27. 1979. -- Former l'homme ? - Rencontres Internationales de Genève
27. 1979. -- Former l'homme ? - Rencontres Internationales de Genève
27. 1979. -- Former l'homme ? - Rencontres Internationales de Genève
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RENCONTRES INTERNATIONALES DE GENÈVE<br />
TOME XXVII<br />
(1979)<br />
FORMER<br />
L’HOMME ?<br />
Iring FETSCHER — Ivan VANDOR<br />
Guy KOUASSIGAN — Clau<strong>de</strong> LEFORT<br />
Marc RICHELLE — Richard SENNETT
<strong>Former</strong> l’homme ?<br />
Édition électronique réalisée à partir du tome XXVII (1979) <strong>de</strong>s Textes <strong>de</strong>s<br />
conférences et <strong>de</strong>s entretiens organisés par les <strong>Rencontres</strong> <strong>Internationales</strong> <strong>de</strong><br />
<strong>Genève</strong>. Les Éditions <strong>de</strong> la Baconnière, Neuchâtel, 1980, 312 pages.<br />
Collection : Histoire et société d’aujourd’hui.<br />
Promena<strong>de</strong> du Pin 1, CH-1204 <strong>Genève</strong><br />
2
<strong>Former</strong> l’homme ?<br />
TABLE DES MATIÈRES<br />
Iring FETSCHER : Idéologie et formation humaine.<br />
Entretien.<br />
3<br />
(Les tomes)<br />
Avertissement — Introduction<br />
IVAN VANDOR : Le rôle <strong>de</strong> la musique dans la formation <strong>de</strong> l’homme : Orient et<br />
Occi<strong>de</strong>nt.<br />
Entretien.<br />
Guy KOUASSIGAN : <strong>Former</strong> l’homme pour un mon<strong>de</strong> interdépendant.<br />
Entretien.<br />
Clau<strong>de</strong> LEFORT : Formation et autorité.<br />
Entretien.<br />
Marc RICHELLE : Psychologies et formation <strong>de</strong> l’homme.<br />
Entretien.<br />
Richard SENNETT : Le narcissisme et la culture mo<strong>de</strong>rne.<br />
Entretien.<br />
André ABOUGHANEM : Formation et travail.<br />
Table ron<strong>de</strong> : Vers une nouvelle politique <strong>de</strong> l’enseignement.<br />
Table ron<strong>de</strong> : La formation permanente dans une société en crise.<br />
Table ron<strong>de</strong> <strong>de</strong>s conférenciers.<br />
*<br />
In<strong>de</strong>x : Participants aux conférences, entretiens et tables ron<strong>de</strong>s.<br />
@
p.007<br />
<strong>Former</strong> l’homme ?<br />
AVERTISSEMENT<br />
Les <strong>Rencontres</strong> <strong>Internationales</strong> <strong>de</strong> <strong>Genève</strong> ne prennent aucune<br />
résolution, ne lancent aucun message, ne définissent aucune revendication.<br />
Elles se sont attribué un rôle plus mo<strong>de</strong>ste, mais néanmoins profondément<br />
humain : celui <strong>de</strong> mettre l’accent, aux moments décisifs, sur les véritables<br />
besoins <strong>de</strong>s hommes. Il y a <strong>de</strong>s thèmes qui appellent l’action ; encore doivent-<br />
ils être proclamés pour ne pas être oubliés.<br />
C’est pourquoi les R.I.G., plus que jamais, jugent nécessaire <strong>de</strong> publier les<br />
conférences et les entretiens <strong>de</strong> leurs déca<strong>de</strong>s bisannuelles.<br />
Les textes <strong>de</strong>s conférences sont publiés ici in extenso. Ils sont suivis du<br />
compte rendu sténographique <strong>de</strong> tous les entretiens, allégés <strong>de</strong> certaines<br />
digressions et adaptés à une lecture suivie.<br />
Dans l’in<strong>de</strong>x alphabétique placé à la fin du volume, le lecteur trouvera les<br />
noms <strong>de</strong>s participants aux entretiens avec la référence <strong>de</strong> leurs interventions.<br />
@<br />
4<br />
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<strong>Former</strong> l’homme ?<br />
Le Comité <strong>de</strong>s RENCONTRES INTERNATIONALES DE GENEVE est<br />
heureux <strong>de</strong> pouvoir exprimer ici sa gratitu<strong>de</strong> à ceux dont l’appui<br />
généreux lui a permis d’assurer le succès <strong>de</strong> ces XXVII es R.I.G.,<br />
et tout particulièrement aux autorités cantonales, municipales et<br />
universitaires <strong>de</strong> <strong>Genève</strong>.<br />
Le compte rendu <strong>de</strong>s entretiens a été établi par M. André<br />
DUCRET, chargé d’enseignement (sociologie urbaine) à l’Ecole<br />
d’architecture <strong>de</strong> l’Université <strong>de</strong> <strong>Genève</strong>.<br />
Le document photographique en page 2 <strong>de</strong> cet ouvrage nous a été<br />
obligeamment prêté par le Secrétariat <strong>de</strong> l’Année internationale <strong>de</strong><br />
l’Enfant. Nous lui en sommes reconnaissants.<br />
5
p.009<br />
<strong>Former</strong> l’homme ?<br />
INTRODUCTION<br />
Notre thème se formule comme une interrogation. Il s’agira <strong>de</strong><br />
rassembler et d’écouter toutes les questions qui concernent aujourd’hui la<br />
formation <strong>de</strong> la personne humaine. Questions anciennes, liées à <strong>de</strong>s mots qui<br />
évoquent <strong>de</strong> gran<strong>de</strong>s œuvres philosophiques : Pai<strong>de</strong>ia, Bildung, éducation...<br />
Mais s’il convient <strong>de</strong> se souvenir <strong>de</strong> Platon, Montaigne, Rousseau, Pestalozzi,<br />
Humboldt, Claparè<strong>de</strong>, le débat ne sera pas <strong>de</strong> nature historique ; on cherchera<br />
d’abord à décrire la situation présente, à inventorier les agents et les influences<br />
qui, <strong>de</strong> facto, forment l’homme. A quoi s’ajoutent tous nos motifs <strong>de</strong> perplexité :<br />
tel qu’il est aujourd’hui formé, l’homme est-il en mesure <strong>de</strong> faire face à la<br />
complexité <strong>de</strong>s problèmes dont il a hérité ? N’y aurait-il pas lieu <strong>de</strong> repenser la<br />
formation <strong>de</strong> l’homme, parmi tant d’autres problèmes que nous avons à<br />
résoudre ?<br />
Une constatation est <strong>de</strong>venue banale : dans notre mon<strong>de</strong> industriel, le savoir<br />
acquis durant la pério<strong>de</strong> scolaire (université incluse) se déprécie rapi<strong>de</strong>ment :<br />
les techniques et les langages spécialisés doivent être remis à jour dans un<br />
recyclage continu. D’où, tout ensemble, la mise au rebut <strong>de</strong> ce qui était naguère<br />
matière d’examen, et l’impératif d’assimilation rapi<strong>de</strong> <strong>de</strong>s acquisitions récentes.<br />
Les routines paresseuses sont incompatibles avec la survie. On apprend ainsi à<br />
relativiser le contenu <strong>de</strong> l’enseignement, tout en appelant <strong>de</strong> nouveaux<br />
enseignements à la rescousse. Cet effort, ce dépassement — qui ne sont pas<br />
sans aspects exaltants — nous sont commandés au nom <strong>de</strong> la nécessaire<br />
« adaptation au mon<strong>de</strong> mo<strong>de</strong>rne ».<br />
Mais ce qui vaut pour l’instruction (c’est-à-dire pour l’acquisition <strong>de</strong>s<br />
compétences techniques) vaut-il aussi pour l’éducation (c’est-à-dire pour la<br />
formation morale <strong>de</strong>s personnes) ? Les règles et les normes <strong>de</strong> la conduite<br />
humaine doivent-elles changer au même rythme que le savoir-faire technique ?<br />
Certains — qui confon<strong>de</strong>nt l’instruction et l’éducation — s’en disent convaincus.<br />
On les entend réclamer, <strong>de</strong> plus belle, p.010 l’« adaptation au mon<strong>de</strong> mo<strong>de</strong>rne »,<br />
c’est-à-dire la soumission à un état <strong>de</strong> fait. Le « vieil humanisme », en regard,<br />
fait mauvaise figure. Il préconisait non pas l’adaptation <strong>de</strong> l’homme aux besoins<br />
<strong>de</strong> l’industrie, mais l’adaptation <strong>de</strong> l’industrie aux besoins <strong>de</strong> l’homme, et à ses<br />
6<br />
@
<strong>Former</strong> l’homme ?<br />
perspectives <strong>de</strong> bonheur et <strong>de</strong> salut. Il y a lieu <strong>de</strong> se <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r s’il a vraiment<br />
épuisé sa leçon.<br />
La question posée est donc celle <strong>de</strong>s finalités <strong>de</strong> l’éducation et <strong>de</strong>s moyens<br />
qui la conditionnent. Quelle sorte d’homme, quel type <strong>de</strong> femme, veut-on<br />
former ? Des combattants prêts au sacrifice — pour une patrie, un parti, ou telle<br />
cause qu’on voudra ? Des individus qui auront compris la discipline du travail, et<br />
qui seront d’utiles agents du circuit économique ? Des têtes capables <strong>de</strong> faire<br />
progresser un savoir spécialisé ? Des individus autonomes, aptes à prendre en<br />
main leur <strong>de</strong>stin ? Des âmes sachant jouir <strong>de</strong> leur existence d’une manière<br />
délicate et nuancée ? Des êtres qui consentent à s’oublier eux-mêmes, dans la<br />
prière ou le service d’autrui ? Il est clair, en tout état <strong>de</strong> cause, qu’aucune <strong>de</strong><br />
ces fins n’est naturelle à l’homme, et ne peut être atteinte en faisant l’économie<br />
d’une contrainte éducative. Certaines <strong>de</strong>s finalités que j’ai évoquées ont pu être<br />
dénoncées comme mystificatrices, ou oppressives. Mais chacune d’elles peut<br />
aussi bien faire l’objet d’un plaidoyer passionné. Reste qu’il faut choisir : retenir<br />
telle <strong>de</strong> ces finalités, c’est nécessairement en exclure d’autres. A qui<br />
appartiendra le choix ? On a rêvé d’en dépossé<strong>de</strong>r les éducateurs, pour le<br />
confier à la spontanéité <strong>de</strong> la jeunesse. Mais ce rêve lui-même impose, plus<br />
qu’on ne le soupçonne, une vision <strong>de</strong> l’homme et du mon<strong>de</strong>.<br />
Car renoncer à l’institution scolaire (comme on l’a entendu suggérer<br />
récemment), ce n’est pas supprimer la contrainte formatrice, c’est accepter <strong>de</strong><br />
la voir reprise par d’autres : c’est donner la haute main à l’apport informatif du<br />
milieu, <strong>de</strong>s « media », <strong>de</strong> l’environnement économique et politique, du<br />
foisonnement <strong>de</strong>s images et <strong>de</strong>s signes qui s’offrent dans la rue, ou sur les<br />
écrans qui fascinent le regard. Et dans cette éducation diffuse, telle que nous la<br />
voyons déjà s’exercer, quelle part revient aux institutions sociales<br />
traditionnelles ? Quel rôle exercent les Eglises ? Quelle empreinte durable<br />
provient <strong>de</strong> la famille ? Durant <strong>de</strong>s siècles, Eglise et famille s’étaient partagé la<br />
responsabilité <strong>de</strong> la formation humaine. Puis est venue l’école laïque. Si l’école<br />
est en crise, peut-on toujours compter sur l’Eglise et la famille pour exercer une<br />
fonction structurante, un rôle d’encadrement ?<br />
p.011<br />
Le risque, c’est qu’apparaissent, dans un mon<strong>de</strong> encombré d’outillages<br />
compliqués, une humanité amorphe, un nouvel analphabétisme, accessibles aux<br />
séductions les plus irrationnelles. L’expérience du mon<strong>de</strong> contemporain nous a<br />
7
<strong>Former</strong> l’homme ?<br />
montré que la démocratie n’est viable que si elle assure, pour tous les citoyens,<br />
une véritable « éducation à la liberté ».<br />
On ne se bornera donc pas à l’examen <strong>de</strong>s seules métho<strong>de</strong>s pédagogiques.<br />
Le problème <strong>de</strong> l’éducation sera posé dans son contexte vivant, qui est la<br />
société elle-même. Il y a longtemps que l’on a jeté à la figure <strong>de</strong>s enseignants<br />
— et surtout <strong>de</strong>s universitaires — la question-défi : « A quoi servez-vous ? » Ils<br />
n’ont d’autre réponse que d’interroger à leur tour : « Quel avenir, quelle société<br />
veut-on » ? L’avenir du mon<strong>de</strong> aura le visage <strong>de</strong>s hommes qui le feront. Et la<br />
question dont tout dépend est celle qui constitue notre thème : comment former<br />
les hommes qui donneront au mon<strong>de</strong> son prochain visage ?<br />
@<br />
8<br />
Jean Starobinski
p.013<br />
<strong>Former</strong> l’homme ?<br />
IRING FETSCHER Né en 1922 à Marbach am Neckar, il<br />
vécut jusqu’en 1935 à Dres<strong>de</strong>n, où son père occupait une chaire<br />
d’hygiène sociale à l’Institut polytechnique.<br />
Il fit <strong>de</strong>s étu<strong>de</strong>s <strong>de</strong> lettres (histoire, philosophie, littérature) et <strong>de</strong><br />
sociologie à Tübingen et à Paris. En 1950, il présenta sa thèse <strong>de</strong><br />
doctorat sur « l’anthropologie <strong>de</strong> Hegel ».<br />
De 1951 à 1953 il fut assistant <strong>de</strong> philosophie à l’Université <strong>de</strong><br />
Tübingen et <strong>de</strong> 1956 à 1959 collaborateur <strong>de</strong> la « Deutsche<br />
Forschungsgemeinschaft ». En 1959, il passa son agrégation à<br />
l’Université <strong>de</strong> Tübingen avec un ouvrage sur la philosophie politique <strong>de</strong><br />
J.-J. Rousseau (3 e édition 1975).<br />
De 1961 à 1962 il fut chargé <strong>de</strong> cours à l’Université <strong>de</strong> Hei<strong>de</strong>lberg et<br />
enseigna comme privat-docent à Tübingen. Depuis 1963, il est professeur<br />
titulaire <strong>de</strong> philosophie et <strong>de</strong> sciences politiques à l’Université <strong>de</strong><br />
Frankfurt. Professeur visitant aux Universités <strong>de</strong> Tel Aviv, Nijmegen,<br />
Canberra, Hei<strong>de</strong>lberg et à la « Graduate Faculty of the New School for<br />
Social Research » <strong>de</strong> New York, il séjourna aux Etats-Unis comme<br />
professeur invité en 1968-1969.<br />
Hormis ses <strong>de</strong>ux thèses, ses ouvrages principaux sont :<br />
Karl Marx und <strong>de</strong>r Marxismus, Munich 1967 — Mo<strong>de</strong>lle <strong>de</strong>r<br />
Frie<strong>de</strong>nssicherung, Munich 1973 — Herrschaft und Emanzipation, Munich<br />
1976 — Demokratie zwischen Sozialismus und Sozial<strong>de</strong>mokratie,<br />
Stuttgart 1975, 1977 — Terrorismus und Reaktion, Küln 1977, 1978.<br />
Iring Fetscher a collaboré à l’élaboration <strong>de</strong> « l’Encyclopédie<br />
politique » (Librairie universelle 1974) en se chargeant <strong>de</strong> réunir <strong>de</strong>s<br />
textes et en en rédigeant lui-même pour les <strong>de</strong>ux volumes consacrés l’un<br />
au socialisme, l’autre au communisme en collaboration avec Max Gallo et<br />
Annie Kriegel.<br />
IDÉOLOGIE ET FORMATION HUMAINE<br />
Il y a un peu plus <strong>de</strong> dix ans qu’au congrès <strong>de</strong> Rheinfel<strong>de</strong>n<br />
fut lancée l’expression « fin <strong>de</strong> l’âge idéologique ». Aujourd’hui on<br />
n’en parle plus. Le fait que les idéologies ne disparaissent pas,<br />
qu’elles manifestent même une virulence inattendue un peu<br />
partout n’est que trop évi<strong>de</strong>nt : en 1968, la rébellion <strong>de</strong>s jeunes,<br />
en Amérique du Nord et en Europe, se réclamait d’un amalgame<br />
idéologique fait <strong>de</strong> marxisme, d’anarchisme et <strong>de</strong> l’exaltation<br />
d’autres valeurs contraires à la culture bourgeoise, etc. Il y a<br />
seulement quelques mois, nous avons été les témoins d’une<br />
révolution qui, au nom <strong>de</strong> l’Islam, a renversé une monarchie<br />
extrêmement bien armée et munie d’un système <strong>de</strong> surveillance<br />
9<br />
@
<strong>Former</strong> l’homme ?<br />
parfait en apparence. Le mouvement <strong>de</strong>s écologistes — tout en<br />
partant <strong>de</strong> problèmes concrets — ne manque pas non plus <strong>de</strong><br />
connotations idéologiques ; <strong>de</strong> même, les dissi<strong>de</strong>nts d’Union<br />
Soviétique se réclament <strong>de</strong> toutes sortes d’idéologies — d’un<br />
marxisme humaniste jusqu’au nationalisme et au monarchisme<br />
traditionaliste.<br />
Lorsque nous parlons du rôle <strong>de</strong> l’idéologie dans la formation <strong>de</strong><br />
l’homme, nous <strong>de</strong>vons donc partir du fait que les idéologies jouent<br />
p.014<br />
partout un rôle considérable, et que la thèse elle-même <strong>de</strong><br />
« l’âge non-idéologique » s’est avérée, en fin <strong>de</strong> compte,<br />
également idéologique.<br />
Je ne crois pas qu’il soit nécessaire ici <strong>de</strong> récapituler l’histoire<br />
du terme « idéologie », ni <strong>de</strong> reprendre la discussion au sujet <strong>de</strong><br />
l’acceptation critique ou non-critique <strong>de</strong> son usage. Il suffit <strong>de</strong> se<br />
rappeler que, pour Marx, toute idéologie est le produit <strong>de</strong> la<br />
position sociale d’un individu, qu’à l’insu <strong>de</strong> celui-ci elle exprime ;<br />
elle est donc le produit <strong>de</strong> sa formation comme membre d’une<br />
certaine classe et d’un certain type <strong>de</strong> société. Pour les<br />
rationalistes critiques, par contre, est idéologique tout jugement<br />
<strong>de</strong> valeur exprimé comme une proposition objective. Selon<br />
Theodor Geiger, par exemple, est déjà idéologique la proposition :<br />
« la rose est belle », parce que « belle » est un jugement <strong>de</strong> valeur<br />
esthétique entièrement subjectif et qu’il est épistémologiquement<br />
illégitime <strong>de</strong> le transformer en « proposition objective ». Dans cet<br />
exposé, je nommerai « idéologie » tout système <strong>de</strong> valeurs et<br />
toute conception du mon<strong>de</strong> (Weltanschauung), qu’ils soient<br />
explicitement formulés, ou implicitement « vécus » par un groupe<br />
ou une couche sociale.<br />
Formation <strong>de</strong> l’homme : cela implique à la fois l’action<br />
10
<strong>Former</strong> l’homme ?<br />
consciente <strong>de</strong>s parents, <strong>de</strong>s adultes en général, à l’école ou au<br />
travail, et l’influence exercée par les structures objectives qui<br />
déterminent les relations entre les personnes, et entre celles-ci et<br />
leur milieu naturel et culturel. Le rôle <strong>de</strong> l’idéologie dans la<br />
formation <strong>de</strong> l’homme peut donc être double : le rôle que joue<br />
l’idéologie <strong>de</strong>s parents et <strong>de</strong>s maîtres d’école, qui oriente plus ou<br />
moins consciemment leurs efforts éducatifs ; et le rôle que joue<br />
l’idéologie implicite, objectivée dans les institutions sociales et<br />
politiques — ou également l’effet idéologique produit par les<br />
structures...<br />
Examinons quelques exemples : 1. Etant à <strong>Genève</strong>, je ne peux<br />
m’empêcher <strong>de</strong> mentionner le calvinisme, idéologie religieuse qui a<br />
exercé une influence profon<strong>de</strong> sur la formation <strong>de</strong>s hommes <strong>de</strong>puis<br />
le XVI e siècle. L’inexorable pré<strong>de</strong>stination <strong>de</strong>s âmes à l’enfer ou au<br />
ciel par une décision inscrutable du Dieu tout-puissant et le besoin<br />
<strong>de</strong> se rassurer par les signes extérieurs <strong>de</strong> la grâce divine ont<br />
contribué à favoriser l’esprit rationaliste et calculateur qui a été<br />
extrêmement important pour l’essor <strong>de</strong> l’économie mo<strong>de</strong>rne. D’une<br />
certaine manière, au moins jusqu’au XIX e siècle, les structures<br />
objectives, développées notamment par la mentalité calviniste, ont<br />
contribué à perpétuer cette p.015 même idéologie, ou du moins un<br />
certain comportement conforme à celle-ci. Mais, d’autre part, le<br />
développement du capitalisme <strong>de</strong>vait entraîner une profon<strong>de</strong><br />
transformation <strong>de</strong>s attitu<strong>de</strong>s dès que les vertus nécessaires à son<br />
essor <strong>de</strong>venaient superflues, et dès que la croissance continue <strong>de</strong><br />
la quantité <strong>de</strong> marchandises produites <strong>de</strong>mandait une attitu<strong>de</strong><br />
différente : à l’esprit d’économie se substitua, et <strong>de</strong>vait être<br />
substitué, le désir continuel <strong>de</strong> consommation accrue, <strong>de</strong><br />
possession <strong>de</strong>s marchandises <strong>de</strong> luxe qui confèrent du prestige,<br />
11
<strong>Former</strong> l’homme ?<br />
etc. ; à la probité du commerçant, se substitua le raffinement <strong>de</strong><br />
l’entrepreneur ; au respect d’une morale traditionnelle, l’absence<br />
<strong>de</strong> scrupules du spéculateur et <strong>de</strong> l’accapareur... Fred Hirsch, dans<br />
son remarquable livre sur les « Limites sociales <strong>de</strong> la croissance »<br />
(Harvard 1976) a montré que le capitalisme hautement développé<br />
détruit lui-même certaines attitu<strong>de</strong>s et normes morales dont il a<br />
profité pendant son histoire et dont il a besoin pour son<br />
fonctionnement normal. Une société dont tous les membres se<br />
comporteraient uniquement selon la logique du capitalisme<br />
concurrentiel ne pourrait plus subsister.<br />
F. Hirsch prend comme exemple le rôle du juge. Si les juges<br />
dans leurs tribunaux se conformaient parfaitement au système<br />
économique, ils <strong>de</strong>vraient et pourraient vendre leurs arrêts au<br />
mieux payant. Mais si cela arrivait, le système entier ne serait plus<br />
viable, puisque personne ne pourrait calculer rationnellement les<br />
conséquences <strong>de</strong> ses actes, et que les plus riches auraient la<br />
capacité d’avoir toujours raison <strong>de</strong>vant les tribunaux. En d’autres<br />
termes, le processus <strong>de</strong> concentration serait accéléré et le marché<br />
serait obligé bientôt <strong>de</strong> disparaître. Pour maintenir les structures<br />
sociales et juridiques indispensables au bon fonctionnement d’une<br />
économie <strong>de</strong> marché, il est donc nécessaire <strong>de</strong> propager <strong>de</strong>s<br />
valeurs et <strong>de</strong>s attitu<strong>de</strong>s morales contraires à l’enseignement<br />
« structurel » objectif émanant <strong>de</strong> ce même système ; on pourrait<br />
dire que l’économie est parasitaire du système moral traditionnel<br />
et qu’elle détruit perpétuellement les bases morales indispensables<br />
à sa propre existence.<br />
L’éducation morale doit donc sans cesse lutter contre l’influence<br />
exercée par les « structures », tandis que les structures effacent<br />
sans cesse les résultats <strong>de</strong> l’éducation morale. Dans la mesure où<br />
12
<strong>Former</strong> l’homme ?<br />
les adultes ne croient plus eux-mêmes aux valeurs morales qu’ils<br />
tâchent d’inculquer à la jeunesse, surgit, inéluctable, une crise<br />
morale et culturelle.<br />
2. p.016 Prenons un autre exemple <strong>de</strong> formation idéologique : le<br />
nationalisme. Ici, il faut distinguer entre le sentiment spontané<br />
d’amour pour son pays et l’idéologie produite et inculquée par les<br />
classes dominantes d’une société <strong>de</strong> classes, dans le but <strong>de</strong> créer<br />
une sorte d’unité artificielle entre groupes ou classes d’intérêts<br />
opposés. Dans ce sens, le nationalisme est le produit <strong>de</strong> la<br />
révolution bourgeoise et on a vu son plus grand épanouissement<br />
au temps <strong>de</strong>s grands Etats nationaux bourgeois du XIX e siècle.<br />
L’impérialisme <strong>de</strong>s gran<strong>de</strong>s puissances entraîna le racisme, lequel<br />
se joignit ou même se substitua souvent au nationalisme. Dans la<br />
mesure où le nationalisme <strong>de</strong>vint instrument d’intégration, il <strong>de</strong>vint<br />
plus agressif vis-à-vis <strong>de</strong>s autres nations. Plus les antagonismes <strong>de</strong><br />
classes étaient grands à l’intérieur, plus il fallait souligner<br />
l’opposition <strong>de</strong> la nation tout entière face aux autres nations.<br />
Contre ce nationalisme, l’idéal <strong>de</strong> l’internationalisme et du<br />
cosmopolitisme mettait l’accent sur la communauté humaine et<br />
universelle. Depuis le XVIII e siècle, les « philosophies <strong>de</strong>s<br />
lumières » propageaient l’idée <strong>de</strong> progrès vers une humanité une<br />
et universelle. Marx et le socialisme marxiste ont hérité <strong>de</strong> leur<br />
espoir. A la révolution bourgeoise et son produit, l’Etat national<br />
homogène (quoique divisé en classes d’intérêts opposés), <strong>de</strong>vait<br />
succé<strong>de</strong>r la communauté sans classe, universelle — résultat d’une<br />
révolution, non plus nationale, mais universelle ou mondiale. Avec<br />
les antagonismes à l’intérieur <strong>de</strong>s peuples et <strong>de</strong>s Etats, <strong>de</strong>vait<br />
disparaître l’antagonisme entre les peuples. Or ce résultat,<br />
13
<strong>Former</strong> l’homme ?<br />
aujourd’hui, plus <strong>de</strong> 60 ans après la Révolution d’Octobre et plus<br />
<strong>de</strong> 30 ans après les transformations socialistes dans les pays <strong>de</strong><br />
l’Europe <strong>de</strong> l’Est et <strong>de</strong> la Chine, semble plus loin que jamais. Même<br />
parmi les pays qui se réclament du socialisme marxiste, nous<br />
trouvons une certaine pluralité ainsi que <strong>de</strong>s relations assez<br />
semblables à celles qui existent entre pays capitalistes. Bien plus,<br />
nous observons entre eux <strong>de</strong>s antagonismes idéologiques assez<br />
marqués. Derrière cet échec, qui a certes <strong>de</strong>s causes multiples que<br />
je ne veux pas énumérer ici, je constate aussi une erreur<br />
fondamentale qui date <strong>de</strong> l’âge <strong>de</strong>s Lumières : l’erreur<br />
universaliste. Cette philosophie suggérait que l’humanité pouvait<br />
et <strong>de</strong>vait <strong>de</strong>venir une, que les particularités <strong>de</strong>s nations et <strong>de</strong> leurs<br />
cultures <strong>de</strong>vaient disparaître pour faire place à une culture<br />
universelle, uniforme, rationnelle, scientifique. La pluralité <strong>de</strong>s<br />
conceptions du mon<strong>de</strong> religieuses ou p.017 métaphysiques, la<br />
pluralité <strong>de</strong>s cultures particulières fut considérée comme appelée à<br />
disparaître.<br />
Un exemple frappant <strong>de</strong> cet universalisme progressiste fut le<br />
désaveu <strong>de</strong> la culture yiddish, dans l’ancienne Russie, par plusieurs<br />
socialistes même juifs (comme Rosa Luxemburg). Le langage<br />
yiddish n’était pas accepté comme signe d’une culture possédant<br />
ses valeurs spécifiques et individuelles, mais plutôt comme signe<br />
d’une position subalterne dans la civilisation universelle à laquelle<br />
tout être humain émancipé <strong>de</strong>vait aspirer. Il me semble que cette<br />
attitu<strong>de</strong> négative vis-à-vis <strong>de</strong>s cultures particulières n’est plus<br />
possible aujourd’hui ; nous commençons à comprendre que la<br />
richesse <strong>de</strong> la civilisation humaine consiste justement en la<br />
pluralité <strong>de</strong> civilisations différentes et que leur fusion n’est<br />
nullement désirable.<br />
14
<strong>Former</strong> l’homme ?<br />
Le cosmopolitisme et l’universalisme <strong>de</strong> la « philosophie <strong>de</strong>s<br />
Lumières » — déjà contredits par Jean-Jacques Rousseau —<br />
avaient cependant le mérite d’avoir mis l’accent sur la nécessité<br />
d’une entente entre les hommes <strong>de</strong> tous les pays. En proclamant<br />
les droits <strong>de</strong> l’homme — et non pas <strong>de</strong>s Français ou <strong>de</strong>s Américains<br />
— les constitutions du XVIII e siècle avaient réalisé, au moins en<br />
théorie, un grand pas en avant vers une coexistence pacifique <strong>de</strong><br />
tous les hommes, indépendamment <strong>de</strong> leur nationalité, <strong>de</strong> leur<br />
religion ou <strong>de</strong> leurs convictions personnelles. Lorsque nous<br />
critiquons le progressisme aveugle <strong>de</strong> ceux qui ont supposé<br />
possible et désirable une fusion <strong>de</strong> toutes les civilisations en une<br />
seule civilisation universelle, nous ne <strong>de</strong>vons pas, pour autant,<br />
abandonner la conscience <strong>de</strong> la fraternité entre les hommes. A la<br />
place du cosmopolitisme universaliste, nous <strong>de</strong>vrions promouvoir<br />
un humanisme pluraliste, capable d’accepter la diversité <strong>de</strong>s<br />
croyances, coutumes, systèmes <strong>de</strong> valeur <strong>de</strong>s peuples. L’amour <strong>de</strong><br />
la particularité d’une communauté à laquelle on appartient doit<br />
être considéré comme naturel et même indispensable, les hommes<br />
ayant besoin d’un point <strong>de</strong> référence commun. Mais cet amour doit<br />
être distingué et détaché du nationalisme, idéologie fondée sur<br />
l’opposition aux nations voisines dans l’espoir <strong>de</strong> supprimer ainsi<br />
les antagonismes <strong>de</strong> classes à l’œuvre à l’intérieur <strong>de</strong> chaque pays.<br />
3. Prenons encore un troisième exemple d’idéologie explicite :<br />
l’idéologie <strong>de</strong> l’Etat totalitaire. Une <strong>de</strong>s variantes du marxisme<br />
s’est p.018 transformée sous le régime <strong>de</strong> Staline en instrument <strong>de</strong><br />
légitimation <strong>de</strong> l’Etat bureaucratique. Cette idéologie — que du<br />
temps <strong>de</strong> Marx et d’Engels personne n’aurait appelée ainsi — a eu<br />
une histoire particulièrement intéressante, à la lumière <strong>de</strong><br />
laquelle on peut précisément étudier les fonctions différentes<br />
15
<strong>Former</strong> l’homme ?<br />
qu’une idéologie peut être amenée à remplir. Conçue d’abord<br />
comme instrument <strong>de</strong> la prise <strong>de</strong> conscience critique <strong>de</strong> la<br />
position historique du prolétariat industriel et comme un moyen<br />
d’accélérer l’histoire <strong>de</strong> l’émancipation <strong>de</strong> l’humanité, elle <strong>de</strong>vint,<br />
durant la Deuxième Internationale, une réelle conception du<br />
mon<strong>de</strong> servant au prolétariat organisé, en Allemagne surtout,<br />
d’instrument d’intégration culturelle et <strong>de</strong> ciment pour son<br />
organisation politique. Dans la situation prérévolutionnaire <strong>de</strong> la<br />
fin <strong>de</strong> la première guerre mondiale, le marxisme put <strong>de</strong>venir enfin<br />
un fort stimulus à la prise du pouvoir par les partis du prolétariat<br />
organisé, en donnant à celui-ci un but, une espérance précise, et<br />
en renforçant sa conviction d’aller dans le sens <strong>de</strong> l’histoire. Plus<br />
que le côté scientifique du marxisme, qu’on ne peut pas ignorer,<br />
cet aspect idéologique a pu exercer une influence considérable<br />
sur les événements historiques <strong>de</strong> la fin <strong>de</strong> la guerre 14-18.<br />
Mais une fois le nouveau « gouvernement <strong>de</strong>s paysans et <strong>de</strong>s<br />
travailleurs » établi en Russie et une fois la phase initiale<br />
d’euphorie révolutionnaire passée, il était inévitable que, dans un<br />
pays économiquement et culturellement très arriéré, naisse une<br />
nouvelle couche sociale <strong>de</strong> dirigeants politiques et<br />
d’administrateurs, classe issue <strong>de</strong>s cadres du parti communiste<br />
<strong>de</strong>venu parti unique. Ceci <strong>de</strong>vait entraîner une lente et continuelle<br />
transformation <strong>de</strong> l’idéologie. Cette fois, ce n’est pas l’idéologie qui<br />
a formé les hommes, mais les structures (<strong>de</strong> domination élitaire)<br />
qui transformèrent l’idéologie et les hommes. Peu à peu,<br />
d’instrument d’analyse et <strong>de</strong> critique, la théorie marxiste-léniniste<br />
<strong>de</strong>vint moyen <strong>de</strong> justification <strong>de</strong> la domination pour ceux qui se<br />
réclamaient <strong>de</strong> cette idéologie et qui n’avaient plus à craindre <strong>de</strong><br />
contestation <strong>de</strong> la part <strong>de</strong> leurs « sujets ». Je prends ici<br />
16
<strong>Former</strong> l’homme ?<br />
« idéologie » dans le sens <strong>de</strong> Mannheim. En fin <strong>de</strong> compte, le<br />
marxisme-léninisme était <strong>de</strong>venu à la fois conception du mon<strong>de</strong> et<br />
moyen <strong>de</strong> justification indiscutable.<br />
Il est difficile <strong>de</strong> croire qu’une même idéologie ait pu remplir<br />
<strong>de</strong>s fonctions aussi différentes que celles qui ont émané du<br />
marxisme <strong>de</strong> Marx et <strong>de</strong> celui <strong>de</strong> Staline. Pendant ces cent années,<br />
ce n’est pas p.019 seulement la fonction qui est passée par <strong>de</strong>s<br />
transformations profon<strong>de</strong>s, mais également la forme du marxisme<br />
et son contenu. Il est sans doute erroné d’expliquer le cours <strong>de</strong><br />
l’histoire soviétique jusqu’à l’Archipel du Goulag par la seule<br />
influence <strong>de</strong> cette idéologie (ou <strong>de</strong> l’aspect idéologique du<br />
marxisme). Une telle vue unilatéralement idéaliste <strong>de</strong> l’histoire<br />
aboutit à <strong>de</strong>s thèses grotesques, comme celle <strong>de</strong>s « nouveaux<br />
philosophes français » qui préten<strong>de</strong>nt que l’Archipel du Goulag se<br />
trouve déjà en germe dans Marx ou dans Hegel. Mais il me semble<br />
tout aussi faux d’attribuer cette évolution uniquement aux<br />
circonstances extérieures et acci<strong>de</strong>ntelles ou même au caractère<br />
individuel du seul Staline.<br />
Depuis l’ère Khrouchtchev d’ailleurs, le rôle <strong>de</strong> l’idéologie<br />
officielle en Union Soviétique, comme dans les autres pays du<br />
« socialisme réellement existant » (terme créé par la RDA), a<br />
considérablement diminué. Un procès <strong>de</strong> dépolitisation <strong>de</strong> la<br />
population a commencé alors et, actuellement, la légitimation <strong>de</strong><br />
l’élite dirigeante rési<strong>de</strong> beaucoup plus en sa capacité d’améliorer<br />
les possibilités <strong>de</strong> consommation <strong>de</strong>s masses que dans<br />
l’acceptation d’une idéologie d’Etat qui fait partie <strong>de</strong> l’éducation<br />
obligatoire. Il est assez probable que <strong>de</strong> nombreux membres <strong>de</strong><br />
l’élite politique et culturelle ne « croient » plus à cette idéologie, et<br />
beaucoup d’observateurs occi<strong>de</strong>ntaux ont eu l’impression que<br />
17
<strong>Former</strong> l’homme ?<br />
l’attitu<strong>de</strong> <strong>de</strong>s dirigeants vis-à-vis <strong>de</strong> l’idéologie officielle était plutôt<br />
cynique. Finalement — un peu comme dans les pays capitalistes —<br />
il y a un décalage croissant entre les valeurs morales favorisées<br />
par l’idéologie, et même enseignées officiellement par les écoles et<br />
les organisations <strong>de</strong> masse, d’une part, et les comportements<br />
pratiques favorisés par les structures sociales, <strong>de</strong> l’autre. D’un<br />
côté, nous avons l’exaltation <strong>de</strong> la solidarité, <strong>de</strong> l’esprit collectif, <strong>de</strong><br />
l’ai<strong>de</strong> mutuelle, <strong>de</strong> la constance héroïque, etc. De l’autre, les<br />
qualités qui permettent <strong>de</strong> faire carrière dans la hiérarchie<br />
bureaucratique : esprit <strong>de</strong> compétition, adulation <strong>de</strong>s supérieurs,<br />
capacité <strong>de</strong> s’adapter rapi<strong>de</strong>ment aux changements <strong>de</strong> direction,<br />
etc.<br />
En Union Soviétique, les valeurs enseignées officiellement ne<br />
sont pas, dans la vie réelle, plus pratiques que les valeurs morales<br />
enseignées dans les pays capitalistes. La formation dans les écoles<br />
est basée sur une idéologie et sur une morale tout autres que la<br />
« morale implicite » <strong>de</strong>s structures sociales réelles. Dans la mesure<br />
où l’éducation réussirait, p.020 l’homme éduqué ne réussirait<br />
certainement pas. Et dans la mesure où l’homme réussirait, c’est<br />
qu’il aurait oublié les enseignements moraux et idéologiques ou du<br />
moins adopté une attitu<strong>de</strong> cynique vis-à-vis d’eux. Cet exemple,<br />
<strong>de</strong> même que le premier, montre bien les limites <strong>de</strong> toute<br />
formation <strong>de</strong> l’homme basée sur une idéologie, au moins lorsque<br />
cette <strong>de</strong>rnière est contredite par les effets <strong>de</strong>s structures sociales<br />
concrètes, à savoir les conditions réelles <strong>de</strong> la vie quotidienne.<br />
4. Revenons — pour mon quatrième et <strong>de</strong>rnier exemple — au<br />
capitalisme contemporain. Selon une idéologie largement<br />
répandue, l’économie <strong>de</strong> marché est la base soli<strong>de</strong> d’une<br />
18
<strong>Former</strong> l’homme ?<br />
démocratie pluraliste, d’une prospérité générale et d’une paix<br />
internationale. Le respect <strong>de</strong> l’individu, <strong>de</strong>s droits <strong>de</strong> l’homme et<br />
<strong>de</strong> l’égalité est considéré comme un élément nécessaire et normal<br />
<strong>de</strong> cette structure socio-économique. Chacun, dit-on encore, sous<br />
le régime d’une économie <strong>de</strong> marché, peut arriver à la place<br />
méritée par ses capacités physiques et intellectuelles et ses<br />
qualités <strong>de</strong> caractère. Chacun est le forgeron <strong>de</strong> son sort. Puisque<br />
nul ne dépend personnellement d’autrui (comme dans une société<br />
esclavagiste ou féodale), liberté universelle et égalité <strong>de</strong> tous sont<br />
garanties. Puisque l’échange sur le marché se fait librement,<br />
personne n’est « forcé », et les risques et les chances sont — en<br />
apparence du moins — équitablement répartis. Or le<br />
comportement exigé <strong>de</strong> celui qui veut réussir dans cette société<br />
est bien différent <strong>de</strong>s doctrines morales prêchées normalement<br />
dans les écoles. Tout d’abord, l’inégalité réelle place les individus<br />
dans <strong>de</strong>s situations extrêmement diverses, <strong>de</strong> sorte qu’un même<br />
comportement peut produire <strong>de</strong>s résultats également très<br />
différents. Celui qui veut « faire son chemin » ne peut pas se<br />
permettre le même <strong>de</strong>gré <strong>de</strong> « moralité » que celui qui, dès le<br />
début, se voit déjà dans une position économiquement privilégiée.<br />
Les jugements <strong>de</strong>s riches sur la moralité <strong>de</strong>s plus pauvres en<br />
souffrent considérablement du point <strong>de</strong> vue <strong>de</strong> l’équité.<br />
Si, d’une part, tous les hommes sont considérés comme<br />
théoriquement égaux, d’autre part, leur différence réelle ne peut<br />
être négligée dans la pratique quotidienne. Cette différence, qui<br />
engendre <strong>de</strong>s antagonismes, n’est pas limitée aux caractéristiques<br />
personnelles <strong>de</strong>s individus ; elle provient également <strong>de</strong> l’estimation<br />
<strong>de</strong> leur utilité dans la société. Si la morale bourgeoise, telle qu’elle<br />
a été formulée par Kant, p.021 interdit <strong>de</strong> considérer un homme<br />
19
<strong>Former</strong> l’homme ?<br />
uniquement comme « moyen », une économie <strong>de</strong> marché où tout<br />
<strong>de</strong>vient marchandise <strong>de</strong>man<strong>de</strong>, au contraire, que chacun envisage<br />
l’autre uniquement comme moyen, et non pas comme but !<br />
L’entrepreneur considère le travailleur comme moyen pour faire du<br />
profit. Le travailleur considère l’entrepreneur comme moyen<br />
indispensable pour pouvoir utiliser les moyens <strong>de</strong> production et<br />
pour gagner sa vie. Les entrepreneurs, comme les employés,<br />
considèrent leur collègues comme concurrents, et certainement<br />
pas comme « but » <strong>de</strong> leur action dans le sens <strong>de</strong> la parole <strong>de</strong><br />
Kant. Selon l’enseignement religieux, chaque personne a une<br />
valeur infinie. Selon l’économie, par contre, chaque homme vaut<br />
autant que sa capacité <strong>de</strong> travail. Déjà Thomas Hobbes en donnait<br />
un exemple frappant, à savoir la valeur d’un général, dont la<br />
position est importante en temps <strong>de</strong> guerre et amoindrie en temps<br />
<strong>de</strong> paix. Les hommes dont on ne peut plus se servir pour produire<br />
<strong>de</strong>s marchandises, et qui ne sont pas propriétaires, ne valent donc<br />
plus rien du point <strong>de</strong> vue économique. Ils peuvent recouvrer un<br />
peu d’utilité économique quand ils restent consommateurs<br />
(rentiers capables <strong>de</strong> consommer), c’est-à-dire dans la mesure où<br />
ils représentent une <strong>de</strong>man<strong>de</strong> solvable.<br />
Nous constatons donc une contradiction éclatante entre les<br />
valeurs morales, les idéaux et l’idéologie libérale d’une part et, <strong>de</strong><br />
l’autre, les attitu<strong>de</strong>s et comportements découlant <strong>de</strong> la structure<br />
socio-économique du capitalisme. La morale kantienne est<br />
certainement la morale d’un bourgeois libéral ou d’un démocrate<br />
bourgeois, mais les conséquences <strong>de</strong> la vie active dans une société<br />
à structure capitaliste poussent dans la direction inverse. Les<br />
structures et la compétition entraînent l’égoïsme et la<br />
transformation d’autrui en « objet ». On peut, peut-être, estimer<br />
20
<strong>Former</strong> l’homme ?<br />
que la morale enseignée doive faire d’autant plus d’efforts en sens<br />
contraire. Les philosophes et les éducateurs doivent promouvoir<br />
une morale qui contredit la pente « naturelle » du comportement<br />
humain dans une société donnée. Si cela est vrai, au moins<br />
partiellement, on pourrait formuler une règle générale selon<br />
laquelle l’enseignement moral, ou la formation humaine, <strong>de</strong>vrait<br />
toujours contrebalancer dans la mesure du possible les influences<br />
négatives <strong>de</strong> la structure socio-économique et politique. Il<br />
pourrait, certes, y avoir <strong>de</strong>s structures qui ne poussent pas vers<br />
l’égoïsme ou vers la transformation d’autrui en p.022 objet<br />
d’exploitation ou <strong>de</strong> domination, mais là où <strong>de</strong> telles structures<br />
n’existent pas (et aujourd’hui cela semble être partout le cas) une<br />
formation morale corrective me semble indispensable.<br />
Le dynamisme expansif <strong>de</strong> la civilisation capitaliste et<br />
industrielle a été, jusqu’ici, le plus fort stimulant vers une<br />
homogénéisation du mon<strong>de</strong> entier, vers le nivellement <strong>de</strong> toutes<br />
les cultures ethniques particulières. Partout où la civilisation<br />
industrielle a pénétré, elle a détruit, du moins en partie, les<br />
mœurs, les coutumes, les styles <strong>de</strong> vie et les idéologies locales. Le<br />
capitalisme industriel a été le plus grand niveleur <strong>de</strong> l’histoire<br />
humaine. Cependant, <strong>de</strong>puis à peu près une décennie, les<br />
minorités ethniques, culturelles et linguistiques menacées par ce<br />
nivellement <strong>de</strong> l’industrialisme sous toutes ses formes, nationales<br />
et internationales, commencent à s’opposer, souvent violemment,<br />
à cette tendance.<br />
Quand ces minorités tâchent <strong>de</strong> maintenir, ou même <strong>de</strong><br />
reconquérir leur i<strong>de</strong>ntité, ethnique et culturelle, elles usent du plus<br />
sacré <strong>de</strong>s droits humains — du droit à l’existence, du droit à<br />
l’i<strong>de</strong>ntité collective qui les définit au moins partiellement. Le<br />
21
<strong>Former</strong> l’homme ?<br />
progressisme euphorique du XVIII e siècle, qui fut encore partagé<br />
jusqu’au milieu du XX e siècle par la gran<strong>de</strong> majorité <strong>de</strong>s Européens<br />
et par tous les Nord-Américains, commence à faire place à une<br />
estimation plus modérée <strong>de</strong>s conséquences <strong>de</strong> cette rapi<strong>de</strong><br />
transformation <strong>de</strong> la nature et <strong>de</strong>s sociétés contemporaines. L’idéal<br />
<strong>de</strong> l’homogénéisation et <strong>de</strong> l’universalisation <strong>de</strong> l’humanité, que<br />
nos pères et nos grands-pères considéraient comme le plus haut<br />
<strong>de</strong>s idéaux humains, a perdu beaucoup <strong>de</strong> sa fascination.<br />
L’universalisation cosmopolite — et ceci est surtout une<br />
découverte <strong>de</strong>s peuples non-européens, découverte que nous<br />
<strong>de</strong>vons adopter à notre tour — n’est au fond rien d’autre qu’une<br />
universalisation <strong>de</strong> la particularité européenne, <strong>de</strong> la culture <strong>de</strong><br />
l’Occi<strong>de</strong>nt dans sa <strong>de</strong>rnière modalité. Nous <strong>de</strong>vrions accepter<br />
l’altérité <strong>de</strong>s autres cultures sans pour cela renier la nôtre, mais<br />
nous <strong>de</strong>vons surtout abandonner l’idéologie d’un universalisme<br />
cosmopolite. Derrière le concept d’une civilisation mondiale,<br />
universelle et non-idéologique, se cache l’idée <strong>de</strong> la domination<br />
d’une science et d’une technologie « universelles », telles que<br />
celles-ci se sont développées en Europe, en Amérique et au Japon.<br />
Mais la pensée que cette technique <strong>de</strong>vrait et pourrait dominer<br />
l’évolution humaine est fausse. La forme spécifique que la<br />
technique p.023 contemporaine a adoptée provient <strong>de</strong> la société dans<br />
laquelle elle a été conçue, à savoir la société capitaliste et les<br />
sociétés « du socialisme réellement existant » qui, jusqu’ici, n’ont<br />
fait que copier la technique productrice et les produits <strong>de</strong> la<br />
technique capitaliste. Supposer que la technologie nous « force » à<br />
aller dans une certaine direction est donc le résultat d’une<br />
« quaternio terminorum » : « la technologie » comme telle n’est<br />
qu’un système <strong>de</strong>s moyens. Les buts ne sont pas définis, ni<br />
22
<strong>Former</strong> l’homme ?<br />
assignés, par la technique mais par la société et par ses nécessités<br />
structurelles (économiques).<br />
Du moment où nous comprenons que le progrès illimité et non<br />
contrôlé <strong>de</strong> la civilisation industrielle est <strong>de</strong>venu <strong>de</strong>structeur <strong>de</strong><br />
l’environnement naturel et <strong>de</strong> l’homme, et qu’il risque d’anéantir<br />
les cultures diverses dans leur richesse particulière, nous <strong>de</strong>vons<br />
nous opposer à cette apparente fatalité. La défense <strong>de</strong>s<br />
civilisations dans leurs particularités peut en être un <strong>de</strong>s moyens<br />
légitimes. Le mouvement écologique en est un autre. Aujourd’hui,<br />
l’universalisme fondé sur le progrès <strong>de</strong> la technologie et <strong>de</strong> la<br />
civilisation industrielle entre dans une pério<strong>de</strong> défensive. Déjà <strong>de</strong><br />
multiples tendances irrationalistes et antiprogressistes<br />
apparaissent : Paul Feyerabend s’est fait le porte-parole d’une<br />
vague anti-scientiste qui va beaucoup plus loin que le scepticisme<br />
légitime dans le déni d’un rôle directif pour la vie humaine accordé<br />
à la science. Certains Européens font le pèlerinage <strong>de</strong> l’In<strong>de</strong> pour y<br />
trouver un gourou capable <strong>de</strong> résoudre leurs problèmes. Des<br />
superstitions surgissent un peu partout. Le besoin d’orientation a<br />
créé un marché pour <strong>de</strong> nombreuses idéologies <strong>de</strong> <strong>de</strong>uxième<br />
main... Afin <strong>de</strong> défendre contre <strong>de</strong> tels dangers l’idée <strong>de</strong> progrès, il<br />
faut en redéfinir le sens. Nous <strong>de</strong>vons la séparer <strong>de</strong> la conception<br />
superficielle, erronée et même dangereuse qui i<strong>de</strong>ntifie progrès et<br />
croissance <strong>de</strong> la production et <strong>de</strong> la productivité en un sens<br />
uniquement quantitatif. Estimer que « davantage, plus grand, plus<br />
rapi<strong>de</strong> » équivaut à « meilleur » est une erreur à éliminer. Nous<br />
<strong>de</strong>vons également abandonner l’illusion d’un automatisme socio-<br />
économique ou métaphysique qui porterait l’humanité vers un état<br />
idéal <strong>de</strong> société et <strong>de</strong> culture. Ni l’automatisme du marché ni un<br />
« sens objectif inscrit dans les événements historiques » ne<br />
23
<strong>Former</strong> l’homme ?<br />
peuvent garantir le « progrès ». Le progrès a donc doublement<br />
changé <strong>de</strong> signification : il ne peut plus être i<strong>de</strong>ntifié à la<br />
croissance quantitative <strong>de</strong>s produits et p.024 <strong>de</strong> la production, ni être<br />
attendu d’un automatisme objectif. Il doit être qualitatif et<br />
consciemment voulu, préparé, procuré...<br />
Une certaine idéologie me semble donc indispensable à la survie<br />
<strong>de</strong> l’humanité et à la garantie d’un « futur » meilleur. Cette<br />
idéologie humaniste s’exprimera surtout par <strong>de</strong>s articles négatifs.<br />
Ce sera une sorte d’idéologie humaniste à l’instar <strong>de</strong> la religion<br />
civile <strong>de</strong> Jean-Jacques Rousseau. Elle requerra <strong>de</strong> chaque idéologie<br />
particulière un minimum commun pour la garantie <strong>de</strong> la paix, <strong>de</strong> la<br />
coexistence pacifique <strong>de</strong>s peuples ainsi que celle <strong>de</strong> l’humanité<br />
avec la nature dont elle est dépendante. J’en veux formuler trois<br />
articles — non point <strong>de</strong> foi, mais <strong>de</strong> conviction morale.<br />
A mon avis, cette « idéologie » minimum, qui <strong>de</strong>vrait être partie<br />
intégrante <strong>de</strong>s idéologies particulières <strong>de</strong>s nations, <strong>de</strong>s groupes<br />
ethniques et <strong>de</strong>s religions, se définirait à peu près comme suit :<br />
1. Chaque personne et chaque peuple, chaque groupe ethnique,<br />
etc., doit comprendre que la terre est le patrimoine commun <strong>de</strong><br />
l’humanité que nous <strong>de</strong>vons léguer intact aux générations futures.<br />
2. Chaque groupe ethnique, culturel, etc., doit respecter<br />
l’individualité et la particularité <strong>de</strong>s autres groupes ethniques et<br />
culturels (ou religieux) ; il n’y a pas <strong>de</strong> « civilisation supérieure »<br />
ou « inférieure » ; toutes sont également légitimes à condition<br />
cependant qu’elles acceptent cette règle <strong>de</strong> tolérance réciproque.<br />
3. Chaque peuple, chaque groupe ethnique, etc., doit se<br />
24
<strong>Former</strong> l’homme ?<br />
contenter du territoire dont l’histoire et ses acci<strong>de</strong>nts l’ont doté ;<br />
mais il doit partager généreusement le surplus <strong>de</strong>s produits <strong>de</strong> son<br />
sol (et <strong>de</strong> ses capacités) avec les autres groupes sans tirer un<br />
profit démesuré <strong>de</strong> sa position privilégiée — qu’elle soit due à une<br />
avance dans le progrès technique ou aux ressources naturelles<br />
dont il dispose et dont les autres peuples ont un besoin urgent.<br />
Cela veut dire qu’une situation monopoliste ne doit pas exister,<br />
non seulement pour les pays producteurs <strong>de</strong> pétrole, par exemple,<br />
mais également pour les pays industriellement développés qui,<br />
jusqu’ici, ont profité <strong>de</strong> leur forte position sur le marché mondial<br />
infiniment plus que les pays en voie <strong>de</strong> développement.<br />
p.025<br />
Il me semble que ces trois préceptes moraux, qui ne<br />
peuvent être basés que sur une « idéologie humaniste » plus<br />
mo<strong>de</strong>ste que l’idéologie traditionnelle <strong>de</strong> la philosophie <strong>de</strong>s<br />
Lumières, peuvent très bien s’accor<strong>de</strong>r avec les préceptes <strong>de</strong><br />
toutes les gran<strong>de</strong>s religions mondiales comme avec les grands<br />
systèmes philosophiques. Puisque nous savons aujourd’hui qu’il est<br />
impossible <strong>de</strong> vivre sans « idéologie », la formation humaniste <strong>de</strong><br />
l’homme ne peut que s’efforcer <strong>de</strong> garantir la prise <strong>de</strong> conscience<br />
d’une « morale minimum » permettant à l’humanité <strong>de</strong> survivre<br />
dans une riche pluralité ethnique, et dans l’harmonie avec son<br />
milieu matériel.<br />
Quant aux structures sociales et politiques qui peuvent<br />
empêcher l’efficacité d’une telle formation humaniste, ou même<br />
tout effort pédagogique dans ce sens, je dois ici laisser ouverte<br />
cette question épineuse. Il me semble pourtant qu’une<br />
transformation graduelle et pacifique, que tous préféreraient sans<br />
doute à une rupture violente, ne peut s’effectuer qu’à une<br />
25
<strong>Former</strong> l’homme ?<br />
condition : que ceux qui jusqu’ici profitent injustement du statu<br />
quo soient prêts à laisser l’intelligence <strong>de</strong> la nécessité et <strong>de</strong> l’équité<br />
prendre le pas sur leur intérêt. Ceci cependant n’est qu’un pieux<br />
souhait actuellement ! Galilée, dans la pièce <strong>de</strong> Bertolt Brecht, dit<br />
en pensant au système copernicien : « J’ai confiance en la douce<br />
force <strong>de</strong> la raison, elle finira par vaincre tous les obstacles ! » Si<br />
nous ne pouvons plus avoir cette confiance-là, nous risquons <strong>de</strong><br />
nous abandonner à la résignation ou à l’agression impatiente.<br />
@<br />
26
<strong>Former</strong> l’homme ?<br />
IDÉOLOGIE ET FORMATION HUMAINE<br />
Entretien<br />
présidé par M. Bernard BÖSCHENSTEIN<br />
professeur à la Faculté <strong>de</strong>s lettres <strong>de</strong> l’Université <strong>de</strong> <strong>Genève</strong><br />
et membre du Comité <strong>de</strong>s RIG<br />
M. BERNARD BÖSCHENSTEIN : p.027 Mesdames et Messieurs, nous vous<br />
proposons, pour ce débat, <strong>de</strong> suivre un schéma dont nous espérons qu’il sera,<br />
peut-être, dépassé et transformé.<br />
Il ressort d’abord <strong>de</strong> la conférence <strong>de</strong> M. Fetscher qu’existerait une<br />
contradiction flagrante entre l’impact <strong>de</strong>s structures socio-économiques du<br />
capitalisme contemporain et les valeurs morales traditionnelles telles qu’elles<br />
sont enseignées par les parents ou par l’école.<br />
Voilà un thème qui, bien évi<strong>de</strong>mment, concerne la formation <strong>de</strong> l’homme.<br />
L’une ou l’autre <strong>de</strong>s personnalités présentes autour <strong>de</strong> cette table voudra donc<br />
certainement prendre part à un débat sur ce problème précis.<br />
Le <strong>de</strong>uxième exemple présenté par M. Fetscher concerne, lui, la réaction<br />
apparue, ces dix <strong>de</strong>rnières années surtout, à l’idée que ce capitalisme<br />
s’accompagne d’un universalisme niveleur auquel répon<strong>de</strong>nt <strong>de</strong>s minorités<br />
désireuses <strong>de</strong> faire valoir leur droit à l’i<strong>de</strong>ntité. Cette opposition<br />
universalisme/particularités pourrait être elle aussi l’objet d’une discussion.<br />
Notre débat <strong>de</strong>vrait, enfin, s’orienter en direction <strong>de</strong>s trois propositions<br />
minimales nécessaires pour promouvoir l’entente <strong>de</strong> tous les habitants <strong>de</strong> cette<br />
terre. Celles-ci ont été évoquées d’une manière rapi<strong>de</strong> et qui invite,<br />
certainement, à un élargissement, à un approfondissement, et ceci d’autant plus<br />
que ce troisième point débouche, également, sur notre thème général : quel<br />
homme nouveau voulons-nous créer, former ?<br />
Je donne immédiatement la parole à M. Pierre Sansot, professeur <strong>de</strong><br />
philosophie et <strong>de</strong> sociologie à l’Université <strong>de</strong> Grenoble.<br />
M. PIERRE SANSOT : J’ai à faire une remarque théorique dont je ne sais si,<br />
pour autant, elle est spécieuse.<br />
27<br />
@
<strong>Former</strong> l’homme ?<br />
Vous dites en effet qu’il y a une contradiction entre les valeurs prônées par<br />
le capitalisme d’une part, et le comportement <strong>de</strong>s individus d’autre part. Mais<br />
est-ce tellement dramatique ? Ne pourrait-on pas répondre — et il ne s’agit pas<br />
p.028<br />
là seulement d’un jeu <strong>de</strong> mots — que la valeur c’est ce qui n’est pas, que le<br />
bien, en somme, n’existe pas ? Car s’il peut y avoir contradiction entre <strong>de</strong>s<br />
valeurs qui ne seraient pas compatibles, ainsi qu’incompatibilité entre <strong>de</strong>s<br />
comportements qui ne peuvent conjoindre les uns avec les autres, je vois mal<br />
comment il y aurait contradiction entre <strong>de</strong>ux régimes différents, les valeurs<br />
d’une part, les comportements d’autre part.<br />
Quand bien même cette contradiction existerait, je ne vois pas que cela soit<br />
tellement dramatique dans le pessimisme généralisé. La valeur, je le répète,<br />
c’est ce qui n’est pas. Je n’ai jamais rencontré une loi physique, ni un théorème,<br />
dans sa pureté et pourtant je crois à leur existence. Et ceci surtout parce que je<br />
ne les rencontre pas, parce que je n’en mesure pas empiriquement la valeur.<br />
M. IRING FETSCHER : Je ne me suis probablement pas exprimé avec assez <strong>de</strong><br />
précision, car il ne s’agit pas, selon moi, d’une contradiction entre valeurs et<br />
faits, mais bien entre <strong>de</strong>ux ordres <strong>de</strong> valeurs : celles qui sont enseignées et<br />
celles qui sous-ten<strong>de</strong>nt la pratique. « Arriver » socialement par tous les moyens<br />
possibles est, par exemple, une attitu<strong>de</strong> qui, elle aussi, suppose <strong>de</strong>s valeurs.<br />
Ainsi la société telle que nous la connaissons a-t-elle besoin <strong>de</strong> la pratique <strong>de</strong><br />
certaines valeurs, mais celles-ci sont par ailleurs souvent contredites par <strong>de</strong>s<br />
pressions induisant un comportement qui implique <strong>de</strong>s valeurs autres.<br />
Prenons l’exemple du juge : si un juge rendait justice en faveur <strong>de</strong> celui qui<br />
le payerait le plus, il se comporterait en conformité avec les valeurs implicites<br />
du système économique. Mais si les juges faisaient cela, le système ne serait<br />
plus viable ! Il y a donc là contradiction entre <strong>de</strong>ux enseignements portant sur<br />
<strong>de</strong>s valeurs : un enseignement explicite, conscient, et un autre enseignement<br />
structurel, venant du milieu. Or cette contradiction peut détruire le<br />
fonctionnement d’une société...<br />
M. PIERRE SANSOT : Mais ce juge qui favoriserait celui qui donne le plus haut<br />
prix, oserait-il l’avouer ostensiblement ? Oserait-il dire qu’on doit le faire en tous<br />
les cas et en tous lieux ? Il ne s’agit là peut-être que d’une maxime,<br />
fréquemment employée, sans que ce soit pour autant une valeur, avec ce que<br />
28
<strong>Former</strong> l’homme ?<br />
cela signifie <strong>de</strong> publiable, <strong>de</strong> dicible, d’universalisable en puissance.<br />
Est-ce qu’en fin <strong>de</strong> compte toute société ne joue pas sur le dit et le non-dit ?<br />
Ne peut-on y reconnaître le « mou » dont a besoin l’équipage d’un bateau ? Il y<br />
aurait ce qui se dit et ce qui se pratique, ce qui se fait sous le manteau.<br />
N’y a-t-il pas, autrement dit, un cynisme qui ne serait pas celui, supérieur,<br />
<strong>de</strong> certains classes dirigeantes, mais même celui du peuple ? Peut-être y a-t-il<br />
contre-pouvoir ou contre-hypocrisie dans ce qu’on appelle le « travail coulé »<br />
<strong>de</strong>s ouvriers ?<br />
La société a besoin, selon moi, <strong>de</strong> ce « mou », <strong>de</strong> ce coulage, <strong>de</strong> cette<br />
distinction entre ce que l’on dit officiellement et ce que l’on fait ou ne fait pas. A<br />
l’école, c’est la même chose : une école n’est respirable que parce qu’il y a une<br />
morale, d’une part, une pratique <strong>de</strong>s enfants qui n’est pas la pratique <strong>de</strong>s<br />
