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photographie Dominique Boniface


verso

arts et lettres

Dossier Gérard Le Cloarec

Is Mr Pinault a frenchman ?

Les artistes et les expos

Desmosthènes Davvétas

Les DVD

Chroniques des Lettres

Les livres politiques

Les livres de photographie

Les livres noirs

Le théâtre

n o 42 juillet 2006 prix du numéro : 6 €


verso

arts et lettres

Editorial

Dossier Gérard Le Cloarec

Les artistes et les expos

Le cas Démosthènes Davvétas

Les DVD

Chroniques des lettres

Notes de lecture

Les livres politiques

Les livres de photographie

Les livres noirs

Le théâtre

Sommaire

p 2 Is Mr Pinault a frenchman ?

p 3 Être peintre par les qualités mêmes de la peinture,

par Jean-Luc Chalumeau

p 9 La peinture comme éblouissement,

par Thierry Laurent

p 11 La poésie retrouvée,

par Gérard-Georges Lemaire

p 12 Pierre Huyghe : artiste en expédition,

par Marine Emilie Gauthier

p 13 Scream fresh (Steven Parrino),

par Timothée Chaillou

p 14 Pierre Buraglio, Gérard Thalmann,

par J.-L. C.

p 15 Natacha Dubois-Dauphin,

par Thierry Laurent

p 16 L’abstraction lyrique

par G.-G. L.

p 17 Entretien sur les foires d’art :

Patrick Barrer et Belinda Cannone

p 19 Demosthènes Davvétas aéde et boxeur,

par Thierry Laurent

p 20 Le corps de la poésie,

par Gérard-Georges Lemaire

p 22 Mais que fait la police ?

par Guillaune de Boisdehoux

p 28 Chronique de l’an VI (3),

par Gérard-Georges Lemaire

p 33 Like a text machine,

par Belinda Cannone

p 34 Le Noir, Monory,

p 36 Premiers jalons pour reconstruire,

par Humbert Fusco-Vigné

p 39 Des aventures vénitiennes d’un chef de rayon

en tête de sa gondole,

par Jean-François Conti

p 41 Du détournement intelligent de l’usage

d’ingrédients de pâtisserie,

par Simon

p 44 Visibilité,

par Pierre Corcos

bulletin d’abonnement p. 48

n o 42, juillet 2006.

Directeur :

Jean-Luc Chalumeau

Directeur littéraire :

Gérard-Georges Lemaire

Maquettiste :

Alexis Masurel

Secrétaire de rédaction :

Pascaline Callies

Comité de rédaction :

Belinda Cannone

Jean-Luc Chalumeau

Jean-François Conti

Humbert Fusco-Vigné

Laurent Thierry

Gérard-Georges Lemaire

Photo de couverture :

Dominique Boniface

La revue n’est pas responsable

des manuscrits ou des documents

qui lui sont adressés.

Les opinions émises par nos collaborateurs

sont strictement personnelles;

elles n’engagent donc

que leurs signataires.

Tous droits de reproduction

réservés.

Commission paritaire :

n o 0308K84706

VERSO Arts et lettres,

revue trimestrielle,

est éditée par VERSO SARL :

2, rue de Nevers 75006 Paris

téléphone : 01 46 33 62 45

E mail : verso.sarl@wanadoo.fr

Impression: Desgrandchamps, 21 rue de Châtillon

75014 Paris. Conception graphique: M.P. Jaulme.

Texte composé en Scherzo & Méta capital.

Directeur de la publication: Jean-Luc Chalumeau.

Diffusion Harmonia Mundi Commission

paritaire: n o 0308K84706. Dépôt légal: à parution.

Prix de ce numéro : 6 €


Editorial

verso

arts et lettres

2

Is Mr Pinault a frenchman ?

Tout le monde se souvient de la phrase par

laquelle M. Jean-Claude Trichet arracha le

fauteuil de président de la Banque Centrale

Européenne : « I am not a frenchman ». Français, moi ?

Et soucieux des intérêts de mon pays ? Vous n’y pensez

pas ! M. Trichet aurait été écarté sans ménagement si

nos excellents amis européens avaient eu le moindre

soupçon : il fallait que notre ancien grand argentier soit

sincèrement non-français, et même, le cas échéant,

anti-français pour pouvoir veiller à la stabilité des prix

dans l’Union. Il était obligé d’adopter ce profil

honteux ; c’est triste, mais c’est ainsi.

Juin 2006: me voici à Venise, devant le Palazzo Grassi.

«Where are we going?» opere scelte dalla collezione

François Pinault est-il écrit au-dessus de la porte.

Explication: le titre de l’exposition est emprunté à une

pièce de Damien Hirst, un des artistes préférés de

François Pinault. Mais, que je sache, Damien Hirst luimême

a fait référence au tableau célèbre de Gauguin:

«D’où venons-nous? Que sommes-nous? Où allonsnous?

» (1897). Gauguin avait écrit ces trois phrases en

haut et à gauche de sa toile, en français évidemment.

N’aurait-il pas été judicieux de revenir à l’original pour

titrer l’exposition des œuvres d’un grand collectionneur

que l’on croyait savoir français?

Le contenu de l’exposition a été beaucoup commenté:

ceux qui ne sont pas venus à Venise savent ainsi qu’elle

est de très haut niveau, puisque l’on peut y voir à peu

près exactement ce que l’on voit dans n’importe quel

musée d’art contemporain disposant de moyens

financiers importants. C’est-à-dire: les grands

minimalistes américains, l’art informel, l’arte povera et

le pop art actuel, en l’occurence essentiellement Jeff

Koons, grand ami du maître des lieux. La commissaire

choisie par ce dernier, l’américaine Alison M.Gingeras,

a introduit la dose homéopathique d’artistes travaillant

en France généralement jugée convenable par les

curators internationaux; ils sont trois en tout et pour

tout: Pierre Soulages, Pierre Huyghe et Bernard Frize.

Trois sur trente-quatre: il est vrai que c’est un peu

mieux qu’au MOMA où, aux dernières nouvelles, il n’y

aurait plus qu’un seul français vivant représenté. Bien

entendu, je n’ignore pas que François Pinault ne révèle

aujourd’hui que dix pour cent de sa collection, et que

parmi les quatre vingt dix pour cent absents, il y a des

artistes faisant partie de la scène artistique française

(quelle que soit leur nationalité) qu’il aime et achète,

des artistes de très grand talent dont les œuvres

n’auraient nui en rien aux cimaises du Palazzo Grassi.

Pourquoi donc ne pas les montrer à l’occasion de ce

coup d’envoi qui donne le ton de la politique du

milliardaire? Pourquoi ce dédain de la création vivante

en France?

Elle est fort intéressante, l’expo Pinault, et elle est fort

bien montée à quelques détails près (comme la pile de

Donald Judd qui mord le plafond…), mais rien,

absolument rien n’y permet de déceler la qualité de

français de l’homme qui a fièrement acheté tout cela, et

qui n’était nullement obligé, comme Jean-Claude Trichet,

d’oublier sa nationalité pour entreprendre ce qu’il

voulait. Where are we going? est-il demandé. On est tenté

de répondre: is Mr. Pinault a frenchman?

J.-L. C.


Gérard Le Cloarec, Tête d’oiseau, 2002. 100 x 81 cm.

La dernière fois que je suis entré

dans l’atelier de Gérard

Le Cloarec, j’ai immédiatement

été frappé par un portrait posé

sur un chevalet. Depuis la porte, le

visage était indiscernable, noyé semblait-il

dans l’enchevêtrement des signes

et lignes qui sont depuis toujours la

caractéristique du style du peintre.

C’était la même chose vu de trop près. Il

Dossier Gérard Le Cloarec

Être peintre

par les qualités mêmes de la peinture

Par Jean-Luc Chalumeau

suffisait de se tenir à la bonne distance,

deux mètres peut-être, pour qu’apparaisse

progressivement, légèrement ironique,

le beau sourire d’une jeune fille.

Encore un peu d’attention depuis le

même endroit, et toute une tête gracieuse

se révélait au regard, bien modelée

dans son espace, cadeau de l’artiste à

celui qui avait pris le temps de voir.

Comment ne pas songer à la réflexion de

Lawrence Gowing devant un tableau de

Cézanne ? : « il est prodigieux de voir l’enchevêtrement

des fragments multicolores

prendre cohésion lorsqu’on s’en

éloigne un peu et que se dégagent les

directions et les plans en recul d’où naît

une sensation d’espaces… »

Les fragments multicolores de Gérard

Le Cloarec, dont la lointaine origine est


verso

arts et lettres

4

Gérard Le Cloarec, Direction opposée, 2004. 92 x 71 cm.

sans doute la multitude des lumières,

balises et signaux quotidiennement

observés dans sa ville natale de

Penmarch, sont devenus les matériaux

essentiels de son travail de peintre, un

travail visiblement accompli avec la

conscience du bon ouvrier, guidé par

l’ambition de parvenir à un résultat qu’il

va falloir essayer de définir.

« Que Cézanne m’occupe à ce point-là, à

présent, c’est là ce qui me fait com-

prendre combien j’ai changé, je suis en

train de devenir ouvrier. » C’est le poète

Rilke qui s’exprime ainsi, illustrant le

lent cheminement qu’exige la pénétration

de la peinture. Imitons-le au cours

de notre progression, qui ne doit surtout

pas être trop rapide, dans l’œuvre de

Gérard Le Cloarec dont une rétrospective

nous est aujourd’hui offerte.

Depuis toujours, disons : depuis le début

des années 70 et son hommage à Yehudi

Menuhin à la Maison de la Culture de

Suresnes, Le Cloarec peint des visages et

des corps. Les séries sont ponctuées par

les « bigoudènes », manière de rappeler

ses attaches, son identité fièrement bretonne,

mais aussi prétextes à soumettre

le thème du visage surmonté d’une

coiffe à toutes sortes de variations illustrant

ses découvertes d’artiste.

La bataille livrée par Gérard Le Cloarec

depuis quarante ans dans le champ de la


Gérard Le Cloarec, Femme girafe, 2004. 100 x 81 cm.

peinture n’est pas fonction d’une opinion

particulière sur l’art (d’un naturel bienveillant,

il les accueille toutes avec intérêt,

mais il n’en adopte aucune), il s’agit bien

plutôt d’accomplir le travail du désir dans

la vision, c’est-à-dire de reprendre, là où il

l’avait laissée, la quête de Cézanne. «Il faut

être ouvrier dans son art, savoir de bonne

heure sa méthode de réalisation écrivait ce

dernier à Émile Bernard. Être peintre par

les qualités mêmes de la peinture… Il suffit

d’avoir un sens d’art et c’est sans doute

l’horreur du bourgeois, ce sens-là.»

S’il arrive à Le Cloarec de choquer le

bourgeois, ce n’est certes pas parce qu’il

peint des nus féminins érotiques (au

contraire, le bourgeois adore les consommer

sous couvert d’art, c’est bien connu:

Freud a appelé cela la « prime de séduction»),

s’il les choque, donc, c’est bien par

son exigence d’investissement visuel,

c’est par la difficulté d’approche de son

travail chromatique. Ce que sait Le

Cloarec après le maître d’Aix, c’est que

seule la couleur est capable simultanément

de constituer et de détruire la

forme. L’art est difficile, son élaboration

verso

Dossier Gérard Le Cloarec

5

comme sa perception demandent du travail,

s’il est vrai que les figures du désir

ne sont jamais celles de la simplicité.

Inutile de demander au peintre de produire

des œuvres qui seraient « plus

faciles » : à supposer qu’un accès plus

immédiat à l’œuvre soit donné, jamais il

ne lèvera l’opacité organisée concernant

sa jouissance, autrement dit : l’invisible

par lequel elle défait le réel et ne l’imite

pas.

Arrêtons-nous sur un thème favori de l’artiste:

le portrait et l’autoportrait (parfois

mêlés, et ce n’est sans doute pas

par hasard : voici Le Cloarec en compagnie

de deux de ses amis en 1980, ou avec

Van Gogh six ans plus tard). Une grande

exposition de ses « portraits paroxystiques

» a eu lieu à l’espace Cardin en

2002. On y reconnaissait des célébrités du

monde de la musique et de la littérature,

quelques personnes proches de Gérard, et

surtout les peintres qu’il admire : de

Monory à Courbet, de Cézanne – bien sûr –

à Francis Bacon… Le fait que les modèles

soient plus ou moins identifiables, selon

la distance du spectateur par rapport au

tableau, était important, comme toujours

chez Le Cloarec, mais pas essentiel. Il y

avait là, me semble-t-il, une passionnante

réflexion implicite sur les conditions de

l’appropriation esthétique.

Prenons appui sur le très beau Vincent

Van Gogh et autoportrait (146 x 114 cm,

1986). Il y a là deux autoportraits

Gérard Le Cloarec,

Nu remontant l’escalier,

2004. 146 x 114 cm.


verso

arts et lettres

6

Gérard Le Cloarec, Bigoudène, 2003. 130 x 97 cm.

célèbres de Van Gogh en 1889 : celui dit

« Tête bandée à l’oreille coupée, bonnet

de fourrure et pipe » et l’ « autoportrait »

peint en août-septembre, quelques mois

après le drame du 24 décembre 1888,

de trois-quarts de telle sorte que seule

apparaisse la « bonne » oreille. Le premier

est traité par Le Cloarec en couleur,

le deuxième est seulement dessiné sur

fond blanc, une nuance de bleu sur le

gilet rappelant toutefois que Van Gogh

avait revêtu son meilleur costume pour

se représenter assagi. Entre les deux ver-

sions de Van Gogh par lui-même, revues

par Le Cloarec, ce dernier s’est représenté

au milieu de la composition. On

peut en déduire qu’il s’implique complètement

dans ce qu’il donne à voir. Or il y

a évidemment plusieurs manières possibles

de percevoir ce tableau.

Il est probable que des personnes vont

s’arrêter sur la représentation de Van

Gogh à l’oreille coupée, non seulement

parce que Gérard Le Cloarec la privilégie

(elle est au premier plan, elle est en cou-

leur) mais aussi parce qu’ils connaissent

l’histoire tragique de Van Gogh. Ils perçoivent

donc l’œuvre à travers le

contexte de la vie de l’artiste à qui

Gérard Le Cloarec rend hommage, la

structure du tableau leur étant inaccessible

ou simplement indifférente.

D’autres, plus subtilement, sans rien

ignorer bien sûr de l’anecdote, s’intéresseront

essentiellement à ce que le

peintre a fait de son sujet : double aspect

de la personnalité de Van Gogh (passion

d’un côté, raison de l’autre) mais aussi

synthèse assumée par l’autoportrait de

Le Cloarec, lui-même divisé en deux :

partie gauche du visage en couleur, partie

droite blanche. L’auteur intègre en

lui les deux interprétations que Van

Gogh a données de lui-même en l’espace

de huit mois. Il assimile dans son

tableau deux œuvres dont il rend compte

des styles d’origine respectifs avec fidélité

tout en leur conférant à l’évidence à

chacune, en plus, son propre style !

Passionnant jeu de va et vient au sein

duquel chacun peut s’aventurer, mais

plus ou moins. Nous avons ici la

démonstration réussie d’une position

consistant à suggérer que c’est le sujet

esthétique (moi qui regarde) qui accomplit

l’œuvre en choisissant le mode d’interprétation

qui me convient. Gérard Le

Cloarec propose, et nous invite à exercer

notre propre pouvoir créateur à notre

guise. C’est la singularité du sujet regardant

qui décide du mode d’appropriation

de l’œuvre. Cette appropriation sera

rudimentaire ou sophistiquée, avec

toute une gamme de positions intermédiaires

possibles, car l’artiste n’impose

rien. Il respecte la liberté du spectateur,

admet toutes les lectures de son travail,

et c’est là que réside la richesse de ce

dernier. Les portraits de Gérard Le

Cloarec sont, autant que des peintures,

des leçons pour mieux regarder la peinture.

En 1992, Gérard le Cloarec a peint une

œuvre-manifeste à usage intime. Il

s’agissait de faire un cadeau à une personne

de sa famille (le point de départ

serait donc une vue du phare de

Penmarch), mais sans consentir à des

concessions qui auraient affaibli la qualité

artistique du travail : quelque détail

« pittoresque » par exemple. Voici donc

Eckmuhl, peinture acrylique sur toile,

association de réseaux dont l’un, panoramique,

rend compte du scintillement

des lumières du port dans l’air et dans

l’eau, et l’autre, qui éclaire l’ensemble,

en forme de crâne, lance ses antennes

de toutes parts et semble intensément

habité par le fourmillement des codes et

signes familiers. Non pas une vanité,


Gérard Le Cloarec, Voyage au bout de la nuit, 1998. 55 x 46 cm.

mais plutôt la reprise du message de

Léonard : la peinture est cosa mentale.

Jouir de cette œuvre, comme des autres

d’ailleurs, c’est prendre le temps de

repérer les divers instruments qui déterminent

leur évanescence subversive.

Tout tableau de Gérard Le Cloarec montre

un monde en train de se faire tout en

défaisant le réel, un monde à l’état naissant

: non pas représenté (copié) mais

ramené à son origine. Ce qui s’engendre

dans notre vision de spectateur attentif, ce

n’est donc pas «le réel», mais un réel possible.

Ce n’est pas la même chose ! Ce

peintre nous rappelle magistralement que

la peinture, la vraie, nous propose toujours

un possible qui nous instruit du réel.

verso

Dossier Gérard Le Cloarec

7

Essayons de dire les choses autrement, à

la suite de mon ami le regretté critique

Marc Le Bot (un autre breton) qui aurait,

j’en suis sûr, beaucoup aimé les travaux

des dernières années, notamment les

visages de noirs Massaï ou d’indiens en

2002, qu’il n’a pas pu voir : ce que le

peintre veut, c’est, du réel, rendre

visible ce qui n’est pas vu, ce qui en


verso

arts et lettres

8

Gérard Le Cloarec, Courbet, 1998. 55 x 46 cm.

appelle à une vision plus originaire : le

pré-réel selon lequel l’être surgit à l’apparaître.

Vous vous souvenez ? Il faut

trouver la bonne distance pour y parvenir.

La peinture est affaire de vision, la

peinture est « rétinienne » ou n’est pas.

Elle est affaire de valeurs, de couleurs et,

oui vraiment, de jouissance. Puisque,

tout compte fait, Duchamp et ses disciples

ne sont toujours pas parvenus à ce

que le plaisir rétinien soit défini par le

code pénal comme un crime passible

d’une mise au ban de la société, profitons

en : il est là, offert avec une généro-

sité illimitée par un peintre étonnamment

fécond. Allez donc le découvrir, ce

plaisir : il suffit de regarder. Mais n’oubliez

pas : à la bonne distance ! •


Avec Le Cloarec, c’est d’abord la

couleur qui capte le regard. Une

couleur pleine d’insolence.

L’artiste nous montre une peinture dans

sa pure essence lumineuse, qui se joue

des notions de figuration et d’abstraction.

Les toiles de Le Cloarec sont construites

à partir d’un vaste fond de couleur pure :

le jaune des tournesols, le bleu des fonds

marins, le rouge des capes de torero.

L’artiste retravaille son fond afin de lui

conférer un surcroît de scintillement, et

pour cela, il juxtapose une infinité de

touches dont les nuances se distinguent

de façon infinitésimale. Le résultat pourrait

être celui d’un monochrome, mais

voici des colorations en mosaïque qui

nous rappellent l’incandescence des

toiles de Rothko. On l’a compris : ce n’est

plus tant la couleur qui intéresse l’artiste

que l’éblouissement du spectateur.

Et puis, il y a le sujet central de l’œuvre.

Ici, rien à voir avec le fond étal. Bien au

contraire, c’est la touche isolée, bien délimitée,

qui structure la forme. Que voit-on

au centre de la toile ? Un formidable

champ de bataille chromatique où s’entrecroisent,

s’affrontent, se juxtaposent une

foultitude de touches géométriques. Voici

des étincelles jaillissantes, des kaléidoscopes

affolés, comme si des volcans projetaient

dans l’espace d’intenses éclaboussures

de couleurs acides. Mais Le Cloarec

opère un tour de prestidigitation. Car du

chaos chromatique va surgir la représentation.

Il faut peut-être accomplir un ou

deux pas en arrière de la toile pour que la

magie fasse effet : une forme humaine

apparaît, se reconfigure, ici un corps dans

l’éclat de sa sensualité, là un visage au

regard énigmatique. Le Cloarec peint des

corps qui se déploient dans toute la force

de leur musculature, ou dont la puissance

physique au repos reflète l’intensité de la

méditation. Le Cloarec proscrit le dessin

comme vecteur principal de la forme. Les

touches de peinture se lisent comme la

force structurante du réel. Chacune a la

forme d’un trait ordonnancé, d’un rectangle

étroit, d’une croix, d’un triangle, et

constitue la brique primordiale d’un jeu

de construction pictural. Bien sûr, il y a

des précédents. On pense aux points de

couleurs du post-expressionnisme, aux

La peinture

comme éblouissement

Par Thierry Laurent

points de la bande dessinée que Roy

Lichtenstein s’est évertué à rendre

visibles, aux pixels de l’image numérique.

C’est bien l’image contemporaine que

nous restitue Le Cloarec.

A partir des années 1990, le Cloarec

entreprend une hallucinante galerie de

portraits. Francis Bacon, Tabarly,

Courbet, Colette, Malraux, Duke

Ellington, César, Pierre Restany,

Gauguin, Pierre Cardin, Ray Charles,

Céline, et bien d’autres, qui appartiennent

au panthéon des arts et de la littérature.

Non pas des portraits psychologiques,

en ce sens que l’artiste ne tente

ni de saisir la ressemblance physique, ni

de définir le caractère de la personne.

Non, ses portraits sont plutôt des archétypes,

une manière de cerner la catégorie

éthique à laquelle se rattache le personnage,

bref l’idée force qu’il incarne.

Rimbaud n’est pas l’individu Rimbaud,

mais la figure du poète, un visage triste

de beau jeune homme, lointain, presque

absent, c’est l’essence du destin rimbaldien

qui ici transparaît. De même, le

visage de Tabarly n’est pas seulement

celui de Tabarly, mais la mise en valeur

du courage physique, de la solitude

verso

Dossier Gérard Le Cloarec

9

acceptée, de la volonté inébranlable de

dompter les éléments. Il y a en revanche

de la douceur dans le portrait du couturier

Pierre Cardin, le front est amplifié,

les lunettes sont bien visibles, voici donc

la figure du créateur qui intériorise

l’émotion, médite sa création, réfléchit

ses modèles. Du portrait de Ray Charles,

jaillit comme une férocité guerrière, un

sourire radieux, celui du musicien dont

la voix triomphe du terrible handicap

d’être aveugle, ici rendu bien visible par

la présence presque exagérée des

lunettes noires. C’est le César de la

vieillesse qui est portraituré, et il y a

comme une inquiétude qui transparaît

du regard, comme si l’artiste contemplait

de l’au-delà ses chefs-d’œuvre.

Entre lui et Pierre Restany, il y a un air

de complicité. La barbe en bataille peutêtre

? Chaque visage est donc l’expression

d’un archétype : le poète, l’aventurier,

l’artiste, le grand couturier, l’écrivain.

Avec Le Cloarec, on songe aux toiles les

plus fauves de Matisse : libre jeu de surfaces

chromatiques qui provoque l’enchantement.

Une peinture qui se passe

du discours. Un pur hédonisme de la

couleur. •

Gérard Le Cloarec, Le pinceau, 2005. 146 x 114 cm.


Gérard Le Cloarec, Spleen et idéal, 1998. 162 x 130 cm.


I

l y a un abîme entre les visages

que Gérard le Cloarec a peints

au fil du temps et ceux réalisés

par ses illustres prédécesseurs

des siècles passés. Quelle relation

directe pourrait-on véritablement

établir entre ces portraits d’artistes – par

exemple ceux de Pablo Picasso et de Petr

Mondrian, d’Alberto Giacometti et de

Fernand Léger, de César et de Monory –

et les personnages qui ont posé devant le

chevalet de Mengs, d’Angelika

Kauffmann, de Mme Vigée-Lebrun ou

même de Jacques-Dominique Ingres ?

S’ouvre alors devant nos yeux non seulement

l’abîme vertigineux du temps,

mais aussi d’une autre sensibilité et,

plus encore, d’une autre intelligence de

la peinture. Et pourtant, en dépit des

apparences, il poursuit une quête qui est

bien loin de renier ce grand héritage. Il

ne fait que le renouveler de manière originale

et profonde. Il a recours à une

forme nouvelle de langage plastique.

Comme eux, il veut la traduction matérielle

trahissant les traits les plus

saillants de la personnalité, la singularité,

les ambitions secrètes de son

modèle et en dévoilant, en même temps,

l’idée qu’il s’en fait. Cependant, il faut se

souvenir du portrait qu’il a dessiné de

Gustave Courbet il y a une vingtaine

d’années : il le montre tel qu’on l’imagine

rarement, jeune, ardent, avec une

moustache et une petite barbiche à la

mousquetaire, les yeux grands ouverts

qui fixent le spectateur comme s’il lui

lançait un défi. Il manifeste ainsi son

admiration pour l’auteur d’Un enterrement

à Ornans et de l’Atelier dont il en

exécute une version sur toile peu après.

Quand il examine un visage, Gérard le

Cloarec adopte plusieurs principes qui

n’appartiennent qu’à lui. En premier

lieu, il se débarrasse de toute anecdote

ou de tout attribut. Il n’y a dans le

tableau pas le moindre indice d’un lieu,

d’un objet, d’une référence symbolique

ayant un rapport avec le modèle ou son

œuvre. Le fond est toujours abstrait et

schématiquement architecturé par des

plans colorés qui sont séparés par des

lignes horizontales et verticales – l’allusion

à Mondrian est flagrante, même si

elle est détournée – parfois circulaires.

Mais loin de lui l’idée de se limiter à

façonner un simple fond où installer la

La poésie retrouvée

Par Gérard-Georges Lemaire

tête séparée du corps de son sujet. Ce

réseau linéaire et chromatique sert plutôt

à fournir une cage théorique où l’enfermer.

Ce serait comme la version

moderne des fils tendus à l’intérieur de

la chambre obscure où les peintres de la

Renaissance élaboraient la perspective.

En sorte qu’on a le sentiment que la tête

tourne au sein de l’espace artificiel qui

procure l’illusion du volume et de la profondeur

du champ. Et puis, il introduit

de nombreuses variantes stylistiques

d’une composition à l’autre, par

exemple en déposant des touches de

couleur vives qui pourraient être un

hommage à la recherche des impressionnistes.

