You also want an ePaper? Increase the reach of your titles
YUMPU automatically turns print PDFs into web optimized ePapers that Google loves.
RAD à Kirchhasel. Salut matinal au drapeau et prestation<br />
du serment de fidélité au Führer. (Coll. A. K.)<br />
Rescapé de l’opération «Opernball»<br />
A. K.<br />
«Né en 1924, je devais être incorporé en<br />
octobre 1942. Lorsque je reçus mon<br />
Stellungsbefehl, je fréquentais l’école de commerce,<br />
la „Hermann-Göring-Schule“, et mon<br />
professeur principal était M. Guebhardt.<br />
Lorsque je voulus lui faire mes adieux, il<br />
m’informa qu’il avait obtenu un sursis à<br />
mon incorporation jusqu’au 12 février<br />
1943. Le moment venu, je fus envoyé au<br />
RAD à Kirchhasel, près de Rudolstadt, en<br />
Thuringe.<br />
Dès le deuxième jour de mon arrivée, je fus<br />
affecté au bureau de l’unité, sans doute en<br />
raison de mes deux ans passés à l’école de<br />
commerce. Cette «planque» me permit<br />
d’éviter tous les inconvénients de la formation<br />
paramilitaire marquant le RAD. La vie<br />
dans ce camp était relativement dure, mais<br />
encore sans danger. Pour moi, la principale<br />
occupation consistait à m’atteler à une<br />
brouette pour chercher le courrier au village<br />
et à le distribuer ensuite. Il n’y a pas eu beau-<br />
<strong>Témoignage</strong>s<br />
Les incorporés de force face à leur destin<br />
coup d’événements ayant marqué les trois<br />
mois de cette incorporation.<br />
J’étais parti de Strasbourg en compagnie<br />
d’un compagnon d’infortune souffrant de<br />
crises d’épilepsie et qui, après un séjour d’un<br />
mois à l’infirmerie, a été réformé. A l’époque,<br />
tous l’avaient envié. Malheureusement, lors<br />
d’une crise, il s’est noyé à Strasbourg dans le<br />
fossé du Faux Rempart.<br />
Un ancien batelier, complètement ivre, est<br />
monté sur une table en pleine nuit, et a hurlé<br />
des insanités. Le lendemain, il a été arrêté et<br />
on ne l’a plus jamais revu.<br />
Un autre occupant permanent de l’infirmerie<br />
était un Strasbourgeois dont le crâne était<br />
pratiquement chauve, à part quelques rares<br />
et très légères touffes de cheveux, empêchant,<br />
selon le médecin du camp, le port du casque.<br />
443
<strong>Témoignage</strong>s<br />
Les incorporés de force face à leur destin<br />
A. K. à Kirchhasel. (Coll. A. K.)<br />
444<br />
Un jour, un groupe d’officiers de la Waffen<br />
SS visita le camp dans le but d’obtenir des<br />
engagements volontaires. Il y en eut effectivement<br />
trois ou quatre, mais uniquement des<br />
Allemands.<br />
Le commandant du camp constata un jour<br />
que les Alsaciens touchaient beaucoup plus<br />
de paquets avec des produits alimentaires<br />
que les Thurengeois. Il fit ouvrir tous les<br />
paquets et en distribua le contenu à l’ensemble<br />
de l’effectif. C’était parfaitement<br />
inutile puisque de toute façon nous<br />
partagions avec ceux qui, malgré<br />
tout - et souvent malgré eux aussi -,<br />
étaient nos compagnons d’infortune.<br />
Fin avril, un de mes compagnons de<br />
chambrée ressentit des maux de<br />
gorge et fut immédiatement soupçonné<br />
d’avoir de la diphtérie.<br />
Aussitôt toute la chambrée fut mise<br />
en quarantaine, ce qui signifiait que<br />
personne n’avait le droit de sortir et<br />
que tous les repas nous étaient placés<br />
sur le pas de la porte de la baraque.<br />
C’était la partie la plus agréable de<br />
tout le séjour.<br />
Les „Sarazani-Uniformen“<br />
Le 12 mai 1943, je fus démobilisé du RAD.<br />
Après une dizaine de jours de répit, je fus<br />
incorporé dans la Wehrmacht, à Bayreuth, le<br />
21/22 mai 1943. A présent, le sérieux de la<br />
situation ne faisait que commencer.<br />
Le 25 mai 1943 commença une formation<br />
particulièrement pénible, agrémentée de<br />
toute une série de chicanes rendant la vie<br />
RAD à Kirchhasel: l’infirmerie. (Coll. A. K.)
dure, mais dont le but était d’abrutir pour<br />
empêcher de penser. Dès l’arrivée, on subit<br />
les formalités d’usage: remise des armes, fusil<br />
et baïonnette, et des uniformes, treillis, première<br />
et deuxième garniture, suivi, quelques<br />
jours plus tard, de l’incontournable assermentation<br />
(Vereidigung). Fin mai on connut<br />
la première sortie, mais sous la conduite de<br />
sous-officiers. Durant notre passage à Bayreuth,<br />
les sorties furent rares parce qu’à la<br />
porte de la caserne nous étions examinés des<br />
pieds à la tête. Tout devait être d’une impeccable<br />
propreté: les mains, les ongles, le visage<br />
rasé, etc. jusqu’aux semelles cloutées des<br />
chaussures ou des bottes qui devaient être<br />
soigneusement brossées. Début juin, on toucha<br />
des uniformes de «gala», les „Sarazani-<br />
Uniformen“, mais les pantalons n’en étaient<br />
pas moins rapiécés de toute part. Pour s’en<br />
moquer, on se plaça des deux côtés d’une<br />
affiche annonçant une Spinnstoffsammlung,<br />
une collecte de chiffons. En fin de mois, un<br />
soir à la veille de manœuvres nocturnes, on<br />
bloqua toute l’unité dans les chambres sous<br />
prétexte d’un vol de munition. En réalité, les<br />
sous-officiers, accompagnés de tout l’étatmajor<br />
de la compagnie, venaient fouiller les<br />
armoires pour y prélever<br />
tout ce qui rappelait<br />
notre origine française.<br />
En effet, ils avaient<br />
appris que chacun de<br />
nous avait emmené, soit<br />
une carte de réfugiés<br />
rayée en bleu, blanc,<br />
rouge, soit une carte<br />
d’identité française, des<br />
morceaux de ruban tricolores,<br />
etc., dans l’intention,<br />
peut-être bien<br />
naïve, de nous faciliter<br />
les explications aux Rus-<br />
ses lors d’une désertion. Tout a été confisqué<br />
et, en même temps, on a prélevé et envoyé à<br />
la famille toutes les sommes d’argent supérieures<br />
à 20 Marks, montant maximum pouvant<br />
être détenu par un militaire de notre<br />
unité.<br />
Camp d’entraînement<br />
de Marina-Gorka<br />
Le 4 juillet 1943, on nous transféra à Grafenwoehr<br />
pour être préparés au départ pour la<br />
Russie, ce qui eu lieu trois jours plus tard. Le<br />
<strong>Témoignage</strong>s<br />
Les incorporés de force face à leur destin<br />
Départ pour la Wehrmacht en gare de Cronenbourg, à Strasbourg, le 12 février<br />
1943. (Coll. A. K.)<br />
445
<strong>Témoignage</strong>s<br />
Les incorporés de force face à leur destin<br />
LES<br />
„SARAZANI-<br />
UNIFORMEN“<br />
446<br />
A Bayreuth, en uniformes de «Sarazani», du nom d’un cirque très célèbre. Ce surnom avait été attribué à ces tenues à cause des<br />
galons argentés aux manches et sur le revers des cols, en référence aux accessoiristes et leurs costumes à paillettes.<br />
A droite : Pose devant une affiche appelant à la collecte de chiffons avec leurs pantalons rapiécés. (Coll. A. K.)
