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Josee Larochelle - Cégep de Rimouski

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Approcher le texte littéraire d’une façon anarcho-pragmatique (ou pragmatico-anarchique)<br />

D’entrée <strong>de</strong> jeu, le lien que j’ai souhaité faire entre ma communication et le thème du colloque <strong>de</strong><br />

cette année, le littéraire, le social et le politique, c’est l’acte même d’enseigner la littérature, qui<br />

est pour moi en soi un acte à la fois social et politique.<br />

Je m’explique : pour moi, la littérature postule un engagement personnel qu’il est impossible <strong>de</strong><br />

« transmettre ». On ne peut pas faire vivre aux étudiants du collégial la vibration que l’on ressent à<br />

la lecture d’œuvres littéraires. Surtout quand ceux auxquels on s’adresse sont pour la plupart<br />

inscrits dans un programme technique et ne sont pas nécessairement spontanément attirés par la<br />

littérature. D’ailleurs, il faut reconnaître que l’univers dans lequel ils sont plongés les invite à une<br />

certaine culture, voire un culte, <strong>de</strong> la facilité – ne serait-ce que par l’omniprésence <strong>de</strong>s médias à<br />

prédominance visuelle –, une culture aussi <strong>de</strong> la rapidité.<br />

La culture d’aujourd’hui en est une <strong>de</strong> l’éphémère. Tout va toujours vite – sinon, on peut toujours<br />

zapper. Les étudiants sont surstimulés, dès leur plus jeune âge, par les différents moyens <strong>de</strong><br />

divertissement qui s’offrent à eux : le cinéma, les jeux vidéo, Internet et ses médias sociaux… Cela<br />

les amène <strong>de</strong> plus en plus à développer le syndrome <strong>de</strong> FOMO (pour fear of missing out) 1 ,<br />

l’angoisse <strong>de</strong> manquer quelque chose s’ils ne sont pas au courant à tout moment <strong>de</strong> ce que font<br />

leur centaine d’amis.<br />

C’est pourquoi, à l’instar <strong>de</strong> Charles Dantzig, je soutiens que lire est un acte <strong>de</strong> résistance sociale :<br />

c’est s’extraire du mon<strong>de</strong> pour mieux l’observer, pour mieux le comprendre, pour mieux se<br />

comprendre…<br />

Ma tentative <strong>de</strong> rapprocher la littérature <strong>de</strong>s étudiants constitue donc, pour moi, un acte <strong>de</strong><br />

résistance sociopolitique.<br />

C’est pourquoi tout mon travail vise, d’une part, à donner envie <strong>de</strong> lire. Je veux que mes étudiants<br />

puissent éprouver le plaisir physique <strong>de</strong> la lecture dont parle Daniel Pennac dans Comme un roman<br />

et dans Chagrin d’école. Je veux qu’ils arrivent à savourer la lenteur du lecteur qui s’extrait du<br />

1 Je n’invente rien : ce nouveau syndrome a fait récemment son apparition dans le DSM-IV, la bible <strong>de</strong>s psychologues.


temps qui passe sans lui… Je tente <strong>de</strong> miser ici sur le fait que la littérature leur parle d’eux-mêmes<br />

(parce que, comme le souligne Jean Forest dans Psychanalyse, littérature et enseignement, les<br />

jeunes sont forcément intéressés, quand on leur parle d’eux). Or, tout texte me parle <strong>de</strong> moi<br />

comme être humain – c’est ça que je veux que les étudiants découvrent pour qu’ils éprouvent<br />

l’envie <strong>de</strong> lire (ce qui arrive parfois dans leur <strong>de</strong>rnier cours <strong>de</strong> littérature au cégep, quand on sort<br />

enfin <strong>de</strong> la lecture-pour-la-dissertation, malheureusement trop tard dans leur formation, à mon<br />

