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Incursions<br />
Revue <strong>de</strong> sci<strong>en</strong>ces sociales<br />
N°4 – mai 2011<br />
ISSN : 2110-5804
Table <strong>de</strong>s matières<br />
EDITORIAL 3<br />
PETER BERGER<br />
UNE INTRODUCTION 6<br />
GAEL BORDET<br />
JOSEPH KERHARO, ITINERAIRE D’UN ARPENTEUR : NAISSANCE DE L’ETHNOPHARMACOGNOSIE 10<br />
PAUL-ANDRE TURCOTTE<br />
POUR UNE SOCIOLOGIE DU MIGRANT - LA FIGURE DU MISSIONNAIRE 23<br />
PIERRE COLLANTIER<br />
RECENSION – LE TRAVAIL SALARIE ET LES INSTANCES DE REGULATION SUR LES HAUTS PLATEAUX<br />
DE L’OUEST CAMEROUN (1916-1972) DE FRANÇOIS ETIENNE TSOPMBENG 48<br />
MATTHIEU OLLAGNON<br />
RECENSION – CHARISMA, CONVERTS, COMPETITORS. SOCIETAL AND SOCIOLOGICAL FACTORS IN<br />
THE SUCCESS OF EARLY CHRISTIANITY DE JACK T. SANDERS 52<br />
Incursions<br />
Edition <strong>en</strong> <strong>PDF</strong> du numéro <strong>de</strong> mai 2011 disponible sur le site http://www.incursions.fr<br />
Revue électronique éditée par l’Association française pour <strong>la</strong> formation et <strong>la</strong> recherche <strong>en</strong> sci<strong>en</strong>ces sociales<br />
AFFRESS<br />
ISSN : 2110-5804<br />
Directeur <strong>de</strong> publication M. Ol<strong>la</strong>gnon<br />
AFFRESS – BP 27 – 94220 Char<strong>en</strong>ton Ce<strong>de</strong>x<br />
Incursions n° 4 – mai 2011 - ISSN : 2110-5804<br />
2
Editorial<br />
Dans notre vieille société française, <strong>la</strong> bi<strong>en</strong>séance et une certaine forme d’habitu<strong>de</strong> ont longtemps<br />
voulu que <strong>la</strong> condition d’étranger soit objectivée <strong>de</strong> façon administrative. L’habitu<strong>de</strong><br />
était prise <strong>de</strong> jouer l’intégration au p<strong>la</strong>n local, chaque nouveau v<strong>en</strong>u étant implicitem<strong>en</strong>t<br />
t<strong>en</strong>u <strong>de</strong> connecter sa vie au corps national, c’est-à-dire à <strong>la</strong> communauté manifestée par les<br />
papiers d’i<strong>de</strong>ntité. L’étranger, <strong>en</strong> fait, du mom<strong>en</strong>t qu’il était prés<strong>en</strong>t sur le territoire et facilem<strong>en</strong>t<br />
naturalisé, n’était déjà plus vraim<strong>en</strong>t un étranger, ne serait ce que d’un point <strong>de</strong> vue<br />
administratif. S’il était étranger, <strong>la</strong> France ne s’<strong>en</strong> souciait pas, s’il était français, <strong>la</strong> question<br />
<strong>de</strong> l’étranger ne se posait pas. La marge <strong>en</strong>tre les <strong>de</strong>ux était <strong>la</strong>issée au for intérieur, dans<br />
l’espace <strong>de</strong> battem<strong>en</strong>t <strong>en</strong>tre <strong>la</strong> définition publique du statut et <strong>la</strong> réalité intime et re<strong>la</strong>tionnelle<br />
<strong>de</strong> <strong>la</strong> personne. C’est peut-être pour ce<strong>la</strong> que, dans une situation <strong>de</strong> flux migratoires<br />
exceptionnels, nombre d’acteurs français sembl<strong>en</strong>t maint<strong>en</strong>ant très mal à l’aise avec l’idée<br />
d’étranger. C’est qu’il s’agit <strong>en</strong> fait <strong>de</strong> quelque chose d’implicite, presque <strong>de</strong> malséant, que<br />
tout le mon<strong>de</strong> connaît mais dont on a du mal à parler. Autant dire alors que l’intellig<strong>en</strong>ce <strong>de</strong><br />
<strong>la</strong> condition d’étranger est pour les sci<strong>en</strong>ces sociales un <strong>en</strong>jeu d’importance : il s’agit vraim<strong>en</strong>t<br />
<strong>de</strong> proposer <strong>de</strong>s perspectives aidant à p<strong>en</strong>ser <strong>la</strong> question.<br />
Les conséqu<strong>en</strong>ces intellectuelles sont imm<strong>en</strong>ses. Derrière le problème <strong>de</strong> l’étranger se profile<br />
celui <strong>de</strong>s processus <strong>de</strong> changem<strong>en</strong>t, puisque l’étranger est confronté à <strong>la</strong> question <strong>de</strong> sa<br />
propre adaptation à un mon<strong>de</strong> nouveau et à celui <strong>de</strong> sa réception par celui-ci. Etranger, migrant,<br />
voyageur, <strong>en</strong>vahisseur ou colon <strong>en</strong> sont autant <strong>de</strong> modalités possibles. C’est que <strong>la</strong><br />
question <strong>de</strong> l’étranger est surtout une question <strong>de</strong> re<strong>la</strong>tion, <strong>de</strong> connexion <strong>en</strong>tre <strong>de</strong>s processus<br />
<strong>de</strong> vie auparavant séparés. Elle est au coeur <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux articles <strong>de</strong> ce numéro, où nous verrons<br />
que l’étranger est celui qui est confronté à <strong>la</strong> déconnexion <strong>de</strong> son écosystème cognitif,<br />
<strong>de</strong> l’<strong>en</strong>semble <strong>de</strong> re<strong>la</strong>tions qui ont construit sa réalité, et qui se retrouve face à <strong>la</strong> possibilité,<br />
voire à l’impératif, <strong>de</strong> se reconnecter ailleurs sans nécessairem<strong>en</strong>t perdre ses référ<strong>en</strong>ces<br />
i<strong>de</strong>ntitaires.<br />
Le premier <strong>de</strong> ces <strong>de</strong>ux articles est celui <strong>de</strong> Gaël Bor<strong>de</strong>t sur Joseph Kerharo, pharmaci<strong>en</strong><br />
militaire <strong>en</strong> Afrique française et fondateur <strong>de</strong> l’ethnopharmacognosie. On y lira l’évocation<br />
du savoir-faire nécessaire pour <strong>en</strong>trer dans <strong>de</strong>s re<strong>la</strong>tions humaines qui sont elles-mêmes les<br />
portes ouvertes à <strong>de</strong>s univers culturels et cliniques foisonnants mais fermés au profane et à<br />
l’étranger. C’est bi<strong>en</strong>, à travers le déploiem<strong>en</strong>t <strong>de</strong> toute une civilité, un processus à chaque<br />
fois r<strong>en</strong>ouvelé d’émerg<strong>en</strong>ce d’une re<strong>la</strong>tion al<strong>la</strong>nt un tant soit peu au fond <strong>de</strong>s choses. Gaël<br />
Bor<strong>de</strong>t montre bi<strong>en</strong> qu’<strong>en</strong> l’abs<strong>en</strong>ce <strong>de</strong> référ<strong>en</strong>ces communes permettant au chercheur et<br />
aux guérisseurs <strong>de</strong> se coordonner l’un l’autre <strong>en</strong> toute confiance, le processus <strong>de</strong> prise <strong>de</strong><br />
contact est une re<strong>la</strong>tion <strong>de</strong> haute int<strong>en</strong>sité, où chacun est totalem<strong>en</strong>t att<strong>en</strong>tif à son vis-à-vis<br />
et aux moindres <strong>de</strong> ses signaux. En ce s<strong>en</strong>s, l’étranger est ici celui qui ne peut pas se reposer<br />
Incursions n° 4 – mai 2011 - ISSN : 2110-5804<br />
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et doit, <strong>en</strong> perman<strong>en</strong>ce, pr<strong>en</strong>dre <strong>en</strong> charge à <strong>la</strong> fois le cont<strong>en</strong>u <strong>de</strong> <strong>la</strong> re<strong>la</strong>tion et son cadre. Il<br />
est celui avec qui l’on n’a pas <strong>en</strong>core établi d’habitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> re<strong>la</strong>tion.<br />
Le second article est celui <strong>de</strong> Paul-André Turcotte, qui porte sur <strong>la</strong> sociologie du migrant<br />
dans <strong>la</strong> perspective <strong>de</strong>s missions <strong>de</strong>s ordres religieux catholiques, dont les clercs <strong>de</strong> Saint<br />
Viateur <strong>en</strong> Bas-Canada au dix-neuvième siècle. La migration <strong>de</strong>s missionnaires est ici prés<strong>en</strong>tée<br />
comme une t<strong>en</strong>sion, dans une société où l'on est inséré sans jamais <strong>en</strong> être totalem<strong>en</strong>t.<br />
Le processus d’adaptation <strong>de</strong>s religieux aux conditions locales, c'est-à-dire <strong>la</strong> t<strong>en</strong>tative<br />
d’établir un cadre commun avec les autochtones, conduit à une reformu<strong>la</strong>it, implicite ou<br />
explicite, du projet <strong>de</strong> départ <strong>de</strong>s missionnaires. Plus <strong>en</strong>core, c’est ce processus même <strong>de</strong><br />
transformation personnel et institutionnel qui est moteur <strong>de</strong> changem<strong>en</strong>t au sein <strong>de</strong> <strong>la</strong> société<br />
d’accueil. En ce s<strong>en</strong>s, le missionnaire n’est pas décrit ici comme un étranger cherchant<br />
à transposer telle quelle une réalité autre. C’est au contraire un étranger se connectant à<br />
une communauté humaine <strong>de</strong> négociation et d’é<strong>la</strong>boration <strong>de</strong> <strong>la</strong> réalité et acceptant <strong>de</strong><br />
nourrir dans ce nouveau cadre ce qu’il était antérieurem<strong>en</strong>t. C’est cette re<strong>la</strong>tion qui est<br />
source <strong>de</strong> changem<strong>en</strong>t pour le missionnaire, qui voit tout ce qu’il est réévalué et alim<strong>en</strong>té<br />
par <strong>de</strong>s énergies nouvelles, et pour <strong>la</strong> société d’accueil, qui change autant qu’elle change<br />
l’étranger. Autant dire qu’<strong>en</strong> sont très loin autant le conquérant, qui impose d’adhérer à sa<br />
propre définition <strong>de</strong> réalité, que l’étranger <strong>de</strong> passage, pour qui <strong>la</strong> référ<strong>en</strong>ce vivante et<br />
l’énergie portant sa vision du mon<strong>de</strong> sont <strong>en</strong>core dans son pays d’origine. Le dossier est<br />
vaste et d’actualité : il aura <strong>de</strong>s suites dans Incursions.<br />
Heureuse nouvelle pour notre jeune <strong>revue</strong>, Peter Berger, <strong>de</strong> l’université <strong>de</strong> Boston, nous a<br />
fait l’honneur <strong>de</strong> nous permettre <strong>de</strong> traduire dans les numéros <strong>de</strong> mai et septembre <strong>de</strong>ux<br />
articles <strong>de</strong> son blog sur le portail The American Interest. Nous comm<strong>en</strong>çons, <strong>en</strong> toute logique,<br />
par <strong>la</strong> première, Une introduction. Celle-ci traite, mais pas seulem<strong>en</strong>t, du métier <strong>de</strong><br />
sociologue <strong>de</strong>s religions. Il y est égalem<strong>en</strong>t question <strong>de</strong> médias, <strong>de</strong>s pièges du métier et, au<br />
fond, <strong>de</strong> <strong>la</strong> vocation <strong>de</strong> sociologue et <strong>de</strong> son li<strong>en</strong> au croire religieux. Et l’on peut se <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r,<br />
à <strong>la</strong> lecture <strong>de</strong> ce billet, si le sociologue, aussi, n’est pas égalem<strong>en</strong>t une forme<br />
d’étranger, à <strong>la</strong> fois du <strong>de</strong>dans et du <strong>de</strong>hors, voire s'il n'y a pas d'affinité <strong>en</strong>tre le croyant et<br />
le chercheur <strong>de</strong> sci<strong>en</strong>ces sociales.<br />
Du coté <strong>de</strong>s rec<strong>en</strong>sions, et <strong>en</strong> heureux complém<strong>en</strong>t <strong>de</strong>s articles précé<strong>de</strong>nts, Pierre Col<strong>la</strong>ntier<br />
prés<strong>en</strong>te l’ouvrage <strong>de</strong> François-Eti<strong>en</strong>ne Tsopmb<strong>en</strong>g Le travail sa<strong>la</strong>rié et les instances <strong>de</strong> régu<strong>la</strong>tion<br />
sur les hauts p<strong>la</strong>teaux <strong>de</strong> l’Ouest Cameroun (1916-1972). Configuration historique et<br />
élém<strong>en</strong>ts d’interprétation sociologique. Celui-ci évoque l'action missionnaire <strong>de</strong>s déhonni<strong>en</strong>s<br />
français chez les Bamilékés <strong>de</strong> l’ex-Cameroun français et les re<strong>la</strong>tions <strong>en</strong>tre colons, administration<br />
coloniale, paysans et élites locales. Il se signale tant pour sa valeur docum<strong>en</strong>taire et<br />
analytique que pour son positionnem<strong>en</strong>t épistémologique. A sa suite, Pierre Col<strong>la</strong>ntier <strong>en</strong><br />
profite pour livrer une réflexion épistémologique sur <strong>la</strong> sociologie et <strong>en</strong> particulier <strong>la</strong> sociologie<br />
historique comme mise <strong>en</strong> re<strong>la</strong>tion <strong>de</strong> propositions théoriques et d’un réel objectivé.<br />
Incursions n° 4 – mai 2011 - ISSN : 2110-5804<br />
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Je prés<strong>en</strong>te <strong>en</strong>fin, dans <strong>la</strong> lignée <strong>de</strong>s rec<strong>en</strong>sions d’ouvrages sur les premiers temps du christianisme,<br />
le livre Jack San<strong>de</strong>rs, Charisma, Converts, Competitors – Societal and Sociological<br />
Factors in the Success of Early Christanity. L’auteur, professeur <strong>de</strong> l’université <strong>de</strong> l’Oregon, y<br />
développe l’idée que le défi majeur pour les premiers chréti<strong>en</strong>s n’a pas d’abord été <strong>la</strong> lutte<br />
avec le polythéisme d’Etat, mais l’émerg<strong>en</strong>ce face à un <strong>en</strong>semble <strong>de</strong> nouveaux mouvem<strong>en</strong>ts<br />
religieux qui étai<strong>en</strong>t autant <strong>de</strong> compétiteurs. Il mobilise pour ce<strong>la</strong> les outils <strong>de</strong> <strong>la</strong> sociologie<br />
<strong>en</strong> vue <strong>de</strong> créer <strong>de</strong> nouvelles perspectives sur un fait historique. Le résultat <strong>en</strong> est une réflexion<br />
complète autour <strong>de</strong> <strong>la</strong> question du charisme et un ouvrage où l’on compare Jésus à<br />
un gourou indi<strong>en</strong>. C’est sans doute le génie particulier <strong>de</strong>s sci<strong>en</strong>ces sociales que <strong>de</strong> permettre<br />
d’établir <strong>de</strong> telles connexions et d’<strong>en</strong> sortir quelque chose.<br />
Bonne lecture.<br />
Incursions n° 4 – mai 2011 - ISSN : 2110-5804<br />
5<br />
Matthieu Ol<strong>la</strong>gnon<br />
Mai 2011
Une introduction<br />
Quelques réflexions sur les façons d’occuper sa retraite, <strong>la</strong><br />
sociologie <strong>de</strong>s religions, le mon<strong>de</strong> universitaire et les médias.<br />
Traduction du premier billet <strong>de</strong> Peter Berger sur son blog The<br />
American Interest.<br />
Incursions n° 4 – mai 2011 - ISSN : 2110-5804<br />
6<br />
Par Peter Berger<br />
Un sage chinois qui écrivait à un vieil érudit retiré <strong>de</strong> ses charges officielles lui fit <strong>de</strong>ux suggestions<br />
: pr<strong>en</strong>dre une jeune concubine ou appr<strong>en</strong>dre à peindre <strong>de</strong>s dragons sur <strong>de</strong> <strong>la</strong> soie<br />
rouge. Je suis un vieil érudit et je suis maint<strong>en</strong>ant retiré <strong>de</strong> <strong>la</strong> plupart <strong>de</strong> mes charges officielles.<br />
J’ai sérieusem<strong>en</strong>t <strong>en</strong>visagé les <strong>de</strong>ux idées et <strong>en</strong> ai conclu qu’elles étai<strong>en</strong>t impraticables<br />
dans mon cas. C’est juste à ce mom<strong>en</strong>t là que les g<strong>en</strong>s <strong>de</strong> The American Interest sont<br />
arrivés avec une suggestion très différ<strong>en</strong>te – que je <strong>de</strong>vrai écrire un blog sous leurs auspices<br />
(si c’est le terme adapté dans le <strong>la</strong>ngage du cyberespace), traitant principalem<strong>en</strong>t <strong>de</strong>s développem<strong>en</strong>ts<br />
actuels <strong>de</strong> <strong>la</strong> religion, mais s’autorisant d’occasionnelles excursions dans<br />
d’autres domaines. Ma re<strong>la</strong>tion aux ordinateurs est à peu près comparable à celle d’un<br />
homme <strong>de</strong>s cavernes t<strong>en</strong>tant <strong>de</strong> piloter un avion <strong>de</strong> ligne. Cep<strong>en</strong>dant, <strong>la</strong> perspective d’écrire<br />
un blog avec cette <strong>de</strong>scription m’a intrigué. Elle m’a paru définitivem<strong>en</strong>t plus praticable que<br />
les <strong>de</strong>ux suggestions chinoises. Donc, allons-y.<br />
Religion et autres curiosités<br />
Pourquoi quelqu’un pourrait-il être intéressé par ce que j’ai à dire sur <strong>la</strong> religion ? Jusqu'à<br />
prés<strong>en</strong>t, <strong>de</strong> nombreuses personnes ont manifesté <strong>de</strong> l’intérêt pour mes productions horsligne<br />
(pour ainsi dire, à l’époque <strong>de</strong> l’homme <strong>de</strong>s cavernes), lisant mes livres, assistant à mes<br />
cours, v<strong>en</strong>ant discuter avec moi. Pourquoi traduire cet intérêt <strong>en</strong> ligne ? Je n’<strong>en</strong> ai aucune<br />
idée. Nous <strong>de</strong>vrons voir. Mais <strong>la</strong>issez-moi dire quelque chose au sujet <strong>de</strong> ma perspective<br />
particulière au sujet <strong>de</strong> <strong>la</strong> religion, à <strong>la</strong> fois professionnellem<strong>en</strong>t et personnellem<strong>en</strong>t.
Le plus gros <strong>de</strong> ma carrière professionnelle a eu lieu <strong>en</strong> tant que sociologue <strong>de</strong> <strong>la</strong> religion.<br />
Depuis mes étu<strong>de</strong>s supérieures, mon approche <strong>de</strong> <strong>la</strong> sociologie <strong>en</strong> général et <strong>de</strong> <strong>la</strong> sociologie<br />
<strong>de</strong> <strong>la</strong> religion <strong>en</strong> général a été très influ<strong>en</strong>cée par Max Weber. C’est une approche qui pr<strong>en</strong>d<br />
l’histoire au sérieux, qui est <strong>la</strong>rgem<strong>en</strong>t comparative et qui essaye d’être objective. Je p<strong>en</strong>se<br />
que ce<strong>la</strong> est louable pour n’importe quelle branche <strong>de</strong> <strong>la</strong> sociologie, mais ce<strong>la</strong> est très<br />
louable <strong>en</strong> particulier si le sujet d’investigation est <strong>la</strong> religion.<br />
Les métho<strong>de</strong>s <strong>de</strong> recherche quantitatives peuv<strong>en</strong>t être très utiles si l’on veut s’occuper <strong>de</strong><br />
phénomènes sociaux <strong>de</strong> gran<strong>de</strong> échelle, incluant les phénomènes religieux. Très souv<strong>en</strong>t,<br />
cep<strong>en</strong>dant, les données <strong>de</strong> l’<strong>en</strong>quête peuv<strong>en</strong>t êtres distordues si les questions posées sont<br />
formulées dans l’ignorance du contexte culturel <strong>de</strong>s répondants, un contexte invariablem<strong>en</strong>t<br />
formé par l’histoire. Deux exemples tirés <strong>de</strong> <strong>la</strong> recherche sur <strong>la</strong> religion : <strong>de</strong>s données<br />
d’<strong>en</strong>quête ont suggéré que le Japon était très sécu<strong>la</strong>risé parce que, <strong>en</strong>tre autres choses,<br />
beaucoup <strong>de</strong> Japonais ont déc<strong>la</strong>ré ne pas croire <strong>en</strong> Dieu, ce qui est évi<strong>de</strong>nt si leurs croyances<br />
religieuses ont été formées par le bouddhisme et le shintoïsme. Des données d’<strong>en</strong>quête ont<br />
égalem<strong>en</strong>t suggéré que <strong>la</strong> chréti<strong>en</strong>té orthodoxe était dans une mauvaise passe <strong>en</strong> Russie<br />
parce que peu <strong>de</strong> russes al<strong>la</strong>i<strong>en</strong>t à l’église avec régu<strong>la</strong>rité, un fait qui n’impressionnera personne<br />
<strong>de</strong> familier avec <strong>la</strong> piété orthodoxe, dans <strong>la</strong>quelle le fait d’aller à l’Eglise est moins<br />
important que dans le catholicisme et le protestantisme (les visiteurs étrangers du Musée <strong>de</strong><br />
l’Hermitage à Saint Petersbourg ont par contre noté que beaucoup <strong>de</strong> g<strong>en</strong>s priai<strong>en</strong>t <strong>de</strong>vant<br />
les icones prés<strong>en</strong>tées là). Il va sans dire que <strong>la</strong> connaissance <strong>de</strong> l’histoire religieuse <strong>de</strong>vra<br />
inclure <strong>la</strong> connaissance <strong>de</strong> <strong>la</strong> théologie adéquate. Ainsi, Max Weber s’est s<strong>en</strong>ti obligé <strong>de</strong><br />
fouiller dans les méandres <strong>de</strong> <strong>la</strong> théologie calviniste afin <strong>de</strong> compr<strong>en</strong>dre les motivations <strong>de</strong>s<br />
<strong>en</strong>trepr<strong>en</strong>eurs puritains, au sein <strong>de</strong> <strong>la</strong>quelle était <strong>en</strong>racinée une vision du mon<strong>de</strong> qui, sous<br />
une forme qui a beaucoup muté, continue à se réfléchir dans <strong>la</strong> culture économique américaine<br />
<strong>de</strong>s siècles plus tard (virtuellem<strong>en</strong>t, aucun américain ne crois plus aujourd’hui dans <strong>la</strong><br />
« double pré<strong>de</strong>stination », s’ils <strong>en</strong> ont jamais <strong>en</strong>t<strong>en</strong>du parler, mais le succès économique<br />
donne toujours l’assurance que l’on fait partie <strong>de</strong>s «élus»).<br />
A l’âge <strong>de</strong> <strong>la</strong> globalisation, <strong>la</strong> sociologie bénéficie du fait d’être comparative. Même si l’on est<br />
intéressé uniquem<strong>en</strong>t par un seul pays, on compr<strong>en</strong>dra d’autant mieux celui-ci que l’on<br />
pourra le comparer avec d’autres. Pr<strong>en</strong>ez <strong>la</strong> soi-disant « guerre culturelle »(1) <strong>en</strong> Amérique.<br />
Le plus gros <strong>de</strong> celle-ci tourne autour <strong>de</strong> <strong>la</strong> question du rapport <strong>en</strong>tre l’Eglise et l’Etat. Je<br />
p<strong>en</strong>se qu’il est utile à <strong>la</strong> compréh<strong>en</strong>sion <strong>de</strong> voir les parallèles avec ce que se passe dans<br />
d’autres pays, comme par exemple <strong>la</strong> Turquie. Dans les <strong>de</strong>ux pays, une élite sécu<strong>la</strong>risée<br />
s’appuie sur <strong>de</strong>s institutions non-élues pour contrecarrer <strong>la</strong> pression d’une bruyante popu<strong>la</strong>ce<br />
religieuse : sur les cours fédérales <strong>en</strong> Amérique, sur l’armée <strong>en</strong> Turquie (ce n’est pas<br />
seulem<strong>en</strong>t p<strong>la</strong>isanter que <strong>de</strong> dire que l’Union américaine <strong>de</strong>s libertés civiles, dans sa vision<br />
<strong>de</strong>s re<strong>la</strong>tions appropriées <strong>en</strong>tre l’Eglise et l’Etat, a une idéologie kémaliste).<br />
Incursions n° 4 – mai 2011 - ISSN : 2110-5804<br />
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Toute <strong>la</strong> sociologie, mais <strong>la</strong> sociologie <strong>de</strong> <strong>la</strong> religion par-<strong>de</strong>ssous tout, <strong>de</strong>vrait être une <strong>en</strong>treprise<br />
d’investigation empirique et objective (Weber aurait dit « neutre du point <strong>de</strong> vue <strong>de</strong>s<br />
valeurs »). Au cours <strong>de</strong> ma carrière, j’ai exploré <strong>de</strong>s groupes religieux avec <strong>de</strong>s croyances<br />
auxquelles je m’i<strong>de</strong>ntifiais, d’autre avec <strong>de</strong>s croyances auxquelles j’étais indiffér<strong>en</strong>t, d’autres<br />
<strong>en</strong>core que je n’aimais pas. J’ai essayé avec acharnem<strong>en</strong>t d’employer <strong>la</strong> même approche<br />
pour chacun d’<strong>en</strong>tre eux, à <strong>la</strong> fois dans ma recherche et dans mon <strong>en</strong>seignem<strong>en</strong>t. Je ne crois<br />
pas du tout que ce<strong>la</strong> soit trop difficile, <strong>en</strong> tout cas pas plus que <strong>de</strong> donner une juste note à<br />
un étudiant que l’on apprécie et à un autre que l’on trouve positivem<strong>en</strong>t irritant. Recherche :<br />
dans l’exemple que je vi<strong>en</strong>s <strong>de</strong> donner, je n’approcherai pas le sujet différemm<strong>en</strong>t si j’étais<br />
un chréti<strong>en</strong> évangélique <strong>en</strong> Amérique, un musulman pieux <strong>en</strong> Turquie, ou un agnostique<br />
dans un autre pays (il n’y a pas plus <strong>de</strong> “sociologie chréti<strong>en</strong>ne” qu’il n’y a <strong>de</strong> “chimie chréti<strong>en</strong>ne”).<br />
Enseignem<strong>en</strong>t : quand j’ai <strong>en</strong>seigné pour <strong>la</strong> première fois à <strong>de</strong>s étudiants, il est v<strong>en</strong>u<br />
à mon att<strong>en</strong>tion que <strong>la</strong> majorité d’<strong>en</strong>tre eux étai<strong>en</strong>t convaincus que j’étais un athée – ils<br />
n’étai<strong>en</strong>t pas capable <strong>de</strong> dire à partir <strong>de</strong> mon <strong>en</strong>seignem<strong>en</strong>t que j’étais (selon les mots d’un<br />
<strong>de</strong> mes amis) un « groupie <strong>de</strong> Dieu » (2) invétéré.<br />
C’est ici le bon <strong>en</strong>droit pour divulguer ma perspective personnelle. Mon ami avait raison. Je<br />
suis <strong>en</strong> effet un « groupie <strong>de</strong> Dieu ». Plus spécifiquem<strong>en</strong>t, je suis un croyant chréti<strong>en</strong>, plus<br />
spécifiquem<strong>en</strong>t un luthéri<strong>en</strong> très libéral. Laissez-moi <strong>en</strong> dire un peu plus : ceci ne <strong>de</strong>vrait ri<strong>en</strong><br />
avoir à faire dans ri<strong>en</strong> <strong>de</strong> ce que je pourrai dire comme sociologue (et si ce<strong>la</strong> <strong>de</strong>vait arriver –<br />
nous pouvons tous errer quelquefois - signalez-moi s’il vous p<strong>la</strong>it au comité c<strong>en</strong>tral wébéri<strong>en</strong>).<br />
Pour compliquer un peu le problème, j’ai égalem<strong>en</strong>t écrit et <strong>en</strong>seigné <strong>en</strong> tant que<br />
théologi<strong>en</strong> <strong>la</strong>ïc (ce qui est parfaitem<strong>en</strong>t non accrédité). Il n’y a ri<strong>en</strong> <strong>de</strong> mauvais <strong>en</strong> ce<strong>la</strong>. Nous<br />
portons tous différ<strong>en</strong>ts chapeaux. Dans ce cas, il est très important d’être c<strong>la</strong>ir sur le chapeau<br />
que l’on porte quand on parle à un mom<strong>en</strong>t donné. J’ai toujours fait très att<strong>en</strong>tion à<br />
faire ce<strong>la</strong> et je ferai att<strong>en</strong>tion <strong>de</strong> <strong>la</strong> même manière si je <strong>de</strong>vais être am<strong>en</strong>é à mettre mon<br />
chapeau théologique dans ce blog.<br />
Le traitem<strong>en</strong>t <strong>de</strong> <strong>la</strong> religion dans le mon<strong>de</strong> universitaire et les médias <strong>la</strong>isse parfois à désirer,<br />
ce qui fait que l’approche que j’ai décrite plus haut peut être une contribution utile. Le problème<br />
vi<strong>en</strong>t <strong>en</strong> partie du fait que ces <strong>de</strong>ux institutions sont, dans leurs échelons supérieurs,<br />
occupées par ce qui est le groupe le plus sécu<strong>la</strong>risé <strong>de</strong> <strong>la</strong> société américaine. A <strong>la</strong> différ<strong>en</strong>ce<br />
<strong>de</strong> beaucoup <strong>de</strong> leurs collègues <strong>en</strong> Europe, ces personnes ne sont pas particulièrem<strong>en</strong>t hostiles<br />
à <strong>la</strong> religion. Mais ils ne sav<strong>en</strong>t pas grand-chose à son propos et ses expressions les plus<br />
passionnées les mett<strong>en</strong>t mal à l’aise. Il <strong>en</strong> résulte qu’elles sont t<strong>en</strong>tées d’expliquer les phénomènes<br />
religieux comme étant « réels » <strong>en</strong> référ<strong>en</strong>ce à quelque chose d’autre : l’ethnicité,<br />
<strong>la</strong> c<strong>la</strong>sse sociale, <strong>la</strong> politique. Quelquefois, bi<strong>en</strong> sûr, ce<strong>la</strong> est effectivem<strong>en</strong>t le cas. Il y a ainsi<br />
<strong>de</strong>s processus <strong>de</strong> « religionnisation », au sein <strong>de</strong>squels un conflit au sujet du pouvoir politique<br />
(comme <strong>en</strong> Ir<strong>la</strong>n<strong>de</strong> du Nord) ou sujet d’un territoire (comme <strong>en</strong>tre les Palestini<strong>en</strong>s et<br />
les Israéli<strong>en</strong>s) évolue <strong>en</strong> un conflit religieusem<strong>en</strong>t défini (<strong>en</strong>core que beaucoup <strong>de</strong> personnes<br />
croi<strong>en</strong>t sincèrem<strong>en</strong>t et sont motivées par les définitions religieuses <strong>de</strong> <strong>la</strong> situation). Dans<br />
Incursions n° 4 – mai 2011 - ISSN : 2110-5804<br />
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tous les cas cep<strong>en</strong>dant, il est important <strong>de</strong> réaliser que <strong>la</strong> religion est un phénomène suis<br />
g<strong>en</strong>eris, qui peut être compris dans ses propres termes et ne peut pas être seulem<strong>en</strong>t va<strong>la</strong>blem<strong>en</strong>t<br />
interprété comme étant « réellem<strong>en</strong>t quelque chose d’autre ».<br />
Le biais sécu<strong>la</strong>riste peut produire <strong>de</strong>s œillères. Le protestantisme évangélique est <strong>la</strong> religion<br />
dont <strong>la</strong> croissance est <strong>la</strong> plus explosive dans le mon<strong>de</strong>. La couverture médiatique <strong>en</strong> est <strong>en</strong><br />
général assez pauvre, <strong>la</strong> subsumant sous une vague catégorie <strong>de</strong> « fondam<strong>en</strong>talisme », avec<br />
<strong>de</strong>s missionnaires pacifiques mis dans le même sac que <strong>de</strong>s kamikazes. Une gran<strong>de</strong> part du<br />
traitem<strong>en</strong>t académique est égalem<strong>en</strong>t pleine <strong>de</strong> préjugés. La couverture médiatique <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />
crise <strong>de</strong>s abus sexuels dans l’Eglise catholique a très souv<strong>en</strong>t eu une tonalité <strong>de</strong> jubi<strong>la</strong>nte<br />
Scha<strong>de</strong>nfreu<strong>de</strong> (joie provoquée par le malheur d’autrui, NDT), avec peu <strong>de</strong> scepticisme à<br />
propos <strong>de</strong> faits remontant à plus <strong>de</strong> tr<strong>en</strong>te ans, allégués par <strong>de</strong>s individus ayant <strong>de</strong> lourds<br />
intérêts dans leur version <strong>de</strong>s événem<strong>en</strong>ts. Le mon<strong>de</strong> universitaire et les journalistes ont<br />
tous les droits d’être sécu<strong>la</strong>ristes, mais ils <strong>de</strong>vrai<strong>en</strong>t mettre leurs croyances personnelles<br />
<strong>en</strong>tre par<strong>en</strong>thèses quand ils essay<strong>en</strong>t <strong>de</strong> compr<strong>en</strong>dre <strong>la</strong> réalité, autant que doiv<strong>en</strong>t le faire<br />
<strong>de</strong>s « groupies <strong>de</strong> Dieu » comme moi.<br />
Me mettrai-je moi-même immo<strong>de</strong>stem<strong>en</strong>t <strong>en</strong> avant comme possédant <strong>la</strong> seule réponse sûre<br />
à toutes les questions sur <strong>la</strong> religion dans le mon<strong>de</strong> contemporain ? Certainem<strong>en</strong>t pas. Je<br />
suppose que je dois conclure ces observations introductives avec quelques dém<strong>en</strong>tis vraim<strong>en</strong>t<br />
humbles. Il me revi<strong>en</strong>t à <strong>la</strong> mémoire quelque chose que Golda Meir est supposée avoir<br />
dit à un <strong>de</strong> ses ministres : « ne soyez pas si humble. Vous n’êtes pas assez important. ».<br />
Notes<br />
Incursions n° 4 – mai 2011 - ISSN : 2110-5804<br />
9<br />
Peter Berger<br />
Juillet 2010<br />
Traduction d’une note <strong>de</strong> Peter Berger parue le 26 novembre 2010 sur son blog http://blogs.the-americaninterest.com/berger.<br />
Avec l’aimable autorisation <strong>de</strong> l’auteur - traduit <strong>de</strong> l’ang<strong>la</strong>is par Matthieu Ol<strong>la</strong>gnon<br />
(1) métaphore employée aux USA pour dire que le conflit politique est fondé sur <strong>de</strong>s <strong>en</strong>sembles <strong>de</strong><br />
valeurs culturelles différ<strong>en</strong>tes.<br />
(2) Le terme employé <strong>en</strong> ang<strong>la</strong>is par l’auteur est « God<strong>de</strong>r ».<br />
Pour citer cet article<br />
Peter Berger, Une introduction, traduit <strong>de</strong> l’ang<strong>la</strong>is par Matthieu Ol<strong>la</strong>gnon (An Introduction,<br />
http://blogs.the-american-interest.com/berger, 9 juillet 2010), Incursions n°4, mai 2010,<br />
http://www.incursions.fr
Joseph Kerharo, itinéraire d’un arp<strong>en</strong>teur<br />
: naissance <strong>de</strong><br />
l’ethnopharmacognosie<br />
À travers le portrait et le parcours <strong>de</strong> Joseph Kerharo <strong>en</strong><br />
Afrique <strong>de</strong> l'Ouest, nous vous emm<strong>en</strong>ons, à <strong>la</strong> r<strong>en</strong>contre<br />
<strong>de</strong>s guérisseurs traditionnels, aux origines <strong>de</strong> l'ethnophamacognosie.<br />
Ou comm<strong>en</strong>t, par ses dép<strong>la</strong>cem<strong>en</strong>ts<br />
humains et intellectuels, mais aussi par sa compréh<strong>en</strong>sion<br />
intime et s<strong>en</strong>sible d'une terre et <strong>de</strong> ses hommes, un<br />
pharmacognoste passionné a progressivem<strong>en</strong>t <strong>de</strong>ssiné<br />
les contours d'une discipline sci<strong>en</strong>tifique nouvelle.<br />
Incursions n° 4 – mai 2011 - ISSN : 2110-5804<br />
10<br />
Par Gaël Bor<strong>de</strong>t<br />
« Et il y a bi<strong>en</strong> aussi <strong>de</strong>s instants où un homme<br />
<strong>de</strong>vant toi se détache calme et c<strong>la</strong>ir sur fond <strong>de</strong> sa<br />
spl<strong>en</strong><strong>de</strong>ur. Cet homme tu t’appliques, <strong>de</strong> tes<br />
mains t<strong>en</strong>dres, à copier les contours <strong>de</strong> sa personnalité<br />
telle que tu l’as perçue à cette heure. »<br />
R. M. Rilke, Notes sur <strong>la</strong> mélodie <strong>de</strong>s choses.<br />
Les gran<strong>de</strong>s quêtes comm<strong>en</strong>c<strong>en</strong>t souv<strong>en</strong>t par un simple pas <strong>de</strong> côté. C’est dans ce dép<strong>la</strong>cem<strong>en</strong>t,<br />
parfois involontaire, que peut soudain surgir l’imprévu qui déci<strong>de</strong>ra <strong>de</strong> l’ori<strong>en</strong>tation <strong>de</strong><br />
toute une vie.<br />
Nombreux sont les chercheurs à avoir expérim<strong>en</strong>té ce mom<strong>en</strong>t unique et fondateur, ce franchissem<strong>en</strong>t<br />
<strong>de</strong> <strong>la</strong> « frontière », véritable traversée du miroir. L’anthropologue Edward T. Hall<br />
l’exprime avec s<strong>en</strong>sibilité dans son récit-<strong>en</strong>quête consacré aux Indi<strong>en</strong>s Hopi et Navajo, auprès<br />
<strong>de</strong>squels il vécut <strong>en</strong>tre 1933 et 1937 :<br />
« C’était toujours <strong>la</strong> ‘’frontière’’ – ici s’ét<strong>en</strong>dait une contrée où les échelles étai<strong>en</strong>t inimaginables, les<br />
distances imm<strong>en</strong>ses, les panoramas prodigieux *…+. L’abs<strong>en</strong>ce appar<strong>en</strong>te <strong>de</strong> tout signe <strong>de</strong> ‘’civilisation’’<br />
