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Petits écrits pour faire parler l'inconscient

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Collectif<br />

<strong>Petits</strong> <strong>écrits</strong> <strong>pour</strong> <strong>faire</strong> <strong>parler</strong> l’inconscient<br />

Atelier d’écriture<br />

1<br />

Linda Gandolfi<br />

Stéphanie Bardy<br />

Jean-Paul Bertolas<br />

Nicolas Burger<br />

Noémie Caille<br />

Cécile Chartres<br />

Marie-Reine Duron<br />

Thierry Guillou<br />

Valérie Mispolet<br />

Orchidée<br />

Sophie Ronsin<br />

José Rutbi<br />

Véronique Treboutte<br />

Camille Villet


Origine : merci Blanche<br />

Création de l’atelier<br />

(Par Linda Gandolfi)<br />

L’idée de cet atelier d’écriture a pris naissance spontanément, presque à mon insu,<br />

alors que je participais à un atelier de théâtre amateur.<br />

Blanche Aparis, comédienne, avait réuni autour d’elle un petit groupe d’amis<br />

qu’elle initiait à l’apprentissage du théâtre. Aucun des participants n’avait le<br />

dessein de <strong>faire</strong> carrière de comédien, mais nous prenions en revanche beaucoup de<br />

plaisir à nous prêter à des improvisations ou à des lectures de texte.<br />

Ces situations nous amenaient à nous dévoiler et, en tant que thérapeute, je<br />

comprenais tout le parti qu’il y avait à tirer de ces moments où l’intentionnalité se<br />

relâchant, le conscient se trouvait débordé par l’inconscient. Alors, le Moi<br />

s’exprimait dans sa vérité. Il était assez fascinant d’observer à quel point les<br />

participants, contraints de jouer un rôle, mettaient en scène des éléments<br />

fondamentaux de leur propre personnalité.<br />

Les lectures étaient particulièrement intéressantes car elle trahissaient non<br />

seulement la manière dont nous nous pénétrions des textes, mais aussi toutes les<br />

perceptions fort différentes que nous pouvions en avoir. Tout cela était très<br />

instructif et venait d’une certaine manière nourrir mes interrogations sur la<br />

difficulté de se connaître et de se comprendre. Je mesurais une fois de plus la<br />

puissance de l’inconscient.<br />

N’étant pas du tout adepte du psychodrame, je n’envisageais à aucun moment de<br />

m’immiscer dans le remarquable travail de Blanche. Néanmoins, je trouvais<br />

dommage de ne pas aller plus loin dans ce rapport que chacun de nous installait<br />

avec un texte ou tout simplement avec les mots. Il me paraissait évident que<br />

derrière toutes ces sensibilités disparates, l’universalité des concepts devait à un<br />

moment nous apparaître. Par ailleurs, je trouvais également dommage de ne pas<br />

tirer parti de ce matériel inconscient livré de manière aussi explicite.<br />

Je m’en ouvrais à Blanche qui, tout naturellement, me proposa de prolonger son<br />

atelier qu’elle appelait modestement « atelier d’expression orale », d’un « atelier<br />

d’expression écrite » au cours duquel nous <strong>pour</strong>rions travailler les aspects<br />

2


inconscients liés à l’expression. C’est ainsi que démarra l’aventure de nos ateliers<br />

d’écriture analytique 1 .<br />

Ecriture et contrainte<br />

L’objectif était simple : montrer qu’il existe plusieurs niveaux de lecture et, de ce<br />

fait, plusieurs niveaux d’écriture en essayant de mettre à jour le lien entre un petit<br />

texte personnel et l’universalité des concepts qu’il contient. Je dois dire que j’étais<br />

loin d’imaginer, lorsque nous commençâmes les ateliers, tout l’enseignement que<br />

nous allions tirer d’un écrit de quelques lignes, réalisé en dix minutes, avec <strong>pour</strong><br />

seule obligation l’injonction de répéter trois fois le même mot. Car telle est la<br />

contrainte de nos ateliers.<br />

Le premier mot que je choisis fut une couleur. Etait-ce en résonance au prénom de<br />

mon amie Blanche avec laquelle je cherchais inconsciemment un pendant ?<br />

Certains trouveront que j’exagère. Certes, mais c’est déjà l’occasion de montrer<br />

que l’interprétation symbolique à laquelle nous allons nous exercer est un forçage<br />

du sens. Ce n’est qu’à cette condition que les mots ainsi pressés laissent couler leur<br />

signification cachée en résonance avec les profondeurs de l’être. Aujourd’hui<br />

encore, chaque fois que je démarre un atelier avec un nouveau groupe, je reprends<br />

une couleur et très souvent le « rouge » comme si cette couleur pulsionnelle<br />

contenait en elle-même le starter indispensable à tout commencement.<br />

Les participants composent donc un petit texte, dans le délai de dix minutes, avec<br />

l’obligation de glisser trois fois un mot choisi. Prose, vers, récit, dialogue, conte…<br />

tout est permis aux participants dans la mesure où le texte est cohérent.<br />

Le délai imparti étant écoulé (avec quelques débordements généreusement<br />

autorisés, surtout lorsque les mots choisis se montrent rétifs, selon les plaintes ou<br />

les rouspétances des participants), on passe à la lecture des <strong>écrits</strong>. Le texte est lu<br />

dans un premier temps par son auteur puis relu par une autre personne. Il est<br />

important d’entendre le texte par la voix d’un tiers afin de lui donner tout son<br />

relief.<br />

Lorsque l’on participe <strong>pour</strong> la première fois à un atelier, ce moment de lecture est<br />

éprouvant. Chacun sait qu’il livre une part de lui-même et grande est la peur d’être<br />

jugé. L’exercice a incontestablement un effet « castrateur » et c’est sans doute le<br />

1 Je dois dire ici que tous les participants se prêtèrent de bonne grâce à<br />

l’expérience et m’accordèrent sans la moindre hésitation leur confiance.<br />

Ce premier groupe ne participe malheureusement pas à l’écriture de ce livre<br />

(l’expérience remonte à plus de dix ans) mais je saisis cette occasion <strong>pour</strong> les<br />

remercier chaleureusement.<br />

3


premier bénéfice de ces ateliers qui obligent d’une certaine manière à cette<br />

confrontation aux autres. Cependant, cette difficulté narcissique est dépassée dès<br />

que l’on prend conscience de l’orientation analytique qui est donnée à<br />

l’interprétation des textes. La qualité littéraire ou intrinsèque de l’écrit est très vite<br />

balayée par le surgissement d’un intérêt qui place tous les textes au même niveau.<br />

En effet, la vision symbolique prend le dessus en dévoilant la richesse du moindre<br />

agencement. La curiosité dépasse ainsi la peur du jugement. Nous verrons plus loin<br />

à quel point cet exercice d’interprétation révèle la richesse de l’imaginaire.<br />

D’atelier en atelier, on apprend à reconnaître le style, les marottes et les tics de<br />

chacun. Certains contextes reviennent systématiquement et se répondent au fil des<br />

textes. La fin de la première lecture s’accompagne généralement de réactions<br />

difficiles à retranscrire : Ha…., Ho…., Me…. Ou encore de rires, ce qui est le gage<br />

d’une grande réussite. Ce n’est pas le but recherché, mais l’inconscient ironique, on<br />

adore !<br />

L’écrit et la psyché<br />

Ecartons aussitôt toute méprise sur nos intentions. Il ne s’agit pas d’un atelier<br />

d’écriture classique ayant notamment <strong>pour</strong> but d’apprendre les techniques<br />

littéraires. L’approche anthropologique de la construction du sujet enseignée à<br />

l’Ecole d’anthropologie pragmatique a guidé notre interprétation. Seules les<br />

associations conscientes ou inconscientes autour du mot et le traitement du concept<br />

prévalent. Il est cependant incontestable que, au fil des ateliers, l’écriture de chacun<br />

devint plus alerte et surtout plus affirmée. Mais ce n’est là qu’un effet secondaire<br />

même si l’effet de libération de l’écriture n’est pas négligeable. Pour nous, il<br />

importe d’entendre ce qui se dit. Or, on constate très vite qu’on n’écrit pas<br />

n’importe quoi. Ces quelques lignes tracées autour d’un mot imposé semblent<br />

répondre d’une connaissance qui nous dépasse comme si notre inconscient<br />

saisissait toutes les occasions <strong>pour</strong> nourrir la question du « qui suis-je ? », révélant<br />

les confins de notre psyché, à l’instar d’une conscience supérieure. Les mots<br />

dessinent ainsi les contours toujours en mouvement d’une ligne de partage<br />

enserrant le sujet dans sa quête existentielle. Mais, à partir de maintenant, on ne<br />

peut qu’inviter le lecteur à <strong>pour</strong>suivre la lecture des textes, assortis de leurs<br />

commentaires, afin de découvrir ce foisonnement symbolique qui motive ce livre et<br />

ce désir de partage au-delà de nos ateliers. Toute approche théorique serait vaine<br />

sans la lecture de ces petits instants de vie <strong>écrits</strong> à la hâte, sans autre prétention que<br />

de s’abandonner à la hardiesse de son imaginaire et de se soumettre à la<br />

confrontation ô combien surprenante de l’inconscient.<br />

4


Les mots et leur interprétation symbolique<br />

La porte<br />

Un mot qui nous permet d’entrer aussitôt au cœur du sujet, dans cet entre-deux<br />

caractéristique de l’approche symbolique. La porte évoque le dedans/dehors, le<br />

lieu de partage, l’entrée ou la sortie. On peut être derrière, devant ; on peut<br />

l’ouvrir, la fermer ; on peut aller et venir sur son seuil… Autant de positions qui<br />

situent le sujet dans sa vie, dans son histoire.<br />

Thierry<br />

La porte me laisse sans voix, mais me transporte dans des réalités différentes.<br />

Allons-y ! J’imagine des portes de toutes les couleurs <strong>pour</strong> n’en franchir qu’une<br />

seule, la plus belle, celle qui me donne accès à mon paradis : la porte arc-en-ciel. Et<br />

là, que vois-je ? Qui vois-je ? Des éléphants roses à pois verts, des grenouilles<br />

jaunes à pattes de rhinocéros, des chats violets. Dring, dring ! Que se passe-t-il ? Il<br />

est 6 heures 45. Quelle bonne nuit !<br />

Stéphanie<br />

Toc, toc, toc. Ça frappait à la porte, surprise, elle se demandait qui pouvait bien<br />

venir. Il était 16h, la pluie tombait dehors, personne n’était attendu ce jour-là. Un<br />

peu hésitante, elle quitta son bureau, ses pensées, et alla ouvrir.<br />

Un inconnu se tenait là devant la porte. Il lui dit aussitôt : « Bonjour<br />

madame, je viens vous présenter une revue, elle est faite par des étudiants et<br />

traite de sujets aussi variés que l’actualité, l’environnement mais aussi l’art<br />

et la littérature. » Elle le regarde alors et lui demande : « Comment sont<br />

donc traités ces sujets ? Qui écrit ? Qu’apporte cette revue par rapport à tout<br />

ce que nous trouvons dans le commerce ? » Il répond : « Cette revue n’a<br />

aucune prétention, elle est faite par des jeunes gens qui aiment les sujets<br />

qu’ils traitent, dans lesquels ils se sentent à l’aise. » Et il <strong>pour</strong>suit : « Le nom<br />

de la revue est évocateur, elle s’appelle La Porte ; c’est une ouverture, elle<br />

aimerait donner à chacun la possibilité d’entrer dans un sujet qui lui plaît<br />

5


Camille<br />

La porte s’ouvre<br />

Et tu apparais.<br />

Dans l’encadrement de bois, tu es là, devant moi.<br />

Je me demande devant toi, si assuré, si beau et si confiant,<br />

Pourquoi toi ? Pourquoi moi ?<br />

Pourquoi la porte s’est-elle ouverte ?<br />

Comment s’est-elle ouverte ?<br />

Elle semblait si bien fermée.<br />

L’avenir paraissait sans issue et la pièce close.<br />

Mon intériorité se repliait sur elle-même, se recroquevillait lentement, se flétrissant<br />

Faute de lumière et soudain, un courant d’air, un volet qui claque, une fenêtre<br />

Sans doute pas si bien fermée laisse percer le jour…<br />

Et la porte s’ouvre<br />

Et tu es là<br />

Ni dehors, ni dedans, au seuil de ma vie, attendant que je t’invite à y pénétrer,<br />

certain que je vais t’accueillir.<br />

Marie-Reine<br />

Elle s’ouvre et elle se ferme.<br />

On entre par elle. On sort par elle.<br />

Elles ouvrent sur le monde. Parfois nous les fermons sur le monde.<br />

La pensée de cet objet à ouvrir, à fermer, à passer est obsédante.<br />

Mais derrière…<br />

Tu en ouvres une : super. Tu es sûr qu’il y en a une autre derrière. Tu l’ouvres :<br />

Re-super. Ainsi de suite, und so weiter, et cetera…<br />

Tu ahanes entre deux. Ou tu jouis. Ou les deux. Mais tu n’as qu’une seule envie :<br />

Ouvrir la suivante. Tu crois toujours que ça sera la bonne :<br />

Celle de l’harmonie et de l’équilibre.<br />

Mais les portes se jouent de nous. Et il faut un sacré désir de plus loin, d’autrement,<br />

de rêve, <strong>pour</strong> les ouvrir les unes après les autres, ces portes.<br />

Je ne veux pas compter celles que j’ai ouvertes ou celles devant lesquelles je suis<br />

restée comme une oie qui ramasse un couteau.<br />

J’espère seulement avoir ouverte la plus importante, celle qui contient toutes les<br />

autres : La Porte de la Vie.<br />

6


Nicolas<br />

La chaleur devient.<br />

Le soleil brille.<br />

La lune éclaire.<br />

Qu’en est-il des ombres ?<br />

Quelle porte ont-elles donc empruntées ?<br />

N’y a-t-il pas ici une urgence ?<br />

Vos traces demeurent. La vie reste là.<br />

Quand la porte s’ouvrira, je vous rejoindrai.<br />

Serez-vous encore là ?<br />

L’immobilité voyage.<br />

Le chemin me semble long et, <strong>pour</strong>tant, la porte est grande ouverte.<br />

Alors patience, je songe…<br />

Ça y est, je suis de l’autre côté.<br />

C’est sans hésiter que nous avons placé le texte de Thierry en tête de ce<br />

récapitulatif car il nous ouvre d’emblée, la porte de l’imaginaire. L’écriture est en<br />

effet un espace qui privilégie l’inspiration et qui nous met aussitôt sur la piste d’un<br />

au-delà de la réalité. Derrière la porte : « Des éléphants roses à pois verts, des<br />

grenouilles jaunes à pattes de rhinocéros, des chats violets. » Thierry nous<br />

transporte dans un monde où les objets sont redessinés en fonction de ses<br />

fantasmes et peut-être de ses attentes face à la vie. En effet, dès la première phrase,<br />

il s’exclame : « La porte me laisse sans voix » que nous écririons bien volontiers<br />

« sans voie »... Ce n’est donc pas la porte de la réalité que Thierry empruntera<br />

mais celle du rêve que chacun porte en soi et qui rend possible toutes les autres.<br />

Ce monde de couleurs et d’animaux foisonne de symboles révélant tour à tour la<br />

mémoire originelle (les éléphants), la transformation (la grenouille), la force (le<br />

rhinocéros) ; le chat enfin <strong>pour</strong>rait être associé au gardien du seuil. L’imaginaire<br />

demeure un tremplin vers la réalité qui ne manque pas de le rattraper avec la<br />

sonnerie du réveil.<br />

On peut ouvrir les portes, mais on peut aussi attendre que la sonnette apporte la<br />

rencontre espérée comme dans le texte de Stéphanie : « Un inconnu se tenait là<br />

devant la porte. » Un inconnu plein de promesses qui prennent forme avec<br />

Camille : « la porte s’ouvre et tu apparais ». Nous sommes ici au cœur de la<br />

problématique de l’Autre attendu. Quel rôle vient-il jouer ? Quel rôle peut-il<br />

jouer ? L’histoire reste à construire en réalisant le passage d’un côté à l’autre.<br />

Nous remarquerons cependant que ni Stéphanie, ni Camille ne franchissent le<br />

seuil. C’est un positionnement symbolique qui mérite d’être souligné car la femme<br />

7


est ici dans une attente passive. L’Autre se tient derrière la porte et est censé<br />

envahir leur espace.<br />

Marie-Reine a déjà une longue expérience des portes. Sa porte fonctionne dans les<br />

deux sens, « elle s’ouvre et elle se ferme ». Un rythme binaire revient comme un<br />

leitmotiv au début de son texte. Il y a celles qui s’ouvrent sur toutes sortes de<br />

possibilités puis celles qui restent irrémédiablement fermées. Peu importe nous dit-<br />

elle, « tu crois toujours que ce sera la bonne : celle de l’harmonie et de<br />

l’équilibre ». La notion de porte contient en soi l’impulsion de l’ouverture et<br />

libère la voie du désir.<br />

Pour comprendre l’enjeu du franchissement, Nicolas interroge la porte originelle,<br />

celle qui fait naître à la vie : « Le soleil brille. La lune éclaire. Qu’en est-il des<br />

ombres ? » Nous voici au cœur de la dualité platonicienne symbolisée par la porte.<br />

Les deux côtés. Le seuil de la naissance est le premier qui ouvre sur les deux<br />

espaces fondateurs de l’humain : intériorité et extériorité. La dualité ouvre à une<br />

dialectique entre l’homme et le monde et lui permet d’assimiler les seuils qu’il lui<br />

appartient de franchir. La porte dessine ainsi le cadre dans lequel vont se<br />

propulser nos existences et nous invite à les franchir en confiance.<br />

« Ça y est, je suis de l’autre côté. »<br />

8


La rosée<br />

Délicatesse, finesse, subtilité, fragilité, la rosée matinale ou encore l’eau des<br />

alchimistes va nous entraîner sur les chemins matinaux de l’éveil de la conscience,<br />

dans l’entre-deux magique où quelque chose se dilue <strong>pour</strong> laisser la place à autre<br />

chose. Instant insaisissable. On retient son souffle.<br />

Valérie<br />

C’est l’heure où tout est possible. L’horizon commence à blanchir. Le soleil, petit à<br />

petit, sort ses rayons. Elle regarde son disque orange qui sort peu à peu de terre, qui<br />

vient colorer un horizon encore cotonneux. L’air est vif et pique un peu le visage.<br />

Elle regarde la rosée sur les légumes de son potager. Des petites bulles fragiles,<br />

graciles, transparentes, étincelantes. Elle profite de cet instant, rare, fugace. Tout<br />

est silencieux encore. Elle marche doucement vers un bouton de rose, baisse le<br />

visage <strong>pour</strong> le humer délicatement, elle sent sur son nez la fraîcheur de la rosée à<br />

peine effleurée. L’odeur est à peine perceptible, elle va prendre corps sous le soleil<br />

de la journée. Dans un court moment, la rosée sera évaporée…Mais là, elle est, elle<br />

respire à plein poumon, elle fait corps avec la nature.<br />

Cécile<br />

Pluie fine déposée au creux des feuilles, le matin, très tôt le matin, à cette heure<br />

terrible où le jour fait irruption dans le monde et déchire le voile de la nuit. La<br />

rosée se pose et enrobe la nature de douceur. Par sa clarté, elle précède l’aurore,<br />

apaise, hydrate. Elle est source d’eau, source de vie, c’est un bien extrêmement<br />

précieux, la rosée, car tristement éphémère. Comme tout ce qui est beau, elle ne fait<br />

que passer un court instant, caresse le monde puis, quand celui-ci devient trop<br />

présent, quand le soleil et l’homme trépignent à la porte du jour avec leurs gros<br />

sabots, elle s’évanouit, silencieuse, meurt comme un baiser au bord des lèvres, déjà<br />

parti avant même d’avoir été là. C’est une richesse, pure et désintéressée, une larme<br />

qui se dépose sans bruit comme une goutte de sang qui s’échappe.<br />

Mais il ne faut pas s’inquiéter si la rosée disparaît et fond à mesure que le monde<br />

s’éveille ; car elle reviendra le lendemain, et ainsi de suite.<br />

Camille<br />

Un flacon nacré posé sur le gazon bleu, des pétales de lilas saupoudrés de rosée…<br />

Une caresse délicate contre ta joue qui dort encore.<br />

Et le soleil tout doucement s’infiltre à travers les branchages. Par la fenêtre<br />

entrouverte, une brise légère fait voler ta mèche blonde en arrière de ton front,<br />

9


porte jusqu’à tes petites narines l’odeur fraîche de la rosée, des herbes coupées du<br />

jardin. Je recouvre ton corps de la petite couverture angora en boule dans un coin<br />

de ton berceau. J’ai peur que tu n’attrapes froid. Je traverse ta chambre sur la<br />

pointe des pieds et ferme la fenêtre, le cliquetis de la poignée suffit <strong>pour</strong> t’éveiller.<br />

J’entends dans mon dos ton murmure ensommeillé. Je me retourne et vois tes deux<br />

grands yeux nimbés de rosée, ton visage d’ange, entre le jour et tes rêves, qui<br />

m’appelle.<br />

Nicolas<br />

Le jour se lève. Un autre s’éteint.<br />

La vie s’enivre de son rythme spirituel et divin.<br />

L’âme combattante, il se dirige vers son destin.<br />

Au fur et à mesure qu’il avance, le paysage défile.<br />

Une nuit d’amour. Un matin ensoleillé. Une rosée à peine installée,<br />

Il continue sa marche.<br />

L’eau, venant du ciel, remonte ensuite de la terre. Sa trace ? Une fine rosée<br />

matinale. Puis le jour levé disparaît et rejoint les cieux. Ce lien qui me relie au<br />

cosmos « dure »… bien qu’éphémère, cette rosée m’encourage à voir.<br />

Valérie et Nicolas nous proposent une promenade matinale afin de saisir ce<br />

moment infiniment bref où « Un jour se lève. Un autre s’éteint ». La végétation se<br />

couvre de ces « petites bulles fragiles, graciles, transparentes, étincelantes » qui<br />

parfument l’aurore en s’évanouissant rapidement. Par sa présence fugace, la rosée<br />

évoque la rapidité de ces instants de mutation entre deux états où toute chose se<br />

transforme.<br />

La rosée « précède l’aurore » nous dit Cécile, et « meurt comme un baiser au bord<br />

des lèvres » alors que « le soleil et l’homme trépignent à la porte du jour avec<br />

leurs gros sabots ». Ces gouttelettes d’eau se présentent en effet comme les traces<br />

de la nuit qui disparaît. Une nuit sereine, protectrice des rêves et des fantasmes qui<br />

va devoir céder le pas à la réalité qui s’annonce avec « le soleil rouge » ; un soleil<br />

qui pousse l’homme en avant dans la réalisation de ses rêves. Pour Cécile, ce<br />

moment de bascule, est « l’heure terrible où le jour fait irruption dans le monde et<br />

déchire le voile de la nuit ». Afin d’affronter elle aussi le jour qui chasse la<br />

quiétude de cet instant silencieux, Valérie prend des forces dans ce jardin. La nuit,<br />

on imagine le plaisir du repli sur soi ou encore la volupté du corps de l’autre<br />

esquissé par Nicolas alors que la rosée s’impose par les senteurs du jour et aiguise<br />

nos yeux à voir se dessiner les traces de la mutation de la nuit.<br />

10


En écho, le texte de Camille, le seul dans lequel le personnage ne soit pas solitaire,<br />

est celui où la vie va se manifester de la façon la plus forte, en se matérialisant<br />

sous la forme d’un nouveau-né, comme un cadeau de la nuit : « Un flacon nacré<br />

posé sur le gazon bleu, des pétales de lilas saupoudrés de rosée… une caresse<br />

délicate contre ta joue qui dort encore. » La rosée est comme cet enfant endormi<br />

qui va devoir s’éveiller à la vie et sans doute perdre cette délicatesse que Nicolas<br />

n’hésite pas à qualifier de divine. À travers le rythme cyclique de l’alternance des<br />

jours, l’homme chemine sur la route de la conscience et « la vie s’enivre de son<br />

rythme spirituel et divin ». Pour Nicolas , le personnage n’éprouve pas la nostalgie<br />

