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<strong>photographie</strong> <strong>Dominique</strong> <strong>Boniface</strong>


verso<br />

arts et lettres<br />

Dossier Gérard Le Cloarec<br />

Is Mr Pinault a frenchman ?<br />

Les artistes et les expos<br />

Desmosthènes Davvétas<br />

Les DVD<br />

Chroniques des Lettres<br />

Les livres politiques<br />

Les livres de <strong>photographie</strong><br />

Les livres noirs<br />

Le théâtre<br />

n o 42 juillet 2006 prix du numéro : 6 €


verso<br />

arts et lettres<br />

Editorial<br />

Dossier Gérard Le Cloarec<br />

Les artistes et les expos<br />

Le cas Démosthènes Davvétas<br />

Les DVD<br />

Chroniques des lettres<br />

Notes de lecture<br />

Les livres politiques<br />

Les livres de <strong>photographie</strong><br />

Les livres noirs<br />

Le théâtre<br />

Sommaire<br />

p 2 Is Mr Pinault a frenchman ?<br />

p 3 Être peintre par les qualités mêmes de la peinture,<br />

par Jean-Luc Chalumeau<br />

p 9 La peinture comme éblouissement,<br />

par Thierry Laurent<br />

p 11 La poésie retrouvée,<br />

par Gérard-Georges Lemaire<br />

p 12 Pierre Huyghe : artiste en expédition,<br />

par Marine Emilie Gauthier<br />

p 13 Scream fresh (Steven Parrino),<br />

par Timothée Chaillou<br />

p 14 Pierre Buraglio, Gérard Thalmann,<br />

par J.-L. C.<br />

p 15 Natacha Dubois-Dauphin,<br />

par Thierry Laurent<br />

p 16 L’abstraction lyrique<br />

par G.-G. L.<br />

p 17 Entretien sur les foires d’art :<br />

Patrick Barrer et Belinda Cannone<br />

p 19 Demosthènes Davvétas aéde et boxeur,<br />

par Thierry Laurent<br />

p 20 Le corps de la poésie,<br />

par Gérard-Georges Lemaire<br />

p 22 Mais que fait la police ?<br />

par Guillaune de Boisdehoux<br />

p 28 Chronique de l’an VI (3),<br />

par Gérard-Georges Lemaire<br />

p 33 Like a text machine,<br />

par Belinda Cannone<br />

p 34 Le Noir, Monory,<br />

p 36 Premiers jalons pour reconstruire,<br />

par Humbert Fusco-Vigné<br />

p 39 Des aventures vénitiennes d’un chef de rayon<br />

en tête de sa gondole,<br />

par Jean-François Conti<br />

p 41 Du détournement intelligent de l’usage<br />

d’ingrédients de pâtisserie,<br />

par Simon<br />

p 44 Visibilité,<br />

par Pierre Corcos<br />

bulletin d’abonnement p. 48<br />

n o 42, juillet 2006.<br />

Directeur :<br />

Jean-Luc Chalumeau<br />

Directeur littéraire :<br />

Gérard-Georges Lemaire<br />

Maquettiste :<br />

Alexis Masurel<br />

Secrétaire de rédaction :<br />

Pascaline Callies<br />

Comité de rédaction :<br />

Belinda Cannone<br />

Jean-Luc Chalumeau<br />

Jean-François Conti<br />

Humbert Fusco-Vigné<br />

Laurent Thierry<br />

Gérard-Georges Lemaire<br />

Photo de couverture :<br />

<strong>Dominique</strong> <strong>Boniface</strong><br />

La revue n’est pas responsable<br />

des manuscrits ou des documents<br />

qui lui sont adressés.<br />

Les opinions émises par nos collaborateurs<br />

sont strictement personnelles;<br />

elles n’engagent donc<br />

que leurs signataires.<br />

Tous droits de reproduction<br />

réservés.<br />

Commission paritaire :<br />

n o 0308K84706<br />

VERSO Arts et lettres,<br />

revue trimestrielle,<br />

est éditée par VERSO SARL :<br />

2, rue de Nevers 75006 Paris<br />

téléphone : 01 46 33 62 45<br />

E mail : verso.sarl@wanadoo.fr<br />

Impression: Desgrandchamps, 21 rue de Châtillon<br />

75014 Paris. Conception graphique: M.P. Jaulme.<br />

Texte composé en Scherzo & Méta capital.<br />

Directeur de la publication: Jean-Luc Chalumeau.<br />

Diffusion Harmonia Mundi Commission<br />

paritaire: n o 0308K84706. Dépôt légal: à parution.<br />

Prix de ce numéro : 6 €


Editorial<br />

verso<br />

arts et lettres<br />

2<br />

Is Mr Pinault a frenchman ?<br />

Tout le monde se souvient de la phrase par<br />

laquelle M. Jean-Claude Trichet arracha le<br />

fauteuil de président de la Banque Centrale<br />

Européenne : « I am not a frenchman ». Français, moi ?<br />

Et soucieux des intérêts de mon pays ? Vous n’y pensez<br />

pas ! M. Trichet aurait été écarté sans ménagement si<br />

nos excellents amis européens avaient eu le moindre<br />

soupçon : il fallait que notre ancien grand argentier soit<br />

sincèrement non-français, et même, le cas échéant,<br />

anti-français pour pouvoir veiller à la stabilité des prix<br />

dans l’Union. Il était obligé d’adopter ce profil<br />

honteux ; c’est triste, mais c’est ainsi.<br />

Juin 2006: me voici à Venise, devant le Palazzo Grassi.<br />

«Where are we going?» opere scelte dalla collezione<br />

François Pinault est-il écrit au-dessus de la porte.<br />

Explication: le titre de l’exposition est emprunté à une<br />

pièce de Damien Hirst, un des artistes préférés de<br />

François Pinault. Mais, que je sache, Damien Hirst luimême<br />

a fait référence au tableau célèbre de Gauguin:<br />

«D’où venons-nous? Que sommes-nous? Où allonsnous?<br />

» (1897). Gauguin avait écrit ces trois phrases en<br />

haut et à gauche de sa toile, en français évidemment.<br />

N’aurait-il pas été judicieux de revenir à l’original pour<br />

titrer l’exposition des œuvres d’un grand collectionneur<br />

que l’on croyait savoir français?<br />

Le contenu de l’exposition a été beaucoup commenté:<br />

ceux qui ne sont pas venus à Venise savent ainsi qu’elle<br />

est de très haut niveau, puisque l’on peut y voir à peu<br />

près exactement ce que l’on voit dans n’importe quel<br />

musée d’art contemporain disposant de moyens<br />

financiers importants. C’est-à-dire: les grands<br />

minimalistes américains, l’art informel, l’arte povera et<br />

le pop art actuel, en l’occurence essentiellement Jeff<br />

Koons, grand ami du maître des lieux. La commissaire<br />

choisie par ce dernier, l’américaine Alison M.Gingeras,<br />

a introduit la dose homéopathique d’artistes travaillant<br />

en France généralement jugée convenable par les<br />

curators internationaux; ils sont trois en tout et pour<br />

tout: Pierre Soulages, Pierre Huyghe et Bernard Frize.<br />

Trois sur trente-quatre: il est vrai que c’est un peu<br />

mieux qu’au MOMA où, aux dernières nouvelles, il n’y<br />

aurait plus qu’un seul français vivant représenté. Bien<br />

entendu, je n’ignore pas que François Pinault ne révèle<br />

aujourd’hui que dix pour cent de sa collection, et que<br />

parmi les quatre vingt dix pour cent absents, il y a des<br />

artistes faisant partie de la scène artistique française<br />

(quelle que soit leur nationalité) qu’il aime et achète,<br />

des artistes de très grand talent dont les œuvres<br />

n’auraient nui en rien aux cimaises du Palazzo Grassi.<br />

Pourquoi donc ne pas les montrer à l’occasion de ce<br />

coup d’envoi qui donne le ton de la politique du<br />

milliardaire? Pourquoi ce dédain de la création vivante<br />

en France?<br />

Elle est fort intéressante, l’expo Pinault, et elle est fort<br />

bien montée à quelques détails près (comme la pile de<br />

Donald Judd qui mord le plafond…), mais rien,<br />

absolument rien n’y permet de déceler la qualité de<br />

français de l’homme qui a fièrement acheté tout cela, et<br />

qui n’était nullement obligé, comme Jean-Claude Trichet,<br />

d’oublier sa nationalité pour entreprendre ce qu’il<br />

voulait. Where are we going? est-il demandé. On est tenté<br />

de répondre: is Mr. Pinault a frenchman?<br />

J.-L. C.


Gérard Le Cloarec, Tête d’oiseau, 2002. 100 x 81 cm.<br />

La dernière fois que je suis entré<br />

dans l’atelier de Gérard<br />

Le Cloarec, j’ai immédiatement<br />

été frappé par un portrait posé<br />

sur un chevalet. Depuis la porte, le<br />

visage était indiscernable, noyé semblait-il<br />

dans l’enchevêtrement des signes<br />

et lignes qui sont depuis toujours la<br />

caractéristique du style du peintre.<br />

C’était la même chose vu de trop près. Il<br />

Dossier Gérard Le Cloarec<br />

Être peintre<br />

par les qualités mêmes de la peinture<br />

Par Jean-Luc Chalumeau<br />

suffisait de se tenir à la bonne distance,<br />

deux mètres peut-être, pour qu’apparaisse<br />

progressivement, légèrement ironique,<br />

le beau sourire d’une jeune fille.<br />

Encore un peu d’attention depuis le<br />

même endroit, et toute une tête gracieuse<br />

se révélait au regard, bien modelée<br />

dans son espace, cadeau de l’artiste à<br />

celui qui avait pris le temps de voir.<br />

Comment ne pas songer à la réflexion de<br />

Lawrence Gowing devant un tableau de<br />

Cézanne ? : « il est prodigieux de voir l’enchevêtrement<br />

des fragments multicolores<br />

prendre cohésion lorsqu’on s’en<br />

éloigne un peu et que se dégagent les<br />

directions et les plans en recul d’où naît<br />

une sensation d’espaces… »<br />

Les fragments multicolores de Gérard<br />

Le Cloarec, dont la lointaine origine est


verso<br />

arts et lettres<br />

4<br />

Gérard Le Cloarec, Direction opposée, 2004. 92 x 71 cm.<br />

sans doute la multitude des lumières,<br />

balises et signaux quotidiennement<br />

observés dans sa ville natale de<br />

Penmarch, sont devenus les matériaux<br />

essentiels de son travail de peintre, un<br />

travail visiblement accompli avec la<br />

conscience du bon ouvrier, guidé par<br />

l’ambition de parvenir à un résultat qu’il<br />

va falloir essayer de définir.<br />

« Que Cézanne m’occupe à ce point-là, à<br />

présent, c’est là ce qui me fait com-<br />

prendre combien j’ai changé, je suis en<br />

train de devenir ouvrier. » C’est le poète<br />

Rilke qui s’exprime ainsi, illustrant le<br />

lent cheminement qu’exige la pénétration<br />

de la peinture. Imitons-le au cours<br />

de notre progression, qui ne doit surtout<br />

pas être trop rapide, dans l’œuvre de<br />

Gérard Le Cloarec dont une rétrospective<br />

nous est aujourd’hui offerte.<br />

Depuis toujours, disons : depuis le début<br />

des années 70 et son hommage à Yehudi<br />

Menuhin à la Maison de la Culture de<br />

Suresnes, Le Cloarec peint des visages et<br />

des corps. Les séries sont ponctuées par<br />

les « bigoudènes », manière de rappeler<br />

ses attaches, son identité fièrement bretonne,<br />

mais aussi prétextes à soumettre<br />

le thème du visage surmonté d’une<br />

coiffe à toutes sortes de variations illustrant<br />

ses découvertes d’artiste.<br />

La bataille livrée par Gérard Le Cloarec<br />

depuis quarante ans dans le champ de la


Gérard Le Cloarec, Femme girafe, 2004. 100 x 81 cm.<br />

peinture n’est pas fonction d’une opinion<br />

particulière sur l’art (d’un naturel bienveillant,<br />

il les accueille toutes avec intérêt,<br />

mais il n’en adopte aucune), il s’agit bien<br />

plutôt d’accomplir le travail du désir dans<br />

la vision, c’est-à-dire de reprendre, là où il<br />

l’avait laissée, la quête de Cézanne. «Il faut<br />

être ouvrier dans son art, savoir de bonne<br />

heure sa méthode de réalisation écrivait ce<br />

dernier à Émile Bernard. Être peintre par<br />

les qualités mêmes de la peinture… Il suffit<br />

d’avoir un sens d’art et c’est sans doute<br />

l’horreur du bourgeois, ce sens-là.»<br />

S’il arrive à Le Cloarec de choquer le<br />

bourgeois, ce n’est certes pas parce qu’il<br />

peint des nus féminins érotiques (au<br />

contraire, le bourgeois adore les consommer<br />

sous couvert d’art, c’est bien connu:<br />

Freud a appelé cela la « prime de séduction»),<br />

s’il les choque, donc, c’est bien par<br />

son exigence d’investissement visuel,<br />

c’est par la difficulté d’approche de son<br />

travail chromatique. Ce que sait Le<br />

Cloarec après le maître d’Aix, c’est que<br />

seule la couleur est capable simultanément<br />

de constituer et de détruire la<br />

forme. L’art est difficile, son élaboration<br />

verso<br />

Dossier Gérard Le Cloarec<br />

5<br />

comme sa perception demandent du travail,<br />

s’il est vrai que les figures du désir<br />

ne sont jamais celles de la simplicité.<br />

Inutile de demander au peintre de produire<br />

des œuvres qui seraient « plus<br />

faciles » : à supposer qu’un accès plus<br />

immédiat à l’œuvre soit donné, jamais il<br />

ne lèvera l’opacité organisée concernant<br />

sa jouissance, autrement dit : l’invisible<br />

par lequel elle défait le réel et ne l’imite<br />

pas.<br />

Arrêtons-nous sur un thème favori de l’artiste:<br />

le portrait et l’autoportrait (parfois<br />

mêlés, et ce n’est sans doute pas<br />

par hasard : voici Le Cloarec en compagnie<br />

de deux de ses amis en 1980, ou avec<br />

Van Gogh six ans plus tard). Une grande<br />

exposition de ses « portraits paroxystiques<br />

» a eu lieu à l’espace Cardin en<br />

2002. On y reconnaissait des célébrités du<br />

monde de la musique et de la littérature,<br />

quelques personnes proches de Gérard, et<br />

surtout les peintres qu’il admire : de<br />

Monory à Courbet, de Cézanne – bien sûr –<br />

à Francis Bacon… Le fait que les modèles<br />

soient plus ou moins identifiables, selon<br />

la distance du spectateur par rapport au<br />

tableau, était important, comme toujours<br />

chez Le Cloarec, mais pas essentiel. Il y<br />

avait là, me semble-t-il, une passionnante<br />

réflexion implicite sur les conditions de<br />

l’appropriation esthétique.<br />

Prenons appui sur le très beau Vincent<br />

Van Gogh et autoportrait (146 x 114 cm,<br />

1986). Il y a là deux autoportraits<br />

Gérard Le Cloarec,<br />

Nu remontant l’escalier,<br />

2004. 146 x 114 cm.


verso<br />

arts et lettres<br />

6<br />

Gérard Le Cloarec, Bigoudène, 2003. 130 x 97 cm.<br />

célèbres de Van Gogh en 1889 : celui dit<br />

« Tête bandée à l’oreille coupée, bonnet<br />

de fourrure et pipe » et l’ « autoportrait »<br />

peint en août-septembre, quelques mois<br />

après le drame du 24 décembre 1888,<br />

de trois-quarts de telle sorte que seule<br />

apparaisse la « bonne » oreille. Le premier<br />

est traité par Le Cloarec en couleur,<br />

le deuxième est seulement dessiné sur<br />

fond blanc, une nuance de bleu sur le<br />

gilet rappelant toutefois que Van Gogh<br />

avait revêtu son meilleur costume pour<br />

se représenter assagi. Entre les deux ver-<br />

sions de Van Gogh par lui-même, revues<br />

par Le Cloarec, ce dernier s’est représenté<br />

au milieu de la composition. On<br />

peut en déduire qu’il s’implique complètement<br />

dans ce qu’il donne à voir. Or il y<br />

a évidemment plusieurs manières possibles<br />

de percevoir ce tableau.<br />

Il est probable que des personnes vont<br />

s’arrêter sur la représentation de Van<br />

Gogh à l’oreille coupée, non seulement<br />

parce que Gérard Le Cloarec la privilégie<br />

(elle est au premier plan, elle est en cou-<br />

leur) mais aussi parce qu’ils connaissent<br />

l’histoire tragique de Van Gogh. Ils perçoivent<br />

donc l’œuvre à travers le<br />

contexte de la vie de l’artiste à qui<br />

Gérard Le Cloarec rend hommage, la<br />

structure du tableau leur étant inaccessible<br />

ou simplement indifférente.<br />

D’autres, plus subtilement, sans rien<br />

ignorer bien sûr de l’anecdote, s’intéresseront<br />

essentiellement à ce que le<br />

peintre a fait de son sujet : double aspect<br />

de la personnalité de Van Gogh (passion<br />

d’un côté, raison de l’autre) mais aussi<br />

synthèse assumée par l’autoportrait de<br />

Le Cloarec, lui-même divisé en deux :<br />

partie gauche du visage en couleur, partie<br />

droite blanche. L’auteur intègre en<br />

lui les deux interprétations que Van<br />

Gogh a données de lui-même en l’espace<br />

de huit mois. Il assimile dans son<br />

tableau deux œuvres dont il rend compte<br />

des styles d’origine respectifs avec fidélité<br />

tout en leur conférant à l’évidence à<br />

chacune, en plus, son propre style !<br />

Passionnant jeu de va et vient au sein<br />

duquel chacun peut s’aventurer, mais<br />

plus ou moins. Nous avons ici la<br />

démonstration réussie d’une position<br />

consistant à suggérer que c’est le sujet<br />

esthétique (moi qui regarde) qui accomplit<br />

l’œuvre en choisissant le mode d’interprétation<br />

qui me convient. Gérard Le<br />

Cloarec propose, et nous invite à exercer<br />

notre propre pouvoir créateur à notre<br />

guise. C’est la singularité du sujet regardant<br />

qui décide du mode d’appropriation<br />

de l’œuvre. Cette appropriation sera<br />

rudimentaire ou sophistiquée, avec<br />

toute une gamme de positions intermédiaires<br />

possibles, car l’artiste n’impose<br />

rien. Il respecte la liberté du spectateur,<br />

admet toutes les lectures de son travail,<br />

et c’est là que réside la richesse de ce<br />

dernier. Les portraits de Gérard Le<br />

Cloarec sont, autant que des peintures,<br />

des leçons pour mieux regarder la peinture.<br />

En 1992, Gérard le Cloarec a peint une<br />

œuvre-manifeste à usage intime. Il<br />

s’agissait de faire un cadeau à une personne<br />

de sa famille (le point de départ<br />

serait donc une vue du phare de<br />

Penmarch), mais sans consentir à des<br />

concessions qui auraient affaibli la qualité<br />

artistique du travail : quelque détail<br />

« pittoresque » par exemple. Voici donc<br />

Eckmuhl, peinture acrylique sur toile,<br />

association de réseaux dont l’un, panoramique,<br />

rend compte du scintillement<br />

des lumières du port dans l’air et dans<br />

l’eau, et l’autre, qui éclaire l’ensemble,<br />

en forme de crâne, lance ses antennes<br />

de toutes parts et semble intensément<br />

habité par le fourmillement des codes et<br />

signes familiers. Non pas une vanité,


Gérard Le Cloarec, Voyage au bout de la nuit, 1998. 55 x 46 cm.<br />

mais plutôt la reprise du message de<br />

Léonard : la peinture est cosa mentale.<br />

Jouir de cette œuvre, comme des autres<br />

d’ailleurs, c’est prendre le temps de<br />

repérer les divers instruments qui déterminent<br />

leur évanescence subversive.<br />

Tout tableau de Gérard Le Cloarec montre<br />

un monde en train de se faire tout en<br />

défaisant le réel, un monde à l’état naissant<br />

: non pas représenté (copié) mais<br />

ramené à son origine. Ce qui s’engendre<br />

dans notre vision de spectateur attentif, ce<br />

n’est donc pas «le réel», mais un réel possible.<br />

Ce n’est pas la même chose ! Ce<br />

peintre nous rappelle magistralement que<br />

la peinture, la vraie, nous propose toujours<br />

un possible qui nous instruit du réel.<br />

verso<br />

Dossier Gérard Le Cloarec<br />

7<br />

Essayons de dire les choses autrement, à<br />

la suite de mon ami le regretté critique<br />

Marc Le Bot (un autre breton) qui aurait,<br />

j’en suis sûr, beaucoup aimé les travaux<br />

des dernières années, notamment les<br />

visages de noirs Massaï ou d’indiens en<br />

2002, qu’il n’a pas pu voir : ce que le<br />

peintre veut, c’est, du réel, rendre<br />

visible ce qui n’est pas vu, ce qui en


verso<br />

arts et lettres<br />

8<br />

Gérard Le Cloarec, Courbet, 1998. 55 x 46 cm.<br />

appelle à une vision plus originaire : le<br />

pré-réel selon lequel l’être surgit à l’apparaître.<br />

Vous vous souvenez ? Il faut<br />

trouver la bonne distance pour y parvenir.<br />

La peinture est affaire de vision, la<br />

peinture est « rétinienne » ou n’est pas.<br />

Elle est affaire de valeurs, de couleurs et,<br />

oui vraiment, de jouissance. Puisque,<br />

tout compte fait, Duchamp et ses disciples<br />

ne sont toujours pas parvenus à ce<br />

que le plaisir rétinien soit défini par le<br />

code pénal comme un crime passible<br />

d’une mise au ban de la société, profitons<br />

en : il est là, offert avec une généro-<br />

sité illimitée par un peintre étonnamment<br />

fécond. Allez donc le découvrir, ce<br />

plaisir : il suffit de regarder. Mais n’oubliez<br />

pas : à la bonne distance ! •


Avec Le Cloarec, c’est d’abord la<br />

couleur qui capte le regard. Une<br />

couleur pleine d’insolence.<br />

L’artiste nous montre une peinture dans<br />

sa pure essence lumineuse, qui se joue<br />

des notions de figuration et d’abstraction.<br />

Les toiles de Le Cloarec sont construites<br />

à partir d’un vaste fond de couleur pure :<br />

le jaune des tournesols, le bleu des fonds<br />

marins, le rouge des capes de torero.<br />

L’artiste retravaille son fond afin de lui<br />

conférer un surcroît de scintillement, et<br />

pour cela, il juxtapose une infinité de<br />

touches dont les nuances se distinguent<br />

de façon infinitésimale. Le résultat pourrait<br />

être celui d’un monochrome, mais<br />

voici des colorations en mosaïque qui<br />

nous rappellent l’incandescence des<br />

toiles de Rothko. On l’a compris : ce n’est<br />

plus tant la couleur qui intéresse l’artiste<br />

que l’éblouissement du spectateur.<br />

Et puis, il y a le sujet central de l’œuvre.<br />

Ici, rien à voir avec le fond étal. Bien au<br />

contraire, c’est la touche isolée, bien délimitée,<br />

qui structure la forme. Que voit-on<br />

au centre de la toile ? Un formidable<br />

champ de bataille chromatique où s’entrecroisent,<br />

s’affrontent, se juxtaposent une<br />

foultitude de touches géométriques. Voici<br />

des étincelles jaillissantes, des kaléidoscopes<br />

affolés, comme si des volcans projetaient<br />

dans l’espace d’intenses éclaboussures<br />

de couleurs acides. Mais Le Cloarec<br />

opère un tour de prestidigitation. Car du<br />

chaos chromatique va surgir la représentation.<br />

Il faut peut-être accomplir un ou<br />

deux pas en arrière de la toile pour que la<br />

magie fasse effet : une forme humaine<br />

apparaît, se reconfigure, ici un corps dans<br />

l’éclat de sa sensualité, là un visage au<br />

regard énigmatique. Le Cloarec peint des<br />

corps qui se déploient dans toute la force<br />

de leur musculature, ou dont la puissance<br />

physique au repos reflète l’intensité de la<br />

méditation. Le Cloarec proscrit le dessin<br />

comme vecteur principal de la forme. Les<br />

touches de peinture se lisent comme la<br />

force structurante du réel. Chacune a la<br />

forme d’un trait ordonnancé, d’un rectangle<br />

étroit, d’une croix, d’un triangle, et<br />

constitue la brique primordiale d’un jeu<br />

de construction pictural. Bien sûr, il y a<br />

des précédents. On pense aux points de<br />

couleurs du post-expressionnisme, aux<br />

La peinture<br />

comme éblouissement<br />

Par Thierry Laurent<br />

points de la bande dessinée que Roy<br />

Lichtenstein s’est évertué à rendre<br />

visibles, aux pixels de l’image numérique.<br />

C’est bien l’image contemporaine que<br />

nous restitue Le Cloarec.<br />

A partir des années 1990, le Cloarec<br />

entreprend une hallucinante galerie de<br />

portraits. Francis Bacon, Tabarly,<br />

Courbet, Colette, Malraux, Duke<br />

Ellington, César, Pierre Restany,<br />

Gauguin, Pierre Cardin, Ray Charles,<br />

Céline, et bien d’autres, qui appartiennent<br />

au panthéon des arts et de la littérature.<br />

Non pas des portraits psychologiques,<br />

en ce sens que l’artiste ne tente<br />

ni de saisir la ressemblance physique, ni<br />

de définir le caractère de la personne.<br />

Non, ses portraits sont plutôt des archétypes,<br />

une manière de cerner la catégorie<br />

éthique à laquelle se rattache le personnage,<br />

bref l’idée force qu’il incarne.<br />

Rimbaud n’est pas l’individu Rimbaud,<br />

mais la figure du poète, un visage triste<br />

de beau jeune homme, lointain, presque<br />

absent, c’est l’essence du destin rimbaldien<br />

qui ici transparaît. De même, le<br />

visage de Tabarly n’est pas seulement<br />

celui de Tabarly, mais la mise en valeur<br />

du courage physique, de la solitude<br />

verso<br />

Dossier Gérard Le Cloarec<br />

9<br />

acceptée, de la volonté inébranlable de<br />

dompter les éléments. Il y a en revanche<br />

de la douceur dans le portrait du couturier<br />

Pierre Cardin, le front est amplifié,<br />

les lunettes sont bien visibles, voici donc<br />

la figure du créateur qui intériorise<br />

l’émotion, médite sa création, réfléchit<br />

ses modèles. Du portrait de Ray Charles,<br />

jaillit comme une férocité guerrière, un<br />

sourire radieux, celui du musicien dont<br />

la voix triomphe du terrible handicap<br />

d’être aveugle, ici rendu bien visible par<br />

la présence presque exagérée des<br />

lunettes noires. C’est le César de la<br />

vieillesse qui est portraituré, et il y a<br />

comme une inquiétude qui transparaît<br />

du regard, comme si l’artiste contemplait<br />

de l’au-delà ses chefs-d’œuvre.<br />

Entre lui et Pierre Restany, il y a un air<br />

de complicité. La barbe en bataille peutêtre<br />

? Chaque visage est donc l’expression<br />

d’un archétype : le poète, l’aventurier,<br />

l’artiste, le grand couturier, l’écrivain.<br />

Avec Le Cloarec, on songe aux toiles les<br />

plus fauves de Matisse : libre jeu de surfaces<br />

chromatiques qui provoque l’enchantement.<br />

Une peinture qui se passe<br />

du discours. Un pur hédonisme de la<br />

couleur. •<br />

Gérard Le Cloarec, Le pinceau, 2005. 146 x 114 cm.


Gérard Le Cloarec, Spleen et idéal, 1998. 162 x 130 cm.