14 juillet nous étions à Minsk et le 15 à<br />
Marina-Gorka. C’était un vaste camp d’entraînement<br />
pour parachutistes, à mi-chemin<br />
entre Minsk et Bobruisk, dont une partie des<br />
bâtiments a pu être récupérée par la<br />
Wehrmacht. Dans cette unité, ceux qui<br />
avaient déjà servi dans l’armée française avec<br />
des grades de soldat première classe, caporal,<br />
caporal-chef, avaient conservé leur grade correspondant<br />
à Oberschütze, Gefreiter, Obergefreiter,<br />
et étaient dispensés du service normal.<br />
En contrepartie, ils devaient effectuer<br />
des travaux d’entretien et d’amélioration des<br />
bâtiments utilisés. Sur les 45 Alsaciens-<br />
Lorrains, une dizaine environ bénéficiait de<br />
ce privilège. La formation continua à être des<br />
plus dure, mais nous avions un capitaine qui<br />
ne s’appelait pas seulement Justus, mais qui<br />
était le Juste. Un jour, Justus retint tout le<br />
courrier des Alsaciens-lorrains et nous fit<br />
venir individuellement dans son bureau, sans<br />
que nous en connaissions la raison. Il avait<br />
ouvert et annoté toutes les lettres dont beaucoup<br />
étaient écrites en français, parlaient de<br />
Raubritterzüge en citant les chasses aux partisans<br />
et donnaient en général des détails de<br />
notre vie en Russie très peu favorables à la<br />
Wehrmacht. Il aurait pu nous faire<br />
muter tous en bloc au Bataillon 999<br />
Brandenburg, un régiment disciplinaire.<br />
Il n’en fit rien et se contenta de<br />
dire à certains que leur français était<br />
bien misérable et qu’il adressait un<br />
avertissement à tous. Il est évident,<br />
qu’avec raison, les Allemands n’avaient<br />
aucune confiance en nous. On<br />
a appris à cette occasion que Justus<br />
savait parfaitement le français.<br />
Chasse aux partisans<br />
De temps à autre, les exercices étaient<br />
remplacés par des marches à travers la<br />
région pour en chasser les partisans.<br />
Cette activité était particulièrement<br />
dangereuse, surtout dans les marécages<br />
du Pripet où les partisans avaient<br />
construit des chemins invisibles sous<br />
l’eau, qu’eux seuls connaissaient et<br />
sur lesquels ils pouvaient se déplacer<br />
rapidement sans risquer d’être poursuivis.<br />
Vers le milieu du mois d’août<br />
1943, l’Alsacien Lucien Engel s’enfuit<br />
chez les partisans et on n’en<br />
entendit plus parler. N’ayant aucune<br />
<strong>Témoignage</strong>s<br />
Les incorporés de force face à leur destin<br />
Quelques bâtiments de Marina-Gorka étaient délabrés.<br />
(Coll. A. K.)<br />
Camp de Marina-Gorka. Les lavabos, au premier plan, étaient<br />
confectionnés avec des casques renversés. Au fond, à gauche, la<br />
baraque des latrines dans laquelle se sont rassemblés 45<br />
Alsaciens quand ils ont appris que les Américains avaient<br />
débarqué en Italie. (Coll. A. K.)<br />
447
<strong>Témoignage</strong>s<br />
Les incorporés de force face à leur destin<br />
Camp hongrois près de Marina-Gorka. Un peloton de<br />
soldats allemands y allait en renfort pour les patrouilles.<br />
«En réalité, les Hongrois - lorsqu’ils étaient seuls -<br />
patrouillaient en un temps record, ce qui n’était pas le<br />
but de la manœuvre. Ce que les gradés allemands ignoraient,<br />
c’est que les Alsaciens, qui n’avaient pas non<br />
plus intérêt à lambiner, avaient tendance à courir avec<br />
les Hongrois. Tout était une question de survie».<br />
(Coll. A. K.)<br />
448<br />
Ferme russe victime de la guerre menée par l’Armée<br />
allemande contre les partisans. (Coll. A. K.)<br />
connaissance de la langue russe ou de l’écriture<br />
cyrillique, il nous était difficile de nous<br />
orienter. <strong>Nous</strong> ne connaissions pratiquement<br />
jamais le but ou le lieu de nos déplacements,<br />
mais nous avons eu la chance de ne jamais<br />
avoir été attaqués ou obligés de participer à<br />
un combat. De septembre à novembre 1943,<br />
nous fîmes nos premières expériences de surveillance<br />
de la ligne de chemin de fer à Talka,<br />
Turki, Krasnyj-Berek, Shlobin. Chaque<br />
groupe avait un secteur d’environ un kilomètre<br />
à couvrir pendant deux heures, suivi de<br />
deux heures de repos. Ce régime durait de<br />
seize heures à huit heures le lendemain et<br />
ceux qui revenaient à ce moment de<br />
patrouille pouvaient tout de suite participer à<br />
l’exercice.<br />
Avec l’arrivée de l’hiver, ces patrouilles devenaient<br />
de plus en plus difficiles et dangereuses.<br />
<strong>Nous</strong> ne disposions que d’un nombre<br />
limité de bottes de feutres, de sorte que, lors<br />
de la relève, nous devions d’abord récupérer<br />
les bottes. Se promener la nuit entre des<br />
lignes de chemin de fer longées des deux<br />
côtés par des wagons renversés par l’explosion<br />
de mines et pouvant très bien servir d’a-<br />
Patrouilles en traîneau. (Coll. A. K.)
