photographie Dominique Boniface - Visuelimage
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photographie Dominique Boniface
verso
arts et lettres
Dossier Gérard Le Cloarec
Is Mr Pinault a frenchman ?
Les artistes et les expos
Desmosthènes Davvétas
Les DVD
Chroniques des Lettres
Les livres politiques
Les livres de photographie
Les livres noirs
Le théâtre
n o 42 juillet 2006 prix du numéro : 6 €
verso
arts et lettres
Editorial
Dossier Gérard Le Cloarec
Les artistes et les expos
Le cas Démosthènes Davvétas
Les DVD
Chroniques des lettres
Notes de lecture
Les livres politiques
Les livres de photographie
Les livres noirs
Le théâtre
Sommaire
p 2 Is Mr Pinault a frenchman ?
p 3 Être peintre par les qualités mêmes de la peinture,
par Jean-Luc Chalumeau
p 9 La peinture comme éblouissement,
par Thierry Laurent
p 11 La poésie retrouvée,
par Gérard-Georges Lemaire
p 12 Pierre Huyghe : artiste en expédition,
par Marine Emilie Gauthier
p 13 Scream fresh (Steven Parrino),
par Timothée Chaillou
p 14 Pierre Buraglio, Gérard Thalmann,
par J.-L. C.
p 15 Natacha Dubois-Dauphin,
par Thierry Laurent
p 16 L’abstraction lyrique
par G.-G. L.
p 17 Entretien sur les foires d’art :
Patrick Barrer et Belinda Cannone
p 19 Demosthènes Davvétas aéde et boxeur,
par Thierry Laurent
p 20 Le corps de la poésie,
par Gérard-Georges Lemaire
p 22 Mais que fait la police ?
par Guillaune de Boisdehoux
p 28 Chronique de l’an VI (3),
par Gérard-Georges Lemaire
p 33 Like a text machine,
par Belinda Cannone
p 34 Le Noir, Monory,
p 36 Premiers jalons pour reconstruire,
par Humbert Fusco-Vigné
p 39 Des aventures vénitiennes d’un chef de rayon
en tête de sa gondole,
par Jean-François Conti
p 41 Du détournement intelligent de l’usage
d’ingrédients de pâtisserie,
par Simon
p 44 Visibilité,
par Pierre Corcos
bulletin d’abonnement p. 48
n o 42, juillet 2006.
Directeur :
Jean-Luc Chalumeau
Directeur littéraire :
Gérard-Georges Lemaire
Maquettiste :
Alexis Masurel
Secrétaire de rédaction :
Pascaline Callies
Comité de rédaction :
Belinda Cannone
Jean-Luc Chalumeau
Jean-François Conti
Humbert Fusco-Vigné
Laurent Thierry
Gérard-Georges Lemaire
Photo de couverture :
Dominique Boniface
La revue n’est pas responsable
des manuscrits ou des documents
qui lui sont adressés.
Les opinions émises par nos collaborateurs
sont strictement personnelles;
elles n’engagent donc
que leurs signataires.
Tous droits de reproduction
réservés.
Commission paritaire :
n o 0308K84706
VERSO Arts et lettres,
revue trimestrielle,
est éditée par VERSO SARL :
2, rue de Nevers 75006 Paris
téléphone : 01 46 33 62 45
E mail : verso.sarl@wanadoo.fr
Impression: Desgrandchamps, 21 rue de Châtillon
75014 Paris. Conception graphique: M.P. Jaulme.
Texte composé en Scherzo & Méta capital.
Directeur de la publication: Jean-Luc Chalumeau.
Diffusion Harmonia Mundi Commission
paritaire: n o 0308K84706. Dépôt légal: à parution.
Prix de ce numéro : 6 €
Editorial
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arts et lettres
2
Is Mr Pinault a frenchman ?
Tout le monde se souvient de la phrase par
laquelle M. Jean-Claude Trichet arracha le
fauteuil de président de la Banque Centrale
Européenne : « I am not a frenchman ». Français, moi ?
Et soucieux des intérêts de mon pays ? Vous n’y pensez
pas ! M. Trichet aurait été écarté sans ménagement si
nos excellents amis européens avaient eu le moindre
soupçon : il fallait que notre ancien grand argentier soit
sincèrement non-français, et même, le cas échéant,
anti-français pour pouvoir veiller à la stabilité des prix
dans l’Union. Il était obligé d’adopter ce profil
honteux ; c’est triste, mais c’est ainsi.
Juin 2006: me voici à Venise, devant le Palazzo Grassi.
«Where are we going?» opere scelte dalla collezione
François Pinault est-il écrit au-dessus de la porte.
Explication: le titre de l’exposition est emprunté à une
pièce de Damien Hirst, un des artistes préférés de
François Pinault. Mais, que je sache, Damien Hirst luimême
a fait référence au tableau célèbre de Gauguin:
«D’où venons-nous? Que sommes-nous? Où allonsnous?
» (1897). Gauguin avait écrit ces trois phrases en
haut et à gauche de sa toile, en français évidemment.
N’aurait-il pas été judicieux de revenir à l’original pour
titrer l’exposition des œuvres d’un grand collectionneur
que l’on croyait savoir français?
Le contenu de l’exposition a été beaucoup commenté:
ceux qui ne sont pas venus à Venise savent ainsi qu’elle
est de très haut niveau, puisque l’on peut y voir à peu
près exactement ce que l’on voit dans n’importe quel
musée d’art contemporain disposant de moyens
financiers importants. C’est-à-dire: les grands
minimalistes américains, l’art informel, l’arte povera et
le pop art actuel, en l’occurence essentiellement Jeff
Koons, grand ami du maître des lieux. La commissaire
choisie par ce dernier, l’américaine Alison M.Gingeras,
a introduit la dose homéopathique d’artistes travaillant
en France généralement jugée convenable par les
curators internationaux; ils sont trois en tout et pour
tout: Pierre Soulages, Pierre Huyghe et Bernard Frize.
Trois sur trente-quatre: il est vrai que c’est un peu
mieux qu’au MOMA où, aux dernières nouvelles, il n’y
aurait plus qu’un seul français vivant représenté. Bien
entendu, je n’ignore pas que François Pinault ne révèle
aujourd’hui que dix pour cent de sa collection, et que
parmi les quatre vingt dix pour cent absents, il y a des
artistes faisant partie de la scène artistique française
(quelle que soit leur nationalité) qu’il aime et achète,
des artistes de très grand talent dont les œuvres
n’auraient nui en rien aux cimaises du Palazzo Grassi.
Pourquoi donc ne pas les montrer à l’occasion de ce
coup d’envoi qui donne le ton de la politique du
milliardaire? Pourquoi ce dédain de la création vivante
en France?
Elle est fort intéressante, l’expo Pinault, et elle est fort
bien montée à quelques détails près (comme la pile de
Donald Judd qui mord le plafond…), mais rien,
absolument rien n’y permet de déceler la qualité de
français de l’homme qui a fièrement acheté tout cela, et
qui n’était nullement obligé, comme Jean-Claude Trichet,
d’oublier sa nationalité pour entreprendre ce qu’il
voulait. Where are we going? est-il demandé. On est tenté
de répondre: is Mr. Pinault a frenchman?
J.-L. C.
Gérard Le Cloarec, Tête d’oiseau, 2002. 100 x 81 cm.
La dernière fois que je suis entré
dans l’atelier de Gérard
Le Cloarec, j’ai immédiatement
été frappé par un portrait posé
sur un chevalet. Depuis la porte, le
visage était indiscernable, noyé semblait-il
dans l’enchevêtrement des signes
et lignes qui sont depuis toujours la
caractéristique du style du peintre.
C’était la même chose vu de trop près. Il
Dossier Gérard Le Cloarec
Être peintre
par les qualités mêmes de la peinture
Par Jean-Luc Chalumeau
suffisait de se tenir à la bonne distance,
deux mètres peut-être, pour qu’apparaisse
progressivement, légèrement ironique,
le beau sourire d’une jeune fille.
Encore un peu d’attention depuis le
même endroit, et toute une tête gracieuse
se révélait au regard, bien modelée
dans son espace, cadeau de l’artiste à
celui qui avait pris le temps de voir.
Comment ne pas songer à la réflexion de
Lawrence Gowing devant un tableau de
Cézanne ? : « il est prodigieux de voir l’enchevêtrement
des fragments multicolores
prendre cohésion lorsqu’on s’en
éloigne un peu et que se dégagent les
directions et les plans en recul d’où naît
une sensation d’espaces… »
Les fragments multicolores de Gérard
Le Cloarec, dont la lointaine origine est
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arts et lettres
4
Gérard Le Cloarec, Direction opposée, 2004. 92 x 71 cm.
sans doute la multitude des lumières,
balises et signaux quotidiennement
observés dans sa ville natale de
Penmarch, sont devenus les matériaux
essentiels de son travail de peintre, un
travail visiblement accompli avec la
conscience du bon ouvrier, guidé par
l’ambition de parvenir à un résultat qu’il
va falloir essayer de définir.
« Que Cézanne m’occupe à ce point-là, à
présent, c’est là ce qui me fait com-
prendre combien j’ai changé, je suis en
train de devenir ouvrier. » C’est le poète
Rilke qui s’exprime ainsi, illustrant le
lent cheminement qu’exige la pénétration
de la peinture. Imitons-le au cours
de notre progression, qui ne doit surtout
pas être trop rapide, dans l’œuvre de
Gérard Le Cloarec dont une rétrospective
nous est aujourd’hui offerte.
Depuis toujours, disons : depuis le début
des années 70 et son hommage à Yehudi
Menuhin à la Maison de la Culture de
Suresnes, Le Cloarec peint des visages et
des corps. Les séries sont ponctuées par
les « bigoudènes », manière de rappeler
ses attaches, son identité fièrement bretonne,
mais aussi prétextes à soumettre
le thème du visage surmonté d’une
coiffe à toutes sortes de variations illustrant
ses découvertes d’artiste.
La bataille livrée par Gérard Le Cloarec
depuis quarante ans dans le champ de la
Gérard Le Cloarec, Femme girafe, 2004. 100 x 81 cm.
peinture n’est pas fonction d’une opinion
particulière sur l’art (d’un naturel bienveillant,
il les accueille toutes avec intérêt,
mais il n’en adopte aucune), il s’agit bien
plutôt d’accomplir le travail du désir dans
la vision, c’est-à-dire de reprendre, là où il
l’avait laissée, la quête de Cézanne. «Il faut
être ouvrier dans son art, savoir de bonne
heure sa méthode de réalisation écrivait ce
dernier à Émile Bernard. Être peintre par
les qualités mêmes de la peinture… Il suffit
d’avoir un sens d’art et c’est sans doute
l’horreur du bourgeois, ce sens-là.»
S’il arrive à Le Cloarec de choquer le
bourgeois, ce n’est certes pas parce qu’il
peint des nus féminins érotiques (au
contraire, le bourgeois adore les consommer
sous couvert d’art, c’est bien connu:
Freud a appelé cela la « prime de séduction»),
s’il les choque, donc, c’est bien par
son exigence d’investissement visuel,
c’est par la difficulté d’approche de son
travail chromatique. Ce que sait Le
Cloarec après le maître d’Aix, c’est que
seule la couleur est capable simultanément
de constituer et de détruire la
forme. L’art est difficile, son élaboration
verso
Dossier Gérard Le Cloarec
5
comme sa perception demandent du travail,
s’il est vrai que les figures du désir
ne sont jamais celles de la simplicité.
Inutile de demander au peintre de produire
des œuvres qui seraient « plus
faciles » : à supposer qu’un accès plus
immédiat à l’œuvre soit donné, jamais il
ne lèvera l’opacité organisée concernant
sa jouissance, autrement dit : l’invisible
par lequel elle défait le réel et ne l’imite
pas.
Arrêtons-nous sur un thème favori de l’artiste:
le portrait et l’autoportrait (parfois
mêlés, et ce n’est sans doute pas
par hasard : voici Le Cloarec en compagnie
de deux de ses amis en 1980, ou avec
Van Gogh six ans plus tard). Une grande
exposition de ses « portraits paroxystiques
» a eu lieu à l’espace Cardin en
2002. On y reconnaissait des célébrités du
monde de la musique et de la littérature,
quelques personnes proches de Gérard, et
surtout les peintres qu’il admire : de
Monory à Courbet, de Cézanne – bien sûr –
à Francis Bacon… Le fait que les modèles
soient plus ou moins identifiables, selon
la distance du spectateur par rapport au
tableau, était important, comme toujours
chez Le Cloarec, mais pas essentiel. Il y
avait là, me semble-t-il, une passionnante
réflexion implicite sur les conditions de
l’appropriation esthétique.
Prenons appui sur le très beau Vincent
Van Gogh et autoportrait (146 x 114 cm,
1986). Il y a là deux autoportraits
Gérard Le Cloarec,
Nu remontant l’escalier,
2004. 146 x 114 cm.
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arts et lettres
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Gérard Le Cloarec, Bigoudène, 2003. 130 x 97 cm.
célèbres de Van Gogh en 1889 : celui dit
« Tête bandée à l’oreille coupée, bonnet
de fourrure et pipe » et l’ « autoportrait »
peint en août-septembre, quelques mois
après le drame du 24 décembre 1888,
de trois-quarts de telle sorte que seule
apparaisse la « bonne » oreille. Le premier
est traité par Le Cloarec en couleur,
le deuxième est seulement dessiné sur
fond blanc, une nuance de bleu sur le
gilet rappelant toutefois que Van Gogh
avait revêtu son meilleur costume pour
se représenter assagi. Entre les deux ver-
sions de Van Gogh par lui-même, revues
par Le Cloarec, ce dernier s’est représenté
au milieu de la composition. On
peut en déduire qu’il s’implique complètement
dans ce qu’il donne à voir. Or il y
a évidemment plusieurs manières possibles
de percevoir ce tableau.
Il est probable que des personnes vont
s’arrêter sur la représentation de Van
Gogh à l’oreille coupée, non seulement
parce que Gérard Le Cloarec la privilégie
(elle est au premier plan, elle est en cou-
leur) mais aussi parce qu’ils connaissent
l’histoire tragique de Van Gogh. Ils perçoivent
donc l’œuvre à travers le
contexte de la vie de l’artiste à qui
Gérard Le Cloarec rend hommage, la
structure du tableau leur étant inaccessible
ou simplement indifférente.
D’autres, plus subtilement, sans rien
ignorer bien sûr de l’anecdote, s’intéresseront
essentiellement à ce que le
peintre a fait de son sujet : double aspect
de la personnalité de Van Gogh (passion
d’un côté, raison de l’autre) mais aussi
synthèse assumée par l’autoportrait de
Le Cloarec, lui-même divisé en deux :
partie gauche du visage en couleur, partie
droite blanche. L’auteur intègre en
lui les deux interprétations que Van
Gogh a données de lui-même en l’espace
de huit mois. Il assimile dans son
tableau deux œuvres dont il rend compte
des styles d’origine respectifs avec fidélité
tout en leur conférant à l’évidence à
chacune, en plus, son propre style !
Passionnant jeu de va et vient au sein
duquel chacun peut s’aventurer, mais
plus ou moins. Nous avons ici la
démonstration réussie d’une position
consistant à suggérer que c’est le sujet
esthétique (moi qui regarde) qui accomplit
l’œuvre en choisissant le mode d’interprétation
qui me convient. Gérard Le
Cloarec propose, et nous invite à exercer
notre propre pouvoir créateur à notre
guise. C’est la singularité du sujet regardant
qui décide du mode d’appropriation
de l’œuvre. Cette appropriation sera
rudimentaire ou sophistiquée, avec
toute une gamme de positions intermédiaires
possibles, car l’artiste n’impose
rien. Il respecte la liberté du spectateur,
admet toutes les lectures de son travail,
et c’est là que réside la richesse de ce
dernier. Les portraits de Gérard Le
Cloarec sont, autant que des peintures,
des leçons pour mieux regarder la peinture.
En 1992, Gérard le Cloarec a peint une
œuvre-manifeste à usage intime. Il
s’agissait de faire un cadeau à une personne
de sa famille (le point de départ
serait donc une vue du phare de
Penmarch), mais sans consentir à des
concessions qui auraient affaibli la qualité
artistique du travail : quelque détail
« pittoresque » par exemple. Voici donc
Eckmuhl, peinture acrylique sur toile,
association de réseaux dont l’un, panoramique,
rend compte du scintillement
des lumières du port dans l’air et dans
l’eau, et l’autre, qui éclaire l’ensemble,
en forme de crâne, lance ses antennes
de toutes parts et semble intensément
habité par le fourmillement des codes et
signes familiers. Non pas une vanité,
Gérard Le Cloarec, Voyage au bout de la nuit, 1998. 55 x 46 cm.
mais plutôt la reprise du message de
Léonard : la peinture est cosa mentale.
Jouir de cette œuvre, comme des autres
d’ailleurs, c’est prendre le temps de
repérer les divers instruments qui déterminent
leur évanescence subversive.
Tout tableau de Gérard Le Cloarec montre
un monde en train de se faire tout en
défaisant le réel, un monde à l’état naissant
: non pas représenté (copié) mais
ramené à son origine. Ce qui s’engendre
dans notre vision de spectateur attentif, ce
n’est donc pas «le réel», mais un réel possible.
Ce n’est pas la même chose ! Ce
peintre nous rappelle magistralement que
la peinture, la vraie, nous propose toujours
un possible qui nous instruit du réel.
verso
Dossier Gérard Le Cloarec
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Essayons de dire les choses autrement, à
la suite de mon ami le regretté critique
Marc Le Bot (un autre breton) qui aurait,
j’en suis sûr, beaucoup aimé les travaux
des dernières années, notamment les
visages de noirs Massaï ou d’indiens en
2002, qu’il n’a pas pu voir : ce que le
peintre veut, c’est, du réel, rendre
visible ce qui n’est pas vu, ce qui en
verso
arts et lettres
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Gérard Le Cloarec, Courbet, 1998. 55 x 46 cm.
appelle à une vision plus originaire : le
pré-réel selon lequel l’être surgit à l’apparaître.
Vous vous souvenez ? Il faut
trouver la bonne distance pour y parvenir.
La peinture est affaire de vision, la
peinture est « rétinienne » ou n’est pas.
Elle est affaire de valeurs, de couleurs et,
oui vraiment, de jouissance. Puisque,
tout compte fait, Duchamp et ses disciples
ne sont toujours pas parvenus à ce
que le plaisir rétinien soit défini par le
code pénal comme un crime passible
d’une mise au ban de la société, profitons
en : il est là, offert avec une généro-
sité illimitée par un peintre étonnamment
fécond. Allez donc le découvrir, ce
plaisir : il suffit de regarder. Mais n’oubliez
pas : à la bonne distance ! •
Avec Le Cloarec, c’est d’abord la
couleur qui capte le regard. Une
couleur pleine d’insolence.
L’artiste nous montre une peinture dans
sa pure essence lumineuse, qui se joue
des notions de figuration et d’abstraction.
Les toiles de Le Cloarec sont construites
à partir d’un vaste fond de couleur pure :
le jaune des tournesols, le bleu des fonds
marins, le rouge des capes de torero.
L’artiste retravaille son fond afin de lui
conférer un surcroît de scintillement, et
pour cela, il juxtapose une infinité de
touches dont les nuances se distinguent
de façon infinitésimale. Le résultat pourrait
être celui d’un monochrome, mais
voici des colorations en mosaïque qui
nous rappellent l’incandescence des
toiles de Rothko. On l’a compris : ce n’est
plus tant la couleur qui intéresse l’artiste
que l’éblouissement du spectateur.
Et puis, il y a le sujet central de l’œuvre.
Ici, rien à voir avec le fond étal. Bien au
contraire, c’est la touche isolée, bien délimitée,
qui structure la forme. Que voit-on
au centre de la toile ? Un formidable
champ de bataille chromatique où s’entrecroisent,
s’affrontent, se juxtaposent une
foultitude de touches géométriques. Voici
des étincelles jaillissantes, des kaléidoscopes
affolés, comme si des volcans projetaient
dans l’espace d’intenses éclaboussures
de couleurs acides. Mais Le Cloarec
opère un tour de prestidigitation. Car du
chaos chromatique va surgir la représentation.
Il faut peut-être accomplir un ou
deux pas en arrière de la toile pour que la
magie fasse effet : une forme humaine
apparaît, se reconfigure, ici un corps dans
l’éclat de sa sensualité, là un visage au
regard énigmatique. Le Cloarec peint des
corps qui se déploient dans toute la force
de leur musculature, ou dont la puissance
physique au repos reflète l’intensité de la
méditation. Le Cloarec proscrit le dessin
comme vecteur principal de la forme. Les
touches de peinture se lisent comme la
force structurante du réel. Chacune a la
forme d’un trait ordonnancé, d’un rectangle
étroit, d’une croix, d’un triangle, et
constitue la brique primordiale d’un jeu
de construction pictural. Bien sûr, il y a
des précédents. On pense aux points de
couleurs du post-expressionnisme, aux
La peinture
comme éblouissement
Par Thierry Laurent
points de la bande dessinée que Roy
Lichtenstein s’est évertué à rendre
visibles, aux pixels de l’image numérique.
C’est bien l’image contemporaine que
nous restitue Le Cloarec.
A partir des années 1990, le Cloarec
entreprend une hallucinante galerie de
portraits. Francis Bacon, Tabarly,
Courbet, Colette, Malraux, Duke
Ellington, César, Pierre Restany,
Gauguin, Pierre Cardin, Ray Charles,
Céline, et bien d’autres, qui appartiennent
au panthéon des arts et de la littérature.
Non pas des portraits psychologiques,
en ce sens que l’artiste ne tente
ni de saisir la ressemblance physique, ni
de définir le caractère de la personne.
Non, ses portraits sont plutôt des archétypes,
une manière de cerner la catégorie
éthique à laquelle se rattache le personnage,
bref l’idée force qu’il incarne.
Rimbaud n’est pas l’individu Rimbaud,
mais la figure du poète, un visage triste
de beau jeune homme, lointain, presque
absent, c’est l’essence du destin rimbaldien
qui ici transparaît. De même, le
visage de Tabarly n’est pas seulement
celui de Tabarly, mais la mise en valeur
du courage physique, de la solitude
verso
Dossier Gérard Le Cloarec
9
acceptée, de la volonté inébranlable de
dompter les éléments. Il y a en revanche
de la douceur dans le portrait du couturier
Pierre Cardin, le front est amplifié,
les lunettes sont bien visibles, voici donc
la figure du créateur qui intériorise
l’émotion, médite sa création, réfléchit
ses modèles. Du portrait de Ray Charles,
jaillit comme une férocité guerrière, un
sourire radieux, celui du musicien dont
la voix triomphe du terrible handicap
d’être aveugle, ici rendu bien visible par
la présence presque exagérée des
lunettes noires. C’est le César de la
vieillesse qui est portraituré, et il y a
comme une inquiétude qui transparaît
du regard, comme si l’artiste contemplait
de l’au-delà ses chefs-d’œuvre.
Entre lui et Pierre Restany, il y a un air
de complicité. La barbe en bataille peutêtre
? Chaque visage est donc l’expression
d’un archétype : le poète, l’aventurier,
l’artiste, le grand couturier, l’écrivain.
Avec Le Cloarec, on songe aux toiles les
plus fauves de Matisse : libre jeu de surfaces
chromatiques qui provoque l’enchantement.
Une peinture qui se passe
du discours. Un pur hédonisme de la
couleur. •
Gérard Le Cloarec, Le pinceau, 2005. 146 x 114 cm.
Gérard Le Cloarec, Spleen et idéal, 1998. 162 x 130 cm.
I
l y a un abîme entre les visages
que Gérard le Cloarec a peints
au fil du temps et ceux réalisés
par ses illustres prédécesseurs
des siècles passés. Quelle relation
directe pourrait-on véritablement
établir entre ces portraits d’artistes – par
exemple ceux de Pablo Picasso et de Petr
Mondrian, d’Alberto Giacometti et de
Fernand Léger, de César et de Monory –
et les personnages qui ont posé devant le
chevalet de Mengs, d’Angelika
Kauffmann, de Mme Vigée-Lebrun ou
même de Jacques-Dominique Ingres ?
S’ouvre alors devant nos yeux non seulement
l’abîme vertigineux du temps,
mais aussi d’une autre sensibilité et,
plus encore, d’une autre intelligence de
la peinture. Et pourtant, en dépit des
apparences, il poursuit une quête qui est
bien loin de renier ce grand héritage. Il
ne fait que le renouveler de manière originale
et profonde. Il a recours à une
forme nouvelle de langage plastique.
Comme eux, il veut la traduction matérielle
trahissant les traits les plus
saillants de la personnalité, la singularité,
les ambitions secrètes de son
modèle et en dévoilant, en même temps,
l’idée qu’il s’en fait. Cependant, il faut se
souvenir du portrait qu’il a dessiné de
Gustave Courbet il y a une vingtaine
d’années : il le montre tel qu’on l’imagine
rarement, jeune, ardent, avec une
moustache et une petite barbiche à la
mousquetaire, les yeux grands ouverts
qui fixent le spectateur comme s’il lui
lançait un défi. Il manifeste ainsi son
admiration pour l’auteur d’Un enterrement
à Ornans et de l’Atelier dont il en
exécute une version sur toile peu après.
Quand il examine un visage, Gérard le
Cloarec adopte plusieurs principes qui
n’appartiennent qu’à lui. En premier
lieu, il se débarrasse de toute anecdote
ou de tout attribut. Il n’y a dans le
tableau pas le moindre indice d’un lieu,
d’un objet, d’une référence symbolique
ayant un rapport avec le modèle ou son
œuvre. Le fond est toujours abstrait et
schématiquement architecturé par des
plans colorés qui sont séparés par des
lignes horizontales et verticales – l’allusion
à Mondrian est flagrante, même si
elle est détournée – parfois circulaires.
Mais loin de lui l’idée de se limiter à
façonner un simple fond où installer la
La poésie retrouvée
Par Gérard-Georges Lemaire
tête séparée du corps de son sujet. Ce
réseau linéaire et chromatique sert plutôt
à fournir une cage théorique où l’enfermer.