enseignants, <strong>de</strong> l’autre. Et heureusement que les enseignants eux-mêmes ne<br />
pratiquent pas les textes officiels ou les valeurs qu’ils incarnent car l’on aurait<br />
alors une école irrespirable. Là, je me fais l’avocat du diable, sans y croire !<br />
M. IRING FETSCHER : p.029 Remarquez toutefois qu’une universalisation du<br />
comportement du juge agissant correctement du point <strong>de</strong> vue économique<br />
serait impossible puisque cela détruirait le système politique, socio-économique<br />
et juridique dans lequel nous vivons. Je crois, pour ma part, qu’une <strong>de</strong>s causes<br />
<strong>de</strong> la célèbre rébellion <strong>de</strong>s jeunes rési<strong>de</strong> dans un <strong>de</strong>gré <strong>de</strong> cynisme trop élevé<br />
pour être supportable. Car si l’hypocrisie fait partie, nécessairement, <strong>de</strong> la vie<br />
sociale — ce dont je ne discuterai pas —, il me semble que le décalage entre<br />
valeurs et faits est <strong>de</strong>venu trop grand, et c’est une <strong>de</strong>s raisons du problème.<br />
M. PIERRE SANSOT : A propos <strong>de</strong> ces jeunes, l’on peut faire <strong>de</strong>ux<br />
hypothèses : ou ils sont plus purs que nous, ou ils sont moins sociaux parce<br />
qu’ayant rompu le lien social. Chez ces jeunes, je ne vois pas plus<br />
d’« authenticité » comme disent les boy-scouts. Il me semble, plutôt, qu’ils ne<br />
sont plus dans cette socialité à la coule telle qu’elle existe, souterraine ou non,<br />
dans le mouvement ouvrier comme dans la classe dirigeante. Je crois donc qu’ils<br />
s’excluent <strong>de</strong> la socialité, même si certains diront qu’ils sont plus purs, plus<br />
exigeants que nous ne l’étions à notre époque.<br />
29
<strong>Former</strong> l’homme ?<br />
M. BERNARD BÖSCHENSTEIN : L’éclatement qui est thématisé dans votre<br />
conférence entre un comportement imposé par les structures socio-économiques<br />
et un autre comportement soutenu traditionnellement — et ouvertement — par<br />
les institutions présente aussi l’aspect que vous avez souligné dans votre<br />
<strong>de</strong>uxième exemple, c’est-à-dire une contradiction entre le progrès vers<br />
l’universel et la défense <strong>de</strong>s particularités sous <strong>de</strong>s formes extrêmement<br />
différentes. Les minorités agissantes peuvent ainsi agir au nom <strong>de</strong> l’écologie,<br />
<strong>de</strong>s particularités d’un territoire, d’une tradition historique, etc. Sur ce point, qui<br />
<strong>de</strong>vient <strong>de</strong> plus en plus brûlant, il conviendrait maintenant <strong>de</strong> débattre.<br />
Je donne la parole au Père Cottier, enseignant <strong>de</strong> philosophie à la faculté <strong>de</strong>s<br />
lettres <strong>de</strong> l’Université <strong>de</strong> <strong>Genève</strong>.<br />
M. GEORGES COTTIER : Il y aurait beaucoup à dire sur votre analyse <strong>de</strong> ce<br />
qui, à vos yeux, est en fin <strong>de</strong> compte un échec <strong>de</strong> l’idéal universaliste hérité <strong>de</strong>s<br />
Lumières.<br />
Disons tout d’abord qu’il y a particularités et particularités, certaines quasi<br />
pathologiques, d’autres justifiables.<br />
Faut-il, en outre, toujours supposer qu’existe une opposition radicale entre<br />
particularités et universel ? Toute culture ne se définit-elle pas comme une<br />
bipolarité entre <strong>de</strong>s éléments particularisants — ne serait-ce que la langue — et<br />
une ouverture vers l’universel ? Si cette définition est correcte, cela <strong>de</strong>vrait nous<br />
rendre moins pessimistes.<br />
Deuxième remarque : il me semble que le refus actuel <strong>de</strong> cette civilisation<br />
universelle ne vient pas tant du contenu <strong>de</strong> cette civilisation que <strong>de</strong> la manière<br />
brutale avec laquelle elle a été imposée à un certain nombre <strong>de</strong> sociétés non-<br />
occi<strong>de</strong>ntales. Là encore, si ce que je viens <strong>de</strong> dire est vrai, on <strong>de</strong>vrait être moins<br />
pessimiste, le problème étant essentiellement un problème d’assimilation ou,<br />
plus exactement, <strong>de</strong> temps d’assimilation. Ce qui est, en effet, frappant, c’est<br />
qu’aucun <strong>de</strong>s grands problèmes que se posent toutes les sociétés humaines ne<br />
peut aujourd’hui être résolu sans la technique et sans la science.<br />
p.030<br />
J’en arrive ainsi à une troisième remarque : vous avez expliqué le<br />
dynamisme <strong>de</strong> la société occi<strong>de</strong>ntale et ses visées universalistes — et sa<br />
présence universelle sur toute la planète — par l’élément capitaliste. Or je me<br />
<strong>de</strong>man<strong>de</strong> si cette analyse, très répandue et qui remonte à Marx, est absolument<br />
30
<strong>Former</strong> l’homme ?<br />
convaincante. Le fait scientifique et technique n’est-il pas beaucoup plus<br />
fondamental que le fait capitaliste, voire socialiste ? Si ce que je viens <strong>de</strong> dire<br />
est vrai, l’on s’aperçoit alors que, lorsque arrive la technique, elle ne vient<br />
jamais seule. Avec elle, il y a toujours d’abord la science ; et quand on dit la<br />
science, on désigne déjà une forme <strong>de</strong> culture.<br />
Aussi la technique renvoie-t-elle déjà à une culture qui a pour caractéristique<br />
fondamentale <strong>de</strong> s’appuyer sur une exploitation systématique <strong>de</strong>s potentialités<br />
<strong>de</strong> la raison par rapport à la nature.<br />
Cette remarque nous conduit alors à <strong>de</strong>s conclusions moins pessimistes que<br />
les vôtres, car si l’on a à faire à une question <strong>de</strong> raison, il se peut que la raison<br />
appelle un jour la raison. Il se peut que la raison technique, scientifique, fasse<br />
appel, à l’intérieur même <strong>de</strong> cultures différenciées, à la raison dans ses<br />
dimensions plus éthiques, philosophiques ou religieuses.<br />
M. IRING FETSCHER : Dois-je encore une fois faire l’apologie <strong>de</strong> mon<br />
pessimisme ? Je suis d’un naturel plutôt optimiste, mais je dois faire un effort<br />
contre mon naturel !<br />
Je suis d’accord avec votre première observation concernant les<br />
particularités ; peut-être serais-je un peu plus large dans ce que j’accepte<br />
comme justifiable tout en croyant, comme vous, qu’existent certainement <strong>de</strong>s<br />
particularités non justifiables. En revanche, je ne suis pas tout à fait d’accord<br />
avec votre secon<strong>de</strong> remarque.<br />
Vous semblez croire, en effet, que le refus, qui s’exprime dans le Tiers<br />
Mon<strong>de</strong>, voire en Europe, dans certains groupes ethniques ou autres, <strong>de</strong> cette<br />
civilisation niveleuse et industrielle tient seulement à la brutalité avec laquelle<br />
elle a été imposée. Je crois, moi, que cette manière brutale fait partie intégrante<br />
d’un système socio-économique ayant joué le rôle d’une sorte <strong>de</strong> locomotive du<br />
progrès technique. Si, dès le Manifeste Communiste, Karl Marx a pu chanter les<br />
vertus du progrès technologique introduit par le capitalisme, c’est qu’il était<br />
prisonnier <strong>de</strong> cette euphorie progressiste qui commence à l’époque <strong>de</strong><br />
l’humanisme et finit <strong>de</strong> nos jours.<br />
La technique et sa brutalité dans l’exploitation <strong>de</strong> la nature ou vis-à-vis <strong>de</strong>s<br />
travailleurs, voire <strong>de</strong>s gens qui usent <strong>de</strong>s instruments qu’elle leur offre, est,<br />
dans sa forme actuelle, quelque chose d’extrêmement ambivalent. Vous<br />
31
<strong>Former</strong> l’homme ?<br />
connaissez probablement le film « Les petites fugues », qui montre comment<br />
utiliser une petite motocyclette comme instrument <strong>de</strong> libération. Pourtant l’on<br />
peut aussi penser à l’agressivité que décuple une gran<strong>de</strong> moto ou une voiture,<br />
décuplage inhérent à cette forme <strong>de</strong> technique. Celle-ci n’est pas une forme<br />
technique idéale, en général, mais bien celle qui a été développée par le besoin<br />
<strong>de</strong> plus-value, d’accroissement du capital, par la compétition internationale dans<br />
l’exploitation <strong>de</strong> la nature.<br />
L’on pourrait aussi très bien s’imaginer d’autres formes <strong>de</strong> travail, qui<br />
donneraient plus <strong>de</strong> satisfaction aux travailleurs, ou d’autres produits, issus<br />
d’une technique basée sur la même science mais très différents <strong>de</strong> ceux<br />
inventés p.031 dans notre système économique. C’est ainsi que je pense qu’une<br />
<strong>de</strong>s critiques les plus sévères à l’égard <strong>de</strong>s pays se réclamant du socialisme est<br />
qu’ils n’ont su que copier la technologie telle que l’inventèrent l’Amérique ou<br />
l’Europe. Je me souviens en particulier d’une visite en Union Soviétique où, dans<br />
une usine <strong>de</strong> textiles, <strong>de</strong>s syndicalistes allemands <strong>de</strong>mandèrent quelle était la<br />
sécurité qu’offraient ces machines aux travailleurs. La réponse fut alors qu’il<br />
s’agissait <strong>de</strong> machines ultra-mo<strong>de</strong>rnes américaines. Mais cela suffisait-il comme<br />
sécurité pour un travailleur soviétique ? Nos interlocuteurs ne comprirent pas la<br />
question, car ils ne voyaient pas que dans une société prétendument socialiste<br />
les problèmes <strong>de</strong> sécurité du travail <strong>de</strong>vaient être posés différemment.<br />
Il faut donc distinguer entre science et technique, entre potentiel <strong>de</strong><br />
libération et forme prise aujourd’hui par la technique. Cette forme n’est<br />
certainement pas, en effet, la meilleure possible.<br />
M. GEORGES COTTIER : Pour donner une réponse succincte à cette question<br />
<strong>de</strong> la technique, disons que celle-ci a toujours existé : dès l’homme <strong>de</strong>s<br />
cavernes, il y a technique, mais le fait mo<strong>de</strong>rne nouveau, c’est que la technique<br />
s’appuie aujourd’hui, et <strong>de</strong> plus en plus, sur la science. Pour le reste, je suis<br />
d’accord avec vous. Les cultures <strong>de</strong>vraient trouver en elles-mêmes les<br />
ressources leur permettant d’imaginer une utilisation, disons, sage, <strong>de</strong> la<br />
technique. Dans le Tiers Mon<strong>de</strong>, il s’agit <strong>de</strong> civilisations qui ont connu <strong>de</strong>s<br />
techniques non basées sur la science et qui reçoivent brutalement une technique<br />
basée sur la science. Le problème est alors : comment penser ce phénomène<br />
scientifique ?<br />
32
<strong>Former</strong> l’homme ?<br />
M. BERNARD BÖSCHENSTEIN : Peut-être M. Tertulian, chercheur à Bucarest,<br />
a-t-il quelque chose à ajouter à ce propos ?<br />
M. NICOLAS TERTULIAN : Je voudrais dire mon accord avec la plaidoirie <strong>de</strong> M.<br />
Fetscher pour le pluralisme <strong>de</strong>s cultures et <strong>de</strong>s civilisations. A la critique qu’il a<br />
faite <strong>de</strong> la technocratie et <strong>de</strong> l’idéologie <strong>de</strong> la croissance semblait associée,<br />
quelquefois, une critique <strong>de</strong> l’universalisme, si bien qu’à un certain moment, j’ai<br />
été tenté <strong>de</strong> me <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r si M. Fetscher n’empruntait pas à l’Ecole <strong>de</strong> Francfort<br />
l’idée d’une dialectique <strong>de</strong> l’« Aufklärung », c’est-à-dire d’une transformation<br />
négative <strong>de</strong> l’idéologie <strong>de</strong>s Lumières, celle-ci conduisant à une civilisation<br />
technicienne, productiviste, manipulatrice. Le problème est alors <strong>de</strong> savoir si<br />
l’on peut vraiment estimer coupable <strong>de</strong> tous les effets négatifs tels qu’ils se sont<br />
produits au XX e siècle surtout cette idéologie du progrès, du développement, <strong>de</strong><br />
l’universalité <strong>de</strong> la science et <strong>de</strong> la technique.<br />
J’avoue, pour ma part, que cette critique <strong>de</strong> l’universalisme m’inquiète un<br />
peu dans la mesure où elle s’accompagne d’une revanche du traditionalisme. Au<br />
nom du pluralisme, <strong>de</strong> la pluralité <strong>de</strong>s tendances, l’on assiste souvent à une<br />
tentative <strong>de</strong> rejeter toute l’idéologie du progrès, <strong>de</strong> la raison, pour chercher <strong>de</strong>s<br />
points d’appui dans <strong>de</strong>s idéologies extra-européennes, voire archaïques,<br />
tentative dans laquelle je vois un danger. Car, s’il existe une pluralité <strong>de</strong><br />
cultures, ne peut-on légitimement parler <strong>de</strong> hiérarchie <strong>de</strong> celles-ci ? N’y a-t-il<br />
pas, en d’autres termes, <strong>de</strong>s lignes privilégiées dans le développement <strong>de</strong> la<br />
culture ? Tous les développements culturels ont-ils ainsi le droit <strong>de</strong> se<br />
revendiquer comme égaux ? p.032 Il y a, selon moi, <strong>de</strong>s lignes privilégiées, lignes<br />
qui doivent être retenues comme supérieures. En ce sens, je prendrai la défense<br />
<strong>de</strong> l’universalisme car il privilégie, à juste titre, l’idée d’une autodétermination<br />
<strong>de</strong> l’homme, un idéal démocratique qui a ses racines, précisément, dans<br />
l’époque <strong>de</strong>s Lumières. Si, au nom <strong>de</strong> la critique du nivellement, <strong>de</strong><br />
l’homogénéisation, l’on a souvent assisté à l’éloge <strong>de</strong> la culture extrême-<br />
orientale, il faut bien voir que cette culture est elle-même ambiguë. C’est ainsi<br />
qu’on peut trouver, dans les civilisations extra-européennes, et <strong>de</strong>s éléments<br />
humanistes valables, et <strong>de</strong>s éléments conservateurs extrêmement dangereux.<br />
La revanche du traditionalisme, comme solution à l’universalisme critiqué par M.<br />
Fetscher, aboutit, souvent, à <strong>de</strong>s conséquences néfastes.<br />
De même, certains disent que la culture occi<strong>de</strong>ntale est provinciale et qu’on<br />
33
<strong>Former</strong> l’homme ?<br />
doit trouver ses racines dans la culture extra-occi<strong>de</strong>ntale. Cette idée, formulée<br />
notamment par mon illustre compatriote Mircea Elia<strong>de</strong>, je la trouve fort<br />
discutable parce qu’elle conduit à mettre entre parenthèses une civilisation<br />
judéo-chrétienne qui reste le fond valable, permanent, d’un vrai développement<br />
<strong>de</strong> la culture. Lorsqu’il parlait <strong>de</strong> pseudo-morphose, soit <strong>de</strong> l’idée que la culture<br />
européenne se greffe sur les autres cultures et peut les juguler, Oswald<br />
Spengler le faisait, lui, au nom <strong>de</strong> l’éloge du slavophilisme russe ou du<br />
traditionalisme archaïque, donc <strong>de</strong> cultures qui sont, je dirais, à juste titre<br />
révolues parce que ne suivant pas la loi du développement historique. Révolues,<br />
ces cultures per<strong>de</strong>nt toute légitimité et ne peuvent plus servir <strong>de</strong> modèle.<br />
Si l’on accepte enfin l’idée qu’il y a un particularisme dangereux, je dirais<br />
qu’il faut réhabiliter, comme l’a fait M. Fetscher, l’idée d’universalisme dans le<br />
sens positif du terme, car je pense qu’il y a, aujourd’hui, <strong>de</strong>s problèmes<br />
communs à l’Ouest comme à l’Est. Et il ne faut pas craindre que cela nous mène<br />
à un cosmopolitisme dangereux : les <strong>de</strong>ux mon<strong>de</strong>s ont besoin d’une auto-<br />
détermination, d’une démocratisation authentique, ce qui est tout <strong>de</strong> même<br />
l’idéologie universaliste <strong>de</strong> notre moment historique. Aussi ne faut-il pas<br />
associer, d’une manière péjorative, universalisme et cosmopolitisme,<br />
industrialisme et ainsi <strong>de</strong> suite.<br />
M. IRING FETSCHER : Je suis en gran<strong>de</strong> partie d’accord avec vous. Vous avez<br />
simplement mis un peu plus d’accent sur un danger véritable qui est, qu’au nom<br />
d’une critique du progressisme, l’on risque <strong>de</strong> revenir à quelque archaïsme<br />
obscurantiste. Ce danger existe, certes, mais il faut cependant nécessairement<br />
accepter d’abord la pluralité, la particularité sans imposer une culture qui se<br />
croit, à juste titre ou non, supérieure. Il ne faut pas imposer, mais laisser<br />
s’épandre la science mo<strong>de</strong>rne, qui est quelque chose d’extrêmement précieux, à<br />
la différence <strong>de</strong> la technologie telle qu’elle se développe actuellement. Cette<br />
technologie, il ne faut l’imposer ni par <strong>de</strong>s moyens économiques, ni par <strong>de</strong>s<br />
moyens politiques. Je crois que nous sommes d’accord là-<strong>de</strong>ssus.<br />
Si l’on permet aux peuples, aux nations, aux Etats d’adopter dans la mesure<br />
<strong>de</strong> leurs besoins concrets et individuels ce qu’ils trouvent utile d’emprunter à la<br />
civilisation européenne et nord-américaine, ce sera tout à fait autre chose<br />
qu’une façon <strong>de</strong> l’imposer au travers <strong>de</strong>s mouvements <strong>de</strong> l’économie mondiale,<br />
<strong>de</strong> ce marché mondial dont Karl Marx disait déjà qu’il était beaucoup plus fort<br />
34
<strong>Former</strong> l’homme ?<br />
que p.033 la marine <strong>de</strong> guerre anglaise, car il avait réussi à forcer la Chine à<br />
sortir <strong>de</strong> son isolement millénaire.<br />
C’est, je crois, cette transformation violente par le marché — et souvent<br />
aussi par la force militaire — qui a engendré une réaction ; dans les sociétés<br />
développées également, il y a aujourd’hui <strong>de</strong>s groupes marginaux <strong>de</strong> plus en<br />
plus nombreux qui se sentent agressés et réagissent d’une façon souvent<br />
irrationnelle. Si l’on ne prend pas ces phénomènes au sérieux, l’on risque d’avoir<br />
<strong>de</strong>s problèmes <strong>de</strong> plus en plus grands, et ceci d’autant plus que les <strong>de</strong>ux choses<br />
sont liées : d’une part, les problèmes <strong>de</strong>s sociétés développées produisant leurs<br />
groupes marginaux ; d’autre part, les problèmes du Tiers Mon<strong>de</strong> où le choc que<br />
l’on constate n’est pas causé par l’offre d’une civilisation développée, par l’offre<br />
<strong>de</strong> la philosophie <strong>de</strong>s Lumières, mais bien par ceux qui, se réclamant <strong>de</strong> la<br />
tradition « éclairée », n’en ont pas moins détruit, par leur pratique, une partie<br />
<strong>de</strong>s valeurs constitutives <strong>de</strong> cette philosophie.<br />
M. BERNARD BOSCHENSTEIN : Sur la question <strong>de</strong>s minorités opprimées et <strong>de</strong><br />
l’attention qu’il faut leur porter à partir <strong>de</strong>s violences faites par l’universalisme,<br />
M. Peter Hölzle, qui est rédacteur d’un journal protestant à Stuttgart, aimerait<br />
ajouter quelque chose.<br />
M. PETER HÖLZLE : Cette dichotomie universalisme/particularités ne<br />
dépend-elle pas <strong>de</strong> conditions historiques et politiques changeantes ? Plus on<br />
s’oriente, en effet, vers <strong>de</strong>s communautés supranationales, plus les<br />
particularités s’expriment et articulent leur i<strong>de</strong>ntité. Plus les pays per<strong>de</strong>nt <strong>de</strong><br />
leur entité, plus les idées <strong>de</strong> l’universalisme gagnent du terrain. L’Allemagne<br />
fédérale constitue d’ailleurs un bon exemple, pays dont la population fait<br />
aujourd’hui preuve d’enthousiasme à l’égard <strong>de</strong> l’Europe faute d’une entité<br />
intacte, d’une unité.<br />
M. IRING FETSCHER : Votre observation est certainement pertinente. Il paraît<br />
que certaines régions européennes font plus volontiers partie <strong>de</strong> l’Europe que<br />
partie <strong>de</strong> leur propre pays. C’est le cas <strong>de</strong> la région du Haut-Rhin par exemple<br />
où, aussi bien du côté suisse que <strong>de</strong>s côtés français et allemand, les habitants<br />
se sentent plus proches par leur dialecte commun qu’ils ne le sont parfois du<br />
pays auquel ils appartiennent. Ainsi, à propos <strong>de</strong> la construction d’une centrale<br />
35
<strong>Former</strong> l’homme ?<br />
nucléaire, c’est à Stuttgart, à Paris ou à Berne que l’on en aura décidé, ce qui<br />
fait que, tout à coup, contre ce centralisme national, la région se formera<br />
comme unité historique. Alors réapparaîtra le souvenir <strong>de</strong>s guerres <strong>de</strong> paysans<br />
du XVI e siècle, souvenir subitement rattaché à une protestation contre les<br />
centrales nucléaires, qui joint ainsi <strong>de</strong>ux types <strong>de</strong> mouvements contre<br />
l’universalisation industrielle fusionnant en un régionalisme allemand, voire<br />
même français.<br />
M. BERNARD BÖSCHENSTEIN : Le problème qu’a soulevé M. Tertulian en<br />
parlant d’une relative supériorité historique <strong>de</strong> la culture occi<strong>de</strong>ntale, culture qui<br />
se serait développée en accord avec une certaine p.034 logique du progrès<br />
historique me semble appeler une réaction venant d’un pays non-européen. La<br />
parole est à Mme Liguer-Laubhouet, <strong>de</strong> la Côte-d’Ivoire.<br />
Mme KATY LIGUER-LAUBHOUET : Je ne veux pas intervenir sur ce point dans<br />
la mesure où il me semble qu’à l’heure actuelle, toute question <strong>de</strong> supériorité<br />
d’une civilisation sur une autre est parfaitement anachronique.<br />
Ce qui me surprend, en revanche, dans l’exposé du professeur Fetscher,<br />
c’est que celui-ci n’a parlé que <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux idéologies : l’idéologie marxiste,<br />
socialiste et l’idéologie capitaliste. Ne pensez-vous pas qu’il puisse exister<br />
d’autres idéologies, tout à fait originales, et qui ne se rattacheraient pas<br />
nécessairement à ces <strong>de</strong>ux idéologies ? Car même si ce sont celles que vous,<br />
Européens, vivez tous les jours, il vous faut reconnaître, en rejetant toute idée<br />
<strong>de</strong> supériorité et en ne retenant que l’idée <strong>de</strong> différence, que les pays pauvres<br />
dont nous parlons, ces pays auxquels on a imposé une idéologie, la rejettent<br />
parce qu’ils avaient, à l’origine, une idéologie propre. J’emploie ce terme dans le<br />
sens défini par vous.<br />
Le rejet que l’on constate <strong>de</strong> la part <strong>de</strong> ces pays, appelés « en voie <strong>de</strong><br />
développement », <strong>de</strong> la technologie <strong>de</strong>s pays industrialisés vient donc <strong>de</strong> ce que<br />
cette technologie s’accompagne toujours <strong>de</strong> l’imposition d’une idéologie. Ces<br />
pays seraient certainement prêts à accepter la technologie, le progrès et les<br />
avantages qu’ils peuvent en retirer si tout ceci ne s’accompagnait d’une<br />
idéologie tout à fait étrangère à la leur.<br />
M. IRING FETSCHER : Je suis d’accord et, si je n’ai pris en considération que<br />
36
<strong>Former</strong> l’homme ?<br />
les <strong>de</strong>ux idéologies les plus influentes dans le mon<strong>de</strong> occi<strong>de</strong>ntal, il va <strong>de</strong> soi qu’il<br />
y a beaucoup d’autres idéologies, si l’on prend ce terme au sens où je l’ai défini,<br />
et parmi elles, bien évi<strong>de</strong>mment, <strong>de</strong> multiples religions.<br />
Quant à ce que vous dites d’une technologie qui serait toujours<br />
accompagnée d’une idéologie souvent mêlée à <strong>de</strong>s conceptions très éloignées<br />
<strong>de</strong>s civilisations auxquelles elle est offerte, je crois que même si cette<br />
technologie n’était pas accompagnée d’idéologies explicites, ce serait dans la<br />
forme qu’elle a prise aux Etats-Unis et en Europe que rési<strong>de</strong>raient déjà <strong>de</strong>s<br />
germes d’idéologie. En effet, notre technologie n’est pas neutre : si l’on exporte,<br />
par exemple, <strong>de</strong>s tracteurs au Brésil, ceux-ci ne sont certainement pas<br />
l’instrument le plus utile au développement <strong>de</strong> l’agriculture brésilienne car, dans<br />
ce pays, il existe un surplus chronique <strong>de</strong> travailleurs agricoles, ce qui fait que<br />
chaque tracteur exporté produit une centaine <strong>de</strong> chômeurs. Or, d’autres<br />
instruments technologiques hautement développés et plus utiles existent<br />
certainement.<br />
Il faut aussi considérer que les <strong>de</strong>man<strong>de</strong>s ne sont pas formulées par celui qui<br />
est faible mais par celui qui est fort sur le marché. Par exemple, à propos<br />
d’exportations alleman<strong>de</strong>s même subventionnées par l’Etat, il en fut ainsi pour<br />
une usine <strong>de</strong> cosmétiques en tant que moyen <strong>de</strong> développement du Brésil.<br />
Comme s’il était primordial d’avoir une machine ultra-mo<strong>de</strong>rne pour le rouge à<br />
lèvres !<br />
C’est dire qu’il ne suffit pas d’envisager une séparation entre idéologie et<br />
technologie. Ce qui est nécessaire, c’est un renversement dans les relations<br />
internationales qui suppose, à son tour, un nouvel ordre économique mondial.<br />
Question épineuse pour laquelle je dispose <strong>de</strong> trop peu <strong>de</strong> temps.<br />
M. BERNARD BÖSCHENSTEIN : p.035 Votre intervention débouche sur un point<br />
que vous avez laissé ouvert, tout en présentant l’amorce d’une réponse. Vous<br />
avez dit, en même temps, combien cette question vous paraissait difficile car<br />
elle concerne directement le problème <strong>de</strong> la formation <strong>de</strong> l’homme.<br />
Je donne maintenant la parole à Gabriel Widmer, professeur <strong>de</strong> théologie à<br />
l’Université <strong>de</strong> <strong>Genève</strong>.<br />
M. GABRIEL WIDMER : Je tiens tout d’abord à dire combien je suis heureux<br />
37
<strong>Former</strong> l’homme ?<br />
d’avoir entendu, tout à l’heure, la représentante <strong>de</strong> l’Afrique car elle a abordé un<br />
problème réel, à savoir celui <strong>de</strong>s conflits entre idéologies.<br />
Je pense qu’ici nous sommes tous, à <strong>de</strong>s <strong>de</strong>grés divers, responsables <strong>de</strong> la<br />
formation : formation <strong>de</strong> l’adulte, formation continue, formation <strong>de</strong> l’enfant, <strong>de</strong><br />
l’adolescent. C’est dire que les trois <strong>de</strong>rnières réflexions <strong>de</strong> M. Fetscher — léguer<br />
un patrimoine, respecter les particularités, et partager ce qu’on pourrait appeler<br />
un surplus culturel ou un surplus <strong>de</strong> ressources — nous concernent. Ces trois<br />
points — léguer, respecter et partager — me semblent toutefois résulter d’une<br />
espèce d’aplatissement, <strong>de</strong> nivellement : une fois qu’on a enlevé l’aiguillon <strong>de</strong><br />
l’abeille théologique, philosophique ou religieuse, qu’on a enlevé l’aiguillon du<br />
mythe ou celui <strong>de</strong> la science et <strong>de</strong> la rationalité, l’on aboutit en effet à une sorte<br />
<strong>de</strong> consensus ; je pense qu’aucun d’entre nous ne serait opposé à acquiescer<br />
aux trois points que j’ai rappelés. Suisse, Genevois ou étranger, il y aurait là<br />
une formule commune, une idéologie minimum que nous pourrions adopter.<br />
Je suis donc d’accord avec M. Fetscher ; mais, alors, une question se pose :<br />
comment allons-nous, nous qui sommes <strong>de</strong>s formateurs, <strong>de</strong>s responsables face<br />
à la société — et certains d’entre nous, <strong>de</strong>vant Dieu — <strong>de</strong> la formation <strong>de</strong> notre<br />
prochain, comment allons-nous, dis-je, essayer <strong>de</strong> transmettre cette formule ?<br />
Je dois avouer que je vois apparaître <strong>de</strong>s conflits idéologiques dès lors que nous<br />
<strong>de</strong>vrons nous affronter à une situation réelle. A propos <strong>de</strong>s « trois points »,<br />
prenons un exemple : en tant que citoyen suisse, je suis un fervent partisan <strong>de</strong><br />
la défense nationale pour laquelle je paie mes impôts. Du même coup, il y a là<br />
un facteur idéologique qui peut <strong>de</strong>venir prédominant pour certains individus et<br />
dans certains partis, j’ai nommé le nationalisme. Car le nationalisme est une<br />
idéologie ! Et l’on vient d’entendre certaines réflexions tendant à légitimer un<br />
type d’idéologie nationaliste !<br />
L’on va donc se trouver <strong>de</strong>vant un conflit. Je crois qu’il est nécessaire et<br />
indispensable, pour essayer <strong>de</strong> redonner une certaine épine dorsale à<br />
l’aplatissement dont je parlais tout à l’heure, d’envisager nos trois points dans<br />
une situation conflictuelle, c’est-à-dire en présence d’idéologies qui viennent les<br />
contester.<br />
M. IRING FETSCHER : Je vous remercie d’avoir mis l’accent sur les faiblesses<br />
d’un registre d’éléments que j’ai appelé moi-même <strong>de</strong>s vœux pieux qui, bien<br />
38
<strong>Former</strong> l’homme ?<br />
évi<strong>de</strong>mment, <strong>de</strong>vraient être transformés en réalité. C’est un bonheur pour vous<br />
que votre pays soit petit, qu’il n’ait aucune intention expansionniste et que<br />
personne ne le soupçonne d’en avoir. Par conséquent, je ne vois pas <strong>de</strong><br />
problème pour ce qui est <strong>de</strong> votre défense nationale. Je ne vois p.036 pas non<br />
plus que votre armée puisse être utilisée dans une guerre civile puisque tout le<br />
mon<strong>de</strong> a <strong>de</strong>s armes ! Ainsi, tant le risque <strong>de</strong> répression intérieure que celui <strong>de</strong><br />
l’expansionnisme sont écartés. Malheureusement on ne peut dire la même chose<br />
<strong>de</strong>s gran<strong>de</strong>s puissances...<br />
Pourquoi donc les petits ne peuvent-ils forcer les grands à renoncer à leur<br />
potentiel militaire ? C’est parce que nous vivons dans un mon<strong>de</strong> où il n’y a pas<br />
d’égalité entre les pays. L’égalité existe bien sur le papier ; mais en réalité il y a<br />
au moins <strong>de</strong>ux ou trois classes <strong>de</strong> pouvoir, ce qui implique qu’il y a <strong>de</strong>s pays qui<br />
peuvent se permettre certaines choses et d’autres qui ne le peuvent pas. Voyez,<br />
par exemple, ne serait-ce que la transformation <strong>de</strong> la politique intérieure : il y a<br />
certains pays qui, probablement, ne peuvent pas se permettre <strong>de</strong> déci<strong>de</strong>r eux-<br />
mêmes <strong>de</strong> leur sort. Parmi les pays du Comecon d’abord, mais d’autres aussi,<br />
lorsque l’on pense à certaines menaces américaines lors <strong>de</strong> la « révolution <strong>de</strong>s<br />
œillets » au Portugal, ou à certaines remarques <strong>de</strong> politiciens américains à<br />
propos <strong>de</strong> la participation <strong>de</strong>s communistes au gouvernement italien. On peut<br />
parler, à ce propos, d’une souveraineté limitée.<br />
Par ailleurs, il faut prendre gar<strong>de</strong> au conflit qui existe entre d’une part l’idée,<br />
soutenue par la plupart <strong>de</strong>s hommes politiques au pouvoir, que le maintien<br />
d’une stabilité politique et économique dépend <strong>de</strong> la croissance <strong>de</strong> la production<br />
et <strong>de</strong> la productivité à n’importe quel prix et, d’autre part, le souci légitime et<br />
rationnel, <strong>de</strong> ne pas continuer éternellement <strong>de</strong> produire, par exemple, <strong>de</strong>s<br />
voitures <strong>de</strong> transport individuelles en dépensant <strong>de</strong> plus en plus d’énergie.<br />
Même problème en ce qui concerne le respect <strong>de</strong>s individualités, <strong>de</strong>s<br />
particularités <strong>de</strong> groupes ethniques ou culturels : à l’intérieur <strong>de</strong>s pays eux-<br />
mêmes, en Iran par exemple, il y a <strong>de</strong>s groupes ethniques dont l’individualité<br />
n’est pas respectée par le pouvoir central. Je crois que ce problème est<br />
certainement plus réel que celui <strong>de</strong> l’Occitanie en France puisque c’est un<br />
groupe qui est radicalement supprimé. D’un autre côté, nous avons <strong>de</strong>s<br />
diplomaties internationales importantes mais liées par un principe <strong>de</strong> non-<br />
intervention. Si nous avons le droit d’intervenir verbalement, ce n’est pas le cas<br />
39
<strong>Former</strong> l’homme ?<br />
militairement, même si l’on doit laisser mourir <strong>de</strong>s milliers <strong>de</strong> Kur<strong>de</strong>s. Telle est<br />
la véritable question.<br />
Ce qui rend l’éducation difficile, c’est que <strong>de</strong>s jeunes qui acceptent les<br />
valeurs avec toute leur conviction et leur sens moral ne comprennent pas que la<br />
morale ne soit pas, tout <strong>de</strong> suite, appliquée en politique. Or, très souvent, cela<br />
ne saurait se faire sans risquer d’autres conséquences plus graves. La difficulté<br />
que je vois au niveau <strong>de</strong> l’enseignement politique est la même pour la politique<br />
intérieure que pour la politique internationale. Cependant, il ne faut pas<br />
camoufler ces chocs, ces contradictions présentes dans la réalité si l’on veut être<br />
cru.<br />
M. JEAN STAROBINSKI : J’aimerais poser une toute petite question à notre<br />
ami Fetscher à propos, justement, <strong>de</strong>s trois points qu’il a formulés, points avec<br />
lesquels je suis pleinement d’accord. Mais je me posais intérieurement la<br />
question suivante : si ces points définissent, en quelque sorte, une moralité<br />
minimale du comportement <strong>de</strong>s groupes humains les uns par rapport aux autres<br />
et vis-à-vis du milieu qui les environne, est-ce que cette formation morale qu’il<br />
souhaite ne risque pas, à son tour, <strong>de</strong> <strong>de</strong>venir une sorte p.037 <strong>de</strong> morale officielle<br />
à l’abri <strong>de</strong> laquelle se développerait un comportement en complète contradiction<br />
avec elle ?<br />
Il suffit, à ce propos, <strong>de</strong> penser à ce qui se passe dans les institutions<br />
internationales où les résolutions que ces institutions votent sur l’i<strong>de</strong>ntité <strong>de</strong>s<br />
cultures et <strong>de</strong>s nations, par exemple, sont joyeusement bafouées dans la<br />
pratique. En d’autres termes, la question que je me pose est la suivante : ne<br />
faut-il pas constamment viser à la fois un but moral, objet d’éducation, et un<br />
but politique, objet, lui, d’institutions politiques ?<br />
Voyez la société américaine par exemple, société dont on se plaît à dire<br />
beaucoup <strong>de</strong> mal parce qu’elle est fondée sur un certain optimisme du XVIII e<br />
siècle. Force est <strong>de</strong> constater qu’en fait la constitution américaine est d’un<br />
pessimisme radical à l’égard <strong>de</strong> la nature humaine : c’est parce que les hommes<br />
sont violents, ambitieux, désireux d’acquérir toujours plus <strong>de</strong> richesses qu’il faut<br />
mettre en place le plus grand nombre possible <strong>de</strong> barrages, d’obstacles légaux<br />
afin que cette nature humaine, si spontanément encline à la violence, soit<br />
arrêtée dans son mouvement violent.<br />
40
<strong>Former</strong> l’homme ?<br />
Autrement dit, le problème pédagogique que nous posons dans ces journées<br />
doit être pensé en relation avec un problème d’institutions — et vous l’avez fait<br />
implicitement. L’on se trouve alors <strong>de</strong>vant <strong>de</strong>s formes <strong>de</strong> pouvoir qui n’ont peut-<br />
être pas tellement à faire avec la division du mon<strong>de</strong> entre une idéologie<br />
capitaliste et une idéologie socialiste. Il me semble, en revanche, que ce qui est<br />
important, c’est que <strong>de</strong>s institutions existent, qui, doublant la morale ou rendant<br />
possible son existence, mettent un frein à la violence humaine.<br />
M. IRING FETSCHER : Je remercie M. Starobinski <strong>de</strong> son intervention qui, en<br />
quelque sorte, complète mes conclusions tout en rejoignant une remarque <strong>de</strong> M.<br />
Tertulian insistant sur la primauté à accor<strong>de</strong>r aux valeurs <strong>de</strong> démocratie et<br />
d’auto-détermination individuelle <strong>de</strong>s groupes et <strong>de</strong>s nations. Il s’agit, là, <strong>de</strong><br />
valeurs dont nous <strong>de</strong>vons tous souhaiter l’universalisation dans la mesure où<br />
elles peuvent contribuer à garantir l’application du co<strong>de</strong> moral minimum dont<br />
j’ai parlé. En politique, l’hypocrisie n’est en effet possible que dans la mesure où<br />
n’existe pas <strong>de</strong> contrôle institutionnel démocratique. Pour ce qui est <strong>de</strong>s Etats-<br />
Unis, je me souviens <strong>de</strong> l’époque <strong>de</strong> la guerre du Vietnam où il m’est arrivé <strong>de</strong><br />
dire à <strong>de</strong>s amis américains : « La seule chose qui soit toujours à l’honneur <strong>de</strong><br />
votre pays, c’est qu’en présence d’une critique violente <strong>de</strong> la guerre par une<br />
partie <strong>de</strong> l’opinion publique, vous avez malgré tout supporté cette critique sans<br />
la supprimer. De même, dans l’affaire du « Watergate », vous aviez une presse<br />
indépendante capable <strong>de</strong> relever les abus, ce qui est d’une importance énorme,<br />
même si les journalistes sont avant tout intéressés à hausser le chiffre <strong>de</strong> vente<br />
<strong>de</strong> leur journal ».<br />
L’institution d’une presse indépendante a donc contribué à maintenir la<br />
liberté et à contrebalancer l’hypocrisie installée à la tête <strong>de</strong> l’Etat. Aussi faut-il<br />
œuvrer pour <strong>de</strong>s institutions qui puissent tantôt rendre possible la pratique<br />
réelle <strong>de</strong> cette morale minimum, tantôt la rendre dans une certaine mesure<br />
superflue. Il y a ainsi <strong>de</strong>s institutions qui permettent un minimum <strong>de</strong> vie<br />
décente sans que les personnes soient toutes moralement parfaites, aspect dont<br />
je n’ai pas parlé puisque le sujet <strong>de</strong> ma conférence était : « Idéologie et<br />
formation humaine », les institutions n’entrant que marginalement dans mon<br />
propos.<br />
M. PIERRE SANSOT : p.038 Puisqu’on parle toujours <strong>de</strong> ce programme<br />
41
<strong>Former</strong> l’homme ?<br />
minimum, il me semble important, malgré tout, <strong>de</strong> le fon<strong>de</strong>r. Or vous paraissez<br />
embarrassé pour le fon<strong>de</strong>r et, notamment, lorsque vous dites : « On ne peut<br />
pas continuer à dépenser l’énergie, on ne peut pas raisonnablement faire ceci ou<br />
cela ». Vous êtes gêné parce qu’évi<strong>de</strong>mment je vois mal l’instance au nom <strong>de</strong><br />
laquelle vous pourriez fon<strong>de</strong>r tel ou tel point. Au nom <strong>de</strong> la raison ? Mais la<br />
raison, c’est une universalité et une instance transcendante. Dans le sacré ?<br />
Vous n’y faites pas allusion, et c’est votre droit.<br />
Ne faudrait-il pas adopter, finalement, une attitu<strong>de</strong> plus cynique en<br />
considérant que <strong>de</strong>s institutions existent et qu’au fond, ce n’est pas si mal, mais<br />
que cela s’arrête là ? Pourquoi en effet faudrait-il redoubler ou légitimer<br />
l’institution ? Et, en fin <strong>de</strong> compte, « former l’homme » est-ce là un bon projet ?<br />
D’abord : former ? Ne sommes-nous pas très loin, aujourd’hui, <strong>de</strong> toute<br />
praxis, <strong>de</strong> tout activisme ? On ne veut plus former car on a tellement formé en<br />
vain. Et former <strong>de</strong> quel droit ? Au nom <strong>de</strong> quoi ?<br />
Ensuite : l’homme ? Quelle est cette matière informe, indéterminée ? Quel<br />
est ce chiffon ? Quel est ce néant ? Qu’en peut-on faire ?<br />
Peut-être est-ce parce que, précisément, tout est au fond possible qu’il faut<br />
dire cyniquement que l’homme « s’institue », ou encore qu’il est <strong>de</strong> la nature <strong>de</strong><br />
l’homme <strong>de</strong> se modifier par l’institution. Cela, c’est un fait : la mutation <strong>de</strong> la<br />
nature en culture, cela existe ! On ne peut imaginer un homme qui serait<br />
naturellement livré à lui-même car il s’agit d’un être qui s’institue, sans plus, et<br />
sans même un arrière-fond moral. Position difficile à tenir, je le reconnais.<br />
M. IRING FETSCHER : Fon<strong>de</strong>r cette morale minimum suppose une action, une<br />
décision, mais je crois qu’elle peut être tout <strong>de</strong> même justifiée par l’appel à<br />
quelque chose que chacun doit accepter s’il ne veut pas se contredire lui-même.<br />
Bien sûr il y aura toujours quelqu’un pour le contredire et se mettre en<br />
contradiction avec l’existence humaine, qui est toujours, vous l’avez dit, une<br />
existence culturelle. Il faut donc considérer que la vie <strong>de</strong> chaque homme, avec<br />
sa culture particulière, ses qualités individuelles, est valable, viable et constitue<br />
une valeur supérieure à toutes celles qui existent dans le mon<strong>de</strong>.<br />
A notre égoïsme d’êtres humains — qui reste la base réelle d’une morale — il<br />
faut encore ajouter une attention particulière au milieu sans lequel l’homme ne<br />
peut pas vivre. Si l’on peut discuter <strong>de</strong>s centrales nucléaires, je crois qu’on ne<br />
42
<strong>Former</strong> l’homme ?<br />
peut mettre en question la nécessité qu’il y a, pour l’humanité, <strong>de</strong> maintenir le<br />
milieu dans lequel la vie humaine, et celle <strong>de</strong>s plantes et animaux dont nous<br />
dépendons, est possible. Je crois aussi que le suici<strong>de</strong> collectif <strong>de</strong> l’humanité —<br />
par une guerre nucléaire par exemple — n’est pas une valeur avec laquelle je<br />
puisse coexister librement. Il en est <strong>de</strong> même pour cette croissance indéfinie <strong>de</strong><br />
la civilisation industrielle qui, elle aussi, peut <strong>de</strong>venir suicidaire. Il ne s’agit pas<br />
là d’adopter tel ou tel système philosophique, mais bien <strong>de</strong> reconnaître <strong>de</strong>s<br />
évi<strong>de</strong>nces auxquelles chacun peut arriver par la réflexion.<br />
M. BERNARD BÖSCHENSTEIN : Nous débouchons sur un problème qui donne<br />
au Père Cottier l’occasion d’apporter un complément.<br />
M. GEORGES COTTIER : p.039 Le problème que nous touchons est très<br />
important : comment fon<strong>de</strong>r cette morale minimum ? Or il me semble qu’il y a<br />
une chance du risque. Je veux dire ceci : quand la Russie soviétique a été<br />
capable <strong>de</strong> fabriquer la bombe atomique, l’on a vu, dans la pensée officielle<br />
soviétique, une modification <strong>de</strong> l’idéologie. En effet, du temps <strong>de</strong> Staline, la<br />
théorie qui prévalait était que le mon<strong>de</strong> était coupé en <strong>de</strong>ux camps sur la base<br />
d’intérêts <strong>de</strong> classe absolument antagonistes. Entre les mon<strong>de</strong>s impérialiste et<br />
socialiste, il n’y avait pas <strong>de</strong> conciliation possible.<br />
Plus près <strong>de</strong> nous, l’on a ressorti ensuite un vieux concept qui remontait à<br />
Lénine : la coexistence pacifique. Ce n’est pas ce concept lui-même qui est<br />
intéressant mais bien la découverte spontanée du fait qu’il y avait, plus<br />
profondément que les antagonismes <strong>de</strong> classes, la menace commune planant<br />
sur l’humanité d’une <strong>de</strong>struction totale par la bombe atomique. On retrouvait<br />
donc une valeur universelle sous la pression même <strong>de</strong> la peur.<br />
Il me semble que les trois points soulignés par M. Fetscher sont passibles<br />
d’un raisonnement du même type. Voyez le respect du patrimoine commun <strong>de</strong><br />
l’humanité par exemple : je pense pour ma part que la nécessité même va<br />
forcer la raison humaine à trouver <strong>de</strong>s compromis plus ou moins sages, l’intérêt<br />
bien compris <strong>de</strong> l’humanité constituant déjà une base soli<strong>de</strong> pour une certaine<br />
moralité.<br />
M. BERNARD BÖSCHENSTEIN : Je crois qu’autour <strong>de</strong> cette table nous<br />
sommes arrivés à une conclusion provisoirement assez synthétique et<br />
43
<strong>Former</strong> l’homme ?<br />
harmonieuse, mais il y a, dans la salle, plusieurs invités qui désirent prendre la<br />
parole. Le professeur Ellrodt <strong>de</strong> l’Université <strong>de</strong> Paris par exemple.<br />
M. ROBERT ELLRODT : Je voudrais d’abord brièvement évoquer la question du<br />
fon<strong>de</strong>ment que l’on peut essayer <strong>de</strong> donner à votre programme commun<br />
minimum, programme sur lequel, en effet, Giscard, Mitterrand et Marchais<br />
pourraient peut-être s’accor<strong>de</strong>r.<br />
Votre appel à la pluralité, au pluralisme repose donc sur le principe <strong>de</strong><br />
tolérance, principe qu’à son tour il faut fon<strong>de</strong>r. Comment, en effet, pourrez-vous<br />
faire admettre à ceux qui sont certains <strong>de</strong> détenir la vérité que la tolérance <strong>de</strong><br />
l’erreur est souhaitable ? Le point <strong>de</strong> départ ne doit-il pas être <strong>de</strong> convaincre les<br />
hommes qu’ils ne détiendront jamais la vérité totale ?<br />
Ainsi, croyants et incroyants pourraient s’accor<strong>de</strong>r sur le fait qu’ils sont<br />
environnés par le mystère et que ce n’est pas l’exploration du cosmos par <strong>de</strong>s<br />
satellites, qui, pour l’instant, ne découvrent aucune vie sur d’autres planètes,<br />
qui pourra nous convaincre que nous percerons un jour ce mystère. Il me<br />
semble qu’il y a là un premier fon<strong>de</strong>ment pour la tolérance : reconnaître que<br />
nous ne saisissons jamais que les profils d’une vérité éclatée.<br />
Je voudrais, par ailleurs, prendre la défense du rêve universaliste. Certes,<br />
s’agissant <strong>de</strong> ce nivellement <strong>de</strong>s particularités culturelles et artistiques par le<br />
capitalisme, l’industrialisme, l’« american way of life » ou une idéologie<br />
quelconque, je suis contre. Il y a cependant d’autres formes d’universalisme<br />
qu’il faut préserver, dont certaines n’ont pas été qu’un rêve mais ont existé en<br />
partie au XVIII e siècle et, avant le XVIII e siècle, au Moyen Age. Car si la<br />
différence est souhaitable, le sentiment trop aigu <strong>de</strong> la différence est, lui, p.040<br />
extrêmement dangereux. C’est ainsi que le sentiment <strong>de</strong> la différence ethnique<br />
conduit au racisme qui existe encore en Europe : racisme antiarabe, antiafricain,<br />
antijuif et j’en passe. Le sentiment <strong>de</strong> la différence ethnique déchire aussi un<br />
grand nombre d’États sur les continents africain et asiatique, nous le savons<br />
bien.<br />
En conséquence, si le rêve universaliste pouvait prévaloir et apaiser le<br />
sentiment <strong>de</strong> la différence ethnique, cela serait très heureux. Le sentiment<br />
national, lui aussi, a <strong>de</strong>ux aspects et je me félicite du fait que les antagonismes<br />
qui découlaient <strong>de</strong> ce sentiment semblent aujourd’hui, dans une large mesure,<br />
44
<strong>Former</strong> l’homme ?<br />
s’effacer en Europe. Je me souviens que lorsque, dans ma jeunesse, <strong>de</strong>s enfants<br />
allemands et français se retrouvaient pendant les vacances, cela provoquait <strong>de</strong>s<br />
heurts ou <strong>de</strong>s paroles déplaisantes. Cela n’est plus du tout le cas aujourd’hui<br />
bien qu’il y ait eu, entre-temps, une guerre peut-être plus atroce que la<br />
précé<strong>de</strong>nte. Il y a donc, à cet égard, un certain progrès qui nous ramène un peu<br />
à l’esprit cosmopolite du XVIII e siècle, cet heureux temps où un écrivain anglais,<br />
Laurence Sterne, pouvait librement voyager en France alors que la France et<br />
l’Angleterre étaient en guerre.<br />
En outre, le réveil <strong>de</strong>s cultures régionales, l’engouement pour le dialecte<br />
sont <strong>de</strong>s phénomènes qui, à vrai dire, me paraissent assez artificiels. Ne faut-il<br />
pas y voir pourtant l’écho d’un certain universalisme d’une jeunesse qui,<br />
partout, en Allemagne comme en France, s’enthousiasme pour les cultures du<br />
passé en les faisant renaître ou revivre un peu artificiellement parfois ? En effet,<br />
si les paysans <strong>de</strong> 50 ou 60 ans parlent encore le dialecte, les jeunes <strong>de</strong> 20 ans<br />
sont obligés d’apprendre péniblement l’occitan, qui est une langue parfaitement<br />
artificielle d’ailleurs. Je crois donc que c’est un mouvement universel <strong>de</strong> la<br />
jeunesse qui s’affirme là, une révolte contre certains aspects <strong>de</strong> la civilisation <strong>de</strong><br />
consommation, révolte sympathique à mes yeux non par son régionalisme, mais<br />
par son universalisme.<br />
J’aimerais encore ajouter un <strong>de</strong>rnier mot sur les jeunes : je suis un peu<br />
surpris que dans son très brillant et profond exposé, M. Fetscher suppose que le<br />
décalage entre l’enseignement donné et ce qu’imposent les structures <strong>de</strong> la<br />
société serait, aujourd’hui, beaucoup plus grand qu’il ne l’était autrefois. J’avoue<br />
qu’à première vue je n’en suis pas convaincu ; je crois qu’au temps du<br />
capitalisme sauvage le décalage était encore plus grand. Je me <strong>de</strong>man<strong>de</strong> aussi<br />
si, du temps où Machiavel inventait le réalisme politique, il n’y avait pas un<br />
décalage aussi grand entre la pratique et la morale chrétienne que l’on était<br />
censé observer.<br />
M. IRING FETSCHER : Je dois vous avouer que je suis, moi aussi, un<br />
sympathisant <strong>de</strong> la philosophie <strong>de</strong>s Lumières, du rêve universaliste. Aussi ai-je<br />
tâché, au début <strong>de</strong> ma conférence, <strong>de</strong> faire la distinction entre ce qu’il faut<br />
conserver <strong>de</strong> son héritage, à savoir la tolérance, la fraternité <strong>de</strong>s peuples, et ce<br />
qui en furent les conséquences néfastes. Staline, par exemple, fut le <strong>de</strong>rnier<br />
d’une lignée d’auteurs ayant réinterprété l’universalisme à leur manière. C’est<br />
45
<strong>Former</strong> l’homme ?<br />
ainsi qu’il a pu écrire qu’à la fin <strong>de</strong> l’histoire il n’y aurait plus, dans le mon<strong>de</strong>,<br />
que <strong>de</strong>ux ou trois langues régionales : l’anglais, le russe et, peut-être, le<br />
chinois. Et, qu’à la fin <strong>de</strong>s fins, il ne <strong>de</strong>vrait subsister qu’une seule langue<br />
commune à toute l’humanité.<br />
p.041<br />
Pour ce qui est du renouveau parfois artificiel <strong>de</strong>s langues celtes et<br />
autres, je crois qu’il y a une différence entre nous. Je vois, moi aussi, ce qu’il y<br />
a d’artificiel dans le renouveau régionaliste, mais il me semble que ce<br />
phénomène universel n’est pas nécessairement la conséquence <strong>de</strong> la<br />
propagation rapi<strong>de</strong> d’une culture <strong>de</strong> la jeunesse dans le mon<strong>de</strong> entier, mais bien<br />
la conséquence d’une transformation <strong>de</strong>s provinces, <strong>de</strong>s régions périphériques<br />
par une nouvelle poussée <strong>de</strong> l’industrialisme. Contre cette poussée l’on constate<br />
une réaction souvent malhabile <strong>de</strong>rrière laquelle perce pourtant une volonté <strong>de</strong><br />
maintenir une i<strong>de</strong>ntité déjà dépassée. On a ainsi redécouvert une certaine<br />
tradition. Il s’agit là d’ailleurs d’un sujet qu’abordait déjà Rousseau au XVIII e<br />
siècle quand, parlant <strong>de</strong>s Polonais, il disait qu’il leur fallait surtout tâcher <strong>de</strong><br />
rester Polonais, vu leur précaire situation historique, et non pas <strong>de</strong>venir<br />
européens comme tous les autres. Et cela en s’aidant, par exemple, du costume<br />
national.<br />
Le sentiment national est donc une réaction contre une action niveleuse ou<br />
une extermination politique. C’est ainsi que les guerres <strong>de</strong> langues, aux In<strong>de</strong>s,<br />
ont été expliquées par Karl Deutsch comme une réaction contre la peur <strong>de</strong><br />
perdre une i<strong>de</strong>ntité. Tout à coup, la langue <strong>de</strong>venait chère parce que toutes les<br />
formes <strong>de</strong> vie traditionnelle disparaissaient. Cela, je crois, peut très bien<br />
s’expliquer. Plutôt que d’une culture universaliste <strong>de</strong> la jeunesse il me semble<br />
qu’il y a analogie <strong>de</strong> réactions contre l’industrialisation <strong>de</strong>s régions.<br />
M. BERNARD BÖSCHENSTEIN : Je donne maintenant la parole au professeur<br />
Janne, qui enseigne la sociologie à l’Université libre <strong>de</strong> Bruxelles.<br />
M. HENRI JANNE : Nous constatons que l’histoire, telle que l’homme l’a<br />
menée, lui a permis certes d’accomplir <strong>de</strong>s catastrophes, mais jamais <strong>de</strong>s<br />
catastrophes irréversibles. Or, pour la première fois, nous sommes conscients<br />
du fait que l’humanité détient <strong>de</strong>s moyens d’action qu’elle a tendance à utiliser<br />
<strong>de</strong> manière à arriver à <strong>de</strong>s catastrophes irréversibles à long, moyen ou à court<br />
terme. Aussi le fon<strong>de</strong>ment <strong>de</strong> cette politique minimale — et <strong>de</strong> cette morale<br />
46
<strong>Former</strong> l’homme ?<br />
dont il était question précé<strong>de</strong>mment — c’est que nous prenions conscience qu’il<br />
existe un intérêt <strong>de</strong> l’espèce humaine en tant qu’espèce vivante. Pour la<br />
première fois en effet, notre espèce se trouve, avec ses éléments d’adaptation<br />
et ses techniques, dans la nécessité absolue <strong>de</strong> réagir et <strong>de</strong> ne pas produire <strong>de</strong>s<br />
résultats irréversibles. Il nous faut donc une conscience non plus simplement<br />
humaniste, c’est-à-dire voulant former un homme dans son accomplissement —<br />
ce qui est le sens historique <strong>de</strong> l’humanisme — mais bien un sens <strong>de</strong> l’humanité<br />
qui tienne compte <strong>de</strong> son existence comme l’une <strong>de</strong>s espèces animales qui<br />
occupe cette planète et agit <strong>de</strong> manière à se détruire.<br />
M. BERNARD BÖSCHENSTEIN : Avant <strong>de</strong> donner encore une fois la parole à<br />
notre conférencier, nous aimerions entendre Mme Campagnolo, <strong>de</strong> Venise.<br />
Mme MICHELLE CAMPAGNOLO : Je désire abon<strong>de</strong>r dans un sens qu’ont pris,<br />
déjà, plusieurs orateurs avant moi en plaidant en faveur non pas d’une<br />
universalisation générale, mais bien <strong>de</strong> l’idée <strong>de</strong> l’universel. Nous assistons, en<br />
effet, à une résurgence <strong>de</strong>s minorités ethniques et <strong>de</strong> p.042 leurs revendications<br />
pour une revalorisation <strong>de</strong> particularités oubliées. Et l’on se <strong>de</strong>man<strong>de</strong> alors<br />
comment inscrire ces phénomènes non pas dans le progrès — puisqu’on n’ose<br />
presque plus parler <strong>de</strong> progrès — mais, disons, dans l’évolution générale du fait<br />
humain. Or il me semble que, si on les considère non comme une réaction<br />
contre le capitalisme mais comme un phénomène lié à la crise <strong>de</strong> l’Etat-nation,<br />
l’on parvient à les inscrire dans cette marche générale <strong>de</strong> l’humanité.<br />
Cette remarque me conduit à revenir à une autre partie <strong>de</strong> la discussion,<br />
celle où M. Fetscher parlait <strong>de</strong> l’hypocrisie <strong>de</strong>s hommes politiques. Je crois, pour<br />
ma part, qu’il ne s’agit pas tellement d’opposer hypocrisie et basse petite<br />
politique à la morale éternelle et officielle, mais bien <strong>de</strong> reconnaître, comme l’a<br />
dit le professeur Starobinski, que nous sommes dans <strong>de</strong>ux ordres tout à fait<br />
différents : l’Etat-nation a pour critère la puissance et l’on ne peut lui appliquer<br />
les critères <strong>de</strong> la morale individuelle.<br />
M. IVAN VANDOR : Chaque fois que j’ai entendu parler <strong>de</strong> « rationalisme »<br />
dans un contexte global, c’est-à-dire en parlant <strong>de</strong> civilisations autres que la<br />
civilisation occi<strong>de</strong>ntale, on omettait <strong>de</strong> préciser qu’il s’agissait justement <strong>de</strong> la<br />
tradition rationaliste occi<strong>de</strong>ntale. Et ceci comme si les gran<strong>de</strong>s traditions non-<br />
47
<strong>Former</strong> l’homme ?<br />
occi<strong>de</strong>ntales, celles <strong>de</strong> l’In<strong>de</strong>, <strong>de</strong> la Chine, du continent africain n’avaient pas,<br />
chacune, dans leur forme propre, développé aussi une tradition rationaliste <strong>de</strong><br />
pensée. Ainsi, en opposant rationalisme et irrationalité, l’on commet une<br />
grossière erreur, car cette opposition ne correspond pas à la réalité culturelle du<br />
mon<strong>de</strong>.<br />
M. BERNARD BÖSCHENSTEIN : Le moment est venu <strong>de</strong> donner à notre<br />
conférencier l’occasion d’une réponse qui, je l’espère, comblera les trois <strong>de</strong>rniers<br />
intervenants.<br />
M. IRING FETSCHER : Je suis, bien évi<strong>de</strong>mment, d’accord avec M. Janne.<br />
Comme lui, je crois qu’il s’agit d’arriver à une sorte <strong>de</strong> prise <strong>de</strong> conscience <strong>de</strong><br />
l’espèce humaine qui pourrait être la base d’une morale minimum et d’un<br />
comportement raisonnable <strong>de</strong> l’humanité entière.<br />
Mme Campagnolo a parlé, elle, du régionalisme comme d’un phénomène lié<br />
à la crise <strong>de</strong> l’Etat-nation. Or l’Etat-nation est le produit <strong>de</strong> la révolution<br />
bourgeoise : d’une façon ou d’une autre, l’Etat-nation est une notion mo<strong>de</strong>rne<br />
que le Moyen Age, par exemple, ne connaissait pas.<br />
Je crois aussi que la déclaration <strong>de</strong>s droits <strong>de</strong> l’homme constitue une base<br />
idéologique soli<strong>de</strong> même s’il faut tenir compte <strong>de</strong> cette « dialectique <strong>de</strong> la<br />
Raison » dont ont parlé Max Horkheimer et Theodor W. Adorno, dialectique que<br />
Marx lui-même critiquait déjà en disant qu’en fin <strong>de</strong> compte les droits <strong>de</strong><br />
l’homme ne sont rien d’autre que les droits d’un propriétaire bourgeois. Or,<br />
selon moi, l’idée présente dans cette déclaration <strong>de</strong>s droits <strong>de</strong> l’homme<br />
transcen<strong>de</strong> la façon dont elle a été formulée dans les paragraphes<br />
correspondants <strong>de</strong> la constitution française, qui la réduisit, <strong>de</strong> fait, aux droits du<br />
propriétaire bourgeois. Pour hériter <strong>de</strong> l’utopie, il faut hériter <strong>de</strong> ce qu’il y a <strong>de</strong><br />
transcendant dans cette déclaration ou dans cette idée, chère à Lessing, d’une<br />
éducation du genre humain, sans pour autant oublier cette dialectique <strong>de</strong><br />
l’« Aufklärung » p.043 qui a enlevé à cette « déclaration » une bonne part <strong>de</strong> sa<br />
véracité en la rendant <strong>de</strong> moins en moins crédible.<br />
Il est, en effet, très difficile <strong>de</strong> se réclamer <strong>de</strong> la philosophie <strong>de</strong>s Lumières au<br />
regard <strong>de</strong>s résultats <strong>de</strong> la transformation <strong>de</strong>s pays du Tiers Mon<strong>de</strong> par le<br />
capitalisme industriel. S’il est vrai que nous avons apporté certains progrès au<br />
48
<strong>Former</strong> l’homme ?<br />
Tiers Mon<strong>de</strong>, ces apports ont perdu <strong>de</strong> leur crédibilité du fait d’une<br />