i aux partisans, n’avait rien d’affriolant. Au<br />
retour on était assailli par les poux et les<br />
punaises et on avait l’habitude de s’endormir<br />
en se grattant, une main dans la braguette,<br />
l’autre dans la chemise.<br />
Au cours de ces mois, Marcel Herr, que je<br />
connaissais depuis 1941, Alfred Kopp, un<br />
Allemand parlant parfaitement le français<br />
parce qu’il avait travaillé avec l’Organisation<br />
Todt à Saint-Nazaire, et moi formions les<br />
inséparables trois mousquetaires. Et c’est<br />
ainsi qu’en décembre 1943, tous les trois<br />
Patrouille dans la neige à Kollosovo. (Coll. A. K.)<br />
avons participé à un convoi routier de charrettes<br />
légèrement chargées et tirées par des<br />
petits chevaux russes. <strong>Nous</strong> ne savions pas où<br />
nous allions, mais nous supposions qu’on<br />
reculait. Après deux jours, le convoi fut arrêté,<br />
nous fûmes déchargés de notre fonction<br />
de charretier et affecté<br />
à la garde d’une portion<br />
de Rollbahn, une<br />
route stratégique.<br />
En janvier 1944, on se<br />
trouvait à Baranowitchi,<br />
mais nous<br />
n’étions plus que dix<br />
Alsaciens-Lorrains.<br />
Marcel, Alfred et moi<br />
avons été affectés au<br />
„Stützpunkt Eisvogel “<br />
à côté de Kollosovo,<br />
près de Stolpce, au<br />
sud-ouest de Minsk,<br />
comportant un effectif<br />
d’une trentaine de soldats<br />
chargés de la surveillance<br />
de trois kilomètres<br />
de lignes de<br />
chemin de fer selon la<br />
<strong>Témoignage</strong>s<br />
Les incorporés de force face à leur destin<br />
A. K. (photo de gauche) et Jupp Bohne, de Hambourg, en compagnie d’Alfred<br />
Kopp (photo de droite) à Kollosovo. (Coll. A. K.)<br />
449
<strong>Témoignage</strong>s<br />
Les incorporés de force face à leur destin<br />
Le „Stützpunkt Eisvogel“. (Coll. A. K.)<br />
Paysage russe. (Coll. A. K.)<br />
450<br />
procédure déjà citée. Ces fortins longeant les<br />
voies ferrées étaient conçus comme les forts<br />
du Far West et, compte tenu de la situation<br />
du front, nous nous sentions relativement<br />
tranquilles. Jusqu’à présent nous n’avions pas<br />
eu d’interventions des partisans à déplorer et<br />
tout le monde était sain et sauf.<br />
L’offensive «Opernball»<br />
Enfin, vint le grand jour où nous recevions<br />
une permission de 14 jours! On embarqua à<br />
Brest-Litovsk après avoir été arrêté en cours<br />
de route par une mine ayant endommagé la<br />
locomotive et les rails et, le 10 mars 1944,<br />
nous nous pointions à Strasbourg. Ces deux<br />
semaines passèrent tellement vite qu’elles ne<br />
valent pas la peine de s’y attarder. Le 25 mars<br />
1944, Marcel et moi nous étions arrêtés à<br />
Varsovie où nous avons profité d’un moment<br />
de répit pour aller au cinéma, une salle ultra<br />
moderne - pour l’époque - et nous y avons vu<br />
Karnaval der Liebe, un film de 1943, du<br />
Hongrois Paul Martin (1899-1967). Revenus<br />
au fort de Kollosovo, nous fûmes nommés<br />
caporal (Gefreiter), ce qui nous rapporta<br />
25 Pfennig en plus par jour, et, en même<br />
temps, on nous gratifia de plusieurs bou-<br />
teilles de Schnaps et de 300 cigarettes. Mais le<br />
lendemain, Marcel attrapa une angine, alors<br />
que je me contentais d’être aphone.<br />
Immédiatement soupçonnés d’être diphtériques,<br />
nous fûmes consignés à l’intérieur du<br />
fort et uniquement chargés de réveiller ceux<br />
qui devaient monter la garde, ce qui nous<br />
laissait un peu respirer avant de replonger<br />
dans une activité plus guerrière.<br />
La montée au front se prépare, et le 10 avril<br />
1944, nous sommes à Stary-Schlach, un village<br />
situé derrière les lignes que nous allions<br />
Fortin à Kollosovo, le long d’une voie ferrée.<br />
(Coll. A. K.)