était particulièrem<strong>en</strong>t impressionnante. Dès l’instant où je pénétrai dans cette réserve *…+ telle<br />
Alice après qu’elle eut traversé le miroir, j’eus l’impression d’être transporté hors <strong>de</strong> moi-même et<br />
projeté dans un temps et un lieu qui ne m’étai<strong>en</strong>t pas du tout familiers. Si étrange que fût cette im-
pression, je me s<strong>en</strong>tais <strong>en</strong> sécurité *…+. Je savais, au plus profond <strong>de</strong> moi-même, que mon <strong>de</strong>stin était<br />
uni à ce pays par <strong>de</strong>s li<strong>en</strong>s ineffables. C’était <strong>en</strong> 1932. J’avais dix-huit ans. » (HALL, 1997 : 16-17).<br />
Cette expéri<strong>en</strong>ce <strong>de</strong> l’étrangeté éblouissante, le professeur Joseph Kerharo (1) l’a vécue au<br />
Niger <strong>en</strong> 1938. Bi<strong>en</strong> <strong>de</strong>s années plus tard, <strong>de</strong>v<strong>en</strong>u un « vieil Africain », comme il l’évoquera<br />
avec pu<strong>de</strong>ur dans un long <strong>en</strong>treti<strong>en</strong> (2), il revi<strong>en</strong>dra sur cette r<strong>en</strong>contre avec l’Afrique <strong>en</strong> ces<br />
termes : « Ceux qui n’ont connu l’Afrique que quelques mois se déf<strong>en</strong><strong>de</strong>nt déjà mal <strong>de</strong> son<br />
<strong>en</strong>voûtem<strong>en</strong>t. À plus forte raison, comme c’est mon cas, lorsqu’on y a passé <strong>la</strong> plus gran<strong>de</strong><br />
partie <strong>de</strong> sa carrière. La vie est rythmée <strong>de</strong><br />
temps forts et <strong>de</strong> temps faibles, mais il est certain<br />
que mes années <strong>de</strong> brousse ont été les plus<br />
belles et probablem<strong>en</strong>t les plus fécon<strong>de</strong>s <strong>de</strong> ma<br />
vie ! ».<br />
Nous verrons comm<strong>en</strong>t, au gré <strong>de</strong> ses r<strong>en</strong>contres,<br />
<strong>de</strong> ses observations et <strong>de</strong> ses étu<strong>de</strong>s sur<br />
<strong>la</strong> pharmacopée traditionnelle <strong>en</strong> Afrique <strong>de</strong><br />
l’Ouest, à <strong>la</strong>quelle il a consacré sa vie, ce sci<strong>en</strong>tifique<br />
humaniste, arp<strong>en</strong>teur insatiable, s’est peu<br />
à peu <strong>en</strong>raciné dans une culture et une manière<br />
d’être au mon<strong>de</strong> qu’il a faites si<strong>en</strong>nes.<br />
Nous t<strong>en</strong>terons aussi <strong>de</strong> r<strong>en</strong>dre compte, à travers<br />
quelques gran<strong>de</strong>s étapes <strong>de</strong> son itinéraire,<br />
Tamou au Niger, 1939. Préparation <strong>de</strong> l’indigo.<br />
comm<strong>en</strong>t <strong>en</strong>tre les années initiatiques et celles<br />
Tamou au Niger, 1939. Préparation <strong>de</strong> l’indigo.<br />
<strong>de</strong> <strong>la</strong> maturité, le regard du professeur Kerharo,<br />
confronté aux <strong>en</strong>jeux qui se prés<strong>en</strong>tai<strong>en</strong>t à lui, s’est continuellem<strong>en</strong>t décalé, le conduisant à<br />
esquisser les fon<strong>de</strong>m<strong>en</strong>ts d’une démarche sci<strong>en</strong>tifique compréh<strong>en</strong>sive qui fasse s<strong>en</strong>s :<br />
l’ethno pharmacognosie (3).<br />
La découverte <strong>de</strong> <strong>la</strong> richesse <strong>de</strong> <strong>la</strong> pharmacopée africaine : arp<strong>en</strong>ter, r<strong>en</strong>contrer, inv<strong>en</strong>torier.<br />
En novembre 1945, J. Kerharo, alors Pharmaci<strong>en</strong> Commandant <strong>de</strong>s Troupes coloniales, fut<br />
détaché <strong>en</strong> Afrique <strong>de</strong> l’Ouest Française, comme responsable <strong>de</strong> <strong>la</strong> « mission pour l’étu<strong>de</strong> <strong>de</strong><br />
<strong>la</strong> pharmacopée indigène » au sein <strong>de</strong> l’ORSTOM (4). Il lui rev<strong>en</strong>ait alors une tâche d’ampleur<br />
considérable : établir un inv<strong>en</strong>taire systématique <strong>de</strong>s p<strong>la</strong>ntes médicinales et toxiques <strong>de</strong><br />
Côte d’Ivoire et <strong>de</strong> Haute-Volta (actuel Burkina Faso), afin <strong>de</strong> découvrir <strong>de</strong> nouveaux principes<br />
actifs pouvant faire l’objet d’une production pharmaceutique industrielle. Dès son arrivée<br />
à Dakar, Sénégal, d’où il rejoindrait bi<strong>en</strong>tôt son terrain d’étu<strong>de</strong>, il dut composer avec le<br />
pragmatisme dés<strong>en</strong>chanté <strong>de</strong>s autorités civiles. À titre d’illustration, voici ce qu’il rapportait<br />
dans ses carnets le 17 novembre 1945 :<br />
« Audi<strong>en</strong>ce avec le gouverneur général Cournarie. Paraît désabusé. Et sceptique sur mes qualités pour<br />
faire <strong>de</strong>s <strong>en</strong>quêtes économiques. Est-ce que je connais les débouchés possibles ? Les désirs <strong>de</strong>s industriels<br />
? Je n’ose même pas sourire. Ai-je fait <strong>de</strong> <strong>la</strong> sociologie ? De l’économie politique ? Et même,<br />
ajoute-t-il, il manque toujours quelque chose : quand ce n’est pas le matériel, c’est le personnel ; et<br />
quand on les a, on manque <strong>en</strong>core <strong>de</strong> crédits. J’ose lui répondre que je crois voir les choses objectivem<strong>en</strong>t,<br />
lui parle <strong>de</strong> <strong>la</strong> pénicilline et lui <strong>la</strong>isse les <strong>de</strong>ux livres (5). Ai pris congé sans <strong>en</strong>train. » (6).<br />
Incursions n° 4 – mai 2011 - ISSN : 2110-5804<br />
11
D’abord positionné dans un système <strong>de</strong> re<strong>la</strong>tions sociales parfois contraignantes – <strong>la</strong> hiérarchie<br />
militaire d’une part, le poids <strong>de</strong> l’organisation civile et sci<strong>en</strong>tifique coloniale d’autre part<br />
–, le jeune chercheur s’<strong>en</strong> est peu à peu distancié, à <strong>la</strong> fois physiquem<strong>en</strong>t et m<strong>en</strong>talem<strong>en</strong>t.<br />
Conformém<strong>en</strong>t au programme d’action qui lui avait été assigné, il a patiemm<strong>en</strong>t procédé à<br />
un inv<strong>en</strong>taire systématique <strong>de</strong> <strong>la</strong> flore médicinale, parcourant sans relâche <strong>en</strong>tre 1945 et<br />
1948 <strong>la</strong> Côte d’Ivoire et <strong>la</strong> Haute-Volta, faisant même une incursion au Ghana. Au fur et à<br />
mesure <strong>de</strong> ses expéditions, il a fini par franchir sa frontière, cette ligne imaginaire qui forme<br />
notre horizon social avec ses règles prescriptives et ses valeurs acquises (7).<br />
« C’était <strong>la</strong> vie <strong>de</strong> brousse, confie-t-il. Libre comme l’air, avec <strong>de</strong>s tournées <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux ou trois mois, effectuées<br />
à bord d’un pick-up, avec mon adjoint [Armand Bouquet], un chauffeur et un ai<strong>de</strong>-cuisinier<br />
(8), suivant <strong>de</strong>s itinéraires établis par ethnies. L’av<strong>en</strong>ture <strong>de</strong> <strong>la</strong> brousse al<strong>la</strong>it d’ailleurs beaucoup plus<br />
loin que les pistes. Quand celles-ci s’arrêtai<strong>en</strong>t, nous abandonnions notre véhicule au chauffeur puis<br />
nous nous formions <strong>en</strong> caravane. Nous finissions par gagner un vil<strong>la</strong>ge, où nous nous installions. La<br />
pa<strong>la</strong>bre comm<strong>en</strong>çait avec les guérisseurs, puis <strong>la</strong> reconnaissance sur p<strong>la</strong>ce du végétal vivant. Un prélèvem<strong>en</strong>t<br />
était immédiatem<strong>en</strong>t effectué pour l’herbier. Je notais sur mes carnets <strong>de</strong> route les différ<strong>en</strong>ts<br />
noms usités, selon les dialectes, pour désigner chaque herbe ou chaque p<strong>la</strong>nte que le guérisseur<br />
avait indiquées. Une fois rev<strong>en</strong>us au vil<strong>la</strong>ge, celui-ci effectuait <strong>de</strong>vant mes yeux <strong>la</strong> préparation <strong>de</strong> ses<br />
remè<strong>de</strong>s et leur application. Tout ce<strong>la</strong> donnait lieu à <strong>la</strong> rédaction <strong>de</strong> notes très détaillées, car un tel<br />
travail ne peut se concevoir qu’avec une extrême précision.<br />
» (2).<br />
Konzo, près <strong>de</strong> Bouaké, Côte d’Ivoire, 1948<br />
Très vite confronté à <strong>de</strong>s systèmes <strong>de</strong> valeurs, à <strong>de</strong>s<br />
traditions, à <strong>de</strong>s manières d’être et <strong>de</strong> faire, <strong>de</strong> soigner<br />
et <strong>de</strong> mourir, qui nécessitèr<strong>en</strong>t <strong>de</strong> sa part une<br />
adaptation tant humaine qu’intellectuelle, il n’eut <strong>de</strong><br />
cesse d’interroger et <strong>de</strong> reconsidérer sa rationalité<br />
sci<strong>en</strong>tifique, à l’épreuve et à l’écoute <strong>de</strong> <strong>la</strong> tradition<br />
empirique et orale <strong>de</strong>s guérisseurs r<strong>en</strong>contrés – confrontation<br />
bi<strong>en</strong> souv<strong>en</strong>t r<strong>en</strong>due plus délicate <strong>en</strong>core<br />
par <strong>la</strong> dim<strong>en</strong>sion particulière du savoir se rapportant<br />
aux p<strong>la</strong>ntes médicinales et à leurs usages, nécessitant<br />
une initiation ou, pour le moins, une confiance réciproque<br />
(9). Ce repositionnem<strong>en</strong>t intellectuel nécessaire,<br />
avec sa part <strong>de</strong> doutes et d’interrogations, est<br />
bi<strong>en</strong> r<strong>en</strong>du dans ses carnets <strong>de</strong> route – qui retrac<strong>en</strong>t<br />
avec une spontanéité et une acuité précieuses son<br />
cheminem<strong>en</strong>t.<br />
La nécessité d’adopter une démarche compréh<strong>en</strong>sive,<br />
pleine d’humilité, lui est dès-lors apparue incontournable. Cette approche ne s’est<br />
pourtant pas mise <strong>en</strong> p<strong>la</strong>ce sans difficultés ni impairs, puisqu’il lui a d’abord fallu maîtriser le<br />
contexte (10) dans lequel se positionnai<strong>en</strong>t ses interlocuteurs, avec leurs valeurs propres. Il<br />
est parfois arrivé, comme il le rapporte dans ses carnets, qu’un guérisseur interrompe sa<br />
collecte car il était l’heure <strong>de</strong> <strong>la</strong> sieste, ou qu’il mette fin à l’échange <strong>en</strong> prétextant une douleur<br />
subite.<br />
Dans l’introduction à La pharmacopée sénéga<strong>la</strong>ise traditionnelle, son <strong>de</strong>rnier ouvrage, J.<br />
Kerharo synthétise <strong>de</strong> manière très c<strong>la</strong>ire son expéri<strong>en</strong>ce <strong>en</strong> évoquant les subtilités <strong>de</strong> ce<br />
travail <strong>de</strong> terrain :<br />
Incursions n° 4 – mai 2011 - ISSN : 2110-5804<br />
12
« Les difficultés <strong>de</strong>s <strong>en</strong>quêtes <strong>en</strong>treprises pour m<strong>en</strong>er à bi<strong>en</strong> ce travail apparaiss<strong>en</strong>t à l’évi<strong>de</strong>nce. Il<br />
faut d’abord découvrir dans chaque ethnie <strong>de</strong>s féticheurs ou <strong>de</strong>s guérisseurs <strong>de</strong> bon r<strong>en</strong>om, autrem<strong>en</strong>t<br />
dit <strong>de</strong>s informateurs va<strong>la</strong>bles, et <strong>en</strong>suite déployer auprès d’eux <strong>de</strong>s tal<strong>en</strong>ts <strong>de</strong> persuasion pour<br />
les mettre <strong>en</strong> condition <strong>en</strong> t<strong>en</strong>ant compte du caractère complexe, mais étroitem<strong>en</strong>t lié, <strong>de</strong> leurs connaissances<br />
et <strong>de</strong> leurs croyances. *…+ La mise <strong>en</strong> condition consiste à faire naître un climat <strong>de</strong> confiance<br />
qui doit <strong>en</strong>traîner pleinem<strong>en</strong>t l’adhésion du guérisseur jusqu’au point <strong>de</strong> le déci<strong>de</strong>r à quitter sa<br />
<strong>de</strong>meure pour parcourir avec son interlocuteur <strong>la</strong> région <strong>en</strong>vironnante. C’est là le point <strong>de</strong> départ <strong>de</strong><br />
l’<strong>en</strong>quête au cours <strong>de</strong> <strong>la</strong>quelle le rôle actif doit être t<strong>en</strong>u par le guérisseur lui-même. *…+ Quand, chemin<br />
faisant, il s’aperçoit que son compagnon, quoique n’étant pas un initié au s<strong>en</strong>s où il l’<strong>en</strong>t<strong>en</strong>d,<br />
n’est pas non plus un profane <strong>en</strong> matière <strong>de</strong> connaissance <strong>de</strong> p<strong>la</strong>ntes, un courant favorable <strong>de</strong> confi<strong>de</strong>nces<br />
s’établit <strong>de</strong> l’un à l’autre et les secrets finiss<strong>en</strong>t par être peu à peu dévoilés. C’est alors que <strong>la</strong><br />
plus petite erreur <strong>de</strong> psychologie, <strong>la</strong> moindre question jugée inopportune, comme aussi le désir <strong>de</strong><br />
poursuivre une prospection <strong>en</strong>richissante ou un dialogue plein d’intérêt sans t<strong>en</strong>ir compte <strong>de</strong> <strong>la</strong> fatigue<br />
du part<strong>en</strong>aire, peuv<strong>en</strong>t tarir subitem<strong>en</strong>t <strong>la</strong> source d’informations. Fait <strong>en</strong>core plus grave, un tel<br />
comportem<strong>en</strong>t peut <strong>en</strong>traîner <strong>de</strong>s réponses fantaisistes déformant <strong>la</strong> réalité. Ne jamais cé<strong>de</strong>r non<br />
plus à <strong>la</strong> t<strong>en</strong>tation, si forte pourtant, <strong>de</strong> <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r <strong>de</strong>s r<strong>en</strong>seignem<strong>en</strong>ts sur <strong>de</strong>s p<strong>la</strong>ntes importantes,<br />
parfaitem<strong>en</strong>t reconnues au passage, mais que le guérisseur n’a pas signalées, est une <strong>de</strong>s règles d’or<br />
à appliquer si on ti<strong>en</strong>t à obt<strong>en</strong>ir <strong>de</strong>s informations sincères dans leur spontanéité et reflétant par conséqu<strong>en</strong>t<br />
le véritable savoir <strong>de</strong> l’intéressé. » (KERHARO, 1974, pp.12-13).<br />
J. Kerharo est ainsi <strong>de</strong>v<strong>en</strong>u avec le temps, par nécessité puis par choix, et grâce à une adaptation<br />
s<strong>en</strong>sible à cet <strong>en</strong>vironnem<strong>en</strong>t qui ne lui était <strong>de</strong> prime abord guère familier, un médiateur<br />
privilégié et reconnu <strong>de</strong>s guérisseurs traditionnels, avec lesquels, pour certains, il s’est<br />
parfois lié d’amitié. En 1950, sont parus <strong>de</strong>ux livres retraçant et synthétisant ses <strong>en</strong>quêtes <strong>de</strong><br />
terrain réalisées jusque-là. Le premier, un inv<strong>en</strong>taire <strong>de</strong>s p<strong>la</strong>ntes médicinales et toxiques <strong>de</strong><br />
<strong>la</strong> Côte d’Ivoire et <strong>de</strong> <strong>la</strong> Haute-Volta, qui constitue un rapport officiel sur <strong>la</strong> mission d’étu<strong>de</strong><br />
<strong>en</strong> A.O.F, se prés<strong>en</strong>te sous <strong>la</strong> forme <strong>de</strong> <strong>de</strong>scriptions monographiques à visées pratiques. Le<br />
second, <strong>en</strong> revanche, intitulé Sorciers, féticheurs et guérisseurs <strong>de</strong> <strong>la</strong> Côte d’Ivoire – Haute<br />
Volta, est un récit ethnographique souv<strong>en</strong>t passionnant sur les popu<strong>la</strong>tions r<strong>en</strong>contrées,<br />
leurs pratiques et usages <strong>de</strong>s p<strong>la</strong>ntes médicinales : <strong>la</strong> fascination du chercheur pour son objet<br />
d’étu<strong>de</strong>, et « l’<strong>en</strong>voûtem<strong>en</strong>t » qu’il a subi au long <strong>de</strong> ses pérégrinations, selon ses propres<br />
mots, s’y lis<strong>en</strong>t <strong>de</strong> manière manifeste. La « frontière » <strong>en</strong>tre le mon<strong>de</strong> rationnel qu’il lui fal<strong>la</strong>it<br />
<strong>la</strong>isser <strong>de</strong>rrière lui et <strong>la</strong> terra incognita qu’il découvrait s’effaçait alors doucem<strong>en</strong>t :<br />
« En pays Bété, à quatre jours à pied <strong>de</strong> <strong>la</strong> route <strong>la</strong> plus proche, nous nous sommes heurtés à un barrage<br />
sacré interdisant l’accès d’un vil<strong>la</strong>ge où régnait une épidémie <strong>de</strong> variole. *…+ Nous n’avions pas<br />
affaire ici à un barrage sanitaire officiel nécessitant <strong>la</strong> prés<strong>en</strong>ce constante d’infirmiers et <strong>de</strong> gar<strong>de</strong>cercles,<br />
mais à une barrière magique respectée et comprise <strong>de</strong> tout un chacun. Notre œil profane <strong>de</strong><br />
botaniste n’y voyait qu’une jonchée <strong>de</strong> feuilles <strong>de</strong> Vernonia colorata, traçant sur <strong>la</strong> piste d’accès une<br />
ligne transversale <strong>en</strong>tre <strong>de</strong>ux piquets <strong>de</strong> bois ornés <strong>de</strong> vieux chiffons et <strong>de</strong> nœuds <strong>de</strong> feuil<strong>la</strong>ges, mais<br />
les initiés savai<strong>en</strong>t que tous les matins, le féticheur, après s’être purifié le corps par <strong>de</strong>s ablutions<br />
(bain avec macéré aqueux d’écorces <strong>de</strong> racines <strong>de</strong> Chlorophora excelsa, puis frictions avec le jus <strong>de</strong>s<br />
feuilles <strong>de</strong> Microglossa volubilis), v<strong>en</strong>ait asperger <strong>la</strong> p<strong>la</strong>ce du vil<strong>la</strong>ge, les cases, les pistes et les barrières,<br />
avec une composition douée <strong>de</strong> toutes les vertus et qu’il était interdit <strong>en</strong>suite, sous peine <strong>de</strong>s<br />
plus grands malheurs, d’<strong>en</strong>freindre les prescriptions édictées. » (KERHARO, 1950 : 87).<br />
Incursions n° 4 – mai 2011 - ISSN : 2110-5804<br />
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Le ''féticheur'', gardi<strong>en</strong> <strong>de</strong>s statuettes sacrées et<br />
<strong>de</strong>s cases d'initiation du Bois sacré <strong>de</strong> Sinématiali,<br />
nord Côte d'Ivoire 1948 . Cliché J. Kerharo<br />
Le fait d’avoir procédé à un « quadril<strong>la</strong>ge » systématique<br />
du terrain, a égalem<strong>en</strong>t permis à J.<br />
Kerharo d’établir <strong>de</strong>s comparaisons <strong>en</strong>tre les différ<strong>en</strong>tes<br />
popu<strong>la</strong>tions r<strong>en</strong>contrées ou aires géographiques<br />
traversées, et <strong>de</strong> dégager <strong>de</strong>s perman<strong>en</strong>ces<br />
ou, au contraire, <strong>de</strong>s points <strong>de</strong> diverg<strong>en</strong>ce<br />
dans l’approche et <strong>la</strong> considération du rôle <strong>de</strong><br />
guérisseur. Ce qui l’a notamm<strong>en</strong>t conduit, <strong>en</strong><br />
Côte d’Ivoire, à effectuer, parmi les guérisseurs<br />
dits sérieux, une distinction fondam<strong>en</strong>tale <strong>en</strong>tre<br />
d’une part les pratici<strong>en</strong>s <strong>de</strong> métier, dont les connaissances<br />
et les compét<strong>en</strong>ces ont souv<strong>en</strong>t fait<br />
son admiration, et d’autre part les « pratiquants<br />
occasionnels », au savoir bi<strong>en</strong> plus limité.<br />
« Chez les Guérés, <strong>en</strong> région <strong>de</strong> gran<strong>de</strong> forêt, écrit-il, le<br />
rôle du bon féticheur-guérisseur (‘’Kouin Ignon’’) (11)<br />
consiste aussi bi<strong>en</strong> à prédire l’av<strong>en</strong>ir qu’à lutter contre les maléfices et les ma<strong>la</strong>dies. Il diffère du guérisseur<br />
<strong>de</strong> savane par son éducation et son savoir ét<strong>en</strong>du, résultat d’un long, minutieux et difficile<br />
appr<strong>en</strong>tissage, où notions <strong>de</strong> magie et <strong>de</strong> mé<strong>de</strong>cine sont intimem<strong>en</strong>t mêlées. Les plus célèbres d’<strong>en</strong>tre<br />
eux ont <strong>de</strong>s connaissances remarquables sur les ma<strong>la</strong>dies et sur <strong>la</strong> flore locale. Les guérisseurs <strong>de</strong><br />
savane, qui sont <strong>de</strong>s cultivateurs comme les autres vil<strong>la</strong>geois, sont surtout dét<strong>en</strong>teurs d’un secret<br />
hérité ou acheté et, souv<strong>en</strong>t, même les plus réputés ne connaiss<strong>en</strong>t pas dix p<strong>la</strong>ntes <strong>en</strong> <strong>de</strong>hors <strong>de</strong> celles<br />
<strong>en</strong>trant dans <strong>la</strong> composition <strong>de</strong> leurs médicam<strong>en</strong>ts. » (KERHARO, 1950 : 32-33).<br />
Ces observations l’ont convaincu <strong>de</strong> l’importance d’un appr<strong>en</strong>tissage <strong>de</strong> qualité dans <strong>la</strong><br />
transmission <strong>de</strong>s connaissances, d’autant plus si cet <strong>en</strong>seignem<strong>en</strong>t se fait uniquem<strong>en</strong>t <strong>de</strong><br />
manière orale, afin que ce savoir ne soit pas galvaudé, mais, qu’au contraire, il s’<strong>en</strong>richisse<br />
continûm<strong>en</strong>t et t<strong>en</strong><strong>de</strong> vers l’excell<strong>en</strong>ce : c’est l’une <strong>de</strong>s justifications ess<strong>en</strong>tielles du secret<br />
que certains guérisseurs <strong>de</strong> haute réputation <strong>en</strong>treti<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t autour <strong>de</strong> leur art. Or, J. Kerharo<br />
a constaté que, bi<strong>en</strong> souv<strong>en</strong>t, <strong>de</strong> parfaits profanes pouvai<strong>en</strong>t se trouver <strong>en</strong> possession d’un<br />
remè<strong>de</strong> secret et que, dès-lors, si <strong>la</strong> démarche <strong>de</strong> soin reposait toujours sur un échange<br />
transactionnel, celui-ci pouvait varier <strong>de</strong> nature, mettant plus ou moins <strong>en</strong> œuvre les dim<strong>en</strong>sions<br />
sacrée et symbolique pourtant fondam<strong>en</strong>tales, selon le niveau <strong>de</strong> compét<strong>en</strong>ce du guérisseur<br />
– ou du dét<strong>en</strong>teur du secret –, son honnêteté et son positionnem<strong>en</strong>t social :<br />
« Lorsqu’un individu quelconque veut connaître le traitem<strong>en</strong>t d’une ma<strong>la</strong>die, il lui suffit <strong>de</strong> s’adresser<br />
au dét<strong>en</strong>teur du secret qui, moy<strong>en</strong>nant un prix variable, montre les simples et <strong>la</strong> façon <strong>de</strong> s’<strong>en</strong> servir.<br />
Parfois, v<strong>en</strong><strong>de</strong>ur et acheteur sont liés par certaines obligations. Dans certains cas, le v<strong>en</strong><strong>de</strong>ur n’a plus<br />
le droit <strong>de</strong> dévoiler, même à son fils, le secret qu’on lui a acheté ; da ns d’autres cas, l’acheteur n’a<br />
que l’usufruit du secret qui reste <strong>la</strong> propriété du v<strong>en</strong><strong>de</strong>ur. *…+ L’achat est <strong>la</strong> métho<strong>de</strong> <strong>la</strong> plus simple <strong>de</strong><br />
transmission <strong>de</strong>s secrets ; elle aboutit malheureusem<strong>en</strong>t à <strong>la</strong> formation <strong>de</strong> pseudo-spécialistes <strong>de</strong> telle<br />
ou telle ma<strong>la</strong>die, mais non à celle <strong>de</strong> véritables guérisseurs, <strong>la</strong> thérapeutique traditionnelle <strong>de</strong>mandant<br />
un appr<strong>en</strong>tissage long et sérieux qui ne peut se faire correctem<strong>en</strong>t que dans le cadre <strong>de</strong> <strong>la</strong> famille<br />
ou du vil<strong>la</strong>ge. (KERHARO, 1950 : pp.33-34).<br />
Les guérisseurs <strong>de</strong> métier, du fait <strong>de</strong> leur position et <strong>de</strong> leur rôle au sein du groupe –<br />
d’intercesseurs avec les puissances surnaturelles –, ont néanmoins toujours su préserver un<br />
asc<strong>en</strong>dant déterminant, leur permettant, par filiation initiatrice et cooptation, <strong>de</strong> parfaire<br />
leurs connaissances tout <strong>en</strong> <strong>en</strong> préservant le caractère à <strong>la</strong> fois secret et sacré. Ces <strong>de</strong>ux di-<br />
Incursions n° 4 – mai 2011 - ISSN : 2110-5804<br />
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m<strong>en</strong>sions indissociables <strong>de</strong> leur pouvoir (démonstratif) et <strong>de</strong> leur savoir (voilé <strong>de</strong> mystère),<br />
comme l’a observé J. Kerharo, se manifest<strong>en</strong>t, notamm<strong>en</strong>t, à travers <strong>la</strong> gestion <strong>de</strong> leur « jardin<br />
» et <strong>la</strong> cueillette <strong>de</strong>s p<strong>la</strong>ntes médicinales :<br />
« Des générations successives <strong>de</strong> mé<strong>de</strong>cins-botanistes se sont chargées d’introduire à proximité <strong>de</strong><br />
leur habitat, les p<strong>la</strong>ntes médicinales jugées intéressantes dont <strong>la</strong> région est dépourvue, et il n’est pas<br />
moins curieux <strong>de</strong> constater l’ost<strong>en</strong>tation avec <strong>la</strong>quelle croiss<strong>en</strong>t ces espèces au su et vu <strong>de</strong> tout le<br />
mon<strong>de</strong>, que <strong>la</strong> discrétion apportée à leur cueillette lorsqu’il s’agit <strong>de</strong> préparer les médicam<strong>en</strong>ts. Le<br />
guérisseur ou son ai<strong>de</strong> pr<strong>en</strong>d alors soin <strong>de</strong> dissimuler les p<strong>la</strong>ntes choisies aux regards indiscrets <strong>de</strong>s<br />
profanes et fait preuve, à cet effet, <strong>de</strong> beaucoup d’ingéniosité. Dans <strong>la</strong> plupart <strong>de</strong>s cas, <strong>la</strong> récolte se<br />
fait dans un sac richem<strong>en</strong>t orné *…+. Mais ce que nous avons vu <strong>de</strong> plus curieux, est assurém<strong>en</strong>t le<br />
couvre-chef réservoir <strong>de</strong>s guérisseurs Sénoufos. Ce n’est autre chose qu’un très long bonnet <strong>de</strong> coton<br />
à tuyau, <strong>en</strong> forme <strong>de</strong> bonnet <strong>de</strong> ramoneur, pouvant cont<strong>en</strong>ir <strong>de</strong>s quantités impressionnantes <strong>de</strong><br />
feuilles, tiges et racines. » (KERHARO, 1950 : 95-96).<br />
Case sacrée Sénoufo, Côte d’Ivoire 1948.<br />
Cliché J. Kerharo<br />
Il ressort égalem<strong>en</strong>t <strong>de</strong>s travaux <strong>de</strong> J. Kerharo et <strong>de</strong><br />
ses <strong>en</strong>quêtes, qu’il n’a pu établir un échange sincère<br />
et <strong>de</strong> qualité avec ses interlocuteurs qu’à force <strong>de</strong><br />
pati<strong>en</strong>ce, <strong>de</strong> persévérance et d’écoute att<strong>en</strong>tive : qualités<br />
indisp<strong>en</strong>sables pour installer un climat <strong>de</strong> confiance.<br />
Une fois cette re<strong>la</strong>tion privilégiée acquise, il<br />
n’était ainsi pas rare que les guérisseurs, le considérant<br />
comme un confrère, sollicit<strong>en</strong>t son avis et, qu’<strong>en</strong><br />
retour, ils révèl<strong>en</strong>t leurs plus précieux secrets, parfois<br />
inatt<strong>en</strong>dus comme <strong>en</strong> témoigne cette anecdote :<br />
« En remerciem<strong>en</strong>t <strong>de</strong> services que nous lui avions r<strong>en</strong>dus<br />
et <strong>en</strong> raison, peut-être aussi, d’un certain savoir-faire, le<br />
vieux roi <strong>de</strong>s Abrons, Kouadio Adjoumané, nous fit confier<br />
par son fils, le prince Adingra, le secret d’un traitem<strong>en</strong>t <strong>de</strong><br />
<strong>la</strong> syphilis. Sont seuls dét<strong>en</strong>teurs du secret le roi, les grands<br />
chefs, et <strong>de</strong> puissants féticheurs, réputés pour leur sci<strong>en</strong>ce,<br />
leur habileté et aussi leur honorabilité, ces <strong>de</strong>rniers étant<br />
élus par les princes qui ne peuv<strong>en</strong>t, selon <strong>la</strong> coutume, exercer<br />
cette profession.<br />
Incursions n° 4 – mai 2011 - ISSN : 2110-5804<br />
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Au jour conv<strong>en</strong>u, le dét<strong>en</strong>teur du secret se fait suivre dans <strong>la</strong> forêt par le féticheur pour lui montrer <strong>la</strong><br />
p<strong>la</strong>nte utilisée, mais il ne doit, sous aucun prétexte, <strong>la</strong> désigner nommém<strong>en</strong>t. Quand <strong>en</strong>fin il l’aperçoit,<br />
il s’arrange pour passer à côté d’elle et négligemm<strong>en</strong>t frappe trois fois l’écorce du majeur <strong>de</strong> <strong>la</strong> main<br />
droite puis continue son chemin sans se retourner. » (KERHARO, 1950 : 34).<br />
À maintes reprises, marque <strong>de</strong> haute confiance, il lui a même été possible d’assister à <strong>de</strong>s<br />
cérémonies d’initiation et <strong>de</strong> transmission du savoir <strong>en</strong>tre un guérisseur et son appr<strong>en</strong>ti. Ce,<br />
grâce à une immersion <strong>de</strong> longue durée dans le quotidi<strong>en</strong> <strong>de</strong>s guérisseurs r<strong>en</strong>contrés, qui, au<br />
terme d’un échange préa<strong>la</strong>ble leur permettant <strong>de</strong> vérifier les compét<strong>en</strong>ces <strong>de</strong> cet étranger<br />
curieux et <strong>de</strong> s’assurer <strong>de</strong> son honnêteté, acceptai<strong>en</strong>t alors <strong>de</strong> le considérer comme un hôte<br />
digne <strong>de</strong> recevoir le savoir sacré dont ils étai<strong>en</strong>t les dépositaires. Voici ce qu’écrit notamm<strong>en</strong>t<br />
J. Kerharo à ce sujet :<br />
« Nous avons obt<strong>en</strong>u, après plus d’un mois <strong>de</strong> vie commune, les confi<strong>de</strong>nces d’un ‘’ouvreur d’yeux’’<br />
musulman, qui traitait, souv<strong>en</strong>t avec succès, <strong>de</strong>s taies, <strong>de</strong>s cataractes et d’autres affections ocu<strong>la</strong>ires.<br />
Son secret était un secret <strong>de</strong> famille qui aurait été révélé à l’un <strong>de</strong> ses ancêtres à <strong>la</strong> septième génération.<br />
Bon musulman, celui-ci al<strong>la</strong>it souv<strong>en</strong>t à <strong>la</strong> Mecque et <strong>de</strong>mandait à chaque fois à Dieu le pouvoir<br />
<strong>de</strong> guérir un ami atteint <strong>de</strong> cécité. Au retour <strong>de</strong> son septième voyage, il réussit le prodige <strong>en</strong> imposant<br />
simplem<strong>en</strong>t les mains sur les yeux <strong>de</strong> l’aveugle. *…+ Durant toute sa vie, il guérit nombre <strong>de</strong> malheureux<br />
affligés d’affections semb<strong>la</strong>bles. Dieu n’ayant pas donné ce pouvoir à ses <strong>en</strong>fants, lui révé<strong>la</strong><br />
néanmoins <strong>en</strong> songe les p<strong>la</strong>ntes capables <strong>de</strong> produire le même résultat, ainsi que <strong>la</strong> façon <strong>de</strong> les administrer.<br />
C’est ainsi que le secret put se transmettre <strong>de</strong> père <strong>en</strong> fils jusqu’à l’époque actuelle, secret<br />
dont <strong>la</strong> révé<strong>la</strong>tion n’est obt<strong>en</strong>ue qu’après un long appr<strong>en</strong>tissage, suivi <strong>de</strong> ‘’sept fois quarante jours <strong>de</strong><br />
sommeil, seul dans <strong>la</strong> brousse’’ ». (KERHARO, 1950 : 35).<br />
À travers cette première gran<strong>de</strong> synthèse <strong>de</strong>s connaissances g<strong>la</strong>nées auprès <strong>de</strong>s guérisseurs<br />
<strong>de</strong> Côte d’Ivoire et <strong>de</strong> Haute Volta, que ri<strong>en</strong> ne l’obligeait à produire puisque son travail consistait<br />
à établir un inv<strong>en</strong>taire simple <strong>de</strong>s p<strong>la</strong>ntes médicinales i<strong>de</strong>ntifiées, le professeur Kerharo<br />
a manifesté tout à <strong>la</strong> fois sa fascination, ses interrogations et son attachem<strong>en</strong>t vis-à-vis<br />
<strong>de</strong>s popu<strong>la</strong>tions qu’il a côtoyées. Il a égalem<strong>en</strong>t tracé un sillon qu’il n’a cessé d’approfondir<br />
par <strong>la</strong> suite, cherchant sans cesse à appréh<strong>en</strong><strong>de</strong>r l’<strong>en</strong>vironnem<strong>en</strong>t social dans lequel<br />
s’<strong>en</strong>racinait le savoir <strong>de</strong>s guérisseurs africains. « Comm<strong>en</strong>t, écrit-il, pourrait-on, <strong>en</strong> effet,<br />
compr<strong>en</strong>dre <strong>la</strong> Pharmacopée <strong>en</strong> méconnaissant le g<strong>en</strong>re <strong>de</strong> vie <strong>de</strong>s différ<strong>en</strong>tes catégories<br />
sociales <strong>en</strong> prés<strong>en</strong>ce, <strong>en</strong> ignorant leurs coutumes, leurs croyances ? » (KERHARO, 1950 :<br />
143).<br />
Vers l’ethnopharmacognosie : travaux sur <strong>la</strong> pharmacopée sénéga<strong>la</strong>ise traditionnelle<br />
(1956-1978).<br />
Fortem<strong>en</strong>t intéressé par <strong>la</strong> dim<strong>en</strong>sion sociale <strong>de</strong> <strong>la</strong> démarche <strong>de</strong> soin, J. Kerharo releva très<br />
tôt, ainsi que nous l’avons vu, l’importance du « songe » comme cadre d’interaction <strong>en</strong>tre<br />
les puissances surnaturelles et ancestrales – tuté<strong>la</strong>ires –, d’une part, et les vivants, d’autre<br />
part. Le songe initiatique jouant ainsi un rôle ess<strong>en</strong>tiel dans <strong>la</strong> transmission du savoir et<br />
l’attribution <strong>de</strong> <strong>la</strong> fonction <strong>de</strong> guérisseur. Le songe pouvant égalem<strong>en</strong>t, à ce titre, être prés<strong>en</strong>té<br />
par celui qui s’<strong>en</strong> prévaut, comme une légitimation <strong>de</strong> son élection à <strong>la</strong> fonction <strong>de</strong><br />
guérisseur ou, tout au moins, <strong>de</strong> « savant ».<br />
Face à un interlocuteur europé<strong>en</strong> doté d’un capital sci<strong>en</strong>tifique fort, <strong>la</strong> volonté <strong>de</strong> ne pas<br />
perdre <strong>la</strong> face a parfois pu inciter certains informateurs à rev<strong>en</strong>diquer (inv<strong>en</strong>ter ?) un héri-<br />
Incursions n° 4 – mai 2011 - ISSN : 2110-5804<br />
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tage « à <strong>la</strong> hauteur », comme le montre cette anecdote rapportée par J. Kerharo dans ses<br />
carnets le 21 février 1962, <strong>en</strong> Casamance :<br />
« Forêt <strong>de</strong> Bouto<strong>la</strong>te. J’ai été accompagné toute <strong>la</strong> journée par un manœuvre <strong>de</strong>s Eaux et Forêts :<br />
Roger Koli, <strong>de</strong> Bignona, qui connaît un certain nombre <strong>de</strong> p<strong>la</strong>ntes et qui pourrait ultérieurem<strong>en</strong>t<br />
r<strong>en</strong>dre <strong>de</strong>s services. Il prét<strong>en</strong>d avoir eu connaissance <strong>de</strong> leurs vertus par un petit europé<strong>en</strong> lui apparaissant<br />
<strong>en</strong> songe, et avoir <strong>en</strong>suite <strong>de</strong>mandé le nom dio<strong>la</strong> <strong>de</strong>s espèces révélées. ».<br />
