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Du Fabliau à la Farce: encore la question performancielle?

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Brian J. Levy<br />

<strong>Du</strong> <strong>Fabliau</strong> <strong>à</strong> <strong>la</strong> <strong>Farce</strong>:<br />

<strong>encore</strong> <strong>la</strong> <strong>question</strong> <strong>performancielle</strong>?<br />

Résumé<br />

Cet article abordera <strong>encore</strong> une fois <strong>la</strong> <strong>question</strong> (parfois épineuse) de <strong>la</strong> ‘performance’<br />

des fabliaux, au moyen d’une étude comparative de deux de nos contes comiques du 13 e<br />

siècle, qui, circu<strong>la</strong>nt toujours au 15 e , seront remaniés <strong>à</strong> <strong>la</strong> fin du moyen âge, jusqu’<strong>à</strong> se<br />

transformer en deux farces dramatiques. Il s’agit du Pet au vi<strong>la</strong>in de Rutebeuf, et de<br />

l’anonyme Prestre crucefié. Ce sera par une appréciation, dans l’un et l’autre cas, des<br />

conventions du théâtre comique que l’on viendra <strong>à</strong> apprécier <strong>à</strong> son tour <strong>la</strong> nature de <strong>la</strong><br />

performance du jongleur-conteur, qui ‘joue son texte’ devant son public.<br />

Cette communication tire ses origines d’un projet de recherche inspiré, en<br />

premier lieu, de l’étude de Willem Noomen parue il y a plus de dix ans, dans<br />

Reinardus: ‘Performance et mouvance: <strong>à</strong> propos de l’oralité des fabliaux’. 1<br />

Nos propres recherches dans ce domaine de l’art du jongleur ont abouti <strong>à</strong><br />

une analyse assez détaillée de plusieurs fabliaux, que nous avons découpés<br />

en ‘micro-séquences’ comiques qui – attelées <strong>à</strong> un gestuel indispensable –<br />

auraient mis <strong>à</strong> <strong>la</strong> disposition du jongleur tous les moyens de transformer<br />

son texte narratif en une performance vigoureuse, et de lui assurer <strong>à</strong> tout<br />

moment l’attention, et le rire, de son public. Destinée <strong>à</strong> paraître dans un<br />

ouvrage intitulé The Performance of Medieval Narrative, cette étude s’y<br />

limite donc, comme de juste, au seul récit comique, sans tenir compte des<br />

exemples analogues offerts éventuellement par le genre dramatique. 2<br />

Ce présent article a pour but d’é<strong>la</strong>rgir un peu le champ de cette critique<br />

littéraire. Elle tracera les lignes d’une mouvance comique, afin d’étudier, sur<br />

le p<strong>la</strong>n performanciel, le cas particulier du fabliau du 13 e siècle remanié en<br />

farce française du moyen âge tardif. Précisons d’emblée: nous n’avons point<br />

d’intention de nous <strong>la</strong>isser trop égarer dans le domaine du théâtre comique,<br />

ni de trop parler des liens (parfois assez trompeurs) entre le fabliau et <strong>la</strong><br />

farce. Il est vrai que ces liens ont déj<strong>à</strong> servi de sujet de débat parmi les<br />

spécialistes reconnus, mais ce débat n’a guère été approfondi. Nous nous<br />

1W. Noomen, ‘Performance et mouvance: <strong>à</strong> propos de l’oralité des fabliaux’, Reinardus<br />

3 (1990), pp. 127–42.<br />

2 ‘Performing <strong>Fabliau</strong>x’, dans The Performance of Medieval Narrative, éd. N. Rega<strong>la</strong>do<br />

et E.B. Vitz (Woodbridge: Boydell & Brewer, <strong>à</strong> paraître fin 2002).


88 Brian J. Levy<br />

contentons de renvoyer ici <strong>à</strong> quelques-unes de ces auctoritates et <strong>à</strong> leurs<br />

prises de position, avant de revenir <strong>à</strong> nos moutons fablialesques qui broutent<br />

<strong>à</strong> l’autre rive du grand fleuve dramatique.<br />

Dans son article sur les rapports entre <strong>la</strong> farce et <strong>la</strong> littérature narrative, 3<br />

Helena Lewicka ne parle pas des fabliaux. Ce qui l’intéresse, ce sont les<br />

motifs particuliers au genre dramatique: elle fait enfin <strong>la</strong> p<strong>la</strong>idoirie pour<br />

<strong>la</strong> constitution d’un Index compréhensif pareil au grand Folklore Index de<br />

Stith-Thompson.<br />

Bernadette Rey-F<strong>la</strong>ud consacre en revanche un chapitre entier aux re<strong>la</strong>tions<br />

entre ‘<strong>Farce</strong>s et <strong>Fabliau</strong>x’, dans son ouvrage La <strong>Farce</strong> ou <strong>la</strong> machine<br />

<strong>à</strong> rire. 4 Elle y avance l’hypothèse d’un lien assez étroit entre les deux genres,<br />

et même d’une évolution du fabliau (distinctif par <strong>la</strong> progression simple<br />

et logique de ses épisodes linéaires) en <strong>la</strong> farce <strong>à</strong> personnages multiples<br />

et plus indépendants d’une action dramatique qui prend <strong>à</strong> son tour son<br />

propre é<strong>la</strong>n. 5 Son jugement des fabliaux manquerait un peu d’ampleur: elle<br />

n’apprécie guère, <strong>à</strong> notre avis, <strong>la</strong> dynamique du récit narratif transformé<br />

par le jongleur en performance comique. Quant aux trois grands exemples<br />

qu’elle cite, deux d’entre eux ne semblent pas <strong>à</strong> eux seuls justifier ses conclusions,<br />

car ils offrent plutôt des similitudes que des remaniements précis ou<br />

directs. 6 Pour une mouvance plus c<strong>la</strong>ire, plus distincte, il faudra peut-être<br />

chercher ailleurs. . .<br />

3H. Lewicka, ‘Les rapports entre <strong>la</strong> farce et <strong>la</strong> littérature narrative (pour un répertoire<br />

des motifs dramatiques)’, Cahiers de l’Association Internationale des Études Françaises<br />

21 (1974), pp. 21–32.<br />

4B. Rey-F<strong>la</strong>ud, La <strong>Farce</strong> ou <strong>la</strong> machine <strong>à</strong> rire (Genève: Droz, 1984), pp. 35–57.<br />

5Notons que Michel Rousse avance une hypothèse contraire: selon lui, le fabliau ne<br />

se serait point métamorphosé en farce dramatique, car une activité théâtrale analogue<br />

<strong>à</strong> celle des farces aurait toujours existé au 13e et au 14e siècle, même si elle ne s’est<br />

manifestée sous forme manuscrite que dans des cas ‘hors-série’ tels Courtois d’Arras, Le<br />

Garçon et l’Aveugle, et le Dit de Dame Jouenne. Voir M. Rousse, ‘Propositions sur le<br />

théâtre profane avant <strong>la</strong> farce’, Tréteaux 1 (1978), pp. 4–18.<br />

6Mme Rey-F<strong>la</strong>ud rapproche d’abord <strong>la</strong> <strong>Farce</strong> du Poulier du fabliau de Constant du<br />

Hamel. C’est aussi l’avis d’O. Jodogne (Le fabliau, Typologie des sources du moyen âge,<br />