occuper. Les trois mousquetaires avaient été<br />
nommés estafettes du capitaine Oellermann,<br />
commandant la compagnie, mais, comme on<br />
nous avait surpris en train de nous entretenir<br />
en français, on nous sépara immédiatement.<br />
Marcel resta près du capitaine, Alfred fut<br />
Un des Alsaciens à Kollosovo.<br />
(Coll. A. K.)<br />
affecté à la deuxième section et moi à la troisième,<br />
séparées les unes des autres d’environ<br />
un kilomètre de tranchées. Aucune des sections<br />
n’ayant les mêmes activités, j’ignore ce<br />
qu’ont vécu mes deux compagnons durant ce<br />
temps, mais, en ce qui me concerne, les mois<br />
de mai/juin, en première ligne, furent relativement<br />
calmes. <strong>Nous</strong> n’avons eu qu’un seul<br />
mort: un Lorrain ayant échangé son tour de<br />
garde pour faire plaisir à un camarade désirant<br />
écrire à sa femme et qui a été tué par le<br />
seul coup de feu tiré ce jour. Comme le<br />
radiotélégraphiste de la compagnie était alsacien<br />
- il s’appelait Bebon - nous avons eu<br />
connaissance du débarquement des Alliés en<br />
juin, ce qui nous remplissait d’espoir. Ce qui<br />
nous attrista par contre, ce fut le départ<br />
d’Alfred Kopp, muté dans un autre régiment.<br />
<strong>Nous</strong> n’avons plus jamais entendu<br />
parler de lui.<br />
Les lignes que nous occupions étaient solidement<br />
établies puisqu’elles comportaient<br />
même un cinéma sous-terrain ce qui, compte<br />
tenu des circonstances, du lieu et des conditions<br />
dans lesquelles on projetait les derniers<br />
films parlants, n’était pas courant. C’est<br />
<strong>Témoignage</strong>s<br />
Les incorporés de force face à leur destin<br />
Servants d’un canon anti-char. Chaque soldat portait une bâche<br />
et deux ou trois pieux; il fallait quatre ou cinq hommes pour<br />
faire une tente (au premier plan). (Coll. A. K.)<br />
Groupe de jeunes soldats de l’Armée allemande, le 22 juin 1944,<br />
à la veille de l’offensive russe appelée «Opernball».<br />
(Coll. A. K.)<br />
451
<strong>Témoignage</strong>s<br />
Les incorporés de force face à leur destin<br />
Un repli stratégique... (Coll. A. K.)<br />
452<br />
ainsi que, le 20 juin 1944, nous avons vu le<br />
film Bel Ami, de et avec Willy Forst, d’après<br />
Guy de Maupassant. Mais le 22 juin suivant,<br />
nous devions entendre une toute autre<br />
musique: Bebon réceptionna le nom de code<br />
«Opernball», ce qui signifiait «grande offensive<br />
russe». Le lendemain, le bombardement<br />
commença. On apprit par la suite, que les<br />
Russes avaient aligné, tous les dix mètres, un<br />
mortier lourd et ceci<br />
sur des kilomètres, et<br />
qu’ils pouvaient les<br />
armer à une cadence<br />
tellement rapide que<br />
dix obus étaient en l’air<br />
avant que le premier<br />
n’explose. C’était le<br />
début de l’offensive<br />
d’été des Russes, et<br />
notamment celle de<br />
Russie Blanche, conduite<br />
par le général<br />
Rokossowski dans la<br />
région de Bobruisk.<br />
<strong>Nous</strong> entrions dans<br />
l’enfer. Au soir du<br />
deuxième jour, Marcel<br />
et moi cherchions un moyen d’échapper à la<br />
participation à une opération de reconnaissance<br />
en nous réfugiant dans l’abri-cinéma<br />
en attendant que la patrouille ait été formée<br />
sans nous. La nuit venue, nous en sommes<br />
ressortis et on a cherché à rejoindre les restes<br />
de notre unité. En nous faufilant dans les<br />
tranchées, nous avons fini par tomber sur des<br />
occupants, mais qui se sont avérés être des<br />
Russes! «On y est et on y reste» avait été<br />
notre première réaction. Marcel tapa sur<br />
l’épaule du Russe, tout aussi étonné de nous<br />
voir que nous l’avions été, et lui demanda de<br />
nous mener chez un officier. Mais, lorsque le<br />
Russe leva la tête, on vit que c’était un<br />
Mongol. Cela changeait tout. Allez donc<br />
expliquer le problème alsacien à un Mongol.<br />
Celui-ci, sa pelle dans une main et le fusil<br />
dans l’autre, s’éloigna dans ce couloir étroit.<br />
Alors Marcel eut une réaction fulgurante:<br />
„André hau àb!“ et on commença une course<br />
effrénée à travers les tranchées en zig-zag.<br />
On s’arrêta seulement lorsqu’on rencontra<br />
un sous-officier allemand, surpris de nous<br />
voir courir ainsi. Explications, pause, convocation<br />
chez le commandant du bataillon,<br />
notre ancienne connaissance, à présent
Hauptmann, Justus. Après nous avoir interrogés,<br />
il nous enguirlanda, nous menaça de la<br />
cour martiale et nous reprocha de ne pas<br />
avoir jeté les grenades que nous portions à<br />
notre ceinturon. <strong>Nous</strong> nous en étions encore<br />
bien tirés.<br />
Le lendemain au soir, on rassembla le<br />
bataillon: sur un effectif d’environ 400 à 500<br />
hommes, il en restait encore 33 commandés<br />
par un Feldwebel.<br />
Pendant une semaine, ce fut un sauve-quipeut<br />
général, Marcel et moi nous nous étions<br />
perdus au cours de la débâcle et je me retrouvais<br />
seul dans une colonne de fuyards. Je<br />
réussis à passer le pont de la Bérézina et à<br />
pénétrer dans Bobruisk. La troupe avait<br />
ouvert les portes des hangars abritant des<br />
réserves considérables, notamment de produits<br />
alimentaires, et chacun s’était servi<br />
selon ses goûts. Il y avait des milliers de boîtes<br />
de conserves, des morceaux de lard, des<br />
milliers de bouteilles de vins, Bourgogne,<br />
Champagne, Bordeaux, etc. Et bien sûr,<br />
Alsace, dont je prélevai deux bouteilles pour<br />
étancher une soif estivale, alors que seul le<br />
liquide passait. Le soir venu, je me recroquevillais<br />
dans une baraque et attendais le lever<br />
du jour, pendant que des avions russes survolaient<br />
