DAVID WOJNAROWICZ CAHIER CRITIQUE - Éditions laurence viallet
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<strong>DAVID</strong> <strong>WOJNAROWICZ</strong><br />
<strong>CAHIER</strong> <strong>CRITIQUE</strong>
Table des matières<br />
David Wojnarowicz, Au bord du gouffre ...............................................................3<br />
Art Press, Laurent Goumarre, mai 2004<br />
Wojnarowicz, un homme d’exception ..............................................................5<br />
Têtu, Patrick Thévenin, mars 2004<br />
L’épuisement du désir .......................................................................................9<br />
Le Matricule des anges, Benoît Broyart, avril 2004<br />
Hell ..................................................................................................................11<br />
Les Inrockuptibles, Bruno Juiffi n, 3 mars 2004<br />
Un fi ls perdu de l’Amérique ............................................................................12<br />
L’Humanité Hebdo, Magali Jauffret, samedi 17 avril 2004<br />
Sur les quais ....................................................................................................14<br />
Le Monde 2, Christophe Donner, 5 novembre 2005<br />
La détresse à l’ombre des gratte-ciel ................................................................16<br />
Le Monde, Raphaëlle Rérolle<br />
Interview de David Wojnarowicz ....................................................................18<br />
par Nan Goldin<br />
L’art de David Wojnarowicz ............................................................................22<br />
William S. Burroughs<br />
David Wojnarowicz .........................................................................................23<br />
Félix Guattari<br />
David Wojnarowicz : Portrait de l’artiste à l’ère du sida ..................................25<br />
The Village Voice, Cindy Carr
▌<strong>DAVID</strong> <strong>WOJNAROWICZ</strong>, AU BORD DU GOUFFRE<br />
David Wojnarowicz<br />
Art Press<br />
« Le fait de rendre public quelque chose de privé a de terribles répercutions sur<br />
le monde préfabriqué », écrivait David Wojnarowicz en 1991, soit un an avant de<br />
mourir du sida, à 38 ans, dans Au bord du gouffre, comme un pavé lancé à la gueule<br />
des années Reagan responsable de « cultiver jour après jour l’illusion d’une Nation<br />
monoclanique ». Déchirer l’unidimensionnalité du déni, voilà l’enjeu de ce texte en<br />
éclats, publié douze ans plus tard par Laurence Viallet, activiste des textes débordés -<br />
Dennis Cooper, Michael Gira, sans oublier Peter Sotos et son porn-horrifi que Index.<br />
On peut s’interroger sur les raisons d’un tel silence. Trop malade, on a dû penser<br />
pour le marché français, trop gay, trop symbolique et premier degré, trop eighties,<br />
trop « merde de témoignage », on a dû penser de cet artiste qui photographia son<br />
amant portant un masque de Rimbaud partout dans la ville de New York, comme un<br />
virus poétique, ou gay, à moins que ce ne soit la même chose. Car Wojnarowicz part<br />
sur tous les fronts dans cet ouvrage qui surjoue les effets de montage/télescopage,<br />
ruinant l’identifi cation d’un style qui serait faire main basse sur la littérature,<br />
3
David Wojnarowicz<br />
4<br />
préférant se déplacer en terroriste déclassé dans un texte surgi in extremis de la<br />
compilation de plusieurs années d’écriture, au point d’apparaître comme un journal<br />
littéraire. Wojnarowicz y dit « Je », y dit tout : l’enfance déglinguée par des parents<br />
borderline, une sexualité précoce initiée à 5-6 ans, tarifée à 9 ans, sa non-« formation<br />
artistique », sa fascination pour les hommes de crasse et de sueur, la prévention en<br />
matière de sida… Bref, tout mais dans le désordre ; c’est le bordel, réel et fantasme<br />
de scenari sexuels se « mixtent » comme ça, comme ça lui vient avec des écarts<br />
de style d’un chapitre à l’autre tels qu’ils fondent moins une autobiographie, ou<br />
autofi ction, qu’une stratégie littéraire pour tout essayer en même temps et tout<br />
contaminer : prose spontanée post-Kerouac, sophistication stylistique à la Genêt,<br />
ou écriture frontalement pamphlétaire. « Dérèglement de tous les sens », aurait dit<br />
le masque de Rimbaud pris en photo devant une laverie, ou un cinéma porno, à<br />
moins que ce ne soit la même chose. Parce que tout chez Wojnarowicz est déréglé,<br />
mentalement, corporellement, faisant parfois sauter la ponctuation d’une phrase<br />
essouffl ée mais jamais asphyxiée, prise dans un vertige surnuméraire : « Au bout<br />
de trois jours sans dormir avec seulement deux beignets volés dans le ventre mes yeux<br />
commencent à diverger : l’un se barre à gauche et l’autre à droite et au bout de quatre<br />
jours sans bouger du porche d’un immeuble dans une petite ruelle la tête nichée entre<br />
les bras à regarder défi ler quatre heures de paires de jambes parmi trop de bruits de<br />
circulation et les camés qui essaient de nous dépouiller et le soleil c’est l’été à New<br />
York… » Ce débordement n’a rien d’une maladie, c’est un symptôme poétique<br />
qu’on a ou pas. Wojnarowicz l’avait : « Quand j’étais petit je lisais des BD d’Archie<br />
mais ça m’embêtait parce que je découvrais un univers qui n’avait rien de commun avec<br />
le mien. Je me rappelle que j’étais curieux des choses du sexe et que je m’étonnais de<br />
ne rien voir de sexuel dans le monde d’Archie. Je me rappelle que j’avais pris un cutter<br />
pour découper les BD et j’avais disposé des morceaux de corps dans tous les sens de<br />
sorte qu’Archie, Veronica, Reggie et Betty s’envoient en l’air. » Au bord du gouffre est<br />
à comprendre sur le même mode : sauter pour s’envoyer en l’air. Et en « public »,<br />
s’envoyer en l’air en public ; porter le « privé » et l’intime sur la place publique pour<br />
en lézarder sa construction préfabriquée, formatage, cadrage et critères d’évaluation.<br />
Le « je » de Wojnarowicz défi nit une écriture violente, frontale mais pas perverse -<br />
on n’est pas chez Dennis Cooper qui compte avec Burroughs parmi ses plus fi dèles<br />
admirateurs -, une frontalité qui prend position contre la censure reaganienne, sa<br />
désinformation sur la contamination du VIH, contre le sénateur Helms qui chercha<br />
à démanteler la NEA (une institution culturelle d’aide à la création) pour avoir<br />
fi nancé des expositions d’Andres Serrano et Robert Mapplethorpe : « Au moins dans<br />
mon imagination ingouvernée je peux baiser sans capote, et dans l’intimité de mon propre<br />
crâne, je peux inonder Helms avec un bidon d’essence et foutre le feu à son cul putride,<br />
ou pousser dans le vide William Dannemeyer du haut de l’Empire State Building. » La
David Wojnarowicz<br />
frontalité : elle est peut-être là, la raison du long désintérêt de l’édition française<br />
pour un auteur reconnu aux États-Unis, comme du monde de l’art français pour<br />
cet artiste ami de Nan Goldin, cinéaste expérimental, plasticien surexposé dans<br />
les années 1980, sélectionné en 1985 par la Biennale du Whitney Muséum parmi<br />
les meilleurs artistes de la décennie, encore récemment célébré par une série de<br />
rétrospectives. Parce que quand il jette 50 kg d’os de vache ensanglantés dans<br />
les escaliers d’un vernissage de Léo Castelli avant de dessiner une assiette vide et<br />
une fourchette sur le mur, et de partir en courant, ou quand il détourne dans ses<br />
fameuses Sex Séries l’imagerie de la New Frontier en polluant des photos de trains,<br />
avions, scènes militaro-industrielles de vignettes pornographiques, Wojnarowicz<br />
ne passe pas par la métaphore. Je n’y vois aucun défi cit, aucun évitement, ni déni,<br />
mais la violence d’un rapport immédiat au monde, aussi mental que corporel qui le<br />
pousse dans une logique virale à déterritorialiser sans cesse ce texte : 1/ lu pendant<br />
la Eleventh Hour devant les caméras ; 2/ publié dans Au bord du gouffre : 3/ écrit sur<br />
le tableau Untitled (Thé Death of Peter Hujar) : « La ligne est tenue entre le dedans<br />
et le dehors et elle commence à se désagréger et je suis un homme qui fait quinze mètres<br />
de haut. pèse cinq cent soixante et un kilos et se cache dans un corps d’un mètre quatrevingts<br />
et je ne sens rien que la pression je ne sens rien que la pression et il faut qu’elle<br />
s’échappe. » S’échapper, autant s’envoyer en l’air.<br />
▌<strong>WOJNAROWICZ</strong>,<br />
UN HOMME D’EXCEPTION<br />
Laurent Goumarre, mai 2004<br />
Têtu<br />
AU BORD DU GOUFFRE, le roman bouleversant de David Wojnarowicz, un artiste<br />
engagé et enragé dans sa lutte acharneé contre le sida et ceux qui s’en sont fait les<br />
complices, est publié douze ans après sa mort par le serpent à plumes.<br />
David Wojnarowicz était homosexuel, écrivain, photographe, perfomer…<br />
Un artiste issu de la scène de l’East Village des années 80, ami des photographes<br />
Peter Hujar et Nan GoIdin. Il est mort du sida le 22 Juillet 1992, à l’âge de 37<br />
ans. Une semaine, plus tard, Act Up New York, dont Wojnarowicz était proche,<br />
