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Pour un nouvel humanisme - Rencontres Internationales de Genève

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RENCONTRES INTERNATIONALES DE GENÈVE<br />

TOME IV<br />

(1949)<br />

POUR UN<br />

NOUVEL HUMANISME<br />

René GROUSSET — Karl BARTH — R. P. MAYDIEU<br />

Paul MASSON-OURSEL — Maxime LEROY — Henri LEFEBVRE<br />

J.B.S. HALDANE — John MIDDLETON-MURRY — Karl JASPERS


<strong>Pour</strong> <strong>un</strong> <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong><br />

Édition électronique réalisée à partir du tome IV (1949) <strong>de</strong>s Textes <strong>de</strong>s<br />

conférences et <strong>de</strong>s entretiens organisés par les <strong>Rencontres</strong> <strong>Internationales</strong><br />

<strong>de</strong> <strong>Genève</strong>. Les Éditions <strong>de</strong> la Baconnière, Neuchâtel, 1949, 397 pages.<br />

Collection : Histoire et société d'aujourd'hui.<br />

Promena<strong>de</strong> du Pin 1, CH-1204 <strong>Genève</strong><br />

2


<strong>Pour</strong> <strong>un</strong> <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong><br />

TABLE DES MATIÈRES<br />

3<br />

(Les tomes)<br />

Avertissement<br />

René GROUSSET : L’<strong>humanisme</strong> classique et le mon<strong>de</strong> mo<strong>de</strong>rne. Conférence du 31 août.<br />

PREMIER ENTRETIEN, le 2 septembre.<br />

Karl BARTH : L’actualité du message chrétien. Conférence du 1 er septembre.<br />

R. P. MEYDIEU : L’actualité du message chrétien. Conférence du 1 er septembre.<br />

DEUXIÈME ENTRETIEN, le 3 septembre.<br />

TROISIÈME ENTRETIEN, le 5 septembre.<br />

Paul MASSON-OURSEL : L’homme <strong>de</strong>s civilisations orientales. Conférence du 2<br />

septembre.<br />

Maxime LEROY : L’homme <strong>de</strong>s révolutions techniques et industrielles. Conférence<br />

du 3 septembre.<br />

QUATRIÈME ENTRETIEN, le 6 septembre.<br />

Henri LEFEBVRE : L’homme <strong>de</strong>s révolutions politiques et sociales. Conférence du 5<br />

septembre.<br />

J. B. S. HALDANE : L’homme dans l’<strong>un</strong>ivers au regard d’<strong>un</strong> savant. Conférence du<br />

6 septembre.<br />

CINQUIÈME ENTRETIEN, le 7 septembre.<br />

SIXIÈME ENTRETIEN, le 8 septembre.<br />

John MIDDLETON-MURRY : L’homme dans l’<strong>un</strong>ivers au regard d’<strong>un</strong> écrivain.<br />

Conférence du 7 septembre.<br />

SEPTIÈME ENTRETIEN, le 9 septembre.<br />

Karl JASPERS : Conditions et possibilités d’<strong>un</strong> <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong>. Conférence du 8<br />

septembre.<br />

HUITIÈME ENTRETIEN, le 10 septembre.<br />

*<br />

In<strong>de</strong>x : Participants aux entretiens.<br />

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p.007<br />

<strong>Pour</strong> <strong>un</strong> <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong><br />

AVERTISSEMENT<br />

La notoriété <strong>de</strong>s <strong>Rencontres</strong> <strong>Internationales</strong> <strong>de</strong> <strong>Genève</strong> n’est plus à<br />

faire. Cet événement annuel est <strong>de</strong>venu <strong>un</strong>e tradition et éveille suffisamment<br />

d’échos dans la presse et à la radio pour qu’il ne soit pas besoin d’insister sur<br />

son retentissement intellectuel. <strong>Pour</strong>tant, on pourra interroger, comme à propos<br />

<strong>de</strong> tout congrès <strong>de</strong> ce genre, son bien-fondé, le choix <strong>de</strong>s conférenciers et<br />

l’opport<strong>un</strong>ité du sujet proposé.<br />

<strong>Pour</strong> permettre à ceux trop loin pour participer à ces <strong>Rencontres</strong>, mais qui<br />

s’y intéressent, <strong>de</strong> se faire tranquillement <strong>un</strong>e opinion, il était approprié et<br />

désirable <strong>de</strong> faire à nouveau paraître en volume le texte <strong>de</strong>s conférences et <strong>de</strong>s<br />

discussions qui animèrent la recherche d’<strong>un</strong> <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong>.<br />

Le texte <strong>de</strong> neuf conférences a été repris in-extenso, complété par <strong>de</strong>s notes<br />

nécessaires à son intelligence. Quant aux entretiens, ouverts soit sur la<br />

discussion à propos d’<strong>un</strong>e <strong>de</strong>s conférences, soit sur <strong>un</strong> libre débat autour d’<strong>un</strong>e<br />

question touchant au thème central, ces entretiens donc n’ont pu être transcrits<br />

dans leur entier. Il a fallu, en effet, se limiter à rapporter l’essentiel <strong>de</strong> l’<strong>un</strong>e ou<br />

l’autre intervention, en résumant en plus petits caractères les passages<br />

indispensables au développement <strong>de</strong> la pensée.<br />

Le présent volume constitue l’édition originale <strong>de</strong> ces « rencontres » 1949.<br />

@<br />

4<br />

@


p.009<br />

<strong>Pour</strong> <strong>un</strong> <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong><br />

RENÉ GROUSSET<br />

L’HUMANISME CLASSIQUE<br />

ET LE MONDE MODERNE 1<br />

En saluant, au début <strong>de</strong> cette première conférence, les<br />

confrères ré<strong>un</strong>is autour <strong>de</strong> nous, je tiens à remercier <strong>de</strong> l’honneur<br />

qui m’est fait le comité <strong>de</strong>s <strong>Rencontres</strong> <strong>Internationales</strong>, en premier<br />

lieu M. le prési<strong>de</strong>nt Antony Babel et M. le secrétaire général<br />

Fernand-Lucien Mueller. Honneur dont je perçois toute la<br />

responsabilité, car, comme vous tous, je suis pénétré <strong>de</strong><br />

l’importance <strong>de</strong>s questions évoquées, aussi <strong>de</strong> l’importance <strong>de</strong><br />

l’heure. Ne disons pas que nos délibérations sont dépourvues <strong>de</strong><br />

sanctions ; que les forces politico-économiques qui se disputent le<br />

mon<strong>de</strong> n’ont que faire <strong>de</strong> nos vœux. D’abord, comme on le verra<br />

par plusieurs <strong>de</strong>s interventions annoncées, nous ne faisons<br />

nullement fi, bien au contraire, <strong>de</strong>s questions économiques et<br />

sociales. Mais nous sommes à <strong>Genève</strong>, la ville où le souci d’<strong>un</strong>e<br />

gestion avisée <strong>de</strong> la chose publique n’a jamais fait obstacle au plus<br />

noble idéal. Nous savons ici que les forces spirituelles finalement<br />

prévalent, qu’elles ont le temps pour elles et que, seules, elles<br />

meuvent l’histoire.<br />

Or, comme les gran<strong>de</strong>s religions, comme (en tant qu’au service<br />

<strong>de</strong>s religions et <strong>de</strong>s idées) les gran<strong>de</strong>s esthétiques, comme les<br />

grands mouvements sociaux, l’<strong>humanisme</strong> a été et est encore <strong>un</strong>e<br />

<strong>de</strong> ces forces spirituelles, peut-être <strong>un</strong>e <strong>de</strong> celles qui, ne<br />

1 Conférence du 31 août 1949.<br />

5<br />

@


<strong>Pour</strong> <strong>un</strong> <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong><br />

s’adressant en p.010 apparence qu’à certaines classes d’esprits,<br />

intéressent en réalité les esprits les plus divers.<br />

Et tout d’abord, qu’est-ce que l’<strong>humanisme</strong> ?<br />

La recherche d’<strong>un</strong>e définition m’a prouvé (je cite mes sources !)<br />

que le Dictionnaire <strong>de</strong> l’Académie Française — oui, Messieurs se<br />

trouve parfois en avance sur le petit Larousse. « Doctrine <strong>de</strong>s<br />

humanistes <strong>de</strong> la Renaissance », dit simplement Larousse, tandis<br />

que le Dictionnaire <strong>de</strong> l’Académie nous rappelle après Renan, qu’il<br />

s’agit aussi (je cite) d’<strong>un</strong>e « culture d’esprit et d’âme qui résulte <strong>de</strong><br />

la familiarité avec les littératures classiques, notamment la<br />

grecque et la romaine ».<br />

Dans le problème que nous abordons aujourd’hui, il s’agit bien,<br />

en effet, tout au moins au début, <strong>de</strong> l’<strong>humanisme</strong> classique, <strong>de</strong> sa<br />

survie dans le mon<strong>de</strong> mo<strong>de</strong>rne, du rôle qu’il peut y jouer.<br />

La question dépasse, bien entendu, l’heure actuelle. Elle engage<br />

tout l’avenir. Mais, par ailleurs, on ne peut y répondre<br />

équitablement, même pour juger du cas présent, qu’à la leçon du<br />

passé. L’<strong>humanisme</strong>, nous venons <strong>de</strong> le dire, c’est pour nous<br />

l’héritage spirituel gréco-latin. Mais pour les Romains, ç’avait été<br />

l’héritage hellénique. Et la question préalable est <strong>de</strong> savoir (car, ô<br />

membres <strong>de</strong> la Corporation humaniste, nous <strong>de</strong>vons d’abord faire<br />

notre confession publique), la question est <strong>de</strong> savoir si Rome<br />

s’était finalement bien trouvée <strong>de</strong> s’être si totalement hellénisée<br />

et, à travers l’hellénisation, <strong>de</strong> s’être si largement orientalisée,<br />

puisque, dès l’époque <strong>de</strong> César, l’hellénisme, pour <strong>un</strong>e bonne part,<br />

c’était l’Orient. La question n’est pas simple. Il faut ici distinguer<br />

entre l’esprit grec en sa fraîcheur et l’esprit hellénistique final,<br />

entre Athènes et Alexandrie. Nul doute que l’introduction <strong>de</strong><br />

6


<strong>Pour</strong> <strong>un</strong> <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong><br />

l’<strong>humanisme</strong> grec n’ait été, pour l’esprit romain, <strong>un</strong> immense<br />

bienfait. Qu’auraient été Cicéron, César, Lucrèce, Virgile sans leurs<br />

modèles grecs ? Ils seraient, en tout cas pour nous comme s’ils<br />

n’avaient pas été, puisque c’est la Grèce qui les a révélés à eux-<br />

mêmes.<br />

Mieux encore. C’est l’<strong>humanisme</strong> grec qui a aidé les hommes<br />

d’État romains à regar<strong>de</strong>r au <strong>de</strong>là du pomœrium, à faire <strong>de</strong> l’Urbs<br />

l’Orbis. La romanité élargie <strong>de</strong> Jules César n’embrasse l’Italie p.011<br />

entière que parce qu’<strong>un</strong>e culture grecque, poussée à fond, a effacé<br />

en lui les préjugés <strong>de</strong> l’oligarchie sénatoriale. Cet élargissement<br />

aboutit à faire <strong>de</strong> Marc-Aurèle <strong>un</strong> citoyen du mon<strong>de</strong>, parce que<br />

l’empereur romain est <strong>de</strong>venu <strong>un</strong> philosophe grec. Ainsi, <strong>de</strong> la<br />

Grèce, dans la personne <strong>de</strong> l’Empire romain, naquit l’Europe.<br />

« L’Europe, cette Grèce agrandie », disait ici même en 1946<br />

M. Denis <strong>de</strong> Rougemont.<br />

C’est que l’<strong>humanisme</strong>, en élargissant l’esprit et le cœur, amène<br />

à <strong>un</strong> sentiment <strong>de</strong> large humanité. Mon ami, M. Masson-Oursel,<br />

pourrait vous rappeler que par <strong>un</strong>e curieuse rencontre, le caractère<br />

chinois jên embrasse <strong>de</strong> même tout ce que la notion d’homme, au<br />

sens le plus élevé du mot, comporte <strong>de</strong> significations spirituelles.<br />

La doctrine du jên, c’est à la fois l’humanitarisme confucéen et<br />

l’<strong>humanisme</strong> que le confucéisme, partout où il a pénétré, en<br />

Corée, au Japon, au Vietnam, a répandus autour <strong>de</strong> lui.<br />

L’<strong>humanisme</strong> chinois — nous en reparlerons — a été dans tout<br />

l’Extrême-Orient <strong>un</strong> véhicule <strong>de</strong> civilisation fort analogue à ce que<br />

fut notre <strong>humanisme</strong> gréco-latin sur l’autre versant <strong>de</strong> l’Eurasie.<br />

Mais je reviens à ma précé<strong>de</strong>nte objection. L’<strong>humanisme</strong><br />

hellénique, par tout ce qu’il véhiculait avec lui <strong>de</strong> mystiques<br />

orientales, n’a-t-il pas contribué, dans le moment même où il<br />

7


<strong>Pour</strong> <strong>un</strong> <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong><br />

créait les lettres latines, à dissocier la société romaine, à ébranler<br />

la sécurité romaine en orientalisant l’État romain, à provoquer<br />

cette asiatisation générale qui triomphera avec la monarchie<br />

dioclétienne, prélu<strong>de</strong> du Bas-Empire ? Le fait n’est pas douteux ;<br />

mais l’<strong>humanisme</strong>, en tant que tel, peut-il être rendu<br />

responsable ? Héliogabale qui incarne cette asiatisation n’est-il pas<br />

l’antithèse <strong>de</strong> Marc-Aurèle ? Le néoplatonisme final ne va-t-il pas<br />

se situer aux antipo<strong>de</strong>s <strong>de</strong> l’ancienne philosophie classique ? Il me<br />

semble qu’<strong>un</strong>e fois tombée toute cette poussière soulevée <strong>de</strong><br />

l’Orient par le vent du désert, les bienfaits <strong>de</strong> l’<strong>humanisme</strong> à<br />

l’ancienne manière, à la manière du grand siècle grec,<br />

durablement subsisteront. Le christianisme, d’ailleurs, va accepter<br />

l’<strong>humanisme</strong> gréco-latin pour le consacrer en éternité, en associant<br />

aux autres métaux <strong>de</strong> l’alliage la coulée brûlante <strong>de</strong> la littérature<br />

biblique.<br />

p.012<br />

Nous abordons ici (la question est toujours actuelle, elle<br />

est d’aujourd’hui et <strong>de</strong> <strong>de</strong>main) le problème <strong>de</strong>s rapports <strong>de</strong><br />

l’<strong>humanisme</strong> et du christianisme. Ce problème, il ne nous<br />

appartient pas dans les présentes <strong>Rencontres</strong> <strong>de</strong> l’envisager du<br />

point <strong>de</strong> vue théologique ni même métaphysique. Je confesse avoir<br />

été, dans ma je<strong>un</strong>esse, surpris <strong>de</strong> voir saint Augustin répudier <strong>un</strong><br />

jour ou paraître répudier Platon et Virgile. Vous l’avouerai-je<br />

d’ailleurs ? Saint Augustin avait beau faire profession<br />

d’hellénophobie, essayer <strong>de</strong> nous convaincre <strong>de</strong> ses sentiments à<br />

cet égard, je ne l’ai jamais tout à fait cru. Cicéronien et, plus<br />

encore, sénécisant, il l’est resté jusqu’aux moelles : poeta in<br />

æternum ! C’est qu’en réalité l’opposition entre l’<strong>humanisme</strong> selon<br />

Platon ou Marc-Aurèle et le christianisme du IV e siècle était plus<br />

apparente que fondamentale. Ce n’est point par <strong>un</strong> simple jeu<br />

8


<strong>Pour</strong> <strong>un</strong> <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong><br />

d’esprit que, <strong>de</strong> Philon aux apologistes, on s’est plu à constater le<br />

parallélisme, l’accord virtuel entre la pensée juive et la pensée<br />

grecque. Du Prométhée Enchaîné ou d’Œdipe-roi au Livre <strong>de</strong> Job,<br />

<strong>de</strong> tel psaume à tel chœur tragique ou à l’Hymne à Zeus <strong>de</strong><br />

Cléanthe, les analogies préétablies sont en effet souvent<br />

frappantes. Dans le maniement <strong>de</strong>s idées générales, les poètes<br />

juifs étaient parvenus, eux aussi, à <strong>un</strong> véritable classicisme facile à<br />

« syncrétiser » (pardonnez-moi ce néologisme) avec l’<strong>humanisme</strong><br />

grec.<br />

Évi<strong>de</strong>mment, il y eut concessions réciproques. Le judaïsme<br />

apporta ou rendit à la culture gréco-latine <strong>un</strong>e flamme, <strong>un</strong> souffle<br />

littéraire, <strong>un</strong> sérieux, <strong>un</strong>e saveur, <strong>un</strong>e âpreté, <strong>un</strong>e angoisse<br />

métaphysique qu’avait quelque peu perdus la société gréco-<br />

romaine. Inversement, il n’est pas douteux qu’en Occi<strong>de</strong>nt les<br />

textes juifs, si mouvementés parfois en leurs sources historiques,<br />

aient été à Rome repensés avec <strong>un</strong>e calme assurance toute quirite,<br />

avec <strong>un</strong>e sécurité juridique et doctrinale tout ausonienne, avec <strong>un</strong>e<br />

paix toute romaine.<br />

L’<strong>humanisme</strong>, notre <strong>humanisme</strong> final, est né <strong>de</strong> cette<br />

convergence — rappelée par le Père Festugière dans <strong>un</strong>e thèse<br />

célèbre — entre l’idéal religieux <strong>de</strong>s Grecs et l’Évangile.<br />

Le résultat, auquel j’ai hâte d’arriver, a été, en effet, la<br />

constitution définitive <strong>de</strong> l’<strong>humanisme</strong> occi<strong>de</strong>ntal, coulé en airain<br />

p.013<br />

par la fusion, dans le même creuset, <strong>de</strong> la philosophie<br />

grecque, <strong>de</strong> l’esprit juridique latin et <strong>de</strong> la théologie judéo-<br />

chrétienne. La notion essentielle qui s’en dégagera sera la valeur<br />

<strong>de</strong> la personne humaine. L’homme <strong>de</strong> l’<strong>humanisme</strong> sera à la fois le<br />

sage grec, resté à jamais libre, d’<strong>un</strong>e incoercible liberté, celle <strong>de</strong><br />

l’Esprit, que ne saurait perturber <strong>un</strong>e secon<strong>de</strong> la coupe <strong>de</strong> ciguë ;<br />

9


<strong>Pour</strong> <strong>un</strong> <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong><br />

le civis romanus qui proclame sa dignité jusque sur le gibet où l’a<br />

cloué Verrès ; et le chrétien qui accepte d’être livré aux lions plutôt<br />

que <strong>de</strong> sacrifier sur les autels <strong>de</strong> César.<br />

Notre triple <strong>humanisme</strong> (et c’est en cela que sa portée dépasse<br />

<strong>de</strong> beaucoup le simple intérêt littéraire) a donc abouti à cette<br />

notion essentielle <strong>de</strong> l’éminente dignité <strong>de</strong> la personne humaine. A<br />

l’heure où l’homme, par suite <strong>de</strong> la perte <strong>de</strong> la liberté politique et<br />

<strong>de</strong> l’établissement du <strong>de</strong>spotisme dioclétien, risquait <strong>de</strong> se voir<br />

déchu <strong>de</strong> la noblesse que lui avaient naguère value <strong>un</strong> Socrate ou<br />

<strong>un</strong> Marc-Aurèle, cette noblesse lui était rendue et au centuple, que<br />

dis-je, à l’infini, puisque projetée sur le plan métaphysique, du jour<br />

où l’homme <strong>de</strong>venait le tabernacle <strong>de</strong> l’Éternel.<br />

Notons que nous verrons comment ont, <strong>de</strong> même, en Extrême-<br />

Orient, convergé la tendresse humaine du bouddhisme et le<br />

civisme confucéen, pour aboutir à l’<strong>humanisme</strong> élargi <strong>de</strong> Hiuan-<br />

tsang ou <strong>de</strong> l’école du Jou-kiao.<br />

En Occi<strong>de</strong>nt l’<strong>humanisme</strong> a, suivant les époques, principalement<br />

laissé paraître tel ou tel <strong>de</strong>s éléments qui composent l’alliage :<br />

élément judéo-chrétien ou élément gréco-romain. Mais même<br />

quand le judéo-christianisme prévalut sans conteste, durant tout<br />

notre moyen âge, il conserva toujours en lui la virtualité sous-<br />

jacente <strong>de</strong> l’hellénisme, il resta toujours le conservatoire <strong>de</strong><br />

l’hellénisme. De la Renaissance carolingienne à Æneas Sylvius<br />

Piccolomini, les clercs les plus pieux citent à chaque instant non<br />

seulement Virgile (Virgile, ils l’ont baptisé), mais encore Ovi<strong>de</strong> et,<br />

à travers Ovi<strong>de</strong> et Virgile, tous les poètes grecs. La source<br />

aristotélicienne, puis la source platonicienne se reprennent à<br />

sourdre en terre chrétienne et fécon<strong>de</strong>nt le champ scolastique<br />

d’abord, ensuite la métaphysique italienne du Quattrocento. La<br />

10


<strong>Pour</strong> <strong>un</strong> <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong><br />

première renaissance, p.014 la première manifestation <strong>de</strong><br />

l’<strong>humanisme</strong> chrétien, ce fut, grâce à l’intermédiaire arabe, la<br />

rentrée d’Aristote en Occi<strong>de</strong>nt, précisément d’Aristote qui avait été<br />

la somme <strong>de</strong> la science grecque <strong>de</strong> son temps. Par lui, selon le mot<br />

<strong>de</strong> M. Gonzague <strong>de</strong> Reynold, « la pensée hellénique a travaillé en<br />

profon<strong>de</strong>ur dans l’intérieur <strong>de</strong> la pensée médiévale, amenant celle-<br />

ci à reprendre, du point <strong>de</strong> vue philosophique, tout l’enseignement<br />

théologique ». Par la réconciliation d’Aristote et <strong>de</strong> saint Thomas,<br />

<strong>de</strong> la raison grecque et <strong>de</strong> la foi judéo-chrétienne, dit encore<br />

Gonzague <strong>de</strong> Reynold, « l’<strong>un</strong>ité et l’<strong>un</strong>iversalité du savoir se sont<br />

trouvées rétablies ; d’où cette conséquence politique et sociale : la<br />

chrétienté ».<br />

En réalité, l’idée <strong>de</strong> chrétienté était peut-être antérieure. La<br />

civilisation humaniste que l’empire païen, au IV e siècle, avait<br />

léguée à l’empire chrétien, avait déjà contribué à établir dans les<br />

esprits (voyez par exemple Claudien) la notion <strong>de</strong> la comm<strong>un</strong>e<br />

romanité, c’est-à-dire d’<strong>un</strong>e vaste société <strong>de</strong>s nations<br />

circumméditerranéennes, à culture grecque (puisque la culture<br />

latine n’était que <strong>de</strong> l’hellénisme romanisé), à métaphysique<br />

gréco-sémitique (puisque telle est bien la double source du fleuve<br />

chrétien). <strong>Pour</strong> avoir été politiquement compartimentée par les<br />

invasions germaniques, la romanité n’en avait pas moins subsisté<br />

au spirituel sous cette forme <strong>de</strong> chrétienté. De cette chrétienté le<br />

lien allait être la comm<strong>un</strong>auté <strong>de</strong> la tradition latine, <strong>de</strong>s lettres<br />

latines, du comportement romain. De Salerne à Upsal, <strong>de</strong><br />

Salamanque à Cracovie, la latinité, au sens médiéval du mot, a<br />

déjà comme contenu tout l’<strong>humanisme</strong>. Dans le prud’homme du<br />

XIII e siècle, tel que le définissent et l’incarnent Philippe <strong>de</strong> Novare<br />

et Joinville, il y a déjà tout l’honnête homme du XVII e siècle, le<br />

11


<strong>Pour</strong> <strong>un</strong> <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong><br />

polissage <strong>de</strong>s mœurs dans la société laïque ayant comme garant et<br />

stimulant la culture latine <strong>de</strong>s clercs.<br />

Avec la Renaissance, ce que l’<strong>humanisme</strong> met surtout en<br />

lumière, c’est, nous l’entendons bien, l’antiquité gréco-romaine.<br />

Mais par <strong>un</strong> mouvement bien différent <strong>de</strong> celui du XIII e siècle,<br />

encore qu’aboutissant au même équilibre, les humanités remises<br />

en honneur comportent, en même temps que la résurrection du<br />

paganisme grec, l’étu<strong>de</strong> <strong>de</strong> l’hébreu et, plus généralement, <strong>de</strong>s<br />

p.015<br />

sources diverses <strong>de</strong> l’Ancien Testament. Le résultat <strong>de</strong> cet<br />

<strong>humanisme</strong> sera à la fois la libération <strong>de</strong> l’individu ou, si l’on<br />

préfère, le libre examen, et, dans <strong>un</strong> sens opposé, le retour à la<br />

notion antique <strong>de</strong> l’État. L’humaniste italien <strong>de</strong>s XV e -XVI e siècles,<br />

bien plus que le contemporain <strong>de</strong> Socrate, est l’homme libéré <strong>de</strong><br />

ses entraves. Son <strong>humanisme</strong> l’affranchit <strong>de</strong> son siècle et fait <strong>de</strong><br />

lui, à ses propres yeux, la mesure <strong>de</strong> l’<strong>un</strong>ivers. Il transcen<strong>de</strong> son<br />

temps, son pays, la société et, enfermé dans la forteresse <strong>de</strong> sa<br />

culture, surmonte les malheurs publics. L’avantage d’<strong>un</strong>e telle<br />

prise <strong>de</strong> position est évi<strong>de</strong>nt. Léonard, Érasme, pour ne citer que<br />

ceux-là, sont <strong>de</strong>venus comme plus tard Leibnitz ou Gœthe, et au<br />

sens plein du mot, <strong>de</strong>s citoyens du mon<strong>de</strong>.<br />

L’<strong>humanisme</strong> a, dès lors, créé en esprit l’homme <strong>un</strong>iversel,<br />

l’homme planétaire que jusqu’à nos jours la misérable politique <strong>de</strong><br />

taupinière <strong>de</strong>s Gran<strong>de</strong>s Puissances n’a jamais su faire passer dans<br />

la réalité.<br />

Mais ne nous méprenons pas sur la portée immédiate <strong>de</strong> la<br />

révolution humaniste. Tout d’abord, l’humaniste du XVI e siècle a<br />

beau être citoyen d’<strong>un</strong>e cité cosmopolite — celle <strong>de</strong>s Bonnes<br />

Lettres —, sa cité est <strong>un</strong> peu <strong>un</strong>e tour d’ivoire. Sa corporation est<br />

<strong>un</strong>e société <strong>de</strong> beaux esprits, fière <strong>de</strong> parler <strong>un</strong>e langue inconnue<br />

12


<strong>Pour</strong> <strong>un</strong> <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong><br />

du profane. Les grands érudits <strong>de</strong> la Renaissance se constituent en<br />

cénacle, <strong>un</strong> cénacle <strong>de</strong> parnassiens, bien près <strong>de</strong> <strong>de</strong>venir <strong>de</strong>s<br />

mallarméens.<br />

D’autre part, autant que les scolastiques qu’ils détrônent, les<br />

humanistes sont souvent esclaves <strong>de</strong> la lettre, du précé<strong>de</strong>nt. Ils<br />

parlent <strong>de</strong>s Anciens comme jadis on parlait <strong>de</strong>s Pères <strong>de</strong> l’Église.<br />

La parole <strong>de</strong>s Anciens est littéralement <strong>de</strong>venue parole d’Évangile.<br />

Comme on l’a dit, il est évi<strong>de</strong>mment plus commo<strong>de</strong> <strong>de</strong> recevoir <strong>de</strong>s<br />

matériaux tout préparés que d’aller extraire le bloc <strong>de</strong> la carrière.<br />

Ainsi conçu, l’<strong>humanisme</strong> pourrait être <strong>un</strong>e régression. Il pourrait<br />

dispenser <strong>de</strong> penser. Il pourrait (ce ne fût pas le cas) paralyser la<br />

recherche et assoupir l’évolution.<br />

Enfin, dans la libération <strong>de</strong> l’individu par l’<strong>humanisme</strong> (ou à la<br />

faveur <strong>de</strong> l’<strong>humanisme</strong>), il y a le revers <strong>de</strong> cette belle médaille à la<br />

Benvenuto Cellini. Il y a précisément eu Cellini ou l’Arétin, p.016<br />

bref, <strong>de</strong>s condottieri <strong>de</strong> la culture, <strong>de</strong>s Alcibia<strong>de</strong> <strong>de</strong> la pensée, chez<br />

lesquels la virtuosité, primant tout, excuse tout. Une mauvaise<br />

conception <strong>de</strong> l’<strong>humanisme</strong>, en ne se contentant point <strong>de</strong> libérer<br />

l’homme <strong>de</strong> ses entraves sociales, en le libérant aussi <strong>de</strong> ses<br />

<strong>de</strong>voirs envers son milieu a, par la même pente, libéré l’État <strong>de</strong><br />

tout respect <strong>de</strong> la personne humaine. Comme l’individu, l’État, à<br />

partir <strong>de</strong> la Renaissance, est <strong>de</strong>venu <strong>un</strong>e fin en soi, et cela, dans<br />

l’<strong>un</strong> et l’autre cas, au détriment <strong>de</strong> l’humanité. On doit reconnaître<br />

que la Réforme calviniste (et c’est <strong>un</strong> catholique qui vous parle)<br />

s’est présentée à cet égard comme <strong>un</strong>e légitime protestation<br />

contre ce que l’<strong>humanisme</strong> néo-grec comportait <strong>de</strong> paganisme<br />

dissolvant. « Science sans conscience », diagnostiquait <strong>de</strong> même,<br />

<strong>de</strong>s excès d’<strong>un</strong> certain <strong>humanisme</strong>, le bon mé<strong>de</strong>cin Rabelais,<br />

« n’est que ruine <strong>de</strong> l’âme ».<br />

13


<strong>Pour</strong> <strong>un</strong> <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong><br />

De nouveau, comme à la fin <strong>de</strong> l’Antiquité, <strong>un</strong> relatif équilibre<br />

paraît se rétablir au XVII e siècle entre les diverses composantes <strong>de</strong><br />

l’<strong>humanisme</strong>. De Bossuet à Leibnitz, chez les Catholiques comme<br />

chez les Réformés, l’apport judéo-chrétien, l’apport biblique,<br />

tempère le danger d’anarchie intellectuelle, <strong>de</strong> dilettantisme<br />

antisocial, le danger d’<strong>un</strong>e abdication <strong>de</strong> la morale, auquel pouvait<br />

servir <strong>de</strong> prétexte <strong>un</strong> <strong>humanisme</strong> mal compris. L’<strong>humanisme</strong> est,<br />

en même temps, <strong>de</strong>venu le classicisme. Reconnaissons toutefois<br />

que le classicisme finira assez tôt par tourner à vi<strong>de</strong>. (« Qui nous<br />

délivrera <strong>de</strong>s Grecs et <strong>de</strong>s Romains ! ») et que contre sa tyrannie,<br />

contre aussi son impuissance, on comprendra que l’exaspération<br />

<strong>de</strong>s romantiques appelle les orages désirés, le Sturm <strong>un</strong>d Drang,<br />

les belles barbaries. L’exotisme, le dépaysement oriental — M.<br />

Robert <strong>de</strong> Traz nous le rappelait dans <strong>un</strong> livre récent — seront <strong>un</strong><br />

jour l’ultime manifestation <strong>de</strong> cet état d’esprit.<br />

Le XVIII e siècle, du moins en France, semble, d’<strong>un</strong> certain point<br />

<strong>de</strong> vue, le triomphe <strong>de</strong> l’ancien <strong>humanisme</strong>, sinon pour la<br />

conception <strong>de</strong> la beauté antique (que le XVIII e , sauf chez certains<br />

esthéticiens allemands, ne comprit guère), du moins en ce qui<br />

concerne, comme on disait alors, « les lumières », c’est-à-dire le<br />

libre examen, aussi pour l’admiration, <strong>de</strong> plus en plus vive, <strong>de</strong>s<br />

Républiques antiques. Notons que c’est le classicisme ainsi p.017<br />

compris qui, en faisant <strong>de</strong> nos Révolutionnaires <strong>de</strong>s Romains et<br />

<strong>de</strong>s Spartiates, a valu à la Révolution française <strong>un</strong>e partie <strong>de</strong> son<br />

vocabulaire. De Robespierre à Napoléon, en passant par Louis<br />

David, combien <strong>de</strong> gens <strong>de</strong> lettres, pétris <strong>de</strong> classicisme jusqu’à<br />

jouer au naturel les personnages <strong>de</strong> Tite-Live ou <strong>de</strong> Plutarque (<strong>de</strong><br />

même d’ailleurs que les compagnons <strong>de</strong> Cromwell, nourris<br />

d’Ancien Testament, avaient jadis joué sur la scène <strong>de</strong> l’histoire<br />

14


<strong>Pour</strong> <strong>un</strong> <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong><br />

<strong>un</strong>e tragédie biblique). Une certaine forme d’<strong>humanisme</strong>, en<br />

amenant le présent à prendre, <strong>de</strong> déguisement et <strong>de</strong> sentiments,<br />

le masque du passé, peut bouleverser le mon<strong>de</strong>...<br />

En réalité, le XVIII e siècle ne continue l’ancien <strong>humanisme</strong><br />

qu’en apparence. D’<strong>un</strong>e part, ce qu’à l’exception <strong>de</strong> Lucrèce n’avait<br />

guère osé l’Antiquité, il tend, par le recul <strong>de</strong> l’esprit religieux, à<br />

libérer l’homme <strong>de</strong> la prééminence du divin ; d’<strong>un</strong> autre côté, par<br />

<strong>un</strong>e plus juste compréhension <strong>de</strong> la place infime qu’occupe l’animal<br />

humain dans le Cosmos, par la notion <strong>de</strong> l’<strong>un</strong>iverselle relativité —<br />

Micromégas ! — l’Encyclopédie abaisse l’homme dans le moment<br />

même où elle l’exalte. Si nous entendons par <strong>humanisme</strong> <strong>un</strong>e<br />

tentative pour fon<strong>de</strong>r nos connaissances sur le seul critérium<br />

humain, selon les métho<strong>de</strong>s à nous enseignées par la raison<br />

grecque, l’<strong>humanisme</strong> triomphe. Mais à peine vainqueur, il doit<br />

reconnaître ses limites, et que la sagesse antique se trouve<br />

infiniment dépassée. La science <strong>de</strong>s Anciens, fon<strong>de</strong>ment du vieil<br />

<strong>humanisme</strong>, peut encore servir <strong>de</strong> machine <strong>de</strong> guerre contre les<br />

religions. En elle-même, elle n’en a pas moins perdu son crédit.<br />

« Ceux que nous appelons Anciens étaient nouveaux en toute<br />

chose. » Si l’<strong>humanisme</strong> veut subsister, il doit, dès lors, se<br />

re<strong>nouvel</strong>er ; pour se re<strong>nouvel</strong>er, se dépasser sans cesse, en<br />

intégrant à ses données traditionnelles les données, en perpétuel<br />

changement, <strong>de</strong> la science. Mais le relativisme, qui constitue toute<br />

la philosophie <strong>de</strong> Voltaire, comme il constituait déjà celle <strong>de</strong><br />

Montaigne et, à certains égards, <strong>de</strong> Pascal, le relativisme, dont<br />

l’étu<strong>de</strong> <strong>de</strong> l’infiniment grand et <strong>de</strong> l’infiniment petit va, au siècle<br />

suivant, justifier l’attitu<strong>de</strong>, rendra désormais difficile la conciliation<br />

entre l’humain et le cosmique. La critique kantienne n’a d’autre but<br />

que <strong>de</strong> nous faire constater leur foncière antinomie.<br />

15


p.018<br />

<strong>Pour</strong> <strong>un</strong> <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong><br />

Désormais la difficulté pour l’<strong>humanisme</strong> est celle qu’il<br />

éprouve à maintenir <strong>un</strong>e vision humanisée du Cosmos, j’entends à<br />

se faire <strong>de</strong> l’<strong>un</strong>ivers <strong>un</strong>e conception qui ne soit pas inhumaine pour<br />

notre cœur, qui ne soit pas « inembrassable » pour notre esprit.<br />

Difficulté aussi gran<strong>de</strong> que celle qu’éprouva le IV e siècle pour<br />

concilier culture gréco-romaine et théologie judéo-chrétienne.<br />

Qu’il s’agisse <strong>de</strong> la conception si confortablement déterministe<br />

<strong>de</strong> Marcellin Berthelot et <strong>de</strong> L’avenir <strong>de</strong> la Science, ou <strong>de</strong> la<br />

physique <strong>nouvel</strong>le <strong>de</strong>s Broglie, l’homme se sent dépassé, perdu,<br />

comme Pascal sur son îlot, dans l’océan sans bords où nagent les<br />

galaxies. L’<strong>humanisme</strong>, qui constitue le meilleur <strong>de</strong> l’héritage à<br />

nous transmis par les générations, semble, pour l’impossible<br />

traversée, <strong>un</strong> esquif bien périmé et fragile...<br />

Et pourtant, c’est <strong>un</strong> esquif qu’il ne faut à auc<strong>un</strong> prix rejeter !<br />

Dans <strong>un</strong> petit livre, qui répond très exactement au but <strong>de</strong> notre<br />

Congrès, puisqu’il s’appelle Le véritable <strong>humanisme</strong>, notre ami<br />

André George a montré que l’<strong>humanisme</strong> <strong>de</strong>s temps nouveaux<br />

peut s’élargir aux dimensions <strong>de</strong> la <strong>nouvel</strong>le science ; que<br />

l’honnête homme du XX e siècle doit annexer à ses connaissances,<br />

à sa philosophie générale, les gran<strong>de</strong>s théories astronomiques,<br />

physico-chimiques, biologiques, qui sont l’honneur <strong>de</strong> notre temps.<br />

On nous dira que ce que nous annexerons, ou, comme disent<br />

les philosophes, intégrerons ainsi à notre <strong>humanisme</strong>, ce ne sera<br />

pas la science elle-même, mais les généralisations et hypothèses<br />

dont le caractère propre est d’être provisoires, vérités<br />

d’aujourd’hui qui sont peut-être les erreurs <strong>de</strong> <strong>de</strong>main et<br />

auxquelles les savants, leurs auteurs, n’accor<strong>de</strong>nt d’intérêt qu’à<br />

titre <strong>de</strong> temporaires échafaudages. Certes. Mais le propre <strong>de</strong><br />

l’<strong>humanisme</strong>, à moins <strong>de</strong> <strong>de</strong>venir chose morte, est justement <strong>de</strong> se<br />

16


<strong>Pour</strong> <strong>un</strong> <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong><br />

re<strong>nouvel</strong>er d’âge en âge, <strong>de</strong> grimper à tous les échafaudages pour<br />

voir plus avant. L’<strong>humanisme</strong> ne risque <strong>de</strong> <strong>de</strong>venir périmé que s’il<br />

laisse périmer l’expérience scientifique sur laquelle il se fon<strong>de</strong>.<br />

Quel spectacle que celui <strong>de</strong> Gœthe, sans doute le plus grand<br />

humaniste <strong>de</strong> tous les temps, s’informant jusqu’au <strong>de</strong>rnier soupir<br />

<strong>de</strong>s progrès <strong>de</strong> la physique ou <strong>de</strong> la biologie !<br />

p.019<br />

André George, dans son précieux manifeste, nous le<br />

rappelle encore : l’apport scientifique ne peut que re<strong>nouvel</strong>er les<br />

lettres et rénover l’<strong>humanisme</strong>. Qu’il me suffise <strong>de</strong> citer comme<br />

exemple les beaux écrivains que furent, en France, le sociologue<br />

Lévy-Bruhl et le géographe Termier, que sont encore, chez nous,<br />

les frères <strong>de</strong> Broglie, <strong>de</strong> citer l’exemple du grand Maeterlinck<br />

faisant d’<strong>un</strong> tableau <strong>de</strong> l’astronomie actuelle le plus magnifique <strong>de</strong>s<br />

poèmes, ou, comme il écrivait, la plus « gran<strong>de</strong> féerie » qu’artiste<br />

nous ait <strong>de</strong>puis longtemps offerte.<br />

Devant les gouffres vertigineux que creuse à nos pieds la<br />

science, l’<strong>humanisme</strong> scientifique est encore le meilleur <strong>de</strong>s<br />

refuges. Devant l’inhumanité apparente <strong>de</strong> l’incommensurable<br />

<strong>un</strong>ivers que la physique mo<strong>de</strong>rne nous laisse entrevoir (et nous<br />

savons que, même si l’<strong>un</strong>ivers einsteinien est « fini », les<br />

observatoires américains le son<strong>de</strong>nt à <strong>de</strong>s distances <strong>de</strong> plus <strong>de</strong><br />

300 millions d’années-lumière), <strong>de</strong>vant, d’autre part, le trouble<br />

auquel nous livrent les recherches intra-atomiques, lorsque, à<br />

l’origine <strong>de</strong> l’infiniment petit, les physiciens croient apercevoir <strong>un</strong><br />

élément <strong>de</strong> « liberté » qui échapperait au déterminisme ultérieur ;<br />

<strong>de</strong>vant, enfin, l’immense révolution scientifique en cours —<br />

émeute <strong>de</strong> laboratoires auprès <strong>de</strong> laquelle nos révolutions<br />

politiques et sociales ne sont qu’agitation <strong>de</strong> fourmilière —, nous<br />

risquons <strong>de</strong> nous sentir perdus, aussi perdus que <strong>de</strong>vaient l’être<br />

17


<strong>Pour</strong> <strong>un</strong> <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong><br />

les Paléolithiques <strong>de</strong>s pério<strong>de</strong>s interglaciaires à l’approche d’<strong>un</strong>e<br />

<strong>nouvel</strong>le glaciation. Mais l’humanité civilisée a connu déjà, nous<br />

l’avons vu, <strong>un</strong>e désorientation analogue. Ce fut quand le vieil<br />

anthropocentrisme dut faire place au système <strong>de</strong> Copernic. Et<br />

l’<strong>humanisme</strong>, <strong>un</strong>e première fois, a alors repris son équilibre. Même<br />

si la révolution scientifique actuelle nous paraît reléguer l’espèce<br />

humaine à <strong>un</strong> rôle infime sur <strong>un</strong> point infime <strong>de</strong> l’immensité, raison<br />

<strong>de</strong> plus pour que l’homme, réduit à n’être que lui-même, s’attache<br />

à ce qui le fait pleinement homme au sens le plus noble du mot.<br />

Le péril pour la science mo<strong>de</strong>rne serait d’aboutir à <strong>un</strong>e<br />

conception inhumaine, les bouddhistes diraient (injustement sans<br />

doute à l’égard <strong>de</strong> nos amis hindouistes) à <strong>un</strong>e conception<br />

bhaïravienne <strong>de</strong> l’homme et <strong>de</strong> la <strong>de</strong>stinée. Par ailleurs, les<br />

sciences, à mesure p.020 qu’elles se spécialisent et se subdivisent,<br />

risquent <strong>de</strong> compartimenter le savoir jusqu’à lui interdire toute<br />

généralisation salvatrice. Les sciences risquent <strong>de</strong> nous masquer la<br />

Science. Dans <strong>un</strong> livre préfacé en 1944 par Paul Valéry, Robert<br />

Gérard poussait à ce sujet le cri d’alarme. Il risque d’y avoir là,<br />

pour l’esprit, <strong>un</strong> asservissement analogue à celui qui, dans<br />

l’industrie standardisée, fait <strong>de</strong> l’ouvrier non plus même <strong>un</strong>e<br />

machine, mais <strong>un</strong> simple rouage <strong>de</strong> la machine, ignorant les autres<br />

rouages, donc se désintéressant <strong>de</strong> l’ensemble <strong>de</strong> la machine et, à<br />

plus forte raison, du <strong>de</strong>stin <strong>de</strong> l’usine.<br />

L’<strong>humanisme</strong> scientifique que nous présente André George a<br />

pour but d’éviter <strong>un</strong>e telle désintellectualisation, <strong>un</strong>e telle<br />

régression, <strong>un</strong> tel appauvrissement. Au milieu <strong>de</strong> l’éclatement <strong>de</strong><br />

nos mesures millénaires, <strong>de</strong>vant la démesure <strong>de</strong>s problèmes<br />

nouveaux et la complication scientifique actuelle, il a le mérite <strong>de</strong><br />

nous rendre confiance en nos valeurs. Il rassure et encourage la<br />

18


<strong>Pour</strong> <strong>un</strong> <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong><br />

raison. Dans le tourbillon scientifique et le désarroi économique,<br />

social, politique <strong>de</strong> l’heure présente, il nous restitue le<br />

recueillement indispensable à la poursuite du travail ; comme<br />

disait Renan, il nous permet <strong>de</strong> « faire oraison ».<br />

Ajoutons que par l’interpénétration <strong>de</strong>s éléments très divers qui<br />

le composent, par la conversation qu’il nous permet avec les<br />

meilleurs esprits <strong>de</strong> tous les temps, il nous habitue à <strong>un</strong>e critique<br />

<strong>de</strong> la connaissance plus que jamais nécessaire. Il maintient en<br />

éveil l’esprit critique, générateur <strong>de</strong> l’esprit scientifique. A ce titre,<br />

il a joué <strong>un</strong> rôle considérable dans la formation <strong>de</strong> la science<br />

mo<strong>de</strong>rne. En ce sens, Érasme et Montaigne, comme Francis Bacon,<br />

sont à l’origine <strong>de</strong> l’Introduction à la mé<strong>de</strong>cine expérimentale. A<br />

négliger l’<strong>humanisme</strong>, la science perdrait quelque chose <strong>de</strong> cet<br />

esprit <strong>de</strong> finesse que Pascal considérait comme <strong>un</strong>e <strong>de</strong>s conditions<br />

<strong>de</strong> la découverte.<br />

Marc-Aurèle, en qui se résuma la sagesse antique, se consolait,<br />

par cette sagesse, <strong>de</strong> vivre dans le pressentiment <strong>de</strong> la fin d’<strong>un</strong><br />

mon<strong>de</strong>. Boèce écrivait sa Consolation au len<strong>de</strong>main <strong>de</strong> la<br />

catastrophe. Jean Rostand, qui voit déjà l’humanité suivre dans la<br />

poussière les grands sauriens du jurassique et du crétacé, finit p.021<br />

par contempler avec sérénité cette perspective, grâce,<br />

précisément, au haut <strong>humanisme</strong> scientifique dont il est <strong>un</strong> <strong>de</strong>s<br />

meilleurs représentants. Même, en effet, dans ces hypothèses<br />

assez pessimistes, l’<strong>humanisme</strong> gar<strong>de</strong> (et plus que jamais) toute<br />

sa valeur. Il constitue, quoi qu’il advienne, la mémoire collective<br />

<strong>de</strong>s générations dans ce que les générations ont produit <strong>de</strong><br />

meilleur. (C’est en ce sens que M. Denis <strong>de</strong> Rougemont vous<br />

disait, en 1946, <strong>de</strong> l’Europe comme patrie <strong>de</strong> l’<strong>humanisme</strong>, qu’elle<br />

est « la patrie <strong>de</strong> la mémoire, la mémoire du mon<strong>de</strong> ».)<br />

19


<strong>Pour</strong> <strong>un</strong> <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong><br />

L’<strong>humanisme</strong>, à cet égard, est la conscience <strong>de</strong>s élites<br />

intellectuelles et morales <strong>de</strong> tous les siècles. Il renferme nos droits<br />

civiques et nos lettres <strong>de</strong> noblesse. Il nous fait citoyens du mon<strong>de</strong>,<br />

concitoyens <strong>de</strong> Platon, <strong>de</strong> Lucrèce et <strong>de</strong> Marc-Aurèle. Grâce à lui,<br />

rien d’humain ne nous est étranger. Oublions pour <strong>un</strong>e secon<strong>de</strong><br />

que nous sommes israélites, chrétiens, libres-penseurs, libéraux<br />

ou marxistes. Il est à nous tous notre comm<strong>un</strong> patrimoine.<br />

Libre à chac<strong>un</strong> <strong>de</strong> nous d’en rechercher <strong>de</strong> préférence les<br />

origines au Parthénon ou sur <strong>un</strong>e montagne <strong>de</strong> Galilée. Le propre<br />

<strong>de</strong> l’<strong>humanisme</strong> gréco-latin et juif, qui est le nôtre, c’est qu’il<br />

respecte et le Discours sur la Montagne et nos Prières sur<br />

l’Acropole. Hellénisme et christianisme sont en effet d’accord<br />

quand il s’agit <strong>de</strong> libérer la personne humaine, quand il s’agit <strong>de</strong><br />

l’investir <strong>de</strong> dignité spirituelle et <strong>de</strong> lui reconnaître <strong>un</strong>e valeur<br />

sacrée. Cette notion déjà religieuse <strong>de</strong> la dignité humaine, c’est<br />

celle qui, du récit <strong>de</strong> la mort <strong>de</strong> Socrate aux notes <strong>de</strong> chevet <strong>de</strong><br />

Marc-Aurèle, a fait l’incomparable gran<strong>de</strong>ur <strong>de</strong> la sagesse antique,<br />

<strong>un</strong>e gran<strong>de</strong>ur que le christianisme, comme le rappelle le Père<br />

Festugière, a hautement reconnue et consacrée. Cette leçon<br />

domine les siècles, <strong>de</strong>s Catacombes à la Déclaration <strong>de</strong>s Droits <strong>de</strong><br />

l’Homme, car la dignité morale qu’elle implique est la raison d’être<br />

<strong>de</strong> toute liberté politique. Le libre citoyen <strong>de</strong> la Cité libre n’est tel<br />

qu’en raison <strong>de</strong> la dignité humaine qui, en lui, s’impose au respect<br />

<strong>de</strong>s pouvoirs publics.<br />

Toute la civilisation occi<strong>de</strong>ntale repose sur l’<strong>humanisme</strong> ainsi<br />

conçu, c’est-à-dire sur les droits <strong>de</strong> la personne humaine dans le<br />

libéralisme <strong>de</strong>s institutions.<br />

p.022<br />

Mais ne nous le dissimulons pas, Occi<strong>de</strong>ntaux, mes frères,<br />

cet idéal, auquel nous <strong>de</strong>meurons attachés par toutes les fibres <strong>de</strong><br />

20


<strong>Pour</strong> <strong>un</strong> <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong><br />

notre être, n’est peut-être qu’<strong>un</strong>e notion d’Occi<strong>de</strong>ntaux. « Le<br />

mon<strong>de</strong>, ô déesse, est plus grand que tu ne crois. » Quand Renan,<br />

sur la roche sacrée, s’adressait en ces termes à la divinité même<br />

<strong>de</strong> notre mer natale, c’était l’orientaliste qui parlait en lui. Il y a,<br />

en effet, sur la planète d’autres mon<strong>de</strong>s que le nôtre. Ce que nous<br />

appelons <strong>humanisme</strong> n’est au fond que l’essence <strong>de</strong> notre culture<br />

méditerranéenne, culture progressivement étendue par Alexandre<br />

à toute l’Asie Occi<strong>de</strong>ntale, par les Romains à tout l’Occi<strong>de</strong>nt, par<br />

l’Église romaine au mon<strong>de</strong> germanique, par l’Église orthodoxe au<br />

mon<strong>de</strong> russe, par la colonisation anglo-saxonne ou hispanique aux<br />

nouveaux mon<strong>de</strong>s, culture largement répandue, je le reconnais,<br />

mais qui, néanmoins, est loin d’être <strong>un</strong>iverselle.<br />

De fait, les travaux <strong>de</strong> l’indianisme, <strong>de</strong> la sinologie, les étu<strong>de</strong>s<br />

islamiques nous apprennent qu’il a existé, qu’il existe encore, en<br />

Asie, d’immenses <strong>humanisme</strong>s, sensiblement équivalents au nôtre.<br />

