photographie Dominique Boniface - Visuelimage
photographie Dominique Boniface - Visuelimage
photographie Dominique Boniface - Visuelimage
Create successful ePaper yourself
Turn your PDF publications into a flip-book with our unique Google optimized e-Paper software.
<strong>photographie</strong> <strong>Dominique</strong> <strong>Boniface</strong>
verso<br />
arts et lettres<br />
Dossier Gérard Le Cloarec<br />
Is Mr Pinault a frenchman ?<br />
Les artistes et les expos<br />
Desmosthènes Davvétas<br />
Les DVD<br />
Chroniques des Lettres<br />
Les livres politiques<br />
Les livres de <strong>photographie</strong><br />
Les livres noirs<br />
Le théâtre<br />
n o 42 juillet 2006 prix du numéro : 6 €
verso<br />
arts et lettres<br />
Editorial<br />
Dossier Gérard Le Cloarec<br />
Les artistes et les expos<br />
Le cas Démosthènes Davvétas<br />
Les DVD<br />
Chroniques des lettres<br />
Notes de lecture<br />
Les livres politiques<br />
Les livres de <strong>photographie</strong><br />
Les livres noirs<br />
Le théâtre<br />
Sommaire<br />
p 2 Is Mr Pinault a frenchman ?<br />
p 3 Être peintre par les qualités mêmes de la peinture,<br />
par Jean-Luc Chalumeau<br />
p 9 La peinture comme éblouissement,<br />
par Thierry Laurent<br />
p 11 La poésie retrouvée,<br />
par Gérard-Georges Lemaire<br />
p 12 Pierre Huyghe : artiste en expédition,<br />
par Marine Emilie Gauthier<br />
p 13 Scream fresh (Steven Parrino),<br />
par Timothée Chaillou<br />
p 14 Pierre Buraglio, Gérard Thalmann,<br />
par J.-L. C.<br />
p 15 Natacha Dubois-Dauphin,<br />
par Thierry Laurent<br />
p 16 L’abstraction lyrique<br />
par G.-G. L.<br />
p 17 Entretien sur les foires d’art :<br />
Patrick Barrer et Belinda Cannone<br />
p 19 Demosthènes Davvétas aéde et boxeur,<br />
par Thierry Laurent<br />
p 20 Le corps de la poésie,<br />
par Gérard-Georges Lemaire<br />
p 22 Mais que fait la police ?<br />
par Guillaune de Boisdehoux<br />
p 28 Chronique de l’an VI (3),<br />
par Gérard-Georges Lemaire<br />
p 33 Like a text machine,<br />
par Belinda Cannone<br />
p 34 Le Noir, Monory,<br />
p 36 Premiers jalons pour reconstruire,<br />
par Humbert Fusco-Vigné<br />
p 39 Des aventures vénitiennes d’un chef de rayon<br />
en tête de sa gondole,<br />
par Jean-François Conti<br />
p 41 Du détournement intelligent de l’usage<br />
d’ingrédients de pâtisserie,<br />
par Simon<br />
p 44 Visibilité,<br />
par Pierre Corcos<br />
bulletin d’abonnement p. 48<br />
n o 42, juillet 2006.<br />
Directeur :<br />
Jean-Luc Chalumeau<br />
Directeur littéraire :<br />
Gérard-Georges Lemaire<br />
Maquettiste :<br />
Alexis Masurel<br />
Secrétaire de rédaction :<br />
Pascaline Callies<br />
Comité de rédaction :<br />
Belinda Cannone<br />
Jean-Luc Chalumeau<br />
Jean-François Conti<br />
Humbert Fusco-Vigné<br />
Laurent Thierry<br />
Gérard-Georges Lemaire<br />
Photo de couverture :<br />
<strong>Dominique</strong> <strong>Boniface</strong><br />
La revue n’est pas responsable<br />
des manuscrits ou des documents<br />
qui lui sont adressés.<br />
Les opinions émises par nos collaborateurs<br />
sont strictement personnelles;<br />
elles n’engagent donc<br />
que leurs signataires.<br />
Tous droits de reproduction<br />
réservés.<br />
Commission paritaire :<br />
n o 0308K84706<br />
VERSO Arts et lettres,<br />
revue trimestrielle,<br />
est éditée par VERSO SARL :<br />
2, rue de Nevers 75006 Paris<br />
téléphone : 01 46 33 62 45<br />
E mail : verso.sarl@wanadoo.fr<br />
Impression: Desgrandchamps, 21 rue de Châtillon<br />
75014 Paris. Conception graphique: M.P. Jaulme.<br />
Texte composé en Scherzo & Méta capital.<br />
Directeur de la publication: Jean-Luc Chalumeau.<br />
Diffusion Harmonia Mundi Commission<br />
paritaire: n o 0308K84706. Dépôt légal: à parution.<br />
Prix de ce numéro : 6 €
Editorial<br />
verso<br />
arts et lettres<br />
2<br />
Is Mr Pinault a frenchman ?<br />
Tout le monde se souvient de la phrase par<br />
laquelle M. Jean-Claude Trichet arracha le<br />
fauteuil de président de la Banque Centrale<br />
Européenne : « I am not a frenchman ». Français, moi ?<br />
Et soucieux des intérêts de mon pays ? Vous n’y pensez<br />
pas ! M. Trichet aurait été écarté sans ménagement si<br />
nos excellents amis européens avaient eu le moindre<br />
soupçon : il fallait que notre ancien grand argentier soit<br />
sincèrement non-français, et même, le cas échéant,<br />
anti-français pour pouvoir veiller à la stabilité des prix<br />
dans l’Union. Il était obligé d’adopter ce profil<br />
honteux ; c’est triste, mais c’est ainsi.<br />
Juin 2006: me voici à Venise, devant le Palazzo Grassi.<br />
«Where are we going?» opere scelte dalla collezione<br />
François Pinault est-il écrit au-dessus de la porte.<br />
Explication: le titre de l’exposition est emprunté à une<br />
pièce de Damien Hirst, un des artistes préférés de<br />
François Pinault. Mais, que je sache, Damien Hirst luimême<br />
a fait référence au tableau célèbre de Gauguin:<br />
«D’où venons-nous? Que sommes-nous? Où allonsnous?<br />
» (1897). Gauguin avait écrit ces trois phrases en<br />
haut et à gauche de sa toile, en français évidemment.<br />
N’aurait-il pas été judicieux de revenir à l’original pour<br />
titrer l’exposition des œuvres d’un grand collectionneur<br />
que l’on croyait savoir français?<br />
Le contenu de l’exposition a été beaucoup commenté:<br />
ceux qui ne sont pas venus à Venise savent ainsi qu’elle<br />
est de très haut niveau, puisque l’on peut y voir à peu<br />
près exactement ce que l’on voit dans n’importe quel<br />
musée d’art contemporain disposant de moyens<br />
financiers importants. C’est-à-dire: les grands<br />
minimalistes américains, l’art informel, l’arte povera et<br />
le pop art actuel, en l’occurence essentiellement Jeff<br />
Koons, grand ami du maître des lieux. La commissaire<br />
choisie par ce dernier, l’américaine Alison M.Gingeras,<br />
a introduit la dose homéopathique d’artistes travaillant<br />
en France généralement jugée convenable par les<br />
curators internationaux; ils sont trois en tout et pour<br />
tout: Pierre Soulages, Pierre Huyghe et Bernard Frize.<br />
Trois sur trente-quatre: il est vrai que c’est un peu<br />
mieux qu’au MOMA où, aux dernières nouvelles, il n’y<br />
aurait plus qu’un seul français vivant représenté. Bien<br />
entendu, je n’ignore pas que François Pinault ne révèle<br />
aujourd’hui que dix pour cent de sa collection, et que<br />
parmi les quatre vingt dix pour cent absents, il y a des<br />
artistes faisant partie de la scène artistique française<br />
(quelle que soit leur nationalité) qu’il aime et achète,<br />
des artistes de très grand talent dont les œuvres<br />
n’auraient nui en rien aux cimaises du Palazzo Grassi.<br />
Pourquoi donc ne pas les montrer à l’occasion de ce<br />
coup d’envoi qui donne le ton de la politique du<br />
milliardaire? Pourquoi ce dédain de la création vivante<br />
en France?<br />
Elle est fort intéressante, l’expo Pinault, et elle est fort<br />
bien montée à quelques détails près (comme la pile de<br />
Donald Judd qui mord le plafond…), mais rien,<br />
absolument rien n’y permet de déceler la qualité de<br />
français de l’homme qui a fièrement acheté tout cela, et<br />
qui n’était nullement obligé, comme Jean-Claude Trichet,<br />
d’oublier sa nationalité pour entreprendre ce qu’il<br />
voulait. Where are we going? est-il demandé. On est tenté<br />
de répondre: is Mr. Pinault a frenchman?<br />
J.-L. C.
Gérard Le Cloarec, Tête d’oiseau, 2002. 100 x 81 cm.<br />
La dernière fois que je suis entré<br />
dans l’atelier de Gérard<br />
Le Cloarec, j’ai immédiatement<br />
été frappé par un portrait posé<br />
sur un chevalet. Depuis la porte, le<br />
visage était indiscernable, noyé semblait-il<br />
dans l’enchevêtrement des signes<br />
et lignes qui sont depuis toujours la<br />
caractéristique du style du peintre.<br />
C’était la même chose vu de trop près. Il<br />
Dossier Gérard Le Cloarec<br />
Être peintre<br />
par les qualités mêmes de la peinture<br />
Par Jean-Luc Chalumeau<br />
suffisait de se tenir à la bonne distance,<br />
deux mètres peut-être, pour qu’apparaisse<br />
progressivement, légèrement ironique,<br />
le beau sourire d’une jeune fille.<br />
Encore un peu d’attention depuis le<br />
même endroit, et toute une tête gracieuse<br />
se révélait au regard, bien modelée<br />
dans son espace, cadeau de l’artiste à<br />
celui qui avait pris le temps de voir.<br />
Comment ne pas songer à la réflexion de<br />
Lawrence Gowing devant un tableau de<br />
Cézanne ? : « il est prodigieux de voir l’enchevêtrement<br />
des fragments multicolores<br />
prendre cohésion lorsqu’on s’en<br />
éloigne un peu et que se dégagent les<br />
directions et les plans en recul d’où naît<br />
une sensation d’espaces… »<br />
Les fragments multicolores de Gérard<br />
Le Cloarec, dont la lointaine origine est
verso<br />
arts et lettres<br />
4<br />
Gérard Le Cloarec, Direction opposée, 2004. 92 x 71 cm.<br />
sans doute la multitude des lumières,<br />
balises et signaux quotidiennement<br />
observés dans sa ville natale de<br />
Penmarch, sont devenus les matériaux<br />
essentiels de son travail de peintre, un<br />
travail visiblement accompli avec la<br />
conscience du bon ouvrier, guidé par<br />
l’ambition de parvenir à un résultat qu’il<br />
va falloir essayer de définir.<br />
« Que Cézanne m’occupe à ce point-là, à<br />
présent, c’est là ce qui me fait com-<br />
prendre combien j’ai changé, je suis en<br />
train de devenir ouvrier. » C’est le poète<br />
Rilke qui s’exprime ainsi, illustrant le<br />
lent cheminement qu’exige la pénétration<br />
de la peinture. Imitons-le au cours<br />
de notre progression, qui ne doit surtout<br />
pas être trop rapide, dans l’œuvre de<br />
Gérard Le Cloarec dont une rétrospective<br />
nous est aujourd’hui offerte.<br />
Depuis toujours, disons : depuis le début<br />
des années 70 et son hommage à Yehudi<br />
Menuhin à la Maison de la Culture de<br />
Suresnes, Le Cloarec peint des visages et<br />
des corps. Les séries sont ponctuées par<br />
les « bigoudènes », manière de rappeler<br />
ses attaches, son identité fièrement bretonne,<br />
mais aussi prétextes à soumettre<br />
le thème du visage surmonté d’une<br />
coiffe à toutes sortes de variations illustrant<br />
ses découvertes d’artiste.<br />
La bataille livrée par Gérard Le Cloarec<br />
depuis quarante ans dans le champ de la
Gérard Le Cloarec, Femme girafe, 2004. 100 x 81 cm.<br />
peinture n’est pas fonction d’une opinion<br />
particulière sur l’art (d’un naturel bienveillant,<br />
il les accueille toutes avec intérêt,<br />
mais il n’en adopte aucune), il s’agit bien<br />
plutôt d’accomplir le travail du désir dans<br />
la vision, c’est-à-dire de reprendre, là où il<br />
l’avait laissée, la quête de Cézanne. «Il faut<br />
être ouvrier dans son art, savoir de bonne<br />
heure sa méthode de réalisation écrivait ce<br />
dernier à Émile Bernard. Être peintre par<br />
les qualités mêmes de la peinture… Il suffit<br />
d’avoir un sens d’art et c’est sans doute<br />
l’horreur du bourgeois, ce sens-là.»<br />
S’il arrive à Le Cloarec de choquer le<br />
bourgeois, ce n’est certes pas parce qu’il<br />
peint des nus féminins érotiques (au<br />
contraire, le bourgeois adore les consommer<br />
sous couvert d’art, c’est bien connu:<br />
Freud a appelé cela la « prime de séduction»),<br />
s’il les choque, donc, c’est bien par<br />
son exigence d’investissement visuel,<br />
c’est par la difficulté d’approche de son<br />
travail chromatique. Ce que sait Le<br />
Cloarec après le maître d’Aix, c’est que<br />
seule la couleur est capable simultanément<br />
de constituer et de détruire la<br />
forme. L’art est difficile, son élaboration<br />
verso<br />
Dossier Gérard Le Cloarec<br />
5<br />
comme sa perception demandent du travail,<br />
s’il est vrai que les figures du désir<br />
ne sont jamais celles de la simplicité.<br />
Inutile de demander au peintre de produire<br />
des œuvres qui seraient « plus<br />
faciles » : à supposer qu’un accès plus<br />
immédiat à l’œuvre soit donné, jamais il<br />
ne lèvera l’opacité organisée concernant<br />
sa jouissance, autrement dit : l’invisible<br />
par lequel elle défait le réel et ne l’imite<br />
pas.<br />
Arrêtons-nous sur un thème favori de l’artiste:<br />
le portrait et l’autoportrait (parfois<br />
mêlés, et ce n’est sans doute pas<br />
par hasard : voici Le Cloarec en compagnie<br />
de deux de ses amis en 1980, ou avec<br />
Van Gogh six ans plus tard). Une grande<br />
exposition de ses « portraits paroxystiques<br />
» a eu lieu à l’espace Cardin en<br />
2002. On y reconnaissait des célébrités du<br />
monde de la musique et de la littérature,<br />
quelques personnes proches de Gérard, et<br />
surtout les peintres qu’il admire : de<br />
Monory à Courbet, de Cézanne – bien sûr –<br />
à Francis Bacon… Le fait que les modèles<br />
soient plus ou moins identifiables, selon<br />
la distance du spectateur par rapport au<br />
tableau, était important, comme toujours<br />
chez Le Cloarec, mais pas essentiel. Il y<br />
avait là, me semble-t-il, une passionnante<br />
réflexion implicite sur les conditions de<br />
l’appropriation esthétique.<br />
Prenons appui sur le très beau Vincent<br />
Van Gogh et autoportrait (146 x 114 cm,<br />
1986). Il y a là deux autoportraits<br />
Gérard Le Cloarec,<br />
Nu remontant l’escalier,<br />
2004. 146 x 114 cm.
verso<br />
arts et lettres<br />
6<br />
Gérard Le Cloarec, Bigoudène, 2003. 130 x 97 cm.<br />
célèbres de Van Gogh en 1889 : celui dit<br />
« Tête bandée à l’oreille coupée, bonnet<br />
de fourrure et pipe » et l’ « autoportrait »<br />
peint en août-septembre, quelques mois<br />
après le drame du 24 décembre 1888,<br />
de trois-quarts de telle sorte que seule<br />
apparaisse la « bonne » oreille. Le premier<br />
est traité par Le Cloarec en couleur,<br />
le deuxième est seulement dessiné sur<br />
fond blanc, une nuance de bleu sur le<br />
gilet rappelant toutefois que Van Gogh<br />
avait revêtu son meilleur costume pour<br />
se représenter assagi. Entre les deux ver-<br />
sions de Van Gogh par lui-même, revues<br />
par Le Cloarec, ce dernier s’est représenté<br />
au milieu de la composition. On<br />
peut en déduire qu’il s’implique complètement<br />
dans ce qu’il donne à voir. Or il y<br />
a évidemment plusieurs manières possibles<br />
de percevoir ce tableau.<br />
Il est probable que des personnes vont<br />
s’arrêter sur la représentation de Van<br />
Gogh à l’oreille coupée, non seulement<br />
parce que Gérard Le Cloarec la privilégie<br />
(elle est au premier plan, elle est en cou-<br />
leur) mais aussi parce qu’ils connaissent<br />
l’histoire tragique de Van Gogh. Ils perçoivent<br />
donc l’œuvre à travers le<br />
contexte de la vie de l’artiste à qui<br />
Gérard Le Cloarec rend hommage, la<br />
structure du tableau leur étant inaccessible<br />
ou simplement indifférente.<br />
D’autres, plus subtilement, sans rien<br />
ignorer bien sûr de l’anecdote, s’intéresseront<br />
essentiellement à ce que le<br />
peintre a fait de son sujet : double aspect<br />
de la personnalité de Van Gogh (passion<br />
d’un côté, raison de l’autre) mais aussi<br />
synthèse assumée par l’autoportrait de<br />
Le Cloarec, lui-même divisé en deux :<br />
partie gauche du visage en couleur, partie<br />
droite blanche. L’auteur intègre en<br />
lui les deux interprétations que Van<br />
Gogh a données de lui-même en l’espace<br />
de huit mois. Il assimile dans son<br />
tableau deux œuvres dont il rend compte<br />
des styles d’origine respectifs avec fidélité<br />
tout en leur conférant à l’évidence à<br />
chacune, en plus, son propre style !<br />
Passionnant jeu de va et vient au sein<br />
duquel chacun peut s’aventurer, mais<br />
plus ou moins. Nous avons ici la<br />
démonstration réussie d’une position<br />
consistant à suggérer que c’est le sujet<br />
esthétique (moi qui regarde) qui accomplit<br />
l’œuvre en choisissant le mode d’interprétation<br />
qui me convient. Gérard Le<br />
Cloarec propose, et nous invite à exercer<br />
notre propre pouvoir créateur à notre<br />
guise. C’est la singularité du sujet regardant<br />
qui décide du mode d’appropriation<br />
de l’œuvre. Cette appropriation sera<br />
rudimentaire ou sophistiquée, avec<br />
toute une gamme de positions intermédiaires<br />
possibles, car l’artiste n’impose<br />
rien. Il respecte la liberté du spectateur,<br />
admet toutes les lectures de son travail,<br />
et c’est là que réside la richesse de ce<br />
dernier. Les portraits de Gérard Le<br />
Cloarec sont, autant que des peintures,<br />
des leçons pour mieux regarder la peinture.<br />
En 1992, Gérard le Cloarec a peint une<br />
œuvre-manifeste à usage intime. Il<br />
s’agissait de faire un cadeau à une personne<br />
de sa famille (le point de départ<br />
serait donc une vue du phare de<br />
Penmarch), mais sans consentir à des<br />
concessions qui auraient affaibli la qualité<br />
artistique du travail : quelque détail<br />
« pittoresque » par exemple. Voici donc<br />
Eckmuhl, peinture acrylique sur toile,<br />
association de réseaux dont l’un, panoramique,<br />
rend compte du scintillement<br />
des lumières du port dans l’air et dans<br />
l’eau, et l’autre, qui éclaire l’ensemble,<br />
en forme de crâne, lance ses antennes<br />
de toutes parts et semble intensément<br />
habité par le fourmillement des codes et<br />
signes familiers. Non pas une vanité,
Gérard Le Cloarec, Voyage au bout de la nuit, 1998. 55 x 46 cm.<br />
mais plutôt la reprise du message de<br />
Léonard : la peinture est cosa mentale.<br />
Jouir de cette œuvre, comme des autres<br />
d’ailleurs, c’est prendre le temps de<br />
repérer les divers instruments qui déterminent<br />
leur évanescence subversive.<br />
Tout tableau de Gérard Le Cloarec montre<br />
un monde en train de se faire tout en<br />
défaisant le réel, un monde à l’état naissant<br />
: non pas représenté (copié) mais<br />
ramené à son origine. Ce qui s’engendre<br />
dans notre vision de spectateur attentif, ce<br />
n’est donc pas «le réel», mais un réel possible.<br />
Ce n’est pas la même chose ! Ce<br />
peintre nous rappelle magistralement que<br />
la peinture, la vraie, nous propose toujours<br />
un possible qui nous instruit du réel.<br />
verso<br />
Dossier Gérard Le Cloarec<br />
7<br />
Essayons de dire les choses autrement, à<br />
la suite de mon ami le regretté critique<br />
Marc Le Bot (un autre breton) qui aurait,<br />
j’en suis sûr, beaucoup aimé les travaux<br />
des dernières années, notamment les<br />
visages de noirs Massaï ou d’indiens en<br />
2002, qu’il n’a pas pu voir : ce que le<br />
peintre veut, c’est, du réel, rendre<br />
visible ce qui n’est pas vu, ce qui en
verso<br />
arts et lettres<br />
8<br />
Gérard Le Cloarec, Courbet, 1998. 55 x 46 cm.<br />
appelle à une vision plus originaire : le<br />
pré-réel selon lequel l’être surgit à l’apparaître.<br />
Vous vous souvenez ? Il faut<br />
trouver la bonne distance pour y parvenir.<br />
La peinture est affaire de vision, la<br />
peinture est « rétinienne » ou n’est pas.<br />
Elle est affaire de valeurs, de couleurs et,<br />
oui vraiment, de jouissance. Puisque,<br />
tout compte fait, Duchamp et ses disciples<br />
ne sont toujours pas parvenus à ce<br />
que le plaisir rétinien soit défini par le<br />
code pénal comme un crime passible<br />
d’une mise au ban de la société, profitons<br />
en : il est là, offert avec une généro-<br />
sité illimitée par un peintre étonnamment<br />
fécond. Allez donc le découvrir, ce<br />
plaisir : il suffit de regarder. Mais n’oubliez<br />
pas : à la bonne distance ! •
Avec Le Cloarec, c’est d’abord la<br />
couleur qui capte le regard. Une<br />
couleur pleine d’insolence.<br />
L’artiste nous montre une peinture dans<br />
sa pure essence lumineuse, qui se joue<br />
des notions de figuration et d’abstraction.<br />
Les toiles de Le Cloarec sont construites<br />
à partir d’un vaste fond de couleur pure :<br />
le jaune des tournesols, le bleu des fonds<br />
marins, le rouge des capes de torero.<br />
L’artiste retravaille son fond afin de lui<br />
conférer un surcroît de scintillement, et<br />
pour cela, il juxtapose une infinité de<br />
touches dont les nuances se distinguent<br />
de façon infinitésimale. Le résultat pourrait<br />
être celui d’un monochrome, mais<br />
voici des colorations en mosaïque qui<br />
nous rappellent l’incandescence des<br />
toiles de Rothko. On l’a compris : ce n’est<br />
plus tant la couleur qui intéresse l’artiste<br />
que l’éblouissement du spectateur.<br />
Et puis, il y a le sujet central de l’œuvre.<br />
Ici, rien à voir avec le fond étal. Bien au<br />
contraire, c’est la touche isolée, bien délimitée,<br />
qui structure la forme. Que voit-on<br />
au centre de la toile ? Un formidable<br />
champ de bataille chromatique où s’entrecroisent,<br />
s’affrontent, se juxtaposent une<br />
foultitude de touches géométriques. Voici<br />
des étincelles jaillissantes, des kaléidoscopes<br />
affolés, comme si des volcans projetaient<br />
dans l’espace d’intenses éclaboussures<br />
de couleurs acides. Mais Le Cloarec<br />
opère un tour de prestidigitation. Car du<br />
chaos chromatique va surgir la représentation.<br />
Il faut peut-être accomplir un ou<br />
deux pas en arrière de la toile pour que la<br />
magie fasse effet : une forme humaine<br />
apparaît, se reconfigure, ici un corps dans<br />
l’éclat de sa sensualité, là un visage au<br />
regard énigmatique. Le Cloarec peint des<br />
corps qui se déploient dans toute la force<br />
de leur musculature, ou dont la puissance<br />
physique au repos reflète l’intensité de la<br />
méditation. Le Cloarec proscrit le dessin<br />
comme vecteur principal de la forme. Les<br />
touches de peinture se lisent comme la<br />
force structurante du réel. Chacune a la<br />
forme d’un trait ordonnancé, d’un rectangle<br />
étroit, d’une croix, d’un triangle, et<br />
constitue la brique primordiale d’un jeu<br />
de construction pictural. Bien sûr, il y a<br />
des précédents. On pense aux points de<br />
couleurs du post-expressionnisme, aux<br />
La peinture<br />
comme éblouissement<br />
Par Thierry Laurent<br />
points de la bande dessinée que Roy<br />
Lichtenstein s’est évertué à rendre<br />
visibles, aux pixels de l’image numérique.<br />
C’est bien l’image contemporaine que<br />
nous restitue Le Cloarec.<br />
A partir des années 1990, le Cloarec<br />
entreprend une hallucinante galerie de<br />
portraits. Francis Bacon, Tabarly,<br />
Courbet, Colette, Malraux, Duke<br />
Ellington, César, Pierre Restany,<br />
Gauguin, Pierre Cardin, Ray Charles,<br />
Céline, et bien d’autres, qui appartiennent<br />
au panthéon des arts et de la littérature.<br />
Non pas des portraits psychologiques,<br />
en ce sens que l’artiste ne tente<br />
ni de saisir la ressemblance physique, ni<br />
de définir le caractère de la personne.<br />
Non, ses portraits sont plutôt des archétypes,<br />
une manière de cerner la catégorie<br />
éthique à laquelle se rattache le personnage,<br />
bref l’idée force qu’il incarne.<br />
Rimbaud n’est pas l’individu Rimbaud,<br />
mais la figure du poète, un visage triste<br />
de beau jeune homme, lointain, presque<br />
absent, c’est l’essence du destin rimbaldien<br />
qui ici transparaît. De même, le<br />
visage de Tabarly n’est pas seulement<br />
celui de Tabarly, mais la mise en valeur<br />
du courage physique, de la solitude<br />
verso<br />
Dossier Gérard Le Cloarec<br />
9<br />
acceptée, de la volonté inébranlable de<br />
dompter les éléments. Il y a en revanche<br />
de la douceur dans le portrait du couturier<br />
Pierre Cardin, le front est amplifié,<br />
les lunettes sont bien visibles, voici donc<br />
la figure du créateur qui intériorise<br />
l’émotion, médite sa création, réfléchit<br />
ses modèles. Du portrait de Ray Charles,<br />
jaillit comme une férocité guerrière, un<br />
sourire radieux, celui du musicien dont<br />
la voix triomphe du terrible handicap<br />
d’être aveugle, ici rendu bien visible par<br />
la présence presque exagérée des<br />
lunettes noires. C’est le César de la<br />
vieillesse qui est portraituré, et il y a<br />
comme une inquiétude qui transparaît<br />
du regard, comme si l’artiste contemplait<br />
de l’au-delà ses chefs-d’œuvre.<br />
Entre lui et Pierre Restany, il y a un air<br />
de complicité. La barbe en bataille peutêtre<br />
? Chaque visage est donc l’expression<br />
d’un archétype : le poète, l’aventurier,<br />
l’artiste, le grand couturier, l’écrivain.<br />
Avec Le Cloarec, on songe aux toiles les<br />
plus fauves de Matisse : libre jeu de surfaces<br />
chromatiques qui provoque l’enchantement.<br />
Une peinture qui se passe<br />
du discours. Un pur hédonisme de la<br />
couleur. •<br />
Gérard Le Cloarec, Le pinceau, 2005. 146 x 114 cm.
Gérard Le Cloarec, Spleen et idéal, 1998. 162 x 130 cm.
