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Gens qui rient, Gens qui pleurent - Agglopole Provence

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<strong>Gens</strong> <strong>qui</strong> <strong>rient</strong>,<br />

<strong>Gens</strong> <strong>qui</strong> <strong>pleurent</strong><br />

Par Hélène KATSARAS<br />

re<br />

Li ensemble<br />

en Méditerranée


2<br />

Lire Ensemble 2013 : Concours de nouvelles


<strong>Gens</strong> <strong>qui</strong> <strong>rient</strong>,<br />

<strong>Gens</strong> <strong>qui</strong> <strong>pleurent</strong><br />

Par Hélène KATSARAS<br />

a reçu le Grand prix <strong>Agglopole</strong> <strong>Provence</strong> pour le<br />

concours de nouvelles adultes de Lire Ensemble<br />

2013 sur le thème « <strong>Gens</strong> d’ici et d’ailleurs »<br />

" <strong>Gens</strong> <strong>qui</strong> <strong>rient</strong>, <strong>Gens</strong> <strong>qui</strong> <strong>pleurent</strong> " 3


4<br />

Président du jury :<br />

> Jo Ros, auteur parrain<br />

Membres du jury :<br />

> Béatrice Clémente, bibliothécaire à Charleval<br />

> Roselyne Elbel, bibliothécaire à Saint-Chamas<br />

> Marie-France Givran, bibliothécaire à Sénas<br />

> Jean-Christophe Incerti, libraire à «La Portée des Mots»<br />

à Salon-de-<strong>Provence</strong><br />

> Dominique Marçon, journaliste à Zibeline<br />

> Frédérique Relu, bibliothécaire à Mallemort<br />

Lire Ensemble 2013 : Concours de nouvelles


préface<br />

<strong>Gens</strong> d’ici, <strong>Gens</strong> d’ailleurs<br />

Comment savoir si les gens rencontrés sont<br />

d’ici ou d’ailleurs, ou bien étaient d’ailleurs et<br />

se sont installés ici, ou bien sont d’ici et ont<br />

des rêves d’ailleurs ? Enigme difficile, sauf si<br />

on prend le temps de l’échange, le temps de<br />

la discussion, de l’écoute et enfin la perspective<br />

d’un mieux vivre ensemble entre ceux<br />

d’ici et ceux d’ailleurs. Et comment savoir si<br />

une écriture peut lever le doute des limites de<br />

ces deux espaces du dedans et du dehors ?<br />

Encore une fois aller aux rivages des mots,<br />

au secret de la phrase.<br />

Le jury, dans cet ailleurs et ce territoire a eu<br />

du mal à se décider. Mais à force d’échange,<br />

d’écoute, d’arguments contradictoires, il<br />

espère que le choix aura été le bon pour ces<br />

trois prix <strong>qui</strong> augurent de la bonne vivacité de<br />

l’écriture. L’écriture, le seul passeport pour<br />

que les gens d’ici et d’ailleurs n’aient aucune<br />

frontière <strong>qui</strong> les sépare.<br />

Jo Ros<br />

" <strong>Gens</strong> <strong>qui</strong> <strong>rient</strong>, <strong>Gens</strong> <strong>qui</strong> <strong>pleurent</strong> " 5


