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les liaisons

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6 1 1 8 7 9 5 7<br />

US AMSTERDAM


LES LIAISONS<br />

DANGEREUSES.<br />

PREMIÈRE PARTIE.


LES LIAISONS<br />

DANGEREUSES,<br />

o u<br />

L E T T R E S<br />

Rtcuiillus dans unt Société, & publlêes<br />

pour PinjlruBion de quelques autres.<br />

PAR M. C DEL. . .;<br />

J ai<br />

m0eUrS t e m p S<br />

LeVres ' &<br />

p l l b l i é c e s<br />

****<br />

J. J. ROUSSEAU, Préf. de la Nouvelle Hüoïfi.<br />

PREMIÈRE PARTIE.<br />

A A M S T E R D A M ;<br />

Et fe trouve d PARIS,<br />

Chez D u R A N D , Neveu, Libraire, h la<br />

Sageffe, rue Galande.<br />

M. DCC. LX XXIV.


( v )<br />

A VERTISSEMENT<br />

DE L' É D I T E U R.<br />

ftvous croyons devoirprévenir le Public,<br />

que, mal gr é le titre de eet Ouvrage & es<br />

qiïen dit le Rédacleur dans fa Pré face,<br />

nous ne garantiffons pas ï'authenticité de<br />

ce Recueil, & que nous avons même de<br />

fortes raifons de penfer que ce ti'eft qiiun<br />

Roman.<br />

II nous femble de plus, que ï'Auteur,<br />

qui paroit pourtant avoir cherché la vrai'<br />

femblar.ee, Va détruite lui-même & bien<br />

mal-adroïtement , par Vépoque oü il a<br />

placé <strong>les</strong> événements qtiil publie. En effet,<br />

plufieurs des perfonnages qu'il met<br />

en fcene ont de fi mauvaifes mceurs, quHl<br />

eft impojjlble de fuppofer qiïils ayent vécu<br />

dans notre fiecle; dans ce fiecle de philofophie,<br />

oü <strong>les</strong> lumieres , répandues d&<br />

toutes parts, ont rendu, comme chacun<br />

fait, tous <strong>les</strong> hommes fi honnêtes, & tontes<br />

<strong>les</strong> femmes fi mode ft es & fi réfervées.<br />

Notre avis eft donc que fi <strong>les</strong> aventures<br />

rapportées dans eet Ouvrage ont un fond<br />

de vérité, el<strong>les</strong> tfont pu arriver que dans<br />

tfautres Ueux ou dans d'autres temps; &<br />

a iij


vj AVERTISSEMENT.<br />

nous bldmons beaucoup VAuteur , qui ,<br />

fédüit apparemment par l'efpoir d'intèrejjer<br />

davantage en Je rapprochant plus<br />

de fon fiecle & de fon pays, a ofé faire<br />

paroltre fous notre coflume & avec nos<br />

ufages, des moeurs qui nous font Jlétrangeres.<br />

Pour préferver au moins, amant qu'il<br />

eft en nous, le Lecteur trop crédule de<br />

toute furprife a ce fujet, nous appuyerons<br />

notre opinion d'un raifonnement que nous<br />

lui propofons avec confiance, paree quil<br />

nous paroit vi&orieux


(vij)<br />

P R É F A C E<br />

DU RÉDACTEUR.<br />

CET Ouvrage, ou plutöt ce Recueil,<br />

que le Public trouvera peutêtre<br />

encore trop volumineux, ne contient<br />

pourtant que le plus petit nombre<br />

des Lettres qui compofoient latotalité<br />

de la correfpondance dont il eft<br />

extrait. Chargé de la mettre en ordre<br />

par <strong>les</strong> perfonnes a qui elle étoit<br />

parvenue, & que je favois dans 1'intention<br />

de <strong>les</strong> publier, je n'ai demandê,<br />

pour prix de mes foins, que la<br />

permiffion d'élaguer tout ce qui me<br />

parokroit inutile; & j'ai t&ché de ne<br />

conferver en effet que <strong>les</strong> Lettres qui<br />

m'ont paru néceffaires, foit a 1'intelligence<br />

des évênements, foit au développement<br />

des carafteres. Si Pon<br />

ajoute a ce léger travail, celui de replacer<br />

par ordre <strong>les</strong> Lettres que j'al<br />

laifle fubfifter, ordre pour lequel j'ai<br />

même prefque toujours fuivi celui des<br />

a xv


VÜj P R Ê F A C E<br />

dates, & enfin quelques notes courtes<br />

& rares, & qui, pour la plupart,<br />

n'ont d'autre objet que d'indiquer la<br />

fource de quelques citations , ou de<br />

motiver quelques-uns des retranchements<br />

que je me fuis permis, on faura<br />

toute la part que j'ai eue a eet Ouvrage.<br />

Ma miffion ne s'étendoit pas<br />

plus loin (i).<br />

J'avois propofé des changements<br />

plus confidérab<strong>les</strong>, & prefque tous relatifs<br />

a la pureté de diftion ou de ftyle<br />

, contre laquelle on trouvera beaucoup<br />

de fautes. J'aurois defiré auffi<br />

être autorifé a couper quelques Lettres<br />

trop longues, & dont plufieurs<br />

traitent féparêment, & prefque fans<br />

tranfition, d'objets tout-a-fait étrangers<br />

1'un k 1'autre. Ce travail, qui n'a<br />

pas été accepté, n'auroit pas fuffi, fans<br />

doute, pour donner du mérite a 1'Ouvrage,<br />

mais en auroit au moins óté<br />

une partie des défauts.<br />

(i) Je dois prévenir auffi que j'ai fupprimé<br />

ou chgflgé tous <strong>les</strong> noms des perfonnes dont il<br />

eft queftion dans ces Lettres ; & que fi dans<br />

le nombre de ceux que je leur ai fubftitués, il<br />

s'en trouvoit qui appartinffent a quelqu'un , ce<br />

feroit feulement une erreur de ma part, & dont<br />

il ne faudroit tirer ancune conféquence.


On m'a objefté que c'étoient <strong>les</strong> Lettres<br />

mêmes qu'on vouloit faire connoitre<br />

, & pas feulement un Ouvrage<br />

fait d'après ces Lettres; qu'il feroit<br />

autant contre la vraifemblance que<br />

contre la vérité, que de huit a dix<br />

perfonnes qui ont concouru a cette<br />

correfpondance , toutes eulfent écnt<br />

avec une égale pureté. Et fur ce que<br />

j'ai repréfenté que loin de-la il n'y en<br />

avoit, au contraire , aucune qui n'eüt<br />

fait des fautes graves , & qu'on ne<br />

manqueroit pas de critiquer, on m'a<br />

répondu que tout Lefteur raifonnable<br />

s'attendroit furement a trouver des<br />

fautes dans un Recueil de Lettres de<br />

quelques Particuliers, puifque dans<br />

tous ceux publiés jufqu'ici de différents<br />

Auteurs eitimés, & même de<br />

quelques Académiciens, on n'en trouvoit<br />

aucun tbtalement k 1'abri de ce<br />

reproche. Ces raifons ne m'ont pas<br />

perfuadé, & je <strong>les</strong> ai trouvées, comme<br />

je <strong>les</strong> trouve encore, plus faci<strong>les</strong><br />

a donner qu'a recevoir; mais je n'étois<br />

pas le maitre, & je me fuis foumis.<br />

Seulement je me fuis réfervê de<br />

pi-otefter contre , & de déclarer que<br />

ce n'étoit pas mon avis; ce que je<br />

fais en ce moment.


X P R i F A C E<br />

Quant au mérite que eet Ouvrage<br />

peut avoir, peut-être ne m'appartientil<br />

pas de m'en expliquer, mon opimon<br />

ne devant ni ne pouvant influer<br />

fur celle de perfonne. Cependant ceux<br />

qui, avant de commencer une lefture,<br />

font bien-aifes de favoir a-peuprès<br />

fur quoi compter; ceux-la, disje,<br />

peuvent continuer : <strong>les</strong> autres feront<br />

mieux de pafler tout de fuite a<br />

1'Ouvrage même; ils en favent aflez.<br />

Ce que je puis dire d'abord, c'eli<br />

que fi mon avis a été, comme j'en<br />

conviens, de faire paroitre ces Lettres,<br />

je fuis pourtant bien-loin d'en<br />

efpérer le fuccès : & qu'on ne prenne<br />

pas cette fincérité de ma part pour la<br />

modeftie jouée d'un Auteur; car je<br />

déclare , avec la même franchife, que<br />

fi ce Recueil ne m'avoit pas paru digne<br />

d'être offert au Public, je ne m'en feroïs<br />

pas occupé. Tfichons de conciher<br />

cette apparente contradiéüon.<br />

Le mérite d'un Ouvrage fe compofe<br />

de fon utilité ou de fon agrément, &<br />

même de tous deux, quand il en eft<br />

fufceptible : mais le fuccès, qui ne<br />

prouve pas toujours le mérite, tient<br />

fouv^nt davantage au choix du fujet<br />

qu'a fon exécution, a 1'enfemble des


DU RÉDACTEUR. XJ<br />

objets qu'il préfente, qu'a la maniere<br />

dont ils font traités. Or, ce Recueil,<br />

contenant, comme fon titre 1'annonce<br />

, <strong>les</strong> Lettres de toute une Societe ,<br />

il y regne une diverfité d'intèrêts qui<br />

affoiblit celui du Lefteur. De plus,<br />

prefque tous <strong>les</strong> fentiraents qu'on y<br />

exprime, étant feints ou diffimulés,<br />

ne peuvent même exciter qu'un intérêt<br />

de curiofité toujours bien au-delfous<br />

de celui de fentiment qui, furtout,<br />

porte moins k 1'indulgence; &<br />

laiffe d'autant plus appercevoir <strong>les</strong> fautes<br />

qui fe trouvent dans <strong>les</strong> détails,<br />

que ceux-ci s'oppofent fans cefTe au<br />

feul defir qu'on veut fatisfaire.<br />

Ces défauts font peut-être rachetés,<br />

en partie, par une qualité qui tient<br />

de même a la nature de 1'Ouvrage:<br />

c'eft la variété des fty<strong>les</strong>; mérite qu'un<br />

Auteur atteint difficilement, mais qui<br />

fe préfentoit ici de lui-même, & qui<br />

fauve au moins 1'ennui de 1'uniformité.<br />

Plufieurs perfonnes pourront compter<br />

encoie pour quelque chofe , un affez<br />

grand nombre d'obfervations, ou<br />

nouvel<strong>les</strong> , ou peu connues, & qui fe<br />

trouvent éparfes dans ces Lettres.<br />

C'eft auffi la, je crois , tout ce qu'on<br />

y peut efpérer d'agréments, en <strong>les</strong>


fij P R i F A C E<br />

Jugeant même avec la plus grande<br />

faveur.<br />

L'utilité de 1'Ouvrage, qui peut-être<br />

iera encore plus conteftée, me paroit<br />

pourtant 'plus facile ;\ établir. II me<br />

iemble au moins que c'eft rendre un<br />

iervice aux moenrs, q u e de dévoiler<br />

<strong>les</strong> moyens-qu'employent ceux qui en<br />

ont de mauvaifes pour corrompre ceux<br />

qui en ont de bonnes; & je crois que<br />

ces Lettres pourront concourir efficacement<br />

a ce but. On y trouvera auffi<br />

la preuve & 1'exemple de deux vérites<br />

importantes qu'on pourroit croire<br />

meconnues , en voyant combien peu<br />

el<strong>les</strong> font pratiquées : 1'une, que toute<br />

temme qui confent h recevoir dans fa<br />

iociete un homme fans moeurs, finit<br />

par en devenir la viftime ; 1'autre, que<br />

toute mere eft au moins imprudente,<br />

qui iouöre qu' un autre qu'elle ait la<br />

confiance de fa fille. Les jeunes gens<br />

de 1 un & de 1'autre fexe, pourroient<br />

encore y apprendre que 1'amitié que<br />

<strong>les</strong> perfonnes de mauvaifes moeurs paroiüent<br />

leur accorder fi facilement,<br />

n elt jamais qu'un piege dangereux,<br />

& auffi fatal a leur bonheur qu'a leur<br />

vertu. Cependant 1'abus, toujoürs fi<br />

pres du bien , me paroit ici trop a


DU RÉDACTEUR, xiij<br />

craindre; &, loin de confeiller cette<br />

lefture a la jeuneffe, il me paroit trèsimportante<br />

d'éloigner d'elle toutes cel<strong>les</strong><br />

de ce genre. L'époque oü celle-ci<br />

peut ceffer d'être dangereufe & devenir<br />

utile, me paroit avoir été trèsbien<br />

faifie , pour fon fexe , par une<br />

bonne mere, qui non-feulement a de<br />

1'efprit, mais qui a du bon efprit. „ Ja<br />

s, croirois, me difoit-elie, après avoir<br />

„ lu le manufcrit de cette Correfpon-<br />

„ dance> rendre un vrai fervice a ma<br />

„ fille, en lui donnant ce Livre le<br />

„ jour de fon mariage". Si toutes <strong>les</strong><br />

meres de familie en penfent ainfi, je<br />

me féliciterai éternellement de 1'avoir<br />

publié.<br />

Mais, en partant encore de cette<br />

fuppofition favorable , il me femble<br />

toujours que ce Recueil doit plaire &<br />

peu de monde. Les hommes & <strong>les</strong> femmes<br />

dépravés auront intérêt k décrier<br />

un ouvrage qui peut leur nuire; &,<br />

comme ils ne manquent pas d'adrefle,<br />

peut-être auront-ils celle de mettre<br />

dans leur parti <strong>les</strong> Rigoriftes, allarmés<br />

par le tableau des mauvaifes moeurs<br />

qu'on n'a pas craint de préfenter. .<br />

Les prétendus efprits-forts ne s'intérefferont<br />

point a uae femme devote,


Xiv P R Ê F A C E<br />

que par cela même ils regarderont<br />

comme une femmelette, tandis que <strong>les</strong><br />

dévots fe f&cheront de voir fuccomber<br />

la vertu, & fe plaindront que la Religion<br />

fe montre avec trop peu de puiffance.<br />

D'un autre cóté, <strong>les</strong> perfonnes d'un<br />

goüt délicat feront dégoütées par le<br />

ftyle trop fimple & trop fautif de plufieurs<br />

de ces Lettres, tandis que le<br />

commun des Leéteurs, féduit par 1'idée<br />

que tout ce qui eft imprimê eft le<br />

fruit d'un travail, croira voir dans<br />

quelques autres la maniere peinée d'un<br />

Auteur qui fe montre derrière le perfonnage<br />

qu'il fait parler.<br />

Enfin, on dira peut-être affez génêralement,<br />

que chaque chofe ne vaut<br />

qu'a fa place; & que fi d'ordinaire le<br />

ftyle trop ch&tié des Auteurs öte en<br />

effet de la grace aux Lettres de fociété,<br />

<strong>les</strong> négligences de cel<strong>les</strong>-ci deviennent<br />

de véritab<strong>les</strong> fautes, & <strong>les</strong><br />

jrendent infupportab<strong>les</strong>, quand on <strong>les</strong><br />

livre a 1'impreffion.<br />

J'avoue avec fincérité que tous ces<br />

reproches peuvent être fondés: je crois<br />

aufli qu'il me feroit poffible d'y répondre,<br />

& même fans excéder la longueur<br />

d'une Préface. Mais on doit fen-


DU R É D A C T E U R . XV<br />

tir que, pour qu'il füt néceflaire de<br />

rêpondre a tout, il faudroit que 1'Ouvrage<br />

ne put rêpondre a rien; & que<br />

fi j'en avois jugé ainfi, j'aurois fupprimé<br />

a-la-fois la Préface & le Livre.


LES


LES LIAISONS<br />

DANGEREUSES.<br />

L E T T R E l<br />

CÉCILE VOLANGES Cl SoPHIE CARNAY,<br />

aux Urfelines de...<br />

Tu vois, ma bonne amie, que je te tiens<br />

parole, & que <strong>les</strong> bonnets & <strong>les</strong> pompons<br />

ne prennent pas tout mon temps; il m'en<br />

reftera toujours pour toi. j'ai pourtant vu<br />

plus de parures dans cette feule journée,<br />

que dans <strong>les</strong> quatre ans que nous avons paffés<br />

enfemble; & je crois que la fuperbe<br />

Tanville (i j aura plus de chagrin a ma première<br />

vifite, oü je compte bien la demander,<br />

qu'elle n'a cru nous en faire toutes <strong>les</strong><br />

fois qu'elle efl: venue nous voir in fiocchi.<br />

(i) Penfionnaire du même Couvent»<br />

I. Partie. A


s Les Liaifons dangtreufes.<br />

Maman m'a confulcée fur tout; elle me<br />

traite beaucoup moins en penfionnaire que<br />

par le pafte. J'ai une Femme-de-chambre a<br />

moi; j'ai une chambre & un cabinet donc<br />

je difpofe; & je t'écris a un fecretaire trèsjoli,<br />

dont on m'a remis la clef, & oü je<br />

peux renfermer tout ce que je veux. Maman<br />

m'a dit que je la verrois tous <strong>les</strong> jours a fon<br />

lever; qu'il fuffifoit que je fuiïè coëffée pour<br />

diner, paree que nous ferions toujours feu<strong>les</strong>,<br />

& qu'alors elle me diroit chaque jour<br />

1'he'ure oü je devrois 1'aller joindre 1'aprèsmidi.<br />

Le refte du temps eft a ma difpofition;<br />

& j'ai ma harpe, mon deffin, & des<br />

livres comme au Couvent, fi ce n'eft que<br />

la Mere Perpétue n'eft pas la pour me gronder,<br />

& qu'il ne tiendroit qu'a moi d'être<br />

toujours a rien faire : mais comme je n'ai<br />

pas ma Sophie pour caufer & pour rire,<br />

j'aime autant m'occuper.<br />

II n'eft pas encore cinq heures; je ne<br />

dois aller retrouver Maman qu'a fept: voila<br />

bien du temps, fi j'avois quelque chofe a<br />

te dire! Mais on ne m'a encore parlé de<br />

rien, & fans <strong>les</strong> apprêts que je vois faire,<br />

& la quantité d'ouvrieres qui viennent toutes<br />

pour moi, je croirois qu'on ne fonge<br />

pas a me marier, & que c'eft un radotage<br />

de plus de la bonne Joféphine (i). Cepen-<br />

(i) "Tourrjere du Couvent.


Les Liaifons dangereufes. 5<br />

dant, Maman m'a dit fi fouvent qu'une Dcmoifehe<br />

devoit refter au Couvent jufqu'i<br />

ce qu'elle fe mariat; que puifqu'elle m'en<br />

fait fortir, il faut bien que Joféphine aic<br />

raifon.<br />

II vient d'arrêter un carrofle a la porte,<br />

& Maman me fait dire de pafier chez elle<br />

tout de fuite. Si c'étoit le Moöfieufi Je ne<br />

fuis pas habillée, la main me tremble & le<br />

cceur me bar. J'ai demandé h la Femmede-chambre<br />

fi elle favoit qui étoit chez ma<br />

mere : „ Vraiment m'a-t-elle dit, c'eft M.<br />

» C *** ". Et elle rioir. Oh! je crois que<br />

c'eft lui. Je reviendrai fürement te raconter<br />

ce qui fe fera paflè. Voila toujours fon nom.<br />

II ne faut pas fe faire attendre. Adieu, jufqu'a<br />

un petic moment.<br />

Comme tu vas te moquer de Ia pauvre<br />

Cécile! Oh ! j'ai été bien honteufe! Mais<br />

tu aurois été attrapée comme moi. En entrant<br />

chez Maman, j'ai vu un Monfieur en<br />

noir, debout auprès d'elle. Je 1'ai falué du<br />

mieux que j'ai pu, & fuis reftée fans pouvoir<br />

bouger de ma place. Tu juges combien<br />

je 1'examinois! „ Madame, a-t-i! die<br />

„ a ma mere, en me faluant, voila une<br />

„ charmante Demoifelle , & je fens mieux<br />

„ que jamais le prix de vos bontés ". A ce<br />

propos fi pofitif, il m'a pris un tremblement,<br />

tel que je ne pouvois me foutenir;<br />

j ai trouvé un fauteuil, & je m'y fuis affife,<br />

Aij


4 Les Liaifons dangereufes.<br />

bien rouge & bien déconcertée. J'y étois a<br />

peine, que voila eet bomme a mes genoux.<br />

Ta pauvre Cécile alors a perdu la tête ; j'étois,<br />

comme a die Maman, toute effarouchée.<br />

Je me fuis levée en jettant un cri<br />

percant;... tiens, comme ce jour du tonnerre.<br />

Maman eft partie d'un éclat de rire,<br />

en me difant: „ Eh bien, qu'avez-vous ?<br />

„ Aflèyez-vous , & donnez votre pied a<br />

„ Monfieur ". En effet, ma chere amie,<br />

le Monfieur étoit un Cordonnier. Je ne<br />

peux te rendre combien j'ai été honteufe :<br />

par bonheur il n'y avoit que Maman. Je<br />

crois que, quand je ferai mariée, je ne me<br />

fervirai plus de ce Cordonnier-la.<br />

Conviens que nous voila bien favante?.<br />

Adieu. II eft prés de fix beures , & ma<br />

Femme-de-chambre dit qu'il faut que Je<br />

m'habille. Adieu, ma chere Sophie; je t'aime<br />

comme fi j'étois encore au Couvent.<br />

P. S. Je ne fais par qui envoyer ma Lettre<br />

: ainfi j'attendrai que Joféphine vienne.<br />

Paris, ce 3 ffAoüt 17...


Les Liaifons dangereufes. 5<br />

L E T T R E II.<br />

La Marquife DE MERTEUIL au Ficomte<br />

DE VALMOMT, au Chat eau de...<br />

RH VENEZ, mon cher Vicomte , revenez<br />

: que fakes-vous, que pouvez-vous faire<br />

chez une vieille tante dont tous <strong>les</strong> biens<br />

vous font fubftitués ? Partez fur le champ;<br />

j'ai befoin de vous. II m'eft venu une excellente<br />

idéé, & je veux bien vous en confier<br />

1'exécution. Ce peu de mots devroic<br />

fuffire ; & , trop honoré de mon choix,<br />

vous devriez venir , avec empreflement,<br />

prendre mes ordres a genoux : mais vous<br />

abufez de mes bontés, même depuis que<br />

vous n'en ufez plus; & dans 1'akernative<br />

d'une haine éternelle ou d'une exceffive indulgence,<br />

votre bonheur veut que ma bonté<br />

1'emporte. Je veux donc bien vous inftruire<br />

de mes projets : mais jurez-rnoi qu'en fidele<br />

Chev?!ier, vous ne courrez aucune aventure<br />

que vous n'ayiez mis celle-ci a fin.<br />

Elle eft digne d'un Héros : vous fervirez<br />

1'amour & la vengeance; ce fera enfin une<br />

rouerie (i) de plus h mettre dans vos Mé-<br />

(1) Ces mots roué & rouerie , dont heurcufe-<br />

A iij


ê~ Les Liaifons dangereufes.<br />

moirés; car je veux qu'ils foient imprimés<br />

un jour, & je me charge de <strong>les</strong> écrire.<br />

Mais laiflbns cela, & revenons a ce qui<br />

m'occupe.<br />

Madame de Volanges marie fa fille : c'eft<br />

encore un feeree; mais elle m'en a fait part<br />

hier. Et qui croyez-vous qu'elle ait choifi<br />

pour gendre? le Comte de Gercourt. Qui<br />

m'auroit dit que je deviendrois la coufine<br />

de Gercourt? J'en fuis dans une fureur....<br />

Eh bien, vous ne devinez pas encore ? oh,<br />

1'efpric lourd! Lui avez-vous donc pardonné<br />

Paventure de 1'Intendante ? Et moi ,<br />

n'ai-je pas encore plus a me plaindre de<br />

lui, monftre que vous êtes (i)f Mais je<br />

m'appaife, & 1'efpoir de me venger rafférene<br />

mon ame.<br />

Vous avez été ennuyé cent fois , ainfl<br />

que moi, de 1'importance que met Gercourt<br />

k la femme qu'il aura , & de la fotte pré-<br />

ment la bonne compagnie commence a fe défaire ,"<br />

étoient fort en ufage a 1'époque oü ces Lettres<br />

ont été écrites.<br />

(i) Pour entendre ce paffage, il faut favoir que<br />

le Comte de Gercourt avoit quitté la Marquife de<br />

Merteuil pour 1 Intendante de..., qui lui avoic<br />

facrifié le Vicomte de Valmont; & que c'eft alors<br />

que la Marquife & le Vicomte s'attacherent 1'un<br />

a 1'autre. Comme cette aventure eft fort antérieure<br />

aux événements dont il eft queftion dans ces Lettres<br />

, on a cru devoir en fupprimer toute la correfpondanc*.


Les Liaifotis dangereufes. 7<br />

fomption qui lui fait croire qu'il évitera Ie<br />

fort inévitable. Vous connoiffez fes ridicu<strong>les</strong><br />

préventions pour <strong>les</strong> éducations cloïtrées,<br />

& fon préjugé, plus ridicule encore,<br />

en faveur de la retenue des blondes. En effet<br />

, je gagerois que, malgré <strong>les</strong> foixante<br />

mille livres de rente de la petite Volanges,<br />

il n'auroit jamais fait ce mariage, fi<br />

elle edt été brune , ou fi elle n'cüt pas<br />

été au Couvent. Prouvons-lui donc qu'il<br />

n'eft qu'un fot : il le fera fans doute un<br />

jour; ce n'eft pas-la ce qui m'embarrafTe :<br />

mais le plaifant feroit qu'il déburêt par-la.<br />

Comme nous nous amuferions le lendemain<br />

en 1'entendant fe vanter! car il fe vantera;<br />

& puis, fi une fois vous formez cette petite<br />

rille, il y aura bien du malheur, fi le<br />

Gercourt ne devient pas, comme un autre,<br />

la fable de Paris.<br />

Au refte, Fhéroïne de ce nouveau Roman<br />

mérite tous vos foins : elle eft vraiment<br />

jolie ; cela n'a que quinze ans, c'eft<br />

le bouton de rofe; gauche a la vérité, comme<br />

on ne 1'eft point, & nullement maniérée<br />

: mais, vous autres hommes, vous ne<br />

craignez pas cela; de plus, un certain regard<br />

langoureux qui promet beaucoup en<br />

vérité : ajoutez-y que je vous la recommande;<br />

vous n'avez plus qu'a me remercier<br />

& m'obéir.<br />

Vous recevrez cette Lettre demain xa%-<br />

A i?


$ Les Liaifons dangereufes.<br />

tin. J'exige que demain, a fept heures du<br />

foir, vous foyiez chez moi. Je ne recevrai<br />

perfonne qu'a huit, pas même le régnane<br />

Chevalier; il n'a pas afiez de tête pour une<br />

auffi grande affaire. Vous voyez que 1'amour<br />

ne m'aveugle pas. A huit heures, je<br />

vous rendrai votre liberté; & vous reviendrez<br />

a dix fouper avec le bel objet, car Ia<br />

mere & la fjlle fouperont chez moi. Adieu,<br />

il eft midi pafte : bientöc je ne m'occuperaiplus<br />

de vous.<br />

Paris, 4 Aoüt 17...<br />

L E T T R E III.<br />

CÉCILE VOLANGES Cl SoPHIE CARNAY.<br />

JE ne fais encore rien, ma bonne amie.<br />

Maman avoit hier beaucoup de monde a<br />

fouper. Malgré Pintérêt que j'avois a examiner,<br />

<strong>les</strong> hommes fur-tout, je me fuis<br />

fort ennuyée. Hommes & femmes, tout le<br />

' monde m'a beaucoup regardée, & puis on<br />

fe parloit a 1'oreille; & je voyois bien qu'on<br />

parloit de moi : cela me faifoit rougir; je<br />

ne pouvois m'en empêcher. Je 1'aurois bien<br />

voulu, car j'ai remarqué, que quand on regardoit<br />

<strong>les</strong> autres femmes, el<strong>les</strong> ne rougiffoient<br />

pas; ou bien c'eft le rouge qu'elks


Les Liaifons dangereufes. 9<br />

inettent , qui empêche de voir celui que<br />

1'embarras leur caufe; car il doit être bien<br />

difficile de ne pas rougir quand un homme<br />

vous regarde fixement.<br />

Ce qui m'inquiécoic le plus, étoit de ne<br />

pas favoir ce qu'on penfoit fur mon compte.<br />

Je crois avoir entendu pourtant deux ou<br />

trois fois le mot de jolie : mais j'ai entendu<br />

, bien diftinétement, celui de gauche;<br />

& il faut que cela foit bien vrai, car la<br />

femme qui le difoit eft parente & amie de<br />

ma mere; elle paroit même avoir pris tout<br />

de fuite de 1'amitié pour moi. C'eft la feule<br />

perfonne qui m'ait un peu parlé dans la<br />

foirée. Nous fouperons demain chez elle.<br />

J'ai encore entendu, après fouper, un<br />

homme que je fuis füre qui parloit de moi,<br />

& qui difoit a un autre : „ II faut laiflèr<br />

„ mürir cela ; nous verrons eet hyver ".<br />

C'eft peut-être celui-la qui doit m'époufer;<br />

mais alors ce ne feroic donc que dans quatre<br />

mois! Je voudrois bien favoir ce qui<br />

en eft.<br />

Voila Joféphine, & elle me dit qu'elle<br />

eft preftée. Je veux pourtant te raconter<br />

encore une de mes gaucheries. Oh ! je<br />

crois que cette Dame a raifonJ<br />

Après le fouper, on s'eft mis a jouer. Je<br />

me fuis placée auprès de Maman; je ne fais<br />

pas comment cela s'eft fait, mais je mt fuis<br />

endormie prefque tout de fuite. "Un grand<br />

A v


jo Les Liaifons dangereufes.<br />

éclat de rire m'a réveillée. Je ne fais fi Ton<br />

rioit de moi, mais je le crois. Maman m'a<br />

permis de me retirer, & elle m'a fait grand<br />

plailir. Figure-toi qu'il étoit onze heures<br />

palfées. Adieu , ma chere Sophie ; aime<br />

toujours bien ta Cécile. Je t'afiure que le<br />

monde n'eft pas auffi amufant que nous 11maginons.<br />

Paris, ce 4 Aoüt 17...<br />

L E T T R E IV.<br />

Le Vieomte DE VA LM ONT a la Mar-'<br />

quife DE MERTEUIL, a Paris.<br />

V o s ordres font charmants; votre facon<br />

de <strong>les</strong> donner eft plus aimable encore; vous<br />

feriez chérir le defpotifme. Ce n'eft pas la<br />

première fois, comme vous favez, que je<br />

regrette de ne plus être votre efclave; &<br />

tout monftre que vous dites que je fuis,<br />

je ne me rappelle jamais fans plaifir le temps<br />

oü vous m'honoriez de noms plus doux.<br />

Souvent même je defire de <strong>les</strong> mériter de<br />

nouveau, & de finir par donner, avec vous<br />

un exemple de conftance au monde. Mais<br />

de plusgrands intéréts nousappellent; conquérir<br />

eft notre deftin, il faut le fuivre :<br />

peut-être au bout de la carrière nous ren-


Les Lialfons dangereufes. it<br />

contrerons-nous encore; car foit dit fans<br />

vous facher, ma très-belle Marquife, vous<br />

me fuivez au moins d'un pas égal; & depuis<br />

que, nous féparanc pour Ie bonheur<br />

du monde, nous prêchons la foi chacun<br />

de notre cöté, il me femble que dans cette<br />

mifiion d'amour, vous avez fait plus de profélites<br />

que moi. Je connois votre zele, votre<br />

ardente ferveur; & fi ce Dieu-la nous<br />

jugeoit fur nos oeuvres, vous fericz unjour<br />

la Patronne de quelque grande ville, tandis<br />

que votre ami feroit, au plus, un Saint<br />

de village. Ce langage vous étonne, n'eftil<br />

pas vrai? Mais depuis huit jours, je n'en<br />

entends, je n'en parle pas d'autre : & c'eft<br />

pour m'y perfeétionner, que je me vois forcé<br />

de vous défobéir.<br />

Ne vousfachez pas, & écoutez-moi. Dépofitaire<br />

de tous <strong>les</strong> fecrets de mon coeur,<br />

je vais vous confier le plus grand projet que<br />

j'aie jamais formé. Que me propofez-vous?<br />

de féduire une jeune fille qui n'a rien vu,<br />

ne connoit rien; qui, pour ainfi dire, me<br />

feroit livrée fans défenfe, qu'un premier<br />

hommage ne manquera pas d'enivrer, &<br />

que la curiofité menera peut-être plus vite<br />

que 1'amour. Vingt autres peuvent y réuffir<br />

comme moi. II n'en eft pas ainfi de Fentreprife<br />

qui m'occupe; fon fuccès m'afiure<br />

autant de gloire que de plaifir. L'amour qui<br />

prépare ma couronne, hélite lui-même en-<br />

A vj


is Les Liaifons dangereufes.<br />

tre le myrte & le laurier, ou plutöc il <strong>les</strong><br />

réunira pour honorer mon triomphe. Vous<br />

même, ma belle amie, vous ferez faifie<br />

d'un faint refpeét, & vous direz, avec enthoufiafme<br />

: „ Voila fhomme felon mon<br />

„ coeur ".<br />

Vous connoifiez la Préfidente Tourvel,<br />

fa dévouon, fon amour conjugal, fes principes<br />

aufteres: voila ce que j'attaque; voila<br />

1'ennemi digne de moi; voila le but oü je<br />

précends atteindre.<br />

Et fi de 1'obtenir je n'emporte Ie prix ,<br />

3'surai du moins I'honneur de Pavoir entrepris.<br />

On peut citer de mauvais vers, quand<br />

ils font d'un grand Poëre (i).<br />

Vous faurez donc que le Préfident eft en<br />

Bourgogne, a la fuite d'un grand procés,<br />

(j'efpere lui en faire perdre un plus important).<br />

Son inconfolable moitié doit paffer<br />

jci tout le temps de eet affligeant veuvage.<br />

Une Meffe chaque jour, quelques vificesaux<br />

pauvres du canton , des prieres du matin &<br />

du foir, des promenades folitaires, de pieux<br />

entretiens avec ma vieille tante, & quelquefois<br />

un trifte wisk, devoient être fes feu<strong>les</strong><br />

diftraclions. Je lui en prépare de plus efficaces.<br />

Mon bon Angem'aconduitici, pour<br />

(i) La Fontaine.


Les Liaifons dangereufes. 13<br />

fon bonheur & pour Ie mien. Infenfé! je<br />

regretcois vingt-quatre heures que je facrifiois<br />

a des égards d'ufage. Combien on me<br />

puniroit, en me forcant de retourner a Paris!<br />

Heureufement, il faut être quatrepour<br />

jouer au wisk; &, comme il n'y a ici que<br />

le Curé du lieu, mon éternelle tante m'a<br />

beaucoup preffé de lui facrifier quelques<br />

jours. Vous devincz que j'ai confenti. Vous<br />

n'imaginez pas combien elle me cajolle depuis<br />

ce moment, combien fur-tout elle eft<br />

édifiée de me voir réguliérement a fes prieres<br />

& a fa Meffe. Elle ne fe doute pas de<br />

la Divinité que j'y adore.<br />

Me voila donc , depuis quatre jours, livré<br />

è une paftion forte. Vous favez fi je defire<br />

vivement, fi je dévore <strong>les</strong> obftac<strong>les</strong> :<br />

mais ce que vous ignorez, c'eft combien la<br />

folitude ajoute a 1'ardeur du defir. Je n'ai<br />

plus qu'une idéé : j'y penfe le jour, 6c j'y<br />

rêve la nuit. J'ai bien befoin d'avoir cette<br />

femme, pour me fauver du ridicule d'en<br />

êtreamoureux : caroüne mene pas un defir<br />

contrarie? O délicieufe jouifiance! je t'implore<br />

pour mon bonheur, & fur-tout pour<br />

mon repos. Que nous fommes heureux<br />

que <strong>les</strong> femmes fe défendent fi mal! nous ne<br />

ferions auprès d'el<strong>les</strong> que de timides efclaves.<br />

j'ai, dans ce moment, un fentiment<br />

de reconnoiffance pour <strong>les</strong> femmes faci<strong>les</strong>,<br />

qui m'amene natureliemenc a vos pieds. Je


14 Les Liaifons dangereufes.<br />

m'y profterne pour obtenir mon pardon,<br />

& j'y finis cette trop longue Lettre. Adieu,<br />

ma très-beile amie : fans rancune.<br />

Du Chat eau de... 5 Aoüt 17...<br />

L E T T R E V.<br />

La Marquife DE MERTEUIL au Vicomte<br />

DE VALMONT.<br />

SAVEZ-VOUS, Vicomte, que votre Lettre<br />

clt d'une infolence rare , & qu'il ne<br />

tiendroit qu'a moi de m'en f&cher? mais elle<br />

m'a prouvéclairement que vous aviezperdu<br />

la tête, & cela feul vous a fauvé de mon<br />

indignation. Amie généreufe & fenfible,<br />

j'oublie mon injure pour ne m'occuper que<br />

de votre danger; &, quelqu'ennuyeux qu'il<br />

foit deraifonner, je cedeau befoin que vous<br />

en avez dans ce moment.<br />

Vous, avoir la Préfidente Tourvel! mais<br />

quel ridicule caprice! Je reconnois bien-la<br />

votre mauvaife tête, qui ne fait defirer que<br />

ce qu'elle croit ne pouvoir obtenir. Qu'eftce<br />

donc que cette femme? des traits réguliers<br />

(i vous voulez, mais nulle expreifion:<br />

paflablement faite, mais fans graces; toujours<br />

mife a faire rire! avec fes paquets de<br />

fichus fur la gorge, & fon corps qui rc-


Les Liaifons dangereufes. 15<br />

monte au menton ! Je vous le dis en amie,<br />

il ne vous faudroit pas deux femmes, comme<br />

celle-la, pour vous faire perdre toute<br />

votre confidération. Rappellez-vous donc<br />

ce jour oü elle quêtoit a Saint-Roch, &<br />

oü vous me remerciates tant de vous avoir<br />

procuré ce fpectacle. Je crois la voir encore<br />

, donnant la main a ce grand échalas en<br />

cheveux longs, prête a tomber a chaque<br />

pas, ayant toujours fon panier de quatre<br />

aunes fur la tête de quelqu'un, & rougiffant<br />

a chaque révérence. Qui vous eüt dit<br />

alors, vous defirerez cette femme ? Allons,<br />

Vicomte, rougiflez vous-même, & reveuez<br />

a vous. Je vous promets le fecret.<br />

Etpuis, voyez donc <strong>les</strong> défagréments qui<br />

vous attendent.'quel rival avez-vousa combattre?<br />

un mari ! Ne vous fentez-vous pas<br />

humilié a ce feul mot! Quelle honte, fi<br />

vous échouez! & même combien peu de<br />

gloire dans le fuccès! Je dis plus; n'en efpérez<br />

aucun plaifir. En eft-il avec <strong>les</strong> prudes<br />

? j'entends cel<strong>les</strong> de bonne foi : réfervées<br />

au fein même du plaifir, el<strong>les</strong> ne vous<br />

offrent que des demi-jouiftances. Cet entier<br />

abandon de foi-même, ce délire de la volupté<br />

oü le plaifir s'épure par fon excès ,<br />

ces biens de 1'amour, ne font pas connus<br />

d'el<strong>les</strong>. Je vous le prédis; dans la plus h;ureufe<br />

fuppofuion, votre Préfidente croira<br />

a^pir tout fait pour vous, en vous traicant


i6 Les Liaifons dangereufes.<br />

comme fon mari, & dans le (ê;e-h-tête conjugal<br />

le plus tendre, on refte toupurs deux.<br />

Ici c'eft bien pis encore; votre prude eft<br />

dévoce, & de cette dévotion de bonne femme<br />

qui condamne a une éternelie enfance.<br />

Peut-êcre furmonterez- vous eet obftacle :<br />

maisne vous flattez pas de ledétruire :vainqueur<br />

de 1'amour de Dieu, vous ne le ferez<br />

pas de la peur du diable; & quand, tenant<br />

votre maitreffe dans vos bras, vousfentirez<br />

palpiter fon cceur, ce fera crainte<br />

& non d'amour. Peut-être, fi vous euffiez<br />

connu cette femme plutöt, en euffiez-vous<br />

pu faire quelque chofe ; mais cela a vingtdeux<br />

ans, & il y en a prés de deux qu'elle<br />

eft mariée. Croyez-moi, Vicomte, quand<br />

une femme s'eft encroutêe a ce point, il<br />

faut 1'abandonner a fon fort; ce ne fera jamais<br />

qu'une efpece.<br />

C'eft pourtant pour ce bel objet que vous<br />

refufez de m'obéir, que vous vousenterrez<br />

dans le tombeau de votre tante , & que<br />

vousrenoncez a 1'aventure la plus délicieufe<br />

& la plus faite pour vous faire honneur. Par<br />

quelle fatalité faut-il donc que Gercourt<br />

garde toujours quelqu'avantage fur vous?<br />

Tenez, je vous en parlefans humeur: mais,<br />

dans ce moment, je fuis tentée de croire<br />

que vous ne méritez pas votre réputation ;<br />

je fuis tentée, fur-tout, de vous retirer ma<br />

confiauce. Je ne m'acccutumerai jamais a


Les Liaifons dangereufes. 17<br />

dire mes fecrets a 1'amant de M e<br />

. de Tourvel.<br />

Sachez pourtant que la petite Volanges<br />

a déja fait tourner une tête. Le jeune Danceny<br />

en raffole. II a chanté avec elle; & en<br />

effet, elle chante mieux qu'a une penfionnaire<br />

n'appartient. Ils doivent répéter beaucoup<br />

de duo, & je crois qu'elle fe mettroit<br />

volontiers a 1'uniflbn : mais ce Danceny eft<br />

un enfant qui perdra fon temps a faire 1'amour,<br />

& ne finira rien. La petite perfonne,<br />

de fon cöté, eft affez farouche; &, a<br />

tout événement, cela fera toujours beaucoup<br />

moins plaifant que vous n'auriez pu<br />

le rendre : auffi j'ai de 1'humeur, & fürement<br />

je querellerai le Chevalier a fon arrivée.<br />

Je lui confeilled'être doux; car, dans<br />

ce moment, il ne m'en coüteroit rien de<br />

rompre avec lui. Je fuis füre que fi j'avois<br />

le bon efprit de le quitter a préfent, il en feroit<br />

au défefpoir; & rien ne m'amufe comme<br />

un défefpoir amoureux. II m'appelleroit perfide<br />

, & ce mot de perfide m'a toujours<br />

fait plaifir; c'eft après celui de cruelle, le<br />

plus doux h 1'oreille d'une femme, & il eft<br />

moins pénible a mériter. Sérieufement, je<br />

vais m'occuper de cette rupture. Voila pourtant<br />

de quoivous êtes caufe? auffi je lemets<br />

fur votre confcience. Adieu. Recommandezmoi<br />

aux prieres de votre Préfidente.<br />

Paris, ce 7 Aofa 17...


18 Les Liaifons dangereufes.<br />

L E T T R E VI.<br />

Le Vicomte DE VALMONT a la Marquife<br />

DE MERTEUIL.<br />

T ,<br />

M.L n eft donc poinc de femme qui n'abufe<br />

dej'empire qu'elle a fu prendre! Et<br />

vous-même, vous que je nommai fi fouvent<br />

mon indulgente amie, vous ceffez enfin<br />

de 1 etre, & vous ne craignez pas de m'attaquer<br />

dans 1'objet de mes affeftions! De<br />

quels traits vous ofez peindre M e<br />

. de Tourvel<br />

!... quel homme n'eüt point payé de<br />

fa vie cette infolente audace? a quelle autre<br />

femme qu'a vous n'eüt-elle pas valu au moins<br />

une noirceur? De grace, ne me mettez plus<br />

a d'auffi rudes épreuves; je ne répondrois<br />

pas de <strong>les</strong> foutenir. Au nom de 1'amitié,<br />

auendez que j'aie eu cette femme, fi vocs<br />

voulez en médire. Ne favez-vous pas que<br />

la feule vo!upcé a le droit de détacher le<br />

bandeau de 1'amour.<br />

Mais que dis-je? Madame de Tourvel at-eüe<br />

befoin d'illufion? non; pourêtreadorable<br />

il lui fuffit d'être elle-même. Vous lui<br />

reprochez de fe mettre mal; je le crois bien:<br />

toute parure lui nuit; tout ce qui la cache<br />

Ja dépare. C'eft dans 1'abandon du négligé<br />

qu'elle eft vraiment raviffante. Graces aux


Les Liaifons dangereufes. 19<br />

ehaleurs accablantes que nous éprouvons,<br />

un déshabiller de fimple toile me lailTe voir<br />

fa taille ronde & fouple. Une feule mouffeline<br />

couvre fa gorge; & mes regards furtifs,<br />

mais pénétrants, en ont déja faifi <strong>les</strong><br />

formesenchantereffes. Safigure, dites-vous,<br />

n'a nulle expreffion. Etquexprimeroit-elle,<br />

dans <strong>les</strong> moments oü rien ne parle a fon<br />

cceur? Non, fans doute, elle n'a point,<br />

comme nos femmes coquettes, ce regard<br />

menteur qui féduit quelquefois & nous<br />

trompe toujours. Elle ne fait pas couvrir le<br />

vuide d'une phrafe par un fourire écudié; & ,<br />

quoiqu'elle ait <strong>les</strong> plus bel<strong>les</strong> dencs du monde,<br />

elle ne rit que de ce qui l'amufe. Mais<br />

il faut voir comme, dans <strong>les</strong> foldtres jeux,<br />

elle offre 1'image d'une gaieté naïve& franche!<br />

comme, auprès d'un malheureux qu'elle<br />

s'empreffe de fecourir, fon regard annonce<br />

la joie pure & la bonté compatiffante! II<br />

faut voir, fur-tout au moindre mot d'éloge<br />

oude cajolerie, fepeindre, fur fa figurecélefte,<br />

ce touchant embarras d'une modeftie<br />

qui n'eft point jouée!... Elle elt prude &<br />

dévote , & de-la vous Ia jugez froide &<br />

inanimée?Jepenfebien différemment.Quelle<br />

étonnante fenfibilité ne faut-il pas avoir pour<br />

la répandre jufques fur fon mari, & pour<br />

aimer toujours un .être toujours ablént ?<br />

Quelle preuve plus forte pourrk-z-vous defirer?<br />

J'ai fu pourtant m'en procurer une<br />

auire.


2 o Les Liaifons dangereufes.<br />

J'ai dirigé fa promenade de maniere qu'il<br />

s'eft trouvé un fofïb a franchir; &, quoique<br />

fort lefte, elle eft encore plus timide:<br />

vous jugez bien qu'une prude craint de fauter<br />

le foffé (i)! II a failu fe confier a moi.<br />

J'ai tenu dans mes bras cette femme mo«<br />

defte. Nos préparatifs & le paffage de ma<br />

vieille tante avoient fait rire aux éclats la<br />

folatre dévote : mais dès que je me fus eraparé<br />

d'elie, par une adroite gaucherie, nos<br />

bras s'enlacerent mutuellement. Je preffai<br />

fon fein contre le mien; &, dans ce courc<br />

intervalle, je fentis fon coeur battre plus<br />

vite. L'aimable rougeur vint colorer fon<br />

vifage, & fon modefte embarras m'appric<br />

affez que fon coeur avoit palpité d'amour<br />

& non de crainte. Ma tante cependant s'y<br />

trompa comme vous, & fe mit a dire :<br />

„ L'enfant a eu peur"; mais la charmante<br />

candeur de Venfant ne lui permit pas le<br />

menfonge , & elle répondit naïvement :<br />

„ Oh non , mais... ". Ce feul mot m'a<br />

éclairé. Dès ce moment, le doux efpoir a<br />

remplacé la cruelle inquiétude. J'aurai cette<br />

femme; je 1'enleverai au mari qui la profane<br />

: j'oferai la ravirau Dieu même qu'elle<br />

adore. Quel délice d'être tour-a-tour 1'ob-<br />

(i) On reconnoit ici le mauvais goüt des calembours<br />

qui commengoi; a prendre, & qui depuis<br />

3 fait tant de progrès.


Les Liaifons dangereufes. 21<br />

jet & le vainqueur de fes remords! Loin de<br />

moi Fidée de détruire <strong>les</strong> préjugés qui<br />

1'affiegent! ils ajouteront a mon bonheur<br />

& a ma gloire. Qu'elle croie a la vertu,<br />

mais qu'elle me la facrifie; que fes fautes<br />

1'épouvantent fans pouvoir 1'arrêter ; &,<br />

qu'agitée de mille terreurs, elle ne puifle<br />

<strong>les</strong> oublier, <strong>les</strong> vaincre que dans mes bras.<br />

Qu'alors, j'y confens, elle me dife : „ Je<br />

„ t'adore " ; elle feule , entre toutes <strong>les</strong><br />

femmes, fera digne de prononcer ce mor.<br />

Je ferai vraiment le Dieu qu'elle aura pré-;<br />

féré.<br />

Soyons de bonne foi; dans nos arrangements,<br />

auffi froids que faci<strong>les</strong>, ce que<br />

nous appellons bonheur eft a peine un<br />

plaifir. Vous le dirai-je? je croyois mon<br />

coeur flétri; & ne me trouvant plus que<br />

des fens, je me plaignois d'une vieilleflè<br />

prématurée. Madame de Tourvel m'a rendu<br />

<strong>les</strong> charmantes illufions de la jeunefiè.<br />

Auprès d'elle, je n'ai pas befoin de jouir<br />

pour êtreheureux. La feule chofe qui m'effraye<br />

, eft le temps que va me prendre<br />

cette aventure; car je n'ófe rien donner<br />

au hafard. J'ai beau me rappeller mes heureufes<br />

témérités, je ne puis me réfoudre &<br />

<strong>les</strong> mettre en ufage. Pour que je fois vraiment<br />

heureux, il faut qu'elle fe donne; &<br />

ce n'eft pas une petite affaire.<br />

Je fuis für que vous admireriez ma pru-


22 Les Liaifons dangereufes.<br />

dence. Je n'ai pas encore prononcé Ie mot<br />

d'amour; mais déja nous en fommesaceux<br />

de confiance & d'intérêt. Pour la tromper<br />

le moins poffible, & fur-touc pour prévenir<br />

1'efFet des propos qui pourroient lui<br />

revenir, je lui ai raconté moi-même, &<br />

comme en m'accufant, quelques-uns de<br />

mes traits <strong>les</strong> plus connus. Vous ririez de<br />

voir avec quelle candeur elle me prêche.<br />

Elle veut, dic-elle, me convercir. Elle ne<br />

fe doute pas encore de ce qui lui en coutera<br />

pour Ie center. Elle eft loin de penfer<br />

qu'e/z plaidant, pour parler comme elle,<br />

pour <strong>les</strong> infortunées que fat perdues , elle<br />

parle d'avance dans fa propre caufe. Cette<br />

idéé me vint hier au milieu d'un de fes<br />

fermons, & je ne pus me refufer au plaifir<br />

de 1'interrompre, pour 1'affurer qu'elle<br />

parloit comme un Prophete. Adieu, ma<br />

très-belle amie. Vous voyez que je ne fuis<br />

pas perdu fans refiburce.<br />

P. 5". A propos, ce pauvre Chevalier<br />

s'eft-il tué de défefpoir ? En vérité, vous<br />

êces cent fois plus mauvais fujet que moi,<br />

& vous m'humilieriez fi j'avois de 1'amourpropre.<br />

Du chdteau de : . « 9 Ao&t 17...


Les Liaifons dangereufes. 23<br />

L E T T R E VII.<br />

CECILE VOLANGES, a SOPHIE<br />

CARNAY (I).<br />

5 1 je ne t'ai rien dit de mon manage,<br />

c'eft que je ne fuis pas plus inftruite que<br />

le premier jour. Je m'accoutume a n'y plus<br />

penfer, & je me trouve affez bien de mon<br />

genre de vie. J'étudie beaucoup mon chant<br />

6 ma harpe : il me femble que je <strong>les</strong> aime<br />

mieux depuis que je n'ai plus de maitre,<br />

ou plutöt c'eft que j'en ai un meilleur. M.<br />

le Chevalier Danceny, ce Monfieur dont<br />

je t'ai parlé, & avec qui j'ai chanté chez<br />

Madame de Merteuil, a la complaifance<br />

de venir ici tous <strong>les</strong> jours, & de chanter<br />

avec moi des heures entieres. II eft extrêmement<br />

aimable. II chante comme unange;<br />

& compofe de très-jolis airs dont- il fait<br />

(1) Pour ne pas abufer de la patience du Lecteur,<br />

on fupprime beaucoup de Lettres de cette<br />

correfpondance journaliere; on ne donne que cel<strong>les</strong><br />

qui ont paru néceflaires a 1'intelligence des<br />

événements de cette Société. C'eft par le même<br />

motif qu'on fupprime auffi toutes <strong>les</strong> Lettres de<br />

Sophie Camay & plufieurs de cel<strong>les</strong> des Acteurs d*<br />

ces aventure*.


