Femmes forestières au Québec - Société d'histoire forestière du ...
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<strong>Femmes</strong> <strong><strong>forestière</strong>s</strong> <strong>au</strong> <strong>Québec</strong> :<br />
regard anthropologique sur un univers professionnel<br />
Par Martin Hébert, Ph. D, anthropologue à l’Université Laval<br />
et vice-président de la <strong>Société</strong> d’histoire <strong>forestière</strong> <strong>du</strong> <strong>Québec</strong><br />
Remis à :<br />
Lucie Audet<br />
France Brulotte<br />
Geneviève Brunet<br />
Gisèle Couture<br />
Cynthia Doiron<br />
Ingrid Eggers<br />
Hélène Falarde<strong>au</strong><br />
Diane Fournier<br />
Louise Gosselin<br />
Louise Gosselin<br />
Lise Lapierre<br />
Denise Moranville<br />
Patricia Munoz<br />
Isabelle Reny<br />
Marie-Élise Roy<br />
Julie Samson<br />
Céline Savard<br />
Anne Stein
Crédit photo :<br />
Chantal Hébert, 2005<br />
Lorsque qu’ils sont poussés à décrire la nature de leur travail, les anthropologues aiment<br />
dire qu’ils sont des étrangers professionnels. Par définition, l’étranger ne partage pas, ou<br />
très peu, les codes de la société qu’il visite. Après s’être fait servir un excellent repas, il<br />
se demandera, par exemple, s’il f<strong>au</strong>t laisser un peu de nourriture dans son assiette pour<br />
indiquer à son hôte qu’il a mangé à sa faim ou s’il f<strong>au</strong>t, <strong>au</strong> contraire, tout manger jusqu’à ce<br />
qu’il ne reste plus la moindre miette pour indiquer que le mets était succulent. Dépourvu<br />
<strong>du</strong> sens commun propre à la société qu’il visite, l’étranger s’expose naïvement à commettre<br />
des entorses <strong>au</strong>x règles les plus élémentaires de la bienséance. C’est le lot de l’anthropologue<br />
que de s’exposer à ces expériences un peu embarrassantes mais, curieusement, c’est <strong>au</strong>ssi sa<br />
méthode de travail.<br />
La Direction générale de la gestion <strong>du</strong> milieu forestier <strong>du</strong> MRNF et la <strong>Société</strong> d’histoire<br />
<strong>forestière</strong> <strong>du</strong> <strong>Québec</strong> m’ont invité à proposer quelques réflexions sur le thème des femmes<br />
en foresterie. Ma première entorse <strong>au</strong>x règles <strong>du</strong> genre sera donc de préciser, d’entrée<br />
de jeu, que je ne suis ni femme, ni forestier. Cette intervention ne se fera donc pas sur<br />
le mode <strong>du</strong> témoignage, comme il est peut-être d’usage. Au lieu de témoigner d’une<br />
expérience personnelle, je prendrai plutôt la posture d’un étranger qui s’intéresse à ce<br />
monde fascinant que l’on nomme la foresterie <strong>au</strong> <strong>Québec</strong>, un étranger qui croit que cette<br />
foresterie est animée par un savoir scientifique et technique en constante évolution, bien<br />
sûr, mais <strong>au</strong>ssi par des valeurs, des symboles, des récits, des aspirations, des craintes et<br />
bien d’<strong>au</strong>tres manifestations de l’imagination humaine. Dans nos efforts pour connaître<br />
la forêt, nous la calculons, nous la modélisons, nous la simulons, nous la cartographions,<br />
mais <strong>au</strong>ssi nous la rêvons, nous la peuplons de nos espoirs et nous y trouvons un milieu<br />
de vie. Nous pro<strong>du</strong>isons, collectivement et depuis toujours, les outils qui nous permettent<br />
de penser la forêt et d’interagir avec elle en tant que société. C’est cette activité collective<br />
d’imagination et d’intelligence de la forêt, et particulièrement la place qu’y occupent les<br />
femmes qui œuvrent dans les professions scientifiques et techniques, que je tiens à mettre<br />