I<br />
l y a un abîme entre les visages<br />
que Gérard le Cloarec a peints<br />
au fil du temps et ceux réalisés<br />
par ses illustres prédécesseurs<br />
des siècles passés. Quelle relation<br />
directe pourrait-on véritablement<br />
établir entre ces portraits d’artistes – par<br />
exemple ceux de Pablo Picasso et de Petr<br />
Mondrian, d’Alberto Giacometti et de<br />
Fernand Léger, de César et de Monory –<br />
et les personnages qui ont posé devant le<br />
chevalet de Mengs, d’Angelika<br />
Kauffmann, de Mme Vigée-Lebrun ou<br />
même de Jacques-<strong>Dominique</strong> Ingres ?<br />
S’ouvre alors devant nos yeux non seulement<br />
l’abîme vertigineux du temps,<br />
mais aussi d’une autre sensibilité et,<br />
plus encore, d’une autre intelligence de<br />
la peinture. Et pourtant, en dépit des<br />
apparences, il poursuit une quête qui est<br />
bien loin de renier ce grand héritage. Il<br />
ne fait que le renouveler de manière originale<br />
et profonde. Il a recours à une<br />
forme nouvelle de langage plastique.<br />
Comme eux, il veut la traduction matérielle<br />
trahissant les traits les plus<br />
saillants de la personnalité, la singularité,<br />
les ambitions secrètes de son<br />
modèle et en dévoilant, en même temps,<br />
l’idée qu’il s’en fait. Cependant, il faut se<br />
souvenir du portrait qu’il a dessiné de<br />
Gustave Courbet il y a une vingtaine<br />
d’années : il le montre tel qu’on l’imagine<br />
rarement, jeune, ardent, avec une<br />
moustache et une petite barbiche à la<br />
mousquetaire, les yeux grands ouverts<br />
qui fixent le spectateur comme s’il lui<br />
lançait un défi. Il manifeste ainsi son<br />
admiration pour l’auteur d’Un enterrement<br />
à Ornans et de l’Atelier dont il en<br />
exécute une version sur toile peu après.<br />
Quand il examine un visage, Gérard le<br />
Cloarec adopte plusieurs principes qui<br />
n’appartiennent qu’à lui. En premier<br />
lieu, il se débarrasse de toute anecdote<br />
ou de tout attribut. Il n’y a dans le<br />
tableau pas le moindre indice d’un lieu,<br />
d’un objet, d’une référence symbolique<br />
ayant un rapport avec le modèle ou son<br />
œuvre. Le fond est toujours abstrait et<br />
schématiquement architecturé par des<br />
plans colorés qui sont séparés par des<br />
lignes horizontales et verticales – l’allusion<br />
à Mondrian est flagrante, même si<br />
elle est détournée – parfois circulaires.<br />
Mais loin de lui l’idée de se limiter à<br />
façonner un simple fond où installer la<br />
La poésie retrouvée<br />
Par Gérard-Georges Lemaire<br />
tête séparée du corps de son sujet. Ce<br />
réseau linéaire et chromatique sert plutôt<br />
à fournir une cage théorique où l’enfermer.<br />
Ce serait comme la version<br />
moderne des fils tendus à l’intérieur de<br />
la chambre obscure où les peintres de la<br />
Renaissance élaboraient la perspective.<br />
En sorte qu’on a le sentiment que la tête<br />
tourne au sein de l’espace artificiel qui<br />
procure l’illusion du volume et de la profondeur<br />
du champ. Et puis, il introduit<br />
de nombreuses variantes stylistiques<br />
d’une composition à l’autre, par<br />
exemple en déposant des touches de<br />
couleur vives qui pourraient être un<br />
hommage à la recherche des impressionnistes.<br />
Dans cette vaste galerie de portraits ne<br />
figurent pas que des artistes. Il y a fait<br />
entrer des savants (Louis Pasteur), des<br />
musiciens (Sidney Bechet), des hommes<br />
de mer (Tabarly), des hommes politiques<br />
(Martin Luther King). Mais c’est la littérature<br />
qui tient la place la plus éminente<br />
dans ce panthéon personnel. Samuel<br />
Beckett, André Breton, Louis-Ferdinand<br />
Céline, Arthur Rimbaud, Colette sont les<br />
figures qu’il admire qu’il a tenu à pérenniser<br />
dans son petit musée intime.<br />
Charles Baudelaire, le peintre l’a vu en<br />
bleu. S’inspirant d’une célèbre daguerréotype<br />
de Carjac, il s’emploie en 1996<br />
non à l’idéaliser, mais à le transfigurer<br />
en ayant recours à la monochromie,<br />
mais aussi en introduisant quelques<br />
vers de l’auteur des Fleurs du mal et<br />
aussi ses propres commentaires. En<br />
outre, le visage du poète est composé<br />
d’une multitude de plans, de traits, de<br />
croix, de lignes, de touches irrégulières<br />
et de différentes couleurs. En sorte qu’il<br />
donne le sentiment d’une mosaïque<br />
baroque. Plus encore que pour d’autres<br />
figures emblématiques de notre culture,<br />
Baudelaire est le compendium de son<br />
modus operandi, comme s’il devait<br />
incarner son idéal de la peinture à travers<br />
un idéal sulfureux de la quête littéraire.<br />
Sans doute est-il le véhicule de sa<br />
vision de la modernité.<br />
Gérard Le Cloarec ne se présente pas<br />
comme un artiste qui vit plongé dans les<br />
ouvrages savants et les vieux papiers. Et<br />
pourtant, il éprouve une véritable passion<br />
pour l’univers du livre et il en a réalisé<br />
lui-même un certain nombre. Il a<br />
imaginé par exemple une interprétation<br />
verso<br />
Dossier Gérard Le Cloarec<br />
11<br />
graphique de l’« Invitation au voyage »de<br />
Baudelaire. Comme la majorité des<br />
ouvrages qu’il a pu concevoir, il s’agit<br />
d’un exemplaire unique. La Lettre à la<br />
présidente de Théophile Gautier constitue<br />
dans ce contexte une exception<br />
notable puisqu’elle a été tirée à trentecinq<br />
exemplaires. Ses autres créations,<br />
L’Oiseau rare de Claude Aveline, « Le<br />
Dernier amour du prince Gengis » de<br />
Marguerite Yourcenar, sont ornées de<br />
gouaches originales et demeurent des<br />
pièces uniques.<br />
Lui qui a tant aimé un monde chargé de<br />
toutes les nostalgies pensables avec ses<br />
Bigoudènes de son enfance et les<br />
Indiens d’Amérique qui n’ont pas cessé<br />
de le fasciner, intense métaphore des<br />
valeurs essentielles qu’il revendique, lui<br />
qui a tant aimé transposer cette nostalgie<br />
dans une manufacture du semblant<br />
des plus modernistes, engendrant de ce<br />
fait une insidieuse et prodigue contradiction<br />
se révélant un puissant moteur<br />
pour produire des images inouïes, il instaure<br />
son art dans une zone instable et<br />
sans cesse remise en jeu de la peinture.<br />
Et la poésie sert de fondement névralgique<br />
à cette industrie esthétique. •<br />
Rétrospective Gérard Le Cloarec<br />
au Vieux Phare de Penmarc’h<br />
(29760 Saint-Pierre Penmarc’h)<br />
jusqu’au 24 septembre 2006.<br />
Exposition Le Cloarec<br />
à la galerie Le Garage,<br />
Orléans, septembre.
verso<br />
arts et lettres<br />
12<br />
Artiste en expédition<br />
PIERRE HUYGHE,<br />
MUSÉE D’ART MODERNE<br />
DE LA VILLE DE PARIS<br />
Par Marine Émilie Gauthier<br />
Àquelle fête nous convie donc le<br />
Celebration Park de Pierre<br />
Huyghe ? Celles qu’il nous propose<br />
dans One Year Celebration<br />
ont été imaginées par des artistes qu’il a<br />
invités. Des commémorations pour des<br />
dates qui en sont encore vierges, et<br />
pourquoi pas le 6 août pour Andy<br />
Warhol ou bien le 28 juillet pour l’obsolescence<br />
? On pense aussi à la vidéo présentée<br />
à la galerie Marian Goodman en<br />
2003, Streamside Day, où les personnages<br />
célébraient leur ville nouvelle,<br />
imaginaire elle aussi.<br />
Est–ce dans ce sens festif que l’artiste<br />
utilise le mot de celebration ? Ou dans<br />
celui de quelque chose que l’on donne à<br />
voir ? Le principe d’exposition répond à<br />
la même définition et c’est d’ailleurs le<br />
but avoué de Pierre Huyghe, se jouer de<br />
ses codes, du moins s’interroger sur<br />
ceux-ci, et sur la forme particulière<br />
qu’est la commande.<br />
Une exposition, est-ce plusieurs éléments<br />
qui cohabitent ? Ne peut-on pas<br />
considérer chacun d’entre eux comme<br />
une exposition à part entière, où ici l’acception<br />
est encore différente ?<br />
Dans A journey that wasn’t, le film est à<br />
la fois l’expédition en Antarctique et le<br />
spectacle produit à New York à la suite<br />
du voyage. Pierre Huyghe considère que<br />
le début de son travail coïncide avec le<br />
départ du bateau, l’exposition est déjà<br />
prise dans les filets de l’expédition. C’est<br />
ce que ramène Huyghe de son voyage.<br />
Quel est l’espace des possibles suscep-<br />
Les artistes et les expos<br />
tibles d’être exposition ? La vidéo ellemême<br />
? Quant à This is not a time for<br />
dreaming, plusieurs plans montrent la<br />
salle des spectateurs au moment de la<br />
projection. Ce que nous aussi nous<br />
regardons. Une prise de recul pour<br />
repousser des limites ? Le ballet des<br />
deux grandes portes blanches répond<br />
par l’affirmative. En se déplaçant, elles<br />
relativisent l’espace et donc la notion de<br />
frontières qu’elles sont censées créer. Le<br />
spectateur immobile se retrouvera aussi<br />
bien devant, qu’à côté, que derrière.<br />
Toujours dans This is not a time for dreaming,<br />
l’artiste se met en scène sous<br />
forme de marionnette. Là où une œuvre<br />
nous montre le résultat de la réflexion<br />
préparatoire, lui nous propose de sonder<br />
ce moment du processus de création,<br />
du travail en cours. Pour cela il fait<br />
appel à la figure de Le Corbusier, en<br />
évoquant la commande que lui a faite<br />
l’université d’Harvard. Pourquoi un<br />
architecte ? Parce que penser et montrer<br />
son travail relève de la construction,<br />
aussi bien mentale que matérielle.<br />
Huyghe et Le Corbusier se passent le<br />
relais pour aborder toutes les étapes, du<br />
moment de l’appropriation à la réalisation…<br />
Jusqu’au moment où l’œuvre<br />
n’appartient plus à l’artiste, symbolisé<br />
avec poésie par un oiseau qui laisse<br />
tomber une graine. L’œuvre entame<br />
ainsi une vie qui lui est propre, un peu<br />
comme l’enfant qui vient de naître.<br />
Mais qu’en est-il de la filiation artistique?<br />
L’évocation de Le Corbusier, mais surtout<br />
les néons monumentaux qui nous accom-<br />
pagnent tout au long du parcours apportent<br />
une réponse. Ils témoignent de la<br />
possession de référence culturelle<br />
(Fictions ne m’appartient pas, ou encore I<br />
do not own 4’33») non dans le sens d’un<br />
savoir acquis, mais de ce qui le constitue<br />
en tant qu’artiste. Et ici, de ce qui ne le<br />
constitue pas, puisque la série s’intitule<br />
Disclaimers, refus de sa part de les reconnaître,<br />
à la manière de prétérition. Plus<br />
largement, I do not own modern times et<br />
Je ne possède pas le musée d’art moderne<br />
demandent ce qu’il en est de l’artiste<br />
dans le lieu d’exposition, de l’artiste dans<br />
son temps.<br />
Si l’on cherche à suivre Pierre Huyghe,<br />
on découvre que tous les chemins qu’il<br />
parcourt mènent à un postulat contre<br />
l’enfermement, et de l’artiste, et de l’exposition<br />
dans des rôles précis. Il s’autorise<br />
tous les médiums, de la vidéo au<br />
néon, en passant par le livre, plus discret,<br />
que l’on doit venir ouvrir. Les rapports<br />
du spectateur à l’œuvre sont multiples<br />
également. Effectivement, on ne<br />
peut se défaire de l’exposition, qui est là.<br />
Mais c’est une manière de dire que l’artiste<br />
peut aller aussi loin qu’il le veut.<br />
Diderot, dans le Supplément au voyage de<br />
Bougainville, pensait aussi grande la<br />
capacité d’évasion du philosophe qui<br />
«fait le tour du monde sur son parquet»<br />
que celle de l’explorateur. Huyghe<br />
pousse l’artiste à prendre la liberté d’aller<br />
où il veut. L’espace que l’on occupe<br />
c’est celui que l’on décide d’aller explorer…<br />
Ou exposer. •
Scream Fresh<br />
STEVEN PARRINO, RÉTROSPECTIVE 1977 / 2004 IN MILLES ET TROIS PLATEAUX, CINQUIÈME ÉPISODE /<br />
CONDENSATIONS / MAMCO, GENÈVE<br />
Par Timothée Chaillou<br />
“<br />
I’m a street walking cheetah with<br />
a heart full of napalm<br />
I’m a runaway son of the nuclear<br />
a-bomb<br />
I’m a world’s forgotten boy<br />
The one who searches and<br />
destroys”<br />
Iggy Pop & The Stooges, Search and<br />
Destroy<br />
“La violence se perçoit et se<br />
comprend comme le signe même<br />
de l’authenticité.”<br />
Slavoj Zizek, Bienvenue dans le<br />
désert du réel.<br />
Anarchy time. Dans Le septième<br />
continent, Michael Haneke filme<br />
un couple se trouvant confronté<br />
face à leur vie monocorde, prérégie,<br />
linéaire; c’est devant cette consternation<br />
qu’ils décident de s’enfermer dans<br />
leur maison pavillonnaire pour la détruire<br />
et l’abandonner de l’intérieur. Le rock permit<br />
l’apparition de nouveaux héros : les<br />
guitaristes qui ne cessèrent de casser<br />
leurs guitares pour créer de nouvelles<br />
sonorités et y mettre un point final.<br />
Destroyed room est la première <strong>photographie</strong><br />
de Jeff Wall qui décida de commencer<br />
son œuvre par la maîtrise de l’anarchie.<br />
Warhol fut toujours obsédé par les<br />
accidents, les meurtres et les faits divers<br />
glauques. David Cronenberg use, dans<br />
Crash, des pulsions érotiques et de<br />
l’énergie traumatique des accidentés de<br />
la route face à leur objet de désir et<br />
d’anéantissement qu’est devenue la voiture…<br />
L’histoire de l’art – se collant au<br />
réel – regorge d’expérimentations sur la<br />
destruction, la difformation et sa trace.<br />
Steven Parrino possède et jouit du chaos<br />
qu’il instaure dans ses œuvres. Une<br />
grande partie de son travail s’axe sur l’exploitation<br />
de peinture monochrome –<br />
souvent noir ou argent – dont la toile se<br />
trouve mise en décalage avec son châssis/cadre<br />
pour être froissée. Comme le<br />
mauvais garçon qui ne fait pas son lit, il<br />
se retourne contre la peinture et la toile<br />
pour lui rire au nez et la torturer, plier,<br />
déchirer. C’est le sacre du déformalisme:<br />
«Cette forme mutante de peinture<br />
déformalisée m’a donné, dit Parrino, l’opportunité<br />
de parler de la réalité à travers la<br />
peinture abstraite, de parler<br />
de la vie «par son chaos, son<br />
entropie. Être nihiliste si cela<br />
est un moteur à haute intensité.<br />
» I want to be profoundly<br />
touched by art, by<br />
life. I came to painting at<br />
the time of its death, not to<br />
breathe its last breath, but<br />
to caress its lifelessness.»<br />
Parrino Zombie-Heroes.<br />
Le monochrome était<br />
déjà là (a priori),<br />
Parrino le fait comparaître.<br />
La matérialité des<br />
pliures – évoquant<br />
draps, vêtements, linceuls,<br />
trace de crash – est<br />
confrontée à la planéité du tableau permettant<br />
de saisir une dislocation entre<br />
sens et contenu.<br />
L’histoire du monochrome se base sur<br />
l’idée que la peinture ne mène qu’à la<br />
peinture, donc à sa propre finalité.<br />
Parrino se sert, selon ses propres<br />
termes, de ce cadavre pour lui faire<br />
connaître une nouvelle identité matérielle<br />
: il balance entre un discours<br />
moderniste et post-moderniste.<br />
Le monochrome n’est plus la fin de la<br />
peinture – ou son début – mais un outil,<br />
un instrument comme le pinceau ou la<br />
bombe qui sert à couvrir les toiles de<br />
leur apparat.<br />
C’est dans une réflexion post-productive<br />
que Parrino agit sur le monochrome car<br />
il l’utilise comme un produit déjà chargé<br />
pour lui offrir la liberté d’un nouveau territoire,<br />
comme un Zombie recherchant<br />
de nouveaux potentiels énergétiques.<br />
César compresse et ramollit des habitacles,<br />
Francis Picabia tache une page<br />
blanche et l’intitule Sainte Vierge. Lucio<br />
Fontana troue, déchire, perce, ses<br />
Concetto Spaziale pour que l’énergie brutale<br />
et amplificatrice révèle la présence<br />
du vide et la meurtrissure d’une ouverture<br />
(sur le réel de la toile). Robert<br />
Morris accroche de lourds morceaux de<br />
feutre au mur pour, dans un geste<br />
baroque, conquérir le nouveau territoire<br />
de la sculpture souple opposé à sa sœur<br />
ithyphallique. L’exploitation de la toile<br />
comme matière souple, pour Parrino,<br />
permet de saisir la dynamique entropique<br />
de son contenu. L’artiste est le<br />
kamikaze d’un attentat dirigé vers la<br />
peinture (pour sa monochromie) la toile<br />
(pour sa planéité) et la sculpture (pour<br />
”<br />
verso<br />
Les artistes et les expos<br />
13<br />
son mode de présentation, sa rigidité).<br />
C’est dans un élan hautement romantique<br />
que l’artiste joue de l’excès apporté<br />
à la toile – excès des boursouflures et du<br />
trop de toile, de l’en plus qui ne faisait pas<br />
partie de la peinture –, de son exaltation<br />
d’une passion non hasardeuse mais foudroyante<br />
; les pliures deviennent figures<br />
de la rébellion contre l’autorité de la peinture.<br />
La toile épuisée gît sur un châssis.<br />
Couverte par une couche de peinture<br />
brillante, elle se fait lieu d’exploitation de<br />
la lumière convoquant l’espace comme<br />
lieu atmosphérique où tout ce qui est figé<br />
donne l’impression de simplement<br />
vibrer et crisser. C’est dans cette posture<br />
romantique de l’épuisement de la passion<br />
de la toile que Parrino s’agite de<br />
manière frénétique sur son devenir.<br />
Comme dans la culture rock, l’art doit se<br />
vivre et s’incarner; il permet d’amplifier<br />
la puissance du corps, produisant une<br />
éthique de l’incarnation, évoquant la dramaturgie<br />
et le dynamisme de l’exploit<br />
performatif (et musical).<br />
A feast of fear. L’excellente rétrospective<br />
du MAMCO – conçue par l’artiste avant sa<br />
mort, offre la possibilité d’une lecture<br />
intelligente où l’agencement des œuvres<br />
ce fait méritante –, met en évidence les<br />
liens qui unissent la pratique du dessin<br />
chez Parrino et son affection pour l’espace<br />
scénique de panneaux de plâtres brisés et<br />
troués qui, manipulés deviennent d’outrageantes<br />
sculptures mises en display. C’est<br />
en quelques pas que l’on peut unir la<br />
volonté de l’artiste de sortir la toile de son<br />
enchâssement et le souhait d’Iron Man de<br />
faire exploser le carré noir de Malevitch –<br />
toile de petit format qui agit comme un<br />
remède à la radicalité monochromiste.<br />
C’est d’ailleurs dans un sens moderniste<br />
que s’instaure l’ironie – ou l’idiotie – au<br />
sein du travail de Parrino car il se joue de<br />
la matière et de son sens. Il balance high<br />
and low culture dans un même battle, un<br />
jeu de stratégie multiple entre histoire de<br />
la peinture, cartoons et lyrisme de la<br />
(punk) rock attitude. Cette exposition, se<br />
vie comme un chant intérieur, rares sont<br />
les moments où l’on ne sent pas le désir<br />
de chantonner les références musicales<br />
des œuvres de Parrino – Stooges, Velvet<br />
underground, Ramones, Iggy Pop, Sex<br />
Pistols poussés dans un même vortex. Le<br />
silence muséal est stoppé par l’illusion<br />
des crissement de toiles, des bruits de scie<br />
ou de masse, des hurlements brisés par le<br />
rire, des basses vrillant les toiles crashées,<br />
des rythmes désaxés du métal.•
verso<br />
arts et lettres<br />
14<br />
Pierre Buraglio,<br />
Gérard Thalmann<br />
Par J.-L. C.<br />
Buraglio et Thalmann n’ont<br />
à peu près rien de commun,<br />
sinon qu’ils appartiennent<br />
à la même génération<br />
(née autour de 1940) et qu’ils<br />
sont tous deux irréductiblement<br />
peintres (ça n’est, au fond, déjà pas<br />
rien !). En cette année 2006 de célébration<br />
cézanienne, Buraglio expose<br />
notamment au Musée d’art de<br />
Toulon et à Aix en Provence, au<br />
Gérard Thalmann, Saturne (ça tourne), 2006, 145 x 145 cm. Acrylique et huile sur toile.<br />
musée des Tapisseries (« Station<br />
debout ») où il s’interroge en particulier<br />
sur un Baigneur de Cézanne, et<br />
Thalmann à la galerie Pascal Gabert<br />
(« Porteur d’ombre ») où il s’approprie<br />
un nu de Cranach. Ce qui autorise<br />
le rapprochement entre eux,<br />
c’est leur aptitude commune à revisiter<br />
des maîtres anciens de la peinture<br />
et à en faire des œuvres absolument<br />
personnelles, sur un mode plutôt<br />
grave pour Buraglio, plutôt<br />
ludique pour Thalmann, passionnant<br />
dans les deux cas. J’ai dit<br />
ailleurs que la force de l’art est attestée<br />
par la façon dont les artistes puisent<br />
dans les formes du passé le<br />
moyen d’inventer des formes<br />
actuelles et nouvelles. En voici deux<br />
exemples, exceptionnellement<br />
convaincants. •<br />
Pierre Buraglio, affiche de l’exposition Station debout.
Natacha Dubois Dauphin<br />
Par Thierry Laurent<br />
Natacha Dubois-Dauphin<br />
est une jeune artiste qui<br />
fourmille d’idées. Son<br />
principe repose sur la<br />
mise en place d’une maison d’édition<br />
fictive, ou plutôt d’une maison<br />
d’édition dont elle a l’entière responsabilité<br />
et qui n’a d’autre vocation<br />
de créer ses propres livres d’art,<br />
des livres objets qui réunissent en<br />
parallèle une double narration, tant<br />
en textes qu’en images. Les textes<br />
sont des séries de poèmes où l’artiste<br />
nous fait part d’épisodes imaginés<br />
de sa propre existence. Le<br />
« Catalogue des mères fictives » est<br />
un défilé de femmes aux vies tumultueuses<br />
et inattendues, qui toutes<br />
ont le rôle de mère de l’artiste, ce<br />
dernier s’inventant une pluralité<br />
d’origines. Une réflexion sur sa<br />
propre identité, comme si sa personnalité<br />
était constituée d’une pluralité<br />
d’hypostases. L’être que nous<br />
sommes résulte d’une multiplicité<br />
de possibles, un fragile hasard dans<br />
un monde livré à l’aléatoire davantage<br />
qu’à la nécessité.<br />
Avec « Comestible », l’artiste nous<br />
livre une série d’états de sensibilités<br />
à travers un itinéraire qui la<br />
confronte tour à tour avec l’univers<br />
confiné des rues parisiennes, plutôt<br />
version vingtième arrondissement,<br />
hôtel interlope, et l’espace infini des<br />
sommets alpins. Nature contre<br />
bitume, fragrance des alpages<br />
contre odeurs de trottoir, soleil d’été<br />
contre grisaille urbaine. Natacha<br />
Dubois-Dauphin entreprend une<br />
démarche multiple, l’écriture et<br />
l’image se conjuguent à travers ses<br />
livres en forme de synthèse. •<br />
verso<br />
Les artistes et les expos<br />
15
verso<br />
arts et lettres<br />
16<br />
L’abstraction lyrique<br />
Par Gérard-Georges Lemaire<br />
baptisée L’Envolée<br />
lyrique qui est présentée au<br />
musée du Luxembourg a le<br />
L’exposition<br />
mérite non seulement d’exhumer<br />
un moment généralement oublié ou<br />
sinon méprisé de notre récente histoire<br />
de l’art, mais aussi de comprendre pour<br />
quelles raisons l’art français a perdu sa<br />
prédominance incontestée dans le<br />
monde après la Seconde guerre mondiale.<br />
New York ne va pas tarder à lui<br />
ravir cette position enviée – une position<br />
qui s’est solidement ancrée au cours du<br />
XVIIIe siècle d’abord par la création de<br />
l’Académie royale de peinture et de<br />
sculpture et, peu après, par la l’institution<br />
de l’Exposition dans le « Salon<br />
carré » du Louvre, première manifestation<br />
artistique ouverte au publique et,<br />
enfin, par l’émergence de la critique<br />
d’art qui prend l’aspect d’un nouveau<br />
genre littéraire. Bientôt la France va voir<br />
apparaître des courants artistiques<br />
majeurs et des personnalités ayant une<br />
influence considérable sur toute<br />
l’Europe. Cette tendance est renforcée<br />
par l’afflux à Paris de nombreux artistes<br />
étrangers contribuant à ce rayonnement<br />
international. Le fait le plus troublant est<br />
que l’affirmation de New York comme<br />
nouvelle capitale du microcosme de l’art<br />
a lieu alors que les fondements esthétiques<br />
de la peinture d’alors étaient globalement<br />
à peu près les mêmes que ceux<br />
qui ont cours à Paris : elle est liée à l’essor<br />
d’un art abstrait non géométrique<br />
qu’on ne tarde pas à qualifier<br />
d’Expressionnisme abstrait. Cette manifestation<br />
fournit l’occasion rêvée de<br />
méditer sur cette situation plutôt singulière.<br />
Pierre Descargues, dans un remarquable<br />
essai écrit pour le catalogue (Éditions<br />
Skira) analyse avec clarté et beaucoup<br />
de pertinence les conditions qui<br />
ont nui aux artistes français de cette<br />
période. A commencer par le terme flou<br />
d’École de Paris, qui n’était pas très parlant.<br />
En outre, Descargues souligne l’individualisme<br />
qui a caractérisé tous ces<br />
créateurs et même leur désunion. Sans<br />
doute ont-ils tenu à cultiver leur différence<br />
et se sont-ils méfié de tout amalgame.<br />
Les qualificatifs qui ont été avancés<br />
par les critiques, de l’abstraction<br />
lyrique à l’informel (sans parler du<br />
tachisme et de terminologies tendant à<br />
regrouper des cercles plus restreints<br />
d’artistes), n’ont pas contribué à éclairer<br />
une volonté commune de transformer<br />
les principes de la peinture et de sa relation<br />
au monde. Cette cacophonie qui a<br />
été somme toute un peu cultivée par les<br />
acteurs de cette petite révolution esthétique<br />
s’est accompagnée d’une ignorance<br />
assez complète de ce qui était en<br />
train de se passer dans une direction<br />
similaire dans des pays voisins (par<br />
exemple, on ne s’est guère soucié de ce<br />
que faisaient Giulio Turcato, Emilio<br />
Vedova, Lucio Fontana, Alberto Burri et<br />
bien d’autres en Italie) et encore moins<br />
de l’autre côté de l’Atlantique (si ma<br />
mémoire ne me trahit pas, la première<br />
exposition de Jackson Pollock eut lieu<br />
dans notre capitale en 1948 et n’a eu<br />
que très peu d’échos). Enfin, il faut ajouter<br />
un facteur important qui a pu engendrer<br />
une illusion tragique : Paris est<br />
demeuré une place forte pour la philosophie<br />
(l’existentialisme bien sûr, mais<br />
aussi la phénoménologie) et pour la littérature<br />
avec ses anciennes gloires (Gide,<br />
Colette, Cocteau, etc) et avec ses nouveaux<br />
venus (Sartre encore, Camus, et<br />
peu après les conjurés du Nouveau<br />
Roman, Samuel Beckett, Jean Genêt). Et<br />
les monstres sacrés de l’art (Picasso,<br />
Matisse, Braque, Chagall) venaient compléter<br />
ce tableau séduisant.<br />
Dans une telle perspective, que nous<br />
enseigne cette exposition ? Tout d’abord,<br />
elle donne aussitôt le sentiment d’une<br />
multiplication d’expériences parallèles<br />
ou parfois divergentes. En somme,<br />
d’une dispersion. Cela n’est d’ailleurs<br />
pas gênant en soi, mais ne facilite pas la<br />
définition d’un tableau d’ensemble. Les<br />
deux dates de référence choisies ici<br />
(1947, celle du commencement) et 1955<br />
ou 1956 (correspondant à une consolidation<br />
de ce que ces recherches pouvaient<br />
porter de novateur et de révélateur)<br />
pour construire le parcours sont<br />
judicieuses. Elles rendent bien compte<br />
de cette nouvelle culture artistique et<br />
autant de sa richesse que de sa polysémie,<br />
mais elles ne peuvent pas mettre en<br />
valeur le décalage temporel qui a été<br />
nécessaire pour que les spéculations<br />
plastiques de Pierre Soulages, de Jean<br />
Degottex, de Simon Hantaï, de Martin<br />
Barré, chacun dans un domaine bien différent,<br />
ont pu apporter de profondément<br />
transgressif dans le langage plastique de<br />
la deuxième moitié du XXe siècle.<br />
Elle a aussi le mérite de nous initier à<br />
ces expériences singulières (on songe<br />
aussi bien à Jean Fautrier qu’à Atlan,<br />
Camille Bryen, Michaux, Bram van de<br />
Velde ou Tal-Coat) qui ont si peu de<br />
choses à partager. Les uns visent une<br />
reconstruction de l’espace par des plans<br />
et des lignes colorées, les autres, un langage<br />
de signes s’apparentant à l’écriture.<br />
Ce n’est que lorsqu’on observe les<br />
œuvres de Jean Maneissier, de Maurice<br />
Estève, de Gérard Schneider, d’Alfred<br />
Messagier et de Roger Bissière qu’on<br />
peut imaginer la fondation d’une véritable<br />
école. Mais comment classer les<br />
toiles d’Olivier Debré, de Serge Poliakoff<br />
ou de Zao Wou-ki ?<br />
La richesse des propositions plastiques<br />
présentées ici est flagrante. En leur<br />
temps, elles n’ont eu quasiment aucun<br />
écho à l’étranger. C’est là que se situe la<br />
véritable ligne de partage avec l’art américain<br />
: les critiques, les collectionneurs,<br />
les marchands de tableaux et les musées<br />
se sont vite mobilisés pour le défendre,<br />
le faire connaître et le valoriser. La<br />
vision révolutionnaire de l’art que cet art<br />
véhiculait s’est rapidement imposée en<br />
Europe. Et les artistes ont eu les moyens<br />
de développer leurs intuitions. L’art<br />
français est demeuré, à peu d’exceptions<br />
près, hexagonal. Cette belle anthologie<br />
de l’abstraction françaises est en même<br />
temps l’histoire d’une catastrophe<br />
annoncée. Certains de ces peintres ont<br />
ensuite été révélés au monde. C’est le<br />
cas du poète Henri Michaux dont les<br />
encres figurent dans les plus grands<br />
musées du monde et c’est également le<br />
cas de Zao Wou-ki reconnu et adulé en<br />
Chine. Mais beaucoup d’autres mériteraient<br />
de sortir du purgatoire où ils ont<br />
été plongés. L’Envolée lyrique devrait largement<br />
y contribuer.•