24 Les Liaifons dangereufes.<br />

auffi <strong>les</strong> paro<strong>les</strong>. C'eft bien dommage qu'il<br />

foit Chevalier de Malte! II me femble que<br />

s'il fe marioit, fa femme feroit bien heureufe....<br />

II a une douceur charmante. II<br />

n'a jamais 1'air de faire un compliment, &<br />

pourtant tout ce qu'il dit flatte. II me reprend<br />

fans cefiè, tant fur la mufique que<br />

fur autre chofe : mais il mêle a fes critiques<br />

tant d'intérêt & de gaieté, qu'il effc<br />

impoffible de ne pas lui en favoir gré. Seulement,<br />

quand il vous regarde, il a 1'air de<br />

vous dire quelque chofe d'obligeant. II joint<br />

h tout cela d'être très-complaifant. Par exemple,<br />

hier, il étoit prié d'un grand concert;<br />

il a préféré de refter toute la foirée chez<br />

Maman. Cela m'a bien fait plaifir; car quand<br />

il n'y eft pas , perfonne ne me parle, & je<br />

m'ennuye : au-lieu que quand il y eft, nous<br />

chantons & nous caufons enfemble. II a<br />

toujours quelque chofe a me dire. Lui &<br />

Madame de Merteuil font <strong>les</strong> deux feu<strong>les</strong><br />

perfonnes que je trouve aimab<strong>les</strong>. Mais<br />

adieu, ma chere amie; j'ai promis que je<br />

faurois pour aujourd'hui une ariette dont<br />

l'accompagnement eft très-difficile , & je<br />

ne veux pas manquer de parole. Je vais me<br />

remettre a 1'étude jufqu'a ce qu'il vienne.<br />

De ... ce 7 Aoüt 17...<br />

L E T T U B


Les Liaifons dangereufes. 25<br />

L E T T R E VIII.<br />

LaPrêfidente DETOURVEL ^ Madame<br />

DË VOLANGES.<br />

O N ne peut êrre plus fenfible que je Ie<br />

fuis, Madame, a laconfiance que vous me<br />

témoignez, ni prendre plus d'intérêt que<br />

moi a 1'établifiement de Mademoifelle de<br />

Volanges. C'eft bien de toute mon ame<br />

que je lui fouhaite une félicité dont je ne<br />

doute pas qu'elle ne foit digne, & fur laquelle<br />

je m'en rapporte bien a votre prudence.<br />

Je ne- connois point M. le Comte<br />

de Gercourt; mais, honoré de votrechoix,<br />

je ne puis prendre de lui qu'une idéé trèsavantageufe.<br />

Je me borne , Madame, a<br />

fbuhaiter a ce roariage un fuccès auffi heureux<br />

qu'au mien, qui eft pareillement votre<br />

ouvrage, & pour Iequel chaque jour<br />

ajoute a ma reconnoifiance. Que le bonheur<br />

de Mademoifelle votre fille foit la ré-<<br />

compenfe de celui que vous m'avez procuré;<br />

& puifie Ia meilleure des amies être<br />

auffi la plus heureufe des meres!<br />

Je fuis vraiment peinée de ne pouvoir<br />

vous offrir de vive voix l'hommage de ce<br />

voeu fincere, & faire, auffi-tót que je le<br />

defirerois, connoiffance avec Mademoifelle<br />

/. Partie. B


2 6 Les Liaifons dangereufes.<br />

de Volanges. Après avoir éprouvé vos bontés<br />

vraimentmacernel<strong>les</strong>, j'ai droic d'efpérer<br />

d'elie 1'amitié tendre d'une foeur. Je vous<br />

prie, Madame, de vouloir bien la lui demander<br />

de ma part, en attendant que je me<br />

trouve a portée de la mériter.<br />

Je compte refter a la campagne tout le<br />

temps de 1'abfence de M. de Tourvel. J'ai<br />

pris ce temps pour jouir & profker de Ia<br />

fociété de la refpeclable Madame de Rofemonde.<br />

Cette femme eft toujours charmante<br />

: fon grand age ne lui fait rien perdre;<br />

elle conferve toute fa mémoire & fa<br />

gaieté. Son corps feul a quatre-vingt-quatre<br />

ans; fon efprit n'en a que vingt.<br />

Notre retraite eft égayée par fon neveu,<br />

le Vicomte de Valmont, qui a bien voulu<br />

nous facrifier quelques jours. Je ne le connoiffois<br />

que de réputation ; & elle me faifoit<br />

peu deflrer de le connoitre davantage:<br />

mais il me femble qu'il vaut mieux qu'elle.<br />

Ici, oü le tourbillon du monde ne le gate<br />

pas, il parle raifon avec une facilité étonnante,<br />

& il s'accufe de fes torts avec une<br />

candeur rare. II me parle avec beaucoup<br />

de confiance, & je le prêche avec beaucoup<br />

de févérité. Vous qui le connoiffez,<br />

vous conviendrez que ce feroit une belle<br />

c~>nverficn a faire : mais je ne doute pas,<br />

malgvé fes promeffes, que huit jours ce<br />

Paris ne lui faffent oublier tous mes fer-


Les Liaifons dangereufes. 27<br />

rnons. Le féjour qu'il fera ici fera au moins<br />

autant de retranché fur fa conduite ordinaire<br />

; & je crois que, d'après fa faeon<br />

de vivre, ce qu'il peut faire de mieux, eft<br />

de ne rien faire du tout. II fait que je fuis<br />

occupée a vous écrire, il m'a chargé de<br />

vous préfenter fes refpectueux hommages.<br />

Recevez auffi le mien avec la bonté que<br />

je vous connois; & ne doucez jamais des<br />

fentiments finceres avec lefquels j'ai 1'honneur<br />

d'être, &c.<br />

Du chdteau de ... ce 9 Aoüt 17...<br />

L E T T R E IX.<br />

Madame DE VOLANGES a laPréfidente<br />

DE TOURVEL.<br />

JE n'ai jamais douté, ma jeune & belle<br />

amie, ni de 1'amitié que vous avez pour<br />

moi, ni de 1'intérêt fincere que vous prenez<br />

a tout ce qui me regarde. Ce n'eft pas<br />

pour éclaircir ce point, que j'efpere convenu<br />

a jamais entre nous, que je réponds<br />

\ votre Réponfe: mais je ne crois pas pouvoir<br />

me difpenfer de caufer avec vous, au<br />

fujet du Vicomte de Valmonr.<br />

Je ne m'attendois pas , je 1'avoue, a<br />

trouver jamais ce nom-la dans vos Lettres.<br />

B ij


c8 Les Liaifons dangereufes.<br />

En effec, que peut-il y avoir de commun<br />

entre vous & lui? Vous ne connoiflez pas<br />

eet homme, oü auriez-vous pris 1'idée de<br />

1'ame d'un libercin ? Vous me parlez de fa<br />

rare candeur : oh! oui; la candeur de<br />

Valmont doit être en effet très-rare. Encore<br />

plus faux & dangereux qu'il n'eft aimable<br />

& féduifant; jamais, depuis fa plus grande<br />

jeuneffe, il n'a fait un pas ou die une parole<br />

fans avoir un projet; &.jamais il n'eut<br />

un projet qui ne fut mal-honnête ou criminel.<br />

Mon amie , vous me connoiflez;<br />

vous favez fi des vertus que je tache d'acquérir,<br />

1'indulgence n'eft pas celle que je<br />

chéris le plus. Auffi, fi Valmont étoit entrainé<br />

par des paffions fougueufes ; fi,<br />

comme mille autres, il étoit féduit par<br />

<strong>les</strong> erreurs de fon age , en blamant^ fa<br />

conduite je plaindrois fa perfonne, & j'attendrois,<br />

en filence, le temps oü un retour<br />

heureux lui rendrojt 1'eftime des gens<br />

honnêtes. Mais Valmont n'eft pas cela : fa<br />

conduite eft le réfultat de fes principes. II<br />

fait calculer tout ce qu'un homme peut fe<br />

permettre d'horreurs fans fe compromettre;<br />

& pour être cruel & méchant fans<br />

danger, il a choifi <strong>les</strong> femmes pour viétimes.<br />

Je ne m'arrête pas a compter cel<strong>les</strong><br />

qu'il a féduices : mais combien n'en a-t-il<br />

pas perdues? Dans la vie fage & retirée<br />

que vous menez, ces fcaudaleufes aventu-


Les Liaifons dangereufes. 29<br />

res ne parviennent pas jufqu'a vons. Je<br />

pourrois vous en raconter qui vous feroienc<br />

frémir; mais vos regards, purs comme votre<br />

ame, feroienc fouillés par de femblab<strong>les</strong><br />

tableaux : füre que Valmont ne fera<br />

jamais dangereux pour vous, vous n'avez<br />

pas befoin de pareil<strong>les</strong> armes pour vous<br />

défendre. La feule chofe que j'aye a vous<br />

dire, c'eft que, de toutes <strong>les</strong> femmes auxquel<strong>les</strong><br />

il a rendu des foins, fuccès ou<br />

non, il n'en eft point qui n'ayent eu a s'en<br />

plaindre. La feule Marquife de Merteuil<br />

fait exception a cette regie générale; feule,<br />

elle a fu lui réfifter & enchainer fa méchanceté.<br />

J'avoue que ce trait de fa vie eft celui<br />

qui lui fait le plus d'honneur a mes<br />

yeux : auffi a-t-il fuffi pour la juftifier pleinemenc<br />

aux yeux de tous de quelques_ inconféquences<br />

qu'on avoit a lui reprocher<br />

dans le débuc de fon veuvage (1).<br />

Quoi qu'il en foit, ma belle amie, ce<br />

que 1'age, 1'expénence, & fur-tout 1'amitié<br />

, m'autorifent a vous repréfenter, c'eft<br />

qu'on commence h s'appercevoir dans Ie<br />

monde de 1'abfence de Valmont: & que li<br />

on fait qu'il foit refté quelque temps en<br />

tiers entre fa tante & vous, votre reputa-<br />

(1) L'erreur oü eft Madame de Votatiges," nous<br />

fait voir , qu'ainiï que <strong>les</strong> autres fcélérats, Valmont<br />

ne déeéloit pas fes complices.<br />

B iij


30 Les Liaifons dangereufes.<br />

tion fera entre fes mains; malheur Ie plas<br />

grand qui puifTe arriver a une femme. Je<br />

vous confeille donc d'engager fa tante a<br />

ne pas le retenir davantage; & s'il s'obftine<br />

a refter, je crois que vous ne devez<br />

pas héfiter h lui céder la place. Mais pourquoi<br />

refteroit-il ? que fait-il donc a cette<br />

campagne ? Si vous faifiez épier fes démarches,<br />

je fuis füre que vous découvririez<br />

qu'il n'a fait que prendre un afyle plus<br />

commode, pour quelques noirceurs qu'il<br />

médite dans <strong>les</strong> environs. Mais dans 1'impoffibilité<br />

de remédier au mal, contentonsnous<br />

de nous en garantir.<br />

Adieu, ma belle amie; voila le mariage<br />

de ma fille un peu retardé. Le Comte de<br />

Gercourt, que nous attendions d'un jour a<br />

1'autre, me mande que fon régiment paffe<br />

en Corfe; & comme il y a encore des mouvements<br />

de guerre, il lui fera impoffiblede<br />

s'abfenter avant 1'hyver. Cela me contrarie;<br />

mais cela me fait efpérer que nous aurons<br />

le plaifir de vous avoir a la noce, & j'étois<br />

fachée qu'elle fe fit fans vous. Adieu;<br />

je fuis, fans compliment comme fans réferve,<br />

entiérement a vous.<br />

P. S. Rappellez-moi au fouvenir de Madame<br />

de Rofemonde, que j'aime toujours<br />

autant qu'elle le mérite.<br />

Be ... ce II Acüt 17...


Les Liaifons dangereufes. 31<br />

L E T T R E X.<br />

La Marquife DE MERTEUIL au Vicomte<br />

DE VALMONT.<br />

JVÏE boudez - vous, Vicomte? ou bien<br />

êtes-vous mort? ou, ce qui y reflembleroic<br />

beaucoup, ne vivez-vous plus que pour<br />

votre Préfidente? Cette femme, qui vous<br />

a rendu <strong>les</strong> illufions de la jeunejfe, vous<br />

en rendra bientöt auffi <strong>les</strong> ridicu<strong>les</strong> préjugés.<br />

Déja vous voila timide & efclave; autant<br />

vaudroit être amoureux. Vous renoncez<br />

a vos heureufes témérités. Vous voila<br />

donc, vous conduifanc fans principes, &<br />

donnant tout au hafard, ou plutöt au caprice.<br />

Ne vous fouvient-il plus que Famour<br />

eft, comme la médecine, feulement Vart<br />

d'aider a la nature ? Vous voyez que je<br />

vous bats avec vos armes : mais je n'en<br />

prendrai pas d'orgueil; car c'eft bien battre<br />

un homme a terre. // faut qu'elle fa<br />

donne, me dites-vous; eh! fans doute, il<br />

le faut; auffi fe donnera-t-elle comme <strong>les</strong><br />

autres, avec cette différence que ce fera de<br />

mauvaife grace. Mais, pour qu'elle finiffê<br />

par fe donner, le vrai moyen eft de commencer<br />

par la prendre. Que cette ridicule<br />

13 iv


32 Les Liaifons dangereufes.<br />

diftinétion eft bien un vrai déraifonnemene<br />

de Famour! Je dis Famour; car vous êtes<br />

amourenx. Vous parler autrement, ce feroit<br />

vous trahir; ce feroit VOU9 cacher votre<br />

mal. Dites-moi donc, amant langoureux<br />

, ces femmes que vous avez eues,<br />

croyez-vous <strong>les</strong> avoir violées ? Mais, quelqu'envie<br />

qu'on ait de fe donner, quelque<br />

preffée que Fon en foit, encore faut.-il un<br />

prétexce; & y en a-t-il de plus commode<br />

pour nous, que celui qui nous donne Fair<br />

de céder a la force? Pour moi, je Favoue,<br />

une des chofes qui me flattent le plus, eft<br />

une attaque vive & bien faite, oü tout fe<br />

fuccede avec ordre, quoiqu'avec rapidité;<br />

qui ne nous met jamais dans ce pénible embarras<br />

de réparer nous-même une gaucheris<br />

dont au contraire, nous aurions dü profïter;<br />

qui fait garder Fair de la violence jufques<br />

dans <strong>les</strong> chofes que nous accordons,<br />

& flatter avec adreflè nos deux paflions favorites,<br />

la gloire de la défenfe, & le plaifir<br />

de la défaite. Je conviens que ce talent,<br />

plus rare que Fon ne croit, m'a toujours<br />

fait plaifir, même alors qu'il ne m'a pas<br />

féduite, & que quelquefois il m'eft arrivé<br />

de me rendre, uniquement comme récompenfe.<br />

Telle dans nos anciens Tournois, la<br />

beauté donnoit le prix de la valeur & de Fadreffe.<br />

Mais vous, vous qui n'êtes plus vous 3


Les Liaifons dangereufes. 33<br />

vous vous conduifez comme fi vous aviez<br />

peur de réuffir. Eh, depuis quand voyagezvous<br />

a petites journées & par des chemins<br />

de traverfe? Mon ami, quand on veut arriver,<br />

des chevaux de pofte & Ia grand'route!<br />

Maislaifibns ce fujet, qui me donne<br />

d'autanr plus d'humeur, qu'il me privé du<br />

plaifir de vous voir. Au moins écrivez-moi<br />

plus fouvent que vous ne faices, & mettezmoi<br />

au courant de vos progrès. Savez-vous<br />

que voila prés de quinze jours que cette<br />

ridicule aventure vous occupe, & que vous<br />

négligez tout le monde?<br />

A propos de négligence, vous reffemblez<br />

aux gens qui envoyent réguliérement<br />

favoir des nouvel<strong>les</strong> de leurs amis malades,<br />

maïs quine fe font jamais rendre Ia réponfe.<br />

Vous finiffez votre derniere Lettre par me<br />

demander fi le Chevalier eft morr. Je ne<br />

réponds pas, & vous ne vous en inquiétez<br />

pas davantage. Ne favez-vous plus que mon<br />

amant eft votre ami-né? Mais rafiurez-vous,<br />

il n'eft point mort; ou s'il 1'étoit, ce feroit<br />

de 1'excès de fa joie. Ce pauvre Chevalier,<br />

comme il eft tendre! comme il eft:<br />

fait pour famour! comme il fait fentir vivement!<br />

la tête m'en tourne. Sérieufement,<br />

le bonheur parfait qu'il trouve k<br />

être aimé de moi, m'attache véritablement<br />

& lui.<br />

Ce même jour, oü je vous écrivois qne<br />

B v


34 Les Liaifons dangereufes.<br />

j'allois travailler h notre rupture, combien<br />

je le rendis heureux ! Je m'occupois pourtant<br />

tout de bon des moyens de le défefpérer,<br />

quand on me 1'annonea. Soit caprice<br />

ou raifon, jamais il ne me parut fi bien. Je<br />

le recus cependant avec humeur. II efpéroit<br />

paffer deux heures avec moi, avant<br />

celle oü ma porte feroit ouverre a tout le<br />

monde. Je lui dis que j'allois fortir, il me<br />

demanda oü j'allois; je refufai de le lui apprendre.<br />

II infifta; oh vous 11e ferez pas?<br />

repris-je avec aigreur. Heureufement pour<br />

lui, il refta pétrifié de cette réponfe; car,<br />

s'il ent dit un mot, il s'enfuivoit immanquablemenc<br />

une fcene qui eüc émané la<br />

rupture que j'avois projettée. Etonnée de<br />

fon filence, je jettai <strong>les</strong> yeux fur lui fans<br />

autre projet, je vous jure, que de voir la<br />

mine qu'il faifoic. Je retrouvai fur cette<br />

charmante figure cette triftefie, h - la - fois<br />

profonde & tendre , a laquelle vous-même<br />

êces convenu qu'il étoit fi difficile de réfifter.<br />

La même caufe produifit le même<br />

effet; je fus vaincue une feconde fois. Dès<br />

ce moment, je ne m'occupai plus que des<br />

moyens d'éviter qu'il put me trouver un<br />

tort. Je fors pour affaire, lui dis-je avec un<br />

air un peu plus doux, & même cette affaire<br />

vous regarde : mais ne m'interrogez<br />

pas. Je fouperai chez moi ; revenez, &<br />

vous ferez infiruit. Alors il retrouva la p»-


Les Liaifons dangereufes. 35<br />

role; mais je ne lui permis pas d'en faire<br />

ufage. Je fuis trés - preffée, concinuai-je.<br />

LaifTez-moi; h ce foir. II baifa ma main,<br />

& fortit.<br />

Auffi-tót, pour le dédommoger, peutêtre<br />

pour me dédommager moi-même, je<br />

me décide a lui faire connoïtre ma petite<br />

maifon dont il ne fe doutoit pas. J'appelle<br />

ma fidelle Vikloire. J'ai ma migraine; je me<br />

couche pour tous mes gens; &, reflée enfin<br />

feule avec la véritable, tandis qu'elle<br />

fe traveftit en Laquais, je fais une toilette<br />

de Femme-de-chambre. Elle fait enfuite<br />

venir un fiacre a la porte de mon jardin,<br />

& nous voila parties. Arrivées dans ce tempte<br />

de 1'Amour, je choifis le déshabiller<br />

le plus galant. Celui-ci eft déücieux; il<br />

eft de mon invention : il ne laifle rien<br />

voir, & pourtant fait tout deviner. Je vous<br />

en promets un modele pour votre Préfidente,<br />

quand vous 1'aurez rendue digne de<br />

le porter.<br />

Après ces préparatifs, pendant que Victoire<br />

s'occupedes autres détails, je lis un<br />

chapitre du Sopha, une Lettre d'Héloïfe<br />

& deux Contes de la Fontaine, pour recorder<br />

<strong>les</strong> différents tons que je voulois prendre.<br />

Cependant mon Chevalier arrivé a ma<br />

porte, avec l'emprefTement qu'il a toujours.<br />

Mon SuifTe la lui refufe, & lui apprend<br />

que je fuis malade ; premier incident. II<br />

B vj


- 36 Les Liaifons dangereufes.<br />

lui remet en même temps un billet de moi,<br />

mais non de mon écriture, fuivant la prudente<br />

regie. II 1'ouvre, & y trouve, de Ia<br />

main de Vicloire : „ A neuf heures pré-<br />

„ cifes,au Boulevard, devant le Café '\<br />

II s'y rend; & la, un petit Laquais qull<br />

ne connoit pas , qu'il croit au moins ne<br />

pas connoitre , car c'étoit toujours Victoire,<br />

vientluiannoncer qu'il faut renvoyer<br />

fa voiture & le fuivre. Toute cette marche<br />

romanefque lui échauffoit la tête d'autant,<br />

& la tête échauffée ne nuit a rien.<br />

II arrivé enfin, & la furprife & 1'amour caufoient<br />

en lui un véritable enchantement.<br />

Pour lui donner le temps de fe remettre,<br />

nous nous promenons un moment dans la<br />

bofquet; puis je le ramene vers la maifon.<br />

II voit d'abord deux couverts mis; enfuite<br />

unlit fait. Nous paffons jufqu'au boudoir,<br />

qui étoit dans toute fa parure. La, moitié<br />

réflexion, moitié fentiment, je paffai mes<br />

bras autour de lui, & me laiffai tomber a<br />

fes genoux. ,.,0, mon ami! lui dis-je, pour<br />

„ vouloir te ménager la furprife de ce mo-<br />

„ ment, je me reproche de t'avoir affligé<br />

„ par 1'apparence de 1'humeur; d'avoir pu<br />

„ un inftant voiler mon cceur a tes regards.<br />

„ Pardonne-moi mes torts : je veux <strong>les</strong> ex-<br />

„ pier a fcrce d'amour ". Vous jugez de<br />

1'effet de ce difcours fentimental. L'heureux<br />

Chevalier me rcleva, & mon p rdon fut


%es Liaifons dangereufes. 37<br />

fcellé fur cette même ottomane ou vous &<br />

moi fceMmes il gaiement, & de la même<br />

maniere, notre éternelle rupture.<br />

Comme nous avions fix heures a paffër<br />

enfemble, & que j'avois réfolu que tout ce<br />

temps fut pour lui également délicieux, je<br />

modérai fes tranfports, &l'aimable coquetterie<br />

vint remplacer la tendreffe. Je ne crois<br />

pas avoir jamais mis tant de foin a plaire,<br />

ni avoir été jamais auffi contente de moi.<br />

Après le fouper, tour-h-tour enfant & raifonnable<br />

, folatre & fenfible, quelquefois<br />

même libertine, je meplaifois a Ie confidérer<br />

comme un Sultan au milieu de fon Serrail,<br />

dont j'étois tour-a-tour <strong>les</strong> favorites<br />

différentes. En effet, fes hommages réitérés,<br />

quoique toujours regus par la même femme,<br />

le furent toujours par une makrefTe<br />

nouvelle.<br />

Enfin, au point du jour, il fallut fe féparer;<br />

&, quoiqu'il dit, quoiqu'il fit même<br />

pour me prouver le contraire, il en avoit<br />

autant de befoin que peu d'envie. Au moment<br />

oü nous fortimes, & pour dernier<br />

adieu, je prisla clef de eet heureux féjour,<br />

& la lui remettant entre <strong>les</strong> mains: „ Je ne<br />

J'ai ne que pour vous, lui dis-je^ il efl<br />

„ jufte que vous en foyiez maitre : c'eft au<br />

„ ^Sacrificateur a difpofer du Temple "<br />

C'eft par cette adreflè que j'ai prévenu <strong>les</strong><br />

réflexions qu'auroic pu lui faire naure la


38 Les Liaifons dangereufes.<br />

propriété, toujours fufpecle, d'une petite<br />

maifon. Je le connois afiez, pour être fure<br />

qu'il ne s'en fervira que pour moi; & fi la<br />

fantaifie me prenoit d'y aller fans lui, il me<br />

refte bien une doublé clef. II vouloita toute<br />

force prendre jour pour y revenir; mais je<br />

1'aime trop encore, pour vouloir 1'ufer fi<br />

vice. II ne faut fe permettre d'excès qu'avec<br />

<strong>les</strong> gens qu'on veut quitter bientót. II ne<br />

fait pas cela, lui; mais, pour fon bonheur,<br />

je le fais 'pour deux.<br />

Je m'appergois qu'il eft trois heures du<br />

matin, & que j'ai écrit un volume, ayant le<br />

projet de n'écrire qu'un mot. Tel eft le charme<br />

de la confiante amitié : c'eft elle qui<br />

fait que vous êtes toujours ce que j'aime le<br />

mieux; mais, en vérité, le Chevalier eft ce<br />

qui me plaic davantage.<br />

De... ce 12 Aoüt 17...<br />

L E T T R E XI.<br />

La Préjtdente DETOURVEL^ Madame<br />

DE VOLANGES.<br />

Vo TRE Lettre févere m'auroit effrayée,<br />

Madame, fi, par bonheur, je n'avois-trouvé<br />

ici plus de motifs de fécurité que vous ne<br />

m'en donnez de crainte. Ce redoutable M.


Les Liaifons dangereufes. 39<br />

de Valmont, qui doit être la terreur de toutes<br />

<strong>les</strong> femmes , paroit avoir dépofé fes<br />

armes meurtrieres, avant d'entrer dans ce<br />

CMteau. Loin d'y former des projets, il<br />

n'y a pas même porté de prétentions; &<br />

la qualité d'homme aimable que fes ennemis<br />

mêmes lui accordent, difparoit prefque<br />

ici, pour ne lui laiffer que celle de bonenfant.<br />

Ceft apparemment 1'air de la campagne<br />

qui a produit ce miracle. Ce que je<br />

puis vous affurer, c'eft qu'étant fans ceffe<br />

avec moi, paroiffant même s'y plaire, il ne<br />

lui eft pas échappé un mot qui reffemble<br />

a 1'amour, pas une de ces phrafesque tous<br />

<strong>les</strong> hommes fe permettent, fans avoir,comme<br />

lui , ce qu'il faut pour <strong>les</strong> juftifier. Jamais<br />

il n'oblige a cette réferve, dans laquelle<br />

toute femme qui fe refpeéte eft forcée<br />

de fe tenir aujourd'hui, pour contenir<br />

<strong>les</strong> hommes qui 1'entourent. II fait ne point<br />

abufer de la gaieté qu'il infpire. II eft peutêtre<br />

un peu louangeur; mais c'eft avec tant<br />

de délicateffe, qu'il accoutumeroit la modeftie<br />

même a 1'éloge. Enfin, fi j'avois un<br />

frere, je defirerois qu'il fut tel que M. de<br />

Valmont fe montre ici. Peut-être beaucoup<br />

de femmes lui defireroient une galanterie<br />

pliw marquée; & j'avoue queje lui fais un<br />

gré infioi d'avoir fu me juger affez bien pour<br />

ne pas me coufondre avec eiies."<br />

Ce portraic difFere beaucoup fans doute


40 Les Liaifons dangereufes.<br />

de celui que vous me fakes; &, maïgré<br />

cela, tous deux peuvent être reffemblants<br />

en fixant <strong>les</strong> époques. Lui-même convienc<br />

d'avoir eu beaucoup de torts, & on lui en<br />

aura bien auffi prêté quelques-uns. Mais j'ai<br />

rencontré peu d'hommes qui parlafient des<br />

femmes honnêtes avec plus de refpeft, je<br />

dirois prefque d'enthoufiafme. Vous m'apprenezqu'au<br />

moins furcetobjet ilne trompe<br />

pas. Sa conduite avec Madame de Merteuil<br />

en eft une preuve. II nous en parle<br />

beaucoup; & c'eft toujours avec tant d'éloge,<br />

& 1'air d'un attachement fi vrai, que<br />

j'ai cru, jufqu'a la récepdon de votre Lettre,<br />

que ce qu'il appelloit amitié, entr'eux<br />

deux, étoit bien réellement de 1'amour. Je<br />

m'accufe de ce jugement téméraire, dans<br />

lequel j'ai eu d'autant plus detort, que luimême<br />

a pris fouvent le foin de la juftifier.<br />

J'avoue que je ne regardois que comme finefle,<br />

ce qui étoit de fa part une honnê:e<br />

fincérité. Je ne fais; mais il me femble que<br />

celui qui eft capable d'une amitié auffi fuivie<br />

pour une femme auffi eftimable, n'eft pas<br />

un libertin fans retour. J'ignore au refte fi<br />

nous devons la conduite fage qu'il rient<br />

ici,a quelques projets dans <strong>les</strong> environs,<br />

comme vous le fuppofez. II y a bien quelques<br />

femmes aimab<strong>les</strong> a la ronde; mais il<br />

fort peu, excepté le matin , & alors il dit<br />

qu'il va a la chaffe, H eft vrai qu'il rapporte


Les Liaifons dangereufes. 41<br />

raremem da gibier, mais il afiure qu'il eft<br />

mal-adroit a eet exercice. D'ailleurs , ce.<br />

qu'il peut faire au-dehors m'inquiete peu;<br />

& fi je defirois le favoir, ce ne feroit que<br />

pour avoir une raifon de plus de me rapprocher<br />

de votre avis, ou de vous ramener<br />

au mien.<br />

Sur ce que vous me propofez de travaü-<br />

Ier \ abréger Ie féjour que M. de Valmont<br />

compte faire ici, il me paroit bien difficile<br />

d'ofer demander a fa tante de ne pas avoir<br />

fon neveu chez elle , d'autant qu'elle 1'aime<br />

beaucoup. Je vous promets pourtant, mais<br />

feulement par déférence & non par befoin,<br />

de faifir 1'occafion de faire cette demande,<br />

foit h elle, foit a lui-même. Quant a moi,<br />

M. de Tourvel eft inftruit de mon projet<br />

de refter ici jufqu'a fon retour, & il s'étonneroit,<br />

avec raifon, de la légéreté qui<br />

m'en feroit changer.<br />

Voitè, Madame, de bien longs éclairciflèments<br />

: mais j'ai cru devoir, a la vérité, un<br />

témoignage avantageux a M. de Valmont,<br />

& dont if me paroïc avoir grand befoin auprès<br />

de vous. Je n'en fuis pas moins fenfible<br />

a 1'amitié qui a dicTté vos confeils. C'eft<br />

h elle que je dois auffi ceque vous me dites<br />

d'obligeant h 1'occafion du retard du mariage<br />

de Mlle. votre fille. Je vous en remercie<br />

bien fincérement : mais, quelque plaifir<br />

que je me protnette a pafier ces momencs


42 Les Liaifons dangereufes.<br />

avec vous, je <strong>les</strong> facrifierois de bien bon<br />

coeur au defir de favoir Mlle. de Volanges<br />

plutöt heureufe, fi pourtant elle peut jamais<br />

1'être plus qu'auprès d'une mere auffi<br />

digne de toute fa tendrefie & de fon refpeft.<br />

Je partage avec elle ces deux fentiments<br />

qui m'attaChent h vous , & je vous<br />

prie den recevoir 1'afiurance avec bonté.<br />

J'ai 1'honneur d'être, &c.<br />

De... ce 13 Aoüt 17...<br />

L E T T R E XII.<br />

CÉCILE VOLANGES, a la Marquife<br />

DE MERTEUIL.<br />

^IVÏAMAN eft incommodée, Madame;<br />

elle ne fortira point, & il faut que je lui<br />

tienne compagnie : ainfi je n'aurai p3s 1'honneur<br />

de vous accompagner a 1'Ópéra. Je<br />

vous affure que je regrette bien plus de ne<br />

pas être avec vous que le fpectacle. Je<br />

vous prie d'en être perfuadée. Je vous aime<br />

tant! Voudriez-vous bien dire a M. le Chevalier<br />

Danceny que je n'ai point le Recueil<br />

dont il m'a parlé, & que s'il peut me Papporter<br />

demain, il me fera grand plaifir. S'il<br />

vient aujourd'hui, on lui dira que nous n'y<br />

fommes pas; mais c'eft que Maman ne veut


Les Liaifons dangereufes. 43<br />

recevoir perfonne. J'efpere qu'elle fe portera<br />

mieux demain. ,<br />

J'ai 1'hcnneur detre, &c.<br />

De... ce 13 Aoüt 17...<br />

L E T T R E XIII.<br />

La Marquife DE'MERTEUIL CI CÉCILE<br />

VOLANGES.<br />

J"E fuis très-fachée , ma belle , & d'être<br />

privée du plaifir de vous voir, & de la caufe<br />

de cette privation. J'efpere que cette occafion<br />

fe retrouvera. Je m'acquitterai de votre<br />

commiffion auprès du Chevalier Danceny,<br />

qui fera fürement très-faché de favoir<br />

votre Maman malade. Si elle veut me recevoir<br />

demain, j'irai lui tenir compagnie.<br />

Nous attaquerons, elle & moi, le Chevalier<br />

de Belleroche (1) au piquet; & en<br />

lui gagnant fon argent, nous aurons, pour<br />

furcroit de plaifir, celui de vous entendre<br />

chanter avec votre aimable maitre, a qui<br />

je le propoferai. Si cela convient a votre<br />

Maman & a vous, je réponds de moi &<br />

(1) C'eft le même dont il eft queftion dans <strong>les</strong><br />

Lettres ds Madame de Merteuil.


44 Les Liaifons dangereufes.<br />

de mes deux Chevaliers. Adieu, ma belle;<br />

mes compliments a ma chere Madame da<br />

Volanges.Je vous embrafie bien tendrement.<br />

De... ce 13 Aoüt 17...<br />

L E T T R E XIV.<br />

CÉCILE VOLANGES a SOPHIE CARNAY.<br />

JE ne t'ai pas écrit hier, ma chere Sophie<br />

: mais ce n'eft pas le plaifir qui en eft<br />

caufe; je t'en affure bien. Maman étoit malade<br />

, & je ne 1'ai pas quittée de. la journée.<br />

Le (oir, quand je me fuis rerirée, je<br />

n'avois coeur a nen du tout; & je me fuis<br />

couchée bien vite, pour m'affurer que la<br />

journée étoit finie : jamais je n'en avois<br />

paffé de fi longue. Ce n'eft pas que je n'aime<br />

bien Maman; mais je ne fais pas ce que<br />

c'étoir. Je devois aller a 1'Opéra avec Madame<br />

de Merteuil; le Chevalier Danceny<br />

devoit y être. Tu fais que ce font <strong>les</strong> deux<br />

perfonnes^ que j'aitne le mieux. Quand<br />

1'heure oü j'aurois dü y être auffi eft arrivée,<br />

mon coeur s'eft ferré malgré moi. Je<br />

me déplaifois a tout, & j'ai pleuré, pleuré,<br />

fans pouvoir m'en empêcher. Heureufement<br />

Maman étoit couchée, & ne pou-


Les Liaifons dangereufes. 45<br />

voit pas me voir. Je fuis bien füre que Ie<br />

Chevalier Danceny aura été faché auffi ;<br />

mais il aura été diftrait par le fpectacle &<br />

par tout le monde : c'eft bien différent.<br />

Par bonheur, Maman va mieux aujourd'hui,<br />

& Madame de Merteuil viendra avec<br />

une autre perfonne & le Chevalier Danceny<br />

: mais elle arrivé toujours bien tard ,<br />

Madame de Merteuil; & quand on eft fi<br />

long-temps toute feule, c'eft bien ennuyeux.<br />

11 n'eft encore qu'onze heures. II eft vrai<br />

qu'il faut que je joue de la harpe; & puis<br />

ma toilette me prendra un peu de temps,<br />

car je veux être bien coëffée aujourd'hui.<br />

Je crois que la Mere Perpétue a raifon; &<br />

qu'on devient coquette dès qu'on eft dans<br />

le monde. Je n'ai jamais eu tant d'envie d'être<br />

jolie que depuis quelques jours, & je<br />

trouve que je ne le fuis pas autant que je<br />

le croyois; & puis, auprès des femmes qui<br />

ont du rouge, on perd beaucoup. Madame<br />

de Merteuil, par exemple, je vois bien que<br />

tous <strong>les</strong> hommes la trouvent plus jolie que<br />

moi: cela ne me fachepas beaucoup,paree<br />

qu'elle m'aime bien; & puis elle allure que<br />

le Chevalier Danceny me trouve plus jolie<br />

qu'elle. C'eft bien honnête a elle de me<br />

1'avöir dit! elle avoit même 1'air d'en être<br />

bfen-aife. Par exemple, je ne concois pas<br />

ca. C'eft qu'elle m'aime tant! & lui!... oh!<br />

ga m'a bien fait plaifir! auffi, c'eft qu'il me


46 Les Liaifons dangereufes.<br />

femble que rien que le regarder, fuffit pour<br />

embellir. Je le regarderois toujours, fi je<br />

ne craignois de rencontrer fes yeux : car,<br />

toutes <strong>les</strong> fois que cela m'arrive, cela me<br />

décontenance, & me fait comme de la peine;<br />

mais ca ne fait rien.<br />

Adieu, ma chere amie : je vais me mettre<br />

a ma toilette. Je t'aime toujours comme<br />

de coutume.<br />

Paris, ce 14 Aoüt 17...<br />

L E T T R E XV.<br />

Le Vicomte DE VALMOMT a la Mar­<br />

quife DE MERTEUIL.<br />

I L eft bien honnête a vous de ne pas m'abandonner<br />

h mon trifte fort. La vie que<br />

je mene ici eft réellement fatigante , par<br />

1'exeès de fon repos & fon infipide uniformité.<br />

En lifant votre Lettre & le détail<br />

de votre charmante journée, j'ai été tenté<br />

•vingt fois de prétexter une affaire; de voler<br />

a vos pieds, & de vous y demander,<br />

en ma faveur, une infidélité ft votre Chevalier,<br />

qui, après tout, ne mérite pas fon<br />

bonheur. Savez-vous que vous m'avez rendu<br />

jaloux de lui? Que me parlez-vous d'éternelle<br />

rupture? J'abjure ce ferment, pro-


Les Liaifons dangereufes. 47<br />

noncé dans le délire : nous n'aurioriS pas<br />

été dignes de le faire, fi nous euffions du<br />

le garder. Ah! que je puiffe un jour me<br />

venger dans vos bras, du dépit involontaire<br />

que m'a caufë le bonheur du Chevaliijr! Je<br />

fuis indigne , je 1'avoue, quand je jonge<br />

que eet homme , fans raifonner , fans fe<br />

donner la moindre peine, en fuivant touc<br />

bêtement 1'inftinct de fon coeur, trouve une<br />

félicité a laquelle je ne puis atceindre. Oh!<br />

je Ia troublerai... Promettez-moi que je la<br />

troublerai. Vous-même, n'êtes-vous pashumiliée?<br />

Vous vous donnez la peine de le<br />

tromper, & il eft plus heureux que vous.<br />

Vous le croyez dans vos chaïnes! c'eft bien<br />

vous qui êtes dans <strong>les</strong> fiennes. II dort tranquillement,<br />

tandis que vous veillez pour<br />

fes plaifirs. Que feroit de plus fon efclave?<br />

Tenez, ma belle amie, cant que vous<br />

vous partagez entre plufieurs, je n'ai pas<br />

la moindre jaloufie : je ne vois alors dans<br />

vos amants que <strong>les</strong> fuccefieurs d'Alexandre,<br />

incapab<strong>les</strong>de conferver, entr'eux tous,<br />

eet empire oü je régnois feu!. Mais que<br />

vous vous donniez entiérement ft un d'eu'x!<br />

qu'il exifte un autre homme auffi heurepx.<br />

que moi! je ne le fouffrirai pas; n'efpérez<br />

pas que je le fouffre. Ou reprenez-moi,<br />

ou au moins prenez-en un autre; & ne<br />

trahiflez pas, par un caprice exclufif, 1'amitié<br />

inviolable que nous nous fommes jurée»


48 Les Liaifons dangereufes.<br />

C'eft bien aflèz, fans douce, que j'aie<br />

a me plaindre de famour. Vous voyez que<br />

je me prête a vos idéés , & que j'avoue<br />

mes torts. En effet, fi c'eft être amoureux<br />

que de ne pouvoir vivre fans pofièder ce<br />

qu'on defire, dy facrifier fon temps, fes<br />

plaifirs, fa vie , je fuis bien réellement<br />

amoureux. Je n'en fuis guere plus avancé.<br />

Je n'aurois même rien du tout a vous apprendre<br />

a ce fujet, fans un événement qui<br />

me donne beaucoup a réfléchir, & dont<br />

je ne fais encore fi je dois craindre ou efpérer.<br />

Vous connoiffez mon Chaffeur , tréfor<br />

d'intrigue & vrai valet de Comédie : vous<br />

jugez bien que fes inftructions portoient d'être<br />

amoureux de la Femme-de-chambre, &<br />

d'enivrer <strong>les</strong> gens. Le coquin eft plus heureux<br />

que moi : il a déja réuffi. II vient de<br />

découvrir que Madame de Tourvel a chargé<br />

un de fes gens de prendre des informations<br />

fur ma conduite, & même de me fuivre<br />

dans mes courfes du matin, autant qu'il le<br />

pourroit, fans être appercu. Que prétend<br />

cette femme? Ainfi donc la plus modefte<br />

de toutes , ofe encore rifquer des chofes<br />

qu'a peine nous oferions nous permettre!<br />

Je jure bien... Mais , avant de fonger a<br />

me venger de cette rufe féminine, occupons-nous<br />

des moyens.de la tourner a notre<br />

avancage. Jufqu'ici ces courfes qu'on<br />

fufpecle


Les Liaifons dangereufes. 49<br />

fufpedte n'avoienc aucun objet; il faut leur<br />

en donner un. Cela mérite toute mon attention,<br />

& je vous quitte pour y réfléchir.<br />

Adieu , ma belle amie.<br />

Toujours du Chdteau de ... ce i^Aotit 17...<br />

L E T T R E XVI.<br />

CÉCILE VOLANGES a SOPHIE CARNAY.<br />

JA. H , ma Sophie , voici bien des nouvel<strong>les</strong>!<br />

je ne devrois peut-être pas te <strong>les</strong><br />

dire : mais il faut bien que j'en parle a<br />

quelqu'un; c'eft plus fort que moi. Ce Chevalier<br />

Danceny— je fuis dans un trouble<br />

que je ne puis pas écrire : je ne fais par<br />

oü commencer. Depuis que je t'avois raconté<br />

la jolie foirée (1) que j'avois paffee<br />

chez Maman avec lui & Madame de Merteuil<br />

, je ne t'en parlois plus : c'eft que je<br />

ne voulois plus en parler a perfonne; mais<br />

j'y penfois pourtant toujours. Depuis il étoit<br />

devenu trifte, mais ft trifte, fi trifte, que<br />

(1) La Lettre oü il eft parlé de cette foirée .ne<br />

s'eft pas retrouvée. II y a lieu de croire que c'eft<br />

celle propofée dans le billet de Madame de Merteuil<br />

, & dont il eft queftion dans la précédente<br />

Lettre de Cécile Volanges,<br />

I. Partie. C


50 Les Liaifons dangereufes.<br />

ga me faifoic de la peine; & quand je lui<br />

demandois pourquoi, il me difoit que non;<br />

mais je voyois bien que fi. Enfin, hier il<br />

1'étoic encore plus que de coutume. Ca n'a<br />

pas empêché qu'il n'ait eu la complaifance<br />

de chanter avec moi comme a 1'ordinaire ;<br />

mais, toutes <strong>les</strong> fois qu'il me regardoit^cela<br />

me ferroic le cceur. Après que nous eümes<br />

fini de chanter, il alla renfermer ma harpe<br />

dans fon étui; &, en m'en rapportaht la<br />

clef, il me pria d'en jouer encore le foir,<br />

auffi-töc que je ferois feule. Je ne me^défiois<br />

de rien du»tout; je ne voulois même<br />

pas : mais il m'en pria tant, que je lui dis<br />

qu'oui. II avoit bien fes raifons. Effeétivement,<br />

quand je fus retirée chez moi, & que<br />

ma Femme-de-chambre fut fortie , j'allai<br />

pour prendre ma harpe. Je trouvai dans <strong>les</strong><br />

cordesune Lettre, pliée feulement, & point<br />

cachetée, & qui étoit de lui. Ah! fi tu favois<br />

tout ce qu'il me mande ! Depuis que<br />

j'ai lu fa Lettre, j'ai tant de plaifir, que je<br />

ne peux plus fonger a autre chofe. Je Pai<br />

relue quatre fois tout de fuite, & puis je Pai<br />

ferrée dans mon fecretaire. Je la favois par<br />

cceur; &, quand j'ai été couchée, je Pai<br />

tant répétée, que je ne fongeois pas a dormir.<br />

Dès que je fermois <strong>les</strong> yeux, je le<br />

voyois la, qui me difoit lui-même tout ce<br />

que je venois de lire. Je ne me fuis endormie<br />

que bien tard; & auffi-töt que je


Les Liaifons dangereufes. 51<br />

me fuis réveillée (il étoic encore de bien<br />

bonne heure ), j'ai été reprendre fa Lettre<br />

pour la relire a mon aife. Je 1'ai emportée<br />

dans mon lit, & puis je 1'ai baifée comme<br />

fi— C'eft peut-être mal faire de baifer une<br />

Lettre commè ca; mais je n'ai pas pu m'en<br />

empêcher.<br />

A préfent, ma chere amie , fi je fuis<br />

bien-aife, je fuis auffi bien embarraffce; car<br />

füreraent il ne faut pas que je réponde a<br />

cette Lettre-la. Je fais bien que ca ne fe<br />

doit pas, & pourtant il me le demande;<br />

&, fi je ne réponds pas, je fuis füre qu'il<br />

va encore être trifte. C'eft pourrant bien<br />

malheureux pour lui ! Qu'eft-ce que tu me<br />

confeil<strong>les</strong>? mais tu n'en fais pas plus que<br />

moi. J'ai bien envie d'en parler a Madame<br />

de Merteuil, qui m'aime bien. Je voudrois<br />

bien le confoler; mais je ne voudrois rien<br />

faire qui füt mal. On nous recommande tanc<br />

«favoir bon cceur! & puis on nous défend<br />

de fuivre ce qu'il infpire, quand c'eft pour<br />

un homme! Ck n'eft pas jufte non plus.<br />

Eft-ce qu'un homme n'eft pas notre prochain<br />

comme une femme , & plus encore ?<br />

car enfin n'a-t-on pas fon pere comme fa<br />

mere, fon frere comme fa fceur? il refte<br />

toujours le mari de plus. Cependant fi j'allois<br />

faire quelque chofe qui ne füt pas<br />

bien ^ peut-être que M. Danceny lui-même<br />

n'auroit plus bonne idéé de moi! Ohl<br />

C ij


£a Les Liaifons dangereufes.<br />

ca, par exemple, j'aime encore mieux qu'il<br />

foit trifte. Et puis, enfin, je ferai toujours<br />

a temps. Paree qu'il a écrit hier , je ne<br />

fuis pas obligée d'écrire aujourd'hui: auffibien<br />

je verrai Madame de Merteuil ce foir,<br />

& , fi j'en ai le courage , je lui conterai<br />

tout. En ne faifant que ce qu'elle me dira,<br />

je n'aurai rien a me reprocher. Et puis<br />

peut-être me dira-t-elle que je peux lui rêpondre<br />

un peu, pour qu'il ne foit pas fi<br />

trifte! Oh, je fuis bien en peine.<br />

Adieu , ma bonne amie. Dis-moi toujours<br />

ce que tu penfes.<br />

De... ce 19 Aoüt 17...<br />

L E T T R E XVII.<br />

Le Chevalier DANCENY a CÉCILE<br />

VOLANGES.<br />

AVANT de me livrer, Mademoifelle,<br />

dirai-je au plaifir ou au befoin de vous<br />

écrire, je commence par vous fupplier de<br />

m'entendre. Je fens que pour ofer vous déclarer<br />

mes fentiments , j'ai befoin d'indulgence;<br />

fi je ne voulois que <strong>les</strong> iuftifier,elle<br />

me feroit inutile. Que vais-je faire après<br />

tout, que vous montrer votre ouvrage? Et


Les Liaifons dangereufes. 53<br />

qu'ai-je ft vous dire, que mes regards, mon<br />

embarras, ma conduite & même mon filence<br />

, ne vous ayent dit avant moi ? Eh !<br />

pourquoi vous flcheriez - vous d'un fentiment<br />

que vous avez fait naitre ? Emané de<br />

vous, fans doute il eft digne de vous être<br />

offert; s'il eft brülant comme.mon ame, il<br />

eft pur comme la votre. Seroit-ce un crime<br />

d'avoir fu apprécier votre charmante figure,<br />

vos talents féducleurs, vos graces enchantereffès,<br />

& cette touchante candeur qui<br />

ajoute un prix ineftimable ft des qualités déja<br />

fi précieufes? non, fans doute : mais, fans<br />

être coupable, on peut être malheureux;<br />

& c'eft le fort qui m'attend, fi vous refufez<br />

d'agréer mon hommage. C'eft le premier<br />

que mon cceur ait offert. Sans vous je<br />

ferois encore, non pas heureux, mais tranquille.<br />

Je vous ai vue; le repos a fui loin<br />

de moi, & mon bonheur eft incertain. Cependant<br />

vous vous étonnez de ma trifteffe ?<br />

vous m'en demandez Ia caufe : quelquefois<br />

même j'ai cru voir qu'elle vous affligeoir.<br />

Ah! dites un mot, & ma félicité fera votre<br />

ouvrage. Mais, avant de prononcer, fongez<br />

qu'un mot peut auffi combler mon malheur.<br />

Soyez donc 1'arbitre de ma deftinée.<br />

Par vous, je vais être éternellement heureux<br />

ou malheureux. En quel<strong>les</strong> mains plus<br />

cheres puis jeremettre un intérêt plus grand?<br />

Je finirai, comme j'ai commencé, par<br />

C iij


54 Les Liaifons dangereufes.<br />

implorer votre indulgence. Je vous ai demandé<br />

de m'entendre; j'oferai plus, je vous<br />

prierai de me rêpondre. Le refufer, feroit<br />

me laifTer croire que vous vous trouvez offenfée;<br />

& mon cceur m'eft garant que mon<br />

refpeét égale mon amour.<br />

P. S. Vous pouvez vous fervir, pour<br />

me rêpondre, du même moyen dont je me<br />

fers pour vous faire parvenir cette Lettre;<br />

il me paroit également fur & commode.<br />

De... ce 18 Aoüt 17...<br />

L E T T R E XVIII.<br />

CÉCILE VOLANGES d SOPHIE CARNAY.<br />

C^UOI! Sophie, tu blames d'avance ce<br />

que je vas faire ! J'avois déja bien affèz d'inquiétudes;<br />

voila que tu <strong>les</strong> augmente encore.<br />

II eft clair, dis-tu, que je nedoispas<br />

rêpondre. Tu en par<strong>les</strong> bien a ton aife; &<br />

d'ailleurs, tu ne fais pas au jufte ce qui en<br />

eft : tu n'es pas-la pour voir. Je fuis füre,<br />

quefi tu étois a ma place, tu ferois comme<br />

moi. Sürement en général on ne doit pas<br />

rêpondre; & tu as bien vu, par ma Lettre<br />

d'hier, que je ne le voulois pas non plus:


Les Liaifons dangereufes. 55<br />

raais c'eft que je ne crois pas que perfonne<br />

fe foit jamais crouvé dans le cas oü je fuis.<br />

Encore être obligée de me décider toute<br />

feule! Madame de Merteuil, que je comptoisvoir<br />

hier au foir, n'eft pas venue. Tout<br />

s'arrange contre moi : c'eft elle qui eft caufe<br />

que je le connois. C'eft prefque toujours<br />

avec elle que je 1'ai vu, que je lui ai parlé.<br />

Ce n'eft pas que je lui en veuille du mal:<br />

mais elle me laiffè-la au moment de Fembarras.<br />

Oh! je fuis bien a plaindre!<br />

Figure-toi qu'il eft venu hier comme a<br />

1'ordinaire. J'étois fi troublée , que je n'ofois<br />

le regarder. II ne pouvoit me parler, paree<br />

que Maman étoit-la. Je me doutoisbien qu'il<br />

feroit faché, quand il verroit que je ne lui<br />

avois pas écrit. Je ne favois quelle contenance<br />

faire. Un inftant après il me demanda<br />

fi je voulois qu'il allat chercher ma harpe.<br />

Le cceur me battoit fi fort, que ce fut tout<br />

ce que je pus faire que de rêpondre qu'oui.<br />

Quand il revint, c'étoit bien pis. Je ne le<br />

regardai qu'un petit moment. II ne me regardoit<br />

pas, lui: mais ilavoit un air, qu'on<br />

auroit dit qu'il étoit malade. Ca me faifoit<br />

bien de la peine. II fe mit ft accorder ma<br />

harpe; & après, en me 1'apportanc, il me<br />

dit: Ah! Mademoifelle!.... II ne me die<br />

que ces deux mots-la; mais c'étoit d'un toa<br />

que j'en fus toute bouleverfée. Je préludois<br />

fur ma harpe, fans favoir ce que je faifois.<br />

C iv


50 Les Liaifons dangereufes.<br />

Maman demanda fi nous ne chanterions pas*<br />

Lui s'excufa, en difanc qu'il étoit un peu<br />

malade; & moi, qui n'avois pas d'excufe,<br />

il me fallut chanter. J'aurois voulu n'avoir<br />

jamais eu de voix. Je choifis, exprès, un<br />

air que je ne favoispas; carj'étois bienfüre<br />

que je nepourrois en chanter aucun, & on<br />

fe feroit appercu de quelque chofe. Heureufemenc<br />

il vint une vifite; &, dès que<br />

j'entendis entrer un carroffe, je cefiai, & le<br />

priai de reporter ma harpe. J'avois bien<br />

peur qu'il ne s'en allac en même-temps; mais<br />

il revmr.<br />

Pendant que Maman & cette Dame qui<br />

étoient venue caufoient enfemble, je voulus<br />

le regarder encore un petit moment. Je<br />

rencontrai fes yeux, & il me fut impoffible<br />

de détourner <strong>les</strong> miens. Un moment après<br />

je vis fes larmes coulef, & il fut obligé de<br />

fe retourner pour n'être pas vu. Pour le<br />

coup je ne pus y tenir; je fentis que j'allois<br />

pleurer auffi. Je fortis, & tout de fuite j'écrivis<br />

avec un crayon, fur un chiffon de papier<br />

: „ Ne foyez donc pas fi trifte,je vous<br />

„ en prie; je promets de vous rêpondre ".<br />

Sürement tu ne peux pas dire qu'il y ait<br />

du mal a cela ; & puis c'étoit plus fort que<br />

moi. Je mis mon papier aux cordes de ma<br />

harpe, comme fa Lettre étoit, & je revins<br />

dans le fallon. Je me fentois plus tranquille.<br />

II me tardoit bien que cette Dame s'en füt.


Les Liaifons dangereufes. 57<br />

Heureuferaent elle étoit en vifite; elle s'en<br />

alla bientöc après. Aufli-töt qu'elle fur. fortie,<br />

je dis que je voulois reprendre ma harpe,<br />

& je le priai de 1'aller chercher. Je vis bien,<br />

a fon air, qu'il ne fe doutoit de rien. Mais<br />

au retour, oh! comme il étoit content! En<br />

pofant ma harpe vis-a-vis de moi, il fe placa<br />

de fagon que Maman ne pouvoit voir, &<br />

il prie ma main qu'il ferra.... mais d'une<br />

fagon!.... ce ne fut qu'un moment : mais<br />

je ne faurois te dire le plaifir que ga m'a<br />

fait. Je la redrai pourtant; ainfi je n'ai rien<br />

a me reprocher.<br />

A préfent , ma bonne amie, tu vois bien<br />

que je ne peux pas me difpenfer de lui écri»<br />

re, puifque je le lui ai promis; & puis, je<br />

n'irai pas lui refaire encore du chagrin; car<br />

j'en fouffre plus que lui. Si c'étoit pour quelque<br />

chofe de mal, fürement je ne le ferois<br />

pas. Mais quel mal peut-il y avoir a écrire,<br />

fur-tout quand c'eft pour empêcher quelqu'un<br />

d'être malheureux ? Ce qui m'etnbarraffe,<br />

c'eft que je ne faurai pas bien faire<br />

ina Lettre : mais il fentira bien que ce n'eft<br />

pas ma fauce; & puis, je fuis fure que rien<br />

que de ce qu'elle fera de moi , elle lui fera<br />

toujours plaifir.<br />

Adieu, ma chere amie. Si tu trouves que<br />

faie tort, dis-le moi; mais je ne le crois pas.<br />

A mefure que le moment de lui écrire approehe<br />

, mon cceur bat que ga ne fe congoie<br />

C v


5 8 Les Liaifons dangereufes.<br />

pas. II le faut pourtant bien , puifque je<br />

1'ai promis. Adieu.<br />

De... 20 Aoüt 17...<br />

L E T T R E XIX.<br />

CÉCILE VOLANGES au Chevalier<br />

DANCENY.<br />

"VOUS étiez fi trifte hier, Monfieur, &<br />

cela me faifoit tant de peine, que je me<br />

fuis laiflee aller a vous promettre de rêpondre<br />

a Ia Lettre que vous m'avez écrite. Je<br />

n'en fens pas moins aujourd'hui que je ne<br />

le dois pas 1 pourtant, comme je 1'ai promis,<br />

je ne veux pas manquer a ma parole;<br />

6 cela doit bien vous prouver 1'amitié que<br />

j'ai pour vous. A préfent, que vous le favez,<br />

j'efpere que vous ne me demanderez<br />

pas de vous écrire davantage. j'efpere auffi<br />

que vous ne direz a perfonne que je vous<br />

ai écrit; paree que fürement on m'en blameroit,<br />

& que cela pourroit me caufer bien<br />

du chagrin. J'efpere, fur-tout, que vousmême<br />

n'en prendrez pas mauvaife idéé de<br />

moi; ce qui me feroit plus de peine que<br />

tout. Je peux bien vous affurer que je n'aurois<br />

pas eu cette complaifance-Ia pour tout<br />

autre que vous. Je voudrois bien que vous


Les Liaifons dangereufes. 59<br />

euffiez celle de ne plus être trifte comme -<br />

vous étiez; ce qui m'öte tout le plaifir que<br />

j'ai a vous voir. Vous voyez, Monfieur,<br />

que je vous parle bien fincérement. Je ne<br />

demande pas mieux que notre amitié dure<br />

toujours; mais je vous en prie, ne m'écrir<br />

vez plus.<br />

J'ai 1'honneur d'être,<br />

De...ce ao d'Aoiït 17...<br />

CÉCILE VOLANGES.<br />

L E T T R E XX.<br />

La Marquife DE MERTEUIL, au Vi­<br />

comte DE VALMONT.<br />

J&.n\ frippon, vous me cajolez, de peur<br />

que je ne me moque de vous! Allons , je<br />

vous fais grace : vous m'écrivez tant de folies<br />

, qu'il faut bien que je vous pardonne<br />

la fagefie oü vous tient votre Préfidente. Je<br />

ne crois pas que mon Chevalier eüt autant<br />

d'indulgence que moi; il feroit homme a<br />

ne pas approuver notre renouvellement de<br />

bail, & a ne rien trouver de plaifant dans<br />

votre folie idée. J'en ai pourtant bien ri,<br />

& j'étois vraiment fachée d etre obligée d'en<br />

rire toute feule. Si vous euffiez été-la, je<br />

C vj


6*9 Les Liaifons dangereufes.<br />

ne fais oü m'auroit menée cette gaieté: mafs<br />

j'ai eu le temps de la réflexion, & je me<br />

fuis armée de févérité. Ce n'eft pas que je<br />

refufe pour toujours-, mais je differe, & j'ai<br />

raifon. J'y mettrois peut-être de la vanité ' y<br />

& une fois piquée au jeu, on ne fait plus<br />

oü 1'on s'arrête. Je ferois femme a vous<br />

enchainer de nouveau, a vous faire oublier<br />

votre Préfidente; & fi j'allois, moi, indigne,<br />

vous dégoüter de la vertu, voyez quel<br />

fcandale! pour éviter ce danger, voici mes<br />

conditions.<br />

Auffi-tót que vous aurez eu votre belle<br />

Dévote, que vouspourrez m'en fournir une<br />

preuve, venez, & je fuis a vous. Mais vous<br />

n'ignorez pas que dans <strong>les</strong> affaires importantes,<br />

on ne recoit de preuves que par<br />

écrit. Par eet arrangement, d'une part, je<br />

deviendrai une récompenfe au-lieu d'être<br />

une confolation; & cette idee me plait davantage<br />

: de 1'autre, votre fuccès en fera<br />

plus piquanc, en devenant lui-même un<br />

moyen d'infidéfité. Venez donc, venez au<br />

plutöc m'apporter le gage de votre triomphe<br />

: femblable a nos preux Chevaliers qui<br />

venoient dépofer, aux pieds de leurs Dames<br />

, <strong>les</strong> fruits briljants de leur victoire.<br />

Sérieufement je fuis curieufe de favoir ce<br />

que peut écrire une prude après un tel moment<br />

, & quel voile elle met fur fes difcours,<br />

prés n'en avoir plus laiffé fur fa perfonne.