Ce serait comme la version
moderne des fils tendus à l’intérieur de
la chambre obscure où les peintres de la
Renaissance élaboraient la perspective.
En sorte qu’on a le sentiment que la tête
tourne au sein de l’espace artificiel qui
procure l’illusion du volume et de la profondeur
du champ. Et puis, il introduit
de nombreuses variantes stylistiques
d’une composition à l’autre, par
exemple en déposant des touches de
couleur vives qui pourraient être un
hommage à la recherche des impressionnistes.
Dans cette vaste galerie de portraits ne
figurent pas que des artistes. Il y a fait
entrer des savants (Louis Pasteur), des
musiciens (Sidney Bechet), des hommes
de mer (Tabarly), des hommes politiques
(Martin Luther King). Mais c’est la littérature
qui tient la place la plus éminente
dans ce panthéon personnel. Samuel
Beckett, André Breton, Louis-Ferdinand
Céline, Arthur Rimbaud, Colette sont les
figures qu’il admire qu’il a tenu à pérenniser
dans son petit musée intime.
Charles Baudelaire, le peintre l’a vu en
bleu. S’inspirant d’une célèbre daguerréotype
de Carjac, il s’emploie en 1996
non à l’idéaliser, mais à le transfigurer
en ayant recours à la monochromie,
mais aussi en introduisant quelques
vers de l’auteur des Fleurs du mal et
aussi ses propres commentaires. En
outre, le visage du poète est composé
d’une multitude de plans, de traits, de
croix, de lignes, de touches irrégulières
et de différentes couleurs. En sorte qu’il
donne le sentiment d’une mosaïque
baroque. Plus encore que pour d’autres
figures emblématiques de notre culture,
Baudelaire est le compendium de son
modus operandi, comme s’il devait
incarner son idéal de la peinture à travers
un idéal sulfureux de la quête littéraire.
Sans doute est-il le véhicule de sa
vision de la modernité.
Gérard Le Cloarec ne se présente pas
comme un artiste qui vit plongé dans les
ouvrages savants et les vieux papiers. Et
pourtant, il éprouve une véritable passion
pour l’univers du livre et il en a réalisé
lui-même un certain nombre. Il a
imaginé par exemple une interprétation
verso
Dossier Gérard Le Cloarec
11
graphique de l’« Invitation au voyage »de
Baudelaire. Comme la majorité des
ouvrages qu’il a pu concevoir, il s’agit
d’un exemplaire unique. La Lettre à la
présidente de Théophile Gautier constitue
dans ce contexte une exception
notable puisqu’elle a été tirée à trentecinq
exemplaires. Ses autres créations,
L’Oiseau rare de Claude Aveline, « Le
Dernier amour du prince Gengis » de
Marguerite Yourcenar, sont ornées de
gouaches originales et demeurent des
pièces uniques.
Lui qui a tant aimé un monde chargé de
toutes les nostalgies pensables avec ses
Bigoudènes de son enfance et les
Indiens d’Amérique qui n’ont pas cessé
de le fasciner, intense métaphore des
valeurs essentielles qu’il revendique, lui
qui a tant aimé transposer cette nostalgie
dans une manufacture du semblant
des plus modernistes, engendrant de ce
fait une insidieuse et prodigue contradiction
se révélant un puissant moteur
pour produire des images inouïes, il instaure
son art dans une zone instable et
sans cesse remise en jeu de la peinture.
Et la poésie sert de fondement névralgique
à cette industrie esthétique. •
Rétrospective Gérard Le Cloarec
au Vieux Phare de Penmarc’h
(29760 Saint-Pierre Penmarc’h)
jusqu’au 24 septembre 2006.
Exposition Le Cloarec
à la galerie Le Garage,
Orléans, septembre.
verso
arts et lettres
12
Artiste en expédition
PIERRE HUYGHE,
MUSÉE D’ART MODERNE
DE LA VILLE DE PARIS
Par Marine Émilie Gauthier
Àquelle fête nous convie donc le
Celebration Park de Pierre
Huyghe ? Celles qu’il nous propose
dans One Year Celebration
ont été imaginées par des artistes qu’il a
invités. Des commémorations pour des
dates qui en sont encore vierges, et
pourquoi pas le 6 août pour Andy
Warhol ou bien le 28 juillet pour l’obsolescence
? On pense aussi à la vidéo présentée
à la galerie Marian Goodman en
2003, Streamside Day, où les personnages
célébraient leur ville nouvelle,
imaginaire elle aussi.
Est–ce dans ce sens festif que l’artiste
utilise le mot de celebration ? Ou dans
celui de quelque chose que l’on donne à
voir ? Le principe d’exposition répond à
la même définition et c’est d’ailleurs le
but avoué de Pierre Huyghe, se jouer de
ses codes, du moins s’interroger sur
ceux-ci, et sur la forme particulière
qu’est la commande.
Une exposition, est-ce plusieurs éléments
qui cohabitent ? Ne peut-on pas
considérer chacun d’entre eux comme
une exposition à part entière, où ici l’acception
est encore différente ?
Dans A journey that wasn’t, le film est à
la fois l’expédition en Antarctique et le
spectacle produit à New York à la suite
du voyage. Pierre Huyghe considère que
le début de son travail coïncide avec le
départ du bateau, l’exposition est déjà
prise dans les filets de l’expédition. C’est
ce que ramène Huyghe de son voyage.
Quel est l’espace des possibles suscep-
Les artistes et les expos
tibles d’être exposition ? La vidéo ellemême
? Quant à This is not a time for
dreaming, plusieurs plans montrent la
salle des spectateurs au moment de la
projection. Ce que nous aussi nous
regardons. Une prise de recul pour
repousser des limites ? Le ballet des
deux grandes portes blanches répond
par l’affirmative. En se déplaçant, elles
relativisent l’espace et donc la notion de
frontières qu’elles sont censées créer. Le
spectateur immobile se retrouvera aussi
bien devant, qu’à côté, que derrière.
Toujours dans This is not a time for dreaming,
l’artiste se met en scène sous
forme de marionnette. Là où une œuvre
nous montre le résultat de la réflexion
préparatoire, lui nous propose de sonder
ce moment du processus de création,
du travail en cours. Pour cela il fait
appel à la figure de Le Corbusier, en
évoquant la commande que lui a faite
l’université d’Harvard. Pourquoi un
architecte ? Parce que penser et montrer
son travail relève de la construction,
aussi bien mentale que matérielle.
Huyghe et Le Corbusier se passent le
relais pour aborder toutes les étapes, du
moment de l’appropriation à la réalisation…
Jusqu’au moment où l’œuvre
n’appartient plus à l’artiste, symbolisé
avec poésie par un oiseau qui laisse
tomber une graine. L’œuvre entame
ainsi une vie qui lui est propre, un peu
comme l’enfant qui vient de naître.
Mais qu’en est-il de la filiation artistique?
L’évocation de Le Corbusier, mais surtout
les néons monumentaux qui nous accom-
pagnent tout au long du parcours apportent
une réponse. Ils témoignent de la
possession de référence culturelle
(Fictions ne m’appartient pas, ou encore I
do not own 4’33») non dans le sens d’un
savoir acquis, mais de ce qui le constitue
en tant qu’artiste. Et ici, de ce qui ne le
constitue pas, puisque la série s’intitule
Disclaimers, refus de sa part de les reconnaître,
à la manière de prétérition. Plus
largement, I do not own modern times et
Je ne possède pas le musée d’art moderne
demandent ce qu’il en est de l’artiste
dans le lieu d’exposition, de l’artiste dans
son temps.
Si l’on cherche à suivre Pierre Huyghe,
on découvre que tous les chemins qu’il
parcourt mènent à un postulat contre
l’enfermement, et de l’artiste, et de l’exposition
dans des rôles précis. Il s’autorise
tous les médiums, de la vidéo au
néon, en passant par le livre, plus discret,
que l’on doit venir ouvrir. Les rapports
du spectateur à l’œuvre sont multiples
également. Effectivement, on ne
peut se défaire de l’exposition, qui est là.
Mais c’est une manière de dire que l’artiste
peut aller aussi loin qu’il le veut.
Diderot, dans le Supplément au voyage de
Bougainville, pensait aussi grande la
capacité d’évasion du philosophe qui
«fait le tour du monde sur son parquet»
que celle de l’explorateur. Huyghe
pousse l’artiste à prendre la liberté d’aller
où il veut. L’espace que l’on occupe
c’est celui que l’on décide d’aller explorer…
Ou exposer. •
Scream Fresh
STEVEN PARRINO, RÉTROSPECTIVE 1977 / 2004 IN MILLES ET TROIS PLATEAUX, CINQUIÈME ÉPISODE /
CONDENSATIONS / MAMCO, GENÈVE
Par Timothée Chaillou
“
I’m a street walking cheetah with
a heart full of napalm
I’m a runaway son of the nuclear
a-bomb
I’m a world’s forgotten boy
The one who searches and
destroys”
Iggy Pop & The Stooges, Search and
Destroy
“La violence se perçoit et se
comprend comme le signe même
de l’authenticité.”
Slavoj Zizek, Bienvenue dans le
désert du réel.
Anarchy time. Dans Le septième
continent, Michael Haneke filme
un couple se trouvant confronté
face à leur vie monocorde, prérégie,
linéaire; c’est devant cette consternation
qu’ils décident de s’enfermer dans
leur maison pavillonnaire pour la détruire
et l’abandonner de l’intérieur. Le rock permit
l’apparition de nouveaux héros : les
guitaristes qui ne cessèrent de casser
leurs guitares pour créer de nouvelles
sonorités et y mettre un point final.
Destroyed room est la première photographie
de Jeff Wall qui décida de commencer
son œuvre par la maîtrise de l’anarchie.
Warhol fut toujours obsédé par les
accidents, les meurtres et les faits divers
glauques. David Cronenberg use, dans
Crash, des pulsions érotiques et de
l’énergie traumatique des accidentés de
la route face à leur objet de désir et
d’anéantissement qu’est devenue la voiture…
L’histoire de l’art – se collant au
réel – regorge d’expérimentations sur la
destruction, la difformation et sa trace.
Steven Parrino possède et jouit du chaos
qu’il instaure dans ses œuvres. Une
grande partie de son travail s’axe sur l’exploitation
de peinture monochrome –
souvent noir ou argent – dont la toile se
trouve mise en décalage avec son châssis/cadre
pour être froissée. Comme le
mauvais garçon qui ne fait pas son lit, il
se retourne contre la peinture et la toile
pour lui rire au nez et la torturer, plier,
déchirer. C’est le sacre du déformalisme:
«Cette forme mutante de peinture
déformalisée m’a donné, dit Parrino, l’opportunité
de parler de la réalité à travers la
peinture abstraite, de parler
de la vie «par son chaos, son
entropie. Être nihiliste si cela
est un moteur à haute intensité.
» I want to be profoundly
touched by art, by
life. I came to painting at
the time of its death, not to
breathe its last breath, but
to caress its lifelessness.»
Parrino Zombie-Heroes.
Le monochrome était
déjà là (a priori),
Parrino le fait comparaître.
La matérialité des
pliures – évoquant
draps, vêtements, linceuls,
trace de crash – est
confrontée à la planéité du tableau permettant
de saisir une dislocation entre
sens et contenu.
L’histoire du monochrome se base sur
l’idée que la peinture ne mène qu’à la
peinture, donc à sa propre finalité.
Parrino se sert, selon ses propres
termes, de ce cadavre pour lui faire
connaître une nouvelle identité matérielle
: il balance entre un discours
moderniste et post-moderniste.
Le monochrome n’est plus la fin de la
peinture – ou son début – mais un outil,
un instrument comme le pinceau ou la
bombe qui sert à couvrir les toiles de
leur apparat.
C’est dans une réflexion post-productive
que Parrino agit sur le monochrome car
il l’utilise comme un produit déjà chargé
pour lui offrir la liberté d’un nouveau territoire,
comme un Zombie recherchant
de nouveaux potentiels énergétiques.
César compresse et ramollit des habitacles,
Francis Picabia tache une page
blanche et l’intitule Sainte Vierge. Lucio
Fontana troue, déchire, perce, ses
Concetto Spaziale pour que l’énergie brutale
et amplificatrice révèle la présence
du vide et la meurtrissure d’une ouverture
(sur le réel de la toile). Robert
Morris accroche de lourds morceaux de
feutre au mur pour, dans un geste
baroque, conquérir le nouveau territoire
de la sculpture souple opposé à sa sœur
ithyphallique. L’exploitation de la toile
comme matière souple, pour Parrino,
permet de saisir la dynamique entropique
de son contenu. L’artiste est le
kamikaze d’un attentat dirigé vers la
peinture (pour sa monochromie) la toile
(pour sa planéité) et la sculpture (pour
”
verso
Les artistes et les expos
13
son mode de présentation, sa rigidité).
C’est dans un élan hautement romantique
que l’artiste joue de l’excès apporté
à la toile – excès des boursouflures et du
trop de toile, de l’en plus qui ne faisait pas
partie de la peinture –, de son exaltation
d’une passion non hasardeuse mais foudroyante
; les pliures deviennent figures
de la rébellion contre l’autorité de la peinture.
La toile épuisée gît sur un châssis.
Couverte par une couche de peinture
brillante, elle se fait lieu d’exploitation de
la lumière convoquant l’espace comme
lieu atmosphérique où tout ce qui est figé
donne l’impression de simplement
vibrer et crisser. C’est dans cette posture
romantique de l’épuisement de la passion
de la toile que Parrino s’agite de
manière frénétique sur son devenir.
Comme dans la culture rock, l’art doit se
vivre et s’incarner; il permet d’amplifier
la puissance du corps, produisant une
éthique de l’incarnation, évoquant la dramaturgie
et le dynamisme de l’exploit
performatif (et musical).
A feast of fear. L’excellente rétrospective
du MAMCO – conçue par l’artiste avant sa
mort, offre la possibilité d’une lecture
intelligente où l’agencement des œuvres
ce fait méritante –, met en évidence les
liens qui unissent la pratique du dessin
chez Parrino et son affection pour l’espace
scénique de panneaux de plâtres brisés et
troués qui, manipulés deviennent d’outrageantes
sculptures mises en display. C’est
en quelques pas que l’on peut unir la
volonté de l’artiste de sortir la toile de son
enchâssement et le souhait d’Iron Man de
faire exploser le carré noir de Malevitch –
toile de petit format qui agit comme un
remède à la radicalité monochromiste.
C’est d’ailleurs dans un sens moderniste
que s’instaure l’ironie – ou l’idiotie – au
sein du travail de Parrino car il se joue de
la matière et de son sens. Il balance high
and low culture dans un même battle, un
jeu de stratégie multiple entre histoire de
la peinture, cartoons et lyrisme de la
(punk) rock attitude. Cette exposition, se
vie comme un chant intérieur, rares sont
les moments où l’on ne sent pas le désir
de chantonner les références musicales
des œuvres de Parrino – Stooges, Velvet
underground, Ramones, Iggy Pop, Sex
Pistols poussés dans un même vortex. Le
silence muséal est stoppé par l’illusion
des crissement de toiles, des bruits de scie
ou de masse, des hurlements brisés par le
rire, des basses vrillant les toiles crashées,
des rythmes désaxés du métal.•
verso
arts et lettres
14
Pierre Buraglio,
Gérard Thalmann
Par J.-L. C.
Buraglio et Thalmann n’ont
à peu près rien de commun,
sinon qu’ils appartiennent
à la même génération
(née autour de 1940) et qu’ils
sont tous deux irréductiblement
peintres (ça n’est, au fond, déjà pas
rien !). En cette année 2006 de célébration
cézanienne, Buraglio expose
notamment au Musée d’art de
Toulon et à Aix en Provence, au
Gérard Thalmann, Saturne (ça tourne), 2006, 145 x 145 cm. Acrylique et huile sur toile.
musée des Tapisseries (« Station
debout ») où il s’interroge en particulier
sur un Baigneur de Cézanne, et
Thalmann à la galerie Pascal Gabert
(« Porteur d’ombre ») où il s’approprie
un nu de Cranach. Ce qui autorise
le rapprochement entre eux,
c’est leur aptitude commune à revisiter
des maîtres anciens de la peinture
et à en faire des œuvres absolument
personnelles, sur un mode plutôt
grave pour Buraglio, plutôt
ludique pour Thalmann, passionnant
dans les deux cas. J’ai dit
ailleurs que la force de l’art est attestée
par la façon dont les artistes puisent
dans les formes du passé le
moyen d’inventer des formes
actuelles et nouvelles. En voici deux
exemples, exceptionnellement
convaincants. •
Pierre Buraglio, affiche de l’exposition Station debout.
Natacha Dubois Dauphin
Par Thierry Laurent
Natacha Dubois-Dauphin
est une jeune artiste qui
fourmille d’idées. Son
principe repose sur la
mise en place d’une maison d’édition
fictive, ou plutôt d’une maison
d’édition dont elle a l’entière responsabilité
et qui n’a d’autre vocation
de créer ses propres livres d’art,
des livres objets qui réunissent en
parallèle une double narration, tant
en textes qu’en images. Les textes
sont des séries de poèmes où l’artiste
nous fait part d’épisodes imaginés
de sa propre existence. Le
« Catalogue des mères fictives » est
un défilé de femmes aux vies tumultueuses
et inattendues, qui toutes
ont le rôle de mère de l’artiste, ce
dernier s’inventant une pluralité
d’origines. Une réflexion sur sa
propre identité, comme si sa personnalité
était constituée d’une pluralité
d’hypostases. L’être que nous
sommes résulte d’une multiplicité
de possibles, un fragile hasard dans
un monde livré à l’aléatoire davantage
qu’à la nécessité.
Avec « Comestible », l’artiste nous
livre une série d’états de sensibilités
à travers un itinéraire qui la
confronte tour à tour avec l’univers
confiné des rues parisiennes, plutôt
version vingtième arrondissement,
hôtel interlope, et l’espace infini des
sommets alpins. Nature contre
bitume, fragrance des alpages
contre odeurs de trottoir, soleil d’été
contre grisaille urbaine. Natacha
Dubois-Dauphin entreprend une
démarche multiple, l’écriture et
l’image se conjuguent à travers ses
livres en forme de synthèse. •
verso
Les artistes et les expos
15
verso
arts et lettres
16
L’abstraction lyrique
Par Gérard-Georges Lemaire
baptisée L’Envolée
lyrique qui est présentée au
musée du Luxembourg a le
L’exposition
mérite non seulement d’exhumer
un moment généralement oublié ou
sinon méprisé de notre récente histoire
de l’art, mais aussi de comprendre pour
quelles raisons l’art français a perdu sa
prédominance incontestée dans le
monde après la Seconde guerre mondiale.
New York ne va pas tarder à lui
ravir cette position enviée – une position
qui s’est solidement ancrée au cours du
XVIIIe siècle d’abord par la création de
l’Académie royale de peinture et de
sculpture et, peu après, par la l’institution
de l’Exposition dans le « Salon
carré » du Louvre, première manifestation
artistique ouverte au publique et,
enfin, par l’émergence de la critique
d’art qui prend l’aspect d’un nouveau
genre littéraire. Bientôt la France va voir
apparaître des courants artistiques
majeurs et des personnalités ayant une
influence considérable sur toute
l’Europe. Cette tendance est renforcée
par l’afflux à Paris de nombreux artistes
étrangers contribuant à ce rayonnement
international. Le fait le plus troublant est
que l’affirmation de New York comme
nouvelle capitale du microcosme de l’art
a lieu alors que les fondements esthétiques
de la peinture d’alors étaient globalement
à peu près les mêmes que ceux
qui ont cours à Paris : elle est liée à l’essor
d’un art abstrait non géométrique
qu’on ne tarde pas à qualifier
d’Expressionnisme abstrait. Cette manifestation
fournit l’occasion rêvée de
méditer sur cette situation plutôt singulière.
Pierre Descargues, dans un remarquable
essai écrit pour le catalogue (Éditions
Skira) analyse avec clarté et beaucoup
de pertinence les conditions qui
ont nui aux artistes français de cette
période. A commencer par le terme flou
d’École de Paris, qui n’était pas très parlant.
En outre, Descargues souligne l’individualisme
qui a caractérisé tous ces
créateurs et même leur désunion. Sans
doute ont-ils tenu à cultiver leur différence
et se sont-ils méfié de tout amalgame.
Les qualificatifs qui ont été avancés
par les critiques, de l’abstraction
lyrique à l’informel (sans parler du
tachisme et de terminologies tendant à
regrouper des cercles plus restreints
d’artistes), n’ont pas contribué à éclairer
une volonté commune de transformer
les principes de la peinture et de sa relation
au monde. Cette cacophonie qui a
été somme toute un peu cultivée par les
acteurs de cette petite révolution esthétique
s’est accompagnée d’une ignorance
assez complète de ce qui était en
train de se passer dans une direction
similaire dans des pays voisins (par
exemple, on ne s’est guère soucié de ce
que faisaient Giulio Turcato, Emilio
Vedova, Lucio Fontana, Alberto Burri et
bien d’autres en Italie) et encore moins
de l’autre côté de l’Atlantique (si ma
mémoire ne me trahit pas, la première
exposition de Jackson Pollock eut lieu
dans notre capitale en 1948 et n’a eu
que très peu d’échos). Enfin, il faut ajouter
un facteur important qui a pu engendrer
une illusion tragique : Paris est
demeuré une place forte pour la philosophie
(l’existentialisme bien sûr, mais
aussi la phénoménologie) et pour la littérature
avec ses anciennes gloires (Gide,
Colette, Cocteau, etc) et avec ses nouveaux
venus (Sartre encore, Camus, et
peu après les conjurés du Nouveau
Roman, Samuel Beckett, Jean Genêt). Et
les monstres sacrés de l’art (Picasso,
Matisse, Braque, Chagall) venaient compléter
ce tableau séduisant.
Dans une telle perspective, que nous
enseigne cette exposition ? Tout d’abord,
elle donne aussitôt le sentiment d’une
multiplication d’expériences parallèles
ou parfois divergentes. En somme,
d’une dispersion. Cela n’est d’ailleurs
pas gênant en soi, mais ne facilite pas la
définition d’un tableau d’ensemble. Les
deux dates de référence choisies ici
(1947, celle du commencement) et 1955
ou 1956 (correspondant à une consolidation
de ce que ces recherches pouvaient
porter de novateur et de révélateur)
pour construire le parcours sont
judicieuses. Elles rendent bien compte
de cette nouvelle culture artistique et
autant de sa richesse que de sa polysémie,
mais elles ne peuvent pas mettre en
valeur le décalage temporel qui a été
nécessaire pour que les spéculations
plastiques de Pierre Soulages, de Jean
Degottex, de Simon Hantaï, de Martin
Barré, chacun dans un domaine bien différent,
ont pu apporter de profondément
transgressif dans le langage plastique de
la deuxième moitié du XXe siècle.
Elle a aussi le mérite de nous initier à
ces expériences singulières (on songe
aussi bien à Jean Fautrier qu’à Atlan,
Camille Bryen, Michaux, Bram van de
Velde ou Tal-Coat) qui ont si peu de
choses à partager. Les uns visent une
reconstruction de l’espace par des plans
et des lignes colorées, les autres, un langage
de signes s’apparentant à l’écriture.
Ce n’est que lorsqu’on observe les
œuvres de Jean Maneissier, de Maurice
Estève, de Gérard Schneider, d’Alfred
Messagier et de Roger Bissière qu’on
peut imaginer la fondation d’une véritable
école. Mais comment classer les
toiles d’Olivier Debré, de Serge Poliakoff
ou de Zao Wou-ki ?
La richesse des propositions plastiques
présentées ici est flagrante. En leur
temps, elles n’ont eu quasiment aucun
écho à l’étranger. C’est là que se situe la
véritable ligne de partage avec l’art américain
: les critiques, les collectionneurs,
les marchands de tableaux et les musées
se sont vite mobilisés pour le défendre,
le faire connaître et le valoriser. La
vision révolutionnaire de l’art que cet art
véhiculait s’est rapidement imposée en
Europe. Et les artistes ont eu les moyens
de développer leurs intuitions. L’art
français est demeuré, à peu d’exceptions
près, hexagonal. Cette belle anthologie
de l’abstraction françaises est en même
temps l’histoire d’une catastrophe
annoncée. Certains de ces peintres ont
ensuite été révélés au monde. C’est le
cas du poète Henri Michaux dont les
encres figurent dans les plus grands
musées du monde et c’est également le
cas de Zao Wou-ki reconnu et adulé en
Chine. Mais beaucoup d’autres mériteraient
de sortir du purgatoire où ils ont
été plongés. L’Envolée lyrique devrait largement
y contribuer.•
1) Patrick Barrer, vous avez créé la
foire internationale d’art Europ’ART,
en 1991, à Genève. Si l’on en croit vos
analyses, et notamment celles qui
figurent dans Le double jeu du marché
de l’art contemporain, sous-titré
Censurer pour mieux vendre (éd. Favre,
2004), cette initiative a été votre
réponse à une situation problématique
de l’art contemporain. Utilisant
cette expression, je désigne bien
entendu l’art qui nous est contemporain,
et non le courant qui est ainsi
labellisé par le marché. Comment
avez-vous conçu cette foire ?
Dès son lancement, il s’agit en effet de
faire une foire différente. En rupture
avec le marché international de l’art
contemporain et ses lois peu amènes et
très partiales. Nous voulons « inventer »
une foire proche du public et des
artistes, proche du temps de chacun au
cours duquel mûrissent connaissances
et pratiques artistiques. Nous voulons
donner vie à une foire à taille humaine,
accessible au plus grand nombre, fonctionnant
selon ses propres règles, et se
développant à son rythme, dans « sa »
région. Un carrefour historique de
l’Europe. En fait, nous inaugurons alors
un concept que l’on appelle plus volontiers
aujourd’hui « foire de proximité »
ou « foire régionale ». Mais peu importe
le terme. Bien sûr, très vite, à l’image de
la « Genève internationale », Europ’ART
va s’affirmer aussi comme un rendezvous
des cultures du monde grâce aux
origines multiples de ses exposants.