13 (Turnhout: Brepols, 1975), p. 29), mais nous trouvons tout de même un écart significatif<br />

entre ces deux textes qui seraient plutôt des analogues partageant un même<br />

thème (‘Vi<strong>la</strong>ins amants punis’) que des frères de sang. D’ailleurs, loin d’être d’une simplicité<br />

linéaire, l’action du fabliau est parfaitement cyclique. Elle est aussi très complexe,<br />

déployant notamment tout un réseau d’intertextualité. Voir, <strong>à</strong> propos de ce fabliau exceptionnel:<br />

G. Bianciotto, ‘De Constant du Hamel’, Reinardus 6 (1993), pp. 15–30; et<br />

A. Cobby, ‘Langage du pouvoir, pouvoir du <strong>la</strong>ngage: Constant du Hamel et Les Trois<br />

Aveugles de Compiègne’, Reinardus 14 (2001), pp. 131–51. Dans le cas de <strong>la</strong> Bourgeoise<br />

d’Orliens et de <strong>la</strong> <strong>Farce</strong> d’ung mari jaloux, ces deux titres remontent également au ressort<br />

comique commun du ‘Mari battu mais content’. Quant au troisième exemple, celui du<br />

fabliau des Braies au cordelier et de <strong>la</strong> farce de Frère Guillebert, il est bien va<strong>la</strong>ble: voir<br />

plus loin, pp. 89–90.


<strong>Du</strong> <strong>Fabliau</strong> <strong>à</strong> <strong>la</strong> <strong>Farce</strong>: <strong>encore</strong> <strong>la</strong> <strong>question</strong> <strong>performancielle</strong>? 89<br />

Malgré son titre prometteur (‘Metaphorical obscenity in French farce’ 7 ),<br />

Barbara Bowen ne fait allusion <strong>à</strong> nos récits comiques que dans une petite<br />

phrase au début de son exposé: “farces have plots often very simi<strong>la</strong>r to the<br />

plots of fabliau and conte” (p. 331). Elle se contente de relever le problème<br />

évident pour les auteurs de farces de présenter le coït sur scène, en passant<br />

en revue l’éventail fort inventif de métaphores sa<strong>la</strong>ces déployées dans les<br />

farces pour désigner les parties génitales, et surtout l’acte sexuel. A notre<br />

avis, ses conclusions méritent d’être poussées un peu plus loin, et dans le<br />

sens comparatiste, car elles indiquent <strong>à</strong> <strong>la</strong> fois les liens entre fabliau et<br />

farce, et <strong>la</strong> distinction qu’il convient de maintenir entre ces deux genres. Il<br />

est évident que les auteurs de farces partagent avec nos fableors le p<strong>la</strong>isir<br />

(méchant) de parler métaphoriquement – et zoologiquement – des parties<br />

génitales. 8 D’autre part, cependant, le fabliau n’a guère besoin de recourir<br />

<strong>à</strong> d’autres métaphores sexuelles, car le foutre est l<strong>à</strong>, en nu et en cru, pour<br />

démolir les tabous et pour susciter le rire comico-pornographique. S’il est<br />

permis aux fabliaux narratifs d’aller droit au but, les farces sont obligées<br />

d’esquiver l’acte de chair que l’on ne saurait voir. . . 9 Mais, ce qui est <strong>à</strong><br />

mon avis intéressant, c’est que Mme Bowen note en passant (p. 336), dans<br />

<strong>la</strong> farce de Frère Guillebert, l’émergence du mot-tabou vit sorti du grand<br />

tas des métaphores anatomiques attendues. Or <strong>la</strong> présence de ce phallus<br />

sans euphémisme est peut-être non sans hasard: car ce Frère Guillebert du<br />

16 e siècle est un analogue fort intéressant des deux fabliaux des Braies au<br />

cordelier et des Braies le prestre, et nous aurions le droit de voir dans ce vit,<br />

exceptionnel dans une farce, un legs du genre dont sont sorties les premières<br />

versions de cette histoire grivoise.<br />

Quelques-uns des rapports entre ces trois pièces ont été étudiés par<br />

Christopher Pinet, dans un article, ‘From fabliau to farce’, paru en 1982. 10<br />

Pinet n’a malheureusement pas <strong>à</strong> sa portée l’édition O’Gorman du fabliau<br />

des Braies au cordelier (parue en l’an suivant), qui a le grand mérite de rassembler<br />

en annexe tous les textes analogues, y compris Frère Guillebert. 11<br />

7 B.C. Bowen, ‘Metaphorical obscenity in French <strong>Farce</strong>, 1450–1560’, Comparative<br />

Drama 11 (1977–78), pp. 331–43.<br />

8 Pour être plus exact, s’il y a une distinction <strong>à</strong> faire ici entre les deux genres, c’est<br />

qu’<strong>à</strong> <strong>la</strong> faune obscène des fabliaux (pou<strong>la</strong>ins, hérons, écureuils, souris, et j’en passe. . . )<br />

répondent, dans <strong>la</strong> farce, des objets plutôt domestiques: chandelle, broche, corbeille, ou<br />

<strong>la</strong>nterne.<br />

9 D’où ces ‘activités quotidiennes’ employées par <strong>la</strong> farce pour désigner le coït: tisser,<br />

faire <strong>la</strong> lessive, travailler <strong>à</strong> <strong>la</strong> bêche, jouer aux billes, etc.<br />

10 C. Pinet, ‘From fabliau to farce: a case study’, dans Essays in Early French Literature<br />

presented to Barbara M. Craig, éd. N.C. Lacy et J.C. Nash (York, SC: French Literature<br />

Publications Company, 1982), pp. 93–108.<br />

11 Les Braies au Cordelier, Anonymous <strong>Fabliau</strong> of the Thirteenth Century, éd. R.<br />

O’Gorman (Birmingham, AL: Summa, 1983).


90 Brian J. Levy<br />

Si son article <strong>la</strong>isse donc <strong>à</strong> désirer, c’est parce que l’auteur ne porte suffisamment<br />

pas son attention au texte des deux fabliaux; il s’y est même<br />

trompé de chronologie, ignorant que Les Braies au cordelier (c. 1260–70)<br />

devance en fait Les Braies le prestre de Jean de Condé (première moitié<br />

du 14 e siècle). Les nettes distinctions qu’il fait entre fabliau et farce sont<br />

jusqu’<strong>à</strong> un certain point va<strong>la</strong>bles, si quelque peu évidentes. Avec <strong>la</strong> farce, on<br />

est bien dans le domaine de <strong>la</strong> représentation théâtrale et de <strong>la</strong> concentration<br />

sur une pièce “par personnages”: l’aspect physique (souvent grotesque)<br />

de l’un sera commenté par un autre, et c’est ainsi par son propre monologue<br />

libidineux (constituant le sermon joyeux de <strong>la</strong> pièce) que s’esquisse,<br />

dès son entrée en scène, <strong>la</strong> personnalité monstrueuse du Frère Guillebert.<br />