transformation brutale, rapi<strong>de</strong> et, souvent, sans respect ni pour l’individualité<br />
nationale ni pour les individus.<br />
Je suis, enfin, parfaitement d’accord avec M. Vandor : le rationalisme<br />
implicite dans notre culture n’est certainement pas le seul. A côté <strong>de</strong> la<br />
rationalité scientifique il existe, par exemple, une raison tout à fait différente,<br />
présente dans la technologie. Répétons-le : la rationalité <strong>de</strong> la technologie telle<br />
qu’elle existe aujourd’hui n’est pas la rationalité scientifique, mais celle<br />
qu’imposent les structures socio-économiques, celle au nom <strong>de</strong> laquelle on<br />
<strong>de</strong>man<strong>de</strong>, par exemple, une croissance continuelle pour vaincre la récession. Au<br />
nom <strong>de</strong> la raison <strong>de</strong>s sciences physiques, l’on pourrait ainsi <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r toute<br />
autre chose. C’est à tort qu’on les i<strong>de</strong>ntifie.<br />
M. BERNARD BÖSCHENSTEIN : Je remercie infiniment le professeur Fetscher<br />
<strong>de</strong> nous avoir apporté tant <strong>de</strong> précisions, tant <strong>de</strong> compléments, sollicité qu’il fut<br />
par les questions <strong>de</strong> mes collègues réunis autour <strong>de</strong> cette table et par les invités<br />
qui se sont joints à eux et ont eu, ainsi, la possibilité <strong>de</strong> voir où rési<strong>de</strong>nt<br />
implicitement et explicitement les conflits qui ont fait vivre une séance que je<br />
déclare levée.<br />
@<br />
49
<strong>Former</strong> l’homme ?<br />
IVAN VANDOR est né en Hongrie en 1932. Etabli en Italie, à<br />
Rome, en 1938. Citoyen italien. A l’âge <strong>de</strong> six ans, il entreprend l’étu<strong>de</strong><br />
du violon, qu’il abandonne au bout <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux ans pour le piano et la<br />
composition. A l’âge <strong>de</strong> 16 ans, il est saxophoniste <strong>de</strong> jazz professionnel.<br />
Il se perfectionne en composition avec Goffredo Petrassi au Conservatoire<br />
et à l’Académie <strong>de</strong> S. Cecilia à Rome. Diplômé en composition et en<br />
hautes étu<strong>de</strong>s <strong>de</strong> composition. Etu<strong>de</strong>s d’ethnomusicologie à l’Université<br />
<strong>de</strong> Californie à Los Angeles. De 1971 à 1973, il vit dans les régions<br />
himalayennes du Népal et <strong>de</strong> l’In<strong>de</strong> du Nord, pour y étudier la musique<br />
tibétaine. Il a reçu <strong>de</strong> nombreux prix internationaux <strong>de</strong> composition, écrit<br />
<strong>de</strong> nombreux articles et un livre : La musique du bouddhisme tibétain<br />
(Paris, 1976). Ses œuvres musicales sont publiées par Suvini-Zerboni et<br />
Ricordi. Depuis 1977, il est directeur <strong>de</strong> l’Institut international d’étu<strong>de</strong>s<br />
comparatives <strong>de</strong> la musique et <strong>de</strong> documentation à Berlin-Ouest. Il est<br />
aussi directeur <strong>de</strong> l’Ecole interculturelle <strong>de</strong> musique <strong>de</strong> Venise, qui va<br />
commencer ses activités cette année.<br />
LE RÔLE DE LA MUSIQUE DANS LA FORMATION<br />
DE L’HOMME : ORIENT ET OCCIDENT 1<br />
p.045<br />
Il y a lieu <strong>de</strong> se <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r si un sujet tel que le rôle <strong>de</strong> la<br />
musique dans la formation <strong>de</strong> l’homme n’est pas quelque peu<br />
marginal à une époque telle que la nôtre, où la valeur même <strong>de</strong> la<br />
musique est parfois mise en question, exception faite <strong>de</strong> ses<br />
utilisations les plus superficielles, et où sa portée psychologique à<br />
<strong>de</strong>s niveaux très profonds est loin d’être toujours admise. Si<br />
toutefois nous regardons en arrière, dans le passé et dans<br />
l’histoire <strong>de</strong>s différentes civilisations, nous pouvons aisément nous<br />
rendre compte du rôle <strong>de</strong> tout premier plan qui était officiellement<br />
reconnu et accordé à la musique, ainsi que <strong>de</strong> l’expérience<br />
unifiante qu’elle a dû représenter. Ce n’est qu’à l’époque mo<strong>de</strong>rne,<br />
et <strong>de</strong> nos jours, que l’on tend à séparer les divers aspects <strong>de</strong> la<br />
fonction et <strong>de</strong> l’expérience artistiques en les étudiant isolément,<br />
1 Grâce à la généreuse collaboration <strong>de</strong> la Radio Suisse Roman<strong>de</strong>, la partie musicale qui<br />
accompagnait cette conférence a été assurée par Ustad Jamaluddin Bhartiya (cithare) et<br />
son ensemble, et par l’Atelier <strong>de</strong> musique médiévale <strong>de</strong> <strong>Genève</strong>.<br />
50<br />
@
<strong>Former</strong> l’homme ?<br />
selon <strong>de</strong>s métho<strong>de</strong>s différentes issues <strong>de</strong> disciplines autonomes, et<br />
que l’on est arrivé à considérer parfois les arts et la musique plus<br />
comme un luxe esthétique essentiellement inutile, selon les termes<br />
du philosophe américain, George Santayana, que comme — dans<br />
son unité et son ensemble — un puissant moyen p.046 symbolique<br />
<strong>de</strong> communication entre les individus, ou les hommes et les<br />
divinités, ou comme un moyen important <strong>de</strong> connaissance<br />
intuitive, voire <strong>de</strong> révélation, ou bien encore, selon les fascinantes<br />
théories d’Erich Neumann 1 , comme un reflet <strong>de</strong>s contenus du<br />
mon<strong>de</strong> archétype sous-jacent, qui règlent les grands changements<br />
historiques et socio-culturels.<br />
A l’encontre <strong>de</strong> la situation <strong>de</strong>s sociétés traditionnelles — c’est-<br />
à-dire, entre autres, <strong>de</strong>s pays d’Orient avant leur colonisation, où<br />
le sens, le contenu et la forme <strong>de</strong> la musique étaient saisis et<br />
assimilés par tous les membres <strong>de</strong> la société fondamentalement <strong>de</strong><br />
la même façon, malgré les différences d’éducation et <strong>de</strong><br />
préparation culturelle individuelles — comme les créations d’art<br />
elles-mêmes révélaient une même attitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> base malgré les<br />
différences <strong>de</strong> détail dans la qualité <strong>de</strong> l’élégance ou du<br />
raffinement — à l’encontre, donc, <strong>de</strong>s sociétés traditionnelles, nous<br />
nous trouvons aujourd’hui <strong>de</strong>vant une situation particulièrement<br />
délicate et complexe, le rôle <strong>de</strong> la musique dans la formation <strong>de</strong><br />
l’homme en général dépendant en somme <strong>de</strong>s données<br />
historiques, <strong>de</strong> la société en question, <strong>de</strong> son héritage culturel, <strong>de</strong><br />
son échelle <strong>de</strong> valeurs, <strong>de</strong> son éventuelle orientation pédagogique,<br />
qui repose à son tour sur un système <strong>de</strong> croyances, une idéologie<br />
ou une Weltanschauung qui ne sont pas nécessairement toujours<br />
1 Voir en particulier l’essai « Art and Time », dans Erich NEUMANN, Art and the Creative<br />
Unconscious. New York : The Bollingen Library, Harper & Row, 1966.<br />
51
<strong>Former</strong> l’homme ?<br />
partagées par toutes les couches sociales ou tous les individus, et<br />
dont l’homogénéité n’est donc pas automatiquement assurée.<br />
Dans les sociétés traditionnelles, cette orientation pédagogique<br />
n’a pas donné lieu à <strong>de</strong>s théories comme en Occi<strong>de</strong>nt, car elle fait<br />
implicitement partie <strong>de</strong>s mécanismes éducatifs collectifs qui<br />
permettent à l’individu d’appréhen<strong>de</strong>r les données <strong>de</strong> sa propre<br />
culture par sa participation active et d’une manière flexible, et qui<br />
sont tout à fait à l’opposé <strong>de</strong> notre « notionisme » abstrait.<br />
La situation <strong>de</strong>vient aujourd’hui particulièrement dramatique<br />
dans la plupart <strong>de</strong>s pays d’Orient, où l’éducation musicale et<br />
artistique traditionnelle est <strong>de</strong> plus en plus menacée par une<br />
éducation mo<strong>de</strong>rne <strong>de</strong> type occi<strong>de</strong>ntal, qui, par ses origines, ses<br />
principes et par sa nature même, ne vient et ne peut aucunement<br />
venir en ai<strong>de</strong> aux besoins d’expression artistique traditionnelle,<br />
quand elle ne s’y oppose pas brutalement. Et, p.047 plus grave<br />
encore, ces nouvelles métho<strong>de</strong>s, malgré toutes les bonnes<br />
intentions, apportent trop souvent <strong>de</strong>s conceptions banalisantes <strong>de</strong><br />
la musique et une attitu<strong>de</strong> envers celle-ci qui la dévalue parfois<br />
carrément.<br />
Dans les sociétés traditionnelles, qu’elles soient dites primitives<br />
ou <strong>de</strong> Haute Culture, la valeur psychologique, morale, sociale,<br />
cognitive et même métaphysique <strong>de</strong> la musique n’a pas seulement<br />
été toujours reconnue, mais dans bien <strong>de</strong>s cas, comme dans les<br />
civilisations orientales en particulier, elle a aussi été érigée en<br />
théorie dans <strong>de</strong>s cosmologies ou <strong>de</strong>s philosophies du mon<strong>de</strong>, ou<br />
affirmée dans <strong>de</strong>s systèmes <strong>de</strong> pensée que l’esprit et l’époque<br />
mo<strong>de</strong>rne n’ont pas seulement négligés, mais combattus même,<br />
directement ou indirectement, ouvertement ou subtilement, au<br />
nom d’idées telles que celles <strong>de</strong> « Progrès » ou <strong>de</strong> « Civilisation »,<br />
52
<strong>Former</strong> l’homme ?<br />
qui se sont d’ailleurs révélées ambiguës, et c’est le moins qu’on<br />
puisse en dire, et qui, comme dans le cas du colonialisme,<br />
masquaient l’arrogance la plus vulgaire d’une société<br />
technologique et mercantile.<br />
On a imposé <strong>de</strong> nouvelles valeurs à <strong>de</strong>s sociétés qui étaient tout<br />
à fait satisfaites <strong>de</strong>s leurs, en en bouleversant les habitu<strong>de</strong>s<br />
culturelles et les jugements <strong>de</strong> valeur, et en inculquant à leurs<br />
membres <strong>de</strong>s sentiments d’infériorité vis-à-vis <strong>de</strong> leurs propres<br />
traditions, à tel point que dans certaines parties du mon<strong>de</strong>, <strong>de</strong>s<br />
cultures même très anciennes se sont éteintes, et que <strong>de</strong>s sociétés<br />
aux traditions riches se sont tout à fait occi<strong>de</strong>ntalisées. En outre,<br />
l’attitu<strong>de</strong> con<strong>de</strong>scendante <strong>de</strong>s colonisateurs a été trop souvent<br />
assimilée par les Orientaux eux-mêmes, débouchant ainsi sur la<br />
création <strong>de</strong> formes artistiques hybri<strong>de</strong>s qui ont contribué et<br />
contribuent encore <strong>de</strong> nos jours considérablement à<br />
l’appauvrissement du goût musical.<br />
La richesse et la variété <strong>de</strong>s individualités culturelles<br />
authentiques est un héritage commun à toute l’humanité, dont il<br />
est évi<strong>de</strong>nt qu’il faut prendre grand soin, surtout aujourd’hui où la<br />
menace d’un nivellement général et total <strong>de</strong>s valeurs <strong>de</strong>vient <strong>de</strong><br />
plus en plus dangereuse, et ce d’autant plus si l’on considère la<br />
banalisation <strong>de</strong>s jugements <strong>de</strong> valeur, du goût, ainsi que <strong>de</strong>s<br />
formes d’art elles-mêmes qu’un tel nivellement comporte.<br />
Le rôle <strong>de</strong> la musique dans la formation <strong>de</strong> ces jugements <strong>de</strong><br />
valeur et du goût ne peut donc être basé sur aucune idée <strong>de</strong><br />
supériorité culturelle, en particulier <strong>de</strong> nos jours, où la coexistence<br />
<strong>de</strong>s cultures dans un respect p.048 mutuel s’impose aussi par la<br />
rapidité <strong>de</strong>s moyens <strong>de</strong> communication et la situation politique<br />
générale. Mais ce rôle ne doit pas non plus tenir simplement d’une<br />
53
<strong>Former</strong> l’homme ?<br />
idée <strong>de</strong> relativité <strong>de</strong>s valeurs culturelles, idée qui a rempli sa<br />
fonction positive il y a quelques décennies, mais qui ne transmet<br />
pas nécessairement les profon<strong>de</strong>s et uniques valeurs <strong>de</strong>s musiques<br />
qui perpétuent les gran<strong>de</strong>s traditions du passé. La création, en ce<br />
sens, dans l’enseignement secondaire et primaire occi<strong>de</strong>ntal, ainsi<br />
que dans les universités et les conservatoires <strong>de</strong> musique, <strong>de</strong><br />
cours consacrés aux gran<strong>de</strong>s traditions musicales du mon<strong>de</strong> est<br />
d’autant plus à préconiser. En apprenant à connaître ces traditions,<br />
qui sont aussi imprégnées <strong>de</strong> valeurs philosophiques que l’Occi<strong>de</strong>nt<br />
a perdues ou délaissées <strong>de</strong>puis longtemps, l’étudiant, en plus<br />
d’avoir la possibilité d’assimiler ces valeurs, pourra réexaminer<br />
l’histoire culturelle <strong>de</strong> son propre passé à la lumière <strong>de</strong> celle <strong>de</strong>s<br />
autres civilisations, et arriver aussi bien à l’appréciation, ou tout au<br />
moins au respect profond <strong>de</strong> ce qui est différent <strong>de</strong> lui. Cet<br />
enseignement ne se limiterait donc pas à présenter un intérêt<br />
culturel immédiat, qui pourrait d’ailleurs avoir <strong>de</strong>s répercussions<br />
très enrichissantes sur la vie culturelle <strong>de</strong> notre propre société,<br />
mais il engendrerait aussi une véritable éducation morale, au sens<br />
le plus large et le plus profond du mot, ce qui est en définitive la<br />
vocation ultime <strong>de</strong> toute éducation. Faute d’un système éducatif<br />
général vraiment éclairé, on court le risque d’alimenter<br />
indirectement parmi les jeunes certaines réactions,<br />
compréhensibles mais irrationnelles, à l’égard <strong>de</strong>s valeurs<br />
occi<strong>de</strong>ntales, et ne reposant pas sur une connaissance réelle :<br />
l’intérêt sans discrimination <strong>de</strong> ces <strong>de</strong>rnières années pour tout ce<br />
qui est indien ou bouddhique tibétain, par exemple, le prouve bien.<br />
En outre, cet intérêt pour ce qui n’est pas occi<strong>de</strong>ntal est parfois<br />
basé sur un choix idéologique préalable plutôt que sur <strong>de</strong>s<br />
connaissances précises qui sont d’ailleurs encore difficiles à<br />
54
<strong>Former</strong> l’homme ?<br />
acquérir en Europe. Si donc notre système d’éducation laisse ce<br />
vi<strong>de</strong>, il ne faudra pas s’étonner si un nombre croissant <strong>de</strong> jeunes<br />
qui « cherchent », mais à qui on n’offre pas d’indications sérieuses<br />
à suivre, retombe dans <strong>de</strong>s conceptions sentimentales et<br />
romantiques qui, outre le dangereux potentiel d’irrationalité<br />
qu’elles renferment, sont opposées à celles sur lesquelles se<br />
basent encore <strong>de</strong> nos jours les gran<strong>de</strong>s traditions musicales du<br />
mon<strong>de</strong>, et dont témoignent les théories et les philosophies<br />
traditionnelles <strong>de</strong> la musique.<br />
p.049<br />
Dans l’ancienne Chine, par exemple, on faisait remonter la<br />
musique à l’unité originelle, et elle était mise en rapport avec les<br />
points cardinaux, les phénomènes naturels, les substances, les<br />
années, les mois, dans un système cosmologique très élaboré. La<br />
bonne musique, selon Confucius, contribuait à maintenir le délicat<br />
équilibre entre Terre et Ciel, d’où l’importance <strong>de</strong> sa correcte<br />
exécution, une exécution imprécise pouvant entraîner <strong>de</strong>s<br />
bouleversements sociaux, et l’effondrement même <strong>de</strong> l’Etat. Et<br />
l’importance attribuée à la justesse <strong>de</strong> la musique était telle qu’au<br />
troisième millénaire avant notre ère, l’empereur Huang-Di chargea<br />
l’un <strong>de</strong> ses ministres <strong>de</strong> trouver le son fondamental, le Huang<br />
Chung ou « Cloche jaune », à partir duquel furent établies les<br />
gammes musicales.<br />
Au Japon, au III e siècle <strong>de</strong> notre ère, un Bureau impérial <strong>de</strong> la<br />
musique (le Gagaku ryo) fut créé, qui réglait les activités<br />
musicales, suivant ainsi, 800 ans après, l’exemple <strong>de</strong> la Chine.<br />
Au Tibet, la pensée traditionnelle divise la musique en <strong>de</strong>ux<br />
gran<strong>de</strong>s catégories : celle <strong>de</strong> divertissement, exécutée pour le<br />
plaisir <strong>de</strong>s hommes, et celle <strong>de</strong>s rituels bouddhiques, jouée<br />
exclusivement pour les divinités, mais dont l’essence positive due<br />
55
<strong>Former</strong> l’homme ?<br />
à son origine céleste se répand dans le mon<strong>de</strong> pour le bien<br />
karmique <strong>de</strong> l’humanité.<br />
En In<strong>de</strong>, on considère que la musique classique ai<strong>de</strong> le progrès<br />
spirituel <strong>de</strong> l’homme puisque, comme l’explique Ananda<br />
Coomaraswamy, cette musique est essentiellement impersonnelle<br />
car elle reflète une émotion et une expérience qui sont plus<br />
profon<strong>de</strong>s, vastes, et anciennes que les émotions d’un seul<br />
individu 1 .<br />
Ailleurs, comme dans les sociétés secrètes <strong>de</strong> l’Afrique Noire qui<br />
perpétuent encore <strong>de</strong> très près les traditions du passé, la musique<br />
est la voix <strong>de</strong>s ancêtres ou <strong>de</strong> certaines divinités. Les chamanes<br />
d’Asie et <strong>de</strong>s régions nordiques utilisaient dans leurs rites<br />
météorologiques, <strong>de</strong> clairvoyance ou <strong>de</strong> guérison, <strong>de</strong>s tambours au<br />
symbolisme cosmique à l’ai<strong>de</strong> <strong>de</strong>squels ils chevauchaient dans les<br />
cieux pour entrer en contact avec les divinités, et encore <strong>de</strong> nos<br />
jours, en Malaisie, on dit qu’un chamane sans musique perd tout<br />
son pouvoir.<br />
Cette importance <strong>de</strong> la musique et <strong>de</strong> son rôle repose, outre sur<br />
son origine divine, sur l’idée sous-jacente du pouvoir du son lui-<br />
même. Dans p.050 les techniques du Yoga, on fait l’expérience du<br />
son intérieur, qui est considéré comme une émanation <strong>de</strong>s<br />
vibrations cosmiques. Dans un grand nombre <strong>de</strong> mythes <strong>de</strong> la<br />
création, le son, souvent associé à la lumière, joue un rôle actif <strong>de</strong><br />
premier plan, ainsi que dans les mythes <strong>de</strong> fin du mon<strong>de</strong>, comme<br />
par exemple dans l’Apocalypse <strong>de</strong> saint Jean. Dans les techniques<br />
extatiques soufi <strong>de</strong>s Derviches Mevlevi, le sâma ou « écoute <strong>de</strong> la<br />
1 Cf. Anan COOMARASWAMY, The Dance of Shiva. New Delhi : Sagar Publications, 1971,<br />
p. 96.<br />
56
<strong>Former</strong> l’homme ?<br />
musique » correspond en définitive à l’écoute <strong>de</strong> la musique <strong>de</strong>s<br />
sphères qui résonne en nous. Les lamas tibétains pensent que<br />
l’émission correcte d’un son peut nous mettre en contact direct<br />
avec les plus hauts domaines, en nous délivrant ainsi du cycle <strong>de</strong>s<br />
réincarnations, et il est instructif <strong>de</strong> noter que le prêtre qui servait<br />
d’intermédiaire entre la divinité et les humains chez les<br />
Zoroastriens incarnait le génie <strong>de</strong> l’ouïe. Et les exemples<br />
pourraient se multiplier.<br />
Tout au long <strong>de</strong> l’histoire européenne, par contre, on assiste à<br />
un éloignement progressif <strong>de</strong> ces vues traditionnelles, éloignement<br />
qui correspond d’ailleurs à son histoire culturelle.<br />
On connaît les idées platoniciennes sur la musique et la théorie<br />
<strong>de</strong> l’ethos <strong>de</strong> la Grèce classique, idées et théorie dont on a souvent<br />
remarqué les affinités avec celles <strong>de</strong> Confucius. Au Moyen Age,<br />
Boèce divisait la musique en musica mundana (harmonie <strong>de</strong><br />
l’univers), musica umana (harmonie <strong>de</strong> l’âme et du corps humain),<br />
et musica instrumentalis (la musique en tant qu’ensemble<br />
physique <strong>de</strong> sons immédiatement perceptibles), et saint Thomas<br />
d’Aquin associait l’art à la connaissance. Au XVII e siècle, Kepler<br />
mettait en rapport les notes et les intervalles musicaux avec les<br />
mouvements <strong>de</strong>s planètes, tandis que Leibniz considérait la<br />
musique comme un exercice arithmétique inconscient. Mais déjà<br />
vers la fin du XVIII e siècle, on revendiquait la totale autonomie <strong>de</strong><br />
la musique vis-à-vis <strong>de</strong>s idées traditionnelles, ou même <strong>de</strong>s<br />
interprétations psychologiques ou allégoriques, et quelques<br />
décennies plus tard, Schumann pouvait déjà dire que la musique<br />
était un pauvre orphelin dont on ne connaissait ni le père ni la<br />
mère.<br />
De « De la musique considérée en elle-même » <strong>de</strong> Chabanon<br />
57
<strong>Former</strong> l’homme ?<br />
(1785) à l’ouvrage bien connu <strong>de</strong> Hanslick, « Du beau musical »<br />
(1854), <strong>de</strong> la pensée <strong>de</strong> Hegel considérant la musique en tant<br />
qu’expression <strong>de</strong> l’intériorité comme telle aux idées <strong>de</strong><br />
Schopenhauer sur la musique comme reflet <strong>de</strong> la Volonté <strong>de</strong><br />
Puissance et aux interprétations plus tardives, p.051 parfois assez<br />
amusantes, <strong>de</strong>s origines <strong>de</strong> la musique dans les rythmes <strong>de</strong> travail<br />
(Stumpf) ou même dans les chants <strong>de</strong>s oiseaux (Darwin), on<br />
arrive <strong>de</strong> nos jours à une foule d’opinions contradictoires qui<br />
embrassent <strong>de</strong>s vues aussi opposées que celles <strong>de</strong> Suzanne<br />
Langer, qui considère la musique comme un reflet <strong>de</strong>s<br />
mouvements <strong>de</strong> notre vie affective, ou celles <strong>de</strong> Santayana, déjà<br />
mentionné, ou <strong>de</strong> Jean-Paul Sartre, qui nient tout simplement<br />
toute valeur à cet art. En outre, la perte progressive dans notre<br />
culture d’une vision globale <strong>de</strong> la musique en tant qu’expérience<br />
humaine irremplaçable, fondamentale et enrichissante, unifiante et<br />
cognitive, a pu donner lieu à <strong>de</strong>s théories officielles plus ou moins<br />
aberrantes, bannissant certaines musiques à cause <strong>de</strong> leur<br />
prétendu caractère « dégénéré bourgeois » ou « démo-pluto<br />
judaïque », théories auxquelles d’ailleurs aucune personne sensée<br />
n’a jamais pu croire. En outre, les différentes disciplines qui<br />
s’occupent aujourd’hui, <strong>de</strong> quelque façon que ce soit, <strong>de</strong> la<br />
musique, sont en général bien loin <strong>de</strong> nous donner une vision<br />
unitaire <strong>de</strong> cet art, comme c’est le cas <strong>de</strong> certaines branches <strong>de</strong>s<br />
sciences sociales en particulier, qui vivent le drame <strong>de</strong> ne pouvoir<br />
donner une forme satisfaisante à leur vocation scientifique, et qui<br />
ne peuvent arriver en fait à expliquer le musical par le social,<br />
comme elles le préconiseraient. L’effort interdisciplinaire qui<br />
résulte <strong>de</strong> cet échec, et dont le but est une explication globale <strong>de</strong><br />
la musique, ne résout pas le problème car, en réalité on ne fait<br />
58
<strong>Former</strong> l’homme ?<br />
que juxtaposer différentes interprétations <strong>de</strong>s différents aspects <strong>de</strong><br />
la musique dans une unité qui n’est qu’apparente et factice.<br />
Mais en dépit <strong>de</strong> ce foisonnement d’opinions divergentes et <strong>de</strong>s<br />
difficultés d’une interprétation globale <strong>de</strong> la musique, la<br />
constatation <strong>de</strong> la fascination et du pouvoir que la musique et le<br />
son exercent sur nous est toutefois unanime. Cette fascination et<br />
ce pouvoir se manifestent en effet quotidiennement dans notre<br />
société en en donnant d’innombrables preuves. Il suffit pour s’en<br />
rendre compte <strong>de</strong> penser à l’immense consommation <strong>de</strong> musique<br />
aujourd’hui, dont la <strong>de</strong>man<strong>de</strong> dépasse même parfois l’offre, et<br />
dont le récent regain d’intérêt <strong>de</strong> la part <strong>de</strong>s jeunes pour les<br />
programmes <strong>de</strong> salles <strong>de</strong> concert est un exemple significatif. En<br />
outre, il est facile <strong>de</strong> constater que même dans <strong>de</strong>s actes tout à<br />
fait banals <strong>de</strong> la vie quotidienne, comme par exemple dans le cas<br />
d’un claquement <strong>de</strong> porte pendant une querelle en famille, c’est le<br />
son accompagnant ces actes qui leur donne toute leur signification.<br />
p.052<br />
Si donc le pouvoir et l’importance <strong>de</strong> la musique sont<br />
reconnus, à quoi doit-on la place particulièrement mo<strong>de</strong>ste qu’elle<br />
occupe dans nos systèmes d’éducation ?<br />
Parmi les différentes vues sur la musique que nous avons<br />
énumérées, la plupart présentent une constante qui ne peut<br />
passer inaperçue, qu’elle se réfère à l’origine céleste <strong>de</strong> cet art ou<br />
à sa possibilité d’exprimer les mouvements <strong>de</strong> notre vie affective<br />
ou <strong>de</strong> projeter symboliquement <strong>de</strong>s contenus archétypes profonds<br />
et revêtir par là un caractère supra-individuel. Cette constante<br />
consiste dans le rapport direct et immédiat que la musique peut<br />
établir avec ce que l’on appelle le mon<strong>de</strong> intérieur <strong>de</strong> l’homme, son<br />
mon<strong>de</strong> intuitif et contemplatif, le mon<strong>de</strong>, si l’on veut même, <strong>de</strong><br />
l’inconscient collectif <strong>de</strong> Jung. C’est à ce mon<strong>de</strong> que la musique<br />
59
<strong>Former</strong> l’homme ?<br />
donne forme, la forme sonore étant indiscutablement la plus apte,<br />
en raison surtout <strong>de</strong> son caractère non-conceptuel par excellence,<br />
que l’on considère d’ailleurs souvent comme « abstrait ».<br />
On comprendra donc mieux le peu <strong>de</strong> valeur éducative octroyé<br />
à la musique dans une société telle que la société occi<strong>de</strong>ntale,<br />
caractérisée justement par une monstrueuse hypertrophie du<br />
conceptuel au détriment du purement intuitif. C’est d’ailleurs cette<br />
hypertrophie du conceptuel, donc du verbal, qui explique par<br />
exemple une <strong>de</strong>s définitions courantes <strong>de</strong> la musique comme un<br />
art non verbal <strong>de</strong> communication, comme si cet art ne pouvait être<br />
défini que négativement et uniquement par rapport au langage.<br />
Mais, soit dit en passant, je ne connais aucune définition du<br />
langage comme communication non musicale.<br />
Or, cette échelle <strong>de</strong> valeurs qui manifeste une telle<br />
disproportion entre le conceptuel et l’intuitif, disproportion qui est<br />
<strong>de</strong>venue parallèle à celle entre le matériel et le spirituel, a été<br />
exportée dans <strong>de</strong>s pays qui, comme ceux <strong>de</strong> l’Orient, ont au<br />
contraire toujours considéré l’équilibre entre ces <strong>de</strong>ux aspects <strong>de</strong><br />
la nature et <strong>de</strong> l’activité humaine comme un bien très précieux. Et<br />
à mesure que les qualités <strong>de</strong> l’introversion ont été dévalorisées, la<br />
préférence pour les répertoires les plus légers, les styles<br />
d’exécution les moins sobres et raffinés, ainsi que la superficialité<br />
<strong>de</strong> l’écoute se sont répandus. Les tempi ont tendance à <strong>de</strong>venir<br />
plus rapi<strong>de</strong>s, le jeu plus « brillant », les accords (the tunings) <strong>de</strong>s<br />
instruments plus aigus, les parties méditatives <strong>de</strong>s morceaux plus<br />
courtes, et bien souvent, au lieu d’écouter, on entend. Certaines<br />
formes musicales ou théâtrales anciennes p.053 sont menacées <strong>de</strong><br />
disparition, car on les trouve statiques et ennuyeuses, sans<br />
comprendre que ce qui semble statique aujourd’hui ne l’est que<br />
60
<strong>Former</strong> l’homme ?<br />
par rapport à la mo<strong>de</strong> dominante, et ce qui semble ennuyeux ne<br />
l’est qu’à cause <strong>de</strong> l’incapacité <strong>de</strong> concentration du public.<br />
Même le système et l’organisation <strong>de</strong> l’éducation musicale ont<br />
été affectés par l’influence <strong>de</strong> l’Occi<strong>de</strong>nt. Dans les écoles <strong>de</strong><br />
musique, qui ont été créées sur le modèle occi<strong>de</strong>ntal, on a<br />
introduit notre notation musicale, qui impose <strong>de</strong>s schémas rigi<strong>de</strong>s<br />
à <strong>de</strong>s musiques qui sont très flexibles, et qui conjointement à<br />
l’utilisation d’instruments <strong>de</strong> musique étrangers à accord fixe<br />
comme le piano, dénature le système traditionnel <strong>de</strong>s intervalles.<br />
Ces écoles, en outre, par leur inévitable organisation<br />
bureaucratique, ne favorisent nullement les rapports personnels et<br />
spirituels entre maître et élève, qui étaient tellement importants<br />
pour la transmission et l’assimilation, non seulement <strong>de</strong>s données<br />
musicales, mais aussi <strong>de</strong> la tradition culturelle en général.<br />
Bien qu’il existe encore <strong>de</strong> grands maîtres et <strong>de</strong> grands artistes<br />
qui perpétuent les valeurs <strong>de</strong> la tradition, et que <strong>de</strong>s initiatives<br />
aient été prises ces <strong>de</strong>rnières années pour la sauvegar<strong>de</strong> <strong>de</strong> ces<br />
valeurs, la tendance générale dans les pays <strong>de</strong> l’Asie reste celle<br />
d’un appauvrissement progressif <strong>de</strong>s différentes individualités<br />
culturelles au profit, comme on l’a dit, d’un nivellement général « à<br />
l’occi<strong>de</strong>ntale », qui n’est d’ailleurs pas basé sur ce qu’il y a <strong>de</strong><br />
meilleur chez nous.<br />
En Occi<strong>de</strong>nt, dans bon nombre <strong>de</strong> pays, on continue à appeler<br />
cours <strong>de</strong> musique <strong>de</strong>s chansonnettes ou quelques notions<br />
rudimentaires <strong>de</strong> solfège que l’on impose tout à fait inutilement<br />
aux enfants et qui ne les préparent en rien aux futures rencontres<br />
avec la musique. Dans les conservatoires, on continue à<br />
harmoniser le chant grégorien, dans les salles <strong>de</strong> concert, on joue<br />
encore souvent avec un orchestre symphonique la Passion selon<br />
61
<strong>Former</strong> l’homme ?<br />
saint Matthieu <strong>de</strong> Bach, qui a été écrite pour trente-cinq<br />
exécutants en tout, et dans certains pays en particulier, on<br />
harmonise et on orchestre <strong>de</strong>s chants folkloriques en les<br />
présentant comme authentiques. Dans l’enseignement ainsi que<br />
dans les programmes <strong>de</strong> nos concerts, on donne un poids<br />
prépondérant à la pério<strong>de</strong>, aussi importante qu’elle ait été, qui va<br />
<strong>de</strong> l’époque <strong>de</strong> Bach à celle <strong>de</strong> la fin du siècle <strong>de</strong>rnier, en<br />
délaissant les musiques du Moyen Age et <strong>de</strong> la Renaissance, qui<br />
sont considérées plutôt comme matière d’étu<strong>de</strong> que l’on relègue<br />
volontiers à la p.054 musicologie. On subventionne surtout les<br />
orchestres symphoniques et les théâtres d’opéra, qui sont<br />
institutionnalisés et qui, par leur machine administrative,<br />
bureaucratique et syndicale, acquièrent un pouvoir musical et<br />
social considérable. A en juger par cette situation, la tradition<br />
musicale <strong>de</strong> l’Occi<strong>de</strong>nt semble presque se limiter à la pério<strong>de</strong><br />
classique et romantique, c’est-à-dire à la pério<strong>de</strong> du règne<br />
incontesté <strong>de</strong> la mélodie harmonisée qui, du point <strong>de</strong> vue <strong>de</strong> la<br />
complexité et <strong>de</strong> la subtilité mélodique, rythmique et<br />
polyphonique, n’est aucunement plus riche que les musiques<br />
d’autres époques. Par conséquent, notre attention aux mille<br />
sollicitations du mon<strong>de</strong> sonore qui nous entoure se relâche, on<br />
n’est plus attentif, on n’apprend pas à écouter, et une symphonie<br />
<strong>de</strong> Mozart entendue au transistor revêt la même fonction et<br />
acquiert la même valeur qu’un morceau <strong>de</strong> Rock ou qu’une<br />
chansonnette.<br />
Le problème qui se pose donc est celui <strong>de</strong> savoir <strong>de</strong> quelle façon<br />
la musique peut aujourd’hui reprendre son rôle unique dans la<br />
formation <strong>de</strong> l’homme. Cela dépend avant tout d’une politique<br />
culturelle responsable et éclairée qui, en Orient, <strong>de</strong>vrait favoriser à<br />
62
<strong>Former</strong> l’homme ?<br />
tous les niveaux et avec tous les moyens disponibles les arts<br />
traditionnels et leurs représentants et qui, en Occi<strong>de</strong>nt, à travers<br />
l’enseignement, l’organisation <strong>de</strong> concerts et <strong>de</strong> spectacles <strong>de</strong><br />
haute qualité et les mass media, diffuse la connaissance <strong>de</strong> ces<br />
musiques ainsi que <strong>de</strong>s musiques occi<strong>de</strong>ntales non classiques ou<br />
romantiques. Toutefois, sans un système d’éducation adéquat, en<br />
Orient comme en Occi<strong>de</strong>nt, qui donne à la musique la place qu’elle<br />
mérite et qui l’utilise dans son irremplaçable faculté <strong>de</strong> faciliter la<br />
communion entre nous-mêmes et nos contenus les plus profonds,<br />
on laisse à la musique <strong>de</strong> divertissement, dont le droit à l’existence<br />
et la fonction même souvent très saine ne sont nullement mises en<br />
question, ici, un poids démesuré qui neutralise le potentiel<br />
esthétique et spirituel <strong>de</strong> la musique et qui pourrait nous faire<br />
parler du rôle <strong>de</strong> la musique non dans la formation, mais dans la<br />
déformation <strong>de</strong> l’homme. Or, bien au contraire, nous espérons<br />
profondément pouvoir nous entretenir un jour, le jour où la<br />
connaissance <strong>de</strong>s gran<strong>de</strong>s traditions musicales <strong>de</strong> l’Orient et <strong>de</strong><br />
l’Occi<strong>de</strong>nt sera plus répandue et où l’habitu<strong>de</strong> à une écoute<br />
véritablement attentive sera doublée d’une concentration<br />
intérieure, du rôle <strong>de</strong> la musique dans la formation et la<br />
transformation <strong>de</strong> l’homme.<br />
@<br />
63
<strong>Former</strong> l’homme ?<br />
LE RÔLE DE LA MUSIQUE DANS LA FORMATION<br />
DE L’HOMME : ORIENT ET OCCIDENT<br />
Entretien<br />
présidé par M. Samuel BAUD-BOVY,<br />
professeur honoraire <strong>de</strong> l’Université <strong>de</strong> <strong>Genève</strong><br />
M. SAMUEL BAUD-BOVY : p.055 Je pense que l’essentiel a été dit par les<br />
musiciens que nous venons d’entendre ; en les voyant jouer, vous aurez<br />
compris que la musique était avant tout un moyen <strong>de</strong> communication.<br />
L’entente <strong>de</strong> musiciens qui se stimulent parfois l’un l’autre d’un simple<br />
regard est l’un <strong>de</strong>s grands bienfaits <strong>de</strong> tout genre <strong>de</strong> musique.<br />
C’est le plaisir qu’éprouvent les membres d’un quatuor ou <strong>de</strong>s musiciens <strong>de</strong><br />
jazz lorsque le contrebassiste perçoit à l’avance ce que désirent ses collègues.<br />
C’est également le plaisir <strong>de</strong>s danseurs, tel que je l’ai connu dans les Balkans,<br />
où les danseurs sont les inspirateurs <strong>de</strong> l’instrumentiste et l’instrumentiste,<br />
l’inspirateur <strong>de</strong>s danseurs.<br />
Vous aurez aussi remarqué que le joueur <strong>de</strong> cithare, non seulement avait <strong>de</strong><br />
la joie à jouer, mais aussi que son corps tout entier manifestait le plaisir, car il y<br />
a dans la musique un plaisir musculaire. A ce propos je donne immédiatement la<br />
parole à Mme Mac Jannet qui a une gran<strong>de</strong> expérience en ce domaine.<br />
Mme CHARLOTTE MAC JANNET : La musique étant quelque chose <strong>de</strong> vécu, je<br />
voudrais que vous commenciez maintenant à vivre : déten<strong>de</strong>z-vous, préparez-<br />
vous, accor<strong>de</strong>z-vous physiquement, mettez-vous à l’aise car c’est contre les lois<br />
psycho-physiques que vous êtes assis là <strong>de</strong>puis très longtemps.<br />
La musique est, au fond, basée sur le silence : essayez <strong>de</strong> sentir ce silence<br />
en vous-mêmes et vous vous rendrez compte que tout votre corps se détend.<br />
Dans votre esprit, vous entendrez votre propre musique.<br />
Le corps est, en effet le seul vrai instrument, les instruments ne faisant<br />
qu’exprimer ce qui se passe en vous. Etant éducatrice, autant que rythmicienne<br />
et musicienne, je prendrai l’exemple d’un petit enfant : celui-ci joue pour<br />
64<br />
@
<strong>Former</strong> l’homme ?<br />
comprendre, apprendre le mon<strong>de</strong>. Il chantonne avant <strong>de</strong> parler, il cherche le<br />
son. Voyez comme sa respiration est libre, comme le son porte, vous<br />
l’enten<strong>de</strong>z ? Or ce même enfant aura peut-être, une fois adulte, <strong>de</strong>s difficultés<br />
<strong>de</strong> langage. Il sera tendu, anxieux parfois, il ne saura exprimer ce qui lui tient à<br />
cœur...<br />
p.056<br />
En entendant ces musiciens, j’ai eu l’impression, au travers du son, <strong>de</strong><br />
profiter d’un massage corporel. Je sentais l’espace <strong>de</strong> mon corps, je sentais une<br />
vitalité monter en moi, une vitalité que je n’avais pas en écoutant parler<br />
l’orateur. Peut-être quelques-uns d’entre vous ont-ils senti la même chose ?<br />
Cette influence extraordinaire qu’a la musique sur l’homme est une force<br />
extraordinaire qui nous est donnée. Je me rappelle comment, dans mon<br />
enfance, j’ai vécu pour la première fois la musique : assise, sur une balançoire,<br />
je chantais à tue-tête ce que je sentais sur le moment, bercée par le rythme du<br />
balancement. C’était là le début <strong>de</strong> mon éducation musicale, dans le<br />
mouvement même du corps.<br />
M. SAMUEL BAUD-BOVY : Je remercie Mme Mac Jannet d’être remontée aux<br />
origines mêmes <strong>de</strong> la musique.<br />
On a mis en cause les conservatoires — et je parle là en tant qu’ancien<br />
directeur du Conservatoire — alors que ceux-ci ont, malgré tout, une mission à<br />
remplir. Nous nous rendons compte, aujourd’hui, que notre musique occi<strong>de</strong>ntale<br />
n’a été qu’un acci<strong>de</strong>nt dans l’histoire <strong>de</strong> la musique, mais un acci<strong>de</strong>nt d’une<br />
portée telle que son message ne doit pas être perdu. Conserver et transmettre<br />
ce message, tel est, pour moi, le rôle que doit remplir un conservatoire.<br />
Je voudrais avoir sur ce point l’avis <strong>de</strong> mon successeur, M. Viala.<br />
M. CLAUDE VIALA : Vous venez, cher Monsieur, d’exprimer en quelques mots<br />
ce qu’il convenait <strong>de</strong> dire.<br />
Quel est donc le rôle <strong>de</strong> la musique dans la formation <strong>de</strong> l’homme ? M.<br />
Starobinski, M. Baud-Bovy et moi-même étions arrêtés, tout à l’heure, <strong>de</strong>vant<br />
les grands panneaux qui se trouvent dans le hall. Sur une photo, nous avons vu<br />
<strong>de</strong>s enfants qui jouaient du violon. Au-<strong>de</strong>ssus, il y avait un titre : « Les<br />
Privilégiés ». C’est certes un privilège que <strong>de</strong> pouvoir faire <strong>de</strong> la musique mais je<br />
disais à M. Starobinski : « Les privilégiés, oui, s’ils parviennent à jouer... » Ce<br />
65
<strong>Former</strong> l’homme ?<br />
privilège n’est pas donné à tout le mon<strong>de</strong>. C’en est un aussi que <strong>de</strong> pouvoir<br />
« écouter ».<br />
La musique a un rôle formateur pour ceux qui l’enten<strong>de</strong>nt comme pour ceux<br />
qui la pratiquent. Elle forme l’intuitif — comme disait M. Vandor — mais aussi le<br />
conceptuel, car il n’est, bien sûr, pas <strong>de</strong> musique sans une certaine forme. Elle<br />
nous ouvre un mon<strong>de</strong> sensible : celui <strong>de</strong>s émotions. Mais comment l’enseigner ?<br />
Et quel message faire parvenir à ceux que nous avons à former ?<br />
Il y a là, à mon avis, <strong>de</strong>ux tentations qu’il convient d’éviter : la première — à<br />
laquelle j’aurais tendance à succomber parfois — c’est d’ériger en orthodoxie<br />
quelques données privilégiées <strong>de</strong> notre propre culture, d’en oublier les origines<br />
et <strong>de</strong> négliger les valeurs propres à d’autres races ou peuples. La secon<strong>de</strong>, qui<br />
serait peut-être celle <strong>de</strong> M. Vandor, c’est <strong>de</strong> dénombrer les cultures et, en raison<br />
du rôle éminent que la musique peut jouer chez d’autres peuples dans leur<br />
relation avec le cosmos, d’oublier ce que la nôtre a d’irremplaçable voire même<br />
d’universel. Car si l’on peut envisager <strong>de</strong> placer toutes les cultures sur un même<br />
niveau, il faut bien admettre que certaines d’entre elles ont atteint <strong>de</strong>s<br />
dimensions artistiques auxquelles d’autres ne sont pas parvenues. Par exemple,<br />
dans le domaine <strong>de</strong> la musique, le système tonal avec son jeu <strong>de</strong> tension et <strong>de</strong><br />
détente, d’une part, son jeu si enrichissant <strong>de</strong>s modulations, d’autre part, ne<br />
p.057<br />
vous ont-ils pas manqué tout à l’heure, si remarquables qu’aient été les<br />
exécutions qui vous ont été données ? Ce système tonal, en effet, a ouvert au<br />
cœur et à l’esprit <strong>de</strong> l’homme <strong>de</strong>s horizons plus vastes que tout autre.<br />
Je pense, donc, que c’est d’abord à cette musique-là que nous <strong>de</strong>vons<br />
chercher à éveiller ceux que nous avons à former sans négliger, par ailleurs, <strong>de</strong><br />
les informer sur les cultures lointaines dans le temps ou dans l’espace. Soyons<br />
luci<strong>de</strong>s : le mon<strong>de</strong> est <strong>de</strong>venu bien petit et nous ne sommes plus en son centre.<br />
Ecoutons les voix qui viennent d’ailleurs, mais restons « candi<strong>de</strong>s » et n’oublions<br />
pas <strong>de</strong> cultiver notre irremplaçable jardin.<br />
M. SAMUEL BAUD-BOVY : J’ai vu que M. Vandor prenait <strong>de</strong>s notes. Quand on<br />
prend <strong>de</strong>s notes, c’est, en général, qu’on n’est pas entièrement d’accord avec ce<br />
que dit l’orateur.<br />
M. IVAN VANDOR : Il n’y avait, <strong>de</strong> ma part, aucune critique <strong>de</strong> la musique<br />
66
<strong>Former</strong> l’homme ?<br />
occi<strong>de</strong>ntale et si je n’ai pas mentionné sa valeur, c’est parce que je pense qu’il<br />
s’agit là d’un fait acquis. Vous dites que la musique occi<strong>de</strong>ntale est universelle,<br />
pourquoi pas ? Mais elle l’est autant que peut l’être la musique classique<br />
indienne, ni plus ni moins. Quand vous vous référez au système tonal, il ne faut<br />
pas oublier que ce n’est, selon certains auteurs, qu’un acci<strong>de</strong>nt ; dans l’histoire,<br />
elle est, somme toute, limitée à <strong>de</strong>ux siècles et <strong>de</strong>mi seulement. Son<br />
importance <strong>de</strong>vrait donc, tout <strong>de</strong> même, être réduite. Quand, dans les<br />
conservatoires, l’on insiste sur l’énorme importance <strong>de</strong> l’harmonie, cela est, à<br />
mon avis, ridicule car cette importance ne date que <strong>de</strong> quelques siècles. Voilà ce<br />
que je voulais souligner.<br />
M. SAMUEL BAUD-BOVY : Je pense que nous arrivons, grâce à ces <strong>de</strong>ux<br />
interventions, au centre <strong>de</strong> la question. Si j’en ai le temps tout à l’heure, je vous<br />
dirai mon avis sur cette question mais je préférerais que ce soit M. Estreicher<br />
qui nous fasse part, lui, du résultat <strong>de</strong> ses réflexions.<br />
M. ZYGMUNT ESTREICHER : Le résultat <strong>de</strong> mes réflexions ou, plutôt, l’aveu<br />
d’une certaine perplexité.<br />
Dans sa très intéressante conférence, M. Vandor a fait état, pour autant que<br />
j’aie bien compris, d’un certain pessimisme en ce qui concerne le rôle <strong>de</strong> la<br />
musique dans la formation générale <strong>de</strong> la personne humaine. Entendons-nous<br />
bien : l’étu<strong>de</strong> <strong>de</strong> la musique forme le caractère, forme la personnalité sur tous<br />
les plans, mais quel peut être, actuellement, le rôle <strong>de</strong> la musique en tant<br />
qu’agent formateur au niveau général ? La musique, en Europe, joue un rôle<br />
immense dans l’éducation. L’on connaît ainsi toute une tradition d’instituteurs<br />
musiciens, ne serait-ce que les instituteurs autrichiens tels Ignace Pleyel, Franz<br />
Schubert et Anton Bruckner. Et il ne s’agit là que <strong>de</strong> la partie visible <strong>de</strong> l’iceberg,<br />
celle qui indique l’importance qu’avait alors la musique dans la formation<br />
générale.<br />
Or n’avez-vous pas l’impression qu’aujourd’hui la musique a perdu un peu <strong>de</strong><br />
cette puissance formatrice sur le plan général ? Quelle musique peut-elle donc<br />
être donnée aux jeunes et en vue <strong>de</strong> quelle formation personnelle ? Je<br />
m’explique : il y a, aujourd’hui, ce qu’on appelle abusivement « la musique<br />
d’aujourd’hui » c’est-à-dire la musique expérimentale. Celle-ci, très p.058<br />
certainement, n’a pas <strong>de</strong> valeur formatrice, d’autant qu’elle fait oublier<br />
67
<strong>Former</strong> l’homme ?<br />
l’existence <strong>de</strong> toutes sortes d’autres musiques ne bénéficiant pas du même<br />
appui sur le plan <strong>de</strong>s mass media ou du point <strong>de</strong> vue <strong>de</strong>s subsi<strong>de</strong>s étatiques.<br />
Les dés sont, ici, souvent pipés : d’un côté, la musique <strong>de</strong> recherche ; <strong>de</strong><br />
l’autre, un culte exagéré pour la musique du passé : Mozart, Bach ou Palestrina<br />
sont toujours d’aujourd’hui. Ils sont nos contemporains. Mais, par contre, on<br />
entend très souvent <strong>de</strong>s musiciens <strong>de</strong> troisième ordre que l’on a exhumés du<br />
passé, <strong>de</strong> préférence à la musique contemporaine.<br />
Il y a là une sorte <strong>de</strong> fuite <strong>de</strong>vant le moment présent, comme si,<br />
actuellement, pour la plus gran<strong>de</strong> partie <strong>de</strong>s jeunes, il y avait un vi<strong>de</strong> créateur.<br />
Il n’existe pas, en effet, d’idée musicale enthousiasmante pour un large public<br />
jeune, public qui, dès lors, s’oriente vers la musique <strong>de</strong> distraction, musique<br />
industrielle qui spécule sur les éléments moteurs du comportement humain, qui<br />
cherche à étourdir. Il s’agit là d’une musique purement artificielle et d’un<br />
phénomène qu’on n’a jamais connu dans l’histoire <strong>de</strong> l’humanité : une musique<br />
est créée, qui n’a pas d’existence musicale. Elle n’a d’existence que sur le<br />
disque.<br />
Devons-nous, à travers ces musiques, former les hommes en vue <strong>de</strong> tomber<br />
dans la recherche perpétuelle, sans aboutissement, ou dans le passéisme<br />
exagéré, ou dans cette industrie qui rapporte énormément ? On a pu lire<br />
récemment, dans la presse en Allemagne fédérale, que le chiffre d’affaires <strong>de</strong><br />
l’industrie musicale était plus élevé que le budget du Ministère <strong>de</strong> la Défense<br />
nationale ! Dans quelle finalité allons-nous employer la musique comme élément<br />
<strong>de</strong> formation ? Je ne le vois pas.<br />
M. SAMUEL BAUD-BOVY : Vous venez d’entendre l’expression du pessimisme<br />
du professeur Estreicher. Peut-être ce pessimisme serait-il un peu corrigé si je<br />
donnais la parole à M. Roland Vuataz ?<br />
M. ROLAND VUATAZ : Je ne sais pas si ce pessimisme peut-être corrigé à la<br />
lumière d’un examen luci<strong>de</strong> <strong>de</strong> la situation telle qu’elle se présente aujourd’hui.<br />
Si j’étais directeur d’un conservatoire, c’est-à-dire d’un institut qui a pour tâche<br />
première <strong>de</strong> « conserver » un patrimoine — en l’occurrence occi<strong>de</strong>ntal — je<br />
pourrais dire l’importance qu’il y a à s’attacher à reconstituer, ou à rendre<br />
vivante, toute une tradition qui est celle <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux ou trois <strong>de</strong>rniers siècles <strong>de</strong><br />
musique occi<strong>de</strong>ntale. Mais je ne suis pas directeur <strong>de</strong> conservatoire : je suis<br />
68
<strong>Former</strong> l’homme ?<br />
directeur d’une école <strong>de</strong> musique et suis obligé <strong>de</strong> m’interroger sur la jeune<br />
génération et sur sa situation dans le mon<strong>de</strong> d’aujourd’hui. Quelle musique la<br />
jeune génération <strong>de</strong>vrait-elle pratiquer pour que le mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> <strong>de</strong>main soit<br />
meilleur que celui d’aujourd’hui ? Je dois constater que les écoles <strong>de</strong> musique,<br />
du moins en Occi<strong>de</strong>nt, suivent toutes le modèle du conservatoire quand elles<br />
n’ont pas, dans le meilleur <strong>de</strong>s cas, participé à cette entreprise <strong>de</strong> colonisation<br />
culturelle dont parlait M. Vandor tout à l’heure.<br />
Colonisation extérieure, certes, mais aussi colonisation, j’oserais dire,<br />
intérieure. Il faut donc s’interroger sur les recherches <strong>de</strong> la jeune génération et<br />
sur la musique à travers laquelle celle-ci cherche à s’exprimer. Je constate, pour<br />
ma part, un divorce <strong>de</strong> plus en plus évi<strong>de</strong>nt entre la musique que la jeune<br />
génération cherche à vivre et celle que lui proposent les écoles <strong>de</strong> musique. Je<br />
crois que la jeune génération sent confusément que la musique peut p.059<br />
permettre <strong>de</strong> trouver un sens à l’existence. Ce sens, la jeune génération perçoit,<br />
confusément, que ce ne sont pas les mots qui vont l’ai<strong>de</strong>r à le trouver ; aussi<br />
cherche-t-elle à le découvrir au travers du non-verbal, par l’entremise <strong>de</strong> la<br />
musique.<br />
En outre, cette génération porte un soupçon très important sur l’aspect<br />
mental <strong>de</strong> la musique, non pas qu’il faille le sous-estimer, mais bien parce que<br />
l’héritage musical <strong>de</strong> l’Occi<strong>de</strong>nt propose à la génération montante une musique<br />
très déterminée par le mental. Tout le système tonal est extrêmement mental, à<br />
rebours <strong>de</strong> cette tentative <strong>de</strong> jeunes à la découverte <strong>de</strong> l’importance <strong>de</strong> la<br />
mélodie et du rythme. Ces jeunes tentent <strong>de</strong> revaloriser à la fois le rythme et la<br />
mélodie au détriment, parfois, <strong>de</strong> l’harmonie, ce qui donne au musicien<br />
exigeant, ayant assimilé la tradition occi<strong>de</strong>ntale, l’impression qu’il s’agit là d’une<br />
musique extrêmement facile voire négligée. C’est une vue cependant un peu<br />
superficielle et il faudrait chercher ce qu’aujourd’hui l’on peut faire avec ce à<br />
quoi s’intéresse la génération montante.<br />
Je désirerais quant à moi — et ce sera la note optimiste par laquelle je<br />
voudrais terminer — que les musiciens qui se préoccupent <strong>de</strong> former les jeunes<br />
aujourd’hui s’interrogent sur la musique que ces <strong>de</strong>rniers pratiquent et aiment,<br />
car je crois qu’il y a, dans ce souci <strong>de</strong> retrouver <strong>de</strong>s traditions étrangères à<br />
notre culture, un souci très sain pour le mon<strong>de</strong> à venir, ce mon<strong>de</strong> que nous<br />
<strong>de</strong>vons préparer. Il s’agit, en effet, <strong>de</strong> retrouver les vraies valeurs d’expression,<br />
69
<strong>Former</strong> l’homme ?<br />
<strong>de</strong> communication. Je mets, personnellement, beaucoup d’espoir dans ce<br />
mouvement pour autant que nos écoles <strong>de</strong> musique ne se moulent pas<br />
purement et simplement dans <strong>de</strong>s conservatoires qui ont à remplir,<br />
probablement, une autre tâche et peuvent s’en satisfaire.<br />
M. SAMUEL BAUD-BOVY : Je remercie M. Vuataz dont je partage l’optimisme.<br />
Je trouve d’ailleurs qu’à certains égards la situation musicale genevoise s’est<br />
beaucoup dégradée. Ainsi, du point <strong>de</strong> vue <strong>de</strong> la création, nous avons eu <strong>de</strong>s<br />
époques où <strong>Genève</strong> était beaucoup plus fécon<strong>de</strong> qu’elle ne l’est aujourd’hui.<br />
Cependant, je vois <strong>de</strong>s signes extrêmement réconfortants dans la place qu’a<br />
prise la musique dans nos écoles, ne serait-ce qu’à travers le développement<br />
<strong>de</strong>s chœurs et orchestres musicaux. Quelqu’un, ici, participe à cet effort : il<br />
s’agit <strong>de</strong> M. Rebut à qui je donne la parole.<br />
M. JEAN-LOUIS REBUT : Je pense que, comme moi, vous avez été<br />
extrêmement sensibles aux <strong>de</strong>ux moments musicaux <strong>de</strong> cette matinée.<br />
J’aimerais m’arrêter au premier, qui m’a procuré une sensation extrêmement<br />
forte, sensation que vous avez peut-être partagée, et ceci tant par la qualité <strong>de</strong><br />
l’exécution, que par cette véracité du fait musical qui transparaît dans cette<br />
musique et traverse le temps. J’ai eu, ainsi, une sensation extrêmement forte<br />
<strong>de</strong> vécu permanent à l’écoute <strong>de</strong> cette musique du XIII e siècle qui, à l’image du<br />
grégorien ou du plain-chant, n’a pas d’âge. Cette musique fait, en outre, le pont<br />
entre l’Orient et l’Occi<strong>de</strong>nt, ce qui est l’un <strong>de</strong>s thèmes <strong>de</strong> notre rencontre<br />
d’aujourd’hui. Je pense que vous avez, vous aussi, ressenti la vérité et la<br />
pérennité d’une musique qui reste tout à fait actuelle.<br />
p.060<br />
Interrogeons-nous maintenant sur ces jeunes qui font <strong>de</strong> la musique.<br />
On parle toujours <strong>de</strong>s aspects négatifs, <strong>de</strong>s enfants et <strong>de</strong>s adultes qui<br />
« consomment » <strong>de</strong> la musique dite <strong>de</strong> « divertissement ». Malgré nous, nous<br />
sommes quotidiennement enrobés dans une pâte sonore, que ce soit dans un<br />
magasin, dans un restaurant ou dans un avion. Il n’y a jamais <strong>de</strong> silence. On<br />
parle <strong>de</strong> ces jeunes qui ne consomment que <strong>de</strong> la musique <strong>de</strong> cette qualité-là.<br />
Mais il y a aussi <strong>de</strong>s milliers <strong>de</strong> jeunes qui font une autre musique, qui en<br />
parlent, qui l’écoutent, qui non seulement l’enten<strong>de</strong>nt et la reçoivent<br />
passivement, mais aussi la créent car l’écoute peut-être une création. Cette<br />
création, n’est-elle pas un acte musical vrai ?<br />
70
<strong>Former</strong> l’homme ?<br />
Demandons-nous enfin pourquoi les jeunes d’aujourd’hui vont, très souvent,<br />
vers <strong>de</strong>s musiques extra-européennes. Pourquoi vont-ils aux sources d’une<br />
musique dite « folk », cette musique qui est la vraie musique pop puisque<br />
« folk » veut dire peuple, populaire ? Peut-être est-ce par exotisme musical, par<br />
plaisir d’exotisme ? Je pense plutôt, comme M. Vuataz l’a dit tout à l’heure,<br />
qu’ils ont en eux-mêmes un ar<strong>de</strong>nt désir <strong>de</strong> retrouver <strong>de</strong> vraies valeurs. Et ce<br />
que nos amis indiens nous ont montré, c’est que ces vraies valeurs existent<br />
dans <strong>de</strong> nombreux pays. Le fait que nos musiques européennes aient été<br />
triturées au long <strong>de</strong>s siècles — et surtout au siècle <strong>de</strong>rnier — pousse ces jeunes<br />
à aller vers <strong>de</strong>s musiques extra-européennes. Auraient-ils besoin d’une autre<br />
qualité <strong>de</strong> la vie ? Besoin que le temps s’arrête un peu ? Que les tempi ne soient<br />
pas trop rapi<strong>de</strong>s ? Qu’on n’ait pas fini un concert en vingt minutes mais que le<br />
« raga » <strong>de</strong> nos musiciens indiens puisse continuer <strong>de</strong>ux jours puisque la vie<br />
continue et que la musique fait partie intégrante <strong>de</strong> la vie ?<br />
M. SAMUEL BAUD-BOVY : On a parlé tout à l’heure <strong>de</strong> la musique <strong>de</strong><br />
Confucius et <strong>de</strong> la musique classique chinoise, peut-être M. Chen pourrait-il<br />
nous dire quelques mots à ce propos ?<br />
M. CHEN LIANG SHENG : Etant d’origine chinoise, j’habite en Europe <strong>de</strong>puis<br />
quinze ans et je gagne ma vie en faisant <strong>de</strong> la musique. Je suis un « eurasien<br />
musical ».<br />
Je pense que le problème, si problème il y a, c’est que notre sens <strong>de</strong> l’ouïe<br />
est à double tranchant : si l’on sait s’en servir, il ai<strong>de</strong> à nous concentrer ;<br />
autrement, il nous enlève toute notre concentration. Or la musique, c’est, au<br />
fond, une <strong>de</strong>s façons les plus directes pour pénétrer notre subconscient. Nous<br />
pouvons l’utiliser pour mieux nous concentrer ou pour nous perdre. Et,<br />
puisqu’on parle <strong>de</strong> formation <strong>de</strong> l’homme, j’aimerais savoir s’il existe une façon<br />
systématique d’apprendre aux jeunes comment se concentrer. Sans<br />
concentration, en effet, tous les sujets dont on les « bourre » du matin au soir<br />
et du soir au matin sont, en général, mal « digérés ». Or, avec une meilleure<br />
concentration, c’est comme avec un meilleur appétit, même si la nourriture n’est<br />
pas très compliquée, l’on mange toujours avec plaisir.<br />
Par ailleurs, on peut très bien être religieux sans avoir <strong>de</strong> religion, ou<br />
musicien sans vraiment faire <strong>de</strong> la musique ; car la musique s’exprime dans<br />
71
<strong>Former</strong> l’homme ?<br />
toutes nos façons <strong>de</strong> communiquer avec autrui, dans la conversation, en<br />
littérature, partout. Ceux qui ne peuvent pratiquer la « musique pour la<br />
musique » trouveront toujours une compensation musicale ailleurs, dans la<br />
poésie ou la p.061 littérature, et si quelqu’un est véritablement très musicien, il<br />
peut, tout simplement, parler musicalement.<br />
De plus, malheureusement, dans une société <strong>de</strong> consommation où l’on<br />
cherche à tout prix le ren<strong>de</strong>ment, on ne peut pas dire que la musique soit<br />
rentable. Je ne vois pas comment la musique peut être bonne si elle doit être<br />
comparée avec l’industrie <strong>de</strong> consommation. Dans ce sens je peux dire que celui<br />
qui ne peut s’offrir l’étu<strong>de</strong> d’un instrument a heureusement beaucoup d’autres<br />
moyens pour s’exprimer <strong>de</strong> manière musicale. Je n’ai pas besoin <strong>de</strong> m’habiller<br />
en Chinois ou <strong>de</strong> parler le chinois pour être Chinois à <strong>Genève</strong>. J’essaie <strong>de</strong> parler<br />
la langue qui est parlée ici ; si j’étais au pôle Nord, peut-être que je ferais autre<br />
chose !<br />
Mme CHARLOTTE MAC JANNET : M. Chen dit que la musique n’est pas<br />
rentable ; je dirais, moi, qu’elle est très rentable pour ceux qui savent écouter.<br />