5
David Wojnarowicz<br />
6<br />
organisa une manifestation ; on pouvait lire sur les banderoles noires que tenaient<br />
les militants : « David Wojnarowicz, 1954-1992, mort du sida à cause de la négligence<br />
du gouvernement. » L’enterrement de l’artiste fut un symbole de la lutte menée par<br />
Act Up, un symbole violent que David avait lui-même appelé de ses vœux lorsqu’il<br />
écrivait un an auparavant dans son chef-d’œuvre Au bord du gouffre, enfi n traduit<br />
en français et publié au Serpent à Plumes : « Imaginons que les proches organisent<br />
une manifestation chaque fois qu’un amant, un ami ou un inconnu meurt du sida.<br />
Imaginons qu’à chaque fois qu’un amant, un ami ou un inconnu meurt de cette maladie<br />
ses amis, ses amants ou ses voisins s’emparent du corps pour foncer vers Washington<br />
DC et franchissent en trombe le portail de la Maison-Blanche et s’arrêtent dans un<br />
crissement de pneus pour déposer le linceul sans vie sur les marches du perron. Qu’il<br />
serait réconfortant de voir ces amis, ces voisins, ces amants et ces inconnus marquer le<br />
lieu et l’époque et l’histoire d’une pierre blanche. » David Wojnarowicz est né dans<br />
le New Jersey, où il a passé ses premières années entre un père marin, alcoolique<br />
et violent qui fi nira par se suicider et une mère curieusement détachée. David a 2<br />
ans lorsque sa mère divorce et obtient la garde de ses trois enfants, dont elle ne<br />
s’occupe guère. Le père les kidnappe. S’ensuit une course-poursuite avec la justice<br />
ponctuée de déménagements, de scènes de violence, de menaces au revolver. Alors<br />
que David est âgé de 8 ans, sa sœur retrouve la trace de leur mère dans le Bottin.<br />
David la revoit épisodiquement. Mais on n’en sait pas beaucoup plus sur l’enfance<br />
de l’artiste, qu’il laisse volontairement dans le fl ou. La mère initie son fi ls à l’art,<br />
et ce dernier se met à la peinture. Il trouve son inspiration dans la rue où, très tôt,<br />
il commence à se prostituer. L’histoire raconte que David a connu son premier<br />
client à l’âge de 9 ans. Il s’est ensuite mis à fréquenter les cinémas de la 42’ Rue,<br />
à New York, véritables repaires de tapins et de michetons. À 12 ans, David fugue<br />
des semaines entières, erre de clients en clients, d’amants de passage en déceptions<br />
sentimentales. Adolescent, inspiré par le mouvement beatnik, il traverse les États-<br />
Unis, comme Kerouac en son temps, vivant d’expédients et de passes, avant de<br />
revenir se poser à Manhattan à la fi n des années 70. Là, il se lance dans l’aventure<br />
musicale avec un groupe punk appelé 3 Teens Kill 4, No Motive. Pour subsister,<br />
David travaille dans des night-clubs, tout en continuant à peindre et à écrire ses<br />
carnets intimes. Il rencontre le photographe Peter Hujar, qui le pousse à exorciser<br />
ses démons et à se lancer dans une « vraie » carrière artistique. Rapidement, il sera<br />
obnubilé par l’homosexualité, dans ce qu’elle a de plus choquant aux yeux des<br />
homophobes : le sexe entre hommes. L’arrivée d’une maladie inconnue, et incurable<br />
- que certains petits malins nomment alors le « cancer gay », et qu’on appellera<br />
plus tard le sida -, complique encore les choses. Au bord du gouffre est un roman<br />
tout entier centré sur la maladie et l’homosexualité, la rage et le désir. Le livre d’un<br />
homme qui sait qu’il va mourir, qui voit ses amis et ses amants tomber comme
David Wojnarowicz<br />
des mouches autour de lui, mais qui ne peut s’y résigner : « J’ai levé les yeux vers<br />
lui. Il observait par la fenêtre un Portoricain sexy qui se tenait dans ta rue. Je lui<br />
ai demandé : « Si demain on te donnait une pilule qui te ferait mourir vite et sans<br />
souffrance, est-ce que tu la prendrais ? » « Non, a-t-il répondu, c’est encore trop tôt.<br />
-Y a trop de choses à faire. - C’est ça, a-t-il répondu. Y a encore beaucoup trop de<br />
choses à faire… » L’engagement, la responsabilité, la franchise, l’affi rmation et la<br />
colère sont des thèmes qui traversent toute I’œuvre de Wojnarowicz : « Ma colère<br />
vient essentiellement du refus de notre société de regarder la mort en face. Ce qui me<br />
fout en rogne c’est que LORSQUE L’ON M’A APPRIS QUE J’AVAIS CONTRACTÉ LE<br />
VIRUS J’AI TOUT DE SUITE COMPRIS QUE C’ÉTAIT SURTOUT CETTE SOCIÉTÉ<br />
MALADE QUE J’AVAIS CONTRACTÉE. » Ses photos et ses collages, ses livres et ses<br />
performances posent la question de la représentation du sexe, surtout homosexuel,<br />
dans la société américaine contemporaine. De manière franche et brutale,<br />
Wojnarowicz pointe du doigt l’hypocrisie, en désigne les responsables, exhorte<br />
les victimes à réagir et à ne pas se laisser faire. Pas étonnant que son exposition<br />
Witnesses et son travail en général soient la cible des associations familiales et<br />
7
David Wojnarowicz<br />
8<br />
catholiques, qui réclament son interdiction au prétexte suivant : « Les gays meurent<br />
par milliers du sida, pleurant de rage contre ce qu’ils ne peuvent avoir : le respect d’un<br />
mode de vie que les Américains ne respectent pas, des millions pour la recherche médicale<br />
qui les sauveraient des conséquences de leurs tendances suicidaires. Franchement, les<br />
gays sont des âmes perdues, se battant contre le créateur de l’humanité, engagés dans<br />
une guerre qu’aucun humain ne pourra gagner. » Le travail de Wojnarowicz est,<br />
avec celui du groupe d’artistes activistes Gran Fury, intrinsèquement lié à Act Up,<br />
l’association de lutte contre le sida qui réunit, à la fi n des années 80, la crème<br />
des homos new-yorkais. À cet instant de l’histoire, on ne sait pas vraiment qui,<br />
de Gran Fury, Wojnarowicz ou Act Up, a le plus nourri l’autre, et, à la limite,<br />
on s’en fout. Force est de constater que le travail de Wojnarowicz est tout entier<br />
porté par la philosophie act-upienne résumée dans ce slogan : « Silence = Death ».<br />
Comme dans ce portrait en noir et blanc où David a la bouche cousue (photo page<br />
précédente), ou dans ce texte émouvant et rageur publié en surimpression d’une<br />
photo sépia représentant deux mains bandées qui semblent réclamer l’aumône, ou<br />
dans cette série où il photographie son amant dans des situations diverses, le visage<br />
recouvert d’un masque de Rimbaud ou de Genet. Au bord du gouffre, partagé entre<br />
des paragraphes-pamphlets et des descriptions érotiques quasi subliminales, qui<br />
évoquent autant l’écriture de Genet que celle de Burroughs, est le livre d’un homme<br />
en colère qui dit tout simplement la vérité, une vérité cruelle à voir, à entendre et<br />
à lire parce qu’elle nous remet d’emblée face à nos responsabilités. C’est l’œuvre<br />
d’un homme qui vit dans un monde qu’il n’imaginait pas si hostile, où l’on n’a pas<br />
le droit d’être différent du modèle hétérosexuel blanc, où tout le monde se fout<br />
que le sida tue chaque jour davantage parce que c’est une « maladie de pédés », où<br />
les politiques, inactifs, ont du sang sur les mains. Ce n’est peut-être pas un hasard<br />
si ce livre bouleversant est publié en même temps que The End, le troisième livre<br />
de Didier Lestrade (lire page 34). Ce sont des brûlots écrits par des auteurs qui ne<br />
peuvent - ou ne pouvaient - plus se taire, comme l’écrit Wojnarowicz : « Comprenant<br />
que je n’avais plus rien à perdre, je laissai mes mains devenir mes armes, mes dents<br />
devenir des armes, chaque os et chaque muscle et chaque fi bre et chaque goutte de sang<br />
sont devenus des armes, maintenant je suis paré pour le restant de mes jours. »<br />
Patrick Thévenin, mars 2004
▌L’ÉPUISEMENT<br />
DU DÉSIR<br />
David Wojnarowicz<br />
Le Matricule des anges<br />
En mettant sa vie en littérature, l’artiste américain David Wojnarowicz offre un<br />
livre à la narration éclatée.<br />
Les années 1980. Le sida. Les États- Unis. La communauté gay. Violence, sexe,<br />
mort et drogue. Voici la terre sur laquelle David Wojnarowicz plante ses ongles. Au<br />
bord du gouffre se dessine comme le livre de toute une vie, celle d’un artiste complet<br />
(peintre, sculpteur, photographe, performeur et écrivain) engagé dans son temps,<br />
luttant contre l’Amérique homophobe, mort du sida en 1992 à l’âge de 37 ans.<br />
Roman, essai ou poème ? Au bord du gouffre est tout cela à la fois. Et .plus encore,<br />
car le texte agrippe un nombre infi ni d’images violentes, se balançant toujours<br />
entre autobiographie et hallucinations, réalité et fantasme. Et le livre ne choisit<br />
pas son camp. En parcourant les hallucinations furieuses des premières pages, on<br />
songe à la capacité de révolte de Lautréamont ou de Rimbaud. L’auteur tente de<br />
sortir de la réalité par la porte du désir mais le réel reste fi nalement à sa place :<br />
« ... désormais, je suis un homme qui fait cinq mètres de haut et pèse deux cent soixantequatorze<br />
kilos et se cache dans un corps d’un mètre quatre-vingt et je ne sens rien que<br />
la pression je ne sens rien que la pression et il faut qu’elle s’échappe, » Expérimental ?<br />