à laisser la nuit derrière lui. Sans doute sait-il que le lien avec le monde de<br />

l’inconscient est toujours présent, et la rosée comme une invitation, l’encourage à<br />

avancer…<br />

Pure condensation de l’imaginaire nocturne, la rosée est là <strong>pour</strong> nous rappeler<br />

que tout se joue dans l’entre deux et que chaque matin, un monde nouveau, gorgée<br />

des attentes de la nuit, renaît.<br />

11


Vert<br />

C’est par le vert que nous entrons dans la palette des couleurs. Un vert<br />

envahissant comme le végétal qui nous entraîne dans les méandres imaginaires de<br />

son enchevêtrement. Chacun vit la couleur en fonction de son rapport à ce qu’elle<br />

véhicule dans son symbole.<br />

Stéphanie<br />

Pierre et Marie jouaient avec leurs crayons de couleurs et décidèrent de poser des<br />

règles <strong>pour</strong> <strong>faire</strong> leur dessin.<br />

Pierre donne un feutre vert à Marie et lui demande de dessiner ce qu’elle veut mais<br />

sans utiliser d’autres couleurs dans un premier temps. La première chose qui lui<br />

vient à l’esprit est l’herbe d’un jardin mais cela l’ennuie, elle veut <strong>faire</strong> une forme.<br />

Elle prend donc un papier et y dessine une grande feuille d’érable verte en prenant<br />

soin d’indiquer minutieusement tous les détails. Finalement, cela non plus ne lui<br />

plait pas, elle s’empare d’un second papier et y dessine une grande maison entourée<br />

d’arbres, puis en vient même à dessiner un soleil vert. Après tout, <strong>pour</strong>quoi pas ?<br />

Sophie<br />

De la terrasse qui surplombait le Grand Canal, elle voyait, sur l’autre rive, le<br />

marché aux poissons. Cet après-midi-là, elle vit passer un convoi funéraire. La<br />

barque glissait silencieusement sur l’eau aux nombreux reflets verts et bleus. Il<br />

était temps de descendre. En sortant de l’immeuble, elle fut comme toujours gênée<br />

par cette humidité persistante dans la petite cour qui débouchait sur la calle<br />

principale. Les murs étaient toujours froids et couverts, par endroits, de cette<br />

moisissure vert sombre qui dégradait certains palais de la ville. Dans la rue<br />

principale, elle vira à droite <strong>pour</strong> se diriger vers l’embarcadère le plus proche. Déjà<br />

les bruits des pas et des voix commençaient à résonner, avant même d’arriver sur la<br />

place du Rialto. En marchant, elle passa devant la petite épicerie qui vendait les<br />

meilleurs produits locaux, et elle aperçut ces pâtes de toutes les couleurs, noires,<br />

vertes, mauves, qu’elle n’avait encore jamais goûtées. Une fois de plus, elle se dit<br />

qu’avant son retour elle devait au moins essayer.<br />

Nicolas<br />

Le vert à quoi ?<br />

Le vert de qui ?<br />

En voilà une idée !<br />

Mais que veux-tu en <strong>faire</strong> ?<br />

12


Eh bien m’en servir <strong>pour</strong> le remplir.<br />

Avec des mots ?<br />

Aussi, tiens, <strong>pour</strong>quoi pas ?<br />

Mais je croyais que tu avais soif ?<br />

En effet, soif de connaissance…<br />

Alors, si je comprends bien, tu vas aller à la pêche ?<br />

Oui, à la pêche aux idées !<br />

Mais aux idées vertes…<br />

Que veux-tu dire par là ?<br />

Eh bien aux idées neuves !<br />

Mais il te faut un appât !<br />

Exact, je vais donc aller chercher…<br />

Je suppose que tu sais quoi cette fois-ci ?<br />

Un « vert » peut-être…<br />

Valérie<br />

Dans cette forêt luxuriante, il essayait de se frayer un passage. Le soleil se reflétait<br />

sur les mangroves, sans parvenir jusqu’à la terre. Il y avait du vert tout autour,<br />

bouteille, foncé, clair. Il tendait l’oreille. La forêt bruissait de mille bruits. Un singe<br />

cria, le vacarme des oiseaux cessa un instant. Il regarda sa boussole au cadran vert<br />

kaki et prit la direction du Sud. Il voulait rejoindre le fleuve Amazone, le village<br />

d’Indiens. Un guide devait l’attendre là-bas avec une pirogue <strong>pour</strong> <strong>pour</strong>suivre le<br />

voyage. Au bout de ce périple devait se trouver un trésor rare : une émeraude d’une<br />

pureté rare, d’un vert translucide, objet d’adoration de toute une civilisation.<br />

Pour cerner la couleur verte, Stéphanie a choisi de mettre en scène deux enfants<br />

qui dessinent en se donnant des règles. Une couleur après l’autre. Que peindre en<br />

vert ? « La première chose qui lui vient à l’esprit est l’herbe d’un jardin… » Mais<br />

très vite, l’ennui arrive. L’herbe, les arbres, la végétation appellent les autres<br />

couleurs qui vont effectivement limiter le cadre de l’expansion « vert-igineuse ».<br />

L’association de la couleur verte à l’enfance est judicieuse dans la mesure où<br />

l’expansion du vert renvoie au végétal qui se caractérise par un processus de<br />

croissance. À l’image de la plante, l’enfant « pousse ». Dans le même temps, son<br />

imaginaire se déploie. Mais c’est de la limite de cette expansion imaginaire que va<br />

naître son Moi : l’enfant dessine en se donnant des règles. Ici, l’imaginaire de<br />

l’enfant cherche des limites.<br />

13


Pour Sophie, le vert évoque son séjour à Venise : « Cet après-midi-là, elle vit<br />

passer un convoi funéraire. La barque glissait silencieusement sur l’eau aux<br />

nombreux reflets vert et bleu. » Le vert immobile vire au gris et se répand sur les<br />

murs en moisissures. Associé à l’immobilité, le vert se fait inquiétant et évoque la<br />

mort. L’expansion imaginaire suggérée par la couleur verte est ici à rapprocher de<br />

la pulsion du moi qui, <strong>pour</strong> Freud représente la pulsion de mort dans la mesure où<br />

elle détourne le sujet de la pulsion d’objet (pulsion de vie). L’imaginaire<br />

fantasmatique devient alors un obstacle à la réalité. Venise, ville éternelle qui<br />

croule sous sa beauté, évoque avec beaucoup de justesse cette pulsion passéiste.<br />

C’est une manière <strong>pour</strong> Sophie de nous <strong>faire</strong> part de « l’ inquiétante étrangeté » de<br />

la couleur verte.<br />

Nicolas noie le poisson, si l’on peut dire, en jouant à cache-cache avec un vert<br />

énigmatique : un ver à soie ou à soi, un verre à remplir, un ver <strong>pour</strong> la pêche…<br />

Pas mûr le vert de Nicolas ! Un vert vierge qui n’a pas trouvé son extension dans<br />

la jungle des possibles et qui tourne en rond.<br />

C’est avec Valérie que nous touchons à la quintessence du vert. Sans hésiter, elle<br />

nous ouvre les portes de l’aventure et nous fait pénétrer au cœur de la couleur :<br />

« Dans cette forêt luxuriante, il essayait de se frayer un passage. Le soleil se<br />

reflétait sur les mangroves, sans parvenir jusqu’à la terre. Il y avait du vert tout<br />

autour, bouteille, foncé, clair. » Elle avance dans l’imaginaire foisonnant portée<br />

par le vert de la végétation <strong>pour</strong> découvrir l’essence pure de l’émeraude. L’homme<br />

défriche et progresse dans la confusion de son histoire, à la recherche de la<br />

quintessence. Comme les plantes qui poussent et se répandent en milieu humide, le<br />

vert, symbole de l’expansion sans limite, invite au mouvement. Mais il ne donne<br />

pas de direction. Il reste foisonnant et de ce fait ne se laisse pas facilement<br />

apprivoiser. Stéphanie a découvert au fil de la plume l’ennui qu’il pouvait dégager,<br />

alors que Sophie a souligné le danger qu’il revêt lorsqu’il devient stagnant. Le vert<br />

a en effet besoin de limites, comme le rouge, sa couleur complémentaire qui vient<br />

stopper sa course. Les feux —vert, on passe, rouge on stoppe — montrent que<br />

l’inconscient collectif est un bon récepteur des archétypes.<br />

14


Le pied<br />

Le mot est accueilli avec une certaine consternation qui laisse très vite la place à<br />

de l’amusement. Il est question ici non seulement d’un élément fondamental du<br />

corps, mais aussi de tout ce qu’il suggère comme possibilité de mouvement et<br />

même de mouvement poétique. Le pied inspire…<br />

Sophie<br />

Le pied se pose sur l’asphalte lentement, se déroulant avec souplesse du talon aux<br />

orteils. À ce même moment, l’autre pied se soulève avec la même souplesse, lui<br />

aussi du talon aux orteils. Cette marche est celle de l’homme s’avançant dans la<br />

foule, dans la ville et à la rencontre de lui-même tout au long de sa vie. Un temps<br />

d’arrêt. Il se questionne, se retourne, mais non, pas moyen de repartir en arrière. La<br />

marche de la vie le condamne à aller de l’avant, toujours. Un temps d’arrêt, il<br />

hésite, prend son courage à deux mains, retient son souffle un instant et ça y est, il<br />

avance de nouveau le pied droit. Cette marche l’emmènera dans les plus beaux<br />

endroits de la terre, dans les plus beaux recoins du monde, mais aussi dans les<br />

profondeurs de son âme, s’il accepte de marcher <strong>pour</strong> de bon. Aujourd’hui, un<br />

nouveau jour, allons-y ensemble tous les deux, car le chemin est tracé là devant<br />

nous. Nous l’arpenterons de tous côtés et nous savons qu’il n’a pas de fin.<br />

Orchidée<br />

3 km à pied, ça use, ça use, 3 km à pied, ça use les souliers…<br />

- Tu aimes marcher ?<br />

- Oui.<br />

- Pourquoi ?<br />

- Pour découvrir, bouger, changer d’horizon et mettre mon esprit en éveil.<br />

- Tu penses que le corps en mouvement met l’esprit en mouvement ?<br />

- Je le pense.<br />

- Et puis mon passage laisse son empreinte comme les pieds de Bouddha.<br />

- Tu étires tes racines vers un monde nouveau quand tu te déplaces, tu t’ouvres au<br />

monde, tu t’emplis des autres <strong>pour</strong> mieux donner.<br />

- Le mouvement induit le renouveau. Bouger c’est évoluer, c’est vivre.<br />

Camille<br />

C’est le…<br />

Prends ton…<br />

Marche à …<br />

15


… de lampe<br />

… destal<br />

Qu’ont-ils tous avec le pied ? Bob est assis sur la chaise longue en caleçon de bain.<br />

Sa large voûte plantaire me regarde. Tiens donc, on dirait qu’il a un grain de beauté<br />

à l’orée du talon. Son gros orteil gigote. C’est incroyable comme il manie bien son<br />

orteil. Bob a le pied fort et velu, terriblement velu sur le dessus. Il n’a jamais<br />

d’ampoule. Cette extrémité de son corps ressemble à un gros haricot blanc<br />

rembourré et conçu <strong>pour</strong> la marche. Ils ne sont pas bien beaux. Ils sont même<br />

franchement laids. Mais comme je l’envie. Avec des pieds pareils, comme ma vie<br />

serait différente ! Le sol ne serait plus si dur ni si cassant. Les chemins seraient<br />

sinon plus courts, tout du moins plus agréables.<br />

Alors, tout doucement, sur la pointe des pointes, je m’approche de la chaise longue<br />

où somnole Robert et je lui baise ses deux gros petons. Robert sursaute : « Tu vas<br />

arrêter de me casser les… ! ... Je dors. »<br />

Valérie<br />

Quel pied ! Mais pas beaucoup d’idées. Pourtant le pied, ça doit être vraiment très<br />

bien puisqu’on adore le prendre. Quelle drôle d’expression ! Finalement, c’est<br />

assez étonnant comme partie du corps. On regarde les pieds de quelqu’un, et déjà<br />

on a toute une évocation de cette personne. Si je vous dis des tous fins dans des<br />

talons aiguilles, vous voyez quoi ? Et des plats dans des sandales en cuir ? Et ceux<br />

dans les Converse ? Les sabots ? Les Weston ?<br />

Chacun sa façon de se relier à la terre, de marquer son empreinte dans la terre.<br />

Mais le mieux n’est-ce pas d’aller pieds nus dans le sable, sur une pelouse épaisse,<br />

sur un parquet doux et chaleureux ? Quelle plus belle manière de trouver les<br />

sensations de notre pesanteur légère ? Pourquoi chercherait-on à marcher sur des<br />

braises, des clous, des tessons de bouteilles ? Certes, le pied peut être fragile<br />

parfois, mais il faut lui <strong>faire</strong> confiance <strong>pour</strong> nous amener à bon port.<br />

Véronique<br />

J’ai longtemps détesté les pieds. Je les trouvais laids, quelque peu dégoûtants<br />

même, souvent difformes, pas toujours bien propres, déformés, calleux, velus,<br />

griffus, plats ou cambrés à outrance. Le pire, ce sont les orteils, maigres ou<br />

charnus, courts ou très longs comme des pattes d’araignée, avec leurs ongles<br />

atrophiés ou épaissis, ligneux, jaunâtres, bosselés… rarement roses, vous voyez ce<br />

que je veux dire.<br />

Je ne supportais pas non plus que quiconque me touchât les pieds, c’était<br />

insupportable, comme un viol, sans oublier les chatouilles sous la plante, torture<br />

16


familière, familiale, amicale, mais absolument atroce. Et le bain, quand le savon est<br />

glissé par une main attentive mais intrusive entre les orteils… quelle horreur !<br />

On ne pouvait pas me prendre le pied comme on m’aurait pris la main. J’étais la<br />

seule à pouvoir les toucher, et encore, avec réticence, ce qui ne m’empêchait pas de<br />

les laver, je vous rassure…<br />

Et puis un jour, à 30 ans passés, j’ai découvert les arts martiaux, les massages<br />

énergétiques, le plaisir de la marche, le bienfait du toucher, le bonheur d’avancer<br />

seule. Et je me suis réconciliée avec ces appendices, enfin, presque. Je ne<br />

toucherais pas n’importe lesquels quand même. Sûrement pas ceux de mon père<br />

qui n’a jamais vécu debout.<br />

Le pied évoque l’enracinement de l’homme sur terre. Il symbolise le processus<br />

d’incarnation et, avec lui, la mise en mouvement. Sophie et Orchidée se<br />

questionnent d’emblée sur le sens de cette marche. Sophie, explorant le<br />

déséquilibre de la position de l’homme, répond par une réflexion sur le sens de la<br />

vie. Elle met le marcheur en route vers son intériorité et « les profondeurs de son<br />

âme ». Une marche initiatique qui dure la vie entière et « condamne à aller de<br />

l’avant ». Sa marche est prudente et méthodique ; on pose le pied au sol avec un<br />

maximum de conscience.<br />

Orchidée part au pas de course sur les voies de l’éveil, avec Bouddha <strong>pour</strong> modèle.<br />

Une figure qui renvoie à l’histoire du monde millénaire et constituée des traces<br />

que les hommes laissent de leur passage : « Mon passage laisse son empreinte »,<br />

dit le personnage d’Orchidée. Valérie aussi parle de cette empreinte, mais elle<br />

nous montre que l’histoire universelle se spécifie, chacun étant porteur de sa<br />

propre histoire : « Chacun sa façon de se relier à la terre », remarque-t-elle, en<br />

citant toutes sortes de souliers comme autant de modes de se relier au sol. Une<br />

avancée plus individuelle. Le passage de l’horizontal au vertical est le premier<br />

stade de l’émancipation et les difficultés rencontrées, témoignent de l’enjeu du<br />

processus d’incarnation.<br />

Les textes suivants renvoient à des réflexions plus intimes, car le pied c’est aussi<br />

une partie du corps cachée et sensuelle. Il trahit à la fois l’innocence de la<br />

naissance et la culpabilité du désir. Le sol est « si dur et si cassant », explique<br />

Camille. Si elle envie tant les larges et forts pieds de Bob, c’est peut-être <strong>pour</strong> aller<br />

plus vite et brûler les étapes ? Les hommes arpentent le monde d’une façon<br />

différente des femmes, mais le chemin n’est sans doute pas plus aisé, et sa<br />

description des pieds de Bob, pleine d’humour, ne serait-elle pas une manière<br />

d’exprimer son envie ?<br />

17


Véronique, dans une description quasi apocalyptique, confirme la difficulté du<br />

chemin, avec l’évocation des pieds de son père, « qui n’a jamais vécu debout ». Le<br />

« bonheur d’avancer seule » et le « plaisir de la marche » peuvent être longs à<br />

trouver, comme explique Véronique, <strong>pour</strong> qui les pieds furent avant tout un lieu<br />

vulnérable et un peu repoussant. L’humour présent dans ce texte, comme dans<br />

celui de Camille, n’ôte rien au défi de l’évolution que nous propose le thème du<br />

pied. Se mettre debout et avancer solitaire occasionne de la souffrance, mais reste<br />

néanmoins la seule voie vers la liberté. Valérie le sait bien, et a confiance dans ce<br />

pied qui va forcément la « mener à bon port ».<br />

18


Danser<br />

Après avoir posé le pied sur le sol, il va falloir trouver le rythme. Seul ? Avec les<br />

autres, avec un(e) autre ; au sens propre ou au sens figuré, le verbe danser nous<br />

invite à nous mouvoir en cadence sur la piste de notre désir.<br />

Valérie<br />

Les mots dansent sur cette feuille, légers, virevoltants, comme des notes de<br />

musique planant sur cette soirée de printemps. Puis c’est un tango qui s’annonce,<br />

qui enfle. Sur la piste un couple danse. C’est rythmé, élégant, ils tournent, se<br />

rapprochent la note suivante, s’éloignent <strong>pour</strong> se retrouver aussitôt. Mouvements<br />

des corps, des notes… Trois petites notes de musique qui nous emmènent ailleurs,<br />

dans le tourbillon de la vie, puis viennent se poser doucement comme des pétales<br />

de cerisier sur le bord de cette fenêtre ouverte, trois petites notes de musique qui<br />

dansent et murmurent doucement à l’oreille… Un moment de repos et c’est reparti.<br />

José<br />

Elle approuva d’un bref signe de la tête lorsqu’il l’invita à danser. Puis aussitôt elle<br />

se demanda <strong>pour</strong>quoi elle avait dit oui.<br />

Il lui revint en mémoire le souvenir de sa mère. Sa mère, comme elle aimait ça,<br />

danser. Elle lui avait raconté qu’étant jeune elle adorait s’envoler sur les refrains<br />

des bals populaires, jusqu’à presque ne plus pouvoir marcher. Elle réalisa alors<br />

qu’elle nourrissait une admiration diffuse <strong>pour</strong> cette femme, presque de la jalousie.<br />

Lorsqu’elle ouvrit les yeux et regarda autour d’elle les autres couples qui dansaient,<br />

elle ressentit comme un appel, un signal, quelque chose qui l’autorisait à se<br />

montrer, enfin.<br />

Stéphanie<br />

Les feuilles tombent en tournant. En regardant leur mouvement il me semble<br />

qu’elles dansent emportées par le vent. J’imagine alors une grande salle vaste avec<br />

des gens, beaucoup de gens qui se laissent porter par la musique en dansant. Je<br />

parle avec une amie, nous marchons dans ce grand parc au début du printemps,<br />

nous parlons de tout, de rien, de la vie et surtout de tous ces gens qui osent… qui<br />

n’hésitent pas à <strong>faire</strong> ce qu’ils veulent. Elle me regarde et dit : « Et si je me mettais<br />

à danser ici, sans me demander ce qu’en pensent les autres promeneurs ? »<br />

Nous continuons notre chemin et nous demandons <strong>pour</strong>quoi nous faisons les<br />

choses comme nous les faisons.<br />

19


Orchidée<br />

Bonjour à tous.<br />

Mes chers amis, aujourd’hui programme sportif. En 10 minutes vous devez<br />

atteindre l’objectif : « la Danse neuronale ».<br />

Neurone 1, tu vas te mettre devant puisque tu as un entraînement d’avance.<br />

Neurone 2, Neurone 3, Neurone 4 et ce jusqu’à 10, vous êtes attentifs et vous vous<br />

ajustez sur le rythme de Neurone 1.<br />

Pour vous mettre en condition, on commence par un mouvement de pédalier.<br />

Tous allongés, c’est parti <strong>pour</strong> 3 secondes.<br />

Neurone 4, tu n’allonges pas assez tes dendrites. Neurone 6, tu t’éparpilles, reste<br />

concentré sinon ton noyau va exploser.<br />

Bon, cette fois vous avez le rythme. Alors debout et en piste <strong>pour</strong> danser la<br />

neurosamba. Vous écoutez la musique, puis nous procédons à la figure 1. Le<br />

bassin est souple, suit le rythme, bouge en cadence. Neurone 7, tu ne danses pas<br />

comme un canard. Mets un peu d’intelligence dans le mouvement. Tes dendrites ne<br />

sont pas palmées que je sache.<br />

À présent, essayez de vous mettre en harmonie, ajustez le déploiement de vos<br />

dendrites, que votre groupe donne l’impression d’être en cohérence.<br />

C’est pas mal. Mettez un peu d’oxygène dans votre réseau et vous danserez plus<br />

légers.<br />

Sans hésiter Valérie entre dans la danse à l’invitation des mots « légers,<br />

virevoltants, comme des notes de musique… ». Mais très vite les mots appellent le<br />

« mouvement des corps ». Eros parcourt de son frémissement un couple lancé sur<br />

la piste. Danser, c’est en effet trouver le rythme de l’Autre dans une proximité qui<br />

exige un accord parfait. La musique scande le pas des danseurs qui « se<br />

rapprochent […et] s’éloignent » dans un tourbillon métaphorique plein de<br />

promesses voluptueuses. On subodore cependant qu’avec Valérie, le couple n’en<br />

est pas à son premier tour de piste…<br />

José complique la rencontre en introduisant un élément d’étrangeté. La danse n’est<br />

plus seulement un rythme qui accompagne notre marche ; elle devient un lieu de<br />

connaissance de soi qui passe par la transgression. C’est une femme aux prises<br />

avec ses inhibitions qu’il choisit de mettre au bord de la piste : « Elle se demanda<br />

