Bourdieu et les “fantassins du social” - ACTIF

Regard sur ...
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« Le champ est le lieu d’un rapports de forces - et pas seulement de sens - et de luttes
visant à les transformer et, par conséquent, le lieu d’un changement permanent ». 1
Ainsi, la dénonciation contemporaine et croissante d’une instrumentalisation des services
manifeste l’existence de ces rapports de force ; elle laisse espérer des formes de résistance
des professionnels à l’encontre de tous ceux qui tentent de réduire l’autonomie relative
des équipes en cherchant à délimiter, à parcelliser leur action pour mieux la contrôler, la
gérer, la rationaliser. La restriction de l’autonomie des équipes et
de chaque professionnel fait, en effet, obstacle au projet d’autonomisation
des personnes et des publics. L’autonomie défi nie comme
« capacité d’un individu (ou un groupe d’individus) à gérer,
à son initiative, ses propres dépendances » 2 suppose, en effet, un
espace de liberté favorable à l’initiative, à l’émergence d’une puissance
nécessaire pour se dégager de ses dépendances.
L’évocation d’une « taylorisation » du travail social par les travailleurs sociaux n’est pas
anodine ; elle n’est pas sans rapport avec l’émergence d’une « ingénierie sociale » qui
sert de masque à la montée des experts dont on saisit mal le visage, les qualifi cations
(mais non les compétences), les références théoriques et pratiques, les valeurs qui les
portent. Les promoteurs de la « bonne » gouvernance, de l’excellence, des normes ISO
et autres, sont déjà dans la place et disponibles de longtemps. La fi gure de l’ingénieur ès
travail social, disposant, supposément, de toutes les informations et décidant de ce qui
doit être est, ainsi, opposée à celle du praticien doté d’une information partielle et subjective.
La disjonction de la conception et de l’exécution confi rmerait la représentation de la
position dominée du fantassin collé au terrain, “le nez dans le guidon”, aux prises avec
l’urgence prédatrice, l’urgence qui s’empare de chaque professionnel comme s’il devait
répondre, à tout moment, au « tout, tout de suite ».
La résistance à opposer à une telle division du travail fondée sur le principe de séparation
de ceux qui pensent et de ceux qui n’auraient d’autre fonction que d’exécution impose
une modifi cation du rapport des forces au sein du champ, à l’intérieur de toutes les institutions
qui le composent. Il s’agirait de garantir l’espace de liberté technique des professionnels
dans le cadre de la mission attribuée à chaque service. Cette résistance engagerait
nécessairement un changement de position affectant les idées, les valeurs, les
représentations dominantes, les pratiques langagières, soit le « discours » des travailleurs
sociaux. La résistance à opposer serait, d’abord, la résistance à la domination du langage.
Si la métaphore du fantassin indique la position dominée des travailleurs sociaux, cette
domination se donne à entendre dans les pièges du langage, dans lesquels leurs professions
se trouvent prises et dans lesquels elles piègent les dits usagers (en ce sens le champ
est, en effet, miné).
1. P. Bourdieu, « Réponses », Seuil, 1992.
2. Ch. Vogt, R. Brizais, Ch. Chauvigné, Y. Le Pennec, « L’enfant, l’adolescent et les libertés. Pour
une éducation à la démocratie », L’harmattan, 2000.
Les Cahiers de l’Actif - N°314-317
“La figure de l’ingénieur
ès travail social s’oppose
à celle du praticien doté
d’une information
partielle et subjective”