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PHOTOS © EMMANUEL FOUDROT<br />

www.acteursdeleconomie.com<br />

Des débats<br />

pour<br />

compr<strong>en</strong>dre.<br />

Etre<br />

bousculé.<br />

Grandir.<br />

Et mieux<br />

décider.<br />

TOUT UN<br />

PROGRAMME<br />

3, 4, 5 et 6 décembre


© EMMANUEL FOUDROT<br />

Monique Dagnaud et Dominique Wolton<br />

Le s<strong>en</strong>s de l’autre DENIS<br />

Les dialogues organisés du 3 au 6 décembre à Lyon dans le<br />

cadre du cycle Tout un programme initié par Acteurs de<br />

l’économie et <strong>La</strong> <strong>Tribune</strong> débutèr<strong>en</strong>t (Serge Papin – Pierre<br />

Rabhi) et s’achevèr<strong>en</strong>t (Jean Clair – Jean-Jack Queyranne) par<br />

un feu d’artifice. Entre eux, cinq autres confér<strong>en</strong>ces-débats tout<br />

aussi éclairées et d<strong>en</strong>ses, <strong>en</strong>trecoupées de déjeuners et de dîners<br />

restreints rassemblant débatteurs et décideurs, et au cours desquels<br />

jaillit un foisonnem<strong>en</strong>t pluriel: d’idées, de convictions, de préconisations,<br />

simplem<strong>en</strong>t de r<strong>en</strong>contres humaines. Il y avait, a priori,<br />

bi<strong>en</strong> peu de points communs dans les trajectoires personnelles,<br />

les domaines d’expertise, la nature des <strong>en</strong>gagem<strong>en</strong>ts ou même<br />

des combats propres à l’histori<strong>en</strong> d’art Jean Clair et à l’économiste<br />

Michel Godet, au patron Serge Papin et au chercheur<br />

Dominique Wolton, à l’académici<strong>en</strong> Bertrand Collomb ou au<br />

magistrat Eric de Montgolfier. Qu’est-ce qui pouvait réunir Alain<br />

Bauer, incarnation des lieux les plus obscurs du pouvoir, et le<br />

p<strong>en</strong>seur Pierre Rabhi, porte-voix d’une parole aussi candide qu’ess<strong>en</strong>tielle?<br />

Monique Dagnaud, sociologue des médias, et Philippe<br />

Gillet, anci<strong>en</strong> directeur de cabinet de Valérie Pécresse ? Le génétici<strong>en</strong><br />

Axel Kahn et l’homme de chiffres R<strong>en</strong>é Ricol ? Le présid<strong>en</strong>t<br />

de Région Jean-Jack Queyranne et l’anci<strong>en</strong> dirigeant de<br />

R<strong>en</strong>ault Louis Schweitzer ? Il existait pourtant bel et bi<strong>en</strong> un fil<br />

conducteur, que l’on devine dans la multiplicité des face-à-face<br />

tout aussi passionnants qu’une redistribution des duels aurait<br />

proposée. Ainsi Bertrand Collomb et Axel Kahn aurai<strong>en</strong>t pu débattre<br />

des conditions, réelles ou chimériques, d’un libéralisme<br />

“humain et responsable”, Michel Godet et Dominique Wolton<br />

de l’omnipot<strong>en</strong>ce et de l’omnisci<strong>en</strong>ce des experts, Jean Clair et<br />

Louis Schweitzer des dégâts que la marchandisation provoque<br />

sur la création artistique, Pierre Rabhi et R<strong>en</strong>é Ricol de l’utilité<br />

de l’utopie, Philippe Gillet et Jean-Jack Queyranne des possibilités<br />

de réhabiliter le crédit et l’autorité politiques, Axel Kahn et<br />

Eric de Montgolfier des cheminem<strong>en</strong>ts imman<strong>en</strong>ts ou transc<strong>en</strong>dants,<br />

Alain Bauer et Bertrand Collomb de l’éthique du pouvoir,<br />

Monique Dagnaud et Serge Papin de défi éducationnel, etc…<br />

Ce supplém<strong>en</strong>t du n° 110 d’Acteurs de l’économie est publié<br />

par RH Editions (capital 144585 euros).<br />

Directeur de la publication et de la rédaction: D<strong>en</strong>is <strong>La</strong>fay<br />

51 av<strong>en</strong>ue Jean Jaurès, 69007 Lyon<br />

Tél.: 0472180918 - Fax: 0472180921<br />

contact@acteursdeleconomie.com<br />

www.acteursdeleconomie.com<br />

Acteurs de l’économie n° 110 I Supplém<strong>en</strong>t Tout un programme I janvier 2013<br />

Rédactrice <strong>en</strong> chef: Julie Druguet<br />

Rédactrice <strong>en</strong> chef adjointe: Diane Dupré la Tour<br />

Journalistes: Adeline Charvet, Audrey H<strong>en</strong>rion<br />

Journaliste stagiaire: Maxime Giorgi<br />

Maquette: Véronique Martin<br />

Administration: Caroline Brunel<br />

Abonnem<strong>en</strong>ts: Stéphanie Arveuf<br />

EDITO 03<br />

LAFAY<br />

Chaîne<br />

Devant près de 2 000 spectateurs (et plusieurs c<strong>en</strong>taines de milliers<br />

d’auditeurs de RCF ou d’internautes) réunissant décideurs,<br />

étudiants, grand public, ces quatorze duettistes ont donc démontré<br />

que “production et consommation responsables”, “démocratie<br />

à l’ère du numérique”, “managem<strong>en</strong>t humaniste”, “francmaçonnerie”,<br />

“recherche”, “esprit d’<strong>en</strong>trepr<strong>en</strong>dre”, ou “art<br />

contemporain” constituai<strong>en</strong>t des thèmes qui avai<strong>en</strong>t de commun<br />

d’interroger dans chaque consci<strong>en</strong>ce le s<strong>en</strong>s de la responsabilité<br />

et la capacité de décider dans lesquels tout individu a le devoir de<br />

sédim<strong>en</strong>ter ce qui peut faire germer une “autre” humanité. A<br />

l’aune du livre Il est l’heure, auquel certains d’<strong>en</strong>tre eux ont participé<br />

et qui formait le socle du cycle Tout un programme, ces<br />

débatteurs ont participé, même modestem<strong>en</strong>t, à nourrir les<br />

réflexions, à bouleverser les convictions, à infléchir les certitudes,<br />

à am<strong>en</strong>der les dogmatismes d’un public que mobilise la recomposition<br />

d’une “autre” responsabilité individuelle. Une responsabilité<br />

individuelle qui conditionne l’épanouissem<strong>en</strong>t à la préservation<br />

du bi<strong>en</strong> commun, à revitaliser l’altruisme et le partage, à<br />

<strong>en</strong>tailler les tyrannies de l’individualisme ou du court-termisme,<br />

à colmater les inégalités, à rééquilibrer les rapports à l’arg<strong>en</strong>t, au<br />

pouvoir, à la propriété, à juguler l’ivresse matérialiste. Ces débatteurs<br />

ont <strong>en</strong> commun d’avoir traité des voies, parfois contradictoires<br />

et contestatbles mais toujours inspirées, qui index<strong>en</strong>t la<br />

vocation du Progrès à l’utilité “humaine”, à l’éthique, à l’amélioration<br />

du “vivre <strong>en</strong>semble” qu’il doit servir. Quant au succès de<br />

l’événem<strong>en</strong>t, il est l’illustration que toute action <strong>en</strong>trepr<strong>en</strong>euriale<br />

réussie résulte d’une chaîne d’<strong>en</strong>gagem<strong>en</strong>ts – ici des participants,<br />

animateurs, et spectateurs, des salariés d’Acteurs de l’économie,<br />

des part<strong>en</strong>aires financiers, des établissem<strong>en</strong>ts hébergeurs, des<br />

médias associés – et de principes – de subsidiarité, de suppléance,<br />

de réciprocité – propres à responsabiliser et ferm<strong>en</strong>ts de solidarité.<br />

<strong>La</strong> démonstration qu’il n’y a pas d’accomplissem<strong>en</strong>t individuel<br />

sans détermination et dynamique collectives. Sans le s<strong>en</strong>s<br />

de l’autre. I<br />

Directeur opérations commerciales : Valérie Asti<br />

Publicité : Razala Oulka<br />

premièrelettreprénom.nom@acteursdeleconomie.com<br />

Impression : Courand, 82 route de Crémieu<br />

38 230 Tignieu-Jameyzieu<br />

N° de CPPAP : 0315K89381 / ISSN 1620-6096<br />

Dépôt légal : 4 e trimestre 2012- 8 n°/an


PRODUIRE ET CONSOMMER<br />

04 RESPONSABLE:<br />

03 12 12<br />

PRODUIRE ET CONSOMMER RESPONSABLE: LA GRANDE ILLUSION? 05<br />

LA GRANDE ILLUSION? isarA<br />

© EMMANUEL FOUDROT<br />

Courage<br />

Deux mondes se font face. Deux histoires, deux cultures,<br />

deux convictions antagoniques, mais aussi deux perspectives<br />

<strong>en</strong> tous points antithétiques de l’Homme et de la planète,<br />

ou de l’Homme sur la planète. Pierre Rabhi est paysan, Serge<br />

Papin préside Groupem<strong>en</strong>t Système U. Pierre Rabhi cultive sa<br />

terre, nichée sur les hauteurs majestueuses et sil<strong>en</strong>cieuses de<br />

l’Ardèche, selon les règles de l’agroécologie qui assujettiss<strong>en</strong>t le<br />

modèle d’exploitation au rythme, aux<br />

L’UN A QUITTÉ<br />

LE SYSTÈME,<br />

L’AUTRE VEUT LE<br />

COMBATTRE<br />

DE L’INTÉRIEUR<br />

caprices, à la générosité de la nature. Une<br />

nature dont il contemple et célèbre la<br />

beauté, une nature qu’il voudrait respectée<br />

et honorée, une nature qu’il voudrait<br />

voir l’Homme bercer et protéger, une nature<br />

qu’il sait à la fois réceptacle et terreau de<br />

ce dont l’Homme a besoin pour fertiliser<br />

le s<strong>en</strong>s, la vocation, l’utilité de sa propre humanité et de sa spiritualité.<br />

De son côté Serge Papin sillonne la France, à la r<strong>en</strong>contre des<br />

65000 salariés et des 1150 magasins qui compos<strong>en</strong>t la coopérative<br />

dont il est aux commandes. Une <strong>en</strong>seigne acteur majeur d’un<br />

secteur d’activité, la grande distribution, qui conc<strong>en</strong>tre nombre de<br />

caractéristiques elles aussi dissymétriques: formidable pourvoyeur<br />

d’emplois, élém<strong>en</strong>t structurant des territoires, mais aussi temple<br />

paroxystique du consumérisme, expérim<strong>en</strong>tateur ou adepte des<br />

méthodes managériales et des relations fournisseurs les plus vili-<br />

500 spectateurs dans l’amphithéâtre de l’ISARA<br />

DENIS LAFAY<br />

p<strong>en</strong>dées, in fine symbole de ce que la machine marchande et concurr<strong>en</strong>tielle<br />

peut produire d’utile mais aussi de dévastateur.<br />

Rupture<br />

Méfions-nous toutefois des raccourcis, méfions-nous de la t<strong>en</strong>tation<br />

d’une lecture duale et hâtive de ces deux trajectoires.<br />

L’humanisme de Pierre Rabhi, essaimé sur la planète depuis une<br />

quarantaine d’années via une multitude d’initiatives et de fondations,<br />

est exemplaire, c’est-à-dire qu’il est à la fois exemple et exemplarité.<br />

Mais le septuagénaire, qui quitta <strong>en</strong>fant l’Algérie, le cultive<br />

dans une approche radicalem<strong>en</strong>t oppositionnelle au système marchand<br />

qu’il juge destructeur. Destructeur parce qu’il vassalise au<br />

matérialisme, à la propriété et à l’accumulation, parce qu’il embastille<br />

dans la compétition et la rivalité, parce qu’il individualise et<br />

cloisonne, parce qu’il abîme ce qu’il devrait sanctuariser, parce qu’il<br />

hiérarchise et stigmatise la différ<strong>en</strong>ce, parce qu’il punit les faibles,<br />

parce qu’il anéantit ce qui irrigue l’objet même de l’exist<strong>en</strong>ce: l’altruisme,<br />

la solidarité, la relation et la saine dép<strong>en</strong>dance à l’autre,<br />

c’est-à-dire le principe de réciprocité sans lesquels il n’y a d’humanité<br />

ni individuelle ni collective. Une humanité qu’il observe “vaniteuse,<br />

effroyable, suicidaire”, et dont il conditionne la rédemption à<br />

la métamorphose d’un système aujourd’hui “agonisant”. Pour être<br />

<strong>en</strong> cohér<strong>en</strong>ce, et même <strong>en</strong> harmonie avec cette foi humaniste, Pierre<br />

Rabhi a fait le choix et a eu le courage d’être <strong>en</strong> rupture avec le sys-<br />

Acteurs de l’économie n° 110 I Supplém<strong>en</strong>t Tout un programme I janvier 2013<br />

tème. D’aucuns pourront estimer, avec raison, cette attitude angélique.<br />

Mais l’utopie n’est-elle pas sécrétrice de progrès?<br />

Redim<strong>en</strong>sionner<br />

Serge Papin lui aussi a fait un choix et lui aussi a eu du courage,<br />

ceux d’être non pas <strong>en</strong> bordure d’un système qu’il pourf<strong>en</strong>d tout<br />

autant, mais d’être au cœur même dudit système pour sinon le<br />

combattre du moins <strong>en</strong> corriger les excès. Alors certes, cette posture<br />

est créatrice de substantielles incohér<strong>en</strong>ces, d’abyssaux<br />

paradoxes. Lesquels, bi<strong>en</strong> sûr, ne manqu<strong>en</strong>t pas d’interroger l’auth<strong>en</strong>ticité<br />

et l’absolue sincérité des <strong>en</strong>gagem<strong>en</strong>ts lorsqu’on sait<br />

le poids que le marketing et la stratégie de différ<strong>en</strong>ciation exerc<strong>en</strong>t<br />

dans la compétition d’image que se livr<strong>en</strong>t les grandes<br />

<strong>en</strong>seignes, et notamm<strong>en</strong>t Système U et Leclerc toutes deux incarnées<br />

par leurs médiatiques porte-drapeaux. <strong>La</strong> rhétorique de<br />

l’autodidacte Serge Papin, c’est promouvoir une autre forme de<br />

consommation dite “raisonnée et responsable”, c’est assurer aux<br />

producteurs une relation part<strong>en</strong>ariale qui ne soit plus celle de<br />

l’étranglem<strong>en</strong>t et de la précarité, c’est œuvrer à ce que le “mieux”<br />

l’emporte sur le “plus”, c’est redim<strong>en</strong>sionner l’offre afin d’intégrer<br />

les nouvelles aspirations sociétales mais aussi les nouvelles exig<strong>en</strong>ces<br />

