son sens métaphysique et<br />

aristotélique. L’abandon de la scolastique, en faisant perdre à ce dernier sa valeur<br />

technique, lui a permis de se subst<strong>it</strong>uer à figure. La trans<strong>it</strong>ion para<strong>it</strong> avoir été fa<strong>it</strong>e par<br />

l’usage du mot forme pour désigner la figure extérieure des êtres vivants, considérée<br />

comme exprimant leur forme essentielle.<br />

46 Crocifissione del Cristo, dans l'église de Saint-Michel, Lucques.<br />

46


Sur le plan l<strong>it</strong>téraire on constate que souvent, dans les <strong>textes</strong> du XVIII e siècle surtout,<br />

figure désigne l’extérieur d’un être, s’opposant à espr<strong>it</strong> et mér<strong>it</strong>e qui marquent sa valeur<br />

intellectuelle et morale. Dans le sens de « aspect extérieur d’une personne » elle éta<strong>it</strong><br />

donc bien nécessaire et ça explique pourquoi figure so<strong>it</strong> demeuré si stable au cours des<br />

siècles et a<strong>it</strong> tardé à prendre le sens de « visage », ce qu’il f<strong>it</strong> seulement dans la langue<br />

commune et même populaire.<br />

C’est vers le milieu du XVII e siècle que figure a pris l’acception de « forme du visage »<br />

et au cours du XVIII e siècle le sens « visage » a été attribué à figure, même si avec peu<br />

de récurrences ; en tout cas, au XIX e les exemples sont nombreux et ne présentent<br />

aucune ambiguïté.<br />

Ce que les dictionnaires disent de figure « visage » : le témoignage des dictionnaires<br />

confirme que peu de <strong>textes</strong> au XVIII e attestent à coup sûr l’emploi de figure-visage mais<br />

la langue parlée sembla<strong>it</strong> bien le connaître.<br />

Pomey en 1671 la défin<strong>it</strong> ainsi : « la figure d’un homme. Hominis species, imago,<br />

figura, hab<strong>it</strong>us. Forma humana. Formae humanae species, figura. » -Richelet en 1680<br />

relève l’existence d’un grand nombre de sens techniques mais il ne fa<strong>it</strong> aucune mention<br />

de celui de visage. C'est Boiste qui en 1800 note le premier cas de figure-visage. Ce<br />

sens vient après ceux de « forme extérieure d’un corps », « représentation » et<br />

« symbole ». Pour Bescherelle en 1845 visage est encore un sens particulier de figure,<br />

l’acception première restant « forme extérieure des êtres, des choses matérielles ». Il est<br />

significatif que D'Hautel en 1808 déjà signale figure-visage dans le bas-langage, ainsi<br />

d'ailleurs que figurement, qui a le même sens.<br />

Je voudrais dresser ici une brève liste des locutions où entre le mot figure dans son sens<br />

de visage : figure à claques pour visage déplaisant, casser ou paumer la figure à<br />

quelqu'un pour donner un coup de poing sur le visage de quelqu'un, figure<br />

d'enterrement pour visage triste, figure à l'envers pour visage bouleversé, figure de<br />

déterré pour visage pâle.<br />

Avant de passer en revue les mots utilisés dans d'autres langues romanes pour parler du<br />

visage j'attarde brièvement mes réflexions sur un des termes étudiés par Renson dans le<br />

chap<strong>it</strong>re consacré à son entourage. Il s'ag<strong>it</strong> du mot masque : dans son sens premier de<br />

47


« faux visage dont on se couvre la figure » il est attesté depuis 1511, cependant très tôt<br />

masque a été employé dans le sens de « expression que l'on donne volontairement à son<br />

visage ». On repère le premier stade de son évolution chez Montaigne, Diderot mais ce<br />

n'est qu'au XIX e s. que le mot en arrive à designer l'expression du visage et le visage lui-<br />

même. Il faut remarquer cependant que le terme, même pris dans ce sens, ajoute à<br />

l'acception « visage » une nuance de fix<strong>it</strong>é, d'immobil<strong>it</strong>é qu'il do<strong>it</strong> à son sens premier.<br />

D'après ses dépouillements, masque visage apparaît pour la première fois dans un texte<br />

de Balzac en 1833. Pour en terminer avec son évolution, ce mot a pris le sens de<br />

« aspect anormal du visage, caractéristique d'un état physiologique ou pathologique »<br />

pour un emploi médical.<br />

3. Les autres langues romanes<br />

Le champ sémantique du visage en <strong>it</strong>alien est occupé presque entièrement par faccia,<br />

viso et volto. Ce sont les trois seuls mots importants et en même temps permanents,<br />

apparus tous les trois au XIII e siècle et encore bien vivants dans la l<strong>it</strong>térature moderne.<br />

Faccia est très employé dans les <strong>textes</strong> l<strong>it</strong>téraires même s’il vient en troisième pos<strong>it</strong>ion<br />

après viso et volto : attesté depuis le XIII e siècle et chez Dante, ce terme désigne le<br />

visage en tant que partie du corps. Dès cette époque il signifie aussi « tra<strong>it</strong>s, expression<br />

du visage, physionomie », mais il s’ag<strong>it</strong> d’une façon de considérer le visage plus qu’une<br />

évolution sémantique : simple partie du corps ou miroir de l’âme. Par rapport à<br />

l’importante influence biblique dans l’histoire du fr. face, il faut signaler que la langue<br />

<strong>it</strong>alienne ne l’enregistre pas. L’<strong>it</strong>alien faccia représente le latin vulgaire *FACIA et n’a<br />

guère été influencé par le latin biblique FACIES. Faccia para<strong>it</strong> être le mot le plus<br />

« populaire » parmi les trois, celui qui domine dans la langue parlée.<br />

Viso est la plus importante des dénominations <strong>it</strong>aliennes du visage. Venant du latin<br />

VISUS, il est dès le XIV e siècle le mot préféré des écrivains pour désigner le visage,<br />

très vivant à toutes les époques de la langue cultivée, peut-être moins au XX e siècle<br />

qu’il ne l’a été autrefois.<br />

Il jou<strong>it</strong> en effet d’une égale faveur dans tous les langages et dans tous les styles, sauf<br />

48


dans la langue familière et dans les dialectes.<br />

Volto, totalement absent des patois, est un mot très us<strong>it</strong>é dans la l<strong>it</strong>térature. Représentant<br />

du latin VULTUS, il est moins fréquent que viso mais employé souvent dans les <strong>textes</strong>,<br />

même au XX e siècle. Plus dans le sens de « tra<strong>it</strong>s, expression de la physionomie » que<br />

de « visage (physique) ». C’est un mot à la sémantique stable.<br />

En espagnol quatre termes importants, à des t<strong>it</strong>res divers, se partagent le champ<br />

sémantique du visage. Le plus ancien, faz, est le moins fréquemment attesté dans les<br />

<strong>textes</strong> : FACIES> face> fâče et fâč au XII e s.> haz en 1330, ils désignent<br />

essentiellement le visage, partie du corps; rostro et cara apparus vers 1140 sont le<br />

mieux représentés dans la l<strong>it</strong>térature : le latin ROSTRUM qui ava<strong>it</strong> le sens de « bec,<br />

museau », a été gardé dans l’espagnol rostro avec cette acception, ainsi que celles de<br />

« lèvre » et « bouche » dans la signification de visage. Sans occuper la première place, il<br />

est un terme important pour indiquer la partie du corps. Cara a par contre une<br />

sémantique extrêmement riche, les expressions où il est employé sont nombreuses et<br />

très variées. Gesto enfin est beaucoup moins souvent utilisé, parce que ce n’est<br />

qu’accessoirement que ce mot a le sens de visage. Il désigne « l’expression fug<strong>it</strong>ive de<br />

la figure », « mine que prend le visage », mais la plupart du temps il indique les gestes<br />

et les att<strong>it</strong>udes d’une personne.<br />

En portugais : rosto, dérivé du latin ROSTRUM, est le mieux attesté des noms portugais<br />

du visage. Comme pour l’espagnol, au début il éta<strong>it</strong> empreint d’une valeur péjorative<br />

qui n’apparaît cependant plus dans les premières attestations l<strong>it</strong>téraires ; face dérivé de<br />

l’étymon latin, désigne surtout le visage considéré comme partie du corps. Les<br />

dictionnaires n’attribuent d’ailleurs pas à ce mot le sens de « physionomie ». Vulto au<br />

contraire est employé dans le sens de « mine, physionomie » et il est encore vivant dans<br />

la langue portugaise ; cara même si peu us<strong>it</strong>é dans la l<strong>it</strong>térature a une sémantique assez<br />

variée et employé dans des expressions aussi nombreuses qu'en français, bien<br />

qu'inconnu avant le XV e s. Il a le sens de « visage », plus rarement celui de « mine,<br />

physionomie », mais aussi « apparence », « présence » et au pluriel « mines, grimaces ».<br />

Gesto indique le geste, le mouvement des membres et ne prend le sens de visage que<br />

49


chez les "classiques" 47<br />

4. Les langues germaniques<br />

Après les langues romanes il sera<strong>it</strong> aussi intéressant d'étudier la sémantique du visage<br />

dans le groupe germanique, particulièrement en anglais et en allemand, langues dans<br />

lesquelles Beckett a vécu ou au moins écr<strong>it</strong>, et de comparer surtout la traduction<br />

anglaise à la traduction française - de l'auteur - vu que le choix d'écrire dans telle ou<br />

telle langue éta<strong>it</strong> significatif. Mes compétences en la matière ne me permettant pas cette<br />

étude et Renson ne reportant que sommairement les emprunts linguistiques des<br />

dénominations françaises du visage, je me lim<strong>it</strong>e à attester que l'anglais depuis le<br />

Moyen Age conna<strong>it</strong> les termes face et visage et à une date plus récente les mots<br />

physiognomy, mien et figure, tous encore employés en anglais moderne. Je laisse<br />

ouverte ici une possible future piste de recherche qui pourra<strong>it</strong> apporter des éléments<br />

intéressants de réflexion, convaincue que toutes les écr<strong>it</strong>ures les plus révolutionnaires<br />

réactivent aussi bien la force sédimentée dans l'histoire d'une langue.<br />

5. La ''langue beckettienne''<br />

Je pense que Beckett réactive l'extension de la sémantique du visage, qu'il ré-arpente<br />

l'éventail des acceptions et des occurrences, en déjouant en même temps celui qui<br />

pourra<strong>it</strong> être une facile attribution d'un terme à tel ou tel autre visage.<br />

Les possibil<strong>it</strong>és sont très riches : on passe des visages qui assument et gardent très<br />

clairement une de ses acceptions à ceux qui à l'intérieur du même terme hés<strong>it</strong>ent entre<br />

ses différentes acceptions, de ceux qui trans<strong>it</strong>ent entre deux termes, avec une alternance<br />

assez nette, à ceux qui déjouent l'acception qu'ils présument manifester.<br />

Dans les premières pièces, telles que En Attendant Godot ou Fin de partie les visages<br />

sont des figures, ils suggèrent plutôt une forme extérieure, détachée de toute intention<br />

47 J. Renson l'a relevé dans les Lusiades.<br />

50


intimiste, ils suggèrent l'aspect général du personnage : ils sont ornés d'accessoires, de<br />

chapeaux et lunettes qui se combinent avec leur allure bo<strong>it</strong>euse ou traînante. Si<br />

l'attention est portée sur leurs expressions, c'est seulement dans le sens d'une surface<br />

crispée, des impressions fugaces passent sur leurs faciès et se fixent dans l'exagération<br />

pour quelques secondes, comme des gestes-grimaces trans<strong>it</strong>oires. Parfois, comme dans<br />

le cas de Nagg et Nell ou de Lucky on a l'impression que leur faciès trans<strong>it</strong>e vers un<br />

devenir-animal 48 : un devenir-ver, un devenir-chien ou cheval. Hamm au contraire<br />

semble réactiver un faciès présence, ou son contraire. Je me réfère au drap qui au début<br />

de la pièce lui couvre le visage, au même t<strong>it</strong>re que le mouchoir taché de sang qui la<br />

conclut. Le drap revient comme une r<strong>it</strong>ournelle dans l'œuvre beckettienne, une sorte de<br />

Saint Suaire qui présentifie le visage dans son absence.<br />

Un choix totalement différent est celui de Pas moi, un visage-os. Il représente l'organe<br />

de la parole, la bouche, mais aussi la faculté même de la parole ; la phonation et<br />

l'articulation deviennent tellement présentes, trop présentes que os se charge aussi de<br />

sa deuxième acception. L'invasion et l'illocabil<strong>it</strong>é de la bouche font perdre la perception<br />

du visage derrière, il disparaît sous le débordement de ce trou, "l'insupportabil<strong>it</strong>é" de sa<br />

vision la transforment en un os (Gorgonis) insoutenable.<br />

Un visage-vout est représenté par May dans Pas. Au-delà de la visibil<strong>it</strong>é rédu<strong>it</strong>e qui le<br />

marque, la plupart du temps étant caché dans le noir de ses neuf pas, dans le son de ces<br />

pas, seul aux deux demi-tours du va-et-vient un faible spot l'éclaire, il est une sorte de<br />

crucifixion féminine, il fonctionne comme le vout dans la crucifixion de Lucca ou dans<br />

les représentations sacrées. A la Galerie Nationale of Ireland, que Beckett fréquenta<strong>it</strong><br />

assidument, est conservée une "Assomption de Sainte Marie Madeleine" de Don<br />

Silvestro dei Gherarducci 49 qui rappelle Billie Wh<strong>it</strong>elaw 50 dans Pas. On conna<strong>it</strong><br />

l'attention méticuleuse portée aux détails les plus infimes, aux mouvements du bras, de<br />

la main, du coude, de la tête liés à la part<strong>it</strong>ion musicale et rythmique du texte.<br />

Une autre référence picturale importante est celle relative au XXXII è chant de l'Enfer 51<br />

48 Faciès comme partie antérieure de la tête des animaux<br />

49 Illustrations n° 19 et 20<br />

50 D. McMillam et M. Fehsenfeld soulignent comme Beckett dams Pas a apporté un soin particulier au<br />

développement du schéma de l'iconographie chrétienne, spécialement en ce qui concerne l'image de la<br />

crucifixion et de la Passion. Il dédia<strong>it</strong> une méticuleuse attention à la pose et à l'allure que May deva<strong>it</strong><br />

garder.<br />

51 “Come noi fummo giù nel pozzo scuro / sotto i piè del gigante assai più bassi, / e io mirava ancora a<br />

51


dans la Divina Commedia, le cercle des traîtres à la patrie et aux parents proches. Ici les<br />

damnés sont maintenus jusqu'au cou dans une mer glacée, seulement la tête (res)sort de<br />

l'eau. Cette image revient dans Comédie, les trois personnages étant prisonniers jusqu'au<br />

cou dans des jarres : on devine leurs têtes lorsque le projecteur n'est pas dressé sur eux,<br />

on aperço<strong>it</strong> seulement la masse de la jarre et de la tête, contrairement aux moments où la<br />

lumière leur extorque la parole. Les mots déb<strong>it</strong>és à grande v<strong>it</strong>esse combinés à une<br />

expression impassible, figée et rigide, là aussi où des tics, des sanglots font surface et<br />

des rires éclatent, vont plutôt dans la direction d'un faciès, bien que l'ident<strong>it</strong>é que la<br />

fix<strong>it</strong>é sera<strong>it</strong> censée soutenir devienne abolie. Les trois faciès sont quasiment identiques<br />

dans leur indifférenciation. Autrement d<strong>it</strong>, leur ident<strong>it</strong>é n'est pas humaine mais c'est la<br />

mineral<strong>it</strong>é de la pierre, de la terre glaise des jarres qui les incorporent.<br />

Dans Film si réticent à la perception et dans Dis Joe si impassible qu'il so<strong>it</strong>, le visage<br />

fa<strong>it</strong> preuve d'un vultus. Il semblera<strong>it</strong> être une contradiction dans les termes, du moment<br />

que cette acception renvoie aux émotions, aux sentiments de l'âme, et au siège de leur<br />

expression, le haut du visage, les yeux. Bien qu'on ne puisse pas parler de sentiments,<br />

les yeux deviennent toutefois le lieu des états passagers de Joe et O, pour le premier il<br />

s'ag<strong>it</strong> de la tension croissante provoquée par la présence/écoute de la voix hors-champ à<br />

chaque fois que cette voix se rapproche, alternée avec la détente lors de sa dispar<strong>it</strong>ion<br />

présumée – le silence – pour le deuxième il s'ag<strong>it</strong> de la surprise et de l'horreur ressenties<br />

lorsque Œ dépasse l'angle d'immun<strong>it</strong>é, 45°, O entre en percipi.<br />

Cette fois et Quad I+II nous présentent au contraire des têtes, des volumes et des<br />

cav<strong>it</strong>és. Le Souvenant semble n'avoir pas de visage, légèrement incliné en arrière , de<br />

longs cheveux blancs dressés comme vus du haut sur un oreiller, il est comme obl<strong>it</strong>éré<br />

dans le ''rigor mortis'' mais en vertical, on aperço<strong>it</strong> le poids et la forme de sa tête,<br />

détachée pourtant du reste du corps. Le regard semble ne pas pouvoir s'arrêter sur ses<br />

tra<strong>it</strong>s.<br />

Les quatre silhouettes mouvantes nous suggèrent la présence d'une tête, voir d'un crâne.<br />

Ici le corps quoique caché sous une tunique reste présent, l'étoffe nous laisse deviner ses<br />

volumes. Le visage est donc réhabil<strong>it</strong>é dans l'acception de ''partie haute'', plutôt que<br />

l’alto muro, / dicere udi’mi: «Guarda come passi: / va sì, che tu non calchi con le piante / le teste de’<br />

fratei miseri lassi». Inferno XXXII, v. 16-21.<br />

52


antérieure voir frontale, du corps. Il appartient au corps.<br />

Même en supposant que le suffixe -age se so<strong>it</strong> ajouté à vis pour former visage a<strong>it</strong> été<br />

écarté au prof<strong>it</strong> d'autres explications, j'en tiens compte pour l'application qu'elle trouve<br />

dans Berceuse, par exemple. Je m'explique : -age encore vivant à notre époque est pour<br />

moi intéressant par sa fonction de créer des déverbaux qui expriment une action, l'action<br />

dont il s'ag<strong>it</strong> est celle du vis avec toute la sémantique de la vision qu'il dérive 52 . Je<br />

dirais : l'action de faire visage. Le bercement régulier du noir à la lumière et vice-versa<br />

de la lumière au noir suggère l'acte de se faire d'un visage, le passage d'un substantif à<br />

ce qui n'est pas encore un verbe mais garde par le moyen de ce suffixe la notion de<br />

déroulement, de fabrication, qui l'accompagne.<br />

...Que nuages...déplace cette action plutôt dans les mots, elle devient une action<br />

d'invocation du visage désiré, de sorte que plutôt que l'appar<strong>it</strong>ion et la formation d'un<br />

visage, il s'ag<strong>it</strong> de se mettre en présence d'une face, qui de biblique a seulement<br />

l'acception justement de présence et la dévotion qu'on lui rend.<br />

Mais il sera<strong>it</strong> assez stérile d'entamer un repérage détaillé de toutes les occurrences du<br />

visage beckettien, de réduire tout à une nomenclature établie, l'enjeu est plutôt d'ouvrir<br />

et de découvrir la richesse des différentes solutions, sans pourtant en rester à une simple<br />

suggestion. Sauf quelques cas isolés où l'accès au visage est manifeste et la poursu<strong>it</strong>e<br />

d'une forme est condu<strong>it</strong>e jusqu'à son épuisement, Beckett réactive sur une même surface<br />

visagière des acceptions diverses. Le résultat est une articulation polyvoque du visage,<br />

moins statique que ce qu'on ava<strong>it</strong> soupçonné, que ce qu'il sembla<strong>it</strong> en apparence. Si on<br />

revient par exemple à un des derniers cas mentionnés, précisément celui de F dans<br />

Berceuse, sur scène on vo<strong>it</strong> se succéder à un faciès immobile et impassible dans ces<br />

tra<strong>it</strong>s, une sorte de imago funéraire, un vultus, mais juste le temps de prononcer le mot<br />

''Encore'', le temps que l'os se donne. Il s'anime d'une forte expression lorsque<br />

l'énonciation est re-centrée dans un corps. Pourtant le mouvement qui accompagne non<br />

seulement le rythme des mots de V mais aussi ce visage, rend un vis + -age, c'est-à-dire<br />

un visage qui se fa<strong>it</strong> et défa<strong>it</strong>.<br />

On l'aura bien compris, la richesse et la polysémie des images scéniques s'articulent à<br />

52 Je me permets ici d'utiliser trans<strong>it</strong>ivement un verbe intrans<strong>it</strong>if.<br />

53


celles des <strong>textes</strong> et de la voix qui nourr<strong>it</strong> ces derniers. Les images possèdent cette<br />

ouverture parce que déjà l'écr<strong>it</strong>ure contient la question du visage, et pas seulement<br />

l'écr<strong>it</strong>ure théâtrale. Dès les Nouvelles et Textes pour rien (1950) : « on sera<strong>it</strong> dans une<br />

tête [...] je cherche à être comme celui que cherche, dans ma tête, que ma tête cherche,<br />

les yeux exorb<strong>it</strong>és derrière mes paupières » 53 , jusque dans Cap au pire (1983) où on<br />

retrouvera la tête inclinée sur les mains atrophiées. Ne pas c<strong>it</strong>er L'innommable sera<strong>it</strong> un<br />

dél<strong>it</strong> « Moi je sais que j'ai les yeux ouverts (...) il y a la façon de couler des larmes, qui<br />

me coulent sur toute la figure, des yeux aux mâchoires, et jusque dans le cou (...) il me<br />

semble, sur un visage penché, sur un visage renversé. Mais je ne dois pas confondre la<br />

dro<strong>it</strong>ure de la tête avec celle du regard ».<br />

53 S. Beckett, Nouvelles et Textes pour rien, éd<strong>it</strong>ions de Minu<strong>it</strong>, 1955, p.125 et 145-146.<br />