Sans souci de continuité en tout cas, c’est-à-dire fi nalement à l’image de la vie<br />
de Wojnarowicz. Saisir les pulsations vitales, révéler la beauté de la chaotique<br />
existence d’un artiste homosexuel évoluant dans le New York underground des<br />
années 80. La cohérence de l’ensemble ne fait aucun doute, Au bord du gouffre<br />
est un livre aussi déchiré que déchirant, proposant de multiples entrées. C’est<br />
également le livre d’un épuisement, celui de l’écrivain qui se prépare à mourir.<br />
Progressivement, à mesure que les années défi lent, le sida fait son entrée dans la<br />
vie donc dans le récit de Wojnarowicz. Et le texte se transforme. La maladie gagne<br />
du terrain et fi nit par infecter le roman entier. L’auteur décrit la disparition de<br />
plusieurs de ses amis avant d’aborder la relation de son propre déclin. Dans cet<br />
univers avide de sensations fortes, entre étreintes anonymes et came, le sida fait son<br />
lit et pousse la littérature de Wojnarowicz à devenir un moment plus revendicative,<br />
moins poétique. Ainsi, certaines pages d’Au bord du gouffre tiennent presque du<br />
reportage, du témoignage hypersensible en tout cas. « Je ne vieillirai pas mais<br />
j’en ai peut-être envie. Et il n’y a sans doute rien pour me sauver bien que tous mes<br />
rêves d’enfant et tous mes rêves de jeune homme soient tombés à genoux à l’intérieur<br />
de mon crâne. » Avec une telle chute en bout de phrase, on a la preuve que le<br />
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David Wojnarowicz<br />
10<br />
littéraire ne disparaît jamais du champ de l’artiste. Il se coule plutôt dans une rage<br />
grandissante car Wojnarowicz habite une prison organique qui, si elle fl irte souvent<br />
avec la mort, refuse aussi de capituler grâce à la colère et la vie qui l’animent :<br />
«... et tous les matins je me réveille dans cette usine à tuer qu’est l’Amérique et je<br />
trimbale ma rage tel un œuf gorgé de sang et la ligne est ténue entre le dedans et le<br />
dehors la ligne est ténue entre la pensée et l’action cette ligne est formée de sang de chair<br />
et d’os… » La beauté d’un tel texte réside assurément dans son caractère composite<br />
et brut. L’auteur va jusqu’à transcrire des enregistrements de discussions qu’il a<br />
eues avec ses amis concernant un compagnon disparu. Avancer sur la lame d’un<br />
rasoir sans jamais tomber d’un côté ou de l’autre, en choisissant toujours de rester<br />
au milieu, sur la lame qui tranche le pied à mesure qu’on progresse. Et si les mots de<br />
la fi n du livre frappent encore plus fort, c’est qu’ils viennent tout droit de l’enfance<br />
maltraitée de l’écrivain et de son refus de toute forme de ségrégation. À ce titre, les<br />
ultimes pages renferment les passages les plus poignants. Ces derniers abordent les<br />
jeunes années de l’auteur, et si ces moments mettent longtemps à refaire surface,<br />
c’est qu’ils sont couverts d’une épaisse couche de violence impossible à oublier. Les<br />
scènes sont livrées par bribes. Les instantanés qui closent Au bord du gouffre font<br />
songer au Portrait de l’enfant de Louis Calaferte, à cette tentative de construction/<br />
déconstruction de l’être par la mise en mots de l’horreur des souvenirs, cela même<br />
si l’auteur américain se révèle plus lyrique que le français, moins obsédé par le<br />
dépouillement. Une chose est sûre, les deux hommes sont animés par un même<br />
souci de vérité vital. Ils sillonnent en tout cas des territoires où il est impossible de<br />
tricher : « Le plus âgé d’entre eux était un brun basané de dix-neuf ans qui fabriquait des<br />
pistolets à partir de pinces à cheveux avec lesquels ils tiraient dans les yeux des écureuils<br />
pour les énucléer. »<br />
Benoît Broyart, avril 2004
▌Hell<br />
David Wojnarowicz<br />
Les Inrockuptibles<br />
Artiste multimédia, proche de Nan Goldin et Lydia Lunch, David Wojnarowicz<br />
livrait, un an avant sa mort, le récit des énnées sida et arty du New York<br />
underground. « Manhattan est en train de sombrer comme une pierre dans les<br />
eaux gluantes de l’Hudson » (Roméo Had Juliette) : en 1989, un célèbre expert en<br />
naufrages nommé Lou Reed annonçait l’engloutissement imminent de la capitale<br />
de la culture occidentale. Un tantinet apocalyptiques, ses chansons sonnaient le<br />
glas d’une décennie durant laquelle, des pistes de danse du Studio 54 aux romans<br />
de Jay Mcinerney ou Tom Wolfe, la légende cocaïnée du New York fêtard avait<br />
fait tourner pas mal de têtes - couronnées, perruquées ou simplement très aérées<br />
entre les oreilles. Mais, publié en France treize ans après sa parution américaine<br />
(et douze ans après la mort de son auteur). Au bord du gouffre est au New York<br />
de Lou Reed ce que les fi lms de Larry Clark sont à ceux de Woody Allen. Soit<br />
une plongée au trente-sixième dessous de la déchéance urbaine, avec escales aux<br />
trois sommets du triangle des Bermudes que constituaient, durant les années 80,<br />
Times Square (prostitution et pornographie), Alphabet City (dope) et rives de<br />
l’Hudson (stakhanovisme gay, tendance cuir, clous et castagne). Bien amoché par<br />
une enfance passée dans un New Jersey tout droit sorti d’un cauchemar d’Harmony<br />
Korine, David Wojnarowicz cherche refuge de l’autre côté de l’Hudson, où ses<br />
talents d’artiste multimédia lui vaudront plus tard une certaine notoriété. Pour un<br />
gamin gay, héroïnomane et contraint, pour gagner sa croûte, à se prostituer, le<br />
seul fait de vivre dans le Manhattan de la « Me décade » - cette période qui vit un<br />
écart vertigineux se creuser entre les bénéfi ciaires de l’ultra-libéralisme reaganien<br />
et les laissés-pour-compte des centres urbains - aurait suffi à justifi er un certain<br />
énervement. Avec les premiers ravages du sida - accompagnés aux États-Unis par<br />
un cortège de dérives homophobes, souvent d’inspiration religieuse - Wojnarowicz<br />
et ses proches deviennent carrément enragés. D’où, dans les passages les plus<br />
polémiques du livre, la certitude d’être né « dans un monde préfabriqué, au sein d’un<br />
pays peuplé de zombies ». Mais, au-delà de stridences répétitives évoquant parfois un<br />
Michael Moore ayant pris ses pénates idéologiques chez Act Up, Au bord du gouffre<br />
constitue surtout une remarquable évocation d’un monde en sursis, remémoré par<br />
« un jeune homme qui se souvient de son passé désordonné » et chante « les mouvements<br />
minuscules des corps sur les docks, les gémissements en contrebas sur les planches dans<br />
la nuit, les phares obliques des voitures dans le lointain, les avions qui plongent en<br />
11
David Wojnarowicz<br />
12<br />
signe de profonde reddition devant les étreintes coupables » Car si le virus HIV fut<br />
aussi fatal à la communauté gay new-yorkaise que l’alliance entre l’empire Disney<br />
et la politique sécuritaire d’un maire républicain le fut au turbulent folklore de la<br />
42° Rue, le livre de Wojnarowicz - mort du sida - entrelace pamphlet politique et<br />
chronique autobiographique pour longuement donner la parole aux plus nihilistes<br />
et autodestructeurs des fi ls perdus de « cette illusion appelée Amérique ».<br />
▌Un<br />
fi ls perdu de l’Amérique<br />
Bruno Juiffi n, 3 mars 2004<br />
L’Humanité Hebdo<br />
Exposition. Trop furieux. Trop insatiable. Trop exalté. Trop désespéré. Trop<br />
inclassable. David Wojnarowicz se livre à nu en photos et vidéos. David Wojnarowicz<br />
déclare qu’il crée chaque peinture, chaque photographie, chaque phrase comme si<br />
c’était la dernière.<br />
Du temps a passé. Beaucoup. Douze ans depuis que David Wojnarowicz est<br />
mort du sida à trente-huit ans. Sur place, à New York, ses amis, parmi lesquels<br />
Nan Goldin, ont fait ce qu’il fallait pour rendre hommage aux talents sulfureux<br />
et muitiformes de cet artiste féroce que la pratique virtuose de la poésie, de la<br />
peinture, de la sculpture, de la photographie, de la vidéo, de la performance, ne<br />
suffi sait pas à apaiser. En 1985, il avait été choisi pour exposer à la fameuse Whitney<br />
Biennal. En 1999, sept ans après sa mort, une grande exposition rétrospective,<br />
« Fever », s’est tenue au New Muséum de New York. Un vécu d’enfant violenté,<br />
un vagabondage à la Kerouac, un apprentissage de la vie via l’homosexualité, la<br />
prostitution occasionnelle, le rejet, la culture punk : un itinéraire qui le rend enragé.<br />
Quand il s’est trop épuisé à batailler contre la bêtise, le sexisme, l’homophobie<br />
institutionnelle, la politique ultraconservatrice de Ronald Reagan, les intégristes<br />
religieux de l’extrême droite américaine qui ont décidé de lui faire la peau, il va<br />
bomber des maisons en feu sur les devantures des galeries d’art. Puis il s’attelle à<br />
de grandes fresques dans un entrepôt abandonné qui deviendra bientôt, grâce à lui<br />
et à sa cohorte d’amis arlistes l’East Village Art. Quand il n’en peut plus, il lui reste<br />
l’imprécation, le monologue, le happening. Il se déchaîne ou se coud la bouche.<br />