<strong>en</strong> matière de santé, de développem<strong>en</strong>t durable ou de<br />

serge<br />

papin<br />

Acteurs de l’économie n° 110 I Supplém<strong>en</strong>t Tout un programme I janvier 2013<br />

proximité, c’est affronter le défi de l’éducation et revaloriser les<br />

métiers de bouche, c’est explorer les voies d’un managem<strong>en</strong>t<br />

moins viol<strong>en</strong>t, c’est faire de l’<strong>en</strong>racinem<strong>en</strong>t territorial et de la<br />

“proximité”, à l’égard des consommateurs, des fournisseurs, des<br />

employés, une règle de développem<strong>en</strong>t, c’est honorer les vertus<br />

de l’esprit coopératif – circonscrit aux seuls propriétaires de magasins<br />

et fermé aux employés. Or certes, du vœu à son exaucem<strong>en</strong>t,<br />

le chemin est long, cahoteux, et le discours peut lui aussi légitimem<strong>en</strong>t<br />

apparaître angélique. Mais égalem<strong>en</strong>t dans le domaine<br />

de Serge Papin, l’utopie est génératrice de progrès. A condition de<br />

ne pas être usurpatrice.<br />

Ce à quoi l’un et l’autre invit<strong>en</strong>t, c’est à pr<strong>en</strong>dre nos responsabilités,<br />

c’est à décider selon les critères, les exig<strong>en</strong>ces, les indicateurs<br />

que dicte notre consci<strong>en</strong>ce. L’un est dans l’orthodoxie,<br />

l’autre est dans le compromis. L’un approche la cohér<strong>en</strong>ce, l’autre<br />

s’expose à l’incohér<strong>en</strong>ce. A priori des voies qu’aucune intersection<br />

ne permet de croiser. Mais ils ont <strong>en</strong> commun le plus<br />

fondam<strong>en</strong>tal : l’ouverture à l’autre, l’appét<strong>en</strong>ce au dialogue et à<br />

la confrontation dans lesquelles ils sav<strong>en</strong>t extraire matière à<br />

faire progresser leurs convictions humanistes, et à interroger<br />

<strong>en</strong> eux-mêmes et au profit de leur auditoire, ce qu’on baptise<br />

l’ess<strong>en</strong>tiel. I<br />

//////////////////////////////////////////////////////////////////////////////////////////////////////////////////////////////<br />

Le paysan et le commercial<br />

nourriss<strong>en</strong>t l’utopie<br />

Humanité<br />

Pour Pierre Rabhi, pas question de refuser<br />

le dialogue avec Serge Papin. Le procès qu’il<br />

mène est contre le système et non contre<br />

les individus : “Avant le Pdg, je vois la<br />

consci<strong>en</strong>ce”.<br />

Gre<strong>en</strong> washing<br />

Serge Papin se déf<strong>en</strong>d de l’étiquette d’opportuniste<br />

du bio et de la consommation<br />

responsable dont on a pu l’affubler: “Si l’opportunisme<br />

sert la cause de la conviction, cela<br />

peut dev<strong>en</strong>ir vertueux. Quand on veut détourner<br />

un avion, il faut être dedans”, assume-til.<br />

Que p<strong>en</strong>se Pierre Rabhi du gre<strong>en</strong>-washing,<br />

cette abondance d’actions de<br />

communication “vertes”, parfois déconnectées<br />

d’actes réels ? Selon l’agriculteur, la<br />

“sémantique esthétique” rattachée à l’écologie<br />

crée un leurre, laissant croire que les<br />

m<strong>en</strong>talités évolu<strong>en</strong>t alors que les idées ne<br />

sont pas intégrées.<br />

pierre<br />

rabhi<br />

Mis face à la question de la production et de la consommation responsables, le Pdg du groupe Système U Serge Papin,<br />

et le paysan-philosophe Pierre Rabhi se complèt<strong>en</strong>t <strong>en</strong> dépit de leurs profils éloignés. L’un propose la sobriété, l’autre<br />

la régulation des marchés. Tous deux s’<strong>en</strong>gag<strong>en</strong>t pour le bio, la prise <strong>en</strong> compte de la santé, une relocalisation de la<br />

production… toutefois par des voies antagoniques.<br />

Bio<br />

Le Pdg de Système U est persuadé que 100 %<br />

des principales matières premières (farine,<br />

œufs, lait…) peuv<strong>en</strong>t être produites selon<br />

les règles de l’agriculture biologique. <strong>La</strong><br />

preuve par l’exemple: la bouteille de lait bio<br />

dans les rayons de ses magasins frôle l’euro.<br />

Les freins à la généralisation du bio se plac<strong>en</strong>t,<br />

par exemple, au niveau de l’organisation<br />

du marché céréalier où le prix du blé,<br />

déterminé par les traders à Chicago, motive<br />

les agriculteurs français à produire au maximum.<br />

Que dire de l’argum<strong>en</strong>t utilisé par les<br />

détracteurs du bio selon lequel ce type<br />

d’agriculture ne pourrait pas nourrir 7 milliards<br />

d’individus? “C’est une énorme imposture”,<br />

réagit Pierre Rabhi pour qui une<br />

réflexion honnête doit être globale, transc<strong>en</strong>der<br />

les particularismes et reposer sur la<br />

quête de sobriété.<br />

Santé<br />

“Bi<strong>en</strong>tôt, <strong>en</strong> se mettant à table, il faudra se<br />

souhaiter bonne chance”, sourit Pierre Rabhi<br />

<strong>en</strong> évoquant la question des additifs alim<strong>en</strong>taires,<br />

des pesticides ou des OGM. Avant de<br />

rappeler l’élém<strong>en</strong>taire : l’alim<strong>en</strong>tation est<br />

fournie par la terre qui est un organisme ••<br />

100 % DES PRINCIPALES MATIÈRES PREMIÈRES PEUVENT ÊTRE<br />

PRODUITES SELON LES RÈGLES DU BIO. LA PREUVE : LA BOUTEILLE<br />

DE LAIT BIO DANS LES RAYONS DE NOS MAGASINS FRÔLE L’EURO<br />

SERGE PAPIN


06 PRODUIRE ET CONSOMMER RESPONSABLE: LA GRANDE ILLUSION?<br />

© EMMANUEL FOUDROT<br />

Serge Papin et Pierre Rabhi<br />

••<br />

vivant. Recourir aux substrats, c’est désorganiser<br />

un système millénaire <strong>en</strong> notre défaveur.<br />

Sa logique coule : ce que je mets dans<br />

la terre se retrouve dans mon corps. Serge<br />

Papin se positionne à un autre niveau. Son<br />

objectif : retirer les produits toxiques des<br />

rayons de ses magasins – “des décisions difficiles”.<br />

Il a établi une liste de près de c<strong>en</strong>t<br />

substances controversées et/ou toxiques<br />

(bisphénol, parabène, aspartam…). Et r<strong>en</strong>contré<br />

les marques concernées pour leur<br />

demander de faire évoluer la composition<br />

de leurs produits. Réponse récurr<strong>en</strong>te: “Ce<br />

n’est pas possible”. Le Pdg n’est pas si naïf,<br />

d’autant que le changem<strong>en</strong>t ne serait pas<br />

forcém<strong>en</strong>t plus coûteux. Serge Papin est<br />

d’avis – estimant à peine exagérer – qu’augm<strong>en</strong>ter<br />

les dép<strong>en</strong>ses alim<strong>en</strong>taires serait un<br />

moy<strong>en</strong> de réduire celles de la Sécurité<br />

sociale. Et s’offusque que l’alim<strong>en</strong>tation soit<br />

la variable d’ajustem<strong>en</strong>t, n’occupant que<br />

13 % des dép<strong>en</strong>ses des ménages français –<br />

moins que le logem<strong>en</strong>t et les transports –, et<br />

<strong>en</strong>traînant la spirale de la demande à moindre<br />

coût.<br />

Territoire<br />

Selon Pierre Rabhi, si les transports s’arrêt<strong>en</strong>t,<br />

un pays comme le nôtre se retrouve <strong>en</strong><br />

situation de famine. Les d<strong>en</strong>rées alim<strong>en</strong>taires<br />

parcour<strong>en</strong>t parfois des milliers de kilomètres<br />

avant d’être consommées. Et les cam-<br />

pagnes se dépeupl<strong>en</strong>t de leurs paysans.<br />

Remettre <strong>en</strong> vie une production et une<br />

consommation locales représ<strong>en</strong>te une<br />

urg<strong>en</strong>ce qui demande le souti<strong>en</strong> du politique.<br />

Serge Papin exhorte surtout à ce que l’arg<strong>en</strong>t<br />

circule localem<strong>en</strong>t et fasse vivre les artisans,<br />

les associations, les producteurs, etc. Une<br />

manière de rev<strong>en</strong>ir à une biodiversité locale<br />

où les supermarchés pr<strong>en</strong>drai<strong>en</strong>t le rôle de<br />

“poumons économiques des territoires”, tout<br />

<strong>en</strong> appliquant une transpar<strong>en</strong>ce sur la marge<br />

de profit appliquée par respect pour les producteurs.<br />

L’<strong>en</strong>trepr<strong>en</strong>eur invite à rep<strong>en</strong>ser la<br />

ville <strong>en</strong> posant les limites de l’étalem<strong>en</strong>t<br />

urbain dès aujourd’hui. Car il ne voit pas<br />

l’av<strong>en</strong>ir dans un modèle d’aménagem<strong>en</strong>t<br />

<strong>en</strong>tre hypermarchés et pavillons périurbains<br />

sans espace pour la production agricole.<br />

Croissance<br />

“Dire que la croissance, c’est le problème, n’est<br />

pas <strong>en</strong>core dans la tête des g<strong>en</strong>s”, constate<br />

Pierre Rabhi. Il déf<strong>en</strong>d une économie<br />

“noble”, où le travail a sa valeur, et qui fixe<br />

les règles pour vivre <strong>en</strong> commun et permettre<br />

à chacun d’exister. Face à la notion de<br />

croissance, une question s’invite… celle du<br />

bonheur. Comm<strong>en</strong>t le créer? Par la sobriété,<br />

libératrice, selon le p<strong>en</strong>seur, et non par une<br />

avidité insatiable et frustrante. A force de<br />

vouloir être rationnels, nous avons évacué<br />

la poésie des choses, ingrédi<strong>en</strong>t nourricier<br />

L’ALIMENTATION EST FOURNIE PAR LA TERRE QUI<br />

EST UN ORGANISME VIVANT. CE QUE JE METS DANS<br />

LA TERRE SE RETROUVE DANS MON CORPS<br />

PIERRE RABHI<br />

des humains ; or la beauté d’un lieu et la<br />

qualité de l’air ne figur<strong>en</strong>t pas sur le bilan<br />

financier d’une activité.<br />

S’att<strong>en</strong>dre à voir la société française sauvée<br />

par sa “croissance” serait une erreur d’analyse,<br />

selon Serge Papin. Il déf<strong>en</strong>d une régulation,<br />

face à une loi du marché destructrice,<br />

et non une décroissance.<br />

Eduquer<br />

Lorsqu’il s’agit, par exemple, d’<strong>en</strong>seigner<br />

l’agro-écologie, il convi<strong>en</strong>t, selon Pierre<br />

Rabhi, de transc<strong>en</strong>der l’acte technique.<br />

“Quand je forme un agriculteur, je forme un<br />

thérapeute de la terre”, déf<strong>en</strong>d-il. Le changem<strong>en</strong>t<br />

passe par l’éducation, dès l’<strong>en</strong>fance,<br />

<strong>en</strong> préparant à la collaboration et non à la<br />

compétition. Un pas serait fait, pour Serge<br />

Papin, si la génération étudiante se raccordait<br />

à la bi<strong>en</strong>veillance portée par la génération<br />

de Pierre Rabhi, laissant de côté le rapport<br />

à l’égo et à l’arg<strong>en</strong>t qui met <strong>en</strong><br />

mouvem<strong>en</strong>t une part des activités agricoles<br />

et économiques. I ADELINE CHARVET<br />

Acteurs de l’économie n° 110 I Supplém<strong>en</strong>t Tout un programme I janvier 2013


08<br />

PHOTOS © EMMANUEL FOUDROT<br />

RECHERCHE:<br />

LE MODÈLE FRANÇAIS<br />

DÉCROCHÉ?<br />

Un modèle trop “franco-français”?<br />

Philippe Gillet: <strong>La</strong> France est le seul pays où<br />

les universités ne sont pas complètem<strong>en</strong>t autonomes.<br />

Cette configuration étonne souv<strong>en</strong>t<br />

les autres pays, qui considèr<strong>en</strong>t l’interv<strong>en</strong>tion<br />

de l’Etat comme antinomique de la liberté académique.<br />

Pour ma part, qu’une université ne<br />

puisse pas recruter ses propres personnels me<br />

dépasse.<br />

Axel Kahn: Le modèle français n’a pas été<br />

p<strong>en</strong>sé mais bricolé <strong>en</strong> fonction des circonstances.<br />

Le CNRS a ainsi été créé pour pallier<br />

les insuffisances de l’université, peu souple et<br />

peu réactive. L’après guerre a vu la naissance<br />

de l’Inserm, puis d’autres organismes de<br />

recherche. <strong>La</strong> classe politique avait à cœur de<br />

favoriser la création de tel ou tel organisme<br />

particulier. Résultat: leur nombre est aujour -<br />

d’hui incroyable.<br />

Un modèle “<strong>en</strong> millefeuille”?<br />

Axel Kahn: <strong>La</strong> France est très forte pour générer<br />

de nouvelles structures, moins pour <strong>en</strong><br />

supprimer. Le système hexagonal s’appar<strong>en</strong>te<br />

aujourd’hui à un millefeuille illisible. Avec un<br />

effet de dissociation majeur : les meilleurs<br />

chercheurs cess<strong>en</strong>t d’<strong>en</strong>seigner au sein de l’université…<br />

alors que c’est le lieu même où sont<br />

formés leurs successeurs. D’où une détérioration<br />

de la qualité de formation.<br />

Philippe Gillet : Ce n’est pas le politique<br />

mais bi<strong>en</strong> le milieu universitaire qui doit<br />

porter la responsabilité de ce millefeuille.<br />

L’Etat est plutôt animé par une volonté de<br />

simplification, mais chacun veut garder ses<br />

prérogatives. Pourquoi le départem<strong>en</strong>t bio-<br />

philippe<br />

gillet<br />

LA BIBLIOTHÈQUE DE L’EPFL A ÉTÉ FINANCÉE PAR<br />

ROLEX. CE SERAIT IMPENSABLE EN FRANCE !<br />

PHILIPPE GILLET<br />

04 12 12<br />

iae lyon<br />

A la recherche<br />

du modèle perdu<br />

axel<br />

kahn<br />

Lorsque les pratici<strong>en</strong>s Philippe Gillet<br />

(vice-présid<strong>en</strong>t de l’EPF de <strong>La</strong>usanne)<br />

et Axel Kahn (anci<strong>en</strong> présid<strong>en</strong>t de<br />

l’Université Paris Descartes) se p<strong>en</strong>ch<strong>en</strong>t<br />

sur le cas du modèle français <strong>en</strong> matière de<br />

recherche, leur diagnostic est sans appel.<br />

Complexité, illisibilité… l’organisation de<br />

la recherche doit cesser de cultiver ses spécificités<br />

si elle souhaite rester compétitive.<br />

logie du CNRS et l’Inserm ne construis<strong>en</strong>tils<br />

pas une vision commune? Pourquoi subsiste-t-il<br />

à Lyon trois universités?<br />

Un modèle handicapé par l’affrontem<strong>en</strong>t<br />

université-organismes de recherche?<br />

Philippe Gillet: Il est vrai que nous avons<br />

perdu l’accrochage formation-recherche. Le<br />

CNRS semble avoir des velléités de ressembler<br />

à une université. Or les organismes de<br />

recherche n’ont pas mission de formation.<br />

Axel Kahn: Ces organismes, notamm<strong>en</strong>t le<br />

CNRS et l’Inserm, prés<strong>en</strong>t<strong>en</strong>t un bilan exceptionnel.<br />