1) Patrick Barrer, vous avez créé la<br />
foire internationale d’art Europ’ART,<br />
en 1991, à Genève. Si l’on en croit vos<br />
analyses, et notamment celles qui<br />
figurent dans Le double jeu du marché<br />
de l’art contemporain, sous-titré<br />
Censurer pour mieux vendre (éd. Favre,<br />
2004), cette initiative a été votre<br />
réponse à une situation problématique<br />
de l’art contemporain. Utilisant<br />
cette expression, je désigne bien<br />
entendu l’art qui nous est contemporain,<br />
et non le courant qui est ainsi<br />
labellisé par le marché. Comment<br />
avez-vous conçu cette foire ?<br />
Dès son lancement, il s’agit en effet de<br />
faire une foire différente. En rupture<br />
avec le marché international de l’art<br />
contemporain et ses lois peu amènes et<br />
très partiales. Nous voulons « inventer »<br />
une foire proche du public et des<br />
artistes, proche du temps de chacun au<br />
cours duquel mûrissent connaissances<br />
et pratiques artistiques. Nous voulons<br />
donner vie à une foire à taille humaine,<br />
accessible au plus grand nombre, fonctionnant<br />
selon ses propres règles, et se<br />
développant à son rythme, dans « sa »<br />
région. Un carrefour historique de<br />
l’Europe. En fait, nous inaugurons alors<br />
un concept que l’on appelle plus volontiers<br />
aujourd’hui « foire de proximité »<br />
ou « foire régionale ». Mais peu importe<br />
le terme. Bien sûr, très vite, à l’image de<br />
la « Genève internationale », Europ’ART<br />
va s’affirmer aussi comme un rendezvous<br />
des cultures du monde grâce aux<br />
origines multiples de ses exposants.<br />
Nous avons reçu jusqu’à présent<br />
59 pays. Mais en choisissant comme voisin<br />
le Salon international du livre et de<br />
la presse, nous nous déterminons tout<br />
de suite en faveur d’une foire populaire.<br />
C’est-à-dire une foire active au sein d’un<br />
grand rassemblement culturel et ouverte<br />
à ce titre sur plusieurs publics, de tous<br />
âges et d’horizons divers. On y trouve<br />
des expositions illustrant des sensibilités<br />
et préférences forcément plurielles.<br />
Souvent incomparables entre elles. Le<br />
mode de fonctionnement d’Europ’ART<br />
se révèle donc différent de celui des<br />
autres foires d’art de l’époque. Et il n’a<br />
pas changé depuis. On ne limite pas les<br />
exposants aux seuls galeristes. On reçoit<br />
des collectifs d’artistes, des musées, des<br />
institutions, des éditeurs d’art, des asso-<br />
ciations culturelles. On regroupe des<br />
familles artistiques et trajectoires personnelles<br />
telles qu’elles se manifestent<br />
autour de nous, à Genève et ailleurs :<br />
dans les ateliers, galeries et autres<br />
scènes culturelles, commerciales ou<br />
non. On explore une voie nouvelle, ne<br />
négligeant ni les vocations à encourager,<br />
ni les coups de cœur du public, ni les<br />
talents à éclairer. Depuis la 1ère édition<br />
d’Europ’ART, plus de 600 000 visiteurs<br />
ont ainsi pu découvrir près de 4600<br />
artistes de différentes régions du<br />
monde. Et en 1997, Europ’ART a créé la<br />
Fondation pour les arts visuels en vue de<br />
favoriser échanges et projets entre des<br />
artistes, des médiateurs et des publics<br />
de tous horizons.<br />
2) Dans votre livre, vous citez Ernst<br />
Gombrich : « à la vérité, ‘l’Art’ n’a pas<br />
d’existence propre, il n’y a que des<br />
artistes». Par ailleurs vous notez qu’en<br />
décembre 2002, il y avait 22 863<br />
artistes inscrits à la Maison des artistes.<br />
Ce n’est pas rien. Vous vous élevez en<br />
même temps contre les propos récents<br />
de ceux qui jugent qu’il y a trop d’artistes,<br />
trop de lieux où la multiplication<br />
des œuvres, des démarches et les variations<br />
des niveaux de qualité créent une<br />
confusion des valeurs sans équivalent<br />
et un brouillage de la vue. Pas facile d’y<br />
voir clair. On se souvient qu’au XIX e<br />
siècle, l’Académie des Beaux Arts avait<br />
une fonction (problématique) de sélection.<br />
Ce que lui reprochaient de nombreux<br />
artistes estimant, comme<br />
Cézanne le formulera, qu’ils n’avaient<br />
pas à être jugés par des juges qu’ils ne<br />
reconnaissaient pas. On sait aussi le<br />
résultat du Salon des Refusés où, pour<br />
être admis, il suffisait d’avoir été…<br />
refusé: le pire y côtoyait le meilleur, au<br />
détriment du meilleur qui y était noyé.<br />
Il faut donc des lieux ou des instances<br />
de discrimination. Aujourd’hui le marché<br />
de l’art est censé jouer ce rôle de<br />
discrimination : il sélectionne des<br />
œuvres sur la scène internationale.<br />
Mais de ce fait il élimine aussi. Vous<br />
écrivez : « le marché international de<br />
l’art contemporain (…) est en train de<br />
devenir un véritable archétype du ‘marché<br />
global’ et un exemple d’intolérance<br />
de tout premier ordre». Comment faire<br />
en sorte que cette sélection ne devienne<br />
pas censure?<br />
verso<br />
Les artistes et les expos<br />
17<br />
Entretien sur les Foires d’art :<br />
Patrick Barrer et Belinda Cannone<br />
Paradoxalement, en la déliant des règles<br />
qui régissent l’expertise du marché et de<br />
la scène institutionnelle qui lui répond.<br />
Le marché international de l’art contemporain,<br />
aujourd’hui, qu’est-ce ? C’est un<br />
microcosme de 50 000 personnes environ,<br />
artistes et journalistes compris,<br />
divisés en mini-réseaux mondialisés,<br />
dont les foires d’art historiques et leurs<br />
jeunes rivales, comme Frieze à Londres<br />
ou Armory Show à New York, sont les<br />
« marques » de référence. Ces foires<br />
organisées par des galeristes pour des<br />
galeristes visent à rassembler les vendeurs<br />
comme les acheteurs privés et institutionnels<br />
les plus influents du<br />
moment pour « faire du chiffre », comme<br />
dit le marchand genevois Pierre Huber,<br />
qui sait de quoi il parle puisqu’il a fait<br />
partie pendant plus d’une décennie du<br />
comité d’organisation d’Art Basel, présentée<br />
par ses promoteurs et clients<br />
comme la première foire d’art du<br />
monde, dans un pays, la Suisse, moins<br />
peuplé que la région parisienne.<br />
Microcosme, vous dis-je ! Cela étant,<br />
reconnaissons-le : Pierre Huber a raison.<br />
Car ces foires-là coûtent très cher et on<br />
n’occupe pas une position dominante<br />
sur un tel marché sans y investir des<br />
sommes importantes, y compris maintenant<br />
dans la production d’œuvres. D’où<br />
l’attente de retours financiers en rapport.<br />
D’où des œuvres en rapport.<br />
J’entends un rapport aux œuvres qui privilégie,<br />
non pas les œuvres, mais les<br />
conditions de leur réception. C’est-à-dire<br />
leur capacité de résonance chez les<br />
médias comme chez les grosses fortunes<br />
qui les achètent et les institutionnels<br />
dominants qui les consacrent. On n’est<br />
plus dans l’excellence artistique, mais<br />
dans l’excellence médiatique et mondaine.<br />
Et finalement financière. Assistez<br />
un jour à un vernissage d’Art Basel et<br />
vous ne mettrez pas longtemps à saisir<br />
qui fait le succès commercial de cette<br />
foire. Le monde « mondain » de l’art,<br />
annoncé par le philosophe et critique<br />
Yves Michaud il y a plus de 15 ans,<br />
triomphe aujourd’hui partout. Même<br />
chez les artistes encore « engagés » bien<br />
que stars du marché. Tout semble prétexte<br />
à jouer sans jouer pour faire<br />
encore et toujours de l’argent. Une certaine<br />
télé-réalité n’est pas absente du<br />
monde de l’art…<br />
…/…
verso<br />
arts et lettres<br />
18<br />
3) Comment sortir alors de ce club ?<br />
Pour que la sélection reste une sélection<br />
il faut d’abord admettre que c’est « une<br />
sélection » justement, c’est-à-dire une<br />
proposition et non pas, comme on l’a<br />
entendu pendant des années à Art Basel,<br />
« le meilleur de l’art contemporain ». Ce<br />
qui est ridicule de la part de commerçants<br />
qui ne font jamais ainsi que vanter<br />
une fois de plus leur marchandise.<br />
D’autre part, inclure dans cette proposition<br />
la part d’inachevé propre à chaque<br />
artiste, si talentueux soit-il, qui nous rappelle,<br />
à la manière d’Ernst Gombrich,<br />
que c’est un être de chair et de sang qui<br />
conçoit les œuvres, selon une trajectoire<br />
incertaine, fragile, comprise entre l’art<br />
balbutiant et le chef d’œuvre, rarissime<br />
par définition. On replace ainsi la figure<br />
de l’artiste au milieu du village. On<br />
retire au marché et à ses relais médiatiques<br />
et institutionnels le monopole du<br />
lien avec le public pour faire connaître et<br />
vendre des œuvres. On inaugure<br />
d’autres voies. On met en place d’autres<br />
passerelles entre hier et aujourd’hui.<br />
Entre les artistes et le public. Entre les<br />
médiateurs et les artistes. Entre telle<br />
œuvre et telle autre. Sans se soucier de<br />
cette sacro-sainte compétition qui,<br />
contrairement aux antiennes habituelles,<br />
ne privilégie pas les meilleurs,<br />
mais les plus forts, ce qui n’est pas la<br />
même chose. Dans le domaine culturel.<br />
Comme sur un plan simplement<br />
humain. Le pire et le meilleur, ditesvous,<br />
chez les Refusés d’hier ? Et chez les<br />
Acceptés d’aujourd’hui qui, eux, monopolisent<br />
toute la visibilité, tout en feignant<br />
d’être encore des marginaux ? Une<br />
œuvre forte n’a rien à craindre d’une<br />
cohabitation avec une œuvre d’un<br />
niveau inférieur si ses médiateurs<br />
savent éclairer l’une et l’autre en relation<br />
avec la trajectoire que je viens<br />
d’évoquer, et si une telle cohabitation<br />
permet à des artistes de rencontrer le<br />
public qui, lui aussi, a son chemin et son<br />
expérience à faire. A son rythme.<br />
L’actualité des artistes, la vie artistique,<br />
c’est aussi cela. C’est même ainsi que<br />
tout commence et recommence, surtout<br />
quand le succès tarde.<br />
4) A quoi sert la presse culturelle ? On<br />
est souvent frappé par l’unanimité<br />
dans la réception des œuvres. En ce<br />
moment, on n’entend qu’une voix<br />
pour louer la Fondation Pinault à<br />
Venise. Deux phénomènes se conjuguent<br />
pour expliquer cette louange<br />
universelle (quand, à mon avis, on<br />
peut y voir aussi le pire de l’art<br />
contemporain) : Pinault met de l’argent<br />
dans la moitié des médias fran-<br />
çais de référence qui ne sauraient<br />
donc critiquer le pourvoyeur de<br />
fonds ; le mimétisme fait le reste : les<br />
médias se persuadent tous mutuellement<br />
de ce que quelques-uns disent et<br />
créent ainsi un effet boule de neige.<br />
Vous avez raison. Le conformisme est<br />
grand dans le monde de l’art contemporain<br />
comme dans la presse culturelle.<br />
D’ailleurs dissocier celle-ci de celui-là<br />
n’est qu’une manière de parler. Certes, il<br />
y a bien ici et là quelques tireurs embusqués<br />
– et heureusement. Mais leur visibilité<br />
est très réduite. Le plus souvent, chacun<br />
se tient par la barbichette. Il ne faut<br />
pas craindre de le dire. Comme partout<br />
ailleurs, malheureusement. Mais ici les<br />
positions se négocient davantage car le<br />
monde de l’art contemporain est étroit,<br />
les intérêts croisés y sont plus affirmés.<br />
Alors que faire, si vous voulez faire respirer<br />
un autre air ? La presse culturelle,<br />
comme la grande presse, est de moins en<br />
moins une presse de révoltés. Bobo, tout<br />
au plus. Quel journal pourrait jouer dans<br />
le monde de l’art contemporain le rôle<br />
du Monde Diplomatique en décryptant<br />
sans les promouvoir (c’est-à-dire en ne<br />
procédant pas comme la sociologue<br />
Raymonde Moulin), les liens qui unissent<br />
par exemple un François Pinault, l’État,<br />
l’économie et l’art contemporain vanté<br />
par la grande presse de gauche comme<br />
de droite ? Presse interchangeable justement<br />
quand il s’agit de couvrir l’actualité<br />
de l’art contemporain et… l’économie.<br />
Tout le monde s’y retrouve, même<br />
devant le plus subversif qui n’agresse<br />
évidemment plus personne depuis un<br />
moment. Et surtout pas ses riches acheteurs,<br />
ni les «pipoles». Même les performances<br />
financières du marché de l’art<br />
ne scandalisent plus. Cela a donné naissance<br />
au contraire à des chroniques<br />
qu’on appelle «Marché de l’art» et même<br />
de lucratives rubriques dans les pages<br />
« Investissements » des cahiers « Économie<br />
». Le Figaro, le Monde, Libération,<br />
quelle différence ? En Suisse, c’est la<br />
même chose. Tout le monde est d’accord.<br />
Est-ce normal ? Tout ce que le marché<br />
encense est-il acceptable ? Tout ce qu’il<br />
écarte est-il condamnable ? Voilà des<br />
questions qui donneraient du sens à la<br />
presse culturelle aujourd’hui. Mais sa<br />
lecture de l’actualité artistique et du marché<br />
est plus justificative que critique. Le<br />
milliardaire François Pinault, parmi<br />
d’autres philanthropes aussi fortunés,<br />
achète, c’est vrai, l’art du marché. Mais<br />
sous l’effet des règles du marché, cet art<br />
n’est plus que du consommable financier<br />
et du divertissant. Oui, François Pinault,<br />
grand ami du « grand » philosophe<br />
Bernard-Henry Lévy, lui-même grand<br />
ami des médias, plaît au marché, que<br />
nombre de représentants conseillent, y<br />
compris un ancien ministre de la culture.<br />
C’est le « Charles Saatchi » hexagonal, ce<br />
publicitaire britannique prospère qui<br />
vend, achète et expose «en gros» de l’art<br />
contemporain. Surtout depuis que<br />
François Pinault s’est offert – et c’est son<br />
droit, comme on dit souvent chez<br />
Marianne – un poste d’observation de<br />
premier plan en achetant la 2e société de<br />
ventes publiques du monde, Christie’s en<br />
l’occurrence. Mais était-ce encore son<br />
droit et celui de la presse « éclairée » de<br />
piétiner les élus comme presque tous les<br />
journalistes l’ont fait parce que les représentants<br />
du peuple, moins sensibles sans<br />
doute à la chance extraordinaire qui leur<br />
était «offerte», n’allaient pas dans le sens<br />
et à la vitesse souhaités par le milliardaire<br />
pour recevoir sa fondation ? Les<br />
journalistes se sont satisfaits des déclarations<br />
du patron du groupe Fnac-Redoute-<br />
Gucci-Printemps-Point – entre autres.<br />
Monsieur Pinault avait donc forcément<br />
raison. C’est désolant. Intérêts croisés,<br />
c’est sûr ! Le monde de l’art contemporain<br />
comme son marché sont à l’image<br />
du monde économique néolibéral que<br />
nous habitons. Le marché a tous les<br />
droits. Comme autrefois le Parti chez les<br />
communistes. Et ses détracteurs n’ont<br />
plus que celui de se taire ou d’aller voir<br />
ailleurs. Vous l’aurez compris, je fais partie<br />
de celles et ceux qui aiment aller voir<br />
ailleurs l’artistiquement incorrect et non<br />
événementiel. On y fait toujours de<br />
vraies et parfois dérangeantes rencontres<br />
! François Pinault, parmi<br />
d’autres, devrait s’y rendre de temps en<br />
temps, lui qui affirmait il y a peu que les<br />
artistes « peuvent probablement percevoir<br />
les grands mouvements sismiques<br />
plus vite que les hommes d’affaires»•<br />
(Site e-mail d’Europe’Art, Genève :<br />
www.europart.ch)
Regardez-le ! C’est Démosthènes le<br />
boxeur. Un costaud ! Épaules<br />
larges, biscoteaux d’enfer. Dans<br />
les milieux de l’art, le genre viril n’est<br />
pas à la mode. Il est préférable d’aborder<br />
un look fragile, non sportif, s’habiller<br />
de sombre, l’allure maigre et un<br />
tantinet intello. Davvetas, lui, n’as pas le<br />
look critique d’art, il n’a pas le look<br />
artiste, il n’a pas le look professeur.<br />
Plutôt fort des Halles, plutôt docker sur<br />
le port d’Athènes, rockeur de bastringue,<br />
séducteur de filles de bal, avec sa voix<br />
rocailleuse, son œil malicieux et sa<br />
dégaine de brute. Mais ce qu’on en sait<br />
pas, est qu’il faut clamer haut est fort,<br />
c’est que Démosthènes le boxeur est<br />
d’abord un artiste, rien qu’un artiste,<br />
mieux, un poète.<br />
Duchamp a inventé le ready-made,<br />
Démosthènes le « ready-boxing ». Car ses<br />
plus grandes performances sont des<br />
matchs de boxe qu’il organise dans des<br />
centres d’art ou des galeries. Celui à la<br />
galerie Michel Rein était un vrai match,<br />
avec de vrais gants, un vrai short de<br />
boxeur, de vrais brodequins, de vrais<br />
coups en pleine gueule. Et c’est vrai que<br />
l’indexation de la boxe comme forme<br />
d’art exige de l’entraînement, et<br />
Démosthènes le costaud s’entraîne<br />
quatre heures par jour. Il y avait donc un<br />
match de boxe organisée à la galerie<br />
Michel Rein. Et les coups partaient. En<br />
face, un gros black, souple, alerte et bien<br />
entraîné, le corps lisse, le regard vif,<br />
avec des allures de fauves aux aguets.<br />
Allons, disons la vérité : Démosthènes<br />
n’en menait pas très large. Car le black<br />
esquivait et remisait ses coups avec<br />
habileté. Et pan, direct du gauche, et paf<br />
direct du droit, uppercut, enchaînement,<br />
droite, gauche, esquive, coudes au corps,<br />
esquive, corps à corps, Démosthènes fait<br />
front, fronce les sourcils, résiste, s’arcboute,<br />
contre-attaque, et balance à son<br />
tour un enchaînement, droite, droite<br />
gauche, uppercut. Le jeu de Démosthènes<br />
est un peu raide, alors que son adversaire<br />
esquive en souplesse, pivote habilement<br />
sur ses jambes, semble un peu se<br />
jouer de lui, et Démosthènes le boxeur<br />
encaisse, riposte, cogne dur, presque<br />
« pro » de la boxe, plus en force qu’en tactique.<br />
Aux points, petit avantage pour<br />
son adversaire, mais tout de même de la<br />
vraie boxe, dans une galerie du Marais,<br />
une boxe authentique, avec arcade sourcilière<br />
ensanglantée, crampe à l’estomac,<br />
et du blanc aux commissures des<br />
lèvres. Duchamp avait préféré se consa-<br />
Le cas Demosthènes Davvétas<br />
crer aux échecs, comme<br />
forme d’art, de performance,<br />
une pratique qui se réalisait<br />
dans la durée, une activité de<br />
combat, certes, mais calme,<br />
posée. C’est normal, Duchamp<br />
n’avait pas la carrure de<br />
Démosthènes, Démosthènes pratique<br />
donc la boxe, un art de stratégie,<br />
d’observation, les poings du boxeur sont<br />
les pions du joueur d’échec, et disons<br />
que le KO au tapis est l’équivalent de<br />
l’échec mat. Marcel contre Démosthènes,<br />
Démosthènes contre Marcel, belle<br />
affiche : une chose est sûre, l’un et<br />
l’autre mènent un même combat pour<br />
élargir le champs de l’art à celui de la vie<br />
envisagée comme sport de combat.<br />
Démosthènes n’a pas toujours été<br />
boxeur. Il fut un temps où il interviewait<br />
les stars de l’art contemporain. Un carnet<br />
d’adresse d’enfer : ses amis s’appellent<br />
Andy Warhol, Joseph Beuys, Cy Twombly,<br />
Basquiat. De ses entretiens, publiés<br />
d’abord au journal Libération, il en sortira<br />
un livre bien connu publié aux Éditions<br />
«Au Même Titre». Mais il va y avoir<br />
la métamorphose. Car le critique d’art se<br />
révèle tel qu’en lui-même il a toujours<br />
été : un artiste qui mène une démarche<br />
cohérente. Démosthènes entame des performances<br />
où il récite ses poésies entourées<br />
de filles-fleurs dénudées, ce qui<br />
donne une atmosphère étrange où<br />
verso<br />
arts et lettres<br />
19<br />
Démosthènes Davvétas, aède et boxeur<br />
Par Thierry Laurent<br />
l’érotisme devient mysticisme.<br />
Puis il y a la série des toiles au<br />
chromatisme acide, aux formes<br />
sinueuses, où éclate un expressionnisme<br />
voluptueux. Car c’est l’amour qu’exalte<br />
l’artiste à travers ses toiles limpides, aux<br />
formes délimitées, où les mots dansent<br />
entre les couleurs, où les corps enlacés se<br />
livrent à un ballet infernal, digne des déités<br />
de l’Olympe. La vie est une écriture.<br />
L’art est une écriture, et c’est dans la<br />
grande lignée de « l’ut pictura poesis »,<br />
que s’inscrit l’œuvre de Démosthènes.<br />
Enserrer le monde dans un linceul de<br />
poésie, telle est sa vocation. Renouer le<br />
réel avec le logos primordial, celui<br />
inventé par la philosophie grecque, lieu<br />
où le vrai et le beau se confondent et où la<br />
plasticité du corps précède la pertinence<br />
du discours sous les auspices du dieu<br />
Eros. Démosthènes le grec, Démosthènes<br />
la brute, Démosthènes l’aède, est un Zeus<br />
qui, pour séduire son public, se métamorphose<br />
sans cesse: en taureau combattant<br />
lorsqu’il boxe, en cygne lorsqu’il se fait<br />
artiste, en aigle, cet albatros des montagnes,<br />
lorsqu’il écrit des poésies qui sonnent<br />
comme un chant de la terre. •
verso<br />
arts et lettres<br />
20<br />
Démosthènes Davvetas appartient<br />
à ce genre d’artistes si<br />
particuliers et si intrigants qui<br />
envisagent leur création<br />
comme un passage incessant et passionné<br />
entre la peinture et l’écriture.<br />
Comme Cy Twombly, qu’il a bien connu,<br />
qu’il admire et qu’il a commenté dans le<br />
passé, il ne vise pas une symbiose idéale<br />
entre ces deux termes de l’activité artistique<br />
et littéraire quels que soient les<br />
moyens mis en œuvre. Il recherche plutôt<br />
l’établissement de tensions de différentes<br />
sortes entre eux. Pour Twombly,<br />
tout se joue encore au sein du tableau,<br />
devenu le lieu métaphorique d’un mur<br />
antique, d’un volumen ou d’un tableau<br />
noir. Pour Démosthènes Davvetas, tout<br />
se résout dans une multiplication des<br />
instances fondatrices de l’œuvre, dans<br />
une extrateritorialité qui devient simultanément<br />
peinture, poésie et performance.<br />
Le corps de la poésie<br />
Par Gérard-Georges Lemaire<br />
Comme l’artiste aime à le dire, une couleur<br />
peut être ce qui engendre l’écriture<br />
d’un poème, comme si elle avait le pouvoir<br />
de se changer en sons et puis en<br />
mots et en phrases. Je serais enclin à<br />
penser que le contraire pourrait tout<br />
être tout aussi vrai en ce qui le concerne.<br />
Ce qui est sûr, c’est que la sphère poétique<br />
et la sphère picturale n’ont de<br />
laisse de s’influencer l’une l’autre et de<br />
se contaminer dans un dialogue alerte et<br />
dynamique. Et elles prennent toute leur<br />
ampleur, donc toute leur puissance et<br />
toute leur signification, quand il les met<br />
en scène au cours de représentations<br />
uniques dont il est à la fois l’instigateur<br />
et l’acteur principal. Il a souvent recours<br />
à un modèle (il peut, par exemple, écrire<br />
ou peindre sur sa peau comme il peut<br />
aussi le faire sur le mur ou sur des<br />
feuilles de papier) dans un spectacle qui<br />
se révèle à la fois rituel et ludique. En<br />
utilisant ce stratagème théâtral (ou plutôt<br />
théâtralisé), il entend rendre à ses<br />
actes leurs dimensions physiques, métaphysiques<br />
ou même liturgiques, car il a<br />
l’ambition que son spectacle, aussi peu<br />
religieux soit-il dans son essence, aussi<br />
ancré dans la matérialité puisse-t-il<br />
paraître, prenne néanmoins une valeur<br />
transcendantale.<br />
C’est incontestable : il y a dans son esprit<br />
une collusion cultivée avec soin et avec<br />
ferveur entre la poésie – le faire poétique<br />
en premier lieu – et le sport – la culture<br />
de la corporéité et le culte du combat<br />
comme art de la dialectique du corps et<br />
de la pensée abstraite. Cette relation<br />
intime, bouleversante, fondamentale,<br />
puise ses ressources dans les fragments<br />
de Pindare (surtout dans sa sublimation<br />
des jeux olympiques) et dans les adages<br />
de Sismonide (c’est lui qui a soufflé à
Léonard de Vinci l’idée que la poésie est<br />
un dessin qui parle et que le dessin est<br />
un poème muet), mais également dans<br />
la philosophie (en particulier chez<br />
Nietzsche) et dans la mythologie classique.<br />
La poésie de Démosthènes Davvetas<br />
n’est ni formaliste ni savante, ni précieuse,<br />
pas plus d’ailleurs que ses<br />
tableaux. Il se place résolument au-delà<br />
de la modernité. Mais qu’on ne s’y<br />
trompe pas : son art poétique et sa poésie<br />
picturale qui se répondent sans fin<br />
ont été élaborés dans la grande forge de<br />
l’histoire de notre civilisation et ils sont<br />
sous-tendus par de nombreuses lectures<br />
et une relation profonde avec la peinture<br />
d’autrefois. L’ « écriture totale » (l’expression<br />
est de lui) à laquelle il aspire n’est<br />
rien d’autre que ce qui reste une fois que<br />
la mémoire oublieuse a rempli son<br />
office. Il s’agit d’un dépôt de savoir qu’il<br />
utilise dans des œuvres exécutées avec<br />
une grande spontanéité. Force est d’admettre<br />
que ce microcosme si intense, si<br />
haut en couleurs, si touffu, rehaussé d’or<br />
comme les icônes orthodoxes, avec un<br />
étrange mélange de naïveté et de références<br />
aux régions les plus hautes de<br />
notre culture, est d’abord le lieu privilégié<br />
où célébrer la littérature (à travers la<br />
présence de Victor Hugo ou de T.S. Eliot),<br />
de la danse (avec le portrait de Marie-<br />
Claude Pietragalla), de la musique (avec<br />
le buste de Beethoven), de la pensée et<br />
de son audace (avec Friedrich<br />
Nietzsche), de l’art (Warhol et Basquiat<br />
sont ses sujets favoris), des héros de la<br />
Grèce homérique (à commencer par<br />
Achille), tous convoqués dans un jardin<br />
d’Eden peuplé de femmes nues et d’animaux<br />
de toutes sortes. Tout cela s’accompagne<br />
d’une apologie de la boxe, ce<br />
« noble art » qu’il continue à pratiquer et<br />
qui est pour lui l’expression la plus pure<br />
de la pratique artistique telle qu’il la<br />
conçoit.<br />
Enfin, l’écriture est omniprésente dans<br />
la majeure partie de ses compositions<br />
comme si ces espaces disjoints dans les<br />
verso<br />
Le cas Demosthènes Davvétas<br />
21<br />
termes de bonne intelligence de la peinture<br />
étaient maintenus ensemble par un<br />
équilibre miraculeux grâce à ces paroles<br />
inscrites à la surface du papier. En grec<br />
moderne, en français, en anglais, la poésie<br />
de l’artiste est le fruit d’un cosmopolitisme<br />
revendiqué car il ne reconnaît<br />
aucune autre patrie digne de ce nom que<br />
celle de l’art – les autres, celle de son origine,<br />
celle qui est désormais la terre où il<br />
a choisi de vivre et enfin celle qui lui permet<br />
d’être chez eux un peu partout dans<br />
le monde n’existant plus que de manière<br />
relative.<br />
La quête intérieure de Démosthènes<br />
Davvetas est sous-entendue par le désir –<br />
cet éros élevé au rang de deus ex<br />
machina d’un transport de l’âme se<br />
matérialisant au cours d’un combat à la<br />
loyale qu’il mène avec une plume ou un<br />
pinceau au bout des doigts ou, sinon, des<br />
gants noués aux poignets. •
verso<br />
arts et lettres<br />
22<br />
Ce titre, dans Libération du<br />
20-21/5, au moment où je<br />
m’apprête à boucler cet<br />
article, a attiré mon œil. Il<br />
s’agit de la «révolte» des<br />
flics municipaux de Cannes,<br />
rien d’exceptionnel donc,<br />
tant ces polices municipales<br />
sont à la limite, et souvent<br />
du mauvais côté de ladite<br />
limite, du droit. Déjà que la<br />
Police Nationale flirte souvent<br />
avec cette limite, mais<br />
n’insistons pas trop, le premier<br />
flic de France, le nain<br />
de jardin cocu et hargneux<br />
est en route de sa banlieue<br />
vers l’Élysée, autant s’y préparer.<br />
Ce qui était intéressant<br />
dans cet article et qui a un<br />
rapport avec cette chronique<br />
est la mention de la manifestation,<br />
solitaire cette<br />
fois, de Min Sik-choï, acteur<br />
coréen -le seul là-bas qui ne<br />
s’appelle pas Park, Lee ou<br />
Kim- contre «les négociations<br />
entre les États-Unis et<br />
la Corée pour que le quota<br />
de films nationaux tombe de<br />
40 à 20%». Vous avez bien<br />
lu, les USA exigent que pas<br />
plus que 20% des films diffusés<br />
sur leurs propres<br />
écrans soient des films<br />
coréens. Ce qui, nous<br />
l’avons compris, ramène la<br />
part des films «étrangers»,<br />
c’est à dire des USA, à 80%.<br />
Pour qui s’étonnera encore<br />
de mon indignation, se référer<br />
aux accords Blum-<br />
Byrnes de 1947 conditionnant<br />
l’octroi du Plan<br />
Marshall à la France à une<br />
similaire manipulation.<br />
« Chérie, j’veux pas rater<br />
Télé-Foot»<br />
(Renaud)<br />
Allez le Stade, Bateux,<br />
l’Homme du Match<br />
J.-C. Muracciole<br />
Éd. Montparnasse<br />
Maradona<br />
Arte Vidéo<br />
Pour ceux qui ont été enfants,<br />
ou adolescents, dans les<br />
années cinquante, alors que<br />
la télévision publique<br />
française ne comportait<br />
qu’une chaîne, en noir et<br />
blanc, son alimentation<br />
étant, dans les villages privés<br />
d’électricité, assurée par des<br />
dynamos de bicyclettes ou<br />
même des bougies, le Stade<br />
de Reims est un nom<br />
magique. Pour les plus<br />
jeunes ayant continué à<br />
considérer le foot comme un<br />
sport, Maradona est LE plus<br />
grand joueur du XX e siècle,<br />
y’en avait pas au XIX e !<br />
Alors que, lorsque ces lignes<br />
sont écrites, quelques<br />
milliards (oui, milliards !) de<br />
gens organisent déjà leur<br />
emploi du temps de juin et<br />
