29.06.2013 Views

Un ange ne vaut pas un radis - Je me livre ... Eric Vincent

Un ange ne vaut pas un radis - Je me livre ... Eric Vincent

Un ange ne vaut pas un radis - Je me livre ... Eric Vincent

SHOW MORE
SHOW LESS

You also want an ePaper? Increase the reach of your titles

YUMPU automatically turns print PDFs into web optimized ePapers that Google loves.

ERIC VINCENT<br />

UN ANGE NE VAUT PAS UN RADIS


Site : http://ericvincent.no-ip.org/<br />

© <strong>Eric</strong> <strong>Vincent</strong> 2002. Tous droits réservés.<br />

Toute ressemblance avec des situations ou des personnages ayant existé, existant ou à<br />

venir, serait fortuite.


1<br />

<strong>Un</strong> <strong>ange</strong> <strong>ne</strong> <strong>vaut</strong> <strong>pas</strong> <strong>un</strong> <strong>radis</strong><br />

La vie de Simo<strong>ne</strong> avait été exemplaire. Quinze enfants adoptés et élevés avec amour, <strong>un</strong><br />

dévoue<strong>me</strong>nt constant auprès de sa paroisse, u<strong>ne</strong> fidélité sans faille, u<strong>ne</strong> dévotion sans limite.<br />

Après quatre-vingt-dix années de bons et loyaux services, son corps avait abdiqué. Le tracé<br />

plat de l'électrocardiogram<strong>me</strong>, accompagné d'<strong>un</strong> siffle<strong>me</strong>nt continu, confirmait l'arrêt<br />

définitif des fonctions vitales. Les proches versaient les premières lar<strong>me</strong>s, donnant dans le<br />

rituel catholique basé sur la tristesse. Avant mê<strong>me</strong> la raideur cadavérique, avant mê<strong>me</strong> la<br />

moindre tentative pour consoler les enfants, frères et sœurs, Simo<strong>ne</strong> se sentit aspirée par u<strong>ne</strong><br />

tornade. L'arrache<strong>me</strong>nt brutal de son essence fut suivi d'u<strong>ne</strong> sensation de flotte<strong>me</strong>nt et de<br />

douceur.<br />

Son â<strong>me</strong> s'élevait dans les cieux com<strong>me</strong> <strong>un</strong> flocon de <strong>ne</strong>ige poussé par <strong>un</strong> vent ascendant.<br />

Elle conservait sa for<strong>me</strong> humai<strong>ne</strong> d'origi<strong>ne</strong> mais irradiait d'u<strong>ne</strong> blanche luminosité quasi<br />

irréelle.<br />

Contre toute attente, sa vision restait intacte. Mieux, elle percevait l'invisible, découvrant les<br />

êtres sous leur véritable nature. <strong>Un</strong> regard en direction des siens de<strong>me</strong>urés dans la chambre<br />

d'hôpital, transformée pour l'occasion en chambre mortuaire, lui apprit qu'ils fêteraient<br />

bientôt son décès au champag<strong>ne</strong> et qu'ils se battraient com<strong>me</strong> des chiffonniers à la lecture du<br />

testa<strong>me</strong>nt. La noirceur de leurs auras en disait long sur la te<strong>ne</strong>ur des évé<strong>ne</strong><strong>me</strong>nts à venir.<br />

"Bande de rapaces ! Songea-t-elle. "Ils <strong>ne</strong> pensent qu'à l'héritage !"<br />

En voletant, balancée de droite à gauche com<strong>me</strong> <strong>un</strong> fétu de paille, Simo<strong>ne</strong> discerna u<strong>ne</strong><br />

myriade de points lumi<strong>ne</strong>ux "<strong>ne</strong>igeant" de bas en haut, com<strong>me</strong> elle. <strong>Un</strong>e guerre causait-elle<br />

<strong>un</strong> véritable génocide ? Non. La mort n'avait rien d'anormal. Sur six milliards de Terriens,<br />

u<strong>ne</strong> centai<strong>ne</strong> de milliers d’humains s'évaporait chaque jour. D'où <strong>un</strong> ciel à l'allure de sapin de<br />

Noël !<br />

Les scories se ruaient vers de somptueux cumulus à développe<strong>me</strong>nt vertical, des nuages<br />

annonçant du beau temps. C'était u<strong>ne</strong> belle journée pour mourir…<br />

La multitude de brillants s’avéra être autant de for<strong>me</strong>s lumi<strong>ne</strong>uses, d'autres â<strong>me</strong>s perdues à<br />

jamais pour les Terriens. Simo<strong>ne</strong> traversa la couche nuageuse et découvrit <strong>un</strong> phénomè<strong>ne</strong><br />

typique des grandes agglomérations terrestres : <strong>un</strong> gigantesque embouteillage ! <strong>Un</strong>e<br />

interminable cohorte d'â<strong>me</strong>s patientait pour pénétrer au centre de triage. Simo<strong>ne</strong> prit le<br />

temps de consulter l'affichage lumi<strong>ne</strong>ux disposé à intervalles réguliers au-dessus de la voie.<br />

- Vingt-cinq girouettes (l'<strong>un</strong>ité de <strong>me</strong>sure au pa<strong>radis</strong>, valant à peu près notre kilomètre) de<br />

bouchon sur le périphérique pa<strong>radis</strong>iaque ! S'exclama Simo<strong>ne</strong>. <strong>Je</strong> <strong>ne</strong> suis <strong>pas</strong> arrivée !<br />

La convergence des files d’attente en <strong>un</strong> <strong>un</strong>ique point d’accès, à la manière des autoroutes<br />

parisien<strong>ne</strong>s débouchant sur le périphérique, expliquait l'engorge<strong>me</strong>nt. Mais Simo<strong>ne</strong> avait<br />

toujours su faire preuve de patience, tout au long de sa longue et vertueuse vie. Elle s'inscrivit<br />

dans la queue et attendit son tour.<br />

3


4<br />

<strong>Un</strong> <strong>ange</strong> <strong>ne</strong> <strong>vaut</strong> <strong>pas</strong> <strong>un</strong> <strong>radis</strong><br />

* *<br />

*<br />

La vénérable grand-mère touchait enfin au but : <strong>un</strong> simple comptoir flottant au-dessus d'<strong>un</strong><br />

nuage orageux. L'accueil des morts, le siège administratif de l'au-delà. Régulière<strong>me</strong>nt,<br />

l'amoncelle<strong>me</strong>nt d'humidité se déchirait, crachant <strong>un</strong> éclair rouge, ouvrant la porte sur l'enfer.<br />

<strong>Un</strong>e â<strong>me</strong> noire chutait brusque<strong>me</strong>nt et grossissait les rangs toujours plus nombreux des<br />

damnés.<br />

Le cerbère à longue barbe blanche, vêtue d'u<strong>ne</strong> vieille robe mitée, triait les nouveaux<br />

arrivants. Ce travail rébarbatif, le plus vieux du monde, avait été attribué à saint Innocent, dès<br />

la création du poste. Il datait de l'époque où Adam et Eve avaient sérieuse<strong>me</strong>nt déconné.<br />

Dieu s'était mis en pétard et avait décrété que ses protégés en baveraient pour l'éternité, qu'ils<br />

devraient <strong>me</strong><strong>ne</strong>r u<strong>ne</strong> vie exemplaire pour gag<strong>ne</strong>r le pa<strong>radis</strong> alors qu'avant leurs goinfreries de<br />

pom<strong>me</strong> crue, c'était du tout cuit !<br />

Depuis ce temps-là, le poste de trieur servait à envoyer les â<strong>me</strong>s pures au pa<strong>radis</strong> ou les<br />

nouveaux venus en enfer s'ils avaient triché, <strong>me</strong>nti, volé ou tué. Les hom<strong>me</strong>s politiques, les<br />

militaires, les patrons, les avocats et les truands se voyaient affectés au service de Satan,<br />

d’office. En cas de doute, u<strong>ne</strong> séance de purgatoire servait à détermi<strong>ne</strong>r l'affectation future.<br />

Saint Innocent était le plus qualifié pour remplir ce job, grâce à sa candeur mêlée<br />

d'impartialité. Seule<strong>me</strong>nt, depuis les 35 heures, il était devenu tatillon et à cheval sur les<br />

horaires.<br />

- Suivant ! Lança saint Innocent. Ton nom ?<br />

- Julien Rapetou, répondit l'intéressé.<br />

Le loubard natif de Trappes, flingué par <strong>un</strong> caïd du Val Fourré de Mantes-la-Jolie alors qu'il<br />

s'en prenait à sa BMW volée, se présenta avec <strong>un</strong> tour<strong>ne</strong>vis dans u<strong>ne</strong> main, <strong>un</strong> autoradio dans<br />

l'autre. Les produits de son larcin….<br />

Saint Innocent chaussa des lu<strong>ne</strong>ttes spéciales, avec des verres demi-lu<strong>ne</strong>. Il toisa l'individu<br />

peu recommandable, le détaillant de la tête aux pieds à plusieurs reprises. Puis, il porta u<strong>ne</strong><br />

brève attention à u<strong>ne</strong> fiche synthétique s'affichant sur l'écran de son ordinateur.<br />

- A la trappe, l'affreux jojo de Trappes ! Décida le saint.<br />

<strong>Un</strong> éclair rouge zébra le ciel et le voyou chuta dans <strong>un</strong> long conduit <strong>me</strong>nant aux fours du<br />

seig<strong>ne</strong>ur des enfers. L'ouverture se referma aussitôt. <strong>Un</strong>e série de dong et de ding avertit saint<br />

Innocent qu'il venait de recevoir <strong>un</strong> e(nfer)-mail. Il réduisit l'application principale con<strong>ne</strong>ctée<br />

sur le fichier des entrants et activa l'apparition de la <strong>me</strong>ssagerie.<br />

- <strong>Un</strong> <strong>me</strong>ssage de Belzébuth, le roi de l'enfer !<br />

Aucu<strong>ne</strong> pièce n'était jointe ; le détecteur anti-virus n'avait rien à se <strong>me</strong>ttre sous la dent. <strong>Un</strong>e<br />

chance ! Satan adorait se <strong>livre</strong>r à d'immondes farces destructrices.


Il lut :<br />

<strong>Un</strong> <strong>ange</strong> <strong>ne</strong> <strong>vaut</strong> <strong>pas</strong> <strong>un</strong> <strong>radis</strong><br />

"Arrête de nous balancer des â<strong>me</strong>s pourries, l'enfer est plein ! Refile-les au purgatoire ! Signé :<br />

Satan"<br />

- Ne plus envoyer d'â<strong>me</strong>s en enfer ? Quelle drôle d'idée ! <strong>Je</strong> t'envoie la réponse<br />

immédiate<strong>me</strong>nt.<br />

Il tapa son texte :<br />

"Cher Satan, il est hors de question que tu refuses des â<strong>me</strong>s sous prétexte que tu n'as plus de<br />

place. <strong>Je</strong> connais tes manœuvres sournoises. Tu espères que j'enverrai des â<strong>me</strong>s impures au<br />

pa<strong>radis</strong> et qu'elles contami<strong>ne</strong>ront les innocents. Tu n'y arriveras <strong>pas</strong> ! Si tu souffres d'<strong>un</strong><br />

excédent d'â<strong>me</strong>s pourries, utilise-les com<strong>me</strong> bois de chauffage ! Signé : saint Innocent le<br />

farceur"<br />

Il valida l'envoi du <strong>me</strong>ssage en s'exclamant :<br />

- Et toc ! Prends ça dans les cor<strong>ne</strong>s !<br />

Simo<strong>ne</strong> s'avança à <strong>pas</strong> de loup. Le saint leva les yeux vers elle et s'exclama :<br />

- Deux secondes ! <strong>Je</strong> fais ma pause !<br />

<strong>Un</strong> brouhaha s'éleva dans la file d'attente, les arrivants n'ad<strong>me</strong>ttant <strong>pas</strong> que les cadres, petits,<br />

moyens ou dirigeants, bénéficient du régi<strong>me</strong> des trente-cinq heures.<br />

Le responsable de la gare de triage haussa les épaules et sortit <strong>un</strong> vieux nid d'<strong>ange</strong> de sa<br />

poche. Il retira son auréole et l'astiqua pour lui rendre son brillant d'origi<strong>ne</strong>. Il frotta, frotta,<br />

<strong>me</strong>ttant de l'huile de coude, afin de lui rendre son lustre d'antan. Il la remit en place lorsqu'il<br />

estima qu'elle reluisait assez pour éblouir les â<strong>me</strong>s entrantes.<br />

A l’instar de ses collègues, Innocent avait été formé aux méthodes des entreprises moder<strong>ne</strong>s<br />

et n'ignorait <strong>pas</strong> que le premier juge<strong>me</strong>nt d'<strong>un</strong> client à propos d'u<strong>ne</strong> entreprise s'exerçait sur<br />

l'accueil. Saint Innocent arborait donc u<strong>ne</strong> présentation impeccable.<br />

Simo<strong>ne</strong> crut qu'il reviendrait naturelle<strong>me</strong>nt vers elle après son opération de lustrage. Que<br />

<strong>ne</strong>nni ! Il ouvrit <strong>un</strong> carton blanc et sortit u<strong>ne</strong> pizza fumante aux flocons de <strong>ne</strong>ige et au ciel<br />

bleu d'Auverg<strong>ne</strong>. Il entama joyeuse<strong>me</strong>nt son re<strong>pas</strong> sous l'œil amusé de Simo<strong>ne</strong>.<br />

- Bon appétit ! Lança la grand-mère.<br />

- Merci ! Répondit l'hôte. Vous avez envie d'u<strong>ne</strong> petite part ?<br />

- Non, <strong>me</strong>rci. J'ai dîné avant de rendre l'â<strong>me</strong>.<br />

- <strong>Un</strong> dî<strong>ne</strong>r à l'hôpital ? Vous avez été empoisonnée ?<br />

- Non. Pourquoi ?<br />

5


6<br />

<strong>Un</strong> <strong>ange</strong> <strong>ne</strong> <strong>vaut</strong> <strong>pas</strong> <strong>un</strong> <strong>radis</strong><br />

- C'est u<strong>ne</strong> blague ! Les hôpitaux ont l'habitude de servir de la nourriture peu appétissante. <strong>Je</strong><br />

vous taqui<strong>ne</strong> ! Allez ! <strong>Je</strong> suis sûr que vous avez <strong>un</strong> petit creux. Il <strong>ne</strong> faut <strong>pas</strong> avoir faim, pour<br />

m<strong>ange</strong>r ça !<br />

- Si vous insistez…<br />

Simo<strong>ne</strong> préleva u<strong>ne</strong> petite quantité, histoire de goûter.<br />

- Cela vous plaît ?<br />

- C'est très bon ! Dit-elle avec u<strong>ne</strong> lueur de gourmandise.<br />

- Tant mieux ! Il faudra vous y faire ! On <strong>ne</strong> m<strong>ange</strong> que ça, au pa<strong>radis</strong> !<br />

- Est-ce que cela veut dire que j'ai le droit d'aller au pa<strong>radis</strong> ?<br />

- En doutiez-vous, Simo<strong>ne</strong> ? Allons ! Votre grand cœur est de notoriété publique, ma chère.<br />

Vous aurez donc u<strong>ne</strong> place de choix. Votre numéro est le 1728839900335356788838. Ne<br />

l’oubliez <strong>pas</strong>, c’est votre carte d’identité, votre sésa<strong>me</strong>. Allez ! La voie est libre.<br />

<strong>Un</strong>e gigantesque porte à double battant se matérialisa derrière le comptoir. La clarté de son<br />

matériau <strong>ne</strong> parvenait <strong>pas</strong> à occulter l'exception<strong>ne</strong>lle luminosité du couloir <strong>me</strong>nant au pa<strong>radis</strong>.<br />

<strong>Un</strong> <strong>ange</strong>, en vol stationnaire, tenait <strong>un</strong> stand de lu<strong>ne</strong>ttes de soleil à l'entrée. Il tendit u<strong>ne</strong> paire<br />

à la nouvelle venue.<br />

- C'est pour la lumière. C'est juste le temps d'habituer vos yeux. Dans u<strong>ne</strong> semai<strong>ne</strong>, vous n'en<br />

aurez plus l'utilité.<br />

- Merci monsieur… ?<br />

- Ange Oliveur. <strong>Je</strong> suis nouveau. Avant, je travaillais dans <strong>un</strong> garage. <strong>Je</strong> réparais des nuages de<br />

transports. Forcé<strong>me</strong>nt, avec mon nom…<br />

Elle lui fit don d’<strong>un</strong> sourire quelque peu édenté mais sincère et chaussa ses précieuses<br />

lu<strong>ne</strong>ttes. <strong>Un</strong> peu plus loin, elle découvrit u<strong>ne</strong> autre échoppe. Elle lui parut indiquée pour<br />

compenser les difficultés de déplace<strong>me</strong>nt. Elle entrait véritable<strong>me</strong>nt au pa<strong>radis</strong>. <strong>Un</strong>e juste<br />

récompense pour u<strong>ne</strong> person<strong>ne</strong> méritante. Le pa<strong>radis</strong> était vrai<strong>me</strong>nt aussi <strong>me</strong>rveilleux qu'elle<br />

se le représentait. Vrai<strong>me</strong>nt aussi <strong>me</strong>rveilleux ?<br />

* *<br />

*


2<br />

<strong>Un</strong> <strong>ange</strong> <strong>ne</strong> <strong>vaut</strong> <strong>pas</strong> <strong>un</strong> <strong>radis</strong><br />

Saint Marc, après ses écrits sur la vie de Jésus, le fils turbulent de Dieu, administrait le centre<br />

de la comm<strong>un</strong>ication télépathique. Les â<strong>me</strong>s déf<strong>un</strong>tes, les <strong>ange</strong>s, les saints et tous les<br />

person<strong>ne</strong>ls pa<strong>radis</strong>iaques comm<strong>un</strong>iquaient avec la parole en utilisant <strong>un</strong> langage <strong>un</strong>ique,<br />

compris de tous : le langage de l'â<strong>me</strong>. Par contre, lorsque les comm<strong>un</strong>ications distantes<br />

étaient nécessaires (le pa<strong>radis</strong> était u<strong>ne</strong> vaste étendue), tout ce beau monde utilisait la liaison<br />

télépathique. Il suffisait de se concentrer pour appeler le centre de la comm<strong>un</strong>ication<br />

télépathique. <strong>Un</strong>e fois la con<strong>ne</strong>xion établie, <strong>un</strong> <strong>ange</strong> vous branchait en direct avec l'esprit<br />

demandé. C'était simple com<strong>me</strong> bonjour.<br />

Etant donné le nombre d'habitants au pa<strong>radis</strong>, le départe<strong>me</strong>nt de la comm<strong>un</strong>ication<br />

télépathique était l'<strong>un</strong> des plus importants rouages du pa<strong>radis</strong>. Son importance nécessitait<br />

donc <strong>un</strong> hom<strong>me</strong> à l'aura (et l'auréole) renommée et pure pour le diriger. Le rôle était dévolu à<br />

saint Marc, l'illustre écrivain.<br />

Ce matin, il était d'hu<strong>me</strong>ur joyeuse, com<strong>me</strong> d'habitude. La gaieté régnait dans le service,<br />

malgré la récession économique guettant leur activité. Eh oui ! Le pa<strong>radis</strong> connaissait la crise,<br />

la faute au faible nombre d'entrants. La nature humai<strong>ne</strong>, terrestre ou extraterrestre, se<br />

détériorait chaque jour davantage. Les rangs des pourris <strong>ne</strong> cessaient d'enfler.<br />

Saint Innocent, quant à lui, consultait ses tables de correspondance et appliquait les règles<br />

textuelle<strong>me</strong>nt. Résultat, le pa<strong>radis</strong> connaissait u<strong>ne</strong> chute des entrées. La situation<br />

<strong>pas</strong>sable<strong>me</strong>nt mauvaise s'aggravait d'autant plus qu'<strong>un</strong> phénomè<strong>ne</strong> vieux com<strong>me</strong> le monde<br />

l'amplifiait : les â<strong>me</strong>s déf<strong>un</strong>tes les plus méritantes, les plus expéri<strong>me</strong>ntées, étaient<br />

régulière<strong>me</strong>nt promues <strong>ange</strong> gardien. Com<strong>me</strong> ces andouilles d'humains <strong>ne</strong> cessaient de se<br />

reproduire com<strong>me</strong> des lapins, il fallait toujours plus d'<strong>ange</strong>s gardiens. Le pa<strong>radis</strong> se vidait de<br />

ses <strong>me</strong>illeurs élé<strong>me</strong>nts. Enfin, com<strong>me</strong> les <strong>ange</strong>s gardiens, de part leur fonction, <strong>pas</strong>saient plus<br />

de temps auprès de leurs protégés, ils n'utilisaient <strong>pas</strong> beaucoup les liaisons télépathiques,<br />

sauf pour recevoir des conseils avisés de saint Juste, leur grand patron. Voilà exposées, en<br />

quelques mots, les raisons pour lesquelles le centre de comm<strong>un</strong>ication télépathique<br />

connaissait u<strong>ne</strong> chute continuelle de son activité.<br />

Les difficultés importaient peu, saint Marc de<strong>me</strong>urait d'hu<strong>me</strong>ur égale. De plus, il devisait<br />

joyeuse<strong>me</strong>nt avec saint Thomas, le spécialiste des vérifications en tous genres, l'<strong>un</strong>ique<br />

personnage à qui Dieu le père en person<strong>ne</strong> confiait ses missions de confiance. Juste<strong>me</strong>nt,<br />

Dieu, en tournée dans l'<strong>un</strong>ivers depuis u<strong>ne</strong> bon<strong>ne</strong> année, à la recherche du peuple élu (u<strong>ne</strong><br />

fois de plus !), l'avait chargé de vérifier la baisse de l'activité du secteur tenu par saint Marc,<br />

<strong>ne</strong> croyant <strong>pas</strong> que la situation soit si alarmante. Saint Thomas avait reçu <strong>un</strong> <strong>me</strong>ssage de Dieu<br />

ce matin mê<strong>me</strong>, l'<strong>ange</strong> Ournal (l'apporteur de nouvelles) ayant chevauché u<strong>ne</strong> comète toute la<br />

nuit dans l'espace pour apporter le pli aux aurores.<br />

- Exami<strong>ne</strong> les comptes de près. <strong>Je</strong> <strong>ne</strong> te raconte <strong>pas</strong> de blagues. Nous som<strong>me</strong>s en régression<br />

par rapport à l'année <strong>pas</strong>sée. Tu vois, là ? La chute ? Tu sais ce que c'est ?<br />

- Non, admit Thomas. Qu'est-ce que c'est ?<br />

7


8<br />

<strong>Un</strong> <strong>ange</strong> <strong>ne</strong> <strong>vaut</strong> <strong>pas</strong> <strong>un</strong> <strong>radis</strong><br />

- La troisiè<strong>me</strong> guerre raciste entre Altaïr et Proxima du Centaure.<br />

- Ah bon ? <strong>Je</strong> <strong>ne</strong> comprends <strong>pas</strong>.<br />

- Ce sont des racistes. Saint Innocent les a jetés en enfer, étant donné qu'ils se sont entretués<br />

sauvage<strong>me</strong>nt pour des nuances de couleur. Les Altaïriens sont bleu ciel et les Proximiens<br />

sont bleu pâle. Tu vois ?<br />

- Ah oui ! Le racis<strong>me</strong>, c'est l'enfer garanti. Combien étaient-ils ?<br />

- Vingt milliards d'â<strong>me</strong>s, toutes fanatisées, s'égorgeant, se trucidant, se parjurant. Saint<br />

Innocent a crû péter <strong>un</strong> plomb lorsqu'ils ont fait exploser leurs planètes respectives. Cent<br />

cinquante girouettes de bouchon sur le périphérique pa<strong>radis</strong>iaque ! Du jamais vu ! Il a mis<br />

deux jours à résorber la file d'attente. N'empêche qu'il a envoyé la quasi-totalité des deux<br />

populations dans les hauts four<strong>ne</strong>aux de Satan ! Et voilà pourquoi il y a u<strong>ne</strong> chute des<br />

comm<strong>un</strong>ications télépathiques. Normale<strong>me</strong>nt, il y aurait dû y avoir des entrants durant cette<br />

période, afin de combler les nominations d'<strong>ange</strong>s gardiens, acheva Marc.<br />

- Mais alors, ton person<strong>ne</strong>l <strong>ne</strong> doit <strong>pas</strong> être débordé ? Songea Thomas.<br />

D'<strong>un</strong> geste, le patron des lieux désigna les nombreux sièges vides, autant d'emplois supprimés<br />

ou réaménagés.<br />

- Nous som<strong>me</strong>s <strong>pas</strong>sés à la semai<strong>ne</strong> de vingt heures. Les <strong>ange</strong>s travaillent en équipe et ont<br />

accepté des réductions de salaire et d'avantages en nature pour conserver leurs jobs<br />

respectifs. Quand Innocent est venu manifester pour la semai<strong>ne</strong> de trente-cinq heures, il s'est<br />

fait jeter par le person<strong>ne</strong>l puisque nous faisons large<strong>me</strong>nt mieux depuis longtemps.<br />

- <strong>Je</strong> n'en crois <strong>pas</strong> <strong>me</strong>s yeux !<br />

- Pourtant, tu le vois bien !<br />

- C'est vrai, concéda Thomas. <strong>Je</strong> le vois donc je le crois. Incroyable !<br />

- Encore ! Que te faut-il de plus ?<br />

- Des preuves !<br />

- Des preuves ? Demande donc l'<strong>ange</strong> Achère et à l'<strong>ange</strong> Erance, nos loueurs de nuages<br />

immobiliers ! Leur parc locatif est rempli à cinquante pour cent. Aujourd'hui, tu récla<strong>me</strong>s <strong>un</strong><br />

cumulonimbus cinq pièces, cré<strong>me</strong>ux à souhait, eau à tous les étages, climatisé, tout confort,<br />

tu l'as le lendemain, sans <strong>pas</strong>se-droit ! On se croirait dans u<strong>ne</strong> m<strong>un</strong>icipalité de la ceinture<br />

rouge parisien<strong>ne</strong>, la délinquance en moins. Enfin, la délinquance, on com<strong>me</strong>nce à en<br />

entendre parler. Pas toi ?<br />

- Tu sais, moi, je <strong>ne</strong> crois que ce que je vois ! Rétorqua Thomas, parodiant ses propres<br />

maxi<strong>me</strong>s.<br />

- J'avais oublié que…<br />

Saint Marc n’acheva jamais sa réflexion. <strong>Un</strong> détail de son environ<strong>ne</strong><strong>me</strong>nt attira son attention :<br />

des plu<strong>me</strong>s, éparpillées derrière <strong>un</strong> amplificateur d'ondes télépathiques, u<strong>ne</strong> invention à base<br />

de pensée pure, concoctée par Ange Enial, l'inventeur du pa<strong>radis</strong>. Ce poste était celui d'Ange<br />

Aponais, <strong>un</strong> spécialiste de la traduction des <strong>me</strong>ssages destinés aux â<strong>me</strong>s en phase de<br />

rédemption, logeant au purgatoire.<br />

Marc se déporta sur le côté de la machi<strong>ne</strong> et fit u<strong>ne</strong> effroyable découverte.


<strong>Un</strong> <strong>ange</strong> <strong>ne</strong> <strong>vaut</strong> <strong>pas</strong> <strong>un</strong> <strong>radis</strong><br />

- Ange Aponais ! S'exclama le patron des lieux.<br />

L'intéressé gisait sur le sol coton<strong>ne</strong>ux du nuage, le corps entière<strong>me</strong>nt nu, les cheveux défrisés,<br />

les ailes intégrale<strong>me</strong>nt déplumées, les plu<strong>me</strong>s éparpillées aux quatre coins de son box, à<br />

l'exception d'u<strong>ne</strong> seule plu<strong>me</strong>, rouge, plantée au beau milieu de son derrière (dans le trou de<br />

balle, pour ceux qui n'auraient <strong>pas</strong> u<strong>ne</strong> vision précise de la scè<strong>ne</strong> !).<br />

- Nom du grand patron ! Blasphéma involontaire<strong>me</strong>nt saint Thomas. Que lui est-il arrivé ? Il<br />

est évanoui ? C'est impossible ! Il est malade ?<br />

- Non, tu sais bien que les <strong>ange</strong>s <strong>ne</strong> tombent <strong>pas</strong> malades.<br />

- Moi, tu sais, je <strong>ne</strong> crois que ce que je vois et…<br />

- <strong>Je</strong> sais, je sais ! S'é<strong>ne</strong>rva Marc, lassé d'entendre son ami seri<strong>ne</strong>r sa sempiter<strong>ne</strong>lle devise.<br />

- Qu'a-t-il ?<br />

- Il est… Il est… Il…<br />

Le patron était incapable de prononcer l'imprononçable. Mort ! L'<strong>ange</strong> Aponais était mort et<br />

ce concept était ridicule, rigoureuse<strong>me</strong>nt illogique, impossible puisque le pa<strong>radis</strong> était le lieu<br />

de la vie éter<strong>ne</strong>lle, venant après la mort. Les <strong>ange</strong>s étaient <strong>ange</strong>s, <strong>un</strong> point c'est tout ! Ils <strong>ne</strong><br />

pouvaient <strong>pas</strong> mourir.<br />

- Seig<strong>ne</strong>ur ! Ange Au<strong>ne</strong> ! Appela saint Marc.<br />

- Voilà, voilà ! J'arrive, patron. Ah !!! Hurla l'intéressé en accourant et découvrant<br />

l'innommable, l'inqualifiable, l'impensable.<br />

- Cesse donc de hurler et contacte l'<strong>ange</strong> Enétique, notre plus grand docteur. Vite !<br />

Il fallut plusieurs rappels à l'ordre pour que l'Ange Au<strong>ne</strong>, le postier délivrant les <strong>me</strong>ssages<br />

écrits aux esprits occupés lors de transferts d'appels télépathiques, réagisse et se décide à<br />

requérir les lumières de l'<strong>ange</strong> Enétique. Il <strong>ne</strong> pouvait détacher son regard du corps mutilé de<br />

son collègue et ami. Les plu<strong>me</strong>s arrachées, cette plu<strong>me</strong> rouge, u<strong>ne</strong> couleur banni au pa<strong>radis</strong>,<br />

plantée dans le postérieur du chérubin. Il tremblait de toutes ses ailes, sachant qu'il pourrait<br />

bien être le suivant sur la liste.<br />

* *<br />

*<br />

L'<strong>ange</strong> Enétique était accouru aussi vite que ses ailes vermoulues le per<strong>me</strong>ttaient. Après u<strong>ne</strong><br />

brève auscultation du corps inanimé, il avait tenté u<strong>ne</strong> opération de la dernière chance. Il<br />

avait improvisé <strong>un</strong> bloc opératoire sur place et avait convoqué <strong>ange</strong> Ugulaire, le spécialiste<br />

des transfusions de plu<strong>me</strong>s et autres transplantations. L'arrivée de ce dernier n'avait <strong>pas</strong><br />

déclenché u<strong>ne</strong> ola, ni mê<strong>me</strong> <strong>un</strong> enthousias<strong>me</strong> débordant. Loin de là ! L'<strong>ange</strong> Ugulaire avait<br />

trempé ses plu<strong>me</strong>s dans le scandale de l'affaire des plu<strong>me</strong>s contaminées. <strong>Un</strong> lot de plu<strong>me</strong>s<br />

roussies, en directe provenance de l'enfer, n'avait <strong>pas</strong> été testé et avait été greffé sur les ailes<br />

d'<strong>ange</strong>s atteints de "plu<strong>me</strong>vitie" avancée. Les malheureux avaient muté en diablotins et<br />

avaient rejoint les rangs de Satan, promis à d'atroces souffrances éter<strong>ne</strong>lles.<br />

9


10<br />

<strong>Un</strong> <strong>ange</strong> <strong>ne</strong> <strong>vaut</strong> <strong>pas</strong> <strong>un</strong> <strong>radis</strong><br />

L'<strong>ange</strong> Ugulaire n'avait sauvé sa tête que grâce à l'intervention d'<strong>un</strong> de ses amis politiciens,<br />

l'<strong>ange</strong> Huppé. Depuis, il vivait quotidien<strong>ne</strong><strong>me</strong>nt les sarcas<strong>me</strong>s des siens, quand il <strong>ne</strong> s'agissait<br />

<strong>pas</strong> de <strong>me</strong>sses basses.<br />

L'opération avait échoué. L'<strong>ange</strong> Enétique avait établi le décès officiel de l'<strong>ange</strong> Aponais.<br />

Après avoir rempli le formulaire qu'il <strong>ne</strong> croyait jamais devoir utiliser, il avait emporté le<br />

corps dans son laboratoire pour procéder à u<strong>ne</strong> autopsie complète.<br />

L'<strong>ange</strong> Endar<strong>me</strong>, le chef de la sécurité, était accouru sur les lieux du cri<strong>me</strong> en soufflant<br />

com<strong>me</strong> <strong>un</strong> phoque, souffrant d'<strong>un</strong> embonpoint dû à l'abus de pizza aux flocons de <strong>ne</strong>ige et<br />

au bleu ciel d'Auverg<strong>ne</strong>. Son vol mal assuré révéla égale<strong>me</strong>nt que son régi<strong>me</strong> <strong>ne</strong> s'arrêtait <strong>pas</strong><br />

à la nourriture spirituelle et à la bon<strong>ne</strong> chair. On murmurait, dans les milieux autorisés, qu'il<br />

éclusait plus que de raison, s'abreuvant au comptoir de l'<strong>ange</strong> Enépi, le bouilleur de crû,<br />

distillant les pom<strong>me</strong>s du jardin d'Eden (celles qui valurent quelques désagré<strong>me</strong>nts à Eve et<br />

Adam et à nous tous, leurs descendants).<br />

- Que person<strong>ne</strong> <strong>ne</strong> bouge ! Le crimi<strong>ne</strong>l est certai<strong>ne</strong><strong>me</strong>nt encore sur les lieux de son cri<strong>me</strong> !<br />

S'écria-t-il en atterrissant sur le nuage avec l'élégance et la grâce d'<strong>un</strong> éléphant de <strong>me</strong>r.<br />

Son halei<strong>ne</strong> empestait la liqueur d'Aubépi<strong>ne</strong>, u<strong>ne</strong> eau de feu propre à faire péter <strong>un</strong> éthylotest.<br />

Le teint rose seyant aux chérubins, virait carré<strong>me</strong>nt à l'écarlate chez ce spéci<strong>me</strong>n des forces<br />

armées.<br />

- Allons ! Tempéra saint Marc. Tu lis trop de romans. L'affaire est extrê<strong>me</strong><strong>me</strong>nt grave et le<br />

crimi<strong>ne</strong>l, si jamais <strong>un</strong> tel être existe, est si machiavélique qu'il n'a <strong>pas</strong> traîné sur le lieu du<br />

cri<strong>me</strong>.<br />

- C'est à moi de le détermi<strong>ne</strong>r, si tu per<strong>me</strong>ts ! Tutoya d'emblée l'<strong>ange</strong> Endar<strong>me</strong>, rompant avec<br />

la sacro-sainte tradition consistant à vouvoyer son supérieur hiérarchique tandis que ce<br />

dernier appliquait le tutoie<strong>me</strong>nt au subalter<strong>ne</strong>.<br />

Il fureta quelques secondes sur le théâtre du dra<strong>me</strong>, paraissant chercher quelques indices sur<br />

le sol, cherchant surtout à garder <strong>un</strong> équilibre rendu précaire par l'abus de spiritueux. Son<br />

enquête prit brutale<strong>me</strong>nt fin lorsqu'il déclama :<br />

- Euréka ! (L'<strong>ange</strong> Endar<strong>me</strong> était d'origi<strong>ne</strong> grecque) J'ai trouvé la solution ! C'est <strong>un</strong> coup de<br />

Satan ! Il a envoyé l'<strong>un</strong> de ses sbires pour tuer <strong>un</strong> de nos <strong>ange</strong>s. Non, il s'est déplacé en<br />

person<strong>ne</strong> pour nous prendre en traître, à revers. Il lui a planté l'u<strong>ne</strong> de ses plu<strong>me</strong>s rouges par<br />

là où le scandale de Sodo<strong>me</strong> et Gomorrhe est arrivé, dans le croupion ! <strong>Je</strong> vais<br />

immédiate<strong>me</strong>nt faire impri<strong>me</strong>r des affiches pro<strong>me</strong>ttant u<strong>ne</strong> récompense à qui ramè<strong>ne</strong>ra<br />

Satan, mort de peur ou brûlé vif ! <strong>Je</strong> contacte l'<strong>ange</strong> Enéral, le commandant en chef des <strong>ange</strong>s<br />

protecteurs, afin qu'il dispose des senti<strong>ne</strong>lles aux points de <strong>pas</strong>sage entre le pa<strong>radis</strong> et l'enfer.<br />

L'<strong>ange</strong> Endar<strong>me</strong> dut prendre son élan pour parvenir à s'envoler. Malgré sa prise de vitesse, il<br />

chut lourde<strong>me</strong>nt au bord du nuage, croulant sous son propre poids. Au prix d'<strong>un</strong> effort<br />

intense et continu, il parvint à redresser la situation et à regag<strong>ne</strong>r de l'altitude. Disposant déjà


<strong>Un</strong> <strong>ange</strong> <strong>ne</strong> <strong>vaut</strong> <strong>pas</strong> <strong>un</strong> <strong>radis</strong><br />

des ailes de taille 120 F, les plus longues et les plus larges du marché pa<strong>radis</strong>iaque, il serait<br />

bientôt contraint de se sou<strong>me</strong>ttre à <strong>un</strong> régi<strong>me</strong> sévère : eau de pluie et <strong>un</strong> nuage allégé (<strong>un</strong><br />

nuage de beau temps) à chaque re<strong>pas</strong>, <strong>pas</strong> plus.<br />

- Qu'en penses-tu ? Demanda Marc à son comparse, après le départ du chef de la sécurité.<br />

- <strong>Je</strong> <strong>ne</strong> crois que ce que je vois et je n'ai <strong>pas</strong> vu l'ombre d'u<strong>ne</strong> fourche démoniaque, je n'ai <strong>pas</strong><br />

reniflé u<strong>ne</strong> once de soufre dans l'atmosphère. <strong>Je</strong> <strong>ne</strong> crois <strong>pas</strong> trop à sa version des faits. Par<br />

contre, j'ignorais qu'<strong>un</strong> <strong>ange</strong> pouvait mourir. C'est effroyable ! Doit-on prévenir Dieu ?<br />

- Il a confié les clefs du pa<strong>radis</strong> à saint Pierre, le temps qu'il effectue sa tournée <strong>un</strong>iverselle.<br />

C'est le patron par intérim. Allons lui parler !<br />

- <strong>Je</strong> n'ose <strong>pas</strong>. Il m'intimide et j'ai peur qu'il pique u<strong>ne</strong> grosse colère.<br />

- C'est vrai, nota saint Marc. Il n'est <strong>pas</strong> à prendre avec des pincettes, en ce mo<strong>me</strong>nt. Il paraît<br />

que les bon<strong>ne</strong>s manières pa<strong>radis</strong>iaques se perdent, ces derniers temps. <strong>Un</strong> peu partout dans le<br />

pa<strong>radis</strong>, de vilai<strong>ne</strong>s habitudes terrestres se pren<strong>ne</strong>nt. Les boîtes de nuit, les endroits à la<br />

mode, le jeu, les paris. Saint Pierre s'é<strong>ne</strong>rve sérieuse<strong>me</strong>nt. Pour <strong>un</strong> tripot clandestin fermé, il<br />

s'en ouvre dix nouveaux. Com<strong>me</strong>nt lui annoncer la mauvaise nouvelle ?<br />

Sur cet entracte consacré à la méditation, intervint u<strong>ne</strong> sainte qui avait tout vu et tout<br />

entendu. C'était Lucie, la sainte patron<strong>ne</strong> de la lumière. Elle en était u<strong>ne</strong>, juste<strong>me</strong>nt, car elle<br />

avait toujours des suggestions lumi<strong>ne</strong>uses en réserve.<br />

- J'ai u<strong>ne</strong> idée ! S'exclama la jeu<strong>ne</strong> fem<strong>me</strong> en aube blanche, la tête coiffée d'u<strong>ne</strong> couron<strong>ne</strong> de<br />

bougies.<br />

- Salut Lucie ! Fit Thomas. Tu es au courant ?<br />

- Ah ! Elle est bon<strong>ne</strong>, celle-là ! Au courant, électrique, bien sûr ! Pour la sainte de la lumière,<br />

elle est bon<strong>ne</strong>.<br />

- Pas fait exprès, s'excusa Thomas.<br />

- Tu as u<strong>ne</strong> idée sur la façon d'annoncer la chose à saint Pierre ? Poursuivit saint Marc, moins<br />

léger et moins sensible aux jeux de mots que son comparse.<br />

- Oui ! Il suffit de le dire à Sainte Blandi<strong>ne</strong> et de lui demander de le répéter à Pierre.<br />

- Blandi<strong>ne</strong> ? S'exclamèrent les saints.<br />

- Mais oui ! Depuis qu'elle a été martyre, elle a l'habitude d'en prendre plein la tête sans<br />

broncher. C'est l'émissaire idéal.<br />

Pour la re<strong>me</strong>rcier, ils la gratifièrent d'<strong>un</strong> baiser plein de com<strong>pas</strong>sion et d'amour sur les deux<br />

joues. Elle rosit copieuse<strong>me</strong>nt, aug<strong>me</strong>ntant la hauteur des flam<strong>me</strong>s de ses cierges, sig<strong>ne</strong><br />

évident de satisfaction. Elle leur rendit la monnaie de leurs pièces avec u<strong>ne</strong> infinie tendresse<br />

tant et si bien que leurs auréoles clignotèrent ! Elle avait réussi à les troubler grâce à sa<br />

lumi<strong>ne</strong>use présence. Quoi qu'il advien<strong>ne</strong>, il fallait toujours laisser Lucie faire...<br />

* *<br />

*<br />

11


12<br />

<strong>Un</strong> <strong>ange</strong> <strong>ne</strong> <strong>vaut</strong> <strong>pas</strong> <strong>un</strong> <strong>radis</strong><br />

<strong>Un</strong> <strong>me</strong>urtre ! L'affaire était extrê<strong>me</strong><strong>me</strong>nt grave. Saint Pierre était effondré. Depuis que Dieu<br />

lui avait laissé les clefs du pa<strong>radis</strong>, le foutoir s'installait de plus en plus. La semai<strong>ne</strong> dernière, il<br />

s'était heurté à <strong>un</strong> mouve<strong>me</strong>nt de grève des transports en comm<strong>un</strong>, <strong>me</strong>né par <strong>un</strong> syndicat, le<br />

triste<strong>me</strong>nt célèbre CFDT (C'est Fichtre<strong>me</strong>nt Dur de Travailler). Le mois précédent, les<br />

parents d'<strong>ange</strong>lots avaient défilé dans les rues de Pa<strong>radis</strong>land, la capitale administrative du<br />

pa<strong>radis</strong>. Ils réclamaient l'abolition des histoires tristes à faire peur, en vogue chez les<br />

instituteurs épris de réalis<strong>me</strong>, et le retour de Hans-Christian Andersen, des frères Grimm et<br />

de Perrault sur les bancs de l'école. Leurs chers <strong>ange</strong>s blonds méritaient u<strong>ne</strong> éducation<br />

tradition<strong>ne</strong>lle et non <strong>un</strong> vent de révolution aux relents sulfureux. <strong>Un</strong>e grève des instituteurs<br />

visés avait immédiate<strong>me</strong>nt été déclenchée, en réponse aux revendications parentales. Ils en<br />

avaient profité pour récla<strong>me</strong>r à la retraite à 6000 ans, des accès aux pa<strong>radis</strong> fiscaux et <strong>un</strong><br />

abon<strong>ne</strong><strong>me</strong>nt à vie au journal officiel de Va<strong>ne</strong>ssa (Pa<strong>radis</strong>, bien sûr !). Pierre <strong>ne</strong> savait plus où<br />

don<strong>ne</strong>r de la tête. Le <strong>me</strong>urtre fut la goutte d'eau faisant déborder le nuage. Il pleura de rage,<br />

excédé par les évé<strong>ne</strong><strong>me</strong>nts se déchaînant contre lui avec force. Ses lar<strong>me</strong>s grossirent les<br />

rivières pa<strong>radis</strong>iaques et se déversèrent dans les nuages d'évacuation. Le trop plein descendit<br />

directe<strong>me</strong>nt sur la Terre où les climatologues crurent que les précipitations étaient le fruit<br />

d'<strong>un</strong> nouveau réchauffe<strong>me</strong>nt de la Terre (encore !) et où <strong>un</strong> certain Noé se mit en tête de<br />

construire <strong>un</strong> gros bateau dans son jardin.<br />

- <strong>Un</strong> <strong>me</strong>urtre ! <strong>Un</strong> assassinat au pa<strong>radis</strong> ! Cela n'était <strong>pas</strong> arrivé depuis… Ange Enéalogie ?<br />

Depuis combien de temps n'y a-t-il <strong>pas</strong> eu <strong>un</strong> tel cri<strong>me</strong> au pa<strong>radis</strong> ?<br />

L'intéressé, <strong>un</strong> <strong>ange</strong> à lu<strong>ne</strong>ttes, à l'allure de rat de bibliothèque, à l'apparence négligée,<br />

compulsa ses <strong>livre</strong>s anciens, faits de lig<strong>ne</strong>s d'horizons et de lettres de noblesse. Il hu<strong>me</strong>cta<br />

son doigt et fit virevolter les pages à u<strong>ne</strong> allure vertigi<strong>ne</strong>use. Les feuilles mortes défilèrent et<br />

tout à coup, il posa son regard sur l'u<strong>ne</strong> d'entre elles. Le texte historique était accompagné<br />

d'u<strong>ne</strong> illustration dont la vision le plongea dans u<strong>ne</strong> terreur indescriptible.<br />

- C'était… Gloups ! Fit-il en déglutissant. C'était…<br />

- Eh bien, <strong>ange</strong> Enéalogie ? Qu'as-tu découvert ? <strong>Je</strong> sais que j'ai toute l'éternité devant moi<br />

mais le temps presse !<br />

- C'était…<br />

N'en pouvant plus de soutenir la vision atroce, il fit glisser le grimoire jusqu'au bureau de<br />

Pierre. Ce dernier eut <strong>un</strong> geste d'é<strong>ne</strong>rve<strong>me</strong>nt mais il se ravisa en découvrant la scè<strong>ne</strong> peinte à<br />

la main. La gravure (mais non, u<strong>ne</strong> peinture ! <strong>Je</strong> viens de le dire avant) décrivait u<strong>ne</strong> bataille<br />

entre le Bien et le Mal. <strong>Un</strong>e bataille, que dis-je ! LA bataille. Le conflit <strong>un</strong>ique où Satan, <strong>ange</strong><br />

déchu, avait été banni par Dieu. Le prince des ténèbres avait rallié u<strong>ne</strong> kyrielle d'<strong>ange</strong>s<br />

déviants à sa cause et s'était livré à u<strong>ne</strong> guerre sans <strong>me</strong>rci contre les forces du Bien. La bataille<br />

avait duré <strong>un</strong> siècle et avait causé de gigantesques destructions, de part et d'autre des camps.<br />

L'issue du conflit avait balancé mille fois de chaque côté, sans jamais se décider<br />

définitive<strong>me</strong>nt.<br />

Après des années de lutte interminables, Dieu et Satan comprirent qu'auc<strong>un</strong> des camps <strong>ne</strong><br />

remporterait la victoire. Ils conclurent u<strong>ne</strong> trêve illimitée durant laquelle chac<strong>un</strong> resterait à sa


<strong>Un</strong> <strong>ange</strong> <strong>ne</strong> <strong>vaut</strong> <strong>pas</strong> <strong>un</strong> <strong>radis</strong><br />

place, tout en se livrant à u<strong>ne</strong> lutte acharnée pour conquérir les â<strong>me</strong>s, influencer les êtres<br />

humains de leur vivant. Depuis cette mémorable guerre de Sécession, les champs de bataille<br />

avaient pansé leurs plaies, les plaintes s'étaient tues, la mort était absente. Le Bien et le Mal<br />

s'équilibraient et livraient bataille ailleurs. <strong>Un</strong>e bataille pour l'influence. De la stratégie,<br />

som<strong>me</strong> toutes !<br />

Ce <strong>me</strong>urtre sentait le déterre<strong>me</strong>nt de la hache de guerre, telle que la pratiquaient les Indiens<br />

d'Amérique. Cette fois, le tomahawk prenait l'allure d'u<strong>ne</strong> plu<strong>me</strong> dans le derrière du pauvre<br />

Ange Aponais.<br />

- Seig<strong>ne</strong>ur ! S'exclama saint Pierre. Cet évé<strong>ne</strong><strong>me</strong>nt a vrai<strong>me</strong>nt eu lieu.<br />

- Vous <strong>ne</strong> vous en souve<strong>ne</strong>z plus, patron ? Demanda l'<strong>ange</strong> érudit.<br />

- <strong>Je</strong> n'étais mê<strong>me</strong> <strong>pas</strong> né, mon pauvre ami ! <strong>Je</strong> te rappelle que je suis de la génération Jésus<br />

Christ, <strong>pas</strong> celle de Moïse et encore moins celle d'Adam et Eve. Noé, je l'ai découvert en<br />

bandes gravées sur les bancs de l'école !<br />

- Il <strong>ne</strong> faut <strong>pas</strong> m'en vouloir, chef ! Avec tous ces immortels, je <strong>me</strong> perds <strong>un</strong> peu dans les âges<br />

des <strong>un</strong>s et des autres.<br />

- Ah ! <strong>Je</strong> <strong>ne</strong> te blâ<strong>me</strong> <strong>pas</strong> ! <strong>Je</strong> suis à cran et tu <strong>ne</strong> peux <strong>pas</strong> tout savoir, mê<strong>me</strong> si tu <strong>pas</strong>ses ton<br />

temps à apprendre et à emmagasi<strong>ne</strong>r nos archives. A ce propos, que lis-tu, en ce mo<strong>me</strong>nt ?<br />

- La biographie de Georges W. Bush, le prix Nobel de la paix.<br />

- Le président des Etats-<strong>Un</strong>is ?<br />

- Non, <strong>un</strong> homony<strong>me</strong>. Le ex-président des Etats-<strong>Un</strong>is est en enfer, avec Saddam. Il paraît<br />

qu'ils <strong>pas</strong>sent leur temps à <strong>me</strong>ntir.<br />

- <strong>Je</strong> <strong>ne</strong> suis <strong>pas</strong> étonné ! Bon… Cela <strong>ne</strong> résout <strong>pas</strong> notre vilai<strong>ne</strong> affaire et cela n'explique <strong>pas</strong><br />

com<strong>me</strong>nt <strong>un</strong> <strong>ange</strong> a pu mourir. <strong>Je</strong> <strong>ne</strong> peux <strong>pas</strong> <strong>me</strong> résoudre à interrompre la tournée<br />

<strong>un</strong>iverselle de Dieu. Sa mission, la recherche du peuple élu, est extrê<strong>me</strong><strong>me</strong>nt importante.<br />

D'<strong>un</strong> autre côté, cet assassinat est suffisam<strong>me</strong>nt grave pour justifier son retour. En plus, s'il<br />

<strong>ne</strong> trouve <strong>pas</strong> le peuple élu, ce n'est <strong>pas</strong> Jésus qui s'en plaindra. Sa dernière apparition devant<br />

les élus a débuté avec sa naissance dans u<strong>ne</strong> grotte sans chauffage, avec des tas de bestioles<br />

com<strong>me</strong> compag<strong>ne</strong>s. Ensuite, il a été accueilli par des jets de pierre, il a dû faire ses preuves en<br />

multipliant les petits pains et les poissons et finale<strong>me</strong>nt, il a été crucifié. Il est vacciné pour<br />

des siècles.<br />

- Alors ? Demanda l'<strong>ange</strong>.<br />

- Alors, nous patientons. Faisons confiance à l'<strong>ange</strong> Endar<strong>me</strong> et laissons-le agir. Il connaît<br />

son travail.<br />

Saint Pierre se dit qu'il exagérait probable<strong>me</strong>nt en prenant la chose à la légère mais, après<br />

tout, les subalter<strong>ne</strong>s existaient pour décharger les chefs des boulots ennuyeux, chiants et<br />

générateurs d'ennuis copieux. Aux autres les em<strong>me</strong>rde<strong>me</strong>nts !<br />

* *<br />

*<br />

13


3<br />

14<br />

<strong>Un</strong> <strong>ange</strong> <strong>ne</strong> <strong>vaut</strong> <strong>pas</strong> <strong>un</strong> <strong>radis</strong><br />

Ange Au<strong>ne</strong>, postier de son état, spécialisé dans la prise et la remise de <strong>me</strong>ssages enregistrés au<br />

centre des comm<strong>un</strong>ications télépathiques, fonçait entre les nuages de transport, les nuages<br />

person<strong>ne</strong>ls, les auréoles volantes officielles, précédées d'<strong>ange</strong>s casqués chargés d'ouvrir la<br />

voie. A cette heure avancée de la soirée, les artères du Pa<strong>radis</strong> étaient encore chargées. Les<br />

trente-cinq heures auraient dû réguler les bouchons !<br />

Ange Au<strong>ne</strong> n'en avait rien à faire ; il rivalisait d'audace avec les <strong>livre</strong>urs de pizzas aux flocons<br />

de <strong>ne</strong>ige, il frôlait les véhicules de ses ailes aux plu<strong>me</strong>s taillées pour la vitesse, il prenait <strong>un</strong><br />

nombre incalculable de risques. Pourquoi ? D'ordinaire, ses clients acceptaient de bon cœur<br />

qu'il dé<strong>livre</strong> ses <strong>me</strong>ssages en tenant compte du délai incompressible de transport. Alors ?<br />

Pourquoi ces risques insensés ?<br />

Il évita de peu <strong>un</strong> cumulonimbus, <strong>un</strong> énor<strong>me</strong> poids lourd du Pa<strong>radis</strong>, chargé de transporter<br />

des matériaux bruts ou des élé<strong>me</strong>nts servant à la construction d'habitation tels que colon<strong>ne</strong>s<br />

d'eau, extracteur de fumée, four à vapeur, générateur de foudre, lai<strong>ne</strong> de nuages (pour<br />

l'isolation), etc…<br />

"Ouf ! J'ai failli lui rentrer dedans !" Soupira-t-il intérieure<strong>me</strong>nt. "Mais je <strong>ne</strong> suis <strong>pas</strong> tiré<br />

d'affaire pour autant."<br />

Il se retourna u<strong>ne</strong> brève seconde, vérifiant si son poursuivant était toujours à ses trousses. Il<br />

l'était. <strong>Un</strong> petit nuage noir, au moteur gonflé à bloc d'électricité, lui filait le train. Mê<strong>me</strong> dans<br />

le trafic, en usant de ses ailes et de son faible encombre<strong>me</strong>nt, Ange Au<strong>ne</strong> <strong>ne</strong> parvenait <strong>pas</strong> à<br />

décrampon<strong>ne</strong>r cette sangsue. L'autre disposait d'<strong>un</strong> moyen de transport de petit gabarit, agile,<br />

efficace et puissant. <strong>Un</strong> nuage noir préparé par sainte Mercedes, l'ensorceleuse de nuages, la<br />

rei<strong>ne</strong> aux flèches d'argent, la champion<strong>ne</strong> toutes catégories des rallyes pa<strong>radis</strong>iaques.<br />

"Bon sang ! Qu'est-ce qu'il m'a pris d'espion<strong>ne</strong>r cette conversation ? Qu'est-ce que j'ai fait ?"<br />

Ange Au<strong>ne</strong> se remémora les faits datant à pei<strong>ne</strong> d'u<strong>ne</strong> heure. La journée de travail s'achevait<br />

molle<strong>me</strong>nt, après u<strong>ne</strong> inactivité notoire, bien qu'il ait remplacé le déf<strong>un</strong>t Ange Aponais au<br />

pied levé. En sept heures de présence, il n'avait <strong>pas</strong> con<strong>ne</strong>cté plus de cinquante person<strong>ne</strong>s à<br />

leurs correspondants. Il s'ennuyait fer<strong>me</strong><strong>me</strong>nt. Il avait continué à prendre des <strong>me</strong>ssages,<br />

cumulant désormais deux fonctions. Puis, vers seize heures, il avait remarqué u<strong>ne</strong> anomalie<br />

sur la machi<strong>ne</strong> à con<strong>ne</strong>cter les esprits, en tous points identique aux anciens standards des<br />

opératrices des Postes et Télécomm<strong>un</strong>ications françaises, dotée d'u<strong>ne</strong> cohorte de prises et de<br />

fiches.<br />

Quelques orifices ronds, destinés à recevoir des fiches, brillaient intensé<strong>me</strong>nt, preuve qu'ils<br />

n'avaient jamais été con<strong>ne</strong>ctés. Pourquoi cette absence de lustrage, d'éraflures ? Cette<br />

machi<strong>ne</strong>, com<strong>me</strong> les nombreuses autres du centre de comm<strong>un</strong>ication télépathique, était<br />

vouée à servir dans son intégralité. Com<strong>me</strong>nt, statistique<strong>me</strong>nt parlant, des lig<strong>ne</strong>s<br />

télépathiques n'étaient-elles jamais attribuées derrière ces prises rondes ?