I<br />

l y a un abîme entre les visages<br />

que Gérard le Cloarec a peints<br />

au fil du temps et ceux réalisés<br />

par ses illustres prédécesseurs<br />

des siècles passés. Quelle relation<br />

directe pourrait-on véritablement<br />

établir entre ces portraits d’artistes – par<br />

exemple ceux de Pablo Picasso et de Petr<br />

Mondrian, d’Alberto Giacometti et de<br />

Fernand Léger, de César et de Monory –<br />

et les personnages qui ont posé devant le<br />

chevalet de Mengs, d’Angelika<br />

Kauffmann, de Mme Vigée-Lebrun ou<br />

même de Jacques-<strong>Dominique</strong> Ingres ?<br />

S’ouvre alors devant nos yeux non seulement<br />

l’abîme vertigineux du temps,<br />

mais aussi d’une autre sensibilité et,<br />

plus encore, d’une autre intelligence de<br />

la peinture. Et pourtant, en dépit des<br />

apparences, il poursuit une quête qui est<br />

bien loin de renier ce grand héritage. Il<br />

ne fait que le renouveler de manière originale<br />

et profonde. Il a recours à une<br />

forme nouvelle de langage plastique.<br />

Comme eux, il veut la traduction matérielle<br />

trahissant les traits les plus<br />

saillants de la personnalité, la singularité,<br />

les ambitions secrètes de son<br />

modèle et en dévoilant, en même temps,<br />

l’idée qu’il s’en fait. Cependant, il faut se<br />

souvenir du portrait qu’il a dessiné de<br />

Gustave Courbet il y a une vingtaine<br />

d’années : il le montre tel qu’on l’imagine<br />

rarement, jeune, ardent, avec une<br />

moustache et une petite barbiche à la<br />

mousquetaire, les yeux grands ouverts<br />

qui fixent le spectateur comme s’il lui<br />

lançait un défi. Il manifeste ainsi son<br />

admiration pour l’auteur d’Un enterrement<br />

à Ornans et de l’Atelier dont il en<br />

exécute une version sur toile peu après.<br />

Quand il examine un visage, Gérard le<br />

Cloarec adopte plusieurs principes qui<br />

n’appartiennent qu’à lui. En premier<br />

lieu, il se débarrasse de toute anecdote<br />

ou de tout attribut. Il n’y a dans le<br />

tableau pas le moindre indice d’un lieu,<br />

d’un objet, d’une référence symbolique<br />

ayant un rapport avec le modèle ou son<br />

œuvre. Le fond est toujours abstrait et<br />

schématiquement architecturé par des<br />

plans colorés qui sont séparés par des<br />

lignes horizontales et verticales – l’allusion<br />

à Mondrian est flagrante, même si<br />

elle est détournée – parfois circulaires.<br />

Mais loin de lui l’idée de se limiter à<br />

façonner un simple fond où installer la<br />

La poésie retrouvée<br />

Par Gérard-Georges Lemaire<br />

tête séparée du corps de son sujet. Ce<br />

réseau linéaire et chromatique sert plutôt<br />

à fournir une cage théorique où l’enfermer.<br />

Ce serait comme la version<br />

moderne des fils tendus à l’intérieur de<br />

la chambre obscure où les peintres de la<br />

Renaissance élaboraient la perspective.<br />

En sorte qu’on a le sentiment que la tête<br />

tourne au sein de l’espace artificiel qui<br />

procure l’illusion du volume et de la profondeur<br />

du champ. Et puis, il introduit<br />

de nombreuses variantes stylistiques<br />

d’une composition à l’autre, par<br />

exemple en déposant des touches de<br />

couleur vives qui pourraient être un<br />

hommage à la recherche des impressionnistes.<br />

Dans cette vaste galerie de portraits ne<br />

figurent pas que des artistes. Il y a fait<br />

entrer des savants (Louis Pasteur), des<br />

musiciens (Sidney Bechet), des hommes<br />

de mer (Tabarly), des hommes politiques<br />

(Martin Luther King). Mais c’est la littérature<br />

qui tient la place la plus éminente<br />

dans ce panthéon personnel. Samuel<br />

Beckett, André Breton, Louis-Ferdinand<br />

Céline, Arthur Rimbaud, Colette sont les<br />

figures qu’il admire qu’il a tenu à pérenniser<br />

dans son petit musée intime.<br />

Charles Baudelaire, le peintre l’a vu en<br />

bleu. S’inspirant d’une célèbre daguerréotype<br />

de Carjac, il s’emploie en 1996<br />

non à l’idéaliser, mais à le transfigurer<br />

en ayant recours à la monochromie,<br />

mais aussi en introduisant quelques<br />

vers de l’auteur des Fleurs du mal et<br />

aussi ses propres commentaires. En<br />

outre, le visage du poète est composé<br />

d’une multitude de plans, de traits, de<br />

croix, de lignes, de touches irrégulières<br />

et de différentes couleurs. En sorte qu’il<br />

donne le sentiment d’une mosaïque<br />

baroque. Plus encore que pour d’autres<br />

figures emblématiques de notre culture,<br />

Baudelaire est le compendium de son<br />

modus operandi, comme s’il devait<br />

incarner son idéal de la peinture à travers<br />

un idéal sulfureux de la quête littéraire.<br />

Sans doute est-il le véhicule de sa<br />

vision de la modernité.<br />

Gérard Le Cloarec ne se présente pas<br />

comme un artiste qui vit plongé dans les<br />

ouvrages savants et les vieux papiers. Et<br />

pourtant, il éprouve une véritable passion<br />

pour l’univers du livre et il en a réalisé<br />

lui-même un certain nombre. Il a<br />

imaginé par exemple une interprétation<br />

verso<br />

Dossier Gérard Le Cloarec<br />

11<br />

graphique de l’« Invitation au voyage »de<br />

Baudelaire. Comme la majorité des<br />

ouvrages qu’il a pu concevoir, il s’agit<br />

d’un exemplaire unique. La Lettre à la<br />

présidente de Théophile Gautier constitue<br />

dans ce contexte une exception<br />

notable puisqu’elle a été tirée à trentecinq<br />

exemplaires. Ses autres créations,<br />

L’Oiseau rare de Claude Aveline, « Le<br />

Dernier amour du prince Gengis » de<br />

Marguerite Yourcenar, sont ornées de<br />

gouaches originales et demeurent des<br />

pièces uniques.<br />

Lui qui a tant aimé un monde chargé de<br />

toutes les nostalgies pensables avec ses<br />

Bigoudènes de son enfance et les<br />

Indiens d’Amérique qui n’ont pas cessé<br />

de le fasciner, intense métaphore des<br />

valeurs essentielles qu’il revendique, lui<br />

qui a tant aimé transposer cette nostalgie<br />

dans une manufacture du semblant<br />

des plus modernistes, engendrant de ce<br />

fait une insidieuse et prodigue contradiction<br />

se révélant un puissant moteur<br />

pour produire des images inouïes, il instaure<br />

son art dans une zone instable et<br />

sans cesse remise en jeu de la peinture.<br />

Et la poésie sert de fondement névralgique<br />

à cette industrie esthétique. •<br />

Rétrospective Gérard Le Cloarec<br />

au Vieux Phare de Penmarc’h<br />

(29760 Saint-Pierre Penmarc’h)<br />

jusqu’au 24 septembre 2006.<br />

Exposition Le Cloarec<br />

à la galerie Le Garage,<br />

Orléans, septembre.


verso<br />

arts et lettres<br />

12<br />

Artiste en expédition<br />

PIERRE HUYGHE,<br />

MUSÉE D’ART MODERNE<br />

DE LA VILLE DE PARIS<br />

Par Marine Émilie Gauthier<br />

Àquelle fête nous convie donc le<br />

Celebration Park de Pierre<br />

Huyghe ? Celles qu’il nous propose<br />

dans One Year Celebration<br />

ont été imaginées par des artistes qu’il a<br />

invités. Des commémorations pour des<br />

dates qui en sont encore vierges, et<br />

pourquoi pas le 6 août pour Andy<br />

Warhol ou bien le 28 juillet pour l’obsolescence<br />

? On pense aussi à la vidéo présentée<br />

à la galerie Marian Goodman en<br />

2003, Streamside Day, où les personnages<br />

célébraient leur ville nouvelle,<br />

imaginaire elle aussi.<br />

Est–ce dans ce sens festif que l’artiste<br />

utilise le mot de celebration ? Ou dans<br />

celui de quelque chose que l’on donne à<br />

voir ? Le principe d’exposition répond à<br />

la même définition et c’est d’ailleurs le<br />

but avoué de Pierre Huyghe, se jouer de<br />

ses codes, du moins s’interroger sur<br />

ceux-ci, et sur la forme particulière<br />

qu’est la commande.<br />

Une exposition, est-ce plusieurs éléments<br />

qui cohabitent ? Ne peut-on pas<br />

considérer chacun d’entre eux comme<br />

une exposition à part entière, où ici l’acception<br />

est encore différente ?<br />

Dans A journey that wasn’t, le film est à<br />

la fois l’expédition en Antarctique et le<br />

spectacle produit à New York à la suite<br />

du voyage. Pierre Huyghe considère que<br />

le début de son travail coïncide avec le<br />

départ du bateau, l’exposition est déjà<br />

prise dans les filets de l’expédition. C’est<br />

ce que ramène Huyghe de son voyage.<br />

Quel est l’espace des possibles suscep-<br />

Les artistes et les expos<br />

tibles d’être exposition ? La vidéo ellemême<br />

? Quant à This is not a time for<br />

dreaming, plusieurs plans montrent la<br />

salle des spectateurs au moment de la<br />

projection. Ce que nous aussi nous<br />

regardons. Une prise de recul pour<br />

repousser des limites ? Le ballet des<br />

deux grandes portes blanches répond<br />

par l’affirmative. En se déplaçant, elles<br />

relativisent l’espace et donc la notion de<br />

frontières qu’elles sont censées créer. Le<br />

spectateur immobile se retrouvera aussi<br />

bien devant, qu’à côté, que derrière.<br />

Toujours dans This is not a time for dreaming,<br />

l’artiste se met en scène sous<br />

forme de marionnette. Là où une œuvre<br />

nous montre le résultat de la réflexion<br />

préparatoire, lui nous propose de sonder<br />

ce moment du processus de création,<br />

du travail en cours. Pour cela il fait<br />

appel à la figure de Le Corbusier, en<br />

évoquant la commande que lui a faite<br />

l’université d’Harvard. Pourquoi un<br />

architecte ? Parce que penser et montrer<br />

son travail relève de la construction,<br />

aussi bien mentale que matérielle.<br />

Huyghe et Le Corbusier se passent le<br />

relais pour aborder toutes les étapes, du<br />

moment de l’appropriation à la réalisation…<br />

Jusqu’au moment où l’œuvre<br />

n’appartient plus à l’artiste, symbolisé<br />

avec poésie par un oiseau qui laisse<br />

tomber une graine. L’œuvre entame<br />

ainsi une vie qui lui est propre, un peu<br />

comme l’enfant qui vient de naître.<br />

Mais qu’en est-il de la filiation artistique?<br />

L’évocation de Le Corbusier, mais surtout<br />

les néons monumentaux qui nous accom-<br />

pagnent tout au long du parcours apportent<br />

une réponse. Ils témoignent de la<br />

possession de référence culturelle<br />

(Fictions ne m’appartient pas, ou encore I<br />

do not own 4’33») non dans le sens d’un<br />

savoir acquis, mais de ce qui le constitue<br />

en tant qu’artiste. Et ici, de ce qui ne le<br />

constitue pas, puisque la série s’intitule<br />

Disclaimers, refus de sa part de les reconnaître,<br />

à la manière de prétérition. Plus<br />

largement, I do not own modern times et<br />

Je ne possède pas le musée d’art moderne<br />

demandent ce qu’il en est de l’artiste<br />

dans le lieu d’exposition, de l’artiste dans<br />

son temps.<br />

Si l’on cherche à suivre Pierre Huyghe,<br />

on découvre que tous les chemins qu’il<br />

parcourt mènent à un postulat contre<br />

l’enfermement, et de l’artiste, et de l’exposition<br />

dans des rôles précis. Il s’autorise<br />

tous les médiums, de la vidéo au<br />

néon, en passant par le livre, plus discret,<br />

que l’on doit venir ouvrir. Les rapports<br />

du spectateur à l’œuvre sont multiples<br />

également. Effectivement, on ne<br />

peut se défaire de l’exposition, qui est là.<br />

Mais c’est une manière de dire que l’artiste<br />

peut aller aussi loin qu’il le veut.<br />

Diderot, dans le Supplément au voyage de<br />

Bougainville, pensait aussi grande la<br />

capacité d’évasion du philosophe qui<br />

«fait le tour du monde sur son parquet»<br />

que celle de l’explorateur. Huyghe<br />

pousse l’artiste à prendre la liberté d’aller<br />

où il veut. L’espace que l’on occupe<br />

c’est celui que l’on décide d’aller explorer…<br />

Ou exposer. •


Scream Fresh<br />

STEVEN PARRINO, RÉTROSPECTIVE 1977 / 2004 IN MILLES ET TROIS PLATEAUX, CINQUIÈME ÉPISODE /<br />

CONDENSATIONS / MAMCO, GENÈVE<br />

Par Timothée Chaillou<br />

“<br />

I’m a street walking cheetah with<br />

a heart full of napalm<br />

I’m a runaway son of the nuclear<br />

a-bomb<br />

I’m a world’s forgotten boy<br />

The one who searches and<br />

destroys”<br />

Iggy Pop & The Stooges, Search and<br />

Destroy<br />

“La violence se perçoit et se<br />

comprend comme le signe même<br />

de l’authenticité.”<br />

Slavoj Zizek, Bienvenue dans le<br />

désert du réel.<br />

Anarchy time. Dans Le septième<br />

continent, Michael Haneke filme<br />

un couple se trouvant confronté<br />

face à leur vie monocorde, prérégie,<br />

linéaire; c’est devant cette consternation<br />

qu’ils décident de s’enfermer dans<br />

leur maison pavillonnaire pour la détruire<br />

et l’abandonner de l’intérieur. Le rock permit<br />

l’apparition de nouveaux héros : les<br />

guitaristes qui ne cessèrent de casser<br />

leurs guitares pour créer de nouvelles<br />

sonorités et y mettre un point final.<br />

Destroyed room est la première <strong>photographie</strong><br />

de Jeff Wall qui décida de commencer<br />

son œuvre par la maîtrise de l’anarchie.<br />

Warhol fut toujours obsédé par les<br />

accidents, les meurtres et les faits divers<br />

glauques. David Cronenberg use, dans<br />

Crash, des pulsions érotiques et de<br />

l’énergie traumatique des accidentés de<br />

la route face à leur objet de désir et<br />

d’anéantissement qu’est devenue la voiture…<br />

L’histoire de l’art – se collant au<br />

réel – regorge d’expérimentations sur la<br />

destruction, la difformation et sa trace.<br />

Steven Parrino possède et jouit du chaos<br />

qu’il instaure dans ses œuvres. Une<br />

grande partie de son travail s’axe sur l’exploitation<br />

de peinture monochrome –<br />

souvent noir ou argent – dont la toile se<br />

trouve mise en décalage avec son châssis/cadre<br />

pour être froissée. Comme le<br />

mauvais garçon qui ne fait pas son lit, il<br />

se retourne contre la peinture et la toile<br />

pour lui rire au nez et la torturer, plier,<br />

déchirer. C’est le sacre du déformalisme:<br />

«Cette forme mutante de peinture<br />

déformalisée m’a donné, dit Parrino, l’opportunité<br />

de parler de la réalité à travers la<br />

peinture abstraite, de parler<br />

de la vie «par son chaos, son<br />

entropie. Être nihiliste si cela<br />

est un moteur à haute intensité.<br />

» I want to be profoundly<br />

touched by art, by<br />

life. I came to painting at<br />

the time of its death, not to<br />

breathe its last breath, but<br />

to caress its lifelessness.»<br />

Parrino Zombie-Heroes.<br />

Le monochrome était<br />

déjà là (a priori),<br />

Parrino le fait comparaître.<br />

La matérialité des<br />

pliures – évoquant<br />

draps, vêtements, linceuls,<br />

trace de crash – est<br />

confrontée à la planéité du tableau permettant<br />

de saisir une dislocation entre<br />

sens et contenu.<br />

L’histoire du monochrome se base sur<br />

l’idée que la peinture ne mène qu’à la<br />

peinture, donc à sa propre finalité.<br />

Parrino se sert, selon ses propres<br />

termes, de ce cadavre pour lui faire<br />

connaître une nouvelle identité matérielle<br />

: il balance entre un discours<br />

moderniste et post-moderniste.<br />

Le monochrome n’est plus la fin de la<br />

peinture – ou son début – mais un outil,<br />

un instrument comme le pinceau ou la<br />

bombe qui sert à couvrir les toiles de<br />

leur apparat.<br />

C’est dans une réflexion post-productive<br />

que Parrino agit sur le monochrome car<br />

il l’utilise comme un produit déjà chargé<br />

pour lui offrir la liberté d’un nouveau territoire,<br />

comme un Zombie recherchant<br />

de nouveaux potentiels énergétiques.<br />

César compresse et ramollit des habitacles,<br />

Francis Picabia tache une page<br />

blanche et l’intitule Sainte Vierge. Lucio<br />

Fontana troue, déchire, perce, ses<br />

Concetto Spaziale pour que l’énergie brutale<br />

et amplificatrice révèle la présence<br />

du vide et la meurtrissure d’une ouverture<br />

(sur le réel de la toile). Robert<br />

Morris accroche de lourds morceaux de<br />

feutre au mur pour, dans un geste<br />

baroque, conquérir le nouveau territoire<br />

de la sculpture souple opposé à sa sœur<br />

ithyphallique. L’exploitation de la toile<br />

comme matière souple, pour Parrino,<br />

permet de saisir la dynamique entropique<br />

de son contenu. L’artiste est le<br />

kamikaze d’un attentat dirigé vers la<br />

peinture (pour sa monochromie) la toile<br />

(pour sa planéité) et la sculpture (pour<br />

”<br />

verso<br />

Les artistes et les expos<br />

13<br />

son mode de présentation, sa rigidité).<br />

C’est dans un élan hautement romantique<br />

que l’artiste joue de l’excès apporté<br />

à la toile – excès des boursouflures et du<br />

trop de toile, de l’en plus qui ne faisait pas<br />

partie de la peinture –, de son exaltation<br />

d’une passion non hasardeuse mais foudroyante<br />

; les pliures deviennent figures<br />

de la rébellion contre l’autorité de la peinture.<br />

La toile épuisée gît sur un châssis.<br />

Couverte par une couche de peinture<br />

brillante, elle se fait lieu d’exploitation de<br />

la lumière convoquant l’espace comme<br />

lieu atmosphérique où tout ce qui est figé<br />

donne l’impression de simplement<br />

vibrer et crisser. C’est dans cette posture<br />

romantique de l’épuisement de la passion<br />

de la toile que Parrino s’agite de<br />

manière frénétique sur son devenir.<br />

Comme dans la culture rock, l’art doit se<br />

vivre et s’incarner; il permet d’amplifier<br />

la puissance du corps, produisant une<br />

éthique de l’incarnation, évoquant la dramaturgie<br />

et le dynamisme de l’exploit<br />

performatif (et musical).<br />

A feast of fear. L’excellente rétrospective<br />

du MAMCO – conçue par l’artiste avant sa<br />

mort, offre la possibilité d’une lecture<br />

intelligente où l’agencement des œuvres<br />

ce fait méritante –, met en évidence les<br />

liens qui unissent la pratique du dessin<br />

chez Parrino et son affection pour l’espace<br />

scénique de panneaux de plâtres brisés et<br />

troués qui, manipulés deviennent d’outrageantes<br />

sculptures mises en display. C’est<br />

en quelques pas que l’on peut unir la<br />

volonté de l’artiste de sortir la toile de son<br />

enchâssement et le souhait d’Iron Man de<br />

faire exploser le carré noir de Malevitch –<br />

toile de petit format qui agit comme un<br />

remède à la radicalité monochromiste.<br />

C’est d’ailleurs dans un sens moderniste<br />

que s’instaure l’ironie – ou l’idiotie – au<br />

sein du travail de Parrino car il se joue de<br />

la matière et de son sens. Il balance high<br />

and low culture dans un même battle, un<br />

jeu de stratégie multiple entre histoire de<br />

la peinture, cartoons et lyrisme de la<br />

(punk) rock attitude. Cette exposition, se<br />

vie comme un chant intérieur, rares sont<br />

les moments où l’on ne sent pas le désir<br />

de chantonner les références musicales<br />

des œuvres de Parrino – Stooges, Velvet<br />

underground, Ramones, Iggy Pop, Sex<br />

Pistols poussés dans un même vortex. Le<br />

silence muséal est stoppé par l’illusion<br />

des crissement de toiles, des bruits de scie<br />

ou de masse, des hurlements brisés par le<br />

rire, des basses vrillant les toiles crashées,<br />

des rythmes désaxés du métal.•


verso<br />

arts et lettres<br />

14<br />

Pierre Buraglio,<br />

Gérard Thalmann<br />

Par J.-L. C.<br />

Buraglio et Thalmann n’ont<br />

à peu près rien de commun,<br />

sinon qu’ils appartiennent<br />

à la même génération<br />

(née autour de 1940) et qu’ils<br />

sont tous deux irréductiblement<br />

peintres (ça n’est, au fond, déjà pas<br />

rien !). En cette année 2006 de célébration<br />

cézanienne, Buraglio expose<br />

notamment au Musée d’art de<br />

Toulon et à Aix en Provence, au<br />

Gérard Thalmann, Saturne (ça tourne), 2006, 145 x 145 cm. Acrylique et huile sur toile.<br />

musée des Tapisseries (« Station<br />

debout ») où il s’interroge en particulier<br />

sur un Baigneur de Cézanne, et<br />

Thalmann à la galerie Pascal Gabert<br />

(« Porteur d’ombre ») où il s’approprie<br />

un nu de Cranach. Ce qui autorise<br />

le rapprochement entre eux,<br />

c’est leur aptitude commune à revisiter<br />

des maîtres anciens de la peinture<br />

et à en faire des œuvres absolument<br />

personnelles, sur un mode plutôt<br />

grave pour Buraglio, plutôt<br />

ludique pour Thalmann, passionnant<br />

dans les deux cas. J’ai dit<br />

ailleurs que la force de l’art est attestée<br />

par la façon dont les artistes puisent<br />

dans les formes du passé le<br />

moyen d’inventer des formes<br />

actuelles et nouvelles. En voici deux<br />

exemples, exceptionnellement<br />

convaincants. •<br />

Pierre Buraglio, affiche de l’exposition Station debout.


