sibylle ou le châtelard de bevaix - Bibliothèque numérique romande
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SIBYLLE<br />
Alice <strong>de</strong><br />
Chambrier<br />
OU LE CHÂTELARD<br />
DE BEVAIX<br />
édité par <strong>le</strong>s B<strong>ou</strong>rlapapey,<br />
bibliothèque <strong>numérique</strong> roman<strong>de</strong><br />
www.ebooks-bnr.com<br />
1884
Tab<strong>le</strong> <strong>de</strong>s matières<br />
I LE CHATELARD ET L’ABBAYE ........................................... 4<br />
II SIBYLLE ............................................................................... 8<br />
III MESSIRE DE ROCHEFORT ............................................ 14<br />
IV LE CHATELARD DE BEVAIX .......................................... 23<br />
V À ROCHEFORT .................................................................. 31<br />
VI CHEZ CONRAD DE NEUCHÂTEL .................................. 39<br />
VII LE RETOUR ..................................................................... 43<br />
VIII GASTON .........................................................................48<br />
IX LA FAMILLE DU PRISONNIER ...................................... 55<br />
X UN PEU DE PAILLE DANS UN CACHOT ......................... 59<br />
XI LA SCIENCE DE LA CLAUDETTE ................................... 65<br />
XII COMMENT L’AMOUR NAÎT .......................................... 72<br />
XIII UN PROJET DE BRIGANDS ......................................... 79<br />
XIV LE MESSAGER .............................................................. 90<br />
XV LE TRAITRE DÉMASQUÉ ............................................ 100<br />
XVI LA VISITE DU PÈRE ANSELME ................................. 109<br />
XVII LA SŒUR .................................................................... 120<br />
XVIII LE RENARD VAINCU PAR LE LION ........................ 131<br />
XIX VISITES TARDIVES ..................................................... 139<br />
XX ÇA ET LÀ ........................................................................ 145
XXI LE SIÈGE ...................................................................... 150<br />
XXII LIBRES ! ...................................................................... 158<br />
ÉPILOGUE ............................................................................ 164<br />
Ce livre <strong>numérique</strong> : .............................................................. 166<br />
Avertissement :<br />
Le titre <strong>de</strong> la première édition <strong>de</strong> ce roman, en 1884,<br />
était : « Le Châtelard <strong>de</strong> Bevaix dans <strong>le</strong> Musée neuchâtelois ».<br />
N<strong>ou</strong>s avons t<strong>ou</strong>tefois retenu <strong>le</strong> titre généra<strong>le</strong>ment utilisé <strong>de</strong>puis<br />
la réédition <strong>de</strong> 1934 : « Sibyl<strong>le</strong> <strong>ou</strong> <strong>le</strong> Châtelard <strong>de</strong> Bevaix ».<br />
– 3 –
I<br />
LE CHATELARD ET L’ABBAYE<br />
Au commencement du XV e sièc<strong>le</strong>, <strong>le</strong> village <strong>de</strong> Bevaix était<br />
loin <strong>de</strong> ressemb<strong>le</strong>r à ce qu’il est auj<strong>ou</strong>rd’hui. Il se composait <strong>de</strong><br />
quelques maisons assez misérab<strong>le</strong>s, éparses dans la verdure. De<br />
bons plants <strong>de</strong> vigne c<strong>ou</strong>vraient déjà <strong>le</strong>s pentes très inclinées<br />
<strong>de</strong>s terrains qui s’abaissent vers <strong>le</strong> lac, mais à l’endroit qu’on<br />
nomme encore auj<strong>ou</strong>rd’hui <strong>le</strong> Châtelard et qui est un <strong>de</strong>s bons<br />
crûs <strong>de</strong> la contrée, sur un mamelon exposé au so<strong>le</strong>il, s’é<strong>le</strong>vait un<br />
castel bien fortifié. Il se composait d’une t<strong>ou</strong>r à plusieurs étages,<br />
d’où l’on p<strong>ou</strong>vait aisément surveil<strong>le</strong>r t<strong>ou</strong>t <strong>le</strong> pays, et d’un petit<br />
corps <strong>de</strong> bâtiment contigu. D’étroites fenêtres, percées dans <strong>le</strong>s<br />
murs, laissaient à peine entrer <strong>le</strong> j<strong>ou</strong>r dans l’intérieur. Du côté<br />
du lac, dont <strong>le</strong>s eaux s’é<strong>le</strong>vaient beauc<strong>ou</strong>p plus haut<br />
qu’auj<strong>ou</strong>rd’hui, l’abord du château était diffici<strong>le</strong>. Il y avait bien<br />
un chemin p<strong>ou</strong>r se rendre sur <strong>le</strong> rivage, mais il était si bien dissimulé<br />
au milieu <strong>de</strong>s br<strong>ou</strong>ssail<strong>le</strong>s et <strong>de</strong>s joncs, que <strong>le</strong>s gens du<br />
château seuls en connaissaient l’existence. Un large fossé, bordé<br />
d’une d<strong>ou</strong>b<strong>le</strong> haie <strong>de</strong> grands arbres, ent<strong>ou</strong>rait <strong>le</strong>s côtés Est,<br />
Ouest et Nord du bâtiment, et <strong>le</strong> défendait contre t<strong>ou</strong>te attaque<br />
venant <strong>de</strong> la terre. Un pont-<strong>le</strong>vis presque t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs <strong>le</strong>vé, sur <strong>le</strong>quel<br />
un homme à cheval avait peine à passer, était la seu<strong>le</strong> issue<br />
visib<strong>le</strong> du sombre donjon. Tel<strong>le</strong> apparaissait la rési<strong>de</strong>nce du<br />
châtelain <strong>de</strong> Bevaix, Messire du Châtelard, comme l’appelaient<br />
– 4 –
<strong>le</strong>s paysans et <strong>le</strong>s serfs, <strong>de</strong> son vrai nom Aymon-Guillaume du<br />
Terreaux, seigneur <strong>de</strong> Bevaix.<br />
C’était un homme far<strong>ou</strong>che et sombre, d’une stature herculéenne.<br />
Ses yeux, très enfoncés s<strong>ou</strong>s ses s<strong>ou</strong>rcils, avaient une<br />
expression sardonique et cruel<strong>le</strong>. Il était red<strong>ou</strong>té <strong>de</strong> t<strong>ou</strong>s ceux<br />
qui se tr<strong>ou</strong>vaient s<strong>ou</strong>s sa domination. Sa charge consistait à recueillir<br />
<strong>le</strong>s droits <strong>de</strong> passage <strong>de</strong> t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s étrangers qui traversaient<br />
<strong>le</strong> pays ; mais peu à peu la contribution régulière que <strong>le</strong>s<br />
voyageurs <strong>de</strong>vaient payer au châtelain se changea en une rançon<br />
arbitraire et s<strong>ou</strong>vent si é<strong>le</strong>vée que <strong>le</strong>s malheureux avaient peine<br />
à la sol<strong>de</strong>r.<br />
Un autre revenu du sire du Châtelard était <strong>le</strong> droit d’épave.<br />
Malheur à ceux dont <strong>le</strong>s barques désemparées se voyaient surprises<br />
par l’<strong>ou</strong>ragan et jetées au rivage. El<strong>le</strong>s étaient impitoyab<strong>le</strong>ment<br />
pillées et <strong>le</strong>urs passagers, retenus en captivité, <strong>de</strong>vaient<br />
payer aussi <strong>de</strong> fortes rançons. L’usage n’accordait cependant au<br />
sire du Châtelard que la propriété <strong>de</strong>s objets que <strong>le</strong> flot jetait à la<br />
rive ; mais qu’importait <strong>le</strong> droit au far<strong>ou</strong>che châtelain ? Il ne<br />
connaissait que la force, et quand une proie s’offrait à lui, il<br />
s’empressait <strong>de</strong> la saisir.<br />
Sur l’autre rive du lac <strong>de</strong> Neuchâtel, dans la direction <strong>de</strong><br />
l’Occi<strong>de</strong>nt, se dresse encore auj<strong>ou</strong>rd’hui une gran<strong>de</strong> t<strong>ou</strong>r carrée.<br />
Pendant <strong>le</strong>s beaux soirs d’été, lorsque l’air est pur, el<strong>le</strong> se détache<br />
admirab<strong>le</strong>ment sur <strong>le</strong> fond plus clair du ciel. C’est la t<strong>ou</strong>r<br />
<strong>de</strong> la Molière. El<strong>le</strong> n’est plus auj<strong>ou</strong>rd’hui qu’un but paisib<strong>le</strong> <strong>de</strong><br />
promena<strong>de</strong>s, mais alors el<strong>le</strong> était <strong>le</strong> repère d’un homme cruel et<br />
dangereux qui, une fois réfugié entre ces murs <strong>de</strong> pierre, p<strong>ou</strong>vait<br />
braver impunément qui que ce fût.<br />
Grâce à son admirab<strong>le</strong> position, la t<strong>ou</strong>r <strong>de</strong> la Molière dominait<br />
t<strong>ou</strong>t <strong>le</strong> pays. El<strong>le</strong> communiquait par signaux avec <strong>de</strong>ux<br />
châteaux forts, <strong>ou</strong>tre <strong>le</strong> château <strong>de</strong> Bevaix : celui <strong>de</strong> Fresne, près<br />
<strong>de</strong> Sainte-Croix, et celui <strong>de</strong> Rochefort. De cette façon, <strong>le</strong>s malheureux<br />
voyageurs et <strong>le</strong>s marchands p<strong>ou</strong>vaient être <strong>de</strong> loin dénoncés,<br />
épiés et pillés au moment favorab<strong>le</strong>. Lorsque <strong>le</strong> seigneur<br />
– 5 –
<strong>de</strong> Fresne apercevait, <strong>le</strong> soir, quelque convoi longeant une <strong>de</strong>s<br />
<strong>de</strong>ux rives du lac <strong>ou</strong> <strong>le</strong> traversant en barque, et qu’il ne p<strong>ou</strong>vait<br />
l’assaillir lui-même, il agitait au haut <strong>de</strong> la t<strong>ou</strong>r un fanal r<strong>ou</strong>ge<br />
dont <strong>le</strong>s m<strong>ou</strong>vements, diversement combinés, avertissaient <strong>le</strong><br />
seigneur <strong>de</strong> la Molière, qui transmettait immédiatement et <strong>de</strong> la<br />
même façon ses instructions à Bevaix et à Rochefort. Alors, p<strong>ou</strong>r<br />
peu que la lune fût voilée et que <strong>le</strong> temps fût sombre, <strong>de</strong>s ban<strong>de</strong>s<br />
d’hommes armés se postaient si<strong>le</strong>ncieusement <strong>le</strong> long <strong>de</strong>s chemins<br />
et attendaient <strong>le</strong> passage du malheureux convoi. Des<br />
scènes horrib<strong>le</strong>s se passaient. Au matin, <strong>le</strong>s pillards rentraient<br />
tranquil<strong>le</strong>ment chez eux, emmenant prisonniers et butin.<br />
Un pareil état <strong>de</strong> choses n’était pas sans s<strong>ou</strong><strong>le</strong>ver <strong>de</strong>s<br />
plaintes amères, mais <strong>le</strong> comte Conrad <strong>de</strong> Neuchâtel avait bien<br />
autre chose à faire p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong> moment qu’à châtier ses indignes<br />
vassaux. T<strong>ou</strong>t occupé à réprimer <strong>le</strong>s s<strong>ou</strong>lèvements suscités sans<br />
trêve par son c<strong>ou</strong>sin Vauthier, baron <strong>de</strong> Rochefort, il se bornait<br />
à menacer <strong>le</strong>s pillards, qui continuaient <strong>le</strong>ur métier <strong>de</strong> plus<br />
bel<strong>le</strong>.<br />
À cinq minutes du Châtelard se tr<strong>ou</strong>vait une abbaye <strong>de</strong> Bénédictins,<br />
dont <strong>le</strong> c<strong>ou</strong>vent avait été donné à cel<strong>le</strong> <strong>de</strong> Cluny. Auj<strong>ou</strong>rd’hui<br />
encore on en peut voir quelques restes, bien que <strong>le</strong> bâtiment<br />
proprement dit n’existe plus ; on s’est même servi du<br />
portail p<strong>ou</strong>r édifier la porte principa<strong>le</strong> <strong>de</strong> la petite église <strong>de</strong> Bevaix.<br />
Dans la c<strong>ou</strong>r où <strong>le</strong>s moines se promenaient autrefois,<br />
p<strong>ou</strong><strong>le</strong>s et canards picorent à l’aise, tandis qu’une ferme occupe<br />
l’emplacement <strong>de</strong>s cellu<strong>le</strong>s.<br />
Au temps où n<strong>ou</strong>s sommes, la communauté religieuse<br />
comptait environ trente membres, y compris <strong>le</strong> prieur. Celui-ci<br />
était un gros homme, j<strong>ou</strong>fflu, à l’air bien portant, qui se trém<strong>ou</strong>ssait<br />
t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs sans faire grand’chose. On <strong>le</strong> voyait part<strong>ou</strong>t,<br />
dans la vigne plantée <strong>de</strong>puis la maison jusqu’au lac, et qu’une<br />
partie <strong>de</strong>s moines s’occupait à cultiver ; dans <strong>le</strong>s champs <strong>de</strong> blé<br />
qui environnaient l’abbaye et en dépendaient ; s<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s arbres<br />
du verger, dont il aimait beauc<strong>ou</strong>p à goûter <strong>le</strong>s fruits mûrs. Le<br />
– 6 –
long <strong>de</strong>s vignes qui ent<strong>ou</strong>raient <strong>le</strong>s bâtiments, f<strong>le</strong>urissaient <strong>de</strong><br />
superbes roses cultivées par un <strong>de</strong>s frères, dont el<strong>le</strong>s étaient<br />
l’innocente passion. Il y en avait <strong>de</strong> t<strong>ou</strong>tes <strong>le</strong>s espèces, et c’était<br />
vraiment un joli spectac<strong>le</strong> que <strong>de</strong> voir, l’été, <strong>le</strong> jardin du c<strong>ou</strong>vent<br />
avec sa c<strong>ou</strong>ronne <strong>de</strong> f<strong>le</strong>urs et ses arbres chargés <strong>de</strong> fruits, où <strong>le</strong>s<br />
oiseaux se p<strong>ou</strong>rsuivaient en chantant.<br />
L’intérieur <strong>de</strong> l’abbaye n’était pas triste non plus : <strong>le</strong>s murs<br />
étaient loin d’avoir l’épaisseur <strong>de</strong> ceux du Châtelard, <strong>le</strong> so<strong>le</strong>il<br />
p<strong>ou</strong>vait faci<strong>le</strong>ment entrer par <strong>le</strong>s fenêtres, et <strong>le</strong>s bons religieux<br />
avaient un air content qui faisait plaisir et contrastait étrangement<br />
avec <strong>le</strong>s visages sombres que l’on rencontrait dans la <strong>de</strong>meure<br />
voisine. Au premier c<strong>ou</strong>p d’œil jeté sur <strong>le</strong>s <strong>de</strong>ux habitations,<br />
on aurait dit que l’abbaye était <strong>le</strong> ciel et l’autre l’enfer.<br />
Cependant <strong>le</strong> ciel et l’enfer ne vivaient pas aussi séparés<br />
qu’on aurait pu <strong>le</strong> croire. Les psaumes se mêlaient parfois aux<br />
imprécations et <strong>le</strong>s hommes d’église ne dédaignaient pas d’al<strong>le</strong>r<br />
faire quelques petites visites chez <strong>le</strong>s pillards. T<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs ils y<br />
tr<strong>ou</strong>vaient <strong>le</strong>ur profit et jamais ils n’en revenaient sans quelque<br />
ornement <strong>de</strong> prix p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong>ur autel. De la chapel<strong>le</strong> où ils célébraient<br />
<strong>le</strong>ur culte, partait un s<strong>ou</strong>terrain soigneusement dissimulé,<br />
qui ab<strong>ou</strong>tissait dans l’intérieur du Châtelard. C’était par là<br />
que se faisaient <strong>le</strong>s communications ; mais durant <strong>le</strong>s expéditions<br />
nocturnes <strong>de</strong> <strong>le</strong>urs voisins, <strong>le</strong>s pieux moines, <strong>le</strong> prieur en<br />
tête, fermaient soigneusement <strong>le</strong>urs yeux et <strong>le</strong>urs oreil<strong>le</strong>s, ce qui<br />
fait qu’ils p<strong>ou</strong>vaient sans remords continuer <strong>le</strong>urs relations amica<strong>le</strong>s<br />
avec <strong>le</strong> Châtelard. Du reste, ils faisaient du bien dans <strong>le</strong>urs<br />
domaines, et plusieurs fois <strong>le</strong> prieur avait réussi à obtenir du<br />
châtelain la grâce <strong>de</strong> quelque infortuné serf.<br />
– 7 –
II<br />
SIBYLLE<br />
Si l’abbaye avait ses roses, <strong>le</strong> Châtelard en possédait une<br />
aussi ; c’était Sibyl<strong>le</strong>, la fil<strong>le</strong> unique <strong>de</strong> Guillaume du Terreaux.<br />
Ses traits, d’un galbe régulier et quelque peu sévère, étaient<br />
animés par <strong>de</strong> grands yeux noirs, profonds et lumineux. El<strong>le</strong> vivait<br />
avec son père, qui s’inquiétait peu d’el<strong>le</strong> et qu’el<strong>le</strong> craignait<br />
extrêmement. Sa mère était morte <strong>de</strong>puis longtemps. Dame Zabeau,<br />
une espèce <strong>de</strong> g<strong>ou</strong>vernante, au ton gron<strong>de</strong>ur, au regard<br />
l<strong>ou</strong>che, avait été chargée d’é<strong>le</strong>ver la jeune fil<strong>le</strong> ; éducation un<br />
peu sommaire, il faut <strong>le</strong> dire : Sibyl<strong>le</strong> avait appris à fi<strong>le</strong>r et à<br />
c<strong>ou</strong>dre ; c’était t<strong>ou</strong>t ce dont une personne <strong>de</strong> sa condition avait<br />
besoin. Mais à l’insu <strong>de</strong> t<strong>ou</strong>s, à côté <strong>de</strong> cette éducation extérieure,<br />
la jeune fil<strong>le</strong> en avait reçu une secon<strong>de</strong> t<strong>ou</strong>te intérieure.<br />
Le grand, <strong>le</strong> premier maître <strong>de</strong> l’enfant avait été la nature.<br />
Pendant <strong>le</strong>s longues heures où son père, occupé <strong>de</strong> ses projets<br />
sinistres, ne songeait guère à el<strong>le</strong>, et où dame Zabeau parc<strong>ou</strong>rait<br />
la maison du haut en bas, rechignant et rudoyant la petite<br />
lorsqu’el<strong>le</strong> se tr<strong>ou</strong>vait sur son passage, Sibyl<strong>le</strong> avait pris<br />
l’habitu<strong>de</strong> d’errer seu<strong>le</strong> au <strong>de</strong>hors. El<strong>le</strong> allait s’asseoir au bord<br />
<strong>de</strong>s champs <strong>de</strong> blé <strong>de</strong> l’abbaye et restait là à regar<strong>de</strong>r tantôt <strong>le</strong><br />
ciel, tantôt <strong>le</strong> lac dans <strong>le</strong>quel <strong>le</strong>s Alpes venaient réfléchir <strong>le</strong>urs<br />
sommets. Son imagination enfantine peuplait d’êtres fantastiques<br />
t<strong>ou</strong>t ce qui l’ent<strong>ou</strong>rait. Le vent était son grand ami. N’est-<br />
– 8 –
ce pas lui qui abattait en automne <strong>le</strong>s fruits mûrs <strong>de</strong>s arbres, qui<br />
amenait au rivage <strong>le</strong>s choses précieuses que son père recueillait<br />
et dont el<strong>le</strong> profitait s<strong>ou</strong>vent ? Il y avait aussi <strong>le</strong>s coquelicots et<br />
<strong>le</strong>s bluets qu’el<strong>le</strong> récoltait par gerbes p<strong>ou</strong>r en tresser patiemment<br />
<strong>de</strong> longues guirlan<strong>de</strong>s. Quelquefois, fatiguée, el<strong>le</strong><br />
s’endormait au bord du chemin. Les paysans et <strong>le</strong>s serfs qui passaient<br />
avaient grand soin <strong>de</strong> ne pas l’éveil<strong>le</strong>r. La petite <strong>de</strong>moisel<strong>le</strong><br />
aux f<strong>le</strong>urs, comme ils avaient pris l’habitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> l’appe<strong>le</strong>r,<br />
était bonne p<strong>ou</strong>r eux ; el<strong>le</strong> <strong>le</strong>ur parlait d<strong>ou</strong>cement et ne<br />
s’amusait jamais à <strong>le</strong>s harce<strong>le</strong>r <strong>de</strong> t<strong>ou</strong>tes sortes <strong>de</strong> manières, à<br />
l’exemp<strong>le</strong> <strong>de</strong>s enfants <strong>de</strong>s seigneuries voisines. Un insecte s<strong>ou</strong>s<br />
l’herbe, un papillon sur une f<strong>le</strong>ur étaient p<strong>ou</strong>r Sibyl<strong>le</strong> un long<br />
sujet <strong>de</strong> ravissement.<br />
La religion n’existait pas p<strong>ou</strong>r Sibyl<strong>le</strong>. Qui lui en aurait parlé<br />
? Ce n’était pas dame Zabeau, qui ne croyait qu’au diab<strong>le</strong>,<br />
dont el<strong>le</strong> avait une crainte affreuse ; et <strong>le</strong>s rares fois que la fil<strong>le</strong>tte<br />
avait entendu prononcer <strong>le</strong> nom <strong>de</strong> Dieu, c’était t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs<br />
avec accompagnement <strong>de</strong>s épithètes <strong>le</strong>s plus grossières. Il en<br />
était résulté p<strong>ou</strong>r el<strong>le</strong> une impression vague, où Dieu lui faisait<br />
l’effet d’un fantôme immense, qui habitait extrêmement loin,<br />
sans d<strong>ou</strong>te, et dont on avait peur, t<strong>ou</strong>t en s’en moquant. Les<br />
moines auraient pu donner à l’enfant quelque éclaircissement à<br />
ce sujet, mais el<strong>le</strong> <strong>le</strong>s red<strong>ou</strong>tait et fuyait <strong>le</strong>ur approche.<br />
Cependant, t<strong>ou</strong>t en étant presque païenne, Sibyl<strong>le</strong> ne laissait<br />
pas <strong>de</strong> valoir mieux que beauc<strong>ou</strong>p <strong>de</strong> chrétiennes. Le cœur<br />
chez el<strong>le</strong> remplaçait la piété. Sans en avoir jamais été instruite,<br />
el<strong>le</strong> avait comme l’intuition <strong>de</strong> ce qui était juste. Quoique témoin<br />
<strong>de</strong>puis bien <strong>de</strong>s années <strong>de</strong>s scènes <strong>de</strong> vio<strong>le</strong>nce dont sa<br />
<strong>de</strong>meure était <strong>le</strong> théâtre, et sans que personne lui en eût révélé<br />
la turpitu<strong>de</strong>, el<strong>le</strong> en épr<strong>ou</strong>vait une horreur insurmontab<strong>le</strong>. Mais<br />
à qui s’adresser p<strong>ou</strong>r y remédier ? Dans la nature, ne voyait-el<strong>le</strong><br />
pas chaque j<strong>ou</strong>r se reproduire <strong>le</strong>s mêmes scènes ? Les forts ne<br />
l’emportaient-ils pas sur <strong>le</strong>s faib<strong>le</strong>s ? L’araignée mangeait la<br />
m<strong>ou</strong>che ; l’aig<strong>le</strong> fondait sur <strong>le</strong>s petits oiseaux ; <strong>le</strong> chat sur <strong>le</strong>s<br />
s<strong>ou</strong>ris ; l’homme puissant p<strong>ou</strong>vait donc bien dép<strong>ou</strong>il<strong>le</strong>r et<br />
– 9 –
mettre à nu <strong>le</strong> pauvre et <strong>le</strong> misérab<strong>le</strong>. Mais quel<strong>le</strong> était donc<br />
cette voix mystérieuse qui criait alors à la jeune fil<strong>le</strong> : « C’est infâme,<br />
c’est affreux ! »<br />
Sibyl<strong>le</strong> savait qu’el<strong>le</strong> était bel<strong>le</strong>, et p<strong>ou</strong>rtant nul ne <strong>le</strong> lui<br />
avait dit. El<strong>le</strong> avait vu que dans la nature, parmi <strong>le</strong>s f<strong>le</strong>urs, <strong>le</strong>s<br />
insectes et <strong>le</strong>s oiseaux, il y avait <strong>de</strong>s espèces plus éclatantes que<br />
d’autres ; qu’il se rencontrait <strong>de</strong>s papillons aux c<strong>ou</strong><strong>le</strong>urs chatoyantes,<br />
mais aussi <strong>de</strong> pauvres vers, n’inspirant qu’un sentiment<br />
<strong>de</strong> dégoût ; <strong>de</strong>s f<strong>le</strong>urs brillantes, cultivées avec soin, et<br />
d’autres écrasées avec mépris ; <strong>de</strong>s oiseaux que l’on protégeait<br />
et d’autres qu’on s’acharnait à détruire ; et <strong>le</strong> j<strong>ou</strong>r vint où<br />
l’enfant se <strong>de</strong>manda ce qui en était d’el<strong>le</strong>-même. Alors, inquiète<br />
et r<strong>ou</strong>gissante, el<strong>le</strong> alla se pencher au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> la s<strong>ou</strong>rce voisine<br />
et s’y regarda longtemps ; el<strong>le</strong> s’y vit tel<strong>le</strong> qu’el<strong>le</strong> était, <strong>le</strong> visage<br />
très pâ<strong>le</strong> et régulier, <strong>le</strong> regard d<strong>ou</strong>x et fier, d’abondants<br />
cheveux noirs ondulés et tordus sur la nuque en anneaux brillants.<br />
La jeune fil<strong>le</strong> eut un long s<strong>ou</strong>pir <strong>de</strong> joie et rentra songeuse<br />
au Châtelard, puis el<strong>le</strong> n’y pensa plus.<br />
À l’époque où commence ce récit, Sibyl<strong>le</strong> venait d’avoir dixsept<br />
ans. Sa vie s’éc<strong>ou</strong>lait triste et monotone entre <strong>le</strong>s murs du<br />
vieux castel, et ses illusions enfantines avaient <strong>le</strong>ntement fait<br />
place à <strong>de</strong>s réalités plus sévères.<br />
Par une bel<strong>le</strong> matinée <strong>de</strong> printemps, el<strong>le</strong> errait rêveuse<br />
dans la campagne. El<strong>le</strong> retenait d’une main <strong>le</strong>s plis trop longs <strong>de</strong><br />
sa robe, et <strong>de</strong> l’autre cueillait quelque f<strong>le</strong>ur prête à s’<strong>ou</strong>vrir.<br />
Longtemps el<strong>le</strong> suivit un sentier qui longeait <strong>le</strong> lac, puis<br />
s’engagea dans un vaste terrain marécageux qui occupait t<strong>ou</strong>te<br />
la prairie à l’Ouest du village. Quelques nénuphars aux vives<br />
c<strong>ou</strong><strong>le</strong>urs l’y avaient attirée. En ce moment, une famil<strong>le</strong> <strong>de</strong> serfs<br />
s’y occupait à c<strong>ou</strong>per <strong>le</strong>s joncs. Le père et la mère travaillaient<br />
activement, <strong>de</strong>ux petits enfants <strong>de</strong> trois à quatre ans <strong>le</strong>s regardaient<br />
faire. L’un d’eux s’empara <strong>de</strong> la faucil<strong>le</strong> d’un paysan pendant<br />
que celui-ci liait la récolte, et commença à s’en amuser.<br />
Malheureusement, l’autre ayant v<strong>ou</strong>lu la lui prendre, s’en b<strong>le</strong>ssa<br />
– 10 –
grièvement. Aux cris qu’ils p<strong>ou</strong>ssèrent, Sibyl<strong>le</strong> s’approcha et saisit<br />
<strong>le</strong> pauvre petit dans ses bras. Les parents acc<strong>ou</strong>rurent effrayés<br />
et essayèrent <strong>de</strong> <strong>le</strong> panser, mais ils manquaient <strong>de</strong>s<br />
choses nécessaires.<br />
Pendant qu’ils étaient ainsi occupés, un vieillard <strong>de</strong> haute<br />
tail<strong>le</strong> sortit d’une cabane située à peu <strong>de</strong> distance, à l’ombre <strong>de</strong><br />
quelques arbres, et s’avança vers <strong>le</strong> gr<strong>ou</strong>pe. Une barbe d’un<br />
blanc <strong>de</strong> neige lui <strong>de</strong>scendait jusqu’au bas <strong>de</strong> la poitrine ; s<strong>ou</strong>s<br />
ses s<strong>ou</strong>rcils rayonnaient <strong>de</strong> grands yeux gris, à l’expression un<br />
peu sauvage. Bien qu’il parut être déjà fort âgé, il marchait encore<br />
d’un pas assuré. Il vint au gr<strong>ou</strong>pe et aperçut la damoisel<strong>le</strong><br />
du Châtelard, essayant <strong>de</strong> ban<strong>de</strong>r la plaie <strong>de</strong> l’enfant. Il regarda<br />
un instant ce spectac<strong>le</strong> sans mot dire, puis posa sa main sur<br />
l’épau<strong>le</strong> <strong>de</strong> Sibyl<strong>le</strong> :<br />
– V<strong>ou</strong>s n’avez rien <strong>de</strong> ce qu’il faut p<strong>ou</strong>r soigner ce marmot,<br />
dit-il. J’ai un onguent qui guérit <strong>le</strong>s plaies ; venez jusqu’à mon<br />
logis, je v<strong>ou</strong>s en donnerai.<br />
La jeune fil<strong>le</strong>, et <strong>le</strong>s pauvres gens <strong>de</strong>rrière el<strong>le</strong>, <strong>le</strong> suivirent.<br />
La hutte, qui à l’extérieur avait l’air misérab<strong>le</strong>, offrait à<br />
l’intérieur un certain confort. Une étoffe brune, simp<strong>le</strong>ment<br />
cl<strong>ou</strong>ée sur <strong>le</strong>s planches mal jointes, empêchait l’air d’entrer et<br />
interceptait l’humidité. Sur une tab<strong>le</strong> grossièrement équarrie, se<br />
tr<strong>ou</strong>vait une pi<strong>le</strong> <strong>de</strong> manuscrits et un pot d’encre noire et<br />
épaisse. Après avoir soigné l’enfant, Sibyl<strong>le</strong> s’approcha avec curiosité<br />
<strong>de</strong> ces objets entièrement n<strong>ou</strong>veaux p<strong>ou</strong>r el<strong>le</strong>, et machina<strong>le</strong>ment<br />
saisit entre ses doigts une grosse plume d’oie taillée.<br />
Le vieillard fit sortir <strong>le</strong>s serfs, puis regarda en s<strong>ou</strong>riant la jeune<br />
fil<strong>le</strong> absorbée dans ses pensées :<br />
– Ne savez-v<strong>ou</strong>s pas à quoi cela sert, nob<strong>le</strong> damoisel<strong>le</strong> ?<br />
El<strong>le</strong> tressaillit, un peu honteuse, et ne répondit point.<br />
Le vieillard l’observait avec bienveillance.<br />
– 11 –
– V<strong>ou</strong><strong>le</strong>z-v<strong>ou</strong>s que je v<strong>ou</strong>s en montre l’emploi ?<br />
El<strong>le</strong> acquiesça d’un signe, s’assit à côté <strong>de</strong> son hôte sur un<br />
escabeau à trois pieds posé <strong>de</strong>vant la tab<strong>le</strong>, et regarda avec intérêt<br />
la manière dont il s’y prenait p<strong>ou</strong>r <strong>de</strong>ssiner <strong>le</strong>s uns à côté <strong>de</strong>s<br />
autres <strong>de</strong> petits caractères étranges à l’ai<strong>de</strong> <strong>de</strong>squels on p<strong>ou</strong>vait<br />
nommer ce qu’on v<strong>ou</strong>lait et s’entretenir même avec ceux dont<br />
on était séparé.<br />
– Voyez plutôt, dit <strong>le</strong> vieillard en interrompant son travail<br />
p<strong>ou</strong>r saisir un parchemin usé et jauni par <strong>le</strong> temps. Ceci a été<br />
écrit il y a bientôt mil<strong>le</strong> ans, par <strong>le</strong>s grands hommes <strong>de</strong> l’Église.<br />
C’est la Bib<strong>le</strong>, et non seu<strong>le</strong>ment moi, mais t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s hommes, jusqu’à<br />
la fin <strong>de</strong>s temps, p<strong>ou</strong>rront, en étudiant ces petits signes,<br />
apprendre à connaître et s’approprier <strong>le</strong> salut donné aux pécheurs.<br />
Sibyl<strong>le</strong> <strong>le</strong>va sur son maître improvisé un regard t<strong>ou</strong>t p<strong>le</strong>in<br />
d’une stupéfaction profon<strong>de</strong>.<br />
– C’est que je ne comprends pas très bien, dit-el<strong>le</strong> ; on ne<br />
m’a jamais parlé <strong>de</strong> cela. Chez mon père, je ne vois que dame<br />
Zabeau et <strong>le</strong>s gens d’armes ; mais dame Zabeau est si gron<strong>de</strong>use<br />
et <strong>le</strong>s gens d’armes sont si grossiers ! Il y a bien encore quelquefois<br />
<strong>le</strong>s moines, mais j’ai peur d’eux et je me sauve quand je <strong>le</strong>s<br />
aperçois. Ô messire ! croyez-v<strong>ou</strong>s que je p<strong>ou</strong>rrais apprendre à<br />
lire et à écrire comme v<strong>ou</strong>s ?<br />
– P<strong>ou</strong>rquoi pas ? Il ne s’agit que d’en prendre la peine. Je<br />
v<strong>ou</strong>s enseignerai cela, ma fil<strong>le</strong>, et v<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>rrez copier et lire<br />
avec moi <strong>le</strong> saint livre <strong>de</strong> Dieu dont je viens <strong>de</strong> v<strong>ou</strong>s par<strong>le</strong>r.<br />
Sibyl<strong>le</strong> resta un moment sans répondre. Une question se<br />
pressait sur ses lèvres, mais el<strong>le</strong> avait honte <strong>de</strong> la formu<strong>le</strong>r et <strong>de</strong><br />
paraître ignorer ce que l’étranger savait si bien. Enfin, el<strong>le</strong> se<br />
hasarda, et murmura presque à voix basse :<br />
– Je v<strong>ou</strong>drais savoir au juste qui est Dieu.<br />
– 12 –
Puis el<strong>le</strong> attendit. Comme il va se moquer <strong>de</strong> moi ! pensaitel<strong>le</strong>.<br />
Mais non, <strong>le</strong> vieillard n’eut pas <strong>le</strong> moindre s<strong>ou</strong>rire ; au contraire,<br />
quelque chose comme un étonnement d<strong>ou</strong>l<strong>ou</strong>reux passa<br />
sur son visage. Il hésita un instant :<br />
– Dieu, c’est quelqu’un <strong>de</strong> bon, <strong>de</strong> juste et <strong>de</strong> saint, quelqu’un<br />
qui hait l’injustice et qui veut que <strong>le</strong>s hommes puissants<br />
et forts soient bons et d<strong>ou</strong>x p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong>s faib<strong>le</strong>s, quelqu’un qui ne se<br />
plaît que là où règne la paix et l’am<strong>ou</strong>r.<br />
Sibyl<strong>le</strong> <strong>le</strong>va <strong>le</strong>ntement sur son compagnon ses beaux yeux<br />
humi<strong>de</strong>s <strong>de</strong> larmes, et murmura tristement :<br />
– Alors, il ne vient jamais au Châtelard.<br />
– Mais v<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>vez l’y inviter et l’y retenir.<br />
Sibyl<strong>le</strong> eut un cri d’effroi :<br />
– V<strong>ou</strong>s n’y pensez pas ! Et mon père ! Il ne <strong>le</strong> supporterait<br />
pas un instant.<br />
– Votre père serait impuissant à se défaire <strong>de</strong> cet hôte. Du<br />
moment que v<strong>ou</strong>s tiendrez à lui, il s’établira chez v<strong>ou</strong>s ; rien au<br />
mon<strong>de</strong> ne saurait l’en déloger. C’est un ami précieux. Il apporte<br />
<strong>le</strong> bonheur avec lui, mais en ret<strong>ou</strong>r il <strong>de</strong>man<strong>de</strong> quelques sacrifices…<br />
Voici la nuit qui vient, il faut rentrer chez v<strong>ou</strong>s, ma fil<strong>le</strong>.<br />
Réfléchissez à ce que v<strong>ou</strong>s avez appris auj<strong>ou</strong>rd’hui. Lorsque<br />
v<strong>ou</strong>s désirerez en connaître davantage, revenez me voir.<br />
– 13 –
III<br />
MESSIRE DE ROCHEFORT<br />
Sibyl<strong>le</strong> s’en revint t<strong>ou</strong>te rêveuse au Châtelard. Les paro<strong>le</strong>s<br />
<strong>de</strong> son n<strong>ou</strong>vel ami l’avaient remuée. Au seuil du château, el<strong>le</strong><br />
rencontra dame Zabeau. La revêche personne l’interpella suivant<br />
son habitu<strong>de</strong> :<br />
– Te voilà seu<strong>le</strong>ment ! Qu’as-tu fait t<strong>ou</strong>t l’après-midi à vaguer<br />
dans <strong>le</strong>s champs ? Est-ce l’affaire d’une damoisel<strong>le</strong> <strong>de</strong> s’en<br />
al<strong>le</strong>r ainsi bayer aux corneil<strong>le</strong>s quand il y a à c<strong>ou</strong>dre et à fi<strong>le</strong>r<br />
dans la maison ?<br />
Comme la remontrance n’en finissait pas, Sibyl<strong>le</strong><br />
s’impatienta :<br />
– Laissez-moi passer, dame Zabeau, fit-el<strong>le</strong> en l’écartant<br />
résolument.<br />
C’était la première fois que la jeune fil<strong>le</strong> en usait ainsi avec<br />
la mégère ; aussi cel<strong>le</strong>-ci fut-el<strong>le</strong> si stupéfaite, qu’el<strong>le</strong> resta<br />
b<strong>ou</strong>che béante, sans p<strong>ou</strong>voir revenir <strong>de</strong> son étonnement. Sibyl<strong>le</strong>,<br />
sans s’en inquiéter, monta au second étage du château,<br />
dans sa chambre, petite pièce dont une élégante <strong>de</strong> nos j<strong>ou</strong>rs ne<br />
se serait certes pas contentée.<br />
La fenêtre étroite et basse qui donnait sur <strong>le</strong> lac était percée<br />
dans un mur <strong>de</strong> cinq pieds d’épaisseur, et formait comme une<br />
– 14 –
espèce <strong>de</strong> cabinet plus clair que <strong>le</strong> reste <strong>de</strong> la chambre. C’est là<br />
que Sibyl<strong>le</strong>, assise sur un escabeau et son r<strong>ou</strong>et <strong>de</strong>vant el<strong>le</strong>, <strong>ou</strong>bliait<br />
<strong>de</strong> travail<strong>le</strong>r et se perdait dans ses rêves, jusqu’à ce que<br />
dame Zabeau, entrant bruyamment, la réveillât <strong>de</strong> sa voix aiguë<br />
et gron<strong>de</strong>use.<br />
Dans la chambre même, se tr<strong>ou</strong>vait une c<strong>ou</strong>chette, très<br />
étroite et très dure, avec une peau d’<strong>ou</strong>rs p<strong>ou</strong>r c<strong>ou</strong>verture. Une<br />
cruche d’eau et une gran<strong>de</strong> sébi<strong>le</strong> en bois complétaient<br />
l’ameub<strong>le</strong>ment. Rien <strong>de</strong> plus simp<strong>le</strong>, comme on voit. Mais acc<strong>ou</strong>tumée<br />
à cette simplicité <strong>de</strong>puis son enfance, Sibyl<strong>le</strong> ne désirait<br />
rien au-<strong>de</strong>là et ne songeait pas même qu’il y eût <strong>de</strong>s appartements<br />
plus beaux que <strong>le</strong> sien.<br />
Ce fut près <strong>de</strong> la croisée que la jeune fil<strong>le</strong> alla se réfugier, <strong>le</strong><br />
cœur t<strong>ou</strong>t p<strong>le</strong>in encore <strong>de</strong> ce qu’el<strong>le</strong> venait d’entendre. Le c<strong>ou</strong>cher<br />
du so<strong>le</strong>il était sp<strong>le</strong>ndi<strong>de</strong>, <strong>le</strong>s Alpes teintées d’or et <strong>de</strong> r<strong>ou</strong>ge<br />
se miraient dans <strong>le</strong> lac. De longs nuages d’un jaune orangé flottaient<br />
dans l’azur indécis. Quelques hiron<strong>de</strong>l<strong>le</strong>s rasaient en passant<br />
la surface <strong>de</strong> l’eau et <strong>le</strong>urs petits cris se mêlaient au chant<br />
lointain d’un pêcheur amarrant sa barque à la rive.<br />
Après avoir longtemps contemplé ce spectac<strong>le</strong>, la jeune fil<strong>le</strong><br />
jeta un c<strong>ou</strong>p d’œil <strong>de</strong>rrière el<strong>le</strong>, dans l’intérieur <strong>de</strong> la chambre,<br />
et frissonna. Les vieux murs étaient humi<strong>de</strong>s et sombres, un<br />
crépuscu<strong>le</strong> vague et terne enveloppait t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s objets. Sibyl<strong>le</strong> se<br />
t<strong>ou</strong>rna <strong>de</strong> n<strong>ou</strong>veau vers la fenêtre. El<strong>le</strong> avait peur <strong>de</strong> l’ombre, et<br />
là t<strong>ou</strong>t était lumière. Si Dieu habitait quelque part, c’était sans<br />
d<strong>ou</strong>te sur ces hauteurs rayonnantes ; comment p<strong>ou</strong>rrait-il consentir<br />
à entrer dans la <strong>de</strong>meure sinistre qu’el<strong>le</strong> habitait ? Le<br />
vieillard s’était certainement trompé…<br />
La nuit <strong>de</strong>scendait <strong>le</strong>ntement. Seu<strong>le</strong>s <strong>le</strong>s plus hautes cimes<br />
rayonnaient encore, pareil<strong>le</strong>s à <strong>de</strong>s diamants semés sur un manteau<br />
<strong>de</strong> turquoise. Enfin l’obscurité confondit t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s aspects,<br />
voila t<strong>ou</strong>tes <strong>le</strong>s c<strong>ou</strong><strong>le</strong>urs, tandis que dans <strong>le</strong> ciel assombri la lune<br />
glissait si<strong>le</strong>ncieusement, pareil<strong>le</strong> à une faucil<strong>le</strong> d’argent <strong>ou</strong>bliée<br />
là par quelque ange voyageur.<br />
– 15 –
Une voix ru<strong>de</strong> et légèrement enr<strong>ou</strong>ée répéta s<strong>ou</strong>dain à plusieurs<br />
reprises <strong>le</strong> nom <strong>de</strong> la jeune fil<strong>le</strong> et la fit tressaillir. C’était<br />
cel<strong>le</strong> <strong>de</strong> son père. El<strong>le</strong> se hâta <strong>de</strong> <strong>de</strong>scendre. Que v<strong>ou</strong>lait-il ? Il<br />
était rare qu’il l’appelât et qu’il eût besoin d’el<strong>le</strong>. Un grand bruit<br />
montait <strong>de</strong> la sal<strong>le</strong> d’en bas. On y buvait, on y chantait, en<br />
l’honneur <strong>de</strong> quelque étranger sans d<strong>ou</strong>te, arrivé subitement. Le<br />
cœur <strong>de</strong> Sibyl<strong>le</strong> battit avec vio<strong>le</strong>nce. Lorsqu’il y avait <strong>de</strong>s visiteurs<br />
au château, el<strong>le</strong> se cachait t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs, laissant dame Zabeau<br />
<strong>le</strong>s servir. El<strong>le</strong> avait en horreur <strong>le</strong> bruit et l’orgie ; mais ce soir<br />
son père commandait, il fallait obéir. El<strong>le</strong> p<strong>ou</strong>ssa la porte et entra.<br />
Une vive lueur remplissait la pièce, projetant <strong>de</strong>s ref<strong>le</strong>ts<br />
fantastiques sur <strong>le</strong>s vieux murs nus. El<strong>le</strong> était produite par la<br />
flamme du foyer, où rôtissait un énorme quartier <strong>de</strong> bœuf. Aut<strong>ou</strong>r<br />
du feu se tenaient, moitié assis, moitié c<strong>ou</strong>chés, <strong>le</strong>s<br />
hommes d’armes du Châtelard. Presque t<strong>ou</strong>s avaient au visage<br />
d’énormes balafres qui <strong>le</strong> sillonnaient d’une raie sanglante.<br />
Leurs yeux jetaient <strong>de</strong>s clartés fauves, <strong>le</strong>urs cheveux étaient en<br />
désordre.<br />
Dans un coin <strong>de</strong> la pièce, aut<strong>ou</strong>r d’une tab<strong>le</strong>, quatre personnages<br />
s’occupaient à vi<strong>de</strong>r d’un trait <strong>le</strong>s gobe<strong>le</strong>ts que dame<br />
Zabeau remplissait sans relâche. C’était d’abord <strong>le</strong> seigneur du<br />
Châtelard, Messire du Terraux ; excité par t<strong>ou</strong>t <strong>le</strong> vin qu’il avait<br />
absorbé, il parlait avec volubilité, d’une voix rauque. À côté <strong>de</strong><br />
lui, sa figure ron<strong>de</strong> t<strong>ou</strong>te enluminée, ses mains grass<strong>ou</strong>il<strong>le</strong>ttes<br />
croisées sur son ventre, éclatant parfois d’un petit rire bête qui<br />
résonnait comme un hoquet, était assis <strong>le</strong> prieur <strong>de</strong> l’Abbaye. Le<br />
troisième convive était encore un moine, l’âme damnée du c<strong>ou</strong>vent.<br />
Maigre, sec, <strong>le</strong> regard perçant, <strong>le</strong>s lèvres minces et serrées,<br />
la figure émaciée et taillée en lame <strong>de</strong> c<strong>ou</strong>teau, complètement<br />
imberbe, il avait quelque chose <strong>de</strong> démoniaque dans t<strong>ou</strong>te sa<br />
personne. C’était lui qui, rencontrant un j<strong>ou</strong>r sur un chemin<br />
sombre un pauvre c<strong>le</strong>rc, avait reçu cette salutation peu flatteuse,<br />
– 16 –
murmurée d’une voix tremblante et accompagnée d’un signe <strong>de</strong><br />
croix : Va<strong>de</strong> retro, Satanas.<br />
Le quatrième convive offrait un contraste frappant avec ses<br />
compagnons. Élégant, s<strong>ou</strong>p<strong>le</strong>, nerveux, unissant à l’allure du<br />
serpent cel<strong>le</strong> du chat, il observait t<strong>ou</strong>t ce qui se passait aut<strong>ou</strong>r <strong>de</strong><br />
lui, bien qu’ayant l’air <strong>de</strong> ne regar<strong>de</strong>r que son verre. Ses yeux<br />
gris-b<strong>le</strong>us, très grands et très beaux, étaient d’une mobilité effrayante,<br />
et son regard semblait ne p<strong>ou</strong>voir se fixer nul<strong>le</strong> part.<br />
C’était Vauthier, châtelain <strong>de</strong> Rochefort et <strong>de</strong>s Verrières, bâtard<br />
du comte L<strong>ou</strong>is <strong>de</strong> Neuchâtel. D’un caractère ambitieux et indépendant,<br />
il avait été durant plusieurs années en lutte avec <strong>le</strong><br />
comte Conrad <strong>de</strong> Frib<strong>ou</strong>rg, seigneur <strong>de</strong> Neuchâtel. Mais un traité<br />
venait d’être conclu entre eux, ce qui n’empêchait pas Vauthier<br />
<strong>de</strong> fabriquer <strong>de</strong>s actes faux, grâce auxquels il p<strong>ou</strong>rrait entrer<br />
en possession <strong>de</strong> tel <strong>ou</strong> tel fief, <strong>ou</strong> en faire don à quelque<br />
seigneur qu’il désirait avoir p<strong>ou</strong>r allié.<br />
Sibyl<strong>le</strong> s’approcha <strong>le</strong>ntement <strong>de</strong> la tab<strong>le</strong>, puis attendit que<br />
son père lui adressât la paro<strong>le</strong>. Sa silh<strong>ou</strong>ette se détachait en<br />
sombre sur <strong>le</strong> clair, qui faisait ressortir la grâce incomparab<strong>le</strong> <strong>de</strong><br />
sa tail<strong>le</strong>. Un peu pâ<strong>le</strong>, <strong>le</strong> regard à <strong>de</strong>mi baissé, el<strong>le</strong> semblait un<br />
être d’une espèce supérieure égaré dans ce triste milieu.<br />
Ce fut Vauthier qui <strong>le</strong> premier l’aperçut. Il laissa tomber<br />
sur la tab<strong>le</strong> un poing aussi dur que l’acier :<br />
– J’ai vu <strong>de</strong> bel<strong>le</strong>s fil<strong>le</strong>s dans ma vie, mais <strong>le</strong> diab<strong>le</strong><br />
m’emporte si j’en ai jamais rencontré <strong>de</strong> pareil<strong>le</strong> !<br />
Guillaume <strong>le</strong>va son verre à la hauteur <strong>de</strong> l’œil :<br />
– Verse-n<strong>ou</strong>s à boire, Sibyl<strong>le</strong>.<br />
El<strong>le</strong> s<strong>ou</strong><strong>le</strong>va avec peine la cruche p<strong>le</strong>ine <strong>de</strong> vin et remplit<br />
t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s gobe<strong>le</strong>ts vi<strong>de</strong>s. Le prieur la contemplait d’un air réj<strong>ou</strong>i :<br />
– Si j’étais un beau chevalier comme v<strong>ou</strong>s, Messire Vauthier,<br />
je sais bien ce que je ferais. Diriez-v<strong>ou</strong>s non, ma fil<strong>le</strong> ?<br />
– 17 –
Sibyl<strong>le</strong> regarda un instant la figure fine <strong>de</strong> Vauthier, plongea<br />
ses grands yeux noirs au fond du regard rusé du seigneur <strong>de</strong><br />
Rochefort et répondit tranquil<strong>le</strong>ment :<br />
– Je dirais non.<br />
Vauthier éclata <strong>de</strong> rire :<br />
– Il faudrait d’abord que dame Françoise ne m’attendît pas<br />
au château ; puis si la bel<strong>le</strong> enfant est un lis d<strong>ou</strong>blé d’un chardon…<br />
Du Terreaux appliqua à la tab<strong>le</strong> un c<strong>ou</strong>p <strong>de</strong> poing encore<br />
plus formidab<strong>le</strong> que celui <strong>de</strong> son convive :<br />
– Si je lui disais d’obéir, est-ce qu’el<strong>le</strong> n’obéirait pas ? Je<br />
v<strong>ou</strong>drais voir cela ! Sibyl<strong>le</strong>, tonna-t-il, voyant qu’el<strong>le</strong> cherchait à<br />
se retirer.<br />
Il était complètement ivre, et la pauvre enfant frissonna <strong>de</strong>s<br />
pieds à la tête. El<strong>le</strong> revint t<strong>ou</strong>te tremblante se placer <strong>de</strong>vant lui.<br />
– Tu vas <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r pardon au sire <strong>de</strong> Rochefort. S’il lui<br />
plaisait <strong>de</strong> t’emmener, je te donnerais t<strong>ou</strong>t <strong>de</strong> suite, entends-tu ?<br />
et il faudrait bien que tu obéisses.<br />
La jeune fil<strong>le</strong> se t<strong>ou</strong>rna du côté <strong>de</strong> Vauthier et <strong>le</strong> regarda un<br />
instant, ne sachant que lui dire, <strong>le</strong>s yeux remplis <strong>de</strong> larmes, <strong>le</strong>s<br />
j<strong>ou</strong>es emp<strong>ou</strong>rprées par l’humiliation et la crainte.<br />
– Te dépêcheras-tu, mil<strong>le</strong> tonnerres ? hurla son père, se <strong>le</strong>vant<br />
brusquement comme p<strong>ou</strong>r la frapper.<br />
Vauthier alors se plaça <strong>de</strong>vant el<strong>le</strong>, et s’inclinant avec une<br />
grâce t<strong>ou</strong>te cheva<strong>le</strong>resque, il dit en riant :<br />
– Calmez-v<strong>ou</strong>s, Messire Guillaume. À Dieu ne plaise que je<br />
sois si ru<strong>de</strong> avec <strong>le</strong>s dames. Ne p<strong>le</strong>urez pas, ma bel<strong>le</strong> enfant ; ceci<br />
n’est qu’une mauvaise plaisanterie et je ne pense point à v<strong>ou</strong>s<br />
emmener. Il n’y a pas besoin <strong>de</strong> me faire <strong>de</strong>s excuses ; v<strong>ou</strong>s avez<br />
– 18 –
été franche : j’aime cela, moi, peut-être parce que la franchise<br />
est une <strong>de</strong> mes moindres vertus, hi, hi, hi ! Qu’en dites-v<strong>ou</strong>s,<br />
mes pères… p<strong>ou</strong>r ce qui regar<strong>de</strong> <strong>le</strong> comte Conrad ? hi, hi, hi !<br />
Le prieur regarda la jeune fil<strong>le</strong> et mit un doigt sur ses<br />
lèvres. Guillaume laissa échapper un n<strong>ou</strong>veau juron :<br />
– El<strong>le</strong> n’aurait qu’à s’aviser <strong>de</strong> par<strong>le</strong>r ! Je la flanquerais<br />
dans <strong>le</strong>s <strong>ou</strong>bliettes. Tu entends, Sibyl<strong>le</strong>, tiens ta langue, <strong>ou</strong> il t’en<br />
cuira. Et maintenant, reste-là p<strong>ou</strong>r n<strong>ou</strong>s servir !<br />
T<strong>ou</strong>t ru<strong>de</strong> que fût du Terreaux, jamais encore il n’avait traité<br />
sa fil<strong>le</strong> <strong>de</strong> la sorte, et <strong>de</strong>vant <strong>de</strong>s étrangers surt<strong>ou</strong>t. Aussi<br />
avait-el<strong>le</strong> peine à retenir ses sanglots. El<strong>le</strong> remplit encore une<br />
fois <strong>le</strong>s verres <strong>de</strong>s convives, puis alla s’asseoir dans <strong>le</strong> coin <strong>le</strong><br />
plus reculé <strong>de</strong> la chambre.<br />
Les quatre personnages se rapprochèrent. Vauthier, légèrement<br />
penché en avant, la tête appuyée sur une main, l’autre<br />
posée sur la hanche, prit la paro<strong>le</strong> :<br />
– Il est sûr qu’on y risque sa peau, si on a <strong>le</strong> malheur d’être<br />
pris ; mais si on réussit, c’est une affaire superbe. Deman<strong>de</strong>z<br />
seu<strong>le</strong>ment à Messire Antoine Leschet, chanoine <strong>de</strong> Neuchâtel ; il<br />
a déjà imité <strong>le</strong>s <strong>le</strong>ttres et <strong>le</strong> langage <strong>de</strong>s vieil<strong>le</strong>s chartes. Le t<strong>ou</strong>t<br />
est maintenant <strong>de</strong> <strong>le</strong>s faire copier, mais je ne connais personne<br />
qui puisse imiter parfaitement <strong>le</strong>s <strong>le</strong>ttres.<br />
Les yeux <strong>de</strong> Guillaume et du prieur s’étaient portés sur <strong>le</strong><br />
moine, dont une sorte <strong>de</strong> rictus contractait <strong>le</strong>s lèvres, tandis que<br />
ses yeux luisaient d’une façon extraordinaire. Vauthier à son<br />
t<strong>ou</strong>r, fixant sur lui son regard <strong>de</strong> lynx, lui dit :<br />
– V<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>s en chargeriez, Jean Dacie <strong>de</strong> Morat ?<br />
– Cela dépend…<br />
– De quoi ?<br />
– 19 –
– Je travail<strong>le</strong> dans l’Abbaye à enluminer <strong>de</strong>s missels que <strong>le</strong><br />
prieur vend au <strong>de</strong>hors.<br />
– Eh bien ! <strong>le</strong> prieur v<strong>ou</strong>s autorisera à varier un peu vos occupations.<br />
N’est-ce pas, mon vieux ? continua <strong>le</strong> sire <strong>de</strong> Rochefort,<br />
en frappant <strong>de</strong> la main sur l’épau<strong>le</strong> du gros moine, qui grattait<br />
avec perp<strong>le</strong>xité son front comme p<strong>ou</strong>r en faire sortir une résolution<br />
:<br />
– M’est avis que c’est trop dangereux ; passe encore si on<br />
était sûr d’en tirer quelque avantage.<br />
– Cela v<strong>ou</strong>s rapportera t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs une barrique <strong>de</strong> vin vieux<br />
que Messire Guillaume sera trop heureux <strong>de</strong> v<strong>ou</strong>s donner en<br />
échange.<br />
Celui-ci répondit par un grognement affirmatif. Malgré<br />
t<strong>ou</strong>s ses efforts, appesanti qu’il était par l’ivresse, il avait peine à<br />
lutter contre la somno<strong>le</strong>nce qui <strong>le</strong> gagnait et à s<strong>ou</strong>tenir la conversation.<br />