la ville en bombardant et mitraillant.<br />
Au matin, je reprenais mes pérégrinations<br />
dans le but de mettre le plus d’espace possible<br />
entre les Soviétiques et moi. Mais, dans<br />
mon ardeur à vouloir me détacher du front,<br />
j’entamais une retraite tellement rapide, qu’à<br />
un certain moment je me retrouvais en première<br />
ligne! J’ignorais que nos troupes<br />
étaient encerclées. De bonne heure le matin,<br />
un Messerschmidt survola le convoi et lança<br />
un message du Führer, signalant que la<br />
Panzer-Division Wiking allait briser l’encerclement,<br />
et demandant que les hommes valides<br />
du convoi - comportant essentiellement<br />
des blessés et presque dépourvu d’armes -<br />
creusent des tranchées et se préparent à se<br />
défendre contre une attaque de chars devant<br />
avoir lieu vers 6 heures. Tout le monde se mit<br />
au travail, bien que cela était sans espoir,<br />
puisque le convoi était exposé sur une route<br />
entièrement en site découvert, sans le moindre<br />
abri, et se ferait tirer comme à un stand<br />
<strong>Témoignage</strong>s<br />
Les incorporés de force face à leur destin<br />
453
<strong>Témoignage</strong>s<br />
Les incorporés de force face à leur destin<br />
454<br />
de foire. J’estimais le moment venu, pour<br />
assurer ma sécurité, d’entreprendre une<br />
retraite stratégique. Après avoir rampé sur<br />
environ deux cents mètres, à travers un terrain<br />
déboisé, je réussis à me faufiler entre<br />
deux chars russes attendant à la lisière de la<br />
forêt le moment d’ouvrir le feu. Je fis encore<br />
quelques dizaines de mètres, lorsque le feuillage<br />
s’écarta devant moi: un jeune de mon<br />
âge me cria, en me menaçant de sa mitraillette:<br />
„Stoï stoï, stoï!“. Je levais les bras en l’air:<br />
„Niet streljatj, niet Germanski, Franzuski!“.<br />
Je n’avais pas terminé qu’il avait déjà vidé<br />
mes poches.<br />
Prisonnier des Russes<br />
Suivirent de longues marche, le passage de la<br />
Bérézina, puis du Dniepr, enfin l’embarquement<br />
dans des wagons à bestiaux, destination...?<br />
Moscou où nous arrivâmes le 14<br />
juillet 1944. Le 17, Staline faisait défiler<br />
57600 prisonniers, généraux en tête, à travers<br />
la ville de Moscou en liesse. Le lendemain,<br />
nous étions éparpillés à travers l’Union<br />
Soviétique. Après un long voyage de près<br />
d’un mois, je me suis retrouvé avec 90 autres<br />
Alsaciens-Lorrains dans le camp 123<br />
d’Ouriupinsk, à environ 250km, à vol d’oiseau,<br />
au nord-ouest de Stalingrad, dans une<br />
région que les Allemands n’avaient pas<br />
atteint, sauf comme prisonniers.<br />
Après la bataille de Stalingrad, il y en avait<br />
70000 dans ce camp. Lorsque nous y sommes<br />
arrivés, un an et demi après, il y avait<br />
encore environ 3000 survivants. <strong>Nous</strong> nous<br />
trouvions dans une région au climat continental<br />
pénible. La nuit, on avait froid parce<br />
que notre seul habillement comprenait une<br />
chemise, une veste, un caleçon, une culotte<br />
et un calot. On se serrait les uns contre les<br />
autres pour tenter de se réchauffer. J’avais fait<br />
la connaissance de Laas, un bricoleur hors<br />
pair, doublé d’un sculpteur sur bois de grand<br />
talent, de profession modéliste en chaussures,<br />
auteur des trois têtes de pipes sculptées à<br />
l’aide d’un clou aplati et aiguisé par le frottement,<br />
pendant des jours, sur de la pierre.<br />
<strong>Nous</strong> nous étions réfugiés dans un bâtiment<br />
vide où nous dormions sur un sol en ciment,<br />
avec une brique recouverte du calot comme<br />
oreiller. Le jour, il faisait une chaleur torride<br />
et le sol sablonneux était brûlant, nous obligeant<br />
à enfoncer les pieds sous le sable pour
les mettre au frais. Il ne faut pas oublier que<br />
lors de notre arrivée au camp, on nous avait<br />
pris ce que nous considérions comme des<br />
chaussures.<br />
Un des bâtiments abritait une grande salle,<br />
que les prisonniers avaient aménagée en<br />
théâtre. Ils avaient quelques instruments de<br />
musique et, avec les faibles moyens dont ils<br />
disposaient, ils ont présenté l’opérette „Der<br />
Vetter von Dingsda“. Le violoniste était un<br />
virtuose hongrois. Il avait un serviteur, sans<br />
doute pour assurer une planque à un compatriote,<br />
portant son instrument avec l’autorisation<br />
d’en jouer pendant le transport. Il<br />
avait une façon curieuse de jouer: il tenait le<br />
violon verticalement sous le menton, en<br />
maniant l’archet de haut en bas. Cependant,<br />
je le pistais aussi souvent que possible lorsqu’il<br />
traversait la vaste place, parce que les<br />
mélodies qu’il sortait de cet instrument, et<br />
qui était entièrement improvisées, étaient<br />
d’une beauté, d’une tristesse, d’une nostalgie<br />
bouleversante et enchanteresse. J’appris que<br />
ce violoniste au talent immense était un paysan<br />
analphabète sans la moindre notion de<br />
solfège!<br />
Un de nos travaux, nous ayant occupé toute<br />
une journée, avait été de former une chaîne<br />
et de tourner en rond en prélevant des tuiles<br />
dans un bâtiment, pour les déposer dans un<br />
autre. Lorsque le stock entier fut «transvasé»,<br />
il fallut ramener des tuiles dans le bâtiment<br />
initial.<br />
Comme le chef du camp avait décidé de<br />
construire un poste de garde à l’entrée, on<br />
rassembla 2000 prisonniers, puis on les<br />
amena à un centre de tourbe à quelques kilomètres<br />
du camp et chacun dû prendre un<br />
bloc de tourbe sur le dos et le ramener au<br />
camp. En cours de route, à l’aller, les gardes<br />
jetaient des pelures de pastèques dans les<br />
rangs des prisonniers et prenaient plaisirs à<br />
assister aux batailles que cela provoquait. Au<br />