Toutes les péripéties narratives du fabliau se traduisent, dans <strong>la</strong> farce, par<br />

des personnages qui font leurs entrées ou qui quittent <strong>la</strong> scène, en débitant<br />

des monologues ou des apartés. Avec les fabliaux, on serait plutôt dans le<br />

monde de l’imagination. . .<br />

Ceci dit, il ne faut pas trop négliger (comme le fait Pinet) l’aspect performanciel<br />

de nos fabliaux. Dans les Braies au cordelier, par exemple, le dialogue<br />

constitue un bon tiers du texte, opposant tour <strong>à</strong> tour mari et femme,<br />

femme et amant, femme et frere mineur. Il y a beaucoup d’activité axée<br />

autour du lit conjugal, beaucoup de trucs comiques offerts par l’accessoire<br />

indispensable (imaginé, ou même au besoin réel) des braies éponymes. Il y a<br />

aussi, d’un bout <strong>à</strong> l’autre du texte, toute une série d’expressions adverbiales<br />

désignant <strong>la</strong> vitesse, voire l’urgence, le tout accompagné de petits apartés<br />

sournois. 12 Ainsi, tout est en p<strong>la</strong>ce pour valoriser une belle performance<br />

mimique, gestuelle ou vocalisée de <strong>la</strong> part du jongleur.<br />

C’est cet aspect ‘vivant’ de <strong>la</strong> performance jongleresque, peut-être, qui<br />

nous permettra de mieux rapprocher le fabliau de <strong>la</strong> farce, car, dans ce<br />

domaine et <strong>à</strong> maints égards, ces deux machines <strong>à</strong> rire n’en font qu’une. Nos<br />

deux genres comiques sont certes différents l’un de l’autre, mais afin d’en<br />

faire maintenant l’étude vraiment comparatiste, il vaudrait mieux mettre<br />

de côté <strong>la</strong> problématique des ‘analogues’ ou des ‘familles’, pour regarder<br />

de plus près deux exemples de farces du moyen âge tardif qui sont bel et<br />

bien des rédactions directes de fabliaux connus. Or ce remaniement est fort<br />

différent dans l’un et l’autre cas. N’oublions pas qu’une grande distinction<br />

entre fabliau et farce réside autant dans le contexte de <strong>la</strong> mise en scène de<br />

cette dernière que dans le fait générique de sa composition théâtrale. La farce<br />

est l<strong>à</strong> pour être littéralement ‘farcie’, en compagnie d’une petite Moralité,<br />

dans <strong>la</strong> plus longue et très-pieuse matière d’une grande pièce religieuse,<br />

12 Pour une liste commentée de ces motifs, qui avancent prestement le récit d’un épisode<br />

<strong>à</strong> l’autre, voir Les Braies au Cordelier, éd. O’Gorman, p. 15).


<strong>Du</strong> <strong>Fabliau</strong> <strong>à</strong> <strong>la</strong> <strong>Farce</strong>: <strong>encore</strong> <strong>la</strong> <strong>question</strong> <strong>performancielle</strong>? 91<br />

un Mystère ou une Passion. . . L<strong>à</strong>, où nous constatons une forte mouvance<br />

entre les deux textes comiques, ce seraient ces données pratiques, même<br />

idéologiques, qui semblent entrer en jeu.<br />

Notre premier exemple binaire est celui du fabliau du Pet au vi<strong>la</strong>in 13 et<br />

de <strong>la</strong> farce du Meunier de qui le diable emporte l’âme en enfer. 14 Le Pet<br />

au vi<strong>la</strong>in de Rutebeuf constitue un excellent point fixe de départ, car cette<br />

œuvre reconnue d’un grand poète du 13 e siècle nous offre, dans les quatre<br />

manuscrits qui <strong>la</strong> conservent, un texte pratiquement sans variantes. 15 Ce<br />

fabliau forme l’un des battants d’un triptyque narratif peu commun dans<br />

le corpus des contes <strong>à</strong> rire, ayant pour sujet le paradis et l’enfer, et dont<br />

les deux autres battants sont représentés par Le Vi<strong>la</strong>in qui conquist paradis<br />

par p<strong>la</strong>it et par Saint Pierre et le jongleur. 16 Chacun de ces trois contes<br />

nous offre une subversion comique du thème solennel de <strong>la</strong> mort et du salut.<br />

Dans Le Vi<strong>la</strong>in qui conquist. . . , pour gagner son siège au grand paradis,<br />

l’âme gouailleuse et débrouil<strong>la</strong>rde du vi<strong>la</strong>in éponyme sait bien riposter, tour<br />

<strong>à</strong> tour, aux objections des saints Pierre, Paul et Thomas, et enfin du Bon<br />

Dieu lui-même. Cet élément ludique est <strong>encore</strong> plus marqué dans Saint<br />

Pierre et le jongleur, où pour racheter toutes les âmes perdues en enfer, le<br />

bon saint joue magistralement aux dés avec le jongleur incompétent, <strong>à</strong> qui<br />

le diable en avait confié <strong>la</strong> charge. 17<br />

Dans son Pet au vi<strong>la</strong>in (<strong>à</strong> 76 vers, de loin le plus court des trois contes),<br />

ce sera au moyen de <strong>la</strong> scatologie que Rutebeuf démolira <strong>la</strong> norme eschatologique.<br />

. . Son prologue pseudo-homilétique passe de l’affirmation pieuse du<br />

paradis céleste ouvert aux seuls charitables de ce monde, <strong>à</strong> un assaut moqueur<br />

contre ces vi<strong>la</strong>ins qui refusent <strong>la</strong> dîme <strong>à</strong> l’ Église (et qui seront donc<br />

exclus du paradis). Ici – comme partout dans son œuvre – Rutebeuf allie<br />

<strong>la</strong> parodie <strong>à</strong> <strong>la</strong> satire sociale. Son pastiche d’un sermon contre les sans-Dieu<br />

rapaces se transforme en une évocation du paysan traditionnel: radin et<br />

proprement ‘vi<strong>la</strong>in’. 18 Le prologue se termine par un exemple parfaitement<br />

13Nouveau Recueil Complet des <strong>Fabliau</strong>x (NRCF), éd. W. Noomen et N. Van Den<br />

Boogaard, 10 vols (Assen: Van Gorcum, 1983–98), V/55; Œuvres complètes de Rutebeuf,<br />

éd. E. Faral et J. Bastin, 2 vols (Paris: Picard, 1969), II, pp. 305–308.<br />

14Recueil de <strong>Farce</strong>s (1450–1550), éd. A. Tissier, t. IV (Genève: Droz, 1989), no. 22<br />

(pp. 169–243).<br />

15Ce texte fait d’autant plus autorité formelle qu’il se trouve dans deux des grands<br />

‘recueils c<strong>la</strong>ssiques’ de fabliaux (MSS A et E), ainsi que dans le manuscrit rutebovin le<br />

plus complet (L).<br />

16NRCF, V/39, I/3.<br />

17Pour une étude de ce fabliau parodique du motif du Passage du Christ en enfer, voir<br />

D.D.R. Owen, ‘The element of parody in Saint Pierre et le jongleur’, French Studies 9<br />

(1955), pp. 60–63.<br />

18Le NRCF ne reconnaît dans ces premiers vers aucune parodie précise (t. 5, p. 445),<br />

mais voir l’édition allemande d’Albert Gier, <strong>Fabliau</strong>x. Französische Schwankerzählungen


92 Brian J. Levy<br />

ridicule du mundus inversus qui prépare bien le récit comique <strong>à</strong> suivre: les<br />

vi<strong>la</strong>ins sont tellement vi<strong>la</strong>ins qu’ils sont même exclus de l’enfer. . .<br />

Parti en mission pour récolter l’âme d’un vi<strong>la</strong>in tombé gravement ma<strong>la</strong>de,<br />

un diablotin approche du lit, et tend un sac au cul du mourant. Relevant<br />

de <strong>la</strong> tradition popu<strong>la</strong>ire de <strong>la</strong> sortie anale de l’âme du corps humain, 19<br />

ce geste grotesque a l’effet de ridiculiser <strong>à</strong> <strong>la</strong> fois le petit démon et le vi<strong>la</strong>in.<br />