<strong>Un</strong> <strong>ange</strong> <strong>ne</strong> <strong>vaut</strong> <strong>pas</strong> <strong>un</strong> <strong>radis</strong><br />

Intrigué par sa découverte, profitant de la quiétude ambiante, Ange Au<strong>ne</strong> démonta le<br />

pan<strong>ne</strong>au arrière et inspecta les branche<strong>me</strong>nts aux lig<strong>ne</strong>s télépathiques. Il s'y connaissait <strong>un</strong><br />

peu, il avait <strong>un</strong> PC (Pa<strong>radis</strong> Comm<strong>un</strong>icant) portable chez lui et il <strong>ne</strong> dédaignait <strong>pas</strong> bricoler. Il<br />

<strong>ne</strong> lui fallut guère plus d'u<strong>ne</strong> minute pour déposer le cache plastifié sur le sol mouton<strong>ne</strong>ux du<br />

nuage du centre. Il jeta <strong>un</strong> œil aux alentours avant de se décider d'en jeter <strong>un</strong> autre à<br />

l'intérieur de la machi<strong>ne</strong>rie. C'était à la fois simple com<strong>me</strong> bonjour et extrê<strong>me</strong><strong>me</strong>nt<br />

compliqué. De chaque prise partait <strong>un</strong> câble fin et <strong>un</strong>ique qui s'enfonçait dans le sol nuageux.<br />

Groupés par paquets de faisceaux, les fils allaient jusqu'au centre d'émission et de réception<br />

des ondes télépathiques, régi par sainte Raymonde, la rei<strong>ne</strong> des ondes. Le systè<strong>me</strong>, basique en<br />

apparence, se compliquait du fait de l'enchevêtre<strong>me</strong>nt de quatre cents câbles.<br />

Le travail des <strong>ange</strong>s du centre était très simple. D'abord, u<strong>ne</strong> auréole flottant au-dessus d'u<strong>ne</strong><br />

des deux cents prises entrantes s'allumait, signalant <strong>un</strong> appel. L'<strong>ange</strong> opérateur enfonçait <strong>un</strong><br />

cordon équipé d'u<strong>ne</strong> prise de type jack dedans et reliait l'autre extrémité, identique<strong>me</strong>nt<br />

pourvue, à son casque. Il prenait la comm<strong>un</strong>ication et écoutait attentive<strong>me</strong>nt le numéro<br />

d'â<strong>me</strong> demandé par son correspondant ou le nom du destinataire s'il s'agissait d'<strong>un</strong><br />

personnage illustre. Il composait l'adresse person<strong>ne</strong>lle souhaitée sur <strong>un</strong> clavier et attendait<br />

qu'u<strong>ne</strong> autre auréole, cette fois-ci dans la zo<strong>ne</strong> des prises sortantes, s'éclaire, indiquant que le<br />

centre d'émission avait établi u<strong>ne</strong> liaison avec l'â<strong>me</strong>, l'<strong>ange</strong> ou le saint demandé. Dès lors, il<br />

suffisait de relier les deux prises en débranchant le cordon de son casque et en l'enfonçant<br />

dans la prise du destinataire. La con<strong>ne</strong>xion pouvait alors s'établir ou <strong>ne</strong> <strong>pas</strong> s'établir. En cas<br />

d'encombre<strong>me</strong>nt, de som<strong>me</strong>il réparateur ou de mise hors service volontaire, l'appel<br />

n'aboutissait <strong>pas</strong>. L'appelant pouvait laisser <strong>un</strong> <strong>me</strong>ssage qu'<strong>un</strong> coursier ou <strong>un</strong> postier se<br />

chargeait d'achemi<strong>ne</strong>r.<br />

Ange Au<strong>ne</strong>, face à la foultitude de fils emmêlés, s'apprêtait à jeter l'éponge lorsqu'il découvrit<br />

u<strong>ne</strong> chose à laquelle il <strong>ne</strong> s'attendait <strong>pas</strong>.<br />

- Qu'est-ce que c'est, ce truc ?<br />

Il s'enfonça dans le cœur de la machi<strong>ne</strong>, parfaite<strong>me</strong>nt froide, com<strong>me</strong> il se devait au pa<strong>radis</strong>.<br />

Deux prises se distinguaient du reste. Deux câbles les reliaient bien à la machi<strong>ne</strong>, per<strong>me</strong>ttant<br />

de comm<strong>un</strong>iquer avec l'ensemble du pa<strong>radis</strong> mais <strong>un</strong> mince fila<strong>me</strong>nt créait égale<strong>me</strong>nt <strong>un</strong> lien<br />

<strong>un</strong>ique entre les deux lig<strong>ne</strong>s. En détaillant la dérivation, Ange Au<strong>ne</strong> comprit qu'aucu<strong>ne</strong><br />

auréole lumi<strong>ne</strong>use <strong>ne</strong> s'allumait lorsqu'u<strong>ne</strong> con<strong>ne</strong>xion directe s'opérait.<br />

- <strong>Je</strong> <strong>ne</strong> comprends rien ! S'exclama-t-il. A quoi cela sert ? La machi<strong>ne</strong> per<strong>me</strong>t simple<strong>me</strong>nt <strong>un</strong><br />

maximum de deux cents comm<strong>un</strong>ications simultanées. Mais, à chaque comm<strong>un</strong>ication entre<br />

deux â<strong>me</strong>s, les lig<strong>ne</strong>s entrantes et sortantes <strong>ne</strong> sont jamais les mê<strong>me</strong>s. L'attribution vient du<br />

centre d'émission et de réception. Elle est totale<strong>me</strong>nt aléatoire. Quel est l'intérêt de coupler<br />

physique<strong>me</strong>nt deux lig<strong>ne</strong>s ? Quel intérêt y a-t-il à…<br />

Il frissonna, ce qui était normal au pa<strong>radis</strong> puisque la température n'avait rien de la chaleur<br />

infernale.<br />

15


16<br />

<strong>Un</strong> <strong>ange</strong> <strong>ne</strong> <strong>vaut</strong> <strong>pas</strong> <strong>un</strong> <strong>radis</strong><br />

"C'est u<strong>ne</strong> lig<strong>ne</strong> secrète…" Songea-t-il avec justesse.<br />

L'absence d'éraflure et de lustre sur les prises prouvait ses suppositions.<br />

Il accomplit alors <strong>un</strong> geste relevant du péché véniel. Il s'empara d'<strong>un</strong> cordon spécial, équipé<br />

de nombreuses fiches, destiné à per<strong>me</strong>ttre des ré<strong>un</strong>ions télépathiques pour les <strong>ange</strong>s chefs<br />

d'entreprise. Il relia les prises vierges entre elles et raccorda tout à son casque.<br />

"Juste histoire de contrôler si les lig<strong>ne</strong>s fonction<strong>ne</strong>nt normale<strong>me</strong>nt !" Ajouta-t-il<br />

intérieure<strong>me</strong>nt, justifiant son acte d'espionnage avéré et répréhensible.<br />

Se sentant tout de mê<strong>me</strong> coupable de piraterie patentée, il se pencha en arrière afin de vérifier<br />

que person<strong>ne</strong> n'épiait ses faits et ses gestes. Il poussa le volu<strong>me</strong> sonore à fond et écouta. <strong>Un</strong><br />

grésille<strong>me</strong>nt et <strong>un</strong> bruit de souffle n'étaient que les seuls élé<strong>me</strong>nts auditifs restitués dans les<br />

écouteurs de son casque. Gardant u<strong>ne</strong> oreille sur la mystérieuse lig<strong>ne</strong> directe, il poursuivit ses<br />

tâches routinières, prenant des <strong>me</strong>ssages, con<strong>ne</strong>ctant les appelants et les appelés, jusqu'à ce<br />

que l'heure de la fin du job <strong>ne</strong> son<strong>ne</strong>.<br />

Il était près de seize heures cinquante lorsqu'il entendit distincte<strong>me</strong>nt u<strong>ne</strong> voix chuchoter<br />

dans ses tympans (NDLA : les <strong>ange</strong>s ont ni tympans, ni oreilles, puisqu'ils n'entendent <strong>pas</strong><br />

<strong>me</strong>s suppliques les implorant de <strong>me</strong> guider sur la voie de la gloire et de la célébrité ! Pourtant,<br />

j'écris des trucs sympathiques sur eux, sans user d'u<strong>ne</strong> plu<strong>me</strong> de leurs ailes !).<br />

- Allô ! Enflure ? Ici Enfilé !<br />

- J'attends ton rapport, lâcha l'intéressé.<br />

- Ange Endar<strong>me</strong> n'a <strong>pas</strong> trouvé la moindre preuve. Il est complète<strong>me</strong>nt sec, com<strong>me</strong><br />

d'habitude. Avec son Quotient d'Imbécillité, il mérite vrai<strong>me</strong>nt sa place dans le <strong>livre</strong> des<br />

records <strong>un</strong>iversels.<br />

- Tu en es sûr ? Il est vital de préserver notre secret. Il nous faut trouver <strong>un</strong> moyen différent<br />

d'entrer en contact, sous pei<strong>ne</strong> d'être découverts u<strong>ne</strong> nouvelle fois de plus par <strong>un</strong> <strong>ange</strong>. La<br />

lig<strong>ne</strong> n'est <strong>pas</strong> sûre.<br />

Ange Au<strong>ne</strong> n'en croyait <strong>pas</strong> ses oreilles. Il pressa le casque <strong>un</strong> peu plus fort sur sa tête de<br />

chérubin afin de <strong>ne</strong> <strong>pas</strong> perdre la moindre miette de la conversation. A cette occasion, il<br />

généra quelques craque<strong>me</strong>nts parasites caractéristiques dans les lig<strong>ne</strong>s.<br />

- Tu as entendu ? S'exclama Enflure.<br />

- Oui, répondit Enfilé.<br />

- Nous som<strong>me</strong>s espionnés ! Fais le nécessaire ! Vite !<br />

La conversation s'acheva sur cet ordre. Ange Au<strong>ne</strong> de<strong>me</strong>ura interdit durant quelques<br />

secondes. Puis, pris de panique, il se leva en <strong>un</strong> batte<strong>me</strong>nt d'ailes et en oublia son casque posé<br />

sur sa tête. Ce dernier fut arraché et tomba sur le sol mouton<strong>ne</strong>ux en é<strong>me</strong>ttant <strong>un</strong> simple<br />

"ploum" étouffé par le moelleux du revête<strong>me</strong>nt blanchâtre. Ange Au<strong>ne</strong> n'avait guère besoin


<strong>Un</strong> <strong>ange</strong> <strong>ne</strong> <strong>vaut</strong> <strong>pas</strong> <strong>un</strong> <strong>radis</strong><br />

d'<strong>un</strong> esprit brillant pour comprendre qu'<strong>un</strong> tueur nommé Enfilé, à la solde d'<strong>un</strong> dénommé<br />

Enflure, n'allait <strong>pas</strong> tarder à débarquer pour le plu<strong>me</strong>r.<br />

Il avait pris ses ailes à son cou et avait décollé sans demander son reste.<br />

Dès le début de sa fuite, il avait eu l'impression d'être <strong>un</strong> espion traqué, suivi. Il était persuadé<br />

qu'u<strong>ne</strong> myriade de regards anony<strong>me</strong>s confirmait sa présence et trans<strong>me</strong>ttait sa position à leur<br />

responsable. Com<strong>me</strong>nt l'information s'était-elle propagée à la vitesse de la poudre<br />

enflammée ? Qui étaient Enflure et Enfilé ? Com<strong>me</strong>nt s'étaient-ils arrangés pour trafiquer <strong>un</strong><br />

standard du centre des comm<strong>un</strong>ications télépathiques ? Etait-ce mê<strong>me</strong> la seule machi<strong>ne</strong><br />

truquée de la sorte ? Il n'y avait <strong>pas</strong> moins de dix mille standards du mê<strong>me</strong> modèle au centre !<br />

Il frissonna à l'idée qu'u<strong>ne</strong> seule lig<strong>ne</strong> par machi<strong>ne</strong> <strong>ne</strong> soit réservée à ces mystérieux<br />

personnages. Cela impliquerait l'existence d'u<strong>ne</strong> vaste confrérie néfaste au sein mê<strong>me</strong> du<br />

pa<strong>radis</strong>.<br />

Néfaste, oui ! Car depuis qu'il avait rejoint le boulevard saint Charles (de Gaulle), il était pris<br />

en chasse par le petit nuage noir, <strong>un</strong> bolide si sombre qu'il était impossible de voir les traits<br />

de son conducteur.<br />

"Il faut que je le lâche !" Imagina-t-il u<strong>ne</strong> fois de plus afin de s'encourager. "Bon sang !<br />

Pourquoi n'y ai-je <strong>pas</strong> songé auparavant ? Il faut que je <strong>me</strong> réfugie au quartier général des<br />

RIMA (Régi<strong>me</strong>nt d'Infanterie des Merveilleux Anges), il est tout proche. <strong>Je</strong> récla<strong>me</strong>rai la<br />

protection des hom<strong>me</strong>s chargés de la sécurité au pa<strong>radis</strong> ! Oui ! Vite !"<br />

A u<strong>ne</strong> intersection avec u<strong>ne</strong> rue en sens <strong>un</strong>ique, il bifurqua brusque<strong>me</strong>nt, causant la surprise<br />

chez son poursuivant. Ce dernier manqua de s'emplafon<strong>ne</strong>r le nuage d'habitation à l'angle de<br />

la rue mais il rattrapa la manœuvre grâce à <strong>un</strong> dérapage des plus contrôlés.<br />

La rue secondaire, dénommée Marc Lavoi<strong>ne</strong>, à cause de ses nombreux parkings des <strong>ange</strong>s,<br />

était <strong>ne</strong>tte<strong>me</strong>nt plus fluide. Le nuage noir accéléra brutale<strong>me</strong>nt, comblant son retard sur Ange<br />

Au<strong>ne</strong>, limité par sa faible vitesse. La différence de pointe de vitesse était trop flagrante ; à<br />

l'image des courses poursuites se déroulant sur Terre, entre policiers et voyous de banlieue,<br />

les fonctionnaires du pa<strong>radis</strong> étaient équipés de moyens de transport trop lents pour rivaliser<br />

avec les truands. Ses ailes affûtées <strong>ne</strong> feraient <strong>pas</strong> le poids en plei<strong>ne</strong> lig<strong>ne</strong> droite.<br />

Tout à coup, le nuage fut sur lui et le percuta mécham<strong>me</strong>nt. Ange Au<strong>ne</strong> encaissa le coup avec<br />

dignité, conservant sa trajectoire avec mille pei<strong>ne</strong>s, <strong>ne</strong> pensant qu'à sa planche de salut située<br />

à moins de deux girouettes de là. Deux mille milli-girouettes (soit deux mille mètres, à peu<br />

près), à parcourir pour trouver refuge et confier sa découverte à qui de droit, des <strong>ange</strong>s<br />

spécialistes de la sécurité, postés aux quatre coins du royau<strong>me</strong> de Dieu, prévenant la moindre<br />

tentative d'invasion de Satan et ses troupes. Si le conducteur était <strong>un</strong> suppôt de Belzébuth, <strong>un</strong><br />

Dem'Ange, com<strong>me</strong> on les nommait ici, au pa<strong>radis</strong>, les militaires le réduiraient en bouillie<br />

velue en l'aspergeant au canon à eau bénite. Enfin, il espérait que cette ar<strong>me</strong> fonction<strong>ne</strong>rait.<br />

Le pilote du nuage noir porta u<strong>ne</strong> nouvelle estocade qui envoya Ange Au<strong>ne</strong> valser dans u<strong>ne</strong><br />

rue perpendiculaire à la rue saint Charles. Il n'eut <strong>pas</strong> le temps de noter le nom de cette<br />

nouvelle artère ; il était trop occupé à se relever et à sauver sa peau avant que le nuage noir lui<br />

<strong>pas</strong>se sur les plu<strong>me</strong>s. Il esquiva la ruée du véhicule et repartit de plus belle. Il perdit en pointe<br />

17


18<br />

<strong>Un</strong> <strong>ange</strong> <strong>ne</strong> <strong>vaut</strong> <strong>pas</strong> <strong>un</strong> <strong>radis</strong><br />

de vitesse, souffrant d'u<strong>ne</strong> perte d'équilibre manifeste. Il tourna la tête vers le point à l'origi<strong>ne</strong><br />

du problè<strong>me</strong> : le bout de l'aile gauche était légère<strong>me</strong>nt tordu mais les conséquences étaient<br />

terribles. Ces mécaniques de précision <strong>ne</strong> souffraient <strong>pas</strong> le moindre dérègle<strong>me</strong>nt.<br />

Le nuage noir le tamponna u<strong>ne</strong> dernière fois, attendant l'instant précis où Ange Au<strong>ne</strong><br />

<strong>pas</strong>serait devant u<strong>ne</strong> im<strong>pas</strong>se. Le choc, très violent cette fois, <strong>ne</strong> lui laissa aucu<strong>ne</strong> chance. Il<br />

alla valdinguer dans les poubelles (NDLA : eh oui ! Le pa<strong>radis</strong> avait adopté l'invention de<br />

notre préfet !) d'u<strong>ne</strong> im<strong>pas</strong>se aux nuages d'habitations devenus miteux par manque<br />

d'entretien.<br />

Ange Au<strong>ne</strong> était complète<strong>me</strong>nt estourbi. Sa vision <strong>ne</strong> cessait de danser, ses <strong>me</strong>mbres<br />

disloqués <strong>ne</strong> lui étaient d'auc<strong>un</strong> secours pour se carapater en vitesse. Il avait échoué.<br />

Person<strong>ne</strong> <strong>ne</strong> lui viendrait en aide dans ce quartier mal famé, aux habitations tombant en<br />

rui<strong>ne</strong>, faute de bras pour les rénover. Il entendit de la musique qui n'avait rien de céleste.<br />

"Le Pa<strong>radis</strong>co… <strong>Je</strong> <strong>ne</strong> suis <strong>pas</strong> loin de cette boîte de nuit dont tout le monde parle sans y<br />

avoir mis les ailes… Il existe vrai<strong>me</strong>nt…"<br />

Mê<strong>me</strong> si des habitués du mystérieux établisse<strong>me</strong>nt, en principe interdit, sortaient et le<br />

découvraient en mauvaise posture, ils <strong>ne</strong> lèveraient <strong>pas</strong> le petit doigt pour le secourir. Son<br />

poursuivant n'était <strong>pas</strong> fou : il l'avait contraint à se réfugier dans ce quartier où il n'avait <strong>pas</strong><br />

l'ombre d'u<strong>ne</strong> chance de trouver u<strong>ne</strong> â<strong>me</strong> charitable. C'était com<strong>me</strong> ça ! Mê<strong>me</strong> au pa<strong>radis</strong>, le<br />

quartier de saint Denis était l'<strong>un</strong> des plus chauds, des plus mal famés et des plus délabrés.<br />

La porte droite du nuage noir s'ouvrit en se relevant par le haut : des portes en élytre ! La<br />

classe, le nuage noir de sainte Mercedes ! <strong>Un</strong> <strong>ange</strong> au regard fier et sombre en descendit.<br />

C'était <strong>un</strong> <strong>ange</strong>, à n'en point douter. Ses ailes le prouvaient.<br />

A la limite de la perte de conscience, Ange Au<strong>ne</strong>, incapable de réagir, fixa la for<strong>me</strong><br />

s'approchant de lui, u<strong>ne</strong> tenaille entre les mains.<br />

- Ce n'est <strong>pas</strong> beau d'écouter les conversations interdites, énonça cal<strong>me</strong><strong>me</strong>nt l'<strong>ange</strong> <strong>me</strong>naçant.<br />

"Cet accent lancinant et rythmé à la fois… <strong>Je</strong> le reconnais…" Songea le malheureux postier,<br />

sur le point de subir <strong>un</strong> sort identique à celui de son collègue, Ange Aponais.<br />

- Tu es… tu es… Ange… Ange ! Balbutia-t-il avant de recevoir <strong>un</strong> coup de tenaille en travers<br />

de la tronche.<br />

Patiem<strong>me</strong>nt, le tonton flingueur, reconnu par sa victi<strong>me</strong>, entreprit de lui arracher les plu<strong>me</strong>s<br />

des ailes, u<strong>ne</strong> par u<strong>ne</strong>, notant si <strong>un</strong> ch<strong>ange</strong><strong>me</strong>nt de couleur affectait l'u<strong>ne</strong> d'elles (ou l'u<strong>ne</strong><br />

d'aile !). Il paraissait très cal<strong>me</strong> alors qu'il accomplissait <strong>un</strong> cri<strong>me</strong> au pa<strong>radis</strong>. Il avait des <strong>ne</strong>rfs<br />

d'acier, cet <strong>ange</strong>-là !<br />

Alors qu'il attaquait la seconde aile, privilégiant les plu<strong>me</strong>s les plus longues, il y en eut u<strong>ne</strong> qui<br />

vira au rouge écarlate.<br />

- Gagné ! S'exclama-t-il.


<strong>Un</strong> <strong>ange</strong> <strong>ne</strong> <strong>vaut</strong> <strong>pas</strong> <strong>un</strong> <strong>radis</strong><br />

Sans la moindre hésitation, il souleva l'aube de l'<strong>ange</strong> et lui planta l'objet du délit dans le<br />

croupion. Instantané<strong>me</strong>nt, le visage d'Ange Au<strong>ne</strong> blêmit, à devenir presque transparent. Ses<br />

plu<strong>me</strong>s se dispersèrent autour de lui, balayées par u<strong>ne</strong> brise naissante. Parallèle<strong>me</strong>nt, son<br />

corps hérita d'u<strong>ne</strong> raideur cadavérique que seul <strong>un</strong> marteau pourrait désormais briser. Il était<br />

mort. L'impossible venait d'avoir lieu pour la seconde fois.<br />

Le <strong>me</strong>urtrier exprima u<strong>ne</strong> moue de regret. Elle <strong>ne</strong> venait <strong>pas</strong> des remords supposés l'agiter<br />

mais de sa déception face à la transformation. Si cet <strong>ange</strong> Au<strong>ne</strong> avait été <strong>un</strong> tant soi peu<br />

dissipé, coquin, s'il s'était adonné à quelques péchés véniels, la transformation aurait été<br />

radicale<strong>me</strong>nt différente. Son corps se serait hérissé de poils, ses ailes se seraient raccourcies,<br />

des cor<strong>ne</strong>s lui seraient poussées au-dessus de la tête et sa peau aurait eu la couleur roussie du<br />

porc laqué. Il aurait rejoint les troupes de Satan.<br />

- Tant pis pour toi, vilain curieux ! Lâcha l'<strong>ange</strong> assassin en l'abandonnant à son triste sort.<br />

Il ferma les yeux pour se concentrer et utilisa la lig<strong>ne</strong> privée pour la dernière fois.<br />

- Enfilé ? Ici, Ange Grosfusi.<br />

- Le Corse ?<br />

- Oui. Le travail est terminé.<br />

- Parfait ! Dites à l'<strong>un</strong> de vos adjoints de re<strong>me</strong>ttre le matériel dans son état d'origi<strong>ne</strong>.<br />

Compris ?<br />

- Compris !<br />

Il plongea la main dans l'u<strong>ne</strong> des multiples poches de son aube immaculée. Ange Grosfusi,<br />

l'<strong>un</strong> des nombreux "Ange" corses, en extirpa <strong>un</strong> petit car<strong>ne</strong>t rouge, <strong>un</strong> coloris pourtant<br />

stricte<strong>me</strong>nt prohibé au royau<strong>me</strong> de Dieu. Il feuilleta le compro<strong>me</strong>ttant <strong>livre</strong>t et tomba sur <strong>un</strong><br />

nom qui attira son attention.<br />

- Ange Dorémifassolaci, le violoniste soliste de l'orchestre symphonique des grandes orgues.<br />

Il travaille au centre de comm<strong>un</strong>ication télépathique. Il fera l'affaire.<br />

Cet <strong>ange</strong>-là, encore <strong>un</strong> de la bande des Corses, occupait <strong>un</strong> poste identique à Ange Aponais.<br />

"Occuper" était le ter<strong>me</strong> approprié : il <strong>ne</strong> bossait <strong>pas</strong> vrai<strong>me</strong>nt, entretenant la légende selon<br />

laquelle les Corses en faisaient le moins possible pour vivre le plus longtemps (NDLA : et ils<br />

avaient entière<strong>me</strong>nt raison ! Vive le ryth<strong>me</strong> de vie corse !). Ange Dorémifassolaci était<br />

immortel, assuré<strong>me</strong>nt, vu son entrain à con<strong>ne</strong>cter les habitants du pa<strong>radis</strong>.<br />

<strong>Un</strong>e fois son choix arrêté, Ange Grosfusi regagna son véhicule et repartit en trombe,<br />

craignant par-dessus tout de tomber <strong>ne</strong>z à <strong>ne</strong>z avec d'indésirables témoins. Ange Au<strong>ne</strong> venait<br />

de payer pour sa curiosité. La curiosité est <strong>un</strong> vilain défaut !<br />

* *<br />

*<br />

19


4<br />

20<br />

<strong>Un</strong> <strong>ange</strong> <strong>ne</strong> <strong>vaut</strong> <strong>pas</strong> <strong>un</strong> <strong>radis</strong><br />

Dieu s'apprêtait à se montrer au peuple élu et à édicter les commande<strong>me</strong>nts lorsqu'il se<br />

ravisa. Ces êtres nus, rampants dans la f<strong>ange</strong>, aux corps similaires à ceux de nos chenilles<br />

terrestres, bariolés com<strong>me</strong> nos plus excentriques p<strong>un</strong>ks, <strong>ne</strong> pouvaient raisonnable<strong>me</strong>nt <strong>pas</strong><br />

incar<strong>ne</strong>r les fers de lance du nouveau peuple élu. Décidé<strong>me</strong>nt, sa tournée était <strong>un</strong> échec.<br />

Depuis u<strong>ne</strong> longue année, Dieu cherchait <strong>un</strong> peuple apte à recevoir sa parole, à respecter ses<br />

commande<strong>me</strong>nts à la lettre et capable de montrer l'exemple au reste de l'<strong>un</strong>ivers. Non… Ces<br />

chenilles vague<strong>me</strong>nt humai<strong>ne</strong>s se laisseraient peut-être subjuguer par ses paroles<br />

bienveillantes mais, au jeu de la conviction et de l'évangélisation des autres peuples, elles <strong>ne</strong><br />

tiendraient <strong>pas</strong> deux ro<strong>un</strong>ds face à des zigotos de la trempe de Terriens.<br />

Pourtant, le peuple hébreu faisait <strong>un</strong> bon peuple élu. Souffrant, martyr face au joug égyptien,<br />

pauvre com<strong>me</strong> Job, <strong>un</strong> peuple itinérant, sans possession, esclave et malgré tout, heureux. Eh<br />

bien non ! Cela avait capoté. Moïse avait échoué. Dieu avait tenté u<strong>ne</strong> nouvelle approche en<br />

envoyant directe<strong>me</strong>nt <strong>un</strong> <strong>me</strong>mbre de la famille, son propre fils. Nouvel échec.<br />

Si seule<strong>me</strong>nt Judas n'avait <strong>pas</strong> foutu le bazar ! Mais non ! Monsieur Judas avait voulu jouer les<br />

originaux, en trahissant les siens, en livrant le propre fils de Dieu à l'en<strong>ne</strong>mi romain. Le pire,<br />

c'est que Jésus l'avait su avant mê<strong>me</strong> la survenance de la trahison. Quelle idée, aussi,<br />

d'envoyer son fils en Palesti<strong>ne</strong> ! En Palesti<strong>ne</strong> ! Quand on voyait ce que la Palesti<strong>ne</strong> était<br />

devenue, depuis… Après tout, elle n'avait <strong>pas</strong> changé. Elle était toujours le théâtre<br />

d'affronte<strong>me</strong>nts ethniques durant depuis plus de deux mille ans. La plus longue guerre de<br />

l'histoire de l'humanité.<br />

Non, vrai<strong>me</strong>nt, les chenilles <strong>ne</strong> convaincraient person<strong>ne</strong>. Il fallait élire <strong>un</strong> autre peuple. A<br />

condition d'en trouver suffisam<strong>me</strong>nt docile pour l'écouter. De nos jours, avec l'avancée<br />

technologique baignant chaque foyer de l'<strong>un</strong>ivers, avec la prédominance des explications<br />

scientifiques sur les explications irration<strong>ne</strong>lles, il devenait de plus en plus coton d'organiser et<br />

de crédibiliser <strong>un</strong> bon vieux miracle. Il se trouvait toujours u<strong>ne</strong> majorité, dans l'assistance,<br />

pour affir<strong>me</strong>r qu'il y avait <strong>un</strong> truc, que c'était bidon, que la grêle enflammée, les grenouilles, la<br />

pestilence et autres fléaux, ce n'était que des sor<strong>ne</strong>ttes pour adolescents attardés.<br />

Dieu songea alors qu'il devrait se rendre aux confins de l'<strong>un</strong>ivers, au bord de la ceinture<br />

<strong>un</strong>iverselle, là où la vie naissait depuis peu, là où les planètes poussaient encore des<br />

hurle<strong>me</strong>nts accompagnant les soubresauts de la formation. Oui ! C'était la solution !<br />

S'adresser directe<strong>me</strong>nt aux peuples sortis de l'âge de la pierre, <strong>pas</strong> trop nombreux, disposant<br />

de territoires suffisam<strong>me</strong>nt vastes pour <strong>ne</strong> <strong>pas</strong> <strong>pas</strong>ser leur temps à s'entretuer pour quelques<br />

ares supplé<strong>me</strong>ntaires. Mais, cette fois-ci, il prendrait ses précautions. Il verrouillerait le<br />

systè<strong>me</strong>, son systè<strong>me</strong>, en édictant et en gravant <strong>un</strong> recueil de commande<strong>me</strong>nts dig<strong>ne</strong> du code<br />

civil napoléonien, <strong>ne</strong> comportant <strong>pas</strong> moins de mille articles. En effet, tôt ou tard, le peuple<br />

élu découvrirait le systè<strong>me</strong> judiciaire américain per<strong>me</strong>ttant de faire <strong>un</strong> procès pour tout ce qui<br />

n'est <strong>pas</strong> écrit noir sur blanc. Dès lors, le peuple élu s'autoriserait des écarts sous prétexte<br />

qu'aucu<strong>ne</strong> loi divi<strong>ne</strong> <strong>ne</strong> l'interdisait. Et le grand foutoir reprendrait…


<strong>Un</strong> <strong>ange</strong> <strong>ne</strong> <strong>vaut</strong> <strong>pas</strong> <strong>un</strong> <strong>radis</strong><br />

Dieu s'apprêtait à quitter la planète feuillue, véritable bénédiction pour le peuple de chenilles,<br />

quand il eut la surprise de découvrir <strong>un</strong> vieil ami.<br />

- Ange Ournal ! S'exclama Dieu. Quelle joie de voir tes traits chérubins ! Si tu viens t'enquérir<br />

sur <strong>me</strong>s avancées dans la quête du peuple élu, pour le journal "L'immaculée impression", je<br />

risque fort de te décevoir ! <strong>Je</strong> n'ai <strong>pas</strong> de bon<strong>ne</strong>s nouvelles à te don<strong>ne</strong>r mais je te pro<strong>me</strong>ts de<br />

t'accorder u<strong>ne</strong> interview exclusive dès que j'aurai trouvé l'objet de ma quête absolue, le peuple<br />

élu !<br />

- Hélas, Seig<strong>ne</strong>ur ! <strong>Je</strong> <strong>ne</strong> viens <strong>pas</strong> pour récolter des informations mais pour vous en <strong>livre</strong>r de<br />

terribles.<br />

- Que <strong>me</strong> dis-tu ? J'ai peur de <strong>ne</strong> <strong>pas</strong> comprendre ?<br />

- Deux <strong>ange</strong>s sont morts.<br />

- Morts ? C'est impossible ! <strong>Un</strong> <strong>ange</strong> <strong>ne</strong> <strong>me</strong>urt <strong>pas</strong> ! Tu dois faire erreur.<br />

- J'ai<strong>me</strong>rais que tout ceci <strong>ne</strong> soit qu'u<strong>ne</strong> stupide blague, Seig<strong>ne</strong>ur ! Malheureuse<strong>me</strong>nt, saint<br />

Pierre, qui m'a envoyé à vous par le télé-transporteur express, n'a rien d'<strong>un</strong> plaisantin. Deux<br />

<strong>ange</strong>s sont véritable<strong>me</strong>nt morts, raides com<strong>me</strong> des planches en chê<strong>ne</strong>. Ange Aponais et Ange<br />

Au<strong>ne</strong> nous ont quittés.<br />

- <strong>Je</strong> n'arrive <strong>pas</strong> à y croire… Des <strong>ange</strong>s du pa<strong>radis</strong>, morts… Cela n'était <strong>pas</strong> survenu depuis…<br />

- La première et <strong>un</strong>ique guerre de Sécession, celle ayant abouti à la création de l'enfer et du<br />

purgatoire, pour les â<strong>me</strong>s souillées méritant u<strong>ne</strong> attention et u<strong>ne</strong> grande lessive.<br />

- Ange Aponais, Ange Au<strong>ne</strong>… <strong>Je</strong> <strong>ne</strong> les connaissais <strong>pas</strong> person<strong>ne</strong>lle<strong>me</strong>nt mais je suis<br />

terrible<strong>me</strong>nt attristé. Des <strong>ange</strong>s morts… Tués par Satan, vraisemblable<strong>me</strong>nt. Cette â<strong>me</strong><br />

damnée a trouvé <strong>un</strong> moyen de s'introduire au pa<strong>radis</strong> et de se <strong>livre</strong>r à ses actes immondes.<br />

Seig<strong>ne</strong>ur ! (NDLA : Dieu a voulu dire "moi-mê<strong>me</strong> !" au lieu de "Seig<strong>ne</strong>ur !" puisque c'est lui<br />

qu'il invoque ! Compris ? <strong>Je</strong> vous embrouille, là, avouez-le !)<br />

Dieu se détourna d'Ange Ournal. Il songea :<br />

"Des <strong>ange</strong>s morts. Com<strong>me</strong>nt ? Il n'existe qu'<strong>un</strong> seul moyen et seul Satan le connaît !"<br />

- Conduis-moi vite à la maison ! Ordonna Dieu.<br />

<strong>Un</strong> magnifique carrosse, attelé à <strong>un</strong> quatuor de licor<strong>ne</strong>s immaculées, apparut soudain près<br />

d'eux, provoquant l'é<strong>me</strong>rveille<strong>me</strong>nt des chenilles humanoïdes. Dieu prit place à l'intérieur de<br />

l'ancien<strong>ne</strong> citrouille de Cendrillon, conservée et restaurée autrefois par Ange Oliveur.<br />

L'attelage s'ébranla rapide<strong>me</strong>nt et fonça à travers l'espace, se jouant des comètes et des<br />

étoiles, prenant des raccourcis en traversant des trous noirs.<br />

A l'intérieur, Dieu disposait de tous les moyens moder<strong>ne</strong>s de comm<strong>un</strong>ication et<br />

d'information. Il devait reprendre le pa<strong>radis</strong> en main, éviter la crise, stopper l'hémorragie. Il<br />

ignorait que ses moyens d'agir faisaient l'objet d'u<strong>ne</strong> surveillance renforcée.<br />

* *<br />

*<br />

21


22<br />

<strong>Un</strong> <strong>ange</strong> <strong>ne</strong> <strong>vaut</strong> <strong>pas</strong> <strong>un</strong> <strong>radis</strong><br />

En effectuant leur tournée quotidien<strong>ne</strong>, les <strong>ange</strong>s et les â<strong>me</strong>s déf<strong>un</strong>tes dévolues au ramassage<br />

des déchets pa<strong>radis</strong>iaques étaient tombés sur le corps déplumé d’Ange Au<strong>ne</strong>. La sécurité était<br />

intervenue pour empêcher <strong>un</strong> attroupe<strong>me</strong>nt autour de la macabre découverte mais la<br />

nouvelle s’était répandue com<strong>me</strong> u<strong>ne</strong> traînée de poudre. Bientôt, des hordes entières d’<strong>ange</strong>s<br />

et d’â<strong>me</strong>s déf<strong>un</strong>tes avaient accouru des rues voisi<strong>ne</strong>s pour assister à <strong>un</strong> spectacle qu’auc<strong>un</strong><br />

n’imaginait possible. Si le secret avait été conservé lors de l’assassinat d’Ange Aponais,<br />

l’information n’avait pu être classée « Confidentiel Défense » dans le cas du second <strong>me</strong>urtre.<br />

Saint Pierre avait été rapide<strong>me</strong>nt averti de cette seconde affaire. Sa première réaction fut de<br />

dépêcher Ange Ournal, l’apporteur de nouvelles, auprès du Seig<strong>ne</strong>ur afin que ce dernier<br />

revien<strong>ne</strong> au bercail et repren<strong>ne</strong> les commandes d’<strong>un</strong> navire en perdition. Décidé<strong>me</strong>nt, dès<br />

que Dieu prenait des vacances ou partait en tournée pour être acclamé par les foules, il s’en<br />

<strong>pas</strong>sait des vertes et des <strong>pas</strong> mûres au pa<strong>radis</strong>. Les <strong>ange</strong>s et les â<strong>me</strong>s vouées au repos éter<strong>ne</strong>l<br />

(enfin, il fallait quand mê<strong>me</strong> bosser <strong>un</strong> peu, contre <strong>un</strong> salaire dérisoire, qui plus est !) s’en<br />

donnaient à cœur joie et adoptaient les moindres us et coutu<strong>me</strong>s tordues des Terriens, les<br />

plus inventifs en la matière. Ils <strong>ne</strong> faisaient que des bêtises et de préférence, derrière l’église !<br />

(NDLA : je rends hommage à la chanteuse Annie Cordy, ayant chanté la chanson religieuse la<br />

plus sympathique du répertoire français !). Il n’y avait que Dieu pour re<strong>me</strong>ttre tout ceci dans<br />

le droit chemin.<br />

Assis sur son gigantesque nuage en for<strong>me</strong> de trô<strong>ne</strong>, Dieu dominait ses interlocuteurs, à<br />

défaut de domi<strong>ne</strong>r la situation. Le conseil d’administration au complet était ré<strong>un</strong>i en séance<br />

extraordinaire. A cette assemblée régulière s’ajoutaient des <strong>me</strong>mbres positionnés dans les<br />

étages inférieurs de la hiérarchie pa<strong>radis</strong>iaque mais requis en ce jour à cause de leurs<br />

compétences particulières. En comptant Dieu, ils étaient treize, <strong>un</strong> chiffre qui n’avait <strong>pas</strong><br />

porté chance à la famille suprê<strong>me</strong> quelques siècles auparavant.<br />

De là à conclure que le traître se cachait parmi les <strong>me</strong>mbres de l’assistance, il n’y avait qu’<strong>un</strong><br />

<strong>pas</strong> que je <strong>ne</strong> franchirai <strong>pas</strong>, pour d’évidentes questions de suspense. L’<strong>ange</strong> Endar<strong>me</strong>, chef<br />

de la sécurité et l’Ange Enéral, commandant des <strong>ange</strong>s avaient été priés d’assister aux débats<br />

et de rendre compte de leurs travaux. L’<strong>ange</strong> Enétique était égale<strong>me</strong>nt présent en tant que<br />

spécialiste des questions médicales. La presse pa<strong>radis</strong>iaque était représentée par son <strong>un</strong>ique et<br />

officiel journaliste, à savoir l’<strong>ange</strong> Ournal. Saint Pierre, en temps que responsable du pa<strong>radis</strong><br />

par intérim, <strong>me</strong>mbre perma<strong>ne</strong>nt du directoire, siégeait aux côtés de saint Marc, patron des<br />

deux <strong>ange</strong>s éradiqués de manière sauvage et de saint Thomas, grand vérificateur devant<br />

l’éter<strong>ne</strong>l, chargé de faire le tri entre <strong>me</strong>nsonge et vérité. Saint Innocent avait égale<strong>me</strong>nt été<br />

convié afin qu’il exami<strong>ne</strong> à la loupe son fichier d’â<strong>me</strong>s entrantes. <strong>Un</strong>e supercherie était<br />

quasi<strong>me</strong>nt inconcevable mais envisageable. <strong>Un</strong>e â<strong>me</strong> apparem<strong>me</strong>nt sai<strong>ne</strong> pouvait être entrée<br />

au pa<strong>radis</strong> en douce et se <strong>livre</strong>r à des exactions innommables, corrompant à tout va, instillant<br />

le péché dans les habitudes pa<strong>radis</strong>iaques.<br />

Saint Juste, le patron des <strong>ange</strong>s, était de la partie. Saint Luc et saint Matthieu, depuis qu’ils<br />

s’étaient illustrés dans l’écriture des évangiles, se chargeaient de taper les rapports en double<br />

exemplaire et saint Thomas se chargerait de vérifier que leurs versions corroboraient, pour<br />

ch<strong>ange</strong>r. Enfin, <strong>un</strong> saint spécial avait été convoqué ; aucu<strong>ne</strong> person<strong>ne</strong> de l’assistance, Dieu<br />

mis à part, <strong>ne</strong> connaissait sa véritable fonction au sein du pa<strong>radis</strong>. Saint <strong>Eric</strong>.