C’est selon. On a rarement vu pareille radicalité ! Aujourd’hui, Paris se souvient de
David Wojnarowicz<br />
lui. Son livre culte, Au bord du gouffre, enfi n traduit (par Laurence Viallet), est publié<br />
dans la collection Désordres, qui n’a jamais aussi bien porté son nom, au Serpent<br />
à plumes. D’autres œuvres, plastiques, viennent d’être montrées à la FNAC. Enfi n,<br />
une exposition-installation, organisée par son amie Marion Scemama, à laquelle<br />
nombre de ses œuvres sont dédiées, aura lieu du 20 au 24 avril, à la galerie Eof,<br />
avec le soutien d’Act Up, qui, à l’annonce de sa mort, avait organisé une retraite aux<br />
fl ambeaux dans les rues de Manhattan pour exprimer sa colère. On pourra, grâce<br />
à des photos, des vidéos, des installations, se familiariser avec l’univers fi évreux<br />
de David Wojnarowicz qui, apprenant sa séropositivité, déclarait : « Lorsqu’on<br />
m’a appris que j’avais contracté le virus, j’ai tout de suite compris que c’était surtout<br />
cette société malade que j’avais contractée. » Au-dessus de la photo représentant sur<br />
son lit d e mort Péter Hujar, illustre photographe devenu son amant, son mentor,<br />
son ami, il avait aussi écrit : « Et je trimballe ma rage tel un œuf gorgé de sang, et<br />
la ligne est ténue entre le dedans et le dehors, et la ligne est ténue entre la pensée et<br />
l’action, cette ligne est formée de sang, de chair et d’os, et je me surprends de plus en<br />
plus fréquemment à rêver tout éveillé que je trempe des fl èches amazoniennes dans du<br />
sang contaminé puis les plante en plein dans la nuque de certains hommes politiques. »<br />
Le poète William Burroughs ne s’était pas trompé sur son talent, qui écrivait :<br />
« David Wojnarowicz déclare qu’il crée chaque peinture, chaque photographie, chaque<br />
phrase comme si c’était la dernière. (Lorsque nous sommes directement confrontés à la<br />
mort, à cet instant-là, nous sommes immortels.) Il dit que la chose la plus dangereuse,<br />
la plus subversive que nous puissions faire est d’observer et de voir la structure de la<br />
société ou de la réalité. Lorsqu’on la voit, elle disparaît. » Le philosophe français Félix<br />
Guattari, décrivant ses toiles « résultant d’une superposition de strates de collages, de<br />
photocopies, de pochoir et de peinture acrylique », répertoriait « une gamme de thèmes<br />
qu’il ne cessait d’approfondir : à côté de la maison qui explose, les cartes du monde<br />
déchirées, des dollars collés en série, des têtes à la bouche cousue, des hommes armés<br />
de revolver, une colonne grecque, etc. ». Et il ajoutait : « II ne s’agit ici nullement de<br />
citations et d’un éclectisme postmodernistes car l’intention de David Wojnarowicz est<br />
explicitement idéologique : il entend par son message toucher le maximum de monde. Il<br />
s’agit, pour lui, de forger des armes imaginaires de résistance aux pouvoirs établis (...)<br />
La représentation n’est pas seulement là pour donner à voir passivement des formes<br />
signifi catives, mais pour déclencher un mouvement existentiel sinon de révolte, du moins<br />
de créativité existentielle. Alors que tout semble dit et redit au point où nous en sommes<br />
de l’histoire de l’art, quelque chose émerge du chaos de David Wojnarowicz qui nous<br />
place devant notre responsabilité d’être pour quelque chose dans le cours du mouvement<br />
du monde. » L’exposition ne dure que quatre jours. Courez-y !<br />
Magali Jauffret, samedi 17 et dimanche 18 avril 2004<br />
13
David Wojnarowicz<br />
14<br />
▌SUR<br />
LES QUAIS<br />
Le Monde 2<br />
Vers l’âge de 9 ans, en 1963, David Wojnarowicz faisait le tapin dans les rues<br />
de New York. On ne sait pas exactement comment il s’en est tiré, mais il est resté<br />
dans la rue, écrivant de mauvais poèmes sur un petit carnet déglingué, dessinant au<br />
pochoir sur les voitures abandonnées du Lower East Side. « Une fois, raconte-t-il à<br />
Nan Goldin, on a chopé cinquante kilos d’os de vache ensanglantés et on les a jetés dans<br />
l’escalier de Leo Castelli [galerie d’art] [...] avant de s’enfuir en courant. Ça s’est passé<br />
un samedi après-midi. Personne n’a bronché. »<br />
En 1982, avec une trentaine de types dans son genre, il investit un entrepôt<br />
désaffecté pour faire de l’art. En ces années post-Warhol, c’est dans la bande à Wojna<br />
qu’il faut être. D’ailleurs les marchands s’en mêlent et ça gâte tout. Wojnarowicz<br />
écrit Au bord du gouffre, un livre que William Burroughs aime beaucoup. À 38 ans,
David Wojnarowicz<br />
il meurt du sida. Treize ans plus tard, Laurence Viallet et les éditions Désordres<br />
commencent à publier les écrits de David Wojnarowicz. Il était temps. Bravo.<br />
Pour vous situer un peu ces Chroniques des quais, elles sont aux Chroniques<br />
de San Francisco ce que le Krug Clos du Mesnil est à la blanquette de Limoux.<br />
D’ailleurs, ce sont plus des nouvelles que des chroniques, plus des rencontres que<br />
des portraits, des amours plus que des hommages.<br />
L’écriture est singulière en ceci qu’elle se forme au fi l des récits. Ça commence<br />
comme une enquête, une interview. Très vite, l’œil du peintre s’en mêle, il assemble<br />
la couleur des mots selon une mystérieuse esthétique du trouble, du violent. « Je<br />
suis attiré par le chaos à cause de toutes ses possibilités. » Peu à peu, du jeune mec<br />
traînant sur Market Street au jeune garçon dans un restaurant de fruits de mer, le<br />
style prend tournure, narquois, tendre et vengeur. Le scribe de la débine pénètre<br />
l’intimité de sa ménagerie avec la jubilation du prodigue à qui tout est permis :<br />
le veilleur de nuit du sex-shop, le routier du Kentucky dans les Rocheuses, les<br />
michetons malhabiles, les tueuses, les travelos, Wojnarowicz ne sait plus quoi en<br />
penser, de ces salauds, de ces idiots, de ces camés assassins, il les adore parce qu’il<br />
en est sorti et qu’ils sont devenus sa pitance, pardon, sa matière littéraire, c’est-àdire<br />
qu’ils sont à lui, et il va les dépouiller, comme ça se fait entre junkies, sondant<br />
les abysses de la compassion et du vice. L’humidité des lieux fi ltre nos ambitions<br />
morales.<br />
On pourrait alors penser à un livre interminable, une succession de nouvelles<br />
qui ne mènent à rien. Après tout, les quais, où mènent-ils ? Est-ce qu’on en voit<br />
jamais le bout ?<br />
Mais l’art est une promesse tenue, et à la fi n, David Wojnarowicz ouvre le carnet<br />
déglingué d’un enfant-loup, lui-même. Commence alors le roman de sa vie : « Je me<br />
suis réveillé dans le pieu d’un mec au milieu de la nuit et j’ai pigé que les choses n’avaient<br />
pas tant changé que Ça depuis que je n’étais plus à la rue. » On n’a plus de doute que<br />
c’est un chef-d’œuvre.<br />
Christophe Donner, 5 novembre 2005<br />
15
David Wojnarowicz<br />
16<br />
▌LA<br />
DÉTRESSE À L’OMBRE DES GRATTE-CIEL<br />
Chroniques des quais de David Wojnarowicz.<br />
Le Monde<br />
Source d’inspiration, New York l’a été de bien des façons, mais rarement de manière<br />
aussi ténébreuse et violente, aussi souterraine, inquiétante et pourtant bouleversante<br />
que chez David Wojnarowicz. Écrites dans les années 1970 et au début des années<br />
1980, ces Chroniques des quais font surgir une ville située aux antipodes de la cité<br />
fl amboyante des hauteurs : celle des clochards et des âmes en peine, des enfants qui<br />
font le tapin, des travelos, des chômeurs et de toute une monstrueuse détresse tapie<br />
à l’ombre des gratte-ciel. David Wojnarowicz, lui-même enfant pauvre, prostitué dès<br />
l’âge de 9 ans et mort du sida en juillet 1992, à 38 ans, ne s’est pas contenté d’être<br />
un écrivain et un poète. Dans sa fi èvre de création, il a aussi pratiqué la sculpture,<br />
la peinture, la photographie, la vidéo et la performance. Mais c’est sans doute par<br />
l’écriture qu’il est allé le plus loin dans l’exploration des profondeurs, comme le<br />
montrait déjà son précédent livre, Au bord du gouffre.<br />
Déchirante solitude<br />
Pour dire la violence faite aux enfants, l’amertume des désirs sexuels jamais<br />
assouvis, les ressacs de la pauvreté, la solitude de qui a vu sa vie basculer dans le<br />
fossé, Wojnarowicz a choisi la forme du fragment. Aussi ces chroniques formentelles<br />
un ensemble atomisé, bien que parfaitement cohérent, suite de portraits<br />
anonymes titrés, précisément, comme de véritables tableaux (« Fugueuse de<br />
quatorze ans », « Femme d’une vingtaine d’années à Times Square », « Homme<br />
le soir de Noël sous la pluie le long de l’Hudson à 3 heures du matin ») — ou<br />
plutôt comme des instantanés photographiques, avec cette manie de la précision<br />
temporelle qui inscrit le portrait dans l’ordre du récit. Car ce sont des histoires<br />
qui se racontent là, sous forme de monologues adressés à un interlocuteur lui<br />
aussi anonyme. Des bouts d’existence arrachés à l’obscurité, cadre naturel de ces<br />
rencontres dont beaucoup se produisent de nuit, principalement à New York, mais<br />
aussi dans d’autres coins des États-Unis.