juillet 2006, s’apprêtant<br />
chacun à perdre des dizaines<br />
d’heures devant leur bouche<br />
d’égout audiovisuelle, mais<br />
chacun occupe son temps<br />
comme il veut ou peut, et j’ai<br />
ces deux DVD à<br />
« chroniquer » !<br />
Me faire ça à moi ! Moi qui,<br />
dans ma si longue vie, n’ai vu<br />
que 2 matches à la télé et un<br />
seul « en vrai ». J’y étais<br />
obligé, dans une ville de<br />
province de l’Est de la<br />
France, un match à l’issue<br />
duquel je pus admirer la<br />
classe des supporters à<br />
l’égard de leur équipe<br />
vaincue, dont des pétasses en<br />
fourrure qui leur balançaient<br />
des insultes à caractère<br />
nettement homophobe, en<br />
tous cas d’un niveau<br />
éloquent. C’était à Nancy.<br />
Quand j’étais petit, on parlait<br />
Les DVD<br />
Mais que fait la police ?<br />
Par Guillaume de Boisdehoux<br />
de Kopa, Fontaine. Il y a<br />
8 ans, déjà, c’était Zidane.<br />
Voilà à peu près l’étendue de<br />
ma connaissance « affichée »<br />
du foot. Mais, comme pour la<br />
télé que je ne regarde pas, si<br />
je n’ai pas de « poste », je sais<br />
ce qui s’y passe. Je lis les<br />
journaux.<br />
Je vois que les milliards de<br />
gogos qui vont croire que le<br />
foot est un sport ces<br />
prochaines semaines ne<br />
veulent pas voir que, comme<br />
le Tour de France qui va<br />
suivre, ce « sport » est pourri,<br />
gangrené jusqu’à la moelle,<br />
nauséabond : le fric, les<br />
matchs arrangés, les arbitres<br />
achetés, les joueurs drogués.<br />
Ce n’est pas un sport, c’est<br />
une mafia, qui enrichit les<br />
riches sponsors, joueurs,<br />
clubs et agents divers et<br />
appauvrit, dans des<br />
proportions équivalentes<br />
selon la célèbre loi du<br />
marché, les déjà pauvres qui<br />
se fendent d’un billet de<br />
stade, d’une redevance<br />
scandaleuse (oui à la<br />
redevance, mais sans pub<br />
sur le service public !) et<br />
achètent les merdes vendues<br />
avec ces jeux du stade. On va<br />
mettre tout le « calcio » en<br />
taule bientôt en Italie !<br />
En 1998, alors que j’avais<br />
d’autres soucis en tête au<br />
moment de cette Coupe du<br />
Monde gagnée par la France<br />
(tiens, la France a gagné en<br />
France, si l’Allemagne gagne<br />
celle-ci, je ne serai qu’à<br />
moitié surpris…), il n’y avait<br />
pas une table de troquet qui<br />
ne fût transformée par un<br />
distributeur de merde<br />
liquide à bulles (client favori<br />
du bétonneur de TF1) en<br />
« vitrine horizontale » avec<br />
ballons aux couleurs de<br />
ladite merde. Que les<br />
Allemands récupèrent tout<br />
ça, fassent marcher leurs<br />
bordels et qu’on en parle<br />
plus.<br />
Le contraste entre les deux<br />
DVD est saisissant, c’est celui<br />
entre deux époques, et il<br />
faudrait ajouter les années<br />
2000 pour obtenir un<br />
panorama plus complet. En<br />
1958-1960, on parle d’une<br />
équipe, Reims, faite de « gars<br />
du coin », même si Kopa est<br />
fils d’émigré polonais. Je<br />
renvoie à un dessin, intitulé<br />
« immigration choisie », qui<br />
me fait encore rire (jaune) du<br />
Canard Enchaîné. Devant un<br />
guichet d’immigration, un<br />
grand individu à forte<br />
pigmentation décline son<br />
identité à l’employé, à faible<br />
pigmentation lui, de l’autre<br />
côté du guichet : « Einstein,<br />
Mamadou Einstein ». Génial.<br />
Mais les Polonais étaient à<br />
faible pigmentation, au<br />
moins quand ils avaient pris<br />
leur douche après le travail<br />
dans la mine. Ils étaient<br />
moins chers que des<br />
Français « de souche », n’estce<br />
pas Mme Parisot ! Un petit<br />
club, local, qui devient le<br />
meilleur de France puis un<br />
des meilleurs d’Europe et du<br />
monde. Merveilleuse<br />
histoire, déjà un « transfert »,<br />
Kopa part au Real Madrid,<br />
avec Di Stefano et sa bande.<br />
Quant à Maradona, qu’il ne<br />
faut pas confondre avec une<br />
chanteuse américaine, c’est<br />
la si typique histoire d’un<br />
pauvre gars des bidonvilles<br />
de Buenos Aires (choisir<br />
toute autre ville immense du<br />
Tiers-Monde pour un autre<br />
exemple, ça marche<br />
toujours) qui est un virtuose<br />
du ballon, du dribble, du<br />
jonglage avec cette petite<br />
boule qui fait marcher le<br />
monde. Sa carrière est<br />
météorique, il est le seul<br />
joueur de foot (= pied en<br />
Anglais) à marquer de la<br />
main sans se faire prendre<br />
par l’arbitre (qui regardait<br />
ailleurs) et qui peut déclarer<br />
que c’est « la main de Dieu ».<br />
Faut l’faire. Le système du<br />
fric est dénoncé, les foules<br />
proches de l’hystérie<br />
religieuse sont<br />
consternantes, le petit gars<br />
devient obèse et cardiaque,
BRANDON<br />
Frédéric<br />
Vivement la fin des vacances<br />
Technique mixte - 73 x 120 cm<br />
Frédéric Brandon est né à Paris en 1943,<br />
où il travaille et vit depuis 1980.<br />
Élève de l’Académie Jullian en 1965 — lieu de<br />
rencontre et d’amitiés fidèles —, diplômé des Beaux<br />
Arts de Paris en 1969, il fut professeur de dessin<br />
au lycée Lakanal.<br />
En 1985, il est invité pour une rétrospective<br />
au musée d’Ashkhabad (Turkmenistan) et au Centre<br />
d’art contemporain (CAC) de Basse-Normandie,<br />
à Hérouville-Saint-Clair, en 1997.<br />
Il expose en mars 2005 à la galerie Pascal Gabert<br />
à Paris « Vivement la fin des vacances »<br />
Frédéric Brandon fut l’invité de Verso Arts & Lettres<br />
N°26 d’avril 2002.<br />
Frédéric Brandon
verso<br />
arts et lettres<br />
24<br />
c’est Castro qui le sauve, c’est<br />
dire ! Je suis bien content que<br />
la prochaine coupe du<br />
Monde se passe chez les<br />
Allemands et j’avoue espérer<br />
très fort une élimination très<br />
rapide de la France. Oui ! On<br />
sera tranquille. Je<br />
revendique très fort ce<br />
souhait, quitte à être attaché<br />
devant un poteau avec un<br />
buteur qui me mitraille de<br />
ballons. Je demanderai alors<br />
un direct à 20h.<br />
Je recommande ces films,<br />
même si on est pas fana de<br />
foot. Très bien faits, celui sur<br />
Reims est attendrissant<br />
–nostalgie ! -, l’autre<br />
également très bien fait, sans<br />
pudeur.<br />
Les Amants réguliers<br />
Philippe Garrel<br />
2004, MK2 Éditions<br />
Après les premières images,<br />
le Quartier Latin en flammes<br />
et les « protagonistes » luttant<br />
à « armes égales », CRS avec<br />
matraques et canons à gaz<br />
lacrymogène, étudiants avec<br />
ce qu’ils trouvaient par terre,<br />
j’ai dû reprendre le dossier<br />
pour m’assurer qu’il ne<br />
s’agissait pas d’un<br />
documentaire. L’absence de<br />
tremblement de l’image<br />
m’avait mis la puce à l’œil, si<br />
je peux dire, j’en ai eu la<br />
confirmation, il s’agit bien<br />
d’un film tourné en 2003-<br />
2004. Visionnant ce film<br />
début avril 2006, j’ai été<br />
frappé par l’extraordinaire<br />
ressemblance entre les CRS<br />
d’alors et ceux d’aujourd’hui.<br />
Mêmes gueules de brutes,<br />
mêmes attitudes de cow-boys<br />
libérés de toute consigne<br />
d’apaisement ou de menace<br />
de contrôle (« tapez, je vous<br />
couvre » étant la devise de<br />
chaque ministre de<br />
l’intérieur de droite), même<br />
impression de fascisme en<br />
1968 et en 2006. Faut-il en<br />
déduire que les CRS se<br />
reproduisent, se clonent ?<br />
Pourquoi pas ? Qui peut avoir<br />
envie de se cacher derrière<br />
un uniforme, sans que son<br />
identité puisse être connue<br />
(problème relevé par le<br />
Commissaire Européen dans<br />
son rapport sur les prisons<br />
en France, et grave<br />
manquement aux règles de la<br />
démocratie), qui peut avoir<br />
envie de « casser du jeune »<br />
sinon les fils des mêmes<br />
tarés, avinés, abrutis qui<br />
attendent en somnolant dans<br />
leurs cars garés cul à cul<br />
mais dont le moteur reste en<br />
marche ! Les gueules de ces<br />
boutonneux à moins de<br />
30 ans (mais quelle fille veut<br />
baiser un CRS ! ?), bouffis par<br />
l’alcool après (faut bien<br />
compenser l’absence<br />
d’affection, n’est-ce pas ! ?),<br />
sont les mêmes : des brutes,<br />
des abrutis, des cogneurs,<br />
aussi peu soucieux de la loi<br />
qu’un militaire, forts de leur<br />
impunité.<br />
Et si les CRS se reproduisent,<br />
alors les ministres de<br />
l’Intérieur en font autant.<br />
Marcellin serait le père de<br />
Pasqua et le grand-père de<br />
Sarko, le nain facho qui ne<br />
rêve que d’une société où<br />
l’on flique les enfants dès la<br />
maternelle, tiens, suggéronslui<br />
le tatouage pour<br />
reconnaître plus facilement<br />
les « fauteurs de troubles »<br />
plus tard. Ça a déjà été fait, il<br />
ne connaît pas l’histoire.<br />
Ce film est un des plus beaux<br />
que j’ai vus depuis très<br />
longtemps. Il ne faut pas le<br />
manquer, l’histoire d’amour<br />
est belle, belle comme<br />
devrait être l’amour, me<br />
semble-t-il.<br />
Tchernobyl, la vie<br />
contaminée<br />
D. Desramé et D. Maestrali<br />
Éd. Montparnasse<br />
Quelques jours avant les<br />
législatives de 1986, un<br />
certain Laurent F., alors<br />
Premier Ministre, mais déjà<br />
futur amateur de carottes<br />
râpées, de Star’Ac, de<br />
balades en moto (louée pour<br />
les photos), et qui devint<br />
l’adversaire acharné d’une<br />
Constitution pour l’Europe à<br />
la seule fin de se<br />
« positionner » pour une<br />
élection présidentielle,<br />
récipiendaire d’un œuf à la<br />
Fête de l’Humanité qui suivit<br />
ce référendum, déclarait à<br />
peu près ceci : « Le nuage<br />
radioactif s’arrête à la<br />
frontière de la France. »<br />
Quand je pense à Tchernobyl,<br />
je pense à ce petit mec dont<br />
l’ambition a tué l’intelligence<br />
et qui reste incapable de<br />
mesurer le degré de haine<br />
qu’il s’est attiré. Et ce ne sont<br />
pas ses affidés de<br />
l’Assemblée ou de la Seine-<br />
Maritime qui oseraient le<br />
contredire : il les a achetés,<br />
avec des postes, comme un<br />
chef mafieux sait le faire.<br />
Enfin, il ne sera pas PR (G.<br />
Rondot), lui qui demanda<br />
tout haut, quand l’hypothèse<br />
de la candidature Royal<br />
devint « palpable » : « Mais qui<br />
va garder les enfants ? ».<br />
Il a rejoint le club des vieux<br />
cons machos d’honneur,<br />
dont Galouzeau (DdV) qui<br />
déclara « la France a les<br />
cuisses écartées. Elle attend<br />
qu’on la baise. Ça fait<br />
longtemps qu’on ne l’a pas<br />
honorée ! », (quelle<br />
débandade, mot juste, avec le<br />
CPE et Clearstream !) ou la<br />
paire impayable de clowns<br />
fachos (futur ou ex-facho,<br />
toujours facho), Sarko et<br />
Longuet, au salon de<br />
l’agriculture, dégoisant des<br />
propos ignobles sur Roselyne<br />
Bachelot sans savoir qu’ils<br />
étaient « live » à la radio. Les<br />
cons ! Fossilisés dans leur<br />
machisme.<br />
Bachelot n’est d’ailleurs pas<br />
mon idéal féminin, je lui<br />
préfère MAM, et j’avoue ne<br />
pas désespérer, comme<br />
Brassens en son temps, de<br />
commettre les pires<br />
« cochoncetés »,<br />
mutuellement consenties<br />
bien sûr, avec une générale,<br />
au moins une colonelle, pas<br />
au-dessous de capitaine en<br />
tout cas, qui ne garderait que<br />
son képi !<br />
J’ai, pour ceux que ça<br />
intéresse, une photo de<br />
Longuet avec barre de fer ou<br />
manche de pioche sur le<br />
Boulevard Saint-Michel en<br />
1968, ça doit lui manquer. Il<br />
y avait ses potes du GUD,<br />
Madelin et Léotard, « pas<br />
celui qui buvait, celui qui<br />
aurait dû ».<br />
Ils sont pathétiques ces<br />
guignols, mais tellement<br />
moins drôles que le vrai<br />
Guignol, pas notre PR, un<br />
vrai, un dur, qui préside,<br />
promulgue et suspend<br />
comme personne ne sait le<br />
faire. Il faudrait l’envoyer sur<br />
le Clémenceau, il<br />
s’amuserait, on peut faire du<br />
patin à roulettes sur le pont.<br />
Avec l’amiante qu’il a entre<br />
les oreilles, il ne risque rien.<br />
Comment se moquer de Bush<br />
ou de Berlusconi avec<br />
Chirac ? L’année qui vient va<br />
être intéressante. J’attends<br />
les dérapages, l’insécurité<br />
« croissante » – par et pour le<br />
nain de Neuilly avec l’aide<br />
des JT -, les bagarres de chef,<br />
à droite et à gauche. Les<br />
mêmes cons et connes seront<br />
encore incapables de<br />
compter jusqu’à 50 et<br />
s’amuseront avec leur<br />
bulletin de vote au premier<br />
tour. Il ne sauront toujours<br />
pas faire la différence entre<br />
une élection présidentielle<br />
(DEUX tours, LES DEUX<br />
meilleurs scores aux second<br />
tour, bande de tarés !) et une<br />
élection municipale,<br />
proportionnalité des élus au<br />
Conseil municipal. Ils vont<br />
nous refaire le coup de 2002,<br />
ces amoureux d’un tel ou<br />
d’une telle, parce qu’il a une<br />
gueule sympa (Besancenot),<br />
ou parce qu’elle est « femme<br />
et noire » (Taubira), parce<br />
qu’elle fait rire avec ses<br />
« Travailleuses, travailleurs ! »<br />
(Laguillier), parce qu’il est<br />
contre l’euro (Chevènement)<br />
etc…<br />
Finalement, je me demande<br />
si la démocratie
eprésentative est bien le<br />
meilleur système. Je verrai<br />
bien un Empire revenir. Ce<br />
serait plus simple. Il faudrait<br />
un bon Empereur, qui ne soit<br />
pas marqué par des<br />
scandales, pas trop porté sur<br />
la haine de l’Anglais (ça ne<br />
paie pas !), quelqu’un de<br />
bien, comme moi, tiens, au<br />
hasard.<br />
Oui, c’est une bonne idée, je<br />
pense que je devrais faire<br />
don de ma personne à la<br />
France. Il y a du boulot, c’est<br />
sûr, mais je me sens prêt, je<br />
suis plus grand que Villepin<br />
et j’ai aussi une particule,<br />
alors pourquoi pas. Ca<br />
rendrait mes parents fiers, je<br />
donnerais à mes frères<br />
quelques états européens,<br />
même s’ils ne le méritent pas<br />
tous, mais ça leur fera plaisir<br />
et mon fils sera élevé avec<br />
une claire idée de son avenir.<br />
Les premières mesures que<br />
je prendrai seront simples et<br />
efficaces :<br />
- Limitation de l’âge pour les<br />
élus à 65 ans, sauf pour moi,<br />
Inscription de leur nom sur<br />
tous les uniformes de flics de<br />
France, pour savoir à quel<br />
connard on a à faire,<br />
Inéligibilité pour 10 ans de<br />
tous les maires et conseillers<br />
municipaux qui ne<br />
respectent pas la loi exigeant<br />
20 % de logements sociaux<br />
dans chaque ville,<br />
Parité absolue hommes<br />
femmes dans toutes les<br />
assemblées élues, dans tous<br />
les tribunaux aux Affaires<br />
Familiales,<br />
Vente des palais nationaux<br />
aux enchères et relogement<br />
des ministères en couronne<br />
de Paris,<br />
Suppression des chauffeurs<br />
et voiture officielle format<br />
« Mégane », pas plus,<br />
Obligation de changer les<br />
parcs automobiles de toutes<br />
les administrations en<br />
énergie électrique sous six<br />
mois,<br />
Libération immédiate de<br />
tous les détenus en<br />
préventive et application du<br />
principe « une cellule par<br />
condamné »,<br />
Suppression de l’Armée (sauf<br />
les quelques officières<br />
supérieures évoquées plus<br />
haut),<br />
Transformation des casernes<br />
en ateliers d’artistes et<br />
logements sociaux,<br />
Suppression du port d’armes<br />
chez les flics (comme en<br />
Angleterre !),<br />
Rétablissement d’un<br />
« service national », nonmilitaire<br />
mais civil, de 6 ou 9<br />
mois, pour tous les garçons<br />
et filles de 18 ans, sans la<br />
moindre possibilité d’y<br />
couper, afin de nettoyer les<br />
forêts, d’aider dans les<br />
hôpitaux et hospices, écoles,<br />
avec lever à 6 heures le<br />
matin, apprentissage de la<br />
conduite automobile,<br />
instruction civique et<br />
alphabétisation obligatoires.<br />
Suppression de tous les<br />
journaux télévisés par des<br />
chaînes acceptant la pub.<br />
Suppression de la pub pour<br />
toutes les chaînes publiques.<br />
Mutation de Patrick Poivre à<br />
la météo sur FR3 Limousin.<br />
Élévation du Gloupier à<br />
l’Ordre de Grand Croix de la<br />
Légion d’Honneur.<br />
Limitation de l’écart entre les<br />
salaires à 1 – 10.<br />
J’en ai d’autres, pour les<br />
candidats en quête de<br />
programme, écrivez à la revue.<br />
À part ça, Tchernobyl, ça fait<br />
froid dans le dos. Si les Verts<br />
n’étaient pas aussi nuls, je<br />
voterais presque pour eux.<br />
Mourir à Madrid<br />
Frédéric Rossif (1963)<br />
Éditions Montparnasse<br />
Soixante-dix ans, déjà et que<br />
reste-t-il de cette guerre<br />
effroyable que fut la Guerre<br />
Civile Espagnole ? Le DVD 2<br />
du coffret, « Spanish<br />
Holocaust », le montre bien :<br />
il reste chez la droite<br />
espagnole contemporaine,<br />
héritière de Franco et des<br />
Nazis, la très nette volonté et<br />
le souci omniprésent de<br />
FAIRE OUBLIER ce qui s’est<br />
passé. Et ce qui s’est passé<br />
est, soixante-dix ans après,<br />
toujours aussi effroyable.<br />
Reprenons : en 1931,<br />
élections libres, dans un pays<br />
de 20 millions d’habitants<br />
touché à 50 % par la<br />
pauvreté. Plus de la moitié<br />
du pays appartient à moins<br />
de 20 % de la population. Le<br />
salaire moyen vaut 3 kilos de<br />
pain. L’Église, j’y reviendrai,<br />
est partout et très puissante.<br />
C’est à la majorité absolue<br />
que la gauche gagne, une<br />
gauche unie, en un Frente<br />
Popolar. C’est la démocratie.<br />
Le roi abdique, une<br />
République naît.<br />
Une Démocratie ? Comment ?<br />
Attention, ce doit être une<br />
erreur. Vous êtes sûr ? Ces<br />
pauvres, illétrés pourraient<br />
souhaiter la démocratie ?<br />
Allons! l’Église, les bourgeois<br />
et l’armée n’aiment pas ça,<br />
pas du tout. De l’armée, que<br />
peut-on attendre? RIEN, on<br />
sait. Un général n’est jamais<br />
qu’un militaire qui a tué, ou<br />
essayé de tuer, ou ordonné de<br />
tuer plus longtemps que ses<br />
subordonnés. D’ailleurs en<br />
Espagne à l’époque, il y a un<br />
général pour 100 trouffions,<br />
un peu comme ici<br />
aujourd’hui, ils sont même<br />
plus, un étoilé pour 85<br />
hommes. Et l’Église? On<br />
pourrait, naïvement, imaginer<br />
que le « message du Christ », à<br />
base d’amour, de respect des<br />
faibles et des pauvres, du rejet<br />
de la violence, aurait guidé<br />
l’Église espagnole, si présente.<br />
Tu parles! Avant que sa Saleté<br />
le Pape (c’est exprès) de<br />
l’époque fasse preuve de son<br />
immense courage en fermant<br />
sa grande gueule devant les<br />
Allemands pendant la joyeuse<br />
guerre mondiale qui allait<br />
suivre, il s’entraîne en<br />
coopérant, sans la moindre<br />
hésitation, non seulement<br />
avec la noblesse et la<br />
bourgeoisie espagnoles (ça a<br />
toujours été comme ça, ça ne<br />
changera pas, des ex-MRP<br />
français à la branche<br />
«chrétienne» du Front<br />
National), non seulement, en<br />
vertu de l’alliance sacrée entre<br />
le sabre et le goupillon, avec<br />
l’armée, sur le modèle<br />
hiérarchique de laquelle elle<br />
est, elle-même structurée,<br />
mais avec les Nazis sans<br />
lesquels Franco et sa bande de<br />
fascistes n’auraient jamais<br />
«gagné» cette guerre. Un<br />
million de morts. Il faut voir<br />
les images de ces curés,<br />
courageusement affublés de<br />
grandes cagoules pointues<br />
afin de respecter leur<br />
anonymat, les fumiers,<br />
comme ceux du Ku-Klux-<br />
verso<br />
Les DVD<br />
25<br />
Klan, d’autres « Chrétiens »<br />
tellement attachés aux<br />
« valeurs » de l’Occident, oui,<br />
tiens, le parti de Léotard,<br />
Longuet, Madelin en 1968<br />
dans les mêmes années<br />
soixante, filmés par Rossif<br />
dans les années soixante.<br />
Édifiante, la « Sainte Église » !<br />
C’est à donner envie de<br />
vitrifier le Vatican une fois<br />
pour toutes !<br />
Et cette guerre n’en fut pas<br />
une « ordinaire ». Les<br />
Allemands y<br />
expérimentèrent diverses<br />
joyeusetés qui les rendirent<br />
célèbres lors des<br />
réjouissances à venir, dont le<br />
bombardement de civils à<br />
seule fin d’intimidation, le<br />
« carpet bombing » (tapis de<br />
bombes) sur des villes vidées<br />
de leurs hommes,<br />
n’atteignant que les femmes<br />
et enfants et vieillards,<br />
enseignant aux phalangistes<br />
les pratiques des fosses<br />
communes où furent<br />
entassées les fusillés<br />
désignés au hasard (10 % de<br />
la population d’un village,<br />
par exemple). Une sorte de<br />
répétition générale, Danke<br />
Schön Franco.<br />
Outre ces faits immondes et<br />
la coopération très active de<br />
l’Église à ces massacres,<br />
60 ans après, la droite<br />
espagnole, avec le joyeux<br />
Aznar, bien connu pour sa<br />
soif de vérité lors des<br />
attentats de Madrid de 2003<br />
qu’il attribua, erreur funeste,<br />
à l’ETA, avait coupé les<br />
subventions aux associations<br />
qui, se substituant au service<br />
public, essayaient de<br />
découvrir où avaient été<br />
entassés des milliers de<br />
corps dans les fosses<br />
communes. Les<br />
« vainqueurs », les fascistes,<br />
ont profité, et profitent<br />
encore, par leurs<br />
descendants, des prébendes<br />
habituelles, pensions,<br />
bureaux de tabac, guichets de<br />
loterie (ONCE en Espagne)<br />
pour ses anciens<br />
combattants. Les autres,<br />
vaincus, encore ces<br />
dernières années, n’ont pas<br />
le droit de demander un<br />
certificat de décès pour leur<br />
père, mère, oncle, tués d’une<br />
balle dans le dos – admirons
verso<br />
arts et lettres<br />
26<br />
le courage des tireurs- et<br />
jetés pêle-mêle dans ces<br />
fosses communes. Ici, le DVD<br />
2 est terrible. On voit des<br />
bourgeois de nos jours<br />
« regretter que le Diable<br />
inspire ces femmes et hommes<br />
à remuer le passé ».<br />
Déclaration faite à la sortie<br />
de la messe.<br />
Une devinette : comment<br />
différencier une foule de<br />
pauvres d’une foule de<br />
riches, Frente Popolar ou<br />
supporters de Franco ? les<br />
dents ! Les seconds pouvaient<br />
se payer le dentiste et<br />
bouffaient correctement, pas<br />
les pauvres. C’est toujours<br />
comme ça.<br />
Ni Putes Ni Soumises<br />
Margherita Caron<br />
MK2<br />
Preuve de la vitalité de la<br />
démocratie, de la capacité à<br />
réagir de ceux que certains,<br />
en les marginalisant, vouent<br />
aux barbus complices d’un<br />
état policier, lui-même allié<br />
du Front National dans ses<br />
idées les plus extrêmes, ce<br />
film est, avant tout,<br />
émouvant, bouleversant<br />
même. Pour vous dire, j’ai<br />
voulu adhérer le lendemain<br />
pour être Ni Pute Ni<br />
Soumise. Que les faux culs<br />
racistes de la LDH et autres<br />
organisations, d’extrême<br />
gauche, faussement<br />
angéliques et bien pensantes<br />
arrêtent de tenter de nous<br />
culpabiliser : les Islamistes<br />
font tout pour ramener la<br />
femme au rang de bête. Je<br />
cite Wafa Sultan,<br />
psychologue, Syrienne vivant<br />
aux USA, sur Al Jezira, le<br />
21/02/06 :<br />
« Le clash dont nous sommes<br />
témoins autour du monde<br />
n’est pas un clash de<br />
religions, ou un clash de<br />
civilisations.<br />
C’est un clash entre une<br />
mentalité qui appartient au<br />
Moyen-Âge et une autre<br />
mentalité qui appartient au<br />
XXI e siècle.<br />
C’est un clash entre la<br />
civilisation et le retour en<br />
arrière, entre le civilisé et le<br />
primitif, entre la barbarie et la<br />
rationalité.<br />
C’est un clash entre la liberté et<br />
l’oppression, entre la<br />
démocratie et la dictature.<br />
C’est un clash entre, d’une part<br />
les droits de l’homme, et d’autre<br />
part la violation de ces droits.<br />
C’est un clash entre ceux qui<br />
traitent les femmes comme des<br />
bêtes et ceux qui les traitent<br />
comme des êtres humains.<br />
Les civilisations ne clashent<br />
pas, elles sont en compétition<br />
Les Musulmans sont ceux qui<br />
ont commencé ce clash des<br />
civilisations. Le prophète de<br />
l’Islam a dit : « J’ai reçu<br />
l’ordre de combattre les gens<br />
jusqu’à ce qu’ils croient en<br />
Allah et Son Messager. »<br />
Quand les Musulmans ont<br />
divisé les gens entre<br />
Musulmans et non<br />
Musulmans et appelé à<br />
combattre les autres jusqu’à<br />
ce qu’ils croient ce en quoi<br />
eux-mêmes croient, ils ont<br />
commencé ce clash et<br />
commencé cette guerre.<br />
Je ne suis pas une Chrétienne,<br />
une Musulmane ou une Juive.<br />
Je suis une personne laïque. Je<br />
ne crois pas au surnaturel,<br />
mais je respecte le droit des<br />
autres d’y croire.<br />
On n’a jamais vu un seul Juif<br />
s’exploser dans un restaurant<br />
allemand.<br />
On n’a jamais vu un seul Juif<br />
détruire une église.<br />
On n’a jamais vu un seul Juif<br />
protester en tuant des gens.<br />
Les Musulmans ont<br />
transformé trois statues de<br />
Buddha en poussière. On a<br />
jamais vu un bouddhiste<br />
brûler une mosquée, tuer un<br />
musulman ou brûler une<br />
ambassade. Seuls les<br />
musulmans défendent leurs<br />
croyances en brûlant des<br />
églises en tuant des gens ou<br />
détruisant des ambassades.<br />
Cette voie n’apportera aucun<br />
résultat. Les musulmans<br />
doivent se demander ce qu’ils<br />
peuvent faire pour le genre<br />
humain, avant de demander<br />
que le genre humain les<br />
respecte. »<br />
Bon, faudrait pas non plus<br />
qu’on me rapproche du<br />
clown vendéen à particule!<br />
Là est le problème<br />
aujourd’hui: avoir une idée et<br />
ne pas forcément être associé<br />
à tous ceux qui partagent<br />
cette idée ou une part de<br />
celle-ci, refuser et réfuter<br />
l’amalgame. Mais avec le<br />
vomi de JT de 20 heures qui<br />
tient lieu de «culture» voire<br />
de «pensée» à de plus en plus<br />
de gens, et c’est partout, ça<br />
devient dur, très dur! Si vous<br />
n’avez pas vu ce film et si<br />
vous ne voulez pas mourir<br />
idiot, allez tout de suite<br />
l’acheter.<br />
Une Romance Italienne<br />
Carlo Mazzacurati<br />
Pyramide Productions<br />
TF1 Vidéo<br />
Avec un titre pareil,<br />
comment résister à l’envie<br />
de demander ce film aux<br />
attachés de presse ! ? Je n’ai<br />
pas résisté et j’ai bien fait.<br />
Une belle histoire d’amour,<br />
bien filmée, dans ce qui est<br />
peut-être le plus beau<br />
paysage du monde, la<br />
Toscane en 1936. La dame<br />
(Maya Sansa) qui joue<br />
l’héroïne est, comment dire,<br />
sublime, magnifique et elle<br />
joue bien, ce qui ne gâche<br />
rien, tout comme l’acteur<br />
principal (Stefano Accorsi).<br />
Après tout, il n’y a pas que<br />
l’horreur dans ce monde.<br />
My Summer of Love<br />
Pawel Pawlikowski<br />
Take Partneship<br />
TF1 Vidéo<br />
Contrairement à ce qu’en dit<br />
le communiqué de presse,<br />
mais selon moi, il n’y a<br />
aucune perversité dans ce<br />
merveilleux film anglais (le<br />
réalisateur vient de Pologne<br />
mais son film est tellement<br />
anglais que ça ne se voit<br />
pas !). Dans une minuscule<br />
bourgade anglaise, un frère<br />
et une sœur partagent leur<br />
vie entre le pub du frangin et<br />
l’inaction de la fille en<br />
vacances. Quand le frère,<br />
« born again », vide les<br />
bouteilles de gnôle dans<br />
l’évier et devient un de ces<br />
allumés qui passent leur<br />
temps à dire Allelujah en<br />
écartant les bras, la gamine<br />
sait que c’est foutu. Elle<br />
rencontre une gosse de<br />
riches qui s’emmerde autant<br />
qu’elle pendant ses vacances<br />
et avec qui elle vit un bel<br />
amour d’été. Si certains sont<br />
choqués par l’image de deux<br />
belles jeunes filles<br />
s’embrassant (ou deux<br />
hommes !), qu’ils changent<br />
de revue (et de cerveau s’ils<br />
peuvent !).<br />
Pas une once (mesure de<br />
poids anglaise, environ 28<br />
grammes) de vulgarité ou de<br />
facilité ici. Délicatesse,<br />
finesse, humour et qualité<br />
caractérisent ce joyau.<br />
Camera Kids<br />
Les Enfants des Bordels<br />
MK2<br />
Mon ami photographe<br />
<strong>Dominique</strong> <strong>Boniface</strong>, auteur<br />
des portraits de couverture<br />
de VERSO, m’a raconté une<br />
expérience qu’il avait faite<br />
avec des enfants de 6 et<br />
7 ans. Après leur avoir<br />
expliqué les fondements de<br />
la <strong>photographie</strong>, comment la<br />
lumière arrivait sur la<br />
surface sensible, il a équipé<br />
une classe de CP d’appareils<br />
« jetables », simples et de bon<br />
marché. Chaque groupe de<br />
trois enfants avait un thème.<br />
Le résultat fût extraordinaire.<br />
C’est l’expérience qu’a tentée<br />
une photographe<br />
américaine, très américaine<br />
hélas souvent, avec les<br />
enfants (et petits-enfants) des<br />
prostituées du quartier<br />
« réservé » de Calcutta.<br />
Passons sur le côté « bons<br />
sentiments qui évitent de se<br />
poser les vraies questions »,<br />
assez caricaturalement<br />
américain et présent ici et<br />
saluons cette initiative, la<br />
<strong>photographie</strong>, par son<br />
rapport étrange au réel (il<br />
faudrait en parler avec Conti,<br />
notre spécialiste maison)<br />
pouvant changer la vie des<br />
gens. Et, pour ces gosses à<br />
qui aucun autre destin que<br />
pute ou trafiquant, selon le<br />
sexe, est promis, il faut<br />
changer la vie, les sortir du<br />
bordel, les mener à l’école.<br />
Magnifique.