Au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> <strong>la</strong> question du songe, et à travers elle, c’est toute <strong>la</strong> dim<strong>en</strong>sion symbolique et<br />
cosmogonique <strong>de</strong> <strong>la</strong> démarche <strong>de</strong> soin qu’il s’agit <strong>de</strong> pr<strong>en</strong>dre <strong>en</strong> considération, comme l’a<br />
admit J. Kerharo, soucieux <strong>de</strong> ne pas dissocier ses <strong>en</strong>quêtes sur <strong>la</strong> pharmacopée <strong>de</strong> leur<br />
cadre socio-culturel, dans lequel elles pr<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t tout leur s<strong>en</strong>s :<br />
« À <strong>la</strong> question banale que l’on pose indistinctem<strong>en</strong>t à tout guérisseur : ‘’Comm<strong>en</strong>t as-tu obt<strong>en</strong>u ce<br />
traitem<strong>en</strong>t ?’’, il nous a été souv<strong>en</strong>t répondu : ‘’Je l’ai eu <strong>en</strong> rêve…’’. *…+ Quel crédit y attacher ? Rêves<br />
prémonitoires ? Travail du subconsci<strong>en</strong>t ? Don <strong>de</strong> double vue ? Nous ne le savons pas ; mais le fait est<br />
là qui ouvre un grand chapitre prodigieusem<strong>en</strong>t intéressant, mais qui sortirait du cadre <strong>de</strong> notre compét<strong>en</strong>ce<br />
». (KERHARO, 1950 : 35).<br />
Il ressort notamm<strong>en</strong>t <strong>de</strong> cet aveu <strong>de</strong> J. Kerharo, qu’il a assez vite ress<strong>en</strong>ti l’<strong>en</strong>vie et <strong>la</strong> nécessité<br />
<strong>de</strong> prolonger ses <strong>en</strong>quêtes <strong>de</strong> terrain par une analyse compréh<strong>en</strong>sive plus fouillée. Celleci<br />
ne resta pas lettre morte. En effet, <strong>de</strong>v<strong>en</strong>u professeur à <strong>la</strong> Faculté mixte <strong>de</strong> mé<strong>de</strong>cine et<br />
<strong>de</strong> pharmacie <strong>de</strong> Dakar à partir <strong>de</strong> 1956, il fit <strong>la</strong> connaissance <strong>de</strong> l’anthropologue Louis-<br />
Vinc<strong>en</strong>t Thomas (12) qui, professeur dans <strong>la</strong> même Université, travail<strong>la</strong>it sur les Dio<strong>la</strong> <strong>de</strong><br />
Basse Casamance, s’intéressant <strong>de</strong> près aux rites mortuaires et à <strong>la</strong> ma<strong>la</strong>die dans ses dim<strong>en</strong>sions<br />
sociale et symbolique. Leurs c<strong>en</strong>tres d’intérêt communs et une estime réciproque les<br />
incitèr<strong>en</strong>t à col<strong>la</strong>borer <strong>en</strong> 1962 à une étu<strong>de</strong> sur La mé<strong>de</strong>cine et <strong>la</strong> pharmacopée <strong>de</strong>s Dio<strong>la</strong> <strong>de</strong><br />
Basse Casamance, qui, tant par son ambition interdisciplinaire que sur le fond – réaliser une<br />
synthèse compréh<strong>en</strong>sive du rôle social <strong>de</strong> <strong>la</strong> mé<strong>de</strong>cine dans <strong>la</strong> culture Dio<strong>la</strong> –, est un p<strong>la</strong>idoyer<br />
pour <strong>la</strong> démarche ethnopharmacognosique. Aux considérations sur les structures sociales<br />
élém<strong>en</strong>taires (les auteurs relèv<strong>en</strong>t trois axes principaux pour <strong>la</strong> société Dio<strong>la</strong>, ou plutôt<br />
les nombreux groupes rassemblés théoriquem<strong>en</strong>t autour <strong>de</strong> l’ethnie majoritaire Dio<strong>la</strong> : <strong>la</strong><br />
par<strong>en</strong>té, les c<strong>la</strong>sses d’âge et les chefferies animistes formant les trois axes constitutifs <strong>de</strong><br />
cette société traditionnelle), vi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t s’ajouter <strong>de</strong>s considérations sur les structures économiques<br />
(Les Dio<strong>la</strong> sont ess<strong>en</strong>tiellem<strong>en</strong>t riziculteurs) et, surtout, sur <strong>la</strong> conception qu’ont les<br />
Dio<strong>la</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> mé<strong>de</strong>cine :<br />
« Pour <strong>la</strong> majorité <strong>de</strong>s Dio<strong>la</strong>, le normal est à <strong>la</strong> fois le général et le fonctionnel. Inversem<strong>en</strong>t, le pathologique<br />
caractérise ce qui est exceptionnel et inadapté à ses fins. À ce titre, <strong>la</strong> santé (Kasumay, qui<br />
signifie égalem<strong>en</strong>t paix, bonheur) implique le parfait épanouissem<strong>en</strong>t du corps et <strong>de</strong> l’esprit et<br />
l’insertion harmonieuse <strong>de</strong> l’individu dans le réseau <strong>de</strong>s correspondances qui l’uniss<strong>en</strong>t au mon<strong>de</strong><br />
physique et à l’univers <strong>de</strong>s hommes et <strong>de</strong>s esprits. *…+ Lorsqu’il s’agit <strong>de</strong> découvrir <strong>la</strong> cause profon<strong>de</strong><br />
du mal, ou même d’expliquer son exist<strong>en</strong>ce, le Dio<strong>la</strong> recourt à <strong>la</strong> divination, qui peut se réaliser dans<br />
le cadre du sacré ou <strong>en</strong> <strong>de</strong>hors. » (KERHARO et THOMAS, 1962 : 670-672).<br />
Les auteurs ont ainsi distingué <strong>de</strong>ux catégories <strong>de</strong> causes possibles pour les ma<strong>la</strong>dies : les<br />
causes surnaturelles (faisant interv<strong>en</strong>ir, soit le ‘’prêtre’’, soit le ‘’magici<strong>en</strong>’’ selon le choix du<br />
pati<strong>en</strong>t, mais aussi par rapport au fait que l’équilibre <strong>de</strong>s êtres-forces soit mis <strong>en</strong> cause, ou<br />
pas) ; et les causes naturelles (qui, selon leur gravité, sont gérées par le recours à <strong>la</strong> pharmacopée<br />
usuelle que n’importe quel profane connaît, ou bi<strong>en</strong> par <strong>la</strong> pharmacopée savante qui<br />
est <strong>la</strong> prérogative du guérisseur initié). Ces différ<strong>en</strong>ts acteurs, prêtres, magici<strong>en</strong>s, profanes<br />
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ou guérisseurs initiés, interagiss<strong>en</strong>t souv<strong>en</strong>t et peuv<strong>en</strong>t avoir <strong>de</strong>s actions complém<strong>en</strong>taires.<br />
Malgré tout, chacun d’eux gar<strong>de</strong> ses prérogatives et occupe une p<strong>la</strong>ce bi<strong>en</strong> précise dans <strong>la</strong><br />
société Dio<strong>la</strong>, avec son statut, ses attributions et ses compét<strong>en</strong>ces propres :<br />
« Il est curieux <strong>de</strong> constater que rarem<strong>en</strong>t les guérisseurs <strong>de</strong> métier font appel aux drogues <strong>de</strong> <strong>la</strong> mé<strong>de</strong>cine<br />
popu<strong>la</strong>ire et, quand ils les font <strong>en</strong>trer dans leurs préparations, c’est <strong>en</strong> qualité <strong>de</strong> médicam<strong>en</strong>t<br />
d’appoint, ou pour un usage ignoré du commun. De plus, les remè<strong>de</strong>s <strong>de</strong>s guérisseurs sont toujours<br />
d’origine locale, alors que ceux <strong>de</strong> <strong>la</strong> mé<strong>de</strong>cine popu<strong>la</strong>ire provi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t indifféremm<strong>en</strong>t <strong>de</strong> végétaux<br />
spontanés ou introduits (souv<strong>en</strong>t alim<strong>en</strong>taires) et quelquefois même <strong>de</strong> drogues importées. »<br />
(KERHARO et THOMAS, 1962 : 680).<br />
Dans le cadre <strong>de</strong> cette <strong>en</strong>quête <strong>de</strong> terrain, les auteurs ont par ailleurs établi un constat a<strong>la</strong>rmant,<br />
celui <strong>de</strong> <strong>la</strong> mise <strong>en</strong> péril du savoir traditionnel <strong>de</strong>s guérisseurs <strong>de</strong> métier, fragilisé par<br />
sa transmission orale – celle-ci t<strong>en</strong>dant à ne plus se perpétuer, ou <strong>de</strong> manière limitée. Cette<br />
réalité, qui n’a fait que se confirmer par <strong>la</strong> suite, a incité le professeur Kerharo à poursuivre<br />
ses dép<strong>la</strong>cem<strong>en</strong>ts à travers tout le Sénégal, alors même qu’il n’y était plus t<strong>en</strong>u :<br />
« En Casamance, écrit-il, comme dans toute l’Afrique Noire, on assiste aujourd’hui à <strong>la</strong> disparition<br />
progressive <strong>de</strong>s guérisseurs <strong>de</strong> métier et à <strong>la</strong> dégradation <strong>de</strong> leurs connaissances. Raison supplém<strong>en</strong>taire<br />
pour considérer comme tâche urg<strong>en</strong>te et indisp<strong>en</strong>sable l’étu<strong>de</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> pharmacopée » (KERHARO<br />
et THOMAS, 1962 : 679).<br />
Ce combat pour <strong>la</strong> préservation et <strong>la</strong> diffusion du savoir traditionnel <strong>de</strong>s guérisseurs a mobilisé<br />
J. Kerharo jusqu’à <strong>la</strong> fin <strong>de</strong> sa carrière, et même au-<strong>de</strong>là <strong>en</strong> tant qu’ambassa<strong>de</strong>ur dans le<br />
cadre <strong>de</strong> ses <strong>en</strong>gagem<strong>en</strong>ts au sein <strong>de</strong>s Nations-Unies pour cette cause qui lui t<strong>en</strong>ait à cœur.<br />
Ce travail acharné et passionné a donné lieu, à travers toute l’Afrique <strong>de</strong> l’Ouest, à <strong>la</strong> constitution<br />
d’un inv<strong>en</strong>taire imposant <strong>de</strong> plus <strong>de</strong> 5000 espèces végétales répertoriées, avec leurs<br />
propriétés et leurs usages, dont<br />
les noms provi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t <strong>de</strong> 30<br />
<strong>la</strong>ngues et dialectes différ<strong>en</strong>ts.<br />
La passion, <strong>la</strong> pati<strong>en</strong>ce et <strong>la</strong> rigueur<br />
ont été les maîtres mots<br />
<strong>de</strong> cette carrière consacrée à<br />
l’Afrique et aux Africains. À titre<br />
d’exemple marquant, le cas du<br />
Rauwolfia Vomitoria, dont J.<br />
Kerharo expédia dès 1945<br />
tr<strong>en</strong>te kilos <strong>de</strong> racines et<br />
d’écorces à Paris pour une<br />
étu<strong>de</strong> <strong>de</strong>s propriétés actives <strong>de</strong><br />
ce végétal. Les analyses n’ayant pas, dans<br />
J. Kerharo <strong>en</strong> compagnie <strong>de</strong> guérisseurs, Sénégal vers<br />
1960<br />
un premier temps, apporté les résultats escomptés, elles fur<strong>en</strong>t abandonnées.<br />
En 1952, <strong>la</strong> réserpine était isolée du Rauwolfia serp<strong>en</strong>tina v<strong>en</strong>u d’In<strong>de</strong>, par une équipe <strong>de</strong><br />
chercheurs suisses, tandis que son action antihypert<strong>en</strong>sive et sédative était établie. En 1954,<br />
le professeur Janot reprit donc les analyses sur le Rauwolfia Vomitoria à Paris, et y découvrit<br />
<strong>la</strong> réserpine à un taux bi<strong>en</strong> plus important que dans le Rauwolfia indi<strong>en</strong>…<br />
Pour le seul Sénégal, ces <strong>en</strong>quêtes <strong>de</strong> terrain ont m<strong>en</strong>é à <strong>la</strong> publication d’un ouvrage qui fait<br />
<strong>de</strong>puis référ<strong>en</strong>ce : La pharmacopée sénéga<strong>la</strong>ise traditionnelle. P<strong>la</strong>ntes médicinales et<br />
toxiques. J. Kerharo y synthétise, comme nous avons déjà eu l’occasion <strong>de</strong> l’évoquer, son<br />
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expéri<strong>en</strong>ce, et y livre <strong>de</strong> précieux <strong>en</strong>seignem<strong>en</strong>ts méthodologiques. Mais, au-<strong>de</strong>là <strong>en</strong>core, il<br />
retrace avec humilité l’itinéraire <strong>de</strong> toute une vie au service d’une cause qu’il n’a cessé <strong>de</strong><br />
déf<strong>en</strong>dre avec rigueur et humanisme, jusqu’à proposer les fon<strong>de</strong>m<strong>en</strong>ts d’une sci<strong>en</strong>ce autonome,<br />
l’ethnopharmacognosie, comme il l’évoque dans ce <strong>de</strong>rnier ouvrage :<br />
« L’étu<strong>de</strong> sci<strong>en</strong>tifique <strong>de</strong>s pharmacopées africaines traditionnelles, <strong>de</strong>v<strong>en</strong>ue une branche autonome<br />
issue <strong>de</strong> <strong>la</strong> pharmacobotanique, <strong>de</strong> l’ethnobotanique et <strong>de</strong> l’ethnoiatrie, peut, nous semble-t-il, être<br />
qualifiée d’ethnopharmacognosie. Cette étu<strong>de</strong>, sous les différ<strong>en</strong>ts aspects que nous avons <strong>en</strong>visagés<br />
est à <strong>la</strong> fois pleine <strong>de</strong> richesses et <strong>de</strong> promesses : elle permet d’établir avec rigueur un recueil écrit <strong>de</strong><br />
drogues i<strong>de</strong>ntifiées avec les formules et recettes pour préparer les médicam<strong>en</strong>ts ce qui est <strong>la</strong> définition<br />
même d’une véritable pharmacopée ; elle conti<strong>en</strong>t <strong>en</strong> puissance une source nouvelle <strong>de</strong> découvertes<br />
; elle permet d’atteindre à une meilleure connaissance <strong>de</strong>s Sociétés ; elle fournit les élém<strong>en</strong>ts<br />
d’information nécessaires pour <strong>en</strong>trepr<strong>en</strong>dre <strong>de</strong>s croisa<strong>de</strong>s d’éducation sanitaires ; elle contribue <strong>de</strong><br />
plus à donner consci<strong>en</strong>ce <strong>de</strong> sa culture et <strong>de</strong> sa valeur à l’Africain qui fournit ainsi sa pierre à l’édifice<br />
du progrès et <strong>de</strong> <strong>la</strong> civilisation universelle. » (KERHARO, 1974 : 14).<br />
Notes<br />
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Gaël Bor<strong>de</strong>t<br />
Avril 2011<br />
(1) Joseph Kerharo (1909-1986). Pharmaci<strong>en</strong> militaire, professeur <strong>de</strong> pharmacognosie, <strong>de</strong> botanique,<br />
<strong>de</strong> biologie végétale et <strong>de</strong> cryptogamie. Spécialiste <strong>de</strong> <strong>la</strong> flore médicinale et <strong>de</strong>s pharmacopées traditionnelles<br />
africaines.<br />
(2) Entreti<strong>en</strong> réalisé par Léon Dutrieux et paru dans « Français d’Afrique » n°1, avril 1979.<br />
(3) L’ethnopharmacognosie est l’étu<strong>de</strong> <strong>de</strong>s usages et pratiques thérapeutiques <strong>de</strong>s p<strong>la</strong>ntes médicinales<br />
dans un milieu social donné. Pour davantage <strong>de</strong> précisions, nous r<strong>en</strong>voyons à l’article<br />
« L’Ethnopharmacognosie : les <strong>en</strong>jeux d’une sci<strong>en</strong>ce interdisciplinaire méconnue et confi<strong>de</strong>ntielle »,<br />
paru dans le numéro 1 <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>revue</strong> Incursions.<br />
(4) Office <strong>de</strong> <strong>la</strong> Recherche Sci<strong>en</strong>tifique et Technique pour l’Outre Mer, <strong>de</strong>v<strong>en</strong>u l’IRD (Institut <strong>de</strong> Recherche<br />
pour le Développem<strong>en</strong>t) <strong>en</strong> 1998.<br />
(5) J. Kerharo v<strong>en</strong>ait, avec d’autres pharmaci<strong>en</strong>s, d’écrire <strong>de</strong>ux livres pour faire part <strong>de</strong> leur expéri<strong>en</strong>ce<br />
c<strong>la</strong>n<strong>de</strong>stine <strong>de</strong> récupération du Pénicillium notatum dans le cadre <strong>de</strong>s opérations <strong>de</strong> résistance<br />
m<strong>en</strong>ées à l’Institut Pasteur <strong>de</strong> Paris avec le professeur Fe<strong>de</strong>rico Nitti, p<strong>en</strong>dant l’occupation alleman<strong>de</strong>,<br />
puis <strong>de</strong> <strong>la</strong> fabrication industrielle <strong>de</strong> pénicilline dès <strong>la</strong> Libération.<br />
(6) Ces carnets <strong>de</strong> route, manuscrits, sont inédits. Ils retrac<strong>en</strong>t, au quotidi<strong>en</strong>, les dép<strong>la</strong>cem<strong>en</strong>ts <strong>de</strong><br />
leur auteur à travers <strong>la</strong> brousse. Ils se compos<strong>en</strong>t à <strong>la</strong> fois <strong>de</strong> notes éparses sur les difficultés r<strong>en</strong>contrées<br />
(interactions avec les guérisseurs, état <strong>de</strong>s routes, etc.), mais aussi <strong>de</strong>s réflexions et observations<br />
sur les protocoles <strong>de</strong> soins, sur certains traits culturels utiles à <strong>la</strong> compréh<strong>en</strong>sion <strong>de</strong>s interlocuteurs,<br />
<strong>de</strong>s anecdotes éc<strong>la</strong>irantes, <strong>de</strong>s listes <strong>de</strong> mots d’usage courant ou médical et d’expressions vernacu<strong>la</strong>ires.<br />
Cette att<strong>en</strong>tion manifeste portée à l’organisation sociale <strong>de</strong>s popu<strong>la</strong>tions r<strong>en</strong>contrées, à<br />
leurs traditions, à <strong>la</strong> linguistique, est particulièrem<strong>en</strong>t éc<strong>la</strong>irante : d’abord par nécessité, puis par<br />
intérêt personnel, ce travail ethnographique a constitué un préa<strong>la</strong>ble indisp<strong>en</strong>sable à l’inv<strong>en</strong>taire <strong>de</strong>
<strong>la</strong> pharmacopée. D’autres carnets, « botanistes », étai<strong>en</strong>t quant à eux uniquem<strong>en</strong>t consacrés à <strong>la</strong><br />
<strong>de</strong>scription sci<strong>en</strong>tifique <strong>de</strong>s p<strong>la</strong>ntes médicinales et <strong>de</strong> <strong>la</strong> pharmacopée traditionnelle.<br />
(7) Compr<strong>en</strong>dre ici cette notion <strong>de</strong> « frontière » au s<strong>en</strong>s où l’<strong>en</strong>visageait le sociologue G. Simmel,<br />
c’est-à-dire une forme sociale. Car « <strong>la</strong> frontière n’est pas un fait spatial avec <strong>de</strong>s conséqu<strong>en</strong>ces sociologiques,<br />
mais un fait sociologique qui pr<strong>en</strong>d une forme spatiale. *…+ Certes, <strong>la</strong> frontière est<br />
d’abord une <strong>en</strong>tité perceptible et spatiale que nous traçons dans <strong>la</strong> nature sans t<strong>en</strong>ir compte <strong>de</strong> sa<br />
valeur sociologique pratique, mais ce fait agit fortem<strong>en</strong>t <strong>en</strong> retour sur <strong>la</strong> consci<strong>en</strong>ce du rapport <strong>de</strong><br />
<strong>de</strong>ux parties » (SIMMEL, 1999 : 607-608). La frontière est donc cet espace <strong>de</strong> socialisation,<br />
d’interactions et <strong>de</strong> réciprocités qui met <strong>en</strong> re<strong>la</strong>tion <strong>de</strong>s « êtres » v<strong>en</strong>us <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux mon<strong>de</strong>s que tout<br />
semble <strong>de</strong>voir opposer. Mais l’homme, qu’il soit « étranger » ou « av<strong>en</strong>turier » (<strong>de</strong>ux idéaux types<br />
simmeli<strong>en</strong>s), a cette capacité unique à opérer « le miracle du chemin », à repousser cette frontière<br />
sociale et culturelle que sa socialisation lui assigne et qu’il a lui-même intégrée avec ses valeurs et ses<br />
présupposés. Ainsi, « il se peut que <strong>la</strong> vie, dans son <strong>en</strong>semble, apparaisse comme une av<strong>en</strong>ture. Il<br />
n’est pas nécessaire, pour ce<strong>la</strong>, d’être un av<strong>en</strong>turier ou d’avoir vécu beaucoup d’av<strong>en</strong>tures particulières.<br />
Celui qui a cette attitu<strong>de</strong> spéciale <strong>de</strong>vant <strong>la</strong> vie doit s<strong>en</strong>tir que celle-ci, dans son <strong>en</strong>semble, est<br />
dominée par une unité supérieure, <strong>la</strong>quelle s’élève au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> <strong>la</strong> totalité immédiate <strong>de</strong> <strong>la</strong> vie,<br />
comme elle, à son tour, s’élève au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong>s épiso<strong>de</strong>s particuliers, qui constitu<strong>en</strong>t nos av<strong>en</strong>tures<br />
quotidi<strong>en</strong>nes. » (SIMMEL, 2002 : 75).<br />
(8) Pour l’anecdote, savoureuse, le recrutem<strong>en</strong>t du cuisinier s’était fait sur <strong>de</strong>s critères bi<strong>en</strong> précis :<br />
pour le ravitaillem<strong>en</strong>t, un pou<strong>la</strong>iller avait été installé sur le toit du pick-up et, parmi tous les candidats<br />
qui s’étai<strong>en</strong>t prés<strong>en</strong>tés, avait été <strong>en</strong>gagé celui qui connaissait le plus <strong>de</strong> recettes pour accommo<strong>de</strong>r<br />
le poulet.<br />
(9) J. Kerharo précise à ce sujet que « les guérisseurs dévoil<strong>en</strong>t difficilem<strong>en</strong>t les connaissances qu’ils<br />
ont <strong>de</strong>s p<strong>la</strong>ntes, rarem<strong>en</strong>t par bas calcul comme on pourrait le p<strong>en</strong>ser, mais plutôt parce qu’il leur est<br />
difficile <strong>de</strong> concevoir que <strong>de</strong>s non-initiés puiss<strong>en</strong>t <strong>en</strong> tirer parti. Pour eux, tout un <strong>en</strong>semble <strong>de</strong> participations<br />
et <strong>de</strong> correspondances <strong>en</strong>tre les forces al<strong>la</strong>nt du Dieu suprême au <strong>de</strong>rnier minéral, <strong>en</strong> passant<br />
par les animaux, les individus, les fétiches, les p<strong>la</strong>ntes, constitue une chaîne aux maillons serrés<br />
reliant les êtres aux élém<strong>en</strong>ts visibles et invisibles. Comm<strong>en</strong>t pourrait-on imaginer autrem<strong>en</strong>t le li<strong>en</strong><br />
étroit existant, par exemple, <strong>en</strong>tre <strong>la</strong> personnalité du ma<strong>la</strong><strong>de</strong> et l’arbre qui répondant aux invocations<br />
a fourni le médicam<strong>en</strong>t spécifique et a continué à vivre dans <strong>la</strong> forêt <strong>en</strong> gardant ses attaches<br />
avec <strong>la</strong> terre nourricière ? Cet arbre que le féticheur pourra retrouver et auquel il pourra s’adresser<br />
<strong>de</strong> nouveau ; ce médicam<strong>en</strong>t qui, s’il n’est pas employé <strong>en</strong> totalité, sera <strong>en</strong> fin <strong>de</strong> traitem<strong>en</strong>t <strong>en</strong>foui<br />
dans le sol. » (KERHARO, 1974 : 13).<br />
(10) « Contexte » est utilisé ici au s<strong>en</strong>s où le définit le sociologue Ewing Goffman, c’est-à-dire « le<br />
cadre local et perceptif dans lequel se déroule une activité, et l’espace <strong>de</strong> parole auquel les participants<br />
se réfèr<strong>en</strong>t au cours <strong>de</strong> l’échange. Du point <strong>de</strong> vue d’une écologie <strong>de</strong>s activités, le terme désigne<br />
l’<strong>en</strong>vironnem<strong>en</strong>t et les ressources disponibles. Du point <strong>de</strong> vue <strong>de</strong> <strong>la</strong> cognition située, il r<strong>en</strong>voie<br />
aux indices permettant aux participants <strong>de</strong> faire <strong>de</strong>s infér<strong>en</strong>ces sur l’action ou <strong>la</strong> conversation <strong>en</strong><br />
cours. » (JOSEPH, 1998 : 123).<br />
(11) Il pourrait être pertin<strong>en</strong>t <strong>de</strong> s’interroger sur l’étymologie et <strong>la</strong> construction <strong>de</strong>s termes « fétiche<br />
» et « fétichisme », passés dans le <strong>la</strong>ngage courant et savant avant d’être progressivem<strong>en</strong>t<br />
abandonnés par les ethnologues. « Le mot fétiche vi<strong>en</strong>t du portugais feitiço, lequel vi<strong>en</strong>t à son tour<br />
du <strong>la</strong>tin facticius, qui signifie artificiel *…+. Il signifie soit ‘’fabriqué’’, soit ‘’faux’’. *…+ Le mot feitiço,<br />
pris comme substantif, a débouché sur <strong>la</strong> notion <strong>de</strong> ‘’sortilège’’. L’origine du terme est donc europé<strong>en</strong>ne,<br />
nom donné par les B<strong>la</strong>ncs aux objets <strong>de</strong> culte et aux pratiques religieuses <strong>de</strong>s peuples et<br />
civilisations <strong>de</strong> Guinée et d’Afrique occi<strong>de</strong>ntale, aux XVe et XVIe siècles. » (IACONO, 1992 : 5). Ce<br />
terme induit inévitablem<strong>en</strong>t un mal<strong>en</strong>t<strong>en</strong>du, comme l’a écrit Marcel Mauss, puisqu’il véhicule, souv<strong>en</strong>t<br />
involontairem<strong>en</strong>t, l’idée d’une primitivité <strong>de</strong>s religions africaines et marquerait donc un jugem<strong>en</strong>t<br />
<strong>de</strong> valeur. Ce qui n’est bi<strong>en</strong> évi<strong>de</strong>mm<strong>en</strong>t pas le cas dans cet article, le professeur Joseph Kerha-<br />
Incursions n° 4 – mai 2011 - ISSN : 2110-5804<br />
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o qui était avant tout, rappelons-le, botaniste et pharmacognoste, ayant toujours montré le plus<br />
profond respect et le plus grand intérêt pour les cultes <strong>de</strong> ses interlocuteurs, qu’ils fuss<strong>en</strong>t catholiques,<br />
musulmans ou animistes. Il faut donc compr<strong>en</strong>dre ici par « féticheur », l’équival<strong>en</strong>t <strong>de</strong><br />
« l’homme-mé<strong>de</strong>cine », <strong>de</strong> « l’homme-feuille », ou du « chaman », c’est-à-dire le garant <strong>de</strong> l’équilibre<br />
social capable au besoin d’intercé<strong>de</strong>r avec les puissances surnaturelles, lesquelles lui dévoil<strong>en</strong>t les<br />
remè<strong>de</strong>s appropriés.<br />
(12) Louis-Vinc<strong>en</strong>t Thomas (1922-1994). Sociologue et anthropologue français, fondateur <strong>de</strong> <strong>la</strong> thanatologie,<br />
spécialiste <strong>de</strong> l’Afrique et <strong>de</strong>s rites funéraires.<br />
Itinéraire <strong>de</strong> Joseph Kerharo<br />
– Guyane (1934-1937) ; Chef <strong>de</strong>s <strong>la</strong>boratoires <strong>de</strong> chimie, bactériologie et répression <strong>de</strong>s frau<strong>de</strong>s <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />
Guyane, Cay<strong>en</strong>ne.<br />
– Niger et Algérie (1938-1941) étu<strong>de</strong>s sur les p<strong>la</strong>ntes alcooligènes, dont le borgou, sur le beurre <strong>de</strong><br />
karité et l’huile <strong>de</strong> palme ;<br />
– Attaché à l’Institut Pasteur <strong>de</strong> Paris (1942-1944), expéri<strong>en</strong>ces c<strong>la</strong>n<strong>de</strong>stines <strong>de</strong> récupération <strong>de</strong><br />
P<strong>en</strong>icillium notatum avec d’autres pharmaci<strong>en</strong>s militaires au <strong>la</strong>boratoire <strong>de</strong> bactériologie et <strong>de</strong><br />
chimiothérapie dirigé par le mé<strong>de</strong>cin biologiste Fe<strong>de</strong>rico Nitti ;<br />
– Côte d’Ivoire et Haute-Volta (1945-1950), responsable <strong>de</strong> <strong>la</strong> mission d’étu<strong>de</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> pharmacopée<br />
africaine <strong>en</strong> AOF avec l’ORSTOM ; République C<strong>en</strong>trafricaine, voyage d’étu<strong>de</strong> pour <strong>la</strong> valorisation du<br />
Rauwolfia vomitoria ;<br />
– Madagascar (1950-1954), professeur titu<strong>la</strong>ire <strong>de</strong> <strong>la</strong> Chaire <strong>de</strong> pharmacie à l’École <strong>de</strong> mé<strong>de</strong>cine et <strong>de</strong><br />
pharmacie <strong>de</strong> Tananarive ;<br />
– Sénégal (1956-1978), étu<strong>de</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> pharmacopée sénéga<strong>la</strong>ise et professeur titu<strong>la</strong>ire <strong>de</strong> <strong>la</strong> chaire <strong>de</strong><br />
pharmacognosie à <strong>la</strong> Faculté mixte <strong>de</strong> mé<strong>de</strong>cine et <strong>de</strong> pharmacie <strong>de</strong> Dakar ;<br />
– À partir <strong>de</strong> 1978, expert auprès <strong>de</strong> l’ONU, membre du « Groupe d’Étu<strong>de</strong>s du Projet-Pilote <strong>de</strong><br />
l’UNESCO concernant <strong>de</strong> nouvelles métho<strong>de</strong>s et techniques <strong>de</strong> l’<strong>en</strong>seignem<strong>en</strong>t <strong>de</strong> <strong>la</strong> Biologie <strong>en</strong><br />
Afrique ».<br />
Référ<strong>en</strong>ces<br />
- Hall, Edward T. (1997), L’Ouest <strong>de</strong>s années tr<strong>en</strong>te. Découvertes chez les Hopi et les Navajo. Paris : Le<br />
Seuil, « La couleur <strong>de</strong>s idées ».<br />
- Iacono, Alfonso M. (1992), Le fétichisme, histoire d’un concept. Paris : PUF, « Philosophies ».<br />
- Joseph, Isaac (1998), Erwing Goffman et <strong>la</strong> microsociologie. Paris : PUF, « Philosophies ».<br />
- Kerharo, Joseph (1945-1948), Carnets <strong>de</strong> route Côte d’Ivoire, Haute Volta. Inédits, manuscrits.<br />
- Kerharo, Joseph et Bouquet, Armand (1950), Sorciers, féticheurs et guérisseurs <strong>de</strong> <strong>la</strong> Côte d’Ivoire -<br />
Haute-Volta. Paris : Éditions Vigot Frères.<br />
- Kerharo, Joseph (1962-1964), Carnet <strong>de</strong> route Sénégal I. Inédit, manuscrit.<br />
Incursions n° 4 – mai 2011 - ISSN : 2110-5804<br />
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- Kerharo, Joseph et Thomas, Louis-Vinc<strong>en</strong>t (1962), « La mé<strong>de</strong>cine et <strong>la</strong> pharmacopée <strong>de</strong>s Dio<strong>la</strong> <strong>de</strong><br />
Basse Casamance (Sénégal) », Bulletin <strong>de</strong> <strong>la</strong> Société Médicale d’Afrique Noire. Dakar : n°7, pp.667-<br />
702.<br />
- Kerharo, Joseph et Adam, J. G. (1974), La pharmacopée sénéga<strong>la</strong>ise traditionnelle. Paris : Éditions<br />
Vigot frères.<br />
- Kerharo, Joseph (1975), « La mé<strong>de</strong>cine et <strong>la</strong> pharmacopée traditionnelles sénéga<strong>la</strong>ises », <strong>revue</strong><br />
Étu<strong>de</strong>s Médicales. Le Caire : Éditions <strong>de</strong>s Pères Jésuites, n°1, pp.3-54.<br />
- Simmel, Georg (1999) Sociologie. « Ch.9. L’espace et les organisations spatiales <strong>de</strong> <strong>la</strong> société ». Paris :<br />
PUF, « Sociologies ».<br />
- Simmel, Georg (2002) La philosophie <strong>de</strong> l’av<strong>en</strong>ture. Paris : L’Arche.<br />
- http://www.ina.fr/histoire-et-conflits/<strong>de</strong>colonisation/audio/PHZ04017701/<strong>la</strong>-pharmacopee-d-outremer-2.fr.html<br />
- Archives INA (Institut National <strong>de</strong> l’Audiovisuel). Pierre FROMENTIN interviewe le<br />
commandant Joseph KERHARO, pharmaci<strong>en</strong> colonial : les p<strong>la</strong>ntes non officinales répertoriées <strong>en</strong><br />
Afrique, l'usage qu'<strong>en</strong> font les popu<strong>la</strong>tions locales, explication sur l'aspect et l'utilité <strong>en</strong>tre autres <strong>de</strong><br />
l'Iboga hallucinogène, du Chaulmoogra utilisé contre <strong>la</strong> lèpre, du cardiotonique Ouabaïne, et <strong>de</strong><br />
l'insectici<strong>de</strong> Rothénone.<br />
Pour citer cet article<br />
Gaël Bor<strong>de</strong>t, Joseph Kerharo, itinéraire d’un arp<strong>en</strong>teur : <strong>la</strong> naissance <strong>de</strong><br />
l’ethnopharmacognosie, Incursions n°4, mai 2010, http://www.incursions.fr,<br />
Incursions n° 4 – mai 2011 - ISSN : 2110-5804<br />
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Pour une sociologie du migrant - La figure<br />
du missionnaire<br />
Mgr. Ignace Bourget (1799-<br />
1885), évêque <strong>de</strong> Montréal à<br />
l’origine <strong>de</strong> l’instal<strong>la</strong>tion <strong>de</strong>s<br />
clercs <strong>de</strong> Saint Viateur.<br />
Le missionnaire change au contact du peuple <strong>de</strong>v<strong>en</strong>u le si<strong>en</strong>, et ce<br />
au point <strong>de</strong> re<strong>la</strong>tiviser son propre mon<strong>de</strong> culturel. De retour dans<br />
son pays d'origine, <strong>en</strong> congé ou définitivem<strong>en</strong>t, il se s<strong>en</strong>t <strong>en</strong>core<br />
plus étranger qu'<strong>en</strong> terre <strong>de</strong> mission.<br />
Contribution à une sociologie du migrant <strong>en</strong> référ<strong>en</strong>ce à l’histoire<br />
<strong>de</strong>s missionnaires catholiques, dont les clercs <strong>de</strong> Saint Viateur français<br />
<strong>en</strong>voyés au Canada au XIXème siècle.<br />
Incursions n° 4 – mai 2011 - ISSN : 2110-5804<br />
23<br />
Par Paul-André Turcotte<br />
Le regard <strong>de</strong> l'autre est constitutif <strong>de</strong> <strong>la</strong> re<strong>la</strong>tion sociale. Les personnes se positionn<strong>en</strong>t <strong>en</strong>tre<br />
elles selon l'interprétation qu'elles se font <strong>de</strong>s gestes et <strong>de</strong>s paroles <strong>de</strong>s autres. L'individu,<br />
distinct avec sa personnalité propre, trouve s<strong>en</strong>s à ce qu'il est, se construit une i<strong>de</strong>ntité, dans<br />
<strong>de</strong>s rapports l'appe<strong>la</strong>nt à se situer, à savoir composer, <strong>en</strong> positif ou <strong>en</strong> négatif, quitte à <strong>de</strong>voir<br />
passer <strong>de</strong> <strong>la</strong> fusion à <strong>la</strong> rupture. La re<strong>la</strong>tion <strong>de</strong> cette espèce s'avère tissée <strong>de</strong> t<strong>en</strong>sions,<br />
<strong>la</strong>t<strong>en</strong>tes ou ouvertes, et dans ce s<strong>en</strong>s elle est conflictuelle. Il <strong>en</strong> va <strong>de</strong> <strong>la</strong> sorte aussi bi<strong>en</strong> pour<br />
les diverses formations dans <strong>la</strong> société, y compris les organisations religieuses, et avec plus<br />
<strong>de</strong> force <strong>en</strong>core quand le détachem<strong>en</strong>t d'une communauté ou d'une institution religieuse<br />
essaime et s'imp<strong>la</strong>nte dans <strong>de</strong>s conditions autres que celles <strong>de</strong> <strong>la</strong> fondation d'origine. Que<br />
l'insertion migrante soit passagère ou à long terme, le regard typique <strong>de</strong> l'étranger a <strong>de</strong><br />
fortes chances <strong>de</strong> traverser les positions, i<strong>de</strong>ntitaires et autres, du missionnaire et <strong>de</strong> son<br />
groupem<strong>en</strong>t d'appart<strong>en</strong>ance dans les rapports du natif sur ses terres. L'aperçu qui suit<br />
dresse <strong>de</strong>s élém<strong>en</strong>ts <strong>de</strong> conceptualisation autour du missionnaire, lesquels, illustrés par <strong>de</strong>s<br />
cas <strong>de</strong> figure, contribu<strong>en</strong>t à <strong>la</strong> construction d'une sociologie du migrant sous l'angle <strong>de</strong> l'interaction<br />
et <strong>de</strong>s représ<strong>en</strong>tations i<strong>de</strong>ntitaires (1). Le propos ne sera ni positiviste, ni linéaire,<br />
mais bi<strong>en</strong> plutôt dialectique et interprétatif, dans <strong>la</strong> perspective héritée <strong>de</strong> Max Weber et<br />
<strong>de</strong> l'École <strong>de</strong> Chicago. Il repose empiriquem<strong>en</strong>t sur l'observation participante, indirecte soitelle,<br />
et <strong>de</strong>s docum<strong>en</strong>ts archivistiques (2) ; tous <strong>de</strong>ux relèv<strong>en</strong>t <strong>de</strong> <strong>la</strong> sphère catholique, ce qui<br />
ne va pas sans inci<strong>de</strong>nces sur <strong>la</strong> théorisation, esquissée qu'est cette <strong>de</strong>rnière <strong>en</strong> regard<br />
d'autres sphères confessionnelles.