David Wojnarowicz<br />
Histoires vraies, comme l’affi rmait l’auteur ou inventées ? Les deux sans doute, et<br />
là n’est pas l’essentiel. Le plus important, c’est la force poétique et le rythme brûlant<br />
de ces textes, dont certains sont d’une extraordinaire crudité ou d’une brutalité<br />
terrifi ante. Ainsi du chant de cette « jeune femme dans un café du Lower East<br />
Side », qui rêve de « faire un fi lm sur une femme qui tue quelqu’un (...), le massacre,<br />
le démembre, lui ouvre le ventre (...), et après tout ça elle s’assoit au milieu de tout<br />
ça, les vêtements et les mains et le visage couverts de sang et elle se met à chialer ».<br />
Fiévreuses, apocalyptiques, les voix qui s’élèvent de ces chroniques sont celles de<br />
la fi n d’un monde.<br />
Raphaëlle Rérolle<br />
17
David Wojnarowicz<br />
18<br />
▌Interview<br />
de David Wojnarowicz<br />
par Nan Goldin<br />
NG : Tu viens de publier un nouveau livre, Au bord du gouffre [Close to the<br />
Knives]. Parle-moi de l’épilogue. Il paraît que c’est ton passage préféré.<br />
DW : Ouais. Il y a quelques mois, je suis allé au Mexique, et j’étais très<br />
malade. [...] Je suis allé dans le Yucatan. J’étais malade comme un chien, et<br />
j’étais avec Tom et on avait vu une affi che pour une corrida dans un quartier<br />
mal famé. Il voulait y aller, moi j’étais plus mitigé. Je me sentais très mal, et<br />
j’étais dans cette chambre d’hôtel à regarder des dessins animés avec cette souris<br />
Mexicaine qui parle espagnol, ça m’épuisait totalement. Je croyais vraiment que<br />
j’allais devenir fou. Et je me sentais incroyablement excité sexuellement, comme<br />
cela m’arrivait par le passé, comme quand j’étais ado… tu sais cette lubricité<br />
désespérée, maraudeuse ? Alors je suis allé faire un tour et j’ai découvert ce parc<br />
à voitures au bout d’un parking de Mérida. Je traînais autour du parc à mater un<br />
type incroyablement beau qui déchargeait un camion. Si tu connais l’endroit, tu
David Wojnarowicz<br />
peux y aller et tu vois une espèce de vieux type au fond qui s’occupe des entrées,<br />
et pour une somme dérisoire tu peux louer un petit box. C’est juste à côté du<br />
parking, alors c’est l’endroit idéal pour rencontrer des garçons, dont aucun n’a<br />
les moyens de se payer des capotes, ce qui fait que cet endroit va très rapidement<br />
se transformer en un lieu de mort. J’avais un tel sentiment de lubricité, au coin<br />
de la rue, plongé dans une sorte de stupeur, dans des pensées de stupre, et … et<br />
c’est devenu très frustrant, alors je suis rentré et j’ai dit à Tom, « OK, allons voir<br />
la corrida ». Je m’étais dit que la vue du sang me secouerait, me tirerait peut-être<br />
de ma torpeur. Pendant la corrida j’ai pris des notes, c’était horrifi ant. Je veux<br />
dire, j’avais déjà vu des corridas à la Télé, à Mexico, et il y avait ce mec qui a<br />
tué le taureau – et j’ai soudain compris ce dont il s’agissait. Parce que c’étaient<br />
des moments incroyables, les corps masculins d’une beauté si extraordinaire<br />
que la mort semblait un paroxysme, un orgasme. Et d’un certain côté, cela<br />
tombait profondément sous le sens. Mais ces mecs étaient d’ignobles toreros, ils<br />
acculaient les taureaux dans l’arène. Pendant que j’assistais à la corrida, je me<br />
suis mis à écrire, et je me suis rappelé certains événements qui se sont déroulés<br />
pendant mon enfance, ma première expérience sexuelle lorsque j’avais six ou<br />
sept ans, les souvenirs de mon père, qui était une brute, un sadique, et toutes ces<br />
images violentes qui me reviennent de l’enfance. [...]<br />
NG : Connaissais-tu d’autres homosexuels quand tu étais petit ?<br />
DW : Ouais. Des mecs de trente, quarante ans. J’ai toujours dit que j’avais fait<br />
ma crise de la quarantaine à seize ans. Parce que je traînais avec des types plus<br />
âgés qui me ramassaient à Times Square. Et je connaissais tellement bien leurs<br />
mécanismes mentaux que je pensais ne jamais traverser ce qu’ils traversaient, grâce<br />
à cette intime connaissance. Je n’ai jamais eu peur de vieillir, en fait, j’adore l’idée<br />
de vieillir, surtout actuellement. Je serais très heureux d’être un vieillard de quatrevingt-dix<br />
ans, avec ma canne, à donner des coups sur la tête des autres. [...]<br />
NG : Quand as-tu commencé à ressentir du désir ?<br />
DW : Mes premières sensations de désir sont apparues un jour que j’étais assis<br />
sur le canapé. Ma belle-mère et ma demi-sœur et mon frère sont partis chercher<br />
mon père à la gare routière. Il partait toujours pour des semaines ou des mois. Je<br />
feuilletais le programme télé et je suis tombé sur une pub pour un savon avec un<br />
type sous un torrent d’eau, qui se savonnait. Il y avait quelque chose sur son visage,<br />
ses lèvres, ses bras, ses biceps… j’étais en transe. Ça a dû durer une heure et demie.<br />
Tout à coup, j’ai entendu le bruit d’une voiture qui se garait dans notre allée, j’ai<br />
violemment refermé le magazine, je l’ai caché, et j’ai fi lé dans ma chambre. Quand<br />
j’y repense, je crois que c’est la première fois que j’ai éprouvé du désir, et de la<br />
culpabilité.<br />
19
David Wojnarowicz<br />
20<br />
NG : Tu as écrit au sujet de cette ligne qui te sépare de l’auto destruction.<br />
DW : J’en parle. Je parle aussi de ce que cela signifi e que de revenir de<br />
l’autodestruction. La plupart de mes amis me semblent être des lutteurs. Ce sont eux<br />
qui rendent ce monde vivable. Les émotions m’apportent du réconfort, dans cette<br />
vie. De voir les gens revenir de la drogue, ou d’autres comportements compulsifs…<br />
des gens qui luttent pour s’en sortir… Il y a peu de choses qui m’autorisent à dire<br />
que je suis heureux, dans cette vie, mais j’aime vraiment voir les gens s’en sortir,<br />
et j’ai vraiment l’impression qu’ils reviennent pour combattre l’état, mais d’une<br />
manière qui ne sera plus autodestructrice.<br />
NG : J’ai l’impression que dans ton travail, et particulièrement dans l’écriture, tu<br />
te plonges dans tout cela les yeux grands ouverts, et tu vas aussi loin que possible.<br />
Comment se fait-il que tu te sentes suffi samment à l’aise pour agir ainsi ?<br />
DW : Si une chose me dérange, m’effraie, me menace, ça me met hors de moi.<br />
Cela me rend dingue de ressentir cette pression qui exige que je me sente coupable<br />
ou apeuré. La seule façon d’annihiler ce sentiment, c’est de plonger dans la peur<br />
et d’en saisir les contours. Une fois que je les décèle, je n’ai plus peur. La seule<br />
façon dont j’ai pu survivre à ma vie, c’était en fourrant mes doigts dedans, et de<br />
me coltiner tout cela bien que je sache que c’était tabou, en quelque sorte. Lorsque<br />
j’étais plus jeune, je me sentais coupable de regarder la mort, ou de regarder toutes<br />
ces choses glauques autour de moi et d’en parler. Même lorsque j’étais môme, les<br />
gens semblaient me trouver lugubre ou bizarre. [...]<br />
NG : Et comment fais-tu transformer cette horreur en un truc avec lequel tu<br />
arrives à vivre ? Grâce à l’écriture ?<br />
DW : Ouais. Et je pense que ça se transforme très rapidement en rage. Toute ma<br />
vie j’ai ressenti de la rage par rapport à ce qu’on appelle la « société ».<br />
NG : Tu écris pour te soulager de ce que tu observes, mais est-ce aussi parce que<br />
tu penses qu’il est important de laisser une trace ? Il me semble que l’amérique, c’est<br />
le territoire du révisionnisme par excellence.<br />
DW : Tout à fait. Mes deux impulsions principales pour écrire ce livre étaient :<br />
si un jeune tombe sur ce bouquin et se sent moins seul, ce sera formidable.<br />
J’ai beaucoup souffert quand j’étais adolescent, parce que je n’ai jamais eu<br />
l’impression qu’il y avait des choses dans ce monde qui refl étaient ce que j’étais.<br />
Mais je voulais aussi laisser une trace, témoigner. Parce qu’une fois que ce corps<br />
m’aura laissé tomber, j’aimerais que mon expérience continue de vivre. C’était un<br />
soulagement absolument de mettre des mots sur ces choses-là, un soulagement<br />
incommensurable.<br />
NG : Comment es-tu passé de la vie à la rue à la vie dans le Lower East Side ?