54


II. VISAGE ET MASQUE<br />

Le grand absent de la famille linguistique du visage que, finalement, on convoque dans<br />

ces lignes est le masque, mais le fa<strong>it</strong> que son appar<strong>it</strong>ion a<strong>it</strong> été si retardée, à l'exception<br />

d'une brève allusion précédemment, dépend moins d'un choix de méthodologie que de<br />

l'importance qu'il recouvre au sein de cette étude, raison pour laquelle je lui ai réservé<br />

tout un chap<strong>it</strong>re. Sous le même mot français, masque, deux différentes épistémès – au<br />

sens foucauldien du terme – se mettent en place. Une dramaturgie contemporaine telle<br />

que Beckett l'offre et celles de la figure qui, comme le fil rouge d'Ariane, la suivent, par<br />

le retra<strong>it</strong> qu'elles font de la subjectiv<strong>it</strong>é intentionnelle et par le décollement qu'elles<br />

opèrent de l'énoncé et de son énonciateur, ouvrent des articulations évidentes avec la<br />

théâtral<strong>it</strong>é romaine, avec la persona et en même temps, au moins en ce qui concerne la<br />

spécific<strong>it</strong>é de mon étude, gardent un fort hér<strong>it</strong>age grec, à savoir l'a priori visuel du<br />

visage.<br />

Deux réal<strong>it</strong>és pour nous bien distinctes et parfois complémentaires sinon opposées, sont<br />

fondues dans la culture grecque sous une même dénomination, appréhendées l’une et<br />

l’autre sous la notion globale de « face » : le terme le plus fréquemment employé pour<br />

designer le masque est celui-là même qui sert à dire le visage. Prosopon.<br />

Contrairement à nos hab<strong>it</strong>udes linguistiques et mentales, latinophones, où le masque,<br />

persona, n’a aucun lien étymologique avec le visage, vultus ou facies, et ne découle pas<br />

de la notion de vision parce qu’il a été compris par les Romains eux-mêmes par ses<br />

qual<strong>it</strong>és sonores, c'est-à-dire un porte-voix, « ce à travers quoi le son est émis » 54 ,<br />

puissance surgie du séjour des ténèbres, de l’invisible et de l’informe, du monde des<br />

morts où il n’y a plus de visages, les masques des Grecs aussi visuels et visibles que les<br />

visages avec lesquels ils se confondent, n’ont d’existence que sous la lumière du jour, et<br />

ne se définissent que par rapport à un regard. Leurs significations et leurs valeurs<br />

symboliques ne peuvent être comprises qu’à travers celles du visage, le prosopon<br />

précisément.<br />

54 F. Dupont, L'orateur sans visage. Essai sur l'acteur romain et son masque, Puf, 2000, p. 156.<br />

55


1. Prosopon-visage<br />

Le visage s’ancre dans le visuel, dans le champ sémantique de la vue, il est « ce que l’on<br />

présente à la vue » : ce qui se trouve sous le metopon -la partie supérieure de la tête, le<br />

front- ou selon Aristote la partie comprise entre la tête et le cou, et qui, sauf peu<br />

d'exceptions, lui refusent une attribution exclusive à la face humaine, do<strong>it</strong> son nom à la<br />

fonction qu'il exerce, l'homme étant le seul être à se tenir dro<strong>it</strong> et, par su<strong>it</strong>e, à regarder<br />

de face et à émettre sa voix en face. Ce parallélisme entre la voix, le regard et le devant<br />

lui est essentiel, le visage est ce qui « vo<strong>it</strong> en avant ». Au contraire de metopon qui se<br />

compose de meta « parmi, avec » et de ops « œil, visage », et qui donc indique l'espace<br />

entre les deux yeux, prosopon formé par le préfixe pros «vers, en face » 55 qui signifie<br />

« ce qui est face aux yeux », devant les yeux de celui qui regarde, ne se défin<strong>it</strong> pas alors<br />

par sa s<strong>it</strong>uation/pos<strong>it</strong>ion dans la total<strong>it</strong>é d'un corps mais par les éléments offerts à la vue.<br />

Conséquence de cette objectivation, le prosopon, substantif neutre, ne possède pas de<br />

nominatif. Pas de marque d'un sujet distinct de l'objet. De fa<strong>it</strong> il occupe dans la structure<br />

syntaxique de la phrase, la pos<strong>it</strong>ion d'un complément. La représentation de soi-même<br />

s'opère du dehors et exige un spectateur externe, que le sujet se fabrique en se dissociant<br />

de ses propres regards : « vous, mes yeux » sont invoqués à se faire sujets du voir. La<br />

valeur passive est toutefois soumise à un principe de réversibil<strong>it</strong>é, du seul fa<strong>it</strong> qu'il est<br />

vu le prosopon devient ce qui vo<strong>it</strong>, l'œil étant un organe à la fois actif et passif, le voir<br />

n'étant séparé de l'être vu 56 .<br />

La réciproc<strong>it</strong>é visuelle est à la base de la conception grecque de l'ident<strong>it</strong>é, la<br />

connaissance de soi passe par l'autre. Le prosopon que chacun présente à la vue d'autrui,<br />

inaccessible à la vision directe, est accessible grâce à l'autre, à son visage, à ses yeux.<br />

C'est pour cette raison que les Grecs refusent d'appeler visage les tra<strong>it</strong>s rigides du<br />

défunt, pour eux les morts n'ont plus de visage ni de regard et ils ont recours par<br />

conséquence à un autre mot pour le nominer, tête. Le face-à-face qui règle les relations<br />

55 Une valeur d'orientation.<br />

56 L'accusatif qui sous-tend à cette conception du visage nous lie directement à Film. Le visage ou l'œil<br />

qui dans le vis-à-vis permettent à l'homme de se voir, de se percevoir et que le recours à l'accusatif ou<br />

au vocatif « les yeux, regardez-moi » résume bien, trouve dans cette pellicule le même tra<strong>it</strong>ement.<br />

L'œil qui est dans percipere et l'œil qui est dans percipi, sauf le refus de ce dernier d'être vu. Cette<br />

question éta<strong>it</strong> déjà bien présente dans Comédie lorsque H demande « Est-ce que je suis seulement<br />

vu? ».<br />

56


humaines est dans ce cas incomplet et inégal, un hiatus sépare ceux qui voient et ont<br />

encore un visage de ceux dont la vue s'est éteinte et dont la face est soustra<strong>it</strong>e aux<br />

regards des vivants. Les morts perdent leur visage et deviennent des têtes sans forces,<br />

des têtes qui n'impliquent nullement le regard d'autrui. La mort entraîne une disjonction<br />

et une incompatibil<strong>it</strong>é entre la tête et le visage 57 , ne rencontrant que de rares<br />

exceptions 58 . Exemplaires à ce propos sont les images de Cyrène, une divin<strong>it</strong>é funéraire<br />

dont la face totalement lisse est offerte hab<strong>it</strong>uellement dans l'encadrement d'une<br />

chevelure minutieusement travaillée, en évident contraste avec l'absence monstrueuse<br />

des tra<strong>it</strong>s et des organes 59 , ou autre solution, elle est esquissée sous les plis transparents<br />

d'un voile de pierre 60 qui s'interpose entre le regard des vivants et sa tête.<br />

Suivant au contraire les coutumes latines, à Rome lors des funérailles d’importance, il<br />

éta<strong>it</strong> d'usage de porter les imagines majorum : il s'agissa<strong>it</strong> de masques modelés et peints<br />

à partir de l’empreinte du visage du mort prise dans la cire, donc des faces aveugles aux<br />

yeux fermés, aux paupières cousues.<br />

Ces images étaient portées, per<strong>it</strong><strong>it</strong>hentes, dans le convoi funéraire par des figurants qui<br />

ressemblaient quant à la taille, l’allure et aux vêtements, au défunt. Ce participe décr<strong>it</strong><br />

très bien ce port du masque, il signifie « porter autour de soi », soulignant de ce fa<strong>it</strong> que<br />

le masque ne se réduisa<strong>it</strong> pas à une simple face, souvent le masque comporta<strong>it</strong> une<br />

calotte avec perruque. Le porteur en effet introduisa<strong>it</strong>, enfila<strong>it</strong> la tête entière dans le<br />

masque. Le mort dans la culture romaine posséda<strong>it</strong> donc encore un visage.<br />

2. Prosopon-masque<br />

Si le terme grec qui désigne le masque est le même que celui qui désigne le visage, ce<br />

n'est pas que ce dernier so<strong>it</strong> conçu comme un masque ; le prosopon-masque ne masque<br />

pas, il donne à voir. Au même t<strong>it</strong>re que son homonyme, il ne s'aborde que de l'extérieur,<br />

par un mode tout externe de présence à soi. Il n'a pas pour fonction de cacher le visage<br />

57 Au contraire chez les vivants le visage et la tête peuvent être équivalents.<br />

58 Œdipe devant les cadavres des fils d'Antigone, en raison de sa céc<strong>it</strong>é appelle leurs tra<strong>it</strong>s visage, pour<br />

lui encore concevables et dicibles. De même, dans la bataille d'Arbèles, les têtes des soldats morts sont<br />

encore dotées de prosopon en raison de leurs yeux encore ouverts sur le monde.<br />

59 Le personnage de May dans Pas<br />

60 Dans Dis Joe, le visage de pierre de la femme.<br />

57


qu'il recouvre, à l'opposé, il l'abol<strong>it</strong> et le remplace complètement. « Occulté par un<br />

nouveau prosopon [masque], il [visage] fa<strong>it</strong> l'objet d'une scotomisation aussi verbale<br />

que mentale » 61 ou pour utiliser les mots de Marie-José Mondzain, il incarne un autre<br />

visage au lieu de l'incorporer/ le personnifier.<br />

Au théâtre donc, sous le masque dramatique le visage de l'acteur grec n'existe pas, son<br />

ident<strong>it</strong>é n'est pas prise en considération, à l'exception de la seule voix : c'est l'acteur qui<br />

grâce à ses qual<strong>it</strong>és vocales redonne vie et voix aux différentes figures. Et à côté de la<br />

performance vocale, les pieds 62 aussi jouent un rôle important, le reste de la gestual<strong>it</strong>é<br />

étant très lim<strong>it</strong>é et codifié. Visage, voix, pieds.<br />

Les peintures des vases attiques témoignent que lorsqu'un masque éta<strong>it</strong> mis, il n'éta<strong>it</strong><br />

plus représenté comme tel : sauf la bouche, qui pouva<strong>it</strong> être représentée ouverte ou<br />

fermée selon les cas, les yeux étaient toujours rigoureusement pleins, avec iris et<br />

prunelles peintes. Les Grecs attribuaient au masque les mêmes yeux qu'au visage, ils le<br />

tra<strong>it</strong>aient rarement comme une face artificielle, vu leur difficulté à chosifier ce qui porte<br />

le nom de ce qu'il y a de plus vivant en l'homme – le visage et son regard.<br />

Au théâtre la fascination propre au prosopon réside dans la cohab<strong>it</strong>ation du prosopon<br />

optique, le masque rigide, avec le prosopon textuel, le visage, à savoir la fix<strong>it</strong>é de<br />

l'expression faciale des masques et la mouvance des visages évoqués par le texte, la<br />

rigid<strong>it</strong>é impassible des uns et l'émouvante sensibil<strong>it</strong>é des autres, le visage vivant et le<br />

masque inanimé mais réel et matériel. Ce contraste est également (remis) à l'œuvre dans<br />

les visages beckettiens, sur une même surface ils absorbent ces deux instances et ces<br />

deux acceptions de prosopon, originairement identiques. Mais née dans une culture<br />

latine je ne peux que m'exprimer par les registres qu'elle m'a appris : Beckett superpose<br />

dans l'extension faciale le visage et le masque. L'image de Cette fois vient en premier à<br />

l'espr<strong>it</strong>, la face fixe-neutre-inexpressive-impassible-pétrifiée-rigide comme un masque<br />

du Souvenant, élevée à trois mètres au milieu de la scène, dévorée par le flux<br />

pluridirectionnel des voix souvenantes autour de lui, animée à l'improviste par<br />

l'ouverture successive et répétée, à des endro<strong>it</strong>s précis, des yeux. Elle renvoie soudain à<br />

61 F. Frontisi-Ducroux, Du masque au visage. Aspects de l'ident<strong>it</strong>é en Grèce ancienne, Flammarion,<br />

1995, p. 49.<br />

62 Ibid., p.41. A l'occasion de la mise en scène de Pas moi à la Maison du Japon, à Paris, pendant le<br />

festival consacré à Beckett en 2007, Pierre Chabert suggéra<strong>it</strong> l'importance des pieds dans les pièces de<br />

l'auteur.<br />

58


celle de Berceuse - une sorte de oscillum 63 - qui au-delà de l'intervention externe du<br />

mouvement mécanique de la chaise reste immobile dans sa posture la plupart du temps,<br />

« visage blanc sans expression », à l'exclusion des cinq moments où sa surface s'anime,<br />

les yeux grands ouverts elle prononce le mot bien connu.<br />

3. Prosopon/persona et la parole<br />

Mais tentons une autre approche. L'écart repéré précédemment entre la culture romaine<br />

et celle grecque en ce qui concerne l'att<strong>it</strong>ude visagière à l'égard des morts vaut et pour la<br />

perception des visages des vivants et pour les acteurs. Si les Grecs ont du mal à penser<br />

une inéquation faciale entre l'être et le paraître, vu qu'une dissimulation faciale est peu<br />

compatible avec la notion toute extérieure 64 du visage - c'est au logos qu'ils remettent<br />

cette fonction. La parole par une superpos<strong>it</strong>ion au prosopon devient un vér<strong>it</strong>able<br />

masque, dans l'acception latine et courante du terme, une persona verbale. La parole<br />

romaine au contraire ne pourra<strong>it</strong> jamais se superposer à la personne et assumer la<br />

fonction de masque, puisque elle est conçue comme son prolongement. Une éventuelle<br />

discordance entre le sujet et sa parole n'est concevable que dans les termes d'une<br />

dialectique du présent et de l'absent, et non du caché/dévoilé. Je m'explique. Si la<br />

présence physique est le mode sur lequel la coïncidence entre sujet/parole est étayée, le<br />

modèle à lui contraire – celui du mensonge et de la discordance – est l'absence,<br />

autrement d<strong>it</strong>, un énoncé sans corps, un énoncé sans visage et sans voix comme celui<br />

oralisé par un messager, puisque la parole mensongère est oralisée par la bouche d'un<br />

autre, dont le corps ne peut être qu'un porte-voix. Il ne peut faire voir sur son visage et<br />

par ses gestes ni faire entendre par sa voix la vérac<strong>it</strong>é de ses mots. Dès que le corps du<br />

sujet d'une énonciation mensongère est présent, la discordance se fa<strong>it</strong> voir et entendre<br />

dans une actio 65 inadéquate, incongrue. Gestes et parole ne coïncident pas, l'énonciation<br />

63 Visages de cire qui dérivent leur nom du mouvement oscillatoire.<br />

64 Une éventuelle oppos<strong>it</strong>ion se l<strong>it</strong> toute en surface, à fleur de peau, comme un contraste entre le bas et le<br />

haut du visage, entre par exemple dans l'Iliade les lèvres d'Héra qui se forcent à sourire et le front qui<br />

trah<strong>it</strong> une inquiétude. Tout comme celui qui modifie perpétuellement son visage, l'hypocr<strong>it</strong>e, est<br />

condamné à perdre son ident<strong>it</strong>é pour toujours : la surface artificiellement modifiée devient son<br />

indissociable peau.<br />

65 Elle vient du verbe agere<br />

59


ne correspond pas à l'énoncé. Même s'il n'est pas pertinent d'avoir recours au terme<br />

« vér<strong>it</strong>é » aux alentours de Beckett, je voudrais emprunter les mots de Florence Dupont :<br />

« la vér<strong>it</strong>é ne s'énonce pas d'une voix neutre, le visage inexpressif, le corps figé » 66<br />

parce qu'elle anime le sujet parlant, le logos est son prolongement, il est agere et non<br />

représentation, l'énonciation s'élabore de la présentation de soi, de la présence visible et<br />

audible du corps.<br />

Cela d<strong>it</strong>, la performance théâtrale romaine est vue comme un dispos<strong>it</strong>if de machines<br />

parlantes produ<strong>it</strong>es par des corps éloquents sans sujet, le texte théâtral est une<br />

compos<strong>it</strong>ion de paroles sans sujet réel. Sur le plateau on coupe la tête de l'orateur et la<br />

façon de lui couper la tête sans lui ôter la vie consiste à recouvrir son visage d'un<br />

masque. Si on supprime le visage d'un homme, imago animi, pour le remplacer par un<br />

masque, on le prive de son autonomie de sujet. Su<strong>it</strong>e à cette soustraction, l'acteur se<br />

disloque et se recompose à partir du masque-persona qui va fonctionner à la place du<br />

visage, mais d'un visage qui n'est pas le miroir d'une âme. Le jeu du comédien est créé<br />

alors à partir des deux const<strong>it</strong>uants de l'actio de l'orateur, le geste et la voix, mais isolés<br />

et divisés. L'homme éloquent se défa<strong>it</strong> et se fragmente en voix, mots, gestes dont<br />

s'empare chaque artiste de la scène pour en faire chacun sa spécial<strong>it</strong>é. Même répart<strong>it</strong>ion<br />

des composantes est repérable dans les pièces beckettiennes qui court-circu<strong>it</strong>ent<br />

progressivement la voix du corps des personnages, d'une in<strong>it</strong>iale opération<br />

d'incongruence entre « intentions » et actions ou, d'un agencement parallèle mais différé<br />

des deux, tel que La dernière bande offre, à une défin<strong>it</strong>ive scission, Cette fois par<br />

exemple.<br />

La décompos<strong>it</strong>ion de l'orateur que je viens de décrire s'explique par le fa<strong>it</strong> que, à la<br />

différence du prosopon grec qui, qualifiant le masque théâtral de visage, subst<strong>it</strong>ue le<br />

visage du personnage au visage de l'acteur, de sorte que dans les représentations<br />

figurées, comme précédemment d<strong>it</strong>, ce masque n'est jamais visible quand il est porté, la<br />

persona romaine n'est pas un visage, elle masque le visage de l'acteur sans lui subst<strong>it</strong>uer<br />

un autre visage, sur les représentations le visage de celui-ci est bien présent sous le<br />

masque. Le mot persona n'est jamais employé à Rome pour indiquer le visage, il<br />

désigne, en dehors de la scène, la personne juridique ou grammaticale ; son étymologie 67<br />

66 F. Dupont, L'orateur sans visage. Essai sur l'acteur romain et son masque, Puf, 2000, p. 132.<br />

67 Les Romains lui ont donné cette étymologie que les linguistes contemporains au contraire ne partagent<br />

60


le recondu<strong>it</strong> au verbe personare « faire résonner à travers », lieu de passage de la voix<br />

de l'acteur. L'un<strong>it</strong>é voix-visage qu'implique le terme latin os, qui est à la fois bouche,<br />

visage et regard, est brisée, la voix isolée du visage. Cependant, même si la persona<br />

n'est pas un autre visage comme dans le théâtre grec, elle organise une visibil<strong>it</strong>é<br />

spectaculaire, elle est de fa<strong>it</strong> un vultus sans faciès, une expression isolée de l'ident<strong>it</strong>é,<br />

sans ident<strong>it</strong>é, ce qui ne correspond à aucune expérience humaine possible, sinon - mais<br />

inversement- à l'isolation des tra<strong>it</strong>s du défunt par l'imago, c'est-à-dire un faciès sans<br />

vultus. L'acteur romain, avant de jouer, contempla<strong>it</strong> le vultus figé du masque, il ava<strong>it</strong> un<br />

premier face-à-face technique avec ce qu'il portera<strong>it</strong>, sans passer donc par le texte, et<br />

pendant le jeu il assuma<strong>it</strong> aussi des poses statiques entre un mouvement et l'autre. Le jeu<br />

de tête, déterminé par le masque et l'absence de visage, deva<strong>it</strong> être alors très important,<br />

en lui permettant de passer d'un mode affectif au suivant.<br />

4. Les avatars du prosopon<br />

Parmi les significations supplémentaires, accessoires, dont le prosopon s'enrich<strong>it</strong><br />

pendant son évolution sémantique – personnage, à partir du II e s. avant notre ère, et<br />

individu dans les questions platoniciennes- personne en tant que personne grammaticale<br />

retient toute mon attention, là où l'exhib<strong>it</strong>ion du visage et de la figure est parallèle au<br />

logos. Le prosopon devient à la fois personnage agissant, c'est-à-dire parlant tout en<br />

montrant son visage, et personne verbale. Pas moi peut se lire comme la pièce de la<br />

personne verbale qui s'acharne à se débarrasser de ''je'' pour atteindre ''elle'', pendant<br />

qu'un ''tu'', l'Aud<strong>it</strong>eur, écoute.<br />

5. L'anti-prosopon<br />

Dans la culture grecque on a quand même attribué une place au correspondant « orateur<br />

sans visage » romain. De fa<strong>it</strong> à côté du prosopon se dresse Gorgo, le paradigme du non-<br />

prosopon, du non-visage. Elle ne prétend pas au dro<strong>it</strong> d'appellation trad<strong>it</strong>ionnelle, elle<br />

pas.<br />

61


en forge une autre, face à l'interdiction qui la hante.<br />

Le mot gorgoneion, exigé par son incompatibil<strong>it</strong>é et sa radicale divers<strong>it</strong>é, dérive<br />

exactement du nom de Gorgo, appelé aussi Méduse, qui contrairement à ses sœurs<br />