Nous avons reçu jusqu’à présent
59 pays. Mais en choisissant comme voisin
le Salon international du livre et de
la presse, nous nous déterminons tout
de suite en faveur d’une foire populaire.
C’est-à-dire une foire active au sein d’un
grand rassemblement culturel et ouverte
à ce titre sur plusieurs publics, de tous
âges et d’horizons divers. On y trouve
des expositions illustrant des sensibilités
et préférences forcément plurielles.
Souvent incomparables entre elles. Le
mode de fonctionnement d’Europ’ART
se révèle donc différent de celui des
autres foires d’art de l’époque. Et il n’a
pas changé depuis. On ne limite pas les
exposants aux seuls galeristes. On reçoit
des collectifs d’artistes, des musées, des
institutions, des éditeurs d’art, des asso-
ciations culturelles. On regroupe des
familles artistiques et trajectoires personnelles
telles qu’elles se manifestent
autour de nous, à Genève et ailleurs :
dans les ateliers, galeries et autres
scènes culturelles, commerciales ou
non. On explore une voie nouvelle, ne
négligeant ni les vocations à encourager,
ni les coups de cœur du public, ni les
talents à éclairer. Depuis la 1ère édition
d’Europ’ART, plus de 600 000 visiteurs
ont ainsi pu découvrir près de 4600
artistes de différentes régions du
monde. Et en 1997, Europ’ART a créé la
Fondation pour les arts visuels en vue de
favoriser échanges et projets entre des
artistes, des médiateurs et des publics
de tous horizons.
2) Dans votre livre, vous citez Ernst
Gombrich : « à la vérité, ‘l’Art’ n’a pas
d’existence propre, il n’y a que des
artistes». Par ailleurs vous notez qu’en
décembre 2002, il y avait 22 863
artistes inscrits à la Maison des artistes.
Ce n’est pas rien. Vous vous élevez en
même temps contre les propos récents
de ceux qui jugent qu’il y a trop d’artistes,
trop de lieux où la multiplication
des œuvres, des démarches et les variations
des niveaux de qualité créent une
confusion des valeurs sans équivalent
et un brouillage de la vue. Pas facile d’y
voir clair. On se souvient qu’au XIX e
siècle, l’Académie des Beaux Arts avait
une fonction (problématique) de sélection.
Ce que lui reprochaient de nombreux
artistes estimant, comme
Cézanne le formulera, qu’ils n’avaient
pas à être jugés par des juges qu’ils ne
reconnaissaient pas. On sait aussi le
résultat du Salon des Refusés où, pour
être admis, il suffisait d’avoir été…
refusé: le pire y côtoyait le meilleur, au
détriment du meilleur qui y était noyé.
Il faut donc des lieux ou des instances
de discrimination. Aujourd’hui le marché
de l’art est censé jouer ce rôle de
discrimination : il sélectionne des
œuvres sur la scène internationale.
Mais de ce fait il élimine aussi. Vous
écrivez : « le marché international de
l’art contemporain (…) est en train de
devenir un véritable archétype du ‘marché
global’ et un exemple d’intolérance
de tout premier ordre». Comment faire
en sorte que cette sélection ne devienne
pas censure?
verso
Les artistes et les expos
17
Entretien sur les Foires d’art :
Patrick Barrer et Belinda Cannone
Paradoxalement, en la déliant des règles
qui régissent l’expertise du marché et de
la scène institutionnelle qui lui répond.
Le marché international de l’art contemporain,
aujourd’hui, qu’est-ce ? C’est un
microcosme de 50 000 personnes environ,
artistes et journalistes compris,
divisés en mini-réseaux mondialisés,
dont les foires d’art historiques et leurs
jeunes rivales, comme Frieze à Londres
ou Armory Show à New York, sont les
« marques » de référence. Ces foires
organisées par des galeristes pour des
galeristes visent à rassembler les vendeurs
comme les acheteurs privés et institutionnels
les plus influents du
moment pour « faire du chiffre », comme
dit le marchand genevois Pierre Huber,
qui sait de quoi il parle puisqu’il a fait
partie pendant plus d’une décennie du
comité d’organisation d’Art Basel, présentée
par ses promoteurs et clients
comme la première foire d’art du
monde, dans un pays, la Suisse, moins
peuplé que la région parisienne.
Microcosme, vous dis-je ! Cela étant,
reconnaissons-le : Pierre Huber a raison.
Car ces foires-là coûtent très cher et on
n’occupe pas une position dominante
sur un tel marché sans y investir des
sommes importantes, y compris maintenant
dans la production d’œuvres. D’où
l’attente de retours financiers en rapport.
D’où des œuvres en rapport.
J’entends un rapport aux œuvres qui privilégie,
non pas les œuvres, mais les
conditions de leur réception. C’est-à-dire
leur capacité de résonance chez les
médias comme chez les grosses fortunes
qui les achètent et les institutionnels
dominants qui les consacrent. On n’est
plus dans l’excellence artistique, mais
dans l’excellence médiatique et mondaine.
Et finalement financière. Assistez
un jour à un vernissage d’Art Basel et
vous ne mettrez pas longtemps à saisir
qui fait le succès commercial de cette
foire. Le monde « mondain » de l’art,
annoncé par le philosophe et critique
Yves Michaud il y a plus de 15 ans,
triomphe aujourd’hui partout. Même
chez les artistes encore « engagés » bien
que stars du marché. Tout semble prétexte
à jouer sans jouer pour faire
encore et toujours de l’argent. Une certaine
télé-réalité n’est pas absente du
monde de l’art…
…/…
verso
arts et lettres
18
3) Comment sortir alors de ce club ?
Pour que la sélection reste une sélection
il faut d’abord admettre que c’est « une
sélection » justement, c’est-à-dire une
proposition et non pas, comme on l’a
entendu pendant des années à Art Basel,
« le meilleur de l’art contemporain ». Ce
qui est ridicule de la part de commerçants
qui ne font jamais ainsi que vanter
une fois de plus leur marchandise.
D’autre part, inclure dans cette proposition
la part d’inachevé propre à chaque
artiste, si talentueux soit-il, qui nous rappelle,
à la manière d’Ernst Gombrich,
que c’est un être de chair et de sang qui
conçoit les œuvres, selon une trajectoire
incertaine, fragile, comprise entre l’art
balbutiant et le chef d’œuvre, rarissime
par définition. On replace ainsi la figure
de l’artiste au milieu du village. On
retire au marché et à ses relais médiatiques
et institutionnels le monopole du
lien avec le public pour faire connaître et
vendre des œuvres. On inaugure
d’autres voies. On met en place d’autres
passerelles entre hier et aujourd’hui.
Entre les artistes et le public. Entre les
médiateurs et les artistes. Entre telle
œuvre et telle autre. Sans se soucier de
cette sacro-sainte compétition qui,
contrairement aux antiennes habituelles,
ne privilégie pas les meilleurs,
mais les plus forts, ce qui n’est pas la
même chose. Dans le domaine culturel.
Comme sur un plan simplement
humain. Le pire et le meilleur, ditesvous,
chez les Refusés d’hier ? Et chez les
Acceptés d’aujourd’hui qui, eux, monopolisent
toute la visibilité, tout en feignant
d’être encore des marginaux ? Une
œuvre forte n’a rien à craindre d’une
cohabitation avec une œuvre d’un
niveau inférieur si ses médiateurs
savent éclairer l’une et l’autre en relation
avec la trajectoire que je viens
d’évoquer, et si une telle cohabitation
permet à des artistes de rencontrer le
public qui, lui aussi, a son chemin et son
expérience à faire. A son rythme.
L’actualité des artistes, la vie artistique,
c’est aussi cela. C’est même ainsi que
tout commence et recommence, surtout
quand le succès tarde.
4) A quoi sert la presse culturelle ? On
est souvent frappé par l’unanimité
dans la réception des œuvres. En ce
moment, on n’entend qu’une voix
pour louer la Fondation Pinault à
Venise. Deux phénomènes se conjuguent
pour expliquer cette louange
universelle (quand, à mon avis, on
peut y voir aussi le pire de l’art
contemporain) : Pinault met de l’argent
dans la moitié des médias fran-
çais de référence qui ne sauraient
donc critiquer le pourvoyeur de
fonds ; le mimétisme fait le reste : les
médias se persuadent tous mutuellement
de ce que quelques-uns disent et
créent ainsi un effet boule de neige.
Vous avez raison. Le conformisme est
grand dans le monde de l’art contemporain
comme dans la presse culturelle.
D’ailleurs dissocier celle-ci de celui-là
n’est qu’une manière de parler. Certes, il
y a bien ici et là quelques tireurs embusqués
– et heureusement. Mais leur visibilité
est très réduite. Le plus souvent, chacun
se tient par la barbichette. Il ne faut
pas craindre de le dire. Comme partout
ailleurs, malheureusement. Mais ici les
positions se négocient davantage car le
monde de l’art contemporain est étroit,
les intérêts croisés y sont plus affirmés.
Alors que faire, si vous voulez faire respirer
un autre air ? La presse culturelle,
comme la grande presse, est de moins en
moins une presse de révoltés. Bobo, tout
au plus. Quel journal pourrait jouer dans
le monde de l’art contemporain le rôle
du Monde Diplomatique en décryptant
sans les promouvoir (c’est-à-dire en ne
procédant pas comme la sociologue
Raymonde Moulin), les liens qui unissent
par exemple un François Pinault, l’État,
l’économie et l’art contemporain vanté
par la grande presse de gauche comme
de droite ? Presse interchangeable justement
quand il s’agit de couvrir l’actualité
de l’art contemporain et… l’économie.
Tout le monde s’y retrouve, même
devant le plus subversif qui n’agresse
évidemment plus personne depuis un
moment. Et surtout pas ses riches acheteurs,
ni les «pipoles». Même les performances
financières du marché de l’art
ne scandalisent plus. Cela a donné naissance
au contraire à des chroniques
qu’on appelle «Marché de l’art» et même
de lucratives rubriques dans les pages
« Investissements » des cahiers « Économie
». Le Figaro, le Monde, Libération,
quelle différence ? En Suisse, c’est la
même chose. Tout le monde est d’accord.
Est-ce normal ? Tout ce que le marché
encense est-il acceptable ? Tout ce qu’il
écarte est-il condamnable ? Voilà des
questions qui donneraient du sens à la
presse culturelle aujourd’hui. Mais sa
lecture de l’actualité artistique et du marché
est plus justificative que critique. Le
milliardaire François Pinault, parmi
d’autres philanthropes aussi fortunés,
achète, c’est vrai, l’art du marché. Mais
sous l’effet des règles du marché, cet art
n’est plus que du consommable financier
et du divertissant. Oui, François Pinault,
grand ami du « grand » philosophe
Bernard-Henry Lévy, lui-même grand
ami des médias, plaît au marché, que
nombre de représentants conseillent, y
compris un ancien ministre de la culture.
C’est le « Charles Saatchi » hexagonal, ce
publicitaire britannique prospère qui
vend, achète et expose «en gros» de l’art
contemporain. Surtout depuis que
François Pinault s’est offert – et c’est son
droit, comme on dit souvent chez
Marianne – un poste d’observation de
premier plan en achetant la 2e société de
ventes publiques du monde, Christie’s en
l’occurrence. Mais était-ce encore son
droit et celui de la presse « éclairée » de
piétiner les élus comme presque tous les
journalistes l’ont fait parce que les représentants
du peuple, moins sensibles sans
doute à la chance extraordinaire qui leur
était «offerte», n’allaient pas dans le sens
et à la vitesse souhaités par le milliardaire
pour recevoir sa fondation ? Les
journalistes se sont satisfaits des déclarations
du patron du groupe Fnac-Redoute-
Gucci-Printemps-Point – entre autres.
Monsieur Pinault avait donc forcément
raison. C’est désolant. Intérêts croisés,
c’est sûr ! Le monde de l’art contemporain
comme son marché sont à l’image
du monde économique néolibéral que
nous habitons. Le marché a tous les
droits. Comme autrefois le Parti chez les
communistes. Et ses détracteurs n’ont
plus que celui de se taire ou d’aller voir
ailleurs. Vous l’aurez compris, je fais partie
de celles et ceux qui aiment aller voir
ailleurs l’artistiquement incorrect et non
événementiel. On y fait toujours de
vraies et parfois dérangeantes rencontres
! François Pinault, parmi
d’autres, devrait s’y rendre de temps en
temps, lui qui affirmait il y a peu que les
artistes « peuvent probablement percevoir
les grands mouvements sismiques
plus vite que les hommes d’affaires»•
(Site e-mail d’Europe’Art, Genève :
www.europart.ch)
Regardez-le ! C’est Démosthènes le
boxeur. Un costaud ! Épaules
larges, biscoteaux d’enfer. Dans
les milieux de l’art, le genre viril n’est
pas à la mode. Il est préférable d’aborder
un look fragile, non sportif, s’habiller
de sombre, l’allure maigre et un
tantinet intello. Davvetas, lui, n’as pas le
look critique d’art, il n’a pas le look
artiste, il n’a pas le look professeur.
Plutôt fort des Halles, plutôt docker sur
le port d’Athènes, rockeur de bastringue,
séducteur de filles de bal, avec sa voix
rocailleuse, son œil malicieux et sa
dégaine de brute. Mais ce qu’on en sait
pas, est qu’il faut clamer haut est fort,
c’est que Démosthènes le boxeur est
d’abord un artiste, rien qu’un artiste,
mieux, un poète.
Duchamp a inventé le ready-made,
Démosthènes le « ready-boxing ». Car ses
plus grandes performances sont des
matchs de boxe qu’il organise dans des
centres d’art ou des galeries. Celui à la
galerie Michel Rein était un vrai match,
avec de vrais gants, un vrai short de
boxeur, de vrais brodequins, de vrais
coups en pleine gueule. Et c’est vrai que
l’indexation de la boxe comme forme
d’art exige de l’entraînement, et
Démosthènes le costaud s’entraîne
quatre heures par jour. Il y avait donc un
match de boxe organisée à la galerie
Michel Rein. Et les coups partaient. En
face, un gros black, souple, alerte et bien
entraîné, le corps lisse, le regard vif,
avec des allures de fauves aux aguets.
Allons, disons la vérité : Démosthènes
n’en menait pas très large. Car le black
esquivait et remisait ses coups avec
habileté. Et pan, direct du gauche, et paf
direct du droit, uppercut, enchaînement,
droite, gauche, esquive, coudes au corps,
esquive, corps à corps, Démosthènes fait
front, fronce les sourcils, résiste, s’arcboute,
contre-attaque, et balance à son
tour un enchaînement, droite, droite
gauche, uppercut. Le jeu de Démosthènes
est un peu raide, alors que son adversaire
esquive en souplesse, pivote habilement
sur ses jambes, semble un peu se
jouer de lui, et Démosthènes le boxeur
encaisse, riposte, cogne dur, presque
« pro » de la boxe, plus en force qu’en tactique.
Aux points, petit avantage pour
son adversaire, mais tout de même de la
vraie boxe, dans une galerie du Marais,
une boxe authentique, avec arcade sourcilière
ensanglantée, crampe à l’estomac,
et du blanc aux commissures des
lèvres. Duchamp avait préféré se consa-
Le cas Demosthènes Davvétas
crer aux échecs, comme
forme d’art, de performance,
une pratique qui se réalisait
dans la durée, une activité de
combat, certes, mais calme,
posée. C’est normal, Duchamp
n’avait pas la carrure de
Démosthènes, Démosthènes pratique
donc la boxe, un art de stratégie,
d’observation, les poings du boxeur sont
les pions du joueur d’échec, et disons
que le KO au tapis est l’équivalent de
l’échec mat. Marcel contre Démosthènes,
Démosthènes contre Marcel, belle
affiche : une chose est sûre, l’un et
l’autre mènent un même combat pour
élargir le champs de l’art à celui de la vie
envisagée comme sport de combat.
Démosthènes n’a pas toujours été
boxeur. Il fut un temps où il interviewait
les stars de l’art contemporain. Un carnet
d’adresse d’enfer : ses amis s’appellent
Andy Warhol, Joseph Beuys, Cy Twombly,
Basquiat. De ses entretiens, publiés
d’abord au journal Libération, il en sortira
un livre bien connu publié aux Éditions
«Au Même Titre». Mais il va y avoir
la métamorphose. Car le critique d’art se
révèle tel qu’en lui-même il a toujours
été : un artiste qui mène une démarche
cohérente. Démosthènes entame des performances
où il récite ses poésies entourées
de filles-fleurs dénudées, ce qui
donne une atmosphère étrange où
verso
arts et lettres
19
Démosthènes Davvétas, aède et boxeur
Par Thierry Laurent
l’érotisme devient mysticisme.
Puis il y a la série des toiles au
chromatisme acide, aux formes
sinueuses, où éclate un expressionnisme
voluptueux. Car c’est l’amour qu’exalte
l’artiste à travers ses toiles limpides, aux
formes délimitées, où les mots dansent
entre les couleurs, où les corps enlacés se
livrent à un ballet infernal, digne des déités
de l’Olympe. La vie est une écriture.
L’art est une écriture, et c’est dans la
grande lignée de « l’ut pictura poesis »,
que s’inscrit l’œuvre de Démosthènes.
Enserrer le monde dans un linceul de
poésie, telle est sa vocation. Renouer le
réel avec le logos primordial, celui
inventé par la philosophie grecque, lieu
où le vrai et le beau se confondent et où la
plasticité du corps précède la pertinence
du discours sous les auspices du dieu
Eros. Démosthènes le grec, Démosthènes
la brute, Démosthènes l’aède, est un Zeus
qui, pour séduire son public, se métamorphose
sans cesse: en taureau combattant
lorsqu’il boxe, en cygne lorsqu’il se fait
artiste, en aigle, cet albatros des montagnes,
lorsqu’il écrit des poésies qui sonnent
comme un chant de la terre. •
verso
arts et lettres
20
Démosthènes Davvetas appartient
à ce genre d’artistes si
particuliers et si intrigants qui
envisagent leur création
comme un passage incessant et passionné
entre la peinture et l’écriture.
Comme Cy Twombly, qu’il a bien connu,
qu’il admire et qu’il a commenté dans le
passé, il ne vise pas une symbiose idéale
entre ces deux termes de l’activité artistique
et littéraire quels que soient les
moyens mis en œuvre. Il recherche plutôt
l’établissement de tensions de différentes
sortes entre eux. Pour Twombly,
tout se joue encore au sein du tableau,
devenu le lieu métaphorique d’un mur
antique, d’un volumen ou d’un tableau
noir. Pour Démosthènes Davvetas, tout
se résout dans une multiplication des
instances fondatrices de l’œuvre, dans
une extrateritorialité qui devient simultanément
peinture, poésie et performance.
Le corps de la poésie
Par Gérard-Georges Lemaire
Comme l’artiste aime à le dire, une couleur
peut être ce qui engendre l’écriture
d’un poème, comme si elle avait le pouvoir
de se changer en sons et puis en
mots et en phrases. Je serais enclin à
penser que le contraire pourrait tout
être tout aussi vrai en ce qui le concerne.
Ce qui est sûr, c’est que la sphère poétique
et la sphère picturale n’ont de
laisse de s’influencer l’une l’autre et de
se contaminer dans un dialogue alerte et
dynamique. Et elles prennent toute leur
ampleur, donc toute leur puissance et
toute leur signification, quand il les met
en scène au cours de représentations
uniques dont il est à la fois l’instigateur
et l’acteur principal. Il a souvent recours
à un modèle (il peut, par exemple, écrire
ou peindre sur sa peau comme il peut
aussi le faire sur le mur ou sur des
feuilles de papier) dans un spectacle qui
se révèle à la fois rituel et ludique. En
utilisant ce stratagème théâtral (ou plutôt
théâtralisé), il entend rendre à ses
actes leurs dimensions physiques, métaphysiques
ou même liturgiques, car il a
l’ambition que son spectacle, aussi peu
religieux soit-il dans son essence, aussi
ancré dans la matérialité puisse-t-il
paraître, prenne néanmoins une valeur
transcendantale.
C’est incontestable : il y a dans son esprit
une collusion cultivée avec soin et avec
ferveur entre la poésie – le faire poétique
en premier lieu – et le sport – la culture
de la corporéité et le culte du combat
comme art de la dialectique du corps et
de la pensée abstraite. Cette relation
intime, bouleversante, fondamentale,
puise ses ressources dans les fragments
de Pindare (surtout dans sa sublimation
des jeux olympiques) et dans les adages
de Sismonide (c’est lui qui a soufflé à
Léonard de Vinci l’idée que la poésie est
un dessin qui parle et que le dessin est
un poème muet), mais également dans
la philosophie (en particulier chez
Nietzsche) et dans la mythologie classique.
La poésie de Démosthènes Davvetas
n’est ni formaliste ni savante, ni précieuse,
pas plus d’ailleurs que ses
tableaux. Il se place résolument au-delà
de la modernité. Mais qu’on ne s’y
trompe pas : son art poétique et sa poésie
picturale qui se répondent sans fin
ont été élaborés dans la grande forge de
l’histoire de notre civilisation et ils sont
sous-tendus par de nombreuses lectures
et une relation profonde avec la peinture
d’autrefois. L’ « écriture totale » (l’expression
est de lui) à laquelle il aspire n’est
rien d’autre que ce qui reste une fois que
la mémoire oublieuse a rempli son
office. Il s’agit d’un dépôt de savoir qu’il
utilise dans des œuvres exécutées avec
une grande spontanéité. Force est d’admettre
que ce microcosme si intense, si
haut en couleurs, si touffu, rehaussé d’or
comme les icônes orthodoxes, avec un
étrange mélange de naïveté et de références
aux régions les plus hautes de
notre culture, est d’abord le lieu privilégié
où célébrer la littérature (à travers la
présence de Victor Hugo ou de T.S. Eliot),
de la danse (avec le portrait de Marie-
Claude Pietragalla), de la musique (avec
le buste de Beethoven), de la pensée et
de son audace (avec Friedrich
Nietzsche), de l’art (Warhol et Basquiat
sont ses sujets favoris), des héros de la
Grèce homérique (à commencer par
Achille), tous convoqués dans un jardin
d’Eden peuplé de femmes nues et d’animaux
de toutes sortes. Tout cela s’accompagne
d’une apologie de la boxe, ce
« noble art » qu’il continue à pratiquer et
qui est pour lui l’expression la plus pure
de la pratique artistique telle qu’il la
conçoit.
Enfin, l’écriture est omniprésente dans
la majeure partie de ses compositions
comme si ces espaces disjoints dans les
verso
Le cas Demosthènes Davvétas
21
termes de bonne intelligence de la peinture
étaient maintenus ensemble par un
équilibre miraculeux grâce à ces paroles
inscrites à la surface du papier. En grec
moderne, en français, en anglais, la poésie
de l’artiste est le fruit d’un cosmopolitisme
revendiqué car il ne reconnaît
aucune autre patrie digne de ce nom que
celle de l’art – les autres, celle de son origine,
celle qui est désormais la terre où il
a choisi de vivre et enfin celle qui lui permet
d’être chez eux un peu partout dans
le monde n’existant plus que de manière
relative.
La quête intérieure de Démosthènes
Davvetas est sous-entendue par le désir –
cet éros élevé au rang de deus ex
machina d’un transport de l’âme se
matérialisant au cours d’un combat à la
loyale qu’il mène avec une plume ou un
pinceau au bout des doigts ou, sinon, des
gants noués aux poignets. •
verso
arts et lettres
22
Ce titre, dans Libération du
20-21/5, au moment où je
m’apprête à boucler cet
article, a attiré mon œil. Il
s’agit de la «révolte» des
flics municipaux de Cannes,
rien d’exceptionnel donc,
tant ces polices municipales
sont à la limite, et souvent
du mauvais côté de ladite
limite, du droit. Déjà que la
Police Nationale flirte souvent
avec cette limite, mais
n’insistons pas trop, le premier
flic de France, le nain
de jardin cocu et hargneux
est en route de sa banlieue
vers l’Élysée, autant s’y préparer.
Ce qui était intéressant
dans cet article et qui a un
rapport avec cette chronique
est la mention de la manifestation,
solitaire cette
fois, de Min Sik-choï, acteur
coréen -le seul là-bas qui ne
s’appelle pas Park, Lee ou
Kim- contre «les négociations
entre les États-Unis et
la Corée pour que le quota
de films nationaux tombe de
40 à 20%». Vous avez bien
lu, les USA exigent que pas
plus que 20% des films diffusés
sur leurs propres
écrans soient des films
coréens. Ce qui, nous
l’avons compris, ramène la
part des films «étrangers»,
c’est à dire des USA, à 80%.
Pour qui s’étonnera encore
de mon indignation, se référer
aux accords Blum-
Byrnes de 1947 conditionnant
l’octroi du Plan
Marshall à la France à une
similaire manipulation.
« Chérie, j’veux pas rater
Télé-Foot»
(Renaud)
Allez le Stade, Bateux,
l’Homme du Match
J.-C. Muracciole
Éd. Montparnasse
Maradona
Arte Vidéo
Pour ceux qui ont été enfants,
ou adolescents, dans les
années cinquante, alors que
la télévision publique
française ne comportait
qu’une chaîne, en noir et
blanc, son alimentation
étant, dans les villages privés
d’électricité, assurée par des
dynamos de bicyclettes ou
même des bougies, le Stade
de Reims est un nom
magique. Pour les plus
jeunes ayant continué à
considérer le foot comme un
sport, Maradona est LE plus
grand joueur du XX e siècle,
y’en avait pas au XIX e !
Alors que, lorsque ces lignes
sont écrites, quelques
milliards (oui, milliards !) de
gens organisent déjà leur
emploi du temps de juin et
juillet 2006, s’apprêtant
chacun à perdre des dizaines
d’heures devant leur bouche
d’égout audiovisuelle, mais
chacun occupe son temps
comme il veut ou peut, et j’ai
ces deux DVD à
« chroniquer » !