David Wojnarowicz<br />
DW : Je suis allé dans ce centre de réinsertion pour ex-détenus. Ils ont jugé mon<br />
cas tellement désespéré qu’ils ont pensé que j’allais devenir un vrai délinquant s’ils<br />
ne me prenaient pas. Puis j’ai fait des travaux manuels ici à New York et des petits<br />
boulots. Au bout du compte, les mêmes conneries que je fais maintenant, tu sais.<br />
[Rires] Dans le monde de l’art. Je fouillais dans les poubelles de la société.<br />
NG : Quand as-tu commencé à montrer ton travail au public ?<br />
DW : Aux alentours de 1982. Un branleur de SoHo a appelé Peter Hujar pour lui<br />
demander s’il savait qui faisait ces dessins au pochoir sur les voitures abandonnées<br />
du Lower East Side. [...] Pendant quelque temps, j’ai fait ça puis je me suis baladé<br />
dans SoHo et j’ai dessiné des maisons en feu sur les portes de toutes les galeries,<br />
à la bombe. Je faisais aussi des happenings, avec Julie Hair, une fois on a chopé<br />
cinquante kilos d’os de vache ensanglantés et on les a jetés dans l’escalier de Leo<br />
Castelli [galerie d’art], puis on a dessiné une assiette vide et un couteau et une<br />
fourchette sur le mur, avant de s’enfuir en courant. Ça c’est passé un samedi aprèsmidi.<br />
Personne n’a bronché. [...]<br />
NG : Quel effet voudrais-tu que ton travail produise ?<br />
DW : Je voudrais que certaines personnes se sentent moins seules, c’est ce qui<br />
compte le plus pour moi, ce qui a le plus de sens. Je pense qu’une partie du livre<br />
puise sa source dans le fait que j’ai tellement souffert lorsque j’étais môme parce que<br />
je pensais que je venais d’une autre planète.<br />
NG : Beaucoup de gens que je connais te considèrent comme une sorte de<br />
conscience morale de notre époque. Qu’en penses-tu ?<br />
DW : Je veux que les gens m’entendent. Je veux être compris et reconnu, d’une<br />
certaine manière. Mais de là à croire que ce que je fais a assez de poids pour changer<br />
les choses ? Je n’en sais rien.<br />
NG : Pour moi, oui. Pour beaucoup d’autres gens aussi.<br />
DW : C’est bien, mais vous aussi vous avez cette infl uence sur moi. Nous avons<br />
de l’infl uence les uns sur les autres, il faut s’ouvrir suffi samment pour que les autres<br />
se sentent moins seuls. Nous sommes capables d’avoir une réelle infl uence les uns<br />
sur les autres, un effet positif qui nous nourrit. Mais j’chuis pas Jésus. [Rires]<br />
21
David Wojnarowicz<br />
22<br />
▌L’ART<br />
DE <strong>DAVID</strong> <strong>WOJNAROWICZ</strong><br />
William S. Burroughs<br />
Rien n’existe avant d’avoir été observé par un observateur « sensible au sens »<br />
(John Wheeler). Rien n’existe sans être observé.<br />
David est un artiste qui a la même conception du rôle de l’artiste que moi :<br />
l’artiste est un observateur sensible, il crée et façonne la structure de la réalité par<br />
son observation précise et sensible.<br />
L’on sait qu’un cinquième seulement de l’iceberg sort de l’eau… examinons ce<br />
fait : un artiste peut être jugé d’après la quantité d’iceberg au-dessous du niveau de<br />
rationalité consciente qu’il peut révéler.<br />
Le syndrome de Stendhal nous a donné une règle grâce à laquelle nous pouvons<br />
juger l’art. Stendhal pensait que les œuvres les plus importantes que l’on voit au<br />
musée provoquaient évanouissements, maux de tête, parfois une légère fi èvre.<br />
Quelle est donc la qualité stendhalienne d’une œuvre d’art donnée ? Quelle serait la<br />
note octroyée par Stendhal ?<br />
Observez Late Afternoon in the Park – vous ressentez immédiatement le choc<br />
d’une révélation surprenante, horrifi ante. Oui, vous comprenez ce que ce tableau<br />
veut dire, au plus profond de vos cellules et de vos molécules.<br />
David Wojnarowicz déclare qu’il crée chaque peinture, chaque photographie,<br />
chaque phrase comme si c’était la dernière. (Lorsque nous sommes directement<br />
confrontés à la mort, à cet instant-là nous sommes immortels.) Il dit que la chose<br />
la plus dangereuse, la plus subversive que nous puissions faire est d’observer et de<br />
voir la structure de la société – ou de la réalité. Lorsqu’on la voit, elle disparaît.<br />
Peut-être aucun des millions d’anonymes ne saura que le monde vient de fi nir,<br />
que l’opposition qui l’a fait naître vient de brutalement se retirer. Les cheminées des<br />
usines crachotent des inscriptions et des cartes, un chasseur avec un daim mais pas<br />
de ventre aperçoit soudain sa fi n.<br />
Seuls restent les artistes : Rimbaud dans un café, Rimbaud dans le métro, les<br />
chevaux en fl ammes, les gagnants qui n’obtiennent rien, les requins qui évoquent les<br />
Matrones américaines prêtes à mordre Mme Friquée-et-vulgaire et M. Absolument<br />
Insortable. En fi n d’après-midi, charbon et ordures où des insectes mutants se<br />
meuvent dans une obscurité palpable, un vent bleu traverse les rideaux du ciel<br />
pour tout emporter au loin.
▌<strong>DAVID</strong><br />
<strong>WOJNAROWICZ</strong><br />
David Wojnarowicz<br />
Félix Guattari<br />
C’est parce que l’œuvre créatrice de David Wojnarowicz procède de toute sa<br />
vie qu’elle a acquis une pareille puissance. C’est, en effet, par son œuvre plastique<br />
et ses textes littéraires qu’il s’est construit tel qu’il est aujourd’hui. Enfant très vite<br />
livré à lui-même, vivant d’expédients, s’adonnant à la prostitution dès l’âge de neuf<br />
ans, c’est la rencontre d’un adulte qui pressentit sa vocation d’artiste et d’écrivain<br />
qui devait réorienter radicalement son existence.<br />
Au commencement, son œuvre plastique consistait à faire des pochoirs sur les<br />
murs de New York, en particulier des bombardiers en fl ammes et des maisons qui<br />
explosaient. Jusqu’au jour où il se mit à faire de grandes fresques dans un entrepôt<br />
abandonné. Rejoint par une trentaine d’amis artistes, ce lieu fut investi durant trois<br />
mois jusqu’à ce que des journalistes s’en mêlent. C’est ainsi qu’est né L’East Village<br />
Art.<br />
Par la suite David Wojnarowicz devait être connu et participer à de très<br />
nombreuses expositions individuelles ou collectives. Mais la critique continue de<br />
le tenir à distance : il reste inclassable, irrécupérable.<br />
Pourtant l’authenticité de son travail portant sur l’imaginaire est tout à fait<br />
exceptionnelle. Sa « méthode » consiste à utiliser ses fantasmes et surtout ses<br />
rêves, qu’il note ou enregistre systématiquement, afi n de se forger une langue et<br />
une cartographie lui permettant littéralement de reconstruire en permanence son<br />
existence. C’est de là que vient la vigueur extraordinaire de son œuvre.<br />
Ses toiles aujourd’hui résultent d’une superposition de strates de collages, de<br />
photocopies, de pochoir et de peinture acrylique. On y retrouve une gamne de<br />
thèmes qu’il ne cesse d’approfondir : à côté de la maison qui explose, des cartes<br />
du monde déchirées, des dollars collés en série, des têtes à la bouche cousue, des<br />
hommes armés de revolver, une colonne grecque etc. Il ne s’agit ici nullement de<br />
citations et d’un éclectisme post-modernistes, car l’intention de David Wojnarowicz<br />
est explicitement idéologique : il entend par son message toucher le maximum de<br />
monde ; il s’agit pour lui de forger des armes imaginaires de résistance aux pouvoirs<br />
établis.<br />
Mais pour mieux comprendre comment il accroche ses fantasmes singuliers à<br />
une trame historique, écoutons-le commenter lui-mêrne les thématiques qui lui<br />
sont chères de la machine à vapeur et de la roue dentée : « Il s’agit de redonner un<br />
23
David Wojnarowicz<br />
24<br />
sens à l’Histoire. Par exemple, dans une peinture sur l’Ouest Américain, centré sur la<br />
Machine à vapeur, le train qui amène la culture blanche sur les terres habitées par les<br />
Indiens, exploitant et détruisant tout ce qui, sur son passage, serait susceptible de faire<br />
obstacle à son expansion. Étant donné que je n’étais pas né à cette époque, je ne peux<br />
en parler qu’à travers des éléments qui existent aujourd’hui, que je récolte à travers un<br />
voyage, des écrits, des images, des rêves, des symboles qui construiront un discours sur<br />
cette réalité rejetée par la culture blanche et édifi ée sur le sang des autres. »<br />
« L’utilisation du symbole d’une machine ou de ses rouages est importante parce que,<br />
au début de ce siècle, les futuristes avaient porté tous leurs espoirs sur la machine. Ils en<br />
arrivaient à la défi er, à la substituer à Dieu dans sa création. Elle allait libérer l’homme<br />
de son imperfection et lui permettre de disposer librement de sa vie. Or aujourd’hui,<br />
dans tous les pays industrialisés, sur le bord des routes, dans les terrains vagues, au<br />
bord des rivières, on aperçoit des machines rouillées, mortes, abandonnées, symbole d’un<br />
vestige aujourd’hui dépassé. C’est l’image même du sens de l’Histoire par compression<br />
du temps : une machine vidée de sa fonction comme une coquille vide, remplacée par la<br />
micro-informatique. La puce électronique est à son tour aujourd’hui déifi ée. Lorsque<br />
j’utilise l’image de circuit électronique dans mon travail c’est pour partir à la recherche<br />
de quelque chose dont le devenir est déjà fossilisé par le temps et l’Histoire… »<br />
Les amateurs d’art qui contemplent les œuvres de David Wojnarowicz ne<br />
donnent probablement pas la même signifi cation que lui à ces divers éléments.<br />
Mais la question n’est pas là ; ce qui importe c’est qu’à travers la concaténation des<br />
chaînons sémiotiques qu’il forge, il aboutisse à singulariser son message, de sorte<br />
qu’à partir de là il soit possible de reconstituer une énonciation processuelle. Il<br />
y a ainsi transfert d’une vocation de singularisation. La représentation n’est pas<br />
seulement là pour donner à voir passivement des formes signifi catives, mais pour<br />
déclencher un mouvement existentiel sinon de révolte, du moins de créativité<br />
existentielle. Alors que tout semble dit et redit au point où nous en sommes de<br />
