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ON PEUT VIVRE AINSI

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<strong>ON</strong> <strong>PEUT</strong> <strong>VIVRE</strong> <strong>AINSI</strong><br />

M a gazine Traces , janvier 2008<br />

À partir du début de l’année 2008, l’école de communauté se fera sur la nouvelle édition<br />

de Si può vivere cosi ? (Peut-on vivre ainsi ? ndt). En 1994, lors de la parution du livre,<br />

don Giussani en avait parlé au cours d’une rencontre avec la communauté de Rome.<br />

Pour accompagner le travail de ces prochains mois, nous proposons le compte rendu de<br />

cette conversation en guise d’introduction au texte.<br />

Giacomo Tantardini : Ce soir, le thème de la rencontre avec don Giussani est son nouveau<br />

livre Si può vivere cosi ?, qui sort en librairie la semaine prochaine. La rencontre se<br />

déroulera de la façon suivante : les personnes qui ont lu les épreuves du livre poseront<br />

quelques questions…<br />

Luigi Giussani : Avant tout, je veux dire deux mots du style de ce livre. Il s’agit de la<br />

transcription littérale des conversations hebdomadaires que j’ai eues, tous les samedis pendant<br />

une année, avec une centaine de jeunes qui envisageaient sérieusement de consacrer leur vie à<br />

Dieu. Ce dernier détail est intéressant mais pas déterminant. En fait, le contenu de ces<br />

conversations concernait la nature, l’étoffe de l’expérience chrétienne. Je crois que celui qui<br />

arrivera à surmonter l’impact un peu brutal des premières dizaines de pages en s’adaptant<br />

pour ainsi dire au style du livre, pourra apprendre quelque chose. À propos de foi,<br />

d’espérance, de charité il me semble que, désormais, le catéchisme n’est plus très utile car la<br />

plupart des gens n’y va plus ou n’y est jamais allé.<br />

Permettez-moi de dire quelque chose à propos du thème qui sert de fil conducteur à tout le<br />

texte. Le thème le plus cher, mieux la passion qui le détermine, d’un chapitre à l’autre, c’est<br />

l’héritage le plus direct du fait que je suis entré dans un lycée pour enseigner la religion. Le<br />

cours de religion m’a donné cette intuition et cette passion : avant tout, la foi a besoin de<br />

démontrer sa familiarité avec la raison jusque dans toutes ses conséquences ; l’intuition de<br />

l’aspect raisonnable de la foi ; l’intuition que la foi est la chose la plus raisonnable qui soit et,<br />

par conséquent, la plus humaine qui soit. Car la raison est ce niveau de la nature où celle-ci<br />

prend conscience d’elle-même : c’est ce que l’on appelle le « moi ». La raison a deux<br />

caractéristiques dominantes. Tout d’abord la mobilité, la richesse mobile de la vie : on appelle<br />

« méthodes » les modalités par lesquelles la raison se répand et dont elle s’arme pour entrer en<br />

contact avec la réalité, avec toute la réalité sans rien exclure. Le problème de la foi est à<br />

découvrir avant tout comme un problème de « méthode ». Mais nous verrons peut-être cela<br />

plus tard (il est impossible que les questions ne visent pas ce point car c’est la première chose<br />

qui est soulignée dans ce texte). En deuxième lieu, en plus de cette mobilité vivante, la raison<br />

est le moi vivant, dans le moi vivant, vie dans la vie de la personne ; elle n’est donc pas une<br />

formule mathématique ou un morceau de tôle bien défini par un dessin, déjà fixé ; la raison<br />

est exigence, passion et exigence de connaissance de tout, de la totalité. La foi consciente<br />

jaillit de manière inattendue, providentielle, gracieuse, fortuite, de cette passion pour la<br />

totalité de la connaissance qui est la caractéristique fondamentale de la raison. Une raison<br />

vivante est une raison totalisante comme horizon vers lequel elle tend, comme prétention de<br />

savoir. Cela suffit. Merci.


Question : Pouvez-vous expliquer ce que signifie « la foi est une méthode naturelle de<br />

connaissance, une méthode de connaissance indirecte, c’est-à-dire une connaissance qui<br />

advient à travers la médiation d’un témoin » 1 ?<br />

Giussani : Pour moi, c’est la question la plus intéressante et la plus décisive pour qu’un<br />

sentiment religieux ne parte pas à la dérive, qu’il ne soit pas coloré ni déprimé subjectivement<br />

et, surtout pour qu’il ne soit pas monstrueux. Le sentiment religieux devient monstrueux<br />

quand il crée lui-même, que sa propre fantaisie crée l’objet qui est à l’origine du sentiment<br />

religieux ou qui en est le destinataire ou le centre d’intérêt. S’il existe un objet « objet », c’est<br />

justement l’objet du sens religieux. Pour le chrétien, mais dans le fond pour tout le monde, la<br />

question dépend du problème posé par cette demande.<br />

Connaissance. Je serais tenté de vous lancer un défi sur votre conception de la connaissance,<br />

sur l’idée que vous vous faites de la connaissance. La connaissance est une chose très simple :<br />

voici un micro, un livre et voilà don Giacomo Tantardini, etc. Mais la connaissance ne finit<br />

pas comme un reflet dans un miroir, elle ne s’épuise pas totalement dans sa valeur. Imaginez<br />

l’œil d’un cadavre (excusez-moi pour cet exemple), aussi gros que celui d’un animal<br />

préhistorique (une possibilité compte tenu de toutes les théories sur l’évolution !) ; un œil<br />

mort est une espèce de miroir parce que l’œil est vitreux : un objet qui passe devant s’y reflète<br />

comme sur une plaque ou une pellicule photographique. Mais si cet œil était vivant, le même<br />

objet s’y refléterait avec des accents de couleurs, des vibrations ; cette image serait vibrante<br />

dans cet œil, son reflet vibrerait dans cet œil : l’image frapperait cet œil. L’œil recueille et<br />

héberge l’objet dans sa structure ; mais l’objet qui passe devant l’œil frappe celui-ci tandis<br />

qu’il est recueilli. Il ne le frappe pas méchamment : il ne lui donne pas un coup de poing mais,<br />

d’une certaine façon, il le choque. En latin, ce mot se traduirait par affectus, pour ainsi dire un<br />

« œil affectus par ». Le mot affectus rend compte par conséquent de la dynamique de la<br />

connaissance. Ne pas vouloir voir empêche de voir, peut empêcher de voir, jusqu’aux limites<br />

de la pathologie. Combien il entre de moralité dans la connaissance ! C’est un thème que nous<br />

avons abondamment développé dans nos conversations (nous avons touché à tout, c’était une<br />

année intéressante même si la transcription peut constituer un obstacle insurmontable pour<br />

ceux qui apprécient la pureté de la langue).<br />

La connaissance. Voici un livre ; cette chose devant moi est un livre. Supposons que je doive<br />

aller à Sao Paolo, au Brésil. Je viens d’abord à Rome pour rendre visite à don Giacomo qui est<br />

au lit avec un peu de fièvre, rien de grave, un peu de grippe ; je le salue, je l’embrasse puis je<br />

vais à Fiumicino. Je monte dans l’avion. Je mets ma valise dans le porte-bagages et je<br />

m’assieds… Mais regarde qui voilà ! Nadia ! « Nadia, ça fait un moment que je ne t’ai pas<br />

vue ! Salut, comment vas-tu ? D’où viens-tu ? ». C’est une ancienne camarade d’école ; nous<br />

ne nous sommes pas vus depuis 20 ans. « Je viens de Beyrouth » me répond-elle. « Je viens<br />

de Beyrouth et maintenant je pars pour Buenos Aires ». « Comment cela ? Quel métier faistu<br />

? ». « Je suis assureur ». « Et la famille ? ». « J’ai trois enfants ». « Trois enfants ! Et tu te<br />

consacres aussi à ton travail !? Quelle vie bien remplie ! ». « Eh oui, un peu chargée ».<br />

Pendant ce temps l’avion a décollé et, après quelques minutes de silence, elle me dit soudain :<br />

« Tu te souviens de Carlo ? ». « Bien sûr ! » – c’était le bouffon de la classe ; il se moquait de<br />

tous les professeurs ; une fois il avait accroché le drapeau tricolore enroulé derrière le<br />

professeur de religion qui se lançait toujours dans des hymnes à la patrie de telle sorte que le<br />

professeur s’est peu à peu retrouvé couvert par le drapeau vert, blanc, rouge. Carlo inventait<br />

un nouveau coup chaque jour… – « Bien sûr ! Dieu sait comment a fini ce « sauvage » ! ».<br />