<strong>Un</strong> <strong>ange</strong> <strong>ne</strong> <strong>vaut</strong> <strong>pas</strong> <strong>un</strong> <strong>radis</strong><br />

Dans les milieux autorisés, il se murmurait que saint <strong>Eric</strong> <strong>ne</strong> méritait <strong>pas</strong> son auréole parce<br />

qu’il était loin d’avoir eu u<strong>ne</strong> vie exemplaire sur la Terre. Cet ex-informaticien, adepte de la<br />

bon<strong>ne</strong> chair et de la boisson mousseuse sous ses for<strong>me</strong>s majeures connues (champag<strong>ne</strong> et<br />

bière, séparé<strong>me</strong>nt, s’il vous plaît !), se complaisait dans les excès et disposait de poignées<br />

d’amour monstrueuses.<br />

De plus, cet affreux zigoto s’exhibait sur les trottoirs ou au volant de sa voiture, coiffé d’<strong>un</strong><br />

bon<strong>ne</strong>t de père Noël équipé de diodes clignotantes. Ainsi, il <strong>ne</strong> manquait <strong>pas</strong> générer au<br />

minimum des torticolis, au maximum des accidents de voiture, les conducteurs étant attirés<br />

par ses lumières com<strong>me</strong> des papillons de nuit. Saint <strong>Eric</strong> usait et abusait des mauvaises<br />

blagues, <strong>ne</strong> dédaignant <strong>pas</strong> se cacher dans des placards pour faire peur, apparaître où et<br />

quand on <strong>ne</strong> l'attendait <strong>pas</strong>. Enfin, le joyeux luron <strong>ne</strong> s'était <strong>pas</strong> contenté de faire des bêtises,<br />

il en avait écrit des ton<strong>ne</strong>s à travers ses nombreux romans et nouvelles policières, fantastiques<br />

et mê<strong>me</strong> érotiques ! <strong>Un</strong> saint auteur de récit sur les seins, osant sig<strong>ne</strong>r sous son véritable<br />

seing : était-ce vrai<strong>me</strong>nt sain ?<br />

Non, vrai<strong>me</strong>nt, ce saint avait tout du pistonné ou du parvenu. Il n'avait <strong>pas</strong> le profil type du<br />

<strong>me</strong>c ayant donné sa vie, son argent et son sang pour les autres. Enfin, mê<strong>me</strong> au pa<strong>radis</strong>, il y<br />

avait des <strong>pas</strong>se-droits et autres avantages en nature, com<strong>me</strong> partout ailleurs.<br />

Saint <strong>Eric</strong> siégeait non loin de Dieu, en parfait et obscur conseiller spécial. Il <strong>ne</strong> pipait <strong>pas</strong> <strong>un</strong><br />

mot, se contentant d'observer les débats. L'<strong>ange</strong> Génétique avait décrit au Tout Puissant,<br />

cadavres à l'appui, le processus ayant conduit au surprenant décès des <strong>ange</strong>s. Saint Pierre<br />

venait d'exposer les macabres découvertes à Dieu, n'o<strong>me</strong>ttant <strong>pas</strong> le témoignage de saint<br />

Marc, corroboré par saint Thomas, au-dessus de tout soupçon. Tandis que l'<strong>ange</strong> Endar<strong>me</strong><br />

livrait ses conclusions hâtives à Dieu, saint Matthieu et saint Luc grattaient com<strong>me</strong> des<br />

malades, notant la moindre parole, rivalisant de fidélité au texte. L'<strong>ange</strong>, chef de la sécurité,<br />

affirmait fer<strong>me</strong><strong>me</strong>nt que Satan était forcé<strong>me</strong>nt dans le coup puisque seul <strong>un</strong> démon pouvait<br />

concevoir la suppression des <strong>ange</strong>s.<br />

- J'ai du mal à imagi<strong>ne</strong>r quelle raison pousserait Satan à saborder la trêve ! Rompit<br />

brusque<strong>me</strong>nt Dieu. D'<strong>un</strong> comm<strong>un</strong> accord, depuis la guerre de Sécession, nous nous som<strong>me</strong>s<br />

entendus pour que le Bien et le Mal <strong>ne</strong> s'affrontent qu'à ar<strong>me</strong>s égales, dans l'<strong>un</strong>ivers entier.<br />

Plus jamais dans l'au-delà. Les batailles directes sont stériles, la grande guerre l'a prouvé. Seul<br />

le combat à la loyale est valeureux : gag<strong>ne</strong>r u<strong>ne</strong> â<strong>me</strong>, en convainquant l'être porteur, par des<br />

moyens dig<strong>ne</strong>s du Bien et du Mal.<br />

- Seig<strong>ne</strong>ur, le Démon suprê<strong>me</strong> est pourri jusqu'à l'os. Il vendrait sa mère pour u<strong>ne</strong> poignée de<br />

cacahuètes, s'il en avait u<strong>ne</strong> ! Com<strong>me</strong>nt voulez-vous lui faire confiance ?<br />

- Il n'y a <strong>pas</strong> trente-six façons de le détermi<strong>ne</strong>r.<br />

- Com<strong>me</strong>nt ? Demanda saint Pierre.<br />

- En organisant u<strong>ne</strong> rencontre, coupa brusque<strong>me</strong>nt saint <strong>Eric</strong>, sortant de sa réserve.<br />

Sa remarque jeta <strong>un</strong> chaud (NDLA : ben oui ! Au pa<strong>radis</strong>, le truc troublant, c'est la chaleur<br />

infernale, <strong>pas</strong> le froid !). Person<strong>ne</strong> <strong>ne</strong> se voyait soutenir la vision malodorante et horrible de<br />

23


24<br />

<strong>Un</strong> <strong>ange</strong> <strong>ne</strong> <strong>vaut</strong> <strong>pas</strong> <strong>un</strong> <strong>radis</strong><br />

Satan. Ses pieds fourchus, ses poils fournis, son bouc acéré, ses cor<strong>ne</strong>s retournées et son<br />

odeur de sueur puante et corrosive, pouah ! <strong>Un</strong> cauchemar.<br />

- Mais… bredouilla saint Pierre. C'est… impossible !<br />

- Pourquoi donc, cher Pierre ? Rétorqua <strong>Eric</strong>.<br />

- Mais enfin… Quelle idée saugrenue ! Qui assisterait à u<strong>ne</strong> telle rencontre ?<br />

- Moi, fit saint <strong>Eric</strong>.<br />

- Oh ben toi, cela <strong>ne</strong> m'éton<strong>ne</strong> <strong>pas</strong> ! Railla Pierre.<br />

- Dois-je lire des reproches déguisés derrière cette remarque ?<br />

- Ben… Euh… bafouilla Pierre, s'emmêlant joyeuse<strong>me</strong>nt les pinceaux.<br />

- Cela suffit ! Coupa Dieu. <strong>Eric</strong> a entière<strong>me</strong>nt raison. Il faut rencontrer Satan pour savoir si<br />

ces cri<strong>me</strong>s lui sont imputables ou non.<br />

- Com<strong>me</strong>nt ? Il suffira qu'il nous don<strong>ne</strong> sa parole pour le croire ? Suggéra Thomas. Moi, je <strong>ne</strong><br />

crois que ce que je vois, ajouta-t-il, <strong>ne</strong> perdant jamais u<strong>ne</strong> occasion de citer sa maxi<strong>me</strong><br />

favorite.<br />

- Quoi ? S'exclama Pierre. Sa parole ? Com<strong>me</strong>nt le prince de l'enfer pourrait-il don<strong>ne</strong>r ce qu'il<br />

n'a <strong>pas</strong> ? Il <strong>me</strong>nt com<strong>me</strong> <strong>un</strong> arracheur de dent ! Il <strong>me</strong>nt com<strong>me</strong> il respire ! Il ai<strong>me</strong> <strong>me</strong>ntir, il<br />

est fait pour <strong>me</strong>ntir ! Il incar<strong>ne</strong> le summum des sept péchés capitaux à lui seul !<br />

- C'est vrai, calma Dieu.<br />

- Mais nous <strong>ne</strong> nous déplacerons <strong>pas</strong> sans <strong>un</strong> minimum de préparation, ajouta saint <strong>Eric</strong>.<br />

D'abord, saint Thomas viendra à la rencontre afin de certifier les dires de Belzébuth. Ensuite,<br />

sainte Barbe, la patron<strong>ne</strong> des artificiers, nous protégera d'<strong>un</strong> tour pendable de ce satanique<br />

personnage et de ses feux brûlants. Et puis, le lieu choisi sera <strong>un</strong> terrain <strong>ne</strong>utre : le purgatoire.<br />

Il est hors de question de <strong>me</strong>ttre les pieds en enfer. Auc<strong>un</strong> de nous, exception faite de notre<br />

Seig<strong>ne</strong>ur, n'aurait la force de survivre à tel voyage. Mê<strong>me</strong> moi, cher Pierre ! Conclut saint <strong>Eric</strong><br />

en lançant u<strong>ne</strong> pique à celui qui, s'il avait été à la place de saint Innocent, l'aurait envoyé en<br />

enfer sans <strong>pas</strong>ser par la case purgatoire.<br />

- Mais…<br />

- Arrêtez vos gami<strong>ne</strong>ries ! Stoppa Dieu. Saint Innocent, je te charge d'envoyer <strong>un</strong> <strong>me</strong>ssage à<br />

Satan. Venant de toi, il le lira avec intérêt. Il sait que tu es l'innocence réincarnée. <strong>Je</strong> suis sûr<br />

qu'il cherchera à démonter sa culpabilité. J'ai confiance.<br />

Dieu leva la séance. Rencontrer Satan pour lever les soupçons sur lui était u<strong>ne</strong> chose, trouver<br />

le coupable en était u<strong>ne</strong> autre. Et saint <strong>Eric</strong>, en judicieux conseiller spécial, <strong>ne</strong> se fit <strong>pas</strong> prier<br />

pour lui faire verte<strong>me</strong>nt remarquer u<strong>ne</strong> fois la salle de ré<strong>un</strong>ion vidée.<br />

- Seig<strong>ne</strong>ur, il va falloir trouver le coupable.<br />

- Trouver <strong>un</strong> coupable qui connaît l'<strong>un</strong>ique manière de suppri<strong>me</strong>r des <strong>ange</strong>s. A part moi, seul<br />

Satan connaît ce processus.<br />

- Et donc tous ses lieutenants !<br />

- Cela va de soi. Com<strong>me</strong>nt découvrir le crimi<strong>ne</strong>l ?<br />

- Seig<strong>ne</strong>ur, tu n'ignores <strong>pas</strong> qu'il existe de grands détectives, des policiers tenaces et des<br />

avocats foui<strong>ne</strong>urs qui seraient à mê<strong>me</strong> de conduire u<strong>ne</strong> enquête qu'Ange Endar<strong>me</strong>, malgré<br />

toute sa bon<strong>ne</strong> volonté, a visible<strong>me</strong>nt bâclé en quelques minutes. Auc<strong>un</strong> <strong>ange</strong>, auc<strong>un</strong> saint n'a


<strong>Un</strong> <strong>ange</strong> <strong>ne</strong> <strong>vaut</strong> <strong>pas</strong> <strong>un</strong> <strong>radis</strong><br />

les compétences requises et malheureuse<strong>me</strong>nt, les grands enquêteurs ayant été de grands<br />

pêcheurs devant l'éter<strong>ne</strong>l (NDLA : <strong>Eric</strong> aurait dû dire "devant toi" puisque l'éter<strong>ne</strong>l est<br />

devant lui !), buveurs invétérés, fu<strong>me</strong>urs, fêtards, consommateurs de pétards, drogués du sexe<br />

et drogués tout court, ils sont tous aux mains de Belzébuth, ali<strong>me</strong>ntant les hauts four<strong>ne</strong>aux<br />

de son enfer.<br />

- Il faudrait le convaincre de nous prêter l'<strong>un</strong> de ses enquêteurs, suggéra Dieu.<br />

- Ce serait l'idéal. Mais ce n'est <strong>pas</strong> gagné ! Il est le Malin ! <strong>Je</strong> vais consulter le fichier de saint<br />

Innocent, histoire de voir si <strong>un</strong> fin limier n'est <strong>pas</strong> sur ses tablettes dans les prochains jours.<br />

Auquel cas, il devra peut-être déroger à son sacro-saint règle<strong>me</strong>nt.<br />

- Bon<strong>ne</strong> idée, <strong>Eric</strong> ! Tu mérites vrai<strong>me</strong>nt ton auréole ! Compli<strong>me</strong>nta Dieu.<br />

<strong>Eric</strong> en rosit de plaisir. Il se serait appliqué u<strong>ne</strong> boîte entière de fard à pom<strong>me</strong>ttes, il n'aurait<br />

<strong>pas</strong> mieux fait.<br />

Le pire était à venir : rencontrer Satan. <strong>Un</strong> cauchemar vivant, u<strong>ne</strong> offense pour les sens. Cet<br />

abruti était capable de venir avec <strong>un</strong> foyer portatif et quelques â<strong>me</strong>s à rôtir, histoire de faire<br />

<strong>un</strong> barbecue humain et dégoûter ses interlocuteurs. Avec le dieu de la nuit et des enfers, il<br />

fallait s'attendre à tout et surtout au pire.<br />

* *<br />

*<br />

Le purgatoire, com<strong>me</strong> l’indique son nom, était <strong>un</strong> lieu conçu pour purger ses péchés. Il était<br />

donc pourvu de salles de gymnastique à tous les coins de rue. Ces antres de la torture<br />

physique pullulaient et étaient régis par des <strong>ange</strong>s en mission spéciale, tous d’anciens dieux du<br />

stade ou des hérauts du sport. Ainsi, l’illustre Zatopek entraînait-il les â<strong>me</strong>s pécheresse dans<br />

de longues et épuisantes courses de fond, la sueur et la fatigue étant sources de rédemption.<br />

Au détour d’u<strong>ne</strong> rue, il n’était <strong>pas</strong> rare de rencontrer des chapardeurs courant encore et<br />

toujours, com<strong>me</strong> au temps où ils dérobaient des fruits à l’étalage, jusqu’à ce qu’ils soient à<br />

bout de souffle, sermonnés par saint <strong>Je</strong>sse Owens en person<strong>ne</strong>, le quadruple médaillé des<br />

jeux olympiques de Berlin, en 1936.<br />

La course n’était <strong>pas</strong> la seule torture ; des salles équipées d’appareils coûteux et sophistiqués<br />

per<strong>me</strong>ttaient d’élimi<strong>ne</strong>r le Mal grâce à l’effort et à la sueur. Les terrains de sport marquaient<br />

chaque angle de rue et <strong>ne</strong> désemplissaient jamais, des matchs éter<strong>ne</strong>ls s’y déroulant sous l’œil<br />

expert des <strong>ange</strong>s moniteurs. Tout était conçu pour se vider les tripes. Au purgatoire, les<br />

habitations étaient étroites mais géantes et dépourvues d’ascenseurs, forçant leurs locataires à<br />

grimper les escaliers. N’allez <strong>pas</strong> croire que les â<strong>me</strong>s se rattrapaient sur la nourriture, à l’image<br />

des sportifs terriens, bien obligés de compenser les énor<strong>me</strong>s pertes de calories. Que <strong>ne</strong>nni !<br />

Les canti<strong>ne</strong>s purgatives, les moindres gargotes servaient de la bouffe diététique à faire hurler<br />

<strong>un</strong> gastrono<strong>me</strong> ou du rata dig<strong>ne</strong> de l’armée ou encore des plateaux re<strong>pas</strong> échappés de<br />

l’hôpital, c’est à dire aussi appétissants qu’<strong>un</strong> ramo<strong>ne</strong>ur après huit heures de boulot.<br />

Bref, ce n’était <strong>pas</strong> l’enfer mais cela en avait <strong>un</strong> avant-goût. Il y avait intérêt à se défoncer<br />

pour <strong>ne</strong> <strong>pas</strong> finir en rôti éter<strong>ne</strong>l chez Belzébuth. Lorsque saint Innocent envoyait u<strong>ne</strong> â<strong>me</strong>, la<br />

durée du séjour n’était <strong>pas</strong> fixée à l’avance ; elle dépendait de ses progrès et de sa bon<strong>ne</strong><br />

25


26<br />

<strong>Un</strong> <strong>ange</strong> <strong>ne</strong> <strong>vaut</strong> <strong>pas</strong> <strong>un</strong> <strong>radis</strong><br />

volonté à faire oublier ses vilains défauts ou méfaits. Qu’il y <strong>me</strong>tte du sien et le pécheur<br />

pouvait parfaite<strong>me</strong>nt quitter le purgatoire au bout de quelques jours. Cependant, la purge <strong>ne</strong><br />

pouvait excéder quarante jours, faute de places suffisantes dans ce territoire bâti<br />

artificielle<strong>me</strong>nt à l’issue de la Grande Guerre, à cheval entre pa<strong>radis</strong> et enfer. Au ter<strong>me</strong> du<br />

délai officiel, l’â<strong>me</strong> était jetée en enfer ou récupérée au pa<strong>radis</strong>. Et ces derniers temps, le<br />

recyclage tournait sérieuse<strong>me</strong>nt à l’avantage de Satan. En gros, quatre-vingt-quinze pourcent<br />

de la population <strong>un</strong>iverselle échouaient dans les flam<strong>me</strong>s sans fin…<br />

Dieu progressait dans la rue pavée de curieux suant sang et eau, suivi de son cortège réduit,<br />

com<strong>me</strong> prévu. A la petite troupe, saint <strong>Eric</strong> avait eu l’idée d’adjoindre l’<strong>ange</strong> Irouette, le<br />

spécialiste du vent. Le rendez-vous avait été donné sur <strong>un</strong> terrain de rugby dont la pelouse<br />

était en réfection, suite à <strong>un</strong> labourage profond pratiqué par d’anciens joueurs profession<strong>ne</strong>ls,<br />

tous promis au purgatoire pour avoir abusé de troisiè<strong>me</strong> mi-temps. L’<strong>ange</strong> Roger Couderc,<br />

l’ancien com<strong>me</strong>ntateur de la télévision française, avait rejoint l’équipe d’entraî<strong>ne</strong>urs, grâce à<br />

son œuvre pour le sport lors de sa vie terrestre. Le chantre de l’équipe de France avait été fait<br />

<strong>ange</strong>, malgré son chauvinis<strong>me</strong> patenté. Dieu n’avait <strong>pas</strong> pu o<strong>me</strong>ttre son action, son<br />

enthousias<strong>me</strong> et sa verve pour populariser <strong>un</strong> sport qui, jusqu’à preuve du contraire, était<br />

infini<strong>me</strong>nt moins secoué par des affaires que le football. Désormais, l’<strong>ange</strong> Roger Couderc<br />

poussait son célèbre « Allez les petits ! » sur les gazons du purgatoire, exhortant les â<strong>me</strong>s<br />

françaises à battre ces damnés anglais.<br />

La cohorte pa<strong>radis</strong>iaque franchit les portes du stade. Elle découvrit Satan et quelques-<strong>un</strong>s de<br />

ses lieutenants tous plus nus les <strong>un</strong>s que les autres. L’immonde animal puant avait a<strong>me</strong>né u<strong>ne</strong><br />

baignoire géante, aux di<strong>me</strong>nsions proches d’u<strong>ne</strong> pisci<strong>ne</strong>, remplie d’<strong>un</strong> liquide rouge. Dieu<br />

imagina sans pei<strong>ne</strong> qu’il s’agissait de sang. Le prince des ténèbres s’y ébattait joyeuse<strong>me</strong>nt,<br />

forçant u<strong>ne</strong> nuée de nymphettes recueillies dans ses geôles à le rejoindre et à s’occuper de son<br />

sexe toujours prêt à forniquer. L’odeur de sang, mêlée de sueur, était insoutenable. Les<br />

pauvres filles, sans doute des créatures victi<strong>me</strong>s de maladies honteuses, étaient contraintes de<br />

s’occuper du maître de l’enfer. Ses lieutenants pataugeaient égale<strong>me</strong>nt dans le jus<br />

sanguinolent.<br />

Saint <strong>Eric</strong> se tourna vers l’<strong>ange</strong> Irouette et le pria d’accomplir sa mission. <strong>Un</strong> vent contraire<br />

se leva et rabattit les odeurs pestilentielles vers leurs é<strong>me</strong>tteurs. Satan avait beau éructer et<br />

péter dans son cloaque putride, il n’offenserait <strong>pas</strong> l’odorat des dignitaires du pa<strong>radis</strong>.<br />

Malheureuse<strong>me</strong>nt, si l’odeur était contrée, il restait la vue, insupportable, des â<strong>me</strong>s en pei<strong>ne</strong>.<br />

- Que penses-tu de mon idée du bain ? Lança Satan, cherchant immédiate<strong>me</strong>nt la<br />

provocation.<br />

- C’est répugnant et cela <strong>ne</strong> m’éton<strong>ne</strong> guère de ta part. C’est pour cette raison que saint <strong>Eric</strong> a<br />

convié l’<strong>ange</strong> Irouette, le maître du vent, à notre petite ré<strong>un</strong>ion et sainte Barbe, au cas où tu<br />

nous réserverais l’u<strong>ne</strong> de tes explosives surprises.<br />

- Ah oui… saint <strong>Eric</strong>… Dire que j’ai failli le faire basculer du côté sombre ! Te voilà devenu<br />

saint. Quel étonnant revire<strong>me</strong>nt de situation ! Quelle promotion !


<strong>Un</strong> <strong>ange</strong> <strong>ne</strong> <strong>vaut</strong> <strong>pas</strong> <strong>un</strong> <strong>radis</strong><br />

L’intéressé <strong>ne</strong> répondit <strong>pas</strong> à la raillerie. Depuis qu’il avait exercé sa profession dans u<strong>ne</strong><br />

multinationale où on le considérait com<strong>me</strong> <strong>un</strong> paillasson, il avait appris à courber le dos,<br />

pliant com<strong>me</strong> le roseau, sans jamais se briser.<br />

- Dis donc, Dieu ! A quand remonte notre dernière entrevue ?<br />

- Tu le sais parfaite<strong>me</strong>nt.<br />

- Non ? La Grande Guerre ? Que le temps <strong>pas</strong>se vite ! Remarque, je te trouve moins en<br />

for<strong>me</strong>. Tu as vieilli ! Moi, je pète le feu ! Eclata-t-il d’<strong>un</strong> rire sardonique en pétant dans son<br />

bain u<strong>ne</strong> fois de plus, lâchant <strong>un</strong> gaz enflammé qui consuma instantané<strong>me</strong>nt u<strong>ne</strong> des<br />

nymphettes, certai<strong>ne</strong><strong>me</strong>nt <strong>pas</strong> assez appliquée à sa tâche.<br />

- Com<strong>me</strong>nt oses-tu…<br />

- J’en ai des tas en réserve ! J’ai telle<strong>me</strong>nt d’â<strong>me</strong>s, <strong>me</strong>s lieutenants gag<strong>ne</strong>nt si facile<strong>me</strong>nt face à<br />

tes <strong>ange</strong>s gardiens que le combat est lassant. Bon ! Que veux-tu de moi, que je <strong>ne</strong> te don<strong>ne</strong>rai<br />

<strong>pas</strong>, bien sûr !<br />

- Deux <strong>ange</strong>s sont morts au pa<strong>radis</strong>.<br />

- Ah bon ? Grand bien leur fasse ! Et com<strong>me</strong>nt sont-ils morts ?<br />

- Par la seule façon de les tuer.<br />

- Tiens donc ! Notre secret n’en serait plus <strong>un</strong> ?<br />

- Ce n’est <strong>pas</strong> <strong>un</strong> secret pour tes lieutenants, j’en suis convaincu.<br />

- Evidem<strong>me</strong>nt, ricana Satan. Alors, com<strong>me</strong> ça, deux <strong>ange</strong>s se sont retrouvés avec u<strong>ne</strong> plu<strong>me</strong><br />

rouge dans le plus délicieux des orifices ! Etonnant !<br />

- D’autant plus qu’il s’agit d’<strong>un</strong> acte de guerre commis par u<strong>ne</strong> person<strong>ne</strong> au courant de la<br />

méthode. Donc, d’<strong>un</strong> de tes émissaires, voire de toi-mê<strong>me</strong> en person<strong>ne</strong> !<br />

- Oh là ! <strong>Je</strong> t’arrête tout de suite ! Loin de moi l’idée de déterrer la hache de guerre ! Nous<br />

nous som<strong>me</strong>s entendus pour nous <strong>livre</strong>r u<strong>ne</strong> bataille sans <strong>me</strong>rci par â<strong>me</strong>s interposées. Mais<br />

l’affronte<strong>me</strong>nt direct, je n’en veux <strong>pas</strong> ! C’est de la méthode héroïque et je déteste les héros.<br />

- Juste<strong>me</strong>nt ! Il s’agit de cri<strong>me</strong>s crapuleux, commis lâche<strong>me</strong>nt, dans l’ombre. C’est ta<br />

signature.<br />

- Ouais, cela pourrait être mon œuvre mais je serai stupide de déclarer la guerre de cette<br />

manière alors que je gag<strong>ne</strong> la quasi-totalité des â<strong>me</strong>s de l’<strong>un</strong>ivers. D’après <strong>me</strong>s informateurs<br />

qui foui<strong>ne</strong>nt à droite et à gauche, je crois savoir que les affaires <strong>ne</strong> vont <strong>pas</strong> fort. N’est-ce <strong>pas</strong>,<br />

saint Innocent ?<br />

Le responsable du triage des â<strong>me</strong>s baissa la tête, en sig<strong>ne</strong> de confirmation. Satan avait raison.<br />

Il emportait régulière<strong>me</strong>nt le morceau. Les â<strong>me</strong>s pures se faisaient de plus en plus rares. Le<br />

seig<strong>ne</strong>ur de la nuit étouffante gagnait presque par forfait. Quel intérêt avait-il à gâcher ses<br />

chances de victoire aussi bête<strong>me</strong>nt ? Le Malin était loin d’être stupide, au contraire !<br />

- C’est vrai, admit Innocent.<br />

- <strong>Je</strong> n’ai <strong>pas</strong> zigouillé tes deux <strong>ange</strong>lots, je t’en don<strong>ne</strong> ma parole !<br />

- Alors, qui les a tués ?<br />

- <strong>Je</strong> n’en sais rien et je m’en fiche com<strong>me</strong> de ma première â<strong>me</strong> rôtie !<br />

- Dans ce cas, tu <strong>ne</strong> verras <strong>pas</strong> d’inconvénient à ce que nous <strong>me</strong>nions u<strong>ne</strong> enquête ?<br />

- Enquête, enquête ! Pas de problè<strong>me</strong> !<br />

27


28<br />

<strong>Un</strong> <strong>ange</strong> <strong>ne</strong> <strong>vaut</strong> <strong>pas</strong> <strong>un</strong> <strong>radis</strong><br />

- Eh bien… Si, juste<strong>me</strong>nt, il y a <strong>un</strong> problè<strong>me</strong>… Nous manquons d’enquêteurs. Aucu<strong>ne</strong> â<strong>me</strong><br />

talentueuse n’est attendue dans les semai<strong>ne</strong>s à venir et je <strong>me</strong> demandais si tu accepterais <strong>un</strong><br />

prêt.<br />

- <strong>Un</strong> prêt ? D’<strong>un</strong> enquêteur ? Pour qui <strong>me</strong> prends-tu ? Pour rien au monde je <strong>ne</strong> <strong>me</strong> déferais<br />

d’u<strong>ne</strong> â<strong>me</strong> déf<strong>un</strong>te ! Jamais ! Ah ! Mê<strong>me</strong> pour tout l’or du monde ! Queue dalle ! Discussion<br />

close !<br />

Satan, ses lieutenants et les nymphettes disparurent instantané<strong>me</strong>nt dans <strong>un</strong> nuage sulfureux.<br />

La pisci<strong>ne</strong> remplie de sang se rompit et se déversa sur l’herbe naissante du terrain en<br />

réfection. Cela eut pour effet de réduire à néant les efforts du jardinier, brûlant le gazon<br />

com<strong>me</strong> le pire des acides. La disparition soudai<strong>ne</strong> des sataniques plongea Dieu et ses fidèles<br />

dans la plus totale perplexité. Dieu consulta Thomas du regard, cherchant son avis. Ce<br />

dernier fit u<strong>ne</strong> moue exprimant le senti<strong>me</strong>nt que Belzébuth <strong>ne</strong> masquait peut-être <strong>pas</strong> la<br />

vérité, pour u<strong>ne</strong> fois. Mais alors, si ce n’était <strong>pas</strong> Satan, ni l’<strong>un</strong> de ses lieutenants zélés dont il<br />

épiait les moindres pensées, qui avait commis ces abominations ?<br />

* *<br />

*


5<br />

<strong>Un</strong> <strong>ange</strong> <strong>ne</strong> <strong>vaut</strong> <strong>pas</strong> <strong>un</strong> <strong>radis</strong><br />

Ange Io<strong>me</strong>, le spécialiste des taches, tenait u<strong>ne</strong> très importante blanchisserie sur Pa<strong>radis</strong>e<br />

Boulevard. Son affaire tournait correcte<strong>me</strong>nt, les <strong>ange</strong>s, les saints et autres â<strong>me</strong>s déf<strong>un</strong>tes<br />

n’hésitant jamais à porter leurs aubes à la moindre ombre suspecte. Certes, com<strong>me</strong> tout le<br />

monde, il subissait de plein fouet la baisse d’habitants au pa<strong>radis</strong> mais il se relançait grâce à<br />

des campag<strong>ne</strong>s publicitaires audacieuses sur la chaî<strong>ne</strong> religieuse officielle, Pa<strong>radis</strong> Tv. L’<strong>ange</strong><br />

Enial, inventeur de son état, lui créait des poudres et des lessives liquides toujours plus<br />

performantes, lavant plus blanc que blanc. Ainsi, <strong>ange</strong> Io<strong>me</strong> rebondissait, malgré la crise.<br />

Ce dimanche matin, jour de fer<strong>me</strong>ture de la blanchisserie, il entamait sa tournée d’inspection<br />

du matériel. Il profitait du repos dominical pour réaliser la maintenance indispensable des<br />

machi<strong>ne</strong>ries compliquées. En bon blanchisseur, il offrait toute u<strong>ne</strong> gam<strong>me</strong> de services,<br />

adaptée aux matières textiles différentes. Aux aubes en nuage lai<strong>ne</strong>ux, il fallait <strong>un</strong> lavage à<br />

froid et délicat. Les tissus faits nuages coton<strong>ne</strong>ux supportaient des bains tièdes et <strong>un</strong> essorage<br />

vigoureux. Quant aux matières plus exotiques com<strong>me</strong> le cuir blanc, que certains clients<br />

apportaient en cachette, masquant leurs préférences vesti<strong>me</strong>ntaires, elles réclamaient <strong>un</strong><br />

<strong>ne</strong>ttoyage à sec.<br />

Il <strong>pas</strong>sa près de la cuve remplie de « génie sans bouillir » où trempaient des aubes en nuages<br />

lai<strong>ne</strong>ux. <strong>Un</strong>e latte fixée sur <strong>un</strong> axe vertical, pareil à <strong>un</strong> fouet à chantilly, brassait délicate<strong>me</strong>nt<br />

le linge au ryth<strong>me</strong> de deux tours à la minute. Le program<strong>me</strong> de <strong>ne</strong>ttoyage était plus long et<br />

dépourvu d’essorage. Il jeta <strong>un</strong> œil dans la cuve et s’apprêta à poursuivre son chemin lorsqu’il<br />

buta sur <strong>un</strong> objet qui émit <strong>un</strong> tinte<strong>me</strong>nt métallique. Il porta son regard vers le bas et<br />

découvrit <strong>un</strong> cercle métal doré.<br />

- Qu’est-ce que c’est ? S’interrogea-t-il, prêt à tempêter contre les â<strong>me</strong>s qui avaient négligé le<br />

ménage alors qu’u<strong>ne</strong> blanchisserie devait être exemplaire en matière de propreté.<br />

Il ramassa l’objet. Il pesait assez lourd et n’avait <strong>pas</strong> l’air d’être du toc.<br />

- Mais… c’est… u<strong>ne</strong> auréole ! S’exclama-t-il. Qui a pu être assez étourdi pour perdre son<br />

auréole ? Voyons… Quel saint est assez distrait ?<br />

Il songea immédiate<strong>me</strong>nt à saint Plet (simplet !). <strong>Un</strong> reflet de lumière l’éblouit plus que le<br />

reste de la couron<strong>ne</strong> d’or. La gravure intérieure, sertie de diamants, renvoyait <strong>un</strong> supplé<strong>me</strong>nt<br />

de lux.<br />

- Suis-je bête ! Il suffit de voir à qui elle appartient !<br />

Il déchiffra le nom gravé et incrusté des plus beaux joyaux. « Marc ». L’auréole appartenait à<br />

saint Marc. Marc n’était <strong>pas</strong> connu pour son étourderie. Le responsable du centre de<br />

comm<strong>un</strong>ication par télépathie n’était <strong>pas</strong> franche<strong>me</strong>nt <strong>un</strong> joyeux luron, ni <strong>un</strong> type mal<br />

organisé.<br />

29


30<br />

<strong>Un</strong> <strong>ange</strong> <strong>ne</strong> <strong>vaut</strong> <strong>pas</strong> <strong>un</strong> <strong>radis</strong><br />

Qu’il perde son auréole était inconcevable ! N’empêche, il fallait en référer au PAPE (Patron<br />

des Auréoles Perdues ou Egarées).<br />

* *<br />

*<br />

De saint Marc, il <strong>ne</strong> subsistait que l'auréole. L'heureux propriétaire de la précieuse distinction<br />

était de<strong>me</strong>uré introuvable. Son canal télépathique, après renseig<strong>ne</strong><strong>me</strong>nts pris au centre<br />

d'émission et de réception des pensées, pointait aux abonnés absents. Plus précisé<strong>me</strong>nt, sa<br />

lig<strong>ne</strong> télépathique était vacante. Les saints et les <strong>ange</strong>s n'étant point stupides, ils s'étaient<br />

immédiate<strong>me</strong>nt rendus sur le lieu de la découverte du cercle d'or gravé au nom du saint.<br />

Ange Io<strong>me</strong>, scrupuleux, méticuleux et besog<strong>ne</strong>ux, tenait des comptes précis des vête<strong>me</strong>nts<br />

entrés dans son échoppe. Il n'avait <strong>pas</strong> tardé à dénicher u<strong>ne</strong> aube immaculée non répertoriée<br />

parmi les vête<strong>me</strong>nts trempant dans le bain froid. Dieu était accouru, participant à la<br />

recherche active. Puisque deux <strong>ange</strong>s avaient péri de curieuse manière, tout le monde<br />

s'attendait à retrouver la dépouille mortelle de saint Marc dans quelque recoin de la<br />

blanchisserie, dénué, massacré à l'aide d'<strong>un</strong> rituel connu d'<strong>un</strong> cercle restreint de personnages.<br />

A son arrivée, la première question de Dieu fut pour <strong>ange</strong> Io<strong>me</strong> et elle fut ainsi formulée :<br />

- Où as-tu trouvé son auréole ?<br />

- Près de cette cuve, Seig<strong>ne</strong>ur.<br />

- Et l'aube ?<br />

- Elle était dans la cuve.<br />

- Quelle lessive utilises-tu pour le lavage à froid ?<br />

La dernière question du grand patron acheva de désarçon<strong>ne</strong>r le pauvre blanchisseur. L'heure<br />

était grave et non propice à parler chiffons, tâches ménagères ou taches tout court. Les autres<br />

participants à la ré<strong>un</strong>ion improvisée étaient tout aussi surpris par la te<strong>ne</strong>ur des propos.<br />

Néanmoins, Dieu était Dieu et avait sûre<strong>me</strong>nt ses raisons pour agir de la sorte (NDLA : la<br />

plupart d'entre nous se dit la mê<strong>me</strong> chose de sa hiérarchie, au boulot, sauf moi ! <strong>Je</strong> suis <strong>un</strong><br />

vrai poil à gratter !).<br />

- J'utilise du génie sans bouillir, Seig<strong>ne</strong>ur. Fabriqué par Aladin.<br />

- Du génie sans bouillir… murmura le Tout Puissant. Seig<strong>ne</strong>ur ! Enfin, moi-mê<strong>me</strong> !<br />

Quelqu'<strong>un</strong> a trouvé com<strong>me</strong>nt élimi<strong>ne</strong>r saint Marc. Saint Marc a fondu dans le génie sans<br />

bouillir. Il a été lessivé.<br />

La consternation envahit les visages. Les <strong>ange</strong>s mirent leurs ailes au repos, les saints présents<br />

mirent leurs auréoles en ber<strong>ne</strong>. <strong>Un</strong>e minute de silence fut observée en mémoire de saint<br />

Marc, dilué dans la seule solution apte à le réduire à l'état de souvenir.<br />

* *<br />

*


<strong>Un</strong> <strong>ange</strong> <strong>ne</strong> <strong>vaut</strong> <strong>pas</strong> <strong>un</strong> <strong>radis</strong><br />

Dieu était pensif, prenant la pose du penseur de Rodin, singeant son air statufié. Quel<br />

sortilège avait donc plongé le grand patron du pa<strong>radis</strong> dans <strong>un</strong> tel état de léthargie ? Saint<br />

Marc, bien entendu. <strong>Un</strong> être avait découvert l'<strong>un</strong>ique moyen d'élimi<strong>ne</strong>r saint Marc, ce brave<br />

saint Marc, qui sentait toujours bon le pin des Landes. Deux <strong>ange</strong>s, <strong>un</strong> saint. Où le massacre<br />

s'arrêterait-il vrai<strong>me</strong>nt ? Pourquoi l'assassin <strong>ne</strong> montrait-il <strong>pas</strong> son véritable visage ? Pourquoi<br />

l'en<strong>ne</strong>mi n'était-il <strong>pas</strong> identifié claire<strong>me</strong>nt, com<strong>me</strong> lors de la grande guerre ? Pourquoi<br />

l'en<strong>ne</strong>mi agissait-il à la manière des terroristes, à visage masqué, com<strong>me</strong> <strong>un</strong> pleutre, <strong>un</strong> lâche,<br />

la pire des engeances ? Pourquoi et surtout, com<strong>me</strong>nt avait-il réussi ce tour de force ?<br />

Dieu <strong>ne</strong> cessait de maugréer, contredisant la légende com<strong>me</strong> quoi il avait toujours bon<br />

caractère, en toutes circonstances, mê<strong>me</strong> lorsque les Terriens s'envoyaient des ogives<br />

chimiques dans la tronche ou lorsqu'ils libéraient de d<strong>ange</strong>reux virus génétique<strong>me</strong>nt<br />

manipulés dans la nature, histoire de ralentir la croissance de la population mondiale.<br />

"Ce n'est <strong>pas</strong> moi-mê<strong>me</strong> (Dieu) possible ! Com<strong>me</strong>nt se fait-ce ?"<br />

<strong>Un</strong>e for<strong>me</strong> humai<strong>ne</strong> joviale et rondouillarde s'approcha de lui, à <strong>pas</strong> feutrés.<br />

- Seig<strong>ne</strong>ur… murmura la person<strong>ne</strong> en question.<br />

- Oui ? Plait-il ? Fit Dieu, sortant à pei<strong>ne</strong> de son cauchemar éveillé. Ah ! Saint <strong>Eric</strong> !<br />

- Seig<strong>ne</strong>ur, poursuivit l'intéressé, que peut-on faire ? Des <strong>ange</strong>s et, à présent, <strong>un</strong> saint qui<br />

partent en fumée. Si le mystérieux crimi<strong>ne</strong>l poursuit son œuvre, les ventes de génie sans<br />

bouillir vont chuter !<br />

- <strong>Je</strong> connais ton côté plaisantin, <strong>Eric</strong>. Malheureuse<strong>me</strong>nt, tu te trompes. Seul saint Marc<br />

pouvait périr en étant précipité dans u<strong>ne</strong> cuve de génie sans bouillir et <strong>un</strong>ique<strong>me</strong>nt dans ce<br />

type de lessive. Chaque saint possède en lui u<strong>ne</strong> faille particulière qui le rend vulnérable en<br />

face d'<strong>un</strong> évé<strong>ne</strong><strong>me</strong>nt banal, insoupçonnable.<br />

- Moi aussi ?<br />

- Toi aussi, <strong>Eric</strong>.<br />

- Qu'est-ce qui m'anéantirait ? Demanda saint <strong>Eric</strong> avec <strong>un</strong> soupçon d'angoisse dans la voix.<br />

- La simple vision d'u<strong>ne</strong> fée.<br />

- <strong>Un</strong>e fée ? Mais les fées n'existent <strong>pas</strong> ! Et pourquoi u<strong>ne</strong> fée ?<br />

- D'abord, les fées existent en rêve. Quand on a la volonté, on peut accomplir <strong>un</strong> rêve.<br />

Ensuite, si tu voyais u<strong>ne</strong> fée, <strong>Eric</strong>, ce serait féerique et tu serais fait, <strong>Eric</strong> !<br />

- Ah… fit le saint bedonnant et chauve, comprenant qu'<strong>un</strong> jeu de mots savant, associé à la<br />

vision d'<strong>un</strong> être plus lumi<strong>ne</strong>ux que lui, lui ôterait toute existence et toute substance.<br />

- Tous les saints possèdent u<strong>ne</strong> faille. Juste au cas où l'<strong>un</strong> d'entre eux serait corrompu par<br />

Satan… Dans ce cas, le saint gonflé d'orgueil, à la tête enflée par le discours de Belzébuth,<br />

deviendrait u<strong>ne</strong> terrible <strong>me</strong>nace pour la paix au pa<strong>radis</strong>. Mais cette précaution n'était connue<br />

que de moi seul ! C'est <strong>un</strong> secret enfoui au fond de <strong>me</strong>s pensées.<br />

- Que faire, Seig<strong>ne</strong>ur ? Les <strong>me</strong>urtres empoison<strong>ne</strong>nt la quiétude seyant naturelle<strong>me</strong>nt au<br />

domai<strong>ne</strong> pa<strong>radis</strong>iaque, ils jettent la suspicion, les bruits courent, les ru<strong>me</strong>urs sur les <strong>un</strong>s et les<br />

autres vont bon train.<br />

- Il nous faut <strong>un</strong> enquêteur dig<strong>ne</strong> de ce nom.<br />

31


32<br />

<strong>Un</strong> <strong>ange</strong> <strong>ne</strong> <strong>vaut</strong> <strong>pas</strong> <strong>un</strong> <strong>radis</strong><br />

- Mais Satan les grille tous dans ses hauts four<strong>ne</strong>aux ! Il refuse de collaborer. Et saint<br />

Innocent m'a confirmé ses inquiétudes : aucu<strong>ne</strong> â<strong>me</strong> enquêtrice n'est prévue d'arriver au<br />

pa<strong>radis</strong> avant cinquante longues années.<br />

- Il n'y a qu'u<strong>ne</strong> seule solution, <strong>Eric</strong>. <strong>Je</strong> la connais. Elle est terrible, à de nombreux égards.<br />

- Quelle est-elle, Seig<strong>ne</strong>ur ?<br />

- Convoque saint Juste !<br />

- Le saint patron des <strong>ange</strong>s gardiens ?<br />

- Oui.<br />

- Qu'est-ce que je lui dis ?<br />

- Qu'il va devoir contacter l'<strong>un</strong> des <strong>me</strong>mbres de son équipe et lui confier u<strong>ne</strong> mission<br />

extrê<strong>me</strong><strong>me</strong>nt périlleuse, délicate et… inédite.<br />

- Oui, Seig<strong>ne</strong>ur ! Obtempéra <strong>Eric</strong>, imaginant l'embryon de solution imaginée par Dieu.<br />

Il se retira, laissant le maître du pa<strong>radis</strong> plongé dans ses songes.<br />

"Saint Juste… <strong>Un</strong>e mission… J'espère que Dieu sait ce qu'il fait !" Pensa <strong>Eric</strong>.<br />

Il sauta sur <strong>un</strong> trotti-nuage à foudre en libre-service, <strong>un</strong> moyen de transport à la mode chez<br />

les saints bons chics bons genres épris de protection de l'environ<strong>ne</strong><strong>me</strong>nt. Filant à moins de<br />

cinquante girouettes à l'heure, respectant le code de la voûte céleste, il se rendit chez saint<br />

Juste, le bien nommé car il n'y avait <strong>pas</strong> <strong>me</strong>illeur patron.<br />

* *<br />

*


6<br />

<strong>Un</strong> <strong>ange</strong> <strong>ne</strong> <strong>vaut</strong> <strong>pas</strong> <strong>un</strong> <strong>radis</strong><br />

Ja<strong>ne</strong> April se refaisait u<strong>ne</strong> beauté dans les toilettes du trib<strong>un</strong>al, profitant d'u<strong>ne</strong> suspension de<br />

séance réclamée par la partie adverse. Elle soulignait ses lèvres purpuri<strong>ne</strong>s d'<strong>un</strong> rouge<br />

écarlate, <strong>me</strong>ttant en valeur sa flamboyante chevelure rousse et ses taches de son. Ses yeux<br />

verts se satisfaisaient du reflet renvoyé par le miroir et trahissaient ses origi<strong>ne</strong>s irlandaises et<br />

explosives. Ses é<strong>me</strong>raudes, de vrais joyaux, eurent droit à quelques onces de rim<strong>me</strong>l.<br />

A part quelques bruits de tuyauterie, dus à la dilatation naturelle du métal subissant<br />

l'alternance d'eau chaude et d'eau froide, rien <strong>ne</strong> filtrait dans les lieux. Le hall jouxtant la porte<br />

était pourtant le lieu d'affronte<strong>me</strong>nt des parties en cause et le prétoire, à quelques mètres de<br />

là, connaissait des empoignades, des joutes verbales dig<strong>ne</strong>s du théâtre de Guignol.<br />

Ja<strong>ne</strong> tenait u<strong>ne</strong> nouvelle victoire à portée de main. Elle avait mis le jury dans sa poche grâce à<br />

des argu<strong>me</strong>nts claire<strong>me</strong>nt présentés et grâce à son char<strong>me</strong> inné. Mê<strong>me</strong> si Miguel Banderas,<br />

son adversaire du jour, défenseur des écologistes, était <strong>un</strong> ténor du barreau, il <strong>ne</strong> pouvait<br />

rivaliser avec sa beauté, sa classe, son sex-appeal dont elle usait pour retour<strong>ne</strong>r le jury, mê<strong>me</strong><br />

si les faits n'étaient <strong>pas</strong> spéciale<strong>me</strong>nt à l'avantage de son client, u<strong>ne</strong> grosse usi<strong>ne</strong> accusée<br />

d'avoir pollué u<strong>ne</strong> rivière de ses effluents rejetés sans scrupule. Mais la distillerie Saint Ja<strong>me</strong>s<br />

tenait en Ja<strong>ne</strong> April l'<strong>un</strong>ique chance de s'en sortir sans débourser des dizai<strong>ne</strong>s de millions de<br />

dollars.<br />

Puisque person<strong>ne</strong> <strong>ne</strong> venait, elle plongea la main de son sac à main et s'empara d'u<strong>ne</strong> boîte de<br />

fard à paupières. Elle souleva délicate<strong>me</strong>nt le fond et mit à jour u<strong>ne</strong> réserve de poudre<br />

secrète. De la poudre blanche qui, à défaut de don<strong>ne</strong>r les joues roses, rendaient les yeux<br />

brillants, la cervelle excitée, les idées bouillonnantes mais des lendemains à s'accrocher aux<br />

rideaux. A l'aide d'u<strong>ne</strong> carte de visite, elle forma u<strong>ne</strong> lig<strong>ne</strong> régulière de poudre et l'aspira par<br />

u<strong>ne</strong> nari<strong>ne</strong> grâce à u<strong>ne</strong> paille Mac Donald's à la fonction première détournée. La cocaï<strong>ne</strong> fit<br />

rapide<strong>me</strong>nt son ouvrage dans le cerveau, affûtant artificielle<strong>me</strong>nt les sens de la jeu<strong>ne</strong> fem<strong>me</strong>.<br />

<strong>Un</strong> hom<strong>me</strong> fit irruption dans les toilettes commu<strong>ne</strong>s aux deux sexes. Ja<strong>ne</strong> referma la boîte à<br />

fard avec précipitation. Ce geste <strong>ne</strong>rveux de petite fille surprise en train de com<strong>me</strong>ttre u<strong>ne</strong><br />

bêtise arracha <strong>un</strong> sourire au ténébreux Miguel, son confrère d'origi<strong>ne</strong> <strong>me</strong>xicai<strong>ne</strong>.<br />

- Alors ma belle ? On se le fait, ce petit restaurant cubain, ce soir ? Proposa-t-il d'emblée,<br />

oubliant les farces antagonistes censées les opposer dans la salle du trib<strong>un</strong>al.<br />

- Bien sûr ! Fit Ja<strong>ne</strong>. La cuisi<strong>ne</strong> <strong>me</strong>xicai<strong>ne</strong> m'excite furieuse<strong>me</strong>nt ! Tu as intérêt à <strong>me</strong> baiser<br />

toute la nuit après, mon salaud ! Posa-t-elle en guise de préalable.<br />

- Tu vas en prendre plein les orifices, ma chère ! Après que je t'ai clouée au pilori dans dix<br />

minutes !<br />

- Tu rêves, bellâtre !<br />

- Tu veux parier ?<br />

Il se posta derrière elle et se colla contre ses fesses, écrasant sa poitri<strong>ne</strong> <strong>me</strong>nue entre ses<br />

mains puissantes, les pétrissant vigoureuse<strong>me</strong>nt sans complexe, cherchant à éprouver leur<br />

33


34<br />

<strong>Un</strong> <strong>ange</strong> <strong>ne</strong> <strong>vaut</strong> <strong>pas</strong> <strong>un</strong> <strong>radis</strong><br />

fer<strong>me</strong>té à travers le tissu du chemisier. Il lui fit égale<strong>me</strong>nt sentir qu'u<strong>ne</strong> protubérance rigide<br />

torturait la fer<strong>me</strong>ture éclair de son pantalon.<br />

- Pari tenu ! Lâcha-t-elle en le repoussant après quelques secondes de tripotage.<br />

- Le pari ? Ah ! Le pari… Qu'est-ce que tu paries ?<br />

- Si je gag<strong>ne</strong>, je fais ce que je veux de toi cette nuit !<br />

- Et si tu perds ?<br />

- Mê<strong>me</strong> <strong>pas</strong> envisageable ! Fit-elle sur <strong>un</strong> ton crâ<strong>ne</strong>ur.<br />

- N'empêche… Qu'est-ce que je gag<strong>ne</strong> ?<br />

- Tu m'emmè<strong>ne</strong>s dans le château dont tu <strong>me</strong> parles si souvent et tu <strong>me</strong> <strong>livre</strong>s en pâture.<br />

- Génial ! Top ! S'exclama-t-il, sentant la proximité de la réalisation de son plus vieux<br />

fantas<strong>me</strong>, <strong>livre</strong>r sa maîtresse occasion<strong>ne</strong>lle à sa bande de copains et de copi<strong>ne</strong>s déjantés du<br />

sexe, alcooliques mondains, cocaïnoma<strong>ne</strong>s, fri<strong>me</strong>urs et friqués en mal de sensation.<br />

- Ne crie <strong>pas</strong> victoire trop tôt, avertit-elle.<br />

Il haussa les épaules et fut sur le point de sortir lorsqu'il ajouta :<br />

- Passe-toi <strong>un</strong> mouchoir au-dessus des lèvres ou tout le monde va s'apercevoir que tu t'enfiles<br />

de la poudre plein le pif !<br />

Elle constata ses dires dans le reflet du miroir et <strong>ne</strong> put lui envoyer u<strong>ne</strong> pique en guise de<br />

réponse, Miguel ayant déjà mis les voiles. Elle prit donc soin d'effacer son coupable forfait et<br />

r<strong>ange</strong>a la cachette à poudre entre sa flasque de cognac et son paquet de cigarettes. Elle remit<br />

de l'ordre dans sa coiffure, reboutonna son chemisier que ce coquin de Miguel avait mal<strong>me</strong>né<br />

et vérifia qu'elle était parfaite pour lancer sa dernière offensive et emporter le morceau. Au<br />

<strong>pas</strong>sage, elle empocherait vingt pour cent de l'a<strong>me</strong>nde infligée au groupe<strong>me</strong>nt écologiste pour<br />

diffamation, soit cent mille dollars. <strong>Un</strong> bon paquet de fric, idéal pour payer les dernières<br />

traites de la Porsche Turbo S. Elle se sentit prête pour l'assaut final et quitta les toilettes, d'<strong>un</strong><br />

<strong>pas</strong> décidé, rehaussée par huit centimètres de talons aiguilles.<br />

* *<br />

*<br />

Ja<strong>ne</strong> n'avait <strong>pas</strong> fait dans le détail mais plutôt dans la dentelle, jouant sur les lacu<strong>ne</strong>s du<br />

systè<strong>me</strong> judiciaire, sur les "non dits" plutôt que sur le fond du dossier. La pollution de la<br />

rivière, issue de déchets de whisky rejetés négligem<strong>me</strong>nt dans l'eau, et la mort de milliers de<br />

poissons, ventre en l'air, n'avaient rien d'imaginaire. L'im<strong>me</strong>nse distillerie du Kentucky n'était<br />

<strong>pas</strong> imaginaire, elle non plus et elle était bien sise au bord du cours d'eau. Cependant, l'action<br />

en justice du groupe écologiste, représenté par maître Miguel Banderas, était basée sur des<br />

analyses chimiques réalisées après la pollution. Auc<strong>un</strong> témoignage visuel n'étayait leur<br />

hypothèse et les salariés de la fabrique, solidaires de leur direction, <strong>ne</strong> se bousculaient <strong>pas</strong><br />

vrai<strong>me</strong>nt pour cracher dans la soupe. Les écologistes, par la voix de leur avocat, avaient beau<br />

marteler que la pollution était avérée, leurs argu<strong>me</strong>nts s'arrêtaient là.


