Connaissance, étude et protection des tortues dans le

Connaissance, étude et protection des tortues dans le
Editions SOPTOM - NUMERO 74 - Juillpt 2006 - 6 Euros

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REToUR AU
O A gauche / Situé à 6 km de Gapâo, la rivière Poço do
Gaviâo serpente au milieu de hautes montagnes
couvertes de forêt sèche. G'est I'habitat typique de
Mesoclemmys cf. perplexa.
I Ci-dessus / Mâle adulte Mesoclemmys cf. perplexa
capturé dans la rivière Lençois située dans la Chapada
Diamantina.
r
Iene et ilroto$ ilG lérOme
SIL
Ihatan
Dans cet immense pays qu'est le Brésil,les forfues sonf nombreuses,
mais très probablement des espèces nouvelles se cachent encore
dans /es forêfs, les dunes ou les rivières, non encore observées ou
décrites par les scientifiques. Jérôme Maran est un des naturalisfes
français qui connaît le mïeux ce pays, et en décembre 2004, dans le
numéro 68 de LA TORTUE, il nous a laissé entrevoir de nouvelles
découverfes dans ce domaine. C'est chose faite, et une nouvelle
espèce vient d'être nommée par Roger Bour ef Hussam Zaher ;
Mesoclemmys perplexa. lVous repartons sur les routes de Bahia,
Maranhao, Tocantins, Piaui et Minas Gerais, avec Jérôme Maran, pour
mieux connaître ces tortues frès étranges, dans leur biotope d'origine.
REPORTAGE EXCLUSIF.
59 - LA TORTUE, N"74, Juillet 2006
e quitte Salvador de Bahia dans la matinée pour
rejoindre, après sept heures de bus, le petit village
de Lençois. Cet ancien repère de
Jparc
SOUS
"garimpeiros"
(chercheurs de diamants) est établi en bordure du
national de la Chapada Diamantina. Ce parc, créé
I'impulsion du Président José Sarney en 1985,
couvre une superficie de 152.000 hectares. Les
montagnes (dont la plus haute, le Pico do Barbados,
s'élève à2033 m) forment de vastes canyons couverts de
forêts sèches et parcourus par des rivières au débit plutôt
calme pendant la saison sèche, mais plus violent en
saison des pluies.
La Caatinga et le Cerrado sont les principaux
écosystèmes caractéristiques du climat tropical semihumide.
Bien avant sa forme actuelle, cefte partie du
Brésil a été tour à tour un grand bassin fluvial, un désert
couvert de dunes, mais également une mer parsemée
d'icebergs !! Le relief tourmenté et les roches
sédimentaires de la Chapada Diamantina -au si joli nomsont
le résultat de millénaires de violentes
transformations telluriques. C'est ce constant travail de
I'eau, du vent, et des siècles, qui a donné cette forme
actuelle, où désormais vivent les torfues.
La ville de Lençois présente de beaux exemples
d'architecture coloniale, dans ces époques troublées où
I'extraction du diamant avait fait du Brésil le premier

O Grande photo ci-contre / Cette
femelfe Chelonoidis carbonarla
eet originalre des montagnes du
Lençois. Son surnom de "tortue à
tête de corise" lul vlent dE la
couleur caractéristique de sa tête,
qul peut être chez certains
spéclmens entièrement rouge
cerise.
I Plastron du même individu. On
distlnguo les taches radlaires de
couleur crèms, sur un fond noir.
I Cette forme particullère
des
régions chaudes et sèches du
Brésil ne dépasse pas 300 mm à
l'âge adulte.
I Page de droite / Uobservation
de cette Chelonoidls câitensis à
plusieurs milliers de kilomètres
de son habitat d'origlne a été une
véritable surprise.
producteur mondial. Les façades des habitations sont
vivement colorées et les petites ruelles pavées d'une
manière régulière. La place centrale est indispensable
aux brésiliens pour profiter le soir venu de la fraîcheur
ambiante et se réunir pour cornmenter la journée. Je loue
une chambre dans une des nombreuses "pousadas"
(auberges) disponibles. La propriétaire me présente Jaja,
un Brésilien qui va devenir mon ami, et qui est disposé à
m'accompagner sur le terrain. Il connaît la région depuis
son enfance. Il m'affrme naturellement que les rivières
et les montagnes sont fréquentées par de nombreuses
tortues, respectiyement aquatiques et terrestres. Le temps
de déposer mon sac dans la chambre et nous partons
aussitôt pour "humer le terrain". C'est [e moment le plus
excitant dans ces voyages ; arriver dans un lieu inconnu,
faire connaissance d'une personne native du coin,
connaissant bien la nature, et partir immédiatement avec
elle pour me jeter, sans plus attendre, dans I'agréable
travail du naturaliste !!
Jaja m'amène chez une vieille dame qui garde des tortues
dans I'arrière cour de son habitation. NJus traversons la
nraison par la pièce principale, où toute la famille est
m-I^? DfltË rrô?, r..rn^.â^^^
occupée à regarder la télévision. Sans quitter le petit
écran,la vielle dame à la peau parcheminée m'indique
d'un seul doigt I'enclos de I'autre coté de cette salle
familiale ; I'observation des tortues prend parfois des
allures rocambolesques. Je découvre deux mâles
Chelonoidis carbonaria assez jeunes et très agités.
D'après les marques claires entre les écailles de la
dossière, ils me semblent en pleine croissance. En les
soupesant, je constate qu'ils sont lourds et paraissent
bien nourris -sinon gavés- par leur propriétaire. Le plus
gros mâle tente de s'accoupler avec le second, dont la
taille est inferieure. La tortue charbonnière est appelée
ici 'Jabuti". Elle est répandue dans une grande partie du
pays, mais elle est également fréquente en captivité. Elle
est souvent considérée, malheureusement. comme un
met de choix.
En les observant minutieusement, je constate que ces
tortues charbonnières sont très différentes de celles
rencontrées tout au Nord ou tout au Sud du pays, tant par
la forme que par la couleur. Chelonoidis carbonaria
occupe une vaste aire de répartition en Amérique du Sud
(*1). Et comme la majorité des espèces ubiquistes, elle