Tous les professeurs parlaient mal de lui et dans tous les conseils de classe on se plaignait de<br />

lui. « Mais non, il a changé ! Je t’en parle parce que je l’ai vu l’autre jour à Sao Paolo : il est<br />

devenu un grand travailleur ! Il a des usines partout, il est très riche, il s’est rangé et a cinq<br />

enfants ». « Attention les gars, directement contre l’Onu ! ». Je lui fais raconter tout ce qu’elle


sait de Carlo (ils sont très amis, ils l’étaient déjà au temps du lycée). Arrivés à Rio de Janeiro :<br />

« Salut », « Salut », nous nous séparons car elle se rend à Buenos Aires et moi je vais à Sao<br />

Paolo. C’était un pur hasard, la providence. Je vais réserver ma place et sur qui je tombe ?<br />

Carlo ! Je revois Carlo après 40 ans. Je le complimente pour ses cinq enfants ; lui, il est tout<br />

serein ; puis je le complimente pour le sérieux qu’il a acquis contrairement à tous les<br />

pronostics, les nôtres et ceux des autres, des plus petits aux plus grands. Je le félicite tout<br />

particulièrement pour l’établissement qu’il a construit en Afrique du Sud et dont Nadia<br />

m’avait parlé : je lui dis ce que j’ai appris par Nadia comme si je l’avais vu moi-même. Et je<br />

ne me trompe pas, il ne me dit pas : « Ce n’est pas vrai, je n’ai pas fait ça ! ». Moi je lui ai dit<br />

tout ce que je savais de lui, non pas parce que je l’avais constaté auparavant, mais parce que<br />

Nadia, mon amie Nadia, me l’avait raconté.<br />

Ceci est un livre : je le sais même si personne ne me le dit. Je le sais non pas parce qu’on me<br />

le dit, mais parce que je vois que c’est un livre, je le reconnais comme tel. Est-ce que ma<br />

méthode, ma façon d’agir avec Carlo et Nadia, ma connaissance de Carlo et de ce qu’il avait<br />

fait, induite par la conversation avec Nadia, et qu’il ne dément pas (il n’y a rien à démentir,<br />

tout est vrai), est-ce que c’est une reconnaissance, une connaissance « rationnelle » ou non ?<br />

Si ce que m’a dit Nadia correspond à l’objectivité des choses, si ce que je sais parce que<br />

Nadia me l’a dit correspond à l’objectivité des choses, alors cette méthode est parfaitement<br />

rationnelle. À ce moment-là, quand j’enseignais dans cette classe au lycée Berchet, alors que<br />

personne ne me l’avait expliqué auparavant, j’ai compris (même si c’est à cause d’un autre<br />

événement) que la raison est cette chose vivante dont je viens de parler : que la raison c’était<br />

moi-même, qu’elle concordait avec tout ce que j’étais, qu’elle pénétrait tous mes membres.<br />

Pour reconnaître ces deux jeunes là-bas (dont un des deux porte une écharpe noire), je dois me<br />

déplacer par ici ; si, en revanche, je dois reconnaître ce monsieur très comme il faut qui est de<br />

l’autre côté, je dois me mettre debout : c’est l’objet qui détermine la manière, la « méthode »,<br />

c’est-à-dire le chemin pour l’œil de la raison. En suivant ce chemin, la raison parviendra à<br />

l’objet, à la réalité. En généralisant la question, c’est ainsi que j’ai découvert que la raison,<br />

« ma » raison, dispose d’une méthode directe pour connaître la réalité (plus ou moins directe,<br />

mais je n’ai pas l’intention de faire un cours de psychologie ou de gnoséologie), c’est-à-dire<br />

que je suis le sujet de la connaissance et que je porte en moi le moyen qui me permet de<br />

connaître. Mais il y a aussi une méthode indirecte. Ce que je savais de Carlo, je l’ai appris de<br />

mon amie ; j’ai acquis une certitude à travers le récit de mon amie. J’étais certain du fait que<br />

Carlo avait cinq enfants, qu’il était devenu un homme bien, etc. avant de le rencontrer à<br />

l’aéroport de Rio de Janeiro : mon amie me l’avait dit ! La raison utilise une méthode qui est<br />

la connaissance indirecte : c’est le témoin (selon le terme technique en usage dans les<br />

tribunaux). On appelle témoin l’instrument qui n’est plus en moi mais hors de moi et qui<br />

m’amène à connaître quelque chose. C’est une méthode comme une autre par laquelle la<br />

raison touche la réalité. Il est irrationnel de refuser que cette méthode soit une méthode<br />

« rationnelle » : c’est un préjugé. Saint Thomas 2 faisait une observation confirmée par la<br />

psychologie moderne : l’homme est beaucoup plus sûr de ce qu’il entend que de ce qu’il voit ;<br />

l’homme est beaucoup plus sûr d’une chose qu’on lui dit que d’une chose qu’il voit lui-même.<br />

Le peuple d’aujourd’hui en témoigne, le peuple défini à l’avance par ce terme de Pasolini<br />

« homologation consumériste », ce peuple complètement nivelé dans ses comportements par<br />

les mass médias. Les personnes qui ne prennent pas la peine de réfléchir, comme je le faisais<br />

avec cette centaine de jeunes, subissent toutes cette « homologation culturelle ». Toutes ! Je<br />

me souviens que la première année où j’enseignais la religion (il y a 40 ans) j’avais lu dans<br />

une revue américaine qu’un homme qui aurait vu un film par semaine, qui serait allé au<br />

cinéma une fois par semaine, après quelques années (je ne me souviens plus combien, mais<br />

pas plus de deux ou trois) cet homme aurait raisonné, c’est-à-dire qu’il aurait adopté comme<br />

critères éthiques, gnoséologiques, de connaissance, la moyenne des opinions, des critères


propres aux différents réalisateurs. Si on avait amassé les réalisateurs et déterminé la moyenne<br />

de leurs convictions, cette moyenne aurait été identique aux convictions de l’individu qui<br />

avait vu leurs films une fois par semaine. Imaginez aujourd’hui ! Une fois par semaine ? Il y a<br />

un film à voir chaque heure ! L’homologation que craignait, mieux, que constatait Pasolini est<br />

donc inéluctable. Il l’a constatée parce qu’il se préoccupait de l’homme comme aucun autre<br />

écrivain, penseur ou politicien.<br />

Je réponds donc à ta question en disant que la foi est une des méthodes ou chemins qu’une<br />

raison vivante et agile utilise pour arriver à la réalité, en suivant l’invitation de cette réalité :<br />

celui qui est ici agit d’une certaine façon, celui qui est ailleurs agit autrement. Par contre, si je<br />

rencontre la réalité à travers le témoignage d’un autre, à travers l’autre en tant que témoin, je<br />

peux très bien arriver à la réalité comme si je la voyais moi-même. Apparemment c’est une<br />

évidence, mais ce n’est pas le cas.<br />

Je veux ajouter une remarque. Pour être certain de ce que quelqu’un me témoigne, je dois<br />

avoir une certitude morale, une attitude de l’âme telle que rien ne s’oppose a priori, de<br />

manière préconçue, à celui qui me parle, c'est-à-dire que je ne sois pas instinctivement<br />

« contre », déjà définitivement en opposition avec la personne qui me rend témoignage : c’est<br />

nécessaire afin de pouvoir accepter le témoignage, afin de pouvoir comprendre<br />

(comprendre !), me rendre compte, reconnaître que c’est vrai, qu’il me le dit de manière<br />

authentique et ainsi, moi, je ne me trompe pas. On peut se tromper, nous le verrons plus tard,<br />

mais on peut aussi ne pas se tromper. La méthode est donc valable : on peut ne pas se<br />

tromper.<br />

Il s’agit d’identifier quand on utilise tellement bien cette méthode que l’on ne se trompe pas.<br />

« Prudence est mère de sûreté » est un proverbe stupide, contraire à ce qu’il y a de plus<br />

évident. La capacité à faire confiance est le propre de l’homme adulte, grand, de l’homme qui<br />

a connu beaucoup de choses, qui a réfléchi à tout : il sait immédiatement, quand on lui adresse<br />

la parole, s’il doit douter ou si son interlocuteur est sincère : il le sait plus facilement qu’un<br />

adolescent quand il parle avec un compagnon du même âge que lui. Plus on s’enrichit en<br />

humanité et plus on est capable d’autocritique, plus on est conscient des limites de son<br />

aventure humaine, conscient de sa réalité, plus on sait quand et comment faire confiance.<br />