en valeur <strong>au</strong>jourd’hui.<br />
Mon propos n’est pas ici de m’étendre trop longuement sur les statistiques détaillant la<br />
faible représentation féminine dans le secteur forestier. Mais je ne peux pas non plus passer<br />
ces chiffres entièrement sous silence. En 2008-2009, les femmes représentaient 33 % des<br />
diplômés de 1 er cycle en foresterie et géomatique à l’Université Laval 1 . Cette proportion<br />
est deux fois moindre que celle des diplômes de premier cycle octroyés à des femmes par<br />
1 Statistiques <strong>du</strong> Bure<strong>au</strong> <strong>du</strong> registraire, www.reg.ulaval.ca.<br />
1
2<br />
cette université dans son ensemble (62 %). Le t<strong>au</strong>x des femmes qui gra<strong>du</strong>ent en foresterie<br />
est <strong>au</strong>ssi nettement en dessous <strong>du</strong> t<strong>au</strong>x de femmes diplômées en biologie (63 %), en sciences<br />
de l’agriculture (70 %) et <strong>au</strong>tres disciplines scientifiques connexes comparables. Cette<br />
proportion diminue encore lorsqu’on considère le pourcentage de femmes qui exercent la<br />
profession d’ingénieur forestier (12 %) 2 ou la proportion globale des femmes dans l’ensemble<br />
<strong>du</strong> secteur forestier canadien (15,2 %) 3 .<br />
Ces statistiques sont préoccupantes, cela ne fait <strong>au</strong>cun doute. Elles le sont d’<strong>au</strong>tant plus<br />
que, dans bien des cas, elles reflètent non pas un désintérêt des femmes pour la forêt, <strong>au</strong><br />
contraire, mais bien le fait que le secteur forestier est encore considéré comme un milieu<br />
d’hommes, peu adapté, par exemple, à la conciliation <strong>du</strong> travail avec la famille. Dans le<br />
cadre d’une recherche sur l’in<strong>du</strong>strie <strong>forestière</strong>, une ingénieure nous racontait les premières<br />
années de sa carrière de la manière suivante :<br />
« C’est pas facile, c’est pas de la job facile, c’est 60-70 heures par semaine. Mais,<br />
j’en mangeais, c’était des défis techniques, pis humains d’équipe. Pis ça, là-dedans,<br />
je peux rester 24 heures par jour, j’en mange de ça. Pis j’ai eu 5 ans où j’ai pu faire<br />
ça. Ça fait que j’ai consacré 5 années de ma vie à ma job. Je te dis, mes enfants, une<br />
chance qu’ils n’étaient pas chialeux, parce que… je prenais quasiment des rendezvous<br />
avec eux <strong>au</strong>tres. (rire) Et puis j’étais en forêt be<strong>au</strong>coup. » (2008)<br />
Malgré ces conditions souvent difficiles et le caractère décidément non traditionnel<br />
des carrières dans les sciences <strong><strong>forestière</strong>s</strong>, les femmes y sont présentes et contribuent<br />
professionnellement <strong>au</strong> développement de notre rapport collectif <strong>au</strong>x environnements<br />
forestiers depuis plus de cinquante ans. Ne serait-ce que pour cette raison, il s’impose de<br />
nous interroger sur ce qui distingue cette contribution.<br />
L’identité professionnelle semble souvent primer sur l’identité de femme dans la manière<br />
dont les <strong><strong>forestière</strong>s</strong> nous parlent de leur travail. Par exemple, dans une entrevue menée en<br />
2008, une ingénieure nous disait que : « Je voulais surtout être un bon forestier. Je pense<br />
que je voulais être un bon forestier, respectée pour ce que j’étais. » Aucun anthropologue ne<br />
2 www.oifq.com, consulté en 2011.<br />
3 Martz, Diane et al. (2006) Muettes et invisibles : les femmes des régions rurales dans l’in<strong>du</strong>strie <strong>forestière</strong><br />
et l’agro-alimentaire en Saskatchewan. Ottawa : Condition féminine Canada, 156 pages.