Les Liaifons dangereufes. 61<br />

C'eft a vous de voir fi je me mets a un prix<br />

rrop haut; mais je vous préviens qu'il n'y<br />

a rien a rabattre. Jufques-la, mon cher Vicomte<br />

, vous trouverez bon que je refte fidelle<br />

a mon Chevalier, & que je m'amufe<br />

a le rendre heureux, malgré le petic chagrin<br />

que cela vous caufe.<br />

Cependant fi j'avois moins de moeurs,<br />

je crois qu'il auroit dans ce moment, un<br />

rival dangereux; c'eft la petite Volanges.<br />

Je raffole de eet enfant r c'eft une vraie<br />

paffion. Ou je me trompe, ou elle deviendra<br />

une de nos femmes le plus a la mode.<br />

Je vois fon petit cceur fe développer, &<br />

c'eft un fpeétacle ravhTant. Elle aime déja<br />

fon Danceny avec fureulr; mais elle n'en<br />

fait encore rien. Lui-même, quoique trèsamoureux,<br />

a encore la timidité de fon age,<br />

& n'ofe pas trop le lui apprendre. Tous<br />

deux font en adoration vis-a-vis de moi.<br />

La petite fur-tout, a grande envie de me<br />

dire fon fecret; particuliérement depuis<br />

quelques jours, je 1'en vois vraiment oppreffée,<br />

& je lui aurois rendu un grand<br />

fervice de 1'aider un peu : mais je n'oublie<br />

pas que c'eft un enfant, & je ne veux pas<br />

me compromettre. Danceny m'a parlé un<br />

peu plus clairement; mais, pour lui, mon<br />

parti eft pris, je ne veux pas Pentendre.<br />

Quant a la petite, je fuis fouvent tentée<br />

d'en faire mon éleve; c'eft un fervice que


62 Les Liaifons dangereufes.<br />

j'ai envie de rendre a Gercourt. I! me Iaiflè<br />

du temps, puifque le voila en Corfe jufqu'au<br />

mois d'Ociobre. J'ai dans 1'idée que<br />

j'employerai ce temps-la, & que nous lui<br />

donnerons une femme toute formée, aulieu<br />

de fon innocente Penfionnaire. Quelle<br />

eft donc en effet 1'infolente fécurité de eet<br />

homme, qui ofe dormir tranquille, tandis<br />

qu'une femme, qui a a fe plaindre de lui,<br />

ne s'eft pas encore vengée ? Tenez, fi la<br />

petite étoit ici dans ce moment, je ne fais<br />

ce que je ne lui dirois pas.<br />

Adieu, Vicomte; bon foir & bon fuccès:<br />

mais, pour Dieu, avancez donc. Songez<br />

que fi vous n'avez pas cette femme, <strong>les</strong><br />

autres rougiront de vous avoir eu.<br />

De ... ce 20 Aoüt 17...<br />

L E T T R E X X I .<br />

Le Vicomte DE VALMONT a la Marquife<br />

DE MERTEUIL.<br />

ENFIN, ma belle amie, j'ai fait un pas<br />

en-avant, mais un grand pas, & qui, s'il ne<br />

m'a pas conduit jufqu'au but, m'a faitconnoitre<br />

au moins que je fuis dans fa route,<br />

& a diffipé la crainte oü j'étois de m'êcrs


Les Liaifons dangereufes. 6%<br />

égaré. J'ai enfin déciaié mon amour; &,<br />

quoiqu'on aic gardé le filence le plus obftiné,<br />

j'ai obtenu la réponfe , peuc-être la<br />

moins équivoque & la plus flatteufe : mais<br />

n'anticipons pas lur <strong>les</strong> événements, & reprenons<br />

de plus haut.<br />

Vous vous fouvenez qu'on faifoic épier<br />

mes démarches. Eh bien, j'ai voulu que ce<br />

moyen fcandaleux tournac a 1'édification publique,<br />

& voici ce que j'ai fait. J'ai chargé<br />

mon confident de me trouver, dans <strong>les</strong> environs,<br />

quelque malheureux qui eüt befoin<br />

de fecours. Cette corr.miffion n'étoit pas<br />

difficile a remplir. Hier après-midi, il me<br />

rendit compte qu'on devoic faifir aujourd'hui,<br />

dans la matinee, <strong>les</strong> meub<strong>les</strong> d'une<br />

familie entiere qui ne pouvoit payer la taille.<br />

Je m'afïürai qu'il n'y eüt dans cette maifon,<br />

aucune fille ou femme dont 1'age ou la<br />

figure pufient rendre mon aclion fufpecle;<br />

& quand je fus bien informé, je déclarai<br />

a fouper mon projet d'aller a la chafie le<br />

lendemain. Ici je dois rendre juftice a ma<br />

Préfidente : fans doute elle eut quelques<br />

remords des ordres qu'elle avoit donnés;<br />

& n'ayant pas la force de vaincre fa curiofité,<br />

elle eut au moins celle de contrarier<br />

mon defir. II devoit faire une chaleur<br />

exceffive ; je rifquois de me rendre<br />

malade ; je ne tuerois rien , & me fatiguerois<br />

en vain; & pendant ce dialogue y


(>4 Les Liaifons dangereufes.<br />

fes yeux, qui parloient peut-être mieux<br />

qu'elle ne vouloit, me faifoient afTez connoitre<br />

qu'elle defiroit que je priffè pour<br />

bonnes ces mauvaifes raifons. Je n'avois<br />

garde de m'y rendre, comme vous pouvez<br />

croire, & je réfiftai de même a une<br />

petite diatribe contre la chafiè & <strong>les</strong> chaffeurs,<br />

& a un petit nuage d'humeur qui<br />

obfcurcit, toute la foirée, cette figure célefte.<br />

Je craignis un moment que fes ordres<br />

ne fuffent révoqués, & que fa délicateffe<br />

ne me nuifit. Je ne calculois pas<br />

la curiofité d'une femme; auffi me trompois-je.<br />

Mon chaffeur me raffura dès le<br />

ibir même, & je me couchai fatisfait.<br />

Au point du jour, je me leve & je pars.<br />

A peine a cinquante pas du Chdteau, j'appercois<br />

mon efpion qui me fuit. J'entre en<br />

chaffe, & marche a travers champs vers le<br />

village ou je voulois me rendre, fans autre<br />

plaifir, dans ma route, que de faire courir<br />

le dröle qui me fuivoit, & qui, n'ofant<br />

pas quitter <strong>les</strong> chemins , parcouroit fouvent,<br />

a toute courfe, un efpace triple du<br />

mien. A force de 1'exercer, j'ai eu moimême<br />

une extréme chaleur, & je me fuis<br />

affis au pied d'un arbre. N'a-t-il pas eu 1'infolence<br />

de fe couler derrière un buiffön qui<br />

n'étoit pas a vingc pas de moi, & de s'y<br />

affeoir auffi ? J'ai été tenté un moment de<br />

lui envoyer mon coup de fufil, qui, quoi-


Les Liaifons dangereufes. 65<br />

que de petic plomb feulement, lui auroit<br />

dotiné une lecon fuffifante fur <strong>les</strong> dangers<br />

de la curiofité : heureufemenc pour lui, je<br />

me fuis reffouvenu qu'il étoit utile & même<br />

néceffaire a mes projets; cette réflexion 1'a<br />

fauvé.<br />

Cependant j'arrive au village; je vois de<br />

la rumeur; je m'avance , j'interroge; on<br />

me raconte le fait. Je fais venir le Collecteur<br />

; &, cédant ft une généreufe compaffion,<br />

je paye noblement cinquante - fix livres,<br />

pour lefquel<strong>les</strong> on réduifoit cinq perfonnes<br />

a la paille & au défefpoir. Après<br />

cette aftion fi fimple, vous n'imaginez pas<br />

quel chceur de bénédiétions retentit autour<br />

de moi de la part des affifhnts! Quel<strong>les</strong><br />

larmes de reconnoiffance couloient des yeux<br />

du vieux chef de cette familie, & embelliffoient<br />

cette figure de Patriarche, qu'un<br />

moment auparavant Tempreinte farouche<br />

du défefpoir rendoit vraimenc hideufe !<br />

J'examinois ce fpeéhcle, lorfqu'un autre<br />

payfan, plus jeune, conduifant par la main<br />

une femme & deux enfants, & s'avancant<br />

vers moi ft pas précipités, leur dit: „ Tom-<br />

„ bons tous aux pieds de cette image de<br />

„ Dieu "; &, dans le même inftant, j'ai<br />

été entouré de cette familie, proflernée ft<br />

mes genoux. J'avouerai ma foibleffé; mes<br />

yeux fe font mouillés de larmes, & j'ai<br />

fenti en moi un mouvement involontaire,


66 Les Liaifons dangereufes.<br />

mais déücieux. J'ai été étonné du plaifir<br />

qu'on éprouve en faifant le bien, & je ferois<br />

tenté de croire que ce que nous appellons<br />

<strong>les</strong> gens venueux, n'ont pas tant de<br />

mérite qu'on fe plait a nous le dire. Quoi<br />

qu'il en foit, j'ai trouvé jufte de payer a<br />

ces pauvres gens le plaifir qu'ils venoienc<br />

de me faire. J'avois pris dix louis fur moi;<br />

je <strong>les</strong> leur ai donnés. Ici ont recommencé<br />

<strong>les</strong> remerciements, mais ils n'avoient plus<br />

ce même degré de pathétique : le néceffaire<br />

avoit produit le grand , le véritable<br />

effet; le refte n'étoit qu'une fimple expreffion<br />

de reconnoiffance & d'étonnement pour<br />

des dons fuperflus.<br />

Cependant, au milieu des bénédiétions<br />

bavardes de cette familie, je ne reffemblois<br />

pas mal au Héros d ]<br />

un Drame, dans<br />

la fcene du dénouement. Vous remarquerez<br />

que dans cette foule étoit fur-tout le<br />

fidele efpion. Mon but étoit rempli : je<br />

me^dégageai d'eux tous, & regagnai le<br />

Chateau. Tout calculé, je me félicite de<br />

mon invention. Cette femme vaut bien fans<br />

doute que je me donne tant de foins; ils<br />

feront un jour mes titres auprès d'elle; &<br />

1'ayant, en quelque forte, ainfi payée d'avance,<br />

j'aurai le droit d'en difpofer a ma<br />

fantaifie , fans avoir de reproche a me<br />

faire.<br />

j'oubliois de vous dire que pour mettre


Les Liaifons dangereufes. 67<br />

tout a profit, j'ai demandé a ces bonnes<br />

gens de prier Dieu pour !e fuccès de mes<br />

projets. Vous allez voir fi déja leurs prieres<br />

n'ont pas été en partie exaucées Mais<br />

on m'avertit que le fouper eft fervi, & ü<br />

feroit trop tard pour que cette Lettre partit,<br />

fi je ne la fermois qu'en me retirant.<br />

Ainfi le rejie a Vordinaire prochain. jen<br />

fuis faché; car le refte eft le meilleur. Adieu,<br />

ma belle amie. Vous me volez un moment<br />

du plaifir de la voir.<br />

De... ce 20 Jout 17.<br />

L E T T R E XXII.<br />

La Préfidente DE TOURVEL a Madame<br />

DE VOLANGES.<br />

Vous ferez fans doute bien-aife, Madame<br />

, de connoïcre un trait de M. de Valmont,<br />

qui contrafte beaucoup, ce me femble,<br />

avec tous ceux Tous lefquels on vous<br />

1'a repréfenté. II eft fi pénible de penfer<br />

défavantageufèment de qui que ce foit, fi<br />

facheux de ne trouver que des vices chez<br />

ceux qui auroient toutes <strong>les</strong> qualités nécefiaires<br />

pour faire aimer la vertu! Enfin,<br />

vous aimcz tant a ufer d'indulgence, que


63 Les Liaifons dangereufes.<br />

c'eft vous obliger que de vous donner des<br />

motifs de revenir fur un jugemenc trop rigoureux.<br />

M. de Valmonc me paroit fondé<br />

a efpérer cette faveur, je dirois prefque<br />

cette juftice; & voici fur quoi je le penfe.<br />

II a fait ce matin une de ces courfes qui<br />

pouvoient faire fuppofer quelque projet de<br />

fa part dans <strong>les</strong> environs, comme 1'idée<br />

vous en étoit venue ; idéé que je m'accufe<br />

d'avoir faifie peut-être avec trop de<br />

vivacité. Heureufement pour lui, & furtout<br />

heureufement pour nous, puifque cela<br />

nous fauve d'être injuftes, un de mes gens<br />

devoit aller du même cöté que lui (i); &<br />

c'eft par-la que ma curiofité répréhenfible,<br />

mais heureufe, a été fatisfaite. II nous a<br />

rapporté que M. de Valmont, ayant trouvé<br />

au Village de... une malheureufe familie<br />

dont on vendoit <strong>les</strong> meub<strong>les</strong> , faute d'avoir<br />

pu payer <strong>les</strong> impofitions, non-feulement<br />

s'étoit emprcffé d'acquitter la dette<br />

de cespauvres gens, mais même leur avoit<br />

donné une fomrae d'-rgent affèz confidérable.<br />

Mon domeftiquv a été témoin de cette<br />

vertueufe aétion; & il m'a rapporté de plus<br />

que <strong>les</strong> payfans, caufant entr'eux & avec<br />

lui, avoient dit qu'un domeftique, qu'ils<br />

ont défigné , & que le mien croic être<br />

(i) Madame de Tourvel n'ofe donc pas dire<br />

que c'étoit par fon ordre ?


Les Liaifons dangereufes. 69<br />

celui de M. de Valmont, avoit pris hier<br />

des informacions fur ceux des habitants du<br />

Village qui pouvoienc avoir befoin de fecours.<br />

Si cela eft ainfi, ce n'eft même plus<br />

feulement une compaffion pafiagere, & que<br />

1'occafion dérermine : c'eft le projet formé<br />

de faire du bien; c'eft la follicitude de la<br />

bienfaifance; c'eft la plus belle vertu des<br />

plus bel<strong>les</strong> ames : mais , foit hafard ou<br />

projet, c'eft toujours une action honnête<br />

& louable, & dont le feul récit m'a attendrie<br />

jufqu'aux larmes. J'ajouterai de plus,<br />

& toujours par juftice, que quand je lui<br />

ai parlé de cette action, de laquelle il ne<br />

difoit mot , il a commencé par s'en défendre,<br />

& i eu 1'air d'y mettre fi peu de<br />

valeur lorfqu'il en eft convenu , que fa<br />

modeftie en doubloit le mérite.<br />

A préfent, dites-moi, ma refpeéhble<br />

amie, fi M. de Valmont eft en effet un<br />

libertin fans retour, s'il n'ell que cela,<br />

& fe conduit ainfi, que reftera-t-il aux<br />

gens honnêtes? Quoi! <strong>les</strong> méchants partageroient-ils<br />

avec <strong>les</strong> bons le plaifir facré<br />

de la bienfaifance ? Dieu^ permettroit - il<br />

qu'une familie vertueufe regüt, de la main<br />

d'un fcélérat, des fecours dont elle rendroit<br />

grace a fa divine Providence ? &<br />

pourroit-il fe plaire a entendre des bouches<br />

pures répandre leurs bénédictions fur<br />

un réprouvé ? non. J'aime mieux croire


7


Les Liaifons dangereufes. yi<br />

L E T T R E XXIII.<br />

Le Vicomte DE VALMONT a la Marquife<br />

DE MERTEUIL.<br />

N ous en fommes reftés a mon retour<br />

au Chateau : je reprends mon récir.<br />

Jen'eusquele temps de faire une courte<br />

toilette, & je me rendis au fallon, oü ma<br />

Belle faifoit de la tapiffèrie, tandis que le<br />

Curé du lieu lifoic la Gazette a ma vieille<br />

tante, j'allai m'affèoir auprès du métier.<br />

Des regards, plus doux encore que de coutume,<br />

& prefque carefiants, me firent bientöt<br />

deviner que le domeftique avoit déja<br />

rendu compte de fa miffion. En effet, mon<br />

aimable Curieufe ne put garder plus longtemps<br />

le fecret qu'elle m'avoit dérobé; &<br />

fans crainte d'interrompré un vénérable Pafteur,<br />

dont le débit reffembloit pourtant a<br />

celui d'un pröne : „ J'ai bien auffi ma nou-<br />

„ veile a débiter ", dit-elle; & tout de<br />

fuite elle raconta mon aventure, avec une<br />

exaclitude qui faifoit honneur a 1'intelligence<br />

de fon Hiftorien. Vous jugez comme<br />

je déployai toute ma modeftie : mais<br />

qui pourroit arrêter une femme qui fait,<br />

fans s'en douter, 1'éloge de ce qu'elle aime<br />

? Je pris donc le parti de la laiffer aller.


72 Les Liaifons dangereufes.<br />

On eüt dit qu'elle prêchoit le panégyrique<br />

d'un Saint. Pendant ce temps, j'obfèrvois,<br />

non fans efpoir, tout ce ce que promettoient<br />

ft i'amour fon regard animé, fon<br />

gefte devenu plus libre, & fur-tout ce fon<br />

de voix, qui, par fon altération déja fenfible,<br />

trahiffoit 1'émotion de fon ame. A<br />

peine elle finiffoit de parler : „ Venez ,<br />

„ mon neveu, me dit Madame de Rofe-<br />

„ monde; venez, que je vous embrafie ".<br />

Je fentis auffi-töt que Ia jolie Prêcheufe ne<br />

pourroit fe défendre d'être embraffée ft fon<br />

tour. Cependant elle voulutfuir; mais elle<br />

fut bientöt dans mes bras; & loin d'avoir<br />

la force de réfifter, ft peine lui reftoit-il<br />

celle de fe foutenir. Plus j'obferve cette<br />

femme, & plus elle me paroit defirable.<br />

Elle s'empreffa de retourner ft fon métier,<br />

& eut 1'air, pour tout le monde, de recommencer<br />

fa tapiilèrie : mais moi, je<br />

m'appercus bien que fa main tremblante<br />

ne lui permettoit pas de continuer fou ouvrage.<br />

Après le diner, <strong>les</strong> Dames voulurent al-<br />

Ier voir <strong>les</strong> infortunés que j'avois fi pieufement<br />

fecourus; je <strong>les</strong> accompagnai. Je vous<br />

fauve 1'ennui de cette feconde fcene de reconnoiffance<br />

& d'éloges. Mon cceur, prefle<br />

d'un fouvenir délicieux, Mtele moment du<br />

retour au Chateau. Pendant la route, ma<br />

belle Préfideme, plus rêveufe qu'a 1'ordinaire,


fLes Liaifons dangereufes. 73<br />

uaïre, ne difoit pas un mot. Tout occupé<br />

de trouver <strong>les</strong> moyens de profiter de 1'effet<br />

qu'avoic produit 1'événement du jour, je<br />

gardois le même filence. Madame de Ro*<br />

ïemonde feule parloit, & n'obtenoit de<br />

nous que des réponfes courtes & rares.<br />

Nous dümes 1'ennuyer : j'en avois le projet,<br />

& il réuffir. Auffi, en defcendant de<br />

voiture, elle paffa dans fon appartement,<br />

& nous laiffa tête-a-tête, ma Belle & moi,<br />

dans un fallon mal éclairé; obfcurité douce,<br />

qui enhardic famour timide.<br />

Je n'eus pas la peine de diriger Ia converfation<br />

oü je voulois la conduire. La ferveur<br />

de 1'aimable Prêcheufe me fervit mieux<br />

que n'auroit pu faire mon adreffè. „ Quand<br />

„ on eft fi digne de faire le bien, me dit-<br />

„ elle, en arrêtant fur moi fon doux re-<br />

„ gard, comment pafïè-ton fa vie k mal<br />

„ faire? Je ne mérite, lui répondis-je, ni<br />

„ eet éloge , ni cette cenfure; & je ne con-<br />

„ gois pas qu'avec autant d'efprit que vou$<br />

„ en avez, vous ne m'ayiez pas encore de-<br />

,, viné. Dut ma confiance me nuire auprès<br />

de vous, vous en êtes trop digne pour<br />

„ qu'il me foit poffible de vous la refufer.<br />

„ Vous trouverez la clef de ma conduite<br />

„ dans un caractere malheureufement trop<br />

„ facile. Entouré de gens fans mceurs, j'ai<br />

„ imité leurs vices; j'ai peut-ê r<br />

re mis de<br />

„ 1'amour-propre a <strong>les</strong> furpaffer.' Séduit de<br />

/. Partie. D


74 Les Liaifons dangereufes.<br />

„ même ici par 1'exemple des vertus, fans<br />

„ efpérer de vous atteindre j'ai au moins<br />

„ eflayé de vous fuivre. Eh! peut-être 1'ac-<br />

„ tion dont vous me louezaujourd'hui per-<br />

„ droit-elle tout fon prix a vos yeux, fi<br />

„ vous en connoiffiez le véritable motif<br />

„ ( vous voyez, ma belle amie, combien<br />

„ j'étois prêt de la vérité)! Ce n'eft pas<br />

„ a moi, continuai-je, que ces malheu-<br />

„ reux ontdümes fecours. Oüvouscroyiez<br />

„ voir une action louable, je ne cherchois<br />

„ qu'un moyen de plaire. Je n'étois, puif-<br />

„ qu'il fautle dire, quele foibleagent de la<br />

„ Divinité que j'adore. (Ici elle voulut m'in-<br />

„ terrompre; mais je ne lui en donnai pas<br />

„ le temps.) Dans ce moment même, ajou-<br />

„ tai-je, mon fecret ne m'échappe que par<br />

„ foibleffe. Je m'étois promis de vous le<br />

„ taire; je me faifois un bonheur de ren-<br />

„ dre a vos vertus comme a vos appas un<br />

„ hommage pur que vous ignoreriez tou-<br />

„ jours:mais incapablede tromper, quand<br />

„ j'ai fous <strong>les</strong> yeux 1'exemple de la can-<br />

„ deur, je n'aurai point a me reprocher<br />

„ avec vous une diffimulation coupable. Ne<br />

„ croyez pas que je vous outrage par une<br />

„ criminelle efpérance. Je ferai malheureux,<br />

„ je le fais; mais mes louffrances me feront<br />

„ cheres: el<strong>les</strong> me prouveront 1'excès de<br />

„ mon amour-, c'eft a vos pieds, c'eft dans<br />

„ votre fein que je dépoferai mes peines.


Les Liaifons dangereufes. 75<br />

„ J'y puiferai des forces pour fouffrir de<br />

„ nouveau; j'y trouverai la bonté compa-<br />

„ tiffante, & je me croirai confolé, paree<br />

„ que ,vous m'aurez plaint. O vous que<br />

„ j'adore! écoutezmoi, plaignez-moi, fe-<br />

„ courez-moi ". Cependant j'écois a fes genoux<br />

, & je ferrois fes mains dans <strong>les</strong> miennes:<br />

mais elle, <strong>les</strong> dégageant tout-ft-coup,<br />

& <strong>les</strong> croifant fur fes yeux avec 1'expreffion<br />

du défefpoir: „ Ah! malheureufe , s'écria-<br />

„ c-elle " J puis elle fondic en larmes. Par<br />

bonheur, je m'étois livré a tel point, que je<br />

pleurois auffi; & reprenant fes mains, je<br />

<strong>les</strong>baignai de pleurs. Cette précaution étoit<br />

bien néceflaire; car elle étoit fi occupée de<br />

fa dou'eur, qu'elle ne fe feroit pas appergue<br />

de la mienne, fi je n'avois trouvé ce<br />

moyen de 1'en avertir. J'y gagnai de plus,<br />

de confidérer a loifir cette charmante figure,<br />

embellie encore par 1'attrait puiffant des<br />

larmes. Ma tête s'échauffoit, & j'étois fi<br />

peu maitre de moi, que je fus tencé de<br />

profiter de ce moment.<br />

Quelle eft donc notre foiblefie! quel eft<br />

ï'empire des circonftances, fi moi-même,<br />

oubliant mes projets, j'ai rifqué de perdre,<br />

par un triomphe prématuré, le charme de<br />

longs combats & <strong>les</strong> détails d'une pénible<br />

défaite; fi, féduit par un defir de jeunehomme,<br />

j'ai penféexpofer le vainqueur de<br />

Madame de Tourvel a ne recueillir, pour<br />

D ij


16* Les Liaifons dangereufes.<br />

fruit de fes travaux, que Pinfipide avantage<br />

d'avoir eu une femme de plus! Ah!qu'elle<br />

fe rende, mais qu'elle combatte; que, fans<br />

avoir la force de vaincre, elle ait celle de<br />

réfifter; qu'elle favoure ft loifir le fentimenc<br />

de fafoibkffc, & foit comrainte d'avouer<br />

fa défaite. Laiflbns le braconnierobfcur tuer<br />

ft Faffüt le cerf qu'il a furpris; le vrai chaffeur<br />

doit le forcer. Ce projet eft fubüme,<br />

n'eft-ce pas? Mais peut-être ferois-je ftpréfent<br />

au regret de ne Pavoir pas fuivi, fi le<br />

hafard ne füc venu au fecours de ma prudence.<br />

Nous entendimes du bruit. On venoic au<br />

fallon. Madame de Tourvel, effrayée, fe<br />

leva précipitamment, fe faifit d'un des flambeaux,<br />

&fortit. II fallut bien la laiiïèr faire.<br />

Ce n'étoit qu'un domeftique. Auffi-tót que<br />

j'en fus affuré, je la fuivis. A peine eus-je<br />

fait quelques pas, que, foit qu'elle me reconnüt,<br />

foit un fentiment vague d'effroi, je<br />

Pentendis précipiter fa marche, & fe jetter<br />

plutót qu'entrer dans fon appartement, dont<br />

elle ferma la porte fur elle. J'y allai; mail<br />

la clef étoit en-dedans. Je me gardai bien de<br />

frapper;c'eüt été luifournir 1'occafion d'une<br />

réfiftance trop facile. J'eusl'heureufe& fimple<br />

idéé de tenter de voir ft travers la ferrure<br />

, & je vis en effet cette femme adorable<br />

ft genoux, baignée de larmes,& priant<br />

avec ferveur. Quel Dieu ofoit-elle invoquer?<br />

en eft-il d'affez puiffant contre Pa-


Lts Liaifons dangereufes. 77<br />

mour? En vain cherche-t-elle a préfent<br />

des fecours étrangers; c'eft moi qui réglerai<br />

fon forr.<br />

Croyant en avoir affez fait pour un jour,<br />

je me retirai auffi dans mon appartement, &<br />

me mis ft vous écrire. J'efpérois la revoir<br />

au fouper; mais elle fit dire qu'elle s'étoit<br />

trouvée indifpofée, & s'étoit mife au lit.<br />

Madame de Rofemonde voulut monter chez<br />

elle; mais la malicieufe malade prétexta un<br />

mal de tête qui ne lui permettoit de voir<br />

perfonne. Vous jugez qu'après le fouper la<br />

veillée fut cource, & que j'eus auffi mon<br />

mal de rête. Retiré chez moi, j'écrivis une<br />

longue Lettre pour me plaindre de cette<br />

rïg'scur, & je me couchai, avec le projet de<br />

la remetcre ce matin. J'ai mal dorrni, comme<br />

vous pouvez voir par la date de cette Lettre.<br />

Je me fuis levé, & j'ai relu mon épitre.<br />

Je me fuis appercu que je ne m'y éto r<br />

s<br />

pas affez obrervé; que j'y montrois plus<br />

d'ardeur que d'amour , & plus d'humcur<br />

que de iriftefle. 11 faudra la refaire; mais<br />

il faudroit être plus calme.<br />

J'appercois le point du jour, & j'efpere<br />

que la frai.:heur qui 1'accompagne m'amenera<br />

le fommeil. Je vais me remettre au<br />

lit; &, quelque foit 1'empire de cette femme<br />

, je vous promets de ne pas m'occuper<br />

tellement d'elle, qu'il ne me refte le temps<br />

D iij


78 Les Liaifons dangereufes.<br />

de fonger beaucoup a vous. Adieu , ma<br />

belle amie.<br />

De... cezi Aoiit 17... 4 heures du matin.<br />

L E T T R E XXIV.<br />

Le Vicomte DÊ VALMONT, h la Prêfidente<br />

DE TOURVEL.<br />

.AH! par picié, Madame, daignez calmerle<br />

trouble de mon ame; daignez m'apprendre<br />

ce que je dois efpérer ou craindre.<br />

Placé entre 1i'excès du bonheur & celui de<br />

1'infortune , 1'incertitude eft un tourment<br />

crue!. Pourquoi vous ai-je parlé? que n'aije<br />

fu réfifter au charme impérieux qui vous<br />

livroit mes penfées ? Content de vous adorer<br />

en filence, je jouiffois au moins de mon<br />

amour; & ce fentiment pur, que ne troubloit<br />

point alors 1'image de votre douleur,<br />

fuffifoit a ma félicité : mais cette fource de<br />

bonheur en eft devenue une de défefpoir;<br />

depuis que j'ai vu couler vos larmes; depuis<br />

que j'ai entendu ce cruel Ah, malheureufel<br />

Madame, ces deux mots retentiront<br />

long-temps dans mon cceur. Par quelle<br />

fatalité, le plus doux des fentiments ne<br />

peut-il vous infpirer que 1'efFroi? quelle eft


Les Liaifons dangereufes. 79<br />

donc cetce crainte? Ah! ce n'eft pas celle<br />

de le parcager : votre cceur que j'ai mal<br />

connu, n'eft pas fait pour famour; lemien,<br />

que vous caiomniez fans cefie, eft le feul<br />

qui foit fenfible; le vöcre eft même fans<br />

pitié. S'il n'en étoit pas ainfi, vous n'auriez<br />

pas refufé un mot de confolation au malheureux<br />

qui vous racontoit fes fouffrances;<br />

vous ne vous feriez pas fouftraite a fes regards,<br />

quand il n'a d'autre plaifir que celui<br />

de vous voir; vous ne vous feriez pas fait<br />

un jeu cruel de fon inquiétude, en lui faifant<br />

annoncer que vous étiez malade, fans<br />

lui permettre d'aller s'informer de votre<br />

état; vous auriez fenti que cette même nuit,<br />

qui n'étoit pour vous que douze heures de<br />

repos, alloit être pour lui un fiecle de douleurs.<br />

Par oü, dites-moi, ai-je mérité cette rigueur<br />

défolante ? Je ne crains pas de vous<br />

prendre pour juge : qu'ai-je donc fait?que<br />

céder a un fentiment involontaire, infpiré<br />

par la beauté, & juftifié par la vertu: toujours<br />

contenu par le refpecl, & dont 1'innocent<br />

aveu fut 1'effet de la confiance &<br />

non de 1'efpoir : la trahirez-vous, cette confiance<br />

que vous-même avez femblé me permettre<br />

, & a laquelle je me fuis livré fans<br />

réferve ? Non, je ne puis le croire; ce feroit<br />

vous fuppofer un tort, & mon cceur fe<br />

révolte a la feule idee de vous en trouver<br />

D iv


to Les Liaifons dangereufes.<br />

un : je défavoue mes reproches; j'ai pu <strong>les</strong><br />

écrire, mais non pas <strong>les</strong> penfèr. Ah ! kiffez-moi<br />

vous croire parfaice! c'eft le feul<br />

plaifir qui me refte. Prouvcz moi que vous<br />

letes en m'accordant vos foins généreux,<br />

Quel^ malheureux avez-vous fecouru , qui<br />

en eüt autanc de befoin que moi? ne m'abandonnez<br />

pas dans le délire oü vous m'avez<br />

pionge! prêtez-moi votre raifon, puifque<br />

vous avez ravi la mienne; après m'avoir<br />

corrigé, éclairez-moi pour finir votre<br />

ouvrage.<br />

Je ne veux pas vous tromper, vous ne<br />

parviendrez point a vaincre mon amour;<br />

mais vous m'apprendrez h le régler : en guidant<br />

mes démarches, en diétant mes difcours,<br />

vous me fauverez au moins du malheur<br />

affreux de vous déplaire. Diffipez furtout<br />

cette crainte défefpérante; dites-moi<br />

que vous me pardonnez, que vous me plaignez<br />

\ afiurez-moi de votre indulgence. Vous<br />

n'aurez jamais toute celle que je vous delïrerois;<br />

mais je réclame celle dont j'ai befoin<br />

: me la refuferez-vous?<br />

Adieu , Madame ; recevez avec bont»<br />

1'hommage de mes fentiments, il ne nuk<br />

point a celui de mon refpeét.<br />

De... ce 20 Aoüt 17..,


Les Liaifons dangereufes. 81<br />

L E T T R E X X V .<br />

Le Vicomte DE VALMONT a la Marquife<br />

DE MERTEUIL, è Paris.<br />

"VOICI le bulletin d'hier.<br />

A onze heures j'entrai chez Madame de<br />

Rofemonde; &, fous fes aufpices, je fus<br />

introduit chez la feinte malade, qui étoic<br />

encore couchée. Elle avoit <strong>les</strong> yeux trésbattus;<br />

j'efpere qu'elle avoit auffi mal dormi<br />

que moi. Je faifis un moment oü Madame<br />

de Rofemonde s'étoit éloignée, pour<br />

remettre ma Lettre; on refufa de la prendre<br />

: mais je la laiffai fur le lit, & allaï<br />

bien honnêtement approcher le fauteuil de<br />

ma vieiüe tante, qui vouloit être auprès de:<br />

fon cher enfant : il fallut bien ferrer Ia<br />

Lettre pour éviter le fcandale. La malade<br />

dit mal - adroitement qu'elle croyoit avoir<br />

un peu de fievre. Madame de Rofemonde<br />

m'engagea a lui tater le pouls, en vantant<br />

beaucoup mes connoiflances en médecine.<br />

Ma Belle eut donc Ie doublé chagrin d'être<br />

obligée de me livrer fon bras, & de<br />

fentir que fon petit menfonge alloit être<br />

découverr. En effet, je pris fa main que<br />

je ferrai dans une des miènnes, pendanc<br />

que de 1'autre je parcourois fon bras frais<br />

D v


82 Les Liaifons dangereufes.<br />

& potelé ; la malicieufe perfonne ne rè><br />

pondit a rien; ce qui me fit dire, en me<br />

retirant: „ II n'y a pas même la plus lé-<br />

„ gere émotion ". Je me doutai que fes<br />

regards devoient être féveres; & pour la<br />

punir, je ne <strong>les</strong> cherchai pas: un moment<br />

après, elle dit qu'elle vouloit fe lever, &<br />

nous la laiffames feule. Elle parut au diner<br />

qui fut trifte; elle annonca qu'elle n'iroit<br />

pas fe promener, ce qui étoit me dire que<br />

je n'aurois pas occafion de lui parler. Je<br />

fentis bien qu'il falloit placer la un foupir<br />

& un regard douloureux; fans doute elle<br />

s'y attendoit, car ce fut le feul moment de<br />

la journée oü je parvins a rencontrer fes<br />

yeux. Toute fage qu'elle eft, elle a fes petites<br />

rufes comme une autre. Je trouvai le<br />

moment de lui demander fi elle avoit eu la<br />

bonté de niinflruire de mon fort, & je<br />

fus un peu étonné de 1'entendre me rêpondre<br />

: Oui, Monfkur, je vous ai écrit. J'étois<br />

fort empreffe d'avoir cette Lettre; mais<br />

foit rufe encore, ou mal-adreffè, ou timidité,<br />

elle ne me la remit que le foir, au<br />

moment de fe retirer chez elle. Je vous<br />

1'envoie, ainfi que Ie brouillon de la mien.<br />

ne ; lifez & jugez; voyez avec quelle infigne<br />

faufieté elle affirme qu'elle n'a point<br />

d'amour, quand je fuis für du contraire;<br />

& puis elle fe plaindra fi je Ia trompe après,<br />

quand elle ne craint pas de me tromper


Les Liaifons dangereufes. 83<br />

avant ! Ma belle amie, l'homme Ie plus<br />

adroit ne peut encore que fe tenir au niveau<br />

de la femme la plus vraie. II faudra<br />

pourtant feindre de croire a tout ce radotage,<br />

& fe fatiguer de défefpoir, paree qu'il<br />

plait a Madame de jouer la rigueur? Le<br />

moyen de ne fe pas venger de ces noirceursla<br />

!... ah! patience... mais adieu. J'ai encore<br />

beaucoup a écrire.<br />

A propos, vous me renverrez la Lettre<br />

de 1'inhumaine; il fe pourroit faire que par<br />

la fuite elle voulüt qu'on mit du prix a ces<br />

miferes-la , & il faut être en regie.<br />

Je ne vous parle pas de la petite Volanges<br />

; nous en cauferons. au premier jour.<br />

Du Chdteau, ce 22 Aoüt 17...<br />

L E T T R E XXVI.<br />

La Préfidente DE TOURVEL au Vicomte<br />

DE VALMONT.<br />

SUREMENT, Monfieur, vous n'auriez<br />

eu aucune Lettre de moi, fi ma fotte conduite<br />

d'hier au foir ne me forcoit d'entrer<br />

aujourd'hui en explication avec vous. Oui,<br />

j'ai pleuré, je 1'avoue : peut-être auffi <strong>les</strong><br />

deux mots que vous me citez avec tant<br />

D vj


84 Les Liaifons dangereufes.<br />

de foin, me fonc-ils échappés; larmes


Les Liaifons dangereufes. §5<br />

peut-être aurois-je mieux fait de fuivre <strong>les</strong><br />

confeüs de mes amis, de ne pas vous laiffer<br />

approcher de moi.<br />

J'ai cru, & c'eft-la mon feul tort, j'ai<br />

cru que vous refpecteriez une femme honnête,<br />

qui ne demandoit pas mieux que de<br />

vous trouver tel & de vous rendre julHce;<br />

qui déja vous défendoit, tandis que vous<br />

1'outragiez par vos vceux criminels. Vous<br />

ne me connoiflez pas; non, Monfieur, vous<br />

ne me connoiflez pas. Sans cela, vous n'auriez<br />

pas cru vous faire un droic de vos torts:<br />

paree que vous m'avez tenu des difcours<br />

que je ne devois pas entendre, vous ne<br />

vous feriez pas cru autorifé a m'écrire une<br />

Lettre que je ne devois pas lire; & vous<br />

me demandez de guider vos démarches,<br />

de dicler vos difcours ! Hé bien , Monfieur,<br />

le fiience & 1'oubli, voila <strong>les</strong> confeils<br />

qu'il me convient de vous donner,<br />

comme a vous de <strong>les</strong> fuivre ; alors vous aurez,<br />

en effet, des droits a mon indulgence"<br />

il ne tiendroit qu'a vous d'en obtenir même<br />

ï ma reconnoiffance... Mais non, je ne ferai<br />

point une demande a celui qui ne m'a<br />

point refpectée ; je ne donnerai point une<br />

marqué de confiance a celui qui a abufé de<br />

ma fécurité. Vous me forcez a vous craindre,<br />

peut-être a vous haïr: je ne Ie voulois<br />

pas: je ne voulois voir en vous que le ne veu de<br />

wa plus refpeftable amie j j'oppofois la vois


86 Les Liaifons dangereufes.<br />

de 1'amitié a la voix publique qui vous accufoit.<br />

Vous avez tout détruit; & , je le<br />

prévois, vous ne voudrez rien réparer.<br />

Je m'en tiens, Monfieur, a vous déclarer<br />

que vos fentiments m'offenfent , que<br />

leur aveu m'outrage, & fur-tout que, loin<br />

d'en venir un jour a <strong>les</strong> partager, vous me<br />

forceriez a ne vous revoir jamais, fi vous<br />

ne vous impofiez fur eet objet un filence<br />

qu'il me femble avoir droit d'attendre, &<br />

même d'exiger de vous. Je joins a cette<br />

Lettre celle que vous m'avez écrite , &<br />

j'efpere que vous voudrez bien de même<br />

me remettre celle-ci; je ferois vraiment<br />

peinée qu'il reftac aucune tracé d'un événement<br />

qui n'eüt jamais dü exifter.<br />

J'ai 1'honneur d'être, &c.<br />

De... 21 Aoüt 17...<br />

L E T T R E X X V I I .<br />

CÉCILE VOLANGES, CI la Marquife<br />

DE MERTEUIL.<br />

M ON Dieu, que vous êtes bonne, Madame!<br />

comme vous avez bien fenti qu'il me<br />

feroit plus facfie de vous écrire que de vous<br />

parier! Auffi, c'eft que ce que j'ai a vous


Les Liaifons dangereufes. 87<br />

dire, eft bien difficile; mais vous êtes mon<br />

amie, n'eft-il pas vrai? Oh! oui, ma bien<br />

bonne amie! Je vais dcher de n'avoir pas<br />

peur; & puis, j'ai tant befoin de vous,<br />

de vos confeils ! J'ai bien du chagrin; il<br />

me femble que tout le monde devine ce<br />

que je penfe; & fur-tout quand il eft la, je<br />

rougis dès qu'on me regarde; hierquand<br />

vous m'avez vu pleurer, c'eft que je voulois<br />

vous parler, & puis je ne fais quoi<br />

m'en empêchoit; & quand vous m'avez demandé<br />

ce que j'avois, mes larmes font venues<br />

malgré moi. Je n'aurois pas pu dire<br />

une parole. Sans vous, Maman alloit s'en<br />

appercevoir; & qu'eft-ce que je ferois devönue<br />

? Voila pourtant comme je paffe ma<br />

vie, fur-tout depuis quatre jours!<br />

C'eft ce jour-la, Madame , oui je vais<br />

vous le dire, c'eft ce jour-la que M. le Chevalier<br />

Danceny m'a écrit: oh, je vous affure<br />

que quand j'ai trouvé fa Lettre, je ne<br />

favois pas du tout ce que c'étoit : mais,<br />

pour ne pas mentir, je ne peux pas dire<br />

que je n'aye eu bien du plaifir en la lifant;<br />

voyez-vous, j'aimerois mieux avoir du chagrin<br />

toute ma vie, que s'il ne me Peut pas<br />

écrite. Mais je favois bien que je ne devois<br />

pas le lui dire, & je peux bien vous<br />

affurer même que je lui ai dit que j'en étois<br />

fachée : mais il dit que c'étoit plus fort<br />

que lui, & je le crois bien; car j'avois ré-


88 Les Liaifons dangereufes.<br />

folu de ne lui pas rêpondre, & pourtant<br />

je n'ai pas pu m'en empêcher. Oh! je ne<br />

lui ai écrit qu'une fois, & même c'étoit,<br />

en partie, pour lui dire de ne plus m'écrire<br />

: mais malgré cela i! m'écrit toujours; êc<br />

comme je ne lui réponds pas, je vois bien<br />

qu'il eft trifte , & c/ft m'afflige encore davantage<br />

: fi bien que je ne fais plus que faire,<br />

ni que devenir , & que je fuis bien ft<br />

plaindre.<br />

Dites-moi, je vous en prie, Madame,<br />

eft-ce que ce feroit bien mal de lui rêpondre<br />

de temps en temps? feulement jufqu'a<br />

ce qu'il ait pu prendre fur lui de ne plus<br />

m'éerire lui-même , & de refter comme<br />

nous étions avant : car pour moi, fi cela<br />

continue, je ne fais pas ce que je deviendrai.<br />

Tenez , en lifant fa derniere Lettre,<br />

j'ai pleuré que ca ne finiffoit pas; & je fuis<br />

bien fure que fi je ne lui réponds pas encore<br />

, ca nous fera bien de la peine.<br />

Je vas vous envoyer fa Lettre auffi, ou<br />

bien une copie, & vous jugerez; vous verrez<br />

bien que ce n'eft rien de mal qu'il demande.<br />

Cependant fi vous trouvez que eft<br />

ne fe doit pas, je vous promets de m'en<br />

empêcher; mais je crois que vous penferez<br />

comme moi , que ce n'eft pas la du<br />

mal.<br />

Pendant que j'y fuis, Madame, permettez-moi<br />

de vous faire encore une queftion :


Les Liaifons dangereufes. 89<br />

on m'a bien dit que c'étoit mal d'aimer<br />

quelqu'un; mais pourquoi cela? Ce qui me<br />

fait vous le demander, c'eft que M. le Chevalier<br />

Danceny prétend que ce n'eft pas<br />

mal du tout, & que prefque tout le monde<br />

aime ; fi cela étoit, je ne vois pas pourquoi<br />

je ferois la feule a m'en empêcher; ou bien<br />

eft-ce que ce n'eft un mal que pour <strong>les</strong> Demoifel<strong>les</strong><br />

: car j'ai entendu Maman ellemême<br />

dire que Madame D... aimoit M.<br />

M... & elle n'en parloit pas comme d'une<br />

chofe qui feroit fi mal; & pourtant je fuis<br />

füre qu'elle fe facheroit contre moi, fi elle<br />

fe doutoit feulement de mon amitié pour<br />

M. Danceny. Elle me traite toujours comme<br />

une enfant, Maman, & elle ne me dit<br />

rien du tout. Je croyois, quand elle m'a<br />

fait fortir du Couvent, que c'étoit pour me<br />

marier; mais a préfent, il me femble que<br />

non : ce n'eft pas que je m'en foucie, je<br />

vous allure; mais vous, qui êtes fi amie<br />

avec elle, vous favez peut-être ce qui en<br />

eft; & fi vous le favez, j'efpere que vous<br />

me le direz.<br />

Voila une bien longue Lettre, Madame;<br />

mais puifque vous m'avez permis de vous<br />

écrire, j'en ai profité pour vous dire tout,<br />

& je compte fur votre amitié.<br />

J'ai 1'honneur d'êcre, &c.<br />

Paris, ce 23 Aoüt 17...


oo Les Liaifons dangereufes.<br />

L E T T R E XXVIII.<br />

Le Chevalier DANCENY a CÉCILE<br />

VOLANGES.<br />

EH! quoi, Mademoifelle, vous refufez<br />

toujours de me rêpondre ? rien ne peut vous<br />

fjéchir; & chaque jour emporte avec lui<br />

1'efpoir qu'il avoit amené! Quelle eft donc<br />

cette amitié que vous confentez qui fubfifte<br />

entre nous, fi elle n'eft pas même affez<br />

puifiante pour vous rendre fenfible a ma<br />

peine; fi elle vous laifiè froide & tranquille,<br />

tandis que j'éprouve <strong>les</strong> tourments d'un feu<br />

que je ne puis éreindre; fi, loin de vous<br />

infpirer de la confiance, elle ne fuffit pas<br />

même a faire naïtre votre pitié ? Quoi! votre<br />

ami fouffre, & vous ne faites rien pour<br />

le fecourir ! II ne vous demande qu'un mot,<br />

& vous le lui refufez! & vous voulez qu'il<br />

fe contente d'un fentiment fi foible, dont<br />

vous craignez encore de lui réitérer <strong>les</strong> afiurances!<br />

Vous ne voudriez pas être ingrate, difiez-vous<br />

hier : ah! croyez-moi, Mademoifelle,<br />

vouloir payer de famour avec de<br />

famitié, ce n'eft pas craindre 1'ingratitude,<br />

c'eft redouter feulement d'en avoir fair.<br />

Cependant je n'ofe plus vous encretenir


Les Liaifons dangereufes. 91<br />

d'un fentiment qui ne peut que vous être<br />

a charge, s'il ne vous intéreffe pas; il faut<br />

au moins le renfermer en moi-même, en<br />

attendant que j'apprenne ft le vaincre. Je<br />

fens combien ce travail fera pénible; je ne<br />

me diffimule pas que j'aurai befoin de toutes<br />

mes forces; je tenterai tous <strong>les</strong> moyens:<br />

il en eft un qui coütera le plus ft mon<br />

cceur, ce fera celui de me répéter fouvent<br />

que le votre eft infenfible. J'effayerai même<br />

de vous voir moins, & déja je m'occupe<br />

d'en trouver un prétexte plaufible.<br />

Quoi! je perdrois la douce habitude de<br />

vous voir chaque jour! Ah ! du moins je<br />

ne cefferai jamais de la regretter. Un malheur<br />

éternel fera le prix de l'amour le plus<br />

tendre; & vous 1'aurez voulu, & ce fera<br />

votre ouvrage! Jamais, je le fens, je ne<br />

retrouverai le bonheur que je perds aujourd'hui;<br />

vous feule étiez faite pour mon<br />

cceur; avec quel plaifir je ferois le ferment<br />

de ne vivre que pour vous! Mais vous ne<br />

voulez pas le recevoir; votre filence m'apprend<br />

affez que votre cceur ne vous dit<br />

rien pour moi; il eft ft-la-fors la preuve la<br />

plus füre de votre indifférence, & la maniere<br />

la plus cruelle de me 1'annoncer,<br />

Adieu, Mademoifelle.<br />

Je n'ofe plus me flatter d'une réponfe;<br />

l'amour Peüt écrite avec empreftèment, 1'amitié<br />

avec plaifir, la pitié même avec com-


pa Les Liaifons dangereufes.<br />

plaifance: mais la pitié, 1'amitié & l'amour,<br />

tfont également étrangeres a votre cceur.<br />

Paris, ce 23 Aoüt 17...<br />

L E T T R E XXIX.<br />

CÉCILE VOLANGES a SOPHIE CARNAY.<br />

JE te le difois bien, Sophie, qu'il y avoit<br />

des cas oü on pouvoit écrire; & je t'aflure<br />

que je me reproche bien d'avoir fuivi ton<br />

avis, qui nous a tant fait de peine. au Chevalier<br />

Danceny & a moi. La preuve que<br />

j'avois raifon , c'eft que Madame de Merteuil,<br />

qui eft une femme qui, furement le<br />

fait bien, a fini par penfer comme moi. Je<br />

lui ai tout avoué. Elle m'a bien die d'abord<br />

comme toi : mais quand je lui ai eu tout<br />

expliqué, elle eft convenue que c'étoit bien<br />

différent; elle exige feulement que je lui<br />

faffe voir toutes mes Lettres & toutes cel-<br />

Jes du Chevalier Danceny, afin d etre (ure<br />

que je ne dirai que ce qu'il faudra; ainfi,<br />

a préfent me voila tranquille. Mon Dieu,<br />

que je 1'aime Madame de Merteuil! elle<br />

eft fi bonne! & c'.ft une fernrrn- bien refpeétable.<br />

Ainfi il n'y a rien a dire.<br />

Comme je m'en vais écrire a DJH-


Les Liaifons dangereufes. 95<br />

ceny, & comme il va être concern! II le<br />

fera encore plus qu'il ne croit: car jufqu'ici<br />

je ne lui parlois que de mon amitié, & lui<br />

vouloic toujours que je dife mon amour.<br />

Je crois que c'étoit bien la même chofe;<br />

mais enfin je n'ofois pas, & il tenoit a cela.<br />

Je 1'ai dit a Madame de Merteuil; elle m'a<br />

dit que j'avois eu raifon, & qu'il ne falloit<br />

convenir d'avoir de l'amour, que quand<br />

on ne pouvoit plus s'en empê:her : or, je<br />

fuis bien fure que je ne pourrai pas m'en<br />

empêcher long-remps; après tout, c'eft Ia<br />

même chofe, & cela lui plaira davantage.<br />

Madame de Merteuil m'a dit auffi qu'elle<br />

me prêteroit des Livres qui parloient de<br />

tout cela , & qui m'apprendront bien a<br />

me conduire, & auffi a mieux écrire que<br />

je ne fais : car, vois-tu, elle me dit tous<br />

mes défauts; ce qui eft une preuve qu'elle<br />

m'aime bien; elle m'a recommandé feulement<br />

de ne rien dire a Maman de ces livres-la,<br />

paree que ca auroic 1'air de trouver<br />

qu'elle a trop négligé mon éducation,<br />

& ca pourroic la facher. Oh! je ne lui en<br />

dirai rien.<br />

C'eft pourtant bien extraordinaire qu'une<br />

femme, qui ne m'eft prelque pas parente,<br />

prenne plus de foin de moi que ma mere!<br />

c'eft bien heureux pour moi de l'avoir connue!<br />

Elle a demandé auffi a Maman de me me-


$\ Les Liaifons dangereufes.<br />

ner après demain a 1'Opéra, dans fa loge;<br />

elle m'a dit que nous y ferions toutes feu<strong>les</strong>,<br />

& nous cauferons tout le temps, fans<br />

craindre qu'on nous entende : j'aime bien<br />

mieux cela que 1'Opéra. Nous cauferons<br />

auffi de mon mariage : car elle m'a dit que<br />

c'étoit bien vrai que j'allois me marier;<br />

mais nous n'avons pas pu en dire davantage.<br />

Par exemple, n'eft-ce pas encore bien<br />

étonnant, que Maman ne m'en dife rien du<br />

tout ?<br />

Adieu, ma Sophie, je m'en vas écrire au<br />

Chevalier Danceny. Oh! je fuis bien contente.<br />

De ... ce 24 Aoüt 17...<br />

L E T T R E XXX.<br />

CÉCILE VOLANGES au Chevalier<br />

DANCENY.<br />

ENFIN, Monfieur, je confens a vous<br />

écrire, a vous affurer de mon amitié, de<br />

mon amour, puifque, fans cela, vous feriez<br />

malheureux. Vous dites que je n'ai pas<br />

bon cceur; je vous affure bien que vous<br />

vous trompez, & j'efpere qu'a préfentvous<br />

n'en doutez plus. Si vous avez eu du chagrin<br />

de ce que je ue vous écrivois pas,


Les Liaifons dangereufes. 95<br />

croyez-vous que ga ne me faifoit pas de Ia<br />

peine auffi ? Mais c'eft que, pour toute<br />

chofe au monde, je ne voudrois pas faire<br />

quelque chofe qui füt mal, & même je ne<br />

ferois fürement pas convenue de mon amour,<br />

fi j'avois pu m'en empêcher : mais votre<br />

trifteffe me faifoit trop de peine. J'efpere<br />

qu'a préfent vous n'en aurez plus, & que<br />

nous allons être bien heureux.<br />

Je compte avoir le plaifir de vous voir<br />

ce foir, & que vous viendrez de bonne<br />

heure; ce ne fera jamais auffi-töt que je<br />

le defire. Maman foupe chez elle, & je<br />

crois qu'elle vous propoferad'y refter: j'efpere<br />

que vous ne ferez pas engagé, comme<br />

avant-hier. C'étoit donc bien agréable, le<br />

fouper oü vous alliez ? car vous y avez été<br />

de bien bonne heure? Mais enfin ne parions<br />

pas de ca : ft préfent que vous favez<br />

que je vous aime , j'efpere que vous refterez<br />

avec moi le plus que vous pourrez; car<br />

je ne fuis contente que lorfque je fuis avec<br />

vous, & je voudrois bien que vous fuffiez<br />

tout de même.<br />

Je fuis bien fachée que vous êtes encore<br />

trifte ft préfent, mais ce n'eft pas ma faute.<br />

Je demanderai ft jouer de Ia harpe auffi-töt<br />

que vous ferez arrivé, afin que vous ayez<br />

ma Lettre tout de fuite. Je ne peux pas<br />

mieux faire.<br />

Adieu, Monfieur. Je vous aime bien de


9$ Les Liaifons dangereufes.<br />

tout mon cceur : plus je vous ie dis, pI Ui<br />

B C<br />

iuffi ° m e n t e ; j<br />

" e f p e r e<br />

u e v o u s J<br />

^ e ferez<br />

De... ce 24 Aoüt 17...<br />

L E T T R E XXXI.<br />

Le Chevalier DANCENY d CÉCILÈ<br />

VOLANGES.<br />

CK-I, fans doute, nous ferons heuremr.<br />

Mon bonheur eft bien für, puifque je fuis<br />

aiméde vous; Ie vötre ne finira jamais, s'il<br />

doitdurerautanc que l'amour que vous m'avez<br />

mfpiré. Quoi! vous m'aimez, vous ne<br />

craignez plus de m'affurer de votre amour '<br />

Plus vous me le dit'es, & plus vous étes<br />

contente ! Après avoir lu ce charmant je<br />

vous aime, écrit de votre main, j'ai entendu<br />

votre belle bouche m'en répéter 1'aveu.<br />

J'ai vu fe fixer fur moi ces yeux charmants,<br />

qu'embelliflöit encore 1'expreffion<br />

de Ia tendrefte. J'ai recu vos ferments de<br />

viyre toujours pour moi. Ah! recevez Ie<br />

mien de confacrer ma vie entiere a votre<br />

bonheur; recevez-Ie, & foyez füre que ie<br />

ne Ie trahird pas.<br />

Quelle heureufe journée nous avons pafïee<br />

bier! Ah! pourquoi Madame de Merteuil<br />

n'a-t-elle


Les Liaifons dangereufes. 97<br />

n'a-t-elle pas tous <strong>les</strong> jours des fècrets k<br />

dire a votre Maman? pourquoi faut-il.que<br />

1'idée de la contrainte qui nous attend,<br />

vienne fe mêler au fouvenir délicieux qui<br />

m'occupe? pourquoi ne puis-je fans ceffe<br />

tenir cette jolie main qui m'a écrit je vous<br />

aime ! la couvrir de baifers, & me venger<br />

ainfi du refus que vous m'avez fait d'une<br />

faveur plus grande!<br />

Dites-moi, ma Cécile, quand votre Maman<br />

a été rentrée, quand nous avons été<br />

forcés, par fa préfence , de n'avoir plus<br />

1'un pour 1'autre que des regards indifférents<br />

; quand vous ne pouviez plus me confoler<br />

par 1'affurance de votre amour, du<br />

refus que vous faifiez de m'en donner des<br />

preuves, n'avez-vous pas fenti aucun regret?<br />

ne vous êtes-vous pas dit : Un baifer<br />

1'eüt rendu plus heureux, & c'eft moi<br />

qui lui ai ravi ce bonheur? Promettez-moi,<br />

mon aimable amie, qu'a la première occafion<br />

vous ferez moins févere. A 1'aide de<br />

cette promeflê , je trouverai du courage<br />

pour fupporter <strong>les</strong> contrariétés que <strong>les</strong><br />

circonftances nous préparent; & <strong>les</strong> privations<br />

cruel<strong>les</strong> feront au moins adoucies,<br />

par la certitude que vous en partagez le<br />

regret.<br />

Adieu, ma charmante Cécile: voici 1'heure<br />

oü je dois me rendre chez vous. II me<br />

feroit impoffible de vous quitter, fi ce n'é-<br />

/, Parite. É


98 Les Liaifons dangereufes.<br />

toit pour aller vous revoir. Adieu , vous<br />

que j'aime tant! vous que j'aimerai toujours<br />

davantage!<br />

De ... ce 25 Jout 17...<br />

L E T T R E XXXII.<br />

Madamè DE VOLANGES d la Pré/iden te<br />

DE TOURVEL.<br />

V*O u s voulez donc, Madame, que je<br />

croye ft la vertu deM.de Valmont? J'avoue<br />

que je ne puis m'y réfoudre, & que j'aurois<br />

autant de peine ft le juger honnête,<br />

d'aprèsle feul fait que vous me racontez,<br />

qu'a croire vicieux un homme de bien reconnu,<br />

dont j apprendrois une faute. L'humanité<br />

n'eft parfaice dans aucun genre, pas<br />

plus dans le mal que dans le bien. Le fcé-<br />

]érat a fes vertus, comme 1'honnête homme<br />

a fes foibleffes. Cette véricé me paroïc<br />

d'autant plus néceffaire ft croire, que c'eft<br />

d'elle que dérive la néceffité de I'indulgence<br />

pour <strong>les</strong> méchantscomme pour <strong>les</strong> bons; &<br />

qu'elle préferve ceux-ci de 1'orgueil, &<br />

fauve <strong>les</strong> autres du découragement. Vous<br />

trouverez, fans doute, que je prarique bien<br />

mal dans ce moment, cette indulgence que<br />

je prêche ; mais je ne vois plus en elle


Les Liaifons dangereufes. 99<br />

qu'une foibleffè dangereufe, quand elle nous<br />

mene a traiter de même le vicieux & 1'homme<br />

de bien.<br />

Je ne me permetcrai point de fcruter <strong>les</strong><br />

motifs de l'action de M. de Valmont; je<br />

veux croire qu'ils font louab<strong>les</strong> comme<br />

elle : mais en a-t-il moins paffe fa vie k<br />

porter dans <strong>les</strong> families le trouble, le défhonneur<br />

& le fcandale ? Ecoutez, fi vous<br />

voulez, la voix du malheureux qu'il a fecouru;<br />

mais qu'elle ne vous empêche pas<br />

d'entendre <strong>les</strong> cris de cent viétimes qu'il a<br />

immolées. Quand il ne feroit, comme vous<br />

le dites, qu'un exemple du danger des liaifons,<br />

en feroit-il moins lui-même une liaifon<br />

dangereufe? Vous le fuppofez fufceptible<br />

d'un retour heureux? allons plus loin;<br />

fuppofons ce miracle arrivé. Ne refteroit-il<br />

pas contre lui 1'opinion publique , & ne<br />

fuffit-elle pas pour régler votre conduite?<br />

Dieu feul peut abfoudre au moment du repentir;<br />

il lit dans <strong>les</strong> cceurs: mais <strong>les</strong> hommes<br />

ne peuvent juger <strong>les</strong> penfées que par<br />

Jes actions; & nul d'entr'eux, après avoir<br />

perdu 1'eftime des autres, n'a droit de fê<br />

plaindre de la méfiance néceflaire, qui réhd<br />

cette perte fi difficile a réparer. Songez,<br />

fur-tout, ma jeune amie, que quelqutfois<br />

il fuffit, pour perdre cette eftime, d'avoir<br />

fair d'y attacher trop peu de prix; & ne<br />

taxez pas cette févérité d'iniuflice : car,<br />

E ij


leo Les Liaifons dangereufes.<br />

outre qu'on eft fondé a croire qu'on ne<br />

renonce pas a ce bien précieux, quand,<br />

on a droit d'y prétendre, celui-la eft en<br />

effet plus prés de mal faire, qui n'eft plus<br />

contenu par ce frein puiffant. Tel feroit cependant<br />

1'afpecT: fous lequel vous montreroit<br />

une liaifon intime avec M. de Valmont,<br />

quelqu'innocente qu'elle put être.<br />

Effrayée de la chaleur avec laquelle vous<br />

Je défendez, je me hate de prévenir <strong>les</strong> objeclions<br />

que je prévois Vous me citerez<br />

Madame de Merteuil, a qui on a pardonné<br />

cette liaifon; vous me demanderez pourquoi<br />

je le recois chez moi; vous me direz<br />

que loin d'être rejetté par <strong>les</strong> gens honnêtes,<br />

il eft admis, recherché même dans ce<br />

qu'on appelle la bonne compagnie. Je peux,<br />

je crois, rêpondre a tour.<br />

D'abord Madame de Merteuil, en effet<br />

très-eftimable, n'a peut-être d'autre défaut<br />

que trop de confiance en fes forces; c'eft<br />

un guide adroit qui fe plaït a conduire un<br />

char entre <strong>les</strong> rochers & <strong>les</strong> précipices, &<br />