<strong>Un</strong> <strong>ange</strong> <strong>ne</strong> <strong>vaut</strong> <strong>pas</strong> <strong>un</strong> <strong>radis</strong><br />

La crucifixion vint avec la révélation choc de Ja<strong>ne</strong>, lorsque ce fut son tour de parler, en<br />

dernier.<br />

- Votre hon<strong>ne</strong>ur, mon aimable collègue tour<strong>ne</strong> en rond depuis le début des débats. Il nous<br />

seri<strong>ne</strong> à qui mieux mieux ses élé<strong>me</strong>nts polluants. A aucu<strong>ne</strong> seconde, maître Banderas n'a<br />

<strong>me</strong>ntionné les taux.<br />

- Où voulez-vous en venir, maître ? Coupa le juge.<br />

- Ces taux sont bas.<br />

- Cela <strong>ne</strong> minimise en rien l'acte crimi<strong>ne</strong>l de pollution, poursuivit celui que tous nommaient<br />

"votre hon<strong>ne</strong>ur".<br />

- Non mais cela peut expliquer la dilution d'u<strong>ne</strong> pollution monstrueuse des établisse<strong>me</strong>nts<br />

Long Jack, u<strong>ne</strong> fa<strong>me</strong>use distillerie installée deux kilomètres en amont.<br />

<strong>Un</strong> murmure traversa la salle d'audience et revint vers les protagonistes majeurs, à la manière<br />

d'u<strong>ne</strong> ola de supporters sportifs. Les visages des verts virèrent sérieuse<strong>me</strong>nt à leur couleur<br />

emblématique. <strong>Un</strong>e autre distillerie en amont, il n'y avait que la célèbre égérie du barreau<br />

américain, Ja<strong>ne</strong> April, pour s'intéresser au voisinage.<br />

- Si la distillerie voisi<strong>ne</strong> a déversé deux ton<strong>ne</strong>s de déchets, le taux de polluant sera proche de<br />

celui avancé par les plaignants. Donc, rien <strong>ne</strong> prouve, en l'absence de témoin visuel, que mon<br />

client soit coupable.<br />

- <strong>Je</strong> vois, fit le juge.<br />

Il <strong>ne</strong> pouvait <strong>pas</strong> condam<strong>ne</strong>r u<strong>ne</strong> société sur sa seule réputation de flemmarde dans le<br />

domai<strong>ne</strong> écologique. Mê<strong>me</strong> si cela le dém<strong>ange</strong>ait forte<strong>me</strong>nt, mê<strong>me</strong> si maître April traînait u<strong>ne</strong><br />

odeur de soufre, il n'avait <strong>pas</strong> le droit de les condam<strong>ne</strong>r sans preuve for<strong>me</strong>lle. Son trouble<br />

certain n'échappa point au flair de Ja<strong>ne</strong>. Elle lâcha la dernière rafale, la salve fatale, histoire de<br />

clouer son camarade de jeux sexuels au pilori, lui ôtant tout espoir de partage char<strong>ne</strong>l dans le<br />

fa<strong>me</strong>ux château.<br />

- Ah ! <strong>Un</strong>e dernière information, accompagnée de l'indispensable docu<strong>me</strong>nt…<br />

Elle déposa u<strong>ne</strong> feuille au format A3 sur laquelle figurait <strong>un</strong> savant schéma, <strong>un</strong> organigram<strong>me</strong><br />

impliquant des sociétés, des noms, des associations.<br />

- Com<strong>me</strong> vous pouvez le constater, votre hon<strong>ne</strong>ur, l'association "E<strong>me</strong>raude" figure dans<br />

cette nébuleuse d'entreprises et d'associations. Au rang desquelles nous retrouvons la<br />

distillerie Long Jack… En fait, deux <strong>me</strong>mbres de l'administration de cette société pren<strong>ne</strong>nt<br />

part à des œuvres chargées de collecter des fonds dont E<strong>me</strong>raude, représentée par maître<br />

Banderas, bénéficie royale<strong>me</strong>nt. De là à imagi<strong>ne</strong>r que nos amis écologistes ont été téléguidés<br />

par <strong>un</strong> concurrent peu scrupuleux, désireux de jeter sa faute sur mon client, il n'y a qu'<strong>un</strong> <strong>pas</strong><br />

que je <strong>ne</strong> franchirai <strong>pas</strong> dans cette salle. Il s'agit d'u<strong>ne</strong> autre procédure que nous étudierons<br />

très rapide<strong>me</strong>nt, je pense, acheva Ja<strong>ne</strong> April, abaissant elle-mê<strong>me</strong> la ma<strong>ne</strong>tte faisant jaillir la<br />

fée électricité dans les <strong>me</strong>mbres des accusateurs.<br />

35


36<br />

<strong>Un</strong> <strong>ange</strong> <strong>ne</strong> <strong>vaut</strong> <strong>pas</strong> <strong>un</strong> <strong>radis</strong><br />

Le juge et les jurés se retirèrent afin de délibérer. Pour la for<strong>me</strong>… La cause était entendue.<br />

Miguel ronchonnait dans son coin et l'association E<strong>me</strong>raude sentait son agonie financière<br />

proche. Le juge, sans le schéma relation<strong>ne</strong>l fourni par l'avocate sans pitié, s'en serait tenu à <strong>un</strong><br />

non-lieu. Avec des soupçons de manipulation, le retour de l'hom<strong>me</strong> en toge et moumoute<br />

incluse pouvait s'accompag<strong>ne</strong>r d'u<strong>ne</strong> sanction à la sauce américai<strong>ne</strong>. Au minimum, il faudrait<br />

payer les frais du procès et maîtres Ja<strong>ne</strong> et Miguel n'avaient rien de bon marché.<br />

Ja<strong>ne</strong> se colla à quelques centimètres de son latino préféré. Elle murmura :<br />

- Eh ! Beau gosse ! Ne tire <strong>pas</strong> cette tronche !<br />

- Putain ! Râla-t-il. Tu m'as eu ! <strong>Je</strong> devrais peut-être <strong>me</strong> <strong>me</strong>ttre à la poudre pour décrocher la<br />

timbale…<br />

- Sûre<strong>me</strong>nt <strong>pas</strong>, souffla-t-elle. Par contre, prépare tes <strong>me</strong>nottes.<br />

- Ah ? Fit-il, intéressé.<br />

- Ne te méprends <strong>pas</strong>. J'ai gagné le pari.<br />

Elle s'éloigna en dandinant du popotin, admirable<strong>me</strong>nt bien fait et bien moulé dans sa jupe<br />

serrée. Le sourire aux lèvres, elle serra la main de son client, le directeur de la distillerie Saint<br />

Ja<strong>me</strong>s, sûre du verdict. Elle gagnait u<strong>ne</strong> fois de plus sur <strong>un</strong> coup de théâtre et sur <strong>un</strong> coup<br />

tordu. En garce finie.<br />

* *<br />

*<br />

Le nuage poli renvoyait l'image d'<strong>un</strong> point du globe terrestre. Dieu en possédait le contrôle<br />

total et pouvait lui demander de se concentrer sur n'importe quel lieu de l'hémisphère nord<br />

ou sud. Les nuages polis relayaient des vues des millions d'astres habités d'êtres vivants.<br />

Depuis quelques heures, le Tout Puissant cadrait sur <strong>un</strong> lieu précis, s'intéressant à l'u<strong>ne</strong> de ses<br />

créatures. Il la filait sous l'œil horrifié de saint Juste.<br />

- Seig<strong>ne</strong>ur… Com<strong>me</strong>nt peut-elle se <strong>livre</strong>r à de telles contorsions et hurler de la sorte ? A quoi<br />

cela sert-il que l'hom<strong>me</strong> soit entravé ? Il semble parfaite<strong>me</strong>nt consentant. Cette… fem<strong>me</strong><br />

est… vicieuse ! Sa chevelure rappelle les couleurs de l'enfer. Elle… Oh ! Quelle horreur !<br />

Mais l'acte est interdit dans cet orifice ! Seig<strong>ne</strong>ur ! Faites quelque chose ! Vous <strong>ne</strong> pouvez<br />

laisser cette… fe<strong>me</strong>lle assoiffée de sexe… torturer cet hom<strong>me</strong>… avec des bougies !<br />

- Qui s'occupe de cette person<strong>ne</strong> ? Demanda le Seig<strong>ne</strong>ur, feignant d'ignorer les remarques<br />

ulcérées.<br />

- Euh… fit saint Juste en consultant ses registres, détachant son regard quelques secondes de<br />

la vision nuageuse. C'est l'<strong>ange</strong> gardien… Euh… Ah ! L'<strong>ange</strong> I<strong>ne</strong>.<br />

- Ange I<strong>ne</strong> ? N'est-ce <strong>pas</strong> <strong>un</strong> <strong>ange</strong> souffreteux ?<br />

- Si. Il n'a <strong>pas</strong> u<strong>ne</strong> grosse santé. Les séquelles d'u<strong>ne</strong> "plu<strong>me</strong>vitie" aiguë, <strong>un</strong> accident de moto<br />

avec son client précédent et quelques autres coups durs ont eu raison de son efficacité.<br />

D'ailleurs, il s'agit de sa dernière mission de gardiennage. Ses piètres performances justifient


<strong>Un</strong> <strong>ange</strong> <strong>ne</strong> <strong>vaut</strong> <strong>pas</strong> <strong>un</strong> <strong>radis</strong><br />

sa mise à la retraite anticipée. Seig<strong>ne</strong>ur… com<strong>me</strong>nta u<strong>ne</strong> nouvelle fois le patron des <strong>ange</strong>s<br />

gardiens.<br />

- Convoque-le ! Ordonna Dieu.<br />

- Vous avez raison, Seig<strong>ne</strong>ur ! <strong>Un</strong> petit sermon <strong>ne</strong> lui fera <strong>pas</strong> de mal. Rien <strong>ne</strong> justifie <strong>un</strong> tel<br />

laisser-aller.<br />

- Pas question de le sermon<strong>ne</strong>r ! J'ai u<strong>ne</strong> mission de la plus haute importance à lui confier. De<br />

lui dépend notre survie.<br />

- Non… Non… Elle… serait… l'enquêtrice ? Trembla Juste, juste <strong>un</strong> petit peu.<br />

- Oui. C'est la <strong>me</strong>illeure dans son domai<strong>ne</strong>.<br />

- Seig<strong>ne</strong>ur… Elle <strong>ne</strong> mérite <strong>pas</strong> le pa<strong>radis</strong> ! A elle seule, c'est <strong>un</strong> concentré des sept pêchés<br />

capitaux ! Elle se drogue, se <strong>livre</strong> à des orgies de champag<strong>ne</strong>, de caviar, incarnant la<br />

gourmandise; quant à l'orgueil et à la luxure, ce sont ses deux ma<strong>me</strong>lles. L'envie la taraude<br />

sans cesse, elle y cède en versant dans l'onanis<strong>me</strong> le plus complet. La colère défor<strong>me</strong><br />

régulière<strong>me</strong>nt ses traits harmonieux et elle <strong>ne</strong> don<strong>ne</strong> <strong>pas</strong> le moindre cent des im<strong>me</strong>nses<br />

fortu<strong>ne</strong>s qu'elle rafle en innocentant des crimi<strong>ne</strong>ls patentés, faisant preuve d'u<strong>ne</strong> avarice<br />

excessive. Regardez-la, Seig<strong>ne</strong>ur ! Vautrée sur cet hom<strong>me</strong>. C'est indécent !<br />

- <strong>Je</strong> sais, Juste. Nous n'avons <strong>pas</strong> le choix. C'est elle qu'il nous faut pour <strong>me</strong><strong>ne</strong>r l'enquête.<br />

C'est la <strong>me</strong>illeure. Elle travaille mieux que tous. En cela, nous <strong>ne</strong> pouvons <strong>pas</strong> l'accuser de<br />

paresse. <strong>Un</strong> point positif. Il <strong>ne</strong> faut plus perdre <strong>un</strong> instant. Convoque l'<strong>ange</strong> I<strong>ne</strong>.<br />

- Bien, Seig<strong>ne</strong>ur… lâcha Juste en ajustant son auréole ternie par sa déconvenue.<br />

Le Tout Puissant s'entêtait dans sa folie. Com<strong>me</strong>nt diable s'y prendrait-il pour la faire venir<br />

au pa<strong>radis</strong> ? Com<strong>me</strong>nt la comm<strong>un</strong>ication, stricte<strong>me</strong>nt interdite depuis Moïse, s'établirait-elle<br />

entre les vivants et les â<strong>me</strong>s éter<strong>ne</strong>lles ? <strong>Un</strong> mystère que saint Juste, bien qu'il n’appartien<strong>ne</strong><br />

<strong>pas</strong> aux lieutenants de Satan, brûlait de découvrir.<br />

* *<br />

*<br />

La créature, se maintenant pénible<strong>me</strong>nt en vol stationnaire, faisait face à son chef de service<br />

et au grand patron. Observant la scè<strong>ne</strong> en candide, saint <strong>Eric</strong> se tenait non loin de là. Il<br />

détaillait l'invité surprise, secouant la tête de façon négative à chaque découverte navrante. Le<br />

pauvre bougre ainsi scruté tenait plus du poulet de batterie déplumé, aux os brinquebalants,<br />

croise<strong>me</strong>nt d'élastique et de carton pâte, emballé sous cellopha<strong>ne</strong> et jeté dans les étalages d'<strong>un</strong><br />

hypermarché que de l'<strong>ange</strong> gardien dig<strong>ne</strong> de ce nom. Ange I<strong>ne</strong> était lessivé (NDLA : com<strong>me</strong><br />

saint Marc ! Ce n'est <strong>pas</strong> bon sig<strong>ne</strong>) bien qu'il se ménage (NDLA : lessive, ménage, je vais<br />

toutes les faire !) de longues périodes de repos durant les innombrables séances de jambes en<br />

l'air de sa cliente, Ja<strong>ne</strong> April. Sa tenue vesti<strong>me</strong>ntaire et son allure, en général, laissaient à<br />

désirer. Il y avait du relâche<strong>me</strong>nt dans l'air. Ses joues creuses étaient aussi pâles qu'<strong>un</strong><br />

discours du Front National et avaient bien besoin de fard rose pour masquer son côté<br />

maladif chronique.<br />

- Assied-toi ! Proposa Dieu, conscient que le pauvre serviteur peinait à battre des ailes<br />

déplumées.<br />

37


38<br />

<strong>Un</strong> <strong>ange</strong> <strong>ne</strong> <strong>vaut</strong> <strong>pas</strong> <strong>un</strong> <strong>radis</strong><br />

- Merci Seig<strong>ne</strong>ur, répondit I<strong>ne</strong> en se laissant choir lourde<strong>me</strong>nt sur <strong>un</strong> nuage de moleski<strong>ne</strong>.<br />

- <strong>Un</strong> petit gâteau aux flocons de <strong>ne</strong>ige ? Proposa le Seig<strong>ne</strong>ur en tendant u<strong>ne</strong> assiette de<br />

douceurs.<br />

I<strong>ne</strong> se pencha en avant et prit u<strong>ne</strong> portion d'<strong>un</strong> air étonné, ses yeux allant rapide<strong>me</strong>nt du<br />

Tout Puissant à saint Juste, son responsable hiérarchique. La bonhomie, l'amabilité et la<br />

prévenance de Dieu n'avaient rien de saugrenu puisque le grand ordonnateur de l'<strong>un</strong>ivers<br />

était pétri de toutes les qualités inimaginables. Quoi de plus normal pour l'être suprê<strong>me</strong>,<br />

l'écrou maintenant les pièces des galaxies entre elles, la lumière céleste, la perfection (au<br />

masculin) ? Mais que Dieu use de tous ses avatars quasi<strong>me</strong>nt humains avec <strong>un</strong> <strong>ange</strong> de<br />

seconde main, en fin de carrière, avait quelque chose de louche. Il agissait com<strong>me</strong> <strong>un</strong><br />

directeur d'entreprise sur le point de rattraper <strong>un</strong> cadre cinquantenaire, prenant brusque<strong>me</strong>nt<br />

conscience que celui-ci a toutes les informations de l'entreprise dans sa tête, qu'il est<br />

indispensable, alors qu'il s'apprêtait à le lourder pour u<strong>ne</strong> faute grave imaginaire après trente<br />

années de bons et loyaux services.<br />

Ange I<strong>ne</strong> croqua le biscuit ; il était délicieux, onctueux, savoureux, à point. Son goût leva le<br />

moindre doute quant à ses origi<strong>ne</strong>s : il venait du plus grand pâtissier du pa<strong>radis</strong>, Fauchon.<br />

L'<strong>ange</strong> Fauchon a su créer des produits frisant la perfection en contrôlant toute la fabrication,<br />

de la production des matières premières nécessaires à la confection, jusqu'à la distribution de<br />

ses inventions. C'est ainsi qu'à côté de "Fauchon Thé", chargé d'exposer aux yeux du public<br />

les douceurs, on trouvait égale<strong>me</strong>nt "Fauchon Mix", u<strong>ne</strong> entreprise concevant tous les<br />

ustensiles de cuisi<strong>ne</strong>, on croisait aussi "Fauchon & Co" que les <strong>ange</strong>s rebaptisaient<br />

fréquem<strong>me</strong>nt "Faux Cochon", u<strong>ne</strong> usi<strong>ne</strong> de salaisons et l'activité de <strong>me</strong>u<strong>ne</strong>rie, indispensable<br />

à l'obtention d'u<strong>ne</strong> bon<strong>ne</strong> fari<strong>ne</strong> pour faire de bons gâteaux, était assurée par "Fauchon les<br />

blés" (NDLA : tout ça pour arriver à placer ce jeu de mots !).<br />

- Hum… C'est bon ! Com<strong>me</strong>nta I<strong>ne</strong>.<br />

- <strong>Je</strong> suis heureux que cela te plaise ! Ajouta Dieu. Bien… fit-il en devenant plus grave. Tu<br />

n'ignores certai<strong>ne</strong><strong>me</strong>nt <strong>pas</strong> les évé<strong>ne</strong><strong>me</strong>nts tragiques ayant frappé notre bon royau<strong>me</strong> de moimê<strong>me</strong><br />

?<br />

- Non, Seig<strong>ne</strong>ur. C'est… inqualifiable ! Le coupable est <strong>un</strong> monstre, assuré<strong>me</strong>nt. A-t-on<br />

réussi à le coincer ?<br />

- Non, fit Dieu, repoussant avec pei<strong>ne</strong> u<strong>ne</strong> moue de désappointe<strong>me</strong>nt. D'ailleurs, nous<br />

t'avons convoqué parce que tu es l'<strong>ange</strong> de la situation.<br />

- Moi ? S'étonna I<strong>ne</strong>.<br />

- Oui… lâcha le Seig<strong>ne</strong>ur sans vrai<strong>me</strong>nt savoir com<strong>me</strong>nt faire pour aborder l'épi<strong>ne</strong>ux sujet.<br />

Voilà… Euh… Com<strong>me</strong>nt dirais-je ? Cela se <strong>pas</strong>se bien, pour toi, sur la Terre ?<br />

- Oh… fit I<strong>ne</strong>, sur <strong>un</strong> ton laconique. Eh bien… J'ai hérité d'u<strong>ne</strong> person<strong>ne</strong> peu commode…<br />

Elle n'en fait qu'à sa tête. Elle est… Elle <strong>ne</strong> m'écoute jamais. Elle est… athée, elle…<br />

blasphè<strong>me</strong> sans cesse. Elle… se <strong>livre</strong> à des orgies de toutes sortes. Enfin… C'est u<strong>ne</strong> vraie<br />

catastrophe et j'avoue que je suis en dessous de tout avec elle. <strong>Je</strong> crois bien que la seule fois<br />

où elle a daigné ouvrir ses esgourdes, c'est la fois où elle a failli avoir <strong>un</strong> accident de voiture.<br />

Elle a freiné considérable<strong>me</strong>nt avant d'entrer dans u<strong>ne</strong> courbe sans vision et a pu stopper son


<strong>Un</strong> <strong>ange</strong> <strong>ne</strong> <strong>vaut</strong> <strong>pas</strong> <strong>un</strong> <strong>radis</strong><br />

véhicule au lieu de s'encastrer dans le poids lourd renversé sur la chaussée. Oui… C'est la<br />

seule fois où j'ai hurlé si fort que ma voix a réussi à percer son cœur. Sinon, c'est u<strong>ne</strong> vraie<br />

calamité. Elle ira en enfer, Seig<strong>ne</strong>ur. <strong>Je</strong> suis désolé.<br />

- Les missions sont de plus en plus difficiles, de nos jours. Les humains cèdent aisé<strong>me</strong>nt à la<br />

facilité, la faute aux progrès de différentes natures. Tu n'es <strong>pas</strong> le seul à être confronté à ce<br />

style de comporte<strong>me</strong>nt. Malgré tout, il va te falloir réussir à percer son cœur u<strong>ne</strong> nouvelle<br />

fois.<br />

- Ah bon ? Trembla I<strong>ne</strong>, manifestant <strong>un</strong> sig<strong>ne</strong> d'inquiétude plutôt qu'<strong>un</strong> symptô<strong>me</strong> de la<br />

grippe. Autant essayer d'attraper le vent avec <strong>un</strong> lasso ! Bon… Que faut-il que je fasse ?<br />

- Il faut… Il faut…<br />

Dieu <strong>ne</strong> parvint <strong>pas</strong> à prononcer les mots imprononçables car ils constituaient <strong>un</strong> pêché aux<br />

yeux du pa<strong>radis</strong>. N'y tenant plus, <strong>Eric</strong> poursuivit à la place du Seig<strong>ne</strong>ur.<br />

- Il faut qu'elle vien<strong>ne</strong> enquêter au pa<strong>radis</strong>. Elle est l’<strong>un</strong>ique person<strong>ne</strong> capable d'accomplir<br />

cette mission, la seule suffisam<strong>me</strong>nt talentueuse pour démasquer l'assassin d'<strong>ange</strong> Aponais,<br />

d'<strong>ange</strong> Au<strong>ne</strong> et de saint Marc.<br />

- C'est vrai qu'elle est sale<strong>me</strong>nt douée pour son métier <strong>pas</strong> toujours glorieux mais elle est<br />

promise à l'enfer ! Elle a vendu son â<strong>me</strong> au Diable ! A plusieurs reprises, en plus, ce qui<br />

prouve bien qu'elle est totale<strong>me</strong>nt pourrie ! Qui vendrait plusieurs fois la mê<strong>me</strong> chose, hein ?<br />

Non… <strong>Je</strong> <strong>ne</strong> plaisante <strong>pas</strong> ! Satan a vrai<strong>me</strong>nt acheté son â<strong>me</strong>. Elle <strong>ne</strong> peut <strong>pas</strong> venir ici. En<br />

plus, bien qu'elle se saoule régulière<strong>me</strong>nt, qu'elle s'envoie des substances illicites dans le <strong>ne</strong>z,<br />

elle <strong>ne</strong> devrait <strong>pas</strong> mourir avant quelques dizai<strong>ne</strong>s d'années.<br />

- Il faut qu'elle vien<strong>ne</strong> au plus vite.<br />

- Mais pour cela, il faudrait qu'elle se… suicide… Non… Vous n'allez <strong>pas</strong> <strong>me</strong> demander… ?<br />

<strong>Eric</strong> hocha la tête en sig<strong>ne</strong> d'affirmation. La Voix confirma :<br />

- Elle doit accepter de mourir, fit le Seig<strong>ne</strong>ur. C'est la seule façon de la faire venir à nous.<br />

- Mais, Seig<strong>ne</strong>ur, rétorqua I<strong>ne</strong> avec justesse, le suicide délibéré est <strong>un</strong> acte p<strong>un</strong>i par votre Loi.<br />

Cela <strong>vaut</strong> l'enfer. Les humains n'ont <strong>pas</strong> le droit d'abréger leur vie volontaire<strong>me</strong>nt. Ils ont<br />

signé, c'est pour en baver. Ils doivent accepter leur vie. Les contrevenants récoltent les<br />

flam<strong>me</strong>s de l'enfer, c'est écrit, c'est vous-mê<strong>me</strong> qui…<br />

- <strong>Je</strong> sais cela, coupa le Seig<strong>ne</strong>ur. <strong>Je</strong> cherche u<strong>ne</strong> solution… De plus, les contacts directs avec<br />

les humains sont stricte<strong>me</strong>nt interdits en vertu de la Foi. Ils doivent croire sans preuve, sans<br />

<strong>me</strong> rencontrer. <strong>Je</strong> <strong>ne</strong> vois <strong>pas</strong> com<strong>me</strong>nt faire… Il est vrai que saint Innocent <strong>ne</strong> pourra <strong>pas</strong><br />

ch<strong>ange</strong>r son affectation si elle se don<strong>ne</strong> la mort. Et cependant, sans mourir, impossible pour<br />

elle d'atteindre le pa<strong>radis</strong>.<br />

- <strong>Je</strong> vais peut-être dire u<strong>ne</strong> bêtise, annonça saint Juste, mais si elle donnait sa vie pour u<strong>ne</strong><br />

bon<strong>ne</strong> cause, <strong>ne</strong> gag<strong>ne</strong>rait-elle <strong>pas</strong> le pa<strong>radis</strong> ?<br />

- Sauf votre respect, chef, fit Ange I<strong>ne</strong>, vous avez presque raison. <strong>Un</strong> acte désintéressé lui<br />

vaudrait assuré<strong>me</strong>nt <strong>un</strong> billet pour notre beau royau<strong>me</strong>. Mais attendre <strong>un</strong> pareil sacrifice de sa<br />

part revient à croire au père Noël, à la bon<strong>ne</strong> foi des politiciens ou à la sincérité des<br />

39


40<br />

<strong>Un</strong> <strong>ange</strong> <strong>ne</strong> <strong>vaut</strong> <strong>pas</strong> <strong>un</strong> <strong>radis</strong><br />

constructeurs automobiles assurant qu'il est impossible de faire fonction<strong>ne</strong>r leurs engins sans<br />

autre carburant que l'essence. Désolé ! Autant espérer <strong>un</strong> miracle !<br />

- Pourtant, acheva Dieu, il va te falloir réaliser ce miracle. Tu as carte blanche pour y<br />

parvenir. Tu peux tout lui dire, te montrer à elle s'il le faut. Tous les moyens sont bons. Tu<br />

dois réussir.<br />

Dieu avait tranché et scellé la mission de l'<strong>ange</strong> I<strong>ne</strong>. Ce dernier fut prié de rejoindre sa cliente<br />

au plus tôt afin de tenter de la re<strong>me</strong>ttre dans le droit chemin et l'attirer au pa<strong>radis</strong>. Quand il<br />

constata qu'elle avait foncé vers son château des orgies préféré en son absence, I<strong>ne</strong> grom<strong>me</strong>la<br />

qu'il n'y avait rien à espérer d'u<strong>ne</strong> pareille harpie sans cœur.<br />

La mort éter<strong>ne</strong>lle dans l'â<strong>me</strong>, il se résigna à regag<strong>ne</strong>r la Terre pour assister, bien<br />

involontaire<strong>me</strong>nt, aux frasques de Ja<strong>ne</strong> April. Com<strong>me</strong>nt s'y prendrait-il pour lui présenter <strong>un</strong><br />

job gratuit, d<strong>ange</strong>reux et qu'elle devrait bannir de son curriculum vitae ?<br />

* *<br />

*


7<br />

<strong>Un</strong> <strong>ange</strong> <strong>ne</strong> <strong>vaut</strong> <strong>pas</strong> <strong>un</strong> <strong>radis</strong><br />

Le br<strong>un</strong> au teint hâlé et au regard ténébreux <strong>ne</strong> cessait de la mater. Seul à sa table de ce<br />

restaurant <strong>me</strong>xicain, il dégustait <strong>un</strong> guacamole accompagné de quelques tacos et d'oignons<br />

frits. Son re<strong>pas</strong> semblait moins l'intéresser que la plastique de Ja<strong>ne</strong>. Bien que le <strong>me</strong>c soit tout<br />

à fait son style d'amant à croquer, la jeu<strong>ne</strong> avocate éprouvait u<strong>ne</strong> gê<strong>ne</strong> indescriptible sous les<br />

feux azurs du bel inconnu (NDLA : peut-être parce qu'il m<strong>ange</strong> u<strong>ne</strong> purée d'avocat ?). Cet<br />

effet secondaire se répercutait sur la précision de ses gestes puisque à trois reprises, sa bana<strong>ne</strong><br />

cuite en beig<strong>ne</strong>t, accompagnée d'u<strong>ne</strong> sauce au chocolat et au beurre de cacahuète, s'était<br />

dérobée aux piques de sa fourchette et aux dents de son couteau. Excédée par sa fébrilité<br />

apparente, elle s'était écriée sans pitié pour ses voisins de table :<br />

- Arrête de bouger com<strong>me</strong> ça, la bana<strong>ne</strong> ou je te fais la peau !<br />

Face à la <strong>me</strong>nace, le fruit oblong avait obtempéré. Il craignait vraisemblable<strong>me</strong>nt d'être traîné<br />

devant les trib<strong>un</strong>aux pour rébellion, victi<strong>me</strong> d'<strong>un</strong> procès où il aurait assuré<strong>me</strong>nt perdu. La<br />

bana<strong>ne</strong> avait vu son armure de pâte à beig<strong>ne</strong>t transpercée par les pointes acérées de la<br />

fourchette. En mê<strong>me</strong> temps, Ja<strong>ne</strong> n'avait pu s'empêcher de jeter <strong>un</strong> regard à son bel<br />

admirateur, lui signifiant par ce geste sur le fruit symbole phallique par excellence, qu'elle<br />

prenait systématique<strong>me</strong>nt l'ascendant sur ses partenaires mâles dans les relations sexuelles<br />

qu'elle entretenait avec eux.<br />

L'inconnu avala davantage de crè<strong>me</strong> verte que voulu et manqua de s'étouffer en imaginant<br />

l'allusion. Il <strong>ne</strong> dut son salut qu'à <strong>un</strong> verre de bière fraîche, vidant la quantité de liquide<br />

mousseux pour aider à dégager la voie obstruée.<br />

Parachevant ses simagrées destinées à <strong>me</strong>ttre le mâle en condition, Ja<strong>ne</strong> s'appliqua à lécher, à<br />

sucer et à mordiller la bana<strong>ne</strong> à plusieurs reprises, simulant ce qu'elle désirait faire au <strong>me</strong>c. Le<br />

bel hidalgo aux yeux d'océan plongea la tête dans son assiette, suffoqué par tant de hardiesse.<br />

Ja<strong>ne</strong> n'en était <strong>pas</strong> à son coup d'essai. Régulière<strong>me</strong>nt, elle se livrait à des jeux coquins,<br />

lubriques, osés pour obtenir les faveurs des hom<strong>me</strong>s ou des fem<strong>me</strong>s, n'ayant aucu<strong>ne</strong><br />

préférence en la matière. En général, elle <strong>ne</strong> se trompait <strong>pas</strong> sur la nature des intentions de<br />

ses cibles et obtenait toutes leurs faveurs. Ce beau <strong>me</strong>c n'échapperait <strong>pas</strong> à la règle mê<strong>me</strong> si,<br />

en son for intérieur, elle détectait u<strong>ne</strong> anomalie dans son allure globale.<br />

"Il <strong>me</strong> plait mais il y a <strong>un</strong> truc qui cloche. <strong>Je</strong> n'arrive <strong>pas</strong> à détermi<strong>ne</strong>r quoi. Cela m'é<strong>ne</strong>rve de<br />

<strong>ne</strong> <strong>pas</strong> trouver ! Il va falloir que j'en aie le cœur <strong>ne</strong>t !" Songeait-elle sans cesser de le mater,<br />

puisqu'il en faisait autant.<br />

Tout à coup, l'inconnu se leva et fila au sous-sol du restaurant, direction les toilettes. Ja<strong>ne</strong><br />

n'hésita <strong>pas</strong> l'ombre d'u<strong>ne</strong> seconde et emboîta son <strong>pas</strong>, à u<strong>ne</strong> distance suffisam<strong>me</strong>nt<br />

raisonnable pour <strong>ne</strong> <strong>pas</strong> éveiller les soupçons. Elle adorait les histoires cochon<strong>ne</strong>s,<br />

particulière<strong>me</strong>nt celles se déroulant dans ce style d’endroit. Bien que la loi américai<strong>ne</strong> soit<br />

stricte en matière d'exhibition dans des lieux ouverts au public, Ja<strong>ne</strong> <strong>ne</strong> s'était jamais faite<br />

prendre par les forces de police. Enfin si… <strong>Un</strong>e fois ! Elle avait été prise par <strong>un</strong> flic dans les<br />

41


42<br />

<strong>Un</strong> <strong>ange</strong> <strong>ne</strong> <strong>vaut</strong> <strong>pas</strong> <strong>un</strong> <strong>radis</strong><br />

toilettes d'<strong>un</strong> cinéma. A vrai dire, il l'avait prise, tout court ! Le type l'avait <strong>me</strong>nottée à la<br />

réserve d'eau de la chasse et lui avait enfilé <strong>un</strong> énor<strong>me</strong> gourdin dans le petit orifice serré<br />

tandis que sa matraque s'était enfoncée dans son vagin surexcité. Son goût pour les liens de<br />

toutes sortes remontait à cette époque.<br />

L'inconnu venait de <strong>pas</strong>ser la porte des toilettes, côté hom<strong>me</strong>s. Ja<strong>ne</strong> empêcha que le loquet<br />

soit abaissé en n'hésitant <strong>pas</strong> à bloquer la fer<strong>me</strong>ture à l'aide de son pied.<br />

- Mais… Que faites-vous ? Protesta l'inconnu.<br />

- Ce que j'ai envie depuis longtemps, rétorqua Ja<strong>ne</strong>.<br />

- Quoi ? Fit-il, faisant mi<strong>ne</strong> de <strong>ne</strong> <strong>pas</strong> comprendre ses intentions malhonnêtes.<br />

En guise de réponse, elle le repoussa contre la cloison des toilettes et se colla à lui. Dans cette<br />

posture, il était à mê<strong>me</strong> d'interpréter ses faits et gestes à leur juste valeur. Elle s'empara de ses<br />

lèvres rapide<strong>me</strong>nt, cherchant la <strong>me</strong>nteuse qu'elle maniait à <strong>me</strong>rveille dans les prétoires.<br />

L'hom<strong>me</strong>, contraire<strong>me</strong>nt à son attente, n'était <strong>pas</strong> très réceptif. Mais dans le feu de l'action,<br />

Ja<strong>ne</strong> chassa ce senti<strong>me</strong>nt de refus de son esprit et se laissa emporter par le feu rougeoyant de<br />

sa <strong>pas</strong>sion. Elle abandonna les lèvres et elle fit sauter les boutons de sa chemise pour se jeter<br />

sur sa poitri<strong>ne</strong>. Son excitation atteignit des som<strong>me</strong>ts lorsqu'elle découvrit sa peau bronzée<br />

exempte de la moindre pilosité. Elle plaqua sa bouche sur son téton et l'aspira goulû<strong>me</strong>nt,<br />

cherchant de la main droite <strong>un</strong> renfle<strong>me</strong>nt monstrueux entre les jambes de l'inconnu. Elle<br />

stoppa brusque<strong>me</strong>nt ses succions tandis que l'hom<strong>me</strong> tentait de la repousser. Elle sentait <strong>un</strong><br />

truc gênant depuis sa rencontre avec le bel inconnu, com<strong>me</strong> si son sixiè<strong>me</strong> sens s'alarmait<br />

pour la prévenir. Elle découvrit enfin quoi en appliquant la pau<strong>me</strong> entière de sa main droite<br />

entre les jambes de l'hidalgo. Rien. Pas la moindre érection. Mais alors vrai<strong>me</strong>nt rien du tout !<br />

Ce <strong>me</strong>c n'avait <strong>pas</strong> plus d'attribut qu'u<strong>ne</strong> fem<strong>me</strong> ! Pourtant, son allure, sa poitri<strong>ne</strong>, sa carrure,<br />

il n'avait rien de féminin.<br />

L'inconnu profita de la stupéfaction de Ja<strong>ne</strong> pour se carapater en douce, les pans de chemise<br />

pendouillant sur les côtés du pantalon. L'avocate de<strong>me</strong>ura interdite durant de longues<br />

secondes, visionnant mille et u<strong>ne</strong> fois la scè<strong>ne</strong> de la découverte dans son esprit, cherchant<br />

u<strong>ne</strong> explication logique à l'attitude de cet hom<strong>me</strong>. Si jamais il en était <strong>un</strong>…<br />

"Mais… Qu'est-ce qu'il lui a pris ? C'est la première fois qu'<strong>un</strong> <strong>me</strong>c <strong>me</strong>t les voiles devant<br />

moi ! <strong>Un</strong> <strong>me</strong>c… Il… Il n'avait rien entre les jambes ! Ou il l'a planquée quelque part entre ses<br />

fesses et son ventre ou son père s'appelle Max Minus et sa mère Lilli Putien<strong>ne</strong> ! Ce n'est <strong>pas</strong><br />

u<strong>ne</strong> fem<strong>me</strong>, il a u<strong>ne</strong> glotte. Il <strong>ne</strong> peut <strong>pas</strong> être u<strong>ne</strong> fem<strong>me</strong>… Il faut que je sache !" Imagina<br />

Ja<strong>ne</strong>.<br />

Elle sortit des toilettes et grimpa les marches raides de l'escalier étroit d'<strong>un</strong> <strong>pas</strong> décidé. <strong>Un</strong>e<br />

fois parvenue au rez-de-chaussée, elle jeta <strong>un</strong> coup d'œil dans la salle. L'inconnu s'était assis à<br />

sa place, reprenant son re<strong>pas</strong> là où il l'avait laissé. Voyant que Ja<strong>ne</strong> fonçait droit vers lui,<br />

l'hom<strong>me</strong> plongea la main dans la poche intérieure de sa veste posée sur le dossier de sa chaise<br />

et retira son portefeuille. L'avocate se planta devant lui et lui lança :


<strong>Un</strong> <strong>ange</strong> <strong>ne</strong> <strong>vaut</strong> <strong>pas</strong> <strong>un</strong> <strong>radis</strong><br />

- Ecoutez, je <strong>ne</strong> comprends <strong>pas</strong> votre réaction ! D'habitude, les hom<strong>me</strong>s sont <strong>ne</strong>tte<strong>me</strong>nt<br />

moins offusqués quand je les prends de front. C'est ma méthode. Tous les <strong>me</strong>cs se plaig<strong>ne</strong>nt<br />

d'être accusés de harcèle<strong>me</strong>nt sexuel en souriant à u<strong>ne</strong> fem<strong>me</strong>, moi je vous offre l'occasion de<br />

<strong>pas</strong>ser directe<strong>me</strong>nt à l'acte sans être obligé de sourire, sans devoir <strong>me</strong> draguer durant des<br />

heures en pesant bien chaque mot prononcé et en analysant parfaite<strong>me</strong>nt toutes <strong>me</strong>s<br />

réactions en retour. Que voulez-vous de plus ?<br />

- Laissez-moi tranquille, répondit le bel hidalgo avec u<strong>ne</strong> voix fluette d'adolescent en mue, <strong>un</strong><br />

timbre suffisam<strong>me</strong>nt opposé à son physique de séducteur pour déclencher l'hilarité chez le<br />

péquin moyen.<br />

Mais Ja<strong>ne</strong> <strong>ne</strong> se moqua <strong>pas</strong> de lui, loin de là. Quand bien mê<strong>me</strong> elle en aurait eu envie, elle<br />

était suffisam<strong>me</strong>nt profession<strong>ne</strong>lle et maîtresse d'elle-mê<strong>me</strong> pour s'abstenir de le faire. De<br />

plus, dans le cadre de ses attributions, il lui était arrivé de défendre des handicapés et ce<br />

n'était <strong>pas</strong> <strong>un</strong> sujet qu'elle prenait à la légère, du moins dans les prétoires.<br />

- Pourquoi devrais-je vous laisser tranquille ? <strong>Je</strong> n'ai <strong>pas</strong> le droit de vous dire et de vous<br />

montrer que vous <strong>me</strong> plaisez ? Rétorqua-t-elle.<br />

- Cessez de vous moquer de moi et de m'importu<strong>ne</strong>r ! S'emporta son interlocuteur.<br />

Il se leva et écarta les pans de son portefeuille. Il sortit deux billets de dix dollars et les<br />

déposa sur la table, achevant prématuré<strong>me</strong>nt son re<strong>pas</strong>. Il prit sa veste sous le bras et quitta la<br />

salle de restaurant précipitam<strong>me</strong>nt.<br />

- Eh ! Mais attendez ! S'exclama Ja<strong>ne</strong> en emboîtant son <strong>pas</strong>.<br />

- Mademoiselle ! Fit <strong>un</strong> serveur portant moustache et sombrero, en se plaçant en travers de<br />

son chemin. Il faudrait peut-être régler son re<strong>pas</strong> avant de se faire la malle !<br />

Il avait raison. Elle <strong>ne</strong> devait <strong>pas</strong> risquer la prison pour <strong>un</strong> <strong>me</strong>c à qui elle n'avait <strong>pas</strong> extirpé la<br />

moindre réaction en le chatouillant aux endroits sensibles et qui se dérobait à ses questions.<br />

Elle récupéra son sac à main, envoya cinquante dollars en travers la tronche du serveur sans<br />

attendre qu'il lui retour<strong>ne</strong> la monnaie. C'était bien le cadet de ses soucis. L'urgence du jour<br />

consistait à découvrir le pourquoi et le com<strong>me</strong>nt d'<strong>un</strong> mystère de la nature. Elle avait<br />

l'intention de suivre son bellâtre et lui faire cracher son secret, à défaut de lui faire cracher<br />

autre chose si cet hom<strong>me</strong> était dépourvu de petit oiseau. Elle trouverait !<br />

Elle se rua hors du restaurant, les yeux aux aguets, balayant les rares silhouettes déambulant à<br />

cette heure avancée de la nuit dans ce quartier populaire du Queen's. Elle découvrit sa cible<br />

en quelques secondes, aisé<strong>me</strong>nt identifiable grâce à sa stature athlétique.<br />

- Eh ! Attendez-moi ! Ne fuyez <strong>pas</strong>, je veux juste vous parler ! Cria Ja<strong>ne</strong> à l'attention de<br />

l'hom<strong>me</strong> aux yeux océan.<br />

Il se détourna et la repéra. Malgré la pénombre percée par les maigres éclairages publics, il la<br />

reconnut immédiate<strong>me</strong>nt. Il prit ombrage et accéléra le <strong>pas</strong>. Elle <strong>ne</strong> se laissa point<br />

décrampon<strong>ne</strong>r et entama <strong>un</strong> sprint pour se porter à sa hauteur.<br />

43


44<br />

<strong>Un</strong> <strong>ange</strong> <strong>ne</strong> <strong>vaut</strong> <strong>pas</strong> <strong>un</strong> <strong>radis</strong><br />

- Mais vous allez <strong>me</strong> poursuivre de vos assiduités com<strong>me</strong> ça encore longtemps ? S'étonna-t-il<br />

avec agace<strong>me</strong>nt, renforçant le timbre aigrelet de sa voix chahutée.<br />

- Ecoutez ! <strong>Je</strong> veux juste vous poser quelques questions. C'est tout !<br />

- <strong>Je</strong> <strong>ne</strong> veux <strong>pas</strong> y répondre ! S'emporta l'hom<strong>me</strong> à la veste. <strong>Je</strong> les connais par cœur, vos<br />

questions ! Toutes les fem<strong>me</strong>s <strong>me</strong> les posent sans cesse ! Laissez-moi !<br />

Elle l'accrocha par le bras pour le forcer à stopper et à l'écouter. Mais il se débattit et traversa<br />

brusque<strong>me</strong>nt la rue sans prendre garde à la circulation.<br />

Tout se <strong>pas</strong>sa à u<strong>ne</strong> vitesse vertigi<strong>ne</strong>use. <strong>Un</strong>e grosse berli<strong>ne</strong> arrivait par la gauche, à vive<br />

allure, et s'apprêtait à percuter l'hom<strong>me</strong>. Ja<strong>ne</strong> avait les moyens de le pousser en avant et de<br />

lui éviter le choc. Elle décida en u<strong>ne</strong> fraction de seconde et se jeta sur lui, le percutant com<strong>me</strong><br />

<strong>un</strong> rugbyman, le projetant <strong>un</strong> mètre plus loin, ce qui suffisait pour éviter le pire. Le parechocs<br />

s'enfonça brutale<strong>me</strong>nt dans ses jambes, le reste de son corps s'abattit sur le capot et sa<br />

tête alla embrasser le pare-brise de l'automobile. La violence de l'accident la fit s'envoler audessus<br />

de l'engin, culbutant le toit et le coffre à u<strong>ne</strong> reprise. Elle s'écrasa au sol après <strong>un</strong><br />

rebond achevant de la disloquer. Le conducteur freina à mort et stoppa sa voiture. Il se rua<br />

au-dehors, au secours de Ja<strong>ne</strong>. Il hurla à l'aide en découvrant que sa conduite d<strong>ange</strong>reuse<br />

venait d'allonger la longue liste des victi<strong>me</strong>s de la route. L'inconnu de type <strong>me</strong>xicain aux yeux<br />

océan avait disparu. Ja<strong>ne</strong> gisait dans u<strong>ne</strong> mare de sang, le corps en miettes.<br />

* *<br />

*<br />

Lorsque Ja<strong>ne</strong> ouvrit les yeux, elle découvrit <strong>un</strong> visage peu plaisant mais inhabituel. Les lieux<br />

<strong>ne</strong> lui étaient <strong>pas</strong> inconnus puisqu'il s'agissait du quartier du Queen's où elle dînait quelques<br />

minutes plus tôt. Lente<strong>me</strong>nt, les élé<strong>me</strong>nts du <strong>pas</strong>sé se rassemblèrent dans sa mémoire<br />

chancelante. Le dî<strong>ne</strong>r dans le restaurant <strong>me</strong>xicain, l'inconnu, la scè<strong>ne</strong> des toilettes, la course<br />

poursuite, l'accident et puis plus rien. Les évé<strong>ne</strong><strong>me</strong>nts <strong>ne</strong> dataient <strong>pas</strong> de cent sept ans<br />

puisque la fée électricité animait encore les vitri<strong>ne</strong>s des magasins du voisinage. Tout semblait<br />

normal, hormis <strong>un</strong> attroupe<strong>me</strong>nt sur le trottoir d'à-côté et ce drôle de personnage qui la fixait<br />

intensé<strong>me</strong>nt.<br />

L'accident… Curieux com<strong>me</strong> elle se sentait bien, pour u<strong>ne</strong> person<strong>ne</strong> qui venait de se payer<br />

u<strong>ne</strong> bagnole en plei<strong>ne</strong> tronche ! Le personnage… Qui était-il et que faisait-il ici ? Pourquoi<br />

éprouvait-elle <strong>un</strong> senti<strong>me</strong>nt étr<strong>ange</strong> vis à vis de lui ? L'impression de le connaître <strong>un</strong> peu, de<br />

l'avoir déjà rencontré quelque part, u<strong>ne</strong> vision fugace le concernant. Etait-ce <strong>un</strong> client ? Ou<br />

pire, <strong>un</strong> adversaire qu'elle avait envoyé en prison ? La prison… Ce type-là avait la tête d'<strong>un</strong><br />

gars qui sort de taule.<br />

- Salut ! Démarra-t-il brusque<strong>me</strong>nt, prouvant qu'il avait u<strong>ne</strong> voix et l'intention de s'en servir.<br />

Si la tonalité n'avait plus rien à voir avec celle, affligeante, du beau br<strong>un</strong> aux yeux bleus, le<br />

timbre était cependant familier. Com<strong>me</strong> s'il s'agissait de la voix d'<strong>un</strong> animateur radio qu'elle


<strong>Un</strong> <strong>ange</strong> <strong>ne</strong> <strong>vaut</strong> <strong>pas</strong> <strong>un</strong> <strong>radis</strong><br />

aurait entendu chaque matin, au volant de sa Porsche, sans jamais l'identifier précisé<strong>me</strong>nt, ni<br />

<strong>me</strong>ttre <strong>un</strong> visage sur ces paroles.<br />

- Salut ! Répondit-elle poli<strong>me</strong>nt en singeant ses mots.<br />

- Tu <strong>me</strong> reconnais ? Demanda le maigrelet personnage, aux joues creuses et au poil rare.<br />

- Pas du tout ! Fit l'avocate. Cela dit, votre voix <strong>me</strong> semble plus ou moins familière !<br />

- Ouais… Plus ou moins. Plutôt moins que plus, com<strong>me</strong>nta le bonhom<strong>me</strong>. Bon ! <strong>Je</strong> vais<br />

éclairer ta lanter<strong>ne</strong>. <strong>Je</strong> m'appelle I<strong>ne</strong>. Ange I<strong>ne</strong>.<br />

La présentation teintée de patrony<strong>me</strong> humoristique fit sourire Ja<strong>ne</strong>. Ange I<strong>ne</strong> désapprouva en<br />

la sermonnant :<br />

- Il va falloir t'y faire. Là d'où je viens, tout le monde porte des noms de ce genre.<br />

- Vous <strong>ne</strong> devez <strong>pas</strong> vous marrer tous les jours, ajouta Ja<strong>ne</strong>, au bord de la crise de lar<strong>me</strong>s de<br />

joie.<br />

- En effet. Surtout depuis ces <strong>me</strong>urtres.<br />

- Des <strong>me</strong>urtres ? Quels <strong>me</strong>urtres ? Interrogea Ja<strong>ne</strong>, l'avocate som<strong>me</strong>illant en elle se réveillant<br />

brusque<strong>me</strong>nt, instinctive<strong>me</strong>nt.<br />

- Douce<strong>me</strong>nt, douce<strong>me</strong>nt ! Com<strong>me</strong>nçons par le com<strong>me</strong>nce<strong>me</strong>nt. <strong>Je</strong> te disais donc que je<br />

m'appelle Ange I<strong>ne</strong>. <strong>Je</strong> suis ton <strong>ange</strong> gardien.<br />

- Mon quoi ? S'esclaffa Ja<strong>ne</strong>. C'est u<strong>ne</strong> plaisanterie, j'espère ?<br />

- Oh non ! Malheureuse<strong>me</strong>nt…<br />

- Malheureuse<strong>me</strong>nt ? Pourquoi ?<br />

- Tu n'es <strong>pas</strong> à propre<strong>me</strong>nt parler ce que j'appellerais u<strong>ne</strong> cliente facile ! Au contraire ! Si ma<br />

voix te semble aussi peu familière, c'est parce que bien souvent j'ai échoué à te faire entendre<br />

raison. Tu es si… dépravée que mon expérience longue de plusieurs millénaires <strong>ne</strong> m'est<br />

d'auc<strong>un</strong> secours face à tes diableries, tes vices retors, ta veulerie, ta débauche, ta…<br />

- Oh ! J'en ai assez entendu com<strong>me</strong> ça, l'ivrog<strong>ne</strong> ! Passez votre chemin et cessez de<br />

m'importu<strong>ne</strong>r !<br />

- <strong>Je</strong> <strong>ne</strong> crois <strong>pas</strong> que…<br />

- Vous <strong>ne</strong> m'avez <strong>pas</strong> bien comprise, je crois ! Voulez-vous que j'appelle <strong>un</strong> policier et qu'il<br />

vous embarque au poste pour le reste de la nuit ?<br />

- <strong>Je</strong> voudrais bien voir ça ! Ricana genti<strong>me</strong>nt Ange I<strong>ne</strong>.<br />

Voyant Ja<strong>ne</strong> chercher son télépho<strong>ne</strong> portable tout autour d'elle, il lui indiqua :<br />

- Il est là-bas. Derrière l'attroupe<strong>me</strong>nt de badauds.<br />

Elle fonça récupérer ses effets person<strong>ne</strong>ls dans la direction précisée par Ange I<strong>ne</strong>. A sa<br />

grande stupéfaction, elle n'eut <strong>pas</strong> besoin de fendre la foule compacte. Elle <strong>pas</strong>sa directe<strong>me</strong>nt<br />

à travers des dizai<strong>ne</strong>s de corps en poussant <strong>un</strong> long hurle<strong>me</strong>nt de terreur. La frayeur due à la<br />

sensation de frôle<strong>me</strong>nt sans heurt se renforça en découvrant la scè<strong>ne</strong> à laquelle tous les<br />

lecteurs s'attendent : la vision de son propre corps, en piteux état, baignant dans le sang. Il<br />

45


46<br />

<strong>Un</strong> <strong>ange</strong> <strong>ne</strong> <strong>vaut</strong> <strong>pas</strong> <strong>un</strong> <strong>radis</strong><br />

était cerné par u<strong>ne</strong> nuée de personnages avides de sensations fortes, excitée par la vue du<br />

sang, com<strong>me</strong> ces terrifiants requins de Floride, d'Australie ou d'Afrique du Sud.<br />

- Non ! Hurla-t-elle sans que person<strong>ne</strong>, hormis Ange I<strong>ne</strong>, <strong>ne</strong> soit en <strong>me</strong>sure de percevoir ses<br />

cris. Non ! Non !<br />

Elle avait beau nier l'évidence, elle était morte. Le visage transfiguré par la révélation de la<br />

vérité toute crue, elle se tourna vers Ange I<strong>ne</strong>, seul être capable de discer<strong>ne</strong>r sa présence dans<br />

ce monde de dingues.<br />

- Eh oui ! Tu viens de comprendre. Tu es décédée et je suis vrai<strong>me</strong>nt ton <strong>ange</strong> gardien.<br />

- Bon sang ! J'ai suivi ce type et…<br />

- Et tu t'es jetée pour lui sauver la vie.<br />

- Oui… Mais j'ai perdu la mien<strong>ne</strong> au <strong>pas</strong>sage !<br />

- Pas sûr…<br />

- Quoi ? S'exclama l'avocate, prête à rebondir sur la moindre trace d'espoir. Que voulez-vous<br />

dire ?<br />

- N'as-tu rien remarqué à propos de la réalité humai<strong>ne</strong> qui nous entoure ? Observe et dis-moi<br />

si quelque chose <strong>ne</strong> t'intrigue <strong>pas</strong> ?<br />

Ja<strong>ne</strong> se fia à son instinct d'enquêtrice et à son don d'observation, tous deux inhérents à sa<br />

fonction d'avocate. Il faisait nuit, les réverbères fonctionnaient, le silence régnait. Le silence.<br />

Il était si absolu ! Pas le moindre bruit lointain de flots de véhicules, <strong>pas</strong> la moindre pétarade<br />

de motocyclette, <strong>pas</strong> le moindre vol de nuit survolant le Queen’s. Rien. Tout était figé, y<br />

compris les protagonistes humains de la scè<strong>ne</strong>. Rien <strong>ne</strong> bougeait.<br />

- Tout est figé, nota-t-elle avec discer<strong>ne</strong><strong>me</strong>nt.<br />

- Exact ! Admit Ange I<strong>ne</strong>. Pourquoi ?<br />

- <strong>Je</strong> l'ignore. Le temps, peut-être !<br />

- Le temps ? Que suggères-tu ?<br />

- Il <strong>ne</strong> s'écoule <strong>pas</strong> à la mê<strong>me</strong> vitesse pour vous et moi que pour les autres.<br />

- Double<strong>me</strong>nt exact ! <strong>Un</strong>e heure terrestre <strong>vaut</strong> u<strong>ne</strong> semai<strong>ne</strong> au pa<strong>radis</strong>.<br />

- Ah ? Le pa<strong>radis</strong> ? Pourquoi parlez-vous du pa<strong>radis</strong> ?<br />

- Parce que nous y allons.<br />

- Moi ? Au pa<strong>radis</strong> ? C'est u<strong>ne</strong> plaisanterie ! Vous n'avez <strong>pas</strong> de critères de sélection plus<br />

sérieux que nous pour élire nos présidents ?<br />

- Disons que c'est… spécial ! Allez ! <strong>Je</strong> t'explique en quelques mots, je serai débarrassé !<br />

Depuis peu, des <strong>me</strong>urtres ont eu lieu au pa<strong>radis</strong>. Eh oui ! Chez nous aussi, la criminalité est<br />

en hausse. Certai<strong>ne</strong>s mauvaises langues affir<strong>me</strong>nt que lorsqu'on abolit la pei<strong>ne</strong> de mort, la<br />

criminalité galope de plus en plus vite. C'est vrai puisque nous avons la vie éter<strong>ne</strong>lle ! Enfin…<br />

Bref ! Deux <strong>ange</strong>s et <strong>un</strong> saint ont péri. Là-haut, person<strong>ne</strong> n'est qualifié pour <strong>me</strong><strong>ne</strong>r u<strong>ne</strong><br />

investigation dig<strong>ne</strong> de ce nom. Tous les bons enquêteurs sont en enfer et aucu<strong>ne</strong> venue<br />

n'était prévue dans les mois à venir. Alors, on m'a chargé de te… recruter.<br />

- Me recruter ?


