Le Monde de Sophie - Jostein Gaarder (En pdf) - Oasisfle
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34 LE MONDE DE SOPHIE<br />
rien ne t'en empêche. Tu n'auras qu'à me glisser un mot dans<br />
la boîte. Une grenouille vivante fera aussi l'affaire. Du moment<br />
que c'est quelque chose d'aussi vert que la boîte aux lettres<br />
pour ne pas effrayer le facteur.<br />
<strong>En</strong> résumé : un lapin blanc sort d'un chapeau haut <strong>de</strong> forme<br />
et parce que c'est un lapin énorme, ce tour <strong>de</strong> magie prend plusieurs<br />
milliards d'années. Tous les enfants <strong>de</strong>s hommes naissent<br />
à l'extrémité <strong>de</strong>s poils fins <strong>de</strong> sa fourrure. Ce qui les rend à<br />
même <strong>de</strong> s'étonner <strong>de</strong> l'impossible tour <strong>de</strong> passe-passe. Mais en<br />
grandissant, ils s'enfoncent <strong>de</strong> plus en plus dans le creux <strong>de</strong> la<br />
fourrure du lapin. Et ils y restent. Ils s'y trouvent si bien qu'ils<br />
n'ont plus jamais le courage <strong>de</strong> remonter le long <strong>de</strong>s poils. Seuls<br />
les philosophes ont le courage <strong>de</strong> faire le dangereux voyage qui<br />
les mène aux frontières extrêmes du langage et <strong>de</strong> l'existence.<br />
Certains retombent dans le fond, mais d'autres s'agrippent aux<br />
poils du lapin et encouragent tous les autres hommes qui ne<br />
font en bas que boire et se remplir la panse à venir les<br />
rejoindre.<br />
— Mesdames et messieurs, déclarent-ils, nous flottons dans<br />
l'espace !<br />
Mais personne ne prête attention aux mises en gar<strong>de</strong> <strong>de</strong>s philosophes.<br />
— Ah ! ceux-là, qu'est-ce qu'ils peuvent nous casser les<br />
oreilles ! lancent <strong>de</strong>s voix bien au chaud dans la fourrure.<br />
Et <strong>de</strong> reprendre :<br />
— Eh ! tu peux me passer le beurre ? Quel est le cours <strong>de</strong> la<br />
Bourse? Combien coûtent les tomates? Tu savais que Lady Di<br />
était à nouveau enceinte?<br />
Quand sa mère rentra en fin d'après-midi, <strong>Sophie</strong> était toujours<br />
en état <strong>de</strong> choc. Elle avait soigneusement mis à l'abri la<br />
boîte avec les lettres <strong>de</strong> l'inconnu philosophe dans sa cabane.<br />
Elle avait beau essayer <strong>de</strong> faire ses <strong>de</strong>voirs, son esprit n'arrêtait<br />
pas <strong>de</strong> s'interroger sur ce qu'elle venait <strong>de</strong> lire.<br />
Dire qu'elle n'avait jamais pensé à tout cela avant! Elle<br />
n'était plus une enfant, mais pas non plus tout à fait une<br />
adulte. <strong>Sophie</strong> comprit qu'elle avait déjà commencé à<br />
s'enfoncer dans la fourrure du lapin qui sortait du chapeau<br />
haut <strong>de</strong> forme <strong>de</strong> l'univers. <strong>Le</strong> philosophe venait d'arrêter sa<br />
LE CHAPEAU HAUT DE FORME 35<br />
chute : il — ou était-ce elle? — l'avait prise par la peau du<br />
cou et reposée là où elle avait déjà joué enfant. Et à cette<br />
place, tout à l'extrémité <strong>de</strong>s poils fins, elle avait retrouvé un<br />
regard neuf sur le mon<strong>de</strong>.<br />
<strong>Le</strong> philosophe l'avait sauvée. Aucun doute là-<strong>de</strong>ssus.<br />
L'inconnu l'avait tirée <strong>de</strong> l'indifférence du quotidien.<br />
Quand sa mère rentra vers cinq heures, <strong>Sophie</strong> l'entraîna<br />
dans le salon et la poussa dans un fauteuil :<br />
— Maman, tu ne trouves pas que c'est bizarre <strong>de</strong> vivre?<br />
commença-t-elle.<br />
Sa mère fut si ahurie qu'elle ne trouva rien à répondre.<br />
D'habitu<strong>de</strong>, quand elle rentrait, <strong>Sophie</strong> était en train <strong>de</strong> faire<br />
ses <strong>de</strong>voirs.<br />
— Euh..., commença-t-elle. Parfois, oui.<br />
— Parfois? Mais ce que je veux dire... tu ne trouves pas<br />
étrange qu'il existe un mon<strong>de</strong>?<br />
— Mais enfin, <strong>Sophie</strong>, qu'est-ce qui te prend <strong>de</strong> parler<br />
comme ça?<br />
— Pourquoi pas ? Tu trouves peut-être que le mon<strong>de</strong> est<br />
tout à fait normal, toi ?<br />
— Eh bien, oui ! Du moins dans les gran<strong>de</strong>s lignes...<br />
<strong>Sophie</strong> comprit que le philosophe avait raison. <strong>Le</strong>s adultes<br />
trouvaient que tout dans le mon<strong>de</strong> allait <strong>de</strong> soi. Une bonne<br />
fois pour toutes, ils étaient plongés dans le doux assoupissement<br />
<strong>de</strong> leur routine quotidienne.<br />
— Peuh ! Tu t'es tellement habituée à ton petit confort que<br />
plus rien au mon<strong>de</strong> ne t'étonne, ajouta-t-elle.<br />
— Mais qu'est-ce que tu racontes ?<br />
— Je dis que tu es beaucoup trop blasée. <strong>En</strong> d'autres<br />
termes, que tu es complètement foutue.<br />
— Je t'interdis <strong>de</strong> me parler sur ce ton !<br />
— Alors disons que tu t'es fait ta petite place bien au<br />
chaud dans la fourrure d'un lapin blanc qui vient <strong>de</strong> sortir du<br />
chapeau haut <strong>de</strong> forme <strong>de</strong> l'univers. Mais c'est vrai,<br />
j'oubliais, tu dois mettre les pommes <strong>de</strong> terre sur le feu, puis<br />
tu dois lire ton journal et après tes trente minutes <strong>de</strong> sieste, tu<br />
dois regar<strong>de</strong>r les informations.