Sans doute l’<strong>un</strong> d’eux, l’<strong>humanisme</strong> arabo-persan, est-il si<br />

étroitement associé à la civilisation méditerranéenne qu’il est<br />

difficile <strong>de</strong> l’en séparer. De même que le Coran se trouve en<br />

famille avec la Bible et les Évangiles, pour lui livres révélés par le<br />

même Dieu, la philosophie arabe reste, à bien <strong>de</strong>s égards, <strong>un</strong>e<br />

branche <strong>de</strong> la philosophie grecque. Farabi, ibn-Sina, ibn-Roshid,<br />

nés les <strong>de</strong>ux premiers dans l’actuel Turkestan soviétique, le<br />

troisième en Espagne, n’ont pas prétendu faire autre chose que<br />

continuer Aristote, et, comme nous le savons, c’est en partie grâce<br />

à eux que, par la suite, la philosophie aristotélicienne a été<br />

pleinement restituée à l’Occi<strong>de</strong>nt. C’est, <strong>de</strong> même, en pays arabe<br />

que les mathématiques ont fait <strong>un</strong> décisif progrès. Le mon<strong>de</strong><br />

arabo-persan, il y aurait ingratitu<strong>de</strong> à l’oublier, a ainsi joué, autant<br />

que Byzance, et sous <strong>un</strong>e forme souvent bien plus active, le rôle<br />

21


<strong>Pour</strong> <strong>un</strong> <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong><br />

<strong>de</strong> conservatoire <strong>de</strong> notre <strong>humanisme</strong>, <strong>de</strong> relais pour notre culture.<br />

Quant à la poésie classique persane, tous les iranisants savent à<br />

quel point, par son goût délicat et son sens <strong>de</strong> la mesure, elle<br />

s’apparente à notre classicisme italien ou français. Et le classicisme<br />

p.023<br />

persan, à son tour, a, pendant <strong>un</strong>e longue pério<strong>de</strong>, largement<br />

influencé les littératures turque et hindoustanie.<br />

Mais l’Islam, même jusqu’au Gange, c’est encore notre culture<br />

méditerranéenne. Deux autres <strong>humanisme</strong>s, entièrement<br />

originaux, d’<strong>un</strong>e portée immense, se sont développés, l’<strong>un</strong> dans<br />

l’In<strong>de</strong> bouddhique et brahmanique, l’autre en Chine. Je laisse à<br />

mon ami Masson-Oursel, au maître <strong>de</strong> la philosophie comparée, le<br />

soin <strong>de</strong> les évoquer <strong>de</strong>vant vous. Ce que je veux seulement<br />

rappeler, après notre comm<strong>un</strong> gourou Sylvain Lévi, c’est le rôle<br />

immense qu’a joué l’<strong>humanisme</strong> bouddhique, en Haute-Asie<br />

comme dans l’Asie sud-orientale, <strong>de</strong>puis les débuts <strong>de</strong> notre ère<br />

jusqu’à <strong>un</strong>e pério<strong>de</strong> assez avancée <strong>de</strong> notre moyen âge.<br />

L’<strong>humanisme</strong> bouddhique, dans ses Écritures sanscrites, a<br />

apporté avec lui la civilisation matérielle et morale la plus haute <strong>de</strong><br />

cette partie du mon<strong>de</strong>. Comme la Grèce hellénistique, même à<br />

travers les royautés macédoniennes, avait le privilège d’apporter<br />

avec elle toute la Grèce socratique, le bouddhisme apportait —<br />

combien pacifiquement, lui, et combien noblement ! — toute<br />

l’indianité. Voyez, du III e au IX e siècle, son action en Haute-Asie.<br />

Un <strong>de</strong>s coins re<strong>de</strong>venus <strong>de</strong>puis l’<strong>un</strong> <strong>de</strong>s plus déshérités du globe a,<br />

pendant sept cents ans, vécu, grâce à l’<strong>humanisme</strong> bouddhique,<br />

<strong>un</strong>e vie digne d’Athènes ou <strong>de</strong> Florence. Sous la rubrique <strong>de</strong>s<br />

années 629-644, le récit <strong>de</strong> voyage du pèlerin chinois Hiuan-tsang<br />

nous permet <strong>de</strong> comprendre comment, chez ces moines <strong>de</strong> la<br />

Haute-Asie, pareils à nos grands moines d’Occi<strong>de</strong>nt, chez ces<br />

22


<strong>Pour</strong> <strong>un</strong> <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong><br />

supérieurs <strong>de</strong>s couvents indianisants du Gobi, pareils à nos prélats<br />

hellénistes du Quattrocento, l’<strong>humanisme</strong> a pu faire apparaître <strong>un</strong>e<br />

merveilleuse floraison spirituelle. Les découvertes <strong>de</strong>s missions<br />

Aurel Stein, Grünwe<strong>de</strong>l, Von Le Coq, Pelliot, Hackin, Otani,<br />

commentées par Sylvain Lévi dans son In<strong>de</strong> civilisatrice, nous<br />

montrent les miracles qu’a pu ainsi accomplir l’<strong>humanisme</strong> quand il<br />

était porté par les ailes <strong>de</strong> la foi.<br />

L’<strong>humanisme</strong> bouddhique et brahmanique (car ici les <strong>de</strong>ux<br />

religions courtoisement collaborèrent) a <strong>de</strong> même pacifiquement<br />

indianisé, c’est-à-dire profondément civilisé <strong>un</strong>e large partie <strong>de</strong><br />

l’Insulin<strong>de</strong> et <strong>de</strong> l’Indochine. Il suffit <strong>de</strong> lire les inscriptions p.024<br />

sanscrites portant les édits <strong>de</strong> fondation <strong>de</strong>s institutions charitables<br />

du roi d’Angkor Jayavarman VII, contemporain <strong>de</strong> notre Philippe-<br />

Auguste ; il suffit <strong>de</strong> suivre, sur les reliefs <strong>de</strong> Borobudur ou<br />

d’Angkor-Vat les scènes du Râmâyana ou du Mahâbhârata pour<br />

comprendre à quel point l’<strong>humanisme</strong> indien a humanisé en même<br />

temps qu’indianisé le Cambodge et java, aussi la Birmanie, le Siam<br />

et le Tchampa. Répétons qu’il s’agit ici d’<strong>un</strong> rayonnement<br />

purement pacifique, analogue à celui qui, en Occi<strong>de</strong>nt, permit,<br />

sans tirer l’épée, <strong>de</strong> convertir à la culture chrétienne, donc aux<br />

lettres latines, Irlandais et Scandinaves, Polonais et Magyars.<br />

Enfin il y a l’<strong>humanisme</strong> chinois. Vous connaissez la haute<br />

valeur culturelle <strong>de</strong> l’antique sagesse représentée par les<br />

classiques <strong>de</strong> l’École <strong>de</strong>s Lettrés. Nous donnons à ce corps <strong>de</strong><br />

doctrines le nom <strong>de</strong> Confucéisme on Confucianisme, <strong>un</strong> peu<br />

comme si nous appelions « Socratisme » toute la sagesse grecque,<br />

<strong>de</strong>puis les premiers philosophes ioniens jusqu’aux <strong>de</strong>rniers<br />

alexandrins. Juste hommage, d’ailleurs, rendu ici au Sage en qui la<br />

Chine lettrée a été la première à vouloir incarner toute son<br />

23


<strong>Pour</strong> <strong>un</strong> <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong><br />

expérience doctrinale et qui, lui-même, ne se piquait que <strong>de</strong> nous<br />

transmettre la leçon <strong>de</strong>s sages antérieurs, exactement comme les<br />

sages <strong>de</strong>s époques suivantes n’ont prétendu que développer les<br />

enseignements <strong>de</strong> Confucius. Notons, du reste, que la sagesse<br />

confucéenne, comme la sagesse socratique, repose sur le γνῶθι<br />

σεαυτόν, puisque, sans d’ailleurs être proprement agnostique, elle<br />

ne s’intéresse en fait qu’à l’amélioration morale <strong>de</strong> l’homme en vue<br />

<strong>de</strong> l’amélioration <strong>de</strong> la Cité. Il en résulte que le confucéisme, pas<br />

plus que l’hellénisme, ne récuserait a priori le couronnement d’<strong>un</strong>e<br />

philosophie première, que cette philosophie lui soit apportée au<br />

XII e siècle par le métaphysicien néo-confucéen Tchou Hi, qu’elle lui<br />

soit offerte <strong>de</strong> nos jours par le christianisme, ou que, <strong>de</strong> nos jours<br />

encore, <strong>de</strong>s penseurs comme Kouo Mo-jo y adaptent le marxisme.<br />

Le confucéisme reste ouvert. Ce en quoi il est profondément lui-<br />

même, c’est dans le rôle capital joué chez lui par les <strong>de</strong>ux notions,<br />

plus haut évoquées, du jên et du yi, c’est-à-dire <strong>de</strong><br />

l’humanitarisme ou altruisme, et <strong>de</strong> l’équité.<br />

p.025<br />

Du mot <strong>de</strong> Térence que j’évoquais tout à l’heure, Homo<br />

sum, humani nil a me alienum puto, nous trouverions chez<br />

Confucius, Mo-tseu ou Mencius maints équivalents. Le jên<br />

confucéen implique à la fois <strong>un</strong> sentiment d’humanité envers autrui<br />

et <strong>un</strong> sentiment <strong>de</strong> dignité humaine envers soi-même, au bref le<br />

respect <strong>de</strong> soi et <strong>de</strong>s autres, avec toutes les vertus secon<strong>de</strong>s que<br />

comman<strong>de</strong> <strong>un</strong> tel idéal : magnanimité, bonne foi, bienfaisance.<br />

Dans les relations extérieures, le jên se traduit par le contrôle<br />

constant <strong>de</strong> soi-même, par le respect <strong>de</strong>s rites et par <strong>un</strong>e politesse<br />

formelle qui ne fait que manifester la politesse du cœur. Chez Mo-<br />

tseu, cet altruisme aboutit à <strong>de</strong>s maximes <strong>de</strong> charité proprement<br />

chrétienne ou bouddhique. « Tuer <strong>un</strong> homme pour sauver le<br />

24


<strong>Pour</strong> <strong>un</strong> <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong><br />

mon<strong>de</strong>, ce n’est pas agir pour le bien du mon<strong>de</strong>. S’immoler soi-<br />

même pour le bien du mon<strong>de</strong>, voilà qui est bien agir. » Enfin, chez<br />

Mencius comme chez Confucius, on met l’accent sur l’équilibre<br />

nécessaire entre jên et yi, entre humanitarisme et équité, le<br />

premier principe visant surtout le perfectionnement <strong>de</strong> l’individu, le<br />

second l’harmonie sociale. Surtout Mencius insiste sur le rôle <strong>de</strong><br />

l’éducation dans la formation <strong>de</strong> l’individu et <strong>de</strong> la société.<br />

Retenons cette indication. Elle nous montre la pente par laquelle le<br />

vieil humanitarisme <strong>de</strong> Confucius et <strong>de</strong> ses émules est <strong>de</strong>venu<br />

l’<strong>humanisme</strong> officiel chinois. Ce fut sous le règne du plus grand<br />

empereur <strong>de</strong> la dynastie <strong>de</strong>s Han, autour <strong>de</strong> l’an 100 avant J.C.,<br />

que l’empire chinois <strong>de</strong>vint ainsi l’empire <strong>de</strong>s lettrés. Les lettrés,<br />

nous le savons, par leur traditionalisme, par leur conservatisme,<br />

avaient jusque-là été, pour le je<strong>un</strong>e césarisme chinois, <strong>de</strong> tenaces<br />

opposants. Le premier César chinois, pour en finir avec<br />

l’<strong>humanisme</strong> réactionnaire, avait fait « brûler les livres ». Trois<br />

siècles plus tard, la dynastie <strong>de</strong>s Han, pour achever d’extirper la<br />

féodalité et d’<strong>un</strong>ifier la Chine, eut l’idée <strong>de</strong> confier l’administration<br />

à ces lettrés tant honnis. L’alliance, ainsi conclue, du pouvoir<br />

suprême et <strong>de</strong>s lettrés confucéens, dura jusqu’à la chute <strong>de</strong><br />

l’institution impériale, pendant quelque vingt siècles. Que dis-je ?<br />

elle n’a jamais cessé sous le régime républicain et, qu’il s’agisse <strong>de</strong><br />

S<strong>un</strong> Yat-sen, <strong>de</strong> Tchiang Kai-chek ou <strong>de</strong> Mao Tse-tong, c’est<br />

toujours l’intelligenzia qui mène, comme nous le voyons par<br />

l’influence p.026 exercée à l’heure actuelle à Pékin par notre confrère<br />

Kouo Mo-jo. Donc — exemple sans doute <strong>un</strong>ique sous cette forme<br />

dans l’histoire — dès le premier siècle avant J.C., l’administration<br />

en Chine fut, en principe, réservée aux lettrés confucéens <strong>de</strong> toute<br />

condition qui, sur le terrain <strong>de</strong> la culture, avaient fait leurs<br />

25


<strong>Pour</strong> <strong>un</strong> <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong><br />

preuves. Que la place ainsi donnée aux concours littéraires pour le<br />

recrutement du mandarinat ait fini par présenter certains<br />

inconvénients, que l’administration impériale soit à la longue<br />

tombée dans la routine, que la classe <strong>de</strong>s lettrés se soit, par la<br />

suite, contentée d’<strong>un</strong>e virtuosité littéraire, voire calligraphique<br />

purement formelle, c’est ce qu’auc<strong>un</strong> <strong>de</strong> nos amis chinois ne songe<br />

à nier. L’important, pour nous, est qu’en confiant pour <strong>de</strong>s siècles<br />

l’administration aux lettrés confucianistes, le grand Empire<br />

d’Extrême-Orient ait remis à l’<strong>humanisme</strong> le <strong>de</strong>stin <strong>de</strong> tout <strong>un</strong><br />

versant du mon<strong>de</strong>.<br />

Grâce à cet <strong>humanisme</strong> dès lors placé aux leviers <strong>de</strong><br />

comman<strong>de</strong>, non seulement le futur continent chinois a achevé <strong>de</strong><br />

se siniser, c’est-à-dire <strong>de</strong> se civiliser, non seulement il est <strong>de</strong>venu<br />

l’équivalent oriental <strong>de</strong> l’Empire Romain (Ts’in et Ta-ts’in), mais la<br />

« romanité chinoise », si vous me permettez cette formule, a fait<br />

rayonner autour d’elle la même force d’expansion civilisatrice que<br />

la romanité gréco-latine. Partout où la culture chinoise s’est<br />

établie, même sur <strong>de</strong>s pays où les armes chinoises n’avaient que<br />

temporairement dominé, comme en Corée et au Vietnam, même<br />

dans <strong>un</strong> archipel où elles n’ont jamais pénétré, comme au Japon,<br />

la Chine, par son <strong>humanisme</strong> plus efficace encore que ses armes, a<br />

établi durablement son influence. De même que l’<strong>humanisme</strong><br />

romain ou byzantin, propagé par le christianisme, a, partout avec<br />

lui, dans l’Europe septentrionale, apporté en même temps que les<br />

lettres latines la conception romaine <strong>de</strong> l’État et fait du chef <strong>de</strong><br />

ban<strong>de</strong>s local <strong>un</strong> césar <strong>de</strong>s terres <strong>nouvel</strong>les — Kaiser ou Tsar —, <strong>de</strong><br />

même le chef <strong>de</strong> clan du Yamato, le chef <strong>de</strong> clan du Nam-viet, par<br />

la vertu <strong>de</strong>s textes confucéens, <strong>de</strong> la sagesse confucéenne, <strong>de</strong>s<br />

lettrés confucéens admis à leur cour, sont, eux aussi, <strong>de</strong>venus <strong>de</strong>s<br />

26


<strong>Pour</strong> <strong>un</strong> <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong><br />

Fils du Ciel. Des tribus incertaines se sont agglomérées en empires<br />

centralisés. Du jour au len<strong>de</strong>main, par la vertu <strong>de</strong>s Livres, par la<br />

magie <strong>de</strong>s King, les Annamites, <strong>de</strong>venus sé<strong>de</strong>ntaires, se sont à<br />

jamais différenciés p.027 <strong>de</strong> leurs frères, les Muong, restés à la<br />

pratique du raï. Le clan du Yamato s’est élevé au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong>s<br />

autres clans nippons, restés <strong>de</strong> simples chefferies provinciales.<br />

De même, d’ailleurs, que l’<strong>humanisme</strong> gréco-latin et<br />

l’<strong>humanisme</strong> sémitique se sont rencontrés dans le christianisme<br />

d’abord, dans l’Islam ensuite, l’<strong>humanisme</strong> indien et l’<strong>humanisme</strong><br />

chinois se sont, nous l’avons vu, à <strong>un</strong> certain moment, étroitement<br />

associés dans le bouddhisme du Grand Véhicule. J’évoquais tout à<br />

l’heure Hiuan-tsang. L’illustre érudit et métaphysicien chinois qui<br />

<strong>de</strong> 629 à 644 a parcouru la Haute-Asie, les <strong>de</strong>ux Turkestans,<br />

l’Afghanistan, pour aller recueillir dans l’In<strong>de</strong> <strong>un</strong>e collection <strong>de</strong><br />

textes philosophiques, l’encyclopédiste qui, <strong>un</strong>e fois rentré en<br />

Chine, a consacré le reste <strong>de</strong> ses jours à traduire du sanscrit en<br />

chinois l’énorme bibliothèque dont il a composé son étonnante<br />

somme <strong>de</strong> métaphysique, Hiuan-tsang est le type achevé <strong>de</strong>s<br />

grands humanistes qui ont bouleversé leur siècle. En lui,<br />

l’explorateur <strong>de</strong> l’Asie Centrale et <strong>de</strong> l’In<strong>de</strong> se double d’<strong>un</strong><br />

découvreur plus prodigieux encore, d’<strong>un</strong> pionnier <strong>de</strong> l’esprit, parti à<br />

la recherche <strong>de</strong>s horizons nouveaux <strong>de</strong> la pensée humaine, à la<br />

quête <strong>de</strong> tout le trésor littéraire <strong>de</strong> l’indianité. Imaginons nos<br />

explorateurs occi<strong>de</strong>ntaux allant découvrir <strong>un</strong> nouveau mon<strong>de</strong>, mais<br />

allant le découvrir dans l’état d’esprit d’<strong>un</strong> Érasme ou d’<strong>un</strong><br />

Guillaume Budé, pour rapporter chez eux quelques rouleaux <strong>de</strong><br />

manuscrits permettant <strong>un</strong>e meilleure lecture <strong>de</strong>s sources, en<br />

même temps qu’<strong>un</strong>e conception <strong>nouvel</strong>le <strong>de</strong>s rapports <strong>de</strong> l’être<br />

humain et du cosmos. Tel était l’état d’âme non seulement <strong>de</strong><br />

27


<strong>Pour</strong> <strong>un</strong> <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong><br />

Hiuan-tsang, mais aussi <strong>de</strong>s autres moines d’époque T’ang, ses<br />

pareils, qui, comme le traduit Édouard Chavannes, allèrent aux<br />

VII e -VIII e siècles, « chercher la Loi dans les pays d’Occi<strong>de</strong>nt ».<br />

Il nous souvient du portrait qu’Émile Faguet campait <strong>de</strong><br />

l’humaniste itinérant <strong>de</strong> notre XVI e siècle : « L’étudiant allait<br />

d’<strong>un</strong>iversité en <strong>un</strong>iversité, faisant son tour <strong>de</strong> latinité parce que les<br />

livres rares, les manuscrits précieux et les professeurs<br />

considérables <strong>de</strong>vaient être déterrés où ils étaient. La science et<br />

l’amour <strong>de</strong> la science étaient <strong>un</strong> sauf-conduit. Dans chaque ville<br />

savante, le lettré qui arrive est chez lui. Il a <strong>de</strong>s pairs, <strong>de</strong>s alliés,<br />

<strong>de</strong>s p.028 défenseurs et <strong>de</strong>main <strong>de</strong>s disciples. Il entre tout poudreux<br />

et dit : Argumentabor, et s’il argumente bien, il est du pays, du<br />

grand pays latin qui s’étend du fond <strong>de</strong> l’Allemagne à Salamanque<br />

et <strong>de</strong> Paris à Salerne. » C’est exactement ainsi que Hiuan-tsang est<br />

accueilli par les formidables érudits qu’étaient les moines<br />

sanscritistes <strong>de</strong> l’Asie Centrale, en 630 dans les couvents-<br />

<strong>un</strong>iversités <strong>de</strong> Tourfan, Karachar et Koutcha, en 644 dans ceux <strong>de</strong><br />

Kachgar, Yarkand et Khotan. A peine arrivé, on sort en son honneur<br />

quelque texte philosophique sanscrit ou pracrit d’interprétation<br />

difficile, et tous d’argumenter sur la valeur grammaticale et<br />

métaphysique <strong>de</strong> telle ou telle formule. Il en va exactement <strong>de</strong><br />

même dans les mers du Sud, où, à son départ pour l’In<strong>de</strong> comme à<br />

son retour, le docte pèlerin chinois Yi-tsing s’attar<strong>de</strong> dix ans, <strong>de</strong> 685<br />

à 695, à Çrîvijaya, c’est-à-dire à Palembang <strong>de</strong> Sumatra, parce que<br />

les couvents bouddhiques y renferment d’énormes bibliothèques<br />

indiennes, où on peut, plus confortablement que partout ailleurs, se<br />

perfectionner dans la connaissance du sanscrit philosophique et<br />

traduire, du sanscrit en chinois, <strong>de</strong>s textes, — ô bonheur —, encore<br />

« inédits », <strong>de</strong> métaphysique mahâyâniste.<br />

28


<strong>Pour</strong> <strong>un</strong> <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong><br />

Chez ces grands humanistes du bouddhisme, chers à Sylvain<br />

Lévi, en particulier chez Hiuan-tsang et Yi-tsing, l’intéressant est<br />

<strong>de</strong> constater l’harmonieuse association <strong>de</strong> l’<strong>humanisme</strong> confucéen,<br />

dont ils étaient héréditairement nourris, et <strong>de</strong> l’<strong>humanisme</strong> indien<br />

qui, grâce à leur parfaite connaissance du sanscrit, n’avait plus <strong>de</strong><br />

secrets pour eux. Ainsi pour les humanistes italiens <strong>de</strong> la<br />

Renaissance, la connaissance du grec égalera celle du latin.<br />

Humanisme sino-indien aux VII e -VIII e siècles, <strong>humanisme</strong><br />

renaissant au Quattrocento ont abouti l’<strong>un</strong> et l’autre, grâce au<br />

regroupement <strong>de</strong> valeurs et à la symbiose d’idéaux dont ils ont été<br />

les agents, à produire quelques intelligences supérieures à leur<br />

temps, peut-être à tous les temps, quelques esprits citoyens du<br />

mon<strong>de</strong>, dont les souvenirs <strong>de</strong> Hiuan-tsang comme les écrits<br />

d’Érasme nous permettent d’entrevoir la transcendance.<br />

Cette symbiose sino-indienne ne durera pas toujours. A partir<br />

<strong>de</strong>s IX e -XII e siècles, le bouddhisme est assimilé en Chine par la<br />

réaction confucéenne. Toutefois, <strong>un</strong>e large part <strong>de</strong> la p.029<br />

métaphysique bouddhique, désormais entièrement sinisée, n’est<br />

pas sans se laisser entrevoir dans la somme néo-confucéenne <strong>de</strong><br />

Tchou Hi, à la fois le Thomas d’Aquin et le Herbert Spencer chinois,<br />

mort en l’an 1200 <strong>de</strong> notre ère. Notons au passage la personnalité<br />

<strong>de</strong> Tchou Hi, formidable érudit, lui aussi, historien encyclopédique,<br />

philosophe <strong>un</strong>iversel, humaniste colossal, codificateur du<br />

néoconfucianisme, c’est-à-dire du syncrétisme d’Extrême-Orient<br />

qui, sous cette forme, a eu, pendant plus <strong>de</strong> six siècles, force <strong>de</strong><br />

loi et valeur d’enseignement officiel en Chine.<br />

L’<strong>humanisme</strong> chinois nous a, d’autre part, donné l’exemple d’<strong>un</strong><br />

élargissement <strong>de</strong> ses données à <strong>de</strong>s fins sociales. Certes, les<br />

préoccupations éminemment civiques <strong>de</strong> la sagesse confucéenne,<br />

29


<strong>Pour</strong> <strong>un</strong> <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong><br />

les enseignements <strong>de</strong> Confucius, <strong>de</strong> Mo-tseu et <strong>de</strong> Mencius<br />

l’engageaient d’office sur cette voie. Mais il a périodiquement<br />

compris la nécessité, pour le lettré, <strong>de</strong> re<strong>de</strong>scendre <strong>de</strong> sa tour<br />

d’ivoire, <strong>de</strong> « s’engager » (comme nous le disons aujourd’hui) au<br />

service <strong>de</strong>s masses. Misereor super turbam ! C’est précisément à<br />

l’époque même du Christ qu’<strong>un</strong> <strong>de</strong>s plus audacieux théoriciens du<br />

Confucéisme, le lettré Wang Mang, <strong>de</strong>venu empereur, chercha à<br />

faire passer l’altruisme <strong>de</strong>s vieux textes dans la législation<br />

officielle. Ce fut dans cet esprit qu’il décréta le partage <strong>de</strong>s<br />

latif<strong>un</strong>dia au bénéfice <strong>de</strong>s ouvriers agricoles et qu’il interdit<br />

l’esclavage. Les considérants <strong>de</strong> ses édits nous révèlent tout<br />

l’esprit <strong>de</strong> cette législation : « Depuis <strong>un</strong> certain temps, proclame<br />

Wang Mang, les puissants ont acquis d’immenses domaines, tandis<br />

que les pauvres n’ont même plus où planter <strong>un</strong>e aiguille. De plus,<br />

on a institué <strong>de</strong>s marchés d’esclaves où on vend les êtres humains<br />

comme <strong>de</strong>s bœufs et <strong>de</strong>s chevaux. Abomination aux yeux du Ciel<br />

et <strong>de</strong> la Terre qui ont établi la dignité <strong>de</strong> l’homme par rapport aux<br />

autres créatures. »<br />

C’est dans le même esprit qu’<strong>un</strong> autre grand lettré, Wang Ngan-<br />

che (mort en 1086), qui fut premier ministre <strong>de</strong> la dynastie <strong>de</strong>s<br />

Song, chercha, lui aussi, à mettre en application les principes<br />

humanitaires que continuait à ressasser, <strong>de</strong> nouveau <strong>un</strong> peu à<br />

vi<strong>de</strong>, l’<strong>humanisme</strong> <strong>de</strong>s dirigeants. Des préceptes <strong>de</strong> Confucius et<br />

<strong>de</strong>s autres maîtres du Jou-kiao, il tira à son tour <strong>un</strong> système p.030<br />

d’assistance sociale resté fameux, que les adversaires <strong>de</strong><br />

l’étatisme ne manquèrent pas <strong>de</strong> combattre, mais qui n’en<br />

<strong>de</strong>meura pas moins en vigueur pendant <strong>de</strong>s siècles, comme nous<br />

le prouve le témoignage <strong>de</strong> Marco Polo. Or, tout ce « réformisme<br />

chinois » (qui a intéressé Van<strong>de</strong>rvel<strong>de</strong> et Jaurès) présente<br />

30


<strong>Pour</strong> <strong>un</strong> <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong><br />

précisément le caractère très net d’avoir été l’œuvre d’<strong>un</strong>e<br />

intelligenzia nourrie d’<strong>humanisme</strong> et prétendant faire passer —<br />

textes en mains — l’esprit <strong>de</strong> l’<strong>humanisme</strong> <strong>de</strong>s mots dans les faits.<br />

Au Japon, le cas <strong>de</strong> l’<strong>humanisme</strong> est plus remarquable encore,<br />

car c’est lui qui a proprement fait le Japon. L’empire du Soleil-<br />

Levant doit tout aux grands moines bouddhistes qui, aux VII e -VIII e<br />

siècles, lui ont apporté, en même temps que les Saintes Écritures<br />

sino-sanscrites, la civilisation chinoise tout entière. Ainsi, disions-<br />

nous, nos moines d’Occi<strong>de</strong>nt apportant en Irlan<strong>de</strong>, en Germanie,<br />

en Pologne, en Scandinavie, en même temps que l’Évangile, tout<br />

le trésor <strong>de</strong>s lettres latines. Le prince impérial Shôtoku Taishi<br />

promulgue, en l’an 604 <strong>de</strong> notre ère, <strong>un</strong> co<strong>de</strong> <strong>de</strong> loi qui est tout<br />

l’<strong>humanisme</strong> bouddhique pris comme doctrine d’État, toute la<br />

douceur bouddhique <strong>de</strong>venue règle <strong>de</strong> conduite officielle. Les<br />

grands moines du moyen âge, Dengyô, Kôbô, Hônen, Shinran,<br />

Nichiren, qui organisèrent aux siècles suivants les Eglises<br />

japonaises, n’eurent d’autre ambition, eux aussi, que <strong>de</strong> faire<br />

passer, dans les cœurs comme dans les mœurs, la douceur<br />

transcendante du Sage indien. Grâce à cet <strong>humanisme</strong> bouddhique<br />

<strong>de</strong>venu le meilleur <strong>de</strong> la civilisation nippone, c’était l’héritage <strong>de</strong><br />

tout <strong>un</strong> mon<strong>de</strong> que recevait pieusement le Japon, car, nous l’avons<br />

vu, le bouddhisme indien apportait avec lui l’essence <strong>de</strong>s doctrines<br />

hindoues, comme le bouddhisme chinois exportait avec lui tout le<br />

confucianisme et tout le taoïsme.<br />

Qu’il me soit permis <strong>de</strong> rappeler ici, en vue <strong>de</strong> la constitution <strong>de</strong><br />

l’<strong>humanisme</strong> planétaire auquel nous convie l’UNESCO, que les plus<br />

remarquables traités <strong>de</strong> philosophie bouddhique auxquels je fais<br />

allusion, tant en sanscrit qu’en chinois, ont été restitués à notre<br />

génération, après avoir été repensés dans <strong>un</strong> vocabulaire<br />

31


<strong>Pour</strong> <strong>un</strong> <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong><br />

philosophique français impeccable, par l’école indianiste belge,<br />

dirigée hier par mon maître Louis <strong>de</strong> la Vallée Poussin, aujourd’hui<br />

p.031<br />

à Louvain par son successeur M. l’abbé Lamotte. Il y a là, pour<br />

traduire en vocabulaire technique occi<strong>de</strong>ntal les concepts<br />

philosophiques indiens les plus délicats, <strong>un</strong> prodigieux effort<br />

couronné d’<strong>un</strong> magnifique succès et dont <strong>un</strong>e ré<strong>un</strong>ion comme la<br />

nôtre se <strong>de</strong>vait <strong>de</strong> souligner l’importance.<br />

Je n’ai prétendu en tout ceci que vous rappeler, <strong>un</strong>e fois encore,<br />

le rôle immense <strong>de</strong> l’<strong>humanisme</strong> bouddhique, son rôle non<br />

seulement comme créateur <strong>de</strong> civilisations, mais comme<br />

constructeur d’États. Après cet exemple, après l’exemple <strong>de</strong> la<br />

civilisation hindouiste, <strong>de</strong> la civilisation arabo-persane, nous<br />

<strong>de</strong>vons convenir que l’<strong>humanisme</strong> planétaire <strong>de</strong> <strong>de</strong>main ne pourra<br />

rester limité à nos valeurs méditerranéennes. Peu avant la<br />

<strong>de</strong>rnière guerre, la Société Asiatique <strong>de</strong> Paris — vénérable aïeule<br />

dont l’acte <strong>de</strong> baptême remonte à 1822 — avait émis le vœu que<br />

quelques pages (oh ! nous étions mo<strong>de</strong>stes, <strong>un</strong>e dizaine <strong>de</strong> pages<br />

en tout) fussent consacrées dans nos manuels scolaires aux<br />

notions orientalistes les plus élémentaires sur, par exemple, la<br />

charité bouddhique, la métaphysique hindoue, le paysage chinois<br />

d’époque Song.<br />

Les signataires <strong>de</strong> cet audacieux manifeste s’appelaient Sylvain<br />

Lévi, Paul Pelliot, Henri Maspero, Alfred Foucher. Vous avouerai-je<br />

que nous ne pûmes obtenir satisfaction ? Il aurait paraît-il fallu,<br />

pour nous faire place, supprimer <strong>un</strong>e partie <strong>de</strong>s listes ministérielles<br />

<strong>de</strong> la Monarchie <strong>de</strong> juillet, voire quelques noms <strong>de</strong> rois<br />

mérovingiens !<br />

Il me semble aujourd’hui que le moment serait venu <strong>de</strong><br />

reprendre notre offensive. Toute l’organisation <strong>de</strong> l’UNESCO est là<br />

32


<strong>Pour</strong> <strong>un</strong> <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong><br />

pour l’attester. Nous ne pouvons plus (et c’était Paul Valéry qui me<br />

le disait, peu avant sa mort) nous contenter <strong>de</strong> comprendre Paul<br />

Valéry ou Bergson. Un <strong>humanisme</strong> qui ne ferait pas entrer en ligne<br />

<strong>de</strong> compte <strong>de</strong>s hommes comme Tagore, Gandhi et Nehru, comme<br />

Taha Hossein, comme Hikmet, Foroughi et Mohammed Kazwini,<br />

comme S<strong>un</strong> Yat-sen, Kouo Mo-jo et Lin Yu-tang, comme Anesaki,<br />

Suzuki, Takakusu et Yamaguchi Susumu, <strong>un</strong> <strong>humanisme</strong> qui<br />

négligerait ces hautes valeurs spirituelles ne serait plus à la<br />

mesure <strong>de</strong> notre humanité. Puisque les élites intellectuelles <strong>de</strong><br />

l’Islam, <strong>de</strong> l’In<strong>de</strong> et <strong>de</strong> l’Extrême-Orient se trouvent avoir p.032<br />

pratiquement assimilé notre <strong>humanisme</strong> européen, à nous, <strong>de</strong><br />

notre côté, d’incorporer à celui-ci leur apport à elles. Lorsqu’il<br />

m’est récemment arrivé, avec mon collègue Vadime Elisseeff, <strong>de</strong><br />

travailler dans les Commissions <strong>de</strong> l’UNESCO pour la prochaine<br />

exposition <strong>de</strong>s Droits <strong>de</strong> l’Homme, nous avons eu l’impression, par<br />

la personnalité même <strong>de</strong>s délégués asiatiques associés à nos<br />

recherches, que nous étions déjà vraiment en présence <strong>de</strong><br />

l’<strong>humanisme</strong> élargi — élargi aux dimensions <strong>de</strong> la planète — qui<br />

fut le rêve <strong>de</strong> mes trente ans.<br />

Au reste, ne craignons pas que notre vieil <strong>humanisme</strong> gréco-<br />

romain soit submergé par toute cette osmose asiatique. Il est<br />

assez soli<strong>de</strong> dans son expérience millénaire, il est assez sûr <strong>de</strong> ses<br />

titres pour accueillir largement les hautes cultures que<br />

l’orientalisme lui fait reconnaître fraternelles. L’harmonie préétablie<br />

entre <strong>humanisme</strong> occi<strong>de</strong>ntal et <strong>humanisme</strong> asiatique facilite,<br />

d’ailleurs, la double adaptation nécessaire. En venant ici, je lisais<br />

le savoureux et charmant petit livre <strong>de</strong> notre confrère chinois Lin<br />

Yu-tang sur L’importance <strong>de</strong> vivre (The Importance of Living). Est-<br />

il possible, dès les premiers chapitres, <strong>de</strong> ne pas se sentir conquis<br />

33


<strong>Pour</strong> <strong>un</strong> <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong><br />

par cette sagesse à la fois millénaire et si actuelle, souriante et<br />

grave, d’apparence pour nous si lointaine, en réalité virtuellement<br />

déjà toute nôtre ? En vérité, le délégué chinois à l’UNESCO est,<br />

avant tout, le délégué <strong>de</strong> tout l’<strong>humanisme</strong> d’Extrême-Orient<br />

auprès <strong>de</strong> tout notre <strong>humanisme</strong> occi<strong>de</strong>ntal.<br />

Le bénéfice <strong>de</strong> l’<strong>humanisme</strong> <strong>de</strong>s temps nouveaux apparaît en<br />

pleine lumière quand on songe au soudain élargissement que lui<br />

ont dû nos étu<strong>de</strong>s philosophiques. J’ai mentionné tout à l’heure la<br />

Philosophie comparée <strong>de</strong> notre confrère Masson-Oursel. J’aurais pu<br />

signaler aussi le volume sur les philosophies non-européennes qu’il<br />

a donné en tome supplémentaire <strong>de</strong> l’Histoire <strong>de</strong> la Philosophie<br />

d’Émile Bréhier. Nous pouvons enfin constater qu’aux grands<br />

problèmes, aux problèmes éternels <strong>de</strong> l’esprit humain, la pensée<br />

occi<strong>de</strong>ntale, la pensée indienne et la pensée chinoise ont, dans<br />

presque chaque cas, apporté <strong>de</strong>s solutions analogues.<br />

Je rappelais tout à l’heure, avec nos amis chinois, les analogies<br />

entre l’attitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> pru<strong>de</strong>nce préalable d’<strong>un</strong> Socrate et celle d’<strong>un</strong><br />

p.033<br />

Confucius. Nous savions que, sur la Douleur <strong>un</strong>iverselle et la<br />

thérapeutique <strong>de</strong> la Douleur, Schopenhauer avait déjà retrouvé les<br />

positions du bouddhisme primitif, celles, proprement, du Bouddha<br />

Çâkyam<strong>un</strong>i. L’élan du karman que, dans toute philosophie<br />

indienne, il s’agit soit <strong>de</strong> couper, soit <strong>de</strong> faire déboucher dans<br />

l’Absolu, nous le retrouvons dans l’Élan Vital bergsonien.<br />

L’atomisme d’Épicure, voici que nous le retrouvons i<strong>de</strong>ntique à<br />

celui du système hindou <strong>de</strong>s Vaiçeshika ; voici que le même<br />

Vaiçeshika développe pour nous <strong>un</strong>e monadologie que Leibnitz,<br />

sans le savoir, réinventera. Voici que le criticisme kantien a été<br />

pré-inventé, au premier siècle <strong>de</strong> notre ère, par le philosophe<br />

dékanais Nâgârj<strong>un</strong>a ; l’idéalisme <strong>de</strong> Berkeley ou <strong>de</strong> Fichte, aux<br />

34


<strong>Pour</strong> <strong>un</strong> <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong><br />

IV e -V e siècles, par les philosophes penjabis Asanga et<br />

Vasubandhu ; l’évolutionnisme mécaniste <strong>de</strong> Herbert Spencer, au<br />

XII e siècle par le néoconfucéen Tchou Hi. Voici que le puissant<br />

monisme idéaliste du Vedânta, dont vous entretenait l’autre<br />

année, ici même, le Swâmî Siddheswarânanda, nous rappelle tout<br />

<strong>un</strong> côté <strong>de</strong> la gran<strong>de</strong> philosophie alleman<strong>de</strong> post-kantienne. Et<br />

peut-être <strong>de</strong>vrais-je ajouter à ces exemples l’étonnante révélation<br />

que Marcel Griaule vient <strong>de</strong> nous faire <strong>de</strong>s métaphysiques<br />

soudanaises et <strong>de</strong> leur harmonie préétablie avec la pensée<br />

alexandrine.<br />

Le résultat est là, et l’exemple du manuel Bréhier me semble<br />

décisif. Désormais, l’<strong>humanisme</strong> philosophique nous a permis <strong>de</strong><br />

confronter nos propres valeurs avec les valeurs <strong>de</strong> la pensée<br />

orientale ; <strong>de</strong> faire ainsi la contre-épreuve <strong>de</strong> nos propres<br />

concepts. Il nous a permis <strong>de</strong> faire le tour <strong>de</strong> l’homme. Il est la<br />

preuve — la preuve par l’Esprit — qu’on peut élargir la famille<br />

humaine aux dimensions <strong>de</strong> la planète. Comme l’écrit le Père<br />

Teilhard <strong>de</strong> Chardin, il prouve que comme <strong>un</strong> halo psychique<br />

autour du globe, la noosphère est continue.<br />

Mais l’<strong>humanisme</strong>, je l’annonçais au début <strong>de</strong> cette conférence,<br />

n’a pas que <strong>de</strong>s admirateurs, du moins que <strong>de</strong>s admirateurs sans<br />

réserve. Et nous <strong>de</strong>vons reconnaître dans les objections que<br />

certains formulent à son sujet <strong>un</strong>e remarque assez juste.<br />

L’<strong>humanisme</strong> ne doit plus vivre du seul <strong>humanisme</strong>. Sous peine,<br />

on l’a dit, <strong>de</strong> tourner à vi<strong>de</strong>, il doit, s’incorporer les conclusions,<br />

p.034<br />

préoccupations et métho<strong>de</strong>s <strong>de</strong>s sciences économiques ou<br />

sociales. Il doit, par exemple, assimiler suffisamment <strong>de</strong><br />

géographie humaine, <strong>de</strong> géographie économique, pour soli<strong>de</strong>ment<br />

appuyer ses <strong>de</strong>ux pieds sur le sol. La besogne à cet égard est<br />

35


<strong>Pour</strong> <strong>un</strong> <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong><br />

d’ailleurs largement commencée. En ce qui concerne seulement les<br />

géographes <strong>de</strong> langue française, je mets au rang <strong>de</strong>s esprits les<br />

plus lumineusement humanistes : hier, <strong>un</strong> Vidal <strong>de</strong> la Blache ;<br />

aujourd’hui, <strong>un</strong> Emmanuel <strong>de</strong> Martonne. Pierre Deffontaines, dans<br />

sa collection <strong>de</strong> Géographie Humaine (notamment par son récent<br />

volume Géographie <strong>de</strong>s religions), Pierre George, dans ses petits<br />

Que sais-je ? nous ont montré comment l’étu<strong>de</strong> la plus<br />

documentée <strong>de</strong>s rapports <strong>de</strong> la terre et <strong>de</strong> l’homme peut<br />

s’ordonner en belles idées logiques qui sont <strong>un</strong>e fête pour l’esprit.<br />

Et sans doute ai-je le droit <strong>de</strong> considérer comme le maître même<br />

<strong>de</strong> toute <strong>un</strong>e section <strong>de</strong> notre <strong>humanisme</strong> français le prési<strong>de</strong>nt<br />

d’<strong>un</strong>e <strong>de</strong> vos <strong>de</strong>rnières <strong>Rencontres</strong>, M. André Siegfried qui, après<br />

avoir minutieusement étudié au sol faits économiques et sociaux<br />

ou conjonctures politiques, les survole ensuite <strong>de</strong> haut pour les<br />

voir s’ordonner en damiers simplifiés sur le paysage <strong>de</strong> la planète,<br />

pour apercevoir aussi, à cette altitu<strong>de</strong>, l’effacement <strong>de</strong>s questions<br />

ou situations d’hier, la montée <strong>de</strong>s situations et problèmes <strong>de</strong><br />

<strong>de</strong>main. Jamais regard plus clair n’aura si nettement dominé<br />

l’espace. Et jamais enquête minutieusement fondée en expérience<br />

n’aura abouti à <strong>un</strong> plus bel enchaînement d’idées. Là, encore, la<br />

science <strong>de</strong>s faits, étudiée avec les plus sûres métho<strong>de</strong>s <strong>de</strong><br />

l’<strong>humanisme</strong> traditionnel, vient, à son tour, enrichir le trésor <strong>de</strong><br />

l’<strong>humanisme</strong> <strong>de</strong>s temps nouveaux.<br />

L’essentiel, comme vous le disait, en 1947, M. Robert <strong>de</strong> Traz,<br />

comme le rappelait aussi M. Georges Friedmann dans son livre<br />

Machinisme et <strong>humanisme</strong>, c’est que, sans ignorer les techniques<br />

(et la science économique n’en est que la somme), nous nous les<br />

subordonnions — je veux dire que nous repensions, du point <strong>de</strong><br />

vue purement humain, tout le problème. La science et l’économie<br />

36


<strong>Pour</strong> <strong>un</strong> <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong><br />

politique ne doivent pas <strong>de</strong>venir inhumaines. Les créations <strong>de</strong><br />

l’homme ne doivent pas s’échapper <strong>de</strong>s mains <strong>de</strong> l’homme,<br />

échapper à notre contrôle. Le cœur humain ne doit rien abdiquer<br />

<strong>de</strong> ses droits sur ce qu’inventa le cerveau humain. La guerre est à<br />

cet p.035 égard déclarée entre l’homme <strong>de</strong> l’<strong>humanisme</strong> et l’homme-<br />

robot. Et l’enjeu, c’est tout l’avenir <strong>de</strong> l’humanité.<br />

Nous avons vu les périls qui menacent l’homme et l’<strong>humanisme</strong>,<br />

les tentations contre lesquelles il faut protéger ce <strong>de</strong>rnier, les<br />

accusations dont il faut le défendre. L’<strong>humanisme</strong> ne doit être le<br />

privilège <strong>de</strong> personne, même pas <strong>de</strong>s peuples qui, par leur passé,<br />

peuvent, à leurs propres yeux, se considérer comme ses plus<br />

légitimes représentants. Il ne doit <strong>de</strong>venir <strong>un</strong>e machine <strong>de</strong> guerre<br />

contre personne. Il ne doit pas, comme le classicisme du XVIII e<br />

siècle français, <strong>de</strong>venir lettre morte, mais comme l’ont<br />

heureusement fait, en ce même XVIII e siècle, nos encyclopédistes,<br />

se re<strong>nouvel</strong>er sans cesse, en intégrant à ses données la science<br />

vivante d’aujourd’hui et <strong>de</strong> <strong>de</strong>main.<br />

Il ne faut pas non plus qu’il soit, comme peut-être au XVI e<br />

siècle, le privilège d’<strong>un</strong> cercle fermé, <strong>un</strong> ésotérisme <strong>de</strong> cénacles.<br />

<strong>Pour</strong> éviter <strong>un</strong> tel appauvrissement, il ne doit, à auc<strong>un</strong> prix, se<br />

désintéresser <strong>de</strong>s problèmes du mieux-être humain. Commençons,<br />

chrétiens comme marxistes, par assurer à l’homme <strong>un</strong>e existence<br />

terrestre suffisante, pour lui permettre <strong>de</strong> se consacrer, quelques<br />

instants chaque jour, au meilleur <strong>de</strong> lui-même ; pour lui<br />

permettre, comme diraient les Indiens, <strong>de</strong> retrouver en lui son<br />

propre âtman. Une « culture désintéressée » (c’est la définition<br />

même <strong>de</strong> l’<strong>humanisme</strong>) suppose que l’homme puisse en effet se<br />

désintéresser <strong>un</strong> moment <strong>de</strong>s préoccupations immédiates.<br />

L’histoire nous en offre maint exemple : la tour d’ivoire qui<br />

37


<strong>Pour</strong> <strong>un</strong> <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong><br />

prétendrait s’élever au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> la misère <strong>de</strong>s foules serait tôt ou<br />

tard immanquablement renversée.<br />

Bâtissons, sur les sommets, <strong>un</strong>e Cité assez ouverte sur le ciel<br />

pour que la personne humaine puisse, en y respirant l’air <strong>de</strong>s<br />

hauteurs, y avoir vue sur tous les horizons. Si l’accès aux valeurs<br />

humanistes constitue, comme nous le croyons, <strong>un</strong> titre <strong>de</strong><br />

noblesse, appelons sans distinction à cette noblesse tous les<br />

hommes <strong>de</strong> bonne volonté. Plusieurs d’entre vous ont, sans doute,<br />

entendu parler <strong>de</strong> la branche française <strong>de</strong> l’Union Internationale<br />

<strong>de</strong>s Croyants que dirigent à Paris, après Jacques Bacot, Georges<br />

Salles et Solange Lemaître, libre groupement où, vous le savez,<br />

p.036<br />

toutes les croyances et aussi, en <strong>de</strong>hors même <strong>de</strong>s croyances,<br />

toutes les « sincérités » sont admises. Or, dans <strong>un</strong>e <strong>de</strong>s ré<strong>un</strong>ions<br />

du groupe, nous nous étions mis d’accord sur ce signe <strong>de</strong><br />

ralliement : la foi en l’homme. Foi en l’homme parce que, pour les<br />

Chrétiens, les Israélites et les Musulmans, l’homme vient <strong>de</strong> Dieu,<br />

va à Dieu et qu’il est, comme je le rappelais tout à l’heure, le<br />

tabernacle <strong>de</strong> Dieu. Foi en l’homme pour les Indiens, qui sont aussi<br />

représentés parmi nous, parce que l’âtman n’est qu’<strong>un</strong> aspect et<br />

<strong>un</strong> instant du brahman-âtman, dans lequel il finira par s’absorber<br />

et par se perdre, comme la goutte d’eau dans la mer. Foi en<br />

l’homme pour les bouddhistes, puisque, pour eux, il n’existe rien<br />

d’autre que le phénomène humain, c’est-à-dire l’enchaînement<br />

d’impermanence et <strong>de</strong> douleur qu’on appelle la vie, et que nous ne<br />

pouvons mettre fin à tant <strong>de</strong> souffrance que par notre totale et<br />

joyeuse immolation à nos semblables. <strong>Pour</strong> le marxiste aussi, foi<br />

en l’homme, Prométhée désenchaîné qui, comme il a ravi le feu à<br />

Zeus, entend sans Zeus repétrir l’être humain et élever la Cité<br />

humaine. Cette foi en l’homme, quelque acception que nous<br />

38


<strong>Pour</strong> <strong>un</strong> <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong><br />

donnions à la <strong>de</strong>vise, est, vous le voyez, notre foi comm<strong>un</strong>e. Parce<br />

qu’à notre avis elle implique le respect <strong>de</strong> nos divers titres <strong>de</strong><br />

noblesse, elle peut être le mot d’ordre <strong>de</strong> l’<strong>humanisme</strong> <strong>de</strong> <strong>de</strong>main.<br />

Un mot encore. La démocratie paraît parfois d’<strong>un</strong> maniement<br />

incertain quand il faut l’organiser à l’échelle d’immenses<br />

continents. Chez vous, chers amis suisses, elle fonctionne en esprit<br />

et en vérité, elle est chez elle, parce qu’elle y est restée<br />

géographiquement à l’échelle humaine. Le problème est le même<br />

pour l’<strong>humanisme</strong>. Comment étendre à l’échelle planétaire, en<br />

même temps qu’aux dimensions vertigineuses <strong>de</strong> la science<br />

d’aujourd’hui, nos valeurs méditerranéennes ? Tout le problème<br />

est là. Nous venons <strong>de</strong> voir qu’il est difficile, mais qu’il n’est pas<br />

insoluble.<br />

@<br />

39


p.037<br />

<strong>Pour</strong> <strong>un</strong> <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong><br />

KARL BARTH<br />

L’ACTUALITÉ DU MESSAGE CHRÉTIEN 1<br />

Nous allons consacrer ces journées à la recherche d’<strong>un</strong><br />

« <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong> », et ceci dans <strong>un</strong>e assemblée d’intellectuels<br />

<strong>de</strong> formations et <strong>de</strong> tendances très diverses. Ce soir, la parole est<br />

donnée à <strong>de</strong>ux théologiens appelés à traiter <strong>de</strong> l’actualité du<br />

message chrétien dans la perspective du thème général : le R. P.<br />

Maydieu et moi-même, l’<strong>un</strong> partant <strong>de</strong> la théologie catholique,<br />

l’autre <strong>de</strong> la théologie protestante.<br />

Cette situation n’est pas ordinaire. Qui eût songé, il y a<br />

cinquante, ou seulement quarante ans, à inviter <strong>de</strong>s théologiens<br />

en pareille circonstance ? Un représentant <strong>de</strong> ce que l’on nommait<br />

les sciences religieuses, oui, peut-être, mais <strong>un</strong> théologien qui<br />

confesse la foi <strong>de</strong> son Église, plus encore, <strong>de</strong>ux théologiens à la<br />

fois, l’idée n’en serait certainement venue à personne. Je ne<br />

prétends pas donner la raison <strong>de</strong> ce changement. Je désirais<br />

seulement attirer votre attention sur le fait que notre présence ici<br />

et notre participation à ces <strong>Rencontres</strong> pourraient vous entraîner<br />

dans <strong>un</strong>e certaine aventure.<br />

Rien n’empêche, il est vrai, que les théologiens soient ouverts à<br />

tous les points <strong>de</strong> vue, très divers, par lesquels le sujet du <strong>nouvel</strong><br />