Savoir faire confiance voilà le génie. Ne pas savoir faire confiance : c’est une erreur que tout<br />

le monde commet, même le mari avec sa femme, la mère avec son enfant, l’enfant avec ses<br />

parents ; c’est ce qui est à l’origine de tant d’échecs. On peut se tromper, c’est certain. Je le<br />

disais à ces jeunes : si par exemple tu marches sur le trottoir, perdue dans tes pensées,<br />

regardant distraitement autour de toi sans remarquer qu’un individu avec une très longue<br />

barbe en broussaille, le chapeau de travers, tout troué, la veste toute sale, les orteils qui sortent<br />

de ses chaussures et les yeux exorbités… il arrive droit sur toi, tu t’en aperçois au dernier<br />

moment, et il te dit : « Mademoiselle ! ». « Oui » – et tu penses : « C’est un pauvre », et tu<br />

t’apprêtes à sortir ton porte-monnaie – ; il continue : « Savez-vous ce qui est arrivé ? ».<br />

« Quoi donc ? ». « Clinton est mort, assassiné ». « Assassiné ?! ». Si tu continues ton chemin<br />

ébranlée par les paroles de cet homme, tu es stupide car un tel individu n’a ni queue ni tête, il<br />

est hors contexte, non seulement du point de vue social mais aussi du point de vue<br />

physiologique, du comportement : il s’agit de toute évidence d’un lunatique, d’un fou. Dans<br />

ce cas, il serait erroné de croire ce qu’il dit. Mais je ne veux pas entrer dans les détails, je ne<br />

donne pas un cours sur quand et comment croire.<br />

On appelle « croire » une connaissance de la réalité à laquelle l’homme arrive avec certitude,<br />

comme s’il la voyait lui-même, alors qu’il y arrive à travers le témoignage d’un autre homme.<br />

Il doit donc faire les comptes avec cet homme, cette personne, cet autre ; le rapport avec<br />

l’autre est aussi un rapport éthique (psychologique et éthique). Combien ta capacité à utiliser<br />

des jugements, des informations et des nouvelles qui dérivent de l’autre, combien elle dépend<br />

de ta propre sincérité, de ta netteté, de ta simplicité, de ta clarté, de ta perspicacité ! Quand on


connaît une réalité à travers un témoin, par l’œuvre d’un témoin, toute notre personnalité est<br />

engagée ; nous n’engageons pas seulement la raison comme des « rouages » du cerveau, mais<br />

la réalité du cerveau avec les yeux, le nez, les mains, le cœur, la mémoire de notre passé, la<br />

réactivité, la vivacité, la clarté. En somme, c’est toute notre personnalité qui est obligée de<br />

s’engager avec une autre personnalité. Par conséquent, la foi, la connaissance par la foi –<br />

connaissance de la réalité à travers le témoignage d’un autre – définit et révèle la capacité de<br />

prendre position et de se placer de manière juste, humaine face à autrui.<br />

Excuse-moi, mais où es-tu né ? « À Salerne ». Il est né à Salerne : pour lui, dire cela est un<br />

acte de foi car il n’était pas présent à sa naissance : il était présent mais inconsciemment.<br />

Cette affirmation est un acte de foi.<br />

La cohabitation humaine, la société dans sa complexité, l’histoire dans son développement, la<br />

culture dans sa progression continuelle vers l’horizon ultime des choses, de la réalité,<br />

dépendent de ce genre de connaissance, de cette modalité de connaissance. Si l’homme devait<br />

toujours recommencer à zéro et n’admettre que ce qu’il voit personnellement, nous serions<br />

encore des troglodytes : l’homme devrait toujours recommencer à zéro, il ne pourrait jamais<br />

partir de ce que les autres lui ont donné. Nous, au contraire, nous partons toujours en<br />

recueillant avec certitude l’héritage d’un passé. De fait, nous pouvons choisir, dans notre<br />

passé, ce que nous considérons comme le meilleur ou le pire. Dans ce jugement, on peut<br />

facilement se tromper, mais ce jugement dépend aussi du cœur, de la pureté du cœur, ou de la<br />

pauvreté de l’esprit comme dirait Jésus. C’est ainsi que j’ai voulu répondre.<br />

Encore une phrase. Il est clair que ces remarques sont très importantes car s’il existe quelque<br />

chose au-delà de notre horizon, quelque chose d’impossible à dépasser, arrivés au seuil où la<br />

réalité devient inconnue par nature, arrivés au seuil de ce qui s’appelle « mystère », seule cette<br />

méthode peut nous faire connaître quelque chose du mystère. Comment pourrons-nous<br />

vérifier que ce que nous savons du mystère à travers le témoignage de quelqu’un qui vient<br />

d’au-delà de la limite ultime, de quelqu’un qui entre dans le monde humain, comment<br />

saurons-nous que son témoignage est vrai ? Comment pourrons-nous savoir que ce qu’il nous<br />

révélera est juste ? Nous le saurons seulement parce qu’il développe l’humain. S’il développe<br />

tout l’humain, quelle que soit sa façon d’agir, alors celui-là est confirmé comme vrai.<br />

Question : Dans le livre tu distingues d’une part une définition de la foi qui jaillit et d’autre<br />

part la foi en tant que commencement. J’aimerais mieux comprendre ce point 3 .<br />

Giussani : Le lien entre la définition de la foi et la réalisation de la foi.<br />

Cesana : Je pourrais lire une réponse que tu as donnée dans le livre, et ainsi nous nous<br />

familiariserons aussi avec le ton du livre qui est très facile à comprendre car il s’agit d’un<br />

dialogue. On part de loin : « Tu prends le tram ; le conducteur de ce tram est tout à fait<br />

normal ; tu te fraies un chemin jusqu’à l’avant du tram parce que tu aimes voyager à cette<br />

place ; tu restes là à regarder le conducteur qui fait tra-trac, tra-trac en utilisant la manivelle ;<br />

quand tu rentres chez toi tu ne dis pas à ta femme : « Tu sais, j’ai fait une rencontre ! ».<br />

« Quelle rencontre ? ». « Avec le conducteur du tram ». Mais si tu es là avec le conducteur et<br />

que celui-ci freine brutalement parce qu’un homme se jette sous ses roues, qu’il ouvre la<br />

fenêtre et crie « Cocu ! ». Le passant court après le tram et monte à l’arrêt suivant. Il se fraie<br />

un chemin jusqu’à l’avant et se tient tout près de toi et du conducteur ; ce dernier commence à<br />

trembler un peu et l’autre lui dit : « Excusez-moi, pourquoi m’avez-vous traité de “cocu” ?<br />

Comment savez-vous que je suis cocu ? ». Le conducteur du tram lui dit : « Excusez-moi,<br />

mais j’ai eu tellement peur quand vous avez traversé juste devant mon véhicule que j’ai dit<br />

cela comme une invective… vous devriez être plus prudent ». « Non, vous avez raison, je suis<br />

cocu. Car voyez-vous, je me suis marié. Puis je suis allé en Angleterre, j’ai travaillé deux ans


à Londres, je suis revenu et ma femme avait un enfant. Qu’auriez-vous fait ? ». Le conducteur<br />

fait un signe. Et l’autre : « Eh bien, moi je l’ai gardé ! Pauvre enfant, ce n’était pas de sa faute,<br />

je l’ai gardé. Seulement voilà, l’enfant a grandi et il fallait l’envoyer à la maternelle… et ma<br />

femme me fait : “Envoyons-le chez les sœurs, nous serons plus tranquilles”. Qu’auriez-vous<br />

fait ? Je lui ai dit : “Envoyons-le chez les sœurs ! ”. Après la maternelle il y a eu l’école<br />

primaire et ma femme m’a dit : "Laissons-le chez les sœurs "… qui me coûtent les yeux de la<br />

tête, vous savez ce que coûtent les écoles privées… mais je l’ai laissé là, chez les sœurs.<br />

Après l’école primaire, l’école secondaire, toujours chez les sœurs… que voulez-vous y faire,<br />

je suis trop bon et je l’ai encore laissé là chez les sœurs, en payant une fortune ! Et ma femme<br />

qui ne le méritait pas. Finie l’école secondaire, ma femme m’a convaincu : "Envoyons-le au<br />

lycée". Qu’auriez-vous fait ? Moi je lui ai fait faire le lycée… et dans une école privée.<br />