Ce dernier ayant ingurgité du bœuf <strong>à</strong> l’ail et de <strong>la</strong> graisse chaude, dans un<br />

dernier mais imprudent effort de se guérir, souffre maintenant tous les tourments,<br />

non de l’enfer anticipé, mais d’un mal <strong>à</strong> l’estomac. Angoissé, il se<br />

contorsionne, pendant que le diablotin impatient lui piétine le ventre gonflé<br />

pour sortir l’âme, et c’est ainsi qu’il parvient au vi<strong>la</strong>in, au bout de tous ces<br />

efforts, de lâcher un seul pet énorme. 20<br />

C’est le petit diablotin qui retient maintenant l’attention comique. Lui<br />

revient en enfer, emportant dans son sac ce pet qu’il prend pour l’âme<br />

du vi<strong>la</strong>in défunt. Une fois le sac ouvert, le pet malodorant empeste tant<br />

l’enfer 21 que les diables rassemblés en conc<strong>la</strong>ve décrètent que désormais nul<br />

vi<strong>la</strong>in ne sera admis chez eux. Ainsi Rutebeuf termine son conte sur un<br />

paradoxe comique: que faire de ces vi<strong>la</strong>ins, dont les âmes sont interdites de<br />

l’enfer comme du paradis? Il ne leur reste que de coasser en chœur avec les<br />

grenouilles, ou bien d’aller tout droit au purgatoire d’Audigier. 22<br />

Malgré ses premières apparences scatologiques (Edmond Bastin et Julia<br />

Faral le jugent notamment indigne d’analyse), 23 le fabliau du Pet au vi<strong>la</strong>in<br />

manifeste beaucoup des ‘vertus’ du genre. Reductio ad absurdum comique,<br />

ce récit bref plein d’ironie et de parodie fait preuve de l’invention littéraire<br />

du grand poète Rutebeuf. Il se <strong>la</strong>isse aussi découper, dans l’imagination des<br />

auditeurs et surtout dans <strong>la</strong> performance jongleresse, en une série de ‘micro-<br />

des Hochmitte<strong>la</strong>lters (Stuttgart: Rec<strong>la</strong>m, 1985), p. 285.<br />

19Pour cette croyance médiévale, voir Cl. Gaignebet et J.-D. Lajoux, Art profane et<br />

religion popu<strong>la</strong>ire au moyen âge (Paris: PUF, 1985), s.v. ‘pet, péter’.<br />

20On pourrait voir, dans cet état de constipation ridicule, une actualisation grossière<br />

de cette première image du vi<strong>la</strong>in radin esquissée dans le prologue du fabliau. . . Pour<br />

l’emploi par Rutebeuf des artes du haut style poétique pour décrire cet épisode parfaitement<br />

vulgaire, voir K. Busby, ‘The respectable fabliau: Jean Bodel, Rutebeuf and<br />

Jean de Condé’, Reinardus 9 (1996), pp. 15–31 (p. 27). Non content de ces jeux <strong>la</strong>ngagers<br />

ou métaphoriques, Rutebeuf sait aussi jouer sur <strong>la</strong> forme d’un proverbe popu<strong>la</strong>ire:<br />

Trop estraindre fait cheoir, qu’il transforme effectivement (v. 50) en: Trop estraindre fait<br />

chier. . .<br />

21Encore une ironie rutebovine, renversant <strong>la</strong> tradition de <strong>la</strong> puanteur autochtone du<br />

puits d’enfer.<br />

22Ces deux allusions sont en fin de compte très bien choisies, car un coassement de<br />

grenouille ressemble bien <strong>à</strong> un pet, tandis que <strong>la</strong> parodie épique qu’est Audigier est un<br />

des poèmes les plus grossiers, les plus scatologiques de <strong>la</strong> littérature française du moyen<br />

âge (Cocuce, fief du héros éponyme, étant un pays de merde plutôt que de Cocaigne).<br />

23Œuvres complètes de Rutebeuf, II, p. 305.


<strong>Du</strong> <strong>Fabliau</strong> <strong>à</strong> <strong>la</strong> <strong>Farce</strong>: <strong>encore</strong> <strong>la</strong> <strong>question</strong> <strong>performancielle</strong>? 93<br />

épisodes’ dramatiques, dont chacun provoquera le rire: prologue au public<br />

(avec moquerie générale du vi<strong>la</strong>in); vi<strong>la</strong>in ma<strong>la</strong>de cloué au lit; diablotin<br />

tendant sac au cul; tourments du mal au ventre; diablotin piétinant; pet<br />

lâché; retour avec sac rempli; puanteur du pet libéré; conc<strong>la</strong>ve de diables,<br />

et ‘jugement dernier’; conclusion (Rutebeuf devant ses lecteurs, jongleur<br />

devant son public), et derniers rires. . .<br />

Passons <strong>à</strong> <strong>la</strong> représentation, en l’an 1496, <strong>à</strong> Seurre en Bourgogne, du<br />

grand Mystère de saint Martin du basochien André de <strong>la</strong> Vigne, accompagné,<br />

en entr’acte, de <strong>la</strong> Moralité de l’Aveugle et du boiteux, et de <strong>la</strong> <strong>Farce</strong><br />

du Meunier de qui le diable emporte l’âme en enfer. 24 Dans cette dernière,<br />

André de <strong>la</strong> Vigne s’inspire évidemment du Pet au vi<strong>la</strong>in, tout en transformant<br />

le paysan en meunier, et en reléguant l’action du fabliau de Rutebeuf<br />

au dernier tiers d’une pièce de presque 500 vers. 25 Pour le reste, il confectionne<br />

un bon drame domestique (ce qui explique <strong>la</strong> disparition du vi<strong>la</strong>in,<br />

remp<strong>la</strong>cé par un artisan plus embourgeoisé 26 ), dans lequel il ne manque pas<br />

d’introduire plusieurs procédés devenus typiques de <strong>la</strong> farce: ménage perturbé<br />

par <strong>la</strong> rivalité entre mari et femme; p<strong>la</strong>ce de <strong>la</strong> cuisine, avec insistance<br />

sur l’alimentation; motif de <strong>la</strong> confession comique ‘<strong>à</strong> <strong>la</strong> Pathelin’; prêtreamant<br />

déguisé pour mieux parvenir; et thèmes scatologiques développés <strong>à</strong><br />

p<strong>la</strong>isir (poussant beaucoup plus loin les deux présences du pet, sur lesquelles<br />

Rutebeuf a soin d’axer son fabliau). 27<br />

Or, étant données toutes ces amplificationes farcesques, <strong>la</strong> <strong>question</strong> s’impose:<br />

pourquoi André de <strong>la</strong> Vigne aurait-il choisi ce fabliau de Rutebeuf? 28 A<br />

notre avis, ce serait pour <strong>la</strong> même raison qui fait du Pet au vi<strong>la</strong>in un exemple<br />

insolite de son genre: c’est <strong>la</strong> présence de l’enfer et de tous les diables. A<br />

son tour, grâce <strong>à</strong> cet emprunt <strong>à</strong> l’œuvre de Rutebeuf, André a pu composer<br />

une farce unique (aucune autre farce ne mettant sur scène le Malin). La<br />

trouvaille d’André de <strong>la</strong> Vigne, c’est d’établir une correspondance notable<br />

entre son Mystère de saint Martin – où figurent, comme attendus, le diable<br />

et sa troupe dans leur mansion de l’Enfer (<strong>à</strong> côté des autres mansiones de <strong>la</strong><br />