présente de grandes variations morphologiques et
phénotypiques, qui sont le résultat d'une adaptation aux
fypes de milieux colonisés. Vetter (2005) mentionne
I'existence de six formes de C. carbonaria réparties sur
I'ensemble de I'aire de distribution. Cela démontre le
caractère polytypique de l'espèce (t2) et la diffrculté de
reconnaissance d'éventuelles sous-espèces. Aucune
étude génétique n'a encore été menée sur cette espèce, et
I'ampleur de la tâche est également rendue diffrcile par
les nombreux déplacements de ces tortues au cours des
déplacements ou transports commerciaux des Brésiliens.
De sorte qu'il est impossible de se fier aux animaux
captifs. Une bonne étude génétique nécessitera
d'observer les tortues dans leur milieu, et ce milieu est
vaste, et parfois peu accessible.
es tortues charbonnières observées à Lençois
(PHOTOS ci-contre) sont caractérisées par une
taille moyenne (entre 20 et 30 cm de long), une
dossière noire marquée d'une tache jaune sur
chaque aréole, des parties molles bien sombres et
tachetées de rouge, et un plastron noir avec des taches
radiairesjaunes. La tête, surtout chez les subadultes et les
adultes, présente de grosses taches rouges cerise. Cette
particularité leur a valu le surnom de "tête de cerise" par
les anglophones (Cherry head). Certaines tortues
possèdent une tête entièrement rouge. Les vieux sujets
ont tendance à perdre cette couleur vive, et la tête devient
plus terne, manon à noirâtre.
Les torfues charbonnières vivent dans, les forêts basses,
sèches et recouvertes d'une épaisse couche de matière
végétale (feuilles et branches) qui poussent sur un sol
sablonneux. Diffrciles à observer dans la nature, elles
sont surtout actives le matin et en fin de journée. Le reste
Al - | ^ Tr.lPTl lF No7r'. .hrillêt 2nO6
BnÉsrL
du tem.ps, elles demeurent cachées dans des terriers
inoccupés ou sous des rochers. D'après les locaux, les
tortues charbonnières se voient surtout pendant la saison
des pluies, où elles sortent en nombre, mangent et
s'accouplent. Durant les mois les plus secs elles estivent,
et ne réapparaissent qu'à la faveur des premières pluies.
La forme "tête de cerise" occupe les régions les plus
chaudes, les plus sèches et les plus pauvres de toute I'aire
de répartition. Ce sont certainement les pressions
environnementales (rudesses du climat et pauvreté des
ressources alimentaires) qui sont à l'origine de la taille
réduite de I'espèce. Rappelons que les plus grands
spécimens de C. carbonaria se rencontrent dans la région
du Chaco, dans des climats plus frais et une végétation
plus dense, en Bolivie, Brésil, Paraguay et Argentine, où
elles peuvent atteindre des tailles comprises entre 45 et
6l cm de long (Vetter, 2005).
Je remarque au fond de I'enclos une tortue à moitié
enterrée, qui visiblement ne participe pas aux ébats des
deux autres tortues charbonnières, et dont la couleur me
semble curieusement moins sombre que celle des C.
carbonaria.En déterrant l'animal, je découvre avec
stupeur q'il s'agit d'une tortue "étrangère"
et sudiste, une
petite Chelonoidis chilensis (PHOTO ci-dessous). Celle
que I'on appelle "tortue de la Pampa" ne vit qu'en
Argentine, et théoriquement pas au Brésil et je suis donc
surpris de la trouver ici, à des milliers de kilomètres de sa
région natale. Rosa -qui a quitté sa télévision- m'affirme
posséder cette torhre depuis une vingtaine d'années. Elle
rit beaucoup en me simulant les tentatives
d'accouplement entre le gros mâle 'Jabuti" et la petite
"torhle
de la Pampa". De sa voix rauque, elle imite les
vocalises du mâle lorsque celui-ci parvient à chevaucher
la jeune femelle. Elle prononce des "cot-cot-cot"
entrecoupés de fous rires qui déclenchent une hilarité
générale chez ses petits enfants. Ce n'est pas
forcément de bon goût, mais cela change de la
télévision. Elle m'explique que la femelle
charbonnière pond chaque année quatre ou cinq
oeufs, dans un trou creusé avec ses pattes
arrière, et ce n'est qu'à la saison des pluies que
les jeunes tortues apparaissent, et sans doute
disparaissent, carje ne vois nulle trace dans cet
enclos d'une progéniture charbonnière, et
encore moins d'une improbable hybridation
entre la'Jabuti" et la'otortue de la Pampa".
*l - Chelonoidis carbonaria occupe une aire de répartition qui englobe du
Nord au Sud les Antilles (Barbade, Martinique, Guadeloupe, Antigua, lles
Vierges), le Panama, la Colombie, le Venezuela, Trinidad, les Guyanes, le
Brésil, le Paraguay, la Bolivie, l'Argentine (voir lverson, 1992 ; Pritchard
et Trebbau, 1994 ; Métrailler et Le Gratiet, 1996, et Breuil,2002)
t2 - Dans leur ouvrage consacré aux tortues du Venezuela ( 1994) Pritchard
et Trebbau évoquent les variations géographiques de C. carhonaria, sans
toutefois identifer avec précision I'existenc€ de sous-€spèces.