Natacha Dubois Dauphin<br />

Par Thierry Laurent<br />

Natacha Dubois-Dauphin<br />

est une jeune artiste qui<br />

fourmille d’idées. Son<br />

principe repose sur la<br />

mise en place d’une maison d’édition<br />

fictive, ou plutôt d’une maison<br />

d’édition dont elle a l’entière responsabilité<br />

et qui n’a d’autre vocation<br />

de créer ses propres livres d’art,<br />

des livres objets qui réunissent en<br />

parallèle une double narration, tant<br />

en textes qu’en images. Les textes<br />

sont des séries de poèmes où l’artiste<br />

nous fait part d’épisodes imaginés<br />

de sa propre existence. Le<br />

« Catalogue des mères fictives » est<br />

un défilé de femmes aux vies tumultueuses<br />

et inattendues, qui toutes<br />

ont le rôle de mère de l’artiste, ce<br />

dernier s’inventant une pluralité<br />

d’origines. Une réflexion sur sa<br />

propre identité, comme si sa personnalité<br />

était constituée d’une pluralité<br />

d’hypostases. L’être que nous<br />

sommes résulte d’une multiplicité<br />

de possibles, un fragile hasard dans<br />

un monde livré à l’aléatoire davantage<br />

qu’à la nécessité.<br />

Avec « Comestible », l’artiste nous<br />

livre une série d’états de sensibilités<br />

à travers un itinéraire qui la<br />

confronte tour à tour avec l’univers<br />

confiné des rues parisiennes, plutôt<br />

version vingtième arrondissement,<br />

hôtel interlope, et l’espace infini des<br />

sommets alpins. Nature contre<br />

bitume, fragrance des alpages<br />

contre odeurs de trottoir, soleil d’été<br />

contre grisaille urbaine. Natacha<br />

Dubois-Dauphin entreprend une<br />

démarche multiple, l’écriture et<br />

l’image se conjuguent à travers ses<br />

livres en forme de synthèse. •<br />

verso<br />

Les artistes et les expos<br />

15


verso<br />

arts et lettres<br />

16<br />

L’abstraction lyrique<br />

Par Gérard-Georges Lemaire<br />

baptisée L’Envolée<br />

lyrique qui est présentée au<br />

musée du Luxembourg a le<br />

L’exposition<br />

mérite non seulement d’exhumer<br />

un moment généralement oublié ou<br />

sinon méprisé de notre récente histoire<br />

de l’art, mais aussi de comprendre pour<br />

quelles raisons l’art français a perdu sa<br />

prédominance incontestée dans le<br />

monde après la Seconde guerre mondiale.<br />

New York ne va pas tarder à lui<br />

ravir cette position enviée – une position<br />

qui s’est solidement ancrée au cours du<br />

XVIIIe siècle d’abord par la création de<br />

l’Académie royale de peinture et de<br />

sculpture et, peu après, par la l’institution<br />

de l’Exposition dans le « Salon<br />

carré » du Louvre, première manifestation<br />

artistique ouverte au publique et,<br />

enfin, par l’émergence de la critique<br />

d’art qui prend l’aspect d’un nouveau<br />

genre littéraire. Bientôt la France va voir<br />

apparaître des courants artistiques<br />

majeurs et des personnalités ayant une<br />

influence considérable sur toute<br />

l’Europe. Cette tendance est renforcée<br />

par l’afflux à Paris de nombreux artistes<br />

étrangers contribuant à ce rayonnement<br />

international. Le fait le plus troublant est<br />

que l’affirmation de New York comme<br />

nouvelle capitale du microcosme de l’art<br />

a lieu alors que les fondements esthétiques<br />

de la peinture d’alors étaient globalement<br />

à peu près les mêmes que ceux<br />

qui ont cours à Paris : elle est liée à l’essor<br />

d’un art abstrait non géométrique<br />

qu’on ne tarde pas à qualifier<br />

d’Expressionnisme abstrait. Cette manifestation<br />

fournit l’occasion rêvée de<br />

méditer sur cette situation plutôt singulière.<br />

Pierre Descargues, dans un remarquable<br />

essai écrit pour le catalogue (Éditions<br />

Skira) analyse avec clarté et beaucoup<br />

de pertinence les conditions qui<br />

ont nui aux artistes français de cette<br />

période. A commencer par le terme flou<br />

d’École de Paris, qui n’était pas très parlant.<br />

En outre, Descargues souligne l’individualisme<br />

qui a caractérisé tous ces<br />

créateurs et même leur désunion. Sans<br />

doute ont-ils tenu à cultiver leur différence<br />

et se sont-ils méfié de tout amalgame.<br />

Les qualificatifs qui ont été avancés<br />

par les critiques, de l’abstraction<br />

lyrique à l’informel (sans parler du<br />

tachisme et de terminologies tendant à<br />

regrouper des cercles plus restreints<br />

d’artistes), n’ont pas contribué à éclairer<br />

une volonté commune de transformer<br />

les principes de la peinture et de sa relation<br />

au monde. Cette cacophonie qui a<br />

été somme toute un peu cultivée par les<br />

acteurs de cette petite révolution esthétique<br />

s’est accompagnée d’une ignorance<br />

assez complète de ce qui était en<br />

train de se passer dans une direction<br />

similaire dans des pays voisins (par<br />

exemple, on ne s’est guère soucié de ce<br />

que faisaient Giulio Turcato, Emilio<br />

Vedova, Lucio Fontana, Alberto Burri et<br />

bien d’autres en Italie) et encore moins<br />

de l’autre côté de l’Atlantique (si ma<br />

mémoire ne me trahit pas, la première<br />

exposition de Jackson Pollock eut lieu<br />

dans notre capitale en 1948 et n’a eu<br />

que très peu d’échos). Enfin, il faut ajouter<br />

un facteur important qui a pu engendrer<br />

une illusion tragique : Paris est<br />

demeuré une place forte pour la philosophie<br />

(l’existentialisme bien sûr, mais<br />

aussi la phénoménologie) et pour la littérature<br />

avec ses anciennes gloires (Gide,<br />

Colette, Cocteau, etc) et avec ses nouveaux<br />

venus (Sartre encore, Camus, et<br />

peu après les conjurés du Nouveau<br />

Roman, Samuel Beckett, Jean Genêt). Et<br />

les monstres sacrés de l’art (Picasso,<br />

Matisse, Braque, Chagall) venaient compléter<br />

ce tableau séduisant.<br />

Dans une telle perspective, que nous<br />

enseigne cette exposition ? Tout d’abord,<br />

elle donne aussitôt le sentiment d’une<br />

multiplication d’expériences parallèles<br />

ou parfois divergentes. En somme,<br />

d’une dispersion. Cela n’est d’ailleurs<br />

pas gênant en soi, mais ne facilite pas la<br />

définition d’un tableau d’ensemble. Les<br />

deux dates de référence choisies ici<br />

(1947, celle du commencement) et 1955<br />

ou 1956 (correspondant à une consolidation<br />

de ce que ces recherches pouvaient<br />

porter de novateur et de révélateur)<br />

pour construire le parcours sont<br />

judicieuses. Elles rendent bien compte<br />

de cette nouvelle culture artistique et<br />

autant de sa richesse que de sa polysémie,<br />

mais elles ne peuvent pas mettre en<br />

valeur le décalage temporel qui a été<br />

nécessaire pour que les spéculations<br />

plastiques de Pierre Soulages, de Jean<br />

Degottex, de Simon Hantaï, de Martin<br />

Barré, chacun dans un domaine bien différent,<br />

ont pu apporter de profondément<br />

transgressif dans le langage plastique de<br />

la deuxième moitié du XXe siècle.<br />

Elle a aussi le mérite de nous initier à<br />

ces expériences singulières (on songe<br />

aussi bien à Jean Fautrier qu’à Atlan,<br />

Camille Bryen, Michaux, Bram van de<br />

Velde ou Tal-Coat) qui ont si peu de<br />

choses à partager. Les uns visent une<br />

reconstruction de l’espace par des plans<br />

et des lignes colorées, les autres, un langage<br />

de signes s’apparentant à l’écriture.<br />

Ce n’est que lorsqu’on observe les<br />

œuvres de Jean Maneissier, de Maurice<br />

Estève, de Gérard Schneider, d’Alfred<br />

Messagier et de Roger Bissière qu’on<br />

peut imaginer la fondation d’une véritable<br />

école. Mais comment classer les<br />

toiles d’Olivier Debré, de Serge Poliakoff<br />

ou de Zao Wou-ki ?<br />

La richesse des propositions plastiques<br />

présentées ici est flagrante. En leur<br />

temps, elles n’ont eu quasiment aucun<br />

écho à l’étranger. C’est là que se situe la<br />

véritable ligne de partage avec l’art américain<br />

: les critiques, les collectionneurs,<br />

les marchands de tableaux et les musées<br />

se sont vite mobilisés pour le défendre,<br />

le faire connaître et le valoriser. La<br />

vision révolutionnaire de l’art que cet art<br />

véhiculait s’est rapidement imposée en<br />

Europe. Et les artistes ont eu les moyens<br />

de développer leurs intuitions. L’art<br />

français est demeuré, à peu d’exceptions<br />

près, hexagonal. Cette belle anthologie<br />

de l’abstraction françaises est en même<br />

temps l’histoire d’une catastrophe<br />

annoncée. Certains de ces peintres ont<br />

ensuite été révélés au monde. C’est le<br />

cas du poète Henri Michaux dont les<br />

encres figurent dans les plus grands<br />

musées du monde et c’est également le<br />

cas de Zao Wou-ki reconnu et adulé en<br />

Chine. Mais beaucoup d’autres mériteraient<br />

de sortir du purgatoire où ils ont<br />

été plongés. L’Envolée lyrique devrait largement<br />

y contribuer.•


1) Patrick Barrer, vous avez créé la<br />

foire internationale d’art Europ’ART,<br />

en 1991, à Genève. Si l’on en croit vos<br />

analyses, et notamment celles qui<br />

figurent dans Le double jeu du marché<br />

de l’art contemporain, sous-titré<br />

Censurer pour mieux vendre (éd. Favre,<br />

2004), cette initiative a été votre<br />

réponse à une situation problématique<br />

de l’art contemporain. Utilisant<br />

cette expression, je désigne bien<br />

entendu l’art qui nous est contemporain,<br />

et non le courant qui est ainsi<br />

labellisé par le marché. Comment<br />

avez-vous conçu cette foire ?<br />

Dès son lancement, il s’agit en effet de<br />

faire une foire différente. En rupture<br />

avec le marché international de l’art<br />

contemporain et ses lois peu amènes et<br />

très partiales. Nous voulons « inventer »<br />

une foire proche du public et des<br />

artistes, proche du temps de chacun au<br />

cours duquel mûrissent connaissances<br />

et pratiques artistiques. Nous voulons<br />

donner vie à une foire à taille humaine,<br />

accessible au plus grand nombre, fonctionnant<br />

selon ses propres règles, et se<br />

développant à son rythme, dans « sa »<br />

région. Un carrefour historique de<br />

l’Europe. En fait, nous inaugurons alors<br />

un concept que l’on appelle plus volontiers<br />

aujourd’hui « foire de proximité »<br />

ou « foire régionale ». Mais peu importe<br />

le terme. Bien sûr, très vite, à l’image de<br />

la « Genève internationale », Europ’ART<br />

va s’affirmer aussi comme un rendezvous<br />

des cultures du monde grâce aux<br />

origines multiples de ses exposants.<br />

Nous avons reçu jusqu’à présent<br />

59 pays. Mais en choisissant comme voisin<br />

le Salon international du livre et de<br />

la presse, nous nous déterminons tout<br />

de suite en faveur d’une foire populaire.<br />

C’est-à-dire une foire active au sein d’un<br />

grand rassemblement culturel et ouverte<br />

à ce titre sur plusieurs publics, de tous<br />

âges et d’horizons divers. On y trouve<br />

des expositions illustrant des sensibilités<br />

et préférences forcément plurielles.<br />

Souvent incomparables entre elles. Le<br />

mode de fonctionnement d’Europ’ART<br />

se révèle donc différent de celui des<br />

autres foires d’art de l’époque. Et il n’a<br />

pas changé depuis. On ne limite pas les<br />

exposants aux seuls galeristes. On reçoit<br />

des collectifs d’artistes, des musées, des<br />

institutions, des éditeurs d’art, des asso-<br />

ciations culturelles. On regroupe des<br />

familles artistiques et trajectoires personnelles<br />

telles qu’elles se manifestent<br />

autour de nous, à Genève et ailleurs :<br />

dans les ateliers, galeries et autres<br />

scènes culturelles, commerciales ou<br />

non. On explore une voie nouvelle, ne<br />

négligeant ni les vocations à encourager,<br />

ni les coups de cœur du public, ni les<br />

talents à éclairer. Depuis la 1ère édition<br />

d’Europ’ART, plus de 600 000 visiteurs<br />

ont ainsi pu découvrir près de 4600<br />

artistes de différentes régions du<br />

monde. Et en 1997, Europ’ART a créé la<br />

Fondation pour les arts visuels en vue de<br />

favoriser échanges et projets entre des<br />

artistes, des médiateurs et des publics<br />

de tous horizons.<br />

2) Dans votre livre, vous citez Ernst<br />

Gombrich : « à la vérité, ‘l’Art’ n’a pas<br />

d’existence propre, il n’y a que des<br />

artistes». Par ailleurs vous notez qu’en<br />

décembre 2002, il y avait 22 863<br />

artistes inscrits à la Maison des artistes.<br />

Ce n’est pas rien. Vous vous élevez en<br />

même temps contre les propos récents<br />

de ceux qui jugent qu’il y a trop d’artistes,<br />

trop de lieux où la multiplication<br />

des œuvres, des démarches et les variations<br />

des niveaux de qualité créent une<br />

confusion des valeurs sans équivalent<br />

et un brouillage de la vue. Pas facile d’y<br />

voir clair. On se souvient qu’au XIX e<br />

siècle, l’Académie des Beaux Arts avait<br />

une fonction (problématique) de sélection.<br />

Ce que lui reprochaient de nombreux<br />

artistes estimant, comme<br />

Cézanne le formulera, qu’ils n’avaient<br />

pas à être jugés par des juges qu’ils ne<br />

reconnaissaient pas. On sait aussi le<br />

résultat du Salon des Refusés où, pour<br />

être admis, il suffisait d’avoir été…<br />

refusé: le pire y côtoyait le meilleur, au<br />

détriment du meilleur qui y était noyé.<br />

Il faut donc des lieux ou des instances<br />

de discrimination. Aujourd’hui le marché<br />

de l’art est censé jouer ce rôle de<br />

discrimination : il sélectionne des<br />

œuvres sur la scène internationale.<br />

Mais de ce fait il élimine aussi. Vous<br />

écrivez : « le marché international de<br />

l’art contemporain (…) est en train de<br />

devenir un véritable archétype du ‘marché<br />

global’ et un exemple d’intolérance<br />

de tout premier ordre». Comment faire<br />

en sorte que cette sélection ne devienne<br />

pas censure?<br />

verso<br />

Les artistes et les expos<br />

17<br />

Entretien sur les Foires d’art :<br />

Patrick Barrer et Belinda Cannone<br />

Paradoxalement, en la déliant des règles<br />

qui régissent l’expertise du marché et de<br />

la scène institutionnelle qui lui répond.<br />

Le marché international de l’art contemporain,<br />

aujourd’hui, qu’est-ce ? C’est un<br />

microcosme de 50 000 personnes environ,<br />

artistes et journalistes compris,<br />

divisés en mini-réseaux mondialisés,<br />

dont les foires d’art historiques et leurs<br />

jeunes rivales, comme Frieze à Londres<br />

ou Armory Show à New York, sont les<br />

« marques » de référence. Ces foires<br />

organisées par des galeristes pour des<br />

galeristes visent à rassembler les vendeurs<br />

comme les acheteurs privés et institutionnels<br />

les plus influents du<br />

moment pour « faire du chiffre », comme<br />

dit le marchand genevois Pierre Huber,<br />

qui sait de quoi il parle puisqu’il a fait<br />

partie pendant plus d’une décennie du<br />

comité d’organisation d’Art Basel, présentée<br />

par ses promoteurs et clients<br />

comme la première foire d’art du<br />

monde, dans un pays, la Suisse, moins<br />

peuplé que la région parisienne.<br />

Microcosme, vous dis-je ! Cela étant,<br />

reconnaissons-le : Pierre Huber a raison.<br />

Car ces foires-là coûtent très cher et on<br />

n’occupe pas une position dominante<br />

sur un tel marché sans y investir des<br />

sommes importantes, y compris maintenant<br />

dans la production d’œuvres. D’où<br />

l’attente de retours financiers en rapport.<br />

D’où des œuvres en rapport.<br />

J’entends un rapport aux œuvres qui privilégie,<br />

non pas les œuvres, mais les<br />

conditions de leur réception. C’est-à-dire<br />

leur capacité de résonance chez les<br />

médias comme chez les grosses fortunes<br />

qui les achètent et les institutionnels<br />

dominants qui les consacrent. On n’est<br />

plus dans l’excellence artistique, mais<br />

dans l’excellence médiatique et mondaine.<br />

Et finalement financière. Assistez<br />

un jour à un vernissage d’Art Basel et<br />

vous ne mettrez pas longtemps à saisir<br />

qui fait le succès commercial de cette<br />

foire. Le monde « mondain » de l’art,<br />

annoncé par le philosophe et critique<br />

Yves Michaud il y a plus de 15 ans,<br />

triomphe aujourd’hui partout. Même<br />

chez les artistes encore « engagés » bien<br />

que stars du marché. Tout semble prétexte<br />

à jouer sans jouer pour faire<br />

encore et toujours de l’argent. Une certaine<br />

télé-réalité n’est pas absente du<br />

monde de l’art…<br />

…/…


verso<br />

arts et lettres<br />

18<br />

3) Comment sortir alors de ce club ?<br />

Pour que la sélection reste une sélection<br />

il faut d’abord admettre que c’est « une<br />

sélection » justement, c’est-à-dire une<br />

proposition et non pas, comme on l’a<br />

entendu pendant des années à Art Basel,<br />

« le meilleur de l’art contemporain ». Ce<br />

qui est ridicule de la part de commerçants<br />

qui ne font jamais ainsi que vanter<br />

une fois de plus leur marchandise.<br />

D’autre part, inclure dans cette proposition<br />

la part d’inachevé propre à chaque<br />

artiste, si talentueux soit-il, qui nous rappelle,<br />

à la manière d’Ernst Gombrich,<br />

que c’est un être de chair et de sang qui<br />

conçoit les œuvres, selon une trajectoire<br />

incertaine, fragile, comprise entre l’art<br />

balbutiant et le chef d’œuvre, rarissime<br />

par définition. On replace ainsi la figure<br />

de l’artiste au milieu du village. On<br />

retire au marché et à ses relais médiatiques<br />

et institutionnels le monopole du<br />

lien avec le public pour faire connaître et<br />

vendre des œuvres. On inaugure<br />

d’autres voies. On met en place d’autres<br />

passerelles entre hier et aujourd’hui.<br />

Entre les artistes et le public. Entre les<br />

médiateurs et les artistes. Entre telle<br />

œuvre et telle autre. Sans se soucier de<br />

cette sacro-sainte compétition qui,<br />

contrairement aux antiennes habituelles,<br />

ne privilégie pas les meilleurs,<br />

mais les plus forts, ce qui n’est pas la<br />

même chose. Dans le domaine culturel.<br />

Comme sur un plan simplement<br />

humain. Le pire et le meilleur, ditesvous,<br />

chez les Refusés d’hier ? Et chez les<br />

Acceptés d’aujourd’hui qui, eux, monopolisent<br />

toute la visibilité, tout en feignant<br />

d’être encore des marginaux ? Une<br />

œuvre forte n’a rien à craindre d’une<br />

cohabitation avec une œuvre d’un<br />

niveau inférieur si ses médiateurs<br />

savent éclairer l’une et l’autre en relation<br />

avec la trajectoire que je viens<br />

d’évoquer, et si une telle cohabitation<br />

permet à des artistes de rencontrer le<br />

public qui, lui aussi, a son chemin et son<br />

expérience à faire. A son rythme.<br />

L’actualité des artistes, la vie artistique,<br />

c’est aussi cela. C’est même ainsi que<br />

tout commence et recommence, surtout<br />

quand le succès tarde.<br />

4) A quoi sert la presse culturelle ? On<br />

est souvent frappé par l’unanimité<br />

dans la réception des œuvres. En ce<br />

moment, on n’entend qu’une voix<br />

pour louer la Fondation Pinault à<br />

Venise. Deux phénomènes se conjuguent<br />

pour expliquer cette louange<br />

universelle (quand, à mon avis, on<br />

peut y voir aussi le pire de l’art<br />

contemporain) : Pinault met de l’argent<br />

dans la moitié des médias fran-<br />

çais de référence qui ne sauraient<br />

donc critiquer le pourvoyeur de<br />

fonds ; le mimétisme fait le reste : les<br />

médias se persuadent tous mutuellement<br />

de ce que quelques-uns disent et<br />

créent ainsi un effet boule de neige.<br />

Vous avez raison. Le conformisme est<br />

grand dans le monde de l’art contemporain<br />

comme dans la presse culturelle.<br />

D’ailleurs dissocier celle-ci de celui-là<br />

n’est qu’une manière de parler. Certes, il<br />

y a bien ici et là quelques tireurs embusqués<br />

– et heureusement. Mais leur visibilité<br />

est très réduite. Le plus souvent, chacun<br />

se tient par la barbichette. Il ne faut<br />

pas craindre de le dire. Comme partout<br />

ailleurs, malheureusement. Mais ici les<br />

positions se négocient davantage car le<br />

monde de l’art contemporain est étroit,<br />

les intérêts croisés y sont plus affirmés.<br />

Alors que faire, si vous voulez faire respirer<br />

un autre air ? La presse culturelle,<br />

comme la grande presse, est de moins en<br />

moins une presse de révoltés. Bobo, tout<br />

au plus. Quel journal pourrait jouer dans<br />

le monde de l’art contemporain le rôle<br />

du Monde Diplomatique en décryptant<br />

sans les promouvoir (c’est-à-dire en ne<br />

procédant pas comme la sociologue<br />

Raymonde Moulin), les liens qui unissent<br />

par exemple un François Pinault, l’État,<br />

l’économie et l’art contemporain vanté<br />

par la grande presse de gauche comme<br />

de droite ? Presse interchangeable justement<br />

quand il s’agit de couvrir l’actualité<br />

de l’art contemporain et… l’économie.<br />

Tout le monde s’y retrouve, même<br />

devant le plus subversif qui n’agresse<br />

évidemment plus personne depuis un<br />

moment. Et surtout pas ses riches acheteurs,<br />

ni les «pipoles». Même les performances<br />

financières du marché de l’art<br />

ne scandalisent plus. Cela a donné naissance<br />

au contraire à des chroniques<br />

qu’on appelle «Marché de l’art» et même<br />

de lucratives rubriques dans les pages<br />

« Investissements » des cahiers « Économie<br />

». Le Figaro, le Monde, Libération,<br />

quelle différence ? En Suisse, c’est la<br />

même chose. Tout le monde est d’accord.<br />

Est-ce normal ? Tout ce que le marché<br />

encense est-il acceptable ? Tout ce qu’il<br />

écarte est-il condamnable ? Voilà des<br />

questions qui donneraient du sens à la<br />

presse culturelle aujourd’hui. Mais sa<br />

lecture de l’actualité artistique et du marché<br />

est plus justificative que critique. Le<br />

milliardaire François Pinault, parmi<br />

d’autres philanthropes aussi fortunés,<br />

achète, c’est vrai, l’art du marché. Mais<br />

sous l’effet des règles du marché, cet art<br />

n’est plus que du consommable financier<br />

et du divertissant. Oui, François Pinault,<br />

grand ami du « grand » philosophe<br />

Bernard-Henry Lévy, lui-même grand<br />

ami des médias, plaît au marché, que<br />

nombre de représentants conseillent, y<br />

compris un ancien ministre de la culture.<br />

C’est le « Charles Saatchi » hexagonal, ce<br />

publicitaire britannique prospère qui<br />

vend, achète et expose «en gros» de l’art<br />

contemporain. Surtout depuis que<br />

François Pinault s’est offert – et c’est son<br />

droit, comme on dit souvent chez<br />

Marianne – un poste d’observation de<br />

premier plan en achetant la 2e société de<br />

ventes publiques du monde, Christie’s en<br />

l’occurrence. Mais était-ce encore son<br />

droit et celui de la presse « éclairée » de<br />

piétiner les élus comme presque tous les<br />

journalistes l’ont fait parce que les représentants<br />

du peuple, moins sensibles sans<br />

doute à la chance extraordinaire qui leur<br />

était «offerte», n’allaient pas dans le sens<br />

et à la vitesse souhaités par le milliardaire<br />

pour recevoir sa fondation ? Les<br />

journalistes se sont satisfaits des déclarations<br />

du patron du groupe Fnac-Redoute-<br />

Gucci-Printemps-Point – entre autres.<br />

Monsieur Pinault avait donc forcément<br />

raison. C’est désolant. Intérêts croisés,<br />

c’est sûr ! Le monde de l’art contemporain<br />

comme son marché sont à l’image<br />

du monde économique néolibéral que<br />

nous habitons. Le marché a tous les<br />

droits. Comme autrefois le Parti chez les<br />

communistes. Et ses détracteurs n’ont<br />

plus que celui de se taire ou d’aller voir<br />

ailleurs. Vous l’aurez compris, je fais partie<br />

de celles et ceux qui aiment aller voir<br />

ailleurs l’artistiquement incorrect et non<br />

événementiel. On y fait toujours de<br />

vraies et parfois dérangeantes rencontres<br />

! François Pinault, parmi<br />

d’autres, devrait s’y rendre de temps en<br />

temps, lui qui affirmait il y a peu que les<br />

artistes « peuvent probablement percevoir<br />

les grands mouvements sismiques<br />

plus vite que les hommes d’affaires»•<br />

(Site e-mail d’Europe’Art, Genève :<br />

www.europart.ch)