Me faire ça à moi ! Moi qui,
dans ma si longue vie, n’ai vu
que 2 matches à la télé et un
seul « en vrai ». J’y étais
obligé, dans une ville de
province de l’Est de la
France, un match à l’issue
duquel je pus admirer la
classe des supporters à
l’égard de leur équipe
vaincue, dont des pétasses en
fourrure qui leur balançaient
des insultes à caractère
nettement homophobe, en
tous cas d’un niveau
éloquent. C’était à Nancy.
Quand j’étais petit, on parlait
Les DVD
Mais que fait la police ?
Par Guillaume de Boisdehoux
de Kopa, Fontaine. Il y a
8 ans, déjà, c’était Zidane.
Voilà à peu près l’étendue de
ma connaissance « affichée »
du foot. Mais, comme pour la
télé que je ne regarde pas, si
je n’ai pas de « poste », je sais
ce qui s’y passe. Je lis les
journaux.
Je vois que les milliards de
gogos qui vont croire que le
foot est un sport ces
prochaines semaines ne
veulent pas voir que, comme
le Tour de France qui va
suivre, ce « sport » est pourri,
gangrené jusqu’à la moelle,
nauséabond : le fric, les
matchs arrangés, les arbitres
achetés, les joueurs drogués.
Ce n’est pas un sport, c’est
une mafia, qui enrichit les
riches sponsors, joueurs,
clubs et agents divers et
appauvrit, dans des
proportions équivalentes
selon la célèbre loi du
marché, les déjà pauvres qui
se fendent d’un billet de
stade, d’une redevance
scandaleuse (oui à la
redevance, mais sans pub
sur le service public !) et
achètent les merdes vendues
avec ces jeux du stade. On va
mettre tout le « calcio » en
taule bientôt en Italie !
En 1998, alors que j’avais
d’autres soucis en tête au
moment de cette Coupe du
Monde gagnée par la France
(tiens, la France a gagné en
France, si l’Allemagne gagne
celle-ci, je ne serai qu’à
moitié surpris…), il n’y avait
pas une table de troquet qui
ne fût transformée par un
distributeur de merde
liquide à bulles (client favori
du bétonneur de TF1) en
« vitrine horizontale » avec
ballons aux couleurs de
ladite merde. Que les
Allemands récupèrent tout
ça, fassent marcher leurs
bordels et qu’on en parle
plus.
Le contraste entre les deux
DVD est saisissant, c’est celui
entre deux époques, et il
faudrait ajouter les années
2000 pour obtenir un
panorama plus complet. En
1958-1960, on parle d’une
équipe, Reims, faite de « gars
du coin », même si Kopa est
fils d’émigré polonais. Je
renvoie à un dessin, intitulé
« immigration choisie », qui
me fait encore rire (jaune) du
Canard Enchaîné. Devant un
guichet d’immigration, un
grand individu à forte
pigmentation décline son
identité à l’employé, à faible
pigmentation lui, de l’autre
côté du guichet : « Einstein,
Mamadou Einstein ». Génial.
Mais les Polonais étaient à
faible pigmentation, au
moins quand ils avaient pris
leur douche après le travail
dans la mine. Ils étaient
moins chers que des
Français « de souche », n’estce
pas Mme Parisot ! Un petit
club, local, qui devient le
meilleur de France puis un
des meilleurs d’Europe et du
monde. Merveilleuse
histoire, déjà un « transfert »,
Kopa part au Real Madrid,
avec Di Stefano et sa bande.
Quant à Maradona, qu’il ne
faut pas confondre avec une
chanteuse américaine, c’est
la si typique histoire d’un
pauvre gars des bidonvilles
de Buenos Aires (choisir
toute autre ville immense du
Tiers-Monde pour un autre
exemple, ça marche
toujours) qui est un virtuose
du ballon, du dribble, du
jonglage avec cette petite
boule qui fait marcher le
monde. Sa carrière est
météorique, il est le seul
joueur de foot (= pied en
Anglais) à marquer de la
main sans se faire prendre
par l’arbitre (qui regardait
ailleurs) et qui peut déclarer
que c’est « la main de Dieu ».
Faut l’faire. Le système du
fric est dénoncé, les foules
proches de l’hystérie
religieuse sont
consternantes, le petit gars
devient obèse et cardiaque,
BRANDON
Frédéric
Vivement la fin des vacances
Technique mixte - 73 x 120 cm
Frédéric Brandon est né à Paris en 1943,
où il travaille et vit depuis 1980.
Élève de l’Académie Jullian en 1965 — lieu de
rencontre et d’amitiés fidèles —, diplômé des Beaux
Arts de Paris en 1969, il fut professeur de dessin
au lycée Lakanal.
En 1985, il est invité pour une rétrospective
au musée d’Ashkhabad (Turkmenistan) et au Centre
d’art contemporain (CAC) de Basse-Normandie,
à Hérouville-Saint-Clair, en 1997.
Il expose en mars 2005 à la galerie Pascal Gabert
à Paris « Vivement la fin des vacances »
Frédéric Brandon fut l’invité de Verso Arts & Lettres
N°26 d’avril 2002.
Frédéric Brandon
verso
arts et lettres
24
c’est Castro qui le sauve, c’est
dire ! Je suis bien content que
la prochaine coupe du
Monde se passe chez les
Allemands et j’avoue espérer
très fort une élimination très
rapide de la France. Oui ! On
sera tranquille. Je
revendique très fort ce
souhait, quitte à être attaché
devant un poteau avec un
buteur qui me mitraille de
ballons. Je demanderai alors
un direct à 20h.
Je recommande ces films,
même si on est pas fana de
foot. Très bien faits, celui sur
Reims est attendrissant
–nostalgie ! -, l’autre
également très bien fait, sans
pudeur.
Les Amants réguliers
Philippe Garrel
2004, MK2 Éditions
Après les premières images,
le Quartier Latin en flammes
et les « protagonistes » luttant
à « armes égales », CRS avec
matraques et canons à gaz
lacrymogène, étudiants avec
ce qu’ils trouvaient par terre,
j’ai dû reprendre le dossier
pour m’assurer qu’il ne
s’agissait pas d’un
documentaire. L’absence de
tremblement de l’image
m’avait mis la puce à l’œil, si
je peux dire, j’en ai eu la
confirmation, il s’agit bien
d’un film tourné en 2003-
2004. Visionnant ce film
début avril 2006, j’ai été
frappé par l’extraordinaire
ressemblance entre les CRS
d’alors et ceux d’aujourd’hui.
Mêmes gueules de brutes,
mêmes attitudes de cow-boys
libérés de toute consigne
d’apaisement ou de menace
de contrôle (« tapez, je vous
couvre » étant la devise de
chaque ministre de
l’intérieur de droite), même
impression de fascisme en
1968 et en 2006. Faut-il en
déduire que les CRS se
reproduisent, se clonent ?
Pourquoi pas ? Qui peut avoir
envie de se cacher derrière
un uniforme, sans que son
identité puisse être connue
(problème relevé par le
Commissaire Européen dans
son rapport sur les prisons
en France, et grave
manquement aux règles de la
démocratie), qui peut avoir
envie de « casser du jeune »
sinon les fils des mêmes
tarés, avinés, abrutis qui
attendent en somnolant dans
leurs cars garés cul à cul
mais dont le moteur reste en
marche ! Les gueules de ces
boutonneux à moins de
30 ans (mais quelle fille veut
baiser un CRS ! ?), bouffis par
l’alcool après (faut bien
compenser l’absence
d’affection, n’est-ce pas ! ?),
sont les mêmes : des brutes,
des abrutis, des cogneurs,
aussi peu soucieux de la loi
qu’un militaire, forts de leur
impunité.
Et si les CRS se reproduisent,
alors les ministres de
l’Intérieur en font autant.
Marcellin serait le père de
Pasqua et le grand-père de
Sarko, le nain facho qui ne
rêve que d’une société où
l’on flique les enfants dès la
maternelle, tiens, suggéronslui
le tatouage pour
reconnaître plus facilement
les « fauteurs de troubles »
plus tard. Ça a déjà été fait, il
ne connaît pas l’histoire.
Ce film est un des plus beaux
que j’ai vus depuis très
longtemps. Il ne faut pas le
manquer, l’histoire d’amour
est belle, belle comme
devrait être l’amour, me
semble-t-il.
Tchernobyl, la vie
contaminée
D. Desramé et D. Maestrali
Éd. Montparnasse
Quelques jours avant les
législatives de 1986, un
certain Laurent F., alors
Premier Ministre, mais déjà
futur amateur de carottes
râpées, de Star’Ac, de
balades en moto (louée pour
les photos), et qui devint
l’adversaire acharné d’une
Constitution pour l’Europe à
la seule fin de se
« positionner » pour une
élection présidentielle,
récipiendaire d’un œuf à la
Fête de l’Humanité qui suivit
ce référendum, déclarait à
peu près ceci : « Le nuage
radioactif s’arrête à la
frontière de la France. »
Quand je pense à Tchernobyl,
je pense à ce petit mec dont
l’ambition a tué l’intelligence
et qui reste incapable de
mesurer le degré de haine
qu’il s’est attiré. Et ce ne sont
pas ses affidés de
l’Assemblée ou de la Seine-
Maritime qui oseraient le
contredire : il les a achetés,
avec des postes, comme un
chef mafieux sait le faire.
Enfin, il ne sera pas PR (G.
Rondot), lui qui demanda
tout haut, quand l’hypothèse
de la candidature Royal
devint « palpable » : « Mais qui
va garder les enfants ? ».
Il a rejoint le club des vieux
cons machos d’honneur,
dont Galouzeau (DdV) qui
déclara « la France a les
cuisses écartées. Elle attend
qu’on la baise. Ça fait
longtemps qu’on ne l’a pas
honorée ! », (quelle
débandade, mot juste, avec le
CPE et Clearstream !) ou la
paire impayable de clowns
fachos (futur ou ex-facho,
toujours facho), Sarko et
Longuet, au salon de
l’agriculture, dégoisant des
propos ignobles sur Roselyne
Bachelot sans savoir qu’ils
étaient « live » à la radio. Les
cons ! Fossilisés dans leur
machisme.
Bachelot n’est d’ailleurs pas
mon idéal féminin, je lui
préfère MAM, et j’avoue ne
pas désespérer, comme
Brassens en son temps, de
commettre les pires
« cochoncetés »,
mutuellement consenties
bien sûr, avec une générale,
au moins une colonelle, pas
au-dessous de capitaine en
tout cas, qui ne garderait que
son képi !
J’ai, pour ceux que ça
intéresse, une photo de
Longuet avec barre de fer ou
manche de pioche sur le
Boulevard Saint-Michel en
1968, ça doit lui manquer. Il
y avait ses potes du GUD,
Madelin et Léotard, « pas
celui qui buvait, celui qui
aurait dû ».
Ils sont pathétiques ces
guignols, mais tellement
moins drôles que le vrai
Guignol, pas notre PR, un
vrai, un dur, qui préside,
promulgue et suspend
comme personne ne sait le
faire. Il faudrait l’envoyer sur
le Clémenceau, il
s’amuserait, on peut faire du
patin à roulettes sur le pont.
Avec l’amiante qu’il a entre
les oreilles, il ne risque rien.
Comment se moquer de Bush
ou de Berlusconi avec
Chirac ? L’année qui vient va
être intéressante. J’attends
les dérapages, l’insécurité
« croissante » – par et pour le
nain de Neuilly avec l’aide
des JT -, les bagarres de chef,
à droite et à gauche. Les
mêmes cons et connes seront
encore incapables de
compter jusqu’à 50 et
s’amuseront avec leur
bulletin de vote au premier
tour. Il ne sauront toujours
pas faire la différence entre
une élection présidentielle
(DEUX tours, LES DEUX
meilleurs scores aux second
tour, bande de tarés !) et une
élection municipale,
proportionnalité des élus au
Conseil municipal. Ils vont
nous refaire le coup de 2002,
ces amoureux d’un tel ou
d’une telle, parce qu’il a une
gueule sympa (Besancenot),
ou parce qu’elle est « femme
et noire » (Taubira), parce
qu’elle fait rire avec ses
« Travailleuses, travailleurs ! »
(Laguillier), parce qu’il est
contre l’euro (Chevènement)
etc…
Finalement, je me demande
si la démocratie
eprésentative est bien le
meilleur système. Je verrai
bien un Empire revenir. Ce
serait plus simple. Il faudrait
un bon Empereur, qui ne soit
pas marqué par des
scandales, pas trop porté sur
la haine de l’Anglais (ça ne
paie pas !), quelqu’un de
bien, comme moi, tiens, au
hasard.
Oui, c’est une bonne idée, je
pense que je devrais faire
don de ma personne à la
France. Il y a du boulot, c’est
sûr, mais je me sens prêt, je
suis plus grand que Villepin
et j’ai aussi une particule,
alors pourquoi pas. Ca
rendrait mes parents fiers, je
donnerais à mes frères
quelques états européens,
même s’ils ne le méritent pas
tous, mais ça leur fera plaisir
et mon fils sera élevé avec
une claire idée de son avenir.
Les premières mesures que
je prendrai seront simples et
efficaces :
- Limitation de l’âge pour les
élus à 65 ans, sauf pour moi,
Inscription de leur nom sur
tous les uniformes de flics de
France, pour savoir à quel
connard on a à faire,
Inéligibilité pour 10 ans de
tous les maires et conseillers
municipaux qui ne
respectent pas la loi exigeant
20 % de logements sociaux
dans chaque ville,
Parité absolue hommes
femmes dans toutes les
assemblées élues, dans tous
les tribunaux aux Affaires
Familiales,
Vente des palais nationaux
aux enchères et relogement
des ministères en couronne
de Paris,
Suppression des chauffeurs
et voiture officielle format
« Mégane », pas plus,
Obligation de changer les
parcs automobiles de toutes
les administrations en
énergie électrique sous six
mois,
Libération immédiate de
tous les détenus en
préventive et application du
principe « une cellule par
condamné »,
Suppression de l’Armée (sauf
les quelques officières
supérieures évoquées plus
haut),
Transformation des casernes
en ateliers d’artistes et
logements sociaux,
Suppression du port d’armes
chez les flics (comme en
Angleterre !),
Rétablissement d’un
« service national », nonmilitaire
mais civil, de 6 ou 9
mois, pour tous les garçons
et filles de 18 ans, sans la
moindre possibilité d’y
couper, afin de nettoyer les
forêts, d’aider dans les
hôpitaux et hospices, écoles,
avec lever à 6 heures le
matin, apprentissage de la
conduite automobile,
instruction civique et
alphabétisation obligatoires.
Suppression de tous les
journaux télévisés par des
chaînes acceptant la pub.
Suppression de la pub pour
toutes les chaînes publiques.
Mutation de Patrick Poivre à
la météo sur FR3 Limousin.
Élévation du Gloupier à
l’Ordre de Grand Croix de la
Légion d’Honneur.
Limitation de l’écart entre les
salaires à 1 – 10.
J’en ai d’autres, pour les
candidats en quête de
programme, écrivez à la revue.
À part ça, Tchernobyl, ça fait
froid dans le dos. Si les Verts
n’étaient pas aussi nuls, je
voterais presque pour eux.
Mourir à Madrid
Frédéric Rossif (1963)
Éditions Montparnasse
Soixante-dix ans, déjà et que
reste-t-il de cette guerre
effroyable que fut la Guerre
Civile Espagnole ? Le DVD 2
du coffret, « Spanish
Holocaust », le montre bien :
il reste chez la droite
espagnole contemporaine,
héritière de Franco et des
Nazis, la très nette volonté et
le souci omniprésent de
FAIRE OUBLIER ce qui s’est
passé. Et ce qui s’est passé
est, soixante-dix ans après,
toujours aussi effroyable.
Reprenons : en 1931,
élections libres, dans un pays
de 20 millions d’habitants
touché à 50 % par la
pauvreté. Plus de la moitié
du pays appartient à moins
de 20 % de la population. Le
salaire moyen vaut 3 kilos de
pain. L’Église, j’y reviendrai,
est partout et très puissante.
C’est à la majorité absolue
que la gauche gagne, une
gauche unie, en un Frente
Popolar. C’est la démocratie.
Le roi abdique, une
République naît.
Une Démocratie ? Comment ?
Attention, ce doit être une
erreur. Vous êtes sûr ? Ces
pauvres, illétrés pourraient
souhaiter la démocratie ?
Allons! l’Église, les bourgeois
et l’armée n’aiment pas ça,
pas du tout. De l’armée, que
peut-on attendre? RIEN, on
sait. Un général n’est jamais
qu’un militaire qui a tué, ou
essayé de tuer, ou ordonné de
tuer plus longtemps que ses
subordonnés. D’ailleurs en
Espagne à l’époque, il y a un
général pour 100 trouffions,
un peu comme ici
aujourd’hui, ils sont même
plus, un étoilé pour 85
hommes. Et l’Église? On
pourrait, naïvement, imaginer
que le « message du Christ », à
base d’amour, de respect des
faibles et des pauvres, du rejet
de la violence, aurait guidé
l’Église espagnole, si présente.
Tu parles! Avant que sa Saleté
le Pape (c’est exprès) de
l’époque fasse preuve de son
immense courage en fermant
sa grande gueule devant les
Allemands pendant la joyeuse
guerre mondiale qui allait
suivre, il s’entraîne en
coopérant, sans la moindre
hésitation, non seulement
avec la noblesse et la
bourgeoisie espagnoles (ça a
toujours été comme ça, ça ne
changera pas, des ex-MRP
français à la branche
«chrétienne» du Front
National), non seulement, en
vertu de l’alliance sacrée entre
le sabre et le goupillon, avec
l’armée, sur le modèle
hiérarchique de laquelle elle
est, elle-même structurée,
mais avec les Nazis sans
lesquels Franco et sa bande de
fascistes n’auraient jamais
«gagné» cette guerre. Un
million de morts. Il faut voir
les images de ces curés,
courageusement affublés de
grandes cagoules pointues
afin de respecter leur
anonymat, les fumiers,
comme ceux du Ku-Klux-
verso
Les DVD
25
Klan, d’autres « Chrétiens »
tellement attachés aux
« valeurs » de l’Occident, oui,
tiens, le parti de Léotard,
Longuet, Madelin en 1968
dans les mêmes années
soixante, filmés par Rossif
dans les années soixante.
Édifiante, la « Sainte Église » !
C’est à donner envie de
vitrifier le Vatican une fois
pour toutes !
Et cette guerre n’en fut pas
une « ordinaire ». Les
Allemands y
expérimentèrent diverses
joyeusetés qui les rendirent
célèbres lors des
réjouissances à venir, dont le
bombardement de civils à
seule fin d’intimidation, le
« carpet bombing » (tapis de
bombes) sur des villes vidées
de leurs hommes,
n’atteignant que les femmes
et enfants et vieillards,
enseignant aux phalangistes
les pratiques des fosses
communes où furent
entassées les fusillés
désignés au hasard (10 % de
la population d’un village,
par exemple). Une sorte de
répétition générale, Danke
Schön Franco.
Outre ces faits immondes et
la coopération très active de
l’Église à ces massacres,
60 ans après, la droite
espagnole, avec le joyeux
Aznar, bien connu pour sa
soif de vérité lors des
attentats de Madrid de 2003
qu’il attribua, erreur funeste,
à l’ETA, avait coupé les
subventions aux associations
qui, se substituant au service
public, essayaient de
découvrir où avaient été
entassés des milliers de
corps dans les fosses
communes. Les
« vainqueurs », les fascistes,
ont profité, et profitent
encore, par leurs
descendants, des prébendes
habituelles, pensions,
bureaux de tabac, guichets de
loterie (ONCE en Espagne)
pour ses anciens
combattants. Les autres,
vaincus, encore ces
dernières années, n’ont pas
le droit de demander un
certificat de décès pour leur
père, mère, oncle, tués d’une
balle dans le dos – admirons
verso
arts et lettres
26
le courage des tireurs- et
jetés pêle-mêle dans ces
fosses communes. Ici, le DVD
2 est terrible. On voit des
bourgeois de nos jours
« regretter que le Diable
inspire ces femmes et hommes
à remuer le passé ».
Déclaration faite à la sortie
de la messe.
Une devinette : comment
différencier une foule de
pauvres d’une foule de
riches, Frente Popolar ou
supporters de Franco ? les
dents ! Les seconds pouvaient
se payer le dentiste et
bouffaient correctement, pas
les pauvres. C’est toujours
comme ça.
Ni Putes Ni Soumises
Margherita Caron
MK2
Preuve de la vitalité de la
démocratie, de la capacité à
réagir de ceux que certains,
en les marginalisant, vouent
aux barbus complices d’un
état policier, lui-même allié
du Front National dans ses
idées les plus extrêmes, ce
film est, avant tout,
émouvant, bouleversant
même. Pour vous dire, j’ai
voulu adhérer le lendemain
pour être Ni Pute Ni
Soumise. Que les faux culs
racistes de la LDH et autres
organisations, d’extrême
gauche, faussement
angéliques et bien pensantes
arrêtent de tenter de nous
culpabiliser : les Islamistes
font tout pour ramener la
femme au rang de bête. Je
cite Wafa Sultan,
psychologue, Syrienne vivant
aux USA, sur Al Jezira, le
21/02/06 :
« Le clash dont nous sommes
témoins autour du monde
n’est pas un clash de
religions, ou un clash de
civilisations.
C’est un clash entre une
mentalité qui appartient au
Moyen-Âge et une autre
mentalité qui appartient au
XXI e siècle.
C’est un clash entre la
civilisation et le retour en
arrière, entre le civilisé et le
primitif, entre la barbarie et la
rationalité.
C’est un clash entre la liberté et
l’oppression, entre la
démocratie et la dictature.
C’est un clash entre, d’une part
les droits de l’homme, et d’autre
part la violation de ces droits.
C’est un clash entre ceux qui
traitent les femmes comme des
bêtes et ceux qui les traitent
comme des êtres humains.
Les civilisations ne clashent
pas, elles sont en compétition
Les Musulmans sont ceux qui
ont commencé ce clash des
civilisations. Le prophète de
l’Islam a dit : « J’ai reçu
l’ordre de combattre les gens
jusqu’à ce qu’ils croient en
Allah et Son Messager. »
Quand les Musulmans ont
divisé les gens entre
Musulmans et non
Musulmans et appelé à
combattre les autres jusqu’à
ce qu’ils croient ce en quoi
eux-mêmes croient, ils ont
commencé ce clash et
commencé cette guerre.
Je ne suis pas une Chrétienne,
une Musulmane ou une Juive.
Je suis une personne laïque. Je
ne crois pas au surnaturel,
mais je respecte le droit des
autres d’y croire.
On n’a jamais vu un seul Juif
s’exploser dans un restaurant
allemand.
On n’a jamais vu un seul Juif
détruire une église.
On n’a jamais vu un seul Juif
protester en tuant des gens.
Les Musulmans ont
transformé trois statues de
Buddha en poussière. On a
jamais vu un bouddhiste
brûler une mosquée, tuer un
musulman ou brûler une
ambassade. Seuls les
musulmans défendent leurs
croyances en brûlant des
églises en tuant des gens ou
détruisant des ambassades.
Cette voie n’apportera aucun
résultat. Les musulmans
doivent se demander ce qu’ils
peuvent faire pour le genre
humain, avant de demander
que le genre humain les
respecte. »
Bon, faudrait pas non plus
qu’on me rapproche du
clown vendéen à particule!
Là est le problème
aujourd’hui: avoir une idée et
ne pas forcément être associé
à tous ceux qui partagent
cette idée ou une part de
celle-ci, refuser et réfuter
l’amalgame. Mais avec le
vomi de JT de 20 heures qui
tient lieu de «culture» voire
de «pensée» à de plus en plus
de gens, et c’est partout, ça
devient dur, très dur! Si vous
n’avez pas vu ce film et si
vous ne voulez pas mourir
idiot, allez tout de suite
l’acheter.
Une Romance Italienne
Carlo Mazzacurati
Pyramide Productions
TF1 Vidéo
Avec un titre pareil,
comment résister à l’envie
de demander ce film aux
attachés de presse ! ? Je n’ai
pas résisté et j’ai bien fait.
Une belle histoire d’amour,
bien filmée, dans ce qui est
peut-être le plus beau
paysage du monde, la
Toscane en 1936. La dame
(Maya Sansa) qui joue
l’héroïne est, comment dire,
sublime, magnifique et elle
joue bien, ce qui ne gâche
rien, tout comme l’acteur
principal (Stefano Accorsi).
Après tout, il n’y a pas que
l’horreur dans ce monde.
My Summer of Love
Pawel Pawlikowski
Take Partneship
TF1 Vidéo
Contrairement à ce qu’en dit
le communiqué de presse,
mais selon moi, il n’y a
aucune perversité dans ce
merveilleux film anglais (le
réalisateur vient de Pologne
mais son film est tellement
anglais que ça ne se voit
pas !). Dans une minuscule
bourgade anglaise, un frère
et une sœur partagent leur
vie entre le pub du frangin et
l’inaction de la fille en
vacances. Quand le frère,
« born again », vide les
bouteilles de gnôle dans
l’évier et devient un de ces
allumés qui passent leur
temps à dire Allelujah en
écartant les bras, la gamine
sait que c’est foutu. Elle
rencontre une gosse de
riches qui s’emmerde autant
qu’elle pendant ses vacances
et avec qui elle vit un bel
amour d’été. Si certains sont
choqués par l’image de deux
belles jeunes filles
s’embrassant (ou deux
hommes !), qu’ils changent
de revue (et de cerveau s’ils
peuvent !).
Pas une once (mesure de
poids anglaise, environ 28
grammes) de vulgarité ou de
facilité ici. Délicatesse,
finesse, humour et qualité
caractérisent ce joyau.
Camera Kids
Les Enfants des Bordels
MK2
Mon ami photographe
Dominique Boniface, auteur
des portraits de couverture
de VERSO, m’a raconté une
expérience qu’il avait faite
avec des enfants de 6 et
7 ans. Après leur avoir
expliqué les fondements de
la photographie, comment la
lumière arrivait sur la
surface sensible, il a équipé
une classe de CP d’appareils
« jetables », simples et de bon
marché. Chaque groupe de
trois enfants avait un thème.