que le fuccès feul juftifie : il eft jufte de<br />

la louer, il feroit imprudent de la fuivre;<br />

elle-même en convient & s'en accufe. A<br />

mefure qu'elle a vu davantage, fes principes<br />

font devenus plus féveres; & je ne<br />

crains pas de vous affurer qu'elle penferoit<br />

comme moi.<br />

Quant a ce qui me regarde, je ne me


Les Liaifons dangereufes. 101<br />

juftifierai pas plus que <strong>les</strong> autres. Sans doute<br />

je re90isM.de Valmont, & il eft recu partout;<br />

c'eft une inconféquence de plus a<br />

ajouter ft mille autres qui gouvernent la ibciété.<br />

Vous favez comme moi, qu'on paffe<br />

fa vie a <strong>les</strong> remarquer, ft s'en plaindre &<br />

a s'y livrer. M. de Valmont, avec un beau<br />

nom , une grande fortune , beaucoup de<br />

qualités aimab<strong>les</strong>, a reconnu de bonne heure<br />

que pour avoir fempire dans la fociété, il<br />

fuffifoit de manier, avec une égale adreffe,<br />

la louange & le ridicule. Nul ne poffede,<br />

comme lui, ce doublé talent: il féduic avec<br />

1'un, & fe fait craindre avec 1'autre. On ne<br />

1'eftime pas; mais on le flatte. Telle eft<br />

fon exiftence au milieu d'un monde, qui,<br />

plus prudent que courageux, aime mieux<br />

le ménager que le combattre.<br />

Mais ni Madame de Merteuil elle-même,<br />

ni aucune autre femme, n'oferoit fans doute<br />

aller s'enfermer ft la campagne, prefqu'en<br />

tête-a-tête avec un tel homme. II étoit réfervé<br />

ft la plus fage, ft la plus modefte d'entr'el<strong>les</strong>,<br />

de donner 1'exemple de cette inconféquence;<br />

pardonnez - moi ce mot, il<br />

échappe ft 1'amitié. Ma belle amie, votre<br />

honnêteté même vous trahit, par la fécurité<br />

qu'elle vous infpire. Songez donc que<br />

vous aurez pour juges, d'une part, des gens<br />

frivo<strong>les</strong>, qui ne croiront pas ft une vertu<br />

dont ils ne trouvent pas le modele chez<br />

£ iij


302 Les Liaifons dangereufes.<br />

eux; & de 1'autre, des méchants qui feincront<br />

de n'y pas croire, pour vous punir<br />

de 1'avoir eue. Confidérez que vous faites,<br />

dans ce moment, ce que quelques hommes<br />

n'oferoient pas rifquer. En effet, parmi <strong>les</strong><br />

jeunes gens, donc M. de Valmont ne s'eft<br />

que trop rendu loracle, je vois <strong>les</strong> plus<br />

iages craindre de paroitre ü'és trop intimement<br />

avec lui; & vous, vous ne craignez<br />

pas! Ah! revenez, revenez, je vous en<br />

conjure... Si mes raifons ne fuffifent pas<br />

pour vous perfuader, cédez a mon amitié;<br />

c'eft elle qui me fait renouveller mes inftances,<br />

c'eft a elle a <strong>les</strong> juftifier. Vous la<br />

trouvez févere, & je defire qu'elle foit inutile;<br />

mais j'aime mieux que vous ayez a<br />

vous plaindre de fa follicitude que de fa<br />

négligence.<br />

De... ce 24 Aoüt 17..,<br />

L E T T R E XXXIII.<br />

La Marquife DE MERTEUIL au Vicomte<br />

DE VALMONT.<br />

s que vous craignez de réuffir, mon<br />

cher Vicomte, dès que votre projet eft de<br />

fournir des armes contre vous, & que vous<br />

defirez moins de vaincre que de combattre,


Les Liaifons dangereufes. 103<br />

je n'ai plus rien ft dire. Votre conduite eft<br />

un chef-d'ceuvre de prudence. Elle en feroit<br />

une de fottife dans la fuppofition contraire:<br />

&, pour vous parler vrai, je crains<br />

que vous ne vous faffiez illufion.<br />

Ce que je vous reproche n'eft pas de n avoir<br />

point profité du moment. D'une part,<br />

je ne vois pas clairement qu'il füt venu :<br />

de 1'autre, je fais affez, quoi qu'on en dife,<br />

qu'une occafion manquée fe retrouye, tandis<br />

qu'on ne revient jamais d'une démarche<br />

précipitée.<br />

Mais la véritable école eft de vous etre<br />

laifTé aller ft écrire. Je vous défie ft préfent<br />

de prévoir oü ceci peut vous mener. Par<br />

hafard, efpérez-vous prouver ft cette femme<br />

qu'elle doit fe rendre? II me femble que<br />

ce ne peut être la qu'une vérité de fentiment,<br />

& non de démonftration; & que pour<br />

la faire recevoir, il s'agic d'attendrir & non<br />

de raifonner : mais ft quoi vous ferviroit<br />

d'attendrir par Lettres puifque vous ne feriez<br />

pas la pour en profiter? Quand vos<br />

bel<strong>les</strong> phrafes produiroient l'ivreffe de l'amour,<br />

vous flattez-vous qu'elle foit affez<br />

longue pour que la réfLxion n'ait pas le<br />

temps d'en empêcher 1'aveu? Songez donc<br />

ft celui qu'il faut pour écrire une lettre, ft<br />

celui qui fe paffe avant qu'on la remette ;<br />

& voyez fi, fur-tout une femme ft principes<br />

comme votre Dévote, peut vouloir fi long-<br />

E iv


it>4 Les Liaifons dangereufes.<br />

temps ce qu'elle tachedene voulofriamaK<br />

Cette marche peut réuffir avec des enfants<br />

qui, quand ils écrivent, je vous aime, ne'<br />

avent pas qu ils difent je me rends. Mais<br />

la vertu raifonneufe de Madame de Tourvel<br />

me paroit fort bien connoitre la valeur des<br />

termes. Auffi, malgré 1'avantage que vous<br />

aviez pris fur elle dans votre converfation,<br />

elle vous bat dans fa Lettre. Et puis, favezvous<br />

ce qui arrivé? par cela feul qu'on difpute,<br />

on ne veut pas céder. A force de<br />

chercher de bonnes raifons, on en trouve<br />

on <strong>les</strong> dit; & après on y tient, non pas'<br />

tant paree qu'el<strong>les</strong> font bonnes, que pour ne<br />

pas fe démentir.<br />

De plus, une remarque que je m'étonne<br />

que vous n'ayiez pas faite, c'eft qu'il n'y a<br />

rien de fi difficile en amour, que d'écrire ce<br />

qu'on ne fent pas. Je dis écrire d'une facon<br />

vraifemblable : ce n'eft pas qu'on ne fe ferve<br />

des mêmes mots; mais on ne <strong>les</strong> arrange<br />

pas de même, ou plutöt on <strong>les</strong>arrange &<br />

cela fuffit. Relifez votre Lettre : il y regne<br />

un ordre qui vous décele a chaque phrafe<br />

Je veux croire que votre Préfidente eft affez<br />

peu formée pour ne s'en pas appercevoir •<br />

raais qu'importe ? 1'effet n'en eft pas moins<br />

manqué. C'eft ledéfaut des Romans; 1'Auteur<br />

fe bat <strong>les</strong> flancs pour s'échauffer, & le<br />

Lefteur refte froid. Hélcïfe eft Ie feul qu'on<br />

en puifTe excepter; & malgré le talent de


Les Liaifons dangereufes. 105<br />

1'Auteur , cette obfervation m'a toujours<br />

fait croire que le fond en étoit vrai. II n'en<br />

eft pas de même en parlant. L'habitude de<br />

travailler fon organe, y donne de la fenfibilité;<br />

la facilité des larmes y ajoute encore:<br />

1'expreffion du defir fe confond dans <strong>les</strong><br />

yeux avec celle de la tendreffe; enfin, le<br />

difcours moins fuivi amene plus aifément<br />

eet air de trouble & de défordre, qui eft<br />

la véritable éloquence de l'amour; & furtout<br />

la préfence de 1'objet aimé empêche<br />

la réflexion, & nous fait defirer d'être vaincues.<br />

Croyez-moi, Vicomte: on vous demande<br />

de ne plus écrire; profitez-en pour réparer<br />

votre faute, & attendez 1'occafion de pariet.<br />

Savez-vous que cette femme a plus de<br />

forces que je ne croyois? Sa défenfe eft<br />

bonne; & fans la longueur de fa Lettre,<br />

& le prétexte qu'elle vous donne pour<br />

entrer en matiere dans fa phrafe de reconnoifiance,<br />

elle ne fe feroit pas du tout<br />

trahie.<br />

Ce qui me paroit encore devoir vous<br />

raflurer fur le fuccès, c'eft qu'elle ufe trop<br />

de forces a la fois; je prévois qu'elle <strong>les</strong><br />

épuifera pour la défenfe du mot, & qu'il<br />

ne lui en reftera plus pour celle de la<br />

chofe.<br />

Je vous renvoye vos deux Lettres, fi<br />

vous êtes prudent, ce feront <strong>les</strong> dernieres<br />

E v


ioö Les Liaifons dangereufes,<br />

jufqu'après 1'heureux moment. S'il étofr<br />

moins tard, je vous parlerois de la petite<br />

Volanges qui avance affez vite, & dont je<br />

fuis fort contente. Je crois que j'aurai fint<br />

avant vous, & vous devez en être bienhonteux.<br />

Adieu pour aujourd'hui.<br />

De... ce 24 Aoüt 17. R,<br />

L E T T R E XXXIV.<br />

Le Vicomte DE VALMONT a la Marquife<br />

DE MERTEUIL.<br />

"V'ous parlez a merveille,ma belle amie;<br />

mais pourquoi vous tant fetiguer a prouver<br />

ce que perfonne n'ignore ? Pour aller vite<br />

en amour, il vaut mieux parler qu'écrire;<br />

voila, je crois, toute votre Lettre. Eh mais!<br />

ce font <strong>les</strong> plus fimp<strong>les</strong> éléments de 1'art de<br />

féduire. Je remarquerai feulement que vous<br />

ne faites qu'une exception a ce principe s<br />

& qu'il y en a deux. Aux enfants qui (uivent<br />

cette marche par timidité, & fe livrent<br />

par ignorance, il faut joindre <strong>les</strong> femmes<br />

Beaux-Efprits, qui s'y laiflênt engager par<br />

amour - propre , & que la vanité conduic<br />

dans Ie piege. Par exemple, je fuis bien<br />

fur que la Comteffe de B,.., qui répondit


Les Liaifons dangereufes. 107<br />

fans difficuhé a ma première Lettre, n'avoic<br />

pas alors plus d'amour pour moi que moi<br />

pour elle, & qu'elle ne vit que 1'occafion<br />

de traiter un fujet qui devoit lui faire<br />

honneur. ,.<br />

Quoi qu'il en foit, un Avocat vous dtroit<br />

que le principe ne s'applique pas k U<br />

queftion. En effet, vous fuppofez que j ai<br />

ie choix entre écrire & parler, ce qui n eft<br />

pas. Depuis 1'affaire du 19, mon inhumaine,<br />

qui fe tient fur la défenfive, a mis a<br />

éviter <strong>les</strong> rencontres, une adreffe qui a déconcerté<br />

la mienne. C'eft au point que fi<br />

cela continue, elle me forcera a m'occuper<br />

férieufement des moyens de reprendre<br />

eet avantage; car affurément je ne veux être<br />

vaincu par elle en aucun genre. Mes Lettres<br />

mêmes font le fujet d'une petite guerre<br />

: non contente de n'y pas rêpondre, elle<br />

refufe de <strong>les</strong> recevoir. U faut pour chacune<br />

une rufe nouvelle , & qui ne réuflit pas<br />

coujours.<br />

Vous vous rappellez par quel moyen fifflple<br />

j'avois remis la première; la feconde<br />

n'offrit pas plus de difficuhé. Elle m'avoit<br />

demandé de lui rendre fa Lettre : je lui donnai<br />

la mienne en place, fans qu'elle eüt le<br />

moindre foupgon. Mais foit dépit d'avoir été<br />

attrapée, foit caprice, ou enfin foit vertu,<br />

car elle me forcera d'y croire, elle refufa<br />

obftinément la troifieme. J'efpere pourtant<br />

E vj


io8 Les Liaifons dangereufes.<br />

que I'embarras oü a penfé Ja mettre Ia fuite<br />

ce ce refus, Ia corrigera pour 1'avenir.<br />

Je nefus pas très-étonné qu'elle ne voulut<br />

pas recevoir cette Lettre , q u e je Jui<br />

offrois tout fimplement; c'eüt été déja accorder<br />

quelque chofe, & je m'attends a u n e<br />

plus longue défenfe. Après cette tentative,<br />

qui n etoit qu'un effai fait en pafTant, je mis<br />

une enveloppe a ma Lettre; & prenant Ie<br />

moment de la toilette, oü Madame de Rofemonde<br />

& la femme-de-chambre étoient<br />

prefentes, je Ia lui envoyai par mon chafleur<br />

, avec ordre de lui dire que c'étoit Ie<br />

papier qu'elle m'avoit demandé. J'avois bien<br />

devme qu'elle craindroit 1'expÜcation fcandaieufe<br />

que néceffiteroit un refus : en effet,<br />

elle pntla Lettre; & mon Ambaffadeur,<br />

qui avoit ordre d'obferver fa figure, & qui<br />

ne voit pas mal, n'appercut qu'une légere<br />

rougeur & pl u s d'embarras que de colere<br />

Je me félicitois donc, bien f ür, ou qu'elle<br />

garderoit cette Lettre, ou que fi elle vouloit<br />

me Ia rendre, il faudroit qu'elle fe trouvat<br />

(eu!e avec moi; ce qui me donneroit une<br />

occafion de lui parler. Environ une heure<br />

apres, un de fes gens entre dans ma chambre,<br />

& me remet, de la part de fa maitreile,<br />

un paquet d'une autre forme que le<br />

mien , & f ur J'enveloppe duquel je reconnois<br />

1 ecriture tant defirée. J'ouvre avec précipitation..,.<br />

C'étoit ma Lettre elle-même,


Les Liaifons dangereufes. 109<br />

non décachetée & pliée feulementendeux.<br />

Je foupconne que la crainte que je ne fuffe<br />

moins fcrupuleux qu'elle furie fcandale, lui<br />

a fait employer cette rufe diabolique.<br />

Vous me connoiffez; je n'ai pas befoin<br />

de vous peindre ma fureur. II fallut pourtant<br />

reprendre fon fang-froid, & chercher<br />

de nouveaux moyens. Voici le feul que je<br />

trouvai.<br />

On va d'ici, tous <strong>les</strong> matins, chercher <strong>les</strong><br />

Lettres ft la Pofte, qui eft ft environ trois<br />

quartsde lieue : on fe fert, pour cetobjet,<br />

d'une boite ouverte ft-peu-près comme un<br />

tronc, dont le Maïtre de la Pofte ft une<br />

clef & Madame de Rofemonde 1'autre. Chacuny<br />

met fes Lettres dans la journée, quand<br />

bon lui femble : on <strong>les</strong> porte le foir ft la<br />

Pofte, Sc le matin on va chercher cel<strong>les</strong><br />

qui font arrivées. Tous <strong>les</strong> gens, étrangers<br />

ou autres, font ce fervice également. Ce<br />

n'étoitpasle tour de mon domeftique; mais<br />

il fe chargea d'y aller, fous le prétexte qu'il<br />

avoit affaire de ce cöté.<br />

Cependant j'écrivis ma Lettre. Je déguifai<br />

mon écriture pour 1'adreffe, & je cootrefis<br />

affèz bien, fur 1'enveloppe, le timbre<br />

ÓQ jDijon. Je choifis cette ville, paree que<br />

je trouvai plus gai, puifqueje demandois<br />

<strong>les</strong> mêmes droits que le mari, d'écrire auffi<br />

du même lieu; Sc auffi paree que ma belle<br />

avoit parlé toute la journée du defir qu'elle


11 o Les Liaifons dangereufes.<br />

avoit de recevoir des Lettres de Dijon. li<br />

me parut jufte de lui procurer ce plaifir.<br />

Ces précautions une fois prifes, il étoit<br />

facile de faire joindre cette Lettre aux autres.<br />

Je gagnois encore a eet expédient,<br />

d'être témoin de la réception : car 1'ufage<br />

eft ici de fe raffembler pour déjeuner, &<br />

d'attendre 1'arrivée des Lettres avant de fe<br />

féparer. Enfin, el<strong>les</strong> arriverent.<br />

IVladame de Rofemonde ouvrit la boïte.<br />

„ De Dijon", dit-elle, en donnantlaLet-<br />

„ tre a Madame de Tourvel. Ce n'eft p3s<br />

„ 1'écriture de mon mari ", reprit celle<br />

ci d'une voix inquiete, en rompant le cachet<br />

avec vivacité; le premier coup-d'ceil<br />

1'infiruifit, & il fe fit une telle révolution<br />

fur fa figure, que Madame de Rofemonde<br />

s'en appercut, & lui die: „ Qu'avez-vous"?<br />

je m'approchai auffi, en difant : „ Cette<br />

„ Lettre eft donc bien terrible "? La timide<br />

dévote n'ofoit lever <strong>les</strong> yeux, ne difoit<br />

mot; & pour fauver fon embarras ,<br />

feignoit de parcourir 1'épitre, qu'elle n'étoit<br />

guere en état de lire. Je jouiflbis de fon<br />

treuble, & n'étois pas faché de la pouflèr<br />

un peu ? „ Votre air plus tranquille, ajou-<br />

„ tai-je; fait efpérer que cette Lettre vous<br />

„ a caufé plus d'étonnement que de dou-<br />

„ leur ". La colere alors infpira mieux que<br />

n'eüt pu faire la prudence. „ Elle contient,<br />

» répondit-elle, des chofes qui m'cffenfeot,


Les Liaijons dangereufes. m<br />

& que je fuis étonnée qu'on aic ofé m'é-<br />

" c rj r e". — Et qui donc? interrompit Madame<br />

de Rofemonde. „ Elle n'eft pas fignée<br />

, répondit la belle couroucée :<br />

" mais la Lettre & fon Auteur m'infpirent<br />

" u n égal mépris. On m'obligera de ne m'en<br />

" plus parler ". En difant ces mots, elle<br />

déchiral'audacieufe miffive, en mit<strong>les</strong> morceaux<br />

dans fa poche, fe leva & fortit.<br />

Malgré cette colere , elle n'en a pas<br />

moins eu ma Lettre; & je m'en remets<br />

bien ft fa curiofité, du foin de 1'avoir lue<br />

en entier.<br />

Le détail de la journée me meneroit trop<br />

loin. Je joins ft ce récit le brouillon de mes<br />

deux Lettres; vous ferez auffi inftruite que<br />

moi. Si vous voulez être au courant de cette<br />

correfpondance, il faut vous accoutumer<br />

ft déchiffrer mes minutes : car pour rien au<br />

monde, je ne dévorerois 1'ennui de <strong>les</strong> recopier.<br />

Adieu, ma belle amie.<br />

De... ce 25 Aoüt 17..»


ïi2 Les Liaifons dangereufes.<br />

L E T T R E XXXV.<br />

Le Vicomte D E V A L M O N T Ö & Z Prêfidente<br />

DE TOURVEL.<br />

T L faut vous obéir, Madame; il faut vous<br />

prouver qu'au milieu des torts que vous<br />

vous piaifeza me croire ., il me rede au moins<br />

affez de délicateffe pour ne pas me permettre<br />

un reproche, & affez de courage pour<br />

m'impofer <strong>les</strong> plus douloureux facrifices.<br />

Vous m'ordonnez le filence & 1'oubli! eh<br />

bien, je forcerai mon amour a fe taire, &<br />

j'oublierai, s'il eft poffible, la fagon cruelle<br />

dont vous 1'avez accueilli. Sans doute le<br />

defir de vous plaire n'en donnoit pas le<br />

droit; & j'avoue encore que le befoin que<br />

j'avois de votre indulgence, n'étoit pas un<br />

titre pour 1'obtenir : mais vous regardez mon<br />

amour comme un outrage; vous oubliez que<br />

li ce pouvoit être un tort, vous en feriez<br />

è-la-fois, & la caufe & 1'excufe. Vous oubliez<br />

auffi, qu'accoutumé a vous ouvrir mon<br />

ame, lors même que cette confiance pouvoit<br />

me nuire, il ne m'étoit plus poffible<br />

de vous cacher <strong>les</strong> fentiments dont je fuis<br />

pénétré; & ce qui fut 1'ouvrage de ma bonne<br />

foi, vous le regardez comme le fruit de


Les Liaifons dangereufes. 113<br />

1'audace. Pour prix de l'amour le plus tendre,<br />

le plus refpeétueux, le plus vrai,vous<br />

me rejettez loin de vous. Vous me parlez<br />

enfin de votre haine.... Q«» J 0<br />

."?*<br />

plaindroit pas d'êcre traité ainfi? Moi feul,<br />

je me foumets; je fouffre tout & ne murmure<br />

point; vous frappez & j adore. L inconcevable<br />

empire que vous avez fur moi,<br />

vous rendabfolue de mes fentiments; & h<br />

mon amour feul vous réfifte, fi vousne pouvez<br />

le détruire, c'eft qu'il eft votre ouvrage<br />

& non pas le mien.<br />

Te ne demande point un retour dont jamais<br />

ie ne me fuis flatté. Je n'attends pas<br />

même cette pitié, que Pimérêt que vous<br />

m'aviez témoigné quelquefois pouvoit me<br />

faire efpérer. Mais je crois, je 1 avoue, pouvoir<br />

réclamer votre juftice.<br />

Vous m'apprenez, Madame, quon a<br />

cherché a me nuire dans votre efpnt. J>i<br />

vous en euffiez cru <strong>les</strong> confeils de vos arms,<br />

vous ne m'euffiez pas mêmelaifiè approcher<br />

de vous : ce font vos termes. Quels font<br />

donc ces amis officieux? Sans doute ces<br />

eens fi féveres , & d'une vertu fi rigide,<br />

confentenc a êcre nommés; fans doute us<br />

ne voudroient pas fe couvrir d une oblcurité<br />

qui <strong>les</strong> confondroit avec de vils calomniateurs;<br />

& je nignorerai nileurs noms,ni<br />

leursreproches. Songez-, Madame, quejai<br />

le droit de favoir 1'un & 1'autre, pui.lq.ae


"4 Les Liaifons dangereufes.<br />

vous me jugez d'après eux. On ne con<br />

damne point u n coupafale fans lui dire fon enme, fans lui nommer fes accufateurs. Te<br />

d e d e<br />

f ^ Pojnt d'autre grace, & je m'en!<br />

Si j'ai trop méprifé, peut-être, <strong>les</strong> vaines<br />

clameurs d'un public dont je fais peu<br />

de cos, ,1 „-en eft pas ainfi de W eftï<br />

me, & q Uand je confacre ma vie a la mé-<br />

ment. Elle me devjent d'autant plus précieufe<br />

que je lui devrai fans doute ce fe<br />

demande que vous craignez de me f ai!<br />

d o n n e r o i t<br />

drniuT^ ' dites-vous, des<br />

droits a votre reconnoijfance. Ah ! loin<br />

den ex.ger, je croirai vous en devoir, fi<br />

vous me procurez 1'occafion de vous être<br />

agréable. Commencez donc a me rendre<br />

SnL JUfhce<br />

' Cn ne m e h m<br />

Plus<br />

ignorerce que vous defirez de moi. Si ie<br />

pouvois le deviner, je vous éviterois la peine<br />

A u P l 3 i f i r d e v o<br />

t ? f - u « s<br />

voir, «ou!<br />

ez le bonheur de vous fervir, & ie me<br />

louerai de votre indulgence. Qui peu donc<br />

vous arrêter? ce n'eft p a s, £ 1'efpe e la<br />

cnunte d'un refus? je fens qui jeTpJu !<br />

ro,s vous la pardonner. Ce n'en eft pas<br />

unque de nepas vous rendre votre Let- '<br />

we. je defire, plus que vous, qu'elle ne<br />

me foit plus nécefTaire : mais accoutumé


Les Liaifons dangereufes. 115<br />

a vous croire une ame fi douce , ce n'eft<br />

que dans cette Lettre que je puis vous trouver<br />

telle que vous voulez parmtre Quand<br />

ie forme le vceu de vous rendre fenfible,<br />

1: . I„.A, rmp confentir, vous<br />

i'v VOIS que yiuiuv. vj-w - j — -<br />

fuiriez a cent lieues de moi; quand tout<br />

en vous augmente & juftifie mon amour,<br />

c'eft encore elle qui me répete que mon<br />

amour vous outrage ; & lorlqu en vous<br />

vovant, eet amour me femble le bien luurême,<br />

j'ai befoin de vous lire, pour fen-<br />

Sr què ce n'eft qu'un affreus tourment.<br />

Vou« concevez a préfent que mon plus<br />

erand bonheur feroit de pouvoir vous rendre<br />

cette Lettre fatale ; me la demander<br />

encore, feroit m'autorifer ft ne plus croire<br />

ce qu'elle contient; vous ne doutez pas ,<br />

j'efpere, de mon eroprefièment a vous la<br />

remettre.<br />

Be... ce ao d'Joüt 1 7 . . »


n6 Les Liaifons dangereufes.<br />

L E T T R E XXXVI.<br />

Le Vicomte DE VALMOMT d la Préfi*<br />

dente DE TOURVEL.<br />

V<br />

( Timbrèe de Dijon \<br />

o TR E fé vérité augmente chaque jour,<br />

Madame; &, fi j e r<br />

ofe d i r e 5 ^Vem-<br />

b!ez cramdre moins d'être injufte cue detre<br />

induJgente. Après m'avoir condamnéfans<br />

mentendre, vous avez dü fentir en effet<br />

qu ü vous feroit plus facile de ne pas lire<br />

mes raifons que d'y rêpondre. Vous refuez<br />

mes Lettres avec obftination; vous me<br />

Jes renvoyez avec mépris. Vous me forcez<br />

enfin de recourir a la rufe , dans le moment<br />

meme oü mon unique but eft de vous<br />

convaincre de ma bonne foi. La néceffité<br />

ou vous m'avez mis de me défendre, fufftra<br />

fans doute pour en excufer <strong>les</strong> moyens.<br />

Convamcu dailleurs paria fincérité de mes<br />

if m m<br />

Ue P<br />

r"ffi '2<br />

° U r l e s<br />

u f f i f i e r<br />

J' * vos yeux<br />

d mefoffic de vous <strong>les</strong> faire bien connoitre,<br />

j ai cru pouvoir me permettre ce léger<br />

detour. Jole croire auffi que vous me le<br />

pardonnerez, & q u e vous ferez peu furpnle<br />

que 1 amour foit plj 3 ingénieux a fe<br />

prodmre, que 1'indifférence a 1 ecarter.


Les Liaifons dangereufes. n?<br />

Permettez donc, Madame, que mon cceur<br />

fe dévoile entiérement a vous. II vous appartient,<br />

il eft jufte que vous le connoiffiez.<br />

J'étois bien éloigné, en arrivant chez<br />

Madame de Rofemonde, de prévoir le fort<br />

qui m'y atcendoit. J'ignorois que vous y<br />

fuffiez, & j'ajouterai, avec la fincénté qui<br />

me caractérife, que quand je 1'aurois fu,<br />

ma fécurité n'en eüt point été troublée:<br />

non que je ne rendiiïè a votre beauté la<br />

juftice qu'on ne peut lui refufer, mais accoutumé<br />

a n'éprouver que des defirs, a ne<br />

me livrer qu'a ceux que 1'efpoir encourageoit,<br />

je ne connoiffois pas <strong>les</strong> tourments<br />

de l'amour.<br />

Vous futes témoin des inftances que me<br />

fit Madame de Rofemonde pour m'arrêter<br />

quelque temps. J'avois déja paffé une journée<br />

avec vous : cependant je ne me rendis,<br />

ou au moins je ne crus me rendre qu'au,<br />

plaifir, fi naturel & fi légitime, de témoigner<br />

des égards a une parente refpeétable.<br />

Le genre de vie qu'on menoit ici, différoit<br />

beaucoup fans doute de celui auquel j'étois<br />

accoutumé; il ne m'en coüta rien de m'y<br />

conformer; & fans chercher a pénétrer la<br />

caufe du changement qui s'opéroit en moi,<br />

je 1'attribuois uniquement encore a cette facilité<br />

de cara&ere, dont je crois vous avo'r<br />

déja parlé. .<br />

Malheureufement ( & pourqaoi faut-il


u8 Les Liaifons dangereufes.<br />

que ce foit un malheur?; en vous connoifTant<br />

mieux, je reconnusbientöc que cecte<br />

figureenchantereffe, qui feule m'avoit frappé,<br />

écoic le moindre de vos avantages ; votre<br />

ame célefte étonna, féduific la mienne.<br />

J'admirois la beauté, j'adorai la vertu. Sans<br />

prétendre ft vous obtenir, je m'occupai de<br />

vous mériter. En réclamant votre indulgence<br />

pour le paffé , j'ambitionnai votre<br />

fuffrage pour 1'avenir. ]s 'le cherchois dans<br />

vos difcours, je 1'épiois dans vos regards ;<br />

dans ces regards d'oü partoit un poifon d'autancplus<br />

dangereux, qu'il étoit répandufans<br />

deffein & rec;u fans méfiance.<br />

Alors je connus l'amour. Mais que j'étois<br />

loin de m'en plaindre! Réfolu de 1'enfevelir<br />

dans un éternel filence, je me livrois<br />

fans crainte comme fans réferve , ft<br />

ce fentiment délicieux. Chaque jour augmentoit<br />

fon empire. Bientöc le plaifir de<br />

vous voir fe changea en befoin. Vous abfentiez-vous<br />

un moment? mon cceur fe ferroic<br />

de trifteffe; au bruic qui m'annoncoit<br />

votre retour, il palpitoit de joie. Je n'exiftois<br />

plus que par vous & pour vous. Cependant<br />

c'eft vous-même que j'abjure : jamais<br />

dans la gaiecé des folarres jeux, ou<br />

dans 1'intérêc d'une converfation férieufe,<br />

m'échappa-t-il un mot qui put trahir le fecrer<br />

de mon cce )r!<br />

Enfin , un jour arriva oü devoit com-


Les Liaifons dangereufes.<br />

meneer mon infortune; & par une inconcevable<br />

fatalicé, une action honnête en devint<br />

le fignal. Oui, Madame, c'elt au milieu<br />

des malheureux que j'avois fecourus,<br />

que, vous livrant a cette fenfibilité précieufe<br />

qui embellit la beauté même, & ajoute du<br />

prix a la vertu , vous achevates d'égarer<br />

un cceur que déja trop d'amour enivroit.<br />

Vous vous rappellez , peut-être, quelle<br />

préoccupation s'empara de moi au retour!<br />

Hélas! je cherchois a combattre un penchant<br />

que je fentois devenir plus fort que<br />

moi.<br />

Ceft après avoir épuifé mes forces dans<br />

ee combat inégal, qu'un hafard, que je n'avois<br />

pu prévoir, me fit trouver feul avec<br />

vous. La, je fuccombai, je 1'avoue. Mon<br />

cceur, trop plein, ne put retenir fes difcours<br />

ni fes larmes. Mais eft-ce donc un<br />

crime? & fi c'en eft un, n'eft-il pas affez<br />

puni par <strong>les</strong> tourments affreux auxquels je<br />

fuis livré?<br />

Dévoré par un amour fans efpoir, j'implore<br />

votre pitié & ne trouve que votre<br />

haine : fans autre bonheur que celui de<br />

vous voir, mes yeux vous cherchent malgré<br />

moi, & je tremble de rencontrer vos<br />

regards. Dans 1'état cruel oü vous m'avez<br />

réduit , je paffe <strong>les</strong> jours a déguifer mes<br />

peines, & <strong>les</strong>nuits a m'y livrer, tandis que<br />

vous, tranquille & paifible, vous ne con-


iio Les Liaifons dangereufes.<br />

noifiez ces toürments que pour <strong>les</strong> caufér<br />

& vous en applaudir. Cependant c'eft vous<br />

qui vous plaignez, & c'eft moi qui m'excufe.<br />

Voila pourtant, Madame, voila le récit<br />

fidele de ce que vous nommez mes torts,<br />

& que peut-être il feroit plus jufte d'appeller<br />

mes malheurs. Un amour pur & fincere<br />

, un refpect qui ne s'eft jamais démenti<br />

, une foumiffion parfaite; tels font<br />

<strong>les</strong> fentiments que vous m'avez infpirés. Je<br />

n'eufiè pas craint d'en préfenter 1'hommage<br />

a la Divinité même. O vous, qui êtes fon<br />

plus bel ouvrage, imitez-la dans fon indulgence!<br />

Songez a mes peines cruel<strong>les</strong>; fongez<br />

fur-tout, que, placé par vous entre le<br />

défefpoir & la félicité fuprême, le premier<br />

mot que vous prononcerez décidera pour<br />

jamais de mon fort.<br />

De... ce 18 Aotit 17...<br />

L E T T R E XXXVII.<br />

La Prèfidente DE TOURVEL** Madame<br />

DE VOLANGES.<br />

JE me foumets, Madame , aux confeils<br />

que votre amitié me donne. Accoutumée a<br />

déférer


Les Liaifons dangereufes. 121<br />

déférer en tout ft vos avis, je le fuis ft,<br />

croire qu'ils font toujours fondés en raifon.<br />

J'avouerai même que M. de Valmont doic<br />

être en effet infiniment dangereux, s'il peut<br />

ft-la-fois feindre d'êcre ce qu'il paroit ici,<br />

& refter tel que vous le dépeignez. Quoi<br />

qu'il en foit, puifque vous 1'exigez, je 1'éloignerai<br />

de moi; au moins j'y ferai mon<br />

poffible : car fouvent <strong>les</strong> chofes, qui, dans<br />

le fond, devroient être <strong>les</strong> plus fimp<strong>les</strong> ,<br />

deviennent embarraffantes par la forme.<br />

II me paroit toujours impraticabte de<br />

faire cette demande ft fa tante; elle deviendroit<br />

également défobligeante & pour elle<br />

& pour lui. Je ne prendrois pas non plus,<br />

fans quelque répugnance, le parti de m'éloigner<br />

moi-même : car outre <strong>les</strong> raifons<br />


122 Les Liaifons dangereufes.<br />

en effet plus d'honnêteté qu'on ne Iu5 en<br />

fuppofe, je ne délèfpere pas de réuffir. Je<br />

ne ferai pas même fachée de le tenter,<br />

& d'avoir une occafion de juger fi, com-'<br />

me il le dit fouvent, <strong>les</strong> femmes vraimenc<br />

honnêtes, n'ont jamais en, n'auront jamais<br />

a fe plaindre de fes procédés. S'il part comme<br />

je le defire, ce fera en effec par égard<br />

pour moi; car je ne peux pas douter qu'il<br />

n'aic Ie projet de paffer ici une grande partie<br />

de 1'automne. S'il refufe ma demande<br />

& s'obftine a refter, je ferai toujours a<br />

temps de partir moi-même, & je vous le<br />

promets.<br />

Voila, je crois, Madame, tout ce que<br />

votre amitié exigeoit de moi: je m'empreflè<br />

d'y fatisfaire, & de vous prouver que, malgré<br />

la chaleur que j'ai pu mettre a défendre<br />

M. de Valmont, je n'en fuis pas moins<br />

difpofée, non-feulement a écouter, mais<br />

même a fuivre <strong>les</strong> confeils de mes amis.<br />

J'ai 1'honneur d'être, &C.<br />

Be... ce 25 Aoüt 17,


Les Liaifons dangereufes. 1*3<br />

L E T T R E XXXVIII.<br />

La Marquife DE MERTEUIL, au Vicomte<br />

DE VALMONT.<br />

V O,TRE énorme paquet m'arrive a 1'inftanc,<br />

mon cher Vicomte. Si la date en eft<br />

exafte, j'aurois du le recevoir vingt-quatre<br />

heures plutöt; quoi qu'il en foit, fi je prenois<br />

le temps de le lire , je n'aurois plus<br />

celui d'y rêpondre. Je préfere donc de vous<br />

en accufer feulemenc la réception, & nous<br />

cauferons d'autre chofe. Ce n'eft pas que<br />

j'aye rien a vous dire pour mon compte;<br />

1'automne ne laiffe a Paris prefque point<br />

d'hommes qui ayent figure humaine : auffi<br />

je fuis, depuis un mois, d'une fageffe a périr;<br />

& touc autre que mon Chevalier feroit<br />

fatigué des preuves de ma conftance. Ne<br />

pouvant m'occuper, je me difirais avec la<br />

petite Volanges; & c'eft d'elle que je veux<br />

vous parler.<br />

Savez-vous que vous avez perdu plus<br />

que vous ne croyez, a ne pas vous charger<br />

de eet enfant ? Elle eft vraiment délicieufe!<br />

cela n'a ni caractere ni principes;<br />

jugez combien fa fociété fera donce & faciie.<br />

Je ne crois pas qu'elle brille jamais<br />

par le fentiment; mais tout annonce én elle<br />

F ij


144 Les Liaifons dangereufes.<br />

<strong>les</strong> fenfations <strong>les</strong> plus vives. Sans efprit &<br />

fineflè, elle a pourtant une certaine fauffeté<br />

naturelle, fi 1'on peut parler ainfi, qui quelquefois<br />

m'étonne moi-même, & qui réuffira<br />

d'autant mieux, que fa figure offre 1'image<br />

de la candeur & de Pingénuité. Elle eft naturellement<br />

très-carefiante, & je m'en amufe<br />

quelquefois : fa petite tête fe monte avec<br />

une facilité incroyable; & elle eft alors d'autant<br />

plus plaifante, qu'elle ne fait rien, abfolument<br />

rien, de ce qu'elle defire tant de<br />

favoir. II lui en prend des impatiences touta-fait<br />

drö<strong>les</strong>; elle rit, elle fe dépite, elle<br />

pleure, & puis elle me prie de Pinftruire,<br />

avec une bonne foi réellement féduifante.<br />

En vérité, je fuis prefque jaloufe de celui<br />

a qui ce plaifir eft réfervé.<br />

Je ne fais fi je vous ai mandé que depuis<br />

quatre ou cinq jours j'ai Phonneur d'être fa<br />

confidente. Vous devinez bien que d'abord<br />

j'ai fait la févere : mais auffi-töt que je me<br />

fuis appercue qu'elle croyoit m'avoir convaincue<br />

par fes mauvaifes raifons, j'ai eu<br />

Pair de <strong>les</strong> prendre pour bonnes; & elle eft<br />

intimement perfuadée qu'elle doit ce fuccès<br />

a fon éloquence : il falloit cette précaution<br />

pour ne me pas compromettre. Je lui ai<br />

permis d'écrire & de dire faime; & le même<br />

jour, fans qu'elle s'en doutêt, je lui ai<br />

ménagé un tête-a-tête avec fon Danceny.<br />

Mais figurez-vous qu'il eft ü fot encore 3


Les Liaifons dangereufes. 125<br />

qu'il n'en a feulement pas obtenu un baifer.<br />

Ce garcon-lft fait pourtant de fort johs vers!<br />

Mon Dieu! que ces gens d'efprit font betes!<br />

celui-ci Pelt au point qu'il m'en embarralle;<br />

car enfin, pour lui, je ne peux pas le conduire!<br />

. . ,.<br />

C'eft ft préfent que vous me feriez bien<br />

utile Vous êtes affez lié avec Danceny pour<br />

avoir fa confidence; & s'il vous la donnoit<br />

une fois, nous irions grand train. Dépechez<br />

donc votre Préfidente; car enfin je ne veux<br />

pas que Gercourt s'en fauve : au refte, j ai<br />

parlé de lui hier ft la petite perfonne, &<br />

le lui ai fi bien peint, que quand elle feroit<br />

fa femme depuis dix ans, elle ne le hairoit<br />

pas davantage. Je Pai pourtant beaucoup<br />

prêchée fur la fidélité conjugale; rien n egale<br />

ma févérité fur ce point. Par-lft, d une<br />

part, je rétablis auprès d'elle ma réputation<br />

de vertu, que trop de condefcendance pourroit<br />

détruire ; de 1'autre , j'augmente en<br />

elle la haine dont je veux gratifier fon mari.<br />

Et enfin, j'efpere qu'en lui faifant accroire<br />

qu'il ne lui eft permis de fe livrer a<br />

l'amour que pendant Ie peu de temps qu'elle<br />

a ft refter .fille, elle fe décidera plus vite ft<br />

n'en rien perdre.<br />

Adieu, Vicomte ; je vais me mettre a<br />

ma toilette, oü je lirai votre volume.<br />

De... ce 27 Jout 17...<br />

F fij


ii.6 Les Ltaifens dangereufes.<br />

L E T T R E XXXIX.<br />

CECILE VOLANGES a SOPHIE<br />

C A R N A y.<br />

JE fuis trifte & inquiete, ma chere So><br />

phie. J'ai pleuré prefque toute la nuir. Ce<br />

n'eft pas que pour le moment je ne fuis<br />

bien heureufe ; mais je prévois que cela<br />

ne durera pas.<br />

J'ai été hier a 1'Opéra avec Madame de<br />

Merteuil, nous y avons beaucoup parlé de<br />

mon mariage, & je n'en ai rien appris de<br />

bon. C'eft M. le Comte de Gercourt que<br />

je dois époufër, & ce doit être au mois<br />

d'O&obre. II eft riche , il eft homme de<br />

qualité, il eft Colonel du régiment de....<br />

Jufques-la tout va fort bien. Mais d'abord<br />

il eft vieux. Figure-toi qu'il a au moins<br />

trente-fix ans! & puis, Madame de Merteuil<br />

dit qu'il eft trifte & févere, & qu'elle<br />

craint que je ne fois pas heureufe avec lui.<br />

J'ai même bien vu qu'elle en étoit fure, &<br />

qu'elle ne vouloit pas me le dire , pour<br />

ne pas m'affliger. Elle ne m'a prefque entretenue<br />

toute la foirée que des devoits<br />

des femmes envers leurs maris : elle convieat*<br />

que M. de Gercourt n'eft pas aima-


Les Liaifons dangereufes. 127<br />

b'e do'tout, & elle dit pourtant qu'il faudra<br />

que je l'aime. Ne m'a-t-el!e pas dit auffi<br />

qu'une fois mariée, je ne devois plus aimer<br />

le Chevalier Danceny ? comme li c etoit<br />

poffible! Oh! je t'aflure bien que je 1'aimerai<br />

toujours. Vois-tu, j'aimerois mieux<br />

plutot ne pas me marier. Que ce M. de<br />

Gercourt s'arrange, je ne 1'ai pas éte chercher.<br />

II eft en Corfe a préfenc, bien lom<br />

d'ici ; je voudrois qu'il y reftat dix ans. Si<br />

ie n'avois pas peur de rentrer au Couvent,<br />

je dirois bien a Maman que je ne veux pas<br />

de ce mari-la; mais ce feroit encore pis. Je<br />

fuis bien embarraffée. Je fens que je n'ai<br />

jamais tant ateié M. Danceny qu'a préfent;<br />

& quand je fonge qu'il ne me refte plus<br />

qu'un mois a ê;re comme je fuis, <strong>les</strong> larmes<br />

me viennent aux yeux tout de fuite;<br />

je n'ai de confolation que dans Pamitié de<br />

Madame de Merteuil; elle a fi bon cceur !<br />

elle partage tous mes chagrins comme moimême<br />

; & ouis elle eft fi aimable , que<br />

quand je fuis avec elle, je n'y fonge prefque<br />

plus. D'ailleurs, elle m'eft bien utile;<br />

car le peu que. je fais, c'eft elle qui me<br />

1'a appris : & eüe eft fi bonne, que je lui<br />

dis tout ce que je penfe, fans être honteufe<br />

du tout. Quand elle trouve que ce n'eft<br />

pas bien, eile me gronde quelquefois; mais<br />

c'eft tout douceroent, & puis je 1'embraffe<br />

de tout mon cceur, jufqu'a ce qu'elle ne<br />

F iv


128 Les Liaifons dangereufes.<br />

foit plus fêchée. Au moins celle-la, je peux<br />

bien Paimer tant que je voudrai, fans qu'il<br />

y aic du mal, & §a me fait bien du plaifir.<br />

Nous fommes pourtant convenues que je<br />

n'aurois pas fair de Paimer tant devant le<br />

monde, & fur-tout devant Maman , afin<br />

qu'elle ne fe méfie de rien au fujet du Chevalier<br />

Danceny. Je t'aflure que fi je pouvois<br />

toujours vivre comme je fais a préfent<br />

, je crois que je ferois bien heureufe.<br />

II n'y a que ce vilain M. de Gercourt!...<br />

Maasje ne veux pas t'en parler davantage:<br />

car je redeviendrois trifte. Au-lieu de cela,<br />

je vas écrire au Chevalier Danceny; je ne<br />

lui parlerai que de mon amour & non de<br />

mes chagrins, car je ne veux pas 1'affliger.<br />

Adieu , ma bonne amie. Tu vois bien<br />

que tu aurois tort de te plaindre, & que<br />

j'ai beau être occupée, comme tu dis, qu'il<br />

ne m'en refte pas moins le temps de Paimer<br />

& de t'écrire (i).<br />

De... ce 27 Aoüt 17...<br />

_ (O On continue a fupprimer <strong>les</strong> Lettres de Cécile<br />

Volanges & du Chevalier Danceny , qui font<br />

peu intéreffantes, & n'annoncent aucun événement.


Les Liaifons dangereufts. 120<br />

L E T T R E XL.<br />

Le Vicomte DE VALMONT a la Marquife<br />

DE MERTEUIL.<br />

C'EST peu pour mon inhumaine de ne<br />

pas rêpondre ft mes Lettres, de refufer de<br />

<strong>les</strong> recevoir ; elle veut me priver de fa<br />

vue, elle exige que je m'éloigne. Ce qui<br />

vous furprendra davantage, c'eft que je me<br />

foumette ft tant de rigueur. Vous allez me<br />

blamer. Cependant je n'ai pas cru devoir<br />

perdre 1'occafion de me laifièr donner un<br />

ordre,: perfuadé d'une part, que qui commandé<br />

s'engage; & de 1'autre, que 1'autorité<br />

illufoire que nous avons 1'air de laifièr<br />

prendre aux femmes, eft un des pieges<br />

qu'el<strong>les</strong> évitent le plus difficilement. De<br />

plus, 1'adreffe que celle-ci a fu mettre ft<br />

éviter de fe trouver feule avec moi, me<br />

placoit dans une fituation dangereufe, dönt<br />

j'ai cru devoir fortir ft quelque prix que ce<br />

fut : car étant fans ceffe avec elle , fans<br />

pouvoir 1'occuper de mon amour, il y avoit<br />

lieu de craindre qu'elle ne s'accoutumat<br />

enfin ft me voir fans trouble ; difpofition<br />

dont vous favez aflèz combien il eft difficile<br />

de revenir.<br />

F v


130 Les Liaifons dangereufes.<br />

Au refte, vous devinez que je ne me fuis<br />

pas foumis fans condition. j'ai même eu Ie<br />

foin d'cn mettre une impoffibie a accorder;<br />

tant pour refter toujours maitre de tenirma<br />

parole, ou d'y manquer, que pour engager<br />

une di'cuffion, foit de bouche, ou par<br />

écrit, dans-un moment oü ma Belle eft plus<br />

contente de moi, oü elle a befoin que je<br />

le fois d'elle : lans compter que je ferois<br />

bien mal-adroic, fi je ne treuvois moyen><br />

d'obtenir quelque dédommagement de mon<br />

défiftement a cette prétention, toute infoutenable<br />

qu'elle eft.<br />

Après vous avoir expofé mes raifons dans<br />

ce long préambule , je commence Phiftorique<br />

de ces deux derniers jours. J'y joindrai,<br />

comme pieces juftificatives, la Lettre<br />

de ma Belle & ma réponfe. Vous conviendrez<br />

qu'il y a peu d'Hiftoriens auffi exacls<br />

que moi.<br />

Vous vous rappeller Peffet que fit avanthier<br />

matin ma Lettre de Dijon; le refte<br />

de la journée fut trés - orageux. La jolie<br />

Prüde arriva feulement au moment du diner,<br />

& annon§a une forte migraine ; prétexte<br />

dont elle voulut couvrir un des violents<br />

accès d'humeur que femme puiflè avoir.<br />

Sa figure en étoit vraiment altérée ; Pexpreflibn<br />

de douceur que vous lui connoiflez,<br />

s'ctoit changée en un air mutin qui en faifoit<br />

une beauté nouvelle. Je me promets.