Regardez-le ! C’est Démosthènes le<br />

boxeur. Un costaud ! Épaules<br />

larges, biscoteaux d’enfer. Dans<br />

les milieux de l’art, le genre viril n’est<br />

pas à la mode. Il est préférable d’aborder<br />

un look fragile, non sportif, s’habiller<br />

de sombre, l’allure maigre et un<br />

tantinet intello. Davvetas, lui, n’as pas le<br />

look critique d’art, il n’a pas le look<br />

artiste, il n’a pas le look professeur.<br />

Plutôt fort des Halles, plutôt docker sur<br />

le port d’Athènes, rockeur de bastringue,<br />

séducteur de filles de bal, avec sa voix<br />

rocailleuse, son œil malicieux et sa<br />

dégaine de brute. Mais ce qu’on en sait<br />

pas, est qu’il faut clamer haut est fort,<br />

c’est que Démosthènes le boxeur est<br />

d’abord un artiste, rien qu’un artiste,<br />

mieux, un poète.<br />

Duchamp a inventé le ready-made,<br />

Démosthènes le « ready-boxing ». Car ses<br />

plus grandes performances sont des<br />

matchs de boxe qu’il organise dans des<br />

centres d’art ou des galeries. Celui à la<br />

galerie Michel Rein était un vrai match,<br />

avec de vrais gants, un vrai short de<br />

boxeur, de vrais brodequins, de vrais<br />

coups en pleine gueule. Et c’est vrai que<br />

l’indexation de la boxe comme forme<br />

d’art exige de l’entraînement, et<br />

Démosthènes le costaud s’entraîne<br />

quatre heures par jour. Il y avait donc un<br />

match de boxe organisée à la galerie<br />

Michel Rein. Et les coups partaient. En<br />

face, un gros black, souple, alerte et bien<br />

entraîné, le corps lisse, le regard vif,<br />

avec des allures de fauves aux aguets.<br />

Allons, disons la vérité : Démosthènes<br />

n’en menait pas très large. Car le black<br />

esquivait et remisait ses coups avec<br />

habileté. Et pan, direct du gauche, et paf<br />

direct du droit, uppercut, enchaînement,<br />

droite, gauche, esquive, coudes au corps,<br />

esquive, corps à corps, Démosthènes fait<br />

front, fronce les sourcils, résiste, s’arcboute,<br />

contre-attaque, et balance à son<br />

tour un enchaînement, droite, droite<br />

gauche, uppercut. Le jeu de Démosthènes<br />

est un peu raide, alors que son adversaire<br />

esquive en souplesse, pivote habilement<br />

sur ses jambes, semble un peu se<br />

jouer de lui, et Démosthènes le boxeur<br />

encaisse, riposte, cogne dur, presque<br />

« pro » de la boxe, plus en force qu’en tactique.<br />

Aux points, petit avantage pour<br />

son adversaire, mais tout de même de la<br />

vraie boxe, dans une galerie du Marais,<br />

une boxe authentique, avec arcade sourcilière<br />

ensanglantée, crampe à l’estomac,<br />

et du blanc aux commissures des<br />

lèvres. Duchamp avait préféré se consa-<br />

Le cas Demosthènes Davvétas<br />

crer aux échecs, comme<br />

forme d’art, de performance,<br />

une pratique qui se réalisait<br />

dans la durée, une activité de<br />

combat, certes, mais calme,<br />

posée. C’est normal, Duchamp<br />

n’avait pas la carrure de<br />

Démosthènes, Démosthènes pratique<br />

donc la boxe, un art de stratégie,<br />

d’observation, les poings du boxeur sont<br />

les pions du joueur d’échec, et disons<br />

que le KO au tapis est l’équivalent de<br />

l’échec mat. Marcel contre Démosthènes,<br />

Démosthènes contre Marcel, belle<br />

affiche : une chose est sûre, l’un et<br />

l’autre mènent un même combat pour<br />

élargir le champs de l’art à celui de la vie<br />

envisagée comme sport de combat.<br />

Démosthènes n’a pas toujours été<br />

boxeur. Il fut un temps où il interviewait<br />

les stars de l’art contemporain. Un carnet<br />

d’adresse d’enfer : ses amis s’appellent<br />

Andy Warhol, Joseph Beuys, Cy Twombly,<br />

Basquiat. De ses entretiens, publiés<br />

d’abord au journal Libération, il en sortira<br />

un livre bien connu publié aux Éditions<br />

«Au Même Titre». Mais il va y avoir<br />

la métamorphose. Car le critique d’art se<br />

révèle tel qu’en lui-même il a toujours<br />

été : un artiste qui mène une démarche<br />

cohérente. Démosthènes entame des performances<br />

où il récite ses poésies entourées<br />

de filles-fleurs dénudées, ce qui<br />

donne une atmosphère étrange où<br />

verso<br />

arts et lettres<br />

19<br />

Démosthènes Davvétas, aède et boxeur<br />

Par Thierry Laurent<br />

l’érotisme devient mysticisme.<br />

Puis il y a la série des toiles au<br />

chromatisme acide, aux formes<br />

sinueuses, où éclate un expressionnisme<br />

voluptueux. Car c’est l’amour qu’exalte<br />

l’artiste à travers ses toiles limpides, aux<br />

formes délimitées, où les mots dansent<br />

entre les couleurs, où les corps enlacés se<br />

livrent à un ballet infernal, digne des déités<br />

de l’Olympe. La vie est une écriture.<br />

L’art est une écriture, et c’est dans la<br />

grande lignée de « l’ut pictura poesis »,<br />

que s’inscrit l’œuvre de Démosthènes.<br />

Enserrer le monde dans un linceul de<br />

poésie, telle est sa vocation. Renouer le<br />

réel avec le logos primordial, celui<br />

inventé par la philosophie grecque, lieu<br />

où le vrai et le beau se confondent et où la<br />

plasticité du corps précède la pertinence<br />

du discours sous les auspices du dieu<br />

Eros. Démosthènes le grec, Démosthènes<br />

la brute, Démosthènes l’aède, est un Zeus<br />

qui, pour séduire son public, se métamorphose<br />

sans cesse: en taureau combattant<br />

lorsqu’il boxe, en cygne lorsqu’il se fait<br />

artiste, en aigle, cet albatros des montagnes,<br />

lorsqu’il écrit des poésies qui sonnent<br />

comme un chant de la terre. •


verso<br />

arts et lettres<br />

20<br />

Démosthènes Davvetas appartient<br />

à ce genre d’artistes si<br />

particuliers et si intrigants qui<br />

envisagent leur création<br />

comme un passage incessant et passionné<br />

entre la peinture et l’écriture.<br />

Comme Cy Twombly, qu’il a bien connu,<br />

qu’il admire et qu’il a commenté dans le<br />

passé, il ne vise pas une symbiose idéale<br />

entre ces deux termes de l’activité artistique<br />

et littéraire quels que soient les<br />

moyens mis en œuvre. Il recherche plutôt<br />

l’établissement de tensions de différentes<br />

sortes entre eux. Pour Twombly,<br />

tout se joue encore au sein du tableau,<br />

devenu le lieu métaphorique d’un mur<br />

antique, d’un volumen ou d’un tableau<br />

noir. Pour Démosthènes Davvetas, tout<br />

se résout dans une multiplication des<br />

instances fondatrices de l’œuvre, dans<br />

une extrateritorialité qui devient simultanément<br />

peinture, poésie et performance.<br />

Le corps de la poésie<br />

Par Gérard-Georges Lemaire<br />

Comme l’artiste aime à le dire, une couleur<br />

peut être ce qui engendre l’écriture<br />

d’un poème, comme si elle avait le pouvoir<br />

de se changer en sons et puis en<br />

mots et en phrases. Je serais enclin à<br />

penser que le contraire pourrait tout<br />

être tout aussi vrai en ce qui le concerne.<br />

Ce qui est sûr, c’est que la sphère poétique<br />

et la sphère picturale n’ont de<br />

laisse de s’influencer l’une l’autre et de<br />

se contaminer dans un dialogue alerte et<br />

dynamique. Et elles prennent toute leur<br />

ampleur, donc toute leur puissance et<br />

toute leur signification, quand il les met<br />

en scène au cours de représentations<br />

uniques dont il est à la fois l’instigateur<br />

et l’acteur principal. Il a souvent recours<br />

à un modèle (il peut, par exemple, écrire<br />

ou peindre sur sa peau comme il peut<br />

aussi le faire sur le mur ou sur des<br />

feuilles de papier) dans un spectacle qui<br />

se révèle à la fois rituel et ludique. En<br />

utilisant ce stratagème théâtral (ou plutôt<br />

théâtralisé), il entend rendre à ses<br />

actes leurs dimensions physiques, métaphysiques<br />

ou même liturgiques, car il a<br />

l’ambition que son spectacle, aussi peu<br />

religieux soit-il dans son essence, aussi<br />

ancré dans la matérialité puisse-t-il<br />

paraître, prenne néanmoins une valeur<br />

transcendantale.<br />

C’est incontestable : il y a dans son esprit<br />

une collusion cultivée avec soin et avec<br />

ferveur entre la poésie – le faire poétique<br />

en premier lieu – et le sport – la culture<br />

de la corporéité et le culte du combat<br />

comme art de la dialectique du corps et<br />

de la pensée abstraite. Cette relation<br />

intime, bouleversante, fondamentale,<br />

puise ses ressources dans les fragments<br />

de Pindare (surtout dans sa sublimation<br />

des jeux olympiques) et dans les adages<br />

de Sismonide (c’est lui qui a soufflé à


Léonard de Vinci l’idée que la poésie est<br />

un dessin qui parle et que le dessin est<br />

un poème muet), mais également dans<br />

la philosophie (en particulier chez<br />

Nietzsche) et dans la mythologie classique.<br />

La poésie de Démosthènes Davvetas<br />

n’est ni formaliste ni savante, ni précieuse,<br />

pas plus d’ailleurs que ses<br />

tableaux. Il se place résolument au-delà<br />

de la modernité. Mais qu’on ne s’y<br />

trompe pas : son art poétique et sa poésie<br />

picturale qui se répondent sans fin<br />

ont été élaborés dans la grande forge de<br />

l’histoire de notre civilisation et ils sont<br />

sous-tendus par de nombreuses lectures<br />

et une relation profonde avec la peinture<br />

d’autrefois. L’ « écriture totale » (l’expression<br />

est de lui) à laquelle il aspire n’est<br />

rien d’autre que ce qui reste une fois que<br />

la mémoire oublieuse a rempli son<br />

office. Il s’agit d’un dépôt de savoir qu’il<br />

utilise dans des œuvres exécutées avec<br />

une grande spontanéité. Force est d’admettre<br />

que ce microcosme si intense, si<br />

haut en couleurs, si touffu, rehaussé d’or<br />

comme les icônes orthodoxes, avec un<br />

étrange mélange de naïveté et de références<br />

aux régions les plus hautes de<br />

notre culture, est d’abord le lieu privilégié<br />

où célébrer la littérature (à travers la<br />

présence de Victor Hugo ou de T.S. Eliot),<br />

de la danse (avec le portrait de Marie-<br />

Claude Pietragalla), de la musique (avec<br />

le buste de Beethoven), de la pensée et<br />

de son audace (avec Friedrich<br />

Nietzsche), de l’art (Warhol et Basquiat<br />

sont ses sujets favoris), des héros de la<br />

Grèce homérique (à commencer par<br />

Achille), tous convoqués dans un jardin<br />

d’Eden peuplé de femmes nues et d’animaux<br />

de toutes sortes. Tout cela s’accompagne<br />

d’une apologie de la boxe, ce<br />

« noble art » qu’il continue à pratiquer et<br />

qui est pour lui l’expression la plus pure<br />

de la pratique artistique telle qu’il la<br />

conçoit.<br />

Enfin, l’écriture est omniprésente dans<br />

la majeure partie de ses compositions<br />

comme si ces espaces disjoints dans les<br />

verso<br />

Le cas Demosthènes Davvétas<br />

21<br />

termes de bonne intelligence de la peinture<br />

étaient maintenus ensemble par un<br />

équilibre miraculeux grâce à ces paroles<br />

inscrites à la surface du papier. En grec<br />

moderne, en français, en anglais, la poésie<br />

de l’artiste est le fruit d’un cosmopolitisme<br />

revendiqué car il ne reconnaît<br />

aucune autre patrie digne de ce nom que<br />

celle de l’art – les autres, celle de son origine,<br />

celle qui est désormais la terre où il<br />

a choisi de vivre et enfin celle qui lui permet<br />

d’être chez eux un peu partout dans<br />

le monde n’existant plus que de manière<br />

relative.<br />

La quête intérieure de Démosthènes<br />

Davvetas est sous-entendue par le désir –<br />

cet éros élevé au rang de deus ex<br />

machina d’un transport de l’âme se<br />

matérialisant au cours d’un combat à la<br />

loyale qu’il mène avec une plume ou un<br />

pinceau au bout des doigts ou, sinon, des<br />

gants noués aux poignets. •


verso<br />

arts et lettres<br />

22<br />

Ce titre, dans Libération du<br />

20-21/5, au moment où je<br />

m’apprête à boucler cet<br />

article, a attiré mon œil. Il<br />

s’agit de la «révolte» des<br />

flics municipaux de Cannes,<br />

rien d’exceptionnel donc,<br />

tant ces polices municipales<br />

sont à la limite, et souvent<br />

du mauvais côté de ladite<br />

limite, du droit. Déjà que la<br />

Police Nationale flirte souvent<br />

avec cette limite, mais<br />

n’insistons pas trop, le premier<br />

flic de France, le nain<br />

de jardin cocu et hargneux<br />

est en route de sa banlieue<br />

vers l’Élysée, autant s’y préparer.<br />

Ce qui était intéressant<br />

dans cet article et qui a un<br />

rapport avec cette chronique<br />

est la mention de la manifestation,<br />

solitaire cette<br />

fois, de Min Sik-choï, acteur<br />

coréen -le seul là-bas qui ne<br />

s’appelle pas Park, Lee ou<br />

Kim- contre «les négociations<br />

entre les États-Unis et<br />

la Corée pour que le quota<br />

de films nationaux tombe de<br />

40 à 20%». Vous avez bien<br />

lu, les USA exigent que pas<br />

plus que 20% des films diffusés<br />

sur leurs propres<br />

écrans soient des films<br />

coréens. Ce qui, nous<br />

l’avons compris, ramène la<br />

part des films «étrangers»,<br />

c’est à dire des USA, à 80%.<br />

Pour qui s’étonnera encore<br />

de mon indignation, se référer<br />

aux accords Blum-<br />

Byrnes de 1947 conditionnant<br />

l’octroi du Plan<br />

Marshall à la France à une<br />

similaire manipulation.<br />

« Chérie, j’veux pas rater<br />

Télé-Foot»<br />

(Renaud)<br />

Allez le Stade, Bateux,<br />

l’Homme du Match<br />

J.-C. Muracciole<br />

Éd. Montparnasse<br />

Maradona<br />

Arte Vidéo<br />

Pour ceux qui ont été enfants,<br />

ou adolescents, dans les<br />

années cinquante, alors que<br />

la télévision publique<br />

française ne comportait<br />

qu’une chaîne, en noir et<br />

blanc, son alimentation<br />

étant, dans les villages privés<br />

d’électricité, assurée par des<br />

dynamos de bicyclettes ou<br />

même des bougies, le Stade<br />

de Reims est un nom<br />

magique. Pour les plus<br />

jeunes ayant continué à<br />

considérer le foot comme un<br />

sport, Maradona est LE plus<br />

grand joueur du XX e siècle,<br />

y’en avait pas au XIX e !<br />

Alors que, lorsque ces lignes<br />

sont écrites, quelques<br />

milliards (oui, milliards !) de<br />

gens organisent déjà leur<br />

emploi du temps de juin et<br />

juillet 2006, s’apprêtant<br />

chacun à perdre des dizaines<br />

d’heures devant leur bouche<br />

d’égout audiovisuelle, mais<br />

chacun occupe son temps<br />

comme il veut ou peut, et j’ai<br />

ces deux DVD à<br />

« chroniquer » !<br />

Me faire ça à moi ! Moi qui,<br />

dans ma si longue vie, n’ai vu<br />

que 2 matches à la télé et un<br />

seul « en vrai ». J’y étais<br />

obligé, dans une ville de<br />

province de l’Est de la<br />

France, un match à l’issue<br />

duquel je pus admirer la<br />

classe des supporters à<br />

l’égard de leur équipe<br />

vaincue, dont des pétasses en<br />

fourrure qui leur balançaient<br />

des insultes à caractère<br />

nettement homophobe, en<br />

tous cas d’un niveau<br />

éloquent. C’était à Nancy.<br />

Quand j’étais petit, on parlait<br />

Les DVD<br />

Mais que fait la police ?<br />

Par Guillaume de Boisdehoux<br />

de Kopa, Fontaine. Il y a<br />

8 ans, déjà, c’était Zidane.<br />

Voilà à peu près l’étendue de<br />

ma connaissance « affichée »<br />

du foot. Mais, comme pour la<br />

télé que je ne regarde pas, si<br />

je n’ai pas de « poste », je sais<br />

ce qui s’y passe. Je lis les<br />

journaux.<br />

Je vois que les milliards de<br />

gogos qui vont croire que le<br />

foot est un sport ces<br />

prochaines semaines ne<br />

veulent pas voir que, comme<br />

le Tour de France qui va<br />

suivre, ce « sport » est pourri,<br />

gangrené jusqu’à la moelle,<br />

nauséabond : le fric, les<br />

matchs arrangés, les arbitres<br />

achetés, les joueurs drogués.<br />

Ce n’est pas un sport, c’est<br />

une mafia, qui enrichit les<br />

riches sponsors, joueurs,<br />

clubs et agents divers et<br />

appauvrit, dans des<br />

proportions équivalentes<br />

selon la célèbre loi du<br />

marché, les déjà pauvres qui<br />

se fendent d’un billet de<br />

stade, d’une redevance<br />

scandaleuse (oui à la<br />

redevance, mais sans pub<br />

sur le service public !) et<br />

achètent les merdes vendues<br />

avec ces jeux du stade. On va<br />

mettre tout le « calcio » en<br />

taule bientôt en Italie !<br />

En 1998, alors que j’avais<br />

d’autres soucis en tête au<br />

moment de cette Coupe du<br />

Monde gagnée par la France<br />

(tiens, la France a gagné en<br />

France, si l’Allemagne gagne<br />

celle-ci, je ne serai qu’à<br />

moitié surpris…), il n’y avait<br />

pas une table de troquet qui<br />

ne fût transformée par un<br />

distributeur de merde<br />

liquide à bulles (client favori<br />

du bétonneur de TF1) en<br />

« vitrine horizontale » avec<br />

ballons aux couleurs de<br />

ladite merde. Que les<br />

Allemands récupèrent tout<br />

ça, fassent marcher leurs<br />

bordels et qu’on en parle<br />

plus.<br />

Le contraste entre les deux<br />

DVD est saisissant, c’est celui<br />

entre deux époques, et il<br />

faudrait ajouter les années<br />

2000 pour obtenir un<br />

panorama plus complet. En<br />

1958-1960, on parle d’une<br />

équipe, Reims, faite de « gars<br />

du coin », même si Kopa est<br />

fils d’émigré polonais. Je<br />

renvoie à un dessin, intitulé<br />

« immigration choisie », qui<br />

me fait encore rire (jaune) du<br />

Canard Enchaîné. Devant un<br />

guichet d’immigration, un<br />

grand individu à forte<br />

pigmentation décline son<br />

identité à l’employé, à faible<br />

pigmentation lui, de l’autre<br />

côté du guichet : « Einstein,<br />

Mamadou Einstein ». Génial.<br />

Mais les Polonais étaient à<br />

faible pigmentation, au<br />

moins quand ils avaient pris<br />

leur douche après le travail<br />

dans la mine. Ils étaient<br />

moins chers que des<br />

Français « de souche », n’estce<br />

pas Mme Parisot ! Un petit<br />

club, local, qui devient le<br />

meilleur de France puis un<br />

des meilleurs d’Europe et du<br />

monde. Merveilleuse<br />

histoire, déjà un « transfert »,<br />

Kopa part au Real Madrid,<br />

avec Di Stefano et sa bande.<br />

Quant à Maradona, qu’il ne<br />

faut pas confondre avec une<br />

chanteuse américaine, c’est<br />

la si typique histoire d’un<br />

pauvre gars des bidonvilles<br />

de Buenos Aires (choisir<br />

toute autre ville immense du<br />

Tiers-Monde pour un autre<br />

exemple, ça marche<br />

toujours) qui est un virtuose<br />

du ballon, du dribble, du<br />

jonglage avec cette petite<br />

boule qui fait marcher le<br />

monde. Sa carrière est<br />

météorique, il est le seul<br />

joueur de foot (= pied en<br />

Anglais) à marquer de la<br />

main sans se faire prendre<br />

par l’arbitre (qui regardait<br />

ailleurs) et qui peut déclarer<br />

que c’est « la main de Dieu ».<br />

Faut l’faire. Le système du<br />

fric est dénoncé, les foules<br />

proches de l’hystérie<br />

religieuse sont<br />

consternantes, le petit gars<br />

devient obèse et cardiaque,


BRANDON<br />

Frédéric<br />

Vivement la fin des vacances<br />

Technique mixte - 73 x 120 cm<br />

Frédéric Brandon est né à Paris en 1943,<br />

où il travaille et vit depuis 1980.<br />

Élève de l’Académie Jullian en 1965 — lieu de<br />

rencontre et d’amitiés fidèles —, diplômé des Beaux<br />

Arts de Paris en 1969, il fut professeur de dessin<br />

au lycée Lakanal.<br />

En 1985, il est invité pour une rétrospective<br />

au musée d’Ashkhabad (Turkmenistan) et au Centre<br />

d’art contemporain (CAC) de Basse-Normandie,<br />

à Hérouville-Saint-Clair, en 1997.<br />

Il expose en mars 2005 à la galerie Pascal Gabert<br />

à Paris « Vivement la fin des vacances »<br />

Frédéric Brandon fut l’invité de Verso Arts & Lettres<br />

N°26 d’avril 2002.<br />

Frédéric Brandon


verso<br />

arts et lettres<br />

24<br />

c’est Castro qui le sauve, c’est<br />

dire ! Je suis bien content que<br />

la prochaine coupe du<br />

Monde se passe chez les<br />

Allemands et j’avoue espérer<br />

très fort une élimination très<br />

rapide de la France. Oui ! On<br />

sera tranquille. Je<br />

revendique très fort ce<br />

souhait, quitte à être attaché<br />

devant un poteau avec un<br />

buteur qui me mitraille de<br />

ballons. Je demanderai alors<br />

un direct à 20h.<br />

Je recommande ces films,<br />

même si on est pas fana de<br />

foot. Très bien faits, celui sur<br />

Reims est attendrissant<br />

–nostalgie ! -, l’autre<br />

également très bien fait, sans<br />

pudeur.<br />

Les Amants réguliers<br />

Philippe Garrel<br />

2004, MK2 Éditions<br />

Après les premières images,<br />

le Quartier Latin en flammes<br />

et les « protagonistes » luttant<br />

à « armes égales », CRS avec<br />

matraques et canons à gaz<br />

lacrymogène, étudiants avec<br />

ce qu’ils trouvaient par terre,<br />

j’ai dû reprendre le dossier<br />

pour m’assurer qu’il ne<br />

s’agissait pas d’un<br />

documentaire. L’absence de<br />

tremblement de l’image<br />

m’avait mis la puce à l’œil, si<br />

je peux dire, j’en ai eu la<br />

confirmation, il s’agit bien<br />

d’un film tourné en 2003-<br />

2004. Visionnant ce film<br />

début avril 2006, j’ai été<br />

frappé par l’extraordinaire<br />

ressemblance entre les CRS<br />

d’alors et ceux d’aujourd’hui.<br />

Mêmes gueules de brutes,<br />

mêmes attitudes de cow-boys<br />

libérés de toute consigne<br />

d’apaisement ou de menace<br />

de contrôle (« tapez, je vous<br />

couvre » étant la devise de<br />

chaque ministre de<br />

l’intérieur de droite), même<br />

impression de fascisme en<br />

1968 et en 2006. Faut-il en<br />

déduire que les CRS se<br />

reproduisent, se clonent ?<br />

Pourquoi pas ? Qui peut avoir<br />

envie de se cacher derrière<br />

un uniforme, sans que son<br />

identité puisse être connue<br />

(problème relevé par le<br />

Commissaire Européen dans<br />

son rapport sur les prisons<br />

en France, et grave<br />

manquement aux règles de la<br />

démocratie), qui peut avoir<br />

envie de « casser du jeune »<br />

sinon les fils des mêmes<br />

tarés, avinés, abrutis qui<br />

attendent en somnolant dans<br />

leurs cars garés cul à cul<br />

mais dont le moteur reste en<br />

marche ! Les gueules de ces<br />

boutonneux à moins de<br />

30 ans (mais quelle fille veut<br />

baiser un CRS ! ?), bouffis par<br />

l’alcool après (faut bien<br />

compenser l’absence<br />

d’affection, n’est-ce pas ! ?),<br />

sont les mêmes : des brutes,<br />

des abrutis, des cogneurs,<br />

aussi peu soucieux de la loi<br />

qu’un militaire, forts de leur<br />

impunité.<br />

Et si les CRS se reproduisent,<br />

alors les ministres de<br />

l’Intérieur en font autant.<br />

Marcellin serait le père de<br />

Pasqua et le grand-père de<br />

Sarko, le nain facho qui ne<br />

rêve que d’une société où<br />

l’on flique les enfants dès la<br />

maternelle, tiens, suggéronslui<br />

le tatouage pour<br />

reconnaître plus facilement<br />

les « fauteurs de troubles »<br />

plus tard. Ça a déjà été fait, il<br />

ne connaît pas l’histoire.<br />

Ce film est un des plus beaux<br />

que j’ai vus depuis très<br />

longtemps. Il ne faut pas le<br />

manquer, l’histoire d’amour<br />

est belle, belle comme<br />

devrait être l’amour, me<br />

semble-t-il.<br />

Tchernobyl, la vie<br />

contaminée<br />

D. Desramé et D. Maestrali<br />

Éd. Montparnasse<br />

Quelques jours avant les<br />

législatives de 1986, un<br />

certain Laurent F., alors<br />

Premier Ministre, mais déjà<br />

futur amateur de carottes<br />

râpées, de Star’Ac, de<br />

balades en moto (louée pour<br />

les photos), et qui devint<br />

l’adversaire acharné d’une<br />

Constitution pour l’Europe à<br />

la seule fin de se<br />

« positionner » pour une<br />

élection présidentielle,<br />

récipiendaire d’un œuf à la<br />

Fête de l’Humanité qui suivit<br />

ce référendum, déclarait à<br />

peu près ceci : « Le nuage<br />

radioactif s’arrête à la<br />

frontière de la France. »<br />

Quand je pense à Tchernobyl,<br />

je pense à ce petit mec dont<br />

l’ambition a tué l’intelligence<br />

et qui reste incapable de<br />

mesurer le degré de haine<br />

qu’il s’est attiré. Et ce ne sont<br />

pas ses affidés de<br />

l’Assemblée ou de la Seine-<br />

Maritime qui oseraient le<br />

contredire : il les a achetés,<br />

avec des postes, comme un<br />

chef mafieux sait le faire.<br />

Enfin, il ne sera pas PR (G.<br />

Rondot), lui qui demanda<br />

tout haut, quand l’hypothèse<br />

de la candidature Royal<br />

devint « palpable » : « Mais qui<br />

va garder les enfants ? ».<br />

Il a rejoint le club des vieux<br />

cons machos d’honneur,<br />

dont Galouzeau (DdV) qui<br />

déclara « la France a les<br />

cuisses écartées. Elle attend<br />

qu’on la baise. Ça fait<br />

longtemps qu’on ne l’a pas<br />

honorée ! », (quelle<br />

débandade, mot juste, avec le<br />

CPE et Clearstream !) ou la<br />

paire impayable de clowns<br />

fachos (futur ou ex-facho,<br />

toujours facho), Sarko et<br />

Longuet, au salon de<br />

l’agriculture, dégoisant des<br />

propos ignobles sur Roselyne<br />

Bachelot sans savoir qu’ils<br />

étaient « live » à la radio. Les<br />

cons ! Fossilisés dans leur<br />

machisme.<br />

Bachelot n’est d’ailleurs pas<br />

mon idéal féminin, je lui<br />

préfère MAM, et j’avoue ne<br />

pas désespérer, comme<br />

Brassens en son temps, de<br />

commettre les pires<br />

« cochoncetés »,<br />

mutuellement consenties<br />

bien sûr, avec une générale,<br />

au moins une colonelle, pas<br />

au-dessous de capitaine en<br />

tout cas, qui ne garderait que<br />

son képi !<br />

J’ai, pour ceux que ça<br />

intéresse, une photo de<br />

Longuet avec barre de fer ou<br />

manche de pioche sur le<br />

Boulevard Saint-Michel en<br />

1968, ça doit lui manquer. Il<br />

y avait ses potes du GUD,<br />

Madelin et Léotard, « pas<br />

celui qui buvait, celui qui<br />

aurait dû ».<br />

Ils sont pathétiques ces<br />

guignols, mais tellement<br />

moins drôles que le vrai<br />

Guignol, pas notre PR, un<br />

vrai, un dur, qui préside,<br />

promulgue et suspend<br />

comme personne ne sait le<br />

faire. Il faudrait l’envoyer sur<br />

le Clémenceau, il<br />

s’amuserait, on peut faire du<br />

patin à roulettes sur le pont.<br />

Avec l’amiante qu’il a entre<br />

les oreilles, il ne risque rien.<br />

Comment se moquer de Bush<br />

ou de Berlusconi avec<br />

Chirac ? L’année qui vient va<br />

être intéressante. J’attends<br />

les dérapages, l’insécurité<br />

« croissante » – par et pour le<br />

nain de Neuilly avec l’aide<br />

des JT -, les bagarres de chef,<br />

à droite et à gauche. Les<br />

mêmes cons et connes seront<br />

encore incapables de<br />

compter jusqu’à 50 et<br />

s’amuseront avec leur<br />

bulletin de vote au premier<br />

tour. Il ne sauront toujours<br />

pas faire la différence entre<br />

une élection présidentielle<br />

(DEUX tours, LES DEUX<br />

meilleurs scores aux second<br />

tour, bande de tarés !) et une<br />

élection municipale,<br />

proportionnalité des élus au<br />

Conseil municipal. Ils vont<br />

nous refaire le coup de 2002,<br />

ces amoureux d’un tel ou<br />

d’une telle, parce qu’il a une<br />

gueule sympa (Besancenot),<br />

ou parce qu’elle est « femme<br />

et noire » (Taubira), parce<br />

qu’elle fait rire avec ses<br />

« Travailleuses, travailleurs ! »<br />

(Laguillier), parce qu’il est<br />

contre l’euro (Chevènement)<br />

etc…<br />

Finalement, je me demande<br />

si la démocratie


eprésentative est bien le<br />

meilleur système. Je verrai<br />

bien un Empire revenir. Ce<br />

serait plus simple. Il faudrait<br />

un bon Empereur, qui ne soit<br />

pas marqué par des<br />

scandales, pas trop porté sur<br />

la haine de l’Anglais (ça ne<br />

paie pas !), quelqu’un de<br />

bien, comme moi, tiens, au<br />

hasard.<br />

Oui, c’est une bonne idée, je<br />

pense que je devrais faire<br />

don de ma personne à la<br />

France. Il y a du boulot, c’est<br />

sûr, mais je me sens prêt, je<br />

suis plus grand que Villepin<br />

et j’ai aussi une particule,<br />

alors pourquoi pas. Ca<br />

rendrait mes parents fiers, je<br />

donnerais à mes frères<br />

quelques états européens,<br />

même s’ils ne le méritent pas<br />

tous, mais ça leur fera plaisir<br />

et mon fils sera élevé avec<br />

une claire idée de son avenir.<br />

Les premières mesures que<br />

je prendrai seront simples et<br />

efficaces :<br />

- Limitation de l’âge pour les<br />

élus à 65 ans, sauf pour moi,<br />

Inscription de leur nom sur<br />

tous les uniformes de flics de<br />

France, pour savoir à quel<br />

connard on a à faire,<br />

Inéligibilité pour 10 ans de<br />

tous les maires et conseillers<br />

municipaux qui ne<br />

respectent pas la loi exigeant<br />

20 % de logements sociaux<br />

dans chaque ville,<br />

Parité absolue hommes<br />

femmes dans toutes les<br />

assemblées élues, dans tous<br />

les tribunaux aux Affaires<br />

Familiales,<br />

Vente des palais nationaux<br />

aux enchères et relogement<br />

des ministères en couronne<br />

de Paris,<br />

Suppression des chauffeurs<br />

et voiture officielle format<br />

« Mégane », pas plus,<br />

Obligation de changer les<br />

parcs automobiles de toutes<br />

les administrations en<br />

énergie électrique sous six<br />

mois,<br />

Libération immédiate de<br />

tous les détenus en<br />

préventive et application du<br />

principe « une cellule par<br />

condamné »,<br />

Suppression de l’Armée (sauf<br />

les quelques officières<br />

supérieures évoquées plus<br />

haut),<br />

Transformation des casernes<br />

en ateliers d’artistes et<br />

logements sociaux,<br />

Suppression du port d’armes<br />

chez les flics (comme en<br />

Angleterre !),<br />

Rétablissement d’un<br />

« service national », nonmilitaire<br />

mais civil, de 6 ou 9<br />

mois, pour tous les garçons<br />

et filles de 18 ans, sans la<br />

moindre possibilité d’y<br />

couper, afin de nettoyer les<br />

forêts, d’aider dans les<br />

hôpitaux et hospices, écoles,<br />

avec lever à 6 heures le<br />

matin, apprentissage de la<br />

conduite automobile,<br />

instruction civique et<br />

alphabétisation obligatoires.<br />

Suppression de tous les<br />

journaux télévisés par des<br />

chaînes acceptant la pub.<br />

Suppression de la pub pour<br />

toutes les chaînes publiques.<br />

Mutation de Patrick Poivre à<br />

la météo sur FR3 Limousin.<br />

Élévation du Gloupier à<br />

l’Ordre de Grand Croix de la<br />

Légion d’Honneur.<br />

Limitation de l’écart entre les<br />

salaires à 1 – 10.<br />

J’en ai d’autres, pour les<br />

candidats en quête de<br />

programme, écrivez à la revue.<br />

À part ça, Tchernobyl, ça fait<br />

froid dans le dos. Si les Verts<br />

n’étaient pas aussi nuls, je<br />

voterais presque pour eux.<br />

Mourir à Madrid<br />

Frédéric Rossif (1963)<br />

Éditions Montparnasse<br />

Soixante-dix ans, déjà et que<br />

reste-t-il de cette guerre<br />

effroyable que fut la Guerre<br />

Civile Espagnole ? Le DVD 2<br />

du coffret, « Spanish<br />

Holocaust », le montre bien :<br />

il reste chez la droite<br />

espagnole contemporaine,<br />

héritière de Franco et des<br />

Nazis, la très nette volonté et<br />

le souci omniprésent de<br />

FAIRE OUBLIER ce qui s’est<br />

passé. Et ce qui s’est passé<br />

est, soixante-dix ans après,<br />

toujours aussi effroyable.<br />

Reprenons : en 1931,<br />

élections libres, dans un pays<br />

de 20 millions d’habitants<br />

touché à 50 % par la<br />

pauvreté. Plus de la moitié<br />

du pays appartient à moins<br />

de 20 % de la population. Le<br />

salaire moyen vaut 3 kilos de<br />

pain. L’Église, j’y reviendrai,<br />

est partout et très puissante.<br />

C’est à la majorité absolue<br />

que la gauche gagne, une<br />

gauche unie, en un Frente<br />

Popolar. C’est la démocratie.<br />

Le roi abdique, une<br />

République naît.<br />

Une Démocratie ? Comment ?<br />

Attention, ce doit être une<br />

erreur. Vous êtes sûr ? Ces<br />

pauvres, illétrés pourraient<br />

souhaiter la démocratie ?<br />

Allons! l’Église, les bourgeois<br />

et l’armée n’aiment pas ça,<br />

pas du tout. De l’armée, que<br />

peut-on attendre? RIEN, on<br />

sait. Un général n’est jamais<br />

qu’un militaire qui a tué, ou<br />

essayé de tuer, ou ordonné de<br />

tuer plus longtemps que ses<br />

subordonnés. D’ailleurs en<br />

Espagne à l’époque, il y a un<br />

général pour 100 trouffions,<br />

un peu comme ici<br />

aujourd’hui, ils sont même<br />

plus, un étoilé pour 85<br />

hommes. Et l’Église? On<br />

pourrait, naïvement, imaginer<br />

que le « message du Christ », à<br />

base d’amour, de respect des<br />

faibles et des pauvres, du rejet<br />

de la violence, aurait guidé<br />

l’Église espagnole, si présente.<br />

Tu parles! Avant que sa Saleté<br />

le Pape (c’est exprès) de<br />

l’époque fasse preuve de son<br />

immense courage en fermant<br />

sa grande gueule devant les<br />

Allemands pendant la joyeuse<br />

guerre mondiale qui allait<br />

suivre, il s’entraîne en<br />

coopérant, sans la moindre<br />

hésitation, non seulement<br />

avec la noblesse et la<br />

bourgeoisie espagnoles (ça a<br />

toujours été comme ça, ça ne<br />

changera pas, des ex-MRP<br />

français à la branche<br />

«chrétienne» du Front<br />

National), non seulement, en<br />

vertu de l’alliance sacrée entre<br />

le sabre et le goupillon, avec<br />

l’armée, sur le modèle<br />

hiérarchique de laquelle elle<br />

est, elle-même structurée,<br />

mais avec les Nazis sans<br />

lesquels Franco et sa bande de<br />

fascistes n’auraient jamais<br />

«gagné» cette guerre. Un<br />

million de morts. Il faut voir<br />

les images de ces curés,<br />

courageusement affublés de<br />

grandes cagoules pointues<br />

afin de respecter leur<br />

anonymat, les fumiers,<br />

comme ceux du Ku-Klux-<br />

verso<br />

Les DVD<br />

25<br />

Klan, d’autres « Chrétiens »<br />

tellement attachés aux<br />

« valeurs » de l’Occident, oui,<br />

tiens, le parti de Léotard,<br />

Longuet, Madelin en 1968<br />

dans les mêmes années<br />

soixante, filmés par Rossif<br />

dans les années soixante.<br />

Édifiante, la « Sainte Église » !<br />

C’est à donner envie de<br />

vitrifier le Vatican une fois<br />

pour toutes !<br />

Et cette guerre n’en fut pas<br />

une « ordinaire ». Les<br />

Allemands y<br />

expérimentèrent diverses<br />

joyeusetés qui les rendirent<br />

célèbres lors des<br />

réjouissances à venir, dont le<br />

bombardement de civils à<br />

seule fin d’intimidation, le<br />

« carpet bombing » (tapis de<br />

bombes) sur des villes vidées<br />

de leurs hommes,<br />

n’atteignant que les femmes<br />

et enfants et vieillards,<br />

enseignant aux phalangistes<br />

les pratiques des fosses<br />

communes où furent<br />

entassées les fusillés<br />

désignés au hasard (10 % de<br />

la population d’un village,<br />

par exemple). Une sorte de<br />

répétition générale, Danke<br />

Schön Franco.<br />

Outre ces faits immondes et<br />

la coopération très active de<br />

l’Église à ces massacres,<br />

60 ans après, la droite<br />

espagnole, avec le joyeux<br />

Aznar, bien connu pour sa<br />

soif de vérité lors des<br />

attentats de Madrid de 2003<br />

qu’il attribua, erreur funeste,<br />

à l’ETA, avait coupé les<br />

subventions aux associations<br />

qui, se substituant au service<br />

public, essayaient de<br />

découvrir où avaient été<br />

entassés des milliers de<br />

corps dans les fosses<br />

communes. Les<br />

« vainqueurs », les fascistes,<br />

ont profité, et profitent<br />

encore, par leurs<br />

descendants, des prébendes<br />

habituelles, pensions,<br />

bureaux de tabac, guichets de<br />

loterie (ONCE en Espagne)<br />

pour ses anciens<br />

combattants. Les autres,<br />

vaincus, encore ces<br />

dernières années, n’ont pas<br />

le droit de demander un<br />

certificat de décès pour leur<br />

père, mère, oncle, tués d’une<br />

balle dans le dos – admirons


verso<br />

arts et lettres<br />

26<br />

le courage des tireurs- et<br />

jetés pêle-mêle dans ces<br />

fosses communes. Ici, le DVD<br />

2 est terrible. On voit des<br />

bourgeois de nos jours<br />

« regretter que le Diable<br />

inspire ces femmes et hommes<br />

à remuer le passé ».<br />

Déclaration faite à la sortie<br />

de la messe.<br />

Une devinette : comment<br />

différencier une foule de<br />

pauvres d’une foule de<br />

riches, Frente Popolar ou<br />

supporters de Franco ? les<br />

dents ! Les seconds pouvaient<br />

se payer le dentiste et<br />

bouffaient correctement, pas<br />

les pauvres. C’est toujours<br />

comme ça.<br />

Ni Putes Ni Soumises<br />

Margherita Caron<br />

MK2<br />

Preuve de la vitalité de la<br />

démocratie, de la capacité à<br />

réagir de ceux que certains,<br />

en les marginalisant, vouent<br />

aux barbus complices d’un<br />

état policier, lui-même allié<br />

du Front National dans ses<br />

idées les plus extrêmes, ce<br />

film est, avant tout,<br />

émouvant, bouleversant<br />

même. Pour vous dire, j’ai<br />

voulu adhérer le lendemain<br />

pour être Ni Pute Ni<br />

Soumise. Que les faux culs<br />

racistes de la LDH et autres<br />

organisations, d’extrême<br />

gauche, faussement<br />

angéliques et bien pensantes<br />

arrêtent de tenter de nous<br />

culpabiliser : les Islamistes<br />

font tout pour ramener la<br />

femme au rang de bête. Je<br />

cite Wafa Sultan,<br />

psychologue, Syrienne vivant<br />

aux USA, sur Al Jezira, le<br />

21/02/06 :<br />

« Le clash dont nous sommes<br />

témoins autour du monde<br />

n’est pas un clash de<br />

religions, ou un clash de<br />

civilisations.<br />

C’est un clash entre une<br />

mentalité qui appartient au<br />

Moyen-Âge et une autre<br />

mentalité qui appartient au<br />

XXI e siècle.<br />

C’est un clash entre la<br />

civilisation et le retour en<br />

arrière, entre le civilisé et le<br />

primitif, entre la barbarie et la<br />

rationalité.<br />

C’est un clash entre la liberté et<br />

l’oppression, entre la<br />

démocratie et la dictature.<br />

C’est un clash entre, d’une part<br />

les droits de l’homme, et d’autre<br />

part la violation de ces droits.<br />

C’est un clash entre ceux qui<br />

traitent les femmes comme des<br />

bêtes et ceux qui les traitent<br />

comme des êtres humains.<br />

Les civilisations ne clashent<br />

pas, elles sont en compétition<br />

Les Musulmans sont ceux qui<br />

ont commencé ce clash des<br />

civilisations. Le prophète de<br />

l’Islam a dit : « J’ai reçu<br />

l’ordre de combattre les gens<br />

jusqu’à ce qu’ils croient en<br />

Allah et Son Messager. »<br />

Quand les Musulmans ont<br />

divisé les gens entre<br />

Musulmans et non<br />

Musulmans et appelé à<br />

combattre les autres jusqu’à<br />

ce qu’ils croient ce en quoi<br />

eux-mêmes croient, ils ont<br />

commencé ce clash et<br />

commencé cette guerre.<br />

Je ne suis pas une Chrétienne,<br />

une Musulmane ou une Juive.<br />

Je suis une personne laïque. Je<br />

ne crois pas au surnaturel,<br />

mais je respecte le droit des<br />

autres d’y croire.<br />

On n’a jamais vu un seul Juif<br />

s’exploser dans un restaurant<br />

allemand.<br />

On n’a jamais vu un seul Juif<br />

détruire une église.<br />

On n’a jamais vu un seul Juif<br />

protester en tuant des gens.<br />

Les Musulmans ont<br />

transformé trois statues de<br />

Buddha en poussière. On a<br />

jamais vu un bouddhiste<br />

brûler une mosquée, tuer un<br />

musulman ou brûler une<br />

ambassade. Seuls les<br />

musulmans défendent leurs<br />

croyances en brûlant des<br />

églises en tuant des gens ou<br />

détruisant des ambassades.<br />

Cette voie n’apportera aucun<br />

résultat. Les musulmans<br />

doivent se demander ce qu’ils<br />

peuvent faire pour le genre<br />

humain, avant de demander<br />

que le genre humain les<br />

respecte. »<br />

Bon, faudrait pas non plus<br />

qu’on me rapproche du<br />

clown vendéen à particule!<br />

Là est le problème<br />

aujourd’hui: avoir une idée et<br />

ne pas forcément être associé<br />

à tous ceux qui partagent<br />

cette idée ou une part de<br />

celle-ci, refuser et réfuter<br />

l’amalgame. Mais avec le<br />

vomi de JT de 20 heures qui<br />

tient lieu de «culture» voire<br />

de «pensée» à de plus en plus<br />

de gens, et c’est partout, ça<br />

devient dur, très dur! Si vous<br />

n’avez pas vu ce film et si<br />

vous ne voulez pas mourir<br />

idiot, allez tout de suite<br />

l’acheter.<br />

Une Romance Italienne<br />

Carlo Mazzacurati<br />

Pyramide Productions<br />

TF1 Vidéo<br />

Avec un titre pareil,<br />

comment résister à l’envie<br />

de demander ce film aux<br />

attachés de presse ! ? Je n’ai<br />

pas résisté et j’ai bien fait.<br />

Une belle histoire d’amour,<br />

bien filmée, dans ce qui est<br />

peut-être le plus beau<br />

paysage du monde, la<br />

Toscane en 1936. La dame<br />

(Maya Sansa) qui joue<br />

l’héroïne est, comment dire,<br />

sublime, magnifique et elle<br />

joue bien, ce qui ne gâche<br />

rien, tout comme l’acteur<br />

principal (Stefano Accorsi).<br />

Après tout, il n’y a pas que<br />

l’horreur dans ce monde.<br />

My Summer of Love<br />

Pawel Pawlikowski<br />

Take Partneship<br />

TF1 Vidéo<br />

Contrairement à ce qu’en dit<br />

le communiqué de presse,<br />

mais selon moi, il n’y a<br />

aucune perversité dans ce<br />

merveilleux film anglais (le<br />

réalisateur vient de Pologne<br />

mais son film est tellement<br />

anglais que ça ne se voit<br />

pas !). Dans une minuscule<br />

bourgade anglaise, un frère<br />

et une sœur partagent leur<br />

vie entre le pub du frangin et<br />

l’inaction de la fille en<br />

vacances. Quand le frère,<br />

« born again », vide les<br />

bouteilles de gnôle dans<br />

l’évier et devient un de ces<br />

allumés qui passent leur<br />

temps à dire Allelujah en<br />

écartant les bras, la gamine<br />

sait que c’est foutu. Elle<br />

rencontre une gosse de<br />

riches qui s’emmerde autant<br />

qu’elle pendant ses vacances<br />

et avec qui elle vit un bel<br />

amour d’été. Si certains sont<br />

choqués par l’image de deux<br />

belles jeunes filles<br />

s’embrassant (ou deux<br />

hommes !), qu’ils changent<br />

de revue (et de cerveau s’ils<br />

peuvent !).<br />

Pas une once (mesure de<br />

poids anglaise, environ 28<br />

grammes) de vulgarité ou de<br />

facilité ici. Délicatesse,<br />

finesse, humour et qualité<br />

caractérisent ce joyau.<br />

Camera Kids<br />

Les Enfants des Bordels<br />

MK2<br />

Mon ami photographe<br />

<strong>Dominique</strong> <strong>Boniface</strong>, auteur<br />

des portraits de couverture<br />

de VERSO, m’a raconté une<br />

expérience qu’il avait faite<br />

avec des enfants de 6 et<br />

7 ans. Après leur avoir<br />

expliqué les fondements de<br />

la <strong>photographie</strong>, comment la<br />

lumière arrivait sur la<br />

surface sensible, il a équipé<br />

une classe de CP d’appareils<br />

« jetables », simples et de bon<br />

marché. Chaque groupe de<br />

trois enfants avait un thème.<br />

Le résultat fût extraordinaire.<br />

C’est l’expérience qu’a tentée<br />

une photographe<br />

américaine, très américaine<br />

hélas souvent, avec les<br />

enfants (et petits-enfants) des<br />

prostituées du quartier<br />

« réservé » de Calcutta.<br />

Passons sur le côté « bons<br />

sentiments qui évitent de se<br />

poser les vraies questions »,<br />

assez caricaturalement<br />

américain et présent ici et<br />

saluons cette initiative, la<br />

<strong>photographie</strong>, par son<br />

rapport étrange au réel (il<br />

faudrait en parler avec Conti,<br />

notre spécialiste maison)<br />

pouvant changer la vie des<br />

gens. Et, pour ces gosses à<br />

qui aucun autre destin que<br />

pute ou trafiquant, selon le<br />

sexe, est promis, il faut<br />

changer la vie, les sortir du<br />

bordel, les mener à l’école.<br />

Magnifique.