Vauthier eut un s<strong>ou</strong>rire <strong>de</strong> dédain, et se t<strong>ou</strong>rnant vers<br />
ses <strong>de</strong>ux autres interlocuteurs :<br />
– Qu’il cuve son vin en paix ; à n<strong>ou</strong>s trois ! P<strong>ou</strong>r v<strong>ou</strong>s,<br />
d’abord, Messire <strong>le</strong> prieur, v<strong>ou</strong>s auriez grand besoin d’une pièce<br />
qui v<strong>ou</strong>s permît, ainsi qu’à ceux <strong>de</strong> B<strong>ou</strong>dry, <strong>de</strong> montrer <strong>le</strong>s <strong>de</strong>nts<br />
à mon très nob<strong>le</strong> c<strong>ou</strong>sin <strong>de</strong> Neuchâtel, et <strong>de</strong> résister à sa volonté<br />
arbitraire.<br />
Le prieur p<strong>ou</strong>ssa un grand s<strong>ou</strong>pir d’envie et do<strong>de</strong>lina <strong>de</strong> la<br />
tête en signe d’assentiment. Vauthier eut un rire significatif :<br />
– Messire Conrad ne se d<strong>ou</strong>te pas, lorsqu’il m’invite à sa<br />
tab<strong>le</strong>, <strong>de</strong>s petits ennuis que je lui prépare ; aussi, un beau j<strong>ou</strong>r,<br />
je me tr<strong>ou</strong>verai plus puissant que lui et je <strong>le</strong> chasserai <strong>de</strong> son<br />
comté. Croit-il que je puisse <strong>ou</strong>blier la mort <strong>de</strong> ma sœur Marguerite<br />
! El<strong>le</strong> était innocente, v<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> savez aussi bien que moi,<br />
père Cola, puisque n<strong>ou</strong>s avons fabriqué ensemb<strong>le</strong> l’acte par <strong>le</strong>quel<br />
el<strong>le</strong> me donnait son fief d’Usies. V<strong>ou</strong>s n’étiez pas si timi<strong>de</strong><br />
alors. Penser qu’el<strong>le</strong> n’a pas même été jugée en p<strong>le</strong>in air, dans<br />
– 20 –
l’assemblée publique, comme <strong>le</strong> veut la loi, mais en chambre !<br />
C’est une injustice ; tu me paieras cela, Conrad <strong>de</strong> Neuchâtel !<br />
Les b<strong>ou</strong>rgeois du Val-<strong>de</strong>-Travers m’ont déjà donné un bon<br />
bœuf, l’an <strong>de</strong>rnier, p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong>s bel<strong>le</strong>s franchises que je <strong>le</strong>ur ai fabriquées<br />
et auxquel<strong>le</strong>s ils croient comme si el<strong>le</strong>s venaient du comte<br />
Rollin <strong>ou</strong> <strong>de</strong> mon père. Et <strong>le</strong>s gens <strong>de</strong> B<strong>ou</strong>dry, donc ! auxquels je<br />
viens d’octroyer <strong>de</strong> la même manière <strong>de</strong> grands privilèges, et<br />
ceux <strong>de</strong> Neuchâtel, qui ont fait alliance avec Berne, grâce aux libertés<br />
fausses que je <strong>le</strong>ur ai données, sans qu’ils y aient rien vu<br />
que <strong>de</strong> fort honnête ! N<strong>ou</strong>s sommes bientôt <strong>le</strong>s maîtres du pays,<br />
ce serait folie que <strong>de</strong> s’arrêter. Messieurs <strong>de</strong> Berne sont contre<br />
Conrad, qui ne peut même pas arriver à voir <strong>le</strong>s franchises qui<br />
témoignent contre lui…<br />
– À boire, Sibyl<strong>le</strong>, interrompit Guillaume en grommelant,<br />
et juste assez réveillé p<strong>ou</strong>r voir que son verre était vi<strong>de</strong>.<br />
La jeune fil<strong>le</strong> s’était endormie <strong>de</strong> fatigue. El<strong>le</strong> se réveilla en<br />
sursaut, et ses grands yeux encore t<strong>ou</strong>t p<strong>le</strong>ins <strong>de</strong> sommeil, el<strong>le</strong><br />
s’approcha <strong>de</strong> la tab<strong>le</strong> et saisit la cruche. Mais Vauthier la lui<br />
prit <strong>de</strong>s mains et lui dit à <strong>de</strong>mi-voix :<br />
– Laissez-moi faire cela, ma bel<strong>le</strong> enfant, et retirez-v<strong>ou</strong>s. Il<br />
est mieux p<strong>ou</strong>r n<strong>ou</strong>s et p<strong>ou</strong>r v<strong>ou</strong>s que nos petits arrangements<br />
n’arrivent pas à vos oreil<strong>le</strong>s.<br />
El<strong>le</strong> ne se <strong>le</strong> fit pas dire <strong>de</strong>ux fois, et p<strong>ou</strong>ssant un s<strong>ou</strong>pir <strong>de</strong><br />
s<strong>ou</strong>lagement, s’élança <strong>de</strong>hors. Guillaume, après avoir avalé <strong>le</strong><br />
contenu <strong>de</strong> son verre, se rendormait déjà. Vauthier reprit la paro<strong>le</strong><br />
:<br />
– J’ai fait <strong>de</strong> n<strong>ou</strong>veaux sceaux, voyez seu<strong>le</strong>ment : il est impossib<strong>le</strong><br />
qu’on ne s’y trompe pas.<br />
Et il tira <strong>de</strong> sa manche un cachet imitant à la perfection celui<br />
du comte L<strong>ou</strong>is et <strong>de</strong> ses ancêtres :<br />
– Avec cela n<strong>ou</strong>s sommes sûrs d’embarrasser fort Messire<br />
Conrad lorsqu’il v<strong>ou</strong>dra contester <strong>le</strong>s parchemins ; puis j’ai en-<br />
– 21 –
core d’autres seings qui p<strong>ou</strong>rront servir à l’occasion. Il ne n<strong>ou</strong>s<br />
manque plus que votre consentement, Jean Dacie ; v<strong>ou</strong>s seul<br />
êtes assez habi<strong>le</strong> p<strong>ou</strong>r bien contrefaire <strong>le</strong>s actes quant à ce qui<br />
est <strong>de</strong> la forme <strong>de</strong> l’écriture. P<strong>ou</strong>r <strong>le</strong> contenu messire Leschet et<br />
moi en avons déjà réglé la teneur.<br />
Le prieur se laissa convaincre :<br />
– Je vois bien qu’il n’y a pas grand’chose à risquer, dit-il<br />
enfin. C’est l’affaire <strong>de</strong> Jean, s’il aime mieux cela que ses missels<br />
!<br />
Vauthier se <strong>le</strong>va :<br />
– L’affaire est conclue ; je reviendrai au premier j<strong>ou</strong>r. Holà<br />
! Messire Guillaume, réveil<strong>le</strong>z-v<strong>ou</strong>s, qu’on prépare mon cheval<br />
!<br />
Et il frappa vio<strong>le</strong>mment <strong>le</strong> dos <strong>de</strong> son hôte. Celui-ci se <strong>le</strong>va<br />
et suivit en titubant <strong>le</strong>s trois hommes hors <strong>de</strong> la sal<strong>le</strong>.<br />
– 22 –
IV<br />
LE CHATELARD DE BEVAIX<br />
Non loin du Châtelard, près d’un ruisseau peuplé<br />
d’écrevisses qui se jette dans <strong>le</strong> lac à la tui<strong>le</strong>rie <strong>de</strong> Bevaix, se<br />
tr<strong>ou</strong>vait une misérab<strong>le</strong> cahute ; quelques troncs d’arbres mal<br />
étayés tenaient lieu <strong>de</strong> murs ; <strong>de</strong>s feuil<strong>le</strong>s sèches et <strong>de</strong> la m<strong>ou</strong>sse<br />
en garnissaient <strong>le</strong>s interstices ; une <strong>ou</strong>verture assez large, pratiquée<br />
dans la face sud, servait à la fois <strong>de</strong> porte et <strong>de</strong> cheminée ;<br />
un grand tr<strong>ou</strong> ova<strong>le</strong>, percé dans la cloison opposée et fermé par<br />
un morceau <strong>de</strong> papier huilé, représentait la fenêtre. L’intérieur<br />
<strong>de</strong> la cabane offrait un aspect bizarre : <strong>de</strong>s herbages <strong>de</strong> t<strong>ou</strong>te espèce<br />
étaient accrochés aux parois ; un vaste chaudron boiteux<br />
occupait <strong>le</strong> foyer, auprès duquel un chat noir était c<strong>ou</strong>ché ; une<br />
tab<strong>le</strong> faite d’une planche appuyée sur <strong>de</strong>ux blocs <strong>de</strong> sapins, <strong>de</strong>ux<br />
bancs <strong>de</strong> bois, quelques feuil<strong>le</strong>s sèches soigneusement rassemblées<br />
dans un coin et servant <strong>de</strong> lit, complétaient ce pauvre<br />
ameub<strong>le</strong>ment.<br />
La propriétaire <strong>de</strong> cette masure se nommait la Clau<strong>de</strong>tte et<br />
<strong>le</strong>s gens <strong>de</strong>s environs l’appelaient plus fréquemment « la sorcière<br />
».<br />
La pauvre créature passait en effet p<strong>ou</strong>r tel<strong>le</strong>, et plusieurs<br />
fois <strong>de</strong>s menaces terrib<strong>le</strong>s avaient été proférées contre el<strong>le</strong> ; il<br />
faut av<strong>ou</strong>er que son extérieur et sa façon <strong>de</strong> vivre lui en donnaient<br />
un peu l’apparence. Et puis la Clau<strong>de</strong>tte était lai<strong>de</strong>. D’une<br />
– 23 –
tail<strong>le</strong> plus qu’exiguë et jetée <strong>de</strong> côté par suite d’un déboîtement<br />
<strong>de</strong> la hanche, chaque pas qu’el<strong>le</strong> faisait imprimait à son corps<br />
une contorsion pénib<strong>le</strong>. Le teint flétri, <strong>de</strong> petits yeux chassieux<br />
t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs p<strong>le</strong>ins <strong>de</strong> larmes, <strong>le</strong> nez tordu et fort long, la b<strong>ou</strong>che<br />
aux coins abaissés, s’<strong>ou</strong>vrant jusqu’aux oreil<strong>le</strong>s écartées <strong>de</strong> la<br />
tête comme <strong>de</strong>s ai<strong>le</strong>s <strong>de</strong> chauve-s<strong>ou</strong>ris, <strong>le</strong>s cheveux rares, sa<strong>le</strong>s<br />
et gras, <strong>le</strong>s vêtements sordi<strong>de</strong>s, <strong>le</strong>s mains osseuses et gran<strong>de</strong>s,<br />
<strong>de</strong>s pieds énormes qu’el<strong>le</strong> traînait pénib<strong>le</strong>ment : tel<strong>le</strong> était la<br />
Clau<strong>de</strong>tte.<br />
Mais el<strong>le</strong> était bonne, bonne à la façon du chien qui lèche la<br />
main qui <strong>le</strong> frappe et sauve celui qui l’a injustement fustigé. Plus<br />
d’une fois, ceux qui l’avaient <strong>le</strong> plus injuriée étaient venus en cachette<br />
lui <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r <strong>de</strong>s remè<strong>de</strong>s p<strong>ou</strong>r eux <strong>ou</strong> <strong>le</strong>ur bétail. La<br />
sorcière ne refusait jamais <strong>de</strong> <strong>le</strong>s ai<strong>de</strong>r. C’est qu’el<strong>le</strong> savait beauc<strong>ou</strong>p<br />
<strong>de</strong> choses, la Clau<strong>de</strong>tte : el<strong>le</strong> connaissait <strong>le</strong>s vertus <strong>de</strong>s<br />
plantes, et chaque j<strong>ou</strong>r on la voyait partir, un gros bâton à la<br />
main, sans s<strong>ou</strong>liers, ses jupes re<strong>le</strong>vées jusqu’à mi-jambes, p<strong>ou</strong>r<br />
al<strong>le</strong>r chercher sur la montagne <strong>le</strong>s simp<strong>le</strong>s dont el<strong>le</strong> avait besoin.<br />
Pendant son absence, <strong>le</strong> chat noir gardait la cahute et personne<br />
n’osait y pénétrer. « C’est <strong>le</strong> diab<strong>le</strong> », disaient <strong>le</strong>s passants,<br />
en se signant, lorsqu’ils voyaient par la porte entr’<strong>ou</strong>verte<br />
<strong>de</strong>ux escarb<strong>ou</strong>c<strong>le</strong>s bril<strong>le</strong>r dans l’obscurité.<br />
La Clau<strong>de</strong>tte ne vivait pas seu<strong>le</strong> : el<strong>le</strong> avait un fils, Simonnot,<br />
« <strong>le</strong> simp<strong>le</strong>t », comme on l’appelait. C’était un long gaillard<br />
efflanqué, dont la figure ne montrait aucune lueur<br />
d’intelligence. Simonnot était l’ido<strong>le</strong> <strong>de</strong> sa mère. P<strong>ou</strong>rvu qu’il fût<br />
bien n<strong>ou</strong>rri et qu’il eût l’air content, la pauvre femme était heureuse.<br />
Jamais l’idiot ne sortait seul. Part<strong>ou</strong>t l’ombre protectrice<br />
<strong>de</strong> sa mère <strong>le</strong> suivait, quoique, à vrai dire, <strong>le</strong> suivre fût une tâche<br />
pénib<strong>le</strong>. Parfois il faisait <strong>de</strong> gran<strong>de</strong>s enjambées, sans éc<strong>ou</strong>ter la<br />
voix p<strong>le</strong>urante et cassée <strong>de</strong> la Clau<strong>de</strong>tte qui l’appelait. Alors el<strong>le</strong><br />
hâtait <strong>le</strong> pas, et son étrange allure excitait l’hilarité <strong>de</strong>s passants,<br />
qui criaient : « Sus, sus à la sorcière ! el<strong>le</strong> va tr<strong>ou</strong>ver son mari,<br />
Messire Satan. »<br />
– 24 –
La pauvre créature ne répondait jamais à l’injure, mais il ne<br />
fallait pas t<strong>ou</strong>cher à son fils.<br />
Le <strong>le</strong>n<strong>de</strong>main du j<strong>ou</strong>r où Vauthier avait passé la soirée au<br />
Châtelard, Sibyl<strong>le</strong>, qui était restée t<strong>ou</strong>te la matinée à rêver dans<br />
sa chambre, tremblant encore au s<strong>ou</strong>venir <strong>de</strong> la veil<strong>le</strong>, se glissa<br />
d<strong>ou</strong>cement <strong>de</strong>hors, et se rendit chez <strong>le</strong> père Anselme.<br />
Le vieillard n’était pas seul. On entendait sa paro<strong>le</strong> grave, à<br />
laquel<strong>le</strong> répondait une petite voix cassée. Sibyl<strong>le</strong>, après avoir<br />
hésité un instant, p<strong>ou</strong>ssa la porte, mais s’arrêta sur <strong>le</strong> seuil, et<br />
ne put réprimer un m<strong>ou</strong>vement <strong>de</strong> répulsion en reconnaissant<br />
la Clau<strong>de</strong>tte. Le père Anselme s’en aperçut :<br />
– Ah ! v<strong>ou</strong>s voilà, nob<strong>le</strong> damoisel<strong>le</strong> ; pardonnez-moi, je ne<br />
v<strong>ou</strong>s attendais pas si tôt ! – Avez-v<strong>ou</strong>s encore quelque chose à<br />
me dire, Clau<strong>de</strong>tte ? Tenez, portez cela à Simonnot.<br />
Et il lui mit dans la main une poignée <strong>de</strong> petites poires sauvages<br />
provenant d’un jeune arbre planté à côté <strong>de</strong> la cabane. La<br />
vieil<strong>le</strong> femme eut un s<strong>ou</strong>rire :<br />
– Que notre bonne dame la vierge Marie v<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> ren<strong>de</strong>,<br />
père Anselme, murmura-t-el<strong>le</strong>, en s’éloignant clopin-clopant.<br />
Sans même attendre qu’el<strong>le</strong> fût <strong>de</strong>hors, Sibyl<strong>le</strong> s’écria d’un<br />
ton méprisant :<br />
– Ah ! mon père, comment p<strong>ou</strong>vez-v<strong>ou</strong>s par<strong>le</strong>r à cette créature<br />
et la recevoir dans votre logis ? Ne savez-v<strong>ou</strong>s donc pas<br />
qu’el<strong>le</strong> exerce t<strong>ou</strong>tes sortes <strong>de</strong> maléfices avec l’ai<strong>de</strong> <strong>de</strong> son compère<br />
Satan ? C’est à cause <strong>de</strong> cela que Simonnot est sans intelligence<br />
; on <strong>le</strong>s brû<strong>le</strong>ra un beau j<strong>ou</strong>r ensemb<strong>le</strong>.<br />
Le vieillard fit un geste d’horreur :<br />
– Taisez-v<strong>ou</strong>s ! dit-il vivement ; ceux qu’il faudrait brû<strong>le</strong>r,<br />
ce sont <strong>le</strong>s orgueil<strong>le</strong>ux qui portent <strong>de</strong> pareils jugements sur <strong>de</strong><br />
pauvres innocents.<br />
– 25 –
La jeune fil<strong>le</strong> r<strong>ou</strong>git. Il p<strong>ou</strong>rsuivit d’un ton plus d<strong>ou</strong>x :<br />
– Je sais bien que ce n’est pas <strong>de</strong> votre faute si v<strong>ou</strong>s considérez<br />
<strong>le</strong>s choses <strong>de</strong> la sorte. Où auriez-v<strong>ou</strong>s appris à <strong>le</strong>s voir autrement,<br />
mon enfant ? La Clau<strong>de</strong>tte est meil<strong>le</strong>ure que v<strong>ou</strong>s et<br />
moi ; el<strong>le</strong> s<strong>ou</strong>ffre en si<strong>le</strong>nce, ne rend pas <strong>le</strong> mal p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong> mal et ne<br />
cause <strong>le</strong> malheur <strong>de</strong> qui que ce soit. S’il arrive du dommage à<br />
ceux qui la tracassent, c’est que Dieu <strong>le</strong>s punit <strong>de</strong> <strong>le</strong>ur méchanceté<br />
envers el<strong>le</strong>.<br />
Sibyl<strong>le</strong> ne paraissait pas convaincue.<br />
– V<strong>ou</strong>s ne croyez pas ce que je v<strong>ou</strong>s dis, ma fil<strong>le</strong> ?<br />
– La Clau<strong>de</strong>tte est trop lai<strong>de</strong> p<strong>ou</strong>r être autre chose qu’une<br />
sorcière.<br />
– La Clau<strong>de</strong>tte est une créature comme v<strong>ou</strong>s et moi. Si el<strong>le</strong><br />
est boiteuse et contrefaite, ce n’est pas sa faute, pas plus que<br />
v<strong>ou</strong>s n’avez fait quelque chose p<strong>ou</strong>r être mince et droite. Oh !<br />
croyez-moi, il faut plaindre la Clau<strong>de</strong>tte. Moi, je fais plus, je la<br />
respecte.<br />
La jeune fil<strong>le</strong> <strong>de</strong>venait pensive. Ce langage était si n<strong>ou</strong>veau<br />
p<strong>ou</strong>r el<strong>le</strong>.<br />
– Dites-moi maintenant, reprit <strong>le</strong> vieillard, si v<strong>ou</strong>s avez réfléchi<br />
à notre conversation d’hier et quel<strong>le</strong> réponse v<strong>ou</strong>s<br />
m’apportez.<br />
Les yeux <strong>de</strong> Sibyl<strong>le</strong> se remplirent <strong>de</strong> larmes :<br />
– Hélas ! mon père, il est t<strong>ou</strong>t à fait impossib<strong>le</strong> d’introduire<br />
qui que ce soit au Châtelard ; mais si v<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z bien<br />
m’apprendre à lire et à écrire, je serais heureuse.<br />
Un bon s<strong>ou</strong>rire éclaira la face du père Anselme, mais sa<br />
voix était extrêmement grave, lorsque, regardant sa jeune amie,<br />
il lui dit :<br />
– 26 –
– Mon enfant, il n’est pas permis <strong>de</strong> v<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> laisser plus<br />
longtemps ignorer : Dieu n’est pas ce que v<strong>ou</strong>s pensez. V<strong>ou</strong>s en<br />
faites un être matériel et borné ; il est spirituel et infini. Votre<br />
père ne peut empêcher <strong>le</strong> so<strong>le</strong>il <strong>de</strong> dar<strong>de</strong>r ses rayons sur <strong>le</strong> Châtelard,<br />
et même il ne peut empêcher Dieu d’entrer chez v<strong>ou</strong>s, <strong>ou</strong>,<br />
p<strong>ou</strong>r me faire mieux comprendre, si Messire du Terreaux fermait<br />
son château, qu’il <strong>le</strong>vât <strong>le</strong> pont-<strong>le</strong>vis, qu’il b<strong>ou</strong>chât hermétiquement<br />
<strong>le</strong>s fenêtres, p<strong>ou</strong>rrait-il empêcher votre pensée<br />
d’errer à son gré dans t<strong>ou</strong>te la maison ? Eh bien, Dieu est ainsi ;<br />
éc<strong>ou</strong>tez plutôt.<br />
Et prenant <strong>le</strong> vieux manuscrit qui occupait la place<br />
d’honneur sur sa tab<strong>le</strong>, il lut quelques paro<strong>le</strong>s en latin et <strong>le</strong>s traduisit<br />
en français. Sibyl<strong>le</strong> prêtait une oreil<strong>le</strong> attentive :<br />
– Qui a dit cela, père Anselme ?<br />
– Le Fils <strong>de</strong> Dieu, Jésus-Christ, <strong>le</strong> Sauveur, du mon<strong>de</strong>.<br />
Alors, <strong>de</strong> sa paro<strong>le</strong> claire, expressive, <strong>le</strong> vieillard lui raconta<br />
en quelques mots l’histoire <strong>de</strong> la création, cel<strong>le</strong> <strong>de</strong> la chute et <strong>de</strong><br />
la ré<strong>de</strong>mption. Lorsqu’il eut fini, Sibyl<strong>le</strong>, très émue, s’écria :<br />
– Que c’est beau ! Et t<strong>ou</strong>t cela se tr<strong>ou</strong>ve dans ce parchemin<br />
?<br />
– Oui, et bien d’autres gran<strong>de</strong>s choses encore, que bientôt<br />
v<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>rrez lire v<strong>ou</strong>s-même. Mais p<strong>ou</strong>r cela, il faudra aussi<br />
apprendre <strong>le</strong> latin. Êtes-v<strong>ou</strong>s sûre d’avoir assez <strong>de</strong> persévérance<br />
?<br />
– Oh ! v<strong>ou</strong>s verrez comme je travail<strong>le</strong>rai…<br />
L’après-midi s’avançait. Sibyl<strong>le</strong> se <strong>le</strong>va et fit quelques pas<br />
p<strong>ou</strong>r sortir, puis s<strong>ou</strong>dain, se ret<strong>ou</strong>rnant :<br />
– Père Anselme !<br />
– Qu’y a-t-il ?<br />
– 27 –
– Oh ! je v<strong>ou</strong>lais seu<strong>le</strong>ment v<strong>ou</strong>s dire qu’à l’avenir je serai<br />
bonne p<strong>ou</strong>r la Clau<strong>de</strong>tte.<br />
Et, avec un s<strong>ou</strong>rire, el<strong>le</strong> referma la porte <strong>de</strong>rrière el<strong>le</strong>.<br />
Le ciel était l<strong>ou</strong>rd et sombre. De gros nuages noirs <strong>le</strong> parc<strong>ou</strong>raient<br />
tels que <strong>de</strong>s escadrons lancés au galop à la rencontre<br />
d’un ennemi invisib<strong>le</strong>. Quelques m<strong>ou</strong>ettes volaient en criant sur<br />
<strong>le</strong>s flots vert-foncé du lac ; un vol <strong>de</strong> corbeaux passait en croassant,<br />
et, dans <strong>le</strong>s marais, <strong>le</strong>s gren<strong>ou</strong>il<strong>le</strong>s et <strong>le</strong>s crapauds faisaient<br />
entendre <strong>le</strong>ur cri monotone. C’était triste ; mais à l’horizon, bien<br />
loin, un rayon <strong>de</strong> so<strong>le</strong>il perçait <strong>le</strong>s nuages, mettant un fi<strong>le</strong>t d’or<br />
au ciel gris ; sans d<strong>ou</strong>te on aurait <strong>de</strong> l’orage. Et Sibyl<strong>le</strong> sentait<br />
que, p<strong>ou</strong>r el<strong>le</strong> aussi, la tempête allait venir, que la voie où el<strong>le</strong><br />
s’engageait ne serait pas une voie <strong>de</strong> tranquillité et <strong>de</strong> bonheur,<br />
qu’un moment arriverait où sa vie irait à l’encontre <strong>de</strong> cel<strong>le</strong> <strong>de</strong><br />
son père, et alors !… Mais, comme dans la nature assombrie, il y<br />
avait dans l’âme <strong>de</strong> la jeune fil<strong>le</strong> un rayon cé<strong>le</strong>ste.<br />
Près du Châtelard, el<strong>le</strong> aperçut, à quelques pas <strong>de</strong>vant el<strong>le</strong>,<br />
Simonnot qui marchait en marmottant <strong>de</strong>s paro<strong>le</strong>s bizarres. Au<br />
même instant, la Clau<strong>de</strong>tte lui apparut, se dressant au milieu<br />
<strong>de</strong>s hautes herbes. El<strong>le</strong> red<strong>ou</strong>tait <strong>le</strong>s gens du Châtelard et <strong>le</strong><br />
simp<strong>le</strong>t se tr<strong>ou</strong>vait sur <strong>le</strong> chemin <strong>de</strong> la jeune châtelaine : la<br />
Clau<strong>de</strong>tte s’élança à la p<strong>ou</strong>rsuite <strong>de</strong> Simonnot, mais Sibyl<strong>le</strong><br />
l’arrêta :<br />
– Bonsoir, Clau<strong>de</strong>tte !<br />
Ainsi interpellée, Clau<strong>de</strong>tte s’arrêta surprise. D’une voix<br />
très d<strong>ou</strong>ce, Sibyl<strong>le</strong> répéta :<br />
– Bonsoir Clau<strong>de</strong>tte. Que faites-v<strong>ou</strong>s là ?<br />
– Ce que je fais t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs, nob<strong>le</strong> damoisel<strong>le</strong> ; je c<strong>ou</strong>rs après<br />
mon garçon, p<strong>ou</strong>r qu’il ne lui arrive pas <strong>de</strong> mal, et j’allais lui<br />
dire <strong>de</strong> s’ôter <strong>de</strong> votre chemin.<br />
– 28 –
– Le chemin est assez large p<strong>ou</strong>r <strong>de</strong>ux, Clau<strong>de</strong>tte. Laissez<br />
Simonnot en paix.<br />
La vieil<strong>le</strong> femme joignit <strong>le</strong>s mains :<br />
– Dieu me pardonne ! La damoisel<strong>le</strong> du Châtelard me par<strong>le</strong><br />
comme à une chrétienne, comme <strong>le</strong> père Anselme ! C’est lui <strong>le</strong><br />
premier qui, <strong>de</strong>puis bien longtemps, m’a adressé <strong>de</strong> bonnes paro<strong>le</strong>s.<br />
Je ne fais p<strong>ou</strong>rtant <strong>de</strong> tort à personne. Quand <strong>le</strong>s tr<strong>ou</strong>peaux<br />
sont mala<strong>de</strong>s, on dit que c’est moi qui <strong>le</strong>ur jette un sort,<br />
et quand je <strong>le</strong>s guéris, on ne manque pas <strong>de</strong> m’accuser <strong>de</strong> sortilège<br />
!…<br />
Sibyl<strong>le</strong> se sentait prise d’une profon<strong>de</strong> pitié p<strong>ou</strong>r cette infortunée,<br />
qui ne rencontrait aut<strong>ou</strong>r d’el<strong>le</strong> qu’insulte et mépris.<br />
La Clau<strong>de</strong>tte continua tristement :<br />
– À moi, on peut me dire ce qu’on veut, peu m’importe !<br />
mais ils frappent mon Simonnot, ils sont t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs après lui à <strong>le</strong><br />
t<strong>ou</strong>rmenter, jusqu’à ce que <strong>le</strong> pauvre simp<strong>le</strong>t se fâche et se ret<strong>ou</strong>rne<br />
contre eux. Alors, on dit qu’il est méchant, qu’il est possédé<br />
d’un mauvais esprit, qu’il faudrait <strong>le</strong> brû<strong>le</strong>r avec moi…<br />
Et la vieil<strong>le</strong> se mit à p<strong>le</strong>urer. Le simp<strong>le</strong>t, voyant que sa mère<br />
p<strong>le</strong>urait, se rapprocha d’un air presque menaçant. Sibyl<strong>le</strong> <strong>le</strong> regarda<br />
avec d<strong>ou</strong>ceur :<br />
– Bonsoir, Simonnot.<br />
Il répondit par un grognement et passa sa large main sur <strong>le</strong><br />
visage <strong>de</strong> la Clau<strong>de</strong>tte, comme p<strong>ou</strong>r en essuyer <strong>le</strong>s larmes, puis<br />
la prenant par <strong>le</strong> bras, essaya <strong>de</strong> l’entraîner. El<strong>le</strong> se laissa faire :<br />
– Il faut bien que j’ail<strong>le</strong> avec lui, <strong>le</strong> cher innocent ; il n’a que<br />
moi au mon<strong>de</strong> !<br />
Sibyl<strong>le</strong> se dirigea vers <strong>le</strong> Châtelard ; sur <strong>le</strong> seuil, son père<br />
l’accueillit avec un gros rire :<br />
– 29 –
– Dis donc, Sibyl<strong>le</strong>, qu’avais-tu à causer là-bas avec ce suppôt<br />
<strong>de</strong> Satan ? T’apprendrait-el<strong>le</strong> ses sortilèges ?<br />
La jeune fil<strong>le</strong> s’arma <strong>de</strong> t<strong>ou</strong>t son c<strong>ou</strong>rage :<br />
– Mais, je v<strong>ou</strong>s assure, mon père, que la Clau<strong>de</strong>tte n’est pas<br />
une sorcière ; au contraire, el<strong>le</strong> est très bonne.<br />
Il fronça <strong>le</strong> s<strong>ou</strong>rcil :<br />
– Où diab<strong>le</strong> as-tu péché ces balivernes ? Prends gar<strong>de</strong> que<br />
cette créature ne t’entortil<strong>le</strong> !… Ah ! j’allais <strong>ou</strong>blier : Messire<br />
Vauthier <strong>de</strong> Rochefort m’a <strong>de</strong>mandé <strong>de</strong> te laisser passer<br />
quelques j<strong>ou</strong>rs chez lui, il a une fil<strong>le</strong> <strong>de</strong> ton âge ; il est bon que tu<br />
voies un peu <strong>de</strong> mon<strong>de</strong>, tu partiras avec lui la première fois qu’il<br />
viendra au Châtelard.<br />
Le cœur <strong>de</strong> Sibyl<strong>le</strong> se serra : Messire Vauthier, malgré son<br />
air aimab<strong>le</strong> et c<strong>ou</strong>rtois, lui faisait peur ; el<strong>le</strong> espérait que <strong>le</strong> seigneur<br />
<strong>de</strong> Rochefort ne reviendrait pas <strong>de</strong> sitôt et qu’el<strong>le</strong> p<strong>ou</strong>rrait<br />
ret<strong>ou</strong>rner plusieurs fois encore chez <strong>le</strong> père Anselme.<br />
El<strong>le</strong> y alla, en effet, chaque j<strong>ou</strong>r, et la bonne semence déposée<br />
en son âme par <strong>le</strong> vieillard se développait et fructifiait ;<br />
mais, dans la même mesure, augmentait l’horreur qu’el<strong>le</strong><br />
épr<strong>ou</strong>vait p<strong>ou</strong>r l’infâme métier <strong>de</strong> son père et p<strong>ou</strong>r la grossière<br />
vie qu’on menait au Châtelard.<br />
– 30 –
V<br />
À ROCHEFORT<br />
Pendant quinze j<strong>ou</strong>rs, Sibyl<strong>le</strong> continua ses visites au marais<br />
sans que personne y prit gar<strong>de</strong>. El<strong>le</strong> apprenait à écrire et, bien<br />
que ses doigts inhabi<strong>le</strong>s eussent peine à manier la plume, el<strong>le</strong><br />
faisait <strong>de</strong> rapi<strong>de</strong>s progrès. Or, un soir, en rentrant, el<strong>le</strong> rencontra<br />
<strong>de</strong>vant <strong>le</strong> pont-<strong>le</strong>vis un cavalier et une jeune fil<strong>le</strong> montée sur<br />
une haquenée. Son cœur se serra en reconnaissant Vauthier ;<br />
l’amazone était sa fil<strong>le</strong>. Le sire <strong>de</strong> Rochefort mit c<strong>ou</strong>rtoisement<br />
pied à terre <strong>de</strong>vant la jeune fil<strong>le</strong>.<br />
– Je v<strong>ou</strong>s ai amené une compagne p<strong>ou</strong>r charmer votre petit<br />
voyage ; car v<strong>ou</strong>s savez, ma bel<strong>le</strong> enfant, que v<strong>ou</strong>s n<strong>ou</strong>s suivrez à<br />
Rochefort. Ma fil<strong>le</strong> Lucrèce est fort impatiente <strong>de</strong> faire votre<br />
connaissance et compte bien que v<strong>ou</strong>s ne me répondrez pas si<br />
ru<strong>de</strong>ment que l’autre soir.<br />
Sibyl<strong>le</strong> r<strong>ou</strong>git sans rien dire et appela <strong>le</strong>s va<strong>le</strong>ts qui emmenèrent<br />
<strong>le</strong>s chevaux à l’écurie. Puis, laissant Vauthier se diriger<br />
vers la sal<strong>le</strong> d’armes, où il pensait tr<strong>ou</strong>ver Guillaume, el<strong>le</strong> monta<br />
avec Lucrèce dans sa chambre.<br />
Lucrèce, beauc<strong>ou</strong>p plus petite que Sibyl<strong>le</strong>, était blon<strong>de</strong> et<br />
frê<strong>le</strong>, avec <strong>de</strong> grands yeux b<strong>le</strong>us. Son costume, très riche, contrastait<br />
étrangement avec <strong>le</strong>s vêtements simp<strong>le</strong>s <strong>de</strong> sa com-<br />
– 31 –
pagne. Lorsque Sibyl<strong>le</strong> <strong>ou</strong>vrit la porte <strong>de</strong> sa chambre, Lucrèce<br />
frissonna :<br />
– Comme c’est sombre, dit-el<strong>le</strong> ! Et c’est là que v<strong>ou</strong>s habitez<br />
?<br />
– Mais <strong>ou</strong>i, et je ne tr<strong>ou</strong>ve pas du t<strong>ou</strong>t que ce soit si<br />
sombre. Au contraire, lorsque je m’assieds là près <strong>de</strong> la fenêtre,<br />
il me semb<strong>le</strong> que c’est très beau, et l’après-midi <strong>le</strong> so<strong>le</strong>il entre à<br />
travers <strong>le</strong>s carreaux : la sal<strong>le</strong> est très claire alors.<br />
Lucrèce s<strong>ou</strong>pira :<br />
– V<strong>ou</strong>s verrez, c’est plus joli à Rochefort. Êtes-v<strong>ou</strong>s contente<br />
<strong>de</strong> venir avec n<strong>ou</strong>s ? Moi, je me fais une fête <strong>de</strong> v<strong>ou</strong>s avoir.<br />
Puis, Madame ma mère v<strong>ou</strong>s aimera.<br />
Je n’ai jamais connu la mienne, murmura Sibyl<strong>le</strong>, comme<br />
se parlant à el<strong>le</strong>-même, tandis que ses yeux se remplissaient <strong>de</strong><br />
larmes.<br />
Lucrèce jeta ses bras aut<strong>ou</strong>r du c<strong>ou</strong> <strong>de</strong> sa n<strong>ou</strong>vel<strong>le</strong> amie :<br />
– Allons, n’al<strong>le</strong>z pas v<strong>ou</strong>s mettre à p<strong>le</strong>urer maintenant, ma<br />
chère damoisel<strong>le</strong>.<br />
La jeune fil<strong>le</strong> s<strong>ou</strong>rit :<br />
– Oh ! ne m’appe<strong>le</strong>z pas si cérémonieusement. Je m’appel<strong>le</strong><br />
Sibyl<strong>le</strong>, ne me dites pas d’autre nom.<br />
– Volontiers, mais alors v<strong>ou</strong>s me direz Lucrèce.<br />
La connaissance ainsi faite, la conversation <strong>de</strong>vint bientôt<br />
plus intime. Du « v<strong>ou</strong>s » on passa au « tu », et Sibyl<strong>le</strong> avait un<br />
plaisir infini à s’épancher un peu avec quelqu’un <strong>de</strong> son âge :<br />
– Il me semb<strong>le</strong> que je t’ai t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs connue, Lucrèce. Est-ce<br />
que tu connais encore d’autres jeunes fil<strong>le</strong>s ?<br />
– 32 –
– Oh ! certes : il y a Nico<strong>le</strong> d’Estavayer, qui <strong>de</strong>meure à Gorgier,<br />
puis ma c<strong>ou</strong>sine Guil<strong>le</strong>mette <strong>de</strong> Colombier… Et toi ?<br />
– Je ne connais personne, sauf dame Zabeau, et maintenant<br />
<strong>le</strong> père Anselme et la Clau<strong>de</strong>tte.<br />
– Qui est la Clau<strong>de</strong>tte ?<br />
– C’est une pauvre femme bien malheureuse, qui <strong>de</strong>meure<br />
la t<strong>ou</strong>t près. On dit qu’el<strong>le</strong> est sorcière.<br />
– Et tu oses par<strong>le</strong>r avec el<strong>le</strong> ?<br />
– Oh ! <strong>ou</strong>i. Je t’assure qu’el<strong>le</strong> est très bonne, et <strong>le</strong> père Anselme<br />
ne cesse <strong>de</strong> <strong>le</strong> dire.<br />
– Qui est donc <strong>le</strong> père Anselme, que tu l’éc<strong>ou</strong>tes si bien ?<br />
Quelque moine, sans d<strong>ou</strong>te ?<br />
– Oh ! pas du t<strong>ou</strong>t, <strong>le</strong>s moines, je <strong>le</strong>s déteste. Ils viennent<br />
s<strong>ou</strong>vent ici et je ne puis <strong>le</strong>s s<strong>ou</strong>ffrir ; mais ne va pas <strong>le</strong> répéter.<br />
Le père Anselme, au contraire, est un vieillard étranger qui est<br />
venu s’établir <strong>de</strong>puis peu <strong>de</strong> temps dans <strong>le</strong> marais. Il s’y est bâti<br />
une petite cabane où je vais s<strong>ou</strong>vent <strong>le</strong> voir ; il m’apprend à lire<br />
et à écrire.<br />
– À toi Sibyl<strong>le</strong> !<br />
Et Lucrèce regarda son amie avec une admiration respectueuse.<br />
– Oui, mais n’en par<strong>le</strong> pas non plus, je t’en prie ; si mon<br />
père <strong>le</strong> savait, il me défendrait d’y ret<strong>ou</strong>rner.<br />
– Comment es-tu obligée <strong>de</strong> faire tant <strong>de</strong> choses en cachette<br />
? Moi, quand j’ai un désir, je m’adresse à Madame ma<br />
mère, et si el<strong>le</strong> tr<strong>ou</strong>ve qu’il est naturel <strong>ou</strong> possib<strong>le</strong>, el<strong>le</strong> me<br />
l’accor<strong>de</strong>. Il est vrai que tu ne peux pas faire cela, toi.<br />
– Non, murmura Sibyl<strong>le</strong> d’une voix triste, je n’ai que dame<br />
Zabeau et c’est bien différent.<br />
– 33 –
– Qui est dame Zabeau ? <strong>de</strong>manda encore la jeune curieuse.<br />
– Tiens, la voilà justement qui entre ; c’est la meil<strong>le</strong>ure réponse.<br />
Dame Zabeau entrait en effet, l’air plus renfrogné que jamais,<br />
sa coiffe comme à l’ordinaire sur l’oreil<strong>le</strong>. El<strong>le</strong> n’osa pas<br />
rudoyer Sibyl<strong>le</strong>, mais el<strong>le</strong> lui dit avec humeur :<br />
– Tu pars ce soir. Depuis quand est-ce que <strong>le</strong>s damoisel<strong>le</strong>s<br />
vont ainsi c<strong>ou</strong>rir <strong>le</strong> pays ? Va manger quelque chose en bas, ainsi<br />
que la damoisel<strong>le</strong> <strong>de</strong> Rochefort. Les chevaux sont déjà t<strong>ou</strong>t<br />
préparés et Messire Vauthier est sur son départ.<br />
Les jeunes fil<strong>le</strong>s se hâtèrent <strong>de</strong> <strong>de</strong>scendre. Une gran<strong>de</strong><br />
tasse <strong>de</strong> lait avec du pain <strong>le</strong>s attendait. Après l’avoir bue, Sybil<strong>le</strong><br />
rassembla quelques effets qu’el<strong>le</strong> fit attacher sur son cheval,<br />
puis rejoignit Lucrèce et son père. Vauthier réclama l’honneur<br />
<strong>de</strong> la mettre en sel<strong>le</strong>, remplit <strong>le</strong> même office auprès <strong>de</strong> sa fil<strong>le</strong>, et<br />
après avoir amica<strong>le</strong>ment salué son hôte, qui ne répondit que par<br />
son grognement habituel, il s’engagea, suivi <strong>de</strong> ses <strong>de</strong>ux compagnes,<br />
sur l’étroit pont-<strong>le</strong>vis qui se re<strong>le</strong>va <strong>de</strong>rrière eux.<br />
Une fois sur <strong>le</strong> chemin, ils allèrent <strong>le</strong>s trois <strong>de</strong> front, sans<br />
s’inquiéter beauc<strong>ou</strong>p <strong>de</strong> f<strong>ou</strong><strong>le</strong>r <strong>le</strong> bord <strong>de</strong>s champs <strong>de</strong> blé <strong>ou</strong><br />
d’herbe. Lucrèce causait avec son père, qu’el<strong>le</strong> paraissait adorer,<br />
et celui-ci lui répondait avec son enj<strong>ou</strong>ement habituel.<br />
Le castel <strong>de</strong> Rochefort, situé à un tiers d’heure du village <strong>de</strong><br />
ce nom, près <strong>de</strong> l’entrée <strong>de</strong>s Gorges <strong>de</strong> l’Areuse, avait un aspect<br />
sombre et triste. À ses pieds mugissait la rivière, dans une vallée<br />
profondément encaissée et revêtue d’épaisses forêts. La montagne<br />
<strong>de</strong> la T<strong>ou</strong>rne <strong>le</strong> c<strong>ou</strong>vrait <strong>de</strong> son ombre, mais <strong>le</strong> premier<br />
cont<strong>ou</strong>r du Val-<strong>de</strong>-Travers ne laissait pas moins subsister une<br />
vue assez étendue sur <strong>le</strong> lac et sur <strong>le</strong> vignob<strong>le</strong>, qui tempérait ce<br />
que <strong>le</strong> vieux manoir avait <strong>de</strong> trop sévère et lui prêtait je ne sais<br />
quoi <strong>de</strong> frais et <strong>de</strong> pittoresque. La porte était <strong>ou</strong>verte lorsque <strong>le</strong>s<br />
– 34 –
voyageurs y parvinrent. Évi<strong>de</strong>mment ils étaient attendus. Deux<br />
beaux pages aidèrent <strong>le</strong>s dames à mettre pied à terre.<br />
Lucrèce conduisit son amie à l’intérieur du château dans<br />
une gran<strong>de</strong> sal<strong>le</strong> confortab<strong>le</strong>ment aménagée. Devant un r<strong>ou</strong>et<br />
qu’el<strong>le</strong> faisait m<strong>ou</strong>voir rapi<strong>de</strong>ment se tenait une dame jeune encore,<br />
à la figure fraîche et joyeuse, au regard bienveillant. Lucrèce<br />
c<strong>ou</strong>rut à el<strong>le</strong> et lui baisa la main :<br />
– Comment êtes-v<strong>ou</strong>s, Madame ma mère ? Tenez, voilà Sibyl<strong>le</strong>.<br />
Et el<strong>le</strong> p<strong>ou</strong>ssa en avant sa compagne t<strong>ou</strong>t interdite.<br />
Françoise <strong>de</strong> Colombier avait ép<strong>ou</strong>sé fort jeune <strong>le</strong> seigneur<br />
<strong>de</strong> Rochefort et ignorait complètement <strong>le</strong>s fraudu<strong>le</strong>uses machinations<br />
<strong>de</strong> celui-ci. El<strong>le</strong> croyait, comme t<strong>ou</strong>t <strong>le</strong> pays, du reste,<br />
que Vauthier était <strong>le</strong> bienfaiteur <strong>de</strong> la contrée, et avait seul assez<br />
<strong>de</strong> c<strong>ou</strong>rage p<strong>ou</strong>r lutter contre Conrad et lui arracher <strong>de</strong>s privilèges<br />
et <strong>de</strong>s chartes qu’il détenait illéga<strong>le</strong>ment et refusait<br />
d’accor<strong>de</strong>r au peup<strong>le</strong>. Du reste, à ce moment, la paix semblait<br />
être conclue entre <strong>le</strong>s <strong>de</strong>ux c<strong>ou</strong>sins. Vauthier mangeait presque<br />
quotidiennement aux côtés <strong>de</strong> son suzerain, qui <strong>le</strong> comblait <strong>de</strong><br />
ses faveurs. Aussi dame Françoise, après t<strong>ou</strong>tes <strong>le</strong>s angoisses<br />
que la vie aventureuse <strong>de</strong> son mari lui avait causées, j<strong>ou</strong>issaitel<strong>le</strong><br />
avec délices <strong>de</strong> ce temps <strong>de</strong> repos, qui, il est vrai, ne <strong>de</strong>vait<br />
pas être bien long ; car, comme on l’a vu, Vauthier méditait en<br />
secret <strong>de</strong> n<strong>ou</strong>vel<strong>le</strong>s machinations contre Conrad. Au milieu <strong>de</strong><br />
sa famil<strong>le</strong>, c’était cependant un homme agréab<strong>le</strong> et d<strong>ou</strong>x, mais<br />
dès qu’il s’agissait du Comte Conrad, il <strong>de</strong>venait féroce et rien<br />
ne lui coûtait p<strong>ou</strong>r susciter <strong>de</strong>s ennemis à l’objet <strong>de</strong> sa haine. Sa<br />
femme, au contraire, était t<strong>ou</strong>te dév<strong>ou</strong>ée au comte <strong>de</strong> Neuchâtel,<br />
qui avait t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs fait grand bien à la famil<strong>le</strong> <strong>de</strong> Colombier.<br />
Dame Françoise embrassa cordia<strong>le</strong>ment la jolie étrangère<br />
et eut bientôt fait <strong>de</strong> la mettre à l’aise ; puis, quelques servantes<br />
accortes, plus richement mises que Sibyl<strong>le</strong>, déposèrent sur la<br />
tab<strong>le</strong> un repas substantiel et en même temps si bien préparé que<br />
Sibyl<strong>le</strong> ne se s<strong>ou</strong>venait pas d’avoir jamais mangé rien <strong>de</strong> semblab<strong>le</strong>.<br />
– 35 –
La châtelaine s<strong>ou</strong>riait d<strong>ou</strong>cement <strong>de</strong> sa surprise et<br />
l’engageait à se réconforter un peu ; mais Sibyl<strong>le</strong> était trop timi<strong>de</strong><br />
et refusa presque t<strong>ou</strong>t ce qu’on lui offrait ; ce que voyant,<br />
Lucrèce l’emmena dans sa chambre. Quel contraste avec la<br />
chambre <strong>de</strong> Sibyl<strong>le</strong> au Châtelard ! Part<strong>ou</strong>t ce n’étaient que<br />
riches tentures et meub<strong>le</strong>s finement ornementés.<br />
– C’est à toi, t<strong>ou</strong>t cela, Lucrèce ?<br />
– Mais <strong>ou</strong>i.<br />
– Ah ! je croyais qu’il n’y avait que <strong>le</strong> comte <strong>de</strong> Neuchâtel,<br />
et <strong>de</strong> son vivant, Madame <strong>de</strong> Vergy, son ép<strong>ou</strong>se, qui habitassent<br />
d’aussi bel<strong>le</strong>s chambres.<br />
– Ils en ont <strong>de</strong> bien plus bel<strong>le</strong>s encore, dans <strong>le</strong> château <strong>de</strong><br />
Neuchâtel ; la mienne n’est pas si remarquab<strong>le</strong> ; si tu voyais<br />
cel<strong>le</strong> <strong>de</strong> Nico<strong>le</strong> d’Estavayer, c’est bien autre chose. P<strong>ou</strong>r ce qui<br />
regar<strong>de</strong> la tienne, tu p<strong>ou</strong>rrais faci<strong>le</strong>ment la rendre moins<br />
sombre et moins nue. Cel<strong>le</strong>-ci n’est si jolie que parce que je la<br />
remplis <strong>de</strong> f<strong>le</strong>urs. T<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s matins je vais dans <strong>le</strong>s champs et<br />
dans <strong>le</strong>s bois, aut<strong>ou</strong>r du château, et je cueil<strong>le</strong> t<strong>ou</strong>t ce que je<br />
tr<strong>ou</strong>ve. Quelquefois ma moisson est si bel<strong>le</strong> que je suis obligée<br />
<strong>de</strong> prendre avec moi, p<strong>ou</strong>r m’ai<strong>de</strong>r à la porter, Guil<strong>le</strong>met, <strong>le</strong> petit<br />
page <strong>de</strong> maman. Quand je rentre, j’en mets un peu part<strong>ou</strong>t.<br />
Ma chambre n’est guère plus claire que la tienne et el<strong>le</strong> ne<br />
donne pas sur <strong>le</strong> lac ; mais vois-tu, <strong>le</strong>s f<strong>le</strong>urs sont comme <strong>le</strong> so<strong>le</strong>il,<br />
el<strong>le</strong>s égaient une sal<strong>le</strong> par <strong>le</strong>urs c<strong>ou</strong><strong>le</strong>urs, et <strong>le</strong>urs parfums<br />
font songer aux prairies et aux forêts. Quand vient l’automne et<br />
que je ne puis plus al<strong>le</strong>r moi-même faire ma cueil<strong>le</strong>tte, j’envoie<br />
Guil<strong>le</strong>met jusqu’au rivage m’y chercher <strong>de</strong>s gerbes <strong>de</strong> roseaux à<br />
plumets, puis <strong>de</strong>s branches <strong>de</strong> h<strong>ou</strong>x et aussi <strong>de</strong> ces chardons qui<br />
ont l’air d’être <strong>de</strong> soie et qui ne flétrissent jamais. Lorsque j’ai<br />
assez <strong>de</strong> t<strong>ou</strong>t cela, je décore mes murs p<strong>ou</strong>r l’hiver, en attendant<br />
que <strong>le</strong>s perce-neige et <strong>le</strong>s vio<strong>le</strong>ttes commencent à p<strong>ou</strong>sser <strong>le</strong><br />
long <strong>de</strong>s chemins.<br />
– 36 –
Près <strong>de</strong> la fenêtre se tr<strong>ou</strong>vait un métier à bro<strong>de</strong>r. Sibyl<strong>le</strong><br />
l’examina avec curiosité :<br />
– Ne sais-tu donc pas ce que c’est ? continua Lucrèce t<strong>ou</strong>te<br />
surprise ; c’est avec cela que je me distrais quand je suis lasse <strong>de</strong><br />
c<strong>ou</strong>rir. C’est très amusant. Je travail<strong>le</strong> là-<strong>de</strong>ssus avec <strong>de</strong>s soies<br />
bigarrées ; tu n’en as pas un chez toi ?<br />
Sibyl<strong>le</strong> baissa tristement la tête. El<strong>le</strong> sentait qu’un abîme<br />
séparait Rochefort et <strong>le</strong> Châtelard et que celui-ci jamais ne ressemb<strong>le</strong>rait<br />
à la <strong>de</strong>meure <strong>de</strong> son amie ; car hélas ! à Bevaix manquait<br />
la châtelaine attentive et bonne, exerçant part<strong>ou</strong>t sa d<strong>ou</strong>ce<br />
influence.<br />
L’attention <strong>de</strong> la jeune fil<strong>le</strong> fut ensuite attirée par une guitare<br />
suspendue au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> la fenêtre.<br />
tôt.<br />
– Et cela, qu’est-ce donc, Lucrèce ?<br />
– C’est p<strong>ou</strong>r m’accompagner quand je chante ; éc<strong>ou</strong>te plu-<br />
Et décrochant l’instrument, la fil<strong>le</strong> <strong>de</strong> Vauthier se mit à<br />
chanter une vieil<strong>le</strong> balla<strong>de</strong>. La voix <strong>de</strong> la jeune fil<strong>le</strong> était un peu<br />
faib<strong>le</strong>, mais d’une d<strong>ou</strong>ceur exquise ; <strong>le</strong> sujet <strong>de</strong> la chanson était<br />
un chevalier partant p<strong>ou</strong>r la Croisa<strong>de</strong> et qui, au ret<strong>ou</strong>r, tr<strong>ou</strong>ve sa<br />
fiancée trépassée et qui dort <strong>de</strong>puis m<strong>ou</strong>lt longtemps. Sibyl<strong>le</strong><br />
était t<strong>ou</strong>tes oreil<strong>le</strong>s.<br />
– Est-ce vrai cela, Lucrèce ? <strong>de</strong>manda-t-el<strong>le</strong> lorsque se tut<br />
la jeune chanteuse.<br />
– Je pense que <strong>ou</strong>i. Tant <strong>de</strong> jeunes et beaux seigneurs sont<br />
allés guerroyer en Terre-Sainte qu’on n’a jamais revus.<br />
Sibyl<strong>le</strong> réfléchissait :<br />
– Si j’avais été un homme, je serais partie p<strong>ou</strong>r combattre<br />
<strong>le</strong>s ennemis <strong>de</strong> Dieu. Et toi, Lucrèce ?<br />
– 37 –
– Je ne sais pas, j’aurais eu peur <strong>de</strong>s Turcs ; pense un peu,<br />
<strong>de</strong>s hommes qui ont l’air <strong>de</strong> Satan en personne ! Enfin, qui sait ?<br />
J’y aurais peut-être été p<strong>ou</strong>r te suivre même sans être un<br />
homme : tu aurais fait un si joli chevalier ! Quand ils auraient vu<br />
tes grands yeux noirs bril<strong>le</strong>r s<strong>ou</strong>s ton casque, t<strong>ou</strong>s ces mécréants<br />
auraient pris la fuite <strong>de</strong>vant toi, croyant avoir affaire à l’ange<br />
Gabriel lui-même.<br />
L’ange Gabriel eut un franc éclat <strong>de</strong> rire. C’était la première<br />
fois que cela lui arrivait <strong>de</strong>puis longtemps. Lucrèce l’embrassa :<br />
– Voilà comme je v<strong>ou</strong>drais te voir t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs, ma bel<strong>le</strong> amie ;<br />
si tu savais comme <strong>le</strong> rire te va bien.<br />
La jeune fil<strong>le</strong> avait déjà repris son sérieux :<br />
– Si j’étais t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs avec toi, Lucrèce, il ne me serait pas<br />
diffici<strong>le</strong> d’être gaie, mais comment veux-tu que je <strong>le</strong> sois au Châtelard,<br />
entre ces vieux murs noirs et mon père, qui n’est guère<br />
moins sombre ?<br />
– Arrière <strong>le</strong>s tristes pensées, Sibyl<strong>le</strong> ! Descendons : ma<br />
mère est sans d<strong>ou</strong>te encore à son r<strong>ou</strong>et. N<strong>ou</strong>s lui <strong>de</strong>man<strong>de</strong>rons<br />
<strong>de</strong> n<strong>ou</strong>s conter une <strong>de</strong> ces bel<strong>le</strong>s histoires qu’el<strong>le</strong> conte si bien.<br />
C’est notre plus grand plaisir du soir, à mon frère L<strong>ou</strong>is et à<br />
moi, quand il n’y a pas d’hôtes au château et que mon père est à<br />
Neuchâtel chez Monseigneur <strong>le</strong> comte.<br />
– 38 –
VI<br />
CHEZ CONRAD DE NEUCHÂTEL<br />
Dans une <strong>de</strong>s sal<strong>le</strong>s du château <strong>de</strong> Neuchâtel, <strong>de</strong>vant une<br />
gran<strong>de</strong> tab<strong>le</strong> t<strong>ou</strong>te chargée <strong>de</strong> manuscrits, un homme paraissait<br />
fort occupé à déchiffrer un vieux parchemin. Cet homme portait<br />
un riche costume, composé d’un p<strong>ou</strong>rpoint <strong>de</strong> vel<strong>ou</strong>rs r<strong>ou</strong>ge,<br />
avec <strong>de</strong>s armes brodées sur la poitrine, et d’un haut-<strong>de</strong>-chausses<br />
éga<strong>le</strong>ment en vel<strong>ou</strong>rs. De longs bas <strong>de</strong> soie c<strong>ou</strong>vraient ses<br />
jambes et ses pieds étaient chaussés <strong>de</strong> ces disgracieux s<strong>ou</strong>liers<br />
à la p<strong>ou</strong>laine, alors en vogue et qui <strong>de</strong>vaient singulièrement gêner<br />
la marche. Ce personnage était Conrad <strong>de</strong> Frib<strong>ou</strong>rg, comte<br />
<strong>de</strong> Neuchâtel. À cette époque il p<strong>ou</strong>vait avoir 35 ans. D’une bel<strong>le</strong><br />
prestance, <strong>le</strong> port altier, <strong>le</strong>s traits fins et exprimant une volonté<br />
inébranlab<strong>le</strong>, on eût pu dire <strong>de</strong> lui qu’il portait son rang sur sa<br />
personne. Par sa mère, Varenne <strong>de</strong> Neuchâtel, qui avait ép<strong>ou</strong>sé<br />
<strong>le</strong> comte Egon <strong>de</strong> Frib<strong>ou</strong>rg, il était petit-neveu du comte L<strong>ou</strong>is<br />
<strong>de</strong> Neuchâtel dont il possédait quelques-unes <strong>de</strong>s qualités. Malheureusement<br />
et par suite d’une mauvaise éducation, il n’avait<br />
pas su se faire aimer. La vio<strong>le</strong>nce <strong>de</strong> son caractère et ses sanglants<br />
démêlés avec son c<strong>ou</strong>sin Vauthier lui avaient aliéné t<strong>ou</strong>s<br />
<strong>le</strong>s cœurs.<br />
T<strong>ou</strong>t à c<strong>ou</strong>p il frappa du poing sur la tab<strong>le</strong> :<br />
– Mort <strong>de</strong> mon âme, si ce renard <strong>de</strong> Rochefort ne me<br />
trompe pas <strong>de</strong> n<strong>ou</strong>veau ! Et dire que je puis pr<strong>ou</strong>ver à Messei-<br />
– 39 –
gneurs <strong>de</strong> Berne qu’il se moque d’eux ! C’est à peine si je suis<br />
maître chez moi et si je suis libre <strong>de</strong> faire sortir mes gens <strong>de</strong> la<br />
vil<strong>le</strong> et <strong>de</strong> <strong>le</strong>s y laisser rentrer. Non, t<strong>ou</strong>t cela doit changer : tu as<br />