Dans cette vaste galerie de portraits ne

figurent pas que des artistes. Il y a fait

entrer des savants (Louis Pasteur), des

musiciens (Sidney Bechet), des hommes

de mer (Tabarly), des hommes politiques

(Martin Luther King). Mais c’est la littérature

qui tient la place la plus éminente

dans ce panthéon personnel. Samuel

Beckett, André Breton, Louis-Ferdinand

Céline, Arthur Rimbaud, Colette sont les

figures qu’il admire qu’il a tenu à pérenniser

dans son petit musée intime.

Charles Baudelaire, le peintre l’a vu en

bleu. S’inspirant d’une célèbre daguerréotype

de Carjac, il s’emploie en 1996

non à l’idéaliser, mais à le transfigurer

en ayant recours à la monochromie,

mais aussi en introduisant quelques

vers de l’auteur des Fleurs du mal et

aussi ses propres commentaires. En

outre, le visage du poète est composé

d’une multitude de plans, de traits, de

croix, de lignes, de touches irrégulières

et de différentes couleurs. En sorte qu’il

donne le sentiment d’une mosaïque

baroque. Plus encore que pour d’autres

figures emblématiques de notre culture,

Baudelaire est le compendium de son

modus operandi, comme s’il devait

incarner son idéal de la peinture à travers

un idéal sulfureux de la quête littéraire.

Sans doute est-il le véhicule de sa

vision de la modernité.

Gérard Le Cloarec ne se présente pas

comme un artiste qui vit plongé dans les

ouvrages savants et les vieux papiers. Et

pourtant, il éprouve une véritable passion

pour l’univers du livre et il en a réalisé

lui-même un certain nombre. Il a

imaginé par exemple une interprétation

verso

Dossier Gérard Le Cloarec

11

graphique de l’« Invitation au voyage »de

Baudelaire. Comme la majorité des

ouvrages qu’il a pu concevoir, il s’agit

d’un exemplaire unique. La Lettre à la

présidente de Théophile Gautier constitue

dans ce contexte une exception

notable puisqu’elle a été tirée à trentecinq

exemplaires. Ses autres créations,

L’Oiseau rare de Claude Aveline, « Le

Dernier amour du prince Gengis » de

Marguerite Yourcenar, sont ornées de

gouaches originales et demeurent des

pièces uniques.

Lui qui a tant aimé un monde chargé de

toutes les nostalgies pensables avec ses

Bigoudènes de son enfance et les

Indiens d’Amérique qui n’ont pas cessé

de le fasciner, intense métaphore des

valeurs essentielles qu’il revendique, lui

qui a tant aimé transposer cette nostalgie

dans une manufacture du semblant

des plus modernistes, engendrant de ce

fait une insidieuse et prodigue contradiction

se révélant un puissant moteur

pour produire des images inouïes, il instaure

son art dans une zone instable et

sans cesse remise en jeu de la peinture.

Et la poésie sert de fondement névralgique

à cette industrie esthétique. •

Rétrospective Gérard Le Cloarec

au Vieux Phare de Penmarc’h

(29760 Saint-Pierre Penmarc’h)

jusqu’au 24 septembre 2006.

Exposition Le Cloarec

à la galerie Le Garage,

Orléans, septembre.


verso

arts et lettres

12

Artiste en expédition

PIERRE HUYGHE,

MUSÉE D’ART MODERNE

DE LA VILLE DE PARIS

Par Marine Émilie Gauthier

Àquelle fête nous convie donc le

Celebration Park de Pierre

Huyghe ? Celles qu’il nous propose

dans One Year Celebration

ont été imaginées par des artistes qu’il a

invités. Des commémorations pour des

dates qui en sont encore vierges, et

pourquoi pas le 6 août pour Andy

Warhol ou bien le 28 juillet pour l’obsolescence

? On pense aussi à la vidéo présentée

à la galerie Marian Goodman en

2003, Streamside Day, où les personnages

célébraient leur ville nouvelle,

imaginaire elle aussi.

Est–ce dans ce sens festif que l’artiste

utilise le mot de celebration ? Ou dans

celui de quelque chose que l’on donne à

voir ? Le principe d’exposition répond à

la même définition et c’est d’ailleurs le

but avoué de Pierre Huyghe, se jouer de

ses codes, du moins s’interroger sur

ceux-ci, et sur la forme particulière

qu’est la commande.

Une exposition, est-ce plusieurs éléments

qui cohabitent ? Ne peut-on pas

considérer chacun d’entre eux comme

une exposition à part entière, où ici l’acception

est encore différente ?

Dans A journey that wasn’t, le film est à

la fois l’expédition en Antarctique et le

spectacle produit à New York à la suite

du voyage. Pierre Huyghe considère que

le début de son travail coïncide avec le

départ du bateau, l’exposition est déjà

prise dans les filets de l’expédition. C’est

ce que ramène Huyghe de son voyage.

Quel est l’espace des possibles suscep-

Les artistes et les expos

tibles d’être exposition ? La vidéo ellemême

? Quant à This is not a time for

dreaming, plusieurs plans montrent la

salle des spectateurs au moment de la

projection. Ce que nous aussi nous

regardons. Une prise de recul pour

repousser des limites ? Le ballet des

deux grandes portes blanches répond

par l’affirmative. En se déplaçant, elles

relativisent l’espace et donc la notion de

frontières qu’elles sont censées créer. Le

spectateur immobile se retrouvera aussi

bien devant, qu’à côté, que derrière.

Toujours dans This is not a time for dreaming,

l’artiste se met en scène sous

forme de marionnette. Là où une œuvre

nous montre le résultat de la réflexion

préparatoire, lui nous propose de sonder

ce moment du processus de création,

du travail en cours. Pour cela il fait

appel à la figure de Le Corbusier, en

évoquant la commande que lui a faite

l’université d’Harvard. Pourquoi un

architecte ? Parce que penser et montrer

son travail relève de la construction,

aussi bien mentale que matérielle.

Huyghe et Le Corbusier se passent le

relais pour aborder toutes les étapes, du

moment de l’appropriation à la réalisation…

Jusqu’au moment où l’œuvre

n’appartient plus à l’artiste, symbolisé

avec poésie par un oiseau qui laisse

tomber une graine. L’œuvre entame

ainsi une vie qui lui est propre, un peu

comme l’enfant qui vient de naître.

Mais qu’en est-il de la filiation artistique?

L’évocation de Le Corbusier, mais surtout

les néons monumentaux qui nous accom-

pagnent tout au long du parcours apportent

une réponse. Ils témoignent de la

possession de référence culturelle

(Fictions ne m’appartient pas, ou encore I

do not own 4’33») non dans le sens d’un

savoir acquis, mais de ce qui le constitue

en tant qu’artiste. Et ici, de ce qui ne le

constitue pas, puisque la série s’intitule

Disclaimers, refus de sa part de les reconnaître,

à la manière de prétérition. Plus

largement, I do not own modern times et

Je ne possède pas le musée d’art moderne

demandent ce qu’il en est de l’artiste

dans le lieu d’exposition, de l’artiste dans

son temps.

Si l’on cherche à suivre Pierre Huyghe,

on découvre que tous les chemins qu’il

parcourt mènent à un postulat contre

l’enfermement, et de l’artiste, et de l’exposition

dans des rôles précis. Il s’autorise

tous les médiums, de la vidéo au

néon, en passant par le livre, plus discret,

que l’on doit venir ouvrir. Les rapports

du spectateur à l’œuvre sont multiples

également. Effectivement, on ne

peut se défaire de l’exposition, qui est là.

Mais c’est une manière de dire que l’artiste

peut aller aussi loin qu’il le veut.

Diderot, dans le Supplément au voyage de

Bougainville, pensait aussi grande la

capacité d’évasion du philosophe qui

«fait le tour du monde sur son parquet»

que celle de l’explorateur. Huyghe

pousse l’artiste à prendre la liberté d’aller

où il veut. L’espace que l’on occupe

c’est celui que l’on décide d’aller explorer…

Ou exposer. •


Scream Fresh

STEVEN PARRINO, RÉTROSPECTIVE 1977 / 2004 IN MILLES ET TROIS PLATEAUX, CINQUIÈME ÉPISODE /

CONDENSATIONS / MAMCO, GENÈVE

Par Timothée Chaillou


I’m a street walking cheetah with

a heart full of napalm

I’m a runaway son of the nuclear

a-bomb

I’m a world’s forgotten boy

The one who searches and

destroys”

Iggy Pop & The Stooges, Search and

Destroy

“La violence se perçoit et se

comprend comme le signe même

de l’authenticité.”

Slavoj Zizek, Bienvenue dans le

désert du réel.

Anarchy time. Dans Le septième

continent, Michael Haneke filme

un couple se trouvant confronté

face à leur vie monocorde, prérégie,

linéaire; c’est devant cette consternation

qu’ils décident de s’enfermer dans

leur maison pavillonnaire pour la détruire

et l’abandonner de l’intérieur. Le rock permit

l’apparition de nouveaux héros : les

guitaristes qui ne cessèrent de casser

leurs guitares pour créer de nouvelles

sonorités et y mettre un point final.

Destroyed room est la première photographie

de Jeff Wall qui décida de commencer

son œuvre par la maîtrise de l’anarchie.

Warhol fut toujours obsédé par les

accidents, les meurtres et les faits divers

glauques. David Cronenberg use, dans

Crash, des pulsions érotiques et de

l’énergie traumatique des accidentés de

la route face à leur objet de désir et

d’anéantissement qu’est devenue la voiture…

L’histoire de l’art – se collant au

réel – regorge d’expérimentations sur la

destruction, la difformation et sa trace.

Steven Parrino possède et jouit du chaos

qu’il instaure dans ses œuvres. Une

grande partie de son travail s’axe sur l’exploitation

de peinture monochrome –

souvent noir ou argent – dont la toile se

trouve mise en décalage avec son châssis/cadre

pour être froissée. Comme le

mauvais garçon qui ne fait pas son lit, il

se retourne contre la peinture et la toile

pour lui rire au nez et la torturer, plier,

déchirer. C’est le sacre du déformalisme:

«Cette forme mutante de peinture

déformalisée m’a donné, dit Parrino, l’opportunité

de parler de la réalité à travers la

peinture abstraite, de parler

de la vie «par son chaos, son

entropie. Être nihiliste si cela

est un moteur à haute intensité.

» I want to be profoundly

touched by art, by

life. I came to painting at

the time of its death, not to

breathe its last breath, but

to caress its lifelessness.»

Parrino Zombie-Heroes.

Le monochrome était

déjà là (a priori),

Parrino le fait comparaître.

La matérialité des

pliures – évoquant

draps, vêtements, linceuls,

trace de crash – est

confrontée à la planéité du tableau permettant

de saisir une dislocation entre

sens et contenu.

L’histoire du monochrome se base sur

l’idée que la peinture ne mène qu’à la

peinture, donc à sa propre finalité.

Parrino se sert, selon ses propres

termes, de ce cadavre pour lui faire

connaître une nouvelle identité matérielle

: il balance entre un discours

moderniste et post-moderniste.

Le monochrome n’est plus la fin de la

peinture – ou son début – mais un outil,

un instrument comme le pinceau ou la

bombe qui sert à couvrir les toiles de

leur apparat.

C’est dans une réflexion post-productive

que Parrino agit sur le monochrome car

il l’utilise comme un produit déjà chargé

pour lui offrir la liberté d’un nouveau territoire,

comme un Zombie recherchant

de nouveaux potentiels énergétiques.

César compresse et ramollit des habitacles,

Francis Picabia tache une page

blanche et l’intitule Sainte Vierge. Lucio

Fontana troue, déchire, perce, ses

Concetto Spaziale pour que l’énergie brutale

et amplificatrice révèle la présence

du vide et la meurtrissure d’une ouverture

(sur le réel de la toile). Robert

Morris accroche de lourds morceaux de

feutre au mur pour, dans un geste

baroque, conquérir le nouveau territoire

de la sculpture souple opposé à sa sœur

ithyphallique. L’exploitation de la toile

comme matière souple, pour Parrino,

permet de saisir la dynamique entropique

de son contenu. L’artiste est le

kamikaze d’un attentat dirigé vers la

peinture (pour sa monochromie) la toile

(pour sa planéité) et la sculpture (pour


verso

Les artistes et les expos

13

son mode de présentation, sa rigidité).

C’est dans un élan hautement romantique

que l’artiste joue de l’excès apporté

à la toile – excès des boursouflures et du

trop de toile, de l’en plus qui ne faisait pas

partie de la peinture –, de son exaltation

d’une passion non hasardeuse mais foudroyante

; les pliures deviennent figures

de la rébellion contre l’autorité de la peinture.

La toile épuisée gît sur un châssis.

Couverte par une couche de peinture

brillante, elle se fait lieu d’exploitation de

la lumière convoquant l’espace comme

lieu atmosphérique où tout ce qui est figé

donne l’impression de simplement

vibrer et crisser. C’est dans cette posture

romantique de l’épuisement de la passion

de la toile que Parrino s’agite de

manière frénétique sur son devenir.

Comme dans la culture rock, l’art doit se

vivre et s’incarner; il permet d’amplifier

la puissance du corps, produisant une

éthique de l’incarnation, évoquant la dramaturgie

et le dynamisme de l’exploit

performatif (et musical).

A feast of fear. L’excellente rétrospective

du MAMCO – conçue par l’artiste avant sa

mort, offre la possibilité d’une lecture

intelligente où l’agencement des œuvres

ce fait méritante –, met en évidence les

liens qui unissent la pratique du dessin

chez Parrino et son affection pour l’espace

scénique de panneaux de plâtres brisés et

troués qui, manipulés deviennent d’outrageantes

sculptures mises en display. C’est

en quelques pas que l’on peut unir la

volonté de l’artiste de sortir la toile de son

enchâssement et le souhait d’Iron Man de

faire exploser le carré noir de Malevitch –

toile de petit format qui agit comme un

remède à la radicalité monochromiste.

C’est d’ailleurs dans un sens moderniste

que s’instaure l’ironie – ou l’idiotie – au

sein du travail de Parrino car il se joue de

la matière et de son sens. Il balance high

and low culture dans un même battle, un

jeu de stratégie multiple entre histoire de

la peinture, cartoons et lyrisme de la

(punk) rock attitude. Cette exposition, se

vie comme un chant intérieur, rares sont

les moments où l’on ne sent pas le désir

de chantonner les références musicales

des œuvres de Parrino – Stooges, Velvet

underground, Ramones, Iggy Pop, Sex

Pistols poussés dans un même vortex. Le

silence muséal est stoppé par l’illusion

des crissement de toiles, des bruits de scie

ou de masse, des hurlements brisés par le

rire, des basses vrillant les toiles crashées,

des rythmes désaxés du métal.•


verso

arts et lettres

14

Pierre Buraglio,

Gérard Thalmann

Par J.-L. C.

Buraglio et Thalmann n’ont

à peu près rien de commun,

sinon qu’ils appartiennent

à la même génération

(née autour de 1940) et qu’ils

sont tous deux irréductiblement

peintres (ça n’est, au fond, déjà pas

rien !). En cette année 2006 de célébration

cézanienne, Buraglio expose

notamment au Musée d’art de

Toulon et à Aix en Provence, au

Gérard Thalmann, Saturne (ça tourne), 2006, 145 x 145 cm. Acrylique et huile sur toile.

musée des Tapisseries (« Station

debout ») où il s’interroge en particulier

sur un Baigneur de Cézanne, et

Thalmann à la galerie Pascal Gabert

(« Porteur d’ombre ») où il s’approprie

un nu de Cranach. Ce qui autorise

le rapprochement entre eux,

c’est leur aptitude commune à revisiter

des maîtres anciens de la peinture

et à en faire des œuvres absolument

personnelles, sur un mode plutôt

grave pour Buraglio, plutôt

ludique pour Thalmann, passionnant

dans les deux cas. J’ai dit

ailleurs que la force de l’art est attestée

par la façon dont les artistes puisent

dans les formes du passé le

moyen d’inventer des formes

actuelles et nouvelles. En voici deux

exemples, exceptionnellement

convaincants. •

Pierre Buraglio, affiche de l’exposition Station debout.


Natacha Dubois Dauphin

Par Thierry Laurent

Natacha Dubois-Dauphin

est une jeune artiste qui

fourmille d’idées. Son

principe repose sur la

mise en place d’une maison d’édition

fictive, ou plutôt d’une maison

d’édition dont elle a l’entière responsabilité

et qui n’a d’autre vocation

de créer ses propres livres d’art,

des livres objets qui réunissent en

parallèle une double narration, tant

en textes qu’en images. Les textes

sont des séries de poèmes où l’artiste

nous fait part d’épisodes imaginés

de sa propre existence. Le

« Catalogue des mères fictives » est

un défilé de femmes aux vies tumultueuses

et inattendues, qui toutes

ont le rôle de mère de l’artiste, ce

dernier s’inventant une pluralité

d’origines. Une réflexion sur sa

propre identité, comme si sa personnalité

était constituée d’une pluralité

d’hypostases. L’être que nous

sommes résulte d’une multiplicité

de possibles, un fragile hasard dans

un monde livré à l’aléatoire davantage

qu’à la nécessité.

Avec « Comestible », l’artiste nous

livre une série d’états de sensibilités

à travers un itinéraire qui la

confronte tour à tour avec l’univers

confiné des rues parisiennes, plutôt

version vingtième arrondissement,

hôtel interlope, et l’espace infini des

sommets alpins. Nature contre

bitume, fragrance des alpages

contre odeurs de trottoir, soleil d’été

contre grisaille urbaine. Natacha

Dubois-Dauphin entreprend une

démarche multiple, l’écriture et

l’image se conjuguent à travers ses

livres en forme de synthèse. •

verso

Les artistes et les expos

15


verso

arts et lettres

16

L’abstraction lyrique

Par Gérard-Georges Lemaire

baptisée L’Envolée

lyrique qui est présentée au

musée du Luxembourg a le

L’exposition

mérite non seulement d’exhumer

un moment généralement oublié ou

sinon méprisé de notre récente histoire

de l’art, mais aussi de comprendre pour

quelles raisons l’art français a perdu sa

prédominance incontestée dans le

monde après la Seconde guerre mondiale.

New York ne va pas tarder à lui

ravir cette position enviée – une position

qui s’est solidement ancrée au cours du

XVIIIe siècle d’abord par la création de

l’Académie royale de peinture et de

sculpture et, peu après, par la l’institution

de l’Exposition dans le « Salon

carré » du Louvre, première manifestation

artistique ouverte au publique et,

enfin, par l’émergence de la critique

d’art qui prend l’aspect d’un nouveau

genre littéraire. Bientôt la France va voir

apparaître des courants artistiques

majeurs et des personnalités ayant une

influence considérable sur toute

l’Europe. Cette tendance est renforcée

par l’afflux à Paris de nombreux artistes

étrangers contribuant à ce rayonnement

international. Le fait le plus troublant est

que l’affirmation de New York comme

nouvelle capitale du microcosme de l’art

a lieu alors que les fondements esthétiques

de la peinture d’alors étaient globalement

à peu près les mêmes que ceux

qui ont cours à Paris : elle est liée à l’essor

d’un art abstrait non géométrique

qu’on ne tarde pas à qualifier

d’Expressionnisme abstrait. Cette manifestation

fournit l’occasion rêvée de

méditer sur cette situation plutôt singulière.

Pierre Descargues, dans un remarquable

essai écrit pour le catalogue (Éditions

Skira) analyse avec clarté et beaucoup

de pertinence les conditions qui

ont nui aux artistes français de cette

période. A commencer par le terme flou

d’École de Paris, qui n’était pas très parlant.

En outre, Descargues souligne l’individualisme

qui a caractérisé tous ces

créateurs et même leur désunion. Sans

doute ont-ils tenu à cultiver leur différence

et se sont-ils méfié de tout amalgame.

Les qualificatifs qui ont été avancés

par les critiques, de l’abstraction

lyrique à l’informel (sans parler du

tachisme et de terminologies tendant à

regrouper des cercles plus restreints

d’artistes), n’ont pas contribué à éclairer

une volonté commune de transformer

les principes de la peinture et de sa relation

au monde. Cette cacophonie qui a

été somme toute un peu cultivée par les

acteurs de cette petite révolution esthétique

s’est accompagnée d’une ignorance

assez complète de ce qui était en

train de se passer dans une direction

similaire dans des pays voisins (par

exemple, on ne s’est guère soucié de ce

que faisaient Giulio Turcato, Emilio

Vedova, Lucio Fontana, Alberto Burri et

bien d’autres en Italie) et encore moins

de l’autre côté de l’Atlantique (si ma

mémoire ne me trahit pas, la première

exposition de Jackson Pollock eut lieu

dans notre capitale en 1948 et n’a eu

que très peu d’échos). Enfin, il faut ajouter

un facteur important qui a pu engendrer

une illusion tragique : Paris est

demeuré une place forte pour la philosophie

(l’existentialisme bien sûr, mais

aussi la phénoménologie) et pour la littérature

avec ses anciennes gloires (Gide,

Colette, Cocteau, etc) et avec ses nouveaux

venus (Sartre encore, Camus, et

peu après les conjurés du Nouveau

Roman, Samuel Beckett, Jean Genêt). Et

les monstres sacrés de l’art (Picasso,

Matisse, Braque, Chagall) venaient compléter

ce tableau séduisant.

Dans une telle perspective, que nous

enseigne cette exposition ? Tout d’abord,

elle donne aussitôt le sentiment d’une

multiplication d’expériences parallèles

ou parfois divergentes. En somme,

d’une dispersion. Cela n’est d’ailleurs

pas gênant en soi, mais ne facilite pas la

définition d’un tableau d’ensemble. Les

deux dates de référence choisies ici

(1947, celle du commencement) et 1955

ou 1956 (correspondant à une consolidation

de ce que ces recherches pouvaient

porter de novateur et de révélateur)

pour construire le parcours sont

judicieuses. Elles rendent bien compte

de cette nouvelle culture artistique et

autant de sa richesse que de sa polysémie,

mais elles ne peuvent pas mettre en

valeur le décalage temporel qui a été

nécessaire pour que les spéculations

plastiques de Pierre Soulages, de Jean

Degottex, de Simon Hantaï, de Martin

Barré, chacun dans un domaine bien différent,

ont pu apporter de profondément

transgressif dans le langage plastique de

la deuxième moitié du XXe siècle.

Elle a aussi le mérite de nous initier à

ces expériences singulières (on songe

aussi bien à Jean Fautrier qu’à Atlan,

Camille Bryen, Michaux, Bram van de

Velde ou Tal-Coat) qui ont si peu de

choses à partager. Les uns visent une

reconstruction de l’espace par des plans

et des lignes colorées, les autres, un langage

de signes s’apparentant à l’écriture.

Ce n’est que lorsqu’on observe les

œuvres de Jean Maneissier, de Maurice

Estève, de Gérard Schneider, d’Alfred

Messagier et de Roger Bissière qu’on

peut imaginer la fondation d’une véritable

école. Mais comment classer les

toiles d’Olivier Debré, de Serge Poliakoff

ou de Zao Wou-ki ?

La richesse des propositions plastiques

présentées ici est flagrante. En leur

temps, elles n’ont eu quasiment aucun

écho à l’étranger. C’est là que se situe la

véritable ligne de partage avec l’art américain

: les critiques, les collectionneurs,

les marchands de tableaux et les musées

se sont vite mobilisés pour le défendre,

le faire connaître et le valoriser. La

vision révolutionnaire de l’art que cet art

véhiculait s’est rapidement imposée en

Europe. Et les artistes ont eu les moyens

de développer leurs intuitions. L’art

français est demeuré, à peu d’exceptions

près, hexagonal. Cette belle anthologie

de l’abstraction françaises est en même

temps l’histoire d’une catastrophe

annoncée. Certains de ces peintres ont

ensuite été révélés au monde. C’est le

cas du poète Henri Michaux dont les

encres figurent dans les plus grands

musées du monde et c’est également le

cas de Zao Wou-ki reconnu et adulé en

Chine. Mais beaucoup d’autres mériteraient

de sortir du purgatoire où ils ont

été plongés. L’Envolée lyrique devrait largement

y contribuer.•


1) Patrick Barrer, vous avez créé la

foire internationale d’art Europ’ART,

en 1991, à Genève. Si l’on en croit vos

analyses, et notamment celles qui

figurent dans Le double jeu du marché

de l’art contemporain, sous-titré

Censurer pour mieux vendre (éd. Favre,

2004), cette initiative a été votre

réponse à une situation problématique

de l’art contemporain. Utilisant

cette expression, je désigne bien

entendu l’art qui nous est contemporain,

et non le courant qui est ainsi

labellisé par le marché. Comment

avez-vous conçu cette foire ?

Dès son lancement, il s’agit en effet de

faire une foire différente. En rupture

avec le marché international de l’art

contemporain et ses lois peu amènes et

très partiales. Nous voulons « inventer »

une foire proche du public et des

artistes, proche du temps de chacun au

cours duquel mûrissent connaissances

et pratiques artistiques. Nous voulons

donner vie à une foire à taille humaine,

accessible au plus grand nombre, fonctionnant

selon ses propres règles, et se

développant à son rythme, dans « sa »

région. Un carrefour historique de

l’Europe. En fait, nous inaugurons alors

un concept que l’on appelle plus volontiers

aujourd’hui « foire de proximité »

ou « foire régionale ». Mais peu importe

le terme. Bien sûr, très vite, à l’image de

la « Genève internationale », Europ’ART

va s’affirmer aussi comme un rendezvous

des cultures du monde grâce aux

origines multiples de ses exposants.

Nous avons reçu jusqu’à présent

59 pays. Mais en choisissant comme voisin

le Salon international du livre et de

la presse, nous nous déterminons tout

de suite en faveur d’une foire populaire.

C’est-à-dire une foire active au sein d’un

grand rassemblement culturel et ouverte

à ce titre sur plusieurs publics, de tous

âges et d’horizons divers. On y trouve

des expositions illustrant des sensibilités

et préférences forcément plurielles.