peut résister à la tentation de questionner une telle<br />
masculinisation <strong>du</strong> titre professionnel, même si cela<br />
nous expose <strong>au</strong> risque de commettre une nouvelle<br />
entorse <strong>au</strong>x règles de bienséance locales. Devienton<br />
<strong>forestière</strong> en dépit de son identité de genre ou<br />
existe-t-il, <strong>au</strong> contraire, une manière différente<br />
d’être <strong>forestière</strong> entre les hommes et les femmes ?<br />
Thérèse Sicard, la première ingénieure <strong>forestière</strong><br />
<strong>du</strong> <strong>Québec</strong>, qui allait rester la seule pendant plus<br />
de douze ans (de 1956 à 1968), était vantée pour<br />
le fait de briller « tant par son talent que par sa<br />
féminité ». Ses l<strong>au</strong>dateurs ne semblaient pas penser<br />
que le talent et la féminité puissent être liés de<br />
quelque manière que ce soit, que l’un façonne la<br />
forme de l’<strong>au</strong>tre. Dans les années 50 et 60, le talent<br />
scientifique, socialement masculinisé, et la féminité,<br />
associée à la dimension « naturelle » de la personne,<br />
pouvaient cohabiter, mais non se confondre l’un<br />
avec l’<strong>au</strong>tre.<br />
Thérèse Sicard, première femme diplômée<br />
de la Faculté d’arpentage et de génie<br />
forestier de l’Université Laval. Elle fit son<br />
entrée à la Faculté en 1956.<br />
Pourtant, quand on considère le contexte historique<br />
et les trajectoires indivi<strong>du</strong>elles par lesquelles les femmes sont entrées dans les professions<br />
<strong><strong>forestière</strong>s</strong> <strong>au</strong> <strong>Québec</strong>, nous constatons que, même s’il serait abusif de prétendre qu’il y<br />
a une manière typiquement « féminine » de penser la forêt, il n’en reste pas moins que<br />
les transformations qui survinrent dans les conditions d’exercice des sciences <strong><strong>forestière</strong>s</strong> à<br />
partir <strong>du</strong> début des années 70 ont incontestablement ren<strong>du</strong> ces dernières plus attrayantes<br />
<strong>au</strong>x femmes. Il n’existe pas d’imaginaire forestier universellement partagé par les femmes.<br />
Le rapport que nous entretenons à la forêt n’est pas conditionné par notre biologie de<br />
manière <strong>au</strong>ssi étroite. Prétendre que les <strong><strong>forestière</strong>s</strong> exercent leur métier d’une manière<br />
différente simplement parce qu’elles sont des femmes relève de ce que l’anthropologue<br />
Nicole-Cl<strong>au</strong>de Mathieu appelait le « fétichisme biologique 4 ». Mais d’un <strong>au</strong>tre côté, il serait<br />
<strong>au</strong>ssi f<strong>au</strong>x de prétendre qu’il existe un cloisonnement total entre l’identité de genre et la<br />
perception que l’on a <strong>du</strong> milieu naturel. Même si elles ne s’entendent pas toujours sur la<br />
4 Mathieu, Nicole-Cl<strong>au</strong>de (1973) « Homme-culture et femme-nature » L’Homme, n o 3, p. 101-113.<br />
3
4<br />
nature exacte de cette différence, les études sur les attitudes et les valeurs environnementales<br />
tendent à montrer qu’il existe, en effet, des différences détectables entre les femmes et les<br />
hommes 5 . Dans une enquête menée <strong>au</strong> <strong>Québec</strong> sur cette question, l’<strong>au</strong>teur caractérisait<br />
cette différence dans les perceptions de la manière suivante :<br />
« Dans les récits, le désir chez l’homme d’agir sur l’environnement (…) nous<br />
montre qu’il privilégie une relation synergique avec la nature, tandis que pour<br />
les femmes, il y a plus souvent une volonté d’établir une relation d’harmonie (…)<br />
mettant l’emphase sur un rapport de conjonction avec la nature 6 . »<br />
D’où vient cette différence, si elle n’est pas d’origine biologique ? Je proposerais qu’elle<br />
vienne non pas de quelque principe universel féminin, mais plutôt de la position sociale<br />
des femmes par rapport <strong>au</strong>x activités de la forêt. À preuve, dans certains contextes, comme<br />
en Colombie-Britannique où les femmes ont été be<strong>au</strong>coup plus intégrées <strong>au</strong>x opérations<br />
<strong><strong>forestière</strong>s</strong> qu’<strong>au</strong> <strong>Québec</strong> depuis le milieu <strong>du</strong> XX e siècle, cette distinction tend à devenir<br />
moins marquée, et nous voyons, par exemple, des femmes prendre collectivement position<br />
en faveur de la foresterie in<strong>du</strong>strielle 7 . Mais <strong>au</strong> <strong>Québec</strong>, le récit historique dominant, la<br />
manière dont l’on se raconte la genèse de notre rapport à la forêt est restée marquée par une<br />
perspective masculine pendant be<strong>au</strong>coup plus longtemps. En 2008, par exemple, un porteparole<br />
de l’in<strong>du</strong>strie <strong>forestière</strong> nous répétait encore que l’histoire des activités <strong><strong>forestière</strong>s</strong><br />
était une histoire d’hommes :<br />
« Parce que la forêt est partie, c’est vieux comme le <strong>Québec</strong> est vieux, dans le<br />
sens… nos premiers arrivants ont été obligés d’abattre des arbres pour se bâtir<br />
une maison, puis bien souvent la scierie est née avant l’église et puis c’était la job<br />
des… comme on dit en bon… le boulot des hommes de couper <strong>du</strong> bois, de le<br />
transformer. »<br />
5 Pour le <strong>Québec</strong>, voir par exemple Chouinard, M<strong>au</strong>rice (1993) Sémiographie de l’environnement :<br />
connotation <strong>du</strong> mot Nature chez les hommes et les femmes. Mémoire de maîtrise, Département<br />
d’anthropologie, Université Laval.<br />
6 Ibid., p. 123.<br />
7 Reed, M<strong>au</strong>reen G. (2004) « Moral Exclusion and the Hardening of Difference : Explaining Women’s<br />
Protection of In<strong>du</strong>strial Forestry on Canada’s West Coast » Women’s Studies International Forum. 27 :<br />
223-242.