Qu’est-ce qu’il m’a coûté cet enfant ! Mais la semaine dernière j’ai vu rouge ! Ma femme me<br />

dit : "Écoute, il a bien terminé son lycée, envoyons-le à l’université". J’explose : " Alors là<br />

non ! Jusque là, non ! Parce que le fils d’une femme comme toi mérite, au maximum, de faire<br />

conducteur de tram !!!" Le récit continue : moi et trois ou quatre personnes qui écoutaient,<br />

nous éclatons de rire… Quand j’arrive à la maison, je dis à ma femme : "Tu sais, j’ai fait une<br />

belle rencontre aujourd’hui !". C’est juste oui ou non ? Parce que c’est un peu exceptionnel de<br />

trouver quelque chose comme cela ».<br />

Le texte continue : « Deuxième caractéristique de l’acte de foi : le fait dont on part, la<br />

rencontre qu’on a faite, a quelque chose d’exceptionnel. Mais attention : quand peut-on dire<br />

d’une chose qu’elle est exceptionnelle ? Je ne sais pas si cette remarque est plus dramatique<br />

ou plus comique (la nature, telle que Dieu l’a créée, est parfois capable d’être comique) car<br />

nous sentons qu’une chose est exceptionnelle quand elle correspond aux exigences les plus<br />

profondes pour lesquelles nous vivons et nous agissons. Il y a des exigences profondes qui<br />

donnent un but à la vie, au raisonnement, à l’action : quand quelque chose correspond au<br />

critère pour lequel on vit et on juge tout ; quand cela correspond aux critères avec lesquels on<br />

vit la vie, on voudrait vivre sa vie ; quand cela correspond à ce que l’École de Communauté<br />

appelle "expérience élémentaire" ; quand cela correspond aux désirs et aux exigences les plus<br />

profonds du cœur, ce pour quoi on vit et on juge tout ; quand cela correspond aux exigence les<br />

plus naturelles et accomplies du cœur ; quand cela réalise ce que la vie attend, alors c’est<br />

quelque chose d’exceptionnel. Pour être exceptionnelle, une rencontre doit correspondre à ce<br />

que tu attends. Ce que tu attends devrait être naturel, mais il est tellement impossible que ce<br />

que tu attends se réalise, que, quand cela arrive, c’est une chose exceptionnelle » 4 . C’est donc<br />

la deuxième caractéristique de l’acte de foi.<br />

Et voici un « dernier point : la réponse ». Quand cet événement exceptionnel se produit,<br />

comment répondons-nous ? « Mes amis, dans n’importe quel acte vraiment humain, mais<br />

surtout quand l’acte humain se trouve face à son destin, quelle est la caractéristique ultime de<br />

l’acte humain ? Souvenez-vous de Péguy : Dieu n’oblige jamais personne, la liberté ! Face à<br />

celui par lequel tout est tellement clair (« Si je ne crois pas en Toi, je ne crois pas mes yeux »,<br />

voilà l’essence de la position de saint Pierre), face à la question « Qui est cet homme ? » et<br />

face à la réponse de Pierre, on peut dire oui ou non : adhérer à ce que dit Pierre ou bien s’en<br />

aller comme tous les autres. La seule attitude rationnelle c’est le oui. Pourquoi ? Parce que la<br />

réalité qui est proposée correspond à la nature de notre cœur plus que n’importe quelle image<br />

que nous nous faisons ; elle correspond à la soif de bonheur qui constitue notre raison de<br />

vivre, la nature de notre moi, notre exigence de vérité et de bonheur. En fait, le Christ<br />

correspond à cela plus que n’importe quelle image que nous pouvons construire. Tu peux<br />

penser ce que tu veux : cite-moi un homme qui soit plus que le Christ tel que le Nouveau<br />

Testament le décrit ! Dis-moi si tu arrives à imaginer une telle personne ! C’est impossible, il<br />

correspond à notre cœur plus que tout ce que nous pouvons imaginer » 5 .


Giussani : Ce système a un inconvénient : pour comprendre que le barolo est un bon vin, il<br />

faut le boire d’une certaine façon, en y prêtant attention, mais il faut le boire. C’est à travers<br />

l’expérience de ce qui est affirmé dans ce livre, c’est à travers notre expérience que nous<br />

comprenons qu’il est impossible de vivre hors du Christ, comme l’a dit sait Pierre dans le<br />

sixième chapitre de l’Évangile de saint Jean : « Nous ne comprenons pas non plus ce que Tu<br />

dis, mais si nous Te quittons, où irons-nous ? Toi seul possèdes les paroles qui expliquent la<br />

vie » 6 . C’est en faisant l’expérience que l’on comprend. Et puisque c’est le seul défi qui vous<br />

est lancé, avant d’adhérer à autre chose, il vous convient de vérifier ce défi c’est-à-dire<br />

d’essayer, de relever ce défi de telle sorte qu’il devienne expérience. Vous pourrez constater<br />

dans vos journées des accents ou des sommets dans votre expérience qui n’existent pas<br />

ailleurs, qui sont inimaginables d’un autre point de vue.<br />

Cette nuit-là, dans la barque, le Christ était tellement épuisé qu’il dormait et n’entendait pas la<br />

tempête qui faisait rage (une de ces tempêtes qui se produisent subitement, encore<br />

aujourd’hui, sur le lac de Tibériade, où les pierres du fond du lac sont frappées par le vent et<br />

jetées en l’air). La barque était pleine d’eau. Ils se décident à le réveiller : « Maître, aide-nous,<br />

car nous sommes perdus ! ». Il se lève, fait un signe à la mer, à la tempête et tout se calme.<br />

Ces hommes qui étaient ses amis, ces sept ou huit hommes qui depuis des mois étaient<br />

toujours chez lui, qui savaient tout de lui (père, mère et tous les antécédents), ces amis,<br />

intimidés, se disaient entre eux : « Mais qui est cet homme ? » 7 . La disproportion entre la<br />

manière de se présenter de cet homme et la capacité de leur imagination était telle que, le<br />

connaissant, ils étaient obligés de s’interroger ainsi. Deux ans plus tard, ses ennemis lui<br />

posèrent exactement la même question quand, après avoir épuisé toutes leurs tentatives de<br />

réponses, ils lui dirent : « Jusqu’à quand nous tiendras-tu en haleine ? Dis-nous d’où tu<br />

viens ! » 8 . Ils connaissaient son état civil, ils l’avaient rédigé eux-mêmes. Parfois il nous<br />

semble impossible qu’un homme puisse s’enfuir, glisser hors de la douce et puissante étreinte<br />

de ces faits. Et puis on se regarde attentivement soi-même et on comprend : bien sûr que<br />

l’homme peut s’enfuir ! Parce que l’homme est un imposteur. Jésus dit : « Vous êtes tous<br />

mauvais » 9 ; il l’a dit dans un moment triste, mais le constat lui-même était triste car c’était un<br />

constat : « Vous êtes tous mauvais ! ».<br />

Question : Pouvez-vous nous expliquer ce que vous entendez par espérance quand vous<br />

dites : « Si la foi c’est reconnaître une Présence certaine, si la foi c’est reconnaître une<br />

Présence avec certitude, alors l’espérance c’est reconnaître une certitude pour l’avenir qui<br />

naît de cette Présence » 10 . Que signifie pour vous le mot espérance ?<br />

Giussani : Je ne me souviens plus comment j’avais tourné la question (parce que je n’ai pas<br />

encore relu le livre), mais je remercie Dieu pour la certitude qu’Il m’a donnée. Saint Pierre<br />

dit : « Sachez rendre compte de l’espérance qui est en vous » 11 . Un enfant qui doit traverser<br />

un torrent profond, s’il a son papa dont il connaît la force… Il l’a toujours porté ! Même le<br />

jour où il est allé faire les foins et qu’il l’a emmené avec lui, le papa a rempli sa hotte de foin<br />

et l’enfant continuait à taper du pied en disant : « Papa, je veux aussi porter un peu de foin ! ».<br />

À la fin, le papa se décide : il prend une poignée de foin dans la hotte et la met dans les mains<br />

du bambin de telle sorte qu’il a mis une heure de plus pour arriver à la maison ; car d’habitude<br />

il mettait l’enfant dans la hotte, par-dessus le foin… L’enfant sait bien que son père est fort ; il<br />

est terrorisé à l’idée de traverser ce petit pont (je le dis parce que je suis moi-même encore<br />

terrorisé quand je dois passer de tels obstacles), mais son père lui dit : « Je te porte ». L’enfant<br />

se laisse porter et n’a plus peur du tout : à cause d’une présence ; une présence qui assurait un<br />

pas qui n’était pas encore mais qui aurait eu lieu, qui serait advenu.<br />

Imaginez la veuve de Nain, cette femme qui suivait le cercueil de son fils unique, déjà veuve,<br />

vers laquelle Jésus se dirige et lui dit soudain : « Je te rends ton fils : fils, lève-toi ! ». Mais il


lui dit d’abord : « Femme, ne pleure pas » 12 , avec une phrase qui pourrait même sembler<br />

stupide, d’un certain point de vue, car comment peut-on prétendre qu’une femme ne pleure<br />

pas dans ces circonstances ? Comment peut-on ? Mais ce petit antécédent au geste sublime<br />

que le Christ a accompli par la suite est le signe que l’amour avec lequel il s’approchait des<br />

hommes était un amour et une pitié personnels, profonds, émus : c’était la charité. Comme on<br />

l’explique dans Si può vivere così ?, la charité, la charité de Dieu à l’égard de l’homme est un<br />

amour ému 13 ; s’il n’était pas ému, il ne serait pas divin (on peut aller creuser la boue ou<br />

distribuer de l’argent sans émotion). L’émotion est l’indicateur du partage, de la profonde<br />

compassion qu’une personne éprouve. On ne vit pas pour mourir mais pour vivre ; à tel point<br />

que la mort – comme le disait Huizinga 14 – faisant intégralement partie de la définition de la<br />

vie, la mort est aussi un passage, c’est le seuil d’une vie plus grande, plus profonde.<br />