<strong>humanisme</strong> sera abordé et discuté. Mais, en ce qui nous concerne,<br />

p.038<br />

il faudra nous tenir à notre problème particulier, mieux :<br />

rester fidèles à la tâche <strong>de</strong> l’Église chrétienne ; mieux encore :<br />

1 Conférence du 1 er septembre 1949.<br />

40<br />

@


<strong>Pour</strong> <strong>un</strong> <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong><br />

nous attacher à Celui par qui cette Église vit et qu’elle voudrait<br />

servir. Les autres participants <strong>de</strong> ces <strong>Rencontres</strong> n’attendront<br />

certainement pas <strong>de</strong> nous que nous éprouvions <strong>un</strong> sentiment <strong>de</strong><br />

honte à l’égard <strong>de</strong> la théologie. Non ! Ils nous mettront sans doute<br />

au bénéfice du fameux : Sint ut s<strong>un</strong>t, aut non sint (qu’ils soient ce<br />

qu’ils sont, ou qu’ils ne soient pas) ! Mais c’est ici précisément que<br />

le risque apparaît. En effet, si le message chrétien n’est ni voilé, ni<br />

affaibli, mais s’il est présenté tel qu’il est dans son intégrité, et si<br />

nous arrivons à parler <strong>de</strong> son « actualité » comme il se doit, il<br />

n’est pas douteux que cela provoque <strong>un</strong> certain malaise dans <strong>un</strong><br />

pareil cercle, voire même <strong>un</strong>e gêne pénible. Car, ni le théologien<br />

catholique, ni le théologien protestant ne peuvent taire<br />

qu’aujourd’hui comme hier, le message chrétien est mal compris,<br />

s’il est seulement accueilli comme <strong>un</strong> principe ou <strong>un</strong> système<br />

théorique, moral ou esthétique, comme <strong>un</strong> -isme placé en<br />

concurrence, en harmonie ou en conflit avec d’autres -ismes. Le<br />

message chrétien est <strong>un</strong> témoignage rendu à la volonté, à l’œuvre<br />

et à la révélation <strong>de</strong> Dieu face à l’homme, à tous les hommes, à<br />

toutes leurs opinions et à tous leurs efforts. Nous ne pourrons taire<br />

qu’il s’agit, dans ce message, non pas <strong>de</strong> l’<strong>humanisme</strong> classique,<br />

pas davantage d’<strong>un</strong> <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong>, qui resterait aujourd’hui à<br />

découvrir, mais <strong>de</strong> l’<strong>humanisme</strong> <strong>de</strong> Dieu. Plus encore, nous ne<br />

pourrons taire que cet <strong>humanisme</strong> <strong>de</strong> Dieu n’existe et ne peut être<br />

saisi que dans <strong>un</strong>e figure historique bien déterminée et que c’est<br />

précisément dans cette figure qu’il est, aujourd’hui comme hier, le<br />

même : qu’il possè<strong>de</strong> précisément là <strong>un</strong>e valeur éternelle et non<br />

seulement temporelle. Mais par-<strong>de</strong>ssus tout, nous ne pourrons<br />

taire que la question <strong>de</strong> l’actualité du message chrétien sur<br />

l’<strong>humanisme</strong> <strong>de</strong> Dieu est <strong>un</strong>e question scabreuse — aigre-douce —<br />

41


<strong>Pour</strong> <strong>un</strong> <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong><br />

parce que la réponse — positive ou négative — à cette question ne<br />

peut être qu’<strong>un</strong>e décision totale, personnelle et qui engage toute<br />

notre responsabilité. Je ne saurais prévoir quel effet produira sur<br />

vous l’essai que nous allons tenter <strong>de</strong> ne pas taire tout cela, mais<br />

<strong>de</strong> le proclamer ouvertement. p.039 J’imagine que la présence et la<br />

participation <strong>de</strong> théologiens chrétiens dans ces <strong>Rencontres</strong><br />

pourraient être ressenties par plusieurs comme plus troublantes<br />

encore que celle <strong>de</strong>s comm<strong>un</strong>istes. Et même, il se pourrait que<br />

comm<strong>un</strong>istes et non-comm<strong>un</strong>istes se rejoignent sur ce point, en<br />

accueillant l’apparition <strong>de</strong> la théologie chrétienne comme <strong>un</strong><br />

sérieux trouble-fête dans ce groupe <strong>de</strong> recherches d’<strong>un</strong><br />

<strong>humanisme</strong> nouveau. On avait peut-être tout <strong>de</strong> même <strong>de</strong> bonnes<br />

raisons, il y a quarante ou cinquante ans, pour préférer, en pareille<br />

circonstance, écarter d’emblée le « danger noir ». Je m’en serais<br />

voulu <strong>de</strong> commencer cet exposé sans vous faire ouvertement<br />

remarquer le risque que vous courez.<br />

J’en viens au fait. Mais auparavant, il me faut encore préciser<br />

que le temps dont je dispose est trop court pour que je puisse<br />

présenter ce soir tout ce qu’il serait <strong>de</strong> mon <strong>de</strong>voir <strong>de</strong> dire, à la<br />

lumière <strong>de</strong> la théologie protestante : je ne couvrirai qu’<strong>un</strong> tout<br />

petit secteur.<br />

Le message chrétien, disions-nous, est le message <strong>de</strong><br />

l’<strong>humanisme</strong> <strong>de</strong> Dieu. J’ai choisi cette formule en regard du thème<br />

<strong>de</strong> nos <strong>Rencontres</strong>. Il est évi<strong>de</strong>nt que ce message pourrait aussi<br />

être désigné par d’autres mots, car il est multiforme et son<br />

langage est divers. Mais on peut aussi le définir par ces <strong>de</strong>ux<br />

termes : le message chrétien traite <strong>de</strong> l’<strong>humanisme</strong> <strong>de</strong> Dieu. Ces<br />

mots traduisent, en effet, la notion centrale d’<strong>un</strong>e conception<br />

chrétienne <strong>de</strong> l’homme : la notion d’incarnation. « La parole a été<br />

42


<strong>Pour</strong> <strong>un</strong> <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong><br />

faite chair et elle a habité parmi nous. » Telle est l’œuvre et la<br />

révélation <strong>de</strong> Dieu — la présupposition ontologique et noologique<br />

— à la lumière <strong>de</strong> laquelle il convient, du point <strong>de</strong> vue chrétien, <strong>de</strong><br />

considérer l’homme. Car le message chrétien est le message <strong>de</strong><br />

Jésus-Christ. Et Jésus-Christ est la parole qui fut faite chair, sans<br />

cesser d’être en même temps la parole qui définit l’homme. <strong>Pour</strong> la<br />

connaissance chrétienne, l’homme n’existe donc qu’en fonction <strong>de</strong><br />

cette parole : il n’est rien <strong>de</strong> plus, rien <strong>de</strong> moins, rien d’autre que<br />

ce qu’il est par elle. Son être <strong>de</strong>vient visible au miroir <strong>de</strong> Jésus-<br />

Christ. J’essaierai <strong>de</strong> le décrire plus loin, brièvement. Laissez-moi<br />

m’attar<strong>de</strong>r encore quelques instants sur ce point <strong>de</strong> départ.<br />

1. p.040 La connaissance chrétienne <strong>de</strong> l’<strong>humanisme</strong> <strong>de</strong> Dieu, ou <strong>de</strong><br />

l’incarnation, ou <strong>de</strong> Jésus-Christ, implique <strong>un</strong>e notion précise <strong>de</strong> Dieu.<br />

Le vocable « Dieu » ne peut être i<strong>de</strong>ntifié à la Raison, à l’essence <strong>de</strong> la<br />

vie ou <strong>de</strong> la force, pas davantage aux notions, préférées aujourd’hui,<br />

<strong>de</strong> la limite, <strong>de</strong> la transcendance ou <strong>de</strong> l’avenir. Qu’on le définisse en<br />

croyant ou en incroyant, — d’<strong>un</strong>e manière gnostique ou agnostique —<br />

Dieu n’est pas ce qu’il nous semble pouvoir être ou ne pas être, ce<br />

qu’à nos yeux, il <strong>de</strong>vrait être ou n’être en tous cas pas. Il est celui qui,<br />

face à nous, se veut lui-même, agit et se révèle. Il est le Seigneur<br />

tout-puissant qui vit en lui-même, <strong>de</strong> lui-même et par lui-même, dans<br />

sa liberté et son amour. Je ne puis vous épargner la formule<br />

magnifique, mais ru<strong>de</strong> : il est le Dieu trinitaire qui, dans son être <strong>un</strong> et<br />

divin, est le Père, le Fils et le Saint-Esprit. Tel est le Dieu bienveillant<br />

— ami <strong>de</strong> l’homme — du message chrétien. Tel est le Dieu<br />

d’Abraham, d’Isaac, <strong>de</strong> Jacob. C’est sur cette révélation qu’il a donnée<br />

<strong>de</strong> lui-même que nous nous fondons, lorsque nous parlons en<br />

chrétiens <strong>de</strong> l’<strong>humanisme</strong> <strong>de</strong> Dieu, <strong>de</strong> Jésus-Christ et, à partir <strong>de</strong> ce<br />

<strong>de</strong>rnier, <strong>de</strong> l’homme.<br />

43


<strong>Pour</strong> <strong>un</strong> <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong><br />

2. Cette relation fondamentale — la bienveillance <strong>de</strong> Dieu<br />

envers l’homme — qui s’est établie entre Dieu et l’homme dans<br />

l’<strong>humanisme</strong> divin, c’est-à-dire en Jésus-Christ, est l’œuvre <strong>de</strong> sa<br />

grâce libre, qui nous élit. Je m’explique : le fait que Dieu se<br />

présente en Jésus-Christ comme le Dieu <strong>de</strong> l’homme ne découle<br />

pas simplement <strong>de</strong> la nature <strong>de</strong> Dieu, ne provient pas d’<strong>un</strong>e<br />

nécessité qui lui serait imposée <strong>de</strong> l’extérieur, mais résulte d’<strong>un</strong>e<br />

décision et d’<strong>un</strong> acte souverains, créateurs et miséricordieux. Et,<br />

<strong>de</strong> même, le fait que l’homme puisse appartenir à Dieu n’est<br />

nullement imputable à sa nature, ne résulte pas <strong>de</strong> ses propres<br />

possibilités ; ce n’est pas lui qui réalise cette liaison dans et par<br />

son existence. Non ! Tout cela est <strong>un</strong> don immérité, inaccessible et<br />

incompréhensible. L’homme ne peut qu’en recevoir l’annonce et le<br />

don. C’est dans cet acte souverain <strong>de</strong> Dieu, dans ce dire et ce<br />

donner <strong>de</strong> Dieu et ainsi dans la grâce libre et élective, que Dieu et<br />

l’homme sont <strong>un</strong>is en Jésus-Christ, que Jésus-Christ est à la fois<br />

vrai Dieu et vrai homme. Nous voyons l’homme à partir <strong>de</strong> là.<br />

Toute idée p.041 <strong>de</strong> Dieu et <strong>de</strong> l’homme qui résulterait d’<strong>un</strong>e<br />

définition trop facile <strong>de</strong> leurs rapports mutuels par <strong>un</strong>e simple<br />

analyse <strong>de</strong> leur concept, serait ici intolérable et fausserait toute la<br />

perspective. Quand nous voulons parler en chrétiens <strong>de</strong> Dieu et <strong>de</strong><br />

l’homme, nous <strong>de</strong>vons nous rappeler que c’est la seule grâce libre<br />

et élective <strong>de</strong> Dieu qui les situe l’<strong>un</strong> par rapport à l’autre.<br />

3. En parlant <strong>de</strong> l’<strong>humanisme</strong> <strong>de</strong> Dieu et, par conséquent, <strong>de</strong><br />

Jésus-Christ, le message chrétien décrit <strong>un</strong> événement accompli<br />

<strong>un</strong>e fois pour toutes, puisque c’est l’événement <strong>de</strong> la grâce divine :<br />

<strong>un</strong> événement accompli au sein du peuple et du pays juifs, sous le<br />

règne <strong>de</strong>s empereurs Auguste et Tibère, mais pour tous les temps,<br />

pour les hommes <strong>de</strong> toutes les époques, sous toutes les latitu<strong>de</strong>s.<br />

44


<strong>Pour</strong> <strong>un</strong> <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong><br />

Qui parle <strong>de</strong> Jésus-Christ parle, en effet, d’<strong>un</strong>e véritable<br />

substitution, ou bien il passe à côté <strong>de</strong> lui. Certes, nous n’étions<br />

pas et nous ne sommes pas ce qu’il est. Il n’est donc pas <strong>un</strong>e<br />

image ou <strong>un</strong> symbole <strong>de</strong> la réalité générale <strong>de</strong> l’homme, <strong>de</strong> sa vie<br />

et <strong>de</strong> sa mort, <strong>de</strong> sa souffrance et <strong>de</strong> son triomphe. Que la parole<br />

ait été faite chair n’est pas <strong>un</strong>e histoire qui se répète ; dans son<br />

<strong>un</strong>icité temporelle, c’est <strong>un</strong>e histoire éternelle. Ce que Jésus-Christ<br />

est, souffre et fait, il l’est, le souffre et le fait pour nous. C’est ainsi<br />

qu’il est Emmanuel c’est-à-dire Dieu avec nous, le Dieu vivant, qui<br />

vient à nous, dans sa grâce souveraine, pour nous annoncer cette<br />

<strong>nouvel</strong>le, nous apporter cette nouveauté, savoir que nous lui<br />

appartenons. En conséquence, nous ne <strong>de</strong>vons pas considérer et<br />

juger cet homme particulier qu’est Jésus-Christ à partir d’<strong>un</strong>e<br />

notion générale <strong>de</strong> l’homme, notion que nous aurions<br />

précé<strong>de</strong>mment acceptée comme la véritable réalité humaine. C’est<br />

le contraire qui est vrai : nous <strong>de</strong>vons partir <strong>de</strong> cet homme <strong>un</strong>ique<br />

et particulier pour déci<strong>de</strong>r ce qu’est chaque homme, ce qu’est<br />

l’homme en général.<br />

Qu’est-ce donc que l’homme ? Je vais m’efforcer <strong>de</strong> résumer en<br />

quatre points la réponse qui, dans l’esprit du message chrétien,<br />

doit être donnée à cette question.<br />

1. L’homme vient <strong>de</strong> Dieu et va vers Dieu : il est pur objet issu<br />

<strong>de</strong> Dieu, mais en même temps pur sujet allant vers Dieu ; il est<br />

p.042<br />

sa créature, mais <strong>un</strong>e créature libre pour lui. En disant cela,<br />

nous décrivons <strong>un</strong> mouvement, <strong>un</strong>e histoire. Cette histoire se<br />

déroule dans le temps donné et limité à tout homme. Si l’on part<br />

<strong>de</strong> Dieu, on s’aperçoit que cette histoire est celle <strong>de</strong> la<br />

démonstration <strong>de</strong> sa bonté ; du point <strong>de</strong> vue <strong>de</strong> l’homme, elle ne<br />

<strong>de</strong>vrait être que l’histoire <strong>de</strong> sa reconnaissance, <strong>de</strong> son obéissance<br />

45


<strong>Pour</strong> <strong>un</strong> <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong><br />

et <strong>de</strong> sa prière. L’homme véritable existe dans le double<br />

mouvement <strong>de</strong> cette histoire. Voilà la parole qui est prononcée sur<br />

lui en Jésus-Christ. Voilà la définition chrétienne <strong>de</strong> l’homme. Ce<br />

qui ne signifie nullement que les explications que l’homme peut se<br />

donner <strong>de</strong> lui-même soient nécessairement fausses. La science <strong>de</strong><br />

la nature, ancienne et mo<strong>de</strong>rne, ou plutôt la philosophie <strong>de</strong> la<br />

nature enseigne que l’homme doit être compris comme <strong>un</strong> élément<br />

très particulier et remarquable dans l’ensemble cosmique et<br />

terrestre, physique et chimique, organique et biotique <strong>de</strong> la réalité<br />

<strong>un</strong>iverselle. L’idéalisme <strong>de</strong> tous les temps enseigne que l’homme<br />

est homme en ce qu’il possè<strong>de</strong> la liberté, comme être raisonnable,<br />

connaissant et moral, <strong>de</strong> se placer au centre du processus naturel,<br />

<strong>de</strong> s’en distinguer et <strong>de</strong> s’y affirmer. L’existentialisme, <strong>de</strong> nos<br />

jours, professe que l’homme, limité, menacé et prisonnier dans sa<br />

totalité naturelle et spirituelle par <strong>un</strong>e puissance inconnue qui le<br />

domine, <strong>de</strong>vient lui-même dans le pouvoir qu’il a <strong>de</strong> se<br />

transcen<strong>de</strong>r par son existence réelle, c’est-à-dire <strong>de</strong> briser son<br />

propre avenir qui l’enferme. Tout ceci peut aussi s’avérer juste, du<br />

point <strong>de</strong> vue du message chrétien. Mais ce ne le sera, toujours <strong>de</strong><br />

ce point <strong>de</strong> vue, que dans la mesure où on l’incorporera, on le<br />

soumettra, on le liera à cette vérité qui veut que l’homme, qui est<br />

sa créature, vienne <strong>de</strong> Dieu et aille à lui, qu’il marche vers lui et<br />

avec lui à la vie éternelle. Tout le reste appartient au domaine <strong>de</strong><br />

ses possibilités. La connaissance <strong>de</strong> l’homme par lui-même définit<br />

en effet les diverses possibilités humaines, sans atteindre son être<br />

même, l’homme véritable. L’homme lui-même, l’homme véritable<br />

est en ceci que le Dieu vivant est avec lui et pour lui, qu’il est son<br />

commencement et sa fin. L’homme réel, l’homme véritable existe<br />

donc dans cette histoire. Telle est la base à partir <strong>de</strong> laquelle le<br />

46


<strong>Pour</strong> <strong>un</strong> <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong><br />

message chrétien peut s’accor<strong>de</strong>r, en toute liberté, avec<br />

l’<strong>humanisme</strong> classique, p.043 comme avec tout autre <strong>humanisme</strong>,<br />

mais la base aussi qui pourrait éventuellement le contraindre à<br />

entrer en conflit avec eux.<br />

2. L’homme existe dans sa libre rencontre avec l’homme, dans<br />

la relation vécue entre lui et son prochain, entre le Je et le Tu,<br />

entre l’homme et la femme. L’homme isolé n’est pas homme. Le Je<br />

sans le Tu n’est pas homme. L’homme n’est pas sans la femme, ni<br />

la femme sans l’homme. Humanité signifie co-humanité et ce qui<br />

n’est pas co-humanité est inhumanité. Nous sommes humains<br />

dans la mesure où nous sommes ensemble, où nous nous voyons<br />

comme hommes, nous nous écoutons, nous parlons les <strong>un</strong>s avec<br />

les autres, nous nous tenons les <strong>un</strong>s à côté <strong>de</strong>s autres et, bien<br />

entendu, pour autant que nous le fassions volontiers, dans la<br />

liberté. Au regard <strong>de</strong> Jésus-Christ — l’<strong>un</strong>ique pour tous les autres<br />

— l’être humain n’existe, verticalement, que dans l’histoire qui se<br />

déroule entre Dieu et lui, horizontalement, dans l’histoire qui lie<br />

l’homme à l’homme. Ici surgit la question que le message chrétien<br />

pose à tout <strong>humanisme</strong> individualiste ou collectiviste, ancien ou<br />

mo<strong>de</strong>rne. Ce message n’exclut ni l’individualisme, ni le<br />

collectivisme ; car il concerne et l’individu et la comm<strong>un</strong>auté. Mais<br />

il voit toujours l’individu dans son tête-à-tête avec l’autre ; et il<br />

voit toujours la comm<strong>un</strong>auté comme fondée sur la responsabilité<br />

libre, mutuelle et réciproque. Contre Nietzsche, il défend la<br />

relation, contre Marx, la liberté. Aujourd’hui, il défend la vérité<br />

socialiste contre l’Ouest et la vérité personnaliste contre l’Est. Il<br />

élève <strong>un</strong>e protestation irréductible contre l’homme <strong>de</strong> la<br />

domination — le Herrenmensch — comme aussi contre l’homme <strong>de</strong><br />

la masse — le Massenmensch —. La dignité humaine, les <strong>de</strong>voirs<br />

47


<strong>Pour</strong> <strong>un</strong> <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong><br />

et les droits <strong>de</strong> l’homme, il ne les reconnaît que dans le cadre <strong>de</strong><br />

cette libre association <strong>de</strong> l’homme avec son semblable.<br />

3. Mais, toujours du point <strong>de</strong> vue du message chrétien, il nous<br />

faut dire maintenant que l’homme ne vit effectivement pas,<br />

comme il le pourrait, dans cette relation avec Dieu et avec son<br />

prochain. Il ne vit pas dans la liberté <strong>de</strong> sa création. Nous parlons<br />

ici d’<strong>un</strong> fait pour lequel il n’y a pas d’explication, parce qu’il est<br />

absur<strong>de</strong>. Mais c’est <strong>un</strong> fait : l’homme s’est égaré hors <strong>de</strong> son<br />

propre chemin ; il est allé là où il ne peut ni se tenir, ni marcher,<br />

p.044<br />

mais seulement tomber et se perdre. Il n’a pas voulu rendre<br />

grâce à Dieu, lui obéir et l’invoquer. Il a voulu être homme sans<br />

son prochain. Il a méprisé la grâce. Il a voulu se faire semblable à<br />

Dieu. Ce faisant, il a péché. Ce faisant, il est resté re<strong>de</strong>vable vis-à-<br />

vis <strong>de</strong> Dieu, son commencement et sa fin, comme aussi vis-à-vis<br />

<strong>de</strong> son prochain. Par là, il a coupé le circuit qui le reliait à Dieu et à<br />

son prochain. Ainsi fut interrompue la double histoire <strong>de</strong> sa vie. La<br />

réalité humaine est <strong>de</strong>venue la réalité <strong>de</strong> sa chute ; elle est<br />

tombée dans le néant, dans la mort éternelle. L’homme n’était pas<br />

<strong>de</strong>stiné à cela, mais il l’a voulu et il le veut toujours encore. Telle<br />

est l’accusation qui s’élève contre lui dans la mort <strong>de</strong> Jésus-Christ,<br />

le jugement que cette mort prononce sur l’homme. L’<strong>humanisme</strong><br />

<strong>de</strong> Dieu contient, à coup sûr, cette accusation et ce jugement,<br />

dont l’<strong>humanisme</strong> classique pensa pouvoir se passer. Nous verrons<br />

si le <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong> saura en tenir compte. Beaucoup<br />

d’illusions nous ont été reprises, ces <strong>de</strong>rniers temps, sur la bonté<br />

<strong>de</strong> l’homme et sur le bonheur <strong>de</strong> son existence. Mais je me<br />

<strong>de</strong>man<strong>de</strong>, en lisant Hei<strong>de</strong>gger et Sartre, si l’opiniâtreté à mépriser<br />

et à rejeter la grâce n’est pas, aujourd’hui, aussi incorrigible<br />

qu’elle l’était dans le passé. Et ne faut-il pas nous attendre à voir<br />

48


<strong>Pour</strong> <strong>un</strong> <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong><br />

refleurir les illusions, là où cette opiniâtreté subsiste ? L’Église<br />

chrétienne ne pourra en tout cas pas se soustraire au <strong>de</strong>voir<br />

impopulaire, qui lui est imposé par le message chrétien : rappeler<br />

que le danger qui menace l’existence humaine est, aujourd’hui<br />

comme hier, plus grand, bien plus grand que nous ne désirons<br />

l’admettre. Tu non consi<strong>de</strong>rasti, quanti pon<strong>de</strong>ris sit peccatum (tu<br />

ne mesures pas le poids <strong>de</strong> ton péché). L’homme, tel qu’il est,<br />

constitue <strong>un</strong>e menace infinie et irrémédiable contre l’homme réel,<br />

l’homme véritable.<br />

4. L’affirmation principale du message chrétien reste cependant<br />

celle-ci : cet homme, <strong>de</strong>venu étranger à sa propre réalité,<br />

irrémédiablement menacé, tel qu’il est, méchant et perdu, Dieu,<br />

qui est vrai Dieu et vrai homme, Dieu le gar<strong>de</strong> et le soutient.<br />

L’homme est infidèle, mais Dieu est fidèle. La mort <strong>de</strong> Jésus-Christ<br />

n’est pas seulement l’accusation que Dieu porte contre l’homme,<br />

son jugement sur lui. Elle est aussi — elle est avant tout et surtout<br />

— la victoire et la manifestation <strong>de</strong> la pleine p.045 souveraineté <strong>de</strong><br />

sa grâce. Dieu est juste. Il ne permet pas qu’on se moque <strong>de</strong> lui.<br />

Ce que l’homme sème, il faut aussi qu’il le moissonne. Mais Dieu a<br />

pris sur lui d’engranger cette moisson fatale et il a semé <strong>un</strong>e<br />

<strong>nouvel</strong>le graine, à la place <strong>de</strong> l’homme et pour lui. Dieu s’est placé<br />

lui-même sous l’accusation et sous le jugement prononcés contre<br />

Adam impie et contre Caïn meurtrier <strong>de</strong> son frère, et il est <strong>de</strong>venu,<br />

pour nous comme pour eux, à notre place comme à la leur,<br />

l’homme véritable dont nous nous sommes écartés. C’est ainsi que<br />

Dieu a prononcé la parole du pardon, la parole du comman<strong>de</strong>ment<br />

nouveau, la parole <strong>de</strong> la résurrection <strong>de</strong> la chair et <strong>de</strong> la vie<br />

éternelle. Que sa grâce soit pure, libre et imméritée apparaît ici<br />

d’<strong>un</strong>e manière indiscutable. Mais cette œuvre et cette parole<br />

49


<strong>Pour</strong> <strong>un</strong> <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong><br />

attestent quelque chose <strong>de</strong> plus important encore : elles nous<br />

apprennent que la grâce <strong>de</strong> Dieu subsiste, triomphe, règne et<br />

comman<strong>de</strong>. L’<strong>humanisme</strong> <strong>de</strong> Dieu n’est rien d’autre que cette<br />

grâce libre et souveraine. L’Église est le lieu où elle est reconnue<br />

et annoncée, mais elle concerne tous les hommes, le mon<strong>de</strong><br />

entier. Elle est la vérité dont vivent, sans le savoir, le juif et le<br />

païen, l’indifférent, le négateur <strong>de</strong> Dieu et l’ennemi <strong>de</strong> l’homme.<br />

Elle n’est pas <strong>un</strong>e vérité « religieuse », elle est la vérité<br />

<strong>un</strong>iverselle. Elle est la « condition humaine » qui passe avant<br />

toutes les autres. En dépit <strong>de</strong>s relations bien connues qu’il<br />

entretint avec ce qu’on a nommé le Christianisme, l’<strong>humanisme</strong><br />

classique n’a jamais pris cette vérité au sérieux. Nous verrons si<br />

<strong>un</strong> <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong> saura manifester en cela aussi sa<br />

nouveauté. <strong>Pour</strong> autant qu’il se soit déjà fait connaître, il présente<br />

<strong>un</strong> visage plutôt triste et indécis, et ceci bien qu’il ne ressente pas<br />

la gravité du péché, <strong>de</strong> la culpabilité et <strong>de</strong> la ruine <strong>de</strong> l’homme ; ne<br />

serait-ce pas peut-être à cause <strong>de</strong> cela ? Quoi qu’il en soit, il faut,<br />

avant tout, proclamer que le message chrétien, dans son<br />

affirmation centrale, est <strong>un</strong>e bonne <strong>nouvel</strong>le — l’Évangile. Il repose<br />

en effet sur la venue du Royaume <strong>de</strong> Dieu ; encore invisible à nos<br />

yeux, ce royaume est néanmoins déjà présent ; tout est par<br />

conséquent accompli. Le message chrétien proscrit pour cette<br />

raison tout pessimisme, tout tragique et tout scepticisme. A celui<br />

qui l’écoute, il interdit <strong>de</strong> porter <strong>un</strong> visage triste et indécis. p.046 Car<br />

il est le message <strong>de</strong> l’espérance, qui situe l’homme mauvais et<br />

perdu, non pas en lui-même mais en Dieu et lui permet ainsi<br />

d’aimer son prochain, ce qui est le point <strong>de</strong> départ <strong>de</strong> toute<br />

éthique.<br />

Que faut-il vous dire enfin <strong>de</strong> l’actualité du message chrétien ?<br />

50


<strong>Pour</strong> <strong>un</strong> <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong><br />

Nous en avons déjà parlé en expliquant l’aspect anthropologique<br />

<strong>de</strong> ce message et en précisant, point par point, ce qu’il signifie<br />

pour le problème <strong>de</strong> l’<strong>humanisme</strong>. Mais c’était dans <strong>un</strong> sens<br />

restreint. La notion d’actualité ne suppose pas seulement, en effet,<br />

qu’<strong>un</strong>e chose a <strong>un</strong>e signification par rapport à <strong>un</strong>e autre, mais<br />

qu’elle est elle-même vivante, pratique et active. Or, en ce qui<br />

concerne le message chrétien, son essence veut qu’il ne puisse<br />

<strong>de</strong>venir vivant, pratique et actif en <strong>de</strong>hors <strong>de</strong> ce qui le détermine,<br />

c’est-à-dire en <strong>de</strong>hors <strong>de</strong> Jésus-Christ, en qui il est éternellement<br />

actuel. Ce message ne trouve donc sa pleine actualité que dans<br />

l’action <strong>de</strong> son sujet, dans l’œuvre du Saint-Esprit, dans la foi,<br />

dans l’amour et dans l’espérance. Je rappelais au début le<br />

caractère scabreux, la saveur douce-amère <strong>de</strong> ce message qui, en<br />

nous soumettant à <strong>un</strong> verdict, nous oblige à nous déci<strong>de</strong>r à notre<br />

tour. Ce n’est donc pas en vous exposant la situation actuelle et la<br />

vie <strong>de</strong>s Églises chrétiennes, en vous parlant <strong>de</strong> leur influence plus<br />

ou moins gran<strong>de</strong>, <strong>de</strong> leur attitu<strong>de</strong> plus ou moins juste, que je<br />

pourrais vous démontrer l’actualité <strong>de</strong> leur message. De toute<br />

manière, ce n’est pas <strong>un</strong>e chose que l’on puisse démontrer, ni<br />

présenter sur <strong>un</strong> plat d’argent. Toute tentative <strong>de</strong> cette espèce ne<br />

pourrait que masquer la vraie signification <strong>de</strong> l’actualité du<br />

message chrétien. Si j’avais à prêcher ce soir, je <strong>de</strong>vrais donc<br />

introduire ici <strong>un</strong> appel : « Repentez-vous et croyez à l’Évangile ».<br />

Mais je n’ai pas à prêcher : je dois conclure <strong>un</strong>e conférence. Il ne<br />

me reste donc qu’à reprendre, <strong>un</strong>e fois encore, notre sujet, en<br />

quelque sorte <strong>de</strong> l’extérieur, et à affirmer que si le message<br />

chrétien <strong>de</strong>vait attester son actualité dans cette recherche d’<strong>un</strong><br />

<strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong>, il n’y faudrait rien moins, <strong>de</strong> notre part, qu’<strong>un</strong><br />

acte <strong>de</strong> repentance et <strong>de</strong> foi, oui, <strong>un</strong>e conversion. <strong>Pour</strong> qu’<strong>un</strong>e telle<br />

51


<strong>Pour</strong> <strong>un</strong> <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong><br />

recherche puisse revêtir ce caractère d’actualité, il faudrait que<br />

nous la commencions en récitant ensemble le p.047 Notre Père et en<br />

prenant en comm<strong>un</strong> la Sainte Cène : nous penserions alors et,<br />

dans toutes nos discussions, nous parlerions en fonction <strong>de</strong><br />

l’événement central <strong>de</strong> ce message et, sans doute, découvririons-<br />

nous, en fin <strong>de</strong> compte, que le <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong>, pour être<br />

réellement nouveau, ne peut être que l’<strong>humanisme</strong> <strong>de</strong> Dieu. Inutile<br />

<strong>de</strong> dire que je me gar<strong>de</strong>rai <strong>de</strong> faire cette proposition ; c’est trop<br />

<strong>de</strong>man<strong>de</strong>r, je m’en rends bien compte. Je tenais seulement à le<br />

dire en toute tranquillité et sérénité, comme <strong>un</strong>e ultime conclusion,<br />

pour vous montrer ce qui se passerait, si le message chrétien<br />

<strong>de</strong>venait tout à coup actuel, ici ou ailleurs.<br />

@<br />

52


p.049<br />

<strong>Pour</strong> <strong>un</strong> <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong><br />

R. P. MAYDIEU<br />

L’ACTUALITÉ DU MESSAGE CHRÉTIEN 1<br />

C’est <strong>un</strong> très grand honneur pour <strong>un</strong> prêtre venu <strong>de</strong> France,<br />

catholique par tout son être, espère-t-il, mais désireux que les<br />

chrétiens retrouvent leur originaire <strong>un</strong>ité, <strong>de</strong> parler après M. le<br />

professeur Barth ; mais c’est <strong>un</strong> plus grand honneur encore <strong>de</strong><br />

vous parler du message <strong>de</strong> Jésus-Christ.<br />

Je relis le titre donné à l’ensemble <strong>de</strong> ces <strong>Rencontres</strong> : « <strong>Pour</strong><br />

<strong>un</strong> <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong> », puis celui du sujet qu’il m’est <strong>de</strong>mandé<br />

<strong>de</strong> traiter : « Actualité du message chrétien », et je me sens<br />

étrangement partagé. Peut-être la meilleure introduction à ce que<br />

j’ai à vous dire sera-t-elle <strong>de</strong> vous exposer la division <strong>de</strong> mes<br />

sentiments.<br />

Par toute <strong>un</strong>e part <strong>de</strong> mon être <strong>de</strong> chrétien, j’aurais envie <strong>de</strong><br />

déclarer que je n’ai rien à dire, je serais même violemment porté à<br />

élever <strong>un</strong>e protestation contre ce souci d’actualité à propos du<br />

message chrétien. Ce message est que le Fils <strong>de</strong> Dieu est mort et<br />

ressuscité pour que tous les hommes <strong>de</strong>viennent fils <strong>de</strong> Dieu<br />

comme lui. Il n’est pas « actuel » ; il est éternel. Or, on somme<br />

très souvent, <strong>de</strong>puis quelques années, la Parole <strong>de</strong> Dieu <strong>de</strong> se<br />

justifier, et <strong>de</strong> se justifier précisément par <strong>un</strong>e adaptation aux<br />

préoccupations, ou à ce que l’on croit les préoccupations du temps,<br />

p.050<br />

ce qui ne va pas, dans la suite <strong>de</strong>s années, sans<br />

contradictions. Mais la Parole <strong>de</strong> Dieu n’a pas à montrer ses lettres<br />

1 Conférence du 1 er septembre 1949.<br />

53<br />

@


<strong>Pour</strong> <strong>un</strong> <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong><br />

<strong>de</strong> crédit par la justification <strong>de</strong> son actualité. Elle est toujours la<br />

même, criée dans les villes et dans les campagnes, sur les<br />

chemins et sur les places ; et « que celui qui a <strong>de</strong>s oreilles pour<br />

entendre, enten<strong>de</strong> » ; la caractéristique, par excellence, <strong>de</strong><br />

l’Évangile est <strong>de</strong> dominer le temps. Il est intelligible en tous pays,<br />

à tous âges, à toutes époques, parce qu’il permet d’échapper au<br />

temps ou <strong>de</strong> le transcen<strong>de</strong>r. « Bienheureux les pauvres... Notre<br />

Père qui es aux cieux, que ton nom soit sanctifié, que ta volonté<br />

soit faite. » Ces paroles ne se justifient pas à nos yeux par leur<br />

« actualité », elles se justifient par elles-mêmes. Elles ne sont pas<br />

« actuelles », elles sont éternelles.<br />

Et lorsque je replace le sujet particulier, qu’il m’est <strong>de</strong>mandé <strong>de</strong><br />

traiter, dans l’ensemble <strong>de</strong> nos échanges : « <strong>Pour</strong> <strong>un</strong> <strong>nouvel</strong><br />

<strong>humanisme</strong> », ma protestation <strong>de</strong>viendrait volontiers plus forte<br />

encore. Car le Christ n’est pas mort pour susciter <strong>un</strong> <strong>humanisme</strong>,<br />

mais pour que nous <strong>de</strong>venions ses frères, <strong>de</strong>s fils <strong>de</strong> Dieu à sa<br />

ressemblance. Non point <strong>de</strong>s hommes en quête d’<strong>humanisme</strong>.<br />

Voilà donc la fin <strong>de</strong> non-recevoir que toute <strong>un</strong>e partie <strong>de</strong> moi-<br />

même aurait tendance à opposer à votre requête. Mais en rester là<br />

serait manquer à la vérité. La réponse n’est pas si simple, et<br />

j’évoque le baptême que j’ai donné à tant d’enfants et à tant<br />

d’adultes. Le catéchumène va <strong>de</strong>venir chrétien, mais il ne peut<br />

l’être que s’il confesse <strong>de</strong>vant tous son adhésion formelle et nette<br />

au message chrétien que, pour la <strong>de</strong>rnière fois, le prêtre lui<br />

propose en trois formules.<br />

Cette proposition est ancienne. Elle a été répétée au long <strong>de</strong>s<br />

siècles. <strong>Pour</strong>tant combien elle paraît actuelle. Non point que ce qui<br />

est énoncé et ce qui est cru cesse <strong>de</strong> transcen<strong>de</strong>r le temps,<br />

puisqu’il nous introduit au cœur même <strong>de</strong> la vie divine, dans la<br />

54


<strong>Pour</strong> <strong>un</strong> <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong><br />

Trinité. Mais, simultanément, comme par surcroît, il semble<br />

rejoindre nos soucis les plus actuels : non seulement les craintes<br />

les plus angoissées, mais aussi les aspirations les moins aliénables<br />

qui s’affirment <strong>de</strong> plus en plus nôtres <strong>de</strong>puis <strong>un</strong> siècle.<br />

Au lieu <strong>de</strong> commencer par la première <strong>de</strong>s questions qui p.051<br />

résument le message chrétien, auquel le futur baptisé marquera<br />

son adhésion par la réponse : « Je crois », je remonterai <strong>de</strong> la<br />

troisième à la première. Leur signification actuelle s’en dégagera<br />

mieux. « Crois-tu, <strong>de</strong>man<strong>de</strong> le prêtre, au Saint-Esprit dans la<br />

Sainte Église, pour la vie éternelle ? » Je prendrai ici catholique<br />

dans son sens d’<strong>un</strong>iversel. « Crois-tu, donc, dans l’Église<br />

<strong>un</strong>iverselle ? ». L’accent est mis, dans cette <strong>de</strong>man<strong>de</strong>, sur l’action<br />

<strong>de</strong> l’Esprit, qui réalise l’<strong>un</strong>ité <strong>de</strong>s enfants <strong>de</strong> Dieu, sans dire où, ni<br />

quand, ni comment. Mais cependant, le futur chrétien ne peut<br />

répondre : « Je crois », que s’il ouvre son âme au désir <strong>de</strong> voir<br />

l’humanité entière rassemblée dans <strong>un</strong>e <strong>un</strong>ité mystérieuse, sans<br />

doute, mais qui n’est pas étrangère au vouloir d’<strong>un</strong>iversalité qui<br />

travaille le mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> notre temps.<br />

« Crois-tu en Jésus-Christ, le Fils <strong>de</strong> Dieu, qui est mort et qui a<br />

souffert ? » Cette secon<strong>de</strong> question annonce que le mal a été<br />

définitivement vaincu. Cette victoire et son achèvement<br />

appartiennent, comme la ré<strong>un</strong>ion du peuple <strong>de</strong> Dieu, à l’ordre du<br />

mystère. Mais nous avons fait, ces <strong>de</strong>rniers temps, <strong>un</strong>e assez dure<br />

expérience du mal autour <strong>de</strong> nous et en nous, dans les prisons,<br />

dans les camps <strong>de</strong> concentration et dans notre propre lâcheté,<br />

dans notre propre cruauté, dans la guerre et dans notre<br />

acceptation <strong>de</strong> la guerre ; l’annonce d’<strong>un</strong>e telle victoire répond à<br />

nos inquiétu<strong>de</strong>s les plus journalières.<br />

<strong>Pour</strong>tant ces harmonies, toutes réelles qu’elles sont, ne suffisent<br />

55


<strong>Pour</strong> <strong>un</strong> <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong><br />

pas à me convaincre <strong>de</strong> l’inci<strong>de</strong>nce du message chrétien sur la<br />

recherche d’<strong>un</strong> <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong>. Je craindrais d’oublier que leurs<br />

naissances et leurs achèvements ont lieu en <strong>de</strong>ux mon<strong>de</strong>s<br />

différents : celui du mystère <strong>de</strong> la foi et celui <strong>de</strong> l’expérience<br />

humaine. Pareilles harmonies m’alertent cependant, et lorsque j’en<br />

viens à la première <strong>de</strong>man<strong>de</strong> du baptême : « Crois-tu en Dieu, le<br />

Père Tout Puissant ? » je me <strong>de</strong>man<strong>de</strong>, maintenant, si,cette vocation<br />

d’enfants <strong>de</strong> Dieu, qui semblait tout à l’heure nous éloigner <strong>de</strong><br />

l’<strong>humanisme</strong>, ne nous rapproche pas, au contraire, <strong>de</strong> lui. Car cette<br />

question est posée à quiconque veut <strong>de</strong>venir chrétien, bien plus : elle<br />

s’adresse à tout homme. Le chrétien ne peut y répondre : « Je<br />

crois », que s’il admet que chac<strong>un</strong> puisse p.052 répondre <strong>de</strong> même,<br />

que chac<strong>un</strong> puisse appeler Dieu, son Père. Il ne peut croire à la<br />

paternité <strong>de</strong> Dieu qu’en affirmant cette égalité radicale entre tous les<br />

hommes ; les croyances que j’évoquais tout à l’heure trouvent leur<br />

assise dans la première adhésion qu’il a donnée au baptême : l’église<br />

<strong>un</strong>iverselle ne sera possible, le mal ne sera vaincu que dans la<br />

mesure où ce lien <strong>de</strong> tout homme avec Dieu, et, par conséquent,<br />

cette gran<strong>de</strong>ur connaturelle à l’homme seront respectés en lui-même<br />

et dans les autres : tout homme est à l’image <strong>de</strong> Dieu et à sa<br />

ressemblance. Ceci encore nous introduit dans le mystère, mais c’est<br />

en même temps l’affirmation d’<strong>un</strong>e gran<strong>de</strong>ur inamissible en tout<br />

homme, sur lequel ne peut plus être jeté auc<strong>un</strong>e exclusive <strong>de</strong> race,<br />

<strong>de</strong> classe ou <strong>de</strong> peuple. Ce rappel, qui ne fut jamais plus nécessaire,<br />

est l’apport le plus actuel du message chrétien.<br />

Ainsi l’éternité <strong>de</strong> la Parole <strong>de</strong> Dieu, loin <strong>de</strong> la rendre, comme<br />

j’avais pu croire, inactuelle, est source <strong>de</strong> son actualité. Essayons<br />

<strong>de</strong> préciser ce que l’offre d’être enfant <strong>de</strong> Dieu apporte à la<br />

naissance <strong>de</strong> l’homme <strong>de</strong> <strong>de</strong>main.<br />

56


<strong>Pour</strong> <strong>un</strong> <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong><br />

Le christianisme rappelle donc à l’homme sa gran<strong>de</strong>ur<br />

inaliénable ; mais il ne le fait pas directement, il le fait dans la<br />

mesure où il nous appelle tous à être enfants <strong>de</strong> Dieu. Telle est la<br />

vérité qui m’avait frappé au début <strong>de</strong> cette recherche. Or, c’est<br />

précisément ce mo<strong>de</strong> d’enseignement, ce détour, qui rend le<br />

message chrétien si précieux, j’oserai dire irremplaçable, pour la<br />

naissance <strong>de</strong> l’homme <strong>de</strong> <strong>de</strong>main.<br />

Comment cela ? C’est que, du même coup, il reconnaît que<br />

l’<strong>humanisme</strong> n’est pas son affaire. A l’homme <strong>de</strong> trouver par lui-<br />

même ce qu’il est, <strong>de</strong> faire l’inventaire <strong>de</strong> sa puissance, <strong>de</strong><br />

s’affirmer soi-même. Or, jamais l’homme ne s’était senti aussi<br />

capable <strong>de</strong> faire surgir <strong>de</strong>s <strong>un</strong>ivers nouveaux à l’image <strong>de</strong> sa<br />

pensée, en conformité à ses désirs, aussi apte à s’inventer et à se<br />

vouloir lui-même. <strong>Pour</strong> exprimer le sentiment qu’il éprouve,<br />

l’homme ne trouve pas <strong>de</strong> mot plus adapté que celui <strong>de</strong><br />

« créateur ». Écartant, pour l’instant, les développements<br />

philosophiques que certains donnent à ce mot, je voudrais déceler<br />

les racines <strong>de</strong> ce p.053 sentiment chez l’homme qui se juge<br />

« créateur », afin d’en montrer le bien-fondé.<br />

Que l’homme se découvre créateur, c’est <strong>un</strong> truisme<br />

aujourd’hui, mais il fallait bien le répéter puisque c’est là le<br />

premier principe <strong>de</strong> notre recherche. L’ayant dit, vous m’excuserez<br />

<strong>de</strong> répéter d’autres vérités premières : ce qui a donné à l’homme<br />

le sentiment <strong>de</strong> sa puissance créatrice, ce n’est pas seulement<br />

l’emprise accrue qu’il prend sur la terre, ni le passage d’<strong>un</strong> mo<strong>de</strong><br />

artisanal <strong>de</strong> travail à celui <strong>de</strong> la gran<strong>de</strong> industrie, c’est l’expérience<br />

qu’il a faite, <strong>de</strong>puis <strong>un</strong> <strong>de</strong>mi-siècle, <strong>de</strong> faire succé<strong>de</strong>r à <strong>un</strong> mo<strong>de</strong><br />

d’action et <strong>de</strong> possession déjà puissant, <strong>un</strong> autre, totalement<br />

57


<strong>Pour</strong> <strong>un</strong> <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong><br />

nouveau. Hier, le travail <strong>de</strong> la machine avait remplacé celui <strong>de</strong>s<br />

mains humaines, et l’énergie <strong>de</strong> la vapeur, du moteur à explosion<br />

et <strong>de</strong> l’électricité, celle <strong>de</strong> l’homme et <strong>de</strong>s animaux ; aujourd’hui,<br />

<strong>un</strong> mon<strong>de</strong> caractérisé par l’énergie atomique et par l’automatisme<br />

se prépare à naître. Succession si rapi<strong>de</strong> qu’elle laisse prévoir que<br />

d’autres <strong>un</strong>ivers seront bientôt inventés, créés par nos neveux. La<br />

boule terrestre continuera à porter les pieds <strong>de</strong> l’homme, mais<br />

celui-ci en est <strong>de</strong>venu maître par son intelligence, la façonnant <strong>de</strong><br />

sa main, à son gré.<br />

Il me faut insister <strong>un</strong> peu plus sur <strong>un</strong>e création plus profon<strong>de</strong> en<br />

<strong>de</strong>s domaines plus secrets : si l’homme crée sans cesse <strong>de</strong><br />

nouveaux outils, s’il peut recréer la Terre, c’est que son pouvoir<br />

créateur s’étend aux choses <strong>de</strong> son intelligence et <strong>de</strong> son esprit. Il<br />

porte en lui le modèle du mon<strong>de</strong> qu’il veut enfanter, et ce modèle<br />

est aussi son œuvre. Le temps est passé <strong>de</strong>s outils intellectuels<br />

préexistants à l’homme et que celui-ci n’avait plus qu’à<br />

reconnaître ; le règne <strong>de</strong> la logique classique, pour être encore fort<br />

utile en <strong>de</strong> nombreux domaines, n’est plus <strong>un</strong>iversel. Ce n’est pas<br />

méconnaître sa gran<strong>de</strong>ur que <strong>de</strong> reconnaître qu’elle a conduit<br />

l’homme, souvent par réaction contre elle, il est vrai, à<br />

l’enfantement d’outils nouveaux, l’outil mathématique en premier,<br />

dont l’homme sait dorénavant qu’il est l’auteur. La vérité y trouve<br />

<strong>un</strong> nouveau visage : toute vérité ne se présente plus désormais à<br />

l’homme comme extérieure et étrangère ; il sait maintenant que<br />

certaines sont son œuvre. Elles sont nées <strong>de</strong> ses<br />

interrogations ,p.054 et ces interrogations ont été posées grâce aux<br />

outils <strong>de</strong> pensée qu’il a forgés. Derrière le mon<strong>de</strong> <strong>de</strong>s réalités<br />

visibles s’en révèle <strong>un</strong> autre, plus mystérieux, et plus réel aussi,<br />

parce que plus efficace, dont les vérités ne seraient pas si lui,<br />

58


<strong>Pour</strong> <strong>un</strong> <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong><br />

l’homme, ne les avait pas mises au jour. L’homme se sait<br />

désormais créateur <strong>de</strong> vérités.<br />

Faisons <strong>un</strong> pas <strong>de</strong> plus : l’homme se découvre, <strong>de</strong> quelconque<br />

façon son propre créateur. Façonnant la Terre, créant <strong>de</strong> <strong>nouvel</strong>les<br />

vérités, il donne à son intelligence <strong>de</strong>s expansions jusqu’alors<br />

inconnues ; il se crée lui-même. Entre tant <strong>de</strong> nouveautés qu’il<br />

met au mon<strong>de</strong>, il choisit celles auxquelles il veut donner la<br />

croissance, et donne, entre tant <strong>de</strong> biens qui se proposent à lui,<br />

valeur à celui qu’il préfère. L’homme crée <strong>de</strong>s valeurs. Au vrai, il<br />

l’a toujours fait, mais en <strong>de</strong>s domaines plus limités. Est-ce parce<br />

que l’enfantement est <strong>de</strong>venu plus rapi<strong>de</strong>, ou parce que le nombre<br />

<strong>de</strong>s valeurs étant plus grand, l’homme est plus à même <strong>de</strong> faire <strong>un</strong><br />

choix, et se trouvant à <strong>un</strong>e croisée <strong>de</strong> chemins, est amené à fixer<br />

son <strong>de</strong>stin et à le fixer par <strong>un</strong>e <strong>nouvel</strong>le création ? L’homme ne<br />

peut pas ne pas penser aujourd’hui qu’il doive se créer lui-même<br />

par la création <strong>de</strong> <strong>nouvel</strong>les valeurs. Ses possibilités se trouvent<br />

infiniment accrues, et c’est son <strong>un</strong>iversalité d’être qu’il se trouve<br />

amener à fixer. Il lui semblait autrefois que certains hommes<br />

<strong>de</strong>vaient être nécessairement sacrifiés dans l’œuvre <strong>de</strong><br />

croissance ; il lui apparaît maintenant que tous peuvent et doivent<br />

participer au bienfait <strong>de</strong> sa création, et c’est cette <strong>nouvel</strong>le<br />

condition <strong>de</strong> tous les hommes à laquelle il donne valeur et pour<br />

laquelle il entend se dévouer. Mais, ce faisant, c’est au tout <strong>de</strong><br />

l’homme qu’il est appelé à donner <strong>un</strong>e <strong>nouvel</strong>le figure, c’est<br />

l’homme, en sa plus secrète profon<strong>de</strong>ur, qu’il est amené à recréer.<br />