The Weather<br />
Underground<br />
Sam Green & Bill Siegel<br />
MK2<br />
C’est peut-être ici le meilleur<br />
documentaire sur les années<br />
60 – 70 que j’ai jamais vu. Il<br />
est probable que ces<br />
Américains du Student for a<br />
Democratic Society (SDS),<br />
dont certains sont devenus<br />
les Weathermen (gars de la<br />
météo, j’y reviendrai) puis<br />
les Weather Underground<br />
sont responsables de<br />
l’attraction vers « leurs » USA<br />
de jeunes Européens qui n’y<br />
sont arrivés que trop tard,<br />
quand ce taré de vieux clown<br />
Reagan est arrivé au pouvoir,<br />
clôturant ces années 70 en<br />
janvier 1980. Pour tuer la<br />
décennie, un con tua Lennon<br />
le 8 décembre de la même<br />
année, The Dream Was Over.<br />
Je vois d’ici ceux qui, dans le<br />
même souffle, feront appel à<br />
la désormais fameuse « dette<br />
éternelle de nous avoir libéré<br />
des Nazis » et au rappel de<br />
« la seule vraie démocratie au<br />
monde » s’étrangler à la<br />
lecture de ce qui va suivre. Je<br />
sais. Mais passez à l’article<br />
suivant, peut-être qu’un des<br />
hasards de la mise en page<br />
vous fera découvrir un jeune<br />
espoir de la littérature,<br />
Dostoïevski par exemple, ça<br />
s’est vu.<br />
Martin Luther King Jr. figure<br />
sur la liste des hommes à<br />
abattre du FBI. Il est tué en<br />
1968. Les deux frères<br />
Kennedy, dont le premier a<br />
su faire illusion jusqu’à sa<br />
sortie opportune – avant que<br />
sa nullité explose au su de<br />
tous -, ont été tués.<br />
L’apartheid est la réalité<br />
quotidienne aux USA. La<br />
pauvreté chez les pauvres<br />
équivaut à celle des pays du<br />
Tiers Monde. Le massacre<br />
organisé de 3 à 5 millions de<br />
Vietnamiens est une activité<br />
quotidienne qui enrichit les<br />
marchands d’armes (comme<br />
la guerre d’Irak à la<br />
recherche des armes de<br />
destruction massivement<br />
inventées de nos jours). Peu<br />
à peu, cette guerre rend fous<br />
ceux qui parviennent encore<br />
à penser au-delà du vomi<br />
évoqué des JT locaux.<br />
Saluons au passage un grand<br />
homme de télévision, Walter<br />
Cronkite qui, revenu de làbas<br />
et ne lisant plus<br />
seulement son prompteur,<br />
dit publiquement, devant des<br />
dizaines de millions de<br />
téléspectateurs, qu’il faut<br />
l’arrêter, cette guerre.<br />
Les manifestations ne<br />
mènent à rien. C’est la force<br />
de toute dictature molle que<br />
de savoir organiser,<br />
canaliser et donc banaliser<br />
les manifestants qui<br />
deviennent ainsi la preuve -<br />
et l’alibi - prétendu<br />
démocratique. L’Amérique<br />
du Nord sait très bien créer<br />
sa propre fausse<br />
contestation, la vendre<br />
comme preuve de sa<br />
tolérance. Pendant ce temps,<br />
les affaires continuent,<br />
l’exportation de la misère et<br />
de la guerre ne s’arrêtent<br />
jamais, au nom de<br />
l’« american way of life ».<br />
Un groupe quitte le SDS pour<br />
créer les Weathermen. Le<br />
nom vient d’une chanson de<br />
Dylan, « pas besoin de la<br />
météo pour savoir d’où vient<br />
le vent ». Quand les attaques<br />
du FBI s’intensifient, dont<br />
par l’assassinat dans son<br />
sommeil d’un des dirigeants<br />
des Black Panthers, ils<br />
entrent dans la clandestinité<br />
et deviennent « Weather<br />
Underground ». Voulant<br />
passer à la lutte armée, ils<br />
perdent trois membres qui<br />
préparaient leur première<br />
bombe et décident alors de<br />
frapper sans jamais tuer ou<br />
blesser. Ils y parviennent,<br />
avec 25 attentats, locaux de<br />
la police, du FBI, du<br />
gouvernement, de grosses<br />
sociétés exploitant des pays<br />
« sous influence », aux<br />
régimes légalement élus<br />
renversés par les « faiseurs<br />
de paix », Kissinger et autres,<br />
le Chili par exemple.<br />
Trente ans après, la plupart<br />
de ces Weather Underground<br />
sont vivants. Ils parlent de<br />
ces années avec une<br />
intelligence étonnante, une<br />
vérité frappante, une lucidité<br />
admirable. Ils reconnaissent<br />
leurs erreurs, leurs<br />
errements.<br />
Mais pas un ne regrette, pas<br />
même le bouleversant David<br />
Gilbert qui, ayant dérapé<br />
après les Weather<br />
Underground et participé à<br />
une action suivie de mort<br />
d’homme, purge une peine<br />
de « 75 ans minimum » dans<br />
l’État (démocratique !) de<br />
New York. Il sera libérable en<br />
2056. Il parle de tout ça avec<br />
plus que du talent, c’est<br />
émouvant.<br />
C’est un film magnifique,<br />
émouvant, éprouvant aussi,<br />
qu’il faut voir.<br />
Certes, rien n’a changé, les<br />
riches sont encore plus<br />
riches qu’avant et les<br />
pauvres encore plus pauvres<br />
et drogués (par les riches)<br />
mais, puisque révolution il<br />
faillit y avoir, ça peut à<br />
nouveau arriver.<br />
Attention : ne pas confondre<br />
Weather Underground avec<br />
« The Velvet Underground »,<br />
groupe rock de New York<br />
lancé par Andy Warhol avec<br />
Lou Reed, John Cage et la<br />
sublimissime Nico ou<br />
«Weather Report », mythique<br />
groupe de jazz « fusion » des<br />
années 70 de Joe Zawinul et<br />
Wayne Shorter, issus de la<br />
« Miles Davis academy », ce<br />
musicien qui changea LA<br />
musique pour toujours et qui<br />
vit passer, entre autres, le<br />
météoritique et génial Jaco<br />
Pastorius, le « Paganini de la<br />
Fender fretless Jazz Bass ».<br />
Ceci pour plaider, ENCORE,<br />
pour la reconnaissance de la<br />
musique comme un art par<br />
notre revue !<br />
Ma Vie en l’Air<br />
Rémi Bezançon<br />
Mandarin TF1 Vidéo<br />
Finissons sur des fous rires,<br />
dont celui quand, les pieds<br />
sur la table basse devant<br />
l’écran mural avec mon fils<br />
dans la même position, nous<br />
regardons un père et son fils,<br />
dans un canapé et les pieds<br />
sur leur table basse, regarder<br />
un film ensemble ! Ce film est<br />
un des rares beaux films qui<br />
traite si finement du rapport<br />
entre un père et son fils, ici<br />
un fils et son père. Le héros,<br />
né en vol et sa mère ne<br />
survivant pas à cette<br />
verso<br />
Les DVD<br />
27<br />
naissance, se voit offrir un<br />
billet gratuit à vie ! Mais il a<br />
peur de voler, très peur. Il a<br />
aussi peur de décider, de<br />
s’engager et ceci donne une<br />
vie sentimentale très<br />
chaotique.<br />
Plein de tendresse, de rire,<br />
d’humour, de finesse.<br />
Excellent, tiens, on va le<br />
revoir.<br />
Ces jours qui ont changé<br />
le monde<br />
par Le Monde et la BBC<br />
le week-end.<br />
À en juger par le premier<br />
opus de cette nouvelle idée<br />
promotionnelle, à éviter<br />
absolument ! Si même la BBC<br />
en est à faire des images si<br />
racoleuses, c’en est fini. Quel<br />
intérêt y a-t-il à voir en très<br />
gros plan un œuf en train de<br />
frire, sinon de prouver que la<br />
caméra peut le faire ! ? Je n’ai<br />
pas encore compris le « plus »<br />
dans l’évocation du premier<br />
vol des frères Wright. Idem<br />
pour l’écrasement du<br />
dentifrice sur la brosse à<br />
dents (je n’invente rien) d’un<br />
des chefs de la mission<br />
spatiale aboutissant à<br />
l’alunissage. Le plaisir de<br />
partager ce moment de<br />
juillet 1969 avec un enfant<br />
est gâché par cette putasserie<br />
étonnante pour la BBC mais<br />
pas tant pour Le Monde qui<br />
s’enfonce dans la reconquête<br />
éperdue de ses nombreux<br />
lecteurs qui ont compris,<br />
enfin, qu’il ne mérite plus<br />
son nom. C’est Le Monde qui<br />
a massacré le DVD de Fellini<br />
en n’offrant pas le choix de la<br />
VOST (Version Originale<br />
Sous-Titrée), il récidive ici en<br />
offrant que la version<br />
française ou anglaise, mais<br />
pas de VOST. La version<br />
sonore française est<br />
pathétiquement nulle, avec<br />
d’énormes contresens par<br />
rapport à l’original, dite par<br />
une « actrice » à qui il a<br />
manqué les cours de diction<br />
ET le petit pois dans la tête<br />
pour comprendre ce qu’elle<br />
dégoise. C’est affligeant.<br />
C’est Le Monde. CQFD. •
verso<br />
arts et lettres<br />
28<br />
Éloge de la mémoire<br />
Flammarion poursuit la publication<br />
des monographies d’artistes du<br />
passé dans la collection baptisée « Les<br />
Classiques de l’art ». On y trouvera un<br />
«Les Classiques de l’art»,<br />
Flammarion,<br />
192 p., 9,95 €<br />
Piero della Francesca, présenté par<br />
Pietro Allegretti, un Titien, introduit par<br />
Sylvie Béguin, Caravage, qui offre une<br />
surprise : c’est le peintre Renato Guttuso<br />
apôtre du réalisme dans l’Italie de<br />
l’après guerre, qui est l’auteur de la préface.<br />
Enfin, un Cézanne est doté d’un<br />
très beau texte du poète Alfonso Gatto.<br />
Sans doute cette collection ne peut pas<br />
remplacer les « Classiques de l’art »<br />
qu’avait créés Rizzoli, que Flammarion<br />
avait repris, et qui se singularisaient par<br />
d’excellents et utiles catalogues raisonnés<br />
en fin de volume. Mais elle offre un<br />
ensemble de monographies soignées,<br />
intelligentes, offrant l’essentiel des<br />
informations utiles à la découverte de<br />
ces artistes.<br />
La série de vingt-cinq émissions que le<br />
regretté Daniel Arasse avait réalisée<br />
pour France Culture vient d’être rééditée<br />
en livre de poche. C’est sans doute l’une<br />
Histoires de peintures,<br />
Daniel Arasse,<br />
«Folio essais», Gallimard<br />
des meilleures initiations que l’on<br />
puisse trouver à la peinture ancienne :<br />
Arasse était non seulement un historien<br />
d’art compétent, mais aussi un narrateur<br />
hors pair. On y retrouve des considérations<br />
sur la relation entre Manet et<br />
le Titien, une histoire raccourcie mais<br />
révélatrice du maniérisme, une digression<br />
sur le rapport paradoxal de Léonard<br />
de Vinci avec la perspective, un commentaire<br />
sur l’interprétation des<br />
Ménines de Vélasquez par Michel<br />
Chroniques des lettres<br />
Chroniques<br />
de l’an VI (3)<br />
Par Gérard-Georges Lemaire<br />
Foucault, etc. En dehors de sa valeur<br />
pédagogique, ce livre est aussi un plaidoyer<br />
en faveur d’une histoire de l’art<br />
débarrassée de toute sortes de préjugés<br />
et de médiocrités.<br />
Toujours chez Flammarion, il faut<br />
signaler la réédition de l’excellente<br />
Invention du corps de Nadeije Laneyre-<br />
Dagen. Cette étude très poussée traite de<br />
L’Invention du corps,<br />
Nadeije Laneyre-Dagen,<br />
«Tout l’art», Flammarion<br />
nombreuses questions que pose la<br />
représentation de la figure humaine<br />
dans l’art occidental. Le premier chapitre<br />
est déterminant dans cette optique<br />
car il traite de l’introduction de l’ombre,<br />
ce qui ne correspond pas seulement à un<br />
problème technique, mais à une conception<br />
de la corporéité. Si le sujet n’est pas<br />
épuisé (comment le serait-il), l’ouvrage a<br />
le mérite de délimiter un vaste champ<br />
d’investigation, de l’expression des émotions<br />
à la figuration de la finitude. En<br />
somme, il doit faire partie de la bibliothèque<br />
de tout honnête homme.<br />
Hautes et basses<br />
modernités<br />
Catherine Millet est bien décidée à<br />
nous enseigner la vérité sur l’art<br />
contemporain. L’ouvrage qu’elle vient<br />
de rééditer, passablement augmenté, est<br />
L’Art contemporain,<br />
histoire et géographie,<br />
«Champs», Flammarion<br />
d’ailleurs tout à fait recevable et représente<br />
une excellente introduction à la<br />
question. Mais elle évite bien de<br />
répondre à la question fondamentale, la<br />
notion d’ « art contemporain » peut-elle<br />
perdurer indéfiniment ? La notion d’art<br />
moderne a duré bien trop elle aussi.<br />
Mais elle avait une excuse historique<br />
sous la forme d’un précédent – la moder-<br />
nité est une attitude par rapport à la<br />
revendication d’un modèle classique (il<br />
y a en fait eu plusieurs querelles des<br />
anciens et des modernes, le romantisme<br />
étant l’une de ses dernières manifestations.<br />
Mais dans le cas présent, le qualificatif<br />
de « contemporain » évite de devoir<br />
cataloguer ce qu’on ne peut cataloguer.<br />
En réalité, la perte du principe d’œuvre<br />
d’art (sauf, étrangement, dans la sphère<br />
de la spéculation) et même de l’existence<br />
de l’art empêche toute possibilité de<br />
trouver de nouveaux termes. Et si l’art<br />
contemporain donne le sentiment de<br />
« coller » à la réalité, il échoue à s’y inscrire.<br />
Avec Millet, ne sommes-nous pas<br />
en train d’assister à l’heure vespérale de<br />
cette idéologie vieillissante dans un<br />
recueillement religieux et inquiet.<br />
L’<br />
heure semble être aux comparaisons,<br />
aux bilans, aux mises en<br />
perspective. Le catalogue de l’exposition<br />
Le Mouvement des images qui s’est tenue<br />
Le Mouvement des images,<br />
Philippe Alain Michaud,<br />
Centre Georges Pompidou<br />
aux Centre Georges Pompidou en est<br />
bien la confirmation. Ce que Philippe<br />
Alain Michaud a entendu démontrer<br />
m’échappe un peu et je n’éprouve guère<br />
l’envie de le découvrir. Je me contente<br />
de constater que les œuvres d’art servant<br />
à sa démonstration sont réduites à<br />
la dimension réductrice de l’image. Il est<br />
vrai que Warhol est parti de clichés – il<br />
n’est que trop logique que ses œuvres<br />
retournent à leur origine. En dehors de<br />
cela, l’intérêt de cette publication est de<br />
comprendre comment le mouvement<br />
(celui des corps, mais aussi celui de l’esprit<br />
et de la narration) s’est traduit dans<br />
les arts plastiques. Mais là, je dois dire<br />
que l’absence des futuristes italiens est<br />
consternant : toute leur révolution esthétique<br />
reposait sur le dynamisme plastique…
L’<br />
artiste irlandais Sean Scully est<br />
sans doute, avec Aurélie Nemours<br />
(qui appartient à une toute autre génération)<br />
l’un des derniers grandes peintres<br />
Sean Scully,<br />
Laure Beaumont Maillet,<br />
«Découvrons l’art», Cercle d’Art<br />
abstraits dans la tradition moderne). Ce<br />
qui fascine chez lui, c’est le mélange subtil<br />
de rigueur dans la construction de<br />
l’espace et la sensibilité qu’il introduit<br />
dans ses plages colorées, une sorte de<br />
vibration et de tremblement infime qui<br />
transpose une émotion absente a priori<br />
de ses architectures formelles. Cet<br />
album constitue une belle initiation à ce<br />
travail.<br />
L<br />
e Musée du Montparnasse a présenté<br />
une exposition rétrospective<br />
de l’artiste espagnol José Morales Tejero.<br />
Il est né dans la région de Cordoba en<br />
Moralès, 50 ans de peinture,<br />
Aubel Art Foundation<br />
1933. Son œuvre est intéressante car<br />
elle présente différents aspects qui résument<br />
l’histoire de l’art espagnol, passant<br />
de la figuration la plus acide à l’abstraction.<br />
Son œuvre récente tente une conciliation<br />
entre les deux domaines avec une<br />
indéniable dimension parodique et auto<br />
parodique et par conséquent une relative<br />
tension intérieure. Un important<br />
catalogue avec des écrits de Sylvie<br />
Buisson, Angel Luis Pérez Villén et<br />
Luciano Caramel restituent ces riches et<br />
complexes cinquante années de peinture<br />
menées dans une solitude soigneusement<br />
cultivée.<br />
Disparu voici peu à l’âge de quatrevingt-six<br />
ans, le sculpteur<br />
Ipoustéguy a laissé derrière lui quelques<br />
surprises. La première est livresque<br />
Guerres du milieu,<br />
Ipoustéguy, La Différence<br />
Ipoustéguy – Chirurgie,<br />
Françoise Monnin,<br />
La Différence<br />
puisqu’il a écrit trois nouvelles au milieu<br />
des années quarante qui ont pour déno-<br />
minateur commun de parler de la dernière<br />
guerre ou, plus généralement des<br />
malheurs de la guerre. Ce livre s’intitule<br />
Les Guerres du milieu et est frappant<br />
pour son mélange gênant de surréalisme<br />
et de réalisme cru. Et puis, on<br />
découvre que cet artiste a également été<br />
peintre – et un peintre tout à fait original.<br />
A la fin des années soixante, il a réalisé<br />
une importante suite de tableaux à<br />
l’huile (mais ce sont d’abord des assemblages)<br />
baptisée Chirurgie. Pourquoi<br />
diable ce titre ? Déjà parce que le blanc<br />
est la couleur dominante – un blanc qui<br />
évoque les hôpitaux. Et puis Ipoustéguy<br />
s’est servi du blanc pour faire apparaître<br />
un monde de mutilés et de gueules cassées,<br />
un monde effroyable avec une<br />
grande quantité de portraits d’hommes<br />
les yeux bandés et dont les membres<br />
sont parfois mutilés. Françoise Monnin<br />
a écrit une préface bien documentée et<br />
très vivifiante qui fait découvrir toutes<br />
sortes de facettes méconnues de ce créateur.<br />
Régis Durand vient de publier le troisième<br />
tome de l’énorme somme<br />
qu’il a écrite sur la <strong>photographie</strong>,<br />
L’Excès et le reste. D’un côté, il a rassem-<br />
L’Excès et le reste,<br />
tome 3, Régis Durand,<br />
«Les Essais», Éditions de la Différence<br />
blé des écrits qu’il a consacrés à des<br />
artistes contemporains (Jean-Luc<br />
Tartarin, Orlan, entre autres). D’autre<br />
part, il poursuit une interrogation passionnante<br />
sur ce médium qui est entré<br />
de force dans le domaine de l’art au<br />
début du XX e siècle et a même tendance<br />
aujourd’hui à détrôner les genres<br />
anciens. Ces essais bien conçus et bien<br />
écrits, sont incontournables pour tous<br />
ceux qui souhaitent étudier ces mutations<br />
dont la <strong>photographie</strong> a été l’objet.<br />
Son étude sur la relation entre la peinture<br />
et la <strong>photographie</strong> est indispensable<br />
pour se pénétrer des enjeux actuels,<br />
qu’on y adhère ou non.<br />
Les gravures du japonais Mikio<br />
Watanabé sont se situées au-delà du<br />
temps. Quand il représente des insectes,<br />
de petits animaux des étangs ou encore<br />
Mikio Watanabé,<br />
Manière noire,<br />
Gilbert Lascault,<br />
Fragments Éditions<br />
verso<br />
Chroniques des lettres<br />
29<br />
des œufs en train d’éclore, on éprouve la<br />
sensation singulière qu’il détourne des<br />
planches scientifiques du XVIII e siècle.<br />
Ses nus féminins sont encore plus<br />
déroutants car ils paraissent être, à première<br />
vue, des <strong>photographie</strong>s en noir et<br />
blanc avant qu’on ne les découvre avec<br />
plus d’attention et qu’on comprenne<br />
qu’il s’agit toujours de gravures. Ce travail<br />
qui n’est pas dépourvu de qualités<br />
(je veux dire : de savoir faire) joue malgré<br />
tout sur des ambiguïtés un peu forcées.<br />
Autre artiste japonais de notre<br />
temps, Shingu, est sculpteur. Son<br />
esthétique est en accord parfait avec l’es-<br />
Shingu,<br />
Peter Buchanan,<br />
Éditions Cercle d’Art<br />
thétique industrielle. Il se sert essentiellement<br />
de lames d’acier découpées pour<br />
construire son langage qui s’inspire<br />
d’une part des voilures des navires d’autrefois<br />
et, de l’autre, des moulins à vents<br />
ou à eau. C’est donc une vision plutôt<br />
aérienne et en tout cas liée aux éléments<br />
que Shingu a développé au fil du temps.<br />
Sa grammaire se rapproche de ce qu’on<br />
a pu appeler ici les structures frêles et en<br />
tout cas de la phase ultime du constructivisme<br />
russe des années vingt. C’est à la<br />
fois conceptuellement habile et techniquement<br />
très au point. Quant à sa portée<br />
esthétique, disons qu’elle s’inscrit – de<br />
manière littérale – dans l’air du temps.<br />
Ami des peintres de Cobra, Jacques<br />
Doucet fait partie de ces peintres qui<br />
se sont affirmés dans l’après-guerre. Il a<br />
Doucet,<br />
Jean-Clarence Lambert,<br />
Fragments Éditions<br />
choisi de tourner le dos à l’abstraction<br />
lyrique pour une abstraction qui s’ancre<br />
plus dans la matière. On est frappé qu’à<br />
ses débuts il ait eu un parcours somme<br />
tout un peu parallèle à celui de Jean<br />
Dubuffet avec l’emprunt de figures enfantines<br />
ou d’une esthétique dérivée de celle<br />
des graffitis. Ses huiles et ses collages<br />
jouent pour l’essentiel sur le fil du rasoir<br />
entre la forme et l’informe, n’ayant jamais<br />
pour mobile une conception rigide de<br />
l’abstraction. C’est ce qui fait la singularité<br />
et le charme de cette œuvre que Jean-<br />
…/…
verso<br />
arts et lettres<br />
30<br />
Clarence Lambert défend avec conviction.<br />
Depuis Ambroise Vollard, les marchand<br />
de tableaux ont souvent<br />
écrits leurs mémoires avec des résultats<br />
Une vie pour l’art,<br />
Patrice Trigano,<br />
La différence<br />
bien divers. Pierre Nahon a laissé une<br />
trace profonde ces dernières années<br />
(toujours publié par La Différence). Le<br />
livre de Patrice Trigano raconte avec<br />
beaucoup de simplicité et sans trop de<br />
mégalomanie (un mal professionnel) ses<br />
relations avec les artistes sans aller audelà<br />
de sa position, ce dont on lui sera<br />
reconnaissant. On croise dans son<br />
ouvrage Max Ernst et Beuys, Malaval et<br />
Pommereule, en somme une foule de<br />
figures plus ou moins illustres que le<br />
marchand a croisé au gré de sa carrière.<br />
En dehors de ces anecdotes, il évoque<br />
aussi les collaborations qu’il a pu envisager<br />
avec d’autres confrères, ce qui nous<br />
permet de pénétrer dans un univers<br />
assez confidentiel. Le seul regret que j’ai<br />
eu en lisant cet ouvrage c’est qu’il parle<br />
aussi peu de Catherine Lopès-Curval,<br />
peut-être que c’est sans doute la benjamine<br />
de sa galerie…<br />
Albert Camus versus<br />
Franz Kafka<br />
La parution des Œuvres complètes<br />
d’Albert Camus dans la Bibliothèque<br />
de la Pléiade a le mérite de nous faire<br />
Œuvres complètes,<br />
tome 1 & tome 2,<br />
sous la direction de<br />
Jacqueline Lévi-Valensi,<br />
Bibliothèque de la Pléiade,<br />
NRF, Gallimard<br />
relire des écrits dont on avait oublié<br />
l’existence ou dont l’existence était devenue<br />
relative, sinon labile. En ce qui<br />
concerne le petit essai dont je veux vous<br />
entretenir, j’en avais relu des bribes à la<br />
faveur d’un petit colloque sur Kafka que<br />
j’avais organisé avec Jean Blot et qui eut<br />
lieu au musée du Montparnasse en<br />
2002. Et puis, le temps passant, je<br />
l’avais de nouveau oublié, ou presque.<br />
Alors le voici de nouveau sous mes yeux.<br />
J’apprends que Camus l’avais retiré dès<br />
la première édition du Mythe de Sisyphe<br />
en 1942 pour le remplacer par une<br />
méditation sur Dostoïevski. Qu’est-ce<br />
qui a bien pu pousser l’écrivain ? On sait<br />
que l’après guerre a été marquée en<br />
France par un véritable engouement<br />
pour Kafka qui s’est traduit par des<br />
débats ou des enquêtes ; comme celle<br />
publiée en 1945 dans la revue Action (cf<br />
Métamorphoses de Kafka, Éric Koehler<br />
éditeur). Camus, comme Breton,<br />
Bataille, Blanchot et autres penseurs et<br />
écrivains éminents, s’est emparé de<br />
l’écrivain pragois pour s’en servir<br />
comme d’un cheval de Troie pour véhiculer<br />
sa conception du monde. Et ce<br />
texte repose sur une dialectique bizarre :<br />
celle de l’absurde et de l’espoir. Il<br />
explique à son lecteur qu’il y a « dans la<br />
condition humaine, c’est le lieu commun<br />
de toutes les littératures, une<br />
absurdité fondamentale… » : que l’œuvre<br />
de Kafka est « absurde dans ses principes<br />
» ne paraît plus insensé. Soit. Mais<br />
quand il affirme que « plus tragique […]<br />
est la condition rapportée par Kafka,<br />
plus tragique et provoquant devient cet<br />
espoir », là, on touche vraiment à l’absurde.<br />
Il comprend pourtant que cette<br />
œuvre échappe a toute interprétation, il<br />
comprend aussi que tout échappe à une<br />
saine logique dans la démarche de<br />
Joseph K. et enfin il comprend qu’il n’y a<br />
souvent pas de commencement et de fin<br />
dans ses histoires, il s’enferre dans un<br />
paradoxe lui aussi absurde, pour de bon.<br />
En français dans le texte<br />
La poésie de Christophe Lamiot Enos,<br />
telle qu’elle se présente dans son<br />
recueil baptisé Albany joue sur un<br />
Albany, Des pommes et<br />
des oranges, Californie II,<br />
Christophe Lamiot Enos,<br />
Flammarion<br />
double registre : d’une part, c’est le journal<br />
d’un voyage entrepris en Amérique à<br />
la fin des années 80, de l’autre, c’est un<br />
carnet de notes où il consigne les traits<br />
les plus saillants de sa relation poétique<br />
au monde. L’ensemble s’organise au<br />
sein d’un champ magnétique dont les<br />
deux pôles constituent les extrêmes de<br />
sa pensée, du plus matériel au plus abstrait.<br />
Ce qui frappe le plus ici, c’est la<br />
volonté de l’auteur d’employer les<br />
modes formels les plus différents possibles<br />
– il ne veut pas s’enfermer dans<br />
une formule restrictive car chaque<br />
poème doit inventer sa concrétisation<br />
dans l’espace de la page selon les intentions<br />
qu’il véhicule. Le monde que l’auteur<br />
représente au gré de ses pérégrina-<br />
tions est un monde qui ne cesse de proposer<br />
de nouvelles visions et de nouvelles<br />
manières d’envisager le langage<br />
comme outil pour lui restituer toute sa<br />
complexité.<br />
N.d.T.<br />
Franz Kafka aimait beaucoup Robert<br />
Walser parce qu’il le faisait rire. Et<br />
c’était dans sa bouche un immense com-<br />
Petits texte poétiques,<br />
Robert Walser, trad. Nicole Taube,<br />
«Du monde entier», Gallimard<br />
pliment car il tentait d’introduire une<br />
forme d’humour très noir dans une<br />
prose sous-tendue par de noires visons.<br />
Quand Walser parle de « poème » comme<br />
il le fait à propos de courts textes en<br />
prose, c’est qu’il imagine qu’ils sont les<br />
dépositaires d’un ars poetis qui lui est<br />
propre et qui est l’émanation de son<br />
style de vie. Dans sa « Lettre d’un poète à<br />
un monsieur » qui désire faire sa<br />
connaissance, il lui répond qu’il n’en<br />
vaut pas la peine, n’ayant ni la politesse,<br />
ni les manières, ni même le vêtement. Et<br />
puis, il ne se voit pas dans un salon,<br />
alors qu’il n’est lui-même que dans les<br />
bois, les champs ou à l’auberge. Le véritable<br />
héros est ici l’homme des randonnées<br />
pédestres, le vagabond qui se met à<br />
rêver en toutes occasions, qu’il soit<br />
éveillé ou endormi. Ses rêves prennent<br />
les apparences les plus diverses, extrapolées<br />
le plus souvent de l’expérience la<br />
plus commune. Lui qui se veut un « promeneur<br />
aux semelles de vent », il fait du<br />
gyrovague le vates moderne, toujours le<br />
regard assez perçant pour déchirer le<br />
voile opaque de la réalité. Et la « Lettre<br />
d’un père à son fils » a tout ce qui peut<br />
enchanter l’auteur du Procès : alors que<br />
son fils, entre autres griefs, lui reproche<br />
la médiocrité de son éducation, le père<br />
rétorque qu’il a au fond beaucoup de<br />
chance car il ne lui demandera pas<br />
d’être excellent en tout. Walser est un<br />
maître dans le conte miniature et la<br />
métamorphose car, à partir de presque<br />
rien, il compose un tableau intense et<br />
vibrant.<br />
Bien curieux titre que ces<br />
« Improvisations sur Goethe » de<br />
Thomas Mann. Rien de moins improvisé<br />
et surtout rien de plus conventionnel :<br />
une biographie, un portrait physique et<br />
moral, le commentaire succinct des
Études,<br />
Thomas Mann, tr. Philippe Jaccottet,<br />
«Le Cabinet du lettré», Gallimard<br />
ouvrages principaux et l’examen de leur<br />
valeur universelle. Mann s’est livré à un<br />
véritable exercice académique (dommage<br />
que Philippe Jaccottet ne nous<br />
enseigne ni la date de parution de cet<br />
essai, ni les raisons de sa mise en chantier)<br />
– un exercice d’adulation où il<br />
démontre bien du talent. Il faut dire que<br />
Goethe s’y prête aisément, à cause de ses<br />
innombrables contradictions. Le portrait<br />
qu’en fait l’auteur de la Mort à<br />
Venise est celui d’un génie, mais d’un<br />
génie aux apparences bourgeoises, au<br />
spinozisme qui sait ménager la chèvre et<br />
le chou de la tension religieuse entre<br />
catholicisme et protestantisme.<br />
Réincarnation d’Erasme, Goethe peint<br />
par Mann est franchement ennuyeux,<br />
calculateur, sans grandeur aucune. Il<br />
n’est pas capable de nous restituer<br />
l’homme du XVIII e siècle, l’élève de<br />
Herder, l’homme des Lumières version<br />
principauté allemande. Il n’est pas<br />
capable non plus de faire découvrir le<br />
Goethe romain, le néoclassique, en<br />
somme l’ami de Winckelmann, de<br />
Mengs et d’Angelika Kauffmann. En<br />
revanche, il insiste sur le thème du<br />
« génie », un thème qui implique une<br />
filiation : quand il vante Whilhelm<br />
Meister, il en fait un classique du roman<br />
d’éducation et vante sa postérité : « elle<br />
va, en passant par Stifter et Keller, jusqu’à<br />