A mes yeux, <strong>en</strong>seignem<strong>en</strong>t supérieur<br />

et recherche sont indissociables. Je préconise<br />

des universités fortes qui bénéficierai<strong>en</strong>t de<br />

l’extraordinaire succès des organismes de<br />

recherche. Lorsque je pilotais la commission<br />

recherche de la CPU (Confér<strong>en</strong>ce des présid<strong>en</strong>ts<br />

d’université), j’ai fait signer des accordscadres<br />

<strong>en</strong>tre les universités et les organismes<br />

de recherche. Ces querelles de préséance doiv<strong>en</strong>t<br />

cesser.<br />

Un modèle à l’écart du monde<br />

de l’<strong>en</strong>treprise?<br />

Philippe Gillet: En Suisse on estime que le<br />

monde de l’<strong>en</strong>treprise et celui de la recherche<br />

peuv<strong>en</strong>t cohabiter. L’une des missions de<br />

l’EPFL (Ecole polytechnique de <strong>La</strong>usanne)<br />

est de créer de la richesse économique, afin<br />

de participer à l’essor du pays. 40000 m 2 de<br />

campus sont occupés par un “quartier d’innovation”:<br />

des grands groupes et des start-up<br />

vi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t y faire de la R&D. Cette cohabitation<br />

se déroule sans heurts <strong>en</strong> dépit de l’ab-<br />

LA DÉFIANCE ENTRE LE MONDE DE L’ENTREPRISE<br />

ET CELUI DE LA RECHERCHE N’EXISTE PLUS<br />

AXEL KAHN<br />

s<strong>en</strong>ce de règles explicites. Nos étudiants, dont<br />

90 % seront des pratici<strong>en</strong>s du privé, veul<strong>en</strong>t<br />

être au contact du monde de l’<strong>en</strong>treprise.<br />

D’ailleurs le mécénat d’<strong>en</strong>treprise est une réalité<br />

chez nous. Ainsi la bibliothèque de l’EPFL<br />

a été financée par Rolex. Ce serait imp<strong>en</strong>sable<br />

<strong>en</strong> France!<br />

Axel Kahn : <strong>La</strong> défiance <strong>en</strong>tre ces deux<br />

mondes n’existe plus. Au sein de l’université<br />

que je présidais, une pépinière d’<strong>en</strong>treprise et<br />

un incubateur avai<strong>en</strong>t été initiés; des représ<strong>en</strong>tants<br />

de grands groupes siégeai<strong>en</strong>t au<br />

Conseil d’administration. Je n’ai jamais<br />

observé de rétic<strong>en</strong>ce de la part des équipes<br />

dirigeantes des universités. Pour autant,<br />

celles-ci peuv<strong>en</strong>t se montrer maladroites, mal<br />

organisées, et pein<strong>en</strong>t souv<strong>en</strong>t beaucoup plus<br />

que les écoles à attirer des fonds. Pourtant,<br />

notre but inlassable doit être de créer un écosystème<br />

de la valorisation.<br />

Un modèle qui a définitivem<strong>en</strong>t<br />

décroché?<br />

Philippe Gillet: Du point de vue de sa compétitivité,<br />

oui. Une université de 20000 étudiants<br />

est créée toutes les semaines <strong>en</strong> Chine.<br />

<strong>La</strong> France doit pr<strong>en</strong>dre consci<strong>en</strong>ce que l’intégration<br />

de l’<strong>en</strong>seignem<strong>en</strong>t de haut niveau et<br />

de la recherche est crucial, et que ce processus<br />

compliqué se cristallise au sein de l’université,<br />

qui est une fabrique à élites – le terme<br />

ne s’<strong>en</strong>t<strong>en</strong>dant pas dans son s<strong>en</strong>s péjoratif. Ce<br />

sont ces élites qui exerceront demain ces<br />

métiers exigeants et créatifs que sont ceux de<br />

la recherche. I PROPOS RECUEILLIS<br />

PAR JULIE DRUGUET<br />

03 12 12<br />

interconnectés<br />

Une démocratie<br />

à reconstruire<br />

Digital, médias et réseaux sociaux, internet, numérique: l’irruption<br />

puis le développem<strong>en</strong>t tous azimuts de ce qui forme les<br />

fameuses “NTIC” – dont le cont<strong>en</strong>u de la première lettre est<br />

<strong>en</strong> perpétuel r<strong>en</strong>ouvellem<strong>en</strong>t et justifie donc éternellem<strong>en</strong>t sa désignation<br />

– ont profondém<strong>en</strong>t modifié l’<strong>en</strong>semble des rapports: celui<br />

de l’individu à lui-même, celui de l’individu à la société, celui de l’individu<br />

au monde, et donc celui de l’individu à la démocratie. Passons<br />

outre les substantiels profits, connus de tous, d’une telle révolution, et<br />

attardons-nous sur ses limites et ses dégâts. A l’auscultation de cette circularité<br />

plaçant l’individu au c<strong>en</strong>tre de lui-même puis des autres, que<br />

constate-t-on? L’implosion de repères – géographiques, temporels,<br />

id<strong>en</strong>titaires – et la sacralisation presque doctrinaire du déracinem<strong>en</strong>t<br />

et de la mobilité; la marginalisation voire la mise au ban des exclus ou<br />

des dissid<strong>en</strong>ts du progrès technologique; le risque de fracture intergénérationnelle;<br />

un “vivre <strong>en</strong>semble” dont les règles sont bouleversées;<br />

la naissance de nouvelles inégalités et une démocratisation de l’accès<br />

aux savoirs très partielle; une faramineuse accélération du temps par<br />

la faute de laquelle le temps pour soi, le temps d’observer, d’examiner,<br />

d’arbitrer, de faire, le temps biologique de la réflexion, de la décision,<br />

de la respiration, sembl<strong>en</strong>t irréversiblem<strong>en</strong>t défaits et assujettis au<br />

principe, dev<strong>en</strong>u dogme, de l’instantanéité et de la réactivité; une triple<br />

usurpation, celle d’une libéralisation créative, celle d’un <strong>en</strong>richissem<strong>en</strong>t<br />

du li<strong>en</strong> social, et celle de l’équité alors que lesdites NTIC érig<strong>en</strong>t<br />

“aussi” de nouveaux cloisonnem<strong>en</strong>ts, <strong>en</strong>treti<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t le<br />

1<br />

Internet constitue une m<strong>en</strong>ace<br />

pour les sociétés démocratiques<br />

FAUX Monique Dagnaud: Il y a vingt ans,<br />

on reprochait à la télévision d’être un danger<br />

pour la démocratie. Je crois qu’il faut<br />

aborder les choses de façon plus sereine et<br />

non apocalyptique. Sur Internet comme à<br />

la télévision, beaucoup des dérives que l’on<br />

Acteurs de l’économie n° 110 I Supplém<strong>en</strong>t Tout un programme I janvier 2013 Acteurs de l’économie n° 110 I Supplém<strong>en</strong>t Tout un programme I janvier 2013<br />

NTIC, MÉDIAS SOCIAUX,<br />

NUMÉRIQUE:<br />

LA DÉMOCRATIE EN DANGER?<br />

observe provi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t de la culture marchande<br />

qui innerve ces deux médias.<br />

L’ambition d’Internet est vertueuse,<br />

puisqu’elle est de mettre les individus <strong>en</strong><br />

réseau. A ce titre, la toile constitue un carburant<br />

efficace pour une société démocratique.<br />

Certes, nous sommes loin d’une<br />

conversation généralisée, mais Internet revi-<br />

DENIS LAFAY<br />

conformisme, l’uniformisation ou le communautarisme, cré<strong>en</strong>t de<br />

nouvelles formes d’isolem<strong>en</strong>t chez ceux qui espérai<strong>en</strong>t quitter la solitude,<br />

effac<strong>en</strong>t l’imperméabilité <strong>en</strong>tre sphères privées et publiques,<br />

impos<strong>en</strong>t la tyrannie de la transpar<strong>en</strong>ce, bref constitu<strong>en</strong>t des ghettos<br />

modernes, voire, déplor<strong>en</strong>t certains sociologues, une “reféodalisation<br />

de la société” et une version contemporaine du totalitarisme… Daniel<br />

Parrochia, professeur de philosophie à l’université Lyon 3, considère<br />

que le mythe d’une mondialisation heureuse et d’une planète harmonieuse,<br />

espérées grâce aux vertus de l’intellig<strong>en</strong>ce collective et de l’interconnexion<br />

des réseaux, est un “leurre”. Et de rappeler l’étymologie<br />

du mot réseau: “rétis, qui signifie filet. Or qu’emprisonne-t-on dans les filets<br />

si ce n’est la liberté de celui que l’on capture?”. <strong>La</strong> solidarité de proximité<br />

est abîmée, la société apparaît morcelée et désunie, l’individualisme<br />

prospère. Jamais l’information n’a été aussi universelle, jamais on n’a<br />

autant été <strong>en</strong> connexion les uns les autres; pourtant ni l’humanité ni<br />

la fraternité ni l’altruisme ne sembl<strong>en</strong>t avoir progressé… L’impression<br />

est que nous sommes parfois plus proches du lointain mais plus loin<br />

des proches. A quoi sert-il d’être <strong>en</strong> li<strong>en</strong> avec un Brésili<strong>en</strong> si l’on n’est<br />

pas mieux capable de regarder son voisin?<br />

Pathologie<br />

<strong>La</strong> société du spectacle a disqualifié l’anonymat. L’individu est, paradoxalem<strong>en</strong>t,<br />

<strong>en</strong> mal de reconnaissance et de valorisation. Facebook<br />

défigure la consistance d’un des plus beaux mots de la langue fran-••<br />

//////////////////////////////////////////////////////////////////////////////////////////////////////////////////////////////<br />

monique<br />

dagnauD<br />

dominique<br />

wolton<br />

NTIC, médias sociaux, numérique :<br />

carburant participatif ou démocratie <strong>en</strong> trompe-l’œil ?<br />

Ils sont tous deux sociologues et directeurs de recherche au CNRS. <strong>La</strong> première est l’auteur des Jeunes et les réseaux<br />

sociaux, de la dérision à la subversion (Presses de Sci<strong>en</strong>ces-Po, 2011), le second d’Indiscipliné. 35 ans de recherches (Odile<br />

Jacob, 2012). Monique Dagnaud et Dominique Wolton pass<strong>en</strong>t au crible plusieurs idées reçues sur l’impact du phénomène<br />

Internet dans la vie démocratique.<br />

talise un certain type d’échanges au sein de<br />

la classe d’âge 18-30 ans.<br />

2<br />

L’irruption d’Internet dans la vie<br />

démocratique est comparable à celle<br />

de la télévision dans les années 1950<br />

VRAI Dominique Wolton: Lorsqu’Internet<br />

est arrivé, nous avons eu l’illusion de sor- ••<br />

09


10 NTIC, MÉDIAS SOCIAUX, NUMÉRIQUE: LA DÉMOCRATIE EN DANGER? NTIC, MÉDIAS SOCIAUX, NUMÉRIQUE: LA DÉMOCRATIE EN DANGER? 11<br />

© EMMANUEL FOUDROT<br />

INTERNET EST TRAVERSÉ D’UNE UTOPIE, VOIRE D’UNE<br />

MYSTIQUE. JE SUIS CONTRE LE CYBERDÉNIGREMENT,<br />

MAIS AUSSI CONTRE LA CYBERBÉATITUDE<br />

MONIQUE DAGNAUD<br />

••<br />

tir <strong>en</strong>fin de la passivité du spectateur et de<br />

la malédiction des médias de masse. Mais<br />

ce paradigme est erroné : Internet ne<br />

marque pas une révolution si nette. Plus il<br />

compte d’utilisateurs, plus on se rapproche<br />

des problématiques collectives et des<br />

médias de masse. Internet est très utile pour<br />

rapprocher les g<strong>en</strong>s qui p<strong>en</strong>s<strong>en</strong>t la même<br />

chose. Mais dans une démocratie, il faut<br />

égalem<strong>en</strong>t intéresser des g<strong>en</strong>s qui ne se ressembl<strong>en</strong>t<br />

pas.<br />

3<br />

Internet est un vecteur technique<br />

d’utopie politique<br />

VRAI Monique Dagnaud: Internet est traversé<br />

d’une utopie, voire d’une mystique.<br />

A travers la gangue informatique circul<strong>en</strong>t<br />

des valeurs d’égalitarisme, de gratuité et de<br />

partage, dont les garants sont les gourous<br />

du net, les geeks, et quelques start-ups. Je<br />

suis contre le cyberdénigrem<strong>en</strong>t (Internet,<br />

par exemple, n’occulte pas la vie réelle mais<br />

la prolonge, dans la majorité des cas), mais<br />

aussi contre la cyberbéatitude. Encore fautil<br />

utiliser les bons termes. L’idée d’ami sur<br />

les réseaux sociaux, par exemple, est fausse:<br />

il s’agit plutôt d’une quantité de contacts<br />

mobilisables aux fins les plus diverses.<br />

4<br />

Internet diminue le rôle des intermédiaires<br />

dans la vie démocratique<br />

FAUX Dominique Wolton: Plus l’information<br />

est accessible <strong>en</strong> direct, plus les intermédiaires<br />

doiv<strong>en</strong>t être revalorisés. Certes,<br />

leur statut devi<strong>en</strong>t plus fragile, ils sont plus<br />

critiqués. Mais il ne faut pas confondre information<br />

et compét<strong>en</strong>ce. L’accélération de la<br />

démarche critique ne r<strong>en</strong>d pas caduque la<br />

démocratie représ<strong>en</strong>tative.<br />

5<br />

L’extrême c<strong>en</strong>tralisation des outils<br />

représ<strong>en</strong>te un risque de manipulation<br />

à grande échelle<br />

VRAI Dominique Wolton : L’hyper puissance<br />

économique et financière d’Internet<br />

est une dualité que personne ne dénonce.<br />

Celle-ci est <strong>en</strong> contradiction avec l’utopie<br />

californi<strong>en</strong>ne. On veut tout réguler (le<br />

commerce mondial…), sauf cela. Il n’y a<br />

pas de liberté sans loi. C’est la loi qui pro-<br />

LA PERFORMANCE TECHNIQUE NE RÉSOUT PAS<br />

L’ÉTERNELLE QUESTION THÉORIQUE : Y A-T-IL<br />

QUELQUE PART QUELQU’UN QUI M’AIME ?<br />

DOMINIQUE WOLTON<br />

tège la liberté et non l’inverse. Le vertige<br />

de la toile est de faire croire qu’il peut y<br />

avoir plus de liberté sans loi. <strong>La</strong> performance<br />

technique ne résout pas l’éternelle<br />

question théorique : y a-t-il quelque part<br />

quelqu’un qui m’aime ?<br />

6<br />

<strong>La</strong> démocratie directe ne peut pas<br />

se substituer à la vie politique<br />

classique<br />

VRAI Monique Dagnaud: Internet se prés<strong>en</strong>te<br />

comme le média de la fin de la médiation.<br />

Il donne à l’individu un pouvoir d’interv<strong>en</strong>tion.<br />

Des mouvem<strong>en</strong>ts peuv<strong>en</strong>t naître<br />

sans leader ni organisation. Mais l’action politique<br />

ne peut exister sur le long terme que<br />

si une organisation réelle se met <strong>en</strong> place. De<br />

nouvelles approches voi<strong>en</strong>t cep<strong>en</strong>dant le jour,<br />