retour, il n’était pas question de laisser tomber<br />
«accidentellement» le bloc pour soulager<br />
la marche, car le Kartzer menaçait. C’était<br />
une façon économique de transporter 2000<br />
blocs de tourbe, sans camion et sans frais.<br />
A 8km du camp se trouvait un kolkhoze où<br />
on a expédié un certain nombre de prisonniers<br />
pour y travailler. En y arrivant, le chef<br />
<strong>Témoignage</strong>s<br />
Les incorporés de force face à leur destin<br />
455
<strong>Témoignage</strong>s<br />
Les incorporés de force face à leur destin<br />
456<br />
des gardiens nous prévint: «Il n’y aura pas de<br />
poste de garde. <strong>Nous</strong> sommes, dans toutes<br />
les directions, à plus de trois milles kilomètres<br />
de la prochaine frontière. Avis aux amateurs!».<br />
Mon travail consista à ramasser des<br />
tomates et à mettre les rouges sur un tas, les<br />
vertes sur un autre. Il faut préciser que les<br />
plans de tomates étaient pêle-mêle sur le sol<br />
et que la plantation totale couvrait une<br />
superficie considérable pouvant être estimée<br />
à plus d’une dizaine d’hectares. <strong>Nous</strong> avions<br />
le droit de manger autant de tomates que<br />
nous voulions et avions reçu une soupe<br />
épaisse à midi. En plus de cette soupe, j’avais<br />
mangé, au cours de la journée, une centaine<br />
de tomates et je m’en suis encore bourré les<br />
poches, mais je les ai mangées en rentrant.<br />
C’est la seule fois en 14 mois que je me sentais<br />
presque rassasié. Pendant une semaine,<br />
mes selles avaient gardé une couleur jaune et<br />
étaient parsemées d’une multitude de grains.<br />
Le commissaire politique, un Tchèque parlant<br />
parfaitement le français, nous interrogea,<br />
mais ne témoigna aucune compréhension<br />
lorsque nous lui expliquions notre problème.<br />
Il était d’avis que la patrie venait<br />
avant les parents et que, si nous revenions en<br />
France, nous serions condamnés comme traîtres.<br />
Bien entendu, nous lui avons répondu<br />
que nous préférions courir ce risque et pouvoir<br />
rentrer. Il nous informa que nous allions<br />
être transférés dans le camp des Français et<br />
que nous devions nous préparer à partir.<br />
Comme nous n’avions évidemment pas<br />
grand chose à préparer, nous fûmes rapidement<br />
rassemblés à la sortie du camp. Le<br />
temps passa. On attendit. La journée touchait<br />
à sa fin et on attendait toujours. On<br />
nous logea provisoirement dans la salle de<br />
théâtre. On y resta un mois. <strong>Nous</strong> étions sur<br />
le point de désespérer lorsque le départ eut<br />
enfin lieu. <strong>Nous</strong> n’étions qu’une dizaine par<br />
wagon et, comme c’était fin octobre, il faisait<br />
froid. Une fois par jour, on ouvrait un clapet<br />
métallique du wagon pour nous jeter quelques<br />
têtes de poissons, des morceaux de pain<br />
déshydraté - le biscuit de guerre du soldat<br />
russe -, des pelures de concombres et, selon<br />
les arrêts et les possibilités des gares, on recevait<br />
un peu d’eau chaude. Le voyage dura<br />
huit jours. Bebon, le radiotélégraphiste de<br />
notre compagnie au front, était dans le<br />
même wagon.
Tambow...<br />
Arrivé au camp de Tambow, je retrouvais,<br />
avec la plus grande joie, plusieurs amis et<br />
camarades dont j’étais resté sans nouvelles<br />
depuis des mois. Le premier que j’ai rencontré<br />
était Michel Specht, de dix ans mon aîné.<br />
Michel, dit Bouvi, et moi, avions habité la<br />
même maison et il m’avait souvent emmené<br />
faire des promenades au Scharrachberg ou au<br />
Mont Sainte-Odile. Son aide fut immédiate.<br />
En sa qualité de «vieux guerrier», il m’«organisa»<br />
immédiatement chaussures, veste ouatée,<br />
manteau en prévision de l’hiver. Je rencontrai<br />
également Marcel, le mousquetaire,<br />
mais je devais le perdre un peu de vue parce<br />
qu’il avait eu un travail dans une boulangerie<br />
à Tambow même. Et je revoyais le célèbre<br />
Engel, le disparu de Marina-Gorka, en uniforme<br />
de soldat russe, avec deux ou trois<br />
décorations, et qui était devenu chef de<br />
baraque d’un «lazaret». Malheureusement, il<br />
devait mourir de maladie et il fut le seul prisonnier<br />
enterré dans un cercueil et en présence<br />
des autorités du camp. Je participais,<br />
pendant deux jours, à la corvée de bois, mais<br />
constatais très vite que je ne tiendrai pas ce<br />
régime pendant longtemps. Alors je me fis<br />
<strong>Témoignage</strong>s<br />
Les incorporés de force face à leur destin<br />
inscrire comme tailleur<br />
pour être exempté<br />
de cette corvée.<br />
Cela ne dura pas,<br />
puisque peu de<br />
temps après, les tailleurs<br />
durent également<br />
aller au bois.<br />
Un voisin de batflanc,<br />
Guy Wernert,<br />
membre de la chorale<br />
entièrement exempte<br />
de toute corvée, me<br />
mit alors en rapport<br />
avec son dirigeant<br />
susceptible de m’en- Fourneaux de pipes ramenés de captivité. (Coll. A. K., photo Nicolas Mengus)<br />
gager. Lors de notre rencontre, celui-ci me<br />
demanda si je savais chanter. En toute franchise,<br />
je lui répondis négativement, mais que<br />
par contre, j’avais encore un peu de tabac<br />
que je me ferai un plaisir de lui offrir. Cela<br />
lui fit plaisir de l’accepter et il fut convenu<br />
que je serai chargé du rassemblement des<br />
chanteurs, que ce travail accompli, je me placerai<br />
discrètement parmi les choristes, en faisant<br />
semblant de chanter et que j’entamerai<br />
ainsi ma carrière artistique sans faire de<br />
vagues. Alors, tous les matins, je sillonnais le<br />
457
<strong>Témoignage</strong>s<br />
Les incorporés de force face à leur destin<br />
camp, ouvrais les<br />
portes des baraques<br />