<strong>Un</strong> <strong>ange</strong> <strong>ne</strong> <strong>vaut</strong> <strong>pas</strong> <strong>un</strong> <strong>radis</strong><br />

- Oui… Hum… Enfin… Ils savaient, là-haut, que tu étais la <strong>me</strong>illeure dans ton domai<strong>ne</strong> et<br />

que tu aurais les capacités suffisantes pour démêler cet imbroglio i<strong>ne</strong>xtricable pour nous,<br />

<strong>ange</strong>s purs et saints innocents.<br />

- Mais alors… <strong>Je</strong> <strong>ne</strong> suis <strong>pas</strong> morte par hasard ?<br />

- Non…<br />

- Le bel hidalgo après qui j'ai couru et dont j'ai sauvé la vie, c'était toi déguisé en bellâtre ! J'ai<br />

sauvé la vie d'u<strong>ne</strong> person<strong>ne</strong> qui <strong>ne</strong> peut <strong>pas</strong> la perdre !<br />

- Oui.<br />

- Mais tu m'as entubé en profondeur, saligaud ! <strong>Je</strong> vais t'arracher le reste des plu<strong>me</strong>s de ta<br />

misérable carcasse et te les faire bouffer ! S'emporta Ja<strong>ne</strong> en le <strong>me</strong>naçant du doigt.<br />

- Attends ! Attends ! Tu as u<strong>ne</strong> semai<strong>ne</strong> pour réussir. Ensuite, le Seig<strong>ne</strong>ur te réintègre dans<br />

ton corps, il te ressuscite et le tour est joué. Tu peux lui faire confiance, il est super doué<br />

pour ressusciter les morts. Il a de l'entraî<strong>ne</strong><strong>me</strong>nt, ce n'est <strong>pas</strong> com<strong>me</strong> s'il <strong>ne</strong> l'avait jamais fait !<br />

- Quoi ? Que se <strong>pas</strong>sera-t-il s'il <strong>me</strong> faut plus d'u<strong>ne</strong> semai<strong>ne</strong> pour réussir ?<br />

- Ce n'est <strong>pas</strong> possible… Ton corps aura <strong>pas</strong>sé la date de péremption. <strong>Un</strong>e heure terrestre,<br />

c'est tout ce qu'il peut faire. Après, il va pourrir. D'autant plus que tu l'as mal<strong>me</strong>né, si tu veux<br />

mon avis.<br />

- <strong>Je</strong> n'en ai <strong>pas</strong> besoin, répliqua l'avocate, excédée par ses révélations à tiroirs.<br />

- <strong>Je</strong> sais.<br />

- Com<strong>me</strong>nt ça ?<br />

- Tu <strong>ne</strong> m'as jamais écouté. Tu es plus têtue qu'u<strong>ne</strong> mule. Par ta faute, j'ai sombré dans u<strong>ne</strong><br />

dépression et Ange Enétique, notre bon docteur, a dû <strong>me</strong> prescrire des anticyclo<strong>ne</strong>s pour <strong>me</strong><br />

<strong>ne</strong>ttoyer l'esprit.<br />

- <strong>Je</strong> <strong>ne</strong> comprends rien à ton charabia ! <strong>Je</strong> vais te coller <strong>un</strong> procès en bon<strong>ne</strong> et due for<strong>me</strong> et te<br />

faire condam<strong>ne</strong>r à la chaise électrique !<br />

Ange I<strong>ne</strong> éclata de rire.<br />

- <strong>Je</strong> suis déjà mort.<br />

- Bon ! Se ravisa l'avocate, incapable d'user des voies légales. Si je comprends bien, je n'ai <strong>pas</strong><br />

le choix ! <strong>Je</strong> monte au pa<strong>radis</strong> avec toi pour <strong>me</strong><strong>ne</strong>r l'enquête, je boucle le tout en moins d'u<strong>ne</strong><br />

semai<strong>ne</strong> et vous <strong>me</strong> re<strong>me</strong>ttez dans mon enveloppe corporelle en bouillie.<br />

- Dieu la réparera. Il fera <strong>un</strong> miracle.<br />

- Ouais… Dis donc ! <strong>Un</strong>e question : cela n'aurait été plus simple de <strong>me</strong> demander d'enquêter<br />

sans toute cette mise en scè<strong>ne</strong> ?<br />

- Nous n'avons <strong>pas</strong> le droit d'entrer en contact direct avec les humains, sous notre for<strong>me</strong><br />

d'<strong>ange</strong>. C'est interdit.<br />

- <strong>Je</strong> vois. Secret défense, en quelque sorte. Tu m'as bien eue… Bon ! Le temps <strong>pas</strong>se, je te<br />

signale ! J'ai moins d'u<strong>ne</strong> semai<strong>ne</strong> avant de finir en rat de laboratoire pour étudiants en<br />

médeci<strong>ne</strong>.<br />

- Quoi ?<br />

- J'ai largué mon corps à la science, en espérant servir de cobaye pour les apprentis docteurs.<br />

- C'est <strong>un</strong> geste généreux de ta part, compli<strong>me</strong>nta Ange I<strong>ne</strong>.<br />

47


48<br />

<strong>Un</strong> <strong>ange</strong> <strong>ne</strong> <strong>vaut</strong> <strong>pas</strong> <strong>un</strong> <strong>radis</strong><br />

- Ne te fais <strong>pas</strong> d'illusions sur ma prétendue bonté, mon <strong>ange</strong> ! Mon geste suivait u<strong>ne</strong> logique<br />

bien à moi. En offrant mon corps aux scalpels des apprentis toubibs, j'espérais seule<strong>me</strong>nt les<br />

faire bander pendant qu'il <strong>me</strong> materait complète<strong>me</strong>nt froide pour la première fois de ma vie,<br />

lâcha Ja<strong>ne</strong> en éclatant de rire.<br />

- Oh ! Fit Ange I<strong>ne</strong> en se signant plusieurs fois, réprimant les pensées horrible<strong>me</strong>nt<br />

libidi<strong>ne</strong>uses de cette adoratrice des coutu<strong>me</strong>s de Satan.<br />

Il s'éleva dans les airs et ouvrit le t<strong>un</strong><strong>ne</strong>l de lumière immaculée <strong>me</strong>nant au pa<strong>radis</strong>. La voie<br />

avait été mise aux nor<strong>me</strong>s de sécurité depuis que ces crétins d'humains avaient démontré<br />

qu'u<strong>ne</strong> conduite d<strong>ange</strong>reuse, le non-respect des distances et des charge<strong>me</strong>nts haute<strong>me</strong>nt<br />

explosifs étaient suffisants pour provoquer le pire des cauchemars sous le t<strong>un</strong><strong>ne</strong>l du Mont<br />

Blanc.<br />

- Oh ! Douce<strong>me</strong>nt, se plaignit Ja<strong>ne</strong>. <strong>Je</strong> fais ça pour la première fois !<br />

Elle éprouvait les pires difficultés à s'engager dans le t<strong>un</strong><strong>ne</strong>l, à prendre de l'altitude et à <strong>ne</strong> <strong>pas</strong><br />

se cog<strong>ne</strong>r le long des parois.<br />

- Aïe ! Se la<strong>me</strong>nta-t-elle à plusieurs reprises. <strong>Je</strong> n'arrête <strong>pas</strong> de <strong>me</strong> cog<strong>ne</strong>r !<br />

- C'est normal ! Meilleure est l'â<strong>me</strong>, <strong>me</strong>illeur est le vol. L'é<strong>ne</strong>rgie bénéfique est le seul moteur<br />

capable de mouvoir les â<strong>me</strong>s.<br />

- Il va falloir <strong>me</strong> trouver <strong>un</strong> autre mode de transport ! <strong>Je</strong> n'ai <strong>pas</strong> l'intention de transgresser le<br />

code de conduite à chaque carrefour.<br />

- Nous verrons ça à notre arrivée là-haut.<br />

Ja<strong>ne</strong> peina à grimper dans les nuages et se découragea véritable<strong>me</strong>nt lorsqu'elle découvrit u<strong>ne</strong><br />

im<strong>me</strong>nse file d'attente d'â<strong>me</strong>s. Elle n'avait <strong>pas</strong> pris garde à ces milliers de lucioles convergeant<br />

vers <strong>un</strong> point <strong>un</strong>ique des cieux, à la beauté encore plus irréelle et plus émouvante de ce<br />

spectacle se déroulant dans la nuit terrestre. Elle se contentait de râler face aux heures de<br />

patience dont elle devrait faire preuve pour atteindre le but qu'on lui avait fixé d'autorité.<br />

- Chouette ! <strong>Un</strong> embouteillage ! Com<strong>me</strong> tous les jours à Manhattan ! Dis donc, ajouta-t-elle à<br />

l'attention d'Ange I<strong>ne</strong>, je vois que le royau<strong>me</strong> de Dieu n'est <strong>pas</strong> aussi parfait qu'on le croit !<br />

- Non, non. Ne te méprends <strong>pas</strong> ! Cette file sert à aboutir au centre de tri. Là, saint Innocent,<br />

le plus qualifié pour cette tâche, entreprend de diriger les â<strong>me</strong>s pures vers l'Eden, les â<strong>me</strong>s en<br />

pei<strong>ne</strong> vers le purgatoire et les â<strong>me</strong>s noires vers l'Enfer.<br />

- Non ? <strong>Je</strong> suis cuite ! Si tu veux que j'enquête, il va falloir éviter le portail de sécurité ! Il va<br />

hurler de <strong>me</strong> balancer chez Satan. De toutes les façons, <strong>un</strong> jour où j'avais trop picolé, j'ai<br />

promis mon â<strong>me</strong> au diable. <strong>Je</strong> suis foutue ! Il a u<strong>ne</strong> option dessus.<br />

- <strong>Je</strong> sais, je suis au courant.<br />

- Ah bon ?<br />

- <strong>Je</strong> t'ai suivie toute ta vie.<br />

- Ah ! Comprit Ja<strong>ne</strong>. Com<strong>me</strong>nt procède-t-on ?<br />

- J'ai u<strong>ne</strong> dérogation.


<strong>Un</strong> <strong>ange</strong> <strong>ne</strong> <strong>vaut</strong> <strong>pas</strong> <strong>un</strong> <strong>radis</strong><br />

- Ah ? Alors, c'est piston et compagnie, ici aussi ?<br />

Ange I<strong>ne</strong> <strong>ne</strong> répondit <strong>pas</strong> à la remarque désobligeante. Il invita Ja<strong>ne</strong> à le suivre sur u<strong>ne</strong> voie<br />

détournée, genre issue cadenassée réservée aux dépan<strong>ne</strong>uses sur l'autoroute. Chemin faisant,<br />

Ja<strong>ne</strong> essaya d'en savoir <strong>un</strong> peu plus sur le pa<strong>radis</strong>.<br />

- C'est com<strong>me</strong>nt, le pa<strong>radis</strong> ?<br />

- Parfait, répondit Ange I<strong>ne</strong>.<br />

- Mais encore ? Vous avez des distractions ?<br />

- Bien sûr !<br />

- La télé ?<br />

- Pa<strong>radis</strong> Tv.<br />

- C'est tout ?<br />

- C'est suffisant.<br />

- <strong>Un</strong>e seule chaî<strong>ne</strong>, c'est chiant ! C'est mortel ! Vous avez la radio ?<br />

- Oui.<br />

- Laisse-moi devi<strong>ne</strong>r… Radio Pa<strong>radis</strong>.<br />

- Tu es prodigieuse !<br />

- Facile à devi<strong>ne</strong>r ! Ils <strong>pas</strong>sent quoi, en ce mo<strong>me</strong>nt, sur radio Pa<strong>radis</strong> ?<br />

- Des cantiques et des chants grégoriens ! C'est super, hein ?<br />

- Oh putain ! Râla Ja<strong>ne</strong>, désespérée par ces nouvelles révélations. <strong>Je</strong> sens que les soirées vont<br />

être longues, mais longues !<br />

Son <strong>ange</strong> gardien n'accorda <strong>pas</strong> la moindre attention à ses jérémiades à répétition. Il avait<br />

d'autres soucis. Dans quelques dizai<strong>ne</strong>s de minutes, après s'être occupé des formalités<br />

administratives, il devrait expliquer à Dieu et ses assistants par quel subterfuge il avait réussi à<br />

a<strong>me</strong><strong>ne</strong>r mademoiselle April sur les lieux de l'enquête. Il n'avait <strong>pas</strong> vrai<strong>me</strong>nt fait dans la<br />

dentelle, dans le politique<strong>me</strong>nt correct. Ja<strong>ne</strong> <strong>ne</strong> manquerait certai<strong>ne</strong><strong>me</strong>nt <strong>pas</strong> de l'épingler au<br />

<strong>pas</strong>sage. Cette histoire risquait fort de lui coûter ses ailes et sa retraite. Autant s'arracher les<br />

rares plu<strong>me</strong>s qui lui restaient et s'en planter u<strong>ne</strong> dans le trou de balle pour en finir !<br />

* *<br />

*<br />

49


8<br />

50<br />

<strong>Un</strong> <strong>ange</strong> <strong>ne</strong> <strong>vaut</strong> <strong>pas</strong> <strong>un</strong> <strong>radis</strong><br />

La jeu<strong>ne</strong> fem<strong>me</strong>, au compte bancaire garni, au corps de rêve et aux envies sans limite,<br />

craquait régulière<strong>me</strong>nt pour le shopping. Rares étaient les week-ends où elle <strong>ne</strong> s'adonnait <strong>pas</strong><br />

à l'<strong>un</strong> de ses vices dominants : acheter de manière compulsive. Seule<strong>me</strong>nt, mademoiselle<br />

April était loin de se douter qu'<strong>un</strong> jour, elle <strong>pas</strong>serait autant de temps dans <strong>un</strong> magasin aussi<br />

curieux que celui où elle se trouvait depuis u<strong>ne</strong> demi-heure, à essayer des paires d'ailes d'<strong>ange</strong>.<br />

Com<strong>me</strong> la gentillesse, la bonté, l'amour, les senti<strong>me</strong>nts positifs servaient à propulser les â<strong>me</strong>s<br />

au pa<strong>radis</strong>, Ja<strong>ne</strong>, pourrie com<strong>me</strong> <strong>un</strong> ministre de république bananière, faisait du sur-place.<br />

Ange I<strong>ne</strong> se l'était coltinée jusqu'au magasin d'ailes <strong>ne</strong>uves et d'occasion, suant sang et eau<br />

pour soulever cette â<strong>me</strong> lourde de péchés graves et jamais absolus depuis sa première<br />

comm<strong>un</strong>ion.<br />

- Essayez celles-ci ! Proposa le tenancier de l'échoppe.<br />

- Vous n'avez rien de plus sexy ? Minauda Ja<strong>ne</strong>.<br />

Ange I<strong>ne</strong> se prit la tête en les ailes et les mains, désespéré par <strong>un</strong> tel amoncelle<strong>me</strong>nt de<br />

corruption et de mauvaises pensées.<br />

- Ben, fit le vendeur, si vous voulez de l'exotique, des ailes en autruche, il faut aller chez Inès<br />

de la Fresse Ange. Elle fait de la haute couture, cette demoiselle.<br />

- Nous n'avons <strong>pas</strong> le temps, objecta Ange I<strong>ne</strong>. Choisis et finissons-en !<br />

- OK ! OK ! Admit Ja<strong>ne</strong>.<br />

- <strong>Je</strong> crois que j'ai ce qu'il vous faut ! Coupa l'<strong>ange</strong> vendeur d'ailes, u<strong>ne</strong> lueur de malice dans les<br />

yeux.<br />

Il se dirigea vers le fond du magasin et revint les bras chargés d'ailes très aérodynamiques,<br />

très effilées. Elles étaient blanches, bien entendu mais Ja<strong>ne</strong> jurerait qu'<strong>un</strong> reflet rouge lui<br />

faisait clig<strong>ne</strong>r les yeux lorsqu'elle les observait sous <strong>un</strong> angle précis.<br />

- Elles sont d'occasion mais elles ont appartenu à l'<strong>ange</strong> des circuits, l'as des as en person<strong>ne</strong> :<br />

Juan Manuel Fangio.<br />

Ja<strong>ne</strong> endossa la tenue et éprouva immédiate<strong>me</strong>nt u<strong>ne</strong> sensation de bien-être, com<strong>me</strong> si l'â<strong>me</strong><br />

du plus célèbre pilote argentin, du plus célèbre pilote tout court, habitait encore ce costu<strong>me</strong>.<br />

"Le reflet rouge… <strong>Je</strong> n'ai <strong>pas</strong> rêvé !" Songea Ja<strong>ne</strong>.<br />

Le reflet rouge de la Scuderia Ferrari avait suivi jusqu'au pa<strong>radis</strong>.<br />

- Essayer, c'est les adopter ! <strong>Je</strong> les prends ! Conclut l'avocate.


<strong>Un</strong> <strong>ange</strong> <strong>ne</strong> <strong>vaut</strong> <strong>pas</strong> <strong>un</strong> <strong>radis</strong><br />

Le vendeur poussa <strong>un</strong> soupir de soulage<strong>me</strong>nt. Il n'avait <strong>pas</strong> eu souvent l'occasion de servir<br />

u<strong>ne</strong> cliente aussi difficile et exigeante que mademoiselle April. Il priait simple<strong>me</strong>nt le ciel<br />

qu'elle fasse <strong>un</strong> bon usage de ces ailes spéciales, faites pour la pointe de vitesse, agiles, vives,<br />

bref : des ailes de compétition. Aux ailes, il ajouta le paquetage régle<strong>me</strong>ntaire du nouvel<br />

arrivant : des aubes blanches de rech<strong>ange</strong>, du fard pour avoir les joues roses, <strong>un</strong> chapelet (de<br />

saucisses ?) pour réciter ses prières, <strong>un</strong> <strong>livre</strong> d'histoire (la Bible) et <strong>un</strong> <strong>livre</strong> d'histoires drôles<br />

épais com<strong>me</strong> du papier à cigarette (vu que l'éditeur éliminait les blagues racistes, celles sur les<br />

blondes, la religion, la mort, le monde médical (voir chapitre sur la mort), les catégories<br />

socioprofession<strong>ne</strong>lles, le sport, etc…). Ja<strong>ne</strong> se décomposa littérale<strong>me</strong>nt à la vue de ces<br />

maigres effets. Bah ! Après tout, dans u<strong>ne</strong> semai<strong>ne</strong>, elle réintégrerait son corps ou elle irait<br />

rendre visite à Satan. Dans les deux cas, elle serait libre de s'adon<strong>ne</strong>r au vice et à la luxure.<br />

* *<br />

*<br />

Chemin faisant, Ange I<strong>ne</strong> exposait les rudi<strong>me</strong>nts du fonction<strong>ne</strong><strong>me</strong>nt de la société<br />

pa<strong>radis</strong>iaque. L'architecture du pa<strong>radis</strong> amusait quelque peu Ja<strong>ne</strong>. Les bâti<strong>me</strong>nts prenaient des<br />

for<strong>me</strong>s variées mais la matière première, le nuage, <strong>ne</strong> variait guère. Finale<strong>me</strong>nt, avec tous ces<br />

objets courants com<strong>me</strong> les nuages de transport, les routes nuageuses, les signalisations, tout<br />

ce qui faisait la vie terrestre se retrouvait grande<strong>me</strong>nt au pa<strong>radis</strong>. Seul l'aspect de ce monde<br />

ch<strong>ange</strong>ait ; il brillait de mille éclats mais n'affichait <strong>pas</strong> de couleurs vives. Au mieux, quelques<br />

<strong>pas</strong>tels…<br />

Ja<strong>ne</strong> remarqua qu'il y avait de nombreuses échoppes, aussi variées que sur Terre, peut-être<br />

simple<strong>me</strong>nt moins bien achalandées. Cependant, <strong>un</strong> grand nombre avait baissé les rideaux.<br />

Le détail chiffonna l'avocate. Elle coupa Ange I<strong>ne</strong>, en train de lui débiter les mille<br />

commande<strong>me</strong>nts de Dieu (eh oui ! Depuis l'invention des avocats et leur détestable habitude<br />

de chercher ce qui n'est <strong>pas</strong> écrit, Dieu avait ajouté de nombreux a<strong>me</strong>nde<strong>me</strong>nts à ses textes<br />

de loi !) :<br />

- Dis donc ! Pourquoi y a-t-il autant de magasins fermés ? Nous <strong>ne</strong> som<strong>me</strong>s <strong>pas</strong> dimanche.<br />

- C'est vrai. C'est la crise. Nous manquons de clients.<br />

- De "clients" ?<br />

- D'â<strong>me</strong>s dig<strong>ne</strong>s d'entrer au pa<strong>radis</strong>. Notre monde est composé de Dieu et sa famille, des<br />

saints reconnaissables à leurs auréoles, d'<strong>ange</strong>s résidents au pa<strong>radis</strong> et assurant des services<br />

locaux, et enfin d'â<strong>me</strong>s ayant gagné le droit de cité au pa<strong>radis</strong>, après u<strong>ne</strong> vie exemplaire. Tu<br />

les reconnaîtras grâce à leur petite hélice placée au bas du dos, mue par la gentillesse.<br />

- Ah… lâcha Ja<strong>ne</strong>, consciente qu'elle n'en posséderait jamais.<br />

- Il y a égale<strong>me</strong>nt les <strong>ange</strong>s gardiens, com<strong>me</strong> moi. Nous som<strong>me</strong>s fatale<strong>me</strong>nt les plus<br />

nombreux puisque nous som<strong>me</strong>s en charge des êtres vivants. Il arrive souvent que des â<strong>me</strong>s<br />

pures soient promues <strong>ange</strong> gardien. Voire mê<strong>me</strong> <strong>ange</strong> tout court ! C'est le cas de Ange Enial.<br />

Tu le connais mieux sous le nom de Léonard de Vinci !<br />

- Sans blague ?<br />

51


52<br />

<strong>Un</strong> <strong>ange</strong> <strong>ne</strong> <strong>vaut</strong> <strong>pas</strong> <strong>un</strong> <strong>radis</strong><br />

- Vrai<strong>me</strong>nt. Com<strong>me</strong> quoi, rien n'est impossible. Enfin, il y a la distinction suprê<strong>me</strong> : la<br />

canonisation. Les saints sont tous d'anciens humains ayant eu u<strong>ne</strong> vie exemplaire. Enfin,<br />

normale<strong>me</strong>nt.<br />

- Que veux-tu dire ?<br />

- Eh bien… <strong>Je</strong> <strong>ne</strong> devrais <strong>pas</strong> dire cela mais certains saints ont été avantagés en raison de leur<br />

relation. Le plus célèbre d'entre eux, c'est saint <strong>Eric</strong>. Il est… particulier. C'est le conseiller<br />

spécial de Dieu.<br />

- Qu'a-t-il de particulier ? S'inquiéta Ja<strong>ne</strong> alors qu'ils approchaient du siège du gouver<strong>ne</strong><strong>me</strong>nt<br />

pa<strong>radis</strong>iaque.<br />

- Disons qu'il est… inattendu.<br />

Ja<strong>ne</strong> sourit à l'idée que le pa<strong>radis</strong> <strong>ne</strong> puisse <strong>pas</strong> être aussi parfait que les religieux, sur Terre, le<br />

laissaient entendre. De là à imagi<strong>ne</strong>r que des élé<strong>me</strong>nts subversifs pouvaient s'y introduire en<br />

toute illégalité, il n'y avait qu'<strong>un</strong> <strong>pas</strong>. Après tout, elle était la preuve vivante (NDLA : mais<br />

non ! Morte ! Elle est la preuve morte !) qu'u<strong>ne</strong> â<strong>me</strong> corrompue se pro<strong>me</strong>nait dans les allées<br />

et avenues pa<strong>radis</strong>iaques. Elle le bombarda de nouvelles questions :<br />

- Mais si Dieu existe, qu'en est-il d'Allah ?<br />

- Il existe aussi, bien sûr. Com<strong>me</strong> Bouddha. Et d'autres encore !<br />

- Ah bon ?<br />

- Dieu gère <strong>un</strong> <strong>un</strong>ivers de croyance, Allah en gère <strong>un</strong> autre. Chac<strong>un</strong> ses clients, bien sûr !<br />

- Tu m'en bouches <strong>un</strong> coin ! C'est com<strong>me</strong>nt chez Allah ?<br />

- <strong>Je</strong> <strong>ne</strong> sais <strong>pas</strong>. Saint <strong>Eric</strong> y est allé en stage. Nous faisons des éch<strong>ange</strong>s, des séminaires, pour<br />

apprendre, pour confronter nos idées et pour résoudre nos problè<strong>me</strong>s en partageant nos<br />

solutions, nos trucs et astuces.<br />

- Super ! Si c'était com<strong>me</strong> ça sur Terre…<br />

- Ce serait le pa<strong>radis</strong> ! <strong>Je</strong> sais ! Com<strong>me</strong>nta Ange I<strong>ne</strong>.<br />

Ils s'engouffrèrent bientôt dans le palais résidentiel de Dieu sans avoir omis de se sou<strong>me</strong>ttre<br />

au contrôle d'<strong>ange</strong>s gardiens, spécialistes de la fouille corporelle avec leurs mains : les Phall<br />

Anges.<br />

* *<br />

*<br />

L'entrevue avec Dieu et ses saints avait été instructive. Ange Ournal, le grand reporter de<br />

l'Eden, lui avait remis u<strong>ne</strong> copie du dossier qu'il avait établi pour les archives du pa<strong>radis</strong>. De<br />

plus, il lui avait relaté les faits en com<strong>me</strong>nçant par le com<strong>me</strong>nce<strong>me</strong>nt, à savoir : la mort<br />

d'Ange Aponais. Il avait poursuivi, la lar<strong>me</strong> à l'œil, avec Ange Au<strong>ne</strong> et saint Marc. Il s'était<br />

appliqué à <strong>ne</strong> relater que les faits, rien que les faits, en bon journaliste, ce que Ja<strong>ne</strong> avait<br />

apprécié. Ensuite, chac<strong>un</strong> y était allé de son petit com<strong>me</strong>ntaire : saint Pierre, saint Innocent,<br />

Ange Endar<strong>me</strong>, saint Thomas et quelques autres. En gros, auc<strong>un</strong> <strong>ne</strong> croyait aux assertions de<br />

Satan, tout le monde le soupçonnait d'avoir <strong>me</strong>nti à propos de son innocence dans cette<br />

affaire. Leur avis différait sur la méthode employée. Ja<strong>ne</strong> n'avait <strong>pas</strong> posé la moindre


<strong>Un</strong> <strong>ange</strong> <strong>ne</strong> <strong>vaut</strong> <strong>pas</strong> <strong>un</strong> <strong>radis</strong><br />

question, à auc<strong>un</strong> mo<strong>me</strong>nt. Elle avait observé la joyeuse cacophonie collective, disséqué les<br />

réactions et les argu<strong>me</strong>nts des <strong>un</strong>s et des autres.<br />

Elle avait remarqué que Dieu, attristé, s'était tenu en retrait de la conversation, doutant<br />

presque que la venue de la jeu<strong>ne</strong> fem<strong>me</strong> <strong>ne</strong> ch<strong>ange</strong> quelque chose aux évé<strong>ne</strong><strong>me</strong>nts secouant<br />

le pa<strong>radis</strong>.<br />

<strong>Un</strong> autre être pa<strong>radis</strong>iaque s'était égale<strong>me</strong>nt muré dans le silence mais pour des raisons<br />

différentes. Saint <strong>Eric</strong>. Il observait, lui aussi, les débats sans y participer. Il jaugeait l'attitude<br />

volontaire<strong>me</strong>nt en retrait de Ja<strong>ne</strong> et <strong>ne</strong> s'y trompait <strong>pas</strong> : Dieu avait eu raison d'insister pour<br />

qu'elle vien<strong>ne</strong> enquêter. Cette fille-là <strong>ne</strong> s'arrêterait <strong>pas</strong> aux apparences souvent trompeuses.<br />

Lorsque Dieu l'avait invitée à se retirer pour enta<strong>me</strong>r son enquête, l'urgence de la situation le<br />

commandant, Ja<strong>ne</strong> avait demandé si elle pouvait bénéficier d'u<strong>ne</strong> aide perma<strong>ne</strong>nte pour<br />

conduire ses investigations, pour l'éclairer sur des sujets historiques, pour la <strong>me</strong><strong>ne</strong>r en des<br />

lieux précis. Dieu avait accédé à sa requête. Ange Enéalogie avait bombé le torse, pensant<br />

être le plus qualifié pour remplir cette fonction. Mais il avait déchanté lorsque l'avocate avait<br />

déclamé :<br />

- J'ai<strong>me</strong>rais que saint <strong>Eric</strong> m'accompag<strong>ne</strong>.<br />

Ce dernier avait émis <strong>un</strong> petit sourire en coin et hoché la tête en sig<strong>ne</strong> d'approbation. Il lui<br />

servirait de guide.<br />

En la guidant vers son nuage locatif, situé non loin de ses quartiers, donnant sur u<strong>ne</strong> avenue<br />

bourgeoise du pa<strong>radis</strong>, saint <strong>Eric</strong> l'avait questionnée sur les raisons de son choix.<br />

- Pourquoi m'avoir choisi, Ja<strong>ne</strong> ?<br />

- Allons, saint… Com<strong>me</strong>nt dois-je vous appeler ?<br />

- <strong>Eric</strong>, tout simple<strong>me</strong>nt. Pas de titre à placer en tête.<br />

- <strong>Eric</strong>… Vous savez bien pourquoi je vous ai choisi. Vous êtes resté au-dessus de la mêlée,<br />

au-dessus de la foire d'empoig<strong>ne</strong>. Vous jaugiez <strong>me</strong>s capacités. Vous avez les bases de recul et<br />

d'impartialité pour <strong>me</strong><strong>ne</strong>r des enquêtes. Vous avez de l'imaginaire, assez pour développer et<br />

éprouver des théories. Vous êtes l'assistant idéal.<br />

- Merci pour le compli<strong>me</strong>nt. Alors ? Avant d'atteindre vos quartiers, j'ai<strong>me</strong>rais connaître<br />

votre opinion sur le sujet.<br />

- Soyons factuels : deux <strong>ange</strong>s morts et <strong>un</strong> saint fondu ! Les trois travaillaient au service des<br />

transmissions des comm<strong>un</strong>ications télépathiques. A mon avis, il n'y a <strong>pas</strong> de hasard. Ils ont<br />

découvert quelque chose là-bas.<br />

- Quoi ?<br />

- <strong>Un</strong>e conversation secrète, u<strong>ne</strong> information vitale, u<strong>ne</strong> trace de corruption, <strong>un</strong> trafic, que<br />

sais-je ?<br />

- Com<strong>me</strong>nt procédons-nous ?<br />

- <strong>Un</strong>e visite s'impose au centre des télécomm<strong>un</strong>ications télépathiques, poursuivit Ja<strong>ne</strong>.<br />

- Ange Endar<strong>me</strong> a déjà tout inspecté.<br />

- Ange Endar<strong>me</strong> ? Vous l'avez écouté ? Il <strong>ne</strong> retrouverait <strong>pas</strong> son père dans <strong>un</strong> harem !<br />

53


54<br />

<strong>Un</strong> <strong>ange</strong> <strong>ne</strong> <strong>vaut</strong> <strong>pas</strong> <strong>un</strong> <strong>radis</strong><br />

- Expression imagée de votre cru, j'en conviens ! Mais elle résu<strong>me</strong> assez bien les capacités de<br />

notre "spécialiste" de la sécurité.<br />

- C'est mon nuage locatif ? Demanda la jeu<strong>ne</strong> fem<strong>me</strong> en approchant d'<strong>un</strong> bâti<strong>me</strong>nt<br />

somptueux à la matière grisonnante.<br />

- Exact ! Répondit saint <strong>Eric</strong>.<br />

Ils s'engagèrent dans le hall d'entrée et quémandèrent l'aide du concierge. La plaque à l'entrée<br />

de sa loge indiquait qu'il se nommait : Ander Ange Ment (NDLA : en dér<strong>ange</strong><strong>me</strong>nt ! Mauvais<br />

présage pour le fonction<strong>ne</strong><strong>me</strong>nt de l'ascenseur). En attendant que l'<strong>ange</strong> en question récupère<br />

les clefs de l'apparte<strong>me</strong>nt de fonction et bouge les fesses de son fauteuil, occupé qu'il était à<br />

regarder Pa<strong>radis</strong> Tv, Ja<strong>ne</strong> inspecta le hall, battant légère<strong>me</strong>nt des ailes pour faire du sur-place.<br />

Elle jeta <strong>un</strong> coup d'œil aux boîtes aux lettres. Auc<strong>un</strong> nom <strong>ne</strong> figurait dessus. Etaient-elles là<br />

pour faire joli ? Son nom apparut au mo<strong>me</strong>nt où l'<strong>ange</strong> concierge lui remit le trousseau de<br />

clefs. Miracle de la technologie pa<strong>radis</strong>iaque !<br />

- Il n'y a <strong>pas</strong> d'autres locataires ? Lança-t-elle au concierge.<br />

- Non, vous serez toute seule, ma petite da<strong>me</strong> ! Vous pourrez <strong>me</strong>ttre la radio à fond, vous <strong>ne</strong><br />

risquez <strong>pas</strong> de gê<strong>ne</strong>r les voisins !<br />

Puis, profitant d'<strong>un</strong> mo<strong>me</strong>nt d'inattention de saint <strong>Eric</strong>, il lui susurra à l'oreille :<br />

- Si vous voulez, je peux vous avoir des trucs intéressants. Des chaî<strong>ne</strong>s de télé<br />

supplé<strong>me</strong>ntaires, par exemple. J'ai bricolé u<strong>ne</strong> con<strong>ne</strong>xion sur ParadiX. Cela vous tente ?<br />

Elle confirma d'<strong>un</strong> sig<strong>ne</strong> de la tête.<br />

"Ainsi, la corruption entre au pa<strong>radis</strong>. Cela <strong>ne</strong> fait <strong>pas</strong> du concierge le <strong>me</strong>urtrier mais cela<br />

prouve que le coupable peut aisé<strong>me</strong>nt se cacher au pa<strong>radis</strong>. J'ai la sensation qu'<strong>un</strong> truc<br />

monu<strong>me</strong>ntal se prépare…"<br />

Elle gagna son loge<strong>me</strong>nt en empr<strong>un</strong>tant <strong>un</strong> escalier aux marches coton<strong>ne</strong>uses, com<strong>me</strong> toutes<br />

les matières. Lorsque le concierge déverrouilla la porte de l'apparte<strong>me</strong>nt, elle découvrit u<strong>ne</strong><br />

surface et <strong>un</strong> luxe inouï. Elle avait la sensation que ce type de loft n'était <strong>pas</strong> réservé au<br />

quidam comm<strong>un</strong>.<br />

- C'est magnifique ! S'exclama-t-elle.<br />

- N'est-ce <strong>pas</strong> ? Fit <strong>Eric</strong>. Après tout, le pa<strong>radis</strong> n'est <strong>pas</strong> si mal, non ? Ajouta-t-il d'<strong>un</strong> air<br />

satisfait.<br />

- Pas mal, <strong>pas</strong> mal ! Modéra-t-elle fausse<strong>me</strong>nt.<br />

- Bon, ben, je vous laisse ! Dit le concierge en se retirant. J'ai du bricolage à faire ! Ajouta-t-il<br />

en adressant <strong>un</strong> clin d'œil à Ja<strong>ne</strong>.<br />

L'avocate entreprit <strong>un</strong> rapide tour des lieux et ouvrit toutes les fenêtres, histoire d'aérer et de<br />

chasser les senteurs de renfermé. Nulle â<strong>me</strong> n'avait élu domicile dans cet apparte<strong>me</strong>nt depuis


<strong>Un</strong> <strong>ange</strong> <strong>ne</strong> <strong>vaut</strong> <strong>pas</strong> <strong>un</strong> <strong>radis</strong><br />

des lustres. La vue était somptueuse. Pa<strong>radis</strong> sur Cè<strong>ne</strong>, l'u<strong>ne</strong> des cités les plus somptueuses du<br />

pa<strong>radis</strong>, s'étendait sous ses pieds. Les bâti<strong>me</strong>nts voisins étaient du mê<strong>me</strong> ton<strong>ne</strong>au que celui<br />

qui l'abriterait pour u<strong>ne</strong> semai<strong>ne</strong>. Cependant, les couleurs grisonnantes, <strong>ne</strong> pouvant provenir<br />

de la pollution atmosphérique, dénotaient <strong>un</strong> manque flagrant d'entretien. De nombreuses<br />

fenêtres étaient closes et les volets étaient baissés. Les locataires brillaient par leur absence.<br />

Com<strong>me</strong> dans son im<strong>me</strong>uble ! Ceci expliquait pourquoi les clients manquaient égale<strong>me</strong>nt dans<br />

les magasins.<br />

- Juste u<strong>ne</strong> question, <strong>Eric</strong> ! Com<strong>me</strong>nça Ja<strong>ne</strong> sans attendre <strong>un</strong> discours de bienvenue.<br />

- Laquelle ?<br />

- Com<strong>me</strong>nt va le busi<strong>ne</strong>ss au pa<strong>radis</strong> ?<br />

- J'ai peur de <strong>ne</strong> <strong>pas</strong> comprendre.<br />

- Eh bien… <strong>Je</strong> suis seule dans ce beau bâti<strong>me</strong>nt, les im<strong>me</strong>ubles voisins ont l'air désert, peu<br />

entretenus, j'ai vu de nombreuses échoppes définitive<strong>me</strong>nt fermées en venant ici. Ange I<strong>ne</strong><br />

<strong>me</strong> disait que les clients manquent. Est-ce vrai ?<br />

- Qu'il y a-t-il d'étonnant à cela ? Observez votre â<strong>me</strong> et vous comprendrez aisé<strong>me</strong>nt que les<br />

critères d'admission au pa<strong>radis</strong> <strong>ne</strong> correspondent plus aux rares qualités des humains. Le<br />

pa<strong>radis</strong> est réservé aux plus méritants.<br />

- Où vont les â<strong>me</strong>s ? En enfer ? Au purgatoire ?<br />

- Surtout en enfer. Les feux de Satan <strong>ne</strong> sont <strong>pas</strong> prêts de s'éteindre. Le purgatoire, par<br />

définition, est réservé aux cas récupérables.<br />

- Saint Innocent n'a <strong>pas</strong> abaissé le niveau requis pour repeupler le pa<strong>radis</strong> ?<br />

- Surtout <strong>pas</strong> ! Déjà qu'il se murmure que des â<strong>me</strong>s imparfaites ont réussi à se glisser au<br />

royau<strong>me</strong> de l'Eter<strong>ne</strong>l…<br />

- Ah… Com<strong>me</strong>nt serait-ce possible ?<br />

- <strong>Je</strong> l'ignore, avoua <strong>Eric</strong>.<br />

- Mouais… songea Ja<strong>ne</strong> à haute voix.<br />

Elle avait u<strong>ne</strong> idée sur la faisabilité de la chose.<br />

- Ange I<strong>ne</strong> <strong>me</strong> disait que des â<strong>me</strong>s étaient parfois promues <strong>ange</strong> gardien. C'est vrai ?<br />

- Oui. Mais, de nos jours, nous manquons de candidats.<br />

- C'est <strong>un</strong> cercle vicieux, nota Ja<strong>ne</strong> en prenant place dans <strong>un</strong> fauteuil immaculé, très moelleux.<br />

Pas d'â<strong>me</strong>s méritantes au pa<strong>radis</strong>, <strong>pas</strong> de nouveaux <strong>ange</strong>s gardiens pour u<strong>ne</strong> population<br />

<strong>un</strong>iverselle toujours grandissante. Mê<strong>me</strong> les guerres <strong>ne</strong> ch<strong>ange</strong>nt <strong>pas</strong> grand-chose : la<br />

libération d'<strong>ange</strong>s gardiens, pour cause de décès des êtres vivants sur les champs de bataille,<br />

n'est qu'<strong>un</strong> épiphénomè<strong>ne</strong> vite balayé par la natalité galopante de certai<strong>ne</strong>s nations. Les <strong>ange</strong>s<br />

gardiens sont vite réaffectés et le manque d'â<strong>me</strong>s méritantes empêche la nomination de<br />

nouveaux gardiens. Ensuite, voilà com<strong>me</strong>nt je vois la situation : certai<strong>ne</strong>s â<strong>me</strong>s sont livrées<br />

sans <strong>ange</strong> gardien, faute d'employés. Elles se corrompent d'autant plus vite. Saint Juste n'a<br />

plus le choix : il affecte ses <strong>ange</strong>s gardiens aux cas les plus susceptibles d'intégrer le pa<strong>radis</strong>,<br />

pour sauver les <strong>me</strong>ubles. Tant pis pour les autres ! Ce qui soulève <strong>un</strong> nouveau mystère.<br />

- Lequel ? Demanda <strong>Eric</strong>, intrigué.<br />

- Pourquoi ai-je <strong>un</strong> <strong>ange</strong> gardien ?<br />

55


- Qui sait… sourit <strong>Eric</strong>.<br />

56<br />

<strong>Un</strong> <strong>ange</strong> <strong>ne</strong> <strong>vaut</strong> <strong>pas</strong> <strong>un</strong> <strong>radis</strong><br />

En le voyant sourire de la sorte, l'avocate sut instinctive<strong>me</strong>nt qu'il avait la réponse ou au<br />

moins, sa petite idée sur la question. Il ajouta :<br />

- Pourquoi toutes ces questions sur le pa<strong>radis</strong> ?<br />

- Pour comprendre le pa<strong>radis</strong>, pour savoir ce qui a changé.<br />

- Dans quel but ?<br />

- Juste<strong>me</strong>nt ! Le but ! <strong>Je</strong> cherche le mobile de ce qui ressemble à <strong>un</strong> complot savam<strong>me</strong>nt<br />

orchestré.<br />

- <strong>Un</strong> complot ? Quels élé<strong>me</strong>nts vous per<strong>me</strong>ttent de croire à <strong>un</strong> complot d'envergure ?<br />

- Les critères d'entrée au pa<strong>radis</strong> sont draconiens. Il faut u<strong>ne</strong> organisation puissante et<br />

suffisam<strong>me</strong>nt secrète pour <strong>pas</strong>ser au travers des mailles du filet. Il faut des informations sur<br />

la nature des <strong>ange</strong>s, des saints pour apprendre l'<strong>un</strong>ique moyen de les détruire. Il faut u<strong>ne</strong><br />

sacrée dose de confiance pour élimi<strong>ne</strong>r deux <strong>ange</strong>s et <strong>un</strong> saint travaillant dans le mê<strong>me</strong><br />

service, sachant que ce point comm<strong>un</strong> sera mis en évidence en deux temps, trois<br />

mouve<strong>me</strong>nts, par l'enquêteur le plus abruti.<br />

- Ce qui n'avait <strong>pas</strong> été fait et qui en dit long sur la capacité de nos enquêteurs ! Nota fort<br />

juste<strong>me</strong>nt saint <strong>Eric</strong> alors que la justesse était l'apanage de saint Juste, juste<strong>me</strong>nt.<br />

- C'est normal, <strong>Eric</strong>. Vos â<strong>me</strong>s pures <strong>ne</strong> sont <strong>pas</strong> rompues à la rouerie, à la trahison, à la<br />

tricherie. Le ou les <strong>me</strong>urtriers étaient tranquilles. Ils <strong>ne</strong> le seront plus, à cause de mon arrivée.<br />

Cela va se savoir.<br />

- Vous êtes en d<strong>ange</strong>r ! S'exclama <strong>Eric</strong> en se redressant.<br />

- A la seconde mê<strong>me</strong> où j'ai mis les pieds au pa<strong>radis</strong>, conclut logique<strong>me</strong>nt la jeu<strong>ne</strong> fem<strong>me</strong>.<br />

- Il faut assurer votre protection ! Il <strong>me</strong> faudrait u<strong>ne</strong> â<strong>me</strong> de confiance, <strong>un</strong> être à la pureté<br />

vérifiable, avérée, éprouvée. J'ai bien u<strong>ne</strong> petite idée…<br />

- Qui ?<br />

- <strong>Un</strong> saint dévoué corps et â<strong>me</strong> au monde médical. Il panse, soig<strong>ne</strong> les â<strong>me</strong>s en pei<strong>ne</strong> à leur<br />

arrivée au pa<strong>radis</strong>. Certai<strong>ne</strong>s sont en piteux état et il leur redon<strong>ne</strong> <strong>un</strong> aspect brillant,<br />

lumi<strong>ne</strong>ux, rien qu'avec des mots. Il est très agréable. C'était <strong>un</strong> humain, auparavant. <strong>Je</strong> veux<br />

dire : <strong>un</strong> Terrien, com<strong>me</strong> moi. Il veillera sur vous en mon absence.<br />

- D'accord.<br />

- Vous pourrez discuter ensemble de la Terre, ce sera plus sympathique. <strong>Je</strong> vais le contacter et<br />

lui expliquer. En attendant, vérifiez l'identité de vos visiteurs avant d'ouvrir la porte, en jetant<br />

<strong>un</strong> œil dans le cristal de <strong>ne</strong>ige.<br />

- OK ! <strong>Je</strong> vais bosser sur les notes d'Ange Ournal et les rapports de saint Luc en attendant. <strong>Je</strong><br />

vous retrouverai ensuite pour la visite au centre des transmissions télépathiques.<br />

Elle jeta <strong>un</strong> coup d'œil autour d'elle. Des machi<strong>ne</strong>s nuageuses l'entouraient ; elle disposait de<br />

tout ce qu'il fallait pour effectuer des recherches. Le pa<strong>radis</strong> était branché. Tant mieux ! Saint<br />

<strong>Eric</strong> disparut dans <strong>un</strong> brouillard aux senteurs de lavande. Elle s'attela immédiate<strong>me</strong>nt à la<br />

tâche.<br />

* *


<strong>Un</strong> <strong>ange</strong> <strong>ne</strong> <strong>vaut</strong> <strong>pas</strong> <strong>un</strong> <strong>radis</strong><br />

*<br />

57


9<br />

58<br />

<strong>Un</strong> <strong>ange</strong> <strong>ne</strong> <strong>vaut</strong> <strong>pas</strong> <strong>un</strong> <strong>radis</strong><br />

Ja<strong>ne</strong> s'étonnait peu à peu de la composition du pa<strong>radis</strong>. Son organisation, sa conception et ses<br />

services avaient quelque chose d'humain. Qui, du royau<strong>me</strong> de Dieu ou de la Terre, avait imité<br />

l'autre ? Dieu avait-il forgé la Terre à son image ou bien les â<strong>me</strong>s ayant gagné le repos éter<strong>ne</strong>l<br />

influençaient-elles leur destination finale ? Que penser de ce centre des comm<strong>un</strong>ications<br />

télépathiques où son enquête la conduisait fatale<strong>me</strong>nt ? L'ambiance de travail y était morose,<br />

com<strong>me</strong> dans la majeure partie des entreprises moribondes de la Terre. La mort de saint Marc<br />

y était pour beaucoup. Les <strong>ange</strong>s étaient décontenancés, désorientés sans leur chef spirituel.<br />

Par chance, l'activité était au plus bas et <strong>ne</strong> nécessitait <strong>pas</strong> de puissance de travail soutenue.<br />

L'arrivée du ténor du barreau américain fit quelque peu sensation. Les <strong>ange</strong>s se détournèrent<br />

de leurs pupitres et cernèrent rapide<strong>me</strong>nt la jeu<strong>ne</strong> fem<strong>me</strong>. Saint <strong>Eric</strong> l'accompagnait et il prit<br />

la parole immédiate<strong>me</strong>nt, anticipant les légiti<strong>me</strong>s interrogations des <strong>ange</strong>s :<br />

- Messieurs, je vous présente mademoiselle Ja<strong>ne</strong> April, avocate terrien<strong>ne</strong> de renom. Elle est…<br />

Euh… Hésita <strong>Eric</strong>, cherchant le ter<strong>me</strong> approprié pour <strong>ne</strong> <strong>pas</strong> froisser Ja<strong>ne</strong>, bien couillonnée<br />

par son <strong>ange</strong> gardien sur ce coup-là. Elle est… venue… enquêter sur la mort de vos collègues<br />

bien-aimés et votre patron adoré. (NDLA : pardon<strong>ne</strong>z saint <strong>Eric</strong>, il n'a <strong>pas</strong> mis les pieds sur<br />

Terre depuis des lustres et il ignore que les collègues, chefs ou subalter<strong>ne</strong>s, sont générale<strong>me</strong>nt<br />

haïs).<br />

- Ah… Firent la vingtai<strong>ne</strong> d'<strong>ange</strong>s présents.<br />

- L'<strong>un</strong> d'entre vous accepterait-il de décrire votre fonction au sein de cette vénérable<br />

institution ? Proposa <strong>Eric</strong>.<br />

- Moi ! Moi ! Moi ! Crièrent les employés en mê<strong>me</strong> temps, manifestant leur enthousias<strong>me</strong><br />

pour la belle rousse aux yeux verts, prouvant u<strong>ne</strong> fois de plus que les fem<strong>me</strong>s à la chevelure<br />

flamboyante étaient toutes des sorcières capables d'envoûter n'importe quel être vivant ou<br />

immortel.<br />

<strong>Eric</strong> en désigna <strong>un</strong> au hasard qui <strong>ne</strong> se fit <strong>pas</strong> prier pour déballer les joies et la variété du<br />

métier de standardiste. Ange Encive, dentiste de formation, s'était reconverti en standardiste<br />

à l'issue de ses études afin de <strong>ne</strong> <strong>pas</strong> rester sans emploi. Eh oui… Dentiste, au Pa<strong>radis</strong>, ce<br />

n'était <strong>pas</strong> <strong>un</strong> métier très lucratif, Dieu et son fils, respective<strong>me</strong>nt roi et prince du Pa<strong>radis</strong>,<br />

étant les seuls autorisés à porter des couron<strong>ne</strong>s…<br />

L'infort<strong>un</strong>é dentiste lui narra la fonction de A à Z, l'organisation, le service de <strong>me</strong>ssagerie, la<br />

récession économique ayant réduit les effectifs de dix mille employés à mille dans les jours de<br />

pointe. Il mit l'accent sur la nécessaire flexibilité de l'emploi, indispensable puisque leur<br />

activité dépendait des variations de population. Lorsque la jeu<strong>ne</strong> fem<strong>me</strong> voulut en connaître<br />

davantage sur le fonction<strong>ne</strong><strong>me</strong>nt du standard de comm<strong>un</strong>ication télépathique, l'<strong>ange</strong> Encive<br />

lui proposa u<strong>ne</strong> démonstration. Il s'assit à sa table de travail et la pria de se concentrer pour<br />

contacter le centre. Elle s'éloigna de quelques mètres, ferma les yeux et pensa à établir la<br />

con<strong>ne</strong>xion. Elle eut beau se concentrer de toutes ses forces, rien n'y fit.