BnÉsrL
CunpnDA DIAMANTINA
écidé à poursuivre mon chemin seul, je laisse
Jaja proposer ses services de guide aux
voyageurs qui viennent d'arriver au village.
Lençois est traversé par une rivière qui porte le
même nom ; sa partie aval me semble plus intéressante
que I'amont, pour trouver des tortues. Au lieu de lonser
le cours d'eau, je préfere marcher sur le fond du ruisseàu,
bien que les rochers soient de véritables patinoires. Ca et
là, de grandes vasques profondes semblent de bons
refuges pour les tortues. En cette saison, le débit est
faible et les eaux assez basses, et c'est sans nul doute la
meilleure saison pour visiter un tel biotope.
Dans cette région, on devrait observer des phryntops ou
des Mesoclenlmys, et mon intention est de repérèr les
lieux afin de préparer les sorties nocturnes. Les deux
espèces, comme je I'ai déjà noté dans l'état voisin du
Tocantins (Maran, 2004) peuvent cohabiter dans une
même rivière. Les trous d'eau et les vasques moins
profondes sont occupés par de nombreux tê1ards, dont
certains atteignent 6 cm. Toutes ces larves d'amphibiens
se regroupent à la surface en boules compactes et
grouillantes. Les poissons sont également nornbreux, et
très vifs. J'aperçois un peu plus loin un gros tuyau qui
déverse directement dans la rivière toutes les eaux usées
de la ville et I'odeur devient de plus en plus
nauséabonde. Cette pollution provoque une invasion
d'algues rouges, vertes et blanches, qui recouvrent les
rochers et les berges irnmergées. L'eau parait savonneuse
et la faune aquatique a disparu. La rivière s,est
transformée en un dépotoir insalubre et malodorant. Des
rnilliers de sacs plastiques, bouteilles vides et pièces de
tissusjonchent le sol ou pendent aux branches des arbres,
et la désolation de ce spectacle m'otilige à rebrousser
chemin.
Il est un peu plus de l8 heures et je m'assois à la terrasse
d'un bar pour déguster un jus de mangue frais. pendant
cette première journée, j'ai repéré quelques sites qui rne
semblent propices à I'observation de tortues. A mesure
que le soleil disparaît de l'autre coté des montagnes, la
place centrale de Lençois s'anime et la foule semble gaie
et insouciante. Après un bon repas à base de ..feijlo,'
(haricots noirs) et de riz, je remonte la rivière en balayant
avec ma lampe frontale le cours d'eau. D'innombrables
grenouilles, de belle taille, s'agitent en voyant ma
lumière vive, et coassent bruyamment ,.ouuuuua,
ouuuuua".
Dans cette partie de la rivière, les berges sont assez
hautes et me pemettent de surplornber le cours d'eau,
car Ia lampe n'éclaire que ies premiers centimètres et ne
permet pas de pénétrer jusqu'au fond. Soudain, dans le
faisceau lurnineux, je vois la tête d,une tortue qui file sur
ma droite. Je plonge dans une gerbe d'eau, mais
naturellement ma lampe frontale devient inutile et ie
n'aperçois plus I'animal, après ce plongeorr trés
A2 - | Â TôPT| lF t\1o71 t"itlôt rnnÂ
improvisé. Trempé jusqu'au cou, je préfere rire de ma
mésaventure, mais je regrette surtout d'avoir laissé filer
la tortue. Et tard dans la nuit je rentre à mon auberge,
sans avoir cette fois obtenu ce que je cherchais. Ainsi
vont les aventures naturalistes.
Le lendemain, je quitte la "pousada" à 5 h.30 en
compagnie de Jaja. La veille au soir, ce nouvel ami est
venu me parler d'une cascade, située en amont, où
certains de ses amis ont I'habitude de pêcher des tortues.
C'est certainement un excellent endroit pour trouver ces
animaux fugaces. Nous longeons la rivière puis nous
utilisons un sentier qui traverse la forêt sèche. Après une
heure de marche, nous atteignons la base d'une belle
cascade, qui tennine sa chute dans une retenue d'eau peu
profonde, étrangement cristalline. C'est probablement la
nature minérale des fonds aquatiques qui explique cette
apparence scintillante. Il n'est que 6 h.40 quand je me
jette à I'eau avec mon masque et mon tuba.
La fraîcheur de I'eau me fait I'effet d'un alcool fort. La
visibilité est excellente, et les têtards et poissons sont
omniprésents. Le fond sablonneux est par endroit
recouvert de feuilles et de détritus végétaux en
décomposition etje cherche dans ce substrat en espérant
rencontrer une carapace. Un bloc rocheux de grande
taille coupe la vasque en deux et je tente de voir ce qui
peut se dissimuler sous ce dôme naturel. L'eau s'est un
peu fioublée à cause de ma nage rapide et la faible
lurnière venant de la surface rnontre en contre-jour la
silhouette d'animaux aquatiques, qui se dissimulent sous
le rocher. Je devine alors une tête assez plate, à
I'extrémité d'un coup reptilien... Ia gorge de I'animal
bouge régulièrement, mais je crains d'effrayer la tortue,
et qu'elle file sous le rocher et se dissimule. J'attends
patiemment qu'elle se déplace, car elle semble ne pas
m'avoir deviné. Finalement, au moment où elle esquisse
un geste, je tente de l'attraper mais l'animal glisse dans
mes doigts et disparait. Encore raté.
Entre hier et ce matin, j'ai rnanqué deux belles occasions
d'identifier l'espèce qui vit dans cette rivière, et cela me
fait enrager. Mais naturellement je garde l'espoir. Je me
suis éloigné du rocher etje nage dans le bassin d,eau en
espérant revoir le chélonien fugace. Finalement, en
m'approchant par un autre coté de cette cachette
naturelle, j'ai la chance de voir sortir la tortue d'une
anfractuosité, et je la capture. Il est 7 heures du matin, et
je suis lreureux de tenir en main la première torfue de
cette région sauvage de l'état de Bahia. Jaja, moins têtu
que moi, dort comme une souche au bord du marigot,
dans une innocence queje lui envie.
La tortue est d'évidence une MesoclemrulLs, identique à
celle que j'ai observée dans l'état de Tocantins (Maran.
2004). Elle est très agressive et veut absolument mordre
lna main ou tout objet qu'on lui présente. Je la place dans

mon sac à dos et je compte la relâcher le soir au môme
endroit, tout en espérant qu'elle va perdre son stress et
son agressivité. Je me sépare de Jaja, qui repart au village
raconter ma trouvaille, et je poursuis mes investigations,
sautant de rocher en rocher vers l'aval. Après une heure
de marche, j'atteins une retenue d'eau plus importante,
peu profonde et bien ensoleillée. L'eau est brunâtre mais
la visibilité bonne. Les berges sont couvertes d'un beau
tapis végétal, et aucune trace des activités humaines n'est
visible. C'est dans ces instants de pur bonheur naturel
que je me sens dans un état d'esprit contemplatif.
Je m'équipe de nouveau pour la plongée. Le fond du
ruisseau est tapissé de gros blocs rocheux et de galets
polis par l'érosion. Les racines des arbres forment de
longs entrelacs qui recouvrent le bord du cours d'eau.
J'essaie de ne pas faire de bruit, afin de me fondre dans
ce milieu de silence et de paix aquatique. Des bancs de
petits poissons argentés s'écartent sur mon passage,
tandis que de gros goujons viennent me narguer, avant de
disparaitre en un éclair ironique.
Soudain, une tortue se cogne presque sur mon masque, et
semble aussi surprise que je le suis. Je parviens à la saisir
avant qu'elle ne s'échappe et quelques mètres plus loin
j'attrape un second animal. En une seule après-midi, je
capture ainsi quatre Mesoclemmys, et je peux m'installer
sur une berge ensoleillée, mon carnet à la main, avec la
satisfaction du "devoir accompli". Après ces heures de
recherche et de capture, viennent les instants de
minutieuse observation, et de recensement des animaux ;
moments que j'apprécie tout autant que ceux de la
découverte et de la capture. L'espèce qui vit dans cette
rivière semble de taille moyenne (*3). La plus grande
femelle mesure 214 mm de long, et le plus grand mâle
169 mm. Leur dossière, uniformément noire, est plate
6r - | À TôlllttE f,tô7/ t,:ttÂr r^nÂ
I Ce male adulte
Mesoclemmys cl.
perplexa se trouvait dans
la rivière Lençois. Cette
espèce est très proche
de Mesoclemmys gibba
que I'on rencontre
essentiellement dans la
région amazonienne.
avec une légère dépression sur la seconde vertébrale. De
profil, la dossière s'abaisse d'avant en arrière (voir
PHOTOS). Une carène est présente entre la seconde et
la cinquième vertébrale. Chez la femelle, les plaques
supracaudales sont relevées, laissant un passage
important entre les anales et les supracaudales, pour
faciliter sans doute la ponte de gros oeufs. Dès la
naissance, le plashon est marqué d'une tache noire qui
s'étend de plus en plus avec l'âge.
L'écaille intergulaire est grande. Les parties molles sont
noires sur leur face supérieure et claire sur leur face
inférieure. La tête est plate et large. Les mâchoires, les
tympans et le cou sont blanc-jaunâtres, avec des nuances
orangées. La gorge est également claire avec une tache
centrale grise d'étendue plus ou moins importante. Le
nez est pointu. Le cou, dans sa partie supérieure, présente
de nombreux petits tubercules. Le dessus de la tête est
granuleux, Le cou est doté de deux barbillons jauneorangés.
L'iris est noir cerclé de gris-argenté. La pupille
est gris-marron. L'æil n'est pas traversé par une barre
noire. Sous l'eau, la tête est foncée, tachetée de macules
grises-verdâtres qui ne sont pas visibles lorsque la peau
est sèche.
Le dimorphisme sexuel est bien marqué. La femelle
possède une tête plus grosse et une carapace plus large et
plus haute. Ses mâchoires et son cou sont blancs nuancés
d'orange. Sa gorge est claire avec une tache grise. La
carapace du mâle est plus étroite et plus basse. Sa tête est
plate et foncée, avec un cou uniformément gris. Sa
queue, plus longue, dépasse l'extrémité des plaques
anales. Son plastron présente une légère concavité au
centre des plaques fémorales et anales. Son échancrure
anale est en forme de V renversé alors que celle de la
femelle est nettement plus arrondie.