Il est clair que si j’ai un présent certain, à partir de cette certitude je peux élaborer des projets<br />

d’avenir sages et par conséquent en adéquation avec ce que j’ai. Mais là n’est pas l’aspect<br />

intéressant de la question ; c’est une lapalissade : psychologiquement, l’espérance est toujours<br />

fondée dans le présent. C’est quelque chose que tu possèdes dans le présent qui te permet de<br />

te projeter avec certitude dans l’avenir. Certitude jusqu’à un certain point, il faut donc que ton<br />

projet soit prudent, ta fantaisie doit être bien gouvernée, elle ne doit pas devenir prétention ;<br />

en fait, structurellement, l’espérance est un avoir présent qui permet l’hypothèse d’une<br />

construction pour l’avenir. Ce n’est pas un plus car l’homme vit pour un lendemain ; il ne vit<br />

pas en épuisant tous ses désirs dans la prison de l’instant présent : seul un homme ivre peut<br />

vivre ainsi, ivre pour diverses raisons mais bien ivre – comme le disait Jésus dans une phrase<br />

retenue des papyrus trouvés à Ossirinco en Égypte : « Je vins parmi eux et les trouvai tous<br />

ivres : aucun d’eux n’avait soif » 15 . Ibsen l’a traduit en d’autres termes : par l’image d’une<br />

chambre dont le propriétaire n’était jamais là. À la fin ce propriétaire dit : « Seigneur, tu es le<br />

soleil de l’univers, tu as toujours éclairé cette chambre, mais tu n’as jamais trouvé son<br />

propriétaire. Tu l’as donc éclairée inutilement ; éclairée et réchauffée inutilement » 16 . De toute<br />

manière, il est clair qu’à l’intérieur de certaines limites, cet élan de construction,<br />

d’organisation du temps qui se projette dans l’avenir ne peut pas être réprimé. Au contraire :<br />

pourquoi vis-tu aujourd’hui ? Pour demain, pour un lendemain. Tu ne peux pas réfréner cela :<br />

si tu restes silencieux, si tu ne réponds pas, cela signifie que tu es déjà mort. Tu es déjà mort !<br />

Mais la question nous intéressait surtout par rapport à ce que nous a dit le Christ, Celui qui est<br />

venu d’au-delà l’ultime limite, qui est venu de l’autre rive jusqu’à nous pour nous dire :<br />

« Vous êtes réunis ici, amassés sur ce lambeau de terre. Vous peinez à manger, tout est aride,<br />

tout finit dans la sécheresse, mais moi je vous emmènerai de l’autre côté, sur l’autre rive où<br />

vous trouverez un verdoiement éternel ». La certitude que j’ai aujourd’hui de Jésus me donne<br />

la capacité d’attendre l’avenir avec sécurité ; l’espérance c’est attendre l’avenir avec sécurité :<br />

attendre l’avenir c’est-à-dire attendre un contenu nouveau, un avenir nouveau avec certitude.<br />

Pas « à l’intérieur de certaines limites »… ou plutôt oui « à l’intérieur de certaines limites »<br />

apparentes : mais dans les termes du dessein de Dieu, de la volonté du Père, qui est une<br />

volonté infinie et éternelle. Sans la perspective de l’éternel, même l’étreinte la plus tendre<br />

devient prodrome de mort, disait Claudel dans Le soulier de satin. Et Rilke : « Tout conspire à<br />

faire silence à notre propos, un peu comme on tait une honte ou peut-être une espérance<br />

ineffable » 17 . Nous sommes faits pour quelque chose que l’on ne peut pas dire, on peut le<br />

pressentir mais on ne peut pas le dire ; plus la vie s’écoule proche et consciente de la présence<br />

du Christ, plus ce pressentiment devient la règle, norme et source de vitalité. Mais, je le disais<br />

déjà au lycée, les grands poètes sont tous prophètes : en relisant toutes ces pages, à un certain<br />

moment tu trouves un vers, une strophe, une page où ils sont vraiment prophètes de Dieu ;<br />

mieux : du Christ. Justement parce qu’ils partent de l’humain, parce que leur image est<br />

humaine, c’est du Christ, de Dieu fait homme qu’ils sont prophètes. Étudier la littérature


comme j’ai pu le faire grâce à Dieu, transforme l’étude en une participation à un récit<br />

extraordinaire.<br />

Espérer en vain : existe-t-il une chose plus cruelle, une fin plus terrible que celle-ci ? La vie<br />

n’est pas une tragédie, mais elle est tragique, comme le fut la dernière parole sur la vie des<br />

grands penseurs et poètes grecs qui représentent le meilleur de la littérature humaine. Ce n’est<br />

qu’avec le christianisme que la vie n’est plus tragique, mais dramatique. Le drame c’est la<br />

lutte entre un je et un tu : comme celle de Jacob, le Jacob de la Bible, quand, arrivé au gué ce<br />

soir-là, il fit traverser les serviteurs, les femmes, les enfants, les animaux, puis ce fut son tour.<br />

Il faisait déjà nuit et il voulut traverser quand même, mais une main l’arrêta ; il lutta avec cet<br />

Être mystérieux pendant toute la nuit et, au matin, l’Être mystérieux remporta la victoire, le<br />

frappa à la cuisse de telle sorte qu’il s’en alla en boitant, marqué à vie 18 . Qui vit en essayant<br />

de réaliser la conscience de la grande Présence ? Saint Paul dit : « Quand vous mangez et<br />

quand vous buvez, souvenez-vous que tout est pour la gloire du Christ » 19 . Boire et manger :<br />

la comparaison la plus banale qu’il puisse faire sans verser dans la vulgarité !<br />

Question : Dans le livre tu définis le grand problème comme le fait de redevenir enfants,<br />

retourner aux origines, redevenir tels que Dieu nous a faits. Puis, en guise d’explication, tu<br />

donnes la définition de la moralité : « Vivre dans l’attitude dans laquelle Dieu nous a créés ».<br />

Peux-tu clarifier cette relation ?<br />

Giussani : Mon ami Carlo vous répond.<br />

Carlo Wolfsgruber : Pour mieux comprendre, je vous relis la phrase en question : « La<br />

grande question est donc de redevenir enfants […], la grande question est de retourner à<br />

l’origine, la grande question est de redevenir tels que Dieu nous a faits » 20 . Ce passage répond<br />

à une question qui disait : « Quand Dieu est venu, qui l’a reconnu ? » 21 . La grande question<br />

c’est justement de redevenir comme des enfants c’est-à-dire d’être moraux, de vivre l’attitude<br />

dans laquelle Dieu nous a créés.<br />

Premièrement, la chose la plus impressionnante est que l’attitude dans laquelle Dieu nous a<br />

créés est une attitude que nous avons face à toute la réalité et, par conséquent, face au<br />

problème du Christ : si bien qu’il ne s’agit pas d’un problème abstrait, d’une idée ; ce n’est<br />

pas un problème théorique, mais la prise de position d’un fait présent dans la réalité. C’est<br />

tellement vrai que le Christ est une présence dans la réalité que l’attitude juste, celle qui<br />

permet de reconnaître le Christ, est la même attitude qui est juste face à toute la réalité, face à<br />

mes préoccupations, à l’égard de ma mère, à l’égard des choses que j’ai ou que je désire avoir,<br />

à l’égard des autres, des amis. Reconnaître le Christ exige une certaine attitude, juste, morale ;<br />

cette attitude morale est celle qui me permet d’avoir un juste rapport avec tout.<br />