avis… mais il s’agit d’un autre débat).<br />

C’est aussi pourquoi tout mon travail vise, d’autre part, à donner du plaisir à lire, entre autres en<br />

rendant accessibles les œuvres littéraires. Il s’agit <strong>de</strong> partir <strong>de</strong> la culture première <strong>de</strong>s jeunes pour<br />

l’enrichir, pour les amener ailleurs, pour leur faire voir que, plus elle est vaste, plus on arrive à<br />

faire <strong>de</strong>s liens, plus on savoure les œuvres littéraires.<br />

J’enseigne la littérature pour changer le mon<strong>de</strong>, rien <strong>de</strong> moins. C’est probablement pourquoi mon<br />

enseignement <strong>de</strong> la littérature insiste beaucoup, <strong>de</strong> façon indirecte, sur les valeurs <strong>de</strong>s jeunes. Je<br />

suppose que, si on souhaite les amener à lire autre chose qu’Anne Robillard ou Agatha Christie, ce<br />

n’est pas pour qu’ils pérorent un jour sur les allitérations ou les métaphores d’un classique, mais<br />

pour qu’ils développent une sensibilité pas toujours naturelle pour l’écriture, celle qui, à cause <strong>de</strong><br />

la chair <strong>de</strong> poule ou du vague à l’âme qui suit le vrai plongeon dans une œuvre qui nous fait vibrer,<br />

pousse à l’introspection, à l’amélioration personnelle.<br />

Mon approche <strong>de</strong> la lecture et <strong>de</strong> son enseignement est orientée par ma formation en<br />

psychopédagogie, mais elle n’est pas en soi particulièrement méthodique 2 et varie en fonction <strong>de</strong>s<br />

groupes auxquels j’enseigne. En fait, je ne crois pas avoir jamais enseigné une œuvre <strong>de</strong>ux fois <strong>de</strong><br />

la même façon…<br />

Je commence tout <strong>de</strong> même toujours par préparer mes étudiants à la lecture qu’ils auront à faire.<br />

Une première amorce me sert à « vendre » l’œuvre à lire. J’explique par exemple qu’elle est<br />

toujours d’actualité ou qu’elle est truffée <strong>de</strong> rebondissements – je partage avec les étudiants les<br />

2 D’où ma surprise lorsque j’ai été invitée à participer à un panel s’intitulant Différentes approches <strong>de</strong> l’œuvre<br />

littéraire : <strong>de</strong> l’importance et <strong>de</strong> la pertinence <strong>de</strong> chacune, puisque je n’avais pas l’impression d’avoir une approche<br />

particulière. D’où aussi le choix <strong>de</strong> l’appellation d’anarcho-pragmatique ou <strong>de</strong> pragmatico-anarchique : peu m’importe<br />

au fond la façon, tant que j’atteins mes buts.


aisons qui ont motivé mon choix <strong>de</strong> l’œuvre elle-même autant que <strong>de</strong> l’édition. Forcés <strong>de</strong> lire<br />

Yvain ou le chevalier au lion, les étudiants ont besoin <strong>de</strong> se faire dire qu’ils liront un texte où l’on<br />

parle d’amour, où le sang coule à flots, dont les péripéties se succè<strong>de</strong>nt à un rythme digne d’une<br />

télésérie, dont l’édition, qui peut paraître « un peu bébé », a été choisie parce que c’est la moins<br />

chère et qu’elle présente une traduction fort proche <strong>de</strong> l’original. Avant la lecture du texte, j’essaie<br />

toujours aussi <strong>de</strong> m’assurer que les étudiants ont un minimum <strong>de</strong> connaissances théoriques pour<br />

apprécier l’œuvre au programme – je pars par exemple <strong>de</strong>s stéréotypes <strong>de</strong>s étudiants pour<br />

expliquer le courant littéraire auquel appartient l’œuvre, donc ses caractéristiques principales,<br />

histoire d’orienter l’horizon d’attente <strong>de</strong>s étudiants, qui leur permet une lecture participative. Pour<br />

un texte comme Yvain, il est fort simple par exemple <strong>de</strong> partir <strong>de</strong>s films contemporains d’action ou<br />

d’amour, qui présentent tous ou presque une image actualisée <strong>de</strong>s caractéristiques du héros épique<br />

ou <strong>de</strong> l’amour courtois. Au moment d’entamer la lecture proprement dite, je lis une partie du texte<br />