beau être <strong>le</strong> renard, Vauthier ; malgré tes intrigues je suis <strong>le</strong><br />
lion, et par <strong>le</strong> morceau du bois <strong>de</strong> la vraie croix que j’ai rapporté<br />
<strong>de</strong> Terre-Sainte, je te ferai repentir <strong>de</strong> tes frau<strong>de</strong>s, méchant bâtard<br />
que tu es ! On n<strong>ou</strong>s croit réconciliés, continua-t-il avec un<br />
froid s<strong>ou</strong>rire ; c’est bon p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong>s autres ! ni toi ni moi n’y<br />
croyons, et quand n<strong>ou</strong>s sommes seuls à manger ensemb<strong>le</strong>, tu te<br />
<strong>de</strong>man<strong>de</strong>s si <strong>le</strong>s plats que je t’offre ne sont pas empoisonnés, et<br />
moi, si tu ne caches pas un poignard dans ta manche.<br />
À ce moment-là, un grand lévrier blanc c<strong>ou</strong>ché aux pieds<br />
du comte s’étira, montrant <strong>le</strong>s <strong>de</strong>nts avec un grognement s<strong>ou</strong>rd.<br />
Le maître passa <strong>le</strong>ntement sa main sur <strong>le</strong> pelage lustré du bel<br />
animal :<br />
– Oui, murmura-t-il, tu comprends cela mieux que <strong>le</strong>s<br />
gens, toi. Tu reconnais <strong>le</strong> pas <strong>de</strong> celui qui s’approche et tu sais<br />
comment sont <strong>le</strong>s choses entre lui et moi. N<strong>ou</strong>s allons recommencer<br />
à n<strong>ou</strong>s prodiguer <strong>de</strong>s paro<strong>le</strong>s miel<strong>le</strong>uses, tandis que nos<br />
regards s’échangent t<strong>ou</strong>t chargés <strong>de</strong> vengeance et <strong>de</strong> haine.<br />
Rochefort entra. Il s’inclina profondément et baisa la main<br />
que lui tendait son suzerain. Conrad s<strong>ou</strong>rit gracieusement :<br />
– Comment v<strong>ou</strong>s va-t-il, ami c<strong>ou</strong>sin ? Je v<strong>ou</strong>s ai vainement<br />
attendu hier. Où avez-v<strong>ou</strong>s passé votre soirée ?<br />
Le rusé vassal prit un air sérieux :<br />
– J’ai été au Châtelard avertir Messire du Terreaux qu’il eût<br />
à cesser <strong>le</strong>s brigandages qu’il commet, la plupart du temps à<br />
votre préjudice.<br />
Conrad s<strong>ou</strong>rit :<br />
– Savez-v<strong>ou</strong>s, beau c<strong>ou</strong>sin, qu’on m’a dit qu’il se commet<br />
aussi quelques petites irrégularités à Rochefort ?<br />
– 40 –
Vauthier prit un air attristé :<br />
– Il faut que je sois bien mal servi auprès <strong>de</strong> v<strong>ou</strong>s, Monseigneur,<br />
p<strong>ou</strong>r que v<strong>ou</strong>s prêtiez t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs l’oreil<strong>le</strong> à t<strong>ou</strong>tes <strong>le</strong>s calomnies<br />
qu’on débite sur mon compte. Il est vrai que je suis parfois<br />
contraint d’employer la vio<strong>le</strong>nce p<strong>ou</strong>r faire payer aux voyageurs<br />
<strong>le</strong> tribut qui v<strong>ou</strong>s est dû. Voilà la s<strong>ou</strong>rce <strong>de</strong>s faux bruits<br />
qui circu<strong>le</strong>nt.<br />
Conrad l’interrompit, et dét<strong>ou</strong>rnant la conversation :<br />
– Que fait-on à Rochefort ? <strong>de</strong>manda-t-il.<br />
– Mais on n’y vit pas trop mal. Il v<strong>ou</strong>s serait aisé <strong>de</strong> v<strong>ou</strong>s en<br />
convaincre par v<strong>ou</strong>s-même. Madame Françoise et ma petite Lucrèce<br />
seraient trop heureuses <strong>de</strong> v<strong>ou</strong>s y voir. De plus, v<strong>ou</strong>s y<br />
tr<strong>ou</strong>veriez p<strong>ou</strong>r l’heure la plus bel<strong>le</strong> créature du Comté, la fil<strong>le</strong><br />
du châtelain <strong>de</strong> Bevaix. N<strong>ou</strong>s tâchons d’apprivoiser ce cygne<br />
sauvage.<br />
– Tiens, tiens, dit Conrad, ce rustre <strong>de</strong> du Terreaux a donc<br />
une aussi charmante fil<strong>le</strong> ! Que ne songe-t-il à me la présenter ?<br />
Il y a fort longtemps qu’il n’est venu me rendre hommage.<br />
Vauthier se mit à rire :<br />
– Oh ! n’y comptez pas, féal c<strong>ou</strong>sin. Guillaume du Terreaux<br />
est un <strong>ou</strong>rs mal léché. Il ne laissera jamais venir sa fil<strong>le</strong> à la<br />
c<strong>ou</strong>r. Je crois même que la pauvre enfant n’est pas trop heureuse<br />
avec lui.<br />
– P<strong>ou</strong>rtant, il faudra bien qu’il vienne me rendre hommage<br />
<strong>le</strong> j<strong>ou</strong>r du grand plaid, au 15 mai.<br />
En ce moment, <strong>de</strong>ux pages apportèrent un s<strong>ou</strong>per copieux.<br />
Le lévrier sortit <strong>de</strong> sa cachette, appuya ses pattes <strong>de</strong> <strong>de</strong>vant sur<br />
<strong>le</strong> bord <strong>de</strong> la tab<strong>le</strong> et attendit <strong>le</strong>s faveurs <strong>de</strong> son maître. Vauthier<br />
mangeait peu et seu<strong>le</strong>ment <strong>de</strong>s mets que Conrad avait déjà goûtés.<br />
Lorsque <strong>le</strong> repas fut terminé :<br />
– 41 –
– Il se fait tard, mon c<strong>ou</strong>sin, dit-il en se <strong>le</strong>vant, voici l’heure<br />
<strong>de</strong> partir ; ne puis-je v<strong>ou</strong>s être uti<strong>le</strong> en rien ?<br />
– Merci, dit <strong>le</strong> comte en tendant à son vassal une main que<br />
ce <strong>de</strong>rnier baisa cérémonieusement.<br />
Lorsque Vauthier sortit, <strong>le</strong> chien l’accompagna en grognant<br />
jusqu’à la porte et revint à son maître sur <strong>le</strong>quel il fixa un regard<br />
p<strong>le</strong>in d’affection. Conrad s<strong>ou</strong>pira :<br />
– Voilà p<strong>ou</strong>rtant mon seul ami, dit-il en posant d<strong>ou</strong>cement<br />
la main sur la tête du bel animal, <strong>le</strong> seul sur <strong>le</strong>quel je puisse<br />
compter, <strong>le</strong> seul qui me sera fidè<strong>le</strong> jusqu’à la mort. Depuis que<br />
Madame <strong>de</strong> Vergy est morte, mon bon ange m’a abandonné !<br />
Et d’un pas <strong>le</strong>nt et égal <strong>le</strong> comte se mit à parc<strong>ou</strong>rir la sal<strong>le</strong>.<br />
Le lévrier baissant la tête marchait <strong>de</strong>vant lui et semblait partager<br />
ses tristes réf<strong>le</strong>xions, tandis que du <strong>de</strong>hors montaient <strong>le</strong>s<br />
rires et <strong>le</strong>s propos <strong>de</strong>s hommes d’armes épars dans la c<strong>ou</strong>r.<br />
– 42 –
VII<br />
LE RETOUR<br />
Il y avait gran<strong>de</strong> sécheresse au pays. Depuis plus d’un mois,<br />
pas une g<strong>ou</strong>tte <strong>de</strong> pluie n’était venue rafraîchir la terre brûlante.<br />
Le sol était ari<strong>de</strong> et crevassé, <strong>le</strong>s récoltes séchaient sur pied<br />
avant <strong>de</strong> mûrir. Cependant chaque matin <strong>de</strong> gros nuages c<strong>ou</strong>vraient<br />
la montagne <strong>de</strong> B<strong>ou</strong>dry et semblaient annoncer la pluie.<br />
Vain espoir ! Le soir arrivait sans qu’une g<strong>ou</strong>tte d’eau fût tombée.<br />
Un beau matin, sans rien dire à sa mère, <strong>le</strong> Simonnot se <strong>le</strong>va,<br />
prit son bâton et un grand sac et s’en alla à la montagne. Le<br />
simp<strong>le</strong>t avait entendu dire que <strong>le</strong>s br<strong>ou</strong>illards sur la hauteur<br />
contenaient cette pluie tant désirée, et l’innocent n’avait rien<br />
tr<strong>ou</strong>vé mieux que d’al<strong>le</strong>r <strong>le</strong>s quérir. La Clau<strong>de</strong>tte ne l’entendit<br />
pas se <strong>le</strong>ver ; el<strong>le</strong> dormait encore profondément, et sa terreur fut<br />
gran<strong>de</strong> lorsqu’el<strong>le</strong> s’aperçut <strong>de</strong> l’absence <strong>de</strong> son fils. T<strong>ou</strong>te la<br />
matinée, el<strong>le</strong> <strong>le</strong> chercha, <strong>de</strong>mandant <strong>de</strong> ses n<strong>ou</strong>vel<strong>le</strong>s à ceux<br />
qu’el<strong>le</strong> rencontrait, mais el<strong>le</strong> ne récoltait au lieu <strong>de</strong> renseignements<br />
que <strong>de</strong>s quolibets et <strong>de</strong>s injures. Plusieurs fois el<strong>le</strong><br />
s’arrêta déc<strong>ou</strong>ragée et ne sachant <strong>de</strong> quel côté p<strong>ou</strong>rsuivre ses recherches.<br />
Enfin un enfant lui dit qu’il avait vu <strong>le</strong> Simonnot se diriger<br />
<strong>de</strong> très bonne heure vers B<strong>ou</strong>dry. El<strong>le</strong> partit aussitôt dans<br />
cette direction.<br />
– 43 –
Au moment d’entrer dans <strong>le</strong> b<strong>ou</strong>rg, <strong>de</strong>s cris et <strong>de</strong>s clameurs<br />
vinrent frapper son oreil<strong>le</strong>. El<strong>le</strong> eut peur et hâta <strong>le</strong> pas, pressentant<br />
que Simonnot c<strong>ou</strong>rait quelque danger. En effet, bientôt el<strong>le</strong><br />
l’aperçut, suivi d’une f<strong>ou</strong><strong>le</strong> rail<strong>le</strong>use et agressive. Le pauvre être,<br />
sa<strong>le</strong>, déchiré, <strong>le</strong>s cheveux en désordre, avançait traînant <strong>le</strong>s<br />
pieds, do<strong>de</strong>linant <strong>de</strong> la tête, tirant après lui au b<strong>ou</strong>t d’une cor<strong>de</strong>,<br />
avec <strong>de</strong> grands efforts et comme s’il eût été très l<strong>ou</strong>rd, son sac<br />
qui rasait <strong>le</strong> sol. N’avait-il pas été <strong>le</strong> remplir <strong>de</strong> br<strong>ou</strong>illard làhaut<br />
? C’est ce qu’il s’efforçait d’expliquer à ceux qui <strong>le</strong> p<strong>ou</strong>rsuivaient<br />
; mais son langage confus, entremêlé <strong>de</strong> cris rauques, ressemblait<br />
plus au grognement d’un animal sauvage qu’à la paro<strong>le</strong><br />
humaine.<br />
S<strong>ou</strong>dain un petit garçon d’une d<strong>ou</strong>zaine d’années, suivi <strong>de</strong><br />
<strong>de</strong>ux <strong>ou</strong> trois va<strong>le</strong>ts, passa à cheval près <strong>de</strong> l’idiot et lui asséna<br />
en p<strong>le</strong>ine figure <strong>de</strong>ux <strong>ou</strong> trois c<strong>ou</strong>ps <strong>de</strong> cravache qui firent jaillir<br />
<strong>le</strong> sang. Le malheureux eut un rugissement <strong>de</strong> d<strong>ou</strong><strong>le</strong>ur et <strong>de</strong> colère<br />
auquel répondit un cri lointain <strong>de</strong> la Clau<strong>de</strong>tte. Il <strong>le</strong>va son<br />
bâton et <strong>le</strong> fit t<strong>ou</strong>rnoyer en l’air, mais aussitôt il fut abattu, désarmé,<br />
r<strong>ou</strong>é <strong>de</strong> c<strong>ou</strong>ps, accablé d’injures.<br />
– Oser <strong>le</strong>ver <strong>le</strong> bras sur notre jeune Seigneur ! C’était un<br />
démoniaque digne <strong>de</strong> sa mère la sorcière.<br />
L’enfant p<strong>ou</strong>ssait <strong>de</strong>s cris perçants ; <strong>de</strong>ux hommes richement<br />
habillés sortirent du château <strong>de</strong>vant <strong>le</strong>quel se passait cette<br />
scène. L’un d’eux était Messire <strong>de</strong> B<strong>ou</strong>dry, <strong>le</strong> père du petit garçon<br />
; l’autre était Conrad <strong>de</strong> Neuchâtel. Frémissant <strong>de</strong> colère, <strong>le</strong><br />
sire <strong>de</strong> B<strong>ou</strong>dry éc<strong>ou</strong>ta <strong>le</strong> récit qu’on lui faisait, et sans attendre<br />
même qu’il fût terminé :<br />
– Qu’on arrête ce chien ! cria-t-il. N<strong>ou</strong>s lui apprendrons à<br />
menacer ses maîtres.<br />
Mais au moment où <strong>de</strong>ux hommes d’armes v<strong>ou</strong>lurent appréhen<strong>de</strong>r<br />
<strong>le</strong> malheureux, quelqu’un s’y opposa : c’était la Clau<strong>de</strong>tte.<br />
El<strong>le</strong> enlaçait <strong>le</strong> Simonnot <strong>de</strong> ses longs bras osseux, p<strong>le</strong>u-<br />
– 44 –
ait et criait que c’était une pitié ; puis el<strong>le</strong> s’adressait au seigneur<br />
<strong>de</strong> B<strong>ou</strong>dry, <strong>de</strong>mandait grâce ; mais <strong>le</strong> châtelain riait :<br />
– Par <strong>le</strong> diab<strong>le</strong> ton patron, disait-il, tu ne feras pas plus <strong>de</strong><br />
sabbat que cela lorsqu’on te brû<strong>le</strong>ra avec ton fils, ce qui ne tar<strong>de</strong>ra<br />
guère. Allons, dépêchez-v<strong>ou</strong>s, v<strong>ou</strong>s autres, que cela finisse !<br />
Et se t<strong>ou</strong>rnant vers Conrad :<br />
– Pardonnez, nob<strong>le</strong> sire, <strong>le</strong> tr<strong>ou</strong>b<strong>le</strong> que cette créature apporte<br />
dans notre bonne vil<strong>le</strong> <strong>de</strong> B<strong>ou</strong>dry.<br />
Avant que Conrad eût pu répondre un mot, une rumeur<br />
étrange s’é<strong>le</strong>va, mêlée aux cris et aux adjurations <strong>de</strong> la sorcière ;<br />
puis, au milieu <strong>de</strong> la f<strong>ou</strong><strong>le</strong> qui s’écartait avec respect, une haquenée<br />
blanche apparut portant une gracieuse amazone. C’était<br />
Sibyl<strong>le</strong>, suivie d’un page <strong>de</strong> Rochefort qui la reconduisait au<br />
Châtelard. La Clau<strong>de</strong>tte l’aperçut, el<strong>le</strong> sentit que son <strong>de</strong>rnier espoir<br />
était l’intervention <strong>de</strong> la jeune fil<strong>le</strong>, et, lâchant <strong>le</strong> Simonnot,<br />
el<strong>le</strong> se jeta à gen<strong>ou</strong>x <strong>de</strong>vant Sibyl<strong>le</strong>.<br />
Cel<strong>le</strong>-ci sauta légèrement à terre. Conrad <strong>de</strong> Neuchâtel la<br />
regardait avec admiration. Durant son séj<strong>ou</strong>r chez Vauthier, où<br />
sa beauté lui attirait <strong>le</strong>s hommages <strong>de</strong> t<strong>ou</strong>s, el<strong>le</strong> avait appris à<br />
avoir un peu <strong>de</strong> confiance en el<strong>le</strong>-même. Quoique ce fût la première<br />
fois qu’el<strong>le</strong> se tr<strong>ou</strong>vât en présence du seigneur <strong>de</strong> Neuchâtel,<br />
el<strong>le</strong> <strong>le</strong> reconnut aux armes qu’il portait brodées sur son<br />
p<strong>ou</strong>rpoint et aux <strong>de</strong>scriptions <strong>de</strong> Lucrèce. Avec un geste d’une<br />
grâce ravissante, el<strong>le</strong> alla s’agen<strong>ou</strong>il<strong>le</strong>r <strong>de</strong>vant lui :<br />
– Pitié p<strong>ou</strong>r ces malheureux, Monseigneur ! dit-el<strong>le</strong> <strong>de</strong> sa<br />
voix que l’émotion rendait vibrante.<br />
Conrad la re<strong>le</strong>va avec c<strong>ou</strong>rtoisie et, se t<strong>ou</strong>rnant vers Jean<br />
<strong>de</strong> Gorgier :<br />
– Messire, faites mettre ces pauvres gens en liberté.<br />
Les archers qui entraînaient déjà <strong>le</strong> Simonnot s’arrêtèrent.<br />
Conrad ne p<strong>ou</strong>vait détacher ses regards <strong>de</strong> la jeune fil<strong>le</strong> :<br />
– 45 –
– V<strong>ou</strong>s ressemb<strong>le</strong>z à ma chère dame Marie <strong>de</strong> Vergy que<br />
Dieu absolve, murmura-t-il, et v<strong>ou</strong>s êtes bonne comme el<strong>le</strong>.<br />
Il v<strong>ou</strong>lut lui-même la remettre en sel<strong>le</strong>. Alors la Clau<strong>de</strong>tte,<br />
qui <strong>de</strong>puis un moment semblait stupéfiée par la joie, p<strong>ou</strong>ssa <strong>le</strong><br />
simp<strong>le</strong>t en avant jusqu’à la haquenée blanche et l’obligea à se<br />
prosterner si bas que son front t<strong>ou</strong>cha la terre.<br />
– Regar<strong>de</strong>-la bien, lui dit-el<strong>le</strong>, en indiquant Sibyl<strong>le</strong> qui<br />
l’invitait à se re<strong>le</strong>ver. Regar<strong>de</strong>-la bien, p<strong>ou</strong>r la reconnaître si un<br />
j<strong>ou</strong>r el<strong>le</strong> avait besoin d’ai<strong>de</strong>. El<strong>le</strong> n’est pas comme une autre,<br />
c’est un ange du ciel.<br />
Puis el<strong>le</strong> prit l’idiot par la main, et t<strong>ou</strong>s <strong>de</strong>ux s’en allèrent,<br />
lui avec son air placi<strong>de</strong> et béat qui ne l’avait pas quitté, ses<br />
grands yeux mornes comme <strong>ou</strong>verts à quelque spectac<strong>le</strong> invisib<strong>le</strong><br />
; el<strong>le</strong>, marchant pénib<strong>le</strong>ment, s’arrêtant parfois p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong> regar<strong>de</strong>r,<br />
d<strong>ou</strong>tant encore <strong>de</strong> son bonheur. Parfois el<strong>le</strong> <strong>le</strong> grondait<br />
aussi, – pas bien fort, il faut <strong>le</strong> dire, – <strong>ou</strong>bliant qu’il n’y comprenait<br />
guère.<br />
La f<strong>ou</strong><strong>le</strong> se dispersa, maugréant t<strong>ou</strong>t bas contre<br />
l’intervention qui la privait d’un spectac<strong>le</strong> où el<strong>le</strong> prenait plaisir.<br />
Jean <strong>de</strong> Gorgier n’était lui-même pas très satisfait, mais il se<br />
promettait bien <strong>de</strong> consommer un j<strong>ou</strong>r ce qu’il considérait<br />
comme un acte <strong>de</strong> bonne justice. Quant à Sibyl<strong>le</strong>, el<strong>le</strong> flatta d<strong>ou</strong>cement<br />
son cheval du b<strong>ou</strong>t <strong>de</strong> ses doigts, puis tendit à Conrad,<br />
avec une simplicité d’enfant, sa petite main blanche qu’il baisa.<br />
Jean <strong>de</strong> Gorgier ne put résister à ce charme qui émanait d’el<strong>le</strong>.<br />
– Ne v<strong>ou</strong>s arrêtez-v<strong>ou</strong>s pas un instant chez moi, nob<strong>le</strong> damoisel<strong>le</strong><br />
?<br />
Sibyl<strong>le</strong> refusa.<br />
– Je v<strong>ou</strong>s remercie, Messire ; on m’attend au Châtelard, et<br />
la j<strong>ou</strong>rnée est bien avancée.<br />
– 46 –
La haquenée partit d’un trot rapi<strong>de</strong>. Les <strong>de</strong>ux hommes la<br />
suivirent <strong>de</strong>s yeux jusqu’à ce qu’el<strong>le</strong> eût disparu au cont<strong>ou</strong>r du<br />
chemin. Alors Conrad s<strong>ou</strong>pira et sembla sortir d’un rêve. Son<br />
compagnon <strong>le</strong> regardait avec un s<strong>ou</strong>rire moqueur qui disparut<br />
aussitôt p<strong>ou</strong>r faire place à une expression plate et obséquieuse.<br />
– 47 –
VIII<br />
GASTON<br />
Sibyl<strong>le</strong> était triste en rentrant au Châtelard : dans<br />
l’atmosphère heureuse <strong>de</strong> Rochefort il semblait qu’el<strong>le</strong> se fût<br />
épan<strong>ou</strong>ie comme une f<strong>le</strong>ur au so<strong>le</strong>il ; mais, entre ces murs<br />
sombres du vieux manoir, n’allait-el<strong>le</strong> pas s’étio<strong>le</strong>r <strong>de</strong> n<strong>ou</strong>veau ?<br />
Quelque chose, il est vrai, la réj<strong>ou</strong>issait : c’était <strong>de</strong> ret<strong>ou</strong>rner<br />
chez <strong>le</strong> père Anselme. Cependant cette joie n’était pas sans mélange,<br />
car el<strong>le</strong> sentait qu’el<strong>le</strong> allait au <strong>de</strong>vant d’une lutte terrib<strong>le</strong><br />
avec son père.<br />
Le temps, qui avait été très beau t<strong>ou</strong>te la matinée et une<br />
partie <strong>de</strong> l’après-midi, s’assombrissait peu à peu. Un fort vent<br />
d’<strong>ou</strong>est s<strong>ou</strong><strong>le</strong>vait <strong>de</strong> gran<strong>de</strong>s vagues sur <strong>le</strong> lac. Sibyl<strong>le</strong> tr<strong>ou</strong>va<br />
t<strong>ou</strong>t <strong>le</strong> mon<strong>de</strong> fort occupé chez el<strong>le</strong>. Quelques hommes d’armes<br />
f<strong>ou</strong>rbissaient <strong>le</strong>urs épées et aiguisaient <strong>le</strong>s pointes <strong>de</strong> <strong>le</strong>urs<br />
flèches ; d’autres, <strong>de</strong>scendus sur <strong>le</strong> rivage, examinaient soigneusement<br />
<strong>le</strong>s barques et <strong>le</strong>s crampons d’abordage. Le cœur <strong>de</strong> Sibyl<strong>le</strong><br />
se serra. La nuit <strong>de</strong>scendait, la jeune fil<strong>le</strong> monta en frissonnant<br />
dans sa chambre et c<strong>ou</strong>rut à sa fenêtre.<br />
Un fanal r<strong>ou</strong>ge se balançait <strong>de</strong> l’autre côté <strong>de</strong> l’eau, au<br />
sommet <strong>de</strong> la t<strong>ou</strong>r <strong>de</strong> la Molière. Sibyl<strong>le</strong> savait trop bien ce que<br />
signifiait t<strong>ou</strong>t cela, mais jamais encore el<strong>le</strong> n’en avait ressenti<br />
une tel<strong>le</strong> horreur. P<strong>ou</strong>rquoi l’avait-on fait revenir justement ce<br />
– 48 –
soir-là ? El<strong>le</strong> cacha sa tête dans ses mains et se prit à p<strong>le</strong>urer<br />
amèrement.<br />
Un pas l<strong>ou</strong>rd au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> sa tête lui rappela qu’el<strong>le</strong> n’avait<br />
pas encore vu son père. Guillaume était au sommet <strong>de</strong> la t<strong>ou</strong>r,<br />
occupé à correspondre avec la Molière. Une lueur d’espérance<br />
passa en el<strong>le</strong> : el<strong>le</strong> avait vu Vauthier si d<strong>ou</strong>x, si bon p<strong>ou</strong>r Lucrèce<br />
; qui sait ? du Terraux serait peut-être heureux <strong>de</strong> la revoir.<br />
Il éc<strong>ou</strong>terait sa prière comme avait fait Conrad <strong>de</strong> Neuchâtel<br />
à l’égard <strong>de</strong> la Clau<strong>de</strong>tte. Sans plus réfléchir, el<strong>le</strong> s’élança <strong>de</strong>hors<br />
et monta précipitamment jusqu’à la t<strong>ou</strong>r. En l’apercevant,<br />
Guillaume p<strong>ou</strong>ssa un grognement.<br />
– Ah ! te voilà, que viens-tu faire ici ?<br />
El<strong>le</strong> s’arrêta, glacée par cet accueil :<br />
– Je v<strong>ou</strong>lais v<strong>ou</strong>s dire bonj<strong>ou</strong>r et…<br />
– Et quoi ? T’imagines-tu peut-être que j’ai <strong>le</strong> temps <strong>de</strong><br />
t’éc<strong>ou</strong>ter ? Le diab<strong>le</strong> t’emporte ! Tu m’as fait manquer <strong>le</strong> <strong>de</strong>rnier<br />
signal.<br />
El<strong>le</strong> rassembla t<strong>ou</strong>t son c<strong>ou</strong>rage et s’approcha <strong>de</strong> lui.<br />
– Père, si tu v<strong>ou</strong>lais avoir pitié <strong>de</strong> ces malheureux… Il me<br />
semb<strong>le</strong> que c’est mal <strong>de</strong> <strong>le</strong>s attirer p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong>s pil<strong>le</strong>r.<br />
– Ouais ! qu’est-ce que tu dis ? Est-ce à Rochefort que l’on<br />
t’a appris ces balivernes ? Il a grand chose à dire, <strong>le</strong> beau Vauthier.<br />
Va-t’en d’ici !<br />
Et comme el<strong>le</strong> tendait <strong>le</strong>s mains vers lui, essayant une <strong>de</strong>rnière<br />
supplication, il la frappa vio<strong>le</strong>mment sur <strong>le</strong> b<strong>ou</strong>t <strong>de</strong>s doigts<br />
avec l’extrémité <strong>de</strong> la cor<strong>de</strong> en nerf <strong>de</strong> bœuf qui lui servait à diriger<br />
son fanal. La jeune fil<strong>le</strong> p<strong>ou</strong>ssa un léger cri <strong>de</strong> d<strong>ou</strong><strong>le</strong>ur et<br />
re<strong>de</strong>scendit l’escalier, désespérée. Longtemps el<strong>le</strong> p<strong>le</strong>ura. On<br />
entendait <strong>le</strong> vent siff<strong>le</strong>r dans <strong>le</strong>s arbres et dans <strong>le</strong>s roseaux. Il<br />
p<strong>ou</strong>vait être onze heures du soir. Enfin la pauvre enfant, <strong>le</strong>s<br />
– 49 –
yeux secs à force d’avoir p<strong>le</strong>uré, se <strong>le</strong>va et s’approcha <strong>de</strong> la fenêtre.<br />
En regardant du côté du lac, el<strong>le</strong> aperçut une petite lumière<br />
étrangement ballottée, non loin <strong>de</strong> la rive. La jeune fil<strong>le</strong> frémit :<br />
– Pauvres gens ! murmura-t-el<strong>le</strong>. Oh ! maudit soit <strong>le</strong> Châtelard<br />
!<br />
La lumière se rapprochait t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs :<br />
– Rien n’empêchera-t-il donc cela ? disait la jeune fil<strong>le</strong>.<br />
Dieu ne fera-t-il pas un mirac<strong>le</strong> p<strong>ou</strong>r sauver ces malheureux ?<br />
S<strong>ou</strong>dain un cri terrib<strong>le</strong> s’é<strong>le</strong>va. Sibyl<strong>le</strong> tomba à gen<strong>ou</strong>x en<br />
cachant son visage. Puis ce furent <strong>de</strong>s clameurs, <strong>de</strong>s appels désespérés.<br />
La jeune fil<strong>le</strong> essayait <strong>de</strong> ne pas entendre, mais en<br />
vain. El<strong>le</strong> <strong>de</strong>meura longtemps ainsi, lorsque s<strong>ou</strong>dain, terrifiée,<br />
el<strong>le</strong> s’entendit appe<strong>le</strong>r par son père. El<strong>le</strong> <strong>de</strong>scendit tremblante.<br />
P<strong>ou</strong>rquoi Guillaume avait-il besoin <strong>de</strong> sa fil<strong>le</strong> ? Sans se l’av<strong>ou</strong>er,<br />
el<strong>le</strong> ressentait en ce moment une invincib<strong>le</strong> horreur p<strong>ou</strong>r cet<br />
homme. Si el<strong>le</strong> eût pu fuir, échapper à sa puissance, el<strong>le</strong> l’eût<br />
fait sans hésiter.<br />
La porte <strong>de</strong> la gran<strong>de</strong> sal<strong>le</strong> était <strong>ou</strong>verte ; <strong>de</strong> l’intérieur<br />
s’é<strong>le</strong>vait un bruit confus. Les hommes d’armes y étaient réunis<br />
et parlaient t<strong>ou</strong>s à la fois, mais au fond <strong>de</strong> la pièce un gr<strong>ou</strong>pe attira<br />
particulièrement son attention.<br />
Sur un mauvais escabeau était assis un étranger. Il paraissait<br />
fort jeune encore. Sa figure mortel<strong>le</strong>ment pâ<strong>le</strong>, mais animée<br />
par <strong>de</strong> grands yeux bruns, était d’une rare distinction. Son bras<br />
gauche pendait <strong>le</strong> long <strong>de</strong> son corps et quelques g<strong>ou</strong>ttes <strong>de</strong> sang<br />
tachaient son manteau <strong>de</strong> gros drap, Près <strong>de</strong> lui, messire du<br />
Terraux était occupé à compter <strong>de</strong> l’or. Au milieu <strong>de</strong>s hommes<br />
d’armes se tr<strong>ou</strong>vaient aussi quelques figures inconnues, mornes<br />
et sombres. Guillaume interpella durement sa fil<strong>le</strong> :<br />
– 50 –
– Ça, viendras-tu, fainéante ? Dame Zabeau est mala<strong>de</strong>.<br />
Soigne-moi ce damoisel-là. Une bonne prise, il ne s’agit pas <strong>de</strong><br />
<strong>le</strong> laisser crever. Il vaut son pesant d’argent.<br />
Un s<strong>ou</strong>rire dédaigneux passa sur <strong>le</strong>s lèvres <strong>de</strong> l’inconnu. En<br />
apercevant la jeune fil<strong>le</strong> il eut un geste d’étonnement. Que faisait<br />
cette bel<strong>le</strong> enfant en pareil<strong>le</strong> compagnie ? Sibyl<strong>le</strong><br />
s’approcha. Lorsque son regard rencontra celui du b<strong>le</strong>ssé, el<strong>le</strong><br />
<strong>de</strong>vina sa pensée et se sentit r<strong>ou</strong>gir. El<strong>le</strong> <strong>le</strong> pansa du mieux<br />
qu’el<strong>le</strong> put, mais son bras tremblait <strong>de</strong> tel<strong>le</strong> sorte qu’el<strong>le</strong> dut s’y<br />
reprendre à <strong>de</strong>ux fois. L’étranger ne tressaillit ni ne remua. Il<br />
<strong>de</strong>vait beauc<strong>ou</strong>p s<strong>ou</strong>ffrir p<strong>ou</strong>rtant, on <strong>le</strong> <strong>de</strong>vinait à son étrange<br />
pâ<strong>le</strong>ur.<br />
– V<strong>ou</strong>s sentez-v<strong>ou</strong>s mieux, Messire ? dit Sibyl<strong>le</strong> lorsque <strong>le</strong><br />
pansement fut achevé.<br />
– Oui, certes, je v<strong>ou</strong>s remercie.<br />
– Si v<strong>ou</strong>s saviez combien je suis désolée <strong>de</strong> v<strong>ou</strong>s voir prisonnier<br />
ici !<br />
Il la regarda avec intérêt :<br />
– Êtes-v<strong>ou</strong>s la châtelaine ?<br />
– Je suis la fil<strong>le</strong> <strong>de</strong> Messire du Terreaux, murmura-t-el<strong>le</strong>,<br />
comme honteuse <strong>de</strong> cet aveu.<br />
– Comment v<strong>ou</strong>s appe<strong>le</strong>z-v<strong>ou</strong>s ?<br />
– Sibyl<strong>le</strong>.<br />
– Et sort-on faci<strong>le</strong>ment <strong>de</strong> ce château, une fois qu’on y est<br />
entré comme moi ?<br />
El<strong>le</strong> <strong>le</strong> regarda bien en face, avec ses yeux brillants et d<strong>ou</strong>x :<br />
– Messire, je ne puis pas mentir. On n’en sort qu’avec <strong>de</strong><br />
l’or ; sans cela, jamais.<br />
– 51 –
L’inconnu s<strong>ou</strong>pira profondément et cacha un instant sa figure<br />
dans sa main droite :<br />
– Alors je n’ai rien à espérer, se dit-il comme à lui-même.<br />
Et je croyais t<strong>ou</strong>cher à la fortune ! Ma pauvre mère !<br />
Sibyl<strong>le</strong> restait muette <strong>de</strong>vant lui. Son père se t<strong>ou</strong>rna vers<br />
el<strong>le</strong> :<br />
– Est-ce fini ?<br />
– Oui.<br />
– Dans ce cas, conduis <strong>le</strong> prisonnier dans son appartement.<br />
Il ne sera peut-être pas si luxueux que ceux dont v<strong>ou</strong>s avez<br />
l’habitu<strong>de</strong>, beau damoisel, aj<strong>ou</strong>ta-t-il avec un rire grossier. Du<br />
reste, la c<strong>le</strong>f est entre vos mains, <strong>le</strong> j<strong>ou</strong>r où celui <strong>de</strong> vos hommes<br />
que v<strong>ou</strong>s désignerez m’apportera <strong>le</strong>s cinq mil<strong>le</strong> livres <strong>de</strong> votre<br />
rançon, v<strong>ou</strong>s serez aussi libre que…<br />
Le captif se redressa.<br />
– Quand même <strong>le</strong>s miens vendraient jusqu’à <strong>le</strong>ur <strong>de</strong>rnier<br />
morceau <strong>de</strong> pain, ils ne parviendraient jamais à réunir cette<br />
somme. V<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>s êtes mépris sur ma famil<strong>le</strong>, Messire du Terreaux.<br />
– Je n’ai pas <strong>le</strong> temps <strong>de</strong> v<strong>ou</strong>s éc<strong>ou</strong>ter ; <strong>le</strong>s riches sont t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs<br />
pauvres lorsqu’il s’agit <strong>de</strong> payer. Si d’ici à six semaines, <strong>le</strong>s<br />
comptes ne sont pas réglés entre n<strong>ou</strong>s, v<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>s arrangerez<br />
avec <strong>le</strong>s <strong>ou</strong>bliettes. Allons, dépêche, Sibyl<strong>le</strong> ! Au grand cachot<br />
qui donne sur <strong>le</strong> lac. Et toi, Antoinet, escorte ta maîtresse.<br />
Un homme taillé en hercu<strong>le</strong> posa à terre <strong>le</strong> pot <strong>de</strong> vin dans<br />
<strong>le</strong>quel sa figure r<strong>ou</strong>geau<strong>de</strong> disparaissait entière, et se <strong>le</strong>va en titubant.<br />
Un grand tr<strong>ou</strong>sseau <strong>de</strong> c<strong>le</strong>fs pendaient à sa ceinture.<br />
– Venez, murmura la jeune fil<strong>le</strong>.<br />
Le captif la suivit. Sitôt qu’ils furent <strong>de</strong>hors :<br />
– 52 –
– Appuyez-v<strong>ou</strong>s sur moi, Messire, v<strong>ou</strong>s avez <strong>de</strong> la peine à<br />
marcher.<br />
Le b<strong>le</strong>ssé obéit ; et s<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> poids <strong>de</strong> sa main viri<strong>le</strong>, l’enfant<br />
pliait comme un roseau.<br />
Un air froid circulait s<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s arca<strong>de</strong>s <strong>de</strong> pierre et <strong>le</strong>ur montait<br />
au visage tandis qu’ils <strong>de</strong>scendaient <strong>le</strong>s marches sombres.<br />
Le vent p<strong>le</strong>urait t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs lamentab<strong>le</strong>ment au <strong>de</strong>hors. L’inconnu<br />
tremblait <strong>de</strong> fièvre et <strong>de</strong> froid. Bientôt ils arrivèrent <strong>de</strong>vant une<br />
l<strong>ou</strong>r<strong>de</strong> porte <strong>de</strong> fer qu’Antoinet <strong>ou</strong>vrit avec peine. Une o<strong>de</strong>ur <strong>de</strong><br />
moisi sortit <strong>de</strong> ce réduit ; <strong>le</strong> sol était humi<strong>de</strong> et visqueux. On y<br />
voyait çà et là <strong>le</strong>s longues traînées blanches <strong>de</strong>s limaçons bruns<br />
et noirs ; un peu <strong>de</strong> pail<strong>le</strong> à <strong>de</strong>mi-p<strong>ou</strong>rrie occupait un <strong>de</strong>s coins.<br />
Le geôlier posa son flambeau à terre et riant d’un air facétieux :<br />
fait.<br />
– C’est la chambre d’honneur, hé, hé, hé ! Le lit est t<strong>ou</strong>t<br />
La respiration <strong>de</strong>s trois personnes s’é<strong>le</strong>vait en vapeur aut<strong>ou</strong>r<br />
d’el<strong>le</strong>s. Le lac gémissait au pied du vieux donjon. Antoinet<br />
se retirait déjà. Sibyl<strong>le</strong> <strong>le</strong> suivit <strong>le</strong>ntement, mais avant qu’el<strong>le</strong> eût<br />
gagné la porte, <strong>le</strong> prisonnier s’élança à ses gen<strong>ou</strong>x :<br />
– V<strong>ou</strong>s ne me laisserez pas m<strong>ou</strong>rir ici, n’est-ce pas, v<strong>ou</strong>s<br />
aurez pitié <strong>de</strong> moi ?<br />
El<strong>le</strong> <strong>le</strong> regardait sans répondre.<br />
– Êtes-v<strong>ou</strong>s aussi cruel<strong>le</strong> que ceux <strong>de</strong> là-haut ?<br />
La jeune fil<strong>le</strong> était incapab<strong>le</strong> <strong>de</strong> dominer son émotion, el<strong>le</strong><br />
appuyait une main sur son cœur comme p<strong>ou</strong>r en comprimer <strong>le</strong>s<br />
battements d<strong>ou</strong>l<strong>ou</strong>reux et <strong>de</strong> l’autre se retenait tremblante à la<br />
serrure <strong>de</strong> fer.<br />
– Dieu m’est témoin, Messire, que si je p<strong>ou</strong>vais v<strong>ou</strong>s sauver<br />
aux dépens <strong>de</strong> moi-même, je <strong>le</strong> ferais, dussé-je rester ici à votre<br />
place ; mais je suis aussi faib<strong>le</strong>, aussi impuissante que v<strong>ou</strong>s.<br />
– 53 –
Adieu, Messire, aj<strong>ou</strong>ta-t-el<strong>le</strong>. Puis el<strong>le</strong> disparut dans l’ombre <strong>de</strong><br />
l’escalier.<br />
La l<strong>ou</strong>r<strong>de</strong> porte grinça <strong>de</strong> n<strong>ou</strong>veau. Le captif était seul :<br />
– Vivre longtemps ainsi ! murmura l’infortuné. Oh ! maudit<br />
soit ce j<strong>ou</strong>r ! Ma mère en m<strong>ou</strong>rra. Mon Dieu, v<strong>ou</strong>s n<strong>ou</strong>s avez<br />
abandonnés !<br />
– 54 –
IX<br />
LA FAMILLE DU PRISONNIER<br />
Dans une <strong>de</strong>s sal<strong>le</strong>s d’un petit castel en Provence, près <strong>de</strong><br />
Marseil<strong>le</strong>, quatre femmes travaillaient si<strong>le</strong>ncieusement aut<strong>ou</strong>r<br />
d’un grand métier à tapisserie. Malgré <strong>le</strong> froid, il n’y avait pas <strong>de</strong><br />
feu dans la vaste cheminée, où l’on eût aisément pu rôtir un<br />
bœuf t<strong>ou</strong>t entier. Une lampe fumeuse éclairait <strong>le</strong>s travail<strong>le</strong>uses.<br />
L’une d’el<strong>le</strong>s était une femme d’une cinquantaine d’années environ,<br />
à la figure pâ<strong>le</strong> et fine, aux cheveux déjà blancs. Une simp<strong>le</strong><br />
robe <strong>de</strong> laine grise, que ne rehaussait aucun ornement, tombait<br />
en plis l<strong>ou</strong>rds aut<strong>ou</strong>r d’el<strong>le</strong>. Les trois personnes assises à ses côtés<br />
se reconnaissaient au premier c<strong>ou</strong>p d’œil p<strong>ou</strong>r ses fil<strong>le</strong>s.<br />
T<strong>ou</strong>tes trois étaient gran<strong>de</strong>s et bien faites. Les aînées avaient <strong>de</strong><br />
grands yeux noirs et <strong>de</strong>s cheveux <strong>de</strong> même c<strong>ou</strong><strong>le</strong>ur. La ca<strong>de</strong>tte<br />
était blon<strong>de</strong>, avec <strong>de</strong>s yeux qui faisaient songer aux gentianes<br />
<strong>de</strong>s hauteurs : el<strong>le</strong> se nommait Simonne ; <strong>le</strong>s <strong>de</strong>ux autres, Olivière<br />
et Jehanne.<br />
Simonne cessa s<strong>ou</strong>dain <strong>de</strong> travail<strong>le</strong>r et, regardant dans <strong>le</strong><br />
vague, se mit à rêver. Au b<strong>ou</strong>t d’un instant, Olivière lui frappa<br />
d<strong>ou</strong>cement sur l’épau<strong>le</strong> :<br />
– À quoi penses-tu, petite ? N<strong>ou</strong>s n’avons pas <strong>le</strong> temps <strong>de</strong><br />
n<strong>ou</strong>s reposer ; Monseigneur l’abbé tient à avoir ce tapis p<strong>ou</strong>r la<br />
prochaine fête.<br />
– 55 –
Simonne p<strong>ou</strong>ssa un s<strong>ou</strong>pir :<br />
– Je ne sais p<strong>ou</strong>rquoi j’ai été t<strong>ou</strong>te la j<strong>ou</strong>rnée inquiète au<br />
sujet <strong>de</strong> Gaston ; Sainte Vierge, gar<strong>de</strong>z notre pauvre frère !<br />
Jehanne se pencha vers sa jeune sœur et l’embrassa :<br />
– Allons, petite, songe qu’auj<strong>ou</strong>rd’hui Gaston est t<strong>ou</strong>t près<br />
d’atteindre son but, et qu’avant <strong>de</strong>ux mois il n<strong>ou</strong>s reviendra<br />
joyeux et en bonne santé, ramenant peut-être une jeune et jolie<br />
femme. Quand Gaston aura payé notre <strong>de</strong>tte à notre c<strong>ou</strong>sin<br />
Trosberg, rien ne s’opposera plus à ce qu’il ép<strong>ou</strong>se Aymonnette ;<br />
cela a t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs été l’espoir <strong>de</strong> notre pauvre père. Aymonnette<br />
amènera ici un peu <strong>de</strong> bien-être, et n<strong>ou</strong>s aurons soin qu’el<strong>le</strong> soit<br />
heureuse.<br />
Au s<strong>ou</strong>venir du père, <strong>le</strong>s yeux <strong>de</strong> Madame <strong>de</strong> Rocheblanche<br />
s’étaient remplis <strong>de</strong> larmes.<br />
– Conso<strong>le</strong>z-v<strong>ou</strong>s, ma mère, murmura Jehanne en<br />
l’embrassant, <strong>le</strong>s j<strong>ou</strong>rs heureux reviendront.<br />
Simonne était t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs anxieuse :<br />
– Que j’aimerais voir Gaston <strong>de</strong> ret<strong>ou</strong>r ! À peine s’il reste<br />
<strong>de</strong>ux <strong>ou</strong> trois hommes d’armes p<strong>ou</strong>r défendre <strong>le</strong> château, et<br />
notre terrib<strong>le</strong> voisin…<br />
– Ce baron <strong>de</strong> Rovil<strong>le</strong>, interrompit Olivière, oh ! je <strong>le</strong> hais !<br />
L’autre j<strong>ou</strong>r, n’a-t-il pas fait battre jusqu’au sang Guil<strong>le</strong>t, <strong>le</strong> petit<br />
lab<strong>ou</strong>reur, parce qu’il avait interrompu son <strong>ou</strong>vrage p<strong>ou</strong>r me saluer<br />
et me par<strong>le</strong>r !<br />
– Au lieu <strong>de</strong> n<strong>ou</strong>s plaindre, Olivière, reprit la mère, soyons<br />
heureuses d’avoir pu faire sortir <strong>de</strong> chez n<strong>ou</strong>s cet argent maudit,<br />
car <strong>de</strong>puis qu’Itel Trosberg s’est arrêté ici en revenant <strong>de</strong> la<br />
guerre, et que, miné par la fièvre et craignant <strong>de</strong> ne pas arriver<br />
vivant chez lui à Valangin, il n<strong>ou</strong>s a confié sa part <strong>de</strong> butin, n<strong>ou</strong>s<br />
faisant jurer que Gaston la lui rapporterait un j<strong>ou</strong>r et recevrait<br />
p<strong>ou</strong>r récompense la main d’Aymonnette sa fil<strong>le</strong>, <strong>de</strong>puis ce j<strong>ou</strong>r-<br />
– 56 –
là, t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s malheurs n<strong>ou</strong>s ont accablés ! La guerre d’abord : il a<br />
fallu f<strong>ou</strong>rnir <strong>de</strong>s hommes, <strong>le</strong>s équiper ! N<strong>ou</strong>s étions pauvres,<br />
votre père rec<strong>ou</strong>rut à l’argent confié, espérant en gagner davantage…<br />
Il rentra ici mala<strong>de</strong> et ruiné, et m<strong>ou</strong>rut après m’avoir fait<br />
jurer <strong>de</strong> renvoyer un j<strong>ou</strong>r ses trois mil<strong>le</strong> écus à Trosberg. Cette<br />
année enfin j’ai pu y parvenir.<br />
Madame <strong>de</strong> Rocheblanche s’était animée en parlant. Olivière<br />
posa sa main sur l’épau<strong>le</strong> <strong>de</strong> sa mère avec une sorte<br />
d’autorité :<br />
– V<strong>ou</strong>s savez qu’il ne faut pas causer <strong>de</strong> t<strong>ou</strong>t cela ; chaque<br />
fois que v<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> faites, v<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>s en tr<strong>ou</strong>vez mal.<br />
– C’est assez p<strong>ou</strong>r auj<strong>ou</strong>rd’hui, mes fil<strong>le</strong>s ; il faut n<strong>ou</strong>s reposer,<br />
reprit la mère.<br />
El<strong>le</strong> prononça alors, la prière du soir, implorant la Vierge et<br />
<strong>le</strong>s Saints en faveur du fils absent. Un sanglot lui répondit ; el<strong>le</strong><br />
se ret<strong>ou</strong>rna brusquement : Simonne p<strong>le</strong>urait ; el<strong>le</strong> vint appuyer<br />
sa tête sur l’épau<strong>le</strong> <strong>de</strong> la comtesse :<br />
– Oh ! p<strong>ou</strong>r sûr, il lui est arrivé quelque malheur !<br />
Olivière et Jehanne se regardèrent tristement. Simonne<br />
avait t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs été l’enfant gâté <strong>de</strong> la maison, <strong>de</strong> son grand frère<br />
d’abord, qu’el<strong>le</strong> adorait et dont el<strong>le</strong> était l’ido<strong>le</strong>. T<strong>ou</strong>te petite, il<br />
prenait soin d’el<strong>le</strong>. On <strong>le</strong>s voyait s’en al<strong>le</strong>r t<strong>ou</strong>s <strong>de</strong>ux, lui, veillant<br />
sur el<strong>le</strong>, obéissant à son moindre signe, épargnant à sa prière <strong>le</strong>s<br />
oisillons qui venaient s’offrir aux pierres <strong>de</strong> sa fron<strong>de</strong> et qu’il eût<br />
été t<strong>ou</strong>t glorieux <strong>de</strong> rapporter au château. Gaston et Simonne,<br />
t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs inséparab<strong>le</strong>s, étaient la vie et <strong>le</strong> so<strong>le</strong>il <strong>de</strong> la Rocheblanche.<br />
Lorsque Gaston s’absentait, fût-ce p<strong>ou</strong>r un j<strong>ou</strong>r, sa petite<br />
sœur avait <strong>de</strong>s larmes dans son s<strong>ou</strong>rire d’adieu. Lorsque <strong>le</strong><br />
jeune homme partit p<strong>ou</strong>r son long voyage, <strong>le</strong> chagrin <strong>de</strong> Simonne<br />
fut navrant. El<strong>le</strong> était persuadée que Gaston ne reviendrait<br />
pas. Comme t<strong>ou</strong>tes <strong>le</strong>s âmes passionnées, el<strong>le</strong> avait une<br />
– 57 –
puissance d’imagination extrême et el<strong>le</strong> se représentait sans<br />
cesse que son frère c<strong>ou</strong>rait <strong>le</strong>s plus grands dangers.<br />
Lorsqu’el<strong>le</strong> parlait <strong>de</strong> ses craintes à ses sœurs, cel<strong>le</strong>s-ci,<br />
plus positives, la raillaient d<strong>ou</strong>cement. Moins intimes avec <strong>le</strong>ur<br />
frère, el<strong>le</strong>s ne connaissaient <strong>de</strong> lui que sa force, son c<strong>ou</strong>rage et<br />
son adresse. Simonne <strong>le</strong> voyait essentiel<strong>le</strong>ment cheva<strong>le</strong>resque,<br />
généreux, confiant ; et avec cette divination que la tendresse et<br />
l’am<strong>ou</strong>r donnent aux cœurs qu’ils éclairent, el<strong>le</strong> sentait que<br />
t<strong>ou</strong>tes <strong>le</strong>s qualités <strong>de</strong> Gaston p<strong>ou</strong>rraient se t<strong>ou</strong>rner contre lui,<br />
dans <strong>de</strong>s circonstances diffici<strong>le</strong>s.<br />
Après <strong>le</strong> départ <strong>de</strong> son frère, Simonne était tombée mala<strong>de</strong>,<br />
puis avait fini par se calmer ; mais la gaieté avait disparu. T<strong>ou</strong>t<br />
<strong>le</strong> j<strong>ou</strong>r durant, assise à côté <strong>de</strong> sa mère et <strong>de</strong> ses sœurs, el<strong>le</strong> laissait<br />
son esprit s’égarer à la suite <strong>de</strong> l’absent. El<strong>le</strong> ne parlait<br />
presque jamais <strong>de</strong> lui, mais sa pensée ne <strong>le</strong> quittait pas.<br />
L’am<strong>ou</strong>r profond n’a-t-il pas <strong>le</strong> don <strong>de</strong> secon<strong>de</strong> vue ? C’est<br />
aj<strong>ou</strong>ter un sixième sens à l’organisme humain, un sens subtil,<br />
merveil<strong>le</strong>ux, qui s’il était infaillib<strong>le</strong> et plus développé, remplacerait<br />
t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s autres ; un sens p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong>quel il n’y a plus ni distance<br />
ni durée, ni j<strong>ou</strong>r, ni nuit ! N’était-ce pas ce sens-là qui parlait<br />
dans <strong>le</strong> cœur <strong>de</strong> Simonne et lui montrait, bien loin au <strong>de</strong>là <strong>de</strong><br />
l’horizon, dans un triste cachot, Gaston b<strong>le</strong>ssé et déc<strong>ou</strong>ragé, à<br />
gen<strong>ou</strong>x aux pieds <strong>de</strong> Sibyl<strong>le</strong> et appelant en vain quelqu’un à son<br />
sec<strong>ou</strong>rs ?<br />
– 58 –
X<br />
UN PEU DE PAILLE DANS UN CACHOT<br />
Après avoir quitté <strong>le</strong> prisonnier, Sibyl<strong>le</strong>, hors d’el<strong>le</strong>-même,<br />
alla se jeter sur sa c<strong>ou</strong>chette. El<strong>le</strong> ne p<strong>le</strong>ura pas, sentant que <strong>le</strong><br />
moment <strong>de</strong>s larmes était passé, et qu’il fallait agir. Oui, mais<br />
comment ?<br />
Une intervention maladroite n’eût fait qu’aggraver <strong>le</strong> sort<br />
du captif, la jeune fil<strong>le</strong> <strong>le</strong> comprenait bien ; mais il lui était cependant<br />
impossib<strong>le</strong> <strong>de</strong> ne pas chercher à s<strong>ou</strong>lager <strong>le</strong> malheureux.<br />
Ses premières paro<strong>le</strong>s avaient fait sur el<strong>le</strong> une impression<br />
profon<strong>de</strong>, et, sans savoir comment el<strong>le</strong> s’y prendrait, el<strong>le</strong> se jura<br />
à el<strong>le</strong>-même d’ai<strong>de</strong>r et, qui sait ? <strong>de</strong> sauver l’étranger. Dans une<br />
âme tel<strong>le</strong> que cel<strong>le</strong> <strong>de</strong> Sibyl<strong>le</strong>, ce serment, vaguement formulé,<br />
était sérieux p<strong>ou</strong>rtant.<br />
Le j<strong>ou</strong>r tr<strong>ou</strong>va Sibyl<strong>le</strong> <strong>le</strong>s yeux grands <strong>ou</strong>verts, perdue au<br />
milieu <strong>de</strong> ses rêves. El<strong>le</strong> <strong>de</strong>scendit préparer <strong>le</strong> déjeuner <strong>de</strong> son<br />
père, red<strong>ou</strong>tant <strong>de</strong> tr<strong>ou</strong>ver dame Zabeau guérie. Heureusement<br />
il n’en était rien.<br />
Au moment <strong>de</strong> vi<strong>de</strong>r <strong>le</strong> bol <strong>de</strong> lait, accompagné <strong>de</strong> beurre et<br />
<strong>de</strong> pain bis, qui formait son repas du matin, el<strong>le</strong> <strong>le</strong> reposa <strong>de</strong>vant<br />
el<strong>le</strong>, sortit furtivement <strong>de</strong> la sal<strong>le</strong> en <strong>le</strong> dissimulant, et <strong>le</strong><br />
porta dans sa chambre, d’où Guillaume ne tarda pas à la rappe<strong>le</strong>r.<br />
El<strong>le</strong> tremblait qu’il n’eût vu ce qu’el<strong>le</strong> venait <strong>de</strong> faire :<br />
– 59 –
– Tu vas al<strong>le</strong>r panser <strong>le</strong> prisonnier ! dit-il avec sa brusquerie<br />
habituel<strong>le</strong> ; comme je te l’ai dit hier, il ne faut pas qu’il<br />
meure ; arrange-toi <strong>de</strong> façon qu’il soit <strong>le</strong> plus mal possib<strong>le</strong> sans<br />
en périr.<br />
Sibyl<strong>le</strong> frémit ; il continua en fronçant <strong>le</strong> s<strong>ou</strong>rcil :<br />
– Il est temps que tu apprennes à m’être uti<strong>le</strong> ; tu en auras<br />
bien d’autres encore à panser et à soigner ; la Zabeau n’est plus<br />
bonne à grand’chose, il faut que tu la remplaces ; si je suis satisfait,<br />
il y aura quelque chose <strong>de</strong> beau p<strong>ou</strong>r toi dans <strong>le</strong> butin<br />
d’hier.<br />
Sibyl<strong>le</strong> regarda bien en face la sombre figure <strong>de</strong> son père :<br />
– Il n’y a pas besoin <strong>de</strong> me donner quelque chose p<strong>ou</strong>r cela.<br />
Il haussa <strong>le</strong>s épau<strong>le</strong>s :<br />
– Comme tu v<strong>ou</strong>dras ; prends Antoinet avec toi, que <strong>le</strong> prisonnier<br />
n’ail<strong>le</strong> pas s’éva<strong>de</strong>r ; par la samb<strong>le</strong>u ! je te mettrais à sa<br />
place dans <strong>le</strong> cachot et t’y laisserais crever.<br />
Il l’eût certainement fait comme il disait, et la jeune fil<strong>le</strong><br />
n’en d<strong>ou</strong>tait pas. El<strong>le</strong> alla tr<strong>ou</strong>ver <strong>le</strong> geôlier. Celui-ci était à son<br />
occupation favorite : sa figure illuminée se penchait déjà sur un<br />
énorme broc <strong>de</strong> vin. Sibyl<strong>le</strong>, <strong>de</strong> son air <strong>le</strong> plus d<strong>ou</strong>x, se borna à<br />
lui <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r <strong>le</strong>s c<strong>le</strong>fs. Le vieux grognon <strong>le</strong>s tendit sans la<br />
moindre objection à la jeune fil<strong>le</strong>, qui p<strong>ou</strong>ssa un s<strong>ou</strong>pir <strong>de</strong> s<strong>ou</strong>lagement<br />
et s’éloigna. Antoinet se replongea dans son délicieux<br />
tête à tête. Sibyl<strong>le</strong> se hâta d’al<strong>le</strong>r chercher <strong>le</strong> bol <strong>de</strong> lait <strong>de</strong> son<br />
déjeuner et re<strong>de</strong>scendit <strong>le</strong> noir escalier qui ab<strong>ou</strong>tissait au cachot.<br />
El<strong>le</strong> eut quelque peine à faire j<strong>ou</strong>er la serrure. La prison<br />
était moins sombre que la veil<strong>le</strong> ; un ref<strong>le</strong>t <strong>de</strong> so<strong>le</strong>il y pénétrait<br />
et ad<strong>ou</strong>cissait la crudité <strong>de</strong> l’air. Le captif, <strong>de</strong>b<strong>ou</strong>t près du s<strong>ou</strong>pirail,<br />
regardait <strong>le</strong> lac. S’attendant à voir la rep<strong>ou</strong>ssante figure<br />
– 60 –
d’Antoinet, il ne se dérangea même pas. Sibyl<strong>le</strong> l’interpella d<strong>ou</strong>cement<br />
:<br />
– Prenez donc ceci, Messire, ça v<strong>ou</strong>s fera du bien.<br />
À l’<strong>ou</strong>ïe <strong>de</strong> cette voix inespérée, <strong>le</strong> jeune homme se ret<strong>ou</strong>rna<br />