Vous m’excuserez, Mesdames et Messieurs, d’avoir dressé <strong>un</strong><br />

tableau si imparfait <strong>de</strong>s possibilités <strong>nouvel</strong>les qui s’offrent à<br />

l’homme <strong>de</strong> notre temps. Ce sera le travail <strong>de</strong> ces journées, je<br />

pense, <strong>de</strong> vous en présenter <strong>un</strong>e vision plus précise et plus exacte.<br />

59


<strong>Pour</strong> <strong>un</strong> <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong><br />

Il me fallait cependant en rassembler quelques éléments pour<br />

entrevoir l’actualité du message chrétien. Il nous fallait prendre<br />

conscience <strong>de</strong> ce pouvoir créateur <strong>de</strong> l’homme, et <strong>de</strong>s aspirations,<br />

p.055<br />

<strong>de</strong>s ambitions, qui peuvent en naître, pour entrevoir ce que le<br />

message chrétien peut leur apporter.<br />

Eh bien, disons d’abord que le chrétien doit se réjouir <strong>de</strong> voir<br />

l’homme élever <strong>de</strong> telles prétentions. J’entends le chrétien qui sait<br />

que sa foi a pour mission première d’apprendre aux hommes à<br />

être <strong>de</strong>s enfants <strong>de</strong> Dieu.<br />

Peut-être êtes-vous étonnés d’entendre <strong>un</strong> prêtre catholique<br />

tenir pareil langage. Ne s’attendrait-on pas plutôt à l’entendre<br />

rappeler que les natures et la Nature sont éternellement les<br />

mêmes, fixées selon <strong>de</strong>s lois sur lesquelles l’homme n’aurait<br />

auc<strong>un</strong>e prise, offertes à son action selon <strong>de</strong>s normes qu’il n’a ni le<br />

pouvoir, ni le droit <strong>de</strong> modifier ?<br />

Mais <strong>de</strong> quel droit lier à <strong>un</strong>e conception humaine la Foi qui n’a<br />

jamais accepté pareille solidarité, ni auc<strong>un</strong>e dépendance ? Au sujet<br />

<strong>de</strong>s pouvoirs <strong>de</strong> l’homme sur la nature, seule l’expérience et<br />

l’observation scientifique peuvent nous renseigner. Or, étant donné<br />

les progrès <strong>de</strong> ces <strong>de</strong>rniers temps, seules la pauvreté d’information<br />

et la faiblesse d’intelligence nous amèneraient à défendre<br />

l’imagerie évoquée à l’instant. Il importe <strong>de</strong> ne pas la laisser<br />

solidaire <strong>de</strong> notre Foi.<br />

C’est pourquoi j’ai essayé <strong>de</strong> prendre conscience du sentiment<br />

que l’homme éprouve d’être créateur. J’oserai dire qu’à ce plan, ce<br />

mot convient à l’homme plus qu’à tout autre. Car notre vocabulaire<br />

et nos idées viennent <strong>de</strong> notre expérience. Le mot et la notion <strong>de</strong><br />

création n’échappent pas à cette loi. Au plan où je me suis placé<br />

60


<strong>Pour</strong> <strong>un</strong> <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong><br />

pour évoquer la naissance <strong>de</strong> ce qui ne semblait pas prédéterminé<br />

dans son principe, mais qu’<strong>un</strong>e intelligence et <strong>un</strong>e volonté font<br />

surgir comme <strong>un</strong>e nouveauté, je me réfère à l’acte <strong>de</strong> l’artiste, du<br />

poète, <strong>de</strong> l’ingénieur, du savant, comme à l’expérience qui supporte<br />

ce que nous voulons concevoir et affirmer au sujet <strong>de</strong> l’homme.<br />

Il est vrai, cependant, que ce mot <strong>de</strong> « création » évoqué en ce<br />

moment à partir <strong>de</strong> l’expérience <strong>de</strong> l’homme, permet <strong>de</strong> signifier<br />

<strong>un</strong> acte qui transcen<strong>de</strong> ses possibilités. Il ne faudrait pas <strong>un</strong>e<br />

argumentation très puissante pour montrer que la création dont<br />

l’homme est capable est étroitement et intimement conditionnée.<br />

p.056<br />

Un <strong>un</strong>ivers nouveau va surgir, mais il n’est possible que parce<br />

qu’<strong>un</strong> <strong>un</strong>ivers précé<strong>de</strong>nt a libéré telles énergies, a permis telles<br />

investigations, telles questions, telles inventions. L’homme qui va<br />

naître <strong>de</strong>main doit ses possibilités <strong>de</strong> choix à l’homme qui s’était<br />

réalisé la veille. La difficulté éprouvée, même à <strong>un</strong>e époque<br />

ouverte, comme la nôtre, à toutes les ambitions, pour atteindre ce<br />

dont nous sentons éperdument le besoin (par exemple cet<br />

<strong>humanisme</strong> nouveau dont nous sommes en quête), atteste<br />

qu’auc<strong>un</strong>e création n’est possible à l’homme qu’au prix d’<strong>un</strong>e<br />

maturation, dont il ne peut fixer le rythme, ni les lois, pour<br />

l’instant, tout au moins ; et affirmer qu’il en sera <strong>un</strong> jour<br />

différemment, c’est aujourd’hui <strong>un</strong> acte <strong>de</strong> foi en l’homme,<br />

prématuré, pour ne pas dire purement gratuit. On peut rappeler<br />

aussi que nulle création humaine n’est possible sans <strong>un</strong>e matière<br />

ou <strong>de</strong>s matériaux déterminés. L’argumentation est ici plus délicate,<br />

car le génie <strong>de</strong> l’homme se révèle chaque jour plus capable <strong>de</strong> se<br />

soustraire à l’emprise <strong>de</strong> la nature qu’il travaille. Il reste cependant<br />

<strong>un</strong>e marge infinie entre cette maîtrise, même toujours croissante,<br />

et la totale autonomie.<br />

61


<strong>Pour</strong> <strong>un</strong> <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong><br />

Or, c’est cette totale autonomie que le chrétien a mission <strong>de</strong><br />

réserver à Dieu. Il peut le faire d’autant plus fortement qu’il lie<br />

moins <strong>un</strong>e conception, changeante et contestable, à la création<br />

entendue comme le privilège <strong>de</strong> Dieu. Celle-ci, en son sens exact<br />

et formel, et j’ajoute « classique », est la relation <strong>de</strong> dépendance<br />

qui rattache le mon<strong>de</strong> et l’homme lui-même, au Principe duquel<br />

tout être tire son origine. Mais d’être décidé à maintenir la<br />

puissance créatrice réservée à Dieu, ne m’oblige auc<strong>un</strong>ement à<br />

méconnaître, à nier la puissance créatrice propre à l’homme et<br />

dont il a le sentiment. Car au début <strong>de</strong> la Genèse, il fut dit au<br />

terme <strong>de</strong> la création divine « Croissez et multipliez-vous ».<br />

« Croissez. » <strong>Pour</strong>quoi cette croissance ordonnée à ce qui sortit<br />

<strong>de</strong>s mains <strong>de</strong> Dieu ne concernerait-elle que ce qui est matériel et<br />

extérieur à l’homme ? <strong>Pour</strong>quoi ne viserait-elle pas ce qui est<br />

intérieur et spirituel ? Dieu n’aurait-il créé que <strong>de</strong>s êtres passifs, et<br />

si, comme il est dit également, il nous a faits à son image,<br />

pourquoi cette similitu<strong>de</strong> n’irait-elle pas jusqu’au plus secret <strong>de</strong><br />

son être ? <strong>Pour</strong>quoi p.057 Dieu n’aurait-il pas eu l’ambition et la<br />

magnanimité <strong>de</strong> créer <strong>de</strong>s hommes créateurs comme il est lui-<br />

même créateur ?<br />

<strong>Pour</strong>tant le rappel <strong>de</strong> la création, telle qu’elle est réservée à<br />

Dieu est d’<strong>un</strong>e importance primordiale pour la recherche <strong>de</strong><br />

l’<strong>humanisme</strong> <strong>de</strong> <strong>de</strong>main. Le chrétien ne peut s’y dérober ; sa foi<br />

est engagée sur ce point. <strong>Pour</strong> ne pas donner à cette recherche<br />

<strong>un</strong>e orientation erronée, j’avais coupé, avant <strong>de</strong> la terminer, la<br />

première question posée au baptême : « Crois-tu au Père Tout-<br />

Puissant, créateur du ciel et <strong>de</strong> la terre ? » y était-il dit en son<br />

entier. Le chrétien s’engage donc à croire au pouvoir créateur, tel<br />

qu’il est réservé à Dieu. Maintenant que j’ai précisé ce que<br />

62


<strong>Pour</strong> <strong>un</strong> <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong><br />

j’entends par là, je peux le reprendre. C’est cette relation qui<br />

rattache directement, immédiatement tout homme à Dieu. Mais je<br />

ne pense pas qu’il faille en rester là, puisque le message chrétien<br />

n’en reste pas là. La relation <strong>de</strong> l’homme à Dieu n’est pas<br />

seulement dans cette dépendance, mais dans la reconnaissance <strong>de</strong><br />

cette dépendance telle qu’il est <strong>de</strong>mandé au nouveau chrétien <strong>de</strong><br />

la reconnaître et, dépassant même son ordre <strong>de</strong> créature, il lui est<br />

<strong>de</strong>mandé par la Foi à Jésus-Christ <strong>de</strong> reconnaître Dieu comme son<br />

Père. Nous avons vu que cette reconnaissance obligeait le chrétien<br />

à reconnaître l’originelle et inamissible gran<strong>de</strong>ur <strong>de</strong> tout homme,<br />

image <strong>de</strong> Dieu. Ce n’est donc pas simplement parce qu’il rappelle à<br />

l’homme son <strong>de</strong>voir <strong>de</strong> développer ses propres puissances, mais<br />

aussi parce qu’il lui rappelle le lien immédiat <strong>de</strong> tout homme avec<br />

Dieu, que l’apport du message chrétien est d’<strong>un</strong>e importance telle<br />

que je le déclarerai volontiers irremplaçable.<br />

Que le rappel incessant du lien qui rattache immédiatement<br />

tout homme à Dieu soit plus nécessaire que jamais en notre<br />

temps, c’est ce qu’<strong>un</strong>e simple attention à ce qui se passe <strong>de</strong> nos<br />

jours suffit à nous montrer.<br />

Ce pouvoir créateur, qui est la fierté <strong>de</strong> l’homme, se manifeste<br />

d’abord par son emprise sur la planète. Mais à cette emprise <strong>un</strong><br />

homme seul, je veux dire <strong>un</strong> seul individu ne peut parvenir. <strong>Pour</strong><br />

exercer et accroître le pouvoir créateur <strong>de</strong> l’homme les individus<br />

doivent être groupés, encadrés, hiérarchisés. Il n’est pas besoin<br />

d’en appeler à la dialectique du maître et <strong>de</strong> l’esclave, pour<br />

s’apercevoir p.058 que l’histoire <strong>de</strong>s conquêtes <strong>de</strong> l’humanité est<br />

aussi l’histoire effroyable <strong>de</strong>s tyrannies. J’ai l’air d’oublier en ce<br />

moment <strong>un</strong> <strong>de</strong>s aspects du progrès créateur <strong>de</strong> l’homme : il ne<br />

crée pas seulement <strong>de</strong> nouveaux instruments ou même <strong>de</strong><br />

63


<strong>Pour</strong> <strong>un</strong> <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong><br />

<strong>nouvel</strong>les vérités, il crée aussi <strong>de</strong> <strong>nouvel</strong>les valeurs. Ces valeurs,<br />

disions-nous, intéressent désormais l’homme <strong>un</strong>iversel ; et le<br />

premier aspect sous lequel elles l’envisagent est <strong>de</strong> se proposer<br />

d’étendre à tous les hommes ce qui n’était que le bénéfice <strong>de</strong><br />

quelques-<strong>un</strong>s. Mais plût au ciel que l’on se proposât non point<br />

seulement en paroles, mais en fait et en action, <strong>de</strong> supprimer<br />

totalement l’esclavage, et non point <strong>de</strong> remplacer l’ancien maître<br />

par <strong>un</strong> nouveau, les anciens esclaves par <strong>de</strong> nouveaux aussi et<br />

plus durement traités. J’entends bien que l’on nous promet pour<br />

<strong>un</strong> jour à venir la suppression <strong>de</strong> toute tyrannie ; mais ce jour, loin<br />

d’approcher, recule sans cesse.<br />

Le plus curieux et le plus tragique est que les tyrannies qui<br />

s’instaurent au nom du pouvoir créateur <strong>de</strong> l’homme traitent le<br />

plus durement ce qui fon<strong>de</strong> ce pouvoir créateur. N’a-t-il pas sa<br />

source dans l’intelligence et dans l’esprit ? Or, l’intelligence et<br />

l’esprit sont le plus mal traités en notre temps. Nous avons encore<br />

dans l’oreille les paroles par lesquelles le nazisme dénonçait<br />

l’intelligence comme <strong>un</strong> danger. Le stalinisme, pour tenir parfois<br />

<strong>de</strong>s discours différents, n’en agit pas autrement. Admettons,<br />

cependant, qu’on parvienne <strong>un</strong> jour à cet état rêvé où chac<strong>un</strong> ait<br />

le pouvoir dû à sa capacité d’intelligence. L’intelligence n’est pas<br />

réalité si simple qu’elle revête toujours en chac<strong>un</strong> les mêmes<br />

formes ; son progrès n’est pas si linéaire qu’il avance toujours<br />

dans le même sens. L’intelligence et le génie ren<strong>de</strong>nt dangereux<br />

ceux qui les possè<strong>de</strong>nt.<br />

Mais admettons plus encore : que l’ordre soit si parfaitement<br />

souple que chac<strong>un</strong> occupe sa place, selon la capacité qu’il possè<strong>de</strong>,<br />

si intelligemment ouvert, que toutes les richesses <strong>de</strong> la pensée, en<br />

toutes leurs nouveautés, soient respectées, même accueillies ;<br />

64


<strong>Pour</strong> <strong>un</strong> <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong><br />

toute tyrannie serait-elle exclue pour autant ? Il n’est peut-être<br />

pas si certain que toute la gran<strong>de</strong>ur <strong>de</strong> l’homme vienne<br />

<strong>un</strong>iquement <strong>de</strong> la pensée. Plaignons celui qui n’a jamais rencontré<br />

<strong>de</strong> sa vie <strong>un</strong> être moins instruit, moins capable d’apprendre, plus<br />

limité p.059 dans sa façon <strong>de</strong> voir et <strong>de</strong> raisonner, qui possédât<br />

cependant <strong>un</strong>e richesse à laquelle lui-même ne parvenait pas.<br />

Cette richesse est effroyablement meurtrie et opprimée, à chaque<br />

fois que nous essayons d’établir <strong>un</strong> ordre reposant <strong>un</strong>iquement sur<br />

la puissance <strong>de</strong> l’homme et sur sa pensée.<br />

C’est contre toutes ces tyrannies que le message chrétien<br />

rappelle la relation essentielle et inaliénable que tout homme<br />

possè<strong>de</strong> avec Dieu, son Créateur, et plus encore, son Père. <strong>Pour</strong><br />

autant le message chrétien ne s’oppose pas à ce qui favorise, et<br />

même permet la conquête créatrice <strong>de</strong> l’homme ; il ne condamne<br />

pas l’organisation, fût-elle fortement disciplinée, <strong>de</strong> ceux qui<br />

coopèrent à cette création, mais il interdit toute soumission à <strong>un</strong><br />

pouvoir humain qui accepte l’écrasement d’<strong>un</strong> seul <strong>de</strong> nos frères,<br />

sa condamnation au mépris <strong>de</strong> toute justice, son avilissement, cet<br />

avilissement fût-il accepté <strong>de</strong> qui le subit. Le message chrétien<br />

rappelle au pouvoir qui agit <strong>de</strong> la sorte que quiconque appartient à<br />

l’espèce humaine est immédiatement l’œuvre <strong>de</strong> Dieu, participe à<br />

l’action créatrice, et doit enfanter lui-même les vérités et les<br />

valeurs qui fixeront son propre <strong>de</strong>stin ; nul ne peut porter atteinte<br />

à l’image sacrée que cet homme porte en lui.<br />

Je sais bien qu’il n’est peut-être pas requis, pour avoir<br />

l’évi<strong>de</strong>nce <strong>de</strong> l’originelle gran<strong>de</strong>ur <strong>de</strong> tout esprit humain, que nous<br />

fassions le détour <strong>de</strong> l’Absolu. Mais réfléchissons à ce qui est<br />

<strong>de</strong>mandé pour que toute tyrannie soit écartée : il ne suffit pas que<br />

quelques-<strong>un</strong>s soient persuadés <strong>de</strong> cette inamissible gran<strong>de</strong>ur <strong>de</strong><br />

65


<strong>Pour</strong> <strong>un</strong> <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong><br />

l’homme ; il faut que tous en soient convaincus. Surtout il ne suffit<br />

pas que nous la découvrions en <strong>un</strong> jour <strong>de</strong> réflexion dans notre<br />

cabinet. Il faut que cette conviction <strong>de</strong>vienne notre chair même,<br />

que nous en soyons pénétrés aux heures du travail le plus<br />

accablant et aux heures du plaisir le plus grisant, aux pério<strong>de</strong>s <strong>de</strong><br />

santé et à celles <strong>de</strong> maladie, aux jours <strong>de</strong> guerre et <strong>de</strong>vant le<br />

peloton d’exécution, sur l’échafaud, pire encore, sous la torture,<br />

comme au sommet <strong>de</strong> la puissance la plus enivrante. Or combien<br />

ce respect <strong>de</strong> l’homme, que nous aurions dû acquérir par notre<br />

raison, a reculé. Nous discutons ici, confortablement, sur les<br />

conditions <strong>de</strong> la naissance d’<strong>un</strong> homme nouveau. Mais il y a, dans<br />

tous les pays du mon<strong>de</strong>, p.060 <strong>de</strong>s hommes qui préparent cette<br />

naissance bien plus efficacement, en souffrant, en mourant.<br />

Le plus douloureux est que nous sommes tous prêts à participer<br />

à si criante injustice. Il est facile <strong>de</strong> déclarer que telle nation a le<br />

privilège <strong>de</strong> l’injustice et <strong>de</strong> la cruauté. Hier, c’était l’Allemagne ;<br />

aujourd’hui, c’est telle autre, chac<strong>un</strong> choisissant son ennemie. La<br />

vérité est que nous sommes tous mala<strong>de</strong>s. J’ai assez souffert en<br />

France pour évoquer ce qui s’est passé dans mon pays et si je<br />

prends librement mes exemples dans la Résistance et dans la<br />

libération <strong>de</strong> la France, c’est que je crois qu’il fut extraordinaire<br />

qu’en <strong>un</strong> pays qui avait tant souffert, elles aient suscité si peu<br />

d’injustices. Mais il y en eut, et comme ancien résistant j’en prends<br />

ma part <strong>de</strong> responsabilité. Lorsque je croyais nécessaire que<br />

Pucheu payât pour les martyrs <strong>de</strong> Châteaubriant et pour d’autres,<br />

me souciai-je vraiment <strong>de</strong> savoir en toute exactitu<strong>de</strong> jusqu’à quel<br />

point il était coupable ? Lorsque dans la prison ou dans le camp <strong>de</strong><br />

concentration, nous pensions à tirer justice <strong>de</strong> nos geôliers ;<br />

lorsque, la Libération venue, nous avons châtié les coupables,<br />

66


<strong>Pour</strong> <strong>un</strong> <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong><br />

avons-nous assez veillé à reconnaître les innocents ? Lorsque nous<br />

nous indignons, à bon droit encore, <strong>de</strong>s cruautés <strong>de</strong>s hommes du<br />

Viêt-Nam ou <strong>de</strong> Madagascar, veillons-nous toujours à ne pas agir<br />

comme eux ? Je ne parle que <strong>de</strong> mon pays parce que cela m’est<br />

plus facile. Mais quelle est la nation qui peut se proclamer<br />

innocente ? Il n’est pas que <strong>de</strong>s barbelés pour fermer les camps <strong>de</strong><br />

concentration. La misère est <strong>un</strong> moyen plus sûr. N’est-il pas<br />

partout sur la terre <strong>de</strong>s hommes vivant confortablement et ne se<br />

souciant guère du pauvre, qui meurt <strong>de</strong> faim et qui travaille<br />

cependant comme lui, peut-être plus que lui ? A combien <strong>de</strong> portes<br />

ne se pressent pas <strong>de</strong> Lazare sans que le riche, qui festoie, lui<br />

jette les miettes <strong>de</strong> ses repas ? Le message chrétien s’adresse à<br />

tous et, en chac<strong>un</strong>, il vient atteindre ce secret du cœur où se fait<br />

l’option qui comman<strong>de</strong> toute la vie ; et c’est à ce secret du cœur<br />

que s’adresse la révélation suprême <strong>de</strong> la gran<strong>de</strong>ur <strong>de</strong> mon frère.<br />

L’Évangile, par la croix du Christ, me rappelle que le plus<br />

misérable et le plus déshérité, celui vis-à-vis duquel je me jugerais<br />

le plus en droit d’être exigeant et dur, est, p.061 comme moi, enfant<br />

<strong>de</strong> Dieu. Vraiment le message chrétien n’est-il d’auc<strong>un</strong>e actualité ?<br />

Mais je n’ai pas encore dit la raison qui me semble la plus<br />

profon<strong>de</strong>, pour laquelle il est profitable que la gran<strong>de</strong>ur <strong>de</strong> tout<br />

homme soit rappelée sous la forme du message chrétien. Cette<br />

gran<strong>de</strong>ur peut être reconnue sans <strong>un</strong> passage par l’Absolu ; et<br />

même la relation <strong>de</strong> dépendance <strong>de</strong> tout homme à l’égard <strong>de</strong> Dieu<br />

peut être découverte par la raison. Mais la Foi chrétienne<br />

l’enseigne tout autrement, car elle le fait dans <strong>un</strong> dialogue avec<br />

Dieu. Ce n’est plus simplement Moïse, en effet, ou l’<strong>un</strong> seulement<br />

d’entre nous, qui parle avec Dieu bouche à bouche, mais<br />

quiconque accepte le dialogue intime auquel Jésus-Christ, mort et<br />

67


<strong>Pour</strong> <strong>un</strong> <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong><br />

ressuscité, le convie. L’audition <strong>de</strong> la Parole, qui révèle la Vérité<br />

même, tout en répondant aux attentes <strong>de</strong> la raison la transcen<strong>de</strong><br />

et oblige l’intelligence <strong>de</strong> l’homme à se dépasser elle-même, à se<br />

transcen<strong>de</strong>r. Ce qui semble à certains la pire aliénation est la<br />

suprême libération.<br />

Car le message chrétien libère ainsi <strong>de</strong> la tyrannie religieuse.<br />

Quand Dieu n’est connu et rencontré que par les démarches <strong>de</strong> la<br />

raison, combien est-il tentant <strong>de</strong> l’i<strong>de</strong>ntifier avec l’idée qu’au terme<br />

<strong>de</strong> mes démarches je me fais <strong>de</strong> lui. Or, s’il est vrai que, déjà pour<br />

moi-même, je doive sans cesse préférer Dieu à l’idée que j’en ai,<br />

cela est encore plus nécessaire pour mes rapports avec autrui.<br />

Quand je prétends imposer l’idée que je me suis forgée au lieu <strong>de</strong><br />

ne voir dans l’affirmation et dans sa reconnaissance que l’aveu<br />

d’<strong>un</strong> au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> toutes mes idées et <strong>de</strong> tous mes vouloirs, aveu qui<br />

m’oblige à respecter les idées et les vouloirs <strong>de</strong> mon frère, je ne<br />

trouve en Celui sur qui repose nos gran<strong>de</strong>urs et nos libertés que la<br />

justification <strong>de</strong> ma propre tyrannie. Comment n’en <strong>de</strong>viendrais-je<br />

pas incapable <strong>de</strong> reconnaître les nouveautés que l’on me présente,<br />

d’accueillir auc<strong>un</strong> au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> ce que j’ai déjà trouvé ?<br />

Le message chrétien met en gar<strong>de</strong> contre <strong>un</strong> si grand mal.<br />

Parce que Dieu nous dit <strong>de</strong> Lui plus que nous ne pouvons en<br />

concevoir, parce qu’il nous révèle qu’il est non seulement principe,<br />

mais Père, qu’il nous a aimés non seulement pour nous créer, mais<br />

jusqu’à mourir, que nous sommes liés non seulement par <strong>un</strong>e p.062<br />

fraternité humaine, mais dans l’<strong>un</strong>ique Esprit d’amour, la Foi à sa<br />

Parole oblige à briser sans cesse <strong>un</strong>e pensée trop étroite, à tendre<br />

vers la vérité qui est au <strong>de</strong>là <strong>de</strong> toutes nos vérités, à faire éclater<br />

nos jugements <strong>de</strong> valeurs trop étriqués, nos amours trop<br />

humaines, à préférer Dieu à tout ce que nous disons <strong>de</strong> Lui. Le<br />

68


<strong>Pour</strong> <strong>un</strong> <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong><br />

message chrétien, nous introduisant dans le mystère <strong>de</strong> ce tête-à-<br />

tête, nous interdit <strong>de</strong> cé<strong>de</strong>r à auc<strong>un</strong>e idolâtrie <strong>de</strong>s idées que notre<br />

raison se fait <strong>de</strong> Dieu. Ce n’est pas qu’il nous détourne <strong>de</strong> ce<br />

travail si nécessaire, mais il nous empêche <strong>de</strong> nous arrêter à notre<br />

propre œuvre et maintient dans notre pensée l’élan qui fait sa vie.<br />

Mais l’idolâtrie n’a pas <strong>un</strong>iquement pour objet les idées que<br />

nous nous faisons sur Dieu ; les faux dieux se recrutent dans<br />

toutes nos pensées, dans tous nos vouloirs, dans l’œuvre <strong>de</strong> nos<br />

mains. C’est <strong>un</strong>e idolâtrie qui nous fait abdiquer <strong>de</strong>vant notre<br />

propre création, accepter l’emprise totale d’<strong>un</strong>e institution qui n’est<br />

qu’humaine : peuple, classe ou État. Encore <strong>un</strong>e fois, le message<br />

chrétien n’empêche pas, il incite au contraire l’homme à accomplir<br />

les œuvres <strong>de</strong> son génie, à susciter les groupements et les<br />

organisations nécessaires, fussent-elles constituées avec <strong>un</strong>e<br />

discipline très stricte. Mais il condamne d’en avoir l’idolâtrie. Il<br />

impose que nous gardions le sens <strong>de</strong> la relativité à l’égard <strong>de</strong> toute<br />

œuvre <strong>de</strong> l’homme. La pierre <strong>de</strong> touche en sera le respect gardé à<br />

l’image sacrée que tout homme porte en lui. La discipline <strong>de</strong>s<br />

sociétés humaines peut aller peut-être jusqu’à disposer <strong>de</strong> la vie<br />

<strong>de</strong> ses membres. Encore <strong>un</strong>e fois elle ne peut le faire dans<br />

l’injustice, elle n’est pas la règle suprême <strong>de</strong> la justice. Encore<br />

moins a-t-elle le droit d’avilir ; elle ne peut empêcher auc<strong>un</strong><br />

homme <strong>de</strong> fixer lui-même son <strong>de</strong>stin. Le message chrétien<br />

maintient en haleine le génie créateur <strong>de</strong> l’homme et l’empêche<br />

d’être victime <strong>de</strong> sa propre puissance.<br />

Nous avons donc vu ce qu’est le message chrétien dans le<br />

mon<strong>de</strong> d’aujourd’hui. Mais je vous avouerai que ce rappel par<br />

simple discours <strong>de</strong> la gran<strong>de</strong>ur inaliénable <strong>de</strong> l’homme paraît<br />

69


<strong>Pour</strong> <strong>un</strong> <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong><br />

souvent trop simple, voire pauvre. Il me faut donc terminer en<br />

disant comment ce message doit être porté. Il est <strong>un</strong> message p.063<br />

<strong>de</strong> vie, annoncé par <strong>un</strong>e mort et par <strong>un</strong>e résurrection, il ne peut<br />

être transmis que par <strong>un</strong>e vie et par <strong>un</strong>e mort conformes à ce qui<br />

est enseigné.<br />

Or, Mesdames et Messieurs, si je crois, <strong>de</strong> toute ma foi, que la<br />

Parole du Christ, en nous appelant à être enfants <strong>de</strong> son Père,<br />

apporte <strong>un</strong>e ai<strong>de</strong> irremplaçable, même à la vie <strong>de</strong> l’homme sur<br />

terre, je n’aurai pas l’orgueil <strong>de</strong> prétendre que le chrétien vive<br />

toujours conformément à cette Parole, et qu’il ait toujours apporté<br />

ce que le mon<strong>de</strong> avait le droit d’attendre <strong>de</strong> lui. Certes, la même<br />

foi m’atteste que l’Église du Christ aura toujours la lumière<br />

suffisante pour fixer en raison les problèmes qui se posent à<br />

chaque époque, l’intelligence <strong>de</strong> cette parole, qui reste<br />

éternellement la même, et donc pour la maintenir dans son<br />

intégrité ; mais la foi n’atteste pas que le chrétien vivra toujours<br />

en conformité avec la Parole qu’il répète, la foi le confirmerait<br />

plutôt dans la conscience <strong>de</strong> sa faiblesse. Le message chrétien<br />

risque <strong>de</strong> n’être pas toujours porté avec toute l’actualité qu’il<br />

possè<strong>de</strong> en lui et cela justifie peut-être <strong>un</strong> aspect <strong>de</strong>s<br />

revendications contre lesquelles je protestais en commençant. Le<br />

chrétien peut être déficient par manque <strong>de</strong> foi ; il peut l’être aussi<br />

par paresse, oublieuse <strong>de</strong> ce que ce message, loin d’inciter<br />

l’homme à renoncer à son pouvoir créateur, lui impose comme<br />

<strong>de</strong>voir <strong>de</strong> l’exercer. Cependant l’homme, poussé soit par son<br />

génie, soit par les dangers ou les nécessités <strong>de</strong> la vie, est amené à<br />

créer du nouveau, à se créer lui-même, et s’il aboutit, comme cela<br />

se présente en notre temps, à <strong>de</strong>s impasses mortelles, le chrétien<br />

peut se <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r s’il ne porte pas <strong>un</strong>e lour<strong>de</strong> responsabilité.<br />

70


<strong>Pour</strong> <strong>un</strong> <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong><br />

Cependant à notre époque, sous la pression <strong>de</strong>s événements,<br />

« ces maîtres que Dieu nous a donnés <strong>de</strong> sa main », la Foi connaît<br />

<strong>un</strong>e <strong>nouvel</strong>le croissance. J’en vois <strong>de</strong>ux signes principaux ; le<br />

premier : nos martyrs. Hier, j’avais, dans les camps <strong>de</strong><br />

concentration nazis, <strong>de</strong>s amis très chers, qui souffraient non<br />

seulement pour leur pays mais pour leur foi, à laquelle portait<br />

atteinte le racisme hitlérien. Je pense que M. le Professeur Barth<br />

songe aussi à <strong>de</strong>s amis. Aujourd’hui, lui et moi, nous savons<br />

également que <strong>de</strong>s chrétiens <strong>de</strong> nos <strong>de</strong>ux confessions sont arrêtés,<br />

condamnés, p.064 avilis. Le second signe est la levée, principalement<br />

en France, d’<strong>un</strong>e cohorte d’apôtres d’<strong>un</strong> style nouveau, dont les<br />

plus connus sont les prêtres ouvriers.<br />

Les <strong>un</strong>s et les autres ont pour premier souci d’amener leurs<br />

frères à vivre la vie <strong>de</strong>s enfants <strong>de</strong> Dieu. Mais leur action est, <strong>de</strong><br />

surcroît, <strong>un</strong> enseignement pour le chrétien qui veut ai<strong>de</strong>r à<br />

l’élaboration du <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong>. Et celui qui, comme c’est mon<br />

cas ce soir, a la fonction plus mo<strong>de</strong>ste d’enseigner par le discours,<br />

doit répéter ce que, par l’intermédiaire <strong>de</strong> ces témoins<br />

authentiques, « l’Esprit dit aux Églises » (Apoc. II, 22).<br />

L’enseignement <strong>de</strong>s martyrs est simple : il nous rappelle le<br />

<strong>de</strong>voir d’intransigeance. Si l’on touche à ce que l’homme a <strong>de</strong> plus<br />

sacré, son intelligence capable <strong>de</strong> vérité, sa volonté capable d’aimer<br />

le bien suprême, sa dignité personnelle qui le fait à l’image <strong>de</strong> Dieu,<br />

Créateur et Père, le chrétien doit se dresser avec toute son énergie.<br />

Quel que soit l’opprimé, chrétien ou non, quel que soit l’oppresseur,<br />

fît-il profession <strong>de</strong> christianisme. Le chrétien aura la même<br />

intransigeance si l’on veut empêcher sa foi en Jésus-Christ, dont il<br />

sait qu’elle ne diminue pas l’homme mais, au contraire, l’épanouit,<br />

et lui permet <strong>de</strong> se manifester selon toutes ses virtualités.<br />

71


<strong>Pour</strong> <strong>un</strong> <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong><br />

L’enseignement <strong>de</strong>s seconds, les nouveaux apôtres, est plus<br />

subtil à saisir. A regar<strong>de</strong>r les choses <strong>de</strong> l’extérieur, on serait tenté<br />

d’admirer surtout <strong>de</strong>s hommes qui ont choisi <strong>de</strong> partager le travail<br />

<strong>de</strong>s ouvriers, leurs conditions <strong>de</strong> vie les plus dures en <strong>de</strong>s maisons<br />

insalubres, dans les quartiers les plus déshérités. Tel fut, peut-être<br />

au début, le souci <strong>de</strong>s prêtres ouvriers. Aujourd’hui il semble qu’ils<br />

viennent moins offrir que <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r à cette solidarité ouvrière<br />

qu’ils ont choisie. C’est du moins ce que me disait récemment <strong>un</strong><br />

religieux qui travaille dans <strong>un</strong>e usine parisienne. Ils cherchent à<br />

comprendre aussi dans leur plénitu<strong>de</strong> les aspirations <strong>de</strong> leurs<br />

frères. L’intellectuel ne saisit pas toujours la gran<strong>de</strong>ur qu’il y a à<br />

coopérer aux créations <strong>de</strong> l’industrie humaine, fussent-elles<br />

ardues ; <strong>de</strong> l’extérieur, on ne saisit pas non plus l’ambition <strong>de</strong><br />

construire <strong>un</strong>e classe ouvrière capable <strong>de</strong> prendre ses<br />

responsabilités dans l’ordre social, économique et politique, apte,<br />

enfin, p.065 à participer à la vie d’intelligence qu’expriment l’œuvre<br />

et le travail <strong>de</strong>s mains. Le prêtre qui me parlait ne renonçait pas à<br />

son <strong>de</strong>voir <strong>de</strong> maître religieux et moral, mais pour y faire mieux<br />

face, il lui semblait indispensable d’être en même temps élève, afin<br />

<strong>de</strong> <strong>de</strong>venir <strong>un</strong> égal dans l’œuvre <strong>de</strong> conquête nécessaire du<br />

prolétariat. La leçon donnée ici vaut pour tout chrétien qui veut<br />

attester l’actualité du message dont il est porteur. Il ne le fera que<br />

dans la mesure où il participera, comme <strong>un</strong> homme, comme <strong>un</strong><br />

parmi tant d’autres, à l’œuvre <strong>de</strong> création qui hante les hommes<br />

<strong>de</strong> son temps. Il ne s’agit pas seulement <strong>de</strong> présence, mot que les<br />

chrétiens aimaient utiliser avant la guerre, mais qui a quelque<br />

soupçon <strong>de</strong> con<strong>de</strong>scendance et d’extériorité, il s’agit <strong>de</strong> reconnaître<br />

que l’on appartient à la comm<strong>un</strong>auté humaine et que l’on ne peut<br />

échapper ni à ses lois, ni à ses ambitions.<br />

72


<strong>Pour</strong> <strong>un</strong> <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong><br />

Ainsi, Messieurs, lorsque vous <strong>de</strong>man<strong>de</strong>z à <strong>un</strong> chrétien <strong>de</strong><br />

travailler avec vous à l’élaboration d’<strong>un</strong> <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong>, ce<br />

chrétien peut vous <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r si vous partagez le respect sacré<br />

qu’il porte à tout homme et si vous acceptez qu’il alimente ce<br />

respect dans sa Foi en Jésus-Christ qui le fait enfant <strong>de</strong> Dieu. Dans<br />

cette <strong>de</strong>man<strong>de</strong> il se montrera d’<strong>un</strong>e absolue intransigeance ; mais<br />

si, chac<strong>un</strong> gardant en soi les motifs qui lui sont propres <strong>de</strong><br />

maintenir et <strong>de</strong> faire s’épanouir la dignité <strong>de</strong> l’homme, chac<strong>un</strong><br />

appartenant également au groupe, église ou toute autre société<br />

qui lui permet <strong>de</strong> fortifier <strong>de</strong> si puissants motifs, nous nous<br />

trouvons d’accord sur ce qu’<strong>un</strong> jour Albert Camus appelait « les<br />

valeurs intermédiaires » 1 requises pour que l’homme vive selon sa<br />

conscience ; il n’est pas d’autre chemin, pour le chrétien, <strong>de</strong><br />

collaborer à la naissance <strong>de</strong> ce <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong>, que<br />

d’approfondir, avec vous, la connaissance <strong>de</strong>s nouveaux moyens<br />

conquis par l’homme, et <strong>de</strong> réaliser, avec vous, les conditions<br />

requises pour sa vie à notre temps.<br />

Bien que le chrétien ait pour mission première, je le répète, <strong>de</strong><br />

susciter <strong>de</strong>s enfants <strong>de</strong> Dieu, il est intéressé au premier chef par la<br />

création <strong>de</strong> ce <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong>. Car il sait que la possibilité p.066<br />

pour sa Foi d’être prêchée, entendue, accueillie, vécue, dépend<br />

pour <strong>un</strong>e large part <strong>de</strong>s conditions qui seront ainsi faites à<br />

l’homme. Et bien qu’il ait cette certitu<strong>de</strong>, qui peut rebuter certains,<br />

d’apporter à la naissance <strong>de</strong> l’homme nouveau <strong>un</strong>e lumière et <strong>un</strong><br />

élan irremplaçables, je crois que ceux qui ne partagent pas sa foi<br />

peuvent cependant l’accueillir avec simplicité et confiance.<br />

Parce que le chrétien doit défendre non point sa pensée propre,<br />

1 Cf. La Vie Intellectuelle. Royné : Camus chez les Chrétiens.<br />

73


<strong>Pour</strong> <strong>un</strong> <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong><br />

mais la Parole <strong>de</strong> Dieu, qu’il doit donc préférer sans cesse Dieu à<br />

l’idée qu’il s’en fait, et que vous pouvez le rappeler à ce <strong>de</strong>voir s’il<br />

venait à l’oublier. Parce que Dieu est le Dieu <strong>de</strong> tous, et que tout<br />

homme porte en lui, donnât-il à Dieu <strong>un</strong> autre nom, <strong>un</strong>e certaine<br />

connaissance du Bien suprême vers lequel il tend, et qu’il a droit<br />

<strong>de</strong> protester, lorsqu’on vient blesser son aspiration la plus secrète.<br />

Parce que le chrétien doit connaître l’<strong>un</strong> <strong>de</strong>s enseignements<br />

fondamentaux sur lesquels est bâtie son église et qui est résumé<br />

dans la parabole du Pharisien et du Publicain, que l’apôtre saint<br />

Paul rappelait en disant : « Ce ne sont pas ceux qui écoutent <strong>un</strong>e<br />

loi qui sont justes <strong>de</strong>vant Dieu, mais ce sont ceux qui la mettent<br />

en pratique qui seront justifiés » (Rom. II, 13). De sorte que le<br />

chrétien ne sait jamais lequel est le plus véritablement chrétien, <strong>de</strong><br />

lui-même ou <strong>de</strong> son frère, celui-là fît-il profession <strong>de</strong> ne pas croire<br />

au Christ.<br />

Parce qu’enfin, si le chrétien a la certitu<strong>de</strong>, basée non sur lui<br />

mais sur le Christ, d’apporter beaucoup à qui est en quête <strong>de</strong><br />

l’homme nouveau, il sait aussi combien ce <strong>de</strong>rnier apporte à ce<br />

qu’il a <strong>de</strong> plus secret et <strong>de</strong> plus cher l’intelligence, en son intégrité<br />

et en sa vérité, <strong>de</strong> ce message dont il est porteur. Croyez-vous<br />

qu’ici je n’apprendrai pas <strong>de</strong> vous à mieux pénétrer le message du<br />

Christ, lorsqu’ensemble nous rechercherons le statut requis à<br />

l’épanouissement du génie créateur <strong>de</strong> l’homme en notre siècle ?<br />

Ne comprendrai-je pas mieux la leçon <strong>de</strong> la croix lorsque, grâce à<br />

vous, je verrai mieux et la confiance dans le génie créateur <strong>de</strong><br />

l’homme et l’intransigeante fidélité catholique qui me seront<br />

<strong>de</strong>mandées ? Car Jésus-Christ, mort et ressuscité, <strong>de</strong>man<strong>de</strong> <strong>un</strong>e<br />

fidélité totale à cette double attitu<strong>de</strong>. Il n’a accepté l’arrêt infamant<br />

<strong>de</strong> Caïphe et celui <strong>de</strong> Pilate que pour attester qu’il était le p.067 Fils<br />

74


<strong>Pour</strong> <strong>un</strong> <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong><br />

<strong>de</strong> Dieu, et pour nous rappeler en même temps le respect, déjà<br />

enseigné par l’ange à Abraham, <strong>de</strong> la vie <strong>de</strong> l’innocent. Puis,<br />

expirant dans la solitu<strong>de</strong> et presque le silence, il s’en remit aux<br />

douze pour achever l’Église, dont il avait posé le fon<strong>de</strong>ment, et au<br />

génie tenace et inventif <strong>de</strong> l’homme, pour épanouir le pouvoir<br />

créateur que nous a donné le Père et dont Il nous rappelle, par<br />

tout ce qu’il est, Lui, Jésus-Christ, l’inaliénable gran<strong>de</strong>ur.<br />

@<br />

75


<strong>Pour</strong> <strong>un</strong> <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong><br />

PAUL MASSON-OURSEL<br />

L’HOMME DES CIVILISATIONS ORIENTALES 1<br />

p.069<br />

Je remercie le public et l’Université <strong>de</strong> <strong>Genève</strong>. C’est la<br />

<strong>de</strong>uxième fois, en trois ans, que j’ai l’honneur d’être ici et j’en suis<br />

profondément reconnaissant. Il m’est aussi extrêmement agréable<br />

<strong>de</strong> dire à M. Grousset avec quel plaisir j’ai écouté sa conférence si<br />

substantielle. Le texte en était tellement riche qu’il était presque<br />

impossible, à qui que ce soit, d’apercevoir, sinon dans <strong>un</strong><br />

éblouissement, toutes les précisions que ce document renferme.<br />

Ce que j’apporterai sera plus sommaire ; d’abord, parce que je<br />

ne suis pas M. Grousset, et aussi parce que mon point <strong>de</strong> vue est<br />

« plus sec ». [J’espère que ma parole portera autant que la<br />

sécheresse <strong>de</strong> mon système et qu’ainsi je me ferai mieux<br />

entendre, sinon mieux comprendre. La précision <strong>de</strong> la voix, surtout<br />

quand il s’agit <strong>de</strong> choses <strong>de</strong> l’In<strong>de</strong>, n’est certainement pas<br />

inférieure à la précision <strong>de</strong> la vérité. Il est même impossible <strong>de</strong><br />

dire la vérité sinon sur <strong>un</strong> ton juste, et l’exactitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> la<br />

prononciation est au moins aussi précieuse que la rigueur<br />

logique.] 2 Vous atten<strong>de</strong>z certainement <strong>de</strong> moi beaucoup plus que<br />

je ne peux donner. A tort ou à raison, j’ai été pris dans l’engrenage<br />

<strong>de</strong>s professions <strong>de</strong> foi p.070 méthodologiques, qui se sont succédé<br />

<strong>de</strong>puis avant-hier. Et je vais vous soumettre, <strong>de</strong> ce point <strong>de</strong> vue,<br />

quelques considérations préliminaires.<br />

1 Conférence du 2 septembre 1949.<br />

2 Le public ayant <strong>de</strong>mandé au conférencier <strong>de</strong> parler plus haut, M. Masson-Oursel a<br />

formulé, en guise <strong>de</strong> réponse, la remarque que nous avons mise entre [ ].<br />

76<br />

@


<strong>Pour</strong> <strong>un</strong> <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong><br />

En quoi serai-je moins optimiste que les personnalités qui ont<br />

abordé le sujet que j’ai moi-même à traiter ? Je ne suis, d’abord,<br />

pas sûr qu’il faille être optimiste pour être humaniste. Mais comme<br />

l’<strong>humanisme</strong> préjuge que le mon<strong>de</strong> est intelligible et que l’homme<br />

est perfectible, c’est peut-être ce double postulat que l’on<br />

admettrait certainement avec quelque optimisme. D’autre part,<br />

nous savons peut-être trop que notre mon<strong>de</strong> est sous le signe <strong>de</strong><br />

la douleur et <strong>de</strong> l’anxiété <strong>de</strong>puis Kierkegaard ; et nous avons<br />

même beaucoup plus <strong>de</strong> motifs que n’en avait Kierkegaard pour<br />

être saisis d’angoisse et <strong>de</strong> douleur.<br />

Permettez que je vous dise d’<strong>un</strong>e façon rapi<strong>de</strong> quels seraient les<br />

préceptes méthodologiques qui me sembleraient nécessaires pour<br />

abor<strong>de</strong>r cette étu<strong>de</strong> ; quelles seraient, en tout cas, les illusions<br />

dont il faudrait se dispenser. Je n’incriminerai pas les différences<br />

<strong>de</strong> races, on en a trop parlé. Et puis, c’est <strong>un</strong> point qui n’est pas<br />

clair, et qui suscite toutes sortes <strong>de</strong> haines ; mais je dirai que<br />

l’homme est mû par <strong>de</strong>s besoins et que les besoins sont différents<br />

<strong>de</strong> peuple à peuple. C’est parce que les hommes <strong>de</strong> la terre<br />

éprouvent <strong>de</strong>s besoins différents, qu’ils ont <strong>de</strong>s mentalités, et<br />

aussi <strong>de</strong>s traditions différentes.<br />

A quoi tiennent nos civilisations ? Elles tiennent à ce que nous<br />

avons <strong>un</strong> langage, et le langage tient au fait que nous appartenons<br />

à <strong>de</strong>s groupes sociaux ; l’élément comm<strong>un</strong> à ces <strong>de</strong>ux réalités<br />

importantes — langage et société — auxquelles participe tout<br />

homme, c’est la notion <strong>de</strong> structure. C’est ce que le comm<strong>un</strong>isme<br />

met tellement en relief parce que c’est <strong>un</strong>e notion hégélienne.<br />

Aujourd’hui, elle est popularisée ; mais ce n’est pas parce qu’elle<br />

est popularisée que je m’y réfère, mais parce qu’elle est hégélienne<br />

et que l’hégélianisme contribue très souvent à élargir l’esprit. Ainsi,<br />

77


<strong>Pour</strong> <strong>un</strong> <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong><br />

il y a <strong>de</strong>s structures sociales, comme il y a <strong>de</strong>s structures<br />

linguistiques. Ce n’est pas là <strong>un</strong> préjugé ; il ne s’agit pas d’<strong>un</strong>e sorte<br />

<strong>de</strong> phénomène auquel on se référerait, sans savoir au juste en quoi<br />

il consiste. Bien entendu, l’<strong>humanisme</strong> repose sur la linguistique p.071<br />

sans qu’il y ait nécessairement prouesse <strong>de</strong> linguistes, comme<br />

c’était le cas au XVI e siècle, pour les traducteurs <strong>de</strong> textes<br />

bouddhistes, qu’ils fussent Indiens ou qu’ils fussent Chinois. En tout<br />

cas, la linguistique reste à la base <strong>de</strong> la critique, même — et surtout<br />

— quand il s’agit d’étu<strong>de</strong> comparative <strong>de</strong>s sociétés.<br />

Il est donc précieux <strong>de</strong> savoir que l’élément le plus soli<strong>de</strong> pour<br />

l’étu<strong>de</strong> <strong>de</strong> l’homme, est la connaissance <strong>de</strong>s structures <strong>de</strong> nos<br />

traditions, <strong>de</strong> nos pensées, <strong>de</strong> nos convictions les plus profon<strong>de</strong>s,<br />

que nous <strong>de</strong>vons à la pratique <strong>de</strong> la langue et à notre appartenance<br />

à <strong>un</strong>e société. Je ne prétends pas que les langues et les sociétés<br />

constituent <strong>un</strong> doublet, l’<strong>un</strong>e <strong>de</strong> l’autre ; mais qu’il y ait, entre elles,<br />

corrélation, la chose est certaine. Ce n’est, d’ailleurs, pas <strong>un</strong>e idée<br />

neuve ; mais, sous Louis XIV, on n’y pensait pas ; on n’y pensait<br />

guère sous Napoléon ; pas plus qu’on n’y a pensé pendant <strong>un</strong>e<br />

bonne partie du XIX e siècle. Je sais bien que, sous Napoléon, Bopp,<br />

qui porte <strong>un</strong> nom que nous rappelle <strong>un</strong> <strong>de</strong> nos amis genevois, a<br />

donné, à ce point <strong>de</strong> vue-là <strong>un</strong>e leçon incomparable, quand il nous<br />

fait remarquer que, à part trois exceptions que tout le mon<strong>de</strong><br />

connaît, tous les peuples d’Europe parlent l’indo-européen. Eh bien,<br />

si tous les peuples d’Europe parlent l’indo-européen, ils ont par là,<br />

fatalement ou heureusement, <strong>de</strong>s affinités sociales. Il faut ne rien<br />

savoir <strong>de</strong> l’indo-européen, ni <strong>de</strong>s peuples qui s’y rattachent, pour<br />

ignorer que tous ont, en comm<strong>un</strong>, <strong>un</strong> certain nombre <strong>de</strong> traits :<br />

tels, par exemple, la coexistence <strong>de</strong> trois ou quatre classes<br />

sociales ; réalité familière chez nous.<br />

78


<strong>Pour</strong> <strong>un</strong> <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong><br />

Je ne vous apprendrai rien non plus en vous répétant que<br />

l’i<strong>de</strong>ntité <strong>de</strong>s mots ne prouve nullement l’i<strong>de</strong>ntité <strong>de</strong>s<br />

significations. Alors que le langage est la base, par la critique<br />

qu’on en peut faire, <strong>de</strong> la connaissance <strong>de</strong> l’humanité, il offre lui-<br />

même beaucoup <strong>de</strong> pièges, <strong>de</strong> difficultés, <strong>de</strong>s risques <strong>de</strong><br />

compréhensions trop faciles, ou au contraire, d’inintelligibilités qui<br />

tiennent à <strong>de</strong> multiples causes. Nous avons beau être, en Europe,<br />

<strong>de</strong>s frères linguistiques, nos <strong>humanisme</strong>s sont différents. Ajoutez à<br />

cela que tous les peuples, que l’on pourrait croire contemporains,<br />

ainsi les indo-européens d’Europe, sont loin d’avoir le même âge.<br />

Évi<strong>de</strong>mment, nous remontons tous à Adam et Eve ; mais, en ce<br />

qui concerne les p.072 peuples, cela n’est pas vrai. Il y a <strong>de</strong>s peuples<br />

assez je<strong>un</strong>es, comme vous le savez ; il y a <strong>de</strong> grands peuples qui<br />

ne comptent pas plus <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux ou trois siècles d’existence<br />

nationale, et d’autres qui ont <strong>un</strong>e très longue expérience et qui<br />

peuvent passer pour fatigués, sinon usés ; d’autres, enfin, qui<br />

connaissent <strong>un</strong>e pleine je<strong>un</strong>esse.<br />

On notera ensuite que les conditions changent très vite, et sur<br />

<strong>un</strong> rythme très différent, selon les époques. Il est donc tout à fait<br />

normal que nous soyons ravagés par l’ignorance, trompés par<br />

l’illusion, et que nous tombions dans le malheur. Jules <strong>de</strong> Gaultier<br />

le disait ; il avait bien raison et sa démonstration était d’autant<br />

plus forte qu’elle ne reposait pas sur <strong>un</strong> pessimisme imposé par les<br />

faits. La psychanalyse, qui existait avant nos grands malheurs,<br />

montre aussi, en nous, la gran<strong>de</strong> part d’inconscience, d’inconnu ;<br />

elle nous révèle <strong>de</strong>s aspects <strong>de</strong> nous-mêmes ou du voisin qui nous<br />

sont cachés ou qui, par <strong>un</strong> singulier contraste, sont moins<br />

mystérieux pour les autres que pour nous-mêmes. Voilà pourquoi<br />

la guerre est partout, pourquoi il est impossible <strong>de</strong> dresser le bilan<br />