comme les Partis Pirate, <strong>en</strong> Suède et <strong>en</strong><br />

Allemagne. Ces derniers se situ<strong>en</strong>t dans un<br />

autre monde que celui de la démocratie représ<strong>en</strong>tative,<br />

il s’agit de vrais technophiles. Sans<br />

préjuger de leur av<strong>en</strong>ir, ils véhicul<strong>en</strong>t quelque<br />

chose de totalem<strong>en</strong>t nouveau sur la scène<br />

politique. I DIANE DUPRÉ LA TOUR<br />

Acteurs de l’économie n° 110 I Supplém<strong>en</strong>t Tout un programme I janvier 2013<br />

••<br />

çaise: “ami”. Etre sur les réseaux, c’est être constamm<strong>en</strong>t <strong>en</strong> mouvem<strong>en</strong>t,<br />

c’est aussi être dans l’att<strong>en</strong>te, presque pathologique, de clics,<br />

de mails, de ces fameux “amis” dont l’exist<strong>en</strong>ce et la multiplicité rassur<strong>en</strong>t,<br />

mais dont l’abs<strong>en</strong>ce peut provoquer une panique: celle de<br />

se croire seul… <strong>La</strong> profusion des blogs personnels, mais aussi les<br />

pulsions impudiques, exhibitionnistes, narcissiques, et égoc<strong>en</strong>triques<br />

que les réseaux sociaux <strong>en</strong>courag<strong>en</strong>t, traduis<strong>en</strong>t chez leurs acteurs<br />

la conviction que “l’on compte”, que “l’on est important”, simplem<strong>en</strong>t<br />

que “l’on existe”. Par ailleurs, et on le constate dans nombre de<br />

métiers, notamm<strong>en</strong>t celui de journaliste: la culture de la virtualité s’est<br />

imposée au point que la r<strong>en</strong>contre physique n’apparaît plus aussi<br />

ess<strong>en</strong>tielle. Or, comm<strong>en</strong>t susciter l’auth<strong>en</strong>ticité et l’émotion des relations<br />

humaines lorsque la dim<strong>en</strong>sion non verbale et para-verbale –<br />

l’attitude, le regard, les gestes, le sil<strong>en</strong>ce – est niée?<br />

Rêver une autre démocratie<br />

C’est dans ce contexte que l’expression de la citoy<strong>en</strong>neté, le fonctionnem<strong>en</strong>t<br />

de la démocratie, et l’exercice de la responsabilité politique<br />

sont questionnés. Michel Serres le rappelle justem<strong>en</strong>t: l’offre<br />

politique meurt, mais la demande politique croît. <strong>La</strong> démocratie<br />

représ<strong>en</strong>tative est malm<strong>en</strong>ée, la démocratie participative dopée par<br />

les médias et les réseaux sociaux est, de son côté, plébiscitée. Et là aussi<br />

les leurres ou les incohér<strong>en</strong>ces se juxtapos<strong>en</strong>t. Ainsi des sujets dont<br />

la complexité réclame qu’ils soi<strong>en</strong>t traités par les représ<strong>en</strong>tants politiques<br />

sont exigés par le peuple quand d’autres, confisqués par les<br />

élus, peuv<strong>en</strong>t rev<strong>en</strong>ir audit peuple grâce à la pression des réseaux. <strong>La</strong><br />

ligne de démarcation <strong>en</strong>tre ce qui revi<strong>en</strong>t au champ politique et ce qui<br />

Acteurs de l’économie n° 110 I Supplém<strong>en</strong>t Tout un programme I janvier 2013<br />

relève du périmètre citoy<strong>en</strong> devi<strong>en</strong>t de plus <strong>en</strong> plus invisible et même<br />

contestable. Comm<strong>en</strong>t le “pouvoir des sans-pouvoirs”, ainsi énoncé<br />

par Vaclav Havel et relayé par le sociologue Jean Viard, réinterroget-il<br />

la démocratie? Comm<strong>en</strong>t éveiller le s<strong>en</strong>s et la responsabilité<br />

citoy<strong>en</strong>s sans affaiblir davantage la légitimité de la démocratie représ<strong>en</strong>tative?<br />

Comm<strong>en</strong>t faire <strong>en</strong> sorte que, sous le joug des exig<strong>en</strong>ces<br />

citoy<strong>en</strong>nes dynamisées par les médias et les réseaux sociaux, les élus<br />

ne succomb<strong>en</strong>t pas à la t<strong>en</strong>tation de l’instantanéité et d’une pseudoproximité<br />

toute démagogique par la faute de laquelle on donne au<br />

citoy<strong>en</strong> l’illusion qu’il est important et que son avis compte? Le dépit<br />

et la frustration individuels, mais aussi le rejet de la classe politique<br />

résult<strong>en</strong>t de cette dérive. Médias et réseaux sociaux ont finalem<strong>en</strong>t<br />

participé à créer une société du paraître et de la futilité dont la légitimité<br />

et l’efficacité de la démocratie figur<strong>en</strong>t parmi les premières<br />

victimes. Or, parce qu’il y a <strong>en</strong>vahissem<strong>en</strong>t d’informations, de connaissances,<br />

de savoirs, parce qu’il y a décrépitude du “s<strong>en</strong>s” de ces items,<br />

jamais sans doute les corps intermédiaires n’ont été aussi ess<strong>en</strong>tiels<br />

pour aider le citoy<strong>en</strong> à faire preuve de discernem<strong>en</strong>t et de compréh<strong>en</strong>sion,<br />

ne serait-ce que pour trouver sa place et son utilité dans la<br />

société, et donc sa contribution à vitaliser et à solidifier la démocratie.<br />

Ces corps intermédiaires, qui form<strong>en</strong>t la démocratie indirecte,<br />

sont les <strong>en</strong>seignants, les syndicats, les associations, les journalistes<br />

aussi bi<strong>en</strong> sûr dont on ne peut que déplorer d’être bi<strong>en</strong> davantage<br />

complices qu’opposants de l’érosion démocratique. L’heure est à saisir<br />

les leviers grâce auxquels il est possible de rêver une démocratie<br />

et une responsabilité politique qui tir<strong>en</strong>t la quintess<strong>en</strong>ce du progrès<br />

technologique. I


12<br />

© EMMANUEL FOUDROT<br />

DIKTAT DU CHIFFRE :<br />

L’ENTREPRISE<br />

DÉSHUMANISÉE ?<br />

De l’Homme, <strong>en</strong>core de l’Homme,<br />

toujours de l’Homme<br />

Tout, absolum<strong>en</strong>t tout dans l’<strong>en</strong>treprise, est désormais chiffres.<br />

L’<strong>en</strong>vahissem<strong>en</strong>t des normes, l’injonction de rec<strong>en</strong>ser, d’évaluer,<br />

de mesurer, et de tracer, l’imposition d’une multitude de repères<br />

appelés à quantifier, à compartim<strong>en</strong>ter, la course ininterrompue et<br />

parfois infernale à la progression – de la taille, du cours de bourse,<br />

des résultats –, l’obligation – <strong>en</strong>racinée par le dramatique principe de<br />

précaution désormais constitutionnalisé – de se prémunir et de se protéger,<br />

<strong>en</strong>fin la tyrannie de la financiarisation et des exig<strong>en</strong>ces aussi<br />

irrationnelles que sclérosantes de reporting, ont coiffé l’<strong>en</strong>treprise<br />

d’une charp<strong>en</strong>te comptable sous laquelle doiv<strong>en</strong>t évoluer les salariés,<br />

quels que soi<strong>en</strong>t leur rang, la nature et le degré de leurs responsabilités.<br />

Même les méthodes de managem<strong>en</strong>t, établies par des sociétés<br />

elles-mêmes assujetties à cette dictature, désormais emprunt<strong>en</strong>t<br />

la logique. Une telle dérive a de particulièrem<strong>en</strong>t dangereux qu’elle<br />

invite insidieusem<strong>en</strong>t à confier aux seuls chiffres le soin de garantir<br />

l’efficacité et la performance, elle retire tout aussi subrepticem<strong>en</strong>t à<br />

DENIS LAFAY<br />

l’émotion, à l’intuition, au regard, à la confiance la quintess<strong>en</strong>ce des<br />

relations humaines, elle contracte drastiquem<strong>en</strong>t le périmètre d’autonomie,<br />

elle décourage l’esprit d’oser et donc l’initiative <strong>en</strong>trepr<strong>en</strong>euriale<br />

puisqu’elle <strong>en</strong>ferme dans un carcan normé et quantifié ce qui<br />

devrait relever au contraire de l’improbable, de l’inconnu et de l’imprévu.<br />

Comm<strong>en</strong>t se placer alors dans l’av<strong>en</strong>ture de l’<strong>en</strong>treprise, dans<br />

l’av<strong>en</strong>ture de la création, dans l’av<strong>en</strong>ture du risque – y compris <strong>en</strong><br />

qualité de “simple” salarié d’une organisation – lorsque chaque initiative<br />

doit répondre à des règles, à des numérotations, à des codes?<br />

Espoirs déçus<br />

Cette problématique interroge bi<strong>en</strong> au-delà de l’<strong>en</strong>treprise. Elle est<br />

<strong>en</strong> résonance avec une société et même une planète vassalisées à un<br />

raisonnem<strong>en</strong>t et à des outils presque exclusivem<strong>en</strong>t marchands. On<br />

a beau se rassurer <strong>en</strong> proclamant que “l’arg<strong>en</strong>t ne fait pas le bonheur”,<br />

l’évaluation de la richesse, celle du PIB d’un pays comme celle d’un<br />

//////////////////////////////////////////////////////////////////////////////////////////////////////////////////////////////<br />

bertrand<br />

collomb<br />

03 12 12<br />

IAE Lyon<br />

r<strong>en</strong>é<br />

ricol<br />

Le chiffre,<br />

un mal<br />

nécessaire ?<br />

L’anci<strong>en</strong> capitaine d’industrie Bertand<br />

Collomb et “l’ex-pompier de Sarkozy”<br />

R<strong>en</strong>é Ricol dissèqu<strong>en</strong>t les conséqu<strong>en</strong>ces<br />

de la toute puissance du chiffre dans l’<strong>en</strong>treprise.<br />

Où il apparait que, dans cette<br />

crise mondiale, l’avidité est plus <strong>en</strong> cause<br />

que le chiffre, simple “outil de mesure”.<br />

C’est un peu l’histoire de l’œuf et la poule.<br />

L’utilisation abusive du chiffre déshumanise-t-elle<br />

l’<strong>en</strong>treprise, ou l’<strong>en</strong>treprise, trop<br />

soumise aux contrôles de son <strong>en</strong>vironnem<strong>en</strong>t,<br />

dissout-elle sa “raison sociale” dans<br />

le chiffre, l’am<strong>en</strong>ant à se déshumaniser ?<br />

“Un peu des deux”, s’accord<strong>en</strong>t à dire<br />

Bertrand Collomb, présid<strong>en</strong>t d’honneur du<br />

groupe <strong>La</strong>farge et R<strong>en</strong>é Ricol, anci<strong>en</strong> médiateur<br />

du crédit 2008-2009, puis commissaire<br />

général à l’investissem<strong>en</strong>t jusqu’<strong>en</strong><br />

2012. Pour Bertrand Collomb <strong>en</strong> tout cas,<br />

une certitude: “Impossible de manager si on<br />

ne connaît pas les chiffres qui permett<strong>en</strong>t de<br />

mesurer l’effort produit”. Mais d’ajouter aussitôt<br />

que “ce qui a provoqué la crise, c’est <strong>en</strong><br />

partie le passage d’une conception selon<br />

laquelle l’<strong>en</strong>treprise doit créer de la valeur<br />

foyer, relève de critères <strong>en</strong>core massivem<strong>en</strong>t chiffrés, indexés à la<br />

suprématie matérialiste qui exhorte à consommer, posséder et accumuler,<br />

notamm<strong>en</strong>t pour être visible et pour exister.<br />

Les t<strong>en</strong>tatives d’introduire de nouveaux indicateurs, c<strong>en</strong>sés mesurer<br />

la qualité de la société au bi<strong>en</strong>-être des individus, à l’utilité, au s<strong>en</strong>s<br />

ou à l’altruisme de leurs actes, à la sanctuarisation de leur <strong>en</strong>vironnem<strong>en</strong>t,<br />

à la destination du progrès, à la revitalisation des domaines<br />

– comme l’éducation, la culture, la connaissance, la santé – qui cim<strong>en</strong>t<strong>en</strong>t<br />

la collectivité, pour l’heure échou<strong>en</strong>t. Les espérances, même<br />

utopiques, sécrétées par le fameux rapport Stiglitz commandé <strong>en</strong><br />

2009 par Nicolas Sarkozy, n’ont pas éclos.<br />

Et c’est donc dans ce contexte extrêmem<strong>en</strong>t coercitif que les patrons<br />

et leurs équipes doiv<strong>en</strong>t veiller à préserver un managem<strong>en</strong>t <strong>en</strong>core<br />

humain. Soyons honnêtes: peu d’études malheureusem<strong>en</strong>t démontr<strong>en</strong>t<br />

que la qualité de la dim<strong>en</strong>sion humaine du managem<strong>en</strong>t<br />

conditionne réellem<strong>en</strong>t la performance et élève les résultats comptables.<br />