et criais «Les chanteurs<br />
à la 63!». Cela<br />
dura plusieurs mois<br />
et, un jour, le dirigeant<br />
de la chorale<br />
fut limogé pour une<br />
raison inconnue et<br />
remplacé par un instituteur<br />
du Haut-<br />
Rhin, Charles Mitschi,<br />
qui prit sa fonction<br />
beaucoup plus<br />
au sérieux que son<br />
Couteau fabriqué à Tambow. Outil très précieux, il a été troqué contre une tranche prédécesseur. Il exa-<br />
de pain. (Coll. A. K., photo Nicolas Mengus)<br />
minaindividuellement chaque chanteur, écouta et classa sa<br />
voix. Lorsque vint mon tour, je lui avouais<br />
que je ne savais pas chanter. Au premier essai,<br />
il me crut tout de suite et m’annonça qu’il<br />
devait alors mettre un terme à ma carrière<br />
artistique. Je lui répondis toutefois que je<br />
possédais encore un peu de tabac que je lui<br />
offrirais volontiers. Sa réponse fut terrible:<br />
«Je regrette, je ne fume pas». Pendant un<br />
moment je revis le spectre de la corvée de<br />
bois, pour moi une question de survie. <strong>Nous</strong><br />
458<br />
sommes néanmoins restés très bons amis et il<br />
m’a aimablement remis son projet de livre et<br />
dédicacé sa version définitive.<br />
Je m’efforçais de surmonter ce coup du sort<br />
et fit part de mon désarroi à mon ami Fritz,<br />
du «Club des Français», en lui demandant<br />
s’il n’avait pas un emploi pour moi. Après<br />
mûre réflexion, il me répondit négativement.<br />
Sauf, éventuellement, si je connaissais la<br />
sténo allemande. «Mais sans doute ne la<br />
connais-tu pas?» me dit-il désespéré de ne<br />
pas pouvoir m’aider. Mais quand je lui<br />
répondis que je la connaissais parce que je<br />
l’avais apprise à l’école de commerce, il en fut<br />
tout heureux et me mit immédiatement en<br />
rapport avec mes futurs employeurs. Le problème<br />
était le suivant: le commissaire politique<br />
(politruk), Jean Schaul ou monsieur<br />
Jean, était un juif allemand naturalisé russe,<br />
mais qui ne connaissait pas la langue russe.<br />
Or les seuls journaux ayant cours étaient la<br />
Pravda et les Isvestia. Alors on a chargé un<br />
prisonnier hongrois connaissant le russe de<br />
traduire ces journaux en hongrois et un prisonnier<br />
hongrois sachant l’allemand de les<br />
retraduire du hongrois en allemand. Ce der-
nier me dictait les articles et, tous les jours,<br />
j’étais convoqué chez le commissaire pour les<br />
lui lire. Je n’avais pas d’autre privilège que<br />
celui d’être exempté de toute corvée, mais<br />
c’est tout ce que je recherchais.<br />
Vers la liberté<br />
Tambow a déjà fait l’objet d’une importante<br />
bibliographie et, notamment le livre de<br />
Charles Mitschi «Tambow, chronique de<br />
captivité» qui en donne une des meilleures<br />
descriptions. Je ne m’étendrai donc pas sur la<br />
vie quotidienne dans ce camp tenu dans un<br />
pays censé être notre allié, où 10000 Alsaciens-Lorrains<br />
sont morts de faim, d’épuisement,<br />
de maladie. Je dirai seulement que je<br />
suis entré en captivité avec 75 kilos et j’en<br />
suis sorti avec 48 et que j’ai fêté mes 19, 20<br />
et 21 ans en Russie.<br />
Il est vrai que mes 21 ans, je les ai fêtés à<br />
Lemberg, mais sur le chemin du retour. En<br />
effet, j’ai fait partie du premier convoi –<br />
après celui des 1500 en 1944 et celui des<br />
«prisonniers de 40» et des «partisans»,<br />
Alsaciens-Lorrains ayant combattu avec les<br />
partisans russes et polonais - partis dès le len-<br />
demain de la capitulation de l’Allemagne. Si<br />
nous avons embarqué dans les wagons le 2<br />
août 1945, nous ne sommes partis que le 3<br />
août entre 22 et 23 heures. Cela signifie une<br />
attente angoissante pendant deux jours: partirons-nous<br />
ou non, nous conduira-t-on<br />
dans la bonne direction et pas vers l’Est, la<br />
Sibérie?<br />
<strong>Nous</strong> allions bientôt être rassurés. En premier<br />
lieu, les wagons restèrent ouverts et<br />
nous pouvions en sortir aux arrêts. Et les différentes<br />
stations nous confirmèrent que nous<br />
étions sur la bonne route (4.8. Voronesh -<br />
5.8. Lisky - 7.8. Kiew - 9.8. Tschernowitz -<br />
12.8. Lublin - 13.8. Varsovie - 15.8.<br />
Francfort-sur-Oder - 18.8 Berlin - 19.8.<br />
Magdebourg - 23.8. Hanovre - 24.8.<br />
Kevelaer - 27.8. Bruxelles, Valenciennes -<br />
28.8. Châlons-sur-Saône - 31.8. Strasbourg).<br />
Au départ, nous avions reçu une deuxième<br />
garniture de sous-vêtements que nous nous<br />
sommes empressés, à chaque arrêt de train,<br />
de troquer essentiellement contre du pain,<br />
parce que le ravitaillement en cours de route<br />
n’était guère plus riche qu’au camp. Au cours<br />
<strong>Témoignage</strong>s<br />
Les incorporés de force face à leur destin<br />
459
<strong>Témoignage</strong>s<br />
Les incorporés de force face à leur destin<br />
460<br />
d’un de ces trocs, aux environs de Vinnitza,<br />
j’ai failli rater le train. Cela m’a servi de leçon<br />
et je ne me suis plus jamais éloigné du<br />
wagon. A Varsovie, une femme, apparemment<br />
aisée, car elle portait un riche manteau<br />
de fourrure, distribuait des morceaux de saucissons.<br />
C’était le premier geste de bonté désintéressée<br />
que j’ai pu relever depuis longtemps,<br />
et de la part d’une personne qui<br />
n’avait sans doute pas beaucoup à manger<br />
elle-même.<br />
A Francfort-sur-Oder, on changea de train<br />
parce qu’on quittait l’écartement des voies<br />
russes. Notre arrêt fut pénible parce que nous<br />
pouvions constater l’énorme misère régnant<br />
en Allemagne de l’Est avec l’occupation des<br />
Russes qui «confisquaient» tout ce qu’ils<br />
pouvaient trouver: robinets, meubles, outils,<br />
vélos, machines, un attirail hétéroclite chargé<br />