Souvent incomparables entre elles. Le

mode de fonctionnement d’Europ’ART

se révèle donc différent de celui des

autres foires d’art de l’époque. Et il n’a

pas changé depuis. On ne limite pas les

exposants aux seuls galeristes. On reçoit

des collectifs d’artistes, des musées, des

institutions, des éditeurs d’art, des asso-

ciations culturelles. On regroupe des

familles artistiques et trajectoires personnelles

telles qu’elles se manifestent

autour de nous, à Genève et ailleurs :

dans les ateliers, galeries et autres

scènes culturelles, commerciales ou

non. On explore une voie nouvelle, ne

négligeant ni les vocations à encourager,

ni les coups de cœur du public, ni les

talents à éclairer. Depuis la 1ère édition

d’Europ’ART, plus de 600 000 visiteurs

ont ainsi pu découvrir près de 4600

artistes de différentes régions du

monde. Et en 1997, Europ’ART a créé la

Fondation pour les arts visuels en vue de

favoriser échanges et projets entre des

artistes, des médiateurs et des publics

de tous horizons.

2) Dans votre livre, vous citez Ernst

Gombrich : « à la vérité, ‘l’Art’ n’a pas

d’existence propre, il n’y a que des

artistes». Par ailleurs vous notez qu’en

décembre 2002, il y avait 22 863

artistes inscrits à la Maison des artistes.

Ce n’est pas rien. Vous vous élevez en

même temps contre les propos récents

de ceux qui jugent qu’il y a trop d’artistes,

trop de lieux où la multiplication

des œuvres, des démarches et les variations

des niveaux de qualité créent une

confusion des valeurs sans équivalent

et un brouillage de la vue. Pas facile d’y

voir clair. On se souvient qu’au XIX e

siècle, l’Académie des Beaux Arts avait

une fonction (problématique) de sélection.

Ce que lui reprochaient de nombreux

artistes estimant, comme

Cézanne le formulera, qu’ils n’avaient

pas à être jugés par des juges qu’ils ne

reconnaissaient pas. On sait aussi le

résultat du Salon des Refusés où, pour

être admis, il suffisait d’avoir été…

refusé: le pire y côtoyait le meilleur, au

détriment du meilleur qui y était noyé.

Il faut donc des lieux ou des instances

de discrimination. Aujourd’hui le marché

de l’art est censé jouer ce rôle de

discrimination : il sélectionne des

œuvres sur la scène internationale.

Mais de ce fait il élimine aussi. Vous

écrivez : « le marché international de

l’art contemporain (…) est en train de

devenir un véritable archétype du ‘marché

global’ et un exemple d’intolérance

de tout premier ordre». Comment faire

en sorte que cette sélection ne devienne

pas censure?

verso

Les artistes et les expos

17

Entretien sur les Foires d’art :

Patrick Barrer et Belinda Cannone

Paradoxalement, en la déliant des règles

qui régissent l’expertise du marché et de

la scène institutionnelle qui lui répond.

Le marché international de l’art contemporain,

aujourd’hui, qu’est-ce ? C’est un

microcosme de 50 000 personnes environ,

artistes et journalistes compris,

divisés en mini-réseaux mondialisés,

dont les foires d’art historiques et leurs

jeunes rivales, comme Frieze à Londres

ou Armory Show à New York, sont les

« marques » de référence. Ces foires

organisées par des galeristes pour des

galeristes visent à rassembler les vendeurs

comme les acheteurs privés et institutionnels

les plus influents du

moment pour « faire du chiffre », comme

dit le marchand genevois Pierre Huber,

qui sait de quoi il parle puisqu’il a fait

partie pendant plus d’une décennie du

comité d’organisation d’Art Basel, présentée

par ses promoteurs et clients

comme la première foire d’art du

monde, dans un pays, la Suisse, moins

peuplé que la région parisienne.

Microcosme, vous dis-je ! Cela étant,

reconnaissons-le : Pierre Huber a raison.

Car ces foires-là coûtent très cher et on

n’occupe pas une position dominante

sur un tel marché sans y investir des

sommes importantes, y compris maintenant

dans la production d’œuvres. D’où

l’attente de retours financiers en rapport.

D’où des œuvres en rapport.

J’entends un rapport aux œuvres qui privilégie,

non pas les œuvres, mais les

conditions de leur réception. C’est-à-dire

leur capacité de résonance chez les

médias comme chez les grosses fortunes

qui les achètent et les institutionnels

dominants qui les consacrent. On n’est

plus dans l’excellence artistique, mais

dans l’excellence médiatique et mondaine.

Et finalement financière. Assistez

un jour à un vernissage d’Art Basel et

vous ne mettrez pas longtemps à saisir

qui fait le succès commercial de cette

foire. Le monde « mondain » de l’art,

annoncé par le philosophe et critique

Yves Michaud il y a plus de 15 ans,

triomphe aujourd’hui partout. Même

chez les artistes encore « engagés » bien

que stars du marché. Tout semble prétexte

à jouer sans jouer pour faire

encore et toujours de l’argent. Une certaine

télé-réalité n’est pas absente du

monde de l’art…

…/…


verso

arts et lettres

18

3) Comment sortir alors de ce club ?

Pour que la sélection reste une sélection

il faut d’abord admettre que c’est « une

sélection » justement, c’est-à-dire une

proposition et non pas, comme on l’a

entendu pendant des années à Art Basel,

« le meilleur de l’art contemporain ». Ce

qui est ridicule de la part de commerçants

qui ne font jamais ainsi que vanter

une fois de plus leur marchandise.

D’autre part, inclure dans cette proposition

la part d’inachevé propre à chaque

artiste, si talentueux soit-il, qui nous rappelle,

à la manière d’Ernst Gombrich,

que c’est un être de chair et de sang qui

conçoit les œuvres, selon une trajectoire

incertaine, fragile, comprise entre l’art

balbutiant et le chef d’œuvre, rarissime

par définition. On replace ainsi la figure

de l’artiste au milieu du village. On

retire au marché et à ses relais médiatiques

et institutionnels le monopole du

lien avec le public pour faire connaître et

vendre des œuvres. On inaugure

d’autres voies. On met en place d’autres

passerelles entre hier et aujourd’hui.

Entre les artistes et le public. Entre les

médiateurs et les artistes. Entre telle

œuvre et telle autre. Sans se soucier de

cette sacro-sainte compétition qui,

contrairement aux antiennes habituelles,

ne privilégie pas les meilleurs,

mais les plus forts, ce qui n’est pas la

même chose. Dans le domaine culturel.

Comme sur un plan simplement

humain. Le pire et le meilleur, ditesvous,

chez les Refusés d’hier ? Et chez les

Acceptés d’aujourd’hui qui, eux, monopolisent

toute la visibilité, tout en feignant

d’être encore des marginaux ? Une

œuvre forte n’a rien à craindre d’une

cohabitation avec une œuvre d’un

niveau inférieur si ses médiateurs

savent éclairer l’une et l’autre en relation

avec la trajectoire que je viens

d’évoquer, et si une telle cohabitation

permet à des artistes de rencontrer le

public qui, lui aussi, a son chemin et son

expérience à faire. A son rythme.

L’actualité des artistes, la vie artistique,

c’est aussi cela. C’est même ainsi que

tout commence et recommence, surtout

quand le succès tarde.

4) A quoi sert la presse culturelle ? On

est souvent frappé par l’unanimité

dans la réception des œuvres. En ce

moment, on n’entend qu’une voix

pour louer la Fondation Pinault à

Venise. Deux phénomènes se conjuguent

pour expliquer cette louange

universelle (quand, à mon avis, on

peut y voir aussi le pire de l’art

contemporain) : Pinault met de l’argent

dans la moitié des médias fran-

çais de référence qui ne sauraient

donc critiquer le pourvoyeur de

fonds ; le mimétisme fait le reste : les

médias se persuadent tous mutuellement

de ce que quelques-uns disent et

créent ainsi un effet boule de neige.

Vous avez raison. Le conformisme est

grand dans le monde de l’art contemporain

comme dans la presse culturelle.

D’ailleurs dissocier celle-ci de celui-là

n’est qu’une manière de parler. Certes, il

y a bien ici et là quelques tireurs embusqués

– et heureusement. Mais leur visibilité

est très réduite. Le plus souvent, chacun

se tient par la barbichette. Il ne faut

pas craindre de le dire. Comme partout

ailleurs, malheureusement. Mais ici les

positions se négocient davantage car le

monde de l’art contemporain est étroit,

les intérêts croisés y sont plus affirmés.

Alors que faire, si vous voulez faire respirer

un autre air ? La presse culturelle,

comme la grande presse, est de moins en

moins une presse de révoltés. Bobo, tout

au plus. Quel journal pourrait jouer dans

le monde de l’art contemporain le rôle

du Monde Diplomatique en décryptant

sans les promouvoir (c’est-à-dire en ne

procédant pas comme la sociologue

Raymonde Moulin), les liens qui unissent

par exemple un François Pinault, l’État,

l’économie et l’art contemporain vanté

par la grande presse de gauche comme

de droite ? Presse interchangeable justement

quand il s’agit de couvrir l’actualité

de l’art contemporain et… l’économie.

Tout le monde s’y retrouve, même

devant le plus subversif qui n’agresse

évidemment plus personne depuis un

moment. Et surtout pas ses riches acheteurs,

ni les «pipoles». Même les performances

financières du marché de l’art

ne scandalisent plus. Cela a donné naissance

au contraire à des chroniques

qu’on appelle «Marché de l’art» et même

de lucratives rubriques dans les pages

« Investissements » des cahiers « Économie

». Le Figaro, le Monde, Libération,

quelle différence ? En Suisse, c’est la

même chose. Tout le monde est d’accord.

Est-ce normal ? Tout ce que le marché

encense est-il acceptable ? Tout ce qu’il

écarte est-il condamnable ? Voilà des

questions qui donneraient du sens à la

presse culturelle aujourd’hui. Mais sa

lecture de l’actualité artistique et du marché

est plus justificative que critique. Le

milliardaire François Pinault, parmi

d’autres philanthropes aussi fortunés,

achète, c’est vrai, l’art du marché. Mais

sous l’effet des règles du marché, cet art

n’est plus que du consommable financier

et du divertissant. Oui, François Pinault,

grand ami du « grand » philosophe

Bernard-Henry Lévy, lui-même grand

ami des médias, plaît au marché, que

nombre de représentants conseillent, y

compris un ancien ministre de la culture.

C’est le « Charles Saatchi » hexagonal, ce

publicitaire britannique prospère qui

vend, achète et expose «en gros» de l’art

contemporain. Surtout depuis que

François Pinault s’est offert – et c’est son

droit, comme on dit souvent chez

Marianne – un poste d’observation de

premier plan en achetant la 2e société de

ventes publiques du monde, Christie’s en

l’occurrence. Mais était-ce encore son

droit et celui de la presse « éclairée » de

piétiner les élus comme presque tous les

journalistes l’ont fait parce que les représentants

du peuple, moins sensibles sans

doute à la chance extraordinaire qui leur

était «offerte», n’allaient pas dans le sens

et à la vitesse souhaités par le milliardaire

pour recevoir sa fondation ? Les

journalistes se sont satisfaits des déclarations

du patron du groupe Fnac-Redoute-

Gucci-Printemps-Point – entre autres.

Monsieur Pinault avait donc forcément

raison. C’est désolant. Intérêts croisés,

c’est sûr ! Le monde de l’art contemporain

comme son marché sont à l’image

du monde économique néolibéral que

nous habitons. Le marché a tous les

droits. Comme autrefois le Parti chez les

communistes. Et ses détracteurs n’ont

plus que celui de se taire ou d’aller voir

ailleurs. Vous l’aurez compris, je fais partie

de celles et ceux qui aiment aller voir

ailleurs l’artistiquement incorrect et non

événementiel. On y fait toujours de

vraies et parfois dérangeantes rencontres

! François Pinault, parmi

d’autres, devrait s’y rendre de temps en

temps, lui qui affirmait il y a peu que les

artistes « peuvent probablement percevoir

les grands mouvements sismiques

plus vite que les hommes d’affaires»•

(Site e-mail d’Europe’Art, Genève :

www.europart.ch)


Regardez-le ! C’est Démosthènes le

boxeur. Un costaud ! Épaules

larges, biscoteaux d’enfer. Dans

les milieux de l’art, le genre viril n’est

pas à la mode. Il est préférable d’aborder

un look fragile, non sportif, s’habiller

de sombre, l’allure maigre et un

tantinet intello. Davvetas, lui, n’as pas le

look critique d’art, il n’a pas le look

artiste, il n’a pas le look professeur.

Plutôt fort des Halles, plutôt docker sur

le port d’Athènes, rockeur de bastringue,

séducteur de filles de bal, avec sa voix

rocailleuse, son œil malicieux et sa

dégaine de brute. Mais ce qu’on en sait

pas, est qu’il faut clamer haut est fort,

c’est que Démosthènes le boxeur est

d’abord un artiste, rien qu’un artiste,

mieux, un poète.

Duchamp a inventé le ready-made,

Démosthènes le « ready-boxing ». Car ses

plus grandes performances sont des

matchs de boxe qu’il organise dans des

centres d’art ou des galeries. Celui à la

galerie Michel Rein était un vrai match,

avec de vrais gants, un vrai short de

boxeur, de vrais brodequins, de vrais

coups en pleine gueule. Et c’est vrai que

l’indexation de la boxe comme forme

d’art exige de l’entraînement, et

Démosthènes le costaud s’entraîne

quatre heures par jour. Il y avait donc un

match de boxe organisée à la galerie

Michel Rein. Et les coups partaient. En

face, un gros black, souple, alerte et bien

entraîné, le corps lisse, le regard vif,

avec des allures de fauves aux aguets.

Allons, disons la vérité : Démosthènes

n’en menait pas très large. Car le black

esquivait et remisait ses coups avec

habileté. Et pan, direct du gauche, et paf

direct du droit, uppercut, enchaînement,

droite, gauche, esquive, coudes au corps,

esquive, corps à corps, Démosthènes fait

front, fronce les sourcils, résiste, s’arcboute,

contre-attaque, et balance à son

tour un enchaînement, droite, droite

gauche, uppercut. Le jeu de Démosthènes

est un peu raide, alors que son adversaire

esquive en souplesse, pivote habilement

sur ses jambes, semble un peu se

jouer de lui, et Démosthènes le boxeur

encaisse, riposte, cogne dur, presque

« pro » de la boxe, plus en force qu’en tactique.

Aux points, petit avantage pour

son adversaire, mais tout de même de la

vraie boxe, dans une galerie du Marais,

une boxe authentique, avec arcade sourcilière

ensanglantée, crampe à l’estomac,

et du blanc aux commissures des

lèvres. Duchamp avait préféré se consa-

Le cas Demosthènes Davvétas

crer aux échecs, comme

forme d’art, de performance,

une pratique qui se réalisait

dans la durée, une activité de

combat, certes, mais calme,

posée. C’est normal, Duchamp

n’avait pas la carrure de

Démosthènes, Démosthènes pratique

donc la boxe, un art de stratégie,

d’observation, les poings du boxeur sont

les pions du joueur d’échec, et disons

que le KO au tapis est l’équivalent de

l’échec mat. Marcel contre Démosthènes,

Démosthènes contre Marcel, belle

affiche : une chose est sûre, l’un et

l’autre mènent un même combat pour

élargir le champs de l’art à celui de la vie

envisagée comme sport de combat.

Démosthènes n’a pas toujours été

boxeur. Il fut un temps où il interviewait

les stars de l’art contemporain. Un carnet

d’adresse d’enfer : ses amis s’appellent

Andy Warhol, Joseph Beuys, Cy Twombly,

Basquiat. De ses entretiens, publiés

d’abord au journal Libération, il en sortira

un livre bien connu publié aux Éditions

«Au Même Titre». Mais il va y avoir

la métamorphose. Car le critique d’art se

révèle tel qu’en lui-même il a toujours

été : un artiste qui mène une démarche

cohérente. Démosthènes entame des performances

où il récite ses poésies entourées

de filles-fleurs dénudées, ce qui

donne une atmosphère étrange où

verso

arts et lettres

19

Démosthènes Davvétas, aède et boxeur

Par Thierry Laurent

l’érotisme devient mysticisme.

Puis il y a la série des toiles au

chromatisme acide, aux formes

sinueuses, où éclate un expressionnisme

voluptueux. Car c’est l’amour qu’exalte

l’artiste à travers ses toiles limpides, aux

formes délimitées, où les mots dansent

entre les couleurs, où les corps enlacés se

livrent à un ballet infernal, digne des déités

de l’Olympe. La vie est une écriture.

L’art est une écriture, et c’est dans la

grande lignée de « l’ut pictura poesis »,

que s’inscrit l’œuvre de Démosthènes.

Enserrer le monde dans un linceul de

poésie, telle est sa vocation. Renouer le

réel avec le logos primordial, celui

inventé par la philosophie grecque, lieu

où le vrai et le beau se confondent et où la

plasticité du corps précède la pertinence

du discours sous les auspices du dieu

Eros. Démosthènes le grec, Démosthènes

la brute, Démosthènes l’aède, est un Zeus

qui, pour séduire son public, se métamorphose

sans cesse: en taureau combattant

lorsqu’il boxe, en cygne lorsqu’il se fait

artiste, en aigle, cet albatros des montagnes,

lorsqu’il écrit des poésies qui sonnent

comme un chant de la terre. •


verso

arts et lettres

20

Démosthènes Davvetas appartient

à ce genre d’artistes si

particuliers et si intrigants qui

envisagent leur création

comme un passage incessant et passionné

entre la peinture et l’écriture.

Comme Cy Twombly, qu’il a bien connu,

qu’il admire et qu’il a commenté dans le

passé, il ne vise pas une symbiose idéale

entre ces deux termes de l’activité artistique

et littéraire quels que soient les

moyens mis en œuvre. Il recherche plutôt

l’établissement de tensions de différentes

sortes entre eux. Pour Twombly,

tout se joue encore au sein du tableau,

devenu le lieu métaphorique d’un mur

antique, d’un volumen ou d’un tableau

noir. Pour Démosthènes Davvetas, tout

se résout dans une multiplication des

instances fondatrices de l’œuvre, dans

une extrateritorialité qui devient simultanément

peinture, poésie et performance.

Le corps de la poésie

Par Gérard-Georges Lemaire

Comme l’artiste aime à le dire, une couleur

peut être ce qui engendre l’écriture

d’un poème, comme si elle avait le pouvoir

de se changer en sons et puis en

mots et en phrases. Je serais enclin à

penser que le contraire pourrait tout

être tout aussi vrai en ce qui le concerne.

Ce qui est sûr, c’est que la sphère poétique

et la sphère picturale n’ont de

laisse de s’influencer l’une l’autre et de

se contaminer dans un dialogue alerte et

dynamique. Et elles prennent toute leur

ampleur, donc toute leur puissance et

toute leur signification, quand il les met

en scène au cours de représentations

uniques dont il est à la fois l’instigateur

et l’acteur principal. Il a souvent recours

à un modèle (il peut, par exemple, écrire

ou peindre sur sa peau comme il peut

aussi le faire sur le mur ou sur des

feuilles de papier) dans un spectacle qui

se révèle à la fois rituel et ludique. En

utilisant ce stratagème théâtral (ou plutôt

théâtralisé), il entend rendre à ses

actes leurs dimensions physiques, métaphysiques

ou même liturgiques, car il a

l’ambition que son spectacle, aussi peu

religieux soit-il dans son essence, aussi

ancré dans la matérialité puisse-t-il

paraître, prenne néanmoins une valeur

transcendantale.

C’est incontestable : il y a dans son esprit

une collusion cultivée avec soin et avec

ferveur entre la poésie – le faire poétique

en premier lieu – et le sport – la culture

de la corporéité et le culte du combat

comme art de la dialectique du corps et

de la pensée abstraite. Cette relation

intime, bouleversante, fondamentale,

puise ses ressources dans les fragments

de Pindare (surtout dans sa sublimation

des jeux olympiques) et dans les adages

de Sismonide (c’est lui qui a soufflé à


Léonard de Vinci l’idée que la poésie est

un dessin qui parle et que le dessin est

un poème muet), mais également dans

la philosophie (en particulier chez

Nietzsche) et dans la mythologie classique.

La poésie de Démosthènes Davvetas

n’est ni formaliste ni savante, ni précieuse,

pas plus d’ailleurs que ses

tableaux. Il se place résolument au-delà

de la modernité. Mais qu’on ne s’y

trompe pas : son art poétique et sa poésie

picturale qui se répondent sans fin

ont été élaborés dans la grande forge de

l’histoire de notre civilisation et ils sont

sous-tendus par de nombreuses lectures

et une relation profonde avec la peinture

d’autrefois. L’ « écriture totale » (l’expression

est de lui) à laquelle il aspire n’est

rien d’autre que ce qui reste une fois que

la mémoire oublieuse a rempli son

office. Il s’agit d’un dépôt de savoir qu’il

utilise dans des œuvres exécutées avec

une grande spontanéité. Force est d’admettre

que ce microcosme si intense, si

haut en couleurs, si touffu, rehaussé d’or

comme les icônes orthodoxes, avec un

étrange mélange de naïveté et de références

aux régions les plus hautes de

notre culture, est d’abord le lieu privilégié

où célébrer la littérature (à travers la

présence de Victor Hugo ou de T.S. Eliot),

de la danse (avec le portrait de Marie-

Claude Pietragalla), de la musique (avec

le buste de Beethoven), de la pensée et

de son audace (avec Friedrich

Nietzsche), de l’art (Warhol et Basquiat

sont ses sujets favoris), des héros de la

Grèce homérique (à commencer par

Achille), tous convoqués dans un jardin

d’Eden peuplé de femmes nues et d’animaux

de toutes sortes. Tout cela s’accompagne

d’une apologie de la boxe, ce

« noble art » qu’il continue à pratiquer et

qui est pour lui l’expression la plus pure

de la pratique artistique telle qu’il la

conçoit.

Enfin, l’écriture est omniprésente dans

la majeure partie de ses compositions

comme si ces espaces disjoints dans les

verso

Le cas Demosthènes Davvétas

21

termes de bonne intelligence de la peinture

étaient maintenus ensemble par un

équilibre miraculeux grâce à ces paroles

inscrites à la surface du papier. En grec

moderne, en français, en anglais, la poésie

de l’artiste est le fruit d’un cosmopolitisme

revendiqué car il ne reconnaît

aucune autre patrie digne de ce nom que

celle de l’art – les autres, celle de son origine,

celle qui est désormais la terre où il

a choisi de vivre et enfin celle qui lui permet

d’être chez eux un peu partout dans

le monde n’existant plus que de manière

relative.

La quête intérieure de Démosthènes

Davvetas est sous-entendue par le désir –

cet éros élevé au rang de deus ex

machina d’un transport de l’âme se

matérialisant au cours d’un combat à la

loyale qu’il mène avec une plume ou un

pinceau au bout des doigts ou, sinon, des

gants noués aux poignets. •


verso

arts et lettres

22

Ce titre, dans Libération du

20-21/5, au moment où je

m’apprête à boucler cet

article, a attiré mon œil. Il

s’agit de la «révolte» des

flics municipaux de Cannes,

rien d’exceptionnel donc,

tant ces polices municipales

sont à la limite, et souvent

du mauvais côté de ladite

limite, du droit. Déjà que la

Police Nationale flirte souvent

avec cette limite, mais

n’insistons pas trop, le premier

flic de France, le nain

de jardin cocu et hargneux

est en route de sa banlieue

vers l’Élysée, autant s’y préparer.

Ce qui était intéressant

dans cet article et qui a un

rapport avec cette chronique

est la mention de la manifestation,

solitaire cette

fois, de Min Sik-choï, acteur

coréen -le seul là-bas qui ne

s’appelle pas Park, Lee ou

Kim- contre «les négociations

entre les États-Unis et

la Corée pour que le quota

de films nationaux tombe de

40 à 20%». Vous avez bien

lu, les USA exigent que pas

plus que 20% des films diffusés

sur leurs propres

écrans soient des films

coréens. Ce qui, nous

l’avons compris, ramène la

part des films «étrangers»,

c’est à dire des USA, à 80%.

Pour qui s’étonnera encore

de mon indignation, se référer

aux accords Blum-

Byrnes de 1947 conditionnant

l’octroi du Plan

Marshall à la France à une

similaire manipulation.

« Chérie, j’veux pas rater

Télé-Foot»

(Renaud)

Allez le Stade, Bateux,

l’Homme du Match

J.-C. Muracciole

Éd. Montparnasse

Maradona

Arte Vidéo

Pour ceux qui ont été enfants,

ou adolescents, dans les

années cinquante, alors que

la télévision publique

française ne comportait

qu’une chaîne, en noir et

blanc, son alimentation

étant, dans les villages privés

d’électricité, assurée par des

dynamos de bicyclettes ou

même des bougies, le Stade

de Reims est un nom

magique. Pour les plus

jeunes ayant continué à

considérer le foot comme un

sport, Maradona est LE plus

grand joueur du XX e siècle,

y’en avait pas au XIX e !

Alors que, lorsque ces lignes

sont écrites, quelques

milliards (oui, milliards !) de

gens organisent déjà leur

emploi du temps de juin et

juillet 2006, s’apprêtant

chacun à perdre des dizaines

d’heures devant leur bouche

d’égout audiovisuelle, mais

chacun occupe son temps

comme il veut ou peut, et j’ai

ces deux DVD à

« chroniquer » !

Me faire ça à moi ! Moi qui,

dans ma si longue vie, n’ai vu

que 2 matches à la télé et un

seul « en vrai ». J’y étais

obligé, dans une ville de

province de l’Est de la

France, un match à l’issue

duquel je pus admirer la

classe des supporters à

l’égard de leur équipe

vaincue, dont des pétasses en

fourrure qui leur balançaient

des insultes à caractère

nettement homophobe, en

tous cas d’un niveau

éloquent. C’était à Nancy.

Quand j’étais petit, on parlait

Les DVD

Mais que fait la police ?

Par Guillaume de Boisdehoux

de Kopa, Fontaine. Il y a

8 ans, déjà, c’était Zidane.

Voilà à peu près l’étendue de

ma connaissance « affichée »

du foot. Mais, comme pour la

télé que je ne regarde pas, si

je n’ai pas de « poste », je sais

ce qui s’y passe. Je lis les

journaux.

Je vois que les milliards de

gogos qui vont croire que le

foot est un sport ces

prochaines semaines ne

veulent pas voir que, comme

le Tour de France qui va

suivre, ce « sport » est pourri,

gangrené jusqu’à la moelle,

nauséabond : le fric, les

matchs arrangés, les arbitres

achetés, les joueurs drogués.