6<br />

« <strong>Gens</strong> <strong>qui</strong> <strong>rient</strong>,<br />

<strong>Gens</strong> <strong>qui</strong> <strong>pleurent</strong> »<br />

C’est toujours le corps <strong>qui</strong> cause en premier,<br />

avant la tête, avant que les mots ne montent,<br />

ne se fraient une percée jusqu’à la bouche et<br />

ne fassent résonner du sens, du vrai.<br />

Ce matin face à l’assistante sociale, Marianne<br />

s’est sentie hargneuse jusqu’aux os, un<br />

condensé de rage <strong>qui</strong> donne envie de boxer.<br />

Malgré ça, elle a réussi à trouver deux phrases<br />

complètes. Et même correctes. Factuelles.<br />

Elle a dit : « Oui, Madame, je suis actuellement<br />

en recherche d’emploi active. J’ai eu deux<br />

entretiens ce mois-ci et je suis optimiste, on<br />

m’a dit qu’on me tiendrait au courant. »<br />

Mais l’assistante sociale a fait la moue. Elle<br />

s’est montrée chafouine et encore plus moche<br />

qu’elle n’était. Arborant un maintien de paroissienne<br />

fraîchement absoute, calée sur de gros<br />

mollets de pouliche au rencart. L’entrevue<br />

s’est conclue sur sa voix de brebis mal traite :<br />

« Mademoiselle, revenez me voir quand vous<br />

aurez trouvé un emploi stable, un CDI de<br />

préférence. On pourra alors songer à entamer<br />

les démarches re<strong>qui</strong>ses et envisager la récupération<br />

de la garde de votre fille. »<br />

Poignée de main spongieuse. Contact écœurant.<br />

A gerber.<br />

- Mais t’espérais quoi, ho couillonne ! demande<br />

Lire Ensemble 2013 : Concours de nouvelles


Denis. Qu’elle te déroule le tapis rouge sur la<br />

Canebière et que tu repartes avec ta gamine<br />

sous le bras ? On devient pas apte comme ça,<br />

du jour en lendemain à élever sa gosse, juste<br />

parce qu’on fait un salamalec aux autorités…<br />

surtout quand on s’est fait pécho la main au<br />

goulot, estramassée dans le caniveau. Les<br />

institutions, j’les connais, va ! C’est tous des<br />

saletés là-dedans. Et la justice, pire que ça !<br />

Elle veut bien le croire Marianne qu’il en a tâté<br />

un rayon sur le sujet, à voir sa gueule cave,<br />

son cheveu tout tordu de crasse et sa cicatrice<br />

à la joue. Avec son allure de mafalou, elle<br />

parierait même que son casier s’est fait dépuceler<br />

bien avant lui.<br />

Denis, elle le croise souvent dans ce bar. Il<br />

habite dans un hôtel pourave à Belsunce et<br />

zone méticuleusement aux Réformés. Quand<br />

elle est entrée, il était seul avec son pastis. Il<br />

lui a proposé de boire un verre. Certes, elle<br />

s’était déjà pas mal imbibée mais l’occasion de<br />

se prendre quelques milligrammes de rab était<br />

trop belle, et sans bourse délier. L’occasion de<br />

trinquer aussi.<br />

- Non mais tu réalises pas, mec ! Combien de<br />

temps encore avant que je trouve un taf ? J’ai<br />

tout essayé, n’importe quoi à faire, vendeuse,<br />

caissière, nettoyeuse de métro, de bureaux,<br />

de chiottes. Tout, j’te dis ! Mais ici je suis trop<br />

vieille, là-bas pas assez d’expérience, putain,<br />

j’y comprends rien. Et même si je trouve un<br />

" <strong>Gens</strong> <strong>qui</strong> <strong>rient</strong>, <strong>Gens</strong> <strong>qui</strong> <strong>pleurent</strong> " 7