la Montagne sacrée. » Comme quoi,<br />
à génie, génie et demi !<br />
Le récit de Mori Ogai La Danseuse<br />
mérite toute notre attention. Il relate<br />
l’histoire d’un jeune Japonais qui fait la<br />
La Danseuse, Mori Ogai,<br />
tr. Jean-Jacques Tschudin,<br />
Éditions du Rocher<br />
connaissance à Berlin, à la fin du<br />
XIX e siècle, d’une jeune femme prénommée<br />
Élise. Elle travaille dans un théâtre<br />
et connaît un grand dénuement. Notre<br />
héros tombe amoureux et il vit avec elle.<br />
Elle tombe enceinte. Le jeune homme<br />
doit suivre un ministre en Russie et il<br />
doit laisser Élise derrière lui. Quand il<br />
rentre après quelques mois d’absence,<br />
elle est méconnaissable et a sombré<br />
dans la folie. La mort dans l’âme il<br />
retourne au Japon… Avec ce petit texte<br />
paru en 1890 commence l’essor du<br />
roman moderne au Japon dont Mori<br />
Ogai a été un des grands précurseurs.<br />
Roman policier : sous ce titre générique,<br />
passe partout, neutre en<br />
somme, Imre Kertész s’est employé à<br />
Roman policier,<br />
Imre Kertész, tr. N. Zaremba-Huzsvai<br />
& C. Zaremba,<br />
Actes Sud<br />
fournir sa propre vison de la vie policière<br />
et de la logique qui y préside. Il a<br />
situé l’action en Amérique latine, mais<br />
on comprend très bien où cela se passe.<br />
Les hommes qui entourent le héros de<br />
cette sombre affaire finissent par<br />
prendre consistance et presque une normalité<br />
quand la logique absurde qui les<br />
régit est érigée en système. Antonio<br />
Rojas Martens, notre policier qui fait ses<br />
premières armes, devient sous nos yeux<br />
un homme acharné à la perte d’un suspect<br />
qui va user de tous les moyens (les<br />
plus illégaux comme les plus obscènes)<br />
pour parvenir à ses fins. Comme un jeu<br />
prolongé dans la réalité. Voilà une histoire<br />
terrible et qui fait rire pourtant,<br />
malgré tout ce qu’elle recèle d’effroyable.<br />
Voilà une histoire qui met à nu<br />
des mécanisme mentaux (entre autres,<br />
ludiques) plus que des mécanismes politiques<br />
ou idéologiques.<br />
Le Cygne de Gregor von Rezzori est une<br />
petite œuvre troublante: un frère et une<br />
sœur (Tania) se retrouvent devant le<br />
Le Cygne,<br />
Gregor von Rezzori, tr. Jacques Lajarrige,<br />
Éditions du Rocher<br />
cadavre de leur oncle (Sergueï).<br />
L’expérience de cette mort est associée<br />
dans l’esprit du jeune garçon avec sa première<br />
expérience amoureuse qui se traduit<br />
par le massacre d’un cygne sur le lac. Cet<br />
insolite jeu d’associations est sans aucun<br />
doute une mise à mal d’un genre – le<br />
roman d’initiation. Ce qui est vécu ici est<br />
âpre et sans concession et il faut toute la<br />
rondeur du style de l’auteur pour qu’on<br />
accepte cette «déconstruction» dans l’optique<br />
de Cézanne. Tout ici est sous l’emprise<br />
de la décadence et de la corruption.<br />
L’initiation est pour lui la découverte de ce<br />
qui inéluctablement est voué au pourrissement<br />
– que ce soit un empire, un idéal, un<br />
amour, et le corps enfin.<br />
verso<br />
Chroniques des lettres<br />
31<br />
Bien singulière prose que celle de<br />
Cesare Greppi, ou plutôt bien singulière<br />
manière de raconter une histoire<br />
qui fuit sans cesse comme s’il avait dési-<br />
Les Témoins,<br />
Cesare Greppi, tr. M.-P. Géraud,<br />
La Différence<br />
rer que le lecteur ne s’intéresse pas tant<br />
au développement du récit qu’aux<br />
visions et évocations qu’il provoque.<br />
L’affaire se présente comme une sorte<br />
de procès où les témoignages s’accumulent<br />
mais où la nature du délit est dissimulée.<br />
L’atmosphère du couvent, le<br />
secret dont on tente d’entourer toute<br />
choses contribuent à faire de cette fiction<br />
la quintessence de l’art romanesque<br />
dont tous les éléments sont exposés et<br />
dont le mouvement d’ensemble reste<br />
inaccessible.<br />
La Différence vient de publier une<br />
remarquable anthologie de la poésie<br />
arménienne préparée par Vahé Godel.<br />
J’avoue ma totale ignorance en la<br />
La Poésie arménienne,<br />
Vahé Godel, La Différence<br />
matière. J’ai été ravi de découvrir une<br />
chanson de geste du VIII e siècle, David<br />
de Sassoun, à l’époque où l’Arménie<br />
devait se défendre du califat de Bagdad<br />
et la poésie mystique du Moyen Âge. Ce<br />
genre de poésie va d’ailleurs perdurer<br />
au moins jusqu’au XVIII e siècle. Je<br />
regrette seulement que les notices ne<br />
soient pas plus développées : par<br />
exemple, le poème « L’Année rouge » de<br />
Djivani demeure énigmatique – il se<br />
réfère à un événement historique particulièrement<br />
dramatique, mais on ignore<br />
de quoi il s’agit. Tout ce qui concerne le<br />
siècle passé est passionnant, d’autant<br />
plus que l’Arménie a été une République<br />
soviétique. En définitive, l’auteur de ce<br />
volume nous introduit à un monde<br />
inconnu et nous devons lui en être<br />
reconnaissant.<br />
Les nouvelles de Wolfgang Borchert<br />
ont pour dénominateur commun de<br />
transcrire l’expérience de la guerre qui<br />
l’a si profondément marqué. Si le ton est<br />
sincère et si sa vision est sans la<br />
moindre concession, l’auteur abuse de<br />
certaines formules de manière trop sys-
verso<br />
arts et lettres<br />
32<br />
tématique, comme par exemple la répétition.<br />
A force d’accentuer l’horreur ou<br />
l’extrême violence de ce qu’il a pu vivre,<br />
sa prose perd de son efficacité et aussi<br />
Chère nuit gris-bleu,<br />
Wolfgang Borchert, trad. Jean-Pierre<br />
Vallotton, Chambon/Le Rouergue<br />
de sa vérité. Quelle que soit la valeur de<br />
ce témoignage, il ne constitue pas un<br />
grand livre sur la dernière guerre<br />
comme ont pu l’être La Route des<br />
Flandres de Claude Simon et même Un<br />
balcon en forêt de Julien Gracq.<br />
Bourlinguer<br />
On compulsera avec délectation<br />
les Jardins secrets de Venise<br />
Mariagrazia Dammico (auteur) et<br />
Marianne Majerus (photographe) pour<br />
Jardins secrets de Venise,<br />
Mariagrazia Dammico & Marianne<br />
Majerus, Flammarion<br />
la bonne raison que ce n’est jamais sous<br />
cet angle qu’on envisage la vieille<br />
République maritime. On aurait plutôt<br />
tendance, comme le fit John Ruskin, de<br />
ne se passionner que pour ses pierres.<br />
On peut ainsi pénétrer dans ces lieux<br />
secrets – si l’on fait par exemple abstraction<br />
du jardin de sculpture de la fondation<br />
Peggy Guggenheim ou la cour de la<br />
galleria Giorgo Franchetti à Cannaregio.<br />
C’est ainsi que l’on ne se retrouve pas<br />
dans de délicieux jardins anglais mais<br />
dans de somptueux parcs comme celui<br />
du palais Soranzo Cappello à Santa<br />
Croce. Ensuite, ce sont les jardins des<br />
couvents qui se découvrent comme le<br />
merveilleux hortus conclusus du couvent<br />
de San Francesco de la Vigna à<br />
Castello. Et puis nous prenons une<br />
embarcation pour aller visiter les îles.<br />
En somme cet album révèle des mystères<br />
souvent invisibles car il sont souvent<br />
volontairement cachés.<br />
Georgia Santangelo a eu l’excellente<br />
idée de célébrer l’incroyable entreprise<br />
technologique qu’a représenté la<br />
construction la machine de Marly.<br />
Les Maîtres de l’eau,<br />
Éditions Artlys<br />
L’alimentation en eau des jardins et des<br />
fontaines de Versailles posait des problèmes<br />
considérables. Il fallait affronter<br />
un dénivelé important (entre 100 et 150<br />
m.) et c’était alors un véritable gageure<br />
d’autant plus que la captation des eaux<br />
de l’Eure se révélait impossible. Ce fut<br />
ainsi qu’on construisit la machine de<br />
Marly, avec ses 259 pompes, conçue par<br />
Arnold de Ville et Rennequin Sualem.<br />
Véritable merveille du génie industriel<br />
de l’époque, elle suffit pourtant à peine à<br />
alimenter ce domaine si vaste et si gourmand<br />
en eau. De plus, sa grande complexité<br />
posait des problèmes loin d’être<br />
insignifiants. Voilà une façon passionnante<br />
d’envisager la théâtralité de<br />
Versailles. Le beau catalogue qui a été<br />
imprimé à l’occasion de l’exposition à<br />
Marly-le-Roi/Louveciennes a permis de<br />
développer une réflexion sur l’art<br />
hydraulique depuis ses origines et<br />
depuis les théories d’Archimède.<br />
Dans Les Étoiles à l’envers, Pierrette<br />
Fleutiaux commente les <strong>photographie</strong>s<br />
que JS Cartier a prises à New York.<br />
Exercice classique s’il en est, mais qui<br />
Les Étoiles à l’envers,<br />
Pierrette Fleuriaux/JS Cartier,<br />
Actes Sud<br />
donne ici quelques fruits amers, car je<br />
ne trouve pas la prose de l’écrivain particulièrement<br />
passionnante. En revanche,<br />
certains clichés feraient plutôt rêver et<br />
donneraient l’envie de prendre l’avion<br />
sur le champ pour traverser<br />
l’Atlantique : ils sont à la fois déroutants<br />
et poétiques. •
Like a<br />
text machine<br />
– La Belle Roumaine est une véritable machine sexuelle.<br />
– Ah bon ? Je croyais que c’était le dernier roman de<br />
Dumitru Tsepeneag.<br />
– Eh bien oui. Mais c’est aussi une véritable machine<br />
sexuelle.<br />
– Là tu y vas fort.<br />
– On l’a quand même vue au Bois de Boulogne…<br />
– Elle faisait le trottoir ?<br />
– Pour tout t’avouer, en fait on n’est pas sûr que c’était<br />
elle. Disons, son amant jaloux a cru la voir. Blonde,<br />
grande, des seins énormes, une tenue provocante. De<br />
toutes façons, il faudra bien expliquer comment elle paie<br />
son loyer, ses combinaisons en plastique et soie, et ses<br />
cafés.<br />
– Qu’est-ce qu’elle en dit, elle ?<br />
– Alors là tu mets le doigt sur le problème : elle dit une<br />
chose et son contraire, enfin… une chose et l’autre plutôt.<br />
– Elle ment ?<br />
– Mentir n’est pas le mot. Je dirais qu’elle est plutôt<br />
mythomane, peut-être imposteur. Elle passe son temps à<br />
raconter des histoires dingues, comme son viol, son<br />
séjour en Allemagne, ses origines juives ou le mariage de<br />
sa mère. J’en passe.<br />
– Ah, elle est juive ?<br />
– Elle l’a dit à quelqu’un – à un Allemand bien sûr. Mais ça<br />
a l’air faux, comme le reste. Pour un autre auditeur, elle<br />
évoque ses origines roumaines, son amant turc – j’en<br />
perds mon latin. C’est une femme, tu vois, qui adore<br />
raconter des histoires. Tu la lances, elle est partie pour un<br />
tour. Avec une volupté incroyable. Une véritable machine<br />
narrative.<br />
– En français ?<br />
– Elle est polyglotte, tu penses. On l’a même vue lire de<br />
l’allemand. La langue n’a pas l’air d’être une barrière<br />
pour elle. Encore plus perturbant si tu cherches à reconstituer<br />
son histoire véritable. On a aussi aperçu entre ses<br />
mains un livre en français, Pigeon vole, un des premiers<br />
romans de Tsepeneag.<br />
– Ah ah… ça se précise. Reprenons calmement : on l’a vue<br />
où pour la première fois ?<br />
– Écoute : au début, elle entre dans un café et elle choisit<br />
une table. Elle est si belle que, de ce jour, le cafetier lui<br />
réserve la table. Il se met à rêver d’elle comme un fou. Tu<br />
imagines : un ancien communiste qui voit débarquer une<br />
belle Roumaine. Ça paraît trop beau. Ce qui est un peu<br />
cruel, c’est que ce n’est pas lui mais un habitué, un Russe<br />
exilé, qui la séduit.<br />
– Ça paraît trop beau. Bon, un bistrot. Après, elle s’appelle<br />
comment ?<br />
Par Belinda Cannone<br />
verso<br />
Chroniques des lettres<br />
33<br />
– Problème : Ana, ou bien Hannah, ou Annette ou…<br />
– Je vois. Elle arrive de Roumanie ?<br />
– D’Allemagne, prétend-elle, mais elle prétendait aussi<br />
être médecin, au début. Là-bas elle avait deux amants, ditelle.<br />
Des philosophes.<br />
– Il faut sans doute bien deux philosophes allemands pour<br />
étreindre une machine textuelle.<br />
– Bien sûr elle a aussi un amant de cœur, négligent<br />
semble-t-il, un certain Mihai, dont elle espère toujours des<br />
nouvelles et qui, c’est ce qui est suggéré au fil du temps,<br />
pourrait bien être agent secret, espion, quelque chose<br />
comme ça – et elle de même.<br />
– Écoute, est-ce que tu pourrais reprendre encore une fois<br />
depuis le début ?<br />
– Au début, ça démarre comme un roman naturaliste : une<br />
belle Roumaine arrive, elle est blond platine, callipyge et<br />
un brin allumeuse, et le cafetier pense tout de suite à<br />
Elvire Popesco. Le Russe la séduit, ils font passionnément<br />
l’amour, etc. A la fin de la première partie, la belle<br />
Roumaine est retrouvée quasi morte dans sa baignoire.<br />
La deuxième partie reprend en amont, quand Hannah<br />
était en Allemagne, pour revenir progressivement à Paris.<br />
Et là, la machine textuelle s’emballe. La source, la Belle<br />
Roumaine, rend le texte dingue, elle est le texte dingue,<br />
blonde et châtain, Juive et Roumaine (sans parler de son<br />
accent slave), une fois elle dit elle-même à sa coiffeuse<br />
qu’elle ressemble à Elvire Ionesco, tu vois, Ionesco et<br />
Popesco, la littérature et la comédie mêlées, on pourrait<br />
croire que la belle Roumaine est un juste personnage :<br />
mais non, c’est une machine à fabriquer du texte, dans<br />
tous les sens. Je te dirais qu’elle se promène avec un aigle<br />
en cage. Mais un peu plus loin, quand le texte s’est<br />
emballé, qu’il se répète ou qu’il se contredit, on suggère<br />
que ce pourrait être aussi un perroquet, tu vois : l’oiseau<br />
le plus littéraire du monde – non, de France. La Belle<br />
Roumaine, c’est la machine à faire rêver, c’est le déclencheur<br />
de la rêverie de l’auteur, c’est le support des fantasmes<br />
du lecteur. C’est une histoire mais ce pourrait en<br />
être une autre. On ne doit pas la croire mais elle nous fait<br />
beaucoup d’effet. C’est le principe de notre désir, d’écrire<br />
et de lire. Comme aurait pu le dire James…<br />
– Henry James ?<br />
– Non, James Brown : like a text machine. •<br />
D. STEPENEAG, La Belle Roumaine,<br />
traduit du roumain par Alain Paruit,<br />
P. O. L., 2006.
verso<br />
arts et lettres<br />
34<br />
Notes de lecture<br />
Le noir<br />
Gérard-Georges Lemaire, Hazan<br />
Et si le noir était la lumière ? Tel est le<br />
point de vue de Soulages dont les<br />
sombres monochromes n’ont d’autre<br />
vocation que d’illuminer la toile. Tel est<br />
aussi le biais par lequel Gérard-Georges<br />
Lemaire entreprend un vaste panégyrique<br />
du noir à travers plusieurs siècles<br />
d’histoire. Le noir est d’abord la couleur<br />
des mystiques, car la lumière de Dieu<br />
étant inaccessible aux humains trop<br />
imparfaits, ce n’est que par un long<br />
séjour dans une ténébreuse angoisse<br />
qu’ils peuvent espérer y accéder. Dans le<br />
mythe de la caverne, ce sont aussi des<br />
ombres noires que les humains emprisonnés<br />
perçoivent : c’est dire que le noir<br />
est la couleur de l’illusion, alors que<br />
l’idée, dans sa vérité, est lumière. L’art<br />
baroque est adepte du noir, notamment<br />
avec les caravagesques italiens et les<br />
ténebristes espagnols. De tout temps, les<br />
grands maîtres de la peinture, Léonard<br />
de Vinci, Rembrandt, ou Courbet, ont<br />
baigné leur sujet d’un halo crépusculaire.<br />
Il ne s’agit pas tant d’exalter le noir<br />
que de révéler la lumière par la quête de<br />
l’ombre.<br />
Le noir est aussi la couleur vestimentaire<br />
de prédilection de l’aristocratie au<br />
seizième et dix-septième siècle, puis,<br />
plus tard, de la bourgeoisie au dix-neuvième<br />
siècle, classes sociales qui ne cesseront<br />
l’une et l’autre de s’habiller en<br />
noir, symbole de dignité et de domination.<br />
Ce qui explique que les portraits<br />
d’hommes exécutés par des artistes<br />
comme Bellini, Titien, Rosso Fiorentino,<br />
et, plus tard, les scènes de la vie parisienne<br />
peintes par Manet ou Degas,<br />
adoptent le noir comme tonalité dominante.<br />
Le noir sera enfin la couleur de la<br />
modernité. Rodtchenko oppose son<br />
carré noir au carré blanc de Malevitch,<br />
et c’est par des monochromes à base de<br />
noir que des artistes comme Ad<br />
Reinhardt, Franz Kline, Barnett<br />
Newman, Robert Motherwell ont su<br />
imposer New York comme lieu mythique<br />
de l’avant-garde.<br />
Le noir de Gérard-Georges Lemaire,<br />
ouvrage d’une étonnante érudition, est<br />
servi par une iconographie remarquable:<br />
de l’art pariétal à Georges de La Tour, de<br />
Rembrandt à Goya, de Whistler à Félicien<br />
Rops, de Munch à Matisse, on le<br />
constate: les chefs-d’œuvre sont en noir.<br />
Une exception toutefois à cet universalisme<br />
du noir : Monet et les artistes<br />
impressionnistes pour qui les ombres<br />
noires doivent être peintes en bleues.<br />
Trahison? •<br />
T. L.<br />
Monory<br />
Pascale Le Thorel, Éditions Paris Musées<br />
Pascale Le Thorel sait tout sur Jacques<br />
Monory : elle a lu tout ce qui le<br />
concerne, l’a longuement interrogé, rencontré<br />
ses proches et moins proches. Il<br />
lui a confié de précieux documents<br />
jalonnant sa carrière… Le résultat est<br />
davantage qu’un excellent livre de plus<br />
sur Monory : c’est vraiment la synthèse,<br />
à la fois scientifique et personnelle, de<br />
l’odyssée monoryenne (il y a même un<br />
marque-page monoryen !). Les admirateurs<br />
de Monory sont innombrables : ils<br />
vont être comblés par cette heureuse<br />
initiative éditoriale que le Centre<br />
National des Arts Plastiques a eu bien<br />
raison d’encourager. •<br />
J.-L. C.
verso<br />
arts et lettres<br />
36<br />
Cette chronique d’été évoque<br />
trois ouvrages. À une extrémité<br />
structurelle et porteuse<br />
d’espoir, le premier, celui de<br />
Marie-France Garaud, analyse<br />
ce à quoi on devra apporter un soin<br />
extrême, dans l’ordre politique, dès<br />
l’élection présidentielle de mai prochain.<br />
À une autre extrémité, événementielle,<br />
divertissante et déjà dépassée, le second<br />
livre, celui de Franz-Olivier Giesbert,<br />
s’appuie sur les témoignages recueillis<br />
depuis vingt ans et extraits de son vaste<br />
coffre-fort pour brosser, de 1986 à nos<br />
jours, un tableau, pittoresque, très négatif<br />
et désabusé de la carrière politique du<br />
président de la République sortant. Au<br />
juste milieu de l’actualité, pour le fond et<br />
la forme, le troisième livre, celui d’Alain<br />
Duhamel, avec la sagesse de l’expérience,<br />
du style, mais aussi de la sévérité,<br />
tire le portrait et évalue les chances des<br />
personnages qui, pour l’instant, peuvent<br />
prétendre à la succession.<br />
REFONDER LA RÉPUBLIQUE EN<br />
CONSERVANT SES INSTITUTIONS<br />
DE 1958<br />
Le livre de Marie-France Garaud est, sur le<br />
fond, réussi et conforté par un réel talent<br />
d’écriture. On lit avec un appétit soutenu<br />
la synthèse de son récit et des morceaux<br />
qu’elle a choisis dans le dernier demisiècle<br />
d’histoire politique de la France.<br />
Elle y puise de quoi étayer une thèse établie<br />
à partir de péripéties jugées à l’aune<br />
de son évaluation assez convaincante de la<br />
lettre et de l’esprit de la constitution de<br />
1958. L’auteur, juriste et politique achevée,<br />
conduit avec fougue, à la hache<br />
comme au scalpel, un réquisitoire dont<br />
l’argumentation n’est pas banale. Sans<br />
mâcher ses mots, elle libère des humeurs<br />
et règle des comptes, à l’évidence longtemps<br />
retenus, avec un humour et une ironie<br />
redoutables servis par un talent qui<br />
captive l’attention, même quand apparais-<br />
Les livres politiques<br />
Premiers jalons pour reconstruire<br />
Marie-France Garaud<br />
La Fête des fous<br />
Qui a tué la V e République ?<br />
Plon, mai 2006, 288 pages<br />
Alain Duhamel<br />
Les prétendants 2007<br />
Plon, janvier 2006, 228 pages<br />
Par Humbert Fusco-Vigné<br />
sent, par ici ou par-là, des soupçons de<br />
mauvaise foi ou des parti-pris venus à<br />
point pour renforcer sa thèse. Celle-ci est<br />
de démontrer que les institutions de la Ve<br />
République sont en soi excellentes et<br />
qu’elles ont été rendues aujourd’hui<br />
vacantes par la défaillance de ceux qui ont<br />
prétendu les servir et les ont en fait<br />
sapées. Elles attendent celle ou celui qui<br />
les feront renaître ainsi que la France et<br />
ses citoyens a priori confrontés à des lendemains<br />
qui ne chanteront guère.<br />
Selon l’auteur, ce sont en effet les partis,<br />
les personnels et les dirigeants politiques<br />
élus, de la présidence de la République<br />
aux assemblées, qui ont, en conscience<br />
ou, ce qui est pire, sans y penser, délabré<br />
ces institutions. Ils les ont rendues inopérantes<br />
à régler les problèmes dans lesquels<br />
notre pays est en train de sombrer<br />
et de perdre son âme. Au cœur de cette<br />
Philippique, une place de choix a été<br />
réservée avec beaucoup d’intelligence au<br />
principe et aux manifestations des cohabitations<br />
qui, selon l’auteur, sont en<br />
contradiction avec la lettre et l’esprit de<br />
la constitution de 1958. Ce raisonnement,<br />
à force de furia, n’est pas sans<br />
faille. Il est en effet difficile de penser<br />
que les Français n’auront pas la tentation,<br />
ayant voté à droite ou à gauche pour<br />
un président ou une présidente, de voter<br />
en sens inverse pour élire leurs députés.<br />
Ils le feraient comme par réflexe psychologique,<br />
pour équilibrer leur vote par<br />
rapport à deux acteurs n’exerçant pas à<br />
leurs yeux le même rôle. Voyez ce qui se<br />
passe aux États-Unis où il arrive très rarement<br />
que la majorité des deux chambres<br />
soit la même que celle du Président.<br />
Selon l’auteur, ce sont pourtant les cohabitations<br />
qui ont achevé de ravager l’édifice,<br />
de ses fondations aux œuvres ou plutôt<br />
aux manœuvres et aux échecs des<br />
deux acteurs clefs, de gauche comme de<br />
droite. Pour 2007 et après, il faut donc<br />
remettre les pendules institutionnelles à<br />
l’heure et trouver des successeurs poli-<br />
Franz-Olivier Giesbert<br />
La Tragédie du président<br />
Scènes de la vie politique 1986-2006<br />
Flammarion, mars 2006, 416 pages<br />
tiques qui en soient dignes. Ils doivent<br />
savoir confronter et si nécessaire opposer<br />
la légitimité et l’autorité que leur<br />
confère la constitution de 1a Ve<br />
République aux carriéristes, manipulateurs,<br />
peureux, cyniques, hypocrites,<br />
impuissants, indigents intellectuels et<br />
autres psychopathes de notre classe politique.<br />
Ils se chamaillent aux commandes<br />
quand ils ne se prennent pas les pieds<br />
dans le tapis, ne soliloquent pas en<br />
langue de bois dans les médias et ne se<br />
perdent pas dans des affaires obscures.<br />
Des successeurs qui, en respectant l’esprit<br />
et la lettre de la constitution de 1958,<br />
soient dans la capacité de redresser la<br />
France, préserver sa souveraineté en<br />
Europe et dans le monde, réformer ses<br />
lois et apporter des réponses et des solutions<br />
aux problèmes qui commandent<br />
notre avenir.<br />
MAUVAIS QUART D’HEURE POUR<br />
MITTERRAND, GISCARD D’ESTAING<br />
ET CHIRAC<br />
Si Marie-France Garaud, qui en fut la<br />
conseillère auprès de Pierre Juillet, donne<br />
au président Pompidou, en matière de<br />
respect des institutions de 1958, un prix<br />
d’excellence qu’elle justifie, elle se paie la<br />
tête de Valéry Giscard d’Estaing qui, à la<br />
lire, ne l’a pas volé, ce qui donne lieu à un<br />
portrait, à des analyses et à des descriptions<br />
d’une férocité ciselée. VGE observa<br />
pourtant avec soin la primauté du rôle du<br />
Président, en parfaite conformité avec la<br />
constitution mais dans un style quasi<br />
monarchique en forme de régence,<br />
d’abord avec un Chirac peu à peu jugulé<br />
et démissionnaire, puis avec la loyauté<br />
dévouée de Raymond Barre. Jacques<br />
Chirac à son tour est loin de sortir<br />
indemne de l’analyse critique le concernant,<br />
d’abord en qualité de ministre - le<br />
portrait est alors empli d’indulgence -<br />
puis comme premier ministre - devrait<br />
tellement mieux faire mais en a t-il le
caractère, l’intelligence et les capacités? -<br />
et enfin en qualité de Président de la<br />
République où les doutes qui précèdent<br />
sont confirmés, au désespoir de l’auteur,<br />
au-delà de toute attente, agitation et<br />
manque de jugement inclus. Dans ce jeu<br />
de massacre, la marionnette de choix de<br />
cette fête des fous qui ont berné la France<br />
est François Mitterrand, comparé à Don<br />
Juan, entouré et accompagné de « fossoyeurs»<br />
en tous genres par rapport à la<br />
politique, à ses acteurs, aux citoyens et<br />
aux intérêts réels du pays. Il faut<br />
admettre que le procès en règle tenu à<br />
son endroit et tout au long de son livre<br />
par Marie-France Garaud est à la fois<br />
rigoureux, sans pitié et sans appel, même<br />
si ses qualités sont signalées à l’occasion.<br />
Cela change des hagiographies multiples<br />
mises depuis des années en circulation<br />
sur un homme politique à l’intelligence et<br />
à la culture incontestables, composant<br />
cependant un personnage aussi complexe<br />
que séducteur et retors, au machiavélisme<br />
encombré par l’obsession du pouvoir,<br />
mais quand même non dépourvu<br />
d’envergure. De loin, les révérences étant<br />
faites dès le départ et se poursuivant en<br />
contrepoint tout au long du livre, se profile<br />
la statue du commandeur Charles de<br />
Gaulle dont l’auteur se comporte en admiratrice<br />
sans réserves.<br />
UN ROMAN FEUILLETON TROP<br />
BIEN ENLEVÉ<br />
Le livre de Franz-Olivier Giesbert<br />
confirme les incontestables talents<br />
d’écrivain et les insupportables défauts<br />
de journaliste de l’auteur. Pour le<br />
contenu, on éprouve trop souvent l’impression<br />
d’avoir déjà entendu quelque<br />
part pas mal des anecdotes et des propos<br />
tenus ici, dans un dîner en ville, de la<br />
bouche d’un copain averti ou de<br />
quelques amis. Heureusement que le<br />
style d’écrivain talentueux de l’auteur est<br />
au rendez-vous pour leur donner vie, souvent<br />
avec un bonheur qui va parfois jusqu’à<br />
susciter l’émotion. Si le livre se lit<br />
avec aisance et souvent avec intérêt, le<br />
résultat n’est quand même pas brillant<br />
parce que l’ouvrage repose sur le principe<br />
peu louable de fourguer en vrac et<br />
sans la moindre pudeur des confidences<br />
recueillies pendant vingt ans avant<br />
qu’elle perdent leur fraîcheur marchande,<br />
quitte pour cela à tirer sur l’ambulance<br />
au lieu de la laisser s’estomper<br />
en paix. Mais le cynisme, la cruauté, le<br />
talent et l’argent sont devenus le moteur<br />
et la motivation de ce genre d’ouvrages<br />
dans une société du spectacle en perdition<br />
et une société tout court en décomposition.<br />
Une situation qui est peut-être<br />
en train d’achever de broyer ce que la<br />
politique peut et devrait avoir d’exigeant,<br />
d’exemplaire et de grand. C’est au total<br />
une chronique en forme de romanfeuilleton<br />
aux incessants rebondissements<br />
et aux portraits très réussis et sans<br />
pitié du personnel politique en place<br />
depuis vingt ans. Et en effet, vingt ans<br />
après, ce livre-fleuve digne d’Alexandre<br />
Dumas est celui de la déception et d’un<br />
dépit amoureux partagé par tant de<br />
Français. Ils ont bien aimé Jacques<br />
Chirac et se sont laissé rouler par lui<br />
dans la farine en attendant que ça se<br />
passe, écoutant ses projets en pensant<br />
qu’il les réaliserait, et entendant ses promesses<br />
en croyant qu’il les tiendrait.<br />
POUR LA CANDIDATURE IDÉALE,<br />
IL N’Y A PAS FOULE<br />
L’exercice d’évaluation à quoi il est<br />
rompu et auquel nous convie Alain<br />
Duhamel a son parfum de IVe<br />
République dont un des préceptes était<br />
« on prend les mêmes et on recommence<br />
» ! L’autre étant « sortez les sortants»!<br />
Toutes les têtes qui ornent la couverture<br />
de ce livre nous sont familières.<br />
Sauf qu’il y manque celle de Ségolène<br />
Royal qui n’était pas encore entrée dans<br />
la course quand ce livre fut publié et qui,<br />
au moment où j’écris ces lignes, prend<br />
son essor avec autant de verve que<br />
d’aplomb, dans des rumeurs de scandale<br />
au sein des partis de gauche et du sien en<br />
particulier, ce qui nous laisse prévoir de<br />
bons moments. Pourtant, la mine dépitée<br />
de l’auteur lorsqu’on lui fit la remarque<br />
de cette absence à la télévision me donne<br />
envie de voler à son secours alors que je<br />
n’ai pas toujours été tendre pour lui ici<br />
même à propos du caractère parfois<br />
convenu de certains de ses jugements ou<br />
prévisions. En effet, sa photo de famille<br />
ne manque pas de talent et il tient<br />
compte en permanence des enjeux en<br />
présence et des circonstances dans lesquelles<br />