79


<strong>Pour</strong> <strong>un</strong> <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong><br />

<strong>de</strong>s phénomènes qui la suscitent ; car personne n’a pu faire la liste<br />

exhaustive <strong>de</strong>s conditions <strong>de</strong> guerre. Assurément le plus grave<br />

d’entre les phénomènes qui produisent la guerre, c’est le fait que<br />

celle-ci éclate indépendamment <strong>de</strong> notre volonté explicite, <strong>de</strong> nos<br />

désirs, et quand bien même nous sommes atrocement préparés à<br />

la faire et ar<strong>de</strong>nts à y réussir. Elle dépend <strong>de</strong> mille et mille<br />

circonstances qui plongent dans l’inconscient humain, lequel n’est<br />

pas plus clair que l’inconscient <strong>de</strong> chac<strong>un</strong> <strong>de</strong> nous, on le sait bien.<br />

Et quand on voit la guerre <strong>de</strong>venir pour nous, hélas, si naturelle, et<br />

— chose atroce — plus nécessaire à mesure qu’elle se fait plus<br />

terrible, que faut-il penser <strong>de</strong> cette situation ? Il faut simplement<br />

penser que nous sommes en présence du fait humain par<br />

opposition au fait animal. La différence principale entre l’homme et<br />

l’animal, surtout si on se réfère à l’actuelle théorie du<br />

comportement, et à celle, plus ancienne, du mécanisme en<br />

biologie, est la suivante : si l’homme a fait ce que nous<br />

considérons comme <strong>de</strong>s pas <strong>de</strong> géant dans la réalisation <strong>de</strong> lui-<br />

même, c’est simplement parce qu’il ne pouvait pas vivre dans <strong>de</strong>s<br />

conditions toujours i<strong>de</strong>ntiques, alors que l’animal p.073 le peut et y<br />

réussit 1 . S’il n’y réussit pas, il meurt sans phrases, tandis que<br />

l’homme, lui, a beaucoup <strong>de</strong> ressources pour subsister, même<br />

dans <strong>de</strong>s conditions difficiles, et il est capable <strong>de</strong> souffrir<br />

atrocement. C’est peut-être, comme <strong>de</strong>s théoriciens l’ont dit, avec<br />

barbarie et perspicacité, que l’homme dépasse l’animal pour le<br />

même motif qu’il n’a pas pu vivre dans <strong>de</strong>s conditions stables,<br />

alors que l’animal s’accommodait très bien d’<strong>un</strong>e situation<br />

permanente. Aussi l’animal n’a-t-il que <strong>de</strong>s instincts — quel que<br />

soit le sens faible accordé à ce mot, aujourd’hui — alors que nous<br />

1 C’est nous qui soulignons dans le texte.<br />

80


<strong>Pour</strong> <strong>un</strong> <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong><br />

avons <strong>de</strong>s mœurs. En tout cas, cela nous situe par rapport à la<br />

morale, en nous situant par rapport à la douleur.<br />

Quelles sont les ressources, en l’homme, qui lui permettent <strong>de</strong><br />

donner naissance tout <strong>de</strong> même à <strong>un</strong> <strong>humanisme</strong>, et à plusieurs<br />

<strong>humanisme</strong>s ? Cette question mériterait d’être étudiée à fond. Je<br />

me suis évertué cette année, dans mon enseignement, à<br />

reconnaître toutes les différences qu’il y avait entre la culture et la<br />

civilisation 1 . J’avais commencé cette étu<strong>de</strong> en me figurant que les<br />

<strong>de</strong>ux mots étaient presque synonymes, puis je me suis bientôt<br />

aperçu <strong>de</strong> toutes leurs possibilités, <strong>de</strong> leur nuances je ne dis pas<br />

contraires, mais extraordinairement différentes l’<strong>un</strong>e <strong>de</strong> l’autre. Il<br />

est bien étrange qu’on les puisse confondre si souvent, alors<br />

qu’elles sont si différentes. Si quelqu’<strong>un</strong> désire que je m’explique<br />

en <strong>un</strong> mot, puisque j’ai eu la témérité d’abor<strong>de</strong>r ce sujet, je dirai<br />

que la culture est toujours <strong>un</strong> développement <strong>de</strong> la nature, obtenu<br />

sur la nature par l’homme ; tandis que la civilisation représente,<br />

pour <strong>un</strong>e société, <strong>un</strong>e façon <strong>de</strong> se situer dans le droit ; c’est<br />

pourquoi le mot <strong>de</strong> civilisation repose sur la notion <strong>de</strong> citoyen, au<br />

sens antique du mot.<br />

La culture n’est pas nécessairement liée à la civilisation. Quant à<br />

moi, je ne connais rien d’aussi important, dans l’expérience que j’ai<br />

pu faire dans l’enseignement et dans la réflexion abstraite, que la<br />

distinction entre la conscience et la raison 2 . Le duel <strong>de</strong> ces <strong>de</strong>ux<br />

entités, c’est l’histoire <strong>de</strong> l’Europe pendant les quatre ou cinq siècles<br />

qui nous ont précédés, et, bien entendu, aux époques antérieures.<br />

Faisons-nous <strong>un</strong> progrès en confrontant p.074 ces <strong>de</strong>ux notions, et<br />

1 Id.<br />

2 C’est nous qui soulignons dans le texte.<br />

81


<strong>Pour</strong> <strong>un</strong> <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong><br />

comprenons-nous mieux, ainsi, les sociétés auxquelles nous<br />

appartenons ? Ou sont-elles, au contraire, <strong>de</strong>s idoles, auxquelles il<br />

ne faudrait pas se référer ? La conscience n’est pas <strong>un</strong>e idole. La<br />

conscience, qui fait l’objet <strong>de</strong> la psychologie, ne peut pas être <strong>un</strong>e<br />

idole ; elle est ce qui fait qu’il y a <strong>de</strong>s faits. Ce qui fait qu’il y a <strong>de</strong>s<br />

faits, c’est le fait suprême. Il n’est pas possible que ce qui fait qu’il y<br />

a <strong>de</strong>s faits, ne soit pas fondé. Des faits peuvent être controuvés,<br />

mal interprétés, mal i<strong>de</strong>ntifiés, mais il n’est pas possible que ce qui<br />

fait qu’il y a <strong>de</strong>s faits, ne soit rien ; parce que c’est la base <strong>de</strong><br />

l’expérience humaine. Par conséquent, la conscience <strong>de</strong> l’individu<br />

et, évi<strong>de</strong>mment, la conscience collective, qu’il faut bien admettre à<br />

côté <strong>de</strong> la conscience individuelle, constituent <strong>un</strong> tuf irréductible.<br />

C’est le fait même. Mais la conscience que nous prenons <strong>de</strong> nous-<br />

même est-elle comparable à ceci, ou à cela ? A <strong>un</strong> miroir, à <strong>un</strong> sujet<br />

en face <strong>de</strong> l’objet, etc. ? Tous ces problèmes montrent que la<br />

conscience, malgré ce qu’elle a d’absolument premier, <strong>de</strong><br />

nécessaire, aussi bien pour l’individu que pour la société, n’est pas<br />

<strong>un</strong> instrument <strong>de</strong> connaissance. Y a-t-il <strong>un</strong> instrument <strong>de</strong><br />

connaissance ? Puis-je dire que la raison est <strong>un</strong> instrument <strong>de</strong><br />

connaissance ? Je ne sais pas si la raison n’est pas <strong>un</strong> idéal abstrait,<br />

j’ai même bien <strong>de</strong>s motifs <strong>de</strong> le penser. Je ne crois pas du tout que<br />

Dieu — au point <strong>de</strong> vue théologique, je comprends très bien la<br />

valeur <strong>de</strong> cette gran<strong>de</strong> idée, mais je me borne ici à la lettre — je ne<br />

crois pas du tout que Dieu a « donné » la raison à l’homme, alors<br />

qu’il ne l’avait pas « donnée » aux animaux. Dieu est infiniment<br />

plus sage que ne pourrait le laisser entendre cette comparaison<br />

sommaire et sa gran<strong>de</strong> sagesse se reconnaît dans le fait que<br />

l’homme se trouve préparé, dans <strong>un</strong>e certaine mesure, par toute la<br />

série animale ; ce que les gens <strong>de</strong> l’In<strong>de</strong> avaient fort bien compris ;<br />

82


<strong>Pour</strong> <strong>un</strong> <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong><br />

mais l’explication est infiniment plus profon<strong>de</strong> : bien entendu,<br />

l’homme est solidaire <strong>de</strong> ce qui l’a précédé ; bien entendu, il<br />

dépasse, à certains égards, ce qui l’a précédé. Bien entendu, il<br />

n’existe pas d’animaux qui aient en fait, plusieurs sciences, ni<br />

même <strong>un</strong>e seule, mais il y a chez les animaux <strong>de</strong>s rudiments <strong>de</strong><br />

sociétés et <strong>un</strong> rudiment <strong>de</strong> langage. C’est <strong>un</strong> jeu <strong>de</strong> professeur <strong>de</strong><br />

rhétorique ou <strong>de</strong> philosophie, p.075 d’ailleurs très intéressant, <strong>de</strong><br />

montrer tout cela, et les réactions réciproques <strong>de</strong> la conscience et<br />

<strong>de</strong> la raison. La raison me paraît presque entièrement artificielle,<br />

alors que la conscience est naturelle, et impensable parce que<br />

naturelle ; tandis que la raison se pense parce qu’elle est artificielle.<br />

Pris dans ce dilemme, conscience et raison, je ne sais pas que faire<br />

pour l’<strong>humanisme</strong>. Je sais que la science <strong>de</strong>vrait nous adapter à la<br />

réalité. De fait, la science nous adapte à la nature. Mais quelle est la<br />

science qui m’adaptera au type humain différent <strong>de</strong> celui auquel<br />

j’appartiens ? Qu’est-ce qui préparera la société humaine à <strong>un</strong>e<br />

entente possible ? Est-ce la science ? Quelle science ? La raison est-<br />

elle <strong>un</strong> absolu ? On peut le croire. Oh ! bien sûr, si on est<br />

simplement platonicien ou aristotélicien, bien sûr que la raison est<br />

<strong>un</strong> absolu. Il y a <strong>de</strong>s paradis absolus et la présence <strong>de</strong> ces paradis<br />

absolus est constitutive, d’<strong>un</strong>e façon ou d’<strong>un</strong>e autre, <strong>de</strong> mon esprit,<br />

et c’est <strong>un</strong>e certitu<strong>de</strong> sur laquelle on peut dormir tranquille, quand<br />

on est platonicien ou même aristotélicien. Quand on est persuadé<br />

que les critères, en fait, existent en <strong>de</strong>hors <strong>de</strong> nous, que ce sont<br />

<strong>de</strong>s idées platoniciennes, et que, par <strong>un</strong> décret <strong>de</strong> Dieu ou, en tout<br />

cas, par la nécessité <strong>de</strong> l’absolu, nous participons à <strong>de</strong>s idées<br />

absolues et que c’est cela l’intelligence humaine, oui, tout s’explique<br />

extrêmement bien. Tout s’explique avec le platonisme, tout<br />

s’explique, logiquement, avec l’aristotélisme.<br />

83


<strong>Pour</strong> <strong>un</strong> <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong><br />

Mais est-ce avec la logique, est-ce avec Platon que nous<br />

pourrons expliquer les rapports entre les sociétés, et les difficultés<br />

que nous éprouvons, par exemple, à éviter les guerres ? J’en<br />

doute. Suffit-il <strong>de</strong> participer à l’irénè pour organiser la paix ? J’en<br />

doute. Je crois qu’il faut reconnaître la relativité <strong>de</strong>s pouvoirs <strong>de</strong> la<br />

raison pour être capable d’abor<strong>de</strong>r les problèmes humains.<br />

La relativité <strong>de</strong> la raison, pour parler vulgairement, c’est toute<br />

<strong>un</strong>e affaire ! Une <strong>de</strong>s questions, très grave, qui se pose, entre<br />

autres, c’est <strong>de</strong> savoir s’il faut être religieux, pour comprendre le<br />

passé <strong>de</strong> l’humanité et <strong>de</strong>s hommes du présent, qui sont<br />

essentiellement religieux. Bien entendu, mon propos n’implique<br />

pas que je ne suis pas religieux, ni que nous ne le sommes pas. Je<br />

sais qu’ici presque tout le mon<strong>de</strong> l’est et dans le sens le plus<br />

honorable p.076 <strong>de</strong> cette belle expression. Mais pour la<br />

compréhension <strong>de</strong>s religions d’autrui est-ce <strong>un</strong> mérite, ou <strong>un</strong>e<br />

difficulté ? Sans doute est-ce <strong>un</strong> mérite en soi, pour la vie<br />

spirituelle, mais cela rend-il plus facile ou plus difficile l’intelligence<br />

que nous avons d’autrui, quand cet autrui est foncièrement<br />

religieux ? Ma réponse est nette : il y a beaucoup moins<br />

d’inconvénients que d’avantages, pour comprendre <strong>un</strong>e réalité<br />

humaine, non européenne, à éprouver <strong>de</strong> la sympathie pour le fait<br />

religieux, et même à savoir <strong>de</strong> quoi il s’agit ; dans la mesure<br />

naturellement <strong>de</strong>s forces <strong>de</strong> chac<strong>un</strong>. Bien entendu, ce serait <strong>un</strong>e<br />

démarche absur<strong>de</strong>, si je projetais ma religion sur celle d’autrui ;<br />

mais si j’éprouve le besoin religieux, ou si je le comprends chez<br />

ceux qui l’éprouvent, je suis beaucoup plus apte à <strong>de</strong>venir <strong>un</strong><br />

orientaliste ou à comprendre <strong>de</strong>s peuples différents <strong>de</strong> nous.<br />

L’expérience le montre. C’est le cas <strong>de</strong> l’abbé Lamotte et <strong>de</strong><br />

quelques autres. Il y a <strong>de</strong>s gens dont l’intelligence <strong>de</strong>s religions<br />

84


<strong>Pour</strong> <strong>un</strong> <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong><br />

s’est aiguisée du fait que la religion n’était pas pour eux lettre<br />

morte ; quand la religion n’est pas lettre morte, on s’intéresse au<br />

fait religieux ; quand on considère, stupi<strong>de</strong>ment, que la religion ne<br />

compte pas, les faits spirituels, essentiellement spirituels,<br />

<strong>de</strong>meurent inintelligibles. Il vaut mieux les comprendre mal, mais<br />

leur donner <strong>un</strong> sens, que <strong>de</strong> ne les saisir qu’à travers la<br />

linguistique, et sans leur découvrir <strong>de</strong> sens, ce qui est <strong>un</strong>e misère.<br />

Jean Herbert le sait bien ; il a souvent protesté contre cette<br />

mentalité. Certains hommes qui, par leur savoir, <strong>de</strong>vraient être<br />

<strong>de</strong>s indianistes ou <strong>de</strong>s sinologues merveilleux, et qui, sous<br />

prétexte qu’ils ne s’intéressent pas à la magie ou à la puissance <strong>de</strong><br />

l’esprit — ce sont <strong>de</strong>ux expressions différentes pour signifier la<br />

même chose — n’ont, en définitive, qu’<strong>un</strong> savoir grammatical qui<br />

ne rejoint pas le sens du texte.<br />

Sur ce point, d’ordre méthodologique, je passerai rapi<strong>de</strong>ment.<br />

La science dont il faut espérer qu’elle éclairera au moins notre<br />

génération — les générations se suivent et font, chac<strong>un</strong>e, ce<br />

qu’elles peuvent — cette science est bien connue, elle s’appelle<br />

l’anthropologie. Quelle science est plus capable <strong>de</strong> déterminer les<br />

relativités humaines ? Elle remonte au XVIII e siècle. C’est bien à<br />

cette époque, en effet, que le Français était doué d’<strong>un</strong>e p.077 acuité<br />

d’intelligence extrême ; qu’on était désireux d’ébaucher la science<br />

<strong>de</strong>s mœurs, dont Lévy-Brühl, il y a <strong>un</strong> peu plus <strong>de</strong> 50 ans,<br />

déplorait tellement l’absence ; car il aurait voulu que la morale<br />

fût fondée positivement. Ce fut <strong>un</strong>e sorte <strong>de</strong> vertige qu’éprouva<br />

cet esprit luci<strong>de</strong>, clair, rationaliste, si désintéressé quant à sa<br />

propre personnalité, et dont je suis très heureux d’avoir été,<br />

pendant longtemps, le familier. Je veux simplement indiquer à<br />

ceux d’entre vous qui ne le sauraient pas que, si nous avons tant<br />

85


<strong>Pour</strong> <strong>un</strong> <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong><br />

<strong>de</strong> questions à résoudre à propos <strong>de</strong>s mentalités humaines, nous<br />

le <strong>de</strong>vons certainement aux efforts <strong>de</strong> Lévy-Brühl pour élaborer la<br />

notion <strong>de</strong> participation. En quel sens faut-il entendre ici le mot <strong>de</strong><br />

participation ? De quelle manière la raison peut-elle être<br />

considérée comme <strong>un</strong> système <strong>de</strong> participation, au même titre<br />

que les langues, les sociétés ? Mais si la participation joue <strong>un</strong> rôle<br />

si important, est-ce sur <strong>un</strong> type platonicien qu’il faut la<br />

concevoir ? Ces questions, qu’on a laissées reposer <strong>un</strong> certain<br />

temps, vont <strong>de</strong>venir actuelles quand paraîtront les carnets <strong>de</strong><br />

Lévy-Brühl, qui présentent la pensée du maître d’<strong>un</strong>e façon plus<br />

ingénue encore, plus directe que les ouvrages précé<strong>de</strong>nts sur ce<br />

sujet. Lévy-Brühl était ingénu comme je me représente que<br />

Berkeley était ingénu. C’est le charme principal <strong>de</strong> ces <strong>de</strong>ux<br />

hommes que d’avoir fait beaucoup pour la vérité <strong>de</strong> par leur<br />

ingénuité, c’est-à-dire <strong>un</strong>e sorte <strong>de</strong> simplicité, qui est <strong>un</strong>e grâce,<br />

et qui permet <strong>de</strong> découvrir avec profon<strong>de</strong>ur <strong>de</strong>s vérités d’autant<br />

plus gran<strong>de</strong>s qu’elles sont plus simples.<br />

Ces relativités humaines, dont je vous parlais, seront<br />

déterminées par la critique ; certainement pas par <strong>un</strong>e critique<br />

négative, non plus, d’ailleurs, que par <strong>un</strong>e critique constructive. Je<br />

n’ignore pas à quel point l’école <strong>de</strong> Durkheim est aujourd’hui<br />

oubliée ou méconnue ; mais, évi<strong>de</strong>mment, elle a beaucoup<br />

construit. L’anthropologie, elle, évite ces inconvénients. Elle est<br />

empirique et, pourtant, elle cherche à comprendre. Je me réfère,<br />

ici, à cette prétention <strong>de</strong> Stuart Mill qui veut toujours nous<br />

convaincre qu’on est plus intelligent en étant empirique que<br />

rationaliste, sous prétexte que l’empirisme ne cherche pas à<br />

comprendre, mais se borne à connaître, et que, si l’on désire<br />

comprendre, on risque <strong>de</strong> se tromper. p.078 D’où cette bouta<strong>de</strong>,<br />

86


<strong>Pour</strong> <strong>un</strong> <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong><br />

chez lui, <strong>de</strong> gouailleur parisien : « Comprendre ? Pas intéressant<br />

<strong>de</strong> comprendre, je me borne à connaître ».<br />

Malgré tout, il y a place pour ceux qui veulent connaître et pour<br />

ceux qui veulent comprendre. D’ailleurs, ce qui me fait croire que<br />

l’anthropologie est tout à fait en mesure d’abor<strong>de</strong>r le sujet, c’est le<br />

succès, extrêmement mo<strong>de</strong>ste, mais obtenu en profon<strong>de</strong>ur par<br />

ceux qui honorent notre époque, du point <strong>de</strong> vue <strong>de</strong> cette science.<br />

Je cite le nom du pasteur Leenhardt, <strong>de</strong> M. Griaule, célèbre par ses<br />

travaux comme par ses expéditions, nombreuses et acharnées, au<br />

cours <strong>de</strong>squelles <strong>de</strong>s savants mettent toute leur ingéniosité à<br />

constater les faits. Car c’est incroyable ce qu’il faut d’ingéniosité<br />

pour simplement constater <strong>de</strong>s choses. Dans ce domaine,<br />

certaines prouesses ont été réalisées, que Lévy-Brühl n’a jamais<br />

cru possibles. Il paraît qu’<strong>un</strong> jour, âgé <strong>de</strong> plus <strong>de</strong> 80 ans, il est allé<br />

<strong>de</strong>man<strong>de</strong>r à Leenhardt s’il <strong>de</strong>vait se rendre en Nouvelle-Calédonie<br />

et en Australie. On lui a fait entendre que, pour sa santé, il était<br />

plus pru<strong>de</strong>nt <strong>de</strong> rester à Paris. Mais ce que Lévy-Brühl n’a pu faire,<br />

Griaule et Leenhardt l’accomplissent. Qui n’a pas lu « Do Kamo »,<br />

<strong>de</strong> Leenhardt, ne sait pas ce que c’est que l’anthropologie, ni ce<br />

qu’elle peut donner. L’expédition Griaule apporte énormément sur<br />

le plan <strong>de</strong> la méthodologie pratique ; mais, en ce qui concerne la<br />

façon, pour le savant, le chercheur, <strong>de</strong> situer les rites, les mythes,<br />

je ne connais rien <strong>de</strong> plus décisif que les ouvrages <strong>de</strong> Leenhardt.<br />

Le pasteur Leenhardt a <strong>de</strong>s motifs puissants d’être favorablement<br />

accueilli dans les milieux genevois ; car, s’il y a <strong>un</strong> maître en<br />

matière d’anthropologie, c’est bien lui. Il est vrai que nous avons à<br />

Paris la bonne fort<strong>un</strong>e d’avoir Leroi Gourhan, qui n’a pas d’égal en<br />

ce qui concerne les techniques comparées.<br />

Je ne prétends pas qu’il faille instaurer la justice humaine à<br />

87


<strong>Pour</strong> <strong>un</strong> <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong><br />

coup d’anthropologie ; mais je suis persuadé que, lorsque<br />

l’anthropologie aura approfondi sa connaissance <strong>de</strong> l’humanité, la<br />

justice, entre les hommes, <strong>de</strong>viendra davantage possible. En tout<br />

cas, il se produit, <strong>de</strong> notre temps, <strong>un</strong> retournement. Nous ne<br />

situons plus hors <strong>de</strong> l’histoire le prétendu « primitif » ; mais nous<br />

étudions <strong>de</strong> façon anthropologique les sociétés qui ont <strong>un</strong>e<br />

histoire. Nous p.079 sommes obligés <strong>de</strong> nous en tenir à ce qui s’offre<br />

à nos yeux dans le moment présent : le seul moment où l’on<br />

puisse voir vivre les sociétés. En regardant vivre les sociétés, on<br />

découvre la vie sous-jacente aux constructions <strong>de</strong> la raison.<br />

Chaque prouesse, dans ce domaine, nous fait faire <strong>de</strong>s progrès.<br />

Ce n’est pas qu’il faille confondre l’anthropologie avec la<br />

sociologie ou la linguistique. Ce n’est pas que l’on doive renoncer,<br />

non plus, à trouver dans l’anthropologie le tréfonds <strong>de</strong> la morale<br />

ou <strong>de</strong> la métaphysique ; au contraire, la morale et la<br />

métaphysique y apparaissent à l’œil nu, sous leur forme la plus<br />

simpliste et la plus élémentaire. Durkheim a employé le mot<br />

élémentaire en <strong>un</strong> sens malheureux dans le titre <strong>de</strong> son plus grand<br />

ouvrage, mais c’est chez les Dogons, <strong>de</strong> Griaule, ou chez les<br />

Canaques, <strong>de</strong> Leenhardt, qu’on voit le fait métaphysique sous sa<br />

forme la plus nette, la plus crue, la plus simple, la plus<br />

panhumaine, juste au point où il apparaît comme inhérent à<br />

l’esprit humain.<br />

J’en arrive maintenant au sujet que vous vous attendiez, sans<br />

doute, à me voir traiter, c’est-à-dire à la façon dont nous <strong>de</strong>vons<br />

nous comporter, spéculativement, vis-à-vis <strong>de</strong> l’Asie. Car c’est<br />

surtout sous la forme Orient-Occi<strong>de</strong>nt que les rapports entre les<br />

différents peuples se posent pour nous parce que, qu’on le veuille<br />

ou non, notre habitat est en Eurasie, ainsi que tout notre passé.<br />

88


<strong>Pour</strong> <strong>un</strong> <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong><br />

C’est bien là notre plus ancienne et plus vaste patrie. Ceux qui ont<br />

émigré en Amérique sont susceptibles <strong>de</strong> l’oublier ; mais l’histoire<br />

les rassurera. De toute façon, nous ne pouvons pas le nier.<br />

N’oublions pas non plus que l’Eurasie est liée à l’Afrique et que<br />

l’Océan Indien est comm<strong>un</strong> à l’Asie et à l’Afrique. Tout cela<br />

constitue véritablement <strong>un</strong> bloc ; inutile d’y insister.<br />

L’Eurasie, voilà notre réalité. L’Orient et l’Occi<strong>de</strong>nt, c’est<br />

quelque chose d’extraordinairement relatif. Pas relatif seulement<br />

par la géographie, mais par la conjonction <strong>de</strong> l’histoire et <strong>de</strong> la<br />

géographie. Il y a <strong>de</strong>s moments <strong>de</strong> l’histoire où l’Occi<strong>de</strong>nt<br />

commence là, quelquefois dans la partie la plus classique — les<br />

<strong>de</strong>ux côtés <strong>de</strong> la mer <strong>de</strong> Marmara, du Bosphore ou <strong>de</strong>s<br />

Dardanelles. En réalité, Orient et Occi<strong>de</strong>nt sont variables, selon les<br />

époques. Il y a au moins p.080 quatre millénaires — c’est ce que je<br />

soutiens dans <strong>un</strong> livre qui va bientôt sortir — pendant lesquels ce<br />

que nous appelons encore l’Orient était assez bien individualisé. A<br />

ce moment-là, il existait <strong>un</strong> Orient, au sens que nous donnons à ce<br />

mot : à savoir ce qui se situe au <strong>de</strong>là <strong>de</strong>s Échelles du Levant, en<br />

allant vers l’Est, <strong>un</strong>e région qui va du Nil à l’Indus. Les quatre ou<br />

cinq millénaires qui précè<strong>de</strong>nt l’ère chrétienne en ont fait <strong>un</strong>e sorte<br />

<strong>de</strong> bloc comparable, presque, à ce rétrécissement <strong>de</strong> la terre dont<br />

nous parlerons tout à l’heure et qui est le phénomène <strong>de</strong> notre<br />

époque actuelle. Car, actuellement, la terre est comme<br />

appréhendée par <strong>de</strong>ux mâchoires : <strong>un</strong>e certaine coalition d’<strong>un</strong><br />

côté, <strong>un</strong>e certaine coalition <strong>de</strong> l’autre. Ces <strong>de</strong>ux mâchoires<br />

étreignent la terre, comme <strong>de</strong>ux pôles étreignent <strong>un</strong>e boule. Les<br />

mâchoires ne coïnci<strong>de</strong>nt pas avec les pôles, mais elles étreignent<br />

notre planète dans sa totalité, si bien que toutes les parties <strong>de</strong> la<br />

planète ressortissent <strong>de</strong> l’<strong>un</strong>e ou l’autre <strong>de</strong> ces « mâchoires ». Eh<br />

89


<strong>Pour</strong> <strong>un</strong> <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong><br />

bien, dans la région <strong>de</strong> l’Orient à laquelle j’ai fait allusion, se<br />

produisait <strong>un</strong> phénomène semblable. Entre l’Égypte, d’<strong>un</strong> côté, la<br />

Mésopotamie, <strong>de</strong> l’autre, se trouvaient <strong>de</strong>s peuples intercalaires,<br />

pris dans l’étau.<br />

D’autre part, <strong>de</strong>s invasions indo-européennes s’abattaient sur<br />

les pays intercalaires, en provenance du nord, <strong>de</strong> même que <strong>de</strong>s<br />

invasions sémitiques, venues du sud, pour s’installer chez <strong>de</strong>s<br />

peuples matriarcaux. Il y a donc, au nord et au sud, à l’est et à<br />

l’ouest, comme <strong>un</strong> bastion flanqué <strong>de</strong> tours, <strong>un</strong> ensemble<br />

impressionnant, par la solidité <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux empires égyptien et<br />

mésopotamien, et par la subtilité <strong>de</strong>s invasions <strong>de</strong> ces êtres, au<br />

contraire, mobiles, extrêmement fuyants, envahissants, selon les<br />

circonstances, que sont les sémites et les indo-européens. Il y eut<br />

à ce moment <strong>un</strong> Orient, mais à toutes les autres époques du<br />

mon<strong>de</strong>, on ne peut pas dire qu’il y eut nécessairement <strong>un</strong> Orient.<br />

En revanche, il y a toujours eu <strong>un</strong> Extrême-Orient (au plus simple<br />

sens ; c’est-à-dire : <strong>un</strong>e situation à l’extrémité du continent ; mais<br />

cela ne prouve rien, pas plus que d’être originaire <strong>de</strong> la Bretagne ;<br />

c’est <strong>un</strong>e circonstance purement géographique). D’autre part, à<br />

d’autres époques, on observe effectivement <strong>un</strong> Orient et <strong>un</strong><br />

Occi<strong>de</strong>nt dans l’Eurasie. Mais il y a quelqu’<strong>un</strong> qui se trouve, alors,<br />

p.081<br />

dans l’entre-<strong>de</strong>ux pendant plusieurs siècles, et personne ne le<br />

sait aussi bien que M. Grousset : c’est l’Iran. Qui a été l’arbitre <strong>de</strong><br />

l’Orient et <strong>de</strong> l’Occi<strong>de</strong>nt pendant <strong>de</strong>s siècles, arbitre indécis<br />

quelquefois, mais pourtant présent, longtemps vigoureux, d’abord<br />

autonome, ensuite sous <strong>de</strong>s étiquettes musulmanes et avec <strong>un</strong><br />

langage, en partie, arabisé ; c’est ce que nous appelons la Perse<br />

ou l’Iran, peu importe le mot. La Perse a occupé assez longtemps<br />

le centre <strong>de</strong> l’Eurasie avec, à l’est, la Chine, très lointaine, et, à<br />

90


<strong>Pour</strong> <strong>un</strong> <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong><br />

l’ouest, d’autres peuples qui sont nos ancêtres. Elle a tenu cette<br />

position médiane, extrêmement forte, originale, dont nous n’avons<br />

pas lieu <strong>de</strong> nous enorgueillir, mais qui doit nous intéresser<br />

beaucoup, puisque les Iraniens sont nos frères linguistiques. Voilà<br />

le fait essentiel, c’est cette présence <strong>de</strong> l’Iran tenant, comme <strong>un</strong>e<br />

balance, l’équilibre entre le mon<strong>de</strong> chinois et le mon<strong>de</strong> occi<strong>de</strong>ntal.<br />

Le mon<strong>de</strong> occi<strong>de</strong>ntal, c’est, d’abord, immédiatement, le mon<strong>de</strong><br />

grec ; mais aussi tout ce qui se trouve <strong>de</strong>rrière, l’Italie, jusqu’à<br />

Venise : tout le reste Voilà la position extrêmement originale que<br />

les Indo-européens ont tenue en Eurasie.<br />

N’oublions pas que, puisque nous sommes <strong>de</strong>s Indo-européens,<br />

nous sommes <strong>de</strong>s eurasiatiques et que nos ancêtres étaient<br />

habitués à galoper à travers l’immense steppe qui va <strong>de</strong> Vienne<br />

jusqu’à la Mandchourie. Si nous pouvions interroger notre<br />

ascendance, cela faciliterait la tâche <strong>de</strong> l’historien, non pas sur les<br />

grands faits, mais sur la façon <strong>de</strong> vivre, au cours <strong>de</strong> ces époques.<br />

Et les personnes qui sont d’origine judaïque n’auraient pas moins<br />

<strong>de</strong> souvenirs à évoquer. Combien il est intéressant <strong>de</strong> voir <strong>de</strong>s<br />

populations toujours <strong>nouvel</strong>les venir enrichir l’humanité, et surtout<br />

enrichir la ferveur humaine, en partant <strong>de</strong> l’extrême-sud arabique.<br />

C’est très honorable d’être fondé sur le Karma et d’avoir, dans son<br />

ascendance, <strong>de</strong>s choses si gran<strong>de</strong>s. Cela, tout le mon<strong>de</strong> le sait.<br />

Mais ce que l’on sait moins, ce sont d’abord les différences <strong>de</strong><br />

mentalité qui résultent <strong>de</strong> la situation que l’on occupe dans<br />

l’Eurasie. On le sait théoriquement ; mais sait-on, autant qu’il<br />

conviendrait, à quel point l’Asie a été conquise par l’Occi<strong>de</strong>nt ?<br />

Évi<strong>de</strong>mment, on suppose ici que tout le mon<strong>de</strong> a lu, ne fût-ce que<br />

la toute petite histoire, dont a parlé M. Grousset, et qui est p.082 <strong>un</strong><br />

petit volume <strong>de</strong> la collection « Que sais-je ? ». Ceux qui ne se<br />

91


<strong>Pour</strong> <strong>un</strong> <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong><br />

peuvent procurer les gran<strong>de</strong>s éditions <strong>de</strong> l’ouvrage magistral <strong>de</strong> M.<br />

Grousset peuvent lire ce résumé, non moins magistral, mais à la<br />

portée <strong>de</strong> toutes les bourses et à la portée <strong>de</strong> lecteurs impatients,<br />

parce que l’essentiel y est traité en peu <strong>de</strong> pages, et c’est<br />

d’essentiel, en peu <strong>de</strong> pages, que tout le mon<strong>de</strong> a besoin ! Quand<br />

on possè<strong>de</strong> la substance <strong>de</strong> ce petit livre si extraordinairement<br />

riche <strong>de</strong> résonances, si important pour notre intelligence et notre<br />

culture, on ne peut pas rester indifférent au fait que la Grèce a<br />

régné en Asie jusqu’au Pamir, et pendant plusieurs siècles. Parler<br />

<strong>de</strong>s rapports <strong>de</strong> l’Orient et <strong>de</strong> l’Occi<strong>de</strong>nt sans faire allusion à cet<br />

événement, c’est méconnaître l’essentiel. Par conséquent, la Grèce<br />

appartient bien à l’Occi<strong>de</strong>nt, si l’on veut, mais elle a joué <strong>un</strong> rôle<br />

décisif en Orient et dans les domaines les plus importants <strong>de</strong> la<br />

plastique orientale, la Grèce a joué <strong>un</strong> rôle décisif. Vous voyez<br />

comme on risque d’être insuffisant dans l’appréciation <strong>de</strong>s choses<br />

humaines si l’on s’en tient strictement à la situation géographique.<br />

Mais je pense vous être plus utile ici en vous proposant<br />

l’énumération suivante : puisqu’il s’agit <strong>de</strong> mentalité, je vais<br />

résumer, dans <strong>un</strong> petit nombres d’axiomes, à la manière <strong>de</strong>s<br />

soutras, en style purement asiatique, l’essentiel <strong>de</strong> ce que tout le<br />

mon<strong>de</strong> <strong>de</strong>vrait savoir sur l’homme d’Asie<br />

L’homme d’Asie sait où il va. Il sait qui il est. Il a sa règle dans<br />

le passé, sous forme <strong>de</strong> révélation ou <strong>de</strong> tradition. Ayant sa règle<br />

dans le passé, il a la haine <strong>de</strong> ce que nous appelons le progrès et<br />

n’en a auc<strong>un</strong>e idée. Cette notion dont nous sommes très fiers, ne<br />

lui dit rien qui vaille.<br />

<strong>Pour</strong> lui, faire sa vie, c’est rester fidèle. Qu’est-ce que cela<br />

signifie ? Il s’agit, si l’on est brahmane, <strong>de</strong> recréer le temps ; pour<br />

le bouddhiste, le temps est pulsatif et instantané, comme dans<br />

92


<strong>Pour</strong> <strong>un</strong> <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong><br />

certains aspects du cartésianisme authentique, et il représente <strong>un</strong>e<br />

sorte d’atomisme temporel. Mais ce n’est pas, comme chez<br />

Descartes, <strong>un</strong>e notion fuyante, <strong>un</strong> simple aperçu <strong>de</strong> l’esprit, pas du<br />

tout, c’est le fond même du traditionalisme brahmanique : il faut<br />

toujours refaire le temps, et comme il faut toujours le p.083<br />

sacraliser, il faut qu’il y ait <strong>de</strong>s sacrements, qui recréent le temps,<br />

à toutes les minutes du temps, c’est-à-dire <strong>de</strong> la durée. Quand on<br />

a compris cela, on a compris tout le brahmanisme, car c’est le fond<br />

et le tréfonds du brahmanisme, qui nous explique aussi bien <strong>de</strong>s<br />

choses du bouddhisme, parce que le bouddhisme s’efforce <strong>de</strong><br />

dépasser, à certains égards, le temps ou <strong>de</strong> s’en éva<strong>de</strong>r, ou, en<br />

tout cas, d’échapper à cette servitu<strong>de</strong> et à cette forme<br />

astreignante <strong>de</strong> répétition sacerdotale, dans la mesure, bien<br />

entendu, où le bouddhisme se passe <strong>de</strong> sacerdoce et où il prétend<br />

passer par <strong>de</strong>là le Karma. S’il n’y avait pas eu cette conception<br />

décisive dans le brahmanisme, on ne pourrait pas s’expliquer le<br />

bouddhisme, puisque le bouddhisme est <strong>un</strong> effort pour s’éva<strong>de</strong>r<br />

<strong>de</strong>s conditions brahmaniques, ce qui n’empêche pas la piété<br />

bouddhique <strong>de</strong> ressasser indéfiniment, comme si elle avait cru<br />

nécessaire <strong>de</strong> continuer à créer le temps.<br />

Je disais donc que pour l’homme d’Asie, faire sa vie c’est rester<br />

fidèle. D’où le fait qu’en In<strong>de</strong> on a rarement pensé l’éternité. Il ne<br />

s’agit pas, d’ailleurs, <strong>de</strong> la même sorte d’éternité qu’en Égypte.<br />

L’éternité égyptienne est <strong>un</strong>e prolongation, sans borne, <strong>de</strong><br />

l’existence <strong>de</strong>s dieux, éventuellement <strong>de</strong>s hommes, obtenue par<br />

<strong>de</strong>s formules qui doivent donner l’éternité ; ce qui est tout à fait<br />

différent. Au fond, l’In<strong>de</strong> n’a jamais connu l’éternité. Ce que nous<br />

traduisons par ce mot est décevant : c’est la permanence qui<br />

résulte <strong>de</strong> la recréation continuelle. Il y a <strong>un</strong>e différence<br />

93


<strong>Pour</strong> <strong>un</strong> <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong><br />

fondamentale entre <strong>un</strong> effort acharné pour recréer<br />

perpétuellement la réalité physique et la croyance qu’il n’est pas<br />

nécessaire d’intervenir et qu’elle se maintient d’elle-même. Une<br />

foi-tradition n’est pas <strong>un</strong>e foi-espérance.<br />

La vérité, pour l’homme d’Asie, est authenticité et non<br />

recherche, encore moins découverte. Ce que je traduis par<br />

authenticité, c’est le satyam, au nom <strong>de</strong> quoi Gandhi a tout<br />

obtenu. Si, disons-le en passant, Gandhi est parvenu aux résultats<br />

que l’on sait, au bénéfice <strong>de</strong> son peuple, c’est parce qu’il a<br />

persuadé l’Angleterre que l’honorabilité, la dignité <strong>de</strong> l’homme<br />

était <strong>un</strong> satyam. Ce n’est certes pas <strong>un</strong>e banalité ; et je reviendrai<br />

tout à l’heure sur <strong>un</strong>e différence entre l’In<strong>de</strong> et la Chine, à savoir<br />

que p.084 l’In<strong>de</strong> n’a pas d’<strong>un</strong>e façon constante, et même rarement<br />

d’<strong>un</strong>e façon intermittente, le respect <strong>de</strong> l’humanité ; l’In<strong>de</strong><br />

respecte l’absolu et non l’humanité, tandis que la Chine s’est<br />

gran<strong>de</strong>ment vouée à l’humanité.<br />

L’homme d’Asie est aux prises avec <strong>de</strong>s difficultés, non avec<br />

<strong>de</strong>s problèmes. Autrement dit, les problèmes sont toujours résolus<br />

d’avance par la révélation ou la tradition. Il s’agit pour l’homme<br />

d’Asie <strong>de</strong> retrouver <strong>de</strong>s principes permanents, négligés ou<br />

incompris, et c’est pourquoi la science est pour lui <strong>un</strong>e exégèse (le<br />

mot <strong>de</strong> science est ambigu, il faudrait dire plutôt le savoir).<br />

L’homme d’Asie s’exprime à l’optatif, au causatif, au précatif, à<br />

l’impératif, à tous les mo<strong>de</strong>s, excepté l’indicatif, alors qu’il nous<br />

semble, à nous, que la dignité <strong>de</strong> la raison c’est <strong>de</strong> s’exprimer à<br />

l’indicatif, indicatif présent fait pour constater. Or il n’est rien <strong>de</strong><br />

plus insignifiant pour l’humanité primitive et pour l’humanité<br />

asiatique, que la constatation. Ce n’est pas la peine d’avoir à sa<br />

disposition, comme l’indo-européen, tant <strong>de</strong> mo<strong>de</strong>s grammaticaux<br />

94


<strong>Pour</strong> <strong>un</strong> <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong><br />

dans les formes verbales, pour le seul fait <strong>de</strong> constater. Au<br />

contraire, la variété est compréhensible et enthousiasmante,<br />

quand elle ai<strong>de</strong> à prier, à espérer, à maudire, à obtenir par magie<br />

ce qu’on ne peut obtenir d’<strong>un</strong>e autre manière. L’indicatif n’a<br />

jamais été employé que pour les commentaires ; il n’a jamais<br />

servi à énoncer <strong>de</strong>s vérités <strong>nouvel</strong>les. Il est même impossible,<br />

quand on y pense, d’exprimer <strong>de</strong>s vérités <strong>nouvel</strong>les par le moyen<br />

<strong>de</strong> l’indicatif, à moins <strong>de</strong> se placer à <strong>un</strong> point <strong>de</strong> vue éternaliste.<br />

C’est la raison pour laquelle, aussi, le lyrisme est si répandu en<br />

Asie. Le fait lyrique joue <strong>un</strong> rôle considérable dans la bible<br />

hébraïque, comme dans les mœurs <strong>de</strong> l’Asie : il est recréation en<br />

fonction du rythme. L’importance du rythme, on est, à <strong>Genève</strong>,<br />

en mesure <strong>de</strong> l’apprécier puisque Jaques-Dalcroze — que nous<br />

connaissons assez bien à Paris — a essayé <strong>de</strong> montrer, à la<br />

société mondaine, l’importance <strong>de</strong>s vrais rythmes, à <strong>un</strong>e époque,<br />

où ne s’étaient pas encore répandus les rythmes saccadés et plus<br />

ou moins caricaturés du mon<strong>de</strong> noir, à l’américaine. Aussi l’Asie,<br />

sous <strong>un</strong>e forme peut-être plus pauvre dans le mon<strong>de</strong> musulman,<br />

mais sous <strong>un</strong>e forme extraordinairement riche dans le<br />

brahmanisme et en Chine, p.085 représente <strong>un</strong>e sorte <strong>de</strong> prière et<br />

d’exaltation continuelle due au rythme ; et quant à nous, nous ne<br />

concevons la dignité <strong>de</strong> l’esprit ou <strong>de</strong> l’âme que par les exercices<br />

rythmiques. Le rythme est plus vrai que la vérité. Il n’y a pas <strong>de</strong><br />

vérité sans rythme.<br />

L’homme d’Asie apprécie les jugements <strong>de</strong> valeur, non les<br />

jugements d’objectivité. En conséquence, les lois du mon<strong>de</strong>,<br />

qu’elles soient mathématiques ou non, ont pour lui <strong>de</strong>s<br />

significations vitalistes, même si elles sont malaisément vécues.<br />

Ainsi, la technique religieuse, terriblement ardue à suivre, est faite<br />

95


<strong>Pour</strong> <strong>un</strong> <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong><br />

pour les ascètes, et pas pour les mondains ; bien que les mondains<br />

aient leurs rythmes.<br />

Encore <strong>un</strong> autre point important : pour l’homme d’Asie la<br />

religion n’est jamais rendue superflue par la métaphysique. Chez<br />

nous, aujourd’hui, nous avons <strong>de</strong>s métaphysiciens<br />

exceptionnellement luci<strong>de</strong>s, comme M. Lavelle. J’ai tout à fait<br />

l’impression que M. Lavelle conçoit la métaphysique comme étant<br />

la suprême sagesse, et comme <strong>un</strong>e logique abstraite. Jamais <strong>un</strong><br />

homme <strong>de</strong> l’In<strong>de</strong>, <strong>un</strong> Shankara, qui pourrait ressembler à M.<br />

Lavelle, n’a adopté <strong>un</strong>e position <strong>de</strong> ce genre. Chez les gens <strong>de</strong><br />

l’In<strong>de</strong> comme chez les Chinois, dans la mesure où ils sont<br />

religieux, rien ne remplace le rythme journalier, le rythme <strong>de</strong><br />

chaque heure, sinon <strong>de</strong> chaque instant. Ce n’est pas parce qu’on<br />

s’est élevé très haut dans la métaphysique, ce n’est pas parce<br />

qu’on coïnci<strong>de</strong> avec l’absolu, à la limite, ce n’est pas parce qu’à<br />

l’infini, par extrapolation, on arriverait à la réalité absolue, ce n’est<br />

pas parce que, par impossible, on y serait arrivé, que l’homme se<br />

voit dispensé <strong>de</strong> l’effort spirituel ; l’effort spirituel est toujours<br />

aussi nécessaire que si on avait tout à apprendre <strong>de</strong> la vérité. La<br />

religion vécue est irremplaçable ; elle est partout. L’heure<br />

physique est en harmonie préétablie avec l’heure morale ; cela<br />

nous montre que les jugements <strong>de</strong> valeur l’emportent sur les<br />

jugements d’objectivité.<br />

Donc la raison, dans ces contrées, est congénitale, non<br />

continue ; doctrinale, et non empirique ; les Asiatiques ont, bien<br />

sûr, <strong>de</strong>s formes <strong>de</strong> raison. Et la scolastique règne et c’est même<br />

parce qu’elle est essentielle à l’Asie qu’Aristote a été adopté par<br />

l’Asie. Beaucoup <strong>de</strong> gens ne s’en ren<strong>de</strong>nt pas compte, parce qu’on<br />

affecte p.086 souvent d’oublier l’Islam, qu’on se figure — cela faisait<br />

96


<strong>Pour</strong> <strong>un</strong> <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong><br />

toujours notre étonnement, jadis, avec Sylvain Lévi, — que pour<br />

<strong>un</strong> indianiste, l’Islam n’existe pas dans l’In<strong>de</strong>. Or, il existe bel et<br />

bien. Par conséquent, comme la domination grecque s’est affirmée<br />

pendant plusieurs siècles, à <strong>un</strong>e époque où la Grèce exerçait<br />

encore <strong>un</strong> grand ascendant, je suis convaincu qu’il y a là <strong>un</strong> moyen<br />

<strong>de</strong> contact entre la scolastique grecque et les scolastiques <strong>de</strong> l’est.<br />

Cela habilitait tout à fait les Arabes à être dans leur milieu, en<br />

continuant <strong>un</strong>e scolastique et même en conservant Aristote.<br />

<strong>Pour</strong> ces motifs, l’homme d’Asie exècre ce que nous aimons le<br />

plus en nous ; il exècre la frénésie <strong>de</strong> l’exploitation du sol et <strong>de</strong>s<br />

hommes ; le capitalisme et l’hostilité ; il exècre nos inventions<br />

scientifiques, même si elles servent la thérapie ou la salubrité ; il<br />

exècre notre physique et notre histoire ; nos industries<br />

mécaniques, tout ce que nous décorons du nom <strong>de</strong> progrès ; il<br />

exècre encore davantage notre impiété et il craint <strong>de</strong> perdre son<br />

âme à notre contact.<br />

Ce que je désire préciser ici — et dont on vous a le moins parlé<br />

à ce sujet — c’est ceci : Qu’est-ce qui a séparé l’Orient <strong>de</strong><br />

l’Occi<strong>de</strong>nt ; quel est le fait, en vertu duquel l’Occi<strong>de</strong>nt s’oppose à<br />

l’Orient ? Il y a <strong>de</strong>ux explications <strong>de</strong> ce fait qui peuvent se ramener<br />

d’ailleurs, à <strong>un</strong>e seule ; d’abord, le platonisme. Le platonisme,<br />

avec sa théorie <strong>de</strong>s idées, qui sont <strong>de</strong>s idées-nombres,<br />

responsables <strong>de</strong> cette attitu<strong>de</strong> <strong>de</strong>venue traditionnelle, pour nous,<br />

en philosophie, <strong>de</strong> révérer l’abstrait, <strong>de</strong> considérer que l’abstrait a<br />

<strong>un</strong>e valeur absolue, capitale, puisqu’elle se fon<strong>de</strong> sur les concepts<br />

issus <strong>de</strong> Socrate et sur la métaphysique issue <strong>de</strong> Pythagore, les<br />

<strong>de</strong>ux influences étant comme conjointes par l’autorité <strong>de</strong> Platon.<br />

Nous avons créé la science mo<strong>de</strong>rne à partir <strong>de</strong> la physique<br />

mathématique. Si vous relisez le Discours <strong>de</strong> la Métho<strong>de</strong>, vous<br />

97


<strong>Pour</strong> <strong>un</strong> <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong><br />

verrez à quel point Descartes a tout <strong>de</strong>viné <strong>de</strong>s conséquences <strong>de</strong> la<br />

physique-mathématique : l’ébranlement <strong>de</strong>s mœurs, la nécessité<br />

<strong>de</strong> prévoir <strong>un</strong>e morale rationaliste, et tout ce qui nous frappe<br />

aujourd’hui : psychotechnie, rationalisation pratique et technique<br />

<strong>de</strong> l’humanité, psychologie <strong>de</strong> la rationalisation (qui compte, ici,<br />

avec p.087 M. Léon Walther, <strong>un</strong> <strong>de</strong> ses grands créateurs) bref, tout<br />

ce qui met en agitation notre mon<strong>de</strong> mo<strong>de</strong>rne. Descartes a<br />

compris, mieux que personne à son époque, que le mon<strong>de</strong> prenait<br />