Ce n’est pas un sport, c’est

une mafia, qui enrichit les

riches sponsors, joueurs,

clubs et agents divers et

appauvrit, dans des

proportions équivalentes

selon la célèbre loi du

marché, les déjà pauvres qui

se fendent d’un billet de

stade, d’une redevance

scandaleuse (oui à la

redevance, mais sans pub

sur le service public !) et

achètent les merdes vendues

avec ces jeux du stade. On va

mettre tout le « calcio » en

taule bientôt en Italie !

En 1998, alors que j’avais

d’autres soucis en tête au

moment de cette Coupe du

Monde gagnée par la France

(tiens, la France a gagné en

France, si l’Allemagne gagne

celle-ci, je ne serai qu’à

moitié surpris…), il n’y avait

pas une table de troquet qui

ne fût transformée par un

distributeur de merde

liquide à bulles (client favori

du bétonneur de TF1) en

« vitrine horizontale » avec

ballons aux couleurs de

ladite merde. Que les

Allemands récupèrent tout

ça, fassent marcher leurs

bordels et qu’on en parle

plus.

Le contraste entre les deux

DVD est saisissant, c’est celui

entre deux époques, et il

faudrait ajouter les années

2000 pour obtenir un

panorama plus complet. En

1958-1960, on parle d’une

équipe, Reims, faite de « gars

du coin », même si Kopa est

fils d’émigré polonais. Je

renvoie à un dessin, intitulé

« immigration choisie », qui

me fait encore rire (jaune) du

Canard Enchaîné. Devant un

guichet d’immigration, un

grand individu à forte

pigmentation décline son

identité à l’employé, à faible

pigmentation lui, de l’autre

côté du guichet : « Einstein,

Mamadou Einstein ». Génial.

Mais les Polonais étaient à

faible pigmentation, au

moins quand ils avaient pris

leur douche après le travail

dans la mine. Ils étaient

moins chers que des

Français « de souche », n’estce

pas Mme Parisot ! Un petit

club, local, qui devient le

meilleur de France puis un

des meilleurs d’Europe et du

monde. Merveilleuse

histoire, déjà un « transfert »,

Kopa part au Real Madrid,

avec Di Stefano et sa bande.

Quant à Maradona, qu’il ne

faut pas confondre avec une

chanteuse américaine, c’est

la si typique histoire d’un

pauvre gars des bidonvilles

de Buenos Aires (choisir

toute autre ville immense du

Tiers-Monde pour un autre

exemple, ça marche

toujours) qui est un virtuose

du ballon, du dribble, du

jonglage avec cette petite

boule qui fait marcher le

monde. Sa carrière est

météorique, il est le seul

joueur de foot (= pied en

Anglais) à marquer de la

main sans se faire prendre

par l’arbitre (qui regardait

ailleurs) et qui peut déclarer

que c’est « la main de Dieu ».

Faut l’faire. Le système du

fric est dénoncé, les foules

proches de l’hystérie

religieuse sont

consternantes, le petit gars

devient obèse et cardiaque,


BRANDON

Frédéric

Vivement la fin des vacances

Technique mixte - 73 x 120 cm

Frédéric Brandon est né à Paris en 1943,

où il travaille et vit depuis 1980.

Élève de l’Académie Jullian en 1965 — lieu de

rencontre et d’amitiés fidèles —, diplômé des Beaux

Arts de Paris en 1969, il fut professeur de dessin

au lycée Lakanal.

En 1985, il est invité pour une rétrospective

au musée d’Ashkhabad (Turkmenistan) et au Centre

d’art contemporain (CAC) de Basse-Normandie,

à Hérouville-Saint-Clair, en 1997.

Il expose en mars 2005 à la galerie Pascal Gabert

à Paris « Vivement la fin des vacances »

Frédéric Brandon fut l’invité de Verso Arts & Lettres

N°26 d’avril 2002.

Frédéric Brandon


verso

arts et lettres

24

c’est Castro qui le sauve, c’est

dire ! Je suis bien content que

la prochaine coupe du

Monde se passe chez les

Allemands et j’avoue espérer

très fort une élimination très

rapide de la France. Oui ! On

sera tranquille. Je

revendique très fort ce

souhait, quitte à être attaché

devant un poteau avec un

buteur qui me mitraille de

ballons. Je demanderai alors

un direct à 20h.

Je recommande ces films,

même si on est pas fana de

foot. Très bien faits, celui sur

Reims est attendrissant

–nostalgie ! -, l’autre

également très bien fait, sans

pudeur.

Les Amants réguliers

Philippe Garrel

2004, MK2 Éditions

Après les premières images,

le Quartier Latin en flammes

et les « protagonistes » luttant

à « armes égales », CRS avec

matraques et canons à gaz

lacrymogène, étudiants avec

ce qu’ils trouvaient par terre,

j’ai dû reprendre le dossier

pour m’assurer qu’il ne

s’agissait pas d’un

documentaire. L’absence de

tremblement de l’image

m’avait mis la puce à l’œil, si

je peux dire, j’en ai eu la

confirmation, il s’agit bien

d’un film tourné en 2003-

2004. Visionnant ce film

début avril 2006, j’ai été

frappé par l’extraordinaire

ressemblance entre les CRS

d’alors et ceux d’aujourd’hui.

Mêmes gueules de brutes,

mêmes attitudes de cow-boys

libérés de toute consigne

d’apaisement ou de menace

de contrôle (« tapez, je vous

couvre » étant la devise de

chaque ministre de

l’intérieur de droite), même

impression de fascisme en

1968 et en 2006. Faut-il en

déduire que les CRS se

reproduisent, se clonent ?

Pourquoi pas ? Qui peut avoir

envie de se cacher derrière

un uniforme, sans que son

identité puisse être connue

(problème relevé par le

Commissaire Européen dans

son rapport sur les prisons

en France, et grave

manquement aux règles de la

démocratie), qui peut avoir

envie de « casser du jeune »

sinon les fils des mêmes

tarés, avinés, abrutis qui

attendent en somnolant dans

leurs cars garés cul à cul

mais dont le moteur reste en

marche ! Les gueules de ces

boutonneux à moins de

30 ans (mais quelle fille veut

baiser un CRS ! ?), bouffis par

l’alcool après (faut bien

compenser l’absence

d’affection, n’est-ce pas ! ?),

sont les mêmes : des brutes,

des abrutis, des cogneurs,

aussi peu soucieux de la loi

qu’un militaire, forts de leur

impunité.

Et si les CRS se reproduisent,

alors les ministres de

l’Intérieur en font autant.

Marcellin serait le père de

Pasqua et le grand-père de

Sarko, le nain facho qui ne

rêve que d’une société où

l’on flique les enfants dès la

maternelle, tiens, suggéronslui

le tatouage pour

reconnaître plus facilement

les « fauteurs de troubles »

plus tard. Ça a déjà été fait, il

ne connaît pas l’histoire.

Ce film est un des plus beaux

que j’ai vus depuis très

longtemps. Il ne faut pas le

manquer, l’histoire d’amour

est belle, belle comme

devrait être l’amour, me

semble-t-il.

Tchernobyl, la vie

contaminée

D. Desramé et D. Maestrali

Éd. Montparnasse

Quelques jours avant les

législatives de 1986, un

certain Laurent F., alors

Premier Ministre, mais déjà

futur amateur de carottes

râpées, de Star’Ac, de

balades en moto (louée pour

les photos), et qui devint

l’adversaire acharné d’une

Constitution pour l’Europe à

la seule fin de se

« positionner » pour une

élection présidentielle,

récipiendaire d’un œuf à la

Fête de l’Humanité qui suivit

ce référendum, déclarait à

peu près ceci : « Le nuage

radioactif s’arrête à la

frontière de la France. »

Quand je pense à Tchernobyl,

je pense à ce petit mec dont

l’ambition a tué l’intelligence

et qui reste incapable de

mesurer le degré de haine

qu’il s’est attiré. Et ce ne sont

pas ses affidés de

l’Assemblée ou de la Seine-

Maritime qui oseraient le

contredire : il les a achetés,

avec des postes, comme un

chef mafieux sait le faire.

Enfin, il ne sera pas PR (G.

Rondot), lui qui demanda

tout haut, quand l’hypothèse

de la candidature Royal

devint « palpable » : « Mais qui

va garder les enfants ? ».

Il a rejoint le club des vieux

cons machos d’honneur,

dont Galouzeau (DdV) qui

déclara « la France a les

cuisses écartées. Elle attend

qu’on la baise. Ça fait

longtemps qu’on ne l’a pas

honorée ! », (quelle

débandade, mot juste, avec le

CPE et Clearstream !) ou la

paire impayable de clowns

fachos (futur ou ex-facho,

toujours facho), Sarko et

Longuet, au salon de

l’agriculture, dégoisant des

propos ignobles sur Roselyne

Bachelot sans savoir qu’ils

étaient « live » à la radio. Les

cons ! Fossilisés dans leur

machisme.

Bachelot n’est d’ailleurs pas

mon idéal féminin, je lui

préfère MAM, et j’avoue ne

pas désespérer, comme

Brassens en son temps, de

commettre les pires

« cochoncetés »,

mutuellement consenties

bien sûr, avec une générale,

au moins une colonelle, pas

au-dessous de capitaine en

tout cas, qui ne garderait que

son képi !

J’ai, pour ceux que ça

intéresse, une photo de

Longuet avec barre de fer ou

manche de pioche sur le

Boulevard Saint-Michel en

1968, ça doit lui manquer. Il

y avait ses potes du GUD,

Madelin et Léotard, « pas

celui qui buvait, celui qui

aurait dû ».

Ils sont pathétiques ces

guignols, mais tellement

moins drôles que le vrai

Guignol, pas notre PR, un

vrai, un dur, qui préside,

promulgue et suspend

comme personne ne sait le

faire. Il faudrait l’envoyer sur

le Clémenceau, il

s’amuserait, on peut faire du

patin à roulettes sur le pont.

Avec l’amiante qu’il a entre

les oreilles, il ne risque rien.

Comment se moquer de Bush

ou de Berlusconi avec

Chirac ? L’année qui vient va

être intéressante. J’attends

les dérapages, l’insécurité

« croissante » – par et pour le

nain de Neuilly avec l’aide

des JT -, les bagarres de chef,

à droite et à gauche. Les

mêmes cons et connes seront

encore incapables de

compter jusqu’à 50 et

s’amuseront avec leur

bulletin de vote au premier

tour. Il ne sauront toujours

pas faire la différence entre

une élection présidentielle

(DEUX tours, LES DEUX

meilleurs scores aux second

tour, bande de tarés !) et une

élection municipale,

proportionnalité des élus au

Conseil municipal. Ils vont

nous refaire le coup de 2002,

ces amoureux d’un tel ou

d’une telle, parce qu’il a une

gueule sympa (Besancenot),

ou parce qu’elle est « femme

et noire » (Taubira), parce

qu’elle fait rire avec ses

« Travailleuses, travailleurs ! »

(Laguillier), parce qu’il est

contre l’euro (Chevènement)

etc…

Finalement, je me demande

si la démocratie


eprésentative est bien le

meilleur système. Je verrai

bien un Empire revenir. Ce

serait plus simple. Il faudrait

un bon Empereur, qui ne soit

pas marqué par des

scandales, pas trop porté sur

la haine de l’Anglais (ça ne

paie pas !), quelqu’un de

bien, comme moi, tiens, au

hasard.

Oui, c’est une bonne idée, je

pense que je devrais faire

don de ma personne à la

France. Il y a du boulot, c’est

sûr, mais je me sens prêt, je

suis plus grand que Villepin

et j’ai aussi une particule,

alors pourquoi pas. Ca

rendrait mes parents fiers, je

donnerais à mes frères

quelques états européens,

même s’ils ne le méritent pas

tous, mais ça leur fera plaisir

et mon fils sera élevé avec

une claire idée de son avenir.

Les premières mesures que

je prendrai seront simples et

efficaces :

- Limitation de l’âge pour les

élus à 65 ans, sauf pour moi,

Inscription de leur nom sur

tous les uniformes de flics de

France, pour savoir à quel

connard on a à faire,

Inéligibilité pour 10 ans de

tous les maires et conseillers

municipaux qui ne

respectent pas la loi exigeant

20 % de logements sociaux

dans chaque ville,

Parité absolue hommes

femmes dans toutes les

assemblées élues, dans tous

les tribunaux aux Affaires

Familiales,

Vente des palais nationaux

aux enchères et relogement

des ministères en couronne

de Paris,

Suppression des chauffeurs

et voiture officielle format

« Mégane », pas plus,

Obligation de changer les

parcs automobiles de toutes

les administrations en

énergie électrique sous six

mois,

Libération immédiate de

tous les détenus en

préventive et application du

principe « une cellule par

condamné »,

Suppression de l’Armée (sauf

les quelques officières

supérieures évoquées plus

haut),

Transformation des casernes

en ateliers d’artistes et

logements sociaux,

Suppression du port d’armes

chez les flics (comme en

Angleterre !),

Rétablissement d’un

« service national », nonmilitaire

mais civil, de 6 ou 9

mois, pour tous les garçons

et filles de 18 ans, sans la

moindre possibilité d’y

couper, afin de nettoyer les

forêts, d’aider dans les

hôpitaux et hospices, écoles,

avec lever à 6 heures le

matin, apprentissage de la

conduite automobile,

instruction civique et

alphabétisation obligatoires.

Suppression de tous les

journaux télévisés par des

chaînes acceptant la pub.

Suppression de la pub pour

toutes les chaînes publiques.

Mutation de Patrick Poivre à

la météo sur FR3 Limousin.

Élévation du Gloupier à

l’Ordre de Grand Croix de la

Légion d’Honneur.

Limitation de l’écart entre les

salaires à 1 – 10.

J’en ai d’autres, pour les

candidats en quête de

programme, écrivez à la revue.

À part ça, Tchernobyl, ça fait

froid dans le dos. Si les Verts

n’étaient pas aussi nuls, je

voterais presque pour eux.

Mourir à Madrid

Frédéric Rossif (1963)

Éditions Montparnasse

Soixante-dix ans, déjà et que

reste-t-il de cette guerre

effroyable que fut la Guerre

Civile Espagnole ? Le DVD 2

du coffret, « Spanish

Holocaust », le montre bien :

il reste chez la droite

espagnole contemporaine,

héritière de Franco et des

Nazis, la très nette volonté et

le souci omniprésent de

FAIRE OUBLIER ce qui s’est

passé. Et ce qui s’est passé

est, soixante-dix ans après,

toujours aussi effroyable.

Reprenons : en 1931,

élections libres, dans un pays

de 20 millions d’habitants

touché à 50 % par la

pauvreté. Plus de la moitié

du pays appartient à moins

de 20 % de la population. Le

salaire moyen vaut 3 kilos de

pain. L’Église, j’y reviendrai,

est partout et très puissante.

C’est à la majorité absolue

que la gauche gagne, une

gauche unie, en un Frente

Popolar. C’est la démocratie.

Le roi abdique, une

République naît.

Une Démocratie ? Comment ?

Attention, ce doit être une

erreur. Vous êtes sûr ? Ces

pauvres, illétrés pourraient

souhaiter la démocratie ?

Allons! l’Église, les bourgeois

et l’armée n’aiment pas ça,

pas du tout. De l’armée, que

peut-on attendre? RIEN, on

sait. Un général n’est jamais

qu’un militaire qui a tué, ou

essayé de tuer, ou ordonné de

tuer plus longtemps que ses

subordonnés. D’ailleurs en

Espagne à l’époque, il y a un

général pour 100 trouffions,

un peu comme ici

aujourd’hui, ils sont même

plus, un étoilé pour 85

hommes. Et l’Église? On

pourrait, naïvement, imaginer

que le « message du Christ », à

base d’amour, de respect des

faibles et des pauvres, du rejet

de la violence, aurait guidé

l’Église espagnole, si présente.

Tu parles! Avant que sa Saleté

le Pape (c’est exprès) de

l’époque fasse preuve de son

immense courage en fermant

sa grande gueule devant les

Allemands pendant la joyeuse

guerre mondiale qui allait

suivre, il s’entraîne en

coopérant, sans la moindre

hésitation, non seulement

avec la noblesse et la

bourgeoisie espagnoles (ça a

toujours été comme ça, ça ne

changera pas, des ex-MRP

français à la branche

«chrétienne» du Front

National), non seulement, en

vertu de l’alliance sacrée entre

le sabre et le goupillon, avec

l’armée, sur le modèle

hiérarchique de laquelle elle

est, elle-même structurée,

mais avec les Nazis sans

lesquels Franco et sa bande de

fascistes n’auraient jamais

«gagné» cette guerre. Un

million de morts. Il faut voir

les images de ces curés,

courageusement affublés de

grandes cagoules pointues

afin de respecter leur

anonymat, les fumiers,

comme ceux du Ku-Klux-

verso

Les DVD

25

Klan, d’autres « Chrétiens »

tellement attachés aux

« valeurs » de l’Occident, oui,

tiens, le parti de Léotard,

Longuet, Madelin en 1968

dans les mêmes années

soixante, filmés par Rossif

dans les années soixante.

Édifiante, la « Sainte Église » !

C’est à donner envie de

vitrifier le Vatican une fois

pour toutes !

Et cette guerre n’en fut pas

une « ordinaire ». Les

Allemands y

expérimentèrent diverses

joyeusetés qui les rendirent

célèbres lors des

réjouissances à venir, dont le

bombardement de civils à

seule fin d’intimidation, le

« carpet bombing » (tapis de

bombes) sur des villes vidées

de leurs hommes,

n’atteignant que les femmes

et enfants et vieillards,

enseignant aux phalangistes

les pratiques des fosses

communes où furent

entassées les fusillés

désignés au hasard (10 % de

la population d’un village,

par exemple). Une sorte de

répétition générale, Danke

Schön Franco.

Outre ces faits immondes et

la coopération très active de

l’Église à ces massacres,

60 ans après, la droite

espagnole, avec le joyeux

Aznar, bien connu pour sa

soif de vérité lors des

attentats de Madrid de 2003

qu’il attribua, erreur funeste,

à l’ETA, avait coupé les

subventions aux associations

qui, se substituant au service

public, essayaient de

découvrir où avaient été

entassés des milliers de

corps dans les fosses

communes. Les

« vainqueurs », les fascistes,

ont profité, et profitent

encore, par leurs

descendants, des prébendes

habituelles, pensions,

bureaux de tabac, guichets de

loterie (ONCE en Espagne)

pour ses anciens

combattants. Les autres,

vaincus, encore ces

dernières années, n’ont pas

le droit de demander un

certificat de décès pour leur

père, mère, oncle, tués d’une

balle dans le dos – admirons


verso

arts et lettres

26

le courage des tireurs- et

jetés pêle-mêle dans ces

fosses communes. Ici, le DVD

2 est terrible. On voit des

bourgeois de nos jours

« regretter que le Diable

inspire ces femmes et hommes

à remuer le passé ».

Déclaration faite à la sortie

de la messe.

Une devinette : comment

différencier une foule de

pauvres d’une foule de

riches, Frente Popolar ou

supporters de Franco ? les

dents ! Les seconds pouvaient

se payer le dentiste et

bouffaient correctement, pas

les pauvres. C’est toujours

comme ça.

Ni Putes Ni Soumises

Margherita Caron

MK2

Preuve de la vitalité de la

démocratie, de la capacité à

réagir de ceux que certains,

en les marginalisant, vouent

aux barbus complices d’un

état policier, lui-même allié

du Front National dans ses

idées les plus extrêmes, ce

film est, avant tout,

émouvant, bouleversant

même. Pour vous dire, j’ai

voulu adhérer le lendemain

pour être Ni Pute Ni

Soumise. Que les faux culs

racistes de la LDH et autres

organisations, d’extrême

gauche, faussement

angéliques et bien pensantes

arrêtent de tenter de nous

culpabiliser : les Islamistes

font tout pour ramener la

femme au rang de bête. Je

cite Wafa Sultan,

psychologue, Syrienne vivant

aux USA, sur Al Jezira, le

21/02/06 :

« Le clash dont nous sommes

témoins autour du monde

n’est pas un clash de

religions, ou un clash de

civilisations.

C’est un clash entre une

mentalité qui appartient au

Moyen-Âge et une autre

mentalité qui appartient au

XXI e siècle.

C’est un clash entre la

civilisation et le retour en

arrière, entre le civilisé et le

primitif, entre la barbarie et la

rationalité.

C’est un clash entre la liberté et

l’oppression, entre la

démocratie et la dictature.

C’est un clash entre, d’une part

les droits de l’homme, et d’autre

part la violation de ces droits.

C’est un clash entre ceux qui

traitent les femmes comme des

bêtes et ceux qui les traitent

comme des êtres humains.

Les civilisations ne clashent

pas, elles sont en compétition

Les Musulmans sont ceux qui

ont commencé ce clash des

civilisations. Le prophète de

l’Islam a dit : « J’ai reçu

l’ordre de combattre les gens

jusqu’à ce qu’ils croient en

Allah et Son Messager. »

Quand les Musulmans ont

divisé les gens entre

Musulmans et non

Musulmans et appelé à

combattre les autres jusqu’à

ce qu’ils croient ce en quoi

eux-mêmes croient, ils ont

commencé ce clash et

commencé cette guerre.

Je ne suis pas une Chrétienne,

une Musulmane ou une Juive.

Je suis une personne laïque. Je

ne crois pas au surnaturel,

mais je respecte le droit des

autres d’y croire.

On n’a jamais vu un seul Juif

s’exploser dans un restaurant

allemand.

On n’a jamais vu un seul Juif

détruire une église.

On n’a jamais vu un seul Juif

protester en tuant des gens.

Les Musulmans ont

transformé trois statues de

Buddha en poussière. On a

jamais vu un bouddhiste

brûler une mosquée, tuer un

musulman ou brûler une

ambassade. Seuls les

musulmans défendent leurs

croyances en brûlant des

églises en tuant des gens ou

détruisant des ambassades.

Cette voie n’apportera aucun

résultat. Les musulmans

doivent se demander ce qu’ils

peuvent faire pour le genre

humain, avant de demander

que le genre humain les

respecte. »

Bon, faudrait pas non plus

qu’on me rapproche du

clown vendéen à particule!

Là est le problème

aujourd’hui: avoir une idée et

ne pas forcément être associé

à tous ceux qui partagent

cette idée ou une part de

celle-ci, refuser et réfuter

l’amalgame. Mais avec le

vomi de JT de 20 heures qui

tient lieu de «culture» voire

de «pensée» à de plus en plus

de gens, et c’est partout, ça

devient dur, très dur! Si vous

n’avez pas vu ce film et si

vous ne voulez pas mourir

idiot, allez tout de suite

l’acheter.

Une Romance Italienne

Carlo Mazzacurati

Pyramide Productions

TF1 Vidéo

Avec un titre pareil,

comment résister à l’envie

de demander ce film aux

attachés de presse ! ? Je n’ai

pas résisté et j’ai bien fait.

Une belle histoire d’amour,

bien filmée, dans ce qui est

peut-être le plus beau

paysage du monde, la

Toscane en 1936. La dame

(Maya Sansa) qui joue

l’héroïne est, comment dire,

sublime, magnifique et elle

joue bien, ce qui ne gâche

rien, tout comme l’acteur

principal (Stefano Accorsi).

Après tout, il n’y a pas que

l’horreur dans ce monde.

My Summer of Love

Pawel Pawlikowski

Take Partneship

TF1 Vidéo

Contrairement à ce qu’en dit

le communiqué de presse,

mais selon moi, il n’y a

aucune perversité dans ce

merveilleux film anglais (le

réalisateur vient de Pologne

mais son film est tellement

anglais que ça ne se voit

pas !). Dans une minuscule

bourgade anglaise, un frère

et une sœur partagent leur

vie entre le pub du frangin et

l’inaction de la fille en

vacances. Quand le frère,

« born again », vide les

bouteilles de gnôle dans

l’évier et devient un de ces

allumés qui passent leur

temps à dire Allelujah en

écartant les bras, la gamine

sait que c’est foutu. Elle

rencontre une gosse de

riches qui s’emmerde autant

qu’elle pendant ses vacances

et avec qui elle vit un bel

amour d’été. Si certains sont

choqués par l’image de deux

belles jeunes filles

s’embrassant (ou deux

hommes !), qu’ils changent

de revue (et de cerveau s’ils

peuvent !).

Pas une once (mesure de

poids anglaise, environ 28

grammes) de vulgarité ou de

facilité ici. Délicatesse,

finesse, humour et qualité

caractérisent ce joyau.

Camera Kids

Les Enfants des Bordels

MK2

Mon ami photographe

Dominique Boniface, auteur

des portraits de couverture

de VERSO, m’a raconté une

expérience qu’il avait faite

avec des enfants de 6 et

7 ans. Après leur avoir

expliqué les fondements de

la photographie, comment la

lumière arrivait sur la

surface sensible, il a équipé

une classe de CP d’appareils

« jetables », simples et de bon

marché. Chaque groupe de

trois enfants avait un thème.

Le résultat fût extraordinaire.

C’est l’expérience qu’a tentée

une photographe

américaine, très américaine

hélas souvent, avec les

enfants (et petits-enfants) des

prostituées du quartier

« réservé » de Calcutta.

Passons sur le côté « bons

sentiments qui évitent de se

poser les vraies questions »,

assez caricaturalement

américain et présent ici et

saluons cette initiative, la

photographie, par son

rapport étrange au réel (il

faudrait en parler avec Conti,

notre spécialiste maison)

pouvant changer la vie des

gens. Et, pour ces gosses à

qui aucun autre destin que

pute ou trafiquant, selon le

sexe, est promis, il faut

changer la vie, les sortir du

bordel, les mener à l’école.

Magnifique.


The Weather

Underground

Sam Green & Bill Siegel

MK2

C’est peut-être ici le meilleur

documentaire sur les années

60 – 70 que j’ai jamais vu. Il

est probable que ces

Américains du Student for a

Democratic Society (SDS),

dont certains sont devenus

les Weathermen (gars de la

météo, j’y reviendrai) puis

les Weather Underground

sont responsables de

l’attraction vers « leurs » USA

de jeunes Européens qui n’y

sont arrivés que trop tard,

quand ce taré de vieux clown

Reagan est arrivé au pouvoir,

clôturant ces années 70 en

janvier 1980. Pour tuer la

décennie, un con tua Lennon

le 8 décembre de la même

année, The Dream Was Over.