8<br />

taf, combien de temps avant que je le signe le<br />

CDI ? Et encore combien avant que je trouve<br />

l’appart décent ? Parce que c’est pas vivable<br />

le taudis où je vis pour une gamine de 6 ans.<br />

Avec le water et les douches sur le palier,<br />

toutes moisies, bouchées tout le temps. C’est<br />

une puanterie que t’imagines même pas. C’est<br />

simple, t’en ressors plus crade que quand t’es<br />

entré. J’te promets, c’est pas humain tant de<br />

saleté.<br />

Marianne harponne son verre, le vide d’un<br />

trait, tête renversée.<br />

Or, même ce bouge, Marianne n’a plus les<br />

moyens de se le payer. Elle doit trois mois de<br />

loyer. Et son logeur l’a prévenue ce matin, si<br />

elle ne lui paye pas ce qu’elle doit d’ici ce soir,<br />

demain matin au plus tard, il la fout dehors, l’encatané<br />

! Et pas à coup d’huissier, mais à coup<br />

de poings. Les huissiers, c’est pour ceux <strong>qui</strong><br />

déclarent leurs revenus au fisc, pour ceux <strong>qui</strong><br />

ont du fafiot à dépenser en impôts et en actes<br />

de procédure. Lui son acte de procédure, il l’a<br />

prévenue, sera bien plus expéditif : quelques<br />

gros bras et bing bang. Et peu importe si t’es<br />

une femme, il a ajouté. Les femmes, elles<br />

voulaient l’égalité ? Alors elles seront traitées<br />

pareil qu’un mec. Une mauvaise payeuse,<br />

c’est un mauvais payeur. Donc, même tarif. Et<br />

parce qu’un nez cassé, c’est autrement plus<br />

convaincant qu’un papelard, tout aussi timbré<br />

et tamponné soit-il.<br />

Lire Ensemble 2013 : Concours de nouvelles


C’est pour ça qu’en sortant de chez l’assis-<br />

tante sociale, Marianne n’est pas rentrée.<br />

Ses jambes l’ont envoyée promener dans<br />

Marseille, au hasard des rues du centre, son<br />

quartier. Par cœur, elle le connaît. Elle pourrait<br />

y marcher les yeux fermés. Mais là ses yeux,<br />

ils n’étaient pas fermés, ils étaient en larmes.<br />

Ça s’était mis à couler tout seul, avec tout ce<br />

qu’elle aurait voulu dire et qu’elle gardait, un<br />

nœud de barbelé dans l’estomac, une douleur<br />

muette. Tout ce manque de mots. Ce manque<br />

d’alcool, ce manque de Léa <strong>qui</strong> lui remontait<br />

avec, tout aussi brut, rudimentaire. Léa et ses<br />

petits bras, sa petite voix, ses yeux tendres<br />

comme du caramel au beurre salé, son souffle<br />

à la vanille.<br />

Il avait fait beau et froid toute la journée. Un<br />

soleil honnête pour un mois de décembre. Les<br />

rues étaient bondées de ces gens <strong>qui</strong> vont<br />

quelque part, avec des objectifs en tête, des<br />

familles et du boulot dans leur vie, une carte<br />

bancaire en poche. Beaucoup faisaient des<br />

achats, des sacs et des paquets pleins les<br />

bras, tout frénétiques à préparer Noël.<br />

Rue Paradis, elle était rentrée dans un magasin<br />

de déco. Juste pour voir. Sentir, humer, toucher<br />

des beaux produits, des objets tout neufs, des<br />

choses <strong>qui</strong> n’avaient encore jamais servi et<br />

<strong>qui</strong> sentaient le fraîchement déballé, l’ordre,<br />

le neuf. Une couverture en laine vierge, un<br />

plaid si doux qu’elle s’était demandée en quoi<br />

" <strong>Gens</strong> <strong>qui</strong> <strong>rient</strong>, <strong>Gens</strong> <strong>qui</strong> <strong>pleurent</strong> " 9