La condition <strong>de</strong> l'étranger, ou le regard <strong>de</strong> l'autre : <strong>de</strong>s cas <strong>de</strong> figure<br />
La condition d'étranger constitue <strong>la</strong> condition foncière du missionnaire <strong>en</strong> tant que migrant.<br />
Les élém<strong>en</strong>ts <strong>de</strong> théorie sociologique sur l'étranger r<strong>en</strong>voi<strong>en</strong>t, pour une bonne part, aux<br />
notes phénoménologiques <strong>de</strong> Georg Simmel (1990) et <strong>de</strong> Alfred Schütz (1998). Tous <strong>de</strong>ux<br />
ont fait l'expéri<strong>en</strong>ce du migrant europé<strong>en</strong> dans l'Amérique du vingtième siècle. Les indications<br />
qui suiv<strong>en</strong>t, toutes sommaires soi<strong>en</strong>t-elles mais suffisantes pour notre propos, sont<br />
re<strong>de</strong>vables à ces <strong>de</strong>ux sociologues germano-américains.<br />
L'étranger est celui qui s'est dép<strong>la</strong>cé vers un autre lieu pour s'y installer un temps plus ou<br />
moins long. Ainsi se distingue-t-il <strong>de</strong> l'errant dont <strong>la</strong> mobilité se refuse à quelque point d'attache.<br />
Il ne manifeste pas moins une capacité <strong>de</strong> mobilité à l'intérieur du nouveau milieu, du<br />
fait même qu'il y reste extérieur. Corré<strong>la</strong>tivem<strong>en</strong>t, il <strong>en</strong>tre aisém<strong>en</strong>t <strong>en</strong> contact avec les différ<strong>en</strong>ts<br />
élém<strong>en</strong>ts <strong>de</strong> son <strong>en</strong>vironnem<strong>en</strong>t social, et il n'est dép<strong>en</strong>dant d'aucun d'eux par les<br />
li<strong>en</strong>s <strong>de</strong> sang ou <strong>de</strong> profession, <strong>en</strong>core moins d'appart<strong>en</strong>ance à un même lieu d'origine. En<br />
c<strong>la</strong>ir, l'étranger se prés<strong>en</strong>te à <strong>la</strong> fois du <strong>de</strong>dans et du <strong>de</strong>hors, <strong>de</strong> l'extérieur et <strong>en</strong> face à face,<br />
d'où <strong>la</strong> perspicacité du regard, fait d'objectivation et <strong>de</strong> distance critique. Ce regard autre<br />
dévoile les incohér<strong>en</strong>ces et logiques sous-jac<strong>en</strong>tes à ce qui va <strong>de</strong> soi pour les natifs, au nom<br />
<strong>de</strong> référ<strong>en</strong>ces inconnues <strong>de</strong> ces <strong>de</strong>rniers. Tout à <strong>la</strong> fois c'est à travers l'investissem<strong>en</strong>t dans <strong>la</strong><br />
socialisation au milieu d'accueil que l'étranger se découvre porteur d'une altérité, ce qui<br />
conduit à une prise <strong>de</strong> consci<strong>en</strong>ce aiguë <strong>de</strong>s racines <strong>de</strong> son i<strong>de</strong>ntité et <strong>de</strong> <strong>la</strong> différ<strong>en</strong>ce. Bi<strong>en</strong><br />
qu'inséré dans son milieu d'adoption et détaché <strong>de</strong> ses origines au point d'être considéré<br />
comme tel par ses compatriotes, il n'est pas reconnu pour autant comme partageant l'héritage<br />
du pays. Voire, il peut être soupçonné <strong>de</strong> déloyauté. N'est-il pas <strong>en</strong> mesure <strong>de</strong> mettre<br />
au c<strong>la</strong>ir l'inconcevable ou <strong>de</strong> jouer à l'espion ? Vivant une condition sociale ambival<strong>en</strong>te,<br />
l'étranger se positionne au mieux comme l'autre <strong>en</strong> transit <strong>en</strong>tre le passé <strong>de</strong> son ancrage<br />
i<strong>de</strong>ntitaire et un av<strong>en</strong>ir à construire grâce à sa position <strong>de</strong> médiateur qui soit capable <strong>de</strong><br />
compositions insoupçonnées.<br />
Les témoignages <strong>de</strong>s missionnaires au titre d'étranger se font plutôt rares. Particulièrem<strong>en</strong>t<br />
éc<strong>la</strong>irante est <strong>la</strong> re<strong>la</strong>tion du jésuite canadi<strong>en</strong> Nil Guillemette (1980), <strong>en</strong> poste aux Philippines<br />
après avoir séjourné trois ans <strong>en</strong> Côte-d'Ivoire. Il souti<strong>en</strong>t « qu'on ne s'habitue jamais à être<br />
considéré comme un étranger dans un pays qu'on regar<strong>de</strong> comme le si<strong>en</strong> » (p. 14). Comme<br />
indicateur du ma<strong>la</strong>ise vi<strong>en</strong>t au premier chef l'incapacité <strong>de</strong> manier <strong>la</strong> <strong>la</strong>ngue apprise à l'égal<br />
<strong>de</strong> sa <strong>la</strong>ngue maternelle, même si on a acquis une virtuosité d'exception <strong>en</strong> <strong>la</strong> matière. Les<br />
proverbes, les expressions popu<strong>la</strong>ires juteuses, les formules saisissantes, et quoi d'autre,<br />
continu<strong>en</strong>t d'échapper même à celui qui s'exprime sur un ton familier. Il faut aussi appr<strong>en</strong>dre<br />
un autre système <strong>de</strong> conv<strong>en</strong>tions sociales ; pis <strong>en</strong>core, <strong>la</strong> complexité <strong>de</strong>s règles du<br />
savoir-vivre se fon<strong>de</strong> sur une s<strong>en</strong>sibilité culturelle qu'on ne saurait faire totalem<strong>en</strong>t si<strong>en</strong>ne.<br />
Que le missionnaire soit un B<strong>la</strong>nc, il est assimilé à cette race qui rev<strong>en</strong>dique <strong>la</strong> supériorité<br />
dans le mon<strong>de</strong> industriel et technique, qui a un passé lourd <strong>de</strong> colonialisme, religieux et culturel<br />
notamm<strong>en</strong>t, et ce même si le Canada n'a jamais eu <strong>de</strong> colonies, sinon, selon certains,<br />
celles à l'intérieur <strong>de</strong> <strong>la</strong> fédération. L'institution catholique, <strong>en</strong> tant que religion du B<strong>la</strong>nc, a<br />
d'emblée « le prestige ambigu <strong>de</strong> <strong>la</strong> puissance et <strong>de</strong> <strong>la</strong> technique occi<strong>de</strong>ntales » (p. 16). L'autochtone<br />
<strong>de</strong>man<strong>de</strong> au missionnaire un savoir d'ordre intellectuel et technique <strong>en</strong> vue soit<br />
d'un développem<strong>en</strong>t économique et social, soit d'une synthèse chréti<strong>en</strong>ne capable d'exprimer<br />
le milieu culturel autochtone. Pour ce, il importe <strong>de</strong> <strong>de</strong>meurer un non-autochtone, différ<strong>en</strong>t<br />
par toute son éducation et sa formation antérieures. Ces bi<strong>en</strong>s ne sont-ils pas « son<br />
Incursions n° 4 – mai 2011 - ISSN : 2110-5804<br />
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tourm<strong>en</strong>t et sa richesse » (p. 16) ? Bi<strong>en</strong> plus, le missionnaire change au contact du peuple<br />
<strong>de</strong>v<strong>en</strong>u le si<strong>en</strong>, et ce au point <strong>de</strong> re<strong>la</strong>tiviser son propre mon<strong>de</strong> culturel. De retour dans son<br />
pays d'origine, <strong>en</strong> congé ou définitivem<strong>en</strong>t, il se s<strong>en</strong>t <strong>en</strong>core plus étranger qu'<strong>en</strong> terre <strong>de</strong><br />
mission. Il partagera sur sa condition d'étranger chez soi avec ceux qui ont vécu ou viv<strong>en</strong>t <strong>la</strong><br />
même expéri<strong>en</strong>ce, partage dont ce fut le cas, exceptionnel il est vrai, d'amitiés profon<strong>de</strong>s avec<br />
<strong>de</strong>s autochtones.<br />
Le second témoignage est d'une facture tout autre. Un viateur canadi<strong>en</strong>, R<strong>en</strong>é Pageau<br />
(2007), r<strong>en</strong>d compte <strong>de</strong> son expéri<strong>en</strong>ce à Haïti, dont il fut supérieur <strong>de</strong> <strong>la</strong> mission <strong>de</strong> 1999 à<br />
2007. Il le fait dans <strong>de</strong>s termes poétiques, ce qui s'avère peu fréqu<strong>en</strong>t dans l'histoire <strong>de</strong>s<br />
missions catholiques. Du coup, à <strong>la</strong> réalité décrite, aussi brutale qu'elle est, du tragique <strong>de</strong><br />
l'exist<strong>en</strong>ce haïti<strong>en</strong>ne, individuelle et collective, est apporté le baume <strong>de</strong> <strong>la</strong> forme littéraire,<br />
dans <strong>la</strong> quête d'humanisation <strong>de</strong> l'irrecevable. Généralem<strong>en</strong>t le propos est celui d'un regard<br />
extérieur, <strong>de</strong> celui qui n'<strong>en</strong> est pas tout <strong>en</strong> étant concerné. Cette position n'a ri<strong>en</strong> <strong>de</strong> confortable,<br />
mais tout à <strong>la</strong> fois elle permet <strong>de</strong>s audaces, voire <strong>de</strong>s dénonciations, non recevables<br />
politiquem<strong>en</strong>t par<strong>la</strong>nt. A propos <strong>de</strong>s luttes pour le pouvoir au sein <strong>de</strong>s institutions<br />
haïti<strong>en</strong>nes, celles <strong>de</strong> l'Eglise hiérarchique comme celles <strong>de</strong> 1'Etat, le missionnaire poète écrit:<br />
« Mon pays est un poème, mais il y a <strong>la</strong> misère et <strong>la</strong> faim, / mais il y a <strong>la</strong> peur et <strong>la</strong> dé<strong>la</strong>tion, /<br />
<strong>la</strong> lutte <strong>de</strong>s c<strong>la</strong>sses / et les guerres fratrici<strong>de</strong>s. / Les proches du pouvoir / convoit<strong>en</strong>t sil<strong>en</strong>cieusem<strong>en</strong>t<br />
/ le siège prési<strong>de</strong>ntiel / p<strong>en</strong>dant que les prêtres, / dans <strong>la</strong> basse-cour épiscopale,<br />
/ pa<strong>la</strong>br<strong>en</strong>t et son<strong>de</strong>nt les reins et les cœurs / pour connaître qui parmi eux / sera le prochain<br />
évêque / ou le prochain cardinal / <strong>de</strong> <strong>la</strong> première république noire / indép<strong>en</strong>dante <strong>de</strong>puis<br />
<strong>de</strong>ux siècles, / victoire d'esc<strong>la</strong>ves décidés / à pr<strong>en</strong>dre <strong>en</strong> mains leur <strong>de</strong>stin / (...) C'est le règne<br />
<strong>de</strong>s princes du pouvoir / où chacun porte le grand rêve / <strong>de</strong> servir les intérêts du peuple /<br />
après s'être bi<strong>en</strong> servi » (p. 52-53). La dynamique évoquée dans <strong>de</strong>s termes littéraires n'est<br />
pas propre à Haïti, loin <strong>de</strong> là ; elle est le lot <strong>de</strong>s économies <strong>de</strong> rareté et <strong>de</strong>s re<strong>la</strong>tions sociopolitiques<br />
à caractère servile. Une maxime camerounaise ne s'énonce-t-elle pas ainsi : « La<br />
chèvre broute où elle est attachée » ?<br />
Le recueil rappelle les écrits <strong>de</strong> Walter Rausch<strong>en</strong>busch. Ce pasteur germano-américain, <strong>de</strong>s<br />
années 1890 à 1920, a oeuvré dans le quartier le plus misérable <strong>de</strong> New York, surnommé les<br />
Portes <strong>de</strong> l'Enfer. Tout <strong>en</strong> travail<strong>la</strong>nt à l'humanisation <strong>de</strong>s conditions <strong>de</strong> vie <strong>de</strong>s ouvriers par<br />
diverses initiatives, il a procédé à une longue analyse critique du projet social chréti<strong>en</strong> <strong>de</strong>puis<br />
ses origines, pour <strong>en</strong> pointer les dérives et, par ce biais, <strong>en</strong> dégager <strong>la</strong> force spirituelle<br />
pouvant m<strong>en</strong>er au r<strong>en</strong>versem<strong>en</strong>t <strong>de</strong> situation (Christianity and Social Crisis, 1991, première<br />
édition <strong>en</strong> 1907). Ce faisant Rausch<strong>en</strong>bush a inv<strong>en</strong>té le Gospel, ces chants urbains qui c<strong>la</strong>m<strong>en</strong>t,<br />
sur le rythme poétique musical, <strong>la</strong> maîtrise <strong>de</strong> son <strong>de</strong>stin, <strong>la</strong> rev<strong>en</strong>dication d'un mieuxêtre,<br />
<strong>en</strong> li<strong>en</strong> avec le message évangélique. Il a su concilier l'analyse dans une perspective<br />
propre aux sci<strong>en</strong>ces sociales, par ce biais <strong>la</strong> critique <strong>de</strong> l'histoire chréti<strong>en</strong>ne confrontée au<br />
message fondateur, <strong>la</strong> communication modulée et l'action <strong>de</strong> changem<strong>en</strong>t sur le terrain.<br />
C'est tout à <strong>la</strong> fois l'implication et l'empathie, <strong>la</strong> distance et <strong>la</strong> perspicacité (Turcotte, 1997).<br />
Ces modalités d'action ou d'écriture du missionnaire ne sont pas réservées à celui qui vi<strong>en</strong>t<br />
d'ailleurs. Qui est du pays se doit <strong>de</strong> créer les conditions d'une prise <strong>de</strong> distance, <strong>la</strong>quelle<br />
<strong>de</strong>meure fictive <strong>en</strong> quelque sorte mais se révèle non moins réelle. C'est le cas notamm<strong>en</strong>t<br />
quand un individu ou un groupe, associatif ou institutionnel, fait le pari <strong>de</strong> dévoiler les <strong>de</strong>ssous<br />
<strong>de</strong> ce qui va apparemm<strong>en</strong>t <strong>de</strong> soi, par <strong>de</strong>là les contradictions ou malveil<strong>la</strong>nces, quitte à<br />
<strong>de</strong>voir déloger <strong>de</strong>s certitu<strong>de</strong>s, se positionner hors <strong>de</strong> l'<strong>en</strong>ceinte du communém<strong>en</strong>t reçu, du<br />
Incursions n° 4 – mai 2011 - ISSN : 2110-5804<br />
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politiquem<strong>en</strong>t ou socialem<strong>en</strong>t correct, à <strong>la</strong> manière d'une <strong>en</strong>c<strong>la</strong>ve <strong>en</strong> re<strong>la</strong>tion avec son <strong>en</strong>vironnem<strong>en</strong>t.<br />
Si <strong>la</strong> démarche inclut <strong>la</strong> scrutation <strong>de</strong>s rapports sociaux, elle s'appar<strong>en</strong>te à celle<br />
du sociologue, comme l'a bi<strong>en</strong> montré Alfred Schütz dans son essai sur l'étranger. Il arrive<br />
aussi bi<strong>en</strong> que <strong>de</strong>s indigènes, au s<strong>en</strong>s étymologique du terme, atteign<strong>en</strong>t une distance critique<br />
que sembl<strong>en</strong>t ne pas réussir <strong>de</strong>s étrangers, culturellem<strong>en</strong>t par<strong>la</strong>nt, <strong>en</strong> particulier parce<br />
que les perceptions d'ordre idéologique obnubil<strong>en</strong>t <strong>la</strong> réflexion ou <strong>la</strong> détermin<strong>en</strong>t, spécialem<strong>en</strong>t<br />
<strong>en</strong> ce qui concerne <strong>la</strong> religion. Depuis Rausch<strong>en</strong>busch les sci<strong>en</strong>ces sociales ont affiné<br />
leurs outils pour m<strong>en</strong>er une démarche <strong>de</strong> réflexion critique, al<strong>la</strong>nt du questionnem<strong>en</strong>t à<br />
l'analyse éc<strong>la</strong>irant par <strong>la</strong> capacité <strong>de</strong> nommer et donc <strong>de</strong> maîtriser <strong>la</strong> prise <strong>de</strong> décision <strong>en</strong> vue<br />
d'une action <strong>de</strong> changem<strong>en</strong>t. L'apport d'ordre instrum<strong>en</strong>tal, - théorie et métho<strong>de</strong> -, n'a cessé<br />
<strong>de</strong> remuer les certitu<strong>de</strong>s. La t<strong>en</strong>tation reste élevée <strong>de</strong> s'<strong>en</strong> remettre à <strong>la</strong> simple utilisation <strong>de</strong><br />
techniques, à <strong>la</strong> pratique rivée sur elle-même. L'option ne suffit pas à faire adv<strong>en</strong>ir le changem<strong>en</strong>t,<br />
à gérer les rapports <strong>en</strong>tre les continuités et les discontinuités. Il importe <strong>de</strong> poursuivre<br />
un travail sur soi-même, sur ses représ<strong>en</strong>tations et sur son fonctionnem<strong>en</strong>t.<br />
Le natif et le missionnaire dans <strong>la</strong> t<strong>en</strong>sion <strong>en</strong>tre expéri<strong>en</strong>ce et institution<br />
La migration aux fins <strong>de</strong> l'imp<strong>la</strong>ntation <strong>en</strong> lieux étrangers traverse l'histoire chréti<strong>en</strong>ne, <strong>de</strong>puis<br />
le monachisme anci<strong>en</strong> jusqu'à nos jours. La délocalisation, tout comme <strong>la</strong> relocalisation,<br />
se fait <strong>en</strong>tière ou partielle, temporaire ou à long terme. Le migrant du détachem<strong>en</strong>t <strong>en</strong> mission<br />
se trouve dans <strong>la</strong> condition d'étranger. Cette condition est celle <strong>de</strong> l'autre, <strong>de</strong> celui qui<br />
vi<strong>en</strong>t d'ailleurs, qui porte un regard sur son nouvel <strong>en</strong>vironnem<strong>en</strong>t social, dans <strong>la</strong> mesure<br />
même où ce <strong>de</strong>rnier ne correspond pas au milieu qu'il a quitté. Le natif, lui, jauge l'étranger à<br />
l'aune <strong>de</strong> l'expéri<strong>en</strong>ce <strong>de</strong> vie qu'il rev<strong>en</strong>dique comme propre, sinon exclusive et non transmissible,<br />
invoquant <strong>de</strong>s conditions, jugées singulières, qui ont façonné sa personnalité psychosociale.<br />
De part et d'autre <strong>la</strong> mesure <strong>de</strong> l'écart socioculturel, objectif et subjectif, s'ét<strong>en</strong>d<br />
<strong>de</strong> <strong>la</strong> similitu<strong>de</strong> à <strong>la</strong> différ<strong>en</strong>ce, dans une interre<strong>la</strong>tion où l'un se voit au miroir <strong>de</strong> l'autre et<br />
<strong>en</strong> fonction du connu, du normalem<strong>en</strong>t reçu. La re<strong>la</strong>tion sociale au quotidi<strong>en</strong>, à travers contacts<br />
et retraits, plongées dans le vif <strong>de</strong>s jours et prises <strong>de</strong> distance réflexives, <strong>en</strong>gage une<br />
interaction faite <strong>de</strong> réciprocité et <strong>de</strong> distinction tout à <strong>la</strong> fois.<br />
Une telle re<strong>la</strong>tion, intersubjective qu'elle est, ne va pas <strong>de</strong> soi. Refusée, elle mène à l'exclusion<br />
<strong>de</strong> l'autre, polie ou brutale. L'acceptation <strong>de</strong> <strong>la</strong> différ<strong>en</strong>ce, sectorielle ou globale, privatisée<br />
ou publique, socialem<strong>en</strong>t refusée ou recherchée, a <strong>de</strong>s inci<strong>de</strong>nces sur <strong>la</strong> dynamique <strong>de</strong>s<br />
rapports sociaux. Les variations à ce sujet pr<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t forme aussi selon que l'int<strong>en</strong>sité ou l'extériorité<br />
caractérise le positionnem<strong>en</strong>t du missionnaire dans le rapport à l'autre. Du côté <strong>de</strong><br />
l'int<strong>en</strong>sité, le milieu ambiant est considéré d'emblée, par l'individu ou <strong>la</strong> communauté,<br />
comme différ<strong>en</strong>t, voire opposé <strong>en</strong> tous points. Du côté <strong>de</strong> l'extériorité, l'int<strong>en</strong>tion <strong>de</strong> l'individu<br />
ou <strong>de</strong> l'institution religieuse est <strong>de</strong> pénétrer et <strong>de</strong> marquer le milieu autre, et ce optativem<strong>en</strong>t<br />
<strong>en</strong> <strong>en</strong>tier, quitte à recourir à <strong>de</strong>s procédés, non exclusifs par ailleurs, <strong>de</strong> vie exemp<strong>la</strong>ire,<br />
<strong>de</strong> progression, <strong>de</strong> camouf<strong>la</strong>ge, d'infiltration plus ou moins déguisée. Quant au cont<strong>en</strong>u<br />
à transmettre, il peut s'aligner strictem<strong>en</strong>t sur le défini institutionnel aux fins <strong>de</strong> le<br />
transp<strong>la</strong>nter tel quel, tout comme sa réinterprétation, fût-ce dans les limites admises officiellem<strong>en</strong>t,<br />
peut <strong>en</strong> arriver à produire <strong>de</strong>s effets socioreligieux originaux. Ce sont autant <strong>de</strong><br />
possibles avancés <strong>en</strong> fonction <strong>de</strong> <strong>la</strong> condition et <strong>de</strong> <strong>la</strong> réponse du <strong>de</strong>stinataire. Cette <strong>de</strong>rnière<br />
bouge jusqu'à dérouter, à forcer à <strong>de</strong>s réalignem<strong>en</strong>ts <strong>de</strong> <strong>la</strong> part <strong>de</strong>s concepteurs, au<br />
passage alternatif du positionnem<strong>en</strong>t d'extériorité à celui d'int<strong>en</strong>sité, d'intériorité.<br />
Incursions n° 4 – mai 2011 - ISSN : 2110-5804<br />
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Dans le meilleur <strong>de</strong>s cas, l'int<strong>en</strong>sité r<strong>en</strong>voie au témoin qui se démarque par un <strong>en</strong>gagem<strong>en</strong>t <strong>de</strong><br />
vie <strong>en</strong>tier et socialem<strong>en</strong>t visible, <strong>en</strong> creux ou <strong>en</strong> crête, lequel aussi questionne l'autre, le met<br />
<strong>en</strong> cause, l'invite au changem<strong>en</strong>t, à se détourner <strong>de</strong> ce qui fait le fon<strong>de</strong>m<strong>en</strong>t extra-ordinaire<br />
<strong>de</strong> sa vie, bref à se convertir. La modalité <strong>de</strong> <strong>la</strong> prés<strong>en</strong>ce peut se faire aussi bi<strong>en</strong> discrète,<br />
effacée que carrém<strong>en</strong>t publique. Si jamais le témoin, caractérisé dans ces termes, cons<strong>en</strong>t à<br />
<strong>de</strong>s concessions, re<strong>la</strong>tivem<strong>en</strong>t à ses convictions ou pratiques, c'est qu'elles apparaiss<strong>en</strong>t<br />
s'imposer <strong>en</strong> vue d'une re<strong>la</strong>tion d'<strong>en</strong>t<strong>en</strong>te, au minimum celle du bon voisinage, d'échange <strong>de</strong><br />
services. Une telle re<strong>la</strong>tion porte <strong>la</strong> promesse du passage à un plus, comparativem<strong>en</strong>t à <strong>la</strong><br />
situation prés<strong>en</strong>te ou antérieure. Il <strong>en</strong> va à peu <strong>de</strong> choses près quand un type simi<strong>la</strong>ire <strong>de</strong><br />
rapport est <strong>en</strong>dossé par l'institution, à ceci près qu'elle a toutes les chances <strong>de</strong> s'<strong>en</strong> servir<br />
comme condition <strong>de</strong> possibles médiations pour <strong>en</strong> arriver à modifier les conduites et comportem<strong>en</strong>ts<br />
<strong>en</strong> vue <strong>de</strong> progressivem<strong>en</strong>t transformer un milieu, une société, une culture dans<br />
son <strong>en</strong>tier.<br />
L'interpénétration a pour conséqu<strong>en</strong>ce que l'institution religieuse aura été transformée ellemême<br />
à un <strong>de</strong>gré corré<strong>la</strong>tif à celui <strong>de</strong> <strong>la</strong> modification <strong>de</strong>s rapports sociaux, <strong>de</strong>s effets publics<br />
<strong>de</strong> son action. Ce <strong>de</strong>gré peut être élevé au point que le message originaire, fondateur <strong>de</strong><br />
l'institution, s'est comme dilué, banalisé <strong>en</strong> quelque sorte, dans un <strong>en</strong>semble organique.<br />
L'assimi<strong>la</strong>tion t<strong>en</strong>tacu<strong>la</strong>ire du message par suite <strong>de</strong> sa quotidi<strong>en</strong>nisation signifie <strong>la</strong> réussite<br />
du projet <strong>de</strong> conversion. La nouveauté déstabilisante et créatrice a fait p<strong>la</strong>ce à <strong>la</strong> reproduction<br />
<strong>de</strong> pratiques <strong>de</strong>v<strong>en</strong>ues <strong>de</strong>s traditions travail<strong>la</strong>nt sur elles-mêmes. La socialisation à un<br />
système socialem<strong>en</strong>t et historiquem<strong>en</strong>t construit inclut désormais le défini pétri <strong>de</strong> <strong>la</strong> référ<strong>en</strong>ce<br />
fondatrice qui, elle, a perdu une part re<strong>la</strong>tive <strong>de</strong> sa vigueur déstabilisante. Celle-ci est<br />
rappelée désormais dans <strong>de</strong>s rites, <strong>de</strong>s mouvem<strong>en</strong>ts d'action ou <strong>de</strong> réflexion. L'int<strong>en</strong>sité est<br />
désormais insu<strong>la</strong>risée. Il revi<strong>en</strong>t à <strong>de</strong>s témoins, mus par <strong>la</strong> conviction du croire, <strong>de</strong> susciter,<br />
individuellem<strong>en</strong>t ou <strong>en</strong> communauté, <strong>la</strong> rigueur ou <strong>la</strong> vigueur capable d'attiser ce qui s'est<br />
cristallisé, <strong>en</strong> le réinterprétant et <strong>en</strong> le réactivant, le revitalisant, sans nécessairem<strong>en</strong>t prét<strong>en</strong>dre<br />
produire directem<strong>en</strong>t <strong>de</strong>s effets sur <strong>l'<strong>en</strong>semble</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> société et ram<strong>en</strong>er <strong>la</strong> totalité<br />
<strong>de</strong>s a<strong>de</strong>ptes à <strong>la</strong> ferveur du néophyte. L'int<strong>en</strong>tion <strong>de</strong> globalité n'est pas toutefois pas exclue<br />
a priori.<br />
Le missionnaire, membre d'un ordre religieux, peu importe son statut canonique, apparaît<br />
comme un migrant, étranger à ce titre et <strong>en</strong> qualité <strong>de</strong> témoin, <strong>en</strong> même temps qu'il poursuit<br />
év<strong>en</strong>tuellem<strong>en</strong>t <strong>de</strong> pénétrer une culture à <strong>la</strong> manière <strong>de</strong> l'institution, <strong>en</strong> l'occurr<strong>en</strong>ce<br />
l'Eglise catholique. Le missionnaire qui agit <strong>en</strong> témoin ose <strong>de</strong>s innovations, interpel<strong>la</strong>ntes par<br />
leur radicalité, par <strong>de</strong>s exig<strong>en</strong>ces supérieures à celles reçues habituellem<strong>en</strong>t dans son pays<br />
d'origine, voire dans son ordre religieux. Si l'action <strong>de</strong> conversion ne s'<strong>en</strong> ti<strong>en</strong>t pas à <strong>la</strong> médiation<br />
du témoin, dans sa personne ou <strong>en</strong> communauté, et qu'elle recourt à divers procédés<br />
institutionellem<strong>en</strong>t admis <strong>en</strong> vue <strong>de</strong> l'adhésion <strong>de</strong> masse, l'expertise du témoin a toutes<br />
les chances <strong>de</strong> se mettre au service <strong>de</strong>s visées <strong>de</strong> l'institution pour <strong>en</strong> accroître leur réalisation.<br />
Le déploiem<strong>en</strong>t <strong>de</strong> <strong>la</strong> liturgie catholique <strong>en</strong> grand spectacle visuel et musical joua un<br />
rôle décisif dans le processus <strong>de</strong> conversion <strong>de</strong> masse, tel au Burundi dans les années 1920,<br />
après un siècle <strong>de</strong> conversions avant tout individuelles. Les missions <strong>de</strong> réveil spirituel paroissiales<br />
<strong>de</strong>s années 1950 recourai<strong>en</strong>t à <strong>de</strong>s procédés <strong>de</strong> ce g<strong>en</strong>re. Ce sont <strong>de</strong>s exemples,<br />
parmi d'autres stratégies, puisés dans le mon<strong>de</strong> religieux catholique. Les modalités <strong>de</strong> changem<strong>en</strong>t<br />
psychosocial dans <strong>la</strong> sphère religieuse s'appar<strong>en</strong>t<strong>en</strong>t à celles d'autres secteurs <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />
société, dont elles peuv<strong>en</strong>t éc<strong>la</strong>irer <strong>la</strong> complexité.<br />
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L'option d'intégration institutionnelle ne limite pas nécessairem<strong>en</strong>t <strong>la</strong> créativité personnalisée<br />
par <strong>de</strong>là les ambiguïtés <strong>en</strong>gagées. La conjugaison <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux figures <strong>de</strong> l'action missionnaire<br />
concourt à <strong>en</strong> réaligner <strong>la</strong> raison d'être et <strong>la</strong> finalité sur le long terme. Même là, l'<strong>en</strong>treprise<br />
<strong>de</strong> proc<strong>la</strong>mer une religion issue d'un <strong>en</strong>vironnem<strong>en</strong>t totalem<strong>en</strong>t différ<strong>en</strong>t et <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />
r<strong>en</strong>dre crédible <strong>en</strong> vue d'une adhésion <strong>de</strong> changem<strong>en</strong>t <strong>de</strong> vie optativem<strong>en</strong>t <strong>en</strong>tier fait face à<br />
<strong>de</strong>s <strong>en</strong>traves, à <strong>de</strong>s rétic<strong>en</strong>ces. C'est le cas quand <strong>la</strong> prés<strong>en</strong>tation <strong>de</strong>s cont<strong>en</strong>us religieux, <strong>de</strong><br />
fait culturellem<strong>en</strong>t située mais officialisée <strong>de</strong> l'Eglise institutionnelle ou du groupem<strong>en</strong>t<br />
communautaire, s'impose comme un c'est-comme-ça, un doit-être peu soucieux <strong>de</strong>s particu<strong>la</strong>rités.<br />
Celles-ci sont considérées comme locales, tel le cannibalisme rituel, et <strong>en</strong> ce<strong>la</strong> comme<br />
peu ou <strong>en</strong> ri<strong>en</strong> conformes au normatif institutionnel jugé universel. Dans ce cas, les accommo<strong>de</strong>m<strong>en</strong>ts<br />
sont subis, camouflés, reconnus <strong>en</strong> privé et non publiquem<strong>en</strong>t. Les ruses <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />
non-conformité ont librem<strong>en</strong>t cours. Aussi bi<strong>en</strong>, à <strong>la</strong> résistance au changem<strong>en</strong>t peuv<strong>en</strong>t correspondre<br />
<strong>de</strong>s arrangem<strong>en</strong>ts sélectifs quant aux façons <strong>de</strong> voir et <strong>de</strong> vivre, y compris celles<br />
re<strong>la</strong>tives au pouvoir. Au mieux, <strong>la</strong> t<strong>en</strong>sion ne va pas sans transaction, une transaction, fruit<br />
<strong>de</strong> négociations et <strong>de</strong> points d'<strong>en</strong>t<strong>en</strong>te <strong>en</strong>tre acteurs, pour réaliser une réciprocité dans <strong>la</strong><br />
reconnaissance, implicite ou explicite, <strong>de</strong> <strong>la</strong> différ<strong>en</strong>ce. Le compromis dont il s'agit <strong>en</strong>traîne un<br />
coût humain, notamm<strong>en</strong>t <strong>de</strong> nature spirituelle, chez le missionnaire. Il peut être am<strong>en</strong>é à<br />
pr<strong>en</strong>dre <strong>en</strong> considération d'abord les aspects objectifs <strong>de</strong> son action et à simplifier les cont<strong>en</strong>us<br />
du message, au lieu <strong>de</strong> l'affirmation d'une radicalité subjective, <strong>de</strong> <strong>la</strong> prés<strong>en</strong>tation<br />
émotive du message appe<strong>la</strong>nt à une adhésion <strong>en</strong>tière (Turcotte et Remy, 2006 p. 7-127 <strong>en</strong><br />
arrière-p<strong>la</strong>n).<br />
Verser exclusivem<strong>en</strong>t dans le s<strong>en</strong>s ou du témoin ou <strong>de</strong> l'institution résout psychosocialem<strong>en</strong>t<br />
le problème <strong>de</strong> l'i<strong>de</strong>ntité par <strong>la</strong> fermeté du positionnem<strong>en</strong>t, mais ce<strong>la</strong> au risque d'avaliser ou<br />
<strong>de</strong> carrém<strong>en</strong>t ignorer les contradictions <strong>en</strong> prés<strong>en</strong>ce et, agissant ainsi, d'<strong>en</strong> <strong>de</strong>voir arriver à<br />
<strong>de</strong>s conflits sévères, à <strong>de</strong>s ruptures sans rémission. Les cas <strong>de</strong> ce g<strong>en</strong>re ne sont pas rares<br />
dans l'histoire <strong>de</strong>s missions chréti<strong>en</strong>nes, aux côtés <strong>de</strong> <strong>la</strong> socialisation du missionnaire comme<br />
témoin au sein d'une institution, ce migrant et étranger tout à <strong>la</strong> fois qui, <strong>en</strong> tant que tel, <strong>en</strong><br />
vi<strong>en</strong>t à panacher dans une action <strong>de</strong> conciliation sans fusion, que l'opération soit admise ouvertem<strong>en</strong>t<br />
ou refoulée dans le coin intime <strong>de</strong> <strong>la</strong> consci<strong>en</strong>ce. En tout état <strong>de</strong> cause <strong>la</strong> figure<br />
du missionnaire est une figure complexe, et ce d'autant qu'il pr<strong>en</strong>d p<strong>la</strong>ce à l'intersection du<br />
témoin et <strong>de</strong> l'institution, <strong>de</strong> l'int<strong>en</strong>sité et <strong>de</strong> l'ext<strong>en</strong>sion, du compromis et <strong>de</strong> l'intransigeance,<br />
<strong>de</strong> <strong>la</strong> continuité et <strong>de</strong> <strong>la</strong> discontinuité dans <strong>la</strong> recomposition <strong>de</strong>s choses <strong>de</strong> <strong>la</strong> vie.<br />
De l'essaimage <strong>de</strong>s origines à <strong>la</strong> migration institutionnelle <strong>de</strong> l'ordre religieux comme minorité<br />
cognitive<br />
Assumer une réalité sans s'y assimiler pour définir une situation et agir sur elle aux fins <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />
changer constitue une attitu<strong>de</strong> <strong>en</strong> affinité avec <strong>la</strong> condition sociale <strong>de</strong> l'ordre religieux<br />
comme minorité cognitive. Qu'est-ce à dire ? Saisi sous cet angle, l'ordre religieux se réc<strong>la</strong>me<br />
d'une vision du mon<strong>de</strong> qui n'est pas accordée, pour une part significative, à celle qui s'avère<br />
dominante dans <strong>la</strong> société et pour <strong>la</strong> masse <strong>de</strong>s croyants, <strong>en</strong> gros l'Église institutionnelle. Un<br />
corps <strong>de</strong> personnes y affirme visiblem<strong>en</strong>t une différ<strong>en</strong>ce, au nom d'une référ<strong>en</strong>ce à l'altérité,<br />
par <strong>la</strong> façon qui lui est propre <strong>de</strong> voir et <strong>de</strong> m<strong>en</strong>er les choses <strong>de</strong> <strong>la</strong> vie. L'affirmation sociale<br />
passe par <strong>de</strong>s individus qui donn<strong>en</strong>t exist<strong>en</strong>ce au groupem<strong>en</strong>t par une appart<strong>en</strong>ance faite<br />
d'adhésion volontaire et d'<strong>en</strong>gagem<strong>en</strong>t résolu dans <strong>la</strong> poursuite <strong>de</strong> finalités explicitem<strong>en</strong>t<br />
formulées et assumées, intériorisées au fil d'une trajectoire <strong>de</strong> vie personnalisée. Ces groupem<strong>en</strong>ts<br />
sav<strong>en</strong>t négocier, dans <strong>la</strong> limite <strong>de</strong>s possibles socialem<strong>en</strong>t reconnus, <strong>la</strong> capacité<br />
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d'être maîtres <strong>de</strong> leurs re<strong>la</strong>tions internes et <strong>de</strong> celles avec l'extérieur. Ainsi ils autodéfiniss<strong>en</strong>t<br />
leur raison d'être tout <strong>en</strong> respectant les règlem<strong>en</strong>ts dans l'Eglise institutionnelle et ceux<br />
<strong>de</strong> <strong>la</strong> société qui les <strong>en</strong>toure, quitte à <strong>de</strong>voir réc<strong>la</strong>mer, au besoin, <strong>de</strong>s exemptions ou accommo<strong>de</strong>m<strong>en</strong>ts<br />
circonstanciés, quitte aussi à s'<strong>en</strong> pr<strong>en</strong>dre ouvertem<strong>en</strong>t à ce qui leur apparaît<br />
irrecevable dans leur <strong>en</strong>vironnem<strong>en</strong>t. L'influ<strong>en</strong>ce recherchée dans l'interre<strong>la</strong>tion soucieuse<br />
<strong>de</strong> distinction et <strong>de</strong> liaison avec <strong>la</strong> société et ses instances <strong>de</strong> régu<strong>la</strong>tion est loin d'aller<br />
<strong>de</strong> soi. La radicalité dans ce s<strong>en</strong>s s'exprime, re<strong>la</strong>tivem<strong>en</strong>t par<strong>la</strong>nt, à <strong>la</strong> hauteur <strong>de</strong>s rapports <strong>de</strong><br />
forces dans <strong>la</strong> société et l'Eglise. L'affirmation publique d'une distinction d'ordre symbolique<br />
et organisationnel, <strong>en</strong> occupant un espace socioreligieux particu<strong>la</strong>risé par ses singu<strong>la</strong>rités,<br />
suscite, le cas échéant, <strong>la</strong> suspicion, le dénigrem<strong>en</strong>t, voire l'exclusion ou le rejet brutal, selon<br />
les m<strong>en</strong>talités et les pratiques <strong>de</strong> régu<strong>la</strong>tion, politiques, culturelles, économiques.<br />
L'ordre religieux, à ses origines, a t<strong>en</strong>dance le plus souv<strong>en</strong>t à essaimer, à porter son projet <strong>de</strong><br />
vie ou d'action ailleurs que dans son lieu d'émerg<strong>en</strong>ce. L'essaimage correspondant à <strong>la</strong> pério<strong>de</strong><br />
<strong>de</strong> l'effervesc<strong>en</strong>ce se fait ordinairem<strong>en</strong>t au nom <strong>de</strong> <strong>la</strong> conviction, sans s'arrêter à mesurer<br />
<strong>l'<strong>en</strong>semble</strong> <strong>de</strong>s aspects et conséqu<strong>en</strong>ces du dép<strong>la</strong>cem<strong>en</strong>t. La prévision pr<strong>en</strong>d plus<br />
d'importance, <strong>de</strong>vi<strong>en</strong>t même première, une fois l'ordre religieux bi<strong>en</strong> organisé, avec son<br />
gouvernem<strong>en</strong>t, ses règles et constitutions, sa gestion du quotidi<strong>en</strong> et le calcul détaillé dans <strong>la</strong><br />
prise <strong>de</strong> décision. L'inv<strong>en</strong>tion, si jamais elle persiste, est cadrée, sinon <strong>en</strong>cadrée pour éviter<br />
<strong>de</strong> mettre <strong>en</strong> cause <strong>la</strong> raison d'être définie et consignée dans <strong>de</strong>s textes officiels. A ce titre <strong>la</strong><br />