<strong>un</strong>e direction différente. Il est vrai que Galilée et les grands<br />

astronomes avaient amorcé cela bien avant lui, mais c’est lui qui<br />

l’a compris <strong>de</strong> façon géniale et définitive. Ce qui est bien pire pour<br />

nous, c’est que non seulement la physique mathématique nous a<br />

coupés du reste du mon<strong>de</strong>, mais qu’elle nous a coupés <strong>de</strong> nous<br />

mêmes. La plupart <strong>de</strong>s peuples <strong>de</strong> l’Europe ne sont plus du tout, à<br />

l’égard <strong>de</strong> leur passé ce qu’ils étaient avant l’avènement <strong>de</strong> la<br />

physique mathématique. Il n’est pas étonnant — et je suppose que<br />

vous vous en doutez bien — que la Réforme au XVI e siècle et la<br />

création <strong>de</strong> la physique-mathématique sont <strong>de</strong>ux aspects du même<br />

fait.<br />

Je voudrais vous montrer alors, en quelques mots, comment les<br />

différents peuples d’Occi<strong>de</strong>nt sont plus ou moins <strong>de</strong>s occi<strong>de</strong>ntaux,<br />

ainsi définis, et comment, d’autre part, en Orient, les peuples sont<br />

plus ou moins orientaux.<br />

Commençons d’abord par la Chine. La Chine est bien moins<br />

orientale que l’In<strong>de</strong> ; la Chine vit d’<strong>un</strong> lyrisme taoïque qui<br />

ressemble singulièrement à celui <strong>de</strong> tous les romantismes, et en<br />

particulier à la « <strong>de</strong>utsche Romantik » ; il y a <strong>un</strong>e affinité très<br />

gran<strong>de</strong>, et pas acci<strong>de</strong>ntelle, entre Tchuang Tse et Hegel, ou<br />

Her<strong>de</strong>r. Il est difficile <strong>de</strong> faire entendre aux Français — mais je<br />

98


<strong>Pour</strong> <strong>un</strong> <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong><br />

m’adresse ici à <strong>un</strong> public qui, bien que <strong>de</strong> langue française, se rend<br />

compte immédiatement <strong>de</strong> l’influence du génie germanique dans le<br />

mon<strong>de</strong> — qu’il y a <strong>un</strong> élément dynamique dans l’hégélianisme, et<br />

dans Her<strong>de</strong>r, qui fait défaut à l’esprit français, lequel n’a même<br />

pas <strong>de</strong> mot pour l’exprimer. Il n’y a pas, en effet, <strong>de</strong> mot français<br />

qui correspon<strong>de</strong> au terme allemand Aufheb<strong>un</strong>g, si ce n’est<br />

surpassement, dépassement, d’usage peu courant. Cela est<br />

essentiel dans le non-agir taoïque et dans la rythmique taoïque.<br />

Comme dit notre ami Baudouin, il y a <strong>un</strong>e psychagogie<br />

permanente, <strong>un</strong>e psychagogie toujours en fermentation : à ce<br />

point <strong>de</strong> vue, la Chine taoïque est typiquement orientale ; le<br />

confucéisme l’est beaucoup moins ; mais comme il a reposé lui-<br />

même sur <strong>un</strong> rythme taoïque, on commet toutes sortes <strong>de</strong><br />

méprises à propos du taoïsme qui, en tant p.088 que vieille religion<br />

<strong>de</strong> la population paysanne, remonte bien au <strong>de</strong>là <strong>de</strong>s plus<br />

anciennes traditions nobiliaires et aristocratiques. A d’autres<br />

égards, je sais très bien que la dogmatique taoïque est plutôt<br />

postérieure à Confucius, c’est là <strong>un</strong> élément complexe qu’il faut<br />

abor<strong>de</strong>r avec toutes sortes <strong>de</strong> nuances et qui <strong>de</strong>man<strong>de</strong> beaucoup<br />

d’explications. D’<strong>un</strong>e façon sommaire, on ne se trompe pas<br />

beaucoup en pensant que le taoïsme constitue la vraie<br />

métaphysique chinoise et que la métaphysique confucéenne, dans<br />

la mesure où elle est <strong>un</strong>e métaphysique, est entée sur la<br />

métaphysique taoïque. Où il ne faut pas tomber, bien entendu,<br />

c’est dans l’erreur <strong>de</strong> Voltaire — erreur qu’il ne pouvait guère<br />

éviter — et qui consiste à croire que les Chinois font <strong>de</strong> la morale<br />

et non pas <strong>de</strong> la métaphysique. Cela est archi-faux, c’est<br />

simplement <strong>de</strong> l’ignorance. Il faut préciser aussi que l’In<strong>de</strong> est plus<br />

vouée à l’absolu que la Chine. La Chine est vouée à la politique, en<br />

99


<strong>Pour</strong> <strong>un</strong> <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong><br />

même temps qu’à <strong>un</strong>e certaine forme <strong>de</strong> religion. Elle a la plus<br />

gran<strong>de</strong> tradition politique du mon<strong>de</strong>. La politique chinoise,<br />

quelquefois magistrale, a été faible le plus souvent. La Chine est à<br />

qui veut la prendre. Mais on mesure la capacité <strong>de</strong> l’envahisseur à<br />

la distance qu’il parcourt, en allant du nord au sud, dès qu’il a<br />

franchi la muraille <strong>de</strong> Chine ; quand il arrive aux frontières du<br />

Tonkin, il possè<strong>de</strong> la Chine. Mais tout le mon<strong>de</strong> n’y parvient pas. Il<br />

reste que l’histoire <strong>de</strong> la Chine est <strong>un</strong>e histoire politique, que la<br />

politique est <strong>un</strong>e réalité chinoise, et non indienne. Voilà la plus<br />

gran<strong>de</strong> différence entre l’In<strong>de</strong> et la Chine ; tout le mon<strong>de</strong> ne le sait<br />

pas assez.<br />

La comparaison entre l’In<strong>de</strong> et la Chine doit être établie sur la<br />

base <strong>de</strong> la morale, <strong>de</strong> la religion et <strong>de</strong> la politique. Il y a <strong>de</strong>s<br />

observations merveilleuses à faire <strong>de</strong> ces trois points <strong>de</strong> vue.<br />

Quand ces <strong>de</strong>ux peuples se rejoignent, on peut dire que c’est le<br />

fait d’<strong>un</strong> hasard, et parce que le bouddhisme a jeté <strong>un</strong> pont entre<br />

eux ; mais il ne faut précisément pas que le bouddhisme nous<br />

masque la part <strong>de</strong> réalité indienne qui n’est pas bouddhique et<br />

l’énorme réalité chinoise qui ne l’est pas davantage. Voilà ce qu’il<br />

faudrait dire encore pour la Chine, c’est qu’elle est moins<br />

totalement vouée à la spiritualité que l’In<strong>de</strong>. A quel point l’In<strong>de</strong> est<br />

vouée à la spiritualité, c’est indicible. Vouée à l’absolu, ai-je dit, et<br />

non à p.089 l’homme. Assurément, il y a <strong>de</strong>s formes <strong>de</strong> l’absolu qui<br />

s’appellent Purusha, c’est-à-dire l’homme, mais il s’agit là d’<strong>un</strong><br />

homme cosmique, conçu à travers toutes sortes <strong>de</strong><br />

métamorphoses métaphysiques. C’est l’esprit beaucoup plus que<br />

l’homme, <strong>un</strong> spectateur qui n’a, pour ainsi dire, pas <strong>de</strong> spectacle,<br />

ou qui se donne son propre spectacle, s’il est Shiva, et pour lequel<br />

son spectacle est <strong>un</strong> simple jeu. C’est bien la totalité, l’absolu, et<br />

100


<strong>Pour</strong> <strong>un</strong> <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong><br />

non pas le mâle opposé à l’élément femelle ; alors qu’en Chine le<br />

mâle et la femelle sont exactement équipollents et représentent<br />

<strong>de</strong>s expressions, aussi justes l’<strong>un</strong>e que l’autre, <strong>de</strong> l’absolu.<br />

Voilà ce que, sans doute, vous attendiez <strong>de</strong> moi : quelques<br />

réflexions sur ces sujets. J’ajouterai qu’en Orient, et en Extrême-<br />

Orient, il y a <strong>de</strong>s peuples qui sont plus ou moins orientaux. Le<br />

Japon est-il oriental ? Disons qu’il est décevant, extraordinaire,<br />

incroyable. Il est insulaire et il est le résumé <strong>de</strong> l’Asie entière ; il a<br />

sa tradition politique à lui, très continue <strong>de</strong>puis les origines jusqu’à<br />

aujourd’hui. Quel archaïsme ! Mais il a conservé aussi ses légen<strong>de</strong>s<br />

propres avec <strong>un</strong>e infinie piété, dans laquelle, à vrai dire, le<br />

nationalisme et la foi nobiliaire sont plus sensibles encore que la<br />

piété ; mais c’est là, toutefois, sa vraie religion. Il a tout accepté.<br />

Il a tout pris. Il a pris la civilisation chinoise en en prenant la<br />

langue ; il a pris les religions <strong>de</strong> la Chine. Il s’est approprié la<br />

langue du voisin par l’écriture et par la symbolique, sans se saisir<br />

<strong>de</strong> ses concepts. La <strong>de</strong>stinée du Japon est étrange ; c’est <strong>un</strong><br />

phénomène sans exemple dans l’histoire du mon<strong>de</strong>. On pourrait<br />

s’imaginer que c’est <strong>un</strong> peuple simiesque, puisqu’il semble avoir<br />

pris aux autres leur richesse (il a adopté également les métho<strong>de</strong>s<br />

européennes et américaines). Il prend tout. Et, ce qui est<br />

prodigieux, il ne lâche rien. Je veux dire qu’il ne renonce à rien. Il<br />

ne se trouve pas du tout privé <strong>de</strong> ce qu’il possè<strong>de</strong> en assimilant<br />

quantité <strong>de</strong> choses qu’il a simplement empr<strong>un</strong>tées. C’est <strong>un</strong> cas<br />

sans exemple, à mon sens, <strong>un</strong> cas extrême. Tous les peuples ont<br />

subi l’influence d’autres peuples. Mais nul n’a jamais, comme lui,<br />

collectionné les influences étrangères pour se constituer, avec<br />

elles, <strong>un</strong>e individualité aussi puissante. Les Turcs, les Mongols,<br />

l’Islam, ont empr<strong>un</strong>té. S’il y a <strong>un</strong> peuple qui est le dénominateur<br />

101


<strong>Pour</strong> <strong>un</strong> <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong><br />

comm<strong>un</strong> à toute l’Asie, p.090 c’est l’Islam. Or l’Islam est-il <strong>un</strong> peuple<br />

d’Orient ou d’Occi<strong>de</strong>nt ? On le trouve à Tanger, en Espagne, puis à<br />

Java et Sumatra, avec, bien entendu, <strong>de</strong>s escales importantes<br />

dans l’intervalle, l’Afrique méridionale y compris. Je mets au défi<br />

quiconque <strong>de</strong> déci<strong>de</strong>r si l’Islam est d’Orient ou d’Occi<strong>de</strong>nt. Certes,<br />

il est originaire d’Arabie, mais tout le mon<strong>de</strong> sémitique est<br />

originaire d’Arabie. Les chrétiens sont originaires d’Arabie, dans la<br />

mesure où ils viennent <strong>de</strong> Jérusalem (ils viennent aussi<br />

d’Athènes). Nous ne sommes, ni plus, ni moins <strong>de</strong>s orientaux et<br />

<strong>de</strong>s occi<strong>de</strong>ntaux que les Musulmans, puisque nos origines, à eux et<br />

à nous, sont hébraïques et que les origines hébraïques sont en<br />

Arabie.<br />

Je voudrais dire <strong>un</strong> mot, maintenant, <strong>de</strong>s Russes et <strong>de</strong>s<br />

Allemands. Les Russes et les Allemands ont <strong>un</strong>e langue dont<br />

l’indo-européanité est plus archaïque que celle <strong>de</strong>s Français et, à<br />

plus forte raison, <strong>de</strong>s Anglais, <strong>de</strong>rnier bourgeon sur l’arbre indo-<br />

européen. L’allemand, comme le sanscrit, excelle à exprimer <strong>de</strong>s<br />

nuances philosophiques, en sachant simplement user <strong>de</strong> son<br />

langage, langage appartenant à tout le mon<strong>de</strong>, mais qui a <strong>de</strong>s<br />

possibilités illimitées d’expression philosophique et métaphysique.<br />

Il ne s’agit pas ici <strong>de</strong> bavar<strong>de</strong>r sur la morale ou l’esthétique, il<br />

s’agit <strong>de</strong> comprendre la façon dont le concept se construit, non<br />

seulement dans le langage, mais dans l’absolu, comme si l’absolu<br />

transparaissait à travers le langage. Tous ces jeux dans lesquels<br />

l’Allemagne épanouit son génie, et qui font que tous les grands<br />

penseurs d’Allemagne ont leur langage à eux, c’est exactement <strong>de</strong><br />

l’indo-européen. Le sanscrit joue avec la langue <strong>de</strong> l’In<strong>de</strong> comme<br />

Hegel joue avec la langue alleman<strong>de</strong>. Vous comprenez ce que je<br />

veux dire : dans le même sens où je parlais du jeu <strong>de</strong> Shiva. Je ne<br />

102


<strong>Pour</strong> <strong>un</strong> <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong><br />

dis pas que c’est jouer abstraitement avec <strong>de</strong>s mots, pas du tout,<br />

mais, au contraire, coïnci<strong>de</strong>r avec les sources profon<strong>de</strong>s <strong>de</strong> la<br />

linguistique indienne. Je crois fermement que les Slaves et les<br />

Germains ont conservé <strong>de</strong>s éléments qui les apparentent<br />

davantage au passé indo-européen que nous autres, et, par<br />

conséquent, au passé asiatique. La « <strong>de</strong>utsche Romantik » se situe<br />

tout à fait sur le plan <strong>de</strong>s doctrines <strong>de</strong> l’In<strong>de</strong>. Nietzsche a été plus<br />

perspicace que Schopenhauer ; chez Schopenhauer beaucoup <strong>de</strong><br />

choses sont venues masquer p.091 l’In<strong>de</strong>, et notamment Platon.<br />

Schopenhauer a été ébloui par la splen<strong>de</strong>ur abstraite <strong>de</strong>s<br />

Upanishads et <strong>de</strong> certaines formules qui sont <strong>de</strong> la métaphysique<br />

pure, et il a bien reconnu que c’était la métaphysique pure ; mais il<br />

a cru que toute l’In<strong>de</strong> ne faisait que ressasser cela. En quoi il a été<br />

ignorant, mais je n’aurai pas le mauvais goût <strong>de</strong> lui en faire grief.<br />

J’en arrive au <strong>de</strong>rnier point. C’est la France, en Occi<strong>de</strong>nt, qui<br />

représente le peuple indo-européen le moins « indien » ; cela<br />

parce que notre langage s’est <strong>de</strong>sséché. Il s’est <strong>de</strong>sséché surtout<br />

au cours <strong>de</strong> notre XVIII e siècle où on l’a frustré <strong>de</strong> toutes les<br />

possibilités contenues encore dans le langage <strong>de</strong> Rabelais. Ce<br />

langage <strong>de</strong>vient déjà plus sec au temps <strong>de</strong> Montaigne, quoiqu’il<br />

soit encore extrêmement riche. Puis, l’Académie française a<br />

recommandé à la France <strong>de</strong> se créer <strong>un</strong> langage abstrait.<br />

Certainement, le cartésianisme y est pour beaucoup. Nos ancêtres<br />

ont souhaité avoir <strong>un</strong> style pur, <strong>un</strong> style abstrait, <strong>un</strong> style logique.<br />

Depuis ce temps, les Français s’imaginent avoir <strong>un</strong> style logique.<br />

Mais, si nous avions <strong>un</strong> style si logique, nous n’aurions pas eu tant<br />

<strong>de</strong> poètes, même en prose. C’est là <strong>un</strong> orgueil français ; la vanité<br />

est toujours mal placée (sinon ce ne serait pas la vanité ; les<br />

autres peuples ont aussi la leur). Un <strong>de</strong>s défauts <strong>de</strong> la souche à<br />

103


<strong>Pour</strong> <strong>un</strong> <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong><br />

laquelle j’appartiens, c’est d’avoir espéré atteindre <strong>un</strong>e plus gran<strong>de</strong><br />

vérité dans <strong>un</strong>e logique plus sèche. Je reconnais, <strong>de</strong> bonne grâce,<br />

que les Allemands — avec lesquels la pensée française ne se<br />

comprend pas toujours, simplement parce que les Français savent<br />

trop peu <strong>de</strong> choses, hélas, <strong>de</strong> l’Allemagne — ont certains motifs<br />

sérieux <strong>de</strong> prétendre qu’ils sont « indo-germaniques ». Pas à tous<br />

égards, mais il y a incontestablement quelque chose d’indo-<br />

germanique dans le fait que leur langue a conservé cette<br />

complexité synthétique, cette richesse <strong>de</strong> conjugaison, cette<br />

capacité illimitée dans l’emploi <strong>de</strong>s préfixes et <strong>de</strong>s suffixes que le<br />

grec avait encore, mais que l’anglais a perdue. Quant à notre pays,<br />

il a été, <strong>de</strong> ce point <strong>de</strong> vue, « logicisé », <strong>de</strong>sséché par le<br />

rationalisme cartésien, qui a régné <strong>de</strong> Descartes à Br<strong>un</strong>schwicg.<br />

Dans l’intervalle, au milieu du XIX e siècle, est née la superstition<br />

<strong>de</strong> l’objectivité <strong>de</strong> la science. Je déplore qu’on ait ainsi limité la<br />

formation <strong>de</strong> l’esprit. Dans nos p.092 écoles, aujourd’hui, <strong>de</strong>puis<br />

l’École Normale, qui est <strong>un</strong> peu responsable, jusqu’aux écoles plus<br />

médiocres, on dirait qu’on fait la classe pour <strong>de</strong>s gens qui doivent<br />

<strong>de</strong>venir savants. Surtout, leur dit-on, ne confon<strong>de</strong>z pas la science,<br />

qui est désintéressée, et la technique, qui est intéressée ; ne faites<br />

surtout pas <strong>un</strong>e confusion semblable, vous ne passeriez pas le<br />

bachot. Comme si l’école n’avait pas pour objet <strong>de</strong> former <strong>de</strong>s<br />

hommes et <strong>de</strong>s femmes, et non pas <strong>de</strong>s savants ; comme si l’école<br />

n’était pas faite pour préparer à la vie, et non pas à la raison<br />

abstraite. Mais nous sommes presque morts, pauvres Français que<br />

nous sommes, d’avoir oublié qu’il est criminel <strong>de</strong> séparer la raison<br />

<strong>de</strong> la vie. Si nous avons atrocement séparé la raison <strong>de</strong> la vie, au<br />

point <strong>de</strong> vue démographique, pendant tout le XIX e siècle, si nous<br />

révérons encore la raison abstraite, beaucoup plus que la raison<br />

104


<strong>Pour</strong> <strong>un</strong> <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong><br />

vivante, si nous ne nous sommes pas acharnés à mettre la raison<br />

dans la vie, et si nous préférons <strong>de</strong>s entités abstraites, en vrais<br />

platoniciens, nous continuons à le faire quand nous respectons la<br />

formule : Liberté, Égalité, Fraternité. Je comprends bien qu’elle est<br />

auguste dans le système <strong>de</strong> Platon, mais elle ne fait vivre ni <strong>un</strong><br />

peuple, ni <strong>un</strong>e Europe. Si l’Europe veut vivre, dans laquelle notre<br />

pays aura le droit <strong>de</strong> se situer comme les autres, selon sa place<br />

géographique et en tenant compte <strong>de</strong> son histoire, c’est dans la<br />

mesure où les Français, les premiers, feront vivre : liberté, égalité,<br />

fraternité. Elles ne vivront que si nous les faisons vivre, et nous<br />

avons oublié <strong>de</strong> vivre ; nous avons oublié d’enseigner que rien ne<br />

compte sans la vie, en premier lieu, la raison. C’est pourquoi je<br />

suis persuadé que tout, ici-bas, est <strong>un</strong> duel entre la conscience et<br />

la raison. Je sais très bien que nous avons <strong>de</strong>s institutions <strong>de</strong> la<br />

raison — nous en avons <strong>de</strong>s quantités <strong>de</strong> gran<strong>de</strong>s écoles qui, Dieu<br />

merci, jouent <strong>un</strong> rôle important dans le mon<strong>de</strong>, mais nous n’avons<br />

presque plus d’entraînement pour la conscience. De cela, je gémis.<br />

J’en gémis comme catholique ; j’en gémis, si je peux dire, comme<br />

homme ; et j’en gémis comme étant <strong>de</strong> mon pays. Il est terrible<br />

<strong>de</strong> constater à quel point nous manquons d’institutions <strong>de</strong> la<br />

conscience. Les seules institutions <strong>de</strong> la conscience que je vois<br />

encore en France, à part les Français qui vivent d’<strong>un</strong>e vie<br />

religieuse, c’est <strong>un</strong> certain zèle pour les arts. p.093 Quand on aime<br />

les arts, on a évi<strong>de</strong>mment <strong>un</strong> zèle pour la conscience, parce que<br />

dans la création d’œuvres désintéressées, la conscience triomphe<br />

et certainement pas la raison. Il n’y a rien <strong>de</strong> plus absur<strong>de</strong> qu’<strong>un</strong>e<br />

œuvre d’art, mais rien <strong>de</strong> plus satisfaisant à la conscience <strong>de</strong> celui<br />

qui la produit. Voilà ce qu’il reste encore d’assez honorable dans<br />

mon pays. Mais je gémis que l’on cultive inlassablement la raison<br />

105


<strong>Pour</strong> <strong>un</strong> <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong><br />

au détriment <strong>de</strong> la conscience. En cela, nous nous trouvons à<br />

l’opposé <strong>de</strong>s Hindous ; nous sommes le pays le plus occi<strong>de</strong>ntal <strong>de</strong><br />

l’Occi<strong>de</strong>nt. Cela ne signifie pas que nous sommes en Bretagne, au<br />

contraire, en Bretagne il y a <strong>de</strong>s traditions, mais n’exagérons pas,<br />

je pense que vous ne me chicanerez pas sur <strong>un</strong>e question <strong>de</strong><br />

latitu<strong>de</strong> ou <strong>de</strong> longitu<strong>de</strong> et je m’excuse, en tout cas, d’avoir été si<br />

long.<br />

@<br />

106


p.095<br />

<strong>Pour</strong> <strong>un</strong> <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong><br />

MAXIME LEROY<br />

L’HOMME DES RÉVOLUTIONS<br />

TECHNIQUES ET INDUSTRIELLES 1<br />

C’est à partir <strong>de</strong> 1780 environ, si l’on adopte les<br />

conclusions <strong>de</strong> Charles Ballot, l’historien du machinisme en France,<br />

<strong>de</strong> 1789, si l’on adopte l’opinion émise par Chaptal, chimiste<br />

illustre et grand industriel, en 1819, dans son livre l’Industrie,<br />

qu’<strong>un</strong>e <strong>nouvel</strong>le technique tend à gouverner le travail, celle qui, en<br />

se développant, a pris le nom <strong>de</strong> gran<strong>de</strong> industrie.<br />

1780, 1789, dates différentes, mais si rapprochées qu’il n’y a<br />

pas lieu <strong>de</strong> retenir la différence. D’ailleurs pas plus que Chaptal.<br />

Ballot n’a prétendu donner <strong>un</strong>e date rigoureusement précise : en<br />

disant 1780 ou 1789, l’<strong>un</strong> et l’autre ont simplement voulu fixer le<br />

moment où vraiment s’est manifesté <strong>un</strong> ensemble d’innovations<br />

visibles dans les mo<strong>de</strong>s du travail. Serait-ce <strong>de</strong> ce moment, ainsi<br />

largement entendu, que <strong>de</strong>vrait partir toute étu<strong>de</strong> sur l’homme <strong>de</strong><br />

la révolution technique ? En réalité il vaut mieux songer à la faire<br />

partir d’<strong>un</strong>e date <strong>un</strong> peu plus proche <strong>de</strong> nous, <strong>de</strong> 1815, <strong>de</strong><br />

l’époque où l’effort industriel a trouvé plus qu’<strong>un</strong>e condition <strong>de</strong><br />

naissance, sa première condition d’expansion : la paix, qui, comme<br />

l’a fait remarquer Michelet, va régner pendant <strong>de</strong> nombreuses<br />

années, la paix durement achetée dans la plaine <strong>de</strong> Waterloo, p.096<br />

<strong>un</strong>e paix favorable au développement <strong>de</strong> la production. La paix n’a<br />

d’ailleurs pas été la seule condition favorable à cet essor : l’autre<br />

1 Conférence du 3 septembre 1949.<br />

107<br />

@


<strong>Pour</strong> <strong>un</strong> <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong><br />

condition c’est le régime <strong>de</strong> liberté instaurée par la Révolution,<br />

cette liberté qui eut pour effet <strong>de</strong> laisser la production à l’entière<br />

discrétion <strong>de</strong> ses chefs. Ceux-ci purent s’abandonner sans<br />

contrainte aux exaltations <strong>de</strong>s inventions techniques et du lucre. Il<br />

faut penser à la technique industrielle, il faut aussi penser à la<br />

technique juridique, à cette technique <strong>de</strong> la liberté à laquelle Le<br />

Chapelier a attaché législativement son nom.<br />

Est-ce que, à <strong>un</strong> moment, à la fin du XVIII e siècle, pendant<br />

l’Empire, dans les premières années politiques <strong>de</strong> la Restauration,<br />

<strong>un</strong> homme nouveau est né, est-ce que <strong>de</strong> <strong>nouvel</strong>les idées morales<br />

et politiques ont été émises et défendues par <strong>un</strong> homme nouveau<br />

au contact <strong>de</strong> cette double technique, sous l’influence <strong>de</strong>s<br />

nouveaux mo<strong>de</strong>s <strong>de</strong> travail et du régime <strong>de</strong> liberté, <strong>de</strong> prétendue<br />

liberté économique ?<br />

Le régime juridique est bien connu ; il suffit <strong>de</strong> rappeler qu’il est<br />

alors constitué par <strong>de</strong>ux règles, l’<strong>un</strong>e négative : défense <strong>de</strong> se<br />

concerter pour fixer les conditions du travail ; l’autre positive : aux<br />

patrons et aux ouvriers à fixer eux-mêmes, par <strong>de</strong>s contrats<br />

individuels le taux du salaire et le temps <strong>de</strong> travail. Liberté fictive,<br />

j’ai à peine besoin <strong>de</strong> le souligner. Le régime technique n’est pas<br />

moins connu : c’est l’âge <strong>de</strong> la vapeur ; la machine tend à<br />

remplacer l’outil ; au petit capital du petit artisan tend à se<br />

substituer le grand capital du grand industrieux, que l’on va<br />

bientôt appeler l’industriel, sur la suggestion <strong>de</strong> Saint-Simon.<br />

Autres caractéristiques : concentration <strong>de</strong>s capitaux ; crédit<br />

bancaire ; capital à tendance anonyme ; division outrancière du<br />

travail ; enfin <strong>de</strong>s masses ouvrières sont concentrées dans <strong>de</strong>s<br />

locaux <strong>de</strong> plus en plus grands qui prennent les noms d’usines ou<br />

<strong>de</strong> fabriques.<br />

108


<strong>Pour</strong> <strong>un</strong> <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong><br />

A la question que nous venons <strong>de</strong> nous poser, nous allons<br />

trouver <strong>un</strong>e réponse, dans <strong>un</strong> livre <strong>de</strong> Simon<strong>de</strong> <strong>de</strong> Sismondi, je<br />

<strong>de</strong>vrais dire la réponse, et cela au moment même où l’industrie<br />

était déjà assez développée pour avoir inspiré à Saint-Simon sa<br />

célèbre Parabole : le livre <strong>de</strong> Sismondi, comme la Parabole et le<br />

livre <strong>de</strong> Chaptal, est daté <strong>de</strong> 1819.<br />

p.097<br />

La réponse se trouve sous la plume d’<strong>un</strong> Genevois que vous<br />

me permettrez <strong>de</strong> qualifier <strong>de</strong> génial ; voici le titre <strong>de</strong> son livre :<br />

Nouveaux principes d’économie politique. Je voudrais, avant <strong>de</strong><br />

<strong>de</strong>man<strong>de</strong>r à son auteur <strong>de</strong> nous ai<strong>de</strong>r dans notre recherche <strong>de</strong>s<br />

qualifications <strong>de</strong> l’homme <strong>de</strong> la révolution industrielle, vous dire<br />

<strong>de</strong>ux mots sur lui. Son œuvre a trouvé, <strong>de</strong>puis quelques années,<br />

<strong>de</strong> précieuses amitiés qui l’on fait revivre ; car jusqu’à ces<br />

<strong>de</strong>rnières années, il était fort oublié. En parlant <strong>de</strong> ces amitiés je<br />

me reprocherais <strong>de</strong> ne pas d’abord citer le nom <strong>de</strong> notre prési<strong>de</strong>nt,<br />

M. Antony Babel ; et je veux joindre à son nom ceux <strong>de</strong> Charles<br />

Rist, d’Albert Afsalion, <strong>de</strong> J. <strong>de</strong> Salis, d’Octave Festy. Le rôle <strong>de</strong> M.<br />

Antony Babel a été capital dans cette résurrection.<br />

De son vivant, Sismondi (né en 1773, mort en 1842) a connu la<br />

plus flatteuse notoriété européenne. Il la <strong>de</strong>vait à <strong>de</strong>ux ouvrages<br />

qu’on ne lit plus, je le crains, <strong>un</strong>e Histoire <strong>de</strong>s républiques<br />

italiennes et <strong>un</strong>e Histoire <strong>de</strong>s Français, ouvrages auxquels il dut <strong>un</strong><br />

fauteuil à l’Académie <strong>de</strong>s sciences morales, au titre étranger. Sa<br />

gloire, aujourd’hui, repose <strong>un</strong>iquement sur les Nouveaux Principes<br />

d’économie politique. De son vivant, ils le <strong>de</strong>sservirent. Ce livre,<br />

écrit avec courage et clairvoyance (malheureusement, je le dis en<br />

passant, sans auc<strong>un</strong> talent d’écrivain), fut peu goûté par ses<br />

contemporains, surtout par ses amis qui, comme lui, appartenaient<br />

à l’aristocratie et à la haute bourgeoisie ; Sismondi était <strong>un</strong><br />

109


<strong>Pour</strong> <strong>un</strong> <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong><br />

familier <strong>de</strong> Coppet. Ils ne lui surent auc<strong>un</strong> gré <strong>de</strong> son ouvrage, <strong>de</strong><br />

sa perspicacité ; aussi l’ouvrage passa-t-il à peu près inaperçu ;<br />

pourtant, il eut, péniblement il est vrai, <strong>un</strong>e secon<strong>de</strong> édition en<br />

1827, revue et enrichie d’<strong>un</strong>e étu<strong>de</strong> sur les crises.<br />

Sismondi y a décrit l’homme du premier âge du machinisme<br />

industriel, l’homme qui a vécu dans <strong>un</strong> milieu industriellement<br />

rénové <strong>de</strong>puis environ <strong>un</strong>e quarantaine d’années, du moins si l’on<br />

a adopté la date proposée par Charles Ballot. Cet homme, il le voit<br />

comme <strong>un</strong> pauvre, <strong>un</strong> pauvre lamentable, <strong>un</strong> pauvre d’<strong>un</strong> genre<br />

que l’ancien Régime, c’est-à-dire l’artisanat, n’a pas connu ; le<br />

pauvre qu’a suscité, dit-il, l’ordre nouveau. Je cite son texte, nous<br />

entrons dans l’histoire la plus vivante ; nous sommes aux origines<br />

du temps présent : « L’ordre où nous entrons aujourd’hui, p.098 est<br />

complètement nouveau..., <strong>un</strong> ordre social qui met en lutte tous<br />

ceux qui possè<strong>de</strong>nt avec tous ceux qui travaillent. » (N.P. éd.<br />

1827, II, 438). Ce texte, fort précis, est complété par <strong>un</strong> autre,<br />

plus précis, <strong>un</strong> texte postérieur, il est vrai, <strong>un</strong> texte écrit en 1834 :<br />

« Les rangs intermédiaires ont disparu ; les petits propriétaires, les<br />

petits fermiers dans les campagnes, les petits chefs d’atelier, les<br />

petits manufacturiers, les petits boutiquiers dans les villes, n’ont<br />

pu soutenir la concurrence <strong>de</strong> ceux qui dirigent <strong>de</strong> vastes<br />

entreprises. Il n’y a plus <strong>de</strong> place dans la société que pour le grand<br />

capitaliste et l’homme à gages, et l’on a vu croître d’<strong>un</strong>e manière<br />

effrayante la classe presque inaperçue autrefois <strong>de</strong>s hommes qui<br />

n’ont auc<strong>un</strong>e propriété. » (Revue mensuelle d’économie politique,<br />

2 e vol., 1834, 124). Et presque dans le même moment, <strong>de</strong>ux ou<br />

trois ans plus tard, il écrit que « les hommes indépendants » sont<br />

remplacés par <strong>de</strong>s commis, <strong>de</strong>s hommes à gages, <strong>de</strong>s<br />

« prolétaires ». (Étu<strong>de</strong>s d’Économie politique, Introduction, éd.<br />

110


<strong>Pour</strong> <strong>un</strong> <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong><br />

belge, 29.) En 1837, il écrit encore : « Le changement<br />

fondamental qui est survenu dans la société... c’est l’introduction<br />

du prolétaire parmi les conditions humaines. » (Ed. belge, I, 24.)<br />

L’homme nouveau, suscité par l’ordre nouveau, Sismondi l’a<br />

nommé : il l’appelle prolétaire. Prolétaire, <strong>un</strong> mot du vieux droit<br />

romain, <strong>un</strong> mot qui a cours pendant les luttes révolutionnaires ;<br />

Camille Desmoulins appelle le Christ <strong>un</strong> « Dieu prolétaire » ; <strong>un</strong><br />

mot enfin que l’on trouve dans le vocabulaire courant <strong>de</strong>s Saint-<br />

Simoniens. Le prolétaire, Sismondi le définit, on l’a noté en<br />

passant, <strong>un</strong> homme sans propriété ; et il le décrit, en effet, comme<br />

<strong>un</strong> misérable porteur <strong>de</strong> haillons, recevant <strong>un</strong> salaire insuffisant en<br />

échange d’épuisantes journées <strong>de</strong> travail ; vivant dans <strong>de</strong>s locaux<br />

infects, privé <strong>de</strong>s jouissances élémentaires <strong>de</strong> la famille, la plus<br />

terrible mortalité frappant ses enfants. Il le décrit victime <strong>de</strong>s<br />

crises industrielles, chômeur faisant la concurrence aux autres<br />

chômeurs, tous, la proie <strong>de</strong> la concurrence qu’ils se font dans les<br />

moments où il y a trop <strong>de</strong> biens inoccupés. Cet infort<strong>un</strong>é, Sismondi<br />

nous le montre condamné tout à la fois au surmenage et au<br />

chômage, rivé à la misère par d’inexorables conditions<br />

économiques.<br />

p.099<br />

Voilà « la réalité effrayante » que découvre le premier âge<br />

industriel : « c’est l’apparition du paupérisme. » (Revue mens.<br />

d’éc., vol. III, 3.)<br />

Ce qui fait l’originalité <strong>de</strong> la <strong>de</strong>scription <strong>de</strong> Sismondi, c’est qu’il<br />

l’a faite en économiste ; sans doute sa sensibilité frémit-elle au<br />

spectacle <strong>de</strong> cette misère, il ne le cache pas ; mais ce n’est pas<br />

elle seule qui anime ses <strong>de</strong>scriptions ; il a entendu parler en<br />

observateur guidé par <strong>un</strong> savoir économique : c’est le fait d’avoir<br />

mis en lumière le caractère économique <strong>de</strong> cette misère, c’est-à-<br />

111


<strong>Pour</strong> <strong>un</strong> <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong><br />

dire d’avoir lié le prolétaire <strong>de</strong> 1819 aux circonstances<br />

économiques, en particulier aux crises industrielles, qui donne son<br />

prix à ses observations : grâce à elles nous avons <strong>de</strong>vant les yeux<br />

la physionomie scientifiquement <strong>de</strong>ssinée <strong>de</strong> l’homo faber en ce<br />

premier âge.<br />

<strong>Pour</strong> bien comprendre la portée sociale <strong>de</strong> ces observations,<br />

pour les restituer à leur courant historique, en somme pour bien<br />

voir ce qu’a d’original la physionomie <strong>de</strong> cet homo faber, il<br />

convient <strong>de</strong> nous reporter à l’Ancien régime, qui a eu ses pauvres ;<br />

et <strong>de</strong> ces <strong>de</strong>ux catégories <strong>de</strong> pauvres, il conviendra <strong>de</strong> confronter<br />

les portraits. <strong>Pour</strong> nous mettre au fait <strong>de</strong> la pauvreté <strong>de</strong> l’Ancien<br />

régime, on voudra bien lire, ou relire, le magnifique sermon <strong>de</strong><br />

Bossuet sur l’éminente dignité <strong>de</strong>s pauvres, au travers duquel<br />

Saint-Simon et Louis Blanc ont senti passer comme <strong>un</strong> souffle<br />

socialiste, <strong>un</strong>e obscure revendication égalitaire.<br />

Le pauvre <strong>de</strong> Bossuet est <strong>un</strong> homme dont la misère est liée au<br />

<strong>de</strong>voir imposé au riche <strong>de</strong> le secourir ; Sismondi note que le<br />

nouveau pauvre est abandonné par ce riche et, <strong>de</strong> surcroît, par<br />

l’État. Le riche ne se sauve, n’assure son salut que s’il secourt le<br />

pauvre qui, seul, s’écrie Bossuet, a droit au titre <strong>de</strong> citoyen : il est,<br />

dit-il, le citoyen <strong>de</strong> l’Église. Le riche n’a pas droit à ce titre<br />

d’honneur, sorte <strong>de</strong> réprouvé dont la vie éternelle est très<br />

menacée. On sait que l’on encourageait les riches à faire vœu <strong>de</strong><br />

pauvreté. Pascal aurait voulu avoir <strong>un</strong> pauvre près <strong>de</strong> lui à l’heure<br />

<strong>de</strong> la mort. La pauvreté est sanctifiante, est seule sanctifiante. La<br />

pauvreté a été voulue par Dieu ; et le pauvre, humble, accepte son<br />

sort. Ces pauvres qui ten<strong>de</strong>nt leur sébile sous le porche <strong>de</strong>s<br />

églises, qui se pressent aux portes <strong>de</strong>s couvents, <strong>de</strong>s hôtels<br />

seigneuriaux et bourgeois p.100 pour avoir du pain et <strong>de</strong> la soupe,<br />

112


<strong>Pour</strong> <strong>un</strong> <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong><br />

constituaient ainsi <strong>un</strong>e troupe honorablement famélique, j’allais<br />

dire <strong>un</strong>e phalange sacrée. A la différence <strong>de</strong>s pauvres sismondiens,<br />

ces pauvres n’ont été revêtus par Bossuet d’auc<strong>un</strong> caractère<br />

social. Ces pauvres ne sont que <strong>de</strong>s porteurs <strong>de</strong> haillons ; leur<br />

misère n’est que misère. Tout au contraire, le pauvre <strong>de</strong> Sismondi<br />

n’est pas qu’<strong>un</strong> porteur <strong>de</strong> haillons ; il est <strong>un</strong> rouage <strong>de</strong> la<br />

production ; c’est <strong>un</strong> salarié mal payé ; c’est <strong>un</strong> chômeur ; c’est <strong>un</strong><br />

homme dont la misère, si longtemps humiliée, élève déjà <strong>un</strong>e<br />

sour<strong>de</strong> protestation contre l’organisation sociale.<br />

Le pauvre <strong>de</strong> Bossuet est humble ; il sait que son sort est à<br />

jamais fixé ; et il s’y est résigné. Tout autre est l’attitu<strong>de</strong> du<br />

pauvre sismondien. Sismondi lui trouve du mécontentement, <strong>de</strong><br />

l’indiscipline ; c’est <strong>un</strong> homme qui, au fond, n’est pas <strong>un</strong> résigné ;<br />

tout cela cheminant obscurément, sans qu’il s’en doute. Il est déjà<br />

<strong>un</strong> révolutionnaire, et, là, Sismondi signale le danger qu’<strong>un</strong> tel cas<br />

présente, ce danger révolutionnaire, que Saint-Simon avait lui-<br />

même signalé, mais rapi<strong>de</strong>ment, dans ses Lettres d’<strong>un</strong> citoyen <strong>de</strong><br />

<strong>Genève</strong>, dès le début du XIX e siècle. Un danger inéluctable ? Non,<br />

pense Sismondi : il sera conjuré si la bourgeoisie étudie le cas<br />

prolétarien. D’où son appel à la bourgeoisie, qui double celui que<br />

Saint-Simon lui avait antérieurement adressé.<br />

Le mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> l’Ancien régime s’est terminé sur <strong>un</strong> pauvre<br />

résigné, sorte <strong>de</strong> damné terrestre ; le mon<strong>de</strong> nouveau s’ouvre en<br />

donnant la vie à <strong>un</strong> pauvre que les théoriciens socialistes ont<br />

longtemps comparé à <strong>un</strong> damné, qui se révolte contre sa condition<br />

infernale. Il faut avouer qu’au jour <strong>de</strong> sa naissance, l’homo faber<br />

<strong>de</strong> la <strong>nouvel</strong>le civilisation ne s’est pas présenté sous <strong>un</strong> aspect<br />

favorable à <strong>un</strong> développement humain <strong>de</strong> la civilisation.<br />

En 1840, <strong>un</strong> autre grand bourgeois, et comme Sismondi<br />

113


<strong>Pour</strong> <strong>un</strong> <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong><br />

membre <strong>de</strong> l’Institut, le Dr Villermé, a publié <strong>un</strong> livre célèbre où il<br />

a repris et complété la <strong>de</strong>scription sismondienne du prolétaire<br />

industriel : cette <strong>de</strong>scription est, au sens propre du mot,<br />

effroyable. <strong>Pour</strong> se faire entendre <strong>de</strong> ses confrères, il n’a pas craint<br />

<strong>de</strong> comparer le régime industriel, qu’il avait soumis à <strong>un</strong>e patiente<br />

enquête en 1835 et 1836, au régime <strong>de</strong>s bagnes et à celui <strong>de</strong>s<br />

esclaves dans les colonies. On voit la situation, telle que l’a<br />

analysée l’auteur <strong>de</strong>s p.101 Nouveaux Principes, telle que l’a<br />

complétée Villermé : d’<strong>un</strong>e part <strong>de</strong>s misères ; <strong>de</strong> l’autre, <strong>de</strong>s<br />

fort<strong>un</strong>es, <strong>de</strong> « gran<strong>de</strong>s richesses », a écrit Sismondi, ce qui a pour<br />

conséquence, ajoute-t-il, « <strong>de</strong> séparer toujours plus le travail <strong>de</strong> la<br />

jouissance » (N.P., I, 247). On entend Sismondi : <strong>un</strong>e difficulté<br />

<strong>nouvel</strong>le est posée, cette difficulté que l’on appellera couramment,<br />

à partir <strong>de</strong> 1830, le problème social. Des prolétaires, <strong>de</strong>s<br />

conditions révolutionnaires, voilà ce que voit Sismondi dès la<br />

Restauration, longtemps avant que Marx ait pensé et écrit. C’est<br />

<strong>un</strong> revendicatif qui sort du milieu économique où ont commencé à<br />

prospérer les premières fabriques mécaniciennes.<br />

Je viens <strong>de</strong> dire que la situation du prolétaire recélait en elle, au<br />

dire <strong>de</strong> Sismondi, <strong>un</strong>e protestation révolutionnaire ; pourtant, il n’a<br />

pas fait expressément allusion à la conspiration <strong>de</strong> Gracchus<br />

Babeuf en 1796 : il n’a pas pu n’y pas songer ; nommons-là, si lui<br />

n’a pas jugé à propos <strong>de</strong> la nommer.<br />

Sans doute n’est-elle pas <strong>un</strong>e révolte expresse <strong>de</strong>s ouvriers <strong>de</strong><br />

la fabrique ; les ouvriers <strong>de</strong> la fabrique y furent probablement en<br />

petit nombre ; on n’a pas <strong>de</strong> statistique précise sur ce point.<br />

<strong>Pour</strong>tant nous sommes là en présence d’<strong>un</strong>e révolte qui,<br />

visiblement, dès qu’on a lu les articles et manifestes <strong>de</strong>s<br />

conspirateurs, apparaît comme portant le reflet d’<strong>un</strong><br />

114


<strong>Pour</strong> <strong>un</strong> <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong><br />

mécontentement populaire, lequel mécontentement a été accru<br />

certainement par les mauvaises conditions <strong>de</strong> vie qui ont<br />

accompagné l’installation <strong>de</strong> la <strong>nouvel</strong>le technique. Ce n’est pas là<br />

la seule raison qui justifie que nous lui donnions <strong>un</strong>e place dans<br />

cette étu<strong>de</strong> consacrée à l’homo faber plébéien : c’est qu’elle a été<br />

lancée, admirée, invoquée par les ouvriers <strong>de</strong>s âges suivants, par<br />

les théoriciens socialistes comme ayant constitué la première<br />

ébauche d’<strong>un</strong> parti socialiste au sens mo<strong>de</strong>rne. Je dis socialiste,<br />

mot que j’emploie dans son sens le plus général, n’oubliant pas<br />

que le mot socialisme est né après 1830, par les soins <strong>de</strong> Pierre<br />

Leroux en France et d’Owen en Angleterre. Au temps <strong>de</strong> Babeuf,<br />

on dit comm<strong>un</strong>isme, comm<strong>un</strong>auté.<br />

Qu’il y ait filiation, Jules Gues<strong>de</strong> n’en doutait pas, ni Jaurès.<br />

Marx et Engels, il est vrai, furent plus réservés : il convient <strong>de</strong><br />

noter qu’ils ont accolé l’épithète <strong>de</strong> grossier à ce socialisme dans le<br />

Manifeste comm<strong>un</strong>iste, sans d’ailleurs le nommer expressément.<br />

p.102<br />

Par la suite Marx a été moins réticent ; il lui a même marqué<br />

quelque sympathie dans sa Sainte Famille. Ces précisions notées,<br />

retenons le fait que Babeuf a été l’inspirateur avoué <strong>de</strong>s partis<br />

socialistes et démocratiques <strong>de</strong> la royauté citoyenne ; et qu’on le<br />

retrouve dans le Blanqui <strong>de</strong> 71. Il s’agit donc d’<strong>un</strong>e tradition qui a<br />

joué <strong>un</strong> grand rôle dans l’histoire idéologique et dans le<br />

comportement révolutionnaire <strong>de</strong> l’homo faber. Ajoutons enfin que<br />

la théorie <strong>de</strong> la dictature du prolétariat, thème essentiel du<br />

comm<strong>un</strong>isme contemporain, a son origine dans le babouvisme.<br />

Ce premier socialisme, ce premier galop d’essai d’<strong>un</strong>e révolution<br />

prolétarienne, le premier témoignage <strong>de</strong> cette rébellion<br />

prolétarienne que Sismondi a déclaré être inhérente à l’installation<br />

<strong>de</strong> la technique mécanicienne, ne s’est pas manifesté, n’a pas<br />

115


<strong>Pour</strong> <strong>un</strong> <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong><br />

éclaté à la suite d’<strong>un</strong>e analyse <strong>de</strong> cette technique, observation<br />

dont je n’ai pas besoin <strong>de</strong> souligner la portée, comme nous avons<br />

vu, par exemple, <strong>de</strong> nos jours, la C.G.T. proposer <strong>de</strong>s réformes <strong>de</strong><br />

la production sous le nom <strong>de</strong> nationalisations industrielles en<br />

fonction d’<strong>un</strong>e analyse assez poussée du milieu économique. Rien<br />

<strong>de</strong> pareil en 1796.<br />

Si la <strong>nouvel</strong>le technique a joué <strong>un</strong> rôle, c’est <strong>un</strong> rôle dont les<br />

conspirateurs n’ont pas eu conscience. Leur idéologie, les<br />

conspirateurs l’ont trouvée dans Platon, dans Thomas Morus, dans<br />

Campanella, dans Morelly, surtout dans Platon, dont les dialogues<br />

suscitaient entre eux <strong>de</strong>s entretiens passionnés, surtout dans<br />

Morelly, dans <strong>un</strong> Morelly qu’ils citaient abondamment sous le nom<br />

<strong>de</strong> Di<strong>de</strong>rot, qu’ils croyaient être l’auteur du Co<strong>de</strong> <strong>de</strong> la Nature ; ce<br />

n’est que plus tard que ce livre, si important dans l’histoire <strong>de</strong>s<br />

idées sociales, a été restitué à son véritable auteur, qui est<br />

d’ailleurs <strong>un</strong> auteur assez fantomatique sur la vie duquel on ignore<br />

tout, du moins avec certitu<strong>de</strong>. Ce Morelly, dont quelques-<strong>un</strong>s<br />

doutent qu’il ait existé, n’en a pas moins <strong>un</strong>e biographie, d’ailleurs<br />

insignifiante, qui du moins a le mérite d’être courte.<br />

Le babouvisme est <strong>un</strong> socialisme dont le thème a <strong>un</strong>e origine<br />

philosophique ; c’est le rêveur Platon, c’est le rêveur Morelly, et<br />

aussi le rêveur Campanella, le rêveur Thomas Morus, rêveurs nés<br />

dans <strong>de</strong> lointains temps artisanaux, qui ont fourni à Babeuf, à<br />

Sylvain Maréchal, à Buonarrotti, les éléments <strong>de</strong> leur espérance<br />

p.103<br />

en l’avènement d’<strong>un</strong>e société à régime collectif ; qui ont guidé<br />

leurs plans d’émeutiers <strong>de</strong> la rue. Ce n’est pas la connaissance <strong>de</strong><br />

la technique, ni le fait même <strong>de</strong> la technique qui ont inspiré les<br />

systèmes <strong>de</strong> collectivisme et <strong>de</strong> comm<strong>un</strong>isme auxquels Marx et<br />

Engels ont <strong>de</strong>puis lors attaché leur nom ; ainsi la gran<strong>de</strong> théorie<br />

116


<strong>Pour</strong> <strong>un</strong> <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong><br />

<strong>de</strong>s ouvriers du temps <strong>de</strong> l’industrie mécanicienne a son origine<br />

dans la nuit <strong>de</strong>s âges, dans <strong>un</strong>e vieille tradition comm<strong>un</strong>iste qui n’a<br />

jamais défailli, et qui, au XVIII e siècle, a eu en Morelly son<br />

théoricien. L’influence qu’il a exercée sur les Égaux marque bien<br />

qu’il n’a pas été <strong>un</strong> songe-creux isolé.<br />

J’arrive à <strong>un</strong> trait nouveau sur la figure <strong>de</strong> l’homo faber<br />

plébéien : les sectateurs admiratifs <strong>de</strong> celui que l’on a appelé le<br />

divin Platon, le grand précurseur <strong>de</strong> l’<strong>humanisme</strong> hellénique, sont<br />

<strong>de</strong>s révolutionnaires terroristes ; on ne saurait donc les qualifier <strong>de</strong><br />

simples disciples du comm<strong>un</strong>iste Platon. Buonarrotti qui, après<br />

avoir participé aux côtés <strong>de</strong> Babeuf à la préparation <strong>de</strong> la<br />

conspiration, en a écrit l’histoire, parue à Bruxelles, en 1828, nous<br />

apprend que les conspirateurs avaient prévu qu’au moment <strong>de</strong> la<br />

bataille <strong>de</strong>s rues, seraient disposés dans <strong>de</strong>s endroits choisis avec<br />

soin <strong>de</strong>s tonneaux remplis d’eau bouillante mêlée à du vitriol, pour<br />

arrêter l’élan <strong>de</strong>s troupes du Directoire qui leur résisteraient.<br />

Buonarrotti nous apprend aussi que les conspirateurs avaient<br />

décidé <strong>de</strong> pousser <strong>de</strong>s femmes et <strong>de</strong>s enfants au-<strong>de</strong>vant <strong>de</strong> ces<br />

troupes ; il nous apprend qu’ils avaient prévu la mise à mort <strong>de</strong><br />

tous les étrangers circulant dans les rues, le jour <strong>de</strong> l’émeute ;<br />

enfin, que les nobles seraient exterminés. Mais ce n’est pas là<br />

épuiser le terrorisme <strong>de</strong>s conspirateurs que Buonarrotti a rappelé<br />

sans nul retour d’humanité : à <strong>un</strong> moment, <strong>de</strong>s traîtres<br />

appartenant à la gar<strong>de</strong> du Directoire offrirent d’assassiner les<br />

membres du gouvernement pendant la nuit précédant le<br />

déclenchement <strong>de</strong> l’émeute ; leur offre fut déclinée non parce<br />

qu’elle fit horreur aux conspirateurs, mais parce qu’<strong>un</strong> tel éclat, en<br />