10<br />

ça pouvait être fait. Des châles, des étoles,<br />

des coussins abondamment garnis et en<br />

vrai velours… mohair, cachemire, coton, elle<br />

avait regardé toutes les étiquettes. Elle avait<br />

passé sa main dessus, juste pour le toucher,<br />

la sensation. Toutes ces étoffes si douces, si<br />

soyeuses. Ça lui avait redoublé le volume des<br />

larmes <strong>qui</strong> avaient roulé drues, silencieuses le<br />

long de ses joues. Dans un coin du magasin,<br />

il y avait même un lit, admirablement fait, avec<br />

des draps <strong>qui</strong> n’ont jamais été sales, une<br />

couette molletonnée. Puis une table de fête<br />

dressée, impeccable, des verres d’un bleu<br />

nuit transparent, des assiettes en faïence, des<br />

serviettes en pur tissu, des bougies, des paillettes…<br />

difficile à croire que des gens ont ce<br />

genre de choses chez eux.<br />

Dans le rayon enfant, elle avait caressé un<br />

petit éléphant en peluche. Elle l’avait pris dans<br />

ses mains et l’avait tenu comme on tient un<br />

objet rare et précieux. Hoquets et sanglots<br />

soudains, impossibles à retenir. La vendeuse<br />

s’était alors pointée et lui avait demandé si<br />

elle avait besoin d’aide. Marianne était sur le<br />

point de lui répondre que oui, elle avait besoin<br />

d’aide, carrément besoin d’aide…<br />

Mais un magasin de décoration n’est pas un<br />

chez-soi, un doudou n’est pas son enfant,<br />

une vendeuse n’est pas sa sœur, ni son amie.<br />

Même rue Paradis.<br />

Ravalant sa morve, Marianne avait fait non<br />

Lire Ensemble 2013 : Concours de nouvelles


de la tête, et détalé. Dans une ruelle, elle était<br />

entrée dans le premier bar <strong>qui</strong> avait la mine<br />

assez glauque pour être abordable. Au comptoir,<br />

elle s’était avalé un demi. Le premier<br />

depuis un certain temps. Puis un deuxième. Et<br />

un troisième. Jusqu’à ce qu’elle sente que ça<br />

circulait de nouveau en elle. Le sang <strong>qui</strong> bat<br />

des tempes, l’excitation <strong>qui</strong> monte, la sensation<br />

d’être vivante. S’envoyer des coups, façon<br />

de faire monter l’adrénaline et ragaillardir les<br />

neurotransmetteurs, de sorte que l’air paraisse<br />

moins poissé.<br />

Voilà pourquoi elle boit Marianne. L’alcool<br />

comme un rempart entre elle et la terreur.<br />

- Tu remets une tournée ?<br />

- ‘tain, Marianne, tu biberonnes comme une<br />

chamelle ! Tu m’étonnes que les services<br />

sociaux ils t’ont retiré ta mioche. Avec c’que tu<br />

t’envoies…<br />

Denis, c’est tout l’art d’asséner des vérités <strong>qui</strong><br />

vous tordent les boyaux. C’est le tact incarné<br />

des gens de la rue, des foyers et des centres<br />

de réinsertion. Ces créatures sans destination,<br />

<strong>qui</strong> ne vont jamais nulle part et ne tiennent<br />

jamais en place.<br />

- Ça va Denis, tu vas pas t’y mettre aussi toi,<br />

tu vas pas faire comme l’assistante soss’ ou<br />

les psy, ou les flics avec tout leur bon sens<br />

moral… puis j’ai diminué, vachement diminué.<br />

J’ai même réussi à arrêter. Trois semaines où<br />

" <strong>Gens</strong> <strong>qui</strong> <strong>rient</strong>, <strong>Gens</strong> <strong>qui</strong> <strong>pleurent</strong> " 11