Sthéno et Euryale ava<strong>it</strong> le malheur d’être mortelle et fut décap<strong>it</strong>ée par Persée. Le nom<br />

qui désigne cette face grimaçante, cette vision effroyable qui provoqua<strong>it</strong> la pétrification<br />

et la mort de celui qui la regarda<strong>it</strong> n’est pas visuel, mais tout d'abord c'est un terme<br />

d’origine aud<strong>it</strong>ive, ( voir gorge, l’arrière-gorge) il évoque les bru<strong>it</strong>s divers qui escortent<br />

ces créatures mythiques, et en particulier tous les sons qui éclatent au moment de la<br />

mort de Méduse : gargouillis du sang, grincements de dents, gémissements et<br />

grondements furieux, claquements de mâchoires, sifflements des serpents de sa<br />

chevelure. Les mortels qui croisent son regard sont statufiés, fixés, paralysés dans la<br />

pierre pour toujours.<br />

Face interd<strong>it</strong>e parce que mortifère, sa frontal<strong>it</strong>é la renda<strong>it</strong> inév<strong>it</strong>able aux regards, elle<br />

interpella<strong>it</strong> et interpelle toujours celui qui la vo<strong>it</strong>, en rendant canonique celle qui éta<strong>it</strong><br />

une exception à la norme figurative grecque. L'antiface n'est représentée en peinture et<br />

par l'art plastique que de face, dans un inéluctable affrontement des regards, elle ne<br />

possède pas de profil. Le contour de sa tête est humanoïde mais les éléments humains<br />

s'y conjuguent avec des parties animales telles que serpents, bœuf, lion, sanglier -<br />

cheval et oiseau pour le corps - l'hybridation fourn<strong>it</strong> une solution à la représentation du<br />

non-visible, en lui subst<strong>it</strong>uant le jamais-vu. Sa bouche souvent est présentée distendue,<br />

aux dents alignées, aux crocs acérés, la langue bien exorb<strong>it</strong>ée, ou mieux, tirée et les<br />

yeux écarquillés.<br />

Par le fa<strong>it</strong> de ne pas pouvoir être regardée directement en face, Gorgo acquiert un statut<br />

avant tout iconique, elle ne peut être accessible aux humains que sous forme de eikon, la<br />

seule façon de la voir est l'image, l'image expurgée de toute sa nociv<strong>it</strong>é. Le gorgoneion<br />

fixe en les rendant visibles les tra<strong>it</strong>s impossibles de Gorgo, paralysant ses serpents,<br />

immobilisant les regards funestes et neutralisant ses pouvoirs mortels. En donnant un<br />

miroir à Persée pour réussir à vaincre son visage insoutenable, Athena invente l'image.<br />

C'est pourquoi l'on d<strong>it</strong> que la face interd<strong>it</strong>e de Gorgo est au centre d'un mythe de<br />

naissance de l'image ; de l'eikon d'un original non-visible on a fini par multiplier les<br />

représentations - gorgoneion- pour installer une image apprivoisée de la mort.<br />

62


Au-delà de l'importance revêtue par ce non-prosopon et par la notion d'anti-visage et de<br />

tête qui l'accompagne, ainsi que la riche réflexion offerte à l'univers beckettien, la<br />

particular<strong>it</strong>é de cette image eikon réside dans sa frontal<strong>it</strong>é assidue. La représentation du<br />

visage par le profil dans la céramique grecque éta<strong>it</strong> canonique et fonctionnelle, le profil<br />

étant à la fois dans l'ordre de la narration de l'image et de la compos<strong>it</strong>ion des relations<br />

visuelles entre les personnages représentés. Trois modes, le détournement, l'occultation<br />

et la frontal<strong>it</strong>é 68 du visage, marquaient l'interruption et la modification par infraction de<br />

cet ordre. L'autonomie de l'image éta<strong>it</strong> ainsi troublée à la faveur d'une apostrophè. Le<br />

recours à la frontal<strong>it</strong>é n'intervena<strong>it</strong> que dans des circonstances déterminées, voire<br />

exceptionnelles : pendant le sommeil, la où le dormeur éta<strong>it</strong> présenté ailleurs et sa<br />

facial<strong>it</strong>é marqua<strong>it</strong> son retra<strong>it</strong>, signe de l'absence dans l'apparente présence ; pendant la<br />

mort, du trépas héroïque du guerrier à la fin désolante des victimes, là où la face du<br />

mourant n'éta<strong>it</strong> jamais un prosopon actif, les yeux fermés ; enfin pendant l'ivresse et la<br />

folie. On pourra<strong>it</strong> les appeler les circonstances de l'altér<strong>it</strong>é.<br />

En ce qui concerne la frontal<strong>it</strong>é, cond<strong>it</strong>ion souvent explo<strong>it</strong>ée par Beckett, je voudrais<br />

remarquer de quelle manière elle est présente dans son écr<strong>it</strong>ure, même si un public n'est<br />

pas forcement présumé être là. A coté de la frontal<strong>it</strong>é rendue sur scène il y a la<br />

frontal<strong>it</strong>é comme cond<strong>it</strong>ion. Ici l'innommable rejoint Marguer<strong>it</strong>e Renaud dans la<br />

coerc<strong>it</strong>ion progressive à ne regarder que fixe, face à elle-même.<br />

« ici je ne peux compter strictement que sur mon corps, mon corps incapable du<br />

moindre mouvement et dont les yeux eux-mêmes ne peuvent plus se fermer comme<br />

ils faisaient autrefois (...) pour me reposer de voir et de ne pouvoir voir (...) ni se<br />

détourner, ni se baisser, ni se lever au ciel, tout en restant ouverts, mais sont<br />

contraints, centrés et écarquillés, de fixer sans arrêt le court couloir devant eux, où il<br />

ne se passe rien » 69<br />

6. Le prosopon figural et la voix<br />

L'intérêt pour l'appar<strong>it</strong>ion du terme figure ne réside pas seulement dans la sémantique du<br />

68 Ces trois modes reviennent constamment chez Beckett.<br />

69 S. Beckett, L'Innommable, éd<strong>it</strong>ions de Minu<strong>it</strong>, 2004, p.23.<br />

63


visible, étant définissable comme « forme envisagée par l'extérieur » et pour cette raison<br />

en parenté avec le mode tout externe d'appréhender le visage dans la culture grecque,<br />

mais aussi dans le croisement d'une sémantique verbale, le personare. On l'a vu, une des<br />

significations accessoires de prosopon est celle de personne verbale, personne<br />

grammaticale. Parler de figure dans ce contexte c'est pointer également la question du<br />

langage, à savoir de la voix. L'étude d'un théâtre figural demande alors une analyse<br />

attentive de la parole attribuée aux personnages, de la nature de cette parole et<br />

évidemment du rapport qui existe entre l'acte d'énonciation et le responsable de cette<br />

énonciation. Toutefois le terme responsable dans ce lieu risque de se charger d'un sens<br />

qui ne lui appartient pas, on lui préfère énonciateur ou émetteur, ils sont plus appropriés.<br />

Trad<strong>it</strong>ionnellement la parole s'analyse dans un rapport étro<strong>it</strong> à l'action ou à la s<strong>it</strong>uation,<br />

insérant le personnage dans l'une ou l'autre, et si parfois on ne peut pas repérer une<br />

adresse claire de cette parole, au moins on peut détecter un principe logique établi entre<br />

le pôle d'émission du discours et le discours même, alors que chez Beckett il faut<br />

redéfinir les façons dont le personnage continue à exister à travers les mots qu'il<br />

prononce, ceux-ci n'étant plus étalés sur le mode de la cohérence et de l'intention,<br />

encore moins de la logique. Il s'ag<strong>it</strong> d'une parole « qui n'a pas d'origine subjective et pas<br />

de but objectif » 70 , en d'autres termes elle ne se prolonge dans aucune action.<br />

En opposant à une dramaturgie de l'action et de la fable une dramaturgie des actes de<br />

parole – qu'elle so<strong>it</strong> laconique, anémique, loquace, logorrhéique – on subst<strong>it</strong>ue au<br />

personnage constru<strong>it</strong> et confirmé au fil du dialogue, une poétique d'ident<strong>it</strong>és<br />

performatives. Leur principe de caractérisation - on est autorisé à utiliser ce registre<br />

avec prudence – se confond avec le mouvement propre à leur énonciation. Ce dernier<br />

n'étant plus vectorisé par une action à mener, n'apparaît plus nécessairement ni<br />

intentionnel ni orienté. Cet affaiblissement du sujet derrière la parole n'a fa<strong>it</strong> que croître<br />

à mesure que les surfaces de langage ont gagné en autonomie, il n'est désormais plus<br />

indispensable qu'une cohérence so<strong>it</strong> repérable entre celui qui parle et ce qui est parlé. La<br />

coupure s'est fa<strong>it</strong>e plus profonde, les écarts se sont aggravés. Il ne s'ag<strong>it</strong> plus d'un théâtre<br />

70 “Cette voix qui parle sort de moi, elle me rempl<strong>it</strong>, elle clame contre mes murs, elle n'est pas la mienne,<br />

je ne peux pas l'arrêter, je ne peux pas l'empêcher de me déchirer, de me secouer, de m'assiéger. Elle<br />

n'est pas la mienne, je n'en ai pas, je n'ai pas de voix et je dois parler, c'est tout ce que je sais ».<br />

L'innommable, p.34.<br />

64


de conversation, qui déjà à son tour ava<strong>it</strong> décalé le périmètre d'action de la parole,<br />

l'intérêt semble s'être déplacé vers une parole qui se déploie indépendante, sans qu'il so<strong>it</strong><br />

plus indispensable de l'attribuer à qui que ce so<strong>it</strong>. La question qui surg<strong>it</strong> immédiate est<br />

alors : quel visage peut-il avoir l'(im)personnage auquel la parole trad<strong>it</strong>ionnelle a été<br />

retirée à la faveur d'une parole qui ne lui appartient pas ? Quel rapport s'instaure-t-il<br />

entre la voix qu'on entend et le visage qu'on vo<strong>it</strong> ?<br />

Les pièces les plus datées, celles où surv<strong>it</strong> encore une toute pet<strong>it</strong>e caractérisation des<br />

personnages, proposent une parole qui, malgré le constat d'être émise par les figures<br />

présentes sur scène - ce que j'appelle une coïncidence minimale – est privée de toute<br />

intention, ou mieux une parole qui non seulement n'est pas supportée ou confirmée par<br />

l'action mais niée et trahie par elle-même. L'intention, qui hab<strong>it</strong>uellement sous-tend une<br />

énonciation, déserte ici les gestes, lesquels au lieu de la prolonger dans une action, en<br />

réal<strong>it</strong>é la discréd<strong>it</strong>ent, la démentent.<br />

ESTRAGON – Sauvé de quoi ?<br />

VLADIMIR – De l'enfer<br />

ESTRAGON – Je m'en vais (Il ne bouge pas)<br />

VLADIMIR – Et cependant... (Un temps). Comment se fa<strong>it</strong>-il que... Je t'ennuie pas,<br />

j'espère ?<br />

ESTRAGON – Je n'écoute pas<br />

VLADIMIR (froissé, froidement ) – Peut-on savoir où monsieur a passé la nu<strong>it</strong> ?<br />

(...)ESTRAGON ( Sans geste ).- Par là<br />

VLADIMIR – Alors on y va?<br />

ESTRAGON – Allons-y.<br />

Ils ne bougent pas. 71<br />

Ce décalage s'étend aussi à d'autres langages, celui pictural par exemple, la langue<br />

verbale ne détenant pas de dro<strong>it</strong>s d'exclusiv<strong>it</strong>é. Dans Fin de partie les didascalies<br />

informent le lecteur que sur scène il y a un tableau accroché au mur, mais la face<br />

71 S. Beckett, En attendant Godot, éd<strong>it</strong>ions de Minu<strong>it</strong>, 1952, p.15, 10, 79, 138.<br />

65


tournée vers le mur, il n'y a aucun moyen de voir ce qu'il représente, même à la fin de la<br />

pièce lorsque Clov le descend.<br />

Une des conséquences dérivées de cette séparation est la circular<strong>it</strong>é de la parole. Si elle<br />

n'est plus censée suivre un vecteur de direction, elle se recentre sur elle-même, Clov le<br />

d<strong>it</strong> bien « Toute la vie, les mêmes questions, les mêmes réponses » 72 avec Winnie « On<br />

s'abstient – on se retient – de hisser [ l'ombrelle 73 ] – crainte de hisser – trop tôt – et le<br />

jour passe – sans retour – sans qu'on a<strong>it</strong> hissé – le moins de monde » 74 . Il s'ag<strong>it</strong> de<br />

visages de/dans l'attente, visages qui ne sont dans aucune action sinon celle d'attendre,<br />

la parole alors entasse l'action, vu l'économie des actions possibles sur scène. Winnie<br />

explore avec la tête le peu de mouvements que sa pos<strong>it</strong>ion lui accorde, « il y a si peu<br />

qu'on puisse faire (...) on fa<strong>it</strong> tout (...) tout ce qu'on peut », dans son visage il y a encore<br />

quelque chose d'humain, au contraire de l'impassibil<strong>it</strong>é de H, F1 et F2 de Comédie où<br />

l'intention langagière est supplantée par une coerc<strong>it</strong>ion à la parole – le seul espace<br />

d'action possible - opérée par le projecteur. C'est lui qui leur extorque les mots, il ouvre<br />

et arrête le flux de parole des personnages, de sorte que les visages expulsés de toute<br />

leur volonté restent inexpressifs, obl<strong>it</strong>érés, immobiles et la voix atone, neutre.<br />

L'incohérence entre parole et corps, entre voix et visage s'accentue progressivement<br />

pour atteindre enfin une complète scission de la voix de son lieu d'émission. Pionnière<br />

est la pièce La dernière bande qui, en 1958, par le moyen du magnétophone, dont<br />

l'invention éta<strong>it</strong> récente, alterne la prise directe de parole par Krapp et la voix différée,<br />

celle enregistrée sur la bande. L'acteur est seul sur la scène, mais il est en fa<strong>it</strong> confronté<br />

à un autre qui n'est matérialisé que par la voix enregistrée, un corps vocal. La plupart du<br />

temps Krapp est rédu<strong>it</strong> au mutisme, car il écoute l'autre voix, la sienne trente ans<br />

auparavant, ses réactions demeurent discrètes, au moyen d'un langage souvent non<br />

articulé – mimiques ou grognements. L'écoute tendue et intense implique l'immobil<strong>it</strong>é<br />

du personnage, d’où la scission entre la présence physique d’un acteur immobile et<br />

l’aud<strong>it</strong>ion d’une voix, rendue plus présente encore par l’attention qui lui est portée. Le<br />

phénomène de la voix, d’une voix isolée, coupée du vieux corps qui la profère (ou<br />

72 S. Beckett, Fin de partie, éd<strong>it</strong>ions de Minu<strong>it</strong>, 1989, p.19.<br />

73 Dans la traduction <strong>it</strong>alienne ''hisser l'ombrelle'' est rendu par l'action en général : Winnie d<strong>it</strong> donc<br />

qu'elle diffère continuellement son action , par crainte de l'accomplir trop tôt, mais à la fin le jour<br />

passe et elle n'a rien fa<strong>it</strong> sinon l'acte de différer l'action.<br />

74 S. Beckett, Oh les beaux jours, suivi de Pas, éd<strong>it</strong>ions de Minu<strong>it</strong>, 1975, p.42.<br />

66


plutôt qui l’a proférée), prend ainsi toute son ampleur. D’autant plus que c’est d'une<br />

voix de la mémoire qu'il s'ag<strong>it</strong>. Cohab<strong>it</strong>ent alors sur scène un corps ''actuel'' vieilli et<br />

alourdi et sa voix désincarnée, c'est-à-dire une voix qui n'a pas un corps émetteur, sinon<br />

le magnétophone, et qui ne lui appartient plus.<br />

Cette extérior<strong>it</strong>é ou extim<strong>it</strong>é 75 est repérable, même si par d'autres choix formels, dans<br />

Dis Joe. L'effet d'étrangeté est cette fois augmenté par le décalage de la voix féminine-<br />

émettrice-externe, une voix-off, et le mutisme ininterrompu, voir la fix<strong>it</strong>é du visage de<br />

Joe. La voix qu'on entend n'est plus un enregistrement vocal, elle n'appartient en aucune<br />

manière à Joe. C'est la voix, qui alternée aux neuf mouvements de la caméra, produ<strong>it</strong> à<br />

partir du cadrage exclusif sur le visage, les seuls mouvements de la pièce, ici<br />

l'immobil<strong>it</strong>é et l'impassibil<strong>it</strong>é dominent les tra<strong>it</strong>s, même les cillements sont éliminés,<br />

seule la tension émerge, le temps que la voix parle.<br />

Dans cette direction Beckett écr<strong>it</strong> Cette fois et Berceuse. Bien qu'il s'agisse encore d'une<br />

voix de la mémoire comme dans La Dernière bande, on assiste toujours, dans un régime<br />

d'extérior<strong>it</strong>é et – il est important de le rappeler – de frontal<strong>it</strong>é, à une mise en plusieurs 76<br />

de cette voix. Les trois voix émises des haut-parleurs exécutent dans Cette fois une<br />

complexe part<strong>it</strong>ion musicale, pendant que le visage muet, vu son progressif isolement,<br />

est toujours plus proche de l'imago, du masque rigide et imperturbable.<br />

Quoique Pas moi so<strong>it</strong> pris dans la contrainte visuelle d'une évidente émission de la<br />

parole, de cette bouche émettrice trop présente, l'excessive attention portée sur la<br />

production même de la parole empêche toute attribution possible, toute localisation<br />

possible. Il ne s'ag<strong>it</strong> plus d'une voix-off, Beckett ne recourt pas à une voix externe mais<br />

l'extérior<strong>it</strong>é est maintenue par l'absence d'un visage et par la tentative de délester la<br />

première personne de ce qui reste du visage, le résidu obstiné. Est-ce une bouche ou la<br />

bouche ?<br />

Dans les pièces les plus récentes enfin, celles télévisées, la parole se fa<strong>it</strong> plus abstra<strong>it</strong>e et<br />

off, les visages disparaissent. Elle semble s'intégrer de plus en plus au rang des<br />

didascalies 77 et se détacher complètement de l'image. Dis-adhérence. Silence.<br />

75 J.P Sarrazac invente ce mot.<br />

76 Dans Fin de partie Hamm d<strong>it</strong> : “ Puis parler, v<strong>it</strong>e, des mots, comme l'enfant sol<strong>it</strong>aire qui se met en<br />

plusieurs, deux, trois, peut-être ensemble, et parler ensemble, dans la nu<strong>it</strong>”, p. 92.<br />

77 L'émergence de la notion d'image dans les commentaires de ces œuvres est due au retranchement de la<br />

langue au registre paratextuel.<br />

67


Les inventaires et les répertoires des visages tra<strong>it</strong>és le long de ces pages n'auraient<br />

aucune amb<strong>it</strong>ion si considérés isolément, ils n'auraient qu'une application relative,<br />

maigre. C'est la tentative de les mettre en relation avec la parole, avec la voix qui les<br />

rend ''rentables''. L'efficac<strong>it</strong>é scénique du masque repérée par F. Frontisi-Ducroux<br />

« Le contraste entre la rigid<strong>it</strong>é impassible des masques et l'émouvante sensibil<strong>it</strong>é<br />

des visages, évoquée par le texte, const<strong>it</strong>ue l'un de ces effets de tension qui<br />

caractérisent la tragédie grecque (...) Mais si le prosopon scénique possède cette<br />

force de distanciation, c'est dans la mesure où il se démarque, par sa fix<strong>it</strong>é, des<br />

valeurs hab<strong>it</strong>uelles du visage que le texte tragique rappelle constamment. C'est<br />

parce qu'il est indissociable du prosopon textuel qu'ils nous semble impossible<br />

d'isoler le prosopon scénique. » 78<br />

est aussi l'efficac<strong>it</strong>é de Beckett. La superpos<strong>it</strong>ion de ces deux registres – visuel et<br />

textuel, même si je préfère dire, visuel et aud<strong>it</strong>if – et les interférences produ<strong>it</strong>es par leur<br />

simultané<strong>it</strong>é compose l'original<strong>it</strong>é de cette écr<strong>it</strong>ure. Pour reprendre les termes de la<br />

''prim<strong>it</strong>ive'' typologie des visages, à un masque très typisé, traversé de temps en temps<br />

par fortes expressions, un masque-vultus, on a vu attribuer une parole qui, so<strong>it</strong> lui fa<strong>it</strong><br />

échec et mat, le déjoue, en le laissant dans un isolément comique, so<strong>it</strong> dans son<br />

mouvement circulaire le jette dans la redondance. A un masque impassible, pantin, un<br />

facies, on a vu appliquer une expulsion, une expropriation de la parole, une mise en<br />

deux ou en plusieurs, toujours externe, de la voix. Une hab<strong>it</strong>ation presque exclusive de<br />

la parole dans la tête, s'absentant momentanément du visage. Pour arriver enfin à un<br />

masque en dissipation.<br />

En concom<strong>it</strong>ance avec ces deux registres est intervenue également la superpos<strong>it</strong>ion sur<br />

la même surface des différentes valeurs du visage : vultus-facies-os et masque.<br />