l’Histoire de l’Art, quelque chose émerge du chaos de David Wojnarowicz qui<br />
nous place devant notre responsabilité d’être pour quelque chose dans le cours du<br />
mouvement du monde.<br />
Ce que David Wojnarowicz reproche à l’Art qui est sous les projecteurs<br />
aujourd’hui (les conceptuels, les minimalistes) c’est précisément qu’il ne fait<br />
que renforcer la destruction de l’imagination créatrice par un culte des formes<br />
préexistantes. Ce peintre écrivain est exemplaire en ce qu’il subordonne entièrement<br />
son processus de création au dévoilement quotidien de sa vie. Ainsi il réinjecte<br />
concrètement un principe de singularisation dans un univers qui n’a que trop<br />
tendance à s’adonner à une rassurance universaliste. Que David Wojnarowicz ait<br />
un rendez-vous pressant avec la mort ne fait que renforcer de façon dramatique<br />
cette singularisation. Porteur du virus du sida il intègre cette séquence de sa vie à
David Wojnarowicz<br />
la phase ultime de son œuvre en particulier écrite. Il refuse de façon véhémente la<br />
façon dont la société stigmatise les porteurs du Sida ; il retrouve à cette occasion<br />
les accents des grands mouvements des années soixante. Sa révolte contre la mort<br />
et la passivité mortifère de la société autour de ce phénomène donne un accent<br />
véritablement bouleversant à son œuvre de vie qui transcende littéralement le style<br />
de passivité et d’abandon à la pente entropique.<br />
▌<strong>DAVID</strong><br />
<strong>WOJNAROWICZ</strong> :<br />
PORTRAIT DE L’ARTISTE À L’ÈRE DU SIDA<br />
The Village Voice<br />
Le gosse, à l’âge de six ou sept ans, a fait le tour du pâté de maisons, étourdi<br />
par ce qu’il venait d’apprendre : « On meurt tous. Un jour on va tous mourir ». Ses<br />
petits camarades, une fois informés, ont éclaté en sanglots, et leurs parents se sont<br />
précipités hors de leur maison, et David Wojnarowicz a été traité de petit garçon<br />
tordu parce qu’il avait exposé cette vérité dure à entendre. Se souvenant de ce<br />
moment, David sourit : « C’était une métaphore pour le restant de ma vie. »<br />
En novembre dernier, David Wojnarowicz a été au centre d’une bagarre entre<br />
la NEA et une des principales institutions artistiques de NY, Artist Space. Le texte<br />
qu’il avait écrit pour un catalogue concernant une exposition tournant autour<br />
du sida et fi nancée par des deniers publics a fait la une des journaux. Ceux-ci se<br />
gargarisaient de la description que David avait faite du Cardinal O’Connor « Ce<br />
gros bouffi de cannibale devrait se faire sucrer l’exonération d’impôts dont il jouit sous<br />
prétexte qu’il tient une boutique sur la 5e avenue bourrée de croix gammées ambulantes »<br />
ou bien « Cette vieille bique en jupe noire ». Mais le réel objet du texte de David<br />
concernait un sujet un peu moins médiatique : la mort – et pas seulement la sienne :<br />
« LORSQUE L’ON M’A APPRIS QUE J’AVAIS CONTRACTÉ LE VIRUS J’AI TOUT DE<br />
SUITE COMPRIS QUE C’ÉTAIT SURTOUT CETTE SOCIÉTÉ MALADE QUE J’AVAIS<br />
CONTRACTÉE ».<br />
En décembre, à la suite du scandale, David a accepté de passer à la télévision,<br />
pour la Eleventh Hour, à condition qu’on ne puisse pas voir son visage. Il a porté<br />
le masque de Reagan pendant toute l’interview, et a balancé un grand nombre de<br />
25
David Wojnarowicz<br />
26<br />
statistiques. Puis il a lu, le dos tourné vers les caméras, le texte fi gurant sur la<br />
peinture ornant le mur de la galerie «…et je trimbale ma rage tel un œuf gorgé de<br />
sang… »<br />
Cette rage a été attribuée, pour l’excuser, par le directeur d’Artist Space à ce qu’il<br />
appelait : le diagnostic de David. Un critique d’art, qui suivait son travail depuis<br />
les débuts, l’a taxé de « victime du sida ». Et Newsday a posé sur son exposition<br />
actuelle à l’Université de Normal, dans l’Illinois (une rétrospective de son art),<br />
l’étiquette suivante : « exposition-sida ».<br />
David se sent obligé de dire des vérités dures à entendre parce qu’il a grandi<br />
dans une famille violente, et qu’il n’oubliera jamais la façon dont les voisins ont<br />
fermé les yeux et la bouche. Aujourd’hui, à trente-cinq ans, les souvenirs de son<br />
enfance émergent sous forme de vignettes cinglantes, chacune constituant un petit<br />
spectacle horrifi ant, mais qu’il ne parvient pas toujours à fi xer dans le temps. [...]<br />
Le père était marin [...]. La mère avait quinze ans lorsqu’ils se sont mariés. Il<br />
a commencé à maltraiter sa famille juste après la naissance du premier enfant. Sa<br />
femme a demandé le divorce et obtenu la garde des trois enfants lorsque David<br />
avait deux ans – mais apparemment, elle n’était pas très attachée à ses enfants. Il se<br />
rappelle une institution du New Jersey, évoquant un orphelinat à la Dickens, où ils<br />
ont atterri lorsqu’il avait trois ans – les passages à tabac et le manque de nourriture.<br />
Leur père les a kidnappés.<br />
Les enfants-otages se sont alors mis à déménager constamment […]. Le père<br />
passait généralement une semaine par mois à terre, une semaine de beuverie et<br />
de roustes, des coups de feu fusaient dans la maison, la belle-mère était menacée<br />
à l’aide d’un revolver braqué contre sa tempe. Pour David, les bois alentours sont<br />
devenus un havre de paix, et il adorait la faune, même les reptiles et les insectes. Il<br />
se rappelle le jour où son père a tué son lapin, et a forcé toute la famille à le manger<br />
au dîner.<br />
David se souvient avoir eu sa première expérience sexuelle aux environs de cinq<br />
six ans avec un garçon de quatorze ans. [...]<br />
La sœur aînée de David a retrouvé leur mère dans l’annuaire de Manhattan<br />
alors qu’il avait huit ans. Lors de leur première visite secrète, elle les a emmenés au<br />
Museum of Modern Art. David s’est ensuite mis à peindre. [...]<br />
Un mois plus tard, leur père leur a brutalement annoncé qu’ils retournaient<br />
vivre chez leur mère. David se souvient qu’il a remis les enfants à leur mère dans<br />
un restaurant à côté de Port Authority, après lui avoir dit que c’étaient des sales<br />
petits merdeux, une vraie perte d’argent. Après avoir passé plusieurs jours avec eux<br />
dans son studio de Hell’s Kitchen, la mère s’est rendu compte qu’elle avait commis<br />
une erreur. Mais elle les encourageait à s’exprimer, alors que leur père les battait
David Wojnarowicz<br />
s’ils montraient la moindre émotion. Du coup ils se bagarraient. Ils essayaient de<br />
s’entretuer. [...]<br />
Un jour, alors que David contemplait la vitrine d’un magasin de farces et<br />
attrapes, les nez rouges et les cigares qui explosent, un homme est venu vers lui et<br />
l’a câliné, lui demandant s’il avait envie de gagner dix dollars. David a chipé les dix<br />
dollars avant de s’enfuir sur son skateboard. Mais il avait appris qu’il pouvait gagner<br />
de l’argent en faisant certaines choses.<br />
Il a connu son premier client alors qu’il avait neuf ans, un homme rencontré à<br />
Central Park. On lui avait bien dit : ne monte jamais dans la voiture d’un inconnu.<br />
Alors David a pris le bus pour se rendre dans l’appartement du type. Il se souvient<br />
du poids de l’homme couché sur lui, la photo polaroïd, le sperme de l’homme.<br />
Lorsqu’il est rentré chez lui il s’est regardé dans le miroir pour voir si quelque chose<br />
était inscrit sur son visage. [...]<br />
David s’est mis à mener une double vie : il traînait dans les cinémas de la 42e<br />
rue, découvrant vite les relations homme/garçon, et se prostituait une à deux fois<br />
par semaine. Mais il vivait toujours chez sa mère, allait toujours à l’école, avait des<br />
occupations de gamin solitaire.<br />
Il se souvient avoir songé au suicide. Il s’est noyé dans le sexe. À partir de onze,<br />
douze ans, il s’est mis à quitter la maison pendant des semaines d’affi lée, passant<br />
des nuits à l’hôtel avec des clients occasionnels. Il se souvient qu’un homme a failli<br />
l’assassiner. Un autre lui a apporté de la chaleur et de l’affection pour la première<br />
fois de sa vie, il est même resté en contact avec lui alors qu’ils n’avaient plus de<br />
relations sexuelles. David l’aimait et s’imaginait passer sa vie avec lui, mais l’homme<br />
était marié et avait des enfants. David volait des lézards, des serpents, des tortues<br />
dans une animalerie, en relâchant certains dans Central Park. [...]<br />
Il a été admis à la High School of Music and Art avec un book qu’il avait constitué<br />
en une nuit et une boîte à chaussures pleine de pierres peintes. Il s’est mis à créer<br />
des images très violentes [...]. Il fréquentait les manifestations contre la guerre et les<br />
Black Panthers, ce qui comptait beaucoup pour lui. Il portait un gant en cuir noir à<br />
la main droite. Au lycée, les professeurs détruisaient son travail ou le suppliaient de<br />
ne pas le montrer lorsque le principal passait dans les classes. Il a tenté de mettre<br />
le feu au lycée, sans succès. Il disparaissait de la circulation pendant des semaines,<br />
et une de ses formules favorites quand il faisait le tapin était devenue : « il me faut<br />
de l’argent pour acheter du matériel à dessin ». À seize ans, il a arrêté l’école et s’est<br />
mis à vivre à la rue.<br />
Il se rappelle des rencontres sexy avec des marins, des nuits passées sous le<br />
porche des immeubles, des raids de police dans les squats. Il se souvient avoir été<br />
drogué, violé et battu. Encore deux fois, il a failli se faire tuer. Il faisait des dessins<br />
27
David Wojnarowicz<br />
28<br />
sur des boîtes en carton. Il dormait dans un appartement abandonné, où il s’est fait<br />
dévaliser pendant son sommeil. Il a emménagé avec l’un des hommes avec lesquels<br />
il couchait. L’homme travaillait dans un Centre de Réinsertion pour anciens détenus<br />
et a réussi à faire entrer David dans le centre car il risquait la prison. Mais David<br />
est bien vite reparti vivre dans les rues avec un autre ex-détenu qui avait fait de la<br />
prison pour avoir tenté d’assassiner ses parents adoptifs.<br />