Je vois d’ici ceux qui, dans le

même souffle, feront appel à

la désormais fameuse « dette

éternelle de nous avoir libéré

des Nazis » et au rappel de

« la seule vraie démocratie au

monde » s’étrangler à la

lecture de ce qui va suivre. Je

sais. Mais passez à l’article

suivant, peut-être qu’un des

hasards de la mise en page

vous fera découvrir un jeune

espoir de la littérature,

Dostoïevski par exemple, ça

s’est vu.

Martin Luther King Jr. figure

sur la liste des hommes à

abattre du FBI. Il est tué en

1968. Les deux frères

Kennedy, dont le premier a

su faire illusion jusqu’à sa

sortie opportune – avant que

sa nullité explose au su de

tous -, ont été tués.

L’apartheid est la réalité

quotidienne aux USA. La

pauvreté chez les pauvres

équivaut à celle des pays du

Tiers Monde. Le massacre

organisé de 3 à 5 millions de

Vietnamiens est une activité

quotidienne qui enrichit les

marchands d’armes (comme

la guerre d’Irak à la

recherche des armes de

destruction massivement

inventées de nos jours). Peu

à peu, cette guerre rend fous

ceux qui parviennent encore

à penser au-delà du vomi

évoqué des JT locaux.

Saluons au passage un grand

homme de télévision, Walter

Cronkite qui, revenu de làbas

et ne lisant plus

seulement son prompteur,

dit publiquement, devant des

dizaines de millions de

téléspectateurs, qu’il faut

l’arrêter, cette guerre.

Les manifestations ne

mènent à rien. C’est la force

de toute dictature molle que

de savoir organiser,

canaliser et donc banaliser

les manifestants qui

deviennent ainsi la preuve -

et l’alibi - prétendu

démocratique. L’Amérique

du Nord sait très bien créer

sa propre fausse

contestation, la vendre

comme preuve de sa

tolérance. Pendant ce temps,

les affaires continuent,

l’exportation de la misère et

de la guerre ne s’arrêtent

jamais, au nom de

l’« american way of life ».

Un groupe quitte le SDS pour

créer les Weathermen. Le

nom vient d’une chanson de

Dylan, « pas besoin de la

météo pour savoir d’où vient

le vent ». Quand les attaques

du FBI s’intensifient, dont

par l’assassinat dans son

sommeil d’un des dirigeants

des Black Panthers, ils

entrent dans la clandestinité

et deviennent « Weather

Underground ». Voulant

passer à la lutte armée, ils

perdent trois membres qui

préparaient leur première

bombe et décident alors de

frapper sans jamais tuer ou

blesser. Ils y parviennent,

avec 25 attentats, locaux de

la police, du FBI, du

gouvernement, de grosses

sociétés exploitant des pays

« sous influence », aux

régimes légalement élus

renversés par les « faiseurs

de paix », Kissinger et autres,

le Chili par exemple.

Trente ans après, la plupart

de ces Weather Underground

sont vivants. Ils parlent de

ces années avec une

intelligence étonnante, une

vérité frappante, une lucidité

admirable. Ils reconnaissent

leurs erreurs, leurs

errements.

Mais pas un ne regrette, pas

même le bouleversant David

Gilbert qui, ayant dérapé

après les Weather

Underground et participé à

une action suivie de mort

d’homme, purge une peine

de « 75 ans minimum » dans

l’État (démocratique !) de

New York. Il sera libérable en

2056. Il parle de tout ça avec

plus que du talent, c’est

émouvant.

C’est un film magnifique,

émouvant, éprouvant aussi,

qu’il faut voir.

Certes, rien n’a changé, les

riches sont encore plus

riches qu’avant et les

pauvres encore plus pauvres

et drogués (par les riches)

mais, puisque révolution il

faillit y avoir, ça peut à

nouveau arriver.

Attention : ne pas confondre

Weather Underground avec

« The Velvet Underground »,

groupe rock de New York

lancé par Andy Warhol avec

Lou Reed, John Cage et la

sublimissime Nico ou

«Weather Report », mythique

groupe de jazz « fusion » des

années 70 de Joe Zawinul et

Wayne Shorter, issus de la

« Miles Davis academy », ce

musicien qui changea LA

musique pour toujours et qui

vit passer, entre autres, le

météoritique et génial Jaco

Pastorius, le « Paganini de la

Fender fretless Jazz Bass ».

Ceci pour plaider, ENCORE,

pour la reconnaissance de la

musique comme un art par

notre revue !

Ma Vie en l’Air

Rémi Bezançon

Mandarin TF1 Vidéo

Finissons sur des fous rires,

dont celui quand, les pieds

sur la table basse devant

l’écran mural avec mon fils

dans la même position, nous

regardons un père et son fils,

dans un canapé et les pieds

sur leur table basse, regarder

un film ensemble ! Ce film est

un des rares beaux films qui

traite si finement du rapport

entre un père et son fils, ici

un fils et son père. Le héros,

né en vol et sa mère ne

survivant pas à cette

verso

Les DVD

27

naissance, se voit offrir un

billet gratuit à vie ! Mais il a

peur de voler, très peur. Il a

aussi peur de décider, de

s’engager et ceci donne une

vie sentimentale très

chaotique.

Plein de tendresse, de rire,

d’humour, de finesse.

Excellent, tiens, on va le

revoir.

Ces jours qui ont changé

le monde

par Le Monde et la BBC

le week-end.

À en juger par le premier

opus de cette nouvelle idée

promotionnelle, à éviter

absolument ! Si même la BBC

en est à faire des images si

racoleuses, c’en est fini. Quel

intérêt y a-t-il à voir en très

gros plan un œuf en train de

frire, sinon de prouver que la

caméra peut le faire ! ? Je n’ai

pas encore compris le « plus »

dans l’évocation du premier

vol des frères Wright. Idem

pour l’écrasement du

dentifrice sur la brosse à

dents (je n’invente rien) d’un

des chefs de la mission

spatiale aboutissant à

l’alunissage. Le plaisir de

partager ce moment de

juillet 1969 avec un enfant

est gâché par cette putasserie

étonnante pour la BBC mais

pas tant pour Le Monde qui

s’enfonce dans la reconquête

éperdue de ses nombreux

lecteurs qui ont compris,

enfin, qu’il ne mérite plus

son nom. C’est Le Monde qui

a massacré le DVD de Fellini

en n’offrant pas le choix de la

VOST (Version Originale

Sous-Titrée), il récidive ici en

offrant que la version

française ou anglaise, mais

pas de VOST. La version

sonore française est

pathétiquement nulle, avec

d’énormes contresens par

rapport à l’original, dite par

une « actrice » à qui il a

manqué les cours de diction

ET le petit pois dans la tête

pour comprendre ce qu’elle

dégoise. C’est affligeant.

C’est Le Monde. CQFD. •


verso

arts et lettres

28

Éloge de la mémoire

Flammarion poursuit la publication

des monographies d’artistes du

passé dans la collection baptisée « Les

Classiques de l’art ». On y trouvera un

«Les Classiques de l’art»,

Flammarion,

192 p., 9,95 €

Piero della Francesca, présenté par

Pietro Allegretti, un Titien, introduit par

Sylvie Béguin, Caravage, qui offre une

surprise : c’est le peintre Renato Guttuso

apôtre du réalisme dans l’Italie de

l’après guerre, qui est l’auteur de la préface.

Enfin, un Cézanne est doté d’un

très beau texte du poète Alfonso Gatto.

Sans doute cette collection ne peut pas

remplacer les « Classiques de l’art »

qu’avait créés Rizzoli, que Flammarion

avait repris, et qui se singularisaient par

d’excellents et utiles catalogues raisonnés

en fin de volume. Mais elle offre un

ensemble de monographies soignées,

intelligentes, offrant l’essentiel des

informations utiles à la découverte de

ces artistes.

La série de vingt-cinq émissions que le

regretté Daniel Arasse avait réalisée

pour France Culture vient d’être rééditée

en livre de poche. C’est sans doute l’une

Histoires de peintures,

Daniel Arasse,

«Folio essais», Gallimard

des meilleures initiations que l’on

puisse trouver à la peinture ancienne :

Arasse était non seulement un historien

d’art compétent, mais aussi un narrateur

hors pair. On y retrouve des considérations

sur la relation entre Manet et

le Titien, une histoire raccourcie mais

révélatrice du maniérisme, une digression

sur le rapport paradoxal de Léonard

de Vinci avec la perspective, un commentaire

sur l’interprétation des

Ménines de Vélasquez par Michel

Chroniques des lettres

Chroniques

de l’an VI (3)

Par Gérard-Georges Lemaire

Foucault, etc. En dehors de sa valeur

pédagogique, ce livre est aussi un plaidoyer

en faveur d’une histoire de l’art

débarrassée de toute sortes de préjugés

et de médiocrités.

Toujours chez Flammarion, il faut

signaler la réédition de l’excellente

Invention du corps de Nadeije Laneyre-

Dagen. Cette étude très poussée traite de

L’Invention du corps,

Nadeije Laneyre-Dagen,

«Tout l’art», Flammarion

nombreuses questions que pose la

représentation de la figure humaine

dans l’art occidental. Le premier chapitre

est déterminant dans cette optique

car il traite de l’introduction de l’ombre,

ce qui ne correspond pas seulement à un

problème technique, mais à une conception

de la corporéité. Si le sujet n’est pas

épuisé (comment le serait-il), l’ouvrage a

le mérite de délimiter un vaste champ

d’investigation, de l’expression des émotions

à la figuration de la finitude. En

somme, il doit faire partie de la bibliothèque

de tout honnête homme.

Hautes et basses

modernités

Catherine Millet est bien décidée à

nous enseigner la vérité sur l’art

contemporain. L’ouvrage qu’elle vient

de rééditer, passablement augmenté, est

L’Art contemporain,

histoire et géographie,

«Champs», Flammarion

d’ailleurs tout à fait recevable et représente

une excellente introduction à la

question. Mais elle évite bien de

répondre à la question fondamentale, la

notion d’ « art contemporain » peut-elle

perdurer indéfiniment ? La notion d’art

moderne a duré bien trop elle aussi.

Mais elle avait une excuse historique

sous la forme d’un précédent – la moder-

nité est une attitude par rapport à la

revendication d’un modèle classique (il

y a en fait eu plusieurs querelles des

anciens et des modernes, le romantisme

étant l’une de ses dernières manifestations.

Mais dans le cas présent, le qualificatif

de « contemporain » évite de devoir

cataloguer ce qu’on ne peut cataloguer.

En réalité, la perte du principe d’œuvre

d’art (sauf, étrangement, dans la sphère

de la spéculation) et même de l’existence

de l’art empêche toute possibilité de

trouver de nouveaux termes. Et si l’art

contemporain donne le sentiment de

« coller » à la réalité, il échoue à s’y inscrire.

Avec Millet, ne sommes-nous pas

en train d’assister à l’heure vespérale de

cette idéologie vieillissante dans un

recueillement religieux et inquiet.

L’

heure semble être aux comparaisons,

aux bilans, aux mises en

perspective. Le catalogue de l’exposition

Le Mouvement des images qui s’est tenue

Le Mouvement des images,

Philippe Alain Michaud,

Centre Georges Pompidou

aux Centre Georges Pompidou en est

bien la confirmation. Ce que Philippe

Alain Michaud a entendu démontrer

m’échappe un peu et je n’éprouve guère

l’envie de le découvrir. Je me contente

de constater que les œuvres d’art servant

à sa démonstration sont réduites à

la dimension réductrice de l’image. Il est

vrai que Warhol est parti de clichés – il

n’est que trop logique que ses œuvres

retournent à leur origine. En dehors de

cela, l’intérêt de cette publication est de

comprendre comment le mouvement

(celui des corps, mais aussi celui de l’esprit

et de la narration) s’est traduit dans

les arts plastiques. Mais là, je dois dire

que l’absence des futuristes italiens est

consternant : toute leur révolution esthétique

reposait sur le dynamisme plastique…


L’

artiste irlandais Sean Scully est

sans doute, avec Aurélie Nemours

(qui appartient à une toute autre génération)

l’un des derniers grandes peintres

Sean Scully,

Laure Beaumont Maillet,

«Découvrons l’art», Cercle d’Art

abstraits dans la tradition moderne). Ce

qui fascine chez lui, c’est le mélange subtil

de rigueur dans la construction de

l’espace et la sensibilité qu’il introduit

dans ses plages colorées, une sorte de

vibration et de tremblement infime qui

transpose une émotion absente a priori

de ses architectures formelles. Cet

album constitue une belle initiation à ce

travail.

L

e Musée du Montparnasse a présenté

une exposition rétrospective

de l’artiste espagnol José Morales Tejero.

Il est né dans la région de Cordoba en

Moralès, 50 ans de peinture,

Aubel Art Foundation

1933. Son œuvre est intéressante car

elle présente différents aspects qui résument

l’histoire de l’art espagnol, passant

de la figuration la plus acide à l’abstraction.

Son œuvre récente tente une conciliation

entre les deux domaines avec une

indéniable dimension parodique et auto

parodique et par conséquent une relative

tension intérieure. Un important

catalogue avec des écrits de Sylvie

Buisson, Angel Luis Pérez Villén et

Luciano Caramel restituent ces riches et

complexes cinquante années de peinture

menées dans une solitude soigneusement

cultivée.

Disparu voici peu à l’âge de quatrevingt-six

ans, le sculpteur

Ipoustéguy a laissé derrière lui quelques

surprises. La première est livresque

Guerres du milieu,

Ipoustéguy, La Différence

Ipoustéguy – Chirurgie,

Françoise Monnin,

La Différence

puisqu’il a écrit trois nouvelles au milieu

des années quarante qui ont pour déno-

minateur commun de parler de la dernière

guerre ou, plus généralement des

malheurs de la guerre. Ce livre s’intitule

Les Guerres du milieu et est frappant

pour son mélange gênant de surréalisme

et de réalisme cru. Et puis, on

découvre que cet artiste a également été

peintre – et un peintre tout à fait original.

A la fin des années soixante, il a réalisé

une importante suite de tableaux à

l’huile (mais ce sont d’abord des assemblages)

baptisée Chirurgie. Pourquoi

diable ce titre ? Déjà parce que le blanc

est la couleur dominante – un blanc qui

évoque les hôpitaux. Et puis Ipoustéguy

s’est servi du blanc pour faire apparaître

un monde de mutilés et de gueules cassées,

un monde effroyable avec une

grande quantité de portraits d’hommes

les yeux bandés et dont les membres

sont parfois mutilés. Françoise Monnin

a écrit une préface bien documentée et

très vivifiante qui fait découvrir toutes

sortes de facettes méconnues de ce créateur.

Régis Durand vient de publier le troisième

tome de l’énorme somme

qu’il a écrite sur la photographie,

L’Excès et le reste. D’un côté, il a rassem-

L’Excès et le reste,

tome 3, Régis Durand,

«Les Essais», Éditions de la Différence

blé des écrits qu’il a consacrés à des

artistes contemporains (Jean-Luc

Tartarin, Orlan, entre autres). D’autre

part, il poursuit une interrogation passionnante

sur ce médium qui est entré

de force dans le domaine de l’art au

début du XX e siècle et a même tendance

aujourd’hui à détrôner les genres

anciens. Ces essais bien conçus et bien

écrits, sont incontournables pour tous

ceux qui souhaitent étudier ces mutations

dont la photographie a été l’objet.

Son étude sur la relation entre la peinture

et la photographie est indispensable

pour se pénétrer des enjeux actuels,

qu’on y adhère ou non.

Les gravures du japonais Mikio

Watanabé sont se situées au-delà du

temps. Quand il représente des insectes,

de petits animaux des étangs ou encore

Mikio Watanabé,

Manière noire,

Gilbert Lascault,

Fragments Éditions

verso

Chroniques des lettres

29

des œufs en train d’éclore, on éprouve la

sensation singulière qu’il détourne des

planches scientifiques du XVIII e siècle.

Ses nus féminins sont encore plus

déroutants car ils paraissent être, à première

vue, des photographies en noir et

blanc avant qu’on ne les découvre avec

plus d’attention et qu’on comprenne

qu’il s’agit toujours de gravures. Ce travail

qui n’est pas dépourvu de qualités

(je veux dire : de savoir faire) joue malgré

tout sur des ambiguïtés un peu forcées.

Autre artiste japonais de notre

temps, Shingu, est sculpteur. Son

esthétique est en accord parfait avec l’es-

Shingu,

Peter Buchanan,

Éditions Cercle d’Art

thétique industrielle. Il se sert essentiellement

de lames d’acier découpées pour

construire son langage qui s’inspire

d’une part des voilures des navires d’autrefois

et, de l’autre, des moulins à vents

ou à eau. C’est donc une vision plutôt

aérienne et en tout cas liée aux éléments

que Shingu a développé au fil du temps.

Sa grammaire se rapproche de ce qu’on

a pu appeler ici les structures frêles et en

tout cas de la phase ultime du constructivisme

russe des années vingt. C’est à la

fois conceptuellement habile et techniquement

très au point. Quant à sa portée

esthétique, disons qu’elle s’inscrit – de

manière littérale – dans l’air du temps.

Ami des peintres de Cobra, Jacques

Doucet fait partie de ces peintres qui

se sont affirmés dans l’après-guerre. Il a

Doucet,

Jean-Clarence Lambert,

Fragments Éditions

choisi de tourner le dos à l’abstraction

lyrique pour une abstraction qui s’ancre

plus dans la matière. On est frappé qu’à

ses débuts il ait eu un parcours somme

tout un peu parallèle à celui de Jean

Dubuffet avec l’emprunt de figures enfantines

ou d’une esthétique dérivée de celle

des graffitis. Ses huiles et ses collages

jouent pour l’essentiel sur le fil du rasoir

entre la forme et l’informe, n’ayant jamais

pour mobile une conception rigide de

l’abstraction. C’est ce qui fait la singularité

et le charme de cette œuvre que Jean-

…/…


verso

arts et lettres

30

Clarence Lambert défend avec conviction.

Depuis Ambroise Vollard, les marchand

de tableaux ont souvent

écrits leurs mémoires avec des résultats

Une vie pour l’art,

Patrice Trigano,

La différence

bien divers. Pierre Nahon a laissé une

trace profonde ces dernières années

(toujours publié par La Différence). Le

livre de Patrice Trigano raconte avec

beaucoup de simplicité et sans trop de

mégalomanie (un mal professionnel) ses

relations avec les artistes sans aller audelà

de sa position, ce dont on lui sera

reconnaissant. On croise dans son

ouvrage Max Ernst et Beuys, Malaval et

Pommereule, en somme une foule de

figures plus ou moins illustres que le

marchand a croisé au gré de sa carrière.

En dehors de ces anecdotes, il évoque

aussi les collaborations qu’il a pu envisager

avec d’autres confrères, ce qui nous

permet de pénétrer dans un univers

assez confidentiel. Le seul regret que j’ai

eu en lisant cet ouvrage c’est qu’il parle

aussi peu de Catherine Lopès-Curval,

peut-être que c’est sans doute la benjamine

de sa galerie…

Albert Camus versus

Franz Kafka

La parution des Œuvres complètes

d’Albert Camus dans la Bibliothèque

de la Pléiade a le mérite de nous faire

Œuvres complètes,

tome 1 & tome 2,

sous la direction de

Jacqueline Lévi-Valensi,

Bibliothèque de la Pléiade,

NRF, Gallimard

relire des écrits dont on avait oublié

l’existence ou dont l’existence était devenue

relative, sinon labile. En ce qui

concerne le petit essai dont je veux vous

entretenir, j’en avais relu des bribes à la

faveur d’un petit colloque sur Kafka que

j’avais organisé avec Jean Blot et qui eut

lieu au musée du Montparnasse en

2002. Et puis, le temps passant, je

l’avais de nouveau oublié, ou presque.

Alors le voici de nouveau sous mes yeux.

J’apprends que Camus l’avais retiré dès

la première édition du Mythe de Sisyphe

en 1942 pour le remplacer par une

méditation sur Dostoïevski. Qu’est-ce

qui a bien pu pousser l’écrivain ? On sait

que l’après guerre a été marquée en

France par un véritable engouement

pour Kafka qui s’est traduit par des

débats ou des enquêtes ; comme celle

publiée en 1945 dans la revue Action (cf

Métamorphoses de Kafka, Éric Koehler

éditeur). Camus, comme Breton,

Bataille, Blanchot et autres penseurs et

écrivains éminents, s’est emparé de

l’écrivain pragois pour s’en servir

comme d’un cheval de Troie pour véhiculer

sa conception du monde. Et ce

texte repose sur une dialectique bizarre :

celle de l’absurde et de l’espoir. Il

explique à son lecteur qu’il y a « dans la

condition humaine, c’est le lieu commun

de toutes les littératures, une

absurdité fondamentale… » : que l’œuvre

de Kafka est « absurde dans ses principes

» ne paraît plus insensé. Soit. Mais

quand il affirme que « plus tragique […]

est la condition rapportée par Kafka,

plus tragique et provoquant devient cet

espoir », là, on touche vraiment à l’absurde.

Il comprend pourtant que cette

œuvre échappe a toute interprétation, il

comprend aussi que tout échappe à une

saine logique dans la démarche de

Joseph K. et enfin il comprend qu’il n’y a

souvent pas de commencement et de fin

dans ses histoires, il s’enferre dans un

paradoxe lui aussi absurde, pour de bon.

En français dans le texte

La poésie de Christophe Lamiot Enos,

telle qu’elle se présente dans son

recueil baptisé Albany joue sur un

Albany, Des pommes et

des oranges, Californie II,

Christophe Lamiot Enos,

Flammarion

double registre : d’une part, c’est le journal

d’un voyage entrepris en Amérique à

la fin des années 80, de l’autre, c’est un

carnet de notes où il consigne les traits

les plus saillants de sa relation poétique

au monde. L’ensemble s’organise au

sein d’un champ magnétique dont les

deux pôles constituent les extrêmes de

sa pensée, du plus matériel au plus abstrait.

Ce qui frappe le plus ici, c’est la

volonté de l’auteur d’employer les

modes formels les plus différents possibles

– il ne veut pas s’enfermer dans

une formule restrictive car chaque

poème doit inventer sa concrétisation

dans l’espace de la page selon les intentions

qu’il véhicule. Le monde que l’auteur

représente au gré de ses pérégrina-

tions est un monde qui ne cesse de proposer

de nouvelles visions et de nouvelles

manières d’envisager le langage

comme outil pour lui restituer toute sa

complexité.

N.d.T.

Franz Kafka aimait beaucoup Robert

Walser parce qu’il le faisait rire. Et

c’était dans sa bouche un immense com-

Petits texte poétiques,

Robert Walser, trad. Nicole Taube,

«Du monde entier», Gallimard

pliment car il tentait d’introduire une

forme d’humour très noir dans une

prose sous-tendue par de noires visons.

Quand Walser parle de « poème » comme

il le fait à propos de courts textes en

prose, c’est qu’il imagine qu’ils sont les

dépositaires d’un ars poetis qui lui est

propre et qui est l’émanation de son

style de vie. Dans sa « Lettre d’un poète à

un monsieur » qui désire faire sa

connaissance, il lui répond qu’il n’en

vaut pas la peine, n’ayant ni la politesse,

ni les manières, ni même le vêtement. Et

puis, il ne se voit pas dans un salon,

alors qu’il n’est lui-même que dans les

bois, les champs ou à l’auberge. Le véritable

héros est ici l’homme des randonnées

pédestres, le vagabond qui se met à

rêver en toutes occasions, qu’il soit

éveillé ou endormi. Ses rêves prennent

les apparences les plus diverses, extrapolées

le plus souvent de l’expérience la

plus commune. Lui qui se veut un « promeneur

aux semelles de vent », il fait du

gyrovague le vates moderne, toujours le

regard assez perçant pour déchirer le

voile opaque de la réalité. Et la « Lettre

d’un père à son fils » a tout ce qui peut

enchanter l’auteur du Procès : alors que

son fils, entre autres griefs, lui reproche

la médiocrité de son éducation, le père

rétorque qu’il a au fond beaucoup de

chance car il ne lui demandera pas

d’être excellent en tout. Walser est un

maître dans le conte miniature et la

métamorphose car, à partir de presque

rien, il compose un tableau intense et

vibrant.

Bien curieux titre que ces

« Improvisations sur Goethe » de

Thomas Mann. Rien de moins improvisé

et surtout rien de plus conventionnel :

une biographie, un portrait physique et

moral, le commentaire succinct des


Études,

Thomas Mann, tr. Philippe Jaccottet,

«Le Cabinet du lettré», Gallimard

ouvrages principaux et l’examen de leur

valeur universelle. Mann s’est livré à un

véritable exercice académique (dommage

que Philippe Jaccottet ne nous

enseigne ni la date de parution de cet

essai, ni les raisons de sa mise en chantier)

– un exercice d’adulation où il

démontre bien du talent. Il faut dire que

Goethe s’y prête aisément, à cause de ses

innombrables contradictions. Le portrait

qu’en fait l’auteur de la Mort à

Venise est celui d’un génie, mais d’un

génie aux apparences bourgeoises, au

spinozisme qui sait ménager la chèvre et

le chou de la tension religieuse entre

catholicisme et protestantisme.

Réincarnation d’Erasme, Goethe peint

par Mann est franchement ennuyeux,

calculateur, sans grandeur aucune. Il

n’est pas capable de nous restituer

l’homme du XVIII e siècle, l’élève de

Herder, l’homme des Lumières version

principauté allemande. Il n’est pas

capable non plus de faire découvrir le

Goethe romain, le néoclassique, en

somme l’ami de Winckelmann, de

Mengs et d’Angelika Kauffmann. En

revanche, il insiste sur le thème du

« génie », un thème qui implique une

filiation : quand il vante Whilhelm

Meister, il en fait un classique du roman

d’éducation et vante sa postérité : « elle

va, en passant par Stifter et Keller, jusqu’à

la Montagne sacrée. » Comme quoi,

à génie, génie et demi !

Le récit de Mori Ogai La Danseuse

mérite toute notre attention. Il relate

l’histoire d’un jeune Japonais qui fait la

La Danseuse, Mori Ogai,

tr. Jean-Jacques Tschudin,

Éditions du Rocher

connaissance à Berlin, à la fin du

XIX e siècle, d’une jeune femme prénommée

Élise. Elle travaille dans un théâtre

et connaît un grand dénuement. Notre

héros tombe amoureux et il vit avec elle.