Le résultat fût extraordinaire.
C’est l’expérience qu’a tentée
une photographe
américaine, très américaine
hélas souvent, avec les
enfants (et petits-enfants) des
prostituées du quartier
« réservé » de Calcutta.
Passons sur le côté « bons
sentiments qui évitent de se
poser les vraies questions »,
assez caricaturalement
américain et présent ici et
saluons cette initiative, la
photographie, par son
rapport étrange au réel (il
faudrait en parler avec Conti,
notre spécialiste maison)
pouvant changer la vie des
gens. Et, pour ces gosses à
qui aucun autre destin que
pute ou trafiquant, selon le
sexe, est promis, il faut
changer la vie, les sortir du
bordel, les mener à l’école.
Magnifique.
The Weather
Underground
Sam Green & Bill Siegel
MK2
C’est peut-être ici le meilleur
documentaire sur les années
60 – 70 que j’ai jamais vu. Il
est probable que ces
Américains du Student for a
Democratic Society (SDS),
dont certains sont devenus
les Weathermen (gars de la
météo, j’y reviendrai) puis
les Weather Underground
sont responsables de
l’attraction vers « leurs » USA
de jeunes Européens qui n’y
sont arrivés que trop tard,
quand ce taré de vieux clown
Reagan est arrivé au pouvoir,
clôturant ces années 70 en
janvier 1980. Pour tuer la
décennie, un con tua Lennon
le 8 décembre de la même
année, The Dream Was Over.
Je vois d’ici ceux qui, dans le
même souffle, feront appel à
la désormais fameuse « dette
éternelle de nous avoir libéré
des Nazis » et au rappel de
« la seule vraie démocratie au
monde » s’étrangler à la
lecture de ce qui va suivre. Je
sais. Mais passez à l’article
suivant, peut-être qu’un des
hasards de la mise en page
vous fera découvrir un jeune
espoir de la littérature,
Dostoïevski par exemple, ça
s’est vu.
Martin Luther King Jr. figure
sur la liste des hommes à
abattre du FBI. Il est tué en
1968. Les deux frères
Kennedy, dont le premier a
su faire illusion jusqu’à sa
sortie opportune – avant que
sa nullité explose au su de
tous -, ont été tués.
L’apartheid est la réalité
quotidienne aux USA. La
pauvreté chez les pauvres
équivaut à celle des pays du
Tiers Monde. Le massacre
organisé de 3 à 5 millions de
Vietnamiens est une activité
quotidienne qui enrichit les
marchands d’armes (comme
la guerre d’Irak à la
recherche des armes de
destruction massivement
inventées de nos jours). Peu
à peu, cette guerre rend fous
ceux qui parviennent encore
à penser au-delà du vomi
évoqué des JT locaux.
Saluons au passage un grand
homme de télévision, Walter
Cronkite qui, revenu de làbas
et ne lisant plus
seulement son prompteur,
dit publiquement, devant des
dizaines de millions de
téléspectateurs, qu’il faut
l’arrêter, cette guerre.
Les manifestations ne
mènent à rien. C’est la force
de toute dictature molle que
de savoir organiser,
canaliser et donc banaliser
les manifestants qui
deviennent ainsi la preuve -
et l’alibi - prétendu
démocratique. L’Amérique
du Nord sait très bien créer
sa propre fausse
contestation, la vendre
comme preuve de sa
tolérance. Pendant ce temps,
les affaires continuent,
l’exportation de la misère et
de la guerre ne s’arrêtent
jamais, au nom de
l’« american way of life ».
Un groupe quitte le SDS pour
créer les Weathermen. Le
nom vient d’une chanson de
Dylan, « pas besoin de la
météo pour savoir d’où vient
le vent ». Quand les attaques
du FBI s’intensifient, dont
par l’assassinat dans son
sommeil d’un des dirigeants
des Black Panthers, ils
entrent dans la clandestinité
et deviennent « Weather
Underground ». Voulant
passer à la lutte armée, ils
perdent trois membres qui
préparaient leur première
bombe et décident alors de
frapper sans jamais tuer ou
blesser. Ils y parviennent,
avec 25 attentats, locaux de
la police, du FBI, du
gouvernement, de grosses
sociétés exploitant des pays
« sous influence », aux
régimes légalement élus
renversés par les « faiseurs
de paix », Kissinger et autres,
le Chili par exemple.
Trente ans après, la plupart
de ces Weather Underground
sont vivants. Ils parlent de
ces années avec une
intelligence étonnante, une
vérité frappante, une lucidité
admirable. Ils reconnaissent
leurs erreurs, leurs
errements.
Mais pas un ne regrette, pas
même le bouleversant David
Gilbert qui, ayant dérapé
après les Weather
Underground et participé à
une action suivie de mort
d’homme, purge une peine
de « 75 ans minimum » dans
l’État (démocratique !) de
New York. Il sera libérable en
2056. Il parle de tout ça avec
plus que du talent, c’est
émouvant.
C’est un film magnifique,
émouvant, éprouvant aussi,
qu’il faut voir.
Certes, rien n’a changé, les
riches sont encore plus
riches qu’avant et les
pauvres encore plus pauvres
et drogués (par les riches)
mais, puisque révolution il
faillit y avoir, ça peut à
nouveau arriver.
Attention : ne pas confondre
Weather Underground avec
« The Velvet Underground »,
groupe rock de New York
lancé par Andy Warhol avec
Lou Reed, John Cage et la
sublimissime Nico ou
«Weather Report », mythique
groupe de jazz « fusion » des
années 70 de Joe Zawinul et
Wayne Shorter, issus de la
« Miles Davis academy », ce
musicien qui changea LA
musique pour toujours et qui
vit passer, entre autres, le
météoritique et génial Jaco
Pastorius, le « Paganini de la
Fender fretless Jazz Bass ».
Ceci pour plaider, ENCORE,
pour la reconnaissance de la
musique comme un art par
notre revue !
Ma Vie en l’Air
Rémi Bezançon
Mandarin TF1 Vidéo
Finissons sur des fous rires,
dont celui quand, les pieds
sur la table basse devant
l’écran mural avec mon fils
dans la même position, nous
regardons un père et son fils,
dans un canapé et les pieds
sur leur table basse, regarder
un film ensemble ! Ce film est
un des rares beaux films qui
traite si finement du rapport
entre un père et son fils, ici
un fils et son père. Le héros,
né en vol et sa mère ne
survivant pas à cette
verso
Les DVD
27
naissance, se voit offrir un
billet gratuit à vie ! Mais il a
peur de voler, très peur. Il a
aussi peur de décider, de
s’engager et ceci donne une
vie sentimentale très
chaotique.
Plein de tendresse, de rire,
d’humour, de finesse.
Excellent, tiens, on va le
revoir.
Ces jours qui ont changé
le monde
par Le Monde et la BBC
le week-end.
À en juger par le premier
opus de cette nouvelle idée
promotionnelle, à éviter
absolument ! Si même la BBC
en est à faire des images si
racoleuses, c’en est fini. Quel
intérêt y a-t-il à voir en très
gros plan un œuf en train de
frire, sinon de prouver que la
caméra peut le faire ! ? Je n’ai
pas encore compris le « plus »
dans l’évocation du premier
vol des frères Wright. Idem
pour l’écrasement du
dentifrice sur la brosse à
dents (je n’invente rien) d’un
des chefs de la mission
spatiale aboutissant à
l’alunissage. Le plaisir de
partager ce moment de
juillet 1969 avec un enfant
est gâché par cette putasserie
étonnante pour la BBC mais
pas tant pour Le Monde qui
s’enfonce dans la reconquête
éperdue de ses nombreux
lecteurs qui ont compris,
enfin, qu’il ne mérite plus
son nom. C’est Le Monde qui
a massacré le DVD de Fellini
en n’offrant pas le choix de la
VOST (Version Originale
Sous-Titrée), il récidive ici en
offrant que la version
française ou anglaise, mais
pas de VOST. La version
sonore française est
pathétiquement nulle, avec
d’énormes contresens par
rapport à l’original, dite par
une « actrice » à qui il a
manqué les cours de diction
ET le petit pois dans la tête
pour comprendre ce qu’elle
dégoise. C’est affligeant.
C’est Le Monde. CQFD. •
verso
arts et lettres
28
Éloge de la mémoire
Flammarion poursuit la publication
des monographies d’artistes du
passé dans la collection baptisée « Les
Classiques de l’art ». On y trouvera un
«Les Classiques de l’art»,
Flammarion,
192 p., 9,95 €
Piero della Francesca, présenté par
Pietro Allegretti, un Titien, introduit par
Sylvie Béguin, Caravage, qui offre une
surprise : c’est le peintre Renato Guttuso
apôtre du réalisme dans l’Italie de
l’après guerre, qui est l’auteur de la préface.
Enfin, un Cézanne est doté d’un
très beau texte du poète Alfonso Gatto.
Sans doute cette collection ne peut pas
remplacer les « Classiques de l’art »
qu’avait créés Rizzoli, que Flammarion
avait repris, et qui se singularisaient par
d’excellents et utiles catalogues raisonnés
en fin de volume. Mais elle offre un
ensemble de monographies soignées,
intelligentes, offrant l’essentiel des
informations utiles à la découverte de
ces artistes.
La série de vingt-cinq émissions que le
regretté Daniel Arasse avait réalisée
pour France Culture vient d’être rééditée
en livre de poche. C’est sans doute l’une
Histoires de peintures,
Daniel Arasse,
«Folio essais», Gallimard
des meilleures initiations que l’on
puisse trouver à la peinture ancienne :
Arasse était non seulement un historien
d’art compétent, mais aussi un narrateur
hors pair. On y retrouve des considérations
sur la relation entre Manet et
le Titien, une histoire raccourcie mais
révélatrice du maniérisme, une digression
sur le rapport paradoxal de Léonard
de Vinci avec la perspective, un commentaire
sur l’interprétation des
Ménines de Vélasquez par Michel
Chroniques des lettres
Chroniques
de l’an VI (3)
Par Gérard-Georges Lemaire
Foucault, etc. En dehors de sa valeur
pédagogique, ce livre est aussi un plaidoyer
en faveur d’une histoire de l’art
débarrassée de toute sortes de préjugés
et de médiocrités.
Toujours chez Flammarion, il faut
signaler la réédition de l’excellente
Invention du corps de Nadeije Laneyre-
Dagen. Cette étude très poussée traite de
L’Invention du corps,
Nadeije Laneyre-Dagen,
«Tout l’art», Flammarion
nombreuses questions que pose la
représentation de la figure humaine
dans l’art occidental. Le premier chapitre
est déterminant dans cette optique
car il traite de l’introduction de l’ombre,
ce qui ne correspond pas seulement à un
problème technique, mais à une conception
de la corporéité. Si le sujet n’est pas
épuisé (comment le serait-il), l’ouvrage a
le mérite de délimiter un vaste champ
d’investigation, de l’expression des émotions
à la figuration de la finitude. En
somme, il doit faire partie de la bibliothèque
de tout honnête homme.
Hautes et basses
modernités
Catherine Millet est bien décidée à
nous enseigner la vérité sur l’art
contemporain. L’ouvrage qu’elle vient
de rééditer, passablement augmenté, est
L’Art contemporain,
histoire et géographie,
«Champs», Flammarion
d’ailleurs tout à fait recevable et représente
une excellente introduction à la
question. Mais elle évite bien de
répondre à la question fondamentale, la
notion d’ « art contemporain » peut-elle
perdurer indéfiniment ? La notion d’art
moderne a duré bien trop elle aussi.
Mais elle avait une excuse historique
sous la forme d’un précédent – la moder-
nité est une attitude par rapport à la
revendication d’un modèle classique (il
y a en fait eu plusieurs querelles des
anciens et des modernes, le romantisme
étant l’une de ses dernières manifestations.
Mais dans le cas présent, le qualificatif
de « contemporain » évite de devoir
cataloguer ce qu’on ne peut cataloguer.
En réalité, la perte du principe d’œuvre
d’art (sauf, étrangement, dans la sphère
de la spéculation) et même de l’existence
de l’art empêche toute possibilité de
trouver de nouveaux termes. Et si l’art
contemporain donne le sentiment de
« coller » à la réalité, il échoue à s’y inscrire.
Avec Millet, ne sommes-nous pas
en train d’assister à l’heure vespérale de
cette idéologie vieillissante dans un
recueillement religieux et inquiet.
L’
heure semble être aux comparaisons,
aux bilans, aux mises en
perspective. Le catalogue de l’exposition
Le Mouvement des images qui s’est tenue
Le Mouvement des images,
Philippe Alain Michaud,
Centre Georges Pompidou
aux Centre Georges Pompidou en est
bien la confirmation. Ce que Philippe
Alain Michaud a entendu démontrer
m’échappe un peu et je n’éprouve guère
l’envie de le découvrir. Je me contente
de constater que les œuvres d’art servant
à sa démonstration sont réduites à
la dimension réductrice de l’image. Il est
vrai que Warhol est parti de clichés – il
n’est que trop logique que ses œuvres
retournent à leur origine. En dehors de
cela, l’intérêt de cette publication est de
comprendre comment le mouvement
(celui des corps, mais aussi celui de l’esprit
et de la narration) s’est traduit dans
les arts plastiques. Mais là, je dois dire
que l’absence des futuristes italiens est
consternant : toute leur révolution esthétique
reposait sur le dynamisme plastique…
L’
artiste irlandais Sean Scully est
sans doute, avec Aurélie Nemours
(qui appartient à une toute autre génération)
l’un des derniers grandes peintres
Sean Scully,
Laure Beaumont Maillet,
«Découvrons l’art», Cercle d’Art
abstraits dans la tradition moderne). Ce
qui fascine chez lui, c’est le mélange subtil
de rigueur dans la construction de
l’espace et la sensibilité qu’il introduit
dans ses plages colorées, une sorte de
vibration et de tremblement infime qui
transpose une émotion absente a priori
de ses architectures formelles. Cet
album constitue une belle initiation à ce
travail.
L
e Musée du Montparnasse a présenté
une exposition rétrospective
de l’artiste espagnol José Morales Tejero.
Il est né dans la région de Cordoba en
Moralès, 50 ans de peinture,
Aubel Art Foundation
1933. Son œuvre est intéressante car
elle présente différents aspects qui résument
l’histoire de l’art espagnol, passant
de la figuration la plus acide à l’abstraction.
Son œuvre récente tente une conciliation
entre les deux domaines avec une
indéniable dimension parodique et auto
parodique et par conséquent une relative
tension intérieure. Un important
catalogue avec des écrits de Sylvie
Buisson, Angel Luis Pérez Villén et
Luciano Caramel restituent ces riches et
complexes cinquante années de peinture
menées dans une solitude soigneusement
cultivée.
Disparu voici peu à l’âge de quatrevingt-six
ans, le sculpteur
Ipoustéguy a laissé derrière lui quelques
surprises. La première est livresque
Guerres du milieu,
Ipoustéguy, La Différence
Ipoustéguy – Chirurgie,
Françoise Monnin,
La Différence
puisqu’il a écrit trois nouvelles au milieu
des années quarante qui ont pour déno-
minateur commun de parler de la dernière
guerre ou, plus généralement des
malheurs de la guerre. Ce livre s’intitule
Les Guerres du milieu et est frappant
pour son mélange gênant de surréalisme
et de réalisme cru. Et puis, on
découvre que cet artiste a également été
peintre – et un peintre tout à fait original.
A la fin des années soixante, il a réalisé
une importante suite de tableaux à
l’huile (mais ce sont d’abord des assemblages)
baptisée Chirurgie. Pourquoi
diable ce titre ? Déjà parce que le blanc
est la couleur dominante – un blanc qui
évoque les hôpitaux. Et puis Ipoustéguy
s’est servi du blanc pour faire apparaître
un monde de mutilés et de gueules cassées,
un monde effroyable avec une
grande quantité de portraits d’hommes
les yeux bandés et dont les membres
sont parfois mutilés. Françoise Monnin
a écrit une préface bien documentée et
très vivifiante qui fait découvrir toutes
sortes de facettes méconnues de ce créateur.
Régis Durand vient de publier le troisième
tome de l’énorme somme
qu’il a écrite sur la photographie,
L’Excès et le reste. D’un côté, il a rassem-
L’Excès et le reste,
tome 3, Régis Durand,
«Les Essais», Éditions de la Différence
blé des écrits qu’il a consacrés à des
artistes contemporains (Jean-Luc
Tartarin, Orlan, entre autres). D’autre
part, il poursuit une interrogation passionnante
sur ce médium qui est entré
de force dans le domaine de l’art au
début du XX e siècle et a même tendance
aujourd’hui à détrôner les genres
anciens. Ces essais bien conçus et bien
écrits, sont incontournables pour tous
ceux qui souhaitent étudier ces mutations
dont la photographie a été l’objet.
Son étude sur la relation entre la peinture
et la photographie est indispensable
pour se pénétrer des enjeux actuels,
qu’on y adhère ou non.
Les gravures du japonais Mikio
Watanabé sont se situées au-delà du
temps. Quand il représente des insectes,
de petits animaux des étangs ou encore
Mikio Watanabé,
Manière noire,
Gilbert Lascault,
Fragments Éditions
verso
Chroniques des lettres
29
des œufs en train d’éclore, on éprouve la
sensation singulière qu’il détourne des
planches scientifiques du XVIII e siècle.
Ses nus féminins sont encore plus
déroutants car ils paraissent être, à première
vue, des photographies en noir et
blanc avant qu’on ne les découvre avec
plus d’attention et qu’on comprenne
qu’il s’agit toujours de gravures. Ce travail
qui n’est pas dépourvu de qualités
(je veux dire : de savoir faire) joue malgré
tout sur des ambiguïtés un peu forcées.
Autre artiste japonais de notre
temps, Shingu, est sculpteur. Son
esthétique est en accord parfait avec l’es-
Shingu,
Peter Buchanan,
Éditions Cercle d’Art
thétique industrielle. Il se sert essentiellement
de lames d’acier découpées pour
construire son langage qui s’inspire
d’une part des voilures des navires d’autrefois
et, de l’autre, des moulins à vents
ou à eau. C’est donc une vision plutôt
aérienne et en tout cas liée aux éléments
que Shingu a développé au fil du temps.
Sa grammaire se rapproche de ce qu’on
a pu appeler ici les structures frêles et en
tout cas de la phase ultime du constructivisme
russe des années vingt. C’est à la
fois conceptuellement habile et techniquement
très au point. Quant à sa portée
esthétique, disons qu’elle s’inscrit – de
manière littérale – dans l’air du temps.
Ami des peintres de Cobra, Jacques
Doucet fait partie de ces peintres qui
se sont affirmés dans l’après-guerre. Il a
Doucet,
Jean-Clarence Lambert,
Fragments Éditions
choisi de tourner le dos à l’abstraction
lyrique pour une abstraction qui s’ancre
plus dans la matière. On est frappé qu’à
ses débuts il ait eu un parcours somme
tout un peu parallèle à celui de Jean
Dubuffet avec l’emprunt de figures enfantines
ou d’une esthétique dérivée de celle
des graffitis. Ses huiles et ses collages
jouent pour l’essentiel sur le fil du rasoir
entre la forme et l’informe, n’ayant jamais
pour mobile une conception rigide de
l’abstraction. C’est ce qui fait la singularité
et le charme de cette œuvre que Jean-
…/…
verso
arts et lettres
30
Clarence Lambert défend avec conviction.
Depuis Ambroise Vollard, les marchand
de tableaux ont souvent
écrits leurs mémoires avec des résultats
Une vie pour l’art,
Patrice Trigano,
La différence
bien divers. Pierre Nahon a laissé une
trace profonde ces dernières années
(toujours publié par La Différence). Le
livre de Patrice Trigano raconte avec
beaucoup de simplicité et sans trop de
mégalomanie (un mal professionnel) ses
relations avec les artistes sans aller audelà
de sa position, ce dont on lui sera
reconnaissant. On croise dans son
ouvrage Max Ernst et Beuys, Malaval et
Pommereule, en somme une foule de
figures plus ou moins illustres que le
marchand a croisé au gré de sa carrière.
En dehors de ces anecdotes, il évoque
aussi les collaborations qu’il a pu envisager
avec d’autres confrères, ce qui nous
permet de pénétrer dans un univers
assez confidentiel. Le seul regret que j’ai
eu en lisant cet ouvrage c’est qu’il parle
aussi peu de Catherine Lopès-Curval,
peut-être que c’est sans doute la benjamine
de sa galerie…
Albert Camus versus
Franz Kafka
La parution des Œuvres complètes
d’Albert Camus dans la Bibliothèque
de la Pléiade a le mérite de nous faire
Œuvres complètes,
tome 1 & tome 2,
sous la direction de
Jacqueline Lévi-Valensi,
Bibliothèque de la Pléiade,
NRF, Gallimard
relire des écrits dont on avait oublié
l’existence ou dont l’existence était devenue
relative, sinon labile. En ce qui
concerne le petit essai dont je veux vous
entretenir, j’en avais relu des bribes à la
faveur d’un petit colloque sur Kafka que
j’avais organisé avec Jean Blot et qui eut
lieu au musée du Montparnasse en
2002. Et puis, le temps passant, je
l’avais de nouveau oublié, ou presque.
Alors le voici de nouveau sous mes yeux.
J’apprends que Camus l’avais retiré dès
la première édition du Mythe de Sisyphe
en 1942 pour le remplacer par une
méditation sur Dostoïevski. Qu’est-ce
qui a bien pu pousser l’écrivain ? On sait
que l’après guerre a été marquée en
France par un véritable engouement
pour Kafka qui s’est traduit par des
débats ou des enquêtes ; comme celle
publiée en 1945 dans la revue Action (cf
Métamorphoses de Kafka, Éric Koehler
éditeur). Camus, comme Breton,
Bataille, Blanchot et autres penseurs et
écrivains éminents, s’est emparé de
l’écrivain pragois pour s’en servir
comme d’un cheval de Troie pour véhiculer
sa conception du monde. Et ce
texte repose sur une dialectique bizarre :
celle de l’absurde et de l’espoir. Il
explique à son lecteur qu’il y a « dans la
condition humaine, c’est le lieu commun
de toutes les littératures, une
absurdité fondamentale… » : que l’œuvre
de Kafka est « absurde dans ses principes
» ne paraît plus insensé. Soit. Mais
quand il affirme que « plus tragique […]
est la condition rapportée par Kafka,
plus tragique et provoquant devient cet
espoir », là, on touche vraiment à l’absurde.
Il comprend pourtant que cette
œuvre échappe a toute interprétation, il
comprend aussi que tout échappe à une
saine logique dans la démarche de
Joseph K. et enfin il comprend qu’il n’y a
souvent pas de commencement et de fin
dans ses histoires, il s’enferre dans un
paradoxe lui aussi absurde, pour de bon.
En français dans le texte
La poésie de Christophe Lamiot Enos,
telle qu’elle se présente dans son
recueil baptisé Albany joue sur un
Albany, Des pommes et
des oranges, Californie II,
Christophe Lamiot Enos,
Flammarion
double registre : d’une part, c’est le journal
d’un voyage entrepris en Amérique à
la fin des années 80, de l’autre, c’est un
carnet de notes où il consigne les traits
les plus saillants de sa relation poétique
au monde. L’ensemble s’organise au
sein d’un champ magnétique dont les
deux pôles constituent les extrêmes de
sa pensée, du plus matériel au plus abstrait.
Ce qui frappe le plus ici, c’est la
volonté de l’auteur d’employer les
modes formels les plus différents possibles
– il ne veut pas s’enfermer dans
une formule restrictive car chaque
poème doit inventer sa concrétisation
dans l’espace de la page selon les intentions
qu’il véhicule. Le monde que l’auteur
représente au gré de ses pérégrina-
tions est un monde qui ne cesse de proposer
de nouvelles visions et de nouvelles
manières d’envisager le langage
comme outil pour lui restituer toute sa
complexité.
N.d.T.
Franz Kafka aimait beaucoup Robert
Walser parce qu’il le faisait rire. Et
c’était dans sa bouche un immense com-
Petits texte poétiques,
Robert Walser, trad. Nicole Taube,
«Du monde entier», Gallimard
pliment car il tentait d’introduire une
forme d’humour très noir dans une
prose sous-tendue par de noires visons.
Quand Walser parle de « poème » comme
il le fait à propos de courts textes en
prose, c’est qu’il imagine qu’ils sont les
dépositaires d’un ars poetis qui lui est
propre et qui est l’émanation de son
style de vie. Dans sa « Lettre d’un poète à
un monsieur » qui désire faire sa
connaissance, il lui répond qu’il n’en
vaut pas la peine, n’ayant ni la politesse,
ni les manières, ni même le vêtement. Et
puis, il ne se voit pas dans un salon,
alors qu’il n’est lui-même que dans les
bois, les champs ou à l’auberge. Le véritable
héros est ici l’homme des randonnées
pédestres, le vagabond qui se met à
rêver en toutes occasions, qu’il soit
éveillé ou endormi. Ses rêves prennent
les apparences les plus diverses, extrapolées
le plus souvent de l’expérience la
plus commune. Lui qui se veut un « promeneur
aux semelles de vent », il fait du
gyrovague le vates moderne, toujours le
regard assez perçant pour déchirer le
voile opaque de la réalité. Et la « Lettre
d’un père à son fils » a tout ce qui peut
enchanter l’auteur du Procès : alors que
son fils, entre autres griefs, lui reproche
la médiocrité de son éducation, le père
rétorque qu’il a au fond beaucoup de
chance car il ne lui demandera pas
d’être excellent en tout. Walser est un
maître dans le conte miniature et la
métamorphose car, à partir de presque
rien, il compose un tableau intense et
vibrant.