définition officialisée est considérée comme celle qui a fait ses preuves, comme <strong>la</strong> livrée<br />
(tradition) d'une singu<strong>la</strong>rité. La continuité, garantie par l'ancrage dans une histoire particu<strong>la</strong>risée,<br />
admet une certaine créativité, à <strong>la</strong> condition expresse qu'elle s'avère utile au fonctionnem<strong>en</strong>t<br />
et à l'ext<strong>en</strong>sion du grand <strong>en</strong>semble. Ce <strong>de</strong>rnier est conçu comme une totalité organique<br />
admettant <strong>la</strong> diversité, à un <strong>de</strong>gré variable selon les situations et <strong>la</strong> symbolique reçue<br />
instituant <strong>de</strong>s rapports sociaux à l'intérieur et avec l'extérieur. Bi<strong>en</strong> plus, il importe <strong>de</strong> gommer<br />
les innovations <strong>de</strong>s origines, spécialem<strong>en</strong>t celles qui pourrai<strong>en</strong>t questionner ce qui est<br />
normalisé dans les positions officielles, surtout si elles sont jugées non recevables par l'institution<br />
ecclésiale vu leur caractère protestataire à son <strong>en</strong>droit. En raison <strong>de</strong> ce<strong>la</strong>, elles ont été<br />
abandonnées ou adoucies, fût-ce au prix <strong>de</strong> déchirures <strong>en</strong>tre a<strong>de</strong>ptes, dans le passage du projet<br />
rêvé au projet pratiqué.<br />
N'empêche que <strong>de</strong>s religieux, individuellem<strong>en</strong>t ou <strong>en</strong> communauté, se font les maîtres d'<strong>en</strong>treprises,<br />
dont les effets se répercut<strong>en</strong>t sur le cours normal <strong>de</strong>s choses, y compris sur ce qui<br />
est défini dans le groupem<strong>en</strong>t d'appart<strong>en</strong>ance, voire à son <strong>en</strong>contre. Parmi les possibles, une<br />
telle audace échoit à un détachem<strong>en</strong>t s'<strong>en</strong>gageant pour une mission <strong>en</strong> <strong>de</strong>s terrains jusquelà<br />
inconnus du champ d'insertion. Des conditions d'exist<strong>en</strong>ce autres suscit<strong>en</strong>t un regain <strong>de</strong><br />
créativité, qui peut <strong>en</strong>traîner une revitalisation globale, à <strong>la</strong> condition près d'un questionnem<strong>en</strong>t<br />
appe<strong>la</strong>nt une réinterprétation du défini, toutefois sans nécessairem<strong>en</strong>t rejeter le cadre<br />
normatif importé ou l'héritage communautaire, à <strong>la</strong> condition aussi du cons<strong>en</strong>tem<strong>en</strong>t à assumer<br />
les défis du changem<strong>en</strong>t. De même, quand une portion <strong>de</strong>s membres, après autoquestionnem<strong>en</strong>t<br />
et peu importe <strong>la</strong> délégation <strong>de</strong>s pairs et supérieurs, refuse <strong>la</strong> fossilisation<br />
du groupem<strong>en</strong>t d'appart<strong>en</strong>ance et <strong>en</strong>t<strong>en</strong>d <strong>en</strong> revitaliser <strong>la</strong> raison d'être <strong>en</strong> revisitant ses racines<br />
pour les réactualiser, il y a <strong>de</strong> fortes chances que l'int<strong>en</strong>tion se traduise par <strong>de</strong>s transgressions<br />
cumu<strong>la</strong>tives, par <strong>de</strong>s ruptures ouvertes vers un av<strong>en</strong>ir appar<strong>en</strong>té au foisonnem<strong>en</strong>t<br />
<strong>de</strong>s origines. Ces écarts peuv<strong>en</strong>t être l'objet d'une reconnaissance à <strong>de</strong>s <strong>de</strong>grés variables<br />
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selon les milieux, tel auprès <strong>de</strong>s anci<strong>en</strong>s condisciples ou <strong>de</strong>s autorités concernées. Dans tous<br />
les cas, nous avons affaire à <strong>de</strong>s migrants, et symboliques et géographiques.<br />
Si nous nous limitons aux <strong>en</strong>vois missionnaires catholiques du <strong>de</strong>rnier <strong>de</strong>mi-siècle, nous y<br />
trouvons <strong>de</strong>s ordres religieux anci<strong>en</strong>s et, parmi ceux-ci, certains <strong>en</strong> mal <strong>de</strong> continuité historique<br />
par déficit <strong>de</strong> recrutem<strong>en</strong>t, tout autant soucieux <strong>de</strong> reprise à nouveaux frais <strong>de</strong> <strong>la</strong> raison<br />
d'être, réduite qu'elle a été à son r<strong>en</strong>forcem<strong>en</strong>t idéologique ou au repli communautaire<br />
par défaut d'une pratique socialem<strong>en</strong>t crédible. Ne saurai<strong>en</strong>t être oubliées les communautés<br />
dites nouvelles, mais déjà bi<strong>en</strong> structurées dans leur pays d'origine, aux côtés d'autres à<br />
l'idéal sans frontières fixées, ou institutionellem<strong>en</strong>t fragiles, vu l'expression avant tout subjective<br />
du projet <strong>de</strong> vie et d'action. Les uns <strong>en</strong>t<strong>en</strong><strong>de</strong>nt passer un temps jugé nécessaire pour<br />
accomplir une mission fortem<strong>en</strong>t circonstanciée ; les autres se propos<strong>en</strong>t explicitem<strong>en</strong>t <strong>de</strong><br />
s'établir à moy<strong>en</strong> ou à long terme. Pour plus d'un ordre religieux sans recrutem<strong>en</strong>t <strong>de</strong>puis<br />
<strong>de</strong>s déc<strong>en</strong>nies, l'imp<strong>la</strong>ntation dans un ailleurs apparaît comme <strong>la</strong> voie rêvée d'une survie<br />
possible. Quant aux communautés à caractère associatif peu ou prou institutionnalisé, le<br />
foisonnem<strong>en</strong>t va <strong>de</strong> pair avec un essaimage risqué, compte t<strong>en</strong>u <strong>de</strong>s défis à relever et <strong>de</strong>s<br />
ressources disponibles. Tout un chacun ne saurait éviter le passage <strong>de</strong> <strong>la</strong> fondation, au s<strong>en</strong>s<br />
d'une érection une fois l'insertion avancée, et, sur cette fondation, <strong>la</strong> consolidation <strong>de</strong> l'insertion,<br />
avec l'int<strong>en</strong>tion, le cas échéant, <strong>de</strong> <strong>la</strong> développer <strong>de</strong> manière durable, <strong>en</strong> accord<br />
avec les conditions d'un nouveau milieu, sans pour autant se refuser à cultiver quelque distance<br />
d'ordre culturel. Le processus <strong>de</strong> l'imp<strong>la</strong>ntation se révèle <strong>en</strong> continuité ou <strong>en</strong> rupture<br />
<strong>de</strong>s ori<strong>en</strong>tations, explicites ou implicites, <strong>de</strong> <strong>la</strong> fondation originaire. Le plus souv<strong>en</strong>t <strong>de</strong>s<br />
ori<strong>en</strong>tations cons<strong>en</strong>suelles sont progressivem<strong>en</strong>t concrétisées, moy<strong>en</strong>nant réajustem<strong>en</strong>ts ou<br />
r<strong>en</strong>forcem<strong>en</strong>ts.<br />
Une interaction traversée par <strong>la</strong> reconnaissance <strong>de</strong> l'altérité réussit difficilem<strong>en</strong>t à s'épanouir<br />
dans le cas d'une communauté, fortem<strong>en</strong>t institutionnalisée, dont les rapports socioreligieux,<br />
à l'intérieur comme à l'extérieur, ne ti<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t plus leur consistance <strong>de</strong> <strong>la</strong> référ<strong>en</strong>ce<br />
symbolique à un projet <strong>de</strong> vie et d'action communém<strong>en</strong>t partagé. Dans ce cas, <strong>la</strong> chance est<br />
élevée pour que les rapports structurants <strong>de</strong> l'être-<strong>en</strong>semble se ramèn<strong>en</strong>t à l'utilité fonctionnelle<br />
<strong>de</strong>s services collectifs. Il revi<strong>en</strong>t à chacun <strong>de</strong>s individus, peu importe leur dispersion,<br />
le soin <strong>de</strong> définir <strong>la</strong> raison d'être du choix <strong>de</strong> vie, <strong>la</strong>quelle tout à <strong>la</strong> fois soit prégnante à<br />
ses yeux et ne mette pas <strong>en</strong> cause <strong>la</strong> gestion sur le mo<strong>de</strong> d'une organisation aux objectifs à<br />
court terme, mesurables dans un espace <strong>de</strong> proximité. La vérification périodique d'objectifs<br />
ainsi circonscrits rassure <strong>la</strong> direction sur sa réception par les subordonnés, avec <strong>la</strong> conséqu<strong>en</strong>ce<br />
<strong>de</strong> ram<strong>en</strong>er <strong>la</strong> légitimation <strong>de</strong> <strong>la</strong> régu<strong>la</strong>tion à <strong>la</strong> rationalité bureaucratique et ainsi <strong>de</strong><br />
secondariser <strong>la</strong> dim<strong>en</strong>sion symbolique insuff<strong>la</strong>nt un s<strong>en</strong>s à l'être-<strong>en</strong>semble. Le glissem<strong>en</strong>t<br />
s'avère observable surtout si le discours <strong>de</strong>s autorités ne fait plus cons<strong>en</strong>sus pour avoir rompu<br />
avec une finalité héritée d'une longue pratique. L'héritage évacué <strong>de</strong> <strong>la</strong> sorte se réfugie<br />
dans l'imaginaire individuel, d'où son possible rappel circonstancié ou sa revitalisation par<br />
certains subordonnés.<br />
Si un tel groupem<strong>en</strong>t religieux, <strong>de</strong>v<strong>en</strong>u un <strong>en</strong>semble organisationnel aux rapports prioritairem<strong>en</strong>t,<br />
sinon exclusivem<strong>en</strong>t fonctionnels, <strong>en</strong>voie un détachem<strong>en</strong>t <strong>en</strong> mission à l'étranger,<br />
ce <strong>de</strong>rnier est affronté au dilemme <strong>de</strong> reproduire le fonctionnem<strong>en</strong>t du milieu d'origine ou<br />
<strong>de</strong> reconduire à nouveaux frais <strong>la</strong> finalité originaire pour <strong>la</strong> revitaliser au titre <strong>de</strong> témoin.<br />
L'ass<strong>en</strong>tim<strong>en</strong>t dans un s<strong>en</strong>s ou l'autre donne lieu, le cas échéant, à <strong>de</strong>s compromis aux fins<br />
d'éviter les dissi<strong>de</strong>nces décisives au sein même du détachem<strong>en</strong>t. Les rapports <strong>de</strong>s visiteurs<br />
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<strong>en</strong> autorité auront du mal à r<strong>en</strong>dre compte <strong>de</strong>s élém<strong>en</strong>ts inédits à leurs yeux, d'un point <strong>de</strong><br />
vue qui soit celui <strong>de</strong>s migrants et non <strong>de</strong> <strong>la</strong> direction organisationnelle. Au mieux prévaudra<br />
l'assistance individualisée à saveur spiritualiste ou psychothérapeutique, surtout si <strong>la</strong> dissi<strong>de</strong>nce<br />
a cours <strong>en</strong>tre les membres. Faute <strong>de</strong> <strong>la</strong> référ<strong>en</strong>ce à un projet partagé <strong>de</strong> part et<br />
d'autre, et qui sert <strong>de</strong> tiers structurant leurs interre<strong>la</strong>tions, <strong>la</strong> parole significative et interpel<strong>la</strong>nte<br />
<strong>de</strong>s religieux migrants se trouve comme diluée dans <strong>la</strong> re<strong>la</strong>tion du visiteur, par ailleurs<br />
appar<strong>en</strong>tée au récit d'un voyageur culturel, ou bi<strong>en</strong> elle sera sélectionnée <strong>en</strong> fonction <strong>de</strong>s<br />
positions préa<strong>la</strong>bles à <strong>la</strong> visite, <strong>de</strong>s pré-définitions d'une autorité qui sait au nom <strong>de</strong> son office<br />
(Turcotte, 1980 ; 1994, p. 271 ss.).<br />
À l'observation qui dépasse le mon<strong>de</strong> <strong>de</strong>s congréganistes, une telle situation germe et<br />
émerge dans <strong>la</strong> suite d'une pério<strong>de</strong> fluctuante où l'incertitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> l'av<strong>en</strong>ir du groupem<strong>en</strong>t<br />
voisine avec <strong>la</strong> diversité <strong>de</strong>s initiatives fortem<strong>en</strong>t personnalisées. À <strong>la</strong> faveur d'un contexte à<br />
<strong>la</strong> fois trouble et créatif d'innovations sans précé<strong>de</strong>nt, il arrive que se lèv<strong>en</strong>t <strong>de</strong>s individus<br />
qui <strong>en</strong>t<strong>en</strong><strong>de</strong>nt faire table rase du passé, <strong>de</strong> <strong>la</strong> tradition <strong>en</strong>core pratiquée, qu'elle soit routinière<br />
ou inspiratrice <strong>de</strong> nouveautés. Du même coup ils avanc<strong>en</strong>t <strong>la</strong> réactualisation <strong>de</strong>s origines<br />
dans <strong>de</strong>s termes, considérés comme inédits à leurs yeux, alors qu'il s'agit simplem<strong>en</strong>t<br />
d'appuyer symboliquem<strong>en</strong>t l'une <strong>de</strong>s pratiques <strong>en</strong> cours, voire le plus souv<strong>en</strong>t celle <strong>en</strong>dossant<br />
le mouvem<strong>en</strong>t dominant dans <strong>la</strong> société globale ou l'un <strong>de</strong> ses secteurs. L'imposition <strong>de</strong><br />
<strong>la</strong> définition exclusive à <strong>la</strong> totalité <strong>de</strong>s membres, fût-elle reçue comme une usurpation, réussit<br />
avec force stratégies, dont <strong>la</strong> prise du pouvoir rassurant les autorités supérieures par <strong>de</strong>s<br />
promesses d'av<strong>en</strong>ir supérieures à celles <strong>de</strong> <strong>la</strong> mouvance <strong>en</strong> cours, apparemm<strong>en</strong>t éc<strong>la</strong>tée. Il<br />
se peut aussi bi<strong>en</strong> que l'opération couvre <strong>de</strong>s intérêts particu<strong>la</strong>ristes, <strong>de</strong> prestige ou financiers,<br />
qui n'hésit<strong>en</strong>t pas à contourner les règles reconnues. La redéfinition, inconditionnelle<br />
qu'elle est, <strong>de</strong>vi<strong>en</strong>t l'apanage <strong>de</strong> <strong>la</strong> seule direction, agissant au nom d'une solidarité repoussant<br />
<strong>la</strong> reconnaissance effective <strong>de</strong> quelque différ<strong>en</strong>ce.<br />
Dans un ordre religieux, le virem<strong>en</strong>t <strong>de</strong> cette espèce va <strong>de</strong> pair avec l'adoption <strong>de</strong>s usages<br />
séculiers du mon<strong>de</strong> ambiant et du clerc fonctionnaire du sacré, préoccupé à ce titre <strong>de</strong> cultiver<br />
sa position hiérarchique au service d'une institution <strong>de</strong> salut. Dès lors se pose le problème<br />
du souti<strong>en</strong> communautaire <strong>de</strong>s membres non alignés sur les vues <strong>de</strong> <strong>la</strong> direction.<br />
C'est l'<strong>en</strong>vers d'une redéfinition <strong>de</strong> <strong>la</strong> raison d'être qui irait dans le s<strong>en</strong>s d'une distance mettant<br />
<strong>en</strong> cause l'ordre établi <strong>de</strong> <strong>la</strong> société et <strong>de</strong> l'institution ecclésiale jusque dans ses racines.<br />
La proposition d'une réalité autre que l'officialisée et l'<strong>en</strong>gagem<strong>en</strong>t dans ce s<strong>en</strong>s ont toutes<br />
les chances <strong>de</strong> rester <strong>la</strong> part d'un détachem<strong>en</strong>t qui, affronté aux difficultés <strong>de</strong>s origines innovatrices,<br />
est am<strong>en</strong>é à <strong>de</strong>voir rompre dans <strong>la</strong> dissi<strong>de</strong>nce, par défaut <strong>de</strong> décrocher quelque<br />
reconnaissance <strong>de</strong> sa capacité <strong>de</strong> re<strong>la</strong>nce. Un scénario inverse s'avère possible à <strong>la</strong> faveur <strong>de</strong><br />
<strong>la</strong> prise <strong>de</strong> consci<strong>en</strong>ce <strong>de</strong>s effets délétères <strong>de</strong> <strong>la</strong> direction focalisée, par ailleurs essoufflée ou<br />
axée sur <strong>la</strong> seule logique financière. Les failles du système sont <strong>en</strong> cause. Encore faut-il que<br />
leur réception ne soit pas que <strong>la</strong>t<strong>en</strong>te et puisse s'exprimer autrem<strong>en</strong>t que sporadiquem<strong>en</strong>t,<br />
grâce au lea<strong>de</strong>rship <strong>de</strong> certains membres capables d'une critique aux effets décisifs. Le positionnem<strong>en</strong>t<br />
n'a ri<strong>en</strong> d'évi<strong>de</strong>nt quand <strong>la</strong> sélection factuelle <strong>de</strong> l'information a modélisé les<br />
consci<strong>en</strong>ces à l'aune du discours officiel, que les lieux <strong>de</strong> rassemblem<strong>en</strong>t et <strong>de</strong> discussion<br />
libre <strong>de</strong>s membres ont été éradiqués, que les r<strong>en</strong>contres <strong>de</strong> partage décisionnel consist<strong>en</strong>t<br />
ess<strong>en</strong>tiellem<strong>en</strong>t à confirmer <strong>de</strong>s décisions avancées, dans le cadre d'un exercice <strong>de</strong> fraternité<br />
chaleureuse <strong>en</strong>tre <strong>de</strong>s consorts soucieux d'éviter le débat.<br />
Incursions n° 4 – mai 2011 - ISSN : 2110-5804<br />
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Le processus d'inversion démocratique, caractérisé à grand traits, est vérifiable <strong>en</strong> nombre<br />
d'organisations catholiques actuelles, y compris parmi les missionnaires le reproduisant à<br />
peu <strong>de</strong> choses près sous d'autres cieux. Les t<strong>en</strong>ants d'une telle position se proc<strong>la</strong>m<strong>en</strong>t volontiers<br />
les rénovateurs <strong>de</strong> <strong>la</strong> tradition ou <strong>de</strong>s origines fondatrices, voire <strong>de</strong>s ag<strong>en</strong>ts d'une refondation<br />
inédite. Or, <strong>en</strong> contexte historique chréti<strong>en</strong> tout au moins, <strong>la</strong> novation instauratrice<br />
s'adresse à <strong>la</strong> liberté <strong>de</strong>s <strong>de</strong>stinataires et se positionne à <strong>la</strong> manière d'une <strong>en</strong>c<strong>la</strong>ve dans<br />
un milieu, avec lequel les li<strong>en</strong>s s'ét<strong>en</strong><strong>de</strong>nt <strong>de</strong> <strong>la</strong> différ<strong>en</strong>ce cons<strong>en</strong>tie et cultivée au compromis<br />
<strong>de</strong> <strong>la</strong> réciprocité distanciée. Il <strong>en</strong> va autrem<strong>en</strong>t quand, outre <strong>de</strong>s intérêts personnalisés<br />
mus par <strong>la</strong> quête <strong>de</strong> prestige ou <strong>de</strong> gain financier, <strong>de</strong>s cas <strong>de</strong> figure mett<strong>en</strong>t au premier p<strong>la</strong>n<br />
le repli communautaire sur l'acquis et l'esprit inféodé aux instances supérieures, civiles ou<br />
ecclésiastiques. Les directions congréganistes abondant dans ce s<strong>en</strong>s, avec ou sans le souti<strong>en</strong><br />
<strong>de</strong>s subordonnés, souti<strong>en</strong> <strong>de</strong> fait le plus souv<strong>en</strong>t mitigé, ne réussiss<strong>en</strong>t plus à pratiquer le<br />
va-et-vi<strong>en</strong>t <strong>de</strong> <strong>la</strong> distance et <strong>de</strong> l'implication, obnubilées qu'elles sont par le rapport fusionnel<br />
à l'interne ou avec l'extérieur. L'analyse <strong>de</strong> <strong>la</strong> pratique a fait p<strong>la</strong>ce à sa <strong>de</strong>scription positiviste,<br />
à <strong>de</strong>s raccourcis plus ou moins <strong>en</strong>jolivés, p<strong>en</strong>dant que l'histoire factuelle, dite sci<strong>en</strong>tifique<br />
à ce titre, <strong>en</strong>dosse <strong>la</strong> vision dominante <strong>de</strong>s choses et se refuse à quelque interprétation,<br />
spécialem<strong>en</strong>t celle <strong>de</strong>s sci<strong>en</strong>ces sociales ram<strong>en</strong>ée au statut cognitif d'opinion. La lecture<br />
<strong>de</strong>s textes institutionnels réc<strong>en</strong>ts, repris littéralem<strong>en</strong>t, ainsi que le discours spiritualisant ou<br />
moralisateur, comp<strong>en</strong>s<strong>en</strong>t le double déficit du regard <strong>de</strong> <strong>la</strong> réalité dans ses divers aspects et<br />
<strong>de</strong> <strong>la</strong> prise <strong>en</strong> compte <strong>de</strong>s acteurs sur le terrain. Nous assistons à un déploiem<strong>en</strong>t <strong>de</strong> programmes<br />
d'action et <strong>de</strong> réorganisation dans <strong>de</strong>s termes institutionnels, dont <strong>la</strong> connexion<br />
avec <strong>la</strong> réalité passe par une symbolique spirituelle développée pour elle-même. S'il <strong>en</strong> est<br />
ainsi, le risque est élevé pour que les directions s'arrog<strong>en</strong>t le droit <strong>de</strong> parler au nom <strong>de</strong>s récalcitrants,<br />
qu'ils le soi<strong>en</strong>t <strong>de</strong> fait ou considérés par ouï-dire, ce faisant <strong>de</strong> parler à leur p<strong>la</strong>ce<br />
et conséquemm<strong>en</strong>t <strong>de</strong> les réduire au sil<strong>en</strong>ce, à défaut <strong>de</strong> pouvoir les faire ignorer par isolem<strong>en</strong>t<br />
auprès <strong>de</strong> <strong>l'<strong>en</strong>semble</strong> <strong>de</strong> leurs pairs (Turcotte 2004, p. 51-53).<br />
Cette façon <strong>de</strong> faire est contraire à celle <strong>de</strong>s viateurs français émigrés <strong>en</strong> Bas-Canada, dans<br />
leur effort <strong>de</strong> saisir le mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> leur insertion. Chez ces étrangers <strong>en</strong> terre canadi<strong>en</strong>ne, <strong>la</strong><br />
connaissance du natif dans son altérité est conditionnelle à <strong>la</strong> capacité <strong>de</strong> manifester un esprit<br />
typique du migrant ouvert à l'inconnu, non pas l'esprit du sé<strong>de</strong>ntaire autosuffisant, replié<br />
sur le connu, sur son mon<strong>de</strong>. Il <strong>en</strong> va <strong>de</strong> <strong>la</strong> reconnaissance <strong>de</strong> <strong>la</strong> différ<strong>en</strong>ce et <strong>de</strong> l'acceptation,<br />
re<strong>la</strong>tive soit-elle, du métissage, c'est-à-dire <strong>de</strong> <strong>la</strong> mixité <strong>de</strong> sa culture propre avec une<br />
culture autre. Pour les viateurs émigrant <strong>en</strong> Bas-Canada, <strong>de</strong> 1847 à 1870, le tiers symboliquem<strong>en</strong>t<br />
partagé et innovateur légitimait une prise <strong>de</strong> parole directe et confrontante, soitelle<br />
<strong>de</strong> conniv<strong>en</strong>ce avec les conditions du pays d'adoption, où <strong>la</strong> société civile primait sur <strong>la</strong><br />
société étatique, où conséquemm<strong>en</strong>t l'individu, dans <strong>la</strong> lecture <strong>de</strong> <strong>la</strong> réalité et l'action consécutive,<br />
était <strong>de</strong>vant les exig<strong>en</strong>ces sociales <strong>de</strong> sa liberté. Dans l'histoire <strong>de</strong>s missions catholiques,<br />
les modalités <strong>de</strong> <strong>la</strong> confiscation <strong>de</strong> <strong>la</strong> parole <strong>de</strong>s religieux migrants, telle celle exposée<br />
ci-<strong>de</strong>ssus, sont un fait avéré, aux côtés <strong>de</strong> prises <strong>de</strong> parole <strong>en</strong> référ<strong>en</strong>ce à un tiers symbolique,<br />
qui vi<strong>en</strong>t justifier <strong>la</strong> différ<strong>en</strong>ce <strong>de</strong>s positions. Leur reconnaissance, à l'intérieur et à<br />
l'extérieur, est susceptible <strong>de</strong> produire une interfécondation dans <strong>la</strong> réalisation d'un projet<br />
<strong>de</strong> vie et d'action <strong>en</strong> divers lieux d'insertion. Qu'il <strong>en</strong> soit ainsi, nous sommes loin <strong>de</strong> <strong>la</strong> fiction<br />
par projection d'un possible intemporel.<br />
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De <strong>la</strong> fondation française à l'imp<strong>la</strong>ntation <strong>de</strong>s viateurs <strong>en</strong> Bas-Canada (1847-1870) : une<br />
mise <strong>en</strong> scène et <strong>de</strong>s acteurs<br />
L'insertion <strong>de</strong>s religieux catholiques que sont les viateurs français dans le Bas-Canada, <strong>de</strong><br />
1847 à 1870, représ<strong>en</strong>te un cas <strong>de</strong> figure du missionnaire, migrant et étranger, qui affronte<br />
le regard <strong>de</strong> l'autre tout <strong>en</strong> le pratiquant. Leur regard contextualisé relève <strong>de</strong> <strong>la</strong> sociologie<br />
spontanée, et leur mo<strong>de</strong> d'insertion nous appr<strong>en</strong>d sur les jeux et <strong>en</strong>jeux d'une pério<strong>de</strong> <strong>de</strong><br />
changem<strong>en</strong>ts décisifs pour <strong>la</strong> continuité historique <strong>de</strong> <strong>la</strong> civilisation canadi<strong>en</strong>ne <strong>de</strong> <strong>la</strong>ngue<br />
française. La <strong>de</strong>scription analytique <strong>de</strong>s faits et représ<strong>en</strong>tations à ce sujet est m<strong>en</strong>ée dans le<br />
cadre <strong>de</strong>s points <strong>de</strong> théorie ci-<strong>de</strong>ssus, construits <strong>en</strong> vis-à-vis <strong>de</strong> cas historiques simi<strong>la</strong>ires.<br />
L'int<strong>en</strong>tion <strong>de</strong> r<strong>en</strong>dre compte selon cette perspective n'hésite pas à formaliser, le cas<br />
échéant, dans les termes <strong>de</strong>s acteurs, donc à utiliser leur lexique.<br />
En regard <strong>de</strong> ces notations sur l'essaimage et l'insertion, les Clercs <strong>de</strong> Saint-Viateur (C.S.V. ou<br />
viateurs) <strong>de</strong>s années 1840 constitu<strong>en</strong>t un ordre religieux qui, éloigné <strong>de</strong> ses origines, reste<br />
re<strong>la</strong>tivem<strong>en</strong>t peu formalisé. Ils sont nés dans les années 1820 à Vourles, sur les coteaux<br />
lyonnais, grâce à l'initiative <strong>de</strong> Louis Querbes, qui décé<strong>de</strong>ra <strong>en</strong> 1859. Approuvés par Rome le<br />
31 mai 1839, ils ne disposai<strong>en</strong>t, <strong>de</strong> 1836 à 1861, que d'une ébauche <strong>de</strong> Directoire ou Manuel<br />
<strong>de</strong> Règles. Les constitutions approuvées par les instances ecclésiastiques romaines compr<strong>en</strong>ai<strong>en</strong>t<br />
<strong>de</strong>s articles <strong>de</strong> vie chréti<strong>en</strong>ne, avec <strong>de</strong>s spécifications sur <strong>la</strong> pratique <strong>de</strong>s vœux <strong>de</strong><br />
religion (pauvreté, chasteté, obéissance). Le premier supérieur <strong>de</strong> <strong>la</strong> communauté canadi<strong>en</strong>ne,<br />
Eti<strong>en</strong>ne Champagneur, faute <strong>de</strong> règles selon lui, se voyait à toutes fins pratiques<br />
forcé à gouverner <strong>de</strong> sa propre autorité, à s'<strong>en</strong> remettre à son interprétation, quitte à être<br />
secondé, le cas échéant, par l'évêque <strong>de</strong> Montréal Ignace Bourget (Dussault, p. 41). En outre,<br />
Eti<strong>en</strong>ne Champagneur, comme ses compagnons, avait eu comme maître <strong>de</strong> formation<br />
Pierre Liautaud, qui avait gardé cette fonction, même après les concessions <strong>de</strong> Querbes facilitant<br />
l'approbation romaine, concessions que Liautaud avait ouvertem<strong>en</strong>t refusées. Les viateurs<br />
canadi<strong>en</strong>s prolongeai<strong>en</strong>t <strong>la</strong> spiritualité <strong>de</strong> Liautaud, transmise par ses disciples v<strong>en</strong>us<br />
<strong>en</strong> Canada. Cette spiritualité r<strong>en</strong>voie directem<strong>en</strong>t à l'imaginaire créateur <strong>de</strong>s origines, soit <strong>de</strong><br />
1822 à 1831 (Lévesque, 1971). C'est <strong>la</strong> figure du moine-clerc à l'image <strong>de</strong> saint Viateur, clerc<br />
lyonnais <strong>de</strong>v<strong>en</strong>u moine au quatrième siècle, avec son évêque saint Just ; tous <strong>de</strong>ux marquai<strong>en</strong>t<br />
ainsi leur distance à l'<strong>en</strong>droit <strong>de</strong> l'institutionalisation <strong>de</strong> l'Église dans <strong>la</strong> suite <strong>de</strong> l'édit<br />
<strong>de</strong> Constantin. Cette figure <strong>de</strong> référ<strong>en</strong>ce spirituelle se combinait à celle, pragmatique, du<br />
clerc paroissial ou catéchiste, mise <strong>en</strong> avant par Querbes, soucieux <strong>de</strong> répondre aux besoins<br />
<strong>de</strong> l'heure <strong>de</strong> l'Église et <strong>de</strong> son <strong>en</strong>vironnem<strong>en</strong>t social, dans <strong>la</strong> suite du concile <strong>de</strong> Tr<strong>en</strong>te.<br />
Le 30 avril 1847, trois viateurs français, Eti<strong>en</strong>ne Champagneur, Louis Chréti<strong>en</strong> et Augustin<br />
Fayard s'embarqu<strong>en</strong>t, via New York, pour le Bas Canada, soit l'actuel Québec moins sa partie<br />
nordique. Ils part<strong>en</strong>t pour <strong>de</strong>s terres déjà christianisées et connues comme territoires du<br />
premier empire français. Leur <strong>en</strong>voi n'est pas moins missionnaire par <strong>la</strong> nouveauté du projet<br />
d'insertion dans un mon<strong>de</strong> déconcertant à plus d'un titre, remuant leurs représ<strong>en</strong>tations <strong>de</strong><br />
<strong>la</strong> vie <strong>en</strong> société. Champagneur et ses compagnons font l'expéri<strong>en</strong>ce d'être étrangers à un<br />
mon<strong>de</strong> qui n'est pas sans receler <strong>de</strong>s aspects familiers. Ils sont affrontés au regard <strong>de</strong> l'autre<br />
et tout à <strong>la</strong> fois ag<strong>en</strong>ts <strong>de</strong> ce regard, à travers <strong>la</strong> différ<strong>en</strong>ce <strong>de</strong>s façons <strong>de</strong> voir et <strong>de</strong> faire les<br />
choses <strong>de</strong> <strong>la</strong> vie. Au fil <strong>de</strong>s jours se forge, non sans heurts, une familiarisation avec cette différ<strong>en</strong>ce.<br />
Le point <strong>de</strong> vue du missionnaire <strong>en</strong> tant qu'étranger persiste chez les nouveaux<br />
v<strong>en</strong>us <strong>de</strong>puis leur arrivée jusqu'à l'imp<strong>la</strong>ntation d'une communauté à <strong>la</strong> tête d’œuvres et<br />
d'institutions reconnues socialem<strong>en</strong>t.<br />
Incursions n° 4 – mai 2011 - ISSN : 2110-5804<br />
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Dès leur arrivée à Montréal avec Monseigneur Ignace Bourget, évêque du lieu, les trois<br />
C.S.V. français sont immédiatem<strong>en</strong>t dirigés, soit le 28 mai 1847, vers le vil<strong>la</strong>ge <strong>de</strong> L'Industrie<br />
(après 1850, Joliette), où ils pr<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t <strong>la</strong> direction <strong>de</strong> l'école paroissiale et d'un collège qui<br />
avait ouvert ses portes l'année précé<strong>de</strong>nte. A quelque c<strong>en</strong>t kilomètres au nord <strong>de</strong> Montréal,<br />
L'Industrie constitue un bourg <strong>en</strong> plein développem<strong>en</strong>t économique, grâce à l'initiative <strong>de</strong><br />
Barthélemy Joliette. Par suite d'un mariage avec Marie-Charlotte Tarieu <strong>de</strong> Lanaudière <strong>en</strong><br />
1813, ce <strong>de</strong>rnier avait acquis le tiers <strong>de</strong> <strong>la</strong> seigneurie <strong>de</strong> Lavaltrie. A partir <strong>de</strong> 1822, le notable<br />
<strong>en</strong>treprit l'exploitation <strong>de</strong>s domaines forestiers, et rapi<strong>de</strong>m<strong>en</strong>t L'Industrie <strong>de</strong>vint le c<strong>en</strong>tre<br />
d'un développem<strong>en</strong>t industriel et commercial d'importance (spécialem<strong>en</strong>t <strong>de</strong>s scieries, <strong>de</strong>s<br />
moulins à farine, <strong>de</strong>s moulins à car<strong>de</strong>r). Barthélemy Joliette organisa lui-même les services<br />
publics : pour une popu<strong>la</strong>tion <strong>de</strong> 531 habitants (<strong>en</strong> 1841), il fit construire, dans <strong>la</strong> déc<strong>en</strong>nie,<br />
une Eglise et un presbytère et, peu <strong>de</strong> temps après, un collège. En 1850, on dénombrait<br />
1000 habitants, et on inaugura, cette même année, un chemin <strong>de</strong> fer <strong>de</strong> 20 kilomètres reliant<br />
le bourg à Lanoraie, et <strong>de</strong> là à Québec et à Montréal (Hébert, p. 34-36).<br />
C'est le calme <strong>de</strong> <strong>la</strong> province, et non l'agitation <strong>de</strong> <strong>la</strong> gran<strong>de</strong> ville, que les trois premiers viateurs<br />
trouvèr<strong>en</strong>t à leur arrivée. Cet aspect rappe<strong>la</strong>it <strong>la</strong> « paisible solitu<strong>de</strong> » <strong>de</strong> Vourles ou <strong>de</strong><br />
Ro<strong>de</strong>z, à <strong>la</strong> nuance toutefois que L'Industrie ne cessait <strong>de</strong> grossir avec ses <strong>en</strong>treprises successives.<br />
Nos trois Français <strong>en</strong> re<strong>la</strong>t<strong>en</strong>t l'apparition et l'évolution, fiers <strong>de</strong> participer à <strong>la</strong><br />
construction d'un mon<strong>de</strong> nouveau. Ils le font avec <strong>en</strong>thousiasme, d'autant que <strong>la</strong> réception<br />
<strong>de</strong> <strong>la</strong> popu<strong>la</strong>tion locale est positive. Les arrivants affich<strong>en</strong>t un « mainti<strong>en</strong> gai » et un « air<br />
joyeux », <strong>en</strong> se conformant à <strong>la</strong> recommandation <strong>de</strong> Mgr Bourget. Champagneur écrit à<br />
Querbes le 6 juin 1847: « (...) on est satisfait <strong>de</strong> nos manières d'agir. On dit : On dirait que<br />
ces messieurs sont du pays tant ils sont gais et joyeux » (Hébert, p. 201). C'est tout <strong>de</strong> go que<br />
le trio se constitue partie pr<strong>en</strong>ante d'un projet sur le mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> mo<strong>de</strong>rnité américaine, non<br />
loin du Québec <strong>de</strong> <strong>la</strong> Nouvelle-France.<br />
L'Industrie ne représ<strong>en</strong>te point <strong>la</strong> première et seule expéri<strong>en</strong>ce <strong>de</strong> l'Amérique pour les trois<br />
viateurs. Débarqués à New York le 23 mai 1847, ils <strong>en</strong> constat<strong>en</strong>t le caractère hautem<strong>en</strong>t<br />
commercial et protestant. Le choc éprouvé s'avère à un tel <strong>de</strong>gré que, comme le souligne<br />
Champagneur, « il est impossible d'exprimer les s<strong>en</strong>tim<strong>en</strong>ts qu'éprouv<strong>en</strong>t les Europé<strong>en</strong>s <strong>en</strong><br />
mettant le pied sur <strong>la</strong> terre du nouveau mon<strong>de</strong> » (Hémond, p. 10). De New York à Montréal<br />
par bateau, ce sont les gran<strong>de</strong>s ét<strong>en</strong>dues qui impressionn<strong>en</strong>t : les forêts à perte <strong>de</strong> vue, les<br />
<strong>la</strong>rges cours d'eau, <strong>la</strong> beauté <strong>de</strong>s paysages et l'imm<strong>en</strong>sité du territoire (Hébert, p. 240-241).<br />
En <strong>de</strong>ux mots, tout est différ<strong>en</strong>t <strong>de</strong> <strong>la</strong> France, à comm<strong>en</strong>cer par le froid excessif <strong>de</strong>s hivers et<br />
<strong>la</strong> chaleur tout aussi excessive <strong>de</strong>s étés. Un point <strong>de</strong> similitu<strong>de</strong> est relevé : les productions <strong>de</strong><br />
l'agriculture « sont à peu près les mêmes que celles du nord <strong>de</strong> <strong>la</strong> France » (Hémond, p. 10).<br />
L'aire d'évolution <strong>de</strong>s C.S.V. est réduite à <strong>la</strong> gran<strong>de</strong> région <strong>de</strong> Montréal, sur un rayon <strong>de</strong><br />
quelque c<strong>en</strong>t kilomètres. Il arrive à l'un ou l'autre <strong>de</strong> rêver à l'imm<strong>en</strong>sité du contin<strong>en</strong>t, d'<strong>en</strong><br />
découvrir les lieux les plus éloignés. La fondation <strong>de</strong> Bourbonnais dans l'Illinois <strong>en</strong> 1865 permit<br />
<strong>la</strong> connaissance du c<strong>en</strong>tre <strong>de</strong> l'Amérique, où vivai<strong>en</strong>t <strong>de</strong>s Canadi<strong>en</strong>s récemm<strong>en</strong>t immigrés<br />
ou <strong>de</strong>s francophones issus <strong>de</strong>s vieilles familles louisianaises. Les viateurs avai<strong>en</strong>t mission<br />
sur le territoire où s'étai<strong>en</strong>t déroulés, les années 1830, les combats <strong>en</strong>tre l'armée britannique<br />
et les patriotes rev<strong>en</strong>diquant l'autonomie par « un gouvernem<strong>en</strong>t responsable » pour<br />
le Canada. Une bourgeoisie <strong>en</strong>t<strong>en</strong>dait être maîtresse <strong>de</strong>s <strong>de</strong>stinées du pays, <strong>de</strong> concert avec<br />
une part du clergé et <strong>de</strong>s élites culturelles, d'origine aristocratique ou autre. La défaite <strong>de</strong>s<br />
Patriotes <strong>en</strong> 1837-1838 <strong>en</strong>traîna <strong>la</strong> p<strong>en</strong>daison ou l'exil <strong>de</strong>s chefs <strong>de</strong> <strong>la</strong> rébellion, dont certains<br />
Incursions n° 4 – mai 2011 - ISSN : 2110-5804<br />
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escapés revinr<strong>en</strong>t au pays, surtout après <strong>la</strong> loi <strong>de</strong> l'in<strong>de</strong>mnisation <strong>en</strong> faveur <strong>de</strong>s victimes <strong>de</strong><br />