Il faut apprendre à écouter la nature, le silence. Ecouter l’autre aussi. Voilà ce<br />
qui manque : on parle, parle, parle, mais on n’écoute véritablement que très<br />
rarement.<br />
En tant que rythmicienne, j’ai travaillé avec <strong>de</strong>s enfants retardés, dans <strong>de</strong>s<br />
institutions <strong>de</strong> caractériels, avec <strong>de</strong>s prostituées qui ne voulaient pas accepter la<br />
vie, l’enfant qu’elles attendaient. J’ai alors employé la musique comme une<br />
thérapeutique afin <strong>de</strong> leur faire retrouver la joie <strong>de</strong> bouger dans l’espace, <strong>de</strong><br />
connaître son corps, <strong>de</strong> respirer librement et ceci mène à la forme.<br />
Il n’y a pas, en effet, que l’improvisation qui compte, mais il faut aussi la<br />
forme, forme que l’on trouve dans <strong>de</strong>s musiques très simples. Dans cette<br />
musique très mo<strong>de</strong>rne, qui ne s’arrête jamais, dans ses rythmes continus <strong>de</strong><br />
battement, où est donc la forme ? La forme, est justement très souvent le cri <strong>de</strong><br />
celui qui tente <strong>de</strong> se libérer <strong>de</strong> cette insistance. En l’absence <strong>de</strong> toute forme, l’on<br />
peut, au fond, considérer la musique comme une drogue. Il n’y a pas, en effet,<br />
que <strong>de</strong> la bonne et belle musique, mais il existe aussi <strong>de</strong> la musique dangereuse.<br />
Cela, il ne faut jamais l’oublier. Pour ce qui est <strong>de</strong> la thérapeutique et, par<br />
exemple, <strong>de</strong> la danse, le mouvement et la musique mènent ensemble au phrasé,<br />
72
<strong>Former</strong> l’homme ?<br />
à la forme. La musique est ici un moyen extrêmement important et, en ce sens,<br />
rentable. J’ai vu ainsi, <strong>de</strong> mes propres yeux, <strong>de</strong>s femmes accepter leur grossesse<br />
grâce au mouvement musical. Vous voyez que la musique est bien autre chose<br />
que <strong>de</strong> payer un billet pour un concert que, peut-être, l’on écoutera !<br />
M. SAMUEL BAUD-BOVY : Je remercie Mme Mac Jannet pour son témoignage.<br />
Je crois qu’un <strong>de</strong> nos auditeurs voudrait prendre la parole <strong>de</strong>puis la salle.<br />
M. PHILIPPE SCHERMANN : J’ai récemment lu un livre dans lequel il était<br />
écrit que le rythme, le jazz notamment, était avant tout l’expression d’une<br />
révolte intérieure contre l’esclavage. Le cri étant impossible car les Noirs<br />
n’avaient que le droit <strong>de</strong> se taire, l’étouffement <strong>de</strong> ce cri aurait donné naissance<br />
à un certain rythme. Pour cette raison, le rythme est une drogue qui procure,<br />
pourtant, certains bienfaits.<br />
Mme CHARLOTTE MAC JANNET : p.062 Je vois pour ma part un danger dans<br />
ce rythme qui est métrique, contrairement aux grands rythmes comme celui <strong>de</strong><br />
la respiration, tantôt rapi<strong>de</strong>, tantôt lent. Tel est, à mon sens, le vrai rythme.<br />
M. IVAN VANDOR : Je pense qu’il est dangereux <strong>de</strong> se lancer comme cela dans<br />
<strong>de</strong>s définitions très vagues : un rythme itératif correspond bien au continent<br />
africain par exemple. Il ne s’agit pas là <strong>de</strong> drogue, mais bien d’un aspect très<br />
important du style musical. Dans le jazz, c’est la même chose, même s’il m’est<br />
impossible <strong>de</strong> dire si tel musicien le sent comme une révolte et tel autre non. Le<br />
jazz est avant tout un style, un langage musical particulier.<br />
Je pense donc qu’il faut éviter <strong>de</strong> projeter <strong>de</strong>s contenus qui ne sont pas du<br />
tout dans la musique ou qui pourraient ne pas y être.<br />
M. DRAGISA STIJOVIC : Je dois dire d’abord que je suis très optimiste en ce<br />
qui concerne le développement <strong>de</strong> la musique mo<strong>de</strong>rne. Peut-être serais-je<br />
plutôt partisan <strong>de</strong> la génération <strong>de</strong> la transition quand bien même je vois la<br />
musique changer d’une année à l’autre. Quant à cette musique que l’on dit<br />
responsable <strong>de</strong> la pollution <strong>de</strong> l’environnement du fait <strong>de</strong> ses 500 volts ou plus,<br />
elle me semble être une conséquence <strong>de</strong> la nervosité <strong>de</strong> la vie quotidienne. Le<br />
rythme <strong>de</strong> cette musique serait ainsi la conséquence <strong>de</strong> ce que la génération <strong>de</strong><br />
73
<strong>Former</strong> l’homme ?<br />
ceux qui ont aujourd’hui 50 ans, ou plus, a vécu il y a 35-40 ans. Il faut dire<br />
aussi que la presse, l’information, les mass media interdisent à l’homme<br />
l’expérience d’une vie calme et laborieuse. On parle plus <strong>de</strong> chômage que <strong>de</strong><br />
nouveaux postes ouverts, plus <strong>de</strong> fusilla<strong>de</strong>s dans tel ou tel pays que <strong>de</strong><br />
changements positifs, ce qui influence un genre <strong>de</strong> musique qu’on pourrait<br />
appeler « musique engagée » ou « musique <strong>de</strong> protestation ».<br />
Je pense, aussi, que plus le mon<strong>de</strong> trouvera la paix, moins on parlera <strong>de</strong><br />
guerre et <strong>de</strong> ses dangers, et plus la musique, comme tout autre art, contribuera<br />
à apaiser l’homme. Je suis en ce sens parfaitement d’accord avec ce qui a été<br />
dit précé<strong>de</strong>mment : la musique, c’est la vie même.<br />
Autre question posée par notre excellent rapporteur et qui concerne la<br />
musique que nous avons entendue ici : le danger qui menace le plus cette<br />
musique à haute voix, c’est la musique électronique lorsqu’elle tente <strong>de</strong><br />
recomposer la musique populaire, la « folk music », en perdant ce qu’il y avait<br />
<strong>de</strong> plus beau dans cette musique. On crée alors quelque chose <strong>de</strong> très moche<br />
qui ne survit que vingt-quatre heures à sa composition. Ce phénomène, je le<br />
constate par exemple en Yougoslavie, où <strong>de</strong>s gens sans talent essaient <strong>de</strong><br />
fabriquer artificiellement <strong>de</strong> la musique populaire parce que celle-ci attire<br />
toujours les gens. De piètres compositeurs font d’une musique très riche<br />
quelque chose <strong>de</strong> très pauvre. Je pense donc que notre <strong>de</strong>voir est, d’une part,<br />
d’empêcher cette véritable pollution <strong>de</strong> l’environnement culturel et, d’autre part,<br />
<strong>de</strong> préserver une musique « riche », authentique.<br />
Puisqu’il est question <strong>de</strong> formation, je voudrais, enfin, poser une question à<br />
notre conférencier : quelle possibilité voit-il d’éduquer la masse dans le cadre <strong>de</strong>s<br />
écoles professionnelles, du conservatoire ou <strong>de</strong>s écoles <strong>de</strong> musique ? Je pense<br />
tout d’abord aux enfants et aux jeunes auxquels il faut permettre non seulement<br />
<strong>de</strong> développer leurs talents <strong>de</strong> chanteurs, d’apprendre à jouer d’un instrument, <strong>de</strong><br />
danser, mais aussi <strong>de</strong> comprendre et d’entendre la musique. Je pense qu’il s’agit<br />
là d’une tâche énorme et qu’il faut faire quelque chose dans ce sens.<br />
M. IVAN VANDOR : Je pense, pour ma part, qu’il faudrait donner à la musique<br />
<strong>de</strong> haute qualité la possibilité d’être entendue. Chez nous l’on entend du Mozart,<br />
mais aussi un obscur compositeur du même siècle. Tous les jeunes peuvent<br />
entendre du Mozart mais ce n’est certes pas le cas <strong>de</strong> toutes les musiques <strong>de</strong><br />
74
<strong>Former</strong> l’homme ?<br />
valeur qui existent dans le mon<strong>de</strong>. Bien sûr, les organisations internationales —<br />
dont l’Unesco à travers le Conseil international <strong>de</strong> la musique — ont réalisé<br />
certaines choses, voté certaines motions. Toutefois, on parle beaucoup, alors<br />
que ce qui se passe en réalité est malheureusement très limité.<br />
M. JEAN STAROBINSKI : Puis-je poser une question à M. Vandor ? Dès lors<br />
qu’il a été question <strong>de</strong> l’Orient et <strong>de</strong> l’Occi<strong>de</strong>nt, M. Vandor ne considère-t-il pas<br />
que le pluralisme est très révélateur d’un esprit occi<strong>de</strong>ntal digne d’être<br />
développé et cultivé ? Il me semble, en effet, que, <strong>de</strong> toutes les civilisations qui<br />
se sont succédé au cours <strong>de</strong> l’histoire, c’est la nôtre qui, avec quelques<br />
antécé<strong>de</strong>nts dans la Rome antique, a le plus clairement le goût <strong>de</strong> la<br />
juxtaposition <strong>de</strong> langages, <strong>de</strong> cultes et d’attitu<strong>de</strong>s mentales radicalement<br />
différentes, et qui s’excluraient même l’une l’autre si n’existait ce désir <strong>de</strong> les<br />
collectionner, <strong>de</strong> les goûter les unes à côté <strong>de</strong>s autres, <strong>de</strong> les apprécier les unes<br />
par rapport aux autres dans une espèce <strong>de</strong> Panthéon <strong>de</strong> divinités. Nous,<br />
Occi<strong>de</strong>ntaux, nous efforçons <strong>de</strong> collectionner : nous collectionnons les dieux du<br />
passé, nous collectionnons <strong>de</strong>s langages et <strong>de</strong>s musiques qui s’excluent les unes<br />
les autres mais que nous parvenons, nous, à faire coexister.<br />
M. IVAN VANDOR : Je dirais qu’à cette attitu<strong>de</strong> occi<strong>de</strong>ntale il y a <strong>de</strong>s raisons<br />
historiques. Ce que vous dites, d’ailleurs, concerne non seulement la musique<br />
mais aussi la philosophie. D’aucuns attribuent cette attitu<strong>de</strong> à une prise <strong>de</strong><br />
conscience <strong>de</strong> la crise du système, d’autres, à la spécificité <strong>de</strong> la conception <strong>de</strong><br />
vie occi<strong>de</strong>ntale qui ferait que l’on se tourne volontiers vers l’Autre, le différent.<br />
Schopenhauer, par exemple, a « découvert » le bouddhisme il y a un siècle et<br />
<strong>de</strong>mi déjà. De même l’anthropologie culturelle est née, elle aussi, <strong>de</strong> ce désir <strong>de</strong><br />
se confronter à la différence, avec parfois pour arrière-pensée qu’il fallait<br />
retrouver ce que nous avions perdu. Et il me semble que cette attitu<strong>de</strong> <strong>de</strong><br />
l’Occi<strong>de</strong>nt date <strong>de</strong> la Révolution française déjà.<br />
M. SAMUEL BAUD-BOVY : Je crois que le problème est, au fond, que la musique<br />
n’existe pas pour elle-même mais bien comme le reflet d’une civilisation.<br />
Les <strong>de</strong>ux interprétations qui viennent <strong>de</strong> vous être présentées nous<br />
montrent que les musiques qui attirent M. Laurent Aubert, par exemple, sont<br />
<strong>de</strong>s musiques modales ou <strong>de</strong>s musiques orientales, c’est-à-dire <strong>de</strong>s musiques<br />
75
<strong>Former</strong> l’homme ?<br />
qui, précisément, contredisent le système harmonique. Or, pour moi, ce<br />
système harmonique qu’Ansermet liait à la civilisation chrétienne, n’a rien à<br />
faire avec la civilisation chrétienne. A mon avis, ce langage harmonique s’est<br />
développé p.064 à l’époque <strong>de</strong> la Renaissance, au moment où l’homme a voulu se<br />
rendre maître <strong>de</strong> la nature, d’où une progression que l’on constate au cours <strong>de</strong>s<br />
XVI e , XVII e et XVIII e siècles. Plus tard, ce langage s’est détérioré <strong>de</strong> l’intérieur<br />
jusqu’à ce qu’on en arrive à l’atonalisme et au dodécaphonisme et c’est<br />
d’ailleurs pourquoi Ansermet a évolué au cours <strong>de</strong> sa carrière : lui qui avait été<br />
l’un <strong>de</strong>s premiers à s’intéresser au jazz et aux musiques étrangères, il s’est fait<br />
le défenseur <strong>de</strong>s musiques classiques.<br />
Je pense que, même en musique, il y a actuellement une sorte <strong>de</strong> mauvaise<br />
conscience <strong>de</strong> l’Occi<strong>de</strong>nt car nous nous rendons parfaitement compte que notre<br />
musique comporte <strong>de</strong>s dangers, et là je ne rejoins pas tout à fait M. Vandor.<br />
L’esprit missionnaire n’existe, aujourd’hui, pas plus en religion qu’il n’existe en<br />
musique. Ce qu’il faut admettre — et Chen nous a mis sur la voie — c’est qu’il y a<br />
<strong>de</strong>s <strong>de</strong>grés <strong>de</strong> musique différents : je parle <strong>de</strong> la musique comme <strong>de</strong> quelque<br />
chose qui permet aux hommes <strong>de</strong> se réunir, d’obtenir cette convivialité chère à<br />
Illich ; je pense aussi que la musique peut être, pour certains, la révélation d’une<br />
transcendance. Cela, ce n’est pas à la portée <strong>de</strong> tout le mon<strong>de</strong> même si cette<br />
transcendance que l’on peut sentir dans la musique se trouve aussi bien dans la<br />
musique européenne que dans la musique non européenne, non occi<strong>de</strong>ntale.<br />
Peut-être suis-je un mandarin ? Un élitiste ? Chen a eu raison <strong>de</strong> nous<br />
rappeler qu’il y a peut-être d’autres chemins que celui <strong>de</strong> la musique pour<br />
parvenir à ce sentiment <strong>de</strong> transcendance, et qu’il ne faut pas rendre la musique<br />
responsable <strong>de</strong> fautes qui sont celles d’une civilisation. En fait, l’avenir <strong>de</strong> la<br />
musique dont parlait M. Stijovic, c’est l’avenir même <strong>de</strong> notre civilisation. Il<br />
s’agit <strong>de</strong> la possibilité <strong>de</strong> former un homme, disons, universel, puisque le mon<strong>de</strong><br />
s’oriente dans cette direction.<br />
Est-ce que, <strong>de</strong> ce mon<strong>de</strong> nouveau, <strong>de</strong> cet homme universel, naîtra une<br />
musique universelle ? Voilà une question à laquelle nous ne pouvons répondre<br />
et je pense, d’ailleurs, que ce n’est pas notre tâche ici.<br />
@<br />
76
p.065<br />
<strong>Former</strong> l’homme ?<br />
GUY KOUASSIGAN D’origine togolaise, Guy Kouassigan est<br />
né à Lomé en 1934 où il vécut jusqu’à 18 ans. Il y commença ses étu<strong>de</strong>s<br />
secondaires qu’il continua au lycée d’Albi en France. Bachelier en<br />
philosophie, il entreprit d’abord <strong>de</strong>s étu<strong>de</strong>s <strong>de</strong> lettres, puis s’orienta vers<br />
les sciences politiques (diplôme <strong>de</strong> l’Institut d’étu<strong>de</strong>s politiques <strong>de</strong><br />
Toulouse, 1959) et le droit (licence en droit, 1960 / doctorat en droit,<br />
1962). Enfin, il compléta, à <strong>Genève</strong>, sa formation par un diplôme à<br />
l’Institut universitaire <strong>de</strong> hautes étu<strong>de</strong>s internationales, puis par un<br />
diplôme complémentaire d’étu<strong>de</strong>s supérieures en droit (droit privé).<br />
De 1963 à 1976, il occupe alternativement <strong>de</strong>s postes dans la<br />
fonction publique puis comme avocat. Secrétaire général du Ministère <strong>de</strong>s<br />
affaires étrangères du Togo, avocat aux barreaux <strong>de</strong> Lomé et Cotonou, il<br />
a été également chargé <strong>de</strong> cours dans les facultés <strong>de</strong> droit <strong>de</strong>s<br />
Universités du Dahomey et <strong>de</strong> Dakar. Il a également enseigné la<br />
sociologie juridique et le droit foncier à l’Ecole nationale d’administration<br />
du Togo.<br />
Dès 1976, il est nommé professeur à l’Institut universitaire d’étu<strong>de</strong>s<br />
du développement <strong>de</strong> <strong>Genève</strong> et <strong>de</strong>puis 1977 il est chargé <strong>de</strong> recherches<br />
au secrétariat <strong>de</strong> l’Année internationale <strong>de</strong> l’Enfant.<br />
Dans ses ouvrages, Guy Kouassigan s’interroge sur l’évolution et sur<br />
l’avenir <strong>de</strong>s sociétés africaines (Afrique noire) au travers du droit <strong>de</strong> la<br />
famille : « Position <strong>de</strong> la femme dans le droit <strong>de</strong> la famille en Afrique<br />
noire », « Quelle est ma loi ? Conjonction <strong>de</strong> la tradition et du<br />
mo<strong>de</strong>rnisme dans le droit privé <strong>de</strong> la famille en Afrique noire », « Famille,<br />
droit et changement social dans les sociétés contemporaines », « Des<br />
conflits interpersonnels et internationaux et <strong>de</strong> leurs inci<strong>de</strong>nces sur la<br />
forme du mariage en Afrique noire francophone », « Culture, famille et<br />
développement en Afrique noire ».<br />
D’autre part, sa spécialisation en droit foncier sur laquelle portait sa<br />
thèse <strong>de</strong> doctorat « L’homme et la terre, contribution à l’étu<strong>de</strong> <strong>de</strong>s droits<br />
fonciers et <strong>de</strong> leur transformation en droit <strong>de</strong> propriété en Afrique<br />
occi<strong>de</strong>ntale » l’amena à s’intéresser aux réformes agraires : « Agrarian<br />
reform and institutional innovation in the reconstruction and <strong>de</strong>velopment<br />
of agriculture in French-speaking Africa », « Réformes agraires et<br />
développement en Afrique noire ».<br />
Enfin, les <strong>de</strong>rnières publications : « De la diversité <strong>de</strong>s possibles »,<br />
« De la substantialité au phénomène », « La participation du peuple au<br />
développement et les droits <strong>de</strong> l’homme », « L’évolution <strong>de</strong> la famille et<br />
les perspectives pour l’enfant » révèlent l’intérêt premier du conférencier<br />
envers la philosophie ainsi que sa vocation internationale. L’exposé dans<br />
le cadre <strong>de</strong>s <strong>Rencontres</strong> internationales <strong>de</strong> <strong>Genève</strong> sur le thème <strong>de</strong><br />
« FORMER L’HOMME POUR UN HOMME INTERDÉPENDANT » est<br />
exemplaire <strong>de</strong> l’itinéraire intellectuel <strong>de</strong> Guy KOUASSIGAN.<br />
FORMER L’HOMME<br />
POUR UN MONDE INTERDÉPENDANT<br />
Dans « Le Nouvel Etat Industriel », Galbraith, réfléchissant<br />
aux motivations <strong>de</strong> l’homme dans la perspective <strong>de</strong> l’histoire,<br />
77<br />
@
<strong>Former</strong> l’homme ?<br />
écrit : « Le pouvoir économique, associé jadis à la propriété du sol,<br />
est passé avec le temps aux détenteurs du capital, puis, à l’époque<br />
contemporaine, à ce mélange <strong>de</strong> savoir et <strong>de</strong> compétences<br />
techniques qu’englobe la technostructure. Reflétant cette évolution<br />
avec une symétrie tout aussi satisfaisante, <strong>de</strong>s transferts se sont<br />
produits dans les motivations auxquelles les hommes obéissent ».<br />
p.067<br />
Quelle élucidation <strong>de</strong>s tendances majeures <strong>de</strong> notre époque<br />
<strong>de</strong> plus en plus marquée par l’exigence <strong>de</strong> l’efficacité dans la<br />
production <strong>de</strong> biens matériels et où la valeur <strong>de</strong> l’homme se laisse<br />
supplanter par son coût ! L’instruction qui est processus <strong>de</strong><br />
transmission et d’acquisition <strong>de</strong> connaissances pratiques et<br />
techniques en vue <strong>de</strong> la création <strong>de</strong> l’homme capable d’accomplir<br />
son <strong>de</strong>stin en contribuant à l’accomplissement <strong>de</strong> celui <strong>de</strong> la<br />
société tend à se confondre avec l’éducation dont elle n’est<br />
pourtant qu’une expression partielle. Il y a là plus qu’une question<br />
<strong>de</strong> terminologie. C’est d’une nouvelle vision téléologique qu’il s’agit<br />
et qui voudrait que la formation <strong>de</strong> l’homme se détermine en<br />
fonction <strong>de</strong> ce qui est immédiatement utile et pratique dans un<br />
mon<strong>de</strong> en mutation rapi<strong>de</strong>. C’est là une <strong>de</strong>s conséquences<br />
majeures <strong>de</strong> la civilisation technicienne dont l’extension à l’échelle<br />
planétaire se paie au prix <strong>de</strong> la négation <strong>de</strong> la diversité <strong>de</strong>s<br />
expériences historiques et <strong>de</strong>s vécus collectifs. Et voilà le mon<strong>de</strong><br />
engagé dans la voie <strong>de</strong> la formation <strong>de</strong> l’homme-standard capable,<br />
sous tous les cieux et à toutes les latitu<strong>de</strong>s, <strong>de</strong> répondre aux<br />
exigences sans cesse croissantes et changeantes d’une technologie<br />
porteuse <strong>de</strong> schémas uniformisateurs du mon<strong>de</strong>.<br />
Ce triomphe <strong>de</strong> la technocratie n’est-ce pas aussi une négation<br />
<strong>de</strong> la diversité <strong>de</strong>s mo<strong>de</strong>s <strong>de</strong> prise <strong>de</strong> parole et <strong>de</strong> participation à la<br />
gestion <strong>de</strong> la société ? Le grand débat politique sur la finalité <strong>de</strong><br />
78
<strong>Former</strong> l’homme ?<br />
l’action se trouve escamoté au profit <strong>de</strong>s confrontations techniques<br />
sur les moyens. Dans ce renversement <strong>de</strong> l’ordre <strong>de</strong>s choses où ce<br />
sont les moyens qui créent la fin, les technocrates ne sont pas<br />
seulement faiseurs <strong>de</strong> systèmes, ils <strong>de</strong>viennent acteurs silencieux<br />
mais prépondérants <strong>de</strong> l’histoire. De nouvelles castes se forment<br />
qui déterminent les règles <strong>de</strong> cooptation en fonction <strong>de</strong>s aptitu<strong>de</strong>s<br />
à servir les moyens et non les fins dans une civilisation qui<br />
privilégie la rentabilité immédiate dans la perspective d’un progrès<br />
à l’infini.<br />
Mais les castes, c’est aussi l’inégalité sociale dont on tente <strong>de</strong><br />
limiter les effets par la démocratisation <strong>de</strong>s voies d’accès à<br />
l’éducation.<br />
Les portes <strong>de</strong> l’Université s’ouvrent plus gran<strong>de</strong>s que naguère.<br />
Cette révolution n’est pas seulement quantitative, elle est aussi<br />
renversement <strong>de</strong> signes et <strong>de</strong> significations et revendication d’une<br />
nouvelle répartition <strong>de</strong>s responsabilités au sein <strong>de</strong>s sociétés<br />
nationales tout aussi bien qu’à l’échelle mondiale. Hier l’Université,<br />
par l’étroitesse <strong>de</strong>s voies qui y p.067 conduisaient, était un système<br />
<strong>de</strong> défense et <strong>de</strong> perpétuation <strong>de</strong>s hiérarchies sociales établies. La<br />
plupart <strong>de</strong>s étudiants, fils <strong>de</strong> familles, lui <strong>de</strong>vaient moins leur<br />
insertion dans la vie active qu’une consécration <strong>de</strong> leur<br />
appartenance à <strong>de</strong>s classes sociales <strong>de</strong> comman<strong>de</strong>ment.<br />
Cependant les portes étaient entrouvertes pour faire jouer la règle<br />
<strong>de</strong> la cooptation en faveur <strong>de</strong> ceux qui, d’origine sociale plus<br />
mo<strong>de</strong>ste, pouvaient justifier d’une brillante aventure universitaire<br />
pour être admis dans la sphère du comman<strong>de</strong>ment. Le jeu ne<br />
manquait pas d’habileté préventive <strong>de</strong> contestation.<br />
Peu nombreux et formés dans le respect <strong>de</strong>s règles <strong>de</strong> la<br />
cooptation, les bénéficiaires <strong>de</strong> cette promotion sociale, en se<br />
79
<strong>Former</strong> l’homme ?<br />
soumettant aux exigences <strong>de</strong> leur nouveau statut s’enrichissaient<br />
par là même <strong>de</strong> réflexes conservateurs. Leur élévation dans<br />
l’échelle <strong>de</strong>s classes sociales pouvait être tenue pour un processus<br />
<strong>de</strong> démocratisation <strong>de</strong> l’ordre social existant qu’elle mettait ainsi à<br />
l’abri <strong>de</strong>s remous. Le paysan ou l’ouvrier pouvait taire ses<br />
récriminations à l’égard du système dès lors que les chances<br />
d’élévation sociale, même réduites, étaient <strong>de</strong> nature à le<br />
persua<strong>de</strong>r que le <strong>de</strong>stin social <strong>de</strong> son fils serait supérieur au sien.<br />
La démocratisation <strong>de</strong>s procédures d’accès au comman<strong>de</strong>ment<br />
avait ainsi un effet anesthésiant à l’égard <strong>de</strong> forces <strong>de</strong><br />
changement.<br />
La nouvelle force que constitue la jeunesse surtout estudiantine<br />
opère un transfert : la mission révolutionnaire historiquement<br />
dévolue aux prolétaires passe aux étudiants. La cooptation qui,<br />
autrefois, donnait l’illusion d’une mobilité sociale est mise en échec<br />
par la masse <strong>de</strong>s étudiants qui, à travers leurs revendications, en<br />
appellent à une nouvelle intelligibilité <strong>de</strong> la société et du rôle qui<br />
<strong>de</strong>vrait y être dévolu à chacun. Il faudra bien assurer leur<br />
formation et répondre à leurs aspirations. De nouvelles hiérarchies<br />
s’élaborent, intermédiaires et d’exécution qui exigent <strong>de</strong>s<br />
compétences dites techniques <strong>de</strong> production dans une civilisation<br />
<strong>de</strong> rentabilité immédiate qui trop souvent semble ignorer que,<br />
dans l’accomplissement <strong>de</strong> son <strong>de</strong>stin, l’homme ne doit pas<br />
seulement se satisfaire d’une mission économique et que l’univers<br />
<strong>de</strong> l’homme ne se limite pas à celui <strong>de</strong> l’entreprise où la gestion<br />
comptable l’emporte sur la gestion sociale.<br />
La formation <strong>de</strong> ces hiérarchies intermédiaires a ses propres<br />
exigences qui se traduisent par la notion <strong>de</strong> spécialisation dans un<br />
nouveau cours p.068 <strong>de</strong> l’histoire dominé par l’efficacité dans lequel<br />
80
<strong>Former</strong> l’homme ?<br />
l’avoir subjugue l’être dès lors que la production <strong>de</strong> biens matériels<br />
prend rang <strong>de</strong> fin <strong>de</strong>rnière <strong>de</strong> l’homme. Cette inversion <strong>de</strong>s valeurs<br />
est la cause fondamentale <strong>de</strong>s hésitations et incohérences <strong>de</strong>s<br />
systèmes éducatifs dans le mon<strong>de</strong> comme elle explique les<br />
incohérences <strong>de</strong> la jeunesse qui conteste tout sans trop savoir ce<br />
qu’elle veut. Elle conteste l’éducation établie dans le même temps<br />
où elle lui réclame son insertion dans la société organisatrice <strong>de</strong><br />
cette éducation. Mais cette contradiction, n’est-ce pas l’ambiguïté<br />
fondamentale <strong>de</strong> toute éducation qui ne peut résoudre le conflit<br />
entre <strong>de</strong>ux finalités, l’individu et la collectivité, l’épanouissement<br />
individuel et la soumission aux exigences <strong>de</strong> la socialisation ?<br />
Comment assurer la formation <strong>de</strong> cette jeunesse pour les besoins<br />
<strong>de</strong> la société et du mon<strong>de</strong> sans sacrifier ses aspirations, l’intégrer<br />
sans l’amener à renoncer à elle-même, relier son espace intérieur<br />
à l’espace social ?<br />
La jeunesse peut-elle se satisfaire d’une formation qui exige<br />
d’elle l’utile et l’efficace par la voie <strong>de</strong> la spécialisation alors qu’elle<br />
<strong>de</strong>vrait lui fournir les moyens <strong>de</strong> réalisation <strong>de</strong> sa valeur<br />
d’homme ? Son refus <strong>de</strong> s’intégrer aux cadres préétablis est aussi<br />
refus <strong>de</strong> cette nouvelle orientation <strong>de</strong> l’aventure humaine qui<br />
assigne à l’homme le rôle d’instrument dans le processus <strong>de</strong><br />
développement scientifique et technique. Il est aussi refus <strong>de</strong> toute<br />
rupture entre la culture qui est survivance du passé, réflexion sur<br />
le présent et regard sur l’avenir pour une plus gran<strong>de</strong><br />
compréhension <strong>de</strong> l’homme par lui-même et l’instruction qui est<br />
transmission et acquisition <strong>de</strong> connaissances pour l’avènement en<br />
chacun <strong>de</strong> ce qu’il peut apporter <strong>de</strong> meilleur et d’utile à l’homme et<br />
au mon<strong>de</strong>.<br />
La formation <strong>de</strong> l’homme ne saurait se satisfaire <strong>de</strong> cette<br />
81
<strong>Former</strong> l’homme ?<br />
rupture qui en privilégiant l’utilité <strong>de</strong> l’homme en tant que<br />
producteur <strong>de</strong> biens par rapport à sa propre réalisation privilégie<br />
par là même son coût par rapport à sa valeur. Elle ne saurait non<br />
plus oublier cette vérité première que Marx rappelle dans le<br />
« Travail aliéné » : « L’animal produit uniquement sous la<br />
contrainte d’un besoin physique immédiat, tandis que l’homme<br />
produit lorsqu’il est libéré <strong>de</strong> tout besoin physique, et il produit<br />
vraiment quand il est affranchi <strong>de</strong> ce besoin... ». Quelle similitu<strong>de</strong><br />
<strong>de</strong> vue avec saint Matthieu « L’homme ne vit pas que <strong>de</strong> pain... » !<br />
<strong>Former</strong> l’homme, c’est assurer en lui l’avènement, par la<br />
médiation <strong>de</strong> la culture, d’une conscience compréhensive à l’égard<br />
<strong>de</strong> l’homme et p.069 <strong>de</strong> l’univers en tant qu’ensemble <strong>de</strong> ce qui est.<br />
Et nous tenons la culture pour l’ensemble du savoir qui éclaire<br />
l’homme par le moyen <strong>de</strong> la science sur l’intelligibilité <strong>de</strong> l’objet, <strong>de</strong><br />
l’art, sur la profon<strong>de</strong>ur <strong>de</strong> ses émotions, <strong>de</strong> la morale et <strong>de</strong> la<br />
religion, sur les modalités et la finalité <strong>de</strong> son action et <strong>de</strong> la<br />
technique, sur l’efficacité <strong>de</strong> cette action. Une telle approche <strong>de</strong> la<br />
culture laisse nécessairement apparaître sa diversité dans l’espace<br />
et dans le temps comme expression <strong>de</strong> la diversité <strong>de</strong>s<br />
expériences historiques et <strong>de</strong> la pluralité <strong>de</strong>s mon<strong>de</strong>s.<br />
La diversité <strong>de</strong>s cultures est donc aussi diversité <strong>de</strong> systèmes<br />
éducatifs comme modalités d’avènement <strong>de</strong> la conscience<br />
compréhensive. On ne peut donc envisager la formation <strong>de</strong><br />
l’homme pour un mon<strong>de</strong> interdépendant sans l’acceptation<br />
préalable <strong>de</strong> cette vérité qui veut que l’unité du mon<strong>de</strong> se réalise<br />
par et dans le respect <strong>de</strong>s différences <strong>de</strong>s sociétés humaines<br />
comme base <strong>de</strong> leur égalité.<br />
*<br />
82
<strong>Former</strong> l’homme ?<br />
C’est aux dépens et dans le mépris <strong>de</strong> cette vérité que se<br />
réalise, à l’échelle mondiale, l’extension <strong>de</strong> la civilisation<br />
technicienne et <strong>de</strong> consommation avec ses présupposés<br />
épistémologiques. L’uniformisation du mon<strong>de</strong>, comme<br />
conséquence <strong>de</strong>s progrès <strong>de</strong> la science et <strong>de</strong> la technique, sera<br />
aussi uniformisation <strong>de</strong> l’homme.<br />
Il s’agit, en vérité, d’un vieux débat, tantôt assoupi tantôt<br />
ravivé, qu’éclaire l’histoire du contact entre l’Occi<strong>de</strong>nt et le reste<br />
du mon<strong>de</strong>.<br />
La découverte <strong>de</strong> nouveaux espaces terrestres fut aussi une<br />
découverte <strong>de</strong> la diversité <strong>de</strong>s espaces humains. Les informations<br />
collectionnées par explorateurs, missionnaires et négociants<br />
établissaient que l’homme pouvait être différent <strong>de</strong> l’homme par<br />
ses mœurs et ses coutumes, ses croyances et ses mythes, en un<br />
mot par son explication <strong>de</strong> l’univers et du <strong>de</strong>stin eschatologique <strong>de</strong><br />
l’homme. La pluralité <strong>de</strong>s mon<strong>de</strong>s était aussi pluralité <strong>de</strong>s<br />
possibles. Le désarroi que ceci provoquait chez l’Occi<strong>de</strong>ntal,<br />
découvreur <strong>de</strong>s mon<strong>de</strong>s, avait peine à s’assoupir à la lecture <strong>de</strong>s<br />
« Essais » <strong>de</strong> Montaigne « Tout cela ne va pas trop mal ; mais<br />
quoi, ils ne portent pas <strong>de</strong> hauts-<strong>de</strong>-chausses ». Il fallait bien<br />
trouver une explication à ce mon<strong>de</strong> qui se révéla, soudain, riche <strong>de</strong><br />
multitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> couleurs et d’expériences humaines. Au dogmatisme<br />
ancien né <strong>de</strong> la rencontre <strong>de</strong> la p.070 philosophie grecque et du<br />
message judéo-chrétien allait donc succé<strong>de</strong>r un nouveau<br />
dogmatisme, celui <strong>de</strong> l’universalité <strong>de</strong> la raison.<br />
Dans le grand débat qui s’ouvrira au siècle <strong>de</strong>s Lumières entre<br />
la certitu<strong>de</strong> chrétienne née du discours théologique et la certitu<strong>de</strong><br />
rationaliste, les philosophes prendront à témoin la diversité <strong>de</strong>s<br />
peuples aux confins <strong>de</strong> la terre, pour établir la relativité du Dieu<br />
83
<strong>Former</strong> l’homme ?<br />
chrétien et <strong>de</strong>s systèmes <strong>de</strong> valeurs. Mais sur le terrain du<br />
rationalisme il restait à expliquer cette relativité <strong>de</strong>s systèmes <strong>de</strong><br />
valeurs à partir <strong>de</strong> la diversité <strong>de</strong>s vécus collectifs qui, pour s’être<br />
élaborés en <strong>de</strong>hors du cadre défini par les présupposés chrétiens,<br />
n’en participent pas moins <strong>de</strong> l’histoire <strong>de</strong> la raison (selon le mot<br />
<strong>de</strong> Fontenelle dans « Les entretiens sur la pluralité <strong>de</strong>s mon<strong>de</strong>s »).<br />
Car si la raison est universelle et que le bon sens est la chose la<br />
mieux partagée, il faut bien que ces vécus collectifs puissent<br />
trouver leur place sur le chemin <strong>de</strong> la raison. Selon <strong>de</strong>s auteurs<br />
tels que Montesquieu, la diversité <strong>de</strong>s civilisations pouvait<br />
s’expliquer par la diversité <strong>de</strong>s climats et <strong>de</strong>s milieux naturels.<br />
Mais l’explication qui s’imposa fut envisagée dans une perspective<br />
évolutionniste. Il ne s’agissait pas seulement d’inventorier les<br />
civilisations, il fallait aussi et surtout les apprécier en référence<br />
constante à l’archétype établi par l’expérience <strong>de</strong> l’Occi<strong>de</strong>nt. Les<br />
peuples dispersés aux confins <strong>de</strong> la terre n’étaient que <strong>de</strong>s<br />
retardataires sur le chemin <strong>de</strong> la civilisation. Les diverses étapes<br />
où ils se situent, leurs tâtonnements sur le chemin <strong>de</strong> la civilisation<br />
témoignent <strong>de</strong>s étapes et <strong>de</strong>s tâtonnements que l’Occi<strong>de</strong>nt a<br />
connus au cours <strong>de</strong> son histoire. Il fallait donc les ai<strong>de</strong>r et les<br />
philosophes du XVIII e siècle, inventeurs du mot civilisation et<br />
croyant à une définition linéaire du progrès, <strong>de</strong>vaient définir le<br />
projet civilisateur <strong>de</strong> l’Occi<strong>de</strong>nt ; le far<strong>de</strong>au <strong>de</strong> l’homme blanc.<br />
C’est en cette certitu<strong>de</strong> évolutionniste portée à l’excès par le<br />
positivisme d’Auguste Comte et les idées <strong>de</strong> Darwin que se<br />
réalisera la colonisation <strong>de</strong> notre temps en tant que soumission du<br />
reste du mon<strong>de</strong> à la juridiction <strong>de</strong> l’Occi<strong>de</strong>nt. Elle n’était pas<br />
seulement processus <strong>de</strong> mise en valeur <strong>de</strong>s richesses enfouies<br />
dans les provinces lointaines <strong>de</strong> la terre, elle était aussi mise en<br />
84
<strong>Former</strong> l’homme ?<br />
valeur <strong>de</strong>s hommes selon <strong>de</strong>s schémas uniformisateurs du mon<strong>de</strong><br />
définis par l’Occi<strong>de</strong>nt colonisateur. Dans cette perspective, la<br />
formation <strong>de</strong> l’homme ne pouvait s’envisager que comme son<br />
refaçonnement suivant le modèle défini par l’Occi<strong>de</strong>nt qui p.071 dans<br />
son affirmation comme seul centre d’initiatives historiques et <strong>de</strong><br />
diffusion <strong>de</strong> valeurs, discréditait par là même les autres cultures et<br />
les condamnait au reniement. Tout <strong>de</strong>vait être remis en cause.<br />
D’abord et surtout les religions, puisque c’est par l’impérialisme<br />
spirituel que <strong>de</strong>vait s’apprécier le génie <strong>de</strong>s conquérants. Les<br />
conflits qui opposaient, ici et là, l’Etat à l’Eglise en Europe<br />
perdirent leur violence au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong>s mers pour permettre la<br />
conjonction <strong>de</strong> l’évangélisation et <strong>de</strong> l’enseignement dans ce<br />
processus <strong>de</strong> refaçonnement <strong>de</strong> l’homme. Il s’agissait <strong>de</strong> ramener<br />
au Dieu chrétien tant <strong>de</strong> peuples qui se situaient au-<strong>de</strong>hors <strong>de</strong><br />
l’univers chrétien. Les structures politiques et sociales, à leur tour,<br />
<strong>de</strong>vaient à travers leur mutation s’intégrer au nouveau schéma à<br />
partir du postulat qui expliquait l’incontestable avance<br />
technologique <strong>de</strong> l’Europe par la libération <strong>de</strong> l’individu qui s’y était<br />
réalisée. La liberté prométhéenne s’affirmait comme le moteur du<br />
<strong>de</strong>venir humain.<br />
Portée à <strong>de</strong>s outrances dans une perspective assimilationiste la<br />
colonisation apprenait aux Nègres que leurs ancêtres étaient<br />
Gaulois et avaient les yeux bleus ! Son système éducatif renvoyait<br />
à <strong>de</strong>s institutions au nom bien suggestif et révélateur : plutôt que<br />
du baccalauréat on parlait <strong>de</strong> brevet <strong>de</strong> capacité coloniale !<br />
Pour la formation <strong>de</strong> l’homme quel peut être le bilan <strong>de</strong> la<br />
colonisation qui a pris fin, en principe comme mésaventure<br />
historique et injure métaphysique, sinon celui <strong>de</strong> ses influences qui<br />
survivent à son abolition ? Il s’agit, pour les nations qui renaissent<br />
85
<strong>Former</strong> l’homme ?<br />
à l’histoire, après la confrontation coloniale, <strong>de</strong> trouver le terrain<br />
<strong>de</strong> conjonction entre la tradition qui exprime leur spécificité et les<br />
innovations qu’exige leur ouverture sur le mon<strong>de</strong>. Telle <strong>de</strong>vait être<br />
la signification <strong>de</strong> l’indépendance en tant que liberté <strong>de</strong> choix <strong>de</strong><br />
voies et moyens pour l’accomplissement <strong>de</strong> tant <strong>de</strong> <strong>de</strong>stins<br />
collectifs longtemps oblitérés par la domination coloniale.<br />
L’exercice <strong>de</strong> ce choix implique une appréciation critique et<br />
sélective à l’égard <strong>de</strong> l’héritage colonial.<br />
Mais la colonisation n’a été possible que comme conséquence<br />
<strong>de</strong> la civilisation industrielle et technicienne avec ses forces <strong>de</strong><br />
séduction et ses valeurs affectives d’entraînement. A cela sera<br />
re<strong>de</strong>vable la conception <strong>de</strong> l’éducation comme renonciation à la<br />
diversité <strong>de</strong>s cultures et alignement sur le schéma proposé par le<br />
progrès technique. Dès lors l’éducation n’est plus pour les peuples<br />
processus d’approfondissement <strong>de</strong> soi à p.072 partir <strong>de</strong>s expériences<br />
vécues ; elle est conversion à une nouvelle culture comme<br />
préalable au développement dans sa signification surtout<br />
économique. Elle est formation <strong>de</strong> l’homme en vue <strong>de</strong> son<br />
insertion dans les divers circuits <strong>de</strong> production. Des efforts<br />
considérables sont déployés. Des universités se créent et se<br />
développent pendant que les enseignements primaires et<br />
secondaires atten<strong>de</strong>nt d’être maîtrisés comme ouverture <strong>de</strong> la<br />
jeunesse aux problèmes <strong>de</strong> son environnement immédiat. Quel<br />
contraste entre l’immensité <strong>de</strong>s efforts et l’indigence <strong>de</strong>s<br />
résultats ! Parce que la formation <strong>de</strong> l’homme se poursuit selon<br />
<strong>de</strong>s modèles <strong>de</strong> développement qui ne sont pas transposables sans<br />
bénéfice d’inventaire ni adaptation au contexte socio-culturel <strong>de</strong><br />
chaque peuple. Ce contraste procè<strong>de</strong> <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux causes essentielles.<br />
D’une part en partant d’un double postulat discutable, à savoir<br />
86
<strong>Former</strong> l’homme ?<br />
que l’éducation est la clé du développement et que le<br />
développement lui-même est le résultat du progrès technologique<br />
tel que celui-ci est défini et réalisé par la pensée occi<strong>de</strong>ntale, la<br />
plupart <strong>de</strong>s pays du Tiers Mon<strong>de</strong> ne conçoivent l’éducation que<br />
dans l’alignement sur le modèle <strong>de</strong>s pays industrialisés,<br />
provoquant ainsi une rupture entre leurs propres cultures et la<br />
formation donnée aux jeunes, bâtisseurs <strong>de</strong> l’avenir.<br />
Il en est ainsi parce que la technologie n’est pas neutre. Toute<br />
technique est fruit d’une culture et celle qui domine notre mon<strong>de</strong><br />
est née dans un contexte historique et socio-culturel déterminé qui<br />
n’est pas nécessairement susceptible <strong>de</strong> répétition. Les cultures<br />
natives <strong>de</strong>viennent traditionnelles pendant que la culture véhiculée<br />
par la technologie affirme son exclusive mo<strong>de</strong>rnité. Voilà une<br />
fausse dichotomie qui fait oublier à tant <strong>de</strong> peuples sur la surface<br />
<strong>de</strong> la terre que le progrès pour chaque peuple est d’abord et avant<br />
tout approfondissement <strong>de</strong> soi comme réponse aux améliorations<br />
que réclame la réalité existante et auxquelles doit être attentif tout<br />
processus <strong>de</strong> formation <strong>de</strong> l’homme.<br />
Fausse dichotomie qui implique <strong>de</strong>s jugements <strong>de</strong> valeur. Car<br />
une culture n’est traditionnelle qu’en référence à une autre culture<br />
sur le chemin <strong>de</strong> la mo<strong>de</strong>rnité qui, aujourd’hui, est aussi celui du<br />
progrès technique. Ce jugement <strong>de</strong> valeur se trouve transmis par<br />
la culture dominante aux cultures dominées ainsi confrontées à un<br />
dilemme : rejeter la tradition tenue pour hostile au progrès ou se<br />
retrancher dans la tradition. Dans un cas comme dans l’autre, c’est<br />
le déchirement p.073 entre <strong>de</strong>ux pôles d’attraction, c’est l’incertitu<strong>de</strong><br />
quant à l’avenir avec ses effets sur la tradition que l’on prétend<br />
sauvegar<strong>de</strong>r tout en la réduisant en folklore.<br />
Quel paradoxe que celui <strong>de</strong> la tradition ! Car ce sont les cultures<br />
87
<strong>Former</strong> l’homme ?<br />
qui s’affirment mo<strong>de</strong>rnes parce que porteuses <strong>de</strong> technologie, qui<br />
parlent <strong>de</strong> tradition comme point <strong>de</strong> départ <strong>de</strong> leur dynamique<br />
interne, et comme élément d’appréciation <strong>de</strong> leur distanciation par<br />
rapport aux cultures traditionnelles. Celles-ci ignorent la tradition<br />
en cela qu’elles sont la tradition elle-même qui, aussi longtemps<br />
qu’elle fonctionne, ne peut prendre conscience d’elle-même<br />
comme tradition sans courir le risque <strong>de</strong> disparaître.<br />
Mais à partir <strong>de</strong> l’idée <strong>de</strong> tradition, voilà le mon<strong>de</strong> en partition :<br />
d’un côté les sociétés <strong>de</strong> cultures mo<strong>de</strong>rnes, centres <strong>de</strong> diffusion<br />
<strong>de</strong> la technologie et <strong>de</strong> nouveaux systèmes <strong>de</strong> valeurs, <strong>de</strong> l’autre<br />
les sociétés <strong>de</strong> cultures traditionnelles. Les secon<strong>de</strong>s sont appelées<br />
à se remo<strong>de</strong>ler sur les premières dans un processus<br />
d’uniformisation du mon<strong>de</strong> qui oublie qu’en réalité toutes les<br />
cultures sont traditionnelles parce que l’évolution n’est concevable<br />
qu’à partir d’une tradition faite d’un ensemble d’expériences<br />
historiques. C’est pourquoi toute révolution en s’affirmant comme<br />
rupture d’avec la tradition est en même temps utilisation <strong>de</strong> cette<br />
tradition.<br />
Et la véritable formation <strong>de</strong> l’homme ne peut être que<br />
l’ouverture <strong>de</strong> l’homme sur l’avenir à partir <strong>de</strong>s indications <strong>de</strong> la<br />
tradition. L’entreprendre dans le mépris <strong>de</strong> cette vérité c’est<br />
prendre le risque <strong>de</strong> perte d’énergie et d’espoir. Car elle est, pour<br />
chaque peuple, réponse à <strong>de</strong>s défis par la médiation <strong>de</strong> la culture<br />
en tant que conscience compréhensive à l’égard <strong>de</strong>s leçons du<br />
passé, <strong>de</strong>s exigences du présent et <strong>de</strong>s espoirs <strong>de</strong> <strong>de</strong>main ; former<br />
l’homme c’est assurer l’évolution dans la sauvegar<strong>de</strong> <strong>de</strong> la<br />
substance propre <strong>de</strong> chaque culture et l’envisager dans le<br />
nivellement du mon<strong>de</strong> que postule le développement<br />
technologique, qui n’est qu’une <strong>de</strong>s composantes du <strong>de</strong>venir<br />
88
<strong>Former</strong> l’homme ?<br />
humain, c’est faire perdre au mon<strong>de</strong> les chances <strong>de</strong> la réalisation<br />
<strong>de</strong> son unité plurale à partir <strong>de</strong> la diversité <strong>de</strong>s expériences et <strong>de</strong>s<br />
vécus collectifs.<br />
D’autre part, la plupart <strong>de</strong>s systèmes éducatifs <strong>de</strong>s pays en<br />
développement sont conçus comme processus <strong>de</strong> conversion à la<br />
civilisation industrielle et technicienne dominée par la loi du<br />
marché et du profit et p.074 impliquant une division internationale<br />
du travail dans laquelle les plus faibles sont perdants.<br />
Tenus pour instrument <strong>de</strong> libération <strong>de</strong>s sociétés dominées et<br />
<strong>de</strong> promotion réelle <strong>de</strong> l’homme, ces systèmes éducatifs,<br />
paradoxalement assurent la pérennité <strong>de</strong>s rapports inégalitaires<br />
qui dominent le mon<strong>de</strong>, et renforcent la division internationale du<br />
travail qu’une véritable libération <strong>de</strong>vait normalement conduire à<br />
remettre en question.<br />
A présent, tout porte à penser que ce que les pays du Tiers<br />
Mon<strong>de</strong> reprochent à l’Occi<strong>de</strong>nt, selon le mot <strong>de</strong> Levi Strauss, dans<br />
« Race et Histoire », ce n’est pas <strong>de</strong> les occi<strong>de</strong>ntaliser mais <strong>de</strong> ne<br />
pas leur donner assez vite les moyens <strong>de</strong> s’occi<strong>de</strong>ntaliser alors que<br />
l’avènement d’un mon<strong>de</strong> véritablement interdépendant et solidaire<br />
exige <strong>de</strong> ne considérer la pensée occi<strong>de</strong>ntale que comme une <strong>de</strong>s<br />
multiples composantes <strong>de</strong> la pensée humaine et implique que<br />
chaque peuple, quel que soit l’écart différentiel qui le sépare <strong>de</strong> la<br />
technologie, contribue à l’élaboration d’une civilisation universelle<br />
à partir <strong>de</strong> la diversité <strong>de</strong>s cultures et <strong>de</strong>s civilisations.<br />
Il n’y a pas <strong>de</strong> société sans civilisation en cela qu’il y a toujours<br />
un système <strong>de</strong> valeurs, <strong>de</strong> signes d’instruments et d’outils sans<br />
lesquels aucune société humaine ne saurait exister. Mais la<br />
civilisation, par son insertion dans l’espace et dans le temps,<br />
89
<strong>Former</strong> l’homme ?<br />
comme effort entrepris par l’homme pour s’éclairer lui-même, par<br />
la création et la promotion <strong>de</strong> valeurs matérielles et spirituelles<br />
révélatrices <strong>de</strong> l’homme en tant que sujet conscient, peut être<br />
différente d’une société à une autre, d’une époque à une autre.<br />
Elle est aussi différence dans la perception <strong>de</strong> l’univers comme<br />
dans l’action transformatrice <strong>de</strong> l’homme sur la nature pour lui<br />
conférer signification et utilité. La diversité <strong>de</strong> civilisations, par sa<br />
dimension spatio-temporelle est aussi diversification <strong>de</strong> l’action <strong>de</strong><br />
l’homme sur la matière. C’est pourquoi l’action <strong>de</strong> l’homme pour<br />
servir l’homme par la maîtrise <strong>de</strong> la matière peut avoir recours à<br />
<strong>de</strong>s moyens culturels différents avec <strong>de</strong>s effets différents dans<br />
l’espace et dans le temps.<br />
Différence <strong>de</strong> moyens et d’effets, disons-nous, mais non <strong>de</strong><br />
nature. Car au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> ces différences, l’action <strong>de</strong> l’homme n’a <strong>de</strong><br />
signification que dans la mesure où elle conduit à la<br />
compréhension <strong>de</strong> l’homme par l’homme.<br />
p.075<br />
Dès lors former l’homme pour un mon<strong>de</strong> interdépendant,<br />
c’est l’ouvrir d’abord à la pluralité <strong>de</strong>s mon<strong>de</strong>s par la revalorisation<br />
<strong>de</strong> la diversité <strong>de</strong>s cultures qui le sous-tend et l’anime ; c’est<br />
l’ouvrir ensuite aux grands débats <strong>de</strong> son temps en vue d’un effort<br />
commun pour augmenter la compréhension <strong>de</strong> l’homme par<br />
l’homme par la présence <strong>de</strong> tous à chacun.<br />
L’article 26, paragraphe 2, <strong>de</strong> la Déclaration universelle <strong>de</strong>s<br />
Droits <strong>de</strong> l’homme assigne à l’éducation la mission « <strong>de</strong> favoriser la<br />
compréhension, la tolérance et l’amitié entre toutes les nations et<br />
tous les groupes raciaux ou religieux » ainsi que le développement<br />
<strong>de</strong>s activités <strong>de</strong>s Nations Unies pour le maintien <strong>de</strong> la paix. A cette<br />
fin, la recommandation adoptée par la conférence générale <strong>de</strong><br />
90
<strong>Former</strong> l’homme ?<br />
l’Unesco, en sa 18 e session (novembre 1974), sur l’éducation pour<br />
la compréhension, la coopération et la paix internationales définit<br />
l’éducation comme « le processus global <strong>de</strong> la société par lequel<br />
les personnes et les groupes sociaux apprennent à assurer<br />
consciemment, à l’intérieur <strong>de</strong> la communauté nationale et<br />
internationale et au bénéfice <strong>de</strong> celle-ci, le développement intégral<br />
<strong>de</strong> leur personnalité, <strong>de</strong> leurs capacités, <strong>de</strong> leurs attitu<strong>de</strong>s, <strong>de</strong><br />
leurs aptitu<strong>de</strong>s et <strong>de</strong> leur savoir ». La même recommandation<br />
considère que toute politique <strong>de</strong> l’éducation <strong>de</strong>vrait être fondée,<br />
entre autres, sur la compréhension et le respect <strong>de</strong> tous les<br />
peuples, <strong>de</strong> leurs civilisations, <strong>de</strong> leurs valeurs et <strong>de</strong> leurs mo<strong>de</strong>s<br />
<strong>de</strong> vie, y compris les cultures <strong>de</strong>s ethnies nationales et celles <strong>de</strong>s<br />
autres nations, ainsi que sur la conscience <strong>de</strong> l’interdépendance<br />
croissante <strong>de</strong>s peuples et <strong>de</strong>s nations.<br />
Le mon<strong>de</strong> est-il sur la voie qui conduit à une telle vision<br />
planétaire <strong>de</strong> l’éducation ? Paulo Freire, dans « La pédagogie <strong>de</strong>s<br />
opprimés », rapporte l’anecdote suivante qui souligne l’état<br />
d’esprit qui domine le mon<strong>de</strong>.<br />
« Une éducatrice du Full Circle <strong>de</strong> New York, un jour,<br />
faisait analyser un tableau <strong>de</strong> situation ‘codée’ par un<br />
groupe d’habitants <strong>de</strong>s zones pauvres <strong>de</strong> New York. On y<br />
voyait, au coin d’une rue, un grand tas d’ordures. Un <strong>de</strong>s<br />
participants dit aussitôt :<br />
— Je vois une rue d’Afrique ou d’Amérique latine.<br />
— Et pourquoi pas <strong>de</strong> New York ? <strong>de</strong>manda l’éducatrice.<br />
— Parce que, répondit-il, nous sommes aux Etats-Unis et<br />
qu’ici on ne voit pas ça. » p.076<br />
Et Paulo Freire commente :<br />
91
<strong>Former</strong> l’homme ?<br />
« Indubitablement, cet homme et plusieurs <strong>de</strong> ses<br />
compagnons qui étaient d’accord avec lui, en pleine phase<br />
‘d’éveil <strong>de</strong> la conscience’ fuyaient une réalité qui les<br />
gênait et dont la découverte les menaçait. Soumise au<br />
conditionnement d’une culture du succès et <strong>de</strong> la réussite<br />
personnelle, une conscience aliénée penserait détruire sa<br />
propre capacité <strong>de</strong> réussite si elle se reconnaissait en<br />
situation objective défavorable ».<br />
Mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> la propreté et mon<strong>de</strong> <strong>de</strong>s ordures. Mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> la<br />
culture et <strong>de</strong> l’inculture, <strong>de</strong> l’histoire et <strong>de</strong> l’archaïsme. Tels sont<br />
les stéréotypes, préjugés et idées reçues que renforcent et<br />
confirment <strong>de</strong>s systèmes d’éducation qui enseignent que l’Occi<strong>de</strong>nt<br />
est seul porteur <strong>de</strong> valeurs et que le progrès du mon<strong>de</strong> ne peut se<br />
concevoir que selon sa pédagogie De leur outrance résultent<br />
diverses formes <strong>de</strong> discrimination dont les « théoriciens et<br />
praticiens » oublient que l’on ne saurait nier l’humanité d’autrui<br />
sans nier sa propre humanité et que la paix par la compréhension<br />
internationale exige une nouvelle intelligibilité du mon<strong>de</strong> qui veut<br />
que l’homme soit différent <strong>de</strong> l’homme dans l’égalité.<br />
Cette nouvelle intelligibilité du mon<strong>de</strong> est d’abord et avant tout<br />
revalorisation <strong>de</strong>s cultures et reconnaissance <strong>de</strong> la diversité <strong>de</strong>s<br />
mo<strong>de</strong>s <strong>de</strong> formation <strong>de</strong> l’homme. Elle a ses préalables dont<br />
dépen<strong>de</strong>nt les gran<strong>de</strong>s orientations <strong>de</strong> l’éducation en tant que<br />
processus <strong>de</strong> formation <strong>de</strong> l’homme pour un mon<strong>de</strong> véritablement<br />
solidaire et complémentaire.<br />
C’est d’abord la recherche dans une perspective<br />
interdisciplinaire pour la mise en évi<strong>de</strong>nce <strong>de</strong>s valeurs et formes <strong>de</strong><br />
cultures dans un mon<strong>de</strong> où pendant longtemps les diverses<br />
cultures en tant que réalités fondamentales ont été oblitérées et<br />
92
<strong>Former</strong> l’homme ?<br />
discréditées au bénéfice d’un processus <strong>de</strong> nivellement<br />
technologique du mon<strong>de</strong>. Dans cette perspective l’approche<br />
historique aura le mérite <strong>de</strong> rappeler combien les civilisations sont<br />
mortelles et que l’Occi<strong>de</strong>nt sur le chemin <strong>de</strong> son expansion a<br />
rencontré <strong>de</strong>s civilisations plus vieilles que la civilisation gréco-<br />
romaine.<br />
Cette recherche <strong>de</strong>vrait être entreprise selon les données <strong>de</strong><br />
l’histoire et en fonction <strong>de</strong> certains thèmes autour <strong>de</strong>squels doit<br />
s’articuler tout programme <strong>de</strong> formation <strong>de</strong> l’homme dans une<br />
vision planétaire. Il s’agit <strong>de</strong> l’histoire en tant que science<br />
susceptible d’apprendre aux hommes à faire la part <strong>de</strong>s choses à<br />
partir <strong>de</strong>s enseignements du passé p.077 et non <strong>de</strong> l’histoire qui est<br />
apologie <strong>de</strong>s hégémonies et que P. Valéry dans « Regards sur le<br />
mon<strong>de</strong> actuel » condamne à juste titre « parce qu’elle fait rêver,<br />
enivre les peuples, leur engendre <strong>de</strong> faux souvenirs, exagère leurs<br />
réflexes, entretient leurs vieilles plaies, les tourmente dans leur<br />
repos, les conduit au délire <strong>de</strong>s gran<strong>de</strong>urs ou à celui <strong>de</strong> la<br />
persécution et rend les nations amères, superbes, insupportables<br />
et vaines ». Il ne s’agit pas <strong>de</strong> cette conception <strong>de</strong> l’histoire qui<br />
introduit dans le mon<strong>de</strong> une fausse dichotomie entre sociétés<br />
historiques et sociétés archaïques, les premières, prétend-on,<br />
animées <strong>de</strong> la liberté prométhéenne, les secon<strong>de</strong>s rivées à la<br />
tradition. Car c’est fausser le grand débat <strong>de</strong> notre temps que <strong>de</strong><br />
le ramener à la dialectique <strong>de</strong> la tradition et <strong>de</strong> la révolution. Il est<br />
ailleurs. Il exprime le conflit entre la civilisation technicienne et les<br />
autres formes <strong>de</strong> civilisation, entre la diversité existante et la<br />
tendance à l’uniformisation. Il s’agit <strong>de</strong> savoir si les peuples, en<br />
développant leur sens progressif dans la perspective <strong>de</strong> la<br />
mo<strong>de</strong>rnité telle que celle-ci est portée par la technologie, peuvent<br />
93
<strong>Former</strong> l’homme ?<br />
et doivent sauvegar<strong>de</strong>r leur i<strong>de</strong>ntité dans leurs relations <strong>de</strong> « soi à<br />
soi » et dans leurs rapports au mon<strong>de</strong>. Car si la révolution est<br />
revendication <strong>de</strong> la liberté <strong>de</strong> choix par rapport à la tradition, cette<br />
liberté ne se donne pas mais se construit en fonction <strong>de</strong>s<br />
jugements <strong>de</strong> valeur que l’on porte sur les données <strong>de</strong> cette<br />
tradition, <strong>de</strong> ce qu’il paraît souhaitable <strong>de</strong> détruire ou <strong>de</strong><br />
conserver. C’est l’histoire qui, en tant que témoin du passé,<br />
rappellera à notre mon<strong>de</strong> qui, obnubilé par les progrès <strong>de</strong> la<br />
technologie, a la mémoire trop courte, qu’il n’y a pas <strong>de</strong> sociétés<br />
définitivement rivées à la tradition et que la diversité <strong>de</strong>s temps et<br />
espaces historiques est aussi diversité <strong>de</strong>s expériences humaines.<br />
C’est cette dimension historique qui restituera à l’éducation non<br />
seulement sa valeur d’analyse critique <strong>de</strong>s divers facteurs d’ordre<br />
idéologique, politique et surtout économique générateurs <strong>de</strong><br />
contradictions, <strong>de</strong> conflits d’intérêts et <strong>de</strong> tensions <strong>de</strong> toutes sortes<br />
entre les peuples mais aussi son rôle <strong>de</strong> formation <strong>de</strong> l’homme<br />
pour prévenir et combattre les affrontements qui en résultent. Au<br />
titre <strong>de</strong>s objectifs prioritaires qui <strong>de</strong>vraient, à cette fin, lui être<br />