Elle tombe enceinte. Le jeune homme

doit suivre un ministre en Russie et il

doit laisser Élise derrière lui. Quand il

rentre après quelques mois d’absence,

elle est méconnaissable et a sombré

dans la folie. La mort dans l’âme il

retourne au Japon… Avec ce petit texte

paru en 1890 commence l’essor du

roman moderne au Japon dont Mori

Ogai a été un des grands précurseurs.

Roman policier : sous ce titre générique,

passe partout, neutre en

somme, Imre Kertész s’est employé à

Roman policier,

Imre Kertész, tr. N. Zaremba-Huzsvai

& C. Zaremba,

Actes Sud

fournir sa propre vison de la vie policière

et de la logique qui y préside. Il a

situé l’action en Amérique latine, mais

on comprend très bien où cela se passe.

Les hommes qui entourent le héros de

cette sombre affaire finissent par

prendre consistance et presque une normalité

quand la logique absurde qui les

régit est érigée en système. Antonio

Rojas Martens, notre policier qui fait ses

premières armes, devient sous nos yeux

un homme acharné à la perte d’un suspect

qui va user de tous les moyens (les

plus illégaux comme les plus obscènes)

pour parvenir à ses fins. Comme un jeu

prolongé dans la réalité. Voilà une histoire

terrible et qui fait rire pourtant,

malgré tout ce qu’elle recèle d’effroyable.

Voilà une histoire qui met à nu

des mécanisme mentaux (entre autres,

ludiques) plus que des mécanismes politiques

ou idéologiques.

Le Cygne de Gregor von Rezzori est une

petite œuvre troublante: un frère et une

sœur (Tania) se retrouvent devant le

Le Cygne,

Gregor von Rezzori, tr. Jacques Lajarrige,

Éditions du Rocher

cadavre de leur oncle (Sergueï).

L’expérience de cette mort est associée

dans l’esprit du jeune garçon avec sa première

expérience amoureuse qui se traduit

par le massacre d’un cygne sur le lac. Cet

insolite jeu d’associations est sans aucun

doute une mise à mal d’un genre – le

roman d’initiation. Ce qui est vécu ici est

âpre et sans concession et il faut toute la

rondeur du style de l’auteur pour qu’on

accepte cette «déconstruction» dans l’optique

de Cézanne. Tout ici est sous l’emprise

de la décadence et de la corruption.

L’initiation est pour lui la découverte de ce

qui inéluctablement est voué au pourrissement

– que ce soit un empire, un idéal, un

amour, et le corps enfin.

verso

Chroniques des lettres

31

Bien singulière prose que celle de

Cesare Greppi, ou plutôt bien singulière

manière de raconter une histoire

qui fuit sans cesse comme s’il avait dési-

Les Témoins,

Cesare Greppi, tr. M.-P. Géraud,

La Différence

rer que le lecteur ne s’intéresse pas tant

au développement du récit qu’aux

visions et évocations qu’il provoque.

L’affaire se présente comme une sorte

de procès où les témoignages s’accumulent

mais où la nature du délit est dissimulée.

L’atmosphère du couvent, le

secret dont on tente d’entourer toute

choses contribuent à faire de cette fiction

la quintessence de l’art romanesque

dont tous les éléments sont exposés et

dont le mouvement d’ensemble reste

inaccessible.

La Différence vient de publier une

remarquable anthologie de la poésie

arménienne préparée par Vahé Godel.

J’avoue ma totale ignorance en la

La Poésie arménienne,

Vahé Godel, La Différence

matière. J’ai été ravi de découvrir une

chanson de geste du VIII e siècle, David

de Sassoun, à l’époque où l’Arménie

devait se défendre du califat de Bagdad

et la poésie mystique du Moyen Âge. Ce

genre de poésie va d’ailleurs perdurer

au moins jusqu’au XVIII e siècle. Je

regrette seulement que les notices ne

soient pas plus développées : par

exemple, le poème « L’Année rouge » de

Djivani demeure énigmatique – il se

réfère à un événement historique particulièrement

dramatique, mais on ignore

de quoi il s’agit. Tout ce qui concerne le

siècle passé est passionnant, d’autant

plus que l’Arménie a été une République

soviétique. En définitive, l’auteur de ce

volume nous introduit à un monde

inconnu et nous devons lui en être

reconnaissant.

Les nouvelles de Wolfgang Borchert

ont pour dénominateur commun de

transcrire l’expérience de la guerre qui

l’a si profondément marqué. Si le ton est

sincère et si sa vision est sans la

moindre concession, l’auteur abuse de

certaines formules de manière trop sys-


verso

arts et lettres

32

tématique, comme par exemple la répétition.

A force d’accentuer l’horreur ou

l’extrême violence de ce qu’il a pu vivre,

sa prose perd de son efficacité et aussi

Chère nuit gris-bleu,

Wolfgang Borchert, trad. Jean-Pierre

Vallotton, Chambon/Le Rouergue

de sa vérité. Quelle que soit la valeur de

ce témoignage, il ne constitue pas un

grand livre sur la dernière guerre

comme ont pu l’être La Route des

Flandres de Claude Simon et même Un

balcon en forêt de Julien Gracq.

Bourlinguer

On compulsera avec délectation

les Jardins secrets de Venise

Mariagrazia Dammico (auteur) et

Marianne Majerus (photographe) pour

Jardins secrets de Venise,

Mariagrazia Dammico & Marianne

Majerus, Flammarion

la bonne raison que ce n’est jamais sous

cet angle qu’on envisage la vieille

République maritime. On aurait plutôt

tendance, comme le fit John Ruskin, de

ne se passionner que pour ses pierres.

On peut ainsi pénétrer dans ces lieux

secrets – si l’on fait par exemple abstraction

du jardin de sculpture de la fondation

Peggy Guggenheim ou la cour de la

galleria Giorgo Franchetti à Cannaregio.

C’est ainsi que l’on ne se retrouve pas

dans de délicieux jardins anglais mais

dans de somptueux parcs comme celui

du palais Soranzo Cappello à Santa

Croce. Ensuite, ce sont les jardins des

couvents qui se découvrent comme le

merveilleux hortus conclusus du couvent

de San Francesco de la Vigna à

Castello. Et puis nous prenons une

embarcation pour aller visiter les îles.

En somme cet album révèle des mystères

souvent invisibles car il sont souvent

volontairement cachés.

Georgia Santangelo a eu l’excellente

idée de célébrer l’incroyable entreprise

technologique qu’a représenté la

construction la machine de Marly.

Les Maîtres de l’eau,

Éditions Artlys

L’alimentation en eau des jardins et des

fontaines de Versailles posait des problèmes

considérables. Il fallait affronter

un dénivelé important (entre 100 et 150

m.) et c’était alors un véritable gageure

d’autant plus que la captation des eaux

de l’Eure se révélait impossible. Ce fut

ainsi qu’on construisit la machine de

Marly, avec ses 259 pompes, conçue par

Arnold de Ville et Rennequin Sualem.

Véritable merveille du génie industriel

de l’époque, elle suffit pourtant à peine à

alimenter ce domaine si vaste et si gourmand

en eau. De plus, sa grande complexité

posait des problèmes loin d’être

insignifiants. Voilà une façon passionnante

d’envisager la théâtralité de

Versailles. Le beau catalogue qui a été

imprimé à l’occasion de l’exposition à

Marly-le-Roi/Louveciennes a permis de

développer une réflexion sur l’art

hydraulique depuis ses origines et

depuis les théories d’Archimède.

Dans Les Étoiles à l’envers, Pierrette

Fleutiaux commente les photographies

que JS Cartier a prises à New York.

Exercice classique s’il en est, mais qui

Les Étoiles à l’envers,

Pierrette Fleuriaux/JS Cartier,

Actes Sud

donne ici quelques fruits amers, car je

ne trouve pas la prose de l’écrivain particulièrement

passionnante. En revanche,

certains clichés feraient plutôt rêver et

donneraient l’envie de prendre l’avion

sur le champ pour traverser

l’Atlantique : ils sont à la fois déroutants

et poétiques. •


Like a

text machine

– La Belle Roumaine est une véritable machine sexuelle.

– Ah bon ? Je croyais que c’était le dernier roman de

Dumitru Tsepeneag.

– Eh bien oui. Mais c’est aussi une véritable machine

sexuelle.

– Là tu y vas fort.

– On l’a quand même vue au Bois de Boulogne…

– Elle faisait le trottoir ?

– Pour tout t’avouer, en fait on n’est pas sûr que c’était

elle. Disons, son amant jaloux a cru la voir. Blonde,

grande, des seins énormes, une tenue provocante. De

toutes façons, il faudra bien expliquer comment elle paie

son loyer, ses combinaisons en plastique et soie, et ses

cafés.

– Qu’est-ce qu’elle en dit, elle ?

– Alors là tu mets le doigt sur le problème : elle dit une

chose et son contraire, enfin… une chose et l’autre plutôt.

– Elle ment ?

– Mentir n’est pas le mot. Je dirais qu’elle est plutôt

mythomane, peut-être imposteur. Elle passe son temps à

raconter des histoires dingues, comme son viol, son

séjour en Allemagne, ses origines juives ou le mariage de

sa mère. J’en passe.

– Ah, elle est juive ?

– Elle l’a dit à quelqu’un – à un Allemand bien sûr. Mais ça

a l’air faux, comme le reste. Pour un autre auditeur, elle

évoque ses origines roumaines, son amant turc – j’en

perds mon latin. C’est une femme, tu vois, qui adore

raconter des histoires. Tu la lances, elle est partie pour un

tour. Avec une volupté incroyable. Une véritable machine

narrative.

– En français ?

– Elle est polyglotte, tu penses. On l’a même vue lire de

l’allemand. La langue n’a pas l’air d’être une barrière

pour elle. Encore plus perturbant si tu cherches à reconstituer

son histoire véritable. On a aussi aperçu entre ses

mains un livre en français, Pigeon vole, un des premiers

romans de Tsepeneag.

– Ah ah… ça se précise. Reprenons calmement : on l’a vue

où pour la première fois ?

– Écoute : au début, elle entre dans un café et elle choisit

une table. Elle est si belle que, de ce jour, le cafetier lui

réserve la table. Il se met à rêver d’elle comme un fou. Tu

imagines : un ancien communiste qui voit débarquer une

belle Roumaine. Ça paraît trop beau. Ce qui est un peu

cruel, c’est que ce n’est pas lui mais un habitué, un Russe

exilé, qui la séduit.

– Ça paraît trop beau. Bon, un bistrot. Après, elle s’appelle

comment ?

Par Belinda Cannone

verso

Chroniques des lettres

33

– Problème : Ana, ou bien Hannah, ou Annette ou…

– Je vois. Elle arrive de Roumanie ?

– D’Allemagne, prétend-elle, mais elle prétendait aussi

être médecin, au début. Là-bas elle avait deux amants, ditelle.

Des philosophes.

– Il faut sans doute bien deux philosophes allemands pour

étreindre une machine textuelle.

– Bien sûr elle a aussi un amant de cœur, négligent

semble-t-il, un certain Mihai, dont elle espère toujours des

nouvelles et qui, c’est ce qui est suggéré au fil du temps,

pourrait bien être agent secret, espion, quelque chose

comme ça – et elle de même.

– Écoute, est-ce que tu pourrais reprendre encore une fois

depuis le début ?

– Au début, ça démarre comme un roman naturaliste : une

belle Roumaine arrive, elle est blond platine, callipyge et

un brin allumeuse, et le cafetier pense tout de suite à

Elvire Popesco. Le Russe la séduit, ils font passionnément

l’amour, etc. A la fin de la première partie, la belle

Roumaine est retrouvée quasi morte dans sa baignoire.

La deuxième partie reprend en amont, quand Hannah

était en Allemagne, pour revenir progressivement à Paris.

Et là, la machine textuelle s’emballe. La source, la Belle

Roumaine, rend le texte dingue, elle est le texte dingue,

blonde et châtain, Juive et Roumaine (sans parler de son

accent slave), une fois elle dit elle-même à sa coiffeuse

qu’elle ressemble à Elvire Ionesco, tu vois, Ionesco et

Popesco, la littérature et la comédie mêlées, on pourrait

croire que la belle Roumaine est un juste personnage :

mais non, c’est une machine à fabriquer du texte, dans

tous les sens. Je te dirais qu’elle se promène avec un aigle

en cage. Mais un peu plus loin, quand le texte s’est

emballé, qu’il se répète ou qu’il se contredit, on suggère

que ce pourrait être aussi un perroquet, tu vois : l’oiseau

le plus littéraire du monde – non, de France. La Belle

Roumaine, c’est la machine à faire rêver, c’est le déclencheur

de la rêverie de l’auteur, c’est le support des fantasmes

du lecteur. C’est une histoire mais ce pourrait en

être une autre. On ne doit pas la croire mais elle nous fait

beaucoup d’effet. C’est le principe de notre désir, d’écrire

et de lire. Comme aurait pu le dire James…

– Henry James ?

– Non, James Brown : like a text machine. •

D. STEPENEAG, La Belle Roumaine,

traduit du roumain par Alain Paruit,

P. O. L., 2006.


verso

arts et lettres

34

Notes de lecture

Le noir

Gérard-Georges Lemaire, Hazan

Et si le noir était la lumière ? Tel est le

point de vue de Soulages dont les

sombres monochromes n’ont d’autre

vocation que d’illuminer la toile. Tel est

aussi le biais par lequel Gérard-Georges

Lemaire entreprend un vaste panégyrique

du noir à travers plusieurs siècles

d’histoire. Le noir est d’abord la couleur

des mystiques, car la lumière de Dieu

étant inaccessible aux humains trop

imparfaits, ce n’est que par un long

séjour dans une ténébreuse angoisse

qu’ils peuvent espérer y accéder. Dans le

mythe de la caverne, ce sont aussi des

ombres noires que les humains emprisonnés

perçoivent : c’est dire que le noir

est la couleur de l’illusion, alors que

l’idée, dans sa vérité, est lumière. L’art

baroque est adepte du noir, notamment

avec les caravagesques italiens et les

ténebristes espagnols. De tout temps, les

grands maîtres de la peinture, Léonard

de Vinci, Rembrandt, ou Courbet, ont

baigné leur sujet d’un halo crépusculaire.

Il ne s’agit pas tant d’exalter le noir

que de révéler la lumière par la quête de

l’ombre.

Le noir est aussi la couleur vestimentaire

de prédilection de l’aristocratie au

seizième et dix-septième siècle, puis,

plus tard, de la bourgeoisie au dix-neuvième

siècle, classes sociales qui ne cesseront

l’une et l’autre de s’habiller en

noir, symbole de dignité et de domination.

Ce qui explique que les portraits

d’hommes exécutés par des artistes

comme Bellini, Titien, Rosso Fiorentino,

et, plus tard, les scènes de la vie parisienne

peintes par Manet ou Degas,

adoptent le noir comme tonalité dominante.

Le noir sera enfin la couleur de la

modernité. Rodtchenko oppose son

carré noir au carré blanc de Malevitch,

et c’est par des monochromes à base de

noir que des artistes comme Ad

Reinhardt, Franz Kline, Barnett

Newman, Robert Motherwell ont su

imposer New York comme lieu mythique

de l’avant-garde.

Le noir de Gérard-Georges Lemaire,

ouvrage d’une étonnante érudition, est

servi par une iconographie remarquable:

de l’art pariétal à Georges de La Tour, de

Rembrandt à Goya, de Whistler à Félicien

Rops, de Munch à Matisse, on le

constate: les chefs-d’œuvre sont en noir.

Une exception toutefois à cet universalisme

du noir : Monet et les artistes

impressionnistes pour qui les ombres

noires doivent être peintes en bleues.

Trahison? •

T. L.

Monory

Pascale Le Thorel, Éditions Paris Musées

Pascale Le Thorel sait tout sur Jacques

Monory : elle a lu tout ce qui le

concerne, l’a longuement interrogé, rencontré

ses proches et moins proches. Il

lui a confié de précieux documents

jalonnant sa carrière… Le résultat est

davantage qu’un excellent livre de plus

sur Monory : c’est vraiment la synthèse,

à la fois scientifique et personnelle, de

l’odyssée monoryenne (il y a même un

marque-page monoryen !). Les admirateurs

de Monory sont innombrables : ils

vont être comblés par cette heureuse

initiative éditoriale que le Centre

National des Arts Plastiques a eu bien

raison d’encourager. •

J.-L. C.


verso

arts et lettres

36

Cette chronique d’été évoque

trois ouvrages. À une extrémité

structurelle et porteuse

d’espoir, le premier, celui de

Marie-France Garaud, analyse

ce à quoi on devra apporter un soin

extrême, dans l’ordre politique, dès

l’élection présidentielle de mai prochain.

À une autre extrémité, événementielle,

divertissante et déjà dépassée, le second

livre, celui de Franz-Olivier Giesbert,

s’appuie sur les témoignages recueillis

depuis vingt ans et extraits de son vaste

coffre-fort pour brosser, de 1986 à nos

jours, un tableau, pittoresque, très négatif

et désabusé de la carrière politique du

président de la République sortant. Au

juste milieu de l’actualité, pour le fond et

la forme, le troisième livre, celui d’Alain

Duhamel, avec la sagesse de l’expérience,

du style, mais aussi de la sévérité,

tire le portrait et évalue les chances des

personnages qui, pour l’instant, peuvent

prétendre à la succession.

REFONDER LA RÉPUBLIQUE EN

CONSERVANT SES INSTITUTIONS

DE 1958

Le livre de Marie-France Garaud est, sur le

fond, réussi et conforté par un réel talent

d’écriture. On lit avec un appétit soutenu

la synthèse de son récit et des morceaux

qu’elle a choisis dans le dernier demisiècle

d’histoire politique de la France.

Elle y puise de quoi étayer une thèse établie

à partir de péripéties jugées à l’aune

de son évaluation assez convaincante de la

lettre et de l’esprit de la constitution de

1958. L’auteur, juriste et politique achevée,

conduit avec fougue, à la hache

comme au scalpel, un réquisitoire dont

l’argumentation n’est pas banale. Sans

mâcher ses mots, elle libère des humeurs

et règle des comptes, à l’évidence longtemps

retenus, avec un humour et une ironie

redoutables servis par un talent qui

captive l’attention, même quand apparais-

Les livres politiques

Premiers jalons pour reconstruire

Marie-France Garaud

La Fête des fous

Qui a tué la V e République ?

Plon, mai 2006, 288 pages

Alain Duhamel

Les prétendants 2007

Plon, janvier 2006, 228 pages

Par Humbert Fusco-Vigné

sent, par ici ou par-là, des soupçons de

mauvaise foi ou des parti-pris venus à

point pour renforcer sa thèse. Celle-ci est

de démontrer que les institutions de la Ve

République sont en soi excellentes et

qu’elles ont été rendues aujourd’hui

vacantes par la défaillance de ceux qui ont

prétendu les servir et les ont en fait

sapées. Elles attendent celle ou celui qui

les feront renaître ainsi que la France et

ses citoyens a priori confrontés à des lendemains

qui ne chanteront guère.

Selon l’auteur, ce sont en effet les partis,

les personnels et les dirigeants politiques

élus, de la présidence de la République

aux assemblées, qui ont, en conscience

ou, ce qui est pire, sans y penser, délabré

ces institutions. Ils les ont rendues inopérantes

à régler les problèmes dans lesquels

notre pays est en train de sombrer

et de perdre son âme. Au cœur de cette

Philippique, une place de choix a été

réservée avec beaucoup d’intelligence au

principe et aux manifestations des cohabitations

qui, selon l’auteur, sont en

contradiction avec la lettre et l’esprit de

la constitution de 1958. Ce raisonnement,

à force de furia, n’est pas sans

faille. Il est en effet difficile de penser

que les Français n’auront pas la tentation,

ayant voté à droite ou à gauche pour

un président ou une présidente, de voter

en sens inverse pour élire leurs députés.

Ils le feraient comme par réflexe psychologique,

pour équilibrer leur vote par

rapport à deux acteurs n’exerçant pas à

leurs yeux le même rôle. Voyez ce qui se

passe aux États-Unis où il arrive très rarement

que la majorité des deux chambres

soit la même que celle du Président.

Selon l’auteur, ce sont pourtant les cohabitations

qui ont achevé de ravager l’édifice,

de ses fondations aux œuvres ou plutôt

aux manœuvres et aux échecs des

deux acteurs clefs, de gauche comme de

droite. Pour 2007 et après, il faut donc

remettre les pendules institutionnelles à

l’heure et trouver des successeurs poli-

Franz-Olivier Giesbert

La Tragédie du président

Scènes de la vie politique 1986-2006

Flammarion, mars 2006, 416 pages

tiques qui en soient dignes. Ils doivent

savoir confronter et si nécessaire opposer

la légitimité et l’autorité que leur

confère la constitution de 1a Ve

République aux carriéristes, manipulateurs,

peureux, cyniques, hypocrites,

impuissants, indigents intellectuels et

autres psychopathes de notre classe politique.

Ils se chamaillent aux commandes

quand ils ne se prennent pas les pieds

dans le tapis, ne soliloquent pas en

langue de bois dans les médias et ne se

perdent pas dans des affaires obscures.

Des successeurs qui, en respectant l’esprit

et la lettre de la constitution de 1958,

soient dans la capacité de redresser la

France, préserver sa souveraineté en

Europe et dans le monde, réformer ses

lois et apporter des réponses et des solutions

aux problèmes qui commandent

notre avenir.

MAUVAIS QUART D’HEURE POUR

MITTERRAND, GISCARD D’ESTAING

ET CHIRAC

Si Marie-France Garaud, qui en fut la

conseillère auprès de Pierre Juillet, donne

au président Pompidou, en matière de

respect des institutions de 1958, un prix

d’excellence qu’elle justifie, elle se paie la

tête de Valéry Giscard d’Estaing qui, à la

lire, ne l’a pas volé, ce qui donne lieu à un

portrait, à des analyses et à des descriptions

d’une férocité ciselée. VGE observa

pourtant avec soin la primauté du rôle du

Président, en parfaite conformité avec la

constitution mais dans un style quasi

monarchique en forme de régence,

d’abord avec un Chirac peu à peu jugulé

et démissionnaire, puis avec la loyauté

dévouée de Raymond Barre. Jacques

Chirac à son tour est loin de sortir

indemne de l’analyse critique le concernant,

d’abord en qualité de ministre - le

portrait est alors empli d’indulgence -

puis comme premier ministre - devrait

tellement mieux faire mais en a t-il le


caractère, l’intelligence et les capacités? -

et enfin en qualité de Président de la

République où les doutes qui précèdent

sont confirmés, au désespoir de l’auteur,

au-delà de toute attente, agitation et

manque de jugement inclus. Dans ce jeu

de massacre, la marionnette de choix de

cette fête des fous qui ont berné la France

est François Mitterrand, comparé à Don

Juan, entouré et accompagné de « fossoyeurs»

en tous genres par rapport à la

politique, à ses acteurs, aux citoyens et

aux intérêts réels du pays. Il faut

admettre que le procès en règle tenu à

son endroit et tout au long de son livre

par Marie-France Garaud est à la fois

rigoureux, sans pitié et sans appel, même

si ses qualités sont signalées à l’occasion.

Cela change des hagiographies multiples

mises depuis des années en circulation

sur un homme politique à l’intelligence et

à la culture incontestables, composant

cependant un personnage aussi complexe

que séducteur et retors, au machiavélisme

encombré par l’obsession du pouvoir,

mais quand même non dépourvu

d’envergure. De loin, les révérences étant

faites dès le départ et se poursuivant en

contrepoint tout au long du livre, se profile

la statue du commandeur Charles de

Gaulle dont l’auteur se comporte en admiratrice

sans réserves.

UN ROMAN FEUILLETON TROP

BIEN ENLEVÉ

Le livre de Franz-Olivier Giesbert

confirme les incontestables talents

d’écrivain et les insupportables défauts

de journaliste de l’auteur. Pour le

contenu, on éprouve trop souvent l’impression

d’avoir déjà entendu quelque

part pas mal des anecdotes et des propos

tenus ici, dans un dîner en ville, de la

bouche d’un copain averti ou de

quelques amis. Heureusement que le

style d’écrivain talentueux de l’auteur est

au rendez-vous pour leur donner vie, souvent

avec un bonheur qui va parfois jusqu’à

susciter l’émotion. Si le livre se lit

avec aisance et souvent avec intérêt, le

résultat n’est quand même pas brillant

parce que l’ouvrage repose sur le principe

peu louable de fourguer en vrac et

sans la moindre pudeur des confidences

recueillies pendant vingt ans avant

qu’elle perdent leur fraîcheur marchande,

quitte pour cela à tirer sur l’ambulance

au lieu de la laisser s’estomper

en paix. Mais le cynisme, la cruauté, le

talent et l’argent sont devenus le moteur

et la motivation de ce genre d’ouvrages

dans une société du spectacle en perdition

et une société tout court en décomposition.

Une situation qui est peut-être

en train d’achever de broyer ce que la

politique peut et devrait avoir d’exigeant,

d’exemplaire et de grand. C’est au total

une chronique en forme de romanfeuilleton

aux incessants rebondissements

et aux portraits très réussis et sans

pitié du personnel politique en place

depuis vingt ans. Et en effet, vingt ans

après, ce livre-fleuve digne d’Alexandre

Dumas est celui de la déception et d’un

dépit amoureux partagé par tant de

Français. Ils ont bien aimé Jacques

Chirac et se sont laissé rouler par lui

dans la farine en attendant que ça se

passe, écoutant ses projets en pensant

qu’il les réaliserait, et entendant ses promesses

en croyant qu’il les tiendrait.

POUR LA CANDIDATURE IDÉALE,

IL N’Y A PAS FOULE

L’exercice d’évaluation à quoi il est

rompu et auquel nous convie Alain

Duhamel a son parfum de IVe

République dont un des préceptes était

« on prend les mêmes et on recommence

» ! L’autre étant « sortez les sortants»!

Toutes les têtes qui ornent la couverture

de ce livre nous sont familières.

Sauf qu’il y manque celle de Ségolène

Royal qui n’était pas encore entrée dans

la course quand ce livre fut publié et qui,

au moment où j’écris ces lignes, prend

son essor avec autant de verve que

d’aplomb, dans des rumeurs de scandale

au sein des partis de gauche et du sien en

particulier, ce qui nous laisse prévoir de

bons moments. Pourtant, la mine dépitée

de l’auteur lorsqu’on lui fit la remarque

de cette absence à la télévision me donne

envie de voler à son secours alors que je

n’ai pas toujours été tendre pour lui ici

même à propos du caractère parfois

convenu de certains de ses jugements ou

prévisions. En effet, sa photo de famille

ne manque pas de talent et il tient

compte en permanence des enjeux en

présence et des circonstances dans lesquelles

les choses vont se dérouler en

mai 2007. Chacun de ses portraits est

une réussite de compétence professionnelle

et de style, avec un brin de cet

esprit Sciences Po qui leur donne du

caractère. Cela ne relève en tout cas en

rien de cette sous-culture journalistique

par quoi nous sommes trop souvent

débordés, ni une prime aux émissions

people, aussi éphémères que creuses à la

Ardisson ou Fogiel.