A contrario, heureusem<strong>en</strong>t, les cas d’<strong>en</strong>treprise dont le délitem<strong>en</strong>t<br />

coïncide avec l’inconsistance managériale ne manqu<strong>en</strong>t<br />

pas. Un exemple réc<strong>en</strong>t, produit simultaném<strong>en</strong>t dans les colonnes<br />

d’Acteurs de l’économie et de <strong>La</strong> <strong>Tribune</strong>, celui de la Fnac. Que relate<br />

l’<strong>en</strong>quête? Des méthodes managériales et une politique sociale qui<br />

embrass<strong>en</strong>t une “dictature du chiffre, du contrôle, et de la r<strong>en</strong>tabilité<br />

immédiate” dont v<strong>en</strong>deurs comme directeurs de magasins et cadres<br />

dirigeants fustig<strong>en</strong>t la viol<strong>en</strong>ce des répercussions. Au premier rang<br />

desquelles une normatisation, une uniformisation et une hyperc<strong>en</strong>tralisation<br />

des responsabilités, qui ont dépossédé ces directeurs<br />

d’une partie de leurs prérogatives et leur ont soustrait une autonomie<br />

décisionnelle, une dynamique participative et collaborative<br />

qui particularisai<strong>en</strong>t autrefois le fonctionnem<strong>en</strong>t de l’<strong>en</strong>treprise.<br />

Ils condamn<strong>en</strong>t égalem<strong>en</strong>t l’insuffisance des compét<strong>en</strong>ces managériales<br />

des échelons intermédiaires, un volume inédit de reportings,<br />

une multiplicité de tâches jugées “asphyxiantes”, une considération<br />

de “moins <strong>en</strong> moins humaine” des relations hiérarchiques, des<br />

outils de pilotage et des indicateurs d’évaluation eux-mêmes “délé-<br />

pour son <strong>en</strong>vironnem<strong>en</strong>t<br />

(salariés, fournisseurs,<br />

actionnaires etc.) à un cadre<br />

dans lequel la totalité de la<br />

valeur de l’<strong>en</strong>treprise doit<br />

être versée à l’actionnaire<br />

qui demande une performance<br />

dans un temps très<br />

court, trop court pour l’<strong>en</strong>treprise”.<br />

Stock-options<br />

Une exig<strong>en</strong>ce de rapidité imposée par la<br />

toute puissance des stock-options selon<br />

l’anci<strong>en</strong> commissaire aux comptes R<strong>en</strong>é<br />

Ricol, surnommé “le pompier de Sarkozy”.<br />

“Quand j’étais médiateur du crédit, rapportet-il,<br />

j’ai découvert que des grands groupes se<br />

voyai<strong>en</strong>t imposer par les directions financières<br />

des ratios de r<strong>en</strong>tabilité tels que seuls les<br />

deux tiers des matières premières devai<strong>en</strong>t<br />

v<strong>en</strong>ir de France, le troisième tiers de l’étranger.<br />

Une catastrophe pour les fournisseurs<br />

directs de l’<strong>en</strong>treprise”. Selon lui, l’<strong>en</strong>treprise<br />

était perçue comme déshumanisée car il<br />

n’y avait plus que les chiffres qui comp-<br />

tai<strong>en</strong>t, singulièrem<strong>en</strong>t ceux qui r<strong>en</strong>trai<strong>en</strong>t<br />

dans le portefeuille des actionnaires par<br />

l’intermédiaire des stock-options. Pour ce<br />

Lyonnais dont le père a contribué à fonder<br />

l’IAE de Lyon, une <strong>en</strong>treprise se doit de<br />

protéger ses fournisseurs qui form<strong>en</strong>t son<br />

<strong>en</strong>vironnem<strong>en</strong>t économique proche. “Une<br />

bonne délocalisation est celle qui a pour objet<br />

d’attaquer un marché nouveau. Délocaliser<br />

seulem<strong>en</strong>t pour les avantages de coûts<br />

<strong>en</strong>traîne rarem<strong>en</strong>t un bénéfice de court terme,<br />

ni même de long terme”, assène-t-il.<br />

Et si finalem<strong>en</strong>t, c’était l’abs<strong>en</strong>ce de cap à<br />

long terme qui déshumanise l’<strong>en</strong>treprise ?<br />

“Elle est un être moral. L’intérêt qui doit être<br />

observé est celui de sa survie dans le temps et<br />

non ses résultats immédiats”, insiste R<strong>en</strong>é<br />

Acteurs de l’économie n° 110 I Supplém<strong>en</strong>t Tout un programme I janvier 2013 Acteurs de l’économie n° 110 I Supplém<strong>en</strong>t Tout un programme I janvier 2013<br />

DIKTAT DU CHIFFRE: L’ENTREPRISE DÉSHUMANISÉE?<br />

tères”. “Je les subis et dois les faire subir, confi<strong>en</strong>t <strong>en</strong> substances plusieurs<br />

directeurs. L’exig<strong>en</strong>ce de r<strong>en</strong>tabilité, évid<strong>en</strong>te et saine, outrepasse<br />

l’acceptable au point de détériorer l’exercice managérial et d’affecter<br />

l’“av<strong>en</strong>ture humaine” que constitue un magasin. Pour être reconnu<br />

et progresser dans le groupe, hier il fallait être un manager, pr<strong>en</strong>dre<br />

des initiatives, se démarquer ; dorénavant il faut être calculateur,<br />

cynique, politique, assujetti. Nous sommes abîmés. Comm<strong>en</strong>t alors,<br />

donner de soi-même et réclamer des salariés, le meilleur?”.<br />

Exemplarité<br />

Nous sommes là dans un cas typique d’<strong>en</strong>treprise dont les propriétaires,<br />

déterminés à une cession rapide, ont fait le choix de la plonger<br />

dans un managem<strong>en</strong>t désincarné pour espérer <strong>en</strong> tirer un profit<br />

substantiel à très court terme. Toutes les <strong>en</strong>treprises ne sont pas<br />

ainsi, loin de là, qui lorgn<strong>en</strong>t un profit raisonnable, “humainem<strong>en</strong>t”<br />

acceptable, inscrit dans un horizon lointain. Mais le fonctionnem<strong>en</strong>t<br />

d’un certain nombre d’autres organisations légitime l’interrogation:<br />

face au diktat du chiffre, faut-il r<strong>en</strong>oncer à mettre <strong>en</strong> œuvre<br />

un managem<strong>en</strong>t humain? L’<strong>en</strong>treprise est-elle condamnée à la déshumanisation?<br />

Non, bi<strong>en</strong> sûr. L’<strong>en</strong>treprise est composée de femmes<br />

et d’hommes, et donc est intrinsèquem<strong>en</strong>t humaine. Après, il apparti<strong>en</strong>t<br />

aux dirigeants et aux actionnaires de déterminer le degré d’humanité<br />

dont ils veul<strong>en</strong>t <strong>en</strong>velopper le managem<strong>en</strong>t, mais aussi la<br />

part de cette humanité qu’ils accept<strong>en</strong>t de ne pas exploiter au profit<br />

des résultats et laiss<strong>en</strong>t à l’intimité seule des collaborateurs: le<br />

“capital humain” peut, aussi, former un oxymore. Particulièrem<strong>en</strong>t<br />

dans le domaine managérial, tout est <strong>en</strong> premier lieu exemplarité,<br />

vision, convictions, et, osons le mot: valeurs, qui naiss<strong>en</strong>t du sommet<br />

puis <strong>en</strong>suite emprunt<strong>en</strong>t des principes – comme par exemple<br />

ceux de subsidiarité et de suppléance –, des méthodes, et essaim<strong>en</strong>t<br />

dans l’<strong>en</strong>semble des strates. L’<strong>en</strong>jeu est d’assurer à l’Homme de<br />

demeurer réellem<strong>en</strong>t et au-delà des rhétoriques manipulatoires qui<br />

inond<strong>en</strong>t les plaquettes d’<strong>en</strong>treprises, l’élém<strong>en</strong>t respecté, c<strong>en</strong>tral,<br />

vital, le premier ressort, la première ressource de l’<strong>en</strong>treprise. I<br />

//////////////////////////////////////////////////////////////////////////////////////////////////////////////////////////////<br />

DÉLOCALISER SEULEMENT POUR LES<br />

AVANTAGES DE COÛTS ENTRAÎNE RARE-<br />

MENT UN BÉNÉFICE DE COURT TERME,<br />

NI MÊME DE LONG TERME<br />

RENÉ RICOL<br />

Ricol. Bertrand Collomb nuance :<br />

“L’<strong>en</strong>treprise n’est pas un institut de bi<strong>en</strong>faisance”.<br />

Pour ce dirigeant reconnu dans sa<br />

capacité à mettre <strong>en</strong> œuvre du managem<strong>en</strong>t<br />

participatif, le retour sur investissem<strong>en</strong>t est<br />

le critère ess<strong>en</strong>tiel sur lequel il faut insister<br />

quand le chef d’<strong>en</strong>treprise fixe des objectifs<br />

à ses troupes : “Ça les pousse à accomplir<br />

des efforts qu’ils ne ferai<strong>en</strong>t pas autrem<strong>en</strong>t,<br />

à condition de trouver un juste équilibre : si<br />

l’objectif est presque impossible à atteindre,<br />

IMPOSSIBLE DE MANAGER<br />

SI ON NE CONNAÎT<br />

PAS LES CHIFFRES QUI<br />

PERMETTENT DE MESURER<br />

L’EFFORT PRODUIT<br />

BERTRAND COLLOMB<br />

ça <strong>en</strong>traîne une démotivation. Mais si l’<strong>en</strong>treprise<br />

n’impose pas une certaine pression,<br />

elle s’<strong>en</strong>dort”. I<br />

AUDREY HENRION<br />

13


TOUT UN<br />

PROGRAMME<br />

MERCI<br />

à nos part<strong>en</strong>aires, aux interv<strong>en</strong>ants<br />

et au public v<strong>en</strong>u les écouter, les interpeller,<br />

les bousculer.<br />

R<strong>en</strong>dez-vous <strong>en</strong> 2013<br />

pour une troisième édition <strong>en</strong>core plus riche.<br />

Retrouvez les débats sur<br />

acteursdeleconomie.kweeper.com<br />

Des débats<br />

pour<br />

compr<strong>en</strong>dre.<br />

Etre<br />

bousculé.<br />

Grandir.<br />

Et mieux<br />

décider.<br />

//////////////////////////////////////////////////////////////////////////<br />

PHOTOS © EMMANUEL FOUDROT<br />

04 12 12<br />

<strong>en</strong>s lyon<br />

Le meilleur et le pire. En franc-maçonnerie, appréh<strong>en</strong>der et<br />

cerner le pire exig<strong>en</strong>t préalablem<strong>en</strong>t de circonscrire et de compr<strong>en</strong>dre<br />

le meilleur. Ce meilleur, c’est “trouver son chemin”,<br />

comme l’explique le vice-présid<strong>en</strong>t du Grand Lyon et membre du<br />

Grand Ori<strong>en</strong>t Jean-Michel Daclin. Un chemin qui peut recourir<br />

dans certaines obédi<strong>en</strong>ces à un Grand architecte et donc à un ordre<br />

exogène, mais communém<strong>en</strong>t est formé dans l’imman<strong>en</strong>ce, c’està-dire<br />

qu’il invite à chercher les ressources et les réponses à l’intérieur<br />

de soi, à s’approprier par soi-même les responsabilités, à<br />

construire par soi-même le pouvoir, bref à assumer par soi-même<br />

son dev<strong>en</strong>ir et à lorgner la sagesse, la droiture, la liberté dans une<br />

préoccupation continue et humaniste du progrès. En cela, ce chemin<br />

dit “d’émancipation des consci<strong>en</strong>ces” est <strong>en</strong> rupture avec la<br />

foi chréti<strong>en</strong>ne, fondée sur la transc<strong>en</strong>dance. Ce chemin est égalem<strong>en</strong>t<br />

pavé de règles “éthiques” de vie, celles notamm<strong>en</strong>t de l’exig<strong>en</strong>ce<br />

ou de la tolérance, mais aussi de l’<strong>en</strong>traide et de la confraternité.<br />

Des règles qui, dans le champ de l’<strong>en</strong>treprise et du<br />

managem<strong>en</strong>t, peuv<strong>en</strong>t connaître des applications concrètes : le<br />

sil<strong>en</strong>ce, la maîtrise du temps, l’écoute, la collégialité et l’interactivité<br />

décisionnelles, la préoccupation sociale, le souci d’une amplitude<br />

mesurée des rémunérations, d’une redistribution généreuse,<br />

et d’un exercice respectueux voire désincarné de la hiérarchie, le souhait<br />

d’une organisation sinon démocratique au moins mobilisatrice,<br />

le devoir de compr<strong>en</strong>dre avant de juger. Un exercice illustre<br />

concrètem<strong>en</strong>t ce cadre: la méthode dite “d’addition”, qui lors d’un<br />

débat ou d’une réunion invite les participants à porter un éclairage<br />

complém<strong>en</strong>taire des prises de paroles précéd<strong>en</strong>tes, et ainsi à produire<br />

une décision collective <strong>en</strong>richie de chaque contribution.<br />

Comm<strong>en</strong>t ne pas me souv<strong>en</strong>ir de la réaction de l’anci<strong>en</strong> présid<strong>en</strong>t<br />

de la CCI de Lyon Guy Mathiolon, franc-maçon assumé? J’avais<br />

produit à son <strong>en</strong>droit une <strong>en</strong>quête très sévère, qui avait heurté le<br />

corps social de son <strong>en</strong>treprise Serfim. Il réunit une quinzaine de<br />

collaborateurs parmi les plus remontés, m’invita à débattre, et s’instaura<br />

alors bi<strong>en</strong> plus qu’une admonestation à mon égard: un dialogue,<br />

la volonté de compr<strong>en</strong>dre, la reconnaissance publique d’un<br />

travail honnête. Nul doute que son éducation maçonnique lui avait<br />

dicté cette manière constructive de réagir.<br />

Collusions<br />

Dans ces particularismes germ<strong>en</strong>t donc la vertu… mais aussi le<br />

vice et le mal. Avec <strong>en</strong> toile de fond l’<strong>en</strong>tremêlem<strong>en</strong>t de la fantasmagorie<br />

et de la réalité. Devant des situations duales, qui exig<strong>en</strong>t<br />

un discernem<strong>en</strong>t et une intransigeance éthique, combi<strong>en</strong> franchiss<strong>en</strong>t<br />

la ligne? Or ces situations ne manqu<strong>en</strong>t pas. Donner la<br />

priorité à un “frangin” (lors d’un recrutem<strong>en</strong>t ou d’un lic<strong>en</strong>ciem<strong>en</strong>t,<br />

d’un appel d’offres public ou privé), employer son réseau<br />

maçon à protéger ses intérêts, à ét<strong>en</strong>dre son influ<strong>en</strong>ce ou à exploiter<br />

une opportunité, s’<strong>en</strong>t<strong>en</strong>dre collectivem<strong>en</strong>t au détrim<strong>en</strong>t des<br />

profanes… Où situe-t-on la démarcation <strong>en</strong>tre l’acceptable et<br />

l’amoral? A partir de quand la simple att<strong>en</strong>tion préfér<strong>en</strong>tielle pour<br />

un “frangin” devi<strong>en</strong>t-elle favoritisme? Cette déviance est-elle plus<br />

condamnable que celle à laquelle toute communauté d’idées est<br />

Acteurs de l’économie n° 110 I Supplém<strong>en</strong>t Tout un programme I janvier 2013<br />