<strong>la</strong> rébellion . La loi, votée par le parlem<strong>en</strong>t <strong>de</strong> Montréal, <strong>en</strong>traîna son inc<strong>en</strong>die <strong>en</strong> 1849 par<br />
les conservateurs attachés au li<strong>en</strong> politique avec Londres. Parmi les conséqu<strong>en</strong>ces, le hautclergé<br />
canadi<strong>en</strong> avait vu son prestige diminuer par suite <strong>de</strong> sa collusion avec le pouvoir ang<strong>la</strong>is<br />
et <strong>la</strong> non-réception sociale <strong>de</strong> ses man<strong>de</strong>m<strong>en</strong>ts et excommunications lors <strong>de</strong> <strong>la</strong> rébellion.<br />
En opposition, une bourgeoisie canadi<strong>en</strong>ne, acquise aux idéaux <strong>de</strong> <strong>la</strong> mo<strong>de</strong>rnité américaine,<br />
<strong>en</strong>t<strong>en</strong>dait s'imposer face à ce haut clergé et à <strong>la</strong> bourgeoisie déf<strong>en</strong>dant les intérêts<br />
ang<strong>la</strong>is.<br />
Aux fins <strong>de</strong> re<strong>la</strong>ncer l'affirmation culturelle canadi<strong>en</strong>ne et <strong>de</strong> consoli<strong>de</strong>r ses institutions, <strong>en</strong><br />
s'<strong>en</strong> réappropriant le gouvernem<strong>en</strong>t, outre par le développem<strong>en</strong>t industriel, il importait <strong>de</strong><br />
conjuguer les diverses forces <strong>en</strong> prés<strong>en</strong>ce, dont celles <strong>de</strong> l'Eglise catholique. Cette <strong>de</strong>rnière<br />
ne pouvait plus compter inconditionnellem<strong>en</strong>t sur un clergé gran<strong>de</strong>m<strong>en</strong>t disqualifié auprès<br />
<strong>de</strong> <strong>la</strong> popu<strong>la</strong>tion, et conséquemm<strong>en</strong>t se <strong>de</strong>vait <strong>de</strong> faire appel à <strong>de</strong>s ag<strong>en</strong>ts extérieurs, dont<br />
<strong>de</strong>s ordres religieux français. Moy<strong>en</strong>nant <strong>la</strong> mobilisation d'une bourgeoisie montante, les<br />
sulpici<strong>en</strong>s et l'évêque Ignace Bourget s'employèr<strong>en</strong>t à les recruter, d'autant que le nombre<br />
<strong>de</strong> prêtres s'avérait insuffisant pour assurer les ministères. En 1840, l'Eglise catholique du<br />
Bas-Canada dénombrait 300 prêtres, tous séculiers ou appar<strong>en</strong>tés <strong>en</strong> raison <strong>de</strong> l'interdiction<br />
ang<strong>la</strong>ise du recrutem<strong>en</strong>t du clergé régulier, pour un <strong>de</strong>mi-million <strong>de</strong> catholiques, dont<br />
180.000 dans le diocèse <strong>de</strong> Montréal, lequel avait <strong>la</strong> charge <strong>de</strong> 127 paroisses et missions sur<br />
un territoire s'ét<strong>en</strong>dant jusque vers <strong>la</strong> Nouvelle-Angleterre et l'Illinois, Vancouver et l'Oregon<br />
sur le Pacifique, plus l'Outaouais et <strong>la</strong> Baie d'Hudson. Cette Église aux moy<strong>en</strong>s limités était<br />
affrontée à <strong>la</strong> concurr<strong>en</strong>ce <strong>de</strong>s pasteurs suisses francophones, à <strong>la</strong> protestantisation galopante<br />
<strong>de</strong> ses a<strong>de</strong>ptes, <strong>de</strong> même qu'à l'influ<strong>en</strong>ce du prêtre « apostat » Charles Chiniquy. Les<br />
viateurs <strong>en</strong>t<strong>en</strong>dir<strong>en</strong>t contribuer à le contrer <strong>en</strong> acceptant <strong>la</strong> paroisse <strong>de</strong> Bourbonnais, dans<br />
l'Illinois. De même ils n'échappèr<strong>en</strong>t pas aux démêlés, après 1850, <strong>de</strong> l'épiscopat avec l'Institut<br />
Canadi<strong>en</strong>. Fondé <strong>en</strong> 1844, cet institut <strong>de</strong>s lettres essaima à <strong>la</strong> gran<strong>de</strong>ur du pays. Il s'affairait<br />
à propager les lieux d'élévation culturelle par les confér<strong>en</strong>ces, <strong>la</strong> lecture, les bibliothèques<br />
locales, l'initiation à <strong>la</strong> parole publique et quoi d'autre d'ordre socioculturel, mais<br />
sans <strong>en</strong>trer nécessairem<strong>en</strong>t dans les vues épiscopales ou celles du haut-clergé (Hébert, p.<br />
38-46).<br />
Dans ce contexte hautem<strong>en</strong>t conflictuel, les viateurs <strong>en</strong> Bas-Canada héritai<strong>en</strong>t, <strong>de</strong>s origines<br />
fondatrices, <strong>de</strong>s t<strong>en</strong>sions personnalisées, lesquelles se répercutèr<strong>en</strong>t sur les modalités et <strong>la</strong><br />
légitimation symbolique <strong>de</strong> l'insertion. Dès les premières années canadi<strong>en</strong>nes, l'action éducative<br />
et secondairem<strong>en</strong>t paroissiale <strong>de</strong>s arrivants voisina avec l'int<strong>en</strong>tion <strong>de</strong> fon<strong>de</strong>r les Solitaires<br />
<strong>de</strong> Saint-Viateur, <strong>de</strong>s religieux affectés à <strong>de</strong>s travaux manuels et à <strong>la</strong> contemp<strong>la</strong>tion,<br />
sur un mo<strong>de</strong> simi<strong>la</strong>ire à celui <strong>de</strong>s trappistes. L'int<strong>en</strong>tion donna lieu à une telle communauté<br />
<strong>en</strong> 1856, au Lac <strong>de</strong>s Baies, sur le territoire <strong>de</strong> <strong>la</strong> paroisse Saint-Côme, au nord <strong>de</strong> Joliette. Des<br />
problèmes <strong>de</strong> juridiction modifièr<strong>en</strong>t le projet, ce qui n'empêcha pas l'une ou l'autre recrue<br />
canadi<strong>en</strong>ne <strong>de</strong> se faire trappiste aux États-Unis d'Amérique. Ce fait, et non le seul, est occulté<br />
par les histori<strong>en</strong>s factuels <strong>de</strong> <strong>la</strong> congrégation jusqu'à ce jour. Le li<strong>en</strong> <strong>de</strong> l'établissem<strong>en</strong>t<br />
avec <strong>la</strong> colonisation al<strong>la</strong>it se prolonger dans l'<strong>en</strong>seignem<strong>en</strong>t <strong>de</strong> l'agriculture. En 1852, le Père<br />
Champagneur lui-même t<strong>en</strong>ta <strong>de</strong> se faire moine à <strong>la</strong> Trappe <strong>de</strong> Gethsemany, au K<strong>en</strong>tucky,<br />
faute <strong>de</strong> trouver quelque trappe ou abbaye au Canada. L'architecture monastique <strong>de</strong> <strong>la</strong> maison<br />
c<strong>en</strong>trale <strong>de</strong> Joliette, reconstruite après l'inc<strong>en</strong>die <strong>de</strong> 1937, et <strong>la</strong> maison <strong>de</strong> vacances du<br />
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collège dans les hauteurs <strong>de</strong> Joliette, le Clercmoutier, représ<strong>en</strong>t<strong>en</strong>t autant <strong>de</strong> traces <strong>de</strong> ces<br />
origines et <strong>de</strong> leur esprit fondateur (Hébert, p. 142-143, 243 ; Hémond, p. 43-44).<br />
Le choc <strong>de</strong>s dép<strong>la</strong>cem<strong>en</strong>ts culturels et physiques aura attisé le regard <strong>de</strong>s viateurs français.<br />
Ce regard émerge et est cultivé dans <strong>la</strong> re<strong>la</strong>tion sociale, dans <strong>la</strong> mesure même où l'autre exprime<br />
l'altérité à quelque <strong>de</strong>gré, l'écart <strong>de</strong> <strong>la</strong> différ<strong>en</strong>ce. Le propos à ce sujet saisit ces missionnaires,<br />
à <strong>la</strong> fois comme <strong>de</strong>s étrangers et comme <strong>de</strong>s acteurs s'insérant dans un projet <strong>de</strong><br />
société et d'Eglise, grâce à une action avant tout d'ordre culturel, c<strong>en</strong>trée sur <strong>la</strong> formation<br />
d'une élite et d'institutions avec <strong>de</strong>s inci<strong>de</strong>nces religieuses, économiques et politiques. Dans<br />
l'<strong>en</strong>treprise d'imp<strong>la</strong>ntation est signalée, mais sans plus, <strong>la</strong> prés<strong>en</strong>ce <strong>de</strong> col<strong>la</strong>borateurs, dont<br />
les viateurs canadi<strong>en</strong>s, plus jeunes et jouissant d'une bonne instruction. Parmi eux, Pascal<br />
Drogue-Lajoie, Joseph Michaud et Louis-Lévi Va<strong>de</strong>boncoeur <strong>en</strong> vinr<strong>en</strong>t rapi<strong>de</strong>m<strong>en</strong>t à jouer<br />
un rôle <strong>de</strong> premier p<strong>la</strong>n dans l’œuvre viatori<strong>en</strong>ne. Ils représ<strong>en</strong>t<strong>en</strong>t un échantillon <strong>de</strong> ces viateurs<br />
qui marquèr<strong>en</strong>t <strong>de</strong>s générations, principalem<strong>en</strong>t autour du collège Joliette, où ils innovèr<strong>en</strong>t<br />
par un programme <strong>de</strong> formation intellectuelle, humaine et spirituelle croisant <strong>la</strong> formation<br />
d'ordre technique avec le <strong>la</strong>tin, les connaissances littéraires, philosophiques ou religieuses,<br />
les mathématiques, les sci<strong>en</strong>ces et les arts, <strong>la</strong> culture française et <strong>la</strong> pratique avancée<br />
<strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>la</strong>ngue ang<strong>la</strong>ise. C'était sans précé<strong>de</strong>nt, pour une bonne part, dans une Amérique<br />
bouillonnante avec ses inv<strong>en</strong>tions techniques, l'urbanisation et l'industrialisation modifiant<br />
les rapports sociaux et l'héritage culturel.<br />
La direction donnée à l'insertion <strong>de</strong>s viateurs français à l'Industrie n'était pas sans rapport<br />
avec leur milieu <strong>de</strong> formation qu'était Vourles. Ce<strong>la</strong> s'exprimait dans le non-dit <strong>de</strong>s positions<br />
<strong>de</strong> réciprocité dans les échanges <strong>en</strong>tre Canadi<strong>en</strong>s et Français. Le programme du collège Joliette<br />
était l'illustration d'affinités, aux effets décisifs, <strong>en</strong>tre les acteurs du projet. Les Français<br />
étai<strong>en</strong>t passés par Vourles, où résidait une bourgeoisie culturelle lyonnaise, à comm<strong>en</strong>cer<br />
par le peintre Antoine Duclos. Pascal y avait passé ses vacances <strong>en</strong> son temps. Peintres,<br />
musici<strong>en</strong>s, écrivains, spirituels ou littéraires étai<strong>en</strong>t parmi les familiers du curé Querbes, luimême<br />
polyglotte, musici<strong>en</strong> et lecteur d'une riche bibliothèque personnelle. Pasteur à l'int<strong>en</strong>tion<br />
d'un public cultivé, il était att<strong>en</strong>tif aux besoins, spirituels et éducatifs, d'une région appauvrie<br />
par suite <strong>de</strong> <strong>la</strong> révolution et <strong>de</strong>s guerres napoléoni<strong>en</strong>nes. À l'int<strong>en</strong>tion d'une popu<strong>la</strong>tion<br />
déshéritée, il composa <strong>de</strong>s manuels sco<strong>la</strong>ires et <strong>de</strong>s recueils <strong>de</strong> chants religieux, outre<br />
d'autres créations et initiatives, dont une association d'instituteurs avec <strong>la</strong> vision d'un changem<strong>en</strong>t<br />
<strong>en</strong>tier <strong>de</strong>s conditions <strong>de</strong> vie <strong>en</strong> société, y compris <strong>de</strong> <strong>la</strong> vie chréti<strong>en</strong>ne <strong>en</strong> Église. La<br />
congrégation qui <strong>en</strong> sortit portait un rêve qui traversa l'At<strong>la</strong>ntique et trouva un terreau appar<strong>en</strong>té<br />
sur plus d'un aspect. Ce rêve et ce milieu séduisir<strong>en</strong>t l'évêque Ignace Bourget, qui<br />
séjourna à Vourles à plusieurs reprises. Ne cherchait-il pas une référ<strong>en</strong>ce à <strong>la</strong> situation canadi<strong>en</strong>ne,<br />
une référ<strong>en</strong>ce qui a fait ses preuves et serve d'appui à l'incorporation <strong>de</strong> <strong>la</strong> bourgeoisie<br />
asc<strong>en</strong>dante au projet <strong>de</strong> reconquête <strong>de</strong> <strong>la</strong> maîtrise canadi<strong>en</strong>ne <strong>de</strong> sa <strong>de</strong>stinée sous<br />
l'égi<strong>de</strong> <strong>de</strong> l'Eglise catholique ? La mo<strong>de</strong>rnité américaine ne saurait suffire ; il fal<strong>la</strong>it aussi un<br />
apport culturel et spirituel. Bourget s'imprégna <strong>de</strong> <strong>la</strong> culture lyonnaise et rédigea une vie <strong>de</strong><br />
saint Viateur. Ce volet <strong>de</strong> <strong>la</strong> personnalité et <strong>de</strong> l'action <strong>de</strong> l'évêque, controversé <strong>en</strong> raison <strong>de</strong><br />
ses contradictions <strong>de</strong> terrain et idéologiques, soutint l'insertion <strong>de</strong>s premiers viateurs, mais à<br />
distance <strong>de</strong> Montréal et <strong>en</strong> liaison avec <strong>la</strong> bourgeoisie montante et ses frictions cléricales.<br />
Les migrants français dur<strong>en</strong>t affronter les positions monopolisatrices du clergé local, attaché<br />
à ses privilèges, à son rôle culturopolitique sécu<strong>la</strong>ire et aux usages <strong>de</strong> <strong>la</strong> tradition. Avec <strong>la</strong><br />
v<strong>en</strong>ue <strong>de</strong>s congrégations masculines, le clergé bas-canadi<strong>en</strong> perdait un monopole territorial.<br />
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Il se targuait d'avoir sauvé <strong>la</strong> civilisation française-canadi<strong>en</strong>ne à lui seul après <strong>la</strong> conquête.<br />
Bi<strong>en</strong> plus, ces congrégations mettai<strong>en</strong>t <strong>en</strong> cause <strong>la</strong> politique cléricale <strong>de</strong> <strong>la</strong> résistance à l'occupant<br />
ang<strong>la</strong>is par <strong>la</strong> seule affirmation <strong>de</strong> <strong>la</strong> différ<strong>en</strong>ce culturelle. Cette politique était jugée<br />
<strong>de</strong> passive par les nouveaux v<strong>en</strong>us et <strong>la</strong> bourgeoisie industrielle canadi<strong>en</strong>ne, lesquels <strong>en</strong>t<strong>en</strong>dai<strong>en</strong>t<br />
faire corps socialem<strong>en</strong>t par l'assomption <strong>de</strong> <strong>la</strong> culture économique du conquérant,<br />
justem<strong>en</strong>t pour garantir le développem<strong>en</strong>t <strong>de</strong> <strong>la</strong> civilisation canadi<strong>en</strong>ne à l'aune du caractère<br />
contin<strong>en</strong>tal américain, mais sans s'y confondre pour autant. Des C.S.V. français débarquai<strong>en</strong>t<br />
dans une Amérique dont ils épousai<strong>en</strong>t nombre <strong>de</strong> traits, jusqu'à pousser <strong>la</strong> connaissance <strong>de</strong><br />
l'ang<strong>la</strong>is à l'égal du français. C'était <strong>la</strong> part <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux viateurs français résidant aux Etats-Unis<br />
<strong>de</strong>puis 1841, François-Thérèse Lahaye et Antoine Thibaudier, qui se joignir<strong>en</strong>t à l'équipe<br />
fondatrice <strong>en</strong> juillet 1847. Thibaudier n'hésitait pas à rédiger une lettre <strong>en</strong>tièrem<strong>en</strong>t <strong>en</strong> ang<strong>la</strong>is,<br />
même à l'int<strong>en</strong>tion <strong>de</strong> ses supérieurs français. Quant à Lahaye, il publia sa Grammaire<br />
ang<strong>la</strong>ise chez <strong>de</strong> Montigny <strong>en</strong> 1857. Encore plus, les congréganistes cultivai<strong>en</strong>t les rapports<br />
continus avec <strong>de</strong>s Anglo-protestants, dont ils admirai<strong>en</strong>t <strong>la</strong> réussite économique autant que<br />
<strong>la</strong> piété, même à L'Industrie, bourg très majoritairem<strong>en</strong>t francophone et catholique. Ils n'hésitèr<strong>en</strong>t<br />
pas à les embaucher pour l'<strong>en</strong>seignem<strong>en</strong>t <strong>de</strong> l'ang<strong>la</strong>is dans leurs écoles et collèges.<br />
Le débat al<strong>la</strong>it se poursuivre, dans <strong>la</strong> coopération et <strong>la</strong> diss<strong>en</strong>sion <strong>de</strong>s élites canadi<strong>en</strong>nes,<br />
dont les clivages ne se ram<strong>en</strong>ai<strong>en</strong>t plus à ceux <strong>de</strong> <strong>la</strong> pratique religieuse ou <strong>de</strong> l'adhésion confessionnelle.<br />
Depuis l'après-conquête et jusqu'aux année 1840, le clergé avait fait du critère<br />
confessionnel l'<strong>en</strong>gagem<strong>en</strong>t à <strong>la</strong> survivance canadi<strong>en</strong>ne contre les British Americans, ces<br />
Ang<strong>la</strong>is qui avai<strong>en</strong>t refusé l'indép<strong>en</strong>dance américaine et s'étai<strong>en</strong>t réfugiés, grâce au traité <strong>de</strong><br />
Paris <strong>de</strong> 1789, dans les territoires <strong>de</strong> l'Amérique du Nord Britannique, appelée à <strong>de</strong>v<strong>en</strong>ir le<br />
Canada <strong>en</strong> 1867. Les viateurs, Français comme Canadi<strong>en</strong>s, étai<strong>en</strong>t partie pr<strong>en</strong>ante d'un projet<br />
<strong>de</strong> société accordé à <strong>de</strong> nouvelles conditions, religieuses, politiques et économiques. Ces<br />
conditions rejaillissai<strong>en</strong>t sur <strong>la</strong> religion catholique <strong>en</strong> quête d'un réveil, d'autant que <strong>la</strong> lecture<br />
catholique soulignait les dégradations morales, l'indiffér<strong>en</strong>ce religieuse et <strong>la</strong> protestantisation<br />
galopante. Le réveil souhaité pouvait être <strong>en</strong>trepris, sur fond d'une histoire où<br />
l'Eglise catholique avait joué un rôle <strong>de</strong> premier p<strong>la</strong>n dans plusieurs domaines, sans être<br />
proprem<strong>en</strong>t une religion socialem<strong>en</strong>t exclusive (Perin, 2001, 2008). Dans l'éducation et <strong>la</strong><br />
pastorale, les viateurs joignir<strong>en</strong>t <strong>la</strong> formation pratique et réflexive à une religiosité repr<strong>en</strong>ant<br />
à son compte <strong>la</strong> théologie issue du Concile <strong>de</strong> Tr<strong>en</strong>te, mais avec une insistance sur <strong>la</strong> Bible, <strong>la</strong><br />
connaissance historique <strong>de</strong> l'Eglise, <strong>de</strong> l'eucharistie, et non d'abord <strong>de</strong> dévotions particulières.<br />
Dès les années 1850, <strong>de</strong>s viateurs publièr<strong>en</strong>t <strong>de</strong>s feuilles ayant pour objet <strong>la</strong> formation<br />
spirituelle <strong>de</strong>s clercs, qui al<strong>la</strong>i<strong>en</strong>t <strong>de</strong>v<strong>en</strong>ir <strong>la</strong> Revue eucharistique du clergé <strong>en</strong> 1897, dirigée<br />
désormais par les Pères du Saint-Sacrem<strong>en</strong>t v<strong>en</strong>us <strong>de</strong> France grâce aux C.S.V., et l'actuel<br />
Prêtre et Pasteur. D'autres initiatives font surface dans les années 1850-1870, qui al<strong>la</strong>i<strong>en</strong>t se<br />
développer, dans <strong>la</strong> ligne d'une spiritualité pratiquée plus que théorisée, surdéterminant,<br />
<strong>en</strong>tre autres élém<strong>en</strong>ts, <strong>la</strong> conception <strong>de</strong> l'acte éducatif et les rapports à <strong>la</strong> culture ou à <strong>la</strong><br />
sci<strong>en</strong>ce.<br />
Les viateurs étai<strong>en</strong>t aux prises dans le quotidi<strong>en</strong> avec l'image combi<strong>en</strong> négative <strong>de</strong>s ordres<br />
religieux français auprès d'une popu<strong>la</strong>tion éprise <strong>de</strong> changem<strong>en</strong>ts et affirmant <strong>de</strong>s exig<strong>en</strong>ces<br />
élevées <strong>en</strong> matière <strong>de</strong> formation sco<strong>la</strong>ire et <strong>de</strong> prestation cléricale. Par exemple, les par<strong>en</strong>ts<br />
veil<strong>la</strong>i<strong>en</strong>t à ce que <strong>la</strong> discipline ne fût pas trop sévère <strong>de</strong> <strong>la</strong> part <strong>de</strong>s Français, jugés autoritaires<br />
et portés à l'observance militaire <strong>de</strong>s règlem<strong>en</strong>ts. D'aucuns qualifiai<strong>en</strong>t les écoles viatori<strong>en</strong>nes<br />
<strong>de</strong> françaises même si les <strong>en</strong>seignants et <strong>la</strong> direction étai<strong>en</strong>t du pays. C'est que ces<br />
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écoles relevai<strong>en</strong>t d'un institut religieux v<strong>en</strong>u <strong>de</strong> France. Plus d'une fois il fallut dép<strong>la</strong>cer un<br />
<strong>en</strong>seignant, comme ce religieux canadi<strong>en</strong> qui, <strong>en</strong> 1865, avait « puni un peu trop sévèrem<strong>en</strong>t<br />
un mauvais gamin » et dont les par<strong>en</strong>ts « quoique pauvres, n'ont jamais voulu s'arranger, ils<br />
vou<strong>la</strong>i<strong>en</strong>t le faire emprisonner » (Hébert, p. 86). Champagneur dut cacher le religieux dans<br />
les montagnes <strong>de</strong> Saint-Côme, au nord <strong>de</strong> Joliette, là où les C.S.V. possédai<strong>en</strong>t un ermitage,<br />
dénommé Saint-Viateur du Lac, pour qu'il échappât à <strong>la</strong> vindicte popu<strong>la</strong>ire. C'est qu'était <strong>en</strong><br />
cause le prestige social, combi<strong>en</strong> fragile, <strong>de</strong>s ordres religieux <strong>en</strong>seignants d'origine française<br />
auprès <strong>de</strong> <strong>la</strong> popu<strong>la</strong>tion canadi<strong>en</strong>ne.<br />
La réception d'étrangers, <strong>de</strong>s Français pour <strong>la</strong> plupart, avait <strong>la</strong>issé <strong>de</strong>s traces, dont <strong>la</strong> réputation<br />
d'incompét<strong>en</strong>ce et d'arrogance. Comme à Haïti étai<strong>en</strong>t passés <strong>de</strong> ces clercs au jugem<strong>en</strong>t<br />
sévère et globalisant, dont certains, <strong>en</strong> Canada, avai<strong>en</strong>t t<strong>en</strong>té d'imposer une morale,<br />
jugée irrecevable par les <strong>de</strong>stinataires invoquant le coût humain élevé <strong>de</strong> faire face à <strong>la</strong> rigueur<br />
du climat. Ce refus se conjuguait à un ress<strong>en</strong>tim<strong>en</strong>t profond à l'<strong>en</strong>droit <strong>de</strong> <strong>la</strong> France<br />
qui avait abandonné ses fils et ses filles au conquérant ang<strong>la</strong>is, préférant au Canada <strong>la</strong> possession<br />
<strong>de</strong>s petites Antilles et ne t<strong>en</strong>ant pas compte <strong>de</strong>s combats victorieux <strong>de</strong>s Canadi<strong>en</strong>s<br />
ou <strong>de</strong>s Amérindi<strong>en</strong>s contre les conquérants. La France avait perdu <strong>la</strong> Guerre <strong>de</strong> Sept Ans <strong>en</strong><br />
Europe, et les Français Canadi<strong>en</strong>s avai<strong>en</strong>t payé <strong>la</strong> note <strong>de</strong> <strong>la</strong> défaite <strong>de</strong> <strong>la</strong> métropole. Les négociations<br />
avai<strong>en</strong>t profité à <strong>de</strong>s intérêts particuliers. Dans <strong>la</strong> même veine, les appels à l'ai<strong>de</strong><br />
<strong>de</strong> <strong>la</strong> France dans les luttes contre l'Angleterre dans les années 1830 étai<strong>en</strong>t restés sans l<strong>en</strong><strong>de</strong>main.<br />
La diss<strong>en</strong>sion canadi<strong>en</strong>ne remontait à <strong>la</strong> rupture <strong>de</strong>s tout premiers migrants <strong>de</strong>s<br />
seizième et dix-septième siècles, ces spirituels ou hugu<strong>en</strong>ots qui avai<strong>en</strong>t fui leur pays pour<br />
éviter <strong>la</strong> persécution <strong>de</strong>s autorités refusant le projet d'une société nouvelle, conçue au nom<br />
<strong>de</strong> principes hérités <strong>de</strong>s premiers chréti<strong>en</strong>s. Sur ce point le <strong>de</strong>ssein <strong>de</strong> <strong>la</strong> Nouvelle-France<br />
s'appar<strong>en</strong>tait à celui <strong>de</strong>s Ang<strong>la</strong>is fuyant vers l'Amérique à <strong>la</strong> même pério<strong>de</strong>. Une certaine<br />
conniv<strong>en</strong>ce <strong>en</strong>tre Américains et Canadi<strong>en</strong>s issus <strong>de</strong> <strong>la</strong> Nouvelle-France al<strong>la</strong>it persister par<br />
<strong>de</strong>là les affrontem<strong>en</strong>ts armés et les divisions territoriales.<br />
En raison <strong>de</strong>s prév<strong>en</strong>ances, il ne fal<strong>la</strong>it pas lésiner sur les candidats à <strong>la</strong> mission canadi<strong>en</strong>ne.<br />
Eti<strong>en</strong>ne Champagneur formu<strong>la</strong>, peu après son arrivée <strong>en</strong> Bas-Canada, soit le 6 juin 1847, à<br />
l'adresse du fondateur et supérieur général Louis Querbes, les qualités requises pour être<br />
missionnaire dans ce nouveau mon<strong>de</strong> : « Il faut au moins que ceux que vous nous <strong>en</strong>verrez<br />
sach<strong>en</strong>t bi<strong>en</strong> parler français, et que leur physique soit conv<strong>en</strong>able : n'<strong>en</strong>voyez ni bossu, ni<br />
borgne, etc., » (Hébert, p. 81). Dans <strong>la</strong> lettre dès le 7 juillet 1847, il précise on ne peut plus<br />
c<strong>la</strong>irem<strong>en</strong>t l'exig<strong>en</strong>ce d'après sa découverte <strong>de</strong>s lieux <strong>de</strong> <strong>la</strong> fondation : « Maint<strong>en</strong>ant, vu le<br />
train et l'état <strong>de</strong> nos affaires, vous feriez bi<strong>en</strong> <strong>de</strong> nous <strong>en</strong>voyer un Père qui puisse se charger<br />
<strong>de</strong> <strong>la</strong> paroisse, qui puisse prêcher d'une manière conv<strong>en</strong>able, <strong>en</strong>suite un Clerc qui eût <strong>la</strong> soutane<br />
et qui fût très instruit et qui parlât surtout bi<strong>en</strong> français, qui eût un bon acc<strong>en</strong>t [<strong>en</strong> référ<strong>en</strong>ce<br />
à l'acc<strong>en</strong>t du pays aveyronnais]. Si vous ne pouvez pas nous <strong>en</strong>voyer un ainsi, il vaut<br />
mieux ne pas <strong>en</strong> <strong>en</strong>voyer » (Hébert, p. 81). Etre intègre physiquem<strong>en</strong>t et savoir se prés<strong>en</strong>ter<br />
publiquem<strong>en</strong>t, possé<strong>de</strong>r un bon niveau d'instruction et savoir communiquer, ce sont les qualités<br />
minimales requises pour une réception positive.<br />
Il revint à <strong>la</strong> charge le long <strong>de</strong> son mandat. Par exemple, il écrit à Querbes, au printemps <strong>de</strong><br />
1848 : « Les frères <strong>de</strong> Saint Joseph, c'est-à-dire les frères du Mans ont <strong>en</strong>tièrem<strong>en</strong>t échoué.<br />
Ce ne sont pour <strong>la</strong> plupart que <strong>de</strong>s jeunes g<strong>en</strong>s <strong>de</strong> 18 ans, sans éducation et sans instruction,<br />
et au Canada, on ne regar<strong>de</strong> comme instruits que ceux qui ont fait un cours <strong>de</strong> <strong>la</strong>tin (...).<br />
Mon très révér<strong>en</strong>d Père, si même Thibaudier revi<strong>en</strong>t, faites tout votre possible pour qu'il<br />
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emmène <strong>de</strong>s confrères capables, qu'ils soi<strong>en</strong>t instruits. Ainsi tâchez <strong>de</strong> nous <strong>en</strong>voyer une<br />
<strong>de</strong>mi-douzaine <strong>de</strong> ces nouveaux républicains, qui pleins <strong>de</strong> feu et <strong>de</strong> zèle vi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t défricher<br />
les froi<strong>de</strong>s régions <strong>de</strong> l'Amérique du Nord ; mais qu'ils sach<strong>en</strong>t que, s'ils veul<strong>en</strong>t être heureux,<br />
il faut qu'ils se dépouill<strong>en</strong>t <strong>de</strong> l'idée <strong>de</strong> tout bi<strong>en</strong>-être et qu'ils se revêt<strong>en</strong>t <strong>en</strong>tièrem<strong>en</strong>t<br />
<strong>de</strong> celle <strong>de</strong> sacrifice continuel. On n'est heureux dans le Canada qu'à cette condition » (Hébert,<br />
p. 123-124). L'appel était incisif <strong>de</strong>vant les exig<strong>en</strong>ces <strong>de</strong> <strong>la</strong> tâche. Il ne fut pas <strong>en</strong>t<strong>en</strong>du,<br />
certes <strong>en</strong> raison <strong>de</strong>s ressources disponibles, mais aussi par manque <strong>de</strong> correction <strong>de</strong> <strong>la</strong> représ<strong>en</strong>tation<br />
française du niveau intellectuel ou moral <strong>de</strong>s Canadi<strong>en</strong>s. D'autres viateurs n'ont<br />
cessé <strong>de</strong> rappeler les qualités requises du missionnaire français jusqu'à <strong>la</strong> canadianisation<br />
achevée du détachem<strong>en</strong>t viatori<strong>en</strong> dans les années 1870.<br />
Dans un contexte socio-politique et religieux combi<strong>en</strong> conflictuel, <strong>la</strong> question <strong>de</strong> <strong>la</strong> direction<br />
canadi<strong>en</strong>ne <strong>de</strong>s oeuvres fut posée dès 1848. Le curé Manseau <strong>la</strong> souleva cette année-là dans<br />
ces termes : « Les choses n'iront bi<strong>en</strong> que lorsque tous les établissem<strong>en</strong>ts seront administrés<br />
par <strong>de</strong>s Canadi<strong>en</strong>s ou au moins par une majorité canadi<strong>en</strong>ne (...) Les g<strong>en</strong>s du vil<strong>la</strong>ge ici préfèrerai<strong>en</strong>t<br />
<strong>de</strong>s Canadi<strong>en</strong>s au collège. Ils se sont prononcés ouvertem<strong>en</strong>t contre l'introduction<br />
<strong>de</strong> sœurs françaises. Ils n'<strong>en</strong> veul<strong>en</strong>t pas <strong>en</strong>t<strong>en</strong>dre parler » (Hébert, p. 134). Le souhait, et<br />
mot d'ordre, était adressé aux viateurs français nouvellem<strong>en</strong>t arrivés dans <strong>de</strong>s termes on ne<br />
peut plus c<strong>la</strong>irs. Il n'était pas question d'imp<strong>la</strong>nter une colonie religieuse française profitant<br />
<strong>de</strong>s conditions <strong>de</strong> liberté religieuse et <strong>de</strong>s ressources financières pour se comporter <strong>en</strong><br />
maître <strong>de</strong>s lieux à <strong>la</strong> façon <strong>de</strong> "colons" europé<strong>en</strong>s. On avait besoin <strong>de</strong> religieux français, du<br />
fait que le pouvoir ang<strong>la</strong>is, par suite <strong>de</strong> <strong>la</strong> rébellion <strong>de</strong>s patriotes les années 1830, avait décapité<br />
une part <strong>de</strong>s élites canadi<strong>en</strong>nes <strong>en</strong> les p<strong>en</strong>dant au gibet ou <strong>en</strong> les exi<strong>la</strong>nt vers l'Australie.<br />
Les recrues canadi<strong>en</strong>nes, celles déjà formées mais <strong>en</strong>core trop jeunes, <strong>de</strong>vai<strong>en</strong>t pr<strong>en</strong>dre<br />
<strong>la</strong> direction <strong>de</strong>s oeuvres et <strong>de</strong> <strong>la</strong> communauté canadi<strong>en</strong>ne dès que possible. Monseigneur<br />
Bourget n'avait-il pas confié aux viateurs français, plus âgés et expérim<strong>en</strong>tés, les candidats<br />
d'une société composée <strong>de</strong> neuf jeunes clercs, fondation aux fins <strong>de</strong> pr<strong>en</strong>dre <strong>la</strong> direction<br />
d’œuvres s'inscrivant dans un projet <strong>de</strong> re<strong>la</strong>nce <strong>de</strong> <strong>la</strong> nation canadi<strong>en</strong>ne ? Douze ans plus<br />
tard, Damais voyait <strong>la</strong> chose autrem<strong>en</strong>t, lui qui recommandait « <strong>la</strong> supériorité <strong>de</strong> nombre et<br />
<strong>de</strong> gra<strong>de</strong> aux Français », <strong>la</strong> condition expresse pour que <strong>la</strong> communauté avance au Canada et<br />
y fasse quelque chose <strong>de</strong> va<strong>la</strong>ble. Les Canadi<strong>en</strong>s <strong>en</strong> sont incapables parce que ne pouvant<br />
« se défaire d'une affection trop naturelle pour leurs compatriotes et pour leur nationalité »<br />
(Hébert, p. 136). En 1851, Champagneur intégra Joseph Michaud et Pascal-Drogue Lajoie<br />
dans son conseil <strong>de</strong> direction. En 1870, <strong>la</strong> canadianisation <strong>de</strong>s directions était presque achevée.<br />
La fondation française avait réussi <strong>en</strong> tant qu'instrum<strong>en</strong>t dans <strong>la</strong> transformation du projet<br />
viatori<strong>en</strong> initial, lequel, importé, avait servi <strong>de</strong> référ<strong>en</strong>ce dans <strong>la</strong> formation <strong>de</strong>s premières<br />
recrues d'une société <strong>de</strong> clercs canadi<strong>en</strong>s, dont sept fir<strong>en</strong>t leurs premiers vœux dans <strong>la</strong> Société<br />
<strong>de</strong> Saint-Viateur le 16 août 1848. L'étranger aura été assimilé ou rejeté, ce qui aura<br />
favorisé <strong>la</strong> reproduction ou <strong>la</strong> production <strong>de</strong>s représ<strong>en</strong>tations dans le dép<strong>la</strong>cem<strong>en</strong>t vers<br />
l'autre, le grand dérangem<strong>en</strong>t (3).<br />
Des itinéraires <strong>de</strong> vie marqués par les t<strong>en</strong>sions et référ<strong>en</strong>ces <strong>de</strong>s insertions<br />
Les itinéraires <strong>de</strong> vie al<strong>la</strong>i<strong>en</strong>t être fortem<strong>en</strong>t marqués par les insertions dans le Nouveau<br />
Mon<strong>de</strong> pour les viateurs socialisés à <strong>la</strong> France <strong>de</strong>s coteaux lyonnais ou du pays aveyronnais.<br />
Eti<strong>en</strong>ne Champagneur est un Aveyronnais, né le 8 août 1808 au vil<strong>la</strong>ge <strong>de</strong> Roucoules et décédé<br />
le 18 janvier 1882 à Camonil-sous-Rho<strong>de</strong>z. Son père était tout probablem<strong>en</strong>t un cultivateur<br />
propriétaire. Le jeune Champagneur exerça <strong>la</strong> profession d'instituteur p<strong>en</strong>dant six ans<br />
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après <strong>de</strong>s étu<strong>de</strong>s préparatoires au sacerdoce. En janvier 1847, il prononça ses premiers<br />
vœux dans <strong>la</strong> Société <strong>de</strong>s Clercs <strong>de</strong> Saint-Viateur et, fin mai <strong>de</strong> <strong>la</strong> même année, il arriva à<br />
Montréal avec ses compagnons, Augustin Fayard et Louis Chréti<strong>en</strong>.<br />
Le séjour canadi<strong>en</strong> <strong>de</strong> Champagneur s'ét<strong>en</strong>d sur 27 ans, pério<strong>de</strong> p<strong>en</strong>dant <strong>la</strong>quelle il assuma<br />
<strong>la</strong> direction <strong>de</strong>s viateurs du Canada jusqu'<strong>en</strong> 1870, sauf l'intermè<strong>de</strong> <strong>de</strong> 1848-1850, tout <strong>en</strong><br />
cumu<strong>la</strong>nt <strong>la</strong> charge <strong>de</strong> maître <strong>de</strong>s novices et <strong>la</strong> direction intermitt<strong>en</strong>te du collège Joliette. Les<br />
affrontem<strong>en</strong>ts ne cessèr<strong>en</strong>t, spécialem<strong>en</strong>t avec le clergé séculier. Le fondateur s'imposa par<br />
<strong>la</strong> force spirituelle et une formation intellectuelle au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> <strong>la</strong> moy<strong>en</strong>ne <strong>de</strong>s C.S.V. français.<br />
Dans ses chroniques et ses lettres, il fait montre d'une gran<strong>de</strong> capacité d'observation.<br />
Son point <strong>de</strong> vue s'avère typique <strong>de</strong> l'étranger <strong>de</strong>vant s'accommo<strong>de</strong>r <strong>de</strong>s us et coutumes <strong>de</strong><br />
<strong>la</strong> majorité. Champagneur, <strong>la</strong> veille <strong>de</strong> son retour <strong>en</strong> France l'automne 1874, affirmait que le<br />
collège Joliette était <strong>de</strong>v<strong>en</strong>u une « maison importante », que le noviciat avait fourni 124 religieux<br />
<strong>de</strong>puis 1850, religieux qui prodiguai<strong>en</strong>t « une instruction chréti<strong>en</strong>ne et pratique à plus<br />
<strong>de</strong> 3000 <strong>en</strong>fants répartis dans 24 établissem<strong>en</strong>ts dont 20 dans le Diocèse <strong>de</strong> Montréal, 3<br />
dans les Etats-Unis et un dans le Diocèse <strong>de</strong> Saint-Hyacinthe » (Hémond, p. 138). Le bi<strong>la</strong>n<br />
suscitait quelque cont<strong>en</strong>tem<strong>en</strong>t chez l'un <strong>de</strong>s maîtres d'une oeuvre <strong>en</strong> pleine expansion. Il<br />
avait fait si<strong>en</strong> l'esprit d'<strong>en</strong>treprise du contin<strong>en</strong>t, lequel esprit caractérisait <strong>la</strong> mission (Lévesque,1982).<br />
Les <strong>de</strong>ux autres pionniers connur<strong>en</strong>t un sort moins fécond. Louis Chréti<strong>en</strong>, originaire d'un<br />
vil<strong>la</strong>ge dans les <strong>en</strong>virons <strong>de</strong> Paris, est prés<strong>en</strong>t à <strong>la</strong> r<strong>en</strong>trée <strong>de</strong>s élèves au collège Joliette le 8<br />
octobre 1847, <strong>de</strong> même que l'année suivante. Il mit fin à ses vœux temporaires le 16 août<br />
1849, faute d'avoir su accueillir les remontrances <strong>de</strong> ses confrères Champagneur et Lahaye.<br />
Ce <strong>de</strong>rnier le reçut « comme domestique », après qu'il eut été « bafoué par tout le clergé du<br />
Canada ». En 1850, on le retrouve au collège <strong>de</strong> Chambly, dont le viateur Lahaye est directeur<br />
et économe, où il fait les lits d'un dortoir et sert <strong>de</strong> réfectorier. Loin <strong>de</strong> Joliette, il pouvait<br />