es tortues capturées sontproches de Mesoclemmys
perplexa. Cette espèce a é*ê décrite récemment
(Bour et Zaha, 2005) à partir de spécimens
récoltés par Hussam Zaher, chercheur au "Museu
de Zoologia" de Sao Paulon dans le Parc National de la
Serra das Confusoes, localisé dans le Sud-Est de l'état de
Piaui. Au premier coup d'æil, Mesoclemmys cf. perplexa
ressemble beaucoup ù Mesoclemmys gibba (*4), mais elle
s'en distingue par des caractéristiçes morphologiques
nombreuses et des exigences écologiçes diftrentes. Au
Brésil, M. gibba habite des milieus marécageux de la
région amazonienne caractérisée par un climat chaud et
humide, alors que M. cf. perplexa se renconfe dans les
rivières des régions sèches.
En quelques jours, je capture seize tortues. Dix tortues
ont été attrapées en plongée dans la rivière aussi bien le
matin que I'après-midi ; une tortue seulement a été
surprise en activité de jour en longeant le cours d'eau, et
enfin cinq tortues ont été piégées à la tombée de la nuit à
I'aide d'un filet. L'espèce est active aussi bien le jour
que la nuit. Pendant la journée, elle fait preuve d'une
extrême. discrétion. Pour effectuer ses déplacements
diumes, elle suit les berges de la rivière et occupe les
nombreuses cachettes, trous et excavations diverses. Elle
y trouve refuge en cas de besoin. Son homochromie
parfaite, due à la couleur noire de sa dossière et de la face
'3 - Le 15 nov€mbr€ 2005, un pêchour de L€nçois me donn€ la dossière intacte
d'unE Mesoclemmys d. perplexa (carapace étiqu€tée 0099 M) qui m€sur€
238mm de long.
"4 - Mesoclemmys glbôa (Schweiggeç 1812) ou platémyde bossue se roncontr€
dans les Guyanes, au Vénézuela et à Trlnldad, en Colomble, en Equateur, au
Pérou et au Brésil (\roir lverson, 1992 ; Pritchard et Trebbau, 1994, et Métrailler
et Lê Gratiet, 1996).
BnÉslL
I Plastron et dosslère d'un mâle adulte de la rivlère Lençois. Sa carapace est plus étrolte, plus allongée et molns
circulaire que chez Mesoclemmys gibba.
65 - LA TORTUE. N'74. Juillet 2006
@-

supérieure de ses parties molles (tête et membres) lui
assure un camouflage efïicace. Ses déplacements dans
les vasques et trous d'eau passent cornplètement
inaperçus. Pendant lajournée, sa méfiance est grande, et
elle ne s'éloigne jamais d'une cachette potentielle.
Lorsqu'elle est repérée sur un substrat clair, elle s'enfuit
à toute vitesse alors que surprise sur un fond sombre elle
s'immobilise, son regard fixant I'intrus sans crainte.
Sous l'eau sa nage est vive et rapide. Elle tend son cou
très en avant tandis que ses pattes la propulsent comme
une fusée, dans une trajectoire souvent erratique.
L'analyse des excréments a montré que les Mesoclemntys
66 - LA TORTUE, N'74, Juillet 2006
Ç Dossière et plastron d'un mâle adulte
de Mesoclemmys ci. perplexa de la
rivière Lençois.
cC. perplexa de Lençois se nourrissent principalement
d'insectes aquatiques. L'utilisation de morceaux de
viande dans les pièges souligne également le caractère
omnivore et opportuniste de leur régime alimentaire. Si
I'on tient compte de la faune aquatique présente dans leur
habitat, elles doivent certainement se nourrir d'escargots
et de larves d'amphibiens. Les poissons, exceptés cèux
trouvés morts, ne sont pas à priori accessibles aux torhres
qui sont trop lentes pour les capturer. Lorsqu'elles se
sentent menacées, leur première défense consiste à uriner
et à secréter au niveau des glandes axillaires et inguinales
un liquide jaunâtre huileux et particulièrement

nauséabond. Les Mesoclemmys cf . perplexct cherchent
également à mordre avec une virulence étonnante. Cette
agressivité n'a jamais lieu dans I'eau rnais toujours à l'air
libre. Au Brésil, cette toftue n'est pas recherchée, mais
i Ci-contre / Juvénile
Mesoclemmys cf. perplexa de la
rivière Lençois.
I Ci-dessous / Tête d'un mâle
adulte Mesoclemmys cf. perplexa de
la rivière Lençois.
elle est pêchée accidentellement et consommée par la
même occasion. ll ne semble pas qu'elle soit menacée
pour I'instant, ni particulièrement rare.
,n'-kt