<strong>pour</strong>quoi elle avait dit oui ». Le fait de se retrouver subitement au bras d’un<br />

inconnu n’est certes pas une situation très confortable même si le jeu est codé. Le<br />

souvenir de la mère dansant, heureuse au bras d’un homme vient s’intercaler : En<br />

stimulant le corps, la danse fait resurgir les peurs. Pourtant, dès que la musique<br />

20


démarre, il suffit d’un signe, <strong>pour</strong> que le rythme envahisse tout le corps et<br />

l’emporte.<br />

Nous retrouvons cette même hésitation dans le texte de Stéphanie qui commence<br />

par <strong>faire</strong> danser les feuilles d’automne. Mais l’évocation de la piste de danse la<br />

transporte aussitôt au printemps. Le mouvement donne à voir le désir et appelle un<br />

questionnement. Très vite on comprend que la danse dont nous parle Stéphanie est<br />

hors des salles de bal, hors des sentiers battus. C’est le petit coup de folie qui<br />

souffle sur nos habitudes sclérosantes : « et si je me mettais à danser ici, sans me<br />

demander ce qu’en pensent les autres promeneurs ? » Nous sommes au cœur de la<br />

transgression. La danse dionysiaque chavire notre quotidien et laisse transparaître<br />

une autre piste, une autre voie qui libère de la pesanteur.<br />

Orchidée oppose à ce lâcher prise la rigueur du chef d’orchestre sans lequel les<br />

musiciens et les danseurs seraient vite en désaccord. La danse qui propulse sur le<br />

chemin du désir conduit à la connaissance. Les pulsions du corps sont au service<br />

de l’esprit et le rythme donne le sens avec humour.<br />

En réconciliant l’âme et le corps, la danse a l’étrange pouvoir de nous sortir de<br />

notre torpeur et de nous propulser dans une aventure hasardeuse.<br />

21


Le renard<br />

Les animaux constituent le symbole même de la représentation psychique. Ils<br />

évoquent ce premier processus d’animation — animal/animé — qui préfigure la<br />

naissance d’un mouvement affectif. Certaines tribus indiennes pouvaient les voir<br />

trôner dans l’aura des individus. Ces totems ont gardé, dans notre psyché, une<br />

puissance imaginaire féconde. Cantonné à une représentation psychique précise<br />

assez caricaturale, le renard va nous permettre de mesurer le niveau de ruse de<br />

chacun.<br />

Valérie<br />

Le renard avait encore frappé. Par cette nuit au ciel baigné d’un filet de lune, il<br />

s’était faufilé. Il avait profité du passage de quelques nuages noirs <strong>pour</strong> tromper<br />

l’attention du gardien. « Ah ce renard ! » se dit celui-ci abasourdi et en même<br />

temps impressionné. Il avait <strong>pour</strong>tant tout prévu, tendu mille pièges… mais, à pas<br />

de velours, l’animal avait doucement ouvert la porte, était rentré, l’avait gentiment<br />

nargué puis s’en était allé tout aussi discrètement avec son précieux trésor. La<br />

lumière commençait à éclaircir le petit matin. À l’autre bout de la ville, une main<br />

poussait une porte, posant un magnifique diamant à côté d’un col en renard.<br />

Noémie<br />

- C’est un petit animal roux... qu’est-ce que c’est ?<br />

- Un écureuil ?<br />

- Non, un renard !<br />

- C’est un petit animal roux à la queue touffue... qu’est-ce que c’est ?<br />

- Un écureuil ?<br />

- Non, un renard !<br />

- C’est un petit animal roux à la queue touffue et rusé... qu’est-ce que c’est ?<br />

- Ahhh ! Un renard !<br />

Sophie<br />

La patte souple se posait très délicatement sur le sol, à peine perceptible. Les<br />

narines humaient l’air humide du sous-bois. A l’affût, le renard se faisait invisible,<br />

d’une discrétion absolue. Chacun de ses pas était étudié, dosé, contrôlé. Dans ces<br />

moments-là, il entrait dans un état de conscience particulier. Il percevait la moindre<br />

émission du vivant autour de lui, il sentait le moindre souffle de vie. Le renard<br />

avait déployé l’ensemble de ses sens. Le petit animal qui se trouvait face à lui à cet<br />

22


instant ne le voyait toujours pas, mais il sentait qu’un danger le guettait. Lui aussi<br />

tâcha de se <strong>faire</strong> plus discret. Il pressentit qu’il fallait partir à gauche et avança d’un<br />

pas dans cette direction. Une feuille frémit. Le renard, lui, courba l’échine, le<br />

regard se figea, les oreilles étaient en alerte, les narines frémissaient, les pattes de<br />

devant et de derrière assurèrent leur appui et, la seconde suivante, il bondit sur sa<br />

proie.<br />

Marie-Reine<br />

Museau pointu<br />

Corps velu<br />

Roux comme les feuilles d’automne.<br />

Petit animal futé aux grands yeux<br />

De nos forêts ou de désert,<br />

J’aime ta queue touffue.<br />

La Fontaine t’a beaucoup chanté<br />

Toi, le corbeau tu as blousé<br />

Et bien d’autres avec.<br />

Petit renard futé<br />

Tu trônes sur ma cheminée<br />

Mais toi habitant de chez moi<br />

Tu es un renard blanc aux yeux bleus.<br />

Tu es si doux si soyeux<br />

Que d’un doigt je te caresse<br />

Car petit renard de chez moi<br />

Tu es un fennec.<br />

Camille<br />

Elle s’appelait Rita, Rita la rousse. C’était une grande bringue de plus d’un mètre<br />

soixante-quinze, qui boitait légèrement, surtout après une nuit de travail, boulevard<br />

du crime.<br />

Elle sentait l’ail et le parfum de cocotte. Autour de son cou se balançait un renard<br />

mité qui dégageait une odeur âcre de naphtaline et de poils mouillés.<br />

Elle tapinait de 19 h 30 à 2 heures du matin. Elle balançait son sac à main en cuir<br />

usé et aguichait les passants nonchalants d’une gouaille malicieuse : « Eh dis donc,<br />

beau gosse ! Tu monterais pas là-haut tâter un peu de mon renard ? »<br />

D’un regard, elle indiquait le troisième étage d’un petit hôtel de passe délabré et,<br />

comme le passant hésitait, <strong>pour</strong>suivait : « Allez ! J’te fais un prix ! Pour toi, ce sera<br />

quinze sous. »<br />

23


Le gars, séduit par le tarif plus que par sa croupe, la suivait. Déjà tout excité, il<br />

caressait, en montant l’escalier, la fourrure rousse du renard qu’elle laissait traîner<br />

derrière elle.<br />

Valérie propose une métaphore subtile du renard cambrioleur qui élève la ruse à<br />

une distinction hautement morale. Dans la mythologie grecque, la ruse occupe une<br />

place centrale. Il va en effet falloir ruser <strong>pour</strong> échapper à tous les pièges de<br />

l’incarnation. Ainsi c’est par une ruse que Rhéa sauve Zeus de l’avalement de<br />

Chronos ; c’est encore par une ruse que Zeus échappe à son détrônement en<br />

avalant Métis s’arrogeant ainsi la Déesse de l’intelligence rusée ; c’est par une<br />

ruse enfin que Prométhée donne la vie aux hommes. Tout se passe comme si les<br />

hommes et les dieux ne pouvaient se départir de la ruse <strong>pour</strong> déjouer les pièges de<br />

l’existence. Au Moyen Âge, le personnage de Goupil va tenir une place importante<br />

attestant de la faculté des hommes à se détacher des difficultés de leur existence.<br />

Le renard déploie toute sa puissance imaginative et acquiert ses quartiers de<br />

noblesse. Noémie en revanche semble résister à la ruse dans cette comptine où le<br />

renard se positionne dans une alternative avec l’écureuil. Elle nous renvoie aux<br />

ruses de l’enfance où le jeu de cache-cache met en scène l’acceptation de la<br />

dualité de l’existence. S’il y a ruse, il semble que ce doive être ruse du langage. De<br />

même chez Sophie, la description très réaliste du renard en pleine action nous<br />

conduit à suspecter chez elle une certaine résistance à la ruse. Voilà un renard<br />

bien cerné tout occupé à jouer son rôle de renard.<br />

Marie-Reine explore les facettes d’un renard qu’elle apprivoise au fil de son texte<br />

au point de s’affranchir de son contexte. La métaphore se précise et ouvre sur<br />

d’autres perspectives. La ruse féminine se déploie et se révèle.<br />

Tout comme dans le texte de Camille : en pointant l’arbitraire du signe dans la<br />

polarité homme-femme, son renard fait d’entrée de jeu voler en éclats les<br />

catégories conventionnelles qui s’attachent au signifiant. Ainsi, c’est un signifiant<br />

renard « mité » qui s’accole avec l’image de la femme à laquelle le renard-<br />

fourrure vient redonner toute sa chaleur.<br />

24


Rouge<br />

À l’inverse du vert qui invite à avancer, le rouge arrête le regard. Mais il peut<br />

couler et se répandre, recouvrir le visage de colère, éclairer la nuit ou encore<br />

enflammer les passions.<br />

Nicolas<br />

L’idée d’être n’est-elle qu’une idée ?<br />

Je me souviens d’une scène d’un film qui m’a beaucoup touché. Cette scène se<br />

passe dans un ghetto où une petite fille, affolée, sur fond noir et blanc, se distingue,<br />

de ses habits rouges et de la foule qui l’entoure, par cette simple couleur.<br />

Tout d’un coup, cette couleur est apparue, rappelant que le sang versé lors de cette<br />

rafle aurait été peut-être trop présent si le film n’avait pas été tourné en noir et<br />

blanc.<br />

En effet, le rouge ici nous rappelle à la fois la vie, mais aussi la mort, car cette<br />

couleur ne se détache pas de son contexte : l’inhumain.<br />

Finalement, cette petite fille disparaît dans la foule, et la couleur rouge qui la<br />

détachait de l’ensemble avec elle, <strong>pour</strong> ne plus jamais être associée à la folie et à<br />

l’horreur dont elle est témoin : l’idée d’être encore un instant, ici et maintenant.<br />

Camille<br />

Le ciel était rouge sang. La ligne de démarcation se distinguait à peine. Elle<br />

émergeait au loin dans la brume et le bruit des canons cybernétiques.<br />

Un droïde de la troisième génération avançait en direction du premier plan de<br />

l’écran. Il portait un bandeau rouge qui lui barrait l’œil droit à la manière des<br />

pirates. Il s’arrêta devant ce qui devait être une porte d’accès à un nouveau monde<br />

virtuel. Il défit minutieusement son bandeau et le déposa sur un tableau qui venait<br />

juste d’apparaître. Lorsque le bandeau et le tableau entrèrent en correspondance,<br />

l’ensemble se désagrégea. Le ciel s’assombrit. Un noir opaque gagna tout l’écran.<br />

Tout avait disparu.<br />

Le noir persista quelques instants puis quelques heures. Un frémissement parcourut<br />

la surface de verre poli : une onde magnétique. Et sur l’écran plat une ligne rouge<br />

oscillatoire fit son apparition. Les nuances de couleurs fluctuaient au rythme de la<br />

courbe. Pas un seul bruit et <strong>pour</strong>tant une pure musique visuelle. Il n’y avait plus<br />

rien, ni guerre, ni paix, ni chaos, ni harmonie.<br />

25


Orchidée<br />

Par un matin brumeux avec une tendance à la neige, elle se rendit à son atelier<br />

d’ « anthropologie pragmatique ». Le thème qui lui fut annoncé à son arrivée : le<br />

rouge. Raconter le rouge, son rouge. Rouge comme la vie, parce que le sang.<br />

Rouge comme la lumière, parce que la vie.<br />

Et à partir de cela son imaginaire commença à voyager. Son intérêt <strong>pour</strong> l’Orient<br />

lui fit penser à la Chine, qui interprète l’union, la suprématie par le rouge.<br />

Mais le rouge peut aussi interpréter le mystère, la mort ; ce sera <strong>pour</strong> un autre<br />

atelier.<br />

Le rouge de Nicolas est une tâche qui nous met aussitôt face à la violence de cette<br />

couleur. Un rouge qui évoque le sang et invite à réfléchir la vulnérabilité de<br />

l’homme. Se détachant sur le noir et le blanc, la robe de la petite fille du texte de<br />

Nicolas qui nous plonge au cœur de l’inhumain du rouge ou peut-être au cœur de<br />

l’inhumain de la vie.<br />

Il devance le propos de Camille qui résolument nous montre l’inaccessibilité du<br />

rouge en le projetant dans un texte de science fiction : un droïde au bandeau rouge<br />

franchit la porte du virtuel. Mais très vite, le noir vient recouvrir l’écran comme si<br />

le rouge en définitive ne menait nulle part.<br />

Le rouge d’Orchidée ouvre directement sur la réalité de l’écriture et son univers<br />

symbolique. Puis, tel un fil conducteur comme le sang dans les veines ou la<br />

fulgurance de la lumière, il invite au voyage : l’Orient, la Chine, le mystère et là<br />

encore, très vite la mort autrement dit, l’indicible. Et l’on s’arrête essoufflé,<br />

ballotté dans les flots rouges du voyage.<br />

Ces textes démontrent la difficulté d’aborder ce puissant symbole de vie et de mort.<br />

Chacun oscille et s’échappe comme il peut face à la violence et à l’énergie du<br />

rouge. Françoise lui emboîte le pas alors que Camille le propulse dans l’au-delà.<br />

Seul Nicolas révèle la couleur dans sa violence sous la métaphore de la robe rouge<br />

sur fond noir et blanc de ce chaperon malmené par les hommes.<br />

Le rouge c’est en effet la vie dans sa fulgurance telle qu’elle nous saisit à l’horizon<br />

de l’existence. Une vie qui surgit des profondeurs de l’insondable et qui gicle au<br />

cœur des ténèbres. Difficile d’enserrer un tel concept dans une histoire sage et<br />

tranquille. Sous la plume, le rouge cherche le chemin le plus court et éclate au<br />

centre de l’image alors que chacun s’ingénie à le contrôler comme nous tentons de<br />

contrôler les passions qui nous animent. Si la pulsion devait avoir une couleur,<br />

gageons qu’elle serait rouge puis se mâtinerait de vert, sa complémentaire, <strong>pour</strong><br />

finir dans le noir obscur. Déjà la puissance de sa poussée laisse apparaître sa fin.<br />

26


Le rouge arrête et propulse tout à la fois. Il est cette fulgurance qui fait de la vie un<br />

tourbillon, une passion, une violence qui déchire et qui incarne malgré nous. Le<br />

rouge, c’est l’Autre dans l’accident de nous-même.<br />

27


Café<br />

Un petit mot tout court, tout simple et qui <strong>pour</strong>tant soulève quantités d’images<br />

parfumées. Il nous sort de la torpeur de la nuit, nous conduit sur des routes<br />

exotiques ou encore nous invite à la confidence.<br />

Stéphanie<br />

Une odeur, celle du matin, le réveil, une journée qui commence… Il me semble<br />

que cet instant, celui du café, tous les jours identique et cependant unique, est plein<br />

de promesses. Tout est encore calme dehors, rien ne bouge, le monde s’éveille…<br />

Pourquoi donc ce moment me paraît-il indispensable ? Sans doute le fruit de<br />

l’imagination…<br />

Puis, les gens sortent, commencent leurs activités, tout s’accélère. Paris, la foule, le<br />

monde. Les gens discutent, se retrouvent, le temps passe… Comment ? Chacun vit<br />

la matinée à sa manière. Elle peut être banale, chaque jour identique ou originale.<br />

Ça dépend des jours, de l’humeur, de l’atmosphère, des pensées qui nous habitent.<br />

C’est l’heure de la pause : chacun se précipite à la machine à café. Le café est alors<br />

un moment de réconfort, on parle de la journée, de tout et de rien, mais c’est<br />

toujours agréable, sympathique, convivial. Il y cette odeur qu’on aime et qui vient<br />

ponctuer la journée.<br />

Cécile<br />

Café ! Catastrophe ! Quelle calamité que ce mot-là, opaque, d’une amertume telle<br />

qu’une grimace se gribouille instantanément sur mon visage lisse et que les larmes<br />

me montent aux yeux. Espresso, crème, au lait, avec une noisette, court ou allongé,<br />

ce breuvage insipide se drape d’adjectifs tous plus élégants les uns que les autres,<br />

mais cela ne m’empêchera pas de te reconnaître, malgré tes déguisements. Café, je<br />

ne t’aime pas.<br />

Que de haine <strong>pour</strong> une pauvre graine qui pousse sous la chaleur d’un pays<br />

équatorial. Après tout, me dirait-elle, toi qui aimes tant le cacao, lui et moi ne<br />

sommes guère différents, amers tous les deux. Oui, lui répondrais-je. Mais toi, tu le<br />

restes.<br />

On ne voit rien, c’est noir comme au plus profond des entrailles de la terre, noir<br />

comme la colère, noir comme cette femme qui t’avale tous les matins avant même<br />

de me dire bonjour. À la limite, je <strong>pour</strong>rais te réhabiliter si je suis assise à la<br />

terrasse d’un café et que j’observe le monde, devant une bonne tasse de thé.<br />

28


Valérie<br />

Ils avaient rendez-vous sur le port de Marseille, dans un vieux café au comptoir en<br />

zinc patiné par les coudes des pêcheurs et matelots depuis des générations. Ils se<br />

retrouvaient, là, des années après. Leurs études étaient loin, chacun avait tracé sa<br />

route et ils s’étaient retrouvés par hasard dans une petite librairie du vieux quartier.<br />

Et maintenant, Simon devant son café noir, fumant, à l’arôme puissant, voyait<br />

entrer Jacques qui se dirigeait vers lui.<br />

Ils avaient peu de temps <strong>pour</strong> se raconter leur vie, leurs rêves… Il partait dans une<br />

heure et embarquait <strong>pour</strong> l’Ethiopie où il allait sélectionner les grains de café <strong>pour</strong><br />

la saison. Peu de temps, mais intense, chaleureux, un moment de pure joie,<br />

d’échanges, un break merveilleux.<br />

Véronique<br />

J’adorais aller <strong>faire</strong> les courses avec mon grand-père. On partait à pied, main dans<br />

la main, lui si grand et moi si petite. D’abord, l’épicerie de Mme Dalloyau, une<br />

bonne femme en blouse, la soixantaine, le cheveu permanenté et teint en bleu. Chez<br />

elle, c’était la caverne d’Ali Baba, en général le grand-père y discutait un bon<br />

moment, moi, j’explorais l’univers derrière les cageots, les boîtes de Banania<br />

géantes et les sacs de café en grains, torréfié par Mme Dalloyau elle-même. J’en<br />

repartais toujours avec un nounours en guimauve ou une sucette en chocolat dans<br />

le bec, comme on dit chez nous…<br />

Juste à côté, il y avait le boucher-charcutier, M. Humbert, un gros homme jovial et<br />

chauve, aux joues toujours roses, avec des petits yeux bleus pétillants de malice<br />

<strong>pour</strong> ses clients qui attendaient toujours le bon mot. Il ne manquait jamais de<br />

m’offrir une rondelle de saucisson à l’ail, que je dévorais immédiatement.<br />

Notre périple s’achevait immanquablement au petit café du coin, un bar-tabac à la<br />

devanture de bois sombre d’où s’échappaient toujours des rires et des voix graves,<br />

et dont les effluves sucrés et mêlés de fumée, de bière et de café annonçaient<br />

l’entrée. Le grand-père me juchait sur l’un des grands tabourets du bar : « Un demi,<br />

s’il vous plaît ! », demandait un paquet de Disque bleu sans filtre et l’une de ces<br />

merveilleuses boules de coco, jaune, rose ou orange, selon le bon vouloir du<br />

buraliste, <strong>pour</strong> moi. J’étais fière sur mon tabouret, point de mire de l’assistance en<br />

majorité masculine, ma limonade sur le comptoir, avec sa paille, et la boule de<br />

coco serrée dans ma main. Ces odeurs-là me sont gravées à jamais dans la<br />

mémoire, ces odeurs de bistrot sont ma madeleine inconditionnelle…<br />

29


« Sombre, très intense, équilibré, unique, mystérieux, avec un corps puissant… »<br />

Les termes utilisés par cette fameuse publicité ne laissent aucun doute sur la<br />

puissance évocatrice du café. Qu’il s’agisse du produit ou du lieu où on le<br />

consomme, le café est toujours l’occasion d’une connexion, d’une mise en relation<br />

ou encore d’une conversation.<br />

Pour Stéphanie, il démarre la journée et offre un moment plein de promesses qui<br />

libère une énergie vitale. Par la suite, il viendra ponctuer cette journée comme le<br />

fil d’Ariane indispensable <strong>pour</strong> aller à la rencontre des autres. Pourtant, ce dopant<br />

à l’arôme fort qui fait pénétrer la sphère de l’intériorité n’est pas neutre et peut<br />

susciter le rejet : « sympathique, convivial » <strong>pour</strong> Stéphanie, « café je ne t’aime<br />

pas ! » <strong>pour</strong> Cécile. Comment vivre dans un monde où l’amertume est source<br />

d’énergie, où la caféine paranoïaque règne en maître ? Comment préférer au café<br />

la saveur langoureuse du thé avec ses accents orientaux ? Le café révèle des<br />

sentiments forts et des affects puissants ce qu’exprime avec émotion le texte de<br />

Cécile.<br />

Valérie nous sert un café « serré » : deux amis se retrouvent dans un café à<br />

Marseille, autour d’une tasse de café et l’un d’eux est négociant en café. « Try to<br />

remember » Souvenir et excitation <strong>pour</strong> une expérience intense où l’odeur se fait<br />

réminiscence. Véronique distille son café au fil des mots et nous invite à passer par<br />

l’initiation indispensable qui conduit le jeune enfant à pénétrer la sphère de<br />

l’adulte. Ici le café est avant tout une ambiance : des gens, des odeurs, des choses<br />

à voir, bref le monde étrange des grandes personnes, celles qui vont au café<br />

comme ce grand-père initiateur. Un café qui n’est encore qu’une limonade bue<br />

fièrement au milieu des grands mais qui tient toutes ses promesses. Ritualisant<br />

notre rapport au monde, le café nous pousse à dépasser nos inhibitions, à<br />

rencontrer les autres et à créer des espaces de convivialité.<br />

30


Déborder<br />

Déborder d’énergie, être débordé, forme passive ou active, le verbe déborder nous<br />

invite à explorer la notion de bord et de limite en acceptant toutefois que le<br />

contenu puisse nous échapper.<br />

José<br />

Déborder, c’est le verbe qui caractérise le mieux mon activité intérieure avant de<br />

venir à l’atelier. En arrivant ici, je débordais d’envie d’en <strong>parler</strong> immédiatement à<br />

Linda. Je débordais d’imagination ; les idées, les notions fusaient de toutes parts.<br />

Le point d’accroche fut le signifiant, puis vint la notion de potentialité, enfin celle<br />

d’atome. Dans l’inconscient, les signifiants sont à l’état de potentiel et ils<br />

s’actualisent sur un objet – un signifié – selon les expériences et les émotions.<br />

J’ai dessiné le schéma de tout ce que je voyais. Curieusement, tout s’organisait à<br />

merveille. Puis vint le Ça, le Moi, le Je, liés à des notions de frontière, de bords…<br />

J’ai aussi topographié l’énergie, le concept, le langage, le soi ; et aussi l’affect, le<br />

pathos… Je vois à présent la conscience comme un processus à deux brins qui se<br />

dirigent dans des directions opposées (du chaud vers le froid et réciproquement).<br />