FRANC MAÇONNERIE:<br />

LE MEILLEUR<br />

ET LE PIRE<br />

De la vertu au vice,<br />

un fil ténu<br />

DENIS LAFAY<br />

exposée? Après tout, la confraternité <strong>en</strong>tre diplômés d’une même<br />

école d’ingénieurs, <strong>en</strong>tre membres du Rotary, <strong>en</strong>tre disciples du<br />

patronat chréti<strong>en</strong>, est-elle moins répréh<strong>en</strong>sible? Faut-il éradiquer<br />

les fraternelles – qui rassembl<strong>en</strong>t des frères d’une même corporation<br />

et <strong>en</strong>treti<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t les collusions ? Certaines professions – de<br />

magistrat, de policier, mais aussi de journaliste – n’expos<strong>en</strong>t-elles<br />

pas dangereusem<strong>en</strong>t l’intégrité des francs-maçons qui les exerc<strong>en</strong>t?<br />

Et parce que l’exercice de l’autorité exige qu’il soit dépollué<br />

de toute suspicion au sein de l’opinion publique, ces professions<br />

ne sont-elles pas incompatibles avec le culte du secret et<br />

l’opacité propres à la maçonnerie ? Comm<strong>en</strong>t, finalem<strong>en</strong>t, arbitre-t-on<br />

pour que solidarité, influ<strong>en</strong>ce, ambition ne devi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t<br />

pas affairisme, abus de pouvoir, conflits d’intérêt, ou corruption?<br />

“Médiocrité”<br />

Des décideurs “frangins” le concèd<strong>en</strong>t, tous les ingrédi<strong>en</strong>ts sont<br />

réunis pour que l’<strong>en</strong>gagem<strong>en</strong>t personnel et éthique propre au cheminem<strong>en</strong>t<br />

maçonnique soit interrogé, maltraité, même torturé<br />

une fois appliqué au monde des affaires, au monde de tous types<br />

d’influ<strong>en</strong>ce. Ces mêmes décideurs reconnaiss<strong>en</strong>t les déra<strong>page</strong>s les<br />

plus odieux lorsque l’appétit d’assouvir son intérêt personnel et<br />

l’instrum<strong>en</strong>talisation du “réseau” domin<strong>en</strong>t le respect des règles.<br />

Alain Bauer, qui fut Grand Maître du Grand Ori<strong>en</strong>t de France de<br />

2000 à 2003, n’avait-il pas exhorté à “karchériser” les loges pour<br />

les vider des “corrompus” ? Or il semble que sur le terreau d’un<br />

mouvem<strong>en</strong>t maçonnique dont l’influ<strong>en</strong>ce s’assèche, dont l’<strong>en</strong>vergure<br />

des contributions décline, que les guerres, luttes de pouvoir<br />

et rivalités claniques internes ont gravem<strong>en</strong>t intoxiqué, et qui n’est<br />

bi<strong>en</strong> sûr pas imperméable à tout ce qui pollue la société et l’éthique<br />

des individus – marchandisation, dictature des réseaux, âpreté<br />

concurr<strong>en</strong>tielle, explosion des t<strong>en</strong>tations matérielles, besoins de<br />

représ<strong>en</strong>tation, etc. – l’espérance d’un sursaut soit faible.<br />

Consanguinité, <strong>en</strong>dogamie, et, souti<strong>en</strong>t Alain Bauer, “médiocrité”<br />

ou “moy<strong>en</strong>neté” des recrutem<strong>en</strong>ts, amateurisme de nouveaux v<strong>en</strong>us<br />

peu rompus à l’exercice du pouvoir et à la culture politique, ont<br />

conduit le mouvem<strong>en</strong>t maçonnique à être écarté de certains grands<br />

débats de société. Pour lui qui fut à l’origine d’un si grand nombre<br />

de lois qui révolutionnèr<strong>en</strong>t et humanisèr<strong>en</strong>t la société, le recul<br />

est douloureux. “Le choix d’introniser des “ratés” de la vie politique<br />

a produit des “ratés” de la maçonnerie”, claque Alain Bauer. <strong>La</strong><br />

faculté de certains maçons à vivre dans la négation même de ce<br />

qu’ils sont v<strong>en</strong>us chercher témoigne peut-être simplem<strong>en</strong>t que la<br />

nature humaine n’est jamais irréprochable et domine les <strong>en</strong>vironnem<strong>en</strong>ts,<br />

les dispositifs, les rassemblem<strong>en</strong>ts qui cherch<strong>en</strong>t à la<br />

nimber. D’ailleurs, a-t-on vu un seul chréti<strong>en</strong> ne pas pêcher ?...<br />

Nul doute qu’Eric de Montgolfier, qui fut Procureur de la<br />

République au Tribunal de grande instance de Nice de 1999 à<br />

2011, devrait souscrire à la double conviction de Jean-Michel<br />

Daclin selon laquelle “la culture locale imprègne l’exercice maçonnique”,<br />

et “la France du nord n’a pas la même conception de l’éthique<br />

que la France du sud, où l’exist<strong>en</strong>ce de pratiques délictueuses voire<br />

mafieuses n’est pas contestable”… I<br />

15


16 FRANC MAÇONNERIE: LE MEILLEUR ET LE PIRE<br />

FRANC MAÇONNERIE: LE MEILLEUR ET LE PIRE 17<br />

PHOTOS © EMMANUEL FOUDROT<br />

1 “<strong>La</strong><br />

Alain Bauer Eric de Montgolfier<br />

alain<br />

bauer<br />

France<br />

a inv<strong>en</strong>té le secret”<br />

En France, une loge qui se respecte se trouve<br />

dans une ruelle à l’écart. On y pénètre par<br />

une porte étroite, ouvrant sur une lumière<br />

tamisée… Les loges sont auréolées d’un mystère<br />

que la plupart des maçons eux-mêmes se<br />

plais<strong>en</strong>t à cultiver. “Cette culture du secret est<br />

propre à notre pays, relève Alain Bauer, anci<strong>en</strong><br />

grand maître du Grand Ori<strong>en</strong>t de France. En<br />

Californie, j’ai croisé un maçon qui avait fait<br />

imprimer l’équerre et le compas sur sa plaque<br />

d’immatriculation. En France, le titre ou le<br />

grade maçonnique, c’est comme le montant de<br />

sa feuille d’imposition: cela ne se raconte pas”.<br />

eric<br />

de montgolfier<br />

Secrets, affairisme et perte d’influ<strong>en</strong>ce<br />

Alain Bauer est criminologue, franc-maçon et proche des cercles de pouvoir. Eric de Montgolfier est magistrat,<br />

chréti<strong>en</strong> et réputé pour son indép<strong>en</strong>dance d’esprit. Ni l’un ni l’autre n’ont pour habitude de reculer devant les sujets<br />

clivants et conflictuels. Ils confront<strong>en</strong>t leur regard sur trois dérives par lesquelles l’ordre maçonnique s’expose à<br />

perdre son âme et sa raison d’être.<br />

Si les temples de certaines villes françaises<br />

(Périgueux, Nancy ou Metz), ont pignon sur<br />

rue, 1940 a marqué la fin de cet affichage<br />

assumé, <strong>en</strong>g<strong>en</strong>drant une culture du secret<br />

qui, d’après Eric de Montgolfier, nuit à la qualité<br />

du débat républicain. “Etre maçon et ne<br />

pas le dire? A quoi cela rime-t-il? En dehors<br />

de la nécessaire confid<strong>en</strong>tialité des délibérations,<br />

le secret a-t-il une utilité? Il n’<strong>en</strong> a pas<br />

au niveau maçonnique. En a-t-il au niveau<br />

social?”, s’interroge le procureur général près<br />

la Cour d’Appel de Bourges, qui dénonce une<br />

source de suspicion qui pourrait être évitée,<br />

notamm<strong>en</strong>t dans la sphère judiciaire. “ Je ne<br />

vois aucun intérêt à se cacher d’être maçon,<br />

DE NOMBREUSES FRATERNELLES SE SONT TRANSFORMÉES<br />

EN LIEUX DÉVOYÉS PAR L’AFFAIRISME ET LA CORRUPTION.<br />

ELLES SONT INCOMPATIBLES AVEC LE STATUT DE MAÇON<br />

ALAIN BAUER<br />

admet Alain Bauer. Mais ce qui se dit d’un<br />

magistrat franc-maçon peut se dire égalem<strong>en</strong>t<br />

d’un magistrat chasseur, ou demain d’un magistrat<br />

intégriste dans le cadre d’une affaire liée<br />

au mariage pour tous”.<br />

2<br />

“Les fraternelles sont incompatibles<br />

avec le statut de maçon”<br />

Autre spécificité typiquem<strong>en</strong>t française: les<br />

fraternelles. Pour Eric de Montgolfier, cellesci<br />

sont l’illustration des dérives maçonniques:<br />

“On utilise la maçonnerie à des fins pour lesquelles<br />

elle n’a pas été créée”. Ces associations<br />

indép<strong>en</strong>dantes des obédi<strong>en</strong>ces regroup<strong>en</strong>t<br />

des membres <strong>en</strong> fonction de leur c<strong>en</strong>tre d’intérêt,<br />

de leur profession ou de leur secteur<br />

d’activité – comme la magistrature, ou le BTP.<br />

D’où le risque, souv<strong>en</strong>t dénoncé, que la<br />

confrérie serve à déf<strong>en</strong>dre des intérêts particuliers<br />

plutôt que l’intérêt général.<br />

L’anci<strong>en</strong> grand maître du Grand Ori<strong>en</strong>t de<br />

France garde <strong>en</strong> tête le fameux Club des 50,<br />

né à Montpellier <strong>en</strong> 1986 et surnommé “la<br />

Acteurs de l’économie n° 110 I Supplém<strong>en</strong>t Tout un programme I janvier 2013 Acteurs de l’économie n° 110 I Supplém<strong>en</strong>t Tout un programme I janvier 2013<br />

A QUOI CELA RIME-T-IL DE<br />

CACHER ÊTRE MAÇON ? EN<br />

DEHORS DE LA NÉCESSAIRE<br />

CONFIDENTIALITÉ<br />

DES DÉLIBÉRATIONS,<br />

LE SECRET A-T-IL<br />

UNE UTILITÉ ?<br />

ERIC DE MONTGOLFIER<br />

fraternelle des puissants” : “<strong>La</strong> maçonnerie<br />

n’a pas vocation à la construction d’une élite.<br />

Par ailleurs, au sein des loges, il est strictem<strong>en</strong>t<br />

interdit de parler de politique au s<strong>en</strong>s politici<strong>en</strong>.<br />

Ce qui suscite, de manière très hypocrite,<br />

des passes, ou des formulations détournées pour<br />

permettre aux frères de se retrouver <strong>en</strong>tre eux.<br />

Par ailleurs, de nombreuses fraternelles se sont<br />

transformées <strong>en</strong> lieux dévoyés par l’affairisme<br />

et la corruption. Celles-ci sont, par leur nature,<br />

incompatibles avec le statut de maçon”.<br />

3<br />

“Les obédi<strong>en</strong>ces pein<strong>en</strong>t à diffuser<br />

leurs travaux”<br />

Troisième difficulté à laquelle sont confrontés<br />

les francs-maçons aujourd’hui: la perte<br />

d’influ<strong>en</strong>ce des loges sur les débats de société.<br />

Autrefois le processus était relativem<strong>en</strong>t<br />

rapide: les parlem<strong>en</strong>taires qui appart<strong>en</strong>ai<strong>en</strong>t<br />

à une loge portai<strong>en</strong>t les sujets à l’Assemblée<br />

nationale, qui était maître de son ordre du<br />

jour. “Le grand service public unifié et laïque<br />

de l’éducation nationale [qui faisait partie du<br />

programme de François Mitterrand <strong>en</strong> 1981<br />

NDLR] est le dernier grand échec de l’aile la<br />

plus laïque de la franc-maçonnerie, car celleci<br />

s’est heurtée à la société”, note Alain Bauer,<br />

qui constate une “incapacité de la structure<br />

obédi<strong>en</strong>tielle” à déf<strong>en</strong>dre et r<strong>en</strong>dre publiques<br />

ses opinions. Avec le mouvem<strong>en</strong>t de libération<br />

des années 1970 et la “fin de tous les<br />

tabous”, puis l’émerg<strong>en</strong>ce et la prolifération<br />

des think-tanks, la franc-maçonnerie n’est<br />

plus le seul lieu de débat possible sur les<br />

questions éthiques et sociales. “<strong>La</strong> seule différ<strong>en</strong>ce<br />

est celle de la méthode, fondée sur<br />

l’écoute et le débat, qui permet d’éviter le<br />

concours de décibels”, pointe Alain Bauer. “Le<br />

présid<strong>en</strong>t de la République reçoit tout de même<br />

tous les Grands Maîtres nouvellem<strong>en</strong>t élus,<br />

relève pour sa part Eric de Montgolfier. C’est<br />

le signe que les francs-maçons représ<strong>en</strong>t<strong>en</strong>t toujours<br />

quelque chose”. I<br />

DIANE DUPRÉ LA TOUR


18<br />

ART CONTEMPORAIN :<br />

LE CRÉPUSCULE<br />

DE L’ART ?<br />

L’art<br />

de l’exig<strong>en</strong>ce<br />

Il n’y a qu’à <strong>en</strong>t<strong>en</strong>dre les réactions que l’organisation de cette<br />

r<strong>en</strong>contre a suscitées dans le petit milieu artistique et culturel<br />

lyonnais pour saisir l’interrogation, l’embarras, mais aussi le<br />

rejet que la p<strong>en</strong>sée de Jean Clair peut provoquer. Une p<strong>en</strong>sée réactionnaire,<br />

arriérée, obsolète? Non, bi<strong>en</strong> au contraire. Et c’est parce<br />

qu’elle est d’une grande justesse, parce qu’elle est iconoclaste et<br />

visionnaire, parce qu’elle résulte d’une mise <strong>en</strong> perspective audacieuse,<br />

honnête, clairvoyante et incontestable sur l’état déliquesc<strong>en</strong>t<br />

de la société, que cette p<strong>en</strong>sée est <strong>en</strong> réalité extraordinairem<strong>en</strong>t<br />

moderne. Qui contestera à l’académici<strong>en</strong> qu’une partie de la<br />

création artistique est sale, vaine, vulgaire, “dépossédée de ses pouvoirs<br />

de dire des choses parce que ses contemplateurs eux-mêmes sont<br />

dev<strong>en</strong>us de plus <strong>en</strong> plus bêtes et de moins <strong>en</strong> moins cultivés”? Qui lui<br />

contestera que nous assistons à une fascination pour l’éphémère,<br />

l’abjection, l’exhibitionnisme, qui émane non d’une démarche fon-<br />

06 12 12<br />

musée des beaux arts<br />

jean<br />

clair<br />

DENIS LAFAY<br />

dée mais d’une simple aspiration à “heurter” pour espérer “sortir<br />

du lot” dans un panorama maladivem<strong>en</strong>t conformiste et uniformisé<br />