à voix haute à mes étudiants, afin qu’ils enten<strong>de</strong>nt le rythme pour s’en imprégner – s’il y a lieu, à<br />

ce moment, je fais aussi un mo<strong>de</strong>lage <strong>de</strong> certaines stratégies <strong>de</strong> lecture pertinentes. Avant <strong>de</strong> les<br />

laisser seuls avec leur œuvre, je regar<strong>de</strong> avec eux les notes <strong>de</strong> lecture à prendre (tout en leur<br />

admettant assez franchement que je n’aime pas toujours prendre <strong>de</strong>s notes moi-même quand je lis,<br />

mais qu’ils doivent se rappeler qu’ils lisent une œuvre obligatoire dans le cadre d’un cours… et<br />

que le plaisir ne doit pas exclure le travail intellectuel – à la limite, je mise sur leur paresse et le<br />

fait qu’ils n’auront pas envie <strong>de</strong> lire le texte une <strong>de</strong>uxième fois : aussi bien prendre <strong>de</strong>s notes la<br />

première !).<br />

Je les gui<strong>de</strong> ensuite pendant cette lecture, par différents moyens. J’utilise d’abord un journal <strong>de</strong><br />

lecture, près du journal dialogué <strong>de</strong> Jocelyne Giasson, qui invite la prise <strong>de</strong> notes personnelles<br />

autant que scolaires. Il m’importe que les étudiants puissent exprimer leurs impressions sur<br />

l’histoire autant que <strong>de</strong> voir leur compréhension du texte. J’organise aussi <strong>de</strong>s groupes <strong>de</strong><br />

discussion en début ou en fin <strong>de</strong> cours (forum électronique <strong>de</strong> discussion), autour <strong>de</strong> ces notes <strong>de</strong><br />

lecture, pour que les étudiants puissent partager leurs impressions, leurs incompréhensions, etc. Ils<br />

sont d’ailleurs invités à faire <strong>de</strong>s liens constants entre la théorie vue en classe et l’œuvre lue. Pour<br />

les ai<strong>de</strong>r, j’utilise <strong>de</strong> nombreux textes en réseau, tous ramenés à l’œuvre centrale. Dans certains<br />

cas, je fais ici appel en plus à l’écriture créative : les étudiants sont invités par exemple à imaginer<br />

la fin d’un fabliau médiéval comme le Dit <strong>de</strong>s perdrix ou Bisclavret. Il m’arrive aussi souvent <strong>de</strong><br />

leur faire réécrire <strong>de</strong>s passages <strong>de</strong> textes anciens en langage québécois mo<strong>de</strong>rne (<strong>de</strong>s extraits <strong>de</strong> la


Chanson <strong>de</strong> Roland, par exemple, ou du Cid) et <strong>de</strong> faire jouer ces passages par les étudiants <strong>de</strong>vant<br />

la classe pour faire ressortir les procédés stylistiques employés par l’auteur, initialement<br />

(l’hyperbole, par exemple, ou l’anaphore, figures par excellence <strong>de</strong> la gesta, qui se prêtent fort<br />

bien à l’exercice). J’illustre aussi constamment les concepts par <strong>de</strong>s images et <strong>de</strong>s sources audiovidéo<br />

(par exemple, je présente <strong>de</strong>s extraits <strong>de</strong> la série Kaamelot pour illustrer humoristiquement<br />

la vie au Moyen Âge, <strong>de</strong>s textes <strong>de</strong> François Pérusse ou <strong>de</strong>s sketches <strong>de</strong> Daniel Lemire pour<br />

illustrer les types <strong>de</strong> comique et rendre plus clairs l’humour et les pièces <strong>de</strong> Molière). J’aimerais<br />