78 F. Frontisi-Ducroux, Du masque au visage. Aspects de l'ident<strong>it</strong>é en Grèce ancienne, Flammarion,<br />

1995, p. 60.<br />

68


III. TETES ET VISAGES<br />

L'analyse linguistique envisagée dans les précédents paragraphes manque d'un apport<br />

assez considérable. Après le visage et le masque, il est inév<strong>it</strong>able de considérer la<br />

fonction accomplie par la tête. J'utilise le terme inév<strong>it</strong>able puisque la tête faisant partie<br />

du corps – contrairement à la majeure autonomie dont dispose le visage – et en même<br />

temps, le visage étant défini comme « la partie antérieure de la tête », sans pourtant lui<br />

appartenir, on est confronté à un champ conflictuel, autrement d<strong>it</strong> de tension. Il s'ag<strong>it</strong> en<br />

effet d'une portion et d'une extension anatomique dans laquelle cohab<strong>it</strong>ent deux<br />

''systèmes'' si différents. Leur proxim<strong>it</strong>é est plus spatiale que conceptuelle ou<br />

fonctionnelle. La tête est une extension du corps, le visage non.<br />

Un indice de leur ''incompatibil<strong>it</strong>é'' présumée est donné par Cette fois. Par rapport aux<br />

visages de H, F1 et F2 qui, bien que impassibles et fixes, par l'acte d'énonciation, bien<br />

que privés de toute intention, accèdent au-delà de tous ces ''concessifs'' à telle<br />

appellation, le Souvenant n'a pas ce dro<strong>it</strong>. Pendant qu'il écoute dans sa tête les trois voix<br />

externes, il n'est que tête en totale absence de visage ; une fois les voix interrompues il<br />

revient alors au visage, non pas par un acte de parole mais par un acte de perception<br />

visuelle. Il ouvre les yeux quelques secondes, pour les fermer de nouveau à leur reprise<br />

de parole.<br />

A part cet exemple, afin de tra<strong>it</strong>er au mieux un sujet si délicat je m'en remets<br />

in<strong>it</strong>ialement aux mots de deux philosophes qui ont beaucoup réfléchi et sur la notion de<br />

visage, et sur la notion de tête et pas par hasard non plus sur l'œuvre de Beckett.<br />

1. Vers un Corps sans Organes<br />

Dans Mille Plateaux Gilles Deleuze et Felix Guattari dédient un chap<strong>it</strong>re au Corps sans<br />

Organes. Au-delà d'une éventuelle attribution (ou non) aux corps et aux têtes/visages<br />

beckettiens d'une telle « marque », le choix de rapporter leurs réflexions réside dans le<br />

fa<strong>it</strong> que les interrogations menées se sont avérées très fructueuses pour mon analyse.<br />

69


Antonin Artaud a été le premier à utiliser cette formule poétique pour parler d'un corps-<br />

acte, n'autorisant pas son enfermement biologique-social dans un corps anatomique. On<br />

pourra<strong>it</strong> le définir comme un champ de possibil<strong>it</strong>és, de forces, voir un processus.<br />

Ils en font un concept philosophique et énoncent avec insistance que le Corps sans<br />

Organes n'est pas une donnée, qu'au CsO 79 on ne peut pas y arriver parce qu'il est plutôt<br />

une lim<strong>it</strong>e et on n'a jamais fini d'y accéder. Ils égrènent différentes typologies de CsO,<br />

du corps hypocondriaque, au corps paranoïaque, en passant par le corps<br />

schizophrénique et le corps drogué ou le masochiste. Au croisement de tel ou tel corps<br />

ils considèrent nécessaire de se demander d'abord de quel type il s'ag<strong>it</strong>, comment est-il<br />

fabriqué, c'est-à-dire par quels procédés et moyens, deuxièmement quels sont ses<br />

modes, qu'est-ce qui se passe sur lui, avec quelles variantes, quelles surprises par<br />

rapport à l'attente. Pour tout corps il y a un rapport très particulier de synthèse ou<br />

d'analyse : synthèse à priori là où quelque chose va être nécessairement produ<strong>it</strong> sur tel<br />

mode et analyse infinie où ce qui est produ<strong>it</strong> sur ce CsO fa<strong>it</strong> déjà partie de la production<br />

de ce corps, est déjà compris en lui, sur lui, mais par une multiplic<strong>it</strong>é de passages.<br />

Au croisement de tel ou tel visage beckettien je me suis demandé de quel type il éta<strong>it</strong>, de<br />

quels éléments il se composa<strong>it</strong> pour arriver enfin à en extraire une typologie, celle qui<br />

occupe la première partie de cette étude. J'ai réservé par contre l'analyse des modes qui<br />

le qualifient, des procédés qui travaillent à son appar<strong>it</strong>ion, de ce qui se passe sur lui en<br />

partie à cette section, mais principalement à la prochaine.<br />

Un CsO est fa<strong>it</strong> de telle manière qu'il ne peut être occupé uniquement que par des<br />

intens<strong>it</strong>és, seules les intens<strong>it</strong>és passent et circulent. Il fa<strong>it</strong> passer des intens<strong>it</strong>és, il les<br />

produ<strong>it</strong> et les distribue dans un spatium lui-même intensif, inétendu. Il n'est pas espace<br />

ni dans l'espace, il est matière qui occupera l'espace à tel ou tel degré- au degré qui<br />

correspond aux intens<strong>it</strong>és produ<strong>it</strong>es. Il est la matière intense et non formée, non<br />

stratifiée, matrice intensive. Le CsO est immanence, lim<strong>it</strong>e immanente, continuum<br />

ininterrompu d'intens<strong>it</strong>és.<br />

Un avertissement est pourtant impératif à ces quelques lignes. Un corps sans organes<br />

n'est nullement le contraire des organes, ils ne sont pas des ennemis, leur vrai ennemi<br />

est l'organisme : le CsO ne s'oppose pas aux organes mais à l'organisation organique<br />

79 Dorénavant ''Corps sans Organes'' sera abrégé en CsO.<br />

70


des organes qu'on appelle organisme. Le corps, à l'avis des deux penseurs, n'est jamais<br />

un organisme, il s'oppose à cette organisation, à cette sorte de strate qui se pose sur<br />

celui-ci. L'organisme est un phénomène d'accumulation, de coagulation, de<br />

sédimentation qui lui impose des formes, des fonctions, des liaisons, des organisations<br />

dominantes et hiérarchisées, des transcendances organisées. On distingue<br />

sommairement la strate physico-chimique qui concerne la matière, la strate organique-le<br />

corps et la strate anthropomorphique-les devenirs non humains de l'homme. Les<br />

sédimentations, les stratifications, les rabattements qui se forment sur le CsO structurent<br />

ce que nous appelons hab<strong>it</strong>uellement un organisme, une signification, un sujet.<br />

Et si le CsO a été d<strong>it</strong> une lim<strong>it</strong>e et que l'on n'a jamais fini d'y accéder, c'est parce qu'il y<br />

a toujours une strate derrière une autre strate, encastrée dans une autre. Les trois grandes<br />

strates, les strates-mères, sont celles que je viens d'énumérer, à savoir la surface<br />

d'organisme : « tu seras organisé, tu seras un organisme, tu articuleras ton corps » 80 ; la<br />

signifiance : « tu seras signifiant et signifié, interprète et interprété » 81 et la<br />

subjectivisation : « tu seras sujet et fixé comme tel, sujet d'énonciation rabattu sur un<br />

sujet d'énoncé » 82 .<br />

On comprend bien comment ces trois strates d'organisation du corps agissent en<br />

symbiose et comment, par voie de conséquence, défaire un organisme est une opération<br />

complexe ; la désorganisation 83 beckettienne du visage implique forcement un court-<br />

circu<strong>it</strong> de sa signification et une in-hab<strong>it</strong>ation du visage de la part d'un sujet, ou mieux,<br />

une difficile hab<strong>it</strong>ation.<br />

A l'ensemble des strates, le CsO oppose une action de désarticulation sur le plan de la<br />

consistance, d'expérimentation comme opération active sur ce plan, au lieu de<br />

l'interprétation, et le nomadisme comme mouvement de désubjectivation. Désarticuler,<br />

défaire un organisme, cesser d'être un organisme, arracher le corps à l'organisme, tout<br />

comme arracher la conscience au sujet et l'inconscient à la signifiance, ne signifie pas se<br />

tuer, se donner la mort mais « ouvrir le corps à des connections qui supposent des<br />

80 G. Deleuze et F. Guattari, Mille plateaux, cap<strong>it</strong>alisme et schizofrenie 2, éd<strong>it</strong>ions de Minu<strong>it</strong>, 2006,<br />

p.197.<br />

81 Ibid.<br />

82 Ibid.<br />

83 Par désorganisation, je n'entends pas une simple défiguration, un travail de soustraction, par via<br />

negativa mais aussi une interférence de différents visages sur le même périmètre ''visagier''.<br />

71


conjonctions, des étagements et des seuils, des passages et des distributions d'intens<strong>it</strong>é,<br />

des terr<strong>it</strong>oires et des déterr<strong>it</strong>orialisations » 84 . Le pire n'est pas de rester organisé,<br />

signifié, assujetti mais de précip<strong>it</strong>er les strates dans un effondrement suicidaire ou<br />

dément, qui les fera<strong>it</strong> retomber sur le corps, plus lourdes que jamais. Il faut au contraire<br />

s'installer sur une strate et y chercher des mouvements de déterr<strong>it</strong>orialisation éventuels,<br />

des lignes de fu<strong>it</strong>e possibles. Beckett semble exacerber les contraintes des personnages à<br />

s'installer dans un organisme pour, au contraire, n'en pas finir d'explorer les<br />

déterr<strong>it</strong>orialisations possibles.<br />

Difficilement on détecte sur leurs visages une ident<strong>it</strong>é sociale, économique, spatiale,<br />

psychologique quelle qu'elle so<strong>it</strong>, quelque signification. Bien que les paragraphes<br />

précédents nous aient appris les différentes valeurs sémantiques dont le visage a disposé<br />

et dispose encore, et que Beckett réactive – valeurs qui correspondent aux diverses<br />

exigences d'appréhender le long des siècles le visage – cette attribution n'implique pas<br />

que les susd<strong>it</strong>s visages signifient quelque chose. Difficilement les trois impératifs<br />

ident<strong>it</strong>aires – « tu seras organisé, tu seras un organisme, tu articuleras ton corps », « tu<br />

seras signifiant et signifié, interprète et interprété » et « tu seras sujet et fixé comme tel,<br />

sujet d'énonciation rabattu sur un sujet d'énoncé » – s'y affichent. Les corps malades,<br />

perclus de douleurs et d’abcès, maltra<strong>it</strong>és, paralysés, clopinants, bo<strong>it</strong>eux, amputés, les<br />

visages aveugles et sourds sont les strates in<strong>it</strong>iales sur lesquelles il tente des<br />

déterr<strong>it</strong>orialisations. Le choix du corps ''malade'', dès les premières pièces, est très<br />

significatif : ce qui d'abord pourra<strong>it</strong> apparaître un organisme, vu la mise en exergue<br />

obtenue par son isolement, sa réduction et aussi son alourdissement, en réal<strong>it</strong>é est un<br />

corps qui contraint au paroxysme l'organisme pour lui échapper. Il n'est pas question de<br />

suicide, Beckett chois<strong>it</strong> l'épuisement. « Encore. Dire encore. So<strong>it</strong> d<strong>it</strong> encore. Tant mal<br />

que pis encore. Jusqu'à plus mèche encore. So<strong>it</strong> d<strong>it</strong> plus mèche encore. Dire pour so<strong>it</strong><br />

d<strong>it</strong>. Mal d<strong>it</strong>. Dire désormais pour so<strong>it</strong> mal d<strong>it</strong>. Dire un corps. Où nul. Nul espr<strong>it</strong>. Ça au<br />

moins » 85 . On a presque l'impression que la répét<strong>it</strong>ion de « encore » donne la mesure de<br />

cette lente mais assidue déterr<strong>it</strong>orialisation. Dans l'écr<strong>it</strong>ure beckettiene tous les<br />

éléments entrent peu à peu en collimation, le déterr<strong>it</strong>orialisation de l'organisme est celle<br />

aussi du sujet, est celle aussi de la parole. Aux visages on peut attribuer des valeurs sans<br />

84 Ibid., p.198<br />

85 S. Beckett, Cap au pire, éd<strong>it</strong>ions de Minu<strong>it</strong>, 1991, p. 7<br />

72


pourtant les faire signifier. Leur ''lutte'' est de sortir de toute signification et de toute<br />

subjectivisation.<br />

« Hors des strates ou sans les strates, nous n'avons plus ni formes ni substances, ni<br />

organisation ni développement, ni contenu ni expression. Nous sommes désarticulés,<br />

nous ne semblons même plus soutenus par des rythmes. Comment la matière non<br />

formée, la vie anorganique, le devenir non humain seraient-ils autre chose qu'un pur et<br />

simple chaos? » 86 . Tout déstratification brutale et suicidaire est une fausse et stérile<br />

solution, mais il ne faut même pas croire remonter à une mythique origine, le CsO n'est<br />

pas avant l'organisme, il est adjacent à l'organisme et il ne cesse pas de se faire. Il n'est<br />

pas l'enfant avant l'adulte, la mère avant l'enfant, il est la stricte contemporané<strong>it</strong>é de<br />

l'adulte, de l'enfant et de l'adulte, « leur carte de dens<strong>it</strong>és et d'intens<strong>it</strong>és comparées »,<br />

d'où parfois la difficulté dans les pièces de Beckett de déterminer l'état du corps. On est<br />

confronté autant à des larves, des embryons, des "fœtus"déjà morts et vieillis avant de<br />

naître, qu'à des devenirs animaux, à des devenirs pierre, minéral.<br />

Si, bien que le corps sans organes ne so<strong>it</strong> jamais le mien, le tien..., c'est toujours un<br />

corps. Il n'est pas plus projectif que régressif, c'est une involution mais créatrice et<br />

toujours contemporaine. Les organes se distribuent sur le CsO mais ils y distribuent<br />

indépendamment de la forme d'organisme, les formes deviennent contingentes, les<br />

organes ne sont plus que des intens<strong>it</strong>és, des flux, des seuils. Un ventre, un œil, une<br />

bouche, un visage ; l'article indéfini ne manque de rien, il n'est pas indéterminé ou<br />

indifférencié, mais exprime la pure détermination d'intens<strong>it</strong>é. Il ne s'ag<strong>it</strong> pas du tout d'un<br />

corps morcelé, éclaté ou d'organes sans corps (OsC). Il n'y a pas du tout d'organes<br />

morcelés par rapport à une un<strong>it</strong>é perdue, ni retour à l'indifférencié par rapport à une<br />

total<strong>it</strong>é différenciable, ce sera<strong>it</strong> rester dans la logique d'un organisme.<br />

2. Le visage, visagé<strong>it</strong>é et visagéification<br />

Se pose alors ''urgente'' la question : qu'est-ce qu'un visage? « Large visage aux joues<br />

86 G. Deleuze et F. Guattari, Mille plateaux, cap<strong>it</strong>alisme et schizofrenie 2, éd<strong>it</strong>ions de Minu<strong>it</strong>, 2006, p.<br />

201.<br />

73


lanches, visage de craie percé des yeux comme trou noir. Tête de clown, clown blanc,<br />

pierrot lunaire, ange de la mort, saint suaire » 87 ...ce défilé deleuzien, quoique sommaire<br />

surprend par la possibil<strong>it</strong>é qu'il offre d'y repérer les quelques expérimentations de<br />

Beckett. Mais les deux penseurs continuent : « le visage n'est pas une enveloppe<br />

extérieure à celui qui parle, qui pense (...) la forme du signifiant dans le langage restera<strong>it</strong><br />

indéterminée si l'aud<strong>it</strong>eur éventuel ne guida<strong>it</strong> ses choix sur le visage (...) les tra<strong>it</strong>s<br />

signifiants d'une langue sont indexés sur des tra<strong>it</strong>s de visagé<strong>it</strong>é spécifiques » 88 . Ici<br />

s'ouvrent un autre questionnement, une autre faille : s'il est vrai que le visage n'est pas<br />

extérieur à celui qui parle, où condu<strong>it</strong>-elle la tentative de différer, de décaler de plus en<br />

plus la voix du corps, voire du visage ?. Contentons-nous pour le moment de répondre à<br />

la première question. Pour les deux philosophes un visage est un système mur blanc et<br />

trou noir, il commencera<strong>it</strong> à se dessiner vaguement sur le mur blanc, à apparaître<br />

vaguement dans le trou noir. « Suggestive blancheur, trou capturant, le visage » 89 . Le<br />

trou noir sans dimensions, le mur blanc sans forme seraient déjà là : le visage constru<strong>it</strong><br />

le mur dont le signifiant a besoin pour rebondir, il const<strong>it</strong>ue le mur blanc du signifiant,<br />

le cadre ; le visage creuse le trou dont la subjectivisation a besoin pour percer, il<br />

const<strong>it</strong>ue le trou noir de la subjectiv<strong>it</strong>é.<br />

Il est certain que le signifiant ne constru<strong>it</strong> pas tout seul le mur qui lui est nécessaire, il<br />

est certain que la subjectiv<strong>it</strong>é ne creuse pas toute seule son trou : les visages concrets<br />

naissent d'une machine abstra<strong>it</strong>e de visagé<strong>it</strong>é qui va les produire en même temps qu'elle<br />

donne au signifiant son mur blanc et à la subjectiv<strong>it</strong>é son trou noir. Plutôt que "déjà un<br />

visage" on pourra<strong>it</strong> mieux définir le système mur blanc-trou noir à l'instar d'une<br />

machine abstra<strong>it</strong>e qui en produ<strong>it</strong>, d'après les combinaisons déformables de ses rouages.<br />

Si le CsO s'opposa<strong>it</strong> à l'organisme, le visage s'oppose également aux sémiotiques<br />

signifiantes de la visagé<strong>it</strong>é qui le travaillent et le contrôlent constamment, défaire un<br />

visage signifie sortir du régime de la signification et de la subjectivisation. Sur les<br />

visages se définissent en fa<strong>it</strong> des zones de fréquence et de probabil<strong>it</strong>é, se délim<strong>it</strong>e un<br />

champ qui neutralise d'avance les expressions rebelles aux significations conformes. Il<br />

87 G. Deleuze et F. Guattari, Mille plateaux, cap<strong>it</strong>alisme et schizofrenie 2, éd<strong>it</strong>ions de Minu<strong>it</strong>, 2006,<br />

p.205.<br />

88 Ibid., p.206<br />

89 Ibid., p.206.<br />

74


est spontané de penser par exemple à l'os Gorgonis, la face ou mieux, la tête de<br />

Gorgone, de Méduse, qui dans la Grèce antique, on l'a vu, ne jouissa<strong>it</strong> pas de<br />

l'appellation de prosopon avec laquelle on désigna<strong>it</strong> le visage, ne répondant pas du tout<br />

aux significations qu'on lui attribua<strong>it</strong>. Bien au contraire elle éta<strong>it</strong> considérée le<br />

paradigme du non-visage - sa vision éta<strong>it</strong> interd<strong>it</strong>e, et ne pouva<strong>it</strong> être désignée que<br />

comme tête.<br />

3. Visage ou tête ?<br />

Cette distinction entre visage et tête, même si elle repose sur des cr<strong>it</strong>ères différents,<br />

revient à la surface chez G. Deleuze et F. Guattari. Le visage mur blanc-trou noir fa<strong>it</strong><br />

partie d'un système surface-trou, surface trouée, qui ne do<strong>it</strong> pas être confondu avec le<br />

système volume-cav<strong>it</strong>é propre au corps – au système proprioceptif. C'est ici que<br />

s'exerce leur insistance. La tête est comprise dans le corps, dans le système volume-<br />

cav<strong>it</strong>é mais pas le visage. Le visage est une surface 90 : tra<strong>it</strong>s, lignes, rides du visage,<br />

visage long, carré, triangulaire...etc, il est une carte même s'il s'enroule et s'applique sur<br />

un volume ou s'il entoure et borde des cav<strong>it</strong>és qui n'existent plus que comme trous.<br />

Même humaine la tête n'est pas forcément un visage. « Le visage ne se produ<strong>it</strong> que<br />

lorsque la tête cesse d'être codée par le corps, lorsqu'elle cesse elle même d'avoir un<br />

code corporel polyvoque, multidimensionnel - lorsque le corps, tête comprise, se trouve<br />

décodé et do<strong>it</strong> être surcodé par quelque chose d'autre qu'on appellera Visage » 91 . La tête,<br />

c'est-à-dire tous les éléments volume/cav<strong>it</strong>é de la tête doivent être visagéifiés. Mais la<br />

tête et ses éléments ne seront pas visagéifiés sans que le corps tout entier ne puisse<br />

l'être, ne so<strong>it</strong> amené à l'être dans un processus inév<strong>it</strong>able. La bouche, le nez et d'abord<br />

les yeux ne deviennent pas une surface trouée sans appeler tous les autres volumes et<br />

cav<strong>it</strong>és du corps.<br />

Il ne s'ag<strong>it</strong> d'aucun anthropomorphisme : on ne prend pas une partie du corps pour la<br />

faire ressembler à un visage. La visagéification n'opère pas par ressemblance. C'est un<br />

