Pas de deux Magnifique pas de deux d’un couple de danseurs de rue. Un samedi matin, dans Caminito, à La Boca. 91
92 TENDANCE Quartier de La Boca Ce quartier célèbre pour ses façades colorées étant très touristique, il ne faut pas hésiter à en quitter les principales artères pour se plonger dans l’ambiance quotidienne. Un air de tango monte des barrios de Buenos Aires. Les larmes du bandonéon de Federico Leopoldo rendent un hommage à Homero Manzi et les paroles de Ferrer à Astor Piazzolla. Quelques couples dansent dans la rue, un vieil homme assis à l’ombre d’un cafetín les observe avec la nostalgie de l’époque où... Seul le déclenchement de l’appareil d’Olivier <strong>Elissalt</strong> vient troubler cette scène d’une note anachronique. Mais qui s’en soucie ? Qui s’occupe de cet hombre qui capte le tango et la ville d’un objectif gourmand et connaisseur ? Rien d’autre n’existe en cet instant que les attitudes codifiées de ces couples de danseurs animés d’une rage fusionnelle par le dieu tango, rien d’autre, jusqu’à ce que le silence finisse par retomber sur eux comme une punition. Mais les échos de la ville n’occuperont pas la scène très longtemps, et le tango se réapproprie bien vite le terrain. « J’ai voulu partager avec vos regards les récits de mes yeux », nous dit Olivier <strong>Elissalt</strong>; il est grand temps de répondre positivement à cette invite et de le laisser nous guider entre les pas du tango et ceux du piéton qui découvre la ville. Une ville comme un labyrinthe de cultures et de talents, une ville d’environ 13 millions d’habitants, et un port par lequel passèrent 40 millions d’immigrés. DPM : Dans quelles circonstances avez-vous découvert et aimé le tango ? Olivier <strong>Elissalt</strong> : Quelques disques dans la discothèque depuis toujours, tenus à distance mais choisis régulièrement, une maîtrise d’espagnol sur Atahualpa Yupanqui, l’argentin des hauts plateaux et des cordillères silencieuses et sublimes, et puis, en août 2003, une visite à Buenos Aires, et un premier dimanche à San Telmo, l’un des quartiers les plus authentiques de la ville. Un quartier lunatique et ancien, avec ses vieux rails de tramway crevant de leurs lames de métal les derniers pavés éventrés de la ville, ses maisons criollas, évocatrices de ce royaume du Pérou déchu et qui s’étendit sur la moitié du continent, ses saltimbanques et son théâtre italien, ses danseurs et ses bonimenteurs, ses airs de racaille et ses mélodies sublimes... San Telmo et ses bars, los cafetines de Buenos Aires, où une population enjouée et grave commente sans cesse les derniers à-coups du destin... Tout ça m’a sauté à la face comme mille bombes à retardement. Au milieu de ce tout, fragile et ténu, un bandonéon égrène les notes éraillées d’un tango magnifique, la Canción desesperada, la « Chanson désespérée » de Discépolo, un artiste sombre et lumineux, le plus grave de cette fratrie. Ces paroles en cet instant, dans ce lieu et parmi cette foule bigarrée et mouvante, m’ont fait l’effet d’une déflagration. L’Argentine a soudain éclaté à mes yeux et ces artifices sans nombre ont mis mon âme en feu! Quelles sont les origines de cette danse dont Buenos Aires semble être la capitale et le sanctuaire? L’Afrique et ses tambours, la Bavière et ses orgues portatifs d’église (le bandonéon), les violons ashkénazes, le bel canto populaire italien, la tristesse des filles des bordels du port et la fierté maladive des compadres, mi-voyous, mi-gentlemen des faubourgs, qui cherchaient à les séduire, parfois à les aimer... Le tango a dans les gènes des composants forts comme une lampée de gnôle. Il est avant tout populaire comme la chanson des rues, les bourgeois l’ont toujours banni, les dictatures l’ont méprisé et relégué au rang de folklore passé de mode. Le tango, c’est les contraintes de l’art et les libertés du talent. Le tango est un libertin, c’està-dire un affranchi... Quels sont les endroits mythiques que doit connaître tout amoureux de tango? Les milongas de Buenos Aires, ces salles de bal chargées d’histoire et de pathos, où viennent danser les amateurs à toute heure du jour et de la nuit. La Confitería Ideal, El Niño Bien, El Beso, La Glorieta, Rouge Tango, El Café Tortoni... De vieilles salles au parquet de bois lisse comme une pierre polie, où soufflent en été de gigantesques ventilateurs improbables, comme il n’en existe que là-bas. On y pratique l’enseignement, les amateurs s’y rendent volontiers pour y danser, les étrangers viennent y goûter des ambiances divines et surannées... Public sans âge, la grâce absolue touche parfois des couples qui arrivent vacillants et tremblants et qui soudain, au premier son d’une valse, se métamorphosent le temps d’un pas de deux, agiles et sensibles. Ils m’enchantent et m’émerveillent ! Le tango semble sans âge en ces lieux de jeunesse éternelle des corps-à-corps... N’y a-t-il pas dans le tango un affrontement où chacun des partenaires tente de dompter l’autre ? Le tango intègre mille influences, tous les continents et leurs musiques, dans sa genèse improbable. Le danser, c’est aussi se livrer à ces moments d’histoire, d’intensité et d’habileté patiemment codés par le temps. Et quoi de plus ancien que les variations du trouble amoureux, celui qui foudroie, qui entraîne aux pires jalousies ? Le tango est ouvertement fait de passions, d’envies et de désirs fous, de peines aussi qu’encourent ceux qui se donnent sans compter. Il y a dans le tango une dimension profondément populaire, mais cette danse ennoblit ceux qui la pratiquent. C’est une danse profonde. Piaf avait son public en Argentine, rien d’étonnant à cela. Je crois, de ce que je sais et ai ressenti moimême, que le tango est l’art de se faire mouvement, de se toucher sans rien perdre