BnÉsrL
n poursuivant mes recherches sub-aquatiques, je
capture un Phrynops geoffroanus (*5). La tortue
est posée au fond de I'eau entre deux galets. Il
s'agit d'un jeune individu dont la taille réduite
(16cm) et la couleur maffon clair de la dossière se
confondent avec le milieu. Le plastron est blanc
moucheté de rouge vif. P. geoffroanus est largement
répandu au Brésil où il est I'hôte privilégié des rivières à
courants importants et des marécages. Dans la Chapada
Diamantina, il occupe principalement les rivières et leurs
affluents. En saison des pluies, de vastes plaines
marécageuses se forment à proximité immédiate des
rivières. Dans ces eaux calmes, j'ai souvent observé P
geoffroanus en posture d'insolation sur des troncs
émergés.
La platémyde de Geoffroy est très commune dans la
région voisine de Marimbus. Cette vaste plaine
marécageuse est alimentée en eau par les rivières Sao
6A - | À TôRTllF N'74 .ftrillet 2006
O Ci-contre / Trois photos
de Phrynops geoffroanus.
Tête d'une tortue
subadulte (16cm de long).
Cefte espèce vit dans les
rivières mais également
dans les eaux calmes des
milieux marécageux.
I Le plastron des jeunes
et des subadultes
présente une coloration
rouge vif qui s'estompe à
l'âge adulte. La dossière
est bien circulaire, basse
et carénée sur les
vertébrales (de Ia
seconde à la cinquième).
i A droite / Région de
Capâo, dans la Chapada
Diamantina.
José, Roncador, Santo Antonio et Utinga. Cet
écosystème rappelle étroitement celui du mythique
Pantanal, situé plus au Sud, à cheval sur les états du Mato
Grosso et du Mato Grosso do Sul. Sa carapace basse et
ses longs membres antérieurs et postérieurs en font une
excellente nageuse. Il est d'ailleurs quasiment
impossible de la capturer en eau vive. Il faut la
surprendre lorsqu'elle est posée au fond de l'eau ou en la
piégeant à I'aide d'un filet. Son régime alimentaire se
compose de petits poissons et d'invertébrés aquatiques.
Les Brésiliens la capturent régulièrement et en
apprécient la chair. Je m'absente momentanément de
Lençois pour rejoindre la petite bourgade de Capâo,
située au cæur du parc national de la Chapada
Diamantina (PHOTO à droite).
æ
'51
Phrynops geoffroanus (Schweigge[ 1812) ou platémyde de Geoffroy est
une tortue pleurodire dulçaquicole. Elle est présente au Brésil, dans le Nord-Est
de I'Argentine, au Paraguay, en Bolivie, au Pérou, en Equateul en Colombie et
au Vénézuela (Prilchard et Trebbau, 1984 ; lverson, 1992).

o::ii...
;, . '.
.'',^.-t'lvr, t

Depuis trois jours, je fouille le moindre ruisseau de
Capâo. Des pluies violentes s'abattent sur la Chapada
Diamantina et gonflent considérablement le moindre
cours d'eau qui se transforme en rivière furieuse. Dans
ces conditions difficiles, les prospections sont aléatoires
et dans le cas présent toujours vaines. Je décide de partir
de Capâo, imprégné de frustrations et de regrets. Dans la
jeep qui me ramène à Lençois, je ne peux m'empêcher
d'obseryer avec une certaine amertume les nombreuses
rivières que nous traversons. La présence de tortues dans
ces merveilleux biotopes ne fait aucun doute. Le
chauffeur d'ordinaire très réservé engage la discussion
avec la seule passagère qui occupe le siège anière. Il lui
parle de mes recherches, des tortues et de ma déception.
La petite femme qui se prénomme Rita répond avec
enthousiasme : "Je connais un endrcit où il y a plein de
tortues, c'est à quelques heures de marche de Capâo,
dans une région sauvage située au coeur des montagnes.
S'il le souhaite, je peux le conduire là-bas". Mon sang ne
fait qu'un tour et je décide de retourner à Capâo en
prenant le mini-bus du soir.
.ga ita me loue une chambre pour quelques jours.
&J
Le lendemain de notre drôle de rencontren nous
fi \ partons tous les deux accompagnés par son
{. B*fidèle chien qu'elle appelle affectueusement
'osanto
tonton". Nous prenons un petit sentier étroit qui
nous permet, en deux heures et demi de temps, de
franchir deux cols et d'arriver dans une large vallée
inhabitée et sauvage. Sous une chaleur de plomb, nous
amorçons notre descente en direction d'une rivière
paisible qui coule en contrebas. Nous traversons
successivement des zones boisées et des milieux ouverts
plantés de cactus, d'orchidées et de broméliacés. Notre
progression se heurte parfois à d'épaisses broussailles,
semblables aux grandes herbes de la Pampa, dont les
longues feuilles effrlées cisaillent nbs bras et notre
visage.
Nous arrivons enfin au lieu dit Poço do Gaviao. Dans
cette partie du rio, une piscine naturelle se forme chaque
année en saison sèche. L'endroit est apprécié des
pêcheurs locaux. Sa profondeur atteint en certains
endroits trois à quatre mètres. En me tenant aux racines
immergées, je fais le tour du plan d'eau. La visibilité est
bonne jusqu'à un mètre cinquante de la surface, ensuite
les eaux s'assombrissent et il devient impossible de
distinguer quoi que ce soit. Ces eaux noires sont
inquiétantes et le silence est pesant. Les rayons du soleil
me permettent d'améliorer ma vision et de déceler le
moindre mouvement subaquatique. Une belle couleuvre
aux écailles luisantes se faufile parmi les plantes. Elle
s'immobilise et tente de capturer des petits poissons qui
passent près d'elle. Je la taquine du bout des doigts.
Effrayé, le serpent s'enfouit sous une épaisse couche de
feuilles. Mon attention se concentre maintenant sur une
tortue qui cherche sa nourriture en inspectant la base de
la végétation aquatique. Je prends le temps de I'observer.
Elle est semblable aux Mesoclemmys çf. poplexa de
Lençois. C'est I'un des deux spécimens que je parviens à
70 - LA TORTUE. N'74. Juillet 2006
ô Quatre vues de Mesoclemmys cl, perplexa. De haut en
bas / Femelle adulte de Lençois. La tête foncée est
tachetée de macules grises-verdâtres visibles seulement
lorsque la peau est mouillée / Plastron d'une juvénile
originaire de Natividade. La tache noire centrale s'élargit
avec l'âge jusqu'à couvrir la presque totatité du plastron /
Dossière d'un juvénile originaire de Natividade / portrait
d'un juvénile de Natividade.