The Weather<br />

Underground<br />

Sam Green & Bill Siegel<br />

MK2<br />

C’est peut-être ici le meilleur<br />

documentaire sur les années<br />

60 – 70 que j’ai jamais vu. Il<br />

est probable que ces<br />

Américains du Student for a<br />

Democratic Society (SDS),<br />

dont certains sont devenus<br />

les Weathermen (gars de la<br />

météo, j’y reviendrai) puis<br />

les Weather Underground<br />

sont responsables de<br />

l’attraction vers « leurs » USA<br />

de jeunes Européens qui n’y<br />

sont arrivés que trop tard,<br />

quand ce taré de vieux clown<br />

Reagan est arrivé au pouvoir,<br />

clôturant ces années 70 en<br />

janvier 1980. Pour tuer la<br />

décennie, un con tua Lennon<br />

le 8 décembre de la même<br />

année, The Dream Was Over.<br />

Je vois d’ici ceux qui, dans le<br />

même souffle, feront appel à<br />

la désormais fameuse « dette<br />

éternelle de nous avoir libéré<br />

des Nazis » et au rappel de<br />

« la seule vraie démocratie au<br />

monde » s’étrangler à la<br />

lecture de ce qui va suivre. Je<br />

sais. Mais passez à l’article<br />

suivant, peut-être qu’un des<br />

hasards de la mise en page<br />

vous fera découvrir un jeune<br />

espoir de la littérature,<br />

Dostoïevski par exemple, ça<br />

s’est vu.<br />

Martin Luther King Jr. figure<br />

sur la liste des hommes à<br />

abattre du FBI. Il est tué en<br />

1968. Les deux frères<br />

Kennedy, dont le premier a<br />

su faire illusion jusqu’à sa<br />

sortie opportune – avant que<br />

sa nullité explose au su de<br />

tous -, ont été tués.<br />

L’apartheid est la réalité<br />

quotidienne aux USA. La<br />

pauvreté chez les pauvres<br />

équivaut à celle des pays du<br />

Tiers Monde. Le massacre<br />

organisé de 3 à 5 millions de<br />

Vietnamiens est une activité<br />

quotidienne qui enrichit les<br />

marchands d’armes (comme<br />

la guerre d’Irak à la<br />

recherche des armes de<br />

destruction massivement<br />

inventées de nos jours). Peu<br />

à peu, cette guerre rend fous<br />

ceux qui parviennent encore<br />

à penser au-delà du vomi<br />

évoqué des JT locaux.<br />

Saluons au passage un grand<br />

homme de télévision, Walter<br />

Cronkite qui, revenu de làbas<br />

et ne lisant plus<br />

seulement son prompteur,<br />

dit publiquement, devant des<br />

dizaines de millions de<br />

téléspectateurs, qu’il faut<br />

l’arrêter, cette guerre.<br />

Les manifestations ne<br />

mènent à rien. C’est la force<br />

de toute dictature molle que<br />

de savoir organiser,<br />

canaliser et donc banaliser<br />

les manifestants qui<br />

deviennent ainsi la preuve -<br />

et l’alibi - prétendu<br />

démocratique. L’Amérique<br />

du Nord sait très bien créer<br />

sa propre fausse<br />

contestation, la vendre<br />

comme preuve de sa<br />

tolérance. Pendant ce temps,<br />

les affaires continuent,<br />

l’exportation de la misère et<br />

de la guerre ne s’arrêtent<br />

jamais, au nom de<br />

l’« american way of life ».<br />

Un groupe quitte le SDS pour<br />

créer les Weathermen. Le<br />

nom vient d’une chanson de<br />

Dylan, « pas besoin de la<br />

météo pour savoir d’où vient<br />

le vent ». Quand les attaques<br />

du FBI s’intensifient, dont<br />

par l’assassinat dans son<br />

sommeil d’un des dirigeants<br />

des Black Panthers, ils<br />

entrent dans la clandestinité<br />

et deviennent « Weather<br />

Underground ». Voulant<br />

passer à la lutte armée, ils<br />

perdent trois membres qui<br />

préparaient leur première<br />

bombe et décident alors de<br />

frapper sans jamais tuer ou<br />

blesser. Ils y parviennent,<br />

avec 25 attentats, locaux de<br />

la police, du FBI, du<br />

gouvernement, de grosses<br />

sociétés exploitant des pays<br />

« sous influence », aux<br />

régimes légalement élus<br />

renversés par les « faiseurs<br />

de paix », Kissinger et autres,<br />

le Chili par exemple.<br />

Trente ans après, la plupart<br />

de ces Weather Underground<br />

sont vivants. Ils parlent de<br />

ces années avec une<br />

intelligence étonnante, une<br />

vérité frappante, une lucidité<br />

admirable. Ils reconnaissent<br />

leurs erreurs, leurs<br />

errements.<br />

Mais pas un ne regrette, pas<br />

même le bouleversant David<br />

Gilbert qui, ayant dérapé<br />

après les Weather<br />

Underground et participé à<br />

une action suivie de mort<br />

d’homme, purge une peine<br />

de « 75 ans minimum » dans<br />

l’État (démocratique !) de<br />

New York. Il sera libérable en<br />

2056. Il parle de tout ça avec<br />

plus que du talent, c’est<br />

émouvant.<br />

C’est un film magnifique,<br />

émouvant, éprouvant aussi,<br />

qu’il faut voir.<br />

Certes, rien n’a changé, les<br />

riches sont encore plus<br />

riches qu’avant et les<br />

pauvres encore plus pauvres<br />

et drogués (par les riches)<br />

mais, puisque révolution il<br />

faillit y avoir, ça peut à<br />

nouveau arriver.<br />

Attention : ne pas confondre<br />

Weather Underground avec<br />

« The Velvet Underground »,<br />

groupe rock de New York<br />

lancé par Andy Warhol avec<br />

Lou Reed, John Cage et la<br />

sublimissime Nico ou<br />

«Weather Report », mythique<br />

groupe de jazz « fusion » des<br />

années 70 de Joe Zawinul et<br />

Wayne Shorter, issus de la<br />

« Miles Davis academy », ce<br />

musicien qui changea LA<br />

musique pour toujours et qui<br />

vit passer, entre autres, le<br />

météoritique et génial Jaco<br />

Pastorius, le « Paganini de la<br />

Fender fretless Jazz Bass ».<br />

Ceci pour plaider, ENCORE,<br />

pour la reconnaissance de la<br />

musique comme un art par<br />

notre revue !<br />

Ma Vie en l’Air<br />

Rémi Bezançon<br />

Mandarin TF1 Vidéo<br />

Finissons sur des fous rires,<br />

dont celui quand, les pieds<br />

sur la table basse devant<br />

l’écran mural avec mon fils<br />

dans la même position, nous<br />

regardons un père et son fils,<br />

dans un canapé et les pieds<br />

sur leur table basse, regarder<br />

un film ensemble ! Ce film est<br />

un des rares beaux films qui<br />

traite si finement du rapport<br />

entre un père et son fils, ici<br />

un fils et son père. Le héros,<br />

né en vol et sa mère ne<br />

survivant pas à cette<br />

verso<br />

Les DVD<br />

27<br />

naissance, se voit offrir un<br />

billet gratuit à vie ! Mais il a<br />

peur de voler, très peur. Il a<br />

aussi peur de décider, de<br />

s’engager et ceci donne une<br />

vie sentimentale très<br />

chaotique.<br />

Plein de tendresse, de rire,<br />

d’humour, de finesse.<br />

Excellent, tiens, on va le<br />

revoir.<br />

Ces jours qui ont changé<br />

le monde<br />

par Le Monde et la BBC<br />

le week-end.<br />

À en juger par le premier<br />

opus de cette nouvelle idée<br />

promotionnelle, à éviter<br />

absolument ! Si même la BBC<br />

en est à faire des images si<br />

racoleuses, c’en est fini. Quel<br />

intérêt y a-t-il à voir en très<br />

gros plan un œuf en train de<br />

frire, sinon de prouver que la<br />

caméra peut le faire ! ? Je n’ai<br />

pas encore compris le « plus »<br />

dans l’évocation du premier<br />

vol des frères Wright. Idem<br />

pour l’écrasement du<br />

dentifrice sur la brosse à<br />

dents (je n’invente rien) d’un<br />

des chefs de la mission<br />

spatiale aboutissant à<br />

l’alunissage. Le plaisir de<br />

partager ce moment de<br />

juillet 1969 avec un enfant<br />

est gâché par cette putasserie<br />

étonnante pour la BBC mais<br />

pas tant pour Le Monde qui<br />

s’enfonce dans la reconquête<br />

éperdue de ses nombreux<br />

lecteurs qui ont compris,<br />

enfin, qu’il ne mérite plus<br />

son nom. C’est Le Monde qui<br />

a massacré le DVD de Fellini<br />

en n’offrant pas le choix de la<br />

VOST (Version Originale<br />

Sous-Titrée), il récidive ici en<br />

offrant que la version<br />

française ou anglaise, mais<br />

pas de VOST. La version<br />

sonore française est<br />

pathétiquement nulle, avec<br />

d’énormes contresens par<br />

rapport à l’original, dite par<br />

une « actrice » à qui il a<br />

manqué les cours de diction<br />

ET le petit pois dans la tête<br />

pour comprendre ce qu’elle<br />

dégoise. C’est affligeant.<br />

C’est Le Monde. CQFD. •


verso<br />

arts et lettres<br />

28<br />

Éloge de la mémoire<br />

Flammarion poursuit la publication<br />

des monographies d’artistes du<br />

passé dans la collection baptisée « Les<br />

Classiques de l’art ». On y trouvera un<br />

«Les Classiques de l’art»,<br />

Flammarion,<br />

192 p., 9,95 €<br />

Piero della Francesca, présenté par<br />

Pietro Allegretti, un Titien, introduit par<br />

Sylvie Béguin, Caravage, qui offre une<br />

surprise : c’est le peintre Renato Guttuso<br />

apôtre du réalisme dans l’Italie de<br />

l’après guerre, qui est l’auteur de la préface.<br />

Enfin, un Cézanne est doté d’un<br />

très beau texte du poète Alfonso Gatto.<br />

Sans doute cette collection ne peut pas<br />

remplacer les « Classiques de l’art »<br />

qu’avait créés Rizzoli, que Flammarion<br />

avait repris, et qui se singularisaient par<br />

d’excellents et utiles catalogues raisonnés<br />

en fin de volume. Mais elle offre un<br />

ensemble de monographies soignées,<br />

intelligentes, offrant l’essentiel des<br />

informations utiles à la découverte de<br />

ces artistes.<br />

La série de vingt-cinq émissions que le<br />

regretté Daniel Arasse avait réalisée<br />

pour France Culture vient d’être rééditée<br />

en livre de poche. C’est sans doute l’une<br />

Histoires de peintures,<br />

Daniel Arasse,<br />

«Folio essais», Gallimard<br />

des meilleures initiations que l’on<br />

puisse trouver à la peinture ancienne :<br />

Arasse était non seulement un historien<br />

d’art compétent, mais aussi un narrateur<br />

hors pair. On y retrouve des considérations<br />

sur la relation entre Manet et<br />

le Titien, une histoire raccourcie mais<br />

révélatrice du maniérisme, une digression<br />

sur le rapport paradoxal de Léonard<br />

de Vinci avec la perspective, un commentaire<br />

sur l’interprétation des<br />

Ménines de Vélasquez par Michel<br />

Chroniques des lettres<br />

Chroniques<br />

de l’an VI (3)<br />

Par Gérard-Georges Lemaire<br />

Foucault, etc. En dehors de sa valeur<br />

pédagogique, ce livre est aussi un plaidoyer<br />

en faveur d’une histoire de l’art<br />

débarrassée de toute sortes de préjugés<br />

et de médiocrités.<br />

Toujours chez Flammarion, il faut<br />

signaler la réédition de l’excellente<br />

Invention du corps de Nadeije Laneyre-<br />

Dagen. Cette étude très poussée traite de<br />

L’Invention du corps,<br />

Nadeije Laneyre-Dagen,<br />

«Tout l’art», Flammarion<br />

nombreuses questions que pose la<br />

représentation de la figure humaine<br />

dans l’art occidental. Le premier chapitre<br />

est déterminant dans cette optique<br />

car il traite de l’introduction de l’ombre,<br />

ce qui ne correspond pas seulement à un<br />

problème technique, mais à une conception<br />

de la corporéité. Si le sujet n’est pas<br />

épuisé (comment le serait-il), l’ouvrage a<br />

le mérite de délimiter un vaste champ<br />

d’investigation, de l’expression des émotions<br />

à la figuration de la finitude. En<br />

somme, il doit faire partie de la bibliothèque<br />

de tout honnête homme.<br />

Hautes et basses<br />

modernités<br />

Catherine Millet est bien décidée à<br />

nous enseigner la vérité sur l’art<br />

contemporain. L’ouvrage qu’elle vient<br />

de rééditer, passablement augmenté, est<br />

L’Art contemporain,<br />

histoire et géographie,<br />

«Champs», Flammarion<br />

d’ailleurs tout à fait recevable et représente<br />

une excellente introduction à la<br />

question. Mais elle évite bien de<br />

répondre à la question fondamentale, la<br />

notion d’ « art contemporain » peut-elle<br />

perdurer indéfiniment ? La notion d’art<br />

moderne a duré bien trop elle aussi.<br />

Mais elle avait une excuse historique<br />

sous la forme d’un précédent – la moder-<br />

nité est une attitude par rapport à la<br />

revendication d’un modèle classique (il<br />

y a en fait eu plusieurs querelles des<br />

anciens et des modernes, le romantisme<br />

étant l’une de ses dernières manifestations.<br />

Mais dans le cas présent, le qualificatif<br />

de « contemporain » évite de devoir<br />

cataloguer ce qu’on ne peut cataloguer.<br />

En réalité, la perte du principe d’œuvre<br />

d’art (sauf, étrangement, dans la sphère<br />

de la spéculation) et même de l’existence<br />

de l’art empêche toute possibilité de<br />

trouver de nouveaux termes. Et si l’art<br />

contemporain donne le sentiment de<br />

« coller » à la réalité, il échoue à s’y inscrire.<br />

Avec Millet, ne sommes-nous pas<br />

en train d’assister à l’heure vespérale de<br />

cette idéologie vieillissante dans un<br />

recueillement religieux et inquiet.<br />

L’<br />

heure semble être aux comparaisons,<br />

aux bilans, aux mises en<br />

perspective. Le catalogue de l’exposition<br />

Le Mouvement des images qui s’est tenue<br />

Le Mouvement des images,<br />

Philippe Alain Michaud,<br />

Centre Georges Pompidou<br />

aux Centre Georges Pompidou en est<br />

bien la confirmation. Ce que Philippe<br />

Alain Michaud a entendu démontrer<br />

m’échappe un peu et je n’éprouve guère<br />

l’envie de le découvrir. Je me contente<br />

de constater que les œuvres d’art servant<br />

à sa démonstration sont réduites à<br />

la dimension réductrice de l’image. Il est<br />

vrai que Warhol est parti de clichés – il<br />

n’est que trop logique que ses œuvres<br />

retournent à leur origine. En dehors de<br />

cela, l’intérêt de cette publication est de<br />

comprendre comment le mouvement<br />

(celui des corps, mais aussi celui de l’esprit<br />

et de la narration) s’est traduit dans<br />

les arts plastiques. Mais là, je dois dire<br />

que l’absence des futuristes italiens est<br />

consternant : toute leur révolution esthétique<br />

reposait sur le dynamisme plastique…


L’<br />

artiste irlandais Sean Scully est<br />

sans doute, avec Aurélie Nemours<br />

(qui appartient à une toute autre génération)<br />

l’un des derniers grandes peintres<br />

Sean Scully,<br />

Laure Beaumont Maillet,<br />

«Découvrons l’art», Cercle d’Art<br />

abstraits dans la tradition moderne). Ce<br />

qui fascine chez lui, c’est le mélange subtil<br />

de rigueur dans la construction de<br />

l’espace et la sensibilité qu’il introduit<br />

dans ses plages colorées, une sorte de<br />

vibration et de tremblement infime qui<br />

transpose une émotion absente a priori<br />

de ses architectures formelles. Cet<br />

album constitue une belle initiation à ce<br />

travail.<br />

L<br />

e Musée du Montparnasse a présenté<br />

une exposition rétrospective<br />

de l’artiste espagnol José Morales Tejero.<br />

Il est né dans la région de Cordoba en<br />

Moralès, 50 ans de peinture,<br />

Aubel Art Foundation<br />

1933. Son œuvre est intéressante car<br />

elle présente différents aspects qui résument<br />

l’histoire de l’art espagnol, passant<br />

de la figuration la plus acide à l’abstraction.<br />

Son œuvre récente tente une conciliation<br />

entre les deux domaines avec une<br />

indéniable dimension parodique et auto<br />

parodique et par conséquent une relative<br />

tension intérieure. Un important<br />

catalogue avec des écrits de Sylvie<br />

Buisson, Angel Luis Pérez Villén et<br />

Luciano Caramel restituent ces riches et<br />

complexes cinquante années de peinture<br />

menées dans une solitude soigneusement<br />

cultivée.<br />

Disparu voici peu à l’âge de quatrevingt-six<br />

ans, le sculpteur<br />

Ipoustéguy a laissé derrière lui quelques<br />

surprises. La première est livresque<br />

Guerres du milieu,<br />

Ipoustéguy, La Différence<br />

Ipoustéguy – Chirurgie,<br />

Françoise Monnin,<br />

La Différence<br />

puisqu’il a écrit trois nouvelles au milieu<br />

des années quarante qui ont pour déno-<br />

minateur commun de parler de la dernière<br />

guerre ou, plus généralement des<br />

malheurs de la guerre. Ce livre s’intitule<br />

Les Guerres du milieu et est frappant<br />

pour son mélange gênant de surréalisme<br />

et de réalisme cru. Et puis, on<br />

découvre que cet artiste a également été<br />

peintre – et un peintre tout à fait original.<br />

A la fin des années soixante, il a réalisé<br />

une importante suite de tableaux à<br />

l’huile (mais ce sont d’abord des assemblages)<br />

baptisée Chirurgie. Pourquoi<br />

diable ce titre ? Déjà parce que le blanc<br />

est la couleur dominante – un blanc qui<br />

évoque les hôpitaux. Et puis Ipoustéguy<br />

s’est servi du blanc pour faire apparaître<br />

un monde de mutilés et de gueules cassées,<br />

un monde effroyable avec une<br />

grande quantité de portraits d’hommes<br />

les yeux bandés et dont les membres<br />

sont parfois mutilés. Françoise Monnin<br />

a écrit une préface bien documentée et<br />

très vivifiante qui fait découvrir toutes<br />

sortes de facettes méconnues de ce créateur.<br />

Régis Durand vient de publier le troisième<br />

tome de l’énorme somme<br />

qu’il a écrite sur la <strong>photographie</strong>,<br />

L’Excès et le reste. D’un côté, il a rassem-<br />

L’Excès et le reste,<br />

tome 3, Régis Durand,<br />

«Les Essais», Éditions de la Différence<br />

blé des écrits qu’il a consacrés à des<br />

artistes contemporains (Jean-Luc<br />

Tartarin, Orlan, entre autres). D’autre<br />

part, il poursuit une interrogation passionnante<br />

sur ce médium qui est entré<br />

de force dans le domaine de l’art au<br />

début du XX e siècle et a même tendance<br />

aujourd’hui à détrôner les genres<br />

anciens. Ces essais bien conçus et bien<br />

écrits, sont incontournables pour tous<br />

ceux qui souhaitent étudier ces mutations<br />

dont la <strong>photographie</strong> a été l’objet.<br />

Son étude sur la relation entre la peinture<br />

et la <strong>photographie</strong> est indispensable<br />

pour se pénétrer des enjeux actuels,<br />

qu’on y adhère ou non.<br />

Les gravures du japonais Mikio<br />

Watanabé sont se situées au-delà du<br />

temps. Quand il représente des insectes,<br />

de petits animaux des étangs ou encore<br />

Mikio Watanabé,<br />

Manière noire,<br />

Gilbert Lascault,<br />

Fragments Éditions<br />

verso<br />

Chroniques des lettres<br />

29<br />

des œufs en train d’éclore, on éprouve la<br />

sensation singulière qu’il détourne des<br />

planches scientifiques du XVIII e siècle.<br />

Ses nus féminins sont encore plus<br />

déroutants car ils paraissent être, à première<br />

vue, des <strong>photographie</strong>s en noir et<br />

blanc avant qu’on ne les découvre avec<br />

plus d’attention et qu’on comprenne<br />

qu’il s’agit toujours de gravures. Ce travail<br />

qui n’est pas dépourvu de qualités<br />

(je veux dire : de savoir faire) joue malgré<br />

tout sur des ambiguïtés un peu forcées.<br />

Autre artiste japonais de notre<br />

temps, Shingu, est sculpteur. Son<br />

esthétique est en accord parfait avec l’es-<br />

Shingu,<br />

Peter Buchanan,<br />

Éditions Cercle d’Art<br />

thétique industrielle. Il se sert essentiellement<br />

de lames d’acier découpées pour<br />

construire son langage qui s’inspire<br />

d’une part des voilures des navires d’autrefois<br />

et, de l’autre, des moulins à vents<br />

ou à eau. C’est donc une vision plutôt<br />

aérienne et en tout cas liée aux éléments<br />

que Shingu a développé au fil du temps.<br />

Sa grammaire se rapproche de ce qu’on<br />

a pu appeler ici les structures frêles et en<br />

tout cas de la phase ultime du constructivisme<br />

russe des années vingt. C’est à la<br />

fois conceptuellement habile et techniquement<br />

très au point. Quant à sa portée<br />

esthétique, disons qu’elle s’inscrit – de<br />

manière littérale – dans l’air du temps.<br />

Ami des peintres de Cobra, Jacques<br />

Doucet fait partie de ces peintres qui<br />

se sont affirmés dans l’après-guerre. Il a<br />

Doucet,<br />

Jean-Clarence Lambert,<br />

Fragments Éditions<br />

choisi de tourner le dos à l’abstraction<br />

lyrique pour une abstraction qui s’ancre<br />

plus dans la matière. On est frappé qu’à<br />

ses débuts il ait eu un parcours somme<br />

tout un peu parallèle à celui de Jean<br />

Dubuffet avec l’emprunt de figures enfantines<br />

ou d’une esthétique dérivée de celle<br />

des graffitis. Ses huiles et ses collages<br />

jouent pour l’essentiel sur le fil du rasoir<br />

entre la forme et l’informe, n’ayant jamais<br />

pour mobile une conception rigide de<br />

l’abstraction. C’est ce qui fait la singularité<br />

et le charme de cette œuvre que Jean-<br />

…/…


verso<br />

arts et lettres<br />

30<br />

Clarence Lambert défend avec conviction.<br />

Depuis Ambroise Vollard, les marchand<br />

de tableaux ont souvent<br />

écrits leurs mémoires avec des résultats<br />

Une vie pour l’art,<br />

Patrice Trigano,<br />

La différence<br />

bien divers. Pierre Nahon a laissé une<br />

trace profonde ces dernières années<br />

(toujours publié par La Différence). Le<br />

livre de Patrice Trigano raconte avec<br />

beaucoup de simplicité et sans trop de<br />

mégalomanie (un mal professionnel) ses<br />

relations avec les artistes sans aller audelà<br />

de sa position, ce dont on lui sera<br />

reconnaissant. On croise dans son<br />

ouvrage Max Ernst et Beuys, Malaval et<br />

Pommereule, en somme une foule de<br />

figures plus ou moins illustres que le<br />

marchand a croisé au gré de sa carrière.<br />

En dehors de ces anecdotes, il évoque<br />

aussi les collaborations qu’il a pu envisager<br />

avec d’autres confrères, ce qui nous<br />

permet de pénétrer dans un univers<br />

assez confidentiel. Le seul regret que j’ai<br />

eu en lisant cet ouvrage c’est qu’il parle<br />

aussi peu de Catherine Lopès-Curval,<br />

peut-être que c’est sans doute la benjamine<br />

de sa galerie…<br />

Albert Camus versus<br />

Franz Kafka<br />

La parution des Œuvres complètes<br />

d’Albert Camus dans la Bibliothèque<br />

de la Pléiade a le mérite de nous faire<br />

Œuvres complètes,<br />

tome 1 & tome 2,<br />

sous la direction de<br />

Jacqueline Lévi-Valensi,<br />

Bibliothèque de la Pléiade,<br />

NRF, Gallimard<br />

relire des écrits dont on avait oublié<br />

l’existence ou dont l’existence était devenue<br />

relative, sinon labile. En ce qui<br />

concerne le petit essai dont je veux vous<br />

entretenir, j’en avais relu des bribes à la<br />

faveur d’un petit colloque sur Kafka que<br />

j’avais organisé avec Jean Blot et qui eut<br />

lieu au musée du Montparnasse en<br />

2002. Et puis, le temps passant, je<br />

l’avais de nouveau oublié, ou presque.<br />

Alors le voici de nouveau sous mes yeux.<br />

J’apprends que Camus l’avais retiré dès<br />

la première édition du Mythe de Sisyphe<br />

en 1942 pour le remplacer par une<br />

méditation sur Dostoïevski. Qu’est-ce<br />

qui a bien pu pousser l’écrivain ? On sait<br />

que l’après guerre a été marquée en<br />

France par un véritable engouement<br />

pour Kafka qui s’est traduit par des<br />

débats ou des enquêtes ; comme celle<br />

publiée en 1945 dans la revue Action (cf<br />

Métamorphoses de Kafka, Éric Koehler<br />

éditeur). Camus, comme Breton,<br />

Bataille, Blanchot et autres penseurs et<br />

écrivains éminents, s’est emparé de<br />

l’écrivain pragois pour s’en servir<br />

comme d’un cheval de Troie pour véhiculer<br />

sa conception du monde. Et ce<br />

texte repose sur une dialectique bizarre :<br />