En quoi consiste cette attitude juste ? Il le dit dans ces lignes : c’est l’attitude de l’enfant. Un<br />

peu plus loin il explique : l’enfant est « ouverture, curiosité et adhésion » 22 . Avoir une attitude<br />

morale face à la réalité, l’attitude qui te permettra de reconnaître le Christ, signifie donc faire<br />

preuve d’ouverture, de curiosité et d’adhésion face à la réalité. Il me semble qu’en un mot on<br />

pourrait dire : ne pas avoir de préjugés, c’est-à-dire ne pas être irrationnel, ne pas se laisser<br />

dominer par l’irrationalité du préjugé. Car, à mon avis, le préjugé est irrationnel pour deux<br />

raisons au moins : premièrement parce que tu dis connaître une chose que tu ignores en<br />

prétendant la connaître déjà (c’est une contradiction évidente) ; deuxièmement le préjugé est<br />

irrationnel car ce que tu crois savoir à propos de ce que tu ne connais pas est simplement ce<br />

que les autres en pensent ; ce n’est même pas une idée que tu as eue toi-même.<br />

De toute manière, « la grande question est de redevenir comme des enfants » ; la moralité<br />

c’est cela. Puis le texte applique cette position au rapport avec le Christ. Je lis : « Tous les<br />

apôtres étaient ainsi, sauf un (il était pareil aux autres mais tellement plein d’initiatives que


Jésus lui avait confié la bourse, il en avait fait l’administrateur du groupe) qui le suivait avec<br />

d’autres sentiments, il espérait quelque chose d’autre. Les apôtres aussi espéraient autre<br />

chose, ils espéraient que Jésus conduise finalement le royaume d’Israël, le royaume du peuple<br />

juif, à dominer le monde et qu’il ferait d’eux des ministres de ce monde ; mais, si, avec ces<br />

images, ils partageaient la mentalité commune, l’attachement qui les liait à Jésus était plus<br />

fort que ces images. Si bien que lorsqu’ils rencontrent pour la première fois Jésus ressuscité,<br />

ils lui disent : « Alors, Maître, maintenant tu établis le royaume d’Israël ? », comme s’il<br />

n’était pas mort, comme si de rien n’était ; ils reproduisent la mentalité commune. Jésus<br />

répond tranquillement : « Ce n’est pas comme ça ! Seul mon Père connaît le temps de ces<br />

événements ». Auprès de Jésus, ils sont tellement comme des enfants qu’ils laissent tomber,<br />

ils ne restent pas fixés sur leur prétention qu’Il réponde à leurs questions comme ils se<br />

l’imaginent, mais ils lui restent attachés plus profondément, plus simplement qu’ils n’étaient<br />

attachés à leurs opinions. […] C’est exactement le grand danger que nous courons tous : notre<br />

imagination prévaut sur l’attente que Dieu a suscitée dans notre cœur et que le Christ a<br />

renouvelée, mieux, il l’a précisée. Comment l’a-t-il précisée ? Sous forme d’un rapport avec<br />

Lui : « Ayez confiance en moi » 23 .<br />

Un passage du livre intitulé Moralità : memoria e desiderio (c’est le passage de ce livre qui<br />

m’a le plus frappé) décrit avec d’autres mots ce que signifient cette ouverture, cette curiosité<br />

et cette capacité d’adhésion sans préjugé : « Dans le rapport entre un fils et son père, dans le<br />

rapport entre un disciple et un vrai maître, le fils et le disciple vivent tout depuis l’intérieur de<br />

ce rapport » 24 . Voilà l’attitude originelle, c’est la moralité.<br />

Question : Vous affirmez que le problème de l’intelligence de la réalité est tout entier dans<br />

l’épisode de Jean et André quand ils suivent Jésus qui leur a été montré par Jean Baptiste, au<br />

premier chapitre de l’Évangile de saint Jean. Puis vous dites que la base de la vraie morale<br />

se trouve dans le 21 e chapitre de l’Évangile de saint Jean, quand le Christ demande à Simon :<br />

« M’aimes-tu ? », et celui-ci répond : « Tu sais bien que je t’aime » 25 . Je voudrais que vous<br />

expliquiez ces deux choses.<br />

Giussani : Là, dans le texte, je voulais simplement résumer en deux points (Jn 1 et Jn 21) tout<br />

ce qui constitue le vrai mouvement de l’homme tel que le Christ l’a apporté dans le monde<br />

pour que chacun puisse en faire l’expérience (quand on est appelé à en faire l’expérience).<br />

Parce que ce qui n’est pas dans le présent, dans l’expérience présente, une chose qui n’est pas,<br />

d’une façon ou d’une autre, dans l’expérience présente n’existe pas : seule l’expérience<br />

présente, seul ce qui est peut être affirmé comme existant. D’un point de vue religieux, notre<br />

malaise vient du fait que nous ne percevons pas le christianisme comme une réalité présente<br />

dans l’expérience du moment. Alors que pour vivre, nous partons, nous jugeons à partir d’une<br />

expérience présente. Ce qui n’est pas présence dans l’expérience n’existe pas : si cela existe,<br />

cela doit être présent d’une façon ou d’une autre (même l’étoile la plus éloignée qui soit, sans<br />

que nous la voyions, renvoie une lumière sur l’état actuel de mon présent, elle donne la<br />

possibilité d’un point de vue que nous n’aurions pas sans elle).<br />

Je voulais résumer en deux points tout ce que le Christ nous a apporté et dont nous sommes<br />

appelés à faire l’expérience du point de vue de la valeur de la personne du Christ et par<br />

conséquent, de la valeur réelle du mystère de Dieu qui a pénétré dans notre monde et est<br />

présent maintenant, ici et maintenant ; de cette miséricorde (comme dirait le Pape) qui porte<br />

un nom dans l’histoire : Jésus Christ.<br />

À quel moment, à quelle page littéraire et historique nous est raconté le commencement du<br />

problème du Christ dans le monde ? Comment a débuté la présence de ce problème dans le<br />

monde ? En regardant cette image nous pouvons prendre conscience de ce que nous devons<br />

faire, de ce dont nous avons besoin pour le comprendre aujourd’hui. Jésus Christ ne peut pas


être un nom abstrait, mais c’est le cas lorsqu’il ne correspond à rien dans l’expérience que<br />

nous vivons. Le christianisme est l’annonce que Dieu s’est fait homme, qu’il est entré dans<br />

notre histoire ; puisqu’il y est déjà entré, il manque quelque chose à notre observation,<br />

quelque chose échappe à notre attention : nous l’effaçons d’emblée, nous l’oblitérons avec<br />

acharnement, nous le censurons pour faire partie des gens d’aujourd’hui.<br />

Historiquement, chronologiquement, la première fois que la question s’est posée dans le<br />

monde, dans l’histoire, c’est quand deux Galiléens sont venus écouter Jean Baptiste, qui était<br />

célèbre dans tout le monde juif de l’époque, ce dont témoignent également des sources<br />

païennes : depuis 150 ans qu’on l’attendait, le prophète était enfin arrivé. Tout le monde allait<br />

le voir : les amis, les ennemis, les pharisiens, le peuple. Ces deux Galiléens allaient le voir<br />

pour la première fois. Imaginez leur visage épanoui par l’émerveillement pendant que,<br />

frappés, ils l’écoutaient parler. Ils ne comprenaient pas tout ce qu’il disait, mais ils étaient<br />

frappés par son visage, le ton de sa voix, l’étendue de sa pensée. À un moment donné, en<br />

l’observant, ils virent qu’il fixait un jeune homme qui s’éloignait, qui empruntait le sentier qui<br />

partait au nord, à droite de la rivière, et il se mit à crier : « Voici celui qui enlève les péchés du<br />

monde ». En général, les gens ne faisaient pas attention ; en l’écoutant parler, ils étaient<br />

habitués à le voir exploser de temps en temps en des phrases incompréhensibles, sans lien<br />

avec ce qu’il était en train de dire. Mais ces deux là, ayant compris où portait le regard de Jean<br />

Baptiste, se mirent à suivre cet homme, cet homme jeune, sans oser s’approcher de lui. « Il<br />

remarqua qu’ils le suivaient. Il se tourna vers eux et dit : “Que voulez-vous ?”. “Rabbi, où<br />

habites-tu ?”. “Venez et voyez”. Ils allèrent chez lui et y restèrent toute la journée. C’était<br />

environ la dixième heure (quatre heures de l’après-midi) ». L’Évangile ne précise rien, mais<br />

immédiatement après (sans connexion, comme on prend des notes, comme un résumé des<br />

journées écoulées ; c’étaient les notes de l’un des deux, Jean, devenu vieux) il dit : « Ils<br />

rentrèrent chez eux et André dit au premier qu’il rencontra, à son frère qui rentrait du rivage<br />

parce qu’il était allé à la pêche : “Nous avons trouvé le Messie” » 26 . Il ne dit pas d’abord<br />