passer pour un domestique <strong>la</strong>ïque et non pour un « ai<strong>de</strong>-temporel » religieux, ce qui<br />
aurait nui à <strong>la</strong> réputation <strong>de</strong> <strong>la</strong> jeune communauté. D'ailleurs les Canadi<strong>en</strong>s souhaitai<strong>en</strong>t être<br />
clercs et non frères coadjuteurs. Chréti<strong>en</strong> avait une compét<strong>en</strong>ce reconnue, celle <strong>de</strong> possé<strong>de</strong>r<br />
« une belle voix pour chanter les psaumes et cantiques », mais ce<strong>la</strong> ne suffisait pas pour se<br />
faire agréer par un clergé et une popu<strong>la</strong>tion qui ne lésinai<strong>en</strong>t pas sur les exig<strong>en</strong>ces requises <strong>de</strong><br />
<strong>la</strong> part <strong>de</strong>s congréganistes v<strong>en</strong>us <strong>de</strong> France (Hémond, p. 13, 19, 23, 27, 30, 33,137).<br />
Quant à Augustin Fayard, né à Ch<strong>en</strong>elette (Rhône) le 22 avril 1821, il <strong>en</strong>tre au noviciat <strong>de</strong><br />
Vourles <strong>en</strong> 1841, dont il dirige l'école <strong>de</strong> 1844 à 1847. L'année 1847-1848 il <strong>en</strong>seigne au collège<br />
Joliette, où il retourne <strong>en</strong> 1851-1852 après avoir dirigé l'académie <strong>de</strong> Berthier tout <strong>en</strong> y<br />
<strong>en</strong>seignant. De 1852 à 1854, il dirige l'académie <strong>de</strong> Saint-André-d'Arg<strong>en</strong>teuil, où il meurt <strong>de</strong><br />
<strong>la</strong> tuberculose pulmonaire <strong>en</strong> 1854, à l'âge <strong>de</strong> 33 ans. On lui attribue un petit manuel <strong>de</strong> botanique,<br />
imprimé à Berthier <strong>en</strong> 1848. Il avait été gran<strong>de</strong>m<strong>en</strong>t estimé par le curé Manseau,<br />
Mgr Bourget et dans les établissem<strong>en</strong>ts qu'il avait dirigés (Hébert, p. 14-16).<br />
Antoine Thibaudier, né à Vourles le 15 août 1815, fait ses vœux le 21 octobre 1834, peu<br />
après l'approbation diocésaine <strong>de</strong> l'Institut <strong>de</strong> Saint-Viateur <strong>en</strong> 1831. L'automne 1841, il<br />
pr<strong>en</strong>d <strong>la</strong> tête <strong>de</strong>s viateurs français se r<strong>en</strong>dant aux Etats-Unis, où il achève ses étu<strong>de</strong>s théologiques<br />
et est ordonné prêtre <strong>en</strong> 1844, avant <strong>de</strong> se consacrer au ministère paroissial et à l'<strong>en</strong>seignem<strong>en</strong>t<br />
à Saint-Louis du Missouri et à Carandolet. En juillet 1847, il joint ses compatriotes<br />
arrivés au vil<strong>la</strong>ge <strong>de</strong> L'Industrie. Rappelé <strong>en</strong> France à l'automne <strong>de</strong> 1847, il est <strong>de</strong> re-<br />
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tour au Canada <strong>en</strong> 1850 pour être <strong>en</strong>seignant et procureur au collège Joliette, tout <strong>en</strong> étant<br />
vicaire du Grand Vicaire Manseau à <strong>la</strong> paroisse Saint-Charles <strong>de</strong> L'Industrie. Il y décè<strong>de</strong> le 23<br />
novembre 1862, à l'âge <strong>de</strong> 47 ans, notamm<strong>en</strong>t après avoir été curé <strong>de</strong> Saint-Andréd'Arg<strong>en</strong>teuil<br />
<strong>de</strong> 1852 à 1861 (Hébert, p.16-17).<br />
François-Thérèse Lahaye, né à La Chapelle Saint-Sauveur (Saône et Loire) le 2 avril 1816,<br />
<strong>en</strong>tre au noviciat <strong>de</strong> Vourles <strong>en</strong> 1840 et part avec Thibaudier fon<strong>de</strong>r une mission à Saint-<br />
Louis, au Missouri, <strong>en</strong> 1841. Il y termine ses étu<strong>de</strong>s théologiques et est ordonné prêtre le 26<br />
août 1846, y travaille comme prêtre et <strong>en</strong>seignant jusqu'à son départ pour le Canada <strong>en</strong> juillet<br />
1847. Là, il dirige le collège Joliette <strong>de</strong> 1847 à 1849, occupe <strong>la</strong> charge <strong>de</strong> supérieur <strong>de</strong>s<br />
viateurs canadi<strong>en</strong>s <strong>de</strong> 1848 à 1850, avant d'<strong>en</strong>trepr<strong>en</strong>dre <strong>la</strong> réorganisation, avec titre <strong>de</strong><br />
directeur, du collège <strong>de</strong> Chambly. Il quitte cette fonction pour fon<strong>de</strong>r, à Montréal, <strong>la</strong> paroisse<br />
du Coteau Saint-Louis (Mile-End). Il y construit une église et y décè<strong>de</strong> le 3 mars 1861.<br />
Il avait publié les manuels sco<strong>la</strong>ires, Grammaire ang<strong>la</strong>ise et T<strong>en</strong>ue <strong>de</strong>s livres, chez <strong>de</strong> Montigny<br />
<strong>en</strong> 1857 (Hébert, p. 17).<br />
Les <strong>de</strong>ux Français qui avai<strong>en</strong>t séjourné aux Etats-Unis avai<strong>en</strong>t <strong>la</strong> réputation <strong>de</strong> se comporter<br />
<strong>en</strong> Américains. À l'appui, observait-on, ils faisai<strong>en</strong>t grand bruit, par<strong>la</strong>i<strong>en</strong>t abondamm<strong>en</strong>t et<br />
fort. Aussi bi<strong>en</strong>, ils affichai<strong>en</strong>t un grand esprit d'indép<strong>en</strong>dance, une observance mitigée <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />
règle et un esprit plein « d'attache pour l'arg<strong>en</strong>t », portés qu'ils étai<strong>en</strong>t à bricoler <strong>de</strong>s affaires.<br />
Ces pratiques, peu communes chez les clercs du pays, ne les r<strong>en</strong>dai<strong>en</strong>t-ils pas doublem<strong>en</strong>t<br />
étrangers ? A Montréal, <strong>en</strong>tre autres lieux, ils s'étai<strong>en</strong>t remarqués comme <strong>de</strong><br />
grands <strong>en</strong>trepr<strong>en</strong>eurs auprès <strong>de</strong> <strong>la</strong> popu<strong>la</strong>tion, ce qui n'était pas passé inaperçu aux yeux <strong>de</strong>s<br />
autorités tant civiles que religieuses (Hémond, p. 16, 39, 69, 71 ; Hébert, p. 173-175).<br />
Champagneur, Lahaye et Thibaudier avai<strong>en</strong>t déjà une bonne expéri<strong>en</strong>ce <strong>de</strong> <strong>la</strong> vie <strong>en</strong> 1847. Ils<br />
avai<strong>en</strong>t respectivem<strong>en</strong>t 40, 31 et 32 ans. D'où les positions nuancées et incisives, contrairem<strong>en</strong>t<br />
à celles <strong>de</strong>s tout jeunes viateurs français v<strong>en</strong>us resserrer les li<strong>en</strong>s avec <strong>la</strong> maison mère<br />
<strong>de</strong> Vourles. Agés <strong>de</strong> quelque 20 ans, et insuffisamm<strong>en</strong>t instruits, ces jeunes passèr<strong>en</strong>t peu <strong>de</strong><br />
temps dans le Québec d'alors, tels Jean-Philippe Damais, <strong>de</strong> 1855 à 1860, et Joseph Fayard,<br />
<strong>de</strong> 1852 à 1856. N'ayant pas fait <strong>de</strong>s étu<strong>de</strong>s suffisantes pour <strong>en</strong>seigner les humanités c<strong>la</strong>ssiques,<br />
ils se voyai<strong>en</strong>t obligés <strong>de</strong> se replier sur l'<strong>en</strong>seignem<strong>en</strong>t primaire. Bi<strong>en</strong> plus, leur connaissance<br />
<strong>de</strong> <strong>la</strong> syntaxe française s'avérait défici<strong>en</strong>te, par<strong>la</strong>nt une <strong>la</strong>ngue <strong>en</strong>tachée <strong>de</strong> patois.<br />
Ces passagers ont <strong>la</strong>issé <strong>de</strong>s écrits reflétant les préjugés et clichés stigmatisants <strong>de</strong> l'époque.<br />
L'échange <strong>de</strong> personnel, souhaité qu'il fut par les instances supérieures, fit long feu, par suite<br />
<strong>de</strong> l'incapacité d'adaptation <strong>de</strong>s candidats français et du peu d'empressem<strong>en</strong>t <strong>de</strong>s Canadi<strong>en</strong>s<br />
à émigrer <strong>en</strong> France (Hébert, p. 17-18).<br />
Le dép<strong>la</strong>cem<strong>en</strong>t vers l'autre avait signifié <strong>la</strong> déstabilisation <strong>de</strong>s façons <strong>de</strong> voir, <strong>de</strong> p<strong>en</strong>ser et<br />
d'agir. Le dérangem<strong>en</strong>t était grand, au point que <strong>de</strong> jeunes viateurs français ne pur<strong>en</strong>t se<br />
faire à un système <strong>de</strong> référ<strong>en</strong>ces différ<strong>en</strong>t <strong>de</strong> ce qu'ils avai<strong>en</strong>t connu jusqu'alors. Du même<br />
coup ils refusèr<strong>en</strong>t <strong>la</strong> condition d'étranger, lui préférant <strong>la</strong> représ<strong>en</strong>tation idéalisée du pays<br />
d'origine. Le regard <strong>de</strong> l'autre se faisait <strong>en</strong> miroir <strong>de</strong> leur mon<strong>de</strong>, non <strong>en</strong> miroir <strong>de</strong> <strong>la</strong> différ<strong>en</strong>ce.<br />
La t<strong>en</strong>tation dans ce s<strong>en</strong>s n'échappa pas à Champagneur, ni à Lahaye ou à Thibaudier.<br />
Tous trois connur<strong>en</strong>t <strong>de</strong>s parcours <strong>de</strong> vie singuliers, mais ils eur<strong>en</strong>t <strong>en</strong> commun <strong>la</strong> capacité<br />
<strong>de</strong> s'intégrer à un mon<strong>de</strong> autre sans s'y fondre. A <strong>de</strong>s <strong>de</strong>grés divers selon les mom<strong>en</strong>ts <strong>de</strong><br />
l'insertion, ils gardèr<strong>en</strong>t une distance critique. Champagneur l'afficha vertem<strong>en</strong>t, même une<br />
fois <strong>de</strong> retour dans son pays, avouant s'y trouver plus étranger <strong>en</strong>core qu'<strong>en</strong> Canada. Ses<br />
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observations donnai<strong>en</strong>t lieu parfois à <strong>de</strong>s remarques cing<strong>la</strong>ntes sur les us et coutumes à <strong>la</strong><br />
française <strong>de</strong> ses compagnons <strong>de</strong> vie. Avec les viateurs <strong>de</strong> <strong>la</strong> première heure il avait relevé le<br />
défi <strong>de</strong> s'insérer dans une société <strong>en</strong> pleine restructuration sociale. Le coût humain fut élevé<br />
mais assumé, <strong>en</strong> raison notamm<strong>en</strong>t <strong>de</strong> l'expéri<strong>en</strong>ce <strong>de</strong> vie déjà bi<strong>en</strong> garnie.<br />
L'esprit <strong>de</strong> concurr<strong>en</strong>ce caractérisait à un haut point les rapports <strong>de</strong>s viateurs français avec<br />
leurs confrères canadi<strong>en</strong>s. L'adaptation <strong>de</strong>s premiers aux us et coutumes <strong>de</strong>s seconds exigeait<br />
« pru<strong>de</strong>nce et pati<strong>en</strong>ce », <strong>de</strong> mettre une sourdine à ses habitu<strong>de</strong>s <strong>de</strong> France. Damais se<br />
refusa à agir ainsi, lui qui avait « toujours le mot <strong>de</strong> France dans <strong>la</strong> bouche », était « choquant<br />
et mordant dans ses expressions », « si plein <strong>de</strong> préjugés contre ses frères canadi<strong>en</strong>s »<br />
(Hébert, p. 122). Joseph Fayard, pour sa part, considérait ses confrères canadi<strong>en</strong>s comme «<br />
indép<strong>en</strong>dants, critiqueurs, cabaleurs, suffisants parmi tout, remplis <strong>de</strong> préjugés pour les<br />
Français » (Hébert, p. 115). Tous <strong>de</strong>ux retournèr<strong>en</strong>t <strong>en</strong> France, après <strong>de</strong>s requêtes répétées<br />
dans ce s<strong>en</strong>s. Les confrères canadi<strong>en</strong>s avai<strong>en</strong>t fait « tout leur possible pour vivre <strong>en</strong> Paix » avec<br />
eux (Hébert, p. 122). Il <strong>en</strong> al<strong>la</strong> tout autrem<strong>en</strong>t pour Thibaudier, qui disait ne pouvoir <strong>en</strong>visager<br />
un retour <strong>en</strong> France, tant il s'était américanisé. Quant à Champagneur, il écrivait <strong>en</strong> 1871<br />
: « Aujourd'hui j'aime <strong>la</strong> tranquillité et n'aime plus le caractère français, je ne pourrai jamais<br />
m'y faire, les usages, les manières et jusqu'à <strong>la</strong> nourriture, tout est différ<strong>en</strong>t. (...) Et bi<strong>en</strong>, (...)<br />
le Canada est bi<strong>en</strong> une secon<strong>de</strong> patrie pour moi. Ce n'est pas cep<strong>en</strong>dant que je n'aimasse<br />
pas revoir <strong>la</strong> France si je consultais mes goûts » (Hébert, p. 127). De retour <strong>en</strong> France, il aimait<br />
se faire appeler Canadi<strong>en</strong>, et il regrettait les maisons bi<strong>en</strong> chauffées l'hiver. Pourtant,<br />
l'adaptation avait été difficile à <strong>la</strong> m<strong>en</strong>talité et aux pratiques canadi<strong>en</strong>nes, comme se faire à<br />
une nourriture à base <strong>de</strong> pommes <strong>de</strong> terre et sans bière ou vin. Il avait vite pris consci<strong>en</strong>ce<br />
que gouverner dans un pays étranger <strong>en</strong> commandait une connaissance empathique. C'était<br />
le s<strong>en</strong>tim<strong>en</strong>t <strong>de</strong> Lahaye, pour qui <strong>la</strong> diss<strong>en</strong>sion était le fait <strong>de</strong>s Français <strong>en</strong>tre eux et non<br />
d'abord <strong>en</strong>tre Canadi<strong>en</strong>s et Français(Hébert, p. 131-144, 127-129).<br />
Les viateurs français se jugeai<strong>en</strong>t sévèrem<strong>en</strong>t les uns <strong>en</strong>vers les autres. Les conniv<strong>en</strong>ces<br />
américaines <strong>de</strong> Thibaudier et <strong>de</strong> Lahaye les r<strong>en</strong>dai<strong>en</strong>t redoutables auprès <strong>de</strong> Champagneur.<br />
Leur esprit d'indép<strong>en</strong>dance et leur agir <strong>en</strong>trepr<strong>en</strong>ant, souv<strong>en</strong>t hors normes, étai<strong>en</strong>t imités<br />
par certains viateurs canadi<strong>en</strong>s, ce qui se répercutait sur <strong>la</strong> confiance <strong>en</strong>vers le supérieur <strong>de</strong><br />
<strong>la</strong> mission. Ce <strong>de</strong>rnier était apprécié quoique objet <strong>de</strong> critiques continues. Parmi les nombreux<br />
faits re<strong>la</strong>tés, Thibaudier, sans consulter <strong>la</strong> communauté, d'après Champagneur dans<br />
une lettre à Querbes le 16 avril 1848, s'employait à embaucher « <strong>de</strong>s g<strong>en</strong>s comme religieux<br />
sans avoir fait leur noviciat, ou sans <strong>la</strong> pratique <strong>de</strong> <strong>la</strong> religion, surtout <strong>de</strong>s Canadi<strong>en</strong>s, qui ont<br />
tant <strong>de</strong> prév<strong>en</strong>ance contre les Français » (Hébert, p. 93). Lahaye, comme d'autres viateurs<br />
canadi<strong>en</strong>s par <strong>la</strong> suite, al<strong>la</strong>it agir <strong>de</strong> même, heureux <strong>de</strong> se construire une zone d'influ<strong>en</strong>ce<br />
dans <strong>la</strong> ligne <strong>de</strong> qualités personnelles. Il y avait aussi les ambiguïtés dans les compositions<br />
circonstanciées mettant <strong>en</strong> scène <strong>de</strong>s acteurs aux positions antagonistes, tels Bourget et les<br />
sulpici<strong>en</strong>s <strong>de</strong> <strong>la</strong> paroisse <strong>de</strong> Montréal avec <strong>la</strong> fondation paroissiale <strong>de</strong> Lahaye qui questionnait<br />
le monopole <strong>de</strong>s seconds <strong>de</strong>puis <strong>la</strong> conquête ang<strong>la</strong>ise. Quant aux prises <strong>de</strong> position dans<br />
les affrontem<strong>en</strong>ts <strong>en</strong>tre l'Institut Canadi<strong>en</strong> et l'épiscopat, l'attitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> Nicodème avait cours<br />
vu <strong>la</strong> fragilité <strong>de</strong> <strong>la</strong> fondation viatori<strong>en</strong>ne et les t<strong>en</strong>sions dans les re<strong>la</strong>tions avec Bourget et<br />
une part <strong>de</strong> son clergé.<br />
Les <strong>de</strong>ux viateurs américanisés s'<strong>en</strong> pr<strong>en</strong>ai<strong>en</strong>t vertem<strong>en</strong>t aux jeunes confrères français, dont <strong>la</strong><br />
prét<strong>en</strong>tion, à leurs yeux, comp<strong>en</strong>sait l'incompét<strong>en</strong>ce. Lahaye, dans une lettre à Querbes le 5<br />
décembre 1856, met comme condition expresse pour que Damais puisse rester au Canada,<br />
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qu'il perfectionne sa propre connaissance <strong>de</strong> <strong>la</strong> syntaxe française, avant <strong>de</strong> parler <strong>de</strong> Lam<strong>en</strong>nais,<br />
<strong>de</strong> Lamartine ou <strong>de</strong> quelque sommité littéraire, et aussi bi<strong>en</strong> qu'il cesse <strong>de</strong> « faire <strong>de</strong>s<br />
catéchismes <strong>en</strong> style à Lacordaire », dans un pays où un chat est un chat (Hébert, p.124-<br />
125). De façon générale, Champagneur considérait ses compatriotes expatriés <strong>en</strong> Canada<br />
comme épris d'esprit d'insubordination, portés à <strong>la</strong> cabale, murmurant pour un tout et un<br />
ri<strong>en</strong>, indép<strong>en</strong>dants au point <strong>de</strong> pr<strong>en</strong>dre <strong>de</strong>s décisions d'importance sans consulter les autorités,<br />
par ailleurs peu discrets et préoccupés moins <strong>en</strong>core d'avoir un li<strong>en</strong> avec <strong>la</strong> communauté<br />
d'appart<strong>en</strong>ance, <strong>en</strong> plus d'être <strong>en</strong>têtés même si c'était <strong>de</strong> bons religieux comme Augustin<br />
Fayard. Aux côtés d'eux, les Canadi<strong>en</strong>s respectai<strong>en</strong>t <strong>la</strong> règle, même davantage que les viateurs<br />
<strong>de</strong> France, une règle accordée aux usages et à <strong>la</strong> m<strong>en</strong>talité du pays. Ils reprochai<strong>en</strong>t au<br />
supérieur <strong>de</strong> <strong>la</strong> mission d'accepter <strong>de</strong> <strong>la</strong> part <strong>de</strong>s Français <strong>de</strong>s comportem<strong>en</strong>ts qui aurai<strong>en</strong>t<br />
mérité le r<strong>en</strong>voi dans le cas d'un Canadi<strong>en</strong> (Hébert, p. 122-126, 139-140).<br />
Le regard <strong>de</strong> l'autre s'avère corré<strong>la</strong>tif au <strong>de</strong>gré d'inclusion physique et psychosociale dans le<br />
milieu d'adoption. En creux, <strong>la</strong> dynamique est particulièrem<strong>en</strong>t manifeste chez les récalcitrants.<br />
Joseph Fayard <strong>de</strong>man<strong>de</strong> à Querbes, le 15 février 1855, soit à son troisième hiver au<br />
Canada, son rappel <strong>en</strong> France après avoir qualifié ses confrères canadi<strong>en</strong>s <strong>de</strong> « doués au super<strong>la</strong>tif<br />
<strong>de</strong>s fatalités du pays ». Dans <strong>la</strong> déf<strong>en</strong>se <strong>de</strong> sa cause, il invoque sa « santé débile » et<br />
les fatigues <strong>en</strong> raison d'une lour<strong>de</strong> besogne, <strong>de</strong> l'incapacité <strong>de</strong> « s'accoutumer, malgré <strong>de</strong>s<br />
efforts inouïs », à <strong>la</strong> nourriture, aux usages et à un climat, le tout « impropre à un tempéram<strong>en</strong>t<br />
du Languedoc » (Hébert, p. 117). Par suite <strong>de</strong>s conseils et du réconfort <strong>de</strong> Querbes, et<br />
mis au repos, le même Fayard, se reconnaissant « <strong>de</strong> tempéram<strong>en</strong>t froid », dans une lettre<br />
au fondateur le 20 juillet 1856, admet <strong>la</strong> « bi<strong>en</strong>faisante fécondité » <strong>de</strong> <strong>la</strong> nature canadi<strong>en</strong>ne<br />
et <strong>de</strong> <strong>la</strong> communauté viatori<strong>en</strong>ne dans <strong>la</strong> Nouvelle-France qu'est le Bas-Canada : « Oui, dans<br />
<strong>la</strong> Nouvelle France, à côté même <strong>de</strong> l'indiffér<strong>en</strong>ce, à côté <strong>de</strong> l'inconstance, à côté d'une liberté<br />
très incompatible avec le véritable esprit religieux, oui, <strong>en</strong> Canada comme <strong>en</strong> France, il se<br />
trouve <strong>de</strong>s Bleins, <strong>de</strong>s Paris, <strong>de</strong>s Augustins [<strong>en</strong> référ<strong>en</strong>ce à Jean-Pierre Blein (1812-1885),<br />
Jean-Pierre Paris (1807-1853) et Augustin Fayard (1821-185), considérés comme <strong>de</strong>s modèles],<br />
<strong>de</strong> ces âmes fortes, <strong>de</strong> ces âmes d'élite, <strong>de</strong> ces âmes dont on peut dire : elles ont r<strong>en</strong>oncé<br />
à leurs proches, elles ont juré un éternel adieu au mon<strong>de</strong> ; elles sav<strong>en</strong>t goûter les délices<br />
<strong>de</strong> <strong>la</strong> vie religieuse ; elles n'ont à cœur que <strong>la</strong> plus gran<strong>de</strong> gloire <strong>de</strong> Dieu. J'<strong>en</strong> connais <strong>de</strong><br />
ces religieux vraim<strong>en</strong>t dignes d'être imités » (Hébert, p. 117, 146, note 5). L'exception n'effaçait<br />
pas <strong>la</strong> perception <strong>de</strong> fond décou<strong>la</strong>nt aussi bi<strong>en</strong> <strong>de</strong> l'incapacité d'adaptation à <strong>de</strong>s conditions<br />
<strong>de</strong> vie différ<strong>en</strong>tes <strong>de</strong> celles souhaitées.<br />
Par <strong>de</strong>là les défis à relever et le s<strong>en</strong>tim<strong>en</strong>t <strong>de</strong> moy<strong>en</strong>s insuffisants, <strong>la</strong> confiance était au r<strong>en</strong><strong>de</strong>z-vous.<br />
Dans une lettre à Querbes le 7 décembre 1850, Lahaye sout<strong>en</strong>ait, non sans audace<br />
: « notre communauté comm<strong>en</strong>ce à être <strong>en</strong> relief. Certainem<strong>en</strong>t bi<strong>en</strong> maniée, faufilée, ajustée<br />
et dirigée par une main habile et un cœur pur, notre communauté peut faire un bi<strong>en</strong> imm<strong>en</strong>se<br />
à ce pays-ci. Elle est calculée <strong>de</strong> tous points pour le Bas-Canada ; sci<strong>en</strong>ces du jour,<br />
p<strong>la</strong>in-chant, cérémonies, sacristies, religion sans grimaces, tout ce<strong>la</strong> est le fait du pays » (Hébert,<br />
p. 131). Les élém<strong>en</strong>ts avancés n'étai<strong>en</strong>t pas à pr<strong>en</strong>dre chacun au même <strong>de</strong>gré, mais<br />
comme autant <strong>de</strong> composantes interdép<strong>en</strong>dantes d'un projet global. Le même épistolier<br />
relevait volontiers, et avec précision, les dysfonctionnem<strong>en</strong>ts et problèmes quotidi<strong>en</strong>s <strong>de</strong><br />
cette communauté naissante, souv<strong>en</strong>t <strong>en</strong> vis-à-vis <strong>de</strong>s pratiques et façons <strong>de</strong> voir américaines,<br />
et ainsi saisissait-il <strong>de</strong> près les singu<strong>la</strong>rités canadi<strong>en</strong>nes <strong>en</strong> regard <strong>de</strong> <strong>la</strong> France <strong>de</strong>s<br />
viateurs. Il <strong>en</strong> al<strong>la</strong>it <strong>de</strong> même chez Thibaudier et certains Canadi<strong>en</strong>s, alors que Champagneur<br />
Incursions n° 4 – mai 2011 - ISSN : 2110-5804<br />
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s'<strong>en</strong> t<strong>en</strong>ait ess<strong>en</strong>tiellem<strong>en</strong>t au rapport <strong>de</strong> son expéri<strong>en</strong>ce française avec celle du pays<br />
d'adoption, toutes <strong>de</strong>ux localem<strong>en</strong>t circonscrites. De part et d'autre étai<strong>en</strong>t p<strong>la</strong>cées au premier<br />
p<strong>la</strong>n <strong>la</strong> fondation et l'imp<strong>la</strong>ntation d'une communauté religieuse, avec son esprit, sa<br />
spiritualité et ses insertions sociales ou ecclésiales.<br />
Conclusion<br />
Dans le vis-à-vis historique <strong>de</strong> <strong>la</strong> fondation et <strong>de</strong> l'imp<strong>la</strong>ntation canadi<strong>en</strong>ne <strong>de</strong>s C.S.V, le regard<br />
<strong>de</strong> l'étranger s'avère irremp<strong>la</strong>çable, soit-il recevable dans <strong>de</strong>s milieux restreints. Ce regard<br />
déroute quand il pousse les investigations jusqu'à <strong>la</strong> racine <strong>de</strong>s choses observées et <strong>en</strong><br />
étale l'inavouable. Aujourd'hui comme hier, l'étranger qu'est le missionnaire fabrique sa vision<br />
<strong>de</strong>s choses <strong>de</strong> <strong>la</strong> vie <strong>en</strong> puisant à <strong>de</strong>s référ<strong>en</strong>ces tant <strong>de</strong> l'intérieur que <strong>de</strong> l'extérieur <strong>de</strong><br />
son mon<strong>de</strong> originel. Ce faisant, il pratique une comparaison fécon<strong>de</strong>, celle <strong>en</strong>tre <strong>de</strong>s lieux<br />
différ<strong>en</strong>ts et celle obt<strong>en</strong>ue par le tracé <strong>de</strong> <strong>la</strong> g<strong>en</strong>èse du mon<strong>de</strong> auquel il participe désormais,<br />
un mon<strong>de</strong> autre que celui <strong>de</strong> sa socialisation. C'est tout à <strong>la</strong> fois <strong>la</strong> re<strong>la</strong>tion empathique et <strong>la</strong><br />
prise <strong>de</strong> distance. L'exercice, humainem<strong>en</strong>t coûteux soit-il, peut m<strong>en</strong>er à questionner son<br />
insertion, ou celle du groupem<strong>en</strong>t d'appart<strong>en</strong>ance, pour <strong>en</strong> accroître l'effici<strong>en</strong>ce, une effici<strong>en</strong>ce<br />
qui soit à diverses dim<strong>en</strong>sions et aux horizons ouverts. C'est <strong>la</strong> condition d'être un<br />
étranger migrant et non un étranger sé<strong>de</strong>ntaire. Ce <strong>de</strong>rnier reste attaché à ses racines, culturelles<br />
ou religieuses, au point <strong>de</strong> dénier à l'autre <strong>la</strong> capacité <strong>de</strong> possé<strong>de</strong>r <strong>de</strong>s racines propres<br />
et <strong>de</strong> les affirmer publiquem<strong>en</strong>t, <strong>de</strong> les faire fructifier. Ce type d'étranger est prés<strong>en</strong>t parmi<br />
les viateurs français <strong>en</strong> mission canadi<strong>en</strong>ne. La gran<strong>de</strong> majorité d'<strong>en</strong>tre eux cep<strong>en</strong>dant se<br />
situ<strong>en</strong>t nettem<strong>en</strong>t comme <strong>de</strong>s étrangers migrants qui, re<strong>la</strong>tivisant leurs racines par le regard<br />
empathique et l'implication distanciée, dépass<strong>en</strong>t les résistances du sé<strong>de</strong>ntaire. Quant aux<br />
rapports avec les viateurs restés <strong>en</strong> métropole, y compris le fondateur désormais supérieur<br />
général, ils sont traversés par l'oscil<strong>la</strong>tion <strong>en</strong>tre l'ouverture à <strong>la</strong> reconnaissance <strong>de</strong> <strong>la</strong> différ<strong>en</strong>ce<br />
et le repli sur un mon<strong>de</strong> homogénéisé, autosuffisant et aux prét<strong>en</strong>tions d'une supériorité<br />
irréductible. Dans le jeu <strong>de</strong>s compositions, issues du sé<strong>de</strong>ntaire et du migrant, se profile<br />
<strong>la</strong> figure du métis, celui qui mêle sans confondre, qui <strong>la</strong>mine sans détruire, qui sélectionne et<br />
reconstruit.<br />
Notes<br />
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44<br />
Paul-André TURCOTTE<br />
Mars 2011<br />
(1) Une première version du propos qui suit a été publiée dans C<strong>la</strong>retianum 49(2009), aux pages 357-<br />
413, sous le titre : « Le regard <strong>de</strong> l'autre, les viateurs français <strong>en</strong> Bas-Canada. Le missionnaire comme<br />
migrant et étranger ». Cette édition comporte <strong>de</strong> nombreuses coquilles, dont certaines fauss<strong>en</strong>t <strong>la</strong><br />
compréh<strong>en</strong>sion du texte, <strong>en</strong> particulier pour ce qui est <strong>de</strong>s paragraphes théoriques. Ils ont été gran<strong>de</strong>m<strong>en</strong>t<br />
remaniés et <strong>l'<strong>en</strong>semble</strong>, réaménagé pour constituer le prés<strong>en</strong>t article sur <strong>la</strong> sociologie du<br />
migrant.<br />
(2) Le corpus empirique <strong>de</strong> l'étu<strong>de</strong> r<strong>en</strong>voie à <strong>la</strong> chronique canadi<strong>en</strong>ne <strong>de</strong> Champagneur, que l'archiviste<br />
Robert Hémond (1993) a compilé et prés<strong>en</strong>té dans un docum<strong>en</strong>t publié par les Clercs <strong>de</strong> Saint-<br />
Viateur du Canada. L'histori<strong>en</strong> Léo-Paul Hébert (1985) a colligé les lettres <strong>de</strong>s premiers viateurs français<br />
<strong>en</strong> mission au Canada, <strong>de</strong> même que celles <strong>de</strong> leurs col<strong>la</strong>borateurs, <strong>de</strong>s viateurs canadi<strong>en</strong>s ou<br />
<strong>de</strong>s autorités, civiles ou religieuses. Ces lettres ont pour auteurs principalem<strong>en</strong>t Champagneur, La-
haye et Thibaudier. Du matériau docum<strong>en</strong>taire sur fond archivistique ont été ret<strong>en</strong>ues, certes non<br />
exclusivem<strong>en</strong>t, les pages concernant le regard <strong>de</strong> l'étranger et ses rapports au milieu d'imp<strong>la</strong>ntation.<br />
Signalons que Hébert n'a pas inclus dans son recueil les lettres qui, <strong>de</strong> son point <strong>de</strong> vue, serai<strong>en</strong>t jugées<br />
off<strong>en</strong>santes par les Français actuels. Ces lettres apport<strong>en</strong>t peu à notre propos. Les citations repr<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t<br />
le texte archivistique tel quel, sans correction orthographique ou stylistique, même quand<br />
ce sont <strong>de</strong>s notes griffonnées ou <strong>de</strong>s messages sur le ton familier. L'orthographe français usuel, mais<br />
non officiel, est ret<strong>en</strong>u. Il <strong>en</strong> al<strong>la</strong>it ainsi <strong>en</strong> France au dix-neuvième siècle.<br />
(3) L'aperçu sociohistorique appelle <strong>de</strong>s complém<strong>en</strong>ts et explicitations, qui seront développés par<br />
nos soins dans un prochain article. La sociologie du migrant sera abordée sous l'angle <strong>de</strong> l'insertion<br />
du missionnaire <strong>en</strong> li<strong>en</strong> avec son regard <strong>de</strong> l'autre, et <strong>en</strong> ce qui concerne les viateurs français <strong>en</strong> Bas-<br />
Canada : le rapport à <strong>la</strong> culture canadi<strong>en</strong>ne, <strong>en</strong>tre France et Amérique, les pratiques éducatives et les<br />
débats <strong>de</strong> société, l'inclusion <strong>de</strong> <strong>la</strong> mission viatori<strong>en</strong>ne dans un projet <strong>de</strong> société.<br />
Incursions n° 4 – mai 2011 - ISSN : 2110-5804<br />
45
Référ<strong>en</strong>ces<br />
Bernard, Antoine, Les Clercs <strong>de</strong> Saint-Viateur au Canada. Le premier <strong>de</strong>mi-siècle (1847-1897), Montréal,<br />
Les Clercs <strong>de</strong> Saint-Viateur, 1947.<br />
Dussault, Gabriel, Charisme et économie. Les cinq premières communautés masculines établies au<br />
Québec sous le régime ang<strong>la</strong>is (1837-1870), Québec, Départem<strong>en</strong>t <strong>de</strong> Sociologie <strong>de</strong> l'Université Laval,<br />
1981.<br />
Guillemette, Nil, « Le missionnaire, cet étranger », Le Brigand, mars-avril 1980, p. 14-17.<br />
Hébert, Léo-Paul), Le Québec <strong>de</strong> 1850 <strong>en</strong> lettres détachées, Québec, Ministère <strong>de</strong>s Affaires culturelles,<br />
1985.<br />
Hémond, Robert, Éti<strong>en</strong>ne Champagneur. Mission du Canada, s.l., Les Clercs <strong>de</strong> Saint-Viateur Canadi<strong>en</strong>s,<br />
1993.<br />
Lévesque, B<strong>en</strong>oît, Naissance et imp<strong>la</strong>ntation <strong>de</strong>s Clercs <strong>de</strong> Saint-Viateur au Canada (1847-1870),<br />
Sherbrooke, Université <strong>de</strong> Sherbrooke (mémoire <strong>en</strong> sci<strong>en</strong>ces humaines <strong>de</strong>s religions), 1971 (ronéotypé).<br />
Lévesque, B<strong>en</strong>oît, « Champagneur, Eti<strong>en</strong>ne », Dictionnaire biographique du Canada, vol. XI : De 1881<br />
à 1890, Québec, Les Presses <strong>de</strong> l'Université Laval, 1982, p. 190-191.<br />
Pageau, R<strong>en</strong>é, Haïti sous les mangues. Poèmes, Montréal, Médiaspaul, 2007.<br />
Perin, Roberto, « L'Eglise et l'édification d'une culture publique au Québec », S. C. H. E. C. Etu<strong>de</strong>s d'histoire<br />
religieuse, 67 (2001), p. 261-270.<br />
Perin, Roberto, Ignace <strong>de</strong> Montréal, Montréal, Boréal, 2008.<br />
Rausch<strong>en</strong>busch, Walter, Christianity and the Social Crisis, Louisville (K<strong>en</strong>tucky), Westminster/John<br />
Knox Press, 1991 (1907).<br />
Schütz, Alfred, Le Chercheur et le quotidi<strong>en</strong>, Paris, Méridi<strong>en</strong>s Klincksieck, 1987, ch. IV : « L'étranger.<br />
Essai <strong>de</strong> psychologie sociale ».<br />
Simmel, Georg, «Digression sur l'étranger », in L’Ecole <strong>de</strong> Chicago. Naissance <strong>de</strong> l'écologie urbaine,<br />
Paris, Aubier, 1990.<br />
Turcotte, Paul-André, Rapports <strong>de</strong>s r<strong>en</strong>contres <strong>de</strong>s supérieurs majeurs ayant <strong>de</strong>s missions <strong>en</strong> Haïti et<br />
dans d'autres pays <strong>de</strong>s Amériques, Montréal, 1980 (ronéotypé).<br />
Turcotte, Paul-André, Intransigeance ou compromis. Sociologie et histoire du catholicisme actuel,<br />
Montréal, Fi<strong>de</strong>s, 1994.<br />
Turcotte, Paul-André, « Le socialisme évangélique comme antidote aux perversions <strong>de</strong> <strong>la</strong> mo<strong>de</strong>rnité<br />
américaine » (introduction à <strong>la</strong> p<strong>en</strong>sée <strong>de</strong> W. Rausch<strong>en</strong>busch), in Camil Ménard et Flor<strong>en</strong>t Vill<strong>en</strong>euve<br />
(dir.), Projet <strong>de</strong> société et lectures chréti<strong>en</strong>nes, Montréal, Fi<strong>de</strong>s, 1997, p. 319-336.<br />
Turcotte, Paul-André, « La sociologie <strong>de</strong>s religions et <strong>la</strong> condition <strong>de</strong> minoritaire dans le champ religieux<br />
», Social Compass 51-1 (2004), p. 45-58.<br />
Incursions n° 4 – mai 2011 - ISSN : 2110-5804<br />
46
Turcotte, Paul-André, et Remy Jean, Médiations et compromis : Institutions religieuses et symboliques<br />
sociales. Contributions à une relecture <strong>de</strong>s c<strong>la</strong>ssiques <strong>de</strong> <strong>la</strong> sociologie, Paris, L'Harmattan,<br />
2006.<br />
Pour citer cet article<br />
Paul-André Turcotte, Pour une sociologie du migrant - La figure du missionnnaire. Incursions, n°4, mai<br />
2011, http://www.incursions.fr<br />
Incursions n° 4 – mai 2011 - ISSN : 2110-5804<br />
47
Rec<strong>en</strong>sion – Le travail sa<strong>la</strong>rié et les instances<br />
<strong>de</strong> régu<strong>la</strong>tion sur les hauts p<strong>la</strong>teaux<br />
<strong>de</strong> l’Ouest Cameroun (1916-1972)<br />
<strong>de</strong> François Eti<strong>en</strong>ne Tsopmb<strong>en</strong>g<br />
Comm<strong>en</strong>t un chercheur <strong>en</strong> sci<strong>en</strong>ces sociales peut-il abor<strong>de</strong>r un<br />
sujet polémique ou passionnel ?<br />
Comm<strong>en</strong>t objectiver face aux s<strong>en</strong>tim<strong>en</strong>ts, é<strong>la</strong>borer <strong>de</strong>s hypothèses<br />
face aux jugem<strong>en</strong>ts ? Rec<strong>en</strong>sion <strong>de</strong> l’ouvrage <strong>de</strong> François<br />
Eti<strong>en</strong>ne Tsopmb<strong>en</strong>g.<br />
Incursions n° 4 – mai 2011 - ISSN : 2110-5804<br />
48<br />
Par Pierre Col<strong>la</strong>ntier<br />
Ce que l’on nomme <strong>la</strong> question coloniale fait partie <strong>de</strong> ces sujets à propos <strong>de</strong>squels le débat<br />
public n’est pas toujours c<strong>en</strong>tré sur <strong>la</strong> compréh<strong>en</strong>sion nécessaire à une prise <strong>de</strong> position. Ce<br />
sont le plus souv<strong>en</strong>t les s<strong>en</strong>tim<strong>en</strong>ts qui gui<strong>de</strong>nt le jugem<strong>en</strong>t. Qualifier <strong>la</strong> colonisation <strong>de</strong> bi<strong>en</strong>fait<br />
ou <strong>de</strong> méfait, c’est faire un jugem<strong>en</strong>t moral, c'est-à-dire pr<strong>en</strong>dre position à partir d’un<br />
point <strong>de</strong> vue particulier, reposant lui-même sur <strong>de</strong>s valeurs, croyances, opinions.<br />
Les sci<strong>en</strong>ces sociales, le chercheur, se doiv<strong>en</strong>t eux d’adopter un point <strong>de</strong> vue autre, celui,<br />
décrit par Alfred Schütz, <strong>de</strong> l’observateur sci<strong>en</strong>tifique. Ce point <strong>de</strong> vue singulier s’appuie sur<br />
une métho<strong>de</strong>, <strong>de</strong>s principes théoriques, et une démarche réflexive questionnant son propre<br />
point <strong>de</strong> vue. C’est ainsi que les sci<strong>en</strong>ces sociales peuv<strong>en</strong>t contribuer aux débats <strong>de</strong> <strong>la</strong> société,<br />
<strong>en</strong> adoptant leur position singulière, particulièrem<strong>en</strong>t révélée à propos <strong>de</strong> problèmes<br />
posant, comme ici, <strong>de</strong>s sortes <strong>de</strong> cas-limites, dans lesquels <strong>la</strong> différ<strong>en</strong>ciation <strong>de</strong>s points <strong>de</strong><br />
vues se révèle avec acuité ?