celle de l’absurde et de l’espoir. Il<br />

explique à son lecteur qu’il y a « dans la<br />

condition humaine, c’est le lieu commun<br />

de toutes les littératures, une<br />

absurdité fondamentale… » : que l’œuvre<br />

de Kafka est « absurde dans ses principes<br />

» ne paraît plus insensé. Soit. Mais<br />

quand il affirme que « plus tragique […]<br />

est la condition rapportée par Kafka,<br />

plus tragique et provoquant devient cet<br />

espoir », là, on touche vraiment à l’absurde.<br />

Il comprend pourtant que cette<br />

œuvre échappe a toute interprétation, il<br />

comprend aussi que tout échappe à une<br />

saine logique dans la démarche de<br />

Joseph K. et enfin il comprend qu’il n’y a<br />

souvent pas de commencement et de fin<br />

dans ses histoires, il s’enferre dans un<br />

paradoxe lui aussi absurde, pour de bon.<br />

En français dans le texte<br />

La poésie de Christophe Lamiot Enos,<br />

telle qu’elle se présente dans son<br />

recueil baptisé Albany joue sur un<br />

Albany, Des pommes et<br />

des oranges, Californie II,<br />

Christophe Lamiot Enos,<br />

Flammarion<br />

double registre : d’une part, c’est le journal<br />

d’un voyage entrepris en Amérique à<br />

la fin des années 80, de l’autre, c’est un<br />

carnet de notes où il consigne les traits<br />

les plus saillants de sa relation poétique<br />

au monde. L’ensemble s’organise au<br />

sein d’un champ magnétique dont les<br />

deux pôles constituent les extrêmes de<br />

sa pensée, du plus matériel au plus abstrait.<br />

Ce qui frappe le plus ici, c’est la<br />

volonté de l’auteur d’employer les<br />

modes formels les plus différents possibles<br />

– il ne veut pas s’enfermer dans<br />

une formule restrictive car chaque<br />

poème doit inventer sa concrétisation<br />

dans l’espace de la page selon les intentions<br />

qu’il véhicule. Le monde que l’auteur<br />

représente au gré de ses pérégrina-<br />

tions est un monde qui ne cesse de proposer<br />

de nouvelles visions et de nouvelles<br />

manières d’envisager le langage<br />

comme outil pour lui restituer toute sa<br />

complexité.<br />

N.d.T.<br />

Franz Kafka aimait beaucoup Robert<br />

Walser parce qu’il le faisait rire. Et<br />

c’était dans sa bouche un immense com-<br />

Petits texte poétiques,<br />

Robert Walser, trad. Nicole Taube,<br />

«Du monde entier», Gallimard<br />

pliment car il tentait d’introduire une<br />

forme d’humour très noir dans une<br />

prose sous-tendue par de noires visons.<br />

Quand Walser parle de « poème » comme<br />

il le fait à propos de courts textes en<br />

prose, c’est qu’il imagine qu’ils sont les<br />

dépositaires d’un ars poetis qui lui est<br />

propre et qui est l’émanation de son<br />

style de vie. Dans sa « Lettre d’un poète à<br />

un monsieur » qui désire faire sa<br />

connaissance, il lui répond qu’il n’en<br />

vaut pas la peine, n’ayant ni la politesse,<br />

ni les manières, ni même le vêtement. Et<br />

puis, il ne se voit pas dans un salon,<br />

alors qu’il n’est lui-même que dans les<br />

bois, les champs ou à l’auberge. Le véritable<br />

héros est ici l’homme des randonnées<br />

pédestres, le vagabond qui se met à<br />

rêver en toutes occasions, qu’il soit<br />

éveillé ou endormi. Ses rêves prennent<br />

les apparences les plus diverses, extrapolées<br />

le plus souvent de l’expérience la<br />

plus commune. Lui qui se veut un « promeneur<br />

aux semelles de vent », il fait du<br />

gyrovague le vates moderne, toujours le<br />

regard assez perçant pour déchirer le<br />

voile opaque de la réalité. Et la « Lettre<br />

d’un père à son fils » a tout ce qui peut<br />

enchanter l’auteur du Procès : alors que<br />

son fils, entre autres griefs, lui reproche<br />

la médiocrité de son éducation, le père<br />

rétorque qu’il a au fond beaucoup de<br />

chance car il ne lui demandera pas<br />

d’être excellent en tout. Walser est un<br />

maître dans le conte miniature et la<br />

métamorphose car, à partir de presque<br />

rien, il compose un tableau intense et<br />

vibrant.<br />

Bien curieux titre que ces<br />

« Improvisations sur Goethe » de<br />

Thomas Mann. Rien de moins improvisé<br />

et surtout rien de plus conventionnel :<br />

une biographie, un portrait physique et<br />

moral, le commentaire succinct des


Études,<br />

Thomas Mann, tr. Philippe Jaccottet,<br />

«Le Cabinet du lettré», Gallimard<br />

ouvrages principaux et l’examen de leur<br />

valeur universelle. Mann s’est livré à un<br />

véritable exercice académique (dommage<br />

que Philippe Jaccottet ne nous<br />

enseigne ni la date de parution de cet<br />

essai, ni les raisons de sa mise en chantier)<br />

– un exercice d’adulation où il<br />

démontre bien du talent. Il faut dire que<br />

Goethe s’y prête aisément, à cause de ses<br />

innombrables contradictions. Le portrait<br />

qu’en fait l’auteur de la Mort à<br />

Venise est celui d’un génie, mais d’un<br />

génie aux apparences bourgeoises, au<br />

spinozisme qui sait ménager la chèvre et<br />

le chou de la tension religieuse entre<br />

catholicisme et protestantisme.<br />

Réincarnation d’Erasme, Goethe peint<br />

par Mann est franchement ennuyeux,<br />

calculateur, sans grandeur aucune. Il<br />

n’est pas capable de nous restituer<br />

l’homme du XVIII e siècle, l’élève de<br />

Herder, l’homme des Lumières version<br />

principauté allemande. Il n’est pas<br />

capable non plus de faire découvrir le<br />

Goethe romain, le néoclassique, en<br />

somme l’ami de Winckelmann, de<br />

Mengs et d’Angelika Kauffmann. En<br />

revanche, il insiste sur le thème du<br />

« génie », un thème qui implique une<br />

filiation : quand il vante Whilhelm<br />

Meister, il en fait un classique du roman<br />

d’éducation et vante sa postérité : « elle<br />

va, en passant par Stifter et Keller, jusqu’à<br />

la Montagne sacrée. » Comme quoi,<br />

à génie, génie et demi !<br />

Le récit de Mori Ogai La Danseuse<br />

mérite toute notre attention. Il relate<br />

l’histoire d’un jeune Japonais qui fait la<br />

La Danseuse, Mori Ogai,<br />

tr. Jean-Jacques Tschudin,<br />

Éditions du Rocher<br />

connaissance à Berlin, à la fin du<br />

XIX e siècle, d’une jeune femme prénommée<br />

Élise. Elle travaille dans un théâtre<br />

et connaît un grand dénuement. Notre<br />

héros tombe amoureux et il vit avec elle.<br />

Elle tombe enceinte. Le jeune homme<br />

doit suivre un ministre en Russie et il<br />

doit laisser Élise derrière lui. Quand il<br />

rentre après quelques mois d’absence,<br />

elle est méconnaissable et a sombré<br />

dans la folie. La mort dans l’âme il<br />

retourne au Japon… Avec ce petit texte<br />

paru en 1890 commence l’essor du<br />

roman moderne au Japon dont Mori<br />

Ogai a été un des grands précurseurs.<br />

Roman policier : sous ce titre générique,<br />

passe partout, neutre en<br />

somme, Imre Kertész s’est employé à<br />

Roman policier,<br />

Imre Kertész, tr. N. Zaremba-Huzsvai<br />

& C. Zaremba,<br />

Actes Sud<br />

fournir sa propre vison de la vie policière<br />

et de la logique qui y préside. Il a<br />

situé l’action en Amérique latine, mais<br />

on comprend très bien où cela se passe.<br />

Les hommes qui entourent le héros de<br />

cette sombre affaire finissent par<br />

prendre consistance et presque une normalité<br />

quand la logique absurde qui les<br />

régit est érigée en système. Antonio<br />

Rojas Martens, notre policier qui fait ses<br />

premières armes, devient sous nos yeux<br />

un homme acharné à la perte d’un suspect<br />

qui va user de tous les moyens (les<br />

plus illégaux comme les plus obscènes)<br />

pour parvenir à ses fins. Comme un jeu<br />

prolongé dans la réalité. Voilà une histoire<br />

terrible et qui fait rire pourtant,<br />

malgré tout ce qu’elle recèle d’effroyable.<br />

Voilà une histoire qui met à nu<br />

des mécanisme mentaux (entre autres,<br />

ludiques) plus que des mécanismes politiques<br />

ou idéologiques.<br />

Le Cygne de Gregor von Rezzori est une<br />

petite œuvre troublante: un frère et une<br />

sœur (Tania) se retrouvent devant le<br />

Le Cygne,<br />

Gregor von Rezzori, tr. Jacques Lajarrige,<br />

Éditions du Rocher<br />

cadavre de leur oncle (Sergueï).<br />

L’expérience de cette mort est associée<br />

dans l’esprit du jeune garçon avec sa première<br />

expérience amoureuse qui se traduit<br />

par le massacre d’un cygne sur le lac. Cet<br />

insolite jeu d’associations est sans aucun<br />

doute une mise à mal d’un genre – le<br />

roman d’initiation. Ce qui est vécu ici est<br />

âpre et sans concession et il faut toute la<br />

rondeur du style de l’auteur pour qu’on<br />

accepte cette «déconstruction» dans l’optique<br />

de Cézanne. Tout ici est sous l’emprise<br />

de la décadence et de la corruption.<br />

L’initiation est pour lui la découverte de ce<br />

qui inéluctablement est voué au pourrissement<br />

– que ce soit un empire, un idéal, un<br />

amour, et le corps enfin.<br />

verso<br />

Chroniques des lettres<br />

31<br />

Bien singulière prose que celle de<br />

Cesare Greppi, ou plutôt bien singulière<br />

manière de raconter une histoire<br />

qui fuit sans cesse comme s’il avait dési-<br />

Les Témoins,<br />

Cesare Greppi, tr. M.-P. Géraud,<br />

La Différence<br />

rer que le lecteur ne s’intéresse pas tant<br />

au développement du récit qu’aux<br />

visions et évocations qu’il provoque.<br />

L’affaire se présente comme une sorte<br />

de procès où les témoignages s’accumulent<br />

mais où la nature du délit est dissimulée.<br />

L’atmosphère du couvent, le<br />

secret dont on tente d’entourer toute<br />

choses contribuent à faire de cette fiction<br />

la quintessence de l’art romanesque<br />

dont tous les éléments sont exposés et<br />

dont le mouvement d’ensemble reste<br />

inaccessible.<br />

La Différence vient de publier une<br />

remarquable anthologie de la poésie<br />

arménienne préparée par Vahé Godel.<br />

J’avoue ma totale ignorance en la<br />

La Poésie arménienne,<br />

Vahé Godel, La Différence<br />

matière. J’ai été ravi de découvrir une<br />

chanson de geste du VIII e siècle, David<br />

de Sassoun, à l’époque où l’Arménie<br />

devait se défendre du califat de Bagdad<br />

et la poésie mystique du Moyen Âge. Ce<br />

genre de poésie va d’ailleurs perdurer<br />

au moins jusqu’au XVIII e siècle. Je<br />

regrette seulement que les notices ne<br />

soient pas plus développées : par<br />

exemple, le poème « L’Année rouge » de<br />

Djivani demeure énigmatique – il se<br />

réfère à un événement historique particulièrement<br />

dramatique, mais on ignore<br />

de quoi il s’agit. Tout ce qui concerne le<br />

siècle passé est passionnant, d’autant<br />

plus que l’Arménie a été une République<br />

soviétique. En définitive, l’auteur de ce<br />

volume nous introduit à un monde<br />

inconnu et nous devons lui en être<br />

reconnaissant.<br />

Les nouvelles de Wolfgang Borchert<br />

ont pour dénominateur commun de<br />

transcrire l’expérience de la guerre qui<br />

l’a si profondément marqué. Si le ton est<br />

sincère et si sa vision est sans la<br />

moindre concession, l’auteur abuse de<br />

certaines formules de manière trop sys-


verso<br />

arts et lettres<br />

32<br />

tématique, comme par exemple la répétition.<br />

A force d’accentuer l’horreur ou<br />

l’extrême violence de ce qu’il a pu vivre,<br />

sa prose perd de son efficacité et aussi<br />

Chère nuit gris-bleu,<br />

Wolfgang Borchert, trad. Jean-Pierre<br />

Vallotton, Chambon/Le Rouergue<br />

de sa vérité. Quelle que soit la valeur de<br />

ce témoignage, il ne constitue pas un<br />

grand livre sur la dernière guerre<br />

comme ont pu l’être La Route des<br />

Flandres de Claude Simon et même Un<br />

balcon en forêt de Julien Gracq.<br />

Bourlinguer<br />

On compulsera avec délectation<br />

les Jardins secrets de Venise<br />

Mariagrazia Dammico (auteur) et<br />

Marianne Majerus (photographe) pour<br />

Jardins secrets de Venise,<br />

Mariagrazia Dammico & Marianne<br />

Majerus, Flammarion<br />

la bonne raison que ce n’est jamais sous<br />

cet angle qu’on envisage la vieille<br />

République maritime. On aurait plutôt<br />

tendance, comme le fit John Ruskin, de<br />

ne se passionner que pour ses pierres.<br />

On peut ainsi pénétrer dans ces lieux<br />

secrets – si l’on fait par exemple abstraction<br />

du jardin de sculpture de la fondation<br />

Peggy Guggenheim ou la cour de la<br />

galleria Giorgo Franchetti à Cannaregio.<br />

C’est ainsi que l’on ne se retrouve pas<br />

dans de délicieux jardins anglais mais<br />

dans de somptueux parcs comme celui<br />

du palais Soranzo Cappello à Santa<br />

Croce. Ensuite, ce sont les jardins des<br />

couvents qui se découvrent comme le<br />

merveilleux hortus conclusus du couvent<br />

de San Francesco de la Vigna à<br />

Castello. Et puis nous prenons une<br />

embarcation pour aller visiter les îles.<br />

En somme cet album révèle des mystères<br />

souvent invisibles car il sont souvent<br />

volontairement cachés.<br />

Georgia Santangelo a eu l’excellente<br />

idée de célébrer l’incroyable entreprise<br />

technologique qu’a représenté la<br />

construction la machine de Marly.<br />

Les Maîtres de l’eau,<br />

Éditions Artlys<br />

L’alimentation en eau des jardins et des<br />

fontaines de Versailles posait des problèmes<br />

considérables. Il fallait affronter<br />

un dénivelé important (entre 100 et 150<br />

m.) et c’était alors un véritable gageure<br />

d’autant plus que la captation des eaux<br />

de l’Eure se révélait impossible. Ce fut<br />

ainsi qu’on construisit la machine de<br />

Marly, avec ses 259 pompes, conçue par<br />

Arnold de Ville et Rennequin Sualem.<br />

Véritable merveille du génie industriel<br />

de l’époque, elle suffit pourtant à peine à<br />

alimenter ce domaine si vaste et si gourmand<br />

en eau. De plus, sa grande complexité<br />

posait des problèmes loin d’être<br />

insignifiants. Voilà une façon passionnante<br />

d’envisager la théâtralité de<br />

Versailles. Le beau catalogue qui a été<br />

imprimé à l’occasion de l’exposition à<br />

Marly-le-Roi/Louveciennes a permis de<br />

développer une réflexion sur l’art<br />

hydraulique depuis ses origines et<br />

depuis les théories d’Archimède.<br />

Dans Les Étoiles à l’envers, Pierrette<br />

Fleutiaux commente les <strong>photographie</strong>s<br />

que JS Cartier a prises à New York.<br />

Exercice classique s’il en est, mais qui<br />

Les Étoiles à l’envers,<br />

Pierrette Fleuriaux/JS Cartier,<br />

Actes Sud<br />

donne ici quelques fruits amers, car je<br />

ne trouve pas la prose de l’écrivain particulièrement<br />

passionnante. En revanche,<br />

certains clichés feraient plutôt rêver et<br />

donneraient l’envie de prendre l’avion<br />

sur le champ pour traverser<br />

l’Atlantique : ils sont à la fois déroutants<br />

et poétiques. •


Like a<br />

text machine<br />

– La Belle Roumaine est une véritable machine sexuelle.<br />

– Ah bon ? Je croyais que c’était le dernier roman de<br />

Dumitru Tsepeneag.<br />

– Eh bien oui. Mais c’est aussi une véritable machine<br />

sexuelle.<br />

– Là tu y vas fort.<br />

– On l’a quand même vue au Bois de Boulogne…<br />

– Elle faisait le trottoir ?<br />

– Pour tout t’avouer, en fait on n’est pas sûr que c’était<br />

elle. Disons, son amant jaloux a cru la voir. Blonde,<br />

grande, des seins énormes, une tenue provocante. De<br />

toutes façons, il faudra bien expliquer comment elle paie<br />

son loyer, ses combinaisons en plastique et soie, et ses<br />

cafés.<br />

– Qu’est-ce qu’elle en dit, elle ?<br />

– Alors là tu mets le doigt sur le problème : elle dit une<br />

chose et son contraire, enfin… une chose et l’autre plutôt.<br />

– Elle ment ?<br />

– Mentir n’est pas le mot. Je dirais qu’elle est plutôt<br />

mythomane, peut-être imposteur. Elle passe son temps à<br />

raconter des histoires dingues, comme son viol, son<br />

séjour en Allemagne, ses origines juives ou le mariage de<br />

sa mère. J’en passe.<br />

– Ah, elle est juive ?<br />

– Elle l’a dit à quelqu’un – à un Allemand bien sûr. Mais ça<br />

a l’air faux, comme le reste. Pour un autre auditeur, elle<br />

évoque ses origines roumaines, son amant turc – j’en<br />

perds mon latin. C’est une femme, tu vois, qui adore<br />

raconter des histoires. Tu la lances, elle est partie pour un<br />

tour. Avec une volupté incroyable. Une véritable machine<br />

narrative.<br />

– En français ?<br />

– Elle est polyglotte, tu penses. On l’a même vue lire de<br />

l’allemand. La langue n’a pas l’air d’être une barrière<br />

pour elle. Encore plus perturbant si tu cherches à reconstituer<br />

son histoire véritable. On a aussi aperçu entre ses<br />

mains un livre en français, Pigeon vole, un des premiers<br />

romans de Tsepeneag.<br />

– Ah ah… ça se précise. Reprenons calmement : on l’a vue<br />

où pour la première fois ?<br />

– Écoute : au début, elle entre dans un café et elle choisit<br />

une table. Elle est si belle que, de ce jour, le cafetier lui<br />

réserve la table. Il se met à rêver d’elle comme un fou. Tu<br />

imagines : un ancien communiste qui voit débarquer une<br />

belle Roumaine. Ça paraît trop beau. Ce qui est un peu<br />

cruel, c’est que ce n’est pas lui mais un habitué, un Russe<br />

exilé, qui la séduit.<br />

– Ça paraît trop beau. Bon, un bistrot. Après, elle s’appelle<br />

comment ?<br />

Par Belinda Cannone<br />

verso<br />

Chroniques des lettres<br />

33<br />

– Problème : Ana, ou bien Hannah, ou Annette ou…<br />

– Je vois. Elle arrive de Roumanie ?<br />

– D’Allemagne, prétend-elle, mais elle prétendait aussi<br />

être médecin, au début. Là-bas elle avait deux amants, ditelle.<br />

Des philosophes.<br />

– Il faut sans doute bien deux philosophes allemands pour<br />

étreindre une machine textuelle.<br />

– Bien sûr elle a aussi un amant de cœur, négligent<br />

semble-t-il, un certain Mihai, dont elle espère toujours des<br />

nouvelles et qui, c’est ce qui est suggéré au fil du temps,<br />

pourrait bien être agent secret, espion, quelque chose<br />

comme ça – et elle de même.<br />

– Écoute, est-ce que tu pourrais reprendre encore une fois<br />

depuis le début ?<br />

– Au début, ça démarre comme un roman naturaliste : une<br />

belle Roumaine arrive, elle est blond platine, callipyge et<br />

un brin allumeuse, et le cafetier pense tout de suite à<br />

Elvire Popesco. Le Russe la séduit, ils font passionnément<br />

l’amour, etc. A la fin de la première partie, la belle<br />

Roumaine est retrouvée quasi morte dans sa baignoire.<br />

La deuxième partie reprend en amont, quand Hannah<br />

était en Allemagne, pour revenir progressivement à Paris.<br />

Et là, la machine textuelle s’emballe. La source, la Belle<br />

Roumaine, rend le texte dingue, elle est le texte dingue,<br />

blonde et châtain, Juive et Roumaine (sans parler de son<br />

accent slave), une fois elle dit elle-même à sa coiffeuse<br />

qu’elle ressemble à Elvire Ionesco, tu vois, Ionesco et<br />

Popesco, la littérature et la comédie mêlées, on pourrait<br />

croire que la belle Roumaine est un juste personnage :<br />

mais non, c’est une machine à fabriquer du texte, dans<br />

tous les sens. Je te dirais qu’elle se promène avec un aigle<br />

en cage. Mais un peu plus loin, quand le texte s’est<br />

emballé, qu’il se répète ou qu’il se contredit, on suggère<br />

que ce pourrait être aussi un perroquet, tu vois : l’oiseau<br />

le plus littéraire du monde – non, de France. La Belle<br />

Roumaine, c’est la machine à faire rêver, c’est le déclencheur<br />

de la rêverie de l’auteur, c’est le support des fantasmes<br />

du lecteur. C’est une histoire mais ce pourrait en<br />

être une autre. On ne doit pas la croire mais elle nous fait<br />

beaucoup d’effet. C’est le principe de notre désir, d’écrire<br />

et de lire. Comme aurait pu le dire James…<br />

– Henry James ?<br />

– Non, James Brown : like a text machine. •<br />

D. STEPENEAG, La Belle Roumaine,<br />

traduit du roumain par Alain Paruit,<br />

P. O. L., 2006.


verso<br />

arts et lettres<br />

34<br />

Notes de lecture<br />

Le noir<br />

Gérard-Georges Lemaire, Hazan<br />

Et si le noir était la lumière ? Tel est le<br />

point de vue de Soulages dont les<br />

sombres monochromes n’ont d’autre<br />

vocation que d’illuminer la toile. Tel est<br />

aussi le biais par lequel Gérard-Georges<br />

Lemaire entreprend un vaste panégyrique<br />

du noir à travers plusieurs siècles<br />

d’histoire. Le noir est d’abord la couleur<br />

des mystiques, car la lumière de Dieu<br />

étant inaccessible aux humains trop<br />

imparfaits, ce n’est que par un long<br />

séjour dans une ténébreuse angoisse<br />

qu’ils peuvent espérer y accéder. Dans le<br />

mythe de la caverne, ce sont aussi des<br />

ombres noires que les humains emprisonnés<br />

perçoivent : c’est dire que le noir<br />

est la couleur de l’illusion, alors que<br />

l’idée, dans sa vérité, est lumière. L’art<br />

baroque est adepte du noir, notamment<br />

avec les caravagesques italiens et les<br />

ténebristes espagnols. De tout temps, les<br />

grands maîtres de la peinture, Léonard<br />

de Vinci, Rembrandt, ou Courbet, ont<br />

baigné leur sujet d’un halo crépusculaire.<br />

Il ne s’agit pas tant d’exalter le noir<br />

que de révéler la lumière par la quête de<br />

l’ombre.<br />

Le noir est aussi la couleur vestimentaire<br />

de prédilection de l’aristocratie au<br />

seizième et dix-septième siècle, puis,<br />

plus tard, de la bourgeoisie au dix-neuvième<br />

siècle, classes sociales qui ne cesseront<br />

l’une et l’autre de s’habiller en<br />

noir, symbole de dignité et de domination.<br />

Ce qui explique que les portraits<br />

d’hommes exécutés par des artistes<br />

comme Bellini, Titien, Rosso Fiorentino,<br />

et, plus tard, les scènes de la vie parisienne<br />

peintes par Manet ou Degas,<br />

adoptent le noir comme tonalité dominante.<br />

Le noir sera enfin la couleur de la<br />

modernité. Rodtchenko oppose son<br />

carré noir au carré blanc de Malevitch,<br />

et c’est par des monochromes à base de<br />

noir que des artistes comme Ad<br />

Reinhardt, Franz Kline, Barnett<br />

Newman, Robert Motherwell ont su<br />

imposer New York comme lieu mythique<br />

de l’avant-garde.<br />

Le noir de Gérard-Georges Lemaire,<br />

ouvrage d’une étonnante érudition, est<br />

servi par une iconographie remarquable:<br />

de l’art pariétal à Georges de La Tour, de<br />

Rembrandt à Goya, de Whistler à Félicien<br />

Rops, de Munch à Matisse, on le<br />

constate: les chefs-d’œuvre sont en noir.<br />

Une exception toutefois à cet universalisme<br />

du noir : Monet et les artistes<br />

impressionnistes pour qui les ombres<br />

noires doivent être peintes en bleues.<br />

Trahison? •<br />

T. L.<br />

Monory<br />

Pascale Le Thorel, Éditions Paris Musées<br />

Pascale Le Thorel sait tout sur Jacques<br />

Monory : elle a lu tout ce qui le<br />

concerne, l’a longuement interrogé, rencontré<br />

ses proches et moins proches. Il<br />

lui a confié de précieux documents<br />

jalonnant sa carrière… Le résultat est<br />

davantage qu’un excellent livre de plus<br />

sur Monory : c’est vraiment la synthèse,<br />

à la fois scientifique et personnelle, de<br />

l’odyssée monoryenne (il y a même un<br />

marque-page monoryen !). Les admirateurs<br />

de Monory sont innombrables : ils<br />

vont être comblés par cette heureuse<br />

initiative éditoriale que le Centre<br />

National des Arts Plastiques a eu bien<br />

raison d’encourager. •<br />

J.-L. C.