assignés il y a le développement en tant que processus <strong>de</strong> ré-<br />
appropriation <strong>de</strong> l’homme par lui-même.<br />
Car le développement, qui permettra à l’homme <strong>de</strong> retrouver<br />
ses bases et ses accomplissements dans un mon<strong>de</strong> en voie<br />
d’intégration, p.078 n’est pas seulement mise en place <strong>de</strong> service <strong>de</strong><br />
base pour couvrir ce qu’il est convenu d’appeler les besoins<br />
fondamentaux <strong>de</strong> l’homme. Il ne résulte pas seulement <strong>de</strong>s<br />
progrès technologiques qui n’expriment qu’une possibilité parmi la<br />
diversité <strong>de</strong>s possibilités humaines. La noblesse <strong>de</strong> sa signification<br />
et la force <strong>de</strong> ses exigences imposent qu’il soit plutôt processus <strong>de</strong><br />
restauration <strong>de</strong> valeur d’homme à tant et tant <strong>de</strong> millions d’êtres<br />
94
<strong>Former</strong> l’homme ?<br />
humains que déshumanisent les rapports inégalitaires,<br />
d’exploitation et <strong>de</strong> domination, qui font que les riches sont <strong>de</strong> plus<br />
en plus riches et les pauvres <strong>de</strong> plus en plus pauvres, qui font<br />
qu’une minorité <strong>de</strong> l’humanité s’enlise dans le gaspillage dans un<br />
mon<strong>de</strong> aux ressources limitées pendant que la majorité se débat<br />
avec <strong>de</strong>s maux incalculables pour survivre.<br />
Au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong>s contingences matérielles variables dans l’espace et<br />
dans le temps que la civilisation <strong>de</strong> consommation exploite au<br />
maximum en transformant les désirs provoqués en besoins, il y a<br />
les valeurs permanentes <strong>de</strong> l’homme qui exigent que l’homme<br />
apprenne à se parfaire et non seulement à se satisfaire.<br />
L’éducation pour le développement ne saurait donc se ramener<br />
à la seule initiation aux problèmes existentiels ; elle est<br />
préparation à la défense et à la sauvegar<strong>de</strong> <strong>de</strong> la valeur <strong>de</strong><br />
l’humain dans l’homme. Elle est démarche <strong>de</strong> revendication <strong>de</strong><br />
changements radicaux pour l’avènement d’une histoire<br />
véritablement universelle nourrie <strong>de</strong>s valeurs qui sauvent l’unité <strong>de</strong><br />
l’humanité à travers les vertus créatrices <strong>de</strong> sa diversité. Mais pour<br />
changer il faut savoir ce que l’on est et l’éducation pour le<br />
développement doit, tout au long <strong>de</strong> son processus, permettre à<br />
chaque homme, à chaque société <strong>de</strong> prendre conscience <strong>de</strong> son<br />
être, <strong>de</strong> ses forces et <strong>de</strong> ses faiblesses, <strong>de</strong> ce qu’il peut apporter<br />
au mon<strong>de</strong> comme <strong>de</strong> ce qu’il peut en attendre. Elle <strong>de</strong>vra être,<br />
pour chaque peuple, défense <strong>de</strong> la plénitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> son être pour la<br />
vie plurale <strong>de</strong> l’humanité et du mon<strong>de</strong>.<br />
Porter le débat du développement à cette signification qui prend<br />
en compte les besoins quotidiens tout en les dépassant, c’est, à<br />
juste titre, refuser <strong>de</strong> rabaisser la notion <strong>de</strong> civilisation tant pour le<br />
concept que pour ses manifestations pratiques à un niveau<br />
95
<strong>Former</strong> l’homme ?<br />
inacceptable qui veut que l’Occi<strong>de</strong>nt tienne la supériorité <strong>de</strong> sa<br />
civilisation <strong>de</strong> l’accroissement continuel <strong>de</strong> la quantité d’énergie<br />
disponible par tête d’habitant pour protéger et prolonger la vie<br />
humaine. La civilisation peut-elle se ramener p.079 à la seule<br />
maîtrise <strong>de</strong> la matière par l’homme et une civilisation peut-elle<br />
affirmer sa supériorité par la seule mesure <strong>de</strong> calories mises à la<br />
disposition <strong>de</strong> l’homme ? Ce qu’il importe d’apprendre à remettre<br />
en cause dans la civilisation industrielle qui a trouvé <strong>de</strong> nouveaux<br />
dieux dans les progrès <strong>de</strong>s sciences et <strong>de</strong>s techniques, c’est sa<br />
nouvelle hypothèse <strong>de</strong> l’homme qu’elle insère dans une société <strong>de</strong><br />
plus en plus répressive en primant la croissance pour la croissance<br />
au point <strong>de</strong> subordonner la vie à la technique au lieu <strong>de</strong> mettre la<br />
technique au service <strong>de</strong> la vie.<br />
Pour tout dire, éduquer l’homme pour le développement n’est-<br />
ce pas lui rappeler à chaque pas <strong>de</strong> la vie sa tridimensionnalité en<br />
ses rapports à la société, à la nature et au divin ?<br />
La société existe ; il s’agit <strong>de</strong> l’organiser en cela qu’elle est une<br />
création continuée <strong>de</strong> l’homme qui est un être politique<br />
naturellement fait pour vivre en société. Vivre en société du point<br />
<strong>de</strong> vue politique impose donc à l’homme <strong>de</strong> l’organiser et <strong>de</strong> la<br />
réorganiser en fonction <strong>de</strong> l’évolution <strong>de</strong> l’humanité déterminée et<br />
provoquée par les diverses activités humaines et surtout par le<br />
rapport dialectique entre l’individu et la société. Aux problèmes<br />
résultant <strong>de</strong> ce rapport dialectique, nul ne peut prétendre proposer<br />
une solution définitive et la rivalité entre idéologies ou régimes<br />
politiques a pour objectif primordial la détermination <strong>de</strong> la sphère<br />
respective <strong>de</strong> l’individu et <strong>de</strong> la société. Les systèmes <strong>de</strong> valeurs<br />
qui fon<strong>de</strong>nt l’ordre social ne sauraient échapper à la dialectique <strong>de</strong><br />
l’ordre et du mouvement. Puisque l’homme n’est pas mais <strong>de</strong>vient,<br />
96
<strong>Former</strong> l’homme ?<br />
il appartient d’apprendre à chacun à participer à l’élaboration <strong>de</strong> ce<br />
<strong>de</strong>venir parce que l’humanité, en sa permanence, est prise dans<br />
un mouvement métaphysique <strong>de</strong> gestation <strong>de</strong> vie et <strong>de</strong> valeur.<br />
C’est ce mouvement qui anime les civilisations en tant que<br />
réalités concrètes et vivantes. Dans une perspective planétaire les<br />
réflexions sur l’ordre social national doivent amener l’homme à<br />
prendre conscience <strong>de</strong>s mutations auxquelles le mon<strong>de</strong> est soumis,<br />
<strong>de</strong>s tensions qui l’agitent et du <strong>de</strong>voir qui incombe à chacun <strong>de</strong><br />
contribuer à y mettre fin. Prise <strong>de</strong> conscience dynamique et<br />
agissante et non simple constat, puisqu’il n’y a <strong>de</strong> nation que<br />
parmi d’autres nations et qu’une nation n’est telle que dans la<br />
mesure où d’autres nations peuvent entretenir avec elle <strong>de</strong>s<br />
rapports <strong>de</strong> coexistence et qu’elle vit en ouverture sur d’autres<br />
nations. p.080 L’avènement d’un mon<strong>de</strong> interdépendant et mu par la<br />
solidarité n’est possible que si chaque nation se considère comme<br />
une société dans laquelle les hommes sont unis <strong>de</strong> fait, <strong>de</strong> droit et<br />
<strong>de</strong> volonté dans une liberté collective corrélative d’une égale<br />
liberté <strong>de</strong>s autres nations.<br />
En <strong>de</strong>uxième lieu, former l’homme pour le développement en<br />
tant qu’avènement <strong>de</strong> l’humain dans l’homme, c’est lui faire<br />
prendre conscience <strong>de</strong> ce que <strong>de</strong>vraient être ses rapports<br />
d’harmonie avec la nature. Car la nature est une réalité ; elle a ses<br />
exigences et ses limites. Il paraît que le progrès peut se poursuivre<br />
à l’infini dans un mon<strong>de</strong> aux limites matérielles définies et au<br />
service <strong>de</strong> l’homme qui, selon Dostoïevski dans les « Possédés »,<br />
est pourtant une œuvre inachevée <strong>de</strong> Dieu. Cette contradiction aux<br />
effets incalculables sur le plan <strong>de</strong>s rapports <strong>de</strong> l’homme à la nature<br />
est née, nous semble-t-il, <strong>de</strong> la substitution du progrès à la<br />
Provi<strong>de</strong>nce, dans une perspective temporalisante où l’image <strong>de</strong><br />
97
<strong>Former</strong> l’homme ?<br />
l’homme, constamment remise en question dans une quête infinie<br />
du « mieux en mieux-être », tend à supplanter celle <strong>de</strong> Dieu tout<br />
comme l’infini <strong>de</strong>s besoins contraste avec les limites <strong>de</strong>s moyens.<br />
De cela résultent, selon nous, <strong>de</strong>ux problèmes majeurs <strong>de</strong> notre<br />
temps. D’abord, les rapports <strong>de</strong> l’homme à la nature sont <strong>de</strong>s<br />
rapports d’agression au point que l’homme apparaît aujourd’hui<br />
comme le plus grand <strong>de</strong>s prédateurs. Ensuite, les rapports <strong>de</strong>s<br />
sociétés techniquement avancées avec le reste du mon<strong>de</strong> sont <strong>de</strong>s<br />
rapports d’agression tantôt brutale tantôt subtile mais toujours<br />
réelle au point que la civilisation technicienne apparaît comme la<br />
plus prédatrice <strong>de</strong>s aventures humaines. Cela se révèle comme<br />
une <strong>de</strong>s conséquences majeures <strong>de</strong> la civilisation <strong>de</strong> consommation<br />
et du gaspillage. Car elle a ses exigences. La notion <strong>de</strong> besoin se<br />
développe à l’infini parce que la consommation est à la fois<br />
provocation et exploitation <strong>de</strong>s désirs. Le producteur est à l’écoute<br />
du consommateur après avoir provoqué la rupture <strong>de</strong> son silence<br />
par <strong>de</strong>s procédés publicitaires. Et dans ce déferlement <strong>de</strong>s<br />
passions productrices auxquelles répond l’aveuglement <strong>de</strong>s<br />
passions consommatrices l’homme en est arrivé à oublier les<br />
limites matérielles <strong>de</strong> la terre et <strong>de</strong> ce qu’elle recèle. Le mon<strong>de</strong>,<br />
pour sa survie, a besoin <strong>de</strong> doctrines écologiques à l’élaboration<br />
<strong>de</strong>squelles les jeunes générations doivent être, dès à présent,<br />
préparées. Elles pourraient s’inspirer <strong>de</strong> cette philosophie <strong>de</strong> base<br />
<strong>de</strong> l’initiation sur la Côte du Bénin en Afrique : « N’agresse pas la<br />
nature si elle n’est pas p.081 prête à te livrer ses secrets, elle se<br />
vengera car ses secrets participent <strong>de</strong>s secrets <strong>de</strong> Dieu. A chaque<br />
phase <strong>de</strong> ton existence elle ne te livrera que ce que tu peux<br />
comprendre et maîtriser ». Cette vision <strong>de</strong>s rapports <strong>de</strong> l’homme à<br />
la nature n’a-t-elle pas sa logique qui puisse épargner à l’homme<br />
98
<strong>Former</strong> l’homme ?<br />
sa propre <strong>de</strong>struction dans <strong>de</strong>s aventures aux données incertaines<br />
comme celle du nucléaire ? Si véritablement la terre appartient à<br />
tous les hommes c’est ensemble que, dans un renouvellement<br />
constant <strong>de</strong> la pensée, ils doivent chercher à la maintenir<br />
habitable. Car le moment n’est pas loin où les fleuves seront <strong>de</strong>s<br />
égouts, les lacs et les mers <strong>de</strong>s cloaques et la terre submergée par<br />
toutes sortes <strong>de</strong> risques pour la vie humaine. Jamais le mon<strong>de</strong>,<br />
surtout dans les pays avancés, n’a semblé être comblé <strong>de</strong> biens<br />
matériels et en tirer moins <strong>de</strong> satisfaction. La majeure partie <strong>de</strong>s<br />
hommes vit dans <strong>de</strong>s agglomérations urbaines, paralysées par la<br />
circulation automobile, étouffées par la pollution industrielle,<br />
écrasées par le bruit et terrorisées par la criminalité.<br />
Enfin et surtout, comment entreprendre le développement <strong>de</strong><br />
l’homme dans l’oubli <strong>de</strong> Dieu ? Je dis Dieu, non pas celui <strong>de</strong>s<br />
Eglises partagées entre leur nature institutionnelle et leur mission<br />
prophétique, entre le souci d’ordre et la force <strong>de</strong> contestation,<br />
mais Transcendance. Des conflits d’idées et d’idéologies qui<br />
secouent le mon<strong>de</strong> apparaît en transparence un besoin<br />
fondamental qui réconcilie l’homme avec lui-même au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong>s<br />
petites quotidiennetés : celui <strong>de</strong> l’Absolu, du Sacré. Et ce serait en<br />
avoir une vision partielle que d’interpréter la crise actuelle <strong>de</strong>s<br />
systèmes <strong>de</strong> valeurs comme une conséquence <strong>de</strong>s seules<br />
inégalités sociales et économiques. Sur ce point <strong>de</strong> notre propos<br />
les opinions sont aussi divergentes que violentes dans leur<br />
opposition. On nous renverra à l’athéisme <strong>de</strong> Marx pour qui la<br />
religion n’est qu’une superstructure qui disparaîtra avec les<br />
inégalités sociales et économiques. Ce à quoi nous pouvons<br />
répondre que dans la perspective marxiste, la religion n’engage<br />
pas un débat théologique ou philosophique mais plutôt social qui<br />
99
<strong>Former</strong> l’homme ?<br />
ne concerne que les hommes dans leur <strong>de</strong>venir historique dans la<br />
mesure où l’homme fait la religion et que la religion ne fait pas<br />
l’homme. Notre propos va au-<strong>de</strong>là. Nous disons que c’est la<br />
recherche d’un Absolu comme ultime recours existentiel <strong>de</strong><br />
l’homme qui rappellera à l’homme que certaines valeurs sont<br />
sacrées et ne sauraient être transgressées. La misère existentielle<br />
n’est pas seulement matérielle. La p.082 contestation <strong>de</strong> la jeunesse<br />
d’aujourd’hui, surtout dans les pays riches, n’est-elle pas<br />
expression d’un besoin fondamental : le besoin spirituel ; n’est-elle<br />
pas refus <strong>de</strong> la transformation <strong>de</strong> l’homme en instrument et<br />
dénonciation du mythe <strong>de</strong> la croissance comme une fin en soi ?<br />
C’est ce retour au Sacré que l’homme d’aujourd’hui, surtout dans<br />
les sociétés d’abondance, cherche confusément dans <strong>de</strong>s<br />
mouvements marginaux que fon<strong>de</strong>nt les nouveaux « prophètes ».<br />
C’est ce que revendique la jeunesse à travers toutes sortes<br />
d’évasions libératrices qui s’affirment contestataires <strong>de</strong> l’ordre<br />
établi ; d’où, pour elle, le recours aux philosophies orientales en<br />
tant que retour <strong>de</strong> l’homme à lui-même, à l’explication existentielle<br />
du mon<strong>de</strong> à travers l’art nègre qui est liberté <strong>de</strong> forme et <strong>de</strong><br />
rythme dans le mouvement <strong>de</strong> l’homme vers le Divin, à la<br />
réhabilitation <strong>de</strong> la danse en tant qu’émergence <strong>de</strong> l’unité première<br />
entre l’homme et la nature. C’est le retour <strong>de</strong> Dionysos, cette force<br />
créatrice enchâssée dans l’âme <strong>de</strong> toute chose. La jeunesse a ses<br />
mythes ; mais il n’y a pas <strong>de</strong> mythe inutile pour l’homme parce<br />
qu’il est préfiguration et revendication <strong>de</strong> transcendance. La<br />
recherche <strong>de</strong> la transcendance rappelle à l’homme qu’il ne saurait<br />
accomplir son <strong>de</strong>stin en se satisfaisant mais en se perfectionnant,<br />
parce que, pour reprendre la formule aristotélicienne, il est une<br />
réalité entéléchienne. Dans notre mon<strong>de</strong> où l’appât du gain et<br />
100
<strong>Former</strong> l’homme ?<br />
l’extension <strong>de</strong>s besoins matériels engendrent tant <strong>de</strong> volonté <strong>de</strong><br />
puissance, c’est encore une chance pour l’homme que <strong>de</strong> vivre en<br />
souvenir du mot <strong>de</strong> Lamartine « Borné dans sa nature, infini dans<br />
ses vœux, l’homme est un dieu tombé qui se souvient <strong>de</strong>s cieux ».<br />
Jamais l’homme n’a autant parlé <strong>de</strong> Dieu que <strong>de</strong>puis que la<br />
prophétie <strong>de</strong> Nietzsche s’est réalisée en la mort <strong>de</strong> Dieu.<br />
*<br />
Comment réaliser cette tridimensionnalité <strong>de</strong> l’homme pour<br />
l’édification d’un mon<strong>de</strong> qui soit, par les efforts renouvelés <strong>de</strong><br />
chacun, une véritable cité humaine habitable pour tous ? Il faut,<br />
pour cela, donner à la formation <strong>de</strong> l’homme une vocation<br />
internationale ; ce qui implique, au préalable, la formation <strong>de</strong>s<br />
formateurs eux-mêmes. Nous entendons par formateurs non pas<br />
seulement ceux qui sont chargés <strong>de</strong> transmettre le savoir tel qu’il<br />
est défini par la société institutionnalisée, mais aussi et p.083 surtout<br />
ceux qui, d’une manière directe ou indirecte, consciente ou<br />
inconsciente, exercent une influence sur la formation <strong>de</strong> l’esprit<br />
dans la transmission <strong>de</strong> la culture quotidiennement vécue. A cet<br />
égard, l’enseignement reçu dans les structures scolaires,<br />
universitaires ou professionnelles doit confirmer et renforcer les<br />
idées reçues dans le milieu familial ou à travers les mass media. Il<br />
ne sert à rien, par exemple, <strong>de</strong> combattre à l’école les préjugés<br />
raciaux, les stéréotypes et l’ethnocentrisme si à chaque pas <strong>de</strong> la<br />
vie le message éducatif transmis par les parents et les moyens<br />
d’information contribuent à les renforcer et à les perpétuer.<br />
Puisque former l’homme c’est l’influencer selon les systèmes <strong>de</strong><br />
valeurs dominants, il s’agira avant tout <strong>de</strong> motiver les formateurs<br />
dans le sens <strong>de</strong> l’adhésion à l’éthique qui sert <strong>de</strong> fon<strong>de</strong>ment aux<br />
droits <strong>de</strong> l’homme afin qu’ils perçoivent la nécessité d’un<br />
101
<strong>Former</strong> l’homme ?<br />
changement <strong>de</strong> la société pour que ces droits <strong>de</strong> l’homme<br />
<strong>de</strong>viennent une réalité concrète dans l’ordre national et<br />
international. C’est par là que sera réalisée l’émergence du sens à<br />
donner à l’unité fondamentale <strong>de</strong> l’humanité à travers la diversité<br />
<strong>de</strong>s cultures et <strong>de</strong>s <strong>de</strong>stins collectifs. Cela suppose une ouverture<br />
<strong>de</strong> tout le mon<strong>de</strong> aux idéaux <strong>de</strong> l’Organisation <strong>de</strong>s Nations Unies :<br />
égalité et justice pour tous les hommes à travers une diversité<br />
d’opinions et d’idéologies qui ne <strong>de</strong>vraient pas empêcher la<br />
coopération raisonnable entre les nations. Cette ouverture doit se<br />
réaliser à tous les sta<strong>de</strong>s <strong>de</strong> la formation <strong>de</strong> l’homme et selon <strong>de</strong>s<br />
modalités appropriées <strong>de</strong>puis l’éducation préscolaire jusqu’à la<br />
formation professionnelle et au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> celle-ci dans une sorte <strong>de</strong><br />
processus continué qui permette à chacun d’avoir à l’égard <strong>de</strong>s<br />
problèmes du mon<strong>de</strong> une attitu<strong>de</strong> critique et constructive C’est à<br />
ce prix que l’univers <strong>de</strong> l’homme ira au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong>s limites <strong>de</strong><br />
l’entreprise ou <strong>de</strong>s structures <strong>de</strong> production.<br />
C’est en cette attitu<strong>de</strong> critique et constructive à l’égard d’un<br />
mon<strong>de</strong> constamment en quête <strong>de</strong> lui-même à travers les<br />
mutations qui le secouent que rési<strong>de</strong>nt les chances d’un<br />
mouvement international véritablement civilisateur. Elle est<br />
condamnation <strong>de</strong> l’impérialisme sous toutes ses formes, politiques,<br />
économiques et culturelles. Car l’impérialisme n’est autre chose<br />
que cette volonté <strong>de</strong> puissance conduisant à <strong>de</strong>s totalités closes, à<br />
<strong>de</strong>s empires qui ne peuvent se réaliser qu’en s’opposant dans un<br />
contexte conflictuel. C’est à partir d’une pluralité <strong>de</strong> nations libres<br />
et par la convergence d’efforts communs que se réalisera un<br />
mon<strong>de</strong> p.084 véritablement interdépendant. Et c’est au nom <strong>de</strong> la<br />
liberté que les colonisateurs ont appris ce que Montherlant faisait<br />
dire à Alvaro dans le « Maître <strong>de</strong> Santiago » : « Les colonies sont<br />
102
<strong>Former</strong> l’homme ?<br />
faites pour être perdues. Elles naissent avec la croix <strong>de</strong> mort au<br />
front ». Cette pluralité <strong>de</strong> nations libres est aussi pluralité <strong>de</strong><br />
cultures qui récuse les schémas uniformisateurs du mon<strong>de</strong>, parce<br />
que c’est par la libre communication <strong>de</strong>s cultures dans le respect<br />
<strong>de</strong> leur spécificité que s’accomplira la libre convergence <strong>de</strong>s<br />
consciences nationales vers une cité humaine.<br />
L’Occi<strong>de</strong>nt qui a tant apporté à l’humanité, notamment dans les<br />
rapports <strong>de</strong> l’homme à la matière a, par son incontestable avance<br />
technologique, conduit le mon<strong>de</strong> à prendre la production et le<br />
ren<strong>de</strong>ment pour <strong>de</strong>s fins ultimes du déploiement <strong>de</strong> l’homme. Nous<br />
pensons que former l’homme pour un mon<strong>de</strong> interdépendant, c’est<br />
lui apprendre à avoir une attitu<strong>de</strong> critique à l’égard <strong>de</strong> cette fausse<br />
certitu<strong>de</strong> née d’un malentendu historique et axiologique qui a failli<br />
faire oublier que la technologie n’est qu’une aventure parmi les<br />
aventure humaines et que l’unité humaine est aussi unité <strong>de</strong><br />
vocation qui postule une mise en commun <strong>de</strong>s expériences<br />
humaines pour que la terre soit véritablement celle <strong>de</strong>s hommes.<br />
<strong>Former</strong> l’homme pour un mon<strong>de</strong> interdépendant, c’est lui<br />
apprendre le culte <strong>de</strong> l’homme. C’est une profession <strong>de</strong> foi qui<br />
élève le niveau <strong>de</strong> notre propos au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong>s contingences<br />
matérielles qui ne sont que la conséquence d’un besoin<br />
fondamental : le vrai et le plus grand besoin <strong>de</strong> l’homme, c’est<br />
encore l’homme lui-même.<br />
C’est pourquoi comme mots <strong>de</strong> la fin, nous reprendrons ceux <strong>de</strong><br />
Saint-Exupéry dans « Pilote <strong>de</strong> Guerre » : « L’homme qui m’habite<br />
ce soir n’en finit pas <strong>de</strong> dénombrer les siens. L’homme comme<br />
mesure <strong>de</strong>s peuples et <strong>de</strong>s races... Dans ma civilisation, celui qui<br />
diffère <strong>de</strong> moi, loin <strong>de</strong> me léser m’enrichit. Notre unité, au <strong>de</strong>ssus<br />
<strong>de</strong> nous, se fon<strong>de</strong> en l’Homme... Ma civilisation repose sur le culte<br />
103
<strong>Former</strong> l’homme ?<br />
<strong>de</strong> l’Homme au travers <strong>de</strong>s individus... Il faut restaurer l’Homme.<br />
C’est lui l’essence <strong>de</strong> ma culture. C’est lui la clé <strong>de</strong> ma<br />
Communauté. C’est lui le principe <strong>de</strong> ma victoire... Ma civilisation,<br />
héritière <strong>de</strong> Dieu, a fait chacun responsable <strong>de</strong> tous les hommes,<br />
et tous les hommes responsables <strong>de</strong> chacun ».<br />
@<br />
104
<strong>Former</strong> l’homme ?<br />
FORMER L’HOMME POUR UN MONDE<br />
INTERDÉPENDANT<br />
Entretien<br />
présidé par Mme Yvette Z’GRAGGEN<br />
productrice-déléguée à la Radio Suisse Roman<strong>de</strong><br />
et membre du Comité <strong>de</strong>s RIG<br />
Mme YVETTE Z’GRAGGEN : p.085 Je tiens tout d’abord à vous présenter les<br />
personnes qui, autour <strong>de</strong> cette table, participeront à ce débat : M. Pierre Furter,<br />
professeur à la Faculté <strong>de</strong> psychologie et <strong>de</strong>s sciences <strong>de</strong> l’éducation <strong>de</strong> l’Université<br />
<strong>de</strong> <strong>Genève</strong> ; M. Dragisa Stijovic, directeur du Département <strong>de</strong>s relations<br />
internationales <strong>de</strong> l’Université <strong>de</strong> Belgra<strong>de</strong> ; Mme Maria-Louisa Paronetto-Valier,<br />
historienne et secrétaire générale <strong>de</strong> la Commission nationale italienne pour<br />
l’Unesco ; le professeur Jean Starobinski que vous connaissez bien ; Monseigneur<br />
Paul Poupard, recteur <strong>de</strong> l’Institut catholique <strong>de</strong> Paris ; M. Albert Tévoédjré,<br />
directeur <strong>de</strong> l’Institut international d’étu<strong>de</strong>s sociales à <strong>Genève</strong> et, enfin, M. James<br />
Chandler, directeur du Bureau international <strong>de</strong> l’éducation à <strong>Genève</strong>.<br />
Qui désire prendre la parole ? Mme Paronetto-Valier peut-être qui, je crois,<br />
souhaite faire un lien entre la conférence <strong>de</strong> M. Kouassigan et celle qui a été<br />
prononcée hier par M. Fetscher.<br />
Mme MARIA-LUISA PARONETTO-VALIER : La conférence <strong>de</strong> M. Kouassigan<br />
nous a donné, non pas une réponse unique et définitive, mais bien quelques<br />
suggestions se référant aux thèmes qui ont été évoqués hier et aujourd’hui.<br />
Ainsi a-t-on parlé, aujourd’hui encore, <strong>de</strong> l’i<strong>de</strong>ntité culturelle, <strong>de</strong> la nécessité,<br />
dans la formation <strong>de</strong>s hommes, <strong>de</strong> laisser à ceux-ci la possibilité <strong>de</strong> se<br />
reconnaître dans l’i<strong>de</strong>ntité <strong>de</strong> leur culture propre. Cette reconnaissance<br />
d’i<strong>de</strong>ntité <strong>de</strong>vrait nous conduire à une compréhension toujours plus vaste, c’est-<br />
à-dire à l’universalité qui nous préservera d’un émiettement, d’une perte <strong>de</strong><br />
valeur. Il a été, en outre, question <strong>de</strong> l’universalité <strong>de</strong> la science. Or, je pense<br />
que si la science ne s’enracine pas dans une culture, elle <strong>de</strong>vient une sorte <strong>de</strong><br />
magie, d’ésotérisme, et non pas une contribution à la construction <strong>de</strong> l’individu<br />
et <strong>de</strong> la société.<br />
105<br />
@
<strong>Former</strong> l’homme ?<br />
M. Kouassigan a parlé, au début <strong>de</strong> sa conférence, <strong>de</strong> la différence entre<br />
éducation et instruction. L’instruction n’est, en effet, qu’un aspect, qu’un<br />
moment <strong>de</strong> l’éducation. Dans <strong>de</strong>s pays en voie <strong>de</strong> développement, l’école, p.086<br />
comme institution, à mêlé très étroitement instruction et éducation, phénomène<br />
lié à l’époque historique <strong>de</strong> la colonisation puis <strong>de</strong> la décolonisation. Ainsi, au<br />
début <strong>de</strong>s années 60, l’on a pu, d’une façon simpliste, penser que l’école était le<br />
moteur du développement. Cette institution était reconnue comme la voie par<br />
laquelle le développement <strong>de</strong>vait passer. L’Unesco a joué un rôle à cet égard en<br />
s’appliquant à démontrer que l’éducation était un investissement rentable qu’il<br />
fallait dès lors financer sans arrière-pensée. Les Etats, africains en particulier,<br />
ont pris à la lettre ces recommandations issues <strong>de</strong> recherches prétendument<br />
scientifiques, ce qui a conduit à <strong>de</strong> nombreuses désillusions et à la remise en<br />
question <strong>de</strong> l’éducation en tant que telle.<br />
L’expérience montre qu’il faut repenser complètement tout le système, et<br />
ceci non seulement en se débarrassant <strong>de</strong> modèles hérités du passé mais aussi<br />
en étudiant <strong>de</strong> plus près les exigences propres à chaque société.<br />
M. GUY KOUASSIGAN : Effectivement, au début <strong>de</strong> ma conférence, j’ai fait<br />
une distinction entre l’instruction et l’éducation. Je suis revenu, d’ailleurs,<br />
plusieurs fois sur cette distinction parce qu’elle me paraît fondamentale : la<br />
notion d’éducation est beaucoup plus large que celle d’instruction. Et c’est<br />
Rousseau qui disait : « on cultive les plantes, mais on éduque les hommes », ce<br />
à quoi Barrès répondait plus tard : « l’éducation ne transforme pas l’homme<br />
mais l’éveille ».<br />
Je crois que l’instruction constitue un mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> transmission — je dirais<br />
presque, « d’inculcation » — d’un certain nombre <strong>de</strong> savoirs jugés utiles par la<br />
société. Il s’agit <strong>de</strong> provoquer l’avènement <strong>de</strong> ce que l’homme peut avoir d’utile,<br />
« l’homo faber » pouvant se réaliser à travers l’instruction ; l’éducation, c’est<br />
beaucoup plus que cela. L’éducation, c’est l’ouverture <strong>de</strong> l’homme à un certain<br />
nombre <strong>de</strong> valeurs qui ne sont pas nécessairement utiles directement,<br />
pratiquement. Lorsque vous dites <strong>de</strong> quelqu’un qu’il est très bien éduqué, il ne<br />
peut y avoir à son égard <strong>de</strong> meilleur éloge. Mais, pour dire que quelqu’un<br />
manque d’instruction, la langue française possè<strong>de</strong> plusieurs expressions : on<br />
dira qu’il est illettré, qu’il n’est pas instruit, etc.<br />
106
<strong>Former</strong> l’homme ?<br />
Ce qu’à l’heure actuelle nous contestons dans les systèmes éducatifs en<br />
vogue chez nous, c’est beaucoup plus l’instruction que l’éducation. Nous en<br />
sommes, en Afrique noire, arrivés à un point où il y a une rupture entre<br />
l’éducation qui est donnée par la société globale et l’instruction transmise par<br />
l’école. La rupture est telle que les enfants ne s’y retrouvent pas.<br />
M. PIERRE FURTER : J’aimerais, quant à moi, soulever d’autres questions. Si<br />
je suis en principe d’accord avec mon ami Kouassigan, j’ai néanmoins éprouvé,<br />
en l’entendant, un malaise grandissant. Comment peut-on en effet parler<br />
d’éducation à l’interdépendance quand on pense qu’il a fallu 5 ans <strong>de</strong> travail,<br />
5.000 spécialistes et 50 millions <strong>de</strong> dollars pour réunir une conférence sur la<br />
science et la technologie qui, à Vienne, a été capable seulement <strong>de</strong> proposer<br />
250 millions, pour compenser une énorme différence scientifique et<br />
technologique quels que soient, par ailleurs, les indicateurs que l’on utilise ? Je<br />
vous rappelle, par exemple, que plus <strong>de</strong> 90 % <strong>de</strong>s recherches se font dans les<br />
pays dits du nord <strong>de</strong> la planète. De même l’on pourrait comparer le nombre <strong>de</strong>s<br />
chercheurs en exercice ou, encore, abor<strong>de</strong>r la question <strong>de</strong>s monopoles, question<br />
qui nous touche d’ailleurs directement.<br />
p.087<br />
Aussi, très franchement, je me <strong>de</strong>man<strong>de</strong> s’il n’aurait pas fallu donner<br />
pour titre à ces <strong>Rencontres</strong> : « <strong>Former</strong> les hommes pour la survie ? » Je me<br />
<strong>de</strong>man<strong>de</strong> si l’on n’est pas, aujourd’hui, dans une situation <strong>de</strong> véritable guerre<br />
économique entre le nord et le sud <strong>de</strong> la planète. Vaut-il encore la peine <strong>de</strong><br />
parler, dans une telle situation, d’interdépendance, <strong>de</strong> compréhension<br />
internationale ? Personnellement, je réponds non. Mais essayons <strong>de</strong> voir si les<br />
pays du sud <strong>de</strong> la planète ont la moindre chance dans une situation qui me<br />
paraît dramatique.<br />
Tout d’abord, pour être capable <strong>de</strong> négocier, pour compter, il faut au moins<br />
avoir quelque chose à négocier. Cela ne signifie-t-il pas qu’est nécessaire un<br />
vaste effort <strong>de</strong> revalorisation <strong>de</strong>s techniques traditionnelles ? Je pense, à ce<br />
propos, aux travaux d’un Georges Balandier. En effet, parler <strong>de</strong> civilisation<br />
technicienne, qu’est-ce que cela veut donc dire ? Cela veut dire qu’en fin <strong>de</strong><br />
compte cette technique n’est que la technique telle qu’elle a été définie par<br />
l’Occi<strong>de</strong>nt. Ne faudrait-il pas tenter <strong>de</strong> démontrer que toute civilisation a ses<br />
techniques et que, par conséquent, parler d’une civilisation technicienne qui<br />
uniformise le mon<strong>de</strong> entier, c’est peut-être parler <strong>de</strong> la conséquence d’un tout<br />
107
<strong>Former</strong> l’homme ?<br />
autre phénomène, à savoir l’exploitation que l’industrie et les multinationales<br />
font <strong>de</strong> la technique.<br />
Je pense à <strong>de</strong>ux exemples, l’un positif, l’autre négatif. L’exemple positif est<br />
celui <strong>de</strong>s Japonais <strong>de</strong> la dynastie <strong>de</strong>s Meiji qui ont totalement contrôlé le niveau<br />
technologique qu’ils voulaient dans leur pays. A l’inverse, les pays d’Afrique<br />
sont-ils capables, actuellement, <strong>de</strong> contrôler la technologie qu’ils utilisent ?<br />
Pensez, par exemple, à cette autre conférence récente sous l’égi<strong>de</strong> <strong>de</strong><br />
l’Organisation Mondiale <strong>de</strong> la Santé où l’on a appris que 100 médicaments<br />
suffiraient probablement pour soigner le 90 % <strong>de</strong>s maladies essentielles, tout le<br />
reste n’étant que « business » ; nous en profitons d’ailleurs abondamment en<br />
Suisse.<br />
On pourrait, enfin, se <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r jusqu’à quel point ceux qui prennent <strong>de</strong>s<br />
décisions dans les systèmes éducatifs — les élites actuellement au<br />
gouvernement — s’intéressent vraiment à ce problème ? Les systèmes éducatifs<br />
mis en place en Afrique servent-ils réellement le développement technologique ?<br />
Ne servent-ils pas, plutôt, à unifier politiquement les différents pays ? Quand on<br />
étudie, par exemple, l’enseignement supérieur tel qu’il se développe dans la<br />
majorité <strong>de</strong>s pays africains, on constate parmi les étudiants, une énorme<br />
distorsion entre l’abondance <strong>de</strong> ceux qui choisissent <strong>de</strong>s carrières les amenant<br />
fatalement au fonctionnariat, et l’absence ou la quasi-absence <strong>de</strong> jeunes<br />
choisissant <strong>de</strong>s branches scientifiques ou techniques.<br />
Si vous voulez, M. Kouassigan, j’ai le sentiment que votre exposé est plein<br />
<strong>de</strong> bonnes intentions, mais que, lorsqu’on regar<strong>de</strong> la situation dans laquelle<br />
nous nous trouvons, il me semble que l’on <strong>de</strong>vrait aller plus loin dans l’analyse.<br />
M. GUY KOUASSIGAN : En partant d’une opposition que tu as exprimée, tu as<br />
développé une thèse qui ne fait que confirmer les craintes et espoirs que j’ai<br />
exprimés tout au long <strong>de</strong> ma conférence. Quand je parle <strong>de</strong> la diversité<br />
culturelle, j’y inclus, bien évi<strong>de</strong>mment, la revalorisation <strong>de</strong> technologies<br />
traditionnelles, permettant aux sociétés nationales <strong>de</strong> couvrir un certain nombre<br />
<strong>de</strong> besoins. Certains besoins peuvent, en effet, être couverts en recourant à <strong>de</strong>s<br />
technologies très simples mais — et là je fais appel aux p.088 psychologues —<br />
celles-ci supposent qu’au préalable ait eu lieu une sorte <strong>de</strong> revalorisation <strong>de</strong> soi.<br />
Il faut d’abord y croire. Et c’est cela notre drame : si nous ne croyons plus en<br />
108
<strong>Former</strong> l’homme ?<br />
notre culture, c’est que la culture qui domine le mon<strong>de</strong> aujourd’hui a une force<br />
d’entraînement telle que l’on ne s’accor<strong>de</strong> plus le temps nécessaire à une<br />
réflexion sur ce que j’appellerais sa propre positivité.<br />
Deuxième question : nos responsables pensent-ils à tous ces problèmes ?<br />
Oui et non. Oui, si je prends l’exemple d’un pays comme la Tanzanie qui se<br />
démène dans <strong>de</strong> nombreuses expériences originales et rencontre énormément<br />
<strong>de</strong> difficultés du fait même <strong>de</strong> cette originalité, cette <strong>de</strong>rnière déplaisant aux<br />
impérialistes. Cela, il faut le dire aussi : tout ce qui conduit le pays à ne plus<br />
être un marché pour certains capitaux n’est pas soutenu. Ainsi l’ai<strong>de</strong> qui est<br />
apportée aujourd’hui au Kenya est dix fois plus importante que celle apportée à<br />
la Tanzanie, alors que l’expérience tanzanienne mérite d’être soutenue si l’on<br />
veut revaloriser les cultures traditionnelles et voir s’il n’y a pas d’autres<br />
possibilités <strong>de</strong> développement que celles qu’à mises en place la pensée<br />
occi<strong>de</strong>ntale. Voilà la réalité. Il y a <strong>de</strong>s problèmes urgents qu’il convient <strong>de</strong><br />
résoudre et, pour les résoudre, il faut avoir recours à la coopération<br />
internationale alors même que cette coopération est réticente <strong>de</strong>vant toutes les<br />
expériences peu ou prou originales.<br />
Mme MARIA-LUISA PARONETTO-VALIER : J’ai à faire une remarque qui<br />
concerne les universités : je crois que les pays africains ont conscience <strong>de</strong> la<br />
nécessité <strong>de</strong> former une classe <strong>de</strong> techniciens <strong>de</strong> valeur comme en témoignent,<br />
par exemple, <strong>de</strong> nombreuses décisions prises lors <strong>de</strong>s conférences<br />
internationales auxquelles j’ai fait allusion tout à l’heure. L’on ne peut, au<br />
<strong>de</strong>meurant, imposer par la force le choix <strong>de</strong> disciplines scientifiques et<br />
techniques alors même que se fait lour<strong>de</strong>ment sentir le poids <strong>de</strong> toute une<br />
société qui pousse à opter pour les facultés <strong>de</strong> droit, <strong>de</strong> lettres, etc. Pourtant, ce<br />
n’est pas que la conscience <strong>de</strong> ce besoin en techniciens manque dans les<br />
universités africaines.<br />
M. GUY KOUASSIGAN : Ce problème nous renvoie au paradoxe <strong>de</strong> la poule et<br />
<strong>de</strong> l’œuf : que faut-il former d’abord ? Faut-il créer les emplois pour former les<br />
hommes ou former les hommes pour créer les emplois ? Aujourd’hui, il faut<br />
reconnaître le fait que l’on n’a <strong>de</strong> chance <strong>de</strong> trouver un emploi dans les pays<br />
africains qu’à la condition d’avoir reçu une formation permettant d’entrer dans<br />
un bureau ! Et ce n’est que maintenant, à travers pas mal d’efforts, que l’on<br />
109
<strong>Former</strong> l’homme ?<br />
essaie <strong>de</strong> créer <strong>de</strong>s industries ou <strong>de</strong>s structures d’accueil pour <strong>de</strong>s individus<br />
ayant reçu une formation scientifique. N’oubliez jamais que vous nous<br />
<strong>de</strong>man<strong>de</strong>z un effort que les pays européens ont mis, eux, plusieurs dizaines<br />
d’années à accomplir. Et, en sus, nous avons hérité du legs colonial qui voulait<br />
que la formation soit surtout orientée vers la formation <strong>de</strong> littéraires ou <strong>de</strong><br />
juristes plutôt que <strong>de</strong> scientifiques.<br />
Cette situation est en train <strong>de</strong> changer : il y a plus <strong>de</strong> scientifiques mais ils<br />
ont beaucoup <strong>de</strong> mal à trouver un emploi parce que les pays africains ne sont<br />
pas industrialisés.<br />
M. ALBERT TÉVOÉDJRÉ : Je voudrais dire à notre ami Kouassigan mes<br />
remerciements et ma fierté car il a fort bien posé les p.089 problèmes qui nous<br />
touchent <strong>de</strong> près, ceux-là mêmes qui sont au centre <strong>de</strong> nos réflexions. Je<br />
voudrais, aussi, l’ai<strong>de</strong>r à préciser un certain nombre <strong>de</strong> concepts car il y a, dans<br />
tout ce qu’il a dit, tant <strong>de</strong> richesses que notre ami Furter a eu raison <strong>de</strong> poser ce<br />
que j’appellerais le problème <strong>de</strong> la malfaisance <strong>de</strong>s mots trompeurs.<br />
Le premier mot trompeur est le mot « interdépendance », ce que M.<br />
Kouassigan a bien perçu, même s’il serait souhaitable qu’il précise davantage sa<br />
pensée. Comme lui, je veux l’interdépendance, je la souhaite ; mais<br />
l’interdépendance n’existe pas dans un mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> violence, un mon<strong>de</strong> <strong>de</strong><br />
subordination, caractérisé non seulement par la guerre économique mais aussi,<br />
et surtout, par la domination. Voilà le vrai problème sur lequel je voudrais que<br />
notre ami apporte quelques précisions supplémentaires.<br />
Deuxièmement : je mets aussi en cause l’idée d’une formation pour la<br />
rentabilité immédiate. Je ne crois pas que nos écoles, nos universités, nos<br />
centres <strong>de</strong> formation forment vraiment pour une rentabilité immédiate.<br />
D’ailleurs, il suffit <strong>de</strong> constater que les hommes ne sont pas rentables : ils ne<br />
sont pas utiles socialement, au point qu’un Ivan Illich a pu écrire <strong>de</strong>ux livres que<br />
l’on pourrait rapi<strong>de</strong>ment évoquer ce soir, même si, dans le fond, ses<br />
exagérations conduisent à la caricature : « La société sans école » et « Le<br />
chômage créateur ».<br />
Que signifie dès lors « former l’homme pour qu’il soit un homme » ? Nous<br />
tous qui lisons nos journaux tombons sur <strong>de</strong>s titres parfois extrêmement<br />
saisissants. Ainsi, j’ai récemment trouvé, dans le journal « La Suisse », un titre<br />
110
<strong>Former</strong> l’homme ?<br />
absolument effarant : « Un million <strong>de</strong> Suisses passibles <strong>de</strong> traitements<br />
psychiatriques ». Et, sur ce sujet, je vous rappellerai aussi le propos <strong>de</strong> Johann<br />
Galtung qui dit que sur 100 mala<strong>de</strong>s hospitalisés en Norvège, 30 sont enfermés<br />
dans un hôpital psychiatrique !<br />
Cela signifie, pour moi, que l’homme doit être formé pour <strong>de</strong>venir un animal<br />
raisonnable en société. Ce problème, je crois, est prioritaire et je voudrais que<br />
nous le posions correctement. D’où, une secon<strong>de</strong> question : l’homme vit en<br />
société, mais quelle société voulons-nous, quel projet <strong>de</strong> société avons-nous,<br />
pourquoi sommes-nous là ? Vous l’avez merveilleusement dit, mon ami, et<br />
j’aimerais que, dans ce cadre, nous abordions un aspect très pratique, très<br />
concret : les manuels scolaires. Qu’apprenons-nous en effet à nos enfants, à<br />
nos élèves, à nos étudiants ? Comment voient-ils le voisin, le Tunisien,<br />
l’Algérien, le travailleur migrant d’à côté ? Quelle histoire apprennent les petits<br />
Allemands, les petits Français, les petits Suisses, les uns par rapport aux<br />
autres ? Je crois qu’il y aurait là un projet énorme pour le BIE, l’Unesco, le BIT<br />
— tout ce que vous voudrez — pour que les hommes, enfin, existent en tant que<br />
tels. J’aimerais dire aussi, que l’homme doit vivre sur une terre habitable. Vous<br />
avez également parlé, avec bonheur, <strong>de</strong> tout ce qui touche à l’écologie, à la<br />
nature. Nous avons besoin <strong>de</strong> respirer l’air humain nous permettant <strong>de</strong><br />
communiquer entre nous ; ce problème est <strong>de</strong>venu crucial <strong>de</strong>puis que la<br />
technologie, la technicité, ont évacué l’homme <strong>de</strong> son milieu, <strong>de</strong> son jardin<br />
naturel. Et, puisqu’on a évoqué la science et la technologie, j’aimerais terminer<br />
en disant que nous cherchons, en effet, à former l’homme dans une société<br />
basée sur une solidarité librement contractée, mais que cet effort est quelque<br />
peu occulté par la trop gran<strong>de</strong> place que nous faisons à la technologie p.090<br />
aujourd’hui. Les Chinois, eux, ont extrait le maximum du bambou, sans<br />
chercher, d’abord, à aller sur la lune. Pour les <strong>de</strong>ux milliards d’hommes pour<br />
lesquels la conférence <strong>de</strong> M. Kouassigan a un sens, je voudrais que la course<br />
pour rattraper l’Occi<strong>de</strong>nt soit oubliée et remplacée par une course pour<br />
s’approfondir, pour être soi-même.<br />
Or, je n’ai pas senti dans votre conférence cette insistance, et je voudrais<br />
que nous puissions encore la redire parce que je pense, comme vous l’avez dit<br />
tout à l’heure, que nous sommes un peu obnubilés par cette culture dominante<br />
qui nous conduit à oublier que nous avons, nous aussi, une mémoire<br />
technologique que nous <strong>de</strong>vons retrouver et mettre en œuvre, afin qu’elle nous<br />
111
<strong>Former</strong> l’homme ?<br />
permette non pas <strong>de</strong> rattraper les autres, mais <strong>de</strong> les interroger, pour qu’enfin<br />
nous retrouvions l’homme. <strong>Former</strong> l’homme, pour qu’il soit non pas en<br />
interdépendance, mais en autonomie créatrice, pour que les chances soient<br />
rééquilibrées.<br />
M. GUY KOUASSIGAN : Mon cher Albert, je te remercie, d’abord, pour tes<br />
compliments et, ensuite, pour les éléments complémentaires que tu as apportés<br />
à mon intervention. Ce que tu as dit n’appelle aucune réponse véritable <strong>de</strong> ma<br />
part, sauf sur <strong>de</strong>ux points. Ainsi, tu m’as <strong>de</strong>mandé ce que j’entendais par<br />
« interdépendance ». Je ne sais, pour toi, si ce terme évoque l’époque où un<br />
certain pays proposait à nos pays respectifs l’indépendance dans<br />
l’interdépendance. Voilà donc un mot qui se prête à tout ! Tu le sais, et c’est à<br />
<strong>de</strong>ssein que tu m’as posé cette question, question que je pourrais te renvoyer<br />
en te <strong>de</strong>mandant à quoi toi et moi nous pensions lorsqu’à l’époque nous<br />
refusions cette proposition.<br />
Ceci dit, je crois qu’une conscience mondiale existe, même si nous vivons<br />
dans un mon<strong>de</strong> d’agressés et d’agresseurs, <strong>de</strong> faibles et <strong>de</strong> forts, <strong>de</strong> gens<br />
équilibrés et d’autres qui le sont moins. Mais, à partir du moment où je me sens<br />
solidaire <strong>de</strong> mon prochain — et même s’il est mon agresseur — j’ai quelque<br />
chose à lui dire : je dois lui rappeler qu’il se déshumanise en m’agressant. En<br />
entreprenant une telle démarche, je me sens déjà interdépendant <strong>de</strong> lui.<br />
Premier point, sur un plan strictement philosophique.<br />
Sur le plan <strong>de</strong> la réalité quotidienne maintenant, il se trouve que les<br />
richesses du mon<strong>de</strong> sont diversement réparties. Et, lorsque j’envoie mon café,<br />
j’aimerais recevoir une montre suisse qui en soit la juste rétribution. Je ne<br />
voudrais pas, par exemple, envoyer à mon ami Furter une tonne <strong>de</strong> café pour<br />
avoir une petite montre... Voilà le genre <strong>de</strong> rapports que nous condamnons, à<br />
savoir <strong>de</strong>s rapports inégalitaires dans le cadre d’échanges dont nous ne pouvons<br />
nous passer pour une raison très simple : les choses sont ainsi faites, il y a une<br />
diversité <strong>de</strong> climats et <strong>de</strong> possibilités dans le mon<strong>de</strong>. Cette diversité <strong>de</strong>vrait<br />
normalement établir ce que j’appellerais un « climat <strong>de</strong> mutuelle assistance ».<br />
Cette assistance, cette coopération, voilà ce que recouvre le mot<br />
« interdépendance ».<br />
Troisième et <strong>de</strong>rnière considération en ce qui concerne ce mot : je crois que<br />
112
<strong>Former</strong> l’homme ?<br />
nous savons aujourd’hui — et <strong>de</strong>puis 1973 — que les grands centres d’initiatives<br />
historiques se déplacent peu à peu. Ce n’est plus dans la seule Europe que les<br />
décisions doivent se faire, mais elles peuvent se prendre ailleurs aussi. Or, à<br />
partir du moment où ceux, qui jusqu’à présent avaient le sentiment d’être p.092<br />
agressés, peuvent prendre la décision, et qu’ils comprennent que l’agresseur<br />
d’hier peut être, à son tour, l’agressé <strong>de</strong> <strong>de</strong>main, je voudrais que l’agressé<br />
d’hier, que je suis, puisse dire autre chose que ce que m’a dit mon agresseur. Je<br />
ne pense pas, en effet, que j’apporte un message qui réhabilite l’homme en<br />
faisant exactement ce que mon agresseur d’hier m’a fait. Je voudrais lui dire<br />
plus. Je voudrais lui rappeler que c’est parce qu’il m’a agressé qu’il a cessé<br />
d’être homme, et c’est parce que j’ai été agressé que je viens vers lui et lui<br />
rappelle ce qu’il aurait dû être. Voilà un message beaucoup plus profond, et qui<br />
n’est pas <strong>de</strong> nature économique.<br />
Je voudrais que nous parlions un autre langage qui soit le langage du cœur,<br />
car je crois que c’est ce qui manque aujourd’hui à cette civilisation, une<br />
civilisation trop morne parce qu’elle a oublié <strong>de</strong> sentir et d’aimer.<br />
M. JAMES CHANDLER : M. Kouassigan a posé, ce soir, une question très<br />
intéressante : c’est la première fois, je crois, que j’ai vu confrontées les idées<br />
d’interdépendance et d’éducation, <strong>de</strong> formation <strong>de</strong> l’homme. Voilà qui est très<br />
intéressant d’un point <strong>de</strong> vue pratique car, si l’on veut faire <strong>de</strong> l’interdépendance<br />
une finalité <strong>de</strong> l’éducation, il faudra dégager <strong>de</strong>s objectifs à atteindre, et donc<br />
<strong>de</strong>s priorités, <strong>de</strong>s programmes, <strong>de</strong>s mo<strong>de</strong>s d’évaluation... De nombreux<br />
problèmes vont immédiatement surgir. C’est dire combien je suis, moi aussi,<br />
troublé par cette notion d’interdépendance, notion qui, d’ailleurs, outre son<br />
origine politique, nous renvoie au niveau économique. En effet, lorsque le<br />
citoyen ordinaire entend prononcer le terme « interdépendance », il pense<br />
matières premières, échanges, nouvelles relations économiques internationales<br />
peut-être. De toute manière, il pense à <strong>de</strong>s biens matériels, à <strong>de</strong>s exigences<br />
pratiques correspondant à l’idée <strong>de</strong> formation comme formation technique, une<br />
idée qui, comme vous l’avez montré, n’est pas pleinement satisfaisante en tant<br />
que <strong>de</strong>scription <strong>de</strong> l’éducation. L’on se trouve donc immédiatement dans le<br />
domaine <strong>de</strong>s valeurs.<br />
J’aimerais à propos <strong>de</strong> « valeurs » vous citer un cas très difficile qui m’a été<br />
soumis il y a un certain temps : dans une réunion au sujet <strong>de</strong> la condition<br />
113
<strong>Former</strong> l’homme ?<br />
féminine, l’on a parlé <strong>de</strong> la circoncision <strong>de</strong> la femme telle qu’elle se pratique<br />
dans certains pays d’Afrique. D’un seul coup surgissait un conflit <strong>de</strong> valeurs où il<br />
ne pouvait être question d’interdépendance. En d’autres termes :<br />
l’interdépendance suppose une compréhension mutuelle. Même si je ne suis pas<br />
d’accord avec certaines pratiques culturelles ou avec certains principes religieux,<br />
je dois les comprendre et les respecter sans être obligé <strong>de</strong> les adopter.<br />
C’est dire, en conclusion, qu’il faut encore approfondir la question <strong>de</strong>s<br />
finalités <strong>de</strong> l’éducation, en dégageant les implications <strong>de</strong> cette gran<strong>de</strong> idée<br />
qu’est l’interdépendance car, après tout, nous <strong>de</strong>vrons bien éduquer nos<br />
enfants.<br />
M. GUY KOUASSIGAN : Je suis parfaitement d’accord avec M. Chandler qui a<br />
posé un grave problème. L’interdépendance <strong>de</strong>vrait, normalement, amener à<br />
respecter les cultures telles qu’elles sont. Mais il se trouve que, dans toutes les<br />
cultures, il y a certaines pratiques qui peuvent être critiquées. Sur la base du<br />
principe que les hommes sont solidaires les uns <strong>de</strong>s autres, il est normal,<br />
lorsqu’existent <strong>de</strong>s pratiques qui méritent d’être réprouvées, que la conscience<br />
collective, la conscience internationale, réprouve et condamne ces pratiques.<br />
p.092<br />
Nous <strong>de</strong>vons, sans hésiter, nous engager dans cette voie car la<br />
revalorisation culturelle comporte le risque d’une remise à vif d’un nationalisme<br />
exacerbé, d’une susceptibilité très loin d’être constructive.<br />
C’est pour cette raison — je crois l’avoir dit dans ma conférence — que c’est<br />
d’abord à l’égard <strong>de</strong> nos propres valeurs, que nous <strong>de</strong>vons adopter une attitu<strong>de</strong><br />
critique et constructive, en distinguant ce qui est valable <strong>de</strong> ce qui ne l’est pas.<br />
Et si nous condamnons ce qui n’est pas valable, c’est non seulement en notre<br />
propre nom mais aussi au nom <strong>de</strong> la conscience universelle qui réprouve un<br />
certain nombre <strong>de</strong> choses.<br />
Mgr PAUL POUPARD : Je voudrais dire mon adhésion fondamentale et très<br />
profon<strong>de</strong> à ce qui a été dit ici tout en revenant sur certains points <strong>de</strong> ce débat, à<br />
commencer par celui <strong>de</strong> la science et <strong>de</strong> la technique.<br />
Je me <strong>de</strong>man<strong>de</strong> s’il ne s’agit pas, au fond, <strong>de</strong> savoir si la technique et la<br />
science peuvent se suffire à elles-mêmes et orienter à elles seules le <strong>de</strong>stin <strong>de</strong><br />
l’homme, lorsqu’on condamne ou approuve, <strong>de</strong> façon massive, cette civilisation<br />
114
<strong>Former</strong> l’homme ?<br />
que l’on appelle technicienne. Je me <strong>de</strong>man<strong>de</strong> si l’on ne pourrait pas discerner<br />
entre ce qui est un apport très riche et créateur d’activités techniques, et ce<br />
que, au contraire, j’appellerais une prétention spirituellement réductrice. N’est-<br />
ce pas parce qu’au plan, non <strong>de</strong> la réalisation, mais bien <strong>de</strong> la pensée nous<br />
serions comme tombés sous l’emprise d’un mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> pensée uniquement<br />
scientifique, que la science finirait par nous opprimer ? Voilà ma première<br />
question.<br />
Ma secon<strong>de</strong> question porte, elle, sur l’universel et le pluralisme : on a parlé<br />
<strong>de</strong> l’un et <strong>de</strong> l’autre, mais comment peut-on réussir à concilier la pluralité <strong>de</strong> fait<br />
<strong>de</strong>s cultures dans un pluralisme non seulement accepté, mais encore reconnu<br />
comme une richesse, à l’intérieur <strong>de</strong> ce qui serait une civilisation <strong>de</strong> l’universel ?<br />
Troisième question : comment, dans un mon<strong>de</strong> culturellement différent,<br />
voire divisé, motiver les formateurs d’une manière qui les fasse adhérer à un<br />
consensus social sans pour autant les obliger à partager <strong>de</strong>s convictions qui ne<br />
sont pas les leurs ? Ne pourrait-on pas avancer utilement en s’appuyant sur une<br />
distinction que Jacques Maritain avait élaborée à Mexico, lors d’une <strong>de</strong>s<br />
conférences qui définit ce que pouvait être l’éthique d’une organisation comme<br />
l’Unesco ? Il s’agit <strong>de</strong> distinguer, d’une part, le consensus nécessaire à une<br />
société d’hommes libres et responsables dont les esprits et les volontés<br />
s’accor<strong>de</strong>nt sur les bases <strong>de</strong> la vie en commun, en particulier le respect <strong>de</strong>s<br />
droits <strong>de</strong> l’homme et la recherche inlassable <strong>de</strong> la justice dans la liberté et,<br />
d’autre part, la reconnaissance non seulement <strong>de</strong> la pluralité, mais du<br />
pluralisme <strong>de</strong>s justifications théoriques ; autrement dit, le refus d’imposer un<br />
credo philosophique ou religieux, le respect <strong>de</strong>s diverses conceptions du mon<strong>de</strong><br />
et <strong>de</strong> la vie.<br />
M. GUY KOUASSIGAN : Je répondrai d’abord aux <strong>de</strong>ux <strong>de</strong>rnières questions<br />
concernant ce qui fait que les hommes adhèrent à une éthique, ce qui nous<br />
ramènera au problème <strong>de</strong> la tolérance religieuse, idéologique, bref, à la<br />
tolérance <strong>de</strong> l’homme envers l’homme.<br />
Je crois que, sur le plan <strong>de</strong>s relations internationales proprement dites, il<br />
faut rappeler l’importance <strong>de</strong> la Charte <strong>de</strong> l’Organisation <strong>de</strong>s Nations Unies.<br />
Voilà un texte qui m’a toujours beaucoup ému, non pas tellement du point <strong>de</strong><br />
vue <strong>de</strong> la beauté syntaxique, mais bien pour son allure évangélique qui<br />
115
<strong>Former</strong> l’homme ?<br />
contraste p.093 avec ce qui se fait habituellement dans les arènes <strong>de</strong>s<br />
organisations internationales. Quand on dit « nous peuples <strong>de</strong>s nations, résolus<br />
etc. », lorsque vous lisez le préambule, vous avez l’impression que les hommes,<br />
<strong>de</strong>main, vont se donner l’accola<strong>de</strong>. Et, pourtant, c’est sur la base <strong>de</strong> cette charte<br />
que l’on se lance dans une série <strong>de</strong> compromissions les plus invraisemblables.<br />
Or, je crois qu’il suffirait <strong>de</strong> redonner à ce texte sa véritable dimension<br />
historique. Je ne sais pas si vous le savez mais, pour rédiger cette charte, il<br />
paraît qu’on a dépensé plus <strong>de</strong> 50 tonnes <strong>de</strong> papier, tellement il y a eu <strong>de</strong><br />
brouillons ! Et ceci pour en arriver au point où personne ne s’y réfère plus,<br />
même pas les représentants permanents ! Il y a très peu <strong>de</strong> gens qui lisent ce<br />
texte et pourtant il existe et peut même servir <strong>de</strong> fon<strong>de</strong>ment éthique à une<br />
conduite intéressante. Non seulement ce texte est très beau, mais les règles<br />
qu’il énonce sont, elles aussi, fondamentalement belles. Mais personne ne le lit !<br />
Pourquoi ne pas ouvrir les hommes à cette réalité ? Voilà ce qui est presque<br />
un co<strong>de</strong> moral que la communauté internationale s’est donné. Ce co<strong>de</strong>, on ne<br />
l’enseigne même pas dans les écoles ! De même, quand on arrive à la page<br />
internationale dans un journal sérieux, on est déjà tellement épuisé par la<br />
lecture <strong>de</strong>s articles concernant toutes les questions nationales que l’on regar<strong>de</strong><br />
cette page en diagonale quand on ne la tourne pas purement et simplement.<br />
Je crois que c’est un changement d’attitu<strong>de</strong> qui doit amener les hommes à<br />
adopter une éthique nouvelle, et je pense que nous avons assez d’éléments au<br />
niveau <strong>de</strong> la communauté internationale organisée pour amener les hommes à<br />
s’offrir cette éthique-là.<br />
En ce qui concerne la pluralité <strong>de</strong>s cultures et la manière <strong>de</strong> les mettre en<br />
commun, en vue <strong>de</strong> l’avènement <strong>de</strong> ce que vous appelez une civilisation <strong>de</strong><br />
l’universel, je crois que cela doit pouvoir se faire en <strong>de</strong>ux étapes. Et vous<br />