90 Voir dans le chap<strong>it</strong>re sur l'étymologie et la sémantique de visage, le sens que faciès et figure assument<br />

au long des siècles : façade, surface.<br />

91 Ibid., p.208.<br />

75


surcodage des parties décodées. Reste à savoir dans quelles circonstances cette machine<br />

de la visagé<strong>it</strong>é est déclenchée.<br />

Vu que ce n'est évidemment pas mon intention de renouer ici avec la vaine querelle où<br />

s'affrontèrent jadis les tenants d'une mort supposée de l'homme et les défenseurs des<br />

valeurs d<strong>it</strong>es humanistes, je voudrais préciser seulement que l'inhumain auquel on fera<br />

référence n'est pas la barbarie, comme de simplistes exégètes le déduisent parfois un<br />

peu rapidement.<br />

« Si la tête, même humaine, n'est pas forcément visage, le visage est produ<strong>it</strong> dans<br />

l'human<strong>it</strong>é, mais par une nécess<strong>it</strong>é qui n'est pas celle des hommes "en général". Le<br />

visage n'est pas animal, mais il n'est pas plus humain en général, il y a même quelque<br />

chose d'absolument inhumain dans le visage. » 92 et c'est une erreur de faire comme si le<br />

visage ne devena<strong>it</strong> inhumain qu'à partir d'un certain seuil : gros plan, grossissement<br />

exagéré, expression insol<strong>it</strong>e, on pourra<strong>it</strong> ajouter isolement ou réduction extrêmes,<br />

immobil<strong>it</strong>é,et cætera. Inhumain dans l'homme, le visage l'est dès le début. Il est par<br />

nature gros plan, avec des surfaces blanches inanimées, ses trous noirs brillants, son<br />

vide et son ennui, au point que si l'homme a un destin, ce sera plutôt d'échapper au<br />

visage, défaire le visage et les visagéifications, devenir imperceptible, clandestin, non<br />

pas par un retour à l'animal<strong>it</strong>é ou à la tête mais par d'étranges devenirs qui franchiront le<br />

mur du signifiant et sortiront des trous noirs, qui feront que les tra<strong>it</strong>s de visagé<strong>it</strong>é même<br />

se soustraient enfin à l'organisation du visage, ne se laissent plus subsumer par le<br />

visage.<br />

Le visage a donc à leur avis un grand avenir, à cond<strong>it</strong>ion d'être détru<strong>it</strong>, défa<strong>it</strong>, de se<br />

désarticuler dans l' a-signifiant et l'a-subjectif.<br />

Autant le CsO est adjacent et pas avant l'organisme, autant le système visage n'est pas<br />

l'évolution du système corps-tête, il n'y a pas de stades génétiques. Il est question de<br />

mouvements de déterr<strong>it</strong>orialisation, d'intens<strong>it</strong>és, de v<strong>it</strong>esses différentielles. La main<br />

préhensive implique par exemple une déterr<strong>it</strong>orialisation relative de la main<br />

locomotrice, la tête humaine implique une déterr<strong>it</strong>orialisation par rapport à l'animal et le<br />

visage à son tour représente par rapport à la tête une déterr<strong>it</strong>orialisation plus intense<br />

quoique lente, voire absolue. Il fa<strong>it</strong> sortir la tête de la strate d'organisme, humain non<br />

92 Ibid., p.209<br />

76


moins qu'animal, pour la connecter à celle de signifiance ou de subjectivation.<br />

La machine abstra<strong>it</strong>e de visagé<strong>it</strong>é n'est pas toujours déclenchée. Si l'on considère les<br />

sociétés prim<strong>it</strong>ives, peu de choses passent par le visage parce que leur sémiotique est<br />

non signifiante et non subjective, polyvoque et corporelle. Leur polyvoc<strong>it</strong>é passe par le<br />

corps, ses volumes et cav<strong>it</strong>és internes. Les codes de ces sociétés portent sur les corps,<br />

sur l'appartenance des têtes aux corps. Elles peuvent avoir les têtes les plus humaines,<br />

les plus belles et spir<strong>it</strong>uelles mais elles appartiennent à la strate d'organisme, n'ont pas<br />

de visage et n'en ont pas besoin. Georges Bataille aussi remarqua<strong>it</strong> que l'homme de la<br />

grotte de Lascaux n'ava<strong>it</strong> pas de visage, il disparaissa<strong>it</strong> derrière les animaux 93 .<br />

La machine abstra<strong>it</strong>e s'exerce donc dans une sémiotique de signifiance et de<br />

subjectivisation, cela signifie que le visage n'est pas un universel. « [le visage] c'est<br />

l'Homme blanc lui-même, avec les larges joues blanches et le trou noir des yeux. Le<br />

visage c'est le Christ, l'européen type, (...) il invente la visagéification de tout le<br />

corps». 94 La machine procède à la const<strong>it</strong>ution d'une un<strong>it</strong>é de visage en relation<br />

biunivoque avec un autre : homme ou femme, adulte ou enfant, et un visage concret<br />

étant donné, elle juge s'il passe ou non, s'il va ou ne va pas, d'après les un<strong>it</strong>és de visages<br />

élémentaires. A chaque fois elle rejette des visages non conformes : tel visage est<br />

parcouru par des tics, tel autre se couvre d'anxiété ou il est trop poli, ou il n'est ni d'un<br />

homme ni d'une femme. Elle est une ordinatrice des normal<strong>it</strong>és. Au point que, si la<br />

peinture a joué de toutes les ressources du Christ-visage, elle s'en est servie dans tous<br />

les sens pour produire avec le visage du Christ toutes les un<strong>it</strong>és de visage et tous les<br />

écarts de déviance. La machine indissociable de signifiant-mur blanc et subjectiv<strong>it</strong>é-trou<br />

noir est datée à l'année zéro du Christ, et c'est au long des siècles que la visagé<strong>it</strong>é a pu<br />

prendre toute son expansion et arriver à un état de mélange où la signifiance et la<br />

subjectivisation s'étendent effectivement l'une à travers l'autre.<br />

Puisque le visage dépend d'une machine abstra<strong>it</strong>e, il ne suppose pas un sujet ni un<br />

signifiant déjà là mais il leur est connexe et leur donne la substance nécessaire. Elle<br />

n'est pas une annexe du signifiant et du sujet, elle en est plutôt connexe et<br />

93 Les masques aussi, ils affirment, assurent l'appartenance de la tête au corps plutôt qu'ils n'en<br />

exhaussent un visage. Mais vu les considérations précédentes sur la notion de masque, il sera<strong>it</strong><br />

intéressant de savoir de quel masque, de quelle culture ils parlent.<br />

94 Ibid., p.216.<br />

77


cond<strong>it</strong>ionnante, elle procède au quadrillage préalable qui rend en effet possible la<br />

discernabil<strong>it</strong>é d'éléments signifiants et l'effectuation de choix subjectifs. Une langue est<br />

déjà prise dans des visages. « Ce n'est pas un sujet qui chois<strong>it</strong> des visages (...) mais ce<br />

sont les visages qui choisissent leurs sujets. Ce n'est pas un signifiant qui interprète la<br />

figure tache noire-trou blanc comme dans le test de Rorschach, c'est cette figure qui<br />

programme les signifiants» 95 .<br />

Comment est-il possible de défaire un visage, comment sortir du trou noir de la<br />

subjectiv<strong>it</strong>é, de la conscience et de la mémoire, comment percer le mur du signifiant ?<br />

Beckett sort-il du visage ou lui "impose"-t-il d'autres déterr<strong>it</strong>orialisations, opérant à<br />

chaque fois dans des strates différentes -celle de la matière 96 ou celle de l'organisme ?<br />

Quelles conséquences se produisent sur le sujet et le signifiant?<br />

En ce qui concerne les deux penseurs, il s'ag<strong>it</strong> d'une déterr<strong>it</strong>orialisation absolue qui va<br />

vers les régions de l'a-signifiant et l'a-subjectif et du sans-visage, sans pourtant revenir<br />

aux sémiotiques pré-signifiantes et pré-subjectives, on ne peut pas revenir en arrière.<br />

Nous sommes nés là-dedans et c'est là-dessus qu'il faut nous débattre. Il faut inventer un<br />

nouvel usage. Défaire le visage implique un grand courage parce que le visage est une<br />

pol<strong>it</strong>ique. Il est une forte organisation, « on y risque bien la folie ». Il prend dans son<br />

rectangle-rond tout un ensemble de tra<strong>it</strong>s, tra<strong>it</strong>s de visagé<strong>it</strong>é qu'il va subsumer et mettre<br />

au service de la signifiance et de la subjectivisation. Les tics par exemple sont la lutte<br />

toujours recommencée entre un tra<strong>it</strong> de visagé<strong>it</strong>é qui tente d'échapper à l'organisation<br />

souveraine du visage et le visage qui lui réimpose son organisation. C'est seulement à<br />

travers le mur du signifiant qu'on peut faire passer les lignes, les déterr<strong>it</strong>orialisations d'a-<br />

signifiance qui annulent tout souvenir, tout renvoi et toute signification possible ou<br />

interprétation donnable, c'est dans le trou de la conscience qu'on peut découvrir les<br />

particules où chacun se connecte aux espaces inconnus des autres sans y entrer et les<br />

conquérir, où les lignes se composent comme des lignes brisées. C'est au sein du visage,<br />

du fond de son trou noir et sur son mur blanc qu'on pourra libérer les tra<strong>it</strong>s de visagé<strong>it</strong>é,<br />

non pas revenir à une tête prim<strong>it</strong>ive mais inventer les combinaisons où ses tra<strong>it</strong>s se<br />

connectent à des tra<strong>it</strong>s de paysagé<strong>it</strong>é, de pictural<strong>it</strong>é et de musical<strong>it</strong>é eux-mêmes libérés<br />

de leurs codes respectifs. La machine de visagé<strong>it</strong>é pourra opérer une vér<strong>it</strong>able<br />

95 Ibid., p.220.<br />

96 Je renvoie à page 82.<br />

78


dévisagéification, libérer en quelque sorte des têtes chercheuses qui défont sur leur<br />

passage les strates, qui percent les murs de signifiance et jaillissent des tra<strong>it</strong>s de<br />

subjectiv<strong>it</strong>é, libèrent des rhizomes, des lignes de déterr<strong>it</strong>orialisation. « En vér<strong>it</strong>é il n'y a<br />

que des inhuman<strong>it</strong>és, l'homme est seulement fa<strong>it</strong> d'inhuman<strong>it</strong>és, mais très différentes.<br />

L'inhuman<strong>it</strong>é prim<strong>it</strong>ive, celle du pré-visage, c'est toute la polyvoc<strong>it</strong>é d'une sémiotique<br />

qui fa<strong>it</strong> de la tête une appartenance au corps, à un corps déjà relativement<br />

déterr<strong>it</strong>orialisé, en branchement avec des devenirs spir<strong>it</strong>uels-animaux. Au-delà du<br />

visage, une toute autre inhuman<strong>it</strong>é encore : non plus celle de la tête prim<strong>it</strong>ive mais celle<br />

des têtes chercheuses, où les pointes de déterr<strong>it</strong>orialisation deviennent opératoires,<br />

formant des étranges devenirs nouveaux » 97 . Visage devenu tête chercheuse, pour la<br />

merveille d'une vie non humaine à créer.<br />

Après avoir évacué le visage, Beckett est-il arrivé aux têtes chercheuses ? Il est vrai<br />

qu'après l'expropriation visagière progressive, même de la bouche, son dernier rempart,<br />

la tête revient souvent dans son écr<strong>it</strong>ure. «Tête inclinée sur mains atrophiées. Occiput au<br />

zén<strong>it</strong>h. Yeux clos. Siège de tout. Germe de tout. (...) la tête dans la tête, yeux clos<br />

écarquillés (...) trou noir obscur au centre avant crâne » 98 .<br />

« Le corps est Figure, non structure. Inversement la Figure, étant corps n'est pas<br />

visage et n'a même pas de visage. Elle a une tête, parce que la tête est partie<br />

intégrante du corps ; elle peut même se réduire à la tête (...). Il y a une grande<br />

différence entre les deux. Car le visage est une organisation spatiale structurée qui<br />

recouvre la tête, tandis que la tête est une dépendance du corps. (...) C'est donc un<br />

projet très spécial : défaire le visage, retrouver ou faire surgir la tête sous le<br />

visage » 99 .<br />

97 Ibid., p. 233.<br />

98 S. Beckett, Cap au pire, éd<strong>it</strong>ions de Minu<strong>it</strong>, 1991, p. 11, 22.<br />

99 G. Deleuze, Francis Bacon logique de la sensation, éd<strong>it</strong>ions du Seuil, 2002, p.27.<br />

79


TROISIÈME PARTIE. QUESTION D'INÉVIDENCE<br />

La célèbre formule de Klee – « non pas rendre le visible, mais rendre visible » – ne<br />

signifie autre chose que rendre visibles les forces qui ne le sont pas. Et puisque les<br />

mouvements ou les non-mouvements apparents des Figures 100 beckettiennes sont<br />

subordonnés aux forces invisibles qui s'exercent sur elles, on peut remonter de ceux-ci à<br />

celles-là et en faire une ''liste'' empirique. Notre fil rouge se déroule : de la typologie du<br />

visible tentée dans la première partie – le visage typisé, le visage pantin, le visage en<br />

dissipation – à la typologie langagière pour appréhender ce visible scénique, dans la<br />

deuxième section – le facies, le vultus, l'os, le prosopon visage/masque et la tête – il<br />

nous condu<strong>it</strong> enfin à cette dernière réflexion, à savoir la typologie des forces invisibles.<br />

I. ENTRE EXTENSION ET TENSION<br />

« J'ai fa<strong>it</strong> l'image » d<strong>it</strong> Beckett. « J'ai fa<strong>it</strong> l'image », notre point de départ est (le) visible.<br />

Mais de quelle image s'ag<strong>it</strong> il ? Pour répondre à cette interrogation il faudra<strong>it</strong><br />

recommencer le questionnement sur la notion d'image : d'un côté il y une image qui<br />

présuppose pacifiquement la figure, fixée en objet de représentation, celle qu'on pourra<strong>it</strong><br />

appeler une figure figurée et figurative, de l'autre côté il y a celle qui au contraire est<br />

(com)prise dans le processus de se faire, attentive à ce qui pourra<strong>it</strong> dans sa surface<br />

devenir visible, c'est-à-dire une figure figurante. Le visage beckettien rouvre et creuse<br />

cette interrogation, il se présente comme un champ de confl<strong>it</strong>s puisqu'il est à la fois<br />

revendiqué par un régime d'extension, qui fort d'une volonté identificatrice le pense et le<br />

travaille en termes de mêmeté, d'évidence, voire de visibil<strong>it</strong>é, et parallèlement par un<br />

100 Dans le sens que nous avons établi pour les dramaturgies contemporaines, au début de la recherche.<br />

Figure en tant que force d'appar<strong>it</strong>ion, dispos<strong>it</strong>ifs visuels et sonores.<br />

80


égime d'intens<strong>it</strong>é qui, inversement proportionnel au premier, hab<strong>it</strong>ant le visage en<br />

termes de forces invisibles et non pas de périmètre, porte atteinte à sa lisibil<strong>it</strong>é<br />

immédiate, à sa visibil<strong>it</strong>é – prétendue inoffensive – et ouvre sur le visuel 101 . Ce mot est<br />

pensé comme alternative au visible, et il se réfère en effet au travail du négatif à l'œuvre<br />

dans l'extension même du visage.<br />

Il faut alors tenter devant l'image, devant ces visages, un regard qui pense les forces qui<br />

agissent en eux, le mouvement anadyomene 102 dont ils participent, l'entrelacement<br />

indéfectible de la formation et de la déformation : à la fois, de la déformation dans la<br />

forme (là où le suffixe -ation dénote un « en cours de », quelque chose qui dans<br />

l'évidence de la forme est en train de se dé-rouler) et de la formation qui malgré tout,<br />

surv<strong>it</strong> et gît résiduelle dans l'informe. Une déchirure s'opère dans l'image, entre l'acte de<br />

représenter et l'exigence de présenter, entre la visibil<strong>it</strong>é et l'événement visuel, le<br />

symptôme de la présence dans la représentation.<br />

On assiste à l'émergence du processus même de la figurabil<strong>it</strong>é du visage, à la mise en<br />

symptômes de son être-là, de telle manière que sa représentation est pensée avec son<br />

opac<strong>it</strong>é, son incarnation avec ce qui est capable de la ruiner, partiellement ou<br />

totalement. Il est alors nécessaire de penser au rapport entre l'élément de la<br />

représentation en soi et les cond<strong>it</strong>ions de sa présentation, sa présentabil<strong>it</strong>é.<br />

Le visage plutôt qu'être le support d'expressiv<strong>it</strong>é d'une âme, un émetteur de signes<br />

explic<strong>it</strong>es et explic<strong>it</strong>ables ou une grammaire maîtrisable, devient un lieu traversé par<br />

focalisations et déplacements, un espace où les forces transformationnelles sont comme<br />

des vecteurs. On regarde ces forces intervenir et s'obstiner à différents ordres, dans<br />

l'ordre de la matière visagière, et notamment la peau, la chair, de même que dans l'ordre<br />

de la masse, les trous noirs sur la surface blanche, ses anfractuos<strong>it</strong>és.<br />

101G. Didi-Huberman au long de sa riche réflexion sur le registre (re)présentatif, pose une nette<br />

distinction entre ce qui est visible et évident dans sa spécific<strong>it</strong>é et ce qui, au contraire, dans sa<br />

visibil<strong>it</strong>é ouvre une inquiétude, une déchirure, une latence et pour lequel il adopte le terme de visuel.<br />

Je c<strong>it</strong>e : « (...) Elle nous impose de reconnaître qu'il n'y a d'image à penser radicalement au-delà du<br />

principe de visibil<strong>it</strong>é, c'est-à-dire au-delà de l'oppos<strong>it</strong>ion canonique – spontanée, impensée – du visible<br />

et de l'invisible. Cet au-delà, il faudra encore le nommer visuel. » : G. Didi-Huberman, Ce que nous<br />

voyons, ce qui nous regarde, éd<strong>it</strong>ions de Minu<strong>it</strong>, 2001, p.75.<br />

102G. Didi-Huberman, Devant l'image, éd<strong>it</strong>ions de Minu<strong>it</strong>, 1990, p.175. Le terme « anadyomène » est<br />

employé en référence à la «Vénus anadyomène», la déesse qui surg<strong>it</strong> des eaux. Celle-ci est en effet<br />

toujours représentée dans le mouvement même de ce surgissement qui implique l'idée d'une absence<br />

in<strong>it</strong>iale. De la même façon, le réel se présente sons la forme d’une appar<strong>it</strong>ion se détachant<br />

dialectiquement sur l'absence.<br />

81


1. La peau<br />

L'épiderme est beaucoup travaillé dans les mises en scène de Beckett. L'exemple le plus<br />

immédiat et évident est celui de Pas moi, qu'il s'agisse de la version parisienne avec<br />

Madeleine Renaud ou de celle télévisée avec Billie Wh<strong>it</strong>elaw, la matière de la bouche,<br />

les lèvres, les dents, la muqueuse, la langue et la salive produ<strong>it</strong>e par la rapid<strong>it</strong>é et<br />

concentration du dicté nous tirent du côté d'une matière organique qui n'est plus<br />

exactement du visage mais d'un indécidable et matiérique extérieur-intérieur du corps.<br />

L'ouverture de la chair est pratiquée à un tel degré que la masse du visage, comme celle<br />

du corps, disparaît. Pas moi est en continu<strong>it</strong>é avec Oh les beaux jours qui<br />

précédemment, toujours par les tra<strong>it</strong>s des deux comédiennes, mais surtout ceux de M.<br />

Renaud, ava<strong>it</strong> présenté une Winnie « de beaux restes, grassouillette, [avec] bras et<br />

épaules nus, corsage très décolleté, po<strong>it</strong>rine plantureuse » endormie, les bras sur le<br />

mamelon et la tête sur les bras. La nud<strong>it</strong>é de son corps, exceptionnelle par rapport à<br />

tous les autres personnages beckettiens 103 , et le choix parallèle de suggérer son poids,<br />

au moyen des didascalies, non seulement par les adjectifs "grassouillette" et<br />

"plantureuse", mais aussi par l'indication méticuleuse des pet<strong>it</strong>s et incessants<br />

mouvements ou l'exclamation « Moi même ne finirai-je pas par fondre, ou brûler, oh je<br />

ne veux pas dire dans les flammes, mais simplement rédu<strong>it</strong>e pet<strong>it</strong> à pet<strong>it</strong> en cendres<br />

noires, toute cette...(ample geste des bras) chair visible » 104 , ouvre à la dimension de la<br />

chair, surtout là où, à l'acte II, la dévoration du corps dans/par le mamelon, transfère le<br />

poids de cette nud<strong>it</strong>é exclusivement au visage et à sa ''dévoration'' langagière.<br />

La deuxième nud<strong>it</strong>é explic<strong>it</strong>e dans le corpus, exposée à un tra<strong>it</strong>ement assez particulier,<br />

est celle de Protagoniste dans Catastrophe. Debout, au milieu de la scène, enveloppé<br />

dans un chapeau et une robe de chambre d'où, in<strong>it</strong>ialement, seuls sortent les pieds nus,<br />

ses chairs peu à peu se déshabillent : le crâne, la face, les mains, le décolleté, les jambes<br />

sont dénudés, exhibés et soigneusement fixés. La propos<strong>it</strong>ion de blanchir l'anatomie,<br />

103 Les autres personnages portent des vêtements et des accessoires qui ne leur laissent visibles que le<br />

visage, ou une partie du visage, et les mains.<br />

104 S. Beckett, Oh les beaux jours, suivi de Pas moi, éd<strong>it</strong>ions de Minu<strong>it</strong>, 1975, p. 45.<br />

82


endue de cette sorte visible, fa<strong>it</strong> de P une chair obl<strong>it</strong>érée, un trophée de cire.<br />

La richesse des différentes solutions n'est pourtant pas moins intéressante. Dans<br />