12<br />

j’y ai pas touché. Trois semaines pleines ! Pas<br />

moins !<br />

- Ouais. Pas plus non plus.<br />

- Quoi ? Tu peux en dires autant p’t-être ? T’es<br />

déjà resté clean plus de trois jours d’affilée,<br />

toi ?<br />

- J’ai pas ma gosse à la DDASS, moi.<br />

Sur ce, il se lève. Sourire narquois. Et tangue<br />

jusqu’au comptoir où il se perd en palabres<br />

avec le patron, un type énorme <strong>qui</strong> sue beaucoup<br />

et <strong>qui</strong> a un œil <strong>qui</strong> court après son<br />

jumeau. Son crâne chauve brille d’un jaune<br />

crème sous le néon. Au-dessus du crâne du<br />

patron <strong>qui</strong> réapprovisionne en combustible,<br />

pend un énorme drapeau de l’OM, figé de<br />

n’avoir pas été dépoussiéré depuis le débarquement<br />

de Protis.<br />

De dos, Denis a un petit cul parfait dans son<br />

jean un peu trop grand et très usé. Avec son<br />

sweet à capuche, il a la pause décontract’ du<br />

craquant cacou. De face, la gueule balafrée<br />

du bad boy, regard rageur et mélancolique, un<br />

rien hautain. Pile le genre <strong>qui</strong> remue Marianne.<br />

Quarante ans sonnés elle a, et encore les<br />

mêmes goûts qu’à vingt. Cette réflexion faite,<br />

elle s’en émeut. Se sourit à l’intérieur, l’alcool<br />

lui fait effet, pas de doute. Elle sent qu’elle se<br />

radoucit en dedans, elle se dit qu’il y a quelque<br />

chose d’intact en elle, d’intouché. Au prochain<br />

verre, elle pourrait même se trouver sympa,<br />

Marianne. Voire attachante. Voire irrésistible.<br />

Lire Ensemble 2013 : Concours de nouvelles


Enfin, elle se demande si Denis, il pourrait<br />

l’aimer. Si ses bras seraient assez vastes pour<br />

l’entourer, assez solides pour la maintenir<br />

en é<strong>qui</strong>libre, et la retenir pour pas qu’elle se<br />

vautre encore, à plat ventre, dans sa flaque de<br />

solitude.<br />

Quand il revient finalement, pétant la dégaine,<br />

deux pastis généreux à chaque main, il se<br />

marre. Il a l’air content. Elle demande :<br />

- On va chez toi ?<br />

- De quoi ?<br />

- On pourrait baiser. J’suis bonne, tu sais.<br />

Décontenance soudaine chez Denis, la gueule<br />

<strong>qui</strong> se verrouille. Il fait le cul cousu. Ce <strong>qui</strong> ne<br />

la démonte guère. Elle se jette, riant fort, à coté<br />

de lui sur la banquette défoncée. Elle se colle<br />

à lui. S’y répand en bras, en jambes, en seins.<br />

- Arrête Marianne, t’es pas drôle.<br />

- Ben quoi, on n’est pas bien là ? On se donnerait<br />

pas un peu de douceur, non ?<br />

Elle cherche sa bouche. D’un bond, il est<br />

debout.<br />

- T’es vraiment qu’une emplâtre ! Mais je baise<br />

pas les alcoolo moi, tu piges ? Je trempe pas<br />

ma queue dans un tonneau, j’ai mieux à faire,<br />

ok ?<br />

Il rajuste sa capuche. Et, doigt pointé sur<br />

Marianne, il a ces mots inspirés :<br />

- T’es qu’une paumée, Marianne, une cagole,<br />

et t’es complet jetée. Et vieille avec ça. Fais<br />

gaffe, ma vieille, c’est moche les alcoolos<br />

" <strong>Gens</strong> <strong>qui</strong> <strong>rient</strong>, <strong>Gens</strong> <strong>qui</strong> <strong>pleurent</strong> " 13