verso<br />

arts et lettres<br />

36<br />

Cette chronique d’été évoque<br />

trois ouvrages. À une extrémité<br />

structurelle et porteuse<br />

d’espoir, le premier, celui de<br />

Marie-France Garaud, analyse<br />

ce à quoi on devra apporter un soin<br />

extrême, dans l’ordre politique, dès<br />

l’élection présidentielle de mai prochain.<br />

À une autre extrémité, événementielle,<br />

divertissante et déjà dépassée, le second<br />

livre, celui de Franz-Olivier Giesbert,<br />

s’appuie sur les témoignages recueillis<br />

depuis vingt ans et extraits de son vaste<br />

coffre-fort pour brosser, de 1986 à nos<br />

jours, un tableau, pittoresque, très négatif<br />

et désabusé de la carrière politique du<br />

président de la République sortant. Au<br />

juste milieu de l’actualité, pour le fond et<br />

la forme, le troisième livre, celui d’Alain<br />

Duhamel, avec la sagesse de l’expérience,<br />

du style, mais aussi de la sévérité,<br />

tire le portrait et évalue les chances des<br />

personnages qui, pour l’instant, peuvent<br />

prétendre à la succession.<br />

REFONDER LA RÉPUBLIQUE EN<br />

CONSERVANT SES INSTITUTIONS<br />

DE 1958<br />

Le livre de Marie-France Garaud est, sur le<br />

fond, réussi et conforté par un réel talent<br />

d’écriture. On lit avec un appétit soutenu<br />

la synthèse de son récit et des morceaux<br />

qu’elle a choisis dans le dernier demisiècle<br />

d’histoire politique de la France.<br />

Elle y puise de quoi étayer une thèse établie<br />

à partir de péripéties jugées à l’aune<br />

de son évaluation assez convaincante de la<br />

lettre et de l’esprit de la constitution de<br />

1958. L’auteur, juriste et politique achevée,<br />

conduit avec fougue, à la hache<br />

comme au scalpel, un réquisitoire dont<br />

l’argumentation n’est pas banale. Sans<br />

mâcher ses mots, elle libère des humeurs<br />

et règle des comptes, à l’évidence longtemps<br />

retenus, avec un humour et une ironie<br />

redoutables servis par un talent qui<br />

captive l’attention, même quand apparais-<br />

Les livres politiques<br />

Premiers jalons pour reconstruire<br />

Marie-France Garaud<br />

La Fête des fous<br />

Qui a tué la V e République ?<br />

Plon, mai 2006, 288 pages<br />

Alain Duhamel<br />

Les prétendants 2007<br />

Plon, janvier 2006, 228 pages<br />

Par Humbert Fusco-Vigné<br />

sent, par ici ou par-là, des soupçons de<br />

mauvaise foi ou des parti-pris venus à<br />

point pour renforcer sa thèse. Celle-ci est<br />

de démontrer que les institutions de la Ve<br />

République sont en soi excellentes et<br />

qu’elles ont été rendues aujourd’hui<br />

vacantes par la défaillance de ceux qui ont<br />

prétendu les servir et les ont en fait<br />

sapées. Elles attendent celle ou celui qui<br />

les feront renaître ainsi que la France et<br />

ses citoyens a priori confrontés à des lendemains<br />

qui ne chanteront guère.<br />

Selon l’auteur, ce sont en effet les partis,<br />

les personnels et les dirigeants politiques<br />

élus, de la présidence de la République<br />

aux assemblées, qui ont, en conscience<br />

ou, ce qui est pire, sans y penser, délabré<br />

ces institutions. Ils les ont rendues inopérantes<br />

à régler les problèmes dans lesquels<br />

notre pays est en train de sombrer<br />

et de perdre son âme. Au cœur de cette<br />

Philippique, une place de choix a été<br />

réservée avec beaucoup d’intelligence au<br />

principe et aux manifestations des cohabitations<br />

qui, selon l’auteur, sont en<br />

contradiction avec la lettre et l’esprit de<br />

la constitution de 1958. Ce raisonnement,<br />

à force de furia, n’est pas sans<br />

faille. Il est en effet difficile de penser<br />

que les Français n’auront pas la tentation,<br />

ayant voté à droite ou à gauche pour<br />

un président ou une présidente, de voter<br />

en sens inverse pour élire leurs députés.<br />

Ils le feraient comme par réflexe psychologique,<br />

pour équilibrer leur vote par<br />

rapport à deux acteurs n’exerçant pas à<br />

leurs yeux le même rôle. Voyez ce qui se<br />

passe aux États-Unis où il arrive très rarement<br />

que la majorité des deux chambres<br />

soit la même que celle du Président.<br />

Selon l’auteur, ce sont pourtant les cohabitations<br />

qui ont achevé de ravager l’édifice,<br />

de ses fondations aux œuvres ou plutôt<br />

aux manœuvres et aux échecs des<br />

deux acteurs clefs, de gauche comme de<br />

droite. Pour 2007 et après, il faut donc<br />

remettre les pendules institutionnelles à<br />

l’heure et trouver des successeurs poli-<br />

Franz-Olivier Giesbert<br />

La Tragédie du président<br />

Scènes de la vie politique 1986-2006<br />

Flammarion, mars 2006, 416 pages<br />

tiques qui en soient dignes. Ils doivent<br />

savoir confronter et si nécessaire opposer<br />

la légitimité et l’autorité que leur<br />

confère la constitution de 1a Ve<br />

République aux carriéristes, manipulateurs,<br />

peureux, cyniques, hypocrites,<br />

impuissants, indigents intellectuels et<br />

autres psychopathes de notre classe politique.<br />

Ils se chamaillent aux commandes<br />

quand ils ne se prennent pas les pieds<br />

dans le tapis, ne soliloquent pas en<br />

langue de bois dans les médias et ne se<br />

perdent pas dans des affaires obscures.<br />

Des successeurs qui, en respectant l’esprit<br />

et la lettre de la constitution de 1958,<br />

soient dans la capacité de redresser la<br />

France, préserver sa souveraineté en<br />

Europe et dans le monde, réformer ses<br />

lois et apporter des réponses et des solutions<br />

aux problèmes qui commandent<br />

notre avenir.<br />

MAUVAIS QUART D’HEURE POUR<br />

MITTERRAND, GISCARD D’ESTAING<br />

ET CHIRAC<br />

Si Marie-France Garaud, qui en fut la<br />

conseillère auprès de Pierre Juillet, donne<br />

au président Pompidou, en matière de<br />

respect des institutions de 1958, un prix<br />

d’excellence qu’elle justifie, elle se paie la<br />

tête de Valéry Giscard d’Estaing qui, à la<br />

lire, ne l’a pas volé, ce qui donne lieu à un<br />

portrait, à des analyses et à des descriptions<br />

d’une férocité ciselée. VGE observa<br />

pourtant avec soin la primauté du rôle du<br />

Président, en parfaite conformité avec la<br />

constitution mais dans un style quasi<br />

monarchique en forme de régence,<br />

d’abord avec un Chirac peu à peu jugulé<br />

et démissionnaire, puis avec la loyauté<br />

dévouée de Raymond Barre. Jacques<br />

Chirac à son tour est loin de sortir<br />

indemne de l’analyse critique le concernant,<br />

d’abord en qualité de ministre - le<br />

portrait est alors empli d’indulgence -<br />

puis comme premier ministre - devrait<br />

tellement mieux faire mais en a t-il le


caractère, l’intelligence et les capacités? -<br />

et enfin en qualité de Président de la<br />

République où les doutes qui précèdent<br />

sont confirmés, au désespoir de l’auteur,<br />

au-delà de toute attente, agitation et<br />

manque de jugement inclus. Dans ce jeu<br />

de massacre, la marionnette de choix de<br />

cette fête des fous qui ont berné la France<br />

est François Mitterrand, comparé à Don<br />

Juan, entouré et accompagné de « fossoyeurs»<br />

en tous genres par rapport à la<br />

politique, à ses acteurs, aux citoyens et<br />

aux intérêts réels du pays. Il faut<br />

admettre que le procès en règle tenu à<br />

son endroit et tout au long de son livre<br />

par Marie-France Garaud est à la fois<br />

rigoureux, sans pitié et sans appel, même<br />

si ses qualités sont signalées à l’occasion.<br />

Cela change des hagiographies multiples<br />

mises depuis des années en circulation<br />

sur un homme politique à l’intelligence et<br />

à la culture incontestables, composant<br />

cependant un personnage aussi complexe<br />

que séducteur et retors, au machiavélisme<br />

encombré par l’obsession du pouvoir,<br />

mais quand même non dépourvu<br />

d’envergure. De loin, les révérences étant<br />

faites dès le départ et se poursuivant en<br />

contrepoint tout au long du livre, se profile<br />

la statue du commandeur Charles de<br />

Gaulle dont l’auteur se comporte en admiratrice<br />

sans réserves.<br />

UN ROMAN FEUILLETON TROP<br />

BIEN ENLEVÉ<br />

Le livre de Franz-Olivier Giesbert<br />

confirme les incontestables talents<br />

d’écrivain et les insupportables défauts<br />

de journaliste de l’auteur. Pour le<br />

contenu, on éprouve trop souvent l’impression<br />

d’avoir déjà entendu quelque<br />

part pas mal des anecdotes et des propos<br />

tenus ici, dans un dîner en ville, de la<br />

bouche d’un copain averti ou de<br />

quelques amis. Heureusement que le<br />

style d’écrivain talentueux de l’auteur est<br />

au rendez-vous pour leur donner vie, souvent<br />

avec un bonheur qui va parfois jusqu’à<br />

susciter l’émotion. Si le livre se lit<br />

avec aisance et souvent avec intérêt, le<br />

résultat n’est quand même pas brillant<br />

parce que l’ouvrage repose sur le principe<br />

peu louable de fourguer en vrac et<br />

sans la moindre pudeur des confidences<br />

recueillies pendant vingt ans avant<br />

qu’elle perdent leur fraîcheur marchande,<br />

quitte pour cela à tirer sur l’ambulance<br />

au lieu de la laisser s’estomper<br />

en paix. Mais le cynisme, la cruauté, le<br />

talent et l’argent sont devenus le moteur<br />

et la motivation de ce genre d’ouvrages<br />

dans une société du spectacle en perdition<br />

et une société tout court en décomposition.<br />

Une situation qui est peut-être<br />

en train d’achever de broyer ce que la<br />

politique peut et devrait avoir d’exigeant,<br />

d’exemplaire et de grand. C’est au total<br />

une chronique en forme de romanfeuilleton<br />

aux incessants rebondissements<br />

et aux portraits très réussis et sans<br />

pitié du personnel politique en place<br />

depuis vingt ans. Et en effet, vingt ans<br />

après, ce livre-fleuve digne d’Alexandre<br />

Dumas est celui de la déception et d’un<br />

dépit amoureux partagé par tant de<br />

Français. Ils ont bien aimé Jacques<br />

Chirac et se sont laissé rouler par lui<br />

dans la farine en attendant que ça se<br />

passe, écoutant ses projets en pensant<br />

qu’il les réaliserait, et entendant ses promesses<br />

en croyant qu’il les tiendrait.<br />

POUR LA CANDIDATURE IDÉALE,<br />

IL N’Y A PAS FOULE<br />

L’exercice d’évaluation à quoi il est<br />

rompu et auquel nous convie Alain<br />

Duhamel a son parfum de IVe<br />

République dont un des préceptes était<br />

« on prend les mêmes et on recommence<br />

» ! L’autre étant « sortez les sortants»!<br />

Toutes les têtes qui ornent la couverture<br />

de ce livre nous sont familières.<br />

Sauf qu’il y manque celle de Ségolène<br />

Royal qui n’était pas encore entrée dans<br />

la course quand ce livre fut publié et qui,<br />

au moment où j’écris ces lignes, prend<br />

son essor avec autant de verve que<br />

d’aplomb, dans des rumeurs de scandale<br />

au sein des partis de gauche et du sien en<br />

particulier, ce qui nous laisse prévoir de<br />

bons moments. Pourtant, la mine dépitée<br />

de l’auteur lorsqu’on lui fit la remarque<br />

de cette absence à la télévision me donne<br />

envie de voler à son secours alors que je<br />

n’ai pas toujours été tendre pour lui ici<br />

même à propos du caractère parfois<br />

convenu de certains de ses jugements ou<br />

prévisions. En effet, sa photo de famille<br />

ne manque pas de talent et il tient<br />

compte en permanence des enjeux en<br />

présence et des circonstances dans lesquelles<br />

les choses vont se dérouler en<br />

mai 2007. Chacun de ses portraits est<br />

une réussite de compétence professionnelle<br />

et de style, avec un brin de cet<br />

esprit Sciences Po qui leur donne du<br />

caractère. Cela ne relève en tout cas en<br />

rien de cette sous-culture journalistique<br />

par quoi nous sommes trop souvent<br />

débordés, ni une prime aux émissions<br />

people, aussi éphémères que creuses à la<br />

Ardisson ou Fogiel.<br />

Dans son introduction l’auteur épouse en<br />

grande partie les positions de Marie-<br />

France Garaud pour mieux rappeler le rôle<br />

de clef de voûte du système institutionnel de<br />

la France et donc l’importance prise aux<br />

yeux des électeurs de l’élection au suffrage<br />

universel du Président de la République,<br />

ce monarque républicain tel qu’il fut défini<br />

en juin 1946 dans son célèbre discours de<br />

verso<br />

Les livres politiques<br />

37<br />

Bayeux par de Gaulle, Michel Debré tenant<br />

la plume. Sous Pompidou, nous rappelle<br />

Alain Duhamel, le Président décidait, le<br />

Premier ministre exécutait, les ministres<br />

appliquaient, le Parlement obtempérait. Il<br />

en fut de même mais de façon plus subtile<br />

sous Valéry Giscard d’Estaing puis sous<br />

Mitterrand qui après avoir traîné de Gaulle<br />

et la Constitution dans la boue n’en changea<br />

pas une virgule et assuma les pleins<br />

pouvoirs avec une visible satisfaction, de<br />

même que Jacques Chirac à l’égard de qui<br />

il est moins sévère que ne l’est Marie-<br />

France Garaud, les périodes de cohabitation<br />

posant quand même problème et exigeant<br />

certaines inflexions… L’auteur qui<br />

est un connaisseur conclut, pour notre<br />

gouverne, par cette excellente phrase: Si la<br />

Ve République demeure une démocratie, ce<br />

n’est en raison ni de l’équilibre des pouvoirs,<br />

ni de leur séparation largement factice, mais<br />

parce que, lors des élections, le dernier mot<br />

appartient aux citoyens. La France est devenue<br />

une République consulaire contrôlée<br />

par le suffrage universel. Marie-France<br />

Garaud n’a pas écrit le contraire.<br />

Au total, il ressort des portraits tracés par<br />

l’auteur et de ce qu’il a dit à ce propos, que<br />

pour avoir la chance d’être élu, le candidat<br />

(ou la candidate !) doit réunir quatre critères<br />

essentiels: une vision, un projet, du<br />

charisme et des succès. Il ne s’agit pas<br />

seulement d’avoir des convictions, mais<br />

qu’elles soient applicables aux réalités,<br />

c’est d’ailleurs ce qui explique l’échec de<br />

leur accès possible ou recherché à la présidence<br />

de la République d’hommes d’État<br />

comme le furent Mendès-France,<br />

Raymond Barre et Michel Rocard. La lecture<br />

du livre permet à mon avis de distinguer<br />

trois personnalités aptes à briguer la<br />

magistrature suprême : Laurent Fabius,<br />

Nicolas Sarkozy et <strong>Dominique</strong> Strauss-<br />

Kahn. Sauf s’il fendait de nouveau l’armure<br />

en actualisant son geste, Lionel<br />

Jospin ne me paraît plus en mesure de<br />

susciter des passions électorales. Le challenger<br />

que représente désormais<br />

Ségolène Royal semble réunir pour le<br />

moment de meilleures chances et des<br />

atouts distinctifs. Mais, comme pour les<br />

courses de voile en haute mer, rien n’est<br />

acquis tant qu’on n’a pas franchi la ligne<br />

d’arrivée. D’autre part, une bonne dizaine<br />

de mois nous séparent de l’événement.<br />

Tout peut surgir et arriver, y compris un<br />

décès ou le retour d’un revenant. Last but<br />

not the least, Alain Duhamel rappelle avec<br />

une précision étayée ce que Franz-Olivier<br />

Giesbert décrit avec une complaisance si<br />

brillante : la pestilence dans laquelle les<br />

mass médias, dans leur totalité, ont installé<br />

la politique en France.<br />

…/…


verso<br />

arts et lettres<br />

38<br />

LA SÉLECTION DES LIVRES POLITIQUES DE VERSO<br />

Les Harkis<br />

Tom Charbit<br />

La Découverte, collection Repères<br />

(Histoire)<br />

Mars 2006, 128 pages<br />

La première qualité de ce petit livre,<br />

d’une brièveté maîtrisée, est d’être une<br />

utile synthèse de tout ce qui a été en<br />

abondance publié de sérieux et de vérifié<br />

à ce jour sur un drame aux origines, aux<br />

composantes et aux conséquences aussi<br />

complexes que paradoxales. Les chiffres<br />

avancés sont cependant parfois différents<br />

de ceux d’autres sources (ONU et<br />

QUID 2005 par exemple). La seconde<br />

qualité de fond de l’ouvrage est de nous<br />

rappeler, au fil de ses pages, comment et<br />

à quel point ce drame a été mal apprécié<br />

et reste bien mal connu, même de celles<br />

et ceux qui en ont été touchés de près et<br />

croient en connaître les origines, les<br />

détours et les iniquités. Du début à la fin<br />

de la guerre d’Algérie, le destin des supplétifs<br />

recrutés et engagés sur le terrain<br />

aura été livré aux préjugés, aux passions<br />

- certaines louables et généreuses - mais<br />

aussi aux haines, aux perversions<br />

humaines ou politiques et aux actions<br />

les plus atroces et les plus condamnables<br />

engendrées des deux côtés par<br />

notre tragédie algérienne.<br />

La question reste engluée dans un lourd<br />

contexte idéologique, politique et militaire.<br />

Le recrutement, l’emploi, la dissolution,<br />

les tortures abominables et le<br />

massacre partiel final par leurs compatriotes<br />

algériens, sur place, des supplétifs<br />

recrutés au sein de multiples entités<br />

spécifiques de l’armée française, donnèrent<br />

lieu, de 1955 à 1962, puis ensuite<br />

et jusqu’à aujourd’hui, à une gestion<br />

politique approximative, nourrie de préjugés<br />

et de méfiances. Ces soldats furent<br />

un complément indispensable pour l’armée<br />

française. Parmi eux, les harkis formèrent<br />

à la fin du conflit, avec 60.000<br />

hommes sur 180.000 supplétifs aux profils<br />

et capacités très variables, la partie la<br />

plus visiblement combattante. Le système<br />

dans son ensemble se transforma<br />

en une catastrophe à long terme dont la<br />

France peut encore observer aujourd’hui<br />

les effets néfastes au sein de la<br />

population immigrée d’origine algérienne<br />

et jusque dans nos banlieues et<br />

autres ghettos en révolte. Nos actes nous<br />

suivent et nous rattrapent. En Algérie, ce<br />

furent les exactions des islamistes intégristes<br />

qui, dans les années 90 du siècle<br />

dernier et au début de celui-ci, parfois<br />

avec l’intervention officielle, clandestine<br />

ou occulte des services très spéciaux<br />

policiers ou militaires algériens, firent<br />

100.000 victimes. En France, ce fut pour<br />

les « harkis » et les autres supplétifs rapatriés,<br />

leurs familles et surtout leur descendance,<br />

ne parvenant pas à s’assimiler,<br />

à s’intégrer et, pour trop d’entre eux,<br />

à se former et trouver un emploi, la<br />

manifestation du malaise insupportable<br />

résultant de leur destin, malgré beaucoup<br />

d’efforts administratifs, néanmoins<br />

insuffisants et surtout inadaptés,<br />

déployés sans succès en leur faveur.<br />

Cette situation trouva ses origines, au<br />

printemps de 1962, les accords d’Évian<br />

à peine signés en mars, dans la<br />

défaillance et jusqu’au refus de la<br />

France, débordée sur place par une<br />

situation proche d’une guerre civile<br />

entre l’armée française régulière, l’OAS<br />

et les pieds noirs extrémistes, de protéger,<br />

ainsi que leur famille, en Algérie,<br />

ceux qui la servirent en qualité de supplétifs<br />

et de harkis. Et pourtant, jusqu’au<br />

début de juillet 1962, date de l’indépendance<br />

algérienne, tous les acteurs<br />

concernés, y compris les nouveaux arrivants<br />

de l’ALN (Armée de libération<br />

nationale équipée et stationnée durant le<br />

conflit au Maroc et en Tunisie) eurent<br />

l’impression que les termes protecteurs<br />

prévus par les accords d’Évian pour<br />

toutes les populations d’Algérie seraient<br />

respectés. Pour ceux qui étaient restés<br />

en Algérie dans des conditions ambiguës,<br />

il y eut trahison des promesses<br />

faites officiellement à la France et aux<br />

intéressés par les autorités civiles et<br />

militaires algériennes. Elle se traduisit<br />

soudain, fin juillet 1962, par leur retournement<br />

et la cruauté des tortures et du<br />

massacre d’un très grand nombre de<br />

supplétifs et de harkis par certains des<br />

chefs et des troupes officielles de l’ALN,<br />

parallèlement à l’enlèvement de plus de<br />

3.000 civils pieds noirs disparus à<br />

jamais. De nombreuses initiatives clandestines<br />

de rapatriement de harkis,<br />

prises notamment par des militaires<br />

français dévorés de honte ou aux motivations<br />

plus ambiguës, furent entravées<br />

par le gouvernement, sur instruction du<br />

général de Gaulle, par craintes de collusions<br />

des harkis, en Algérie et en France,<br />

avec l’OAS (organisation de l’armée<br />

secrète constituée d’officiers comme de<br />

soldats français déserteurs et de piedsnoirs<br />

extrémistes). On doit à Pompidou,<br />

alors Premier ministre, la reprise en<br />

septembre et en octobre 1962 des sauvetages<br />

et des rapatriements. On réussit<br />

finalement à rapatrier en France 85.000<br />

supplétifs (dont environ 30 à 40.000<br />

harkis) et leurs familles. Faute de pouvoir<br />

effectuer une enquête sur place, le<br />

nombre des anciens supplétifs torturés<br />

et exterminés est impossible à établir. Il<br />

a été estimé fin 1962 à 10.000 par un<br />

officier de l’état-major français, à 25.000<br />

début 1963 dans un rapport remis au<br />

Conseil économique et social, chiffres<br />

qui ont été, à mon avis avec excès, portés<br />

jusqu’à 100 et même 150.000 par extrapolation<br />

pure et simple, malgré des circonstances<br />

si variables d’un site ou<br />

d’une région d’Algérie à d’autres, du<br />

chiffre donné par le sous-préfet de l’arrondissement<br />

d’Akbou en Kabylie,<br />

témoin des faits dans une région historique<br />

de la rébellion (vallée de la<br />

Soummam) et réputée pour sa violence.<br />

L’ouvrage souligne combien ce drame<br />

des harkis fut en permanence et de bout<br />

en bout comme la caricature d’un certain<br />

modèle militaire, colonial et administratif<br />

français dont on s’applique toujours à<br />

dissimuler ou à taire les motivations<br />

réelles, les manifestations et les conséquences<br />

paradoxales mais négatives et<br />

durables. Le petit livre d’histoire de Tom<br />

Charbit est donc aussi un livre politique<br />

que doivent lire, consulter et garder en<br />

documentation tous ceux qui veulent ou<br />

doivent connaître avec objectivité la complexité<br />

redoutable de la guerre d’Algérie<br />

ainsi que le drame des harkis et leurs<br />

conséquences encore palpables aujourd’hui.<br />

Ce drame continue d’empoisonner<br />

les relations franco-algériennes et constitue<br />

une des entraves à leur stabilisation.<br />

L’armée algérienne qui, depuis le coup<br />

de force contre le président Ahmed Ben<br />

Bella, de son commandant en chef le<br />

colonel Boumedienne, devenu chef d’État,<br />

tient en main tous les dirigeants algériens,<br />

ne manque pas de continuer à y<br />

mettre beaucoup du sien, exigeant de la<br />

France une repentance sans condition et<br />

refusant aux harkis déclarés traîtres à la<br />

patrie et « collabos » des Français, la<br />

moindre amnistie, pourtant promise en<br />

1962 dans l’euphorie de l’indépendance.<br />

Sur ces deux points, les islamistes modérés<br />

algériens en exil, un de leurs proches<br />

ayant été récemment nommé Premier<br />

ministre sur place, viennent d’exprimer,<br />

sur ce passé devenu selon eux historiquement<br />

lointain, un avis contraire. Une<br />

réconciliation avec la France et les avantages<br />

à en tirer leur semble davantage<br />

d’actualité. Les complications continuent.<br />

A suivre! •


La contrepèterie était tentante,<br />

voire irrésistible ici : « Farce de<br />

l’Or et Force de l’Art ». En<br />

voyant, dans la presse quelques<br />

photos consacrées à la réouverture du<br />

Pallazo Grassi, j’ai été interpellé, pour<br />

rester correct.<br />

Quel déferlement d’images, reportages<br />

et articles divers sur cette inauguration !<br />

La brosse à reluire au niveau de la haute<br />

compétition. C’est à qui flattera le plus<br />

cet annonceur si important que le critiquer<br />

serait suicidaire. Il possède tant de<br />

têtes de gondole (d’où probablement son<br />

attrait pour Venise), dont Le Printemps,<br />

la Fnac, la Redoute, plus quelques bricoles<br />

de luxe comme Saint-Laurent ou<br />

Gucci, dont ont encore besoin certains et<br />

certaines, qu’il n’est pas question pour<br />

un directeur de publication de laisser<br />

passer un article « critique ». (La pub !)<br />

Il aura été dit et écrit que les Italiens de<br />

Venise étaient tellement plus accueillants<br />

que la tatillonne administration française<br />

qui, oh scandale, avait refusé au<br />

chef de rayon de faire tout ce qu’il voulait<br />

de cette Île Seguin qui est, désormais,<br />

défigurée. Et quand un ancien Ministre<br />

de la République, admettant avoir volontairement<br />

fait traîner le dossier Seguin,<br />

devient le directeur artistique de son<br />

palais vénitien, il faudrait n’y voir qu’une<br />

coïncidence. Ce chef de rayon peut tout<br />

acheter, ministre ou Président, palais ou<br />

une croûte conventionnelle et archiconnue,<br />

que son achat transformera<br />

alors en chef d’œuvre.<br />

Et il fait tout ça avec vos Euros de clients,<br />

de la FNAC en particulier, cette machine à<br />

fric. Ce n’est qu’un «hyper» de la sous-culture,<br />

de la consommation de masse où l’on<br />

trouvera la dernière chose bien marketée<br />

de Dan Brown, Houille et Berk ou FOG et le<br />

dernier Goncourt, en piles, destinés au<br />

beauf de Renaud ou à la pauvre qui n’en<br />

rate jamais un, il faut pouvoir en causer<br />

dans ses dîners, mais peu de vrais livres.<br />

Je cite l’article de Libération du 29 avril:<br />

« Aujourd’hui, il expose ses œuvres favorites<br />

à Venise et valorise les cotes des<br />

artistes concernés. Ce qui permettra de<br />

faire monter les prix en salle des ventes :<br />

ainsi, le 9 mai, un bronze de Jeff Koons<br />

(Aqualung) sera mis en vente chez<br />

Christie’s alors qu’un autre exemplaire de<br />

cette série de trois pièces figure à l’exposition<br />

Pinault du Palazzo-Grassi. Comme<br />

dans une vitrine de très grand luxe.»<br />

Alors, quand je vois des « œuvres », dont<br />

Les livres de <strong>photographie</strong><br />

celles de Cy Twombly, parmi d’autres, qui<br />

sont parties en Italie, je suis bien triste<br />

pour les Italiens et assez ravi pour nous.<br />

Je sais que «je n’y comprends rien, que je<br />

n’y connais rien ». Mais je revendique le<br />

droit à des limites à l’imposture, quitte à<br />

être pris pour un passéiste, un béotien.<br />

Je ne suis pas « critique d’art » et l’avoue<br />

d’autant plus aisément que je respecte et<br />

admire les VRAIS critiques d’art. J’en<br />

compte même parmi mes amis. J’ai<br />

aussi un ami juif, un autre nègre, un<br />

Franc Maçon, un Arabe et un homosexuel,<br />

c’est dire ! Je n’en ai pas à l’UMP,<br />

il ne faut pas pousser. Ils connaissent<br />

l’art, et les artistes, depuis des années.<br />

Ils ont fait des études approfondies sur<br />

l’art et son histoire.<br />

J’aimerais seulement que des « faux » critiques<br />

d’art, émoustillé(e)s à l’idée de<br />

pondre un papier sur un artiste, arrêtent<br />

avec leur prose nulle. Quand on ne sait<br />

pas, on la ferme.<br />

Quant au chef de rayon et à ses «œuvres»,<br />

nul besoin d’être un sous-directeur du<br />

marketing pour savoir qu’en prenant pour<br />

des imbéciles ceux qui se prennent au<br />

sérieux, on gagne à tous les coups. Ceux<br />

qui se prennent au sérieux sont des imbéciles.<br />

Galouzeau, le soudard tendance fin<br />

XIX e se lance donc, avec précipitation,<br />

dans l’Art avec cette exposition intitulée<br />

«La Force de l’Art». Bonne chance.<br />

Passons à de « belles images », des <strong>photographie</strong>s,<br />

de photographes n’ayant pas<br />

honte de leur médium, ne se réfugiant<br />

pas derrière des périphrases comme<br />

« installation à partir de la photo » ou « utilisation<br />

de la photo dans l’art », incapables<br />

qu’ils sont de faire une mise au<br />

point. Le vide de leurs images n’est compensé<br />

que par la taille du tirage, voir<br />

Bustamante, par exemple, mais il doit<br />

exister de pires imposteurs.<br />

Exposition Cindy Sherman<br />

Musée ( !) du jeu de Paume<br />

Paris<br />

Comment ne rien dire sur ce que, JE,<br />

(c’est-à-dire moi-même, n’engageant que<br />

moi) considère comme non pertinent.<br />

Comme ça. D’autres qui s’y connaissent<br />

en parleront.<br />

verso<br />

Les livres de <strong>photographie</strong><br />

39<br />

Des aventures vénitiennes<br />

d’un chef de rayon en tête de sa gondole<br />

Par Jean-François Conti<br />

Un Monde de Couleurs<br />

Amandine Guisez Gallienne<br />

Thames & Hudson<br />

Peut-être ai-je déjà écrit que la <strong>photographie</strong><br />

en couleur, selon Irving Penn (et<br />

moi-même), n’a d’intérêt que sous deux<br />

conditions : <strong>photographie</strong>r la nature non<br />

retouchée par l’homme qui offre, soyons<br />

bucolico-écolo-catho, pour une fois, de<br />

« si belles couleurs que c’en est à croire au<br />

petit Jésus », ou alors une composition de<br />

couleurs choisie ou réalisée par un coloriste.<br />

Sinon, rien de plus laid que toutes<br />

ces couleurs délavées et incompatibles<br />

assemblées sans coordination ! Autant<br />

offrir le rêve du beau noir et blanc. Mais<br />

ce n’est plus « in », il faut ces immenses<br />

tirages couleurs pour être « dans l’art »<br />

aujourd’hui.<br />

Alors ce livre est précieux. Je ne connaissais<br />

pas cette photographe, cette grande<br />

coloriste. Du blanc (ce n’est pas une couleur,<br />

je sais !), au noir (idem), elle nous<br />

emmène dans une symphonie de couleurs,<br />

jaune, vert, bleu, rouge, sur les<br />

thèmes les plus variés, une sorte de<br />

« mise en musique » par la couleur du<br />

monde. Ce monde est le nôtre et offre à<br />

ceux qui savent voir, regarder et revoir,<br />

encore regarder.<br />

Très beau livre, pas le « coffee table<br />

book », mais un livre qu’on a envie de<br />

revoir pour, quand le monde est trop<br />

gris et les gens trop cons, se reposer<br />

l’œil et l’esprit.<br />

Inde / India<br />

Chine / China<br />

Afrique / Africa<br />

Éditions Terrail,<br />

Projet Kharaktêr Bilingues<br />

Trois livres différents.<br />

Voilà une bonne idée ! Cela fait des<br />

années que je la pousse : offrir au plus<br />

grand nombre des beaux livres de <strong>photographie</strong>,<br />

ou autres arts, je ne suis pas<br />

sectaire, à des prix abordables. Quel<br />

qu’en soit le sujet, le thème, l’auteur ou,<br />

comme c’est le cas ici, les auteurs, je sais<br />

que c’est possible, je connais les tarifs<br />

des imprimeurs.<br />

Ici, le pari est triple et je lui souhaite une<br />

réussite méritée: offrir à 19 euros un très<br />

beau livre sur un lieu «photographiable»