les choses vont se dérouler en<br />
mai 2007. Chacun de ses portraits est<br />
une réussite de compétence professionnelle<br />
et de style, avec un brin de cet<br />
esprit Sciences Po qui leur donne du<br />
caractère. Cela ne relève en tout cas en<br />
rien de cette sous-culture journalistique<br />
par quoi nous sommes trop souvent<br />
débordés, ni une prime aux émissions<br />
people, aussi éphémères que creuses à la<br />
Ardisson ou Fogiel.<br />
Dans son introduction l’auteur épouse en<br />
grande partie les positions de Marie-<br />
France Garaud pour mieux rappeler le rôle<br />
de clef de voûte du système institutionnel de<br />
la France et donc l’importance prise aux<br />
yeux des électeurs de l’élection au suffrage<br />
universel du Président de la République,<br />
ce monarque républicain tel qu’il fut défini<br />
en juin 1946 dans son célèbre discours de<br />
verso<br />
Les livres politiques<br />
37<br />
Bayeux par de Gaulle, Michel Debré tenant<br />
la plume. Sous Pompidou, nous rappelle<br />
Alain Duhamel, le Président décidait, le<br />
Premier ministre exécutait, les ministres<br />
appliquaient, le Parlement obtempérait. Il<br />
en fut de même mais de façon plus subtile<br />
sous Valéry Giscard d’Estaing puis sous<br />
Mitterrand qui après avoir traîné de Gaulle<br />
et la Constitution dans la boue n’en changea<br />
pas une virgule et assuma les pleins<br />
pouvoirs avec une visible satisfaction, de<br />
même que Jacques Chirac à l’égard de qui<br />
il est moins sévère que ne l’est Marie-<br />
France Garaud, les périodes de cohabitation<br />
posant quand même problème et exigeant<br />
certaines inflexions… L’auteur qui<br />
est un connaisseur conclut, pour notre<br />
gouverne, par cette excellente phrase: Si la<br />
Ve République demeure une démocratie, ce<br />
n’est en raison ni de l’équilibre des pouvoirs,<br />
ni de leur séparation largement factice, mais<br />
parce que, lors des élections, le dernier mot<br />
appartient aux citoyens. La France est devenue<br />
une République consulaire contrôlée<br />
par le suffrage universel. Marie-France<br />
Garaud n’a pas écrit le contraire.<br />
Au total, il ressort des portraits tracés par<br />
l’auteur et de ce qu’il a dit à ce propos, que<br />
pour avoir la chance d’être élu, le candidat<br />
(ou la candidate !) doit réunir quatre critères<br />
essentiels: une vision, un projet, du<br />
charisme et des succès. Il ne s’agit pas<br />
seulement d’avoir des convictions, mais<br />
qu’elles soient applicables aux réalités,<br />
c’est d’ailleurs ce qui explique l’échec de<br />
leur accès possible ou recherché à la présidence<br />
de la République d’hommes d’État<br />
comme le furent Mendès-France,<br />
Raymond Barre et Michel Rocard. La lecture<br />
du livre permet à mon avis de distinguer<br />
trois personnalités aptes à briguer la<br />
magistrature suprême : Laurent Fabius,<br />
Nicolas Sarkozy et <strong>Dominique</strong> Strauss-<br />
Kahn. Sauf s’il fendait de nouveau l’armure<br />
en actualisant son geste, Lionel<br />
Jospin ne me paraît plus en mesure de<br />
susciter des passions électorales. Le challenger<br />
que représente désormais<br />
Ségolène Royal semble réunir pour le<br />
moment de meilleures chances et des<br />
atouts distinctifs. Mais, comme pour les<br />
courses de voile en haute mer, rien n’est<br />
acquis tant qu’on n’a pas franchi la ligne<br />
d’arrivée. D’autre part, une bonne dizaine<br />
de mois nous séparent de l’événement.<br />
Tout peut surgir et arriver, y compris un<br />
décès ou le retour d’un revenant. Last but<br />
not the least, Alain Duhamel rappelle avec<br />
une précision étayée ce que Franz-Olivier<br />
Giesbert décrit avec une complaisance si<br />
brillante : la pestilence dans laquelle les<br />
mass médias, dans leur totalité, ont installé<br />
la politique en France.<br />
…/…
verso<br />
arts et lettres<br />
38<br />
LA SÉLECTION DES LIVRES POLITIQUES DE VERSO<br />
Les Harkis<br />
Tom Charbit<br />
La Découverte, collection Repères<br />
(Histoire)<br />
Mars 2006, 128 pages<br />
La première qualité de ce petit livre,<br />
d’une brièveté maîtrisée, est d’être une<br />
utile synthèse de tout ce qui a été en<br />
abondance publié de sérieux et de vérifié<br />
à ce jour sur un drame aux origines, aux<br />
composantes et aux conséquences aussi<br />
complexes que paradoxales. Les chiffres<br />
avancés sont cependant parfois différents<br />
de ceux d’autres sources (ONU et<br />
QUID 2005 par exemple). La seconde<br />
qualité de fond de l’ouvrage est de nous<br />
rappeler, au fil de ses pages, comment et<br />
à quel point ce drame a été mal apprécié<br />
et reste bien mal connu, même de celles<br />
et ceux qui en ont été touchés de près et<br />
croient en connaître les origines, les<br />
détours et les iniquités. Du début à la fin<br />
de la guerre d’Algérie, le destin des supplétifs<br />
recrutés et engagés sur le terrain<br />
aura été livré aux préjugés, aux passions<br />
- certaines louables et généreuses - mais<br />
aussi aux haines, aux perversions<br />
humaines ou politiques et aux actions<br />
les plus atroces et les plus condamnables<br />
engendrées des deux côtés par<br />
notre tragédie algérienne.<br />
La question reste engluée dans un lourd<br />
contexte idéologique, politique et militaire.<br />
Le recrutement, l’emploi, la dissolution,<br />
les tortures abominables et le<br />
massacre partiel final par leurs compatriotes<br />
algériens, sur place, des supplétifs<br />
recrutés au sein de multiples entités<br />
spécifiques de l’armée française, donnèrent<br />
lieu, de 1955 à 1962, puis ensuite<br />
et jusqu’à aujourd’hui, à une gestion<br />
politique approximative, nourrie de préjugés<br />
et de méfiances. Ces soldats furent<br />
un complément indispensable pour l’armée<br />
française. Parmi eux, les harkis formèrent<br />
à la fin du conflit, avec 60.000<br />
hommes sur 180.000 supplétifs aux profils<br />
et capacités très variables, la partie la<br />
plus visiblement combattante. Le système<br />
dans son ensemble se transforma<br />
en une catastrophe à long terme dont la<br />
France peut encore observer aujourd’hui<br />
les effets néfastes au sein de la<br />
population immigrée d’origine algérienne<br />
et jusque dans nos banlieues et<br />
autres ghettos en révolte. Nos actes nous<br />
suivent et nous rattrapent. En Algérie, ce<br />
furent les exactions des islamistes intégristes<br />
qui, dans les années 90 du siècle<br />
dernier et au début de celui-ci, parfois<br />
avec l’intervention officielle, clandestine<br />
ou occulte des services très spéciaux<br />
policiers ou militaires algériens, firent<br />
100.000 victimes. En France, ce fut pour<br />
les « harkis » et les autres supplétifs rapatriés,<br />
leurs familles et surtout leur descendance,<br />
ne parvenant pas à s’assimiler,<br />
à s’intégrer et, pour trop d’entre eux,<br />
à se former et trouver un emploi, la<br />
manifestation du malaise insupportable<br />
résultant de leur destin, malgré beaucoup<br />
d’efforts administratifs, néanmoins<br />
insuffisants et surtout inadaptés,<br />
déployés sans succès en leur faveur.<br />
Cette situation trouva ses origines, au<br />
printemps de 1962, les accords d’Évian<br />
à peine signés en mars, dans la<br />
défaillance et jusqu’au refus de la<br />
France, débordée sur place par une<br />
situation proche d’une guerre civile<br />
entre l’armée française régulière, l’OAS<br />
et les pieds noirs extrémistes, de protéger,<br />
ainsi que leur famille, en Algérie,<br />
ceux qui la servirent en qualité de supplétifs<br />
et de harkis. Et pourtant, jusqu’au<br />
début de juillet 1962, date de l’indépendance<br />
algérienne, tous les acteurs<br />
concernés, y compris les nouveaux arrivants<br />
de l’ALN (Armée de libération<br />
nationale équipée et stationnée durant le<br />
conflit au Maroc et en Tunisie) eurent<br />
l’impression que les termes protecteurs<br />
prévus par les accords d’Évian pour<br />
toutes les populations d’Algérie seraient<br />
respectés. Pour ceux qui étaient restés<br />
en Algérie dans des conditions ambiguës,<br />
il y eut trahison des promesses<br />
faites officiellement à la France et aux<br />
intéressés par les autorités civiles et<br />
militaires algériennes. Elle se traduisit<br />
soudain, fin juillet 1962, par leur retournement<br />
et la cruauté des tortures et du<br />
massacre d’un très grand nombre de<br />
supplétifs et de harkis par certains des<br />
chefs et des troupes officielles de l’ALN,<br />
parallèlement à l’enlèvement de plus de<br />
3.000 civils pieds noirs disparus à<br />
jamais. De nombreuses initiatives clandestines<br />
de rapatriement de harkis,<br />
prises notamment par des militaires<br />
français dévorés de honte ou aux motivations<br />
plus ambiguës, furent entravées<br />
par le gouvernement, sur instruction du<br />
général de Gaulle, par craintes de collusions<br />
des harkis, en Algérie et en France,<br />
avec l’OAS (organisation de l’armée<br />
secrète constituée d’officiers comme de<br />
soldats français déserteurs et de piedsnoirs<br />
extrémistes). On doit à Pompidou,<br />
alors Premier ministre, la reprise en<br />
septembre et en octobre 1962 des sauvetages<br />
et des rapatriements. On réussit<br />
finalement à rapatrier en France 85.000<br />
supplétifs (dont environ 30 à 40.000<br />
harkis) et leurs familles. Faute de pouvoir<br />
effectuer une enquête sur place, le<br />
nombre des anciens supplétifs torturés<br />
et exterminés est impossible à établir. Il<br />
a été estimé fin 1962 à 10.000 par un<br />
officier de l’état-major français, à 25.000<br />
début 1963 dans un rapport remis au<br />
Conseil économique et social, chiffres<br />
qui ont été, à mon avis avec excès, portés<br />
jusqu’à 100 et même 150.000 par extrapolation<br />
pure et simple, malgré des circonstances<br />
si variables d’un site ou<br />
d’une région d’Algérie à d’autres, du<br />
chiffre donné par le sous-préfet de l’arrondissement<br />
d’Akbou en Kabylie,<br />
témoin des faits dans une région historique<br />
de la rébellion (vallée de la<br />
Soummam) et réputée pour sa violence.<br />
L’ouvrage souligne combien ce drame<br />
des harkis fut en permanence et de bout<br />
en bout comme la caricature d’un certain<br />
modèle militaire, colonial et administratif<br />
français dont on s’applique toujours à<br />
dissimuler ou à taire les motivations<br />
réelles, les manifestations et les conséquences<br />
paradoxales mais négatives et<br />
durables. Le petit livre d’histoire de Tom<br />
Charbit est donc aussi un livre politique<br />
que doivent lire, consulter et garder en<br />
documentation tous ceux qui veulent ou<br />
doivent connaître avec objectivité la complexité<br />
redoutable de la guerre d’Algérie<br />
ainsi que le drame des harkis et leurs<br />
conséquences encore palpables aujourd’hui.<br />
Ce drame continue d’empoisonner<br />
les relations franco-algériennes et constitue<br />
une des entraves à leur stabilisation.<br />
L’armée algérienne qui, depuis le coup<br />
de force contre le président Ahmed Ben<br />
Bella, de son commandant en chef le<br />
colonel Boumedienne, devenu chef d’État,<br />
tient en main tous les dirigeants algériens,<br />
ne manque pas de continuer à y<br />
mettre beaucoup du sien, exigeant de la<br />
France une repentance sans condition et<br />
refusant aux harkis déclarés traîtres à la<br />
patrie et « collabos » des Français, la<br />
moindre amnistie, pourtant promise en<br />
1962 dans l’euphorie de l’indépendance.<br />
Sur ces deux points, les islamistes modérés<br />
algériens en exil, un de leurs proches<br />
ayant été récemment nommé Premier<br />
ministre sur place, viennent d’exprimer,<br />
sur ce passé devenu selon eux historiquement<br />
lointain, un avis contraire. Une<br />
réconciliation avec la France et les avantages<br />
à en tirer leur semble davantage<br />
d’actualité. Les complications continuent.<br />
A suivre! •
La contrepèterie était tentante,<br />
voire irrésistible ici : « Farce de<br />
l’Or et Force de l’Art ». En<br />
voyant, dans la presse quelques<br />
photos consacrées à la réouverture du<br />
Pallazo Grassi, j’ai été interpellé, pour<br />
rester correct.<br />
Quel déferlement d’images, reportages<br />
et articles divers sur cette inauguration !<br />
La brosse à reluire au niveau de la haute<br />
compétition. C’est à qui flattera le plus<br />
cet annonceur si important que le critiquer<br />
serait suicidaire. Il possède tant de<br />
têtes de gondole (d’où probablement son<br />
attrait pour Venise), dont Le Printemps,<br />
la Fnac, la Redoute, plus quelques bricoles<br />
de luxe comme Saint-Laurent ou<br />
Gucci, dont ont encore besoin certains et<br />
certaines, qu’il n’est pas question pour<br />
un directeur de publication de laisser<br />
passer un article « critique ». (La pub !)<br />
Il aura été dit et écrit que les Italiens de<br />
Venise étaient tellement plus accueillants<br />
que la tatillonne administration française<br />
qui, oh scandale, avait refusé au<br />
chef de rayon de faire tout ce qu’il voulait<br />
de cette Île Seguin qui est, désormais,<br />
défigurée. Et quand un ancien Ministre<br />
de la République, admettant avoir volontairement<br />
fait traîner le dossier Seguin,<br />
devient le directeur artistique de son<br />
palais vénitien, il faudrait n’y voir qu’une<br />
coïncidence. Ce chef de rayon peut tout<br />
acheter, ministre ou Président, palais ou<br />
une croûte conventionnelle et archiconnue,<br />
que son achat transformera<br />
alors en chef d’œuvre.<br />
Et il fait tout ça avec vos Euros de clients,<br />
de la FNAC en particulier, cette machine à<br />
fric. Ce n’est qu’un «hyper» de la sous-culture,<br />
de la consommation de masse où l’on<br />
trouvera la dernière chose bien marketée<br />
de Dan Brown, Houille et Berk ou FOG et le<br />
dernier Goncourt, en piles, destinés au<br />
beauf de Renaud ou à la pauvre qui n’en<br />
rate jamais un, il faut pouvoir en causer<br />
dans ses dîners, mais peu de vrais livres.<br />
Je cite l’article de Libération du 29 avril:<br />
« Aujourd’hui, il expose ses œuvres favorites<br />
à Venise et valorise les cotes des<br />
artistes concernés. Ce qui permettra de<br />
faire monter les prix en salle des ventes :<br />
ainsi, le 9 mai, un bronze de Jeff Koons<br />
(Aqualung) sera mis en vente chez<br />
Christie’s alors qu’un autre exemplaire de<br />
cette série de trois pièces figure à l’exposition<br />
Pinault du Palazzo-Grassi. Comme<br />
dans une vitrine de très grand luxe.»<br />
Alors, quand je vois des « œuvres », dont<br />
Les livres de <strong>photographie</strong><br />
celles de Cy Twombly, parmi d’autres, qui<br />
sont parties en Italie, je suis bien triste<br />
pour les Italiens et assez ravi pour nous.<br />
Je sais que «je n’y comprends rien, que je<br />
n’y connais rien ». Mais je revendique le<br />
droit à des limites à l’imposture, quitte à<br />
être pris pour un passéiste, un béotien.<br />
Je ne suis pas « critique d’art » et l’avoue<br />
d’autant plus aisément que je respecte et<br />
admire les VRAIS critiques d’art. J’en<br />
compte même parmi mes amis. J’ai<br />
aussi un ami juif, un autre nègre, un<br />
Franc Maçon, un Arabe et un homosexuel,<br />
c’est dire ! Je n’en ai pas à l’UMP,<br />
il ne faut pas pousser. Ils connaissent<br />
l’art, et les artistes, depuis des années.<br />
Ils ont fait des études approfondies sur<br />
l’art et son histoire.<br />
J’aimerais seulement que des « faux » critiques<br />
d’art, émoustillé(e)s à l’idée de<br />
pondre un papier sur un artiste, arrêtent<br />
avec leur prose nulle. Quand on ne sait<br />
pas, on la ferme.<br />
Quant au chef de rayon et à ses «œuvres»,<br />
nul besoin d’être un sous-directeur du<br />
marketing pour savoir qu’en prenant pour<br />
des imbéciles ceux qui se prennent au<br />
sérieux, on gagne à tous les coups. Ceux<br />
qui se prennent au sérieux sont des imbéciles.<br />
Galouzeau, le soudard tendance fin<br />
XIX e se lance donc, avec précipitation,<br />
dans l’Art avec cette exposition intitulée<br />
«La Force de l’Art». Bonne chance.<br />
Passons à de « belles images », des <strong>photographie</strong>s,<br />
de photographes n’ayant pas<br />
honte de leur médium, ne se réfugiant<br />
pas derrière des périphrases comme<br />
« installation à partir de la photo » ou « utilisation<br />
de la photo dans l’art », incapables<br />
qu’ils sont de faire une mise au<br />
point. Le vide de leurs images n’est compensé<br />
que par la taille du tirage, voir<br />
Bustamante, par exemple, mais il doit<br />
exister de pires imposteurs.<br />
Exposition Cindy Sherman<br />
Musée ( !) du jeu de Paume<br />
Paris<br />
Comment ne rien dire sur ce que, JE,<br />
(c’est-à-dire moi-même, n’engageant que<br />
moi) considère comme non pertinent.<br />
Comme ça. D’autres qui s’y connaissent<br />
en parleront.<br />
verso<br />
Les livres de <strong>photographie</strong><br />
39<br />
Des aventures vénitiennes<br />
d’un chef de rayon en tête de sa gondole<br />
Par Jean-François Conti<br />
Un Monde de Couleurs<br />
Amandine Guisez Gallienne<br />
Thames & Hudson<br />
Peut-être ai-je déjà écrit que la <strong>photographie</strong><br />
en couleur, selon Irving Penn (et<br />
moi-même), n’a d’intérêt que sous deux<br />
conditions : <strong>photographie</strong>r la nature non<br />
retouchée par l’homme qui offre, soyons<br />
bucolico-écolo-catho, pour une fois, de<br />
« si belles couleurs que c’en est à croire au<br />
petit Jésus », ou alors une composition de<br />
couleurs choisie ou réalisée par un coloriste.<br />
Sinon, rien de plus laid que toutes<br />
ces couleurs délavées et incompatibles<br />
assemblées sans coordination ! Autant<br />
offrir le rêve du beau noir et blanc. Mais<br />
ce n’est plus « in », il faut ces immenses<br />
tirages couleurs pour être « dans l’art »<br />
aujourd’hui.<br />
Alors ce livre est précieux. Je ne connaissais<br />
pas cette photographe, cette grande<br />
coloriste. Du blanc (ce n’est pas une couleur,<br />
je sais !), au noir (idem), elle nous<br />
emmène dans une symphonie de couleurs,<br />
jaune, vert, bleu, rouge, sur les<br />
thèmes les plus variés, une sorte de<br />
« mise en musique » par la couleur du<br />
monde. Ce monde est le nôtre et offre à<br />
ceux qui savent voir, regarder et revoir,<br />
encore regarder.<br />
Très beau livre, pas le « coffee table<br />
book », mais un livre qu’on a envie de<br />
revoir pour, quand le monde est trop<br />
gris et les gens trop cons, se reposer<br />
l’œil et l’esprit.<br />
Inde / India<br />
Chine / China<br />
Afrique / Africa<br />
Éditions Terrail,<br />
Projet Kharaktêr Bilingues<br />
Trois livres différents.<br />
Voilà une bonne idée ! Cela fait des<br />
années que je la pousse : offrir au plus<br />
grand nombre des beaux livres de <strong>photographie</strong>,<br />
ou autres arts, je ne suis pas<br />
sectaire, à des prix abordables. Quel<br />
qu’en soit le sujet, le thème, l’auteur ou,<br />
comme c’est le cas ici, les auteurs, je sais<br />
que c’est possible, je connais les tarifs<br />
des imprimeurs.<br />
Ici, le pari est triple et je lui souhaite une<br />
réussite méritée: offrir à 19 euros un très<br />
beau livre sur un lieu «photographiable»
verso<br />
arts et lettres<br />
40<br />
(même un mégot de cigarette est un chef<br />
d’œuvre quand Irving Penn le <strong>photographie</strong>)<br />
par des inconnus talentueux (plus<br />
nombreux que certaines célébrités) et le<br />
vendre. C’est réussi. Je connais un peu la<br />
Chine et ai retrouvé, dans le livre qui lui<br />
est consacré, des ambiances que j’aime,<br />
pas étranges. Mise en pages «plein pot»,<br />
sans fioritures mais très bien faite,<br />
impression bonne, bon format et «bonne<br />
main », comme disent les libraires.<br />
Recommandé, j’attends les autres avec<br />
impatience.<br />
La Photographie Pictorialiste<br />
en Europe, 1888 – 1918<br />
Le Point du Jour, Éditeur<br />
Musée des beaux-Arts de Rennes<br />
Enfin un livre sur ce sujet, et quel livre.<br />
Quand la <strong>photographie</strong> a été inventée,<br />
s’est posé un vrai problème aux<br />
peintres : comment rivaliser avec sa précision<br />
optique et mécanique ? De ce problème<br />
sont nés l’impressionnisme et les<br />
mouvements postérieurs de la peinture,<br />
je laisse la parole aux VRAIS critiques de<br />
la revue. S’est aussi posé un problème,<br />
presque contraire, aux artistes photographes<br />
: comment imiter la peinture et<br />
dépasser la précision trop optique et<br />
mécanique pour eux, de la photo, surtout<br />
quand les formats utilisés (chambre<br />
18 x 24 cm en Europe et 20 x 25 aux USA<br />
et Grande-Bretagne, soit 8 x 10 pouces)<br />
donnaient cette précision ?<br />
Des fabricants d’optiques proposent des<br />
objectifs «soft focus», dont la lentille à<br />
l’extrémité pouvait, une fois le point<br />
effectué, donner un « flou » jugé artistique.<br />
Des imposteurs l’ont refait, une<br />
lentille enduite de vaseline pour obtenir<br />
le même effet.<br />
Les peintres avaient peur d’être détrônés,<br />
les photographes voulaient prendre<br />
leur place et les deux démarches sont<br />
aussi idiotes l’une que l’autre. Il y a de la<br />
place pour un Garouste, par exemple, et<br />
un Penn, je cite deux représentants des<br />
deux arts que j’admire. Aux USA, il a<br />
fallu rompre avec le pictorialisme pour,<br />
avec le mouvement « f.64 » (plus petite<br />
ouverture des objectifs, garantissant la<br />
plus grande profondeur de champ et<br />
demandant la pose la plus longue, donc<br />
permettant au maximum d’informations<br />
de passer par l’objectif pour atteindre la<br />
surface sensible) de Stieglitz (à la charnière<br />
des mouvements) et surtout avec<br />
l’irruption de Weston, pour que la photo<br />
devienne un art à part entière, qui<br />
n’imite pas la (mauvaise) peinture.<br />
L’excellente préface de Michel Poivert,<br />
historien d’art et spécialiste de la photo,<br />
qui s’intitule : « Une Avant-garde Sans<br />
Combat », sous-titrés « les antimodernes<br />
français face au pré modernisme de la<br />
Photo-Secession américaine », que je<br />
n’avais pas lue avant d’écrire ceci,<br />
résume mieux que je ne saurais le faire,<br />
ce qui s’est passé.<br />
Parfaite impression, comme toujours,<br />
mise en page itou. Un livre à lire et voir,<br />
regarder et relire, une référence.<br />
Impressionnisme<br />
Bérénice Morvan<br />
sm’Art, Terrail<br />
Van Gogh<br />
Pierre Cabanne<br />
Comme Guy Bedos le faisait dire à<br />
Johnny Haliday, en réponse à la question<br />
« vous avez aimé Toulouse-Lautrec »,<br />
« Ouais, c’était un beau match ! », je ne<br />
me sens pas assez compétent pour critiquer<br />
ces deux livres.<br />
Je sais quand même que ces deux<br />
peintres, Impressionnisme et Van Gogh,<br />
avaient du talent, sinon on n’aurait pas<br />
fait un livre sur eux.<br />
À part ça, restons sérieux, c’est la même<br />
démarche que celle évoquée plus haut<br />
pour les livres de photos, avec un prix de<br />
19 euros, un appareil critique (c’est<br />
comme ça qu’il faut dire quand on a un<br />
diplôme de l’enseignement supérieur)<br />
de qualité et une très belle iconographie.<br />
Bravo donc.<br />
Maroc, enfants des rues<br />
Vincent Ohl & Arnaud Childéric<br />
Marval<br />
Nombreux sont ceux de ma génération<br />
qui sont nés au Maroc. Un premier<br />
Ministre en exercice, un candidat à la<br />
candidature à la Présidentielle au P.S.,<br />
du beau monde.<br />
Les souvenirs, pour qui a quitté un pays<br />
vers 6 ans, sont rares et probablement<br />
pas d’une grande précision. Par ailleurs,<br />
les « beaux livres » sur ce pays abondent<br />
et, comme pour tout autre endroit, qu’il<br />
est facile de faire de belles images partout<br />
ou, au contraire, d’en faire de terrifiantes.<br />
Tout est, comme le disent les<br />
guides touristiques « terre de contraste ».<br />
Le Maroc est le premier exportateur de<br />
haschich, une royauté aussi luxueuse<br />
que scandaleuse, un ancien protectorat,<br />
un pays à la fois riche à milliards et<br />
pauvre. J’ai encore en tête des images,<br />
des odeurs (la fleur d’oranger), des couleurs,<br />
des souvenirs de chaleur, de vent.<br />
Rien de plus précis.<br />
En parcourant ce livre, tout ceci a failli<br />
disparaître. Le Maroc c’est une floraison<br />
d’antennes paraboliques à chaque<br />
fenêtre de chaque immeuble, à se<br />
demander ce que font les gosses quand<br />
ils ne sont pas devant une chaîne ou une<br />
autre, priant que la chaîne soit pornographique<br />
plutôt qu’Islamiste, c’est moins<br />
dangereux, selon moi.<br />
Et bien, quand ils ne sont pas devant la<br />
télé, ils sont dans la rue et ils dealent, de<br />
la drogue, leur corps, tout et n’importe<br />
quoi. Dans une misère totale, avec<br />
comme seul désir celui de quitter ce<br />
pays pris en otage par un roi fainéant<br />
soutenu par les « amis traditionnels » de<br />
la France, quitter ce pays pour, au risque<br />
de leur vie, arriver en Espagne, puis en<br />
France pour ne jamais revenir au pays.<br />
Quelle horreur !<br />
Il reste les pages dédiées au sport,<br />
puisque ce livre sort dans la collection<br />
de l’éditeur qui s’intitule « Athlètes du<br />
Monde ». Si le sport est un espoir de s’en<br />
sortir, alors vive le sport… •
Ereinté par la presse<br />
américaine pour la<br />
nullité de son propos,<br />
la pédanterie de sa<br />
démarche et l’imposture qui<br />
le caractérise, voire le constitue,<br />
un soi-disant philosophe<br />
français a, une fois encore,<br />
fait honneur aux tartes à la<br />
crème de mon ami Le<br />
Gloupier. À deux reprises au<br />
dernier Salon du Livre de<br />
Paris, BHV* a reçu une tarte à<br />
la crème sur sa tronche permanentée!<br />
Bien fait, bravo! Et<br />
il s’était changé après la première,<br />
le con! Il faut relater ce<br />
fait parce que l’influence de<br />
l’intéressé avait réussi à<br />
l’écarter des infos. Son cher<br />
ami, qui vend plus du tiers<br />
des «livres» de France aujourd’hui,<br />
entre autres, avait<br />
même réussi à bloquer l’excellent<br />
« Une Imposture<br />
Française » de ses rayons,<br />
parce que le permanenté<br />
décolleté y était quelque peu<br />
malmené. Voilà la vraie censure<br />
aujourd’hui, celle du fric,<br />
de l’influence, des réseaux.<br />
J’aimerais tant parfois, moi<br />
aussi, balancer une tarte à la<br />
crème lorsque je suis<br />
contraint de participer à un<br />
dîner ou déjeuner dit<br />
« social », même si j’ai réussi<br />
à limiter à l’extrême ces<br />
pertes de temps, et je compte<br />
bien les supprimer définitivement.<br />
Il y a peu, une<br />
femme (c’eût pu être un<br />
homme), à la mention d’un<br />
philosophe contemporain<br />
que je ne cite pas mais dont<br />
le travail représente une<br />
trentaine de livres, a osé parler<br />
« de philosophie à la petite<br />
semaine », sans avoir même<br />
jamais lu un seul des<br />
ouvrages en question. Cette<br />
suffisance me consterne. Elle<br />
a eu de la chance que je sois<br />
gourmand et préfère manger<br />
verso<br />
Les livres noirs arts et lettres<br />
41<br />
Du détournement intelligent<br />
de l’usage d’ingrédients de pâtisserie<br />
mon dessert que de le lui<br />
foutre dans la gueule. J’ai été<br />
élevé avec le respect de la<br />
nourriture : ça ne se gaspille<br />
pas. Mais j’ai eu envie quand<br />
même, très envie.<br />
Quand les libraires seront<br />
morts, ou plus exactement<br />
reconnaîtront qu’ils le sont<br />
déjà – ils ne lisent plus, trop<br />
occupés à renvoyer les<br />
offices – et qu’ils ne servent<br />
plus que de bouches d’égout<br />
aux éditeurs et diffuseurs,<br />
alors Pinault aura, définitivement<br />
et avec l’aide de<br />
Lagardère (Hachette, une<br />
douzaine de maisons d’éditions<br />
de livres, le 1 er réseau<br />
de diffusion et leurs bouches<br />
d’égout, Relay et Virgin) et<br />
d’un ou deux autres prédateurs,<br />
tué LE livre dans notre<br />
pays. Je voulais offrir au fils<br />
d’une amie l’autobiographie<br />
de Charlie Chaplin et l’ai<br />
cherchée, dans une FNAC de<br />
province, Rouen. Encore une<br />
FNAC qui a tué les libraires<br />
du centre ville. Et bien non,<br />
ce livre n’était pas en rayon.<br />
Mais il y avait le dernier produit<br />
dérivé d’un film merdique,<br />
américain, et autres<br />
conneries au rayon cinéma.<br />
Qui veut lire l’autobiographie<br />
de Chaplin aujourd’hui ? On<br />
m’a regardé comme si j’étais<br />
un dinosaure. Je suis sorti<br />
avec l’envie de vomir sur les<br />
beaux gilets verts de ces<br />
pauvres employés sous-payés<br />
qui passent cette merde à la<br />
douchette des codes barres.<br />
Il est temps de boycotter activement<br />
ces supermarchés de<br />
la sous culture et de rendre<br />
hommage aux libraires<br />
encore en activité, avant<br />
qu’ils soient écrasés par ces<br />
mastodontes, comme c’est<br />
déjà le cas aux USA et en<br />