Comédie le choix de rendre les trois visages à peine plus différenciés que les jarres<br />

obl<strong>it</strong>ère la peau des acteurs et tout possible indice d'âge, comme d'ident<strong>it</strong>é, sous le poids<br />

du maquillage, de l'argile et de l'avoine, une matière dont la blancheur contribue à<br />

dénaturaliser le visage et dont la sécheresse, même si elle moins imperceptible, produ<strong>it</strong><br />

un redressement, un rajustement des tra<strong>it</strong>s. Le déb<strong>it</strong> rapide extorqué et les expressions<br />

effarées qui apparaissent sporadiquement, au même t<strong>it</strong>re que les hoquets imprévus, dans<br />

la part<strong>it</strong>ion du texte, sont la contre force plastique à la raideur et à la rigid<strong>it</strong>é indu<strong>it</strong>es par<br />

le matériau, une peau pétrifiée, voire minéralisée.<br />

Trois est aussi le nombre des visages que Va-et-vient nous propose alignés. Dans<br />

l'ombre, sous des chapeaux à bords assez larges, ils ne sont aperçus que partiellement, le<br />

front et les yeux cachés, seuls nez, bouche et menton sont visibles. Éclairés du haut par<br />

la lumière, le visage et la peau assument ainsi une tenue statuaire.<br />

Dans Fin de Partie, là où la face du tableau reste retournée contre le mur tout au long de<br />

la pièce, les visages des personnages au début et à la fin du spectacle sont enveloppés<br />

deux fois dans une « autre peau ». Sauf Clov, dont le teint, très rouge, lui fa<strong>it</strong> pourtant<br />

de masque, Hamm dès les premières lignes nous est présenté immobile, couvert dans<br />

toute sa figure par un vieux drap et une fois celui-ci enlevé, c'est encore un mouchoir de<br />

toile, taché de sang qui lui tient lieu de visage. Encore endormi, il le retire seulement<br />

après avoir bâillé, à nous d'apercevoir le bâillement par cette surface. De la même façon<br />

les visages de Nagg et Nell apparaissent au-dessous de plusieurs strates, celui du drap<br />

qui recouvre les bidons et les couvercles des bidons mêmes. Étant donné que la tête et<br />

les mains sont les seules parties du corps qui émergent de leurs poubelles, cramponnées<br />

aux bords, le couvercle qui cache ou au contraire découvre leurs faces, très blanches, ne<br />

reste pas si extérieur qu'on pourra<strong>it</strong> le penser.<br />

Pour c<strong>it</strong>er enfin un exemple très différent des précédents, dans la version allemande,<br />

télévisée de Quoi où, les trois visages « sans tête »de Bam, Bom et Bim, au lieu de se<br />

charger d'une autre matérial<strong>it</strong>é, d'endosser une autre peau, comme les cas susmentionnés<br />

viennent de l'illustrer, semblent perdre leur trame physique et organique. Il ne s'ag<strong>it</strong> plus<br />

d'une chair-viande, d'une chair-minéral, d'une chair-métal, d'une chair-suaire, d'une<br />

83


chair-marbre. Est-elle une chair-souvenir ou simplement une chair virtuelle ? Leurs<br />

grains deviennent immatériels.<br />

2. La masse<br />

En ce qui concerne leur masse, les premiers visages beckettiens en possèdent encore<br />

une. Les cas les plus explic<strong>it</strong>es sont par exemple ceux de Lucky et de Pozzo, le visage<br />

du premier est pris par les spasmes et les efforts dus, à la fois à la corde tirée et serrée<br />

fort au cou, et au transport des différents objets. Lorsqu'il ne peut pas employer les bras,<br />

il serre entre les dents le fouet, le panier ou le tabouret, et son visage, alors, produ<strong>it</strong> de la<br />

bave, il écume de la salive, la respiration se fa<strong>it</strong> difficile et lourde. Par la fatigue et la<br />

douleur, la masse, aussi bien du corps que du visage, se révèle à nos yeux. Pozzo aussi,<br />

mais cette fois par un acte de vorac<strong>it</strong>é, quand il mord avidement et avale le poulet.<br />

Winnie dans OLBJ répète incessamment avec la tête des mouvements vers le haut 105 , le<br />

bas, la dro<strong>it</strong>e ou la gauche, malgré tout elle inspecte soigneusement tout l'espace à elle<br />

possible, d'abord celui de sa face et de sa masse. Après sa "toilette" quotidienne aux<br />

dents, elle les examine dans le miroir, en soulevant la lèvre, elle contrôle les incisives<br />

supérieures, elle s'essuie les yeux, elle met/enlève plusieurs fois ses lunettes, les appuie<br />

sur le front, une légère migraine la touche et elle bo<strong>it</strong> jusqu'à la dernière goutte le peu<br />

de médicament resté dans le flacon, renversant en arrière la tête et le buste. Au-delà de<br />

ces actions détaillées, il y en a d'autres qui, parsemées régulièrement dans le texte, nous<br />

font apercevoir la masse du visage : celle par exemple de l'expression heureuse qui naît<br />

et tombe sur la face. Le verbe choisi nous donne l'indice. Pourtant le désir de c<strong>it</strong>er le<br />

moment le plus important à ce sujet, est très fort : la masse visagière est là lorsque<br />

Winnie inspecte dans le deuxième acte sa face 106 , cette fois il ne s'ag<strong>it</strong> pas de sa toilette.<br />

Elle passe en revue toutes ses parties, les déformant une par une : elle commence par<br />

sortir les lèvres, tirer la langue et fin<strong>it</strong> par gonfler les joues.<br />

Si on veut considérer la défin<strong>it</strong>ion de masse donnée par la physique, à savoir « la<br />

105 S. Beckett, Oh les beaux jours, suivi de Pas moi, éd<strong>it</strong>ions de Minu<strong>it</strong>, 1975, p. 19, 30.<br />

106 Ibid., p. 63.<br />

84


quant<strong>it</strong>é importante d'une matière compacte, sans forme définie », Pas moi est à<br />

énumérer dans ce premier groupe qui, à mon avis comprend aussi Film, Dis Joe, Fin de<br />

partie. Bien que la bouche occupe tout l'espace, elle n'a pas de volume, elle est masse,<br />

pure masse, elle est la matière, un trou noir matiérique.<br />

Aux antipodes Beckett chois<strong>it</strong> des têtes à masse nulle, des volumes vides. Le passage<br />

entre la masse visagière et la tête à masse zéro n'est jamais net, les deux moments<br />

cohab<strong>it</strong>ent dans la même pièce. Je m'explique, puisque cela pourra<strong>it</strong> sembler une<br />

contradiction dans les termes, par rapport à ce qui a été d<strong>it</strong> auparavant. La cohab<strong>it</strong>ation<br />

des deux instances ne s'affiche pas simultanément sur le visage, en fa<strong>it</strong> l'une exclut<br />

l'autre, pourtant dans un texte, même si séparément, elles sont présentes. Beckett<br />

amorce une déterr<strong>it</strong>orialisation de la tête dès le début, mais d'une façon peu évidente,<br />

elle avance graduellement et exponentiellement. Ce mouvement commence par<br />

Comédie, qui garde toutefois des dens<strong>it</strong>és organiques, et continue par les gorgoniques<br />

Pas et Cette fois, Catastrophe, Quad II et Quoi où. Ces visages deviennent des<br />

anfractuos<strong>it</strong>és, des trous noirs-murs blancs mais sans une vér<strong>it</strong>able épaisseur, des<br />

volumes bidimensionnels vidés de toute matière, de toute masse.<br />

II. LES FORCES INVISIBLES<br />

Les forces qui agissent sur le visage sont beaucoup plus qu'une trans<strong>it</strong>oire déformation<br />

grimacière ; quoiqu'il y en a<strong>it</strong> explic<strong>it</strong>ement dans les didascalies, elles ne se réduisent<br />

pas à ça, il s'ag<strong>it</strong> plutôt d'effets structuraux qui opèrent, par déplacements, une<br />

déterr<strong>it</strong>orialisation, une défiguration lente et constante, ouvrant au spectateur le visage<br />

comme un champ de confl<strong>it</strong>s et de symptômes, symptômes qui, en intens<strong>it</strong>é, atteignent<br />

leur visibil<strong>it</strong>é extensive.<br />

1. Les forces d'isolation<br />

La sidération, ou mieux la pétrification – voire la « rigidification », tout comme le<br />

raidissement : les synonymes sont nombreux et chacun d'entre eux apporte une direction<br />

85


d'analyse également valable – qui progressivement donnent aux tra<strong>it</strong>s la fixation<br />

typique du masque, sont les mouvements visibles qui traduisent les forces invisibles<br />

d'isolation. Elles sont les plus impliquées dans le corps de l'œuvre, en concom<strong>it</strong>ance<br />

avec l'exigence de la frontal<strong>it</strong>é. Même sans endosser un masque, les visages en<br />

assument davantage les prérogatives. Dès les premières occurrences, à savoir les<br />

blanchissimes aïeux Nagg et Nell, aux impassibles et "jarrifiés" H, F1 et F2 obéissant au<br />

sévère projecteur, en passant par Joe qui sub<strong>it</strong> le regard insistant de la caméra et<br />

pétrifiant de la voix, ou encore par les ressemblants Entendeur et Lecteur d'Impromptu<br />

d'Ohio qui « la triste histoire une dernière fois red<strong>it</strong>e [ils] rest[èr]ent assis comme<br />

devenus de pierre », levant la tête et se regardant, fixement, sans expression, tout<br />

comme P dans Catastrophe, immobile, debout sur un cube noir, au crâne couleur de<br />

cendre presque sans cheveux, un mannequin dont les membres M et A ajustent et<br />

arrangent chaque fois à leur gré, en lui baissant la tête ou au contraire la relevant pour<br />

qu'on voie la face, pour finir avec le Souvenant de Cette fois qui interrompt par trois fois<br />

l'immobil<strong>it</strong>é du visage – une sorte de masque funéraire, tel que les portra<strong>it</strong>s des morts<br />

longuement regardés et qu'une des voix lui rappelle – juste avec l'ouverture et la<br />

fermeture des yeux et le sourire édenté, grimacier final. D dans Berceuse n'est pas<br />

moins incisive, vieille poupée au visage blanc sans expression, pantin aux yeux grands,<br />

ancré et figé 107 au fauteuil à bascule, uniquement par le visage et les mains - sur les<br />

accoudoirs. Enfin, brièvement, May dans Pas, malgré son arpentage obstiné, est d'une<br />

fix<strong>it</strong>é désarmante, témoignée d'ailleurs par un passage : « Voyez comme elle se tient, le<br />

visage au mur. Cette fix<strong>it</strong>é » 108 .<br />

La deuxième force d'isolation est celle qui ag<strong>it</strong> par diffraction/réduction. La portion<br />

perceptible du visage est progressivement rédu<strong>it</strong>e : so<strong>it</strong> il reste illocalisé du reste du<br />

corps, lorsqu'il est le seul exposé sur scène, comme en vidéo, en hauteur et dans le noir<br />

ou au contraire enterré, so<strong>it</strong> il est repérable et localisable dans toute la figure, dans la<br />

''structure'' du corps de l'acteur mais, étant éclairé ou blanchi avec peu d'autres membres,<br />

107 Beckett emploie ce mot exact dans les didascalies.<br />

108 S. Beckett, Pas suivi de Fragment de théâtre I et II, Pochade radiophonique, Esquisse<br />

radiophonique, éd<strong>it</strong>ions de Minu<strong>it</strong>, 2004, p.11. Lire aussi “Ressasser tout ça avec Pas”, in Revue<br />

d'Esthétique, éd<strong>it</strong>ions Jean Michel Place, 1990, p. 154.<br />

86


tels que les mains ou les pieds, davantage que les parties restantes – qui restent donc<br />

enfoncées dans la pénombre ou l'ombre – ou caché derrière un accessoire 109 , il participe<br />

à un effet de diffraction. L'œil les et le perço<strong>it</strong> distinctement, dans les deux sens du mot.<br />

De façon distincte mais séparément ; le regard aussi est décomposé, fragmenté, d'où ce<br />

que j'appelle diffraction. Il y a évidemment – troisième possibil<strong>it</strong>é – le cas du visage<br />

« interrompu » dans sa surface même, en d'autres mots le cas où la force s'applique à<br />

l'intérieur de son extension, la rendant partielle, relative. La partie qui se présente alors à<br />

nos yeux assume une extension diverse, insol<strong>it</strong>e et une intens<strong>it</strong>é maximale, elle envah<strong>it</strong><br />

et déstabilise nos repères perceptifs. Étant donné que le dernier cas n'exclut pas les deux<br />

autres, on peut attester dans la même pièce, deux solutions parallèles. En ce qui<br />

concerne la première possibil<strong>it</strong>é, Cette fois et le deuxième acte de Oh les beaux jours,<br />

comme Fin de partie 110 , Comédie et Quoi où, en sont les exemples les plus manifestes,<br />

pour la deuxième occurrence je peux c<strong>it</strong>er Va-et-vient, Berceuse, Pas et enfin, la<br />

troisième possibil<strong>it</strong>é compte parmi ses adeptes Pas moi, Dis Joe qui, par les<br />

rapprochements de la caméra, passe de la réduction du corps au seul visage à la<br />

réduction du visage aux yeux et au nez, le metopon. Bam dans la version télévisée de<br />

Quoi où, participe à ce mouvement.<br />

2. Les forces de déformation<br />

À ces forces d'isolation s'oppose une vorac<strong>it</strong>é, ou mieux une force vorace qui, cruelle,<br />

entame le visage. Cruauté de moins en moins liée à la représentation de quelque chose<br />

d'horrible, plutôt action ou sensation nerveuse des forces sur le visage, chair toujours<br />

plus spasmodique et excessive. Insistance du sourire au-delà de la bouche, articulation<br />

insistante de la parole qui subsiste à la bouche, insistance des organes trans<strong>it</strong>oires qui<br />

subsistent aux organes qualifiés, là où le corps s'échappe mais s'échappant, découvre la<br />

matérial<strong>it</strong>é qui le compose, la présence dont il est fa<strong>it</strong> et qu'il ne découvrira<strong>it</strong> pas sinon.<br />

109 Chapeau, mouchoir, miroir ou lunettes.<br />

110 Sauf pour les doigts qui apparaissent aux bords des poubelles de Nagg et Nell et qui les font rentrer<br />

plutôt dans le deuxième cas, mais ici sans oublier l'importance que Beckett lui-même leur attribua<strong>it</strong><br />

dans la direction de mise en scène, je considère plus forte la force d'illocalisation créée par<br />

l'effondrement du reste du corps.<br />

87


De cette façon Beckett ne rend pas le visible, le visage, mais rend visible la tension qui<br />

le traverse, une tension vorace dans ce cas. Les pièces qui le montrent le mieux sont<br />

celles où la dissociation entre le corps et la voix n'est pas encore intervenue, où la voix<br />

n'est pas hors-champ, mais émise directement par le corps lui-même. La première<br />

tentative date de 1952, lors du monologue logorrhéique de Lucky, son unique acte<br />

langagier dans tout le texte. D'une voix monotone son discours devient un dicté<br />

précip<strong>it</strong>é, phagocytaire. Suivent Winnie qui, dans Oh les beaux jours, dévorée par le<br />

sable - complice la fix<strong>it</strong>é à laquelle elle est obligée - devient une dévoratrice de mots<br />

face au spectateur, surtout là où certaines répliques - semi monologues- sont jouées à<br />

déb<strong>it</strong> très rapide, exigeant forcément un temps pour reprendre la parole, et Comédie qui,<br />

de plus en plus dans la frontal<strong>it</strong>é et dans la fix<strong>it</strong>é des formes, à la vorac<strong>it</strong>é indu<strong>it</strong>e ex<br />

abrupto aux personnages, un par un, par le projecteur, ajoute aux visages une vorac<strong>it</strong>é<br />

seconde, indu<strong>it</strong>e cette fois par la contemporané<strong>it</strong>é trine du dicté. Pas moi enfin<br />

représente le paroxysme de cette force vorace. Impossible de dire pourtant si la voix est<br />

désormais complètement désincarnée du corps ou si au contraire, elle lui est encore<br />

plus viscéralement incorporée en tant que matérial<strong>it</strong>é et non comme anatomie. Organe<br />

de la parole qui n'est absolument plus organe structuré.<br />

3. Les forces de protraction et de rétraction<br />

Aux forces d'isolation et de déformation déjà mentionnées s'ajoutent les forces de<br />

dissipation/dissolution et de réappar<strong>it</strong>ion. Beckett met en œuvre une vér<strong>it</strong>able<br />

dialectique de la visibil<strong>it</strong>é à travers tous les moyens dont il dispose, pas seulement dans<br />

un régime visuel, c'est-à-dire à travers l'image visible, mais aussi par l'écr<strong>it</strong>ure-même 111<br />

et au niveau acoustique, par le son. Empruntant un lexique cher à G. Didi-Huberman, à<br />

partir du point central de cette oscillation entre appar<strong>it</strong>ion et dissipation, lequel est<br />

précisément point d'inquiétude et de suspension de la dialectique instaurée entre<br />

l'évidence visible et la latence visuelle, il ouvre sur le registre de l'inévidence. Entre les<br />

111 Dans les pièces radiophoniques – Paroles et musique, par exemple – la voix accompagne l'appar<strong>it</strong>ion<br />

et la dispar<strong>it</strong>ion du visage, mais plus en général, l'écr<strong>it</strong>ure elle-même intègre la question du visage et la<br />

notion de facial<strong>it</strong>é. Les romans et les nouvelles en témoignent.<br />

88


deux termes d'une sémantique de la signifiance 112 , voir de la visibil<strong>it</strong>é – l'un le visible et<br />

l'autre l'invisible – s'ouvre une sémantique autre, celle du visuel.<br />

Ce n'est pas un hasard en effet si le mot qui résume cette opération, le va-et-vient,<br />

trouve une si large incidence dans le corpus beckettien. Ce qui est présent ou se rend<br />

in<strong>it</strong>ialement présent – l'être-là dans les pages de Robert Grillet – court toujours le risque<br />

de disparaître, et ce qui disparaît dans l'ombre n'est pas tout à fa<strong>it</strong> invisible, comme<br />

obl<strong>it</strong>éré, mais retenu par quelque chose, par le son par exemple, ou par une sorte de<br />

r<strong>it</strong>ournelle 113 - et de cette sorte, déjà présent dans l'image répétée de son retour. De la<br />

même façon, ce qui réappara<strong>it</strong> n'est pas visible non plus, de toute évidence et de toute<br />

stabil<strong>it</strong>é, puisqu'il est prêt à tout instant à disparaître à nouveau. L'image, et en l'espèce<br />

l'image "visagière", a le pouvoir d'imposer sa visual<strong>it</strong>é comme une ouverture et une<br />

déchirure, qui sont en même temps dessaisissement et perte. En tant qu'objets proches<br />

dans leurs lim<strong>it</strong>es immanentes, devant nous, « ils sont là, mais ce dont ils font état<br />

visuellement (...) revient de loin », proches d'une perte qui éloigne et fa<strong>it</strong> de l'acte de<br />

voir un acte pour envisager l'absence, en eux la perte va et vient. Ce qui "dérange" c'est<br />

la matérial<strong>it</strong>é qui reste résiduelle dans cette perte et qui fa<strong>it</strong> que cette dispar<strong>it</strong>ion ne<br />

finisse jamais.<br />

À ce t<strong>it</strong>re, je voudrais reprendre un terme utilisé il y a quelques lignes, celui de<br />

dessaisissement, et le lier à une des pièces les plus riches du point de vue de mon<br />

analyse – Pas – afin de montrer comment cette dialectique est lisible, même dans les<br />

détails les plus pet<strong>it</strong>s. Le dessaisissement et la perte qui préparent et composent la<br />

présence de May, son être-là, trouvent la trace du deuxième terme de leur tension<br />

dramatique 114 , dans le t<strong>it</strong>re originel du texte : « [ressasser] tout ça » 115 . Le personnage<br />

que nous voyons sur scène et dont nous entendons les neuf pas, pas qui sont la seule<br />

preuve de sa propre existence et de la tentative de ressasser dans son espr<strong>it</strong> les<br />

problèmes de l'existence, en réal<strong>it</strong>é n'existe pas, il n'est pas vraiment là. L'éclairage qui<br />

112 Cette sémantique se lie directement à l'impératif : « tu seras signifiant et signifié, interprète et<br />

interprété » que G. Deleuze et F. Guattari mettent en cause dans Mille Plateaux.<br />

113 G. Deleuze et Guattari ont recours souvent à cette notion de ''r<strong>it</strong>ournelle'', de rythme pour argumenter<br />

les mouvements et les instances de la déterr<strong>it</strong>orialisation. De la même façon, regardant les notes de<br />

mise en scène, on s'aperço<strong>it</strong> que Beckett ava<strong>it</strong> une conception très musicale et rythmique de ses<br />

pièces.<br />

114 L'appar<strong>it</strong>ion.<br />

115 S. Gontarski, “Ressasser tout ça avec Pas”, in Revue d'Esthétique, éd<strong>it</strong>ions Jean Michel Place, 1990,<br />

p. 151-156.<br />

89


s'adresse plus au sol qu'au corps, plus au corps qu'au visage, le temps de la lente<br />

marche, se pose, même s'il est faible, sur le visage le temps des haltes, aux deux<br />

extrém<strong>it</strong>és. L'habileté de Beckett est de combiner des forces si différentes telles que la<br />

fix<strong>it</strong>é dont participent le visage et le corps de May, et l'épiphanie/l'aphanisis impliquées<br />

dans le mouvement du va-et-vient.<br />

Sur le plateau, Berceuse ne participe pas seulement de la même dialectique mais la fa<strong>it</strong><br />

avancer. Cette fois le mouvement, ou mieux le balancement, est réglé mécaniquement,<br />

sans aucune aide du personnage et à une v<strong>it</strong>esse légèrement plus élevée que le va-et-<br />

vient de May, le spot aussi est plus intense et, au contraire de Pas, concentré quasi<br />

exclusivement sur le visage, produisant un effet encore plus fort, surtout si on réfléch<strong>it</strong><br />

que dans la version télévisée, à la fin de chaque balancement, pendant le « temps long »<br />

le cadre de la caméra resserre exclusivement le visage. Elle prépare sa première<br />

appar<strong>it</strong>ion et accompagne sa première dispar<strong>it</strong>ion, le temps de recommencer le va-et-<br />

vient avec « Encore ». Notre regard su<strong>it</strong> alors les vestiges, les traces du visage. Traces<br />

qui ne sont pas tout à fa<strong>it</strong> nouvelles, que nous avons appris à connaître et que la plume<br />

de Beckett garde dès les premiers <strong>textes</strong> à travers une riche articulation et une<br />

exploration de toutes les possibil<strong>it</strong>és.<br />

De toute façon, par rapport à l'épiphanie verbale faciale de C dans Fragment de théâtre<br />