Cette année-là, il a touché le fond. Il passait des jours sans dormir. Il était<br />
squelettique. Sa tête explosait. Il n’arrivait pas à se vendre, sauf aux pires michetons.<br />
Il est allé voir sa mère pour lui emprunter sa carte de sécurité sociale. Elle lui a<br />
demandé de la glisser sous la porte quand il n’en aurait plus besoin. L’Armée du<br />
Salut lui a dit « nous n’aidons pas les gens de votre espèce ». David a fi ni par supplier<br />
le Centre de Réinsertion de le réintégrer, ce qui a marché. Il avait dix-sept ou dixhuit<br />
ans, et ne doutait pas que s’il restait à la rue, il mourrait. [...]<br />
Dans son petit loft du East Village, David a récréé une ambiance de muséum<br />
d’histoire naturelle, avec les squelettes d’un babouin et d’un éléphanteau, les<br />
mappemondes et les lézards en plastique, les photos encadrées d’un crapaud. David<br />
possède un lit, une table de cuisine, et des chaises. À côté de la porte d’entrée se<br />
trouve un autoportrait de Peter Hujar, la personne dont il était le plus proche.<br />
Hujar est mort du sida en 1987.<br />
David repense à notre interview précédente – cette chronologie douloureuse de<br />
son enfance. Il s’était pourtant juré de ne jamais en reparler. Il ne veut pas contribuer<br />
à créer une mythologie qu’il déplore, celle de « l’ex-giton devenu artiste. » [...]<br />
Lorsqu’il travaillait dans des night-clubs de Manhattan à la fi n des années 70,<br />
David débarrassait les tables et nettoyait les toilettes, et il se sentait snobé par les<br />
autres. Il n’arrivait pas à parler à ces gens. C’est pour ça qu’il s’est mis à écrire, et pas<br />
seulement à dessiner – il ne parvenait pas à communiquer autrement.<br />
À cette époque il vivait sur le fi l du rasoir, à un pas seulement de la rue, s’étant<br />
mis en tête qu’il ne serait plus en vie l’année suivante. Il jouait dans un groupe postpunk<br />
appelé 3 Teens Kill 4 – No Motive (nom choisi d’après le titre d’un article de<br />
journal). [...] Il errait continuellement vers les quais du West Side, à la recherche<br />
d’un partenaire sexuel et pour témoigner de ce qu’il voyait. Il notait sous la lumière<br />
jaune des lampadaires les choses qu’il voyait dans les entrepôts abandonnés,<br />
remplissant des pages et des pages de ce qu’il appelait des « descriptions codées de<br />
la sexualité ». [...]<br />
En 1980, dans un bar de l’East Village, David a rencontré Peter Hujar, un illustre<br />
photographe. David ne le connaissait pas, mais lorsqu’ils sont allés chez lui, il a<br />
tendu un livre à David en disant : « Voici le genre de travail que je fais. » David n’en
David Wojnarowicz<br />
revenait pas de voir l’ouvrage qui l’avait tant attiré des années auparavant : Portraits<br />
in Life and Death. [...]<br />
Cependant, ce n’est que récemment que David s’est réconcilié avec sa conception<br />
de l’artiste – et non pas lorsqu’il est apparu comme la « star » de la scène artistique<br />
de l’East Village. [...]<br />
Il a connu ses premiers succès à la Civilian Warfare Gallery. Pour les vernissages,<br />
les hordes d’amateurs d’art branchés devaient fréquemment attendre sur le trottoir<br />
pendant qu’à l’intérieur David terminait son travail. Il adorait cette grossièreté, la<br />
façon dont elle défi ait toutes les règles du monde de l’art. [...] Le travail de David<br />
était empreint de sexe et de violence, la politique s’exprimait au niveau du corps.<br />
[...]<br />
Outre des soldats et des bombardiers, il peignait des junkies, des hommes en<br />
train de baiser. Dans les montages qu’il créait, David exprimait une Vérité cachée<br />
derrière les artifi ces – les guerres et les bruits de bottes, les friches industrielles,<br />
les animaux mythologiques, le spectre de l’évolution, du dinosaure à l’humanité<br />
animale. Aux débuts, il peignait ou imprimait sur du matériel de récupération, tel<br />
que des cartes, des boîtes de conserve trouvées dans les ordures, des posters de<br />
supermarchés – une façon pour lui de s’insurger contre la réalité offi cielle. [...]<br />
En 1984, alors que le chic branché de l’East Village était à son apogée, il avait été<br />
exposé dans trente-trois galeries. L’argent et la célébrité sont arrivés brutalement,<br />
le soulageant des diffi cultés à survivre qui l’avaient empêché d’affronter son passé.<br />
[...]<br />
À ce jour, David ne se sent toujours pas à sa place dans le monde de l’art. Après<br />
avoir fi guré à la Whitney Biennial de 1985, il a découvert que les collectionneurs<br />
achèteraient n’importe quel truc sur lequel fi gurerait son nom. Il se plaisait à les<br />
terroriser en leur annonçant qu’il ne peignait rien pour l’instant, mais se contentait<br />
d’écrire. [...]<br />
David s’est replongé dans ses journaux écrits au bord des quais, y ajoutant des<br />
passages autobiographiques, qu’il appelle « Autoportrait en 23 rounds » : « Bruits<br />
d’éclaboussures, une voiture fend les fl aques de pluie sur la route : Ah toi dit-il en se<br />
couchant sur mon dos il glisse un bras musclé et velu sous ma mâchoire contre mon<br />
visage tu me rends fou ouais tu me rends fou ». Ce sont des souvenirs bruts des années<br />
d’adolescence, passées à la rue, chargées de sexe… C’était Peter et le sida, l’attente<br />
interminable dans les hôpitaux. C’était l’histoire d’un pédé en Amérique, écrite<br />
dans une prosodie néo-beat. [...]<br />
Il avait toujours pensé qu’il mourrait avant Peter. [...] Puis, à la fi n de 1986,<br />
Peter a commencé à se plaindre et à dire qu’il avait l’impression d’être sous l’eau. Il<br />
n’arrivait plus à respirer correctement. Le jour où il a appelé de l’hôpital – il avait<br />
29
David Wojnarowicz<br />
30<br />
des traces de PPC, c’est-à-dire le sida – David a attrapé la télé, avec l’intention de<br />
la balancer par la fenêtre, puis s’est ravisé. Il est allé chez Peter, en état de choc,<br />
sans savoir quoi dire. C’était étrange – son propre diagnostic lui donnait la même<br />
impression – comment se faisait-il que les immeubles ne s’effondrent pas et que la<br />
circulation continue et qu’il faille toujours aller préparer le petit-déjeuner ?<br />
« Et sa mort maintenant me semble fi gée sur celluloïd dans le creux de mes yeux.<br />
Lorsque, relevant la tête, j’ai vu ses yeux qui remuaient imperceptiblement, j’ai collé<br />
deux doigts derrière ma tête pour faire des oreilles de lapin, notre signal secret lorsqu’il<br />
nous arrivait de nous croiser dans une assemblée. J’ai fait le lapin et me suis détourné<br />
un peu gêné et quelques instants plus tard Ethyl s’est écriée, "David… regarde Peter".<br />
Nous nous sommes précipités vers le lit, son corps ne bougeait plus ; il a souffl é très<br />
bruyamment, très lentement, puis il n’a plus bougé, il a souffl é une nouvelle fois et il<br />
nous a quittés. »<br />
Après la mort de Peter, après avoir appris qu’il était lui-même séropositif, après<br />
une longue dépression, après qu’une grande amie, Marion Scemama, l’a tiré à nouveau<br />
du lit, David a travaillé sur les Sex Series, pour affronter la perte. [...] David a réalisé<br />
des montages de scènes militaires/industrielles/ urbaines, couvertes de blocs de prose<br />
traitant de sexe, de sida. À l’intérieur de chacun, il a incrusté des images circulaires de<br />
scènes de sexe, trouvées dans la collection de photos pornos de Peter.<br />
David a toujours cherché à lier son travail au monde, à le créer autour du<br />
monde, à le peindre sur le monde. Une mort se déplie et prend la forme d’une image<br />
géante de la peine universelle. C’est le cas pour une de ses peintures exposées à<br />
Artist Space. Un critique a parlé de Untitled (The Death of Peter Hujar) d’un tableau<br />
ayant le « pouvoir de changer la vie ». Au centre, les photos de Peter sur son lit de<br />
mort. Sur les bords, des cartes américaines, et, au-dessus, l’un des textes de David.<br />
« Et je trimbale ma rage tel un œuf gorgé de sang et la ligne est ténue entre le dedans<br />
et le dehors la ligne est ténue entre la pensée et l’action cette ligne est formée de sang de<br />
chair et d’os et je me surprends de plus en plus fréquemment à rêver tout éveillé que je<br />
trempe des fl èches amazoniennes dans du ”sang contaminé” puis les plante en plein dans<br />
la nuque de certains hommes politiques [...] la ligne est ténue entre le dedans et le dehors<br />
et elle commence à se désagréger et je suis un homme qui fait quinze mètres de haut,<br />
pèse cinq cent soixante et un kilos et se cache dans un corps d’un mètre quatre-vingt et je<br />
ne sens rien que la pression je ne sens rien que la pression et il faut qu’elle s’échappe. »<br />
David a lu cet extrait pendant la Eleventh Hour, alors que les caméras fi lmaient<br />
ses poings qui se fermaient et s’ouvraient contre ses fl ancs. David m’a dit qu’on aurait<br />
pu poser des questions blessantes sur le fait que certains parvenaient à faire de l’art<br />
à une telle époque. Mais Peter l’avait aidé à comprendre que personne au monde ne<br />
peut faire un geste qui changera tout, pour tout le monde. Et, malheureusement, la<br />
seule vie que l’art puisse sauver est la vôtre.
David Wojnarowicz<br />
En librairie le 20/10/2011<br />
D AVID <strong>WOJNAROWICZ</strong><br />
SPIRALE<br />
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Laurence Viallet<br />
64 pages - 20 € - ISBN : 978-2-918034-02-5<br />
Papier offset, rabats - 20 dessins par l’artiste<br />
En librairie le 20/10/2011<br />
D AVID W OJNAROWICZ<br />
J AMES R OMEMBERG<br />
M ARGUERITE VAN COOK<br />
7 MILES A SECOND<br />
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Laurence Viallet<br />
Édition originale par DC Comics / Vertigo<br />
(États-Unis, 1996) - Format : 20 x 27cm ;<br />
intérieur quadri, couverture cartonnée<br />
68 pages – 20 € - SBN : 978-2-918034-03-2<br />
31
<strong>Éditions</strong> Laurence Viallet<br />
73-75 rue de la Plaine<br />
75020 Paris<br />
Contacts :<br />
e-mail : lv@editions-<strong>laurence</strong>-<strong>viallet</strong>.com<br />
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