voudriez connaître le fond <strong>de</strong> ma pensée ? Je crois que l’Occi<strong>de</strong>nt doit apprendre<br />
à faire un peu <strong>de</strong> silence en lui-même. Ainsi je lisais récemment le texte d’un<br />
<strong>de</strong>s missionnaires <strong>de</strong> la mission <strong>de</strong> Saint-Vincent-<strong>de</strong>-Paul qui, en son temps,<br />
XVII e siècle, je crois, écrivait à ses patrons <strong>de</strong> Lyon : « ces Jaunes s’affublent<br />
d’aiguilles à tel point qu’on ne peut pas ne pas penser qu’ils sont habités par le<br />
diable ». Et voilà qu’aujourd’hui, en Occi<strong>de</strong>nt, tout le mon<strong>de</strong> parle<br />
d’acupuncture ! Je crois que nous aurions parcouru un chemin beaucoup plus<br />
long et beaucoup plus constructif si, à la suite <strong>de</strong> telles découvertes, les auteurs<br />
116
<strong>Former</strong> l’homme ?<br />
d’écrits semblables avaient seulement essayé <strong>de</strong> faire un peu <strong>de</strong> silence en eux-<br />
mêmes pour se dire : « mais, enfin, pourquoi se mettent-ils tant d’aiguilles sur<br />
le corps ? » Ils auraient, certainement, découvert la réponse <strong>de</strong>puis longtemps<br />
et, par une mise en commun <strong>de</strong>s efforts, l’acupuncture aurait peut-être fait plus<br />
<strong>de</strong> progrès qu’elle n’en a faits jusqu’à présent ?<br />
Autre exemple : celui <strong>de</strong> la pharmacopée traditionnelle. Chacun sait<br />
aujourd’hui qu’en Occi<strong>de</strong>nt l’on consomme trop <strong>de</strong> médicaments. On en est<br />
arrivé à un point tel qu’on recherche une sorte <strong>de</strong> succédané à ce phénomène<br />
<strong>de</strong> surconsommation, dans la phytothérapie par exemple. L’homme <strong>de</strong> cette<br />
civilisation si frénétique a besoin d’être soutenu. On revient à <strong>de</strong>s herbes qui<br />
furent condamnées par les mé<strong>de</strong>cins coloniaux comme étant <strong>de</strong>s herbes que les<br />
nègres employaient dans leurs pratiques <strong>de</strong> sorcellerie. Or, il suffisait d’ouvrir<br />
les yeux pour voir si, au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> la sorcellerie, il n’y avait pas quelque chose <strong>de</strong><br />
sérieux.<br />
p.094<br />
A un collègue me disant qu’entre les sociétés qui n’ont pas dépassé le<br />
niveau du village, qui n’ont pas construit d’automobiles et celles qui, comme les<br />
vôtres, ont construit <strong>de</strong>s automobiles, il n’y a pas <strong>de</strong> comparaison possible, j’ai<br />
un jour répondu que c’est à dos <strong>de</strong> chameau que les Arabes ont inventé<br />
l’algèbre dont on sait qu’elle a été à l’origine <strong>de</strong>s sciences mo<strong>de</strong>rnes. C’est dire<br />
que nous avons <strong>de</strong>s éléments essentiels pour <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r à nos partenaires,<br />
porteurs <strong>de</strong> la haute technologie, <strong>de</strong> reconnaître que celle-ci n’est qu’une <strong>de</strong>s<br />
composantes <strong>de</strong> la pensée humaine. Peut-être en regardant les autres d’un peu<br />
plus près peut-on découvrir autre chose que le Jaune ou le sorcier ?<br />
M. DRAGISA STIJOVIC : Je partirai d’une constatation empruntée à l’exposé<br />
<strong>de</strong> M. Kouassigan quand il dit que seul l’homme libre, indépendant peut être<br />
interdépendant, complémentaire d’un autre homme. Je crois, moi aussi, à cette<br />
formation <strong>de</strong> l’homme pour un mon<strong>de</strong> interdépendant. Ma conviction est<br />
d’ailleurs renforcée à la vue <strong>de</strong> cette assistance : il y a une quarantaine<br />
d’années, il eût été impossible <strong>de</strong> discuter <strong>de</strong> cette manière sur ces problèmes<br />
avec autant <strong>de</strong> participants venant d’autant <strong>de</strong> pays différents. A mon avis, c’est<br />
là une première marque <strong>de</strong> ce qu’un mon<strong>de</strong> d’interdépendance commence à<br />
vivre et je crois que ce sont les générations qui nous suivent qui vont l’élargir<br />
beaucoup plus qu’il ne l’est aujourd’hui.<br />
117
<strong>Former</strong> l’homme ?<br />
Je voudrais, en outre, revenir à la question <strong>de</strong> la diversité et <strong>de</strong> la hiérarchie<br />
<strong>de</strong>s cultures telle que l’a mentionnée M. Kouassigan. Il faut se gar<strong>de</strong>r dans ce<br />
débat <strong>de</strong> ne prendre en considération que la seule culture scientifique et<br />
technologique. Nous ne <strong>de</strong>vons pas oublier la base sur laquelle se fon<strong>de</strong> cette<br />
<strong>de</strong>rnière, à savoir la culture générale, traditionnelle, celle qui existe <strong>de</strong>puis <strong>de</strong>s<br />
millénaires et qui, d’un bout du mon<strong>de</strong> à l’autre, risque d’être mise <strong>de</strong> côté par<br />
l’oppression, par la force, en dépit <strong>de</strong> sa vitalité et sa richesse, <strong>de</strong> sa fécondité<br />
envers ceux-là même qui la nient. La culture mécanique et statique que propose<br />
la technologie mo<strong>de</strong>rne entraîne le risque <strong>de</strong> réduire les cultures autochtones à<br />
une sorte <strong>de</strong> folklore, qui ne reconnaîtrait que les danses, les costumes, les<br />
instruments <strong>de</strong> jeu et oublierait que ces cultures forment la base sur laquelle<br />
s’est édifiée une gran<strong>de</strong> partie du mon<strong>de</strong> d’aujourd’hui. Comment éviter cette<br />
mise à l’écart ?<br />
Il faut former l’homme en commençant par combattre ce nationalisme dont<br />
l’Occi<strong>de</strong>nt, l’Europe en général, sont un peu trop friands. Cela ne veut pas dire<br />
qu’il faille oublier l’i<strong>de</strong>ntité nationale, mais au contraire reconnaître que celle-ci<br />
existe aussi ailleurs. Il faut donc inclure, dans nos programmes scolaires, ne fût-<br />
ce que les informations élémentaires sur ce mon<strong>de</strong> qui est au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong>s<br />
frontières nationales. Il ne faut pas toujours parler <strong>de</strong>s victoires <strong>de</strong> la nation<br />
dans le passé parce que, quelquefois, ces victoires n’ont rien <strong>de</strong> très glorieux.<br />
J’aimerais aussi poser une question à M. Kouassigan : il y a dix-huit ans, se<br />
tenait à Belgra<strong>de</strong> une conférence <strong>de</strong>s pays dits « non alignés ». Cette<br />
conférence rassemble, aujourd’hui, une gran<strong>de</strong> partie du mon<strong>de</strong>. Croyez-vous,<br />
M. Kouassigan, qu’à l’intérieur <strong>de</strong> cette conférence il y ait l’amorce d’une<br />
interdépendance humaine sur la base d’une plus gran<strong>de</strong> tolérance et <strong>de</strong> la<br />
reconnaissance <strong>de</strong>s différences sans lesquelles le mon<strong>de</strong> lui-même n’aurait pu<br />
être créé ? Pour jouer l’hymne national au piano, nous utilisons les touches<br />
blanches et noires à égalité. Pour jouer l’hymne <strong>de</strong> l’homme, l’hymne<br />
international, p.095 nous <strong>de</strong>vons penser à l’égalité <strong>de</strong> toutes les couleurs, <strong>de</strong><br />
toutes les langues, <strong>de</strong> toutes les cultures. Nous <strong>de</strong>vons apprendre à nous<br />
respecter les uns les autres.<br />
M. GUY KOUASSIGAN : Vous me <strong>de</strong>man<strong>de</strong>z si je pense que ce que<br />
j’appellerais le groupement <strong>de</strong>s non-alignés peut contribuer à l’avènement d’un<br />
mon<strong>de</strong> interdépendant ? Je le pense sans pourtant sous-estimer toutes les<br />
118
<strong>Former</strong> l’homme ?<br />
difficultés que peuvent rencontrer <strong>de</strong>s organisations <strong>de</strong> ce genre. Dans cette<br />
conférence, il y a je crois, 95 ou 98 Etats venant d’horizons très divers,<br />
subissant <strong>de</strong>s influences très diverses et exprimant un désir d’indépendance,<br />
d’autonomie d’une manière aussi diverse. Il est donc très difficile <strong>de</strong> voir<br />
émerger d’un tel ensemble une voie qui soit véritablement unitaire. Et si,<br />
comme cela est le cas présentement à La Havane, l’on arrive à un compromis,<br />
c’est déjà un beau résultat.<br />
La seule chose qui m’inquiète, c’est que la solidarité <strong>de</strong>s non-alignés n’est<br />
aujourd’hui, que la solidarité <strong>de</strong>s plus démunis. Si, <strong>de</strong>main, ils étaient en<br />
meilleure situation, est-ce que cette solidarité existerait encore ? Voilà ce que<br />
nous <strong>de</strong>vons chercher à réaliser.<br />
M. HENRI JANNE : Je voudrais féliciter M. Kouassigan pour la qualité d’un<br />
exposé dont je partage, d’ailleurs, toutes les orientations majeures et<br />
essentielles. Mais ce que j’approuve et admire surtout, c’est le ton et la<br />
mentalité que l’orateur a su adopter pour examiner ces problèmes. Je crois que<br />
c’est cette mentalité qui est remarquable dans ce débat.<br />
En ce qui concerne le fond, je crois qu’on doit adhérer à vos finalités, et les<br />
participants au débat montrent que c’est sans discordance. L’on ne peut<br />
toutefois omettre les remarques qui ont été faites à plusieurs reprises — et le<br />
plus clairement par M. Furter — au sujet <strong>de</strong>s obstacles que rencontre le<br />
développement d’une vraie éducation <strong>de</strong> l’homme, remarques que je ne<br />
reprendrai pas ici.<br />
Je voudrais seulement apporter une brève explication sur un sujet qu’il me<br />
paraît essentiel <strong>de</strong> mettre en lumière. En effet, l’une <strong>de</strong>s créations les plus<br />
caractéristiques <strong>de</strong> l’Occi<strong>de</strong>nt est une institution : l’Etat-nation. Je ne vise pas ici<br />
les nations qui sont <strong>de</strong>s faits historiques et culturels mais bien la forme<br />
institutionnelle, juridique et morale que l’Occi<strong>de</strong>nt a donnée à ce phénomène.<br />
Car nous souffrons, en Europe, <strong>de</strong> l’Etat-nation, obstacle principal à la<br />
construction d’une Europe démocratique et vraie. Et tous les malheurs du Tiers<br />
Mon<strong>de</strong>, tous les malheurs <strong>de</strong>s pays décolonisés, viennent, en gran<strong>de</strong> partie, du<br />
fait que nous leur avons légué ce ca<strong>de</strong>au empoisonné, cette boîte <strong>de</strong> Pandore, à<br />
savoir la forme <strong>de</strong> l’Etat-nation.<br />
Qu’est-ce en effet que cet Etat-nation ? Il est fondé, tout d’abord, sur la<br />
119
<strong>Former</strong> l’homme ?<br />
souveraineté inaliénable, la seule garantie d’une telle souveraineté — en<br />
l’absence d’un véritable droit international — restant la force et la violence. Or<br />
qui dit force et violence, dit aussi armée, armement. Et l’on ne va pas reprendre<br />
l’arc et les flèches mais bien l’armement occi<strong>de</strong>ntal, soit un armement qui<br />
apporte toute sa rationalité dans ce qu’elle a <strong>de</strong> plus hi<strong>de</strong>ux, qui exige <strong>de</strong>s<br />
infrastructures, une instruction, un certain type <strong>de</strong> relations sociales, qui détruit<br />
les cultures du Tiers Mon<strong>de</strong>. Cette invention rationalitaire qu’est l’Etat-nation est<br />
donc l’une <strong>de</strong>s explications <strong>de</strong>s obstacles que nous rencontrons.<br />
p.096<br />
Nous cherchons, désespérément, une finalité commune, universelle à<br />
l’éducation, finalité qui soit en même temps réaliste car nous voulons tenir<br />
compte <strong>de</strong>s obstacles sans tomber dans la rêverie. Or le fon<strong>de</strong>ment <strong>de</strong> cette<br />
finalité ne peut être, à mon avis, qu’une prise <strong>de</strong> conscience <strong>de</strong> ce qu’exige la<br />
survie <strong>de</strong> l’humanité en tant qu’espèce vivante. Car une menace d’auto-<br />
<strong>de</strong>struction pèse sur notre espèce. C’est l’aventure du dinosaure qui nous<br />
menace et il faut établir cette morale <strong>de</strong> la raison pratique dont Monseigneur<br />
Poupard a si bien développé les éléments, morale fondée sur une sorte <strong>de</strong><br />
minimum nécessaire et suffisant et confortée par une tolérance et une<br />
reconnaissance <strong>de</strong> la différence.<br />
L’interdépendance qui nous lie est d’ordre biologique. Ce n’est plus le<br />
moment <strong>de</strong> faire <strong>de</strong> la littérature mais bien le moment d’assurer la survie <strong>de</strong><br />
notre espèce !<br />
Vous avez aussi parlé <strong>de</strong> la nécessité d’une transcendance pour fon<strong>de</strong>r<br />
l’éducation. Probablement est-ce, en effet, une nécessité pour l’importante<br />
fraction <strong>de</strong> l’humanité qui, pour <strong>de</strong>s raisons et sous <strong>de</strong>s formes diverses, y croit.<br />
Mais ce qui me paraît évi<strong>de</strong>nt, c’est que l’adhésion à une transcendance, quelle<br />
qu’elle soit, n’est jamais une condition ou une garantie <strong>de</strong> qualité morale<br />
supérieure.<br />
L’histoire ne nous montre-t-elle pas que toutes ces transcendances qui,<br />
fatalement, s’institutionnalisent dès qu’elles existent, ont parfois été à l’origine<br />
<strong>de</strong>s pires aventures dont, notamment, toutes les guerres <strong>de</strong> religion ? Les<br />
incroyants, dont je suis, revendiquent leur capacité à participer à une morale<br />
supérieure sans <strong>de</strong>voir recourir à une transcendance. Mais notre position qui<br />
n’est pas <strong>de</strong> supériorité à l’égard <strong>de</strong>s transcendances, est simplement le droit à<br />
la différence. Ce <strong>de</strong>rnier point, je crois <strong>de</strong>voir le développer ici au nom <strong>de</strong> la<br />
120
<strong>Former</strong> l’homme ?<br />
fraction philosophique qui, certainement, est représentée dans cette salle même<br />
si ce développement ne diminue en rien l’estime que j’ai pour la valeur <strong>de</strong> votre<br />
exposé.<br />
M. JEAN DE GIVRY : J’ai entendu avec intérêt le conférencier souligner que la<br />
technologie n’est pas neutre, que toute technique est le fruit d’une culture, d’où<br />
son insistance sur le respect <strong>de</strong> la diversité <strong>de</strong>s cultures, point sur lequel je suis<br />
tout à fait d’accord avec lui. Mais je constate que, souvent, les efforts faits par<br />
les organisations internationales afin <strong>de</strong> promouvoir la recherche <strong>de</strong><br />
technologies appropriées aux divers contextes socioculturels se heurte à<br />
l’incompréhension, voire à la résistance <strong>de</strong>s gouvernants <strong>de</strong> pays en voie <strong>de</strong><br />
développement. Je le dirais spécialement <strong>de</strong> ceux qui ont une formation<br />
économique, et ceci parce que, si je les comprends bien, ils voient dans cette<br />
approche le risque que leur pays se maintienne dans un état d’infériorité. Ainsi,<br />
l’argument que j’entends parfois veut que, dès lors qu’une technique est jugée<br />
bonne pour les pays hautement industrialisés, elle l’est nécessairement pour<br />
d’autres pays qui, sinon, se verraient placés en position d’infériorité dans la<br />
compétition économique internationale. Aussi aimerais-je savoir comment M.<br />
Kouassigan répondrait à cet argument ?<br />
M. GUY KOUASSIGAN : Je voudrais tout d’abord rassurer M. Janne. Lorsque je<br />
parlais <strong>de</strong> transcendance, je ne pensais pas à une transcendance qui procé<strong>de</strong>rait<br />
nécessairement d’une religion établie ou d’un p.097 dieu institutionnalisé. Le<br />
respect que je dois au fait que vous soyez incroyant est, déjà, une<br />
transcendance. J’y adhère entièrement, comme je souhaite que vous adhériez,<br />
vous, à l’idée d’une possibilité laissée à d’autres — à la majorité <strong>de</strong> l’humanité<br />
— <strong>de</strong> croire en une transcendance institutionnalisée ou idéalisée. Il ne s’agit<br />
donc pas <strong>de</strong> prêcher pour une institution bien déterminée. Il s’agit d’amener les<br />
hommes à penser qu’il y a <strong>de</strong>s valeurs qui sont tellement supérieures qu’on ne<br />
peut les transgresser. En respectant ces valeurs, nous avons <strong>de</strong>s points<br />
communs même si ceux-ci ne se résument pas à l’existence d’une divinité.<br />
Quant à ce que dit M. <strong>de</strong> Givry, je dois reconnaître qu’il s’agit d’une question<br />
qui divise le Tiers Mon<strong>de</strong> lui-même, non seulement à l’intérieur <strong>de</strong>s Etats, mais<br />
aussi à l’intérieur <strong>de</strong>s communautés que nous essayons <strong>de</strong> bâtir. On peut<br />
distinguer <strong>de</strong>ux tendances. Une tendance estime que l’urgence et l’ampleur <strong>de</strong>s<br />
121
<strong>Former</strong> l’homme ?<br />
tâches à remplir doivent nécessairement nous amener à nous convertir<br />
purement et simplement à la technologie en recourant à ce qui a déjà fait ses<br />
preuves. Cette tendance est majoritaire mais elle est, à mes yeux, la tendance<br />
<strong>de</strong> la facilité.<br />
Il y a une autre tendance, minoritaire pour le moment, tendance que je crois<br />
représenter en compagnie <strong>de</strong> mon ami Tévoédjré ; elle dit qu’il faut prendre un<br />
certain recul, s’accor<strong>de</strong>r un temps <strong>de</strong> réflexion pour interroger nos propres<br />
institutions, nos propres cultures, nos propres outils pour voir si l’on ne peut<br />
rien en tirer. Cette tendance aura du mal à percer car elle apparaît, aujourd’hui,<br />
comme une utopie. Personnellement j’y crois beaucoup car je sais que les<br />
hommes ont fait <strong>de</strong> gran<strong>de</strong>s choses en rêvant. Il nous est donc permis <strong>de</strong> rêver<br />
et <strong>de</strong> penser que, <strong>de</strong>main, à travers notre technologie propre, nous aurons<br />
certainement un nouveau message à apporter au mon<strong>de</strong>. Continuez, au BIT, à<br />
nous ai<strong>de</strong>r et nous trouverons la technologie locale nécessaire.<br />
Mme X : Je me permets <strong>de</strong> vous poser une question qui n’est pas la mienne car<br />
ce sont mes élèves qui me l’ont un jour posée : comment se fait-il qu’on sorte<br />
<strong>de</strong> l’école sans avoir appris comment travailler sur soi-même, comment se<br />
perfectionner, et sans possé<strong>de</strong>r une vision globale du mon<strong>de</strong> ? Pourquoi ce<br />
manque ? Et comment se préparer, aussi, pour son rôle <strong>de</strong> parents ?<br />
M. GUY KOUASSIGAN : Je crois que j’ai déjà en partie répondu à votre<br />
question lorsque j’ai proposé qu’on donne à l’éducation une multidimensionalité.<br />
L’éducation doit former <strong>de</strong>s hommes non seulement pour répondre à leurs<br />
besoins mais aussi pour leur donner une vision globale <strong>de</strong> l’existence et <strong>de</strong><br />
l’univers et, en conséquence, les moyens <strong>de</strong> s’insérer dans cet univers.<br />
La question que vous posez nous renvoie à la distinction entre la culture<br />
utilitaire et la culture désintéressée. Or, je le répète, le mon<strong>de</strong> a besoin <strong>de</strong><br />
retrouver la voie <strong>de</strong> la culture désintéressée qui est, elle aussi, une voie <strong>de</strong><br />
l’épanouissement <strong>de</strong> l’homme. Il n’y a pas que la culture pratique qui compte, il<br />
faut les <strong>de</strong>ux.<br />
En ce qui concerne la formation au rôle <strong>de</strong> parents, je suis bien d’accord qu’il<br />
faudra y penser.<br />
122
<strong>Former</strong> l’homme ?<br />
Mme YVETTE Z’GRAGGEN : Je crois, Mesdames et Messieurs, qu’il convient <strong>de</strong><br />
conclure en remerciant M. Kouassigan pour la qualité <strong>de</strong> son exposé et <strong>de</strong> ses<br />
réponses. La séance est levée.<br />
@<br />
123
p.099<br />
<strong>Former</strong> l’homme ?<br />
CLAUDE LEFORT C’est à Paris, où il est né en 1924, que<br />
Clau<strong>de</strong> Lefort a effectué toutes ses étu<strong>de</strong>s jusqu’à l’agrégation <strong>de</strong><br />
philosophie. Merleau-Ponty fut son professeur au lycée Carnot, en classe<br />
terminale. Cette rencontre lui révéla sa vocation <strong>de</strong> philosophe et laissa<br />
une empreinte profon<strong>de</strong> sur sa pensée. Etroitement lié durant <strong>de</strong>s années<br />
avec Merleau-Ponty, Lefort <strong>de</strong>vait plus tard publier ses œuvres<br />
posthumes et lui consacrer un certain nombre d’étu<strong>de</strong>s, récemment<br />
rassemblées (Sur une colonne absente).<br />
Ses travaux ne se laissent pas ranger dans les frontières<br />
conventionnelles <strong>de</strong>s disciplines. La philosophie s’y exerce au contact <strong>de</strong><br />
l’histoire, <strong>de</strong> la sociologie et <strong>de</strong> la politique. Analyste précoce du<br />
phénomène <strong>de</strong> la bureaucratie et du totalitarisme, dans une perspective<br />
marxiste qu’il <strong>de</strong>vait abandonner plus tard, collaborateur <strong>de</strong>s Temps<br />
mo<strong>de</strong>rnes qui s’oppose résolument à Sartre, co-fondateur <strong>de</strong> la revue<br />
Socialisme ou Barbarie, il approfondit dans la suite ses réflexions sur les<br />
régimes <strong>de</strong> l’Est et s’oriente vers une conception neuve <strong>de</strong> la démocratie<br />
et une critique <strong>de</strong>s figures <strong>de</strong> l’idéologie mo<strong>de</strong>rne, Interprète <strong>de</strong><br />
Machiavel auquel il consacre un ouvrage considérable, médité pendant<br />
quinze ans, il s’intéresse à l’essor <strong>de</strong> l’humanisme en Italie et en France.<br />
Des recherches en cours sur la République florentine au XVe siècle,<br />
sur la formation <strong>de</strong> la monarchie en Europe, sur les nouvelles<br />
représentations du pouvoir, <strong>de</strong> la société et <strong>de</strong> l’histoire au début du XIXe<br />
siècle constituent les jalons d’une entreprise qui se situe sous le signe<br />
d’une restauration du politique et tend à déboucher sur une théorie <strong>de</strong><br />
l’Etat mo<strong>de</strong>rne.<br />
Une interrogation sur la nature <strong>de</strong> l’œuvre, qu’elle soit <strong>de</strong><br />
philosophie, <strong>de</strong> littérature, <strong>de</strong> peinture ou <strong>de</strong> politique, soutient dans ses<br />
travaux l’exercice <strong>de</strong> l’interprétation.<br />
Après avoir été au cours <strong>de</strong> sa carrière tantôt enseignant, tantôt<br />
chercheur au CNRS, Clau<strong>de</strong> Lefort est <strong>de</strong>puis un petit nombre d’années<br />
directeur d’étu<strong>de</strong>s à l’Ecole <strong>de</strong>s Hautes Etu<strong>de</strong>s en Sciences sociales.<br />
FORMATION ET AUTORITÉ<br />
Je souhaite interroger la rupture qui est en train <strong>de</strong> se<br />
produire dans, je ne dirais pas seulement, le système<br />
d’enseignement, mais la conception <strong>de</strong> l’éducation entendue<br />
comme formation <strong>de</strong> l’homme. Le fait est qu’un certain idéal, qu’on<br />
peut dire l’idéal humaniste <strong>de</strong> l’éducation, se trouve aujourd’hui en<br />
voie <strong>de</strong> s’effacer. Et en une époque où l’on voit soudain emportées<br />
<strong>de</strong>s institutions, <strong>de</strong>s pratiques, <strong>de</strong>s croyances si profondément<br />
enracinées qu’elles paraissaient naturelles, on est tenté souvent <strong>de</strong><br />
faire retour au temps <strong>de</strong>s commencements. Est-ce un signe <strong>de</strong><br />
124<br />
@
<strong>Former</strong> l’homme ?<br />
nostalgie, ce retour aux commencements, <strong>de</strong> résistance à l’accueil<br />
du nouveau ? Peut-être..., mais qui détient l’assurance, que là où<br />
s’affaisse une tradition, ou qu’on prononce sa fin, une création<br />
prend figure ? On entend dire que nous assistons à la gestation<br />
d’un mon<strong>de</strong> nouveau. Nous voilà appelés à scruter fiévreusement<br />
l’horizon, comme si rien <strong>de</strong> ce que nous pensons, rien <strong>de</strong> ce que<br />
nous désirons, <strong>de</strong> notre manière <strong>de</strong> vivre n’avait <strong>de</strong> légitimité que<br />
<strong>de</strong> comparaître <strong>de</strong>vant le soleil <strong>de</strong> l’an 2000. Déjà, comment<br />
oublier que, <strong>de</strong>puis bientôt <strong>de</strong>ux siècles, on invoque le jugement<br />
<strong>de</strong>s p.100 générations futures et on proclame la rupture consommée<br />
avec le passé, on raisonne dans l’attente du nouveau. Nos<br />
ancêtres du début du XIX e siècle s’abusaient, peut-être ; et peut-<br />
être est-ce à présent seulement que sombre ce fameux continent<br />
Europe, <strong>de</strong>puis longtemps menacé, et qu’une nouvelle culture se<br />
<strong>de</strong>ssine sur les débris <strong>de</strong> l’ancienne. Ou bien que ce qu’on nommait<br />
culture se désagrège et s’apprête à cé<strong>de</strong>r place à quelque chose<br />
encore innommable. Mais ceux qui se plaisent à l’affirmer seraient<br />
sans doute plus convaincants si, le plus souvent ils n’ignoraient<br />
l’histoire ou s’ils ne s’appliquaient à la faire ignorer aux autres.<br />
Toutefois, auraient-ils même raison que resterait entière la tâche<br />
pour nous d’apprécier le changement, au lieu <strong>de</strong> nous satisfaire <strong>de</strong><br />
lieux communs sur le passé et l’avenir.<br />
Remarquons-le : <strong>de</strong> nos jours, la notion <strong>de</strong> changement<br />
obnubile. Elle mobilise chez certains une foi nouvelle qui mime la<br />
foi perdue. Elle permet <strong>de</strong> masquer sous un discours volubile ce<br />
qui n’est bien souvent que le vi<strong>de</strong> <strong>de</strong> la pensée. Ou bien elle excite<br />
en retour chez d’autres une défense <strong>de</strong>s coutumes <strong>de</strong> la veille. Elle<br />
redore le conservatisme. Elle convertit en gardiens <strong>de</strong><br />
l’humanisme, en garants <strong>de</strong> la liberté <strong>de</strong> l’esprit, nombre <strong>de</strong> petits<br />
125
<strong>Former</strong> l’homme ?<br />
fonctionnaires-pédagogues, confinés dans leurs compétences et<br />
imbus <strong>de</strong> leur pouvoir et qui ne songeaient certes pas, il y a peu, à<br />
la mission <strong>de</strong> l’Universitas et à la figure <strong>de</strong> l’Humanitas.<br />
Eh bien, ne faut-il pas se défendre contre la représentation<br />
intimidante du changement ? Et cela, sans pour autant donner sa<br />
caution à <strong>de</strong>s institutions qu’on fait passer aujourd’hui pour<br />
dépositaires <strong>de</strong> la tradition humaniste, alors que trop souvent elles<br />
s’en couvraient comme d’un alibi.<br />
L’ancien système d’enseignement, nous dit-on, ne pouvait<br />
résister aux transformations du mon<strong>de</strong> mo<strong>de</strong>rne. Soit, mais ce<br />
n’est pas tant la modification du système qui nous importe en elle-<br />
même ; et je crois qu’on peut disputer sans fin <strong>de</strong>s vertus et <strong>de</strong>s<br />
vices <strong>de</strong>s réformes établies ou proposées dans les conditions<br />
actuelles. Le système d’enseignement s’ordonne toujours en<br />
fonction d’une représentation <strong>de</strong> l’éducation, d’une représentation<br />
qui implique un désir, celui que les individus gagnent par leur<br />
formation une certaine manière d’être, <strong>de</strong> travailler, <strong>de</strong> se<br />
rapporter les uns aux autres dans la société.<br />
Non seulement cette représentation, ce désir ne sont pas le<br />
simple reflet d’un « ordre <strong>de</strong> choses » comme certains veulent le<br />
faire croire, p.101 mais <strong>de</strong> cet ordre <strong>de</strong>s choses ils sont constitutifs.<br />
Le projet d’une éducation porte toujours trace d’une interprétation<br />
<strong>de</strong> l’homme et <strong>de</strong> la société. De quelle interprétation s’agit-il<br />
aujourd’hui ? Voilà une question qui mériterait d’être posée. Faut-il<br />
prendre à la lettre un certain discours émancipateur à la mo<strong>de</strong> qui<br />
double, qui donne bonne couleur au discours utilitariste<br />
communément répandu ? Ou bien faut-il penser plutôt que cette<br />
interprétation nous renvoie à <strong>de</strong> nouvelles ruses <strong>de</strong> l’idéologie ?<br />
126
<strong>Former</strong> l’homme ?<br />
Je disais que le présent incitait à se tourner vers le temps où se<br />
<strong>de</strong>ssinent pour la première fois une conception humaniste <strong>de</strong><br />
l’éducation, un idéal pédagogique que nous voyons <strong>de</strong> plus en plus<br />
récusés. Bien plus, en effet, que le passé proche, ce temps <strong>de</strong>s<br />
commencements fait découvrir tout ce qui se trouve mis en jeu par<br />
le débat sur l’organisation <strong>de</strong> l’enseignement et qui excè<strong>de</strong> <strong>de</strong> loin<br />
un remaniement <strong>de</strong>s programmes, <strong>de</strong>s métho<strong>de</strong>s, <strong>de</strong>s procédures,<br />
<strong>de</strong>s objets <strong>de</strong> connaissance. Il me semble que c’est cette mémoire<br />
<strong>de</strong> l’humanisme qui peut le mieux nous mettre en mesure <strong>de</strong> juger<br />
<strong>de</strong>s titres du présent à la création, et nous mettre en mesure <strong>de</strong><br />
<strong>de</strong>man<strong>de</strong>r si les réponses aujourd’hui formulées ou esquissées<br />
sont à la mesure <strong>de</strong>s questions autrefois ouvertes, ou bien si<br />
surgissent à présent <strong>de</strong> nouvelles questions avec le même <strong>de</strong>gré<br />
<strong>de</strong> radicalité, <strong>de</strong> vigueur que quelques siècles plus tôt.<br />
Or j’oserais dire que nous connaissons, bien que ce genre <strong>de</strong><br />
déclaration soit toujours suspecte aux historiens, mais je m’inspire<br />
d’eux pour la faire, j’oserais donc dire que nous connaissons le lieu<br />
et le temps où s’est pour la première fois formulé le <strong>de</strong>ssein d’une<br />
formation <strong>de</strong> l’homme. Ce lieu est Florence, ce temps les<br />
premières décennies du Quattrocento, sinon déjà les toutes<br />
<strong>de</strong>rnières du Trecento. C’est à Florence que se repère la matrice<br />
<strong>de</strong>s représentations <strong>de</strong> l’humanisme, <strong>de</strong> la pédagogie mo<strong>de</strong>rne, et<br />
en même temps <strong>de</strong> la démocratie. Que l’essor <strong>de</strong>s studia<br />
humanitatis soit associé à une conception nouvelle <strong>de</strong> l’éducation,<br />
c’est ce que nous enseignent sans conteste les écrits <strong>de</strong>s Florentins<br />
qui dominèrent la scène intellectuelle au cours <strong>de</strong> la pério<strong>de</strong>.<br />
Collucio Salutati, Leonardo Bruni, Paolo Vergerio, Guarino,<br />
Palmieri, plus tard Leon Battista Alberti ont contribué à élaborer et<br />
à diffuser <strong>de</strong>s principes pédagogiques qui <strong>de</strong>vaient s’imposer dans<br />
127
<strong>Former</strong> l’homme ?<br />
les cercles humanistes européens <strong>de</strong>s siècles durant. Comme l’écrit<br />
Eugenio Garin, « l’accent que l’on met alors avec insistance sur le<br />
thème <strong>de</strong> la p.102 pai<strong>de</strong>ia, <strong>de</strong>s studia humanitatis, <strong>de</strong> la formation<br />
<strong>de</strong> l’homme n’est pas un élément marginal ; il est un <strong>de</strong>s motifs<br />
dominants <strong>de</strong> la nouvelle culture » ; et, juge-t-il encore,<br />
« l’intégralité <strong>de</strong> la recherche scientifique et du savoir apparaît<br />
dominée par <strong>de</strong>s préoccupations pédagogiques ».<br />
Au reste, on peut observer que l’éducation n’est pas seulement<br />
un objectif qui se trouve défini délibérément. Il y a, en outre, une<br />
dimension pédagogique <strong>de</strong> l’expérience qui s’affirme tant dans<br />
l’avènement du discours politique que du discours historique, que<br />
du discours sur la langue. La Cité, la République est présentée<br />
comme l’institution formatrice <strong>de</strong>s individus ; <strong>de</strong> même la famille ;<br />
l’histoire est appréhendée désormais comme histoire édifiante ; la<br />
langue est censée contenir les préceptes <strong>de</strong> l’éloquence et du<br />
raisonnement juste. Et ajoutons que, selon les nouveaux maîtres,<br />
pour apprendre à bien vivre il faut se mettre à l’école <strong>de</strong> la nature.<br />
Pourquoi est-on en droit <strong>de</strong> parler d’une naissance du discours<br />
pédagogique en dépit <strong>de</strong> l’ouvrage auparavant accompli par la<br />
scolastique ? Celle-ci avait certes édifié un système<br />
d’enseignement cohérent et durable, mis en place <strong>de</strong>s institutions,<br />
fixé <strong>de</strong>s programmes et <strong>de</strong>s métho<strong>de</strong>s qui eurent pour effet<br />
d’assurer un progrès remarquable <strong>de</strong>s connaissances, <strong>de</strong> plus en<br />
plus sensible, au reste, aux historiens contemporains ; toutefois<br />
cet enseignement s’était développé dans <strong>de</strong>s frontières intangibles,<br />
sous le signe d’une vérité transcendante dont l’Eglise était<br />
dépositaire.<br />
Ce qu’il avait mis au point, c’étaient <strong>de</strong>s moyens <strong>de</strong><br />
connaissance déterminés dans le cadre <strong>de</strong> spécialités — la<br />
128
<strong>Former</strong> l’homme ?<br />
théologie, les <strong>de</strong>ux droits, la mé<strong>de</strong>cine — et il ne pouvait<br />
engendrer l’idée d’une éducation qui contiendrait en elle sa propre<br />
fin, c’est-à-dire, indépendamment <strong>de</strong> l’objet d’étu<strong>de</strong>, et, quel que<br />
soit le caractère <strong>de</strong> l’apprentissage ou <strong>de</strong> la discipline scientifique.<br />
Or, telle est la mutation advenue avec l’humanisme. Ce n’est pas<br />
seulement que changent les programmes sous l’effet du projet<br />
d’une restauration <strong>de</strong> la langue latine et d’un retour aux sources<br />
classiques, aux textes <strong>de</strong>s auteurs. Le fait nouveau, comme l’a si<br />
bien souligné Philippe Ariès, c’est qu’il ne s’agit plus d’apprendre<br />
par le truchement <strong>de</strong>s autres « dans un but utilitaire, mais en vue<br />
d’une formation <strong>de</strong> l’esprit ». Le fait nouveau, dit-il encore, c’est<br />
qu’apparaît « dans l’enseignement comme dans la société, la<br />
notion encore inconnue, <strong>de</strong> culture générale ». Cette notion,<br />
remarquons-le, implique que l’éducation p.103 n’a plus <strong>de</strong> bornes<br />
définies, ni <strong>de</strong>s termes assignés à son exercice dans le réel. En un<br />
sens, elle <strong>de</strong>vient indéterminée puisque celui qui apprend n’est<br />
plus tant requis <strong>de</strong> s’emparer d’un certain lot <strong>de</strong> connaissances<br />
que <strong>de</strong>stiné à nouer un nouveau rapport au savoir. Rapport tel<br />
qu’il lui permette, au cours <strong>de</strong> sa vie d’homme, <strong>de</strong> continuer à lire<br />
les auteurs, <strong>de</strong> puiser sans fin à leurs exemples une nourriture<br />
spirituelle, et d’aller interminablement à la rencontre, à la<br />
conquête <strong>de</strong> son humanitas. Et c’est en raison même <strong>de</strong> cette<br />
indétermination, du fait qu’elle cesse <strong>de</strong> se réduire à une fonction<br />
énonçable <strong>de</strong>puis le lieu d’une certitu<strong>de</strong> extrinsèque que<br />
l’éducation prend valeur en soi, s’avère en quête d’elle-même et<br />
engendre dans sa pratique un discours qui la vise comme telle.<br />
Comme Eugenio Garin et Philippe Ariès l’ont bien montré, l’idée<br />
neuve <strong>de</strong> la culture générale s’accompagne d’une nouvelle<br />
perception <strong>de</strong> la différence <strong>de</strong>s temps. Ce n’est pas comme on l’a<br />
129
<strong>Former</strong> l’homme ?<br />
trop souvent répété, qu’il y ait un retour à l’Antiquité, encore<br />
moins une découverte <strong>de</strong>s sources antiques ; nous savons que la<br />
plupart <strong>de</strong>s textes sur lesquels travaillent les humanistes au début<br />
du Quattrocento étaient en possession <strong>de</strong>s érudits un siècle plus<br />
tôt et même plus loin encore ; nous savons surtout que la<br />
présence <strong>de</strong> l’Antiquité n’a cessé <strong>de</strong> hanter le Moyen Age. Ce qui<br />
distingue l’humanisme, c’est la conscience d’une rupture dans le<br />
temps, c’est la constitution <strong>de</strong> l’Antiquité même comme un passé à<br />
distance, un passé séparé du présent par un âge <strong>de</strong> ténèbres. Rien<br />
peut-être ne fait mieux sentir la puissance critique <strong>de</strong> l’humanisme<br />
que cette déclaration, rappelée d’ailleurs par Garin, que les<br />
hommes <strong>de</strong>s siècles précé<strong>de</strong>nts — ces hommes qui, en fait,<br />
n’avaient cessé <strong>de</strong> parler le latin et notamment d’écrire en latin —<br />
« ne savaient pas le latin », avant la résurrection <strong>de</strong>s Studia.<br />
Pourquoi l’idée neuve <strong>de</strong> la culture et celle <strong>de</strong> l’humanitas sont-<br />
elles liées à la perception <strong>de</strong> la différence <strong>de</strong>s temps. ? Nul doute :<br />
parce que la rupture entre le mon<strong>de</strong> florentin et le mon<strong>de</strong> antique,<br />
notamment le mon<strong>de</strong> romain, est la condition <strong>de</strong> la mise en<br />
rapport <strong>de</strong>s termes, et parce que le savoir <strong>de</strong> l’autre peut <strong>de</strong>venir<br />
simultanément le savoir du même. Autrement dit parce que le<br />
travail accompli au service <strong>de</strong> la restauration <strong>de</strong> l’i<strong>de</strong>ntité <strong>de</strong>s<br />
Anciens est le travail par lequel les Mo<strong>de</strong>rnes se reconnaissent leur<br />
propre i<strong>de</strong>ntité. Pour qu’il y ait épanouissement <strong>de</strong> la<br />
représentation <strong>de</strong> l’humanitas, il faut qu’il y ait retour chez les<br />
Mo<strong>de</strong>rnes <strong>de</strong> ce qui fut fondé par les Anciens.<br />
p.104<br />
La culture se donne ainsi dans la forme d’un dialogue ;<br />
c’est un dialogue avec <strong>de</strong>s morts, mais <strong>de</strong>s morts qui, dès lors<br />
qu’ils parlent, dès lors qu’on les fait parler, sont plus vivants que<br />
les proches, vivant d’une tout autre vie, qui sont immortels dans<br />
130
<strong>Former</strong> l’homme ?<br />
l’espace <strong>de</strong> l’humanité, qui communiquent leur immortalité à ceux<br />
qui s’adressent à eux ici et maintenant.<br />
Ne manquons pas <strong>de</strong> repérer la signification politique <strong>de</strong> ce qui<br />
risquerait d’apparaître comme une pure aventure intellectuelle.<br />
Hans Baron l’a remarquablement montré, cet essor <strong>de</strong>s studia<br />
humanitatis à Florence est au service d’une nouvelle éthique <strong>de</strong> la<br />
vie active opposée à la vie contemplative, au service d’une éthique<br />
<strong>de</strong> la vie <strong>de</strong> l’homme dans le mon<strong>de</strong> et <strong>de</strong> son engagement dans la<br />
cité. C’est dans la cité que l’individu s’accomplit, disent d’une<br />
même voix Salutati, Bruni et leurs amis. Or, n’oublions pas que la<br />
gran<strong>de</strong> référence dans le mon<strong>de</strong> antique est pour Florence celle <strong>de</strong><br />
la Rome républicaine. Florence se présente à cette époque comme<br />
dépositaire <strong>de</strong> l’héritage romain, <strong>de</strong> l’héritage <strong>de</strong> la République,<br />
modèle d’une vie civile, modèle <strong>de</strong>s institutions libres. Florence se<br />
présente, à sa suite, comme chargée d’une mission universelle. Du<br />
haut <strong>de</strong> la chaire du Palais municipal, Coluccio Salutati déclare que<br />
les Florentins qui défen<strong>de</strong>nt leur liberté sont <strong>de</strong>s Romains, que le<br />
sang <strong>de</strong> ceux-ci, le sang <strong>de</strong>s hommes libres coule dans leurs<br />
veines, et il va jusqu’à proclamer que, dans chaque cité du mon<strong>de</strong>,<br />
tout homme épris <strong>de</strong> liberté a <strong>de</strong>ux patries : Florence et la sienne.<br />
Le langage politique <strong>de</strong>s humanistes le fait, en outre, très<br />
fortement entendre : l’i<strong>de</strong>ntification aux héros <strong>de</strong> l’Antiquité va <strong>de</strong><br />
pair avec l’exigence <strong>de</strong> la création ici et maintenant.<br />
Par conséquent, si l’humanisme, comme le suggère Ariès, se<br />
définit au plus profond par la découverte du « sens <strong>de</strong> l’histoire »,<br />
il nous faut aussi comprendre que ce sens <strong>de</strong> l’histoire, c’est à la<br />
fois le sens du passé, comme je le disais, visé à distance et c’est le<br />
sens <strong>de</strong> l’avenir. Et comprendre encore que ce sens <strong>de</strong> l’histoire,<br />
c’est indissociablement le sens <strong>de</strong> l’œuvre, <strong>de</strong> l’œuvre à accomplir<br />
131
<strong>Former</strong> l’homme ?<br />
par la cité, <strong>de</strong> l’œuvre à accomplir par les hommes qui la peuplent.<br />
Sur quoi se fon<strong>de</strong> ce sens <strong>de</strong> l’histoire, sur quoi se fon<strong>de</strong> cette<br />
relation à l’Antiquité et notamment à la République romaine ? Sur<br />
une idée bien sûr <strong>de</strong> l’essence <strong>de</strong> la civitas. C’est elle qui garantit à<br />
la fois l’i<strong>de</strong>ntité entre Rome et Florence et la différence.<br />
p.105<br />
Je disais tout à l’heure que l’histoire <strong>de</strong>venait elle-même<br />
édifiante, et, <strong>de</strong> fait on écrit à l’époque <strong>de</strong> nouvelles histoires <strong>de</strong><br />
Florence, on récuse l’ancien mythe <strong>de</strong> sa fondation, on réarticule<br />
les épiso<strong>de</strong>s les plus marquants <strong>de</strong>s <strong>de</strong>rniers siècles pour prouver<br />
que l’histoire <strong>de</strong> Florence est la révélation <strong>de</strong> l’essence <strong>de</strong> la liberté<br />
dans la cité. Ainsi toute une dimension pédagogique se repère<br />
dans ce travail politique. Or, les studia humanitatis se développent<br />
selon un même schéma : il s’agit, vous le savez, <strong>de</strong> revenir aux<br />
auteurs — ce n’est pas, rappelais-je, que ces auteurs étaient<br />
ignorés — mais il s’agit <strong>de</strong> leur rendre leur i<strong>de</strong>ntité ; il s’agit, grâce<br />
à <strong>de</strong> nouvelles techniques philologiques, <strong>de</strong> restituer la vérité <strong>de</strong><br />
leurs propos, d’avoir la connaissance exacte <strong>de</strong> leur discours en<br />
écartant les intermédiaires qui, <strong>de</strong> bonne foi ou <strong>de</strong> mauvaise foi,<br />
les ont dénaturés et falsifiés.<br />
Et cela n’est possible, ce retour aux auteurs, cette parenté et<br />
cette différence entre lecteurs et auteurs, que parce qu’il y a une<br />
essence <strong>de</strong> la langue ; c’est le rapport établi avec les Anciens qui<br />
permet <strong>de</strong> savoir ce que c’est que le vrai latin, comme c’est en<br />
même temps la connaissance du vrai latin qui ouvre un accès aux<br />
textes <strong>de</strong>s Anciens. L’immense travail <strong>de</strong>s humanistes qui<br />
dégagent l’idéal <strong>de</strong> la connaissance exacte est simultanément au<br />
service <strong>de</strong> l’appropriation <strong>de</strong> la pensée <strong>de</strong>s Anciens et <strong>de</strong> la<br />
création <strong>de</strong> nouvelles œuvres ici et maintenant.<br />
En outre, la figure <strong>de</strong> Dante porte témoignage, aux yeux <strong>de</strong>s<br />
132
<strong>Former</strong> l’homme ?<br />
Florentins, <strong>de</strong> la créativité <strong>de</strong> la langue toscane. S’il est donc vrai<br />
qu’il y a une essence <strong>de</strong> la langue, il est vrai aussi que la vertu <strong>de</strong><br />
la langue vernaculaire peut être conforme à cette essence comme<br />
la langue latine. On ne peut séparer la notion nouvelle <strong>de</strong> l’auteur,<br />
du lecteur, <strong>de</strong> leur distance, <strong>de</strong> la différence <strong>de</strong>s places, la notion<br />
<strong>de</strong> la langue telle qu’elle advient et, j’y insiste, la notion <strong>de</strong> l’œuvre<br />
ou <strong>de</strong> la création.<br />
Mais, ce n’est pas à ces seules notions que se limite le<br />
changement dans la pédagogie. Philippe Ariès a cru pouvoir dire<br />
que « faible sur les mœurs scolaires et l’administration <strong>de</strong> l’école,<br />
l’influence <strong>de</strong> l’humanisme avait été considérable sur le contenu <strong>de</strong><br />
l’enseignement dont il avait fait l’instrument <strong>de</strong> diffusion d’une<br />
conception <strong>de</strong> l’homme ». C’est là, me semble-t-il, donner une<br />
interprétation inexacte <strong>de</strong> l’événement, et qu’il importe <strong>de</strong> rectifier<br />
pour notre propos, car, ce qui frappe à Florence, ce n’est pas<br />
seulement l’essor <strong>de</strong> ces studia et ce n’est pas seulement, comme<br />
je vous le disais, l’émergence <strong>de</strong> la figure <strong>de</strong> l’auteur, l’émergence<br />
<strong>de</strong> la figure <strong>de</strong> p.106 l’Antiquité. C’est en même temps la formation<br />
précoce, dès la fin du Trecento, d’un sentiment <strong>de</strong> l’enfance. A vrai<br />
dire, nous ne saurions affirmer que ce sentiment <strong>de</strong> l’enfance est<br />
un résultat du seul travail <strong>de</strong>s humanistes, nous croyons même<br />
plutôt qu’il lui est antérieur. Les informations que nous livre un<br />
certain nombre <strong>de</strong> ricordi, <strong>de</strong> journaux dans lesquels les<br />
marchands florentins consignaient leur histoire quotidienne et<br />
aussi celle <strong>de</strong> leur famille, les divers témoignages que nous<br />
possédons montrent que la naissance <strong>de</strong> ce sentiment est déjà<br />
sensible à la fin du Trecento ; et on en trouve aussi l’écho dans les<br />
invectives du célèbre dominicain Giovani Dominici, qui faisait<br />
inlassablement le procès <strong>de</strong>s nouvelles mœurs au début du XV e<br />
133
<strong>Former</strong> l’homme ?<br />
siècle. Quoi qu’il en soit, je me bornerai à évoquer les travaux<br />
d’Alberti, le premier livre <strong>de</strong> son Della Famiglia, qui ne laisse pas<br />
<strong>de</strong> doute sur l’élaboration qu’a atteint l’idée <strong>de</strong> l’enfance au terme<br />
<strong>de</strong> la pério<strong>de</strong> que nous considérons. En tout premier lieu, ce qui<br />
retient notre attention, c’est la perception d’une différence entre<br />
l’adulte et l’enfant — différence affirmée <strong>de</strong> toutes les manières,<br />
qui fait que l’enfant se trouve i<strong>de</strong>ntifié comme un autre ;<br />
différence, aussi, qui va se concrétiser dans l’idée qu’il existe <strong>de</strong>s<br />
sta<strong>de</strong>s <strong>de</strong> l’enfance. Alberti passe en revue le premier âge, puis<br />
l’âge <strong>de</strong>s premiers désirs et <strong>de</strong>s premières expressions, enfin<br />
l’adolescence, et cherche ce qui convient à chacun <strong>de</strong> ces sta<strong>de</strong>s.<br />
En outre, il est frappant que dans son traité, comme, du reste,<br />
dans les témoignages auxquels nous faisions allusion, la<br />
découverte <strong>de</strong> l’enfance, se voit associée à une conception<br />
nouvelle <strong>de</strong> l’autorité. On trouve ainsi chez Alberti toute une série<br />
<strong>de</strong> formules, qui sont directement empruntées au vocabulaire<br />
politique, formules qu’il prête à ses personnages et par lesquelles il<br />
indique que le bon père a toujours voulu être aimé plutôt que<br />
craint, tout comme le prince souhaite exciter l’amour plutôt que la<br />
peur chez ses sujets, à la différence du tyran. Son porte-parole<br />
déclare qu’il n’a jamais cherché à apparaître <strong>de</strong>vant ses enfants ou<br />
ses élèves comme un maître (signore) ; qu’il veut user <strong>de</strong><br />
l’autorité plutôt que du pouvoir (imperio) ; qu’il a toujours voulu<br />
donner <strong>de</strong>s conseils et non <strong>de</strong>s ordres. Toutes ses propositions<br />
donnent l’idée d’un nouveau style <strong>de</strong> relations avec l’enfant ou<br />
l’adolescent. La coercition, notamment, est abandonnée, car elle<br />
implique une action sur l’autre qui lui vient <strong>de</strong> l’extérieur, une<br />
action vouée à l’inefficacité dès lors qu’elle ne saurait être<br />
acceptée par l’individu, par le sujet.<br />
134
p.107<br />
<strong>Former</strong> l’homme ?<br />
Et <strong>de</strong> même que, comme je vous le disais il y a un instant,<br />
la quête <strong>de</strong> l’i<strong>de</strong>ntité <strong>de</strong> l’auteur va mobiliser une enquête<br />
philologique et mobiliser le désir <strong>de</strong> la connaissance exacte, la<br />
recherche <strong>de</strong> l’i<strong>de</strong>ntité <strong>de</strong> l’enfant ne sera possible qu’à la faveur<br />
<strong>de</strong> la détection <strong>de</strong> signes — signes <strong>de</strong> son tempérament, <strong>de</strong> sa<br />
nature, qui sont à scruter par l’éducateur ou par le père. Ce qu’il<br />
s’agit <strong>de</strong> repérer à travers ces signes ce sont ses aptitu<strong>de</strong>s. L’idée<br />
si mo<strong>de</strong>rne <strong>de</strong> l’aptitu<strong>de</strong> est pleinement formulée. Il s’agit <strong>de</strong> la<br />
connaître pour ne pas contrarier son développement ; <strong>de</strong> donner à<br />
l’enfant la possibilité <strong>de</strong> cultiver ses dons, en corrigeant seulement<br />
les vices qui l’empêcheraient <strong>de</strong> s’épanouir, comme on émon<strong>de</strong> un<br />
arbre.<br />
Or, d’une façon très remarquable cette découverte <strong>de</strong> l’enfance<br />
va <strong>de</strong> pair avec celle du sentiment paternel. De ce sentiment<br />
paternel, on peut donc dire qu’il a lui aussi une certaine date <strong>de</strong><br />
naissance dans l’histoire. Signalons-le au passage, nombre <strong>de</strong><br />
documents nous persua<strong>de</strong>nt <strong>de</strong> l’émergence d’une image du père.<br />
Mais les ignorerait-on, on trouverait chez Alberti une significative<br />
référence aux mœurs nouvelles <strong>de</strong> Florence, car il s’attache à<br />
distinguer l’amour paternel <strong>de</strong> ce qui en est <strong>de</strong>venu la caricature —<br />
trop <strong>de</strong> pères, à l’entendre, se montrent faibles, indulgents à<br />
l’excès et ridicules à force <strong>de</strong> s’inquiéter <strong>de</strong>s moindres acci<strong>de</strong>nts <strong>de</strong><br />
santé <strong>de</strong> leurs enfants.<br />
Remarquable me paraît le portrait du père, d’un père auquel est<br />
reconnue la fonction par excellence <strong>de</strong> l’éducateur. Le père doit<br />
apprendre à connaître, comme je viens <strong>de</strong> le dire, à interpréter les<br />
expressions et le comportement <strong>de</strong> l’enfant. Mais non seulement le<br />
père se trouve mis en position d’homme <strong>de</strong> connaissance, comme<br />
situé face à un texte, un texte qui, cette fois, est la nature <strong>de</strong><br />
135
<strong>Former</strong> l’homme ?<br />
l’enfant, mais il est mis en position d’auteur, simultanément. Il est<br />
tout à la fois lecteur, si je puis dire, et auteur. Car d’une façon très<br />
éloquente Alberti fait <strong>de</strong> l’enfant l’œuvre du père. Une œuvre qui,<br />
dit-il, est la plus belle, une œuvre qu’il n’hésite pas à comparer à<br />
celle du poète, à celle du peintre, en la jugeant même supérieure.<br />
Cette fonction paternelle si fortement soulignée, cette fonction <strong>de</strong><br />
création, s’accompagne dans le même temps d’une prise <strong>de</strong><br />
conscience <strong>de</strong> la différence <strong>de</strong> l’espace privé et <strong>de</strong> l’espace public.<br />
Le père s’occupe <strong>de</strong> politique, le père s’occupe <strong>de</strong> ses affaires,<br />
mais quelle occupation, <strong>de</strong>man<strong>de</strong> Alberti, serait plus digne <strong>de</strong> lui<br />
que <strong>de</strong> former ses enfants ? Et, outre, dès lors que le père ne peut<br />
former ses p.108 enfants qu’en travaillant à sa propre formation,<br />
quelle plus digne occupation que l’étu<strong>de</strong> <strong>de</strong>s Anciens ?<br />
Nouvelle image <strong>de</strong> l’enfant, nouvelle image du père... et,<br />
<strong>de</strong>vons-nous ajouter à présent, nouvelle image <strong>de</strong> la famille. La<br />
famille <strong>de</strong>vient, à distance <strong>de</strong> l’Etat, cette institution privilégiée<br />
dans laquelle peuvent se différencier les individus en se rapportant<br />
les uns aux autres. Il ne saurait désormais y avoir <strong>de</strong> bonne<br />
éducation sans qu’elle s’exerce dans une famille qui soit<br />
harmonieusement formée. Elle s’avère éducatrice <strong>de</strong> ses membres<br />
en ce sens qu’elle est le milieu dans lequel ils apprennent à<br />
découvrir leur place et leur fonction respective, l’un vis-à-vis <strong>de</strong><br />
l’autre. Simultanément elle est une œuvre continuée, elle n’existe<br />
que pensée, voulue par ses membres, <strong>de</strong> telle sorte qu’il ne faut<br />
pas hésiter à bannir l’enfant pervers dont la conduite risque <strong>de</strong><br />
détruire son harmonie.<br />
Entre la nouvelle idée <strong>de</strong> l’auteur et du lecteur, <strong>de</strong> l’antiquité et<br />
<strong>de</strong> la mo<strong>de</strong>rnité, et la nouvelle idée <strong>de</strong> la paternité et <strong>de</strong> l’enfance,<br />
le lien saute aux yeux. D’autre part, il n’y a pas seulement<br />
136
<strong>Former</strong> l’homme ?<br />
symétrie entre l’idée <strong>de</strong> la langue ou l’idée <strong>de</strong> la famille ou <strong>de</strong> la<br />
Cité. Ce qui donne à la Cité ou à la famille son autorité c’est la<br />
culture — la culture dont on dit qu’elle est un ornement, ce qui ne<br />
signifie nullement qu’elle lui apporte comme un surplus, comme<br />
une parure, mais ce qui veut dire qu’elle lui confère son autorité.<br />
La Cité, la famille se représentent à elles-mêmes par la médiation<br />
<strong>de</strong> la culture. Le discours sur l’essence <strong>de</strong> la Cité ou sur l’essence<br />
<strong>de</strong> la famille fait partie <strong>de</strong> son existence. L’institution « se dit »,<br />
tient discours sur elle-même, et se soutient <strong>de</strong> ce discours qui<br />
passe à travers ses membres. Et <strong>de</strong> même que la famille est prise<br />
désormais dans la métaphore <strong>de</strong> la culture, la culture à son tour<br />
est prise dans la métaphore <strong>de</strong> la famille. Rien <strong>de</strong> plus<br />
remarquable que <strong>de</strong> voir comment le langage <strong>de</strong> la paternité se<br />
trouve transféré dans le langage <strong>de</strong> la culture, comment Alberti<br />
dans le moment même où il parle <strong>de</strong> la paternité dans le cadre <strong>de</strong><br />
la famille nomme Aristote, par exemple, « père <strong>de</strong> la philosophie »<br />
ou bien Hérodote « père <strong>de</strong> l’histoire ».<br />
Je ne voudrais pas, d’ailleurs, finir d’évoquer le <strong>de</strong>ssein <strong>de</strong><br />
l’éducation humaniste sans souligner la multiple détermination <strong>de</strong><br />
la culture au moment où s’en forme la notion ; car ce n’est pas<br />
seulement d’un mo<strong>de</strong> nouveau <strong>de</strong> connaissance qu’il s’agit, d’une<br />
connaissance qui, comme je vous le disais, s’avère constitutive du<br />
sujet ; c’est en même temps une p.109 dimension éthique et une<br />
dimension esthétique <strong>de</strong> la culture qui se livrent. Les studia se<br />
dévoilent comme conditions du savoir, <strong>de</strong> l’éducation, du bien-<br />
vivre et <strong>de</strong> la représentation du rapport humain ; l’autorité ne<br />
s’attache pas seulement aux auteurs, aux textes, à la fonction du<br />
maître ou du père, elle est celle <strong>de</strong> l’institution, <strong>de</strong> la nature. C’est<br />
ce lien entre l’esthétique, le politique, l’éthique, le scientifique qui<br />
137
<strong>Former</strong> l’homme ?<br />
fait tout le sens <strong>de</strong> la révolution pédagogique et <strong>de</strong> l’essor <strong>de</strong><br />
l’humanisme.<br />
Il va <strong>de</strong> soi, certes, que je n’ai pas évoqué les principes <strong>de</strong><br />
l’éducation au temps du premier humanisme pour établir une<br />
comparaison avec ceux <strong>de</strong> l’éducation nouvelle, <strong>de</strong> celle que nous<br />
voyons se <strong>de</strong>ssiner aujourd’hui ; je voulais seulement fixer un<br />
repère, déployer un horizon. Mais ce repère nous est utile car nous<br />
voyons bien que la rupture qui s’opère sous nos yeux, mobilise à la<br />
fois <strong>de</strong>s arguments utilitaristes et <strong>de</strong>s arguments novateurs,<br />
émancipateurs. Je pourrais relever au passage que ces arguments<br />
viennent souvent <strong>de</strong> sources opposées car, remarquons-le, le<br />
même discours utilitariste <strong>de</strong> l’éducation est tenu aujourd’hui dans<br />
<strong>de</strong>s langages différents tant par les représentants <strong>de</strong>s pouvoirs<br />
publics que par les contestataires. Sous le signe <strong>de</strong> l’utilitarisme,<br />
d’un côté l’on affirme que l’enseignement doit être modifié pour<br />
être adapté aux exigences <strong>de</strong> la vie économique, l’on fait état <strong>de</strong> la<br />
<strong>de</strong>man<strong>de</strong> du marché, l’on invoque les exigences du progrès<br />
technique, d’un autre côté on défend la condition <strong>de</strong> l’élève, <strong>de</strong><br />
l’étudiant, en <strong>de</strong>mandant que cet étudiant trouve <strong>de</strong>s débouchés<br />
au sortir <strong>de</strong> l’école ou <strong>de</strong> l’Université et, ce qui n’est pas moins<br />
significatif, l’étudiant tend à formuler, on l’a vu en 1968, la<br />
<strong>de</strong>man<strong>de</strong> d’un savoir dont il puisse se rendre maître, d’un savoir<br />
qui puisse être déterminable, qui puisse à la limite être mesurable,<br />
et il refuse souvent sous le couvert d’une dénonciation du<br />
charisme <strong>de</strong> l’enseignant, l’idée d’un savoir qu’il ne serait pas<br />
maître d’apprécier selon <strong>de</strong>s critères définis. Et quant au discours<br />
novateur, émancipateur, nous voyons curieusement qu’il fait en<br />
quelque sorte l’unanimité, à cette réserve près que l’on accuse, et<br />
à bon droit, ceux qui le tiennent et qui exercent l’autorité <strong>de</strong> ne<br />
138
<strong>Former</strong> l’homme ?<br />
pas tirer les conséquences <strong>de</strong> leurs promesses. Mais ce qui<br />
s’entend aujourd’hui, c’est qu’il faut une éducation qui soit une<br />
éducation vivante, qu’il faut la faire passer en quelque sorte du<br />
pôle d’une connaissance morte au pôle <strong>de</strong> la vie, qu’il faut la faire<br />
passer <strong>de</strong> la connaissance du passé à la connaissance du présent,<br />
qu’il faut ouvrir comme on dit, p.110 l’école, l’Université, sur le<br />
mon<strong>de</strong> extérieur, qu’il faut bannir l’artifice <strong>de</strong> la règle, l’artifice <strong>de</strong><br />
l’autorité pour rendre à l’éducation ce qu’elle a <strong>de</strong> naturel pour<br />
l’enfant, pour l’élève.<br />
Eh bien, si nous nous arrêtons à ces arguments nous pouvons<br />
peut-être voir en quoi il y a profon<strong>de</strong> rupture avec ce qui fut une<br />
conception <strong>de</strong> l’éducation, conception par la suite pétrifiée dans<br />
<strong>de</strong>s institutions que je ne cherche pas à défendre, mais qui<br />
néanmoins témoignaient d’une inspiration toute différente. Ce qui<br />
marque la rupture opérée tant par le discours utilitariste que par le<br />
discours émancipateur, me semble-t-il, c’est l’atteinte qui est faite<br />
à la notion même <strong>de</strong> culture. Je dis bien la notion <strong>de</strong> culture ; non<br />