Quant aux organes, il me semble que <strong>pour</strong> pouvoir les relier aux mythes, il est<br />

nécessaire de les concevoir comme des matrices dépositaires d’un potentiel de sens<br />

(selon la physique quantique) lui-même relié à un sens actuel (selon l’expérience<br />

de la vie).<br />

Bon j’arrête !<br />

Thierry<br />

Nous étions face à face, le score était serré et nous abordions le quatrième jeu du<br />

cinquième set. Mon partenaire appréciait le jeu de fond de court, l’archétype du<br />

défenseur que je m’amusais à surnommer « the Wall ». Il avait un excellent coup<br />

droit et cherchait souvent à me déborder sur mon revers. Nous nous rendions coup<br />

<strong>pour</strong> coup ; il y avait une véritable confrontation physique et mentale. Je<br />

m’appuyais donc sur mon revers <strong>pour</strong> le déborder sur son coup droit et monter au<br />

filet. J’aimais beaucoup le déborder en dehors du terrain, ce qui l’obligeait à sortir<br />

de ses schémas tactiques classiques. La victoire passait par là.<br />

Cécile<br />

Je déborde. Je résiste. Comme la Seine que je traverse tous les matins qui est<br />

boueuse, rageuse, et qui charrie à présent tous les maux que je retiens. Les maux.<br />

Les mots aussi, ceux que je n’ose pas dire, parce qu’ils sont brûlants, ceux que je<br />

31


ne veux plus entendre, parce qu’ils sont glacials, les mots de tous les jours, de ceux<br />

qui font mal et qui exaspèrent, et qui font honte, et qui me donne envie de me<br />

cacher, de me noyer dans mon fleuve qui gonfle, et qui gonfle, et qui grossit, enfle,<br />

prend une telle ampleur qu’il va tout ravager sur son passage.<br />

Je déborde. Je résiste de moins en moins. Je fatigue, je suis épuisée, dégoûtée,<br />

anéantie, je me laisse submerger et je tente de sortir la tête de l’eau, <strong>pour</strong> respirer,<br />

et je lutte, je me bats, j’agite les bras dans tous les sens au point de <strong>faire</strong> tomber les<br />

amas célestes qui m’entourent et je les entends se briser sur le sol indifférent et je<br />

me dis que tout ceci est bien terrible, bien dommage, ou bien bête.<br />

Je déborde. Je ne résiste plus. À quoi bon ? Mais une sorte de culpabilité sournoise<br />

m’envahit alors. Qu’est-ce que c’est que ça ? Tu ne te bats plus ? Tu te laisses<br />

envahir ? Tu laisses tomber ? Ah, je laisse tomber. Oui, peut-être. Et après tout,<br />

<strong>pour</strong>quoi pas. Pourquoi ne pas laisser la digue rompre, <strong>pour</strong>quoi ne pas laisser le<br />

flot tout recouvrir, perdre pied quelques instants, cesser de respirer, et mourir d’une<br />

petite mort, laisser les eaux tout dévaster, tout purifier. Allons-y gaiement. Youpi !<br />

Soyons fous ! Faisons place au déluge et attendons de voir ce qui poussera ensuite,<br />

quand le soleil aura tout asséché.<br />

Valérie<br />

Çà déborde… et ça ne m’inspire pas. C’est trop plein, il y a trop de choses à dire,<br />

alors on dépasse le temps de l’intervention. La page blanche est trop petite ou<br />

l’écriture trop grosse alors on arrive en bas et… dommage, il manque juste assez de<br />

place <strong>pour</strong> les deux derniers mots. Et tout pareil avec les activités, le travail… je<br />

suis débordée… surtout j’ai envie de trop de choses… enfin, petit à petit, les choses<br />

se recentrent, les vieux trucs encombrants finissent à la poubelle et n’encombrent<br />

plus les placards, l’essentiel apparaît et le superficiel ne déborde plus de toutes<br />

parts, l’énergie s’équilibre, dedans et dehors.<br />

Jean-Paul<br />

« L’inconscient ne déborde pas vraiment dans cette af<strong>faire</strong> », ruminait-il en<br />

regagnant son domicile au sortir de chez son psy dans l’embouteillage chaotique<br />

provoqué sur les quais par la crue du fleuve. La Seine avait à nouveau envahi les<br />

voies sur berges, mais pas plus que les autres rivières du pays qui semblaient s’être<br />

donné le mot <strong>pour</strong> déborder toutes en même temps en ce printemps tardif aussi<br />

arrosé que l’hiver avait été froid. La séance avait comme souvent tourné à l’analyse<br />

obsessionnelle du rêve de la nuit passée, sans aucune association d’idées<br />

surprenante ni <strong>pour</strong> lui ni <strong>pour</strong> son analyste, rêve qui d’ailleurs tournait lui-même<br />

autour d’une casserole de lait abandonnée sur le feu, et qui, en débordant, l’avait<br />

32


éteint. Il cherchait un rapport entre le lait, le fleuve et les rivières, et ne le trouvait<br />

pas. Puis il pensa : « Mais c’est bien sûr ! »<br />

José arrive à l’atelier, débordé de concepts. Les idées affluent, se bousculent et<br />

s’échafaudent donnant l’impression d’une tour en construction montant vers le ciel<br />

à une vitesse exponentielle. Le mécanisme s’affole : « Je débordais d’imagination,<br />

les idées fusaient de toutes parts. » Un monde nouveau surgit. Il est possible d’en<br />

établir une cartographie. « J’ai aussi topographié l’énergie, le concept, le langage,<br />

le soi ; et aussi l’affect, le pathos. » Enthousiaste, José se laisse aller au délire de<br />

sa pensée. Et puis soudain, la scansion « Bon j’arrête ! » met un terme au<br />

processus. Les dix minutes sont écoulées. Le débordement intérieur doit se plier à<br />

la limite de la réalité et permettre à l’être de retrouver son rythme, la scansion du<br />

temps en lui.<br />

Thierry ruse avec le débordement puisque, loin d’être lui-même véritablement<br />

débordé, il décide de devenir l’agent du débordement, à l’occasion d’une partie de<br />

tennis serrée. Son débordement est stratégique. « J’aimais le déborder en dehors<br />

du terrain. » Thierry pousse son adversaire au-delà des limites, en dessinant aussi<br />

une certaine topologie du débordement. Ainsi témoigne-t-il de cette propension<br />

toute masculine à la maîtrise « par l’ordre et la mesure ». Toutefois ce n’est pas le<br />

contenu débordant qu’il cherche à juguler mais le débordement lui-même qu’il<br />

apprivoise physiquement dans le face-à-face sportif. Ne pas se laisser déborder par<br />

les pulsions ?<br />

Le quadrillage du débordement étant dessiné, le texte de Cécile nous apparaît<br />

comme une montée par vagues successives jusqu’à l’engloutissement final. « Je<br />

déborde. Je résiste (…) Je déborde. Je résiste de moins en moins. (…) Je déborde.<br />

Je ne résiste plus. » L’âme de Cécile est comme la coque du Titanic qui,<br />

transpercée par un iceberg, voit chacun des caissons se remplir d’eau l’un après<br />

l’autre. Les limites, les barrières protectrices du Moi, sont franchies une à une.<br />

Toutefois, notons que l’engloutissement est également vécu comme un<br />

soulagement, une décontraction de l’être tout entier, un lâcher prise libérateur :<br />

« Laisser les eaux tout dévaster, tout purifier. » Ici, le Moi se plie à la nécessité du<br />

débordement.<br />

Valérie reprend l’idée d’un débordement salvateur et nous permet d’en<br />

approfondir la compréhension. Le débordement serait le résultat d’une<br />

accumulation excessive. « … je suis débordée… surtout j’ai envie de trop de<br />

choses… enfin petit à petit les choses se recentrent, les vieux trucs encombrants<br />

finissent à la poubelle. »<br />

33


Le débordement nous indique qu’il faut lâcher, se départir de ce qui n’est plus<br />

d’actualité <strong>pour</strong> pouvoir continuer à avancer. C’est le superficiel, l’inutile qui, en<br />

fin de compte, déborde de toutes parts, ce qui, d’une certaine façon, n’a plus sa<br />

place dans l’être. Le superficiel… à moins que ce ne soit le plus essentiel, le plus<br />

originaire comme le suggère le texte de Jean-Paul. Circulation des voitures, Seine,<br />

lait… Trois flux débordant, encombrant, envahissant jusqu’aux rives de la Seine,<br />

éteignant enfin le feu. « … une casserole de lait abandonnée sur le feu, et qui, en<br />

débordant, l’avait éteint. » Un homme sort de chez son psychanalyste. Son<br />

inconscient déborde de tout côté, obstruant la « Seine » / scène de sa vie. Mais que<br />

dégorge-t-il ? Que sont ces flux ? De l’embouteillage au lait, le narrateur déclot la<br />

problématique « mais c’est bien sûr ! » Le lait de la mère qui, dans l’embouteillage<br />

chaotique et la Seine en crue, apparaît déjà. C’est ce même excès qui, par trois<br />

fois, fait retour, éteignant le feu du désir, obstruant la voie du destin, le devenir de<br />

l’homme.<br />

Du texte de José où le débordement révèle la fertilité de l’imagination à celui de<br />

Jean-Paul où il engendre une certaine paralysie, il n’est sans doute qu’une<br />

question de dosage, de limite. Mais la vie n’est-elle pas un débordement permanent<br />

qui repousse toujours plus loin les limites de la mort ?<br />

34


La main<br />

Symbole du <strong>faire</strong> et de l’agir, la main touche le monde, s’en saisit, le possède, le<br />

chérit ou encore le laisse glisser. Elle va devoir ici dévoiler sa présence et révéler<br />

les intentions de chacun.<br />

Camille<br />

La main du nain<br />

Est grise, ce matin,<br />

De poussière de roche<br />

Il a posé sa pioche<br />

Contre le mur de la hutte<br />

Et commence sa lutte<br />

Contre les atomes de lune.<br />

Dans sa main gauche,<br />

Il fait des diamants bleus une dune<br />

Qu’il passe sous l’eau claire<br />

Pour en ôter les impuretés.<br />

Les perles de verre<br />

Glissent dans la vasque bleutée<br />

Du lavoir de la cour.<br />

La main droite s’active,<br />

Lave les cailloux étincelants,<br />

Les sèche minutieusement<br />

Et les verse,<br />

Avec délicatesse,<br />

Dans la petite bourse de toile<br />

Où se mirent les étoiles.<br />

Le nain malin<br />

Soupire d’aise :<br />

Il a bien travaillé.<br />

35


À midi, quand le soleil sera à son zénith,<br />

Il ira au marché<br />

Et vendra ses pépites.<br />

Thierry<br />

Combien ai-je de mains ? À quoi me servent-elles ? Que peut-on en <strong>faire</strong> si l’on est<br />

poète ? Que peut-on en <strong>faire</strong> si l’on est philosophe ? Que peut-on en <strong>faire</strong> si l’on est<br />

écrivain, peintre, boulanger ? Que <strong>pour</strong>rait-on <strong>faire</strong> sans mains ? Que deviendrait-<br />

on sans elles ?<br />

Orchidée<br />

Il y avait ce matin-là une brume légère, humide, qui donnait un nouvel élan aux<br />

odeurs du printemps. En passant devant l’échoppe de mon boulanger préféré, je<br />

savourais l’odeur du pain, des viennoiseries au sortir du four.<br />

Je me mis à rêver à ses images d’antan où nos maîtres artisans, dès l’aurore, se<br />

mettaient au travail <strong>pour</strong> nous fabriquer ce pain qui apportait tant de plaisir à nos<br />

papilles. Je revis les mains qui pétrissaient la pâte, la pressaient, la caressaient <strong>pour</strong><br />

lui donner son homogénéité. Ces mains habiles s’associaient à la nature <strong>pour</strong><br />

garantir la qualité du pain, symbole du bien-être quotidien. En dégustant ce pain,<br />

nous ne pouvions qu’applaudir à sa fabrication, qui, de toute évidence, était<br />

réalisée de main de maître.<br />

Nicolas<br />

- Allez, viens, n’aie pas peur ! Prends ma main si cela peut te rassurer.<br />

- Oui, mais j’ai peur de tomber.<br />

- N’aie crainte, je te tiens fermement, et surtout, ne regarde pas en bas.<br />

- Ok ! C’est bon, tu la tiens ?<br />

- Mais oui ! je te l’ai dit. Mais tu ne la sens pas ?<br />

- Si, d’ailleurs, serre un peu moins fort, tu es en train de me briser les os de la main.<br />

- Allez, à trois, tu franchis ce dernier obstacle et, une fois en haut du sommet, nous<br />

nous reposerons. Un, deux, trois… Bravo ! Tu vois, ce n’était pas si difficile<br />

finalement.<br />

- Facile à dire une fois de l’autre côté, mais il est vrai que j’ai pris confiance et, la<br />

prochaine fois, je grimperai sans que tu me prennes la main.<br />

- Excellent, et maintenant qu’on est au sommet, admire la vue et repose-toi.<br />

La main habile du nain de Camille nous conduit dans les contrées de l’imagination<br />

créatrice. C’est la main de l’enfant qui s’essaye au monde et qui transforme toute<br />

36


chose en trésor. Des pierres, un peu de terre et de l’eau sont le prétexte à explorer<br />

le monde : « Contre les atomes de lune/ Dans sa main gauche/ Il fait des diamants<br />

bleus une dune ». L’enfant-nain, l’enfant laborieux, apprivoise sagement les objets<br />

grâce à la magie qui les entoure. C’est une main sensible qui caresse les choses<br />

plus qu’elle ne les appréhende. Une main qui invite à se saisir du monde sans<br />

oublier que les objets sont plus que ce qu’ils manifestent en première intention.<br />

Thierry prolonge le questionnement de l’enfant et s’étonne : « Combien ai-je de<br />

mains ? À quoi me servent-elles ? Que peut-on en <strong>faire</strong>… ? » La main de Thierry<br />

nous interpelle sur le domaine de l’objet que la main saisit. Il interroge<br />

précisément la nature de ce lien entre le sujet qui appréhende et l’objet<br />

appréhendé. Est-ce la qualité du sujet qui fait la qualité de l’objet ? « Que peut-on<br />

en <strong>faire</strong> si l’on est philosophe […] écrivain, peintre, boulanger ? » Question que<br />

Camille a devancée en montrant que, sous le regard pur de l’enfant, chaque objet<br />

conserve sa magie. Le monde qui se donne à voir et à appréhender est un monde<br />

qui nous informe sur ce que nous sommes. Ce n’est pas qu’un monde utilitaire.<br />

L’utile est toujours le prétexte à une compréhension supérieure.<br />

On va retrouver cette dualité clairement exprimée dans le texte d’Orchidée, qui,<br />

comme souvent, va droit à l’essentiel avec cette main du boulanger : « Je revis les<br />

mains qui pétrissaient la pâte, la pressaient, la caressaient <strong>pour</strong> lui donner son<br />

homogénéité. » La main qui fait le pain est celle qui fournit à l’homme à la fois ses<br />

valeurs matérielles et spirituelles. Derrière la main qui pétrit se profile la main de<br />

Prométhée qui sculpte la forme humaine dans une motte de terre, la main qui<br />

guérit lorsqu’elle se pose sur le corps souffrant, la main tendue au service des<br />

autres. Autrement dit, une main éthique qui mesure le poids des choses qu’elle<br />

manipule.<br />

Nicolas nous donne une illustration de cette main pédagogique. L’enfant n’est plus<br />

seul avec son imaginaire <strong>pour</strong> escalader le pic rocheux de la réalité : « Allez,<br />

viens, n’aie pas peur ! Prends ma main si cela peut te rassurer. » Une main qui<br />

ouvre la chaîne des transmissions du savoir, une main qui protège et nourrit à la<br />

fois. La main de l’autre ne peut en effet être qu’une main de l’espoir, une main qui<br />

devient une réponse à l’angoisse existentielle dans la mesure où elle rompt la<br />

solitude.<br />

Nous remarquerons <strong>pour</strong> finir que les textes n’ont pas évoqué la main violente, la<br />

main possessive, la main manipulatrice, ou encore la main molle ou paresseuse.<br />

Les participants à l’atelier d’écriture ont incontestablement une main créatrice et<br />

pleine de bons sentiments car n’oublions pas que la main est avant tout le<br />

prolongement du cœur.<br />

37


Le bagage<br />

Léger, lourd, ordonné ou en pagaille, à main, sur le dos ou encore au bout d’un<br />

bâton, le bagage est le compagnon incontournable de l’existence. Comme on fait<br />

sa valise, on avance, <strong>pour</strong>rait-on dire. Voyons comment se présentent nos<br />

voyageurs sur le quai de l’existence.<br />

Sophie<br />

Elle pouvait parcourir le monde. Venise, Rome, Arusha, Zanzibar et d’autres<br />

encore. Elle pouvait parcourir le monde sans bagages, car elle n’avait besoin de<br />

rien à ces moments-là. Elle voyait défiler les images, elle revivait les sensations, les<br />

couleurs, les bruits de ces lieux-là. Tout était inscrit en elle. Elle se disait qu’elle<br />

retournerait dans ces mondes si elle en ressentait le besoin. Non, aucun bagage<br />

n’était nécessaire <strong>pour</strong> ces départs-là. Soudain, le froid la piqua. Elle redressa la<br />

tête et vit que la voiture arrivait à destination. Zagreb était sinistre à cette époque<br />

de l’année. Le tram faillit la renverser alors qu’elle traversait cette avenue aux<br />

immeubles à l’architecture communiste si anonyme. Elle entra dans la gare, s’assit<br />

sur un banc et attendit le signal. Ding dong ! Le train à destination de Paris va<br />

partir, comprend-elle. Elle sourit de bonheur, prend son bagage et se dit qu’enfin<br />

elle va retrouver son chez-elle. Elle attend ce retour depuis si longtemps…<br />

Valérie<br />

Faire ses bagages… c’est toute une promesse. J’imagine déjà l’aéroport, l’ailleurs,<br />

l’autre, le différent. Avec l’expérience, je voyage plutôt « léger ». D’ailleurs, je<br />

crois que je <strong>pour</strong>rais partir sans bagages. Un billet, mon passeport, une carte de<br />

crédit, cela devrait me suffire, ou presque, <strong>pour</strong> <strong>faire</strong> le tour du monde.<br />

Je voyage léger et <strong>pour</strong>tant parfois il me semble lourd mon bagage. Je le prends, je<br />

le porte et parfois je le laisse de côté, sur le bord de la route, <strong>pour</strong> <strong>faire</strong> mon bout de<br />

chemin. Et, parfois, je l’ouvre à nouveau avec précaution. Et j’y retrouve du vieux,<br />

à jeter. Et parfois, je l’ouvre encore, et j’y découvre quelque chose de rare,<br />

d’unique, de simple, comme un sourire quand j’ouvre les yeux.<br />

Orchidée<br />

Partir, revenir, bouger, se mouvoir, nous voilà en mouvement. Très vite, nous<br />

pensons voyage et bagages. Mais quel voyage ? Est-il réel ou imaginaire ? Et quel<br />

bagage <strong>pour</strong> quel voyage ?<br />

Dans le réel, nous prendrons en considération le lieu où nous allons, la saison qui<br />

nous accompagne, la durée dans laquelle nous réalisons ce périple. Dans notre<br />

38


imaginaire, c’est dans un autre monde que nous allons voyager, un monde de<br />

perceptions, de sensations et parfois de vécu. Ce vécu, c’est notre bagage, plus ou<br />

moins lourd, à emporter avec nous. Au fil de notre vie, nous l’allégeons, par la<br />

nécessité de l’intégrer au moment présent et à venir. Plus nous voyageons léger,<br />

plus le chemin des étoiles me semble facile à accéder.<br />

Jean-Paul<br />

Les gens normaux, comme on dit, ou, plutôt, ceux qui mènent une existence dite<br />

normale, au moins quant aux apparences, qui partent le matin <strong>pour</strong> le travail et<br />

rentrent le soir dans la douceur, l’indifférence ou la haine d’un foyer, et n’ont <strong>pour</strong><br />

tout bagage quotidien qu’un sac, une sacoche, une mallette, ne savent pas la vie de<br />

ceux qui, sans domicile, doivent traîner avec eux le bagage matériel auquel leur<br />

existence semble réduite, tout au long de la journée, <strong>pour</strong> aller où le café leur sera<br />

servi, puis ailleurs, à la douche, puis dans le foyer de jour où ils <strong>pour</strong>ront quelques<br />

heures s’arrêter, avant de repartir, bagage en tête, <strong>pour</strong> la soupe du soir, et, enfin,<br />

<strong>pour</strong> l’abri — porte cochère ou place dans un foyer. Ce sac, cette poussette, où sont<br />

leurs seules possessions, avons-nous beaucoup plus nous-mêmes, non<br />

matériellement, mais en nous-mêmes, bagage intellectuel, raison ou rang social,<br />

acquis universitaires que nous traînons aussi misérablement qu’un sans domicile :<br />

mais avec quelle dignité, ou quelle suffisance ?<br />

Sophie nous invite, dans un premier temps, à une moisson d’images qu’elle<br />

grappille aux quatre coins du monde. Pas besoin de bagage dans ce type de<br />

voyage. L’âme légère et confiante se déplace <strong>pour</strong> accumuler un réservoir de<br />

sensations. Puis, subitement, nous voici à Zagreb, dans une ville désolée et froide.<br />

Le réel est là au travers d’un monde inhospitalier qui invite à rentrer chez soi. Le<br />

bagage devient visible dans le voyage de retour comme si les expériences négatives<br />

pesaient plus lourdement que les souvenirs heureux. Pour Sophie, la prise de<br />

conscience du poids de la vie est brutale comme si on sortait de l’enfance par<br />

effraction. C’est aussi le sentiment de Valérie qui commence par associer de<br />

manière optimiste le bagage aux préparatifs — « j’imagine… » —, mais très vite,<br />

elle tente de s’en débarrasser : « parfois je le laisse sur le bord de la route… »<br />

Puis elle « y retrouve du vieux à jeter ». Orchidée nous ballotte entre un voyage<br />

réel et un voyage imaginaire dans un aller et retour rythmé comme peut l’être<br />

l’oscillation de la vie. Mais le terme du voyage se dessine plus clairement encore :<br />

« Plus nous voyageons léger, plus le chemin des étoiles me semble facile à<br />

accéder. » Notre histoire s’alourdit d’expériences dont on ne sait pas toujours que<br />

<strong>faire</strong> et le bagage apparaît clairement comme un élément encombrant. Il devient<br />

39


synonyme du baluchon que les vagabonds de la vie que nous sommes portons sur<br />

nos épaules dans l’errance et dans la recherche du sens. Le bagage nous fait ainsi<br />

voyager dans les méandres du désir aux prises avec la réalité du chemin. Tout se<br />

passe comme si l’on survolait l’existence dans un souci d’allègement permanent.<br />