éventuellement mettre en place aussi une sorte <strong>de</strong> carnet <strong>de</strong> vocabulaire (qu’on pourrait imaginer<br />

sur iPad ou sur iPhone, peut-être ?). Assorti d’un défi <strong>de</strong> réutilisation d’une semaine à l’autre, il<br />

pourrait s’agir d’une façon plaisante d’enrichir réellement le lexique <strong>de</strong>s étudiants et, qui sait,<br />

d’arracher <strong>de</strong> leurs lèvres les expressions « dans le fond », « genre », ou « comme genre »…<br />

J’essaie finalement <strong>de</strong> m’assurer ensuite <strong>de</strong> l’intégration <strong>de</strong> cette lecture, du réinvestissement <strong>de</strong>s<br />

connaissances acquises et <strong>de</strong>s compétences développées en lecture littéraire, le plus souvent dans<br />

<strong>de</strong>s activités ludiques. Dans un premier temps, j’insiste pour que les étudiants formulent une<br />

critique personnelle <strong>de</strong>s œuvres (déjà prévue dans le journal <strong>de</strong> lecture), surtout parce que le type<br />

<strong>de</strong> rédaction qu’on attend d’eux ne leur permet pas <strong>de</strong> formuler quelque point <strong>de</strong> vue personnel<br />

que ce soit. Comme si on lisait pour disserter dans la vraie vie ! Ce que je tente alors <strong>de</strong> leur<br />

montrer, c’est que, s’ils ont aimé l’œuvre, c’est en raison <strong>de</strong> ses caractéristiques formelles et <strong>de</strong>s<br />

liens qu’ils sont arrivés à faire entre le mon<strong>de</strong> duquel elle est issue et celui d’aujourd’hui – d’où<br />

l’intérêt <strong>de</strong>s concepts abordés en classe. Une activité intéressante que je fais aussi faire aux<br />

étudiants est une « biographie corporelle » <strong>de</strong>s personnages d’une pièce <strong>de</strong> théâtre (souvent une<br />

comédie <strong>de</strong> Molière, comme le Bourgeois gentilhomme). De gran<strong>de</strong>ur nature, ce personnage<br />

permet <strong>de</strong> mettre en relief le lien entre ses valeurs, ses actions et ses répliques dans la pièce. Il fait<br />

aussi ressortir l’intérêt <strong>de</strong> l’œuvre littéraire et <strong>de</strong> l’écriture (ici satirique) comme acte politique par<br />

excellence. Une telle séquence se conclut souvent par le visionnage en classe d’une œuvre en lien<br />

avec la lecture, Molière, par exemple, ou une <strong>de</strong>s six versions que je possè<strong>de</strong> du Bourgeois<br />

gentilhomme (vraiment…), ou encore une autre pièce du dramaturge jouée par la Comédie<br />

Française – le but ici étant <strong>de</strong> faire voir aux étudiants l’intérêt d’une culture générale élargie, qui<br />

permet d’avoir davantage <strong>de</strong> plaisir.


En somme, ma métho<strong>de</strong> anarcho-pragmatique ou pragmatico-anarchique, qui n’en est pas une,<br />

vise à rapprocher les étudiants <strong>de</strong> la pratique littéraire en démystifiant le texte et le travail<br />

d’analyse. Je fais le pari qu’en ayant du plaisir à lire, ils auront envie <strong>de</strong> lire encore. Et si je n’ai<br />

pas encore changé le mon<strong>de</strong>, j’ai déjà « dévoyé » quelques étudiants, maintenant inscrits dans<br />

diverses facultés <strong>de</strong> lettres d’universités québécoises. Pari gagné pour ceux-là !

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