<strong>de</strong>vançant l’heure du mouvement, aurait pu nuire à son succès, lié<br />

à sa soudaineté. Il est intéressant <strong>de</strong> lire le texte même <strong>de</strong><br />

117


<strong>Pour</strong> <strong>un</strong> <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong><br />

Buonarrotti, le texte explicatif qui fait pénétrer dans l’intimité <strong>de</strong><br />

sa psychologie et <strong>de</strong> celle <strong>de</strong> ses amis. L’assassinat fut rejeté,<br />

écrit-il, « pour le motif que rien ne <strong>de</strong>vait être tenté p.104 qu’au<br />

moment où le concours simultané <strong>de</strong> toutes les mesures rendrait<br />

la victoire presque certaine. » (Histoire <strong>de</strong> la Conspiration, éd.<br />

Ranc, p. 106).<br />

Comme le dit encore Buonarrotti, les conjurés voulaient<br />

l’emporter à tout prix et étaient bien décidés à vaincre ou à<br />

s’ensevelir sous les ruines <strong>de</strong> la patrie ». (Eod. loc., 127).<br />

Ce n’est pas là <strong>un</strong> propos perdu dans l’histoire <strong>de</strong>s révolutions.<br />

On lit à la fin <strong>de</strong> la Misère <strong>de</strong> la Philosophie <strong>de</strong> Marx ces lignes qui,<br />

adressées aux ouvriers, sont <strong>un</strong> écho <strong>de</strong> celles-ci : « Le combat ou<br />

la mort ; la lutte sanguinaire ou le néant. C’est ainsi que la<br />

question est invinciblement posée. »<br />

Ces renseignements historiques, je viens <strong>de</strong> vous le suggérer,<br />

ne constituent pas, vous allez le voir, <strong>un</strong> hors-d’œuvre ; vous le<br />

verrez en poursuivant cette enquête sur l’homo faber <strong>de</strong>s usines<br />

industrielles du XIX e siècle : les ouvriers et artisans qui donnent<br />

leur ton aux diverses phases sociales <strong>de</strong> ce siècle sont presque<br />

tous <strong>de</strong>s terroristes à l’image <strong>de</strong>s babouvistes. Membres <strong>de</strong>s<br />

sociétés secrètes, ils organisent <strong>de</strong>s émeutes meurtrières, <strong>de</strong>s<br />

régici<strong>de</strong>s, en ne cessant d’invoquer la mémoire <strong>de</strong> Robespierre que<br />

grandit <strong>un</strong>e légen<strong>de</strong> d’ami du petit peuple. Buonarrotti a beaucoup<br />

contribué à cette formation mythique, qui s’apparente à la légen<strong>de</strong><br />

d’<strong>un</strong> Napoléon, libérateur <strong>de</strong>s nationalités européennes. Les noms<br />

<strong>de</strong> Louvel (l’assassin du duc <strong>de</strong> Berry) et <strong>de</strong> Marat patronnent <strong>de</strong>s<br />

sections <strong>de</strong> la plus importante société <strong>de</strong> ce temps, Les Droits <strong>de</strong><br />

l’Homme ; le souvenir <strong>de</strong> la Terreur est exalté par Buchez, par<br />

Louis Blanc, Esquirol. Lamartine fut accusé par Chateaubriand<br />

118


<strong>Pour</strong> <strong>un</strong> <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong><br />

d’avoir doré la guillotine dans son Histoire <strong>de</strong>s Girondins. Il y a, ici,<br />

manifestation <strong>de</strong>s sentiments du petit peuple, là, <strong>de</strong> bourgeois, <strong>de</strong>s<br />

bourgeois démocrates, socialistes, républicains, <strong>de</strong> tant <strong>de</strong> chefs<br />

bourgeois qui, surtout à partir <strong>de</strong> 1834, ont associé le prolétariat à<br />

leurs <strong>de</strong>sseins insurrecteurs.<br />

Je viens <strong>de</strong> dire que les ouvriers et les bourgeois, membres <strong>de</strong>s<br />

sociétés secrètes, les théoriciens socialistes, ne sont pas les seuls<br />

qui pensent avec cruauté ; celle-ci se retrouve, autrement<br />

exprimée, bien entendu, chez Joseph <strong>de</strong> Maistre, Bonald ; chez<br />

Stendhal, chez Balzac, pour ne retenir que ces noms significatifs<br />

d’<strong>un</strong>e p.105 gran<strong>de</strong> époque littéraire et sociale. On connaît les pages<br />

<strong>de</strong> Joseph <strong>de</strong> Maistre sur le bourreau, pierre angulaire <strong>de</strong>s<br />

sociétés, ces pages où pas <strong>un</strong> mot humain ne fait briller sur la<br />

main qui les a écrites <strong>un</strong> rayon <strong>de</strong> l’humaniste Montaigne ; on<br />

connaît moins l’attitu<strong>de</strong> du vicomte <strong>de</strong> Bonald dont voici quelques<br />

paroles prononcées par lui, le 12 février 1825, à la Chambre <strong>de</strong>s<br />

Députés, pendant la discussion <strong>de</strong> la loi sur le sacrilège dont le<br />

gouvernement voulait que la faute fût sanctionnée par la peine <strong>de</strong><br />

mort : « Un orateur a observé que la religion ordonnait à l’homme<br />

<strong>de</strong> pardonner, mais en prescrivant au pouvoir <strong>de</strong> p<strong>un</strong>ir ; car, dit<br />

l’apôtre, ce n’est pas sans cause qu’il porte le glaive. Le Seigneur a<br />

<strong>de</strong>mandé grâce pour ses bourreaux, mais son Père ne l’a pas<br />

exaucé... Quant au sacrilège, par <strong>un</strong>e peine <strong>de</strong> mort, vous<br />

l’envoyez <strong>de</strong>vant son juge naturel. » 1<br />

Si l’on ouvre Stendhal, on voit le crime privé loué par lui en <strong>de</strong>s<br />

phrases admiratives absolument extraordinaires. Peut-être<br />

quelques-<strong>un</strong>s <strong>de</strong> mes auditeurs se rappellent-ils qu’il a élevé <strong>un</strong>e<br />

1 Sur l’histoire <strong>de</strong> ces propos, voir E. Hamel, Hist. <strong>de</strong> la Restauration, Paris 1887, II, 413,<br />

note.<br />

119


<strong>Pour</strong> <strong>un</strong> <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong><br />

espèce <strong>de</strong> mausolée littéraire à <strong>un</strong> assassin passionnel <strong>de</strong> la plus<br />

basse espèce, qu’il a appelé révérencieusement « M. Laffargue ».<br />

Il a parlé avec émotion (V. les Mélanges littéraires) <strong>de</strong>s « gens <strong>de</strong><br />

boutique et <strong>de</strong>s quatrièmes étages qui se poignardaient. Là encore<br />

on sait aimer, haïr, vouloir ». Dans les Pages d’Italie, il écrit que<br />

c’est « par le poignard » que l’Italie conserve sa liberté, « au<br />

milieu <strong>de</strong> lois défectueuses ». Je n’ai pas besoin <strong>de</strong> vous rappeler<br />

les Mémoires d’<strong>un</strong> touriste où s’exalte son admiration pour<br />

Cartouche et Mandrin, pour Mandrin, le « brave contrebandier,<br />

écrit-il, qui finit noblement sur l’échafaud <strong>de</strong> Valence ».<br />

Avec <strong>un</strong>e extraordinaire puissance imaginative, Balzac a créé <strong>un</strong><br />

type d’assassin et <strong>de</strong> voleur en rébellion systématique contre la<br />

société, le Vautrin énigmatique auquel il a donné <strong>un</strong>e sombre<br />

gran<strong>de</strong>ur : on sent qu’il l’admire, et on peut même se <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r<br />

si, au fond du mystérieux complexe <strong>de</strong> Balzac fasciné par l’épopée<br />

napoléonienne, il n’y a pas eu, dans cette création <strong>de</strong> Vautrin, les<br />

p.106<br />

secrètes complaisances d’<strong>un</strong> ambitieux tenté par le <strong>de</strong>stin<br />

hors-série d’<strong>un</strong> grand conquérant social !<br />

Le Charivari n’est qu’<strong>un</strong> continu et monstrueux appel au régici<strong>de</strong> ;<br />

pendant le procès Fieschi (attentat contre Louis-Philippe, qui<br />

occasionna plusieurs morts), nombre <strong>de</strong> pairs témoignèrent à<br />

l’assassin <strong>un</strong>e vive sympathie, ostensiblement, à la gran<strong>de</strong> indignation<br />

<strong>de</strong> Louis Blanc ; et, à peine mort, son complice Pépin, méchant et<br />

silencieux dément, les partis avancés le firent entrer dans <strong>un</strong>e<br />

monstrueuse légen<strong>de</strong> <strong>de</strong> sainteté populaire. Le National montrait pour<br />

les assassins politiques <strong>un</strong>e sympathie, qui indignait Béranger.<br />

Tout cela, tout cet envers social <strong>de</strong> l’<strong>humanisme</strong> littéraire <strong>de</strong><br />

l’époque, a <strong>un</strong> caractère bourgeois et plébéien, même<br />

aristocratique ; et il donne bien à penser.<br />

120


<strong>Pour</strong> <strong>un</strong> <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong><br />

Balzac, qui, on vient <strong>de</strong> le voir, n’est pas sans responsabilité<br />

dans ce déroulement psychologique, écrit que toute la littérature<br />

<strong>de</strong> son temps avait <strong>un</strong>e teinte sanguinolente ; il a aussi écrit qu’il<br />

regrettait que l’on ait rendu poétiques aussi bien les bourreaux que<br />

les victimes.<br />

Autres traits singuliers <strong>de</strong> cette époque : la confusion faite,<br />

aussi bien par les écrivains romantiques que par les bourgeois et<br />

ouvriers appartenant aux partis avancés, entre la prostituée, le<br />

mendiant, le prolétaire, le criminel, l’insurgé, le héros, le bourreau,<br />

le policier. Il y a <strong>un</strong>e poésie du crime. Le bourreau a son auréole ;<br />

le bagne, sa gran<strong>de</strong>ur tragique ; le bagnard est comme le<br />

conquérant, le soldat d’<strong>un</strong> <strong>de</strong>stin qui le conduit. Il suffit <strong>de</strong> lire<br />

Balzac, Eugène Sue, Paul <strong>de</strong> Kock, Victor Hugo, pour se mettre au<br />

fait <strong>de</strong> telles confusions, en me bornant à rappeler que Joseph <strong>de</strong><br />

Maistre a comparé l’échafaud à <strong>un</strong> autel.<br />

N’avons-nous ici qu’à protester ? Ne <strong>de</strong>vons-nous pas chercher<br />

<strong>un</strong>e explication ? N’y a-t-il pas là, dans ces confusions, comme <strong>un</strong>e<br />

obscure analyse <strong>de</strong> l’état social, qui seul explique en même temps<br />

toutes les misères, tous les crimes, tous les héroïsmes ? Ce n’est<br />

pas l’individu qui est responsable du bien ou du mal qu’il fait, mais<br />

cet ensemble <strong>de</strong> circonstances que l’on appelle société, <strong>de</strong>stin,<br />

fatalité. Napoléon disait <strong>de</strong>stin ; Thiers et Mignet écrivent comme<br />

p.107<br />

sous la pression d’<strong>un</strong>e fatalité ; et c’est ce que leur reprochait<br />

Chateaubriand. L’individu n’est pas grandi spirituellement ; il est<br />

montré emporté par <strong>un</strong> mouvement dont il n’est pas le maître ; et<br />

c’est sur cette fatalité que Thiers et Mignet ont insisté dans <strong>de</strong>s<br />

livres d’histoire qui connurent <strong>un</strong> prodigieux succès.<br />

L’homo faber plonge dans ce milieu ; ce fait explique sa<br />

psychologie : l’idée qu’il se fait <strong>de</strong> sa libération n’a pas échappé,<br />

121


<strong>Pour</strong> <strong>un</strong> <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong><br />

pas plus en théorie qu’en pratique, aux souvenirs du jacobinisme<br />

terroriste ; à tout ce néo-terrorisme qui n’a cessé d’imposer sa<br />

couleur à l’action sociale, à l’histoire politique du XIX e siècle ; ce<br />

néo-terrorisme qui ajoute son trait sur la figure <strong>de</strong> l’homme <strong>de</strong> la<br />

révolution industrielle et technique. J’en aurai fini en reproduisant,<br />

à titre <strong>de</strong> conclusion sur ce point, quelques lignes <strong>de</strong>s Mémoires <strong>de</strong><br />

Léonard, dont l’auteur a été <strong>un</strong> authentique ouvrier, <strong>un</strong> maçon né<br />

dans la rustique Creuse, Martin Nadau 1 : on en était « arrivé à<br />

compter (chez les ouvriers) sur la témérité d’<strong>un</strong> <strong>nouvel</strong> Alibaud »<br />

c’est-à-dire à compter sur <strong>un</strong> régici<strong>de</strong> libérateur. (p. 273)<br />

On ne peut se faire <strong>un</strong>e idée exacte <strong>de</strong> l’homme du temps <strong>de</strong> la<br />

révolution industrielle sans se reporter à tous ces faits, à l’histoire<br />

littéraire, à l’histoire politique, tout particulièrement à l’histoire <strong>de</strong>s<br />

partis avancés. <strong>Pour</strong> connaître cet homme, on n’a pu se borner à<br />

l’étudier à l’usine, victime du travail parcellaire et <strong>de</strong>s bas<br />

salaires ; encore fallait-il le suivre dans son activité comme soldat<br />

<strong>de</strong> l’émeute, comme membre <strong>de</strong>s sociétés secrètes, comme lecteur<br />

d’Eugène Sue, comme révolutionnaire, comme membre d’<strong>un</strong><br />

certain milieu social.<br />

Ce pauvre, cette victime du <strong>de</strong>stin, ce rebelle, ce terroriste, il y<br />

a lieu maintenant <strong>de</strong> l’analyser dans sa réalité plus originale <strong>de</strong><br />

membre <strong>de</strong> la masse industrielle : examinons le fait <strong>de</strong> la<br />

concentration ouvrière, qui a profondément modifié sa<br />

psychologie. Les masses ouvrières, qui ont connu <strong>un</strong><br />

commencement <strong>de</strong> <strong>de</strong>nsité entre 1815 et 1819, date du livre <strong>de</strong><br />

Sismondi, <strong>de</strong>viennent <strong>de</strong> plus en plus <strong>de</strong>nses. C’est sous Louis-<br />

Philippe que le mot masses — p.108 masses, au pluriel — entre dans<br />

1 Qu’il ne faut pas confondre avec le chansonnier populaire Gustave Nadaud.<br />

122


<strong>Pour</strong> <strong>un</strong> <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong><br />

le vocabulaire <strong>de</strong>s discussions et dissensions politiques et sociales.<br />

Le mot est aujourd’hui fort employé par les militants ouvriers eux-<br />

mêmes. La terminologie signale à ce moment le développement <strong>de</strong><br />

la concentration prolétarienne ; il faut le souligner. De la société<br />

secrète émeutière, l’homo faber plébéien passe dans <strong>de</strong>s<br />

groupements professionnels et revendique <strong>un</strong>e qualification<br />

<strong>nouvel</strong>le : il va, par la bouche <strong>de</strong>s théoriciens voués à son service,<br />

prendre le nom <strong>de</strong> producteur, <strong>de</strong>venir socialiste, c’est-à-dire se<br />

poser en réformateur <strong>de</strong> la société née <strong>de</strong> la technique<br />

mécanicienne. De technicien révolutionnaire, il <strong>de</strong>vient syndiqué,<br />

<strong>un</strong> syndiqué révolutionnaire, socialiste, traits nouveaux sur sa<br />

figure tourmentée.<br />

C’est sous Charles X, sous Louis-Philippe surtout que se répand<br />

l’usage <strong>de</strong> parler <strong>de</strong>s masses. Le mot se trouve sous la plume <strong>de</strong><br />

Lamartine, qui se vante même d’avoir l’instinct <strong>de</strong> leur<br />

mouvement. Un agitateur renommé pour son habileté<br />

démagogique écrit dans les années 40 qu’on ne peut plus<br />

gouverner avec les castes, qu’on ne peut plus gouverner qu’avec<br />

l’appui <strong>de</strong>s masses : cet agitateur, c’est le prince Louis Bonaparte,<br />

celui qui <strong>de</strong>viendra Napoléon III. On l’appellera, lorsqu’il sera<br />

empereur, quelques années plus tard <strong>un</strong> Saint-Simon à cheval,<br />

comme on avait appelé son oncle Napoléon I er <strong>un</strong> Robespierre à<br />

cheval. Ces comparaisons donnent <strong>un</strong> supplément <strong>de</strong><br />

renseignements sur le mouvement <strong>de</strong>s idées issu <strong>de</strong> ce social<br />

massif ; ce social qui <strong>de</strong> plus en plus l’emporte, ce social qui<br />

explique les doctrines <strong>de</strong> Saint-Simon et les <strong>nouvel</strong>les manières<br />

d’être <strong>de</strong> l’homme <strong>de</strong> la révolution industrielle.<br />

L’ouvrier entre dans les sociétés <strong>de</strong> mutualités, qui ne furent<br />

jamais proscrites, qu’il transforme empiriquement en sociétés <strong>de</strong><br />

123


<strong>Pour</strong> <strong>un</strong> <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong><br />

résistance. Il est important <strong>de</strong> noter que la loi permettait la société<br />

<strong>de</strong> secours mutuels, tout en interdisant le concert professionnel. A<br />

la veille <strong>de</strong> 48, et pendant le temps qui s’appelle la révolution <strong>de</strong><br />

48, l’homme <strong>de</strong> la révolution industrielle <strong>de</strong>vient en sus<br />

coopérateur, cherchant par ce moyen à organiser, en tant que<br />

membre <strong>de</strong> la collectivité ouvrière, la production. A la fin du<br />

Second Empire, son sens <strong>de</strong>s intérêts professionnels s’accentuant,<br />

il crée, avec la tolérance <strong>de</strong>s autorités, quelques groupements p.109<br />

<strong>de</strong> résistance qui, à Paris, ont représenté <strong>un</strong>e certaine puissance ;<br />

<strong>un</strong>e fédération les fit même se rejoindre. L’idée d’appartenir à <strong>un</strong>e<br />

masse qui a son avenir particulier se précise plus encore dans<br />

l’Internationale <strong>de</strong>s Travailleurs, fondée en 1864, en même temps<br />

que <strong>de</strong>s ouvriers, en 1863 et en 1864, se présentent aux élections<br />

à Paris, en invoquant leur caractère ouvrier. En 71, <strong>de</strong> nombreux<br />

ouvriers participent à la Comm<strong>un</strong>e sous <strong>de</strong> nombreuses<br />

étiquettes ; mais ceux qui l’emportent, ce ne sont pas les<br />

membres <strong>de</strong> l’Internationale, ceux qu’on appelle les syndiqués ;<br />

l’emportent les jacobins, tradition <strong>de</strong> Babeuf re<strong>nouvel</strong>ée par<br />

Blanqui, démocrate, émeutier, patriote.<br />

Pendant toute cette pério<strong>de</strong>, le jacobinisme n’a pas, seul, coloré<br />

le visage du faber plébéien. Proudhon, théoricien <strong>de</strong> la liberté, a <strong>de</strong><br />

très nombreux partisans parmi les ouvriers ; d’où <strong>un</strong> trait libéral à<br />

ajouter à la psychologie prolétarienne que traversent tant <strong>de</strong><br />

tracas économiques et <strong>de</strong> tendances idéologiques. Le<br />

proudhonisme, c’est l’opposition au jacobinisme, au terrorisme.<br />

On peut, en quelques dates, résumer cette évolution <strong>de</strong> l’homo<br />

faber plébéien : <strong>de</strong> 1780 à 1789, <strong>de</strong>s pauvres, <strong>de</strong>s pauvres<br />

éparpillés ; à partir <strong>de</strong> 1793, <strong>de</strong>s pauvres qui, agités par les<br />

Enragés, suggèrent, sur le moment, l’existence d’<strong>un</strong> IV e -état ; en<br />

124


<strong>Pour</strong> <strong>un</strong> <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong><br />

1796, <strong>de</strong>s pauvres, toujours <strong>de</strong>s pauvres, <strong>de</strong>s comm<strong>un</strong>istes à<br />

caractère terroriste ; en 1830, <strong>de</strong>s pauvres <strong>de</strong>venant émeutiers<br />

pour obtenir <strong>un</strong> meilleur salaire, commençant à faire <strong>de</strong>s grèves<br />

systématiques ; à partir <strong>de</strong> 1840, encore <strong>de</strong>s pauvres que 1830 a<br />

déçus ; ils <strong>de</strong>viennent émeutiers, socialistes, coopérateurs, en<br />

route vers <strong>de</strong> profon<strong>de</strong>s réformes sociales ; en 1871, <strong>de</strong>s<br />

insurgés ; toujours <strong>de</strong>s pauvres. Depuis, intensification du<br />

caractère massif <strong>de</strong> la vie ouvrière, concentrée politiquement et<br />

syndicalement.<br />

Certes ce ne sont pas tous les ouvriers, même pas la majorité<br />

d’entre eux, qui possè<strong>de</strong>nt ces caractères à ces diverses époques ;<br />

ceux qui les possè<strong>de</strong>nt sont en fait peu nombreux ; mais ce sont<br />

eux qui parlent au nom <strong>de</strong> tous ; que tous ou presque tous laissent<br />

prendre la parole en leur nom. Militants <strong>de</strong>s partis et <strong>de</strong>s<br />

syndicats, ils représentent la partie la plus active <strong>de</strong> cette masse,<br />

qu’ils stylisent en <strong>un</strong>ités qui ne correspon<strong>de</strong>nt qu’en gros à la vie<br />

vraie <strong>de</strong>s foules usinières.<br />

p.110<br />

Depuis 71, surtout dans les années 80, le caractère<br />

socialiste s’est précisé, en même temps que s’estompe le caractère<br />

professionnel <strong>de</strong>s syndicats. Ceci <strong>de</strong>man<strong>de</strong> <strong>un</strong>e courte explication,<br />

dans l’intérêt <strong>de</strong> notre étu<strong>de</strong>.<br />

C’est surtout dans les années 90 que les ouvriers se sont<br />

groupés dans <strong>de</strong>s syndicats pour lutter contre la misère, pour<br />

améliorer leurs salaires. Au début, ils se groupent assez<br />

sévèrement par métier ; c’est le syndicat <strong>de</strong> métier qui triomphe,<br />

en somme, <strong>un</strong> certain esprit artisanal ; puis la qualité étroitement<br />

professionnelle perd <strong>de</strong> son empire ; c’est le syndicat d’industrie<br />

qui triomphe, le syndicat englobant les métiers différents et voisins<br />

qui constituent <strong>un</strong>e industrie. Même mouvement dans les<br />

125


<strong>Pour</strong> <strong>un</strong> <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong><br />

fédérations professionnelles : c’est la fédération d’industrie qui<br />

l’emporte. La qualification professionnelle perd toute valeur dans le<br />

groupement qui ré<strong>un</strong>it toutes les fédérations d’industrie : la<br />

C.G.T. ; là, l’ouvrier n’existe plus que comme salarié, que comme<br />

membre <strong>de</strong> la production, en somme comme membre d’<strong>un</strong>e masse<br />

qui ne veut plus se préoccuper que <strong>de</strong> ses intérêts comm<strong>un</strong>s, <strong>de</strong><br />

sa solidarité, solidarité indépendante <strong>de</strong>s particularités<br />

professionnelles ; et, naturellement, là, le caractère<br />

révolutionnaire <strong>de</strong> l’ouvrier s’accuse. La C.G.T. est le groupe accru<br />

<strong>de</strong>s pauvres babouvistes <strong>de</strong> 1796 ; <strong>de</strong>s pauvres sismondiens <strong>de</strong><br />

1819 : <strong>de</strong>s sans propriété qui veulent la création d’<strong>un</strong>e propriété<br />

collective. Nous en sommes à ce sta<strong>de</strong> ; fixons-le, en ajoutant que<br />

le syndiqué contemporain appartient à <strong>de</strong>s partis politiques dont le<br />

<strong>de</strong>ssein est d’élargir la rupture sociale prévue, dans <strong>de</strong>s termes<br />

généraux, par Saint-Simon dès 1802, prévue avec plus <strong>de</strong><br />

précision par Sismondi en 1819. La massification ouvrière est<br />

arrivée à ce sta<strong>de</strong> où les ouvriers ont perdu leurs anciennes<br />

caractéristiques techniques : les individus sont désormais soumis à<br />

la plus stricte discipline d’ensemble. Ils ont à obéir à <strong>de</strong>s « mots<br />

d’ordre », formule employée couramment par les groupes. A la<br />

technique industrielle du taylorisme, du fordisme, à l’usine,<br />

correspond cette massification <strong>de</strong> la discipline révolutionnaire, hors<br />

<strong>de</strong> l’usine.<br />

Par ces mots j’arrive au moment <strong>de</strong> ma conférence que vous<br />

attendiez peut-être avec le plus <strong>de</strong> curiosité ; je m’excuse d’avoir<br />

p.111<br />

tant retardé ce moment, mais je <strong>de</strong>vais vous montrer la lente<br />

massification ouvrière, à l’appel <strong>de</strong> diverses idéologies politiques et<br />

sociales, sous la pression <strong>de</strong>s nécessités <strong>de</strong> la misère et <strong>de</strong> la<br />

technique ; je le <strong>de</strong>vais, pour que vous sentiez <strong>de</strong> quelle nature, et<br />

126


<strong>Pour</strong> <strong>un</strong> <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong><br />

aussi <strong>de</strong> quelle gran<strong>de</strong>ur, est la difficulté à laquelle se heurte<br />

aujourd’hui le problème <strong>de</strong> la liberté, le problème <strong>de</strong> la liberté <strong>de</strong><br />

penser et d’agir <strong>de</strong> l’individu dans <strong>un</strong>e société où les contraintes ne<br />

cessent <strong>de</strong> proliférer, au sein <strong>de</strong>s groupes professionnels et<br />

politiques <strong>de</strong> plus en plus sévèrement disciplinés.<br />

Nous <strong>de</strong>vrions dire, avant d’aller plus loin, que les employeurs<br />

qui, politiquement, s’appelaient au début libéraux, n’ont su, dans<br />

les débats <strong>de</strong> l’industrialisme mo<strong>de</strong>rne, que réprimer pénalement<br />

les efforts que faisaient les ouvriers pour améliorer leur situation<br />

en invoquant la liberté : à auc<strong>un</strong> moment, en dépit <strong>de</strong>s appels <strong>de</strong><br />

Saint-Simon tout particulièrement, et <strong>de</strong> son école, <strong>de</strong> ceux <strong>de</strong><br />

Sismondi et <strong>de</strong> Villermé, ils n’ont essayé <strong>de</strong> comprendre le sens <strong>de</strong><br />

ces efforts, c’est-à-dire les raisons <strong>de</strong> cette massification, pour<br />

rechercher si <strong>de</strong>s efforts que la plus dure répression n’arrivait pas<br />

à rompre ne répondaient pas à quelque nécessité intérieure plus<br />

forte que leur philosophie, à quelque ordre supérieur, à cet ordre<br />

que Saint-Simon prétendait nécessaire au bien <strong>de</strong> la civilisation ; à<br />

cet ordre qui résulterait <strong>de</strong> l’accession au plein « sociétariat » <strong>de</strong><br />

ces foules laborieuses qui vivaient dans la rébellion et la plus<br />

effroyable misère.<br />

Les employeurs n’ont pas voulu que les ouvriers usent <strong>de</strong> la<br />

liberté d’association. La liberté d’association, c’est <strong>un</strong>e liberté ; la<br />

dénier à <strong>de</strong>s millions d’êtres, c’était nier la liberté elle-même, cette<br />

faculté dont les employeurs proclamaient la légitimité rien qu’en<br />

s’intitulant libéraux. Là est le point tragique <strong>de</strong> l’histoire que je<br />

viens <strong>de</strong> vous narrer : la liberté, niée par ceux qui l’invoquaient<br />

sous le nom <strong>de</strong> laissez faire, laissez passer, va être niée par ceux<br />

qui, jusqu’alors, l’avaient invoquée, et invoquée en vain ; niée par<br />

ceux qui l’avaient invoquée si longtemps en vain.<br />

127


<strong>Pour</strong> <strong>un</strong> <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong><br />

A mesure que le régime industriel intensifiait sa production,<br />

partant la discipline du travail, par nécessité technique, à mesure<br />

que les ouvriers fortifiaient davantage leur discipline, c’est-à-dire<br />

p.112<br />

limitaient la liberté d’action <strong>de</strong> chac<strong>un</strong> pour augmenter la force<br />

<strong>de</strong> la masse, les théoriciens socialistes, les partis populaires,<br />

critiquaient les principes <strong>de</strong> 89 ; et <strong>de</strong> tous ces principes celui qui<br />

nous intéresse particulièrement le principe <strong>de</strong> liberté. Il est<br />

critiqué : à quoi sert-il d’invoquer <strong>un</strong> principe, disaient-ils, qui,<br />

sous <strong>de</strong> fallacieuses justifications économiques, n’avait jusqu’ici<br />

servi qu’à justifier l’inhumaine situation où ne cesse <strong>de</strong> se débattre<br />

la masse ouvrière ? Le principe <strong>de</strong> liberté <strong>de</strong>vient <strong>un</strong> ennemi ; et<br />

c’est à l’institution d’<strong>un</strong> pouvoir fort, au vote d’<strong>un</strong>e législation<br />

étroitement réglementaire, que tend la classe ouvrière, en la<br />

personne <strong>de</strong> ses théoriciens les plus aimés, Cabet, Louis Blanc,<br />

Buchez, Pierre Leroux. Un socialiste, dont la pensée reste bien<br />

intéressante, Vidal, travaillait en 1846 à réhabiliter l’idée <strong>de</strong><br />

pouvoir dans l’intérêt <strong>de</strong>s ouvriers, disait-il, dans l’intérêt même <strong>de</strong><br />

la liberté, ajoutait-il curieusement. Le père Lacordaire finira par<br />

lancer, du haut <strong>de</strong> la chaire <strong>de</strong> Notre-Dame, cette phrase qui, sous<br />

Louis-Philippe, répondait à ces vœux, à ces critiques, cette phrase<br />

qui les résumait avec éclat : la liberté opprime, l’autorité délivre.<br />

C’est <strong>un</strong>e histoire <strong>de</strong>s droits <strong>de</strong> l’homme que je <strong>de</strong>vrais faire ici,<br />

pour montrer leurs vicissitu<strong>de</strong>s au contact <strong>de</strong>s péripéties sociales<br />

du XIX e siècle industriel. Je me borne à ces brèves indications, en<br />

ajoutant que parmi tous les socialistes <strong>de</strong> cette époque, l’époque<br />

<strong>de</strong> la royauté citoyenne, <strong>un</strong> seul défendit la liberté, le principe <strong>de</strong><br />

la dignité humaine, Proudhon.<br />

Il y a lieu <strong>de</strong> faire connaître quelle est, en matière <strong>de</strong> lutte<br />

sociale, la théorie ouvrière sur les droits <strong>de</strong> l’individu : les ouvriers,<br />

128


<strong>Pour</strong> <strong>un</strong> <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong><br />

c’est-à-dire tous ceux qui ont droit au nom d’homo faber plébéien,<br />

le faber né autour <strong>de</strong> 1780, n’ont cessé <strong>de</strong> protester contre<br />

l’i<strong>de</strong>ntification du droit <strong>de</strong> l’<strong>un</strong> avec le droit <strong>de</strong> la masse. La liberté,<br />

selon les libéraux, doit être reconnue à l’<strong>un</strong> dans les mêmes<br />

conditions, avec les mêmes protections, qu’à tous, qu’à la<br />

majorité ; et c’est même dans la reconnaissance du droit <strong>de</strong> l’<strong>un</strong><br />

que Wal<strong>de</strong>ck-Rousseau, pendant la discussion <strong>de</strong> la loi <strong>de</strong> 1884 sur<br />

les syndicats, faisait consister la liberté. La liberté, c’était, à ses<br />

yeux, le droit inconditionné <strong>de</strong> l’<strong>un</strong> contre tous les autres <strong>un</strong>s. En<br />

poursuivant <strong>de</strong> leur vindicte les briseurs <strong>de</strong> grèves, les ja<strong>un</strong>es, les<br />

renards, p.113 tous ces <strong>un</strong>s wal<strong>de</strong>ckistes, les ouvriers groupés n’ont<br />

cessé d’affirmer <strong>un</strong>e pensée contraire, opinion qui sort <strong>de</strong> leur<br />

masse comme l’affirmation même <strong>de</strong> nécessités qui sont incluses<br />

dans le sentiment qu’ils ont <strong>de</strong> leur solidarité. Il n’est pas douteux<br />

que le vieux libéralisme est heurté par <strong>un</strong>e pareille thèse, et il ne<br />

cessera d’être heurté par elle, tant qu’il n’aura pas pris acte <strong>de</strong> la<br />

puissance qu’elle exprime.<br />

A la vérité, les libéraux, qui signalent dans les faits inspirés par<br />

cette idéologie <strong>de</strong>s offenses répétées à la liberté, n’ont, en réalité,<br />

jamais pratiqué la liberté, ainsi que l’a fait autrefois observer <strong>un</strong><br />

ingénieux libéral, Edouard Laboulaye. La gran<strong>de</strong> industrie,<br />

l’inhumaine industrie décrite par Sismondi et Villermé, il ne faut<br />

pas oublier qu’elle s’est installée sous le couvert <strong>de</strong> la liberté ; on<br />

ne doit pas l’oublier, ni oublier que sa terrible loi syndicale, la<br />

classe ouvrière l’a lentement élaborée et instituée pour lutter<br />

contre le traitement inhumain qui lui était infligé.<br />

Sans vouloir entrer dans le détail que présente cette<br />

difficulté, bornons-nous à constater en terminant qu’il existe <strong>un</strong><br />

massif né tout à la fois <strong>de</strong>s nécessités <strong>de</strong> la lutte ouvrière et <strong>de</strong><br />

129


<strong>Pour</strong> <strong>un</strong> <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong><br />

la technique mécanicienne ; et, ce massif, nous ne savons pas<br />

encore le manier. A la vérité, on a peu essayé <strong>de</strong> l’étudier sans<br />

parti pris et d’utiliser le peu que l’on connaît <strong>de</strong> lui sans <strong>un</strong><br />

même parti pris. Il est certain que la loi <strong>de</strong> 1884, en s’opposant<br />

<strong>de</strong> front, brutalement, sans nuances, à la psychologie <strong>de</strong> l’homo<br />

faber telle que l’histoire la révèle, a aggravé la difficulté. Nous<br />

sommes en présence d’<strong>un</strong> fait : le rassemblement <strong>de</strong>s hommes<br />

<strong>de</strong> la révolution industrielle. A ce fait, n’en doutons pas, est liée<br />

<strong>un</strong>e conception <strong>nouvel</strong>le <strong>de</strong> la liberté, que la classe ouvrière n’a<br />

pas encore trouvée, que le législateur républicain n’a pas<br />

davantage trouvée. Elle est à trouver ; et je veux croire que les<br />

remous qui agitent les syndicats révèlent les douleurs <strong>de</strong><br />

l’obscur enfantement <strong>de</strong> la règle que, il y a plus d’<strong>un</strong> siècle,<br />

cherchait déjà Saint-Simon et dont Proudhon a esquissé les<br />

premiers linéaments. Je n’ai juste que le temps <strong>de</strong> rappeler qu’il<br />

a écrit <strong>de</strong> très belles pages où il a essayé <strong>de</strong> montrer qu’<strong>un</strong>e<br />

philosophie pourrait trouver dans le social lui-même les éléments<br />

d’<strong>un</strong>e <strong>nouvel</strong>le conception <strong>de</strong> la liberté.<br />

p.114<br />

La science, avec son infatigable inventivité, la technique<br />

avec son infatigable ingéniosité, ont suscité dans l’esprit <strong>de</strong>s<br />

hommes <strong>de</strong> notre ère <strong>un</strong>e insatisfaction et <strong>un</strong>e curiosité qui peut-<br />

être, peu à peu, détendront les liens <strong>de</strong> la discipline : qui sait,<br />

peut-être <strong>un</strong> jour nous sentirons-nous moins asservis<br />

qu’aujourd’hui à la technique et à la discipline massive, en étant<br />

constamment excités à vouloir autre chose, <strong>un</strong> mieux. Le<br />

sociologue belge Dupréel a formulé dans ce sens <strong>de</strong>s vues très<br />

intéressantes, pleines d’espoir. Travaillons donc à nous adapter à<br />

cet esprit d’instabilité et <strong>de</strong> diversité qui paraît être <strong>un</strong> <strong>de</strong>s<br />

caractères propres <strong>de</strong> nos sociétés mues par <strong>de</strong>s savoirs et <strong>de</strong>s<br />

130


<strong>Pour</strong> <strong>un</strong> <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong><br />

techniques, <strong>de</strong>s hypothèses et <strong>de</strong>s commodités en perpétuelle<br />

transformation. N’y a-t-il pas quelques lueurs <strong>de</strong> ce côté ?<br />

Je veux terminer sur cet espoir, après avoir parcouru avec vous<br />

le douloureux chemin <strong>de</strong> la misère mécanicienne.<br />

@<br />

131


p.115<br />

<strong>Pour</strong> <strong>un</strong> <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong><br />

HENRI LEFEBVRE<br />

L’HOMME DES RÉVOLUTIONS<br />

POLITIQUES ET SOCIALES 1<br />

Karl Marx a placé au centre <strong>de</strong> sa pensée, c’est-à-dire au<br />

cour <strong>de</strong> la pensée révolutionnaire mo<strong>de</strong>rne, <strong>un</strong>e notion aussi<br />

profon<strong>de</strong> que <strong>nouvel</strong>le, aussi précise que concrète : la notion <strong>de</strong><br />

l’homme total.<br />

Jusqu’à Marx, la notion <strong>de</strong> totalité était restée <strong>un</strong>e notion<br />

métaphysique, spéculative, abstraite, autant chez Hegel que chez<br />

Spinoza. Il s’agissait <strong>de</strong> totalité cosmique, non <strong>de</strong> totalité humaine.<br />

Quant à l’homme total, considéré comme individu réalisé,<br />

historiquement réalisé, il apparaissait seulement à titre tout à fait<br />

exceptionnel. Peut-être même ne pouvait-on en citer que quelques<br />

exemples : Léonard <strong>de</strong> Vinci, Gœthe. Si bien que l’idée <strong>de</strong> l’homme<br />

total risquait <strong>de</strong> rester <strong>un</strong>e sorte <strong>de</strong> thème idéaliste, abstrait,<br />

utopique, <strong>un</strong>e sorte <strong>de</strong> rêve, <strong>de</strong> modèle inaccessible pour les<br />

individus réels.<br />

Cette notion <strong>de</strong> l’homme total n’est pas, comme on pourrait le<br />

penser, <strong>un</strong>e définition philosophique abstraite <strong>de</strong> l’homme, ou <strong>un</strong>e<br />

définition apportée par <strong>de</strong>s spécialistes <strong>de</strong> la philosophie cette<br />

notion <strong>de</strong> l’homme total ne correspond ni à l’idée confuse d’<strong>un</strong>e<br />

<strong>un</strong>iversalité humaine, ni à celle d’<strong>un</strong>e <strong>un</strong>ité idéale <strong>de</strong>s<br />

connaissances p.116 ou <strong>de</strong>s pouvoirs <strong>de</strong> l’homme ; je cite, en ce<br />

moment, les termes du manifeste joint aux invitations à cette série<br />

1 Conférence du 5 septembre 1949.<br />

132<br />

@


<strong>Pour</strong> <strong>un</strong> <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong><br />

d’Entretiens sur « l’<strong>humanisme</strong> nouveau ». Elle ne correspond<br />

enfin, ni à <strong>un</strong> concept non historique et non fondé <strong>de</strong> je ne sais<br />

quelle fin ou <strong>de</strong> je ne sais quelle formation <strong>de</strong> l’homme, <strong>de</strong> je ne<br />

sais quel accomplissement futur. Il s’agit d’<strong>un</strong>e notion<br />

essentiellement réaliste et concrète, bien que, pour la dégager, il<br />

faille <strong>un</strong>e analyse sérieuse, minutieuse et <strong>un</strong>e prise <strong>de</strong> conscience<br />

<strong>de</strong>s possibilités actuelles <strong>de</strong> l’être humain.<br />

Je me reporte, ici, aux premiers écrits philosophiques <strong>de</strong> Marx,<br />

à ce fameux manuscrit économico-philosophique <strong>de</strong> 1844, dont j’ai<br />

eu, à maintes reprises, l’occasion <strong>de</strong> montrer l’importance et celle<br />

<strong>de</strong> sa pensée directrice, qui parcourt, traverse tous les écrits<br />

économiques, politiques <strong>de</strong> Marx, jusqu’au Capital lui-même ;<br />

écrits encore hégéliens, mais déjà profondément révolutionnaires.<br />

Dans le manuscrit <strong>de</strong> 1844, Marx montre d’abord — et je<br />

m’excuse <strong>de</strong> faire allusion à <strong>de</strong>s thèses <strong>un</strong> peu abstraites <strong>de</strong> la<br />

philosophie, mais c’est essentiel — l’erreur <strong>de</strong> la philosophie<br />

traditionnelle. La métaphysique a traditionnellement séparé la<br />

nature et l’homme, elle leur a affecté, pour ainsi dire, <strong>de</strong>ux<br />

domaines séparés ou <strong>de</strong>ux sphères distinctes <strong>de</strong> réalités. La<br />

métaphysique traditionnelle a dissocié, d’<strong>un</strong> côté, la nature avec<br />

ses lois, et, <strong>de</strong> l’autre, l’homme avec sa liberté. Or, Marx a montré<br />

que ce dualisme était dépourvu <strong>de</strong> sens et <strong>de</strong> vérité. La liberté<br />

humaine est <strong>un</strong>e liberté conquise, elle consiste d’abord<br />

essentiellement en son pouvoir sur la nature (sur la nature hors <strong>de</strong><br />

lui, et sur sa propre nature). Il y a <strong>un</strong>e <strong>un</strong>ité dialectique homme-<br />

nature ; l’homme lutte contre la nature, mais sans se détacher<br />

d’elle. Il se forme au cours <strong>de</strong> cette lutte, et il se change lui-<br />

même ; il se transforme en transformant la nature. Producteur,<br />

créateur, l’être humain est aussi le produit <strong>de</strong> sa propre activité.<br />

133


<strong>Pour</strong> <strong>un</strong> <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong><br />

La liberté ne peut donc se définir par <strong>un</strong>e sorte d’évasion hors <strong>de</strong><br />

la nature et hors <strong>de</strong> la réalité. Elle ne peut se poser, ou se nier<br />

d’<strong>un</strong> bloc. Le « tout ou rien » n’a pas <strong>de</strong> sens ici. La liberté <strong>de</strong><br />

l’homme se conquiert historiquement, pratiquement, socialement.<br />

Il y a <strong>de</strong>s <strong>de</strong>grés successifs <strong>de</strong> cette liberté dont le plus élevé,<br />

actuellement p.117 concevable, s’atteindra dans la société où la<br />

technique mo<strong>de</strong>rne déploiera toutes ses possibilités : dans la<br />

société comm<strong>un</strong>iste.<br />

Étudiant ensuite, toujours dans le même texte, le<br />

développement social, prodigieusement riche et complexe, <strong>de</strong><br />

l’être humain, Marx a remarqué <strong>un</strong> ensemble <strong>de</strong> faits d’<strong>un</strong>e<br />

importance capitale, je parle d’<strong>un</strong> ensemble <strong>de</strong> faits, et non d’<strong>un</strong>e<br />

interprétation <strong>de</strong> ces faits, bien que ces faits impliquent, ou<br />

expliquent, <strong>un</strong> développement social <strong>de</strong> l’homme ; il n’y a rien là<br />

qu’<strong>un</strong>e série <strong>de</strong> constatations positives, nous avons affaire à <strong>un</strong>e<br />

série <strong>de</strong> faits historiques, à l’histoire naturelle <strong>de</strong> l’homme, qui,<br />

selon <strong>un</strong>e formule <strong>de</strong> Marx, coïnci<strong>de</strong>nt avec son histoire sociale.<br />

Ces faits sont les suivants, à la fois très simples et très<br />

importants : les organes, les fonctions naturelles, les sens <strong>de</strong> l’être<br />

humain se transforment au cours <strong>de</strong> son développement social et<br />

historique. Ils s’enrichissent en <strong>de</strong>venant les supports naturels<br />

d’activités proprement humaines : <strong>de</strong>s pouvoirs <strong>de</strong> l’homme. Ainsi<br />

les sens, dans l’acception la plus ordinaire du terme : l’œil,<br />

l’oreille, la main ; ainsi l’acte physiologique <strong>de</strong> manger ou <strong>de</strong> boire,<br />

qui <strong>de</strong>vient le support d’actes qui sont proprement humains ; ainsi<br />

encore la fonction organique et physiologique <strong>de</strong> reproduction.<br />

Au sens physiologique s’ajoute la signification humaine, le sens<br />

esthétique et, cela, inséparablement. C’est ainsi que, dans l’art,<br />

dans la peinture, tout ce que perçoit l’œil, l’œil formé, l’œil<br />

134


<strong>Pour</strong> <strong>un</strong> <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong><br />

façonné, cultivé dans la vie sociale, tout ce qu’il saisit dans la<br />

nature <strong>de</strong>vient, suivant <strong>un</strong>e formule magnifique <strong>de</strong> Marx, « joie<br />

que l’homme se donne à lui-même ». Ce qui est <strong>un</strong>e assez belle<br />

définition <strong>de</strong> l’art. <strong>Pour</strong> prendre <strong>un</strong> exemple moins abstrait, plus<br />

simple, je pourrais vous montrer comment, dans les sports, les<br />

activités spontanées, animales, physiologiques, musculaires <strong>de</strong><br />

l’homme se transforment également en activités et pouvoirs<br />

proprement humains. C’est cette transformation profon<strong>de</strong> <strong>de</strong> l’être<br />

naturel, <strong>de</strong> l’homme, par sa vie sociale, que Marx appelle<br />

appropriation, par l’homme, <strong>de</strong> la nature (et <strong>de</strong> sa propre nature).<br />

Cette appropriation, par l’homme, <strong>de</strong> la nature développe <strong>un</strong> être,<br />

l’être humain, donné naturellement comme <strong>un</strong>e <strong>un</strong>ité organique.<br />

Elle gar<strong>de</strong> donc, au cours du développement social et historique,<br />

<strong>un</strong> certain caractère p.118 d’<strong>un</strong>ité, <strong>de</strong> totalité, et, cependant, autre<br />

aspect essentiel <strong>de</strong> la question, cette <strong>un</strong>ité et cette totalité du<br />

développement <strong>de</strong> l’homme au cours <strong>de</strong> son histoire sociale, cette<br />

<strong>un</strong>ité, cette totalité sont brisées. Non seulement les activités et les<br />

pouvoirs distincts échoient à <strong>de</strong>s êtres humains différents, mais<br />

ces activités se séparent, elles arrivent à s’ignorer<br />

réciproquement ; plus encore : <strong>de</strong> nombreux individus humains<br />

sont exclus <strong>de</strong> telle ou telle activité, per<strong>de</strong>nt ou ignorent tel ou tel<br />

pouvoir qui pourrait leur appartenir, qu’ils pourraient s’approprier.<br />

Puisque j’ai pris comme exemples l’art et le sport, il n’est que trop<br />

facile <strong>de</strong> montrer en quoi consiste cette rupture, cette brisure du<br />

développement humain. La peinture est-elle appropriation, <strong>un</strong>e<br />

joie <strong>un</strong>iverselle que l’homme se donne à lui-même à travers les<br />

formes et les couleurs ? Nous savons, et nous ne savons que trop,<br />

qu’elle est <strong>de</strong>venue, <strong>de</strong> nos jours, <strong>un</strong>e espèce <strong>de</strong> secret technique<br />

réservé à <strong>de</strong>s spécialistes et à <strong>de</strong>s initiés. Le sport ? Mais dans la<br />

135


<strong>Pour</strong> <strong>un</strong> <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong><br />

plupart <strong>de</strong>s villes, j’ai pu voir combien d’hommes, combien <strong>de</strong><br />

femmes ignorent ces joies, ces pouvoirs que l’être humain peut<br />

créer en lui à partir <strong>de</strong> son corps. Plus : j’ai vu en France — je<br />

connais très mal la Suisse à <strong>un</strong>e gran<strong>de</strong> échelle, <strong>un</strong> phénomène<br />

bizarre : ce qu’on appelle en France, dans le langage sportif — je<br />

ne sais pas comment on les appelle en Suisse — les supporters. Ce<br />

sont <strong>de</strong>s gens qui viennent applaudir <strong>de</strong>s ve<strong>de</strong>ttes, <strong>de</strong>s célébrités<br />

d’<strong>un</strong> sport qu’ils n’ont jamais pratiqué eux-mêmes.<br />

Ce sont là <strong>de</strong>s faits extrêmement concrets et précis, ce ne sont<br />

pas <strong>de</strong>s abstractions. Ils donnent <strong>un</strong>e signification très précise et<br />

concrète — j’insiste beaucoup sur ce point, parce que la pensée<br />

marxiste ne se situe jamais dans l’abstraction — ils donnent <strong>un</strong>e<br />

signification précise et concrète à ce que Marx appelle : l’aliénation<br />

<strong>de</strong> l’homme. L’être humain est privé <strong>de</strong> ses possibilités, mystifié,<br />

dupé, frustré, irréalisé, arraché à lui-même. C’est son aliénation.<br />

Dans ses premières œuvres notamment, Marx a analysé et<br />

démasqué les multiples formes <strong>de</strong> l’aliénation. Tableau génial qui<br />

date déjà d’<strong>un</strong> siècle, et dont auc<strong>un</strong> trait n’a vieilli. J’en cite, au<br />

hasard, quelques-<strong>un</strong>s : aliénation, la solitu<strong>de</strong> et le sentiment <strong>de</strong> la<br />

solitu<strong>de</strong>, puisque l’homme est essentiellement <strong>un</strong> être social ; mais<br />

p.119<br />

aliénation, aussi, la vie <strong>de</strong>s masses, où les individus restent<br />

sans individualité, sans liberté véritable, à la fois opprimés et<br />

indifférenciés ; aliénation <strong>de</strong> l’homme, sur <strong>un</strong> autre plan, le<br />

pouvoir <strong>de</strong> l’argent, puisque <strong>un</strong>e chose, l’argent (produit <strong>de</strong><br />

certaines activités humaines, ou signe abstrait <strong>de</strong> tous les produits<br />

<strong>de</strong> l’activité humaine) prend l’apparence d’<strong>un</strong>e réalité<br />

indépendante, d’<strong>un</strong>e puissance extérieure à l’homme, arrache<br />

l’homme à lui-même, et simplifie tous les besoins en <strong>un</strong> besoin<br />

<strong>un</strong>ique : le besoin d’argent. Enfin, pour abréger et pour faire<br />