capturer dans cette nouvelle localité. Les photographies
et les mesures effectuées, nous repartons vers Capâo
avec la satisfaction d'une journée bien remplie. Mes
deux séjours au Brésil m'ont permis d'observer
Mesoclemmys cf. perplexa dans trois localités (Capâo,
rq f .
TJRESIL
'océan
Atlantique disparaît peu à peu derrière
moi tandis que le bus emprunte Llne route étroite
qui serpente au pied de hautes montagnes
verdoyantes. J'ai quitté Rio de Janeiro, laissant
le charme suranné des plages de Copacabana et
d'lpanema, pour rejoindre la ville de Juiz de Fora située
plus au Nord. Nous gagnons progressivement de
l'altitude à mesure que le bus s'engouffre dans des lacis
interminabes. Je découvre ces montagnes couvertes
d'une épaisse forêt vierge. La forêt atlantique, telle est
son nom, abrite une faune et une flore unique de part sa
diversité et on originalité. C'est notamment l'habitat de
prédilection du Tamarin lion (Leontopithecus rosalia
rosalia), petit singe à la foumrre dorée et à l'agilité
déconcertante. Cet écosystème est en péril, tout cotnme
les espèces végétales et animales qui y vivent. Plus de
90o de la forêt pluviale atlantique a été détruite lors de
la construction des grandes villes de l'Est brésilien. Une
pluie fine continue tombe sur la canopée d'où
s'échappent des volutes de fumée blanche. De
nombreuses cascades se forment air sommet des
montagnes et glissent le long des parois rocheuses
abruptes coiffées de centaines de touffes de
broméliacées. Ces plantes ont la particularité de pousser
sur n'importe quel support (branches d'arbres ou rochers)
grâce aux oiseaux qui dispersent leurs graines indigestes.
Tout en observant le paysage qui défile à vive allure, je
pense à la mystérieure tortue aquatique qui habite les
ruisseaux de la forêt atlantique. Car ma venue dans cette
région du Brésil est principalement motivée par I'envie
de découvrir cette tortue dans son milieu naturel. Je me
remémore le souvenir précis de ma première rencontre
virruelle avec cette espèce. J'avais déniché dans une
brocante un petit livret d'une trentaine de pages publié
dans la collection "Mes amies les bêtes". Pour la
modique somme d'l franc, le bouquiniste m'avait vendu
cet ouvrage intitulé "Mes torfues". J'avais neuf ans et les
informations sur les toffues étaient rares. Je saisissais la
moindre occasion pour satisfaire ma curiosité. Le livre,
édité en 1955 à Paris, comprenait plusieurs photos
grotesques de tortues naturalisées maladroitement. Une
espèce attira particulièrement mon attention ; c'était une
tortue assez plate, uniformément noire, qui présentait un
cou très long terminé par une tête étroite munie de deux
Lençois et Natividade) situées dans les états de Bahia et
du Tocantins. Dans un avenir proche, de nouvelles
prospections permettront de défrnir le statut taxinomique
de cette espèce, et de mieux connaître son aire de
répartition et son mode de vie.
À ln RECHERCHE DE LA MysrÉRrEuRE HypnonaÉousr
71 - LA TORTUE. N'74, Juillet 2006
gros yeux et d'une sorte de grand sourire. La légende
était ainsi formulée : "Tortue à long cou (Chelodina
maximiliani), Amérique du Sud" . Un nom étrange, une
apparence singulière et une région lointaine méconnue ;
autant de paramètres qui excitaient mon imagination. Je
me suis promis, à neuf ans, de partir un jour à sa
découverte !!
En arrivant aux abords immédiats de Juiz de Fora, je
découvre les conséquences de la déforestation qui ne
cesse de réduire comme une peau de chagrin la forêt
pluviale atlantique. Les montagnes sont pelées et
marquées par de profondes entailles sanguinolentes. Ces
plaies béantes qui défigurent le paysage sont la
conséquence des pluies violentes qui s'abattent sur la
terre rougeâtre mise à nue. Des troupeaux de vaches
broutent dans des enclos de plusieurs milliers d'hectares.
Enclavée au milieu de ses montagnes, la ville
tentaculaire de Juiz de Fora s'étend le long d'une rivière
et semble gagner chaque année de plus en plus de terrain.
Des habitations de briques rouges et de matériaux de
récupération apparaissent à flanc de colline, formant des
résidences de fortune pour les Brésiliens les plus
démunis. Ces "favellas" ceinturent une ville grise
dépourvue de charme architectural. A l'image de la
majorité des grandes agglomérations brésiliennes, Juiz
de Fora est une ville fourmilière surpeuplée, bruyante et
polluée. En face de mon hôtel, la rivière coule
paisiblement sous le regard attentif d'un groupe de
capibaras, gros rongeurs qui engloutissent sans répit les
longues tiges tendres des plantes rivulaires.
Le lendemain matin un taxi me conduit à la réserve
biologique de Santa Candida, située en périphérie de la
ville. Cette réserve assure la protection d'une forêt qui a
pourtant presque totalement disparu. La vision de cet îlot
de verdure encerclé de rnontagnes pelées est saisissante.
C'est également le lieu de vie de I'Hydroméduse de
Maximilien. Vingt ans après avoir fait sa connaissance
dans un petit livre consacré aux tortues, j'espère enfin
confronter mon imagination à la réalité. Hydrontedusa
maximiliani est une tortue aquatique endémique de l'Est
et du Sud-Est du Brésil, où elle se rencontre dans les états
de Bahia, Minas Gerais, Espirito Santo, Rio de Janeiro et
Sao Paulo (Iverson, 1992 ; Souza et al'2002; Souza,