<strong>Un</strong> <strong>ange</strong> <strong>ne</strong> <strong>vaut</strong> <strong>pas</strong> <strong>un</strong> <strong>radis</strong><br />

- Faites le vide en vous, Ja<strong>ne</strong>, conseilla saint <strong>Eric</strong>, forcé<strong>me</strong>nt excellent dans le domai<strong>ne</strong> des<br />

avis éclairés puisqu'il était le conseiller spécial de Dieu.<br />

- Le vide ? Le vide… Mais qui contacter ?<br />

- <strong>Un</strong> parent, <strong>un</strong> ami, u<strong>ne</strong> personnalité, il y a le choix.<br />

- Encore faut-il que le destinataire se trouve au pa<strong>radis</strong>. Mes déf<strong>un</strong>tes connaissances sont<br />

plutôt du style à rejoindre l'enfer, question de mauvais genre.<br />

- D'accord ! Admit <strong>Eric</strong>. Procédons autre<strong>me</strong>nt : je vais être le demandeur et vous serez à la<br />

réception.<br />

Il quitta la pièce et laissa Ja<strong>ne</strong> rejoindre l'<strong>ange</strong> Encive. Ce dernier fut désappointé en<br />

constatant qu'elle avait échoué. La concentration n'avait jamais été le point fort de Ja<strong>ne</strong>, à<br />

auc<strong>un</strong> mo<strong>me</strong>nt de sa vie. Elle agissait systématique<strong>me</strong>nt en se fiant à ses connaissances, à son<br />

travail et à son instinct. Mê<strong>me</strong> si la profession d'avocat exigeait de la réflexion dans les<br />

enquêtes, elle <strong>ne</strong> faisait <strong>pas</strong> appel à des techniques s'apparentant au yoga ou autres discipli<strong>ne</strong>s<br />

asiatiques de l'esprit.<br />

Ange Encive reçut <strong>un</strong> appel. Il enfonça u<strong>ne</strong> fiche dans u<strong>ne</strong> prise.<br />

- Centre de comm<strong>un</strong>ications télépathiques, Ange Encive à votre service ! Oui. Oui…<br />

D'accord ! <strong>Je</strong> vous <strong>me</strong>ts en con<strong>ne</strong>xion !<br />

Il pianota <strong>un</strong> code mystérieux et relia la première fiche à u<strong>ne</strong> seconde, précisé<strong>me</strong>nt où la<br />

seconde auréole venait de s'allu<strong>me</strong>r. Ja<strong>ne</strong> comprit immédiate<strong>me</strong>nt le résultat de cette action.<br />

Son environ<strong>ne</strong><strong>me</strong>nt cessa de lui trans<strong>me</strong>ttre le moindre son, le moindre bruisse<strong>me</strong>nt. C'était<br />

com<strong>me</strong> si elle se trouvait dans u<strong>ne</strong> chambre sourde aux protections acoustiques poussées<br />

dans leurs derniers retranche<strong>me</strong>nts.<br />

Tout à coup, u<strong>ne</strong> voix s'éleva à l'intérieur. Oui, mais vrai<strong>me</strong>nt à l'intérieur, dans sa tête,<br />

parfaite<strong>me</strong>nt audible alors que ce qui l'entourait de<strong>me</strong>urait obstiné<strong>me</strong>nt muet.<br />

- <strong>Un</strong>e comm<strong>un</strong>ication pour vous, mademoiselle ! S'exclama la voix à plusieurs reprises, en<br />

parfaite synchronisation avec les mouve<strong>me</strong>nts de lèvres d'Ange Encive.<br />

Il lui parlait dans la tête !<br />

"<strong>Je</strong> la prends !" Répondit-elle instinctive<strong>me</strong>nt, sans é<strong>me</strong>ttre le moindre vibrato, pensant au<br />

lieu de parler. (NDLA : est-il besoin de préciser que des cohortes d'individus ont perdu cette<br />

faculté, penser au lieu de parler ? Non, je <strong>ne</strong> citerai <strong>pas</strong> les hom<strong>me</strong>s politiques, les intégristes<br />

de tous poils, les militaires, les supporters du PSG et de l'OM (<strong>pas</strong> de jaloux), etc…)<br />

"Ja<strong>ne</strong> ? Vous <strong>me</strong> captez bien ?" Songea <strong>Eric</strong> en envoyant les flots de paroles vers l'avocate.<br />

"Oui. C'est curieux ! Cela chatouille le bulbe rachidien !" Envoya-t-elle sur le mê<strong>me</strong> mode.<br />

"C'est l'effet de Laplu<strong>me</strong>."<br />

"Qui est Laplu<strong>me</strong> ?"<br />

"L'<strong>ange</strong> physicien qui a découvert ce phénomè<strong>ne</strong>. L'effet de Laplu<strong>me</strong> chatouille."<br />

"Ah…"<br />

59


60<br />

<strong>Un</strong> <strong>ange</strong> <strong>ne</strong> <strong>vaut</strong> <strong>pas</strong> <strong>un</strong> <strong>radis</strong><br />

"La démonstration vous convient-elle ?"<br />

"Parfaite<strong>me</strong>nt !"<br />

"Bien. Tenons-nous en là !" Acheva-t-il en <strong>me</strong>ttant fin à la comm<strong>un</strong>ication.<br />

Quelques secondes plus tard, saint <strong>Eric</strong> revint. Il constata que Ja<strong>ne</strong>, bien que visible<strong>me</strong>nt<br />

affectée par l'expérience, titubant légère<strong>me</strong>nt, éprouvant u<strong>ne</strong> sorte d'émotion bien légiti<strong>me</strong>,<br />

n'avait <strong>pas</strong> perdu son temps. Elle commandait à Ange Encive de la <strong>me</strong><strong>ne</strong>r auprès du standard<br />

où le corps déplumé d'Ange Aponais avait été découvert. Elle furetait tout autour à la<br />

recherche d'élé<strong>me</strong>nts que les enquêteurs du pa<strong>radis</strong> auraient négligés. Elle se pencha au sol et<br />

découvrit de légères traces de poudre (NDLA : ce n'est <strong>pas</strong> ce que vous croyez ! Mê<strong>me</strong> si le<br />

pa<strong>radis</strong> se trouve dans les nuages, ce n'est <strong>pas</strong> pour cela qu'elle va trouver de la <strong>ne</strong>ige<br />

artificielle à sniffer !). Elle en ramassa et la fit rouler entre les doigts pour en apprécier la<br />

te<strong>ne</strong>ur. Elle la huma et la goûta.<br />

- Qu'est-ce que c'est ? Demanda saint <strong>Eric</strong>.<br />

- Du plastique.<br />

- D'où vient-il ?<br />

Elle chercha et <strong>ne</strong> vit que le pan<strong>ne</strong>au arrière du standard. Elle s'approcha. Le <strong>pas</strong> des vis le<br />

maintenant au reste était usé. Le plastique venait de là. L'accès n'étant <strong>pas</strong> spéciale<strong>me</strong>nt aisé<br />

pour y faire le ménage, ce plastique pouvait avoir été arraché quelques jours auparavant.<br />

Lorsque Ange Aponais ou Ange Au<strong>ne</strong> étaient encore en vie.<br />

- Auriez-vous <strong>un</strong> tour<strong>ne</strong>vis plat ? Questionna l'avocate.<br />

- Pardon ?<br />

- <strong>Un</strong> tour<strong>ne</strong>vis. Il <strong>me</strong> faudrait <strong>un</strong> tour<strong>ne</strong>vis pour ouvrir ce pan<strong>ne</strong>au, lança-t-elle à la<br />

cantonade.<br />

Les <strong>ange</strong>s se plièrent à ses quatre volontés et volèrent aux quatre coins du bâti<strong>me</strong>nt pour lui<br />

rapporter ce qu'elle exigeait. En quelques dizai<strong>ne</strong>s de secondes, Ange Ibbon, <strong>un</strong> véritable<br />

acrobate, lui ra<strong>me</strong>na l'outil. Elle démonta le pan<strong>ne</strong>au arrière, faussant <strong>un</strong> peu plus le <strong>pas</strong> de<br />

vis, notant que les vis <strong>ne</strong> dureraient <strong>pas</strong> des lustres à ce ryth<strong>me</strong>-là. En considérant son propre<br />

travail d'ouverture, les <strong>pas</strong> de vis, trop fragiles, n'autorisaient guère plus de sept ou huit<br />

manipulations. En comptant la fabrication, la vérification et u<strong>ne</strong> pan<strong>ne</strong> ou deux, plus la<br />

sien<strong>ne</strong>, il restait deux ou trois autres ouvertures. Qui avait accédé au pan<strong>ne</strong>au ? Ange Aponais<br />

ou Ange Au<strong>ne</strong> ? Les deux, peut-être. Pourquoi ? Elle <strong>ne</strong> tarderait plus à le savoir.<br />

Elle s'engagea dans l'enchevêtre<strong>me</strong>nt de câbles en prenant soin de replier ses ailes. Elle tenait<br />

à les rendre en bon état au ter<strong>me</strong> du délai imparti. Elle s'avança et fit appel à son sens de<br />

l'observation.<br />

"Tout est relié. A l'identique, à ce que je vois. Il suffit de relier deux fiches au pupitre et la<br />

comm<strong>un</strong>ication s'opère entre les câbles qui sont full duplex (NDLA : qui per<strong>me</strong>ttent<br />

l'éch<strong>ange</strong> de données dans les deux sens). Tout est parfaite<strong>me</strong>nt identi… Ah ! Qu'est-ce que


<strong>Un</strong> <strong>ange</strong> <strong>ne</strong> <strong>vaut</strong> <strong>pas</strong> <strong>un</strong> <strong>radis</strong><br />

c'est ?" Songea-t-elle en notant que deux soudures paraissaient plus grossières que les autres,<br />

parfaite<strong>me</strong>nt exécutées.<br />

- Qui exécute la con<strong>ne</strong>xion des câbles ? Demanda Ja<strong>ne</strong> en sortant des entrailles de la<br />

machi<strong>ne</strong>.<br />

- Les standards sont tous conçus par Ange Ointure. C'est de l'excellente qualité, ajouta saint<br />

<strong>Eric</strong>.<br />

- Oh oui ! De l'excellente qualité ! Firent les <strong>ange</strong>s en chœur, reprenant le slogan initié par le<br />

spécialiste du standard dans sa campag<strong>ne</strong> publicitaire sur Pa<strong>radis</strong> Tv.<br />

Ja<strong>ne</strong> replongea à l'intérieur et repéra la position des con<strong>ne</strong>xions suspectes. Puis, elle ressortit<br />

et lança :<br />

- <strong>Eric</strong>, pourriez-vous jeter <strong>un</strong> œil à l'intérieur ? Dites-moi si les soudures en lig<strong>ne</strong> cinq et six,<br />

colon<strong>ne</strong> quatre vous paraissent de qualité.<br />

Tandis que saint <strong>Eric</strong> se pliait de bon<strong>ne</strong> grâce (NDLA : en tant que saint, il était doué pour<br />

les grâces) aux desiderata de l'avocate, cette dernière vint inspecter l'avant de la machi<strong>ne</strong>. Elle<br />

remarqua bien vite, com<strong>me</strong> Ange Au<strong>ne</strong> et Ange Aponais l'avaient accompli avant leur mort<br />

brutale, l'absence de rayures et de pati<strong>ne</strong> sur les deux fiches suspectes.<br />

"Ces fiches étaient reliées entre elles et <strong>ne</strong> nécessitaient <strong>pas</strong> l'intervention de l'opérateur.<br />

Deux person<strong>ne</strong>s se servaient de ce canal en toute tranquillité. Pourquoi ? Par souci de<br />

discrétion, selon toute évidence !" Songea la jeu<strong>ne</strong> fem<strong>me</strong>.<br />

- Il y avait u<strong>ne</strong> soudure directe, déclama <strong>Eric</strong>. Cela crève les yeux.<br />

- Nos victi<strong>me</strong>s l'avaient découvert. Saint Marc a payé égale<strong>me</strong>nt, peut-être pour brouiller les<br />

pistes. Nous avons affaire à <strong>un</strong> complot. J'ignore quelle en est la nature mais il s'agit d'u<strong>ne</strong><br />

entreprise de grande envergure.<br />

<strong>Un</strong> "Oh" de consternation s'éleva parmi les <strong>ange</strong>s composant l'assistance. Ja<strong>ne</strong> s'isola quelque<br />

peu, faisant marcher ses <strong>ne</strong>uro<strong>ne</strong>s à fond la caisse, bien que sa véritable cervelle, de<strong>me</strong>urée<br />

sur la Terre, soit en train de dépérir à la vitesse d'<strong>un</strong> cheval au galop. <strong>Un</strong>e angoisse naissante<br />

l'étreignit. Elle doutait de pouvoir conclure dans les temps. Elle frissonna à l'idée de <strong>pas</strong>ser<br />

u<strong>ne</strong> éternité au Pa<strong>radis</strong> où il n'y avait <strong>pas</strong> grand-chose à faire. Elle ignorait que ce monde-là<br />

dissimulait bien des secrets.<br />

* *<br />

*<br />

61


10<br />

62<br />

<strong>Un</strong> <strong>ange</strong> <strong>ne</strong> <strong>vaut</strong> <strong>pas</strong> <strong>un</strong> <strong>radis</strong><br />

La nuit boréale tombait sur le pa<strong>radis</strong>. La relative obscurité n'avait rien à voir avec les<br />

ténèbres, antichambre de l'enfer. La luminosité baissait simple<strong>me</strong>nt com<strong>me</strong> au pays du soleil<br />

de minuit et le ciel se drapait de voiles irisés pour refléter des milliards de particules ionisées.<br />

Les ondulations se teintaient tour à tour de bleu turquoise ou électrique, de vert é<strong>me</strong>raude, de<br />

doré, d'argenté, incarnant <strong>un</strong> spectacle visuel dont les résidants éter<strong>ne</strong>ls <strong>ne</strong> se lassaient jamais.<br />

Saint <strong>Eric</strong> avait galam<strong>me</strong>nt raccompagné son hôte jusqu'à sa de<strong>me</strong>ure située au 15, avenue de<br />

l'étoile. Cela <strong>ne</strong> la ch<strong>ange</strong>ait guère des pieds à terre célestes puisqu'elle avait acquis, à bon<br />

prix, <strong>un</strong> loft à Paris, rue du Pa<strong>radis</strong> (NDLA : <strong>un</strong> bon point pour elle ! Elle aurait pu acheter à<br />

Denfert-Rochereau !). En s'allongeant dans <strong>un</strong> fauteuil en nuage coton<strong>ne</strong>ux pour profiter de<br />

la beauté de la nuit, elle éprouva u<strong>ne</strong> sensation incongrue en ces lieux. Son â<strong>me</strong> avait faim.<br />

Son corps céleste avait <strong>un</strong> petit creux.<br />

Elle se redressa et fila droit vers la cuisi<strong>ne</strong>. <strong>Un</strong> magnifique frigo modèle américain, avec<br />

production automatique de glaçons, histoire de rafraîchir l'atmosphère, trônait au beau milieu<br />

de la pièce. Cet électroménager lui rappela immédiate<strong>me</strong>nt son pays d'origi<strong>ne</strong>, les Etats-<strong>Un</strong>is.<br />

Elle ouvrit la porte et n'eut droit qu'à du désappointe<strong>me</strong>nt.<br />

- Les rats ! Ils n'ont mê<strong>me</strong> <strong>pas</strong> fait les courses ! Ils <strong>me</strong> forcent à <strong>me</strong> trucider et <strong>me</strong> laissent<br />

mourir de faim ! Pesta-t-elle à haute voix.<br />

Elle ouvrit les portes des placards de la cuisi<strong>ne</strong> aménagée et <strong>ne</strong> rencontra que vide et<br />

désolation. Pas mê<strong>me</strong> u<strong>ne</strong> vieille biscotte ou <strong>un</strong> fond de riz à faire cuire. D'ailleurs, com<strong>me</strong>nt<br />

faisait-on cuire les ali<strong>me</strong>nts si le feu, symbole de l'enfer par excellence, était proscrit ? Hein ?<br />

(NDLA : j'ai l'air malin, il faut que je trouve u<strong>ne</strong> explication dare-dare !)<br />

La réponse vint en découvrant les plaques à induction, ali<strong>me</strong>ntées par la foudre, com<strong>me</strong> tous<br />

les appareils électriques et le four multifonction. Le pa<strong>radis</strong> fonctionnait com<strong>me</strong> le monde<br />

humain. A moins que cela <strong>ne</strong> soit le contraire ! En tous les cas, cela <strong>ne</strong> résolvait <strong>pas</strong> son<br />

problè<strong>me</strong> de ravitaille<strong>me</strong>nt.<br />

Elle jeta <strong>un</strong> œil par la fenêtre pour tenter de découvrir la devanture éclairée d'u<strong>ne</strong> échoppe,<br />

style épicerie chinoise ou hindoue. (NDLA : n'oublions <strong>pas</strong> que Ja<strong>ne</strong> est américai<strong>ne</strong>, plus<br />

habituée à dégoter des "Ge<strong>ne</strong>ral Store" tenus par des ressortissants de ces nationalités.) Le<br />

quartier était non seule<strong>me</strong>nt très résidentiel, peu com<strong>me</strong>rçant, mais en plus, il était<br />

véritable<strong>me</strong>nt sinistré. Rares étaient les lanter<strong>ne</strong>s éclairant les nuages d'habitation.<br />

"Com<strong>me</strong>nt faire ?" Songea-t-elle avec tristesse, réprimant <strong>un</strong> nouveau gronde<strong>me</strong>nt de son<br />

estomac virtuel. "Mais bien sûr ! Allez ! <strong>Je</strong> fais le vide en moi… <strong>Je</strong> <strong>me</strong> concentre. <strong>Je</strong> veux<br />

parler au standard des comm<strong>un</strong>ications télépathiques. Le standard. Le standard…"<br />

"Comm<strong>un</strong>ications télépathiques, j'écoute !" Répondit u<strong>ne</strong> voix intérieure, assez claire pour<br />

trahir u<strong>ne</strong> certai<strong>ne</strong> jeu<strong>ne</strong>sse.<br />

"Oui ! Cela fonction<strong>ne</strong> !" S'exclama Ja<strong>ne</strong>.<br />

"Encore heureux, grâce à Dieu notre père qui êtes aux cieux ! Que puis-je pour vous ?"<br />

Poursuivit le standardiste.


<strong>Un</strong> <strong>ange</strong> <strong>ne</strong> <strong>vaut</strong> <strong>pas</strong> <strong>un</strong> <strong>radis</strong><br />

"<strong>Je</strong> suis toute seule chez moi, je suis nouvelle au pa<strong>radis</strong> et je n'ai rien à m<strong>ange</strong>r. Que puis-je<br />

faire ?"<br />

"Le plus simple, c'est de commander chez Pizza Part à dix. Vous ai<strong>me</strong>z la pizza aux flocons<br />

de <strong>ne</strong>ige ?"<br />

"<strong>Je</strong> <strong>ne</strong> sais <strong>pas</strong>. C'est bon ?"<br />

"Très bon. Ils ajoutent <strong>un</strong> nuage de crè<strong>me</strong>."<br />

"Ah…" Pensa l'avocate, sans se douter que la présence de la crè<strong>me</strong> au pa<strong>radis</strong> était u<strong>ne</strong><br />

évidence puisque le haut lieu de la bonté n'accueillait que l'élite des â<strong>me</strong>s, soit la crè<strong>me</strong>…<br />

"OK pour la pizza !" Ajouta la jeu<strong>ne</strong> fem<strong>me</strong>.<br />

"<strong>Je</strong> vous <strong>me</strong>ts en contact ! Bon<strong>ne</strong> soirée !" Acheva le standardiste.<br />

La comm<strong>un</strong>ication suivit rapide<strong>me</strong>nt et Ja<strong>ne</strong> put commander cette fa<strong>me</strong>use pizza aux flocons<br />

de <strong>ne</strong>ige, sans savoir quel goût elle avait et en ignorant qu'il s'agissait de l'<strong>un</strong>ique modèle de<br />

pizza délivré par les échoppes officielles. Elle fut simple<strong>me</strong>nt assurée d'être livrée dans les<br />

cinq minutes, ce qui constituait <strong>un</strong> record par rapport aux délais annoncés par les habituels<br />

fournisseurs du monde terrien.<br />

En attendant sa livraison, elle regagna son fauteuil et s'empara de la télécommande. Elle<br />

alluma le téléviseur. La chaî<strong>ne</strong> apparut quasi<strong>me</strong>nt instantané<strong>me</strong>nt et elle eut la curieuse<br />

impression de relief, com<strong>me</strong> si les protagonistes étaient à l'intérieur du salon. Le chiffre <strong>un</strong><br />

s'affichait au bas de l'écran. La chaî<strong>ne</strong> diffusait <strong>un</strong> épisode de la célèbre série "Les routes du<br />

pa<strong>radis</strong>" avec Michael Landon, l'inoubliable Charles Ingalls de "La petite maison dans la<br />

prairie". Ja<strong>ne</strong> zappa automatique<strong>me</strong>nt, détestant les mièvreries romantiques, bon cœur et<br />

morales.<br />

Seule<strong>me</strong>nt, quel que soit le bouton enfoncé, le téléviseur é<strong>me</strong>ttait invariable<strong>me</strong>nt de la <strong>ne</strong>ige,<br />

u<strong>ne</strong> mire prise en directe sur les nuages gonflés d'humidité et refroidis par Ange Lent, le<br />

spécialiste du congélateur et du réfrigérateur.<br />

- Bon sang ! Protesta-t-elle. A quoi cela sert u<strong>ne</strong> télécommande avec autant de touches s'il n'y<br />

a qu'u<strong>ne</strong> chaî<strong>ne</strong> !<br />

Puis, elle se remémora les dires du concierge, Ander Ange Ment. Il n'avait peut-être <strong>pas</strong> tenu<br />

parole ou il avait oublié sa pro<strong>me</strong>sse de lui obtenir des chaî<strong>ne</strong>s supplé<strong>me</strong>ntaires.<br />

- A moins que…<br />

Elle composa <strong>un</strong> chiffre sur la télécommande capable de piloter, en théorie, quatre-vingt-dix<strong>ne</strong>uf<br />

canaux. <strong>Un</strong>e émission d'u<strong>ne</strong> toute autre nature apparut.<br />

- Le soixante-<strong>ne</strong>uf… Nota-t-elle avec amuse<strong>me</strong>nt.<br />

En quelques images, elle vit s'envoler la légende selon laquelle les <strong>ange</strong>s n'avaient <strong>pas</strong> de sexe.<br />

Ceux qu'elle voyait en train de s'enfiler com<strong>me</strong> des perles, en étaient dotés et savaient<br />

visible<strong>me</strong>nt s'en servir. La scè<strong>ne</strong> scabreuse avait lieu dans u<strong>ne</strong> chambre coton<strong>ne</strong>use qu'il était<br />

63


64<br />

<strong>Un</strong> <strong>ange</strong> <strong>ne</strong> <strong>vaut</strong> <strong>pas</strong> <strong>un</strong> <strong>radis</strong><br />

impossible de localiser grâce à des détails. Cependant, l'aspect de la pièce excluait totale<strong>me</strong>nt<br />

que l'action pren<strong>ne</strong> place en enfer ou au purgatoire. La partouze à poils et à plu<strong>me</strong>s se<br />

déroulait au pa<strong>radis</strong>. Le film montrait sans pudeur que certains <strong>ange</strong>s étaient di<strong>me</strong>nsionnés<br />

com<strong>me</strong> des taureaux de concours et que d'autres avaient des attributs féminins. Les jeu<strong>ne</strong>s<br />

"coqs" volaient dans les plu<strong>me</strong>s des "poules"…<br />

- Finale<strong>me</strong>nt, la soirée sera moins morose que je <strong>ne</strong> le pensais ! Déclama-t-elle en prenant<br />

u<strong>ne</strong> pose suggestive devant l'écran de télévision, très intéressée par les images.<br />

* *<br />

*<br />

Ja<strong>ne</strong> approchait de l'extase, émoustillée par le film diffusé par la chaî<strong>ne</strong> ParadiX, u<strong>ne</strong><br />

réalisation intitulée "Emplu<strong>me</strong>-moi à fond". Son activité lubrique cessa soudai<strong>ne</strong><strong>me</strong>nt<br />

lorsqu'<strong>un</strong> nuage de fumée s'échappa de la son<strong>ne</strong>tte en é<strong>me</strong>ttant le son caractéristique d'u<strong>ne</strong><br />

cocotte-minute. Elle sursauta brusque<strong>me</strong>nt en lorgnant du côté de la porte d'entrée.<br />

Instinctive<strong>me</strong>nt, elle s'empara de la télécommande de la télévision et bascula sur la première<br />

chaî<strong>ne</strong>, censée être l'<strong>un</strong>ique canal de diffusion.<br />

- Ma pizza ! S'exclama-t-elle en se pourléchant les lèvres, son â<strong>me</strong> étant curieuse<strong>me</strong>nt<br />

affamée, n'ayant <strong>pas</strong> encore eu le temps de se désaccoutu<strong>me</strong>r aux vicissitudes de la vie<br />

terrestre.<br />

Elle se dirigea droit vers la porte en se demandant com<strong>me</strong>nt elle ferait pour régler l'addition.<br />

"Bah ! Après tout, les prestations sont peut-être gratuites, au pa<strong>radis</strong> ! A moins que saint <strong>Eric</strong><br />

ou les autres commanditaires de ma venue <strong>ne</strong> pren<strong>ne</strong>nt les frais an<strong>ne</strong>xes en charge !"<br />

La porte s'escamota à sa demande et elle découvrit <strong>un</strong> être qui n'était <strong>pas</strong> <strong>un</strong> <strong>livre</strong>ur de pizza,<br />

selon toute vraisemblance. <strong>Un</strong>e â<strong>me</strong> travailleuse aurait été dotée d'u<strong>ne</strong> petite hélice, <strong>un</strong> <strong>ange</strong><br />

aurait été pourvu d'u<strong>ne</strong> paire d'ailes régle<strong>me</strong>ntaires (elle était l'exception qui confirmait la<br />

règle). Ce <strong>livre</strong>ur de pizza n'avait ni pizza, ni casque, ni mobylette, ni coca-cola brassé à force<br />

d'avoir zigzagué com<strong>me</strong> <strong>un</strong> dératé sur la chaussée, prenant d'im<strong>me</strong>nses risques avec sa<br />

marchandise et accessoire<strong>me</strong>nt, <strong>me</strong>ttant sa vie et celles des autres en d<strong>ange</strong>r. L'être possédait<br />

la toge des êtres suprê<strong>me</strong>s ajoutée à l'élé<strong>me</strong>nt (le cinquiè<strong>me</strong> !) indiquant sa fonction :<br />

l'auréole. <strong>Un</strong> saint inconnu.<br />

- Bonsoir ! Fit-il simple<strong>me</strong>nt en guise de présentation.<br />

- A qui ai-je l'hon<strong>ne</strong>ur… ? Répondit-elle alors que la puissance de sa voix et son assurance<br />

déclinaient.<br />

Elle éprouvait u<strong>ne</strong> curieuse sensation en présence de cet être aux vête<strong>me</strong>nts particulière<strong>me</strong>nt<br />

étincelants. Il dégageait u<strong>ne</strong> lueur, des ondes, u<strong>ne</strong> aura bénéfique. Il agissait insensible<strong>me</strong>nt<br />

com<strong>me</strong> <strong>un</strong> médica<strong>me</strong>nt chargé d'apaiser les douleurs.


<strong>Un</strong> <strong>ange</strong> <strong>ne</strong> <strong>vaut</strong> <strong>pas</strong> <strong>un</strong> <strong>radis</strong><br />

- <strong>Je</strong> suis saint Timothy. C'est <strong>Eric</strong> qui m'envoie pour vous protéger. Certes, je <strong>ne</strong> suis <strong>pas</strong> <strong>un</strong><br />

combattant, <strong>un</strong> <strong>ange</strong> des troupes d'élite d'<strong>ange</strong> Lure, le commandant en second des forces de<br />

sécurité mais je suis là pour assurer votre protection.<br />

- Saint Timothy ? Lâcha-t-elle, intriguée par les révélations du saint.<br />

- Oui. D'ordinaire, je <strong>me</strong> charge de panser les plaies des â<strong>me</strong>s en pei<strong>ne</strong>. Voyez-vous, de<br />

nombreux êtres gag<strong>ne</strong>nt leur ticket d'entrée au pa<strong>radis</strong> en éprouvant mille et u<strong>ne</strong> souffrances<br />

tout au long de leur vie. Croyez-moi, certains se dévouent parfois près d'u<strong>ne</strong> centai<strong>ne</strong><br />

d'années en endurant u<strong>ne</strong> existence d'ascète. Et encore, je <strong>ne</strong> parle que des Terriens à la<br />

longévité assez courte. Certai<strong>ne</strong>s peuplades du fin fond de la galaxie dé<strong>pas</strong>sent allègre<strong>me</strong>nt<br />

les cinq cents années terrestres. En ces temps de guerres incessantes, il y a, malheureuse<strong>me</strong>nt,<br />

d'innombrables martyrs qui vien<strong>ne</strong>nt grossir les rangs de nos hôtes. Curieuse<strong>me</strong>nt, si le<br />

nombre d'entrées au pa<strong>radis</strong> a chuté, j'ai person<strong>ne</strong>lle<strong>me</strong>nt davantage de travail que <strong>me</strong>s<br />

prédécesseurs car les méritants sont de plus en plus des victi<strong>me</strong>s de conflits internationaux.<br />

Ja<strong>ne</strong> le dévisageait avec insistance, au fur et à <strong>me</strong>sure qu'il s'exprimait, se laissant envahir par<br />

d'étr<strong>ange</strong>s senti<strong>me</strong>nts de familiarité, de quiétude, d'apaise<strong>me</strong>nt. Instinctive<strong>me</strong>nt, elle glissa ses<br />

doigts dans sa chevelure, cherchant à créer des bouclettes en torsadant ses mèches. L'effet<br />

Timothy, idéal pour embellir les blondes et bru<strong>ne</strong>s toisons (et les rousses aussi, bien sûr,<br />

puisque cela fonctionnait sur Ja<strong>ne</strong> !).<br />

- Timothy… susurra-t-elle. Timothy, dites-moi…<br />

- Oui ?<br />

- <strong>Eric</strong> m'a confié que vous étiez terrien avant d'être saint à temps complet. Est-ce vrai ?<br />

- C'est l'exacte vérité.<br />

- Que faisiez-vous sur la Terre ? Où viviez-vous ?<br />

- J'étais médecin. <strong>Je</strong> vivais à New-York… expliqua le saint.<br />

- Médecin ? New-York ? S'étonna Ja<strong>ne</strong>. Timothy… Hudson…<br />

Peu à peu, les souvenirs s'extirpèrent des tréfonds de sa mémoire. Saint Timothy n'était <strong>pas</strong><br />

n'importe qui ; c'était Timothy Hudson, <strong>un</strong> brillant praticien, spécialiste des maladies<br />

tropicales et infectieuses, <strong>un</strong> être exquis qu'elle avait rencontré lors d'<strong>un</strong> procès entre le<br />

ministère public et <strong>un</strong> grand laboratoire, accusé d'avoir mis en vente <strong>un</strong> vaccin bricolé à la va<br />

vite sur le marché. Timothy avait été cité en tant qu'expert des virus et autres bestioles avides<br />

de systè<strong>me</strong>s imm<strong>un</strong>itaires.<br />

Ja<strong>ne</strong> avait été séduite par son physique à l'avenant, son im<strong>me</strong>nse assurance, son génie associé<br />

à u<strong>ne</strong> dose sans limite de modestie et de timidité. Elle avait craqué pour cet hom<strong>me</strong> atypique,<br />

sortant complète<strong>me</strong>nt des sentiers, des ornières dans lesquels elle avait coutu<strong>me</strong> de s'engager.<br />

Il avait de la classe, de l'instruction, de la puissance, de la prestance et il était <strong>un</strong> amant<br />

fabuleux.<br />

Mais, car il y avait <strong>un</strong> "mais", leur relation n'avait <strong>pas</strong> survécu très longtemps. Ja<strong>ne</strong> avait trahi<br />

en compagnie d'<strong>un</strong> amant. A la découverte blessante, à la surprise désagréable, infamante,<br />

Timothy avait rétorqué avec u<strong>ne</strong> terrible nouvelle l'affligeant : la leucémie. Il n'était âgé que<br />

de vingt-<strong>ne</strong>uf ans lorsqu'u<strong>ne</strong> for<strong>me</strong> rare de cancer du sang l'avait réduit à l'état de fantô<strong>me</strong><br />

65


66<br />

<strong>Un</strong> <strong>ange</strong> <strong>ne</strong> <strong>vaut</strong> <strong>pas</strong> <strong>un</strong> <strong>radis</strong><br />

humain en quelques semai<strong>ne</strong>s. Ja<strong>ne</strong> n'avait jamais supporté l'ambiance des hôpitaux, la notion<br />

de mort, la maladie ou l'anormalité. Elle avait fui en l'abandonnant à son triste sort. Il était<br />

mort six mois plus tard, après avoir enduré de longues souffrances physiques, après avoir<br />

pleuré toutes les lar<strong>me</strong>s de son corps, d'avoir perdu son amour auquel il croyait dur com<strong>me</strong><br />

fer. De là datait l'aversion profonde de Ja<strong>ne</strong> pour la maladie, pour toutes les for<strong>me</strong>s de<br />

souffrance, de malheur. De là datait son envie de gag<strong>ne</strong>r du fric pour <strong>ne</strong> jamais être dans le<br />

besoin, son envie de s'éclater sexuelle<strong>me</strong>nt de n'importe quelle façon, autant de fois que<br />

possible. De là datait son envie de vivre coûte que coûte, sachant trop bien que tout pouvait<br />

s'arrêter d'<strong>un</strong> claque<strong>me</strong>nt de doigt, parce qu'<strong>un</strong> dingue l'aurait décidé en lui logeant u<strong>ne</strong> balle<br />

dans la tête ou qu'<strong>un</strong> terroriste l'aurait choisie com<strong>me</strong> voisi<strong>ne</strong> au mo<strong>me</strong>nt de se faire sauter,<br />

lui faisant payer le droit d'être dirigée par <strong>un</strong> président mou du bulbe rachidien (Com<strong>me</strong>nt<br />

s'appelle-t-il, déjà ? J'ai son nom sur la bouche !). De là datait son obsession pour les histoires<br />

courtes et sans lendemain.<br />

- Tu te souviens de moi, Ja<strong>ne</strong> ? S'étonna saint Timothy. <strong>Je</strong> suis surpris. <strong>Je</strong> pensais que tu<br />

m'avais oublié.<br />

- Non, fit l'avocate en baissant les yeux.<br />

Elle s'effaça sur le côté, invitant son hôte à pénétrer dans le confortable apparte<strong>me</strong>nt. Il<br />

accepta l'invitation. Elle releva le <strong>me</strong>nton et croisa son regard. Il <strong>ne</strong> la toisa <strong>pas</strong>, com<strong>me</strong> elle le<br />

craignait. Au contraire, il souriait. Pas <strong>un</strong> de ces sourires narquois dont ses confrères étaient<br />

capables à l'idée de la vaincre grâce à <strong>un</strong> argu<strong>me</strong>nt fallacieux ou à <strong>un</strong> tour pendable. Non…<br />

<strong>Un</strong> sourire d'<strong>ange</strong>, apte à convaincre le diable de se convertir aux joies de la bonté, suffisant<br />

pour enjôler <strong>un</strong> percepteur. Elle le suivit jusqu'au salon. Il attendit qu'elle l'invite à s'asseoir<br />

sur le canapé, n'ayant rien perdu de ses manières polies et de sa bon<strong>ne</strong> éducation.<br />

- Tu vois, j'ai fait du chemin, depuis mon départ de la Terre, poursuivit Timothy. Grâce à toi.<br />

- Moi ? Releva Ja<strong>ne</strong>, craignant l'explication.<br />

- Oui… En effet… Il y a combien de temps ? Cinq ans ? Oui, c'est cela. Cinq ans. Le temps<br />

<strong>pas</strong>se si vite. N'est-ce <strong>pas</strong> ?<br />

- Oui… fit-elle, songeuse.<br />

- Oui, c'est en partie grâce à toi si je suis venu au pa<strong>radis</strong> et surtout, si j'ai été canonisé. J'ai<br />

telle<strong>me</strong>nt… souffert… dans mon cœur à l'époque que Dieu a entendu <strong>me</strong>s appels à l'aide.<br />

J'avais éprouvé u<strong>ne</strong> douleur im<strong>me</strong>nse. J'allais mourir et en fait, je souffrais com<strong>me</strong> si tu étais<br />

morte. Ta disparition <strong>me</strong> laissait orphelin et veuf à la fois. <strong>Je</strong> n'ai <strong>pas</strong> pu m'en re<strong>me</strong>ttre.<br />

- <strong>Je</strong> suis désolée, s'excusa la jeu<strong>ne</strong> fem<strong>me</strong>. <strong>Je</strong>… J'étais profondé<strong>me</strong>nt choquée et… je… je<br />

n'arrivais <strong>pas</strong> à <strong>me</strong> faire à l'idée de la mort. <strong>Je</strong> hais toujours autant les hôpitaux et autres lieux<br />

puant la mort.<br />

- <strong>Je</strong> sais…<br />

- Tu sais ? Com<strong>me</strong>nt ?<br />

- Disons que du ciel, surveiller est très facile ! <strong>Un</strong> peu com<strong>me</strong> <strong>un</strong> satellite ! J'ai suivi ton<br />

parcours durant ces années.<br />

- Tu <strong>ne</strong> dois <strong>pas</strong> être satisfait du résultat, je suppose ! Il <strong>ne</strong> correspond guère aux critères<br />

d'entrée au pa<strong>radis</strong> !


<strong>Un</strong> <strong>ange</strong> <strong>ne</strong> <strong>vaut</strong> <strong>pas</strong> <strong>un</strong> <strong>radis</strong><br />

- Si ton entrée <strong>ne</strong> relevait que d'u<strong>ne</strong> décision de saint Innocent, ta venue serait<br />

irrémédiable<strong>me</strong>nt compromise, je le pense. Mais, <strong>ne</strong> crois <strong>pas</strong> que tout soit négatif, mê<strong>me</strong> si<br />

ton comporte<strong>me</strong>nt a sérieuse<strong>me</strong>nt changé après notre séparation. Tu es devenue u<strong>ne</strong> brillante<br />

avocate, rétribuée à la hauteur de ses talents.<br />

- Maigre consolation à porter à mon crédit ! Cela <strong>ne</strong> pèse <strong>pas</strong> lourd face au reste, n'est-ce <strong>pas</strong>,<br />

Timothy ?<br />

- <strong>Je</strong> <strong>ne</strong> suis <strong>pas</strong> là pour te juger, Ja<strong>ne</strong>. <strong>Je</strong> suis là pour te protéger. Ta vie est réelle<strong>me</strong>nt en<br />

d<strong>ange</strong>r si le complot que tu as évoqué, a bien l'ampleur annoncée.<br />

- Tu étais d'accord avec la proposition de saint <strong>Eric</strong> ? Il a bien mijoté son coup, celui-là ! Il<br />

savait que nous nous connaissions et que nous avions été proches ?<br />

- Il savait tout.<br />

- Et tu as accepté ou tu as été contraint d'accepter ?<br />

- <strong>Je</strong> <strong>me</strong> suis porté volontaire lorsque j'ai appris qu'il fallait te protéger.<br />

Ja<strong>ne</strong> en resta muette. Volontaire. Après tout ce qu'elle lui avait fait ! Il avait été fait cocu, il<br />

avait péri seul, perclus de maux et il venait à sa rescousse. Com<strong>me</strong>nt <strong>un</strong> être aussi bon<br />

pouvait-il exister ? Pourquoi <strong>ne</strong> l'avait-elle <strong>pas</strong> gardé ? Pourquoi avait-elle toujours cherché le<br />

malheur au lieu de se réfugier dans le bonheur de ses bras accueillants ? Pourquoi <strong>ne</strong> trouvaitelle<br />

toujours aucu<strong>ne</strong> réponse à cette éter<strong>ne</strong>lle question ?<br />

- <strong>Je</strong> <strong>ne</strong> te gê<strong>ne</strong>rai <strong>pas</strong> du tout, je m'installerai dans la chambre voisi<strong>ne</strong> à la tien<strong>ne</strong>. Ainsi, tu<br />

resteras tranquille tout en sachant qu'à tout instant, il te suffirait d'appeler au secours pour<br />

que je te vien<strong>ne</strong> en aide. <strong>Eric</strong> a insisté pour que je <strong>me</strong> tien<strong>ne</strong> prêt. Aussi, je <strong>ne</strong> ferai que<br />

semblant de dormir !<br />

La jeu<strong>ne</strong> fem<strong>me</strong> l'entendait sans vrai<strong>me</strong>nt l'écouter. Dans son esprit, les mê<strong>me</strong>s questions<br />

l'assaillaient : pourquoi se portait-il volontaire ? Pourquoi était-il aussi généreux ? Risquait-il<br />

vrai<strong>me</strong>nt sa vie en s'exposant entre elle et d'éventuels assaillants ? Saint Marc était bel et bien<br />

anéanti, précipité dans u<strong>ne</strong> lessive de Génie sans bouillir, la seule ar<strong>me</strong> capable de l'envoyer<br />

person<strong>ne</strong>lle<strong>me</strong>nt vers le néant, <strong>un</strong> lieu bâti avec les idées des dictateurs de tous poils. Existaitil<br />

<strong>un</strong> traite<strong>me</strong>nt terrifiant de banalité capable de produire cet effet dévastateur sur son ancien<br />

compagnon ? Elle brûlait d'envie de connaître la réponse à cette question.<br />

- Timothy… Est-ce que l'en<strong>ne</strong>mi pourrait te faire du mal ?<br />

- Tu veux dire : com<strong>me</strong> à saint Marc ?<br />

- Oui.<br />

Il esquissa u<strong>ne</strong> moue qui signifiait oui.<br />

- <strong>Je</strong> sais qu'il existe <strong>un</strong> moyen de m'expédier dans le néant.<br />

- Seig<strong>ne</strong>ur ! Et si l'en<strong>ne</strong>mi le découvre ?<br />

- Prions pour que cela <strong>ne</strong> survien<strong>ne</strong> jamais !<br />

67


68<br />

<strong>Un</strong> <strong>ange</strong> <strong>ne</strong> <strong>vaut</strong> <strong>pas</strong> <strong>un</strong> <strong>radis</strong><br />

Et il joignit le geste à la parole, fermant les yeux et invoquant Dieu, son grand patron. Elle<br />

respecta le silence qu'il s'imposait durant la prière. Elle imagina qu'u<strong>ne</strong> spécificité le rendait<br />

particulière<strong>me</strong>nt vulnérable à <strong>un</strong> quelconque traite<strong>me</strong>nt ignoble. Si saint Marc avait péri à<br />

cause du Génie sans bouillir, Timothy risquait peut-être sa vie avec <strong>un</strong> shampoing<br />

mél<strong>ange</strong>ant l'eau, l'air et l'ale (Cherchez la marque déguisée capable de s'opposer à Timotei !).<br />

Ja<strong>ne</strong> n'imaginait <strong>pas</strong> qu'elle venait de <strong>me</strong>ttre le doigt sur la faille de Timothy. Cependant, elle<br />

concevait que cette information, connue de Dieu, consignée dans sa mémoire, avait pu<br />

s'échapper ou être pillée et exploitée par les mécréants qui complotaient au sein du pa<strong>radis</strong>.<br />

Perdre Timothy u<strong>ne</strong> seconde fois serait au-dessus de ses forces, d'autant plus qu'il n'avait plus<br />

le teint cireux de sa période maladive et qu'il était toujours aussi craquant. Est-ce que son<br />

contrat prévoyait qu'il garde son corps de plus près ?<br />

"Non, vraisemblable<strong>me</strong>nt <strong>pas</strong> !" Songea-t-elle en souriant <strong>me</strong>ntale<strong>me</strong>nt. "<strong>Je</strong> vais devoir<br />

composer avec lui et faire vœu de chasteté pour six jours ! Bah ! <strong>Je</strong> <strong>me</strong> rattraperai plus tard !"<br />

Après s'être restaurée de la pizza aux flocons de <strong>ne</strong>ige, délivrée entre-temps par <strong>un</strong> <strong>ange</strong> vif<br />

com<strong>me</strong> l'éclair, l'avocate poursuivit la conversation par politesse mais elle stoppa rapide<strong>me</strong>nt<br />

après avoir commis quelques gaffes de son crû. Alors qu'elle demandait des nouvelles des<br />

parents de l'ex-médecin, ce dernier lui apprit que sa mère était morte de chagrin et que son<br />

père, <strong>un</strong> riche propriétaire texan, avait succombé récem<strong>me</strong>nt d'<strong>un</strong> cancer de la langue, à la<br />

suite de consommation abusive de barbecue, u<strong>ne</strong> spécialité de son ranch situé non loin de<br />

Dallas.<br />

Puis, l'heure de dormir était venue. Timothy, prenant son rôle très au sérieux, avait inspecté<br />

la chambre de la jeu<strong>ne</strong> fem<strong>me</strong> de fond en comble et était venu la border com<strong>me</strong> <strong>un</strong> bon père.<br />

Penché sur elle, il l'avait gratifié d'<strong>un</strong> baiser sur le front plus amical et pater<strong>ne</strong>l que tout autre<br />

geste. Puis, il lui avait souhaité u<strong>ne</strong> bon<strong>ne</strong> nuit et avait renouvelé ses conseils de prudence<br />

avant de la quitter. Elle avait rapide<strong>me</strong>nt gagné le som<strong>me</strong>il dans les bras de Morphée, la seule<br />

person<strong>ne</strong> qui couchait avec le monde entier toutes les nuits sans encourir le moindre<br />

reproche.<br />

* *<br />

*


11<br />

<strong>Un</strong> <strong>ange</strong> <strong>ne</strong> <strong>vaut</strong> <strong>pas</strong> <strong>un</strong> <strong>radis</strong><br />

La piste de danse <strong>ne</strong> désemplissait <strong>pas</strong> ; des enceintes, à dix mille watts l’<strong>un</strong>ité, crachaient les<br />

tubes de Va<strong>ne</strong>ssa Pa<strong>radis</strong> à grands renforts de décibels. De temps en temps, des <strong>ange</strong>s<br />

endiablés se trémoussaient de manière suggestive dès que le DJ <strong>pas</strong>sait "Parking des <strong>ange</strong>s",<br />

de Marc Lavoi<strong>ne</strong> tandis que les images de "Nous irons tous au pa<strong>radis</strong>" défilaient sur <strong>un</strong> mur<br />

immaculé. Le Pa<strong>radis</strong>co, u<strong>ne</strong> boîte de nuit secrète, enfouie sous les fondations d'<strong>un</strong> nuage<br />

d'habitation totale<strong>me</strong>nt insoupçonnable, faisait recette ce soir com<strong>me</strong> les autres soirs. Dieu et<br />

ses saints en ignoraient l'existence.<br />

La boîte, parfaite<strong>me</strong>nt illégale au pa<strong>radis</strong>, était la chasse gardée et l'œuvre du clan des corses.<br />

Le clan des corses était ainsi nommé à cause des innombrables "Ange" que comptait l'île de<br />

beauté parmi sa population vivante et morte (les deux participant aux élections<br />

présidentielles, législatives et territoriales, com<strong>me</strong> chac<strong>un</strong> sait !). Il y avait Ange Raccourci,<br />

ainsi baptisé car il avait perdu u<strong>ne</strong> aile lors de la grande guerre de sécession. A ses côtés,<br />

sirotant <strong>un</strong> Bloody Marie sans Marie (occupée à surveiller son fils Jésus, apprenant à ch<strong>ange</strong>r<br />

l'eau en vin de <strong>me</strong>sse buvable, sur les conseils de <strong>Je</strong>an-Pierre Coffe), Ange Karoussi, le cogérant<br />

du Pa<strong>radis</strong>co, lui aussi profondé<strong>me</strong>nt touché par la grande guerre, brûlé par le souffle<br />

de Satan. Les deux Anges corses attendaient la venue de hauts dignitaires dans la hiérarchie,<br />

tout en jetant <strong>un</strong> œil sur leurs employés. Ange Igolo, danseur mondain, venait d'inviter sainte<br />

Nitouche qui <strong>ne</strong> méritait <strong>pas</strong> sa prude réputation. La ru<strong>me</strong>ur laissait entendre qu'elle était si<br />

coincée qu'on la soupçonnait de s’être enfilée u<strong>ne</strong> plu<strong>me</strong> raide dans le trou du cul mais c'était<br />

totale<strong>me</strong>nt faux. Sa seule présence en ces lieux corrompus attestait du contraire. Elle se laissa<br />

entraî<strong>ne</strong>r dans <strong>un</strong> ryth<strong>me</strong> endiablé (<strong>un</strong> comble !) imposé par les <strong>pas</strong> précis d'Ange Igolo.<br />

- Ce soir, la boîte tour<strong>ne</strong> bien ! Remarqua Ange Raccourci.<br />

- C'est vrai ! Abonda Ange Karoussi. Moins il y a d'entrées au pa<strong>radis</strong>, plus nous tirons notre<br />

épingle du jeu. Mais ce n'est <strong>pas</strong> suffisant. Il est grand temps que les choses ch<strong>ange</strong>nt au<br />

pa<strong>radis</strong>. Nos invités vont y parvenir, j'espère.<br />

- Qu'est-ce qu'ils foutent ? Bon sang ! J'espère qu'ils n'ont <strong>pas</strong> été inquiétés par <strong>un</strong> barrage des<br />

forces de sécurité !<br />

- Mais non… Ne t'inquiète <strong>pas</strong> ! <strong>Je</strong> vais aux nouvelles auprès d'Ange Grosfusi.<br />

Ange Karoussi se redressa et fila vers l'entrée. Au mê<strong>me</strong> instant, l'intensité lumi<strong>ne</strong>use<br />

diminua forte<strong>me</strong>nt dans l'im<strong>me</strong>nse salle, la plongeant dans des ténèbres inhabituelles pour le<br />

pa<strong>radis</strong>. C'était l'heure de l'entrée en scè<strong>ne</strong> de la vedette maison, le musicien et chanteur<br />

polyphonique Ange Cébohu<strong>ne</strong>villanui. Tant mieux ! L'arrivée des invités, enfin annoncée par<br />

les vigiles en faction à l'entrée, n'en serait que plus discrète. <strong>Un</strong> à <strong>un</strong>, les mystérieux <strong>ange</strong>s<br />

venus en petit comité, s'introduisirent dans l'enceinte du Pa<strong>radis</strong>co, profitant de la pénombre<br />

générée par le show du soliste, entonnant "les démons de minuit", le tube du groupe Images,<br />

version polyphonie corse. Ils élirent domicile dans u<strong>ne</strong> loge parfaite<strong>me</strong>nt à l'abri des regards<br />

et des oreilles indiscrètes, grâce aux hurle<strong>me</strong>nts cacophoniques d'Ange Cébohu<strong>ne</strong>villanui.<br />

Le serveur leur apporta u<strong>ne</strong> coupe de sangria titrant au moins dix degrés, malgré les<br />

nombreux fruits du travail et du pa<strong>radis</strong> (surtout des pom<strong>me</strong>s interdites). Ange Achère et<br />

69


70<br />

<strong>Un</strong> <strong>ange</strong> <strong>ne</strong> <strong>vaut</strong> <strong>pas</strong> <strong>un</strong> <strong>radis</strong><br />

Ange Erance, les deux principaux loueurs de bâti<strong>me</strong>nts à Pa<strong>radis</strong>land, se servirent<br />

copieuse<strong>me</strong>nt sans y être invités, trahissant <strong>un</strong> manque de savoir-vivre manifeste. Ils reçurent<br />

le regard désapprobateur d'Ange Eomètre, leur grand patron, le bâtisseur de nuages<br />

d'habitation, le Bouygues des cieux, le Vauban des temps moder<strong>ne</strong>s. <strong>Un</strong> <strong>ange</strong> bouton<strong>ne</strong>ux,<br />

binoclard et moche com<strong>me</strong> <strong>un</strong> pou les accompagnait. Il se nommait Ange Enérateur de<br />

Program<strong>me</strong>. Son patrony<strong>me</strong> trahissait ses origi<strong>ne</strong>s aristocratiques mais il accomplissait <strong>un</strong><br />

métier bien peu noble : informaticien. Sa mor<strong>ne</strong> tâche consistait à maintenir le logiciel SAP<br />

(Sélection pour l'Accès au Pa<strong>radis</strong>. NDLA : c'est aussi le logiciel allemand de gestion<br />

d'entreprise le plus vendu au monde !), en appliquant les rares correctifs que nécessitait cet<br />

énor<strong>me</strong> program<strong>me</strong> basé sur l'engr<strong>ange</strong><strong>me</strong>nt des moindres détails de la vie des humains et<br />

paramétré pour analyser les faits et gestes.<br />

- Mes amis, com<strong>me</strong>nça Ange Eomètre, si les <strong>me</strong>mbres émi<strong>ne</strong>nts de notre confrérie sont<br />

ré<strong>un</strong>is pour la première fois ce soir, c'est que l'urgence de la situation l'exige. Com<strong>me</strong> vous le<br />

savez à présent, la situation économique des <strong>un</strong>s et des autres est catastrophique. Nous <strong>ne</strong><br />

som<strong>me</strong>s <strong>pas</strong> les seuls que la récession plonge dans le rouge écarlate. Les comptes des<br />

com<strong>me</strong>rçants du pa<strong>radis</strong> frisent tous avec le niveau d<strong>ange</strong>reux. <strong>Je</strong> tiens les chiffres d'Ange<br />

Ilet, alias Enfilé, le délégué du syndicat des com<strong>me</strong>rçants. Qui est responsable ? Dieu ! Sa<br />

rigidité quasi cadavérique à refuser des entrées massives au pa<strong>radis</strong> nous a conduits à la<br />

bérézina. Saint Innocent refuse toujours de <strong>me</strong>ttre cette saleté de program<strong>me</strong> à la poubelle,<br />

appliquant des critères de sélection toujours aussi draconiens que ceux qu'il imposait à l'aube<br />

de l'humanité. Par chance, notre ami Ange Enérateur de Program<strong>me</strong>, grâce à son génie, a pu<br />

accomplir quelques miracles que saint Innocent n'a <strong>pas</strong> pu décer<strong>ne</strong>r. Mais son brio n'est <strong>pas</strong><br />

suffisant. Les quelques entrées illicites dont la majorité se trouve concentrée sur la piste de<br />

danse ce soir, sont très large<strong>me</strong>nt insuffisantes pour relancer l'économie de notre pa<strong>radis</strong>.<br />

- Que proposez-vous ? S'exclamèrent Ange Achère et Ange Erance de concert, <strong>ne</strong> perdant<br />

jamais u<strong>ne</strong> part de leur pourcentage du marché, mê<strong>me</strong> sur celui du temps de parole.<br />

- Face au laxis<strong>me</strong> de Dieu, se moquant de la condition des com<strong>me</strong>rçants, il faut agir. Nous<br />

devons achever la croisade entreprise par le Diable autrefois.<br />

- Quoi ? Clamèrent les autres participants à la ré<strong>un</strong>ion.<br />

- Il faut déclencher u<strong>ne</strong> guerre au pa<strong>radis</strong>, élimi<strong>ne</strong>r les â<strong>me</strong>s trop bon<strong>ne</strong>s, accueillir les<br />

corrompues et développer le com<strong>me</strong>rce. Il faut concurrencer Satan sur son cré<strong>ne</strong>au mais sur<br />

notre terrain. Pas question d'aller le chasser ; il faut le copier.<br />

- Nous risquons, tout com<strong>me</strong> lui, d'être chassés !<br />

- Non. J'ai <strong>un</strong> plan infaillible ! <strong>Un</strong>e ar<strong>me</strong> terrifiante à laquelle Dieu et sa clique de saints<br />

bonasses <strong>ne</strong> s'attendent absolu<strong>me</strong>nt <strong>pas</strong>.<br />

- Quelle ar<strong>me</strong> ? Questionna Ange Raccourci, soulignant son vif intérêt pour tout ce qui<br />

pétait, tranchait, découpait ou tronçonnait, en bon Corse qui se respecte.<br />

- C'est <strong>un</strong> secret. Dites-vous simple<strong>me</strong>nt que nous serons plus nombreux et plus puissants<br />

que Satan lorsqu'il tenta son insurrection. Bien plus puissants !<br />

- Ah… Mais le temps presse, non ? J'ai entendu parler d'u<strong>ne</strong> enquêtrice venue spéciale<strong>me</strong>nt<br />

de la Terre pour découvrir les responsables de l'élimination des fureteurs du centre de la<br />

comm<strong>un</strong>ication télépathique. Qu'en est-il ? Questionna Ange Achère.