Jean-Paul pousse le paradoxe à l’extrême en évoquant ceux qui n’ont rien et dont<br />

le bagage est si lourd de ce vide. Le chariot du SDF pèse une tonne. Les sans-<br />

papiers, les sans domicile, les sans quelque chose portent leur bagage comme ils<br />

portent leur histoire lourde de ratages, de malentendus, de renoncements. Ainsi<br />

l’existence pèse plus par ses manques et ses regrets que par ses malles pleines de<br />

souvenirs joyeux. Pour Jean-Paul, même le bagage intellectuel ne semble pas avoir<br />

un véritable intérêt : « … avons-nous beaucoup plus nous-mêmes, non<br />

matériellement, mais en nous-mêmes, bagage intellectuel, raison ou rang social,<br />

acquis universitaires que nous traînons aussi misérablement qu’un sans<br />

domicile… » Et si, en effet, la misère qui s’étale aux abords de nos quartiers<br />

luxueux n’était que le symptôme d’une autre misère, une misère plus intellectuelle<br />

et morale : la misère des nantis ? Nous mesurons dans ces textes comment un<br />

simple mot peut révéler les plus hautes aspirations de l’âme.<br />

40


La ville<br />

Le Moyen Âge a posé les bases de la ville moderne occidentale. On se plaît<br />

aujourd’hui à imaginer le Paris du XII e et XIII e siècle, grouillant d’un peuple prêt<br />

à toutes les aventures. La vie est là, dense et concentrée, et c’est en son sein, loin<br />

de la nature stoïque et immuable, que paradoxalement l’imagination de l’homme<br />

se déploie.<br />

Camille<br />

Si tu me dis « ville », je pense aussitôt à des immeubles gris, à des gratte-ciels qui<br />

n’en finissent pas de monter, à des tours noires qui gâchent le bleu du firmament, à<br />

leurs ombres projetées sur le macadam aux pas affairés des piétons pressés.<br />

J’entends le brouhaha infernal des voitures et des bus, les klaxons stridents qui<br />

déchirent les tympans, et le martèlement tonitruant des marteaux piqueurs.<br />

Si tu me dis « ville » et me regardes profondément lorsque tu le dis, je pense à cette<br />

ville dans laquelle nous nous sommes rencontrés. Je me rappelle alors les<br />

lampadaires luisants sur le trottoir mouillé et me souviens du silence au sein duquel<br />

ne perçait que ta voix. Cette image citadine est une caresse dont mon cœur parfois<br />

aime à se souvenir. Aujourd’hui, je cherche la candeur, la douceur du premier<br />

instant quand, dans les parcs, au printemps, nous nous promenons et que crient à<br />

l’entour les enfants, qu’une poussette glisse doucement dans l’allée de graviers<br />

blancs.<br />

Cécile<br />

On avance. Vite, toujours plus vite, on avance. On s’arrête. Brusquement. On se<br />

heurte, on se bouscule, on se marche dessus sans se regarder et on appuie bien fort<br />

quand on écrase <strong>pour</strong> que ça fasse mal, <strong>pour</strong> que ça nous fasse du bien. On<br />

trépigne, on hésite, on court, à perdre haleine et on se calme, et on grogne, et on<br />

rouspète, toujours en colère, toujours plus en colère devant cette masse informe de<br />

gens qui vont et viennent, telle une énorme vague qui dévaste tout sur son passage,<br />

y compris moi ; même si la ville je la connais. Je l’apprivoise.<br />

D’en haut, cela doit paraître absurde. Le bruit. Le mouvement permanent. Les<br />

portes qui claquent, les freins qui grincent, les femmes qui rient ou qui pleurent, et<br />

les hommes qui crient. C’est pire que dans la jungle, parce qu’ici on a tous nos<br />

repères. On s’adapte. On essaye en tout cas. On se blinde. On s’épaissit. On ferme<br />

les yeux.<br />

Et <strong>pour</strong>tant, je ne <strong>pour</strong>rais pas vivre ailleurs qu’en ville. Le calme de la campagne,<br />

très peu <strong>pour</strong> moi. Quel ennui. J’ai besoin de son énergie, elle me nourrit. Elle me<br />

41


end forte, résistante. Elle me cultive, me berce et m’enveloppe des bras rassurants<br />

de son anonymat. J’aime sa violence et sa solitude. J’aime ce que la ville a fait de<br />

moi, malgré le chaos qui prédomine, malgré la méchanceté, les agressions<br />

permanentes et le béton. Elle m’a éveillée à moi, elle est mon nid et ma maison.<br />

Mon rocher et mon refuge. Elle est à moi.<br />

Noémie<br />

Il se promène, il marche et regarde autour de lui. Il est dans une ville, dans une rue,<br />

sur un trottoir. De hauts bâtiments, de chaque côté de lui, font comme une tranchée<br />

ne montrant qu'une ligne de ciel bleu au-dessus de son chemin.<br />

Mais ce qu'il préfère, ce ne sont pas les bâtiments, ni les commerces et autres<br />

cafés... et encore moins les voitures, leur bruit et leur pollution. Non, ce qu'il aime,<br />

ce qui le passionne, ce sont les milliers de gens qui vivent là, dans la ville où il se<br />

promène. Il les regarde, se demande comment est leur vie, où ils vont, à quoi ils<br />

pensent... Il voudrait les connaître tous, entrer dans leur monde, vivre leur<br />

quotidien l'espace d'un moment, de quelques heures. Peu importe où il se trouve,<br />

peu importe la ville, le temps, il a toujours ce même désir. Cette envie est d'autant<br />

plus forte dans les grandes cités, parce que les gens y sont plus nombreux, parce<br />

qu'à n'importe quelle heure, dans n'importe quelle rue, il sait qu'il croisera un<br />

regard, un autre, une personne vivante comme lui.<br />

Thierry<br />

La ville, mon arrondissement, ma rue est devenue mon village. Je croise tous les<br />

jours des personnes qui me sont familières, que ce soit Philippe, Abdoul, Nadia,<br />

Hassan, Antonio. Nous discutons de tout : économie, religion, politique. Eux aussi<br />

viennent d’autres pays, d’autres villes : Marrakech, Rome, Bayonne. Mais ma ville<br />

préférée est celle que je n’ai pas encore découverte.<br />

Stéphanie<br />

Elle apparaît au loin, la ville. Le chemin jusqu’à elle est désertique, calme, rien de<br />

plus. Un ciel bleu qui ne dit rien ce jour-là. Nous sommes au Maroc et venons de<br />

visiter le désert de l’Atlas. Mais elle nous habite tous, cette ville que nous<br />

attendons à présent. Cette expérience de solitude, d’isolement, a fait naître un réel<br />

désir de retrouver la ville qui bouge, qui grouille, où les gens parlent, gesticulent et,<br />

<strong>pour</strong> certains, s’amusent. On attend une table mise, un repas <strong>pour</strong> <strong>parler</strong> ensemble<br />

de cette expérience unique où nous étions tous ensemble et <strong>pour</strong>tant si seuls…<br />

Nous nous approchons maintenant. La ville, d’où nous sommes <strong>pour</strong>tant partis,<br />

semble s’être transformée. C’est le regard que nous posons dessus qui a évolué,<br />

42


s’est aiguisé, est devenu autre. Ce lieu, je n’en observais que les contours, les<br />

formes, le superficiel ; maintenant c’est la vie qui l’habite qui me préoccupe. La<br />

misère en certains lieux, mais je ne sais <strong>pour</strong>quoi cette simple vie, les gens qui<br />

jouent aux échecs dans les rues, qui se disputent en criant parfois ; il me semble<br />

que c’est aussi un jeu. Le voyage se termine, l’avion nous attend, nous rentrons à<br />

Paris.<br />

Nicolas<br />

Une ville ? Un nom ?<br />

La ville ? Le nom ?<br />

De quel fond s’originent ses profondeurs ? Peux-t-on <strong>parler</strong> ou dire ses<br />

profondeurs ?<br />

Certaines le laisse penser. Prenons Israël par exemple. C’est un pays. Et <strong>pour</strong>tant,<br />

n’y a-t-il pas Jérusalem qui résonne à sa simple énonciation. Peut-on alors <strong>parler</strong> de<br />

peuple d’une ou des villes ?<br />

Cette notion d’appartenance, que le nom symbolise ici, et incarne, peut-être dans<br />

un peuple, m’interroge sur le fondement même du lieu auquel elle s’origine.<br />

La ville : une densité de matière judicieusement assemblée qui semble nier la<br />

nature. L'architecte Snozzy a dit cette phrase qui paraît illustrer parfaitement le<br />

propos : « l'architecture doit être en rupture avec la nature et c'est de cette rupture<br />

que l'Homme perçoit la nature ». Les trois premiers textes traduisent ce<br />

déchirement entre la ville, lieu de la culture, et la nature qui renvoie à l’état<br />

primitif.<br />

Camille décrit le côté infernal de l’univers citadin puis tempère son propos par ce<br />

« je pense à cette ville où nous nous sommes rencontrés ». Après nous avoir fait<br />

partager un train de vie non moins infernal, Cécile s’exclame : « et <strong>pour</strong>tant je ne<br />

<strong>pour</strong>rais pas vivre ailleurs qu'en ville ». Quant au personnage de Noémie, fasciné<br />

par les « hauts bâtiments [faisant] comme une tranchée ne montrant qu'une ligne<br />

de ciel bleu au-dessus de son chemin », il est passionné par « les milliers de gens<br />

qui vivent là. »<br />

La transition se fait clairement par l'apparition de l'Autre. Si la ville nous contraint<br />

à un rythme qui déshumanise, elle reste un lieu de rencontre, un lieu où la vie<br />

semble s’intensifier. Se pose le problème de ses limites. Les villes du XX e siècle ont<br />

explosé sous l’effet de l’expansion économique, creusant le déséquilibre<br />

ville/campagne et accentuant les désordres écologiques. Thierry contourne le<br />

problème en redessinant les limites de son quartier. Nous voici dans son « village »<br />

43


où se croisent « Abdoul, Nadia, Hassan, Antonio… ». Mais <strong>pour</strong> lui, la ville rêvée,<br />

celle qui sera un vrai carrefour des peuples, reste à inventer.<br />

Stéphanie nous emmène dans une ville orientale qui semble surgir du désert. Quoi<br />

de plus signifiant que l’atmosphère d’une ville <strong>pour</strong> approcher le tempérament de<br />

ses habitants. Ville colorée, parfumée, grouillante, la ville de Stéphanie renoue<br />

avec les villes médiévales où l’échange, même s’il est commercial, apparaît<br />

clairement comme le prétexte à la rencontre des peuples. Nicolas cherche la ville<br />

originaire — Jérusalem ? —, celle qui habite l’imaginaire et qui pousse l’homme à<br />

la découverte du monde. Tous les textes flirtent avec ce besoin d’aller à la<br />

rencontre des autres et la peur de se perdre au milieu de tous. Néanmoins, cela<br />

reste des textes de citadins convaincus de la supériorité de la ville sur la<br />

campagne.<br />

44


Neige<br />

La neige est une manière d’aborder la couleur blanche dans sa matérialité.<br />

Quelque chose d’insaisissable et d’impalpable malgré tout demeure. Peu de<br />

personnes ont choisi ce texte <strong>pour</strong> la publication.<br />

Valérie<br />

Les flocons de neige tombaient. Tout doucement, ils venaient caresser mon visage.<br />

La montagne était magnifique. Je le regardais, ramassant une poignée de cette<br />

neige fraîche, blanche, et lui envoyais en riant. Cette journée avait des airs d’antan,<br />

la légèreté de ses journées de vacances. Des enfants faisaient un bonhomme, l’air<br />

malicieux, je le voyais préparer sa riposte. La neige avait un côté irréel, elle<br />

apparaissait <strong>pour</strong> disparaître.<br />

Nicolas<br />

La neige marque <strong>pour</strong> moi la présence d’une trace laissée à l’aide d’une marche en<br />

montagne opérée vers l’avant. En effet, le sommet peut paraître, lorsqu’il n’est pas<br />

atteint, lointain et inaccessible, et <strong>pour</strong>tant ces petites traces laissées dans la neige<br />

m’ont toujours permis de me souvenir du chemin parcouru afin d’être au sommet.<br />

Une fois qu’on y est, il n’y a pas foule, mais le temps devient « présent pur » et<br />

insouciant, et là : je respire ces neiges éternelles dont je garde en moi une vision à<br />

reconquérir à chaque fois.<br />

Camille<br />

Neige beige des villes. Les flocons tombent sur le pavé brûlant. Les roues refoulent<br />

les billes cotonneuses vers la chaussée, dans le caniveau. Un talon glisse sur le<br />

trottoir boueux… et dérape. La cheville est cassée.<br />

Non loin de là, le cimetière sombre ouvre ses portes. Comme elle paraît fondre la<br />

rumeur citadine lorsque les tombes grises se profilent ! Il neige sur la cime des<br />

arbres dénudés. Tout est noir et blanc. Leur grande silhouette s’envole vers le ciel<br />

bas. La neige recouvre les corps endormis <strong>pour</strong> toujours et dessine dans le<br />

firmament qui s’assombrit des volutes qui accompagnent les âmes au cours de leur<br />

dernier voyage. Tout est blanc désormais.<br />

José<br />

Elle a dit Neige !<br />

J’avais pensé à toutes les couleurs, mais pas la neige.<br />

Une image de pureté à laquelle je tente de résister.<br />

45


L’instant fugace d’une blancheur passagère.<br />

Ça me fait penser à Héraclite : « On ne se baigne jamais deux fois dans le même<br />

fleuve… »<br />

La vraie neige c’est celle qu’on ne voit pas.<br />

C’est une neige de joie, de gaieté et de rire à laquelle nous invite le texte de<br />

Valérie. « La montagne est magnifique », nous dit-elle. Une neige pure qui éveille<br />

les souvenirs d’enfance, là où l’innocence est encore possible. Flocons, boules et<br />

bonshommes évoquent la magie de la vie.<br />

La virginité de la neige invite à lever les yeux vers le ciel, à percer son mystère.<br />

Nicolas escalade les pentes neigeuses en laissant néanmoins son empreinte dans<br />

cette étendue virginale. Une manière d’imprimer sa trace et de relever le défi de<br />

l’idéalité tout en se confrontant au danger de l’escalade. La neige glacée,<br />

silencieuse et indifférente, recouvre et étouffe aussi la réalité colorée du monde.<br />

Cette angoisse de l’étendue virginale inspire Camille qui nous plonge dans un<br />

paysage mortifère à tous égards : une cheville cassée, un cimetière qui ouvre ses<br />

portes, une ville qui se tait. Le blanc, symbole de pureté originelle, demeure<br />

inaccessible. En Orient, le blanc est d’ailleurs la couleur du deuil. La neige<br />

joyeuse du texte de Valérie devient la neige de la mort.<br />

La neige est certes un phénomène climatique naturel et <strong>pour</strong>tant, là encore, la<br />

charge symbolique l’emporte et révèle, par associations, la manière dont chacun<br />

se confronte à cette virginité quasi inhumaine.<br />

José essaie d’éviter cette sombre attraction : « Une image de pureté à laquelle je<br />

tente de résister. » Sous ce « elle a dit neige », il aurait pu entendre : « elle a dit<br />

mort ». Il dévie le propos sur l’eau et son principe de transformation associant<br />

ainsi la neige au cycle de la nature. Il y a incontestablement dans la neige le<br />

symbole de la fragilité de la condition humaine, du temps qui passe, de la vieillesse<br />

et ce quelque chose qui un jour se fige et nous glace.<br />

46


Goûter<br />

Ah, la saveur de la vie ! Quel subtil élixir. Apprendre à goûter, apprécier, n’est-ce<br />

pas le meilleur chemin vers le bonheur ?<br />

Sophie<br />

Le goûter était là, posé sur la table. L’enfant n’avait qu’à allonger le bras <strong>pour</strong> le<br />

prendre et se laisser envahir par le plaisir que lui procurait l’amertume du chocolat.<br />

Mais il ne bougeait pas, se contentant de regarder les biscuits posés là. Il repensait<br />

à cette rude journée <strong>pour</strong> lui, l’accrochage qu’il avait eu avec ses camarades de<br />

classe, les mots qu’il n’avait pas su dire, et sa mise à l’écart dans la cour de<br />

récréation. Il n’avait plus envie de goûter à rien. Il était triste, c’est tout. Il était<br />

seul, à cette heure-là, car il avait aussi pris l’habitude de rentrer seul chez lui à<br />

l’heure du goûter. D’ordinaire, après avoir mangé, il lisait jusqu’au retour de sa<br />

mère, qui rentrait la première. Ce jour-là, il resta des heures devant ces biscuits au<br />

chocolat, se sentant misérablement seul. Puis, au terme de ce très long moment<br />

d’observation, il fit ce qu’il n’avait jamais fait auparavant. Il prit la décision de<br />

partir. Il enfila son petit blouson et sortit en claquant la porte derrière lui. Il partirait<br />

à la découverte du monde se dit-il, et tant pis <strong>pour</strong> ce que penseraient ses parents.<br />

Après tout, il était là aussi seul à décider.<br />

Véronique<br />

Que j’ai aimé goûter aux plaisirs de la chair ! D’ailleurs <strong>pour</strong>quoi goûter ? N’est-ce<br />

pas un peu restrictif, comme si je m’étais contentée d’y toucher du bout des<br />

lèvres ? N’est-ce pas un peu hypocrite, comme si j’étais restée au bord des choses,<br />

j’y goûte et je n’y touche plus, c’était juste <strong>pour</strong> voir… <strong>pour</strong> l’expérience, la<br />

sensation, savoir ce que c’est mais que cela ne m’implique pas. Tiens, ce mot me<br />

reste au bord des lèvres, je n’ai pas le droit de mordre dedans, je n’ai pas le droit de<br />

manger tout le plat, mais j’ai le droit de le découvrir, je ne sais pas <strong>pour</strong>quoi, c’est<br />

comme si j’avais juste droit aux miettes, au fumet, quand les autres peuvent s’en<br />

délecter… C’est totalement ambigu, à la fois une idée d’expérimental, qui ouvre<br />

sur des sensations nouvelles, et de restrictif, et je ne peux choisir.<br />

Camille<br />

Sur le mur apposé à la fenêtre entrouverte, de manière à laisser échapper les<br />

vapeurs de gigot, de thym et de laurier, étaient accrochée la collection de cuivres de<br />

Ginette. Elle en était particulièrement fière, l’ayant héritée de sa mère, qui elle-<br />

même l’avait héritée de sa grand-mère. Cette collection était en quelque sorte le<br />

47


fleuron de générations de cuisinières émérites qui savaient chatouiller le palais des<br />

bonnes gens de Fromentville.<br />

Il était midi. Ginette attendait 12 personnes <strong>pour</strong> le déjeuner. La peau dorée du<br />

gigot croustillait dans le four et les pommes de terre crépitaient dans l’huile<br />

chaude. Ginette sortit le plat du four et versa une partie du jus dans une saucière.<br />

Elle trempa hâtivement son index dans le liquide bouillant et goûta, les yeux rivés<br />

au plafond, la préparation. Elle manquait sans doute d’un peu de sel et le thym était<br />

un peu trop insistant mais la crème liquide atténuait la saveur en excès. Ginette<br />

décrocha une de ses casseroles en cuivre et y versa la préparation. Avec une<br />

cuillère en bois, elle y délaya la crème fraîche. Elle continuait de tourner sur feu<br />

doux, attendant que la sauce épaississe, puis porta la cuillère à sa bouche et se<br />

<strong>pour</strong>lécha les babines.<br />

Ses pommettes joufflues se teintaient d’un rose <strong>pour</strong>pre. Quelle fierté ! Quel<br />

plaisir ! La sonnette de la porte retentit. Arrivaient les premiers convives. Ginette<br />

les installa dans le salon empli de parfums alléchants et leur fit goûter les petits<br />

pâtés de sa confection. Dans les gosiers, coulaient les apéritifs. Les regards embués<br />

de bonheur, se pâmaient déjà les convives. Et ils n’avaient pas encore goûté le<br />

gigot !<br />

Avec le mot « goûter » nous entrons dans le domaine complexe de la symbolique<br />

des sens. Du point de vue anthropologique, le goût renvoie à cette première<br />

expérience de l’acte de manger qui introduit l’être dans le plaisir de l’existence.<br />

Pour le nourrisson qui vient de naître, le fait de s’abreuver au corps de la mère<br />

(même si c’est par le truchement d’un biberon) vient apaiser l’angoisse de la<br />

séparation. Cet acte représente un des premiers échanges vitaux qui scelle le<br />

couple « mère/enfant » mais aussi le couple « dépendance affective/élan vital ».<br />

Apprendre à apprécier la nourriture c’est aussi apprendre à apprécier la vie. De<br />

ce moment fondateur, l’être conserve cette notion de partage que l’on retrouve<br />

dans la prise des repas en commun.<br />

Le texte de Sophie illustre avec pertinence cet enjeu du goûter en mettant en scène<br />

la détresse d’un enfant aux prises avec la solitude : « Il n’avait plus envie de<br />

goûter à rien ». La mère est absente ; le pain et le chocolat ne suffisent pas à<br />

combler l’angoisse de l’enfant. En décidant de partir, il tente de relever le défi de<br />

son désarroi : « Après tout, il était là aussi seul à décider. »<br />

Véronique nous renvoie à l’essence du mot — « Que j’ai aimé goûter aux plaisirs<br />

de la chair » — et nous place au cœur des saveurs que la vie offre. Mais très vite,<br />

elle soulève l’ambiguïté du terme « goûter ». En effet, il suppose une limite à<br />

48


l’expérience qui permet de penser que le vide ne se comble jamais. On goûte aux<br />

plaisirs, mais on n’est jamais totalement rassasié. Comment font les autres se<br />

demande-t-elle, face à ce sentiment d’insatisfaction ? « C’est comme si j’avais<br />

juste droit aux miettes, au fumet, quand les autres peuvent s’en délecter… ». D’une<br />

manière subtile, Véronique donne à voir la frustration de l’expérience sensorielle<br />

qui invite à une modération. Il s’agit bien de goûter et non de se remplir afin de ne<br />

pas se perdre dans les sensations. Elles ne sont que le prétexte à une connaissance<br />

du monde et de soi qui jamais ne s’épuise.<br />

Camille et sa Ginette nous offrent le pendant du texte de Sophie, un souffle de<br />

bonheur pur, comme quand, enfant, on regardait, fasciné, sa grand-mère<br />

orchestrer le repas de famille. On sent l’odeur du gigot, on met le doigt dans la<br />

sauce avec délectation. Ginette fait la cuisine avec amour. Mais <strong>pour</strong>quoi avoir<br />

choisi ce prénom si vieillot ? Même dans une ambiance joyeuse, la nostalgie du<br />

goûter se glisse dans les mailles de l’écriture.<br />

En définitive savoir goûter la vie ne consisterait-il pas à accepter le manque de<br />

l’enfance, dépasser la frustration de l’âge adulte et aller vers le don de la<br />

vieillesse ?<br />

49


L’odeur<br />

Comment évoquer l’intime, le proche, voire le dérangeant ? Cette frontière<br />

sensuelle s’offre à nous en toute impudeur et nous ouvre les portes du souvenir.<br />