2005). Elle est inféodée
aux ruisseaux des régions
montagneuses couvertes
par la forêt pluviale
atlantique.
L'Hydroméduse de
Maximilien a été récoltée
(*6) pour la première fois
par Maximilian zu Wied-
Neuwied (1782-1867).
Cet explorateur Allemand
est aussi bien naturaliste qu'ethnologue. Après avoir
combattu Napoléon aux cotés des Prussiens (il est fait
prisonnier lors de la bataille d'Iéna en octobre 1806),
Maximilian zu Wied-Neuwied quitte l,Europe en 1815
pour le Brésil où, pendant trois ans, il étudie la flore et la
faune locale ainsi que les tribus améridiennes des forêts
côtières du Nord du Rio de Janeiro. De son long périple
en terre brésilienne, il rapporte d'importantes collections,
notamment de serpents. A son retour, il publie plusieurs
ouvrages dont un est consacré à ses observations
scientifiqueso "Beitrâge
zur Naturalgeschichte von
Brasilien", qui parait de 1825 à 1831 en quatre volumes.
56 des 90 planches publiées sont consacrées aux reptiles.
Toutes les illustrations sont dessinées et peintes à la main
par Maximilian lui-même. En 1832, il repart en
Amérique du Nord où il poursuit ses recherches aux
cotés des naturalistes Thomas Say (1787-1843) et
Charles Alexandre LeSueur (1778-1846). De retour en
Europe, il passe le reste de sa vie à étudier les collections
rapportées d'Amérique du Nord. Il décède le 3 février
1867 dans son village natal de Neuwied, près de
Coblence.
L'entrée de la réserve biologique de Santa Candida est
matérialisée par une simple barrière en bois. Ma
présence est détectée par deux chiens dont les
aboiements finissent par alerter un homme d'une
quarantaine d'années qui vient à ma renconhe. Je fais la
connaissance de Miguel qui est le gardien permanent de
la réserve depuis plus de vingt ans. Son travail consiste à
entretenir les sentiers forestiers, à informer les rares
visiteurs et à empêcher toutes intrusions
malintentionnées (braconniers). En principe, ce lieu
protégé est interdit aux touristes. J'explique en détail le
but de ma visite. Miguel accepte de m'ouvrir les portes
de la réserve. Je consigne mon identité dans le registre
des entrées et sorties. Une fois ces formalités accomplies,
Miguel me laisse libre de mes mouvements en me
donnant une dernière indication : "Les tortues vivent
dans le petit ruisseau situé en contrebas. Ilfaut remonter
Ie cours d'eau pour espérer les observer Bonne cl.tance,,.
La végétation rivulaire est composée de grandes plantes
vertes, de massifs de bambous, de fougères arborescentes
et de palmiers. Sa densité m'oblige à marcher à contre
courant dans le lit du ruisseau large d'un mètre et

t) A gauche / Portrait de Maximilian zu
Wied-Neuwied, découvreur de la
lTydromedusa maximiliani.
O En bas à gauche / Femelle adulte
Hydromedusa maximilianf de la réserve
de Santa Candida (Juiz de Fora). Son long
cou justifie pleinement son nom
vernaculaire de "tortue à long cou du
Brésil".
O Gi-contre / Cette mare artificielle a été
creusée à I'entrée de la réserve de Santa
Candida. Elle est exceptionnellement
fréquentée par H. maximiliani qul préfère
en principe les eaux limpides Et peu
profondes des ruisseaux de la forêt
pluviale atlantique (en arrière plan).
profond en moyenne de 10 à 15 cm. Il coule entre deux
montagnes couvertes d'une forêt dont les arbres
atteignent une vingtaine de mètres de hauteur. Le fond du
ruisseau est constitué d'une terre rougeâtre collante
recouverte d'une couche de sable et de galets. L'eau est
d'une limpidité telle qu'il est possible d'observer le
moindre invertébré aquatique. Le ruisseau est jalonné de
petites cascades qui forment des trous d'eau de 40 à 50
centimètres de profondeur. Cet écosystème représente le
biotope de prédilection de I'Hydroméduse de
Maximilien.
e constate avec surprise que la température de I'eau
n'excède pas l8oC. L'air ambiant est tout aussi
frais. Comment une tortue a-t-ellp pu s'adapter à
des conditions pareilles ? La tortue est un reptile
qui a besoin, en principe, de chaleur pour viwe ou le cas
échéant de lieux d'insolation pour se chauffer. Dans la
forêt pluviale atlantique, la température annuelle
moyenne ne dépasse pas 20"C. Et la température interne
de I'Hydroméduse est très souvent plus élevée que celle
du milieu. Tout cela me laisse perplexe ; la régulation
interne d'une tortue s'effectue grâce à des adaptations
phys.iologiques très fines, dont les mécanismes sont
parfois bien obscurs pour les naturalistes.
La pénombre est percée par quelques rayons de soleil qui
illuminent les ailes d'une multitude de papillons jaune
citron, bleu turquoise et vert émeraude. Malgré le
redoublement de mon attention, je n'observe pas de
torfue. Je poursuis mes prospections. Je découvre bientôt
une mare artificielle, formée après la construction d'un
petit banage. Une digue construite à l'aide de grosses
pierres rectangulaires délimite un bassin de 15 mètres de
long sur 12,60 mètres de large. La profondeur n'excède
pas I mètre, et en sondant le fond je constate la présence
d'une couche de vase qui atteint par endroits presque I
mètre d'épaisseur. La clarté de I'eau me permet
d'observer le moindre mouvement des têtards, des petits
73 - LA TORTUE, N'74, Juillet 2006
poissons, des escargots et de nombreuses larves de
libellules qui constituent I'essentiel de la faune
aquatique. La végétation est représentée par une plante,
semblable à une élodée, dotée de longues feuilles (10-12
cm) étroites, non recourbées et couvertes par endroit de
grappes d'æufs d'amphibiens. J'aperçois ma première
Hydroméduse de Maximilien, immobile sur le fond. Elle
ne cherche pas à fuir lorsque je la saisis. En I'espace
d'une heure, je capture cinq autres tortues (PHOTO à
gauche).
L'Hydroméduse de Maximilien passe pour être I'une des
plus petites tortues aquatiques du Brésil. Elle mesure
moins de 20 cm de long pour un poids de 530 grammes.
Sa carapace basse est carénée sur les vertébrales 2 à4.La
dossière est généralement noire à malron clair et le
plastron de couleur crème. La dossière et le plastron sont
souvent recouverts d'un dépôt sombre de substance
terreuse qui dissimule sa couleur d'origine. Le plastron
des nouveau-nés est entièrement noir. Le mâle est plus
grand et plus léger que la femelle, sa queue est également
plus longue, et son plastron concave au niveau des
fémorales et des anales. Sa carapace étroite est également
resserrée au milieu, en forme de huit. La peau est brunegrisâtre
dans sa partie supérieure et blanc-jaunâtre dans
sa partie inférieure. Le dessous de la tête et du cou est
uniformément brun. Le cou possède de nombreuses
épines de couleur jaune ou brun. L'iris est noir et la
pupille jaune teintée de vert. Les pattes sont terminées
par cinq griffes à I'avant et quatre à I'arrière. Lors de la
manipulation, les griffes acérées transpercent à plusieurs
reprises la peau de mes mains. C'est le seul inconvénient
auquel je suis confronté car cette tortue ne présente
d'ordinaire aucun signe d'agressivité. Les torlires sont
parasitées par de nombreuses sangsues jaunes qui se
rassemblent de préference entre la base du cou et les
pattes avant. cI.
'6t
Hydromedusa maximiliani sera décrite par Johann Christian Mikan (TôpliE,
1769 - Prague, 1844). Ce professeur d'histoire naturelle €t de botanique a
enseigné à l'Université de Prague. ll a publié un lravail mémorable sur la faune
et la flore du Brésil intitulé "Delectus Florâe et Faunae Brasiliensis iussu et
Auspiciis Francisci l. Auskiae lmperatoris Investigatae".