Dans son introduction l’auteur épouse en

grande partie les positions de Marie-

France Garaud pour mieux rappeler le rôle

de clef de voûte du système institutionnel de

la France et donc l’importance prise aux

yeux des électeurs de l’élection au suffrage

universel du Président de la République,

ce monarque républicain tel qu’il fut défini

en juin 1946 dans son célèbre discours de

verso

Les livres politiques

37

Bayeux par de Gaulle, Michel Debré tenant

la plume. Sous Pompidou, nous rappelle

Alain Duhamel, le Président décidait, le

Premier ministre exécutait, les ministres

appliquaient, le Parlement obtempérait. Il

en fut de même mais de façon plus subtile

sous Valéry Giscard d’Estaing puis sous

Mitterrand qui après avoir traîné de Gaulle

et la Constitution dans la boue n’en changea

pas une virgule et assuma les pleins

pouvoirs avec une visible satisfaction, de

même que Jacques Chirac à l’égard de qui

il est moins sévère que ne l’est Marie-

France Garaud, les périodes de cohabitation

posant quand même problème et exigeant

certaines inflexions… L’auteur qui

est un connaisseur conclut, pour notre

gouverne, par cette excellente phrase: Si la

Ve République demeure une démocratie, ce

n’est en raison ni de l’équilibre des pouvoirs,

ni de leur séparation largement factice, mais

parce que, lors des élections, le dernier mot

appartient aux citoyens. La France est devenue

une République consulaire contrôlée

par le suffrage universel. Marie-France

Garaud n’a pas écrit le contraire.

Au total, il ressort des portraits tracés par

l’auteur et de ce qu’il a dit à ce propos, que

pour avoir la chance d’être élu, le candidat

(ou la candidate !) doit réunir quatre critères

essentiels: une vision, un projet, du

charisme et des succès. Il ne s’agit pas

seulement d’avoir des convictions, mais

qu’elles soient applicables aux réalités,

c’est d’ailleurs ce qui explique l’échec de

leur accès possible ou recherché à la présidence

de la République d’hommes d’État

comme le furent Mendès-France,

Raymond Barre et Michel Rocard. La lecture

du livre permet à mon avis de distinguer

trois personnalités aptes à briguer la

magistrature suprême : Laurent Fabius,

Nicolas Sarkozy et Dominique Strauss-

Kahn. Sauf s’il fendait de nouveau l’armure

en actualisant son geste, Lionel

Jospin ne me paraît plus en mesure de

susciter des passions électorales. Le challenger

que représente désormais

Ségolène Royal semble réunir pour le

moment de meilleures chances et des

atouts distinctifs. Mais, comme pour les

courses de voile en haute mer, rien n’est

acquis tant qu’on n’a pas franchi la ligne

d’arrivée. D’autre part, une bonne dizaine

de mois nous séparent de l’événement.

Tout peut surgir et arriver, y compris un

décès ou le retour d’un revenant. Last but

not the least, Alain Duhamel rappelle avec

une précision étayée ce que Franz-Olivier

Giesbert décrit avec une complaisance si

brillante : la pestilence dans laquelle les

mass médias, dans leur totalité, ont installé

la politique en France.

…/…


verso

arts et lettres

38

LA SÉLECTION DES LIVRES POLITIQUES DE VERSO

Les Harkis

Tom Charbit

La Découverte, collection Repères

(Histoire)

Mars 2006, 128 pages

La première qualité de ce petit livre,

d’une brièveté maîtrisée, est d’être une

utile synthèse de tout ce qui a été en

abondance publié de sérieux et de vérifié

à ce jour sur un drame aux origines, aux

composantes et aux conséquences aussi

complexes que paradoxales. Les chiffres

avancés sont cependant parfois différents

de ceux d’autres sources (ONU et

QUID 2005 par exemple). La seconde

qualité de fond de l’ouvrage est de nous

rappeler, au fil de ses pages, comment et

à quel point ce drame a été mal apprécié

et reste bien mal connu, même de celles

et ceux qui en ont été touchés de près et

croient en connaître les origines, les

détours et les iniquités. Du début à la fin

de la guerre d’Algérie, le destin des supplétifs

recrutés et engagés sur le terrain

aura été livré aux préjugés, aux passions

- certaines louables et généreuses - mais

aussi aux haines, aux perversions

humaines ou politiques et aux actions

les plus atroces et les plus condamnables

engendrées des deux côtés par

notre tragédie algérienne.

La question reste engluée dans un lourd

contexte idéologique, politique et militaire.

Le recrutement, l’emploi, la dissolution,

les tortures abominables et le

massacre partiel final par leurs compatriotes

algériens, sur place, des supplétifs

recrutés au sein de multiples entités

spécifiques de l’armée française, donnèrent

lieu, de 1955 à 1962, puis ensuite

et jusqu’à aujourd’hui, à une gestion

politique approximative, nourrie de préjugés

et de méfiances. Ces soldats furent

un complément indispensable pour l’armée

française. Parmi eux, les harkis formèrent

à la fin du conflit, avec 60.000

hommes sur 180.000 supplétifs aux profils

et capacités très variables, la partie la

plus visiblement combattante. Le système

dans son ensemble se transforma

en une catastrophe à long terme dont la

France peut encore observer aujourd’hui

les effets néfastes au sein de la

population immigrée d’origine algérienne

et jusque dans nos banlieues et

autres ghettos en révolte. Nos actes nous

suivent et nous rattrapent. En Algérie, ce

furent les exactions des islamistes intégristes

qui, dans les années 90 du siècle

dernier et au début de celui-ci, parfois

avec l’intervention officielle, clandestine

ou occulte des services très spéciaux

policiers ou militaires algériens, firent

100.000 victimes. En France, ce fut pour

les « harkis » et les autres supplétifs rapatriés,

leurs familles et surtout leur descendance,

ne parvenant pas à s’assimiler,

à s’intégrer et, pour trop d’entre eux,

à se former et trouver un emploi, la

manifestation du malaise insupportable

résultant de leur destin, malgré beaucoup

d’efforts administratifs, néanmoins

insuffisants et surtout inadaptés,

déployés sans succès en leur faveur.

Cette situation trouva ses origines, au

printemps de 1962, les accords d’Évian

à peine signés en mars, dans la

défaillance et jusqu’au refus de la

France, débordée sur place par une

situation proche d’une guerre civile

entre l’armée française régulière, l’OAS

et les pieds noirs extrémistes, de protéger,

ainsi que leur famille, en Algérie,

ceux qui la servirent en qualité de supplétifs

et de harkis. Et pourtant, jusqu’au

début de juillet 1962, date de l’indépendance

algérienne, tous les acteurs

concernés, y compris les nouveaux arrivants

de l’ALN (Armée de libération

nationale équipée et stationnée durant le

conflit au Maroc et en Tunisie) eurent

l’impression que les termes protecteurs

prévus par les accords d’Évian pour

toutes les populations d’Algérie seraient

respectés. Pour ceux qui étaient restés

en Algérie dans des conditions ambiguës,

il y eut trahison des promesses

faites officiellement à la France et aux

intéressés par les autorités civiles et

militaires algériennes. Elle se traduisit

soudain, fin juillet 1962, par leur retournement

et la cruauté des tortures et du

massacre d’un très grand nombre de

supplétifs et de harkis par certains des

chefs et des troupes officielles de l’ALN,

parallèlement à l’enlèvement de plus de

3.000 civils pieds noirs disparus à

jamais. De nombreuses initiatives clandestines

de rapatriement de harkis,

prises notamment par des militaires

français dévorés de honte ou aux motivations

plus ambiguës, furent entravées

par le gouvernement, sur instruction du

général de Gaulle, par craintes de collusions

des harkis, en Algérie et en France,

avec l’OAS (organisation de l’armée

secrète constituée d’officiers comme de

soldats français déserteurs et de piedsnoirs

extrémistes). On doit à Pompidou,

alors Premier ministre, la reprise en

septembre et en octobre 1962 des sauvetages

et des rapatriements. On réussit

finalement à rapatrier en France 85.000

supplétifs (dont environ 30 à 40.000

harkis) et leurs familles. Faute de pouvoir

effectuer une enquête sur place, le

nombre des anciens supplétifs torturés

et exterminés est impossible à établir. Il

a été estimé fin 1962 à 10.000 par un

officier de l’état-major français, à 25.000

début 1963 dans un rapport remis au

Conseil économique et social, chiffres

qui ont été, à mon avis avec excès, portés

jusqu’à 100 et même 150.000 par extrapolation

pure et simple, malgré des circonstances

si variables d’un site ou

d’une région d’Algérie à d’autres, du

chiffre donné par le sous-préfet de l’arrondissement

d’Akbou en Kabylie,

témoin des faits dans une région historique

de la rébellion (vallée de la

Soummam) et réputée pour sa violence.

L’ouvrage souligne combien ce drame

des harkis fut en permanence et de bout

en bout comme la caricature d’un certain

modèle militaire, colonial et administratif

français dont on s’applique toujours à

dissimuler ou à taire les motivations

réelles, les manifestations et les conséquences

paradoxales mais négatives et

durables. Le petit livre d’histoire de Tom

Charbit est donc aussi un livre politique

que doivent lire, consulter et garder en

documentation tous ceux qui veulent ou

doivent connaître avec objectivité la complexité

redoutable de la guerre d’Algérie

ainsi que le drame des harkis et leurs

conséquences encore palpables aujourd’hui.

Ce drame continue d’empoisonner

les relations franco-algériennes et constitue

une des entraves à leur stabilisation.

L’armée algérienne qui, depuis le coup

de force contre le président Ahmed Ben

Bella, de son commandant en chef le

colonel Boumedienne, devenu chef d’État,

tient en main tous les dirigeants algériens,

ne manque pas de continuer à y

mettre beaucoup du sien, exigeant de la

France une repentance sans condition et

refusant aux harkis déclarés traîtres à la

patrie et « collabos » des Français, la

moindre amnistie, pourtant promise en

1962 dans l’euphorie de l’indépendance.

Sur ces deux points, les islamistes modérés

algériens en exil, un de leurs proches

ayant été récemment nommé Premier

ministre sur place, viennent d’exprimer,

sur ce passé devenu selon eux historiquement

lointain, un avis contraire. Une

réconciliation avec la France et les avantages

à en tirer leur semble davantage

d’actualité. Les complications continuent.

A suivre! •


La contrepèterie était tentante,

voire irrésistible ici : « Farce de

l’Or et Force de l’Art ». En

voyant, dans la presse quelques

photos consacrées à la réouverture du

Pallazo Grassi, j’ai été interpellé, pour

rester correct.

Quel déferlement d’images, reportages

et articles divers sur cette inauguration !

La brosse à reluire au niveau de la haute

compétition. C’est à qui flattera le plus

cet annonceur si important que le critiquer

serait suicidaire. Il possède tant de

têtes de gondole (d’où probablement son

attrait pour Venise), dont Le Printemps,

la Fnac, la Redoute, plus quelques bricoles

de luxe comme Saint-Laurent ou

Gucci, dont ont encore besoin certains et

certaines, qu’il n’est pas question pour

un directeur de publication de laisser

passer un article « critique ». (La pub !)

Il aura été dit et écrit que les Italiens de

Venise étaient tellement plus accueillants

que la tatillonne administration française

qui, oh scandale, avait refusé au

chef de rayon de faire tout ce qu’il voulait

de cette Île Seguin qui est, désormais,

défigurée. Et quand un ancien Ministre

de la République, admettant avoir volontairement

fait traîner le dossier Seguin,

devient le directeur artistique de son

palais vénitien, il faudrait n’y voir qu’une

coïncidence. Ce chef de rayon peut tout

acheter, ministre ou Président, palais ou

une croûte conventionnelle et archiconnue,

que son achat transformera

alors en chef d’œuvre.

Et il fait tout ça avec vos Euros de clients,

de la FNAC en particulier, cette machine à

fric. Ce n’est qu’un «hyper» de la sous-culture,

de la consommation de masse où l’on

trouvera la dernière chose bien marketée

de Dan Brown, Houille et Berk ou FOG et le

dernier Goncourt, en piles, destinés au

beauf de Renaud ou à la pauvre qui n’en

rate jamais un, il faut pouvoir en causer

dans ses dîners, mais peu de vrais livres.

Je cite l’article de Libération du 29 avril:

« Aujourd’hui, il expose ses œuvres favorites

à Venise et valorise les cotes des

artistes concernés. Ce qui permettra de

faire monter les prix en salle des ventes :

ainsi, le 9 mai, un bronze de Jeff Koons

(Aqualung) sera mis en vente chez

Christie’s alors qu’un autre exemplaire de

cette série de trois pièces figure à l’exposition

Pinault du Palazzo-Grassi. Comme

dans une vitrine de très grand luxe.»

Alors, quand je vois des « œuvres », dont

Les livres de photographie

celles de Cy Twombly, parmi d’autres, qui

sont parties en Italie, je suis bien triste

pour les Italiens et assez ravi pour nous.

Je sais que «je n’y comprends rien, que je

n’y connais rien ». Mais je revendique le

droit à des limites à l’imposture, quitte à

être pris pour un passéiste, un béotien.

Je ne suis pas « critique d’art » et l’avoue

d’autant plus aisément que je respecte et

admire les VRAIS critiques d’art. J’en

compte même parmi mes amis. J’ai

aussi un ami juif, un autre nègre, un

Franc Maçon, un Arabe et un homosexuel,

c’est dire ! Je n’en ai pas à l’UMP,

il ne faut pas pousser. Ils connaissent

l’art, et les artistes, depuis des années.

Ils ont fait des études approfondies sur

l’art et son histoire.

J’aimerais seulement que des « faux » critiques

d’art, émoustillé(e)s à l’idée de

pondre un papier sur un artiste, arrêtent

avec leur prose nulle. Quand on ne sait

pas, on la ferme.

Quant au chef de rayon et à ses «œuvres»,

nul besoin d’être un sous-directeur du

marketing pour savoir qu’en prenant pour

des imbéciles ceux qui se prennent au

sérieux, on gagne à tous les coups. Ceux

qui se prennent au sérieux sont des imbéciles.

Galouzeau, le soudard tendance fin

XIX e se lance donc, avec précipitation,

dans l’Art avec cette exposition intitulée

«La Force de l’Art». Bonne chance.

Passons à de « belles images », des photographies,

de photographes n’ayant pas

honte de leur médium, ne se réfugiant

pas derrière des périphrases comme

« installation à partir de la photo » ou « utilisation

de la photo dans l’art », incapables

qu’ils sont de faire une mise au

point. Le vide de leurs images n’est compensé

que par la taille du tirage, voir

Bustamante, par exemple, mais il doit

exister de pires imposteurs.

Exposition Cindy Sherman

Musée ( !) du jeu de Paume

Paris

Comment ne rien dire sur ce que, JE,

(c’est-à-dire moi-même, n’engageant que

moi) considère comme non pertinent.

Comme ça. D’autres qui s’y connaissent

en parleront.

verso

Les livres de photographie

39

Des aventures vénitiennes

d’un chef de rayon en tête de sa gondole

Par Jean-François Conti

Un Monde de Couleurs

Amandine Guisez Gallienne

Thames & Hudson

Peut-être ai-je déjà écrit que la photographie

en couleur, selon Irving Penn (et

moi-même), n’a d’intérêt que sous deux

conditions : photographier la nature non

retouchée par l’homme qui offre, soyons

bucolico-écolo-catho, pour une fois, de

« si belles couleurs que c’en est à croire au

petit Jésus », ou alors une composition de

couleurs choisie ou réalisée par un coloriste.

Sinon, rien de plus laid que toutes

ces couleurs délavées et incompatibles

assemblées sans coordination ! Autant

offrir le rêve du beau noir et blanc. Mais

ce n’est plus « in », il faut ces immenses

tirages couleurs pour être « dans l’art »

aujourd’hui.

Alors ce livre est précieux. Je ne connaissais

pas cette photographe, cette grande

coloriste. Du blanc (ce n’est pas une couleur,

je sais !), au noir (idem), elle nous

emmène dans une symphonie de couleurs,

jaune, vert, bleu, rouge, sur les

thèmes les plus variés, une sorte de

« mise en musique » par la couleur du

monde. Ce monde est le nôtre et offre à

ceux qui savent voir, regarder et revoir,

encore regarder.

Très beau livre, pas le « coffee table

book », mais un livre qu’on a envie de

revoir pour, quand le monde est trop

gris et les gens trop cons, se reposer

l’œil et l’esprit.

Inde / India

Chine / China

Afrique / Africa

Éditions Terrail,

Projet Kharaktêr Bilingues

Trois livres différents.

Voilà une bonne idée ! Cela fait des

années que je la pousse : offrir au plus

grand nombre des beaux livres de photographie,

ou autres arts, je ne suis pas

sectaire, à des prix abordables. Quel

qu’en soit le sujet, le thème, l’auteur ou,

comme c’est le cas ici, les auteurs, je sais

que c’est possible, je connais les tarifs

des imprimeurs.

Ici, le pari est triple et je lui souhaite une

réussite méritée: offrir à 19 euros un très

beau livre sur un lieu «photographiable»


verso

arts et lettres

40

(même un mégot de cigarette est un chef

d’œuvre quand Irving Penn le photographie)

par des inconnus talentueux (plus

nombreux que certaines célébrités) et le

vendre. C’est réussi. Je connais un peu la

Chine et ai retrouvé, dans le livre qui lui

est consacré, des ambiances que j’aime,

pas étranges. Mise en pages «plein pot»,

sans fioritures mais très bien faite,

impression bonne, bon format et «bonne

main », comme disent les libraires.

Recommandé, j’attends les autres avec

impatience.

La Photographie Pictorialiste

en Europe, 1888 – 1918

Le Point du Jour, Éditeur

Musée des beaux-Arts de Rennes

Enfin un livre sur ce sujet, et quel livre.

Quand la photographie a été inventée,

s’est posé un vrai problème aux

peintres : comment rivaliser avec sa précision

optique et mécanique ? De ce problème

sont nés l’impressionnisme et les

mouvements postérieurs de la peinture,

je laisse la parole aux VRAIS critiques de

la revue. S’est aussi posé un problème,

presque contraire, aux artistes photographes

: comment imiter la peinture et

dépasser la précision trop optique et

mécanique pour eux, de la photo, surtout

quand les formats utilisés (chambre

18 x 24 cm en Europe et 20 x 25 aux USA

et Grande-Bretagne, soit 8 x 10 pouces)

donnaient cette précision ?

Des fabricants d’optiques proposent des

objectifs «soft focus», dont la lentille à

l’extrémité pouvait, une fois le point

effectué, donner un « flou » jugé artistique.

Des imposteurs l’ont refait, une

lentille enduite de vaseline pour obtenir

le même effet.

Les peintres avaient peur d’être détrônés,

les photographes voulaient prendre

leur place et les deux démarches sont

aussi idiotes l’une que l’autre. Il y a de la

place pour un Garouste, par exemple, et

un Penn, je cite deux représentants des

deux arts que j’admire. Aux USA, il a

fallu rompre avec le pictorialisme pour,

avec le mouvement « f.64 » (plus petite

ouverture des objectifs, garantissant la

plus grande profondeur de champ et

demandant la pose la plus longue, donc

permettant au maximum d’informations

de passer par l’objectif pour atteindre la

surface sensible) de Stieglitz (à la charnière

des mouvements) et surtout avec

l’irruption de Weston, pour que la photo

devienne un art à part entière, qui

n’imite pas la (mauvaise) peinture.

L’excellente préface de Michel Poivert,

historien d’art et spécialiste de la photo,

qui s’intitule : « Une Avant-garde Sans

Combat », sous-titrés « les antimodernes

français face au pré modernisme de la

Photo-Secession américaine », que je

n’avais pas lue avant d’écrire ceci,

résume mieux que je ne saurais le faire,

ce qui s’est passé.

Parfaite impression, comme toujours,

mise en page itou. Un livre à lire et voir,

regarder et relire, une référence.

Impressionnisme

Bérénice Morvan

sm’Art, Terrail

Van Gogh

Pierre Cabanne

Comme Guy Bedos le faisait dire à

Johnny Haliday, en réponse à la question

« vous avez aimé Toulouse-Lautrec »,

« Ouais, c’était un beau match ! », je ne

me sens pas assez compétent pour critiquer

ces deux livres.

Je sais quand même que ces deux

peintres, Impressionnisme et Van Gogh,

avaient du talent, sinon on n’aurait pas

fait un livre sur eux.

À part ça, restons sérieux, c’est la même

démarche que celle évoquée plus haut

pour les livres de photos, avec un prix de

19 euros, un appareil critique (c’est

comme ça qu’il faut dire quand on a un

diplôme de l’enseignement supérieur)

de qualité et une très belle iconographie.

Bravo donc.

Maroc, enfants des rues

Vincent Ohl & Arnaud Childéric

Marval

Nombreux sont ceux de ma génération

qui sont nés au Maroc. Un premier

Ministre en exercice, un candidat à la

candidature à la Présidentielle au P.S.,

du beau monde.

Les souvenirs, pour qui a quitté un pays

vers 6 ans, sont rares et probablement

pas d’une grande précision. Par ailleurs,

les « beaux livres » sur ce pays abondent

et, comme pour tout autre endroit, qu’il

est facile de faire de belles images partout

ou, au contraire, d’en faire de terrifiantes.

Tout est, comme le disent les

guides touristiques « terre de contraste ».

Le Maroc est le premier exportateur de

haschich, une royauté aussi luxueuse

que scandaleuse, un ancien protectorat,

un pays à la fois riche à milliards et

pauvre. J’ai encore en tête des images,

des odeurs (la fleur d’oranger), des couleurs,

des souvenirs de chaleur, de vent.

Rien de plus précis.

En parcourant ce livre, tout ceci a failli

disparaître. Le Maroc c’est une floraison

d’antennes paraboliques à chaque

fenêtre de chaque immeuble, à se

demander ce que font les gosses quand

ils ne sont pas devant une chaîne ou une

autre, priant que la chaîne soit pornographique

plutôt qu’Islamiste, c’est moins

dangereux, selon moi.

Et bien, quand ils ne sont pas devant la

télé, ils sont dans la rue et ils dealent, de

la drogue, leur corps, tout et n’importe

quoi. Dans une misère totale, avec

comme seul désir celui de quitter ce

pays pris en otage par un roi fainéant

soutenu par les « amis traditionnels » de

la France, quitter ce pays pour, au risque

de leur vie, arriver en Espagne, puis en

France pour ne jamais revenir au pays.

Quelle horreur !

Il reste les pages dédiées au sport,

puisque ce livre sort dans la collection

de l’éditeur qui s’intitule « Athlètes du

Monde ». Si le sport est un espoir de s’en

sortir, alors vive le sport… •


Ereinté par la presse

américaine pour la

nullité de son propos,

la pédanterie de sa

démarche et l’imposture qui

le caractérise, voire le constitue,

un soi-disant philosophe

français a, une fois encore,

fait honneur aux tartes à la

crème de mon ami Le

Gloupier. À deux reprises au

dernier Salon du Livre de

Paris, BHV* a reçu une tarte à

la crème sur sa tronche permanentée!

Bien fait, bravo! Et

il s’était changé après la première,

le con! Il faut relater ce

fait parce que l’influence de

l’intéressé avait réussi à

l’écarter des infos. Son cher

ami, qui vend plus du tiers

des «livres» de France aujourd’hui,

entre autres, avait

même réussi à bloquer l’excellent

« Une Imposture

Française » de ses rayons,

parce que le permanenté

décolleté y était quelque peu

malmené. Voilà la vraie censure

aujourd’hui, celle du fric,

de l’influence, des réseaux.

J’aimerais tant parfois, moi

aussi, balancer une tarte à la

crème lorsque je suis

contraint de participer à un

dîner ou déjeuner dit

« social », même si j’ai réussi

à limiter à l’extrême ces

pertes de temps, et je compte

bien les supprimer définitivement.

Il y a peu, une

femme (c’eût pu être un

homme), à la mention d’un

philosophe contemporain

que je ne cite pas mais dont

le travail représente une

trentaine de livres, a osé parler

« de philosophie à la petite

semaine », sans avoir même

jamais lu un seul des

ouvrages en question. Cette

suffisance me consterne. Elle

a eu de la chance que je sois

gourmand et préfère manger

verso

Les livres noirs arts et lettres

41

Du détournement intelligent

de l’usage d’ingrédients de pâtisserie

mon dessert que de le lui

foutre dans la gueule. J’ai été

élevé avec le respect de la

nourriture : ça ne se gaspille

pas. Mais j’ai eu envie quand

même, très envie.

Quand les libraires seront

morts, ou plus exactement

reconnaîtront qu’ils le sont

déjà – ils ne lisent plus, trop

occupés à renvoyer les

offices – et qu’ils ne servent

plus que de bouches d’égout

aux éditeurs et diffuseurs,

alors Pinault aura, définitivement

et avec l’aide de

Lagardère (Hachette, une

douzaine de maisons d’éditions

de livres, le 1 er réseau

de diffusion et leurs bouches

d’égout, Relay et Virgin) et

d’un ou deux autres prédateurs,

tué LE livre dans notre

pays. Je voulais offrir au fils

d’une amie l’autobiographie

de Charlie Chaplin et l’ai

cherchée, dans une FNAC de

province, Rouen. Encore une

FNAC qui a tué les libraires

du centre ville. Et bien non,

ce livre n’était pas en rayon.

Mais il y avait le dernier produit

dérivé d’un film merdique,

américain, et autres

conneries au rayon cinéma.

Qui veut lire l’autobiographie

de Chaplin aujourd’hui ? On

m’a regardé comme si j’étais

un dinosaure. Je suis sorti

avec l’envie de vomir sur les

beaux gilets verts de ces

pauvres employés sous-payés

qui passent cette merde à la

douchette des codes barres.

Il est temps de boycotter activement

ces supermarchés de

la sous culture et de rendre

hommage aux libraires

encore en activité, avant

qu’ils soient écrasés par ces

mastodontes, comme c’est

déjà le cas aux USA et en

Grande-Bretagne.