<strong>Femmes</strong> travaillant <strong>au</strong>x opérations <strong><strong>forestière</strong>s</strong><br />
en Colombie-Britannique. Photo publiée dans<br />
la revue La Forêt Québécoise en 1947. Le texte de<br />
présentation accompagnant les photographies<br />
se lisait ainsi : « FEMMES de CHANTIERS »<br />
Ce n’est pas d’hier que dans nos rudes chantiers<br />
canadiens l’on voit hommes jouer le rôle de<br />
ménagère et de cordon. Ironie <strong>du</strong> sort ! Des<br />
circonstances de guerre font qu’<strong>au</strong>jourd’hui, dans<br />
la petite île de Reine-Charlotte en Colombie<br />
Canadienne, l’on voit des femmes remplir des<br />
emplois masculins dans les diverses tâches<br />
d’opérations de chantiers.<br />
Le <strong>Québec</strong> a subi un certain retard dans l’intégration<br />
des femmes dans le domaine forestier. Cette page<br />
couverture de la revue La Forêt Québécoise, publiée<br />
en septembre 1945, illustre bien la vision plus<br />
traditionnelle que réservaient nos élites <strong>au</strong>x rôles de<br />
la femme d’un point de vue social. En fait, la Seconde<br />
Guerre mondiale marquait un certain « retour à la<br />
normale », soit celui de la « reine <strong>du</strong> foyer », après<br />
une première expérience sur le marché <strong>du</strong> travail,<br />
provoquée par la pénurie de main-d’œuvre.<br />
5
6<br />
L’arrivée des femmes en nombre appréciable dans les professions de la forêt à partir des<br />
années 70 et 80 correspond, justement, à l’effritement de cette vision de la forêt comme<br />
ressource à extraire. Il serait difficile de dire si c’est l’arrivée des femmes dans le domaine<br />
qui a contribué à transformer notre vision de la forêt ou si c’est l’évolution de la foresterie<br />
scientifique vers des préoccupations plus écologiques qui a attiré plus de femmes vers ces<br />
professions. Il semble clair, cependant, qu’<strong>au</strong> cours de cette période, quelque chose de majeur<br />
a changé dans nos imaginaires forestiers et dans la structure même <strong>du</strong> secteur. Les femmes<br />
ont senti qu’elles <strong>au</strong>raient dorénavant leur place, et voudraient davantage s’impliquer, dans<br />
les professions de la forêt. Un indicateur de ce changement de cap, et <strong>du</strong> rôle qu’ont joué les<br />
femmes, peut être trouvé dans les choix de carrière de ces dernières.<br />
Comme je l’ai mentionné plus h<strong>au</strong>t, depuis les années 70, le t<strong>au</strong>x de croissance des effectifs<br />
féminins dans les programmes de génie forestier a été considérablement inférieur à celui<br />
d’<strong>au</strong>tres sciences de la nature. Il est intéressant de souligner que cette tendance n’indique pas<br />
un désintérêt des femmes pour la forêt. Au contraire, elle reflète plutôt le fait que lorsque les<br />
femmes ont décidé de s’engager dans les professions de la forêt, elles l’ont souvent fait selon<br />
des trajectoires qui passaient davantage par les sciences de la vie, la biologie en particulier,<br />
que par les parcours masculins plus traditionnels, associés <strong>au</strong>x opérations <strong><strong>forestière</strong>s</strong> par<br />
plusieurs. Encore <strong>au</strong>jourd’hui, même <strong>au</strong> sein des programmes de génie forestier, l’intérêt<br />
des femmes pour les questions écologiques et sociales surpasse de be<strong>au</strong>coup leur demande<br />
en formation opérationnelle. Il est peut-être pertinent de noter que chaque fois que l’on<br />
m’a sollicité, en tant que spécialiste des sciences sociales, pour participer à l’évaluation d’un<br />
projet de mémoire de maîtrise ou de doctorat en foresterie, la candidate était une femme.<br />
Elles sont peut-être minoritaires dans l’ensemble <strong>du</strong> programme, mais elles représentent<br />