<strong>Un</strong> <strong>ange</strong> <strong>ne</strong> <strong>vaut</strong> <strong>pas</strong> <strong>un</strong> <strong>radis</strong><br />

- Inutile de vous affoler, déclama le bâtisseur de nuages. Effective<strong>me</strong>nt, Dieu a eu l'idée de la<br />

faire venir au pa<strong>radis</strong> pour enquêter. Mais cette idiote n'a plus que six jours pour réussir là où<br />

Ange Endar<strong>me</strong> a échoué. Elle n'y arrivera <strong>pas</strong>.<br />

- <strong>Je</strong> <strong>ne</strong> suis <strong>pas</strong> de votre avis, rétorqua Ange Raccourci. D'après la ru<strong>me</strong>ur, elle aurait déjà<br />

découvert la dérivation opérée au centre de comm<strong>un</strong>ication télépathique. Le problè<strong>me</strong> devait<br />

soi-disant être résolu par l'<strong>un</strong> des nôtres.<br />

Il jeta <strong>un</strong> regard noir à Ange Grosfusi, celui qui avait eu l'idée de confier <strong>un</strong> travail de haute<br />

précision (<strong>ne</strong>ttoyer des preuves sans éveiller de soupçons) à Ange Dorémifassolaci.<br />

- Le travail a été bâclé et cette maudite enquêtrice a découvert le pot aux roses. Qui est-elle ?<br />

Quel profil possède-t-elle ? Nous <strong>ne</strong> savons rien d'elle. Ange Enérateur n'a rien dans ses<br />

fichiers. Pourquoi ? Com<strong>me</strong>nt se fait-il qu'il n'accède <strong>pas</strong> à son dossier person<strong>ne</strong>l ? Ange<br />

Enérateur ? Vous avez progressé ?<br />

- Non, répondit l'intéressé. <strong>Je</strong> <strong>ne</strong> comprends <strong>pas</strong>. Dès la naissance, chaque humain possède<br />

u<strong>ne</strong> entrée dans la machi<strong>ne</strong>. Ensuite, chaque acte, chaque évé<strong>ne</strong><strong>me</strong>nt vient s'inscrire dans son<br />

dossier person<strong>ne</strong>l. Cette fem<strong>me</strong> n'est <strong>pas</strong> dans nos dossiers.<br />

- Com<strong>me</strong>nt se nom<strong>me</strong>-t-elle ? Demanda Ange Eomètre.<br />

- Ja<strong>ne</strong> April. <strong>Je</strong> <strong>ne</strong> trouve <strong>pas</strong> trace d'elle dans la machi<strong>ne</strong>.<br />

- C'est l'évidence mê<strong>me</strong> ! S'exclama Ange Eomètre, persuadé de détenir la clef du mystère.<br />

Elle est morte. Les morts sont retirés de la mémoire de l'ordinateur.<br />

- Elle n'est <strong>pas</strong> morte. Si elle réussit dans le délai imparti, Dieu la renvoie dans son corps,<br />

ajouta Ange Enérateur. Nom de l'autre ! S'exclama-t-il brusque<strong>me</strong>nt. Le portable de Dieu,<br />

l'ordinateur réservé aux cas spéciaux !<br />

- Qu'est-ce que c'est ? Questionnèrent les loueurs de nuages.<br />

- <strong>Un</strong>e machi<strong>ne</strong> de transit. Bien sûr ! Son dossier est là-dedans !<br />

- Auriez-vous le moyen d'y accéder ?<br />

- Pour qui <strong>me</strong> pre<strong>ne</strong>z-vous ? <strong>Je</strong> <strong>ne</strong> suis qu'<strong>un</strong> modeste <strong>ange</strong>, je n'ai <strong>pas</strong> le privilège d'évoluer<br />

dans la sphère d'influence des hautes instances de l'état religieux ! Impossible d'accéder à<br />

cette machi<strong>ne</strong> !<br />

- Soit ! Calma Ange Eomètre. Mê<strong>me</strong> si nous <strong>ne</strong> pouvons découvrir le parcours de cette<br />

créature, cela n'empêchera <strong>pas</strong> de prendre des <strong>me</strong>sures préventives à son égard. Ange<br />

Grosfusi, fit le bâtisseur en se tournant vers le tonton flingueur, vous allez vous charger de<br />

l'élimi<strong>ne</strong>r. Si cela s'avère trop compliqué ou trop d<strong>ange</strong>reux pour le secret de nos actions,<br />

contentez-vous de lui <strong>me</strong>ttre des bâtons dans les roues ! Il n'est <strong>pas</strong> question de la laisser<br />

contrecarrer nos projets et il n'est <strong>pas</strong> question de les précipiter au risque de tout faire rater.<br />

Espion<strong>ne</strong>z les transmissions télépathiques. Avec <strong>un</strong> peu de chance, nous capterons peut-être<br />

<strong>un</strong> secret échangé entre Dieu et l'<strong>un</strong> de ses sbires. Nous dégoterons peut-être <strong>un</strong> moyen de<br />

détruire <strong>un</strong> saint. Saint <strong>Eric</strong>, par exemple ! Allez ! A vous de jouer !<br />

- Compris ! Fit le bras armé du clan des <strong>ange</strong>s corses.<br />

Nul doute que les heures de Ja<strong>ne</strong> étaient comptées. Son agenda risquait de s'avérer plus serré<br />

que prévu…<br />

71


72<br />

<strong>Un</strong> <strong>ange</strong> <strong>ne</strong> <strong>vaut</strong> <strong>pas</strong> <strong>un</strong> <strong>radis</strong><br />

* *<br />

*<br />

Sitôt la ré<strong>un</strong>ion achevée, Ange Enérateur de Program<strong>me</strong> s'était emparé de son trotti-nuage<br />

pour regag<strong>ne</strong>r ses pénates. Il n'avait bien évidem<strong>me</strong>nt <strong>pas</strong> eu vent de la conversation<br />

suivante, tenue entre Ange Grosfusi et Ange Requiempourverdi, l'<strong>un</strong> de ses sbires chargés<br />

des basses œuvres, <strong>un</strong> <strong>ange</strong> fêlé sifflotant l'air italien avant d'exécuter ses victi<strong>me</strong>s.<br />

- Qui est-ce que je flingue, patron ? Avait entamé l'abruti au cerveau aussi épais qu'u<strong>ne</strong><br />

plu<strong>me</strong>.<br />

- Person<strong>ne</strong>, gros malin ! Rétorqua Ange Grosfusi. Tu vois ce <strong>me</strong>c-là ? <strong>Je</strong> suis persuadé qu'il<br />

va avoir des ennuis bientôt.<br />

- Parce que je vais le flinguer, patron ?<br />

- Mais non ! Ecoute-moi deux secondes ! Tu vas le filer et <strong>me</strong> tenir au courant de ses<br />

moindres faits et gestes. Qui il voit, quand il part, où il dort, tout ! OK ?<br />

- Et après, je le flingue ?<br />

- Nom de l'autre ! Arrête de penser avec ton arrache-plu<strong>me</strong> et sers-toi de ta cervelle, pour u<strong>ne</strong><br />

fois ! Bon… Ce type joue avec le feu dans le cadre de son boulot de traître. Si l'enquêtrice<br />

nommée par Dieu a découvert les vestiges de notre dérivation au centre de comm<strong>un</strong>ication<br />

télépathique, le tout en moins d'u<strong>ne</strong> journée, elle va dénicher les manipulations de ce petit<br />

génie de l'informatique. Tôt ou tard, elle va lui <strong>me</strong>ttre la main dessus.<br />

- Et là, je la flingue ?<br />

- Non.<br />

- <strong>Je</strong> le flingue ?<br />

- Non.<br />

- Ah ouais ! J'ai compris !<br />

- Enfin ! Soupira Ange Grosfusi, désespérant que son adjoint mou du bulbe trouve la suite<br />

logique.<br />

- <strong>Je</strong> les flingue tous les deux.<br />

- Seig<strong>ne</strong>ur… Non, abruti ! Contente-toi de le suivre com<strong>me</strong> <strong>un</strong> toutou et de <strong>me</strong> faire <strong>un</strong><br />

compte-rendu ! Vas-y ! Tire-toi !<br />

Le vassal obtempéra sans proposer u<strong>ne</strong> élimination supplé<strong>me</strong>ntaire. Mais ce mutis<strong>me</strong> soudain<br />

n'excluait <strong>pas</strong> u<strong>ne</strong> bavure… Il disparut dans la nuit, filant le train du sieur Enérateur de<br />

Program<strong>me</strong>, à bord d'<strong>un</strong> nuage noir frappé de l'étoile d'argent.<br />

* *<br />

*


12<br />

<strong>Un</strong> <strong>ange</strong> <strong>ne</strong> <strong>vaut</strong> <strong>pas</strong> <strong>un</strong> <strong>radis</strong><br />

Si l'enquête avait démarré sur les chapeaux de roue, grâce à la découverte effectuée au centre<br />

des comm<strong>un</strong>ications télépathiques, entraînant des <strong>me</strong>sures de sécurité préventives,<br />

l'inquisition de Ja<strong>ne</strong> faisait désormais du sur-place. Accompagnée de saint <strong>Eric</strong>, saint Luc et<br />

son garde du corps, elle s'était rendue à la bibliothèque et avait visionné les docu<strong>me</strong>nts<br />

relatant la guerre de sécession, l'<strong>un</strong>ique, effroyable et sanglante bataille ayant secoué les<br />

fonde<strong>me</strong>nts du lieu idéal (bien que person<strong>ne</strong>lle<strong>me</strong>nt, je situe plutôt le lieu idéal en montag<strong>ne</strong>,<br />

dans <strong>un</strong> chalet de cent cinquante mètres carrés, avec u<strong>ne</strong> <strong>me</strong>zzani<strong>ne</strong> pour moi et u<strong>ne</strong> petite<br />

lucar<strong>ne</strong> donnant directe<strong>me</strong>nt sur la forêt et le massif voisin, le tout non éloigné de bon<strong>ne</strong>s<br />

boutiques bien achalandées, débordant de victuailles). Il n'en fallait <strong>pas</strong> moins pour<br />

comprendre, apprendre le pa<strong>radis</strong>, l'enfer et la création du purgatoire. Comprendre pour<br />

mieux se défendre.<br />

Malheureuse<strong>me</strong>nt, tous ces efforts de<strong>me</strong>uraient vains. Elle éprouvait les mê<strong>me</strong>s difficultés<br />

que les gouver<strong>ne</strong><strong>me</strong>nts luttant contre le terroris<strong>me</strong> : l'en<strong>ne</strong>mi n'avait <strong>pas</strong> de visage. Sa théorie<br />

du complot généralisé (à la sauce Mulder et Scully, de la série X-Files), <strong>me</strong>ttant en jeu des<br />

hauts dignitaires de la hiérarchie pa<strong>radis</strong>iaque, <strong>ne</strong> tenait <strong>pas</strong> debout, faute de preuve. A part<br />

Judas, qu'il était aisé d'accuser com<strong>me</strong> d'habitude, depuis qu'il avait fauté, ou Pinocchio, dont<br />

le pif <strong>ne</strong> cessait de s'allonger dès qu'il déblatérait des salades imm<strong>ange</strong>ables, nul personnage<br />

<strong>ne</strong> pouvait être mis en accusation sans étaler <strong>un</strong> monceau de preuves.<br />

Le temps <strong>pas</strong>sait lente<strong>me</strong>nt mais i<strong>ne</strong>xorable<strong>me</strong>nt. Dans u<strong>ne</strong> journée, l'avocate serait renvoyée<br />

dans son corps encore chaud, après seule<strong>me</strong>nt u<strong>ne</strong> heure de mort cardiaque et cérébrale.<br />

Dieu arr<strong>ange</strong>rait les dégâts et elle ferait les gorgées chaudes de "Vatican magazi<strong>ne</strong>", posant<br />

avec le pape (sa sainteté, et non le Patron des Auréoles Perdues ou Egarées), incarnant<br />

officielle<strong>me</strong>nt le soixante-septiè<strong>me</strong> miracle de la maison catholique. Sept jours pour enquêter<br />

dans <strong>un</strong> monde totale<strong>me</strong>nt étr<strong>ange</strong>r, le délai était vrai<strong>me</strong>nt trop court pour réussir. Dieu <strong>ne</strong><br />

lui en tenait <strong>pas</strong> rigueur, <strong>pas</strong> plus que les saints l'assistant dans sa tâche. Dans u<strong>ne</strong> journée, le<br />

Tout-puissant la renverrait dans son corps divin (!) et reviendrait à la case départ, c'est à dire<br />

la situation où des <strong>ange</strong>s peuvent se faire déplu<strong>me</strong>r en toute imp<strong>un</strong>ité et des saints être<br />

dissous dans le néant.<br />

A ce propos, Ja<strong>ne</strong> avait exploré tous les docu<strong>me</strong>nts où ces informations auraient pu être<br />

consignées. Mais elle avait fait chou blanc : ces détails techniques sur la manière d'anéantir les<br />

saints de manière individuelle n'étaient évidem<strong>me</strong>nt <strong>pas</strong> consignés par écrit. Tout était dans la<br />

tête de Dieu et rien <strong>ne</strong> pouvait le forcer à en sortir.<br />

Ja<strong>ne</strong> songeait juste<strong>me</strong>nt à ce point précis lorsqu'elle se pro<strong>me</strong>nait près de la Cè<strong>ne</strong>, le fleuve de<br />

lumière baignant la capitale du pa<strong>radis</strong>, Pa<strong>radis</strong>land. Saint Timothy l'accompagnait, com<strong>me</strong> à<br />

son habitude, <strong>ne</strong> la lâchant <strong>pas</strong> d'u<strong>ne</strong> se<strong>me</strong>lle, prenant son rôle très à cœur. Cependant, il se<br />

tenait légère<strong>me</strong>nt à l'écart, la laissant toute à ses pensées, à sa réflexion, sachant que le silence<br />

était la clef de sa concentration.<br />

"Rien n'a pu forcer Dieu à révéler la manière de trucider saint Marc. Cela de<strong>me</strong>ure <strong>un</strong><br />

mystère. Pour les <strong>ange</strong>s, c'est différent. Le systè<strong>me</strong> de l'arrachage de plu<strong>me</strong> a peut-être été<br />

73


74<br />

<strong>Un</strong> <strong>ange</strong> <strong>ne</strong> <strong>vaut</strong> <strong>pas</strong> <strong>un</strong> <strong>radis</strong><br />

découvert par hasard et appliqué, par la suite, sur les traîtres ou les <strong>ange</strong>s générateurs<br />

d'ennuis. Mais pour le saint, si tout est dans la tête de Dieu, com<strong>me</strong>nt la fuite a-t-elle eu lieu ?<br />

Mais après tout… Timothy sait qu'il existe <strong>un</strong> moyen de l'anéantir. Peut-être connaît-il le<br />

moyen exact ? Saint <strong>Eric</strong> m'a confié qu'il savait depuis peu quel était le moyen de l'achever,<br />

lui aussi. Dieu lui a confié le secret. Ad<strong>me</strong>ttons que Dieu ait révélé à saint Marc la façon de<br />

périr et qu'u<strong>ne</strong> person<strong>ne</strong> mal intentionnée ait entendu la conversation… Cela confir<strong>me</strong>rait la<br />

présence d'au moins <strong>un</strong> traître dans l'entourage de Dieu, il aurait capté les mots de Dieu.<br />

Capté…"<br />

- Bon sang ! S'exclama brusque<strong>me</strong>nt l'avocate renommée.<br />

- Qu'y a-t-il ? Vint aussitôt s'enquérir son fidèle et preux chevalier servant.<br />

- <strong>Je</strong> cherchais com<strong>me</strong>nt l'en<strong>ne</strong>mi avait su que saint Marc était soluble dans le Génie sans<br />

bouillir. Il <strong>ne</strong> l'a <strong>pas</strong> lu dans <strong>un</strong> <strong>livre</strong>. Il n'a <strong>pas</strong> entendu les mots de Dieu en collant ses<br />

oreilles aux portes. Il a capté la révélation.<br />

- Capté ?<br />

- Oui, capté ! En espionnant saint Marc au centre de comm<strong>un</strong>ication télépathique ! <strong>Je</strong> suis<br />

persuadée que saint Marc possédait <strong>un</strong> petit standard person<strong>ne</strong>l, en tant que responsable. Il<br />

contrôlait l'accomplisse<strong>me</strong>nt du devoir par chac<strong>un</strong> de ses employés. N'était-il <strong>pas</strong> espionné ?<br />

Tout a était vérifié, sauf le bureau de saint Marc. Quelle évidence !<br />

- Merveilleux, Ja<strong>ne</strong> ! Tu es vrai<strong>me</strong>nt <strong>me</strong>rveilleuse ! Compli<strong>me</strong>nta le spécialiste des â<strong>me</strong>s<br />

amochées, accompagnant ses paroles d'<strong>un</strong> geste d'encourage<strong>me</strong>nt, <strong>pas</strong>sant sa main sur le<br />

visage de l'avocate.<br />

Elle s'en trouva émue et rosit de plaisir. Sa main fraîche possédait encore la fragilité mêlée<br />

d'assurance du médecin qu'il avait incarné sur la Terre. Elle plongea ses yeux dans les siens,<br />

chose qu'elle <strong>ne</strong> faisait jamais, par peur d'être dominée, attendrie, domptée, soumise. Elle se<br />

laissa aller, se noyant délicieuse<strong>me</strong>nt dans son regard. Il lui décocha <strong>un</strong> sourire dont il avait le<br />

secret et qui, au pa<strong>radis</strong>, se trouvait décuplé grâce à la blancheur naturelle des lieux. La<br />

caresse ajoutée au sourire la fit fondre. Elle se rapprocha insensible<strong>me</strong>nt de Timothy,<br />

cherchant le contact doux. Et puis, elle se ravisa et vint s'asseoir sur <strong>un</strong> nuage surplombant le<br />

fleuve tranquille aux mille reflets lumi<strong>ne</strong>ux.<br />

La lumière céleste s'élevait peu à peu, chassant les aurores boréales de la nuit pa<strong>radis</strong>iaque,<br />

baignant le paysage de couleurs <strong>pas</strong>tel. Au loin, Pa<strong>radis</strong>land s'éveillait pour u<strong>ne</strong> nouvelle<br />

journée, sans accident, sans faits divers défrayant la chronique, sans matière à scandale pour<br />

<strong>ange</strong> Ournal, promis à <strong>un</strong> destin de correspondant de guerre si l'en<strong>ne</strong>mi <strong>pas</strong>sait à l'attaque.<br />

- Ce serait vrai<strong>me</strong>nt dommage que tout ceci disparaisse, lâcha la jeu<strong>ne</strong> fem<strong>me</strong>.<br />

- Quoi donc ?<br />

- Le pa<strong>radis</strong>, toute cette beauté, toute cette bonté…<br />

- Serais-tu influencée par le pa<strong>radis</strong> ?<br />

Elle soupira en souriant.


<strong>Un</strong> <strong>ange</strong> <strong>ne</strong> <strong>vaut</strong> <strong>pas</strong> <strong>un</strong> <strong>radis</strong><br />

- Oui… peut-être… C'est bizarre ! Ces lieux exercent u<strong>ne</strong> curieuse influence sur mon â<strong>me</strong>.<br />

C'est com<strong>me</strong> si j'avais enfin trouvé la paix. Vrai<strong>me</strong>nt, ce serait dommage que tout disparaisse.<br />

- Qu'est-ce qui te fait croire que cela va vrai<strong>me</strong>nt survenir ?<br />

- Regarde autour de toi, Timothy. Observe bien ! Nous som<strong>me</strong>s seuls au monde alors que si<br />

l'humanité était bon<strong>ne</strong> et généreuse com<strong>me</strong> tu l'es, les lieux pa<strong>radis</strong>iaques tels que celui-ci<br />

devraient être noirs de monde. Au lieu de cela, le pa<strong>radis</strong> se désertifie, le purgatoire <strong>ne</strong> sert<br />

plus vrai<strong>me</strong>nt à grand-chose et l'enfer devient u<strong>ne</strong> destination prisée des humains. C'est tout<br />

<strong>un</strong> systè<strong>me</strong> de valeurs qui fiche le camp. Tout le pa<strong>radis</strong> ressemblera bientôt à u<strong>ne</strong> ville<br />

fantô<strong>me</strong>, com<strong>me</strong> qu'on peut en visiter au Far West. Les bâti<strong>me</strong>nts d'habitation, pour la<br />

plupart, sont inoccupés. Les com<strong>me</strong>rces vivotent ou fer<strong>me</strong>nt les <strong>un</strong>s après les autres. Le vice,<br />

la corruption s'introduisent peu à peu dans les rouages du pa<strong>radis</strong>. Il y a mê<strong>me</strong> la chaî<strong>ne</strong><br />

ParadiX qui é<strong>me</strong>t sur des fréquences secrètes des program<strong>me</strong>s à faire hurler la censure<br />

américai<strong>ne</strong> qui n'est pourtant <strong>pas</strong> la plus sévère. Com<strong>me</strong>nt u<strong>ne</strong> telle corruption a-t-elle pu<br />

s'infiltrer dans la société pa<strong>radis</strong>iaque ? Cela <strong>ne</strong> peut plus durer ! Il faut que Dieu réagisse,<br />

qu'il pren<strong>ne</strong> des <strong>me</strong>sures draconien<strong>ne</strong>s pour filtrer les entrées au pa<strong>radis</strong> tout en les<br />

élargissant.<br />

- C'est contradictoire, nota Timothy.<br />

- Pas nécessaire<strong>me</strong>nt ! En langage de bon responsable marketing, cela s'appelle chercher de<br />

nouveaux marchés.<br />

- En clair, qu'est-ce que tu proposes ?<br />

- Que Dieu recherche de nouveaux entrants, de nouveaux peuples, dans des contrées<br />

éloignées, dans d'autres <strong>un</strong>ivers ! Qu'il organise des ré<strong>un</strong>ions d'information avec Allah,<br />

Bouddha, tous ses homologues, afin de créer des program<strong>me</strong>s d'éch<strong>ange</strong>, qu'ils agissent<br />

ensemble pour remédier au problè<strong>me</strong> de la perte de foi !<br />

- C'est <strong>un</strong> vrai program<strong>me</strong> politique ! Tu devrais te présenter aux élections pa<strong>radis</strong>iaques, tu<br />

réussirais à être élue. Malheureuse<strong>me</strong>nt, il <strong>ne</strong> reste plus qu'u<strong>ne</strong> journée. C'est trop court<br />

pour…<br />

- Qu'est-ce que tu viens de dire ? S'exclama brusque<strong>me</strong>nt Ja<strong>ne</strong> en tournant la tête en direction<br />

de son compagnon de pro<strong>me</strong>nade.<br />

- Eh bien… qu'il <strong>ne</strong> te reste qu'u<strong>ne</strong> journée et…<br />

- Non, avant !<br />

- Tu devrais te présenter aux élections pa<strong>radis</strong>iaques.<br />

- Dieu n'est <strong>pas</strong> élu. Ils veulent le renverser.<br />

- Tu crois que c'est leur mobile ?<br />

- Oui. Et je sais com<strong>me</strong>nt ils s'y pren<strong>ne</strong>nt pour introduire la corruption au pa<strong>radis</strong>.<br />

- Com<strong>me</strong>nt ?<br />

- Tu viens de le dire.<br />

- Les élections ?<br />

- Non… Tu as parlé de program<strong>me</strong>.<br />

- Et alors ?<br />

- Qui traite les entrées au pa<strong>radis</strong> ?<br />

- Saint Innocent. Il est au-dessus de tout soupçon.<br />

- <strong>Je</strong> n'en doute <strong>pas</strong>. Sur quoi s'appuie-t-il ?<br />

75


76<br />

<strong>Un</strong> <strong>ange</strong> <strong>ne</strong> <strong>vaut</strong> <strong>pas</strong> <strong>un</strong> <strong>radis</strong><br />

- Sur toutes les données enregistrées au cours de la vie d'<strong>un</strong> humain. Il obtient u<strong>ne</strong> fiche<br />

synthétique et…<br />

- Tu viens de comprendre ! Suis-moi ! Ordonna Ja<strong>ne</strong>, en se redressant, retrouvant son naturel<br />

combatif et dominant.<br />

Elle savait où aller. Il fallait faire vite et frapper en toute discrétion. Elle faisait probable<strong>me</strong>nt<br />

l'objet d'u<strong>ne</strong> surveillance assidue.<br />

* *<br />

*<br />

L’austère bâti<strong>me</strong>nt datait de Mathusalem. Il s'agissait d'u<strong>ne</strong> des plus ancien<strong>ne</strong>s constructions<br />

du pa<strong>radis</strong>, remontant à l'époque où le traite<strong>me</strong>nt des entrées était manuel. Dieu ayant<br />

recommandé aux peuples de croître et de se multiplier com<strong>me</strong> des lapins, certains l'avaient<br />

scrupuleuse<strong>me</strong>nt écouté. Les Chinois et les Hindous montraient le bon exemple, constituant<br />

à eux seuls presque la moitié de la population terrestre. Vers Noël de l'an zéro, Dieu avait<br />

mê<strong>me</strong> envoyé son fils pour multiplier les petits pains et nourrir ce beau monde. Seule<strong>me</strong>nt,<br />

l'activité sexuelle débridée avait eu u<strong>ne</strong> conséquence dramatique et non prévue : il fallait<br />

accueillir <strong>un</strong> nombre grandissant de candidats aux trois lieux de villégiature post-mortem (le<br />

pa<strong>radis</strong>, le purgatoire et l'enfer, ce dernier étant exclusive<strong>me</strong>nt desservi par Air France, avec à<br />

bord, des hôtesses moches et acariâtres). L'informatisation de l'accueil avait eu lieu peu après<br />

le déclin de l'empire romain, nos amis transalpins ayant été de grands pourvoyeurs d'â<strong>me</strong>s<br />

déf<strong>un</strong>tes, grâce à leurs innombrables campag<strong>ne</strong>s militaires.<br />

<strong>Un</strong> bâti<strong>me</strong>nt spécial avait été érigé pour accueillir u<strong>ne</strong> batterie d'ordinateurs couplés entre eux<br />

et pour implé<strong>me</strong>nter la première version du logiciel SAP (Sélection pour l'Accès au Pa<strong>radis</strong>).<br />

Le projet pharaonique avait été confié à saint Pascal (NDLA : le Pascal est <strong>un</strong> langage de<br />

programmation) qui avait mis le turbo (NDLA : le turbo Pascal est égale<strong>me</strong>nt <strong>un</strong> langage de<br />

programmation) pour tenir les délais, ce qui fut la seule fois où <strong>un</strong> projet informatique fut<br />

achevé dans les temps, sans avenant au cahier des charges, sans employer de program<strong>me</strong>urs<br />

non qualifiés pour le boulot, sans u<strong>ne</strong> analyse post-it réalisée par des utilisateurs (NDLA : je<br />

sais de quoi je parle…). Bref, saint Pascal avait jeté les bases de la sélection scientifique des<br />

â<strong>me</strong>s pures.<br />

Au sous-sol, non loin de la gigantesque salle des machi<strong>ne</strong>s, refroidie par des nuages à l'air<br />

conditionné pour cette tâche, saint Innocent réalisait u<strong>ne</strong> démonstration devant Ja<strong>ne</strong>, saint<br />

<strong>Eric</strong> et saint Timothy. A vrai dire, saint Timothy <strong>ne</strong> suivait <strong>pas</strong> grand-chose aux explications<br />

alambiquées d'Innocent. Seul <strong>Eric</strong>, ancien informaticien dans u<strong>ne</strong> autre vie, recevait cinq sur<br />

cinq les éclaircisse<strong>me</strong>nts de son collègue. Quant à l'avocate, de part sa profession, elle<br />

s'intéressait davantage aux failles du systè<strong>me</strong>, aux indices de tricherie, qu'à la technique<br />

propre<strong>me</strong>nt dite.<br />

Pour couper court au bavardage d'Innocent, <strong>Eric</strong> s'était emparé de la console<br />

d'administration. Il était entré dans le code du program<strong>me</strong>.


<strong>Un</strong> <strong>ange</strong> <strong>ne</strong> <strong>vaut</strong> <strong>pas</strong> <strong>un</strong> <strong>radis</strong><br />

- Mais… avait vai<strong>ne</strong><strong>me</strong>nt protesté Innocent. Que fais-tu ?<br />

- T'occupe ! Avait rétorqué <strong>Eric</strong>, retrouvant quelques réflexes automatiques de langage,<br />

vestiges de sa vie <strong>pas</strong>sée sur Terre, lorsqu'il prenait les choses en main face à des empotés ou<br />

des mous du bulbe rachidien. <strong>Je</strong> foui<strong>ne</strong> dans le code source pour voir si des lig<strong>ne</strong>s ont été<br />

modifiées.<br />

- Mais il existe des ton<strong>ne</strong>s de lig<strong>ne</strong>s de program<strong>me</strong> à contrôler ! Geignit Innocent.<br />

- Mais non ! J'inspecte le program<strong>me</strong> d'enregistre<strong>me</strong>nts des faits et gestes et le program<strong>me</strong><br />

générant la fiche d'analyse synthétique. En gros, je vais à la pêche au péché de <strong>me</strong>nsonge, je<br />

cherche des dates de modifications. Alors…<br />

Il <strong>pas</strong>sa au peig<strong>ne</strong> fin des lig<strong>ne</strong>s de program<strong>me</strong>s, cherchant plutôt la trace d'u<strong>ne</strong> modification<br />

plutôt que la signification des instructions. Il connaissait saint Pascal, ce n'était <strong>pas</strong> le genre à<br />

laisser traî<strong>ne</strong>r des bogues dans ses program<strong>me</strong>s.<br />

Mais au bout d'<strong>un</strong> quart d'heure d'exploration, il dut se rendre à l'évidence : les deux<br />

traite<strong>me</strong>nts majeurs du logiciel SAP étaient exempts de ch<strong>ange</strong><strong>me</strong>nt. Pas le moindre<br />

déplace<strong>me</strong>nt d'octet, <strong>pas</strong> la moindre virgule éliminée. Rien.<br />

- Vous vous êtes trompée, conclut <strong>un</strong> peu trop rapide<strong>me</strong>nt saint Innocent, estimant son outil<br />

de sélection au-dessus de tout soupçon.<br />

- Pas sûr ! Affirma saint <strong>Eric</strong>. Il nous reste les fichiers de paramètres.<br />

Com<strong>me</strong> l'indiquaient leurs noms, les fichiers de paramètres servaient à paramétrer SAP. C'est<br />

à dire qu'<strong>un</strong> ch<strong>ange</strong><strong>me</strong>nt dans leurs données per<strong>me</strong>ttait d'infléchir, voire de modifier<br />

radicale<strong>me</strong>nt le comporte<strong>me</strong>nt du logiciel. Saint <strong>Eric</strong> s'enfonça dans les entrailles de la<br />

machi<strong>ne</strong>, inspectant les paramètres <strong>un</strong> à <strong>un</strong>, cherchant quelles combinaisons pouvaient être<br />

néfastes. Alors que les chiffres défilaient sur le mur servant à la projection des informations,<br />

Ja<strong>ne</strong> lui intima l'ordre de stopper et de revenir en arrière.<br />

- Pourquoi ? Demanda <strong>Eric</strong>.<br />

- Là ! L'alcool est toléré ! Ce n'est <strong>pas</strong> vrai<strong>me</strong>nt normal, se justifia l'avocate.<br />

- L'essentiel est que la consommation soit très modérée et occasion<strong>ne</strong>lle, expliqua Innocent.<br />

<strong>Un</strong>e petite quantité du fruit de la vig<strong>ne</strong> <strong>ne</strong> fait <strong>pas</strong> de mal. <strong>Un</strong> verre d'<strong>un</strong> bon crû,<br />

accompagnant <strong>un</strong> fromage français, ce n'est <strong>pas</strong> <strong>un</strong> péché. C'est admis. <strong>Eric</strong>, ce n'est <strong>pas</strong><br />

vous, bon vivant, qui <strong>me</strong> contredirez, n'est-ce <strong>pas</strong> ?<br />

- Exact, cher Innocent ! Et le vin de <strong>me</strong>sse, hein ? Non, évidem<strong>me</strong>nt, il faut être <strong>un</strong><br />

alcoolique patenté, violent, pour être rejeté du pa<strong>radis</strong>.<br />

- <strong>Je</strong> vois, fit Ja<strong>ne</strong>. <strong>Un</strong>e moyen<strong>ne</strong> de cinquante centilitres par mois <strong>me</strong> semblerait parfaite<strong>me</strong>nt<br />

raisonnable. Cela correspondrait à <strong>un</strong> petit verre de vin à l'occasion deux re<strong>pas</strong> <strong>me</strong>nsuels,<br />

exception<strong>ne</strong>ls. Tout va bien. Seule<strong>me</strong>nt, l'<strong>un</strong>ité de <strong>me</strong>sure n'est <strong>pas</strong> le centilitre mais le litre.<br />

Cinquante litres par mois !<br />

Leurs regards se braquèrent immédiate<strong>me</strong>nt sur la zo<strong>ne</strong> jouxtant la valeur, inscrite dans u<strong>ne</strong><br />

police de caractères plus petite, <strong>pas</strong>se-partout.<br />

77


78<br />

<strong>Un</strong> <strong>ange</strong> <strong>ne</strong> <strong>vaut</strong> <strong>pas</strong> <strong>un</strong> <strong>radis</strong><br />

- Non ! S'exclama Innocent. Cinquante litres ! C'est impossible ! Cela laisse <strong>un</strong> libre accès aux<br />

poivrots les plus atteints ! Qui est responsable de cette erreur ?<br />

Saint <strong>Eric</strong> cliqua à droite de la zo<strong>ne</strong>, priant le ciel pour que le systè<strong>me</strong> d'exploitation nommé<br />

"Fenêtre" <strong>ne</strong> se plante <strong>pas</strong> la<strong>me</strong>ntable<strong>me</strong>nt. <strong>Un</strong> nom apparut : Ange Enérateur de<br />

Program<strong>me</strong>.<br />

- Il va entendre parler du pa<strong>radis</strong>, celui-là ! Com<strong>me</strong>nta Innocent.<br />

- Ils laissent entrer des person<strong>ne</strong>s dénuées de volonté… murmura Ja<strong>ne</strong>.<br />

La remarque n'échappa <strong>pas</strong> à Timothy. Sa protégée devinait peu à peu le dessein de l'en<strong>ne</strong>mi.<br />

- Peut-on exami<strong>ne</strong>r les critères éliminatoires ? Demanda l'avocate.<br />

- Bien sûr, répondit <strong>Eric</strong>. Attendez… Voilà ! Alors… Classique ! Nous com<strong>me</strong>nçons par les<br />

dix commande<strong>me</strong>nts de Dieu. Tu <strong>ne</strong> voleras <strong>pas</strong>, tu <strong>ne</strong> tueras <strong>pas</strong> d'humain, etc…<br />

- Mais… si <strong>me</strong>s souvenirs de catéchis<strong>me</strong> sont bons, c'est : tu <strong>ne</strong> tueras point. Rien de plus.<br />

Là, il est écrit : "tu <strong>ne</strong> tueras point d'humain". Si le candidat tue <strong>un</strong> chien, <strong>un</strong> chat, n'importe<br />

quel animal, il accède au pa<strong>radis</strong> ?<br />

- <strong>Je</strong>… Non… balbutia Innocent. En fait… Il <strong>ne</strong> devrait <strong>pas</strong> pouvoir entrer au pa<strong>radis</strong>. Il est<br />

vrai que la précision du paramètre exclut tous les autres cas. Qui a…<br />

<strong>Eric</strong> l'avait devancé et avait dévoilé le nom du dernier program<strong>me</strong>ur à avoir touché au<br />

paramètre. Le patrony<strong>me</strong> d'Ange Enérateur de Program<strong>me</strong> apparut u<strong>ne</strong> fois de plus.<br />

- Ja<strong>ne</strong>, nous tenons u<strong>ne</strong> piste, nota le saint installé à la console.<br />

- Vérifions encore ! Répondit l'avocate. Il faut être certains. Montrez-moi ce qui concer<strong>ne</strong><br />

l'ambition !<br />

- C'est facile, embraya directe<strong>me</strong>nt Innocent. La seule ambition qui doit avoir animé u<strong>ne</strong> â<strong>me</strong>,<br />

est l'ambition de faire le bien.<br />

Le paramètre s'afficha. Pour u<strong>ne</strong> fois, saint Innocent <strong>ne</strong> s'était <strong>pas</strong> trompé. A u<strong>ne</strong> lettre près.<br />

L'ambition, selon les critères inscrits, était tolérée à condition de "faire le rien". Rien ! La<br />

consternation se lut sur les visages.<br />

- Laissez-moi devi<strong>ne</strong>r ! Fit Ja<strong>ne</strong>. "Faire le rien" se traduit par l'encourage<strong>me</strong>nt à la fainéantise.<br />

Avant d'agir, nous devons nous assurer de l'intégrité des paramètres et les corriger avant<br />

d'intégrer de nouveaux arrivants. Ensuite, il nous faudra repérer cet Ange Enérateur de<br />

Program<strong>me</strong>.<br />

- Procéderons-nous à son arrestation ? Interrogea Innocent, coupable de s'être laissé ber<strong>ne</strong>r<br />

par négligence, jurant qu'on <strong>ne</strong> l'y reprendrait plus, qu'il <strong>ne</strong> déléguerait plus jamais la moindre<br />

responsabilité, quitte à abandon<strong>ne</strong>r les trente-cinq heures pour des journées infini<strong>me</strong>nt plus<br />

chargées.


<strong>Un</strong> <strong>ange</strong> <strong>ne</strong> <strong>vaut</strong> <strong>pas</strong> <strong>un</strong> <strong>radis</strong><br />

- Surtout <strong>pas</strong> ! Répondit l'avocate. Nous allons le suivre. Il dispose d'<strong>un</strong> poste clef pour<br />

trafiquer les entrées au pa<strong>radis</strong> mais il <strong>ne</strong> possède <strong>pas</strong> assez de pouvoir pour organiser à lui<br />

seul <strong>un</strong> complot de grande envergure. Il faut qu'il nous mè<strong>ne</strong> à ses commanditaires.<br />

* *<br />

*<br />

79


13<br />

80<br />

<strong>Un</strong> <strong>ange</strong> <strong>ne</strong> <strong>vaut</strong> <strong>pas</strong> <strong>un</strong> <strong>radis</strong><br />

Le traître et trafiquant avéré était venu travailler com<strong>me</strong> si rien <strong>ne</strong> se <strong>pas</strong>sait. Cet <strong>ange</strong><br />

program<strong>me</strong>ur était absolu<strong>me</strong>nt sûr et certain de la solidité de sa couverture parce qu'il était<br />

véritable<strong>me</strong>nt informaticien. Il était à mille lieues d'imagi<strong>ne</strong>r que les saints <strong>Eric</strong>, Innocent et<br />

Timothy, accompagnés de cette damnée enquêtrice venue de la Terre, lorgnaient sur ses<br />

moindres faits et gestes quasi<strong>me</strong>nt depuis son arrivée dans le bâti<strong>me</strong>nt désertique.<br />

Toute la journée, ils avaient corrigé les erreurs et accumulé autant de preuves contre cet <strong>ange</strong><br />

qui avait, en réalité, tout du futur démon. Toutes les modifications entreprises avaient<br />

autorisé l'entrée illégale de cohortes d'individus qui n'avaient rien à faire au pa<strong>radis</strong>.<br />

Malheureuse<strong>me</strong>nt, il était impossible d'agir pour réparer les erreurs du <strong>pas</strong>sé, en vertu de<br />

l'efface<strong>me</strong>nt définitif des dossiers à l'entrée dans l'u<strong>ne</strong> des trois destinations possibles après la<br />

mort. Maigre consolation, leur découverte per<strong>me</strong>ttait désormais de corriger le tir. Mais<br />

com<strong>me</strong>nt chiffrer le nombre d'entrées illégales ? Com<strong>me</strong>nt identifier les fraudeurs ? Depuis<br />

quand durait la sinistre farce ? Impossible de savoir.<br />

Ils avaient cherché des dossiers compro<strong>me</strong>ttants qui eurent éclairé leur lanter<strong>ne</strong> quant aux<br />

desseins du groupe de comploteurs auquel Ange Enérateur appartenait. Leur quête acharnée<br />

avait échoué ; ou Ange Enérateur avait déjà tout effacé ou il gardait toutes ses informations<br />

au fond de sa mémoire aussi puissante que celle des machi<strong>ne</strong>s qu'il gérait.<br />

C'est en fin d'après-midi que cet <strong>ange</strong> de malheur, après avoir accompli son quota d'heures de<br />

travail, s'était envolé en direction du parking souterrain. C'est à bord d'<strong>un</strong> nuage 206 CC (206<br />

centimètres cubes de nuages) qu'il avait jailli du sous-sol pour s'engager sur Eden Avenue,<br />

l'avenue où les amoureux célèbres avaient leur étoile. Ja<strong>ne</strong> n'avait <strong>pas</strong> demandé l'autorisation<br />

à saint <strong>Eric</strong> pour s'installer au volant du nuage sportif du conseiller spécial de Dieu. Elle avait<br />

relégué celui-ci aux places arrière, exiguës, aux côtés de saint Innocent, détestant les moyens<br />

de transport, préférant la marche à pied. Les places des grands brûlés étant occupées, elle<br />

avait dévolu celle du mort à Timothy. Après tout, il était habitué qu'elle lui réserve <strong>un</strong> pareil<br />

traite<strong>me</strong>nt.<br />

La filature du traître se présentait plutôt bien ; le nuage gris d'<strong>Eric</strong>, carrossé par sainte Lolo<br />

Ferrari, doté de coussins gonflables à toute épreuve, pourvu d'assises confortables, se faufilait<br />

dans le trafic encore faible de cette fin d'après-midi. Ja<strong>ne</strong> <strong>ne</strong> quittait <strong>pas</strong> son objectif des yeux,<br />

craignant par-dessus tout de le perdre dans l'u<strong>ne</strong> des innombrables ruelles de Pa<strong>radis</strong>land.<br />

Tout à coup, la filature discrète tourna au cauchemar. Durant u<strong>ne</strong> fraction de seconde, elle<br />

détourna le regard de la voie céleste pour jeter <strong>un</strong> œil sur son rétroviseur. Deux points<br />

bleutés jaillissant d'<strong>un</strong> énor<strong>me</strong> nuage noir. Avant mê<strong>me</strong> de comprendre ce qui se <strong>pas</strong>sait,<br />

l'avocate se transforma en Fangio et mit <strong>un</strong> violent coup de volant à droite, grimpant du<br />

coup sur le trottoir, effrayant les piétons pris de panique (NDLA : au pa<strong>radis</strong>, on roule à<br />

droite ! C'est comma ça, voilà, n'en déplaise aux pays asiatiques et aux habitants du pays des<br />

kangourous !). <strong>Un</strong> réflexe pure<strong>me</strong>nt instinctif qui lui fit éviter la foudre bleutée crachée par le<br />

nuage suiveur. Le jet de lumière électrique <strong>ne</strong> fut <strong>pas</strong> perdu pour tout le monde. L'é<strong>ne</strong>rgie<br />

brûlante, bouillonnante heurta de plein fouet la 206 CC d'Ange Enérateur de Program<strong>me</strong>.