Cécile<br />

Les gens ont une odeur particulière, unique. Elle est comme une empreinte, un<br />

ensemble de composés chimiques, mêlés aux effluves du monde, qui permet de<br />

nous distinguer. Elle colle à la peau et on ne peut pas s’en dé<strong>faire</strong>, à moins de<br />

dissimuler notre propre parfum avec d’autres encore, et de tricher.<br />

Le monde aussi a une odeur, que je n’aime pas. Je la trouve agressive. Je la trouve<br />

dérangeante et envahissante. Je suis bien consciente du fait que si la senteur du<br />

monde me gêne, c’est que le monde, dans son essence, ne me plaît pas. Je le sais,<br />

mais que <strong>faire</strong> ? Quand je ne supporte plus le monde et les gens, mon nez se<br />

bouche, j’ai un rhume. Je n’en ai pas souvent. C’est sûrement mieux ainsi.<br />

Ma mère aussi a une odeur. Je ne sais pas laquelle. Ma petite sœur adore le parfum<br />

de ma mère. Quand elle était petite, et même jusqu’à très récemment, elle sniffait<br />

ma mère. Elle obligeait ma mère à porter un vieux foulard noir et vert, moche et<br />

sale. Ensuite, elle se trimballait avec le foulard, elle ne le lâchait jamais, il fallait<br />

toujours qu’elle ait le parfum de ma mère, ma mère, à portée de main. Quand elle<br />

était fatiguée, elle s’asseyait et respirait les effluves qui transpiraient du foulard, et<br />

cela lui donnait l’énergie de repartir. Je la regardais, fascinée, amusée, bien<br />

consciente du pouvoir d’un être et de son parfum, bien consciente de ce qui me<br />

manquait, à savoir le bonheur de sentir quelqu’un.<br />

Jean-Paul<br />

Lorsque le mot tomba (c’était « odeur »), il comprit qu’il lui faudrait éluder et<br />

ruser, car comment dire en public, et féminin encore, ce que le mot évoquait<br />

d’intime, de premier, et le manque qu’il ressentait en passant de temps à autre par<br />

des bras, des corps ou des lits trop fraîchement lavés, hygiénisés et sans odeur que<br />

de douches fades et d’insipides nettoyages. Parler de la puanteur des urgences de<br />

Saint-Antoine la veille au soir, qui faisait défaillir jusqu’aux infirmières les plus<br />

blasées, et tous, sauf celui dont elle émanait (ceux plutôt, ils étaient plusieurs<br />

échoués de la vie à animer l’endroit) ? Il ne le sentait pas. Parler de la madeleine de<br />

Proust ? Mais celle-ci, le thé dans lequel elle trempait n’avaient que du goût, et pas<br />

plus d’odeur que le pavé contre lequel bute, à un autre endroit, la bottine du<br />

narrateur. L’odeur, c’était plus fort. C’était ce que, vainement, on cherche à<br />

retrouver au creux des bras de celle ou de celui qu’on étreint sans y croire dans une<br />

50


nuit qui ne différera de la précédente que par l’identité des partenaires. Il allait<br />

choquer, faute de savoir dissimuler.<br />

Marie-Reine<br />

Celles que je déteste : l’odeur des rôtisseries, des pâtisseries, des poissonneries et<br />

quelques autres encore qui ne me viennent pas en mémoire. Ces odeurs-là, beurk,<br />

j’ai envie de vomir.<br />

Celle qui me fait doucement rigoler : l’odeur de sainteté. Sainteté, c’est déjà<br />

douteux ; quant au parfum dégagé, j’ai des questions plein la tête !<br />

Celles que j’aime : l’odeur des roses et plus encore des pivoines. Celles des taillis<br />

et de l’humus des forêts. Celles de certains fluides impalpables qui se dégagent<br />

après la pluie : la bienfaisance qui fouette l’âme. Nous en sommes entourés. Nous<br />

baignons dans des effluves permanents.<br />

L’odeur, c’est aussi le retour à l’enfance. Tous ces repères qui jalonnent notre<br />

parcours et nous font relier hier à aujourd’hui. Et qui nous mènent d’aujourd’hui à<br />

demain.<br />

Stéphanie<br />

Je marche dans la rue, sous la neige, et m’éveille à l’odeur qui m’entoure, qui<br />

participe au paysage, à la douce neige qui tombe sur les toits des maisons et sur la<br />

grande place que je traverse. Plus que quelques rues à parcourir et j’arrive devant la<br />

porte. Cette porte, je la connais depuis longtemps, c’est celle de la maison de ma<br />

grand-mère. Je frappe et l’entends arriver doucement, demander qui est là, je lui<br />

réponds et elle ouvre aussitôt. La première chose à laquelle je pense est qu’après<br />

toutes ces années l’odeur est restée la même ; elle me parle de la maison, du passé.<br />

Le sentiment qui m’envahit est partagé. Une certaine joie bien sûr, mais pas<br />

seulement. D’un coup, cette odeur vient se poser devant moi comme un mur,<br />

comme si elle était là <strong>pour</strong> me dire quelque chose, mais son message se<br />

transforme ; je me demande alors si elle s’est elle-même modifiée.<br />

Les paroles des personnes disent beaucoup mais toutes ces petites choses qui<br />

participent d’un lieu sont, elles aussi, porteuses de messages qu’aujourd’hui j’ai<br />

l’impression de percevoir.<br />

« Les gens ont une odeur particulière, unique », nous dit Cécile. Elle évoque<br />

ensuite judicieusement deux types d’odeurs : les odeurs du monde et les odeurs de<br />

la mère. Lors de sa venue au monde, l’enfant s’enivre du parfum de la mère et crée<br />

une première sphère odorante unifiante de son Moi naissant. Cécile tente de cerner<br />

51


cette odeur au travers de l’expérience de sa jeune sœur car les odeurs du monde<br />

ont chassé cette odeur primordiale de ses propres souvenirs. Le monde exhale un<br />

parfum qui vient sans cesse nous rappeler que la vie s’écoule en laissant sa trace<br />

odorante. Les lieux, les objets, les régions, les paysages ont une odeur. Tout se<br />

consume à commencer par notre corps. Proust avait saisi ce lien subtil entre le<br />

temps révolu et les senteurs. Jean-Paul fait un détour par cette madeleine<br />

mémorable <strong>pour</strong> nous <strong>parler</strong> de l’odeur dans sa connotation sans doute la plus<br />

forte, au lieu même de la relation sexuelle : « L’odeur, c’était plus fort. C’était ce<br />

que, vainement, on cherche à retrouver au creux des bras de celle ou de celui<br />

qu’on étreint sans y croire dans une nuit qui ne différera de la précédente que par<br />

l’identité des partenaires. » Une quête perdue d’avance car l’odeur primordiale du<br />

monde, celle qui a enivré nos narines, reste insaisissable tout comme l’odeur du<br />

désir, l’odeur de l’attente, l’odeur du regret.<br />

Marie-Reine commence son texte par l’énumération des odeurs qu’elle déteste et<br />

nous met au parfum de son humeur : elle exècre certaines odeurs de nourriture.<br />

Peut-être est-ce une manière de se couper de ce que les psychanalystes appellent le<br />

stade oral et qui évoque le monde des odeurs de l’enfance. Mais il y a aussi les<br />

odeurs agréables que la nature généreusement dispense : « L’odeur des roses et<br />

plus encore des pivoines. Celles des taillis et de l’humus des forêts. Celles de<br />

certains fluides impalpables qui se dégagent après la pluie : la bienfaisance qui<br />

fouette l’âme. » Peut-être l’odeur de la terre-mère inépuisable, celle qui ne<br />

s’éloigne jamais.<br />

Pour Stéphanie, la neige a une odeur. Elle ouvre sur la maison familiale qui surgit<br />

du passé. Mais, très vite, elle se dresse comme « un mur infranchissable ». Une<br />

manière subtile de nous confronter à ce décalage entre la puissance évocatrice de<br />

l’odeur et notre incapacité à saisir la réalité totalisante qu’elle éveille en nous.<br />

52


Serpent<br />

Ouille, difficile de <strong>faire</strong> plus « symbolique » ! Adam et Eve seront-ils au menu ?<br />

Peu importe, laissons-nous glisser dans le sillage des textes qui déploient leur<br />

langue <strong>pour</strong> mieux nous enserrer dans cette thématique sinueuse.<br />

Sophie<br />

Le serpent siffle et déroule lentement son corps en humant la moindre parcelle de<br />

terrain autour de lui. Il rampe sur le sol, glisse et au final se propulse à une vitesse<br />

extraordinaire sur ce qui sera sa proie. Le serpent, aux aguets, voit arriver un jeune<br />

lionceau trébuchant. Il se demande bien ce qu’il va <strong>faire</strong>. D’ordinaire, son espèce<br />

n’est pas de taille à lutter contre ce prédateur-là. Mais, cette fois, ce n’est là qu’un<br />

jeune lionceau qui commence à peine à explorer la savane, et le serpent sait déjà<br />

qu’il va lui <strong>faire</strong> peur. L’animal approche et commence à renifler de son museau<br />

curieux. L’autre reste <strong>pour</strong> l’instant cloué au sol, puis, tout à coup, lorsque le<br />

museau est suffisamment proche, redresse la tête, lance sa langue fourchue et, dans<br />

un son strident, terrorise le lionceau, qui s’enfuit en courant.<br />

Marie-Reine<br />

Le pauvre !<br />

Depuis Adam et Eve, il en porte des chapeaux !<br />

Tous les maux viennent de lui quel que soit le nom qu’il porte : vipère, cobra, boa,<br />

couleuvre, naja, python (ne pas oublier le serpent-python-bicolore-de-rocher de<br />

Kipling !).<br />

Au diable l’énumération…<br />

Ce que j’en dis, moi, est que je n’aimerais pas en avoir un dans la poche ni ailleurs<br />

sur moi ou autour de moi.<br />

Je préfère de loin les serpents de routes ou de ruisseaux qui serpentinent joliment et<br />

gentiment au milieu des prés, des moutons et des vaches.<br />

C’est-y pas plus sympa ?<br />

Et au diable les serpents qui veniment, qui crachent ou qui s’enroulent autour des<br />

honnêtes gens avant de les tuer. Et même de les manger.<br />

Orchidée<br />

Le soleil pointait ses rayons à l’horizon. On sortait du froid désertique de la nuit, le<br />

monde s’éveillait sur le campement. Moïse sortit de sa tente et huma l’air. Un autre<br />

jour annonçait d’autres événements. Il aimait regarder l’horizon. Il entendit un<br />

53


uit furtif, il se retourna et vit le serpent. Sa tête triangulaire se relevait<br />

majestueuse, la langue fourchue semblait vouloir s’exprimer.<br />

- Bonjour, lui dit Moïse.<br />

- Bonjour, lui répondit le serpent.<br />

- Que nous vaut l’honneur de ta visite ? demanda Moïse.<br />

- Je me présente, je suis Flux, j’ai eu envie de prendre mon petit déjeuner avec toi<br />

<strong>pour</strong> que nous évoquions ta traversée du désert.<br />

- Ma traversée du désert, dit Moïse, est une longue route qui me conduira avec mon<br />

peuple à la compréhension de la vie. En quoi peux-tu m’aider ?<br />

- Je peux t’apporter la logique de ton cheminement.<br />

- Eh bien ! mon cher Flux, je t’invite à nous accompagner et à m’exposer comment,<br />

au monde des serpents, on comprend la vie terrestre.<br />

Cécile<br />

Quelle déception ! Je n’ai aucune envie de <strong>parler</strong> de ce reptile visqueux. Certes, il<br />

ne me fait pas peur et ne me dégoûte pas non plus. Il est là depuis bien plus<br />

longtemps que moi et a laissé son empreinte farouche sur des centaines de milliers<br />

de pages d’écriture, il a injecté son venin dans des centaines de milliers d’heures de<br />

débats philosophiques, stériles ou non, et puis, de toute manière, peu importe.<br />

Enfin voilà, le serpent, je voulais l’esquiver, comme lui d’ailleurs, passer à côté.<br />

Parce que je voulais <strong>parler</strong> de la chouette, je ne sais pas <strong>pour</strong>quoi, mais je voulais<br />

écrire sur la chouette, parce que l’autre nuit j’ai rêvé d’une petite chouette toute<br />

belle, avec un duvet blanc soyeux, et elle me regardait en clignant des yeux.<br />

Mais bon, je m’égare, je tourne, glisse et re-glisse autour de ce serpent que je ne<br />

peux saisir, ne veux saisir. Pourquoi ? Pas <strong>pour</strong> Adam et Ève, non, je lui ai<br />

pardonné <strong>pour</strong> ça. Pas non plus <strong>pour</strong> toutes les histoires de mon enfance qu’il a<br />

hantées, dans les dessins animés, dans le rôle du vil comploteur, du voleur<br />

d’enfants, du méchant ridicule qui rampe au sol et ne peut s’élever dans les airs.<br />

Non, je ne lui en veux pas <strong>pour</strong> ça non plus.<br />

Allez, <strong>pour</strong> conclure, je vais vous <strong>faire</strong> une révélation, parce qu’on écrit toujours<br />

sur la même chose. Ma mère, cette ombre récurrente, est du signe du serpent dans<br />

l’astrologie chinoise.<br />

José<br />

Comme souvent, Carlos avait passé la nuit à moitié enterré dans le sable.<br />

Dans chacun de ses rêves, Don Juan venait lui rendre visite ; ensemble ils<br />

échangeaient et Don Juan, après s’être longuement moqué de Carlos, lui révélait –<br />

enfin – le secret des Indiens Yaquis.<br />

54


Cette nuit-là Carlos se réveilla sans avoir rêvé. La nuit d’un noir sans étoiles<br />

l’enveloppait. Carlos n’avait pas peur de la nuit, mais <strong>pour</strong>tant cette nuit était<br />

différente. Sans le voir il sentait que quelque chose se tenait sur son côté gauche ;<br />

quelque chose de vivant dont il ne voyait pas les yeux.<br />

Au crissement léger dans le sable il reconnut le serpent. Carlos n’avait pas peur.<br />

Curieusement il se sentait étrangement bien. Pourtant le serpent était bien là.<br />

Soudain il comprit <strong>pour</strong>quoi il n’avait pas rêvé : dans le serpent qui le regardait<br />

fixement vivait l’esprit de Don Juan.<br />

Avant de pénétrer l’univers symbolique du serpent, observons avec Sophie ce long<br />

reptile qui « siffle et déroule lentement son corps ». Le serpent fait peur ! Est-ce<br />

parce qu’il avale ses proies vivantes comme il s’apprête à le <strong>faire</strong> dans le texte de<br />

Sophie ou est-ce parce qu’il réveille en nous des frayeurs ancestrales ? D’où vient<br />

cette perfidie qui lui est associée ? Sans doute n’est-il pas hasardeux qu’un animal<br />

si répulsif ait été choisi dans la Bible comme symbole de la tentation. La<br />

description de Sophie nous le montre rampant, glissant, à la fois immobile et<br />

rapide. Son corps fait penser à une branche qui se serait désolidarisée de l’arbre<br />

<strong>pour</strong> s’émanciper. Il apparaît ainsi comme une première forme horizontale, à<br />

peine sortie de la terre avec laquelle il semble <strong>faire</strong> toujours corps. Il laisse sur le<br />

sol meuble un sillon, une sorte de division, premier « trait unaire », autour duquel<br />

s’organise le monde. C’est cet entre-deux que nous allons retrouver dans tous les<br />

textes et qui nous met sur la piste d’une dualité naissante qui conserve toute sa<br />

frayeur.<br />

Sophie traduit cette ambiguïté en mettant le serpent en face du lionceau. Le défi<br />

entre le futur roi de la jungle et le serpent dominateur laisse transparaître, que la<br />

domination du lion reste artificielle. Inconsciemment Sophie cherche une issue à la<br />

parabole diabolique.<br />

Marie-Reine commence à le plaindre et à le placer en victime depuis Adam et Eve.<br />

Mais au fur et à mesure qu’elle s’en approche, elle laisse échapper sa répulsion :<br />

« Ce que j’en dis moi, est que je n’aimerais pas en avoir un dans la poche ni<br />

ailleurs sur moi ou autour de moi ». Le serpent est d’abord saisi dans son aspect<br />

culturel puis il prend une forme de plus en plus en plus proche et vivante comme si<br />

en voulant rappeler le concept, Marie-Reine était rattrapée par sa réalité<br />

effrayante. Et c’est bien là, en effet, tout le problème de cet animal. Il éveille à la<br />

fois l’aspect culturel tout en nous renvoyant à la nature dont il représente un des<br />

aspects les plus archaïques. Le serpent est en effet le représentant de ce passage de<br />

la nature à la culture et va ainsi devenir le symbole du savoir. Il est représentatif<br />

55


de ce premier mouvement qui s’émancipe de la terre et échappe à la pesanteur<br />

<strong>pour</strong> se dresser vers une verticalité phallique. Se faisant, il emporte avec lui cette<br />

connaissance tellurique. Nietzsche le mettra en concurrence avec l’aigle, son<br />

opposé, très haut dans le ciel, qui, tout aussi vorace, symbolise davantage le<br />

pouvoir et la domination clairement revendiquée.<br />

Dans le texte d’Orchidée, le serpent est le flux qui explique à Moïse « comment au<br />

monde des serpents on comprend la vie terrestre ». Ici, on a à la fois la<br />

connaissance du serpent et le mouvement qui conduit l’homme dans cette quête<br />

d’un avenir au-delà de lui-même. L’acceptation de la dualité fait du serpent un<br />

guide spirituel.<br />

Cécile le place elle aussi dans une alternative. Elle préfère la Chouette autre<br />

animal initiatique associé à Athéna et qui pose la connaissance résolument du côté<br />

de la sagesse. La chouette perce à jour l’obscurité duelle et éclaire les parties<br />

sombres. Mais les profondeurs archaïques originelles du serpent rattrapent Cécile<br />

à la fin du texte où nous voyons surgir en queue de poiss.. non de serpent, la<br />

puissante figure maternelle.<br />

Le texte de José enfin propose d’explorer le dualisme du serpent en nous faisant<br />

pénétrer dans le monde magique des sorciers yaquis. Un monde qui se laisse<br />

révéler par les pouvoirs du Don Juan de Carlos Castaneda, le sorcier qui connaît<br />

le moyen d’apprivoiser les forces telluriques de la terre qui nous féconde : « dans<br />

le serpent qui le regardait fixement vivait l’esprit de Don Juan. » Le serpent<br />

originel est enfin maîtrisé, son essence divine révélée : « Carlos n’avait pas peur ».<br />

Ces textes dont nous rappelons qu’ils ont été <strong>écrits</strong> en dix minutes, sans aucune<br />

préparation, montrent comment chacun en découd avec le diabolique. Un<br />

diabolique qui traduit le dualisme originel de la création et qui introduit au<br />

symbolique dont il constitue le pendant. Le combat du serpent avec le lionceau de<br />

Sophie laisse apparaître son âme combative ; les valeurs s’entrechoquent jusqu’à<br />

ce que les valeurs de l’innocence et du courage l’emportent face à la perfidie.<br />

Cécile élève la symbolique de la connaissance à la chouette plus noble et plus<br />

conforme à ses aspirations. Marie-Reine arpente courageusement les routes<br />

sinueuses du serpent et laisse poindre son insoumission. Orchidée canalise<br />

l’énergie diabolique dans un flux porteur de sens et José, enfin, le seul homme de<br />

cette série, regarde dans les yeux l’esprit au-delà des ténèbres. Un moment fort de<br />

l’atelier.<br />

56


Le fleuve<br />

Une autre manière plus poétique d’aller visiter les méandres du destin. Ce mot<br />

nous a sans doute valu les textes les plus imaginatifs.<br />

Orchidée<br />

Ils se promenaient dans la brume matinale, quand ils aperçurent un groupe de<br />

personnes qui se détachaient dans les vapeurs matinales émises par le fleuve.<br />

Intrigués, ils ralentirent, puis, après avoir échangé un regard interrogatif, ils<br />

reprirent leur marche et s’approchèrent. Ils finirent par distinguer à proximité du<br />

groupe de personnes une voiture de pompier et une voiture de police. Il s’était<br />

passé quelque chose : un accident ? Une noyade ? Un individu aux allures de<br />

Columbo, imperméable + chapeau, s’approcha d’eux et leur dit goguenard :<br />

- « Pas de panique, m’sieurs dames, nous faisons des recherches. »<br />

Le jeune couple lui adressa un regard interrogateur.<br />

- « Rien de grave, rétorqua-t-il, un objet rare qui se loge dans les profondeurs du<br />

fleuve. »<br />

Jeanne regarda Frédéric ; quel était cet objet rare ? semblaient demander ses yeux.<br />

L’inspecteur Columbo faisait, quant à lui, un va-et-vient qui semblait être actif en<br />

observations.<br />

- « Ça y est, vous l’avez ?... »<br />

Le palan remontait doucement, mais ce n’était plus un objet mais une forme<br />

sombre que nous livrait ce fleuve en cette matinée brumeuse et fumeuse. Le<br />

prochain épisode, lors d’un prochain atelier… Salut Columbo.<br />

Noémie<br />

Comme un fleuve, fait d’un cours principal et d’affluents, le réseau sanguin<br />

traverse le corps humain. Comme un fleuve, le liquide coule et circule toujours et<br />

jamais le même à la fois.<br />

Il traverse des paysages, il est vivant, se nourrit, toujours changeant. Il reçoit et<br />

nourrit la chair. Il fait des vagues, il gronde parfois sous les impulsions du coeur.<br />

Sa source ?<br />

Mais toutes ses petites cellules... frétillantes... qui forment un tout... comme un<br />

fleuve, vers quelle embouchure se dirigent-elles ?<br />

57


José<br />

La vie n’est pas un long fleuve tranquille.<br />

Je crois toujours pouvoir connaître les autres et voilà, je constate avec regret qu’au<br />

final je n’en connais rien. Des profondeurs du fleuve qui court en moi, jaillit<br />

parfois une lumière ; et je me reprends à espérer. Ce fleuve n’est peut-être pas aussi<br />

noir qu’il y paraît.<br />

Marie-Reine<br />

Il coule<br />

Je flotte à la surface de l’eau<br />

Mon âme est tombée au fond.<br />

Il coule large et majestueux<br />

Je flotte comme une étoile sur son flot<br />

Je flotte comme un brin d’herbe<br />

Comme une écorce délaissée<br />

Mon âme, mon âme est tombée<br />

Au fond.<br />

Le fleuve coule<br />

Le fleuve s’encolère<br />

Et s’emballe.<br />

Mon corps flotte sur des étoiles<br />

Et danse à la surface des flots<br />

Mon âme, mon âme est tombée<br />

Au fond.<br />

De la montagne à la mer j’irai<br />

Sur ce flot magnifique.<br />

De la montagne à la mer je vais<br />

Qui sait si j’arriverai<br />

À la mer<br />

Pour vivre l’éternité.<br />

Mon corps flotte à la surface des eaux<br />

Mon âme, mon âme est tombée<br />

Au fond.<br />

Dans les bras des fils des flots<br />

Le repos et la douceur m’habitent.<br />

Toujours je descendrai le fleuve<br />

Jusqu’à la mer.<br />

58


Sophie<br />

Ils attendaient le bateau au bord du fleuve avec la plus grande tranquillité. Ils<br />