pas l’atteinte à l’image <strong>de</strong>s humanités classiques, à l’image <strong>de</strong> la<br />
langue latine ; mais l’atteinte à l’idée d’une culture qui serait<br />
précisément indéfinissable et qui serait tout autre chose qu’un<br />
ensemble <strong>de</strong> techniques, <strong>de</strong> connaissances. Ce qui me paraît<br />
frappant c’est d’abord la disjonction qui s’opère entre le sujet lui-<br />
même et la connaissance. Si je rappelais à grands traits<br />
l’inspiration <strong>de</strong> l’éducation humaniste, c’était pour faire entendre<br />
que la connaissance comme telle ne pouvait s’isoler <strong>de</strong> la<br />
formation du sujet, et que la connaissance même comme accès à<br />
la culture avait dimensions éthiques, dimension politique,<br />
dimension esthétique. Cette connaissance indéfinie, non<br />
déterminable, par excellence non mesurable, c’est maintenant<br />
139
<strong>Former</strong> l’homme ?<br />
qu’elle <strong>de</strong>vient <strong>de</strong> l’ordre du superflu, c’est maintenant qu’elle<br />
<strong>de</strong>vient <strong>de</strong> l’ordre <strong>de</strong> la pure abstraction. Il y a du même coup une<br />
autre disjonction qui s’opère entre l’institution et l’opération<br />
d’apprendre. L’institution était conçue, observions-nous, comme à<br />
la fois un produit <strong>de</strong> l’éducation et en même temps comme son<br />
agent. Or, qu’est-ce que l’institution <strong>de</strong> nos jours ? C’est un simple<br />
cadre dans lequel s’exerce la relation <strong>de</strong> l’apprendre. Qu’est-ce que<br />
c’est que l’institution, sinon l’ensemble <strong>de</strong>s conditions <strong>de</strong> l’exercice<br />
<strong>de</strong> l’apprendre. Mais l’idée que l’institution puisse être pour ainsi<br />
dire comme une personne, qu’elle puisse se représenter, qu’elle<br />
puisse avoir autorité, ce qui ne veut nullement dire qu’elle exerce<br />
une coercition sur ses membres, mais que précisément du fait <strong>de</strong><br />
sa propre représentation les rôles puissent se déployer en elle et<br />
puissent se balancer en elle, voilà ce qui n’a plus <strong>de</strong> sens.<br />
La signification politique d’un tel changement, comment<br />
l’ignorer ? De fait, quand je parle <strong>de</strong> l’institution, ce ne sont pas<br />
seulement l’école, p.111 l’Université, la famille qui sont en cause,<br />
mais la société elle-même. Ce qu’il y a <strong>de</strong> remarquable, dans un<br />
temps comme le nôtre, où l’on n’a jamais tant parlé <strong>de</strong>s besoins<br />
sociaux <strong>de</strong> l’éducation, où l’on n’a jamais accordé autant<br />
d’importance au phénomène <strong>de</strong> l’éducation, où les pouvoirs publics<br />
ne s’en sont jamais autant préoccupés, dans une telle époque c’est<br />
que l’idée éthico-politique <strong>de</strong> l’éducation s’est évanouie. On<br />
affirme, certes, que la société a besoin d’agents <strong>de</strong> la<br />
connaissance, on évoque les impératifs <strong>de</strong> l’organisation pour<br />
justifier <strong>de</strong>s investissements dans la formation <strong>de</strong> certaines<br />
catégories <strong>de</strong> spécialistes, mais <strong>de</strong> cette société on parle comme si<br />
c’était un pur système en soi. Le terme d’organisation que je viens<br />
d’employer ne s’impose d’ailleurs pas par hasard ; il exclut l’idée<br />
140
<strong>Former</strong> l’homme ?<br />
d’une société dont les valeurs seraient intériorisées par ses<br />
membres, celle d’une i<strong>de</strong>ntification <strong>de</strong>s individus à la société ou,<br />
d’un mot qui, significativement, n’a pas trouvé d’équivalent, à la<br />
Cité. Enfin, lorsqu’on se place du point <strong>de</strong> vue <strong>de</strong> l’individu, on<br />
parle <strong>de</strong> la nécessité où il est pour satisfaire ses besoins ou ses<br />
ambitions <strong>de</strong> se spécialiser dans telle ou telle discipline, d’obtenir<br />
tel ou tel diplôme, mais on voit bien que ces besoins ou ces<br />
ambitions ont trait à sa position dans un circuit <strong>de</strong> richesse ou <strong>de</strong><br />
pouvoir et qu’il n’est pas question <strong>de</strong> son statut <strong>de</strong> sujet.<br />
Cette idée que l’institution puisse être elle-même être <strong>de</strong><br />
culture, cette idée que la société, disons la « Cité » pour employer<br />
le vocabulaire classique, puisse être elle-même comme un être <strong>de</strong><br />
culture, comme une personne, qu’elle puisse être elle-même<br />
formatrice et formée, cette idée-là est absente <strong>de</strong> la pensée <strong>de</strong><br />
notre temps. Il y aurait même <strong>de</strong> quoi faire sourire si l’on<br />
employait ce langage.<br />
La culture, autrement dit, n’est plus constitutive, ni <strong>de</strong> l’i<strong>de</strong>ntité<br />
<strong>de</strong> l’individu ni <strong>de</strong> celle <strong>de</strong> l’institution.<br />
Et si l’on se <strong>de</strong>man<strong>de</strong> maintenant ce qu’il en est advenu <strong>de</strong> la<br />
position <strong>de</strong> l’éducateur, il faut évi<strong>de</strong>mment convenir que celle-ci a<br />
entièrement changé, que la figure du maître s’efface pour cé<strong>de</strong>r la<br />
place à celle d’un agent <strong>de</strong> diffusion <strong>de</strong>s connaissances dans le<br />
processus <strong>de</strong> leur acquisition. Ce qui là encore nous frappe c’est<br />
que dans le même temps le maître perd la notion <strong>de</strong> ses propres<br />
fins, l’idée que sa propre i<strong>de</strong>ntité se trouve engagée dans son<br />
travail <strong>de</strong> formation. Ce travail <strong>de</strong>vient pour lui une technique, qu’il<br />
peut d’ailleurs aimer ou ne pas aimer, dans laquelle il p.112 peut<br />
être ou non compétent, mais qui, au mieux, ne saurait lui apporter<br />
que <strong>de</strong>s bénéfices secondaires. Peu importe qu’il aime enseigner,<br />
141
<strong>Former</strong> l’homme ?<br />
soit sensible par exemple aux progrès <strong>de</strong> ses élèves, ce n’est pas<br />
son i<strong>de</strong>ntité qui se trouve mise en cause dans son travail, son<br />
existence <strong>de</strong> formateur. Et à <strong>de</strong>ssein je parle d’i<strong>de</strong>ntité : celle-ci se<br />
dérobe en même temps que la représentation <strong>de</strong> son rôle, ou<br />
comme on disait autrefois, son autorité, car l’une se soutient <strong>de</strong><br />
l’autre.<br />
Nous voyons, en outre, s’opérer une disjonction entre ces<br />
déterminations dont j’indiquais le lien scientifique, éthique,<br />
esthétique. Les échecs ou les succès obtenus par l’élève ou<br />
l’étudiant sanctionnent certes une acquisition <strong>de</strong> connaissances,<br />
mais ils per<strong>de</strong>nt leur signification éthique ou esthétique. Pour<br />
apprécier cet événement je ne voudrais que prendre un exemple,<br />
le plus simple <strong>de</strong> tous. Voici que tout récemment, en France, nos<br />
gouvernants se sont aperçus que les résultats <strong>de</strong>s innovations<br />
dans l’apprentissage <strong>de</strong> la lecture étaient catastrophiques. On a<br />
donc chargé le ministre d’ouvrir une enquête pour examiner <strong>de</strong><br />
plus près les métho<strong>de</strong>s <strong>de</strong> lecture. Mais en fait ce n’est pas tant<br />
<strong>de</strong>s métho<strong>de</strong>s que l’on <strong>de</strong>vrait parler, que <strong>de</strong>s principes qui les<br />
gui<strong>de</strong>nt, que du nouvel esprit pédagogique.<br />
L’idée même <strong>de</strong> la lecture et <strong>de</strong> sa fonction dans la constitution<br />
du sujet <strong>de</strong>vrait être au centre du débat. En effet, dans la double<br />
perspective mo<strong>de</strong>rniste que je mentionnais, la lecture a perdu le<br />
prestige qu’elle avait autrefois : d’une part, son apprentissage a<br />
valeur d’utilité ; d’autre part, il ne concerne qu’une <strong>de</strong>s activités<br />
qui donnent accès au mon<strong>de</strong> et qu’il convient ainsi <strong>de</strong> ramener,<br />
autant que faire se peut, à l’exercice naturel <strong>de</strong>s sens. Dès lors, en<br />
apprenant à lire, l’enfant n’est plus induit à goûter le plaisir du<br />
bien-lire, ni à affronter l’épreuve dans laquelle se donne une<br />
norme du langage, à distance du parler-entendre ou du voir. Or,<br />
142
<strong>Former</strong> l’homme ?<br />
sitôt que le plaisir ne compte plus pour celui qui lit, s’évanouit son<br />
image (une image dans laquelle le regard, la voix, la pensée<br />
s’échangeaient, l’assurant <strong>de</strong> son i<strong>de</strong>ntité <strong>de</strong> sujet) et sitôt que la<br />
norme est ignorée, s’évanouit le sens <strong>de</strong> son obligation. L’enfant<br />
qui se désintéresse <strong>de</strong> la lecture ne se sent privé ni d’une<br />
satisfaction, ni <strong>de</strong> l’estime <strong>de</strong>s autres, ni d’une responsabilité. A<br />
considérer ce changement, le problème <strong>de</strong>s métho<strong>de</strong>s<br />
d’apprentissage <strong>de</strong>vient secondaire, répétons-le, même s’il est<br />
vrai, certes, qu’il ne soit pas négligeable. L’essentiel est que la<br />
lecture p.113 déchoit quand elle est traitée comme une simple<br />
technique ; quand elle ne se fait plus reconnaître comme un<br />
moment privilégié dans l’avènement du sujet, <strong>de</strong> sa relation à soi<br />
et aux autres, dans la constitution <strong>de</strong> son image et dans<br />
l’appropriation d’une dimension <strong>de</strong> la Loi, bref quand elle cesse <strong>de</strong><br />
figurer une expérience symbolique.<br />
Cependant, abandonnons notre exemple et constatons, d’une<br />
façon générale, que ce sont tous les signes qui s’attachaient<br />
autrefois à l’autorité qui s’effacent ; et en même temps tous les<br />
signes <strong>de</strong> la différence <strong>de</strong>s places ; et en même temps les signes<br />
d’une quête par le sujet <strong>de</strong> son i<strong>de</strong>ntité comme d’une œuvre. Or,<br />
ce que nous avons à observer c’est qu’au fond le pouvoir trouve<br />
son compte dans cette situation, qu’il tire parti <strong>de</strong> la défaite d’un<br />
idéal humaniste d’éducation. Nous avons montré, en commençant,<br />
que l’idée <strong>de</strong> la culture générale était venue bouleverser un type<br />
d’éducation fondée sur la monopolisation du savoir <strong>de</strong>rnier par<br />
l’Eglise et, d’autre part, sur les spécialités. Certes, l’effacement <strong>de</strong><br />
l’idée <strong>de</strong> culture ne nous reconduit pas à un système du même<br />
ordre, encore que nous puissions évoquer l’éducation dans les<br />
sociétés totalitaires où se produit une division qui relève <strong>de</strong> la<br />
143
<strong>Former</strong> l’homme ?<br />
même logique, au sens où les questions <strong>de</strong>rnières, où le savoir<br />
ultime est la propriété du parti, tandis que l’éducation ou, mieux<br />
vaudrait dire, l’instruction, est dominée par les impératifs <strong>de</strong> la<br />
technique. Mais la démocratie, quant à elle, ne peut se prévaloir<br />
<strong>de</strong> la possession d’un savoir ultime et global. Toutefois, en faisant<br />
l’économie <strong>de</strong> ce grand savoir elle tend, à sa manière, à instaurer<br />
un clivage entre une expérience du mon<strong>de</strong> dans laquelle les<br />
repères ultimes <strong>de</strong> la vie sont comme naturellement donnés, une<br />
expérience du mon<strong>de</strong> qui paraît une expérience <strong>de</strong> la nécessité, et,<br />
d’autre part, le travail <strong>de</strong> la connaissance. Aussi bien l’accent que<br />
l’on met aujourd’hui sur le progrès incessant <strong>de</strong>s connaissances,<br />
sur la nécessité d’une formation permanente à la mesure du<br />
changement continué <strong>de</strong> ces connaissances, voilà qui ne peut être<br />
naïvement tenu pour un indice <strong>de</strong> créativité, comme si dans une<br />
telle société s’instaurait la dimension d’une perpétuelle auto-<br />
réflexion sur l’acquis. Pour ma part, je crois qu’on <strong>de</strong>vrait plutôt<br />
déceler, dans l’affirmation <strong>de</strong> la valeur en soi du changement et <strong>de</strong><br />
la formation permanente, le signe d’une ruse objective. L’idée d’un<br />
enseignement à l’épreuve du nouveau et en tant que tel toujours<br />
renouvelé, ne met nullement en cause la réflexion sur les<br />
conditions <strong>de</strong> notre expérience du p.114 mon<strong>de</strong>, <strong>de</strong> notre expérience<br />
<strong>de</strong> la société, <strong>de</strong> notre statut <strong>de</strong> sujet, sur le rapport du sujet au<br />
savoir, elle ne fait que fournir un substitut. Je dirais que plus est<br />
proclamé l’impératif d’apprendre, et celui comme on dit d’obtenir<br />
la faculté « d’apprendre à apprendre », et mieux est masquée la<br />
question du sujet et la question <strong>de</strong> la Cité — celle <strong>de</strong> la finalité <strong>de</strong><br />
l’apprendre en tant que cette activité est constitutive <strong>de</strong> l’être <strong>de</strong><br />
l’homme. Voilà pourquoi je me risquerais à avancer le concept<br />
d’idéologie en lui restituant son premier sens, qui désigne un mo<strong>de</strong><br />
144
<strong>Former</strong> l’homme ?<br />
<strong>de</strong> représentations fait pour masquer les contradictions sociales et<br />
justifier un système <strong>de</strong> domination. A tort, en effet, se contente-t-<br />
on <strong>de</strong> parler d’une crise <strong>de</strong> l’éducation, d’en imputer les causes à<br />
<strong>de</strong>s facteurs objectifs, ou bien <strong>de</strong> faire porter l’analyse sur<br />
l’affaissement <strong>de</strong> l’autorité, la démission <strong>de</strong> ceux qui avaient la<br />
charge <strong>de</strong> l’exercer ou l’inefficacité <strong>de</strong>s institutions traditionnelles.<br />
Ce langage me paraît inadéquat, tout au mieux <strong>de</strong>scriptif. Plus<br />
important à mes yeux est <strong>de</strong> discerner la fonction du discours<br />
mo<strong>de</strong>rniste sur l’éducation au service d’un pouvoir qui se renforce<br />
à la faveur d’une aliénation croissante <strong>de</strong>s individus.<br />
Une telle aliénation peut être plus ou moins sensible. Certes, on<br />
la perçoit quand on entend <strong>de</strong>s discours tombant impunément d’en<br />
haut qui prononcent la sélection aux dépens <strong>de</strong>s moins favorisés.<br />
Mais cette aliénation peut être plus subtile, moins visible, plus<br />
rusée, lorsqu’elle passe par <strong>de</strong>s discours pseudo-émancipateurs,<br />
qui font croire que l’ouverture sur le mon<strong>de</strong> extérieur, selon la<br />
formule à la mo<strong>de</strong>, que l’enseignement vivant, l’apprentissage<br />
naturel, la bonne communication sont les vrais moyens <strong>de</strong><br />
l’éducation, alors que c’est seulement là où il y a repères<br />
symboliques, différence non dissimulée <strong>de</strong>s places, possibilité<br />
d’i<strong>de</strong>ntification — au maître, au père, mais aussi à l’institution —<br />
et, du même coup, possibilité d’opposition et <strong>de</strong> critique, que<br />
l’éducation peut prendre son plein sens.<br />
Sans doute peut-on dire, et je le dis, que nous ne voyons nulle<br />
part <strong>de</strong>s autorités et <strong>de</strong>s institutions légitimes, et donc que les<br />
exigences ici formulées n’ont guère <strong>de</strong> chance d’être satisfaites.<br />
Mais il n’en reste pas moins vrai qu’à défaut <strong>de</strong> les reconnaître et<br />
<strong>de</strong> tenter <strong>de</strong> les maintenir nous cé<strong>de</strong>rions aux ruses <strong>de</strong> l’idéologie<br />
qui font passer pour émancipation ce qui va dans le sens d’une<br />
145
<strong>Former</strong> l’homme ?<br />
dépossession <strong>de</strong>s sujets : dépossession au p.115 profit d’un pouvoir<br />
qui, dans nos démocraties, sans prétendre monopoliser la vérité,<br />
sans avoir besoin <strong>de</strong> s’y efforcer, se satisfait d’avoir à faire à <strong>de</strong>s<br />
hommes spirituellement désarmés, incapables <strong>de</strong> mettre en<br />
question ses principes et ses fins.<br />
@<br />
146
<strong>Former</strong> l’homme ?<br />
FORMATION ET AUTORITÉ<br />
Entretien<br />
présidé par M. André CHAVANNE<br />
prési<strong>de</strong>nt du Département <strong>de</strong> l’Instruction publique <strong>de</strong> <strong>Genève</strong><br />
M. ANDRÉ CHAVANNE : p.117 Je vous remercie d’être venus nombreux pour ce<br />
débat à la suite <strong>de</strong> la très intéressante conférence <strong>de</strong> M. Lefort. Celle-ci<br />
comportait une partie historique, d’une part, certaines considérations sur la<br />
pédagogie mo<strong>de</strong>rne, d’autre part, ou, en d’autres termes, une analyse <strong>de</strong><br />
l’humanisme florentin articulée sur un certain nombre <strong>de</strong> questions qui ne sont<br />
pas nécessairement du ressort <strong>de</strong>s spécialistes. Il s’agit aujourd’hui <strong>de</strong><br />
s’interroger sur le <strong>de</strong>stin <strong>de</strong> cet humanisme « hic et nunc », en le confrontant à<br />
ce que sont nos difficultés quotidiennes : organiser <strong>de</strong>s écoles, prévoir un<br />
programme <strong>de</strong> baccalauréat, établir <strong>de</strong>s programmes universitaires, etc. Et,<br />
parmi les questions posées au fur et à mesure <strong>de</strong> ce débat, la plupart d’entre<br />
elles auront probablement une référence historique et une référence actuelle<br />
aux problème <strong>de</strong> l’enseignement mo<strong>de</strong>rne. C’est ce que nous souhaitons.<br />
Je <strong>de</strong>man<strong>de</strong>rai à M. Janne, ancien ministre belge, <strong>de</strong> poser les questions qu’il<br />
juge utiles et intéressantes pour amorcer ce débat.<br />
M. HENRI JANNE : Il me semble intéressant d’ouvrir ce débat par le problème<br />
<strong>de</strong> la culture dans la mesure où le conférencier a indiqué qu’elle n’était plus<br />
constitutive <strong>de</strong> la société. Par conséquent, elle ne serait plus constitutive non<br />
plus <strong>de</strong> l’enseignement qui est une institution majeure <strong>de</strong> cette société. Voilà<br />
une proposition que je voudrais interpréter pour ouvrir le débat, interprétation<br />
qui prendra une forme interrogative car il ne s’agit pas, pour moi, d’exposer une<br />
position définitive.<br />
Comment donc interpréter l’idée que la culture n’est plus constitutive <strong>de</strong> la<br />
société ? A mon sens, dans la société urbaine, industrialisée et <strong>de</strong><br />
consommation, on cantonne la culture dans le domaine <strong>de</strong>s loisirs où elle<br />
<strong>de</strong>vient objet <strong>de</strong> consommation : consommation <strong>de</strong> services, consommation <strong>de</strong><br />
biens <strong>de</strong> culture, comme les livres, les disques, etc. La culture est donc séparée<br />
147<br />
@
<strong>Former</strong> l’homme ?<br />
<strong>de</strong> ce qui est l’activité même <strong>de</strong> la vie sociale, c’est-à-dire du travail, <strong>de</strong><br />
l’activité politique, <strong>de</strong>s problèmes communautaires et ainsi <strong>de</strong> suite. Elle perd<br />
ainsi son sens car elle p.118 <strong>de</strong>vrait être un aspect non négligeable <strong>de</strong> cette vie<br />
sociale. La culture est, en effet, créatrice, dialectique, élément <strong>de</strong> changement.<br />
Elle est émancipatrice.<br />
Je prendrai un exemple pour qu’on saisisse très rapi<strong>de</strong>ment ce que j’entends<br />
par « culture séparée » : imaginez que nous allions dans un cinéma commercial<br />
pour voir, en payant, un film contestataire, révolutionnaire, qui pose les<br />
problèmes en termes nouveaux. L’homme <strong>de</strong> gauche aura sans doute bonne<br />
conscience parce qu’il aura été voir ce film, la société ayant, elle, bonne<br />
conscience parce que, dans cette société, on peut projeter <strong>de</strong> tels films.<br />
Pourtant, l’effet <strong>de</strong> ce film restera anodin car sa projection n’est pas insérée<br />
dans <strong>de</strong>s relations sociales organisées. Projetons le même film au siège d’un<br />
parti politique ou dans une école : ce n’est plus <strong>de</strong> la culture séparée, mais bien<br />
<strong>de</strong> la culture constitutive <strong>de</strong> la vie. D’ailleurs, où nos enfants, nos jeunes<br />
puisent-ils la culture ? Ici je schématise ce qui <strong>de</strong>vrait, bien sûr, être nuancé :<br />
dans les media, la presse, au cinéma, dans les spectacles, dans <strong>de</strong>s jeux<br />
organisés par et pour le marché, jeux sportifs ou autres, dans les familles,<br />
tandis que l’école, elle, est un élément qui semble totalement séparé <strong>de</strong> la<br />
société. A l’école, les jeunes ont l’impression d’être dans un milieu qui les isole<br />
<strong>de</strong> la vie sociale et ceci d’autant que l’on désire que, dans la mesure où on<br />
l’enseigne à l’école, la culture soit aseptisée, neutralisée et, <strong>de</strong> toute façon,<br />
pluraliste.<br />
J’aimerais donc que M. Lefort précise sa pensée sur le rôle <strong>de</strong> la culture à<br />
l’égard <strong>de</strong> ce qu’est l’émancipation. Mon interprétation <strong>de</strong> la culture séparée a-t-<br />
elle l’heur <strong>de</strong> lui plaire ou a-t-il <strong>de</strong>s objections, <strong>de</strong>s remarques à ce sujet ?<br />
M. ANDRÉ CHAVANNE : Je crois, Monsieur Cottier, que vous désirez poser une<br />
question qui s’apparente à celle <strong>de</strong> M. Janne ?<br />
M. GEORGES COTTIER : J’aimerais, en effet, intervenir moi aussi sur ce thème<br />
<strong>de</strong> la culture : M. Lefort a posé un problème fondamental, celui <strong>de</strong> la rupture ou<br />
du divorce entre la culture et le savoir. Or il me semble que c’est là le problème<br />
avec lequel nous nous débattons sans encore y voir très clair actuellement.<br />
148
<strong>Former</strong> l’homme ?<br />
Les Florentins que vous nous avez fait découvrir n’étaient pas <strong>de</strong>s<br />
innovateurs absolus et beaucoup <strong>de</strong> choses que vous leur avez fait dire — parce<br />
qu’ils les ont dites — les Grecs les avaient, d’une certaine manière, déjà dites,<br />
me semble-t-il. Or, si l’on avait posé à un Grec la question <strong>de</strong> savoir ce qu’était<br />
la science, il n’aurait pas répondu comme nous le faisons aujourd’hui où l’on<br />
pense immédiatement à une somme <strong>de</strong> savoirs. Car la science, pour un Grec,<br />
était d’abord une qualification du sujet qui sait. Il y a d’ailleurs un mot qui vient<br />
<strong>de</strong> la tradition et qu’on retrouve à la Renaissance florentine, chez Machiavel, à<br />
savoir le mot « virtu ». Ce mot ou, plus exactement, cette notion est<br />
longuement examinée par les Grecs. Ainsi, lorsqu’Aristote parle <strong>de</strong> « l’exis », ce<br />
que les Latins appelleront la « virtus », il s’agit, essentiellement, d’une<br />
qualification du sujet : quand on apprend, quand on cherche à connaître, c’est<br />
pour une qualification. C’est-à-dire une amélioration du sujet. Ce que l’on<br />
cherche, c’est à réaliser sa perfection, ce qui veut dire que le problème <strong>de</strong> la<br />
scission entre le sujet et le savoir ne se pose même pas puisque connaître,<br />
savoir, est une fin en soi pour le sujet. Si le sujet veut s’accomplir, il doit passer<br />
par l’acquisition <strong>de</strong> p.119 cette qualité personnelle qui s’appelle « sciences », soit<br />
différents types <strong>de</strong> savoir. C’est d’ailleurs pourquoi l’un <strong>de</strong>s grands débats du<br />
mon<strong>de</strong> grec est celui qui oppose « bios philosophicos » et « bios politicos », vie<br />
philosophique et vie politique : quelle est en effet la vie supérieure ? Voilà la<br />
question que posent Platon, puis Aristote. Qu’est-ce qui est plus parfait pour un<br />
homme ? Etre un homme politique, ou être un philosophe, c’est-à-dire<br />
quelqu’un qui se consacre au savoir ?<br />
On emploie alors le mot « bios » parce que c’est toute l’existence qui est<br />
qualifiée par cela. Ainsi, même la vie politique est une « vie », car elle est le<br />
propre non pas <strong>de</strong> tout le mon<strong>de</strong> dans la cité grecque, mais <strong>de</strong>s seuls citoyens<br />
qui, comme vous le savez, sont, dans la civilisation grecque, une minorité. Cette<br />
civilisation a su toutefois intégrer le savoir et le sens du savoir. Le problème que<br />
nous rencontrons aujourd’hui, c’est que nous sommes riches d’un énorme<br />
savoir, beaucoup plus copieux que celui <strong>de</strong>s Grecs, mais que nous avons perdu<br />
le sens <strong>de</strong> ce savoir. Il me semble qu’à ce niveau interviennent <strong>de</strong>ux couples <strong>de</strong><br />
concepts qui mériteraient réflexion. Premier couple : la relation entre le loisir et<br />
le travail. Etre citoyen ou philosophe pour un Grec, cela supposait qu’on était un<br />
homme <strong>de</strong> loisir. Et le travail, comme vous le savez, était très discrédité chez<br />
les Grecs, ce qui, à mon sens, constitue l’une <strong>de</strong>s tares majeures <strong>de</strong> cette<br />
149
<strong>Former</strong> l’homme ?<br />
civilisation. Or l’on a assisté, dans les temps mo<strong>de</strong>rnes, à un tel renversement<br />
que le travail est considéré comme une valeur en soi, le loisir étant un objet <strong>de</strong><br />
mauvaise conscience. Mais les progrès mêmes <strong>de</strong> la technologie font que l’on va<br />
vers une civilisation où la part <strong>de</strong> travail sera heureusement diminuée tandis<br />
que grandira la part <strong>de</strong> loisir. Le problème du sens <strong>de</strong> la culture me semble donc<br />
très lié au problème du loisir.<br />
Second couple qu’il conviendrait <strong>de</strong> prendre en compte : le primat <strong>de</strong> la<br />
« praxis » sur la théorie. Il me semble que, si l’on pose le primat <strong>de</strong> la<br />
« praxis » par rapport à ce que les Grecs appelaient la « theoria », l’on ne<br />
trouve pas <strong>de</strong> solution au problème, car cela revient à dire que toute<br />
connaissance sera, par définition, utilitaire, la « praxis » se confondant avec le<br />
travail. L’on tombe alors dans l’impasse d’une société finalisée par la<br />
productivité au sens où l’entend l’utilitarisme contemporain.<br />
Comment dès lors réintroduire le sens au sein du savoir et <strong>de</strong> ses possibilités<br />
immenses et merveilleuses ? Peut-être l’esthétique dont vous nous avez parlé<br />
en est-elle l’un <strong>de</strong>s chemins privilégiés.<br />
M. CLAUDE LEFORT : Je ne crois pas, pour reprendre vos <strong>de</strong>rniers mots, que<br />
l’on puisse trouver <strong>de</strong>s solutions d’une façon délibérée en mettant l’accent sur<br />
l’esthétique, sur l’éthique ou sur autre chose, parce que, d’une certaine façon,<br />
quand nous parlons ce langage, nous sommes déjà dans un mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> pensée<br />
pour qui cette division existe. Ainsi, chaque fois que j’entends parler d’une<br />
carence éthique ou esthétique, je m’étonne parce que c’est précisément<br />
l’énoncé <strong>de</strong> cette carence qui fait comprendre qu’on a changé <strong>de</strong> problématique.<br />
Il ne dépend pas <strong>de</strong> nous <strong>de</strong> restaurer un langage esthétique comme, en<br />
quelque sorte, un moyen <strong>de</strong> guérison.<br />
Vous avez évoqué une société dans laquelle, autrefois, le loisir permettait à<br />
une élite <strong>de</strong> se cultiver tout en vous interrogeant sur le présent : y a-t-il ou non<br />
une résurrection possible à l’horizon d’une société <strong>de</strong> loisirs en regard d’une<br />
p.120<br />
pério<strong>de</strong> d’aliénation grandissante dans le travail ? Je ferai, tout d’abord, la<br />
réflexion suivante : ce que vous dites <strong>de</strong>s Grecs est beaucoup moins vrai <strong>de</strong><br />
Florence, puisque j’ai pris ce repère. C’est là, je crois, un repère très important<br />
car c’est à Florence que l’humanisme européen est véritablement né. Or à<br />
Florence l’élite, dans une gran<strong>de</strong> mesure, travaille : nous avons à faire, en effet,<br />
150
<strong>Former</strong> l’homme ?<br />
à une société très active <strong>de</strong> marchands. Et l’une <strong>de</strong>s gran<strong>de</strong>s caractéristiques <strong>de</strong><br />
cet humanisme — qu’on a nommé l’humanisme civil — c’est l’accent mis sur la<br />
vie active : l’homme est à la fois gérant <strong>de</strong> ses propres affaires et mêlé à celles<br />
<strong>de</strong> la cité. Lui seul détient les vrais principes <strong>de</strong> la vie, même si, bien sûr, l’on<br />
respecte toujours le bon moine qui se retire dans la solitu<strong>de</strong> pour révérer le<br />
divin. C’est donc un idéal <strong>de</strong> vie active qui s’impose. Et, à ce propos, il vaut la<br />
peine d’observer que la conception humaniste <strong>de</strong> l’éducation n’est pas née d’une<br />
classe, d’une bourgeoisie qui laissait au reste du peuple le soin <strong>de</strong> travailler.<br />
Cela n’est pas du tout le cas.<br />
Je me <strong>de</strong>man<strong>de</strong> par ailleurs si, quand on évoque la possibilité d’une société<br />
qui donnerait <strong>de</strong> plus en plus <strong>de</strong> place aux loisirs, on ne se trompe pas. En effet,<br />
et ceci même si je suis résolument partisan <strong>de</strong> la semaine <strong>de</strong> travail <strong>de</strong> trente-<br />
cinq heures, il me semble que cette croyance naïve dans le fait que<br />
l’augmentation du temps <strong>de</strong> loisir changerait le rapport <strong>de</strong> l’homme à la société<br />
ne peut être retenue comme valable. Il n’est d’ailleurs que <strong>de</strong> voir ce que sont<br />
les loisirs aujourd’hui comme zone <strong>de</strong> la vie à remplir pour s’apercevoir que la<br />
relation <strong>de</strong> l’homme à la cité, que la question même du sujet ne se trouve<br />
aucunement posée à travers <strong>de</strong>s loisirs qu’il s’agit <strong>de</strong> « gérer », comme on gère<br />
l’école par exemple.<br />
J’aimerais, ici, dire un mot <strong>de</strong> l’intervention <strong>de</strong> M. Janne dont je partage<br />
pour une très large part les aspirations mais qui, au passage, me pose un<br />
problème quand il a l’air d’imaginer que pour que la culture soit constitutive <strong>de</strong><br />
la société, il faudrait en somme qu’il y ait un milieu qui lie les individus entre<br />
eux alors même qu’ils sont pour ainsi dire dispersés <strong>de</strong>vant l’écran. S’ils étaient<br />
pris dans un projet commun, le spectacle changerait alors <strong>de</strong> sens... Là encore,<br />
parlons-nous <strong>de</strong> la même chose ? Ce que j’avais tendance à dire hier, c’est<br />
qu’une certaine représentation <strong>de</strong> la participation et, notamment <strong>de</strong> la<br />
communication <strong>de</strong> l’élève avec le mon<strong>de</strong> extérieur, me paraissait être non pas<br />
une erreur, mais malgré tout un substitut à la véritable question qui est qu’on<br />
peut toujours ouvrir l’école au mon<strong>de</strong> extérieur, qu’on peut toujours faire<br />
participer les enfants ou les jeunes à <strong>de</strong>s réunions qui les mettent au contact <strong>de</strong><br />
ce qu’ils aiment ou <strong>de</strong> ce qu’ils voient en-<strong>de</strong>hors <strong>de</strong> l’école, mais que le<br />
problème n’est, ainsi, aucunement résolu. Il s’agit, en effet, <strong>de</strong> savoir quelle est<br />
la possibilité donnée au sujet d’appréhen<strong>de</strong>r ce sur quoi on l’ouvre. Je ne saurais<br />
mieux dire. C’est là où tout se joue : on peut toujours ouvrir tout ce qu’on veut,<br />
151
<strong>Former</strong> l’homme ?<br />
supprimer la division entre intérieur et extérieur mais, je dirais, et après ? Et<br />
après ? Qu’est-ce qu’on appréhen<strong>de</strong> ? Qu’est-ce qu’un enfant appréhen<strong>de</strong> <strong>de</strong><br />
l’entreprise industrielle ? Qu’est-ce qu’il appréhen<strong>de</strong> du spectacle <strong>de</strong> la<br />
télévision ? Du cinéma ? Il faut y aller voir.<br />
L’on s’aperçoit alors que cette espèce d’ouverture et <strong>de</strong> privilège accordé au<br />
milieu environnant ne signifie pas que l’enfant appréhen<strong>de</strong> ce qu’on lui présente.<br />
L’enfant ne le perçoit pas et ne peut le dominer. On s’aperçoit, par exemple,<br />
face à tel ou tel spectacle, que l’enfant ne peut tout simplement pas le résumer<br />
après coup bien qu’il en soit enchanté. Il ne peut pas exposer un argument. Et<br />
ce n’est là qu’un exemple entre mille !<br />
p.121<br />
C’est dire combien ce discours émancipateur me paraît être, en même<br />
temps, un discours mystificateur. Ce discours émancipateur est « juste »,<br />
« vrai » dans sa position critique : nous savons tous que cette école<br />
d’enfermement — en empruntant ce terme à Michel Foucault — a <strong>de</strong>s tares<br />
multiples. Mais il ne suffit pas <strong>de</strong> dénoncer ces tares pour, je dirais, avancer<br />
d’un pas. D’un retour à l’immédiat, à la nature, à la communication, à la non-<br />
contrainte, certains attendaient une excitation <strong>de</strong> la curiosité. Je crois, moi, que<br />
les effets <strong>de</strong> ce retour sont tout autres et qu’on assiste, au contraire, à une<br />
extinction <strong>de</strong> la curiosité.<br />
M. HENRI JANNE : Il y a un point sur lequel nous sommes d’accord, je crois, à<br />
savoir que ce n’est pas parce qu’une culture serait reconstituée dans la société<br />
— c’est-à-dire, décommercialisée — et parce que le public ne serait plus réuni<br />
au hasard <strong>de</strong>s consommations individuelles que l’on retrouverait l’effet<br />
émancipateur <strong>de</strong> la culture. Je considère pourtant qu’il s’agit là d’une condition<br />
nécessaire mais non suffisante. Cette condition nécessaire étant acquise, il n’est<br />
donc pas dit qu’on aboutirait à l’émancipation. On peut ainsi, par cette métho<strong>de</strong>,<br />
déboucher dans <strong>de</strong>s spontanéismes comme nous en avons vus dans certaines<br />
assemblées libres <strong>de</strong> mai 1968, assemblées dont la productivité <strong>de</strong> culture et <strong>de</strong><br />
liberté est nulle. Nous sommes pleinement d’accord sur ce point. Il reste que<br />
nous <strong>de</strong>vons encore établir le diagnostic <strong>de</strong> ce qu’est vraiment la culture<br />
séparée, afin d’éluci<strong>de</strong>r les conditions nécessaires à sa réintégration comme<br />
élément social. C’est là que les sociétés primitives et non-européennes nous<br />
apprennent quelque chose dans la mesure où leur culture est, elle, dans les<br />
relations, dans le quotidien. Voilà ce que nous avons perdu !<br />
152
<strong>Former</strong> l’homme ?<br />
Cette remarque ne résout cependant pas notre problème : quelles<br />
institutions culturelles, quelles relations culturelles instaurer ? Quelle pédagogie,<br />
quelle autorité établir ? Le problème reste entièrement ouvert même si, selon<br />
moi, il se pose dans un contexte où il peut-être résolu. Mais si, dans le contexte<br />
actuel, nous nous laissons anesthésier en feignant d’ignorer la séparation dont<br />
je parle, il n’y aura même pas un début <strong>de</strong> cadre dans lequel affronter ce<br />
problème.<br />
M. ANDRÉ CHAVANNE : Je donne maintenant la parole à M. Alaluf, <strong>de</strong><br />
l’Université libre <strong>de</strong> Bruxelles.<br />
M. MATÉO ALALUF : La question que je me pose porte sur les rapports<br />
qu’entretient la collectivité avec son système <strong>de</strong> production. Vous avez dit, tout<br />
à l’heure, que les humanistes florentins travaillaient et qu’ils avaient, sans<br />
doute, <strong>de</strong>s loisirs eux aussi. S’agit-il pourtant <strong>de</strong> notions comparables à celles<br />
dont nous parlons aujourd’hui ? Est-ce là le même travail ? Le même loisir ? M.<br />
Janne disait que l’industrialisation avait envahi non seulement la sphère <strong>de</strong> la<br />
production, mais aussi celle <strong>de</strong> la consommation, <strong>de</strong>s loisirs, ce qui fait que,<br />
comme vous l’avez dit, il s’agit désormais <strong>de</strong> gérer les loisirs comme l’on gère<br />
une production. Mais ce constat ne met-il pas enjeu la forme même <strong>de</strong>s<br />
relations entre la collectivité et son système productif ? Comment, en effet,<br />
situer la formation dans la division sociale et dans la division technique du<br />
travail ? Si le citoyen est exclu <strong>de</strong> la cité, si le travailleur est exclu <strong>de</strong> son<br />
travail, p.122 ce n’est pas faute d’occasions, ou <strong>de</strong> connaissances ou <strong>de</strong> culture.<br />
Mais à quoi bon apprendre là où il ne sera jamais consulté, raisonner alors qu’il<br />
ne peut imposer ses raisons, théoriser là où nulle solution n’est possible. Voilà, à<br />
mon avis, la question qui doit être posée.<br />
M. CLAUDE LEFORT : Je suis très sensible aux termes dans lesquels vous<br />
posez la question. D’ailleurs, sans l’abor<strong>de</strong>r <strong>de</strong> cette manière-là, j’avais bien été,<br />
à la fin <strong>de</strong> mon exposé, dans ce sens. Toutefois, je ne me <strong>de</strong>mandais pas quel<br />
pouvait être le désir <strong>de</strong> culture dès lors qu’il n’y a pas <strong>de</strong> vraie possibilité d’avoir<br />
prise sur les affaires publiques mais, en prenant le problème par un autre bout,<br />
je disais que, finalement, le système d’éducation que l’on met en place<br />
aujourd’hui est un système qui satisfait aux impératifs du pouvoir dans la<br />
153
<strong>Former</strong> l’homme ?<br />
mesure où, précisément, il désarme les gens. De ce point <strong>de</strong> vue, il me semble<br />
que nous sommes d’accord. Reste la question <strong>de</strong> savoir pourquoi une élite<br />
bourgeoise a, en quelque sorte, abandonné non pas l’idéal humaniste que nous<br />
voyons s’esquisser à Florence, non pas la conception d’un humanisme<br />
conquérant, mais bien cet humanisme pétrifié que nous avons connu il y a<br />
encore quelques décennies. Pourquoi cette élite bourgeoise l’a-t-elle sacrifié ou<br />
a-t-elle consenti à ce qu’il soit sacrifié ? Voilà une question à laquelle je ne<br />
réponds pas mais qui vaut, elle aussi, la peine d’être posée.<br />
Autrement dit, on ne peut donc se contenter <strong>de</strong> poser la question au niveau<br />
du désir <strong>de</strong> la gran<strong>de</strong> majorité <strong>de</strong> la population exclue <strong>de</strong>s circuits <strong>de</strong> décisions.<br />
Il faut aussi s’interroger au niveau <strong>de</strong> la classe qui, sinon déci<strong>de</strong>, du moins sans<br />
qui on ne peut déci<strong>de</strong>r et qui a curieusement abandonné l’idée d’éducation qui<br />
était sienne.<br />
M. ANDRÉ CHAVANNE : Je vous remercie. M. Pierre Emmanuel, voudrait, je<br />
crois, intervenir sur le problème <strong>de</strong> la culture.<br />
M. PIERRE EMMANUEL : J’ai été extrêmement frappé par l’exposé <strong>de</strong> notre<br />
ami Lefort et, en particulier, par la secon<strong>de</strong> partie <strong>de</strong> celui-ci. J’aurais aimé qu’il<br />
prolonge cette secon<strong>de</strong> partie en développant la question qu’il a amorcée, à<br />
savoir la critique <strong>de</strong> l’attitu<strong>de</strong> mo<strong>de</strong>rne <strong>de</strong>vant la culture. Je voudrais poser une<br />
question au sujet <strong>de</strong> l’apparition <strong>de</strong> la notion <strong>de</strong> culture et <strong>de</strong> formation <strong>de</strong><br />
l’homme à Florence.<br />
Ici, j’aimerais d’abord faire une remarque. M. Lefort a dit que c’était à<br />
Florence, au XVI e siècle, qu’il fallait situer la découverte du sentiment paternel ;<br />
cela m’a beaucoup frappé en tant que chrétien et lecteur <strong>de</strong> l’Evangile. Il suffit,<br />
en effet, <strong>de</strong> se reporter à toute la parole évangélique et, en particulier, à<br />
l’Évangile <strong>de</strong> Jean pour se rendre compte que la compréhension chrétienne du<br />
mon<strong>de</strong>, et la compréhension que le chrétien peut avoir <strong>de</strong> son rapport avec<br />
Dieu, passe par la notion même <strong>de</strong> rapport entre le Père et le Fils. Bien entendu,<br />
cette paternité divine n’est peut-être pas réductible à la seule paternité<br />
humaine, mais la paternité humaine en est, certainement, métaphorique.<br />
Je voudrais maintenant parler <strong>de</strong> mon expérience dans les <strong>de</strong>ux domaines<br />
<strong>de</strong> l’éducation et <strong>de</strong> la culture dont il est ici question. Il se trouve que, pour <strong>de</strong>s<br />
154
<strong>Former</strong> l’homme ?<br />
raisons diverses, j’ai eu <strong>de</strong>s fonctions qui m’ont amené à me poser certaines<br />
questions d’ampleur nationale. J’ai ainsi été prési<strong>de</strong>nt <strong>de</strong> la Commission <strong>de</strong> p.123<br />
réforme <strong>de</strong> l’enseignement du français pendant cinq ans, prési<strong>de</strong>nt <strong>de</strong> la<br />
Commission <strong>de</strong>s affaires culturelles du sixième plan — commission qui a défini la<br />
politique culturelle qui est suivie, d’ailleurs, <strong>de</strong>puis — prési<strong>de</strong>nt du Conseil du<br />
développement culturel et, enfin, prési<strong>de</strong>nt, pendant cinq ans, <strong>de</strong> l’Institut<br />
national <strong>de</strong> l’audiovisuel, institut qui a à faire à cette forme d’expression<br />
mo<strong>de</strong>rne, à la fois très controversée et très riche <strong>de</strong> perspectives, qu’est<br />
l’audiovisuel. Or, en tant que prési<strong>de</strong>nt <strong>de</strong> la Commission <strong>de</strong> réforme <strong>de</strong><br />
l’enseignement du français, j’ai pu constater, au travers <strong>de</strong> toutes les questions<br />
que l’on se pose concernant l’éducation ou l’instruction <strong>de</strong> l’enfant — le mot<br />
« éducation » est un mot très difficile à manier <strong>de</strong> même que le mot<br />
« instruction », alors que celui <strong>de</strong> « formation » me gêne parce que, qu’est-ce<br />
que la formation <strong>de</strong> l’enfant s’il n’y a pas, aussi, formation <strong>de</strong> l’adulte ? Ne<br />
sommes-nous pas toujours en train <strong>de</strong> nous former ? — j’ai donc pu constater,<br />
dis-je, qu’il est très difficile à l’institution d’appréhen<strong>de</strong>r l’ensemble du<br />
problème. Elle s’y refuse même, et ceci peut-être parce qu’il y a un rapport<br />
dialectique entre l’institution et l’idée qu’elle se fait <strong>de</strong> l’enfant, l’institution se<br />
défendant en créant une certaine image <strong>de</strong> l’enfant. Ce qui est certain, en<br />
revanche, c’est que les réformes scolaires sont toujours catégorielles. Il est<br />
pratiquement impossible d’imaginer une réforme <strong>de</strong> l’enseignement en soi parce<br />
qu’elle supposerait presque une révolution <strong>de</strong>s esprits.<br />
J’aurais aussi aimé que vous en disiez davantage sur la question <strong>de</strong> la<br />
lecture. Voilà, en effet, une question qui s’est posée à nous et qui se pose<br />
constamment d’ailleurs. J’ai eu, pour ma part, une attitu<strong>de</strong> assez controversée à<br />
l’époque, attitu<strong>de</strong> selon laquelle il fallait, en principe, apprendre à parler avant<br />
d’apprendre à lire et écrire. Ceci, pour une raison simple : la population scolaire<br />
contemporaine n’est plus la population scolaire d’une civilisation intégrée,<br />
traditionnelle, comme l’était, par exemple, celle <strong>de</strong> l’école primaire <strong>de</strong> mon<br />
enfance. Quand on regar<strong>de</strong> une classe élémentaire, voire même les classes<br />
secondaires, d’un lycée parisien <strong>de</strong> la périphérie ou d’une gran<strong>de</strong> ville <strong>de</strong><br />
banlieue, on constate l’hétérogénéité <strong>de</strong> ce qu’on appelle, maintenant, les<br />
niveaux <strong>de</strong> langue. Cette hétérogénéité est <strong>de</strong> plus en plus gran<strong>de</strong> étant donné<br />
l’afflux d’enfants venant <strong>de</strong> familles où l’on ne sait pas parler, qu’il s’agisse <strong>de</strong><br />
familles où l’on n’a traditionnellement pas su parler ou, tout simplement, <strong>de</strong><br />
155
<strong>Former</strong> l’homme ?<br />
familles où l’on n’a pas la pratique du français comme c’est le cas <strong>de</strong>s<br />
immigrants. J’en parle avec d’autant plus <strong>de</strong> tranquillité que je suis, moi-même,<br />
fils d’immigrants en Amérique et que mes parents, restés toute leur vie aux<br />
Etats-Unis, n’ont jamais su parler l’anglais ; ils ont « baragouiné » l’anglais et<br />
j’ai été sauvé, peut-être, <strong>de</strong>s difficultés que connaît très bien la <strong>de</strong>uxième<br />
génération par le fait que j’ai été, moi-même, élevé en France. La question <strong>de</strong>s<br />
niveaux <strong>de</strong> langue est donc très préoccupante parce que l’enfant est quasi-muet<br />
<strong>de</strong> principe. La difficulté, c’est justement qu’il puisse s’exprimer.<br />
Je considère, pour ma part, que cette possibilité d’expression est la<br />
possibilité même <strong>de</strong> la liberté : un enfant qui ne sait pas parler, qui est enfermé<br />
dans son mutisme originel, n’apprendra jamais à parler et l’adulte qu’il sera plus<br />
tard ne saura pas parler non plus. Je sais bien que l’on me répondra qu’il y a<br />
bien trop <strong>de</strong> bavards dans l’existence et qu’il y a, en particulier, un bavardage<br />
intellectuel ou autre qui, aujourd’hui, nous envahit <strong>de</strong> toutes parts et qui est un<br />
bavardage complètement inarticulé. Cela est vrai. La question qu’avec mes p.124<br />
collègues nous nous sommes posée à la Commission <strong>de</strong> réforme était <strong>de</strong> savoir<br />
comment enseigner aux enfants à parler <strong>de</strong> quelque chose <strong>de</strong> réel qui les mette<br />
en relation les uns avec les autres, pour, précisément, leur montrer que le<br />
langage est le véhicule <strong>de</strong> la relation entre êtres humains. Cela suppose une<br />
vision nouvelle <strong>de</strong> l’éducation, vision que nous n’avons pas trouvée, d’ailleurs, et<br />
qui a été contrebattue par le fait que, traditionnellement, il faut, en France<br />
apprendre à lire et à écrire, ce qui, dans la situation présente encore plus<br />
qu’auparavant, revient à renforcer le mutisme <strong>de</strong> l’enfant. Or je prétends — j’en<br />
ai eu l’expérience moi-même quand il m’est arrivé <strong>de</strong> diriger <strong>de</strong>s entreprises où<br />
travaillaient <strong>de</strong>s dizaines, voire <strong>de</strong>s centaines <strong>de</strong> personnes — qu’un être qui ne<br />
sait pas parler dans ce milieu-là est un être complètement désarmé sur le plan<br />
social. Ceci est une première réflexion que je voulais faire.<br />
La secon<strong>de</strong> concerne la culture, réflexion que je dois au fait que, <strong>de</strong>puis très<br />
longtemps, je m’occupe <strong>de</strong> ce domaine. Ainsi ai-je été <strong>de</strong> ceux qui, à un<br />
moment donné, ont pensé qu’en fait la culture pouvait être, comme l’a si bien<br />
dit Lefort, gérée. Je suis aussi <strong>de</strong> ceux qui ont pensé et qui, d’une certaine<br />
façon, pensent encore, mais avec beaucoup plus d’incertitu<strong>de</strong>, qu’il existe <strong>de</strong>ux<br />
sortes <strong>de</strong> culture. D’une part, il y a le rapport avec la richesse intellectuelle et<br />
créatrice <strong>de</strong>s âges, la richesse <strong>de</strong> l’esprit, qui en fin <strong>de</strong> compte, correspond à<br />
l’idée traditionnelle que nous tous nous faisons <strong>de</strong> la culture. Et, d’autre part, il<br />
156
<strong>Former</strong> l’homme ?<br />
y a une notion <strong>de</strong> culture qui, née probablement au début du siècle, est <strong>de</strong> type<br />
beaucoup plus social. Celle-ci serait liée à l’idée d’une créativité <strong>de</strong> la société<br />
elle-même, ou, en d’autres termes, à l’idée que la société est concertante et<br />
qu’elle cherche <strong>de</strong>s formes <strong>de</strong> relations l’amenant à une relative harmonie. Or<br />
cette culture, cet ensemble <strong>de</strong> rapports nouveaux, nous sommes, en fait, en<br />
train <strong>de</strong> les expérimenter : cela s’appelle la communication !<br />
Il n’est d’ailleurs pas sans signification qu’après avoir beaucoup tâtonné, le<br />
gouvernement français, ayant eu d’abord un ministère d’État <strong>de</strong> la culture, puis<br />
un ministère <strong>de</strong> la culture, ait eu, enfin, un secrétariat à la culture quand M.<br />
Giscard d’Estaing est <strong>de</strong>venu prési<strong>de</strong>nt <strong>de</strong> la République, puis un ministère <strong>de</strong> la<br />
culture et <strong>de</strong> l’environnement, puis, finalement, un ministère <strong>de</strong> la culture et <strong>de</strong><br />
la communication. Voilà qui est tout à fait explicite <strong>de</strong>s tâtonnements<br />
conceptuels <strong>de</strong> l’Etat en la matière. Il n’en reste pas moins vrai que l’Etat s’est<br />
désormais emparé <strong>de</strong> la gestion générale <strong>de</strong> la culture et <strong>de</strong> la communication,<br />
ce qui inclut non seulement la gestion du patrimoine et la diffusion <strong>de</strong>s œuvres,<br />
mais aussi l’organisation <strong>de</strong> la communication dont, en particulier, la<br />
communication audio-visuelle. Il y a là un fait dont, à l’origine, je croyais<br />
sincèrement qu’il était, comme on le dit maintenant d’un mot qu’il faut manier<br />
avec pru<strong>de</strong>nce, « démocratique ». Aujourd’hui, je me <strong>de</strong>man<strong>de</strong> si, dans cette<br />
appropriation <strong>de</strong> la culture par un Etat qui, pour l’instant, ne joue qu’un rôle <strong>de</strong><br />
gestionnaire — sauf quand il s’agit <strong>de</strong> l’information — s’il n’y a pas là l’amorce<br />
<strong>de</strong> quelque chose qui nous fait glisser, sans que nous nous en apercevions, vers<br />
un totalitarisme <strong>de</strong> fait. Nous <strong>de</strong>vons regar<strong>de</strong>r <strong>de</strong> très près, aujourd’hui,<br />
l’évolution <strong>de</strong> la notion même <strong>de</strong> culture et le risque d’étatisation qu’elle<br />
suppose. Ceci ne signifie pas pour autant que nous ne <strong>de</strong>vions pas considérer<br />
comme essentielle la question <strong>de</strong> la relation entre les hommes à l’intérieur d’une<br />
société qui, pour le moment, a perdu ses cadres traditionnels, ses valeurs, ses<br />
capacités <strong>de</strong> référence.<br />
p.125<br />
Je voudrais, enfin, abor<strong>de</strong>r la question <strong>de</strong> la formation en général.<br />
Ainsi, j’ai été très frappé du fait que cette question se pose, pour beaucoup<br />
d’entre nous, en termes pédagogiques. <strong>Former</strong> l’homme c’est, pour nous,<br />
former l’enfant à l’intérieur d’un système, le système scolaire, ce qui veut dire<br />
qu’il n’y en a pas d’autre ou encore, qu’il n’y a pas <strong>de</strong> lieu pour cette formation.<br />
On ne peut dire en effet que l’école soit un lieu ; à mon avis, ce n’en est pas un,<br />
mais cela est discutable. Autrefois, il y avait <strong>de</strong>s lieux, comme la famille — dont<br />
157
<strong>Former</strong> l’homme ?<br />
on ne parle plus guère sur le plan <strong>de</strong> la formation — qui étaient reconnus<br />
comme les lieux traditionnels —j’ai vécu dans un lieu traditionnel et je sais<br />
quelles en étaient les limites mais aussi les richesses. Ces lieux traditionnels se<br />
définissaient comme une société, certes relativement close, mais en rapport<br />
avec une nature et porteuse d’un certain nombre <strong>de</strong> relations internes fort<br />
riches. Le lieu traditionnel était aussi un lieu <strong>de</strong> valeurs, en particulier <strong>de</strong> valeurs<br />
religieuses, ce qui, pour ceux d’entre nous qui ont été élevés dans la forme<br />
religieuse, fut très important. Ces valeurs pouvaient être aussi <strong>de</strong> type laïc,<br />
pourquoi pas ? Quoi qu’il en soit, le mon<strong>de</strong> <strong>de</strong>s valeurs était un mon<strong>de</strong><br />
véritablement formateur, l’interrogation sur l’i<strong>de</strong>ntité étant une interrogation sur<br />
le rapport avec la valeur.<br />
Aujourd’hui, il me semble que tout cela a en quelque sorte éclaté et qu’en<br />
fait, nous sommes d’une certaine manière tous « paumés », c’est-à-dire<br />
individualisés et atomisés à l’extrême. A la place <strong>de</strong> l’homme qui dure, <strong>de</strong><br />
l’homme qui a à faire sa vie <strong>de</strong> sa naissance jusqu’à sa mort, il y a l’homme<br />
instantané, parfaitement conforme à la société <strong>de</strong> consommation dans laquelle<br />
nous vivons. Cet homme doit répondre aux impulsions, aux sollicitations qui lui<br />
sont adressées par toutes sortes <strong>de</strong> moyens allant <strong>de</strong> la publicité à l’information.<br />
L’homme qui dure n’existe plus, et il est très difficile <strong>de</strong> donner à nos enfants<br />
une idée <strong>de</strong> cet homme durable.<br />
La culture serait peut-être l’une <strong>de</strong>s façons <strong>de</strong> lui montrer que cet homme<br />
est durable <strong>de</strong>puis très longtemps, qu’il est durable dans une histoire, notion qui<br />
est en train <strong>de</strong> disparaître complètement <strong>de</strong> la pensée <strong>de</strong>s éducateurs et,<br />
naturellement, <strong>de</strong> celle <strong>de</strong>s enfants. Elle a d’ailleurs commencé à disparaître il y<br />
a longtemps, comme je l’ai moi-même constaté aux Etats-Unis il y a déjà 30<br />
ans : je me rendais alors compte, en parlant <strong>de</strong> la philosophie à mes élèves,<br />
qu’ils mettaient tout sur le même plan et n’avaient aucun sens <strong>de</strong> la<br />
chronologie. Or cette disparition du sens <strong>de</strong> la chronologie est quelque chose <strong>de</strong><br />
cataclysmique pour la société dans laquelle nous vivons.<br />
Il est très difficile d’expliquer à un enfant qu’il est un adulte en puissance, un<br />
homme qui naît, qui se développe, qui vit et qui meurt, bref, qui a un <strong>de</strong>stin.<br />
Mais cette difficulté ne fait, en fin <strong>de</strong> compte, que refléter la difficulté <strong>de</strong> l’adulte<br />
dans cette sorte <strong>de</strong> névrose collective qu’est la société contemporaine. Nous<br />
sommes <strong>de</strong>s gens pour lesquels la difficulté <strong>de</strong> nous assumer entièrement<br />
158
<strong>Former</strong> l’homme ?<br />
<strong>de</strong>vient <strong>de</strong> plus en plus lour<strong>de</strong> parce que nous ne sommes soutenus par rien. Si<br />
certains ont <strong>de</strong>s soutiens d’ordre idéologique ou religieux, la plupart d’entre<br />
nous n’en ont pas, d’où l’incapacité dans laquelle nous sommes d’avoir une<br />
opinion constante. Il me semble pourtant que cette constance, cette continuité,<br />
est aussi une part <strong>de</strong> la notion <strong>de</strong> culture.<br />
Voilà les quelques idées que je voulais interjeter tout en remerciant<br />
beaucoup Clau<strong>de</strong> Lefort <strong>de</strong> la <strong>de</strong>rnière partie <strong>de</strong> son exposé qui m’a paru à la<br />
fois réactionnaire et avant-gardiste. Peut-être est-ce dans cette tension entre<br />
une p.126 réaction contre <strong>de</strong>s formes idéologiques qui sont en train <strong>de</strong> mourir<br />
sous nos yeux et un conservatisme qui est en train <strong>de</strong> se consoli<strong>de</strong>r — et cela<br />
non seulement dans les pays d’idéologie soi-disant révolutionnaire mais aussi<br />
chez nous — peut-être est-ce dans cette tension, dis-je, que se situe l’avenir<br />
d’une pensée positive ?<br />
M. CLAUDE LEFORT : Je n’ai pas tellement à vous répondre car tout ce que<br />
vous avez dit, je le pense moi-même ! Du moins me donnez-vous à le penser<br />
mieux, c’est ainsi que le terme <strong>de</strong> durée que vous avez introduit à la fin <strong>de</strong> votre<br />
intervention me paraît <strong>de</strong>s plus éclairants. C’est, en effet, cette décomposition,<br />
cette « instantanéisation » <strong>de</strong> la vie qui fait qu’il n’y a pas d’installation dans la<br />
durée et la culture, point sur lequel je vous suivrai tout en redisant les choses<br />
autrement : la culture, ce n’est même pas un moyen <strong>de</strong> faire <strong>de</strong> la durée ou <strong>de</strong><br />
représenter la durée, c’est la durée elle-même ! Voilà ce qu’il y a<br />
d’extraordinaire...<br />
De l’humanisme florentin, je pourrais parler plus longuement et montrer qu’il<br />
reposait, tout <strong>de</strong> même, sur le fait qu’une partie <strong>de</strong> la société était largement<br />
exclue, disons, <strong>de</strong>s biens dont jouissait l’autre. Je ne suis pas, en effet, en train<br />
d’échafau<strong>de</strong>r une espèce d’utopie comme si nous avions à faire à la meilleure<br />
<strong>de</strong>s sociétés possibles. Mais cet humanisme florentin, pourquoi exerce-t-il une<br />
certaine fascination sur moi ? Je dirais : parce qu’on y voit apparaître une<br />
représentation <strong>de</strong> l’homme qui communique avec l’homme, tout en restant le<br />
même à travers la différence, et dans la durée.<br />
Aussi, quand j’entends, <strong>de</strong> toutes parts, cette espèce <strong>de</strong> mépris qui déferle<br />
du haut du discours que j’appelle émancipateur et contestataire sur<br />
l’humanisme, je me rigole ! Je me rigole car ce sont précisément ces gens —<br />
159
<strong>Former</strong> l’homme ?<br />
dont nos philosophes les plus distingués et les plus sophistiqués — qui,<br />
aujourd’hui, sont placés sur un échiquier très loin, semble-t-il, du pouvoir, mais<br />
qui, en réalité, tiennent un langage en profond écho avec le langage <strong>de</strong>structeur<br />
<strong>de</strong>s sociétés technocratiques, industrielles, <strong>de</strong> névrose collective, etc., etc...<br />
C’est pourquoi je crois que si l’on veut bien se délivrer <strong>de</strong>s pesanteurs du terme<br />
« humanisme » — pesanteurs qui sont aussi celles <strong>de</strong> l’école que nous avons<br />
subie — l’on pourra lui redonner son vrai sens. L’interrogation <strong>de</strong> l’homme,<br />
l’installation, si je puis dire, non pas dans la nature <strong>de</strong> l’humanité, mais bien<br />
dans la question qui fait que l’humanité se rapporte à elle-même à travers le<br />
temps, quoi <strong>de</strong> plus grand ? Sur ce plan, c’est très simple : il n’y a pas autre<br />
chose, l’humanisme n’étant pas une philosophie parmi d’autres. Voilà qui est<br />
encore extrêmement difficile à comprendre, n’est-ce pas ? « Quel dogmatisme,<br />
l’homme ! » Mais comment peut-on dire une stupidité pareille ? Comment<br />
imaginer qu’il puisse y avoir un dogmatisme <strong>de</strong> l’humanisme, alors que celui-ci<br />
surgit, précisément, dans la dimension interrogative, une dimension qui, en<br />
même temps, est celle <strong>de</strong> la durée ?<br />
Mais je ne veux pas revenir sur ce que vous disiez beaucoup mieux que moi.<br />
J’aurais beaucoup aimé que vous parliez plus encore <strong>de</strong> votre expérience <strong>de</strong><br />
l’apprentissage <strong>de</strong> la langue, en particulier, du français. En effet, une<br />
représentation s’est épanouie selon laquelle la langue serait quelque chose <strong>de</strong><br />
naturel : il s’agirait, dès lors, <strong>de</strong> faire en sorte que la langue ne soit pas<br />
extérieure à l’enfant et qu’il l’apprenne sans s’en apercevoir, comme on apprend<br />
à nager... Or p.127 autant ce que vous dites est d’une importance inouïe, bien<br />