<strong>Un</strong> <strong>ange</strong> <strong>ne</strong> <strong>vaut</strong> <strong>pas</strong> <strong>un</strong> <strong>radis</strong><br />

Elle vola en gouttelettes (C'est <strong>un</strong> nuage !) et fut vaporisée. La violence de l'attaque <strong>ne</strong> laissa<br />

<strong>pas</strong> l'ombre d'u<strong>ne</strong> chance au conducteur dont les plu<strong>me</strong>s furent arrachées et éparpillées sur<br />

plusieurs centai<strong>ne</strong>s de mètres.<br />

- Nom d'<strong>un</strong> chien ! S'exclama Ja<strong>ne</strong>.<br />

- Qu'est-ce que c'était ? Hurla Innocent, terrorisé.<br />

- <strong>Un</strong> coup de foudre, com<strong>me</strong>nta Timothy, qui s'y connaissait fort bien en coup de foudre. Et<br />

de forte puissance.<br />

- Tous les véhicules sont armés au pa<strong>radis</strong> ? Lança l'avocate.<br />

- Auc<strong>un</strong>, à ma connaissance, répondit <strong>Eric</strong>. C'est u<strong>ne</strong> embuscade ! Appuyez sur le<br />

champignon, il faut leur échapper !<br />

- Leur échapper, leur échapper… marmonna Ja<strong>ne</strong>. Il en a de bon<strong>ne</strong>s ! Ils sont armés, <strong>pas</strong><br />

nous !<br />

La poursuite ch<strong>ange</strong>a de camp. Les chasseurs devinrent les chassés et ce fut le match tant<br />

attendu entre les deux plus prestigieux constructeurs de nuages de transport du pa<strong>radis</strong>, à<br />

savoir : le nuage Lolo Ferrari, à moteur atmosphérique de forte cylindrée, estampillé d'u<strong>ne</strong><br />

pouliche très cambrée contre la production de sainte Mercedes, frappée de l'étoile argentée,<br />

dotée d'<strong>un</strong> compresseur apte à ridiculiser le fabricant de nuages populaires, saint Renault, à<br />

l'emblè<strong>me</strong> de l'os et de l'<strong>ange</strong> (los<strong>ange</strong> !).<br />

Avant de défoncer u<strong>ne</strong> plate â<strong>me</strong> (plata<strong>ne</strong> !), la conductrice quitta le trottoir et reprit la voie<br />

normale, maltraitant violem<strong>me</strong>nt l'accélérateur du nuage. Elle zigzaguait entre les véhicules<br />

vaporeux, échappant du mieux qu'elle le pouvait aux coups de boutoir bleutés et<br />

ininterrompus de l'agresseur. Visible<strong>me</strong>nt, le fait d'écharper des innocents au <strong>pas</strong>sage <strong>ne</strong><br />

tracassait guère les occupants du nuage noir. Ils mitraillaient à tout va, fer<strong>me</strong><strong>me</strong>nt décidés à<br />

en finir avec leurs cibles.<br />

Ja<strong>ne</strong> se révélait u<strong>ne</strong> conductrice hors pair, donnant des coups de volant précis, anticipant les<br />

réactions de l'en<strong>ne</strong>mi, contrôlant les glissades légiti<strong>me</strong>s du nuage chargé d'humidité, volant<br />

entre les autres usagers de la route du pa<strong>radis</strong>. Les autres conducteurs de nuages, voguant à<br />

des trains de sénateur, lui envoyaient des coups de cor<strong>ne</strong> de bru<strong>me</strong> (De la bru<strong>me</strong>, dans <strong>un</strong><br />

nuage, c'est normal) et lui lançaient des multitudes de quolibets, du genre "emplumée !" ou<br />

"achète-toi <strong>un</strong> trotti-nuage !".Mais rouler à fond la caisse n'était <strong>pas</strong> u<strong>ne</strong> solution envisageable<br />

pour le long ter<strong>me</strong>. Au cœur de l'action, tandis qu'<strong>un</strong> nouveau trait bleu ratant sa cible venait<br />

d'envoyer <strong>un</strong> com<strong>me</strong>rce au pa<strong>radis</strong> (mais il y était déjà !), l'avocate hurla :<br />

- Si l'<strong>un</strong> de vous a u<strong>ne</strong> suggestion à faire, elle est la bienvenue !<br />

Il s'écoula encore quelques secondes avant que saint <strong>Eric</strong> <strong>ne</strong> s'écrie :<br />

- Tour<strong>ne</strong>z à droite à la prochai<strong>ne</strong> intersection !<br />

Elle vira à tribord brutale<strong>me</strong>nt, évitant de peu <strong>un</strong> nuage de transport en comm<strong>un</strong>, <strong>un</strong><br />

cumulonimbus ou <strong>un</strong> cumulus, à moins que ce <strong>ne</strong> soit <strong>un</strong> bus.<br />

81


82<br />

<strong>Un</strong> <strong>ange</strong> <strong>ne</strong> <strong>vaut</strong> <strong>pas</strong> <strong>un</strong> <strong>radis</strong><br />

- Où va-t-on ?<br />

- Nous allons nous réfugier au quartier général de la sécurité pa<strong>radis</strong>iaque ! C'est à quelques<br />

pâtés de maisons d'ici. Espérons qu'ils n'oseront <strong>pas</strong> nous poursuivre là-bas !<br />

La jeu<strong>ne</strong> fem<strong>me</strong> l'espérait de tout son cœur. Elle se concentra davantage sur la conduite et<br />

l'évite<strong>me</strong>nt, ignorant volontaire<strong>me</strong>nt l'air crispé de ses compagnons de voyages, tétanisés,<br />

terrorisés, abasourdis, ébahis (NDLA : stop ! Tout le monde a compris qu'ils n'ont <strong>pas</strong><br />

l'habitude d'assister à de telles exactions au pa<strong>radis</strong>). L'im<strong>me</strong>nse enceinte du QG, haut lieu de<br />

l'entraî<strong>ne</strong><strong>me</strong>nt des <strong>ange</strong>s chargés d'assurer la protection de l'Eden, apparut en lig<strong>ne</strong> de mire,<br />

au bout d'u<strong>ne</strong> longue lig<strong>ne</strong> droite. Les poursuivants avaient toutes leurs chances de les<br />

dégom<strong>me</strong>r dans u<strong>ne</strong> artère aussi rectilig<strong>ne</strong>. Cependant, Ja<strong>ne</strong> mit en branle tous les chevaux<br />

vapeur du nuage et fit u<strong>ne</strong> pointe à exploser <strong>un</strong> radar. Malgré leur puissance, les tueurs<br />

embusqués perdaient du terrain. De plus, leurs tirs répétés avaient vidé l'é<strong>ne</strong>rgie de leur<br />

engin. Ils <strong>ne</strong> disposaient plus du potentiel pour accomplir leur sombre dessein. Ce fut assez<br />

pour que Ja<strong>ne</strong> les distance et vire de bord en déboulant com<strong>me</strong> u<strong>ne</strong> cinglée dans la cour<br />

intérieure du caser<strong>ne</strong><strong>me</strong>nt, dans <strong>un</strong> nuage de gouttelettes, <strong>pas</strong>sant à deux doigts d'exploser la<br />

guérite du planton de service.<br />

Sans attendre u<strong>ne</strong> hypothétique entrée des poursuivants, décidés à achever leur sale boulot,<br />

les quatre occupants du nuage Lolo Ferrari se jetèrent dans le premier bâti<strong>me</strong>nt à leur portée.<br />

Ils étaient sauvés. Pour le mo<strong>me</strong>nt…<br />

* *<br />

*<br />

Les fugitifs avaient été reçus par l'<strong>ange</strong> Endar<strong>me</strong> et l'<strong>ange</strong> Enéral, <strong>un</strong> vieux baroudeur ayant<br />

participé à la guerre de sécession et s'étant illustré par son courage et son dévoue<strong>me</strong>nt. Cet<br />

<strong>ange</strong> Enéral, commandant en chef de toutes les forces de sécurité intérieure, n'était <strong>pas</strong> <strong>ange</strong><br />

à se laisser faire et à attendre que les autres décident à sa place. La bravoure n'était <strong>pas</strong> sa<br />

seule qualité ; il ordonna immédiate<strong>me</strong>nt que des patrouilles se lancent à la recherche du<br />

véhicule des agresseurs. Mais sans immatriculation (ce n'était <strong>pas</strong> obligatoire au pa<strong>radis</strong>), les<br />

recherches n'étaient qu'u<strong>ne</strong> formalité inutile. Il affecta quatre <strong>ange</strong>s à la protection<br />

rapprochée du groupe de fugitifs, conscients que leur vie était en d<strong>ange</strong>r. Enfin, il dépêcha<br />

u<strong>ne</strong> <strong>un</strong>ité spéciale d'enquêteurs scientifiques, chargée de récupérer les restes d'Ange<br />

Enérateur de Program<strong>me</strong> et de récolter des indices.<br />

Ja<strong>ne</strong> n'écoutait guère le discours sécuritaire d'Ange Enéral que seul Ange Endar<strong>me</strong> admirait.<br />

Elle s'était tournée vers l'im<strong>me</strong>nse cour intérieure où elle pouvait observer à loisir des <strong>ange</strong>s à<br />

l'entraî<strong>ne</strong><strong>me</strong>nt, crapahutant dans des nuages boueux, volant au <strong>pas</strong> (deux batte<strong>me</strong>nts d'aile à<br />

la seconde, très exacte<strong>me</strong>nt) et braillant de stupides chants militaires. Timothy s'approcha<br />

d'elle mais de<strong>me</strong>ura silencieux, ressentant son besoin de silence et de solitude, après ces<br />

minutes intenses en émotion.<br />

Tout à coup, u<strong>ne</strong> entrée inattendue attira l'attention de Ja<strong>ne</strong>. D'autres troupes venaient de<br />

pénétrer dans l'enceinte d'entraî<strong>ne</strong><strong>me</strong>nt. Des <strong>ange</strong>s foncière<strong>me</strong>nt différents, d'<strong>un</strong> point de vue


<strong>Un</strong> <strong>ange</strong> <strong>ne</strong> <strong>vaut</strong> <strong>pas</strong> <strong>un</strong> <strong>radis</strong><br />

physique. De véritables montag<strong>ne</strong>s de muscles, ressemblant à des culturistes, couverts de<br />

plu<strong>me</strong>s sur tout le torse. Leur chef leur intima l'ordre de stopper et de rester au garde à vous.<br />

Il se porta à la hauteur d'<strong>un</strong> instructeur de l'autre groupe et entama u<strong>ne</strong> discussion avec lui.<br />

Les conciliabules durèrent u<strong>ne</strong> bon<strong>ne</strong> minute, excitant la curiosité de l'avocate. Elle détailla le<br />

groupe des musclés. Auc<strong>un</strong> <strong>me</strong>mbre <strong>ne</strong> bronchait d'<strong>un</strong> millimètre. Ils étaient com<strong>me</strong> des<br />

rocs, immobiles, fiers, les plu<strong>me</strong>s lustrées, impeccables. Ja<strong>ne</strong> était véritable<strong>me</strong>nt<br />

impressionnée et frissonnait, com<strong>me</strong> prise par <strong>un</strong> drôle de senti<strong>me</strong>nt.<br />

- Qui sont-ils ? Demanda-t-elle à Timothy, ayant senti sa présence, sans se tour<strong>ne</strong>r vers lui.<br />

Il se rapprocha jusqu'à la frôler, cherchant à nouer le contact pour mieux la protéger, pour<br />

mieux ressentir ses émotions.<br />

- Ce sont des troupes spéciales. On pourrait les comparer aux bérets verts américains, aux<br />

SAS anglais ou aux légionnaires français. Ils sont entraînés par le commandant Ange Lure, <strong>un</strong><br />

<strong>ange</strong> à la volonté inflexible, à la discipli<strong>ne</strong> de fer. C'est celui qui parle<strong>me</strong>nte. Quant à ses<br />

hom<strong>me</strong>s, on les surnom<strong>me</strong> les "Indiens", à cause de leurs innombrables plu<strong>me</strong>s. Ils for<strong>me</strong>nt<br />

la compagnie Charlie.<br />

- Charlie ? Pourquoi ?<br />

- Les <strong>ange</strong>s de Charlie (NDLA : Charlie's <strong>ange</strong>ls, titre original de la série "Drôles de da<strong>me</strong>s")<br />

- Ah… fit Ja<strong>ne</strong>.<br />

Puis, elle ajouta :<br />

- J'ai u<strong>ne</strong> étr<strong>ange</strong> sensation…<br />

En contrebas, la situation ch<strong>ange</strong>a du tout au tout. L'instructeur des troupes régulières<br />

désigna u<strong>ne</strong> demi-douzai<strong>ne</strong> de ses <strong>me</strong>illeures recrues et les fit avancer sur <strong>un</strong> "Indien" sorti<br />

spontané<strong>me</strong>nt du rang. Les jeu<strong>ne</strong>s recrues se jetèrent sur l'Indien, histoire de lui voler dans<br />

les plu<strong>me</strong>s ou de lui plonger les plu<strong>me</strong>s dans l'encrier, jusqu'à ce qu'il crie grâce. L'<strong>ange</strong> <strong>ne</strong> fit<br />

<strong>pas</strong> dans le détail et leur tailla des croupières en deux temps, trois mouve<strong>me</strong>nts. Malgré<br />

l'insonorisation relative du bâti<strong>me</strong>nt les abritant, Ja<strong>ne</strong> et Timothy perçurent <strong>ne</strong>tte<strong>me</strong>nt les<br />

craque<strong>me</strong>nts d'os. L'Indien cabossa leurs ailes avec <strong>un</strong> rare délice et <strong>un</strong> entrain manifeste,<br />

jusqu'à ce qu'ils lâchent prise. <strong>Un</strong>e fois son ménage accompli, il rentra immédiate<strong>me</strong>nt dans le<br />

rang, sans manifester la moindre douleur, sans é<strong>me</strong>ttre la moindre grimace.<br />

A ce mo<strong>me</strong>nt, Ange Lure tourna la tête dans la direction des réfugiés et afficha <strong>un</strong> air à la fois<br />

surpris, contrarié et terrifiant. Il aboya des ordres et dispersa ses hom<strong>me</strong>s. Puis, il quitta<br />

précipitam<strong>me</strong>nt la cour.<br />

- Seig<strong>ne</strong>ur ! Frissonna Ja<strong>ne</strong> de plus belle.<br />

- Ils sont impressionnants, n'est-ce <strong>pas</strong> ? Com<strong>me</strong>nta Timothy.<br />

La scè<strong>ne</strong> se répéta à l'infini dans l'esprit de l'avocate. Ces <strong>ange</strong>s étaient avant tout des êtres<br />

pétris de qualité, de bonté, voire d'humanité, dans le sens noble du ter<strong>me</strong>. Com<strong>me</strong>nt<br />

83


84<br />

<strong>Un</strong> <strong>ange</strong> <strong>ne</strong> <strong>vaut</strong> <strong>pas</strong> <strong>un</strong> <strong>radis</strong><br />

pouvaient-ils agir aussi froide<strong>me</strong>nt, sans pitié pour l'adversaire, sans rester "sport" ?<br />

Com<strong>me</strong>nt ?<br />

- Timothy… Ils <strong>ne</strong> sont <strong>pas</strong> humains…<br />

- Bien sûr puisque ce sont des <strong>ange</strong>s, com<strong>me</strong>nta le saint en souriant.<br />

- Non… <strong>Je</strong> veux dire : ils sont com<strong>me</strong> des machi<strong>ne</strong>s, dénués de senti<strong>me</strong>nts… J'ai… <strong>un</strong><br />

terrible pressenti<strong>me</strong>nt. Appelle tous les saints et Dieu, aussi. <strong>Je</strong>… <strong>Je</strong> suis sûre que ces troupes<br />

spéciales, ces Indiens, n'ont <strong>pas</strong> <strong>un</strong> comporte<strong>me</strong>nt normal.<br />

- Tu sais, u<strong>ne</strong> possible attaque de Satan justifie la protection du pa<strong>radis</strong> par de telles recrues,<br />

répliqua le garde du corps.<br />

- Timothy… Tu es <strong>un</strong> adorable et prévenant compagnon mais tu ferais <strong>un</strong> bien piètre avocat.<br />

Quel intérêt aurait Satan à attaquer le pa<strong>radis</strong> ? Hein ? Pour récolter des â<strong>me</strong>s de plus en plus<br />

rares alors que l'enfer déborde de déf<strong>un</strong>ts remplis de péchés ? Pour occuper <strong>un</strong> lieu balayé<br />

par le froid, à mille lieues de sa chaleur infernale préférée ? Auc<strong>un</strong> intérêt ! Le complot vient<br />

de l'intérieur, j'en suis sûre ! L'embuscade bien préparée signifie deux choses : <strong>un</strong>, notre cas a<br />

été étudié en détail parce que nous progressons sur la voie de la vérité et deux, des moyens<br />

adéquats ont été mis en œuvre. Il n'y a <strong>pas</strong> d'ar<strong>me</strong>s, au pa<strong>radis</strong>. Normale<strong>me</strong>nt… Cependant,<br />

nous avons été canardés par u<strong>ne</strong> ar<strong>me</strong> bien réelle. Qui d'autre que les <strong>ange</strong>s militaires<br />

pourraient créer u<strong>ne</strong> ar<strong>me</strong> ? Qui ? Timothy, nous tenons le mobile : destituer Dieu pour<br />

introduire des â<strong>me</strong>s défectueuses en masse au pa<strong>radis</strong>, relancer l'économie et générer des<br />

profits. Nous <strong>ne</strong> tenons <strong>pas</strong> les coupables, nominative<strong>me</strong>nt, mais nous connaissons leur<br />

profil : les com<strong>me</strong>rçants qui perdent le plus de pouvoir. Quant à leurs moyens, puisqu'il s'agit<br />

de com<strong>me</strong>rçants, ils sont forcé<strong>me</strong>nt militaires ou paramilitaires. Nous les avons en face de<br />

nous, j'en suis persuadée. Il faut prévenir Dieu d'u<strong>ne</strong> possible attaque, d'<strong>un</strong> éventuel<br />

soulève<strong>me</strong>nt. Notre action risque de précipiter les évé<strong>ne</strong><strong>me</strong>nts.<br />

- D'accord… Messieurs ! Fit Timothy en direction des <strong>me</strong>mbres présents dans la pièce. Votre<br />

attention, s'il vous plaît !<br />

Ange Enéral et son second se tournèrent vers le saint en charge de la protection rapprochée<br />

de mademoiselle April. Saint Innocent, <strong>ne</strong> sachant plus à quel saint se vouer, en fit autant.<br />

<strong>Eric</strong> écouta religieuse<strong>me</strong>nt les paroles de Timothy qui leur exposa les craintes de l'enquêtrice,<br />

davantage fondées sur des présomptions, des faisceaux d'indices plutôt que sur des preuves<br />

tangibles. Il proposa à <strong>Eric</strong> d'effectuer u<strong>ne</strong> sortie discrète et de rendre compte de la situation<br />

à Dieu. Dieu aviserait alors de la marche à suivre mais en attendant, ils de<strong>me</strong>ureraient tous<br />

consignés à la caser<strong>ne</strong> qui, malgré les apparences et la proximité des "Indiens", incarnait le<br />

lieu où ils seraient le plus en sécurité. Ja<strong>ne</strong> de<strong>me</strong>urait persuadée de la loyauté d'Ange Enéral,<br />

d'Ange Endar<strong>me</strong> et d'u<strong>ne</strong> grande partie des <strong>ange</strong>s de la sécurité intérieure.<br />

Mais les heures à venir seraient cruciales…<br />

* *<br />

*<br />

En prenant connaissance de la situation, très risquée, Dieu avait senti que l'avocate était dans<br />

le vrai. C'est alors qu'il avait eu la brillante idée d'appeler son ami Allah à la rescousse. Il se


<strong>Un</strong> <strong>ange</strong> <strong>ne</strong> <strong>vaut</strong> <strong>pas</strong> <strong>un</strong> <strong>radis</strong><br />

concentra quelque peu et fit apparaître le royau<strong>me</strong> d'Allah dans les fi<strong>ne</strong>s gouttelettes en<br />

suspension d'<strong>un</strong> nuage miroir. Le grand patron des musulmans disposait d'<strong>un</strong> palais à<br />

l'architecture dig<strong>ne</strong> de Babylo<strong>ne</strong> et d'<strong>un</strong> territoire couvert d'habitations au style arabisant,<br />

riches en stucs, en mosaïques et dotées de hammam individuel parfumé à l'eucalyptus. A<br />

chaque coin de rue, des <strong>ange</strong>s tenaient de petites échoppes garnies de pâtisseries succulentes<br />

que le client pouvait accompag<strong>ne</strong>r de café turc ou de thé à la <strong>me</strong>nthe sirupeux à souhait<br />

(NDLA : ça c'est du pa<strong>radis</strong> !). Ange Elati<strong>ne</strong> et Ange Elique, les fabuleux chefs pâtissiers,<br />

concoctaient des douceurs qu'ils délivraient dans toutes les bon<strong>ne</strong>s boutiques tandis que<br />

l'Harissa, le prophète bien aimé, cuisinait de succulents couscous et de divi<strong>ne</strong>s tagi<strong>ne</strong>s qui<br />

ravissaient les palais bien plus que les pizzas aux flocons de <strong>ne</strong>ige du pa<strong>radis</strong>.<br />

Bref, le royau<strong>me</strong> d'Allah, véritable oasis pa<strong>radis</strong>iaque n'avait <strong>pas</strong> à rougir face au très<br />

rafraîchissant pa<strong>radis</strong> de Dieu, bien au contraire. Ce dernier vit apparaître son confrère sur<br />

l'écran improvisé :<br />

- Salut Al ! Com<strong>me</strong>nça Dieu, sur <strong>un</strong> ton volontiers frater<strong>ne</strong>l.<br />

- Didi ! Mon frère ! Salamalékoum !<br />

- Malékoum salam.<br />

- Tu vas bien ? Les enfants, la famille, tout va com<strong>me</strong> tu veux ?<br />

- La famille, ça va. Mais j'ai des soucis.<br />

- Ah bon ? Toi aussi ?<br />

- Com<strong>me</strong>nt ça, moi aussi ? Tu as des problè<strong>me</strong>s ?<br />

- Eh oui ! Hier, on a retrouvé <strong>un</strong> <strong>ange</strong> déplumé et mort ! Tu te rencontres ? Si jamais je<br />

chope celui qui a fait ça, purée de ma mère, je l'envoie à La Mecque à genoux !<br />

- Nom de moi-mê<strong>me</strong> ! Toi aussi ! Ici, nous avons perdu deux <strong>ange</strong>s et saint Marc.<br />

- Quoi ? Mais c'est <strong>un</strong> vrai complot ! S'exclama Allah. Deux <strong>ange</strong>s et saint Marc ! C'est<br />

incroyable. Qu'est-ce que cela cache ?<br />

- <strong>Un</strong> complot, Al, <strong>un</strong> complot ! Nous nous attendons à u<strong>ne</strong> attaque surprise.<br />

- Satan ?<br />

- Non, u<strong>ne</strong> attaque intérieure. Des traîtres ! <strong>Je</strong> venais te demander de l'aide, des <strong>ange</strong>s<br />

berbères mais finale<strong>me</strong>nt, c'est <strong>un</strong> conseil que je te don<strong>ne</strong> : méfie-toi ! L'<strong>ange</strong> déplumé en<br />

cache peut-être d'autres et pour les mê<strong>me</strong>s raisons que nous. Com<strong>me</strong>nt vont les affaires, chez<br />

toi ? La clientèle ?<br />

- Eh la clientèle, ça va, ça vient ! Pas terrible ! Les marchands de tapis de prière disparaissent<br />

peu à peu.<br />

- Alors, toi aussi… Les mê<strong>me</strong>s raisons, les mê<strong>me</strong>s traîtres, les mê<strong>me</strong>s actions traîtresses.<br />

Prépare-toi au pire, Al !<br />

- Bon courage à toi, Didi !<br />

La conversation s'acheva sur ces mots annonçant des maux. Dieu devrait se débrouiller seul<br />

face à <strong>un</strong> d<strong>ange</strong>r dont il ignorait l'importance. Ja<strong>ne</strong> avait eu raison d'insister. <strong>Un</strong>e seule<br />

culpabilité était avérée : celle d'Ange Enérateur de Program<strong>me</strong>. Mais il était bel et bien mort,<br />

anéanti. Il <strong>ne</strong> parlerait <strong>pas</strong>. La guerre… <strong>Un</strong>e nouvelle guerre s'annonçait au pa<strong>radis</strong>. <strong>Un</strong>e<br />

guerre fratricide, com<strong>me</strong> toutes les guerres (NDLA : <strong>ne</strong> som<strong>me</strong>s-nous <strong>pas</strong> tous Terriens ?).<br />

85


86<br />

<strong>Un</strong> <strong>ange</strong> <strong>ne</strong> <strong>vaut</strong> <strong>pas</strong> <strong>un</strong> <strong>radis</strong><br />

* *<br />

*


14<br />

<strong>Un</strong> <strong>ange</strong> <strong>ne</strong> <strong>vaut</strong> <strong>pas</strong> <strong>un</strong> <strong>radis</strong><br />

Ce soir, le Pa<strong>radis</strong>co faisait relâche. En apparence. En fait, la piste était noire de monde et<br />

Ange Eomètre, accompagné d'Ange Karoussi, d'Ange Raccourci, d'Ange Achère et d'Ange<br />

Erance, s'apprêtait à prononcer <strong>un</strong> discours à l'attention de l'assemblée de traîtres, histoire de<br />

galvaniser les troupes avant l'opération "Dér<strong>ange</strong>".<br />

- Mes chers amis ! Le jour approche où nous allons enfin renverser Dieu et instaurer <strong>un</strong><br />

régi<strong>me</strong> où chac<strong>un</strong> profitera large<strong>me</strong>nt des richesses du royau<strong>me</strong>. <strong>Je</strong> vous pro<strong>me</strong>ts que vos<br />

com<strong>me</strong>rces reviendront florissants dans les <strong>me</strong>illeurs délais, que vous ferez fructifier vos<br />

investisse<strong>me</strong>nts et que Satan viendra nous supplier de lui envoyer des clients. Le pa<strong>radis</strong> va<br />

redevenir la destination favorite des morts. Pour cela, au mo<strong>me</strong>nt opport<strong>un</strong>, nous<br />

dévoilerons notre ar<strong>me</strong> fatale en nous arrachant la plu<strong>me</strong> essentielle et en nous la plantant<br />

dans le derrière. Ainsi, nous deviendrons des diablotins bien plus puissants que les faibles<br />

<strong>ange</strong>s que nous som<strong>me</strong>s aujourd'hui. Cela nous don<strong>ne</strong>ra l'avantage décisif pour emporter la<br />

victoire finale !<br />

<strong>Un</strong>e bordée d'applaudisse<strong>me</strong>nts salua les paroles dig<strong>ne</strong>s d'<strong>un</strong> dictateur du <strong>pas</strong>sé, du présent<br />

ou du futur (hélas !). Ange Lure, bâti com<strong>me</strong> <strong>un</strong> colosse, apparut dans les faisceaux des<br />

projecteurs. Il grimpa sur la scè<strong>ne</strong> et prit le micro.<br />

- Mes frères, j'ai u<strong>ne</strong> mauvaise et u<strong>ne</strong> bon<strong>ne</strong> nouvelle à vous annoncer.<br />

Des "Ah" d'intérêt et des "Oh" de déception se mêlèrent et s'élevèrent dans les rangs.<br />

- La mauvaise, c'est que la tentative d'élimination de l'enquêtrice, organisée par les <strong>ange</strong>s<br />

corses, a la<strong>me</strong>ntable<strong>me</strong>nt échoué.<br />

De nouveaux "Oh" et des huées furent adressées aux tenanciers du Pa<strong>radis</strong>co. Com<strong>me</strong>nt<br />

avaient-ils pu manquer leur cible alors qu'ils disposaient d'<strong>un</strong> instru<strong>me</strong>nt de frappe<br />

chirurgicale ? (NDLA : cela <strong>me</strong> rappelle les guerres du Golfe…)<br />

- La bon<strong>ne</strong> nouvelle, c'est que nous savons où se cache l'enquêtrice !<br />

- Ouais ! Qu'on la plu<strong>me</strong> haut et court ! Hurla la foule en liesse.<br />

- Cette idiote s'est réfugiée au quartier général de la sécurité pa<strong>radis</strong>iaque ! Ah ! Ah ! Moi et<br />

<strong>me</strong>s Dem'Anges, alias les Indiens, n'allons en faire qu'u<strong>ne</strong> simple bouchée ! Et quand ? Dès<br />

ce soir ! Il <strong>ne</strong> faut <strong>pas</strong> attendre u<strong>ne</strong> seule seconde de plus ! Com<strong>me</strong>nt ? Com<strong>me</strong> ça !<br />

Joignant le geste à la parole, il s'arracha u<strong>ne</strong> plu<strong>me</strong> précise. Instantané<strong>me</strong>nt, elle devint<br />

écarlate. Il se la planta dans le fion sans sourciller. Seule<strong>me</strong>nt, au lieu de mourir sur-le-champ,<br />

com<strong>me</strong> cela aurait dû survenir avec <strong>un</strong> <strong>ange</strong> au cœur pur et aux intentions généreuses, il<br />

poussa <strong>un</strong> long hurle<strong>me</strong>nt de bête, déchirant l'assemblée, se transformant bientôt en <strong>un</strong><br />

beugle<strong>me</strong>nt rauque. Sa taille hors nor<strong>me</strong>s prit quelques centimètres supplé<strong>me</strong>ntaires et ses<br />

87


88<br />

<strong>Un</strong> <strong>ange</strong> <strong>ne</strong> <strong>vaut</strong> <strong>pas</strong> <strong>un</strong> <strong>radis</strong><br />

muscles, gonflés à bloc, <strong>pas</strong>sèrent la surmultipliée. Des cor<strong>ne</strong>s percèrent son crâ<strong>ne</strong>, ses<br />

plu<strong>me</strong>s devinrent rouges sang et u<strong>ne</strong> queue hérissée de plu<strong>me</strong>s coupantes com<strong>me</strong> des la<strong>me</strong>s<br />

de rasoir prolongea sa colon<strong>ne</strong> vertébrale.<br />

Bientôt, les témoins de la scè<strong>ne</strong> emboîtèrent son <strong>pas</strong> et imitèrent son geste. Les <strong>ange</strong>s corses<br />

virent que la situation leur échappait. Tant pis ! Il fallait précipiter le mouve<strong>me</strong>nt et <strong>pas</strong>ser à<br />

l'attaque.<br />

- Mort à l'enquêtrice ! Mort à Thouars ! Mort à Dell ! Mort aux vaches ! Crièrent pêle-mêle les<br />

nouveaux diablotins.<br />

Armés de leurs seuls poings, ils se ruèrent dans la rue où les attendaient les légions d'Ange<br />

Lure, toutes transformées en monstrueuses bêtes immondes, sur l'ordre de leur chef<br />

suprê<strong>me</strong>. A n'en point douter, ces bestioles surdi<strong>me</strong>nsionnées n'avaient plus rien de comm<strong>un</strong><br />

avec des <strong>ange</strong>s. Les Dem'Anges constituaient u<strong>ne</strong> force capable à elle seule, de renverser tout<br />

gouver<strong>ne</strong><strong>me</strong>nt. Celui de Dieu mais aussi celui des com<strong>me</strong>rçants…<br />

* *<br />

*<br />

La nuit boréale drapait le quartier général de ses volutes bleutées et verdâtres. Le silence<br />

rassurant n'augurait pourtant rien de bon. Les bâti<strong>me</strong>nts cernant la cour intérieure avaient été<br />

transformés en camps retranchés, barricadés, protégés. Si les traîtres faisaient irruption, ils<br />

devraient fatale<strong>me</strong>nt s'introduire par la cour. De plus, sainte Lucie, patron<strong>ne</strong> de la lumière,<br />

dardait ses lumi<strong>ne</strong>ux photons droit vers l'<strong>un</strong>ique point de <strong>pas</strong>sage. L'ensemble des saints et<br />

des <strong>ange</strong>s que comptait le royau<strong>me</strong> de Dieu s'était massé dans les nuages du quartier général.<br />

Mais l'ar<strong>me</strong><strong>me</strong>nt brillait par son absence. Cependant, Dieu espérait que le nombre des<br />

troupes du Bien ferait la différence.<br />

Le temps <strong>pas</strong>sait lente<strong>me</strong>nt, rendant chaque minute plus angoissante que la précédente. <strong>Un</strong><br />

vent frais sifflait légère<strong>me</strong>nt en traversant les toitures faites d'ennuis (NDLA : sur Terre, on<br />

appelle cela des tuiles) ; ce n'était que l'<strong>un</strong>ique bruit rompant le silence imposé par l'<strong>ange</strong><br />

Enéral, prêt à don<strong>ne</strong>r l'ordre d'assaut. Ja<strong>ne</strong>, réfugiée auprès de Timothy, se sentait bizarre.<br />

Etait-ce la proximité du saint qu'elle avait jadis aimé qui la rendait toute chose ou était-ce <strong>un</strong><br />

autre phénomè<strong>ne</strong> ?<br />

- Le temps… murmura-t-elle.<br />

- Quoi ? Fit Timothy.<br />

- <strong>Je</strong> <strong>me</strong> sens com<strong>me</strong>… Seig<strong>ne</strong>ur ! Cela va faire sept jours ! S'exclama-t-elle.<br />

- Chut ! Fit l'<strong>ange</strong> Enéral. Ecoutez !<br />

<strong>Un</strong>e cla<strong>me</strong>ur s'éleva au loin. L'en<strong>ne</strong>mi ! Bientôt, la cla<strong>me</strong>ur se transforma en u<strong>ne</strong> mêlée de<br />

cris, de grog<strong>ne</strong><strong>me</strong>nts, de beugle<strong>me</strong>nts tous plus ignobles et bestiaux les <strong>un</strong>s que les autres. La<br />

grille d'accès au quartier général fut assaillie par u<strong>ne</strong> horde des diables assoiffés de sang et de<br />

guerre, désireux d'en finir avec Dieu et ses saints auxquels ils <strong>ne</strong> voulaient plus se vouer.


<strong>Un</strong> <strong>ange</strong> <strong>ne</strong> <strong>vaut</strong> <strong>pas</strong> <strong>un</strong> <strong>radis</strong><br />

Non loin de l'avocate, saint Thomas psalmodiait :<br />

- <strong>Je</strong> n'en crois <strong>pas</strong> <strong>me</strong>s yeux ! <strong>Je</strong> <strong>ne</strong> peux <strong>pas</strong> croire ce que je vois !<br />

Les grilles résistèrent à l'assaut des <strong>ange</strong>s rebelles transformés en diablotins mais lorsque les<br />

Dem'Anges, ces êtres aux di<strong>me</strong>nsions hors nor<strong>me</strong>s, s'en mêlèrent, ce fut u<strong>ne</strong> autre histoire.<br />

Ils culbutèrent les grilles com<strong>me</strong> s'il <strong>ne</strong> s'agissait que de fragiles stalactites suspendues entre<br />

ciel et terre. Les hurle<strong>me</strong>nts de joie et de rage redoublèrent d'intensité au fur et à <strong>me</strong>sure que<br />

les mutins s'engageaient dans l'enceinte.<br />

- A l'attaque ! Cria Ange Enéral, décidé à prendre l'en<strong>ne</strong>mi par surprise.<br />

<strong>Un</strong>e vague d'<strong>ange</strong>s déferla des quatre coins de la cour intérieure, encerclant les Dem'Anges et<br />

leurs acolytes. Ils se jetèrent dans la bataille avec courage, sûr de la victoire grâce à <strong>un</strong><br />

surnombre manifeste. L'issue de la bataille <strong>ne</strong> sembla <strong>pas</strong> faire l'ombre d'<strong>un</strong> doute ; la tactique<br />

de l'Ange Enéral fonctionnait, les démons <strong>ne</strong> sachant où don<strong>ne</strong>r de la tête. C'était sans<br />

compter sur les spécificités des Dem’Anges. Fouettant de leurs queues bardées de plu<strong>me</strong>s<br />

tranchantes, ils ouvrirent u<strong>ne</strong> sérieuse brèche dans les rangs des Alliés du pa<strong>radis</strong>. Les autres<br />

<strong>ange</strong>s transformés en diablotins <strong>ne</strong> disposaient <strong>pas</strong> de cette ar<strong>me</strong>. Leur queue était fourchue,<br />

simple<strong>me</strong>nt, et nécessitait u<strong>ne</strong> parfaite maîtrise pour embrocher les <strong>ange</strong>s. Et encore ! Cela<br />

n'aboutissait <strong>pas</strong> à la mort des <strong>ange</strong>s : il fallait ensuite profiter de cet avantage pour leur<br />

arracher u<strong>ne</strong> plu<strong>me</strong> précise et leur planter dans le derrière pour les voir disparaître dans le<br />

néant.<br />

Juste<strong>me</strong>nt… Se servant des Dem’Anges com<strong>me</strong> fer de lance, les diablotins s'engouffrèrent<br />

dans la brèche et se regroupèrent dans <strong>un</strong> angle du quartier général. La situation aurait pu<br />

paraître désespérée pour l'en<strong>ne</strong>mi mais non, au contraire ! Désormais, ils n'avaient qu'<strong>un</strong><br />

front à combattre. De plus, ils pouvaient se replier dans le bâti<strong>me</strong>nt leur tournant le dos. Et<br />

ce bâti<strong>me</strong>nt n'était <strong>pas</strong> n'importe lequel : c'était celui où Ja<strong>ne</strong> et les saints s'étaient réfugiés.<br />

Les Dem’Anges enfoncèrent la lig<strong>ne</strong> d'<strong>ange</strong>s, fouettant avec u<strong>ne</strong> précision diabolique,<br />

assommant les <strong>ange</strong>s défenseurs, les troupes régulières de l'Ange Enéral avec u<strong>ne</strong> facilité<br />

déconcertante. Derrière, les diablotins se jetaient sur les blessés et les achevaient en les<br />

déplumant avec u<strong>ne</strong> rage consommée. Les premières plu<strong>me</strong>s rouges jaillirent et atterrirent<br />

dans les trous de balle, provoquant l'anéantisse<strong>me</strong>nt des premières victi<strong>me</strong>s. Bientôt, la<br />

confusion la plus totale régna car les plu<strong>me</strong>s volèrent par milliers, troublant le champ de<br />

vision et le champ de bataille.<br />

Des cla<strong>me</strong>urs s'élevèrent dans les escaliers <strong>me</strong>nant aux étages supérieurs. Forts de leur<br />

tactique, les rebelles se scindaient en deux groupes, l'<strong>un</strong> résistant aux forces armées, l'autre<br />

chargé de s'en prendre à l'exécutif, c'est à dire à Dieu et à ses saints.<br />

Ange Lure apparut au bout de la salle, méconnaissable, satanique. Il balaya d'<strong>un</strong> coup de<br />

queue et d'<strong>un</strong> coup de poing assassin deux <strong>ange</strong>s qui lui barraient la route, en guise d'apéritif.<br />

- A nous deux ! Hurla-t-il à l'attention du Seig<strong>ne</strong>ur.<br />

89


90<br />

<strong>Un</strong> <strong>ange</strong> <strong>ne</strong> <strong>vaut</strong> <strong>pas</strong> <strong>un</strong> <strong>radis</strong><br />

<strong>Un</strong>e nuée d'<strong>ange</strong>s s'abattit sur le traître et les siens. Ils volèrent dans tous les sens mais<br />

repartirent aussitôt au combat. Les saints présents se servirent de leurs auréoles pour<br />

décapiter les diablotins en les lançant à la manière de boo<strong>me</strong>rang.<br />

- Reste près de moi ! Conseilla Timothy à la jeu<strong>ne</strong> fem<strong>me</strong>.<br />

Rien <strong>ne</strong> semblait pouvoir empêcher le carnage entrepris par Ange Lure. Son terrible<br />

pressenti<strong>me</strong>nt, en voyant les "Indiens" et leur chef, cet après-midi, dans la cour, s'était avéré<br />

justifié. Il était le véritable <strong>me</strong><strong>ne</strong>ur. Elle <strong>ne</strong> connaissait <strong>pas</strong> les autres mais nul doute qu'il<br />

s'agissait de com<strong>me</strong>rçants, com<strong>me</strong> elle l'avait supposé. Les <strong>ange</strong>s protecteurs tombaient<br />

com<strong>me</strong> des mouches et <strong>ange</strong> Ugulaire, le transfuseur de plu<strong>me</strong>s, avait fort à faire pour<br />

soig<strong>ne</strong>r les blessés, aidé par Ange Eriatrie, le spécialiste des â<strong>me</strong>s vieillissantes et Ange<br />

Enérique, le pharmacien, promu brancardier et infirmier pour la circonstance.<br />

Au plus fort de la lutte, l'avocate ressentit <strong>un</strong> déchire<strong>me</strong>nt au niveau du cœur et de la tête.<br />

Elle crut avoir été blessée par <strong>un</strong> projectile mais il n'en était rien. Elle sentit qu'il était trop<br />

tard pour elle. <strong>Un</strong> puits de lumière s'ouvrit vers la Terre et elle aperçut son corps i<strong>ne</strong>rte, au<br />

loin, sans vie. Le délai était écoulé.<br />

- C'est fini… constata-t-elle amère<strong>me</strong>nt.<br />

Elle <strong>ne</strong> pourrait plus rentrer chez elle. Terminée la vie terrestre, les plaidoiries, les parties de<br />

jambes en l'air, la bon<strong>ne</strong> chère, l'amuse<strong>me</strong>nt. Au lieu de s'éclater avec quelques amis, elle était<br />

en train de vivre ses dernières minutes au pa<strong>radis</strong>.<br />

C'est alors que Dieu réussit à accomplir <strong>un</strong> geste d'u<strong>ne</strong> importance significative. Il souffla<br />

avec puissance sur <strong>un</strong> Dem’Ange qui se figea instantané<strong>me</strong>nt. Le souffle de Dieu. Le vent<br />

glacial contre la chaleur de l'enfer. Malheureuse<strong>me</strong>nt, s'il souhaitait se servir de son divin vent<br />

contre l'en<strong>ne</strong>mi, il fallait qu'il soit seul face à lui, sans ses <strong>ange</strong>s et ses saints dans l'angle de tir.<br />

Il <strong>ne</strong> pouvait tout de mê<strong>me</strong> <strong>pas</strong> attendre que ses troupes soient intégrale<strong>me</strong>nt décimées !<br />

La scè<strong>ne</strong> n'avait <strong>pas</strong> échappé à l'œil de lynx de Ja<strong>ne</strong>, malgré son désespoir de <strong>ne</strong> plus jamais<br />

regag<strong>ne</strong>r sa chère ville de New-York.<br />

"Le froid les paralyse ! Si jamais nous pouvions trouver <strong>un</strong> moyen de générer du froid !"<br />

Songea-t-elle en silence. "Du froid… Du froid… Mais com<strong>me</strong>nt ?"<br />

- Timothy ! Hurla-t-elle dans la tour<strong>me</strong>nte. Qui est le saint patron du froid ?<br />

- Il n'y en a <strong>pas</strong>.<br />

- Ah bon ?<br />

- Non. Les saints sont patron d'<strong>un</strong> métier ! C'est la règle.<br />

- Alors, qui est le saint patron des glaciers ?<br />

- Saint Gervais. Pourquoi ?<br />

Elle <strong>ne</strong> prit <strong>pas</strong> le temps de répondre. Elle se concentra. Pourvu que le centre des<br />

comm<strong>un</strong>ications télépathiques n'ait <strong>pas</strong> été attaqué par les forces du Mal ! Elle inspira


<strong>Un</strong> <strong>ange</strong> <strong>ne</strong> <strong>vaut</strong> <strong>pas</strong> <strong>un</strong> <strong>radis</strong><br />

profondé<strong>me</strong>nt et entra en contact avec saint Gervais, après qu'<strong>un</strong> employé du centre l'ait<br />

mise en relation avec le spécialiste des cô<strong>ne</strong>s, des petits pots et autres crè<strong>me</strong>s glacées.<br />

"Saint Gervais ?"<br />

"Oui."<br />

"<strong>Je</strong> suis Ja<strong>ne</strong> April, l'enquêtrice. Dieu, quels saints, de nombreux <strong>ange</strong>s et moi-mê<strong>me</strong> som<strong>me</strong>s<br />

actuelle<strong>me</strong>nt assiégés par des démons au quartier général de la sécurité. Ils nous massacrent,<br />

ils nous étrillent. Ils veulent renverser Dieu et tous les saints. La situation est critique. Ve<strong>ne</strong>z<br />

à notre secours !"<br />

"Mon Dieu ! <strong>Un</strong>e attaque ! Com<strong>me</strong>nt puis-je vous aider ?"<br />

"Les démons craig<strong>ne</strong>nt le froid."<br />

"Oh ! <strong>Je</strong> vois ! <strong>Je</strong> convoque immédiate<strong>me</strong>nt Ange Lent, le spécialiste des congélateurs et<br />

Ange Ercé, mon fidèle adjoint. Nous allons rassembler des forces et du matériel. Te<strong>ne</strong>z bon,<br />

nous arrivons à la rescousse !"<br />

La conversation s'acheva aussitôt. A présent, il fallait tenir coûte que coûte en attendant que<br />

saint Gervais ouvre <strong>un</strong> second front salvateur. Les monstres se rapprochaient, malgré le<br />

barrage réalisé par les troupes d'Ange Enéral, bien plus nombreuses que les Dem’Anges.<br />

Mais ces monstres paraissaient indestructibles, à u<strong>ne</strong> exception près. Les <strong>ange</strong>s tombaient<br />

com<strong>me</strong> des mouches, massacrés, déplumés par des en<strong>ne</strong>mis plus enragés que jamais, plus<br />

motivés que tout. Dieu, profitant d'<strong>un</strong> dégage<strong>me</strong>nt dans son champ de vision, en profita<br />

pour figer <strong>un</strong> nouvel en<strong>ne</strong>mi. Il cherchait à paralyser Ange Lure, le chef, espérant que la<br />

chute de ce dernier agirait sur le moral des troupes. Mais ce traître se tenait sur ses gardes et<br />

s'arr<strong>ange</strong>ait pour combattre <strong>un</strong>ique<strong>me</strong>nt des <strong>ange</strong>s trop faibles pour lui résister. Il évitait<br />

égale<strong>me</strong>nt consciencieuse<strong>me</strong>nt les saints dont les auréoles, correcte<strong>me</strong>nt lancées, découpaient<br />

les queues mortelles des Dem’Anges. Malheureuse<strong>me</strong>nt, la précision de leur lancer <strong>ne</strong> leur<br />

était d'auc<strong>un</strong> secours : cinq minutes au maximum après avoir perdu leur appendice, ce dernier<br />

repoussait, plus coriace et plus acéré qu'auparavant.<br />

Timothy couvrit Ja<strong>ne</strong> de son corps afin d'être certain qu'auc<strong>un</strong> projectile <strong>ne</strong> l'atteindrait.<br />

Dans cette posture, elle se sentait plus que protégée. Mieux, elle se croyait dans <strong>un</strong> cocon<br />

protecteur, invulnérable mais aussi confortable, chaleureux, tendre. Le contact l'électrisait.<br />

- <strong>Je</strong> don<strong>ne</strong>rai ma vie pour te protéger, Ja<strong>ne</strong> ! Lui murmura-t-il au creux de l'oreille.<br />

Elle plongea son regard dans le sien et comprit que les senti<strong>me</strong>nts qu'il nourrissait pour elle<br />

<strong>ne</strong> l'avaient jamais quitté, malgré l'abandon, malgré la trahison. Com<strong>me</strong>nt Timothy pouvait-il<br />

être aussi bon ? Com<strong>me</strong>nt ? Ses yeux s'embuèrent insidieuse<strong>me</strong>nt, sans pouvoir contrôler ses<br />

propres senti<strong>me</strong>nts, pour la première fois depuis des années. Il touchait son cœur. Le pa<strong>radis</strong><br />

ouvrait son cœur. Elle se détesta soudai<strong>ne</strong><strong>me</strong>nt, haïssant ce qu'elle avait été, baissant<br />

honteuse<strong>me</strong>nt les yeux. Timothy releva son visage en glissant sa main sous son <strong>me</strong>nton et en<br />

lui servant <strong>un</strong> sourire désarmant. Il essuya ses lar<strong>me</strong>s.<br />

- Timothy… <strong>Je</strong>…<br />

91


92<br />

<strong>Un</strong> <strong>ange</strong> <strong>ne</strong> <strong>vaut</strong> <strong>pas</strong> <strong>un</strong> <strong>radis</strong><br />

La fin de sa phrase <strong>ne</strong> vint jamais. <strong>Un</strong> hurle<strong>me</strong>nt inhumain déchira la cour intérieure. Ja<strong>ne</strong> et<br />

Timothy se redressèrent et découvrirent, en contrebas, saint Gervais et ses comparses,<br />

enfonçant les lig<strong>ne</strong>s en<strong>ne</strong>mies à l'aide de pains de glace, de bombes glacées, de boules<br />

parfumées. <strong>Un</strong> Dem’Ange avait <strong>un</strong> genou à terre, la poitri<strong>ne</strong> farcie de cô<strong>ne</strong>s glacés ! La<br />

cavalerie arrivait enfin à la rescousse !<br />

* *<br />

*


15<br />

<strong>Un</strong> <strong>ange</strong> <strong>ne</strong> <strong>vaut</strong> <strong>pas</strong> <strong>un</strong> <strong>radis</strong><br />

La bataille avait tourné court grâce à l’intervention de saint Gervais. Les Dem’Anges avaient<br />

été anéantis et les diablotins avaient été faits prisonniers, pour la plupart d'entre eux. Ange<br />

Lure avait péri dans d'ignobles souffrances infligées par Gervais. Pour le vaincre, il lui avait<br />

servi quelques zestes de sorbet citron, générant des grimaces de terreur, il lui avait envoyé <strong>un</strong><br />

gros Miko en plei<strong>ne</strong> tronche et l'avait achevé en lui faisant ingérer <strong>un</strong> parfait à l'angélique,<br />

l'ar<strong>me</strong> absolue, le Dem’Ange <strong>ne</strong> supportant plus la perfection (le parfait), ni tout ce qui avait<br />

trait avec son ancien<strong>ne</strong> condition (angélique).<br />

Au petit matin, le bilan de la bataille était effroyable. La victoire, s'il s'agissait bien d'u<strong>ne</strong><br />

victoire, était u<strong>ne</strong> victoire à la Pyrrhus (et non u<strong>ne</strong> victoire à la "papy russe" ou Papyrus !).<br />

Les pertes étaient importantes et la catastrophe humanitaire guettait. En effet, les effectifs en<br />

<strong>ange</strong>s, affectés au pa<strong>radis</strong> ou au gardiennage d'â<strong>me</strong>s, étaient déjà insuffisants. Le massacre du<br />

jour n'arr<strong>ange</strong>ait rien. Il faudrait remédier à la situation, quoi qu'il arrive désormais. Le mérite<br />

de cette bataille serait d'avoir généré u<strong>ne</strong> prise de conscience quant à la gravité de la situation.<br />

Seule dans <strong>un</strong> coin, Ja<strong>ne</strong> avait le regard fixé sur le puits de lumière donnant sur la Terre. Elle<br />

<strong>ne</strong> pouvait se détacher de ce corps refroidi qui était le sien, désormais perdu pour toujours.<br />

Elle était inconsolable, malgré les singeries et autres pitreries d'Ange Oué, le vendeur de<br />

farces et attrapes.<br />

Timothy s'approcha d'elle et la réconforta en silence. Il déposa <strong>un</strong> baiser sur sa nuque. Elle<br />

frissonna de plaisir. Dieu que c'était divin !<br />

Saint Innocent vint près d'eux et lui confia :<br />

- Ja<strong>ne</strong>… <strong>Je</strong> suis désolé pour ce qui est arrivé mais sachez que d'après <strong>me</strong>s critères, les<br />

découvertes de votre enquête, vos avertisse<strong>me</strong>nts précieux et votre idée de génie d'appeler<br />

saint Gervais à la rescousse, prévalent sur toutes vos actions <strong>pas</strong>sées. En sauvant le pa<strong>radis</strong>,<br />

vous avez sauvé votre â<strong>me</strong> et vous avez gagné le droit de rester parmi nous. <strong>Je</strong> sais que votre<br />

temps n'était <strong>pas</strong> achevé sur la Terre et qu'Ange I<strong>ne</strong>, votre <strong>ange</strong> gardien, a procédé de<br />

manière disons "peu convention<strong>ne</strong>lle" pour vous a<strong>me</strong><strong>ne</strong>r ici. C'est peut-être u<strong>ne</strong> maigre<br />

consolation, à vos yeux.<br />

Elle de<strong>me</strong>ura incapable de répondre, les yeux toujours rivés sur la Terre, peinant à croire que<br />

son adorable corps allait nourrir les vers, six pieds sous terre. Mais u<strong>ne</strong> autre voix, la Voix,<br />

s'éleva pour s'adresser à elle :<br />

- Ja<strong>ne</strong>, dit Dieu, il est vrai que vos actes sont tout à votre hon<strong>ne</strong>ur. Vous auriez dû repartir,<br />

avant la bataille. Cependant, malgré la déchirure provoquée par le lien brisé entre votre â<strong>me</strong><br />

et votre corps, vous êtes de<strong>me</strong>urée parmi nous. Sans vous, sans votre talent, sans vos<br />

pressenti<strong>me</strong>nts qui ont fait votre renom sur la Terre, je serai de<strong>me</strong>uré l'<strong>un</strong>ique survivant de<br />

cette guerre, peut-être exilé par ces traîtres. Nous vous devons beaucoup, bien plus que vous<br />

93


94<br />

<strong>Un</strong> <strong>ange</strong> <strong>ne</strong> <strong>vaut</strong> <strong>pas</strong> <strong>un</strong> <strong>radis</strong><br />

<strong>ne</strong> pensez. Et j'ai le droit d'accomplir, pour vous, le miracle que vous méritez, le miracle étant<br />

l'u<strong>ne</strong> de <strong>me</strong>s prérogatives. <strong>Je</strong> peux vous ressusciter.<br />

Faire renaître, ressusciter, redon<strong>ne</strong>r vie au corps en train de se refroidir irrémédiable<strong>me</strong>nt.<br />

Dieu pouvait le faire. Ja<strong>ne</strong> leva les yeux sur lui et lui porta <strong>un</strong> regard humble empli d'amour et<br />

de re<strong>me</strong>rcie<strong>me</strong>nt. Puis, elle croisa celui de Timothy, souriant, tendre, compatissant. Il était<br />

prêt à la revoir partir sur Terre, espérant qu'elle gag<strong>ne</strong>rait son ticket d'entrée pour le pa<strong>radis</strong>,<br />

en agissant au mieux sur Terre. Il était si généreux qu'il acceptait le miracle de Dieu, mê<strong>me</strong> s'il<br />

espérait de<strong>me</strong>urer auprès d'elle, ici, au pa<strong>radis</strong>. Elle le sentait au fond de lui. Ses yeux <strong>ne</strong><br />

<strong>me</strong>ntaient <strong>pas</strong>. Il l'aimait toujours autant et était prêt à tout accepter, malgré tout. Elle croisa<br />

le regard de saint <strong>Eric</strong>, le conseiller spécial de Dieu. Son sourire et son hoche<strong>me</strong>nt de tête<br />

étaient tout autre ; elle l'interprétait non <strong>pas</strong> com<strong>me</strong> "vas-y ! Accepte !" mais plutôt com<strong>me</strong><br />

"vas-y ! Surprends-les !". <strong>Eric</strong> avait appris à la connaître en peu de temps.<br />

Lorsqu'elle s'exprima, ce fut pour dire :<br />

- <strong>Je</strong> vous re<strong>me</strong>rcie, Seig<strong>ne</strong>ur. J'ai… J'ai u<strong>ne</strong> question à vous poser.<br />

- Laquelle, Ja<strong>ne</strong> ?<br />

- Que vont devenir les <strong>ange</strong>s qui vous ont trahi ?<br />

- Ils vont être jugés pour leur traîtrise.<br />

- Il va donc y avoir <strong>un</strong> procès ?<br />

- Bien sûr !<br />

- <strong>Un</strong> procès… dit-elle songeuse.<br />

Puis, elle déclama en fixant tendre<strong>me</strong>nt Timothy :<br />

- Ils auront forcé<strong>me</strong>nt besoin des services d'<strong>un</strong> bon avocat !<br />

Saint Timothy sut qu'elle restait. Son â<strong>me</strong> en pei<strong>ne</strong> guérirait définitive<strong>me</strong>nt. De son côté,<br />

saint <strong>Eric</strong> jubila intérieure<strong>me</strong>nt.<br />

"J'ai eu u<strong>ne</strong> sacrée bon<strong>ne</strong> idée de les ré<strong>un</strong>ir ! Et u<strong>ne</strong> â<strong>me</strong> de gagnée !"<br />

Tout le monde se félicita de sa décision. C'était le début de la reconstruction.<br />

* *<br />

*

Hooray! Your file is uploaded and ready to be published.

Saved successfully!

Ooh no, something went wrong!