étaient là tous les deux et ce voyage était <strong>pour</strong> eux un moment inoubliable, un<br />

moment qui marquerait leur vie, ils le savaient. Quand le bateau arriva, ils<br />

embarquèrent avec la même tranquillité, alors qu’ils avaient attendu plus d’une<br />

heure sous un soleil de plomb, assis sur leurs bagages, à défaut d’avoir trouvé<br />

autour d’eux un coin d’ombre. Ils savaient que les difficultés rencontrées lors de ce<br />

voyage n’avaient au fond que peu d’importance et c’est cette paix qui était en eux<br />

qui les guidait. L’eau du fleuve glissait sous leurs yeux. Elle miroitait, brillait et les<br />

tons qu’elle prenait se démultipliaient. Autour, la vie, les gens, le brouhaha, les<br />

senteurs. En eux, un grand calme. Le bateau accosta enfin sur l’autre rive de ce<br />

fleuve si large et, quand ils débarquèrent, ils se sentirent à la fois brusquement<br />

plongés dans un autre temps et un autre rythme, comme si la vie reprenait ses<br />

droits, et emplis d’une force peu commune, un nouveau regard, une nouvelle<br />

curiosité et le plaisir d’être là-bas ensemble. Il y avait foule sur ce quai et ils la<br />

traversèrent sans hésitation. Ils ne savaient pas encore où ils se rendraient, mais ils<br />

savaient que ce serait bien.<br />

Objet de vénération, le fleuve fait partie des éléments de la nature qui inspirent à<br />

la fois crainte et respect. Il est tout mystère : on ne sait ni où il va ni ce qu’il cache.<br />

C’est ainsi qu’il nous est présenté par Orchidée : un attroupement, des policiers,<br />

une ambiance de drame allégée par la présence rassurante d’un Colombo aux<br />

allures caricaturales. Un jeune couple de promeneurs s’informe : que se passe-t-<br />

il ? Le fleuve, symbole de la destinée, se pose comme une énigme. Une énigme sans<br />

solution ou encore un feuilleton « à suivre ». Une jolie métaphore du mystère de la<br />

vie qui explique sans doute notre goût <strong>pour</strong> les polars.<br />

José évoque le fleuve intérieur et interroge les mystères qui habitent les autres :<br />

« je crois toujours connaître les autres et voilà je constate avec regret qu’au final<br />

je n’en connais rien ». L’intériorité des autres nous échappe autant que la nôtre<br />

mais « des profondeurs du fleuve qui court en moi jaillit parfois une lumière ».<br />

José espère pouvoir comprendre : « le fleuve n’est peut-être pas aussi noir qu’il y<br />

paraît ».<br />

59


Noémie approfondit la métaphore et associe le fleuve au sang afin d’interroger la<br />

source de la vie. « Il traverse des paysages, il est vivant, se nourrit, toujours<br />

changeant. Il reçoit et nourrit la chair. » Vers quelle embouchure se dirigent les<br />

cellules de notre organisme, vers quel destin nous dirigeons-nous ? Le fleuve du<br />

sang scande le rythme de l’existence, mais la question du devenir reste entière.<br />

Marie-Reine nous fait voyager au cœur même des roulis du fleuve emportant notre<br />

questionnement lancinant dans une complainte poétique. Inutile de résister au<br />

mouvement de la vie qui commande au corps et à l’âme : « Mon corps flotte à la<br />

surface des eaux / Mon âme, mon âme est tombée / Au fond. » Ici, le fleuve<br />

engloutit les passions dans la violence de son courant. La profondeur de son lit<br />

nous échappe et nous enlise. Le corps flotte à la surface alors que l’âme<br />

inconsciente disparaît dans les profondeurs.<br />

Sophie, toujours adepte des expériences initiatiques, nous invite à traverser le<br />

fleuve ; car le fleuve c’est aussi ce qui sépare, ce qui divise et arrête la course de<br />

l’homme qui explore le monde. Il faudra construire des ponts ou des embarcations<br />

<strong>pour</strong> passer sur l’autre rive, <strong>pour</strong> aller de l’autre côté. Passer d’un bord à l’autre<br />

éveille une symbolique puissante qui suppose le franchissement d’un cap.<br />

60


La nuit<br />

Le jour lumineux et actif s’éteint. La nuit lentement s’engouffre et s’installe dans la<br />

clarté des lumières artificielles. Le monde de l’obscurité s’ouvre poussant les uns<br />

dans un sommeil profond et enveloppant les autres d’une lueur nouvelle.<br />

Camille<br />

Ambiguïté de la nuit. Irrésistible moment – mon corps frissonne tandis qu’enfant<br />

j’imagine sous le lit des monstres fantastiques, des chimères gigantesques prêtes à<br />

m’avaler tout entière si je laisse paraître en dehors de la couette le plus minuscule<br />

orteil.<br />

La nuit m’attirait parce qu’elle me faisait étrangement peur. Elle charriait dans ses<br />

limbes des sorcières au nez crochu, des elfes aux insondables visées, des trolls<br />

terrifiants, des gnomes adorables au chapeau rouge et pointu, des fées avec ou sans<br />

clochette.<br />

J’aimais l’imaginaire entrouvert par ses soins alors que la lune voilée par les<br />

nuages faisait danser de fausses ombres sur les murs de ma chambre. La nuit<br />

aujourd’hui encore me tient parfois éveillée. Les livres de contes se sont refermés.<br />

L’imaginaire informe ma réalité bien différemment que par le passé. Il fait sombre,<br />

d’une douce obscurité. Tu m’appelles et doucement, peu à peu, donnant le temps à<br />

nos esprits de se <strong>faire</strong> jour, nous nous mettons à discuter et éclairons nos vies. Ces<br />

moments que berce le noir du ciel n’appartiennent qu’à nous. Un voile secret les<br />

préserve.<br />

Jean-Paul<br />

La nuit, dans mon village du Berry, pas trop loin du Cher, dans lequel se jette le<br />

Fouzon, qui a <strong>pour</strong> affluent le Renon, qui baigne les fondations de notre maison, la<br />

nuit autrefois éclairée seulement des ombres des chauves-souris ou de l’éclat blanc<br />

d’une chouette effraie s’abattant sur un lapereau, cette campagne tranquille encore<br />

endormie de son rêve gothique et de sa Renaissance s’illumine désormais de<br />

l’orange synthétique des réverbères qu’une mairie de village a plantés de loin en<br />

loin en pleine campagne. Car avant, nous dit le maire, « on n’y voyait rien », la<br />

nuit. Maintenant, le bosquet qui dissimule la ferme à l’horizon sur la colline, notre<br />

maison, l’église abandonnée, au village, au loin, ne donnent plus asile aux<br />

revenants, aux peurs ou aux espoirs inquiets : on y voit en tous temps.<br />

61


Cécile<br />

Tapie au fond de mon obscurité, j’attends que le jour se lève. Je rêve<br />

d’entrapercevoir une petite éclaircie, un début de lumière, de voir l’aube poindre<br />

au-delà de mon cauchemar, au-delà de ma nuit. Que toute cette noirceur disparaisse<br />

et que la splendeur du monde éclate.<br />

J’ai l’impression de retenir ma respiration. Je meurs, doucement, gentiment,<br />

silencieusement. Je guette la petite flamme qui lutte en moi <strong>pour</strong> résister au coup<br />

de vent dévastateur du désespoir mais je ne perçois rien. Tout est sombre, dense,<br />

comme le fond d’une rivière saumâtre quand les algues étouffent les poissons et<br />

repoussent l’oxygène. Je suis Ophélie, et je tombe et je sombre, et je me noie.<br />

Que de tristesse, que de douleur, la nuit est totalement dé<strong>pour</strong>vue d’étoiles, pas le<br />

moindre astre qui brille à l’horizon, pas la moindre lune <strong>pour</strong> me couver du regard,<br />

<strong>pour</strong> me susurrer, dans le creux de mon oreiller, que tout va bien se passer, que je<br />

n’ai rien à craindre, et que tous ces tourments qui m’assaillent quand je dors ne<br />

sont que des monstres passagers, qu’ils s’évaporeront quand je serai réveillée,<br />

quand je m’éveillerai enfin à la beauté de l’existence. Pas la moindre comète, pas la<br />

moindre pluie de météorites. Rien. Le vide. Le néant. L’absence.<br />

J’avance. Je lutte. J’irai jusqu’au bout de ma nuit, au bout de mon voyage, je le<br />

sais, je ne m’inquiète pas, mais la route est longue et je suis bien fatiguée. Mais je<br />

n’ai pas le choix, je ne peux pas éteindre définitivement la lumière, alors je craque<br />

des allumettes, l’une après l’autre, et je protège l’étincelle qui naît du bout de mes<br />

doigts.<br />

Noémie<br />

La nuit... Rien que d’y penser je me vois en larmes. J’ai mal, mon corps se durcit,<br />

mes muscles se contractent... de la tétanie à nouveau. Je voudrais dormir<br />

paisiblement, ne plus penser, me laisser bercer par Morphée, le croissant de lune et<br />

les milliards d’étoiles bienveillantes. Mais je ne peux plus. Ces nuits-là n’existent<br />

plus <strong>pour</strong> moi. Bizarrement, je n’arrive plus à me pelotonner dans ma couette,<br />

allongée sur le ventre, la tête enfoncée dans l’oreiller. Je suis sur le dos, mes yeux<br />

sont ouverts. Au début, je réfléchis calmement, c’est le moment que j’aime. Puis,<br />

au moment de m’endormir, une tension s’installe et mes yeux restent ouverts.<br />

Excusez-moi de ce texte, je ne le comprends pas moi-même. J’ai <strong>pour</strong>tant toujours<br />

adoré la nuit... C’était, et je voudrais que ce soit à nouveau, ce moment calme,<br />

doux, où l’on se détend et se ressource.<br />

62


Stéphanie<br />

La nuit, tout est possible. Le soir, le temps s’arrête… Pourquoi cette impression<br />

d’immense, d’étendue, de songes et de rêves ?<br />

Nous commençons une conversation. Elle m’amuse, les idées se mélangent, vont<br />

de tous côtés, ça me plaît, c’est presque un rêve, mais non, je touche la table et je<br />

suis bien là assise. Soudain, je me demande ce que serait cette conversation à un<br />

autre moment de la journée, à l’heure du petit déjeuner par exemple, avec un<br />

café… La lumière, la vie dehors donneraient une autre tournure à cette<br />

conversation sur le film que je venais de voir.<br />

Plus tard, je rentre chez moi, nous sommes quelques-uns à traverser le pont, ce<br />

pont d’où j’aime regarder couler la Seine. Arrivée chez moi, la nuit m’enveloppe,<br />

je m’endors.<br />

Le matin, le téléphone sonne. C’est une amie qui veut me raconter sa nuit, l’étrange<br />

rêve qu’elle a fait. Elle traverse la ville au milieu de la foule et s’aperçoit que c’est<br />

dimanche.<br />

La nuit est ainsi une manière de <strong>parler</strong> du noir, du caché, des ombres… bref de ce<br />

qui ne se voit pas au premier coup d’œil. Que se passe-t-il quand tout s’éteint,<br />

quand l’homme se retrouve face à lui-même ? L’enfant, seul dans le noir, extrapole<br />

ses peurs : « j’imagine sous le lit des monstres fantastiques, des chimères<br />

gigantesques prêtes à m’avaler tout entière… » nous dit Camille. Accepter la<br />

solitude de la nuit en dormant loin de la chambre convoitée des parents est la<br />

première étape indispensable de la construction d’un Moi autonome. Cet îlot<br />

imaginaire permet d’échafauder une histoire dans laquelle l’enfant devient le<br />

héros. C’est dans ce lieu où l’on a rêvé de princes et de princesses qu’un jour, bien<br />

plus tard, l’Autre viendra partager notre intimité. « Ces moments que berce le noir<br />

du ciel n’appartiennent qu’à nous » dit encore Camille.<br />

Avec cette même idée du secret et du repli, Jean-Paul nous rappelle que la nuit est<br />

un monde à part, peuplé de chauves-souris, de chouettes ou de lapereaux. Alors<br />

que la ville habite la nuit par ses lumières artificielles et exacerbe le sentiment de<br />

liberté, la campagne abandonne la nuit aux animaux et à la profondeur de<br />

l’histoire de l’homme. Le mystère reste entier sauf que, aujourd’hui, on veut tout<br />

éclairer. Et cette petite histoire de néon en pleine campagne traduit<br />

l’appauvrissement que procure le fait de vouloir tout dévoiler. Car la nuit c’est<br />

aussi le lieu du questionnement et de l’angoisse : moment privilégié, moment de<br />

tension, moment où la conscience se met en veille et où l’inconscient prend le<br />

dessus. Cécile et Noémie nous font part de leurs nuits blanches, de celles qui nous<br />

63


tiennent éveillés par leur silence bavard. Noémie qui « voudrait dormir<br />

paisiblement, ne plus penser, se laisser bercer par Morphée, le croissant de lune et<br />

les milliards d'étoiles bienveillantes » ne comprend pas <strong>pour</strong>quoi ce sont ces nuits<br />

sans sommeil qui l’ont emporté dans le récit sur les nuits paisibles et<br />

enveloppantes. Pourquoi Cécile attend-elle avec impatience l’arrivée de la lumière<br />

du jour ? Parce que la nuit est un espace de liberté absolu qui passe au peigne fin<br />

les limites de l’existence diurne. Régulièrement, la nuit refuge laisse place au<br />

questionnement existentiel obsessionnel. Les grands insomniaques sont avant tout<br />

des êtres épris de liberté qui refusent inconsciemment de se résoudre à l’étroitesse<br />

de la vie. La nuit espace libre des pulsions et des fantasmes, lieu de cauchemars et<br />

de mort est favorable à la prise de conscience de sa solitude, de sa finitude, du<br />

voyage au bout de la nuit, au bout de la vie. Plus rien n’existe, sauf la mort. Alors,<br />

à ce moment-là, ce à quoi l’on se rattache, c’est la petite flamme en chacun de<br />

nous, la lueur de conscience qui tente de contrebalancer cette omniprésence de<br />

l’inconscient, cet empire de l’imaginaire.<br />

64


Le vent<br />

Avant-dernier mot de cet échantillonnage, il emporte avec lui le souffle de l’esprit<br />

qui a traversé avec plus ou moins de bonheur ce petit atelier.<br />

Orchidée<br />

Bon vent ! dit-il en colère.<br />

Et là, il ressentit un courant d’air qui parcourut sa nuque.<br />

Est-ce que cette pulsion arrivait à bon escient ?<br />

Pourquoi cette colère ? Sommes-nous dans une société de brasseurs de vent ?<br />

Tous ces gens qui discourent, mais qu’appliquent-ils ? Est-ce que leurs mots<br />

deviennent des faits, des actions productives de sens ?<br />

Ses pensées partirent ainsi dans des flux ingérables, parce que cette conversation<br />

l’avait perturbé. Il respira un grand coup, prit conscience de son corps, de son être<br />

et recentra ses énergies.<br />

Alors, comme par enchantement, il ressentit le bien-être d’un vent doux qui<br />

traversait son être et lui susurrait : « Profite de cet instant de paix. »<br />

Thierry<br />

J’entends souffler le vent chaque jour. Parfois, tu me rappelles des souvenirs<br />

émouvants ou amusants. Souffle le vent, transporte-moi là où tu le souhaites, je<br />

n’ai pas peur. Tantôt tu me pousses, tantôt tu me freines, mais tu m’accompagnes<br />

toujours. Tu m’inspires, tu te mets en colère, mais tu es généreux. Mais qui te<br />

respecte ? Oui, bien sûr, les marins pêcheurs, les gens de la mer, les gens de la<br />

terre, les poètes. Ta mélodie est un hymne à la vie. Merci le vent !<br />

Nicolas<br />

Le souffle aérien de la vie me pousse à croire en un désir que le vent nourrit de<br />

mon être fragile et transparent. Mais comment peut-on s’en saisir ? Y a-t-il un<br />

moyen plutôt qu’un <strong>pour</strong>quoi, capable d’en tirer l’énergie et de le transformer avec<br />

une réalité donnée <strong>pour</strong> nous dans un sens appliqué à notre destinée. Que puis-je<br />

donc <strong>faire</strong> de ce vent ?<br />

Il m’aide parfois à décoller où à me ramener ici-bas, mais que puis-je en espérer ?<br />

Traverser des galaxies, <strong>faire</strong> du bateau, nourrir mon esprit, créer de l’énergie…<br />

Le vent demeure donc un allié tant qu’il est « domestiqué ».<br />

65


Sophie<br />

Ils devaient se rendre sur la pointe de la presqu’île, ce soir-là. La nuit était belle.<br />

Sans lune, on voyait briller intensément les étoiles. Un très léger vent chassait les<br />

derniers nuages. À peine sortis de la voiture, ils marchèrent rapidement vers les<br />

pics rocheux. Le déferlement des vagues était assourdissant à cet endroit-là. Ils<br />

grimpèrent jusqu’à une sorte de promontoire, d’où l’on embrassait toute la baie. Le<br />

vent étrangement se mit à souffler plus fort, accompagnant le roulement des vagues<br />

s’écrasant contre la falaise. Ils s’installèrent au bord de l’à-pic et lui commença à<br />

psalmodier dans une langue inconnue. Sa voix s’élevait au fur et à mesure des<br />

phrases, que le vent semblait emporter dans les airs. On aurait dit que tout à coup il<br />

n’était plus vraiment là, plus vraiment lui-même, et il semblait habité par un être<br />

étranger, venu de l’autre bout du monde ou d’on ne sait où. Elle le regardait et elle<br />

le vit se fondre doucement dans la nuit, comme si ses contours n’étaient plus<br />

palpables. Quand il eut fini son chant étrange, elle prit sa place sur le promontoire<br />

rocheux et elle sentit que la pierre tremblait encore…<br />

Le vent qui souffle dans la vallée du Rhône, celui qui cingle sur les côtes bretonnes<br />

ou encore celui qui tourbillonne dans les cours des écoles les jours de rentrée<br />

évoque d’emblée la puissance et la magie des éléments ; qu’il coupe la respiration<br />

ou qu’il caresse avec douceur notre chevelure, on est sous son emprise. Orchidée<br />

l’associe au souffle purificateur qui vient balayer les scories de cette société de<br />

« brasseur de vent ». Le vent est ici perçu dans sa double texture : l’agitation<br />

fantasmatique qui tourne en rond et le souffle de l’esprit qui chasse le non-sens.<br />

L’humeur orageuse du vent de la tempête exprime la colère de Zeus devant<br />

l’insignifiance des hommes. Thierry le personnalise <strong>pour</strong> mieux l’apprivoiser car,<br />

tel Ulysse sur sa fragile embarcation, il accorde à ce compagnon de voyage la<br />

maîtrise de son destin. Contrairement au fleuve qui trace inexorablement notre<br />

route dans un sens précis, le vent semble plus capricieux. Eole tente d’aider Ulysse<br />

en lui donnant un bon vent et en emprisonnant les vents contraires dans une outre.<br />

Malheureusement, alors que l’embarcation vogue enfin vers Itaque, les<br />

compagnons d’Ulysse ouvrent l’outre. Les vents libérés n’en font alors qu’à leur<br />

tête : ils obéissent tantôt à Poséidon et poussent vers le large ou écoutent la sage<br />

Athéna et retrouvent le cap. Au gré des flots, l’âme vagabonde s’en remet à la<br />

puissance céleste.<br />

Pour Nicolas, pas de mouvement sans ce souffle qui gouverne notre esprit. À<br />

l’image de ce courant qui s’engouffre et s’infiltre, il explore les possibilités<br />

66


métaphoriques du langage, « le souffle aérien de la vie [qui] pousse à croire en un<br />

désir ».<br />

Vivre l’expérience intérieure du vent, c’est ce que propose Sophie. Assis sur un<br />

rocher face à l’infini, le shaman devient vent et fait trembler la terre. Une jolie<br />

démonstration de la puissance évocatrice des mots et de leur contenu subtil.<br />

Le souffle de l’esprit est aussi dans le langage et c’est ce que ce petit atelier s’est<br />

évertué à trouver au travers de la spontanéité des constructions imaginales. La<br />

puissance magique du mot s’est édulcorée face à la puissance de la pensée.<br />

Néanmoins il nous appartient aujourd’hui de retrouver cette « langue des<br />

oiseaux » chère à Tyrésias, celui qui voit sans voir parce qu’il entend l’image du<br />

mot.<br />

67


Le pont<br />

Nous finissons avec le thème du pont. Un pont qui a non seulement relié les<br />

participants de l’atelier mais qui a créé des passerelles entre les différents textes,<br />

entre le réel et l’imaginaire, entre les mots eux-mêmes.<br />

Thierry<br />

Le pont d’Avignon, on y danse, on y danse… tous en rond. Existe-t-il vraiment, ce<br />

pont, à Avignon ? Je l’ai tellement chanté que je n’en ai retenu que le refrain et le<br />

nom de la ville. Cette structure, en définitive, est à mon sens neutre, fade, un<br />

colosse au pied d’argile. Un simple tremblement de terre peut l’anéantir. Vanité de<br />

l’homme, illusion nécessaire, quête du ciel et la crainte de tomber dans le vide.<br />

Pont, je ne t’aime pas, je t’évite.<br />

Stéphanie<br />

Traverser un pont, marcher d’une rive du fleuve à l’autre, un lieu, un endroit<br />

unique, un instant… instant qui marque la transition.<br />

J’ai appris le passé, le présent et le futur en allant avec toute la classe sur un pont.<br />

Nous regardions les bateaux mouches. À l’instant même où le bateau était sous mes<br />

pieds, je me souviens d’un plaisir mêlé à l’angoisse… C’était maintenant, le<br />

présent. Le présent aussitôt dit disparaissait dans le passé, le bateau était passé de<br />

l’autre côté. Cet instant, j’aurais voulu le retenir… Impossible, le temps de le<br />

prononcer, il s’évanouissait déjà.<br />

Il y a des moments, des moments de transition, où passé, présent et avenir semblent<br />

se tenir entremêlés… Laisser le passé être ce qu’il est, passé, accepter que le<br />

présent en est constitué et annonce déjà le futur.<br />

Mon dernier souvenir marquant sur un pont, sans compter ceux que j’aime<br />

traverser en me baladant dans Paris, c’est le jour du Nouvel An. Je rendais visite à<br />

une amie à Cologne et à ma grande surprise, après avoir fêté et dîné entre amis,<br />

nous sommes sortis à minuit rejoindre la foule sur ce lieu de transition ; j’ai aimé le<br />

moment au-dessus du Rhin, lieu qui est et a toujours été <strong>pour</strong> moi la frontière entre<br />

les deux pays qui m’habitent et me constituent.<br />

Noémie<br />

La vie est-elle un chemin, une route, une autoroute ? Ne serait-elle pas plutôt un<br />

pont ? On en fait même des montagneux aujourd’hui, comme cette nouvelle<br />

passerelle au nom de Mme Simone de Beauvoir en face de la Bibliothèque<br />

68


nationale. La vie serait une traversée vers un autre côté, ou bien vers un objectif<br />

qu’en fait au fond de soi on connaît si bien. Contrairement à cette image de route<br />

infinie, qui ne se dévoile que peu à peu sans jamais montrer la ligne d’arrivée, la<br />

cage du but. La question deviendrait alors par quel moyen de transport, de pensée,<br />

d’étude, d’évolution atteindre l’autre côté ?<br />

Aujourd’hui, je me vois sur ce pont, résistante aux vents violents, avançant vers cet<br />