24Pour raison d’intempéries, <strong>la</strong> mise en scène du Mystère fut reportée <strong>à</strong> un autre jour:<br />

ainsi, exceptionnellement, <strong>la</strong> <strong>Farce</strong> comique dut précéder <strong>la</strong> drame religieux.<br />

25A part <strong>la</strong> donnée première du personnage tombé ma<strong>la</strong>de (évoquée dès le début de <strong>la</strong><br />

farce), et celle de ses coliques (“A Dieu, le ventre!”, v. 19), on attendra les vv. 318–62,<br />

374–81 et 430–90 [fin] pour reconnaître le fabliau de Rutebeuf.<br />

26Le choix d’un meunier permettra aussi quelques p<strong>la</strong>isanteries traditionnelles contre<br />

ce métier (voir sa confession, vv. 409–26).<br />

27Pour tous les thèmes farcesques de cette pièce, voir Recueil de <strong>Farce</strong>s, éd. Tissier,<br />

t. IV, pp. 174–76.<br />

28Notons, en passant, que cette pièce de Rutebeuf était bel et bien connue <strong>à</strong> l’époque<br />

tardive: dans le MS A, le titre Le pet au vil<strong>la</strong>in a été ajouté d’une main postérieure (fin<br />

du 14e / début du 15e s.).


94 Brian J. Levy<br />

Terre et du Ciel) 29 – et sa <strong>Farce</strong> du Meunier, où l’on trouve ce même Enfer,<br />

et ces mêmes diables nommés: Lucifer, Sathan, Astaroth, Berith. 30 Ce n’est<br />

pas tout. Dans une nota dans le mystère, on indique que <strong>la</strong> farce devait se<br />

jouer juste avant <strong>la</strong> grande scène de <strong>la</strong> mort du saint: l<strong>à</strong>, une troupe d’anges<br />

et de vierges descendent pour emporter en paradis l’âme du saint, que le<br />

diable avait convoitée en vain. 31 Est bien frappante l’antithèse dramatique<br />

réalisée par <strong>la</strong> juxtaposition des deux pièces: au meunier au lit hanté par<br />

son diablotin se succède le saint Martin au lit accueilli par une délégation<br />

céleste. 32 Comme le dit Tissier, cette farce est ‘une œuvre exceptionnelle’,<br />

dont les liens étroits avec le mystère ‘amènent un curieux dosage de dévotion<br />

et de licence’. 33<br />

La <strong>Farce</strong> du Meunier est assez joyeuse, surtout dans ses premières scènes<br />

de confrontation conjugale, mais elle est très longue, dépassant <strong>la</strong>rgement<br />

<strong>la</strong> moyenne du genre. Le remaniement du fabliau a du mal <strong>à</strong> s’intégrer<br />

dans une pièce déj<strong>à</strong> remplie d’éléments traditionnels, d’autant plus qu’il<br />

est scindé en deux par <strong>la</strong> longue scène de <strong>la</strong> confessio comique du meunier<br />

(vv. 382–429). L<strong>à</strong>, où Rutebeuf sait parfaitement réduire l’action comique<br />

<strong>à</strong> son essentiel narratif, encadré d’un prologue et d’une conclusion ironiques<br />

et allusifs, André de <strong>la</strong> Vigne manque plutôt de discipline dramatique. Pour<br />

faire rire, il redouble gratuitement les effets scatologiques (vv. 430–70), mais<br />

29 Il y a, dans le Mystère, trois grandes scènes de diablerie, suivies d’une suite de<br />

tentations ratées. Voir André de <strong>la</strong> Vigne, Le Mystère de Saint Martin, éd. A. <strong>Du</strong>p<strong>la</strong>t,<br />

TLF, 277 (Genève: Droz, 1977), vv. 2076–2314, 5435–5516, 7951–8054, etc.<br />

30 Ces noms traditionnels servent <strong>à</strong> identifier les diables-personnages entrés sur scène,<br />

dans <strong>la</strong> farce comme dans le Mystère. Il va sans dire que, dans le récit bref de Rutebeuf,<br />

les diables restent anonymes. En ce qui concerne <strong>la</strong> mise en scène de <strong>la</strong> <strong>Farce</strong> du Meunier,<br />

Tissier propose (pp. 187–89) un diagramme logique, indiquant le passage de l’action entre<br />

<strong>la</strong> Terre et l’Enfer (<strong>la</strong> troisième mansio, celle du Ciel, étant absente de <strong>la</strong> <strong>Farce</strong>).<br />

31 André de <strong>la</strong> Vigne, Le Mystère de Saint Martin, éd. <strong>Du</strong>p<strong>la</strong>t, après le v. 9879: ‘Nota<br />

qu’en ce passage conviendra jouer <strong>la</strong> farce’. Les scènes de <strong>la</strong> mort et de l’apothéose du<br />

saint se trouvent aux vv. 9880–10225.<br />

32 Ce contraste entre farce et mystère aurait été visualisé sur <strong>la</strong> scène par le sac rouge du<br />

diablotin et par <strong>la</strong> représentation b<strong>la</strong>nche de l’âme du bon saint (voir: Recueil de <strong>Farce</strong>s,<br />

éd. Tissier, t. IV, p. 181; André de <strong>la</strong> Vigne, Le Mystère de Saint Martin, éd. <strong>Du</strong>p<strong>la</strong>t,<br />

p. 50).<br />

33 Recueil de <strong>Farce</strong>s (1450–1550), éd. Tissier, p. 177. On constatera <strong>encore</strong> un lien<br />

significatif – cette fois scatologique – entre notre farce (et, au-del<strong>à</strong> de celle-ci, le texte<br />

original du Pet au vi<strong>la</strong>in), et <strong>la</strong> Moralité de l’Aveugle et du Boiteux (éd. P. Lacroix,<br />

Recueil de farces, soties et moralités du quinzième siècle (Paris: Garnier, 1876), pp. 209–<br />

30). L’aveugle, qui porte le boiteux, ne peut plus supporter l’état surconstipé de son<br />

compagnon, et insiste que celui-ci descende <strong>à</strong> pied pour se sou<strong>la</strong>ger (“Trois moys y a, que<br />

ne chyas – Par mon serment! vous descendrez / Et yrez faire aucun pourtraict / D’ung<br />

estron, ou que vous vouldrez –”, vv. 96, 101–103). Cette coincidence du motif grossier du<br />

mal au ventre nous indique combien André se serait inspiré du fabliau de Rutebeuf, et<br />

non simplement dans sa farce.