Bien curieux titre que ces
« Improvisations sur Goethe » de
Thomas Mann. Rien de moins improvisé
et surtout rien de plus conventionnel :
une biographie, un portrait physique et
moral, le commentaire succinct des
Études,
Thomas Mann, tr. Philippe Jaccottet,
«Le Cabinet du lettré», Gallimard
ouvrages principaux et l’examen de leur
valeur universelle. Mann s’est livré à un
véritable exercice académique (dommage
que Philippe Jaccottet ne nous
enseigne ni la date de parution de cet
essai, ni les raisons de sa mise en chantier)
– un exercice d’adulation où il
démontre bien du talent. Il faut dire que
Goethe s’y prête aisément, à cause de ses
innombrables contradictions. Le portrait
qu’en fait l’auteur de la Mort à
Venise est celui d’un génie, mais d’un
génie aux apparences bourgeoises, au
spinozisme qui sait ménager la chèvre et
le chou de la tension religieuse entre
catholicisme et protestantisme.
Réincarnation d’Erasme, Goethe peint
par Mann est franchement ennuyeux,
calculateur, sans grandeur aucune. Il
n’est pas capable de nous restituer
l’homme du XVIII e siècle, l’élève de
Herder, l’homme des Lumières version
principauté allemande. Il n’est pas
capable non plus de faire découvrir le
Goethe romain, le néoclassique, en
somme l’ami de Winckelmann, de
Mengs et d’Angelika Kauffmann. En
revanche, il insiste sur le thème du
« génie », un thème qui implique une
filiation : quand il vante Whilhelm
Meister, il en fait un classique du roman
d’éducation et vante sa postérité : « elle
va, en passant par Stifter et Keller, jusqu’à
la Montagne sacrée. » Comme quoi,
à génie, génie et demi !
Le récit de Mori Ogai La Danseuse
mérite toute notre attention. Il relate
l’histoire d’un jeune Japonais qui fait la
La Danseuse, Mori Ogai,
tr. Jean-Jacques Tschudin,
Éditions du Rocher
connaissance à Berlin, à la fin du
XIX e siècle, d’une jeune femme prénommée
Élise. Elle travaille dans un théâtre
et connaît un grand dénuement. Notre
héros tombe amoureux et il vit avec elle.
Elle tombe enceinte. Le jeune homme
doit suivre un ministre en Russie et il
doit laisser Élise derrière lui. Quand il
rentre après quelques mois d’absence,
elle est méconnaissable et a sombré
dans la folie. La mort dans l’âme il
retourne au Japon… Avec ce petit texte
paru en 1890 commence l’essor du
roman moderne au Japon dont Mori
Ogai a été un des grands précurseurs.
Roman policier : sous ce titre générique,
passe partout, neutre en
somme, Imre Kertész s’est employé à
Roman policier,
Imre Kertész, tr. N. Zaremba-Huzsvai
& C. Zaremba,
Actes Sud
fournir sa propre vison de la vie policière
et de la logique qui y préside. Il a
situé l’action en Amérique latine, mais
on comprend très bien où cela se passe.
Les hommes qui entourent le héros de
cette sombre affaire finissent par
prendre consistance et presque une normalité
quand la logique absurde qui les
régit est érigée en système. Antonio
Rojas Martens, notre policier qui fait ses
premières armes, devient sous nos yeux
un homme acharné à la perte d’un suspect
qui va user de tous les moyens (les
plus illégaux comme les plus obscènes)
pour parvenir à ses fins. Comme un jeu
prolongé dans la réalité. Voilà une histoire
terrible et qui fait rire pourtant,
malgré tout ce qu’elle recèle d’effroyable.
Voilà une histoire qui met à nu
des mécanisme mentaux (entre autres,
ludiques) plus que des mécanismes politiques
ou idéologiques.
Le Cygne de Gregor von Rezzori est une
petite œuvre troublante: un frère et une
sœur (Tania) se retrouvent devant le
Le Cygne,
Gregor von Rezzori, tr. Jacques Lajarrige,
Éditions du Rocher
cadavre de leur oncle (Sergueï).
L’expérience de cette mort est associée
dans l’esprit du jeune garçon avec sa première
expérience amoureuse qui se traduit
par le massacre d’un cygne sur le lac. Cet
insolite jeu d’associations est sans aucun
doute une mise à mal d’un genre – le
roman d’initiation. Ce qui est vécu ici est
âpre et sans concession et il faut toute la
rondeur du style de l’auteur pour qu’on
accepte cette «déconstruction» dans l’optique
de Cézanne. Tout ici est sous l’emprise
de la décadence et de la corruption.
L’initiation est pour lui la découverte de ce
qui inéluctablement est voué au pourrissement
– que ce soit un empire, un idéal, un
amour, et le corps enfin.
verso
Chroniques des lettres
31
Bien singulière prose que celle de
Cesare Greppi, ou plutôt bien singulière
manière de raconter une histoire
qui fuit sans cesse comme s’il avait dési-
Les Témoins,
Cesare Greppi, tr. M.-P. Géraud,
La Différence
rer que le lecteur ne s’intéresse pas tant
au développement du récit qu’aux
visions et évocations qu’il provoque.
L’affaire se présente comme une sorte
de procès où les témoignages s’accumulent
mais où la nature du délit est dissimulée.
L’atmosphère du couvent, le
secret dont on tente d’entourer toute
choses contribuent à faire de cette fiction
la quintessence de l’art romanesque
dont tous les éléments sont exposés et
dont le mouvement d’ensemble reste
inaccessible.
La Différence vient de publier une
remarquable anthologie de la poésie
arménienne préparée par Vahé Godel.
J’avoue ma totale ignorance en la
La Poésie arménienne,
Vahé Godel, La Différence
matière. J’ai été ravi de découvrir une
chanson de geste du VIII e siècle, David
de Sassoun, à l’époque où l’Arménie
devait se défendre du califat de Bagdad
et la poésie mystique du Moyen Âge. Ce
genre de poésie va d’ailleurs perdurer
au moins jusqu’au XVIII e siècle. Je
regrette seulement que les notices ne
soient pas plus développées : par
exemple, le poème « L’Année rouge » de
Djivani demeure énigmatique – il se
réfère à un événement historique particulièrement
dramatique, mais on ignore
de quoi il s’agit. Tout ce qui concerne le
siècle passé est passionnant, d’autant
plus que l’Arménie a été une République
soviétique. En définitive, l’auteur de ce
volume nous introduit à un monde
inconnu et nous devons lui en être
reconnaissant.
Les nouvelles de Wolfgang Borchert
ont pour dénominateur commun de
transcrire l’expérience de la guerre qui
l’a si profondément marqué. Si le ton est
sincère et si sa vision est sans la
moindre concession, l’auteur abuse de
certaines formules de manière trop sys-
verso
arts et lettres
32
tématique, comme par exemple la répétition.
A force d’accentuer l’horreur ou
l’extrême violence de ce qu’il a pu vivre,
sa prose perd de son efficacité et aussi
Chère nuit gris-bleu,
Wolfgang Borchert, trad. Jean-Pierre
Vallotton, Chambon/Le Rouergue
de sa vérité. Quelle que soit la valeur de
ce témoignage, il ne constitue pas un
grand livre sur la dernière guerre
comme ont pu l’être La Route des
Flandres de Claude Simon et même Un
balcon en forêt de Julien Gracq.
Bourlinguer
On compulsera avec délectation
les Jardins secrets de Venise
Mariagrazia Dammico (auteur) et
Marianne Majerus (photographe) pour
Jardins secrets de Venise,
Mariagrazia Dammico & Marianne
Majerus, Flammarion
la bonne raison que ce n’est jamais sous
cet angle qu’on envisage la vieille
République maritime. On aurait plutôt
tendance, comme le fit John Ruskin, de
ne se passionner que pour ses pierres.
On peut ainsi pénétrer dans ces lieux
secrets – si l’on fait par exemple abstraction
du jardin de sculpture de la fondation
Peggy Guggenheim ou la cour de la
galleria Giorgo Franchetti à Cannaregio.
C’est ainsi que l’on ne se retrouve pas
dans de délicieux jardins anglais mais
dans de somptueux parcs comme celui
du palais Soranzo Cappello à Santa
Croce. Ensuite, ce sont les jardins des
couvents qui se découvrent comme le
merveilleux hortus conclusus du couvent
de San Francesco de la Vigna à
Castello. Et puis nous prenons une
embarcation pour aller visiter les îles.
En somme cet album révèle des mystères
souvent invisibles car il sont souvent
volontairement cachés.
Georgia Santangelo a eu l’excellente
idée de célébrer l’incroyable entreprise
technologique qu’a représenté la
construction la machine de Marly.
Les Maîtres de l’eau,
Éditions Artlys
L’alimentation en eau des jardins et des
fontaines de Versailles posait des problèmes
considérables. Il fallait affronter
un dénivelé important (entre 100 et 150
m.) et c’était alors un véritable gageure
d’autant plus que la captation des eaux
de l’Eure se révélait impossible. Ce fut
ainsi qu’on construisit la machine de
Marly, avec ses 259 pompes, conçue par
Arnold de Ville et Rennequin Sualem.
Véritable merveille du génie industriel
de l’époque, elle suffit pourtant à peine à
alimenter ce domaine si vaste et si gourmand
en eau. De plus, sa grande complexité
posait des problèmes loin d’être
insignifiants. Voilà une façon passionnante
d’envisager la théâtralité de
Versailles. Le beau catalogue qui a été
imprimé à l’occasion de l’exposition à
Marly-le-Roi/Louveciennes a permis de
développer une réflexion sur l’art
hydraulique depuis ses origines et
depuis les théories d’Archimède.
Dans Les Étoiles à l’envers, Pierrette
Fleutiaux commente les photographies
que JS Cartier a prises à New York.
Exercice classique s’il en est, mais qui
Les Étoiles à l’envers,
Pierrette Fleuriaux/JS Cartier,
Actes Sud
donne ici quelques fruits amers, car je
ne trouve pas la prose de l’écrivain particulièrement
passionnante. En revanche,
certains clichés feraient plutôt rêver et
donneraient l’envie de prendre l’avion
sur le champ pour traverser
l’Atlantique : ils sont à la fois déroutants
et poétiques. •
Like a
text machine
– La Belle Roumaine est une véritable machine sexuelle.
– Ah bon ? Je croyais que c’était le dernier roman de
Dumitru Tsepeneag.
– Eh bien oui. Mais c’est aussi une véritable machine
sexuelle.
– Là tu y vas fort.
– On l’a quand même vue au Bois de Boulogne…
– Elle faisait le trottoir ?
– Pour tout t’avouer, en fait on n’est pas sûr que c’était
elle. Disons, son amant jaloux a cru la voir. Blonde,
grande, des seins énormes, une tenue provocante. De
toutes façons, il faudra bien expliquer comment elle paie
son loyer, ses combinaisons en plastique et soie, et ses
cafés.
– Qu’est-ce qu’elle en dit, elle ?
– Alors là tu mets le doigt sur le problème : elle dit une
chose et son contraire, enfin… une chose et l’autre plutôt.
– Elle ment ?
– Mentir n’est pas le mot. Je dirais qu’elle est plutôt
mythomane, peut-être imposteur. Elle passe son temps à
raconter des histoires dingues, comme son viol, son
séjour en Allemagne, ses origines juives ou le mariage de
sa mère. J’en passe.
– Ah, elle est juive ?
– Elle l’a dit à quelqu’un – à un Allemand bien sûr. Mais ça
a l’air faux, comme le reste. Pour un autre auditeur, elle
évoque ses origines roumaines, son amant turc – j’en
perds mon latin. C’est une femme, tu vois, qui adore
raconter des histoires. Tu la lances, elle est partie pour un
tour. Avec une volupté incroyable. Une véritable machine
narrative.
– En français ?
– Elle est polyglotte, tu penses. On l’a même vue lire de
l’allemand. La langue n’a pas l’air d’être une barrière
pour elle. Encore plus perturbant si tu cherches à reconstituer
son histoire véritable. On a aussi aperçu entre ses
mains un livre en français, Pigeon vole, un des premiers
romans de Tsepeneag.
– Ah ah… ça se précise. Reprenons calmement : on l’a vue
où pour la première fois ?
– Écoute : au début, elle entre dans un café et elle choisit
une table. Elle est si belle que, de ce jour, le cafetier lui
réserve la table. Il se met à rêver d’elle comme un fou. Tu
imagines : un ancien communiste qui voit débarquer une
belle Roumaine. Ça paraît trop beau. Ce qui est un peu
cruel, c’est que ce n’est pas lui mais un habitué, un Russe
exilé, qui la séduit.
– Ça paraît trop beau. Bon, un bistrot. Après, elle s’appelle
comment ?
Par Belinda Cannone
verso
Chroniques des lettres
33
– Problème : Ana, ou bien Hannah, ou Annette ou…
– Je vois. Elle arrive de Roumanie ?
– D’Allemagne, prétend-elle, mais elle prétendait aussi
être médecin, au début. Là-bas elle avait deux amants, ditelle.
Des philosophes.
– Il faut sans doute bien deux philosophes allemands pour
étreindre une machine textuelle.
– Bien sûr elle a aussi un amant de cœur, négligent
semble-t-il, un certain Mihai, dont elle espère toujours des
nouvelles et qui, c’est ce qui est suggéré au fil du temps,
pourrait bien être agent secret, espion, quelque chose
comme ça – et elle de même.
– Écoute, est-ce que tu pourrais reprendre encore une fois
depuis le début ?
– Au début, ça démarre comme un roman naturaliste : une
belle Roumaine arrive, elle est blond platine, callipyge et
un brin allumeuse, et le cafetier pense tout de suite à
Elvire Popesco. Le Russe la séduit, ils font passionnément
l’amour, etc. A la fin de la première partie, la belle
Roumaine est retrouvée quasi morte dans sa baignoire.
La deuxième partie reprend en amont, quand Hannah
était en Allemagne, pour revenir progressivement à Paris.
Et là, la machine textuelle s’emballe. La source, la Belle
Roumaine, rend le texte dingue, elle est le texte dingue,
blonde et châtain, Juive et Roumaine (sans parler de son
accent slave), une fois elle dit elle-même à sa coiffeuse
qu’elle ressemble à Elvire Ionesco, tu vois, Ionesco et
Popesco, la littérature et la comédie mêlées, on pourrait
croire que la belle Roumaine est un juste personnage :
mais non, c’est une machine à fabriquer du texte, dans
tous les sens. Je te dirais qu’elle se promène avec un aigle
en cage. Mais un peu plus loin, quand le texte s’est
emballé, qu’il se répète ou qu’il se contredit, on suggère
que ce pourrait être aussi un perroquet, tu vois : l’oiseau
le plus littéraire du monde – non, de France. La Belle
Roumaine, c’est la machine à faire rêver, c’est le déclencheur
de la rêverie de l’auteur, c’est le support des fantasmes
du lecteur. C’est une histoire mais ce pourrait en
être une autre. On ne doit pas la croire mais elle nous fait
beaucoup d’effet. C’est le principe de notre désir, d’écrire
et de lire. Comme aurait pu le dire James…
– Henry James ?
– Non, James Brown : like a text machine. •
D. STEPENEAG, La Belle Roumaine,
traduit du roumain par Alain Paruit,
P. O. L., 2006.
verso
arts et lettres
34
Notes de lecture
Le noir
Gérard-Georges Lemaire, Hazan
Et si le noir était la lumière ? Tel est le
point de vue de Soulages dont les
sombres monochromes n’ont d’autre
vocation que d’illuminer la toile. Tel est
aussi le biais par lequel Gérard-Georges
Lemaire entreprend un vaste panégyrique
du noir à travers plusieurs siècles
d’histoire. Le noir est d’abord la couleur
des mystiques, car la lumière de Dieu
étant inaccessible aux humains trop
imparfaits, ce n’est que par un long
séjour dans une ténébreuse angoisse
qu’ils peuvent espérer y accéder. Dans le
mythe de la caverne, ce sont aussi des
ombres noires que les humains emprisonnés
perçoivent : c’est dire que le noir
est la couleur de l’illusion, alors que
l’idée, dans sa vérité, est lumière. L’art
baroque est adepte du noir, notamment
avec les caravagesques italiens et les
ténebristes espagnols. De tout temps, les
grands maîtres de la peinture, Léonard
de Vinci, Rembrandt, ou Courbet, ont
baigné leur sujet d’un halo crépusculaire.
Il ne s’agit pas tant d’exalter le noir
que de révéler la lumière par la quête de
l’ombre.
Le noir est aussi la couleur vestimentaire
de prédilection de l’aristocratie au
seizième et dix-septième siècle, puis,
plus tard, de la bourgeoisie au dix-neuvième
siècle, classes sociales qui ne cesseront
l’une et l’autre de s’habiller en
noir, symbole de dignité et de domination.
Ce qui explique que les portraits
d’hommes exécutés par des artistes
comme Bellini, Titien, Rosso Fiorentino,
et, plus tard, les scènes de la vie parisienne
peintes par Manet ou Degas,
adoptent le noir comme tonalité dominante.
Le noir sera enfin la couleur de la
modernité. Rodtchenko oppose son
carré noir au carré blanc de Malevitch,
et c’est par des monochromes à base de
noir que des artistes comme Ad
Reinhardt, Franz Kline, Barnett
Newman, Robert Motherwell ont su
imposer New York comme lieu mythique
de l’avant-garde.
Le noir de Gérard-Georges Lemaire,
ouvrage d’une étonnante érudition, est
servi par une iconographie remarquable:
de l’art pariétal à Georges de La Tour, de
Rembrandt à Goya, de Whistler à Félicien
Rops, de Munch à Matisse, on le
constate: les chefs-d’œuvre sont en noir.
Une exception toutefois à cet universalisme
du noir : Monet et les artistes
impressionnistes pour qui les ombres
noires doivent être peintes en bleues.
Trahison? •
T. L.
Monory
Pascale Le Thorel, Éditions Paris Musées
Pascale Le Thorel sait tout sur Jacques
Monory : elle a lu tout ce qui le
concerne, l’a longuement interrogé, rencontré
ses proches et moins proches. Il
lui a confié de précieux documents
jalonnant sa carrière… Le résultat est
davantage qu’un excellent livre de plus
sur Monory : c’est vraiment la synthèse,
à la fois scientifique et personnelle, de
l’odyssée monoryenne (il y a même un
marque-page monoryen !). Les admirateurs
de Monory sont innombrables : ils
vont être comblés par cette heureuse
initiative éditoriale que le Centre
National des Arts Plastiques a eu bien
raison d’encourager. •
J.-L. C.
verso
arts et lettres
36
Cette chronique d’été évoque
trois ouvrages. À une extrémité
structurelle et porteuse
d’espoir, le premier, celui de
Marie-France Garaud, analyse
ce à quoi on devra apporter un soin
extrême, dans l’ordre politique, dès
l’élection présidentielle de mai prochain.
À une autre extrémité, événementielle,
divertissante et déjà dépassée, le second
livre, celui de Franz-Olivier Giesbert,
s’appuie sur les témoignages recueillis
depuis vingt ans et extraits de son vaste
coffre-fort pour brosser, de 1986 à nos
jours, un tableau, pittoresque, très négatif
et désabusé de la carrière politique du
président de la République sortant. Au
juste milieu de l’actualité, pour le fond et
la forme, le troisième livre, celui d’Alain
Duhamel, avec la sagesse de l’expérience,
du style, mais aussi de la sévérité,
tire le portrait et évalue les chances des
personnages qui, pour l’instant, peuvent
prétendre à la succession.
REFONDER LA RÉPUBLIQUE EN
CONSERVANT SES INSTITUTIONS
DE 1958
Le livre de Marie-France Garaud est, sur le
fond, réussi et conforté par un réel talent
d’écriture. On lit avec un appétit soutenu
la synthèse de son récit et des morceaux
qu’elle a choisis dans le dernier demisiècle
d’histoire politique de la France.
Elle y puise de quoi étayer une thèse établie
à partir de péripéties jugées à l’aune
de son évaluation assez convaincante de la
lettre et de l’esprit de la constitution de
1958. L’auteur, juriste et politique achevée,
conduit avec fougue, à la hache
comme au scalpel, un réquisitoire dont
l’argumentation n’est pas banale. Sans
mâcher ses mots, elle libère des humeurs
et règle des comptes, à l’évidence longtemps
retenus, avec un humour et une ironie
redoutables servis par un talent qui
captive l’attention, même quand apparais-
Les livres politiques
Premiers jalons pour reconstruire
Marie-France Garaud
La Fête des fous
Qui a tué la V e République ?
Plon, mai 2006, 288 pages
Alain Duhamel
Les prétendants 2007
Plon, janvier 2006, 228 pages
Par Humbert Fusco-Vigné
sent, par ici ou par-là, des soupçons de
mauvaise foi ou des parti-pris venus à
point pour renforcer sa thèse. Celle-ci est
de démontrer que les institutions de la Ve
République sont en soi excellentes et
qu’elles ont été rendues aujourd’hui
vacantes par la défaillance de ceux qui ont
prétendu les servir et les ont en fait
sapées. Elles attendent celle ou celui qui
les feront renaître ainsi que la France et
ses citoyens a priori confrontés à des lendemains
qui ne chanteront guère.
Selon l’auteur, ce sont en effet les partis,
les personnels et les dirigeants politiques
élus, de la présidence de la République
aux assemblées, qui ont, en conscience
ou, ce qui est pire, sans y penser, délabré
ces institutions. Ils les ont rendues inopérantes
à régler les problèmes dans lesquels
notre pays est en train de sombrer
et de perdre son âme. Au cœur de cette
Philippique, une place de choix a été
réservée avec beaucoup d’intelligence au
principe et aux manifestations des cohabitations
qui, selon l’auteur, sont en
contradiction avec la lettre et l’esprit de
la constitution de 1958. Ce raisonnement,
à force de furia, n’est pas sans
faille. Il est en effet difficile de penser
que les Français n’auront pas la tentation,
ayant voté à droite ou à gauche pour
un président ou une présidente, de voter
en sens inverse pour élire leurs députés.
Ils le feraient comme par réflexe psychologique,
pour équilibrer leur vote par
rapport à deux acteurs n’exerçant pas à
leurs yeux le même rôle. Voyez ce qui se
passe aux États-Unis où il arrive très rarement
que la majorité des deux chambres
soit la même que celle du Président.
Selon l’auteur, ce sont pourtant les cohabitations
qui ont achevé de ravager l’édifice,
de ses fondations aux œuvres ou plutôt
aux manœuvres et aux échecs des
deux acteurs clefs, de gauche comme de
droite. Pour 2007 et après, il faut donc
remettre les pendules institutionnelles à
l’heure et trouver des successeurs poli-
Franz-Olivier Giesbert
La Tragédie du président
Scènes de la vie politique 1986-2006
Flammarion, mars 2006, 416 pages
tiques qui en soient dignes. Ils doivent
savoir confronter et si nécessaire opposer
la légitimité et l’autorité que leur
confère la constitution de 1a Ve
République aux carriéristes, manipulateurs,
peureux, cyniques, hypocrites,
impuissants, indigents intellectuels et
autres psychopathes de notre classe politique.
Ils se chamaillent aux commandes
quand ils ne se prennent pas les pieds
dans le tapis, ne soliloquent pas en
langue de bois dans les médias et ne se
perdent pas dans des affaires obscures.
Des successeurs qui, en respectant l’esprit
et la lettre de la constitution de 1958,
soient dans la capacité de redresser la
France, préserver sa souveraineté en
Europe et dans le monde, réformer ses
lois et apporter des réponses et des solutions
aux problèmes qui commandent
notre avenir.
MAUVAIS QUART D’HEURE POUR
MITTERRAND, GISCARD D’ESTAING
ET CHIRAC
Si Marie-France Garaud, qui en fut la
conseillère auprès de Pierre Juillet, donne
au président Pompidou, en matière de
respect des institutions de 1958, un prix
d’excellence qu’elle justifie, elle se paie la
tête de Valéry Giscard d’Estaing qui, à la
lire, ne l’a pas volé, ce qui donne lieu à un
portrait, à des analyses et à des descriptions
d’une férocité ciselée. VGE observa
pourtant avec soin la primauté du rôle du
Président, en parfaite conformité avec la
constitution mais dans un style quasi
monarchique en forme de régence,
d’abord avec un Chirac peu à peu jugulé
et démissionnaire, puis avec la loyauté
dévouée de Raymond Barre. Jacques
Chirac à son tour est loin de sortir
indemne de l’analyse critique le concernant,
d’abord en qualité de ministre - le
portrait est alors empli d’indulgence -
puis comme premier ministre - devrait
tellement mieux faire mais en a t-il le
caractère, l’intelligence et les capacités? -
et enfin en qualité de Président de la
République où les doutes qui précèdent
sont confirmés, au désespoir de l’auteur,
au-delà de toute attente, agitation et
manque de jugement inclus. Dans ce jeu
de massacre, la marionnette de choix de
cette fête des fous qui ont berné la France
est François Mitterrand, comparé à Don
Juan, entouré et accompagné de « fossoyeurs»
en tous genres par rapport à la
politique, à ses acteurs, aux citoyens et
aux intérêts réels du pays. Il faut
admettre que le procès en règle tenu à
son endroit et tout au long de son livre
par Marie-France Garaud est à la fois
rigoureux, sans pitié et sans appel, même
si ses qualités sont signalées à l’occasion.
Cela change des hagiographies multiples
mises depuis des années en circulation
sur un homme politique à l’intelligence et
à la culture incontestables, composant
cependant un personnage aussi complexe
que séducteur et retors, au machiavélisme
encombré par l’obsession du pouvoir,
mais quand même non dépourvu
d’envergure. De loin, les révérences étant
faites dès le départ et se poursuivant en
contrepoint tout au long du livre, se profile
la statue du commandeur Charles de
Gaulle dont l’auteur se comporte en admiratrice
sans réserves.