vivement ; il était d’une pâ<strong>le</strong>ur mortel<strong>le</strong> ; sa figure était fort<br />
altérée.<br />
– Comment v<strong>ou</strong>s tr<strong>ou</strong>vez-v<strong>ou</strong>s, Messire ? <strong>de</strong>manda timi<strong>de</strong>ment<br />
la jeune fil<strong>le</strong>. Avez-v<strong>ou</strong>s pu dormir un peu ?<br />
Le prisonnier eut un s<strong>ou</strong>rire triste :<br />
– Dormir là ! non, c’est impossib<strong>le</strong> ; j’ai passé la nuit <strong>de</strong>b<strong>ou</strong>t,<br />
contre <strong>le</strong> mur, à prier <strong>le</strong> Ciel qu’il me délivre <strong>ou</strong> qu’il me<br />
tue. J’ai plus s<strong>ou</strong>ffert dans ces quelques heures que dans t<strong>ou</strong>t <strong>le</strong><br />
reste <strong>de</strong> ma vie.<br />
Sa main s’était posée sur <strong>le</strong> bras <strong>de</strong> la jeune fil<strong>le</strong> :<br />
– V<strong>ou</strong>s êtes seu<strong>le</strong> ici ?<br />
– Oui, dit-el<strong>le</strong> un peu effrayée, en voyant l’air agité <strong>de</strong><br />
l’étranger.<br />
– Alors, reprit-il vivement, qui m’empêche <strong>de</strong> fuir ? Je suis<br />
plus fort que v<strong>ou</strong>s, je p<strong>ou</strong>sserai cette porte ; je sortirai d’ici ; làbas<br />
c’est la liberté, la liberté, oh ! mon Dieu !<br />
Il p<strong>ou</strong>ssait déjà <strong>le</strong> battant ; Sibyl<strong>le</strong> <strong>le</strong> regardait <strong>de</strong> son regard<br />
triste et profond :<br />
– Atten<strong>de</strong>z un instant, Messire ; v<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>rrez ensuite essayer<br />
ce qu’il v<strong>ou</strong>s plaira.<br />
Il s’arrêta, doci<strong>le</strong> comme un enfant ; el<strong>le</strong> reprit :<br />
– Mon père a juré <strong>de</strong> me laisser m<strong>ou</strong>rir ici, si v<strong>ou</strong>s échappiez<br />
par ma faute, et mon père tient t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs ce qu’il dit ; v<strong>ou</strong>s<br />
p<strong>ou</strong>vez immédiatement tenter la chance, si v<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z.<br />
– 61 –
Il avait déjà reculé et baisait <strong>le</strong> bas <strong>de</strong> sa robe :<br />
– Nob<strong>le</strong> damoisel<strong>le</strong>, pardonnez-moi !<br />
– Du c<strong>ou</strong>rage, Messire ! Ne v<strong>ou</strong>s laissez pas abattre ; j’ai<br />
confiance en l’avenir p<strong>ou</strong>r v<strong>ou</strong>s délivrer. Et maintenant, montrez-moi<br />
votre bras.<br />
La jeune fil<strong>le</strong> p<strong>ou</strong>ssa une exclamation lorsqu’el<strong>le</strong> eut ôté <strong>le</strong>s<br />
bandages qui rec<strong>ou</strong>vraient la b<strong>le</strong>ssure. Cel<strong>le</strong>-ci avait beauc<strong>ou</strong>p<br />
empiré ; l’enflure gagnait l’épau<strong>le</strong> :<br />
– Oh ! que v<strong>ou</strong>s <strong>de</strong>vez s<strong>ou</strong>ffrir ! Il faudrait p<strong>ou</strong>voir v<strong>ou</strong>s<br />
c<strong>ou</strong>cher un peu.<br />
Gaston regarda <strong>le</strong> sol visqueux et la pail<strong>le</strong> p<strong>ou</strong>rrie. El<strong>le</strong><br />
s<strong>ou</strong>pira :<br />
– Tenez, buvez du lait ; il v<strong>ou</strong>s redonnera quelque force.<br />
Gaston prit <strong>le</strong> bol et <strong>le</strong> vida d’un trait :<br />
– Maintenant, Messire, dit-el<strong>le</strong>, je vais d’abord v<strong>ou</strong>s débarrasser<br />
<strong>de</strong> cette mauvaise pail<strong>le</strong> ; il faudra que je tr<strong>ou</strong>ve autre<br />
chose p<strong>ou</strong>r la remplacer.<br />
Et, surmontant <strong>le</strong> dégoût qu’el<strong>le</strong> avait à t<strong>ou</strong>cher cette p<strong>ou</strong>rriture,<br />
el<strong>le</strong> fit t<strong>ou</strong>t passer à petites poignées par <strong>le</strong> s<strong>ou</strong>pirail grillé<br />
du cachot.<br />
– Maintenant je vais v<strong>ou</strong>s quérir quelque chose <strong>de</strong> mieux.<br />
– El<strong>le</strong> sortit vivement en verr<strong>ou</strong>illant la porte <strong>de</strong>rrière el<strong>le</strong> ;<br />
son pas se ra<strong>le</strong>ntit en gravissant <strong>le</strong>s escaliers. Que p<strong>ou</strong>rrait-el<strong>le</strong><br />
donner au prisonnier p<strong>ou</strong>r qu’il pût reposer un peu confortab<strong>le</strong>ment<br />
!<br />
– Te voilà bien pensive, Sibyl<strong>le</strong> ?<br />
El<strong>le</strong> re<strong>le</strong>va la tête et tressaillit en se tr<strong>ou</strong>vant en face <strong>de</strong> son<br />
père.<br />
– 62 –
– Comment va <strong>le</strong> captif ? dit-il.<br />
– La b<strong>le</strong>ssure s’est envenimée ; il faudrait un peu mieux<br />
traiter ce malheureux, mon père ; sans cela il p<strong>ou</strong>rrait bien al<strong>le</strong>r<br />
plus mal que v<strong>ou</strong>s ne v<strong>ou</strong>driez et s’échapper là où v<strong>ou</strong>s ne p<strong>ou</strong>rriez<br />
plus <strong>le</strong> rattraper.<br />
El<strong>le</strong> avait t<strong>ou</strong>ché la bonne cor<strong>de</strong> ; Sibyl<strong>le</strong> parlait d’un ton<br />
ferme, bien qu’intérieurement el<strong>le</strong> sentit <strong>le</strong> cœur lui manquer.<br />
Messire du Terreaux frappa du pied :<br />
– Au diab<strong>le</strong> <strong>le</strong> damoisel ! La moindre piqûre <strong>le</strong>s b<strong>le</strong>sse à<br />
mort, ces oisillons-là ! Qu’il n’ail<strong>le</strong> au moins pas me sauter entre<br />
<strong>le</strong>s doigts, entends-tu, Sibyl<strong>le</strong> ? Donne-lui ce qu’il faut p<strong>ou</strong>r qu’il<br />
guérisse, vite, après quoi on <strong>le</strong> remettra au pain sec, jusqu’à ce<br />
qu’il ait payé.<br />
La jeune fil<strong>le</strong> tressaillit <strong>de</strong> joie, mais el<strong>le</strong> se contint :<br />
– Il faudrait peut-être <strong>le</strong> faire transporter dans une<br />
chambre ; il fait froid là-bas sur la pierre.<br />
– Fais-y mettre <strong>de</strong> la pail<strong>le</strong> fraîche et une c<strong>ou</strong>verture…<br />
Mais a-t-on jamais vu faire tant d’embarras p<strong>ou</strong>r un prisonnier !<br />
Sibyl<strong>le</strong> c<strong>ou</strong>rut chercher un va<strong>le</strong>t qui nettoya soigneusement<br />
<strong>le</strong> cachot ; el<strong>le</strong> y fit mettre une chau<strong>de</strong> c<strong>ou</strong>che <strong>de</strong> pail<strong>le</strong> et alla<br />
chercher d’épaisses c<strong>ou</strong>vertures et quelques aliments substantiels<br />
; puis, p<strong>ou</strong>r empêcher <strong>le</strong> vent <strong>de</strong> pénétrer dans la prison,<br />
el<strong>le</strong> colla à l’entrée du s<strong>ou</strong>pirail un morceau <strong>de</strong> parchemin.<br />
– Ma mère et mes sœurs seraient fières <strong>de</strong> v<strong>ou</strong>s servir à gen<strong>ou</strong>x,<br />
lui dit <strong>le</strong> prisonnier.<br />
– Quand p<strong>ou</strong>rrai-je v<strong>ou</strong>s témoigner t<strong>ou</strong>te ma reconnaissance<br />
?<br />
– Je ne <strong>le</strong>ur laisserais point faire cela, Messire.<br />
Puis el<strong>le</strong> aj<strong>ou</strong>ta avec un s<strong>ou</strong>pir :<br />
– 63 –
– Ah ! v<strong>ou</strong>s êtes heureux d’avoir encore votre mère !<br />
– V<strong>ou</strong>s n’avez plus la vôtre ?<br />
– Non, je ne l’ai jamais connue.<br />
– Oh ! que je v<strong>ou</strong>s plains ! Et n’avez-v<strong>ou</strong>s pas <strong>de</strong> sœur ?<br />
– Je n’ai que mon père, dit Sibyl<strong>le</strong> d’une voix <strong>le</strong>nte et basse,<br />
en inclinant la tête.<br />
Comme il ne répondait rien, el<strong>le</strong> <strong>le</strong>va <strong>le</strong>s yeux ; <strong>le</strong>urs regards<br />
se rencontrèrent lumineux et profonds. Avec un geste enfantin,<br />
Sibyl<strong>le</strong> cacha son visage dans ses mains ; puis, comme un<br />
oiseau effar<strong>ou</strong>ché, el<strong>le</strong> s’élança <strong>de</strong>hors, referma la l<strong>ou</strong>r<strong>de</strong> porte<br />
et s’enfuit dans sa chambre t<strong>ou</strong>te tr<strong>ou</strong>blée et t<strong>ou</strong>te heureuse.<br />
– 64 –
XI<br />
LA SCIENCE DE LA CLAUDETTE<br />
Après s’être occupée <strong>de</strong> dame Zabeau, qu’agitait t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs<br />
une fièvre ar<strong>de</strong>nte, et l’avoir soignée suivant ses moyens, Sibyl<strong>le</strong><br />
tint compagnie à son père, p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong> servir durant <strong>le</strong> repas, qu’il<br />
faisait au milieu du j<strong>ou</strong>r. Lorsqu’el<strong>le</strong> fut libre, el<strong>le</strong> s’enveloppa<br />
d’une longue mante sombre, car l’automne était déjà avancé, et<br />
s’en alla d’un pas rapi<strong>de</strong> chez <strong>le</strong> père Anselme, qu’el<strong>le</strong> n’avait<br />
pas revu <strong>de</strong>puis bien longtemps. Son cœur battait <strong>de</strong> plaisir à<br />
l’idée <strong>de</strong> retr<strong>ou</strong>ver ce vénérab<strong>le</strong> ami et <strong>de</strong> recevoir <strong>de</strong> n<strong>ou</strong>veau<br />
ses instructions.<br />
El<strong>le</strong> <strong>le</strong> tr<strong>ou</strong>va en grand conciliabu<strong>le</strong> avec la Clau<strong>de</strong>tte.<br />
Lorsque cette <strong>de</strong>rnière aperçut la jeune visiteuse, el<strong>le</strong> v<strong>ou</strong>lut se<br />
retirer, non sans avoir religieusement baisé <strong>le</strong> bord <strong>de</strong> sa longue<br />
mante grise, mais Sibyl<strong>le</strong>, après avoir joyeusement serré la main<br />
du père Anselme, retint la bonne femme :<br />
– Non pas, Clau<strong>de</strong>tte, restez ! V<strong>ou</strong>s aviez l’air <strong>de</strong> dire<br />
quelque chose <strong>de</strong> très intéressant, continuez ! Est-ce <strong>de</strong> ces<br />
plantes que v<strong>ou</strong>s parliez !<br />
Une multitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> plantes <strong>de</strong> t<strong>ou</strong>tes <strong>le</strong>s formes et <strong>de</strong> t<strong>ou</strong>tes<br />
<strong>le</strong>s sortes, <strong>le</strong>s unes sèches, <strong>le</strong>s autres vertes, jonchaient la tab<strong>le</strong><br />
du solitaire.<br />
– 65 –
– Oui, mon enfant, répliqua <strong>le</strong> père Anselme ; n<strong>ou</strong>s parlions<br />
<strong>de</strong> ces plantes. La Clau<strong>de</strong>tte est une gran<strong>de</strong> savante, et el<strong>le</strong><br />
veut bien m’apprendre ses secrets p<strong>ou</strong>r s<strong>ou</strong>lager <strong>le</strong>s s<strong>ou</strong>ffrances<br />
<strong>de</strong>s hommes. – Ainsi, dites-moi donc ce que c’est que cette<br />
plante grasse aux feuil<strong>le</strong>s arrondies à <strong>le</strong>ur extrémité ?<br />
– C’est la j<strong>ou</strong>barbe 1, mon père ; une bonne plante, al<strong>le</strong>z.<br />
Quand v<strong>ou</strong>s avez une b<strong>le</strong>ssure, si profon<strong>de</strong> qu’el<strong>le</strong> soit, v<strong>ou</strong>s en<br />
prenez une feuil<strong>le</strong>, v<strong>ou</strong>s ôtez la pelure d’un côté et posez ce côtélà<br />
sur <strong>le</strong> mal ; t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s matins il faut changer la feuil<strong>le</strong>, et en<br />
moins <strong>de</strong> rien <strong>le</strong> mal est guéri.<br />
Sibyl<strong>le</strong> était t<strong>ou</strong>te oreil<strong>le</strong>s :<br />
– V<strong>ou</strong><strong>le</strong>z-v<strong>ou</strong>s me donner un peu <strong>de</strong> cette plante, Clau<strong>de</strong>tte<br />
?<br />
– T<strong>ou</strong>t, si v<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z, nob<strong>le</strong> damoisel<strong>le</strong> ; en avez-v<strong>ou</strong>s besoin<br />
au Châtelard ?<br />
– Oui.<br />
– Y a-t-il quelqu’un <strong>de</strong> mala<strong>de</strong> chez v<strong>ou</strong>s ? interrompit <strong>le</strong><br />
vieillard ?<br />
– Oui, dit encore Sibyl<strong>le</strong> d’un ton bref, en lançant un c<strong>ou</strong>p<br />
d’œil au père Anselme, comme p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong> prier <strong>de</strong> n’en pas <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r<br />
davantage.<br />
Il comprit, et prenant sur la tab<strong>le</strong> un secon<strong>de</strong> plante qui<br />
avait un peu la feuil<strong>le</strong> et la forme d’un artichaut :<br />
– Comment nommez-v<strong>ou</strong>s ceci, Clau<strong>de</strong>tte p<strong>ou</strong>rsuivit-il.<br />
1 Sempervivum tectorum. Étymologie : Jovis barba, barbe <strong>de</strong> Jupiter<br />
(par allusion à l’aspect <strong>de</strong> l’inflorescence).<br />
– 66 –
– L’oreil<strong>le</strong>tte, mon père, une plante précieuse aussi : el<strong>le</strong><br />
guérit <strong>le</strong>s gerçures <strong>de</strong> la peau, <strong>le</strong>s r<strong>ou</strong>geurs et <strong>le</strong>s dartres. On la<br />
tr<strong>ou</strong>ve dans <strong>le</strong>s lieux pierreux, <strong>le</strong> long <strong>de</strong>s rocail<strong>le</strong>s ; mais <strong>le</strong>s<br />
gens du pays en ont un peu peur.<br />
– Et p<strong>ou</strong>rquoi donc ? <strong>de</strong>manda <strong>le</strong> vieillard, pressentant<br />
quelque superstition.<br />
La Clau<strong>de</strong>tte eut un s<strong>ou</strong>rire vague et parut embarrassée :<br />
– Je sais bien que v<strong>ou</strong>s n’y croirez pas, mon père ; mais<br />
cette plante prédit <strong>le</strong>s mariages et <strong>le</strong>s morts.<br />
– Comment cela ?<br />
– El<strong>le</strong> ne f<strong>le</strong>urit que très rarement, sans qu’on puisse <strong>le</strong><br />
prédire d’une année à l’autre ; mais si el<strong>le</strong> donne une f<strong>le</strong>ur<br />
blanche, c’est un signe <strong>de</strong> mort p<strong>ou</strong>r ceux auxquels el<strong>le</strong> appartient<br />
; si la f<strong>le</strong>ur est r<strong>ou</strong>ge, c’est signe <strong>de</strong> mariage.<br />
Sibyl<strong>le</strong> éc<strong>ou</strong>tait rêveuse :<br />
– J’ai une t<strong>ou</strong>ffe <strong>de</strong> ces oreil<strong>le</strong>ttes juste au-<strong>de</strong>ss<strong>ou</strong>s <strong>de</strong> ma<br />
fenêtre ; el<strong>le</strong> a cru dans une fente du mur…<br />
La Clau<strong>de</strong>tte joignit <strong>le</strong>s mains :<br />
– Fasse la Sainte Vierge que cette plante ne f<strong>le</strong>urisse jamais<br />
blanche chez v<strong>ou</strong>s !<br />
Le père Anselme avait pris un air grave :<br />
– J’espère que v<strong>ou</strong>s n’al<strong>le</strong>z pas aj<strong>ou</strong>ter foi à t<strong>ou</strong>t cela, mon<br />
enfant ; Dieu seul sait l’avenir et il n’aurait pas partagé son secret<br />
avec une simp<strong>le</strong> f<strong>le</strong>ur <strong>de</strong>s montagnes.<br />
La vieil<strong>le</strong> femme sec<strong>ou</strong>ait la tête :<br />
– V<strong>ou</strong>s en croirez ce que v<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>drez, mais, lorsque mon<br />
pauvre homme, que Madame la Vierge absolve, est mort, il y a<br />
déjà bien longtemps <strong>de</strong> cela, n<strong>ou</strong>s avions une gran<strong>de</strong> oreil<strong>le</strong>tte<br />
– 67 –
sur notre toit ; el<strong>le</strong> n’avait encore jamais f<strong>le</strong>uri, quand un matin<br />
<strong>le</strong> Simonnot (il marchait à peine, l’innocent), p<strong>ou</strong>sse une espèce<br />
<strong>de</strong> cri joyeux et me montre une longue tige qui sortait du milieu<br />
<strong>de</strong>s feuil<strong>le</strong>s. Quatre j<strong>ou</strong>rs après, une petite f<strong>le</strong>ur blanche s’est<br />
<strong>ou</strong>verte, et mon mari s’est noyé une semaine plus tard en traversant<br />
<strong>le</strong> lac. Je saurais encore bien d’autres histoires t<strong>ou</strong>tes<br />
pareil<strong>le</strong>s…<br />
Depuis un moment, Sibyl<strong>le</strong> semblait ne plus éc<strong>ou</strong>ter :<br />
– Ne sauriez-v<strong>ou</strong>s rien contre la fièvre ? <strong>de</strong>manda-t-el<strong>le</strong>.<br />
– Bien sûr, que je sais quelque chose ; v<strong>ou</strong>s n’avez qu’à verser<br />
un peu d’eau chau<strong>de</strong> sur ces feuil<strong>le</strong>s-là.<br />
– Mais c’est t<strong>ou</strong>t simp<strong>le</strong>ment du til<strong>le</strong>ul, il me semb<strong>le</strong>.<br />
– Certainement que c’en est. Mê<strong>le</strong>z-y quelques tiges<br />
d’al<strong>le</strong>luia 2 et <strong>de</strong> stachy<strong>de</strong> 3 que voilà, et v<strong>ou</strong>s verrez la fièvre<br />
tomber immédiatement. Voici encore une plante bien uti<strong>le</strong>, qui<br />
guérit <strong>le</strong>s c<strong>ou</strong>pures que c’est un enchantement ; on la nomme<br />
l’herbe aux charpentiers 4…<br />
– Et que faites-v<strong>ou</strong>s <strong>de</strong> ceci ? dit <strong>le</strong> vieillard en indiquant<br />
une t<strong>ou</strong>ffe séchée en feuil<strong>le</strong>s déc<strong>ou</strong>pées.<br />
La Clau<strong>de</strong>tte parut tr<strong>ou</strong>blée ; el<strong>le</strong> hésita avant <strong>de</strong> répondre ;<br />
si el<strong>le</strong> l’eût pu, el<strong>le</strong> eût fait disparaître la plante ; mais <strong>le</strong> regard<br />
perçant du vieillard la força <strong>de</strong> par<strong>le</strong>r :<br />
2 C’est <strong>le</strong> pain <strong>de</strong> c<strong>ou</strong>c<strong>ou</strong> (oxalis acetosella).<br />
3 Épiaire, sorte <strong>de</strong> labiée dont <strong>le</strong>s f<strong>le</strong>urs roses <strong>ou</strong> jaunes sont dispo-<br />
sées en épi.<br />
4 Achil<strong>le</strong>a mil<strong>le</strong>folium, achillée mil<strong>le</strong>-feuil<strong>le</strong>s. Herbe dressée, à petites<br />
f<strong>le</strong>urs blanches, composées et disposées en une sorte d’ombel<strong>le</strong>, et à<br />
feuil<strong>le</strong>s très déc<strong>ou</strong>pées.<br />
– 68 –
– V<strong>ou</strong>s ne me perdrez pas, père Anselme ! ceci c’est du<br />
glaïeul…<br />
Le vieillard s<strong>ou</strong>riait :<br />
– Eh bien, alors, qu’y a-t-il dans cette plante, Clau<strong>de</strong>tte ?<br />
– On dit que c’est avec cela qu’on empoisonne <strong>le</strong>s tr<strong>ou</strong>peaux<br />
et <strong>le</strong>s hommes ; si quelqu’un voyait ce glaïeul chez moi, je<br />
serais perdue. Je v<strong>ou</strong>s jure p<strong>ou</strong>rtant que cette pauvre herbe est<br />
bien inoffensive et a déjà fait du bien au pauvre mon<strong>de</strong>. Je râpe<br />
sa racine fraîche et je <strong>le</strong> mê<strong>le</strong> à quelques g<strong>ou</strong>ttes <strong>de</strong> suc <strong>de</strong> pavot<br />
; cela suffit p<strong>ou</strong>r donner un bon sommeil p<strong>le</strong>in <strong>de</strong> beaux<br />
rêves à ceux qui ne peuvent dormir. – Voilà t<strong>ou</strong>te ma sorcel<strong>le</strong>rie<br />
!<br />
À ce moment la porte <strong>de</strong> la cabane s’<strong>ou</strong>vrit p<strong>ou</strong>r laisser<br />
passer la longue personne du Simonnot. Il était resté <strong>de</strong>hors<br />
avec quelques biessons 5 que <strong>le</strong> père Anselme lui avait donnés.<br />
Ayant fini ses poires, il tr<strong>ou</strong>va <strong>le</strong> temps long et finit par venir<br />
chercher la Clau<strong>de</strong>tte, puisque la Clau<strong>de</strong>tte ne <strong>le</strong> cherchait pas.<br />
El<strong>le</strong> c<strong>ou</strong>rut à lui :<br />
– Tu veux que j’ail<strong>le</strong>, mon gars !…<br />
Et, se t<strong>ou</strong>rnant vers <strong>le</strong> vieillard :<br />
– V<strong>ou</strong>s excusez, mon père. Je sais encore beauc<strong>ou</strong>p <strong>de</strong><br />
plantes remplies <strong>de</strong> vertus, si v<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z aussi <strong>le</strong>s connaître…<br />
Mais Simonnot s’impatientait ; il lui prit la main, et<br />
l’entraîna <strong>de</strong>hors. Lorsqu’ils furent partis, Sibyl<strong>le</strong>, en <strong>le</strong>vant <strong>le</strong>s<br />
yeux, rencontra ceux du père Anselme, fixés sur el<strong>le</strong> :<br />
– V<strong>ou</strong>s avez bien changé, mon enfant, <strong>de</strong>puis que je ne<br />
v<strong>ou</strong>s ai vue.<br />
5 Fruits du poirier sauvage.<br />
– 69 –
El<strong>le</strong> hésitait à répondre : <strong>le</strong> père Anselme reprit :<br />
– Est-ce ce qui s’est passé hier au Châtelard qui v<strong>ou</strong>s oppresse<br />
<strong>de</strong> la sorte, mon enfant ?<br />
El<strong>le</strong> eut une exclamation d’étonnement :<br />
– V<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> savez !<br />
– J’en sais quelque chose, mais si v<strong>ou</strong>s craignez <strong>de</strong> me confier<br />
<strong>le</strong> reste…<br />
Sibyl<strong>le</strong> <strong>le</strong> regarda bien en face :<br />
– Je veux t<strong>ou</strong>t v<strong>ou</strong>s conter.<br />
Alors el<strong>le</strong> lui fit <strong>le</strong> récit <strong>de</strong>s événements <strong>de</strong> la veil<strong>le</strong> ; plusieurs<br />
fois el<strong>le</strong> vit <strong>le</strong>s yeux <strong>de</strong> son ami étince<strong>le</strong>r d’indignation,<br />
ses lèvres s’entr<strong>ou</strong>vrir p<strong>ou</strong>r prononcer une dure paro<strong>le</strong>. Lorsqu’el<strong>le</strong><br />
eut terminé, el<strong>le</strong> <strong>de</strong>meura la tête basse, pensant que <strong>le</strong><br />
vieillard allait maudire <strong>le</strong> Châtelard et ses habitants. Il n’en fut<br />
rien, il s<strong>ou</strong>riait, son regard reposait avec bienveillance sur <strong>le</strong> visage<br />
<strong>de</strong> Sibyl<strong>le</strong>, qui s’était animée au récit <strong>de</strong>s s<strong>ou</strong>ffrances <strong>de</strong><br />
Gaston.<br />
– Le pauvre prisonnier doit v<strong>ou</strong>s bénir, mon enfant !<br />
Puis, à <strong>de</strong>mi-voix, il aj<strong>ou</strong>ta :<br />
– A<strong>le</strong>a jacta est.<br />
La jeune fil<strong>le</strong> reprit :<br />
– Si seu<strong>le</strong>ment il se tr<strong>ou</strong>vait un moyen d’empêcher t<strong>ou</strong>t cela<br />
; mais je ne puis rien sur mon père. Oh ! voyez, je crains Messire<br />
du Terreaux, et au fond je crois que je l’aime ; mais, durant<br />
cette nuit, il y a eu <strong>de</strong>s moments où il me faisait horreur…<br />
Le père Anselme l’arrêta :<br />
– 70 –
– Il ne faut pas par<strong>le</strong>r ainsi du seigneur <strong>de</strong> Bevaix, ma fil<strong>le</strong>,<br />
cela v<strong>ou</strong>s est interdit. N’avons-n<strong>ou</strong>s pas déjà traduit <strong>le</strong>s dix<br />
comman<strong>de</strong>ments <strong>de</strong> Dieu ?<br />
Et, v<strong>ou</strong>lant la dét<strong>ou</strong>rner <strong>de</strong> ses tristes pensées :<br />
– Ne travail<strong>le</strong>rons-n<strong>ou</strong>s pas ensemb<strong>le</strong> auj<strong>ou</strong>rd’hui ? Ah ! je<br />
suis sûr que v<strong>ou</strong>s avez <strong>ou</strong>blié beauc<strong>ou</strong>p <strong>de</strong> ce que v<strong>ou</strong>s aviez appris<br />
avant <strong>de</strong> partir p<strong>ou</strong>r Rochefort ! Ma<strong>de</strong>moisel<strong>le</strong> Lucrèce<br />
par<strong>le</strong>-t-el<strong>le</strong> latin ?<br />
Sibyl<strong>le</strong> s<strong>ou</strong>rit :<br />
– Oh ! non, mais el<strong>le</strong> est instruite en bien d’autres choses ;<br />
si v<strong>ou</strong>s saviez comme c’est joli chez el<strong>le</strong>, tandis que t<strong>ou</strong>t est si<br />
sombre au Châtelard. Et ce prisonnier !… Et sa pauvre mère !<br />
Oh ! que ne puis-je <strong>le</strong> lui rendre ! Mon père, m’ai<strong>de</strong>riez-v<strong>ou</strong>s, si<br />
un j<strong>ou</strong>r ?…<br />
El<strong>le</strong> s’arrêta, mais il avait compris :<br />
– Oui, mon enfant, je v<strong>ou</strong>s ai<strong>de</strong>rais dans la mesure <strong>de</strong> mes<br />
forces, et, si c’est la volonté <strong>de</strong> Dieu, <strong>le</strong> captif reverra un j<strong>ou</strong>r <strong>le</strong><br />
so<strong>le</strong>il et <strong>le</strong>s f<strong>le</strong>urs. Comment se nomme-t-il ?<br />
– Je ne sais vraiment pas ; je n’ai pas songé à lui <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r<br />
son nom, tandis qu’une <strong>de</strong>s premières paro<strong>le</strong>s qu’il m’a adressées<br />
était p<strong>ou</strong>r me <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r <strong>le</strong> mien.<br />
– Ne manquez pas <strong>de</strong> l’apprendre, cela peut t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs n<strong>ou</strong>s<br />
être uti<strong>le</strong>.<br />
La nuit approchait, Sibyl<strong>le</strong> se <strong>le</strong>va :<br />
– Faites-lui savoir, dit <strong>le</strong> vieillard, qu’il a un ami <strong>de</strong> plus.<br />
Sibyl<strong>le</strong> regagna <strong>le</strong> Châtelard d’un pas rapi<strong>de</strong>. L’heure <strong>de</strong> la<br />
crise approchait ; t<strong>ou</strong>t en tremblant à cette idée, une sorte <strong>de</strong><br />
bonheur, si intense qu’il la faisait s<strong>ou</strong>ffrir, envahissait son cœur.<br />
– 71 –
XII<br />
COMMENT L’AMOUR NAÎT<br />
Le temps passait ; dans son cachot Gaston <strong>de</strong> Rocheblanche<br />
rêvait à la situation présente. Physiquement, son état<br />
s’était beauc<strong>ou</strong>p amélioré, grâce à la j<strong>ou</strong>barbe dont Sibyl<strong>le</strong> faisait<br />
<strong>de</strong> fréquentes applications. La recette <strong>de</strong> la Clau<strong>de</strong>tte avait<br />
complètement c<strong>ou</strong>pé la fièvre, et <strong>le</strong> prisonnier sentait peu à peu<br />
revenir ses forces. C’était avec une impatience <strong>de</strong> j<strong>ou</strong>r en j<strong>ou</strong>r<br />
plus vive qu’il attendait <strong>le</strong> matin et <strong>le</strong> soir la visite <strong>de</strong> sa gracieuse<br />
gar<strong>de</strong>-mala<strong>de</strong>. Il passait <strong>le</strong>s longues heures <strong>de</strong> solitu<strong>de</strong> à<br />
chercher mil<strong>le</strong> paro<strong>le</strong>s <strong>de</strong> reconnaissance qu’il se répétait à luimême<br />
en attendant <strong>de</strong> <strong>le</strong>s lui adresser à el<strong>le</strong> ; puis, quand la<br />
l<strong>ou</strong>r<strong>de</strong> porte <strong>de</strong> la prison t<strong>ou</strong>rnait sur ses gonds, quand<br />
l’élégante silh<strong>ou</strong>ette <strong>de</strong> la jeune fil<strong>le</strong> se montrait, comme une<br />
apparition du ciel, quand sa voix résonnait, d<strong>ou</strong>ce et pure, s<strong>ou</strong>s<br />
<strong>le</strong>s voûtes noircies, il se tr<strong>ou</strong>blait, <strong>le</strong>s paro<strong>le</strong>s expiraient sur ses<br />
lèvres, il ne savait que lui dire gauchement merci.<br />
Un j<strong>ou</strong>r Sibyl<strong>le</strong> lui apporta quelques f<strong>le</strong>urs qu’el<strong>le</strong> venait <strong>de</strong><br />
cueillir :<br />
– Ce sont <strong>le</strong>s <strong>de</strong>rnières, Messire, dit-el<strong>le</strong> en lui tendant <strong>le</strong>s<br />
chrysanthèmes et <strong>le</strong>s roses <strong>de</strong> Noël réunies en gerbe, où <strong>le</strong><br />
br<strong>ou</strong>illard d’automne avait laissé <strong>de</strong> grosses g<strong>ou</strong>ttes d’eau pareil<strong>le</strong>s<br />
à <strong>de</strong>s p<strong>le</strong>urs.<br />
– 72 –
Gaston prit <strong>le</strong> b<strong>ou</strong>quet, mais en même temps il s’était penché<br />
sur la petite main qui <strong>le</strong> lui tendait ; il la baisa avec vénération.<br />
Sibyl<strong>le</strong> était <strong>de</strong>venue t<strong>ou</strong>te rose, mais el<strong>le</strong> ne chercha pas à<br />
se défendre. Lorsqu’el<strong>le</strong> fut <strong>de</strong>hors, <strong>le</strong> prisonnier <strong>de</strong>meura un<br />
long moment à regar<strong>de</strong>r la place qu’el<strong>le</strong> occupait t<strong>ou</strong>t à l’heure,<br />
puis il s’approcha du s<strong>ou</strong>pirail et contempla ses f<strong>le</strong>urs.<br />
Au milieu du b<strong>ou</strong>quet il tr<strong>ou</strong>va un b<strong>ou</strong>ton <strong>de</strong> rose frais et<br />
vermeil, prêt à s’<strong>ou</strong>vrir et semblab<strong>le</strong> à un <strong>de</strong>rnier s<strong>ou</strong>rire <strong>de</strong> la<br />
nature m<strong>ou</strong>rante. Gaston <strong>le</strong> sépara d’avec <strong>le</strong> reste, puis dégrafant<br />
son p<strong>ou</strong>rpoint, il en tira un missel soigneusement enluminé,<br />
entre <strong>de</strong>ux feuil<strong>le</strong>ts duquel il plaça la f<strong>le</strong>ur.<br />
– C’est là ta place, sur mon cœur, murmura-t-il, dans ce<br />
livre qui me par<strong>le</strong> <strong>de</strong> ma mère, que mes sœurs ont colorié, toi<br />
l’image <strong>de</strong> l’âme la plus pure et <strong>de</strong> la beauté la plus parfaite qui<br />
puisse exister ! Que ferais-je sans el<strong>le</strong> ? Une fois libre je vais regretter<br />
cette liberté qu’el<strong>le</strong> n’embellira pas ; que sera Aymonnette<br />
?<br />
Et il se prit s<strong>ou</strong>dain à détester cette inconnue dont il <strong>de</strong>vait<br />
<strong>de</strong>venir l’ép<strong>ou</strong>x :<br />
– El<strong>le</strong> sera lai<strong>de</strong>, hargneuse et mauvaise sans d<strong>ou</strong>te…<br />
Gaston, tel<strong>le</strong> est l’assurance invincib<strong>le</strong> <strong>de</strong> la jeunesse, tel<strong>le</strong><br />
est la foi profon<strong>de</strong> d’un cœur où l’am<strong>ou</strong>r est entré, ne prévoyait<br />
plus la possibilité <strong>de</strong> ne pas sortir vivant du Châtelard. Sibyl<strong>le</strong><br />
lui avait dit d’espérer, <strong>de</strong> prendre c<strong>ou</strong>rage : c’était comme si une<br />
voix d’En-haut lui eût adressé ces paro<strong>le</strong>s !<br />
– Il est impossib<strong>le</strong> que Dieu et notre Sainte Vierge me laissent<br />
m<strong>ou</strong>rir ici, puisqu’ils ont envoyé un ange p<strong>ou</strong>r me sec<strong>ou</strong>rir<br />
!<br />
Cela n’était pas d<strong>ou</strong>teux p<strong>ou</strong>r lui ; mais il discernait moins<br />
aisément la nature du sentiment que lui inspirait la jeune fil<strong>le</strong> ;<br />
sans l’espèce d’auréo<strong>le</strong> <strong>de</strong> sainteté dont il l’ent<strong>ou</strong>rait, il eût simp<strong>le</strong>ment<br />
reconnu qu’il l’aimait d’am<strong>ou</strong>r : mais que signifiait ce<br />
– 73 –
espect qui t<strong>ou</strong>chait à la crainte ? Il eût vu sans surprise Sibyl<strong>le</strong><br />
disparaître à ses yeux dans un nuage <strong>de</strong> lumière.<br />
Parfois il cherchait à tr<strong>ou</strong>ver en quoi el<strong>le</strong> différait <strong>de</strong> ses<br />
sœurs à lui, et il se reprochait <strong>de</strong> <strong>de</strong>venir en quelque sorte infidè<strong>le</strong><br />
à <strong>le</strong>ur s<strong>ou</strong>venir. La blon<strong>de</strong> tête <strong>de</strong> Simonne, <strong>de</strong> cel<strong>le</strong> qui<br />
jusqu’alors avait été l’ido<strong>le</strong> du jeune homme, pâlissait à côté <strong>de</strong><br />
cette étrangère dont il ignorait quelques mois auparavant<br />
l’existence.<br />
Quant à Sibyl<strong>le</strong>, la pitié profon<strong>de</strong> qu’el<strong>le</strong> avait épr<strong>ou</strong>vée<br />
p<strong>ou</strong>r Gaston n’avait pas tardé à faire place à <strong>de</strong> plus tendres<br />
sentiments ; il était presque impossib<strong>le</strong> que la distinction du<br />
prisonnier, son profond respect p<strong>ou</strong>r el<strong>le</strong>, n’eussent pas inspiré<br />
à Sibyl<strong>le</strong>, é<strong>le</strong>vée au milieu d’hommes grossiers, un am<strong>ou</strong>r qui,<br />
p<strong>ou</strong>r dater <strong>de</strong> la veil<strong>le</strong>, n’en était pas moins in<strong>de</strong>structib<strong>le</strong>.<br />
Ce ne fut pas t<strong>ou</strong>t d’abord qu’el<strong>le</strong> vit clair dans son âme.<br />
Une jeune fil<strong>le</strong> <strong>de</strong> nos j<strong>ou</strong>rs, se tr<strong>ou</strong>vant dans la situation <strong>de</strong> Sibyl<strong>le</strong>,<br />
eût au premier regard jeté sur Gaston reconnu en lui <strong>le</strong><br />
héros <strong>de</strong> ses rêves. C’est ainsi que vont <strong>le</strong>s choses dans t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s<br />
romans que j’ai lus, se serait-el<strong>le</strong> écriée !<br />
Mais Sibyl<strong>le</strong> n’avait pas lu <strong>de</strong> romans ; jamais son imagination<br />
n’avait bâti <strong>de</strong> ces édifices chimériques que la jeunesse mo<strong>de</strong>rne<br />
excel<strong>le</strong> à construire. À sa première entrevue avec Gaston,<br />
el<strong>le</strong> s’était sentie saisie <strong>de</strong> compassion, mais sans qu’aucune arrière-pensée<br />
romanesque s’y mêlât. Ce ne fut que <strong>le</strong> j<strong>ou</strong>r où,<br />
tendant au jeune homme <strong>le</strong>s f<strong>le</strong>urs qu’el<strong>le</strong> avait été cueillir p<strong>ou</strong>r<br />
lui, un baiser brûlant vint eff<strong>le</strong>urer ses doigts, qu’el<strong>le</strong> se rappela<br />
t<strong>ou</strong>t à c<strong>ou</strong>p la romance que lui avait chantée Lucrèce, lors <strong>de</strong> sa<br />
première soirée à Rochefort. La fiancée du chevalier est morte<br />
<strong>de</strong> d<strong>ou</strong><strong>le</strong>ur parce qu’il ne revenait pas ! C’est ainsi que j’aime<br />
Gaston, pensait-el<strong>le</strong> !<br />
Si Guillaume du Terreaux avait eu un grain <strong>de</strong> bon sens, il<br />
aurait compris <strong>le</strong> danger <strong>de</strong>s fonctions dont il se reposait sur sa<br />
fil<strong>le</strong> ; mais complètement aveug<strong>le</strong> sur la beauté idéa<strong>le</strong> <strong>de</strong> Sibyl<strong>le</strong>,<br />
– 74 –
à laquel<strong>le</strong> il préférait <strong>de</strong> beauc<strong>ou</strong>p la forte carrure et <strong>le</strong> visage<br />
halé et coloré <strong>de</strong>s jeunes serves <strong>de</strong>s environs, il ne lui venait pas<br />
à l’idée que son enfant pût plaire à quelqu’un.<br />
L’état <strong>de</strong> dame Zabeau allait t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs empirant, malgré <strong>le</strong>s<br />
soins dév<strong>ou</strong>és que lui prodiguait sa maîtresse et <strong>le</strong>s remè<strong>de</strong>s que<br />
Sibyl<strong>le</strong> était allée en grand secret <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r à la Clau<strong>de</strong>tte. Il<br />
était évi<strong>de</strong>nt que la mala<strong>de</strong> n’en avait plus que p<strong>ou</strong>r peu <strong>de</strong><br />
j<strong>ou</strong>rs ; la jeune fil<strong>le</strong> s’ingéniait à la s<strong>ou</strong>lager, sans recevoir p<strong>ou</strong>r<br />
sa peine autre chose que <strong>de</strong>s injures.<br />
Chaque j<strong>ou</strong>r <strong>le</strong> maître s’informait <strong>de</strong> la mala<strong>de</strong> ; non qu’il<br />
fût attaché à el<strong>le</strong> ; mais la femme <strong>de</strong> charge lui était d’une<br />
gran<strong>de</strong> utilité. Ne sortant jamais, ne bavardant pas, el<strong>le</strong> se tr<strong>ou</strong>vait<br />
mêlée à t<strong>ou</strong>t ce qui se faisait au Châtelard sans qu’aucune<br />
indiscrétion fût à red<strong>ou</strong>ter <strong>de</strong> sa part :<br />
– Si cette pécore crève, se dit-il un j<strong>ou</strong>r, il faut que Sibyl<strong>le</strong><br />
la remplace complètement ; il n’y a pas moyen <strong>de</strong> faire entrer<br />
quelqu’un d’autre ici, ce serait n<strong>ou</strong>s perdre. Le diab<strong>le</strong> emporte<br />
cette créature qui se mê<strong>le</strong> <strong>de</strong> m<strong>ou</strong>rir juste au moment où n<strong>ou</strong>s<br />
en avions <strong>le</strong> plus besoin !<br />
Le charitab<strong>le</strong> s<strong>ou</strong>hait du seigneur <strong>de</strong> Bevaix ne fut pas<br />
longtemps à s’accomplir. Le soir du même j<strong>ou</strong>r, comme Sibyl<strong>le</strong><br />
s<strong>ou</strong>tenait la tête <strong>de</strong> la vieil<strong>le</strong> femme p<strong>ou</strong>r lui faire boire une tisane,<br />
la mort vint poser son ha<strong>le</strong>ine glacée sur <strong>le</strong> front <strong>de</strong> la mégère,<br />
et la rejeta sans vie sur sa c<strong>ou</strong>che. Le soir même on creusa<br />
une fosse au pied du Châtelard, <strong>le</strong> corps y fut déposé, et ce fut<br />
t<strong>ou</strong>t.<br />
Sibyl<strong>le</strong> p<strong>le</strong>ura lorsqu’on eut emporté la dép<strong>ou</strong>il<strong>le</strong> mortel<strong>le</strong><br />
<strong>de</strong> dame Zabeau. Si désagréab<strong>le</strong> et revêche que fût cette créature,<br />
c’était p<strong>ou</strong>rtant quelqu’un entre la jeune fil<strong>le</strong> et son père.<br />
Une fois, il y avait déjà bien longtemps, la défunte avait intercédé<br />
p<strong>ou</strong>r Sibyl<strong>le</strong> enfant, au moment où Guillaume, égaré par <strong>le</strong><br />
vin, <strong>le</strong>vait sur el<strong>le</strong> un l<strong>ou</strong>rd escabeau…<br />
– 75 –
Le baron ne la laissa pas longtemps à ses réf<strong>le</strong>xions : <strong>le</strong><br />
<strong>le</strong>n<strong>de</strong>main déjà, avant qu’el<strong>le</strong> fût <strong>de</strong>scendue auprès <strong>de</strong> Gaston, il<br />
l’appela :<br />
– Ça, dit-il, es-tu bonne à quelque chose <strong>ou</strong> non ?<br />
T<strong>ou</strong>te interloquée par la brusquerie grossière <strong>de</strong> cette question,<br />
el<strong>le</strong> ne savait que répondre. Il reprit d’un ton rogue :<br />
– Tu as assez fainéanté et fait ta volonté jusqu’ici ; il n’est<br />
que temps que tu commences à te rendre uti<strong>le</strong>. La vieil<strong>le</strong> est<br />
morte, tu la remplaceras, c’est compris ; va-t’en maintenant, et<br />
que je ne te voie plus rêver ainsi dans <strong>le</strong>s environs. Ta place est<br />
ici à ton travail ; c’est ainsi que vivait ta mère…<br />
Sibyl<strong>le</strong> comprit que ses beaux j<strong>ou</strong>rs étaient passés : el<strong>le</strong> ne<br />
reverrait plus <strong>le</strong> père Anselme, n’irait plus chercher <strong>de</strong>s consolations<br />
auprès <strong>de</strong> lui. Dieu, après s’être révélé à el<strong>le</strong> par <strong>le</strong> moyen<br />
du bon vieillard, allait-il maintenant l’abandonner !<br />
Ce fut <strong>le</strong> cœur gros qu’el<strong>le</strong> <strong>de</strong>scendit auprès du captif. Il<br />
s’aperçut t<strong>ou</strong>t <strong>de</strong> suite qu’el<strong>le</strong> n’était pas dans son assiette ordinaire,<br />
et après qu’el<strong>le</strong> l’eut pansé, p<strong>ou</strong>r la forme, il faut <strong>le</strong> dire,<br />
car la b<strong>le</strong>ssure était à peu près guérie, il retint la main <strong>de</strong> la<br />
jeune fil<strong>le</strong> :<br />
– V<strong>ou</strong>s êtes triste ?<br />
El<strong>le</strong> ne put retenir quelques larmes et, sans peser ses paro<strong>le</strong>s,<br />
s’écria avec vio<strong>le</strong>nce :<br />
– Je n’aurai bientôt plus que v<strong>ou</strong>s…<br />
Puis el<strong>le</strong> s’arrêta, comprenant, mais trop tard, la portée du<br />
mot qu’el<strong>le</strong> venait <strong>de</strong> prononcer.<br />
Le pâ<strong>le</strong> visage du captif s’illumina, son regard sembla <strong>de</strong>scendre<br />
jusque dans l’âme <strong>de</strong> Sibyl<strong>le</strong>, et, d’une voix que l’émotion<br />
rendait tremblante, il dit :<br />
– 76 –
– Je v<strong>ou</strong>s aime, Sibyl<strong>le</strong>…<br />
El<strong>le</strong> fut un instant sans répondre, comme p<strong>ou</strong>r éc<strong>ou</strong>ter vibrer<br />
s<strong>ou</strong>s la voûte ces mots qui retentissaient si délicieusement<br />
à ses oreil<strong>le</strong>s.<br />
Il l’attira d<strong>ou</strong>cement près du s<strong>ou</strong>pirail, <strong>de</strong> façon que la lumière<br />
tombât en p<strong>le</strong>in sur <strong>le</strong> visage <strong>de</strong> la jeune fil<strong>le</strong>, et qu’aucun<br />
m<strong>ou</strong>vement <strong>de</strong> son expression ne pût lui échapper :<br />
– Je n’aurai pas une vie luxueuse à v<strong>ou</strong>s offrir, Sibyl<strong>le</strong> ; je<br />
suis gentilhomme, mais notre vieux manoir <strong>de</strong> Rocheblanche<br />
est bien pauvre.<br />
– V<strong>ou</strong>s en serez la richesse, murmura-t-el<strong>le</strong>, qu’ai-je besoin<br />
d’autre chose ?<br />
Et ils restèrent là bien longtemps, occupés <strong>de</strong> <strong>le</strong>ur am<strong>ou</strong>r,<br />
<strong>ou</strong>bliant la voûte noire et <strong>le</strong>s murail<strong>le</strong>s épaisses qui <strong>le</strong>s séparaient<br />
du mon<strong>de</strong> extérieur, lui se croyant délivré, el<strong>le</strong> heureuse<br />
auprès <strong>de</strong> lui.<br />
Leur beau rêve fut brusquement interrompu : <strong>de</strong> la gran<strong>de</strong><br />
sal<strong>le</strong> Guillaume du Terreaux p<strong>ou</strong>ssait <strong>de</strong>s cris à réveil<strong>le</strong>r un<br />
mort :<br />
– Eh ! Sibyl<strong>le</strong>, Sibyl<strong>le</strong> !<br />
– Notre-Dame n<strong>ou</strong>s protège ! J’avais t<strong>ou</strong>t <strong>ou</strong>blié !<br />
Et el<strong>le</strong> se hâta <strong>de</strong> se rendre à l’appel <strong>de</strong> son père…<br />
– Où diab<strong>le</strong> te caches-tu ?<br />
– Je viens du cachot…<br />
– Guérit-il, ce j<strong>ou</strong>vencel ? Il me paraît qu’il est temps <strong>de</strong> lui<br />
faire la vie un peu plus dure. Donne <strong>le</strong>s c<strong>le</strong>fs, que j’ail<strong>le</strong> voir.<br />
Sybil<strong>le</strong> se préparait à suivre son père ; mais au moment où<br />
ils s’engageaient dans l’escalier, une rumeur s’é<strong>le</strong>va au <strong>de</strong>hors,<br />
– 77 –
<strong>le</strong> pont-<strong>le</strong>vis s’abaissa, et la jeune fil<strong>le</strong> aperçut par un s<strong>ou</strong>pirail<br />
un cavalier qui entrait dans la c<strong>ou</strong>r :<br />
– C’est Messire Vauthier, mon père…<br />
Guillaume remonta précipitamment p<strong>ou</strong>r faire accueil au<br />
n<strong>ou</strong>veau venu. La pauvre fil<strong>le</strong> respira ; p<strong>ou</strong>r la première fois el<strong>le</strong><br />
eut plaisir à saluer <strong>le</strong> seigneur <strong>de</strong> Rochefort.<br />
Lorsqu’el<strong>le</strong> l’eut servi ainsi que son père et que <strong>le</strong>s <strong>de</strong>ux<br />
hommes n’eurent plus besoin d’el<strong>le</strong>, el<strong>le</strong> c<strong>ou</strong>rut dans sa<br />
chambre et y <strong>de</strong>meura pensive. Peu à peu son front s’attrista,<br />
son regard <strong>de</strong>vint sombre ; el<strong>le</strong> sentit à combien <strong>de</strong> difficultés<br />
insurmontab<strong>le</strong>s son am<strong>ou</strong>r allait briser ses ai<strong>le</strong>s.<br />
– 78 –
XIII<br />
UN PROJET DE BRIGANDS<br />
– V<strong>ou</strong>s voyez bien, père Cola, que rien n’était à craindre,<br />
dit Vauthier en posant sur la tab<strong>le</strong> son gobe<strong>le</strong>t qu’il avait à moitié<br />
vidé.<br />
Le prieur qui, en compagnie <strong>de</strong> Jean Dacie, était attablé<br />
avec du Terraux et <strong>le</strong> sire <strong>de</strong> Rochefort, t<strong>ou</strong>rna vers ce <strong>de</strong>rnier sa<br />
grosse face réj<strong>ou</strong>ie :<br />
– Oui, <strong>ou</strong>i, Monseigneur, jusqu’à présent ; mais il faudra<br />
voir la fin…<br />
– Ah bah ! avec notre ami Jean Dacie, qu’avons-n<strong>ou</strong>s à<br />
craindre ?<br />
– Ceux <strong>de</strong> Berne ont <strong>le</strong>s yeux plus fins que v<strong>ou</strong>s ne croyez,<br />
grommela encore <strong>le</strong> vieillard ; m’est avis que v<strong>ou</strong>s avez déjà assez<br />
profité et que ce serait <strong>le</strong> moment <strong>de</strong> v<strong>ou</strong>s arrêter.<br />
Vauthier posa son bras sur l’épau<strong>le</strong> <strong>de</strong> Jean Dacie :<br />
– Et v<strong>ou</strong>s, que pensez-v<strong>ou</strong>s <strong>de</strong> t<strong>ou</strong>t ceci ?<br />
Le moine eut un s<strong>ou</strong>rire mystérieux :<br />
– 79 –
– Le lac n’est pas agité avant que <strong>le</strong> vent s’élève, Messire ;<br />
et si <strong>le</strong>s pêcheurs ont soin <strong>de</strong> ne pas trop s’éloigner du bord, ils<br />
peuvent y revenir avant que la t<strong>ou</strong>rmente éclate.<br />
Le baron <strong>de</strong> Rochefort s<strong>ou</strong>riait :<br />
– V<strong>ou</strong>s êtes encore plus malin que moi, beau moine ; mais<br />
je n’aurais jamais la patience <strong>de</strong> v<strong>ou</strong>s éc<strong>ou</strong>ter ; non, voyez-v<strong>ou</strong>s,<br />
<strong>de</strong> Conrad <strong>ou</strong> <strong>de</strong> moi il faut que l’un soit vaincu, et ce sera lui.<br />
Lorsque je l’aurai frappé dans t<strong>ou</strong>t ce qu’il aime, que je l’aurai<br />
dépossédé <strong>de</strong> son p<strong>ou</strong>voir, que j’aurai t<strong>ou</strong>rné t<strong>ou</strong>t son peup<strong>le</strong><br />
contre lui, qu’il sera <strong>le</strong> plus malheureux <strong>de</strong>s êtres, alors je serai<br />
satisfait. Puisque jusqu’ici il n’a pu distinguer <strong>le</strong>s fausses chartes<br />
<strong>de</strong>s vraies, et que <strong>le</strong>s plus savants n’y ont rien vu, n<strong>ou</strong>s n’avons<br />
rien à craindre. Encore quelques années et n<strong>ou</strong>s t<strong>ou</strong>cherons au<br />
but. N<strong>ou</strong>s ferons alors une robe d’or à la sainte Vierge <strong>de</strong> bois<br />
peint que v<strong>ou</strong>s avez sur votre autel ; n<strong>ou</strong>s lui bâtirons une magnifique<br />
chapel<strong>le</strong> et, après cela, Dieu et <strong>le</strong>s Saints ne v<strong>ou</strong>dront<br />
pas n<strong>ou</strong>s fermer <strong>le</strong>s portes du Paradis. Qu’en dites-v<strong>ou</strong>s, Guillaume<br />
?… À propos, parlons un peu <strong>de</strong> la bel<strong>le</strong> prise que v<strong>ou</strong>s<br />
avez faite l’autre j<strong>ou</strong>r ; j’ai <strong>de</strong> mon côté attrapé comme dans une<br />
s<strong>ou</strong>ricière trois marchands qui n’avaient pas mal d’or avec eux.<br />
J’en ai gardé un prisonnier ; j’ai envoyé <strong>le</strong> second se procurer sa<br />
rançon, et comme <strong>le</strong> troisième ne p<strong>ou</strong>vait rien payer, je l’ai expédié<br />
aux <strong>ou</strong>bliettes ; je ne suis pas en situation <strong>de</strong> n<strong>ou</strong>rrir <strong>de</strong>s<br />
b<strong>ou</strong>ches inuti<strong>le</strong>s…<br />
Il s’interrompit : Sibyl<strong>le</strong>, assise dans un coin <strong>de</strong> la sal<strong>le</strong><br />
p<strong>ou</strong>r être prête à <strong>le</strong>s servir, fixait sur lui un regard p<strong>le</strong>in<br />
d’horreur.<br />
– Je v<strong>ou</strong>s l’ai déjà dit, Guillaume, reprit Vauthier, que fait<br />
cette bel<strong>le</strong> jeunesse à entendre nos paro<strong>le</strong>s ? J’en jure par ma<br />
tête : si quelque chose <strong>de</strong> t<strong>ou</strong>t ceci venait à transpirer, c’est à<br />
v<strong>ou</strong>s que je m’en prendrais.<br />
– Paix, paix, grommela <strong>le</strong> sire du Terreaux ; croyez-v<strong>ou</strong>s<br />
que je ne sais plus ce que je fais ? Sibyl<strong>le</strong> n’ose faire un pas hors<br />
– 80 –
du château, et el<strong>le</strong> sait ce qui l’attend, si el<strong>le</strong> s’avisait <strong>de</strong> bavar<strong>de</strong>r.<br />
Sibyl<strong>le</strong> s’était <strong>le</strong>vée, blanche comme un linge, mais <strong>le</strong> regard<br />
résolu. Sa voix grave tremblait légèrement lorsqu’el<strong>le</strong> dit :<br />
– V<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>s trompez, mon père, je ne p<strong>ou</strong>rrai t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs me<br />
taire, ce que v<strong>ou</strong>s faites est mal !<br />
El<strong>le</strong> dét<strong>ou</strong>rna instinctivement la tête, puis s’affaissa l<strong>ou</strong>r<strong>de</strong>ment.<br />
Le pesant gobe<strong>le</strong>t <strong>de</strong> Guillaume, lancé avec rage, l’avait atteinte<br />
à la tête, et sans la chevelure <strong>de</strong> la jeune fil<strong>le</strong> qui amortit<br />
<strong>le</strong> c<strong>ou</strong>p, nul d<strong>ou</strong>te que celui-ci n’eût été mortel.<br />
– V<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>vez par<strong>le</strong>r sans crainte, Messire Vauthier, cette<br />
créature ne v<strong>ou</strong>s entend plus…<br />
Mais <strong>le</strong> seigneur <strong>de</strong> Rochefort était ému. Il aimait la grâce<br />
<strong>de</strong> Sibyl<strong>le</strong> et, malgré lui, admirait <strong>le</strong> c<strong>ou</strong>rage qu’el<strong>le</strong> venait <strong>de</strong><br />
montrer :<br />
– V<strong>ou</strong>s l’avez tuée, Messire, dit-il en s’approchant d’el<strong>le</strong>.<br />
Guillaume se <strong>le</strong>va en chancelant :<br />
– Laissez-la ! El<strong>le</strong> n’a que ce qu’el<strong>le</strong> mérite, cette péronnel<strong>le</strong><br />
du diab<strong>le</strong>.<br />
L’ivresse et la vio<strong>le</strong>nce <strong>le</strong> dominaient complètement. Quant<br />
au prieur, il semblait n’avoir rien vu ; il tapotait complaisamment<br />
du b<strong>ou</strong>t <strong>de</strong> ses doigts sur son gros ventre. Mais <strong>le</strong>s yeux <strong>de</strong><br />
Jean Dacie luisaient comme <strong>de</strong>ux émerau<strong>de</strong>s. On eût dit que <strong>le</strong><br />
traitement infligé à la malheureuse créature lui causait une joie<br />
féroce.<br />
– Alors, Messire Guillaume, v<strong>ou</strong>s avez un prisonnier au<br />
château ? <strong>de</strong>manda <strong>le</strong> moine.<br />
– 81 –
– Oui, un beau damoisel, qui je crois ne s’amuse guère làbas.<br />
J’attends sa rançon.<br />
– Est-il jeune ? reprit <strong>le</strong> moine avec insistance. Si v<strong>ou</strong>s <strong>le</strong><br />
faisiez monter, ce dameret… Après <strong>le</strong>s graves affaires que n<strong>ou</strong>s<br />
avons traitées, donnons-n<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> plaisir d’entendre quelque<br />
chose <strong>de</strong> n<strong>ou</strong>veau p<strong>ou</strong>r n<strong>ou</strong>s divertir.<br />
– Tiens, c’est une idée, fit Guillaume ; je vais l’envoyer<br />
chercher.<br />
Et il alla à la porte appe<strong>le</strong>r Antoinet. Puis <strong>le</strong>s quatre<br />
hommes se remirent à boire si<strong>le</strong>ncieusement en attendant la<br />