<strong>Du</strong> <strong>Fabliau</strong> <strong>à</strong> <strong>la</strong> <strong>Farce</strong>: <strong>encore</strong> <strong>la</strong> <strong>question</strong> <strong>performancielle</strong>? 95<br />

l’explication supposée du mal au ventre du meunier, et de son pet (trop de<br />

vin imbibé) semble bien faible <strong>à</strong> côté de l’image bien vivante et comique du<br />

bon buef aux aux / Et dou graz humei qui fu chauz (vv. 35–36) du fabliau.<br />

Bref, le remaniement en farce du fabliau du Pet au vi<strong>la</strong>in prend <strong>la</strong> forme<br />

d’une interpo<strong>la</strong>tion vers <strong>la</strong> fin d’une plus longue pièce théâtrale. Il permet<br />

<strong>à</strong> celle-ci, certes (et exceptionnellement), de faire <strong>la</strong> paire avec le mystère<br />

qu’il accompagne, mais il faut dire que beaucoup de <strong>la</strong> vigueur narrative du<br />

récit original est perdue.<br />

Le second cas d’un fabliau remanié en farce est celui du Prestre crucefié:<br />

exposition brutale mais bril<strong>la</strong>mment menée du motif sado-comique<br />

de ‘L’amant châtié et châtré’. 34 Le conte est trop bien connu – Tailleur en<br />

bois, et cocu, Rogier revient chez lui pour surprendre sa femme <strong>à</strong> table avec<br />

son amant le prêtre. Persuadé par <strong>la</strong> femme rusée, celui-ci espère se sauver<br />

en se déshabil<strong>la</strong>nt et en s’étendant, immobile, dans l’atelier, parmi les crucifix<br />

sculptés. Mais le mari imp<strong>la</strong>cable devine tout: il aiguise son couteau,<br />

entre dans son atelier (où il trouve le prêtre nu comme un ver), exprime<br />

un étonnement sardonique d’avoir osé sculpter un Christ au membre viril<br />

en pleine vue, et procède, sans plus de cérémonie, <strong>à</strong> exciser lesdites parties<br />

génitales au prêtre. Sur quoi, <strong>la</strong> victime mutilée s’enfuit dans <strong>la</strong> rue; sur<br />

quoi, l’imagier appelle <strong>à</strong> haute voix au secours (“Seignor, prenez mon croucefis<br />

/ Qui orendroit m’est eschapé!”, vv. 78–79); sur quoi, un passant assène<br />

le prêtre d’un coup de massue – Dernière scène: traîné dans <strong>la</strong> maison, le<br />

prêtre doit payer <strong>à</strong> son bourreau une rançon de quinze livres.<br />

Est bien osée cette image principale du fabliau, celle du prêtre libidineux,<br />

étendu comme un Christ sur sa croix de bois, et sur le point de subir sa<br />

propre Passion (méritée), avant de faire son propre Miracle de <strong>la</strong> Descente<br />

de <strong>la</strong> Croix. 35 Elle ne manque d’ailleurs pas du surréel: notons comment le<br />

crucifix inanimé, taillé en bois et emporté en ville par l’artisan Rogier, au<br />

début du conte (vv. 20–22), prend vie <strong>à</strong> <strong>la</strong> fin, se métamorphosant en notre<br />

prêtre émasculé qui s’enfuit <strong>à</strong> toutes jambes. . . 36<br />

34 NRCF, IV/27. Pour une nouvelle interprétation de ce motif du prêtre émasculé, dans<br />

une optique socio-historique, nous renvoyons <strong>à</strong> <strong>la</strong> thèse de doctorat de Daron Burrows,<br />

‘The Stereotype of the Priest in the Old French <strong>Fabliau</strong>x’ (DPhil. Oxon, 2001).<br />

35 Parmi les commentaires de ce texte, signalons surtout celui de Jean Scheidegger, ‘Le<br />

sexe du Crucifix. Littérarité, art et théologie dans Le Prêtre teint et Le Prêtre crucifié’,<br />

Reinardus 7 (1994), pp. 143–59.<br />

36 L’art du maître conteur se manifeste dans ce fabliau par d’autres motifs comiques.<br />

Notons, par exemple, l’association grivoise entre le sexe et l’argent (<strong>la</strong> perte du phallus<br />

étant suivie de celle des 15 livres), ainsi que l’ambiance pseudo-courtoise qui sert de<br />

contrepoint aux réalités hyperbrutales du récit (l’imagier cocu et sadique est décrit comme<br />

debonnaire, sage et courtois (vv. 3, 46), et <strong>la</strong> réaction trop joyeuse de <strong>la</strong> femme adultère<br />

au départ de son mari jaloux – s’en fu mout liee / Et il vit sa chiere haitiee, vv. 15–16 –


96 Brian J. Levy<br />

Il nous reste <strong>à</strong> chercher des liens entre ce récit et <strong>la</strong> farce. Dans une notule<br />

sur Le Prestre crucefié, Jaap van Os avance l’hypothèse très tentative<br />

de l’influence sur ce texte du drame religieux: il se peut que l’auteur se soit<br />

inspiré d’une vraie représentation liturgique de <strong>la</strong> Passion (d’après les indications<br />

scéniques de quelques-unes de ces pièces, plus tardives, un crucifix<br />

aurait été dressé sur scène, <strong>à</strong> l’image du Christ détachable pour faire effet). 37<br />

L’idée de cette interaction socio-littéraire séduit, même si l’état présent de<br />

nos recherches va toujours dans l’autre sens, vers l’influence de notre texte<br />

sur le théâtre comique du moyen âge finissant, et pour les raisons suivantes.<br />

Primo: il est de fait que ce texte du Prestre crucefié a survécu jusqu’<strong>à</strong><br />

<strong>la</strong> seconde moitié du 15 e siècle, car il compte parmi les cinq fabliaux conservés<br />

dans le MS Coligny-Genève, Bodmer 113, qui date de cette époque. 38<br />

Secundo (et surtout): le professeur Graham Runnalls, grand spécialiste du<br />

théâtre religieux, a tout récemmment publié un texte qu’il avait trouvé<br />

quelques années auparavant, parmi <strong>la</strong> centaine de fragments dramatiques<br />

conservés dans les archives de Fribourg: c’est en effet une ‘<strong>Farce</strong> du Prêtre<br />

crucifié’. 39 Pour être plus exact, il s’agit de deux fragments en papier (<strong>à</strong> dater<br />

c. 1490–1520) d’un rollet: autrement dit, du rôle d’un des personnages<br />

de <strong>la</strong> farce, ponctué (pour des raisons mnémoniques, comme une ‘réplique’<br />

au théâtre) des derniers mots du texte précédant. Or ce rôle, qui seul survit<br />

d’une farce disparue, c’est celui du Prêtre. Graham Runnalls a eu le très<br />

grand mérite de reconnaître les liens entre cette farce et notre fabliau, mais<br />

il ne connaît pas <strong>à</strong> fond ce dernier (qu’il juge dépourvu d’éléments dramatiques).<br />

D’ailleurs – et tout naturellement – il n’a pour but que d’établir<br />

l’editio princeps de sa découverte. Il <strong>la</strong>isse donc <strong>à</strong> autrui l’étude comparée<br />

des deux pièces.<br />

Malgré ses <strong>la</strong>cunes, l’action de <strong>la</strong> farce se <strong>la</strong>isse bien suivre par le rollet<br />

qui survit. Première scène: Le prêtre rend visite <strong>à</strong> l’imagier, pour lui commander<br />

un crucifix grandeur nature (on suppose pour l’église). L’artisan<br />

semble accepter <strong>la</strong> commission, dès qu’il sera revenu du marché (dernier<br />

mot du texte attribuable <strong>à</strong> ce personnage). L’accord conclu, le prêtre s’en<br />

va: il repassera plus tard.<br />

Scène II : Monologue du prêtre seul sur scène: il souffre de tous les maux<br />

d’amour, car voici trois jours qu’il n’a pas vu celle qu’il adore (il s’agit, bien<br />

nous rappelle l’imprudence de <strong>la</strong> malmariée, comme celles des <strong>la</strong>is de Yonec ou de Laüstic<br />

de Marie de France).<br />

37 J. van Os, ‘Le fabliau du Prestre crucefié et le problème du crucifix vivant’, Marche<br />

Romane 28 (1978), pp. 181–83.<br />

38 Le scribe de ce manuscrit l a, de surcroît, très fidèlement recopié le texte de ces<br />

fabliaux du MS K (Paris, BnF., fr. 2173).<br />

39 G.A. Runnalls, ‘The Medieval Actors’ Rôles found in the Fribourg Archives’, Pluteus<br />

4–5 (1986–87 [1998]), pp. 5–67 (‘Rôle A: La <strong>Farce</strong> du Prêtre Crucifié’, pp. 12–16).