« pourquoi », « ce qu’a dit » cet homme, « comment » il l’a démontré, non ! Imaginez ces<br />

deux hommes, assis, qui le regardaient pendant qu’il parlait, et il leur parlait comme « jamais<br />

personne ne leur avait parlé auparavant ». Ils retenaient leur respiration tellement ils étaient<br />

frappés par ce jeune homme exceptionnel. Quand ils s’en retournèrent, ils marchaient en<br />

silence. André entra dans sa maison, où se trouvaient sa femme et ses enfants ; sa femme lui<br />

dit : « Mais qu’est-ce que tu as ? Tu as changé ! Ce soir tu es différent ! ». André ne répond<br />

pas, peut-être l’embrasse-t-il sans rien dire ; elle ne s’était jamais senti embrasser ainsi de<br />

toute sa vie. Elle lui dit alors : « Mais que t’est-il arrivé ? ». Il lui aura dit ce qu’il dira ensuite<br />

à son frère Simon : « Nous avons trouvé le Messie ». Il lui répète quelques mots, indubitables,<br />

que Jésus leur avait dits : « Si je ne devais pas croire cet homme, je ne croirais même plus mes<br />

propres yeux, je ne pourrais plus croire personne : je suis différent, je suis devenu<br />

différent ! ». Mon Dieu, comme c’est vrai ! Combien d’entre vous pourraient le dire : « Je suis<br />

devenu différent ». Non pas : « J’étais aveugle et maintenant je vois ! », ni : « Je boitais et<br />

maintenant je marche ! » mais : « Je suis différent ; je n’arrive pas à t’expliquer… ».<br />

Après des semaines, des mois pendant lesquels non seulement ces entretiens se répétaient<br />

mais les apôtres vivaient avec Jésus : ils étaient témoins de tout ce qu’il disait, de tout ce qu’il<br />

faisait ; ils passaient des journées, des semaines sans rien dire car toute leur attention était<br />

fixée sur cette présence exceptionnelle et mystérieuse. Jusqu’à cette soirée, trois ou quatre<br />

mois plus tard : il allait à la pêche avec eux ; il parlait avec eux durant la journée et, le soir<br />

venu, ils allaient pêcher. Arriva cette nuit dont nous avons déjà parlé. Peu avant l’aube, la<br />

tempête menaça de renverser la barque et cet homme « commanda au vent et à la mer et il y<br />

eut un grand calme ». Ils se disaient les uns aux autres : « Qui est cet homme ? ». C’est ainsi<br />

que le problème chrétien s’est présenté dans le monde, exactement de cette manière : dans un<br />

temps et un espace précis. De la même manière il s’est présenté aux proches, aux amis, aux


voisins à qui ils le disaient. Nombre d’entre eux courraient l’écouter et, comme la<br />

Samaritaine, ils s’écriaient : « Maintenant c’est moi qui dis ce que tu disais. Je le dis parce<br />

que je l’ai vu, parce que je l’ai entendu : “Personne n’a jamais parlé ainsi”. Moi aussi je le<br />

répète : “Personne n’a jamais parlé ainsi” ». De l’un à l’autre, encore et encore, c’est arrivé<br />

jusqu’à moi ; cet événement est arrivé jusqu’à moi, jusqu’à toi, jusqu’à vous : il est ici ! Et je<br />

vous jure qu’après nous, Il sera encore parmi ceux qui viendront ici pour étudier les<br />

mathématiques, la philosophie ou écouter un « laïus » sur Lui : c’est le même ! Vous allez<br />

rentrer chez vous et vous ne pourrez plus vous en débarrasser. Vous pouvez vous en<br />

débarrasser en évitant d’y penser. Mais si vous y pensez, vous n’y comprenez rien, cependant<br />

vous demandez : « Dieu, si tu es là, révèle-toi », dans la position la plus désespérée et la plus<br />

consciente, celle de l’Innommé (personnage complexe du roman Les Fiancés de Manzoni<br />

ndt) ; mais plus simplement : « Seigneur, fais que moi aussi je comprenne quelque chose !<br />

Seigneur, viens aussi en moi, dans ma maison, parce que je comprends que le monde, la paix,<br />

la bonté, le goût et la joie de vivre dans le monde dépendent du changement que Tu nous<br />

apportes ». Parce qu’il n’y a aucun parti, aucun président de la république, aucun dollar<br />

américain, aucune victoire sur le mur de Berlin, aucune invasion de l’Europe de l’Est par<br />

l’Occident, aucune victoire des japonais ou des chinois, il n’y a rien au monde qui puisse<br />

changer l’homme : seule cette Présence peut changer l’homme. « Je ne suis plus comme<br />

avant : je suis comme avant mais je ne suis plus celui que j’étais ; Seigneur, je vois des choses<br />

que ces gens ne voient pas : fais-les voir à eux aussi ». Comment peut-on ne pas parler ainsi ?<br />

Ce n’est pas par exaltation que l’on parle ainsi, mais parce que c’est vrai ! De fait,<br />

l’impression qu’il n’est pas raisonnable de mettre des enfants au monde est devenue normale.<br />

Pourquoi ? Il n’y a pas de « parce que ». Sa présence nous reconduit au pourquoi de la vie.<br />

Le deuxième point (Jn 21), traité de manière analogue à ce que nous venons de dire, mérite<br />

une réflexion encore plus approfondie que nous ferons une autre fois.<br />

Question : Je voudrais comprendre pourquoi vous dites que l’expérience du centuple ici et<br />

maintenant passe à travers le sacrifice de l’immédiat et que l’expérience d’une possession<br />

plus grande, d’une possession vraie, advient à travers un détachement 27 .<br />

Giussani : Habituellement, je dis à mes amis que l’on ne peut établir un rapport vrai avec rien<br />

ni personne si on n’implique pas un sacrifice. Imaginons que pour établir un rapport vrai entre<br />

toi et moi il y ait six mètres à franchir. Dans ces six mètres, à chaque centimètre surgit<br />

quelque chose, une apparence qui m’invite d’une façon ou d’une autre. Si je m’arrête, je<br />

n’arrive plus jusqu’à toi : si je m’y arrête, si je suis ces apparences, je me perds et je ne<br />

reconnais plus la route. Si à chaque centimètre il y a une apparence, je dois laisser cette<br />

apparence pour venir jusqu’à toi. Pour l’homme, quitter une apparence (même l’apparence<br />

douloureuse) est toujours un sacrifice, une souffrance. Se détacher de l’apparence :<br />

l’apparence est comme enduite d’une colle qui te retient, que ce soit de mauvaise ou de bonne<br />

foi, ou que ce soit heureusement, elle te retient ; mais c’est un faux présent : l’apparence est<br />

un faux présent. Gare à celui qui construit son avenir sur l’apparence ! C’est le contraire de<br />

l’espérance, l’origine de la déception : l’apparence est à l’origine de la déception. Si je fixe<br />

une chose certaine, certainement exacte : que toi tu es ici, si je veux venir vers toi… comme<br />

un jeune homme qui veut rejoindre sa petite amie, parce qu’il sait qu’elle est bonne, il sait que<br />

c’est juste, il sait qu’il l’aime ; il pourrait s’être trompé mais il sait qu’il l’aime et que son<br />

erreur est provisoire : il doit quitter tout ce qui le retient par le bras, tout ce qui le tient par le<br />

bras pour l’arrêter : il doit s’arracher et partir. Quand il arrive devant le visage de la jeune<br />

fille, cette apparence (car il s’agit là aussi d’une apparence) l’attire cent millions de fois plus<br />

que tout le reste, mais s’il se précipitait comme son élan le lui suggère, il l’abîmerait ; s’il se<br />

précipite sur elle, s’il la prend ce serait comme… oui, comme une possession. La possession


te traduit ou te trahit, te transforme en une patte d’animal qui arrache, « lacère » le visage de<br />

l’autre : après deux ou trois ans il n’est plus comme avant ! En ce sens que ce qu’il a suscité<br />

en toi meurt. Avec le Christ, chaque jour qu’ils le suivaient, ce qui s’était réveillé en eux<br />

grandissait et grandit encore ; cela grandit tellement que moi aussi j’en suis ému deux mille<br />

ans plus tard ; il est ici, maintenant ; ici et maintenant.<br />

On ne peut donc pas établir un rapport de connaissance, d’affection à l’égard d’une personne<br />

ou d’une chose sans un sacrifice intérieur, sans s’arracher de quelque chose, sans se détacher<br />