sûr, la question <strong>de</strong> « tirer » <strong>de</strong> l’enfant la parole, autant la question <strong>de</strong> la langue<br />
est autre. Faire croire qu’il n’y a pas d’extériorité <strong>de</strong> la langue par rapport à<br />
l’enfant est aussi fou que d’installer l’enfant dans une position d’extériorité par<br />
rapport à la langue. Cette secon<strong>de</strong> folie, vous la connaissez. C’est celle <strong>de</strong>s<br />
Jésuites qui faisaient apprendre le latin en latin et créaient un latin artificiel à<br />
cet effet. C’est le comble ! Mais ce n’est guère moins fou <strong>de</strong> croire que l’enfant<br />
parlera « comme cela », sans plus.<br />
Nous sommes ici à nouveau confrontés au rapport à la loi et à l’autorité :<br />
pour qu’il y ait langue, il faut qu’il y ait un autre et qu’il y ait la norme. La<br />
langue est l’accès même à la dimension du sujet : je ne trouve pas <strong>de</strong> meilleur<br />
terme. Je ne sais plus qui me rapportait qu’hier j’avais parlé un langage<br />
lacanien. La personne qui me le rapportait s’amusait, d’ailleurs, <strong>de</strong> cette phrase<br />
160
<strong>Former</strong> l’homme ?<br />
qui, effectivement, me paraît déconcertante. Peu importe, je n’ai pas<br />
l’impression <strong>de</strong> parler le langage à la mo<strong>de</strong> — car quand je dis lacanien, je ne<br />
pense pas à Lacan mais bien au lacanisme. Au contraire, j’ai l’impression <strong>de</strong><br />
parler le langage le plus classique, même si je pense qu’il revient aux éléments<br />
les plus révolutionnaires <strong>de</strong> notre société <strong>de</strong> prendre en charge la question <strong>de</strong><br />
l’autorité et <strong>de</strong> la loi. Je crois, d’ailleurs, que je ne suis pas le seul à le penser, le<br />
conservatisme étant, quant à lui, absolument incapable <strong>de</strong> le faire et pour<br />
cause : l’autorité et la loi sont pétrifiées entre ses mains !<br />
M. PIERRE EMMANUEL : Un mot, simplement, à propos <strong>de</strong> cette question <strong>de</strong><br />
la langue qui me paraît très importante : il ne s’agissait pas, en effet, <strong>de</strong> parler<br />
<strong>de</strong> n’importe quoi et sans structure, mais justement <strong>de</strong> former la parole par la<br />
relation en faisant en sorte que, dans l’expérience d’un certain type <strong>de</strong> relation<br />
avec les objets, avec d’autres élèves, entre les élèves et le mon<strong>de</strong> extérieur<br />
dans lequel ils vivent, ceux-ci apprennent à parler. Parler au sens fort du terme<br />
bien sûr, et non pas bavar<strong>de</strong>r !<br />
Dernière remarque, enfin, qui concerne une question qui m’a beaucoup<br />
préoccupé et me préoccupe toujours d’ailleurs, à savoir l’épanouissement <strong>de</strong> la<br />
sensibilité enfantine et <strong>de</strong> la sensibilité <strong>de</strong> l’adolescent dans un mon<strong>de</strong> scolaire<br />
dont la rationalité est <strong>de</strong> plus en plus, me semble-t-il, limitative <strong>de</strong> ses<br />
possibilités d’expression. Je ne sais pas si vous avez quelque chose à dire, à ce<br />
propos mais il s’agit, au fond, tout simplement, <strong>de</strong> la place que peuvent avoir,<br />
dans l’enseignement ou dans les activités para-scolaires, les formes <strong>de</strong><br />
l’expérience humaine qui relèvent <strong>de</strong> la sensibilité, <strong>de</strong> l’art, <strong>de</strong> l’expression<br />
corporelle, bref, <strong>de</strong> toutes les modalités <strong>de</strong> saisie par l’enfant <strong>de</strong> son être dans<br />
sa totalité.<br />
M. ANDRÉ CHAVANNE : Nous recevons <strong>de</strong> Mme Michelle Campagnolo la<br />
question suivante : « L’éducation, dans la Florence <strong>de</strong> l’humanisme, était pour la<br />
cité, au service d’une nouvelle éthique <strong>de</strong> la cité, d’une cité qui a servi, en<br />
quelque sorte, <strong>de</strong> modèle puisqu’on a récrit l’histoire <strong>de</strong> Florence dans le sens<br />
<strong>de</strong> l’usage <strong>de</strong> la liberté dans la cité. Pourquoi, aujourd’hui, voit-on la cité, le<br />
pouvoir, comme une sorte <strong>de</strong> mal omniprésent contre lequel la culture se pose<br />
en antagoniste ? Ne faudrait-il pas voir dans le rapport entre la culture et la<br />
politique un rapport dialectique plutôt qu’antagoniste ? »<br />
161
<strong>Former</strong> l’homme ?<br />
M. CLAUDE LEFORT : p.128 N’y a-t-il pas quelque confusion dans cette<br />
question ? Vous me <strong>de</strong>man<strong>de</strong>z pourquoi l’on voit, aujourd’hui, la cité, le pouvoir<br />
comme une sorte <strong>de</strong> mal omniprésent ? Mais qui est ce « on » ? Est-ce moi ?<br />
Est-ce ceux qui sont intervenus ce matin ? Ou bien est-ce, finalement, un peu<br />
tout le mon<strong>de</strong> aujourd’hui ? Cela veut-il dire : la cité, le pouvoir apparaît <strong>de</strong> plus<br />
en plus comme une sorte <strong>de</strong> mal omniprésent ?<br />
En ce qui me concerne, je n’ai jamais dit que la cité ou le pouvoir comme<br />
tels étaient <strong>de</strong>s maux omniprésents. Je laisse ça à quelque jeune nouveau<br />
philosophe dénommé Bernard-Henri Lévy, par exemple, lui qui a pu dire<br />
beaucoup <strong>de</strong> choses <strong>de</strong> cette nature, lui pour qui le rapport social, le rapport<br />
politique est maléfique en soi. Pour ma part, je parle ici d’une certaine cité, d’un<br />
certain rapport <strong>de</strong> pouvoir dans la cité, soit <strong>de</strong> ce pouvoir qui se donne, sur le<br />
plan <strong>de</strong> la culture, comme un pouvoir <strong>de</strong> gestion. Et je tente, non pas <strong>de</strong> forger<br />
un modèle, mais bien <strong>de</strong> penser cette espèce <strong>de</strong> manque, <strong>de</strong> béance qui fait<br />
qu’il n’y a plus <strong>de</strong> rapport d’i<strong>de</strong>ntification possible <strong>de</strong> l’homme à l’institution ou à<br />
la cité.<br />
Mme MICHELLE CAMPAGNOLO : Il m’a toutefois semblé, hier, qu’on<br />
présentait l’époque dans laquelle a fleuri l’humanisme à Florence comme une<br />
époque d’intégration, comme une époque-modèle où existait une espèce <strong>de</strong><br />
rapport que j’appellerais dialectique entre la cité — aujourd’hui, nous disons : le<br />
pouvoir — et la culture, l’éducation. Si je vous ai bien compris, vous avez dit<br />
aussi que cette éducation était faite, tout <strong>de</strong> même, en vue <strong>de</strong> servir la cité. Or,<br />
dans la secon<strong>de</strong> partie <strong>de</strong> votre exposé, vous insistiez sur le fait que, dans cette<br />
mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> l’éducation permanente — qui me semble tout <strong>de</strong> même assez<br />
intéressante et typique d’une civilisation qui toujours progresse — se cachait<br />
une nouvelle ruse du pouvoir. C’est pourquoi je vous <strong>de</strong>man<strong>de</strong> s’il y a vraiment<br />
toujours lieu <strong>de</strong> voir le rapport entre le pouvoir et la culture comme un rapport<br />
antagoniste dans lequel le premier tenterait <strong>de</strong> nous piéger par une nouvelle<br />
ruse. Ne considérez-vous pas cette rupture entre l’institution et la culture d’une<br />
façon trop absolue ? N’y aurait-il pas avantage à y voir quelque chose comme<br />
un rapport dialectique car, en fin <strong>de</strong> compte, il y a interaction ?<br />
M. CLAUDE LEFORT : Vous savez, Madame, les rapports dialectiques et les<br />
interactions, on peut les mettre partout ! Ce n’est pas l’interaction qui fait un<br />
162
<strong>Former</strong> l’homme ?<br />
rapport dialectique, rapport qu’au <strong>de</strong>meurant l’on peut repérer dans n’importe<br />
quelle société. Je crois qu’il ne s’agit pas simplement <strong>de</strong> cela. Je ne peux pas<br />
revenir, parce que ce serait accaparer indûment la parole, sur la conclusion<br />
pourtant trop brève que je faisais ; je voudrais uniquement faire une mise au<br />
point sur la question <strong>de</strong> l’histoire.<br />
Vous vous rappelez qu’au XVI e siècle florentin surgissent <strong>de</strong>s histoires, je<br />
veux dire <strong>de</strong>s histoires écrites, bien sûr, qui mettent en scène le passé <strong>de</strong><br />
Florence, histoire dont certains épiso<strong>de</strong>s montrent l’irruption du petit peuple sur<br />
la scène historique pour chasser les nobles, le soulèvement <strong>de</strong> Florence contre<br />
la tyrannie et la guerre que mène cette cité pour protéger son indépendance.<br />
Certaines figures prennent une nouvelle importance comme les grands<br />
marchands, les grands capitaines, les grands artistes. Mais, au fond, nous<br />
connaissons cela très bien en France, car qu’est-ce, en effet, que l’histoire qui<br />
apparaît au début du XIX e siècle ? C’est une histoire qui se veut à la fois une<br />
histoire scientifique <strong>de</strong>stinée à éliminer toute la mythologie entretenue sous<br />
p.129<br />
l’absolutisme, et une histoire qui cherche à donner, en quelque sorte, ses<br />
titres <strong>de</strong> gloire au peuple français. Mais l’histoire telle que la faisaient Augustin<br />
Thierry, Michelet, Guizot, on ne peut plus la faire aujourd’hui. Pourquoi ? Parce<br />
qu’on ne peut plus s’y reconnaître. Cela intéressait, à l’époque, une bourgeoisie<br />
montante, fière, qui, dans le Tiers Etat du Moyen Age, comme à travers<br />
Augustin Thierry, cherchait ses ancêtres. Cette bourgeoisie combattait la<br />
noblesse, en en faisant une intruse dans l’histoire <strong>de</strong> France. Il s’agissait là<br />
d’une histoire combattante qui, en même temps, se développait sous le signe <strong>de</strong><br />
la rigueur car la connaissance était, alors, du côté <strong>de</strong> la liberté.<br />
Cependant, on ne peut faire une telle histoire aujourd’hui car ni le<br />
prolétariat, ni les cadres moyens, ni les cadres supérieurs ne s’y reconnaîtraient.<br />
M. ANDRÉ CHAVANNE : Je donne maintenant la parole à M. Ellrodt, professeur<br />
à Paris III.<br />
M. ROBERT ELLRODT : On a beaucoup parlé, jusqu’ici, <strong>de</strong>s rapports entre la<br />
culture et l’Etat — le pouvoir — et je voudrais revenir un instant à l’individu car<br />
l’humanisme <strong>de</strong> la Renaissance, lorsqu’il a voulu former l’homme, entendait<br />
d’abord former l’individu même s’il le faisait pour la cité. Et ce qui me paraît être<br />
un trait essentiel <strong>de</strong> cet humanisme, c’est l’idée que, pour former les autres —<br />
163
<strong>Former</strong> l’homme ?<br />
car le propos pédagogique est constant dans l’humanisme — il faut d’abord se<br />
former soi-même et que, pour faire une œuvre, il faut s’être formé, car on ne<br />
peut mettre dans une œuvre une harmonie qu’on ne possè<strong>de</strong> pas soi-même. Je<br />
trouve d’ailleurs l’illustration <strong>de</strong>rnière <strong>de</strong> cet idéal humaniste dans la déclaration<br />
<strong>de</strong> Milton, puritain humaniste, affirmant que, pour composer un grand poème, il<br />
faut d’abord être soi-même un poète véritable, c’est-à-dire réunir dans<br />
l’harmonie <strong>de</strong> sa personne ce qu’il y a <strong>de</strong> meilleur et <strong>de</strong> plus honorable.<br />
Cette idée implique qu’il n’y ait pas <strong>de</strong> divorce entre la culture et la<br />
spiritualité —je rejoins, sur ce point, les premiers mots <strong>de</strong> Pierre Emmanuel —<br />
car si l’homme doit d’abord se former avant <strong>de</strong> répandre la culture, il s’agit <strong>de</strong><br />
l’homme dans son entier. C’est dire que la séparation entre la science et la<br />
sphère <strong>de</strong> la spiritualité qui s’opère vers la fin du XVI e siècle et au XVI e siècle<br />
dans la philosophie <strong>de</strong> Bacon et les philosophies successives, cette séparation,<br />
dis-je, a, en un sens, été fatale à cette forme d’humanisme. Peut-être y a-t-il<br />
eu, aussi, d’autres dégradations <strong>de</strong> l’humanisme nous conduisant à la situation<br />
présente, dégradations qui ont appelé, d’ailleurs, à l’époque, <strong>de</strong>s réactions<br />
analogues à ce discours utilitaire que l’on dénonce <strong>de</strong> notre temps ? Peut-être<br />
est-ce parce que l’humanisme du XVI e siècle a privilégié la rhétorique qu’il y a<br />
eu une réaction contre le cicéronisme, contre la rhétorique, contre l’intérêt<br />
exclusif ou, en tout cas, prépondérant que l’on accordait aux arts <strong>de</strong> la<br />
communication ? On a alors commencé à s’écrier : « Donnez-nous <strong>de</strong>s choses et<br />
non <strong>de</strong>s mots, res non verba ! » Et, en même temps, s’est développée une<br />
philosophie expérimentale portant atteinte à l’idéal humaniste d’unité du savoir<br />
car, s’il est vrai que les humanistes florentins découvrent que le savoir est<br />
inépuisable, l’ambition <strong>de</strong> l’homme universel <strong>de</strong> la Renaissance étant <strong>de</strong> faire le<br />
tour <strong>de</strong>s connaissances, ceci <strong>de</strong>vient impossible à partir du moment où, comme<br />
le fait Bacon, l’on invite les uns à collectionner les faits et les autres à réfléchir<br />
sur ces mêmes faits, d’où une première division du savoir.<br />
p.130<br />
Il y a donc eu ce clivage qui est fondamental. Mais, si un certain idéal<br />
<strong>de</strong> culture a survécu jusqu’à nos jours en parvenant à maintenir tout <strong>de</strong> même<br />
une tradition, c’est grâce à la familiarité <strong>de</strong> tous, savants comme hommes <strong>de</strong><br />
lettres, avec les œuvres <strong>de</strong> l’Antiquité classique. Celles-ci ont été le fonds<br />
commun qui a nourri le sentiment <strong>de</strong> la continuité <strong>de</strong> l’histoire. C’est ainsi, par<br />
exemple, que le siècle d’Auguste renaît au XVIII e siècle, c’est le sentiment qu’en<br />
avaient les hommes <strong>de</strong> ce siècle ; ce phénomène est impensable dans un<br />
164
<strong>Former</strong> l’homme ?<br />
mon<strong>de</strong> qui, aujourd’hui, a perdu le sentiment à la fois d’une épaisseur historique<br />
et d’une continuité historique.<br />
Peut-il, d’ailleurs, y avoir une culture sans tradition ? Ou encore : pouvait-on<br />
faire survivre une tradition humaniste incontestablement sclérosée, <strong>de</strong> la même<br />
façon que l’humanisme s’était sclérosé dans <strong>de</strong>s traités <strong>de</strong> rhétorique ? On a<br />
évoqué tout à l’heure le problème <strong>de</strong> la langue. Or, le latin, vous le savez, est,<br />
comme le grec, en voie <strong>de</strong> disparition. On a parlé, aussi, du problème <strong>de</strong> la<br />
démocratisation. Eh bien, l’on a observé que le handicap culturel dont souffrent<br />
les enfants issus <strong>de</strong> familles qui ne sont pas cultivées est beaucoup plus sensible<br />
dans le domaine du français ou dans celui <strong>de</strong>s langues étrangères qu’il ne l’est<br />
dans l’étu<strong>de</strong> du latin. C’est pour cette raison, d’ailleurs, que l’Eglise a pu, <strong>de</strong>s<br />
siècles durant, recruter, même parmi les fils <strong>de</strong> paysans, <strong>de</strong>s gens qui<br />
<strong>de</strong>venaient parfois évêques à la fin <strong>de</strong> leur carrière. Voilà pourquoi je me<br />
<strong>de</strong>man<strong>de</strong> si c’est à bon escient que certains aspects <strong>de</strong> l’humanisme — aspects<br />
qui peuvent nous sembler aujourd’hui très formels — ont été abandonnés.<br />
M. ANDRÉ CHAVANNE : Pour les responsables <strong>de</strong> l’enseignement, il est clair<br />
que votre remarque débouche sur un problème quotidien car, en 10 ans, nous<br />
avons vu les « bons bachots », soit les « bachots » grec-latin, cé<strong>de</strong>r la première<br />
place à ceux <strong>de</strong> type scientifique. C’est dire la rapidité d’évolution <strong>de</strong> la notion<br />
<strong>de</strong> culture, notion qui a changé en quelques décennies à peine. D’où le problème<br />
suivant : les gens formés par l’humanisme issu <strong>de</strong> Florence ont accepté les<br />
sciences sans difficulté. Pensez à Pascal, Descartes, D’Alembert, Di<strong>de</strong>rot,<br />
Voltaire... Toutefois, l’on constate une rupture brutale entre sciences et lettres<br />
au XIX e siècle, en particulier en France. Et, aujourd’hui, nous nous trouvons<br />
<strong>de</strong>vant une évolution qui constitue l’un <strong>de</strong>s problèmes les plus difficiles pour<br />
ceux qui ont une part <strong>de</strong> responsabilité dans le pouvoir. Ce pouvoir dont on<br />
parle beaucoup mais qui, en l’occurrence, n’a pas grand-chose à dire et ne peut<br />
que suivre !<br />
Je donne maintenant la parole à M. Ponton, professeur à l’Université Laval, à<br />
Québec.<br />
M. LIONEL PONTON : A titre <strong>de</strong> représentant du Canada, je voudrais dire tout<br />
d’abord dans quelle estime nous tenons les travaux <strong>de</strong> M. Clau<strong>de</strong> Lefort. C’est<br />
pour moi, aujourd’hui, un honneur <strong>de</strong> l’interroger.<br />
165
<strong>Former</strong> l’homme ?<br />
Dans sa communication d’hier soir, il a parlé <strong>de</strong> la rupture du sujet et <strong>de</strong> la<br />
connaissance et, dans un texte préliminaire qui nous avait été remis, il<br />
employait à propos <strong>de</strong> quelques disciplines humanistes l’expression <strong>de</strong><br />
« dégradation du rapport au savoir ». M. Lefort explique sa pensée d’une façon<br />
très concrète. Il remarque une double tendance, d’une part, en direction d’une<br />
technicisation, d’une formalisation, d’une spécialisation croissante et, d’autre<br />
part, en direction p.131 d’une meilleure communication, d’une auto-éducation et<br />
<strong>de</strong> son corollaire, l’auto-évaluation. Ce que je voudrais connaître, c’est l’endroit<br />
où la culture peut s’insérer comme correction <strong>de</strong> cette rupture afin que le sujet<br />
soit, et <strong>de</strong>meure, constitué en sujet dans l’acte même <strong>de</strong> savoir.<br />
Dans la présentation qu’il nous a faite <strong>de</strong> l’humanisme florentin, M. Lefort a,<br />
lui-même, fait allusion à la « pai<strong>de</strong>ia » <strong>de</strong>s Grecs qui était, en très gran<strong>de</strong><br />
partie, une préparation <strong>de</strong> l’esprit au savoir. Le « pepai<strong>de</strong>umenos », c’est<br />
l’homme cultivé, entraîné par la dialectique et par <strong>de</strong>s exercices d’école à cette<br />
habileté dans la découverte <strong>de</strong>s principes qui permettent <strong>de</strong> dégager <strong>de</strong>s<br />
implications et <strong>de</strong>s conclusions. Mais comment donc pourrions-nous,<br />
aujourd’hui, réhabiliter cette culture au niveau même <strong>de</strong> l’acquisition et <strong>de</strong> la<br />
transmission du savoir afin que le sujet <strong>de</strong>meure dans sa qualité <strong>de</strong> sujet ?<br />
M. CLAUDE LEFORT : Si j’avais la réponse à cette question, je crois que je<br />
n’aurais pas eu la ruse ou la méchanceté <strong>de</strong> vous la soustraire jusqu’à<br />
maintenant ! J’ai tenté <strong>de</strong> poser la question ce qui me semble, déjà,<br />
extrêmement difficile. Et, si j’ai pu contribuer utilement à la position <strong>de</strong> la<br />
question, je suis déjà, en quelque sorte, satisfait. Peut-être n’y a-t-il même<br />
aucun sens à donner une réponse dans la mesure où ce n’est pas nous qui<br />
pouvons la donner ?<br />
Je crois que la réponse nous est nécessairement dérobée parce que c’est<br />
bien la société que nous habitons qui donne un sort aux questions que<br />
quelques-uns peuvent, parfois, même mieux formuler que d’autres. Mais je suis<br />
absolument impuissant dès qu’il s’agit <strong>de</strong> traduire cette question en termes <strong>de</strong><br />
pratique, <strong>de</strong> programmes par exemple. Ce qui me paraît important, c’est <strong>de</strong><br />
mettre en évi<strong>de</strong>nce certaines défaillances qui, souvent, ne sont même pas<br />
i<strong>de</strong>ntifiées. De mettre en évi<strong>de</strong>nce, par exemple, ce qu’a pu signifier, hors <strong>de</strong><br />
toute pensée <strong>de</strong> pouvoir, la différence élève/maître, enfant/père, ou, encore, ce<br />
qu’a pu signifier telle ou telle institution formatrice. J’essaie, pour ma part,<br />
166
<strong>Former</strong> l’homme ?<br />
d’employer un langage qui, je le répète, peut donner à réfléchir à <strong>de</strong>s individus<br />
engagés dans un procès légitime contre les institutions d’hier ou contre la<br />
société avec ses contraintes, ses inégalités, ses clivages entre ceux qui ont du<br />
pouvoir et ceux qui n’en ont pas etc. Donner à réfléchir, donc, à ceux qui sont<br />
prêts à dénier ce que signifie la différence <strong>de</strong>s places, l’ordre <strong>de</strong> la loi, l’ordre <strong>de</strong><br />
l’autorité, alors qu’il y a là, précisément, quelque chose d’absolument<br />
incontournable par quoi tout changement, toute révolution digne <strong>de</strong> ce nom ou<br />
toute restauration, disons, d’un sujet et d’une cité ne peuvent que passer.<br />
Je ne peux, quant à moi, en dire plus mais je crois que, déjà, ce n’est pas<br />
tout à fait rien. Il va <strong>de</strong> soi que, quand je parle <strong>de</strong> possibilités<br />
« révolutionnaires » ou <strong>de</strong> restauration <strong>de</strong> la différence <strong>de</strong>s places et <strong>de</strong><br />
l’autorité, je ne tourne pas mon regard du côté <strong>de</strong>s partis communistes, partis<br />
qui me paraissent faire totalement partie du conservatisme et pour qui,<br />
évi<strong>de</strong>mment, une certaine autorité, une certaine loi et une certaine différence<br />
entre exécutants et dirigeants existent <strong>de</strong> la façon la plus massive. Je crois que<br />
je n’ai pas besoin <strong>de</strong> m’expliquer sur ce point. Ce dont je parle, c’est <strong>de</strong> la<br />
possibilité <strong>de</strong> retrouver une charpente symbolique <strong>de</strong>s rapports sociaux,<br />
charpente qui est, en quelque sorte, effacée aujourd’hui, tandis qu’on cherche à<br />
projeter dans le réel un rapport p.132 naturaliste qui n’est, en fait, que<br />
l’instrument le plus sournois <strong>de</strong> la persistance du mo<strong>de</strong> d’organisation aliénant<br />
dans lequel nous vivons.<br />
M. MIGUEL ABENSOUR : Je voudrais poser trois questions à M. Lefort. Je serai<br />
bref car il a déjà apporté certains éléments <strong>de</strong> réponse.<br />
Ma première question porte sur le contraste entre l’humanisme florentin en<br />
tant que naissance d’un discours pédagogique, historique, et le discours<br />
émancipateur contemporain qui, semble-t-il, viserait à effacer cet idéal<br />
humaniste. Et c’est par rapport à la critique <strong>de</strong> ce discours émancipateur que<br />
j’aimerais préciser les enjeux. Je me <strong>de</strong>man<strong>de</strong>, en effet, s’il ne faudrait pas faire<br />
intervenir une médiation historique supplémentaire qui me paraît avoir <strong>de</strong>s<br />
rapports avec l’humanisme florentin, je veux parler <strong>de</strong> l’humanisme jacobin et,<br />
plus généralement, <strong>de</strong> l’humanisme révolutionnaire. Il me semble qu’on y<br />
trouve un même rapport à l’Antiquité — le fameux costume romain <strong>de</strong>s<br />
révolutionnaires français — un même rapport à la langue et la constitution d’une<br />
véritable « pai<strong>de</strong>ia » révolutionnaire. En outre, puisqu’on a parlé ici d’invention<br />
167
<strong>Former</strong> l’homme ?<br />
<strong>de</strong> la liberté, il y a aussi une invention <strong>de</strong> l’homme révolutionnaire, notamment<br />
chez Saint-Just ou chez les Idéologues. D’où la question suivante à Clau<strong>de</strong><br />
Lefort : comment votre critique du discours émancipateur se situe-t-elle par<br />
rapport à ce qui pourrait passer aussi pour un effacement <strong>de</strong> l’humanisme<br />
révolutionnaire, soit par rapport à ces discours qui, <strong>de</strong>puis quelques années, se<br />
situent à la frange, à la limite du discours révolutionnaire et visent, même, à<br />
contester l’idée même <strong>de</strong> révolution pour lui substituer d’autres idées, que ce<br />
soit l’idée <strong>de</strong> subversion ou celle d’un refus du modèle révolutionnaire comme<br />
modèle explosif, en lui substituant un modèle d’implosion plus ou moins<br />
catastrophique ? Comment, en d’autres termes, Lefort se situe-t-il par rapport à<br />
d’autres volontés <strong>de</strong> repenser une vie active qui en viennent à constituer, elles<br />
aussi, une tradition ?<br />
J’en viens ainsi à ma <strong>de</strong>uxième question. Vous avez dénoncé, dans le<br />
discours émancipateur, une connivence, voire même une complicité, avec le<br />
pouvoir. Toutefois, pour ce qui est du XIX e siècle français, cela n’a pas été<br />
étudié dans le détail. Or il me semble qu’il y a eu alors une censure <strong>de</strong> ce<br />
discours, <strong>de</strong> cet humanisme et <strong>de</strong> cette « pai<strong>de</strong>ia » révolutionnaires à partir <strong>de</strong><br />
la Restauration. Vous parliez tout à l’heure <strong>de</strong> Guizot : dans le domaine <strong>de</strong> la<br />
philosophie, il est très important <strong>de</strong> penser à ce qu’a fait un Victor Cousin, par<br />
exemple. Et si l’idée <strong>de</strong> Constitution a pu être une idée exaltante au moment <strong>de</strong><br />
la Révolution française, l’institutionnalisation d’un enseignement <strong>de</strong> droit<br />
constitutionnel par Guizot n’avait pas grand-chose d’exaltant. Je crois pourtant,<br />
qu’en fait, il y a eu approfondissement <strong>de</strong> cette « pai<strong>de</strong>ia » critique. D’une<br />
certaine manière, on peut même dire que la question que vous posez, soit le<br />
rapport <strong>de</strong> l’émancipation à l’autorité, à la loi, on la retrouve dès la Restauration<br />
et jusqu’à la Commune, voire peut-être après, donc dans tout le mouvement<br />
socialiste ou libertaire français. J’aimerais avoir votre avis sur ce point.<br />
Troisième question : comment comprenez-vous votre position actuelle par<br />
rapport à votre lecture <strong>de</strong> Mai 68 dans un très beau texte où vous aviez<br />
interprété ces événements comme le surgissement d’un désordre nouveau selon<br />
une vision <strong>de</strong> l’être comme excès qui tend, en permanence, à bouleverser les<br />
repères ?<br />
M. CLAUDE LEFORT : p.133 Vous avez sans nul doute raison d’invoquer une<br />
médiation entre le moment que j’évoquais et le présent, à savoir la médiation<br />
168
<strong>Former</strong> l’homme ?<br />
que constitue l’humanisme révolutionnaire. Il est vrai que l’on retrouve,<br />
notamment lors <strong>de</strong> la Révolution française, bon nombre <strong>de</strong>s thèmes qui ont été,<br />
pour la première fois, développés au début du Quattrocento. Mais vous me<br />
<strong>de</strong>man<strong>de</strong>z comment ma critique du discours émancipateur se situe par rapport à<br />
ce discours révolutionnaire ? Je ne suis pas tout à fait sûr <strong>de</strong> saisir le sens <strong>de</strong><br />
votre question. Ce que je crois comprendre, c’est que vous me <strong>de</strong>man<strong>de</strong>z si je<br />
sépare ce discours émancipateur du discours révolutionnaire. Je sais bien que<br />
vous n’en doutez pas. Non seulement je les sépare mais, effectivement, je<br />
pense que le discours dit « émancipateur », le discours avant-gardiste que nous<br />
connaissons, est un discours qui, aujourd’hui, n’est pas le simple rejeton <strong>de</strong> ce<br />
discours révolutionnaire, rejeton qui en défigurerait le sens, mais qu’il est, d’une<br />
certaine manière, délibérément <strong>de</strong>stiné à le discréditer et à se retourner contre<br />
lui. Le discours avant-gardiste auquel je faisais allusion, discours qui se place<br />
sous le signe facile <strong>de</strong> la subversion, tend à saper l’idée que puisse s’épanouir<br />
cet idéal <strong>de</strong> la vie politique, <strong>de</strong> la vie active, <strong>de</strong> la vie civile, cet idéal d’un sujet<br />
qui se reconnaisse dans ses institutions. C’est dire combien je m’insurge contre<br />
ceux qui, précisément, ont résolu cette question en la détruisant et, d’une<br />
certaine façon, ont fait leur <strong>de</strong>uil du discours révolutionnaire comme d’un<br />
discours presque qualifié <strong>de</strong> « ridicule ». C’est dire que ces enjeux, que nous ne<br />
pouvons certes reprendre comme tels, sont, d’un certain point <strong>de</strong> vue, toujours<br />
les nôtres. Quant à ce que vous disiez <strong>de</strong> la censure qui se serait abattue à un<br />
moment donné, au XIX e siècle, je crois qu’effectivement, si nous avions eu le<br />
temps <strong>de</strong> faire autre chose que <strong>de</strong> jeter <strong>de</strong>s repères, si nous nous étions situés<br />
dans une véritable dimension historique, il aurait fallu accor<strong>de</strong>r une importance<br />
considérable à ce moment qui est particulièrement visible en France. L’on<br />
constate alors une volonté <strong>de</strong> maîtrise aussi bien <strong>de</strong> l’histoire que du droit. Vous<br />
évoquez Guizot qui, en réalité, est une personnalité très ambiguë : d’une part,<br />
on a l’homme <strong>de</strong> pouvoir, un homme qui a joué un rôle considérable dans le<br />
domaine <strong>de</strong> l’éducation, établissant le statut <strong>de</strong> l’histoire et celui du droit. C’est<br />
lui qui a développé cette perspective fantastique selon laquelle on allait<br />
inventorier toutes les sources historiques afin <strong>de</strong> rendre, une fois pour toutes,<br />
l’histoire <strong>de</strong> France entièrement visible, intelligible. Il y a là, bien sûr, une<br />
espèce <strong>de</strong> projet <strong>de</strong> maîtrise du savoir. D’autre part, Guizot reste un immense<br />
historien. Il faut dire que ce n’est pas un historien positiviste ; ce n’est pas<br />
l’historien <strong>de</strong> l’histoire telle qu’elle va se développer à partir <strong>de</strong> 1860. Pourtant,<br />
169
<strong>Former</strong> l’homme ?<br />
dans son « Histoire <strong>de</strong> la révolution anglaise », il a perçu, avant tous les autres,<br />
la gran<strong>de</strong> différence <strong>de</strong>s modèles français et anglais. Et il ne s’est pas contenté<br />
<strong>de</strong> saisir cette différence mais il a essayé aussi d’en rendre compte <strong>de</strong> la façon<br />
la plus intelligente en remontant au Moyen Age.<br />
Guizot appartient donc à une gran<strong>de</strong> tradition d’interrogation historique,<br />
même s’il est patent que c’est lui qui a mis en place les pièces d’un système <strong>de</strong><br />
maîtrise du savoir dans tous les domaines et qui, au fond, s’est au mieux<br />
accompli dans le positivisme. Je vous suis entièrement sur ce terrain que,<br />
malheureusement, nous n’avons pu explorer, ce qu’il serait d’ailleurs bien<br />
intéressant <strong>de</strong> faire car c’est au cours du XIX e siècle, du moins en ce qui<br />
concerne la France, que se joue une mutation décisive.<br />
p.134<br />
Quant à Mai 68, je n’ai pas exactement saisi quel était le sens <strong>de</strong> votre<br />
question : vous faites allusion à l’idée d’un excès qui serait signe, précisément,<br />
<strong>de</strong> notre rapport à ce qui est mais je ne sais comment raccor<strong>de</strong>r cette remarque<br />
à ce dont nous venons <strong>de</strong> parler...<br />
M. ROBERT ELLRODT : Comment pourriez-vous lier l’idée <strong>de</strong> forme et celle<br />
d’excès ? Si l’essentiel est dans l’excès, cela n’implique-t-il pas que l’on renonce<br />
à la forme qui, elle, est nécessairement finie ?<br />
M. CLAUDE LEFORT : Même si nous prenons cet idéal <strong>de</strong> la forme à l’époque<br />
où il est soutenu par l’argument le plus vif, à cette époque <strong>de</strong> l’humanisme<br />
conquérant, c’est la question même <strong>de</strong> l’œuvre, <strong>de</strong> la création qui est posée. Or,<br />
celle-ci n’est création que dans le mouvement du dialogue, <strong>de</strong> l’échange, du<br />
retour tout en étant surgissement. L’humanité, l’« humanitas », ce n’est pas<br />
cette bonne communication dans cet espace qui serait l’espace étanche <strong>de</strong>s<br />
beaux esprits ; c’est en même temps un appel, l’homme allant à la rencontre <strong>de</strong><br />
son humanité.<br />
M. ROBERT ELLRODT : Ne faut-il pas, dès lors, choisir entre <strong>de</strong>ux façons <strong>de</strong><br />
former l’homme ? <strong>Former</strong> l’homme à partir d’une vision du mon<strong>de</strong>, ce que faisait,<br />
dans une large mesure, l’humanisme chrétien et ce que fait, d’une autre façon, le<br />
marxisme, ou former l’homme à partir <strong>de</strong> l’expérience individuelle, ce que fait un<br />
Montaigne qui commence, dans les « Essais » par dire : « Je ne forme pas<br />
l’homme, je le récite », mais qui, en conclusion, écrira : « Mon livre m’a formé » ?<br />
170
<strong>Former</strong> l’homme ?<br />
Pour notre société contemporaine, le point <strong>de</strong> départ ne doit-il pas être celui<br />
<strong>de</strong> Montaigne, c’est-à-dire, essentiellement, la lucidité et la critique <strong>de</strong> la<br />
mauvaise foi, ce dont vous témoignez d’ailleurs vous-même admirablement ?<br />
M. CLAUDE LEFORT : Vous êtes trop bon ! Je ne puis qu’être du côté <strong>de</strong><br />
l’exigence <strong>de</strong> lucidité. Je réagis toutefois au mot « individu » que vous<br />
prononciez, quand bien même je considère qu’il n’y a rien qui ne passe par<br />
l’individu. Mais cet individu, comment s’accomplit-il, sinon dans son rapport<br />
avec les autres ? Comment s’accomplit-il, si ce n’est en prenant en charge la<br />
question <strong>de</strong> l’homme telle qu’elle est posée dans l’organisation <strong>de</strong> la société,<br />
dans la cité ? Il y a bien Montaigne, certes, mais, puisque vous parliez <strong>de</strong><br />
christianisme, <strong>de</strong> marxisme, je ne souhaiterais pas qu’il y ait comme une dérive<br />
vers ce qui serait le « bon pôle », à savoir le sujet, l’individu...<br />
M. JEAN STAROBINSKI : On pourrait dire beaucoup <strong>de</strong> choses sur Montaigne<br />
mais il y a une chose qui, je crois, est remarquable du point <strong>de</strong> vue <strong>de</strong> la<br />
question <strong>de</strong> l’excès et <strong>de</strong> la forme telle qu’elle vient d’être posée.<br />
Rien <strong>de</strong> plus traditionnel, dans la tradition <strong>de</strong> l’humanisme, que <strong>de</strong> se<br />
reporter aux grands exemples <strong>de</strong> l’Antiquité, le premier mouvement <strong>de</strong><br />
Montaigne étant, bien évi<strong>de</strong>mment, <strong>de</strong> se tourner vers ces exemples et<br />
d’essayer <strong>de</strong> p.135 s’y conformer, ce qu’il fait en compagnie <strong>de</strong> son ami La<br />
Boétie. Pourtant, en fin <strong>de</strong> compte, c’est l’excès qui prévaudra, situé qu’il est<br />
dans une tension dialectique avec l’exemple qui est la forme : finalement,<br />
Montaigne se place pour ainsi dire « hors exemple ».<br />
Sa vie, il la déclare « exemplaire assez à prendre l’instruction à contre-<br />
poils ». Autrement dit, l’expérience <strong>de</strong> l’exemple est l’expérience <strong>de</strong> l’infraction à<br />
l’exemple. Toutefois, il faut que l’exemple soit là pour que l’infraction, l’excès<br />
par rapport à l’exemple, soit expérimentée, vécue. Et, pour qu’on n’étouffe pas<br />
sous la forme, il faut cette espèce d’incarta<strong>de</strong> individuelle, inattendue,<br />
imprévue ; c’est l’informe qui vient dialoguer avec la forme.<br />
M. CLAUDE LEFORT : Je crois que c’est vous qui apportez la réponse que<br />
j’aurais dû faire à la <strong>de</strong>rnière question <strong>de</strong> Miguel Abensour lorsqu’il se référait à<br />
Mai 68.<br />
171
<strong>Former</strong> l’homme ?<br />
M. HENRI JANNE : Si, dans les pério<strong>de</strong>s classiques, où les valeurs sont en<br />
général l’objet d’un consensus, l’homme, par l’éducation, doit être un produit <strong>de</strong><br />
sa société, j’aimerais dire que, dans une société mouvante comme l’est la nôtre,<br />
l’éducation doit sauver l’humanité en formant un homme qui soit producteur <strong>de</strong><br />
sa société. Voilà le défi que nous <strong>de</strong>vons relever. Or il pèse sur l’éducation toute<br />
une tradition faisant <strong>de</strong> l’homme un produit <strong>de</strong> sa société, tradition dont nous<br />
<strong>de</strong>vons impérativement nous dégager pour nous orienter en direction d’un<br />
accomplissement <strong>de</strong> l’homme dans toutes ses virtualités individuelles et<br />
catégorielles. Voilà ce qu’il faut rechercher afin <strong>de</strong> rendre l’homme autonome et<br />
responsable !<br />
M. PIERRE EMMANUEL : Une question : comment prendre en charge l’histoire<br />
récente ? Comment prendre en charge le sentiment que nous avons d’une sorte<br />
d’auto<strong>de</strong>struction <strong>de</strong> l’homme ? Tout à l’heure, M. Ellrodt a cité à propos <strong>de</strong><br />
l’œuvre une parole <strong>de</strong> Milton qui m’a beaucoup frappée, parole au <strong>de</strong>meurant<br />
tout à fait idéaliste ou, du moins, idéaliste pour nous, et probablement pas pour<br />
Milton. Or, je pense que l’artiste, du moins celui qui, aujourd’hui, veut se saisir<br />
<strong>de</strong> l’homme — et je ne suis pas sûr que cette expression signifie quoi que ce soit<br />
— doit essayer <strong>de</strong> connaître à la fois le meilleur et le pire. Il doit tenter<br />
d’éprouver, <strong>de</strong> subir et, peut-être, <strong>de</strong> dominer le pire.<br />
Mais <strong>de</strong>vant quel pire sommes-nous aujourd’hui ? Il est difficile pour<br />
l’homme contemporain — et, à fortiori, pour l’enfant et l’adolescent — <strong>de</strong><br />
prendre en charge notre histoire récente ; ce qui est d’ailleurs l’une <strong>de</strong>s raisons<br />
possibles <strong>de</strong> l’absence <strong>de</strong> sens historique que nous constations. Il s’agit là,<br />
probablement, d’un refus <strong>de</strong> l’histoire, <strong>de</strong> notre histoire.<br />
M. GEORGES COTTIER : J’aimerais faire une remarque à propos <strong>de</strong> ce qui<br />
vient d’être dit : ne pensez-vous pas que le rapport à notre histoire est affecté<br />
par la domination <strong>de</strong> plus en plus manifeste <strong>de</strong> la raison technicienne ? Cette<br />
<strong>de</strong>rnière est une raison inventive qui peut, à mesure que <strong>de</strong> nouvelles<br />
inventions apparaissent, rejeter dans l’oubli les inventions du passé, alors que la<br />
culture telle qu’on l’a pensée jusqu’à ce jour comporte, toujours, la p.136<br />
dimension <strong>de</strong> la tradition. Etre cultivé, c’est être assez vivant pour assimiler ce<br />
que la tradition nous donne, alors que celui qui invente un objet technique par<br />
exemple rend, <strong>de</strong> fait, caduc l’objet précé<strong>de</strong>nt. Ce qui me frappe d’ailleurs dans<br />
172
<strong>Former</strong> l’homme ?<br />
la pensée politique, c’est qu’à l’égard <strong>de</strong> la société, à l’égard <strong>de</strong> lui-même,<br />
l’homme se comporte en technicien. Deux exemples : sous le gouvernement <strong>de</strong><br />
Hitler, ce ne sont pas <strong>de</strong>s universitaires, mais <strong>de</strong>s hommes <strong>de</strong> parti qui ont<br />
récrit intégralement l’histoire <strong>de</strong> l’Allemagne, car on ne pouvait pas faire ce que<br />
l’on voulait faire si on restait lié à cette tradition. De même, au Cambodge, il y a<br />
quelques années, on a supprimé le nom <strong>de</strong> tous les citoyens pour leur donner<br />
<strong>de</strong> nouveaux noms car il fallait, pour créer la nouvelle société, qu’il n’y ait plus<br />
<strong>de</strong> passé. Le problème <strong>de</strong> notre rapport au passé me semble capital pour la<br />
notion <strong>de</strong> culture.<br />
M. CLAUDE LEFORT : Mais cette image <strong>de</strong> l’homme nouveau, elle ne sort pas<br />
<strong>de</strong> la société technicienne mais bien <strong>de</strong> la Révolution française ! C’est une idée<br />
politique. Et, c’est d’ailleurs peut-être à travers une nouvelle conception<br />
politique du mon<strong>de</strong> que la technique a réussi à frayer son chemin. Je ne crois<br />
pas que ce soit le fait <strong>de</strong> l’opération technique qui substitue un objet à un autre<br />
qui puisse rendre compte <strong>de</strong> cette folle tentative <strong>de</strong> créer l’homme à partir <strong>de</strong><br />
rien. Car il s’agit là d’un acte politique qui marque, peut-être, l’orée d’une<br />
certaine mo<strong>de</strong>rnité.<br />
M. GEORGES COTTIER : On procè<strong>de</strong> ici à une extrapolation. Je veux dire que<br />
l’homme a pensé que cela était possible quand il a vu que cela réussissait dans<br />
le domaine <strong>de</strong>s objets techniques ! Dès lors, il s’est pensé lui-même comme un<br />
objet technique. Et le triomphe <strong>de</strong> la technologie — ce n’est pas par hasard —<br />
est contemporain du triomphe <strong>de</strong>s gran<strong>de</strong>s idées totalitaires. Il y a un rapport.<br />
M. JEAN STAROBINSKI : Peut-être pourrais-je donner un exemple<br />
anecdotique à la fois <strong>de</strong> l’« instantanéisme » dont on parlait au début <strong>de</strong> cet<br />
entretien et <strong>de</strong> l’intervention <strong>de</strong> la technique ? Récemment, un magazine<br />
américain racontait que, dans un grand magasin <strong>de</strong>s Etats-Unis, une femme<br />
prend une écharpe et la glisse dans son sac ; au bout d’un instant, elle la remet<br />
à l’étalage. Elle n’a pas eu, en fait, un sursaut <strong>de</strong> conscience mais on avait<br />
installé, dans ce magasin, <strong>de</strong>s diffuseurs subliminaux disant : « I am honest, I<br />
will not steal ! » (« Je suis honnête, je ne volerai pas. »)<br />
Autrement dit, ce que l’éducation au sens éthique du terme formait en tant<br />
que caractère stable et constant comme, par exemple, l’honnêteté <strong>de</strong> l’individu<br />
173
<strong>Former</strong> l’homme ?<br />
qui, sans se poser <strong>de</strong> questions à chaque occasion, ne vole pas, <strong>de</strong>vient ainsi<br />
l’objet d’une manipulation technicienne dans l’instant même. On imagine<br />
aisément à quels emplois autres que la prévention du vol dans les grands<br />
magasins cette technique peut servir...<br />
M. ANDRÉ CHAVANNE : On peut penser aussi que la chose nouvelle, c’est la<br />
rapidité <strong>de</strong> cette transformation, car la civilisation technicienne travaille à la<br />
manière d’un bulldozer et les bulldozers, par définition, brisent tout !<br />
M. CLAUDE LEFORT : p.137 Sans vouloir rouvrir un vieux débat qui, si on le<br />
réduit à ses termes les plus simples, <strong>de</strong>vient tout à fait oiseux, ne croyez-vous<br />
pas qu’on ne peut parler <strong>de</strong> la technique sans savoir ce qu’on en fait ? La<br />
technique, aujourd’hui, est un merveilleux produit <strong>de</strong> conservation. C’est ainsi<br />
que notre vision du passé <strong>de</strong> l’humanité, <strong>de</strong> la terre, est complètement<br />
bouleversée par la capacité technique. Jamais nous n’avons eu les moyens <strong>de</strong><br />
conservation que nous donne la technique mo<strong>de</strong>rne !<br />
Aussi, lorsqu’on parle <strong>de</strong> la façon dont la technique se prête à cette espèce<br />
<strong>de</strong> morcellement <strong>de</strong> la durée, il ne faut pas oublier certaines intentions sous-<br />
jacentes, certains clivages socio-politiques ou certains choix inconscients faits<br />
par la société.<br />
M. ANDRÉ CHAVANNE : Il me semble, tout simplement, que l’homme politique<br />
n’a jamais eu en mains une aussi gran<strong>de</strong> puissance non seulement <strong>de</strong><br />
conservation mais surtout, <strong>de</strong> <strong>de</strong>struction, puissance qu’il est seul à avoir avec,<br />
bien entendu, les multinationales.<br />
Je donne maintenant la parole à M. N. Tertulian, <strong>de</strong> Bucarest.<br />
M. NICOLAS TERTULIAN : Je voudrais seulement souligner que l’exposé <strong>de</strong> M.<br />
C. Lefort — avec la démarche duquel je me sens tout à fait solidaire — appelle,<br />
quand même, certaines conséquences que je dirais « pratiques ». Je ne pense<br />
pas, en effet, que la résurrection d’un humanisme tel que vous nous l’avez<br />
proposé à partir du modèle florentin puisse se priver d’un projet politique dans<br />
le mon<strong>de</strong> où nous vivons. Aussi s’agit-il d’affronter, avec tout le sérieux<br />
nécessaire, le problème <strong>de</strong>s mesures concrètes susceptibles <strong>de</strong> traduire<br />
pratiquement le projet d’une éducation humaniste.<br />
174
<strong>Former</strong> l’homme ?<br />
Je me <strong>de</strong>man<strong>de</strong> où l’on peut trouver, dans notre mon<strong>de</strong>, le père qui soit à<br />
l’écoute <strong>de</strong> ses sujets. Il y a, actuellement, la possibilité d’une société sans<br />
autorité centralisatrice, sans père, mais quel sera son visage ? Ou, pour autant<br />
que nous acceptions l’idée que nos sociétés ont besoin <strong>de</strong> déléguer le pouvoir à<br />
un groupe d’individus, comment peut-on arriver à ce que ce père ne soit pas<br />
l’incarnation <strong>de</strong> l’autorité répressive mais bien <strong>de</strong> cette autorité librement<br />
consentie que vous avez esquissée à travers l’image <strong>de</strong> Léon Battista Alberti ?<br />
Je pense qu’on ne peut éviter <strong>de</strong> se poser le problème d’une philosophie<br />
politique comme conséquence <strong>de</strong> ce projet d’une résurrection <strong>de</strong> l’humanisme<br />
dans le grand sens du terme. Et je me <strong>de</strong>man<strong>de</strong> si l’on ne doit pas, tout <strong>de</strong><br />
même, tenir compte <strong>de</strong> tous les avatars du socialisme contemporain. En effet, le<br />
projet socialiste prétendait, à l’origine, renouer avec la tradition grecque et avec<br />
la Renaissance mais, dans ce qui est <strong>de</strong>venu un socialisme <strong>de</strong> caserne, une <strong>de</strong>s<br />
formes sociales <strong>de</strong> l’autorité répressive, cette idée est tout à fait compromise.<br />
Cela signifierait-il que, du moment où il y a délégation du pouvoir à une<br />
minorité agissante, il y aura usurpation <strong>de</strong> ce pouvoir ? Qu’il subsistera toujours<br />
une autorité répressive et qu’un socialisme à visage humain s’avère être<br />
impossible ?<br />
J’aimerais donc savoir si vous trouvez, dans la doctrine socialiste, un point<br />
d’appui pour un projet politique concret en faveur d’une éducation humaniste,<br />
ou si vous pensez que les expériences très négatives qu’on a faites — p.138 voies<br />
staliniennes ou néo-staliniennes du socialisme — ont compromis l’idée même<br />
d’un père à l’écoute <strong>de</strong> ses sujets, <strong>de</strong> ses enfants. Car le dilemme, pour nous<br />
qui vivons dans un mon<strong>de</strong> qui a été trop rarement évoqué ici, est extrêmement<br />
aigu : si nous ne trouvons pas les moyens politiques d’aboutir à une autorité<br />
librement consentie, nous sommes obligés <strong>de</strong> nous <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r comment on en<br />
est arrivé à une autorité répressive. L’on invoquera alors certaines raisons<br />
économiques en disant qu’on ne peut aboutir à l’épanouissement <strong>de</strong> l’homme<br />
sans développer une forte infrastructure économique ce qui, à son tour,<br />
<strong>de</strong>man<strong>de</strong> quelques sacrifices et privations <strong>de</strong> la part <strong>de</strong>s gens. C’est ainsi qu’on<br />
n’aura pas le temps <strong>de</strong> penser à la culture parce que c’est un luxe, un gaspillage<br />
aux yeux <strong>de</strong> la minorité agissante qui parle au nom <strong>de</strong> ce développement <strong>de</strong>s<br />
forces <strong>de</strong> production, <strong>de</strong> l’infrastructure économique.<br />
C’est dire l’importance d’un contre-projet à cette voie : il nous faut un projet<br />
politique à même <strong>de</strong> ressusciter l’éducation humaniste car, d’une part, l’on ne<br />
175
<strong>Former</strong> l’homme ?<br />
permet pas <strong>de</strong> faire <strong>de</strong> la culture « en soi » dans un régime qui pense qu’il doit<br />
réglementer d’une façon draconienne la vie sociale et, <strong>de</strong> l’autre, sans cela la<br />
cause même du socialisme sera perdue. Il nous faut proposer une alternative<br />
valable <strong>de</strong> façon à ce que les individus ne conçoivent plus la société sous l’angle<br />
<strong>de</strong> la manipulation mais bien comme un instrument pour eux-mêmes. Il nous<br />
faut développer l’idée <strong>de</strong> société comme réceptacle, comme lieu d’accueil <strong>de</strong>s<br />
penchants, désirs et besoins <strong>de</strong>s individus.<br />
Mais comment arriver à ce résultat quand vous avez déjà délégué le pouvoir<br />
et que ce pouvoir dispose <strong>de</strong>s moyens <strong>de</strong> vous accor<strong>de</strong>r ou non la possibilité <strong>de</strong><br />
faire <strong>de</strong> la culture ? Ne faudrait-il pas imaginer un pouvoir, une autorité<br />
concevant qu’elle doit, dans une société, accor<strong>de</strong>r l’espace nécessaire à la<br />
gratuité, à l’inutilité ? Les antinomies du socialisme contemporain posent, donc,<br />
sur le plan pragmatique et politique, le problème du visage concret que peut<br />
prendre une société sans père, ou une société avec un père qui soit une<br />
résurgence mo<strong>de</strong>rne <strong>de</strong> la figure du père florentin. Voilà les quelques réflexions<br />
que je voulais vous soumettre.<br />
M. CLAUDE LEFORT : Vos allusions au système qui se dit socialiste me<br />
semblent fort bien fondées et votre critique, cela va <strong>de</strong> soi, tout à fait légitime.<br />
Toutefois, je voudrais dire au passage que l’idée selon laquelle on n’a pas le<br />
temps <strong>de</strong> prêter attention à la culture parce qu’on développe l’infrastructure<br />
économique est une idée d’intellectuel. Ce n’est pas l’idée du pouvoir qui, lui,<br />
s’est très bien occupé <strong>de</strong> la culture après la révolution soviétique par exemple.<br />
Simplement, cette culture est la sienne, elle est à sa botte !<br />
Il va <strong>de</strong> soi que j’emploie ici le mot « culture » au sens conventionnel. Ce<br />
sont les intellectuels qui ont dit : « Ah ! là, là, mon Dieu ! Comme c’est mal !<br />
Comme nous sommes frustrés ! Mais nous pouvons bien nous sacrifier car il n’y<br />
a pas que la philosophie qui compte et, en ce moment, le développement <strong>de</strong> nos<br />
usines d’acier est fantastique » Ou encore : « Ah ! la mé<strong>de</strong>cine ! N’en parlons<br />
pas <strong>de</strong> la mé<strong>de</strong>cine ! Mais enfin, tout <strong>de</strong> même, il y a aujourd’hui un<br />
enseignement marxiste-léniniste qui transforme les rapports » et ainsi <strong>de</strong><br />
suite...<br />
Pourtant, je le répète, au niveau <strong>de</strong> l’organisation <strong>de</strong> cette société, il y a un<br />
projet qui fait qu’il ne s’agit plus <strong>de</strong> parler <strong>de</strong> pouvoir en termes p.139<br />
176
<strong>Former</strong> l’homme ?<br />
symboliques ou en termes <strong>de</strong> ruses du pouvoir, mais qu’il s’agit d’en parler en<br />
termes réels, à savoir une véritable visée <strong>de</strong> maîtrise du social à travers la<br />
culture. Voilà ce que j’apporterais pour compléter vos réflexions.<br />
Vous me <strong>de</strong>man<strong>de</strong>z aussi si l’on peut inventer une alternative socialiste. Or<br />
je me <strong>de</strong>man<strong>de</strong> si ce n’est pas tenir, là encore, un langage quelque peu<br />
mystificateur. De quoi s’agit-il en effet ? D’abord, le socialisme n’a jamais été,<br />
dans son inspiration originelle, l’instauration d’une société avec un bon père qui<br />
ne ferait pas mauvais usage du pouvoir qu’on lui déléguerait. Je ne vois ni dans<br />
Marx, ni Engels ni même, d’ailleurs, dans Lénine ou Rosa Luxemburg la moindre<br />
allusion à un pouvoir paternel bienveillant. Au contraire, ce qu’ils veulent, c’est<br />
une rupture complète avec cet idéal, rupture que l’on constate d’ailleurs déjà à<br />
l’époque <strong>de</strong> l’humanisme conquérant auquel je faisais allusion. Alors s’affirme<br />
l’idée <strong>de</strong> la République, alors s’affirme, pour la première fois, une critique<br />
radicale du césarisme et <strong>de</strong> la personne <strong>de</strong> César qui était, jusqu’ici, vénérée<br />
comme grand prince. A propos, je trouve très beau cet argument qui, je crois, a<br />
été employé pour la première fois par Leonardo Bruni et qui veut que César soit<br />
d’autant plus coupable quand il est clément ou, en d’autres termes, qu’on doit<br />
d’autant moins pardonner à César qu’il est clément. Car l’ennemi, ce n’est pas le<br />
pouvoir répressif mais bien le pouvoir qui se donne les couleurs <strong>de</strong> la clémence<br />
pour mieux se poser comme pouvoir !<br />
Nous pouvons, certes, imaginer, non pas la résurrection <strong>de</strong> l’idéal<br />
d’éducation humaniste — une expression que je voudrais, si je l’ai employée,<br />
corriger — mais, plutôt, une éducation qui affronte <strong>de</strong>s questions à la hauteur<br />
<strong>de</strong> celles qu’affrontait l’humanisme en son temps. Toutefois, cela ne me semble<br />
possible qu’à la condition <strong>de</strong> ne pas tomber dans le mythe d’un socialisme qui<br />
serait plus humain que le socialisme répressif. « Socialisme » est <strong>de</strong>venu,<br />
malheureusement, un mot privé <strong>de</strong> sens, celui <strong>de</strong> « démocratie » étant plus<br />
parlant aujourd’hui. L’alternative que vous esquissiez, je ne crois pas que ce soit<br />
dans ces termes que nous puissions la penser.<br />
M. HENRI JANNE : Pour ma part, j’ai toujours pensé que le socialisme était la<br />
démocratie achevée parce qu’appliquée aussi bien au domaine économique<br />
qu’au domaine culturel. Ce qui suppose, sans doute, un humanisme et un<br />
homme nouveaux.<br />
177
<strong>Former</strong> l’homme ?<br />
Il me semble aussi que nous <strong>de</strong>vrions nous interroger sur l’évolution <strong>de</strong> la<br />
raison. La raison est, en même temps, métho<strong>de</strong>, idéologie et valeur centrale<br />
plus ou moins explicite d’ailleurs. Elle se traduit par <strong>de</strong>s rationalités projetées<br />
objectivement dans la réalité humaine et matérielle. Elle crée <strong>de</strong>s objets. Bien<br />
entendu, l’homme n’est pas innocent : il est impliqué dans cette rationalité<br />
objective qui est l’Etat, la technocratie, la bureaucratie. Pourtant, ce que l’on<br />
remarque, c’est que chaque homme, quelles que soient ses opinions, n’est plus<br />
capable d’avoir prise sur l’aspect global <strong>de</strong> ces rationalités objectives.<br />
C’est dire que si nous ne parvenons pas à restaurer une situation où<br />
l’homme re<strong>de</strong>vienne maître <strong>de</strong> sa société, nous risquons l’auto<strong>de</strong>struction <strong>de</strong><br />
l’humanité. Et qu’est-ce qui peut s’opposer à cela ? C’est l’humanisme ! Un<br />
humanisme qui n’est plus au centre <strong>de</strong> la société, mais est <strong>de</strong>venu une<br />
contestation, un <strong>de</strong>rnier espoir.<br />
M. SAMUEL ROLLER : p.140 Je voudrais dire d’abord combien l’exposé <strong>de</strong> M.<br />
Lefort, hier, nous a montré l’utilité <strong>de</strong> l’histoire et, notamment, <strong>de</strong> l’histoire <strong>de</strong> la<br />
pédagogie. C’est pourquoi je souhaite qu’à l’Institut <strong>de</strong>s sciences <strong>de</strong> l’éducation<br />
<strong>de</strong> <strong>Genève</strong>, une chaire d’histoire <strong>de</strong> la pédagogie ne tar<strong>de</strong> pas à être instaurée !<br />
Secon<strong>de</strong> remarque : j’ai été très frappé <strong>de</strong> la place donnée par M. Lefort à<br />
l’institution. Il nous montrait hier qu’il y eut <strong>de</strong>s époques où l’institution était le<br />
véhicule qui portait la culture, la culture elle-même étant une sorte d’élan vital,<br />
d’élan créateur qui, se nourrissant <strong>de</strong>s savoirs, les ordonne et leur donne une<br />
signification par rapport à une certaine vision <strong>de</strong> l’homme. De ces institutions<br />
instituantes et animées par la culture nous avons <strong>de</strong>s exemples nombreux. Le<br />
collège <strong>de</strong> Calvin en était une : aller au collège, c’était s’inscrire dans une<br />
culture et adopter une certaine vision <strong>de</strong> l’homme. Aujourd’hui, une institution<br />
comme le gymnase <strong>de</strong>s bénédictins d’Einsie<strong>de</strong>ln est, elle aussi, institution <strong>de</strong><br />
culture, institution instituante. De même, toute l’école laïque <strong>de</strong> la troisième<br />
République était <strong>de</strong> cette nature-là.<br />
Or que voit-on aujourd’hui ? Il semble que, dans nos institutions, par une<br />
sorte <strong>de</strong> scrupule ou par un excès d’ascèse neutraliste, on a eu honte <strong>de</strong> la<br />
présence <strong>de</strong> ce courant culturel institutionnalisant parce qu’on voyait <strong>de</strong>rrière<br />
lui, immanquablement, une vision <strong>de</strong> l’homme. De plus en plus, l’on a eu honte<br />
d’oser avoir une vision <strong>de</strong> l’homme : on a craint d’être totalitaire en l’imposant<br />
178
<strong>Former</strong> l’homme ?<br />
dans les écoles, en la maintenant dans les institutions. Et cette sorte <strong>de</strong> lâcheté,<br />
<strong>de</strong> démission a trouvé un prétexte à se développer du fait qu’il y avait <strong>de</strong>man<strong>de</strong>,<br />
revendication <strong>de</strong> savoirs techniques, utiles, à tel point qu’aujourd’hui, dans nos<br />
institutions, on se trouve en présence d’un savoir fragmenté qui, du même<br />
coup, ne forme plus les élèves mais les laisse fragmentés, les laisse défaits.<br />
N’est-ce pas là qu’apparaît cette rupture dont parlait M. Lefort ? Lors <strong>de</strong> son<br />
exposé, il nous a annoncé cette notion <strong>de</strong> rupture dès le début, puis il nous a<br />
montré comment celle-ci se faisait au travers d’une <strong>de</strong>struction <strong>de</strong>s institutions<br />
et, par conséquent, <strong>de</strong> l’individu. Cessant <strong>de</strong> subir l’effet formateur <strong>de</strong><br />
l’institution et d’une culture, l’individu est abandonné à lui-même. Que se passe-<br />
t-il alors ? Il peut faire le jeu <strong>de</strong> n’importe quel pouvoir politique ou économique.<br />
Aussi la question que je poserai à Clau<strong>de</strong> Lefort est-elle la suivante : a-t-on<br />
quelque chance <strong>de</strong> voir se restaurer <strong>de</strong>s institutions instituantes qui n’auraient<br />
pas peur <strong>de</strong> se déclarer ou, au contraire, tout cela est-il du passé et <strong>de</strong>vons-<br />
nous penser que nous allons vers un mon<strong>de</strong> où l’individu, seul, <strong>de</strong>vra trouver en<br />
lui même les forces <strong>de</strong> se construire ?<br />
M. CLAUDE LEFORT : Voilà une gran<strong>de</strong> question qui pourrait être une<br />
conclusion laissant ouvert ce débat, comme il doit l’être.<br />
M. ANDRÉ CHAVANNE : Mesdames et Messieurs, je vous remercie d’avoir été<br />
un public sage, attentif, comme on aimerait le voir dans toutes les classes du<br />
mon<strong>de</strong>. Je remercie tous ceux qui sont intervenus en permettant ce débat<br />
intéressant et suivi, ce qui n’est pas souvent le cas.<br />
Je tiens aussi à remercier tout particulièrement M. Lefort d’avoir répondu<br />
aussi exactement qu’il l’a fait à <strong>de</strong>s questions essentielles puisque, comme on le<br />
dit en ce moment, il s’agit, à travers l’école, d’ai<strong>de</strong>r à recréer un mon<strong>de</strong><br />
possible.<br />
@<br />
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<strong>Former</strong> l’homme ?<br />