<strong>Du</strong> <strong>Fabliau</strong> <strong>à</strong> <strong>la</strong> <strong>Farce</strong>: <strong>encore</strong> <strong>la</strong> <strong>question</strong> <strong>performancielle</strong>? 97<br />

sûr, de <strong>la</strong> femme de l’imagier). Ayant vu le départ du mari, il se décide <strong>à</strong><br />

profiter de son absence. . .<br />

Scene III [on suppose qu’il frappe <strong>à</strong> <strong>la</strong> porte]: Le prêtre fait <strong>à</strong> <strong>la</strong> belle femme<br />

une déc<strong>la</strong>ration ardante: elle le connaît déj<strong>à</strong>, il est temps qu’elle reconnaisse<br />

son amour pour elle. Il est évident que <strong>la</strong> femme ne le repousse pas: le prêtre<br />

béat lui propose donc un petit verre intime. [Ici se termine le premier fragment<br />

du rollet]<br />

Scene IV [Second fragment]: Le petit verre bat son plein: rendu de plus en<br />

plus chaleureux par le vin, le prêtre propose enfin que l’on fasse l’amour. 40<br />

C’est en ce moment que <strong>la</strong> femme doit voir revenir son mari (son ‘dernier<br />

mot’: voi). Pris de panique, le prêtre supplie sa maîtresse de lui sauver <strong>la</strong> vie.<br />

Scène V : Il est évident qu’il arrive au prêtre quelque malheur: tout brûlé<br />

au visage, il pousse des cris de douleur. Peut-être le mari rentré aurait-il<br />

commandé <strong>à</strong> sa femme de lui passer une chandelle allumée; 41 de toute façon,<br />

c’est lui qui aurait brûlé <strong>la</strong> peau au prêtre (écoutons <strong>la</strong> p<strong>la</strong>inte de <strong>la</strong> victime:<br />

il m’a tout brulé le veil<strong>la</strong>nt! A2/v. 14). Scène VI : Il paraît que le prêtre<br />

s’est sauvé dans l’atelier: de l<strong>à</strong>, il crie <strong>à</strong> <strong>la</strong> femme de bien fermer les portes<br />

[contre le mari?], avant qu’elle ne vienne le rejoindre. Scène VII [entre cette<br />

scène et <strong>la</strong> précédente, on peut supposer une confrontation menaçante entre<br />

mari et femme]: De plus en plus agité, le prêtre demande <strong>à</strong> haute voix <strong>à</strong><br />

sa maîtresse de lui dire qu’est-ce qui se passe, et, dans un dernier espoir<br />

de se cacher dans l’atelier, il monte sur un crucifix (voici, en effet, l’unique<br />

indication scénique conservée dans les fragments: Il va en <strong>la</strong> le crucefis). La<br />

dernière scène du fragment est ponctuée des dernières paroles attribuées au<br />

rôle du prêtre, qui s’écrie par deux fois: He<strong>la</strong>s, he<strong>la</strong>s! (vv. 21, 23). Quant aux<br />

deux dernières répliques conservées sur le rollet, ce serait le mari qui parle,<br />

indiquant une volonté imp<strong>la</strong>cable. Dans <strong>la</strong> première, ne quan (v. 20), nous<br />

entendons l’expression d’un refus absolu: c’est ‘ne tant ne quant’: ‘pas du<br />

tout’, ‘absolument pas’. La seconde, ne bien (v. 22: ‘[ni . . . ,] ni bien’?), est<br />

plus énigmatique, mais <strong>la</strong>isserait entendre que l’imagier a réduit, ou réduira,<br />

sa victime <strong>à</strong> un état pitoyable, démuni de tout bonheur. Enfin, tout porte <strong>à</strong><br />

croire que le prêtre de <strong>la</strong> farce vient de subir <strong>la</strong> même humiliation physique<br />

que son sosie fablialesque.<br />

Ce qui nous frappe d’emblée, c’est que l’action de <strong>la</strong> farce est très proche<br />

de celle de notre fabliau du Prestre crucefié: elle reste d’ailleurs beaucoup<br />

40 Les trois vers du prêtre au début de ce second fragment sont <strong>la</strong>cunés. M. Runnalls<br />

n’ayant pas tenté de les compléter, nous en proposons <strong>la</strong> leçon tentative suivante: le vin<br />

gr[andira] mes ameur / Aporte [m’en, ma belle] seur / et puis [si g]erés avec moy.<br />

41 Une scène pareille se serait, peut-être, inspirée de celle du fabliau, où le mari commande<br />

<strong>à</strong> sa femme d’allumer une chandelle et de l’accompagner dans l’atelier (Le Prestre<br />

crucefié, vv. 53–59).


98 Brian J. Levy<br />

plus fidèle au récit comique du 13 e siècle que ne l’est <strong>la</strong> <strong>Farce</strong> du Meunier<br />

au Pet au vi<strong>la</strong>in de Rutebeuf. Nous sommes donc, <strong>à</strong> notre avis, en présence<br />

d’une vraie version dramatisée du texte narratif. 42 Les diverses modifications<br />

apportées au récit original, qui tracent <strong>la</strong> mouvance logique d’un genre<br />

<strong>à</strong> l’autre, nous permettront aussi de faire <strong>la</strong> distinction entre ces deux pièces<br />

jumelles, sur le p<strong>la</strong>n de <strong>la</strong> performance. Dans <strong>la</strong> <strong>Farce</strong> du Prêtre crucifié, <strong>la</strong><br />

présence sur scène de <strong>la</strong> mansio indispensable explique l’importance de <strong>la</strong><br />

porte comme élément du décor. Ce sera devant cette porte qu’auront lieu<br />

ces discours théâtraux que nous ne trouvons pas dans le fabliau: entretien<br />

commercial entre prêtre et imagier (bon ressort de l’action, dans une scène<br />

première assez réussie 43 ); monologue du prêtre soupirant; et dialogue amoureux<br />

entre prêtre et femme comp<strong>la</strong>isante. Mais il ne faut pas oublier que<br />

<strong>la</strong> porte d’entrée joue aussi son rôle (narratif) dans notre fabliau: cachette<br />

efficace pour le mari espion, pour le couple adultère elle servira de barrière<br />

de protection beaucoup moins efficace. . . 44 L’autre scène unique <strong>à</strong> <strong>la</strong> <strong>Farce</strong>,<br />

celle du prêtre brûlé, comprend un épisode fort visuel et mouvementé. Typique<br />

du genre farcesque, notons qu’elle n’en est pas moins fidèle <strong>à</strong> l’humour<br />

noir et brutal de beaucoup de nos fabliaux.<br />

La <strong>Farce</strong> du Prêtre crucifié (on se demande si elle n’était pas destinée <strong>à</strong><br />

accompagner un Mystère de <strong>la</strong> Passion) est doublement remarquable, pour<br />

avoir conservé <strong>à</strong> <strong>la</strong> fois l’action et l’esprit de son prédécesseur. (L’adaptation<br />

par André de <strong>la</strong> Vigne du Pet au vi<strong>la</strong>in perd, au contraire, par son amplification<br />

outremesurée, beaucoup de l’effet comique de <strong>la</strong> p<strong>la</strong>isanterie grossière<br />

de Rutebeuf.) C’est <strong>à</strong> travers ce rollet, même dans son état fragmentaire,<br />

qu’on apprécie de près le procédé de <strong>la</strong> dramatisation directe d’un texte<br />

narratif. Mais c’est aussi au moyen de cette farce, aux discours assez conventionnels<br />

et aux péripéties scéniques attendues, que l’on appréciera <strong>à</strong> son<br />

tour le drame narratif du texte comique, et – aussi et surtout – ses qualités<br />