? Qui lui contestera que l’<strong>en</strong>sorcellem<strong>en</strong>t pour ce qu’il y a<br />

d’immonde et de dégradant s’est imposé dans une création historiquem<strong>en</strong>t<br />

dévolue à sublimer? Qui lui contestera que des artistes<br />

dits d’avant-garde rongés par le narcissisme, l’égotisme, la vanité,<br />

et qui, omnipot<strong>en</strong>ts, “ne se s<strong>en</strong>t<strong>en</strong>t d’aucune contrainte à exercer sur<br />

eux-mêmes et d’aucune considération pour l’héritage”, ont fait le choix<br />

de moquer, de discréditer et même d’obstruer l’un des ferm<strong>en</strong>ts<br />

de la création : ce fameux continuum qu’est l’histoire de l’art et<br />

dans lequel tout artiste doit avoir consci<strong>en</strong>ce qu’il n’est que de passage,<br />

mais aussi qu’il “est” grâce à ceux qui l’ont précédé et se sont<br />

employé à transmettre? Qui lui contestera que le “lourd labeur”<br />

et le “l<strong>en</strong>t appr<strong>en</strong>tissage” constitu<strong>en</strong>t des notions au mieux raillées<br />

au pire chassées?<br />

jean jack<br />

queyranne<br />

Acteurs de l’économie n° 110 I Supplém<strong>en</strong>t Tout un programme I janvier 2013<br />

Imposture<br />

Oui, Jean Clair est <strong>en</strong> droit d’affirmer que nombre de manifestations<br />

de l’art contemporain “sont le symptôme du désarroi intellectuel et spirituel<br />

de la société occid<strong>en</strong>tale. Lorsqu’on ne sait plus à quoi serv<strong>en</strong>t l’art<br />

ou l’œuvre d’art, c’est que l’on ne sait plus à quoi serv<strong>en</strong>t les piliers de la<br />

société – Etat… – et donc la société elle-même. L’homme se trouve face à<br />

un vide absolu. Il ne sait plus où il va”. L’offre muséale épouse les mêmes<br />

errem<strong>en</strong>ts que ladite société: la suprématie de la forme sur le fond, du<br />

cont<strong>en</strong>ant sur le cont<strong>en</strong>u – et <strong>en</strong> la matière combi<strong>en</strong> de musées ont<br />

opté pour des architectures grandiloqu<strong>en</strong>tes c<strong>en</strong>sées dissimuler ou<br />

comp<strong>en</strong>ser la vacuité éditoriale et la pauvreté des collections? –, la<br />

course à la taille, au volume, à la visibilité, à l’accumulation, à la marchandisation,<br />

mais aussi la servitude à l’égard d’œuvres auxquelles<br />

ils assur<strong>en</strong>t, <strong>en</strong> les hébergeant, une finalité, un s<strong>en</strong>s, une intemporalité<br />

dont elles sont <strong>en</strong> réalité démunies? Oui, il y a imposture et usurpation,<br />

oui une partie de la création contemporaine est à l’aune de la<br />

société qui lui sert de socle: consumériste, matérialiste, mercantiliste,<br />

dépouillée de ce qui devrait la caractériser <strong>en</strong> premier lieu: l’émotion.<br />

Ce qu’est dev<strong>en</strong>u le marché de l’art <strong>en</strong> constitue une éclatante démonstration:<br />

quelques pot<strong>en</strong>tats ont saisi qu’il existait là une formidable<br />

opportunité lucrative, se sont assuré des complicités politiques ou<br />

médiatiques bi<strong>en</strong>v<strong>en</strong>ues, se sont employé à maîtriser toute la chaîne<br />

de commercialisation, des lieux d’exposition à ceux de v<strong>en</strong>te, afin de<br />

créer artificiellem<strong>en</strong>t des stars ou des cotes dev<strong>en</strong>ues surréalistes, et<br />

ont dès lors <strong>en</strong>fermé la création dans une logique nauséabonde. Le mot<br />

Rayonner à l’étranger<br />

Jean Clair comme Jean-Jack Queyranne font<br />

le même constat d’une érosion du rayonnem<strong>en</strong>t<br />

des artistes français à l’étranger. <strong>La</strong> faute<br />

à une politique culturelle “catastrophique<br />

depuis Malraux”, déplore l’histori<strong>en</strong> de l’art,<br />

qui regrette que seuls Bur<strong>en</strong> et Boltanski<br />

n’ai<strong>en</strong>t émergé hors des frontières hexagonales.<br />

“Pour admirer les œuvres de certains<br />

grands peintres français ignorés de la politique<br />

culturelle française je dois me r<strong>en</strong>dre à Madrid,<br />

à Los Angeles…”, affirme-t-il. Pour le présid<strong>en</strong>t<br />

de la Région Rhône-Alpes, c’est plutôt<br />

la santé économique de la France qui est <strong>en</strong><br />

cause, car elle est étroitem<strong>en</strong>t liée au rayonnem<strong>en</strong>t<br />

artistique. “Aujourd’hui la France est<br />

une puissance moy<strong>en</strong>ne, elle a donc perdu son<br />

rôle de phare artistique. Sur les dix premiers<br />

artistes achetés lors des v<strong>en</strong>tes aux <strong>en</strong>chères, six<br />

sont chinois”, détaille Jean-Jack Queyranne.<br />

Donner un cadre à la création<br />

Aux yeux de l’élu socialiste, l’art est un mouvem<strong>en</strong>t<br />

naturel de l’homme, consubstantiel<br />

à sa condition, car l’acte de création lui permet<br />

de donner une représ<strong>en</strong>tation qu’il place<br />

sous le regard des autres. Par conséqu<strong>en</strong>t,<br />

difficile pour les pouvoirs publics de décréter<br />

la création. “Alors que nous parlions de la<br />

grotte Chauvet, Pierre Soulages m’a dit un jour<br />

que depuis la nuit des temps l’homme peignait<br />

et les oiseaux chantai<strong>en</strong>t. Depuis un siècle on<br />

<strong>en</strong>t<strong>en</strong>d ce discours alarmiste d’un déclin de l’art.<br />

Pour autant, la création est très diverse, et l’his-<br />

toire dira ce qu’il <strong>en</strong> reste”, argum<strong>en</strong>te Jean-<br />

Jack Queyranne. Une vision “idéaliste et bourgeoise”<br />

aux yeux de Jean Clair, pour qui “l’art<br />

pour l’art n’existe pas”. Et de pointer que l’art<br />

n’a de s<strong>en</strong>s que par rapport à un contexte<br />

sci<strong>en</strong>tifique, technique, religieux… Il s’agirait<br />

donc de favoriser la création non pas de<br />

musées d’art pur mais de musées des arts et<br />

des sci<strong>en</strong>ces. I JULIE DRUGUET<br />

ART CONTEMPORAIN: LE CRÉPUSCULE DE L’ART?<br />

“valeur” s’est peu à peu vidé de sa richesse émotionnelle et, dans certaines<br />

sphères, est réduit à ses réalités pécuniaire et spéculative. Or<br />

qu’est-ce que la relation à l’art, si ce n’est regarder l’œuvre pour ce<br />

qu’elle est, mais aussi pour se mettre <strong>en</strong> dialogue, <strong>en</strong> débat, parfois<br />

convulsif, voire <strong>en</strong> danger avec soi-même; une partie de la création<br />

contemporaine, dépourvue de cet attribut, assure au spectateur un<br />

confort: celui de n’être interpellé ni dans sa s<strong>en</strong>sibilité, ni dans ses<br />

fragilités, ni dans ses convictions.<br />

Idolâtrie<br />

Non, la p<strong>en</strong>sée de Jean Clair n’est pas réactionnaire. Oui, elle est formidablem<strong>en</strong>t<br />

moderne. Et elle porte un germe : l’exig<strong>en</strong>ce. C’est dans<br />

cette exig<strong>en</strong>ce qu’il faut lire les diatribes de l’histori<strong>en</strong>, réduites par ses<br />

détracteurs à un élitisme discriminant, proférées à l’<strong>en</strong>droit des badauds<br />

“au crâne rasé, les bras tatoués de l’épaule au poignet, vêtus d’un short court<br />

laissant dépasser la couture d’un marcel découvrant une poitrine velue et s<strong>en</strong>tant<br />

la sueur, la bedaine <strong>en</strong> avant, att<strong>en</strong>dant, avec un millier d’autres, de<br />

pénétrer dans les galeries du Louvre”. Des badauds dont il r<strong>en</strong>d l’idolâtrie<br />

pour les musées commune avec celle des supporters abêtis, abrutis,<br />

massés dans les stades de football. Oui, il faut lire ces interpellations<br />

dans l’exig<strong>en</strong>ce, celle notamm<strong>en</strong>t d’améliorer l’éveil, la s<strong>en</strong>sibilisation<br />

et l’éducation à la création, afin de donner au quidam les moy<strong>en</strong>s de<br />

regarder l’art de telle sorte qu’il puisse appr<strong>en</strong>dre et se nourrir d’un des<br />

contributeurs les plus précieux, les plus utiles, les plus extraordinaires<br />

à son humanité. Mais l’exig<strong>en</strong>ce est-elle populaire et moderne? I<br />

////////////////////////////////////////////////////////////////////////////////////////////////////////////////////////////// //////////////////////////////////////////////////////////////////////////////////////////////////////////////////////////////<br />

Le choc des cultures<br />

L’inauguration du C<strong>en</strong>tre Pompidou-Metz il y a deux ans, celle du Louvre L<strong>en</strong>s le<br />

12 décembre… L’heure est à l’ouverture de la culture au plus grand nombre. T<strong>en</strong>dance<br />

éphémère p<strong>en</strong>chant dangereusem<strong>en</strong>t du côté du tourisme ou auth<strong>en</strong>tique démarche<br />

servant de socle à la politique culturelle française ? Jean Clair et Jean-Jack Queyranne se<br />

sont emparés du débat. L’échange <strong>en</strong>tre l’histori<strong>en</strong> d’art et le présid<strong>en</strong>t de la Région<br />

Rhône-Alpes (PS) – égalem<strong>en</strong>t amateur – est un choc des cultures.<br />

Ouvrir les musées<br />

L’inauguration du Louvre L<strong>en</strong>s, l’ouverture<br />

du C<strong>en</strong>tre Pompidou-Metz… L’actualité<br />

reflète cette t<strong>en</strong>dance à “ouvrir les musées”,<br />

voire à les déplacer au sein de territoires a<br />

priori peu rompus au fait culturel, aux fins<br />

d’ét<strong>en</strong>dre la culture au plus grand nombre.<br />

<strong>La</strong> fréqu<strong>en</strong>tation est au r<strong>en</strong>dez-vous - le<br />

C<strong>en</strong>tre Pompidou-Metz a ainsi attiré 1,6 million<br />

de personnes depuis mai 2010. Dès lors,<br />

ces établissem<strong>en</strong>ts s’appar<strong>en</strong>t<strong>en</strong>t de moins<br />

<strong>en</strong> moins à des “temples” de la culture,<br />

réceptacles d’œuvres jalousem<strong>en</strong>t conservées<br />

et préservées, mais bi<strong>en</strong> davantage à<br />

des “forums”, voire à des lieux de socialisation<br />

et de “divertissem<strong>en</strong>t”. “Massification”<br />

et “touristocratie” comme le dénonce Jean<br />

Clair, ou “formidable victoire de l’art, formi-<br />

dable promesse” comme se réjouit Jean-Jack<br />

Queyranne? Ce dernier s’<strong>en</strong>thousiasme de<br />

cette démocratisation, qui constitue la mission<br />

originelle des musées: “Au milieu de ce<br />

public il y a toujours la singularité d’une r<strong>en</strong>contre<br />

avec l’art”. Un effet de masse qui ne<br />

profite pourtant pas forcém<strong>en</strong>t aux milieux<br />

les plus défavorisés, assure Jean Clair. Et de<br />

certifier que la proportion d’ouvriers fréqu<strong>en</strong>tant<br />

les musées est <strong>en</strong> régression depuis<br />

30 ans. L’anci<strong>en</strong> conservateur préconise,<br />

comme Jean-Jack Queyranne, d’introduire<br />

dans le système éducatif des cours d’histoire<br />

de l’art, une matière déjà <strong>en</strong>seignée <strong>en</strong><br />

Allemagne ou <strong>en</strong> Italie. “Evidemm<strong>en</strong>t une<br />

telle évolution coûte plus cher que d’<strong>en</strong>tret<strong>en</strong>ir<br />

la fiction d’une médiation culturelle!”, grince<br />

Jean Clair.<br />

Acteurs de l’économie n° 110 I Supplém<strong>en</strong>t Tout un programme I janvier 2013<br />

L’art contemporain :<br />

vecteur d’ouverture<br />

ou slogan publicitaire ?<br />

Pour Jean-Jack Queyranne la confrontation<br />

avec l’art contemporain pousse<br />

à la réflexion mais aussi à l’ouverture<br />

sur d’autres cultures, d’autres p<strong>en</strong>sées,<br />

d’autres contin<strong>en</strong>ts que l’Occid<strong>en</strong>t.<br />

L’élu PS souti<strong>en</strong>t l’idée que le marché<br />

n’est pas tout, et qu’il n’empêche pas<br />

des “découvertes” ou des “retrouvailles”<br />

avec certains artistes. Pour Jean Clair,<br />

le marché est au contraire “t<strong>en</strong>u” par<br />

une poignée d’artistes <strong>en</strong>grangeant de<br />

grasses plus-values parce que leurs<br />

œuvres correspond<strong>en</strong>t précisém<strong>en</strong>t à<br />

l’estampille “art contemporain”. “Ce<br />

n’est ri<strong>en</strong> moins qu’un sigle, un slogan<br />

inv<strong>en</strong>té par les créatifs pour v<strong>en</strong>dre des<br />

choses extraordinairem<strong>en</strong>t choisies”,<br />

diagnostique-t-il.<br />

Jean Clair Jean-Jack Queyranne<br />

19


FAIT IL BON<br />

20 ENTREPRENDRE 05 12 12<br />

FAIT IL BON ENTREPRENDRE EN FRANCE? 21<br />

EN FRANCE ? cercle de l’union<br />

<strong>La</strong> nécessité<br />

de les aimer<br />

Le dernier ouvrage de Michel Godet, <strong>La</strong> France des bonnes nouvelles<br />

(Odile Jacob), à la fois pose et répond à la problématique<br />

du débat. Dans ce tome II (après Bonnes nouvelles des<br />

conspirateurs du futur) des trajectoires <strong>en</strong>trepr<strong>en</strong>euriales qu’il a auscultées<br />

