Create successful ePaper yourself
Turn your PDF publications into a flip-book with our unique Google optimized e-Paper software.
traîtres : ils étaient tous réussis puisque j'y étais<br />
invariablement dégueulasse.<br />
Moi qui n'avais jamais quitté ma ville natale,<br />
je me mis à voyager sans trêve, si l'on peut qualifier<br />
de voyages ces raids reliant des aéroports<br />
à d'autres aéroports et l'hôtel quatre étoiles à la<br />
salle de gala. C'est ainsi que je réussis quelques<br />
gageures : j'allai à Genève sans voir le lac<br />
Léman, à New York sans apercevoir la statue de<br />
la Liberté, à Singapour sans remarquer que<br />
mon pull à col roulé ne convenait pas au climat<br />
équatorial, et même — ceci restera mon exploit<br />
aussi insurpassable qu'incompréhensible — à<br />
Luxembourg sans voir de Luxembourgeois.<br />
Si, en définitive, je ne distinguais pas grandchose,<br />
on ne manquait jamais de me distinguer.<br />
Ma figure ne tarda pas à devenir aussi célèbre<br />
que celle des Melba, Amy et autres Cindy qui<br />
servaient d'égéries aux trois quarts de l'humanité.<br />
Je me présentais comme le faire-valoir de<br />
ces créatures mais, au vu de mon succès grandissant,<br />
j'en vins à me demander si ce n'étaient<br />
pas elles qui étaient mes faire-valoir.<br />
Les hommes me disaient qu'ils m'enviaient :<br />
« Vous vivez dans l'intimité des filles les plus<br />
belles et les plus inaccessibles de la planète.<br />
Comme j'aimerais être à votre place ! » Ils ne<br />
savaient pas ce qu'ils disaient. D'abord, aucun<br />
d'entre eux n'eût accepté d'en payer le prix, à<br />
savoir être laid comme une verrue. Ensuite, ce<br />
qui était désolant quand on vivait dans l'intimité<br />
des filles « les plus belles et les plus inaccessibles<br />
de la planète », c'était de découvrir<br />
qu'elles n'étaient pas si belles et surtout qu'elles<br />
60<br />
n'étaient pas inaccessibles. Elles étaient même<br />
si accessibles que c'en était désespérant.<br />
Fallait-il y voir un phénomène comparable à<br />
celui de l'engouement des jolies Japonaises pour<br />
les sumotori ? Les top models exerçaient sur ma<br />
personne un véritable harcèlement sexuel.<br />
Dans les coulisses des défilés, il était normal<br />
qu'elles se déshabillent devant moi sans l'ombre<br />
d'une pudeur. Mais elles exagéraient. Partant du<br />
principe que je les avais déjà vues à poil, elles<br />
me montraient leur nudité sous les prétextes les<br />
plus légers :<br />
— Quasimodo, regarde mon tatouage !<br />
— Il est sur ton ventre. C'est indispensable de<br />
me jeter tes seins en pleine gueule ?<br />
— Tu les connais par cœur, Tartuffe.<br />
— Raison de plus pour me les cacher.<br />
— Pourquoi ? Ils te troublent ?<br />
— Non, ils me lassent.<br />
— Oh là là, mon repoussoir me repousse.<br />
En réalité, c'était moi l'inaccessible dont elles<br />
avaient fait l'enjeu d'un pari : ce serait à qui coucherait<br />
avec moi la première.<br />
La plus délurée d'entre elles, Francesca Vernienko,<br />
parvint à m'inviter à dîner un soir où,<br />
lassé de mes éternelles défenses, je n'avais pas<br />
eu le punch d'une repartie cinglante. C'était à<br />
Montréal mais la logique du cosmopolitisme<br />
voulut qu'elle choisît un restaurant japonais.<br />
Francesca était une brune pulpeuse qui<br />
s'enorgueillissait d'avoir un père russe et une<br />
mère italienne. Elle avait, comme toutes ses<br />
consœurs, des côtés très sympathiques. Hélas,<br />
elle était un peu portée sur l'alcool qui — c'est<br />
61