certainement la force motrice pour ce qui est de la prise en compte des questions sociales<br />
en foresterie.<br />
Le climat historique dans lequel les femmes sont arrivées à la Faculté de foresterie de<br />
l’Université Laval est <strong>au</strong>ssi révélateur de leur rapport particulier à la discipline. Comme<br />
l’écrit Cyrille Gélinas, dans les années 70, « C’était l’époque <strong>du</strong> retour à la terre, de la<br />
naissance des mouvements écologistes et des contestations étudiantes. La contre-culture<br />
proposait de nouve<strong>au</strong>x modèles de vivre ensemble et de rapport de pouvoir 8 ». C’est une<br />
8 Gélinas, Cyrille (2010) L’enseignement et la recherche en foresterie à l’Université Laval, de 1910 à nos<br />
jours. <strong>Québec</strong> : <strong>Société</strong> d’histoire <strong>forestière</strong> <strong>du</strong> <strong>Québec</strong>, p. 212.
époque où la gestion des forêts se démocratise, une période <strong>au</strong> cours de laquelle, comme<br />
le note Louis Guay, les ingénieurs forestiers sentent une « ingérence » croissante de nonspécialistes,<br />
voire <strong>du</strong> public, dans leur sphère traditionnelle d’activité.<br />
Tous ces facteurs eurent pour conséquence d’ébranler l’édifice de la foresterie scientifique de<br />
l’époque. Mais là où certains voyaient une perte de prestige professionnel, d’<strong>au</strong>tres voyaient<br />
de nouvelles opportunités pour innover et apporter de nouvelles sensibilités dans le<br />
domaine. Aborder les forêts à partir d’une formation dans les sciences de la vie plutôt qu’à<br />
partir d’une formation dans les sciences <strong><strong>forestière</strong>s</strong> à fort contenu physique fut l’une de ces<br />
innovations, particulièrement prisée par les femmes 9 . Répondre <strong>au</strong>x doléances de l’ancienne<br />
garde, qui s’inquiétait de voir son pouvoir miné par l’arrivée de multiples nouve<strong>au</strong>x acteurs<br />
et par une préoccupation plus grande pour les questions d’inclusion et de participation <strong>du</strong><br />
public, fut également le souci d’une nouvelle génération de sociologues <strong><strong>forestière</strong>s</strong>.<br />
Encore une fois, la question n’est pas tant de trancher pour savoir si l’arrivée des femmes<br />
dans les professions de la forêt est la c<strong>au</strong>se ou la conséquence de ce changement d’attitude,<br />
elle est probablement un peu des deux. Mais ce qu’il est important de noter, et ce qui me<br />
semble crucial pour comprendre la contribution des femmes à la foresterie québécoise,<br />
est la coïncidence de ces deux dynamiques historiques : l’arrivée des femmes dans les<br />
professions de la forêt et la transformation importante des imaginaires dominants de ces<br />
mêmes professions. Cette association n’est pas fortuite, à mon avis. Elle reflète non pas une<br />
« féminisation » de ces professions, un terme légèrement péjoratif qui n’est pas sans une pointe<br />
de nostalgie pour l’époque où les hommes avaient une position hégémonique en foresterie<br />
et où la foresterie avait une position hégémonique dans la gestion des territoires forestiers,<br />
mais elle reflète plutôt les conséquences positives de l’implication grandissante des femmes<br />
dans les sciences de la forêt à partir des années 70. Ces pionnières, en commençant par<br />
Thérèse Sicard en 1956, ont contribué, <strong>au</strong>-delà de leur proportion réelle dans la profession,<br />
à faire des sciences <strong><strong>forestière</strong>s</strong> des sciences de la vie et des sciences de la société.<br />
Ce que l’anthropologie nous apprend ici est que cette contribution ne vient pas <strong>du</strong> simple<br />
fait d’être femmes, mais plutôt <strong>du</strong> fait d’être femmes dans une situation historique donnée,<br />
dans un contexte social et culturel qui appelle de nouvelles manières de faire les choses. Ce<br />