II, offerte visuellement à A, seulement le temps que l'allumette se consume et qu'il en<br />

frotte une deuxième, pour lui approcher à la fin le mouchoir, aussi bien qu'à l'épiphanie<br />

sonore faciale de Paroles et musique, qui propose moins une dialectique d'évidence-<br />

latence qu'une appar<strong>it</strong>ion interrompue mais progressive du visage – au début Croak fa<strong>it</strong><br />

une référence rapide et fugace au visage, après on l'apprend venir dans les cendres : la<br />

chevelure, le front, les narines, les cils, les lèvres, et enfin les yeux s'ouvrent – c'est dans<br />

les pièces télévisées que Beckett explo<strong>it</strong>e le mieux cette tension interne au/du visage.<br />

Quand j'écris interne, je n'entends absolument pas intime ou introspective. Pour s'en<br />

apercevoir, il suff<strong>it</strong> de confronter les deux réalisations de Quoi où. Au théâtre chacun<br />

des personnages s'avance, s'immobilise et s'en va de nouveau dans toute une série de<br />

déplacements qui fin<strong>it</strong> par encombrer l'espace. La technique vidéo est en revanche plus<br />

nette, l'ovale des visages apparaît, sans cheveux ni oreilles ni chapeau tout simplement<br />

lorsque Bam s'en souvient, et disparaît lorsqu'ils qu<strong>it</strong>tent son souvenir. ...que<br />

90


nuages...opte encore plus différemment pour une seule épiphanie, il matérialise un<br />

visage féminin « sans tête suspendu dans le vide » sans contour, lequel tantôt disparaît<br />

auss<strong>it</strong>ôt, tantôt s'attarde avant de disparaître comme l'image des nuages passant dans le<br />

ciel et se défaisant à l'horizon.<br />

3.1 Une nouvelle anthropologie des regards<br />

L'événement facial se défin<strong>it</strong> donc par un acte dialectique de protraction et de<br />

rétraction, ou mieux, de détraction. Les visages peuvent être reconnus comme des<br />

présences dramatiques latentes même dans une représentation actuelle et apparemment<br />

statique. Il y a du mouvement bien au-delà de l'immobil<strong>it</strong>é, même dans l'immobil<strong>it</strong>é,<br />

« le vér<strong>it</strong>able acrobate est celui de l'immobil<strong>it</strong>é dans le rond ». 116 Beckett semble ainsi<br />

poser de nouvelles prémisses à la vision : d'abord une technique de la vision, nouvelle,<br />

puisqu'elle relève d'une anthropologie des regards 117 , et deuxièmement une nouvelle<br />

sémiotique de la physionomie, lesquelles ensemble émancipent et évacuent les scènes<br />

faciales du calme de l'image, de l'eidos.<br />

Le choix de faire allusion à l'anthropologie des regards se lie en effet au vaste et ancien<br />

mouvement de production de visages, étudié par Peter Sloterdijk et qui, de l'émergence,<br />

ou encore mieux de l'émersion du visage à partir de l'espace inter-facial, renvoie à un<br />

événement bien au-delà de toutes les questions de la représentation, et qui fa<strong>it</strong> de la<br />

possibil<strong>it</strong>é de la visagé<strong>it</strong>é un processus d'anthropogenèse.<br />

L'approche que nous avons tentée jusqu'ici, étant essentiellement esthétique, manque<br />

d'un apport fondamental puisque les variations scéniques opérées par Beckett sur la<br />

présence faciale ne se lim<strong>it</strong>ent pas à une mise en cause et à une réinterrogation des<br />

codes théâtraux, mais réouvrent sur le drame facial et inter-facial de la protraction,<br />

c'est-à-dire sur la force d'extraction qui a rendu possibles les visages humains, à partir<br />

de nos ''prim<strong>it</strong>ives'' faces animales, au long d'un processus facio-génétique, dont la<br />

motivation est autant biologique que culturelle – auquel la force de protraction a<br />

116 G. Deleuze, Francis Bacon logique de la sensation, éd<strong>it</strong>ions du Seuil, 2002, p.45.<br />

117 L'ordre d'une image peut altérer l'ordre de préférence établi par la perception ou par les valeurs<br />

culturelles préexistantes.<br />

91


contribué considérablement – et qui pense l'histoire de l'être comme un événement<br />

somatique.<br />

« Par l'ouverture du visage – plus encore que par la cérébralisation et la création de la<br />

main – l'homme est devenu un animal ouvert au monde (...) ouvert à son prochain » 118 .<br />

Attentif à la genèse faciale, Sloterdijk repère précisément dans la sphère interfaciale,<br />

dans "l'intim<strong>it</strong>é" du face-à-face et de la rencontre optique 119 avec l'autre, l'un des agents<br />

principaux de l'évolution. La facialisation est à son avis, avant que l'inscription de la<br />

culture et du caractère interviennent, le drame noétique-facial premier. La participation<br />

aux visages des autres éta<strong>it</strong> in<strong>it</strong>ialement d'ordre bio-esthétique, les visages proches<br />

étaient de fa<strong>it</strong> un confort, un signe d'amabil<strong>it</strong>é, de joie, plus qu'un signe d'identification<br />

et de reconnaissance ; en effet il suff<strong>it</strong> de penser aux visages des mères et des enfants<br />

dans la période du bonding post-natal pour s'en apercevoir 120 . Au même t<strong>it</strong>re, le fa<strong>it</strong> que<br />

dans l'âge de pierre on ne trouve strictement aucune représentation de visages humains,<br />

prouve que la participation aux visages des autres s'inscriva<strong>it</strong> dans un domaine qui ne<br />

demanda<strong>it</strong> pas la représentation et l'identification, elle éta<strong>it</strong> exclusivement l'expression<br />

d'un principe de joie inter-facial.<br />

Par conséquence, dès que la représentation s'est emparée des visages, elle n'a plus<br />

appliqué au visage – par protraction – le principe de joie, mais le pouvoir représentatif<br />

et ses mines signifiantes. Peu de faces ont échappé à la signification 121 , à son avis. La<br />

question qui éta<strong>it</strong> surgie à propos des trous noirs de subjectivation et du mur blanc de<br />

signifiance tape encore à ma tête : Beckett échappant lui aussi à cette sémiotique, a-t-il<br />

voulu garder tout le mystère du visage, sans le traduire dans aucune signification?.<br />

Partout où se sont établies les cultures avancées, pas nécessairement celle européenne,<br />

la protraction a atteint un stade dans lequel les icônes directrices de la visagé<strong>it</strong>é,<br />

normatives et porteuses de signification 122 , ont poussé plus loin l'ancienne ouverture bio-<br />

esthétique du visage. Mais l'espace inter-facial n'a pas toujours été la zone d'une histoire<br />

118 P. Sloterdijk, « Entre les visages », ch. II de Bulles. Sphères I, Fayard, coll. Pluriel, 2002, p. 180.<br />

119 La rencontre optique à laquelle F. Frontisi-Ducroux fa<strong>it</strong> référence à propos du prosopon.<br />

120 Voir les expérimentations avec les visages et les masques menées par René A. Sp<strong>it</strong>z dans De la<br />

naissance à la parole : La première année de la vie, PUF, 1968. Ou Ligéia. Art et frontal<strong>it</strong>é, n° 81-84,<br />

janvier-juin 2008, p.33.<br />

121Selon P. Sloterdijk seulement les visages de la Gioconda et de Bouddha ont réussi à échapper à la<br />

signification.<br />

122La machine abstra<strong>it</strong>e de visagé<strong>it</strong>é.<br />

92


naturelle et sociale de l'amabil<strong>it</strong>é, il n'a pas toujours joui d'une vectorial<strong>it</strong>é pos<strong>it</strong>ive, lui<br />

aussi a sa propre histoire de la catastrophe. Il y a le radicalement étranger, « c'est la<br />

raison pour laquelle [les cultures anciennes et les cultures modernes] ont besoin du<br />

masque, comme moyen de rencontrer l'inhumain, l'extra-humain, avec un non-visage ou<br />

un visage de subst<strong>it</strong>ution qui lui correspond ». Selon le philosophe allemand, lorsque<br />

l'art moderne montre encore des visages, il rend compte d'une sorte de catastrophe inter-<br />

faciale permanente, ses visages ne relèvent plus des sphères intimes, ils sont sans<br />

reconnaissance, stigmatisés par la force de l'évacuation et de l'altération, la protraction<br />

elle-même s'est immobilisée, ou bien, elle a commencé à souligner dans le visage de<br />

l'homme, l'élément inhumain, extra-humain. La détraction et l'abstraction comme forces<br />

de modelage de la plastique faciale, ont pris le dessus sur la protraction. « Des<br />

puissances qui déforment et qui vident le visage ont transformé le "portra<strong>it</strong>" en détra<strong>it</strong> et<br />

en abstra<strong>it</strong>. A ce processus correspond une double tendance du mouvement de l'art<br />

facial : d'une part, un courant menant à l'expression d'états s<strong>it</strong>ués au-delà de<br />

l'expression, d'autre part la refonte du visage en prothèse post-humaine » 123 .<br />

L'hypothèse que j'avance ici est que, s'il est vrai que dans l'espace interfacial s'est opéré<br />

l'acte protractif du visage, donc dans l'espace bipolaire entre deux visages, aujourd'hui,<br />

par contre, on peut repérer dans un espace non plus inter mais intra-facial, autrement<br />

d<strong>it</strong>, dans l'espace bipolaire d'un seul et "même" visage, l'événement d'une possible<br />

rencontre entre visage et non-visage, humain et extrahumain.<br />

Si Sloterdijk repère dans le visage en explosion du pape hurlant de Francis Bacon ou<br />

dans les autoportra<strong>it</strong>s d'Andy Warhol, encore des lieux, même s'ils sont en marge, de<br />

l'art expressif, puisque à son avis, autant le relatif déchirement (Bacon) que la<br />

pétrification faciale (Warhol) sont malgré tout soumis au principe d'expression, c'est en<br />

revanche dans les nouveaux procédés des arts plastiques qu'il reconnaît une dissociation<br />

totale.<br />

Sachant qu'il n'est pas toujours pertinent, parce qu'incorrect d'un point de vue<br />

épistémologique, de mélanger des réflexions qui, tout en gardant quelque parenté<br />

élective, sont inhérentes à des domaines différents, lorsque Sloterdijk fa<strong>it</strong> référence à<br />

des œuvres d'art contemporain pour témoigner de la radicale métamorphose du portra<strong>it</strong><br />

123P. Sloterdijk, « Entre les visages », ch. II de Bulles. Sphères I, Fayard, coll. Pluriel, 2002, p. 207.<br />

93


en détra<strong>it</strong>, je trouve toutefois dans son discours des interrogations proches de l'univers<br />

dramatique de Beckett. À ce t<strong>it</strong>re – la parenté mentionnée auparavant – je voudrais<br />

rappeler brièvement l'importance et la place que la dimension picturale occupa<strong>it</strong> dans<br />

son activ<strong>it</strong>é artistique, donc non pas seulement sur le plateau.<br />

Les mots employés par le philosophe à propos de l'artiste Irene Andessner qui<br />

« maintient un équilibre entre portra<strong>it</strong>, abstra<strong>it</strong> et détra<strong>it</strong> et [qui] peint avec un humour<br />

sans rire et un désespoir sans larmes, proclamant l'attente du visage encore humain<br />

envers son vis-à-vis adéquat et dérobé » me questionnent sur l'équilibre que Beckett<br />

maintient entre un visage à la fois en protraction et en détraction, voire en rétraction, là<br />

où ces forces d'invisibles deviennent visibles, vér<strong>it</strong>able mouvement appliqué au visage<br />

et non seulement dialectique latente, sous-gisante. Au-delà de son contenu même, une<br />

image se défin<strong>it</strong> par sa forme, par sa tension interne, elle n'est pas objet mais processus :<br />

au deux actes d'intensio et de revocatio – de protraction et de rétraction- il faudra<strong>it</strong><br />

ajouter alors un troisième terme, fondamental, la retentio, c'est-à-dire ce qui malgré tout<br />

se maintient de l'un et de l'autre, vestige des deux, ce qui retient la progressive<br />

dissipation de l'image mais qui effondre/troue déjà sa pleine réappar<strong>it</strong>ion, la nouvelle<br />

épiphanie du visage, et qui rend leur équilibre indécidable.<br />

3.2 L'image-mouvement<br />

Je voudrais m'entretenir encore quelques instants sur la question du mouvement produ<strong>it</strong><br />

par l'articulation du registre de la visibil<strong>it</strong>é et celui du visuel, par l'acte de protraction et<br />

de rétraction et leur point d'inquiétude, la retentio, empruntant un terme clé à la pensée<br />

deleuzienne : l'image-mouvement, même si je l'entends autrement que lui. Il s'ag<strong>it</strong> plus<br />

d'un emprunt lexical que d'un vol intellectuel. Deleuze distingue deux sortes d'images<br />

cinématographiques, l'image en mouvement, qui correspond à un fonctionnement<br />

uniquement représentatif de la caméra, et l'image-mouvement que je viens d'anticiper et<br />

qui résulte inversement du fonctionnement présentatif de l'appareil. Le mouvement n'est<br />

94


pas engendré dans ce cas par l'objet cadré, mais seulement par la caméra.<br />

A part la plupart des pièces télévisées 124 , que je préfère aborder dans un deuxième<br />

temps, vu que leur nature ''cinématographique'' s'applique mieux à cette pensée, les<br />

pièces théâtrales retiennent davantage mon attention puisque la cond<strong>it</strong>ion d'immobil<strong>it</strong>é<br />

qui domine leurs personnages, devient un élément intéressant par rapport à la façon de<br />

l'auteur d'obtenir, malgré cette fix<strong>it</strong>é même de l'objet, une image-mouvement, bien que<br />

nous ne soyons pas devant un écran mais devant un plateau. Je comprends tardivement,<br />

mais cette fois pleinement, le sens de ces mots :<br />

« L'image [la plus défigurante] n'est pas sans ordre, mais son ordre altère l'ordre de<br />

préférence établi par la perception ou par les valeurs culturelles préexistantes » 125<br />

Même sans une caméra mobile Beckett réuss<strong>it</strong> à déjouer – par épuisement et<br />

déterr<strong>it</strong>orialisations successives – notre perception établie et à mettre le mouvement<br />

dans nos yeux. C'est dans ce sens là alors, qu'il est question d'une nouvelle<br />

anthropologie des regards.<br />

Dans Comédie par exemple, la lumière, incarnée par le projecteur – le quatrième<br />

personnage – devient une sorte de caméra qui crée l'image en mouvement, à la fois par<br />

la superpos<strong>it</strong>ion du prosopon optique au prosopon textuel, et par l'articulation d'un<br />

facies/vultus lorsque le visage est envahi par la lumière, et d'une tête lorsque le<br />

personnage retombe dans le noir. Oh les beaux jours atteint cet effet par le mouvement<br />

du mamelon : quand il gagne en hauteur, Winnie perd au contraire en espace, en<br />

extension et il obtient le même effet de proxim<strong>it</strong>é qu'une caméra, il re-cadre l'image et<br />

nous projette davantage sur le visage. Ce n'est pas un hasard donc, si dans cette<br />

succession, la première image mentale qui revient v<strong>it</strong>e à l'espr<strong>it</strong> est celle de la bouche de<br />

Pas moi, celle de Madeleine Renaud, celle qui lie Winnie à Bouche.<br />

Dans Cette fois, ce sont le mouvement et la r<strong>it</strong>ournelle des voix qui créent le<br />

mouvement à l'intérieur du visage et de l'image, la fix<strong>it</strong>é n'est qu'apparente : le visage-<br />

124 Eh Joe, Film et Trio du Fantôme où la caméra est mobile, avec travellings et ...que nuages... où au<br />

contraire la caméra est fixe mais il y trois points de vue et le fragment qui correspond à chaque point<br />

de vue est tourné séparément.<br />

125 G. Didi-Huberman, « Q comme Quad », dans Objet Beckett, sous la direction de Marianne Alphant et<br />

Nathalie Léger, coéd<strong>it</strong>ion Centre Pompidou/IMEC, 2007, p. 117.<br />

95


imago alterne avec la tête, la Gorgone. Le Souvenant est de fa<strong>it</strong> le direct descendant de<br />

Krapp qui, à son tour, modula<strong>it</strong> son visage immobile, dans la tension de l'écoute, avec<br />

la superpos<strong>it</strong>ion de la voix enregistrée.<br />

En ce qui concerne la télévision, bien que la caméra ne so<strong>it</strong> vér<strong>it</strong>ablement mobile que<br />

dans peu de cas – Dis Joe et Film – pour la plupart des occurrences elle est fixe mais<br />

pas continue. La caméra étant placée différemment selon le point de vue qui lui est<br />

assigné, produ<strong>it</strong> encore une image-mouvement à travers la fragmentation du tourné.<br />

Dans ... que nuages... par exemple, on passe du plan rapproché (H) 126 de la tête d'un<br />

homme qui n'a presque pas de visage, courbé sur une table, au gros plan (F) d'un visage<br />

féminin qui, au contraire, n'a presque pas de tête ; on revient à lui à la fin. Les deux<br />

acceptions du visage sont donc subsumées par les différents plans.<br />

Il y a pourtant deux exceptions : Quad I+II propose une image en mouvement, la<br />

caméra étant fixe et continue, mais cela s'explique par la volonté de l'œuvre de rendre le<br />

pur mouvement. Ici, cas très rare, les quatre personnages ne sont pas enfermés mais<br />

parcourent et épuisent l'espace d'une r<strong>it</strong>ournelle essentiellement motrice ; Quoi où n'a<br />

pas besoin d'une caméra mobile ni de différents plans-séquence parce que c'est<br />

l'utilisation de la lumière, encore une fois, qui compose vér<strong>it</strong>ablement les visages, celui<br />

qui se souvient et ceux dont il se souvient.<br />

Je termine en formulant une proportion dont les termes sont désormais clairs : l'image<br />

en mouvement est à l'extension et à la figure figurée ce que l'image-mouvement est à la<br />

tension de l'image et à la figure figurante. Le mouvement devient l'expression de la<br />

tension interne à une image.<br />

4. Les forces de proxim<strong>it</strong>é et de frontal<strong>it</strong>é<br />

A côté des forces d'isolation, de déformation et de dissipation-appar<strong>it</strong>ion que nous avons<br />

précédemment illustrées, agissent, concom<strong>it</strong>antes, l'excessive proxim<strong>it</strong>é et la frontal<strong>it</strong>é.<br />

La première, qu'elle so<strong>it</strong> fixe ou aille crescendo, intensifie les effets produ<strong>it</strong>s à tout<br />

instant par les susd<strong>it</strong>es forces, en effet elle est moteur de fragmentation, de réduction,<br />

126 Dans les didascalies à chaque plan est assignée une lettre.<br />

96


mais surtout de déformation. La tentation de ne la considérer que comme une force<br />

déformatrice a été in<strong>it</strong>ialement grande, mais le fa<strong>it</strong> qu'elle augmente toutes les instances<br />

avancées par les autres forces, m'a amenée à lui réserver une place indépendante. Pour<br />

comprendre son importance, il suff<strong>it</strong> de penser, so<strong>it</strong> à la séquence qui ouvre et termine<br />

Film, l'image de l'œil de Buster Keaton, l'invasion de son iris-pupille-paupière, so<strong>it</strong> à la<br />

bouche énorme et dépaysante de Pas moi, ou encore, à l'ovale progressivement plus<br />

rapproché de Joe. Les exemples pourraient continuer à l'infini. En ce qui concerne la<br />

proxim<strong>it</strong>é du visage combinée à son processus d'appar<strong>it</strong>ion-dissolution, elle rend encore<br />

plus indiscernable et déroutant son entre-deux.<br />

La frontal<strong>it</strong>é, comme nous l'avons vu dans le chap<strong>it</strong>re sur le prosopon intervient à des<br />

circonstances très particulières, elle marque l'interruption d'une narrativ<strong>it</strong>é<br />

interrelationnelle et linéaire, ouvrant une apostrophe – qu'il faudra<strong>it</strong> interroger pour la<br />

savoir trans<strong>it</strong>ive ou intrans<strong>it</strong>ive – où le passé sa<strong>it</strong> devenir anachronique, alors même que<br />

le présent s'y donne réminiscent sans être introspectif. Elle accro<strong>it</strong> par conséquent l'effet<br />

d'isolation déjà en acte sur la figure et devient nécessaire à l'épiphanie du visage. Film<br />

revient alors comme un exemple-père de cette instance.<br />

Toutes ces forces invisibles tirées, presque extra<strong>it</strong>es, par induction des mouvements et<br />

des non-mouvements visibles sur scène, convergent vers un seul point : il s'ag<strong>it</strong> moins<br />

de défaire le visage que de le réinventer. Défaire un visage n'est pas un acte de violence<br />

gratu<strong>it</strong>e 127 , mais signifie lui donner une nouvelle vie, le lier à un devenir.<br />