<strong>performancielle</strong>s.<br />

Brutal, le fabliau du Prestre crucefié est tout de même fort bien charpenté<br />

(si c’est le mot juste . . . ). Oscil<strong>la</strong>nt entre l’andante et l’allégro, le<br />

rythme de ses petits épisodes est souple et dramatique. Le début est lent<br />

42 Si Graham Runnalls hésite <strong>à</strong> exprimer le même avis (‘I am avoiding saying the farce<br />

is necessarily a <strong>la</strong>ter, dramatised version of the fabliau’, p. 13), c’est parce qu’il est trop<br />

conscient d’un écart chronologique entre les deux textes. La présence du Prestre crucefié<br />

dans le MS Bodmer du 15 e s. sert, cependant, <strong>à</strong> combler tout écart.<br />

43 Scène aussi pleine d’ironie: voici le prêtre qui commande <strong>à</strong> l’imagier un crucifix<br />

sculpté, alors qu’<strong>à</strong> <strong>la</strong> fin, ce sera lui-même que l’imagier ‘taillera’ comme un crucifix. . .<br />

44 Les fabliaux comprennent, et manient, parfaitement les qualités dramatiques de<br />

l’opposition entre l’intérieur et l’extérieur. Voir, <strong>à</strong> ce sujet, l’article excellent de R. Brusegan,<br />

‘La représentation de l’espace dans les fabliaux. Frontières, intérieurs, fenêtres’,<br />

Reinardus 4 (1991), pp. 51–70.


<strong>Du</strong> <strong>Fabliau</strong> <strong>à</strong> <strong>la</strong> <strong>Farce</strong>: <strong>encore</strong> <strong>la</strong> <strong>question</strong> <strong>performancielle</strong>? 99<br />

(vv. 1–29): exposition soigneuse, départ de Rogier, son attente en ville, son<br />

retour <strong>à</strong> <strong>la</strong> maison, et son observation du couple adultère par un pertuis.<br />

Ensuite, dès son appel pour s’annoncer, toute est vitesse (vv. 32–42): panique<br />

du prêtre, ruse de <strong>la</strong> femme, et dép<strong>la</strong>cement du prêtre qui se met <strong>à</strong><br />

nu, avant de courir se cacher dans l’atelier de l’imagier. Dans un troisième<br />

temps, <strong>la</strong> lenteur se rétablit (vv. 43–55): le mari se met froidement <strong>à</strong> table,<br />

puis se met froidement <strong>à</strong> aiguiser son couteau, puis mesure froidement les<br />

mots qu’il adresse <strong>à</strong> <strong>la</strong> femme, avant de passer dans son atelier. En ce moment,<br />

le rythme redevient rapide, saccadé (vv. 60–92): castration, sortie du<br />

prêtre, chasse au prêtre dans <strong>la</strong> rue, prêtre assommé, chute du prêtre sur<br />

un fumier, et enfin <strong>la</strong> rançon vite payée par <strong>la</strong> victime tant de fois humiliée.<br />

Toutes ces péripéties se prêtent <strong>à</strong> une performance jongleresse non moins<br />

dramatique, jalonnée de trucs gestuels. Repus de menu détail, les cent vers<br />

du texte permettent au conteur professionnel d’incarner chaque personnage,<br />

dans chaque circonstance et dans chaque état d’âme. En plus, le dialogue<br />

(que Graham Runnalls juge insuffisant 45 ) est très bien choisi pour évoquer<br />

ces trois personnages, aux moments les plus ‘dramatiques’ du récit: paroles<br />

désespérées du prêtre, paroles rusées de <strong>la</strong> femme, et surtout paroles du mari<br />

<strong>à</strong> <strong>la</strong> fois moqueuses et menaçantes. 46<br />

Pour conclure: plus nous étudions ces deux exemples d’un fabliau mis en<br />

farce – l’un transformé par toute une suite d’amplifications, l’autre transmis<br />

avec beaucoup plus de fidélité – plus nous sommes mené <strong>à</strong> prononcer<br />

un jugement <strong>la</strong>rgement favorable au conte <strong>à</strong> rire en vers. A notre avis, toute<br />

dramatisation d’un fabliau – que ce soit dans une farce du 15 e /16 e siècle, ou<br />

dans une version moderne 47 – risque d’en affaiblir l’effet comique. C’est par<br />

45 “[the fabliau] is very undramatic [. . . ] and contains only three or four brief exchanges<br />

of dialogue” (p. 14).<br />

46 “Deus, dist li prestres, que ferai?” / Dist <strong>la</strong> dame: “Je vous dirai: / Despoilliez vous<br />

et si alez / Laiens, et si vous estendez / Avec ces autres crucefis” (vv. 33–37); – “Dame,<br />

tost m’alumez / Une chandelle, et si venez / Laienz o moi ou ge ai afaire!” (vv. 53–55);<br />

“Dame, fait il, vi<strong>la</strong>inement / Ay en cest ymage mespris / J’estoie yvres, ce vous plevis /<br />

Quant telz menbres je y <strong>la</strong>issé / Alumez, si l’amenderé!” (vv. 64–68); “Seignor, prenez<br />

mon croucefis / Qui orendroit m’est eschapé!” (vv. 78–79).<br />

47Il suffit de citer deux exemples de cette dramatisation moderne. L’un est imprimé:<br />

<strong>Farce</strong>s et <strong>Fabliau</strong>x du Moyen Age, traduits par Christian Pos<strong>la</strong>niec, adaptés<br />

pour le théâtre par Robert Boudet (Paris: L’ École des loisirs, 1986). Les fabliaux<br />

ainsi traités sont ceux des Perdris, de Brunain, de <strong>la</strong> Housse partie et de Saint<br />

Pierre et le jongleur. On trouvera l’autre sur Internet: Les <strong>Fabliau</strong>x. Trois fabliaux<br />

des XIIIe et XIVe siècles mis en <strong>la</strong>ngage théâtral (Le testament de l’âne, Les trois<br />

bossus ménestrels, Saint Pierre et le jongleur), adaptés par Antoine Bordier (1993:<br />

http://www.facere.net/fabliaux/index.htm). Pleines de bonne volonté, ces adaptations<br />

sont néanmoins (il faut le dire) parfaitement médiocres, et même parfois expurgées.


100 Brian J. Levy<br />

son récit (bref, et réduit <strong>à</strong> l’essentiel; ou beaucoup plus souple et complexe),<br />

par sa maîtrise d’une narration riche en images et alliée <strong>à</strong> un dialogue vigoureux,<br />

par sa capacité de choquer, et enfin par tous les atouts performanciels<br />

que le fableor met entre les mains du jongleur, que le fabliau mérite de<br />

passer en tête du c<strong>la</strong>ssement critique.<br />

Adresse d’auteur:<br />

French department, University of Hull<br />

Hull HU6 7RX — UK

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