éclairage qui me semble écrire les mots « liberté », « sens », « juste »,<br />

« conscience »… Vous me direz sans doute que la vie en réalité est sous mes pieds,<br />

dans ce fleuve qui coule et semble battre comme un cœur. Mais alors peut-être que<br />

le pont n’est autre qu’une barque construite ; réel, il a un pied de chaque côté et<br />

nous permet de traverser.<br />

Sophie<br />

Il n’y a aucun pont, dans ce paysage ! Deux univers séparés, la plaine verdoyante,<br />

la montagne majestueuse. Il manquait juste un mélange de couleurs, un passage de<br />

pinceau entre la droite et la gauche de la toile. Le peintre, appelé à de plus vastes<br />

projets, avait posé le pinceau et s’en était allé… Impensable ! Il avait cloisonné les<br />

choses. Mais où avait-il la tête ? Etait-il devenu schizophrène brusquement ? En ce<br />

moment, il était perdu, sans repère, sa vie basculait doucement dans la mélancolie,<br />

il est vrai, alors que d’ordinaire il était si créatif. Impensable, une telle erreur. Je<br />

pris le pinceau et, alors que la peinture n’était pas sèche, je m’appliquai à réunir les<br />

deux mondes. Le noir devint bleu <strong>pour</strong> créer une rivière, le vert devint noir <strong>pour</strong><br />

installer le pont, la plaine se rallia ainsi à la montagne et les deux parties<br />

s’harmonisèrent. Après ce pont jeté entre ces deux univers, je déposai le pinceau et<br />

me retirai. Le peintre, à son retour, en fera bien ce qu’il voudra. Peu m’importe.<br />

Précisons que ces textes sont effectivement tirés des dernières séances de l’atelier<br />

ce qui explique sans doute leur pertinence symbolique. On commence par danser<br />

sur le pont de Thierry avant de sauter dans le vide de l’existence. Pont fragile entre<br />

l’enfance et l’âge adulte, pont imaginaire qui s’écroule sous le poids de la réalité<br />

enfin acceptée. Les éléphants roses à pois verts s’éloignent inexorablement de<br />

l’univers de Thierry. C’est avec des accents Apolliniens que Stéphanie nous<br />

raconte son expérience stupéfiante de l’apprentissage des conjugaisons sur un<br />

pont : « Le présent aussitôt dit disparaissait dans le passé, le bateau était passé de<br />

l’autre côté. » Puis d’ajouter : « ... laisser le passé être ce qu’il est, passé, accepter<br />

que le présent en est constitué et annonce déjà le futur. » Nous traversons le pont<br />

et vivons l’expérience du temps de l’intérieur.<br />

69


Noémie n’est pas en reste : nous voilà suspendus à son interrogation existentielle<br />

sur un « montagneux ». Joli nom <strong>pour</strong> cette passerelle Simone de Beauvoir.<br />

Néanmoins les années où Sartre et Beauvoir roucoulaient en faisant de la<br />

philosophie sont loin derrière nous. Un pont <strong>pour</strong> aller où ? La page de l’espoir<br />

dans un avenir débridé est définitivement tournée. « La vie serait-elle une<br />

traversée vers un autre côté, ou bien vers un objectif qu’en fait, au fond de soi, on<br />

connaît si bien. » Noémie pose la question de l’ontologie. Y a-t-il une unité entre le<br />

point d’origine et le point d’arrivée ? L’homme est-il porteur de cet univers en<br />

lui ? Question difficile généralement déléguée aux philosophes mais qui<br />

aujourd’hui cerne chacun de nous individuellement. Ainsi, quand l’avenir se<br />

brouille, la question du passé revient avec encore plus d’acuité, porteuse de<br />

solutions. La thématique du pont permet de réfléchir ce lien. Sophie n’hésite pas à<br />

corriger la toile du peintre et à dessiner cette passerelle symbolique entre deux<br />

mondes. Entre la plaine et la montagne, entre le début et la fin, entre le haut et le<br />

bas, entre le sujet et le monde, entre le réel et l’imaginaire, la frontière se dessine<br />

et sculpte le regard. « Après ce pont jeté entre ces deux univers, je déposai le<br />

pinceau et me retirai. »<br />

70


Interprétation symbolique et construction psychique<br />

Il n’a certes pas été possible de retracer dans la deuxième partie toute l’expérience<br />

de l’atelier. Nous avons notamment dû éliminer les tâtonnements et les hésitations<br />

de notre parcours. Nous n’avons pas non plus retranscrit nos fous rires ou nos<br />

surprises, et c’est bien dommage, car il y a eu des moments savoureux où chacun<br />

s’est trouvé directement confronté à lui-même sans s’y attendre.<br />

Malgré ces réductions, la retranscription nous a permis de mettre en évidence le<br />

dualisme des mots et, partant de là, l’ambiguïté de l’existence. Nous avons essayé<br />

de tirer parti de cette dynamique en analysant ses polarités sous-jacentes et surtout<br />

en investissant le lien entre ces dernières afin que l’interprétation s’érige en<br />

méthode.<br />

Les éléments de la méthode interprétative<br />

Contrainte et liberté<br />

Entre la contrainte du mot imposé et le contexte librement choisi se dévoile une<br />

première dialectique qui montre comment le sujet se positionne par rapport à la<br />

puissance du concept. Le mot n’advient en effet à sa plénitude symbolique que s’il<br />

est situé dans un environnement précis. Sorti de son contexte, le mot est peu de<br />

chose. Il est à la fois trop fort dans la mesure où il induit une quantité de choses et<br />

trop faible parce qu’il ne donne qu’une valeur brute à ses significations. Si nous<br />

prenons le mot « fleuve » par exemple, nous allons tous penser à une image de<br />

cours d’eau, mais le mot va vraiment prendre tout son sens lorsque nous l’aurons<br />

habillé d’une topologie précise. Ainsi, le fait de devoir situer un mot dans son<br />

environnement n’est certes pas fortuit et c’est sur cet habillage que nous avons<br />

joué. L’objectif consistait à mettre en évidence le topos dont chaque participant<br />

enveloppait le mot choisi en fonction de son vécu. L’étude comparé de ce mot dans<br />

chacun des textes permettait de dégager la visée pédagogique du langage.<br />

Ce premier lien mot/topos s’apparente au rapport fond/forme qui apparaît dès que<br />

l’être ouvre les yeux sur le monde. En effet, <strong>pour</strong> le nourrisson, la forme se<br />

distingue en se détachant progressivement d’un fond, comme un viseur<br />

photographique flou dans un premier temps qui devient clair peu à peu. C’est sans<br />

doute ce qui donne ce caractère quelque peu initiatique à nos ateliers. L’acte<br />

d’écriture nous renvoie systématiquement à cette nécessité de « <strong>faire</strong> le point »,<br />

71


c’est-à-dire d’éclairer un mot en le faisant émerger du fond. De cette dualité qui<br />

s’instaure à l’instant même où l’être s’ouvre au monde émerge la possibilité d’une<br />

dialectique, autrement dit, d’un tissage par lequel l’humain trouve sa substance.<br />

L’écriture toujours renouvelée nous convie à cet effort initial et le petit texte surgi<br />

du néant est comme un instantané qui nous resitue en cette première fois.<br />

L’autre grande polarité concerne le sens propre et le sens figuré. C’est bien<br />

évidemment cette dialectique qui a nourri nos interprétations et nous a propulsés<br />

dans les méandres de la psyché. L’exemple du fleuve nous a permis de constater<br />

que chaque mot apparaissait aux participants comme une porte ouvrant sur un<br />

monde infini de métaphores reliées entre elles par le fil de l’unité psychique. La<br />

diversité des images évoquées dans ce cas précis nous ramenait toutes à la notion<br />

de destin. C’est à ce moment là que nous avons rejoint les règles de la construction<br />

psychique et les techniques de l’analyse de l’inconscient. L’approche de l’essence<br />

du mot au regard de l’appropriation psychique a ainsi permis de mesurer<br />

l’importance de la technique des associations libres révélée <strong>pour</strong> la première fois<br />

par Freud. Cependant, la contrainte d’écrire autour du mot engendre inévitablement<br />

ces liens associatifs. C’est le contexte de l’histoire où s’insère le mot qui fournit<br />

l’habillage symbolique sur lequel nous nous appuyons dans l’interprétation. Nous<br />

jouons en permanence sur les glissements de sens, les analogies, les<br />

correspondances afin de révéler ce passage subtil entre la chose et ce qu’elle<br />

représente en vérité <strong>pour</strong> chacun de nous. Ce faisant, nous explorons toutes les<br />

potentialités du mot au regard du sujet qui le parle mais qui est aussi parlé par ce<br />

mot.<br />

Une visée pédagogique qui met l’âme à fleur de lèvres<br />

Dans un premier temps, il est important de préciser que nous ne sommes pas sur le<br />

terrain thérapeutique. Le positionnement anthropologique se veut pédagogique et<br />

non thérapeutique même s’il s’appuie sur une lecture de l’inconscient. C’est là où<br />

nous rejoignons l’objectif de l’École d’anthropologie pragmatique dans lequel<br />

s’inscrivent ces ateliers. En effet, notre but est d’élargir l’interprétation symbolique<br />

et de la sortir du cadre thérapeutique <strong>pour</strong> en montrer toutes les applications dans la<br />

vie quotidienne.<br />

On a beaucoup reproché à Freud de vouloir guérir l’humanité de ce qui fait<br />

justement le propre de l’humain, à savoir ses tâtonnements existentiels, ses erreurs,<br />

voire son immoralité. La frontière entre les déviations pathologiques psychiques et<br />

ce que l’on <strong>pour</strong>rait appeler la conduite existentielle de l’homme est mince. Il y a<br />

72


de toute évidence un lien étroit entre les étapes de la construction psychique et<br />

l’évolution de l’humanité. Ce rapprochement conduit vers une vision<br />

anthropologique qui applique les outils de la psychanalyse à une compréhension<br />

plus large de l’humain.<br />

L’approche anthropologique permet de réfléchir les concepts et de confronter leur<br />

subjectivité à l’universalité grâce à l’image qui restitue le lien archétypal. Camille,<br />

par exemple, qui nous a gratifiés de textes particulièrement élaborés et riches en<br />

puissance imaginaire nous a aussi livré l’image d’une femme se déployant dans<br />

tous les chemins qui s’offrent à elle, sans complexe et avec toute la finesse requise.<br />

On est notamment frappé par l’adaptation quasi immédiate du mot à l’ambiance de<br />

la situation. On se souvient de la métaphore du renard, du gigot de Ginette ou de la<br />

main du nain. Ses textes traduisent une souplesse de la psyché peu commune ; une<br />

âme ciselée par le questionnement qui allie parfaitement la forme et le fond. Mais<br />

on a aussi senti toute la difficulté à réfréner cet élan ou à le contenir dans les<br />

limites imparties. D’aucuns penseront que c’est une qualité. Certes, mais cela<br />

traduit aussi une inflation psychique.<br />

Orchidée nous a fait partager son expérience en s’aventurant sur des textes<br />

thématiques pointus qu’elle allège avec tendresse et humour. Elle est notamment<br />

l’auteur de la danse des neurones et de l’aventure de Colombo au bord du fleuve.<br />

On décèle avant tout sa volonté d’approfondir les thèmes et de presser les mots<br />

jusqu’à leur <strong>faire</strong> rendre tout leur jus avec le risque de rester un peu trop longtemps<br />

sur la problématique ou de vouloir trop en dire. Là encore c’est une qualité, mais<br />

n’avons-nous pas les défauts de nos qualités et inversement ? Stéphanie propose,<br />

par exemple, presque toujours une promenade librement décidée qui s’accompagne<br />

généralement d’une discussion. Au fil des textes se dessine l’image d’une femme<br />

qui avance et qui se fraye un chemin à la recherche de réponses. On peut dire qu’on<br />

a ici la métaphore de l’avancée de Stéphanie dans la vie : dans la première étape,<br />

elle doit sortir d’un lieu, autrement dit, elle doit se <strong>faire</strong> un peu violence <strong>pour</strong><br />

exister, puis elle cherche à comprendre. La notion de limite entre intérieur et<br />

extérieur est très présente. De même la place du dialogue et de la discussion. Il<br />

n’est pas étonnant que son texte sur le pont, écrit à la toute fin de ces ateliers,<br />

touche une vérité essentielle.<br />

L’effet pédagogique reste malgré tout un effet castrateur sans que cela ne nous<br />

renvoie dans le champ thérapeutique dans la mesure où la castration est le<br />

processus même à l’origine de l’évolution. Nous sommes nécessairement limités et<br />

c’est de l’intégration ou de la résistance à cette limitation que se forge la psyché. Il<br />

n’y a pas moyen d’échapper à l’effet de la castration, mais il y a en revanche la<br />

73


possibilité de s’élever au-dessus des contradictions qui nous poussent à <strong>faire</strong> des<br />

choix et à renoncer <strong>pour</strong> avancer.<br />

Sophie nous a gratifiés de textes mettant en exergue ses expériences initiatiques<br />

cherchant par tout moyen à nous communiquer ce vécu et à créer des liens entre le<br />

ressenti et une possible théorisation. Son dernier texte sur le pont lui permet<br />

finalement de dessiner cette frontière symbolique et de nous placer au cœur même<br />

de la métaphore du mot.<br />

L’atelier a joué avec les contraintes en imposant un mot, son utilisation limitée, et<br />

un temps compté. Par ces contraintes, on a mimé le cadre de l’existence, même si<br />

nous ne sommes pas toujours conscients de ces limites. Certains tentent d’y<br />

échapper, telle Marie-Reine, qui a délibérément choisi de nous séduire par la poésie<br />

de ses textes. Elle nous a souvent conduits dans cet entre-deux où l’espace de<br />

liberté apparaît. Jean-Paul a aussi maintes fois souligné le poids de la contrainte et<br />

a tenté d’en réchapper par une utilisation extrême du mot, repoussant les limites de<br />

notre entendement. Noémie s’inscrit également dans ce contexte avec ses<br />

réflexions au carré qui tentent d’enserrer l’obstacle dans une thématique quasi<br />

scientifique. Mais sous les phrases s’entassent les couches de sensibilité.<br />

Cependant, la contrainte la plus difficile à admettre est celle de la logique de<br />

l’inconscient qui ne cesse de nous interpeller. En effet, dans la mise en scène des<br />

petits textes de l’atelier se profile une autre mise en scène qui n’est autre que celle<br />

de nos existences où se dessinent à la fois notre progression et nos résistances.<br />

Dans Psychopathologie de la vie quotidienne, Freud a mis en évidence la<br />

prééminence de l’inconscient dans les actes de la vie de tous les jours. Il montre à<br />

quel point les petits oublis, les lapsus, les mots d’esprit et autres événements en<br />

apparence anecdotiques frappent à la porte de notre compréhension <strong>pour</strong> nous<br />

amener plus loin dans cette dialectique entre nos aspirations inconscientes et les<br />

exigences existentielles. Notre résistance est forte, faut-il le souligner. C’est<br />

<strong>pour</strong>tant dans cette lecture de la réalité qui nous cerne que réside la liberté. Liberté<br />

de comprendre au-delà de l’intelligible, liberté d’agir en fonction de ce qu’indique<br />

la conscience du réel. Valérie a parsemé son écriture de tendresse et de douceur,<br />

nous montrant sa résolution à regarder le bon côté des choses, mais elle nous a<br />

aussi révélé, notamment dans le magnifique texte sur la couleur verte, la puissance<br />

de son idéalité. Nicolas s’est promené sur la crête tendue du langage laissant<br />

apercevoir le précipice vertigineux des mots mettant le sens à portée de main.<br />

Dans une réelle quête de compréhension, la facilité n’est pas de mise. L’âme est<br />

complexe et les simplifications hâtives dangereuses. Chaque problème a sûrement<br />

sa solution, mais celle-ci est diverse eu égard à la multitude des chemins qui tissent<br />

l’existence. Par ailleurs, il ne s’agit pas de se perdre dans les oppositions mais de<br />

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s’élever au-dessus d’elles afin de trouver cette troisième voie permettant<br />

d’échapper au déterminisme de la dualité. Cécile, qui aime incontestablement les<br />

défis, a souvent joué les troubles fêtes par des textes forts et tranchés n’hésitant pas<br />

à explorer en profondeur les thématiques duelles du mot et mettant à l’œuvre la<br />

force de sa psyché à extraire la quintessence de la situation. Ce faisant, elle nous a<br />

montré à quel point l’existence est exigeante.<br />

Le passé décline l’histoire temporelle de notre Moi à partir d’une trame mythique<br />

imaginale. Temps et espace s’entremêlent nous laissant le soin de nous ériger au-<br />

dessus de la conjugaison, mais la mémoire infinie est là, toujours prête à actualiser<br />

un croisement d’un fil distendu ou d’un nœud. Sensibilisée par les processus de<br />

réminiscence, Véronique a mis en évidence au fil des textes la puissance de<br />

l’ontologie dans le présent révélant par là même son courage mais aussi son<br />

entêtement.<br />

Le symbolique nous a aussi rattrapés dans le phénomène de synchronicité. Nous<br />

garderons en tête le très beau texte de José sur le mot « déborder » qui lui a permis<br />

de nous livrer les réflexions qui le captivaient depuis plusieurs jours. Mais l’âme<br />

passionnée de José et son humour décapant avaient déjà eu l’occasion d’enchanter<br />

l’atelier. Quant à Thierry, il n’a cessé de sonder les limites du monde imaginaire et<br />

de tenter de jeter des ponts vers la réalité angoissante de l’existence. Ses éléphants<br />

à pois verts nous ont livré son attachement à l’enfance mais nous ont aussi montré<br />

le chemin de la réalité spirituelle.<br />

Extension de la méthode<br />

Ferdinand de Saussure 2 a donné la structure du mot en isolant le concept et l’image<br />

acoustique qu’il a ensuite déclinée dans le couple signifiant/signifié dont s’est<br />

notamment emparé Jacques Lacan dans son approche analytique. Le terme d’image<br />

acoustique est intéressant car il permet de supposer la forme qui se cache derrière<br />

la sonorité. Saussure a certes souligné le caractère aléatoire de cette forme<br />

acoustique mais, au cours de sa recherche, il est revenu sur cet arbitraire du signe<br />

sans toutefois trouver une explication rationnelle. La psychanalyse a fourni cette<br />

explication en montrant le lien étroit entre l’inconscient et le langage. Lacan a joué<br />

de cette langue des oiseaux et de cette signification fondamentale au-delà de toute<br />

référence grammaticale. Le plus célèbre jeu de mots ayant été constitué avec « le<br />

nom du père » qui fut traduit : le non dupe erre ». Mais, <strong>pour</strong> ne pas que les mères<br />

soient en reste, on peut aussi citer le terme « éphémère » que l’on peut traduire par<br />

2 Voir notamment<br />

75


« l’effet mère ». Les images acoustiques diffèrent selon les langues, mais cela<br />

n’infirme pas <strong>pour</strong> autant la puissance qu’elles contiennent.<br />

Dans l’atelier, nous avons poussé plus loin la méthode en nous attachant aux<br />

images contenues dans le récit et en les interprétant telles quelles. Ainsi, si le<br />

langage parle, nous supposons que la réalité qui se donne à voir parle également.<br />

Dans cette interprétation, l’image est fondamentale car c’est elle qui nous guide<br />

dans la métaphore de l’existence à la recherche du sens. La confrontation entre la<br />

métaphore engendrée par l’histoire et le sens archétypal est certes sujette à<br />

contestation. Nous n’essayerons pas de nier qu’il y a un véritable forçage du sens.<br />

Néanmoins, les réajustements se font au fil des ateliers et l’image qui se dégage<br />

progressivement des textes vient dessiner les contours de la psyché du sujet. Une<br />

psyché qui nous livre à la fois ses potentialités et ses angoisses. Les contraintes du<br />

langage ont ainsi progressivement révélé les contraintes de la construction<br />

psychique elle-même nous permettant de sonder les limites de notre liberté. Nous<br />

avons pu constater notamment dans le travail sur les couleurs comment les<br />

participants tentaient quelquefois d’échapper à la puissance du mot soit en le<br />

« décolorant », soit en le noyant dans d’autres concepts. De même, dans des<br />

thématiques fortes comme celle du serpent, l’évitement en dit long sur la difficulté<br />

à se confronter à un élément initiatique à forte connotation transgressive.<br />

Cette approche anthropologique est aujourd’hui fondamentale dans la mesure où le<br />

sens n’est plus donné par les structures extérieures. Face à l’homme, plus<br />

d’opposition mais le magma informe d’une masse d’idées. Chacun doit aujourd’hui<br />

devenir le génie de sa propre vie. La dialectique bon/mauvais bien/mal, n’est plus<br />

actualisable telle qu’elle a fonctionné jusqu’à ce jour car le phénomène de la<br />

mondialisation dilue les oppositions dans la diversité. Ni morale ni opposition à la<br />

morale qui est aussi une forme de repère.<br />

Face au relâchement de la tension dialectique, il semble nécessaire de trouver une<br />

nouvelle forme de pensée ou plus exactement d’activer de nouveaux outils de la<br />

pensée. Le verbe – le sujet s’incarnant par la parole activant sans cesse la déliaison<br />

et le lien – est incontestablement un moyen de connaissance qui lie le sujet et le<br />

monde. L’appropriation historique de ce monde par le sujet occidental a<br />

progressivement vidé ce verbe de son contenu créatif au profit de l’expérience de la<br />

réalité. Entre le sujet et le monde, ce qui est devenu important ce sont les deux<br />

termes de cette dialectique, le sujet d’un côté, le monde de l’autre. Mais le lien<br />

entre les deux a été relégué dans l’inconscient sous la puissance de la réalité du<br />

sujet et du monde. Or, c’est le verbe qui contient l’élément symbolique qui relie les<br />

deux termes. Constitué de deux éléments fondamentaux, le concept et l’image<br />

acoustique, le verbe est porteur d’une autre dialectique qui relie l’ontologie<br />

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(l’image) et sa signification présente (le signifié). Les mots replacés dans le<br />

contexte du sujet qui les emploie vont révéler leur puissance imaginale contenant le<br />

sens primordial ainsi que la réalité parcourue au travers du sujet par ce sens.<br />

Entendre l’image du mot, tel fut l’enjeu de ce petit atelier, tel est l’enjeu à notre<br />

avis de l’évolution du sujet dans le monde qui s’ouvre à lui.<br />

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Première partie<br />

Table des matières<br />

Création de l’atelier (par Linda Gandolfi)<br />

- Origine : merci Blanche ……………………………… p 2<br />

- Ecriture et contrainte ……………………………… p 3<br />

- L’écrit et la psyché ……………………………… p 4<br />

Deuxième partie<br />

Les mots et leur interprétation symbolique<br />

- Porte …………….………………… p 5<br />

- Rosée .……………………………… p 9<br />

- Vert .……………………………… p 12<br />

- Pieds .……………………………… p 15<br />

- Danser .……………………………… p 19<br />

- Renard .……………………………… p 22<br />

- Rouge .……………………………… p 25<br />

- Café ..……………………………… p 28<br />

- Déborder ..……………………………… p 31<br />

- Main ..……………………………… p 35<br />

- Bagage ..……………………………… p 38<br />

- Ville ..……………………………… p 41<br />

- Neige ..……………………………… p 45<br />

- Goûter ..……………………………… p 47<br />

- Odeur ..……………………………… p 50<br />

- Serpent ..……………………………… p 53<br />

- Fleuve ..……………………………… p 57<br />

- Nuit . ……………………………… p 61<br />

- Vent ..……………………………… p 65<br />

- Pont ..……………………………… p 68<br />

Troisième partie<br />

Interprétation symbolique et construction psychique<br />

- Les éléments de la méthode interprétative …….…….…………….. p 71<br />

- Extension de la méthode ….……………….…….. p 75<br />

- Table des matières …………………………. p 78<br />

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