Les Liaifons dangereufes. 131<br />

bien de faire ufage de cette découverte par<br />

la fuite , & de remplacer quelquefois la<br />

maïtreflè tendre , par la maitreffe mutine.<br />

Je prévis que Paprès-dinée feroit trifte;<br />

& pour m'en fauver 1'ennui , je prétextai<br />

des Lettres ft écrire, & me retirai chez moi.<br />

Je reviens au fallon fur <strong>les</strong> fix heures; Madame<br />

de Rofemonde propofa la promenade,<br />

qui fut acceptée. Mais au moment de<br />

monteren voiture, la prétendue malade,<br />

par une malice infernale , prétexta ft fon<br />

tour, & peut-être pour fe venger de mon<br />

abfence, un redoublement de douleurs, 8t<br />

me fit fubir fans pitié le tête-ft-tête de ma<br />

vieille tante. Je ne fais fi <strong>les</strong> imprécations<br />

que je fis contre ce démon femelle furent<br />

exaucées, mais nous la trouvames couchée<br />

au retour.<br />

Lelendemain au déjeuner, ce n T<br />

étoit plus<br />

la même femme. La douceur naturelle étoit<br />

revenue, & j'eus lieu de me croire purdonné.<br />

Le déjeuner étoit ft peine fini, que la<br />

douce perfonne fe leva d'un air indolent,<br />

& entra dans le pare; je la fuivis, comme<br />

vous pouvez croire. „ D'oü peut naitre ce<br />

„ defir de promenade, lui dis-je en 1'abor-<br />

„ dant? J'ai beaucoup écrit ce matin, me<br />

„ jrépondit-elle, & ma tête eft un peu fa-<br />

„ tiguée. — Je ne'fuis pas affez heureux,<br />

„ repris-je, pour avoir ft me reprocher cette<br />

,, fatigue-la?.—-Je vous ai bien écrit, ré-<br />

F vj


133 Les Liaifons dangereufes.<br />

», pondit-elle encore, mais j'héfite a vouj<br />

5, donner ma Lettre. Elle contient une de-<br />

„ mande, & vous ne m'avez pas accoutu-<br />

„ mée a en efpérerle fuccès. — Ah! jejure<br />

„ que s'il m'eft poffible. — Rien n'eft plus<br />

„ facile, interrompic-elle; & quoique vous<br />

„ dufltez peut-être 1'accorder comme jufti-<br />

„ ce, je confensa 1'obtenircommegrace ".<br />

En difant ces mots, elle me préfenta fa<br />

Lettre; en la prenant, je pris aufli fa main,<br />

qu'elle retira, mais fans colere, & avec plus<br />

d'embarras que de vivacité. „ La chaleur<br />

„ eft plus vive que je ne croyois, dit-elle;<br />

„ il faut rentrer ". Et elle reprit la route<br />

du cb&teau. Je fis de vains efforts pour lui<br />

perfuader de continuer fa promenade, &<br />

j'eus befoin de me rappeller que nous pouvions<br />

être vus, pour n'y employer que de<br />

1'éloquence. Elle rentra fans proférer une<br />

parole, & je vis clairement que cette feinte<br />

promenade n'avoit eu d'autre but que de me<br />

remettre fa Lettre. Elle monta chez elle en<br />

rentranr, & je me retirai chez moi pour<br />

lire 1'épicre que vous ferez bien de lire aufli,<br />

ainfi que ma réponfe, avant d'aller plus<br />

loin...


Les Liaifons dangereufes. i$%<br />

L E T T R E XLI.<br />

La Préfidente DETOURVEL«« Ftcotate<br />

DE VALMONT.<br />

IL femble, Monfieur, par vorre conduite<br />

avec moi, que vous ne cherchiez qu'a augmenter,<br />

chaque jour, <strong>les</strong> fujets de plainte<br />

que j'avois contre vous. Votre obftination<br />

ft vouloir m'entretenir fans ceffe, d'un fentiment<br />

que je ne veux ni ne dois écouter;<br />

Fabus que vous n'avez pas craint de faire<br />

de ma bonne foi, ou de ma timidité, pour<br />

me remettre vos Lettres; le moyen furtout,<br />

j'ofe dire peudélicat, dont vous vous<br />

êtes fervi pour me faire parvenir la derniere,<br />

fans craindre au moins 1'effet d'une furprife<br />

qui pouvoit me compromettre; tout<br />

devroit donner lieu de ma part ft des reproches<br />

auffi vifs que juftement mérités.<br />

Cependant, au-liea de revenir fur ces griefs,<br />

je m'en tiens ft vous faire une demande auffi<br />

fimple que jufie; & fi je 1'obtiens de vous,<br />

je confens que tout foit oublié.<br />

Vous-même m'avez dit, Monfieur, que<br />

je ne devois pas craindre un refus; & quoique,<br />

par une inconféquence qui vous eft<br />

particuliere, cette phrafe même foit fuivie


134 Let Li ai font dangereufes.<br />

du feul refus que vous pouvicz me faire<br />

(r), je veux croire qire vous n'en tiendrez<br />

pas moins aujourd'hui cette parole formellement<br />

donnée il y a fi peu de jours.<br />

Je deGre donc que vous ayiez Ia complaifance<br />

de vous éloigner de moi; de quicter<br />

ce Chaceau, oü. un plus long féjour de votre<br />

part ne pourroit que m'expofer davantage<br />

au jugement d'un public toujour*<br />

prompt a mal penfer d'autrui, & que vous<br />

n'avez que trop accoutumé a fixer <strong>les</strong> yeux<br />

fur <strong>les</strong> femmes qui vous admertenc dans<br />

leur fociété.<br />

Avertie déja, depuis long-temps, de ce<br />

danger par mes amis, j'ai négligé, j'ai même<br />

combattu leur avis tant que votre conduite<br />

a mon égard avoit pu me faire croire que<br />

vous aviez bien voulu ne pas me confondre<br />

avec cette foule de femmes qui toutes<br />

ont eu a fe plaindre de vous. Aujourd'hui,<br />

que vous me traitez comme el<strong>les</strong>, que je<br />

ne peux plus 1'ignorer, je dois au public,<br />

a mes amis, a moi-même, de fuivre ce par;i<br />

néceffaire. Je pourrois ajouter ici que vous<br />

ne gagneriez rien a refuier ma demande,<br />

décidée que je fuis a partir moi-même, fi<br />

vous vous öbftineza refter: mais je ne cherche<br />

point a diminuer 1'obligation que je<br />

il) yoyt^ lettre XXXV ;


Les Liaifons dangereufes. 135<br />

y-ous aurai de cette complaifance, & je veux<br />

bfen que vous fachiez qu'en néceffuant mort<br />

départ d'iri, vous contrarieriez mes arrangements.<br />

Prouvez-moi donc, Monfieur,<br />

que, vous me 1'avez dit tant de fois, <strong>les</strong> femmes<br />

honnêtes n'auront jamais a fe plaindre<br />

de vous; prouvez-moiau moins, que, quand<br />

vous avez des torts avec el<strong>les</strong>, vous favez<br />

<strong>les</strong> réparer.<br />

Si je croyois avoir befoin de juftifier ma<br />

demande vis a-vis de vous, il me luffiroit<br />

de voos dire que vous avez paffé votre vie<br />

a la rendre nécefTaire, & que pourtant il<br />

n'a pas tenu ï moi de ne la jamais former,<br />

Mais ne rappellons pas des événementsque<br />

je veux oublier, & qui m'obligeroient a<br />

vous juger avec rigueur , dans un moment<br />

oü je vous offre 1'occafion de mériter toute<br />

ma reconnoiffance. Adieu, Monfieur, votre<br />

conduite va m'apprendre avec quels<br />

fentiments je dois être, pour la vie, vowe<br />

uès-humble, &c.<br />

De... 25 Aoüt 17..-


136" Les Liaifons dangereufes.<br />

L E T T R E XLIL<br />

Le Vicomte DE VALMONT^ la Préfidente<br />

DE TOURVEL.<br />

C^UELQUE duresquefoienc, Madame,<br />

<strong>les</strong> conditions que vous m'impofez, je ne<br />

refufe pas de <strong>les</strong> remplir. Je fens qu'il me<br />

feroit impoffible de contrarier aucun de vos<br />

defirs. Une fois d'accord fur ce point, j'ofe<br />

me flatter qu'a mon tour, vous me permettrez<br />

de vous faire quelques demandes, bien<br />

plus faci<strong>les</strong> a accorder que <strong>les</strong> vótres, &<br />

que pourtant je ne veux obtenir que de ma<br />

foumiffion parfaite a votre volonté.<br />

L'une , que j'efpere qui fera follicitée<br />

par votre juftice, eft de vouloir bien me<br />

nommer mes accufateurs auprès de vous;<br />

ils me font, ce me femble, affez de mal,<br />

pour que j'aie le droit de <strong>les</strong> connoitre;<br />

1'autre, quej'attends de votre indulgence,<br />

eft de vouloir bien me permettre de vous<br />

renouveller quelquefois 1'hommage d'an<br />

amour qui va plus que jamais mériter votre<br />

pitié.<br />

Songez, Madame, que je m'empreffe de<br />

vous obéir, lors même que je ne peux le<br />

faire qu'aux dépens de mon bonheur; je


Les Liaifons dangereufes. 137<br />

dirai plus, malgré la perfuafion oü je fuis,<br />

que vous ne defirez mon déparc, que pour<br />

vous fauver le fpeftacle, toujours pénibie,<br />

de 1'objec de votre injuftice.<br />

Convenez-en, Madame, vous craignez<br />

moins un public trop accoutumé a vous<br />

refpefter, pour ofer porter de vous un jugement<br />

défavantageux, que vous n'êtes gênée<br />

par la préfence d'un homme qu'il vous<br />

eft plusfacile de punir que de btómer. Vous<br />

m'éloignez de vous comme on détourne fes<br />

regards d'un malheureux qu'on ne veut pas<br />

fecourir.<br />

Mais tandis que 1'abfence va redoubler<br />

mes tourments, a quelle autre qu'a vous<br />

puis-je adreffer mes plaintes? de quelle autre<br />

puis-je attendre des confolations qui vont<br />

me devenir fi néceffaires? Me <strong>les</strong> refuferez-vous<br />

, quand vous feule caufez mes<br />

peines?<br />

Sans doute, vous ne ferez pas étonnee<br />

non plus, qu'avant de partir j'aie a cceur<br />

de juftifier auprès de vous <strong>les</strong> fentiments<br />

que vous m'avez infpirés ; comme auffi,<br />

que je ne trouve le courage de m'éloigner<br />

qu'en en recevant 1'ordre de votre<br />

bouche.<br />

Cette doublé raifon me fait vous demander<br />

un moment d'entretien. Inutilement voudrions-nous<br />

y fuppléer par Lettres: on écrit<br />

des volumes, & 1'on explique mal ce qu'un


138 . Les Liaifons dangereufes.<br />

quart - d'heure de conve fation fuffic pour<br />

faire bien emeo.fre. Vous trouverez faeiïe»<br />

ment le remps de me l'3ecordcr: .ar quelqu'empreffé<br />

que je fois de vous obéir, vous<br />

favez que Madame de Rofemonde eft inftruite<br />

de mon projet, de paffer chez elle<br />

une partie de l'automne, & il faudra au<br />

moins que j'attende une Lettre pour pouvoir<br />

prétexter une affaire qui me force ft<br />

partir.<br />

Adieu, Madame; jamais ce mot ne m'a<br />

tant coüté aécrire que dans ce moment, oü<br />

il me ramene ft 1'idée de notre féparation.<br />

Si vous pouviez imaginer ce qu'elle me fait<br />

fouffrir, j'ofe croire que vous me fauriez<br />

quelque gré de ma dociiité. Recevez au<br />

moins, avec plus d'induigence, Paffurance<br />

& 1'hommage de l'amour" Ie plus tendre &<br />

le plus refpectueux.<br />

De ... ce 2.6 Aoüt 17...<br />

SUITE DE LA LETTRE XL.<br />

Du Vicomte DE VALMONT d la Marquife<br />

DE MERTEUIL.<br />

-A. PRÉSENT, raifonnons, ma belle<br />

amie. Vous fentez comtne moi que la fcru-


Les Liaifons dangereufes. 139<br />

puleufe, rhonnête Madame de Tourvel,<br />

ne peut pas m'accorder ia première de mes<br />

demandes, & trahir la confiance de fes amis ,<br />

en me nommant mes accul'aceurs; ainfi en<br />

promettant tout a cette condition , je ne<br />

m'engage a rien. Mais vous fentez auffi que<br />

ce refus qu'elle me fera, deviendra un titre<br />

pour obtenir tout le refte; & qu'alors<br />

je gagne, en m'éloignant, d'entrer avec<br />

elle, & de fon aveu, en correfpondance réglée<br />

: car je compte pour peu le rendezvous<br />

que je lui demande, & qui n'a prefque<br />

d'autre objet que de 1'accoutumer d'avance<br />

a n'en pas refufer d'autres quand ils<br />

me feront vraiment néceffaires.<br />

La feule chofe qui me refte a faire avant<br />

mon départ, eft de favoir quels font <strong>les</strong><br />

gens qui s'occupent a me nuire auprès<br />

d'elle. Je préfume que c'eft fon pédanc de<br />

mari; je le voudrois : outre qu'une défenfe<br />

conjugale eft un aiguillon au defir, je ferois<br />

fur que du moment que ma Belle aura<br />

confenti i m'écrire, je n'aurois plus rien a<br />

craindre de fon mari, puifqu'elle fe trouveroit<br />

déja dans la néceffité de le tromper.<br />

Mais fi elle a une amie aflèz intime pour<br />

avoir fa confidence, & que cette amie-la<br />

foit contre moi, il me paroit néceffaire de<br />

<strong>les</strong> brouiller, & je compte y réuffir: mais<br />

avant tout, il faut être inftruit.<br />

J'ai bien cru que j'allois letrehier;mais


140 Les Liaifons dangereufes.<br />

cette femme ne fait rien comme une autre,<br />

nous étions chez elle, au moment oü 1'on<br />

vint avertir que le diner étoit fervi. Sa toilette<br />

fe finiffoit feulement, & tout en fe<br />

prefiant, & en faifant des excufes, je m'appenjus<br />

qu'elle laiffoit la clef a ion fecretaire;<br />

& je connois fon ufage de ne pas<br />

êter celle de fon appartement. J'y rêvois<br />

pendant le diner, lorfque j'entendis defcendre<br />

fa Femme-de-chambre : je pris mon<br />

parti auffi-töt; je feignis un faignement de<br />

nez, & fortis. Je volai au fecretaire; mais<br />

je trouvai tous <strong>les</strong> tiroirs ouverts, & pas un<br />

papier écrit. Cependant on n'a pas d'occafion<br />

de <strong>les</strong> brüler dans cette faifon. Que<br />

fait-elle des Lettres qu'elle recoit? & elle<br />

en recoit fouvent! Je n'ai rien négligé;<br />

tout étoit ouvert, & j'ai cherché par-tout:<br />

mais je n'y ai rien gagné, que de me<br />

convaincre que ce dépot précieux refte dans<br />

fes poches.<br />

Comment 1'en tirer? depuis hier je m'occupe<br />

inutilement d'en trouver <strong>les</strong> moyens :<br />

cependant je ne peux en vaincre le defir.<br />

Je regrette de n'avoir pas le talent des filoux.<br />

Ne devroit-il pas, en effet, entrer<br />

dans 1'éducation d'un homme qui fe mêle<br />

d'intrigues? ne feroit-il pas plaifant de dérober<br />

la Lettre ou leportrait d'un rival,ou<br />

de tirer des poches d'une Prude de quoi<br />

la démafquer? Mais nos parents ne fongent


Les Liaifons dangereufes. 141<br />

a rien ; & moi, j'ai beau fonger ft touc, je<br />

ne fais que m'appercevoir que je fuis gauche,<br />

fans pouvoir y remédier.<br />

Quoi qu'il en foit, je revins me mettre<br />

ft table, fort mécontent. Ma Belle calma<br />

pourtant un peu mon humeur, par l'air<br />

d'intérêt que lui donna ma feinte indifpolition<br />

; & je ne manquai pas de Taffurer<br />

que j'avois, depuis quelque temps, de violentes<br />

agitations qui altéroient ma fanté.<br />

Perfuadée comme elle eft, que c'eft elle<br />

qui <strong>les</strong> caufe, ne devroit-elle pas en confcience<br />

travailler ft <strong>les</strong> calmer? Mais, quoique<br />

dévote, elle eft peu charitable; elle<br />

refufe toute aumöne amoureufe, & ce refus<br />

fuffit bien, ce me femble , pour en autorifer<br />

le vol. Mais adieu, car tout en<br />

caufant avee vous, je ne fonge qu'ft ces<br />

maudites Lettres.<br />

De ... ce 27 Aoi'it 17...<br />

L E T T R E XLIII.<br />

La Prêfidente DE TOURVEL au Vicomte<br />

DE VALMONT.<br />

POURQUOI chercher, Monfieur, ft diminuer<br />

ma reconnoiffance ? pourquoi ne


144 Les Liaifons dangereufes.<br />

que vous prétendez vous être nécefiaire,<br />

vous vous contenterez de Ia priere que je<br />

vous renouvelle. Adieu, Monfieur.<br />

De ... ce 27 Aoüt 17.<br />

L E T T R E XLIV.<br />

Le Vicomte DE VALMONT d la Marquife<br />

DE MERTEUIL.<br />

PARTAGEZ ma joie, ma belle amie;<br />

je fuis aimé; j'ai triomphé de ce cceur<br />

rebelle. Ceft en vain qu'il diflimule encore;<br />

mon heureufe adrefie a furpris fon<br />

fecret. Graces ft mes foins actlfs, je fais<br />

tout ce qui m'intéreffe : depuis la nuit,<br />

1'heureufe nuit d'hier, je me retrouve dans<br />

mon élément; j'ai repris toute mon exiftence;<br />

j'ai dévoilé un doublé myftere d'amour<br />

& d'iniquité : je jouirai de 1'un, je<br />

me vengerai de 1'autre; je volerai de plaifirs<br />

en plaifirs. La feule idéé que je m'en<br />

fais, me tranfporte au point que j'ai quelque<br />

peine ft rappeller ma prudence; que<br />

j'eri aurai peut-être ft mettre 1'ordre dans le<br />

récit que j'ai ft vous faire. Efiayons cependant.<br />

Hier même, après vous avoir écrit ma<br />

Lettre,


Les Liaifons dangereufes. 145<br />

Lettre, j'en regus une de lacélefteDévote.<br />

Je vous 1'envoye; vous y verrez qu'elle me<br />

donne, le moins mal - adroitement qu'elle<br />

peut, la permiffion de lui écrire : mais<br />

elle y preffe mon départ , & je fentois<br />

bien que je ne pouvois le différer trop<br />

long-temps fans me nuire.<br />

Tourmenté cependant du defir de favoir<br />

qui pouvoit avoir écrit contre moi, j'étois<br />

encore incertain du parti que je prendrois.<br />

Je tentai de gagner la Femme-de-chambre ,<br />

& je voulus obtenir d'elle de me livrer <strong>les</strong><br />

poches de fa Mahreflè, dont elle pouvoit<br />

s'emparer aifément le foir, & qu'il lui étoit<br />

faciie de replacer le matin, fans donner le<br />

moindre foupcon. J'offris dix louis pour ce<br />

léger fervice : mais je ne trouvai qu'une<br />

bégueule, fcrupuleufe ou timide, que mon<br />

éloquence ni mon argent ne purent vaincre.<br />

Je la prêchois encore, quand Ie fouper<br />

fonna. II fallut la laiffer; trop heureux<br />

qu'elle voulut bien me promettre le fecret,<br />

furlequel même vous jugez que je ne comptois<br />

guere.<br />

Jamais je n'eus plus d'humeur. Je me fentois<br />

compromis, & je me reprochois toute<br />

la foirée, ma démarche imprudente.<br />

Retiré chez moi, non fans inquiétud#s,<br />

je parlai a mon Chaffeur, qui, en fa qualité<br />

d'Amant heureux, devoit avoir quelque<br />

crédit. Je voulois, ou qu'il obtint de cette<br />

I. Partie. G


146 Les Liaifons dangereufes.<br />

fille de faire ce que je lui avois demandé,<br />

ou au moins qu'il s'aflurat de fa difcrétion:<br />

mais lui, qui d'ordinaire ne doute de rien,<br />

parut douter du fuccès de cette négociation,<br />

& me fit, ft ce fujet, une réflexion<br />

qui m'étonna par fa profondeur.<br />

„ Monfieur fait fürement mieux que moi,<br />

„ me dit - il, que coucher avec une fille ,<br />

„ ce n'eft que lui faire ce qui lui plait: de lft<br />

„ ft lui faire faire ce que nous voulons, il<br />

„ y a fouvent bien loin ".<br />

Le bon fens du Maraud quelquefois m'épouvante (1).<br />

„ Je réponds d'autant moins de celle-ci,<br />

„ ajouta-t-il, que j'ai lieu de croire qu'elle<br />

„ a un Amant, & que je ne la dois qu'au<br />

„ défceuvrement de la campagne. Aufli,<br />

„ fans mon zele pour le fervice de Mon-<br />

„ fieur, je n'aurois eu cela qu'une fois ".<br />

( C'eft un vrai tréfor que ce garcon ) !<br />

„ Quant au fecret, ajouta-t-il encore, ft<br />

„ quoi fervira-t-il de le lui faire promettre,<br />

„ puifqu'elle ne rifquera rien ft nous trom-<br />

„ per? Lui en reparler, ne feroit que lui<br />

„ mieux apprendre qu'il eft important, 6c<br />

„ par-lft lui donner plus d'envie d'en faire<br />

„ fa cour ft fa maitrefle ".<br />

Plus ces réflexions étoient juftes, plus<br />

(1) PlRON, Metromanie.


Les Liaifons dangereufes. 147<br />

mon embarras augmentoic. Heureufement<br />

le dröle étoit en train de jafer; & comme<br />

j'avois befoin de lui, je le laiffois faire. Tout<br />

en me racontant fon hiftoire avec cecte fille,<br />

il m'apprit que, comme la chambre qu'elle<br />

occupe n'eft féparée de celle de fa maitreflè<br />

que par une fimple cloifon, qui pouvoit<br />

laiffer entendre un bruit fufpect, c'étoit dans<br />

la fienne qu'ils fe raffémbloient chaque nuit.<br />

Auffi - tót je formai mon plan; je le lui<br />

communiquai, & nous fexécurémes avec<br />

fuccès.<br />

Jattendisdeux heures du matin : & alors<br />

je me rendis, comme nous en étions convenus,<br />

a Ia chambre du rendez-vous, portam<br />

de la lumiere avec moi, & fous prétexte<br />

d'avoir fonné plufieurs fois inutilemenr.<br />

Mon confident, qui joue fes rö<strong>les</strong> a merveille,<br />

donna une petite fcene de furprife,<br />

de défefpoir & d'excufe, que je terminai<br />

en 1'envoyant me faire chauffer de 1'eau,<br />

dont je feignis avoir befoin ; tandis que la<br />

fcrupuleufe Chambriere étoit d'autant plus<br />

honteufe, que le dröle qui avoit voulurenchérir<br />

fur mes projets, 1'avoit déterminéea<br />

une toilette que la faifon comportoit, mais<br />

qu'elle n'excufoit pas.<br />

Comme je fentois que plus cette fille<br />

feroit humiliée, plus j'en difpoferois facilemem,<br />

je ne lui permis de changer ni de<br />

fitustion ni de parure j & après avoir or-<br />

G ij


148 Les Liaifons dangereufes.<br />

donné a mon Valec de m'atcendre chez<br />

moi, je m'affis ft cöté d'elle fur le lic qui<br />

écoïc fort en défordre, & je commengai ma<br />

converfation. J'avois befoin de garder 1'empire<br />

que la circonftance me donnoit fur<br />

elle : auffi confervai-je un fang-froid qui eüt<br />

fait honneur ft la continence de Scipion; &<br />

fans prendre la plus petite liberté avec elle,<br />

ce que pourtant fa frakheur & 1'occafion<br />

fembloient lui donner le droit d'efpérer,<br />

je lui parlai d'affaires auffi tranquillemenc<br />

que j'aurois pu faire avec un Procureur.<br />

Mes conditions furent que je garderois<br />

fidélement le fecret , pourvu que le lendemain,<br />

ft pareille heure ft-peu-près, elle<br />

me livrat <strong>les</strong> poches de fa maitreffè. „ Au<br />

,, refte, ajoutai-je, je vous avois offert dix<br />

„ louis hier; je vous <strong>les</strong> promets encore<br />

„ aujourd'hui. Je ne veux pas abufer de<br />

„ votre fituation ". Tout fut accordé, comme<br />

vous pouvez croire; alors je me retirai,<br />

& permis ft 1'heureux couple de réparer<br />

le temps perdu.<br />

J'employai le mien ft dormir; & ft mon<br />

réveil, voulant avoir un prétexte pour ne<br />

pas rêpondre ft la Lettre de ma Belle avant<br />

d'avoir vifité fes papiers, ce que je ne pouvois<br />

faire que la nuit fuivante, je me décidai<br />

ft aller ft la chaflè, oü je reftai prefque<br />

tout le jour.<br />

A mon retour, je fus regu aflèz froide-


Les Liaifons dangereufes. 149<br />

ment. J'ai lieu de croire qu'on fut un peu<br />

piqué du peu d'emprefiement que je mettois<br />

a profiter du temps qui me refloit; furtout<br />

après la Lettre plus douce que Pon<br />

m'avoit écrite. J'en juge ainfi, fur ce que<br />

Madame de Rofemonde m'ayant fait quelques<br />

reproches fur cette longue abfence,<br />

ma Belle reprit, avec un peu d'aigreur:<br />

„ Ah! ne reprochons pas a M. de Valmont<br />

„ de fe livrer au feul plaifir qu'il peut trou-<br />

,, ver ici". Je me plaignis de cette injuftice,<br />

& j'en profitai pour affurer que je me plaifois<br />

tant avec ces Dames, que j'y facrifiois<br />

une Lettre très-intéreffante que j'avois a<br />

écrire. J'ajóutai que, ne pouvant trouverle<br />

fommeil depuis plufieurs nuits, j'avois voulu<br />

eflayer fi la fatigue me le rendroit; & mes<br />

regards expliquoient afTez & le fujet de ma<br />

Lettre & Ia caufe de mon infomnie. J'eus<br />

foin d'avoir toute la foirée une douceur mélancolique,<br />

qui me parut réuffir affez bien,<br />

& fous Iaquelle je mafquai Pimpatience oü<br />

j'étois de voir arriver Pheure qui devoic me<br />

livrer le fecret qu'on s'obflinoit a me cacher.<br />

Enfin, nous nous féparames, & quelque<br />

temps après, la fidelle Femrae-dechambre<br />

vint m'apporter le prix convenu<br />

de ma difcrétion.<br />

Une fois maitre de ce tréfor, je procédai<br />

ft 1'inventaire avec la prudenceque vous<br />

me connoiffez : car il étoit important de<br />

G iij


150 Les Liaifons dangereufes.<br />

remettre tout en place. Je tombai d'abord<br />

fur deux Lettres du mari, melange indigefte<br />

de détails de procés & de tirades d'amour<br />

conjugal, que j'eus la patience de lire<br />

en entier, & oü je ne trouvai pas un mot<br />

qui eüt rapport a moi. Je <strong>les</strong> replagai avec<br />

humeur : mais elle s'adoucit, en trouvant<br />

fous ma main <strong>les</strong> morceaux de ma fameufe<br />

Lettre de Dijon, foigneufement raffemblés.<br />

Heureufement il me prit fantaifie de la parcourir.<br />

Jugez de ma joie , en y appercevant<br />

<strong>les</strong> traces, bien diftinétes, des larmes demon<br />

adorable Dévote. Je 1'avoue, je cédai a un<br />

mouvement de jeune homme , & baifai<br />

cette Lettre avec un tranfport dont je ne<br />

me croyois plus fufceptible. Je continuai<br />

1'heureux examen; je retrouvai toutes mes<br />

Lettres de fuite, & par ordre de dates; &<br />

ce qui me furpritplus agréahlementencore,<br />

fut de retrouver Ia première de toutes, celle<br />

que je croyois m'avoir été rendue par une<br />

ingrate, fidélement copiée de fa main, &<br />

d'une écriture alcérée & tremblante, qui<br />

témoignoit affez la douce agitation de fon<br />

cceur pendant cette occupation.<br />

^ Jufques-la j'étois tout entier a l'amour ;<br />

bientót il fit place a la fureur. Qui croyezvous<br />

qui veuille me perdre auprès de cette<br />

femme que j'adore? quelle furie fuppofezvous<br />

affez méchante, pour tramer une pareille<br />

noirceur? Vous la connoiffez ; c'efi


Les Liaifons dangereufes. 151<br />

votre amie, votre parente; c'eft Madame<br />

de Volanges. Vous n'imaginez pas quel tiffil<br />

d'horreurs Pinfernale Mégere lui a écrit fur<br />

mon compte. C'eft elle, elle feule , qui a<br />

troublé la fécurité de cette femme angélique;<br />

c'eft par fesconfeils, par fes avis pernicieux,<br />

que je me vois forcé de m'éloigner;<br />

c'eft a elle enfin que 1'on me facrifie.<br />

Ah! fans doute il faut féduire fa fille: mais<br />

ce n'eft pas aflèz, il faut la perdre ; & puifque<br />

1'Ége de cette maudite femme la met<br />

a 1'abri de mes coups, il faut la frapper dans<br />

1'objet de fes affections.<br />

Elle veut donc que je revienne a Pari?.<br />

Elle m'y force! foit, j'y retournerai, mais<br />

elle gémira de mon retour. Je fuis fiché<br />

que Danceny foit le héros de cette aventure;<br />

il a un fond d'honnêteté qui nous gênera<br />

: cependant il eft amoureux, & je le<br />

vois fouvent; on pourra peut-être en tirer<br />

parti. Je m'oublie dans ma colere, & je ne<br />

fonge pas que je vous dois le récit de ce<br />

qui s'eft paffé aujourd'hui. Revenons.<br />

Ce matin, j'ai revu ma fenfible Prude.<br />

Jamais je ne l'avois trouvée fi belle. Cela<br />

devoit être ainfi: le plus beau moment d'une<br />

femme, le feul oü elle puiflè produire cette<br />

ivreffè de 1'ame , dont on parle toujours &<br />

qu'on éprouve fi rarement, eft celui oü,<br />

affurés de fon amour, nous ne le fommes<br />

pas de fes faveurs; & c'eft précifément le<br />

G iv


152 Les Liaifons dangereufes.<br />

cas oü je me trouvois. Peut-êcre auffi 1%<br />

dée que j'allois être privé du plaifir de la<br />

voir, fervoit-il a 1'embellir. Enfin, a 1'arrivée<br />

du courier, on m'a remis votre Lettre<br />

du 27; & pendant que je la lifois, j'héfitois<br />

encore pour favoir fi je tiendroisma parole:<br />

mais j'ai rencontré <strong>les</strong> yeux de ma Belle,<br />

& il m'auroit éte impoffible de lui rien<br />

refufer.<br />

J'ai donc annoncé mon départ. Un mo><br />

ment après, Madame de Rofemonde nous<br />

a laiffés feuls: mais j'étois encore a quatre<br />

pas de la farouche perfonne, que, felevanc<br />

avec 1'air de 1'effroi : „ LaifTez-moi, laiffez-<br />

„ moi, Monfieur, m'a-t-elle dit; au nom<br />

„ de Dieu, laifiez-moi ". Cette priere fervente,<br />

qui déceloit fon émotion, ne pouvoit<br />

que m'animer davantage. Déja j'étois<br />

auprès d'elle, & je tenois fes mains qu'elle<br />

avoit jointes avec une expreffion rout-ft-fak<br />

touchante; la, je commencois de tendres<br />

plaintes, quand un démon ennemi ramena<br />

Madame de Rofemonde. La timide Dévote,<br />

qui a en effet quelques raifons de craindre<br />

, en a profité pour fe retirer.<br />

Je lui ai pourtant offert la main qu'elle<br />

a acceptée; & augurant bien de cette douceur,<br />

qu'elle n'avoit pas eue depuis longtemps,<br />

tout en recommencant mes plaintes,<br />

j'ai effayé de ferrer la fienne. Elle a d'abord<br />

voulu la retirer; mais fur une inflance


Les Liaifons dangereufes. 153<br />

plus vive, elle s'eft livrée d'affèz bonne<br />

grace, quoique fans rêpondre ni a ce gefte,<br />

ni a mes difcours. Arrivé a la porte de fon<br />

appartement, j'ai voulu baifer cette main,<br />

avant de la quitter. La défenfe a commencé<br />

par être franche: mais un fongez donc que<br />

je pars, prononcé bien tendrement , Pa<br />

rendue gauche & infuffifante. A peine le<br />

baifer a-t-il été donné, que la main a retrouvé<br />

fa force pour échapper, & que la<br />

Belle eft entrée dans fon appartement ou<br />

étoit fa Femme-de-chambre. Ici finic mon<br />

hiftoire.<br />

Comme je préfume que vous ferez demain<br />

chez Ia Maréchale de..., ou fürement<br />

je n'irai pas vous trouver; comme je me<br />

doute bien auffi qu'a notre première entrevue<br />

nous aurons plus d'une affaire a traiter,<br />

& notamment celle de la petite Volanges,<br />

que je ne perds pas de vue, j'ai pris le parti<br />

de me faire précéder par cette Lettre; &<br />

toute longue qu'elle eft, je ne la fermerai<br />

qu'au moment de 1'envoyer a la Pofte: car<br />

au terme oü j'en fuis, tout peut dépendre<br />

d'une occafion, & je vous quitce pour aller<br />

Pépier.<br />

P. S. d huit heures du foir.<br />

Rien de nouveau, pas le plus petit moment<br />

de liberté: du foin même pour Pé-<br />

G v


154 Les Liaifons dangereufes.<br />

viter. Cependant, autant de trifteflè que h<br />

décence en permettoit, pour le moins. Un<br />

autre événement qui peut ne pas être indifférent,<br />

c'eft que je fuis chargé d'une invitation<br />

de Madame de Rofemonde a Madame<br />

de Volanges, pour venir paffer quelque<br />

temps chez elle a la campagne.<br />

Adieu, ma belle amie; a demain, ou<br />

après-demain au plus tard.<br />

De... ce 28 Aoitt 17....<br />

L E T T R E X L V .<br />

La Préfidente DE TOURVEL a Ma*<br />

dame DE VOLANGES.<br />

jVf. DE VA LM 0 NT eft parti ce matin,<br />

Madame; vous m'avez paru tant defirer ce<br />

rlépart, que j'ai cru devoir vous en inilruire.<br />

Madame de Rofemonde regretce beaucoup<br />

fon neveu, dont il faut convenir qu'en effet<br />

Ia fociété eft agréable : elle a paffe toute<br />

la matinee a m'en parfer avec la fenfibilité<br />

que vous lui connoiffez; elle ne tariffoit<br />

pas fur fon éloge. J'ai cru lui devoir la complaifance<br />

de lecouter fans Ja contredire,<br />

d'autant qu'il faut avouer qu'elle avoit raifon<br />

fur beaucoup de points. Je fentois de


Les Liaifons dangereufes. 155<br />

plus que j'avois ft me reprocher d'être la<br />

caufede cette féparation, & je n'efperepas<br />

pouvoir la dédommager du plaifir dont je<br />

1'ai priyée. Vous favez que j'ai naturellement<br />

peu de gaieté, & le genre de vie que<br />

nous allons mener ici n'eft pas fait pour<br />

1'augmenter.<br />

Si je ne m'étois pas conduite d'après vos<br />

avis, je craindrois d'avoir agi un peu légérément<br />

: car j'ai été vraiment peinée de Ia<br />

douleur de ma refpectable amie; elle m'a<br />

touchée au point, que j'aurois volontiers<br />

mêlé mes larmes aux fiennes.<br />

Nous vivons ft préfent dans 1'efpoir que<br />

vous accepterez 1'invitation que M. de Valmont<br />

doit vous faire, de la part de Madame<br />

de Rofemonde, de venir pafferquelque<br />

temps chez elle. J'efpere que vous ne doutez<br />

pas du plaifir quej'aurai ft vous y voir;<br />

& en vérité vous nous devez ce dédommagement.<br />

Je ferai fort aife de trouver cette<br />

occafion de faire une connoiffance plus<br />

prompte avec Mlle. de Volanges, & d'être<br />

ft portée de vous convaincre de plus en<br />

plus des fentiments refpectueux, &c<br />

De... ce 25» Aoüt 17...<br />

G vj


156 Les Liaifons dangereufes.<br />

L E T T R E XL VI.<br />

Le Chevalier DANCENY d CÉCILE<br />

VOLANGES.<br />

C^) u E vous eft-il donc arrivé, mon adorable<br />

Cécile? qui a pu caufer en vous un<br />

changement fi prompt & fi cruel?que font<br />

devenus vos ferments de ne jamais changer?Hier,<br />

encore, vous <strong>les</strong> réitériez avec<br />

tant de plaifir! qui peut aujourd'hui vous<br />

<strong>les</strong> faire oublier? J'ai beau m'examiner,<br />

je ne puis en trouver la caufe en moi, &<br />

il m'eft affreux d'avoir a la chercher en vous.<br />

Ah! fans doute vous n'êtes ni légere, ni<br />

trompeufe; & même dans ce moment de<br />

défefpoir, un foupcon outrageantne flétrira<br />

point mon ame. Cependant, par quelle fatalité<br />

n'êtes-vous plus la même? Non, cruelle,<br />

vous ne 1'êtes plus! La tendre Cécile,<br />

la Cécile quej'adore, & dont j'ai recu <strong>les</strong><br />

ferments, n'auroit point évité mes regards,<br />

n'auroit point contrarié Ie hafard heureux<br />

qui me placoit auprès d'elle; ou fi quelque<br />

raifon que je ne peux concevoir, 1'avoit forcée<br />

a me traiter avec tant de rigueur, elle<br />

n'eüt pas au moins dédaigné de m'en inftruire.<br />

Ah! vous ne favez pas, vous ne faurez


Les Liaifons dangereufes. 157<br />

jamais, ma Cécile, ce que vous m'avez<br />

faic fouffrir aujourd'hui, ce que je fouffre<br />

encore en ce moment. Croyez-vous donc<br />

que je puifie vivre & ne plus être aimé de<br />

vous! Cependant, quand je vous ai demandé<br />

un mot, un feul mot, pour diffiper mes<br />

craintes, au-lieu de me rêpondre, vous avez<br />

feint de craindre d'être entendue ; & eet<br />

obftacle qui n'exiftoit pas alors, vous 1'avez<br />

fait naitre auffi-töt, par la place que vous<br />

avez choifie dans le cercle. Quand, forcé<br />

de vous quitter, je vous ai demandé 1'heure<br />

ft Iaquelle je pourrois vous revoir demain ,<br />

vous avez feint de 1'ignorer, & il a fallu<br />

que ce füt Madame de Volanges qui m'en<br />

inftruisir. Ainfi ce moment toujours fi defiré<br />

qui doit me rapprocher de vous, demain<br />

ne fera naitre en moi que de 1'inquiétude;<br />

& Ie plaifir de vous voir, jufqu'alors<br />

fi cher ft mon cceur, fera remplacé par Ia<br />

crainte de vous être importun.<br />

Déja, je le fens, cette crainte m'arrête,<br />

& je n'ofe vous parler de mon amour. Ce<br />

je vous aime, que j'aimois tant ft répéter<br />

quand je pouvois 1'entendre ft mon tour,<br />

ce mot fi doux qui fuffifoit ft ma félicité,<br />

ne m'offre plus, fi vous êtes changée, que<br />

1'image d'un défefpoir éternel. Je ne puis<br />

croire pourtant que ce talifman de l'amour<br />

ait perdu toute fa puifTance, & j'efiaie de


158 Les Liaifons dangereufes.<br />

m'en fervir encore (1). Oui, ma Cécüe,<br />

je vous aime. Répétez donc avec moi cette<br />

expreffion de mon bonheur. Songez que<br />

vous m'avez accoutumé ft 1'entendre , &<br />

que m'en priver, c'eft me condamner a un<br />

tourment, qui, de même que mon amour,<br />

ne finira qu'avec ma vie.<br />

De... 29 Aoüt 17...<br />

L E T T R E XLVII.<br />

Le Vicomte DE VALMONT & la Marquife<br />

DE MERTEUIL.<br />

JE ne vous verrai pas encore aujourd'hui,<br />

ma belle amie, & voici mes raifons, que je<br />

vous prie de recevoir avec indulgence.<br />

Au-lieu de revenir hier directement, je<br />

me fuis arrêté chez la Comteffe de..., dont<br />

le chateau fe trouvoit prefque fur ma route,<br />

& ft qui j'ai demandé ft diner. Je ne fuis arrivé<br />

ft Paris que vers <strong>les</strong> fept heures, & je<br />

(0 Ceu* qui n'ont pas eu occafion de fentir<br />

quelquefois le prix d'un mot , d'une expreffion ,<br />

confacrés par l'amour, ne trouveront aucun fens<br />

dans cette phrafe,


Les Liaifons dangereufes. 159<br />

fuis defcendu a 1'Opéra, oü j'efpérois que<br />

vous pourriez être.<br />

L'Opéra fini, j'ai été revoir mes amirs<br />

du foyer; j'y ai retrouvé mon ancienne<br />

Emilie, entourée d'une cour nombreufe,<br />

tant en femmes qu'en hommes, a qui elle<br />

donnoit le foir même a fouper a P... Je ne<br />

fus pas plutöt entré dans ce cercle, que je<br />

fus prié du fouper, par acclamation. Je le<br />

fus auffi par une petite figure grofle &<br />

courte, qui me baraguina une invitation en<br />

francois de Hollande, & que je reconnus<br />

pour le véritable héros de la fête. J'acceptai.<br />

J'appris, dans ma route, que la maifon<br />

oü nous allions étoit le prix convenu des<br />

bontés d'Emilie pour cette figure grotefque,<br />

& que ce fouper étoit un véritable<br />

repas de noce. Le petit homme ne fe poffédoit<br />

pas de joie, dans 1'atcente du bonheur<br />

dont il alloit jouir; il m'en parut fi<br />

fatisfait, qu'il me donna envie de le troubler;<br />

ce que je fis en effer.<br />

La feule difficuhé que j'éprouvai fut de<br />

décider Emilie, que la richeffè duBourguemeftre<br />

rendoit un peu fcrupuleufe. Elle fe<br />

prêta pourtant, après quelques facons, au<br />

projet que je donnai, de remplir de vin ce<br />

petit tonneau a bierre, & de le mettre aii fi<br />

hors de cornbat pour toute la nuit.<br />

L'idée fublime que nous nous étions for^


i6o Les Liaifons dangereufes.<br />

mée d'un buveur Hollandois, nous fit eriiployer<br />

tous <strong>les</strong> moyens connus. Nous réuffimes<br />

fi bien, qu'au defiert il n'avoit déja<br />

plus la force de tenir fon verre : mais Ia<br />

fecourable Emilie & moi 1'entonnions a qui<br />

mieux. Enfin, il tomba fous la table, dans<br />

une ivreffe telle , qu'elle doic au moins durer<br />

huic jours. Nous nous décidSmes alors<br />

a Ie renvoyer a Paris; & comme il n'avoit<br />

pas gardé fa voiture, je le fis charger dans<br />

la mienne, & je reftai a fa place. Je recus<br />

enfuite <strong>les</strong> compliments de i'affemblée , qui<br />

fe retira bientöt après, & me laifia maitre<br />

du champ de bataille. Cette gaieté, & peucêtre<br />

ma longue retraite, m'ont fait trouver<br />

Emilie fi defirable, que je lui ai promis de<br />

refter avec elle jufqu'a la réfurrection du<br />

Hollandois.<br />

Cette complaifance de ma part eft le prix<br />

de celle qu'elle vient d'avoir, de me fervir<br />

de pupitre pour écrire a ma belle Dévote,<br />

a qui j'ai trouvé plaifant d'envoyer une<br />

Lettre écrite du lit, & prefque d'entre <strong>les</strong><br />

bras d'une fille, interrompue même pour<br />

une infidélité complete, & dans laquelle je<br />

lui rend un compte exact de ma fituation<br />

& de ma conduite. Emilie, qui a lu 1'épttre,<br />

en a ri comme une folie , & j'efpere<br />

que vous en rirez auffi.<br />

Comme il faut que ma Lettre foit timbrée<br />

de Paris, je vous 1'envoie; je la laiffê


Les Liaifons dangereufes. 161<br />

ouverte. Vous voudrez bien la lire, la cacheter,<br />

& la faire mectre a la Pofte. Surtout,<br />

n'allez pas vous fervir de votre cachet<br />

, ni même d'aucun emblême amoureux<br />

; une tête feulemenc. Adieu, ma belle<br />

amie.<br />

P. S. Je r'ouvre ma Lettre; j'ai décidé<br />

Emilie a aller aux Italiens... Je profiterai<br />

de ce temps pour aller vous voir. Je ferai<br />

chez vous a fix heures au plus tard ; &<br />

fi cela vous convient, nous irons enfemble<br />

fur <strong>les</strong> fept heures chez Madame de Volanges.<br />

II fera décent que je ne differe<br />

pas 1'invitation que j'ai a lui faire de la<br />

part de Madame de Rofemonde; de plus,<br />

je ferai bien-aife de voir la petite Volanges.<br />

Adieu, la très-belle Dame. Je veux avoir<br />

tant de plaifir a vous embraffer , que le<br />

Chevalier puiflè en être jaloux.<br />

Paris, ce 30 Aoüt 17...


1Ó2 Les Liaifons dangereufes.<br />

L E T T R E XLVIII.<br />

Le Vicomte DE VALMONT d la Préfidente<br />

DE TOURVEL.<br />

c<br />

(Timbrée de Paris').<br />

V-< EST apres une nuit orageufe & pendant<br />

laquelle je n'ai pas fermé 1'ceil; c'eft<br />

après avoir été fans ceffe ou dans 1'agitation<br />

d'une ardeur dévorante, ou dans Tender<br />

anéantiffement de toutes <strong>les</strong> facultés de<br />

mon ame, que je viens chercher auprès de<br />

vous, Madame, un calme dont j'ai befoin,<br />

& dont pourtant je n'efpére pas jouir encore.<br />

En effet, la fituation oü je fuis en<br />

vous écrivant, me fait connoitre, plus que<br />

jamais, la puiffance irréfiftible de l'amour;<br />

j'ai peine a conferver affez d'empire fur<br />

moi pour mettre quelque ordre dans mes<br />

idéés , & déja je prévois que je ne finirai<br />

pas cette Lettre, fans être obligé de<br />

finterrompre. Quoi! ne puis-je donc efpérer<br />

que vous partagerez quelque jour<br />

Je trouble que j'éprouve en ce moment?<br />

J'ofe croire cependant que , fi vous le<br />

connoiffiez bien, vous n'y feriez pas entiérement<br />

infenfible. Croyez-moi, Madame,<br />

la froide tranquillité, le fommeil de 1'ame,


Les Liaifons dangereufes. 163<br />

image de la mort, ne menent point au<br />

bonheur; <strong>les</strong> paffions adives peuvent feu<strong>les</strong><br />

y conduire; & malgré <strong>les</strong> tourments que<br />

vous me faites éprouver, je crois pouvoir<br />

aflurer fans crainte, que, dans ce moment,<br />

je fuis plus heureux que vous. En vain<br />

m'accablez-vous de vos rigueurs défolantes;<br />

el<strong>les</strong> ne m'empêchent point de m'abandonner<br />

entiérement a l'amour, ókd'oublier<br />

dans le délire qu'il me caufe, le défefpoir<br />

auquel vous me livrez. C'eft ainfi<br />

que je veux me venger de 1'exil auquel<br />

vous me condamnez. Jamais je n'eus tant<br />

de plaifir en vous écrivant; jamais je ne<br />

reffentis, dans cette occupation, une émotion<br />

fi douce, & cependant fi vive. Tout<br />

femble augmenter mes tranfports: 1'air que<br />

je refpire eft biülant de volupté; la table<br />

même fur laquelle je vous écris, confacrée<br />

pour la première fois a eet ufage, devient<br />

pour moi 1'autel facré de l'amour; combien<br />

elle va s'embellir a mes yeux! j'aurai<br />

tracé fur elle le ferment de vous aimer toujours!<br />

Pardonnez, je vous en fupplie, au<br />

défordre de mes fens. Je devrois peut-être<br />

m'abandonner moins a des tranfports que<br />

vous ne partagez pas : il faut vous quitter<br />

un moment pour diffiper une ivreffè qui<br />

s'augmente ft chaque inftant, & qui devient<br />

plus forte que moi.<br />

Je reviens a vous, Madame, & fans doute


i6"4 Les Liaifons dangereufes.<br />

j'y reviens toujours avec le mêmeemprefiement.<br />

Cependant Je fentiment du bonheur<br />

a fuit loin de moi; il a fait place a celui<br />

des privations cruel<strong>les</strong>. A quoi me fert-il<br />

de vous parler de mes fentiments fi je cherche<br />

en vain <strong>les</strong> moyens de vous en convaincre?<br />

après tant d'efforts réitérés, la confiance<br />

& la force m'abandonnent a Ia fois.<br />

Si je me retrace encore <strong>les</strong> plaifirs de l'amour,<br />

c'eft pour fentir plus vivement Ie<br />

regret d'en être privé. Je ne me vois de<br />

reffources que dans votre indulgence, & je<br />

fens trop, dans ce moment, combien j'en<br />

ai befoin pour efpérer de 1'obtenir. Cependant<br />

jamais mon amour ne fut plus refpeétueux<br />

, jamais il ne dut moins vous offenfer;<br />

il eft tel, j'ofe Ie dire, que la vertu<br />

la plus févere ne devroit pas le craindre :<br />

mais je crains moi-même de vous entretenir<br />

plus long-temps de la peine que j'éprouve.<br />

Affuré que 1'objet qui la caufe ne<br />

la partage pas, il ne faut pas au moins abufer<br />

de fes bontés; & ce feroit le faire, que<br />

d'employer plus de temps h vous recracer<br />

cette douloureufe image. Je ne prends plus<br />

que celui de vous fupplier de me rêpondre,<br />

& de ne jamais douter de la vérité de<br />

mes fentiments.<br />

Ecrite de P... datée de Paris , ce 30<br />

Aoüt 17 ..,


Les Liaifons dangereufes. iu£<br />

L E T T R E XLIX.<br />

CÉCILE VOLANGESÖ» Chevalier<br />

DANCENY.<br />

S A N s être ni légere, ni trompeufe, il<br />

me fuffit, Monfieur, d'être éclairée fur ma<br />

conduite, pour fentirla néceffité d'en changer;<br />

j'en ai promis le facrifice a Dieu, jufqu'a<br />

ce que je puiflè lui offrir aufli celui<br />

de mes fentiments pour vous, que 1'état<br />

religieux dans lequel vous êtes, rend plus<br />

criminels encore. Je fens bien que cela<br />

me fera de la peine, & je ne vous cacherai<br />

même pas que depuis avant-hier j'ai<br />

pleuré toutes <strong>les</strong> fois que j'ai fongé a vous.<br />

Mais j'efpere que Dieu me fera la grace<br />

de me donner la force néceffaire pour vous<br />

oublier, comme je la lui demandé foir &<br />

matin. J'attends même de votre amitié &<br />

de votre honnêteté, que vous ne chercherez<br />

pas a me troubler dans la bonne<br />

réfolution qu'on m'a infpirée, & dans laquelle<br />

je tache de me maintenir. En conféquence<br />

, je vous demandé d'avoir la<br />

complaifance de ne me plus écrire, d'autant<br />

que je vous préviens que je ne vous<br />

répondrois plus, & que vous me forceriez


166 Les Liaifons dangereufes.<br />

d'avertir Maman de tout ce qui fe paflè; c«<br />

qui me priveroit tout-a-coup du plaifir de<br />

vous voir.<br />

Je n'en conferverai pas moins pour vous,<br />

tout Pattachemenc qu'on puifiè avoir, fans<br />

qu'il y ait du mal; & c'eft bien de toute<br />

mon ame que je vous fouhaite toute forte<br />

de bonheur. Je fens bien que vous allez<br />

ne plus m'aimer autant, & que peut-être<br />

vous en aimerez bientöt une autre mieux<br />

que moi. Mais ce fera une pénitence de<br />

plus, de la faute que j'ai commife en vous<br />

donnant mon cceur, que je ne devois donner<br />

qu'a Dieu, & a mon mari quand j'en<br />

aurai un. J'efpere que la miféricorde divine<br />

aura pitié de ma foibleffe, & qu'elle<br />

ne me donnera de peine que ce que j'en<br />

pourrai fupporter.<br />

Adieu, Monfieur, je peux bien vous<br />

affurer que s'il m'étoit permis d'aimerquelqu'un,<br />

ce ne feroit jamais que vous que<br />

j'aimerois. Mais voila tout ce que je peux<br />

vous dire, & c'eft peut-être même plus<br />

que je ne devrois.<br />

De... ce 31 Aoüt 17...


Les Liaifons dangereufes. 167<br />

L E T T R E L.<br />

La Préfidente DE TOURVEL au Vicomte<br />

DE VALMONT.<br />

E s T - c E donc ainfi, Monfieur, que vous<br />

remplifièz <strong>les</strong> condicions auxquel<strong>les</strong>j'ai confenti<br />

a recevoir quelquefois de vos Lettres?<br />

Puis-je ne pas avoir d m'en plaindre, quand<br />

vous ne m'y parlez que d'un fentiment auquel<br />

je craindrois encore de me livrer, quand<br />

même je le pourrois fans bleffer tous mes<br />

devoirs ?<br />

Au refte, fi j'avois befoin de nouvel<strong>les</strong><br />

raifons pour conferver cette crainte falutai*<br />

re, il me femble que je pourrois <strong>les</strong> trouver<br />

dans votre derniere Lettre. En effet,<br />

dans le moment même oü vous croyez faire<br />

1'apologie de l'amour, que faites-vous au<br />

contraire, que m'en montrer <strong>les</strong> orages redoutab<strong>les</strong>?<br />

qui peut vouloir d'un bonheur<br />

acheté au prixde la raifon, & dont <strong>les</strong> plaifirs<br />

peu durab<strong>les</strong> font au moins fuivis de<br />

regrets, quand ils ne le font pas de remords?<br />

Vous-même, chez qui 1'habitude de ce<br />

délire dangereux doit en diminuer l'effet,<br />

n'êtes-vous pas cependanc obligé de convenir<br />

qu'il devient fouvent plus fort que


i6


Les Liaifons dangereufes. 169<br />

I fexe; j'ai encore moins cette fauffe mo-<br />

1 deftie qui n'eft qu'un raffinement de 1'or-<br />

; gueil; & c'eft de bien bonne foi que je vous<br />

; dis ici, que je me connois bien peu de<br />

1 moyens de plaire : je <strong>les</strong> aurois tous, que<br />

I je ne <strong>les</strong> croirois pas fuffifants pour vous<br />

:<br />

fixer. Vous demander de ne plus vous oc-<br />

1 cuper de moi, ce n'eft donc que vous prier<br />

1 de faire aujourd'hui ce que déja vous aviez<br />

! fait, & ce qu'a coup fur vous feriez en-<br />

1 core dans peu de temps, quand même je<br />

' vous demanderois le contraire.<br />

Cette vérité, que jene perdspas devue,<br />

I feroit, a elle feule, une raifon aflez forte<br />

i pour ne pas vouloir vous entendre. J'en ai<br />

mille autres encore : mais fans entrer dans<br />

1 cette longue difcuffion, je m'en tiens a vous<br />

prier, comme je 1'ai déja fait, de ne plus<br />

|j m'entretenir d'un fentiment que je ne dois<br />

pas écouter, & auquel je dois encore moins<br />

rêpondre.<br />

Paris, ce V. Septembre 17...<br />

Fin de la première Partie.<br />

1. Partie. H


LES LIAISONS<br />

DANGEREUSES.<br />

SECONDE PARTIE.