venue du captif.<br />
Gaston, <strong>le</strong> cœur p<strong>le</strong>in d’une joie intense, avait hâté <strong>de</strong> ses<br />
vœux l’heure du soir où sa geôlière <strong>le</strong> visitait ; mais <strong>le</strong> temps<br />
s’éc<strong>ou</strong>lait ; à travers <strong>le</strong>s barreaux <strong>de</strong> l’étroit s<strong>ou</strong>pirail, <strong>le</strong> jeune<br />
homme anxieux avait vu <strong>le</strong> lac se teinter d’or, <strong>de</strong> r<strong>ou</strong>ge, <strong>de</strong><br />
p<strong>ou</strong>rpre, puis <strong>de</strong> rose pâ<strong>le</strong>, et enfin s’ensevelir s<strong>ou</strong>s un br<strong>ou</strong>illard<br />
morne.<br />
Dans ce bruit vague <strong>de</strong> la nuit qu’on nomme bien à tort <strong>le</strong><br />
si<strong>le</strong>nce, car si <strong>le</strong>s rumeurs auxquel<strong>le</strong>s n<strong>ou</strong>s sommes acc<strong>ou</strong>tumés<br />
pendant <strong>le</strong> j<strong>ou</strong>r ne se font plus entendre, mil<strong>le</strong> autres alors<br />
s’élèvent que l’âme perçoit plutôt encore que l’oreil<strong>le</strong>, dans ce<br />
bruit Gaston éc<strong>ou</strong>tait si un pas léger n’eff<strong>le</strong>urait pas <strong>le</strong>s marches<br />
humi<strong>de</strong>s. S<strong>ou</strong>dain, un pas qui ne ressemblait guère à celui <strong>de</strong><br />
Sibyl<strong>le</strong> retentit dans l’escalier. Après <strong>de</strong> longs efforts, la c<strong>le</strong>f finit<br />
par entrer dans <strong>le</strong> tr<strong>ou</strong> <strong>de</strong> la serrure, <strong>le</strong> battant <strong>de</strong> la porte<br />
s’<strong>ou</strong>vrit en gémissant et la grossière figure d’Antoinet, éclairée<br />
par une mauvaise lampe, apparut dans l’entrebâil<strong>le</strong>ment.<br />
– Venez, dit-il.<br />
Le prisonnier, surpris, suivit Antoinet. Avant qu’il fût parvenu<br />
à la porte <strong>de</strong> la sal<strong>le</strong>, la voix avinée <strong>de</strong> Messire Guillaume<br />
se fit entendre :<br />
– 82 –
– Je v<strong>ou</strong>s dis, vociférait-il, que c’est <strong>le</strong> seul moyen <strong>de</strong> la tenir,<br />
cette pécore ; v<strong>ou</strong>s verrez, maintenant el<strong>le</strong> sera plus d<strong>ou</strong>ce<br />
qu’un agneau…<br />
La porte s’<strong>ou</strong>vrit et Gaston <strong>de</strong> Rocheblanche entra. Sa figure<br />
altérée par la s<strong>ou</strong>ffrance n’avait rien perdu <strong>de</strong> sa distinction<br />
; son regard avait même quelque chose <strong>de</strong> serein et<br />
d’heureux qui contrastait avec sa situation :<br />
– Tudieu, quel beau j<strong>ou</strong>venceau ! s’exclama Vauthier ; ma<br />
foi, à votre place, Guillaume, au lieu d’en <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r une rançon,<br />
je l’eusse fait vendre à l’encan à t<strong>ou</strong>tes <strong>le</strong>s <strong>de</strong>moisel<strong>le</strong>s <strong>de</strong> la contrée.<br />
V<strong>ou</strong>s y auriez gagné…<br />
Le baron haussa <strong>le</strong>s épau<strong>le</strong>s, puis s’adressant à Gaston :<br />
– Eh bien, damoisel, il paraît que <strong>le</strong> régime du cachot ne<br />
v<strong>ou</strong>s a pas trop mal convenu. Or ça, chantez-n<strong>ou</strong>s quelque chose<br />
p<strong>ou</strong>r n<strong>ou</strong>s réj<strong>ou</strong>ir <strong>le</strong> cœur.<br />
Gaston répondit simp<strong>le</strong>ment :<br />
– Les chants que je disais dans mon pays ne sauraient v<strong>ou</strong>s<br />
plaire.<br />
Il avait dét<strong>ou</strong>rné la tête vers un <strong>de</strong>s coins <strong>de</strong> la sal<strong>le</strong>, et<br />
tressaillit, puis, p<strong>ou</strong>ssant une exclamation, brusquement il se<br />
précipita vers Sybil<strong>le</strong> t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs étendue à terre. El<strong>le</strong> <strong>ou</strong>vrit <strong>le</strong>s<br />
yeux avec un s<strong>ou</strong>rire vague :<br />
– Messire Gaston ! murmura-t-el<strong>le</strong>.<br />
Un étranger eût pu faire une curieuse étu<strong>de</strong> <strong>de</strong>s physionomies<br />
<strong>de</strong>s personnes qui assistaient à cette scène :<br />
Vauthier sifflotait un air quelconque.<br />
Une flamme satanique luisait dans <strong>le</strong>s yeux enfoncés <strong>de</strong><br />
Jean Dacie. On eût dit qu’il ressentait à la fois une d<strong>ou</strong><strong>le</strong>ur profon<strong>de</strong><br />
et une joie inferna<strong>le</strong>. Quant à Guillaume, <strong>le</strong> menton ap-<br />
– 83 –
puyé sur ses c<strong>ou</strong><strong>de</strong>s qui reposaient sur la tab<strong>le</strong>, il suivait chaque<br />
détail, avec ses gros yeux hébétés par la colère et l’ivresse !<br />
Le prieur éclata <strong>de</strong> rire :<br />
– Par Notre-Dame ! Pas besoin d’al<strong>le</strong>r chercher bien loin la<br />
damoisel<strong>le</strong> qui achètera, sans se faire prier, ce bel oiseau-là !<br />
Sibyl<strong>le</strong>, encore t<strong>ou</strong>te ét<strong>ou</strong>rdie <strong>de</strong> sa b<strong>le</strong>ssure, s’était <strong>le</strong>ntement<br />
re<strong>le</strong>vée en s’appuyant sur son fiancé. Lorsqu’el<strong>le</strong> fut <strong>de</strong>b<strong>ou</strong>t,<br />
à peine consciente encore <strong>de</strong> ce qui se passait, mais dominée<br />
par l’impression d’une crainte d<strong>ou</strong>l<strong>ou</strong>reuse et profon<strong>de</strong>, el<strong>le</strong><br />
jeta s<strong>ou</strong>dain ses bras aut<strong>ou</strong>r du c<strong>ou</strong> <strong>de</strong> Gaston, en lui disant<br />
d’une voix où el<strong>le</strong> avait mis t<strong>ou</strong>te son âme :<br />
– Sauvez-moi, protégez-moi !<br />
– Je ne puis que m<strong>ou</strong>rir p<strong>ou</strong>r v<strong>ou</strong>s <strong>ou</strong> avec v<strong>ou</strong>s, Sibyl<strong>le</strong>,<br />
répondit-il en contemplant avec d<strong>ou</strong><strong>le</strong>ur <strong>le</strong>s beaux cheveux <strong>de</strong> la<br />
jeune fil<strong>le</strong> collés çà et là par <strong>de</strong>s taches sanglantes.<br />
Guillaume <strong>de</strong>vint vio<strong>le</strong>t <strong>de</strong> colère. Il bondit <strong>de</strong> sa place vers<br />
<strong>le</strong>s <strong>de</strong>ux jeunes gens :<br />
– Ah ! C’est ainsi que tu m’as trompé, maudite fil<strong>le</strong> ! Je te <strong>le</strong><br />
ferai payer, et à lui aussi !<br />
Sibyl<strong>le</strong> tomba <strong>de</strong>vant <strong>le</strong> sire du Terreaux et embrassa ses<br />
gen<strong>ou</strong>x :<br />
– Père, pitié p<strong>ou</strong>r lui !<br />
Admirab<strong>le</strong>ment bel<strong>le</strong> dans son attitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> suppliante, ses<br />
blanches mains jointes, ses yeux rayonnants <strong>de</strong> larmes, el<strong>le</strong> eût<br />
attendri t<strong>ou</strong>t autre que son père :<br />
– Va-t’en ! Va-t’en dans ta chambre et ne t’avise pas d’en<br />
b<strong>ou</strong>ger !<br />
Vauthier v<strong>ou</strong>lut intervenir. Il rep<strong>ou</strong>ssa <strong>le</strong> gentilhomme<br />
d’un geste brutal :<br />
– 84 –
– Vauthier <strong>de</strong> Neuchâtel, seigneur <strong>de</strong> Rochefort, je suis ici<br />
chez moi, savez-v<strong>ou</strong>s ?<br />
Et comme son adversaire faisait mine <strong>de</strong> re<strong>le</strong>ver l’offense :<br />
– Il vaut mieux, p<strong>ou</strong>rsuivit-il, que n<strong>ou</strong>s ne n<strong>ou</strong>s br<strong>ou</strong>illions<br />
pas, car il est entre n<strong>ou</strong>s <strong>de</strong>s secrets qui p<strong>ou</strong>rraient n<strong>ou</strong>s faire<br />
pendre l’un et l’autre.<br />
Vauthier revint <strong>le</strong>ntement à sa place.<br />
Pendant ce temps, Sibyl<strong>le</strong> s’approchait <strong>de</strong> Gaston et murmurait<br />
t<strong>ou</strong>t bas à son oreil<strong>le</strong> :<br />
– Quoi qu’il arrive, je v<strong>ou</strong>s aimerai ; croyez en moi.<br />
– Merci, répondit-il ; s<strong>ou</strong>venez-v<strong>ou</strong>s, comme je me s<strong>ou</strong>viendrai.<br />
Chancelante, Sibyl<strong>le</strong> se traîna hors <strong>de</strong> la sal<strong>le</strong>.<br />
Guillaume avait regagné sa place ; Gaston, resté <strong>de</strong>b<strong>ou</strong>t,<br />
semblait impassib<strong>le</strong>, mais il épr<strong>ou</strong>vait un sentiment <strong>de</strong> d<strong>ou</strong><strong>le</strong>ur<br />
mêlée <strong>de</strong> rage. La voix <strong>de</strong> Guillaume du Terreaux l’arracha à ses<br />
pensées :<br />
– Hé, jeune homme, délie ta langue, chante-n<strong>ou</strong>s quelque<br />
chose, un beau lai d’am<strong>ou</strong>r ?<br />
Gaston serra <strong>le</strong>s poings :<br />
– Je ne sais que <strong>de</strong>s chansons <strong>de</strong> haine ; cel<strong>le</strong>s d’am<strong>ou</strong>r, je<br />
<strong>le</strong>s ai <strong>ou</strong>bliées.<br />
Le prieur t<strong>ou</strong>rna sa face rubicon<strong>de</strong> vers <strong>le</strong> jeune homme :<br />
– Chantez donc, mon enfant, si v<strong>ou</strong>s ne v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z pas qu’il<br />
v<strong>ou</strong>s tue.<br />
– Non, répéta Gaston.<br />
– 85 –
Le Sire <strong>de</strong> Bevaix se <strong>le</strong>va furieux, puis retomba sur son<br />
siège ; un mauvais s<strong>ou</strong>rire passa sur sa face <strong>de</strong> fauve :<br />
– Va, rentre dans ton cachot ! Antoinet, toi seul désormais<br />
t’occuperas <strong>de</strong> lui. Au revoir, Messire <strong>de</strong> Rocheblanche ; à propos,<br />
v<strong>ou</strong>s savez que dans quinze j<strong>ou</strong>rs, votre rançon doit être<br />
payée, sinon…<br />
Il décrivit avec <strong>le</strong>s bras <strong>le</strong> m<strong>ou</strong>vement d’une planche qui<br />
bascu<strong>le</strong>, et Gaston sortit en frissonnant, mais non sans conserver<br />
au cœur un reste <strong>de</strong> vague espoir.<br />
Après la sortie du jeune homme, il y eut un moment <strong>de</strong><br />
profond si<strong>le</strong>nce. Les quatre personnages s’observaient. Jean Dacie<br />
dardait sur Guillaume ses petits yeux <strong>de</strong> serpent. Ce fut lui<br />
qui reprit la paro<strong>le</strong> :<br />
– Quel t<strong>ou</strong>r diabolique venez-v<strong>ou</strong>s d’inventer, notre hôte ?<br />
Une tel<strong>le</strong> d<strong>ou</strong>ceur n’est guère dans vos habitu<strong>de</strong>s.<br />
– Je lui ferai payer d<strong>ou</strong>b<strong>le</strong> rançon, à ce propre à rien-là.<br />
Aussitôt <strong>le</strong> messager revenu, j’empoche l’argent, je fais disparaître<br />
<strong>le</strong> gaillard, et je gar<strong>de</strong> <strong>le</strong> prisonnier.<br />
– Hé, hé, hé ! s’exclama <strong>le</strong> prieur, v<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>s y enten<strong>de</strong>z ;<br />
mais v<strong>ou</strong>s ne tuerez pas ce jeune gentilhomme : cela je v<strong>ou</strong>s <strong>le</strong><br />
défends, mon fils…<br />
Il se tut subitement, intimidé par un geste menaçant <strong>de</strong><br />
Guillaume :<br />
– Dans ces affaires-là, père Cola, v<strong>ou</strong>s n’avez rien à voir !<br />
Vais-je me mê<strong>le</strong>r <strong>de</strong> ce qui se passe à l’Abbaye, moi ? – En êtesv<strong>ou</strong>s<br />
<strong>de</strong> moitié, Messire Vauthier ?<br />
Le Sire <strong>de</strong> Rochefort <strong>de</strong>meurait indécis. Malgré lui, il red<strong>ou</strong>tait<br />
Guillaume, mais il épr<strong>ou</strong>vait p<strong>ou</strong>r Sibyl<strong>le</strong> une pitié mêlée<br />
<strong>de</strong> tendresse, et en songeant à el<strong>le</strong> il songeait à sa Lucrèce,<br />
qu’il aimait tendrement :<br />
– 86 –
– Allons, Messire Guillaume, dit-il enfin, p<strong>ou</strong>rquoi ne laisseriez-v<strong>ou</strong>s<br />
pas ces enfants être heureux ?<br />
– Par notre bon ami Messire Satan, v<strong>ou</strong>s <strong>de</strong>venez f<strong>ou</strong>, je<br />
crois, Seigneur Vauthier ; pensez-v<strong>ou</strong>s que je vais <strong>le</strong>s laisser<br />
s’amuser à s’aimer comme <strong>de</strong>s oiseaux ? D’abord j’ai besoin <strong>de</strong><br />
Sibyl<strong>le</strong>, moi, je la gar<strong>de</strong> ; jusqu’à ce j<strong>ou</strong>r el<strong>le</strong> n’a fait que vaguer ;<br />
il est temps qu’el<strong>le</strong> s’habitue à me servir. Quand el<strong>le</strong> y sera refaite,<br />
eh ! bien, on verra. Le vieux <strong>de</strong> la t<strong>ou</strong>r Molière est veuf, et<br />
j’ai mon idée…<br />
Jean Dacie serra ses lèvres minces :<br />
– Impossib<strong>le</strong>, dit-il froi<strong>de</strong>ment au b<strong>ou</strong>t d’un instant ; Sibyl<strong>le</strong><br />
m<strong>ou</strong>rra plutôt que d’y consentir.<br />
Du Terreaux eut un geste <strong>de</strong> défi :<br />
– N<strong>ou</strong>s saurons la mater, je v<strong>ou</strong>s en réponds.<br />
Jean Dacie reprit d’un ton tranquil<strong>le</strong> :<br />
– S<strong>ou</strong>venez-v<strong>ou</strong>s <strong>de</strong> mes paro<strong>le</strong>s, Messire <strong>de</strong> Bevaix ; el<strong>le</strong><br />
ne se s<strong>ou</strong>mettra jamais, el<strong>le</strong> est du bois qui se rompt, et non <strong>de</strong><br />
celui qui plie.<br />
– El<strong>le</strong> dira <strong>ou</strong>i, <strong>ou</strong> je la tuerai comme un chien, reprit<br />
l’ivrogne ; el<strong>le</strong> ira rejoindre son damoisel dans <strong>le</strong>s <strong>ou</strong>bliettes :<br />
quel<strong>le</strong>s bel<strong>le</strong>s noces ça fera, ah, ah, ah !<br />
D’un trait, il vida son gobe<strong>le</strong>t et quelques moments après <strong>le</strong><br />
sommeil <strong>de</strong> l’ivresse s’était abattu sur lui. Vauthier se <strong>le</strong>va :<br />
– Allons, il est temps <strong>de</strong> partir. Pauvre Sibyl<strong>le</strong>, murmura-til<br />
à part lui, el<strong>le</strong> méritait mieux, p<strong>ou</strong>rtant, que <strong>de</strong> vivre avec<br />
cette brute !<br />
Il s’en fut retr<strong>ou</strong>ver son cheval et s’éloigna rapi<strong>de</strong>ment,<br />
tandis que <strong>le</strong>s <strong>de</strong>ux moines prenaient <strong>le</strong> passage secret qui conduisait<br />
à l’Abbaye.<br />
– 87 –
T<strong>ou</strong>te la nuit durant, Sibyl<strong>le</strong>, agitée par une fièvre vio<strong>le</strong>nte,<br />
se ret<strong>ou</strong>rna sur sa c<strong>ou</strong>che. Le délire l’avait prise ; sans cesse el<strong>le</strong><br />
voyait Gaston conduit à la mort et se ret<strong>ou</strong>rnant p<strong>ou</strong>r lui dire :<br />
« V<strong>ou</strong>s m’aviez promis <strong>de</strong> me sauver ; v<strong>ou</strong>s ne m’aimez donc<br />
pas ! » Alors el<strong>le</strong> se dressait sur son séant et lui tendait ses bras<br />
impuissants à <strong>le</strong> délivrer.<br />
Le j<strong>ou</strong>r la tr<strong>ou</strong>va dans <strong>le</strong> même état, et, lorsque son père<br />
vint voir p<strong>ou</strong>rquoi el<strong>le</strong> ne s’était pas occupée à son service ordinaire,<br />
t<strong>ou</strong>t brutal qu’il était, il eut peur. Plusieurs fois il l’appela,<br />
mais <strong>le</strong> son <strong>de</strong> sa voix ne fit qu’augmenter la terreur <strong>de</strong> la<br />
pauvre enfant : « Sauvez-moi Gaston, disait-el<strong>le</strong>, sauvez-moi !<br />
Ne l’enten<strong>de</strong>z-v<strong>ou</strong>s pas ? Il me tuera à cause <strong>de</strong> v<strong>ou</strong>s ».<br />
Le châtelain se grattait la tête. Il re<strong>de</strong>scendit sans même<br />
avoir l’idée <strong>de</strong> verser une g<strong>ou</strong>tte d’eau sur <strong>le</strong>s lèvres <strong>de</strong>sséchées<br />
<strong>de</strong> la jeune fil<strong>le</strong>, et alla promener aut<strong>ou</strong>r du château ses réf<strong>le</strong>xions<br />
et sa mauvaise humeur. Cependant il ne p<strong>ou</strong>vait se défendre<br />
d’un certain remords et d’une certaine appréhension en<br />
songeant à la scène <strong>de</strong> la veil<strong>le</strong> et à l’état <strong>de</strong> Sibyl<strong>le</strong>.<br />
À quelques pas du Châtelard, il vit un gr<strong>ou</strong>pe <strong>de</strong> paysans<br />
lançant <strong>de</strong>s pierres à une créature humaine qui se tramait pénib<strong>le</strong>ment.<br />
Il reconnut la Clau<strong>de</strong>tte ; <strong>le</strong> Simonnot n’était pas loin.<br />
Une idée subite traversa son cerveau :<br />
– Je vais prendre la vieil<strong>le</strong> et son fils chez moi ; el<strong>le</strong> soignera<br />
Sibyl<strong>le</strong>. Lui, s’il m’ennuie, je tr<strong>ou</strong>verai bien moyen <strong>de</strong> <strong>le</strong> faire<br />
disparaître.<br />
Les serfs, croyant faire plaisir à <strong>le</strong>ur seigneur, red<strong>ou</strong>blèrent<br />
<strong>le</strong>urs c<strong>ou</strong>ps et <strong>le</strong>urs invectives. Guillaume <strong>le</strong>s écarta si brusquement,<br />
qu’il faillit <strong>le</strong>s renverser, puis, d’une voix <strong>de</strong> stentor :<br />
– Viens ici, Clau<strong>de</strong>tte !<br />
La pauvre vieil<strong>le</strong> s’approcha t<strong>ou</strong>te tremblante : <strong>le</strong> maître<br />
l’appelait ; sans d<strong>ou</strong>te ce n’était pas p<strong>ou</strong>r quelque chose <strong>de</strong> bon :<br />
– 88 –
– Tu vas venir au Châtelard, Clau<strong>de</strong>tte.<br />
Du doigt, el<strong>le</strong> indiqua son fils :<br />
– Lui aussi. Tu viendras au Châtelard ; Sybil<strong>le</strong> est mala<strong>de</strong>,<br />
tu la soigneras, et tâcheras <strong>de</strong> n<strong>ou</strong>s faire la cuisine. Quant à ton<br />
animal <strong>de</strong> Simonnot, tu n’as qu’à l’amener ; mais fais en sorte<br />
que je ne <strong>le</strong> tr<strong>ou</strong>ve pas sur mon chemin…<br />
La Clau<strong>de</strong>tte joignit <strong>le</strong>s mains, presque suffoquée <strong>de</strong> ce<br />
bonheur inattendu : être près <strong>de</strong> Sibyl<strong>le</strong>, la soigner ! Aussitôt,<br />
clopin-clopant, el<strong>le</strong> suivit <strong>le</strong> seigneur du Châtelard avec Simonnot.<br />
Quand ils arrivèrent <strong>de</strong>vant <strong>le</strong> portail, l’idiot bondit vers<br />
el<strong>le</strong> et, p<strong>ou</strong>ssant un cri rauque, chercha à l’empêcher d’entrer ;<br />
mais el<strong>le</strong> se dégagea aussi vite qu’el<strong>le</strong> put et <strong>le</strong> prit par la main.<br />
Il résista un peu, puis finit par obéir, tandis que <strong>le</strong>s hommes qui<br />
nettoyaient <strong>le</strong>urs armes dans la c<strong>ou</strong>r regardaient avec étonnement<br />
<strong>le</strong>s étranges créatures que <strong>le</strong>ur maître ramenait avec lui.<br />
– 89 –
XIV<br />
LE MESSAGER<br />
La nuit commençait à venir. T<strong>ou</strong>t <strong>le</strong> j<strong>ou</strong>r la pluie était tombée,<br />
et quelques g<strong>ou</strong>ttes d’eau c<strong>ou</strong>laient encore tristement <strong>le</strong><br />
long <strong>de</strong>s carreaux étroits du castel <strong>de</strong> Rocheblanche. La châtelaine<br />
et ses fil<strong>le</strong>s, assises aut<strong>ou</strong>r <strong>de</strong> la tab<strong>le</strong>, comme la première<br />
fois que n<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s avons vues, s<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s clartés <strong>de</strong> la petite lampe<br />
fumeuse, travaillaient activement. Olivière avait <strong>le</strong>s yeux<br />
r<strong>ou</strong>ges :<br />
– Mère, dit-el<strong>le</strong> s<strong>ou</strong>dainement d’une voix basse, je ne puis<br />
p<strong>ou</strong>rtant pas accepter.<br />
– Je te l’ai déjà dit, ma fil<strong>le</strong>, ce serait l’aisance et la paix<br />
p<strong>ou</strong>r n<strong>ou</strong>s, mais je ne te contraindrai point ; je ne veux pas<br />
acheter une vie heureuse au prix <strong>de</strong> ton malheur.<br />
Olivière embrassa sa mère :<br />
– Oh ! je hais tel<strong>le</strong>ment cet homme, il est si dur, si ru<strong>de</strong><br />
avec ses malheureux serfs ! Et sa première femme, cette jolie<br />
Gabriel<strong>le</strong>… n’est-el<strong>le</strong> pas morte <strong>de</strong> d<strong>ou</strong><strong>le</strong>ur ? El<strong>le</strong> n’avait pas<br />
vingt ans. Non, je ne p<strong>ou</strong>rrais me rés<strong>ou</strong>dre à ép<strong>ou</strong>ser <strong>le</strong> Sire <strong>de</strong><br />
Rovil<strong>le</strong>.<br />
Madame <strong>de</strong> Rocheblanche p<strong>le</strong>urait :<br />
– 90 –
– Si ce n’est <strong>de</strong> gré, ce sera <strong>de</strong> force, ma pauvre enfant ; il<br />
est puissant ; qui n<strong>ou</strong>s défendra ? Gaston est bien loin.<br />
Olivière avait caché sa tête dans ses mains en frissonnant :<br />
– Non, non, c’est trop <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r ! J’aimerais mieux partir,<br />
m<strong>ou</strong>rir !… Oh ! ce soir encore, quand il est passé <strong>de</strong>vant <strong>le</strong> castel,<br />
quand il s’est approché, qu’il a v<strong>ou</strong>lu me par<strong>le</strong>r, j’ai senti que<br />
c’était impossib<strong>le</strong> ; un serpent m’eût causé moins d’horreur.<br />
J’aimerais mieux être enterrée vivante dans <strong>le</strong>s caveaux <strong>de</strong> Rocheblanche<br />
que <strong>de</strong> lui appartenir.<br />
Sa mère essayait <strong>de</strong> l’apaiser :<br />
– Olivière, Olivière, toi, si calme d’ordinaire et si forte !<br />
Prends c<strong>ou</strong>rage, t<strong>ou</strong>t n’est pas encore perdu. Si <strong>le</strong> Sire <strong>de</strong> Rovil<strong>le</strong><br />
en colère n<strong>ou</strong>s exproprie et n<strong>ou</strong>s chasse, n<strong>ou</strong>s tâcherons <strong>de</strong><br />
tr<strong>ou</strong>ver quelque part un autre refuge. Mon enfant, ne crains<br />
rien, n<strong>ou</strong>s ne te donnerons pas à lui.<br />
Comme el<strong>le</strong> parlait encore, un bruit insolite s’é<strong>le</strong>va dans la<br />
c<strong>ou</strong>r du château. Les quatre femmes se <strong>le</strong>vèrent brusquement et<br />
p<strong>ou</strong>ssèrent un cri d’effroi en voyant un homme apparaître sur <strong>le</strong><br />
seuil <strong>de</strong> la porte. Il était pâ<strong>le</strong> et maigre, ses vêtements tombaient<br />
en lambeaux, ses pieds nus étaient meurtris. Simonne p<strong>ou</strong>ssa<br />
un cri et s’élança vers lui :<br />
– Blanchard, Blanchard, où est Gaston ?<br />
– Où est mon jeune maître ? Ah ! Sainte Vierge !<br />
Simonne joignit <strong>le</strong>s mains :<br />
– Mon bon Blanchard, par<strong>le</strong> donc ! Tu ne veux p<strong>ou</strong>rtant<br />
pas dire que…<br />
– Non, non, reprit <strong>le</strong> vieillard, mais il est mala<strong>de</strong> et prisonnier.<br />
Si d’ici à un mois, je ne suis pas <strong>de</strong> ret<strong>ou</strong>r avec six mil<strong>le</strong><br />
écus d’or p<strong>ou</strong>r sa rançon, c’en est fait <strong>de</strong> lui, ces brigands <strong>le</strong> tueront<br />
!<br />
– 91 –
Jehanne p<strong>ou</strong>ssa un cri perçant. Madame <strong>de</strong> Rocheblanche<br />
s’était subitement affaissée ; la jeune fil<strong>le</strong> la reçut dans ses bras<br />
et la porta jusqu’à la sal<strong>le</strong> voisine, où el<strong>le</strong> c<strong>ou</strong>chait avec ses fil<strong>le</strong>s.<br />
Olivière, immobi<strong>le</strong> et muette, semblait une statue <strong>de</strong> marbre.<br />
El<strong>le</strong> fit enfin quelques pas vers <strong>le</strong> fond <strong>de</strong> la pièce : un prie-Dieu<br />
était adossé à la murail<strong>le</strong> s<strong>ou</strong>s un grand crucifix <strong>de</strong> bois. El<strong>le</strong><br />
s’agen<strong>ou</strong>illa et <strong>de</strong>meura longtemps la tête dans ses mains. Simonne<br />
se lamentait :<br />
– Comment faire, comment faire ? N<strong>ou</strong>s n’avons rien, n<strong>ou</strong>s<br />
sommes si pauvres. Le Sire <strong>de</strong> Rovil<strong>le</strong> n<strong>ou</strong>s a t<strong>ou</strong>t en<strong>le</strong>vé, nos<br />
champs, nos serfs, il veut même prendre Olivière. Ô Blanchard,<br />
mon vieux Blanchard ! Mais on dirait que tu vas m<strong>ou</strong>rir ! Oh ! je<br />
suis si triste, j’<strong>ou</strong>blie <strong>de</strong> te soigner ; viens, assieds-toi, mange<br />
quelque chose. Ô Gaston, mon pauvre frère !<br />
Grâce aux soins <strong>de</strong> Jehanne, Madame <strong>de</strong> Rocheblanche<br />
était <strong>le</strong>ntement revenue à el<strong>le</strong> et, rappelée au s<strong>ou</strong>venir du malheur<br />
qui la frappait, el<strong>le</strong> se tordait <strong>le</strong>s mains <strong>de</strong> désespoir en appelant<br />
son fils :<br />
– Il est perdu ; jamais n<strong>ou</strong>s ne p<strong>ou</strong>rrons payer une semblab<strong>le</strong><br />
rançon. Gaston, mon fils, oh ! qui <strong>le</strong> sauvera !<br />
Olivière apparut sur <strong>le</strong> seuil <strong>de</strong> la porte, blanche comme<br />
une morte :<br />
– Moi, dit-el<strong>le</strong> ; ne p<strong>le</strong>urez plus ma mère !<br />
La mère étendit <strong>le</strong>s mains sur sa fil<strong>le</strong> p<strong>ou</strong>r la bénir. Mais la<br />
jeune fil<strong>le</strong> semblait ne rien entendre, anéantie par son sacrifice.<br />
Simonne rentra précipitamment dans la sal<strong>le</strong> :<br />
– Oh ! venez donc voir Blanchard ; j’ai peur, il ne b<strong>ou</strong>ge<br />
plus, ne par<strong>le</strong> plus ; s’il était mort !<br />
Le vieillard, en effet, avait succombé d’épuisement ; <strong>le</strong><br />
voyage avait été trop ru<strong>de</strong> p<strong>ou</strong>r lui. Olivière joignit <strong>le</strong>s mains :<br />
– 92 –
– Encore ce malheur ! Que la Sainte Vierge n<strong>ou</strong>s soit en<br />
ai<strong>de</strong> ! Qui enverrons-n<strong>ou</strong>s maintenant porter la rançon ?<br />
– Peut-être quelqu’un <strong>de</strong>s gens du Sire <strong>de</strong> Rovil<strong>le</strong>, hasarda<br />
Jehanne.<br />
Olivière sec<strong>ou</strong>a la tête :<br />
– Non, il vo<strong>le</strong>rait l’argent !<br />
Une main se posa sur son épau<strong>le</strong>, une tête blon<strong>de</strong> s’appuya<br />
contre la sienne :<br />
– Sœur, j’irai…<br />
– Toi, Simonne, s’écrièrent <strong>le</strong>s <strong>de</strong>ux aînées, quel<strong>le</strong> folie !<br />
– Chut ! reprit la ca<strong>de</strong>tte ; que notre mère ne sache rien !<br />
Oui, ce sera moi. Il faut sauver notre Gaston ; je suis gran<strong>de</strong>, je<br />
mettrai <strong>de</strong>s habits d’homme…<br />
– Et tes cheveux !<br />
Les <strong>de</strong>ux tresses blon<strong>de</strong>s <strong>de</strong> Simonne atteignaient l’<strong>ou</strong>r<strong>le</strong>t<br />
<strong>de</strong> sa robe. Sans répondre, el<strong>le</strong> alla à la tab<strong>le</strong>, prit une paire <strong>de</strong><br />
ciseaux et trancha net <strong>le</strong>s <strong>de</strong>ux superbes nattes. Libre <strong>de</strong> ce<br />
poids, <strong>le</strong> haut <strong>de</strong>s cheveux s’enr<strong>ou</strong>la aussitôt en mil<strong>le</strong> b<strong>ou</strong>c<strong>le</strong>ttes<br />
fol<strong>le</strong>s… Les gran<strong>de</strong>s sœurs avaient p<strong>ou</strong>ssé un cri :<br />
– Que fais-tu ? c’est insensé ! Jamais n<strong>ou</strong>s ne te laisserons<br />
entreprendre ce voyage seu<strong>le</strong>…<br />
– Je ne <strong>le</strong> ferai pas seu<strong>le</strong>, reprit l’intrépi<strong>de</strong> enfant.<br />
– Et avec qui donc ?<br />
– Tony, <strong>le</strong> colporteur, est arrivé auj<strong>ou</strong>rd’hui avec sa femme.<br />
Ce sont <strong>de</strong> braves gens, qui n<strong>ou</strong>s sont dév<strong>ou</strong>és ; il m’a dit qu’ils<br />
se rendaient à Genève, j’irai avec eux. Faudrait-il laisser périr<br />
Gaston, lorsqu’il a trois sœurs qui peuvent <strong>le</strong> sauver ? Non, non,<br />
je partirai !<br />
– 93 –
Olivière et Jehanne se regardèrent ; el<strong>le</strong>s savaient par expérience<br />
que résister à Simonne était impossib<strong>le</strong> et que la f<strong>ou</strong>gueuse<br />
enfant ferait ce qu’el<strong>le</strong> avait dit.<br />
Simonne continua :<br />
– Il faut avertir ce soir même <strong>le</strong> baron <strong>de</strong> Rovil<strong>le</strong> ; <strong>de</strong>main<br />
je me mettrai en r<strong>ou</strong>te. S’il m’arrive malheur, eh ! bien, j’aurai<br />
du moins fait mon <strong>de</strong>voir. Je vais al<strong>le</strong>r annoncer à Messire <strong>le</strong><br />
baron…<br />
– Non, non, du moins pas cela ; puisque Tony est ici, c’est<br />
lui qui ira…<br />
Pendant ce temps, la vieil<strong>le</strong> n<strong>ou</strong>rrice <strong>de</strong>s trois <strong>de</strong>moisel<strong>le</strong>s<br />
<strong>de</strong> Rocheblanche, une forte et fidè<strong>le</strong> matrone qui n’avait jamais<br />
v<strong>ou</strong>lu <strong>le</strong>s quitter, était venue en<strong>le</strong>ver <strong>le</strong> corps rigi<strong>de</strong> du pauvre<br />
Blanchard. El<strong>le</strong> l’emporta dans une sal<strong>le</strong> basse et lui fit sa <strong>de</strong>rnière<br />
toi<strong>le</strong>tte.<br />
Jehanne reprit bientôt en s<strong>ou</strong>pirant :<br />
– Et moi, alors, je ne ferai rien ; t<strong>ou</strong>tes <strong>de</strong>ux v<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>s dév<strong>ou</strong>ez…<br />
Olivière montra la porte <strong>de</strong> la sal<strong>le</strong> où l’on entendait gémir<br />
Madame <strong>de</strong> Rocheblanche :<br />
– Ton dév<strong>ou</strong>ement sera là : à toi <strong>de</strong> la soigner, <strong>de</strong> la conserver<br />
à Gaston…<br />
Et <strong>le</strong>s trois nob<strong>le</strong>s enfants ret<strong>ou</strong>rnèrent auprès <strong>de</strong> <strong>le</strong>ur<br />
mère.<br />
S<strong>ou</strong>dain un bruit s<strong>ou</strong>rd s’é<strong>le</strong>va dans <strong>le</strong> lointain et se rapprocha<br />
rapi<strong>de</strong>ment. C’était une cavalca<strong>de</strong> qui s’arrêta <strong>de</strong>vant <strong>le</strong><br />
pont-<strong>le</strong>vis. Une voix ru<strong>de</strong> s’é<strong>le</strong>va. Olivière avait blêmi :<br />
– C’est déjà lui !<br />
– 94 –
El<strong>le</strong> ret<strong>ou</strong>rna dans la gran<strong>de</strong> sal<strong>le</strong> et attendit. Des pas<br />
l<strong>ou</strong>rds résonnèrent sur <strong>le</strong>s dal<strong>le</strong>s, la porte s’<strong>ou</strong>vrit brusquement<br />
: <strong>le</strong> sire <strong>de</strong> Rovil<strong>le</strong> entra. C’était un homme déjà sur <strong>le</strong> ret<strong>ou</strong>r<br />
<strong>de</strong> l’âge, la tête fort grosse sur un corps malingre, <strong>le</strong> regard<br />
mauvais, <strong>le</strong> nez crochu :<br />
– V<strong>ou</strong>s m’avez fait quérir, nob<strong>le</strong> damoisel<strong>le</strong>, dit-il à Olivière.<br />
El<strong>le</strong> tressaillit :<br />
– Oui, Messire ; il dépend auj<strong>ou</strong>rd’hui <strong>de</strong> v<strong>ou</strong>s que je consente<br />
à v<strong>ou</strong>s ép<strong>ou</strong>ser.<br />
Il s’inclina galamment, ce qui <strong>le</strong> fit paraître encore plus ridicu<strong>le</strong><br />
et plus laid :<br />
– Je suis à vos pieds, bel<strong>le</strong> dame, par<strong>le</strong>z.<br />
– Mon frère est en prison ; on n<strong>ou</strong>s <strong>de</strong>man<strong>de</strong> six mil<strong>le</strong> écus<br />
<strong>de</strong> rançon, je me vends à v<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>r cette somme. Mais il <strong>le</strong>s faut<br />
t<strong>ou</strong>t <strong>de</strong> suite.<br />
– À votre aise, ma bel<strong>le</strong> fiancée ; je vais v<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s faire quérir<br />
; mais j’y mets aussi une condition : v<strong>ou</strong>s aurez six mil<strong>le</strong> écus<br />
dans une heure, et ce soir, à minuit, notre mariage sera célébré<br />
dans la chapel<strong>le</strong> <strong>de</strong> Rovil<strong>le</strong>. Je tr<strong>ou</strong>verai bien un moine quelconque<br />
qui n<strong>ou</strong>s barb<strong>ou</strong>il<strong>le</strong>ra <strong>le</strong>s prières. La robe <strong>de</strong> noces <strong>de</strong> la<br />
défunte châtelaine v<strong>ou</strong>s ira à merveil<strong>le</strong>… Est-ce entendu ?<br />
Olivière s’inclina :<br />
– Sitôt que l’argent sera là, v<strong>ou</strong>s me verrez prête à v<strong>ou</strong>s<br />
suivre.<br />
– Je v<strong>ou</strong>s enverrai un carrosse ; au revoir…<br />
Il s’approcha et lui baisa la main. Lorsqu’il eut disparu, Simonne<br />
et Jehanne se jetèrent au c<strong>ou</strong> <strong>de</strong> la pauvre enfant et la<br />
– 95 –
c<strong>ou</strong>vrirent <strong>de</strong> caresses et <strong>de</strong> larmes ; puis, avec sa mobilité naturel<strong>le</strong>,<br />
Simonne s’écria :<br />
– Il faut au moins que tu sois bel<strong>le</strong>, Olivière ; viens, laissemoi<br />
arranger tes cheveux…<br />
Et el<strong>le</strong> défaisait déjà <strong>le</strong>s tresses noires <strong>de</strong> son aînée. Olivière<br />
se laissait faire ; ses pensées paraissaient être absentes.<br />
Bientôt un va<strong>le</strong>t <strong>de</strong> Rovil<strong>le</strong> apporta la somme <strong>de</strong>mandée,<br />
ainsi qu’un riche costume <strong>de</strong> brocart blanc garni d’hermine. El<strong>le</strong><br />
revêtit la robe nuptia<strong>le</strong>, c<strong>ou</strong>vrit ses cheveux d’un voi<strong>le</strong> aux ref<strong>le</strong>ts<br />
argentés et, bel<strong>le</strong> comme la Niobé antique, el<strong>le</strong> alla<br />
s’agen<strong>ou</strong>il<strong>le</strong>r <strong>de</strong>vant <strong>le</strong> lit <strong>de</strong> sa mère. Cel<strong>le</strong>-ci avait retr<strong>ou</strong>vé un<br />
peu <strong>de</strong> force, el<strong>le</strong> se s<strong>ou</strong><strong>le</strong>va à moitié :<br />
– Je veux al<strong>le</strong>r avec toi, ma fil<strong>le</strong> ; mes bénédictions<br />
t’accompagneront jusqu’à l’autel.<br />
Et, s’adressant à Jehanne, qui p<strong>le</strong>urait si<strong>le</strong>ncieusement :<br />
– Ai<strong>de</strong>-moi, dit-el<strong>le</strong>, pare-toi aussi, mon enfant : tu me suivras.<br />
Où est Simonne ?<br />
Olivière sortit et p<strong>ou</strong>ssa une exclamation. Un jeune homme<br />
se tenait <strong>de</strong>b<strong>ou</strong>t <strong>de</strong>vant la tab<strong>le</strong> <strong>de</strong> la gran<strong>de</strong> sal<strong>le</strong> ; il était vêtu<br />
d’un costume sombre, un justaucorps <strong>de</strong> drap brun et une sorte<br />
<strong>de</strong> bl<strong>ou</strong>se <strong>de</strong> même étoffe serrée par une c<strong>ou</strong>rroie ; sur sa tête<br />
blon<strong>de</strong> et frisée, un béret b<strong>le</strong>u posé <strong>de</strong> côté donnait un air <strong>de</strong><br />
mutinerie adorab<strong>le</strong> à ce pur visage d’enfant. Olivière serra<br />
l’ado<strong>le</strong>scent dans ses bras :<br />
– Simonne, est-ce donc bien vrai, tu veux partir ? Songe à<br />
t<strong>ou</strong>t ce qui peut t’arriver…<br />
Simonne appuyait sa tête contre la f<strong>ou</strong>rrure d’hermine :<br />
– Crois-tu donc, Olivière, que tu doives te sacrifier seu<strong>le</strong> ?<br />
Il faut que j’ail<strong>le</strong> : personne autre que moi ne p<strong>ou</strong>rrait se charger<br />
<strong>de</strong> cet argent, pas même Tony ; il est bon et dév<strong>ou</strong>é, mais il<br />
– 96 –
par<strong>le</strong> trop, il se trahirait. Vois-tu : j’ai déjà caché <strong>le</strong>s pièces d’or<br />
dans ma ceinture ; je ne révé<strong>le</strong>rai à personne, pas même à lui, <strong>le</strong><br />
trésor que je porte. Je lui dirais simp<strong>le</strong>ment que je vais retr<strong>ou</strong>ver<br />
Gaston chez notre onc<strong>le</strong> Itel Trosberg, et que je mets <strong>de</strong>s habits<br />
d’homme p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong>ur causer moins d’embarras. Seu<strong>le</strong>ment,<br />
ne dis rien à notre mère : je refuserai absolument d’al<strong>le</strong>r à Rovil<strong>le</strong>,<br />
et quand v<strong>ou</strong>s en reviendrez, j’aurai quitté Rocheblanche<br />
avec Tony et sa femme.<br />
Olivière réfléchissait :<br />
– Je veux par<strong>le</strong>r à Tony, auparavant.<br />
Le colporteur fut appelé. C’était un homme à l’air simp<strong>le</strong> et<br />
bon, qui commençait à grisonner ; né à la Rocheblanche, il était<br />
t<strong>ou</strong>t dév<strong>ou</strong>é à ses habitants. Olivière essaya <strong>de</strong> prendre un air<br />
gai ; el<strong>le</strong> désigna Simonne du doigt :<br />
– Voici un j<strong>ou</strong>vencel qui prétend voyager ; Tony, te chargerais-tu<br />
<strong>de</strong> <strong>le</strong> mener avec toi jusque dans <strong>le</strong> comté <strong>de</strong> Neuchâtel ?<br />
Il v<strong>ou</strong>drait rejoindre Messire Gaston chez notre onc<strong>le</strong> Trosberg,<br />
dans la Seigneurie <strong>de</strong> Valangin !<br />
Le colporteur avait joint <strong>le</strong>s mains :<br />
– Le ciel me pardonne ! N’est-ce point la plus jeune <strong>de</strong>s<br />
damoisel<strong>le</strong>s ? Oh ! <strong>le</strong> joli dameret que cela fait ! Certes <strong>ou</strong>i, que<br />
je veux m’en charger ; Catherine ma femme en prendra soin.<br />
Simonne s’était avancée :<br />
– Seu<strong>le</strong>ment, Tony, il faut que n<strong>ou</strong>s partions cette nuit<br />
même, dans trois heures…<br />
– À votre service, répondit <strong>le</strong> brave homme ; n<strong>ou</strong>s tâcherons<br />
<strong>de</strong> tr<strong>ou</strong>ver, chemin faisant, <strong>de</strong>s compagnons armés qui fassent<br />
la même r<strong>ou</strong>te que n<strong>ou</strong>s ; et, s’il plaît à Madame la Vierge,<br />
n<strong>ou</strong>s remettrons la donzel<strong>le</strong> saine et sauve à Messire Trosberg.<br />
– 97 –
Olivière serra <strong>le</strong>s mains du brave homme entre <strong>le</strong>s siennes,<br />
et, comme el<strong>le</strong> <strong>le</strong> remerciait, la voiture du sire <strong>de</strong> Rovil<strong>le</strong> s’arrêta<br />
<strong>de</strong>vant <strong>le</strong> pont-<strong>le</strong>vis. Madame <strong>de</strong> Rocheblanche et Jehanne sortirent<br />
<strong>de</strong> <strong>le</strong>urs chambres, parées <strong>de</strong> <strong>le</strong>ur mieux et ayant grand<br />
air encore, s<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>urs vêtements un peu fanés :<br />
– Où est Simonne ? <strong>de</strong>manda la vieil<strong>le</strong> dame.<br />
La jeune fil<strong>le</strong> s’était cachée. Olivière fit un signe<br />
d’intelligence à Jehanne et répondit :<br />
– El<strong>le</strong> ne veut pas venir avec n<strong>ou</strong>s, mère ; <strong>le</strong>s n<strong>ou</strong>vel<strong>le</strong>s <strong>de</strong><br />
Gaston lui ont causé trop d’émotion.<br />
Madame <strong>de</strong> Rocheblanche ne s’en étonna point ; el<strong>le</strong> savait<br />
l’adoration <strong>de</strong> sa fil<strong>le</strong> ca<strong>de</strong>tte p<strong>ou</strong>r son frère. Olivière, sa mère et<br />
sa sœur <strong>de</strong>scendirent dans la c<strong>ou</strong>r ; la vieil<strong>le</strong> n<strong>ou</strong>rrice et <strong>le</strong>s gens<br />
<strong>de</strong> service embrassaient en p<strong>le</strong>urant <strong>le</strong> bas <strong>de</strong> la robe <strong>de</strong> la mariée.<br />
Le château <strong>de</strong> Rovil<strong>le</strong> était un haut et sombre édifice, ayant<br />
un peu l’aspect d’une prison. Les sal<strong>le</strong>s étaient froi<strong>de</strong>s et nues,<br />
même cel<strong>le</strong> où se tenaient d’ordinaire <strong>le</strong>s gens d’arme et <strong>de</strong> service.<br />
D’épaisses forêts ent<strong>ou</strong>raient <strong>le</strong> vieux castel, où <strong>le</strong> so<strong>le</strong>il<br />
avait peine à glisser ses rayons. Le soir où n<strong>ou</strong>s sommes, une<br />
certaine agitation régnait dans <strong>le</strong> château. On frottait, on rangeait,<br />
on mettait en bon ordre la chapel<strong>le</strong>, qui <strong>de</strong>puis bien longtemps<br />
n’avait pas servi et qui prenait un air <strong>de</strong> fête. Un vieux<br />
bénédictin du c<strong>ou</strong>vent voisin, appelé en hâte par <strong>le</strong> baron, préparait<br />
<strong>le</strong>s cierges et <strong>le</strong>s chan<strong>de</strong>liers. Dans une <strong>de</strong>s gran<strong>de</strong>s sal<strong>le</strong>s<br />
du premier étage, <strong>le</strong> sire <strong>de</strong> Rovil<strong>le</strong>, incapab<strong>le</strong> <strong>de</strong> contenir sa joie<br />
et son orgueil, se promenait <strong>de</strong> long en large. Dans son costume<br />
<strong>de</strong> gala, il semblait encore plus méfait et plus hi<strong>de</strong>ux que<br />
d’habitu<strong>de</strong>. Un maillot blanc terminé par <strong>de</strong>s s<strong>ou</strong>liers à pointes,<br />
un haut-<strong>de</strong>-chausse en soie vio<strong>le</strong>tte et un p<strong>ou</strong>rpoint <strong>de</strong> vel<strong>ou</strong>rs<br />
brodé <strong>de</strong> la même c<strong>ou</strong><strong>le</strong>ur, formaient son acc<strong>ou</strong>trement.<br />
– 98 –
Une tab<strong>le</strong> richement servie occupait <strong>le</strong> fond <strong>de</strong> la pièce.<br />
Bientôt il se fit un certain br<strong>ou</strong>haha dans <strong>le</strong> château et Olivière,<br />
ent<strong>ou</strong>rée <strong>de</strong> sa mère et <strong>de</strong> sa sœur, fit son entrée. El<strong>le</strong> était adorab<strong>le</strong>ment<br />
bel<strong>le</strong> s<strong>ou</strong>s son voi<strong>le</strong> <strong>de</strong> gaze et dans sa riche parure <strong>de</strong><br />
mariée. Aussi <strong>le</strong> fiancé eut-il une exclamation <strong>de</strong> joie en la<br />
voyant. Il l’embrassa sur <strong>le</strong> front ; el<strong>le</strong> se laissa faire : t<strong>ou</strong>t lui<br />
était égal maintenant. Puis, sans tar<strong>de</strong>r un instant, il la conduisit<br />
à la chapel<strong>le</strong>, et là, ce fut d’une voix ferme qu’Olivière prononça<br />
<strong>le</strong> <strong>ou</strong>i qui l’enchaînait p<strong>ou</strong>r t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs à l’homme qu’el<strong>le</strong><br />
abhorrait. Sa vie était brisée, mais el<strong>le</strong> avait sauvé son frère.<br />
Pendant ce temps, Tony <strong>le</strong> colporteur se préparait au départ.<br />
Sa bal<strong>le</strong> était garnie ; sa femme l’aida à la mettre sur son<br />
dos ; Simonne ne tarda pas à paraître. El<strong>le</strong> avait jeté sur ses<br />
épau<strong>le</strong>s un manteau brun soli<strong>de</strong> et chaud qui lui <strong>de</strong>scendait<br />
presque jusqu’aux pieds, et, songeant que <strong>le</strong> joli béret b<strong>le</strong>u ne<br />
serait pas très pratique, el<strong>le</strong> l’avait remplacé par un grand capuchon<br />
qui encadrait sa jolie figure d’une auréo<strong>le</strong> sombre. Après<br />
un <strong>de</strong>rnier regard jeté sur <strong>le</strong> cher petit castel qu’el<strong>le</strong> ne reverrait<br />
peut-être jamais, Simonne s’éloigna.<br />
– 99 –
XV<br />
LE TRAITRE DÉMASQUÉ<br />
Le comte Conrad se promenait avec agitation dans la vaste<br />
sal<strong>le</strong> où il se tenait ordinairement. Son visage trahissait une vive<br />
préoccupation : <strong>de</strong> temps à autre il s’arrêtait et s’adressait à luimême<br />
<strong>de</strong>s paro<strong>le</strong>s confuses et précipitées :<br />
– Oh ! quel<strong>le</strong> sera la réponse <strong>de</strong> Messieurs du Par<strong>le</strong>ment ?<br />
L’acte était faux, j’en suis sûr ; mais auront-ils vu clair ? Ô Vauthier,<br />
Vauthier ! C’est toi qui as fait t<strong>ou</strong>t ce mal ; j’ai p<strong>ou</strong>rtant<br />
cru en toi, je t’avais pris p<strong>ou</strong>r mon féal ami ; et lorsque je reviens,<br />
tu as détaché <strong>de</strong> moi <strong>le</strong> cœur <strong>de</strong> mes sujets en faveur <strong>de</strong><br />
Jean <strong>de</strong> Chalons ! À cause <strong>de</strong> toi, j’ai dû m’humilier <strong>de</strong>vant <strong>le</strong><br />
prince d’Orange. Tu as inventé <strong>de</strong>s privilèges et <strong>de</strong>s chartes : je<br />
ne suis plus maître chez moi, je n’ai plus même la liberté <strong>de</strong><br />
faire entrer dans la vil<strong>le</strong> et d’en faire sortir qui je veux ! T<strong>ou</strong>tes<br />
mes actions sont mal jugées par Leurs Excel<strong>le</strong>nces <strong>de</strong> Berne.<br />
El<strong>le</strong>s m’ont forcé à murer la porte <strong>de</strong> mon donjon. À quoi me<br />
sert donc d’être comte et Seigneur <strong>de</strong> Neuchâtel ? Je suis seul<br />
contre mes ennemis ; même ma bonne dame Marie <strong>de</strong> Vergy<br />
m’a quitté. Ah ! si je n’étais qu’un pauvre sire, combien je serais<br />
plus heureux ! Je vivrais dans un petit castel, qui sait ? avec<br />
cette bel<strong>le</strong> jeune fil<strong>le</strong> que j’ai vue il y a quelque temps à B<strong>ou</strong>dry !<br />
J’aurais pu en faire ma dame, tandis qu’il me faut quelqu’un <strong>de</strong><br />
haut lignage !<br />
– 100 –
Deux hommes qui entrèrent dans la sal<strong>le</strong> interrompirent sa<br />
méditation. L’un d’eux était fluet, la face pâ<strong>le</strong>, <strong>le</strong> regard l<strong>ou</strong>che<br />
et fuyant, la b<strong>ou</strong>che mince montrant dans un s<strong>ou</strong>rire <strong>de</strong> l<strong>ou</strong>p<br />
<strong>de</strong>s <strong>de</strong>nts jaunes et pointues. C’était Simon <strong>de</strong> la Bruyère, serviteur<br />
b<strong>ou</strong>rguignon à l’âme basse et envieuse, <strong>le</strong> mauvais génie du<br />
comte, qui malheureusement lui donnait t<strong>ou</strong>te sa confiance.<br />
C’était lui qui avait conseillé à son maître <strong>de</strong> reprendre sans rien<br />
payer <strong>le</strong>s terres accensées tant aux prêtres qu’aux laïques, mesure<br />
qui causait à t<strong>ou</strong>s <strong>de</strong>s pertes irréparab<strong>le</strong>s et s<strong>ou</strong><strong>le</strong>va la<br />
haine du peup<strong>le</strong> contre Conrad.<br />
L’homme qui accompagnait Simon offrait un type fort différent,<br />
un mélange <strong>de</strong> bonhomie et <strong>de</strong> ru<strong>de</strong>sse, <strong>de</strong> finesse et<br />
d’ignorance, l’œil petit, mais pétillant <strong>de</strong> gaîté : c’était Messire<br />
Itel Trosberg. Le comte vint à lui et lui serra affectueusement la<br />
main :<br />
– Tu m’apportes ta re<strong>de</strong>vance ?<br />
– Oui, Monseigneur, dit Itel, en mettant un gen<strong>ou</strong> en terre<br />
<strong>de</strong>vant son suzerain. Mes bœufs atten<strong>de</strong>nt en bas, avec <strong>de</strong>ux<br />
muids <strong>de</strong> froment ; l’année a été bonne, <strong>le</strong> grain est beau.<br />
Le comte fit signe à Simon <strong>de</strong> sortir, puis il s’assit, en invitant<br />
Trosberg à en faire autant :<br />
– Je n’ai pas encore <strong>de</strong> n<strong>ou</strong>vel<strong>le</strong>s, Trosberg, commença-t-il<br />
d’un ton chagrin ; ces Messieurs du Par<strong>le</strong>ment tar<strong>de</strong>nt beauc<strong>ou</strong>p.<br />
S’ils allaient me donner tort ! Mais, quoi qu’il arrive, tu ne<br />
m’abandonneras pas, n’est-il pas vrai, Itel ? Je t’ai t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs fait<br />
du bien, à toi et à ta famil<strong>le</strong>…<br />
Trosberg était t<strong>ou</strong>t ému :<br />
– Ah ! Monseigneur, ne <strong>le</strong> savez-v<strong>ou</strong>s pas, n<strong>ou</strong>s sommes<br />
t<strong>ou</strong>t à v<strong>ou</strong>s, moi, dame Marguerite <strong>de</strong> Giez ma femme, et Aymonnette<br />
ma fil<strong>le</strong> !<br />
Le comte s<strong>ou</strong>pirait :<br />
– 101 –
– Ah ! comme v<strong>ou</strong>s êtes heureux, Itel ! v<strong>ou</strong>s avez une<br />
charmante ép<strong>ou</strong>se, une adorab<strong>le</strong> fil<strong>le</strong>, espièg<strong>le</strong> comme un oiseau…<br />
Trosberg s’était rembruni :<br />
– Mais je n’ai point <strong>de</strong> fils, Monseigneur ; v<strong>ou</strong>s en avez un,<br />
v<strong>ou</strong>s, un bel ado<strong>le</strong>scent qui s’en va sur ses seize ans…<br />
– Oui, c’est t<strong>ou</strong>t ce qui me reste ; mais dans l’agitation et<br />
<strong>le</strong>s querel<strong>le</strong>s où je vis, à peine ai-je <strong>le</strong> temps <strong>de</strong> j<strong>ou</strong>ir <strong>de</strong> lui.<br />
Depuis un moment, Trosberg semblait inquiet :<br />
– Monseigneur, dit-il enfin, est-ce que j’ose v<strong>ou</strong>s par<strong>le</strong>r<br />
franchement ?<br />
– Oui, certes, et <strong>de</strong> quoi ?<br />
– Eh ! bien, Monseigneur, soit dit sans v<strong>ou</strong>s fâcher, votre<br />
Simon <strong>de</strong> la Bruyère est un traître ; c’est lui qui excite <strong>le</strong> peup<strong>le</strong><br />
contre v<strong>ou</strong>s, <strong>de</strong> concert avec Messire <strong>de</strong> Rochefort et Jacques<br />
Leschet. Il ne sait v<strong>ou</strong>s donner que <strong>de</strong> mauvais conseils, qui portent<br />
la discor<strong>de</strong> dans t<strong>ou</strong>t <strong>le</strong> pays ; il v<strong>ou</strong>s vo<strong>le</strong> et fait <strong>de</strong> fausses<br />
écritures…<br />
Il s’arrêta, craignant d’en trop dire, et regarda avec inquiétu<strong>de</strong><br />
quel<strong>le</strong> figure faisait son maître. Celui-ci n’était pas irrité ; il<br />
avait plutôt un air triste :<br />
– Tu as raison, Itel ; il y a longtemps que je me d<strong>ou</strong>te <strong>de</strong> la<br />
friponnerie <strong>de</strong> Simon, mais je n’ai pas <strong>le</strong> c<strong>ou</strong>rage <strong>de</strong> <strong>le</strong> renvoyer<br />
: c’est <strong>le</strong> seul qui me témoigne un semblant d’amitié.<br />
– V<strong>ou</strong>s m’<strong>ou</strong>bliez, Monseigneur, v<strong>ou</strong>s m’<strong>ou</strong>bliez !<br />
Et la face <strong>de</strong> Trosberg s’épan<strong>ou</strong>issait dans un large s<strong>ou</strong>rire.<br />
– Merci, mon ami, merci ; <strong>ou</strong>i, je crois en toi et je saurai<br />
bien te <strong>le</strong> pr<strong>ou</strong>ver un j<strong>ou</strong>r. – Oui, je renverrai Simon, je lui<br />
– 102 –
pr<strong>ou</strong>verai ses trahisons, il sera puni. Oh ! si je p<strong>ou</strong>vais en même<br />
temps me débarrasser du sire <strong>de</strong> Rochefort !<br />
Un page frappa à la porte et entra, en s’inclinant <strong>de</strong>vant<br />