9 Foisy, Martine et al. (2000) Portrait statistique des effectifs étudiants en sciences et en génie <strong>au</strong> <strong>Québec</strong><br />
(1970-2000). Chaire CRSNG/Alcan pour les femmes en sciences et génie <strong>au</strong> <strong>Québec</strong>, p. 56.<br />
7
8<br />
contexte en est un où les sciences de la forêt questionnent leurs propres fondements et leur<br />
rapport à la société. C’est <strong>au</strong>ssi un contexte dans lequel les femmes ont la possibilité et le<br />
goût de répondre à ces défis en mobilisant leur talent, mais <strong>au</strong>ssi en affirmant leurs valeurs<br />
environnementales et sociales particulières. Ces valeurs portent sur la manière d’exercer<br />
concrètement votre profession, elles sont visibles dans votre insistance sur l’importance de<br />
trouver une harmonie entre le travail et la vie familiale, sur l’importance <strong>du</strong> travail d’équipe<br />
et sur l’importance de pratiquer une foresterie à l’écoute <strong>du</strong> public. Ces valeurs sont <strong>au</strong>ssi<br />
détectables dans vos imaginaires de la nature, qui me semblent plus fortement marqués<br />
par l’influence des sciences de la vie qu’à toute <strong>au</strong>tre époque dans l’histoire <strong>du</strong> <strong>Québec</strong>.<br />
Vos valeurs sont également manifestes dans votre manière de concevoir votre rapport<br />
professionnel avec le reste de la société, un rapport et un sens des responsabilités qui se<br />
sont constitués à une époque de démocratisation de la gestion des forêts. Non seulement<br />
les professions de la forêt sont-elles <strong>au</strong>jourd’hui un terre<strong>au</strong> fertile pour l’affirmation de ces<br />
valeurs, mais il semble qu’elles tendent à se répandre dans nos institutions.<br />
Le rôle joué par des femmes dans le virage actuel de la foresterie ne me semble donc pas<br />
fortuit. L’étranger qui pose un regard éloigné sur la foresterie actuelle <strong>au</strong> <strong>Québec</strong> ne peut<br />
faire <strong>au</strong>trement que de constater le rôle transformateur qu’y jouent les femmes. N’est-ce pas<br />
à une femme, P<strong>au</strong>le Têtu, que le gouvernement a confié l’entreprise de mettre en œuvre les<br />
conclusions de la Commission Coulombe en devenant la première femme sous-ministre<br />
responsable des forêts publiques <strong>au</strong> <strong>Québec</strong> ? N’est-ce pas <strong>au</strong>ssi Nathalie Normande<strong>au</strong>,<br />
première femme ministre responsable des forêts publiques <strong>au</strong> <strong>Québec</strong>, qui a réussi à mener<br />
le projet à terme, malgré, pourrions-nous ajouter, l’adversité d’une partie <strong>du</strong> monde forestier<br />
qui peine à se défaire de vieilles manières de penser ? N’est-ce pas vous-mêmes, ici ce matin,<br />
qu’on encourage et qu’on félicite pour votre rôle fondamental dans l’application de cette<br />
nouvelle loi sur l’aménagement <strong>du</strong>rable <strong>du</strong> territoire forestier, vous, la première génération<br />
de femmes <strong><strong>forestière</strong>s</strong> <strong>au</strong> <strong>Québec</strong>, qui êtes la force motrice d’un virage historique vers une<br />
foresterie plus harmonieuse et plus respectueuse des impératifs soci<strong>au</strong>x et écologiques ?<br />
Au risque de commettre un dernier impair en prétendant me prononcer sur une profession<br />
qui n’est pas la mienne, laissez-moi terminer en vous félicitant pour ce que vous apportez<br />
indivi<strong>du</strong>ellement et collectivement à la foresterie québécoise. Vous êtes en train de faire<br />
l’histoire <strong>forestière</strong> <strong>du</strong> <strong>Québec</strong>. Continuez de lui insuffler vos valeurs.
<strong>Société</strong> d’histoire <strong>forestière</strong> <strong>du</strong> <strong>Québec</strong>, 2011