LES LIAISONS<br />

DANGEREUSES,<br />

O u<br />

L E T T R E S<br />

RecuellUes dans une Soclétè, & publiées<br />

pour finjlruciion de quelques autres.<br />

PAR M. C DE L....<br />

J'ai vu <strong>les</strong> moeurs de mon temps, & j'ai publié ces<br />

Lettres.<br />

J. J. R O U S S E A U , Pref. de la Nouvelle Héloifi.<br />

SECONDE PARTIE.<br />

&>°°^<br />

A A M S T E R D A M ,<br />

Et fe trouve a PARIS,<br />

Chez DURAND, Neveu, Libraire, a la<br />

Sagefle , rue Galande.<br />

M. DCC. LX X XIV.


LES LIAISONS<br />

DANGEREUSES.<br />

L E T T R E LI.<br />

La Marquife DE MERTEUIL, au Fijcomte<br />

DE VALMONT.<br />

E N vérité , Vicomte, vous êtes infupportable.<br />

Vous me traitez avec autant de<br />

légéreté que fi j'étois votre mairrefie. Savez-vous<br />

que je me facherai, & que j'ai<br />

dans ce moment une humeur effroyable?<br />

Comment! vous devez voir Danceny demain<br />

matin, vous favez combien il eft important<br />

que je vous parle avant cette entrevue<br />

; & fans vous inquiéter davantage,<br />

vous me laiffez vous attendre toute la journée,<br />

pour aller courir je ne fais oü? Vous<br />

êtes caufe que je fuis arrivée indècemment<br />

Partie IL A


2 Les Liaifons dangereufes.<br />

tard chez Mde. de Volanges, & que toutes<br />

<strong>les</strong> vieil<strong>les</strong> femmes m'ont trouvée merveilleufe.<br />

II m'a fallu leur faire des cajoleries<br />

toute la foirée pour <strong>les</strong> appaifer: car<br />

il ne faut pas fikher <strong>les</strong> vieil<strong>les</strong> femmes;<br />

ce font el<strong>les</strong> qui font la réputation des<br />

jeunes.<br />

A préfent il eft une heure du matin; &<br />

au-lieu de me coucher, comme j'en meurs<br />

d'envie, il faut que je vous écrive une longue<br />

lettre, qui va redoubler mon fommeil<br />

par 1'ennui qu'elle me caufera. Vous êtes<br />

bien heureux que je n'aie pas le temps de<br />

vous gronder davantage. N'allez pas croire<br />

pour cela que je vous pardonne ; c'eft feulement<br />

que je fuis preiïëe. Ecoutez-moi<br />

donc, je me dépêche.<br />

Pour peu que vous foyez adroit, vous<br />

devez avoir demain la confidence de Danceny.<br />

Le moment eft favorable pour la confiance<br />

: c'eft celui du malheur. La petite<br />

fille a été a confeffe; elle a tout dit, comme<br />

un enfant; & depuis, elle eft tourmentée<br />

a tel point de la peur du diable, qu'elle<br />

veut rompre abfolument. Elle m'a raconté<br />

tous fes petits fcrupu<strong>les</strong>, avec une vivacité<br />

qui m'apprenoit affez combien fa tête étoit<br />

montée. Elle m'a montré fa lettre de rupture<br />

, qui eft une vraie capucinade. Elle a<br />

babillé une heure avec moi, fans me dire<br />

un mot qui ait le fens commun. Mais elle


Les Liaifons dangereufes. 3<br />

ne m'en a pas moins embarrafTée : car vous<br />

jugez que je ne pouvois rifquer de m'ouvrir<br />

vis-a-vis d'une auffi mauvaife tête.<br />

J'ai vu pourtant au milieu de tout ce<br />

bavardage, qu'elle n'en aime pas moins fon<br />

Danceny; j'ai remarqué même une de ces<br />

refiburces qui ne manquent jamais a l'amour,<br />

& dont la petite fille eft affez plaifamment<br />

la dupe. Tourmentée par le defir de s'occuper<br />

de fon amant, & par la crainte de fe<br />

damner en s'en occupant , elle a imaginé<br />

de prier Dieu de le lui faire oublier; &<br />

comme elle renouvelle cette priere a chaque<br />

inftant du jour, elle trouve le moyen<br />

d'y penfer fans cefiè.<br />

Avec quelqu'un de plus ufagé que Danceny,<br />

ce petit événement feroit peut-être<br />

plus favorable que contraire : mais le jeune<br />

homme eft fi Céladon, que, fi nous ne 1'aidons<br />

pas, il lui faudra tant de temps pour<br />

vaincre <strong>les</strong> plus légers obftac<strong>les</strong>, qu'il ne<br />

nous laiffèra pas celui d'effectuer notre<br />

projer.<br />

Vous avez bien raifon; c'eft dommage,<br />

& je fuis auffi fachée que vous, qu'il foit<br />

le héros de cette aventure : mais que voulez-vous?<br />

ce qui eft fait eft fait; & c'eft votre<br />

faute. J'ai demandé a voir fa Réponfe(i);<br />

(1) Cette lettre ne s'eft pas retrouvée.<br />

A ij


4 Les Liaifons dangereufes.<br />

elle m'a fait pitié. II lui fait des raifonnements<br />

ft perte d'haleine, pour lui prouver<br />

qu un fentiment involontaire ne peut pas<br />

être un crime: comme s'il ne ceffoit pas<br />

decre involontaire, du moment qu'on ceffe<br />

de le combattre! Cette idéé eft fi fimple,<br />

qu elle eft venue même ft la petite fille. II<br />

fe plaint de fon malheur d'une maniere affez<br />

touchante : mais fa douleur eft fi douce<br />

& paroit fi forte & fi fincere, qu'il me femble<br />

impoflible qu'une femme qui trouve<br />

1'occafion dcdéfefpérer un homme ft ce<br />

point, & avec auffi peu dedanger, ne foit<br />

pas tentée de s'en paflêr la fantaifie. II lui<br />

explique enfin qu'il n'eft pas moine comme<br />

la petite le croyoit, & c'eft fans contredit<br />

ce qu'il fait de mieux : car pour faire tant<br />

que de fe livrer ft l'amour monaftique, affurément<br />

MM. <strong>les</strong> Chevaliers de Malte ne<br />

mériteroient pas Ia préférence.<br />

Quoi qu'il en foit , au-lieu de perdre<br />

mon temps en raifonnements qui m'auroient<br />

compromife, & peut-être fans perfuader,<br />

j ai approuvé le projet de rupture : mais j'ai<br />

dit qu'il étoic plus honnéte, en pareil cas,<br />

de dire fes raifons que de <strong>les</strong> écrire; qu'il<br />

étoit d'ufage auffi de rendre <strong>les</strong> lettres. &<br />

<strong>les</strong> autres bagatel<strong>les</strong> qu'on pouvoit avoir<br />

regues ; & paroiffant entrer ainfi dans <strong>les</strong><br />

vues de la petite perfonne, je 1'ai décidée<br />

a donner un rendez vous ft Danceny. Nous


Les Liaifons dangereufes. 5<br />

enavons fur-le-champ concerté <strong>les</strong> moyens,<br />

& je me fuis chargée de décider la mere de<br />

fortir fans fa fille; c'eft demain après-midi<br />

que fera cec inftant décifif. Danceny en eft<br />

déja inftruic; mais, pour Dieu, fi vous en<br />

trouvez 1'occafion, décidez donc ce beau<br />

berger a être moins langoureux, & apprenez-lui,<br />

puifqu'il faut lui tout dire, que Ia<br />

vraie facon de vaincre <strong>les</strong> fcrupu<strong>les</strong> , eft<br />

de ne laiflèr rien a perdre a ceux qui en<br />

ont.<br />

Au refte, pour que cette ridicule fcene<br />

ne fe renouvellat pas, je n'ai pas manqué<br />

d'élever quelques doutes dans 1'efprit de Ia<br />

petite fille, fur la difcrétion des confefieurs;<br />

& je vous affure qu'elle paie a préfent la<br />

peur qu'elle m'a faite, par celle qu'elle a<br />

que Ie fien n'aille tout dire a fa mere. J'efpere<br />

qu'apiès que j'en aurai caufé encore<br />

une fois ou deux avec elle, elle n'ira plus<br />

raconter ainfi fes fottifes au premier venu<br />

(O-<br />

Adieu, Vicomte; emparez-vous de Danceny,<br />

& conduifez-le. II feroit honteuxque<br />

(1) Le Lefteur a du deviner depuis long-temps<br />

par <strong>les</strong> moeurs de Mde. de Merteuil, combien peu<br />

elle refpeiloit la Religion. On auroit fupprime tout<br />

eet alinea : mais on a cru qu'en montrant <strong>les</strong> effets,<br />

on ne devoit pas négliger d'en faire connoitrc<br />

<strong>les</strong> caufes,<br />

A i\j


Les Liaifons dangereufes.<br />

nous ne fiffions pas ce que nous voulons<br />

de deux enfanrs. Si nous y trouvons plus<br />

de peine que nous ne 1'avions cru d'abord<br />

Jongeons pour ranimer notre zele, vous'<br />

quil sagit de Ia fille de Madame de Volanges,^<br />

moi, qu'elle doit devenir la femme<br />

de Gercourt. Adieu.<br />

De ce... 2 Septembre 17...<br />

L E T T R E LIJ.<br />

Le Vicomte DE V A L M O N T j te Préfidente<br />

DE TOURVEL,<br />

VOUS me défendez, Madame, de vous<br />

parler de mon amour; mais oü trouver Je<br />

courage néceffaire pour vous obéir? Uniquement<br />

occupé d'un fentiment qui devroit<br />

etre fi doux, & que vous rende* fi<br />

crue!; languiflant dans 1'exil oü vous m'avez<br />

condamné; ne vivant que de privations<br />

& de regrets; en proie a des tourments<br />

dautant plus douloureux, qu'ils me rappellent<br />

fans ceffe votre indifférence, me<br />

iaudra-t-il encore perdre la feule confolanon<br />

qui me refie? & puis-je en avoir d'autre,<br />

que de vous ouvrir quelquefois une<br />

ame, que vous remplifTez de trouble & d'a-


Les Liaifons dangereufes. 7<br />

mertume? Détournerez-vous vos regards ,<br />

pour ne pas voir <strong>les</strong> pleurs que vous faites<br />

répandre? Refuferez-vous jufqu'a 1'hommage<br />

des facrifices que vous exigez ? Ne<br />

feroit-il donc pas plus digne de vous, de<br />

votre ame honnête & douce, de plaindre<br />

un malheureux, qui ne 1'eft que par vous,<br />

que de vouloir encore aggraver fes peines,<br />

par une défenfe ft la fois injufte & rigoureufe.<br />

Vous feignez de craindre l'amour , &<br />

vous ne voulez pas voir que vous feule<br />

caufez <strong>les</strong> maux que vous lui reprochez.<br />

Ah! fans doute, ce fentiment eft pénible,<br />

quand 1'objet qui l'infpire ne le partage<br />

point; mais oü trouver le bonheur, fi un<br />

amour réciproque ne le procure pas? L'amitié<br />

tendre, la douce confiance & la feule<br />

qui foit fans réferve, <strong>les</strong> peines adoucies,<br />

<strong>les</strong> plaifirs augmentés, 1'efpoir enchanteur,<br />

<strong>les</strong> fouvenirs délicieux, oü <strong>les</strong> trouver ailleurs<br />

que dans l'amour ? Vous le calomniez,<br />

vous qui, pour jouir de tous <strong>les</strong> biens<br />

qu'il vous offre, n'avez qu'a ne plus vous<br />

y refufer; & moi, j'oublie <strong>les</strong> peines que<br />

j'éprouve, pour m'occuper ft le défendre.<br />

Vous me forcez auffi ft me défendre moimême<br />

; car tandis que je confacre ma vie<br />

ft vous adorer, vous pafièz la votre ft me<br />

chercher des torts : déja vous me fuppofez<br />

léger & trompeur; & abufant contre<br />

A iv


8 Les Liaifons dangereufes.<br />

moi de quelques erreurs, dont moi-même<br />

je vous ai fait 1'aveu, vous vous plaifez a.<br />

confondre ce que j'étois alors, avec ce que<br />

je fuis a préfent. Non contente de m'avoir<br />

livré au tourment de vivre loin de vous<br />

vous y joignez un perfifflage cruel, fur des<br />

plaifirs auxquels vous favez affez combien<br />

vous m'avez rendu mfenfible. Vous ne croyez<br />

ni ft mes promeffes, ni ft mes ferments : eh,<br />

bien! il me refte un garant ft vous offrir,<br />

qu'au moins vous ne fufpecterez pas; c'eft<br />

vous-même. Je ne vous demandé que<br />

de vous interroger de bonne foi; fr vousne<br />

croyez pas ft mon amour, fi vous döutez<br />

un moment de régner feule fur mon<br />

ame , fi vous n'êtes pas affurée d'avoir<br />

fixé ce cceur en effet jufqu'ici trop volage,,<br />

je confens ft porter la peine de cette erreur<br />

; j'en gémirai, mais n'en appellerai<br />

point: mais fi au contraire, nous rendant<br />

juftice ft tous d'eux, vous êtes forcée de<br />

convenir avec vous-même que vous n'avez,<br />

que vous n'aurez jamais de rivale,<br />

ne m'obligez plus, je vous fupplie, ft combattre<br />

des chimères, & laiflèz-moi au moins<br />

cette confolation, de vous voir ne plus<br />

douter d'un fentiment qui, en effet, ne finira,<br />

ne peut finir qu'avec ma vie. Permettez-moi,<br />

Madame, de vous prier de rêpondre<br />

pofitivement ft cette article de ms<br />

Lettre.


Les Liaifons dangereufes. p<br />

Si j'abandonne cependant cette époque<br />

de ma vie, qui paroit me nuire fi cruellement<br />

auprès de vous, ce n'eft pas qu'au<br />

befoin <strong>les</strong> raifons me manquaffènt pour la<br />

défendre.<br />

Qu'ai je fait, après tout, que ne pas réfifter<br />

au tourbillon dans lequel j'avois été<br />

jetté ? Entré dans le monde, jeune & fans<br />

expérience; paffe pour ainfi dire, de mains<br />

en mains, par une foule de femmes , qui<br />

toutes fe Mtent de prévenir par leur facilité<br />

une réflexion qu'el<strong>les</strong> fentent devoir leur<br />

être défavorable; étoit-ce donc ft moi de<br />

donner 1'exemple d'une réfiflance qu'on ne<br />

m'oppofoit point? ou devois-je me punir<br />

d'un moment d'erreur, & que fouvent on<br />

avoit provoqué, par une conftance ft coup<br />

für inutile, & dans laquelle on n'auroit vu<br />

qu'un ridicule ? Eh ! quel autre moyen<br />

qu'une prompte rupture, peut jufh'fier d'un<br />

choix honteux!<br />

Mais, je puis le dire, cette ivrefie des<br />

fens, peut-être même ce délire de la vanité,<br />

n'a point pafte jufqu'a mon cceur. Né<br />

pour l'amour, 1'intrigue pouvoit le diftraire,<br />

& ne fuffifoit pas pour 1'occuper; entouré<br />

d'objets féduifants, mais méprifab<strong>les</strong>,<br />

aucun n'alloit jufqu'ft mon ame : on m'offroit<br />

des plaifirs , je cherchois des vertus;<br />

& moi-même enfin je me crus inconftam,<br />

paree que j'étois délicat & fenfible.<br />

A v


io Les Liaifons dangereufes.<br />

L E T T R E LUI.<br />

Le Vicomte DE VALMONT d la Marquife<br />

DE MERTEUIL.<br />

J'AI VU Danceny, mais je n'en ai obtenu<br />

qu'une demi-confidence; ii s'eft obftiné,<br />

fur-cout, a me taire le nom de la petite<br />

Volanges, dont il ne m'a parlé que comme<br />

d'une femme très-fage, & même un<br />

peu dévote : a cela prés, il m'a raconté<br />

avec affez de vérité ion aventure, & furtout<br />

le dernier événement. Je 1'ai échauffé<br />

autant que j'ai pu, & je 1'ai beaucoup plaifanté<br />

fur fa délicateflè & fes fcrupu<strong>les</strong>;<br />

mais il paroit qu'il y tient, & je ne puis<br />

pas rêpondre de lui; au refte, je pourrai<br />

vous en dire davantage après demain. Je le<br />

mene demain a Verfail<strong>les</strong>, & je m'occuperai<br />

a le fcruter pendant la route.<br />

Le rendez-vous qui doit avoir eu lieu<br />

aujourd'hui, me donne auffi quelque efpérance<br />

: il fe pourroit que tout s'y füt paffé<br />

a notre fatisfaétion; & peut-être ne nous<br />

refte-t-il a préfent qu'a en arracher Paveu,<br />

& a en recueillir <strong>les</strong> preuves. Cette befogne<br />

vous fera plus facile qua moi : car<br />

h petite pcrfonne eft plus confinnte, ou,


Les Liaifons dangereufes. 11<br />

ce qui revient au même, plus bavarde,que<br />

fon difcrec Amoureux. Cependant j'y ferai<br />

mon poffible.<br />

Adieu, ma belle amie; je fuis fort preffé;<br />

je ne vous verrai ni ce foir, ni demain:<br />

fi de votre cöté vous avez fu quelque chofe,<br />

écrivez-moi un mot pour mon retour.<br />

Je reviendrai fürement coucher ft Paris.<br />

De... ce 3 Septembre au foir.<br />

L E T T R E LIV.<br />

La Marquife DE MERTEUIL au Vicomte<br />

DE VALMONT.<br />

O H! oui! c'eft bien avec Danceny qu'il<br />

y a quelque chofe ft favoir! S'il vous 1'a<br />

dit, il s'eft vanté. Je ne connois perfonne<br />

de fi bete en amour, & je me reproche de<br />

plus en plus <strong>les</strong> bontés que nous avons<br />

pour lui. Savez-vous que j'ai penfé être<br />

compromife par rapport ft lui? & que ce<br />

foit en pure perte! Oh! je m'en vengerai,<br />

je le promets.<br />

Quand j'arrivai hier pour prendre Madame<br />

de Volanges, elle ne vouloit plus fortir;<br />

eüè fe fentoit incommodée; il me fallut<br />

toate mon éloquence pour la décider, & je<br />

A vj


ii Les Liaifons dangereufes.<br />

vis le moment que Danceny feroit arrivé<br />

avant notre départ; ce qui eut été dautant<br />

plus g^uche, que Madame de Volanges lui<br />

avoit dit la veille qu'elle ne feroit pas chez<br />

elle. Sa rille & moi, nous étions fur <strong>les</strong><br />

épines. Nous fortimes enfin ; & la petite<br />

me ferra la main fi affeclueufement en me<br />

difant adieu, que, malgré fon projet de rupture<br />

, dont elle croyoit de bonne foi s'occuper<br />

encore, j'augurai des merveil<strong>les</strong> de<br />

la foirée.<br />

Je n'étois pas au bout de mes inquiétudes.<br />

II y avoit a peine une demi-heure que<br />

nous étions chez Madame de , que<br />

Madame de Volanges fe trouva mal en effet<br />

,' mais férieufement mal; & comme de<br />

raifon, elle vouloit rentrer chez elle : moi,<br />

je le voulois d'autant moins, que j'avois<br />

.peur, fi nous furprenions <strong>les</strong> jeunes gens,<br />

comme il y avoit tout a parier, que mes<br />

inftances auprès de la mere, pour la faire<br />

fordr, ne lui devinfient fufpec<strong>les</strong>. Je pris<br />

le parti de reffrayer fur fa fanté, ce qui heureufement<br />

n'eft pas difficile; & je la tins<br />

une heure & demie, fans confentir a la ramener<br />

chez elle, dans la crainte que je feignis<br />

d'avoir du mouvement dangereux de<br />

Ia votture. Nous ne rentnlmes enfin qu'a<br />

1'heure convenue. A 1'air honteux que je<br />

remarquai en arrivant, j'avoue que j'efpérai<br />

qu'au moins mes peines n'auroient pas<br />

été perdue*.


Les Liaifons dangereufes. 13<br />

Le defir que j'avois d'être inftruite, me<br />

fit refter auprès de Madame de Volanges,<br />

qui fe coucha auffi-tóc; & après avoir foupé<br />

auprès de fon lit, nous la laiffames de<br />

très-bonne heure, fous le prétexte qu'elle<br />

avoit befoin de repos, & nous paffatnes<br />

dans 1'appartement de fa fille. Celle-ci a<br />

fait, de fon cöté, tout ce que j'attendors<br />

d'elle; fcrupu<strong>les</strong> évanouis, nouveaux ferments<br />

d'aimer toujours, &c. &c. elle s'eft<br />

enfin exécutée de bonne grace : mais le fot<br />

Danceny n'a pas paffé d'une lïgne le point<br />

oü il étoit auparavant. Oh ! 1 'on peut fe<br />

brouiller avec celui-lh ; <strong>les</strong> raccommodements<br />

ne font pas dangereux.<br />

La petite allure pourtant qu'il vouloit<br />

davantoge, mais qu'elle a fu fe défendre.<br />

Je parierois bien qu'elle fe vante, ou qu'elle<br />

1'excufe; je m'en fuis même prefque affiirée.<br />

En effet, il m'a pris fantaifie de favoir<br />

a quoi m'en tenir fur la défenfe dont elle<br />

étoit capable; & moi, fimple femme, de<br />

propos en propos, j'ai monté fa tête au<br />

point.... Enfin, vous pouvez m'en croire,<br />

jamais perfonne ne fut plus fufceptible d'une<br />

furprife de fens. Elle eft vraiment aimable,<br />

cette chere petite i Elle méritoit un autre<br />

amant; elle aura au moins une bonne amie,<br />

car je m'attache fincérement a elle. Je lui<br />

ai promis de la former, & je crois que je<br />

lui tiendrai parole. Je me fuis fouvent ap-


14 Les Liaifons dangereufes.<br />

percue du befoin d'avoir une femme dans<br />

ma confidence, & j'aimerois mieux cellela<br />

qu'une autre; mais je ne puis en rien<br />

faire tant qu'elle ne fera pas... ce qu'il<br />

faut qu'elle foit; & c'eft une raifon de plus<br />

d'en vouloir a Danceny.<br />

Adieu, Vicomte; ne venez pas chez moi<br />

demain, a moins que ce ne foit le matin.<br />

J'ai cédé aux inftances du Chevalier, pour<br />

une foirée de petite maifon.<br />

De... ce 4 Septembre 17...<br />

L E T T R E LV.<br />

CECILE VOLANGES a SOPHIE CARNAY.<br />

T<br />

X u avois raifon, ma chere Sophie; tes<br />

prophéties réufiffènt mieux que tes confeils.<br />

Danceny, comme tu 1'avois prédi, a été<br />

plus fort que le confefïèur, que toi, que<br />

moi-même; & nous voilft revenues exaclement<br />

oü nous en étions. Ah! je ne m'en<br />

repens pas; & toi, fi tu m'en grondes, ce<br />

fera faute de favoir le plaifir qu'il y a a aimer<br />

Danceny. II t'eft bien aifé de dire comme<br />

il faut faire, rien ne t'en empêehe; mais<br />

fi tu avois éprouvé combien le chagrin de<br />

quelqu'un qu'on aime nous fait mal, com-


Les Liaifons dangereufes. 15<br />

ment fa joie devient la notre, & comme il<br />

eft difficile de dire non, quand c'eft oui<br />

que 1'on veut dire, tu ne t'étonnerois plus<br />

de rien : moi-même, qui 1'ai fenti, bien<br />

vivement fenti, je ne le comprends pas encore.<br />

Croïs-tu, par exemple, que je puiffe<br />

voir pleurer Danceny fans pleurer moi-même?<br />

Je t'aiïure bien que cela m'eft impoffible<br />

; & quand il eft content, je fuis heureufe<br />

comme lui. Tu auras beau dire; ce<br />

qu'on dit ne change pas ce qui eft, & je<br />

fuis bien füre que c'eft comme ca.<br />

Je voudrois te voir a ma place.... Non,<br />

ce n'eft pas-la ce que je veux dire, car fürement<br />

je ne voudrois céder ma place a<br />

perfonne : mais je voudrois que tu aimaffes<br />

auffi quelqu'un; ce ne feroit pas feulement<br />

pour que tu m'entendiffes mieux, & que<br />

tu me grondaffes moins; mais c'eft qu'auffi<br />

tu ferois plus heureufe, ou, pour mieux dire,<br />

tu commencerois feulement alors a le<br />

devenir.<br />

Nos amufements, nos rires, tout cela,<br />

vois-tu, ce ne font que des jeux d'enfants;<br />

il n'en refte rien après qu'ils font paffes.<br />

Mais l'amour, ah ! l'amour !... un mot,<br />

un regard, feulement de le favoir lk, eh<br />

bien ! c'eft le bonheur. Quand je vois Danceny,<br />

je ne defire plus rien ; quand je ne<br />

le vois pas, je ne defire que lui. Je ne fais<br />

comment cela fe fait : mais on diroit que


i6 Les Liaifons dangereufes.<br />

tout ce qui me plak lui reflemble. Quand<br />

il neft pas avec moi, j'y fonge; & quand<br />

je peux y fonger tout-a-fait, fans diftraction,<br />

quand je fuis toute feule par exemple,<br />

je fuis encore heureufe; je ferme <strong>les</strong><br />

yeux, & tout de fuite je crois le voir; je<br />

me rappelle fes difcours, & j e crois 1'entendre;<br />

cela me fait foupirer; & puis, je<br />

fens un feu, une agitation.... Je ne faurois<br />

tenir en place. C'eft comme un tourment,<br />

& ce tourment-la fait un plaifir inexprimable.<br />

r<br />

Je crois même que quand une fois on a<br />

de 1 amour, cela fe répand jufques fur 1'amitié.<br />

Celle que j'ai pour toi n'a pourtant<br />

pas changé; c'eft toujours comme au Couvent:<br />

mais ce que je te dis, je 1'cprouve<br />

avec Madame de Merteuil. II me femble<br />

que je 1'aime plus comme Danceny que<br />

comme toi, &quelquefois je voudroisqu'elle<br />

fut lui. Cela vient peut-être de ce que ce<br />

n eft pas une amitié d'enfant comme la nótre;<br />

ou bien de ce que je <strong>les</strong> vois fi fouvent<br />

enfemble; ce qui fait que je me trompe.<br />

tmhn , ce qu'il y a de vrai, c'eft qu'a<br />

eux deux fis me rendent bien heureufe, &<br />

après tout, je ne crois pas qu'il y ait grand<br />

mal a ce que je fais. Auffi, je ne demanderois<br />

qu'a refter comme je fuis; & il n'y<br />

a que 1'idée de mon mariage qui me faffe<br />

de la peine : car fi M. de Gercourt eft


Les Liaifons dangereufes. 17<br />

comme on me Fa die, & je n'en doute<br />

pas, je ne fais pas ce que je deviendrat.<br />

Adieu , ma Sophie , je t'aime toujours<br />

bien tendrement.<br />

De... ce 4 Septembre 17...<br />

L E T T R E L V L<br />

La Trêfidente DE TOURVEL au Vicomte<br />

DE VALMONT.<br />

A QUOI vous ferviroït, Monfieur, Ia réponfe<br />

que vous me demandez? Croire \<br />

vos fentiments, ne feroit-ce pas une raifon<br />

de plus pour <strong>les</strong> craindre? & fans attaquer<br />

ni défendre leur fincérité, ne me fuffic-il<br />

pas, ne doit-il pas vous fuffire a vous-même<br />

de favoir que je ne veux ni ne dois<br />

y rêpondre?<br />

Suppofé que vous m'aimïez véritablement,<br />

(& c'eft feulement pour ne plus revenir<br />

fur eet objet, que je confens a cette<br />

fuppofition ) <strong>les</strong> obftac<strong>les</strong> qui nous féparent<br />

en feroient-ils moins infurmontab<strong>les</strong>?<br />

& aurois-je autre chofe a faire, qu'a fouhaiter<br />

que vous puffiez bientót vaincre eet<br />

amour, & fur-tout a vous y aider de tout<br />

tnon pouvoir, en me hatant de vous 6t§i


i8 Les Liaifons dangereufes.<br />

toute efpérance? Vous convenez vousmèrne<br />

que ce fentiment eft pénible, quand<br />

ïobjet qui Vinfpire ne le partage point.<br />

Or, vous favez aftèz qu'il m'eft impoffible<br />

de le partager; & quand même ce malheur<br />

m'arriveroit, j'en ferois plus a plaindre<br />

, fans que vous en fuffiez plus heureux.<br />

J'efpere que vous m'eftimez affez<br />

pour n'en pas douter un inftant. Ceffez donc,<br />

je vous en conjure, ceflèz de vouloir troubler<br />

un cceur a qui la tranquillité eft fi néceftaire;<br />

ne me forcez pas a regretter de<br />

vous avoir connu.<br />

Chérie & eftimée d'un mari que j'aime<br />

& refpecle, mes devoirs & mes plaifirs fe<br />

raffemblent dans le même objet. Je fuis<br />

heureufe, je dois 1'êcre. S'il exifte des plaifirs<br />

plus vifs, je ne <strong>les</strong> defire pas; je ne<br />

veux point <strong>les</strong> connoitre. En eft-il de plus<br />

doux que d'être en paix avec foi-raême,<br />

de n'avoir que des jours fereins, de s'endormir<br />

fans trouble, & de s'éveiller fans<br />

remords? Ce que vous appellez le bonheur,<br />

n'eft qu'un tumulte des fens, un orage<br />

des paffions dont le fpeftacle eft effrayant,<br />

même a le regarder du rivage. Eh! comment<br />

affronter ces tempêtes? comment ofer<br />

s'embarquer fur une mer couverce des débris<br />

de mille & mille naufrages? Et avec<br />

qui? Non, Monfieur, je refte a terre; je<br />

chéris <strong>les</strong> liens qui m'y attachent. Je pour-


Les Liaifons dangereufes. 19<br />

rois <strong>les</strong> rompre, que je ne le voudrois pas;<br />

fi je ne <strong>les</strong> avois, je me haterois de <strong>les</strong><br />

prendre.<br />

Pourquoi vous attacher ft mes pas! pourquoi<br />

vous obftiner ft me fuivre? Vos Lettres,<br />

qui devoient être rares, fe fuccedent<br />

avec rapidité. El<strong>les</strong> devoient être fages, &<br />

vousne m'y parlez que de votre fol amour.<br />

Vous m'entourez de votre idéé, plus que<br />

vous ne le faifiez de votre perfonne. Ecarté<br />

fous une forme, vous vous reproduifez<br />

fous une autre. Les chofes qu'on vous demande<br />

de ne plus dire , vous <strong>les</strong> redites<br />

feulement d'une autre maniere. Vous vous<br />

plaifez ft m'embarraffèr par des raifonnements<br />

captieux; vous échappez aux miens.<br />

Je ne veux plus vous rêpondre, je ne vous<br />

répondrai plus... Comme vous traitez <strong>les</strong><br />

femmes que vous avez féduites! avec quel<br />

mépris vous en parlez! Je veux croire que<br />

quelques-unes le méritent: mais toutes fontel<strong>les</strong><br />

donc fi méprifab<strong>les</strong>? Ah ! fans doute ,<br />

puifqu'el<strong>les</strong> ont trahi leurs devoirs pour fe<br />

livrer ft un amour criminel. De ce moment,<br />

el<strong>les</strong> ont tout perdu , jufqu'ft 1'eftime de<br />

celui ft qui el<strong>les</strong> ont tout facrifié. Ce fupplice<br />

eft julte, mais 1'idée feule en fait frémir.<br />

Que m'importe, après tout, pourquoi<br />

m'occuperois-je d'el<strong>les</strong> 011 de vous? de quel<br />

droit venez-vous troubler ma tranquillité?<br />

Laiffez-moi, ne me voyez plus, ne m'écri-


20 Les Liaifons dangereufes.<br />

vezplus; je vous en prie; je 1'exige. Cette<br />

Lettre efi la derniere que vous recevrez de<br />

moi.<br />

De ce... 5 Septembre 17...<br />

L E T T R E LVII.<br />

Le ViGomte DE VALMONT a la Marquife<br />

DE MERTEUIL.<br />

J'AI trouvé votre Lettre hier ft mon arrivée.<br />

Votre colere m'a tout-ft-fait réjoui. Vous<br />

ne fentiriez pas plus vivement <strong>les</strong> torts de<br />

Danceny, quand il <strong>les</strong> auroit eus vis-ft-vis<br />

de vous. C'efl; fans doute par vengeance,<br />

que vous accoutumez fa maitreflè ft lui faire<br />

depetkes ïnfidélités: vous êtes un bien mauvais<br />

fujet! Oui, vous êtes charmante, &<br />

je ne m'étonne pas qu'on vous réfifte moins<br />

qu'a Danceny.<br />

Enfin, je le fais par cceur, ce beau héros<br />

de Roman! il n'a plus de fecrets pour<br />

moi. Je lui ai tant dit que l'amour honnête<br />

étoit le bien fuprême, qu'un fentiment valoit<br />

mieux que dix intrigues, que j'étois<br />

moi-même, dans ce moment, amoureux<br />

& timide; il m'a trouvé enfin une fagon de<br />

penfer fi conforme ft la fienne, que dans<br />

1'enchantement oü il étoit de nsa candeur,


Les Liaifons dangereufes. 21<br />

il m'a tout dit, & m'a juré une amitié fans<br />

réferve. Nous n'en fommes guere plus avancés<br />

pour notre projet.<br />

D'abord, il m'a paru que fon fyftême<br />

étoit qu'une Demoifelle mérite beaucoup<br />

plus de ménagements qu'une femme, comme<br />

ayant plus a perdre. II trouve, fur-tout,<br />

que rien ne peut juftifier un homme de<br />

mettre une fille dans la néceffité de 1'époufer<br />

ou de vivre déshonorée, quand la fille<br />

eft infiniment plus riche que 1'homme,<br />

comme dans le cas oü il fe trouve. La fécurité<br />

de la mere, la candeur de la fille,<br />

tout 1'intimide & 1'arrête. L'embarras ne feroit<br />

point de combattre fes raifonnements,<br />

quelque vrais qu'ils foient. Avec un peu<br />

d'adreffe & aidé par la pafiion, on <strong>les</strong> auroit<br />

bientöc détruits; d'autant qu'ils prêtent<br />

au ridicule, & qu'on auroit pour foi 1'autorité<br />

de 1'ufage. Mais ce qui empêche qu'il<br />

n'y ait de prife fur lui, c'eft qu'il fe trouve<br />

heureux comme il eft. En effet, fi <strong>les</strong><br />

premiers amours paroiffent, en généra!,<br />

plushonnêtes, & comme on dit, pluspurs;<br />

s'ils font au moins plus lents dans leur<br />

marche, ce n'eft pas comme on le penfe,<br />

délicateffè ou timidité : c'eft que le cceur,<br />

étonné par un fentiment inconnu, s'arrête,<br />

pour ainfi dire, a chaque pas pour jouir du<br />

charme qu'il éprouve, & que ce charme<br />

eft fi puiflant fur un cceur neuf, qu'il 1'oc-


21 Les Liaifons dangereufes.<br />

cupe au point de lui faire oublier tout autre<br />

plaifir. Cela eft fi vrai, qu'un libertin<br />

amoureux, fi un libertin peut 1'étre, devient<br />

de ce moment même moins preffé de<br />

jouir; & qu'enfin, entre la conduite de<br />

Danceny avec la petite Volanges, & la<br />

mienne avec la prude Madame de Tourvel<br />

, il n'y a que la différence du plus au<br />

moins.<br />

II auroit fallu, pour échauffer notre jeune<br />

homme, plus d'obftac<strong>les</strong> qu'il n'en a<br />

rencontrés; fur-tout qu'il eüt eu befoin de<br />

plus de myftere, car le myftere mene a 1'audace.<br />

Je ne fuis pas éloigné de croire que<br />

vous nous avez nui en le fervant fi bien;<br />

votre conduite eüt été excellente avec un<br />

homme ufagé, qui n'eüt eu que des defirs:<br />

mais vous auriez pu prévoir que pour un<br />

homme jeune, honnête & amoureux, le<br />

plus grand prix des faveurs eft d'être la<br />

preuve de l'amour; & que par conféquenr,<br />

plus il feroit fur d'être aimé, moins il feroit<br />

entreprenant. Que faire a préfent ? je<br />

n'en fais rien; mais je n'efpere pas que la<br />

petite foit prife avant le mariage, & nous<br />

en ferons pour nos fraix : j'en fuis faché,<br />

mais je n'y vois pas de remede.<br />

Pendant que je diflèrte ici , vous faites<br />

mieux avec votre Chevalier. Cela me fait<br />

fonger que vous m'avez promis une infidélité<br />

en ma faveur; j'en ai votre promeffe


Les Liaifons dangereufes. 23<br />

par écrit, & je ne veux pas en faire un billet<br />

de la Chdtre. Je conviens que 1'échéance<br />

n'eft pas encore arrivée : mais il feroic<br />

généreux ft vous de ne pas 1'attendre; &<br />

de mon cöté , je vous tiendrois compte<br />

des intéréts. Qu'en dites-vous, ma belle<br />

amie? eft-ce que vous n'êtes pas fatiguée<br />

de votre conftance? Ce Chevalier eft donc<br />

bien merveilleux ? Oh ! laiffez-moi faire;<br />

je veux vous forcer de convenir que fi vous<br />

lui avez trouvé quelque mérite, c'eft que<br />

vous m'aviez oublié.<br />

Adieu, ma belle amie; je vous embraflè<br />

comme je vous defire; je défie tous <strong>les</strong> baifers<br />

du Chevalier d'avoir autant d'ardeur.<br />

De ce... 5 Septembre 17...<br />

L E T T R E LVIII.<br />

Le Vicomte DE VALMONT d la Pré/i-<br />

dente DE TOURVEL.<br />

P<br />

J- AR ou ai-je donc mérité, Madame,<br />

& <strong>les</strong> reproches que vous me faites , &<br />

la colere que vous me témoignez? L'attachement<br />

le plus vif & pourtant le plus refpeétueux,<br />

la foumiffion la plus entiere ft<br />

vos moindres volontés; voila en deux mots


24 Les Liaifons dangereufes.<br />

1'biftoire de mes fentiments & de ma corsS<br />

duite. Accablé par <strong>les</strong> peines d'un amour<br />

malheureux, je n'avois d'autre confolation<br />

que celle de vous voir : vous m'avez ordonné<br />

de m'en priver; j'ai obéi fans me<br />

permettre un murmure. Pour pnx de ce<br />

facrifice, vous m'avez permis de vous écrire,<br />

& aujourd'hui vous voulez m'öter eet<br />

unique plaifir. Me le laifferai-je ravir ,<br />

fans effayer de le défendre ? non , fans<br />

doute : eh! comment ne feroit-il pas cher<br />

\ mon cceur? c'eft le feul qui me refte,<br />

& je le tiens de vous.<br />

Mes lettres, dites-vous, font trop fréquentes!<br />

Songezdonc, je vous prie , que<br />

depuis dix jours que dure mon exil , je<br />

n'ai pafte aucun moment fans m'occuper<br />

de vous , & que cependant vous n'avez<br />

recu que deux lettres de moi. Je ne vous<br />

K parle que de mon amour ! eh! que puisje<br />

dire, que ce que je penfe ? tout ce<br />

que j'ai pu faire, a été d'en affoibhr 1 expreffion<br />

; & vous pouvez m'en croire, je<br />

ne vous en ai laiffé voir que ce qu'il m'a<br />

été impoffible d'en cacher. Vous me menacez<br />

enfin de ne plus me rêpondre. Ainfi,<br />

1'homme qui vous préfere ft tout, & qui<br />

vous refpede encore plus qu'il ne vous aime,<br />

non contente de le traiter avec rigueur,<br />

vous voulez y joindre le mépris! Et pourquoi<br />

ces menaces & ce courroux? qu'en<br />

avez-vous


Les Liaifons dangereufes. 25<br />

avez-vous befoin ; n'êtes-vous pas füre d'être<br />

obéie, même dans vos ordres injuftes?<br />

m'eft-il donc poffibie de contrarier aucun<br />

de vos defirs, & ne 1'ai-je pas déja prouvé?<br />

Mais abuferez-vous de eet empire que vous<br />

avez fur moi ? Après m'avoir rendu mal<br />

heureux, après être devenue injuiïe, vous<br />

fera-t-il donc bien facile de jouir de cette<br />

tranquiliité que vous afïurez vous être fi<br />

néceffaire ? ne vous direz-vous jamais : II<br />

m'a laiffée maitreffe de fon fort, & j'ai fait<br />

fon malheur ? il imploroit mes fecours, &<br />

je 1'ai regardé fans pitié ? favez-vous juf><br />

qu'oü peut aller mon défefpoir? non.<br />

Pour calculer mes maux, il faudroit favoir<br />

a quel point je vous aime, & vous ne<br />

cónnoiffez pas mon cceur.<br />

A quoi me facrifiez-vous ? a des craintes<br />

chimériques. Et qui vous <strong>les</strong> infpire? un<br />

homme qui vous adore; un homme fur qui<br />

vous ne cefferez jamais d'avoir un empire<br />

abfolu. Que craignez - vous, que pouvezvous<br />

craindre d'un fentiment que vous ferez<br />

toujours maitreffe de diriger a votre gré?<br />

Mais votre imagination fe crée des monftres,<br />

& 1'effroi qu'ils vous caufent, vous<br />

Fattribuez a l'amour. Un peu de confiance,<br />

& ces fantómes difparoitronr.<br />

Un Sage a dit que , pour diffiper fes<br />

craintes, il fuffifoit prefque toujours d'en<br />

Partie IL Ë


a8 Les Liaifons dangereufes.<br />

viens de recevoir une invitarion fort preffante<br />

de la ComtefTe de B.pour aller la<br />

voir a la campagne; &, comme elle me le<br />

mande affez plaifamment, „ fon mari a le<br />

plus beau bois du monde, qu'il conferve<br />

„ foigneufement pour <strong>les</strong> plaifirs de fes<br />

„ amis ". Or, vous favez que j'ai bien<br />

quelques droits fur ce bois-lk ; & j'irai le<br />

revoir fi je ne vous fuis pas ucile. Adieu,<br />

fongez que Danceny fera chez moi fur let<br />

quatre heures.<br />

De... ce 8 Septembre 17...<br />

L E T T R E LX.<br />

Le Chevalier DANCENY au Vicomte<br />

DE VALMONT.<br />

(Inclufe dans la prêcédente.)<br />

A.H! Monfieur, je fuis défefpéré, j'ai<br />

tout perdu. Je n'ofe confier au papier le<br />

fecret de mes peines : mais j'ai befoin de<br />

<strong>les</strong> répandre dans Ie fein d'un ami fidele &<br />

fur. A quel heure pourrai-je vous voir &<br />

aller chercher auprès de vous des confolations<br />

& des confeils ? J'étois fi heureux le<br />

jour oü je vous ouvris mon ame! A pré-


Les Liaifons dangereufes. 29<br />

fent, quelle différencé ! tout eft changé<br />

pour moi. Ce que je fouffre pour mon<br />

compte n'eft encore que la moindre partie<br />

de mes tourments; mon inquiétude fur<br />

un objet bien plus cher, voila ce que je ne<br />

puis fupporter. Plus heureux que moi, vous<br />

pourrez la voir, & j'attends de votre amitié<br />

que vous ne refuferez pas cette démarche:<br />

mais il faut que je vous parle, que je vous<br />

inftruife. Vous me plaindrez, vous me fecourrez;<br />

je n'ai d'efpoir qu'en vous. Vous<br />

êtes fenfible, vous connoiffez l'amour, óc<br />

vous êtes le feul ft qui je puiffè me confier:<br />

ne me refufez pas vos fecours.<br />

Adieu, Monfieur; le feul foulagement<br />

que j'éprouve dans ma douleur, eft de fonger<br />

qu'il me refte un ami tel que vous. Faites-moi<br />

favoir, je vous prie, ft quelle heure<br />

je pourrai vous trouver. Si ce n'eft pas ce<br />

matin, je defirerois que ce füt de bonne<br />

heure dans 1'après-midi.<br />

De... ce 8 Septembre 17...<br />

B iij


3© Les Liaifons dangereufes.<br />

L E T T R E LXI.<br />

CÉCILE VOLANGES a SOPHIE<br />

CARNAY.<br />

M A chere Sophie, platos ta Cécile, ta<br />

pauvre Cécile; elle eft bien malheureufe l<br />

Maman fait tout. Je ne concois pas comment<br />

elle a pu fe douter de quelque chofe,<br />

& pourtant elle a tout découvert. Hier au<br />

foir, Maman me parut bien avoir un peu<br />

d'humeur : mais je n'y fis pas grande attention;<br />

& même en attendant que fa partie<br />

füt finie, je caufai très-gaiement avec<br />

Madame de Merteuil, qui avoit foupé ici,<br />

& nous pariames beaucoup de Danceny.<br />

Je ne crois pourtant pas qu'on ait pu nous<br />

entendre. Elle s'en alla, & je me reiirai<br />

dans mon appartement.<br />

Je me déshabillois, quand Maman entra<br />

& fit fortir ma femme-de-chambre;<br />

elle me demanda la clef de mon fecretaire.<br />

Le ton dont elle me fit cette demandé me<br />

caufa un tremblement fi fort, que je pouvois<br />

a peine me foutenir. Je faifois femblant<br />

de ne la pas trouver : mais enfin, il<br />

fallut obéir. Le premier tiroir qu'elle ouvrit,<br />

fut juftement celui oü étoient <strong>les</strong> Let-


Les Liaifons dangereufes. 31<br />

tre du Chevalier Danceny. J'étois fi troublée,<br />

que quand elle me demanda ce que<br />

c'étoit, je ne fus lui rêpondre autre chofe,<br />

fi-non que ce n'étoic rien; mais quand<br />

je la vis commencer a lire celle qui fe préfentoit<br />

la première, je n'eus que le temps<br />

de gagner un fauteuil, &je me trouvai mal<br />

au point que je perdis connoifiance. Auffitöt<br />

que je revins a moi, ma mere, qui avoit<br />

appellé ma femme-de-chambre, fe retira ,<br />

en me difant de me coucher. Elle a emporté<br />

toutes <strong>les</strong> Lettres de Danceny. Je frémis<br />

toutes <strong>les</strong> fois que je fonge qu'il me<br />

faudra reparoitre devant elle. Je n'ai fait<br />

que pleurer toute la nuit.<br />

Je t'écris au point du jour dans 1'efpoi»<br />

que Joféphine viendra. Si je peux lui parler<br />

feule, je la prierai de remettre chez Madame<br />

de Merteuil un petit billet que je<br />

vas lui écrire; fi-non, je le mettrai dans<br />

ta lettre, & tu voudras bien 1'envoyer comme<br />

de toi. Ce n'eft que d'eile que je puis<br />

recevoir quelque confolation. Au moins,<br />

nous parierons de lui, car je n'efpére plus<br />

le voir. Je fuis bien malheureufel'Elle aura<br />

peut-être la bonté de fe charger d'une<br />

Lettre pour Danceny. Je n'ofe pas me confier<br />

a Joféphine pour eet objet, & encore<br />

moins a ma femme-de-chambre; car<br />

c'eft peut-être elle qui aura dit a ma mere<br />

que j'avois des Lettres dans mon fecretaire.<br />

13 iv


32 Les Liaifons dangereufes.<br />

Je ne t'écrirai pas plus longuement, paree<br />

que je veux avoir le temps d'écrire k<br />

Madame de Merteuil , & aufli a Danceny,<br />

pour avoir ma Lettre toute prête, fi<br />

elle veut bien s'en charger. Après cela, je<br />

me recoucherai, pour qu'on me trouve au<br />

Jit quand on entrera dans ma chambre. Je<br />

dirai que je fuis malade, pour me difpenfer<br />

de paffer chez Maman. Je ne mentirai<br />

pas beaucoup; fürement je fouffre plus que<br />

fi j'avois la fievre. Les yeux me brulent k<br />

force d'avoir pleuré; j'ai un poids fur 1'eftomac,<br />

qui m'empêche de refpirer. Quand<br />

je fonge que je ne verrai plus Danceny,<br />

je voudrois être morte. Adieu, ma chere<br />

Sophie. Je ne peux pas t'en dire davantage;<br />

<strong>les</strong> larmes me fuflbquent.<br />

De... ce 7 Septembre 17...<br />

Nota. On a fupprimé la Lettre de Cécile<br />

Volanges a la Marquife, paree qu'elle<br />

ne contenoit que <strong>les</strong> mêmes faits de la<br />

Lettre précédente, & avec moins de détails.<br />

Celle au Chevalier Danceny ne<br />

s'efl point retrouvée : on en verra la<br />

raifon dans la Lettre LXIII, de Madame<br />

de Verteuil au Vicomte.