Grande-Bretagne.<br />
Par Simon<br />
Le Disciple du Mal<br />
Juliette Manet,<br />
Albin Michel<br />
Être témoin de la naissance<br />
et de la maturation d’un<br />
auteur est un de ces privilèges<br />
que la fonction, je n’ose<br />
dire « métier », de critique littéraire<br />
offre et qui est magnifique,<br />
une véritable récompense<br />
de cette si dure vie<br />
consistant à lire des livres en<br />
général de bonne, voire de<br />
très bonne qualité, envoyés<br />
gratuitement par des éditeurs<br />
charmants qui, contrairement<br />
à vous, j’ai vérifié,<br />
lisent ces lignes !<br />
Dès les deux premiers<br />
ouvrages de Juliette Manet,<br />
j’avais découvert une sensibilité<br />
à fleur de peau, une intelligence<br />
étonnante et une<br />
grande souffrance, vaincue<br />
par l’écriture. Il ne s’agissait<br />
déjà pas d’écriture «pour être<br />
publié », mais de littérature,<br />
de création, d’art. Le genre<br />
choisi par Manet est le polar,<br />
dur, terrible, mais n’ai-je pas<br />
souvent écrit que ce type de<br />
littérature est aujourd’hui,<br />
selon moi, la véritable littérature,<br />
pas celle que le cher<br />
Poirot-Delpech (mais que faitil<br />
à l’Académie Française<br />
avec tous ces vieillards tremblotants<br />
et gâteux?) assimilait<br />
à « la caresse de son stylo »,<br />
pas de ces essais sans le<br />
moindre intérêt qui bousillent<br />
les arbres.<br />
Loin des impostures à la<br />
Houelleberck (c’est exprès !)<br />
ou des « produits » à la Dan<br />
Brown, ce livre, encore<br />
mieux que les deux premiers<br />
(Plon éditeur), emmène le<br />
lecteur de la première à la<br />
dernière phrase sans qu’il<br />
puisse s’arrêter, sur un<br />
rythme infernal. C’est en fin<br />
de matinée que le coursier<br />
me l’a porté. En fin d’aprèsmidi,<br />
je le refermai en me<br />
promettant de le relire, plus<br />
calmement, plus tard.<br />
Une utilisation intelligente de<br />
l’Internet, et Manet est une<br />
virtuose de la recherche d’informations<br />
précises quand<br />
elle ne connaît pas un<br />
domaine, peut apporter des<br />
milliers de détails à un<br />
romancier qui n’aura ainsi<br />
pas besoin d’avoir mis les<br />
pieds dans une ville pour en<br />
connaître le plan précis et qui<br />
pourra parler, avec compétence,<br />
de l’escalade sans<br />
jamais avoir grimpé plus<br />
haut que sur une taupinière.<br />
Mais seule une profonde et<br />
très réfléchie connaissance<br />
de la vie dans ce qu’elle a de<br />
plus tragique et de l’être<br />
humain dans ce qu’il peut<br />
avoir de plus secret, permet<br />
d’écrire, si talent il y a, de<br />
tels livres. Il faut avoir été<br />
très seul, avoir vécu et aimé,<br />
donc souffert comme seul<br />
l’amour sait faire souffrir,<br />
pour écrire comme ça. Il faut<br />
avoir côtoyé la mort, de très<br />
près, et pas une seule fois,<br />
pour pondre cette littérature.<br />
Il faut aussi, et c’est aussi<br />
important que le fond, savoir<br />
très bien écrire.<br />
Manet possède tout ça.<br />
L’expérience de la vie, donc<br />
de la mort et le talent d’écriture.<br />
Une immense intelligence,<br />
impressionnante,<br />
c’est si rare aujourd’hui, un<br />
magnifique talent et une sensibilité<br />
désarmante sont<br />
quelques-uns des atouts qui<br />
font de Juliette Manet un<br />
écrivain dont j’attends, déjà,<br />
le prochain livre avec impatience.<br />
Pour celui-ci, âmes sensibles<br />
s’abstenir. L’homme peut<br />
être encore plus sombre que<br />
dans vos cauchemars les plus …/…
verso<br />
arts et lettres<br />
42<br />
terribles. Son mal ne lui est-il<br />
pas consubstantiel ? La plongée<br />
que nous offre l’auteur<br />
dans LE MAL est une des<br />
plus terrifiantes que j’aie<br />
lues, à l’égal de « Racines du<br />
Mal » de Maurice G. Dantec,<br />
une référence.<br />
À cela, il n’est peut-être<br />
d’autre remède qu’aimer, en<br />
sachant qu’il s’agit d’un<br />
verbe actif, contrairement à<br />
« être » amoureux et que l’action<br />
d’aimer ne peut exister<br />
qu’avec un minimum de<br />
concordance des temps, les<br />
Américains disent « timing »,<br />
de volonté, d’acceptation de<br />
soi et donc de l’autre, de pardon<br />
garanti, de confiance.<br />
À Poil En Civil<br />
Jerry Stahl, Rivages Thriller<br />
Même dans ces villes privées<br />
et closes que les Américains<br />
ont créées, croyant réinventer<br />
la ville sans les problèmes<br />
que, par essence, le nombre<br />
engendre, ce n’est pas le<br />
paradis. Mettez deux<br />
hommes ensemble, ajouter<br />
des femmes, des enfants, des<br />
« djeun’s » en densité suffisante,<br />
et vous retrouverez,<br />
partout, les mêmes problèmes.<br />
La cupidité et le sexe<br />
resteront, partout, les<br />
moteurs qui, au mieux, font<br />
avancer une société, souvent<br />
hélas la ramènent au rang de<br />
meute sauvage dans laquelle<br />
la loi est toujours celle du<br />
plus fort, de celui qui dégaine<br />
le plus vite.<br />
J’ai bien ri en lisant ce livre.<br />
L’objet recherché par ses<br />
protagonistes est une photo<br />
où on voit les couilles de<br />
George W. Bush (il en a !),<br />
rasées et maquillées, très<br />
près du visage d’une dame<br />
qui est maire de la ville où se<br />
déroule l’action, mais pas<br />
l’épouse de Bush et qui, la<br />
photo le fait clairement comprendre,<br />
est « occupée »<br />
ailleurs, ce qui laisse imaginer<br />
une bonne partouze. Or<br />
chez les bons Républicains<br />
gardiens de l’ordre dit<br />
« moral », surtout pour les<br />
autres, c’est « mal » et ça<br />
n’aide pas en campagne électorale.<br />
Sur ce canevas, un flic<br />
sympa (oui, ça existe !), ex- de<br />
la maire, se lie avec une belle<br />
troublante, évite les petits<br />
tueurs sans complexes et provoque,<br />
signe d’un bon livre,<br />
rires, peurs et autres sensations<br />
bien agréables.<br />
Excellent polar.<br />
La vérité du mensonge<br />
Rupert Holmes<br />
Rivages Thriller<br />
Dean Martin et Jerry Lewis,<br />
vous connaissez ? Non. Alors<br />
passez votre chemin. Si vous<br />
avez entendu parler, lisez ce<br />
délicieux livre qui fait plus<br />
que les évoquer, on s’y croit,<br />
et qui mêle le show-biz et le<br />
crime, ce qui est une révélation<br />
quand on se rappelle<br />
que Sinatra avait déposé une<br />
gerbe sur la tombe de son<br />
ami « Lucky » (Luciano), que<br />
Las Vegas, lieu de prédilection<br />
des duettistes évoqués<br />
ici, fût créé et opéré par la<br />
Mafia. Il paraît qu’on en a<br />
tiré, comme du fût, un film.<br />
Mourir en Californie<br />
Newton Thornburg<br />
Gallimard Série Noire<br />
Depuis le nouveau format, ce<br />
bouquin est pour moi le<br />
meilleur de la Série Noire. Il<br />
a été écrit en 1973, et c’est<br />
peut-être ici aussi que la qualité<br />
du livre apparaît. Pas<br />
encore de ces « writing workshops<br />
» (ateliers d’écriture)<br />
qui ont pullulé et formaté ce<br />
qui s’écrit trop souvent<br />
aujourd’hui, mais un auteur,<br />
un vrai.<br />
Le héros, un ancien prof de<br />
lettres, s’est retiré du monde<br />
universitaire pour être fermier.<br />
Il y a trouvé ce qu’il<br />
cherchait, pour lui et sa<br />
famille. Sa femme meurt, il<br />
élève seul ses enfants. Son<br />
aîné de 18 ans part « faire un<br />
grand tour », seul, en stop,<br />
dans l’Amérique qu’il ne<br />
connaît pas et il meurt. Après<br />
l’avoir enterré, il part en<br />
Californie, où il mène une<br />
terrible enquête : il connaît<br />
trop son fils pour imaginer<br />
qu’il s’est suicidé suite à une<br />
escapade sexuelle non couronnée<br />
de succès.<br />
Sans tomber dans une sensiblerie<br />
tentante et facile, il<br />
nous fait vivre cette quête<br />
éperdue de la vérité, guidé et<br />
poussé par son amour pour<br />
son fils, une denrée inépuisable.<br />
Magnifique.<br />
J’ai profité de ce livre pour<br />
relire ceux du même auteur<br />
en Série Noire, le talent n’est<br />
pas, ici, un accident, tous<br />
sont aussi bons, magnifiques<br />
même. Il s’agit d’un très bon<br />
auteur, c’est de plus en plus<br />
rare. Bravo.<br />
Monsieur Gros-Bidon<br />
Samuel Ornitz<br />
Rivages Thriller<br />
Encore une réédition, cette<br />
fois, de 1923 ! C’est très bien.<br />
Il fut difficile de le finir,<br />
l’idée de ne plus l’avoir était<br />
dure ! New York au début du<br />
XX e siècle, la ville basse est<br />
pauvre, la ville haute est<br />
riche. Ce n’est plus tout à fait<br />
comme ça maintenant,<br />
depuis peu. Chez les Juifs<br />
aussi à NY, il y a les pauvres<br />
et les riches. Les seconds<br />
sont allemands, les premiers<br />
sont de Russie ou d’un de ces<br />
joyeux pays à pogrom le<br />
samedi soir ! Entre les immigrants,<br />
Juifs ou autres, s’établissent<br />
des hiérarchies, pas<br />
toujours subtiles. Ce livre<br />
raconte l’ascension sociale<br />
du héros, qui choisit le droit,<br />
pas toujours la droiture, pour<br />
s’en sortir. Longue ascension,<br />
à partir de la misère la<br />
plus noire, esclave de fabricants<br />
arrivés un peu avant, la<br />
seule loi étant celle de la<br />
jungle.<br />
Ce qui rend ce livre fascinant<br />
est l’absence de suspense, la<br />
prévisibilité de l’histoire<br />
comptée dans un style extraordinaire<br />
- félicitations au<br />
traducteur - qui rend présents<br />
les odeurs, les<br />
ambiances, les rues et<br />
immeubles de cette ville,<br />
admirable et haïssable en<br />
même temps. On suit le<br />
héros et « sa bande » partout,<br />
on vit avec lui.<br />
Épris de justice, il est<br />
d’abord concerné par sa survie<br />
et celle de ceux qui lui<br />
sont chers et / ou dont il a<br />
besoin. Égoïsme ou<br />
réalisme ? Pas de morale, la<br />
vie n’est jamais rien qu’une<br />
grande tartine de merde qu’il<br />
faut, de toute façon, bouffer<br />
jusqu’à la dernière miette et,<br />
le succès de ceux qui réussissent<br />
le prouve : la place des<br />
naïfs moralisateurs est rarement<br />
en tête, sauf pour ceux<br />
qui peuvent se le permettre,<br />
étant nés avec assez de fric<br />
pour ne jamais avoir à se<br />
soucier d’en gagner. Il y en a,<br />
ils peuvent se permettre les<br />
grands sentiments, et ils ne<br />
sont pas naïfs.<br />
Il faut lire ce livre pour ce<br />
que j’en ai dit mais aussi<br />
peut-être parce qu’il traite du<br />
judaïsme (et son inséparable<br />
compagnon, l’antisémitisme)<br />
d’une manière unique et<br />
extraordinaire, surtout si on<br />
tient compte de la date de sa<br />
publication, avant la Shoah.<br />
Poésie à Bout Portant<br />
Victor Gischler<br />
Gallimard Série Noire<br />
Pour une fois, le titre français<br />
est meilleur que le titre original!<br />
(The Pistol Poets). Prenez<br />
un délinquant afro-américain<br />
(c’est pour ne pas dire «noir»)<br />
qui vient de trucider un de ses<br />
semblables qu’il ne connaissait<br />
pas, lui piquant au passage<br />
ses papiers et, de sous<br />
distributeur local de came,<br />
aux ordres d’un chef hard, il<br />
devient étudiant boursier en<br />
poésie dans une vraie université<br />
! Rassurez-vous, il s’en<br />
passe de belles aussi sur les<br />
campus et dans le corps enseignant.<br />
Un ami qui avait aimé<br />
une maîtresse (d’école), parlait<br />
de son plaisir à avoir péné-
tré le corps enseignant. Entre<br />
la satire sociale la plus pointue<br />
(à moins que ce ne soit la réaliste<br />
peinture d’une société<br />
aux extrêmes appartenant à<br />
deux univers étrangers) et le<br />
polar comique, ce bouquin est<br />
superbe, emmenant son lecteur<br />
dans des fou rires comme<br />
ceux que j’aime. Avec les bons<br />
ingrédients, action, rire et<br />
sexe. À lire donc.<br />
Harjunpää et le prêtre du<br />
mal<br />
Matti Yrjänä Joensu<br />
Série Noire Gallimard<br />
Brr… La Finlande, il y fait si<br />
froid. Et ils ont de ces noms,<br />
je vous dis pas. On retrouve<br />
ce flic, Harjunpää, créé par<br />
l’auteur Matti Yrjänä Joensu<br />
(vive le « pomme C – pomme<br />
V », je n’allais pas recopier,<br />
ça va pas !), lui même inspecteur<br />
divisionnaire au sein de<br />
la brigade criminelle de<br />
Helsinki.<br />
Tiens, il y a des crimes quand<br />
même dans ce pays dont les<br />
qualités, souvent vantées, le<br />
font apparaître comme un<br />
(froid) paradis humain et<br />
humaniste. Et oui, il y en partout<br />
des crimes, dès qu’il y a<br />
plus qu’un homme… À lire<br />
dans une ambiance froide,<br />
avec un bon cognac si possible<br />
(mais il en faudra beaucoup,<br />
c’est un gros livre),<br />
sans être trop interrompu,<br />
parce que c’est un livre qui,<br />
bien qu’écrit par un flic sur<br />
un flic, ne ressemble pas au<br />
tout venant des polars. C’est<br />
plus, c’est mieux, il y a la<br />
mort, mais aussi la vie, complexe,<br />
infiniment plus qu’il<br />
n’y paraît pour chacun, c’est<br />
bien ce qui différencie certains<br />
d’entre nous (pas tous,<br />
j’ai des exemples) de l’animal<br />
uniquement préoccupé de<br />
bouffer sans se faire bouffer.<br />
Turquoise Fugace<br />
Andrea G. Picketts<br />
Rivages Thriller<br />
Rares sont les auteurs<br />
capables d’un mot, d’une<br />
phrase qui ne vous quitte<br />
plus jamais. De celui-ci, dans<br />
un autre livre, j’avais<br />
conservé « la passion, comme<br />
son nom l’indique, ça passe ».<br />
J’ai essayé de m’en souvenir<br />
depuis. Pas assez bon en<br />
Italien pour vérifier la justesse<br />
des jeux de mots ou la<br />
fidélité au texte original, la<br />
traduction, par Gérard Lecas<br />
semble parfaite et unit<br />
encore nos deux langues si<br />
voisines. Picketts est un virtuose<br />
du verbe, il déborde,<br />
trouve le juste mot, il me fait<br />
éclater de rire. Un cambrioleur,<br />
et dragueur, notoire a<br />
une carte de visite avec son<br />
nom, « procureur » et son<br />
téléphone. Il peut tout procurer….<br />
Ce livre est fou, je n’y ai<br />
rien compris en le refermant<br />
mais je me suis bien marré<br />
et c’est l’essentiel.<br />
Et on ne m’a rien dit!<br />
Rivages Noir est un éditeur<br />
dont les livres sont souvent<br />
chroniqués ici, à la fois parce<br />
qu’ils sont souvent bons,<br />
voire très bons, et parce que<br />
je les reçois en service de<br />
presse. En effet, malgré les<br />
immenses émoluments que<br />
nous verse la revue, et dont<br />
par pudeur je ne dévoile pas<br />
le montant, il nous est impossible,<br />
sauf exception, d’acheter<br />
les livres à chroniquer.<br />
Merci donc au service de<br />
presse de Rivages, qui fait un<br />
superbe travail et très gentiment.<br />
Cette maison fête donc ses<br />
vingt ans, et je l’apprends<br />
par la presse. Bravo.<br />
François Guérif mène bien sa<br />
barque, ses choix éditoriaux<br />
sont bons, très bons souvent<br />
quand il ne fait pas LA découverte<br />
comme, par exemple,<br />
l’immense James Ellroy que<br />
je pus rencontrer il y a peu.<br />
J’ai vu alors comment l’éditeur<br />
était attentif à ses<br />
auteurs, je sais que c’est la<br />
façon de travailler de Guérif.<br />
Je me permets, au nom de la<br />
revue VERSO qui a fêté<br />
récemment son dixième<br />
anniversaire, en invitant<br />
10.000 personnes dans un<br />
de ses châteaux – comment,<br />
vous n’y étiez pas ! ? - de souhaiter<br />
à toute l’équipe de<br />
Rivages un très bon anniversaire<br />
et longue vie.•<br />
Note : pardon au Bazar de<br />
l’Hôtel de Ville, à l’achalandage<br />
bien plus riche que ce<br />
qui se trouve sous la permanente<br />
de BHL, erreur de<br />
frappe.<br />
verso<br />
Les livres noirs<br />
43
verso<br />
arts et lettres<br />
44<br />
Le spectacle « La Grande Guerre »,<br />
par la compagnie de Rotterdam<br />
Hotel Modern, est l’un des plus<br />
curieux auquel nous ayons pu assister<br />
durant cette saison. Son jeu étonnant<br />
avec le visible, mixage inhabituel de<br />
théâtre d’objets et de vidéo, mérite<br />
d’être précisément décrit… Sur le plateau,<br />
on n’aperçoit d’abord que du matériel<br />
électronique, et de longues tables<br />
autour desquelles s’affairent quatre<br />
jeunes gens silencieux. Puis on distingue<br />
des caméras miniatures mobiles, captant<br />
les manipulations de ces créateurs.<br />
L’ensemble est projeté sur un large<br />
écran qui donnera le résultat final, éminemment<br />
visible, de tout ce minutieux<br />
affairement sur un insolite bric-à-brac<br />
de récupération. Fabriquer du visible et,<br />
encore mieux, une ambiance à partir de<br />
trois fois rien, voilà le coup de génie de<br />
cette troupe, qui réunit notamment deux<br />
comédiennes et un plasticien-performer…<br />
Ils répandent de la terre, la mélangent<br />
avec du shampooing, et voilà, sur<br />
notre écran, la boue visqueuse des tranchées<br />
; ils plantent quelques branches de<br />
persil, et voici des arbres ; ils balaient de<br />
la flamme d’un chalumeau quelques<br />
maquettes, et c’est le feu des bombardements<br />
(le bruitage, extraordinaire, fait le<br />
reste) ; un balai-brosse devient un champ<br />
de blé ; un arrosoir fabrique la pluie, et<br />
la farine devient neige, etc., etc…. Effets<br />
d’échelle, flou de certaines images, l’illusion<br />
fonctionne à merveille, et nous<br />
assistons en fait à un jeu d’enfants<br />
hyperdoués, qui nous font prendre leurs<br />
jouets et leur animation pour la réalité !<br />
Dans la salle, l’œil des spectateurs n’arrête<br />
pas d’aller du film conçu en direct,<br />
Le théâtre<br />
Visibilité<br />
par Pierre Corcos<br />
si véridique, au « making of » qui dévoile<br />
ingénument toutes ses astuces. Même le<br />
bruiteur vous montre comment il reproduit<br />
des coups de feu en jouant sur les<br />
percussions, la diffusion du gaz moutarde<br />
en grattant une allumette, une<br />
explosion en tapant du poing sur une<br />
table équipée de micros ! On se croit au<br />
milieu de cette effroyable Grande<br />
Guerre, vraiment, d’autant plus que des<br />
extraits bouleversants de lettres de soldats<br />
des deux camps sont lus à haute<br />
voix, pour ponctuer cette performance.<br />
Tout ce travail, entre documentaire et<br />
poésie, vidéo et théâtre, vérité et illusion,<br />
fait bien sûr réfléchir à la notion de<br />
« visible » Il y a ce qu’on voit (perception)<br />
et ce que l’on se représente (imagination),<br />
mais la séparation n’est pas absolue,<br />
ainsi que les différents sens du mot<br />
« vision », les illusions d’optique, les<br />
mirages, voire les hallucinations le suggèrent.<br />
Avec toute notre personnalité<br />
(ses émotions, tendances, passions),<br />
nous interprétons d’emblée ce que nous<br />
voyons. Entre objectif et subjectif, le<br />
visible est toujours partagé, et nous nous<br />
projetons sans cesse en lui (l’admirable<br />
test de Rorschach en tire d’ailleurs le<br />
meilleur parti). Aux artistes de travailler<br />
là-dessus pour étendre poétiquement le<br />
territoire de notre esprit à partir des<br />
informations fournies par notre œil. La<br />
compagnie Hotel Modern réduit la<br />
Grande Guerre à un jeu d’enfants,<br />
certes, mais nous rend aussi toute l’horreur<br />
glauque de la Grande Guerre en bricolant<br />
avec le visible.<br />
La pièce de Michel Vinaver, « A la renverse<br />
», raconte la vie, la mort, la renais-<br />
sance d’une entreprise dans un contexte<br />
socio-économique et historique bien précis.<br />
L’auteur a mis lui-même en scène sa<br />
propre pièce. Le travail qui est accompli,<br />
avec cette vingtaine de comédiens, sur la<br />
scène, ne reproduit pas le visible mais<br />
rend visible, pour reprendre la trop<br />
célèbre formule de Paul Klee. Il rend<br />
visibles les rapports de force, l’aliénation<br />
économique, les luttes de classes,<br />
l’« enfer du même », l’inhumanité ordinaire,<br />
et tout cela sans jamais adopter<br />
un point de vue unique… Par l’entrecroisement<br />
subtil des discours, savante polyphonie,<br />
le ballet circulaire des corps,<br />
ronde sans ouverture, la symbolique<br />
spatiale, métaphore des lieux du pouvoir,<br />
Vinaver nous rappelle que le langage<br />
des signes théâtraux et leur syntaxe<br />
produisent d’étonnants effets de<br />
« réalité ». Nous ne sommes pas plus<br />
dans le théâtre documentaire que partisan,<br />
non, c’est de la « théorie » au sens<br />
étymologique.<br />
L’évocation rend, au moyen de la parole,<br />
présentes des réalités lointaines,<br />
oubliées. C’est un appel (« evocare »)<br />
dont la magie est souvent perceptible au<br />
théâtre : on évoque les démons, les<br />
esprits… Soit par exemple « Le viol de<br />
Lucrèce », ce flamboyant poème dramatique<br />
de Shakespeare : la chaste Lucrèce,<br />
femme de Collatin, a été violée par<br />
Sextus Tarquin ; à la violence, à l’humiliation<br />
de l’acte s’ajoute la honte de l’inavouable.<br />
Mais avant de mourir, Lucrèce<br />
dira ce crime et s’assurera de sa vengeance.<br />
Les Tarquins seront chassés de<br />
Rome et la république proclamée… La<br />
préciosité de la langue enveloppe ici
111 boulevard de l’Yser 76000 Rouen<br />
02 35 07 34 13
verso<br />
arts et lettres<br />
46<br />
étrangement l’âpreté du désir. Dans un<br />
mouvement double, Shakespeare nous<br />
dit la conscience du Mal (agression,<br />
cruauté, injustice) qui saisit un moment<br />
Tarquin, puis la fougue incoercible de<br />
l’impulsion sexuelle qui le submerge. Si<br />
l’on écoute bien ce texte, on devine que<br />
le poète ne se fait aucune illusion sur la<br />
sexualité masculine à son acmé : sa violence<br />
prédatrice originelle n’est contenue,<br />
à peine, que par les codes et rituels<br />
de la civilisation. En un sens,<br />
Shakespeare met le Mal au cœur du<br />
sexuel, mais l’on pourrait dire aussi bien<br />
qu’il couronne de fleurs capiteuses le<br />
Mal ! Nous ne voyons rien et nous imaginons<br />
tout, il nous est seulement donné<br />
les mots qui précèdent le viol et ceux qui<br />
le suivent, ses causes (mystérieuses) et<br />
ses effets (inépuisables). Le poète nous a<br />
conduits jusqu’au point où il nous laisse<br />
seuls en face de la transgression. Marie-<br />
Louise Bischofberger, qui a adapté et<br />
mis en scène ce poème, l’a choisi « pour<br />
l’enjeu que la parole y représente ». Sur le<br />
plateau dépouillé, jonché d’accessoires,<br />
signes et fragments à la fois, deux excellents<br />
comédiens (Pascal Bongard,<br />
Rachida Brakni) nous rendent palpable<br />
la folie furieuse du désir. Au début du<br />
spectacle, c’est la proposition banale<br />
d’un jeune homme d’aujourd’hui à sa<br />
copine : « tu veux que je te raconte une<br />
histoire ? Que je te dise un poème surprenant<br />
? », puis le conteur joue l’évocation,<br />
le verbe shakespearien fait peu à<br />
peu son office, et la mise en scène des<br />
corps, par des gestes au symbolisme<br />
puissant, parachève de donner une<br />
matière à cette question que, derrière le<br />
texte, Bischofberger a trouvée : « Quand<br />
sent-on notre âme ou notre corps unis ou<br />
séparés ? ». Incarnation, souillure, purification<br />
: par ce va-et-vient entre profane<br />
et sacré, la mise en scène répond métaphoriquement<br />
à la question. Tarquin,<br />
qui n’a plus d’âme à ce moment terrible,<br />
profane le corps sacré de Lucrèce. Les<br />
thèmes tragiques de l’inceste, de la virginité<br />
déflorée, de la cruauté érotique<br />
s’illuminent un bref instant… Ce que la<br />
permissivité des mœurs a banalisé<br />
aujourd’hui et ce que la perversion a<br />
codifié, bref tout ce qui fut rendu invisible<br />
et insignifiant par la « désublimation<br />
répressive » (Marcuse) de notre<br />
époque a retrouvé d’un coup sa puissance<br />
dramatique. L’Éros et son mystère<br />
- entrevus grâce aux prodiges du verbe<br />
théâtralisé - confèrent paradoxalement<br />
une visibilité plus grande à l’acte charnel<br />
que toute la pornographie et la sexologie<br />
du monde ! Bien au-delà du viol, et<br />
de tous les fantasmes qui l’accompagnent<br />
chez l’homme et la femme, ce que<br />
Shakespeare et Bischofberger ont monté<br />
jusqu’à la représentation, c’est bien<br />
l’étrange et l’archaïque de la copulation.<br />
Comme l’écrivait Anaxagore dans ses<br />
« Fragments » : « Le visible ouvre nos<br />
regards sur l’invisible. ». Comment, au<br />
théâtre, favoriser cette ouverture ? De<br />
subtiles manipulations ou des leurres,<br />
des signes et des symboles, une puissante<br />
évocation creusent le visible. Et le<br />
vagabondage du rêveur peut enfin commencer…<br />
•
verso<br />
arts et lettres<br />
48<br />
Complétez votre collection de verso arts et lettres<br />
n o 1<br />
FRANÇOIS ROUAN<br />
La polémique<br />
Didi-Huberman - Domecq<br />
n o 2<br />
CUECO<br />
Pourquoi l’Amérique a déclaré<br />
la guerre à la France<br />
n o 3<br />
MONIQUE FRYDMAN<br />
Le silence des artistes<br />
n o 4<br />
DANIEL DEZEUZE<br />
Les artistes prennent la parole<br />
n o 5<br />
GÉRARD FROMANGER<br />
Où est la peinture d’histoire<br />
du XX e siècle?<br />
n o 6<br />
ALBERT BITRAN<br />
La guerre de l’art<br />
n o 7<br />
VLADIMIR VÉLICKOVIC<br />
Des directions nouvelles<br />
pour l’art<br />
n o 8<br />
BRACHA-LICHTENBERG-ETTINGER<br />
Christine Buci Glucksmann.<br />
Griselda Pollock<br />
n o 9<br />
DANIEL BUREN<br />
Éloge de l’art Vidéo<br />
Contre les désaménageurs<br />
n o 10<br />
EMMANUELLE RENARD<br />
Contre Kundera<br />
Contre le Guggenheim-Bilbao<br />
n o 11<br />
BRIGITTE NAHON<br />
La France à New-York :<br />
une occasion manquée<br />
n o 12<br />
HERVÉ TÉLÉMAQUE<br />
La crise des avant-gardes<br />
n o 13<br />
VÉRONIQUE BIGO<br />
Contre l’art techno<br />
n o 14<br />
GÉRARD GAROUSTE<br />
La jeune peinture<br />
a cinquante ans<br />
n o 15<br />
HERMAN BRAUN-VEGA<br />
Jean-Olivier Hucleux<br />
Gustave Moreau<br />
n o 16<br />
JACQUES POLI<br />
La Biennale de Venise<br />
Le cas Houellebecq<br />
n o 17<br />
ISABELLE CHAMPION-MÉTADIER<br />
Description de l’art contemporain<br />
«à l’aube du 3 e millénaire»<br />
n o 18<br />
COLETTE DEBLÉ<br />
L’heure des femmes ?<br />
L’art comme expérience ?<br />
n o 19<br />
PIERRE BURAGLIO<br />
Actualité de l’exotisme<br />
L’affaire Hans Haacke<br />
n o 20<br />
CATHERINE LOPÈS-CURVAL<br />
Moquer la peinture ?<br />
Lecture de Rebeyrolle<br />
n o 21<br />
VLADIMIR SKODA<br />
Art et politique<br />
Lecture de Pollock<br />
n o 22<br />
BERNARD RANCILLAC<br />
L’art contemporain au delà<br />
ou dans le spectacle ?<br />
Je commande le (s) numéro (s) :. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .<br />
Joignez à votre commande 6 € et 1,75 € de frais d’envoi pour chaque numéro<br />
(chèque à l’ordre de Verso, 2 rue de Nevers 75006 Paris)<br />
bulletin d’abonnement*<br />
Prix du numéro 6 €<br />
Abonnement 4 numéros: 20 € (France et U. E.) Étranger non U. E.: 30€<br />
Abonnement 8 numéros: 38 € (France et U. E.) Étranger non U. E.: 45€<br />
n o 23<br />
PIERRE FAUCHER<br />
Pinault/Arnault nouveaux mécènes?<br />
James Ellroy<br />
n o 24<br />
AMÉLIE CHABANNES<br />
Pour un art au-dessus de la mêlée<br />
n o 25<br />
FABRICE HYBERT<br />
CIPAC : Le ras-le-bol des artistes<br />
n o 26<br />
FRÉDÉRIC BRANDON<br />
La question du sens en peinture<br />
n o 27<br />
JACQUES MONORY<br />
Contre la dérision dans l’art<br />
n o 28<br />
SANDRINE HATTATA<br />
Notre ami Gérald<br />
Filmer la peinture<br />
n o 29<br />
FABIENNE VERDIER<br />
Le Fromanger de Serge July<br />
n o 30<br />
ALIX DELMAS<br />
Ils ne se disent pas peintres,<br />
ils ne se disent pas photographes<br />
n o 31<br />
ANTONIO RECALCATI<br />
À propos de « Hardcore »<br />
n o 32<br />
VÉRONIQUE SABLERY<br />
La question de l’art sacré<br />
n o 33<br />
JACK VANARSKY<br />
À propos de la biennale de Lyon<br />
« ça marche la peinture ? »<br />
n o 34<br />
SHANTA RAO<br />
Robert Filliou génie sans talent<br />
n o 35<br />
CHRISTIAN BABOU<br />
Comment marche un FRAC ?<br />
n o 36<br />
GÉRARD GUYOMARD<br />
Qu’est-ce que l’art contemporain ?<br />
n o 37<br />
MICHEL TYSZBLA<br />
Lettre au Philistin par l’artiste<br />
moderne accompli<br />
n o 38<br />
JACQUELINE TAÏB<br />
L’art numérique à ciel ouvert<br />
n o 39<br />
GILLES GHEZ<br />
Biennales de Venise et Lyon :<br />
la panne<br />
n o 40<br />
IVAN MESSAC<br />
Gina Pane vue par<br />
Jean-Hubert Martin<br />
n o 41<br />
DENIS RIVIERE<br />
Velickovic-Grünewald :<br />
un dialogue avec l’art sacré<br />
je m’abonne pour 4 numéros 8 numéros, à partir du n o . . . . . .<br />
et je joins à ce bulletin un chèque de . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . €<br />
à l’ordre de Verso : 2, rue de Nevers 75006 Paris<br />
Nom :. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Prénom :. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .<br />
Adresse :. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .<br />
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .<br />
(chèque à l’ordre de Verso, 2 rue de Nevers 75006 Paris) * Recopiez ou photocopiez ce bulletin pour ne pas abîmer votre exemplaire !
verso arts et lettres<br />
49