Le travail <strong>de</strong> François Eti<strong>en</strong>ne Tsopmb<strong>en</strong>g est exemp<strong>la</strong>ire <strong>de</strong> ce que peut être <strong>la</strong> démarche<br />
<strong>de</strong>s sci<strong>en</strong>ces sociales. Par le choix et <strong>la</strong> constitution <strong>de</strong> l’objet, mais aussi par <strong>la</strong> rigueur <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />
métho<strong>de</strong> employée. Pour abor<strong>de</strong>r <strong>la</strong> compréh<strong>en</strong>sion du phénomène colonial <strong>la</strong> métho<strong>de</strong><br />
choisie est celle <strong>de</strong> <strong>la</strong> socio-histoire. Le travail historique, lié à l’interprétation sociologique,<br />
permett<strong>en</strong>t <strong>de</strong> saisir le processus historique dans sa continuité comme dans ses ruptures, et<br />
ainsi d’<strong>en</strong> permettre une compréh<strong>en</strong>sion. Pour ce faire, il faut faire <strong>de</strong>s choix, non seulem<strong>en</strong>t<br />
concernant le cadre théorique <strong>de</strong> référ<strong>en</strong>ce, mais égalem<strong>en</strong>t pour trouver un moy<strong>en</strong><br />
d’abor<strong>de</strong>r le réel. Un phénomène social ne se donne jamais comme une totalité qu’il suffirait<br />
<strong>de</strong> retranscrire, il est l’<strong>en</strong>semble <strong>de</strong>s actions <strong>de</strong>s acteurs, <strong>la</strong> signification que ceux-ci attribu<strong>en</strong>t<br />
à leurs actes, les interactions <strong>en</strong>tre différ<strong>en</strong>tes sphères <strong>de</strong> réalités. Pour le dire autrem<strong>en</strong>t,<br />
un fait ne se produit jamais isolém<strong>en</strong>t, est rarem<strong>en</strong>t produit par une cause unique. Or,<br />
nous ne pouvons pas connaître toutes les causes, toutes les conséqu<strong>en</strong>ces, tous les élém<strong>en</strong>ts<br />
implicites d’une situation. Le travail <strong>de</strong> recherche comm<strong>en</strong>ce donc par <strong>de</strong>s choix, et par une<br />
question : comm<strong>en</strong>t <strong>en</strong>tre dans <strong>la</strong> réalité d’un phénomène ?<br />
Fidèle <strong>en</strong> ce<strong>la</strong> à Marx comme à Weber, à leurs analyses faisant <strong>de</strong> l’économie un point c<strong>en</strong>tral<br />
<strong>de</strong> l’organisation sociale, François Eti<strong>en</strong>ne Tsopmb<strong>en</strong>g choisit <strong>la</strong> question du travail, et<br />
notamm<strong>en</strong>t l’apparition du sa<strong>la</strong>riat, comme point d’<strong>en</strong>trée dans <strong>la</strong> réalité coloniale.<br />
Ce point <strong>de</strong> départ choisi l’auteur <strong>en</strong>trepr<strong>en</strong>d un important travail historique, <strong>de</strong>rrière lequel<br />
se <strong>de</strong>ssine <strong>la</strong> difficulté et l’exig<strong>en</strong>ce <strong>de</strong> <strong>la</strong> socio-histoire. Il faut faire le travail <strong>de</strong> l’histori<strong>en</strong>, et<br />
dans ce cas, ce<strong>la</strong> veut dire rechercher les sources déjà existantes, mais égalem<strong>en</strong>t produire<br />
celles qui sont nécessaires pour <strong>la</strong> recherche, à travers l’exam<strong>en</strong> <strong>de</strong>s archives et <strong>la</strong> r<strong>en</strong>contre<br />
<strong>de</strong> témoins. Ensuite, il faut utiliser ces matériaux, et faire le travail du sociologue. La démarche<br />
sociologique s’articule <strong>en</strong>suite autour <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux axes principaux, l’utilisation <strong>de</strong> concepts,<br />
et <strong>la</strong> comparaison.<br />
L’utilisation <strong>de</strong>s concepts sociologiques, notamm<strong>en</strong>t ceux <strong>de</strong> <strong>la</strong> sociologie <strong>de</strong>s religions, et<br />
plus précisém<strong>en</strong>t <strong>de</strong>s groupem<strong>en</strong>ts religieux (1) (Weber, Troeltsch, Séguy, Turcotte), se fait<br />
dans une version non ess<strong>en</strong>tialiste. Il s’agit <strong>de</strong> concepts opératoires, <strong>de</strong> types idéaux, c'est-àdire<br />
<strong>de</strong> notions <strong>de</strong>stinées à abor<strong>de</strong>r le réel. Utiliser le concept <strong>de</strong> compromis, c’est ici voir<br />
dans quelle mesure il est signifiant, dans cette situation donnée. L’interprétation à l’ai<strong>de</strong> <strong>de</strong><br />
concepts permet d’ordonner les matériaux historiques, d’<strong>en</strong> abor<strong>de</strong>r <strong>la</strong> signification.<br />
La comparaison, métho<strong>de</strong> initiée par Max Weber, est ici double, à <strong>la</strong> fois diachronique et<br />
synchronique. Dans un contexte <strong>de</strong> mo<strong>de</strong>rnité, c'est-à-dire <strong>de</strong> pluralisme, nous n’avons plus<br />
une notion <strong>de</strong> vérité ultime à <strong>la</strong>quelle nous référer (2). Une telle notion <strong>de</strong> vérité est, quelle<br />
que soit <strong>la</strong> situation historique, problématique lorsqu’il s’agit d’étudier le mon<strong>de</strong> social, celui-ci<br />
se prés<strong>en</strong>tant à l’observateur comme un <strong>en</strong>semble d’interactions <strong>en</strong>tre groupes sociaux,<br />
acteurs, sphères <strong>de</strong> réalité, comme ce<strong>la</strong> a déjà été souligné. L’un <strong>de</strong>s moy<strong>en</strong>s <strong>de</strong> donner<br />
<strong>de</strong> <strong>la</strong> valeur à un énoncé sci<strong>en</strong>tifique portant sur le mon<strong>de</strong> social est <strong>la</strong> comparaison. En<br />
introduisant une forme <strong>de</strong> re<strong>la</strong>tivisme, le chercheur introduit <strong>de</strong>s élém<strong>en</strong>ts lui permettant<br />
Incursions n° 4 – mai 2011 - ISSN : 2110-5804<br />
49
d’évaluer l’interprétation qu’il donne d’un phénomène. Dans <strong>la</strong> recherche <strong>de</strong> François<br />
Eti<strong>en</strong>ne Tsopmb<strong>en</strong>g, <strong>la</strong> comparaison <strong>en</strong>tre <strong>la</strong> rationalité à l’œuvre dans l’organisation sociale<br />
Bamiléké précoloniale permet <strong>de</strong> mesurer <strong>la</strong> signification <strong>de</strong> l’organisation mise <strong>en</strong> p<strong>la</strong>ce par<br />
le colonialisme. Dans le même s<strong>en</strong>s, <strong>la</strong> comparaison <strong>en</strong>tre le sa<strong>la</strong>riat <strong>de</strong>s sociétés capitalistes,<br />
et celui <strong>de</strong> <strong>la</strong> congrégation <strong>de</strong>s prêtres du Sacré-Cœur, permet <strong>de</strong> saisir les particu<strong>la</strong>rités <strong>de</strong><br />
chacune.<br />
A travers cette recherche apparaît ce que fut <strong>la</strong> colonisation, dans sa dim<strong>en</strong>sion <strong>de</strong> transformation<br />
radicale <strong>de</strong> sociétés. L’approche économique révèle non seulem<strong>en</strong>t les changem<strong>en</strong>ts<br />
dans <strong>la</strong> rationalité propre à cette sphère <strong>de</strong> l’activité humaine, mais égalem<strong>en</strong>t les<br />
justifications idéologiques accompagnant ces transformations (ici notamm<strong>en</strong>t une idéologie<br />
raciale), les différ<strong>en</strong>ts motifs (dans le s<strong>en</strong>s <strong>de</strong> <strong>la</strong> sociologie phénoménologique <strong>de</strong> motifs <strong>en</strong><br />
vue <strong>de</strong> et <strong>de</strong> motifs parce que) ayant présidés à ces changem<strong>en</strong>ts, les questions politiques et<br />
l’imbrication <strong>de</strong> <strong>la</strong> sphère privée <strong>de</strong> l’économie <strong>de</strong> type capitaliste avec le pouvoir politique.<br />
Combinée à une approche favorisant <strong>la</strong> mise à jour <strong>de</strong>s processus historiques à l’œuvre, elle<br />
permet une compréh<strong>en</strong>sion <strong>de</strong> <strong>la</strong> situation postcoloniale.<br />
Pour répondre à <strong>la</strong> question p<strong>la</strong>cée <strong>en</strong> ouverture, comm<strong>en</strong>t un chercheur <strong>en</strong> sci<strong>en</strong>ces sociales<br />
peut-il <strong>en</strong>trer dans ce type <strong>de</strong> questions, <strong>la</strong> réponse est cont<strong>en</strong>ue dans l’ouvrage <strong>de</strong><br />
François Eti<strong>en</strong>ne Tsopmb<strong>en</strong>g. Il montre <strong>la</strong> fécondité <strong>de</strong> <strong>la</strong> re<strong>la</strong>tion dialectique qu’il y a <strong>en</strong>tre<br />
les concepts et <strong>la</strong> théorie d’une part, le réel objectivé d’autre part. La raison d’être <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />
théorie, pour les sci<strong>en</strong>ces sociales, est bi<strong>en</strong> <strong>de</strong> parv<strong>en</strong>ir à <strong>la</strong> compréh<strong>en</strong>sion. Ce même réel,<br />
son exig<strong>en</strong>ce, transform<strong>en</strong>t <strong>en</strong> retour <strong>la</strong> théorie, l’interrog<strong>en</strong>t. Ici, c’est <strong>la</strong> réalité du colonialisme<br />
qui pr<strong>en</strong>d forme, r<strong>en</strong>ouve<strong>la</strong>nt le regard que nous pouvons porter sur cette réalité.<br />
Elém<strong>en</strong>ts nécessaires à une possible prise <strong>de</strong> position, ce qui est <strong>la</strong> façon, discrète, secon<strong>de</strong>,<br />
que peut avoir le chercheur d’être prés<strong>en</strong>t dans les débats publics.<br />
Notes<br />
Incursions n° 4 – mai 2011 - ISSN : 2110-5804<br />
50<br />
Pierre Col<strong>la</strong>ntier<br />
Avril 2011<br />
(1) Ces concepts, é<strong>la</strong>borés dans le cadre <strong>de</strong> <strong>la</strong> sociologie <strong>de</strong>s religions, se transpos<strong>en</strong>t dans d’autres<br />
domaines. Le groupem<strong>en</strong>t volontaire utopique <strong>de</strong> Jean Séguy peut, à titre d’exemple, servir à l’étu<strong>de</strong><br />
<strong>de</strong> groupem<strong>en</strong>ts politiques.<br />
(2) L’idée <strong>de</strong> vérité <strong>en</strong>t<strong>en</strong>due dans ce s<strong>en</strong>s, mérite elle-même d’être examinée. Si <strong>la</strong> référ<strong>en</strong>ce (par<br />
exemple Dieu) est <strong>la</strong> même, son s<strong>en</strong>s est lui variable (selon les mom<strong>en</strong>ts historiques, les groupem<strong>en</strong>ts<br />
religieux, les ori<strong>en</strong>tations théologiques). L’idée <strong>de</strong> vérité universelle est <strong>en</strong> réalité souv<strong>en</strong>t ellemême<br />
plurielle.
Référ<strong>en</strong>ce<br />
François Eti<strong>en</strong>ne Tsopmb<strong>en</strong>g, Le travail sa<strong>la</strong>rié et les instances <strong>de</strong> régu<strong>la</strong>tion sur les hauts p<strong>la</strong>teaux <strong>de</strong><br />
l’Ouest Cameroun (1916-1972). Configuration historique et élém<strong>en</strong>ts d’interprétation sociologique.<br />
Préface <strong>de</strong> Paul-André Turcotte, Paris, L’Harmattan, 2008, 344p.<br />
Pour citer cet article<br />
Pierre Col<strong>la</strong>ntier, rec<strong>en</strong>sion <strong>de</strong> Le travail sa<strong>la</strong>rié et les instances <strong>de</strong> régu<strong>la</strong>tion sur les hauts p<strong>la</strong>teaux<br />
<strong>de</strong> l’Ouest Cameroun (1916-1972). Configuration historique et élém<strong>en</strong>ts d’interprétation sociologique.<br />
Par François Eti<strong>en</strong>ne Tsopmb<strong>en</strong>g, Préface <strong>de</strong> Paul-André Turcotte, Paris, L’Harmattan, 2008, 344p.<br />
dans Incursions, n°4, mai 2011, http://www.incursions.fr<br />
Incursions n° 4 – mai 2011 - ISSN : 2110-5804<br />
51
Rec<strong>en</strong>sion – Charisma, Converts, Competitors.<br />
Societal and Sociological Factors<br />
in the Success of Early Christianity<br />
<strong>de</strong> Jack T. San<strong>de</strong>rs<br />
Qui était l’opposant majeur au christianisme naissant ? L’Etat<br />
romain ? La concurr<strong>en</strong>ce religieuse ?<br />
Une réflexion critique sur l’expansion du christianisme <strong>de</strong>s premiers<br />
temps, dans <strong>la</strong> perspective <strong>de</strong>s sci<strong>en</strong>ces sociales.<br />
Incursions n° 4 – mai 2011 - ISSN : 2110-5804<br />
52<br />
Par Matthieu Ol<strong>la</strong>gnon<br />
Les raisons <strong>de</strong> l’expansion et <strong>de</strong> <strong>la</strong> victoire du christianisme dans l’Empire romain n’ont pas<br />
fini <strong>de</strong> faire débat. Jack T. San<strong>de</strong>rs, dans Charisma, Converts, Competitors, mobilise à son<br />
tour <strong>la</strong> perspective <strong>de</strong>s sci<strong>en</strong>ces sociales pour éc<strong>la</strong>irer ce que l’on sait <strong>de</strong>s premiers temps du<br />
christianisme. Sa démarche, <strong>en</strong> ce s<strong>en</strong>s, est très proche <strong>de</strong> celles d’autres auteurs évoqués<br />
dans Incursions (Rodney Stark et ceux du Handbook Of Early Christianity). Son originalité est<br />
<strong>de</strong> considérer <strong>la</strong> question sous l’angle, non pas seulem<strong>en</strong>t d’une lutte à mort avec un polythéisme<br />
d’Etat, mais égalem<strong>en</strong>t d’un processus d’émerg<strong>en</strong>ce au milieu d’un <strong>en</strong>semble <strong>de</strong><br />
compétiteurs religieux. Elle est égalem<strong>en</strong>t dans un autre parti pris <strong>de</strong> l’auteur : partir <strong>de</strong>s<br />
premières conversions, celles qui ont lieu face au Christ et à cause <strong>de</strong> Lui, et repasser sous <strong>la</strong><br />
lumière sociologique tout le processus d’expansion et <strong>de</strong> diffusion du christianisme. Son<br />
propos s’organise alors <strong>en</strong> trois questions: pourquoi les g<strong>en</strong>s ont-ils suivi le Christ ? Pourquoi<br />
<strong>de</strong>s g<strong>en</strong>tils sont-ils <strong>de</strong>v<strong>en</strong>us chréti<strong>en</strong>s ? Pourquoi le christianisme l’a-t-il emporté au milieu <strong>de</strong><br />
ses concurr<strong>en</strong>ts ?
La première étape <strong>de</strong> l’ouvrage explore d’un point <strong>de</strong> vue sociologique les modalités du charisme<br />
<strong>de</strong> Jésus et <strong>de</strong> sa prédication. Le Christ et son charisme peuv<strong>en</strong>t s’inscrire, <strong>de</strong> ce point<br />
<strong>de</strong> vue, dans un cadre interprétatif é<strong>la</strong>boré pour <strong>de</strong>s phénomènes religieux actuels. San<strong>de</strong>rs<br />
<strong>en</strong> explore les traits <strong>de</strong> façon assez audacieuse, <strong>en</strong> établissant une analogie point par point<br />
avec <strong>la</strong> biographie <strong>de</strong> l’indi<strong>en</strong> Bagwhan Shree Rajneesh (1931-1990). Il s’agit <strong>de</strong> défricher<br />
<strong>de</strong>s élém<strong>en</strong>ts propres au charisme <strong>de</strong>s lea<strong>de</strong>rs <strong>de</strong> nouveaux mouvem<strong>en</strong>ts religieux. Ceux-ci<br />
peuv<strong>en</strong>t <strong>en</strong> effet être un point <strong>de</strong> départ à <strong>la</strong> compréh<strong>en</strong>sion <strong>de</strong> l’expansion du christianisme<br />
avant et après <strong>la</strong> disparition du fondateur. L’étonnant est qu’il <strong>en</strong> ressort effectivem<strong>en</strong>t que<br />
le parcours charismatique <strong>de</strong> Jésus partage avec ce gourou d’inspiration hindoue un certain<br />
nombre <strong>de</strong> points.<br />
Un lea<strong>de</strong>r <strong>de</strong> cet ordre, <strong>en</strong> premier lieu, répond ou prét<strong>en</strong>d répondre à l’appel d’une mission,<br />
dont le s<strong>en</strong>s et <strong>la</strong> légitimité lui sont <strong>en</strong> partie extérieurs et qui ordonn<strong>en</strong>t toute sa vie.<br />
Dans <strong>la</strong> suite <strong>de</strong> cet appel, il accomplit <strong>de</strong>s miracles, disp<strong>en</strong>se un <strong>en</strong>seignem<strong>en</strong>t et appelle<br />
<strong>de</strong>s disciples. Cette activité trouve une certaine résonnance avec une situation <strong>de</strong> détresse<br />
propre à son époque. San<strong>de</strong>rs ajoute - exemples à l’appui - que le lea<strong>de</strong>r religieux charismatique<br />
<strong>en</strong>treti<strong>en</strong>t et r<strong>en</strong>force son charisme par l’imprévisibilité <strong>de</strong> ses actes et <strong>de</strong> sa prédication<br />
(randomness) ce qui, suppose-t-on, empêche <strong>la</strong> routinisation et donc l’éloignem<strong>en</strong>t <strong>de</strong><br />
<strong>la</strong> source charismatique. Dans les <strong>de</strong>ux cas, <strong>en</strong>fin, l’activité <strong>de</strong> prédication et l’émerg<strong>en</strong>ce<br />
d’une communauté suscit<strong>en</strong>t <strong>la</strong> persécution.<br />
L’auteur déduit <strong>de</strong> cette comparaison et <strong>de</strong> <strong>la</strong> congru<strong>en</strong>ce formelle qu’elle révèle que Jésus<br />
<strong>en</strong>trait lors <strong>de</strong> sa prédication dans <strong>la</strong> catégorie sociologique <strong>de</strong>s lea<strong>de</strong>rs <strong>de</strong> nouveaux mouvem<strong>en</strong>ts<br />
religieux (et non <strong>de</strong>s prophètes, agissant dans un rapport différ<strong>en</strong>t à <strong>la</strong> Loi). Ceci<br />
permet d’appliquer au christianisme émerg<strong>en</strong>t <strong>la</strong> même démarche d’analyse sociologique<br />
que les autres nouveaux mouvem<strong>en</strong>ts religieux, contemporains ou antiques. San<strong>de</strong>rs abor<strong>de</strong><br />
alors une secon<strong>de</strong> question : pourquoi les g<strong>en</strong>tils, au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong>s membres recrutés directem<strong>en</strong>t<br />
lors <strong>de</strong> <strong>la</strong> prédication <strong>de</strong> Jésus, sont-ils <strong>de</strong>v<strong>en</strong>us chréti<strong>en</strong>s ?<br />
San<strong>de</strong>rs reconnaît que les élém<strong>en</strong>ts manqu<strong>en</strong>t sur ce qui a préparé les conversions dans<br />
l’Empire. Il s’appuie alors sur une <strong>la</strong>rge <strong>revue</strong> <strong>de</strong>s diverses approches <strong>de</strong> <strong>la</strong> conversion é<strong>la</strong>borées<br />
par les sci<strong>en</strong>ces sociales. Il <strong>en</strong> ressort que le passage au christianisme s’opère souv<strong>en</strong>t<br />
pour le converti à un mom<strong>en</strong>t <strong>de</strong> t<strong>en</strong>sion intérieure et s’appuie sur l’insertion dans un réseau,<br />
qui r<strong>en</strong>d p<strong>la</strong>usible et r<strong>en</strong>force ce changem<strong>en</strong>t (sur ce point, cep<strong>en</strong>dant, San<strong>de</strong>rs explique<br />
bi<strong>en</strong> que les preuves historiques font défaut et évoque les travaux <strong>de</strong> R. Stark). Il<br />
ajoute que <strong>la</strong> pério<strong>de</strong> <strong>en</strong> elle-même était favorable, <strong>en</strong> ceci qu’il n’était pas inhabituel <strong>de</strong><br />
r<strong>en</strong>dre un culte à <strong>de</strong>s dieux étrangers d’importation réc<strong>en</strong>te, tels Mithra ou Isis. A ce titre,<br />
les premiers convertis sembl<strong>en</strong>t avoir été <strong>en</strong> posture <strong>de</strong> recherche (seekers), c’est-à-dire<br />
avoir eu <strong>la</strong> possibilité d’interroger le s<strong>en</strong>s <strong>de</strong> <strong>la</strong> vie et avoir pu traduire ce<strong>la</strong> <strong>en</strong> expéri<strong>en</strong>ces<br />
religieuses. Dev<strong>en</strong>ir chréti<strong>en</strong> dans les premiers temps ne semble donc pas toujours avoir été<br />
une rupture radicale mais souv<strong>en</strong>t, au contraire, un changem<strong>en</strong>t d’affectation religieuse,<br />
comme il s’<strong>en</strong> opérait d’autres avec les autres religions émerg<strong>en</strong>tes. En fait, le propos <strong>de</strong><br />
Incursions n° 4 – mai 2011 - ISSN : 2110-5804<br />
53
San<strong>de</strong>rs est que le terrain était, par nombre d’aspects, culturellem<strong>en</strong>t préparé à une démarche<br />
d’adhésion à un mouvem<strong>en</strong>t <strong>de</strong> ce type<br />
L’auteur remarque égalem<strong>en</strong>t que le christianisme paulini<strong>en</strong> se situe à un point d’équilibre<br />
<strong>en</strong>tre le mon<strong>de</strong> juif (interdiction <strong>de</strong> manger <strong>la</strong> vian<strong>de</strong> <strong>de</strong>s idoles, règles <strong>de</strong> morale sexuelle,<br />
…) et le mon<strong>de</strong> <strong>de</strong>s g<strong>en</strong>tils (rapport distancié à <strong>la</strong> loi, ouverture aux nations). Cet équilibre<br />
contribuait sans doute à r<strong>en</strong>dre <strong>la</strong> conversion plus facile <strong>en</strong> permettant <strong>de</strong> <strong>la</strong> relier à un point<br />
d’ancrage dans l’expéri<strong>en</strong>ce personnelle et non comme un saut radical dans une culture<br />
autre. Est évoquée égalem<strong>en</strong>t une adaptation réussie du christianisme <strong>en</strong> termes <strong>de</strong> prédication<br />
(advocacy), incluant <strong>la</strong> reprise <strong>de</strong> savoirs-faire anci<strong>en</strong>s, comme le dialogue socratique.<br />
En ce s<strong>en</strong>s, le christianisme semble avoir réussi le tour <strong>de</strong> force d’être à <strong>la</strong> fois autre et partie<br />
pr<strong>en</strong>ante <strong>de</strong> <strong>la</strong> culture antique.<br />
L’auteur souligne surtout l’excell<strong>en</strong>t usage fait par les communautés chréti<strong>en</strong>nes <strong>de</strong> ce qu’il<br />
appelle « l’<strong>en</strong>capsu<strong>la</strong>tion <strong>de</strong>s fidèles », c'est-à-dire leur intégration dans un univers re<strong>la</strong>tionnel<br />
et cognitif. Il évoque l’importance <strong>de</strong>s r<strong>en</strong>contres régulières du dimanche, <strong>de</strong>s partages<br />
<strong>de</strong> repas <strong>en</strong>tre fidèles, <strong>de</strong>s pratiques du chant et <strong>de</strong> <strong>la</strong> lecture ainsi que <strong>de</strong> <strong>la</strong> promotion <strong>de</strong>s<br />
re<strong>la</strong>tions au sein du mouvem<strong>en</strong>t (usage <strong>de</strong>s mots « frères » et « sœurs »), r<strong>en</strong>forçant par là<br />
l’insertion dans une communauté portant, pour repr<strong>en</strong>dre les mots <strong>de</strong> Berger, une véritable<br />
structure <strong>de</strong> p<strong>la</strong>usibilité. Les autres religions, excepté peut être le culte <strong>de</strong> Mithra, répandu<br />
surtout chez les militaires, sembl<strong>en</strong>t toutes avoir été moins efficaces <strong>en</strong> termes<br />
d’<strong>en</strong>capsu<strong>la</strong>tion.<br />
De fait, selon San<strong>de</strong>rs, le christianisme a su s’inscrire dans une configuration lui assurant <strong>de</strong>s<br />
points d’accroche, <strong>de</strong> compatibilité avec l’expéri<strong>en</strong>ce <strong>de</strong> <strong>la</strong> vie sociale et spirituelle <strong>de</strong><br />
l’Empire romain. Le fait qu’il ait pu susciter <strong>de</strong> nouveaux a<strong>de</strong>ptes n’explique cep<strong>en</strong>dant pas<br />
l’avantage pris sur ses compétiteurs religieux, lesquels avai<strong>en</strong>t tout autant <strong>la</strong> capacité<br />
d’attirer <strong>de</strong>s convertis parfois très motivés (tels les prêtres <strong>de</strong> Cybèle, qui s’émascu<strong>la</strong>i<strong>en</strong>t).<br />
L’auteur souligne que durant <strong>la</strong> même pério<strong>de</strong> d’autres nouveaux mouvem<strong>en</strong>ts religieux ont<br />
égalem<strong>en</strong>t très fortem<strong>en</strong>t progressé. Pourquoi, alors, le christianisme s’est-il imposé, c’est-àdire<br />
pourquoi les nouveaux convertis du christianisme sont-ils <strong>de</strong>v<strong>en</strong>us, in fine, les plus<br />
nombreux ? La <strong>de</strong>rnière question développée par l’ouvrage est donc celle <strong>de</strong>s facteurs sociologiques<br />
à l’œuvre dans cette victoire du christianisme (les facteurs théologiques, reposant<br />
sur un acte <strong>de</strong> foi préa<strong>la</strong>ble, sont <strong>la</strong>issés <strong>de</strong> coté par l’auteur).<br />
San<strong>de</strong>rs remarque pour comm<strong>en</strong>cer que beaucoup <strong>de</strong> causes et facteurs sociologiques rest<strong>en</strong>t<br />
<strong>en</strong> <strong>de</strong>hors <strong>de</strong> nos possibilités d’appréh<strong>en</strong>sion. S’y ajout<strong>en</strong>t les contributions individuelles,<br />
qui rest<strong>en</strong>t inquantifiables. Il remet par ailleurs <strong>en</strong> cause l’idée selon <strong>la</strong>quelle les<br />
récomp<strong>en</strong>ses promises au chréti<strong>en</strong> après sa mort aurai<strong>en</strong>t été un facteur déterminant, dans<br />
<strong>la</strong> mesure où d’autres nouveaux mouvem<strong>en</strong>ts religieux <strong>en</strong> promettai<strong>en</strong>t égalem<strong>en</strong>t (émettant<br />
là une critique directe <strong>de</strong> <strong>la</strong> théorie <strong>de</strong> Rodney Stark sur les comp<strong>en</strong>sateurs et le martyre).<br />
De <strong>la</strong> même façon, selon lui, nombre <strong>de</strong> besoins <strong>de</strong> <strong>la</strong> société impériale - si l’on pose <strong>la</strong><br />
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question <strong>en</strong> termes <strong>de</strong> besoins cognitifs - étai<strong>en</strong>t dans une certaine mesure égalem<strong>en</strong>t remplis<br />
par les autres mouvem<strong>en</strong>ts concurr<strong>en</strong>ts. Ces <strong>de</strong>rniers, cep<strong>en</strong>dant, ont par contre<br />
presque tous manqué <strong>de</strong> quelque chose que le christianisme proposait, ou s’étai<strong>en</strong>t limités<br />
là où le christianisme ne l’était pas : « Les mystères d’Eleusis étai<strong>en</strong>t limités à un lieu, <strong>la</strong> religion<br />
<strong>de</strong> Dyonisos et celle <strong>de</strong> <strong>la</strong> Gran<strong>de</strong> Mère manquai<strong>en</strong>t <strong>de</strong> direction morale, le mitrahisme<br />
n’admettait pas les femmes et <strong>la</strong> religion <strong>de</strong> Jupiter Dolich<strong>en</strong>us restait un phénomène ori<strong>en</strong>tal<br />
avec <strong>de</strong>s adhér<strong>en</strong>ts ess<strong>en</strong>tiellem<strong>en</strong>t militaires » (p. 169-170). Le christianisme, <strong>de</strong> fait,<br />
était presque le seul à réunir toutes les qualités <strong>de</strong> ses concurr<strong>en</strong>ts, un seul faisant exception,<br />
<strong>la</strong> religion d’Isis, qui semble partager avec lui <strong>de</strong>s traits communs avec sur tous ces<br />
points.<br />
Les seuls registres où le christianisme était c<strong>la</strong>irem<strong>en</strong>t supérieur à tous les autres étai<strong>en</strong>t le<br />
soin <strong>de</strong>s pauvres et <strong>de</strong>s ma<strong>la</strong><strong>de</strong>s et <strong>la</strong> p<strong>la</strong>ce faite aux femmes. Sa cohésion interne et son<br />
adaptabilité constante, selon San<strong>de</strong>rs, r<strong>en</strong>tr<strong>en</strong>t égalem<strong>en</strong>t <strong>en</strong> ligne <strong>de</strong> compte dans les raisons<br />
<strong>de</strong> son succès. Pour lui, les spécificités, cumulées avec <strong>de</strong>s traits partagés avec d’autres<br />
mouvem<strong>en</strong>ts concurr<strong>en</strong>ts l’ont conduit à offrir, in fine, un « produit » supérieur. C’est là une<br />
<strong>de</strong>s raisons <strong>de</strong> son succès sur ses concurr<strong>en</strong>ts : plus <strong>de</strong> tout et plus <strong>en</strong>core. Avec le soin <strong>de</strong>s<br />
ma<strong>la</strong><strong>de</strong>s et <strong>la</strong> p<strong>la</strong>ce faite aux femmes, ainsi qu’avec l’<strong>en</strong>capsu<strong>la</strong>tion (incluant le rôle donné à<br />
chacun) le christianisme a <strong>en</strong>fin fait émerger une forme <strong>de</strong> société civile transnationale<br />
d’inspiration religieuse. Celle-ci a fait <strong>de</strong> <strong>la</strong> religion une réalité sociale sur un registre que<br />
n’occupai<strong>en</strong>t pas les autres mouvem<strong>en</strong>ts émerg<strong>en</strong>ts. Ce processus a contribué à lui donner à<br />
l’échelle <strong>de</strong> l’Empire une dim<strong>en</strong>sion et une vitalité dont <strong>la</strong> christianisation quasi-complète est<br />
l’aboutissem<strong>en</strong>t.<br />
Le tableau général <strong>de</strong>ssiné par San<strong>de</strong>rs est donc celui d’une religion émergeant d’un groupe<br />
constitué par <strong>la</strong> prédication d’un lea<strong>de</strong>r charismatique – Jésus – et dont les successeurs ont<br />
réussi à continuer le charisme, alors même que le processus <strong>de</strong> routinisation était <strong>en</strong> cours.<br />
La diffusion d’un message théologique a eu une p<strong>la</strong>ce importante, mais les variations avérées<br />
dans l’expression montr<strong>en</strong>t que cette importance est à re<strong>la</strong>tiviser. La dim<strong>en</strong>sion cognitive<br />
du christianisme n’est pas, c<strong>la</strong>irem<strong>en</strong>t, le seul déterminant dans cette continuité et cette<br />
diffusion du charisme. D’autres choses ont joué et se sont exprimées à travers les divers<br />
élém<strong>en</strong>ts dans l’ouvrage. Par, <strong>en</strong>tre autres, le soin aux pauvres, <strong>la</strong> p<strong>la</strong>ce faite aux femmes et<br />
l’<strong>en</strong>capsu<strong>la</strong>tion, le christianisme a fondé son succès autant sur <strong>la</strong> manifestation et <strong>la</strong> diffusion<br />
d’une prés<strong>en</strong>ce que sur <strong>la</strong> prédication d’un message.<br />
Cet ouvrage, progressant pas par pas, au point qu’on <strong>en</strong> perd parfois <strong>la</strong> visée générale, aboutit<br />
à une position tout à fait originale : le christianisme ne prés<strong>en</strong>te <strong>en</strong> fait que peu <strong>de</strong> diverg<strong>en</strong>ces<br />
structurelles avec certains mouvem<strong>en</strong>ts avec lesquels il était <strong>en</strong> concurr<strong>en</strong>ce. C’est le<br />
cas à <strong>la</strong> fois du point <strong>de</strong> vue social et du point <strong>de</strong> vue <strong>de</strong>s cont<strong>en</strong>us cognitifs. Dans cette<br />
perspective – le point <strong>de</strong> vue sociologique- son originalité ti<strong>en</strong>t plus à un panachage particulier<br />
d’élém<strong>en</strong>ts prés<strong>en</strong>ts par ailleurs qu’à une singu<strong>la</strong>rité irréductible.<br />
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L’on s<strong>en</strong>t bi<strong>en</strong>, cep<strong>en</strong>dant, une répugnance à considérer ces élém<strong>en</strong>ts, ou <strong>la</strong> conjonction<br />
supérieure <strong>de</strong> tous les élém<strong>en</strong>ts évoqués, comme étant <strong>la</strong> seule réalité <strong>en</strong> cause. San<strong>de</strong>rs<br />
conclut sur un constat : tous les facteurs qu’il évoque ont joué, mais le tableau général<br />
semble être plus que <strong>la</strong> somme <strong>de</strong>s parties. Il préfère s’arrêter là et ne tranche pas sur le fait<br />
<strong>de</strong> savoir si ces facteurs ont été ou non déterminants : s’ils sont une cause <strong>de</strong> succès, <strong>de</strong>s<br />
facteurs accompagnant le succès, ou une conséqu<strong>en</strong>ce d’une réalité plus profon<strong>de</strong> du christianisme.<br />
C’est que, <strong>en</strong> partant d’une étu<strong>de</strong> <strong>de</strong>s aspects sociologiques du charisme du Christ<br />
et <strong>en</strong> <strong>la</strong> développant jusqu’à <strong>la</strong> victoire du christianisme, il souligne surtout <strong>de</strong>s questions<br />
ouvertes, celles <strong>de</strong> <strong>la</strong> nature <strong>de</strong> ce charisme et du mystère <strong>de</strong> sa manifestation au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />
mort du fondateur. En ce s<strong>en</strong>s, si <strong>la</strong> démarche est avant tout <strong>de</strong> l’ordre <strong>de</strong> <strong>la</strong> sci<strong>en</strong>ce, c’est à<br />
peu près autant semble-t-il pour <strong>en</strong> obt<strong>en</strong>ir <strong>de</strong>s réponses que pour <strong>en</strong> circonscrire les limites.<br />
On ajoutera que l’ouvrage se signale par une bibliographie complète, ainsi que par une mise<br />
<strong>en</strong> perspective raisonnée <strong>de</strong>s divers apports sur <strong>la</strong> question. On notera égalem<strong>en</strong>t une réponse<br />
très construite à l’argum<strong>en</strong>tation <strong>de</strong> R. Stark et <strong>en</strong> particulier une remise <strong>en</strong> cause <strong>de</strong><br />
sa proposition <strong>la</strong> plus importante, à savoir que l’évangélisation se serait faite majoritairem<strong>en</strong>t<br />
par le biais <strong>de</strong> <strong>la</strong> diaspora gréco-juive. De <strong>la</strong> même façon, l’application du choix rationnel<br />
t<strong>en</strong>d à mettre à l’acc<strong>en</strong>t sur les comp<strong>en</strong>sations promises aux chréti<strong>en</strong>s après <strong>la</strong> mort, ce<br />
que San<strong>de</strong>rs invali<strong>de</strong> <strong>en</strong> soulignant que d’autres religions émerg<strong>en</strong>tes proposai<strong>en</strong>t <strong>de</strong>s comp<strong>en</strong>sations<br />
du même type, sans cep<strong>en</strong>dant avoir connu le même succès à terme.<br />
Les travaux <strong>de</strong> San<strong>de</strong>rs évoqu<strong>en</strong>t, on l’a vu, un christianisme <strong>en</strong> interaction avec <strong>de</strong>s compétiteurs<br />
d’un type semb<strong>la</strong>ble au si<strong>en</strong>. Ceci est visible dans le tableau dressé d’une re<strong>la</strong>tive inclination<br />
du temps à permettre, si ce n’est <strong>en</strong>courager, le pluralisme religieux et le papillonnage<br />
spirituel. Il <strong>la</strong>isse cep<strong>en</strong>dant ouverte <strong>la</strong> question du raidissem<strong>en</strong>t <strong>de</strong> <strong>la</strong> société et <strong>de</strong><br />
l’Etat romains vis-à-vis du christianisme et celle <strong>de</strong> l’affirmation d’une mutuelle incompatibilité<br />
<strong>en</strong>tre <strong>la</strong> religion civile et le christianisme. A ce titre, si San<strong>de</strong>rs reconnait que le christianisme<br />
avait <strong>la</strong> particu<strong>la</strong>rité d’être un strict monothéisme, il tempère son propos <strong>en</strong> remarquant<br />
que les autres mouvem<strong>en</strong>ts religieux t<strong>en</strong>dai<strong>en</strong>t vers l’hénothéisme (prédominance<br />
d’un Dieu), et donc vers une re<strong>la</strong>tive similitu<strong>de</strong> structurelle. C’est évacuer <strong>la</strong> question <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />
compatibilité avec <strong>la</strong> religion civile, qui induit <strong>de</strong>rrière tout un positionnem<strong>en</strong>t sur le li<strong>en</strong><br />
<strong>en</strong>tre <strong>la</strong> personne comme sujet religieux et le corps social : le fait est que seul le christianisme,<br />
avec le judaïsme, semble avoir poussé aussi loin le refus radical <strong>de</strong> <strong>la</strong> religion civile.<br />
Cet ouvrage ouvre <strong>en</strong> fait <strong>de</strong> nombreuses questions. Il rep<strong>la</strong>ce <strong>la</strong> conquête <strong>de</strong>s cœurs et <strong>de</strong>s<br />
esprits au premier p<strong>la</strong>n, c’est-à-dire à <strong>la</strong> p<strong>la</strong>ce qui est très souv<strong>en</strong>t attribuée d’abord à <strong>la</strong><br />
lutte avec l’Etat romain puis à sa conquête. En ce s<strong>en</strong>s, il re<strong>la</strong>tivise le s<strong>en</strong>s et l’impact <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />
conversion <strong>de</strong> Constantin, <strong>en</strong> particulier <strong>en</strong> soulignant l’émerg<strong>en</strong>ce d’une société civile chréti<strong>en</strong>ne<br />
transnationale : l’Eglise n’a pas att<strong>en</strong>du le IVème siècle pour sortir <strong>de</strong> <strong>la</strong> sphère privée<br />
et exister socialem<strong>en</strong>t. On pourrait ajouter, à travers l’opposition implicite avec Stark sur les<br />
comp<strong>en</strong>sations dans l’autre mon<strong>de</strong>, que le débat sociologique porte ici moins sur l’exist<strong>en</strong>ce<br />
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ou non <strong>de</strong> ces comp<strong>en</strong>sations, mais sur le s<strong>en</strong>s ce qu’est <strong>la</strong> victoire sur <strong>la</strong> mort. S’agit-il <strong>en</strong><br />
effet d’une comp<strong>en</strong>sation à introduire dans un calcul coût/bénéfice, d’une forme<br />
d’escompte sur ce qui vi<strong>en</strong>t, ou au contraire d’une expéri<strong>en</strong>ce transformante comm<strong>en</strong>çant<br />
dans <strong>la</strong> vie prés<strong>en</strong>te ? Dans ce <strong>de</strong>rnier cas, <strong>la</strong> manifestation et <strong>la</strong> diffusion du charisme du<br />
fondateur n’est-elle pas à <strong>la</strong> fois <strong>la</strong> condition <strong>de</strong> <strong>la</strong> diffusion <strong>de</strong> cette expéri<strong>en</strong>ce ? C’est bi<strong>en</strong><br />
<strong>la</strong> preuve que, à travers le questionnem<strong>en</strong>t sociologique, transparaiss<strong>en</strong>t <strong>de</strong>s questions d’un<br />
tout autre ordre.<br />
Notes<br />
(1) Professeur émérite <strong>de</strong> l’université <strong>de</strong> l’Orégon.<br />
Référ<strong>en</strong>ce<br />
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Matthieu Ol<strong>la</strong>gnon<br />
Février 2011<br />
Jack. T. San<strong>de</strong>rs, Charisma, Converts, Competitors – Societal and Sociological Factors in the Success of<br />
Early Christanity, SCM Press, 223 pages, Londres, 2000.<br />
Pour citer cet article<br />
Matthieu Ol<strong>la</strong>gnon, Rec<strong>en</strong>sion Jack. T. San<strong>de</strong>rs, Charisma, Converts, Competitors – Societal and Sociological<br />
Factors in the Success of Early Christanity, SCM Press, 223 pages, Londres, 2000, dans Incursions,<br />
n°4, mai 2011, http://www.incursions.fr
PETER BERGER<br />
UNE INTRODUCTION<br />
GAEL BORDET<br />
JOSEPH KERHARO, ITINERAIRE D’UN ARPENTEUR : NAISSANCE DE L’ETHNOPHARMACOGNOSIE<br />
PAUL-ANDRE TURCOTTE<br />
POUR UNE SOCIOLOGIE DU MIGRANT - LA FIGURE DU MISSIONNAIRE<br />
PIERRE COLLANTIER<br />
RECENSION – LE TRAVAIL SALARIE ET LES INSTANCES DE REGULATION SUR LES HAUTS PLATEAUX<br />
DE L’OUEST CAMEROUN (1916-1972) DE FRANÇOIS ETIENNE TSOPMBENG<br />
MATTHIEU OLLAGNON<br />
RECENSION – CHARISMA, CONVERTS, COMPETITORS. SOCIETAL AND SOCIOLOGICAL FACTORS IN<br />
THE SUCCESS OF EARLY CHRISTIANITY DE JACK T. SANDERS<br />
Incursions - <strong>revue</strong> <strong>de</strong> sci<strong>en</strong>ces sociales<br />
Une publication <strong>de</strong> l’Association française pour <strong>la</strong> formation et <strong>la</strong> recherche <strong>en</strong> sci<strong>en</strong>ces sociales –<br />
http://www.<strong>affress</strong>.fr<br />
AFFRESS BP 27 – 94220 Char<strong>en</strong>ton Ce<strong>de</strong>x<br />
contact@<strong>affress</strong>.fr<br />
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