Les Liaifons dangereufes. 33<br />

L E T T R E LXII.<br />

Madame DE VOLANGES au Chevalier<br />

DANCENY.<br />

APRÈS avoir abufé, Monfieur, de Ia<br />

confiance d'une mere & de i'innocence d'un<br />

enfant, vous ne ferez pas furpris, fans doute,<br />

de ne plus être recu dans une maifon<br />

oü vous n'avez répondu aux preuves de 1'amitié<br />

la plus fincere que par 1'oubli de tous<br />

<strong>les</strong> procédés. Je préfere de vous prier de<br />

ne plus venir chez moi, a donner des ordres<br />

a ma porte, qui nous compromettroient<br />

tous également, par <strong>les</strong> remarqu^s que <strong>les</strong><br />

valets ne manqueroient pas de faire. J ai droit<br />

d'efpérer que vous ne me forcerez pas de<br />

recourir a ce moyen. Je vous previens a ffi<br />

que fi vous faites, a 1'avenir, la moin re<br />

tentative pour entretenir ma fille dans .'égarement<br />

oü vous 1'avez plongée. une retraite<br />

auftere & éternelle la foufiraira a vos<br />

pourfuites. C'eft a vous de voir, Monfieur,<br />

fi vous craindrez auffi peu de caufer fon infortune<br />

, que vous avez peu craint de tenter<br />

fon déshonneur. Quant a moi, mon choix<br />

eft fait, & je Ten a inftruite.<br />

Vous trouverez ci-joint le paquet de vos<br />

B v


34 Les Liaifons dangereufes.<br />

Lettres. Je compte que vous me renverrez,<br />

en échange , toutes cel<strong>les</strong> de ma fille, &<br />

que vous vous prêterez ft ne laifler aucune<br />

tracé d'un événement dont nous ne pourrions<br />

garder le (öuvenir, moi fans indignation,<br />

elle fans honce, & vous fans remords»<br />

J'ai 1'honneur d'être, &c.<br />

De ce... 7 Septembre 17...<br />

L E T T R E LXIII.<br />

La Marquife DE MERTEUIL au Vicomte<br />

DE VALMONT.<br />

"VRAIMENT oui, je vous expliquerai le<br />

billet de Danceny. L'événement qui le lui<br />

a fait écrire eft mon ouvrage, & c'eft, je<br />

crois, mon chef-d'ceuvre. Je n'ai pas perdu<br />

mon temps depuis votre derniere lettre, &<br />

j'ai dit comme l'Archireéte Athénien : ,,Ce<br />

„ qu'il a dit, je le ferai ".<br />

II lui faut donc des obftac<strong>les</strong> ft ce beau<br />

Héros de Roman, & il s'endort dans la<br />

félicité ! oh ! qu'il s'en rapporté ft moi,<br />

je lui donnerai de la- befogne ; & je me<br />

trompe, ou fon fommeii ne fera plus tranquille.<br />

I! falloit bien lui apprendre Je pris<br />

du temps, & je me flatte qu'a préfent il


Les Liaifons dangereufes. 35<br />

regretce celui qu'il a perdu. II falloit, dites-vous<br />

auffi, qu'il eüt befoin de plus de<br />

myftere; eh bien, ce befoin-la ne lui manquera<br />

plus. J'ai cela de bon, moi, c'eft<br />

qu'il ne faut que me faire appercevoir de<br />

mes^fauces, je ne prends point de repos que<br />

je n'aie tout réparé. Apprenez donc ce que<br />

j'ai fait.<br />

En rencrant chez moi avant-hier matin,<br />

je lus votre lettre ; je la trouvai lumineufe.<br />

Perfuadée que vous aviez très-bien indiqué<br />

la caufe du mal, je ne m'occupai plus qu'a<br />

trouvtr le moyen de le guérir. Je commencai<br />

pourtant par me coucher; car 1'infatigable<br />

Chevalier ne m'avoit pas laiffé dormir<br />

un moment, & je croyois avoir fommeil<br />

: mais point du tout; toute entiere a<br />

Danceny, le defir de le rirer de fon indolence,<br />

ou de 1'en punir, ne me permit pas de<br />

fermer 1'ceil, & ce ne fut qu'après avoir<br />

bien concerté mon plan, que je pus trouver<br />

deux heures de repos.<br />

J'allai le foir même chez Madame de Volanges,<br />

&, fuivant mon projet, je lui fis<br />

confidence que je me croyois füre qu'il<br />

exiftoit, entre fa fille & Danceny, une liaifon<br />

dangereufe. Cette femme, fi clairvoyante<br />

contre vous, étoit aveuglée au point<br />

qu'elle me répondit d'abord qu'a coup für<br />

je me trompois; que fa fille étoit un entant,<br />

ekc. &c. Je ne pouvois pas dire tout<br />

B vj


Les Liaifons dangereufes.<br />

ce que j'en favois; mais je citai des regards,.<br />

des propos, dont ma vertn & mon amitié'<br />

sallarmoient. Je parlai enfin prefque auflï<br />

bien qu'auroit pu faire une dévote;&, pour<br />

frapper le coup décifif, j'allai jufqu'a dire<br />

que je croyois avoir vu donner & recevoir<br />

une lettre. Cela me rappelle, ajoutai-je,<br />

qu'un jour elle ouvrit devant moi un tiroir<br />

de fon fecretaire, dans lequel je vis beaucoup<br />

de papiers, que fans doute elle conferve.<br />

Lui connoifftz-vous quelque correfpondance<br />

fréquente ? Ici la figure de Madame<br />

de Volanges changea, & je vis quelques<br />

larmes rouler dans fes yeux. Je vous<br />

remercie, ma digne amie, me dit-elle, en.<br />

me ferrant la main; je m'en éclaircirai.<br />

Après cette converfation , trop courte<br />

pour être fufpecte, je me rapprochai de la:<br />

jeune perfonne. Je la quittai bientöt après,<br />

pour demander a la mere de ne pas me<br />

compromettre vis-a-vis de fa fille; ce qu'elle<br />

me promic d'autant plus volontiers, que jelui<br />

fis obferver combien il feroit heureux<br />

que cette enfant prit afiez de confiance en<br />

moi pour m'ouvrir fon cceur, & me mettre<br />

'k portée de lui donner mes fages confeiïs.<br />

Ce qui m'affure qu'elle me tiendra fa promefie,<br />

c'eft que je ne doute pas qu'elle ne<br />

/euille fe faire honneur de fa pénétration<br />

auprès de fa fille. Je me trouvois, par-la,<br />

iutorifée a garder mon ton d'amitié avec


Les Liaifons dangereufes. $7<br />

fa petite, fans paroitre fauffè aux yeux de<br />

Madame de Volanges; ce que je voulois<br />

éviter. J'y gagnois encore d'être, par<br />

la fui te, auffi long-temps & auffi fecretementque<br />

je voudrois, avec la jeune perfonne<br />

, fans que la mere en prit jamais<br />

d'ombrage.<br />

J'en profitai dès Ie foir même; & après<br />

ma partie finie, je chambrai ia petite dans<br />

un coin, & la mis fur le chapitre de Danceny,<br />

fur lequel elle ne tarit jamais. Je m'amufois<br />

a lui monter la tête fur le plaifir<br />

qu'elle auroit a le voir le lendemain; il<br />

n'eft forte de folies que je ne lui aie fait dire.<br />

II falloit bïtn lui rendre en efpérance<br />

ce que je lui ötois en réalité; & puis touc<br />

cela devoit lui rendre le coup plus fenfible,<br />

& je fuis perfuadée que plus elle aura fouffert,<br />

plus elle fera preffée de s'en dédommager<br />

h la première occafion. II eft bon ,<br />

d'ailleurs, d'accoutumer aux grands événements,<br />

quelqu'un qu'on deftine aux grandes<br />

aventures.<br />

Après rout, ne peut-elle pas payer de<br />

quelques larmes le plaifir d'avoir fon Danceny<br />

? elle en raffole ! eh bien , je lui promets<br />

qu'elle 1'aura, & plutöt même qu'elle<br />

ne 1'auroit eu fans eet orage. C'eft un mauvais<br />

rêve dont le réveil fera délicieux; &<br />

h tout prendre, il me femble qu'elle me<br />

doit de la reconnoiffance : au fait, quand


38 Les Liaifons dangereufes.<br />

j'y aurois mis uu peu de malice, il faut<br />

bien s'amufer:<br />

Les fots fcnt ici-bas pour nos menus plaifirs (1).<br />

Je me retirai enfin, fort contente de moi.<br />

Ou Danceny, me difois-je, animé par <strong>les</strong><br />

obftac<strong>les</strong>, va redoubler d'amour, & alors<br />

je le fervirai de tout mon pouvoir; ou fi<br />

ce n'eft qu'un fot, comme je fuis tentée<br />

quelquefois de le croire, il fera défefpéré,<br />

& fe tiendra pour battu : or, dans ce cas,<br />

au moins me ferai-je vengée de lui, autant<br />

qu'il étoit en moi; chemii>fai


Les Liaifons dangereufes. 39<br />

C'eft de vous feule que jattends quelque<br />

confolation. N'efi-il pas plaifant, en effet,<br />

de confoler pour & contre, & d'être le<br />

feul agent de deux intéréts direclement contraires?<br />

Me voila comme la Divinité; recevant<br />

<strong>les</strong> vceux oppofés des aveug<strong>les</strong> mor-<br />

:els, & ne changeant rien a mes décrets<br />

Immuab<strong>les</strong>. J'ai quitté pourtant ce löle auguite',<br />

pour prendre celui d'Ange confolateur,<br />

& j'ai été fuivant le précepte, vifiter<br />

mes amis dans leur affliclion.<br />

J'ai commencé par la mere; je 1'ai trouvée<br />

d'une trifteffè, qui déja vous venge en<br />

partie des contrariétés qu'elle vous a fait<br />

éprouver de la part de votre belle Prude.<br />

Tout a réuffi a merveille : ma feule inquiétude<br />

éroit que Madame de Volanges ne<br />

profirat de ce moment pour gagner la confiance<br />

de fa fiile; qui eüt été bien facile,<br />

en n'employant, avec elle, que Je langage<br />

de la douceur & de 1'amitié, & en donnant<br />

aux confeils de la raifon, 1'air & le<br />

ton de la tendreffe indulgente. Par bonheur,<br />

elle s'eft armée de févérité; elle s'eft enfin<br />

fi mal conduite, que je n'ai eu qu'a applaudir.<br />

II eft vrai qu'elle a penfé rompre<br />

tous nos projets, parle parti qu'elle<br />

avoit pris de faire rentrer fa fille au Couvent<br />

: mais j'ai paré ce coup, & je 1'ai engagée<br />

a en'faire feulement la menace, dans<br />

le cas oü Danceny continueroit fes pour-


40 Les Liaifons dangereufes.<br />

fuices, afin de <strong>les</strong> forcer tous deux a une drconfpeétion<br />

que je crois néceffaire pour le<br />

fuccès.<br />

Enlüite j'ai été chez Ia fille. Vous ne<br />

fauriez croire combien la douleur 1'embellit!<br />

Pour peu qu'elle prenne de coquetterie,<br />

je vous garantis qu'elle pleurera fouvent<br />

: pour cette fois, elle pleuroit fans<br />

malice.... Frappée de ce nouvel agrément<br />

que je ne lui connoifibis pas, & que j'étois<br />

bien-aife d'obferver, je ne lui donnai<br />

d'abord que de ces confolations gauches,<br />

qui augmentent plus <strong>les</strong> peines qu'el<strong>les</strong> ne<br />

<strong>les</strong> foulagent; & par ce moyen, je 1'amenai<br />

au point d'être véritablement fuffoquée.<br />

Elle ne pleuroit plus, & je craignis un mo<br />

ment <strong>les</strong> convulfions. Je lui confeillai de<br />

fe coucher, ce qu'elle accepta; je lui fervis<br />

de femme-de-chambre :elle n'avoit point<br />

fait de toilette, & biemót fes cheveux épars<br />

tomberent fur fes épau<strong>les</strong> & fur fa gorge<br />

entiérement découvertes: je 1'embraflai; elle<br />

fe laiffa aller dans mes bras, & fes larmes<br />

recommencerent a couler fans effort. Dieu l<br />

qu'elle étoit belle! Ah! fi Magdelaine étoit<br />

ainfi, elle dut être bien plus dangereufe,<br />

pénitente que péchereflè.<br />

Quand la belle défolée fut au lit, je me<br />

mis a la confoler de bonne foi. Je la raffurai<br />

d'abord fur la crainte du Couvenr. Je<br />

fis naitre en elle 1'efpoir de voir Dance-


Les Liaifons dangereufes. 41<br />

ny en feeree ; & m'afieyant fur le Ik :<br />

„ S'il étoit-la , lui dis-je"; puis brodant<br />

fur ce thême, je la conduifis, de diftraction<br />

en diftraétion, ft ne plus fe fouvenir<br />

du tout qu'elle étoit affligée. Nous nous ferions<br />

féparées parfaitement contentes 1'une<br />

de 1'autre, fi elle n'avoit voulu me charger<br />

d'une Lettre pour Danceny; ce que j'ai<br />

conftamment refufé. En voici <strong>les</strong> raifons,<br />

que vous approuverez fans doute.<br />

D'abord, celle que c'étoit me compromettre<br />

vis-ft-vis de Danceny; & fi c'étoit<br />

la feule dont je pus me fervir avec la petite<br />

, il y en avoit beaucoup d'autres de vous<br />

ft moi. Ne feroit-ce pas rifquer le fruit<br />

de mes travaux, que de donner fi-töt ft<br />

nos jeunes gens un moyen fi facile d'adoucir<br />

leurs peines? Et puis, je ne ferois<br />

pas fachée de <strong>les</strong> obliger a mêler quelques<br />

domeftiques dans cette aventure : car enfin<br />

fi elle fe conduit ft bien, comme je 1'efpere,<br />

il faudra qu'elle fe fiche immédiatement<br />

après le mariage , & il y a peu<br />

de moyens plus fürs pour la répandre;<br />

ou, fi par miracle ils ne parloient pas,<br />

nous parlerions, nous, & il fera plus commode<br />

de mettre 1'indifcrétion fur leur<br />

compte.<br />

II faudra donc que vous donniez aujourd'hui<br />

cette idéé ft Danceny; & comme je<br />

ne fuis pas füre de la femme-de-chatrbre


43 Les Liaifons dangereufes.<br />

de Ia petite Volanges, dont elle-même<br />

paroit fe défier, indiquez-lui la mienne,<br />

ma fidelle Viftoire. J'aurai foin que la démarche<br />

réuffiffè. Cette idéé me plan d'autant<br />

plus, que la confidence ne fera utile<br />

qu'a nous, & point ft eux : car je ne fuis<br />

pas ft la fin de mon récit.<br />

Pendant que je me défendois de me<br />

charger de la Lettre de la petite, je craignois<br />

ft tout moment qu'elle ne me propofat<br />

de la mettre ft la Petite-Poite; ce que<br />

je n'aurois guere pu refufer. Heureufement<br />

, foit trouble, foit ignorance de fa<br />

part, ou encore qu'elle tint moins ft la<br />

Lettre au'* h réponfe, qu'elle n'auroit pas<br />

pu avoir par ce moyen, elle ne m'en a<br />

point parlé : mais pour éviter que cette<br />

idéé ne lui vint, ou au moins qu'elle ne<br />

put s'en fervir, j'ai pris mon parti fur le<br />

champ; & en rentrant chez la mere, je Pai<br />

décidée ft éloigner fa fiile pour quelque<br />

temps, ft la mener ft la campagne.... Et<br />

oü? Le cceur ne vous bat pas de joie?...<br />

Chez votre tante, chez la vieille Rofemonde.<br />

Elle doit 1'en prévenir aujourd'hui : ainfi<br />

vous voila autorifé ft aller retrouver votre<br />

dévote qui n'aura plus ft vous objeéter le<br />

fcandaledu tête-a-tête; & grace ft mes foins,<br />

Madame de Volanges réparera elle-même<br />

le tort qu'elle vous a fait.<br />

Mais écoutez-moi, & ne vous occupez


Les Liaifons dangereufes. 43<br />

pas fi vivement de vos affaires, que vous<br />

perdiez celle-ci de vue; fongez qu'elle m'intéreffe.<br />

Je veux que vous vous rendiez le<br />

correfpondant & Ie confeil des deux jeunes<br />

gens. Apprenez donc ce voyage a Dmceny,<br />

& offrez-lui vos fervices. Ne trouvez<br />

de difficuité qu'a faire parvenir entre <strong>les</strong><br />

mains de la belle, votre Lettre de créance;<br />

& levez eet obftacle fur le ehamp, en lui<br />

indiquant Ia voie de ma femme-de-cham>re,,<br />

II n'y a point de doute qu'il n'accepte, &<br />

vous aurez, pour prix de vos peines, la<br />

confidence d'un coeur neuf, qui eft toujours<br />

intéreffante. La pauvre petite! comme elle<br />

rougira en vous remettant fa première Lettre<br />

! Au vrai, ce röle da confident, contre<br />

lequel il s'eft établi des préjugés,-me paroit<br />

un très-joli délaffèment, quand on eft<br />

occupé d'ailieurs; & c'eft le cas oü vous<br />

ièrez.<br />

C'eft de vos foins que va dépendre le dénouement<br />

de cette intrigue. Jugez du moment<br />

oü il faudra réunir <strong>les</strong> aeïeurs. La campagne<br />

offre mille moyens; & Danceny, a<br />

coup fur, fera pret a s'y rendre a votre premier<br />

fignal. Une nuit, un déguilèment, une<br />

fenêtre.... quefais-je, moi? mais enfin, fi<br />

la petite fille en revient telle qu'elle y aura<br />

été, je m'en prendrai a vous. Si vous jugez<br />

qu'elle ait befoin de quelqu'encouragement<br />

de ma part, mandez-le-moi. Je crois


44 Les Liaifons dangereufes.<br />

lui avoir donné une affez bonne lecon fur le<br />

danger de garder des Lettres, pour ofer<br />

lui écrire a préfent; & je fuis toujours dans<br />

le deffein d'en faire mon éleve.<br />

Je crois avoir oublié de vous dire que<br />

fes foupcons au fujet de fa correfpondance<br />

trahie, s'étoient portés d'abord fur fa femme-de-chambre<br />

, & que je <strong>les</strong> ai détourné<br />

fur le Confeffeur. C'eft faire d'une pierre<br />

deux coups.<br />

Adieu, Vicomte; voila bien long-temps<br />

que je fuis a vous écrire, & mon diner en<br />

a été retardé : mais 1'amour-propre & 1'amitié<br />

dicloient ma Lettre, & tous deux font<br />

bavards. Au refte, elle fera chez vous a<br />

trois heures, & c'eft tout ce qu'il vous faut.<br />

Plaignez-vous de moi a préfent, fi vous<br />

1'ofez; & allez revoir, fi vous en êtes tenté,<br />

le bois du Comte de B... Vous dites<br />

qu'i! le garde pour le plaifir de fes amis!<br />

Cet homme eft donc 1'ami de tout le monde<br />

? Mais Adieu, j'ai faim.<br />

De... ce 9 Septembre 17,..


Les Liaifons dangereufes. 45<br />

L E T T R E LXIV.<br />

Le Chevalier DANCENY d Madams<br />

DE VOLANGES.<br />

Minute jointe a la Lettre LXFl du Vicomtt<br />

a /a Mife.<br />

e<br />

Ü A N S<br />

chercher, Madame, a juuifier ma<br />

conduite, & fans me plaindre de la vöcre,<br />

je ne puis que m'cffliger d'un événement<br />

qui fait le malheur de trois perfonnes, toutes<br />

trois dignes d'un fort plus heureux. Plu*<br />

fenfible encore au chagrin d'en être la caufe,<br />

qu a celui d'en être Ia viclime, j'ai fouvent<br />

efTayé, depuis hier, d'avoir I'bonneur<br />

de vous rêpondre, fans pouvoir en trouver<br />

Ia force. J'ai cependant tarft de chofes<br />

a vous dire. qu'il faut bien faire un effort<br />

lur moi-même; & fi cette Lettre a peu<br />

dordre & de fuite, vous devez fentir affez<br />

combien ma fituadon eft douloureufe, pour<br />

m accorder quelqu'indulgence.<br />

Permettez moi d'abord de réclamer coni<br />

tre la première phrafe de votre Lettre Te<br />

n ai abufé, j'ofe le dire , ni de votre conöance<br />

„, d e l'i n n o c e n c e d e Mademoifelle<br />

de Volanges; j'ai refpedé 1'une & 1'autre


A6 Les Liaifons dangereufes.<br />

dans mes aétions. El<strong>les</strong> feu<strong>les</strong> dépendoient<br />

de moi; & quand vous me rendriez refponfable<br />

d'un fentiment involontaire, je ne<br />

crainspas d'ajouter, que» celui que m'a infpiré<br />

Mademoifelle votre fille, eft tel qu'il<br />

peut vous déplaire, mais non vous offenfer.<br />

Sur eet objet qui me touche plus que<br />

je ne puis vous dire, je ne veux que vous<br />

pour juge, & mes Lettres pour témoins.<br />

Vous me défendez de me préfenter chez<br />

vous a 1'avenir, & fans doute je me foumettrai<br />

a tout ce qu'il vous plaira d'ordonner<br />

a ce fujet : mais cette abfence fubite &<br />

totale ne donnera-t-elle donc pas autant de<br />

prife aux remarques, que vous voulez éviter,<br />

que 1'ordre que, par cette raifon même<br />

, vous n'avez point voulu donner ft votre<br />

porte? J'infifterai d'autant plus fur ce<br />

point, qu'il eft bien plus important pour<br />

Mademoifelle de Volanges que pour moi.<br />

Je vous fupplie donc de pefer attentivement<br />

toutes chofes, & de ne pas permettre que<br />

votre févérité altere votre prudence. Perfuadé<br />

que Pintérêt feule de Mademoifelle<br />

votre fillediétera vos réfolutions,j'attendrai<br />

de nouveaux ordres de votre part.<br />

Cependant dans le cas oü vous me permettriez<br />

de vous faire ma cour quelquefois,<br />

je m'engage, Madame (& vous pouvez<br />

compter fur ma promeffe,) ft ne point abufer<br />

de ces occafions pour tenter de parler


Les Liaifons dangereufes. 47<br />

en particulier'a Mlle. de Volanges, ou de<br />

lui faire tenir aucune Lettre. La crainte de<br />

ce qui pourroit compromettre fa réputation,<br />

m'engage a ce facrifke; & le bonheur de<br />

la voir quelquefois , m'en dédommagera.<br />

Cet article de ma Lettre eft auffi la feule<br />

réponfe que je puiffe faire a ce que vous<br />

me dites, fur le fort que vous deftinez a<br />

Mademoifelle de Volanges, & que vous<br />

voulez rendre dépendant de ma conduite.<br />

Ce feroit vous tromper, que de vous promettre<br />

davantage. Un vil' féducïeur peut<br />

plierfes projets aux circonftances, & calculer<br />

avec <strong>les</strong> événements ; mais l'amour<br />

qui m'anime ne me permet que deux fentiments<br />

; Ie courage & la conftance.<br />

Qui, moi! confentir aêtre oublié de Mademoifelle<br />

de Volanges, a I'oublier moimême?<br />

non , non, jamais. Je lui ferai fidele;<br />

elle en a recu Ie ferment, & je le renouvelle<br />

en ce jour. Pardon, Madame, je<br />

m'égare, il faut revenir.<br />

II me refte un autre objet k traiter avec<br />

vous; celui des Lettres que vous me demandez.<br />

Je fuis vraiment peiné d'ajouter<br />

un refus aux torts que vous me trouvez<br />

déja : mais , je vous en fupplie, écoutez<br />

mes raifons, & daignez vous fouvenir, pour<br />

<strong>les</strong> apprécier, que la feule confolation au<br />

malheur d'avoir perdu votre amitié, eft 1'efpoir<br />

de conlèrver votre eftime.


4§ Les Liaifons dangereufes.<br />

Les Lettres de Mademoifelle de Volanges,<br />

toujours fi précieufes pour moi, me<br />

le deviennent bien plus dans ce moment.<br />

El<strong>les</strong> font 1'unique bien qui me refte; el<strong>les</strong><br />

feu<strong>les</strong> me retracent encore un fentiment<br />

qui fait tout le charme de ma vie. Cependant<br />

, vous pouvez m'en croire, je ne balancerois<br />

pas un inftant a vous en faire lefacrifice,<br />

& le regret d'en être privé céderoit<br />

au defir de vous prouver ma déférence<br />

refpeclueufe : mais des confidérations puiffantes<br />

me retiennent, & je m'affure que<br />

vous-même ne pourrez <strong>les</strong> blamer.<br />

Vous avez, il eft vrai, le fecret de Mademoifelle<br />

de Volanges; mais permettez moi<br />

de le dire, je fuis autorifé a croire que c'eft<br />

1'effet de la furprife, & non de la confiance.<br />

Je ne prétends pas blamer une démarche<br />

qu'autorife, peut-être, la follicitude<br />

maternelle. Je refpecte vos droits, mais ils<br />

ne vont pasjufqu'a me difpenfer de mes devoirs.<br />

Le plus facré de tous, eft de ne jamais<br />

trahir la confiance qu'on nous accorde.<br />

Ce feroit y manquer, que d'expofer aux<br />

yeux d'un autre <strong>les</strong> fecrets d'un cceur qui<br />

n'a voulu <strong>les</strong> dévoiler qu'aux miens. Si MUe.<br />

votre fille confentavous <strong>les</strong>confier, qu'elle<br />

parle; fes Lettres vous font inuti<strong>les</strong>. Si elle<br />

veut au contraire renfërmer fon fecret en<br />

elle-même, vous n'attendez pas, fans doute,<br />

que ce foit moi qui vous en inftruife.<br />

Quant


Les Liaifons dangereufes. 49<br />

Quant au myftere dans lequel vous defirez<br />

que eet événement refte enfeveli, foyez<br />

tranquille, Madame; fur tout ce qui intérefTe<br />

Mademoifelle de Volanges, je peux<br />

défierle coeur même d'une mere. Pour actiever<br />

de vous öter toute inquiétude, j'ai tout<br />

prévu. Ce depót précieux, qui portoit jufquici<br />

pour fufcription : Papiers a bruter;<br />

porte a préfent, papiers appartenant<br />

a Madame de Volanges. Ce parti que je<br />

prends, doit vous prouver auffi que mes<br />

refus ne portent pas fur la crainte que<br />

vous trouviez dans ces Lettres, un feul fentiment<br />

dont vous ayiez perfonnellement a<br />

vous plaindre.<br />

Voila, Madame, une bien longue Lettre.<br />

Elle ne le feroit pas encore afkz<br />

fi elle vous laiffoit le moindre doute dè<br />

1'honnêteté de mes fentiments, du regret<br />

bien fincere de vous avoir déplu , & du<br />

profond refpeét avec lequel j'ai 1'honneur<br />

«être, &c.<br />

De... ce p Septembre 17...<br />

Partie II. C


50 Les Liaifons dangereufes.<br />

L E T T R E LXV.<br />

Le Chevalier DANCENY d CECILE<br />

VOLANGES.<br />

( Envoyée ouverte a la Marquife de Merteuil<br />

dans la Lettre LXVl du Vicomte.)<br />

O MA CECILE, qu'allons-nous devenir<br />

? quel Dieu nous fauvera des malheurs<br />

qui nous menacenc ? Que l'amour nous donne<br />

, au moins le courage de <strong>les</strong> fupporter! Comment<br />

vous peindre mon étonnement, mon<br />

défefpoir a la vue de mes Lettres, a la lecture<br />

du billet de Madame de Volanges?<br />

qui a pu nous trahir ? fur qui tombent<br />

vos foupcons? auriez-vous commis quelqu'imprudence?<br />

que faites-vous a préfent?<br />

que vous a-t-on dit? Je voudrois tout favoir,<br />

& j'ighore tout. Peut-être, vous-même, n'êtes-vous<br />

pas plus inftruke que moi.<br />

Je vous envoie le billet de votre Maman,<br />

& la copie de ma Réponfe. J'efpere que<br />

vous approuverez ce que je lui dis. J'ai bien<br />

befoin que vous approuviez auffi <strong>les</strong> démarches<br />

que j'ai faites depuis ce fatal événement<br />

; el<strong>les</strong> ont toutes pour but d'avoir de<br />

yos nouvel<strong>les</strong>, de vous donner des mien-


Les Liaifons dangereufes. §\<br />

«es; &, que fait-on ? peut-être de vous revoir<br />

encore, & plus librement que jamais.<br />

Concevez-vous, ma Cecile, quel plaifir<br />

de nous retrouver enfemble, de pouvoir<br />

nous jurer de nouveau un amour éternel,<br />

& de voir dans nos yeux, de fentir dans<br />

nos ames que ce ferment ne fera pas trompeur?<br />

Quel<strong>les</strong> peines un moment fi doux<br />

ne feroit-il pas oublier? Hé bien, j'ai 1'efpoir<br />

de le voir naitre, & je le dois a ces<br />

mêmes démarches que je vous fupplie d'approuver.<br />

Que dis-je? je le dois aux foins<br />

confolateurs de 1'ami le plus tendre; & mon<br />

unique demandé, eft que vous permettiez<br />

que eet ami foit auffi le votre.<br />

Peut-être ne devois-je pas donner votre<br />

confiance fans votre aveu ? mais j'ai pour<br />

excufe le malheur & la néceffité. C'eft l'amour<br />

qui m'a conduit, c'eft lui qui réclame<br />

votre indulgence, qui vous demandé de<br />

pardonner une confidence néceffaire & fans<br />

laquelle nous reftions peut-être a jamais féparés<br />

(i). Vous connoiflez 1'ami dont je<br />

vous parle; il eft celui de la femme que<br />

vous aimez le mieux. C'eft le Vicomte de<br />

Valmont.<br />

Mon projet, en m'adrefiant alui, étoit<br />

(i) M. Danceny n'accufe pas vrai. II avoit d*ia<br />

fan fa confidence a M. de Valmont avant eet événement,<br />

Voyei l<br />

* Ltttrt LVll.


53 Les Liaifons dangereufes.<br />

d'abord de le prier d'engager Madame de<br />

Merteuil a fe charger d'une Lettre pour<br />

vous. II n'a pas cru que ce moyen put réuffir;<br />

mais au défaut de la Maitreffe, il répond<br />

de la femme-de-chambre , qui lui a<br />

des obligations. Ce fera elle qui vous remettra<br />

cette Lettre , & vous pourrez lui<br />

donner votre Réponfe.<br />

Ce fecours ne nous fera guere utile, fi,<br />

comme le croit M. de Valmont, vous partez<br />

inceffamment pour la campagne. Mais<br />

alors c'eft lui-même qui veut nous fervir.<br />

La femme chez qui vous allez eft fa parente.<br />

II profitera de ce prétexte pour s'y rendre<br />

dans le même temps que vous; & ce<br />

fera par lui que panera notre correfpondance<br />

mutuelle. II allure même que, fi vous voulez<br />

vous laiffer conduire, il nous procurera<br />

<strong>les</strong> moyens de nous y voir, fans rifquer<br />

de vous compromettre en rien.<br />

A préfent, ma Cécile, fi vous m'aimez,<br />

fi vous plaignez mon malheur, fi, comme<br />

je Pefpere, vous partagez mes regrets, refuferez-vous<br />

votre confiance h un homme<br />

qui fera notre ange tutélaire ? Sans lui, je<br />

ferois réduit au défefpoir de ne pouvoir<br />

même adoucir <strong>les</strong> chagrins que je vous caufe.<br />

Ils finiront, je 1'elpere : mais, ma tendre<br />

amie, promettez-moi de ne pas trop<br />

vous y livrer, de ne point vous en laifier<br />

abattre. L'idée de votre douleur m'eft un


Les Liaifons dangereufes. 53<br />

tourment infupportable. Je donnerois ma<br />

vie pour vous rendre heureufe ! Vous Je<br />

favez bien. Puiffe la certitude d'être adorée,<br />

porter quelque confolation dans votre<br />

ame! La mienne a befoin que vous<br />

m'aiTuriez que vous pardonnez a l'amour,<br />

<strong>les</strong> maux qu'il vous fait fouffrir.<br />

Adieu , ma Cécile ; adieu , ma tendre<br />

amie.<br />

Be ce... 7 Septembre 17...<br />

L E T T R E LXVI.<br />

Le Vicomte DE VALMONT a la Marquife<br />

DE MERTEUIL,<br />

V ous verrez, ma belle amie, en lifant<br />

<strong>les</strong> deux Lettres ci-jointes, fi j'ai bien rempli<br />

votre projet. Quoique toutes deux foient<br />

datées d'aujourd'hui, el<strong>les</strong> ont été écrites<br />

hier, chez moi, & fous mes yeux; celle a<br />

la petite fille, dit tout ce que nous voulions.<br />

On ne peut que s'humilier devant la<br />

profondeur de vos vues, fi on en juge par<br />

le fuccès de vos démarches. Danceny eft<br />

tout de feu; & fürement a la première occafion,<br />

vous n'aurez plus de reproches a<br />

lui faire. Si fa belle ingénue veut être doeile,<br />

tout fera terminé peu de temps après<br />

C iij


54 Les Liaifons dangereufes.<br />

fonarrivée ft la campagne; j'ai cent moyenstous<br />

prêts. Graces ft vos foins, me voila<br />

bien décidément Yami de Danceny ; il ne<br />

lui manque plus que d'être Prince (i).<br />

II eft encore bien jeune, ce Danceny l<br />

Croiriez-vous que je n'ai jamais pu obtenir<br />

de lui qu'il promit ft la mere de renoncer<br />

a fon amour; comme s'il étoit bien gênant,<br />

de promettre, quand on eft décidé ft ne<br />

pas tenir! Ce feroit tromper , me dit-il<br />

fans ceffe : ce fcrupule n'eft-il pas édifiant,<br />

fur-tout en voulant féduire la fille? Voila<br />

bien <strong>les</strong> hommes! tous également fcélérats<br />

dans leurs projets, ce qu'ils mettent de foibleftè<br />

dans 1'exécution, ils 1'appellent probité.<br />

C'eft* votre affaire d'empêcher que Madame<br />

de Volanges ne s'effarouche des petites<br />

échappées que notre jeune homme s'eft<br />

permifes dans fa Lettre; préfervez-nous<br />

du Couvent; tachez auffi de faire abandonner<br />

la demandé des Lettres de la petite,<br />

D'abord il ne <strong>les</strong> rendra point, il ne le<br />

veut pas, & je fuis de fon avis; ici l'amour<br />

& la raifon font d'accord. Je <strong>les</strong> ai lues ces<br />

Lettres, j'en ai dévoré 1'ennui. El<strong>les</strong> peuvent<br />

devenir uti<strong>les</strong>. Je m'explique.<br />

Malgré la prudenceque nous y mettrons,<br />

(i) Expreffion relative a un pafiage d'un Poëme<br />

it Yoltaire,


Les Liaifons dangereufes. 55<br />

il peut arriver un éclat; il feroit manquer<br />

le mariage, n'eft-il pas vrai, & échouer<br />

tous nos projets fur Gercourt ? Mais comme<br />

, pour mon compte , j'ai aufli ft me<br />

venger de la mere, ie me réferve en ce cas<br />

de déshonorer la fille. En choififfant bien<br />

dans cette correfpondance, & n'en produifant<br />

qu'une partie, la petite Volanges paroïtroit<br />

avoir fait toutes <strong>les</strong> premières démarches<br />

, & s'être abfolument jettée ft la tête.<br />

Quelques-unes des Lettres pourroient même<br />

compromettre la mere , & tentacheroient<br />

au moins d'une négligence impardonnable.<br />

Je fens bien que le fcrupuleux<br />

Danceny fe révolteroit d'abord; mais comme<br />

il feroit perfonnellement attaqué , je<br />

crois qu'on en viendroit ft bout. II y a mille<br />

ft parier contre un, que la chance ne tournera<br />

pas ainfi; mais il faut tout prévoir.<br />

Adieu, ma belle amie : vous feriez bien<br />

aimable de venir fouper demain chez la<br />

Maréchale de ; je n'ai pu refufer.<br />

J'imagine que je n'ai pas befoin de vous<br />

recommander le fecret, vis-h-vis Madame<br />

de Volanges, fur mon projet de campagne<br />

; elle auroit bientöt celui de refter a Ia<br />

Ville, au-lieu qu'une fois arrivée, elle na<br />

repartira pas le lendemain; & fi elle nous<br />

donne feulement huit jours, je réponds<br />

de tout.<br />

De... ce 9 Septembre 17...<br />

C iv


5 6 Les Liaifons dangereufes.<br />

L E T T R E LXVII.<br />

La Pré/ïdente DETOURVEL#« Vicomte<br />

DE VALMONT.<br />

TE ne voulois plus vous rêpondre, Monfieur,<br />

& peut-être 1'embarras que j'éprouve<br />

en^ce moment, eft-il lui-même une preuve<br />

qu'en effet, je ne Ie devrois pas. Cependant<br />

je ne veux vous laiffèr aucun fujet de<br />

plainte contre moi; je veux vous convainere<br />

que j'ai fait pour vous tout ce que je<br />

pouvois faire.<br />

Je vous ai permis de m'écrire, dites-vous?<br />

J'en conviens; mais quand vous me rappel-<br />

Jez cette permiffion, croyez-vous que joublie<br />

a quel<strong>les</strong> condidons elle vous fut donnee?<br />

Si j'y euffe été auffi fidelle que vous<br />

Favez été peu , auriez-vous recu une feule<br />

réponfe de moi ? Voila pourtant la troifieme;<br />

é^quand vous faites tout ce qu'il faut<br />

pour m'obliger a rompre cette correfpondance,<br />

c'eft moi qui m'occupe des moyens<br />

de 1'entretenir. II en eft un, mais c'eft le<br />

feul; & fi vous refufez de le prendre, ce<br />

fera, quoique vous puiffiez dire, me prouver<br />

affez combien peu vous y mettez de<br />

prix.


Les Liaifons dangereufes. 57<br />

Quittez donc un langage que je ne puis<br />

ni ne veux entendre; renoncez ft un fentiment<br />

qui m'offenfe & m'effraie, & auquel,<br />

peut-être, vous devriez être moins attaché<br />

en fongeant qu'il eft 1'obftacle qui nous fépare.<br />

Ce fentiment eft-il donc le feul que<br />

vous puiffiez connoitre, & l'amour aura-t-il<br />

ce tort de plus ft mes yeux, d'exclure 1'amitié?<br />

vous-même, auriez-vous celui de ne<br />

pas vouloir pour votre amie, celle en qui<br />

vous avez defiré des fentiments plus tendres<br />

? Je ne veux pas le croire : cette idéé<br />

humiliante me révolteroit, m'éloigneroit<br />

de vous fans retour.<br />

En vous offrant mon amitié, Monfieur,<br />

je vous donne tout ce qui eft ft moi, tout<br />

ce dont je puis difpofer. Que pouvez-vous<br />

defirer davantage? Pour me livrer ft ce fentiment<br />

fi doux, fi bien fait pour mon cceur,<br />

je n'attends que votre aveu; & la parole<br />

que j'exige de vous, que cette amitié fuffira<br />

a votre bonheur. J'oublierai tout ce qu'on<br />

a pu me dire ; je me repoferai fur vous du<br />

foin de juftifier mon choix.<br />

Vous voyez ma franchife, elle doit vous<br />

prouver ma confiance; il ne tiendra qu'ft<br />

vous de 1'augmenter encore : mais je vous<br />

préviens que le premier mot d'amour la<br />

détruit ft jamais, & me rend toutes mes<br />

craintes; que fur-tout il deviendra Dour moi<br />

le fignal d'un fiience éternel vis-ft-vis de vous.<br />

C v


58 Les Liaifons dangereufes.<br />

Si, comme vous le dites, vous êtes revenu<br />

de vos erreurs , n'aimerez-vous pas<br />

mieux être 1 'objet de 1'amitié d'une femme<br />

honnête, que celui des remords d'une femme<br />

coupable ? Adieu, Monfieur; vous fentez<br />

qu'après avoir parlé ainfi, je ne puis<br />

plus rien dire que vous ne m'ayez répondu,<br />

De... ce 9 Septembre 17...<br />

L E T T R E LXVIII.<br />

Le Vicomte DE VALMONT a la Préfëdente<br />

DE TOURVEL.<br />

o MME NT rêpondre, Madame, h votre<br />

derniere Lettre ? Comment ofer être<br />

vrai, quand ma fincérité peut me perdre<br />

auprès de vous? N'importe, il le faut; j'en<br />

aurai le courage. Je me dis, je me répete,<br />

qu'il vaut mieux vous mériter que vous obtenir;<br />

& duffiez-vous me refufer toujours<br />

un bonheur que je defirerai fans ceffe, il<br />

faut vous prouver au moins que mon cceur<br />

en eft digne.<br />

Quel dommage que, comme vous Ie<br />

dites, je fois revenu de mes erreurs! avec<br />

quels tranfports de joie j'aurois lu cette même<br />

Lettre a laquelle je tremble de répon*


Les Liaifons dangereufes. 59<br />

dre aujourd'hui! Vous m'y parlez avec franchife,<br />

vous me témoignez de la confiance,<br />

vous m'offrez enfin votre amitié : que de<br />

biens , Madame, & quels regrets de ne<br />

pouvoir en profiter! Pourquoi ne fuis-je<br />

plus le même ?<br />

Si je J'étois en effet; fi je n'avois pour<br />

vous qu'un goüt ordinaire, que ce goüc<br />

léger, enfant de la féduftion & du plaifir,<br />

qu'aujourd'hui pourtant on nomme amour,<br />

je me haterois de tirer avantage de tout ce<br />

que je pourrois obtenir. Peu délicat fur <strong>les</strong><br />

moyens, pourvu qu'ils me procurafient le<br />

fuccès, jencouragerois votre franchife par<br />

le befoin de vous deviner; je defirerois votre<br />

confiance, dans le defiein de la trahir;.<br />

jVcepterois votre amitiédans 1'efpoir de<br />

1'égarer... Quoi! Madame, ce tableau vous<br />

effraie ?... hé bien , il feroit pourtant tracé<br />

d'après moi, fi je vous difois que je confens<br />

a n'être que votre ami....<br />

Qui, moi! je confentirois a partager avec<br />

quelqu'un un fentiment émané de votre ame ?<br />

Si jamais je vous le dis, ne me croyez plus.<br />

Dès ce moment, je chercherai a vous tromper;<br />

je pourrai vous defirer encore, mais a<br />

coup für, je ne vous aimerai plus.<br />

Ce n'eft pas que 1'aimable franchife, Ia<br />

douce confiance, la fenfible amitié, foient<br />

fans prix a mes yeux... Mais l'amour! l'amour<br />

Viritable, & tei que vous 1'infpirez,<br />

C vj


6o Zes Liaifons dangereufes.<br />

en réuniflanc tous ces fentiments, en leur<br />

donnanc plus d'énergie, ne fauroit fe prëter,<br />

commeeux,acette tranquillité, h cette<br />

froideur de 1'ame, qui permet des comparaifons,<br />

qui fouffre même des préférences.<br />

Non , Madame, je ne ferai point votre ami;<br />

je vous aimerai de l'amour le plus tendre,<br />

& même le plus ardent, quoique le plus<br />

refpectueux. Vous pourrez le défefpérer<br />

mais non 1'anéantir.<br />

^ De quel droit prétendez-vous difpofer<br />

d'un cceur dont vous refufez 1'hommage?<br />

Par quel raffinement de cruauté, m'enviezvous<br />

jufqu'au bonheur de vous aimer? Celui-la<br />

eft a moi, il elt indépendant de vous;<br />

je faurai le défendre. S'il elt Ia fource de<br />

mes maux, il en eft auffi Ie remede.<br />

Non , encore une fois, non. Perfiftez<br />

dans vos refus cruels, mais laifTez-moi mon<br />

amour. Vous vous plaifez a me rendre malheureux<br />

.' eh bien ! foit; effayez de laffer<br />

mon courage, je faurai vous forcer au moins<br />

a décider de mon fort; & peut être, quelque<br />

jour, vous me rendre» plus de juftice.<br />

Ce n'eft pas que j'efpere vous rendre jamais<br />

fenfible : mais fans être perfuadée, vous<br />

ferez convaincue; vous vous direz : Je favois<br />

mal jugé.<br />

Difons mieux, c'eft a vous que vous<br />

fakes injuflice. Vous connoitre fans vous<br />

aimer, vous aimer fans être conftant, font


Les Liaifons dangereufes. 61<br />

tous deux également impofïib<strong>les</strong>; & malgré<br />

la modeftie qui vous pare, il doit vous<br />

être plus facile de vous plaindre, que de<br />

vous étonner des fentiments que vous faites<br />

naïtre. Pour moi, dont le feul mérite<br />

eft d'avoir fu vous apprécier, je ne veux<br />

p3s <strong>les</strong> perdre; & loin de confentir ft vos<br />

offres infidieufes, je renouvelle ft vos pieds<br />

le ferment de vous aimer toujours.<br />

De ce... 10 Septembre 17.<br />

L E T T R E LXIX.<br />

CÉCILE VOLANGES au Chevalier<br />

DANCENY.<br />

Billet écrit au crayon, & recopiépar.Danceny.<br />

^Vous me demandez ce que je fais; ie<br />

vous aime, & je pleure. Ma mere ne me<br />

parle plus; elle m'a öté papier, plume &<br />

encre; je me fers d'un crayon, qui par bonheur<br />

m'eft refté , & je vous écris fur un<br />

morceau de votre Lettre. II faut que j'approuve<br />

tout ce que vous avez fait; & je<br />

vous aime trop, pour ne pas prendre tous<br />

<strong>les</strong> moyens d'avoir de vos nouvel<strong>les</strong>, & de<br />

vous donner des miennes. Je n'aknois pas


62 Les Liaifons dangereufes.<br />

M. de Valmont, & je ne le croyois pas tant<br />

votre arm; je tacherai de m'accourumer k<br />

lui, & je 1'aimerai a caufe de vous, Te ne<br />

fais pas qui eft-ce qui nous a trahis; ce ne<br />

peut-être que ma femme-de-chambre ou<br />

mon ConfefTeur. Je fuis bien malheureufe: *<br />

nous partons demain pour la campagnej<br />

ignore pour combien de temps. Mon Dieu'<br />

ne vous plus voir! Je n'ai plus de place.'<br />

Adieu; tathez de me lire. Ces mots tracés<br />

au crayon s'effaceront peut-être, mais<br />

jamais <strong>les</strong> fentiments gravés dans mon cceur.<br />

De... ce 10 Septembre 17.<br />

L E T T R E LXX.<br />

Le Vicomte DE VALMONT a la Mar­<br />

quife DE MERTEUIL.<br />

J'AI un avis important k vous donner»<br />

nia chere amie. Je foupai hier, comme vous<br />

favez, chez la Maréchale de.., : 0n y paria<br />

de vous, & j'en dis, non pas tout le bien<br />

que j'en penfe, mais tout celui que je n'en<br />

penfe pas. Tout le monde paroiffpic être<br />

de mon avis , & la converfation languifloit,<br />

comme il arrivé toujours quand on<br />

33e du que du bien de fon prochain, lorf-


Les Liaifons dangereufes. 63<br />

qu'il s'éleva un contradiétcur; c'écoic Prévan.<br />

A'Dieu ne plaile, dit-il en fe levant,<br />

„ que je douce de la fageffe de Madame<br />

„ de Merteuil f. mais j'oferois croire qu'elle<br />

„ la doit plus a fa légéreté qu'a fes prin-<br />

„ cipes. II eft peut-être plus diffidle de<br />

„ la fuivre que de lui plaire; & comme<br />

„ on ne manque guere en courant après<br />

„ une femme , d'en rencontrer d'autres<br />

„ fur fon chemin; comme, a tout pren-<br />

„ dre, ces autres-la peuvent valoir autanc<br />

„ & plus qu'elle; <strong>les</strong> uns font diftraits<br />

„ par un goüt nouveau , <strong>les</strong> autres s'ar-<br />

„ rêtent de laiïitude; & c'eft peut-être la<br />

„ femme de Paris qui a eu le moins a fe<br />

„ défendre. Pour moi, ajouta-t-il, (en-<br />

„ couragé par le fburire de quelques fera-<br />

„ mes,3 je ne croirai a la vertu de Ma-<br />

„ dameide Merteuil, qu'après avoir crevé<br />

„ fix chevaux a lui faire ma cour ".<br />

Cette mauvaife plaifanterie réuffit, comme<br />

toutes cel<strong>les</strong> qui tiennent a la médifance;<br />

& pendant le rire qu'elle excitoit,<br />

Prévan reprit fa place, & la converfation<br />

générale changea. Mais <strong>les</strong> deux Comteflès<br />

de B..., auprès de qui étoit notre incrédule,<br />

en firent avec lui une converfation<br />

particuliere, qu'heureufement je me trouvois<br />

a portée d'entendre.<br />

Le défi de vous rendre fenfible a été


64 Les Liaifons dangereufes.<br />

accepté; la parole de tout dire a été donnée;<br />

& de toutes cel<strong>les</strong> qui fe donneroient<br />

dans cette aventure , ce feroit fürement<br />

la plus religieufemenc gardée. Mais vous<br />

voi a bien avertie, & vous favez le proverbe.<br />

v<br />

II me refte a vous dire que ce Prévan<br />

que vous ne connoiffez pas, eft infiniment<br />

aimable, & encore plus adroit. Que fi quelquefois<br />

vous m'avez entendu dire le contraire,<br />

c'eft feulement quejenel'aime pas<br />

que je me plais a contrarier fes fuccès &<br />

que je n'ignore pas de quel poids eft mon<br />

iurfrage auprès d'une trentaine de nos femmes<br />

Je plus a la mode.<br />

En effet, je 1'ai empêché long-temps,<br />

par ce moyen, de paroltre fur ce que nous<br />

appellons le grand théfitre; & il faifoit des<br />

prodiges , fans en avoir plus de réputation.<br />

Mais féclat de fa tripje aventure, en<br />

fixant <strong>les</strong> yeux fur lui, lui a donné cette<br />

confiance qui lui manquoit jufques-la , &<br />

1 a rendu vraiment redoutable. C'eft enfin<br />

aujourd'hui Je feul homme, peut-être que<br />

je cra.ndroisde rencontrer fur mon chemin:<br />

& votre intérêt h part, vous me rendrez un<br />

vrai fervice de lui donner quelque ridicule<br />

chemin faifanr. Je Je JaifTe en bonnes mains,'<br />

« J ai 1 efpoir qu'a mon retour, ce fera un<br />

nomme noyé.<br />

Je vous promets en revanche, de mener


Les Liaifons dangereufes. 65<br />

ft bien 1'aventure de votre pupille, & de<br />

m'occuper d'elle au tant que de ma belle<br />

prude.<br />

Celle-ci vient de m'envoyer un projet de<br />

capitulation. Toute fa lettre annonce le defir<br />

d'être trompée. II eft impoflïble d'en<br />

offrir un moyen plus commode & auffi<br />

plus ufé. Elle veut que je fois fon ami.<br />

Mais moi, qui aime <strong>les</strong> méthodes nouvel<strong>les</strong><br />

& diffici<strong>les</strong> , je ne prétends pas 1'en tenir<br />

quitte ft fi bon marché; & affurément je<br />

n'aurai pas pris tant de peine auprès d'elle,<br />

pour terminer par une féduétion ordinaire.<br />

Mon projet , au contraire , eft qu'elle<br />

fente, qu'elle fente bien la valeur & 1'étendue<br />

de chacun des facrifices qu'elle me<br />

fera; de ne pas la conduire fi vite, que<br />

le remords ne puifie la fuivre ; de faire<br />

expirer fa vertu dans une lente agonie;<br />

de la fixer fans ceffe fur ce défolant fpectacle<br />

, & de ne lui accorder le bonheur<br />

de m'avoir dans fes bras, qu'après 1'avoir<br />

forcée ft n'en plus diffimuler le defir. Au<br />

fait, je vaux bien peu, fi je ne vaux pas<br />

la peine d'être demandé. Et puis-je me venger<br />

moins d'une femme hautaine, qui femble<br />

rougir d'avouer qu'elle adore?<br />

J'ai donc refufé la précieufe amitié, &<br />

m'en fuis tenu ft mon titre d'Amant. Comme<br />

je ne me diffimule point que ce titre,<br />

qui ne paroit d'abord qu'une difpute de


66 Les Liaifons dangereufes.<br />

mots, eft pourtant d'une importance réelle<br />

a obtenir, j'ai mis beaucoup de foin a ma<br />

lettre , & j'ai tiché d'y répandre ce délordre,<br />

qui peut feul peindre le fentiment.<br />

J ai enfin déraifonné le plus qu'il m'a été<br />

poffible : car fans déraifonnement, point<br />

de tendreflë; & c'eft , je crois, par cette<br />

raifon, que <strong>les</strong> femmes nous font fi fupérieures<br />

dans <strong>les</strong> Lettres d'amour.<br />

J'ai fini la mienne par une cajolerie,<br />

& c eft encore une fuite de mes profondes<br />

obfervations. Après que le cceur d'une<br />

femme a été exercé quelque temps, il a<br />

beloin de repos; & j'ai remarqué qu'une<br />

cajolerie étoit , pour toutes, 1'oreiller le<br />

plus doux a leur offrir.<br />

Adieu, ma belle amie. Je pars demain.<br />

Si VOUS avez des ordres a me donner pour<br />

la Comteflè de.*.., je m'arrêterai chez elle,<br />

au moins pour diner. Je fuis faché de partir<br />

fans vous voir. Faites-moi paffèr vos fubhmes<br />

inftructions, &aidez-moi de vos fages<br />

confeils dans ce moment décifif.<br />

Sur-tout, défendez-vous de Prévan- &<br />

puiffé-je un jour vous dédommager de' ce<br />

facnfice.' Adieu.<br />

- De ce... ii Septembre 17.,.<br />

SHÉ


Les Liaifons dangereufes. 67<br />

L E T T R E L X X L<br />

Le Vicomte DE VALMONT a la Marquife<br />

DE MERTEUIL.<br />

M ON écourdi de Chaffèur n'a-t-il pas<br />

laifie mon porte - feuille a Paris! Les Lettres<br />

de ma Belle, cel<strong>les</strong> de Danceny pour<br />

la petite Volanges, tout eft refté, & j'ai<br />

befoin de tout. II va partir pour réparer<br />

fa fottife; & tandis qu'il felle fon cheval,<br />

je vous raconterai mon hiftoire de cette<br />

nuit: car je vous prie de croire que je ne<br />

perds pas mon temps.<br />

L'aventure par elle-même eft bien peu<br />

de chofe j ce n'eft qu'un rechauffé avec Ia<br />

Vicomteffè de M... Mnis elle m'a iméreffé<br />

par <strong>les</strong> détails. Je fuis bien-aife d'ailleurs de<br />

vous faire voir que fi j'ai Ie talent de perdre<br />

<strong>les</strong> femmes, je n'ai pas moins, quand<br />

je veux, celui de <strong>les</strong> fauver. Le parti le<br />

plus difficile ou le plus gai, eft toujours<br />

celui que je prends; & je ne me reproche<br />

pas une bonne aftion , pourvu qu'elle<br />

m'exerce ou m'amufe.<br />

J'ai donc trouvé la Vicomteffè ici; &<br />

comme elle joignoit fes inftances aux per»<br />

fécudons qu'on me faifoit pour paffer Ia


68 Les Liaifons dangereufes.<br />

nuk aui CMteau : „ Eh bien, j'y confens,<br />

„ Jui dis-je, a condition que je Ja pafTerai<br />

„ avec vous. — Cela m'eft impoffible, me<br />

» répondk-elle, VrefTac eft ici ". Jufques-<br />

Ia je n'avois cru que Jui dire une honnêteté<br />

: mais ce mot d'impoffible me révolta<br />

comme de coutume. Je me fentis humilié<br />

d etre facrifié a VrefTac, & je réfolus de ne<br />

Ie pas foufFnr : j'infiftai donc.<br />

Les circonftances ne m'étoient pas favorab<strong>les</strong>.<br />

Ce VrefTac a eu la gaucherie de<br />

donner de 1 onbrage au Vicomte; en forte<br />

que la Vicomrefle ne peut plus Je recevoir<br />

chez elle : & ce voyage chez Ja bonne<br />

Comteffe avoit été concerté entr'eux pour<br />

tacher d y dérober quelques nuits. Le Vicomte<br />

avoit même d'abord montré de {'humeur<br />

d'y rencontrer V-efTac; mais comme<br />

rteft encore plus chafTeur que jaloux il<br />

n en eft pas moins refté : & la ComtefTe<br />

toujours telle que vous la connoifiez, après'<br />

avoir Jogé la femme dans ie rrand corridor,<br />

a mis le mari d'un cóté & 1'amantde<br />

Iautre, & <strong>les</strong> a laifTes s'arranger entr'eux<br />

Le mauyaisdeftin de tous deux a voulu que'<br />

je fuffè logé vis-a-vis.<br />

Ce jour-la même, c'eft-a-dire hier, Vreflac,<br />

qui, comme vous pouvez croire, cajole<br />

le Vicomte, chafToit avec Jui, maWé<br />

fon peu de goüt pour la chalTe, & comptoit<br />

bien fe confoler la nuit, entre <strong>les</strong> bra


Les Liaifons dangereufes. 69<br />

la femme, de 1'ennui que le mari lui caufoit<br />

tout le jour : mais moi, je jugeai qu'il<br />

auroic befoin de repos, & je m'occupai des<br />

moyens de décider fa Maitreffe a lui laiflèr<br />

le temps d'en prendre.<br />

Je réuffis, & j'obtins qu'elle lui feroit<br />

une querelle de cette même partie de chaffe,<br />

a laquelle, bien évidemment, il n'avoit<br />

confenti que pour elle. On ne pouvoit prendre<br />

un plus mauvais prétexte : mais nulle<br />

femme n'a mieux que la Vicomteffè, ce talent<br />

commun a toutes, de mettre 1'humeur<br />

a la place de Ia raifon, & de n'être jamais<br />

fi difficile a appaifer que quand elle a rort.<br />

Le moment d'ailleurs 11'étoit pas commode<br />

pour <strong>les</strong> explications; & ne voulant qu'une<br />

nuit, je confentois qu'ils fe raccommodaffent<br />

le lendemain.<br />

VrefTac fut donc boudé a fon retour. II<br />

voulut en demander Ia caufe, onle querella.<br />

II eflaya de fe juflifier : le mari qui étoit<br />

préfent, fervit de prétexte pour rompre la<br />

converfation ; il tenta enfin de profiter d'un<br />

moment oü le mari étoit abfent, pour demander<br />

qu'on voulut bien 1'entendre le foir:<br />

ce fut alors que Ia Vicomteffè devint fublime.<br />

Elle s'indigna contre Taudace des hommes,<br />

qui, paree qu'ils ont éprouvé <strong>les</strong> bontés<br />

d'une femme, croient avoir le droit d'en<br />

ibufer encore, même alors qu'elle a a fé


70 Les Liaifons dangereufes.<br />

plaindre d'eux; & ayanc changé de thefè<br />

par cette adrefie, elle paria fi bien déiicateflè<br />

& fentiment, que VrefTac refta muet & confus;<br />

&que moi-même je fus tentéde croire<br />

qu'elle avoit raifon : car vous faurez que,<br />

comme ami de tous deux, j'étois en tiers<br />

dans cette converfation.<br />

Enfin, elle déclara pofitivemenc qu'elle<br />

n'ajouteroit pas <strong>les</strong> fatigues de l'amour ft<br />

cel<strong>les</strong> de la chaflè, & qu'elle fe reprocheroit<br />

de troubler d'auffi doux plaifirs. Le<br />

mari rentra. Le défolé Vreffac, quin'avoic<br />

plus la liberté de rêpondre, s'adreffa ft moi;<br />

& après m'avoir fort longuement conté fes<br />

raifons, que je favois aufli-bien que lui, il<br />

me pria de parler ft la Vicomteffè, & je le lui<br />

promis. Je lui parlai en effet; mais ce fut<br />

pour la remercier, & convenir avec elle de<br />

1'heure & des moyens de notre rendezvous.<br />

Elle me dit que, logée entre fon mari<br />

& fon amant, elle avoit trouvé plus prudent<br />

d'aller chez Vreffac, que de le recevoir<br />

dans fon appartement; & que puifque<br />

je logeois vis-ft-vis d'elle, elle croyoic plus<br />

fur auffi de venir chez moi; qu'elle s'y rendroit<br />

aufli-tót que fa Femme-de-chambre<br />

1'auroit laiffée feule; que je n'avois qu'a tenir<br />

ma porte entr'ouverte, & 1'attendre.<br />

Tout s'exécuta comme nous en étions


Les Liaifons dangereufes. 71<br />

convenus, & elle arriva chez moi vers une<br />

heure du macin,<br />

. . . . . . Dans le limple appareil<br />

D'une beauté qu'on vient d'arracher au fommeil (i);<br />

Comme je n'ai point de vanité, je ne m'arrêce<br />

pas aux détails de la nuit: mais vous<br />

me connoiflez, & j'ai été content de moi.<br />

Au point du jour, il a fallu fe féparer.<br />

C'eft ici que 1'intérêt commence. L'étourdie<br />

avoit cru lailTèr fa porte entr'ouverte,<br />

nous la trouvÉmes fermée, & la cief étoit<br />

reftée en-dedans: vous n'avez pas d'idée de<br />

Fexpreflïon de défefpoir avec laquelle la Vicomteflè<br />

me dit aufli-tot : „ Ah! je fuis<br />

„ perdue ". II faut convenir qu'il eut été<br />

plaifant de la laiffèr dans cette fituation:<br />

mais pouvois-je fouffrir qu'une femme füt<br />

perdue pour moi, fans 1'être par moi? Et<br />

devois-je, comme le commun des hommes,<br />

me laiffèr maitrifer par <strong>les</strong> circonftances ? II<br />

falloit donc trouver un moyen. Qu'euffiezvous<br />

fait, ma belle amie? Voici ma conduite,<br />

& elle a réuffi.<br />

J'eus bientöt reconnu que la porte en<br />

queftion pouvoit s'enfoncer, en fe permettant<br />

de faire beaucoup de bruit. j'obtins<br />

donc de la Vicomteffè, non fans peine,<br />

{1) R A C I N E , Tragédie de BriunnUus.