UN ROMAN FEUILLETON TROP
BIEN ENLEVÉ
Le livre de Franz-Olivier Giesbert
confirme les incontestables talents
d’écrivain et les insupportables défauts
de journaliste de l’auteur. Pour le
contenu, on éprouve trop souvent l’impression
d’avoir déjà entendu quelque
part pas mal des anecdotes et des propos
tenus ici, dans un dîner en ville, de la
bouche d’un copain averti ou de
quelques amis. Heureusement que le
style d’écrivain talentueux de l’auteur est
au rendez-vous pour leur donner vie, souvent
avec un bonheur qui va parfois jusqu’à
susciter l’émotion. Si le livre se lit
avec aisance et souvent avec intérêt, le
résultat n’est quand même pas brillant
parce que l’ouvrage repose sur le principe
peu louable de fourguer en vrac et
sans la moindre pudeur des confidences
recueillies pendant vingt ans avant
qu’elle perdent leur fraîcheur marchande,
quitte pour cela à tirer sur l’ambulance
au lieu de la laisser s’estomper
en paix. Mais le cynisme, la cruauté, le
talent et l’argent sont devenus le moteur
et la motivation de ce genre d’ouvrages
dans une société du spectacle en perdition
et une société tout court en décomposition.
Une situation qui est peut-être
en train d’achever de broyer ce que la
politique peut et devrait avoir d’exigeant,
d’exemplaire et de grand. C’est au total
une chronique en forme de romanfeuilleton
aux incessants rebondissements
et aux portraits très réussis et sans
pitié du personnel politique en place
depuis vingt ans. Et en effet, vingt ans
après, ce livre-fleuve digne d’Alexandre
Dumas est celui de la déception et d’un
dépit amoureux partagé par tant de
Français. Ils ont bien aimé Jacques
Chirac et se sont laissé rouler par lui
dans la farine en attendant que ça se
passe, écoutant ses projets en pensant
qu’il les réaliserait, et entendant ses promesses
en croyant qu’il les tiendrait.
POUR LA CANDIDATURE IDÉALE,
IL N’Y A PAS FOULE
L’exercice d’évaluation à quoi il est
rompu et auquel nous convie Alain
Duhamel a son parfum de IVe
République dont un des préceptes était
« on prend les mêmes et on recommence
» ! L’autre étant « sortez les sortants»!
Toutes les têtes qui ornent la couverture
de ce livre nous sont familières.
Sauf qu’il y manque celle de Ségolène
Royal qui n’était pas encore entrée dans
la course quand ce livre fut publié et qui,
au moment où j’écris ces lignes, prend
son essor avec autant de verve que
d’aplomb, dans des rumeurs de scandale
au sein des partis de gauche et du sien en
particulier, ce qui nous laisse prévoir de
bons moments. Pourtant, la mine dépitée
de l’auteur lorsqu’on lui fit la remarque
de cette absence à la télévision me donne
envie de voler à son secours alors que je
n’ai pas toujours été tendre pour lui ici
même à propos du caractère parfois
convenu de certains de ses jugements ou
prévisions. En effet, sa photo de famille
ne manque pas de talent et il tient
compte en permanence des enjeux en
présence et des circonstances dans lesquelles
les choses vont se dérouler en
mai 2007. Chacun de ses portraits est
une réussite de compétence professionnelle
et de style, avec un brin de cet
esprit Sciences Po qui leur donne du
caractère. Cela ne relève en tout cas en
rien de cette sous-culture journalistique
par quoi nous sommes trop souvent
débordés, ni une prime aux émissions
people, aussi éphémères que creuses à la
Ardisson ou Fogiel.
Dans son introduction l’auteur épouse en
grande partie les positions de Marie-
France Garaud pour mieux rappeler le rôle
de clef de voûte du système institutionnel de
la France et donc l’importance prise aux
yeux des électeurs de l’élection au suffrage
universel du Président de la République,
ce monarque républicain tel qu’il fut défini
en juin 1946 dans son célèbre discours de
verso
Les livres politiques
37
Bayeux par de Gaulle, Michel Debré tenant
la plume. Sous Pompidou, nous rappelle
Alain Duhamel, le Président décidait, le
Premier ministre exécutait, les ministres
appliquaient, le Parlement obtempérait. Il
en fut de même mais de façon plus subtile
sous Valéry Giscard d’Estaing puis sous
Mitterrand qui après avoir traîné de Gaulle
et la Constitution dans la boue n’en changea
pas une virgule et assuma les pleins
pouvoirs avec une visible satisfaction, de
même que Jacques Chirac à l’égard de qui
il est moins sévère que ne l’est Marie-
France Garaud, les périodes de cohabitation
posant quand même problème et exigeant
certaines inflexions… L’auteur qui
est un connaisseur conclut, pour notre
gouverne, par cette excellente phrase: Si la
Ve République demeure une démocratie, ce
n’est en raison ni de l’équilibre des pouvoirs,
ni de leur séparation largement factice, mais
parce que, lors des élections, le dernier mot
appartient aux citoyens. La France est devenue
une République consulaire contrôlée
par le suffrage universel. Marie-France
Garaud n’a pas écrit le contraire.
Au total, il ressort des portraits tracés par
l’auteur et de ce qu’il a dit à ce propos, que
pour avoir la chance d’être élu, le candidat
(ou la candidate !) doit réunir quatre critères
essentiels: une vision, un projet, du
charisme et des succès. Il ne s’agit pas
seulement d’avoir des convictions, mais
qu’elles soient applicables aux réalités,
c’est d’ailleurs ce qui explique l’échec de
leur accès possible ou recherché à la présidence
de la République d’hommes d’État
comme le furent Mendès-France,
Raymond Barre et Michel Rocard. La lecture
du livre permet à mon avis de distinguer
trois personnalités aptes à briguer la
magistrature suprême : Laurent Fabius,
Nicolas Sarkozy et Dominique Strauss-
Kahn. Sauf s’il fendait de nouveau l’armure
en actualisant son geste, Lionel
Jospin ne me paraît plus en mesure de
susciter des passions électorales. Le challenger
que représente désormais
Ségolène Royal semble réunir pour le
moment de meilleures chances et des
atouts distinctifs. Mais, comme pour les
courses de voile en haute mer, rien n’est
acquis tant qu’on n’a pas franchi la ligne
d’arrivée. D’autre part, une bonne dizaine
de mois nous séparent de l’événement.
Tout peut surgir et arriver, y compris un
décès ou le retour d’un revenant. Last but
not the least, Alain Duhamel rappelle avec
une précision étayée ce que Franz-Olivier
Giesbert décrit avec une complaisance si
brillante : la pestilence dans laquelle les
mass médias, dans leur totalité, ont installé
la politique en France.
…/…
verso
arts et lettres
38
LA SÉLECTION DES LIVRES POLITIQUES DE VERSO
Les Harkis
Tom Charbit
La Découverte, collection Repères
(Histoire)
Mars 2006, 128 pages
La première qualité de ce petit livre,
d’une brièveté maîtrisée, est d’être une
utile synthèse de tout ce qui a été en
abondance publié de sérieux et de vérifié
à ce jour sur un drame aux origines, aux
composantes et aux conséquences aussi
complexes que paradoxales. Les chiffres
avancés sont cependant parfois différents
de ceux d’autres sources (ONU et
QUID 2005 par exemple). La seconde
qualité de fond de l’ouvrage est de nous
rappeler, au fil de ses pages, comment et
à quel point ce drame a été mal apprécié
et reste bien mal connu, même de celles
et ceux qui en ont été touchés de près et
croient en connaître les origines, les
détours et les iniquités. Du début à la fin
de la guerre d’Algérie, le destin des supplétifs
recrutés et engagés sur le terrain
aura été livré aux préjugés, aux passions
- certaines louables et généreuses - mais
aussi aux haines, aux perversions
humaines ou politiques et aux actions
les plus atroces et les plus condamnables
engendrées des deux côtés par
notre tragédie algérienne.
La question reste engluée dans un lourd
contexte idéologique, politique et militaire.
Le recrutement, l’emploi, la dissolution,
les tortures abominables et le
massacre partiel final par leurs compatriotes
algériens, sur place, des supplétifs
recrutés au sein de multiples entités
spécifiques de l’armée française, donnèrent
lieu, de 1955 à 1962, puis ensuite
et jusqu’à aujourd’hui, à une gestion
politique approximative, nourrie de préjugés
et de méfiances. Ces soldats furent
un complément indispensable pour l’armée
française. Parmi eux, les harkis formèrent
à la fin du conflit, avec 60.000
hommes sur 180.000 supplétifs aux profils
et capacités très variables, la partie la
plus visiblement combattante. Le système
dans son ensemble se transforma
en une catastrophe à long terme dont la
France peut encore observer aujourd’hui
les effets néfastes au sein de la
population immigrée d’origine algérienne
et jusque dans nos banlieues et
autres ghettos en révolte. Nos actes nous
suivent et nous rattrapent. En Algérie, ce
furent les exactions des islamistes intégristes
qui, dans les années 90 du siècle
dernier et au début de celui-ci, parfois
avec l’intervention officielle, clandestine
ou occulte des services très spéciaux
policiers ou militaires algériens, firent
100.000 victimes. En France, ce fut pour
les « harkis » et les autres supplétifs rapatriés,
leurs familles et surtout leur descendance,
ne parvenant pas à s’assimiler,
à s’intégrer et, pour trop d’entre eux,
à se former et trouver un emploi, la
manifestation du malaise insupportable
résultant de leur destin, malgré beaucoup
d’efforts administratifs, néanmoins
insuffisants et surtout inadaptés,
déployés sans succès en leur faveur.
Cette situation trouva ses origines, au
printemps de 1962, les accords d’Évian
à peine signés en mars, dans la
défaillance et jusqu’au refus de la
France, débordée sur place par une
situation proche d’une guerre civile
entre l’armée française régulière, l’OAS
et les pieds noirs extrémistes, de protéger,
ainsi que leur famille, en Algérie,
ceux qui la servirent en qualité de supplétifs
et de harkis. Et pourtant, jusqu’au
début de juillet 1962, date de l’indépendance
algérienne, tous les acteurs
concernés, y compris les nouveaux arrivants
de l’ALN (Armée de libération
nationale équipée et stationnée durant le
conflit au Maroc et en Tunisie) eurent
l’impression que les termes protecteurs
prévus par les accords d’Évian pour
toutes les populations d’Algérie seraient
respectés. Pour ceux qui étaient restés
en Algérie dans des conditions ambiguës,
il y eut trahison des promesses
faites officiellement à la France et aux
intéressés par les autorités civiles et
militaires algériennes. Elle se traduisit
soudain, fin juillet 1962, par leur retournement
et la cruauté des tortures et du
massacre d’un très grand nombre de
supplétifs et de harkis par certains des
chefs et des troupes officielles de l’ALN,
parallèlement à l’enlèvement de plus de
3.000 civils pieds noirs disparus à
jamais. De nombreuses initiatives clandestines
de rapatriement de harkis,
prises notamment par des militaires
français dévorés de honte ou aux motivations
plus ambiguës, furent entravées
par le gouvernement, sur instruction du
général de Gaulle, par craintes de collusions
des harkis, en Algérie et en France,
avec l’OAS (organisation de l’armée
secrète constituée d’officiers comme de
soldats français déserteurs et de piedsnoirs
extrémistes). On doit à Pompidou,
alors Premier ministre, la reprise en
septembre et en octobre 1962 des sauvetages
et des rapatriements. On réussit
finalement à rapatrier en France 85.000
supplétifs (dont environ 30 à 40.000
harkis) et leurs familles. Faute de pouvoir
effectuer une enquête sur place, le
nombre des anciens supplétifs torturés
et exterminés est impossible à établir. Il
a été estimé fin 1962 à 10.000 par un
officier de l’état-major français, à 25.000
début 1963 dans un rapport remis au
Conseil économique et social, chiffres
qui ont été, à mon avis avec excès, portés
jusqu’à 100 et même 150.000 par extrapolation
pure et simple, malgré des circonstances
si variables d’un site ou
d’une région d’Algérie à d’autres, du
chiffre donné par le sous-préfet de l’arrondissement
d’Akbou en Kabylie,
témoin des faits dans une région historique
de la rébellion (vallée de la
Soummam) et réputée pour sa violence.
L’ouvrage souligne combien ce drame
des harkis fut en permanence et de bout
en bout comme la caricature d’un certain
modèle militaire, colonial et administratif
français dont on s’applique toujours à
dissimuler ou à taire les motivations
réelles, les manifestations et les conséquences
paradoxales mais négatives et
durables. Le petit livre d’histoire de Tom
Charbit est donc aussi un livre politique
que doivent lire, consulter et garder en
documentation tous ceux qui veulent ou
doivent connaître avec objectivité la complexité
redoutable de la guerre d’Algérie
ainsi que le drame des harkis et leurs
conséquences encore palpables aujourd’hui.
Ce drame continue d’empoisonner
les relations franco-algériennes et constitue
une des entraves à leur stabilisation.
L’armée algérienne qui, depuis le coup
de force contre le président Ahmed Ben
Bella, de son commandant en chef le
colonel Boumedienne, devenu chef d’État,
tient en main tous les dirigeants algériens,
ne manque pas de continuer à y
mettre beaucoup du sien, exigeant de la
France une repentance sans condition et
refusant aux harkis déclarés traîtres à la
patrie et « collabos » des Français, la
moindre amnistie, pourtant promise en
1962 dans l’euphorie de l’indépendance.
Sur ces deux points, les islamistes modérés
algériens en exil, un de leurs proches
ayant été récemment nommé Premier
ministre sur place, viennent d’exprimer,
sur ce passé devenu selon eux historiquement
lointain, un avis contraire. Une
réconciliation avec la France et les avantages
à en tirer leur semble davantage
d’actualité. Les complications continuent.
A suivre! •
La contrepèterie était tentante,
voire irrésistible ici : « Farce de
l’Or et Force de l’Art ». En
voyant, dans la presse quelques
photos consacrées à la réouverture du
Pallazo Grassi, j’ai été interpellé, pour
rester correct.
Quel déferlement d’images, reportages
et articles divers sur cette inauguration !
La brosse à reluire au niveau de la haute
compétition. C’est à qui flattera le plus
cet annonceur si important que le critiquer
serait suicidaire. Il possède tant de
têtes de gondole (d’où probablement son
attrait pour Venise), dont Le Printemps,
la Fnac, la Redoute, plus quelques bricoles
de luxe comme Saint-Laurent ou
Gucci, dont ont encore besoin certains et
certaines, qu’il n’est pas question pour
un directeur de publication de laisser
passer un article « critique ». (La pub !)
Il aura été dit et écrit que les Italiens de
Venise étaient tellement plus accueillants
que la tatillonne administration française
qui, oh scandale, avait refusé au
chef de rayon de faire tout ce qu’il voulait
de cette Île Seguin qui est, désormais,
défigurée. Et quand un ancien Ministre
de la République, admettant avoir volontairement
fait traîner le dossier Seguin,
devient le directeur artistique de son
palais vénitien, il faudrait n’y voir qu’une
coïncidence. Ce chef de rayon peut tout
acheter, ministre ou Président, palais ou
une croûte conventionnelle et archiconnue,
que son achat transformera
alors en chef d’œuvre.
Et il fait tout ça avec vos Euros de clients,
de la FNAC en particulier, cette machine à
fric. Ce n’est qu’un «hyper» de la sous-culture,
de la consommation de masse où l’on
trouvera la dernière chose bien marketée
de Dan Brown, Houille et Berk ou FOG et le
dernier Goncourt, en piles, destinés au
beauf de Renaud ou à la pauvre qui n’en
rate jamais un, il faut pouvoir en causer
dans ses dîners, mais peu de vrais livres.
Je cite l’article de Libération du 29 avril:
« Aujourd’hui, il expose ses œuvres favorites
à Venise et valorise les cotes des
artistes concernés. Ce qui permettra de
faire monter les prix en salle des ventes :
ainsi, le 9 mai, un bronze de Jeff Koons
(Aqualung) sera mis en vente chez
Christie’s alors qu’un autre exemplaire de
cette série de trois pièces figure à l’exposition
Pinault du Palazzo-Grassi. Comme
dans une vitrine de très grand luxe.»
Alors, quand je vois des « œuvres », dont
Les livres de photographie
celles de Cy Twombly, parmi d’autres, qui
sont parties en Italie, je suis bien triste
pour les Italiens et assez ravi pour nous.
Je sais que «je n’y comprends rien, que je
n’y connais rien ». Mais je revendique le
droit à des limites à l’imposture, quitte à
être pris pour un passéiste, un béotien.
Je ne suis pas « critique d’art » et l’avoue
d’autant plus aisément que je respecte et
admire les VRAIS critiques d’art. J’en
compte même parmi mes amis. J’ai
aussi un ami juif, un autre nègre, un
Franc Maçon, un Arabe et un homosexuel,
c’est dire ! Je n’en ai pas à l’UMP,
il ne faut pas pousser. Ils connaissent
l’art, et les artistes, depuis des années.
Ils ont fait des études approfondies sur
l’art et son histoire.
J’aimerais seulement que des « faux » critiques
d’art, émoustillé(e)s à l’idée de
pondre un papier sur un artiste, arrêtent
avec leur prose nulle. Quand on ne sait
pas, on la ferme.
Quant au chef de rayon et à ses «œuvres»,
nul besoin d’être un sous-directeur du
marketing pour savoir qu’en prenant pour
des imbéciles ceux qui se prennent au
sérieux, on gagne à tous les coups. Ceux
qui se prennent au sérieux sont des imbéciles.
Galouzeau, le soudard tendance fin
XIX e se lance donc, avec précipitation,
dans l’Art avec cette exposition intitulée
«La Force de l’Art». Bonne chance.
Passons à de « belles images », des photographies,
de photographes n’ayant pas
honte de leur médium, ne se réfugiant
pas derrière des périphrases comme
« installation à partir de la photo » ou « utilisation
de la photo dans l’art », incapables
qu’ils sont de faire une mise au
point. Le vide de leurs images n’est compensé
que par la taille du tirage, voir
Bustamante, par exemple, mais il doit
exister de pires imposteurs.
Exposition Cindy Sherman
Musée ( !) du jeu de Paume
Paris
Comment ne rien dire sur ce que, JE,
(c’est-à-dire moi-même, n’engageant que
moi) considère comme non pertinent.
Comme ça. D’autres qui s’y connaissent
en parleront.
verso
Les livres de photographie
39
Des aventures vénitiennes
d’un chef de rayon en tête de sa gondole
Par Jean-François Conti
Un Monde de Couleurs
Amandine Guisez Gallienne
Thames & Hudson
Peut-être ai-je déjà écrit que la photographie
en couleur, selon Irving Penn (et
moi-même), n’a d’intérêt que sous deux
conditions : photographier la nature non
retouchée par l’homme qui offre, soyons
bucolico-écolo-catho, pour une fois, de
« si belles couleurs que c’en est à croire au
petit Jésus », ou alors une composition de
couleurs choisie ou réalisée par un coloriste.
Sinon, rien de plus laid que toutes
ces couleurs délavées et incompatibles
assemblées sans coordination ! Autant
offrir le rêve du beau noir et blanc. Mais
ce n’est plus « in », il faut ces immenses
tirages couleurs pour être « dans l’art »
aujourd’hui.
Alors ce livre est précieux. Je ne connaissais
pas cette photographe, cette grande
coloriste. Du blanc (ce n’est pas une couleur,
je sais !), au noir (idem), elle nous
emmène dans une symphonie de couleurs,
jaune, vert, bleu, rouge, sur les
thèmes les plus variés, une sorte de
« mise en musique » par la couleur du
monde. Ce monde est le nôtre et offre à
ceux qui savent voir, regarder et revoir,
encore regarder.
Très beau livre, pas le « coffee table
book », mais un livre qu’on a envie de
revoir pour, quand le monde est trop
gris et les gens trop cons, se reposer
l’œil et l’esprit.
Inde / India
Chine / China
Afrique / Africa
Éditions Terrail,
Projet Kharaktêr Bilingues
Trois livres différents.
Voilà une bonne idée ! Cela fait des
années que je la pousse : offrir au plus
grand nombre des beaux livres de photographie,
ou autres arts, je ne suis pas
sectaire, à des prix abordables. Quel
qu’en soit le sujet, le thème, l’auteur ou,
comme c’est le cas ici, les auteurs, je sais
que c’est possible, je connais les tarifs
des imprimeurs.
Ici, le pari est triple et je lui souhaite une
réussite méritée: offrir à 19 euros un très
beau livre sur un lieu «photographiable»
verso
arts et lettres
40
(même un mégot de cigarette est un chef
d’œuvre quand Irving Penn le photographie)
par des inconnus talentueux (plus
nombreux que certaines célébrités) et le
vendre. C’est réussi. Je connais un peu la
Chine et ai retrouvé, dans le livre qui lui
est consacré, des ambiances que j’aime,
pas étranges. Mise en pages «plein pot»,
sans fioritures mais très bien faite,
impression bonne, bon format et «bonne
main », comme disent les libraires.
Recommandé, j’attends les autres avec
impatience.
La Photographie Pictorialiste
en Europe, 1888 – 1918
Le Point du Jour, Éditeur
Musée des beaux-Arts de Rennes
Enfin un livre sur ce sujet, et quel livre.
Quand la photographie a été inventée,
s’est posé un vrai problème aux
peintres : comment rivaliser avec sa précision
optique et mécanique ? De ce problème
sont nés l’impressionnisme et les
mouvements postérieurs de la peinture,
je laisse la parole aux VRAIS critiques de
la revue. S’est aussi posé un problème,
presque contraire, aux artistes photographes
: comment imiter la peinture et
dépasser la précision trop optique et
mécanique pour eux, de la photo, surtout
quand les formats utilisés (chambre
18 x 24 cm en Europe et 20 x 25 aux USA
et Grande-Bretagne, soit 8 x 10 pouces)
donnaient cette précision ?
Des fabricants d’optiques proposent des
objectifs «soft focus», dont la lentille à
l’extrémité pouvait, une fois le point
effectué, donner un « flou » jugé artistique.
Des imposteurs l’ont refait, une
lentille enduite de vaseline pour obtenir
le même effet.
Les peintres avaient peur d’être détrônés,
les photographes voulaient prendre
leur place et les deux démarches sont
aussi idiotes l’une que l’autre. Il y a de la
place pour un Garouste, par exemple, et
un Penn, je cite deux représentants des
deux arts que j’admire. Aux USA, il a
fallu rompre avec le pictorialisme pour,
avec le mouvement « f.64 » (plus petite
ouverture des objectifs, garantissant la
plus grande profondeur de champ et
demandant la pose la plus longue, donc
permettant au maximum d’informations
de passer par l’objectif pour atteindre la
surface sensible) de Stieglitz (à la charnière
des mouvements) et surtout avec
l’irruption de Weston, pour que la photo
devienne un art à part entière, qui
n’imite pas la (mauvaise) peinture.
L’excellente préface de Michel Poivert,
historien d’art et spécialiste de la photo,
qui s’intitule : « Une Avant-garde Sans
Combat », sous-titrés « les antimodernes
français face au pré modernisme de la
Photo-Secession américaine », que je
n’avais pas lue avant d’écrire ceci,
résume mieux que je ne saurais le faire,
ce qui s’est passé.
Parfaite impression, comme toujours,
mise en page itou. Un livre à lire et voir,
regarder et relire, une référence.
Impressionnisme
Bérénice Morvan
sm’Art, Terrail
Van Gogh
Pierre Cabanne
Comme Guy Bedos le faisait dire à
Johnny Haliday, en réponse à la question
« vous avez aimé Toulouse-Lautrec »,
« Ouais, c’était un beau match ! », je ne
me sens pas assez compétent pour critiquer
ces deux livres.
Je sais quand même que ces deux
peintres, Impressionnisme et Van Gogh,
avaient du talent, sinon on n’aurait pas
fait un livre sur eux.
À part ça, restons sérieux, c’est la même
démarche que celle évoquée plus haut
pour les livres de photos, avec un prix de
19 euros, un appareil critique (c’est
comme ça qu’il faut dire quand on a un
diplôme de l’enseignement supérieur)
de qualité et une très belle iconographie.
Bravo donc.
Maroc, enfants des rues
Vincent Ohl & Arnaud Childéric
Marval
Nombreux sont ceux de ma génération
qui sont nés au Maroc. Un premier
Ministre en exercice, un candidat à la
candidature à la Présidentielle au P.S.,
du beau monde.
Les souvenirs, pour qui a quitté un pays
vers 6 ans, sont rares et probablement
pas d’une grande précision. Par ailleurs,
les « beaux livres » sur ce pays abondent
et, comme pour tout autre endroit, qu’il
est facile de faire de belles images partout
ou, au contraire, d’en faire de terrifiantes.
Tout est, comme le disent les
guides touristiques « terre de contraste ».
Le Maroc est le premier exportateur de
haschich, une royauté aussi luxueuse
que scandaleuse, un ancien protectorat,
un pays à la fois riche à milliards et
pauvre. J’ai encore en tête des images,
des odeurs (la fleur d’oranger), des couleurs,
des souvenirs de chaleur, de vent.
Rien de plus précis.
En parcourant ce livre, tout ceci a failli
disparaître. Le Maroc c’est une floraison
d’antennes paraboliques à chaque
fenêtre de chaque immeuble, à se
demander ce que font les gosses quand
ils ne sont pas devant une chaîne ou une
autre, priant que la chaîne soit pornographique
plutôt qu’Islamiste, c’est moins
dangereux, selon moi.
Et bien, quand ils ne sont pas devant la
télé, ils sont dans la rue et ils dealent, de
la drogue, leur corps, tout et n’importe
quoi. Dans une misère totale, avec
comme seul désir celui de quitter ce
pays pris en otage par un roi fainéant
soutenu par les « amis traditionnels » de
la France, quitter ce pays pour, au risque
de leur vie, arriver en Espagne, puis en
France pour ne jamais revenir au pays.
Quelle horreur !
Il reste les pages dédiées au sport,
puisque ce livre sort dans la collection
de l’éditeur qui s’intitule « Athlètes du
Monde ». Si le sport est un espoir de s’en
sortir, alors vive le sport… •
Ereinté par la presse
américaine pour la
nullité de son propos,
la pédanterie de sa
démarche et l’imposture qui
le caractérise, voire le constitue,
un soi-disant philosophe
français a, une fois encore,
fait honneur aux tartes à la
crème de mon ami Le
Gloupier. À deux reprises au
dernier Salon du Livre de
Paris, BHV* a reçu une tarte à
la crème sur sa tronche permanentée!