Conrad :<br />
– Guyot du Pont est revenu !<br />
Le comte tressaillit et se <strong>le</strong>va :<br />
– Enfin, c’est la réponse ! Faites-<strong>le</strong> monter t<strong>ou</strong>t <strong>de</strong> suite !<br />
Guyot du Pont fut introduit. C’était une espèce d’escogriffe<br />
aux longs cheveux blonds filasse, au teint rose pareil à celui<br />
d’une fil<strong>le</strong>, et orné d’une paire <strong>de</strong> bras qui n’en finissaient pas.<br />
Ses jambes étaient aussi d’une longueur démesurée. Il tenait à<br />
la main un pli dûment scellé et cacheté. Le comte <strong>le</strong> prit et brisa<br />
<strong>le</strong> sceau. Il parc<strong>ou</strong>rut <strong>le</strong> contenu du message et p<strong>ou</strong>ssa un cri <strong>de</strong><br />
joie : <strong>le</strong>s f<strong>ou</strong>rberies <strong>de</strong> Vauthier étaient démasquées, <strong>le</strong>s actes<br />
étaient reconnus p<strong>ou</strong>r faux, <strong>le</strong>s signatures et <strong>le</strong> scel du comte<br />
L<strong>ou</strong>is avaient été contrefaits. Conrad frémissait <strong>de</strong> joie :<br />
– Enfin l’heure <strong>de</strong> la justice a sonné ! Enfin j’ai la preuve<br />
<strong>de</strong>s trahisons <strong>de</strong> mon c<strong>ou</strong>sin <strong>de</strong> Rochefort ! Je p<strong>ou</strong>rrai faire rentrer<br />
dans l’obéissance mes sujets révoltés ; ils ne m’opposeront<br />
plus Jean <strong>de</strong> Chalons et <strong>le</strong>urs fausses franchises !<br />
Puis, se t<strong>ou</strong>rnant vers <strong>le</strong> messager :<br />
– Allons, tu m’apportes <strong>de</strong> bonnes n<strong>ou</strong>vel<strong>le</strong>s, Guyot ;<br />
prends un siège et raconte-moi ton voyage.<br />
Le jeune homme s’assit gauchement. On eût dit qu’il ne savait<br />
que faire <strong>de</strong> ses membres dégingandés :<br />
– Eh bien ! Monseigneur, je suis donc parti sur <strong>le</strong> grand<br />
Bucépha<strong>le</strong> du grand Jacques <strong>de</strong> Vauxtravers ; une fière bête, al<strong>le</strong>z,<br />
Monseigneur ; el<strong>le</strong> faisait ses quatorze lieues par j<strong>ou</strong>r<br />
comme <strong>de</strong> rien. Seu<strong>le</strong>ment ce qu’il y avait d’ennuyeux était que,<br />
une fois <strong>de</strong>ssellée et débridée on avait t<strong>ou</strong>t <strong>le</strong> mal possib<strong>le</strong> à la<br />
– 103 –
harnacher <strong>de</strong> n<strong>ou</strong>veau ; son maître l’a dressée à ne pas se laisser<br />
approcher par ceux qu’el<strong>le</strong> ne connaît pas. El<strong>le</strong> ne me connaissait<br />
qu’à moitié, aussi ai-je dû essuyer bien <strong>de</strong>s rebuffa<strong>de</strong>s.<br />
Le comte riait :<br />
– Et comment as-tu tr<strong>ou</strong>vé Paris ? C’est une bel<strong>le</strong> vil<strong>le</strong>,<br />
n’est-ce pas ? On m’en a t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs dit <strong>de</strong>s merveil<strong>le</strong>s. J’ai été<br />
<strong>de</strong>ux fois en Terre-Sainte, mais je n’ai pas tr<strong>ou</strong>vé moyen d’al<strong>le</strong>r<br />
jusque là.<br />
Guyot du Pont haussa <strong>le</strong>s épau<strong>le</strong>s.<br />
– M’est avis, Monseigneur, que c’est une assez remarquab<strong>le</strong><br />
vil<strong>le</strong> ; mais p<strong>ou</strong>r dire franchement, j’aime encore mieux<br />
notre bon Neuchâtel. Au moins peut-on y marcher sans s’y<br />
perdre. De quelque côté qu’on ail<strong>le</strong>, on y voit t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs se dresser<br />
<strong>le</strong>s t<strong>ou</strong>rs <strong>de</strong> la reine Berthe, et il ne faut pas plus d’un quart<br />
d’heure p<strong>ou</strong>r al<strong>le</strong>r d’une <strong>de</strong>s portes à l’autre. Ils ont aussi v<strong>ou</strong>lu<br />
me faire admirer <strong>le</strong>ur église comme étant la plus bel<strong>le</strong> du<br />
mon<strong>de</strong>. Al<strong>le</strong>z donc ! que je <strong>le</strong>ur ai dit, v<strong>ou</strong>s n’avez pas vu Notre-<br />
Dame <strong>de</strong> la comté <strong>de</strong> Neuchâtel ? Puis ils m’ont montré <strong>le</strong>ur roi,<br />
Messire Char<strong>le</strong>s, sixième du nom, en me <strong>le</strong> baillant p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong> plus<br />
bel homme du royaume. P<strong>ou</strong>r lors, je me suis furieusement<br />
campé et <strong>le</strong>ur ai dit :<br />
– Ah ! mes beaux seigneurs, on voit bien que v<strong>ou</strong>s n’êtes<br />
jamais venus dans <strong>le</strong> beau pays <strong>de</strong> Neuchâtel et n’avez jamais vu<br />
notre sire comte. En voilà un <strong>de</strong> grand et <strong>de</strong> beau ! Son château<br />
est autrement bâti que celui du vôtre, et la place où dame Mahaut<br />
rendait la justice est autrement plus vaste et plus admirab<strong>le</strong><br />
que <strong>le</strong>s places <strong>le</strong>s plus vantées <strong>de</strong> votre Paris…<br />
Le comte et Itel Trosberg se divertissaient :<br />
– Mais, mon pauvre Guyot, <strong>le</strong>s écarts du grand Bucépha<strong>le</strong><br />
t’ont fait perdre la raison, dit <strong>le</strong> premier ; quel<strong>le</strong>s faribo<strong>le</strong>s as-tu<br />
contées à ces gens <strong>de</strong> là-bas !<br />
– 104 –
Du Pont se mit à rire :<br />
– Oui, <strong>ou</strong>i, c’est bien ce que je pense maintenant que je suis<br />
<strong>de</strong> ret<strong>ou</strong>r ; mais voyez, Monseigneur, quand je me suis tr<strong>ou</strong>vé<br />
là-bas t<strong>ou</strong>t seul, sans autre compagnon du pays que <strong>le</strong> grand<br />
Bucépha<strong>le</strong> qui ne m’aimait guère, eh ! bien, il m’a pris comme<br />
une sorte d’ennui. Alors il me sembla que nos bonnes rues <strong>de</strong><br />
Neuchâtel et <strong>de</strong> Valangin étaient pavées d’or et d’argent, que<br />
Notre-Dame d’ici était plus haute, plus vaste et mieux parée que<br />
Notre-Dame <strong>de</strong> Paris ; que v<strong>ou</strong>s, Monseigneur, étiez beau et<br />
vaillant comme mon patron Saint-Michel, et que notre lac était<br />
comme du vel<strong>ou</strong>rs b<strong>le</strong>u à côté <strong>de</strong> la sa<strong>le</strong> petite rivière qu’ils ont<br />
là-bas. Maintenant que je suis <strong>de</strong> ret<strong>ou</strong>r, il me semb<strong>le</strong> t<strong>ou</strong>t <strong>de</strong><br />
même que Paris n’était pas si désagréab<strong>le</strong> ni si laid…<br />
Conrad continuait à rire :<br />
– De sorte que n<strong>ou</strong>s voilà revenu à notre niveau ordinaire ;<br />
en t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s cas, merci, mon pauvre Guyot, du prestige et du haut<br />
renom que tu m’as donné là-bas. Tiens, voilà qu’on t’apporte <strong>de</strong><br />
quoi te rafraîchir. Qu’est-ce que l’on boit à Paris ?<br />
– De la piquette, Monseigneur, <strong>de</strong> la piquette !… Et ils v<strong>ou</strong>laient<br />
me faire croire que c’était du meil<strong>le</strong>ur qu’ils avaient en<br />
France… Ch<strong>ou</strong>ette ! que je <strong>le</strong>ur ai répondu, ça ne vaut rien : venez<br />
voir un peu chez n<strong>ou</strong>s ; je v<strong>ou</strong>s invite à goûter du tonneau<br />
que j’ai acheté l’an passé aux moines <strong>de</strong> Bevaix ; c’est du fin bon,<br />
celui-là, du so<strong>le</strong>il t<strong>ou</strong>t pur.<br />
Itel s<strong>ou</strong>riait :<br />
– S’ils acceptent ton invitation, mon brave Guyot, ton tonne<strong>le</strong>t<br />
c<strong>ou</strong>rt grand risque…<br />
– J’étais bien sûr qu’ils n’accepteraient pas, répondit <strong>le</strong><br />
brave garçon en étendant ses longues jambes, qu’il avait jusqu’alors<br />
mo<strong>de</strong>stement repliées s<strong>ou</strong>s lui ; puis il se <strong>le</strong>va.<br />
Le comte lui tendit affectueusement la main :<br />
– 105 –
– Tu pars, mon ami ?<br />
– Oui, je vais rejoindre dame Othenette ma mère ; el<strong>le</strong> doit<br />
m’attendre avec impatience.<br />
– Bien ! Tu lui diras qu’el<strong>le</strong> a un brave fils, dont je suis content<br />
et auquel je <strong>le</strong> pr<strong>ou</strong>verai d’ici à peu <strong>de</strong> temps. Adieu, Guyot.<br />
Le jeune homme sortit t<strong>ou</strong>t heureux. Itel Trosberg se rapprocha<br />
du comte :<br />
– Messire, oserais-je v<strong>ou</strong>s faire une question ?<br />
– Laquel<strong>le</strong> ?<br />
– Comment comptez-v<strong>ou</strong>s agir envers <strong>le</strong>s mécontents et<br />
<strong>le</strong>urs chefs ?<br />
– Comment ? Mais je vais faire arrêter Vauthier, Dacie et<br />
Leschet ; ils payeront <strong>le</strong>urs f<strong>ou</strong>rberies <strong>de</strong> <strong>le</strong>ur tête, et, avant, <strong>de</strong><br />
la torture, p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong>ur faire av<strong>ou</strong>er t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s autres méfaits qu’ils<br />
doivent avoir commis. Quant aux mécontents, au lieu <strong>de</strong>s franchises<br />
qu’ils prétendaient m’imposer, je vais <strong>le</strong>s accab<strong>le</strong>r <strong>de</strong> re<strong>de</strong>vances.<br />
Trosberg sec<strong>ou</strong>ait tristement la tête :<br />
– Monseigneur, si je p<strong>ou</strong>vais hasar<strong>de</strong>r un conseil…<br />
– Tu <strong>le</strong> peux.<br />
– Eh ! bien, si j’étais v<strong>ou</strong>s, j’emploierais la clémence. La<br />
captivité suffirait p<strong>ou</strong>r Vauthier et ses complices ; quant aux<br />
mécontents, au lieu <strong>de</strong>s fausses chartes qu’ils ont produites et<br />
dont v<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>ur démontreriez la nullité, je <strong>le</strong>ur accor<strong>de</strong>rais<br />
quelques n<strong>ou</strong>vel<strong>le</strong>s franchises <strong>de</strong> moindre va<strong>le</strong>ur qui calmeraient<br />
<strong>le</strong>urs murmures. Voilà ce que je ferais, Messire, voilà ce<br />
qu’il v<strong>ou</strong>s faut faire : gagnez l’am<strong>ou</strong>r <strong>de</strong> votre peup<strong>le</strong> par votre<br />
magnanimité et votre gran<strong>de</strong>ur d’âme ; ne sera-ce pas mieux<br />
qu’une vengeance cruel<strong>le</strong> qui peut tôt <strong>ou</strong> tard amener <strong>de</strong> tristes<br />
– 106 –
eprésail<strong>le</strong>s ? Messire, la bénédiction d’un peup<strong>le</strong> vaut mieux<br />
que ses imprécations ; soyez juste, mais soyez encore plus miséricordieux<br />
que juste !<br />
Le comte était ému ; <strong>le</strong>s paro<strong>le</strong>s <strong>de</strong> Trosberg avaient remué<br />
la meil<strong>le</strong>ure partie <strong>de</strong> son cœur ; malgré ses défauts, son indifférence<br />
plutôt feinte que réel<strong>le</strong>, il avait soif <strong>de</strong> l’am<strong>ou</strong>r et <strong>de</strong> la<br />
confiance <strong>de</strong> son peup<strong>le</strong>, am<strong>ou</strong>r et confiance qu’il possédait si<br />
peu. C’était p<strong>ou</strong>r lui une d<strong>ou</strong><strong>le</strong>ur profon<strong>de</strong>, bien que secrète, <strong>de</strong><br />
voir que la population <strong>de</strong> son comté appelait <strong>de</strong> t<strong>ou</strong>s ses vœux la<br />
domination étrangère <strong>de</strong> Jean <strong>de</strong> Chalons. Il allait peut-être accé<strong>de</strong>r<br />
aux <strong>de</strong>man<strong>de</strong>s <strong>de</strong> son fidè<strong>le</strong> ami, lorsqu’il rencontra, fixé<br />
sur lui, <strong>le</strong> regard perçant <strong>de</strong> Simon <strong>de</strong> la Bruyère qui venait<br />
d’entrer. Ce fut comme si <strong>le</strong> mauvais esprit, un instant conjuré,<br />
reprenait possession <strong>de</strong> lui :<br />
– Je me déci<strong>de</strong>rai plus tard, fit-il sèchement, la prochaine<br />
fois que je te reverrai… N<strong>ou</strong>s avons <strong>le</strong> temps ; au revoir, Itel.<br />
Trosberg, ainsi congédié, n’osa pas insister. Il sortit la mort<br />
au cœur, sûr d’avance que <strong>le</strong> comte, excité par l’insinuante perfidie<br />
<strong>de</strong> la Bruyère, allait se livrer sans réserve à ses vio<strong>le</strong>ntes<br />
passions.<br />
– Beau conseil<strong>le</strong>r que v<strong>ou</strong>s avez là ! fit ce <strong>de</strong>rnier avec sa<br />
familiarité habituel<strong>le</strong>. V<strong>ou</strong>s n’auriez plus qu’à v<strong>ou</strong>s laisser manger<br />
la laine sur <strong>le</strong> dos et à prier humb<strong>le</strong>ment <strong>le</strong>s serfs <strong>de</strong>s campagnes<br />
<strong>de</strong> bien v<strong>ou</strong>loir v<strong>ou</strong>s conserver comme prince et Seigneur.<br />
Mieux vaudrait abdiquer t<strong>ou</strong>t <strong>de</strong> suite en faveur <strong>de</strong> Messire<br />
Jean <strong>de</strong> Chalons et du Seigneur <strong>de</strong> Rochefort. Ce Vauthier !<br />
ne se vante-t-il pas d’être <strong>le</strong> vrai maître du pays ? Il v<strong>ou</strong>s traite<br />
<strong>de</strong> mannequin, <strong>de</strong> fantôme impuissant <strong>de</strong>rrière vos hautes murail<strong>le</strong>s.<br />
Ah ! si v<strong>ou</strong>s connaissiez t<strong>ou</strong>tes <strong>le</strong>s moqueries dont v<strong>ou</strong>s<br />
êtes l’objet, comme on rit <strong>de</strong> la confiance que v<strong>ou</strong>s avez eue en<br />
lui lors <strong>de</strong> votre départ p<strong>ou</strong>r la Terre-Sainte ! El<strong>le</strong> était bien placée,<br />
ma foi, dans un homme qui a passé son temps à fabriquer<br />
<strong>de</strong> faux actes p<strong>ou</strong>r s’emparer du comté à votre barbe !…<br />
– 107 –
Le visage <strong>de</strong> Conrad avait pris une expression dure ; ses<br />
yeux lançaient <strong>de</strong>s éclairs. Les bons conseils <strong>de</strong> Trosberg étaient<br />
dès longtemps <strong>ou</strong>bliés. Il se promenait dans la sal<strong>le</strong> comme un<br />
tigre en cage :<br />
– Ah ! certes <strong>ou</strong>i, que je me vengerai ! Par la ma<strong>le</strong>mort,<br />
Vauthier me paiera ses félonies dès auj<strong>ou</strong>rd’hui ! Sa tête, cel<strong>le</strong>s<br />
<strong>de</strong> Dacie et <strong>de</strong> Leschet, sont mises à prix ; j’irai moi-même<br />
anéantir Rochefort, ce repaire <strong>de</strong> brigands !…<br />
Simon <strong>de</strong> la Bruyère rayonnait d’aise ; il avait ce qu’il cherchait<br />
: la clémence <strong>de</strong> Conrad lui eût ramené <strong>le</strong> cœur <strong>de</strong> ses sujets<br />
; sa rigueur <strong>le</strong>s lui aliénerait <strong>de</strong> plus en plus. C’est ce que désirait<br />
<strong>le</strong> mauvais c<strong>le</strong>rc ; il ne craignait du reste rien p<strong>ou</strong>r ses<br />
complices : Vauthier est trop adroit p<strong>ou</strong>r se laisser prendre, se<br />
disait-il ; quant aux autres, <strong>le</strong>s <strong>de</strong>ux prêtres, ils tr<strong>ou</strong>veront bien<br />
<strong>de</strong>s défenseurs dans <strong>le</strong>ur c<strong>ou</strong>vent ! – Il se retira discrètement :<br />
la c<strong>ou</strong>pe était assez p<strong>le</strong>ine, il ne fallait pas encore la faire débor<strong>de</strong>r.<br />
Conrad s’assit près <strong>de</strong> la tab<strong>le</strong> et cacha sa tête dans ses<br />
mains ; il se sentait profondément triste et malheureux. S<strong>ou</strong>dain,<br />
la porte s’<strong>ou</strong>vrit : <strong>le</strong> lévrier du comte, tenu en laisse par un<br />
beau j<strong>ou</strong>vencel, s’élança dans la sal<strong>le</strong> :<br />
– Père, père ! criait <strong>le</strong> jeune homme, j’ai dressé <strong>le</strong> chien à<br />
étrang<strong>le</strong>r <strong>le</strong> gibier !… Mais qu’as-tu, père ? Tu semb<strong>le</strong>s triste…<br />
Et <strong>le</strong> jeune homme appuyait sa tête blon<strong>de</strong> contre <strong>le</strong> front<br />
grisonnant du comte. Celui-ci se redressa ; une expression <strong>de</strong><br />
tendresse passa dans son regard. Il se sentait revivre dans cette<br />
jeune existence et, sec<strong>ou</strong>ant ses préoccupations :<br />
– Oui, j’étais triste, Jean ; ah ! puisses-tu ne jamais passer<br />
par où je passe !… Mais à quoi sert <strong>de</strong> t’en par<strong>le</strong>r ? Raconte-moi<br />
plutôt l’emploi <strong>de</strong> ta j<strong>ou</strong>rnée…<br />
Et <strong>le</strong> père et <strong>le</strong> fils, d<strong>ou</strong>cement appuyés l’un sur l’autre, se<br />
mirent à <strong>de</strong>viser ensemb<strong>le</strong>.<br />
– 108 –
XVI<br />
LA VISITE DU PÈRE ANSELME<br />
Malgré <strong>le</strong>s soins assidus <strong>de</strong> la Clau<strong>de</strong>tte, Sibyl<strong>le</strong> ne se rétablissait<br />
pas ; il semblait que la force <strong>de</strong> vivre lui fût ravie ; une<br />
mélancolie profon<strong>de</strong> avait envahi t<strong>ou</strong>t son être. Sa pensée habitait<br />
sans cesse avec Gaston, tandis que sa faib<strong>le</strong>sse était si<br />
gran<strong>de</strong> qu’el<strong>le</strong> n’aurait pas même pu se traîner jusqu’à lui. El<strong>le</strong><br />
ne p<strong>ou</strong>vait plus rien p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong> captif, qui dépérissait dans son cachot.<br />
N’avait-el<strong>le</strong> pas entendu un j<strong>ou</strong>r, par la fenêtre <strong>ou</strong>verte,<br />
Antoinet dire avec un gros rire : « Encore quinze j<strong>ou</strong>rs <strong>de</strong> ce régime,<br />
et notre maître n’aura plus à chercher <strong>le</strong>s moyens <strong>de</strong> s’en<br />
débarrasser. Il empochera la rançon sans avoir l’ennui <strong>de</strong><br />
rendre l’oiseau. » Ces paro<strong>le</strong>s avaient porté <strong>le</strong> <strong>de</strong>rnier c<strong>ou</strong>p à<br />
l’énergie <strong>de</strong> la pauvre enfant.<br />
Guillaume du Terreaux ne s’inquiétait guère <strong>de</strong> l’état <strong>de</strong> sa<br />
fil<strong>le</strong>. Il était persuadé que ce n’était rien :<br />
– Bah ! disait-il, sa mère a eu s<strong>ou</strong>vent <strong>de</strong> ces accès : el<strong>le</strong><br />
n’en est pas morte, puisque c’est une mauvaise fièvre qui l’a<br />
emportée.<br />
La pauvre Clau<strong>de</strong>tte épuisait t<strong>ou</strong>tes <strong>le</strong>s ress<strong>ou</strong>rces <strong>de</strong> son<br />
art dans l’espoir <strong>de</strong> guérir sa jeune maîtresse. Un soir, comme<br />
el<strong>le</strong> s’efforçait <strong>de</strong> lui faire ava<strong>le</strong>r un peu <strong>de</strong> lait chaud, Sibyl<strong>le</strong><br />
– 109 –
ep<strong>ou</strong>ssa la tasse et, <strong>ou</strong>vrant t<strong>ou</strong>t à fait ses grands yeux alanguis<br />
:<br />
– Tu m’aimes, Clau<strong>de</strong>tte, n’est-ce pas ?<br />
– Si je v<strong>ou</strong>s aime, v<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> savez bien !<br />
– Eh bien, je veux me confier à toi, Clau<strong>de</strong>tte ; tu sais qu’il<br />
y a un prisonnier dans <strong>le</strong> cachot du Châtelard ; ce prisonnier,<br />
c’est mon fiancé, je ne <strong>le</strong> reverrai jamais, et c’est cette pensée<br />
qui me fait m<strong>ou</strong>rir. Clau<strong>de</strong>tte, tr<strong>ou</strong>ve moyen <strong>de</strong> lui par<strong>le</strong>r, dislui<br />
qu’il n’y a plus d’espoir, que je ne puis plus rien p<strong>ou</strong>r lui, que<br />
je vais m<strong>ou</strong>rir, mais que je l’aime t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs, que je l’aimerai jusqu’à<br />
la fin, au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> la mort. Ô ma bonne Clau<strong>de</strong>tte, tu tâcheras<br />
d’al<strong>le</strong>r <strong>le</strong> voir, n’est-ce pas ? Ah ! sans Gaston, que je serais<br />
heureuse <strong>de</strong> m<strong>ou</strong>rir ! J’ai fait ce que j’ai pu p<strong>ou</strong>r accomplir <strong>le</strong><br />
bien ; cela ne m’a pas réussi.<br />
La Clau<strong>de</strong>tte p<strong>le</strong>urait :<br />
– Non, Ma<strong>de</strong>moisel<strong>le</strong>, v<strong>ou</strong>s ne m<strong>ou</strong>rrez pas, non. Oh ! si<br />
seu<strong>le</strong>ment <strong>le</strong> père Anselme était ici, il saurait bien v<strong>ou</strong>s redonner<br />
du c<strong>ou</strong>rage…<br />
– Oui, <strong>le</strong> père Anselme, murmura d<strong>ou</strong>cement Sibyl<strong>le</strong>, il y a<br />
bien longtemps que je ne lui ai parlé ; j’aimerais <strong>le</strong> revoir avant<br />
<strong>de</strong> m<strong>ou</strong>rir… mais c’est impossib<strong>le</strong>, jamais mon père ne <strong>le</strong> laisserait<br />
entrer.<br />
La Clau<strong>de</strong>tte prit un air <strong>de</strong> résolution :<br />
– Je <strong>le</strong> ferai passer, Ma<strong>de</strong>moisel<strong>le</strong> : Messire du Terreaux<br />
est absent ce soir, je chercherai un moyen ; prenez bon c<strong>ou</strong>rage,<br />
t<strong>ou</strong>t ira bien p<strong>ou</strong>r v<strong>ou</strong>s.<br />
Puis la Clau<strong>de</strong>tte s’éloigna aussi vite que <strong>le</strong> lui permettait sa<br />
jambe boiteuse, et, tandis qu’une vague lueur d’espérance<br />
s’é<strong>le</strong>vait dans <strong>le</strong> cœur désolé <strong>de</strong> la jeune mala<strong>de</strong>, el<strong>le</strong> se mit à réfléchir<br />
profondément :<br />
– 110 –
– Comment faire entrer, puis sortir du château, une personne<br />
étrangère ? Si on p<strong>ou</strong>vait <strong>le</strong>s endormir t<strong>ou</strong>s !<br />
El<strong>le</strong> se frappa <strong>le</strong> front : el<strong>le</strong> n’était pas surnommée la sorcière<br />
p<strong>ou</strong>r rien ; ne savait-el<strong>le</strong> pas un narcotique assez puissant<br />
p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong>s ass<strong>ou</strong>pir une heure <strong>ou</strong> <strong>de</strong>ux ? Un peu <strong>de</strong> suc <strong>de</strong> pavot<br />
dans <strong>le</strong>ur s<strong>ou</strong>per, t<strong>ou</strong>t irait p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong> mieux !<br />
Le soir, la Clau<strong>de</strong>tte alla s’asseoir près d’Antoinet, dans la<br />
petite sal<strong>le</strong> d’armes où <strong>le</strong>s hommes se tenaient ordinairement.<br />
Le geôlier cumulait aussi <strong>le</strong>s fonctions <strong>de</strong> portier ; nul ne p<strong>ou</strong>vait<br />
pénétrer au Châtelard <strong>ou</strong> s’en éloigner sans qu’il <strong>le</strong> sût.<br />
L’ivrogne ét<strong>ou</strong>ffa un bâil<strong>le</strong>ment formidab<strong>le</strong> :<br />
– Du diab<strong>le</strong> si j’ai jamais vu un sommeil semblab<strong>le</strong> ! c’est à<br />
n’y plus tenir ; <strong>le</strong>s camara<strong>de</strong>s ronf<strong>le</strong>nt déjà ; êtes-v<strong>ou</strong>s comme<br />
cela, la mère ?<br />
– Moi ? Quand on a bûché t<strong>ou</strong>te la j<strong>ou</strong>rnée, on se sent bien<br />
un peu lasse à la fin, mais je p<strong>ou</strong>rrais veil<strong>le</strong>r encore longtemps ;<br />
à mon âge, on n’a plus guère besoin <strong>de</strong> dormir.<br />
– C’est avoir <strong>de</strong> la chance ; p<strong>ou</strong>r mon compte, je donnerais<br />
bien ce soir ma part <strong>de</strong> salut à Messire Satan, p<strong>ou</strong>r qu’il montât<br />
la gar<strong>de</strong> à ma place, et me laissât ronf<strong>le</strong>r mon soûl ; mais bernique<br />
! si je me laissais al<strong>le</strong>r, notre sire p<strong>ou</strong>rrait bien revenir à<br />
l’improviste. J’ai <strong>le</strong> sommeil si fort que je ne l’entendrais même<br />
pas.<br />
La Clau<strong>de</strong>tte ébaucha un s<strong>ou</strong>rire :<br />
– Antoinet, je veux bien veil<strong>le</strong>r à ta place, à une condition<br />
t<strong>ou</strong>tefois, c’est que tu ne t<strong>ou</strong>rmenteras plus mon Simonnot,<br />
voire même que tu <strong>le</strong> défendras contre <strong>le</strong>s autres.<br />
– C’est conclu, fit l’ivrogne enchanté ; tope-là…<br />
– Tu peux dormir en paix ; si <strong>le</strong> maître arrive, je t’éveil<strong>le</strong>rai<br />
à temps.<br />
– 111 –
Antoinet alla se jeter dans un coin et ne tarda pas à tomber<br />
dans un ass<strong>ou</strong>pissement profond. La Clau<strong>de</strong>tte attendait cet instant<br />
; el<strong>le</strong> se glissa hors <strong>de</strong> la sal<strong>le</strong>, franchit la passerel<strong>le</strong> et c<strong>ou</strong>rut<br />
aussi vite qu’el<strong>le</strong> <strong>le</strong> put chez <strong>le</strong> père Anselme. El<strong>le</strong> <strong>le</strong> tr<strong>ou</strong>va,<br />
lisant à la lueur d’une lampe et <strong>le</strong> mit en <strong>de</strong>ux mots au c<strong>ou</strong>rant<br />
<strong>de</strong> la situation :<br />
– C’est un peu dangereux, conclut-el<strong>le</strong>, mais la damoisel<strong>le</strong><br />
se meurt.<br />
Le saint homme était déjà <strong>de</strong>b<strong>ou</strong>t :<br />
– Partons ! Pauvre petite Sibyl<strong>le</strong> !<br />
Le portier dormait t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs ; Simonnot se promenait dans<br />
la c<strong>ou</strong>r ; il p<strong>ou</strong>ssa un cri joyeux en apercevant son vieil ami,<br />
mais sa mère lui imposa vivement si<strong>le</strong>nce et t<strong>ou</strong>s trois gravirent<br />
l’escalier t<strong>ou</strong>rnant qui menait à la chambre <strong>de</strong> la jeune fil<strong>le</strong>. Sibyl<strong>le</strong><br />
s’était légèrement ass<strong>ou</strong>pie ; sa figure, fort amaigrie et<br />
éclairée par la lanterne <strong>de</strong> la Clau<strong>de</strong>tte, avait <strong>de</strong>s transparences<br />
<strong>de</strong> marbre. Le père Anselme eut une exclamation <strong>de</strong> pitié, puis,<br />
se penchant sur la pauvre enfant, il l’appela avec d<strong>ou</strong>ceur. El<strong>le</strong><br />
tressaillit, puis, reprenant s<strong>ou</strong>dain connaissance, el<strong>le</strong> saisit dans<br />
ses mains cel<strong>le</strong>s du vieillard :<br />
– Oh ! père Anselme, c’est donc bien v<strong>ou</strong>s, vraiment ! Je<br />
v<strong>ou</strong>s voyais dans mon rêve, mais je n’y p<strong>ou</strong>vais pas croire. Oh !<br />
si v<strong>ou</strong>s saviez comme je suis malheureuse !<br />
Il la regardait avec une commisération profon<strong>de</strong> :<br />
– Je sais t<strong>ou</strong>t, Sibyl<strong>le</strong>, je sais que v<strong>ou</strong>s avez beauc<strong>ou</strong>p à<br />
s<strong>ou</strong>ffrir, mais ce n’est pas une raison p<strong>ou</strong>r appe<strong>le</strong>r la mort ; il<br />
faut laisser cela aux lâches ; v<strong>ou</strong>s n’en êtes pas, mon enfant. –<br />
Avez-v<strong>ou</strong>s donc <strong>ou</strong>blié t<strong>ou</strong>tes nos conversations d’autrefois ?<br />
– Oublier ! Oh ! mon père, j’ai tant essayé <strong>de</strong> faire ce que<br />
v<strong>ou</strong>s me disiez, ce qui me semblait bien ; je n’ai pas réussi : je<br />
– 112 –
suis séparée <strong>de</strong> Gaston, il va m<strong>ou</strong>rir sans moi, il croit sans d<strong>ou</strong>te<br />
que je ne l’aime plus, que je l’abandonne !<br />
Il l’arrêta :<br />
– Enfant, c’est à présent l’occasion <strong>de</strong> me pr<strong>ou</strong>ver que vos<br />
désirs <strong>de</strong> bien faire et vos bonnes résolutions étaient sincères.<br />
Ce n’est pas sur <strong>le</strong>s r<strong>ou</strong>tes faci<strong>le</strong>s que l’on rencontre <strong>le</strong>s âmes<br />
fortes et gran<strong>de</strong>s ; c’est dans <strong>le</strong> malheur et la s<strong>ou</strong>ffrance qu’el<strong>le</strong>s<br />
se trempent. Il faut vivre, Sibyl<strong>le</strong> ; Dieu est t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs là, rien n’est<br />
perdu.<br />
El<strong>le</strong> avait re<strong>le</strong>vé la tête, un feu n<strong>ou</strong>veau brillait dans ses regards,<br />
une r<strong>ou</strong>geur légère colorait son visage pâ<strong>le</strong> :<br />
– Oui, je vivrai, mon père, v<strong>ou</strong>s m’avez rendu un peu <strong>de</strong><br />
c<strong>ou</strong>rage, murmura-t-el<strong>le</strong>. J’avais cessé <strong>de</strong> prier Dieu, je croyais<br />
qu’il m’avait abandonnée ; je suis sûre que non maintenant,<br />
puisqu’il a permis que v<strong>ou</strong>s vinssiez jusqu’à moi. Ô mon père,<br />
merci, merci !<br />
Anselme s<strong>ou</strong>riait :<br />
– Sibyl<strong>le</strong>, je veux al<strong>le</strong>r jusqu’au cachot <strong>de</strong> Gaston ; lui aussi<br />
doit avoir perdu l’espérance ; mon <strong>de</strong>voir est <strong>de</strong> chercher à <strong>le</strong><br />
voir ; qui gar<strong>de</strong> <strong>le</strong>s c<strong>le</strong>fs <strong>de</strong> sa prison ?<br />
La Clau<strong>de</strong>tte s<strong>ou</strong>rit mystérieusement :<br />
– Je vais <strong>le</strong>s chercher.<br />
Sibyl<strong>le</strong> avait joint <strong>le</strong>s mains :<br />
– Oh ! dites-lui que je l’aime, père Anselme, que je ne serai<br />
qu’à lui.<br />
Le vieillard posa sa main sur la tête <strong>de</strong> Sibyl<strong>le</strong>, et après<br />
avoir adressé au ciel une prière fervente, il alla accomplir la secon<strong>de</strong><br />
partie <strong>de</strong> son dangereux ministère.<br />
– 113 –
Après son entrevue avec Guillaume du Terreaux, Gaston<br />
avait été écr<strong>ou</strong>é dans un cachot plus sombre et plus infect que<br />
celui où on l’avait jeté d’abord et que la tendresse <strong>de</strong> Sibyl<strong>le</strong><br />
avait peu à peu rendu supportab<strong>le</strong>. Par un raffinement <strong>de</strong><br />
cruauté bien inuti<strong>le</strong>, on l’avait enchaîné à <strong>de</strong>ux anneaux <strong>de</strong> fer<br />
scellés dans la murail<strong>le</strong>. Ce fut là que ses amis inconnus <strong>le</strong> tr<strong>ou</strong>vèrent.<br />
Le pauvre garçon se m<strong>ou</strong>rait <strong>de</strong> langueur et <strong>de</strong> désespoir,<br />
il ne croyait plus à l’arrivée <strong>de</strong> sa rançon et se disait que<br />
c’en était fait <strong>de</strong> lui. Lorsque <strong>le</strong> vieillard entra, il rêvait, assis sur<br />
<strong>le</strong> sol, la tête languissamment appuyée à la murail<strong>le</strong> humi<strong>de</strong>. La<br />
porte gémit sur ses gonds, il ne regarda pas même qui entrait.<br />
Le père Anselme s’avança. Gaston t<strong>ou</strong>rna enfin <strong>le</strong>s yeux <strong>de</strong> son<br />
côté et p<strong>ou</strong>ssa un léger cri ; l’inconnu lui <strong>ou</strong>vrait <strong>le</strong>s bras :<br />
– Mon pauvre ami, mon pauvre enfant !<br />
Le jeune homme avait peine à tr<strong>ou</strong>ver une paro<strong>le</strong> :<br />
– Qui êtes-v<strong>ou</strong>s, que venez-v<strong>ou</strong>s faire ?<br />
– V<strong>ou</strong>s par<strong>le</strong>r <strong>de</strong> Dieu !<br />
Gaston baissa la tête :<br />
– Dieu ? qu’il me pardonne ! Voilà bien <strong>de</strong>s j<strong>ou</strong>rs que je<br />
d<strong>ou</strong>te <strong>de</strong> son existence ; il m’a abandonné !…<br />
– Non pas, mon fils : il se s<strong>ou</strong>vient <strong>de</strong> v<strong>ou</strong>s, il a placé dans<br />
ce donjon un <strong>de</strong> ses anges. Là-haut, Sibyl<strong>le</strong> p<strong>le</strong>ure et prie p<strong>ou</strong>r<br />
v<strong>ou</strong>s ! C<strong>ou</strong>rage donc !…<br />
Le captif avait tressailli :<br />
– Sibyl<strong>le</strong>, el<strong>le</strong> vit donc encore ! Oh ! quand la reverrai-je !…<br />
Il s’arrêta et p<strong>ou</strong>ssa un cri en indiquant la porte. Anselme<br />
et la Clau<strong>de</strong>tte se ret<strong>ou</strong>rnèrent précipitamment. Sibyl<strong>le</strong>, pâ<strong>le</strong><br />
comme <strong>le</strong>s vêtements blancs qui l’enveloppaient, se tenait sur <strong>le</strong><br />
seuil ; ses yeux étaient dilatés par la terreur :<br />
– 114 –
– Mon père vient d’arriver, il est <strong>de</strong>vant <strong>le</strong> pont-<strong>le</strong>vis et<br />
s’impatiente parce qu’Antoinet n’<strong>ou</strong>vre pas. Messire, v<strong>ou</strong>s êtes<br />
perdu à cause <strong>de</strong> moi. Ah ! Dieu, je ne fais que du mal, v<strong>ou</strong>s <strong>le</strong><br />
voyez bien !<br />
Le père Anselme s’approcha d’el<strong>le</strong> :<br />
– Ce n’est pas <strong>le</strong> moment <strong>de</strong> s’évan<strong>ou</strong>ir, Sibyl<strong>le</strong> ; soyez forte<br />
et obéissez-moi. Remontez dans votre chambre avant que votre<br />
père soit entré.<br />
– Mais v<strong>ou</strong>s, mais la Clau<strong>de</strong>tte ?<br />
– La Clau<strong>de</strong>tte v<strong>ou</strong>s ai<strong>de</strong>ra, ma pauvre enfant ; v<strong>ou</strong>s êtes<br />
incapab<strong>le</strong> <strong>de</strong> faire seu<strong>le</strong> ce trajet. Al<strong>le</strong>z, retirez-v<strong>ou</strong>s ensemb<strong>le</strong>.<br />
– Mais v<strong>ou</strong>s, mais v<strong>ou</strong>s ! Messire, v<strong>ou</strong>s et Gaston ! Si mon<br />
père v<strong>ou</strong>s tr<strong>ou</strong>ve ensemb<strong>le</strong>, il est capab<strong>le</strong> <strong>de</strong> v<strong>ou</strong>s tuer l’un et<br />
l’autre.<br />
El<strong>le</strong> tomba sans connaissance sur <strong>le</strong> sol. Le père Anselme<br />
s’approcha <strong>de</strong> Gaston :<br />
– Au revoir, lui dit-il, et c<strong>ou</strong>rage !<br />
Puis, rapi<strong>de</strong>ment, il en<strong>le</strong>va Sybil<strong>le</strong> et l’emporta dans sa<br />
chambre.<br />
La voix <strong>de</strong> Guillaume du Terreaux s’é<strong>le</strong>va terrib<strong>le</strong> et menaçante.<br />
Il tempêtait contre la Clau<strong>de</strong>tte, qui remontait pénib<strong>le</strong>ment<br />
l’escalier, cachant la c<strong>le</strong>f s<strong>ou</strong>s ses vêtements.<br />
– Ah ! gueuse, c’est ainsi que tu fais ton service, que tu<br />
laisses la maisonnée entière dormir, si bien que je ne puis rentrer<br />
chez moi ! Il t’en cuira ! Si je n’envoie pas ton Simonnot<br />
dans <strong>le</strong>s <strong>ou</strong>bliettes !…<br />
La vieil<strong>le</strong> avait joint <strong>le</strong>s mains :<br />
– Ô Monseigneur ! bégaya-t-el<strong>le</strong>.<br />
– 115 –
S<strong>ou</strong>dain un bras se posa sur l’épau<strong>le</strong> du châtelain ; il se ret<strong>ou</strong>rna<br />
brusquement : <strong>le</strong> père Anselme se tenait à côté <strong>de</strong> lui. La<br />
Clau<strong>de</strong>tte se lamentait :<br />
– Jésus Maria, n<strong>ou</strong>s sommes perdus !<br />
Les <strong>de</strong>ux hommes se regardèrent, puis, s<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> regard lumineux<br />
et profond du père Anselme, <strong>le</strong> baron du Châtelard<br />
baissa <strong>le</strong>s yeux :<br />
– Messire du Terreaux, dit <strong>le</strong>ntement <strong>le</strong> vieillard, la malédiction<br />
<strong>de</strong> Dieu est suspendue sur votre tête. Il avait placé un<br />
ange à vos côtés, cet ange est près d’<strong>ou</strong>vrir ses ai<strong>le</strong>s et <strong>de</strong><br />
s’envo<strong>le</strong>r : Sibyl<strong>le</strong> se meurt !<br />
Le châtelain tressaillit ; il sentait que <strong>le</strong> vieillard disait<br />
vrai ; néanmoins il répondit :<br />
– Que faites-v<strong>ou</strong>s ici, espion, vo<strong>le</strong>ur !<br />
Le père Anselme l’interrompit :<br />
– J’aurais peut-être pu éviter <strong>de</strong> v<strong>ou</strong>s rencontrer, Messire ;<br />
mais c’est justement parce que je suis entré ici sans votre permission<br />
que je ne v<strong>ou</strong>lais pas sortir sans v<strong>ou</strong>s avoir vu. L’œuvre<br />
que Dieu m’a donnée à faire ne s’exerce pas en cachette, et si<br />
v<strong>ou</strong>s d<strong>ou</strong>tez <strong>de</strong> mes paro<strong>le</strong>s, venez voir v<strong>ou</strong>s-même dans quel<br />
état votre dureté a jeté Sibyl<strong>le</strong>.<br />
T<strong>ou</strong>t dégradé qu’il fût, Guillaume ne put s’empêcher<br />
d’admirer en lui-même <strong>le</strong> nob<strong>le</strong> c<strong>ou</strong>rage du vieillard. Il monta à<br />
la chambre <strong>de</strong> sa fil<strong>le</strong> ; el<strong>le</strong> n’avait pas repris connaissance.<br />
Quand il la vit, étendue sur son lit, pâ<strong>le</strong> comme la neige, il la<br />
crut morte, et, p<strong>ou</strong>r la première fois peut-être, il sentit qu’il tenait<br />
encore à son enfant. Le père Anselme <strong>le</strong>s contemplait en si<strong>le</strong>nce<br />
:<br />
– Il y a un moyen <strong>de</strong> la sauver, un seul, dit-il, en appuyant<br />
sur <strong>le</strong>s mots.<br />
– 116 –
Guillaume se ret<strong>ou</strong>rna :<br />
– Lequel ?<br />
– Il faut lui permettre <strong>de</strong> voir <strong>le</strong> prisonnier et <strong>le</strong> tirer <strong>de</strong> son<br />
cachot. Messire Guillaume, éc<strong>ou</strong>tez-moi, <strong>ou</strong>vrez votre cœur au<br />
bien : Dieu v<strong>ou</strong>s offre cette <strong>de</strong>rnière chance <strong>de</strong> faire ce qui est<br />
juste. Le damoisel <strong>de</strong> Rocheblanche et Sibyl<strong>le</strong> se meurent t<strong>ou</strong>s<br />
<strong>de</strong>ux ; sauvez <strong>le</strong>ur vie en <strong>le</strong>s réunissant.<br />
Du Terreaux épr<strong>ou</strong>vait en ce moment comme un vague désir<br />
d’une vie plus digne, plus d<strong>ou</strong>ce et meil<strong>le</strong>ure que la sienne. Il<br />
se t<strong>ou</strong>rna vers la Clau<strong>de</strong>tte qui tremblait t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs :<br />
– Va dire à Antoinet d’amener <strong>le</strong> prisonnier.<br />
La commission fut bientôt faite, et quelques instants après<br />
Gaston entrait dans la chambre. En apercevant Sibyl<strong>le</strong>, il crut<br />
aussi que la vie l’avait abandonnée et s’élança p<strong>le</strong>in <strong>de</strong> désespoir<br />
vers el<strong>le</strong>. Comme si la voix <strong>de</strong> celui qu’el<strong>le</strong> aimait l’eût réveillée,<br />
Sibyl<strong>le</strong> <strong>ou</strong>vrit <strong>le</strong>ntement <strong>le</strong>s yeux, et abandonna sa main glacée à<br />
Gaston. Le baron <strong>le</strong>s regardait sans par<strong>le</strong>r.<br />
– V<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> voyez, Messire, dit Anselme, el<strong>le</strong> est sauvée ;<br />
Dieu v<strong>ou</strong>s tienne compte du bien que v<strong>ou</strong>s venez <strong>de</strong> faire.<br />
Guillaume accompagna <strong>le</strong> père Anselme jusqu’à la poterne<br />
et s’en revint t<strong>ou</strong>t rêveur ; <strong>le</strong> bien et <strong>le</strong> mal se livraient en lui un<br />
suprême combat ; <strong>de</strong>puis qu’il s’était engagé dans sa vie <strong>de</strong><br />
crimes et <strong>de</strong> brigandages, jamais il ne s’était tr<strong>ou</strong>vé si près <strong>de</strong> la<br />
régénération. S<strong>ou</strong>dain un petit rire sec retentit à son oreil<strong>le</strong> :<br />
– V<strong>ou</strong>s voilà bons amis, Messire du Terreaux ! Que faisiezv<strong>ou</strong>s<br />
avec cet homme ! Les absolutions du c<strong>ou</strong>vent ne v<strong>ou</strong>s suffisent<br />
plus !<br />
C’était Jean Dacie. Guillaume essaya <strong>de</strong> s’excuser :<br />
– Sibyl<strong>le</strong> désirait <strong>le</strong> voir…<br />
– 117 –
Jean Dacie fixait sur lui son fin regard :<br />
– Ah ! je vois bien qu’on v<strong>ou</strong>s ensorcè<strong>le</strong> ! Sibyl<strong>le</strong> se moque<br />
<strong>de</strong> v<strong>ou</strong>s par <strong>de</strong>rrière et profite du moment où v<strong>ou</strong>s êtes absent<br />
p<strong>ou</strong>r faire chercher une espèce <strong>de</strong> prêtre qui ne croit que la moitié<br />
<strong>de</strong>s enseignements <strong>de</strong> l’Église. Ne m’a-t-on pas dit que <strong>le</strong><br />
père Anselme se moquait <strong>de</strong> la Vierge et <strong>de</strong>s Saints ! Puis, sur<br />
quatre mots <strong>de</strong> ce fâcheux, v<strong>ou</strong>s voilà timi<strong>de</strong> comme un enfant<br />
qu’on répriman<strong>de</strong> ! Le comte <strong>de</strong> Neuchâtel v<strong>ou</strong>s <strong>de</strong>man<strong>de</strong>ra<br />
votre tête un <strong>de</strong> ces j<strong>ou</strong>rs ; v<strong>ou</strong>s serez trop heureux <strong>de</strong> la lui offrir.<br />
Guillaume, à ces <strong>de</strong>rniers mots du moine, tressaillit :<br />
– Sauriez-v<strong>ou</strong>s quelque chose, Dacie ?<br />
Dacie s<strong>ou</strong>rit :<br />
– Ah ! je sais t<strong>ou</strong>t, j’en ai assez ; Vauthier est en fuite et<br />
Conrad <strong>le</strong> traque. T<strong>ou</strong>t s’est déc<strong>ou</strong>vert, et au premier j<strong>ou</strong>r ce sera<br />
à notre t<strong>ou</strong>r d’être pris et pendus. Leschet se tr<strong>ou</strong>ve aussi prisonnier…<br />
Et c’est <strong>le</strong> moment que v<strong>ou</strong>s choisissez p<strong>ou</strong>r libérer<br />
Messire Gaston. Envoyez-<strong>le</strong> plutôt en ambassa<strong>de</strong> chez <strong>le</strong> comte<br />
lui apprendre que v<strong>ou</strong>s l’avez rançonné, maltraité, fait languir<br />
dans la p<strong>ou</strong>rriture d’un cachot, et comment v<strong>ou</strong>s en avez usé<br />
avec votre fil<strong>le</strong>, la bel<strong>le</strong> Sibyl<strong>le</strong> !<br />
– Tais-toi, tais-toi, Jean Dacie, <strong>ou</strong> je te tue. Je ne suis pas<br />
un imbéci<strong>le</strong>. Vauthier s’est laissé prendre ; on n’aura pas si vite<br />
raison <strong>de</strong> moi !<br />
En parlant ainsi, il remontait l’escalier :<br />
– Où al<strong>le</strong>z-v<strong>ou</strong>s, Messire ? cria <strong>le</strong> moine.<br />
– Gar<strong>de</strong>r l’oiseau, parb<strong>le</strong>u ! Faut-il attendre qu’il s’envo<strong>le</strong><br />
par la fenêtre ?<br />
– Atten<strong>de</strong>z un instant ; il me reste quelque chose à v<strong>ou</strong>s<br />
dire : v<strong>ou</strong>s étiez absent auj<strong>ou</strong>rd’hui, v<strong>ou</strong>s n’avez donc pas vu <strong>le</strong>s<br />
– 118 –
signaux <strong>de</strong> la Molière ; il y a une bonne proie à capturer ce soir.<br />
N<strong>ou</strong>s étions aux vignes, <strong>le</strong>s autres fermaient <strong>le</strong>s yeux p<strong>ou</strong>r ne<br />
rien voir, moi je <strong>le</strong>s <strong>ou</strong>vrais t<strong>ou</strong>t grands à votre profit. D’après ce<br />
que je sais <strong>de</strong> vos signaux, ce sont <strong>de</strong>s colporteurs à pied ; ils<br />
doivent longer la Vi <strong>de</strong> l’Etra [<strong>de</strong>r]rière Bevaix ; v<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>rriez<br />
<strong>le</strong>s attraper, Monseigneur, <strong>le</strong>s assommer à moitié, et <strong>le</strong>ur donner<br />
ensuite <strong>le</strong> damoisel <strong>de</strong> Rocheblanche comme introducteur<br />
auprès <strong>de</strong> Messire Conrad… N’est-ce pas bien imaginé ?<br />
Et <strong>le</strong> moine s’en alla rapi<strong>de</strong>ment vers l’entrée du s<strong>ou</strong>terrain<br />
qui conduisait à l’abbaye, tandis que son petit rire sinistre et<br />
faux résonnait <strong>de</strong>rrière lui.<br />
– 119 –
XVII<br />
LA SŒUR<br />
Rentré dans sa cabane, <strong>le</strong> père Anselme pria avec ferveur<br />
p<strong>ou</strong>r Sibyl<strong>le</strong> et Gaston. Il se sentait un cœur <strong>de</strong> père p<strong>ou</strong>r la<br />
jeune fil<strong>le</strong> si solitaire et si malheureuse, et jusque bien avant<br />
dans la nuit ses supplications montèrent à Dieu.<br />
Un tumulte lointain, <strong>de</strong>s cris <strong>de</strong> détresse et <strong>de</strong>s menaces<br />
vinrent <strong>le</strong> tirer <strong>de</strong> ses oraisons. Il tressaillit :<br />
– Seigneur, seraient-ce encore <strong>de</strong>s malheureux qu’on attaque<br />
!<br />
Il faisait nuit noire, <strong>le</strong> père Anselme alluma une torche <strong>de</strong><br />
résine et s’élança <strong>de</strong>hors. Les cris s’affaiblissaient ; bientôt ils<br />
cessèrent complètement et l’on n’entendit plus que <strong>le</strong>s pas <strong>de</strong><br />
quelques hommes qui s’éloignaient rapi<strong>de</strong>ment. Le vieillard se<br />
hâtait ; s<strong>ou</strong>dain il aperçut un homme et une femme déjà âgés,<br />
c<strong>ou</strong>chés à terre dans une mare <strong>de</strong> sang. Ils étaient morts, <strong>le</strong> père<br />
Anselme <strong>le</strong> reconnut t<strong>ou</strong>t <strong>de</strong> suite ; mais en se ret<strong>ou</strong>rnant il vit à<br />
quelque distance un troisième corps à moitié caché par <strong>de</strong><br />
hautes br<strong>ou</strong>ssail<strong>le</strong>s. Le saint homme s’approcha et se pencha<br />
t<strong>ou</strong>t ému sur un bel ado<strong>le</strong>scent que la vie semblait avoir déjà<br />
quitté. Le c<strong>ou</strong>p d’œil exercé d’Anselme lui montra cependant<br />
que t<strong>ou</strong>t espoir n’était pas perdu : <strong>le</strong> jeune homme n’était<br />
qu’évan<strong>ou</strong>i.<br />
– 120 –
Il <strong>le</strong> prit dans ses bras, <strong>le</strong> rapporta dans sa cabane et <strong>le</strong> déposa<br />
sur sa dure c<strong>ou</strong>chette ; puis il alla chercher un peu d’eau<br />
fraîche au ruisseau et en bassina <strong>le</strong> front et <strong>le</strong>s mains <strong>de</strong><br />
l’inconnu. Celui-ci ne tarda pas à revenir à lui ; il p<strong>ou</strong>ssa un profond<br />
s<strong>ou</strong>pir et se dressa sur son séant, puis, portant la main à<br />
son côté, il p<strong>ou</strong>ssa une exclamation et fondit en larmes :<br />
– Ils m’ont t<strong>ou</strong>t pris ! Que vais-je faire ? Gaston, Gaston !<br />
Le père Anselme fit un s<strong>ou</strong>bresaut, puis prenant dans ses<br />
mains <strong>le</strong>s mains fines et menues <strong>de</strong> son jeune hôte et <strong>le</strong> regardant<br />
bien en face :<br />
– Qui êtes-v<strong>ou</strong>s, mon enfant ? D’où venez-v<strong>ou</strong>s ? Que v<strong>ou</strong>s<br />
a-t-on pris ? Est-ce <strong>de</strong> Gaston <strong>de</strong> Rocheblanche que v<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z<br />
par<strong>le</strong>r ?<br />
L’étranger avait fixé sur <strong>le</strong> vieillard son beau regard b<strong>le</strong>u<br />
t<strong>ou</strong>t brillant <strong>de</strong> larmes :<br />
– Oh ! v<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> connaissez ! Vit-il encore ? Je puis avoir confiance<br />
en v<strong>ou</strong>s, n’est-ce pas ? Je vais t<strong>ou</strong>t v<strong>ou</strong>s dire, si v<strong>ou</strong>s me<br />
promettez <strong>de</strong> m’ai<strong>de</strong>r.<br />
Anselme lui tenait t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs <strong>le</strong>s mains :<br />
– Je v<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> jure, mon enfant, au nom <strong>de</strong> Dieu qui<br />
m’entend.<br />
L’ado<strong>le</strong>scent reprit :<br />
– Eh bien ! Messire, Gaston <strong>de</strong> Rocheblanche est mon<br />
frère ; il est retenu captif non loin d’ici ; j’apportais sa rançon…<br />
– Ne per<strong>de</strong>z pas c<strong>ou</strong>rage, mon enfant, Gaston vit encore.<br />
Quel bonheur sera <strong>le</strong> sien lorsqu’il saura que Simonne el<strong>le</strong>même<br />
est venue p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong> délivrer !<br />
L’étranger p<strong>ou</strong>ssa un cri <strong>de</strong> surprise ?<br />
– Comment <strong>le</strong> savez-v<strong>ou</strong>s ?<br />
– 121 –
– Je savais que Gaston n’avait pas <strong>de</strong> frère, mais possédait<br />
trois sœurs, dont l’une était blon<strong>de</strong> ; il avait raconté cela à Sibyl<strong>le</strong>,<br />
et Sibyl<strong>le</strong> a répété.<br />
La jeune fil<strong>le</strong> était <strong>de</strong>venue songeuse :<br />
– Sibyl<strong>le</strong>, qui est Sibyl<strong>le</strong> ?<br />
– Sibyl<strong>le</strong>, mon enfant, c’est l’ange qu’il faudra remercier,<br />
après Dieu, <strong>le</strong> j<strong>ou</strong>r où votre frère v<strong>ou</strong>s sera rendu.<br />
– Gaston l’aime-t-il beauc<strong>ou</strong>p ?<br />
– Oui, mon enfant, Gaston l’aime <strong>de</strong> t<strong>ou</strong>t son cœur ; <strong>le</strong> j<strong>ou</strong>r<br />
où t<strong>ou</strong>s <strong>de</strong>ux seront libres, v<strong>ou</strong>s aurez une sœur <strong>de</strong> plus à aimer.<br />
Simonne réfléchissait :<br />
– Mais, reprit-el<strong>le</strong> au b<strong>ou</strong>t d’un instant, quand Gaston sera-t-il<br />
libre ? Je n’ai plus rien p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong> délivrer ; et puis, v<strong>ou</strong>s ne<br />
savez pas, mon frère doit ép<strong>ou</strong>ser Aymonnette Trosberg, la fil<strong>le</strong><br />
<strong>de</strong> mon onc<strong>le</strong> Itel à Valangin.<br />
Le vieillard répliqua en s<strong>ou</strong>riant :<br />
– Quant à cette <strong>de</strong>rnière chose, mon enfant, je crois bien<br />
que Dieu en a décidé autrement ; p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong> reste ayez bon c<strong>ou</strong>rage<br />
: Messire Trosberg est l’ami du comte <strong>de</strong> Neuchâtel, et<br />
Messire Conrad forcera bien du Terreaux à libérer votre frère.<br />
Aussitôt que v<strong>ou</strong>s aurez repris <strong>de</strong>s forces, je v<strong>ou</strong>s conduirai moimême<br />
à Valangin.<br />
– En attendant, faites parvenir à Gaston ceci p<strong>ou</strong>r lui<br />
rendre un peu <strong>de</strong> c<strong>ou</strong>rage.<br />
Et el<strong>le</strong> arracha <strong>de</strong> son c<strong>ou</strong> une petite amu<strong>le</strong>tte d’argent. Ses<br />
yeux se fermèrent et el<strong>le</strong> tomba dans un sommeil entrec<strong>ou</strong>pé<br />
d’accès <strong>de</strong> délire. T<strong>ou</strong>t <strong>le</strong> j<strong>ou</strong>r durant et la nuit suivante, <strong>le</strong> père<br />
Anselme lui prodigua ses meil<strong>le</strong>urs soins. Au matin el<strong>le</strong> se calma<br />
; son p<strong>ou</strong>ls emporté par la fièvre se tranquillisa, et <strong>le</strong> vieil-<br />
– 122 –
lard, inquiet <strong>de</strong> sa jeune mala<strong>de</strong> du Châtelard, abandonna un<br />
instant Simonne p<strong>ou</strong>r al<strong>le</strong>r voir Sibyl<strong>le</strong> et tâcher <strong>de</strong> faire parvenir<br />
à Gaston <strong>le</strong> gage <strong>de</strong> sa sœur. Mais arrivé <strong>de</strong>vant <strong>le</strong> pont-<strong>le</strong>vis,<br />
il <strong>le</strong> tr<strong>ou</strong>va <strong>le</strong>vé ainsi que la passerel<strong>le</strong>.<br />
Comme il frappait p<strong>ou</strong>r se faire <strong>ou</strong>vrir, la tête <strong>de</strong> Guillaume<br />
se montra à la petite fenêtre grillée par laquel<strong>le</strong> Antoinet examinait<br />