14<br />

cagoles quand ça devient vieilles.<br />

Quelques pas vers la porte qu’il ouvre en<br />

grand, brutal. Le froid et la nuit s’engouffrent<br />

dans la salle. Ça fait appel d’air, ça gifle aux<br />

joues, ça griffe la peau. La porte se referme<br />

dans un fracas métallique sur Denis, dehors,<br />

<strong>qui</strong> trace la route.<br />

Dans la glace, Marianne se croise. Elle a le<br />

regard boueux des nuits merdiques. Par terre,<br />

une mouche cherche son chemin sur le lino,<br />

slalome entre les taches.<br />

Indolente, Marianne boit. Un à un, tous les<br />

verres. Les quatre. Pour la route. Elle hésite<br />

même à s’en remettre un dernier, mais elle se<br />

rappelle qu’il ne lui reste que 20 sacs. Tout ce<br />

<strong>qui</strong> reste de son RSA.<br />

Elle prend appui sur la table, s'extrait balinbalan<br />

de la banquette, cherche un certain<br />

temps la manche de sa doudoune pour l’enfiler.<br />

Elle est à la porte quand le gros bigleux du<br />

comptoir lui lance : « Eh la petite dame, tous<br />

les pastis là, sont pas payés… »<br />

Ce soir, elle a bu presque autant que ce jour-là.<br />

C’était un dimanche d’avril. Un dimanche ensoleillé.<br />

Sans raison véritable d’être déprimée.<br />

Mais on ne boit pas que quand on est déprimé.<br />

On boit aussi parce qu’un petit rayon de soleil<br />

vous traverse la chair et vient vous réchauffer<br />

l’instant et que ça aussi on voudrait le partager.<br />

Elle était entrée dans un bar pas loin de chez<br />

Lire Ensemble 2013 : Concours de nouvelles


elle, en milieu de matinée. Elle avait laissé la<br />

petite Léa, 5 ans à peine, seule dans la thurne<br />

à dessiner un clown.<br />

Plusieurs heures après, comme elle ne revenait<br />

pas, la moufflette était sortie, pieds nus<br />

dans la rue. Elle avait fait tous les bistrots du<br />

coin la gamine à la recherche de sa mère et<br />

avait fini par pousser la porte derrière laquelle<br />

Marianne s’enivrait et s’égayait sur un vieil<br />

édenté.<br />

La petite chialait, terrifiée. Marianne, dans un<br />

élan, avait voulu la prendre dans les bras, la<br />

serrer, la rassurer. Mais elle avait trébuché ou<br />

perdu l’é<strong>qui</strong>libre et s’était retrouvée par terre,<br />

ça elle s’en souvient bien. C’est d’ailleurs la<br />

dernière image précise qu’elle garde de cette<br />

journée, le regard horrifié de Léa. Le reste est<br />

un trou noir. Elle se serait sentie mal, aurait<br />

vomi et perdu connaissance. On avait appelé<br />

les pompiers, paraît-il. Au matin, réveil chassieux<br />

en cellule de dégrisement. Commissariat<br />

de Noailles. Le flic, avant de la libérer et après<br />

lui avoir expliqué que sa gamine venait d’être<br />

placée, lui avait tenu un discours dégoulinant<br />

de philosophie bradée : « Tu sais, ma belle,<br />

tous les gens, d’ici ou d’ailleurs, on a tous ses<br />

valises à porter, et il faut faire avec leur poids.<br />

On a tous des regrets, des ratages. Faut pas<br />

se laisser abattre, tu sais. Faut résister. »<br />

Comme si elle ne savait pas déjà tout ça,<br />

Marianne. En marchant, elle murmure : Les<br />

" <strong>Gens</strong> <strong>qui</strong> <strong>rient</strong>, <strong>Gens</strong> <strong>qui</strong> <strong>pleurent</strong> " 15


16<br />

gens d’ici, les gens d’ailleurs. Les gens <strong>qui</strong><br />

<strong>rient</strong>, les gens <strong>qui</strong> <strong>pleurent</strong>... Ça rime et ça<br />

l’amuse. On dirait une comptine.<br />

Les gens d’ici, les gens d’ailleurs, on serait<br />

tous pareils en somme. On se coltinerait le<br />

même ciel, le même sol. Probable. Mais pas la<br />

même réalité, c’est sûr. Et elle sait, Marianne,<br />

dans quelle réalité elle se place. Elle sait où<br />

exactement elle se situe dans la géographie<br />

sociale. Parce que quand même, c’est pas des<br />

conneries qu’il y a ceux <strong>qui</strong> ont de la chance<br />

et ceux <strong>qui</strong> n’en ont pas. Qu’il y a les gens <strong>qui</strong><br />