Bien fait, bravo! Et
il s’était changé après la première,
le con! Il faut relater ce
fait parce que l’influence de
l’intéressé avait réussi à
l’écarter des infos. Son cher
ami, qui vend plus du tiers
des «livres» de France aujourd’hui,
entre autres, avait
même réussi à bloquer l’excellent
« Une Imposture
Française » de ses rayons,
parce que le permanenté
décolleté y était quelque peu
malmené. Voilà la vraie censure
aujourd’hui, celle du fric,
de l’influence, des réseaux.
J’aimerais tant parfois, moi
aussi, balancer une tarte à la
crème lorsque je suis
contraint de participer à un
dîner ou déjeuner dit
« social », même si j’ai réussi
à limiter à l’extrême ces
pertes de temps, et je compte
bien les supprimer définitivement.
Il y a peu, une
femme (c’eût pu être un
homme), à la mention d’un
philosophe contemporain
que je ne cite pas mais dont
le travail représente une
trentaine de livres, a osé parler
« de philosophie à la petite
semaine », sans avoir même
jamais lu un seul des
ouvrages en question. Cette
suffisance me consterne. Elle
a eu de la chance que je sois
gourmand et préfère manger
verso
Les livres noirs arts et lettres
41
Du détournement intelligent
de l’usage d’ingrédients de pâtisserie
mon dessert que de le lui
foutre dans la gueule. J’ai été
élevé avec le respect de la
nourriture : ça ne se gaspille
pas. Mais j’ai eu envie quand
même, très envie.
Quand les libraires seront
morts, ou plus exactement
reconnaîtront qu’ils le sont
déjà – ils ne lisent plus, trop
occupés à renvoyer les
offices – et qu’ils ne servent
plus que de bouches d’égout
aux éditeurs et diffuseurs,
alors Pinault aura, définitivement
et avec l’aide de
Lagardère (Hachette, une
douzaine de maisons d’éditions
de livres, le 1 er réseau
de diffusion et leurs bouches
d’égout, Relay et Virgin) et
d’un ou deux autres prédateurs,
tué LE livre dans notre
pays. Je voulais offrir au fils
d’une amie l’autobiographie
de Charlie Chaplin et l’ai
cherchée, dans une FNAC de
province, Rouen. Encore une
FNAC qui a tué les libraires
du centre ville. Et bien non,
ce livre n’était pas en rayon.
Mais il y avait le dernier produit
dérivé d’un film merdique,
américain, et autres
conneries au rayon cinéma.
Qui veut lire l’autobiographie
de Chaplin aujourd’hui ? On
m’a regardé comme si j’étais
un dinosaure. Je suis sorti
avec l’envie de vomir sur les
beaux gilets verts de ces
pauvres employés sous-payés
qui passent cette merde à la
douchette des codes barres.
Il est temps de boycotter activement
ces supermarchés de
la sous culture et de rendre
hommage aux libraires
encore en activité, avant
qu’ils soient écrasés par ces
mastodontes, comme c’est
déjà le cas aux USA et en
Grande-Bretagne.
Par Simon
Le Disciple du Mal
Juliette Manet,
Albin Michel
Être témoin de la naissance
et de la maturation d’un
auteur est un de ces privilèges
que la fonction, je n’ose
dire « métier », de critique littéraire
offre et qui est magnifique,
une véritable récompense
de cette si dure vie
consistant à lire des livres en
général de bonne, voire de
très bonne qualité, envoyés
gratuitement par des éditeurs
charmants qui, contrairement
à vous, j’ai vérifié,
lisent ces lignes !
Dès les deux premiers
ouvrages de Juliette Manet,
j’avais découvert une sensibilité
à fleur de peau, une intelligence
étonnante et une
grande souffrance, vaincue
par l’écriture. Il ne s’agissait
déjà pas d’écriture «pour être
publié », mais de littérature,
de création, d’art. Le genre
choisi par Manet est le polar,
dur, terrible, mais n’ai-je pas
souvent écrit que ce type de
littérature est aujourd’hui,
selon moi, la véritable littérature,
pas celle que le cher
Poirot-Delpech (mais que faitil
à l’Académie Française
avec tous ces vieillards tremblotants
et gâteux?) assimilait
à « la caresse de son stylo »,
pas de ces essais sans le
moindre intérêt qui bousillent
les arbres.
Loin des impostures à la
Houelleberck (c’est exprès !)
ou des « produits » à la Dan
Brown, ce livre, encore
mieux que les deux premiers
(Plon éditeur), emmène le
lecteur de la première à la
dernière phrase sans qu’il
puisse s’arrêter, sur un
rythme infernal. C’est en fin
de matinée que le coursier
me l’a porté. En fin d’aprèsmidi,
je le refermai en me
promettant de le relire, plus
calmement, plus tard.
Une utilisation intelligente de
l’Internet, et Manet est une
virtuose de la recherche d’informations
précises quand
elle ne connaît pas un
domaine, peut apporter des
milliers de détails à un
romancier qui n’aura ainsi
pas besoin d’avoir mis les
pieds dans une ville pour en
connaître le plan précis et qui
pourra parler, avec compétence,
de l’escalade sans
jamais avoir grimpé plus
haut que sur une taupinière.
Mais seule une profonde et
très réfléchie connaissance
de la vie dans ce qu’elle a de
plus tragique et de l’être
humain dans ce qu’il peut
avoir de plus secret, permet
d’écrire, si talent il y a, de
tels livres. Il faut avoir été
très seul, avoir vécu et aimé,
donc souffert comme seul
l’amour sait faire souffrir,
pour écrire comme ça. Il faut
avoir côtoyé la mort, de très
près, et pas une seule fois,
pour pondre cette littérature.
Il faut aussi, et c’est aussi
important que le fond, savoir
très bien écrire.
Manet possède tout ça.
L’expérience de la vie, donc
de la mort et le talent d’écriture.
Une immense intelligence,
impressionnante,
c’est si rare aujourd’hui, un
magnifique talent et une sensibilité
désarmante sont
quelques-uns des atouts qui
font de Juliette Manet un
écrivain dont j’attends, déjà,
le prochain livre avec impatience.
Pour celui-ci, âmes sensibles
s’abstenir. L’homme peut
être encore plus sombre que
dans vos cauchemars les plus …/…
verso
arts et lettres
42
terribles. Son mal ne lui est-il
pas consubstantiel ? La plongée
que nous offre l’auteur
dans LE MAL est une des
plus terrifiantes que j’aie
lues, à l’égal de « Racines du
Mal » de Maurice G. Dantec,
une référence.
À cela, il n’est peut-être
d’autre remède qu’aimer, en
sachant qu’il s’agit d’un
verbe actif, contrairement à
« être » amoureux et que l’action
d’aimer ne peut exister
qu’avec un minimum de
concordance des temps, les
Américains disent « timing »,
de volonté, d’acceptation de
soi et donc de l’autre, de pardon
garanti, de confiance.
À Poil En Civil
Jerry Stahl, Rivages Thriller
Même dans ces villes privées
et closes que les Américains
ont créées, croyant réinventer
la ville sans les problèmes
que, par essence, le nombre
engendre, ce n’est pas le
paradis. Mettez deux
hommes ensemble, ajouter
des femmes, des enfants, des
« djeun’s » en densité suffisante,
et vous retrouverez,
partout, les mêmes problèmes.
La cupidité et le sexe
resteront, partout, les
moteurs qui, au mieux, font
avancer une société, souvent
hélas la ramènent au rang de
meute sauvage dans laquelle
la loi est toujours celle du
plus fort, de celui qui dégaine
le plus vite.
J’ai bien ri en lisant ce livre.
L’objet recherché par ses
protagonistes est une photo
où on voit les couilles de
George W. Bush (il en a !),
rasées et maquillées, très
près du visage d’une dame
qui est maire de la ville où se
déroule l’action, mais pas
l’épouse de Bush et qui, la
photo le fait clairement comprendre,
est « occupée »
ailleurs, ce qui laisse imaginer
une bonne partouze. Or
chez les bons Républicains
gardiens de l’ordre dit
« moral », surtout pour les
autres, c’est « mal » et ça
n’aide pas en campagne électorale.
Sur ce canevas, un flic
sympa (oui, ça existe !), ex- de
la maire, se lie avec une belle
troublante, évite les petits
tueurs sans complexes et provoque,
signe d’un bon livre,
rires, peurs et autres sensations
bien agréables.
Excellent polar.
La vérité du mensonge
Rupert Holmes
Rivages Thriller
Dean Martin et Jerry Lewis,
vous connaissez ? Non. Alors
passez votre chemin. Si vous
avez entendu parler, lisez ce
délicieux livre qui fait plus
que les évoquer, on s’y croit,
et qui mêle le show-biz et le
crime, ce qui est une révélation
quand on se rappelle
que Sinatra avait déposé une
gerbe sur la tombe de son
ami « Lucky » (Luciano), que
Las Vegas, lieu de prédilection
des duettistes évoqués
ici, fût créé et opéré par la
Mafia. Il paraît qu’on en a
tiré, comme du fût, un film.
Mourir en Californie
Newton Thornburg
Gallimard Série Noire
Depuis le nouveau format, ce
bouquin est pour moi le
meilleur de la Série Noire. Il
a été écrit en 1973, et c’est
peut-être ici aussi que la qualité
du livre apparaît. Pas
encore de ces « writing workshops
» (ateliers d’écriture)
qui ont pullulé et formaté ce
qui s’écrit trop souvent
aujourd’hui, mais un auteur,
un vrai.
Le héros, un ancien prof de
lettres, s’est retiré du monde
universitaire pour être fermier.
Il y a trouvé ce qu’il
cherchait, pour lui et sa
famille. Sa femme meurt, il
élève seul ses enfants. Son
aîné de 18 ans part « faire un
grand tour », seul, en stop,
dans l’Amérique qu’il ne
connaît pas et il meurt. Après
l’avoir enterré, il part en
Californie, où il mène une
terrible enquête : il connaît
trop son fils pour imaginer
qu’il s’est suicidé suite à une
escapade sexuelle non couronnée
de succès.
Sans tomber dans une sensiblerie
tentante et facile, il
nous fait vivre cette quête
éperdue de la vérité, guidé et
poussé par son amour pour
son fils, une denrée inépuisable.
Magnifique.
J’ai profité de ce livre pour
relire ceux du même auteur
en Série Noire, le talent n’est
pas, ici, un accident, tous
sont aussi bons, magnifiques
même. Il s’agit d’un très bon
auteur, c’est de plus en plus
rare. Bravo.
Monsieur Gros-Bidon
Samuel Ornitz
Rivages Thriller
Encore une réédition, cette
fois, de 1923 ! C’est très bien.
Il fut difficile de le finir,
l’idée de ne plus l’avoir était
dure ! New York au début du
XX e siècle, la ville basse est
pauvre, la ville haute est
riche. Ce n’est plus tout à fait
comme ça maintenant,
depuis peu. Chez les Juifs
aussi à NY, il y a les pauvres
et les riches. Les seconds
sont allemands, les premiers
sont de Russie ou d’un de ces
joyeux pays à pogrom le
samedi soir ! Entre les immigrants,
Juifs ou autres, s’établissent
des hiérarchies, pas
toujours subtiles. Ce livre
raconte l’ascension sociale
du héros, qui choisit le droit,
pas toujours la droiture, pour
s’en sortir. Longue ascension,
à partir de la misère la
plus noire, esclave de fabricants
arrivés un peu avant, la
seule loi étant celle de la
jungle.
Ce qui rend ce livre fascinant
est l’absence de suspense, la
prévisibilité de l’histoire
comptée dans un style extraordinaire
- félicitations au
traducteur - qui rend présents
les odeurs, les
ambiances, les rues et
immeubles de cette ville,
admirable et haïssable en
même temps. On suit le
héros et « sa bande » partout,
on vit avec lui.
Épris de justice, il est
d’abord concerné par sa survie
et celle de ceux qui lui
sont chers et / ou dont il a
besoin. Égoïsme ou
réalisme ? Pas de morale, la
vie n’est jamais rien qu’une
grande tartine de merde qu’il
faut, de toute façon, bouffer
jusqu’à la dernière miette et,
le succès de ceux qui réussissent
le prouve : la place des
naïfs moralisateurs est rarement
en tête, sauf pour ceux
qui peuvent se le permettre,
étant nés avec assez de fric
pour ne jamais avoir à se
soucier d’en gagner. Il y en a,
ils peuvent se permettre les
grands sentiments, et ils ne
sont pas naïfs.
Il faut lire ce livre pour ce
que j’en ai dit mais aussi
peut-être parce qu’il traite du
judaïsme (et son inséparable
compagnon, l’antisémitisme)
d’une manière unique et
extraordinaire, surtout si on
tient compte de la date de sa
publication, avant la Shoah.
Poésie à Bout Portant
Victor Gischler
Gallimard Série Noire
Pour une fois, le titre français
est meilleur que le titre original!
(The Pistol Poets). Prenez
un délinquant afro-américain
(c’est pour ne pas dire «noir»)
qui vient de trucider un de ses
semblables qu’il ne connaissait
pas, lui piquant au passage
ses papiers et, de sous
distributeur local de came,
aux ordres d’un chef hard, il
devient étudiant boursier en
poésie dans une vraie université
! Rassurez-vous, il s’en
passe de belles aussi sur les
campus et dans le corps enseignant.
Un ami qui avait aimé
une maîtresse (d’école), parlait
de son plaisir à avoir péné-
tré le corps enseignant. Entre
la satire sociale la plus pointue
(à moins que ce ne soit la réaliste
peinture d’une société
aux extrêmes appartenant à
deux univers étrangers) et le
polar comique, ce bouquin est
superbe, emmenant son lecteur
dans des fou rires comme
ceux que j’aime. Avec les bons
ingrédients, action, rire et
sexe. À lire donc.
Harjunpää et le prêtre du
mal
Matti Yrjänä Joensu
Série Noire Gallimard
Brr… La Finlande, il y fait si
froid. Et ils ont de ces noms,
je vous dis pas. On retrouve
ce flic, Harjunpää, créé par
l’auteur Matti Yrjänä Joensu
(vive le « pomme C – pomme
V », je n’allais pas recopier,
ça va pas !), lui même inspecteur
divisionnaire au sein de
la brigade criminelle de
Helsinki.
Tiens, il y a des crimes quand
même dans ce pays dont les
qualités, souvent vantées, le
font apparaître comme un
(froid) paradis humain et
humaniste. Et oui, il y en partout
des crimes, dès qu’il y a
plus qu’un homme… À lire
dans une ambiance froide,
avec un bon cognac si possible
(mais il en faudra beaucoup,
c’est un gros livre),
sans être trop interrompu,
parce que c’est un livre qui,
bien qu’écrit par un flic sur
un flic, ne ressemble pas au
tout venant des polars. C’est
plus, c’est mieux, il y a la
mort, mais aussi la vie, complexe,
infiniment plus qu’il
n’y paraît pour chacun, c’est
bien ce qui différencie certains
d’entre nous (pas tous,
j’ai des exemples) de l’animal
uniquement préoccupé de
bouffer sans se faire bouffer.
Turquoise Fugace
Andrea G. Picketts
Rivages Thriller
Rares sont les auteurs
capables d’un mot, d’une
phrase qui ne vous quitte
plus jamais. De celui-ci, dans
un autre livre, j’avais
conservé « la passion, comme
son nom l’indique, ça passe ».
J’ai essayé de m’en souvenir
depuis. Pas assez bon en
Italien pour vérifier la justesse
des jeux de mots ou la
fidélité au texte original, la
traduction, par Gérard Lecas
semble parfaite et unit
encore nos deux langues si
voisines. Picketts est un virtuose
du verbe, il déborde,
trouve le juste mot, il me fait
éclater de rire. Un cambrioleur,
et dragueur, notoire a
une carte de visite avec son
nom, « procureur » et son
téléphone. Il peut tout procurer….
Ce livre est fou, je n’y ai
rien compris en le refermant
mais je me suis bien marré
et c’est l’essentiel.
Et on ne m’a rien dit!
Rivages Noir est un éditeur
dont les livres sont souvent
chroniqués ici, à la fois parce
qu’ils sont souvent bons,
voire très bons, et parce que
je les reçois en service de
presse. En effet, malgré les
immenses émoluments que
nous verse la revue, et dont
par pudeur je ne dévoile pas
le montant, il nous est impossible,
sauf exception, d’acheter
les livres à chroniquer.
Merci donc au service de
presse de Rivages, qui fait un
superbe travail et très gentiment.
Cette maison fête donc ses
vingt ans, et je l’apprends
par la presse. Bravo.
François Guérif mène bien sa
barque, ses choix éditoriaux
sont bons, très bons souvent
quand il ne fait pas LA découverte
comme, par exemple,
l’immense James Ellroy que
je pus rencontrer il y a peu.
J’ai vu alors comment l’éditeur
était attentif à ses
auteurs, je sais que c’est la
façon de travailler de Guérif.
Je me permets, au nom de la
revue VERSO qui a fêté
récemment son dixième
anniversaire, en invitant
10.000 personnes dans un
de ses châteaux – comment,
vous n’y étiez pas ! ? - de souhaiter
à toute l’équipe de
Rivages un très bon anniversaire
et longue vie.•
Note : pardon au Bazar de
l’Hôtel de Ville, à l’achalandage
bien plus riche que ce
qui se trouve sous la permanente
de BHL, erreur de
frappe.
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Les livres noirs
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arts et lettres
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Le spectacle « La Grande Guerre »,
par la compagnie de Rotterdam
Hotel Modern, est l’un des plus
curieux auquel nous ayons pu assister
durant cette saison. Son jeu étonnant
avec le visible, mixage inhabituel de
théâtre d’objets et de vidéo, mérite
d’être précisément décrit… Sur le plateau,
on n’aperçoit d’abord que du matériel
électronique, et de longues tables
autour desquelles s’affairent quatre
jeunes gens silencieux. Puis on distingue
des caméras miniatures mobiles, captant
les manipulations de ces créateurs.
L’ensemble est projeté sur un large
écran qui donnera le résultat final, éminemment
visible, de tout ce minutieux
affairement sur un insolite bric-à-brac
de récupération. Fabriquer du visible et,
encore mieux, une ambiance à partir de
trois fois rien, voilà le coup de génie de
cette troupe, qui réunit notamment deux
comédiennes et un plasticien-performer…
Ils répandent de la terre, la mélangent
avec du shampooing, et voilà, sur
notre écran, la boue visqueuse des tranchées
; ils plantent quelques branches de
persil, et voici des arbres ; ils balaient de
la flamme d’un chalumeau quelques
maquettes, et c’est le feu des bombardements
(le bruitage, extraordinaire, fait le
reste) ; un balai-brosse devient un champ
de blé ; un arrosoir fabrique la pluie, et
la farine devient neige, etc., etc…. Effets
d’échelle, flou de certaines images, l’illusion
fonctionne à merveille, et nous
assistons en fait à un jeu d’enfants
hyperdoués, qui nous font prendre leurs
jouets et leur animation pour la réalité !
Dans la salle, l’œil des spectateurs n’arrête
pas d’aller du film conçu en direct,
Le théâtre
Visibilité
par Pierre Corcos
si véridique, au « making of » qui dévoile
ingénument toutes ses astuces. Même le
bruiteur vous montre comment il reproduit
des coups de feu en jouant sur les
percussions, la diffusion du gaz moutarde
en grattant une allumette, une
explosion en tapant du poing sur une
table équipée de micros ! On se croit au
milieu de cette effroyable Grande
Guerre, vraiment, d’autant plus que des
extraits bouleversants de lettres de soldats
des deux camps sont lus à haute
voix, pour ponctuer cette performance.
Tout ce travail, entre documentaire et
poésie, vidéo et théâtre, vérité et illusion,
fait bien sûr réfléchir à la notion de
« visible » Il y a ce qu’on voit (perception)
et ce que l’on se représente (imagination),
mais la séparation n’est pas absolue,
ainsi que les différents sens du mot
« vision », les illusions d’optique, les
mirages, voire les hallucinations le suggèrent.
Avec toute notre personnalité
(ses émotions, tendances, passions),
nous interprétons d’emblée ce que nous
voyons. Entre objectif et subjectif, le
visible est toujours partagé, et nous nous
projetons sans cesse en lui (l’admirable
test de Rorschach en tire d’ailleurs le
meilleur parti). Aux artistes de travailler
là-dessus pour étendre poétiquement le
territoire de notre esprit à partir des
informations fournies par notre œil. La
compagnie Hotel Modern réduit la
Grande Guerre à un jeu d’enfants,
certes, mais nous rend aussi toute l’horreur
glauque de la Grande Guerre en bricolant
avec le visible.
La pièce de Michel Vinaver, « A la renverse
», raconte la vie, la mort, la renais-
sance d’une entreprise dans un contexte
socio-économique et historique bien précis.
L’auteur a mis lui-même en scène sa
propre pièce. Le travail qui est accompli,
avec cette vingtaine de comédiens, sur la
scène, ne reproduit pas le visible mais
rend visible, pour reprendre la trop
célèbre formule de Paul Klee. Il rend
visibles les rapports de force, l’aliénation
économique, les luttes de classes,
l’« enfer du même », l’inhumanité ordinaire,
et tout cela sans jamais adopter
un point de vue unique… Par l’entrecroisement
subtil des discours, savante polyphonie,
le ballet circulaire des corps,
ronde sans ouverture, la symbolique
spatiale, métaphore des lieux du pouvoir,
Vinaver nous rappelle que le langage
des signes théâtraux et leur syntaxe
produisent d’étonnants effets de
« réalité ». Nous ne sommes pas plus
dans le théâtre documentaire que partisan,
non, c’est de la « théorie » au sens
étymologique.
L’évocation rend, au moyen de la parole,
présentes des réalités lointaines,
oubliées. C’est un appel (« evocare »)
dont la magie est souvent perceptible au
théâtre : on évoque les démons, les
esprits… Soit par exemple « Le viol de
Lucrèce », ce flamboyant poème dramatique
de Shakespeare : la chaste Lucrèce,
femme de Collatin, a été violée par
Sextus Tarquin ; à la violence, à l’humiliation
de l’acte s’ajoute la honte de l’inavouable.
Mais avant de mourir, Lucrèce
dira ce crime et s’assurera de sa vengeance.
Les Tarquins seront chassés de
Rome et la république proclamée… La
préciosité de la langue enveloppe ici
111 boulevard de l’Yser 76000 Rouen
02 35 07 34 13
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arts et lettres
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étrangement l’âpreté du désir. Dans un
mouvement double, Shakespeare nous
dit la conscience du Mal (agression,
cruauté, injustice) qui saisit un moment
Tarquin, puis la fougue incoercible de
l’impulsion sexuelle qui le submerge. Si
l’on écoute bien ce texte, on devine que
le poète ne se fait aucune illusion sur la
sexualité masculine à son acmé : sa violence
prédatrice originelle n’est contenue,
à peine, que par les codes et rituels
de la civilisation. En un sens,
Shakespeare met le Mal au cœur du
sexuel, mais l’on pourrait dire aussi bien
qu’il couronne de fleurs capiteuses le
Mal ! Nous ne voyons rien et nous imaginons
tout, il nous est seulement donné
les mots qui précèdent le viol et ceux qui
le suivent, ses causes (mystérieuses) et
ses effets (inépuisables). Le poète nous a
conduits jusqu’au point où il nous laisse
seuls en face de la transgression. Marie-
Louise Bischofberger, qui a adapté et
mis en scène ce poème, l’a choisi « pour
l’enjeu que la parole y représente ». Sur le
plateau dépouillé, jonché d’accessoires,
signes et fragments à la fois, deux excellents
comédiens (Pascal Bongard,
Rachida Brakni) nous rendent palpable
la folie furieuse du désir. Au début du
spectacle, c’est la proposition banale
d’un jeune homme d’aujourd’hui à sa
copine : « tu veux que je te raconte une
histoire ? Que je te dise un poème surprenant
? », puis le conteur joue l’évocation,
le verbe shakespearien fait peu à
peu son office, et la mise en scène des
corps, par des gestes au symbolisme
puissant, parachève de donner une
matière à cette question que, derrière le
texte, Bischofberger a trouvée : « Quand
sent-on notre âme ou notre corps unis ou
séparés ? ». Incarnation, souillure, purification
: par ce va-et-vient entre profane
et sacré, la mise en scène répond métaphoriquement
à la question. Tarquin,
qui n’a plus d’âme à ce moment terrible,
profane le corps sacré de Lucrèce. Les
thèmes tragiques de l’inceste, de la virginité
déflorée, de la cruauté érotique
s’illuminent un bref instant… Ce que la
permissivité des mœurs a banalisé
aujourd’hui et ce que la perversion a
codifié, bref tout ce qui fut rendu invisible
et insignifiant par la « désublimation
répressive » (Marcuse) de notre
époque a retrouvé d’un coup sa puissance
dramatique. L’Éros et son mystère
- entrevus grâce aux prodiges du verbe
théâtralisé - confèrent paradoxalement
une visibilité plus grande à l’acte charnel
que toute la pornographie et la sexologie
du monde ! Bien au-delà du viol, et
de tous les fantasmes qui l’accompagnent
chez l’homme et la femme, ce que
Shakespeare et Bischofberger ont monté
jusqu’à la représentation, c’est bien
l’étrange et l’archaïque de la copulation.
Comme l’écrivait Anaxagore dans ses
« Fragments » : « Le visible ouvre nos
regards sur l’invisible. ». Comment, au
théâtre, favoriser cette ouverture ? De
subtiles manipulations ou des leurres,
des signes et des symboles, une puissante
évocation creusent le visible. Et le
vagabondage du rêveur peut enfin commencer…
•
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Complétez votre collection de verso arts et lettres
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La polémique
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Pourquoi l’Amérique a déclaré
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Des directions nouvelles
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