Les sens de la peau - Observatoire Nivea
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Jésus interdit en revanche à Marie-Ma<strong>de</strong>leine <strong>de</strong> le toucher (noli me<br />
tangere). Ceux qui croient en voyant sont préservés du toucher, comme<br />
les autres disciples qui se sont contentés <strong>de</strong> voir et <strong>de</strong> croire.<br />
Impalpables, les choses sont irréelles. La réalité se touche du doigt ou<br />
n’est pas. À travers le seul regard, le corps ne paraît pas différent <strong>de</strong>s choses<br />
environnantes. Le contact avec l’objet est un rappel d’extériorité <strong>de</strong>s<br />
choses ou <strong>de</strong>s autres, une frontière sans cesse dép<strong>la</strong>cée qui procure au<br />
sujet le sentiment <strong>de</strong> son existence propre, d’une différence qui le met à<br />
<strong>la</strong> fois face au mon<strong>de</strong> et immergé en lui. « La réalité est <strong>de</strong> façon primaire<br />
attestée dans <strong>la</strong> résistance qui est un ingrédient <strong>de</strong> l’expérience tactile.<br />
Car le contact physique […] implique le heurt […]. Ainsi, le toucher est le<br />
<strong>sens</strong> dans lequel a lieu <strong>la</strong> rencontre originelle avec <strong>la</strong> réalité en tant que<br />
réalité […]. Le toucher est le véritable test <strong>de</strong> <strong>la</strong> réalité 12 . » Toucher est le<br />
signe radical <strong>de</strong> <strong>la</strong> limite entre soi et le mon<strong>de</strong>. Le contact avec un objet<br />
procure le <strong>sens</strong> <strong>de</strong> soi et <strong>de</strong> ce qui est au <strong>de</strong>hors, une distinction entre<br />
l’intérieur et l’extérieur.<br />
Pourtant, le contact ne peut tout à fait être <strong>la</strong> pierre <strong>de</strong> touche <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />
vérité, comme en témoigne le récit biblique <strong>de</strong> Jacob trompant son vieux<br />
père <strong>de</strong>venu aveugle avec l’âge (Genèse, XXVII). Avant <strong>de</strong> mourir, Isaac<br />
souhaite bénir son aîné Esaü, faisant ainsi <strong>de</strong> lui l’intercesseur entre<br />
Dieu et les hommes. Pour procé<strong>de</strong>r au rite, il lui <strong>de</strong>man<strong>de</strong> un p<strong>la</strong>t <strong>de</strong><br />
chevreaux comme il les aime. Mais sa femme, Rébecca, a surpris <strong>la</strong><br />
conversation et elle souhaite pour sa part privilégier Jacob, le ca<strong>de</strong>t. Elle<br />
prévient celui-ci <strong>de</strong> <strong>la</strong> situation et lui <strong>de</strong>man<strong>de</strong> d’aller chercher <strong>de</strong>ux<br />
beaux chevreaux dans le trou<strong>peau</strong> afin <strong>de</strong> préparer un mets <strong>de</strong> choix.<br />
Jacob sait pouvoir tromper son père aveugle sur son apparence, mais<br />
il craint l’épreuve du contact physique. Si le corps <strong>de</strong> Jacob est lisse, celui<br />
d’Esaü est poilu. Rébecca tourne les difficultés : « Et Jacob s’en al<strong>la</strong>. Il<br />
amena (les chevreaux) à sa mère qui prépara <strong>de</strong>s mets goûteux comme<br />
aimait son père. Puis Rébecca pris les vêtements d’Esaü son fils aîné, les<br />
plus désirables qu’elle avait avec elle à <strong>la</strong> maison, et elle en revêtit Jacob,<br />
son fils ca<strong>de</strong>t. Quant aux <strong>peau</strong>x <strong>de</strong>s chevreaux, elle en habil<strong>la</strong> ses mains<br />
et <strong>la</strong> partie lisse <strong>de</strong> son cou » (14-16). Ainsi paré, Jacob entre chez son père<br />
et se présente comme Esaü. L’ouïe, pourtant, ne trompe pas le vieil<br />
homme qui reconnaît <strong>la</strong> voix <strong>de</strong> Jacob. Mais, en lui <strong>de</strong>mandant <strong>de</strong><br />
s’approcher, il se fie à son toucher et se convainc que c’est bien là Esaü.<br />
La palpation d’Isaac rencontrant les poils échoue à i<strong>de</strong>ntifier <strong>la</strong> frau<strong>de</strong>.<br />
Son erreur est confortée par l’o<strong>de</strong>ur animale qu’il sent en étreignant son<br />
fils. La conjugaison du contact physique, <strong>de</strong>s saveurs du p<strong>la</strong>t et <strong>de</strong><br />
l’o<strong>de</strong>ur animale atteste sans appel au vieil Isaac qu’Esaü est face à lui.<br />
Si l’épreuve <strong>de</strong> vérité du toucher échoue parfois, une soli<strong>de</strong> mise en<br />
scène s’impose alors pour le mettre en défaut.<br />
La difficulté <strong>de</strong> se situer dans le mon<strong>de</strong>, si les orientations se per<strong>de</strong>nt,<br />
amène à chercher <strong>de</strong>s limites <strong>de</strong> <strong>sens</strong> au plus proche <strong>de</strong> soi à travers le<br />
corps à corps avec le mon<strong>de</strong>. La limite physique est un détour pour<br />
retrouver <strong>de</strong>s limites <strong>de</strong> <strong>sens</strong> : souci d’étreindre un mon<strong>de</strong> qui se dérobe.<br />
Le rappel <strong>de</strong>s limites cutanées exerce une fonction d’apaisement, <strong>de</strong><br />
remise en ordre du chaos intérieur. Il rassemble l’individu dans le sentiment<br />
<strong>de</strong> son unité. Si <strong>la</strong> <strong>peau</strong> du mon<strong>de</strong> se défigure, le sujet, à l’inverse,<br />
se replie dans <strong>la</strong> sienne pour tenter d’en faire son refuge, un lieu qu’il<br />
contrôle à défaut <strong>de</strong> maîtriser son environnement. La quête <strong>de</strong> limite<br />
physique est aujourd’hui courante à travers les activités physiques ou<br />
sportives à risque dont le slogan est justement <strong>de</strong> « découvrir ses limites<br />
», <strong>de</strong> les « dépasser », etc. Ces limites passionnément recherchées se<br />
12. H. Jonas, Le Phénomène <strong>de</strong> <strong>la</strong> vie. Vers une biologie philosophique, Bruxelles, De Boeck, 2001, p. 47.<br />
David Le Breton<br />
Le <strong>sens</strong> <strong>de</strong>s <strong>sens</strong> : le toucher