d’une apparence. C’est quelque chose qui est au-delà de l’apparence qui doit émerger, devenir<br />

concret, te faire changer, t’arracher à ton apparence, changer le jeu. Alors tu peux vraiment<br />

faire une famille, fonder une famille de manière vraie. Imagine-toi, tous les soirs, non pas en<br />

train de dire un Je vous salue Marie ensemble (comme si souvent on ne le dit pas), mais<br />

pendant que tu te tournes de l’autre côté en pensant : aujourd’hui encore il est plein<br />

d’objections, de malaises ; pourtant il y a quelque chose : une mémoire, une image, il y a la<br />

conscience d’une Présence. Car la mémoire est la conscience d’une Présence : la présence<br />

d’une chose commencée dans le passé (c’est pourquoi on l’appelle mémoire) mais qui envahit<br />

le présent. C’est ce qui purifie tes pensées et fait émerger l’espérance. Ce pour quoi tu es fait,<br />

pour quoi tu as rencontré ta femme, tu as eu un enfant, cela vaincra, est destiné à vaincre, par<br />

la force d’un Autre, par la force de l’Être. En fait, tu ne t’es pas donné la vie toi-même, tu n’as<br />

pas fait ta femme toi-même, l’enfant ne t’appartient pas, et tout cela appartient. Si tu penses à<br />

Celui à qui tout cela appartient, qui est tellement présent qu’il donne vie à ta chair en cet<br />

instant (souvenez-vous du dixième chapitre du premier livre de l’école de communauté, Le<br />

Sens religieux 28 ; allez le relire : ce dixième chapitre défie n’importe quel autre livre ; ce n’est<br />

pas de la prétention, plutôt de la simplicité), c’est cette pensée du Christ qui purifie. Alors tu<br />

dis : « Je vous salue, Marie, pleine de grâce… », « Que je naisse, renaisse comme Dieu fait<br />

homme est né de toi, de tes entrailles », et tu retrouves la paix.<br />

Le sacrifice t’empêche d’oublier quoi que ce soit, il embrasse tout et finit dans la joie ; il finit<br />

parfois dans la joie. Il est impressionnant que ce soit la dernière chose que le Christ a dite aux<br />

apôtres (et donc aux hommes) avant de mourir, à la fin de cette terrible soirée relatée dans<br />

quatre chapitres de l’Évangile de saint Jean : « Je vous ai dit toutes ces choses pour que ma<br />

joie soit en vous et que vous soyez comblés de joie » 29 . Défions-le, allons voir si c’est vrai, si<br />

cette joie est possible ! Mais en jouant l’expérience de la vie comme il le dit, Lui ! Et ce<br />

faisant nous restons de pauvres gens comme tous les autres : des individus qui ne jugent plus<br />

personne, tellement conscients de leurs propres limites, mais qui connaissent la possibilité du<br />

bonheur qui, en termes normaux, quotidiens, s’appelle la joie : « Je manifesterai que je suis<br />

Dieu par la joie de leur cœur ». Le mot « joie » devrait être radié de tout dictionnaire, car dans<br />

l’homme normal, la possibilité de la joie n’existe pas : la satisfaction oui, la joie non ; la joie<br />

est hautement improbable sauf à la lumière du Christ, de la certitude apportée par le Christ.<br />

Avant de m’en aller, je me permets de vous lire une demi page du dialogue que j’ai eu avec<br />

les étudiants à Cervia, il y a quelques semaines où, avant de commencer nous avions chanté la<br />

Sevillanas del adios (on m’a dit que vous ne l’avez pas encore apprise ; apprenez-la car elle<br />

est très belle). Elle dit : « Quelque chose meurt dans l’âme quand s’en va ton ami. Quand ton<br />

ami s’en va en laissant une trace qu’on ne peut pas effacer. Ne t’en vas pas, pas encore ; s’il te<br />

plaît, ne t’en vas pas car ma guitare pleure quand elle dit adieu. Un mouchoir de silence au<br />

moment du départ. Au moment du départ car tu as des paroles qui blessent et qu’on ne peut<br />

pas dire. Le bateau devient petit en s’éloignant sur la mer. Quand il s’éloigne et se perd sur la<br />

mer, comme la solitude est grande ! Ce vide que laisse l’ami qui s’en va. L’ami qui s’en va est<br />

comme un puits sans fond que l’on ne peut plus remplir » 30 . Imaginez cet homme, ces gens<br />

sur le môle, qui saluent l’ami qui part sur son bateau ; il s’en va et disparaît à l’horizon. Et<br />

l’on ne peut pas dépasser la ligne de l’horizon, on ne peut pas remplir le puits, et on est seul.


Le christianisme c’est l’inverse : c’est l’homme qui est seul, là sur le môle, mais il attend car<br />

tout en lui attend ; est voici qu’un point apparaît à l’horizon, un point qui s’approche du<br />

rivage : il grandit, grandit, grandit… C’est un bateau sur lequel à un certain moment on voit<br />

un marin, on aperçoit un marin. Il arrive, il débarque ; et celui qui était sur le bateau embrasse<br />

l’homme qui était sur le rivage. « Un point apparaît à l’horizon, sur la ligne de l’horizon :<br />

c’est ce bateau. Ce petit bateau qui est un point devient toujours plus grand jusqu’à ce qu’on<br />

en distingue aussi le contenu et on voit un homme, un marin assis dedans. Le bateau<br />

s’approche du rivage, accoste, et l’homme qui attendait embrasse l’homme qui arrive. Le<br />

christianisme naît ainsi, comme l’homme qui attend et embrasse l’homme qui arrive de cet<br />

horizon qui autrement serait resté inconnu et énigmatique » 31 . L’homme qui arrive c’est Dieu<br />

qui s’est fait homme.<br />

Tantardini : Merci.<br />

1 Luigi GIUSSANI, Si può vivere così?, Rizzoli, Milano, 2007, p. 26.<br />

2 Cf. Saint THOMAS D’AQUIN, Summa contra Gentiles, III, 40, 30.<br />

3 Cf. Luigi GIUSSANI, Si può vivere così ?, op. cit. p. 71.<br />

4 Idem, pp. 46-48.<br />

5 Idem, p. 55.<br />

6 Cf. Jn 6, 68.<br />

7 Cf. Mt 8, 23-27 ; Mc 4, 35-41.<br />

8 Cf. Jn 19, 24.<br />

9 Cf. Mt 7, 11 ; Lc 11,13.<br />

10 Luigi GIUSSANI, Si può vivere così?, op. cit., p. 180.<br />

11 1 P 3, 15.<br />

12 Cf. Lc 7, 11-17.<br />

13 Cf. Luigi GIUSSANI, Si può vivere così?, op. cit., pp. 325-337.<br />

14 Cf. Johan HUIZINGA, Autunno del Medioevo, Bur, Milano, 1995, p. XXXIII.<br />

15 Mario ERBETTA, Gli apocrifi del Nuovo Testamento, I/1, Scritti affini ai Vangeli canonici, composizioni<br />

gnostiche. Materiale illustrativo, Marietti, Casale, 1975, p. 101.<br />

16 Cf. Henrik IBSEN, Peer Gynt, Einaudi, Torino, 1959, p. 131.<br />

17 Rainer Maria RILKE, « Seconda Elegia », in Elegie duinesi, Einaudi, Torino, 1978, p. 13.<br />

18 Cf. Gn 32, 23-32.<br />

19 Cf. 1 Cor 10, 31.<br />

20 Luigi GIUSSANI, Si può vivere così?, op. cit., p. 219.<br />

21 Idem, p. 218.<br />

22 Idem, p. 250.<br />

23 Idem, pp. 219-220.<br />

24 Cf. Luigi GIUSSANI, « Moralità : memoria e desiderio », dans Alla ricerca del volto umano, Rizzoli, Milano<br />

1995, p. 235.<br />

25 Cf. Luigi GIUSSANI, Si può vivere così ?, op. cit., p. 273.<br />

26<br />

Cf. Jn 1, 35-41.<br />

27<br />

Cf. Luigi GIUSSANI, Si può vivere così ?, op. cit., pp. 420-421.<br />

28<br />

Cf. Luigi GIUSSANI, Le Sens religieux, Cerf, Paris, 2003, pp. 149-161.<br />

29<br />

Jn 15, 11.<br />

30<br />

Cf. Sevillanas del adios, dans Canti, Cooperativa Editoriale Nuovo Mondo, Milano, 2002, pp. 269-271.<br />

31<br />

Luigi GIUSSANI, Realtà e giovinezza. La sfida, Sei, Torino, 1995, p. 80.

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