pêle-mêle sur des wagons ouverts. Ce qui est<br />
plus grave, c’est un homme j’ai vu tomber de<br />
faiblesse et mourir sur le trottoir et les gens<br />
passer à côté de lui sans même le regarder. En<br />
contournant Berlin, nous avons dû ramasser<br />
du bois pour la locomotive et, lorsque nous<br />
sommes arrivés aux environs de Magde-<br />
bourg, le train s’est arrêté dans la zone frontière<br />
entre les secteurs russes et anglais pour<br />
nous décharger. Connaissant les Russes, nous<br />
nous attendions à un long séjour à cet endroit.<br />
Mais ce sont les Anglais qui nous prirent<br />
en charge et, tout à coup, nous avons vu<br />
un camion de Dodge, puis deux, puis cinq<br />
puis dix... et, en une demi-heure, tout le<br />
convoi avait quitté la zone russe. <strong>Nous</strong> étions<br />
vivants et libres et, à partir de cet instant, le<br />
reste du voyage ne fut plus que joie. <strong>Nous</strong><br />
recevions à manger et cela était primordial<br />
après avoir tant souffert de la faim, comme<br />
de la gale et de la diarrhée. On me proposa<br />
de me rapatrier en avion, mais je préférai terminer<br />
ma route avec mes compagnons.<br />
Arrivés à Kevelaer, près de la frontière hollandaise,<br />
on nous a logé dans un camp militaire<br />
où nous avons été accueillis avec beaucoup<br />
de sympathie et où la chorale a pu,<br />
pour la première fois, se présenter devant un<br />
public autre que celui des prisonniers. <strong>Nous</strong><br />
avons reprit le train le lendemain, mais, pour<br />
la première fois, avec des wagons de voyageurs.<br />
Il s’arrêta vers minuit dans une gare<br />
hollandaise où, sur le quai, on avait aligné<br />
des cuves remplies de café ou de cacao ainsi
que des plateaux de croissants, petits pains,<br />
etc. On forma une chaîne, chacun prenant<br />
une tasse et un croissant et consommait tout<br />
en marchant en cercle autour de cette minicafétaria.<br />
Avant de continuer notre route, on<br />
donna à chacun un bout de ruban orange,<br />
symbolisant le nom de la famille royale, la<br />
Maison d’Orange. Le matin, on arriva à<br />
Bruxelles où un accueil inoubliable nous<br />
attendait. Dans un hall magnifiquement<br />
décoré des couleurs des Alliés et de portraits<br />
géants, de longues tables couvertes de coupes,<br />
sous-coupes et, devant chacune d’elle,<br />
une profusion de croissants, petits pains et<br />
autres desserts, le tout agrémenté d’un discours<br />
de bienvenue et écouté par deux mille<br />
hommes en pleurs, s’ils avaient encore eu la<br />
force de pleurer, mais ils étaient, pour la plupart,<br />
trop faibles et leurs corps trop desséchés.<br />
La prochaine étape était celle qui nous amène<br />
en France: Valenciennes. A un certain<br />
moment notre convoi avait été scindé et on<br />
embarqua 200 ou 250 rapatriés (non plus<br />
prisonniers!), dont moi-même, dans un deuxième<br />
train suivant le premier à 24 heures<br />
d’intervalle. En arrivant, on remarqua que les<br />
LVF étaient déjà entrain de pelleter du charbon.<br />
A l’arrivée, le train avait été encerclé par<br />
des militaires et des gendarmes de sorte<br />
qu’on a immédiatement séparé le bon grain<br />
de l’ivraie en faisant passer tout le monde<br />
devant une douzaine de jeunes gens munis<br />
de gros livres, genre Botin, dans lesquels ils<br />
procédaient à des vérifications. Après, on<br />
nous conduisit à un réfectoire en ville. En<br />
cours de route, au moment de passer devant<br />
un petit bistro, le patron en sortit avec un<br />
verre de vin blanc à la main, se dirigea vers<br />
moi, et me dit: «Tiens mon petit, bois». J’ai<br />
bu et remercié, mais, comme j’étais dans la<br />
colonne, je n’ai pas pu m’attarder et je n’ai<br />
pas pu lui dire combien il m’avait fait plaisir,<br />
car c’était le premier verre de vin que je<br />
buvais en deux ans. <strong>Nous</strong> avons à nouveau<br />
mangé à notre faim et sommes repartis, comblés.<br />
Arrivés à Châlons-sur-Saône, on reçu des<br />
habits kakis ainsi qu’un colis, mais je ne me<br />
souviens plus de ce qu’il contenait. On passa<br />
devant un officier de la sécurité militaire<br />
pour répondre à des questions sur le passé<br />
<strong>Témoignage</strong>s<br />
Les incorporés de force face à leur destin<br />
461
<strong>Témoignage</strong>s<br />
Les incorporés de force face à leur destin<br />
462<br />
politique et sur l’authenticité de l’origine<br />
alsacienne ou lorraine. On eut l’occasion de<br />
voir un ancien chef policier à la réputation<br />
exécrable être arrêté et passer devant ses<br />
anciennes victimes, encadré d’un peloton de<br />
militaires.<br />
A présent, je me retrouve avec mon camarade<br />
«chanteur» Guy Wernert dans un train<br />
civil, avec des passagers qui nous regardent<br />
avec curiosité, mais sans nous poser de questions.<br />
A chaque station, entre Mulhouse et<br />
Strasbourg, on voit plusieurs «<strong>Malgré</strong>-nous»<br />
descendre du train. A la hauteur d’Illkirch-<br />
Graffenstaden, j’entends pour la première<br />
fois les cloches d’une église. Elles sonnaient<br />
midi et, une demi-heure plus tard, on était<br />
en gare de Strasbourg. Guy et moi en sommes<br />
sortis sans nous préoccuper des autres<br />
voyageurs, mais on pensait quand même que<br />
nous serions accueillis ne serai-ce que par<br />
une infirmière. Mais rien et personne.<br />
Aujourd’hui, il y aurait au moins un psy!<br />
<strong>Nous</strong> avons pris et payé le tramway 10 de la<br />
place de la Gare à la place de Pierre. Guy<br />
habitait tout près, avenue des Vosges. Moi au<br />
Faubourg de Pierre où le hasard a voulu que<br />
je rencontre mon père rentrant à la maison,<br />
surpris et bouleversé de me voir et surtout<br />
dans l’état dans lequel je me trouvais».