ô A droite / Femelle adulte H. maximiliani de la
réserve de Santa Gandida. Notez à la commissure
des lèvres le petit bourrelet qui est en fait un
muscle développé iropr une plus grande
ouverture de la bouche. Cela lui permet de
capturer de petites proles par aspiratlon.
I Ci-dessous / Comparaison du plastron d'une
femelle (à gauche) et d'un mâle (à droite).
Au niveau des commissures des lèvres, un petit bourrelet
est présent de chaque coté de la bouche. Je constate qu'il
s'agit de muscles élastiques qui, en permettant une très
grande ouverture de la bouche, facilitent la capture de
menues proies par aspiration. Cette technique de chasse
est utilisée chez de nombreuses espèces de chéloniens,
comme par exemple Hydromedusa tectifera ou Chelus
fimbriata. Hydromedusa maximiliani chasse à I'affit ou
en maraude. Elle passe le plus clair de son temps
immobile parmi les plantes aquatiques et les feuilles
mortes qui tapissent le fond des cours d'eau. Le cou et les
pattes tendus, elle demeure aux aguets. Ses déplacements
sont d'une extrême lenteur. Ses yeux bougent dans tous
les sens pour localiser une proie. Cette attitude est
similaire au comportement du caméléon qui adopte
également une position de guet "immobile". Bien que
cette tortue ne change pas de couleurs, elle possède une
forme proche d'un galet de rivière et des couleurs
identiques aux fonds qu'elles fréquente ; elle est
totalement invisible.
Son régime alimentaire se compose d'une grande
diversité d'invertébrés aquatiques comme les crevettes,
les crabes et les larves d'insectes (éphémères, libellules
et moustiques). Elle complète son menu par la capture de
proies terrestres tombées accidentellement dans l'eau
(vers de terre, blattes, criquets, termites, araignées et
petites grenouilles) mais aussi de morceaux de viande
qu'elle arrache aux cadavres d'animaux. H. maximiliani
utilise également une technique nommée neustophagie,
qui consiste à aspirer de I'eau et à la recracher en filtrant
les animalcules en suspension.
L'activité des torfues dans un tel milieu dépend très
étroitement des conditions climatiques. Elles sont
souvent actives pendant et après les fortes pluies mais
également lorsque la température s'est rafraîchie. Ce
sont des animaux sédentaires. Leurs déplacement se
limitent à quelques mètres par jour. Cette tortue semble
74 - LA TORTUE. N"74. Juillet 2006
fidèle toute sa vie au même ruisseau. Sa période
d'activité la plus intense s'échelonne entre les mois de
septembre et décembre, pendant laquelle les mâles
recherchent activement les femelles alors que ces
demières partent en quête d'un site de ponte approprié.
La reproduction de I'espèce n'est pas connue en détail.
La femelle pond deux ou trois æufs de forme elliptique
qui sont déposés au pied des arbres dans la litière
végétale constituée de feuilles mortes. La durée
d'incubation est comprise entre 250 et 300 jours. Les
nouveau-nés apparaissent entre septembre et octobre,
c'est à dire au début de la saison des pluies de I'année
suivante.Ils passent leurs premières semaines dans les
zones inondées peu profondes situées en bordure des
ruisseaux. Ces flaques d'eau calmes sont dotées d'une
épaisse couche de feuilles qui représente une cacheffe
effrcace et un garde manger inépuisable pour les jeunes
tortues (essentiellement des invertébrés aquatiques). Les
nouveau-nés mesurent moins de 50 mm de long et
possèdent une carapace souple. La croissance est lente.
Des tortues capturées dix ans après leur première capture
montrent des croissances de 6 à 7 millimètres et une prise
de poids de 80 à 100 grammes. Les jeunes tortues
grandissent plus vite que les adultes.
L'Hydroméduse de Maximilien est une proie potentielle
pour le jaguar (Panthera onca), le puma (Puma
concolor), le raton laveur (Procyon cancrivorous), le
coati (Nasua nasua) et la loutre de rivière (Lutra
longicaudis). Son homochromie parfaite demeure sa
principale défense contre les nombreux prédateurs de la
forêt pluviale atlantique. Bien qu'elle soit diffrcile à
observer, elle n'en reste pas moins commune voire très
abondante dans des régions préservées où sa densité
atteint plus de 190 torfues par hectare de rivière.
Miguel me rejoint au bord de la mare où je photographie
les Hydroméduses. Avec son aide, je relâche les tortues.
Elles se posent sur le fond de. I'eau et demeurent
immobiles parmi les plantes aquatiques. J'éprouve une

fascination pour cette espèce délicate et
pour son biotope de prédilection, la forêt
pluviale atlantique. L'affirmation selon
laquelle la préservation d'une espèce
passe avant tout par la préservation de son
milieu de vie se justifie pleinement dans le
cas de I'Hydroméduse de Maximilien.
Cette tortue fait partie intégrante d'un
écosystème complexe et fragile dans
lequel elle s'est adaptée remarquablement.
De sorte qu'il est impensable de la
dissocier de son milieu. En empruntant le
sentier couvert de mousse verte, je pense
aux menaces qui pèsent sur cette espèce.
Depuis le 16è'" siècle, la forêt pluviale
atlantique n'a cessé de faire I'objet d'une
destruction effrénée de la part de
l'Homme. A tel point que cet écosystème
est considéré comme I'un des plus
menacés de la planète. Il ne reste que 5 à
l0 % de sa superficie d'origine. En
refermant la barrière de la réserve de Santa
Candida, j'adresse un au revoir à Miguel
dont le rôle m'apparaît primordial -et au
moins symbolique- pour la survie de cette
espèce. Il est en quelque sorte le gardien
d'un temple que nous devons à tout prix
préserver.
Jérôme Maran
REMERCIEMENTS /
Je tiens à remercier pour leur aide et leur soutien les
personnes suivantes (par ordre alphabétique) :
Roger Bour du Muséum national d'Histoire naturelle,
Georges le Gratiet, Sébastien Métraillec et Huslem
Zahei (Museu de Zoologia de Sao Paulo), Ma
reconnaissance va également aux Brésiliens dont la
générosité et le sens aigu de I'hospitalité m'ont
permis de vivre cette belle aventure.
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i Miguel nous présente un mâle adulte que nous venons de capturer
dans un ruisseau forestier. Uavenir de I'espèce est entre nos mains et
dépend de notre volonté à lutter contre l'érosion de la biodiversité et à
préserver des créatures aussi fragiles mais emblématiques que
I'Hydroméduse de Maximilien.
BnÉSIL
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75 - LA TORTUE. N"74. Juillet 2006