<strong>le</strong>s visiteurs suspects. La figure du châtelain avait une<br />
expression sinistre. Il faut av<strong>ou</strong>er qu’il ne se tr<strong>ou</strong>vait point dans<br />
une position fort agréab<strong>le</strong>. T<strong>ou</strong>tes <strong>le</strong>s supercheries <strong>de</strong> Vauthier<br />
venaient d’être déc<strong>ou</strong>vertes. Le bruit c<strong>ou</strong>rait dans la contrée que<br />
<strong>le</strong> castel <strong>de</strong> Rochefort serait rasé et son maître condamné à<br />
mort. Nul d<strong>ou</strong>te qu’après cette exécution ce ne fût <strong>le</strong> t<strong>ou</strong>r du<br />
Châtelard <strong>de</strong> Bevaix. Jean Dacie était aussi menacé.<br />
Ne p<strong>ou</strong>vant faire tomber sa colère sur Conrad, Guillaume la<br />
reportait sur t<strong>ou</strong>s ceux qui l’ent<strong>ou</strong>raient. Gaston, replongé dans<br />
<strong>le</strong>s horreurs <strong>de</strong> son cachot, recevait à peine <strong>de</strong> quoi se n<strong>ou</strong>rrir,<br />
et Sibyl<strong>le</strong> se voyait rudoyée <strong>de</strong> plus bel<strong>le</strong> ; mais la visite du père<br />
Anselme et sa c<strong>ou</strong>rte entrevue avec celui qu’el<strong>le</strong> aimait lui<br />
avaient rendu un peu <strong>de</strong> force ; la maladie semblait vaincue, et<br />
la jeune fil<strong>le</strong> se remettait <strong>le</strong>ntement.<br />
La Clau<strong>de</strong>tte aussi pâtissait ru<strong>de</strong>ment. Un soir, el<strong>le</strong> avait<br />
tr<strong>ou</strong>vé <strong>le</strong> Simonnot à moitié assommé dans la c<strong>ou</strong>r du Châtelard.<br />
Avec une peine infinie, el<strong>le</strong> remonta l’escalier t<strong>ou</strong>rnant en<br />
<strong>le</strong> traînant après el<strong>le</strong>, et parvint à l’instal<strong>le</strong>r dans une mauvaise<br />
s<strong>ou</strong>pente où nul ne viendrait <strong>le</strong> chercher. Sans Sibyl<strong>le</strong> el<strong>le</strong> eût<br />
essayé <strong>de</strong> s’enfuir avec lui, loin du tyran qu’el<strong>le</strong> haïssait ; mais,<br />
si pauvre et si misérab<strong>le</strong> qu’el<strong>le</strong> fût, la Clau<strong>de</strong>tte était cependant<br />
la seu<strong>le</strong> consolation d’une créature presque aussi faib<strong>le</strong> et malheureuse<br />
qu’el<strong>le</strong>-même, et qui était, avec son fils, ce qu’el<strong>le</strong> aimait<br />
<strong>le</strong> mieux sur la terre.<br />
On peut s’imaginer <strong>de</strong> quel<strong>le</strong> façon <strong>le</strong> père Anselme fut reçu<br />
par Guillaume. Celui-ci lui lança d’abord une bordée d’injures,<br />
puis, comme <strong>le</strong> vieillard insistait :<br />
– 123 –
– Va-t’en, cria-t-il, va-t’en, sinon je te fais assommer par<br />
mes va<strong>le</strong>ts ; <strong>ou</strong> bien, ce qui serait encore mieux, je te fais pendre<br />
par <strong>le</strong>s moines <strong>de</strong> l’abbaye : Jean Dacie s’entendra joliment à cela<br />
!<br />
Le père Anselme s’éloigna tristement. Simonne l’attendait<br />
et avait besoin <strong>de</strong> lui ; sans cette circonstance, il n’eût pas reculé<br />
et fût entré au Châtelard, n’importe comment, fût-ce même en<br />
prisonnier ; la s<strong>ou</strong>ffrance et la mort ne lui faisaient pas peur. Il<br />
était prêt à donner sa vie p<strong>ou</strong>r accomplir son ministère <strong>de</strong> paix.<br />
Lorsqu’il rentra chez lui, la jeune Française dormait t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs,<br />
la crise était passée ; mais il fallait encore un j<strong>ou</strong>r <strong>ou</strong> <strong>de</strong>ux<br />
p<strong>ou</strong>r qu’el<strong>le</strong> fût complètement remise et en état <strong>de</strong> se rendre à<br />
Valangin. Il importait cependant qu’el<strong>le</strong> s’y rendît au plus vite :<br />
dans <strong>le</strong>s dispositions où était <strong>le</strong> châtelain, t<strong>ou</strong>t était à craindre.<br />
Une appréhension terrib<strong>le</strong> traversa même l’âme du vieillard : il<br />
suffisait d’un caprice p<strong>ou</strong>r que Gaston disparût à jamais dans <strong>le</strong>s<br />
<strong>ou</strong>bliettes du Châtelard.<br />
– J’irai moi-même à Valangin, dit-il à Simonne ; je verrai<br />
votre onc<strong>le</strong> et n<strong>ou</strong>s aviserons.<br />
Le <strong>le</strong>n<strong>de</strong>main il se mit en voyage. Messire Trosberg <strong>le</strong> reçut<br />
un peu froi<strong>de</strong>ment : <strong>le</strong> père Anselme commençait à être connu<br />
p<strong>ou</strong>r ses croyances fort peu orthodoxes ; n’eût été que Conrad<br />
avait bien autre chose à faire dans ce moment-là, sans d<strong>ou</strong>te que<br />
<strong>le</strong> solitaire <strong>de</strong> Bevaix eût eu à répondre <strong>de</strong> ses hérésies. Mais sitôt<br />
qu’Itel entendit <strong>le</strong>s raisons qui amenaient <strong>le</strong> vieillard à Valangin,<br />
sa physionomie changea complètement et la colère enflamma<br />
son regard à l’<strong>ou</strong>ïe <strong>de</strong>s s<strong>ou</strong>ffrances que Gaston avait<br />
eues à supporter et <strong>de</strong>s dangers c<strong>ou</strong>rus par Simonne :<br />
– N<strong>ou</strong>s <strong>de</strong>man<strong>de</strong>rons ai<strong>de</strong> et sec<strong>ou</strong>rs au comte Conrad, ditil,<br />
mais auparavant je veux al<strong>le</strong>r voir ma nièce chez v<strong>ou</strong>s ;<br />
pauvre petite ! C’est Aymonnette qui sera contente d’avoir <strong>de</strong>s<br />
n<strong>ou</strong>vel<strong>le</strong>s <strong>de</strong> son c<strong>ou</strong>sin. Depuis longtemps il avait été convenu<br />
– 124 –
que ces <strong>de</strong>ux jeunes gens s’ép<strong>ou</strong>seraient. Je vais v<strong>ou</strong>s envoyer<br />
ma fil<strong>le</strong> pendant que je ferai préparer <strong>le</strong>s chevaux.<br />
Il sortit ; un instant après, une gracieuse fil<strong>le</strong>, brune, avec<br />
<strong>de</strong> beaux yeux foncés et un charmant s<strong>ou</strong>rire, entra dans la<br />
sal<strong>le</strong>. El<strong>le</strong> s’approcha du vieillard et lui tendit la main :<br />
– Mon père m’a avertie que v<strong>ou</strong>s aviez à me conter quelque<br />
chose qui m’intéressait fort…<br />
Anselme se sentait un peu embarrassé :<br />
– Que <strong>de</strong>vait-il dire à cette enfant ? Peut-être aimait-el<strong>le</strong><br />
d’avance <strong>le</strong> c<strong>ou</strong>sin inconnu auquel on la <strong>de</strong>stinait. Fallait-il lui<br />
révé<strong>le</strong>r que Gaston s’était déjà engagé à une autre et ne songeait<br />
plus à sa petite parente ?<br />
– Oui, chère damoisel<strong>le</strong>, j’ai à v<strong>ou</strong>s entretenir<br />
d’importantes n<strong>ou</strong>vel<strong>le</strong>s ; votre c<strong>ou</strong>sin <strong>de</strong> Rocheblanche se<br />
tr<strong>ou</strong>ve près d’ici.<br />
À la gran<strong>de</strong> surprise du vieillard, <strong>le</strong> visage d’Aymonnette<br />
s’assombrit ; el<strong>le</strong> cacha sa figure dans ses mains et fondit en<br />
larmes. Il y eut un instant <strong>de</strong> si<strong>le</strong>nce, puis la jeune fil<strong>le</strong> reprit :<br />
– Oh ! il faut que je v<strong>ou</strong>s l’av<strong>ou</strong>e… v<strong>ou</strong>s me semb<strong>le</strong>z bon,<br />
tandis que mon père confesseur me fait peur ; v<strong>ou</strong>s m’abs<strong>ou</strong>drez<br />
peut-être, lorsque v<strong>ou</strong>s m’aurez entendue ; lui me condamnerait<br />
p<strong>ou</strong>r sûr…<br />
Le vieillard la regardait avec d<strong>ou</strong>ceur :<br />
– Mon enfant, si cela peut v<strong>ou</strong>s faire du bien, je suis prêt à<br />
v<strong>ou</strong>s entendre. Seu<strong>le</strong>ment, croyez-moi, il n’appartient pas à<br />
l’homme <strong>de</strong> condamner <strong>ou</strong> d’abs<strong>ou</strong>dre, mais à Dieu. C’est à lui<br />
qu’il faut confesser nos fautes.<br />
El<strong>le</strong> <strong>le</strong> regardait avec étonnement ; puis el<strong>le</strong> continua :<br />
– 125 –
– Je hais mon c<strong>ou</strong>sin <strong>de</strong> Rocheblanche bien que je ne <strong>le</strong><br />
connaisse point. S’il arrive, t<strong>ou</strong>t mon bonheur est fini ; j’aime<br />
quelqu’un d’autre, mais mon père n’en veut pas entendre par<strong>le</strong>r.<br />
Oh ! si v<strong>ou</strong>s saviez combien <strong>de</strong> fois j’ai s<strong>ou</strong>haité que Gaston<br />
n’arrivât jamais jusqu’ici, qu’il m<strong>ou</strong>rût en chemin. C’était bien<br />
mal, n’est-ce pas ? mais je suis si désolée.<br />
Son interlocuteur était <strong>de</strong>venu très grave :<br />
– Ô malheureuse enfant, il s’en est fallu <strong>de</strong> peu que Dieu<br />
n’exauçât vos mauvais s<strong>ou</strong>haits. Ma fil<strong>le</strong>, priez-<strong>le</strong> désormais<br />
avec ferveur et croyez bien que Gaston ne cherchera point à<br />
contrarier vos projets.<br />
– Comment cela ? <strong>de</strong>manda Aymonnette.<br />
– Dans <strong>le</strong> castel où Gaston languit <strong>de</strong>puis <strong>de</strong>ux mois, se<br />
tr<strong>ou</strong>ve une nob<strong>le</strong> et d<strong>ou</strong>ce jeune fil<strong>le</strong> ; ils s’aiment. Si Dieu permet<br />
que t<strong>ou</strong>s <strong>de</strong>ux soient libres, bientôt ils seront unis.<br />
Aymonnette resta pensive. Chose étrange, <strong>de</strong>puis qu’el<strong>le</strong><br />
savait n’avoir plus rien à craindre <strong>de</strong> Gaston, el<strong>le</strong> se prenait<br />
presque à <strong>le</strong> regretter.<br />
Messire Trosberg rentra :<br />
– J’ai fait harnacher une mu<strong>le</strong> p<strong>ou</strong>r v<strong>ou</strong>s, père Anselme, et<br />
mon cheval est prêt.<br />
Sa fil<strong>le</strong> lui sauta au c<strong>ou</strong> :<br />
– Où al<strong>le</strong>z-v<strong>ou</strong>s ?<br />
– Voir ta c<strong>ou</strong>sine Simonne.<br />
– Oh ! alors, laissez-moi v<strong>ou</strong>s accompagner ?<br />
– Eh bien, hâte-toi d’al<strong>le</strong>r t’habil<strong>le</strong>r ; je vais dire qu’on prépare<br />
la jument blanche.<br />
– 126 –
Au b<strong>ou</strong>t <strong>de</strong> cinq minutes, Aymonnette revint t<strong>ou</strong>te sémillante<br />
dans sa robe <strong>de</strong> drap b<strong>le</strong>u clair brodée d’or à la tail<strong>le</strong> et<br />
dans <strong>le</strong> bas <strong>de</strong> la jupe. Les trois personnages furent bientôt en<br />
sel<strong>le</strong>, et en allant au petit trot, <strong>de</strong>ux heures plus tard ils arrivèrent<br />
à Bevaix.<br />
Simonne se dressa sur son séant en entendant <strong>le</strong>s pas <strong>de</strong>s<br />
chevaux. Une vive r<strong>ou</strong>geur envahit son visage lorsque Itel et sa<br />
fil<strong>le</strong> firent <strong>le</strong>ur apparition. Aymonnette s’élança vers el<strong>le</strong> et<br />
l’embrassa :<br />
– Simonne, chère Simonne, comme tu as été c<strong>ou</strong>rageuse et<br />
comme tu as s<strong>ou</strong>ffert ! Le père Anselme m’a t<strong>ou</strong>t raconté chemin<br />
faisant.<br />
Itel avait pris dans <strong>le</strong>s siennes <strong>le</strong>s mains effilées <strong>de</strong> sa<br />
nièce :<br />
– V<strong>ou</strong>s êtes une nob<strong>le</strong> et bonne créature, Simonne ; je serais<br />
fier d’avoir une fil<strong>le</strong> comme v<strong>ou</strong>s. Comment se portent ma<br />
sœur et Olivière ? Je me sens un faib<strong>le</strong> p<strong>ou</strong>r cette brune beauté.<br />
La jeune fil<strong>le</strong> fit un effort p<strong>ou</strong>r répondre :<br />
– Ma mère va bien, mais Olivière est mariée !<br />
Puis el<strong>le</strong> raconta simp<strong>le</strong>ment à son onc<strong>le</strong> ce qui s’était passé<br />
à Rocheblanche.<br />
Itel l’éc<strong>ou</strong>tait avec attendrissement.<br />
– N<strong>ou</strong>s aviserons à sauver Gaston, mon enfant.<br />
Le père Anselme, ayant réclamé du repos p<strong>ou</strong>r la jeune mala<strong>de</strong>,<br />
emmena Aymonnette et son père. L’expression du vieillard<br />
était sombre :<br />
– Je ne v<strong>ou</strong>s cache pas, Messire, que votre neveu est dans<br />
une situation très grave ; v<strong>ou</strong>s avez <strong>de</strong>ux partis à prendre : <strong>ou</strong><br />
– 127 –
essayer <strong>de</strong> v<strong>ou</strong>s arranger avec Guillaume du Terreaux, <strong>ou</strong> rec<strong>ou</strong>rir<br />
à la justice <strong>de</strong> monseigneur Conrad <strong>de</strong> Neuchâtel.<br />
– Et auquel <strong>de</strong> ces partis v<strong>ou</strong>s arrêteriez-v<strong>ou</strong>s ? <strong>de</strong>manda<br />
Trosberg. Quant à moi, il me semb<strong>le</strong> que ce bandit du Châtelard<br />
mériterait d’être pendu haut et c<strong>ou</strong>rt à la plus haute t<strong>ou</strong>r <strong>de</strong> son<br />
castel ; aussi me plairait-il assez <strong>de</strong> rec<strong>ou</strong>rir au comte et <strong>de</strong> délivrer<br />
mon neveu à main armée.<br />
Le vieillard sec<strong>ou</strong>a la tête :<br />
– Oui, mais v<strong>ou</strong>s ne songez pas qu’après avoir fait <strong>ou</strong>vrir<br />
<strong>le</strong>s portes du castel, v<strong>ou</strong>s risquez <strong>de</strong> tr<strong>ou</strong>ver <strong>le</strong> damoisel mort au<br />
fond <strong>de</strong> quelque <strong>ou</strong>bliette. Croyez-en ma vieil<strong>le</strong> expérience : essayez<br />
<strong>de</strong> v<strong>ou</strong>s arranger à l’amiab<strong>le</strong> ; il sera t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs temps<br />
d’employer la force.<br />
jà…<br />
Trosberg avait peine à accepter ce conseil :<br />
– Croyez-v<strong>ou</strong>s vraiment que du Terreaux osât en venir là ?<br />
– Cela n’est pas d<strong>ou</strong>teux. Qui sait même si maintenant dé-<br />
Aymonnette interrompit Anselme par un cri d’effroi. La<br />
jeune fil<strong>le</strong> ne faisait pas mentir la réputation féminine : <strong>de</strong>puis<br />
qu’el<strong>le</strong> avait appris <strong>le</strong> danger que c<strong>ou</strong>rait Gaston et son am<strong>ou</strong>r<br />
p<strong>ou</strong>r une autre qu’el<strong>le</strong>, <strong>le</strong> jeune homme s’était revêtu d’un n<strong>ou</strong>veau<br />
prestige à ses yeux.<br />
– Chut ! fit <strong>le</strong> vieillard, Simonne est remplie d’espoir au sujet<br />
<strong>de</strong> son frère, je lui ai caché ma triste incertitu<strong>de</strong>, il lui faut la<br />
plus gran<strong>de</strong> tranquillité ; mais ce que je puis v<strong>ou</strong>s proposer,<br />
c’est <strong>de</strong> faire à l’instant même une tentative auprès du seigneur<br />
<strong>de</strong> Bevaix. Je v<strong>ou</strong>s accompagnerai ; probab<strong>le</strong>ment je ne serai<br />
pas reçu, l’autre j<strong>ou</strong>r j’ai été rep<strong>ou</strong>ssé. P<strong>ou</strong>r v<strong>ou</strong>s, Messire, si<br />
v<strong>ou</strong>s pénétrez dans l’aire du vaut<strong>ou</strong>r, soyez pru<strong>de</strong>nt et ayez pitié<br />
<strong>de</strong> la colombe qui s’y tr<strong>ou</strong>ve.<br />
Itel se ret<strong>ou</strong>rna d’un air interrogateur. Anselme continua :<br />
– 128 –
– Oui, Guillaume a une fil<strong>le</strong>, une pauvre enfant qui s’étio<strong>le</strong><br />
et se meurt ; la conduite <strong>de</strong> son père la tue.<br />
T<strong>ou</strong>t en marchant, <strong>le</strong>s trois personnages étaient arrivés <strong>de</strong>vant<br />
<strong>le</strong> pont-<strong>le</strong>vis, qui était <strong>le</strong>vé ainsi que la passerel<strong>le</strong>. Itel<br />
Trosberg se mit à frapper. Antoinet apparut, puis alla quérir son<br />
maître. Guillaume du Terreaux était <strong>de</strong> fort mauvaise humeur :<br />
ses affaires allaient mal et ne semblaient pas <strong>de</strong>voir s’améliorer ;<br />
mais avec son opiniâtreté <strong>de</strong> taureau, il avait résolu <strong>de</strong> résister<br />
jusqu’au b<strong>ou</strong>t. Moins directement opposé à Conrad, une<br />
prompte s<strong>ou</strong>mission lui eût peut-être valu son pardon : il préférait<br />
se laisser traquer et tuer dans son castel avec t<strong>ou</strong>t ce qui lui<br />
appartenait, et se venger en faisant périr Gaston.<br />
Les supplications <strong>de</strong> Sibyl<strong>le</strong> ne faisaient que l’exaspérer.<br />
Depuis la visite du père Anselme, la jeune fil<strong>le</strong> avait repris <strong>de</strong>s<br />
forces ; son énergie, un instant abattue, s’était re<strong>le</strong>vée victorieuse.<br />
Voyant son père inf<strong>le</strong>xib<strong>le</strong>, el<strong>le</strong> essayait <strong>de</strong> gagner Antoinet.<br />
T<strong>ou</strong>t ce qu’el<strong>le</strong> put obtenir <strong>de</strong> l’ivrogne fut qu’il l’avertirait<br />
au moment où la vie <strong>de</strong> Gaston serait directement menacée. Cela<br />
ne tar<strong>de</strong>rait pas, la pauvre enfant <strong>le</strong> savait, et personne au<br />
mon<strong>de</strong> n’y p<strong>ou</strong>vait rien changer. Par quelques bribes <strong>de</strong> conversation<br />
qu’el<strong>le</strong> avait saisies entre Jean Dacie et son père, el<strong>le</strong><br />
connaissait que, d’un j<strong>ou</strong>r à l’autre, Conrad p<strong>ou</strong>vait venir mettre<br />
<strong>le</strong> siège <strong>de</strong>vant <strong>le</strong> Châtelard et qu’ainsi <strong>le</strong>s libérateurs et <strong>le</strong>s amis<br />
du jeune homme <strong>de</strong>viendraient ses b<strong>ou</strong>rreaux.<br />
Lorsque Antoinet vint dire à Guillaume qu’un étranger, accompagné<br />
d’une damoisel<strong>le</strong> et du père Anselme, <strong>de</strong>mandait à<br />
lui par<strong>le</strong>r, <strong>le</strong> geôlier fut fort mal reçu :<br />
– Qu’ils ail<strong>le</strong>nt au diab<strong>le</strong> !<br />
Mais Antoinet, qui voyait bril<strong>le</strong>r <strong>de</strong>vant ses yeux une pièce<br />
d’argent qu’Itel lui avait promise s’il lui amenait son maître, revint<br />
à la charge :<br />
– 129 –
– C’est p<strong>ou</strong>r quelque chose <strong>de</strong> très important, Messire ;<br />
v<strong>ou</strong>s ne per<strong>de</strong>z rien à l’entendre.<br />
Guillaume se méfiait :<br />
– C’est peut-être déjà un guet-apens <strong>de</strong> ce damné Conrad.<br />
– Allons donc ! reprit Antoinet, un homme, un vieillard et<br />
une enfant…<br />
– Je te dis, pendard, que je ne veux pas revoir cet Anselme<br />
du diab<strong>le</strong> ; laisse-moi la paix ! Personne n’entrera au Châtelard<br />
et je ne sortirai pas p<strong>ou</strong>r par<strong>le</strong>menter avec qui que ce soit ; vat’en<br />
!<br />
Antoinet n’osa pas insister ; il se retira et cria d’un air<br />
b<strong>ou</strong>rru aux visiteurs que <strong>le</strong>ur démarche était inuti<strong>le</strong>, Guillaume<br />
refusant <strong>de</strong> <strong>le</strong>s recevoir. Le père Anselme et ses hôtes reprirent<br />
<strong>le</strong> chemin <strong>de</strong> la hutte, où Simonne <strong>le</strong>s attendait avec impatience.<br />
Lorsqu’ils entrèrent, el<strong>le</strong> <strong>le</strong>s interrogea du regard.<br />
– Mon enfant, lui dit son onc<strong>le</strong>, <strong>de</strong>main n<strong>ou</strong>s irons auprès<br />
du comte <strong>de</strong> Neuchâtel lui <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r ai<strong>de</strong> et protection. Après<br />
Dieu, lui seul peut sauver votre frère.<br />
– 130 –
XVIII<br />
LE RENARD VAINCU PAR LE LION<br />
C’était <strong>le</strong> soir. Dans un cachot du château <strong>de</strong> Neuchâtel, un<br />
homme était étendu sur une c<strong>ou</strong>che <strong>de</strong> pail<strong>le</strong>. Ses cheveux<br />
étaient longs, ses yeux avaient un regard far<strong>ou</strong>che, une expression<br />
<strong>de</strong> lassitu<strong>de</strong> et <strong>de</strong> s<strong>ou</strong>ffrance profon<strong>de</strong> était répandue sur<br />
t<strong>ou</strong>te sa personne. Dans ce prisonnier misérab<strong>le</strong>, on eût à peine<br />
reconnu <strong>le</strong> beau Vauthier <strong>de</strong> Rochefort.<br />
Le comte <strong>de</strong> Neuchâtel se vengeait bien : non seu<strong>le</strong>ment il<br />
ravissait à son indigne c<strong>ou</strong>sin la fortune et la liberté, mais, s<strong>ou</strong>s<br />
prétexte <strong>de</strong> faire av<strong>ou</strong>er au sire <strong>de</strong> Rochefort t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s crimes secrets<br />
<strong>de</strong> sa vie et t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s faux actes qu’il p<strong>ou</strong>vait avoir fabriqués,<br />
<strong>le</strong> malheureux avait été mis à la torture jusqu’à quatorze fois<br />
dans un même j<strong>ou</strong>r : pas un mot ne sortit <strong>de</strong> ses lèvres. Les plus<br />
cruel<strong>le</strong>s s<strong>ou</strong>ffrances l’avaient laissé maître <strong>de</strong> lui, et c’est au soir<br />
d’une <strong>de</strong> ces terrib<strong>le</strong>s épreuves que n<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> retr<strong>ou</strong>vons.<br />
Le malheureux était alors dans la plus sombre position où<br />
puisse se sentir un homme : il savait que la seu<strong>le</strong> chose qu’il pût<br />
attendre <strong>de</strong> ses juges c’était la mort, et la mort ne l’effrayait pas.<br />
Depuis <strong>le</strong> commencement <strong>de</strong> sa captivité, il avait passé par <strong>de</strong><br />
pires d<strong>ou</strong><strong>le</strong>urs ; mais il réprimait avec peine un m<strong>ou</strong>vement <strong>de</strong><br />
désespoir en songeant à sa vie brisée, aux siens, à Lucrèce surt<strong>ou</strong>t<br />
; il avait été ambitieux p<strong>ou</strong>r el<strong>le</strong> aussi, et maintenant t<strong>ou</strong>t<br />
s’effondrait ; ses rêves, ses projets <strong>de</strong> gran<strong>de</strong>ur tombaient en<br />
– 131 –
uine, et, qui sait ? son fils, dame Françoise, Lucrèce étaient<br />
peut-être ensevelis à cette heure s<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s décombres <strong>de</strong> Rochefort.<br />
Comme il songeait à t<strong>ou</strong>t cela, s<strong>ou</strong>dain t<strong>ou</strong>te sa fermeté<br />
l’abandonna, et lui, que rien n’avait pu ébran<strong>le</strong>r jusqu’ici, il se<br />
mit à p<strong>le</strong>urer comme un enfant. Il n’entendit pas la porte <strong>de</strong> son<br />
cachot s’<strong>ou</strong>vrir d<strong>ou</strong>cement, il ne vit pas un homme s’avancer et<br />
s’arrêter <strong>de</strong>vant lui, en croisant <strong>le</strong>s bras.<br />
C’était Conrad, comte <strong>de</strong> Neuchâtel. Il avait bien l’air <strong>de</strong><br />
sav<strong>ou</strong>rer sa vengeance : jusqu’ici <strong>le</strong> c<strong>ou</strong>rage <strong>de</strong> Vauthier lui avait<br />
en<strong>le</strong>vé la moitié <strong>de</strong> sa joie. L’heure était enfin venue : il contemplait<br />
son rival faib<strong>le</strong> et vaincu ; il <strong>le</strong> tenait s<strong>ou</strong>s ses pieds ; il p<strong>ou</strong>vait<br />
l’abreuver d’ironie et <strong>de</strong> mépris :<br />
– Eh bien, baron <strong>de</strong> Rochefort, c’est donc <strong>le</strong> temps <strong>de</strong>s<br />
larmes à présent. Je vois que <strong>le</strong> b<strong>ou</strong>rreau et ses ai<strong>de</strong>s savent<br />
bien <strong>le</strong>ur métier ; je <strong>le</strong>s en l<strong>ou</strong>erai <strong>de</strong>main.<br />
Vauthier avait redressé la tête, puis, malgré la d<strong>ou</strong><strong>le</strong>ur que<br />
lui causait chaque m<strong>ou</strong>vement, il se <strong>le</strong>va <strong>le</strong>ntement en<br />
s’appuyant à la murail<strong>le</strong>. Une fois <strong>de</strong>b<strong>ou</strong>t, il y resta adossé : sa<br />
tail<strong>le</strong> paraissait un peu voûtée, ses mains tremblaient comme<br />
cel<strong>le</strong>s d’un vieillard. Il essaya <strong>de</strong> s<strong>ou</strong>rire :<br />
– Oui, Conrad, je p<strong>le</strong>ure ; mais ce ne sont pas tes instruments<br />
<strong>de</strong> supplice qui m’ont vaincu, ce n’est pas la mort qui<br />
m’effraye ; j’ai une famil<strong>le</strong> que j’aime, c’est à cause d’el<strong>le</strong> que je<br />
p<strong>le</strong>ure. Je t’ai fait du mal, Conrad, tu me l’as rendu, n<strong>ou</strong>s<br />
sommes quittes maintenant.<br />
Le comte <strong>de</strong> Neuchâtel s’était avancé ; ses yeux plongeaient<br />
dans ceux <strong>de</strong> sa victime :<br />
– Quittes, Vauthier, quittes ! Non pas ; qui me rendra ce<br />
que tu m’as pris ? Sans toi, mon peup<strong>le</strong> m’aurait aimé, aurait eu<br />
foi en moi. Voilà ce que tu m’as pris, ce que ta mort même ne<br />
– 132 –
me rendra pas. Au moins, je t’aurai fait expier mon amertume et<br />
tu auras s<strong>ou</strong>ffert autant, si ce n’est plus que moi.<br />
– Je sais, reprit Vauthier, que je n’ai aucune grâce à attendre<br />
<strong>de</strong> toi et je ne <strong>de</strong>man<strong>de</strong>rai rien p<strong>ou</strong>r moi-même ; j’ai employé<br />
ma vie à te combattre : si je p<strong>ou</strong>vais, je recommencerais<br />
avec joie. Un mot seu<strong>le</strong>ment : Qu’as-tu fait <strong>de</strong>s miens ? Où est<br />
Lucrèce ?<br />
Le comte ne répliqua rien : il sentait que <strong>le</strong> cœur <strong>de</strong> son<br />
ennemi était suspendu à ses lèvres ; Vauthier était livi<strong>de</strong> ; un<br />
seul mot du comte eût rassuré <strong>le</strong> malheureux père : il ne <strong>le</strong> prononça<br />
pas. Vauthier p<strong>ou</strong>rsuivit :<br />
– Tu es <strong>le</strong> seul homme qui m’ait vu triste et désarmé, Conrad<br />
<strong>de</strong> Neuchâtel ; tu p<strong>ou</strong>rras t’en vanter après ma mort. Est-ce<br />
p<strong>ou</strong>r cela que tu viens me tr<strong>ou</strong>ver ici ?<br />
Le comte hésita un instant :<br />
– Éc<strong>ou</strong>te, Vauthier, tu es en ma puissance ; je puis ad<strong>ou</strong>cir<br />
ton sort si tu me révè<strong>le</strong>s t<strong>ou</strong>s tes méfaits.<br />
– Il fallait donc m’envoyer un confesseur en ta place, mon<br />
c<strong>ou</strong>sin ! Crois-tu que j’ai supporté la torture sans mot dire p<strong>ou</strong>r<br />
par<strong>le</strong>r auj<strong>ou</strong>rd’hui <strong>de</strong>vant toi ? D’ail<strong>le</strong>urs, je serai bientôt hors<br />
<strong>de</strong> tes mains, Conrad ; j’échapperais à ta condamnation que je<br />
n’échapperais pas à la mort : je la sens en moi ; regar<strong>de</strong>, qui<br />
donc reconnaîtrait Vauthier <strong>de</strong> Rochefort ?<br />
Il disait vrai : cet homme hâve, défait, brisé par la s<strong>ou</strong>ffrance,<br />
aux gestes tremblants, ressemblait bien peu au brillant<br />
cavalier que n<strong>ou</strong>s avons rencontré chez Guillaume du Terreaux.<br />
Conrad allait répondre, quand <strong>de</strong>ux pages parurent <strong>de</strong>rrière lui :<br />
– Messire Itel Trosberg, accompagné d’un vieillard et d’une<br />
dame, <strong>de</strong>man<strong>de</strong> à par<strong>le</strong>r immédiatement à Monseigneur, dit<br />
l’un d’eux.<br />
– 133 –
– Il dit que c’est une affaire qui ne s<strong>ou</strong>ffre aucun retard,<br />
aj<strong>ou</strong>ta l’autre.<br />
Conrad <strong>le</strong>s congédia brusquement :<br />
– Je viendrai quand j’aurai fini, j’ai aussi <strong>de</strong>s affaires qui ne<br />
s<strong>ou</strong>ffrent pas <strong>de</strong> retard.<br />
Puis quand ils furent sortis :<br />
– C’est donc bien résolu, Vauthier, tu ne veux rien faire<br />
p<strong>ou</strong>r me désarmer.<br />
Il n’obtint pas <strong>de</strong> réponse. Au fond il en fut heureux ; <strong>le</strong>s<br />
paro<strong>le</strong>s d’Itel Trosberg lui revenaient en mémoire : Itel venait<br />
peut-être encore lui par<strong>le</strong>r <strong>de</strong> Vauthier ; il p<strong>ou</strong>rrait lui répondre<br />
que Vauthier avait rep<strong>ou</strong>ssé ses avances. C’est dans ces sentiments<br />
qu’il sortit du cachot et monta dans la sal<strong>le</strong> où ses visiteurs<br />
l’attendaient.<br />
À peine fut-il entré qu’une jeune fil<strong>le</strong> pâ<strong>le</strong>, fort jolie s<strong>ou</strong>s<br />
ses cheveux blonds, s’élança au-<strong>de</strong>vant <strong>de</strong> lui :<br />
– Monseigneur, ayez pitié <strong>de</strong> n<strong>ou</strong>s ! Ren<strong>de</strong>z-moi mon frère<br />
Gaston <strong>de</strong> Rocheblanche : il est au Châtelard, prisonnier <strong>de</strong><br />
Messire du Terreaux ; ils veu<strong>le</strong>nt <strong>le</strong> tuer. Monseigneur, n<strong>ou</strong>s<br />
n’avons personne p<strong>ou</strong>r n<strong>ou</strong>s défendre ; je suis venue <strong>de</strong> bien<br />
loin apporter sa rançon, <strong>le</strong> baron du Châtelard me l’a volée ;<br />
c’est <strong>le</strong> père Anselme qui m’a sauvée…<br />
Conrad <strong>de</strong>meurait interdit, cherchant à relier <strong>le</strong>s paro<strong>le</strong>s<br />
rapi<strong>de</strong>s <strong>de</strong> cette jeune fil<strong>le</strong> inconnue. Trosberg s’avança :<br />
– Que votre seigneurie excuse cette pauvre enfant ; c’est<br />
ma nièce, el<strong>le</strong> est bien malheureuse.<br />
Le comte fit asseoir la bel<strong>le</strong> éplorée sur un siège à côté <strong>de</strong><br />
lui et éc<strong>ou</strong>ta attentivement <strong>le</strong> récit que lui fit Itel Trosberg. Simonne<br />
épiait avec anxiété <strong>le</strong>s diverses expressions du visage <strong>de</strong><br />
Conrad. Celui-ci <strong>le</strong> remarqua ; il eut un léger s<strong>ou</strong>rire :<br />
– 134 –
– Ne craignez rien, ma bel<strong>le</strong> enfant ; je v<strong>ou</strong>s réponds que<br />
t<strong>ou</strong>t sera mis en œuvre p<strong>ou</strong>r sauver votre frère. Ah ! <strong>le</strong>s mécréants<br />
!<br />
Simonne joignit <strong>le</strong>s mains ; el<strong>le</strong> contemplait <strong>le</strong> comte avec<br />
une sorte d’admiration respectueuse :<br />
– Oh ! comme v<strong>ou</strong>s êtes bon, monseigneur.<br />
Il s<strong>ou</strong>rit amèrement :<br />
– Bon, mon enfant, oh ! non, mais je veux être juste : je<br />
punirai ces misérab<strong>le</strong>s qui sont la honte et l’effroi du pays ; j’en<br />
ai déjà un en mon p<strong>ou</strong>voir, mon plus cruel ennemi. Ah ! celui-là<br />
ne dit pas que je suis bon, Vauthier <strong>de</strong> Rochefort !…<br />
Le père Anselme s’était avancé :<br />
– Monseigneur, me laisseriez-v<strong>ou</strong>s <strong>de</strong>scendre auprès <strong>de</strong> cet<br />
homme ?<br />
Le comte <strong>le</strong> regarda avec surprise :<br />
– V<strong>ou</strong>s, p<strong>ou</strong>rquoi ? <strong>le</strong> connaîtriez-v<strong>ou</strong>s ?<br />
– Non, monseigneur, mais il est condamné et malheureux :<br />
il a besoin d’espoir. Et puis, il a vu Gaston <strong>de</strong> Rocheblanche au<br />
Châtelard et p<strong>ou</strong>rra n<strong>ou</strong>s être uti<strong>le</strong>.<br />
Au nom <strong>de</strong> Gaston, Simonne reprit la paro<strong>le</strong> :<br />
– Oh ! monseigneur, laissez-n<strong>ou</strong>s voir cet homme !<br />
– Al<strong>le</strong>z, dit <strong>le</strong> comte : ce page v<strong>ou</strong>s conduira.<br />
Itel s’approcha <strong>de</strong> son seigneur. Une nuance d’embarras se<br />
peignit sur <strong>le</strong> visage <strong>de</strong> Conrad ; il craignait que Trosberg<br />
n’essayât quelques remontrances ; mais Itel pensait à autre<br />
chose : il v<strong>ou</strong>lait savoir ce que Conrad allait tenter p<strong>ou</strong>r délivrer<br />
<strong>le</strong> prisonnier du Châtelard.<br />
– 135 –
– Je crois qu’il n’y a qu’une chose à faire, mon bon Trosberg<br />
: il faut raser t<strong>ou</strong>s ces nids <strong>de</strong> pillards ; Rochefort, Fresnes,<br />
R<strong>ou</strong>ssillon, Sainte-Croix et surt<strong>ou</strong>t <strong>le</strong> Châtelard détruits, n<strong>ou</strong>s<br />
serons maîtres <strong>de</strong>s malfaiteurs. N<strong>ou</strong>s commencerons par Rochefort<br />
afin d’effrayer du Terreaux ; dès ce soir je vais lui envoyer<br />
un messager ; s’il veut se rendre, il aura la vie sauve et je<br />
lui offrirai une place à mon service dans notre bonne vil<strong>le</strong> <strong>de</strong><br />
Neuchâtel. C’est un ru<strong>de</strong> gaillard que ce du Terreaux, et il p<strong>ou</strong>rra<br />
n<strong>ou</strong>s servir…<br />
Simonne et <strong>le</strong> père Anselme étaient arrivés au cachot <strong>de</strong><br />
Vauthier. Le prisonnier, en entendant grincer la clé dans la serrure,<br />
crut qu’on venait déjà <strong>le</strong> chercher p<strong>ou</strong>r <strong>de</strong> n<strong>ou</strong>veaux t<strong>ou</strong>rments<br />
: s<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> j<strong>ou</strong>r pâ<strong>le</strong> du s<strong>ou</strong>pirail, il vit paraître la tête<br />
blanche et grave du père Anselme et la blon<strong>de</strong> et d<strong>ou</strong>ce figure <strong>de</strong><br />
Simonne. Cel<strong>le</strong>-ci <strong>le</strong> regardait en si<strong>le</strong>nce. Ce fut <strong>le</strong> vieillard qui<br />
parla :<br />
– Mon pauvre seigneur, dit-il d’une voix d<strong>ou</strong>ce, où vibrait<br />
t<strong>ou</strong>t ce que son âme renfermait <strong>de</strong> bonté.<br />
Vauthier reconnut <strong>le</strong> solitaire, qu’il avait si s<strong>ou</strong>vent rencontré<br />
dans ses c<strong>ou</strong>rses à travers <strong>le</strong> pays. Il <strong>le</strong> regarda bien en face :<br />
– Que me v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z-v<strong>ou</strong>s ?<br />
Le père Anselme s’approcha <strong>de</strong> lui :<br />
– N<strong>ou</strong>s sommes t<strong>ou</strong>s égaux <strong>de</strong>vant la s<strong>ou</strong>ffrance et la mort.<br />
Messire <strong>de</strong> Rochefort ; <strong>le</strong> malheur m’a rendu votre frère et je<br />
viens v<strong>ou</strong>s par<strong>le</strong>r d’espérance et <strong>de</strong> consolation.<br />
Vauthier eut un s<strong>ou</strong>rire presque dédaigneux :<br />
– Oui, je v<strong>ou</strong>s reconnais… <strong>le</strong> père Anselme. Qui v<strong>ou</strong>s a<br />
donné l’idée <strong>de</strong> venir me voir ? j’ai s<strong>ou</strong>vent eu <strong>de</strong>s prisonniers à<br />
Rochefort ; chacun son t<strong>ou</strong>r, comme v<strong>ou</strong>s voyez ; mais ils n’ont<br />
jamais eu <strong>le</strong> plaisir <strong>de</strong> votre visite.<br />
– 136 –
Le côté ironique et léger <strong>de</strong> son caractère reprenait déjà <strong>le</strong><br />
<strong>de</strong>ssus : il lui suffisait <strong>de</strong> se sentir dans une atmosphère sympathique.<br />
Simonne s’enhardit :<br />
– Messire, v<strong>ou</strong>s connaissez Gaston <strong>de</strong> Rocheblanche, mon<br />
frère, qui est prisonnier au Châtelard.<br />
– Ma bel<strong>le</strong> enfant, v<strong>ou</strong>s êtes sa sœur ! Ah ! v<strong>ou</strong>s me faites<br />
repentir <strong>de</strong> ce mauvais c<strong>ou</strong>p ! Grâce à Guillaume et à moi, ces<br />
beaux yeux que voilà ont dû verser <strong>de</strong>s larmes…<br />
– Oui, Messire, dit Simonne. Et ses yeux b<strong>le</strong>us étincelaient.<br />
– Oh ! par<strong>le</strong>z-moi <strong>de</strong> lui, quand l’avez-v<strong>ou</strong>s vu p<strong>ou</strong>r la <strong>de</strong>rnière<br />
fois ?<br />
– Quand je l’ai vu ? Il y a déjà plus d’un mois ; il allait<br />
mieux, car il a été b<strong>le</strong>ssé et fort mala<strong>de</strong>. S’il v<strong>ou</strong>s est rendu, s<strong>ou</strong>venez-v<strong>ou</strong>s<br />
d’en remercier Sibyl<strong>le</strong>.<br />
Simonne était <strong>de</strong>venue songeuse :<br />
– Sibyl<strong>le</strong> ! Sibyl<strong>le</strong> ! murmura-t-el<strong>le</strong> ; p<strong>ou</strong>rquoi ne peut-on<br />
par<strong>le</strong>r <strong>de</strong> Gaston sans par<strong>le</strong>r <strong>de</strong> Sibyl<strong>le</strong> ?<br />
– Parce qu’ils sont faits p<strong>ou</strong>r vivre ensemb<strong>le</strong>, reprit Vauthier<br />
presque gaiement.<br />
Et songeant à sa fil<strong>le</strong> :<br />
– C’était l’amie <strong>de</strong> Lucrèce… Lucrèce, ma fil<strong>le</strong>, que je ne reverrai<br />
jamais, blon<strong>de</strong> et d<strong>ou</strong>ce comme v<strong>ou</strong>s… v<strong>ou</strong>s la rencontrerez<br />
peut-être : dites-lui que son père l’aimait bien et que sa <strong>de</strong>rnière<br />
pensée a été p<strong>ou</strong>r el<strong>le</strong>.<br />
Puis se t<strong>ou</strong>rnant vers <strong>le</strong> père Anselme :<br />
– Je suis heureux <strong>de</strong> v<strong>ou</strong>s avoir vu.<br />
Le père Anselme lui dit gravement :<br />
– 137 –
– Mon frère, <strong>le</strong>s consolations d’un homme sont peu <strong>de</strong><br />
chose si el<strong>le</strong>s ne sont accompagnées <strong>de</strong>s consolations divines.<br />
Le prisonnier l’interrompit :<br />
– Oh ! je sais bien ce que v<strong>ou</strong>s al<strong>le</strong>z me dire. Faire pénitence<br />
et me confesser ; il y aura t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs <strong>de</strong>s prêtres p<strong>ou</strong>r<br />
m’abs<strong>ou</strong>dre. Mais à qui me confesserai-je ? À Jean Dacie <strong>ou</strong> au<br />
père Cola, qui ont travaillé avec moi et s’en absolvent mutuel<strong>le</strong>ment…<br />
Le vieillard l’interrompit à son t<strong>ou</strong>r :<br />
– C’est à Dieu, Messire qu’appartient <strong>le</strong> droit d’abs<strong>ou</strong>dre et<br />
<strong>de</strong> pardonner. Il v<strong>ou</strong>s apparaît comme un juge red<strong>ou</strong>tab<strong>le</strong> ;<br />
faites-en un père miséricordieux. Le repentir force <strong>le</strong>s portes du<br />
ciel.<br />
Vauthier éc<strong>ou</strong>tait :<br />
– J’y songerai, dit-il.<br />
Les <strong>de</strong>ux hommes se serrèrent si<strong>le</strong>ncieusement la main, et<br />
Simonne, adressant un s<strong>ou</strong>rire ému au captif, suivit <strong>le</strong> père Anselme,<br />
qui remontait déjà l’escalier sombre.<br />
– 138 –
XIX<br />
VISITES TARDIVES<br />
Sibyl<strong>le</strong> était assise à sa fenêtre. El<strong>le</strong> regardait avec mélancolie<br />
<strong>le</strong>s <strong>de</strong>rniers feux du so<strong>le</strong>il s’éteindre à l’horizon <strong>de</strong>rrière la<br />
montagne. Le c<strong>ou</strong>chant avait pris par <strong>de</strong>grés une teinte d’opa<strong>le</strong><br />
où scintillait l’étoi<strong>le</strong> du soir. La jeune fil<strong>le</strong> eût v<strong>ou</strong>lu s’élancer<br />
bien loin, là-bas, dans ce clair lointain où t<strong>ou</strong>t était lumière. Ah !<br />
si, emmenant avec el<strong>le</strong> celui qu’el<strong>le</strong> aimait, el<strong>le</strong> eût pu se perdre<br />
à jamais dans ce rayonnement ! Quel rêve idéal ébauchait la<br />
pauvre Sibyl<strong>le</strong> durant ces c<strong>ou</strong>rts instants du soir où <strong>le</strong>s choses<br />
semb<strong>le</strong>nt prendre <strong>de</strong>s voix p<strong>ou</strong>r par<strong>le</strong>r à l’homme !<br />
Quelques grands corbeaux passèrent à tire d’ai<strong>le</strong> <strong>de</strong>vant la<br />
croisée ; ils regagnaient <strong>le</strong>ur nid dans la montagne. Ce fut<br />
comme si <strong>le</strong>s songes <strong>de</strong> Sibyl<strong>le</strong> se fussent envolés avec eux. El<strong>le</strong><br />
tressaillit, se <strong>le</strong>va avec un léger frisson, puis, revenant au sentiment<br />
<strong>de</strong> sa situation présente, el<strong>le</strong> serra sa tête dans ses mains<br />
et resta un instant adossée à la murail<strong>le</strong>. Le chagrin l’accablait,<br />
chaque j<strong>ou</strong>r lui apportait une tel<strong>le</strong> somme d’angoisse, qu’el<strong>le</strong> se<br />
sentait parfois défaillir.<br />
Guillaume du Terreaux ne quittait plus <strong>le</strong> Châtelard. Sibyl<strong>le</strong><br />
savait qu’il s’attendait chaque j<strong>ou</strong>r à être cerné peur <strong>le</strong>s soldats<br />
<strong>de</strong> Conrad, et alors Gaston serait perdu : Guillaume ne rendrait<br />
qu’un cadavre aux tr<strong>ou</strong>pes du comte. Sibyl<strong>le</strong> ne songeait pas à<br />
el<strong>le</strong>-même ; el<strong>le</strong> ne se <strong>de</strong>mandait pas ce qu’el<strong>le</strong> <strong>de</strong>viendrait lors-<br />
– 139 –
que <strong>le</strong> castel, forcé par une soldatesque déchaînée et avi<strong>de</strong> <strong>de</strong><br />
vengeance, serait livré au pillage. Une seu<strong>le</strong> pensée, cel<strong>le</strong> <strong>de</strong><br />
Gaston, l’occupait. El<strong>le</strong> ne songeait qu’à lui, mangeait à peine,<br />
ne dormait plus ; une sorte d’excitation nerveuse la s<strong>ou</strong>tenait<br />
encore, mais el<strong>le</strong> avait bien changé <strong>de</strong>puis quelques mois. Sa<br />
tail<strong>le</strong> amaigrie par la s<strong>ou</strong>ffrance paraissait plus haute et prenait<br />
une sorte <strong>de</strong> langueur qui lui donnait un charme étrange…<br />
L’heure du s<strong>ou</strong>per sonna ; Sibyl<strong>le</strong> <strong>de</strong>scendit l’escalier t<strong>ou</strong>rnant<br />
: Guillaume n’était pas encore là ; el<strong>le</strong> fit quelques pas dans<br />
la c<strong>ou</strong>r en l’attendant. S<strong>ou</strong>dain on frappa à la poterne ; une voix<br />
d<strong>ou</strong>ce et plaintive s’é<strong>le</strong>va :<br />
– Ouvrez ! n<strong>ou</strong>s sommes bien malheureuses !…<br />
Sibyl<strong>le</strong>, saisie d’émotion au son <strong>de</strong> cette voix, s’élança au<br />
guichet. El<strong>le</strong> ne se trompait pas : <strong>le</strong>s personnes qui se tr<strong>ou</strong>vaient<br />
<strong>de</strong>rrière la passerel<strong>le</strong> étaient Lucrèce <strong>de</strong> Rochefort, son frère et<br />
dame Françoise. Sibyl<strong>le</strong> se hâta <strong>de</strong> <strong>le</strong>s faire entrer et <strong>le</strong>s entraîna<br />
dans la sal<strong>le</strong>. Lucrèce sanglotait en embrassant son amie ; dame<br />
Françoise ne p<strong>ou</strong>vait s’empêcher d’en faire autant.<br />
Guillaume arriva au beau milieu <strong>de</strong> cette scène<br />
d’attendrissement. Sibyl<strong>le</strong>, <strong>le</strong> laissant avec dame Françoise,<br />
emmena Lucrèce dans sa chambre et l’interrogea d<strong>ou</strong>cement. La<br />
fil<strong>le</strong> <strong>de</strong> Vauthier tremblait :<br />
– Oh ! Sibyl<strong>le</strong>, tu ne sais donc rien ! N<strong>ou</strong>s sommes chassés<br />
<strong>de</strong> Rochefort ; <strong>le</strong> comte a envoyé une tr<strong>ou</strong>pe <strong>de</strong> soldats p<strong>ou</strong>r pil<strong>le</strong>r<br />
et brû<strong>le</strong>r <strong>le</strong> château, et, cette nuit, on p<strong>ou</strong>rra voir d’ici<br />
l’incendie. T<strong>ou</strong>t cela ne serait rien encore, mais il y a mon père,<br />
mon père qui est prisonnier du comte ; et l’on n<strong>ou</strong>s a raconté<br />
<strong>de</strong>s choses si horrib<strong>le</strong>s, il a tant s<strong>ou</strong>ffert ! Sibyl<strong>le</strong>, sais-tu ce que<br />
mon père a fait ? Oh ! ce n’est pas possib<strong>le</strong> qu’il ait commis t<strong>ou</strong>s<br />
ces crimes dont on l’accuse !<br />
Sibyl<strong>le</strong> serra étroitement son amie contre el<strong>le</strong> :<br />
– N<strong>ou</strong>s sommes t<strong>ou</strong>tes <strong>de</strong>ux bien malheureuses, Lucrèce.<br />
– 140 –
– Toi, au moins, tu es chez toi, tu as encore ton père… Sibyl<strong>le</strong>,<br />
je me trompe peut-être, mais il me semb<strong>le</strong> que tu n’aimes<br />
pas ton père comme j’aime <strong>le</strong> mien.<br />
– Chut, Lucrèce, chacun a ses peines ; <strong>le</strong>s miennes ne sont<br />
pas moins l<strong>ou</strong>r<strong>de</strong>s que <strong>le</strong>s tiennes, et el<strong>le</strong>s durent <strong>de</strong>puis plus<br />
longtemps.<br />
Et Sibyl<strong>le</strong> confia simp<strong>le</strong>ment à son amie <strong>le</strong> secret <strong>de</strong> son<br />
am<strong>ou</strong>r et <strong>de</strong> ses s<strong>ou</strong>ffrances. N’est-ce pas, Lucrèce, aj<strong>ou</strong>ta-t-el<strong>le</strong>,<br />
que je suis bien malheureuse !…<br />
Les <strong>de</strong>ux jeunes fil<strong>le</strong>s venaient <strong>de</strong> rentrer dans la sal<strong>le</strong>, où<br />
se tr<strong>ou</strong>vaient dame Françoise et Guillaume, quand Antoinet y<br />
pénétra à son t<strong>ou</strong>r. Il s’approcha <strong>de</strong> son maître :<br />
– Messire, il y a là un hérault du comte <strong>de</strong> Neuchâtel ; il<br />
prétend v<strong>ou</strong>s par<strong>le</strong>r sur l’heure par l’ordre <strong>de</strong> son seigneur.<br />
– Je ne veux pas <strong>le</strong> voir !<br />
– C’est ce que je lui ai représenté, Messire.<br />
– Eh bien, va <strong>le</strong> lui répéter encore ; je sais d’avance ce que<br />
ce dameret <strong>de</strong> Conrad peut avoir à me dire et ne m’en s<strong>ou</strong>cie<br />
guère. Allons, marche !<br />
Antoinet s’en alla <strong>le</strong>ntement ; il tr<strong>ou</strong>vait la réponse un peu<br />
cavalière, et se disait que <strong>le</strong>s choses p<strong>ou</strong>rraient bien mal finir<br />
p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong>s habitants du Châtelard.<br />
La porte <strong>de</strong> la sal<strong>le</strong> était restée <strong>ou</strong>verte. S<strong>ou</strong>dain, dans <strong>le</strong><br />
calme <strong>de</strong> la nuit, une voix claire et haute s’é<strong>le</strong>va :<br />
– « De par Conrad, comte <strong>de</strong> Neuchâtel et <strong>de</strong> Frib<strong>ou</strong>rg, seigneur<br />
<strong>de</strong> Rochefort, à toi, Guillaume du Terreaux, baron du<br />
Châtelard, seigneur <strong>de</strong> Bevaix, je fais sommation, au nom du<br />
service que tu me dois, <strong>de</strong> m’<strong>ou</strong>vrir <strong>le</strong>s portes <strong>de</strong> ton castel et<br />
rendre sain et sauf à la liberté ton prisonnier Gaston <strong>de</strong> Rocheblanche,<br />
en lui remettant la somme d’argent que tu lui as prise,<br />
– 141 –
auxquel<strong>le</strong>s conditions il sera usé <strong>de</strong> clémence envers toi. Sinon<br />
ton château sera comme celui <strong>de</strong> Rochefort, dont tu p<strong>ou</strong>rras<br />
voir l’incendie cette nuit même, pris et rasé, tes biens confisqués<br />
et ta tête mise à prix ».<br />
Guillaume p<strong>ou</strong>ssa un cri terrib<strong>le</strong> et s’élança <strong>de</strong>hors :<br />
– Suppôt <strong>de</strong> Satan, ret<strong>ou</strong>rne à ton maître ! Dis-lui qu’avant<br />
qu’il ait ma tête, c’est moi qui lui enverrai au b<strong>ou</strong>t d’une lance<br />
cel<strong>le</strong> <strong>de</strong> Gaston <strong>de</strong> Rocheblanche, et qu’avant <strong>de</strong> prendre mon<br />
château, il <strong>le</strong> verra cr<strong>ou</strong><strong>le</strong>r sur lui !<br />
Les <strong>de</strong>ux jeunes fil<strong>le</strong>s étaient muettes <strong>de</strong> terreur. Dame<br />
Françoise avait éc<strong>ou</strong>té <strong>le</strong>s lèvres serrées, l’œil rempli d’éclairs.<br />
El<strong>le</strong> eut un geste <strong>de</strong> dédain en s’adressant à sa fil<strong>le</strong> :<br />
– Ce n’est pas <strong>le</strong> moment <strong>de</strong> p<strong>le</strong>urer et <strong>de</strong> tremb<strong>le</strong>r ; <strong>le</strong>s<br />
vaincus d’auj<strong>ou</strong>rd’hui seront <strong>le</strong>s vainqueurs <strong>de</strong> <strong>de</strong>main. Le lac<br />
est calme : dans quelques heures n<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> traverserons en bateau<br />
et irons chercher un refuge à la Molière.<br />
– Tu viendras avec n<strong>ou</strong>s, Sibyl<strong>le</strong>, s’écria Lucrèce.<br />
Sibyl<strong>le</strong> sec<strong>ou</strong>a d<strong>ou</strong>cement la tête :<br />
– Non, murmura-t-el<strong>le</strong>, je ne veux pas <strong>le</strong> quitter…<br />
Dame Françoise reprit :<br />
– Malheur à Conrad ! malheur à lui, s’il fait périr mon mari<br />
! Il sera maudit dans sa famil<strong>le</strong>, maudit dans sa vie, et mon<br />
fils saura bien un j<strong>ou</strong>r venger son père !<br />
Guillaume rentra :<br />
– M’est avis qu’il v<strong>ou</strong>s faut partir maintenant ; <strong>de</strong>ux <strong>de</strong> mes<br />
hommes v<strong>ou</strong>s conduiront à Estavayer ; v<strong>ou</strong>s saluerez ceux <strong>de</strong> la<br />
Molière ; et dites-<strong>le</strong>ur que <strong>le</strong>s choses vont mal ici et qu’il est<br />
temps <strong>de</strong> m’expédier du sec<strong>ou</strong>rs.<br />
– 142 –
Sibyl<strong>le</strong> accompagna Lucrèce jusqu’au rivage. Le bateau<br />
était prêt ; un petit vent froid ridait la surface du lac. Les fugitifs<br />
furent bientôt installés. Deux vig<strong>ou</strong>reux rameurs p<strong>ou</strong>ssèrent la<br />
barque, qui ne tarda pas à disparaître.<br />
Sibyl<strong>le</strong> remonta <strong>le</strong>ntement la berge rapi<strong>de</strong>. S<strong>ou</strong>dain, dans<br />
la direction <strong>de</strong> la T<strong>ou</strong>rne, el<strong>le</strong> aperçut un point r<strong>ou</strong>ge et brillant<br />
qui scintilla un moment comme une étoi<strong>le</strong>, puis grandit et éclata<br />
t<strong>ou</strong>t à c<strong>ou</strong>p en un torrent <strong>de</strong> flammes. C’était Rochefort qui brûlait.<br />
La jeune fil<strong>le</strong> s’arrêta, un cri d<strong>ou</strong>l<strong>ou</strong>reux s’échappa <strong>de</strong> ses<br />
lèvres :<br />
– Lucrèce ! comme Lucrèce doit s<strong>ou</strong>ffrir !<br />
Sitôt que Guillaume avait aperçu la première lueur<br />
d’incendie, il était monté au haut <strong>de</strong> la t<strong>ou</strong>r. Sibyl<strong>le</strong>, seu<strong>le</strong> hors<br />
<strong>de</strong> l’enceinte du castel, tenta <strong>de</strong> grimper auprès <strong>de</strong>s s<strong>ou</strong>piraux<br />
<strong>de</strong>s cachots ; el<strong>le</strong> y parvint en s’accrochant aux pierres et aux<br />
br<strong>ou</strong>ssail<strong>le</strong>s qui en c<strong>ou</strong>vraient <strong>le</strong>s abords. El<strong>le</strong> appela Gaston. Le<br />
jeune homme <strong>le</strong>va <strong>le</strong>s yeux et contempla stupéfait cette blanche<br />
apparition :<br />
– Sibyl<strong>le</strong>, est-ce bien v<strong>ou</strong>s, vraiment ?<br />
– Oui, c’est moi, Gaston ; je crois qu’il ne n<strong>ou</strong>s reste plus<br />
d’espoir. Rochefort est en feu ; <strong>de</strong>main, ce sera <strong>le</strong> t<strong>ou</strong>r du Châtelard.<br />
Oh ! si je connaissais un moyen <strong>de</strong> v<strong>ou</strong>s tirer <strong>de</strong> là, <strong>ou</strong> d’y<br />