<strong>en</strong> France, sont interrogées la place, la reconnaissance, l’utilité,<br />

la vocation, les conditions d’<strong>en</strong>trepr<strong>en</strong>dre. Et de ce livre comme<br />

des nombreux dossiers qu’Acteurs de l’économie a publiés depuis<br />

une dizaine d’années se dégag<strong>en</strong>t une réalité, et même une urg<strong>en</strong>ce:<br />

c’est des <strong>en</strong>trepr<strong>en</strong>eurs, c’est-à-dire de ceux qui <strong>en</strong>trepr<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t, que<br />

vi<strong>en</strong>dra le salut de l’économie. Gardons-nous de circonscrire l’esprit<br />

d’<strong>en</strong>trepr<strong>en</strong>dre à l’action de créer une <strong>en</strong>treprise. Entrepr<strong>en</strong>dre, c’est<br />

un état d’esprit. C’est être capable d’initier, de bâtir, d’<strong>en</strong>traîner, de<br />

susciter, d’oser, d’innover, de rebondir, d’essaimer. On peut donc<br />

être <strong>en</strong>trepr<strong>en</strong>eur certes à la tête d’une <strong>en</strong>treprise, mais aussi simple<br />

salarié, <strong>en</strong>seignant, médecin, artisan, fonctionnaire, ou bi<strong>en</strong> sûr<br />

<strong>La</strong> création d’<strong>en</strong>treprise<br />

Pas suffisamm<strong>en</strong>t téméraire. Persévérez!<br />

“250000 créateurs d’<strong>en</strong>treprise chaque année,<br />

sans compter les auto-<strong>en</strong>trepr<strong>en</strong>eurs. Parmi<br />

ces créateurs, 30 % sont au chômage. L’un des<br />

problèmes de l’<strong>en</strong>trepr<strong>en</strong>euriat <strong>en</strong> France est<br />

que ce sont des solos qui cré<strong>en</strong>t leur emploi et<br />

ne pass<strong>en</strong>t pas vite le cap de la première<br />

embauche. Par manque de formation, à cause<br />

de car<strong>en</strong>ces des créateurs dans la gestion d’<strong>en</strong>treprise<br />

ou l’innovation, seule une <strong>en</strong>treprise<br />

créée sur deux survit”, explique Michel Godet. ••<br />

michel<br />

godet<br />

DENIS LAFAY<br />

bénévole. Entrepr<strong>en</strong>dre, c’est avoir consci<strong>en</strong>ce qu’il n’y a d’utilité<br />

et de s<strong>en</strong>s dans l’exist<strong>en</strong>ce qu’à condition d’<strong>en</strong>gager celle-ci dans la<br />

voie du risque, du dépassem<strong>en</strong>t de soi, de la créativité, de l’altruisme.<br />

L’<strong>en</strong>trepr<strong>en</strong>eur – et <strong>en</strong> cela il est capital de veiller à ne jamais sacraliser<br />

les “patrons” dont la trajectoire, la visibilité, l’aura résult<strong>en</strong>t<br />

aussi de la chaîne que form<strong>en</strong>t les collaborateurs, les cli<strong>en</strong>ts, les<br />

prestataires, et les actionnaires – est donc celui qui “fait”. Il incarne<br />

cette fameuse économie réelle, cette économie du territoire et de la<br />

proximité, cette économie humaine que l’évolution de l’économie mondiale,<br />

marquée par l’effacem<strong>en</strong>t des frontières et les nouvelles technologies,<br />

infectée par la financiarisation, le court-termisme, la spéculation<br />

et la course aux profits (y compris personnels), frappe de<br />

virtualité et de démesure. L’<strong>en</strong>trepr<strong>en</strong>eur est donc celui qui peut<br />

façonner le rééquilibrage d’une économie et, au-delà, d’une société,<br />

saoules d’avidité, de cupidité, de mercantilisme.<br />

//////////////////////////////////////////////////////////////////////////////////////////////////////////////////////////////<br />

Petites leçons d’<strong>en</strong>trepr<strong>en</strong>euriat<br />

Louis<br />

Schweitzer<br />

“Des efforts <strong>en</strong>core insuffisants”. Voilà <strong>en</strong> substance l’appréciation que donn<strong>en</strong>t à l’élève France Michel Godet,<br />

professeur au CNAM et Louis Schweitzer, anci<strong>en</strong> présid<strong>en</strong>t de la Halde, présid<strong>en</strong>t d’honneur de R<strong>en</strong>ault, présid<strong>en</strong>t<br />

d’Initiative France, réseau qui accompagne les créateurs d’<strong>en</strong>treprises. Voici <strong>en</strong> détail le bulletin scolaire r<strong>en</strong>du par<br />

ces deux farouches déf<strong>en</strong>seurs de l’<strong>en</strong>trepr<strong>en</strong>euriat.<br />

PRENONS L’EXEMPLE<br />

DE L’ALLEMAGNE OÙ DOMINE<br />

UNE VÉRITABLE SOLIDARITÉ<br />

INTER-ENTREPRISES<br />

MICHEL GODET<br />

Michel Godet et Louis Schweitzer <strong>en</strong>tour<strong>en</strong>t<br />

Philippe Mabille (<strong>La</strong> <strong>Tribune</strong>), animateur du débat.<br />

© EMMANUEL FOUDROT<br />

Rempart<br />

L’<strong>en</strong>trepr<strong>en</strong>eur chef d’<strong>en</strong>treprise est aussi celui qui peut réhabiliter<br />

la reconnaissance patronale. Une reconnaissance que l’histoire<br />

française des relations sociales, des luttes ouvrières, des joutes<br />

idéologiques, d’un dialogue social famélique, a toujours durem<strong>en</strong>t<br />

maltraitée. Une reconnaissance que la méfiance voire le mépris<br />

chroniques de l’Etat à son <strong>en</strong>droit, mais aussi que l’abs<strong>en</strong>ce de culture<br />

<strong>en</strong>trepr<strong>en</strong>euriale <strong>en</strong> France, consolidée par le déficit pédagogique<br />

au collège ou au lycée, ont malm<strong>en</strong>ée. Une meilleure connaissance,<br />

dans l’opinion publique et dès l’adolesc<strong>en</strong>ce, de la “chose<br />

économique” et de “l’<strong>en</strong>treprise”, aurait ainsi assuré à l’image des<br />

<strong>en</strong>trepr<strong>en</strong>eurs de ne pas être défigurée par celle, dévastatrice,<br />

qu’exhib<strong>en</strong>t quelques poignées de patrons lestés de rémunérations<br />

ou de comportem<strong>en</strong>ts aussi irresponsables qu’immoraux. C’est<br />

bi<strong>en</strong> de discernem<strong>en</strong>t dont la cause <strong>en</strong>trepr<strong>en</strong>euriale a désormais<br />

besoin, mais aussi d’un cadre législatif et fiscal et d’un discours<br />

politique qui la confort<strong>en</strong>t dans son dessein. Or <strong>en</strong> la matière il<br />

faut bi<strong>en</strong> le reconnaître: les gesticulations médiatiques, l’incompét<strong>en</strong>ce,<br />

les vociférations ubuesques, les diatribes irrationnelles<br />

de quelques ministres, aujourd’hui par exemple du Redressem<strong>en</strong>t<br />

productif, ne sont guère bi<strong>en</strong>v<strong>en</strong>ues. Quant aux dispositifs administratifs<br />

ou d’<strong>en</strong>couragem<strong>en</strong>t à créer ou repr<strong>en</strong>dre une activité,<br />

même si d’incontestables progrès ont été réalisés dans le sillage de<br />

la déc<strong>en</strong>tralisation et notamm<strong>en</strong>t dans les Régions ou les métropoles,<br />

l’excès bureaucratique continue d’<strong>en</strong> freiner l’efficacité. Un<br />

excès bureaucratique dont le mathématici<strong>en</strong> Cédric Villani, Médaille<br />

Fields 2010 et désormais patron de l’Institut Poincaré, juge avec<br />

clairvoyance que l’<strong>en</strong>vergure croît proportionnellem<strong>en</strong>t à l’abs<strong>en</strong>ce<br />

Acteurs de l’économie n° 110 I Supplém<strong>en</strong>t Tout un programme I janvier 2013 Acteurs de l’économie n° 110 I Supplém<strong>en</strong>t Tout un programme I janvier 2013<br />

de s<strong>en</strong>s associé aux organisations ou au managem<strong>en</strong>t relevant des<br />

pouvoirs publics.<br />

“Patrons, soyez fiers”<br />

Chaque itinéraire <strong>en</strong>trepr<strong>en</strong>eurial, là <strong>en</strong>core quelle qu’<strong>en</strong> soit la<br />

manifestation, est une riposte au délitem<strong>en</strong>t, factuel ou moral,<br />

de l’économie irréversiblem<strong>en</strong>t financiarisée. Et c’est la juxtaposition<br />

de ces itinéraires les plus<br />

“PATRONS FRANÇAIS,<br />

SOYEZ FIERS DE L’ÊTRE”<br />

SON AUTEUR ?<br />

JEAN JAURÈS. EN 1890<br />

modestes mais aussi les plus<br />

concrets, les plus utiles, qui peut<br />

assurer à l’économie d’un pays de<br />

retrouver le chemin d’une dynamique<br />

innovante, respectueuse,<br />

audacieuse, créative, équitable,<br />

altruiste. Michel Godet <strong>en</strong> a r<strong>en</strong>contré quelques beaux spécim<strong>en</strong>s.<br />

A la tête d’Initiative France, Louis Schweitzer peut <strong>en</strong><br />

côtoyer quelques milliers qui témoign<strong>en</strong>t qu’être <strong>en</strong>trepr<strong>en</strong>eur<br />

mobilise des ressorts intimes plus forts que les obstacles personnels,<br />

professionnels, éducationnels, financiers c<strong>en</strong>sés les décourager.<br />

Ne l’oublions pas, les <strong>en</strong>trepr<strong>en</strong>eurs ont plus que jamais<br />

besoin d’être écoutés, respectés, <strong>en</strong>couragés. Les travaux que<br />

mène le chercheur Olivier Torrès, professeur à EMLYON et fondateur<br />

de l’observatoire Amarok, attest<strong>en</strong>t <strong>en</strong> effet de la grande<br />

souffrance, des douleurs parfois les plus indicibles auxquelles<br />

lesdits <strong>en</strong>trepr<strong>en</strong>eurs sont exposés. Ils ont besoin d’être aimés,<br />

et il y a nécessité à les aimer. “Patrons français, soyez fiers de l’être”.<br />

Cette déclamation fut prononcée <strong>en</strong> 1890. Son auteur ? Jean<br />

Jaurès. De quoi espérer du gouvernem<strong>en</strong>t Ayrault ? I


22 FAIT IL BON ENTREPRENDRE EN FRANCE?<br />

© EMMANUEL FOUDROT<br />

••<br />

Originalité,<br />

inv<strong>en</strong>tivité<br />

Elève malin, et discret, bravo.<br />

“Un chef d’<strong>en</strong>treprise, s’il est trop conformiste<br />

ne réussira jamais, souligne Louis Schweitzer.<br />

Mais méfiance, l’originalité trop affichée n’inspire<br />

pas toujours la confiance, il vaut mieux<br />

avancer <strong>en</strong> cachant un peu ce type de qualités.<br />

En revanche je repr<strong>en</strong>ds volontiers à mon<br />

compte la phrase de Jean Jaurès : ‘Patrons français,<br />

soyez fiers de l’être!’”. Pour l’anci<strong>en</strong> présid<strong>en</strong>t<br />

de la Halde, il n’y a pas d’antagonisme<br />

<strong>en</strong>tre gouvernem<strong>en</strong>t de gauche et esprit d’<strong>en</strong>treprise.<br />

“C’est peut-être même le contraire”,<br />

appuie-t-il.<br />

Prise de risque<br />

Ne protège pas assez ses <strong>en</strong>trepr<strong>en</strong>eurs.<br />

Une reprise <strong>en</strong> main s’impose.<br />

Michel Godet et Louis Schweitzer estim<strong>en</strong>t<br />

que cette question relève d’une vraie dim<strong>en</strong>sion<br />

psychologique. Selon eux la prise de<br />

risque est acceptable pour un chef d’<strong>en</strong>treprise<br />

dès lors qu’il peut s’appuyer sur une<br />

solide protection sociale. “Il est important<br />

pour sa tranquillité d’esprit de pouvoir, <strong>en</strong>tre<br />

autre, protéger sa famille”, estime Michel<br />

Godet. “Le risque maîtrisé est la condition du<br />

IL N’Y A PAS D’ANTAGONISME ENTRE GOUVERNEMENT DE GAUCHE<br />

ET ESPRIT D’ENTREPRISE. C’EST PEUT-ÊTRE MÊME LE CONTRAIRE.<br />

LOUIS SCHWEITZER<br />

succès, approuve Louis Schweitzer. C’est un<br />

minimum, partant du principe que l’<strong>en</strong>trepr<strong>en</strong>eur<br />

peut <strong>en</strong> plus être victime de risques qui ne<br />

dép<strong>en</strong>d<strong>en</strong>t pas de lui”.<br />

Croissance des <strong>en</strong>treprises<br />

Manque de motivation. Résultats<br />

médiocres.<br />

Louis Schweitzer rappelle que la France<br />

est dotée de structures juridiques simples<br />

qui facilit<strong>en</strong>t la création d’<strong>en</strong>treprise. Le<br />

problème selon lui réside dans le manque<br />

“d’appétit de croissance”. L’<strong>en</strong>jeu est là : les<br />

PME/TPE qui n’arriv<strong>en</strong>t pas à passer le plafond<br />

de verre pour t<strong>en</strong>dre vers ce fameux<br />

statut de “gazelles”. Michel Godet souligne<br />

l’importance de la question fiscale liée à la<br />

transmission. Il rappelle aussi combi<strong>en</strong>,<br />

<strong>en</strong> Allemagne, la solidarité inter-<strong>en</strong>treprises<br />

permet aux plus petites structures de grandir<br />

grâce à des relations de confiance <strong>en</strong>tre<br />

donneurs d’ordre et fournisseurs. I<br />

AUDREY HENRION<br />

Eloge du courage<br />

et du bon s<strong>en</strong>s<br />

Un an après Bonnes nouvelles des<br />

conspirateurs du futur, Michel Godet<br />

livre, avec <strong>La</strong> France des bonnes nouvelles<br />

(avec Alain<br />

Lebaube et<br />

Philippe Ratte,<br />

Odile Jacob,<br />

2012), un<br />

ouvrage original,<br />

compilant<br />

dix-huit histoires“extraordinaires”<br />

c<strong>en</strong>sées donner<br />

<strong>en</strong>vie de<br />

“vivre et<br />

conquérir<br />

l’av<strong>en</strong>ir”.<br />

Acteurs de l’économie n° 110 I Supplém<strong>en</strong>t Tout un programme I janvier 2013

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