Par Simon

Le Disciple du Mal

Juliette Manet,

Albin Michel

Être témoin de la naissance

et de la maturation d’un

auteur est un de ces privilèges

que la fonction, je n’ose

dire « métier », de critique littéraire

offre et qui est magnifique,

une véritable récompense

de cette si dure vie

consistant à lire des livres en

général de bonne, voire de

très bonne qualité, envoyés

gratuitement par des éditeurs

charmants qui, contrairement

à vous, j’ai vérifié,

lisent ces lignes !

Dès les deux premiers

ouvrages de Juliette Manet,

j’avais découvert une sensibilité

à fleur de peau, une intelligence

étonnante et une

grande souffrance, vaincue

par l’écriture. Il ne s’agissait

déjà pas d’écriture «pour être

publié », mais de littérature,

de création, d’art. Le genre

choisi par Manet est le polar,

dur, terrible, mais n’ai-je pas

souvent écrit que ce type de

littérature est aujourd’hui,

selon moi, la véritable littérature,

pas celle que le cher

Poirot-Delpech (mais que faitil

à l’Académie Française

avec tous ces vieillards tremblotants

et gâteux?) assimilait

à « la caresse de son stylo »,

pas de ces essais sans le

moindre intérêt qui bousillent

les arbres.

Loin des impostures à la

Houelleberck (c’est exprès !)

ou des « produits » à la Dan

Brown, ce livre, encore

mieux que les deux premiers

(Plon éditeur), emmène le

lecteur de la première à la

dernière phrase sans qu’il

puisse s’arrêter, sur un

rythme infernal. C’est en fin

de matinée que le coursier

me l’a porté. En fin d’aprèsmidi,

je le refermai en me

promettant de le relire, plus

calmement, plus tard.

Une utilisation intelligente de

l’Internet, et Manet est une

virtuose de la recherche d’informations

précises quand

elle ne connaît pas un

domaine, peut apporter des

milliers de détails à un

romancier qui n’aura ainsi

pas besoin d’avoir mis les

pieds dans une ville pour en

connaître le plan précis et qui

pourra parler, avec compétence,

de l’escalade sans

jamais avoir grimpé plus

haut que sur une taupinière.

Mais seule une profonde et

très réfléchie connaissance

de la vie dans ce qu’elle a de

plus tragique et de l’être

humain dans ce qu’il peut

avoir de plus secret, permet

d’écrire, si talent il y a, de

tels livres. Il faut avoir été

très seul, avoir vécu et aimé,

donc souffert comme seul

l’amour sait faire souffrir,

pour écrire comme ça. Il faut

avoir côtoyé la mort, de très

près, et pas une seule fois,

pour pondre cette littérature.

Il faut aussi, et c’est aussi

important que le fond, savoir

très bien écrire.

Manet possède tout ça.

L’expérience de la vie, donc

de la mort et le talent d’écriture.

Une immense intelligence,

impressionnante,

c’est si rare aujourd’hui, un

magnifique talent et une sensibilité

désarmante sont

quelques-uns des atouts qui

font de Juliette Manet un

écrivain dont j’attends, déjà,

le prochain livre avec impatience.

Pour celui-ci, âmes sensibles

s’abstenir. L’homme peut

être encore plus sombre que

dans vos cauchemars les plus …/…


verso

arts et lettres

42

terribles. Son mal ne lui est-il

pas consubstantiel ? La plongée

que nous offre l’auteur

dans LE MAL est une des

plus terrifiantes que j’aie

lues, à l’égal de « Racines du

Mal » de Maurice G. Dantec,

une référence.

À cela, il n’est peut-être

d’autre remède qu’aimer, en

sachant qu’il s’agit d’un

verbe actif, contrairement à

« être » amoureux et que l’action

d’aimer ne peut exister

qu’avec un minimum de

concordance des temps, les

Américains disent « timing »,

de volonté, d’acceptation de

soi et donc de l’autre, de pardon

garanti, de confiance.

À Poil En Civil

Jerry Stahl, Rivages Thriller

Même dans ces villes privées

et closes que les Américains

ont créées, croyant réinventer

la ville sans les problèmes

que, par essence, le nombre

engendre, ce n’est pas le

paradis. Mettez deux

hommes ensemble, ajouter

des femmes, des enfants, des

« djeun’s » en densité suffisante,

et vous retrouverez,

partout, les mêmes problèmes.

La cupidité et le sexe

resteront, partout, les

moteurs qui, au mieux, font

avancer une société, souvent

hélas la ramènent au rang de

meute sauvage dans laquelle

la loi est toujours celle du

plus fort, de celui qui dégaine

le plus vite.

J’ai bien ri en lisant ce livre.

L’objet recherché par ses

protagonistes est une photo

où on voit les couilles de

George W. Bush (il en a !),

rasées et maquillées, très

près du visage d’une dame

qui est maire de la ville où se

déroule l’action, mais pas

l’épouse de Bush et qui, la

photo le fait clairement comprendre,

est « occupée »

ailleurs, ce qui laisse imaginer

une bonne partouze. Or

chez les bons Républicains

gardiens de l’ordre dit

« moral », surtout pour les

autres, c’est « mal » et ça

n’aide pas en campagne électorale.

Sur ce canevas, un flic

sympa (oui, ça existe !), ex- de

la maire, se lie avec une belle

troublante, évite les petits

tueurs sans complexes et provoque,

signe d’un bon livre,

rires, peurs et autres sensations

bien agréables.

Excellent polar.

La vérité du mensonge

Rupert Holmes

Rivages Thriller

Dean Martin et Jerry Lewis,

vous connaissez ? Non. Alors

passez votre chemin. Si vous

avez entendu parler, lisez ce

délicieux livre qui fait plus

que les évoquer, on s’y croit,

et qui mêle le show-biz et le

crime, ce qui est une révélation

quand on se rappelle

que Sinatra avait déposé une

gerbe sur la tombe de son

ami « Lucky » (Luciano), que

Las Vegas, lieu de prédilection

des duettistes évoqués

ici, fût créé et opéré par la

Mafia. Il paraît qu’on en a

tiré, comme du fût, un film.

Mourir en Californie

Newton Thornburg

Gallimard Série Noire

Depuis le nouveau format, ce

bouquin est pour moi le

meilleur de la Série Noire. Il

a été écrit en 1973, et c’est

peut-être ici aussi que la qualité

du livre apparaît. Pas

encore de ces « writing workshops

» (ateliers d’écriture)

qui ont pullulé et formaté ce

qui s’écrit trop souvent

aujourd’hui, mais un auteur,

un vrai.

Le héros, un ancien prof de

lettres, s’est retiré du monde

universitaire pour être fermier.

Il y a trouvé ce qu’il

cherchait, pour lui et sa

famille. Sa femme meurt, il

élève seul ses enfants. Son

aîné de 18 ans part « faire un

grand tour », seul, en stop,

dans l’Amérique qu’il ne

connaît pas et il meurt. Après

l’avoir enterré, il part en

Californie, où il mène une

terrible enquête : il connaît

trop son fils pour imaginer

qu’il s’est suicidé suite à une

escapade sexuelle non couronnée

de succès.

Sans tomber dans une sensiblerie

tentante et facile, il

nous fait vivre cette quête

éperdue de la vérité, guidé et

poussé par son amour pour

son fils, une denrée inépuisable.

Magnifique.

J’ai profité de ce livre pour

relire ceux du même auteur

en Série Noire, le talent n’est

pas, ici, un accident, tous

sont aussi bons, magnifiques

même. Il s’agit d’un très bon

auteur, c’est de plus en plus

rare. Bravo.

Monsieur Gros-Bidon

Samuel Ornitz

Rivages Thriller

Encore une réédition, cette

fois, de 1923 ! C’est très bien.

Il fut difficile de le finir,

l’idée de ne plus l’avoir était

dure ! New York au début du

XX e siècle, la ville basse est

pauvre, la ville haute est

riche. Ce n’est plus tout à fait

comme ça maintenant,

depuis peu. Chez les Juifs

aussi à NY, il y a les pauvres

et les riches. Les seconds

sont allemands, les premiers

sont de Russie ou d’un de ces

joyeux pays à pogrom le

samedi soir ! Entre les immigrants,

Juifs ou autres, s’établissent

des hiérarchies, pas

toujours subtiles. Ce livre

raconte l’ascension sociale

du héros, qui choisit le droit,

pas toujours la droiture, pour

s’en sortir. Longue ascension,

à partir de la misère la

plus noire, esclave de fabricants

arrivés un peu avant, la

seule loi étant celle de la

jungle.

Ce qui rend ce livre fascinant

est l’absence de suspense, la

prévisibilité de l’histoire

comptée dans un style extraordinaire

- félicitations au

traducteur - qui rend présents

les odeurs, les

ambiances, les rues et

immeubles de cette ville,

admirable et haïssable en

même temps. On suit le

héros et « sa bande » partout,

on vit avec lui.

Épris de justice, il est

d’abord concerné par sa survie

et celle de ceux qui lui

sont chers et / ou dont il a

besoin. Égoïsme ou

réalisme ? Pas de morale, la

vie n’est jamais rien qu’une

grande tartine de merde qu’il

faut, de toute façon, bouffer

jusqu’à la dernière miette et,

le succès de ceux qui réussissent

le prouve : la place des

naïfs moralisateurs est rarement

en tête, sauf pour ceux

qui peuvent se le permettre,

étant nés avec assez de fric

pour ne jamais avoir à se

soucier d’en gagner. Il y en a,

ils peuvent se permettre les

grands sentiments, et ils ne

sont pas naïfs.

Il faut lire ce livre pour ce

que j’en ai dit mais aussi

peut-être parce qu’il traite du

judaïsme (et son inséparable

compagnon, l’antisémitisme)

d’une manière unique et

extraordinaire, surtout si on

tient compte de la date de sa

publication, avant la Shoah.

Poésie à Bout Portant

Victor Gischler

Gallimard Série Noire

Pour une fois, le titre français

est meilleur que le titre original!

(The Pistol Poets). Prenez

un délinquant afro-américain

(c’est pour ne pas dire «noir»)

qui vient de trucider un de ses

semblables qu’il ne connaissait

pas, lui piquant au passage

ses papiers et, de sous

distributeur local de came,

aux ordres d’un chef hard, il

devient étudiant boursier en

poésie dans une vraie université

! Rassurez-vous, il s’en

passe de belles aussi sur les

campus et dans le corps enseignant.

Un ami qui avait aimé

une maîtresse (d’école), parlait

de son plaisir à avoir péné-


tré le corps enseignant. Entre

la satire sociale la plus pointue

(à moins que ce ne soit la réaliste

peinture d’une société

aux extrêmes appartenant à

deux univers étrangers) et le

polar comique, ce bouquin est

superbe, emmenant son lecteur

dans des fou rires comme

ceux que j’aime. Avec les bons

ingrédients, action, rire et

sexe. À lire donc.

Harjunpää et le prêtre du

mal

Matti Yrjänä Joensu

Série Noire Gallimard

Brr… La Finlande, il y fait si

froid. Et ils ont de ces noms,

je vous dis pas. On retrouve

ce flic, Harjunpää, créé par

l’auteur Matti Yrjänä Joensu

(vive le « pomme C – pomme

V », je n’allais pas recopier,

ça va pas !), lui même inspecteur

divisionnaire au sein de

la brigade criminelle de

Helsinki.

Tiens, il y a des crimes quand

même dans ce pays dont les

qualités, souvent vantées, le

font apparaître comme un

(froid) paradis humain et

humaniste. Et oui, il y en partout

des crimes, dès qu’il y a

plus qu’un homme… À lire

dans une ambiance froide,

avec un bon cognac si possible

(mais il en faudra beaucoup,

c’est un gros livre),

sans être trop interrompu,

parce que c’est un livre qui,

bien qu’écrit par un flic sur

un flic, ne ressemble pas au

tout venant des polars. C’est

plus, c’est mieux, il y a la

mort, mais aussi la vie, complexe,

infiniment plus qu’il

n’y paraît pour chacun, c’est

bien ce qui différencie certains

d’entre nous (pas tous,

j’ai des exemples) de l’animal

uniquement préoccupé de

bouffer sans se faire bouffer.

Turquoise Fugace

Andrea G. Picketts

Rivages Thriller

Rares sont les auteurs

capables d’un mot, d’une

phrase qui ne vous quitte

plus jamais. De celui-ci, dans

un autre livre, j’avais

conservé « la passion, comme

son nom l’indique, ça passe ».

J’ai essayé de m’en souvenir

depuis. Pas assez bon en

Italien pour vérifier la justesse

des jeux de mots ou la

fidélité au texte original, la

traduction, par Gérard Lecas

semble parfaite et unit

encore nos deux langues si

voisines. Picketts est un virtuose

du verbe, il déborde,

trouve le juste mot, il me fait

éclater de rire. Un cambrioleur,

et dragueur, notoire a

une carte de visite avec son

nom, « procureur » et son

téléphone. Il peut tout procurer….

Ce livre est fou, je n’y ai

rien compris en le refermant

mais je me suis bien marré

et c’est l’essentiel.

Et on ne m’a rien dit!

Rivages Noir est un éditeur

dont les livres sont souvent

chroniqués ici, à la fois parce

qu’ils sont souvent bons,

voire très bons, et parce que

je les reçois en service de

presse. En effet, malgré les

immenses émoluments que

nous verse la revue, et dont

par pudeur je ne dévoile pas

le montant, il nous est impossible,

sauf exception, d’acheter

les livres à chroniquer.

Merci donc au service de

presse de Rivages, qui fait un

superbe travail et très gentiment.

Cette maison fête donc ses

vingt ans, et je l’apprends

par la presse. Bravo.

François Guérif mène bien sa

barque, ses choix éditoriaux

sont bons, très bons souvent

quand il ne fait pas LA découverte

comme, par exemple,

l’immense James Ellroy que

je pus rencontrer il y a peu.

J’ai vu alors comment l’éditeur

était attentif à ses

auteurs, je sais que c’est la

façon de travailler de Guérif.

Je me permets, au nom de la

revue VERSO qui a fêté

récemment son dixième

anniversaire, en invitant

10.000 personnes dans un

de ses châteaux – comment,

vous n’y étiez pas ! ? - de souhaiter

à toute l’équipe de

Rivages un très bon anniversaire

et longue vie.•

Note : pardon au Bazar de

l’Hôtel de Ville, à l’achalandage

bien plus riche que ce

qui se trouve sous la permanente

de BHL, erreur de

frappe.

verso

Les livres noirs

43


verso

arts et lettres

44

Le spectacle « La Grande Guerre »,

par la compagnie de Rotterdam

Hotel Modern, est l’un des plus

curieux auquel nous ayons pu assister

durant cette saison. Son jeu étonnant

avec le visible, mixage inhabituel de

théâtre d’objets et de vidéo, mérite

d’être précisément décrit… Sur le plateau,

on n’aperçoit d’abord que du matériel

électronique, et de longues tables

autour desquelles s’affairent quatre

jeunes gens silencieux. Puis on distingue

des caméras miniatures mobiles, captant

les manipulations de ces créateurs.

L’ensemble est projeté sur un large

écran qui donnera le résultat final, éminemment

visible, de tout ce minutieux

affairement sur un insolite bric-à-brac

de récupération. Fabriquer du visible et,

encore mieux, une ambiance à partir de

trois fois rien, voilà le coup de génie de

cette troupe, qui réunit notamment deux

comédiennes et un plasticien-performer…

Ils répandent de la terre, la mélangent

avec du shampooing, et voilà, sur

notre écran, la boue visqueuse des tranchées

; ils plantent quelques branches de

persil, et voici des arbres ; ils balaient de

la flamme d’un chalumeau quelques

maquettes, et c’est le feu des bombardements

(le bruitage, extraordinaire, fait le

reste) ; un balai-brosse devient un champ

de blé ; un arrosoir fabrique la pluie, et

la farine devient neige, etc., etc…. Effets

d’échelle, flou de certaines images, l’illusion

fonctionne à merveille, et nous

assistons en fait à un jeu d’enfants

hyperdoués, qui nous font prendre leurs

jouets et leur animation pour la réalité !

Dans la salle, l’œil des spectateurs n’arrête

pas d’aller du film conçu en direct,

Le théâtre

Visibilité

par Pierre Corcos

si véridique, au « making of » qui dévoile

ingénument toutes ses astuces. Même le

bruiteur vous montre comment il reproduit

des coups de feu en jouant sur les

percussions, la diffusion du gaz moutarde

en grattant une allumette, une

explosion en tapant du poing sur une

table équipée de micros ! On se croit au

milieu de cette effroyable Grande

Guerre, vraiment, d’autant plus que des

extraits bouleversants de lettres de soldats

des deux camps sont lus à haute

voix, pour ponctuer cette performance.

Tout ce travail, entre documentaire et

poésie, vidéo et théâtre, vérité et illusion,

fait bien sûr réfléchir à la notion de

« visible » Il y a ce qu’on voit (perception)

et ce que l’on se représente (imagination),

mais la séparation n’est pas absolue,

ainsi que les différents sens du mot

« vision », les illusions d’optique, les

mirages, voire les hallucinations le suggèrent.

Avec toute notre personnalité

(ses émotions, tendances, passions),

nous interprétons d’emblée ce que nous

voyons. Entre objectif et subjectif, le

visible est toujours partagé, et nous nous

projetons sans cesse en lui (l’admirable

test de Rorschach en tire d’ailleurs le

meilleur parti). Aux artistes de travailler

là-dessus pour étendre poétiquement le

territoire de notre esprit à partir des

informations fournies par notre œil. La

compagnie Hotel Modern réduit la

Grande Guerre à un jeu d’enfants,

certes, mais nous rend aussi toute l’horreur

glauque de la Grande Guerre en bricolant

avec le visible.

La pièce de Michel Vinaver, « A la renverse

», raconte la vie, la mort, la renais-

sance d’une entreprise dans un contexte

socio-économique et historique bien précis.

L’auteur a mis lui-même en scène sa

propre pièce. Le travail qui est accompli,

avec cette vingtaine de comédiens, sur la

scène, ne reproduit pas le visible mais

rend visible, pour reprendre la trop

célèbre formule de Paul Klee. Il rend

visibles les rapports de force, l’aliénation

économique, les luttes de classes,

l’« enfer du même », l’inhumanité ordinaire,

et tout cela sans jamais adopter

un point de vue unique… Par l’entrecroisement

subtil des discours, savante polyphonie,

le ballet circulaire des corps,

ronde sans ouverture, la symbolique

spatiale, métaphore des lieux du pouvoir,

Vinaver nous rappelle que le langage

des signes théâtraux et leur syntaxe

produisent d’étonnants effets de

« réalité ». Nous ne sommes pas plus

dans le théâtre documentaire que partisan,

non, c’est de la « théorie » au sens

étymologique.

L’évocation rend, au moyen de la parole,

présentes des réalités lointaines,

oubliées. C’est un appel (« evocare »)

dont la magie est souvent perceptible au

théâtre : on évoque les démons, les

esprits… Soit par exemple « Le viol de

Lucrèce », ce flamboyant poème dramatique

de Shakespeare : la chaste Lucrèce,

femme de Collatin, a été violée par

Sextus Tarquin ; à la violence, à l’humiliation

de l’acte s’ajoute la honte de l’inavouable.

Mais avant de mourir, Lucrèce

dira ce crime et s’assurera de sa vengeance.

Les Tarquins seront chassés de

Rome et la république proclamée… La

préciosité de la langue enveloppe ici


111 boulevard de l’Yser 76000 Rouen

02 35 07 34 13


verso

arts et lettres

46

étrangement l’âpreté du désir. Dans un

mouvement double, Shakespeare nous

dit la conscience du Mal (agression,

cruauté, injustice) qui saisit un moment

Tarquin, puis la fougue incoercible de

l’impulsion sexuelle qui le submerge. Si

l’on écoute bien ce texte, on devine que

le poète ne se fait aucune illusion sur la

sexualité masculine à son acmé : sa violence

prédatrice originelle n’est contenue,

à peine, que par les codes et rituels

de la civilisation. En un sens,

Shakespeare met le Mal au cœur du

sexuel, mais l’on pourrait dire aussi bien

qu’il couronne de fleurs capiteuses le

Mal ! Nous ne voyons rien et nous imaginons

tout, il nous est seulement donné

les mots qui précèdent le viol et ceux qui

le suivent, ses causes (mystérieuses) et

ses effets (inépuisables). Le poète nous a

conduits jusqu’au point où il nous laisse

seuls en face de la transgression. Marie-

Louise Bischofberger, qui a adapté et

mis en scène ce poème, l’a choisi « pour

l’enjeu que la parole y représente ». Sur le

plateau dépouillé, jonché d’accessoires,

signes et fragments à la fois, deux excellents

comédiens (Pascal Bongard,

Rachida Brakni) nous rendent palpable

la folie furieuse du désir. Au début du

spectacle, c’est la proposition banale

d’un jeune homme d’aujourd’hui à sa

copine : « tu veux que je te raconte une

histoire ? Que je te dise un poème surprenant

? », puis le conteur joue l’évocation,

le verbe shakespearien fait peu à

peu son office, et la mise en scène des

corps, par des gestes au symbolisme

puissant, parachève de donner une

matière à cette question que, derrière le

texte, Bischofberger a trouvée : « Quand

sent-on notre âme ou notre corps unis ou

séparés ? ». Incarnation, souillure, purification

: par ce va-et-vient entre profane

et sacré, la mise en scène répond métaphoriquement

à la question. Tarquin,

qui n’a plus d’âme à ce moment terrible,

profane le corps sacré de Lucrèce. Les

thèmes tragiques de l’inceste, de la virginité

déflorée, de la cruauté érotique

s’illuminent un bref instant… Ce que la

permissivité des mœurs a banalisé

aujourd’hui et ce que la perversion a

codifié, bref tout ce qui fut rendu invisible

et insignifiant par la « désublimation

répressive » (Marcuse) de notre

époque a retrouvé d’un coup sa puissance

dramatique. L’Éros et son mystère

- entrevus grâce aux prodiges du verbe

théâtralisé - confèrent paradoxalement

une visibilité plus grande à l’acte charnel

que toute la pornographie et la sexologie

du monde ! Bien au-delà du viol, et

de tous les fantasmes qui l’accompagnent

chez l’homme et la femme, ce que

Shakespeare et Bischofberger ont monté

jusqu’à la représentation, c’est bien

l’étrange et l’archaïque de la copulation.

Comme l’écrivait Anaxagore dans ses

« Fragments » : « Le visible ouvre nos

regards sur l’invisible. ». Comment, au

théâtre, favoriser cette ouverture ? De

subtiles manipulations ou des leurres,

des signes et des symboles, une puissante

évocation creusent le visible. Et le

vagabondage du rêveur peut enfin commencer…


verso

arts et lettres

48

Complétez votre collection de verso arts et lettres

n o 1

FRANÇOIS ROUAN

La polémique

Didi-Huberman - Domecq

n o 2

CUECO

Pourquoi l’Amérique a déclaré

la guerre à la France

n o 3

MONIQUE FRYDMAN

Le silence des artistes

n o 4

DANIEL DEZEUZE

Les artistes prennent la parole

n o 5

GÉRARD FROMANGER

Où est la peinture d’histoire

du XX e siècle?

n o 6

ALBERT BITRAN

La guerre de l’art

n o 7

VLADIMIR VÉLICKOVIC

Des directions nouvelles

pour l’art

n o 8

BRACHA-LICHTENBERG-ETTINGER

Christine Buci Glucksmann.

Griselda Pollock

n o 9

DANIEL BUREN

Éloge de l’art Vidéo

Contre les désaménageurs

n o 10

EMMANUELLE RENARD

Contre Kundera

Contre le Guggenheim-Bilbao

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BRIGITTE NAHON

La France à New-York :

une occasion manquée

n o 12

HERVÉ TÉLÉMAQUE

La crise des avant-gardes

n o 13

VÉRONIQUE BIGO

Contre l’art techno

n o 14

GÉRARD GAROUSTE

La jeune peinture

a cinquante ans

n o 15

HERMAN BRAUN-VEGA

Jean-Olivier Hucleux

Gustave Moreau

n o 16

JACQUES POLI

La Biennale de Venise

Le cas Houellebecq

n o 17

ISABELLE CHAMPION-MÉTADIER

Description de l’art contemporain

«à l’aube du 3 e millénaire»

n o 18

COLETTE DEBLÉ

L’heure des femmes ?

L’art comme expérience ?

n o 19

PIERRE BURAGLIO

Actualité de l’exotisme

L’affaire Hans Haacke

n o 20

CATHERINE LOPÈS-CURVAL

Moquer la peinture ?

Lecture de Rebeyrolle

n o 21

VLADIMIR SKODA

Art et politique

Lecture de Pollock

n o 22

BERNARD RANCILLAC

L’art contemporain au delà

ou dans le spectacle ?

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PIERRE FAUCHER

Pinault/Arnault nouveaux mécènes?

James Ellroy

n o 24

AMÉLIE CHABANNES

Pour un art au-dessus de la mêlée

n o 25

FABRICE HYBERT

CIPAC : Le ras-le-bol des artistes

n o 26

FRÉDÉRIC BRANDON

La question du sens en peinture

n o 27

JACQUES MONORY

Contre la dérision dans l’art

n o 28

SANDRINE HATTATA

Notre ami Gérald

Filmer la peinture

n o 29

FABIENNE VERDIER

Le Fromanger de Serge July

n o 30

ALIX DELMAS

Ils ne se disent pas peintres,

ils ne se disent pas photographes

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ANTONIO RECALCATI

À propos de « Hardcore »

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VÉRONIQUE SABLERY

La question de l’art sacré

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JACK VANARSKY

À propos de la biennale de Lyon

« ça marche la peinture ? »

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SHANTA RAO

Robert Filliou génie sans talent

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CHRISTIAN BABOU

Comment marche un FRAC ?

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GÉRARD GUYOMARD

Qu’est-ce que l’art contemporain ?

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MICHEL TYSZBLA

Lettre au Philistin par l’artiste

moderne accompli

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JACQUELINE TAÏB

L’art numérique à ciel ouvert

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GILLES GHEZ

Biennales de Venise et Lyon :

la panne

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IVAN MESSAC

Gina Pane vue par

Jean-Hubert Martin

n o 41

DENIS RIVIERE

Velickovic-Grünewald :

un dialogue avec l’art sacré

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