verso<br />

arts et lettres<br />

40<br />

(même un mégot de cigarette est un chef<br />

d’œuvre quand Irving Penn le <strong>photographie</strong>)<br />

par des inconnus talentueux (plus<br />

nombreux que certaines célébrités) et le<br />

vendre. C’est réussi. Je connais un peu la<br />

Chine et ai retrouvé, dans le livre qui lui<br />

est consacré, des ambiances que j’aime,<br />

pas étranges. Mise en pages «plein pot»,<br />

sans fioritures mais très bien faite,<br />

impression bonne, bon format et «bonne<br />

main », comme disent les libraires.<br />

Recommandé, j’attends les autres avec<br />

impatience.<br />

La Photographie Pictorialiste<br />

en Europe, 1888 – 1918<br />

Le Point du Jour, Éditeur<br />

Musée des beaux-Arts de Rennes<br />

Enfin un livre sur ce sujet, et quel livre.<br />

Quand la <strong>photographie</strong> a été inventée,<br />

s’est posé un vrai problème aux<br />

peintres : comment rivaliser avec sa précision<br />

optique et mécanique ? De ce problème<br />

sont nés l’impressionnisme et les<br />

mouvements postérieurs de la peinture,<br />

je laisse la parole aux VRAIS critiques de<br />

la revue. S’est aussi posé un problème,<br />

presque contraire, aux artistes photographes<br />

: comment imiter la peinture et<br />

dépasser la précision trop optique et<br />

mécanique pour eux, de la photo, surtout<br />

quand les formats utilisés (chambre<br />

18 x 24 cm en Europe et 20 x 25 aux USA<br />

et Grande-Bretagne, soit 8 x 10 pouces)<br />

donnaient cette précision ?<br />

Des fabricants d’optiques proposent des<br />

objectifs «soft focus», dont la lentille à<br />

l’extrémité pouvait, une fois le point<br />

effectué, donner un « flou » jugé artistique.<br />

Des imposteurs l’ont refait, une<br />

lentille enduite de vaseline pour obtenir<br />

le même effet.<br />

Les peintres avaient peur d’être détrônés,<br />

les photographes voulaient prendre<br />

leur place et les deux démarches sont<br />

aussi idiotes l’une que l’autre. Il y a de la<br />

place pour un Garouste, par exemple, et<br />

un Penn, je cite deux représentants des<br />

deux arts que j’admire. Aux USA, il a<br />

fallu rompre avec le pictorialisme pour,<br />

avec le mouvement « f.64 » (plus petite<br />

ouverture des objectifs, garantissant la<br />

plus grande profondeur de champ et<br />

demandant la pose la plus longue, donc<br />

permettant au maximum d’informations<br />

de passer par l’objectif pour atteindre la<br />

surface sensible) de Stieglitz (à la charnière<br />

des mouvements) et surtout avec<br />

l’irruption de Weston, pour que la photo<br />

devienne un art à part entière, qui<br />

n’imite pas la (mauvaise) peinture.<br />

L’excellente préface de Michel Poivert,<br />

historien d’art et spécialiste de la photo,<br />

qui s’intitule : « Une Avant-garde Sans<br />

Combat », sous-titrés « les antimodernes<br />

français face au pré modernisme de la<br />

Photo-Secession américaine », que je<br />

n’avais pas lue avant d’écrire ceci,<br />

résume mieux que je ne saurais le faire,<br />

ce qui s’est passé.<br />

Parfaite impression, comme toujours,<br />

mise en page itou. Un livre à lire et voir,<br />

regarder et relire, une référence.<br />

Impressionnisme<br />

Bérénice Morvan<br />

sm’Art, Terrail<br />

Van Gogh<br />

Pierre Cabanne<br />

Comme Guy Bedos le faisait dire à<br />

Johnny Haliday, en réponse à la question<br />

« vous avez aimé Toulouse-Lautrec »,<br />

« Ouais, c’était un beau match ! », je ne<br />

me sens pas assez compétent pour critiquer<br />

ces deux livres.<br />

Je sais quand même que ces deux<br />

peintres, Impressionnisme et Van Gogh,<br />

avaient du talent, sinon on n’aurait pas<br />

fait un livre sur eux.<br />

À part ça, restons sérieux, c’est la même<br />

démarche que celle évoquée plus haut<br />

pour les livres de photos, avec un prix de<br />

19 euros, un appareil critique (c’est<br />

comme ça qu’il faut dire quand on a un<br />

diplôme de l’enseignement supérieur)<br />

de qualité et une très belle iconographie.<br />

Bravo donc.<br />

Maroc, enfants des rues<br />

Vincent Ohl & Arnaud Childéric<br />

Marval<br />

Nombreux sont ceux de ma génération<br />

qui sont nés au Maroc. Un premier<br />

Ministre en exercice, un candidat à la<br />

candidature à la Présidentielle au P.S.,<br />

du beau monde.<br />

Les souvenirs, pour qui a quitté un pays<br />

vers 6 ans, sont rares et probablement<br />

pas d’une grande précision. Par ailleurs,<br />

les « beaux livres » sur ce pays abondent<br />

et, comme pour tout autre endroit, qu’il<br />

est facile de faire de belles images partout<br />

ou, au contraire, d’en faire de terrifiantes.<br />

Tout est, comme le disent les<br />

guides touristiques « terre de contraste ».<br />

Le Maroc est le premier exportateur de<br />

haschich, une royauté aussi luxueuse<br />

que scandaleuse, un ancien protectorat,<br />

un pays à la fois riche à milliards et<br />

pauvre. J’ai encore en tête des images,<br />

des odeurs (la fleur d’oranger), des couleurs,<br />

des souvenirs de chaleur, de vent.<br />

Rien de plus précis.<br />

En parcourant ce livre, tout ceci a failli<br />

disparaître. Le Maroc c’est une floraison<br />

d’antennes paraboliques à chaque<br />

fenêtre de chaque immeuble, à se<br />

demander ce que font les gosses quand<br />

ils ne sont pas devant une chaîne ou une<br />

autre, priant que la chaîne soit pornographique<br />

plutôt qu’Islamiste, c’est moins<br />

dangereux, selon moi.<br />

Et bien, quand ils ne sont pas devant la<br />

télé, ils sont dans la rue et ils dealent, de<br />

la drogue, leur corps, tout et n’importe<br />

quoi. Dans une misère totale, avec<br />

comme seul désir celui de quitter ce<br />

pays pris en otage par un roi fainéant<br />

soutenu par les « amis traditionnels » de<br />

la France, quitter ce pays pour, au risque<br />

de leur vie, arriver en Espagne, puis en<br />

France pour ne jamais revenir au pays.<br />

Quelle horreur !<br />

Il reste les pages dédiées au sport,<br />

puisque ce livre sort dans la collection<br />

de l’éditeur qui s’intitule « Athlètes du<br />

Monde ». Si le sport est un espoir de s’en<br />

sortir, alors vive le sport… •


Ereinté par la presse<br />

américaine pour la<br />

nullité de son propos,<br />

la pédanterie de sa<br />

démarche et l’imposture qui<br />

le caractérise, voire le constitue,<br />

un soi-disant philosophe<br />

français a, une fois encore,<br />

fait honneur aux tartes à la<br />

crème de mon ami Le<br />

Gloupier. À deux reprises au<br />

dernier Salon du Livre de<br />

Paris, BHV* a reçu une tarte à<br />

la crème sur sa tronche permanentée!<br />

Bien fait, bravo! Et<br />

il s’était changé après la première,<br />

le con! Il faut relater ce<br />

fait parce que l’influence de<br />

l’intéressé avait réussi à<br />

l’écarter des infos. Son cher<br />

ami, qui vend plus du tiers<br />

des «livres» de France aujourd’hui,<br />

entre autres, avait<br />

même réussi à bloquer l’excellent<br />

« Une Imposture<br />

Française » de ses rayons,<br />

parce que le permanenté<br />

décolleté y était quelque peu<br />

malmené. Voilà la vraie censure<br />

aujourd’hui, celle du fric,<br />

de l’influence, des réseaux.<br />

J’aimerais tant parfois, moi<br />

aussi, balancer une tarte à la<br />

crème lorsque je suis<br />

contraint de participer à un<br />

dîner ou déjeuner dit<br />

« social », même si j’ai réussi<br />

à limiter à l’extrême ces<br />

pertes de temps, et je compte<br />

bien les supprimer définitivement.<br />

Il y a peu, une<br />

femme (c’eût pu être un<br />

homme), à la mention d’un<br />

philosophe contemporain<br />

que je ne cite pas mais dont<br />

le travail représente une<br />

trentaine de livres, a osé parler<br />

« de philosophie à la petite<br />

semaine », sans avoir même<br />

jamais lu un seul des<br />

ouvrages en question. Cette<br />

suffisance me consterne. Elle<br />

a eu de la chance que je sois<br />

gourmand et préfère manger<br />

verso<br />

Les livres noirs arts et lettres<br />

41<br />

Du détournement intelligent<br />

de l’usage d’ingrédients de pâtisserie<br />

mon dessert que de le lui<br />

foutre dans la gueule. J’ai été<br />

élevé avec le respect de la<br />

nourriture : ça ne se gaspille<br />

pas. Mais j’ai eu envie quand<br />

même, très envie.<br />

Quand les libraires seront<br />

morts, ou plus exactement<br />

reconnaîtront qu’ils le sont<br />

déjà – ils ne lisent plus, trop<br />

occupés à renvoyer les<br />

offices – et qu’ils ne servent<br />

plus que de bouches d’égout<br />

aux éditeurs et diffuseurs,<br />

alors Pinault aura, définitivement<br />

et avec l’aide de<br />

Lagardère (Hachette, une<br />

douzaine de maisons d’éditions<br />

de livres, le 1 er réseau<br />

de diffusion et leurs bouches<br />

d’égout, Relay et Virgin) et<br />

d’un ou deux autres prédateurs,<br />

tué LE livre dans notre<br />

pays. Je voulais offrir au fils<br />

d’une amie l’autobiographie<br />

de Charlie Chaplin et l’ai<br />

cherchée, dans une FNAC de<br />

province, Rouen. Encore une<br />

FNAC qui a tué les libraires<br />

du centre ville. Et bien non,<br />

ce livre n’était pas en rayon.<br />

Mais il y avait le dernier produit<br />

dérivé d’un film merdique,<br />

américain, et autres<br />

conneries au rayon cinéma.<br />

Qui veut lire l’autobiographie<br />

de Chaplin aujourd’hui ? On<br />

m’a regardé comme si j’étais<br />

un dinosaure. Je suis sorti<br />

avec l’envie de vomir sur les<br />

beaux gilets verts de ces<br />

pauvres employés sous-payés<br />

qui passent cette merde à la<br />

douchette des codes barres.<br />

Il est temps de boycotter activement<br />

ces supermarchés de<br />

la sous culture et de rendre<br />

hommage aux libraires<br />

encore en activité, avant<br />

qu’ils soient écrasés par ces<br />

mastodontes, comme c’est<br />

déjà le cas aux USA et en<br />

Grande-Bretagne.<br />

Par Simon<br />

Le Disciple du Mal<br />

Juliette Manet,<br />

Albin Michel<br />

Être témoin de la naissance<br />

et de la maturation d’un<br />

auteur est un de ces privilèges<br />

que la fonction, je n’ose<br />

dire « métier », de critique littéraire<br />

offre et qui est magnifique,<br />

une véritable récompense<br />

de cette si dure vie<br />

consistant à lire des livres en<br />

général de bonne, voire de<br />

très bonne qualité, envoyés<br />

gratuitement par des éditeurs<br />

charmants qui, contrairement<br />

à vous, j’ai vérifié,<br />

lisent ces lignes !<br />

Dès les deux premiers<br />

ouvrages de Juliette Manet,<br />

j’avais découvert une sensibilité<br />

à fleur de peau, une intelligence<br />

étonnante et une<br />

grande souffrance, vaincue<br />

par l’écriture. Il ne s’agissait<br />

déjà pas d’écriture «pour être<br />

publié », mais de littérature,<br />

de création, d’art. Le genre<br />

choisi par Manet est le polar,<br />

dur, terrible, mais n’ai-je pas<br />

souvent écrit que ce type de<br />

littérature est aujourd’hui,<br />

selon moi, la véritable littérature,<br />

pas celle que le cher<br />

Poirot-Delpech (mais que faitil<br />

à l’Académie Française<br />

avec tous ces vieillards tremblotants<br />

et gâteux?) assimilait<br />

à « la caresse de son stylo »,<br />

pas de ces essais sans le<br />

moindre intérêt qui bousillent<br />

les arbres.<br />

Loin des impostures à la<br />

Houelleberck (c’est exprès !)<br />

ou des « produits » à la Dan<br />

Brown, ce livre, encore<br />

mieux que les deux premiers<br />

(Plon éditeur), emmène le<br />

lecteur de la première à la<br />

dernière phrase sans qu’il<br />

puisse s’arrêter, sur un<br />

rythme infernal. C’est en fin<br />

de matinée que le coursier<br />

me l’a porté. En fin d’aprèsmidi,<br />

je le refermai en me<br />

promettant de le relire, plus<br />

calmement, plus tard.<br />

Une utilisation intelligente de<br />

l’Internet, et Manet est une<br />

virtuose de la recherche d’informations<br />

précises quand<br />

elle ne connaît pas un<br />

domaine, peut apporter des<br />

milliers de détails à un<br />

romancier qui n’aura ainsi<br />

pas besoin d’avoir mis les<br />

pieds dans une ville pour en<br />

connaître le plan précis et qui<br />

pourra parler, avec compétence,<br />

de l’escalade sans<br />

jamais avoir grimpé plus<br />

haut que sur une taupinière.<br />

Mais seule une profonde et<br />

très réfléchie connaissance<br />

de la vie dans ce qu’elle a de<br />

plus tragique et de l’être<br />

humain dans ce qu’il peut<br />

avoir de plus secret, permet<br />

d’écrire, si talent il y a, de<br />

tels livres. Il faut avoir été<br />

très seul, avoir vécu et aimé,<br />

donc souffert comme seul<br />

l’amour sait faire souffrir,<br />

pour écrire comme ça. Il faut<br />

avoir côtoyé la mort, de très<br />

près, et pas une seule fois,<br />

pour pondre cette littérature.<br />

Il faut aussi, et c’est aussi<br />

important que le fond, savoir<br />

très bien écrire.<br />

Manet possède tout ça.<br />

L’expérience de la vie, donc<br />

de la mort et le talent d’écriture.<br />

Une immense intelligence,<br />

impressionnante,<br />

c’est si rare aujourd’hui, un<br />

magnifique talent et une sensibilité<br />

désarmante sont<br />

quelques-uns des atouts qui<br />

font de Juliette Manet un<br />

écrivain dont j’attends, déjà,<br />

le prochain livre avec impatience.<br />

Pour celui-ci, âmes sensibles<br />

s’abstenir. L’homme peut<br />

être encore plus sombre que<br />

dans vos cauchemars les plus …/…


verso<br />

arts et lettres<br />

42<br />

terribles. Son mal ne lui est-il<br />

pas consubstantiel ? La plongée<br />

que nous offre l’auteur<br />

dans LE MAL est une des<br />

plus terrifiantes que j’aie<br />

lues, à l’égal de « Racines du<br />

Mal » de Maurice G. Dantec,<br />

une référence.<br />

À cela, il n’est peut-être<br />

d’autre remède qu’aimer, en<br />

sachant qu’il s’agit d’un<br />

verbe actif, contrairement à<br />

« être » amoureux et que l’action<br />

d’aimer ne peut exister<br />

qu’avec un minimum de<br />

concordance des temps, les<br />

Américains disent « timing »,<br />

de volonté, d’acceptation de<br />

soi et donc de l’autre, de pardon<br />

garanti, de confiance.<br />

À Poil En Civil<br />

Jerry Stahl, Rivages Thriller<br />

Même dans ces villes privées<br />

et closes que les Américains<br />

ont créées, croyant réinventer<br />

la ville sans les problèmes<br />

que, par essence, le nombre<br />

engendre, ce n’est pas le<br />

paradis. Mettez deux<br />

hommes ensemble, ajouter<br />

des femmes, des enfants, des<br />

« djeun’s » en densité suffisante,<br />

et vous retrouverez,<br />

partout, les mêmes problèmes.<br />

La cupidité et le sexe<br />

resteront, partout, les<br />

moteurs qui, au mieux, font<br />

avancer une société, souvent<br />

hélas la ramènent au rang de<br />

meute sauvage dans laquelle<br />

la loi est toujours celle du<br />

plus fort, de celui qui dégaine<br />

le plus vite.<br />

J’ai bien ri en lisant ce livre.<br />

L’objet recherché par ses<br />

protagonistes est une photo<br />

où on voit les couilles de<br />

George W. Bush (il en a !),<br />

rasées et maquillées, très<br />

près du visage d’une dame<br />

qui est maire de la ville où se<br />

déroule l’action, mais pas<br />

l’épouse de Bush et qui, la<br />

photo le fait clairement comprendre,<br />

est « occupée »<br />

ailleurs, ce qui laisse imaginer<br />

une bonne partouze. Or<br />

chez les bons Républicains<br />

gardiens de l’ordre dit<br />

« moral », surtout pour les<br />

autres, c’est « mal » et ça<br />

n’aide pas en campagne électorale.<br />

Sur ce canevas, un flic<br />

sympa (oui, ça existe !), ex- de<br />

la maire, se lie avec une belle<br />

troublante, évite les petits<br />

tueurs sans complexes et provoque,<br />

signe d’un bon livre,<br />

rires, peurs et autres sensations<br />

bien agréables.<br />

Excellent polar.<br />

La vérité du mensonge<br />

Rupert Holmes<br />

Rivages Thriller<br />

Dean Martin et Jerry Lewis,<br />

vous connaissez ? Non. Alors<br />

passez votre chemin. Si vous<br />

avez entendu parler, lisez ce<br />

délicieux livre qui fait plus<br />

que les évoquer, on s’y croit,<br />

et qui mêle le show-biz et le<br />

crime, ce qui est une révélation<br />

quand on se rappelle<br />

que Sinatra avait déposé une<br />

gerbe sur la tombe de son<br />

ami « Lucky » (Luciano), que<br />

Las Vegas, lieu de prédilection<br />

des duettistes évoqués<br />

ici, fût créé et opéré par la<br />

Mafia. Il paraît qu’on en a<br />

tiré, comme du fût, un film.<br />

Mourir en Californie<br />

Newton Thornburg<br />

Gallimard Série Noire<br />

Depuis le nouveau format, ce<br />

bouquin est pour moi le<br />

meilleur de la Série Noire. Il<br />

a été écrit en 1973, et c’est<br />

peut-être ici aussi que la qualité<br />

du livre apparaît. Pas<br />

encore de ces « writing workshops<br />

» (ateliers d’écriture)<br />

qui ont pullulé et formaté ce<br />

qui s’écrit trop souvent<br />

aujourd’hui, mais un auteur,<br />

un vrai.<br />

Le héros, un ancien prof de<br />

lettres, s’est retiré du monde<br />

universitaire pour être fermier.<br />

Il y a trouvé ce qu’il<br />

cherchait, pour lui et sa<br />

famille. Sa femme meurt, il<br />

élève seul ses enfants. Son<br />

aîné de 18 ans part « faire un<br />

grand tour », seul, en stop,<br />

dans l’Amérique qu’il ne<br />

connaît pas et il meurt. Après<br />

l’avoir enterré, il part en<br />

Californie, où il mène une<br />

terrible enquête : il connaît<br />

trop son fils pour imaginer<br />

qu’il s’est suicidé suite à une<br />

escapade sexuelle non couronnée<br />

de succès.<br />

Sans tomber dans une sensiblerie<br />

tentante et facile, il<br />

nous fait vivre cette quête<br />

éperdue de la vérité, guidé et<br />

poussé par son amour pour<br />

son fils, une denrée inépuisable.<br />

Magnifique.<br />

J’ai profité de ce livre pour<br />

relire ceux du même auteur<br />

en Série Noire, le talent n’est<br />

pas, ici, un accident, tous<br />

sont aussi bons, magnifiques<br />

même. Il s’agit d’un très bon<br />

auteur, c’est de plus en plus<br />

rare. Bravo.<br />

Monsieur Gros-Bidon<br />

Samuel Ornitz<br />

Rivages Thriller<br />

Encore une réédition, cette<br />

fois, de 1923 ! C’est très bien.<br />

Il fut difficile de le finir,<br />

l’idée de ne plus l’avoir était<br />

dure ! New York au début du<br />

XX e siècle, la ville basse est<br />

pauvre, la ville haute est<br />

riche. Ce n’est plus tout à fait<br />

comme ça maintenant,<br />

depuis peu. Chez les Juifs<br />

aussi à NY, il y a les pauvres<br />

et les riches. Les seconds<br />

sont allemands, les premiers<br />

sont de Russie ou d’un de ces<br />

joyeux pays à pogrom le<br />

samedi soir ! Entre les immigrants,<br />

Juifs ou autres, s’établissent<br />

des hiérarchies, pas<br />

toujours subtiles. Ce livre<br />

raconte l’ascension sociale<br />

du héros, qui choisit le droit,<br />

pas toujours la droiture, pour<br />

s’en sortir. Longue ascension,<br />

à partir de la misère la<br />

plus noire, esclave de fabricants<br />

arrivés un peu avant, la<br />

seule loi étant celle de la<br />

jungle.<br />

Ce qui rend ce livre fascinant<br />

est l’absence de suspense, la<br />

prévisibilité de l’histoire<br />

comptée dans un style extraordinaire<br />

- félicitations au<br />

traducteur - qui rend présents<br />

les odeurs, les<br />

ambiances, les rues et<br />

immeubles de cette ville,<br />

admirable et haïssable en<br />

même temps. On suit le<br />

héros et « sa bande » partout,<br />

on vit avec lui.<br />

Épris de justice, il est<br />

d’abord concerné par sa survie<br />

et celle de ceux qui lui<br />

sont chers et / ou dont il a<br />

besoin. Égoïsme ou<br />

réalisme ? Pas de morale, la<br />

vie n’est jamais rien qu’une<br />

grande tartine de merde qu’il<br />

faut, de toute façon, bouffer<br />

jusqu’à la dernière miette et,<br />

le succès de ceux qui réussissent<br />

le prouve : la place des<br />

naïfs moralisateurs est rarement<br />

en tête, sauf pour ceux<br />

qui peuvent se le permettre,<br />

étant nés avec assez de fric<br />

pour ne jamais avoir à se<br />

soucier d’en gagner. Il y en a,<br />

ils peuvent se permettre les<br />

grands sentiments, et ils ne<br />

sont pas naïfs.<br />

Il faut lire ce livre pour ce<br />

que j’en ai dit mais aussi<br />

peut-être parce qu’il traite du<br />

judaïsme (et son inséparable<br />

compagnon, l’antisémitisme)<br />

d’une manière unique et<br />

extraordinaire, surtout si on<br />

tient compte de la date de sa<br />

publication, avant la Shoah.<br />

Poésie à Bout Portant<br />

Victor Gischler<br />

Gallimard Série Noire<br />

Pour une fois, le titre français<br />

est meilleur que le titre original!<br />

(The Pistol Poets). Prenez<br />

un délinquant afro-américain<br />

(c’est pour ne pas dire «noir»)<br />

qui vient de trucider un de ses<br />

semblables qu’il ne connaissait<br />

pas, lui piquant au passage<br />

ses papiers et, de sous<br />

distributeur local de came,<br />

aux ordres d’un chef hard, il<br />

devient étudiant boursier en<br />

poésie dans une vraie université<br />

! Rassurez-vous, il s’en<br />

passe de belles aussi sur les<br />

campus et dans le corps enseignant.<br />

Un ami qui avait aimé<br />

une maîtresse (d’école), parlait<br />

de son plaisir à avoir péné-


tré le corps enseignant. Entre<br />

la satire sociale la plus pointue<br />

(à moins que ce ne soit la réaliste<br />

peinture d’une société<br />

aux extrêmes appartenant à<br />

deux univers étrangers) et le<br />

polar comique, ce bouquin est<br />

superbe, emmenant son lecteur<br />

dans des fou rires comme<br />

ceux que j’aime. Avec les bons<br />

ingrédients, action, rire et<br />

sexe. À lire donc.<br />

Harjunpää et le prêtre du<br />

mal<br />

Matti Yrjänä Joensu<br />

Série Noire Gallimard<br />

Brr… La Finlande, il y fait si<br />

froid. Et ils ont de ces noms,<br />

je vous dis pas. On retrouve<br />

ce flic, Harjunpää, créé par<br />

l’auteur Matti Yrjänä Joensu<br />

(vive le « pomme C – pomme<br />

V », je n’allais pas recopier,<br />

ça va pas !), lui même inspecteur<br />

divisionnaire au sein de<br />

la brigade criminelle de<br />

Helsinki.<br />

Tiens, il y a des crimes quand<br />

même dans ce pays dont les<br />

qualités, souvent vantées, le<br />

font apparaître comme un<br />

(froid) paradis humain et<br />

humaniste. Et oui, il y en partout<br />

des crimes, dès qu’il y a<br />

plus qu’un homme… À lire<br />

dans une ambiance froide,<br />

avec un bon cognac si possible<br />

(mais il en faudra beaucoup,<br />

c’est un gros livre),<br />

sans être trop interrompu,<br />

parce que c’est un livre qui,<br />

bien qu’écrit par un flic sur<br />

un flic, ne ressemble pas au<br />

tout venant des polars. C’est<br />

plus, c’est mieux, il y a la<br />

mort, mais aussi la vie, complexe,<br />

infiniment plus qu’il<br />

n’y paraît pour chacun, c’est<br />

bien ce qui différencie certains<br />

d’entre nous (pas tous,<br />

j’ai des exemples) de l’animal<br />

uniquement préoccupé de<br />

bouffer sans se faire bouffer.<br />

Turquoise Fugace<br />

Andrea G. Picketts<br />

Rivages Thriller<br />

Rares sont les auteurs<br />

capables d’un mot, d’une<br />

phrase qui ne vous quitte<br />

plus jamais. De celui-ci, dans<br />

un autre livre, j’avais<br />

conservé « la passion, comme<br />

son nom l’indique, ça passe ».<br />

J’ai essayé de m’en souvenir<br />

depuis. Pas assez bon en<br />

Italien pour vérifier la justesse<br />

des jeux de mots ou la<br />

fidélité au texte original, la<br />

traduction, par Gérard Lecas<br />

semble parfaite et unit<br />

encore nos deux langues si<br />

voisines. Picketts est un virtuose<br />

du verbe, il déborde,<br />

trouve le juste mot, il me fait<br />

éclater de rire. Un cambrioleur,<br />

et dragueur, notoire a<br />

une carte de visite avec son<br />

nom, « procureur » et son<br />

téléphone. Il peut tout procurer….<br />

Ce livre est fou, je n’y ai<br />

rien compris en le refermant<br />

mais je me suis bien marré<br />

et c’est l’essentiel.<br />

Et on ne m’a rien dit!<br />

Rivages Noir est un éditeur<br />

dont les livres sont souvent<br />

chroniqués ici, à la fois parce<br />

qu’ils sont souvent bons,<br />

voire très bons, et parce que<br />

je les reçois en service de<br />

presse. En effet, malgré les<br />

immenses émoluments que<br />

nous verse la revue, et dont<br />

par pudeur je ne dévoile pas<br />

le montant, il nous est impossible,<br />

sauf exception, d’acheter<br />

les livres à chroniquer.<br />

Merci donc au service de<br />

presse de Rivages, qui fait un<br />

superbe travail et très gentiment.<br />

Cette maison fête donc ses<br />

vingt ans, et je l’apprends<br />

par la presse. Bravo.<br />

François Guérif mène bien sa<br />

barque, ses choix éditoriaux<br />

sont bons, très bons souvent<br />

quand il ne fait pas LA découverte<br />

comme, par exemple,<br />

l’immense James Ellroy que<br />

je pus rencontrer il y a peu.<br />

J’ai vu alors comment l’éditeur<br />

était attentif à ses<br />

auteurs, je sais que c’est la<br />

façon de travailler de Guérif.<br />

Je me permets, au nom de la<br />

revue VERSO qui a fêté<br />

récemment son dixième<br />

anniversaire, en invitant<br />

10.000 personnes dans un<br />

de ses châteaux – comment,<br />

vous n’y étiez pas ! ? - de souhaiter<br />

à toute l’équipe de<br />

Rivages un très bon anniversaire<br />

et longue vie.•<br />

Note : pardon au Bazar de<br />

l’Hôtel de Ville, à l’achalandage<br />

bien plus riche que ce<br />

qui se trouve sous la permanente<br />

de BHL, erreur de<br />

frappe.<br />

verso<br />

Les livres noirs<br />

43


verso<br />

arts et lettres<br />

44<br />

Le spectacle « La Grande Guerre »,<br />

par la compagnie de Rotterdam<br />

Hotel Modern, est l’un des plus<br />

curieux auquel nous ayons pu assister<br />

durant cette saison. Son jeu étonnant<br />

avec le visible, mixage inhabituel de<br />

théâtre d’objets et de vidéo, mérite<br />

d’être précisément décrit… Sur le plateau,<br />

on n’aperçoit d’abord que du matériel<br />

électronique, et de longues tables<br />

autour desquelles s’affairent quatre<br />

jeunes gens silencieux. Puis on distingue<br />

des caméras miniatures mobiles, captant<br />

les manipulations de ces créateurs.<br />

L’ensemble est projeté sur un large<br />

écran qui donnera le résultat final, éminemment<br />

visible, de tout ce minutieux<br />

affairement sur un insolite bric-à-brac<br />

de récupération. Fabriquer du visible et,<br />

encore mieux, une ambiance à partir de<br />

trois fois rien, voilà le coup de génie de<br />

cette troupe, qui réunit notamment deux<br />

comédiennes et un plasticien-performer…<br />

Ils répandent de la terre, la mélangent<br />

avec du shampooing, et voilà, sur<br />

notre écran, la boue visqueuse des tranchées<br />

; ils plantent quelques branches de<br />

persil, et voici des arbres ; ils balaient de<br />

la flamme d’un chalumeau quelques<br />

maquettes, et c’est le feu des bombardements<br />

(le bruitage, extraordinaire, fait le<br />

reste) ; un balai-brosse devient un champ<br />

de blé ; un arrosoir fabrique la pluie, et<br />

la farine devient neige, etc., etc…. Effets<br />

d’échelle, flou de certaines images, l’illusion<br />

fonctionne à merveille, et nous<br />

assistons en fait à un jeu d’enfants<br />

hyperdoués, qui nous font prendre leurs<br />

jouets et leur animation pour la réalité !<br />

Dans la salle, l’œil des spectateurs n’arrête<br />

pas d’aller du film conçu en direct,<br />

Le théâtre<br />

Visibilité<br />

par Pierre Corcos<br />

si véridique, au « making of » qui dévoile<br />

ingénument toutes ses astuces. Même le<br />

bruiteur vous montre comment il reproduit<br />

des coups de feu en jouant sur les<br />

percussions, la diffusion du gaz moutarde<br />

en grattant une allumette, une<br />

explosion en tapant du poing sur une<br />

table équipée de micros ! On se croit au<br />

milieu de cette effroyable Grande<br />

Guerre, vraiment, d’autant plus que des<br />

extraits bouleversants de lettres de soldats<br />

des deux camps sont lus à haute<br />

voix, pour ponctuer cette performance.<br />

Tout ce travail, entre documentaire et<br />

poésie, vidéo et théâtre, vérité et illusion,<br />

fait bien sûr réfléchir à la notion de<br />

« visible » Il y a ce qu’on voit (perception)<br />

et ce que l’on se représente (imagination),<br />

mais la séparation n’est pas absolue,<br />

ainsi que les différents sens du mot<br />

« vision », les illusions d’optique, les<br />

mirages, voire les hallucinations le suggèrent.<br />

Avec toute notre personnalité<br />

(ses émotions, tendances, passions),<br />

nous interprétons d’emblée ce que nous<br />

voyons. Entre objectif et subjectif, le<br />

visible est toujours partagé, et nous nous<br />

projetons sans cesse en lui (l’admirable<br />

test de Rorschach en tire d’ailleurs le<br />

meilleur parti). Aux artistes de travailler<br />

là-dessus pour étendre poétiquement le<br />

territoire de notre esprit à partir des<br />

informations fournies par notre œil. La<br />

compagnie Hotel Modern réduit la<br />

Grande Guerre à un jeu d’enfants,<br />

certes, mais nous rend aussi toute l’horreur<br />

glauque de la Grande Guerre en bricolant<br />

avec le visible.<br />

La pièce de Michel Vinaver, « A la renverse<br />

», raconte la vie, la mort, la renais-<br />

sance d’une entreprise dans un contexte<br />

socio-économique et historique bien précis.<br />

L’auteur a mis lui-même en scène sa<br />

propre pièce. Le travail qui est accompli,<br />

avec cette vingtaine de comédiens, sur la<br />

scène, ne reproduit pas le visible mais<br />

rend visible, pour reprendre la trop<br />

célèbre formule de Paul Klee. Il rend<br />

visibles les rapports de force, l’aliénation<br />

économique, les luttes de classes,<br />

l’« enfer du même », l’inhumanité ordinaire,<br />

et tout cela sans jamais adopter<br />

un point de vue unique… Par l’entrecroisement<br />

subtil des discours, savante polyphonie,<br />

le ballet circulaire des corps,<br />

ronde sans ouverture, la symbolique<br />

spatiale, métaphore des lieux du pouvoir,<br />

Vinaver nous rappelle que le langage<br />

des signes théâtraux et leur syntaxe<br />

produisent d’étonnants effets de<br />

« réalité ». Nous ne sommes pas plus<br />

dans le théâtre documentaire que partisan,<br />

non, c’est de la « théorie » au sens<br />

étymologique.<br />

L’évocation rend, au moyen de la parole,<br />

présentes des réalités lointaines,<br />

oubliées. C’est un appel (« evocare »)<br />

dont la magie est souvent perceptible au<br />

théâtre : on évoque les démons, les<br />

esprits… Soit par exemple « Le viol de<br />

Lucrèce », ce flamboyant poème dramatique<br />

de Shakespeare : la chaste Lucrèce,<br />

femme de Collatin, a été violée par<br />

Sextus Tarquin ; à la violence, à l’humiliation<br />

de l’acte s’ajoute la honte de l’inavouable.<br />

Mais avant de mourir, Lucrèce<br />

dira ce crime et s’assurera de sa vengeance.<br />

Les Tarquins seront chassés de<br />

Rome et la république proclamée… La<br />

préciosité de la langue enveloppe ici


111 boulevard de l’Yser 76000 Rouen<br />

02 35 07 34 13


verso<br />

arts et lettres<br />

46<br />

étrangement l’âpreté du désir. Dans un<br />

mouvement double, Shakespeare nous<br />

dit la conscience du Mal (agression,<br />

cruauté, injustice) qui saisit un moment<br />

Tarquin, puis la fougue incoercible de<br />

l’impulsion sexuelle qui le submerge. Si<br />

l’on écoute bien ce texte, on devine que<br />

le poète ne se fait aucune illusion sur la<br />

sexualité masculine à son acmé : sa violence<br />

prédatrice originelle n’est contenue,<br />

à peine, que par les codes et rituels<br />

de la civilisation. En un sens,<br />

Shakespeare met le Mal au cœur du<br />

sexuel, mais l’on pourrait dire aussi bien<br />

qu’il couronne de fleurs capiteuses le<br />

Mal ! Nous ne voyons rien et nous imaginons<br />

tout, il nous est seulement donné<br />

les mots qui précèdent le viol et ceux qui<br />

le suivent, ses causes (mystérieuses) et<br />

ses effets (inépuisables). Le poète nous a<br />

conduits jusqu’au point où il nous laisse<br />

seuls en face de la transgression. Marie-<br />

Louise Bischofberger, qui a adapté et<br />

mis en scène ce poème, l’a choisi « pour<br />

l’enjeu que la parole y représente ». Sur le<br />

plateau dépouillé, jonché d’accessoires,<br />

signes et fragments à la fois, deux excellents<br />

comédiens (Pascal Bongard,<br />

Rachida Brakni) nous rendent palpable<br />

la folie furieuse du désir. Au début du<br />

spectacle, c’est la proposition banale<br />

d’un jeune homme d’aujourd’hui à sa<br />

copine : « tu veux que je te raconte une<br />

histoire ? Que je te dise un poème surprenant<br />

? », puis le conteur joue l’évocation,<br />

le verbe shakespearien fait peu à<br />

peu son office, et la mise en scène des<br />

corps, par des gestes au symbolisme<br />

puissant, parachève de donner une<br />

matière à cette question que, derrière le<br />

texte, Bischofberger a trouvée : « Quand<br />

sent-on notre âme ou notre corps unis ou<br />

séparés ? ». Incarnation, souillure, purification<br />

: par ce va-et-vient entre profane<br />

et sacré, la mise en scène répond métaphoriquement<br />

à la question. Tarquin,<br />

qui n’a plus d’âme à ce moment terrible,<br />

profane le corps sacré de Lucrèce. Les<br />

thèmes tragiques de l’inceste, de la virginité<br />

déflorée, de la cruauté érotique<br />

s’illuminent un bref instant… Ce que la<br />

permissivité des mœurs a banalisé<br />

aujourd’hui et ce que la perversion a<br />

codifié, bref tout ce qui fut rendu invisible<br />

et insignifiant par la « désublimation<br />

répressive » (Marcuse) de notre<br />

époque a retrouvé d’un coup sa puissance<br />

dramatique. L’Éros et son mystère<br />

- entrevus grâce aux prodiges du verbe<br />

théâtralisé - confèrent paradoxalement<br />

une visibilité plus grande à l’acte charnel<br />

que toute la pornographie et la sexologie<br />

du monde ! Bien au-delà du viol, et<br />

de tous les fantasmes qui l’accompagnent<br />

chez l’homme et la femme, ce que<br />

Shakespeare et Bischofberger ont monté<br />

jusqu’à la représentation, c’est bien<br />

l’étrange et l’archaïque de la copulation.<br />

Comme l’écrivait Anaxagore dans ses<br />

« Fragments » : « Le visible ouvre nos<br />

regards sur l’invisible. ». Comment, au<br />

théâtre, favoriser cette ouverture ? De<br />

subtiles manipulations ou des leurres,<br />

des signes et des symboles, une puissante<br />

évocation creusent le visible. Et le<br />

vagabondage du rêveur peut enfin commencer…<br />


verso<br />

arts et lettres<br />

48<br />

Complétez votre collection de verso arts et lettres<br />

n o 1<br />

FRANÇOIS ROUAN<br />

La polémique<br />

Didi-Huberman - Domecq<br />

n o 2<br />

CUECO<br />

Pourquoi l’Amérique a déclaré<br />

la guerre à la France<br />

n o 3<br />

MONIQUE FRYDMAN<br />

Le silence des artistes<br />

n o 4<br />

DANIEL DEZEUZE<br />

Les artistes prennent la parole<br />

n o 5<br />

GÉRARD FROMANGER<br />

Où est la peinture d’histoire<br />

du XX e siècle?<br />

n o 6<br />

ALBERT BITRAN<br />

La guerre de l’art<br />

n o 7<br />

VLADIMIR VÉLICKOVIC<br />

Des directions nouvelles<br />

pour l’art<br />

n o 8<br />

BRACHA-LICHTENBERG-ETTINGER<br />

Christine Buci Glucksmann.<br />

Griselda Pollock<br />

n o 9<br />

DANIEL BUREN<br />

Éloge de l’art Vidéo<br />

Contre les désaménageurs<br />

n o 10<br />

EMMANUELLE RENARD<br />

Contre Kundera<br />

Contre le Guggenheim-Bilbao<br />

n o 11<br />

BRIGITTE NAHON<br />

La France à New-York :<br />

une occasion manquée<br />

n o 12<br />

HERVÉ TÉLÉMAQUE<br />

La crise des avant-gardes<br />

n o 13<br />

VÉRONIQUE BIGO<br />

Contre l’art techno<br />

n o 14<br />

GÉRARD GAROUSTE<br />

La jeune peinture<br />

a cinquante ans<br />

n o 15<br />

HERMAN BRAUN-VEGA<br />

Jean-Olivier Hucleux<br />

Gustave Moreau<br />

n o 16<br />

JACQUES POLI<br />

La Biennale de Venise<br />

Le cas Houellebecq<br />

n o 17<br />

ISABELLE CHAMPION-MÉTADIER<br />

Description de l’art contemporain<br />

«à l’aube du 3 e millénaire»<br />

n o 18<br />

COLETTE DEBLÉ<br />

L’heure des femmes ?<br />

L’art comme expérience ?<br />

n o 19<br />

PIERRE BURAGLIO<br />

Actualité de l’exotisme<br />

L’affaire Hans Haacke<br />

n o 20<br />

CATHERINE LOPÈS-CURVAL<br />

Moquer la peinture ?<br />

Lecture de Rebeyrolle<br />

n o 21<br />

VLADIMIR SKODA<br />

Art et politique<br />

Lecture de Pollock<br />

n o 22<br />

BERNARD RANCILLAC<br />

L’art contemporain au delà<br />

ou dans le spectacle ?<br />

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Abonnement 8 numéros: 38 € (France et U. E.) Étranger non U. E.: 45€<br />

n o 23<br />

PIERRE FAUCHER<br />

Pinault/Arnault nouveaux mécènes?<br />

James Ellroy<br />

n o 24<br />

AMÉLIE CHABANNES<br />

Pour un art au-dessus de la mêlée<br />

n o 25<br />

FABRICE HYBERT<br />

CIPAC : Le ras-le-bol des artistes<br />

n o 26<br />

FRÉDÉRIC BRANDON<br />

La question du sens en peinture<br />

n o 27<br />

JACQUES MONORY<br />

Contre la dérision dans l’art<br />

n o 28<br />

SANDRINE HATTATA<br />

Notre ami Gérald<br />

Filmer la peinture<br />

n o 29<br />

FABIENNE VERDIER<br />

Le Fromanger de Serge July<br />

n o 30<br />

ALIX DELMAS<br />

Ils ne se disent pas peintres,<br />

ils ne se disent pas photographes<br />

n o 31<br />

ANTONIO RECALCATI<br />

À propos de « Hardcore »<br />

n o 32<br />

VÉRONIQUE SABLERY<br />

La question de l’art sacré<br />

n o 33<br />

JACK VANARSKY<br />

À propos de la biennale de Lyon<br />

« ça marche la peinture ? »<br />

n o 34<br />

SHANTA RAO<br />

Robert Filliou génie sans talent<br />

n o 35<br />

CHRISTIAN BABOU<br />

Comment marche un FRAC ?<br />

n o 36<br />

GÉRARD GUYOMARD<br />

Qu’est-ce que l’art contemporain ?<br />

n o 37<br />

MICHEL TYSZBLA<br />

Lettre au Philistin par l’artiste<br />

moderne accompli<br />

n o 38<br />

JACQUELINE TAÏB<br />

L’art numérique à ciel ouvert<br />

n o 39<br />

GILLES GHEZ<br />

Biennales de Venise et Lyon :<br />

la panne<br />

n o 40<br />

IVAN MESSAC<br />

Gina Pane vue par<br />

Jean-Hubert Martin<br />

n o 41<br />

DENIS RIVIERE<br />

Velickovic-Grünewald :<br />

un dialogue avec l’art sacré<br />

je m’abonne pour 4 numéros 8 numéros, à partir du n o . . . . . .<br />

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