entrer p<strong>ou</strong>r m<strong>ou</strong>rir avec v<strong>ou</strong>s…<br />
S<strong>ou</strong>dain, dans <strong>le</strong> lointain, une voix d<strong>ou</strong>ce et fraîche s’é<strong>le</strong>va :<br />
el<strong>le</strong> chantait, dans une langue étrangère, une chanson mélodieuse<br />
et pénétrante. Gaston p<strong>ou</strong>ssa un cri <strong>de</strong> surprise :<br />
– Qui chante ainsi ? On dirait la voix <strong>de</strong> Simonne ! Pauvre<br />
sœur chérie, je ne la reverrai plus !…<br />
Le chant cessa bientôt : Sibyl<strong>le</strong> avait <strong>le</strong>s larmes aux yeux :<br />
– 143 –
– Adieu, Gaston…<br />
Et la blanche apparition disparut.<br />
– 144 –
XX<br />
ÇA ET LÀ<br />
– Je v<strong>ou</strong>s l’avais bien dit, Messire Guillaume, observa gravement<br />
<strong>le</strong> père Cola en <strong>le</strong>vant avec inquiétu<strong>de</strong> ses yeux vers <strong>le</strong><br />
ciel. Il se tenait avec <strong>le</strong> baron du Châtelard et Jean Dacie dans la<br />
sal<strong>le</strong> basse du castel. Une cruche p<strong>le</strong>ine <strong>de</strong> vin et <strong>de</strong>s gobe<strong>le</strong>ts se<br />
tr<strong>ou</strong>vaient <strong>de</strong>vant eux ; mais, chose rare, ils n’y t<strong>ou</strong>chaient pas :<br />
<strong>le</strong>ur conversation <strong>de</strong>vait être fort importante.<br />
– Oui, je v<strong>ou</strong>s l’avais bien dit, t<strong>ou</strong>tes ces fausses chartes et<br />
ces seings contrefaits ne n<strong>ou</strong>s ont pas mené bien loin. Voyez<br />
plutôt Messire Vauthier jugé et condamné à mort ; Antoine Leschet<br />
qui n’est guère en meil<strong>le</strong>ure passe ; v<strong>ou</strong>s Messire Guillaume,<br />
qui al<strong>le</strong>z être assiégé d’ici peu, et enfermé comme un renard<br />
dans son terrier, si v<strong>ou</strong>s ne faites s<strong>ou</strong>mission… Mais<br />
voyons, soyez franc, avez-v<strong>ou</strong>s vraiment l’intention <strong>de</strong> tenir<br />
bon ?<br />
– Si je l’ai ! vociféra du Terreaux ; v<strong>ou</strong>s imaginez-v<strong>ou</strong>s<br />
peut-être que j’irai <strong>ou</strong>vrir ma porte au comte, et lui rendre <strong>le</strong><br />
damoisel <strong>de</strong> Rocheblanche. Par notre patron, Messire <strong>le</strong> Diab<strong>le</strong>,<br />
ce serait plaisant !…<br />
– Et Sibyl<strong>le</strong>, <strong>de</strong>manda Jean Dacie, v<strong>ou</strong>s la mettrez en lieu<br />
sûr ?<br />
– 145 –
– Ouais ! la séparer <strong>de</strong> moi ! allons donc, sire moine, n’y at-il<br />
pas quelque part dans vos patenôtres que la place d’une<br />
jeune fil<strong>le</strong> est auprès <strong>de</strong> son père ?<br />
Dacie reprit :<br />
– Où en sont ses am<strong>ou</strong>rs avec <strong>le</strong> dameret ?<br />
– El<strong>le</strong> ne l’a plus revu et ne <strong>le</strong> reverra plus vivant : à la<br />
première a<strong>le</strong>rte, je réponds au comte en lui envoyant la tête du<br />
damoisel.<br />
– Messire Guillaume, reprit Dacie, v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z-v<strong>ou</strong>s me charger<br />
<strong>de</strong> la besogne ? Je v<strong>ou</strong>s réponds que je m’en acquitterai proprement.<br />
– Hé, hé, bégaya <strong>le</strong> père Cola, il faut d’abord ma permission<br />
; penses-tu que, lors <strong>de</strong> l’attaque du Châtelard, n<strong>ou</strong>s serons<br />
ici à n<strong>ou</strong>s battre ! Non, mon fils, n<strong>ou</strong>s serons saintement occupés<br />
à chanter une messe dans la chapel<strong>le</strong> du c<strong>ou</strong>vent, comme <strong>de</strong><br />
pieux et saints frères que n<strong>ou</strong>s sommes.<br />
Le jeune moine se redressa, et d’une voix vibrante :<br />
– Père Cola, je m’offre p<strong>ou</strong>r cela, enten<strong>de</strong>z-v<strong>ou</strong>s, je m’offre.<br />
Guillaume <strong>le</strong> regardait avec étonnement :<br />
– Qu’est-ce à dire, Dacie ? V<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> haïssez donc bien, cet<br />
homme ?<br />
– Oui, je <strong>le</strong> hais, répondit Jean, je <strong>le</strong> hais ; laissez-moi seu<strong>le</strong>ment<br />
<strong>le</strong> soin <strong>de</strong> <strong>le</strong> frapper. V<strong>ou</strong>s aurez assez d’autres choses à<br />
penser sans songer encore à lui.<br />
– À votre gré, dit <strong>le</strong> châtelain, mais <strong>le</strong> diab<strong>le</strong> si je comprends<br />
p<strong>ou</strong>rquoi v<strong>ou</strong>s en avez à cet oiseau-là.<br />
– Et v<strong>ou</strong>s-même ? Il ne v<strong>ou</strong>s a pas fait plus <strong>de</strong> mal qu’à<br />
moi !<br />
– 146 –
Le père Cola se taisait pru<strong>de</strong>mment ; Jean Dacie avait en<br />
cet instant une expression <strong>de</strong> visage si far<strong>ou</strong>che que <strong>le</strong> bon<br />
prieur en frémissait intérieurement :<br />
– En t<strong>ou</strong>s cas, Messire Guillaume, reprit-il enfin, je ferai<br />
fermer <strong>le</strong>s portes du s<strong>ou</strong>terrain <strong>de</strong> l’abbaye : ceux qui v<strong>ou</strong>dront<br />
<strong>de</strong>meurer au Châtelard y <strong>de</strong>meureront à <strong>le</strong>urs risques et périls.<br />
Mais v<strong>ou</strong>s savez, mon fils, continua-t-il d’un ton paterne en<br />
s’adressant au terrib<strong>le</strong> moine, v<strong>ou</strong>s savez, celui qui cherche <strong>le</strong><br />
danger y périra.<br />
– Ce n’est point à v<strong>ou</strong>s, mon père, qu’on aura jamais<br />
l’occasion <strong>de</strong> rappe<strong>le</strong>r cette sentence, répondit inso<strong>le</strong>mment<br />
Dacie. Sachez que je ne tiens pas assez à la vie p<strong>ou</strong>r craindre<br />
beauc<strong>ou</strong>p <strong>de</strong> la perdre…<br />
– À propos, reprit Cola en grasseyant, p<strong>ou</strong>r changer <strong>de</strong><br />
conversation, est-ce vraiment <strong>de</strong>main qu’on exécutera Vauthier<br />
? Le pauvre homme ! n<strong>ou</strong>s dirons une messe à son intention<br />
dans la matinée. Je pense qu’il y aura une bel<strong>le</strong> f<strong>ou</strong><strong>le</strong> s<strong>ou</strong>s <strong>le</strong><br />
grand mûrier ? C’était p<strong>ou</strong>rtant un gentil compagnon ; p<strong>ou</strong>rquoi<br />
n’a-t-il pas éc<strong>ou</strong>té mes avis ? Il n’en serait pas là… Je ne v<strong>ou</strong>drais<br />
pas être dans sa peau à cette heure…<br />
Vauthier était, en effet, condamné à mort par son c<strong>ou</strong>sin.<br />
Conrad avait beauc<strong>ou</strong>p hésité à signer la fata<strong>le</strong> sentence ; mais,<br />
l’entêtement <strong>de</strong> Vauthier, ses brava<strong>de</strong>s réitérées, qui servaient<br />
trop bien la haine du comte, l’avaient p<strong>ou</strong>ssé à b<strong>ou</strong>t. Le baron<br />
<strong>de</strong> Rochefort était perdu ; en vain Itel Trosberg et Simonne el<strong>le</strong>même<br />
essayèrent <strong>de</strong> par<strong>le</strong>r en sa faveur ; ils furent impitoyab<strong>le</strong>ment<br />
rep<strong>ou</strong>ssés, ainsi que <strong>le</strong> père Anselme, qui se présenta<br />
plusieurs fois p<strong>ou</strong>r être introduit auprès du captif. Le comte se<br />
tr<strong>ou</strong>vait dans un accès <strong>de</strong> sombre misanthropie ; la vue même<br />
<strong>de</strong> son fils ne parvenait pas à <strong>le</strong> déri<strong>de</strong>r. Jean, é<strong>le</strong>vé dans l’idée<br />
que Vauthier était un monstre, n’était pas éloigné <strong>de</strong> se réj<strong>ou</strong>ir à<br />
la pensée <strong>de</strong> voir l’ennemi <strong>de</strong> son père frappé à mort. Du reste,<br />
Conrad savait bien que la mort <strong>de</strong> Vauthier ne lui ramènerait<br />
pas <strong>le</strong> cœur <strong>de</strong> ses sujets. Les paro<strong>le</strong>s d’Itel lui revenaient en<br />
– 147 –
mémoire : « C’est par la miséricor<strong>de</strong> que <strong>le</strong>s princes sont<br />
grands ! » Mais l’orgueil et la haine l’empêchaient <strong>de</strong> faire miséricor<strong>de</strong>.<br />
Vauthier était calme ; son arrêt lui avait été notifié <strong>de</strong>puis<br />
plusieurs j<strong>ou</strong>rs. On ne lui accordait pas <strong>de</strong> revoir sa famil<strong>le</strong>,<br />
mais il savait p<strong>ou</strong>rtant qu’el<strong>le</strong> se tr<strong>ou</strong>vait en sûreté loin <strong>de</strong> Rochefort,<br />
ruinée <strong>de</strong> fond en comb<strong>le</strong>.<br />
Fresnes et R<strong>ou</strong>ssillon avaient eu <strong>le</strong> même sort, et, sitôt<br />
après l’exécution <strong>de</strong> Vauthier, Conrad comptait al<strong>le</strong>r lui-même<br />
assiéger <strong>le</strong> Châtelard. Il espérait que <strong>le</strong> terrib<strong>le</strong> exemp<strong>le</strong> <strong>de</strong> ses<br />
complices intimi<strong>de</strong>rait Guillaume du Terreaux et l’amènerait à<br />
épargner son prisonnier.<br />
Une gran<strong>de</strong> effervescence régnait dans la contrée au sujet<br />
<strong>de</strong> Vauthier. Les uns, surt<strong>ou</strong>t <strong>le</strong>s petits paysans qui avaient eu à<br />
s<strong>ou</strong>ffrir <strong>de</strong> ses brigandages, se réj<strong>ou</strong>issaient hautement <strong>de</strong> son<br />
malheur et comptaient se donner <strong>le</strong> plaisir d’assister au supplice<br />
<strong>de</strong> <strong>le</strong>ur ancien seigneur. Les b<strong>ou</strong>rgeois étaient moins satisfaits :<br />
ils persistaient à tenir p<strong>ou</strong>r authentiques <strong>le</strong>s fausses chartes du<br />
baron, – on croit aisément ce qu’on désire – et ils murmuraient<br />
<strong>de</strong>s traitements barbares infligés à celui-ci.<br />
À peine arrivé à la Molière, Lucrèce avait appris que son<br />
père était condamné à mort et savait <strong>le</strong> j<strong>ou</strong>r et l’heure <strong>de</strong><br />
l’exécution. La pauvre enfant passait ses j<strong>ou</strong>rnées dans <strong>le</strong>s<br />
larmes. Dame Françoise s<strong>ou</strong>ffrait aussi ; mais il n’était pas dans<br />
son caractère <strong>de</strong> montrer beauc<strong>ou</strong>p ses émotions. El<strong>le</strong> <strong>de</strong>meurait<br />
froi<strong>de</strong> et hautaine en apparence. El<strong>le</strong> v<strong>ou</strong>ait une haine far<strong>ou</strong>che,<br />
non seu<strong>le</strong>ment à Conrad, mais à la vil<strong>le</strong> et au pays <strong>de</strong><br />
Neuchâtel t<strong>ou</strong>t entier :<br />
– Les lâches ! disait-el<strong>le</strong> avec amertume ; si mon mari eût<br />
triomphé, il n’eût tr<strong>ou</strong>vé que <strong>de</strong>s c<strong>ou</strong>rtisans et <strong>de</strong>s adorateurs. Il<br />
a été vaincu, t<strong>ou</strong>s ses partisans l’abandonnent, nul n’ose par<strong>le</strong>r<br />
p<strong>ou</strong>r lui. Ô Neuchâtel, vil<strong>le</strong> changeante, qui ne connaît que <strong>le</strong><br />
– 148 –
succès ! Malheur à toi, mon fils saura un j<strong>ou</strong>r venger son père et<br />
te faire expier ta bassesse !<br />
À Rocheblanche, <strong>le</strong>s j<strong>ou</strong>rs s’éc<strong>ou</strong>laient dans une inquiétu<strong>de</strong><br />
in<strong>de</strong>scriptib<strong>le</strong>. Lorsqu’au ret<strong>ou</strong>r <strong>de</strong> Rovil<strong>le</strong> il avait fallu annoncer<br />
<strong>le</strong> départ <strong>de</strong> Simonne à sa mère, Jehanne avait eu à essuyer<br />
une scène terrib<strong>le</strong>.<br />
Madame <strong>de</strong> Rocheblanche reprochait amèrement aux <strong>de</strong>ux<br />
sœurs aînées d’avoir favorisé <strong>le</strong> projet insensé <strong>de</strong> Simonne. On<br />
eût dit que p<strong>ou</strong>r el<strong>le</strong>, il n’y avait plus que Simonne au mon<strong>de</strong>.<br />
Ses émotions étaient vio<strong>le</strong>ntes, mais passagères heureusement.<br />
Une fois calmée, el<strong>le</strong> versa <strong>de</strong>s larmes d’attendrissement sur <strong>le</strong><br />
dév<strong>ou</strong>ement <strong>de</strong> ses fil<strong>le</strong>s, et reprit espoir p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong> salut <strong>de</strong> son<br />
fils.<br />
Olivière était sans contredit la plus à plaindre, mais pas un<br />
murmure ne s’échappait <strong>de</strong> ses lèvres. El<strong>le</strong> errait comme une<br />
ombre dans <strong>le</strong>s gran<strong>de</strong>s sal<strong>le</strong>s nues <strong>de</strong> Rovil<strong>le</strong>, passant <strong>de</strong><br />
longues heures à gen<strong>ou</strong>x <strong>de</strong>vant son prie-Dieu. Une seu<strong>le</strong> prière<br />
montait <strong>de</strong> son cœur au ciel : que son sacrifice ne fût pas inuti<strong>le</strong><br />
!<br />
– 149 –
XXI<br />
LE SIÈGE<br />
Le temps était brumeux et froid. Il avait plu pendant la<br />
nuit, <strong>de</strong> larges flaques d’eau s’étendaient ça et là dans la campagne.<br />
Sibyl<strong>le</strong> se <strong>le</strong>va <strong>le</strong> cœur serré. El<strong>le</strong> s’attendait à ce que<br />
Conrad et ses tr<strong>ou</strong>pes vinssent dans la j<strong>ou</strong>rnée assiéger <strong>le</strong> Châtelard.<br />
Comment t<strong>ou</strong>t cela allait-il finir ? Le Châtelard serait<br />
certainement pris, et s’il était livré à la soldatesque du comte, à<br />
qui <strong>de</strong>man<strong>de</strong>rait-el<strong>le</strong> sec<strong>ou</strong>rs ? À son père ? à la Clau<strong>de</strong>tte ? au<br />
Simonnot ? Autant se défendre avec un roseau.<br />
El<strong>le</strong> résolut, à la première attaque, <strong>de</strong> se poster <strong>de</strong>vant la<br />
porte du cachot, avec <strong>le</strong> vague espoir que dans la fureur du<br />
combat on <strong>ou</strong>blierait peut-être <strong>le</strong> captif ; et si on ne l’<strong>ou</strong>blie pas,<br />
se disait-el<strong>le</strong>, eh ! bien, on me tuera avant que d’arriver à lui.<br />
S<strong>ou</strong>dain el<strong>le</strong> p<strong>ou</strong>ssa un cri léger : la plante d’oreil<strong>le</strong>tte qui<br />
croissait dans <strong>le</strong> mur au-<strong>de</strong>ss<strong>ou</strong>s <strong>de</strong> sa fenêtre avait p<strong>ou</strong>ssé une<br />
longue f<strong>le</strong>ur r<strong>ou</strong>ge. La prédiction <strong>de</strong> la Clau<strong>de</strong>tte lui revint en<br />
mémoire :<br />
– Je lutterai, fût-ce contre mon père lui-même, s’écria-tel<strong>le</strong>,<br />
tandis qu’une angoisse profon<strong>de</strong> serrait son cœur.<br />
– 150 –
Puis l’émotion la saisit, el<strong>le</strong> se prit à p<strong>le</strong>urer. Longtemps<br />
el<strong>le</strong> resta agen<strong>ou</strong>illée <strong>de</strong>vant la petite fenêtre, <strong>le</strong>s mains jointes<br />
au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> sa tête appuyée sur <strong>le</strong> rebord <strong>de</strong> pierre.<br />
S<strong>ou</strong>dain un chœur <strong>de</strong> voix confuses s’é<strong>le</strong>va : c’étaient <strong>le</strong>s<br />
moines qui disaient <strong>le</strong>urs prières du matin.<br />
– Oh ! s<strong>ou</strong>pira-t-el<strong>le</strong>, si seu<strong>le</strong>ment j’entendais à la place la<br />
voix du père Anselme !<br />
El<strong>le</strong> re<strong>le</strong>va un peu sa bel<strong>le</strong> figure affligée et jeta un regard<br />
distrait sur la campagne ; ses yeux tombèrent sur la masure du<br />
vieux solitaire. Il se tenait <strong>de</strong>b<strong>ou</strong>t sur <strong>le</strong> seuil et regardait dans la<br />
direction du Châtelard. Un rayon d’espoir traversa l’âme <strong>de</strong> Sibyl<strong>le</strong>.<br />
– Il pense à moi, il prie p<strong>ou</strong>r moi, sans d<strong>ou</strong>te…<br />
La première personne qu’el<strong>le</strong> rencontra en <strong>de</strong>scendant<br />
l’escalier, ce fut Jean Dacie. Le moine lui inspirait une répulsion<br />
invincib<strong>le</strong>. El<strong>le</strong> avait peur <strong>de</strong> son regard <strong>de</strong> serpent, à la fois<br />
perçant et ar<strong>de</strong>nt ; el<strong>le</strong> eût v<strong>ou</strong>lu passer <strong>ou</strong>tre, mais il l’arrêta :<br />
Déjà à l’<strong>ou</strong>vrage, damoisel<strong>le</strong> ! N’avez-v<strong>ou</strong>s point peur <strong>de</strong><br />
<strong>de</strong>meurer au Châtelard en un pareil moment ?<br />
– Puisqu’il faut que j’y reste, je tâche <strong>de</strong> vaincre la peur, répondit-el<strong>le</strong><br />
d<strong>ou</strong>cement.<br />
Dacie p<strong>ou</strong>rsuivit :<br />
– V<strong>ou</strong>s n’avez rien à craindre du reste, ma bel<strong>le</strong> enfant ;<br />
tant que j’aurai en moi un s<strong>ou</strong>ff<strong>le</strong> <strong>de</strong> vie, nul ne v<strong>ou</strong>s t<strong>ou</strong>chera.<br />
El<strong>le</strong> frissonna : être défendue par cet homme !<br />
Il v<strong>ou</strong>lut porter à ses lèvres <strong>le</strong>s petits doigts blancs qui<br />
tremblaient dans <strong>le</strong>s siens : el<strong>le</strong> se dégagea <strong>de</strong> cette étreinte et<br />
c<strong>ou</strong>rut dans la sal<strong>le</strong>. Guillaume s’y promenait <strong>de</strong> long en large. Il<br />
mangea sans mot dire <strong>le</strong> repas que lui servit sa fil<strong>le</strong>, puis,<br />
– 151 –
comme el<strong>le</strong> allait se retirer après avoir lavé et rangé la vaissel<strong>le</strong>,<br />
il l’interpella :<br />
– N<strong>ou</strong>s serons probab<strong>le</strong>ment attaqués auj<strong>ou</strong>rd’hui.<br />
– Je <strong>le</strong> sais, père.<br />
– Il ne faut pas t’imaginer que tu resteras inactive pendant<br />
que n<strong>ou</strong>s n<strong>ou</strong>s battrons. Tu monteras sur la t<strong>ou</strong>r avec la Clau<strong>de</strong>tte<br />
et <strong>le</strong> Simonnot. De là, v<strong>ou</strong>s jetterez <strong>de</strong>s pierres et <strong>de</strong> l’hui<strong>le</strong><br />
b<strong>ou</strong>illante sur ceux qui assailliront la porte.<br />
Sibyl<strong>le</strong> allait répondre, il l’interrompit :<br />
– Les créneaux sont assez hauts p<strong>ou</strong>r te protéger contre <strong>le</strong>s<br />
flèches, et s’ils amènent une catapulte, tu surveil<strong>le</strong>ras <strong>le</strong>s moments<br />
où ils lanceront <strong>le</strong>s projecti<strong>le</strong>s et tu te mettras à l’abri.<br />
Que diab<strong>le</strong> ! <strong>le</strong>s du Terreaux n’ont pas du sang <strong>de</strong> lièvre dans <strong>le</strong>s<br />
veines et tu es ma fil<strong>le</strong>.<br />
El<strong>le</strong> sortit en si<strong>le</strong>nce, bien résolue à ne pas combattre <strong>le</strong>s libérateurs<br />
<strong>de</strong> Gaston. Guillaume avait fait <strong>de</strong> sérieux préparatifs<br />
<strong>de</strong> défense : <strong>de</strong>s centaines <strong>de</strong> grosses pierres avaient été transportées<br />
<strong>de</strong>s bords du lac au haut <strong>de</strong> la t<strong>ou</strong>r ; <strong>de</strong>s fagots et du bois<br />
s’y tr<strong>ou</strong>vaient entassés p<strong>ou</strong>r faire chauffer l’hui<strong>le</strong> contenue dans<br />
plusieurs gran<strong>de</strong>s barriques ; <strong>de</strong> l<strong>ou</strong>r<strong>de</strong>s p<strong>ou</strong>tres augmentaient<br />
la force <strong>de</strong> résistance <strong>de</strong>s poternes et du pont-<strong>le</strong>vis. T<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s<br />
hommes étaient armés jusqu’aux <strong>de</strong>nts. Des grillages <strong>de</strong> fer garantissaient<br />
<strong>le</strong>s fenêtres, et <strong>de</strong>s provisions p<strong>ou</strong>r plusieurs j<strong>ou</strong>rs<br />
remplissaient caves et greniers. En son for intérieur, Guillaume<br />
ne se flattait guère <strong>de</strong> résister aussi longtemps ; il savait bien la<br />
chose impossib<strong>le</strong> ; mais il v<strong>ou</strong>lait au moins <strong>le</strong> faire croire à ses<br />
serviteurs, et, à force <strong>de</strong> <strong>le</strong>ur répéter qu’ils renverraient Conrad<br />
honteux et b<strong>le</strong>ssé chez lui, il avait fini par <strong>le</strong>ur inspirer confiance.<br />
La Clau<strong>de</strong>tte attendait avec indifférence ce qui allait se passer<br />
; voyant que Sibyl<strong>le</strong> restait, l’idée <strong>de</strong> partir <strong>ou</strong> <strong>de</strong> s’enfuir ne<br />
lui était pas même venue. Du reste, el<strong>le</strong> tenait peu à la vie, et si<br />
– 152 –
el<strong>le</strong> eût pu la quitter en même temps que sa jeune maîtresse et<br />
<strong>le</strong> Simonnot, el<strong>le</strong> eût béni son <strong>de</strong>stin sans un seul instant <strong>de</strong> regret.<br />
Le père Anselme ne lui avait-il pas dit bien s<strong>ou</strong>vent que<br />
l’existence si triste et si malheureuse <strong>de</strong> cette terre continuerait<br />
là-haut radieuse et sereine p<strong>ou</strong>r ceux qui auraient c<strong>ou</strong>rageusement<br />
rempli <strong>le</strong>ur tâche ici-bas ! La Clau<strong>de</strong>tte s’était vaillamment<br />
mise à l’œuvre. Créature malingre et s<strong>ou</strong>ffreteuse, el<strong>le</strong> n’avait<br />
reçu qu’un bien petit ta<strong>le</strong>nt, mais el<strong>le</strong> essayait <strong>de</strong> <strong>le</strong> faire valoir.<br />
Son influence, si petite qu’el<strong>le</strong> fût, agissait un peu sur <strong>le</strong>s ru<strong>de</strong>s<br />
habitants du Châtelard. Ces hommes d’armes grossiers, après<br />
l’avoir t<strong>ou</strong>rmentée <strong>de</strong> mil<strong>le</strong> manières, el<strong>le</strong> et <strong>le</strong> Simonnot, sans<br />
qu’el<strong>le</strong> se fâchât ni répondît jamais autrement qu’avec la plus<br />
gran<strong>de</strong> d<strong>ou</strong>ceur, avaient fini par la respecter et même par lui<br />
v<strong>ou</strong>er une certaine affection. Ils éc<strong>ou</strong>taient parfois <strong>le</strong>s bons conseils<br />
qu’el<strong>le</strong> <strong>le</strong>ur donnait, et, <strong>le</strong> soir, el<strong>le</strong> <strong>le</strong>ur contait <strong>de</strong> bonnes<br />
histoires ; <strong>le</strong>s petits remè<strong>de</strong>s <strong>de</strong> bonne femme dont el<strong>le</strong> possédait<br />
<strong>le</strong> secret avaient déjà ad<strong>ou</strong>ci bien <strong>de</strong>s b<strong>le</strong>ssures et s<strong>ou</strong>lagé<br />
bien <strong>de</strong>s maux.<br />
Vers midi, une centaine d’hommes déb<strong>ou</strong>chaient sur <strong>le</strong><br />
vaste plateau qui s’étend <strong>de</strong> Bevaix à Cortaillod. Conrad et Itel<br />
Trosberg chevauchaient ensemb<strong>le</strong> à la tête <strong>de</strong> cette petite<br />
tr<strong>ou</strong>pe. Ils s’arrêtèrent <strong>de</strong>vant <strong>le</strong> Châtelard : t<strong>ou</strong>tes <strong>le</strong>s issues<br />
s’en tr<strong>ou</strong>vaient hermétiquement closes. Un hérault se détacha<br />
du gr<strong>ou</strong>pe et vint répéter à Guillaume l’ordre <strong>de</strong> se rendre à discrétion<br />
à son maître et suzerain Conrad <strong>de</strong> Neuchâtel et <strong>de</strong> lui<br />
remettre à l’instant Gaston <strong>de</strong> Rocheblanche. À la troisième<br />
sommation, une grosse pierre, lâchée par une main invisib<strong>le</strong>, se<br />
détacha du haut <strong>de</strong> la poterne, et faillit assommer <strong>le</strong> hérault. Un<br />
cri <strong>de</strong> rage et <strong>de</strong> vengeance s’é<strong>le</strong>va ; <strong>le</strong>s assaillants se ruèrent<br />
contre <strong>le</strong>s murs.<br />
Guillaume, en se rendant dans la c<strong>ou</strong>r p<strong>ou</strong>r veil<strong>le</strong>r à la défense,<br />
rencontra Sibyl<strong>le</strong> sur <strong>le</strong> seuil <strong>de</strong> la sal<strong>le</strong> basse :<br />
– Monte à la t<strong>ou</strong>r, lui cria-t-il ; tu sais ce que tu as à faire.<br />
– 153 –
Au lieu <strong>de</strong> monter, Sibyl<strong>le</strong> <strong>de</strong>scendit, et alla se poster <strong>de</strong>vant<br />
<strong>le</strong> cachot <strong>de</strong> Gaston.<br />
Au <strong>de</strong>hors, <strong>le</strong>s flèches p<strong>le</strong>uvaient <strong>de</strong> t<strong>ou</strong>s côtés. La Clau<strong>de</strong>tte<br />
et <strong>le</strong> Simonnot, fidè<strong>le</strong>s à <strong>le</strong>ur consigne, versaient l’hui<strong>le</strong><br />
b<strong>ou</strong>illante sur <strong>le</strong>s assiégeants et <strong>le</strong>s assommaient <strong>de</strong> pierres. Un<br />
petit onagre que Conrad avait fait approcher frappait à c<strong>ou</strong>ps<br />
red<strong>ou</strong>blés contre la poterne, et, au moyen <strong>de</strong> cor<strong>de</strong>s et<br />
d’échel<strong>le</strong>s, quelques hommes, excités par la promesse <strong>de</strong> fortes<br />
récompenses, grimpèrent <strong>le</strong> long <strong>de</strong>s murs et essayèrent <strong>de</strong> briser<br />
avec <strong>le</strong>urs haches <strong>le</strong>s chaînes <strong>de</strong> fer qui retenaient <strong>le</strong> pont<strong>le</strong>vis.<br />
Guillaume <strong>le</strong> fit rapi<strong>de</strong>ment m<strong>ou</strong>voir : <strong>le</strong>s malheureux<br />
tombèrent dans <strong>le</strong> vi<strong>de</strong> <strong>ou</strong> se tr<strong>ou</strong>vèrent pris entre la murail<strong>le</strong> et<br />
<strong>le</strong> tablier du pont.<br />
Cependant <strong>le</strong>s assaillants gagnaient du terrain. Guillaume<br />
prit à part Jean Dacie :<br />
– Moine, c’est <strong>le</strong> moment <strong>de</strong> songer au prisonnier. Expédiez-<strong>le</strong>,<br />
puis amenez son cadavre en haut ; que ce soit la première<br />
chose que ces damnés gens <strong>de</strong> Conrad aperçoivent en entrant<br />
; ils veu<strong>le</strong>nt <strong>le</strong> damoisel : on <strong>le</strong> <strong>le</strong>ur servira t<strong>ou</strong>t chaud.<br />
– Bien, répondit <strong>le</strong> moine en tirant <strong>de</strong> sa robe un poignard<br />
à lame c<strong>ou</strong>rte et affilée. Puis, se disposant à <strong>de</strong>scendre, il aj<strong>ou</strong>ta<br />
: Où est Sibyl<strong>le</strong> ?<br />
– Sur la t<strong>ou</strong>r.<br />
– C’est bien ; dans quelques instants, <strong>le</strong> beau Gaston ne<br />
n<strong>ou</strong>s gênera plus.<br />
Et faisant sonner <strong>le</strong>s c<strong>le</strong>fs que <strong>le</strong> geôlier Antoinet lui avait<br />
remises, il <strong>de</strong>scendit l’escalier qui menait aux cachots. Ses yeux,<br />
encore p<strong>le</strong>ins <strong>de</strong>s clartés du <strong>de</strong>hors, avaient peine à se faire au<br />
j<strong>ou</strong>r blafard qui régnait dans <strong>le</strong> sombre passage. Lorsqu’il fut arrivé<br />
auprès <strong>de</strong> la porte du cachot <strong>de</strong> Gaston, il vit une ombre<br />
blanche <strong>de</strong>vant lui : il eut une exclamation d’étonnement mêlée<br />
d’effroi :<br />
– 154 –
– Sibyl<strong>le</strong> ! que faites-v<strong>ou</strong>s ici ?<br />
– Et v<strong>ou</strong>s-même, sire moine ?<br />
Sa voix ne tremblait pas : l’imminence du péril la rendait<br />
forte.<br />
– Moi, reprit Dacie, moi, j’obéis à votre père, ce que v<strong>ou</strong>s<br />
ne faites guère, il me semb<strong>le</strong>… Sibyl<strong>le</strong>, laissez-moi passer !<br />
El<strong>le</strong> se serra contre la porte :<br />
– Non, jamais !<br />
Il la distinguait mieux alors, ses yeux s’acc<strong>ou</strong>tumant à<br />
l’obscurité ; el<strong>le</strong> était idéa<strong>le</strong>ment bel<strong>le</strong> : la tête un peu renversée<br />
en arrière, <strong>le</strong>s yeux lançant <strong>de</strong>s éclairs, une <strong>de</strong> ses mains cramponnée<br />
à la serrure, l’autre comme incrustée dans <strong>le</strong> bois<br />
sombre. Le moine eut un instant d’ébl<strong>ou</strong>issement ; il tomba à<br />
gen<strong>ou</strong>x <strong>de</strong>vant el<strong>le</strong> :<br />
– Je t’aime, je t’aime, Sibyl<strong>le</strong>, ne <strong>le</strong> comprends-tu pas ! La<br />
robe du moine n’était pas faite p<strong>ou</strong>r moi. Le j<strong>ou</strong>r où je t’ai vue,<br />
en arrivant à l’abbaye, j’ai senti comme un feu qui s’allumait en<br />
moi : je n’ai plus eu qu’un désir, te voir ; qu’un rêve, te possé<strong>de</strong>r.<br />
Sibyl<strong>le</strong>, <strong>ou</strong>blie qui je suis ; <strong>de</strong>puis cette heure, <strong>le</strong> frère Jean est<br />
mort ; je suis un homme jeune, ar<strong>de</strong>nt, aussi vaillant que <strong>le</strong>s<br />
autres… Viens, n<strong>ou</strong>s fuirons ensemb<strong>le</strong>… J’ai <strong>le</strong>s c<strong>le</strong>fs du s<strong>ou</strong>terrain,<br />
je <strong>le</strong>s ai volées au père Cola… N<strong>ou</strong>s n<strong>ou</strong>s enfuirons dans un<br />
pays lointain… Je suis riche ; j’ai <strong>de</strong>s trésors cachés ; t<strong>ou</strong>t cela<br />
t’appartiendra… Suis-moi, partons !…<br />
– V<strong>ou</strong>s êtes f<strong>ou</strong>, Dacie, répondit-el<strong>le</strong> froi<strong>de</strong>ment.<br />
Il reprit avec véhémence :<br />
– Tu ne veux pas, parce que je suis prêtre…<br />
Sibyl<strong>le</strong> <strong>le</strong> regardait fixement :<br />
– 155 –
– Ce n’est point parce que v<strong>ou</strong>s êtes prêtre, Jean Dacie ;<br />
c’est parce que j’aime Gaston <strong>de</strong> Rocheblanche.<br />
Il eut comme un rugissement :<br />
– Ainsi, tu ne veux pas me suivre ?<br />
– Non.<br />
– Eh bien, si tu ne <strong>le</strong> fais pas <strong>de</strong> gré, tu <strong>le</strong> feras <strong>de</strong> force. Je<br />
te veux, m’entends-tu ? Quand j’aurai frappé celui que tu aimes,<br />
je t’enlèverai, je t’emporterai par <strong>le</strong> s<strong>ou</strong>terrain dans <strong>le</strong>s bois, et<br />
alors quel<strong>le</strong> puissance humaine p<strong>ou</strong>rrait te séparer <strong>de</strong> moi ?…<br />
Laisse-moi <strong>ou</strong>vrir.<br />
D’un geste vio<strong>le</strong>nt, il la saisit par un poignet et la fit t<strong>ou</strong>rner<br />
sur el<strong>le</strong>-même. Alors, el<strong>le</strong> se cramponna à ses vêtements, à sa<br />
main qui tenait la c<strong>le</strong>f…<br />
– Tu n’y peux rien, vois-tu ! dit <strong>le</strong> moine.<br />
– Et déjà la c<strong>le</strong>f grinçait, la porte allait s’<strong>ou</strong>vrir, lorsqu’une<br />
forme noire s’élança sur Jean Dacie, et quelqu’un, <strong>le</strong> saisissant,<br />
<strong>le</strong> jeta à terre avec une tel<strong>le</strong> vio<strong>le</strong>nce que sa tête alla porter sur<br />
l’ang<strong>le</strong> d’une <strong>de</strong>s marches <strong>de</strong> pierre.<br />
Il resta là sans connaissance. Sibyl<strong>le</strong> se tr<strong>ou</strong>va délivrée<br />
comme par enchantement : el<strong>le</strong> reconnut <strong>le</strong> Simonnot… Comme<br />
il était occupé sur la t<strong>ou</strong>r à sa sinistre besogne :<br />
– Je ne sais où est la damoisel<strong>le</strong>, dit s<strong>ou</strong>dain la Clau<strong>de</strong>tte ;<br />
va voir…<br />
Et, conduit par son instinct d’animal, <strong>le</strong> pauvre garçon était<br />
arrivé juste à temps p<strong>ou</strong>r sauver la jeune fil<strong>le</strong>. Cel<strong>le</strong>-ci ne perdit<br />
pas sa présence d’esprit : sitôt qu’el<strong>le</strong> se vit délivrée, el<strong>le</strong> <strong>ou</strong>vrit<br />
la porte du cachot, prit au tr<strong>ou</strong>sseau <strong>de</strong> c<strong>le</strong>fs, qu’el<strong>le</strong> arracha <strong>de</strong>s<br />
mains du moine, cel<strong>le</strong> qui <strong>ou</strong>vrait <strong>le</strong>s fers du captif, puis se précipita<br />
dans la cellu<strong>le</strong>. El<strong>le</strong> prit à peine <strong>le</strong> temps <strong>de</strong> lui dire<br />
quelques mots, <strong>le</strong> débarrassa <strong>de</strong> ses fers, et après avoir renvoyé<br />
– 156 –
<strong>le</strong> Simonnot, el<strong>le</strong> f<strong>ou</strong>illa Jean Dacie jusqu’à ce qu’el<strong>le</strong> eût tr<strong>ou</strong>vé<br />
la c<strong>le</strong>f du s<strong>ou</strong>terrain, et lui en<strong>le</strong>va aussi son poignard.<br />
– Il <strong>de</strong>vait servir à v<strong>ou</strong>s tuer, Messire ; il servira peut-être à<br />
n<strong>ou</strong>s défendre.<br />
Puis el<strong>le</strong> l’entraîna dans <strong>le</strong> noir s<strong>ou</strong>terrain et verr<strong>ou</strong>illa la<br />
porte <strong>de</strong>rrière eux. Alors t<strong>ou</strong>te son énergie l’abandonna s<strong>ou</strong>dain<br />
; el<strong>le</strong> s’appuya sur l’épau<strong>le</strong> <strong>de</strong> son fiancé, prête à défaillir :<br />
– Ô Messire, murmura-t-el<strong>le</strong>, j’ai p<strong>ou</strong>rtant tenu ma promesse<br />
!…<br />
Et el<strong>le</strong> fondit en larmes.<br />
– 157 –
XXII<br />
LIBRES !<br />
Au <strong>de</strong>hors, la batail<strong>le</strong> continuait : <strong>le</strong>s combattants red<strong>ou</strong>blaient<br />
<strong>de</strong> furie, mais il était évi<strong>de</strong>nt que <strong>le</strong> Châtelard allait être<br />
forcé. Guillaume jeta aut<strong>ou</strong>r <strong>de</strong> lui un regard inquiet : Jean Dacie<br />
tardait bien à venir. Le châtelain dépêcha Antoinet au cachot,<br />
p<strong>ou</strong>r prêter main forte au moine, s’il en était besoin.<br />
Au b<strong>ou</strong>t <strong>de</strong> quelques instants, <strong>le</strong> geôlier reparut : il tenait<br />
dans ses bras un corps inanimé, mais c’était celui <strong>de</strong> Jean Dacie.<br />
Du Terreaux p<strong>ou</strong>ssa un cri <strong>de</strong> rage ; au même instant, un pan <strong>de</strong><br />
murail<strong>le</strong> s’écr<strong>ou</strong>la : <strong>le</strong>s forces <strong>de</strong>s assiégés se portèrent <strong>de</strong> ce côté.<br />
Mais Guillaume n’avait plus qu’une idée en tête :<br />
– Damnation ! Il ne m’échappera pas ! Je lui prendrai sa<br />
méchante vie avant que <strong>le</strong> comte pénètre ici ! Antoinet, viens<br />
avec moi !<br />
Il <strong>de</strong>scendit furieux ; mais <strong>le</strong> fugitif resta intr<strong>ou</strong>vab<strong>le</strong> ; sa<br />
rage red<strong>ou</strong>bla, lorsque, arrivé hors d’ha<strong>le</strong>ine au haut <strong>de</strong> la t<strong>ou</strong>r,<br />
il n’y vit point Sibyl<strong>le</strong>. Peu s’en fallut qu’il ne précipitât la Clau<strong>de</strong>tte<br />
par-<strong>de</strong>ssus <strong>le</strong>s créneaux : la pauvre vieil<strong>le</strong> était b<strong>le</strong>ssée,<br />
mais, malgré cela, el<strong>le</strong> continuait sa besogne ; seu<strong>le</strong>ment, <strong>de</strong>puis<br />
qu’el<strong>le</strong> avait aperçu dans la mêlée <strong>le</strong> père Anselme s’efforçant <strong>de</strong><br />
re<strong>le</strong>ver <strong>le</strong>s b<strong>le</strong>ssés, el<strong>le</strong> prenait grand soin que ses projecti<strong>le</strong>s<br />
n’atteignissent personne, et <strong>le</strong> Simonnot l’imitait.<br />
– 158 –
– Où est Sibyl<strong>le</strong> ? <strong>de</strong>manda <strong>le</strong> terrib<strong>le</strong> châtelain.<br />
– El<strong>le</strong> vient <strong>de</strong> <strong>de</strong>scendre, balbutia la pauvre créature.<br />
– L’as-tu vue, Simonnot ?<br />
L’idiot p<strong>ou</strong>ssa un grognement affirmatif.<br />
– Où ?<br />
Il eut un rire bête :<br />
– Là !<br />
Et il montrait du doigt un corbeau qui t<strong>ou</strong>rnoyait au-<strong>de</strong>ssus<br />
d’eux, pressentant qu’il y aurait bientôt <strong>de</strong> la chair à dévorer.<br />
Un c<strong>ou</strong>p <strong>de</strong> poing et un c<strong>ou</strong>p <strong>de</strong> pied formidab<strong>le</strong>s renversèrent<br />
l’idiot, et Guillaume re<strong>de</strong>scendit précipitamment l’escalier,<br />
f<strong>ou</strong>illant t<strong>ou</strong>tes <strong>le</strong>s chambres au passage. Il finit par où il aurait<br />
dû commencer : il jeta un seau d’eau sur la tête <strong>de</strong> Dacie, qui revint<br />
à lui.<br />
Le moine eut quelque peine à reprendre ses esprits, mais<br />
aussitôt qu’il eut compris :<br />
– Ils ne peuvent être que dans <strong>le</strong> s<strong>ou</strong>terrain, dit-il ; on m’en<br />
a volé la c<strong>le</strong>f.<br />
Les soldats <strong>de</strong> Conrad pénétraient déjà dans la c<strong>ou</strong>r : six à<br />
sept hommes en défendaient encore l’accès ; t<strong>ou</strong>t <strong>le</strong> reste avait<br />
été tué <strong>ou</strong> b<strong>le</strong>ssé. Guillaume appela alors <strong>de</strong>ux <strong>de</strong> ses plus soli<strong>de</strong>s<br />
gaillards, et, munis <strong>de</strong> <strong>le</strong>urs haches d’armes, ils s’enfuirent<br />
dans l’intérieur du castel. Dacie v<strong>ou</strong>lut <strong>le</strong>s suivre, mais il ne put<br />
se dresser sur ses jambes, et retomba l<strong>ou</strong>r<strong>de</strong>ment avec une imprécation…<br />
– C’est là qu’ils sont, hurlait Guillaume. À l’œuvre ! Enfoncez<br />
la porte et tuons-<strong>le</strong>s comme <strong>de</strong>s chiens p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong>s offrir à Messire<br />
Conrad !<br />
– 159 –
Et <strong>le</strong>s l<strong>ou</strong>r<strong>de</strong>s haches retombèrent <strong>de</strong> t<strong>ou</strong>t <strong>le</strong>ur poids sur la<br />
porte du s<strong>ou</strong>terrain. El<strong>le</strong> fut ébranlée ; mais, comme el<strong>le</strong> avait<br />
un revêtement <strong>de</strong> fer, el<strong>le</strong> ne céda pas. Les c<strong>ou</strong>ps red<strong>ou</strong>blèrent :<br />
un <strong>de</strong>s panneaux vola en éclats ; un second eut <strong>le</strong> même sort ; au<br />
troisième, Guillaume pénétrait dans <strong>le</strong> s<strong>ou</strong>terrain.<br />
Gaston avait placé Sybil<strong>le</strong> <strong>de</strong>rrière lui et attendait, <strong>le</strong> poignard<br />
<strong>le</strong>vé. Du Terreaux l’avait aperçu :<br />
– Voilà p<strong>ou</strong>r toi, lui cria-t-il, et p<strong>ou</strong>r cette créature qui m’a<br />
trahi !<br />
Et brandissant sa hache, il allait frapper, lorsqu’avec un<br />
hur<strong>le</strong>ment <strong>de</strong> d<strong>ou</strong><strong>le</strong>ur, il t<strong>ou</strong>rna sur lui-même et s’affaissa…<br />
Trois hommes <strong>de</strong>scendaient à ce moment l’escalier du s<strong>ou</strong>terrain.<br />
À cette vue, pris <strong>de</strong> panique, <strong>le</strong>s <strong>de</strong>ux soldats <strong>de</strong> Guillaume<br />
lâchèrent <strong>le</strong>urs armes et s’enfuirent dans <strong>le</strong>s caves.<br />
– Grand Dieu ! arriverions-n<strong>ou</strong>s trop tard ? dit l’un <strong>de</strong>s<br />
survenants, qui n’était autre qu’Itel Trosberg. Et <strong>de</strong> sa voix la<br />
plus forte, il cria : Gaston ! Gaston ! Ce sont <strong>de</strong>s amis ; viens, tu<br />
es sauvé !<br />
Un cri joyeux lui répondit, et, l’instant d’après, <strong>le</strong> jeune<br />
homme se tr<strong>ou</strong>vait dans <strong>le</strong>s bras <strong>de</strong> son onc<strong>le</strong>.<br />
Sibyl<strong>le</strong>, agen<strong>ou</strong>illée près du cadavre <strong>de</strong> son père, p<strong>le</strong>urait ;<br />
son fiancé revint bientôt à el<strong>le</strong>, et passant son bras aut<strong>ou</strong>r <strong>de</strong> sa<br />
tail<strong>le</strong>, la re<strong>le</strong>va :<br />
– Viens ! dit-il, <strong>le</strong> passé est mort, ne songe plus qu’à<br />
l’avenir.<br />
Puis, la conduisant <strong>de</strong>vant Itel :<br />
– Voilà cel<strong>le</strong> qui m’a sauvé et qui sera ma femme.<br />
Ent<strong>ou</strong>ré <strong>de</strong> t<strong>ou</strong>s ses soldats, Conrad attendait dans la c<strong>ou</strong>r ;<br />
à cause <strong>de</strong> la jeune fil<strong>le</strong>, il avait suspendu <strong>le</strong> pillage. Il<br />
– 160 –
s’approcha vivement d’el<strong>le</strong> et lui baisa la main. S<strong>ou</strong>dain, un cri<br />
rauque perça l’air : Sibyl<strong>le</strong> sembla sortir d’un rêve :<br />
– La Clau<strong>de</strong>tte ! Le Simonnot ! s’écria-t-el<strong>le</strong>.<br />
Un soldat fut dépêché au haut <strong>de</strong> la t<strong>ou</strong>r et ramena au b<strong>ou</strong>t<br />
d’un instant <strong>le</strong>s <strong>de</strong>ux malheureuses créatures t<strong>ou</strong>tes tremblantes.<br />
L’idiot vint se réfugier aux gen<strong>ou</strong>x <strong>de</strong> Sibyl<strong>le</strong>, qui passa<br />
d<strong>ou</strong>cement sa main fine sur sa tête inculte. Et comme <strong>le</strong>s assistants<br />
la regardaient surpris, el<strong>le</strong> dit :<br />
– Que ces <strong>de</strong>ux personnes soient traitées comme <strong>de</strong> mes<br />
amis, et <strong>de</strong>s meil<strong>le</strong>urs.<br />
Itel, à ce moment, prit la paro<strong>le</strong> :<br />
– Chère damoisel<strong>le</strong>, dit-il tristement, <strong>le</strong> père Anselme…<br />
Sibyl<strong>le</strong> l’interrompit par un cri d’angoisse :<br />
– Il est mort ?…<br />
– Pas encore ; mais cela ne saurait tar<strong>de</strong>r. Il se penchait sur<br />
un <strong>de</strong> nos soldats renversé par un c<strong>ou</strong>p <strong>de</strong> hache, quand une<br />
flèche l’a atteint ; Monseigneur Conrad l’a fait aussitôt transporter<br />
dans sa tente.<br />
Comme Sibyl<strong>le</strong> et Gaston approchaient <strong>de</strong> la tente du<br />
comte, Gaston s’arrêta brusquement et p<strong>ou</strong>ssa une exclamation<br />
<strong>de</strong> surprise. Déjà <strong>de</strong>ux bras ent<strong>ou</strong>raient son c<strong>ou</strong>, tandis qu’un<br />
d<strong>ou</strong>x visage c<strong>ou</strong>ronné d’une auréo<strong>le</strong> blon<strong>de</strong> se pressait contre <strong>le</strong><br />
sien. Puis, la première effusion passée :<br />
– V<strong>ou</strong>s venez dire adieu au père Anselme, dit Simonne : il<br />
peut à peine respirer ; t<strong>ou</strong>t à l’heure il <strong>de</strong>mandait Sibyl<strong>le</strong>.<br />
Un s<strong>ou</strong>rire éclaira la figure du m<strong>ou</strong>rant lorsque Gaston et<br />
Sibyl<strong>le</strong> entrèrent auprès <strong>de</strong> lui :<br />
– Mes enfants ! Ô joie ! Je puis al<strong>le</strong>r en paix : v<strong>ou</strong>s êtes<br />
sauvés.<br />
– 161 –
Gaston et Sibyl<strong>le</strong> s’étaient agen<strong>ou</strong>illés <strong>de</strong>vant <strong>le</strong> vieillard.<br />
Celui-ci, dans un effort suprême, étendit ses mains sur eux :<br />
– Soyez bénis !<br />
Sa paro<strong>le</strong> expira ; son regard chercha Simonne, il lui s<strong>ou</strong>rit,<br />
puis retomba en arrière : t<strong>ou</strong>t était fini.<br />
Les assistants sortirent en si<strong>le</strong>nce. Les soldats <strong>de</strong> Conrad<br />
étaient occupés à creuser <strong>de</strong>s fosses au pied du Châtelard p<strong>ou</strong>r y<br />
ensevelir <strong>le</strong>s morts : t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s défenseurs du castel avaient péri.<br />
Sibyl<strong>le</strong> pria <strong>le</strong> comte <strong>de</strong> faire donner à du Terreaux une sépulture<br />
à part ; Conrad <strong>le</strong> lui accorda. La jeune fil<strong>le</strong> ferma el<strong>le</strong>même<br />
<strong>le</strong>s yeux <strong>de</strong> ce père qui n’avait été qu’un tyran p<strong>ou</strong>r el<strong>le</strong>,<br />
lava son visage t<strong>ou</strong>t s<strong>ou</strong>illé <strong>de</strong> b<strong>ou</strong>e et <strong>de</strong> sang, et pria p<strong>ou</strong>r son<br />
âme, tandis qu’on <strong>le</strong> c<strong>ou</strong>chait dans la terre. Il y avait encore <strong>le</strong><br />
père Anselme à ensevelir : sur <strong>le</strong> vœu <strong>de</strong> Sibyl<strong>le</strong>, il fut enterré<br />
près <strong>de</strong> sa chère cabane ; la tombe du vieillard fut placée à<br />
l’ombre d’un jeune poirier sauvage. Cet arbre subsiste encore<br />
auj<strong>ou</strong>rd’hui : il est connu s<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> nom <strong>de</strong> Bataillard ; on raconte<br />
en effet que lors <strong>de</strong> la batail<strong>le</strong> <strong>de</strong> Grandson, l’arrière-gar<strong>de</strong> <strong>de</strong>s<br />
Suisses campa auprès.<br />
Le <strong>le</strong>n<strong>de</strong>main, Conrad reprit <strong>le</strong> chemin <strong>de</strong> Neuchâtel, emmenant<br />
Gaston, Sibyl<strong>le</strong> et Simonne. Le comte reçut magnifiquement<br />
ses hôtes, comme afin <strong>de</strong> <strong>le</strong>ur faire <strong>ou</strong>blier t<strong>ou</strong>tes <strong>le</strong>urs<br />
angoisses passées.<br />
Deux mois plus tard, Gaston, sa jeune femme et sa sœur,<br />
après avoir pris tendrement congé <strong>de</strong> <strong>le</strong>urs amis du comté <strong>de</strong><br />
Neuchâtel, partirent p<strong>ou</strong>r Rocheblanche. Conrad avait donné à<br />
Sibyl<strong>le</strong> t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s trésors tr<strong>ou</strong>vés au Châtelard ; <strong>de</strong> plus, il lui avait<br />
payé 9000 florins d’or p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong> droit d’abattre <strong>le</strong> vieux castel, et<br />
c’est avec une d<strong>ou</strong>ce fierté que la jeune femme se disait qu’el<strong>le</strong><br />
allait apporter <strong>le</strong> bien-être dans la maison <strong>de</strong> Rocheblanche.<br />
Quant à la Clau<strong>de</strong>tte et au Simonnot, ils se tr<strong>ou</strong>vaient installés<br />
dans la cabane du père Anselme, et Sibyl<strong>le</strong>, après avoir<br />
– 162 –
généreusement p<strong>ou</strong>rvu à <strong>le</strong>urs besoins présents, avait chargé<br />
son onc<strong>le</strong> <strong>de</strong> s’occuper d’eux jusqu’à la fin.<br />
– 163 –
ÉPILOGUE<br />
Le petit castel <strong>de</strong> Rocheblanche était en fête : la veil<strong>le</strong> un<br />
messager avait annoncé la prochaine arrivée <strong>de</strong>s ép<strong>ou</strong>x. Jehanne<br />
et sa mère ne p<strong>ou</strong>vaient s’habituer à l’idée d’un pareil<br />
bonheur, et quand, par un beau soir <strong>de</strong> décembre, el<strong>le</strong>s virent<br />
<strong>de</strong>ux haquenées blanches et un pa<strong>le</strong>froi noir s’arrêter <strong>de</strong>vant <strong>le</strong><br />
pont-<strong>le</strong>vis, <strong>le</strong> saisissement <strong>le</strong>s empêcha presque <strong>de</strong> <strong>de</strong>scendre à<br />
la rencontre <strong>de</strong>s arrivants.<br />
Sibyl<strong>le</strong> fut reçue à bras <strong>ou</strong>verts. Jehanne ne se lassait pas<br />
d’admirer sa bel<strong>le</strong>-sœur :<br />
– Que v<strong>ou</strong>s êtes bel<strong>le</strong>, Sibyl<strong>le</strong>, et que v<strong>ou</strong>s êtes bonne !…<br />
Un bruit <strong>de</strong> pas léger se fit entendre, la porte s’<strong>ou</strong>vrit : Olivière<br />
entra, bel<strong>le</strong> et nob<strong>le</strong> comme t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs. Gaston la serra longuement<br />
contre son cœur : il savait t<strong>ou</strong>t ce qu’il lui <strong>de</strong>vait :<br />
– Ma sœur chérie, c’est à gen<strong>ou</strong>x qu’il faudrait te remercier.<br />
Olivière, s<strong>ou</strong>riante, embrassait Sibyl<strong>le</strong>. Quant à Simonne,<br />
el<strong>le</strong> dansait aut<strong>ou</strong>r <strong>de</strong> la tab<strong>le</strong> en chantant. Puis s<strong>ou</strong>dain, jetant<br />
ses bras aut<strong>ou</strong>r du c<strong>ou</strong> <strong>de</strong> Madame <strong>de</strong> Rocheblanche :<br />
– Ô mère, mère chérie, <strong>le</strong> bonheur va me rendre fol<strong>le</strong> ! Je<br />
ne sais plus s’il faut p<strong>le</strong>urer <strong>ou</strong> s’il faut rire !<br />
– 164 –
Et cachant sa figure sur l’épau<strong>le</strong> <strong>de</strong> sa mère, el<strong>le</strong> se mit à<br />
faire <strong>le</strong>s <strong>de</strong>ux en même temps.<br />
FIN<br />
– 165 –
Ce livre <strong>numérique</strong> :<br />
a été édité par :<br />
l’Association Les B<strong>ou</strong>rlapapey,<br />
bibliothèque <strong>numérique</strong> roman<strong>de</strong><br />
– Élaboration :<br />
http://www.ebooks-bnr.com/<br />
en octobre 2012<br />
Les membres <strong>de</strong> l’association qui ont participé à l’édition,<br />
aux corrections, aux conversions et à la publication <strong>de</strong> ce livre<br />
<strong>numérique</strong> sont : Isabel<strong>le</strong>, Françoise.<br />
– S<strong>ou</strong>rces :<br />
Ce livre <strong>numérique</strong> est réalisé d’après : Alice <strong>de</strong> Chambrier,<br />
Sibyl<strong>le</strong> <strong>ou</strong> <strong>le</strong> Châtelard <strong>de</strong> Bevaix, Lausanne, Spes, 1934. La<br />
photo <strong>de</strong> première page est tirée du blog <strong>de</strong> Mart<strong>ou</strong>f<br />
(http://mart<strong>ou</strong>f.ch/). Prise par Mathieu Despont, dans la série<br />
<strong>de</strong>s « arbres au mois <strong>de</strong> février », el<strong>le</strong> fait partie du gr<strong>ou</strong>pe « Eiger,<br />
Mönch et Jungfrau ».<br />
– Dispositions :<br />
Ce livre <strong>numérique</strong> – basé sur un texte libre <strong>de</strong> droit – est à<br />
votre disposition. V<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>vez l’utiliser librement, sans <strong>le</strong> modifier,<br />
mais uniquement à <strong>de</strong>s fins non commercia<strong>le</strong>s et non professionnel<strong>le</strong>s.<br />
Merci d’en indiquer la s<strong>ou</strong>rce en cas <strong>de</strong> reproduction.<br />
T<strong>ou</strong>t lien vers notre site est bienvenu…
– 167 –<br />
– Qualité :<br />
N<strong>ou</strong>s sommes <strong>de</strong>s bénévo<strong>le</strong>s, passionnés <strong>de</strong> littérature.<br />
N<strong>ou</strong>s faisons <strong>de</strong> notre mieux mais cette édition peut t<strong>ou</strong>tefois<br />
être entachée d’erreurs et l’intégrité parfaite du texte par rapport<br />
à l’original n’est pas garantie. Nos moyens sont limités et<br />
votre ai<strong>de</strong> n<strong>ou</strong>s est indispensab<strong>le</strong> ! Ai<strong>de</strong>z n<strong>ou</strong>s à réaliser<br />
ces livres et à <strong>le</strong>s faire connaître…<br />
– Remerciements :<br />
N<strong>ou</strong>s remercions <strong>le</strong>s éditions du gr<strong>ou</strong>pe Ebooks libres et<br />
gratuits (http://www.ebooksgratuits.com/) p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong>ur ai<strong>de</strong> et<br />
<strong>le</strong>urs conseils qui ont rendu possib<strong>le</strong> la réalisation <strong>de</strong> ce livre<br />
<strong>numérique</strong>.