En employant les mots d'Artaud, ces forces structurelles transforment le visage dans un<br />

champ d'effractions, variations scéniques sur une présence faciale dramatique, elles<br />

opèrent un vér<strong>it</strong>able déplacement, son détour ; les formes choisies pour sa<br />

présentification répondent à la prétention d'appeler à un visage autre, ou mieux à « un<br />

autre que visage » 128 . Il s'ag<strong>it</strong> d'abord d'une subversion de la visibil<strong>it</strong>é du faciès, c'est-à-<br />

dire de l'identification visible du faciès, au nom d'un visage à exigence non<br />

identificatrice, mais aussi l'ébranlement de toute expressiv<strong>it</strong>é psychologique et<br />

physionomique du vultus, au nom d'un visage à exigence non socialisante et la<br />

127De la même façon, derrière le mot « cruauté » d'Artaud il faut entendre la force de vie, qui est brutale<br />

et brulante – elle brûle les planches – , et non un faible acte de méchanceté ou de haine.<br />

128E. Levinas, Autrement qu'être ou au-delà de l'essence, Le Livre de poche, 1990.<br />

97


désadhérence de l'os de la parole, pour un visage à exigence non communicante –<br />

« Parler n'est pas communiquer (...) parler n'est pas s'exprimer » 129 . Un autre que visage<br />

donc.<br />

II. DE LA SPÉCIFICITÉ À LA MISE EN PRÉSENCE<br />

Toutes ces forces travaillent la notion de lim<strong>it</strong>e, en commençant par les lim<strong>it</strong>es<br />

immanentes propres au corps et au visage, c'est-à-dire là où la vision se heurte à<br />

l'inéluctable volume des corps humains, et où l'insistance de Beckett converge exprès<br />

vers ce heurt immanent. La première question à se poser est : que sera<strong>it</strong> donc un volume<br />

– voire un corps – qui, malgré son évidence, montrera<strong>it</strong> la perte d'un corps, un volume<br />

qui se fera<strong>it</strong> porteur de vide ? La deuxième est comment faire de cet acte une forme,<br />

parce que « ici c’est la forme qui est le contenu, c’est le contenu qui est la forme ». À un<br />

choix prim<strong>it</strong>if de se tenir simplement à ce qui est vu, à l'att<strong>it</strong>ude phénoménologique de<br />

se ''tenir à'' et d'insister sur des objets visuels spécifiques, dont la spécific<strong>it</strong>é consiste<br />

dans la transparence sémiotique de la vision, et qui ne demanderaient donc rien d'autre<br />

qu'à être vus pour ce qu'ils sont, su<strong>it</strong> dans un deuxième moment une mise en présence.<br />

Il faut penser la présence en termes de présentation tout comme la forme en termes de<br />

formation, laquelle contient déjà en soi-même une instance de déformation, son moment<br />

dé-construction.<br />

Le matériau scénique est présenté dans son caractère brut, sans aucune prétention<br />

fictive, il est dénudé des affects et des valeurs de dissimulation qui normalement lui sont<br />

confiés, le corps est délesté de son poids d’expérience, mais plus qu’un déchet/résidu<br />

inerte, ce matériau – pendant qu'il sub<strong>it</strong> une défection vers le presque rien, il est mis par<br />

cette même défection en exergue – ouvre sans cesse et de façon exponentielle, dans ce<br />

double mouvement dans l’immobil<strong>it</strong>é et dans la spécific<strong>it</strong>é 130 , aussi bien à la présence<br />

qu’à l’absence. Les corps exposés dans leurs têtes, leurs visages, leurs bouches sont<br />

129V. Novarina, Devant la parole, P.O.L., 1999, p. 6.<br />

130Les objets d<strong>it</strong>s spécifiques, sont des objets qui ne demandent rein d'autre qu'à être vus pour ce qu'ils<br />

sont. Lire G. Didi-Huberman, Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, éd<strong>it</strong>ions de Minu<strong>it</strong>, 2001.<br />

98


exténués par cette matérial<strong>it</strong>é à l’œuvre dans l’évidement. Ce processus visuel de la<br />

présence, entre la fixation d’un ordre précaire et le creusement actif par épuisement,<br />

n’évacue pas les corporé<strong>it</strong>és humaines, au contraire, il les rend présentes grâce au<br />

principe de l’expiration qui s’est subst<strong>it</strong>ué à celui de l’expression. "Objets" rédu<strong>it</strong>s au<br />

premier abord à la seule formal<strong>it</strong>é de leur forme, à la seule visibil<strong>it</strong>é de leur<br />

configuration, entre surface et volume, dans leur extérior<strong>it</strong>é a-expressionnistes et a-<br />

psychologiques, dans l'insistance de leur évidence, ils sont pourtant en défaut, ils<br />

creusent une latence. Sur scène demeure une matérial<strong>it</strong>é qui maintient une corporé<strong>it</strong>é de<br />

l’image, la latence y détient une présence physique, phénoménologique.<br />

C'est l'événement d'un chiasme où, pour répondre à la première question, la part<br />

constru<strong>it</strong>e d'un volume - la figure figurée - vacille comme atteinte par un choc visuel qui<br />

est en même temps attendu puisqu'il s'ag<strong>it</strong> de toute façon de sa part centrale.<br />

Le visage délesté de toute exigence figurative, traversé par toutes ces forces invisibles,<br />

décolle progressivement de son objet pour être lui-même un processus, un événement<br />

possible qui n'a plus à se réaliser dans un corps.<br />

Je voudrais à ce t<strong>it</strong>re ouvrir une brève parenthèse sur une hypothèse formulée par Didi<br />

Huberman et que j'estime pertinente à nos considérations, même si relative à<br />

l'iconographie chrétienne. De toute façon, selon les témoignages réunis pendant le<br />

tournage de Nacht und Träume, lorsqu'on essuya<strong>it</strong> les gouttes de transpiration sur le<br />

front du personnage, Beckett a affirmé que le tissu faisa<strong>it</strong> allusion au voile qu'ava<strong>it</strong><br />

utilisé Véronique pour essuyer le front de Jésus durant le chemin de Croix et à<br />

l'empreinte du visage du Christ sur le tissu. Et l'hypothèse de D. Huberman concerne<br />

l'étude du visage de la Véronique (vera icona) et du Saint Suaire de Turin, mais plus<br />

précisément le lien entre le linge même qui garde les traces du Christ et les cond<strong>it</strong>ions<br />

qui font leur présentation, eux qui à l'apparence la plus l<strong>it</strong>téralement effacée qui so<strong>it</strong>,<br />

subst<strong>it</strong>uent la capac<strong>it</strong>é d'appar<strong>it</strong>ion. Au lieu de voiler une présence ils l'actualisent en<br />

tant qu'image, même si ce sont des images formées sans peinture, et malgré cette<br />

dénégation du pictural au prof<strong>it</strong> d'une revendication incarnationnelle, ils posent dans la<br />

peinture même l'impossible objet du désir pictural d'incarnation. Chez eux cohab<strong>it</strong>ent<br />

deux désirs, celui de faire l'image et celui de sortir l'image hors d'elle même, ils<br />

99


éussissent dans un seul objet deux registres sémiotiques hétérogènes : le registre de la<br />

signifiance du corps, de la forme du corps mais aussi celui de l'ouverture du corps, de la<br />

déchirure du corps. Ces images empêchent toute description exacte et laissent place à<br />

quelque chose qui relève plutôt d'une anthropologie des regards Je garde le terme<br />

déchirure :<br />

« La frontal<strong>it</strong>é où nous plaça<strong>it</strong> l'image se déchire tout à coup, mais la déchirure à<br />

son tour devient frontal<strong>it</strong>é, une frontal<strong>it</strong>é qui nous maintient en suspens, immobiles,<br />

nous qui, un instant, ne savons plus que voir sans le regard de cette image. Alors<br />

nous sommes devant l'image comme devant l'exubérance inintelligible d'un<br />

événement visuel. Nous sommes devant l'image comme devant l'obstacle et sa<br />

creusée sans fin. Nous sommes devant comme face à ce qui se dérobe. » 131<br />

Avec Beckett le visage est cet événement visuel, ce mouvement de réinvention qui ne<br />

succombe ni au mirage des formes ni à la mortification de l'informe, de l'indifférencié et<br />

pour cette raison si difficile à voir. Il est pensé en déchirure, en ouverture et non en<br />

clôture, en suture auto-satisfaisante, une déchirure const<strong>it</strong>utive et centrale qui sort le<br />

visuel de la tyrannie du visible et la figure de la tyrannie du lisible. Visage qui, au lieu<br />

d'être simplement regardé, analysé et résumé dans une formule exhaustive, nous<br />

regarde, nous scrute et nous interroge sur son mystère.<br />

131G. Didi-Huberman, Devant l'image, éd<strong>it</strong>ions de Minu<strong>it</strong>, 1990, p.268-269.<br />

100


CONCLUSION<br />

« Non conclude, non conclude » d<strong>it</strong> Pirandello à la fin de son roman – Uno, nessuno e<br />

centomila – « la v<strong>it</strong>a non conclude » et moi, avec lui : « le visage ne conclut pas ». Plus<br />

j'avance dans cette étude et plus je m'aperçois que le visage beckettien ne semble jamais<br />

arriver à une conclusion, il continue à ouvrir des questionnements et, comme je l'ai écr<strong>it</strong><br />

au début, il ne cesse d'exiger des solutions scéniques aussi innovatrices qu'imprévues.<br />

Zaven Paré, pionnier de la marionnette électronique, inventeur de nombreuses interfaces<br />

– mécaniques, optiques, et naturellement électroniques – mais avant tout plasticien, tout<br />

au long de son travail, qui repose en grande partie sur les répertoires d'avant-garde 132 et<br />

les nouvelles technologies, n'arrête pas de questionner la vulnérabil<strong>it</strong>é entre les<br />

dispos<strong>it</strong>ifs techniques et l'interface ''humaine'', entre le matériau direct et le matériau<br />

enregistré. La tête de ses créatures dramatiques est souvent une image projetée à<br />

l'intérieur d'un masque et le corps, un assemblage de tout un mécanisme contrôlé<br />

électriquement. Je le ''convoque'' ici parce que son dernier travail, Presque l'intégrale<br />

jusqu'à l'épuisement (des piles), est totalement consacré à Beckett ; il s'ag<strong>it</strong> en fa<strong>it</strong> d'un<br />

montage scénique rétrospectif d'après l'auteur. C'est une étude, en même temps qu'un<br />

survol, de sa dramaturgie, l'œuvre s'inspirant non pas des <strong>textes</strong> écr<strong>it</strong>s pour les<br />

interprètes, mais des didascalies que l'auteur a laissées à l'intention des fabricants de ses<br />

pièces. Du paratexte à l'horstexte, les didascalies réaffirment donc leur importance.<br />

J'apporte un deuxième exemple, celui de la mise en scène de Les Aveugles par Denis<br />

132 Jarry, le théâtre et la musique russe, Artaud, Kagel et Novarina. Lire : V. Vallée, « Les marionnettes<br />

électroniques, de la pédagogie à la création », in CECN mag, n° 08 03 > 09/2008, p. 32-33.<br />

101


Marleau. Ici également, le masque prédomine : six visages féminins et six visages<br />

masculins, ceux de deux seuls acteurs, Céline Bonnier et Paul Savoie, sont projetés sur<br />

des masques, statiques, sculptés dans le noir. Que visages. A la fin du spectacle, la<br />

lumière se relevant un peu, fa<strong>it</strong> apparaître les tuteurs qui les supportent. Pendant ce bref<br />

instant, les spectateurs qui croyaient encore à la présence réelle des comédiens,<br />

aperçoivent des têtes rédu<strong>it</strong>es, portées au bout d'une pique, des masques-effigies.<br />

L'intérêt de cette solution est encore plus intéressant si on considère qu'elle conclut un<br />

triptyque, dont Comédie de Beckett 133 fa<strong>it</strong> partie. Le cycle prévo<strong>it</strong> que chaque texte so<strong>it</strong><br />

présenté dans une salle différente et que le spectateur les voie successivement selon cet<br />

ordre : Dors mon pet<strong>it</strong> enfant, Comédie et Les Aveugles.<br />

Cela d<strong>it</strong>, je veux suggérer comment le fonctionnement du masque appliqué aux visages<br />

beckettiens, dans la mise en scène de l'auteur est conçu comme une superpos<strong>it</strong>ion des<br />

instances qui fondent le masque optique – expressions cristallisées, fix<strong>it</strong>é, immobil<strong>it</strong>é,<br />

att<strong>it</strong>udes exagérées ou décalées – à la surface faciale, à la chair humaine, tandis que<br />

dans ces derniers exemples, le visage humain, même s'il faut le dire, enregistré,<br />

s'applique sur un support artificiel, le masque. Pourtant, l'indécidable est maintenu, le<br />

mouvement entre la présence et l'absence, le visible et le latent, l'humain et l'a-humain<br />

est un continuum. Les exemples pourraient continuer à l'infini et toucher la<br />

photographie contemporaine, mais notre intérêt est ailleurs. Il ne reste à constater que<br />

ces dernières années, l'art contemporain, dans toutes ses formes, a nourri une vér<strong>it</strong>able<br />

obsession pour le visage, vu l'avancée de la biotechnologie et du numérique, et a<br />

continué à réinterroger l'œuvre de Beckett.<br />

La question que je me pose sans interruption est s'il est lég<strong>it</strong>ime de parler d'un<br />

cheminement du visage beckettien vers/''au prof<strong>it</strong> de'' la tête, d'une tête chercheuse,<br />

comme les réflexions de G.Deleuze et F.Guattari le feraient supposer ou, dans le cas<br />

contraire, s'il est préférable de parler d'un visage qui se détache complètement de la tête,<br />

pour rester enfin illocalisé, sans poids : une épiphanie. Ces deux extrém<strong>it</strong>és se touchent-<br />

elles ? Partagent-elles une réciproc<strong>it</strong>é comme cela pourra<strong>it</strong> bien être le cas des mises en<br />

scène de Z.Pavé et D.Marleau par rapport à celle proposée par Beckett lui-même ? Ces<br />

deux possibil<strong>it</strong>és radicales, même si, en apparence, diamétralement opposées, visent au<br />

133Les masques ont une taille humaine et les corps sont emprisonnés dans des jarres.<br />

102


jedermann que J. Genet 134 repéra<strong>it</strong> en train, dans le visage de son voisin – à ce qui nous<br />

fa<strong>it</strong> tous semblables et par lequel, n'importe quel homme en vaut exactement n'importe<br />

quel autre ? Il y a peut-être une équivalence impersonnelle dans le plus irréductible de<br />

nous, au contraire de ce qu'on a l'hab<strong>it</strong>ude de penser. On arrivera<strong>it</strong> alors à « la tête dans<br />

la tête », à sa matrice désincarnée, à savoir le crâne, ou mieux encore, à la tête qui<br />

perço<strong>it</strong> le visage de l'intérieur, par dedans ? Un cas d'extim<strong>it</strong>é, comme nous le suggère le<br />

néologisme accouché par J.P Sarrazac, qui est moins une addiction d'une extérior<strong>it</strong>é et<br />

d'une intim<strong>it</strong>é que leur crossing-over : le plus externe et extérieur dans le plus intime, ou<br />

une intim<strong>it</strong>é qui n'a rien d'intimiste parce qu'extérieure. Le ex- latin, qui implique une<br />

extrapolation, une extraction, se place dans le in-. Donc, ce qu'il y ava<strong>it</strong> de plus intime et<br />

intimiste dans le visage se renverse et devient le plus externe, le plus impersonnel. Le<br />

visage est vu par l'intérieur, c'est-à-dire qu'on le vo<strong>it</strong> à l'envers : non pas deux yeux, une<br />

bouche, le système mur blanc et trou noir mais les parois crâniennes qui le composent,<br />

la denture qui normalement reste cachée à un regard frontal, la muqueuse qui termine<br />

dans la bouche, la rétine et le bulbe oculaire. La tête dans la tête. La réciproc<strong>it</strong>é visuelle<br />

qui fonda<strong>it</strong> le visage grec – voir et être vu, percipere et percipi – sera<strong>it</strong>-elle renversée<br />

et en même temps élevée exponentiellement ?<br />

Visage et tête sembleraient induire aussi deux différents rapports à la temporal<strong>it</strong>é,<br />

convoquer des valences temporelles distinctes : le visage se donne dans un moment et<br />

obé<strong>it</strong> à une temporal<strong>it</strong>é épiphanique, tandis que la tête suggère une aspectual<strong>it</strong>é durative,<br />

sinon une atemporal<strong>it</strong>é, « Un jour nous sommes nés, un jour nous mourrons, le même<br />

jour, le même instant » 135 . Mais s'ils sont divers devant le temps, néanmoins ils<br />

pourraient trouver un point commun dans l'espace, le regard : ils seraient les deux<br />

termes d'une réciproc<strong>it</strong>é.<br />

« (...) ce sont avant tout les yeux, ou mieux, c'est le regard, mis en image, qui<br />

conjugué à d'autres agencements scénographiques, réuss<strong>it</strong> à produire ce simulacre :<br />

le simulacre d'une présence » 136<br />

134 J. Genet, L'atelier d'Alberto Giacometti, L'arbalete, 2007.<br />

135 S. Beckett, En Attendant Godot, éd<strong>it</strong>ions de Minu<strong>it</strong>, 1952, p.105.<br />

136 E. Landowski, Présence de l'autre, PUF, 1997, p. 158.<br />

103


La présence d'une tête, la présence d'un visage. En ce qui concerne ce dernier, s'ouvre<br />

une autre série d'interrogations : Si tout au long du chemin qui du personnage condu<strong>it</strong> à<br />

l'impersonnage – sans pourtant disparaître totalement – dans un premier temps le visage<br />

devient de moins en moins une typologie et de plus en plus une topologie, dans le sens<br />

d'une topographie dont la seule échelle est le lieu d'énonciation, et successivement le<br />

visage de lieu d'énonciation, déjà privé de la quasi total<strong>it</strong>é de ses attributs ident<strong>it</strong>aires,<br />

commence à décoller de l'image qui le supporte, quelle est sa destinée ?<br />

Autrement d<strong>it</strong>, si la figure, nouvelle incarnation du personnage – sans vér<strong>it</strong>ablement<br />

l'incarner – est à considérer comme une force d'appar<strong>it</strong>ion et si dans l'acception<br />

beckettienne de visage-figure, le visage se pose tel un événement, c'est-à-dire non<br />

seulement comme une forme impliquée dans un processus et par lui défa<strong>it</strong>e et défigurée<br />

mais comme un processus : dans sa forme est impliqué un processus, sa forme se donne<br />

comme processus, sa forme est devenir, non forme-formée mais forme-formante,<br />

formation, formeaction qui, comme on l'a d<strong>it</strong> dans la dernière partie, pour être telle<br />

qu'elle est, do<strong>it</strong> avoir déjà assumé l'instance de dé-formation qui lui est consubstantielle,<br />

vers quoi se précip<strong>it</strong>e le devenir, où va le percep<strong>it</strong>um ? Là où il n'y a pas femme-<br />

homme-enfant-animal ? Au Dépeupleur ? Il va vers un devenir imperceptible ? Et alors<br />

quel rapport subsiste être entre imperceptible/anorganique, indiscernable/a-signifiant et<br />

impersonnel/a-subjectif ?<br />

Notre recherche ava<strong>it</strong> commencé sous l'égide du verbe percipere, à partir de la rupture<br />

de l'angle d'immun<strong>it</strong>é, lorsque d'un « tous les personnages doivent être montrés<br />

s'adonnant, par le regard [ il revient une autre fois], fixé sur un objet quelconque ou<br />

échangé entre eux, aux bonheurs du percipere et du percipi » on est passé au trop perçu,<br />

à la fin de ce bonheur, à la mise en exergue du percep<strong>it</strong>um, d'où une typologie de<br />

l'évidence. Ensu<strong>it</strong>e, parallèlement à la soustraction progressive de toute sorte de<br />

perception – étrangère, animale, humaine, divine – notre étude a envisagé, toujours dans<br />

la frontal<strong>it</strong>é, les inévidences, le non percep<strong>it</strong>um, le non percipi, les forces invisibles.<br />

Avec ce verbe elle se conclut : le non percipi est-il aussi le devenir imperceptible ?<br />

Et Valère Novarina d<strong>it</strong> :<br />

104


« L'image du visage humain que l'on cro<strong>it</strong> avoir, qu'on pense porter, redemande<br />

périodiquement à être gommée, blanchie. L'homme est le seul animal qui<br />

redemande périodiquement à être détru<strong>it</strong>. Le visage humain veut disparaître, tomber<br />

en poudre. Le visage humain redemande périodiquement la poussière » 137<br />

« L'acteur n'est plus que masque. Blanc, défa<strong>it</strong>, vide, vide partie du corps et non<br />

plus recto expressif de la tête posée sur le corps postiche – il montre blanc, son<br />

visage portant la mort (...) Le personnage, ce n'est pas la figure d'une personne, qui<br />

s'exprime, mais la face blanche et renversée de l'acteur négativement. (...) L'acteur<br />

je veux qu'il vienne détruire et couper nos visages ».<br />

Peut-être s'ag<strong>it</strong>-il de la naissance d'une nouvelle épistémè 138 faciale. Philippe Descola a<br />

apporté la première pierre à l'édifice. La facial<strong>it</strong>é pourra<strong>it</strong> être le nouveau schéma de la<br />

pratique. Mais comme je l'ai d<strong>it</strong> au début, le visage « non conclude, non conclude ».<br />

137V. Novarina, Théâtre de paroles, éd<strong>it</strong>ions P.O.L, 1999, p.136.<br />

138Ibid., p.24-25, 125-126.<br />

105

Hooray! Your file is uploaded and ready to be published.

Saved successfully!

Ooh no, something went wrong!