respirent l’air frais du haut du panier et ceux<br />

<strong>qui</strong> mordent la poussière. Ceux <strong>qui</strong> sont dans<br />

la vie, et ceux <strong>qui</strong> sont à côté. Ceux de nulle<br />

part et dont les traces s’effacent avant même<br />

d’être déposées.<br />

Au pied de son immeuble, elle cherche un<br />

moment les clés dans toutes ses poches et<br />

ânonne en s’énervant : « <strong>Gens</strong> d’ici, gens d’ailleurs<br />

! <strong>Gens</strong> <strong>qui</strong> <strong>rient</strong>, gens <strong>qui</strong> <strong>pleurent</strong> ! »<br />

Elle ouvre enfin la porte et grimpe, démarche<br />

de louve aux abois, les quatre étages. La pisse<br />

emboucane dans l’escalier.<br />

Et dans sa chambre, c’est une bouffée d’air<br />

rance <strong>qui</strong> la prend à la gorge. Elle ouvre la<br />

fenêtre pour renouveler l’air. Faire entrer la nuit<br />

et ses particules. Un souffle d’ailleurs dans l’ici.<br />

Elle allume une clope. Tire fort dessus. L’air<br />

glacé a l’odeur du charbon.<br />

Lire Ensemble 2013 : Concours de nouvelles


Que fait Léa à cette heure ? Elle l’imagine<br />

endormie dans un petit lit, sous une couette,<br />

la tête posée sur un oreiller doux, des rêves à<br />

profusion. Elle suce son pouce sûrement. Elle<br />

dort. Ne pas la réveiller. Ne pas la bousculer.<br />

Léa aura une vie ajustée à ses rêves, peutêtre.<br />

Marianne lâche son mégot. Le bout rouge fend<br />

la nuit jusqu’en bas, dans la cour. Elle ne se<br />

sent plus ivre soudain. Elle a trouvé comment<br />

faire pour qu’ici, ce soit enfin ailleurs.<br />

Et son corps bascule en avant, la tête la<br />

première.<br />

C’est toujours lui, le corps, <strong>qui</strong> cause en<br />

premier, elle l’a toujours su.<br />

" <strong>Gens</strong> <strong>qui</strong> <strong>rient</strong>, <strong>Gens</strong> <strong>qui</strong> <strong>pleurent</strong> " 17


18<br />

Lire Ensemble 2013 : Concours de nouvelles


Œuvre certifiée originale, personnelle et inédite.<br />

edition lire ensemble 2013<br />

Fête intercommunale du Livre créée en 2006 par la<br />

communauté d’agglomération <strong>Agglopole</strong> <strong>Provence</strong> <strong>qui</strong><br />

propose des spectacles, des rencontres d’auteurs, des<br />

ateliers… dans les 17 communes du territoire.<br />

" <strong>Gens</strong> <strong>qui</strong> <strong>rient</strong>, <strong>Gens</strong> <strong>qui</strong> <strong>pleurent</strong> " 19


www.agglopole-provence.fr<br />

Concours de<br />

nouvelles 2013<br />

Fête intercommunale du livre<br />

<strong>Gens</strong> <strong>qui</strong> <strong>rient</strong>,<br />

<strong>Gens</strong> <strong>qui</strong> <strong>pleurent</strong><br />

Par Hélène KATSARAS<br />

a reçu le Grand prix <strong>Agglopole</strong> <strong>Provence</strong> pour le<br />

concours de nouvelles adultes de Lire Ensemble<br />

2013 sur le thème « <strong>Gens</strong> d’ici et d’ailleurs »<br />

Alleins•Aurons•La Barben•Berre l’Etang<br />

Charleval•Eyguières•La Fare les Oliviers<br />

Lamanon•Lançon-<strong>Provence</strong>•Mallemort<br />

Pélissanne•Rognac•Saint-Chamas<br />

Salon-de-<strong>Provence</strong>•Sénas•Velaux•Vernègues<br />

Stratis (stratis.fr) • 4/13

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