72 Les Liaifons dangereufes.<br />

qu'elle jetteroic des crispercants & d'effroi<br />

comme au voleur, a Vajfajfin, &c. &c.'<br />

Ec nous convïnmes qu'au premier cri, j'enfoncerois<br />

la porte, & qu'elle courroita fon<br />

lit. Vous ne fauriez croire combien il fallut<br />

de temps pour la décider, même après<br />

qu'elle eüt confenti. II fallut pourtant finir<br />

paria, & au premier coup depiedla porte<br />

céda.<br />

La VicomtefTe fit bien de ne pas perdre<br />

de temps; car au même inflant, le Vicomte<br />

& Vreffac furent dans le corridor; & la<br />

Femme-de-chambre accourut auffi a la<br />

chambre de fa maïtreflè.<br />

J'étois feul de fang froid, & j'en profitai<br />

pour aller éteindre une veilleufe qui bruloit<br />

encore & la renverfer par terre; car<br />

vous jugez combien il eüt été ridicule de<br />

feindre cette terreur panique, en ayant de<br />

la lumiere dans fa chambre. Je querellai enfuite<br />

le mari & 1'amant fur leur fommeil<br />

léthargique , en <strong>les</strong> amarant que <strong>les</strong> cris<br />

auxquels j'étois accourus, & mes efforts<br />

pour enfoncer la porte, avoient duré au<br />

moins cinq minutes.<br />

La VicomtefTe qui avoit retrouvé fon courage<br />

dans fon lit, me feconda aflèz bien,<br />

& jura fes grands Dieux qu'il y avoit un<br />

voleur dans fon appartement; elle protefta<br />

avec plus de fincéricé, que de la vie elle<br />

n'avoit eu tant de peur. Nous cherchions<br />

par-tout


Les Liaifons dangereufes. 73<br />

par-tout & nous ne trouvions rien, lorfque<br />

je fis appercevoir la veilleufe renverfée, &<br />

conclus que, fans doute, un rat avoit caufé<br />

le dommage & Ia frayeur; mon avis paffit<br />

tout d'une voix; & après quelques plaifanteries<br />

rebattues fur <strong>les</strong> rats , le Vicomte<br />

s'en alla le premier regagner fa chambre<br />

& fon lit, en priant fa femme d'avoir a<br />

1'avenir des rats plus tranquil<strong>les</strong>.<br />

Vreffac, reftéfeul avec nous, s'approchs<br />

de la Vicomteffè pour lui dire tendrement<br />

que c'étoit une vengeance de 1'Amour; k<br />

quoi elle répondit, en me regardant: „ II<br />

„ étoit donc bien en colere , car il s'eft .<br />

„ beaucoup vengé; mais, ajouta-t-elle, je<br />

„ fuis rendue de fatigue, & je veux dormir<br />

"<br />

J'étois dans un moment de bonté ; en<br />

conféquence , avant de nous féparer , je<br />

plaidai la caufe de Vreffac, & j'amenai le<br />

raccommodement. Les deux amants s'embrafferent,<br />

& je fus a mon tour embraffe<br />

par tous deux. Je ne me fouciois plus des<br />

baifers de la Vicomteffè : mais j'avoue que<br />

celui de Vreffac me fit plaifir. Nous fortimes<br />

enfemble; & après avoir recu fes longs<br />

remerciments, nous allames chacun nous<br />

remettre au lit.<br />

Si vous trouvez cette hiftoire plaifante,<br />

je ne vous en demandé pas le fecret. A préfent<br />

que je m'en fuis amufé, il eft jutte<br />

Partie II. D


^4 Les Liaifons dangereufes.<br />

que le public aic fon tour. Pour le moment<br />

je ne parle que de 1'hifloire; peut-êcre<br />

bientöt en dirons-nous autant de 1'héroïne.<br />

Adieu, il y a une heure que mon Chaffeur<br />

attend; je ne prends plus que le moment<br />

de vous embraffer, & de vous recommander<br />

fur-tout de vous garder de Prévan.<br />

Du chdteau, ce 13 Septemhre 17..,<br />

L E T T R E LX XII.<br />

Le Chevalier DANCENY d CÊCILS<br />

VOLANGES.<br />

( Remife feulement Je 14.)<br />

O M A C ÉC 1 LE ! que j'envie le fort de<br />

Valmont ! demain il vous verra. C'eft lui<br />

qui vous remettra cette Lettre; & moi,<br />

languiffant loin de vous, je trafnerai mapénible<br />

exiflence entre <strong>les</strong> regrets & le malheur.<br />

Mon amie, ma tendre amie, plaignez-moi<br />

de m>:s maux; fur-tout plaignezmoi<br />

des vótres; c'eft contr'eux que le courage<br />

m'abandonne.<br />

Qu'il m'eft affreux de caufer votre malheur<br />

! fans moi vous feriez heureufe & tranquille.<br />

Me pardonnez-vous? dites! ah! di-


Les Liaifons dangereufes. 75<br />

tes que vous me pardonnez; dices-moi auffi,<br />

que vous m'aimez , que vous m'aimerez<br />

toujours. J'ai befoin que vous me le répétiez.<br />

Ce n'eft pas que j'en dotue : mais il<br />

me femble que plus on en eft fur, &plus<br />

il eft doux de fe 1'entendre dire. Vous m'aimez,<br />

n'eft-ce pas? oui, vous m'aimez de<br />

toute votre ame. Je n'oublie pas que c'eft<br />

la derniere parole que je vous ai entendu<br />

prononcer. Comme je 1'ai recueillie dans<br />

mon cceur! comme elle s'y eft profondérient<br />

gravée! & avec quels tranfports le<br />

mien y a répondu !<br />

Hélas! dans ce moment de bonheur,<br />

j'étois loin de prévoir le fort affreux qui<br />

nous attendoit. Occupons nous, ma Cécile,<br />

des moyens de 1'adoucir. Si j'en crois<br />

mon ami, il fuffira pour y parvenir, que vous<br />

preniez en lui une confiance qu'il mérite.<br />

J'ai été peiné, je 1'avoue, de 1'idée<br />

défavantageufe que vous paroiffez avoir<br />

de lui. J'y ai reconnu <strong>les</strong> préventions de<br />

votre Maman : c'étoit pour m'y foumettre<br />

que j'avois négligé, depuis quelque<br />

temps, eet homme vraiment aimable, qui<br />

aujourd'hui fait tout pour moi; qui enfin<br />

travaille a nous réunir, lorfque votre<br />

Maman nous a féparés. Je vous en<br />

conjure , ma chere amie, voyez-le d'un<br />

oeil plus favorable. Songez qu'il eft mon<br />

umi, qu'il veut être le vötre , qu'il peut<br />

Dij


76 Les Liaifons dangereufes.<br />

me rendre le bonheur de vous voir. Si<br />

ces raifons ne vous ramenenc pas, ma Cécile,<br />

vous ne m'aimez pas amant que je<br />

vous aime, vous ne m'aimez plus autant<br />

que vous m'aimiez. Ah ! fi jamais vous<br />

deviez m'aimer moins Mais non, le<br />

cceur de ma Cécile eft a moi , il y eft<br />

pour la vie ; & fi j'ai a craindre <strong>les</strong> peines<br />

d'un amour malheureux, fa conftance<br />

au moins me fauvera <strong>les</strong> tourments d'un<br />

amour trahr.<br />

Adieu, ma charmante amie; n'oubliez<br />

pas que je fouffre, & qu'il ne tient qu'Jt<br />

vous de me rendre heureux, parfaitemenc<br />

heureux. Ecoutez le vceu de mon cceur,<br />

& recevez <strong>les</strong> plus tendres baifers de l'amour.<br />

Paris, ce u Septembre 17...<br />

L E T T R E LXXIII.<br />

Le Vicomte DE VALMONT a CÉCILE<br />

VOLANGES.<br />

( Joint'e ó la précédent e.~)<br />

L'AMI qui vous fert a fu que vous n'aviez<br />

rien de ce qu'il vous falloit pour écrire,<br />

& il y a déja pourvu. Vous trouverez


Les Liaifons dangereufes. 77<br />

dans 1'anti-chambre de 1'appartement que<br />

vous occupez, fous la grande armoire a main<br />

gau'.he, une provifion de papier, de plumes<br />

& d'encre , qu'il renouvellera quand<br />

vous voudrez, & qu'il lui lemble que vous<br />

pouvez laiffèr a cette même place, fi vous<br />

n'en trouvez pas de plus füre.<br />

II vous demandé de ne pas vous offenfer,<br />

s'il a fair de ne faire aucune attention a<br />

vous dans le cercle, & de ne vous y regarder<br />

que comme un enfant. Cette conduite<br />

lui paroit néceffaire pour infpirer la fécurité<br />

dont il a befoin, & pouvoir travailler^plus<br />

efficacement au bonheur de fon ami & au<br />

votre. II tachera de faire naitre <strong>les</strong> occafions<br />

de vous parler, quand il aura quelque<br />

chofe a vous apprendre ou a vous remettre;<br />

& il efpere y parvenir, fi vous mettez du<br />

zele a le feconder.<br />

II vous confeille auffi de lui rendre, a<br />

mefure, <strong>les</strong> Lettres que vous aurez recues,<br />

afin de rifquer moins de vous compromettre.<br />

II finit par vous affurer que, fi vous voulez<br />

lui donner votre confiance, il mectra<br />

tous fes foins a adoucir Ia perfécution qu'une<br />

mere trop cruelle fait éprouver a deux perfonnes,<br />

dont 1'une eft déja fon meilleur ami,<br />

& 1'autre lui paroïc mériter 1'intérêt le plus<br />

tendre.<br />

Au chdteau de... ce i^Septembre 17...<br />

D iij


?8 Les Liaifons dangereufes.<br />

L E T T R E LXXIV.<br />

'La Marquife DE MERTEUIL au Picomte<br />

DE VALMONT.<br />

J->H! depuis quand, mon ami, vous ef-<br />

Jrayez-vous fi facilement ? ce Prévan eft<br />

donc bien redoutable? Mais voyez combien<br />

je fuis fimp'e & modefte! Je 1'ai rencontré<br />

fouvent, ce fuperbe vainqueur; a<br />

peine 1'avois-je regardé! II ne falloit pas<br />

moins que votre Lettre pour m'y faire faire<br />

attention. J'ai réparé mon injuftice hier. 11<br />

étoit ft 1'Opéra, prefque vis-a-vis de moi,<br />

& je m en fuis occupée. II eft joli au moins<br />

mais très-joli; des traits fins & déiicats! il<br />

doit gagner ft être vu de prés. Et vous dites<br />

qu'il veut m'avoir! afiurément il me fera<br />

honneur & plaifir. Sérieufement, j'en ai<br />

fantaifie, & je vous confie ici que j'ai fait<br />

<strong>les</strong> premières démarches. Je ne fais pas fi<br />

el<strong>les</strong> réufliront. Voilft le fait.<br />

II étoit ft deux pas de moi, ft la fortie de<br />

1 Opera, & j'ai donné, très-haut, rendezvous<br />

ft la Marquife de... pour fouper le<br />

vendredi chez la Maréchale. C'eft, je crois,<br />

la feule maifon ou je pev v<br />

le rencontrer. Je<br />

ne doute pas qu'il ne m'ait entendu.,, Si


Les Liaifons dangereufes. 79<br />

1'ingrat alloit n'y pas venir? Mais, dices-moi<br />

donc, croyez-vous qu'il y vienne? Savezvous<br />

que s'il n'y vient pas, j'aurai de 1'humeur<br />

toute la foirée? Vous voyez qu'il ne<br />

trouvera pas tant de diffkulté d me fuivre;<br />

& ce qui vous étonnera davantage, c'eft<br />

qu'il en trouvera moins encore a me plaire.<br />

II veut, dit-il, creverfix chevaux a me faire<br />

fa cour! Oh! je fauverai la vie a ces chevaux-la.<br />

Je n'aiirai jamais la patience d'attendre<br />

fi long-temps. Vous favez qu'il n'eft<br />

pas dans mes principes de faire janguir ,<br />

quand une fois je fuis décidée, & je le fuis<br />

pour lui.<br />

Oh! ca, convenez qu'il y a plaifir \ me<br />

parler raifon! Votre avis important n'a-t-f<br />

pas un grand fuccès ? Mais que voulez-vous?<br />

je végete depuis fi long-temps! II y a plus<br />

de fix femaines que je ne me fuis pas permis<br />

une gaieté. Celle-la fe préfente; puisje<br />

me la refufer? le fujet n'en vaut-il pas la<br />

peine? en eft-il de plus agréable, dans quelque<br />

fens que vous preniez ce mot?<br />

Vous-même, vous êtes forcé de lui rendre<br />

juftice : vous faites plus que le louer, vous<br />

en êtes jaloux. Eh bien, je m'établis juge<br />

entre vous deux : mais d'abord il faut s'inftruire,<br />

& c'eft ce que je veux faire. Je ferai<br />

juge integre, & vous ferez pefés tous deux<br />

dans la même balance. Pour vous, j'ai déja<br />

vos mémoires, & votre affaire eft parfaite-<br />

D iv


J?o Les Liaifons dangereufes.<br />

ment inftruite. N'eft-il p a s jufle que je in'occupe<br />

a préfent de votre adverfaire? Allons<br />

executez-vous de bonne grace; &, pour<br />

commencer, apprenez-moi, je vous prie,<br />

quelle eft cette triple aventure dont il eft Ie<br />

heros. Vous m'en parlez. comme fi je ne<br />

connoiüp» autre chofe, & je n'en fais pas<br />

Ie premier mot. Apparemment elle fe fera<br />

paüee pendant mon voyage a Geneve, &<br />

votre jaloufie vous aura empêché de me 1'écnre.<br />

Réparezcette faute au plutót; fongez<br />

que rien de ce qui Vintèrejfe ne rnefl étranger.<br />

I! me femble bien qu'on en parloit encore<br />

a mon retour : mais j'étois occupée<br />

d autre chofe, & j'écoute rarement en ce<br />

genre tout ce qui n'eft pas du jour ou de<br />

Ja veille.<br />

Quand ce que je vous demandé vous contrarieroit<br />

un peu, n'eft-ce pas Ie moindre<br />

pnx que vous deviez aux foins que je me<br />

luis donnés pour vous? ne font-ce pas eux<br />

qui vous ont rapproché de votre Préfidente,<br />

quand vos fottifes vous en avoient éloigné<br />

? n'eft-ce pas encore moi qui ai remis<br />

entre vos mains de quoi vous venger du<br />

zele amer de Madame de Volanges? Vous<br />

vous êtes plaint fi fouvent du temps que<br />

vous perdiez a aller chercher vos aventures!<br />

A préfent vous <strong>les</strong> avez fous la main.<br />

L amour, Ia haine, vous n'avez qu'a choi-<br />

Iir, tout couche fous le même toit; & vous


Les Liaifons dangereufes. 8t<br />

pouvez, doublant votre exiftence, carefièr<br />

d'une main, & frapper de 1'autre.<br />

C'eft même encore ft moi que vous devez<br />

1'aventure de la VicomtefTe. J'en fuis<br />

affez contente : mais, comme vous dites, il<br />

faut qu'on en parle; car fi 1'occafion a pu<br />

vous engager, comme je le conc;ois, ft préférer<br />

pour le moment le myftere ft 1'éclat,<br />

il faut convenir pourtant que cette femme<br />

ne méritoit pas un procédé fi honnête.<br />

J'ai d'ailleurs ft m'en plaindre. Le Chevalier<br />

de Belleroche la trouve plus jolie que<br />

je ne voudrois; & par beaucoup de raifons,<br />

je ferai bien-aife d'avoir un prétexte pour<br />

rompre avec elle : or il n'en eft pas de plus<br />

commode, que d'avoir ft dire : On ne peut<br />

plus voir cette femme-ift.<br />

Adieu, Vicomte; fongez que, placé ou<br />

vous êtes, le temps eft précieux : je vais<br />

employer le mien ft m'occuper du bonheur<br />

de Prévan.<br />

Paris, ce 15 Septembre 17...<br />

JD v


82 Les Liaifons dangereufes.<br />

L E T T R E LXXV.<br />

CECILE VOLANGES d SOPHIE<br />

CARNAV.<br />

(Nota.... Dans cette Lettre , Cécile Vb'<br />

langes rend compte avec le plus grand<br />

détail de tout ce qui eft relatifd elle dans<br />

<strong>les</strong> événements que le Le&eur a vus d la<br />

Lettre LIX & fuiv. On a cru devoir<br />

Jupprimer cette répétition. Elle parle<br />

enfin du Vicomte de Valmont, & elle<br />

s exprime ainfi i)<br />

. . . . J E t'aflïire que c'eft un homme<br />

bien extraordinaire. Maman en dit beaucoup<br />

de mal; mais Ie Chevalier Danceny<br />

en dit beaucoup de bien , & j e crois que<br />

eelt lui qui a raifon. Je n'ai jamais vu<br />

f homme auffi adroit. Quand il m'a rendu<br />

la Lettre de Danceny, c'étoit au milieu de<br />

torn le monde, & perfonne n'en a rien vu i<br />

il elt vrai que j'ai eu bien peur, paree que<br />

je n étois prévenue de rien : mais a préfent<br />

je m y attendrai. J'ai déja fort bien compris<br />

comment il vouloit que je fiffè pour lui remettre<br />

ma réponfe. II eft bien facile de s'ensendre<br />

avec lui, ear il a un regard qui dit


Les Liaifons dangereufes. 8$<br />

Eout ce qu'il veut. Je ne fais pas commenc<br />

il faic : il me difoic dans le billet dont je<br />

t'ai parlé, qu'il n'auroit pas 1'air de s'occuper<br />

de moi devant Maman : en effet, on<br />

diroic toujours qu'il n'y fonge pas; & pourtant<br />

toutes <strong>les</strong> fois que je cherche fes yeux,<br />

je fuis füre de <strong>les</strong> rencontrer tout de fuite.<br />

II y a ici une bonne amie de Maman ,<br />

que je ne connoiflbis pas, qui a aufli fair<br />

de ne guere aimer M. de Valmont, quoiqu'il<br />

ait bien des attentions pour elle. J'ai<br />

peur qu'il ne s'ennuie bientdt de la vie qu'on<br />

mene ici, & qu'il ne s'en retourne a Paris;<br />

cela feroit bien facheux. II faut qu'il ait bien<br />

bon cceur d'être venu exprès pour rendre<br />

fervice a fon ami & a moi! Je voudrois bien<br />

lui en témoigner ma reconnoiffance , mais<br />

je ne fais comment faire pour lui parler; &<br />

quand j'en trouverois 1'occafion, je ferois (1<br />

honteufe, que je ne faurois peut-être que<br />

lui dire.<br />

II n'y a que Madame de Merteuil avec<br />

qui je parle librement, quand je parle de<br />

mon amour. Peut-être même qu'avec toi,<br />

a qui je dis tout, fi c'étoit en caufant, je<br />

ferois embarraffée. Avec Danceny lui-même,<br />

j'ai fouvent fenti, comme malgré moi»<br />

une certaine crainte qui m'empêchoit de lui<br />

dire tout ce que je penfois. Je me le teproche<br />

bien a préfent, & je donnerois tout:<br />

au monde pour irouver. le moment de lui<br />

D vj,


#4 Les Liaifons dangereufes.<br />

dire une fois, une feule fois, combien je<br />

1'aime. M. de Valmont lui a premis que,<br />

fi je me laiffois conduire, il nous procureroic<br />

1'occafion de nous revoir. Je ferai bien<br />

affez ce qu'il voudra; mais je ne peux pas<br />

concevoir que cela foit poffible.<br />

Adieu , ma bonne amie; je n'ai plus de<br />

place (i).<br />

Du chdteau de... ce 14 Septembre 17...<br />

L E T T R E LXXVI.<br />

Le Vicomte DE VALMONT a la Marquife<br />

DE MERTEUIL.<br />

O u votre Lettre eff un perfifflage, que<br />

je n'ai pas compris; ou vous étiez, en me<br />

1'écrivant, dans un délire très-dangereux.<br />

Si je vous connoiffois moins, ma belle amie,<br />

je ferois vraiment trè> - effrayé; & quoique<br />

vous en puiflïez dire, je ne ra'effrayerois<br />

pas trop facilement.<br />

(1) Mlle. de Volanges ayant peu de temps après<br />

shangé de confidente, comme on le verra par la<br />

fuite de ces Lettres, on ne trouvera plus dans ce<br />

Recueil aucime de cel<strong>les</strong> qu'elle a continué d'éorire<br />

a fon amie du Couvent; el<strong>les</strong> n'apprendroient<br />

ri«n au Lefteur.


Les Liaifons dangereufes. 85<br />

J'ai beau vous lire & vous relire , je<br />

n'en fuis pas plus avancé; car, de prendre<br />

votre Lettre dans le fens naturel qu'elle<br />

préfente, il n'y a pas moyen. Qu'avezvous<br />

donc voulu dire ?<br />

Eft - ce feulement qu'il étoit inutile de<br />

fe donner tant de foins contre un ennemi<br />

fi peu redoutable ? mais, dans ce cas,<br />

vous pourriez avoir tort. Prévan eft réellement<br />

aimable; il 1'eft plus que vous ne le<br />

croyez : il a fur-tout le talent très-utile<br />

d'occuper beaucoup de fon amour , par<br />

1'adreffe qu'il a d'en parler dans le eerde<br />

, & devant tout le monde, en fe fervant<br />

de la première converfation qu'il trouve.<br />

II eft peu de femmes qui fe fauvent<br />

alors du piege d'y rêpondre , paree que<br />

toutes ayant des prétentions a la fineffe,<br />

aucune ne veut perdre 1'occafion d'en montrer.<br />

O, vous favez afiez que femme qui<br />

confent a parler d'amour, finit bientót par<br />

en prendre, ou au moins par fe conduire<br />

eomme fi elle en avoit. II gagne encore<br />

par cette méthode qu'il a réellement perfectionnée,<br />

d'appeller fouvent <strong>les</strong> femmes<br />

el<strong>les</strong>-mêmes en témoignage de leur déiaite<br />

; & cela , je vous en parle pour 1'avoir<br />

vu.<br />

Je n'étois dans le fecret que de la feconde<br />

main; car jamais je n'ai été iié avec<br />

Prévan: mais enfin, nous y édons fix: & la


86 Les Liaifons dangereufes.<br />

ComtefTe de P...., tout en croyant fe bien<br />

fine, & ayant 1'air en effet, pour tout ce<br />

qui n'écoic pas inftruit, de tenir une converfation<br />

générale, nous raconta dans le<br />

plus grand détail, & comme quoi elle s'étoit<br />

rendue a Prévan, & tout ce qui s'étoit<br />

paffe entr'eux. Eile faifoit ce récit avec<br />

une telle fécurité, qu'elle ne fut pas même<br />

troublée par un fourire qui nous prit a tous<br />

fix en même temps; & je me fouviendrai<br />

toujours qu'un de nous ayant voulu, pour<br />

s'excufer, feindre de douter de ce qu'elle difoit,<br />

ou plutóc de ce qu'elle avoit 1'air de<br />

dire, elle répondit gravement qu'a coup<br />

fur nous n'étions aucun auffi bien infiruits<br />

qu'elle; & elle ne craignit pas même de<br />

s'adrefiera Prévan, pour lui demander fi elie<br />

s'étoit trompée d'un mor.<br />

J'ai donc pu croire eet homme dangereux<br />

pour tout ie monde : mais pour vous,<br />

Marquife , ne fuffiroit-il pas qu'il füt joli,<br />

très-joli, comme vous le dites vous-même?<br />

ou qu'il vous fit une de ces attaques, que<br />

vous vous plaifez quelquefois a récompenfer<br />

. fans autre motif que de <strong>les</strong> trouver<br />

bien^ fait es ? ou que vous euffiez trouvé<br />

plaifant de vous rendre par une raifon queleonque?<br />

ou... que fais-je? puis-je deviner<br />

<strong>les</strong> mille & mille caprices qui gouvernent<br />

la tête d'une femme, & par qui feuls vous<br />

Mmz encore a votre fexe ? A préfent que


Les Liaifons dangereufes. 87<br />

vous êtes avertie du danger, je ne doute<br />

pas que vous ne vous en fauviezfacilement:<br />

mais pourtant fa!loit-il vous avertir. Je rcviens<br />

donc ft mon texte, qu'avez - vous<br />

voulu dire? -<br />

Si ce n'eft qu'un perfifflage fur Prévan»<br />

outre qu'il eft bien long, ce n'étoit pas visa-vis<br />

de moi qu'il étoit utile; c'eft dans le<br />

monde qu'il faut lui donner quelque bon<br />

ridicule, & je vous renouvelle ma priere k<br />

ce fujer.<br />

Ah ! je crois tenir Ie mot de 1'énigme !<br />

votre Lettre eft une prophétie, non de ce<br />

que vous ferez , mais de ce qu'il vous croira<br />

prête ft faire au moment de la chüte que<br />

vous lui préparez. J'approuve affez ce projet;,<br />

il exige pourtant de grands ménage -<br />

ments. Vous favez comme moi que, pour<br />

1'effet public, avoir un homme ou recevoir<br />

fes foins, eft abfolument la même chofe,<br />

ft moins que eet homme ne foit un fot; &<br />

Prévan ne 1'eft pas, ft beaucoup prés. S'il<br />

peut gagner feulement une apparence, il<br />

fe vantera, & tout fera dit. Les fots y croiront,<br />

<strong>les</strong> méchants auront 1'air d'y croire ;<br />

quel<strong>les</strong> feront vos reflources? Tenez, j'ai<br />

peur. Ce n'eft pas que je doute de votre<br />

adreffe : mais ce font <strong>les</strong> bons nageurs qui<br />

fe noient.<br />

Je ne me crois pas plus bete qu'un au-<br />

Ke; des moyens de désbonorer une femme ?


88 Les Liaifons dangereufes.<br />

j'en ai trouvé cent, j'en ai trouvé mille:<br />

mais quand je me fuis occupé de chercher<br />

commenc elle pourroic s'en fauver, je n'en<br />

ai jamais vu la poffibilicé. Vous-même, ma<br />

belle amie, dont la conduite eft un chefd'ceuvre,<br />

cent fois j'ai cru vous voir plus<br />

de bonheur que de bien joué.<br />

Mais après tout, je cherche peut-être<br />

une raifon a ce qui n'en a point. J'admire<br />

comment, depuis une heure, je traite férieufement<br />

ce qui n'eft, a coup fur, qu'une<br />

plaifanterie de votre part. Vous allez vous<br />

moquer de moi! Hé bien, foit; mais dépêchez-vous,<br />

& parions d'autre chofe. D'autre<br />

chofe ! je me trompe , c'eft toujours de<br />

la même; toujours des femmes a avoir ou<br />

aperdre, & fouvent tous <strong>les</strong> deux.<br />

J'ai ici, comme vous 1'avez fort bien<br />

remarqué, de quoi m'exercer dans <strong>les</strong> deux<br />

genres, mais non pas avec la même facilité.<br />

Je prévois que la vengeance ira plus vite<br />

que l'amour. La petite Volanges eft rendue,<br />

j'en réponds; elle ne dépend plus<br />

que de 1'occafion, & je me charge de la<br />

faire naicte. Mais il n'en eft pas de même<br />

de Madame de Tourvel : cette femme eft<br />

défolante, je ne la concois pas; j'ai cent<br />

preuves de fon amour, mais j'en ai mille<br />

de fa réfiftance; & en vérité , je crains<br />

qu'elle ne m'échoppe.<br />

Le premier effet qu'avoit produit mon


Les Liaifons dangereufes. 89<br />

retour, me faifoit efpérer davamage. Vous<br />

devinez que je voulois en juger par moimême;<br />

& pour m'affurer de voir <strong>les</strong> premiers<br />

mouvemencs, je ne m'étois fait précéder<br />

par perfonne, & j'avois calculé ma<br />

route pour arriver pendant qu'on feroit a<br />

table. En effet, je tombai des nues, comme<br />

une Divinité d'Opéra qui vient faire un<br />

dénouement.<br />

Ayant fait affez de bruit en entrant pour<br />

fixer <strong>les</strong> regards fur moi, je pus voir du<br />

même coup-d'ceil la joie de ma vieille tante<br />

, le dépit de Madame de Volanges, &<br />

le plaifir déconrenancé de fa fille. Ma Belle,<br />

par la place qu'elle occupoit, tournoit<br />

le dos a la porte. Occupée dans ce moment<br />

a couper quelque chofe , elle ne tourna<br />

feulement pas la tête ,• mais j'adreffai la parole<br />

a Madame de Rofemonde, & au premier<br />

mot la fenfible Dévote ayant reconnu<br />

ma voix, il lui é-happa un cri dans lequel<br />

je crus reconnoïtre plus d'amour que<br />

de furprife & d'effroi. Je m'étois alors aflèz<br />

avancé pour voir fa figure : le tumulte de<br />

fon ame , le combat de fes idéés & de<br />

fes fentiments, s'y peignirent de vingt facons<br />

différentes. Je me mis a table a cöté<br />

d'elle; elle ne (avoit exacfement rien de ce<br />

qu'elle faifoit ni de ce qu'elle difoit. Elle<br />

efiaya de continuer de manger; if n'y eut<br />

pas moyen: enfin, moins d'un quart-d'heure


00 Les Liaifons dangereufes.<br />

après, fon embarras & fon plaifir devenant,<br />

plus forts qu'elle, elle n'imagina rien de<br />

mieux que de demander permiffion de fortir<br />

de cabie, & elle fe fauva dans le pare,<br />

fous le prétexte d'avoir befoin de prendre<br />

1 air. Madame de Volanges voulut 1'accompagner;<br />

la tendre Prude ne le permit pas :<br />

trop heureufe, fans doute, de trouver un<br />

prétexte pour être feule, & fe livrer fans<br />

contrainte a la douce émotion de fon cceur!<br />

J'abrégeai le diner le plus qu'il me fut<br />

poffible. A peine avoit-on fervi le deffert,<br />

que 1'infernale Volanges, preffée apparemment<br />

du befoin de me nuire, fe leva de<br />

fa place pour aller trouver la charmante<br />

malade : mais j'avois pré vu ce projet, & je<br />

le traverfai. Je feignis donc de prendre ce<br />

mouvement particulier pour le mouvement<br />

général; & m'étant levé en même-temps,<br />

la petite Volanges & le Curé du lieu fe<br />

laifferent entrainer par ce doublé exemple ;<br />

en forte que Madame de Rofemonde fe<br />

trouva feule a table avec le vieux Commandeur<br />

de T..., & tous deux prirent auffi<br />

le parti d'en fortir. Nous altèmes donc tous<br />

rejoindre ma Belle, que nous trouvdmes<br />

dans le bofquet prés du Chateau; & comme<br />

elle avoit befoin de folitude & non de<br />

promenade, elle aima autant revenir avec<br />

nous, que nous faire refter avec elle.<br />

Dès que je fus afiuré que Madame de


Les Liaifons dangereufes. 91<br />

Volanges n'auroic pas 1'occafion de lui parler<br />

feule, je fongeai ft exécuter vosordres,<br />

& je m'occupai des intéréts de votre pupille.<br />

Auffi-töt après le café, je montai chez<br />

moi, & j'entrai aufli chez <strong>les</strong> autres, pour<br />

reconnoïtre le terrein; je fis mes difpofitions<br />

pour affurer la correfpondance de la petite;<br />

& après ce premier bienfaic, j'écrivis un<br />

mot pour Ten inftruire & lui demander fa<br />

confiance; je joignis mon billet ft la Lettre<br />

de Danceny. Je revins au fallon. J'y trouvai<br />

ma Belle établie fur une chaife longue,<br />

& dans un abandon délicieux.<br />

Ce fpeétacle, en éveillant mes defirs,anima<br />

mes regards; je fentis qu'ils devoient<br />

être tendres & prtffants, & je me pkcai de<br />

maniere ft pouvoir en faire ufage. Leur premier<br />

effet fut de faire baifier <strong>les</strong> grands yeux<br />

modeftes de la célefte Prude. Je confidérai<br />

quelque temps cette figure angélique; puis,<br />

parcourant toute fa perfonne, je m'amufois<br />

ft deviner <strong>les</strong> contours & <strong>les</strong> formes ft travers<br />

un vêtement léger, mais toujours importun.<br />

Après être defcendu de la tête aux<br />

pieds, je remontois des pieds ft Ia tête...<br />

Ma belle amie, le doux regard étoit fixé<br />

fur moi; fur le champ il fe baiffa de nouveau<br />

: mais voulant en favorifer le retour ,<br />

je détournai mes yeux. Alors s'établit entre<br />

nous cette convention tacite, premier traité<br />

de l'amour timide, qui, pour fatisfaire le


92 Les Liaifons dangereufes.<br />

befoin mutuel de fe voir, permec aux regards<br />

de fe fuccéder en attendant qu'ils fe<br />

confondenc.<br />

Perfuadé que ce nouveau plaifir occupoit<br />

ma Belle toute entiere, je me chargeai de<br />

veiller a norre commune füreté: mais après<br />

m'être afiuré qu'une converfation affez vive<br />

nous fauvoit des remarques du cercle, je<br />

richai d'obtenir de fes yeux qu'ils parlaffenc<br />

franchement leur langage. Pour cela, je furpris<br />

d'abord quelque* regards , mais avec<br />

tant de réferve, que la modefHe n'en pouvoit<br />

être allarmée; & pour mettre la timide<br />

perfonne plus a fon aife, je paroiffois moimême<br />

auffi embarraffé qu'elle. Peu-a-peu<br />

nos yeux, accoutumés a fe rencontrer, fe<br />

fixerent plus long-temps; enfin, ils ne fe<br />

quitrerent plus, & j'appercus dans <strong>les</strong> fiens<br />

cette douce langueur, fignal heureux de<br />

l'amour & du defir: mais ce ne fut qu'un<br />

moment; & bientöt revenue a elle-même,<br />

eilechangea, non fans quelque honte, fon<br />

main tien & fon regard.<br />

e v o u l a n t<br />

., ^ P E<br />

s qu'elle put douter que<br />

j eufTe remarqué fes divers mouvements, je<br />

me levai avec vivacité, en lui demandant,<br />

avec 1'air de 1'efTroi, fi elle fe trouvoit mal.<br />

Auffi-töt tout le monde vint 1'entourer. Je<br />

<strong>les</strong> laiflai tous paffer devant moi; & comme<br />

la petite Volanges, qui travailloit a la tap:iTene<br />

auprès d'une fenêtre, eut befoin


Les Liaifons dangereufes. 93<br />

de quelque temps pour quitte r (on métier,<br />

je faifis ce moment pour lui remettre la<br />

Lettre de Danceny.<br />

J'étois un peu loin d'elle; je jettai 1'épitre<br />

fur ftfj genoux. Elle ne favoit en vérité<br />

qu'en faire. Vous auriez trop ri de fon<br />

air de furprife & d'embarras; pourtant je<br />

ne riois point, car je craignois que tant de<br />

gaucherie ne nous trahit. iVlais un coupd'ceil<br />

& un gefte fortement prononcés lui<br />

firent enfin comprendre qu'il falloit mettre<br />

le paquet dans fa poche.<br />

Le refte de la journée n'eut rien d'intéreffant.<br />

Ce qui s'eft pafTé depuis amenera<br />

peut-être des événements dont vous ferez<br />

contente, au moins pour ce qui regarde<br />

votre pupille : mais il vaut mieux employer<br />

fon temps a exécuter fes projets qu'a <strong>les</strong> raconter.<br />

Voila d'ailleursla huitieme page que<br />

j'écris, & j'en- fuis fatigué; ainfi, adieu.<br />

Vous vous doutez bien, fans que je vous<br />

le dife, que la petite a répondu a Danceny<br />

(i\ J'ai eu aufli une Réponfe de ma<br />

Belle, a qui j'avois écris le lendemain de<br />

mon arrivée. Ja vous envoie <strong>les</strong> deux Lettres.<br />

Vous <strong>les</strong> lirez ou vous ne <strong>les</strong> lirez pas:<br />

car ce perpétuel rabachage, qui déja ne<br />

m'amufe pas trop, doit être bien infipide<br />

pour toute perfonne défintéreffée.<br />

(1) Cette Lettre ne s'eft pas trouvée.


94 Les Liaifons dangereufes.<br />

Encore une fois, adieu. Je vous aime<br />

toujours beaucoup : mais, je vous en prie,<br />

fi vous me reparlez de Prévan , faites en<br />

forte que je vous entende.<br />

Du chdteau de... ce 17 Septembre 17...<br />

L E T T R E LXXVII.<br />

Le Vicomte DE VALMONT d (a Préfidente<br />

DE TOURVEL.<br />

D 0 u peut venir, Madame, Ie foin cruel<br />

que vous mettezft me fuir?Comment fe peutil<br />

que 1'empreffement le plus tendre de ma<br />

part, n'obtienne de la vötre que des procédés<br />

qu'on fe permettroit ft peine envers 1'homme<br />

dont on auroit Ie plus ft fe plaindre?<br />

Quoi! l'amour me ramene ft vos pieds; &<br />

quand un heureux hafard me place ft cöté<br />

de vous, vous aimez mieux feindre une indïpofition,<br />

allarmer vos amis, que de confentir<br />

ft refter prés de moi! Combien de<br />

fois hier n'avez-vous pas détourné vos yeux<br />

pour me priver de la faveur d'un regard?<br />

& fi un feul inftant j'ai pu y voir moins<br />

de févérité, ce moment a été fi court, qu'il<br />

femble que vous ayez voulu moins m'en


Les Liaifons dangereufes. 05<br />

faire jouir, que me faire fentir ce que je<br />

perdois a en être privé.<br />

Ce n'eft-la, j'ofe le dire, ni le traitement<br />

que mérite l'amour, ni celui que<br />

peut fe permettre 1'amitié; & toutefois,<br />

de ces deux fentiments, vous favez fi 1'un<br />

m'anime; & j'étois, ce me femble, autorifé<br />

a croire que vous ne vous refufiez pas a<br />

1'autre. Cette amitié précieufe, dont fans<br />

doute vous m'avez cru digne, puifque vous<br />

avez bien voulu me roffrir, qu'ai-je donc<br />

fait pour 1'avoir perdue depuis? me feroisje<br />

nui par ma confiance, & me punirezvous<br />

de ma franchife ? ne craignez-vous<br />

pas au moins d'abufer de 1'une & de 1'autre<br />

? En effet, n'eft-ce pas dans le fein de<br />

mon amie que j'ai dépofé le fecret de<br />

mon cceur? n'eft-ce pas vis-h-vis d'elle feule<br />

, que j'ai pu me croire obligé de refufer<br />

des conditions qu'il me fuffifoit d'accepter,<br />

pour me donner la facilité de ne <strong>les</strong> pas terir,<br />

& peut-être celle d'en abufer utilement ?<br />

Voudriez-vous enfin, par une rigueur fi peu<br />

méritée, me forcer a croire qu'il n'eut fal-<br />

3u que vous tromper pour obtenir plus d'indulgence?<br />

Je ne me repens point d'une conduite<br />

que je vous devois, que je me devois a<br />

moi-même; mais par quelle fatalité, chaque<br />

action louable devient-elle pour moi<br />

le fignal d'un malheur nouveau ?


5>6 Les Liaifons dangereufes.<br />

C'eft après avoir donné lieu au feul éloge<br />

que vous ayez encore daigné faire de ma<br />

conduite, que j'ai eu, pour la première<br />

fois, a gémir du malheur de vous avoir<br />

déplu. C'eft après vous avoir prouvé ma<br />

foumiffion parfaite, en me privant du bonheur<br />

de vous voir uniquement pour raffurer<br />

votre délicateflè, que vous avez voulu<br />

rompre toute correfpondance avec moi,<br />

m oter ce foible dédommagement d'un facrifice<br />

que vous aviez exigé, & me ravir<br />

jufqu'a l'amour qui feul avoit pu vous en<br />

donner le droit. C'eft enfin après vous avoir<br />

parlé avec une fincérité, que 1'intérêt même<br />

de eet amour n'a pu affoiblir, que vous<br />

me fuyez aujourd'hui comme un féduéteur<br />

dangereux, dont vous auriez reconnu la<br />

perfidie.<br />

Ne vous lafferez-vous donc jamais d'être<br />

injufte ? Apprenez-moi du moins quels nouveaux<br />

torts ont pu vous porter a tant de<br />

févérité, & ne refufez pas de me difter <strong>les</strong><br />

ordres que vous voulez que je fuive; quand<br />

je m'engage a <strong>les</strong> exécuter, eft ce trop prétendre<br />

que de demander a <strong>les</strong> connoïtre ?<br />

De... ce 15 Septembre 17...<br />

LETTRE


Les Liaifons dangereufes. 97<br />

L E T T R E L X X V I I L<br />

La Prêfidente DE TOURVEL au Vicomte<br />

DE VA LM ONT.<br />

V ous paroiflèz, Monfieur, furpris de<br />

ma conduite, & peu s'en faut même que<br />

vous ne m'en demandiez compte, comme<br />

ayant le droit de la b'amer. J'avoue que<br />

je me ferois crue plus autorifée que vous<br />

a m'étonner & a me plaindre; mais depuis<br />

le refus contenu dans votre derniere Réponfe,<br />

j'ai pris le parti de me renfermer<br />

dans une indifférence qui ne laiffe plus lieu<br />

aux remarques ni aux reproches. Cependant,<br />

comme vous me demandez deséclairciffèments,<br />

& que, graces au Ciel, je ne<br />

fens rien en moi qui puiffe m'empêcber de<br />

vous <strong>les</strong> donner, je veux bien entrer encore<br />

une fois en explication avec vous.<br />

Qui liroit vos Lettres, me croiroit injufte<br />

ou bizarre. Je crois mériter que perfonne<br />

n'ait cette idéé de moi; il me femble furtout<br />

que vous étiez moins qu'un autre dans<br />

le cas de la prendre. Sans doute, vous avez<br />

fenti qu'en néceifitant ma juftification, vous<br />

me forciez a rappeller tout ce qui s'eft paffé<br />

entre nous. Appareraraent vous avez cru<br />

Partie IL E


9 8 Les Liaifons dangereufes.<br />

n'avoir qu'a gagner a eet examen : comme,<br />

de mon cóté, je ne crois pas avoir a perdre,<br />

au moins a vos yeux, je ne crains pas<br />

de m'y livrer. Peut-être elt-ce, en effet,<br />

le feul moyen de connoïtre qui de nous<br />

deux a le droic de fe plaindre de 1'autre.<br />

A compter, Monfieur, du jour de votre<br />

arriyée dans ce chateau, vous avouerez, je<br />

crois, qu'au moins votre réputation m'autorifoit<br />

a ufer de quelque réferve avec vous;<br />

& que j'aurois pu, fans craindre d'être taxée<br />

d'un excès de pruderie, m'en tenir aux feulcs<br />

expreffions de Ia politeffè la plus froide.<br />

Vous-même m'euffiez traitéeavec indulgence,<br />

& vous euffiez trouvé fimple qu'une<br />

lemme auffi peu formée, n'eüt pas même<br />

le mérité néceflaire pour apprécier le votre.<br />

C'étoit fürement ia le parti de la prudence;<br />

& il m'eüt d'autant moins coüté a<br />

fuivre, que je ne vous cacherai pas que,<br />

quand Madame de Rofemonde vim me faire<br />

part de votre arrivée, j'eus befoin de roe<br />

rappeller mon amitié pour elle, & celle<br />

qu'elle a pour vous, pour ne pas lui laiffèr<br />

voir combien cette nouvelle me contrarioit.<br />

Je conviens volontiers que vous vous<br />

êtes montré d'abord fous un afpect plus favorable<br />

que je ne l'avois imaginé; mais vous<br />

conviendrez a votre tour qu'il a bien peu<br />

duré, & que vous vous êtes bientöt lalTé


Les Liaifons dangereufes.<br />

d'une contrainre, donc apparemment vous<br />

ne vous êtes pas cru fuffifammenc dédommagé<br />

par 1'idée avantageufe qu'elle m'avoit<br />

faic prendre de vous.<br />

C'eft alors qu'abufanc de ma bonne foi,<br />

de ma fécuricé, vous n'avez pas craint de<br />

m'enrretenir d'un fentiment dont vous ne<br />

pouviez pas douter que je ne me trouvaflè<br />

offenfée; & moi, tandis que vous ne vous<br />

occupiez qu'a aggraver vos torts en <strong>les</strong> multipliant,<br />

je cherchois un motif pour <strong>les</strong> oublier,<br />

en vous offrant 1'occafion de <strong>les</strong> réparer<br />

, au moins en partie. Ma demandé<br />

étoit fi jufte, que vous-même ne crütes<br />

pas devoir vous y refufer : mais vous faifant<br />

un droit de mon indulgence, vous en<br />

profitates pour me demander une permiffion,<br />

que, fans doute, je n'aurois pas dü<br />

accorder, & que pourtant vous avez obtenue.<br />

Des conditions qui y furent mifes,<br />

vous n'en avez tenu aucune; & votre correfpondance<br />

a été telle, que chacune de<br />

vos Lettres me faifoit un devoir de ne<br />

plus vous rêpondre. C'eft dans le moment<br />

même oü votre obftination me forgoit a<br />

vous éloigner de moi, que, par une condefcendance<br />

peut-être btèmable, j'ai tenté<br />

le feul moyen qui pouvoit me permectre<br />

de vous en rapprocher : mais de quel prix<br />

eft a vos yeux un fentiment honnête? Vous<br />

méprifez 1'amitié \ & dans votre folie ivref-<br />

E ij


ioo Les Liaifons dangereufes.<br />

fe, comptant pour rien <strong>les</strong> malheurs & Ia<br />

home, vous ne cherchez que des plaifirs &<br />

des vicïimes.<br />

Auffi léger dans vos démarches, qu'inconféquent<br />

dans vos reproches, vous oubliez<br />

vos promefies, ou plutöt vous vous<br />

faices un jeu de <strong>les</strong> violer; & après avoir<br />

confenti ft vous éloigner de moi, vous revenez<br />

ici fans y être rappellé, fans égard<br />

pour mes prieres, pour mes raifons, fans<br />

avoir même 1'attention de m'en prévenir.<br />

Vous n'avez pas craint de m'expofèr ft une<br />

furprife dont 1'effet, quoique bien fimple<br />

afiurément, auroit pu être interprété défavorablemenc<br />

pour moi, par <strong>les</strong> perfonnes<br />

qui nous emouroient. Ce moment d'embarras<br />

que vous aviez fait naitre, loin de chercher<br />

a en difiraire, ou ft le difiiper, vous<br />

avez paru mettre tous vos foins ft 1'augmenter<br />

encore. A table, vous choififfez précifément<br />

votre place ft cöté de la mienne : une<br />

légere indifpofition me force d'en fortir<br />

avant <strong>les</strong> autres; & au-lieu de refpeder ma<br />

folitude , vous engagez tout le monde ft<br />

venir la troubler. Rentrée au fallon, fi je<br />

fais un pas, je vous trouve ft cóté de moi;<br />

fi je dis une parole, c'eft toujours vous<br />

qui me répondez. Le mot le plus indifférent<br />

vous fert de prétexte pour ramener<br />

une converfation que je ne voulois pas entendre,<br />

qui pouvoit même me compromet-


Les Liaifons dangereufes. IOI<br />

tre; car enfin, Monfieur , quelqu'adrefie<br />

que vous y mettiez, ce que je comprends,<br />

je crois que <strong>les</strong> autres peuvent auffi le comprendre.<br />

Forcée ainfi par vous ft 1'immobilité &<br />

au filence, vous n'en continuez pas moins<br />

de me pourfuivre; je ne puis lever <strong>les</strong><br />

yeux fans rencontrer <strong>les</strong> vöcres. Je fuis fans<br />

ceffe obligée de retourner mes regards; &,<br />

par une inconféquence bien incompréhenfible,<br />

vousfixez fur moi ceux du cercle, dans<br />

un moment oü j'aurois voulu pouvoir même<br />

me dérober aux miens.<br />

Et vous vous plaignez de mes procédés!<br />

& vous vous étonnez de mon emprefiement<br />

ft vous fuir! Ah ! bldmez-moi plutöt de mon<br />

indulgence , étonnez-vous que je ne fois<br />

pas partie au moment de votre arrivée. Je<br />

1'aurois dü peut-être, & vous me forcerez<br />

ft ce parti violent, mais néceflaire, fi vous<br />

ne ceflèz enfin des pourfuites offenfantes.<br />

Non , je n'oublie point, je n'oublierai jamais<br />

ce que je me dois , ce que je dois a<br />

des nceuds que j'ai formés, que je refpecle<br />

& que je chéris; & je vous prie de croire<br />

que, fi jamais je me trouvois réduite ft ce<br />

choix malheureux, de <strong>les</strong> facrifier ou de me<br />

facrifier moi-même, je ne balancerois pas<br />

un inftanr. Adieu, Monfieur.<br />

De ce... ld Sepiembre 17...<br />

E iij


102 Les Liaifons dangereufes.<br />

L E T T R E LXXIX.<br />

Le Vicomte DE VALMONT a la Marquife<br />

DE MERTEUIL.<br />

JE comptois aller a la chaflè ce matin:<br />

mais il fait un temps déteftable. Je n'ai pour<br />

toute leéture qu'un Roman nouveau, qui<br />

ennuyeroit même une penfionnaire. On déjeünera<br />

au phitót dans deux heures; ainfi<br />

malgré ma longue Lettre d'hier, je vais encore<br />

caufer avec vous. Je fuis bien fur de<br />

ne pas vous ennuyer, car je vous parlerai<br />

du très-joli Prévan. Comment n'avez-vous<br />

pas fu ia fameufe aventure , celle qui a féparé<br />

<strong>les</strong> inféparab<strong>les</strong>? Je parie que vous<br />

vous la rappellerez au premier mot. La voici<br />

pourtant, puifque vous la defirez.<br />

Vous vous fouvenez que tout Paris s etonnoit<br />

que trois femmes, toutes trois jolies,<br />

ayant toutes trois <strong>les</strong> mêmes talents,<br />

& pouvant avoir <strong>les</strong> mêmes prétentions,<br />

reftaflent intimement liées entr'el<strong>les</strong> depuis<br />

le moment de leur entrée dans Ie monde.<br />

On crut d'abord en trouver Ia raifon dans<br />

leur extréme timidité : mais bientót, et><br />

tourées d'une cour nombreufe dont el<strong>les</strong><br />

partageoient <strong>les</strong> hommages, & éclairées fur<br />

leur valeur par rempreffèmenc & leg foirs


Les Liaifons dangereufes. 103<br />

dont el<strong>les</strong> étoient 1'objet, leur union n'en<br />

devint pourtant que plus forte; & 1'on eüt<br />

dit que le triomphe de 1'une étoit toujours<br />

celui des deux autres. On efpéroit au moins<br />

que le moment de l'amour ameneroit quelque<br />

rivalité. Nos agréab<strong>les</strong> fe difputoient<br />

1'honneur d'être la pomme de difcorde;<br />

& moi-même, je me ferois mis alors fur<br />

<strong>les</strong> rangs, fi la grande faveur oü la Comteffè<br />

de.... s'éleva dans ce même temps,<br />

m'eüt permis de lui être infidele avant d'avoir<br />

obtenu 1'agrément que je demandois.<br />

Cependant nos trois Beautés, dans le<br />

même carnaval, firent leur choix comme<br />

de concert; & loin qu'il excitat <strong>les</strong> orages<br />

qu'on s'en étoit promis, il ne fit que rendre<br />

leur amitié plus intéreffante, parle charme<br />

des confidences.<br />

La foule des prétendants malheureux fe<br />

joignit alors a celle des femmes jaloufes,<br />

& la fcandaleufe confiance fut foumife a<br />

la cenfure publique. Les uns prétendoient<br />

que dans cette fociété des inféparab<strong>les</strong> (ainfi<br />

la nomma-t-on alors,) la loi fondamentale<br />

étoit la communauté des biens, & que l'amour<br />

même y étoit foumis; d'autres affuroient<br />

que <strong>les</strong> trois Amants, exempts de<br />

rivaux, ne 1'étoient pas de riva<strong>les</strong>: on alla<br />

même jufqu'a dire qu'ils n'avoient été admis<br />

que par décence, & n'avoient obtenu<br />

qu'un titre fans fonctions.<br />

E iv


t04 Les Liaifons dangereufes.<br />

. Ces bruits, vrais ou faux, n'eurenc p a s<br />

1'effet qu'on s'en étoit promis. Les trois<br />

coup<strong>les</strong>, au contraire, fentirent qu'ils étoient<br />

perdus s'ils fe féparoient dans ce moment;<br />

ils prirent le parti de faire tête a 1'orage.<br />

Le public, qui fe laffe de tout, fe laifa bientór<br />

d'une fatyre infructueufe. Emporté par fa<br />

légéreté naturelle , il s'occupa d'autres objets<br />

: puis, revenant a celui-ci avec fon ir.«<br />

conféquence ordinaire, il changea la critique<br />

en éloge. Comme ici tout eft ds<br />

mode, 1'enthoufiafme gagna; il devenoitun<br />

vrai délire, lorfque Prévan entrepric de vénfier<br />

ces prodiges, & de fixer fur eux Popmion<br />

publique & la lienne.<br />

II rechercha donc ces mode<strong>les</strong> de perfeaion.<br />

Admis facilement dans leur fociété,<br />

il en dra un favorable augure. 11 favoit affez<br />

que <strong>les</strong> gens heureux ne font pas d'un<br />

acces fi faciie. II vit bientót, en eifet, que<br />

ce bonheur fi vanté étoit, comme celui des<br />

Rois, plus envié que defirable. II remarqua<br />

que, parmi ces prétendus inféparab<strong>les</strong>, on<br />

commencoit a rechercher <strong>les</strong> plaifirs du dehors,<br />

qu'on s'y occupoit même de diftracnon<br />

; & il en conclut que <strong>les</strong> liens d'amour<br />

ou d amitié étoient déja réiachés ou romu<br />

s<br />

P ' & que ceux de 1'amour-propre &<br />

de lhabitude confervoient feuls quelque<br />

force. ^ ^<br />

Cependant <strong>les</strong> femmes, que Ie befoin


Les Liaifons dangereufes. 105<br />

raffembloit, confervoiem entr'el<strong>les</strong> 1'apparence<br />

de la même intimité : mais <strong>les</strong> hommes<br />

, plus libres dans leurs démarches, retrouvoient<br />

des devoirs a remplir ou des affaires<br />

a fuivre ; ils s'en plaignoienc encore ,<br />

mais ne s'en difpenfoient plus, & raremenc<br />

<strong>les</strong> foirées étoient completes.<br />

Cette conduite de leur part fut profitable<br />

a 1'aflidu Prévan, qui, placé naturelle-,<br />

ment auprès de la délaiffée du jour, trouvoic<br />

a offrir alternativement, & felon <strong>les</strong><br />

circonftances, le même hommage aux trois<br />

amies. II fentit facilement que faire un choix<br />

entr'el<strong>les</strong>, c'étoit fe perdre; que la fauflè<br />

honte de fe trouver la première infidelle,<br />

eftaroucheroit la préférée ; que la vanité<br />

bleffée des deux autres, <strong>les</strong> rendroit ennemies<br />

du nouvel Amant, & qu'el<strong>les</strong> ne manqueroient<br />

pas de déployer contre lui la févérité<br />

des grands principes; enfin, que la<br />

jaloufie rameneroit a- coup fur <strong>les</strong> foins d'un<br />

rival qui pouvoit être encore a craindre.<br />

Tout fut devenu obftacle; tout devenoit<br />

facile daris fon triple projet; chaque femme<br />

étoit indulgente, paree qu'elle y étoit intéreffée;<br />

chaque homme,paree qu'il croyoit<br />

ne pas 1'être.<br />

Prévan, qui n'avoit alors qu'une feule<br />

femme a facrifier, fut affez heureux pour<br />

qu'elle prie de la célébrité. Sa qualité d'éuangere<br />

> & 1'hommage d'un grand Prince<br />

E. v


io6 Les Liaifons dangereufes.<br />

aiïèz adroiteraent refufé, avoient fixé fur<br />

elle 1'attention de la Cour & de la Viile;<br />

fon Amant en partageoit 1'honneur, & en<br />

profita auprès de fes nouvel<strong>les</strong> Maitreffes.<br />

La feule difficuhé étoit de mener de front<br />

ces trois intrigues, dont la marcbe devoit<br />

forcément fe régler fur la plus tardive; en<br />

effet, je tiens d'un de fes confidents, que<br />

fa plus grande peine fut d'en arrêter une,<br />

qui fe trouva prête a éclore prés de quinze<br />

jours avant <strong>les</strong> autres. .<br />

Enfin, le grand jour arrivé. Prévan, qui<br />

avoit obtenu <strong>les</strong> trois aveux, fe trouvoit<br />

déja maitre des démarches , & <strong>les</strong> régla<br />

comme vous allez voir. Des trois maris,<br />

1'un étoit abfent, 1'autre partoit le lendemaio<br />

au point du jour, le troifieme étoit a la<br />

Ville. Les inféparab<strong>les</strong> amis devoient fouper<br />

chez la veuve future, mais le nouveau<br />

Maitre n'avoit pas permis que <strong>les</strong> anciens<br />

Serviteursy fuffent invités. Le matin même<br />

de ce jour, il fait trois lots des Lettres de<br />

fa Belle ; il accompagne 1'un du portrak<br />

qu'il avoit recu d'elle, le fecond d'un chiffre<br />

amoureux qu'elle-même avoit peint, 1-e<br />

troifieme d'une bouclé de fescheveux; chacune<br />

recut pour complet ce tiers de facrifice,<br />

&