136


<strong>Pour</strong> <strong>un</strong> <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong><br />

allusion à certains traits <strong>de</strong> notre époque, je dirai : aliénation <strong>de</strong><br />

l’homme, ce fait qu’aujourd’hui, au moment où <strong>de</strong>s possibilités<br />

illimitées se manifestent (les possibilités <strong>de</strong> la technique, les<br />

possibilités du pouvoir <strong>de</strong> l’homme sur la nature), les masses se<br />

mettent en mouvement parce qu’elles réclament le bonheur et la<br />

réalisation <strong>de</strong> ces possibilités ; aliénation, le fait que ce temps soit<br />

précisément le temps <strong>de</strong>s gran<strong>de</strong>s douleurs, <strong>de</strong>s crises, <strong>de</strong>s<br />

guerres, et aussi le temps où on arrive, dans les formes <strong>de</strong> la<br />

culture, <strong>de</strong> l’art, dans la littérature, à l’abjection. Ainsi, l’homme<br />

comme totalité — l’homme total en formation — a été brisé et<br />

reste encore brisé par <strong>de</strong>s contradictions et <strong>de</strong>s conflits qu’il lui<br />

faut dépasser.<br />

<strong>Pour</strong> bien saisir cette théorie <strong>de</strong> l’aliénation, sur le plan <strong>de</strong> la<br />

philosophie, il faut clairement distinguer <strong>de</strong>ux choses : d’<strong>un</strong> côté,<br />

l’enrichissement, la différenciation <strong>de</strong>s activités humaines, la<br />

division du travail, en tant qu’elle crée <strong>de</strong>s activités<br />

complémentaires les <strong>un</strong>es <strong>de</strong>s autres, et, d’autre part, la rupture,<br />

la séparation entre ces activités ; souvent l’<strong>un</strong> <strong>de</strong>s faits masque<br />

l’autre. L’aliénation <strong>de</strong> l’homme ne consiste pas dans le fait que<br />

<strong>de</strong>s activités différenciées échoient à <strong>de</strong>s individus différents, mais<br />

dans le fait que certains individus soient exclus, à l’avance, <strong>de</strong><br />

certaines activités et que, par cela même ces activités <strong>de</strong>viennent<br />

étrangères, impénétrables, parfois incompréhensibles les <strong>un</strong>es aux<br />

autres.<br />

Quelle est la base, le fon<strong>de</strong>ment <strong>de</strong> cette aliénation ? Marx l’a<br />

montré : le fon<strong>de</strong>ment <strong>de</strong> l’aliénation humaine, c’est la propriété<br />

privée. Plus exactement : la propriété <strong>de</strong>s moyens <strong>de</strong> production.<br />

J’insiste sur <strong>un</strong>e distinction, élémentaire pour les marxistes, mais<br />

qui n’est pas forcément connue <strong>de</strong> ceux qui ne sont pas<br />

137


<strong>Pour</strong> <strong>un</strong> <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong><br />

marxistes : p.120 il ne s’agit pas du tout <strong>de</strong> la propriété privée <strong>de</strong>s<br />

biens <strong>de</strong> consommation, mais <strong>de</strong> la propriété privée <strong>de</strong>s moyens<br />

<strong>de</strong> production, avec ses conséquences inévitables, notamment la<br />

dissociation <strong>de</strong> la société en classes. L’appropriation <strong>de</strong> la nature,<br />

par l’homme, n’a pas <strong>de</strong> plus grand ennemi que la propriété<br />

privée. Ce sont là les grands ennemis <strong>de</strong> l’histoire, les grands<br />

antagonistes <strong>de</strong> l’histoire considérée comme histoire <strong>de</strong> l’homme.<br />

En <strong>de</strong>hors même <strong>de</strong> ses conséquences économiques, sociales,<br />

politiques, le seul sentiment <strong>de</strong> la propriété privée suffirait à<br />

aliéner l’humain et à briser l’<strong>un</strong>ité <strong>de</strong> l’homme total. Marx a écrit :<br />

« La propriété privée nous rend si bornés qu’<strong>un</strong> objet n’est nôtre<br />

que lorsque nous le possédons. La place <strong>de</strong> tous les sentiments<br />

physiques et moraux a été occupée par le sentiment <strong>de</strong> la<br />

possession... L’essence humaine <strong>de</strong>vait tomber dans cette<br />

pauvreté absolue pour pouvoir faire naître d’elle-même toute sa<br />

richesse. » Et cependant, malgré sa dispersion, malgré cette<br />

dissociation, ces conflits internes, sa multiple aliénation, l’homme<br />

total ne peut pas être brisé définitivement. Son <strong>de</strong>venir, son<br />

enrichissement, sa formation continuent ; <strong>un</strong>e <strong>un</strong>ité subsiste.<br />

<strong>Pour</strong>quoi ? C’est que le travail reste <strong>un</strong> processus total. Nous<br />

n’entendons pas, par là, le travail individuel, le travail considéré<br />

comme tâche, comme peine, comme temps <strong>de</strong> labeur accompli<br />

pour <strong>un</strong> salaire. Non, ce n’est pas cela. Marx et les marxistes<br />

enten<strong>de</strong>nt, par là, le travail social, considéré dans son ensemble,<br />

le processus social <strong>de</strong> production. Le travail et le travailleur sont<br />

aliénés dès que le travailleur <strong>de</strong>vient <strong>un</strong> instrument du travail lui-<br />

même, et dès que son travail <strong>de</strong>vient <strong>un</strong> moyen <strong>de</strong> profit pour<br />

celui qui possè<strong>de</strong> les moyens <strong>de</strong> production. Mais malgré cela,<br />

jusque dans la société capitaliste, le travail social, pris comme<br />

138


<strong>Pour</strong> <strong>un</strong> <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong><br />

ensemble, impliquant à la fois la nature et l’action sur la nature, la<br />

technique, le travail matériel, le travail intellectuel <strong>de</strong>s techniciens,<br />

tout cet ensemble constitue encore <strong>un</strong>e <strong>un</strong>ité et <strong>un</strong>e totalité. Cette<br />

<strong>un</strong>ité et cette totalité, l’aliénation, jusque dans les pires conditions<br />

du capitalisme, n’arrive pas à la briser. Voilà pourquoi, dans le<br />

travail et par les travailleurs, et par eux seuls, l’homme total<br />

persiste, subsiste, peut se retrouver, se reconstituer, continuer son<br />

développement.<br />

p.121<br />

Ce n’est pas, et j’insiste beaucoup sur ce point, parce que<br />

le travail aurait <strong>un</strong> côté moral, ce n’est pas, ou pas seulement,<br />

parce que le travailleur resterait <strong>un</strong> être sain, non corrompu,<br />

proche <strong>de</strong> la nature ; ce sont là <strong>de</strong>s appréciations partiellement<br />

vraies, partiellement fausses, mais qui passent à côté <strong>de</strong> la notion<br />

qu’apporte le marxisme. La notion du travail, dans la pensée<br />

marxiste, et son rapport avec la notion fondamentale <strong>de</strong> l’homme<br />

total, ne se comprennent que si l’on apprend à envisager le travail<br />

<strong>de</strong> façon <strong>nouvel</strong>le et objectivement vraie : comme pratique sociale,<br />

comme travail social et comme action collective sur la nature.<br />

Ce contenu substantiel <strong>de</strong> la notion <strong>de</strong> l’homme empêche<br />

l’<strong>humanisme</strong> marxiste <strong>de</strong> se perdre dans <strong>de</strong>s considérations<br />

vagues et sentimentales. Il le distingue nettement <strong>de</strong>s variétés<br />

abstraites et <strong>de</strong>s nuances abstraites ou sentimentales <strong>de</strong><br />

l’<strong>humanisme</strong>. Il l’oppose même à ces variétés. En fait, les autres<br />

humanistes et nous l’avons tous constaté au cours <strong>de</strong> ces<br />

entretiens — ont bien <strong>de</strong> la peine à définir leur <strong>humanisme</strong>. Il<br />

arrive même que dans ces recherches sur l’<strong>humanisme</strong>, on passe<br />

curieusement d’<strong>un</strong>e définition philosophique, métaphysique,<br />

abstraite, <strong>de</strong> l’homme, à <strong>un</strong>e définition contestable parce qu’elle<br />

est purement politique.<br />

139


<strong>Pour</strong> <strong>un</strong> <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong><br />

M. Etienne Gilson, dont la présence avait été annoncée et qui<br />

n’est pas venu à ces Entretiens — je le regrette — a publié, il y a<br />

trois semaines environ, <strong>un</strong> très curieux article, dans le journal Le<br />

Mon<strong>de</strong>, que j’aurais été heureux <strong>de</strong> discuter avec lui, parce qu’il<br />

s’agit <strong>de</strong> l’<strong>humanisme</strong> nouveau. Mais cet <strong>humanisme</strong> nouveau est<br />

présenté dans <strong>un</strong> article qui s’appelle : L’homme <strong>de</strong> Strasbourg<br />

(homo strasburgensis). Je ne sais pas très bien ce que c’est que<br />

l’homo strasburgensis ; c’est <strong>un</strong>e définition politique <strong>de</strong> l’homme.<br />

Et c’est d’autant plus regrettable que M. Etienne Gilson est <strong>un</strong><br />

philosophe authentique et que j’aurais eu plaisir à polémiquer avec<br />

lui. Mais, lorsqu’il parle <strong>de</strong> l’homo strasburgensis, il en abandonne<br />

la définition à quelqu’<strong>un</strong> dont je ne savais pas que c’était <strong>un</strong><br />

illustre penseur : à M. Pierre-Henri Teitgen !<br />

Une expression, qui tend à <strong>de</strong>venir courante, me paraît<br />

particulièrement équivoque : certains parlent actuellement <strong>de</strong><br />

l’« homme tout entier ». Cette formule tend, en fait, à porter à<br />

l’absolu p.122 l’homme et l’humain d’<strong>un</strong>e certaine époque et d’<strong>un</strong><br />

certain moment, la nôtre L’« homme tout entier », ce serait<br />

l’homme <strong>de</strong> nos jours, et chac<strong>un</strong> en choisirait à sa guise et selon<br />

ses préférences secrètes, autour <strong>de</strong> lui, ou même en lui, le<br />

modèle. On néglige, ainsi, non seulement les progrès, mais le<br />

re<strong>nouvel</strong>lement, les bonds en avant que peut faire l’homme<br />

mo<strong>de</strong>rne. On oublie que l’homme total se forme, qu’il se réalise au<br />

cours d’<strong>un</strong>e histoire. On oublie surtout que l’homme, au cours <strong>de</strong><br />

cette histoire, a déjà dû perdre certaines parts <strong>de</strong> lui-même, et <strong>de</strong>s<br />

parts qui, quelquefois, lui tenaient beaucoup à cœur, encore<br />

qu’elles fussent plus négatives que positives. Je fais allusion à<br />

toutes les apparences, à toutes les illusions, à toutes les erreurs<br />

idéologiques qu’il a fallu laisser en route au cours <strong>de</strong> ce long et dur<br />

140


<strong>Pour</strong> <strong>un</strong> <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong><br />

cheminement <strong>de</strong> l’homme. Ces erreurs, quelquefois, restent<br />

mêlées à la vie. Je pense à l’homme <strong>de</strong>s magies et <strong>de</strong>s mythes.<br />

<strong>Pour</strong> découvrir et pour réaliser sa puissance sur la nature, l’homme<br />

a dû se débarrasser <strong>de</strong>s magies. Qui sait s’il ne doit pas, comme le<br />

disait <strong>un</strong> philosophe que je n’aime pas énormément, mais qui,<br />

quelquefois, avait du bon sens, et qui s’appelait Auguste Comte,<br />

qui sait s’il ne doit pas encore sortir <strong>de</strong> la pério<strong>de</strong> métaphysique et<br />

théologique ? Qui sait ce qu’il reste <strong>de</strong> magie et <strong>de</strong> mythe dans nos<br />

systèmes théologiques et métaphysiques ? Toujours est-il que<br />

l’homme doit dépasser quelque chose <strong>de</strong> lui-même et que<br />

lorsqu’on parle <strong>de</strong> l’« homme tout entier », qui serait l’homme <strong>de</strong><br />

nos jours, on oublie ce fait fondamental <strong>de</strong> l’histoire.<br />

Enfin, cette notion vague, cette notion sentimentale <strong>de</strong><br />

l’« homme tout entier », abrite ou, du moins, peut abriter, toutes<br />

les confusions. Elle aboutit, ou du moins peut aboutir, à <strong>un</strong>e<br />

éthique <strong>de</strong> l’homme moyen, à <strong>un</strong>e sorte d’apologie <strong>de</strong> l’homme<br />

quelconque. C’est en Italie que la formule a fait recette : l’uomo<br />

qual<strong>un</strong>que, l’homme quelconque. Cela prend <strong>de</strong>s allures<br />

d’<strong>humanisme</strong> ; mais c’est <strong>un</strong>e caricature, <strong>un</strong>e mystification <strong>de</strong><br />

l’homme total. Un bond décisif dans la réalisation <strong>de</strong> l’homme total<br />

est accompli par la révolution totale, celle qui supprime<br />

complètement l’exploitation et l’oppression <strong>de</strong> l’homme par<br />

l’homme, celle qui supprime les classes, la révolution que seule<br />

peut accomplir la classe ouvrière, le p.123 prolétariat. Et pourquoi<br />

cela ? Mais parce que le prolétaire est l’homme en qui s’affirme la<br />

puissance <strong>de</strong> l’homme, en qui s’affirme le pouvoir <strong>de</strong> l’homme <strong>de</strong><br />

se créer, par son travail et son action, et parce qu’en même temps<br />

c’est dans le prolétaire, dans l’ouvrier mo<strong>de</strong>rne, et en lui, que<br />

l’aliénation <strong>de</strong> l’homme est poussée le plus loin. C’est trop souvent<br />

141


<strong>Pour</strong> <strong>un</strong> <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong><br />

en lui, s’il ne le reconquiert pas par sa lutte et son action, que<br />

l’humain est détruit et nié, c’est parce que le travailleur participe<br />

directement, immédiatement, consciemment, ou d’<strong>un</strong>e façon qui<br />

peut <strong>de</strong>venir consciente, au processus social <strong>de</strong> production ; c’est<br />

parce que le travail se présente pour lui sous <strong>un</strong> double aspect<br />

contradictoire : d’<strong>un</strong> côté, travail concret, créateur, productif, et,<br />

<strong>de</strong> l’autre, travail abstrait, temps <strong>de</strong> travail, force <strong>de</strong> travail vendus<br />

aux capitalistes pour <strong>un</strong> salaire, travail <strong>de</strong>venu simple moyen <strong>de</strong><br />

subsistance ; contradiction profon<strong>de</strong> qui le pousse,<br />

nécessairement, à prendre conscience <strong>de</strong> sa situation, qui le<br />

pousse à en sortir et à la dépasser, à réaliser toutes ses<br />

possibilités. <strong>Pour</strong> le prolétaire mo<strong>de</strong>rne, le travail est à la fois le<br />

moyen <strong>de</strong> son exploitation par le capitaliste et le moyen <strong>de</strong> sa<br />

libération du capitalisme.<br />

Ainsi, au lieu <strong>de</strong> partir d’<strong>un</strong>e proposition métaphysique, ou<br />

d’<strong>un</strong>e définition abstraite, nous partons, avec Marx, d’<strong>un</strong>e analyse<br />

concrète <strong>de</strong> faits historiques et pratiques. L’homme total se réalise<br />

historiquement à travers <strong>un</strong>e suite <strong>de</strong> séparations, d’oppositions,<br />

<strong>de</strong> conflits, <strong>de</strong> contradictions, qu’il faut dépasser ou surmonter, et<br />

cela non pas par <strong>de</strong>s pensées, mais par <strong>de</strong>s actes qui seront — pas<br />

toujours, mais fréquemment — <strong>de</strong>s actes révolutionnaires. <strong>Pour</strong><br />

bien comprendre la pensée humaniste <strong>de</strong> Marx et <strong>de</strong>s marxistes, il<br />

faut <strong>un</strong> peu suivre la série <strong>de</strong> ces grands déchirements qui ont<br />

aliéné l’humain, sans pouvoir le dissocier complètement (car cela<br />

eût été la perte <strong>de</strong> l’homme).<br />

Je vais donc, très brièvement, esquisser le tableau historique <strong>de</strong><br />

ces contradictions, en soulignant, en répétant sans cesse que ces<br />

déchirements <strong>de</strong> l’humain ont été nécessaires, inévitables, qu’ils<br />

ont été, au cours <strong>de</strong> l’histoire, par certains côtés <strong>de</strong>s progrès, et,<br />

142


<strong>Pour</strong> <strong>un</strong> <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong><br />

par d’autres, <strong>de</strong>s négations et <strong>de</strong>s régressions. Engels, dans son<br />

livre sur Les origines <strong>de</strong> la propriété, <strong>de</strong> la famille et <strong>de</strong> l’État, p.124<br />

a montré que les premiers grands progrès économiques —<br />

l’élevage, l’agriculture fixée au sol — ont eu <strong>de</strong>s résultats et <strong>de</strong>s<br />

conséquences historiques importants : non seulement la propriété<br />

du sol, mais <strong>un</strong> fait qui a constitué <strong>un</strong>e régression immense et <strong>un</strong><br />

déchirement <strong>de</strong> l’humain : l’histoire économique a commencé par<br />

la défaite <strong>de</strong>s femmes. Reléguées dans les travaux ménagers,<br />

souvent cloîtrées dans le gynécée, il s’en est suivi <strong>un</strong>e séparation<br />

<strong>de</strong> l’homme et <strong>de</strong> la femme, <strong>un</strong>e distance, distance spirituelle, si<br />

vous voulez l’appeler ainsi, souvent infranchissable entre eux, et<br />

<strong>un</strong> malentendu, qui est parfois <strong>de</strong>venu <strong>un</strong> abîme. Ce n’est pas le<br />

sexe qui sépare, ni l’enfant — au contraire —, c’est l’exclusion <strong>de</strong><br />

la femme d’<strong>un</strong>e partie ou <strong>de</strong> toutes les fonctions sociales. Le<br />

mon<strong>de</strong> mo<strong>de</strong>rne a commencé, à peine, à surmonter ce<br />

déchirement <strong>de</strong> l’humain ; il ne sera tout à fait surmonté que dans<br />

la société socialiste et comm<strong>un</strong>iste.<br />

Il serait passionnant <strong>de</strong> suivre, au cours <strong>de</strong> l’histoire et <strong>de</strong> la<br />

littérature, les innombrables mythes et fabulations construits sur le<br />

thème <strong>de</strong> l’amour, et <strong>de</strong> montrer que ces mythes et ces<br />

fabulations ont exprimé, non pas <strong>un</strong> accomplissement, mais <strong>un</strong>e<br />

immense insatisfaction, insatisfaction qu’ils ont traduite et<br />

masquée et compensée sur le plan esthétique — je dis compensée,<br />

car les mythes n’ont jamais résolu <strong>un</strong> problème réel. Nous ne<br />

savons pas encore très bien à quel point l’absence <strong>de</strong> la femme, ou<br />

sa présence seulement mythique et abstraite ont pesé sur les<br />

civilisations passées les plus gran<strong>de</strong>s. On nous a admirablement<br />

parlé <strong>de</strong> l’<strong>humanisme</strong> classique ou gréco-latin, mais je <strong>de</strong>man<strong>de</strong> à<br />

ceux qui en ont parlé, pourquoi ils n’ont pas montré les limites <strong>de</strong><br />

143


<strong>Pour</strong> <strong>un</strong> <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong><br />

cet <strong>humanisme</strong>, les tares qui lui sont venues <strong>de</strong> ce fait que je<br />

souligne : l’absence <strong>de</strong> la femme. Je n’ai pas besoin d’insister sur<br />

les humanistes, on n’a qu’à se reporter à Platon ! Je me <strong>de</strong>man<strong>de</strong><br />

même jusqu’à quel point la théorie <strong>de</strong> la femme pécheresse ne<br />

continue pas à peser sur le christianisme en général, et, plus<br />

particulièrement, sur le catholicisme. Quoi qu’il en soit, il y a eu,<br />

historiquement, oppression, exploitation <strong>de</strong> la femme, plus ou<br />

moins gravement, suivant les faits ; et, à ceux qui trouveraient<br />

abstraite ou incompréhensible la notion <strong>de</strong> la lutte <strong>de</strong> classes, je<br />

rappellerai p.125 qu’en <strong>un</strong> sens, en <strong>un</strong> sens seulement, la première,<br />

la plus obscure, la plus dure forme <strong>de</strong> la lutte <strong>de</strong> classes a été,<br />

peut-être, le combat <strong>de</strong>s sexes auquel ce n’est certainement pas la<br />

civilisation bourgeoise qui a mis fin.<br />

Une <strong>de</strong>uxième gran<strong>de</strong> séparation historique amenant <strong>un</strong><br />

déchirement dans l’être humain, <strong>un</strong>e séparation profon<strong>de</strong> entre les<br />

hommes, fut la séparation <strong>de</strong> la ville et <strong>de</strong> la campagne. Des mo<strong>de</strong>s<br />

<strong>de</strong> vie étrangers, incompréhensibles les <strong>un</strong>s aux autres, se sont<br />

constitués. D’<strong>un</strong> côté : le groupement humain, le centre urbain,<br />

artisanal, commercial, industriel, souvent administratif et politique,<br />

avec tendance, souvent, à abuser <strong>de</strong> la situation ; <strong>de</strong> l’autre : la<br />

terre, la vie pastorale et agricole. D’<strong>un</strong> côté : la tendance au<br />

rationalisme ; quelqu’<strong>un</strong> a dit : « La raison est fille <strong>de</strong> la cité ».<br />

C’est <strong>un</strong>e assez jolie formule. De l’autre : les mythes agraires, ces<br />

mythes dont nous commençons à peine à observer l’entrelacement<br />

complexe avec les thèmes du rationalisme philosophique. Ce fut là<br />

<strong>un</strong> très grand déchirement <strong>de</strong> l’être humain.<br />

J’ai déjà insisté sur <strong>un</strong>e idée importante, à savoir qu’il ne faut<br />

pas confondre la division du travail, par laquelle se différencient les<br />

tâches sociales, avec la séparation <strong>de</strong>s travaux par laquelle ils<br />

144


<strong>Pour</strong> <strong>un</strong> <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong><br />

<strong>de</strong>viennent étrangers les <strong>un</strong>s aux autres. Dans l’histoire, les <strong>de</strong>ux<br />

processus se mêlent, s’entremêlent dans <strong>un</strong>e action réciproque<br />

perpétuelle. Cependant, l’analyse les distingue et doit les<br />

distinguer. L’<strong>un</strong> <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux est <strong>un</strong> processus d’enrichissement et<br />

l’autre <strong>un</strong> processus d’extériorité, d’exclusion mutuelle,<br />

d’aliénation. C’est ainsi que la division du travail a entraîné la<br />

séparation du travail matériel et du travail intellectuel, donc celle<br />

<strong>de</strong> la pratique et <strong>de</strong> la théorie, <strong>de</strong> la pensée et <strong>de</strong> l’action. La<br />

séparation est allée jusqu’à la rupture. D’<strong>un</strong> côté, le travail<br />

matériel a été réduit jusqu’à <strong>de</strong>s gestes simplifiés, jusqu’au labeur<br />

brutal ; mais <strong>de</strong> l’autre, le travail intellectuel, séparé <strong>de</strong> la pratique<br />

et <strong>de</strong> l’action, a produit <strong>de</strong> véritables catastrophes. Je ne veux pas<br />

parler <strong>de</strong> l’abstraction logique, qui, en elle-même, a <strong>un</strong>e valeur et<br />

<strong>un</strong>e fonction indispensable ; ce dont je veux parler, c’est d’<strong>un</strong>e<br />

certaine manière <strong>de</strong> vivre dans l’abstraction, <strong>de</strong> se nourrir <strong>de</strong><br />

vian<strong>de</strong> creuse, <strong>de</strong> la manipuler avec <strong>un</strong>e liberté complaisante, p.126<br />

<strong>de</strong> s’en satisfaire. Bien après Marx, Nietzsche a écrit le procès <strong>de</strong><br />

l’homme théorique — d’ailleurs il en était <strong>un</strong> lui-même. Mais à tous<br />

les théoriciens <strong>de</strong> l’<strong>humanisme</strong> classique, gréco-latin, je <strong>de</strong>man<strong>de</strong><br />

s’ils se ren<strong>de</strong>nt compte à quel point la primauté <strong>de</strong> la<br />

contemplation a pesé sur la pensée antique, sur la pensée<br />

humaniste, à quel point elle l’a limitée. Cette séparation entre la<br />

théorie et la pratique a eu <strong>de</strong>s conséquences immenses, par<br />

exemple, sur le plan scientifique : la séparation entre la<br />

métaphysique et la technique a arrêté la pensée grecque. Ce point<br />

<strong>de</strong> vue, indiqué dans Marx, a été adopté par les plus récents et les<br />

plus profonds historiens <strong>de</strong> la pensée scientifique grecque, par<br />

exemple par M. Abel Rey, dans ses livres bien connus sur la<br />

science grecque.<br />

145


<strong>Pour</strong> <strong>un</strong> <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong><br />

Enfin, <strong>un</strong>e autre gran<strong>de</strong> rupture décisive, celle dont Marx a<br />

montré le fon<strong>de</strong>ment dans la propriété privée <strong>de</strong>s moyens <strong>de</strong><br />

production, c’est ici séparation <strong>de</strong> la société en classes. Autrefois, le<br />

maître et l’esclave, plus tard le féodal et le serf, plus près <strong>de</strong> nous,<br />

autour <strong>de</strong> nous, le prolétariat et la bourgeoisie, mais je n’insisterai<br />

pas sur ce point. Il suffit d’indiquer que la question <strong>de</strong> l’<strong>humanisme</strong><br />

se trouve liée à celle <strong>de</strong> la société en classes et qu’on ne peut pas se<br />

passer <strong>de</strong> cette considération. D’ailleurs, ce n’est pas tout. Dès que<br />

l’on se met à analyser, dans la vie intellectuelle, dans la culture, dans<br />

l’art, <strong>de</strong>s conflits et <strong>de</strong>s contradictions, dès que cette forme <strong>de</strong> réalité<br />

ou <strong>de</strong> pensée est signalée à l’attention, on ne trouve partout que<br />

conflits et contradictions ; et cela, dans tous les types d’hommes,<br />

dans toutes les formes <strong>de</strong> la vie, dans toutes les formes <strong>de</strong> l’art. Il<br />

suffit d’y penser pour qu’on les voie abon<strong>de</strong>r. Que vous citerai-je ? Le<br />

moyen âge, ce moyen âge qui se présente à nous sous <strong>de</strong>ux formes,<br />

absolument contradictoires et incompatibles, d’<strong>un</strong> côté la brute<br />

féodale, le baron, et, <strong>de</strong> l’autre, le chevalier courtois, protecteur <strong>de</strong> la<br />

veuve et <strong>de</strong> l’orphelin. Quelle est la vraie ? Ni l’<strong>un</strong>e, ni l’autre ; ou les<br />

<strong>de</strong>ux à la fois. Seulement la <strong>de</strong>uxième, celle du chevalier courtois,<br />

masquait l’autre, la dissimulait, la faisait oublier, et peut-être la<br />

justifiait. Plus près <strong>de</strong> nous, au XIX e siècle, par exemple, que<br />

trouvons-nous ? Nous trouvons le bourgeois réaliste, le César<br />

Birotteau <strong>de</strong> Balzac, l’homme qui sait compter ses sous, et, en même<br />

temps, nous trouvons la p.127 belle âme romantique ; au moment où<br />

tout <strong>de</strong>venait vénal, y compris l’amour, il n’était question, dans la<br />

littérature et dans les poèmes, que <strong>de</strong> l’amour éternel et<br />

extrêmement pur. Ici encore, l’<strong>un</strong> était plaqué sur l’autre, l’<strong>un</strong><br />

dissimulant l’autre, le masquant, servant à le justifier peut-être ; les<br />

<strong>de</strong>ux étant vrais et les <strong>de</strong>ux faux.<br />

146


<strong>Pour</strong> <strong>un</strong> <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong><br />

Vous parlerai-je <strong>de</strong> notre déchirement intérieur à nous,<br />

hommes mo<strong>de</strong>rnes ? Vous dirai-je que le dédoublement <strong>de</strong> la<br />

société en maîtres et en esclaves se reproduit en nous et que nous<br />

avons, en nous aussi, notre maître et notre esclave intérieur, —<br />

notre raison et notre instinct, comme on dit — l’<strong>un</strong> soumettant<br />

l’autre aux entraves d’<strong>un</strong>e vie limitée <strong>de</strong> toutes parts.<br />

Vous parlerai-je <strong>de</strong> l’hostilité <strong>de</strong>s choses par rapport à<br />

l’homme ? Vous dirai-je le sentiment d’étrangeté que peut avoir <strong>un</strong><br />

paysan <strong>de</strong>vant <strong>un</strong>e terre qui ne lui appartient pas ? Vous dirai-je le<br />

sentiment d’étrangeté, l’aliénation <strong>de</strong> l’ouvrier <strong>de</strong>vant <strong>un</strong>e machine<br />

qui ne sert qu’à l’exploiter ? L’extériorité, l’étrangeté <strong>de</strong>s choses<br />

par rapport à l’homme, voilà <strong>un</strong>e forme bien dramatique, bien<br />

répandue, autour <strong>de</strong> nous, <strong>de</strong> l’aliénation. Et voici encore le plus<br />

grave, peut-être, le rapport <strong>de</strong> l’individu et <strong>de</strong> la société.<br />

L’individu, dans notre société, se sépare <strong>de</strong>s conditions objectives<br />

qui lui sont faites par sa classe, par la société tout entière ; non<br />

seulement il se distingue <strong>de</strong> ces conditions, mais il s’y oppose.<br />

Alors, la conscience <strong>de</strong> l’individu <strong>de</strong>vient conscience privée,<br />

opposée à sa conscience sociale, à sa conscience humaine,<br />

conscience privée au sens profond du mot. La bourgeoisie qui,<br />

avec son inconscience habituelle, a lancé cette formule « la vie<br />

privée », ne se rend pas compte <strong>de</strong> son sens profond. Vie privée,<br />

conscience privée... mais privée <strong>de</strong> tous rapports profonds avec<br />

l’humain, conscience négative, illusoirement libre. Alors, pour la<br />

conscience privée, la société apparaît comme <strong>un</strong> obstacle au<br />

développement intégral, au lieu d’en être la conclusion, et la<br />

philosophie bourgeoise vient élever cette conscience privée,<br />

déchirée, à l’absolu. Et, réciproquement, elle en vient, cette<br />

pensée bourgeoise, à présenter le socialisme et le comm<strong>un</strong>isme,<br />

147


<strong>Pour</strong> <strong>un</strong> <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong><br />

qui dépassent les limites <strong>de</strong> la conscience privée, comme la<br />

négation <strong>de</strong> la conscience et <strong>de</strong> l’individu. Vous décrirai-je le<br />

<strong>de</strong>venir fatal <strong>de</strong> cet individu libre, c’est-à-dire abandonné à p.128 lui-<br />

même, qui commence par avoir la fierté <strong>de</strong> sa vie indépendante et<br />

intérieure, et qui finit rapi<strong>de</strong>ment par tomber dans le cynisme ou<br />

par n’être qu’<strong>un</strong> grand méprisant, ou l’homme — si l’on peut dire<br />

— <strong>de</strong> Céline ou <strong>de</strong> Montherlant ; processus fatal, par où cet<br />

individu, qui se croit détaché <strong>de</strong> la société, qui n’est qu’abandonné<br />

à lui-même, tombe rapi<strong>de</strong>ment dans l’abjection.<br />

Je pourrais indéfiniment prolonger cette analyse qui serait <strong>un</strong>e<br />

analyse <strong>de</strong> l’homme, <strong>de</strong> l’être humain dans la société mo<strong>de</strong>rne ;<br />

mais il nous faudrait <strong>un</strong> cadre beaucoup plus large. Ce que je veux<br />

montrer, maintenant, c’est que ces formes <strong>de</strong> vie, avec toutes<br />

leurs défaillances, leurs conflits, leurs échecs, leurs dépassements,<br />

ont toutes, cependant, été réalisées par <strong>de</strong>s révolutions<br />

successives, révolutions qui ont été les pulsations créatrices <strong>de</strong><br />

l’histoire. Elles sont toutes sorties <strong>de</strong>s efforts, <strong>de</strong>s travaux et <strong>de</strong>s<br />

tentatives <strong>de</strong>s masses humaines, qui tentaient <strong>de</strong> résoudre les<br />

problèmes que leur posait la vie, et elles constituaient <strong>de</strong>s rapports<br />

que les idées venaient ensuite analyser et exprimer, élaborer — et,<br />

quelquefois, trahir.<br />

J’évoquerai d’abord, très rapi<strong>de</strong>ment, <strong>de</strong>vant vous — puisque<br />

après tout le titre <strong>de</strong> mon exposé est : « L’homme <strong>de</strong>s révolutions<br />

sociales » — la première, la plus profon<strong>de</strong>, jusqu’ici, <strong>de</strong>s<br />

révolutions et, peut-être, la plus inconnue. Essayons d’imaginer<br />

par quel immense processus historique l’homme primitif, le<br />

sauvage errant, cueillant <strong>de</strong>s fruits, ou vagabondant autour <strong>de</strong>s<br />

territoires <strong>de</strong> pêche et <strong>de</strong> chasse, ou encore le barbare noma<strong>de</strong>,<br />

semi-noma<strong>de</strong>, menant <strong>un</strong>e vie pastorale à travers les steppes,<br />

148


<strong>Pour</strong> <strong>un</strong> <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong><br />

essayons d’imaginer par quel immense processus social cet<br />

homme errant, ou établissant <strong>de</strong> maigres cultures temporaires<br />

dans les clairières défrichées par le feu, est <strong>de</strong>venu <strong>un</strong> paysan ?<br />

Processus très général qui, sur toute l’étendue <strong>de</strong> la terre que nous<br />

connaissons, a créé cette réalité si proche, si émouvante, le<br />

village, la comm<strong>un</strong>auté paysanne. Ce processus n’est pas<br />

tellement lointain. Quand on l’étudie, en France, on constate que<br />

c’est au moment <strong>de</strong>s invasions que les Francs, les Burgon<strong>de</strong>s, les<br />

Visigoths se sont fixés au sol et ont créé <strong>de</strong>s villages, <strong>de</strong>s<br />

comm<strong>un</strong>autés paysannes. Et, quand on étudie <strong>de</strong> plus près<br />

certaines régions <strong>de</strong> la France, on constate, par exemple dans les<br />

Pyrénées, que c’est seulement au XII e siècle p.129 que la vie<br />

noma<strong>de</strong>, pastorale, s’est transformée en vie fixée au sol. Alors que<br />

les comm<strong>un</strong>autés <strong>de</strong> village, solidaires dans leur vie, se sont<br />

accrochées à la terre, elles ont lutté <strong>de</strong> multiple façon : elles ont<br />

lutté contre la nature, contre l’étranger ravageur et pillard ; elles<br />

ont lutté contre les ennemis surgis autour d’elles, et même en<br />

elles, contre les féodaux. Elles ont créé <strong>un</strong> type d’homme encore<br />

vivant — et, d’après le peu que j’en sais, encore particulièrement<br />

vivant en Suisse : le paysan, avec ses traits contradictoires, d’<strong>un</strong><br />

côté si âpre, si ru<strong>de</strong>ment attaché à la terre, si économe et, d’<strong>un</strong><br />

autre côté, l’homme <strong>de</strong> la fête, car nos fêtes sont d’origine<br />

paysanne. Le paysan, cet homme si ru<strong>de</strong> et si économe, est aussi<br />

celui qui, à certains moments, sait déchaîner toutes les forces<br />

brutales <strong>de</strong> la vie, sait passer au <strong>de</strong>là <strong>de</strong> toutes les limites et <strong>de</strong><br />

toutes les mesures dans la fête, dont il nous reste quelques traces<br />

seulement, par exemple : le carnaval. Homme étonnant,<br />

contradictoire, profond !<br />

Maintenant, je voudrais vous parler rapi<strong>de</strong>ment d’<strong>un</strong>e <strong>de</strong>uxième<br />

149


<strong>Pour</strong> <strong>un</strong> <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong><br />

gran<strong>de</strong> révolution : la révolution bourgeoise. Je voudrais évoquer,<br />

très brièvement, cette montée <strong>de</strong> la bourgeoisie, qui est sortie,<br />

elle, <strong>de</strong> la vie urbaine, et non <strong>de</strong> la vie paysanne. D’abord très<br />

humble, la bourgeoisie est partie <strong>de</strong> très bas, comme le<br />

prolétariat ; commerçants obscurs du début, puis bientôt plus<br />

arrogants lorsque et la Suisse en sait quelque chose — le patriciat<br />

<strong>de</strong>s cités se constituait. Dans les petites républiques urbaines<br />

voisinaient le changeur, le condottiere, le mystique — je pense à<br />

Savonarole à Florence — le marchand. Et puis ce fut, dans<br />

beaucoup d’endroits, <strong>un</strong> échec : partout où se constitua <strong>un</strong> État<br />

plus centralisé, notamment en France et en Angleterre. Alors, la<br />

bourgeoisie reprit son ascension patiente ; elle la poursuivit à<br />

l’ombre <strong>de</strong>s rois, elle sut à la fois se glisser dans les fissures <strong>de</strong><br />

l’appareil d’État ; elle fournit au roi les légistes, les grands commis<br />

et les grands commerçants. Mais qu’était-elle encore, sous Louis<br />

XIV, cette bourgeoisie ? Quand on lit Molière, on s’en aperçoit.<br />

C’est Le Bourgeois Gentilhomme, qui ne sait que parodier la<br />

noblesse, qui n’a pas encore sa conscience <strong>de</strong> classe, car la<br />

bourgeoisie, comme le prolétariat, a dû gagner, elle aussi, sa<br />

conscience <strong>de</strong> classe (je parle surtout <strong>de</strong> la France) et même <strong>un</strong>e<br />

conscience révolutionnaire, avec Voltaire — p.130 qui habitait si près<br />

<strong>de</strong> <strong>Genève</strong> — et avec Di<strong>de</strong>rot. Et puis, bientôt, elle prend le<br />

pouvoir, et elle triomphe. Alors, considérée objectivement, la<br />

bourgeoisie, en France du moins, créait, comment dire, sa fa<strong>un</strong>e et<br />

sa flore objectivement décrites par Balzac : le boutiquier, le<br />

voyageur <strong>de</strong> commerce, l’affairiste, le gangster, Vautrin,<br />

Rastignac, et quelques autres. Mais, chose curieuse et que l’on n’a<br />

pas assez signalée dans la littérature : du moment où la<br />

bourgeoisie est établie, elle n’est plus du tout intéressante. Qui<br />

150


<strong>Pour</strong> <strong>un</strong> <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong><br />

peut s’intéresser à la vie du bourgeois établi, du bourgeois<br />

tranquille ? Absolument personne. Balzac, Stendhal se sont<br />

intéressés à la bourgeoisie en formation. Puis, <strong>un</strong>e fois la<br />

bourgeoisie établie, personne ne peut s’intéresser à elle, parce<br />

qu’il n’y a vraiment rien d’intéressant dans la vie du bourgeois,<br />

sauf, quelquefois, quand il est trompé par sa femme, ce qui a<br />

fourni <strong>un</strong> nombre considérable <strong>de</strong> sujets <strong>de</strong> pièces <strong>de</strong> théâtre.<br />

C’est pourquoi, à partir du moment où la bourgeoisie est établie,<br />

on voit la littérature bourgeoise, cette littérature qu’il faut, quand<br />

même, appeler bourgeoise, glisser vers les à-côtés <strong>de</strong> la société,<br />

et ne plus s’occuper que <strong>de</strong>s bas-fonds, <strong>de</strong>s gangsters, <strong>de</strong>s<br />

policiers et <strong>de</strong>s criminels. Fait extraordinairement curieux, nous<br />

<strong>de</strong>vons dater ce glissement <strong>de</strong> 1848. 1848 est <strong>un</strong>e date capitale.<br />

Jusqu’à cette date, c’est la confiance dans le mon<strong>de</strong> bourgeois,<br />

c’est encore <strong>un</strong> élan, c’est encore <strong>un</strong> espoir. Cet espoir se traduit<br />

même par <strong>un</strong> certain romantisme en littérature ; c’est après 1848<br />

que commencent le pessimisme, le désenchantement. D’<strong>un</strong> côté la<br />

bourgeoisie établie ; <strong>de</strong> l’autre : ceux qui ne veulent pas être<br />

bourgeois et ne sont, au début, que <strong>de</strong>s maudits : par exemple,<br />

Bau<strong>de</strong>laire ; par exemple, Flaubert. C’est l’échec, le déclin qui<br />

commence. C’est la faillite <strong>de</strong> la bourgeoisie qui a déjà commencé.<br />

Et maintenant, je considérerai l’homme <strong>de</strong> la révolution<br />

prolétarienne. <strong>Pour</strong> bien comprendre celle-ci, il faut partir d’<strong>un</strong>e<br />

observation capitale : il y a <strong>un</strong> siècle, il y a encore quelques<br />

dizaines d’années, la bourgeoisie était forte et puissante, bien que,<br />

spirituellement, elle fût déjà quelque peu vieillie. Le prolétariat, lui,<br />

était faible ; l’attitu<strong>de</strong> critique envers la bourgeoisie restait au<br />

premier plan ; attitu<strong>de</strong> négative, souvent portée à la superfétation,<br />

à l’exagération et qui inclinait à l’anarchisme. C’est pourquoi p.131<br />

151


<strong>Pour</strong> <strong>un</strong> <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong><br />

toute <strong>un</strong>e série <strong>de</strong> grands esprits <strong>de</strong> cette époque ont été<br />

antibourgeois, avec <strong>un</strong>e tendance à l’anarchisme ; je pense à<br />

Tolstoï, à Ibsen, à Nietzsche, et à quelques autres. Mais, <strong>de</strong>puis le<br />

déclin <strong>de</strong> la bourgeoisie, la crise mondiale du système capitaliste<br />

s’est accentuée : crises, guerres, révolutions et tout ce qui<br />

s’ensuit. Au contraire, l’ascension du prolétariat s’est précisée. La<br />

position du prolétariat <strong>de</strong>venait non plus négative et critique, mais<br />

constructive, et cela sur tous les plans : économique, social,<br />

politique, comme sur ceux <strong>de</strong> l’art et <strong>de</strong> la culture. Cette position<br />

positive, constructive du prolétariat va se renforcer actuellement.<br />

<strong>Pour</strong>quoi ? Parce que l’U.R.S.S. entre dans <strong>un</strong>e pério<strong>de</strong> <strong>nouvel</strong>le.<br />

L’U.R.S.S. est partie d’<strong>un</strong> niveau économique inférieur par rapport<br />

aux grands pays capitalistes ; et même, actuellement, par rapport<br />

aux pays capitalistes les plus développés, le niveau économique et<br />

technique <strong>de</strong> l’U.R.S.S. n’est pas supérieur. Cependant, la<br />

structure sociale <strong>de</strong> l’U.R.S.S. est supérieure à celle <strong>de</strong>s pays<br />

capitalistes les plus développés, puisque les entraves au<br />

développement économique, social, politique, humain, ont été<br />

brisées dès le début <strong>de</strong> la révolution prolétarienne. L’U.R.S.S. a<br />

déjà réalisé le socialisme dans sa définition marxiste, c’est-à-dire :<br />

économie planifiée et suppression, non pas <strong>de</strong>s classes, mais <strong>de</strong><br />

l’antagonisme <strong>de</strong>s classes. Il reste <strong>de</strong>s classes sociales en<br />

U.R.S.S., paysans et ouvriers, par exemple ; mais ces classes ne<br />

sont plus antagonistes ; et c’est cela la définition marxiste du<br />

socialisme. Or, l’U.R.S.S., qui vient <strong>de</strong> construire le socialisme, et<br />

qui l’a construit malgré toutes les difficultés, va entrer,<br />

actuellement, dans <strong>un</strong>e phase tout à fait <strong>nouvel</strong>le : la construction<br />

du comm<strong>un</strong>isme. Cela étonnera peut-être beaucoup ceux qui ne<br />

connaissent pas le marxisme, mais l’U.R.S.S. n’est pas encore <strong>un</strong>e<br />

152


<strong>Pour</strong> <strong>un</strong> <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong><br />

société comm<strong>un</strong>iste ; elle le sera dans <strong>un</strong> certain nombre d’années<br />

dix, quinze, vingt, trente ans, nous ne savons pas. Les meilleurs<br />

techniciens <strong>de</strong> l’U.R.S.S. prévoient que, dans vingt ans, le pain<br />

pourra être distribué gratuitement et que, dans <strong>un</strong>e trentaine<br />

d’années, les transports seront gratuits. Ce sera le début <strong>de</strong> la<br />

société comm<strong>un</strong>iste, <strong>de</strong> ce que certains utopistes appellent l’ère <strong>de</strong><br />

l’abondance, c’est-à-dire <strong>de</strong> ce que permettra <strong>de</strong> réaliser la<br />

technique mo<strong>de</strong>rne. Ce n’est pas <strong>un</strong>e société où l’homme ne p.132<br />

travaillera plus, mais où il trouvera, par son travail, la source<br />

inépuisable <strong>de</strong> l’abondance, ce qui sera tout <strong>de</strong> même assez<br />

nouveau dans l’histoire <strong>de</strong> l’humanité ; ce qui constituera tout <strong>de</strong><br />

même <strong>un</strong>e réalisation <strong>de</strong> l’homme et <strong>un</strong>e réalisation humaniste !<br />

L’homme nouveau, l’homme comm<strong>un</strong>iste, l’homme soviétique<br />

est en formation ; il représente, je ne dis pas, l’homme total, mais<br />

<strong>un</strong>e étape <strong>nouvel</strong>le, vers l’homme total ; <strong>un</strong>e <strong>nouvel</strong>le approche <strong>de</strong><br />

l’homme total. Cela ne va certes pas sans difficultés, et <strong>de</strong>s<br />

difficultés considérables. Écoutez la gran<strong>de</strong> voix <strong>de</strong> Lénine :<br />

« Lente et difficile, écrivait Lénine, il y a déjà vingt-cinq ans, est la<br />

lutte pour vaincre la lassitu<strong>de</strong> et le relâchement ? Début d’<strong>un</strong>e<br />

révolution plus difficile, plus essentielle, plus radicale, plus décisive<br />

que le renversement <strong>de</strong> la bourgeoisie, car c’est là <strong>un</strong>e victoire<br />

remportée sur notre propre nature, sur notre relâchement, sur<br />

notre routine, sur notre égoïsme petit-bourgeois, sur ces habitu<strong>de</strong>s<br />

que le capitalisme maudit a léguées à l’ouvrier, au paysan. » Cela<br />

ne s’est jamais fait facilement, <strong>un</strong>e révolution ! Cela exige <strong>un</strong><br />

grand effort <strong>de</strong>s masses révolutionnaires. Cela ne va pas sans<br />

difficultés ; ni même sans défauts. A ce sujet mon ami Lukacs — je<br />

153


<strong>Pour</strong> <strong>un</strong> <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong><br />

ne sais s’il est venu aux Entretiens <strong>de</strong>s autres années 1 — dit, <strong>de</strong><br />

façon très amusante : « Est-ce que vous voulez tuer l’enfant parce<br />

qu’il a les oreilles <strong>un</strong> peu décollées ? » Il y a <strong>de</strong>s gens qui disent<br />

qu’il faut tuer l’enfant parce qu’il a les oreilles <strong>un</strong> peu décollées, ou<br />

parce qu’il louche <strong>un</strong> peu. Eh bien, nous pensons, nous, que<br />

l’enfant pousse bien ; qu’il ait les oreilles décollées, ou quelque<br />

autre défaut on peut le regretter, mais enfin il pousse, et c’est déjà<br />

très bien.<br />

L’homme nouveau, l’homme comm<strong>un</strong>iste, l’homme soviétique<br />

dépasse, peu à peu, les grands déchirements qui ont brisé<br />

l’humain. Je les reprends dans l’ordre où je les ai analysés tout à<br />

l’heure ; d’abord, la séparation morale et matérielle entre l’homme<br />

et la femme. La société <strong>nouvel</strong>le considère la maternité comme<br />

<strong>un</strong>e fonction sociale donnant <strong>de</strong>s droits à la femme sur la société,<br />

p.133<br />

et non comme <strong>un</strong>e tâche ou comme <strong>un</strong>e peine individuelle que<br />

la femme aurait à accomplir pour son propre malheur, et par sa<br />

propre souffrance. D’autre part, elle ouvre tous les travaux et<br />

toutes les possibilités à toutes les femmes ; elle établit <strong>un</strong>e égalité<br />

réelle. Elle commence, enfin, à transformer la vie quotidienne elle-<br />

même ; et, après tout, en ce qui concerne la transformation <strong>de</strong> la<br />

vie quotidienne, vous savez parfaitement, Mesdames, qu’<strong>un</strong>e<br />

bonne machine à laver la vaisselle vaut <strong>un</strong>e déclaration<br />

humaniste...<br />

En second lieu, la séparation <strong>de</strong> la ville et <strong>de</strong> la campagne<br />

commence à s’atténuer et disparaître dans la société comm<strong>un</strong>iste.<br />

<strong>Pour</strong>quoi ? Mais <strong>de</strong> par l’industrialisation <strong>de</strong> l’agriculture. Là, où<br />

1 Au cours <strong>de</strong>s premières <strong>Rencontres</strong> <strong>Internationales</strong> (1946), M. Georges Lukacs a donné<br />

<strong>un</strong>e conférence sur L’esprit européen, et a participé aux Entretiens. Cf. L’Esprit européen,<br />

éd. <strong>de</strong> la Baconnière, 1947.<br />

154


<strong>Pour</strong> <strong>un</strong> <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong><br />

l’industrialisation <strong>de</strong> l’agriculture s’opère, la séparation entre la<br />

ville, centre industriel, et la campagne n’existe plus. La vie se<br />

transforme. Les conditions permettent, dans la société socialiste et<br />

comm<strong>un</strong>iste, <strong>de</strong> liqui<strong>de</strong>r le régime arriéré <strong>de</strong> la campagne par<br />

rapport à la ville. Dans ce domaine, le rapport <strong>de</strong> l’homme avec les<br />

choses change profondément, puisque l’homme trouve, dans les<br />

choses, les conditions d’<strong>un</strong>e prise <strong>de</strong> conscience plus claire, plus<br />

profon<strong>de</strong>, <strong>de</strong> ses possibilités et qu’ensuite, cette prise <strong>de</strong><br />

conscience réagit, à son tour, sur les conditions matérielles, en le<br />

rendant capable <strong>de</strong> maîtriser les techniques <strong>nouvel</strong>les. Ainsi la<br />

séparation <strong>de</strong> la ville et <strong>de</strong> la campagne — séparation à l’intérieur<br />

<strong>de</strong> l’homme total — sera progressivement liquidée par la société<br />

socialiste et comm<strong>un</strong>iste.<br />

Troisième point : la séparation du travail matériel et du travail<br />

intellectuel, va être, elle aussi, progressivement dépassée.<br />

<strong>Pour</strong>quoi ? Mais pour <strong>de</strong>s raisons nombreuses et complexes.<br />

D’abord, grâce au perfectionnement du machinisme lui-même.<br />

Nous savons parfaitement que lorsqu’il y a travail accablant et que<br />

l’homme se trouve réduit à être <strong>un</strong> simple organe <strong>de</strong> la machine,<br />

c’est qu’il peut être remplacé par <strong>un</strong>e machine. L’homme n’est<br />

esclave <strong>de</strong> la machine que dans les conditions d’<strong>un</strong> <strong>de</strong>mi-<br />

machinisme. Je prendrai <strong>un</strong> exemple très simple : le cas <strong>de</strong> la<br />

standardiste ou <strong>de</strong> la téléphoniste qui « donne » <strong>de</strong>s<br />

comm<strong>un</strong>ications toute la journée, qui n’est qu’<strong>un</strong>e pièce d’<strong>un</strong><br />

rouage et peut être remplacée par <strong>un</strong> cadran, cela grâce à <strong>un</strong><br />

progrès du machinisme. Il en est p.134 <strong>de</strong> même dans toute la<br />

machinerie ; là, où l’homme est le serviteur <strong>de</strong> la machine,<br />

certains humanistes pleurent ; mais il n’y a pas <strong>de</strong> quoi pleurer,<br />

c’est purement et simplement <strong>un</strong>e question <strong>de</strong> progrès technique ;<br />

155


<strong>Pour</strong> <strong>un</strong> <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong><br />

<strong>un</strong> progrès <strong>de</strong> plus, et l’homme n’est plus le serviteur <strong>de</strong> la<br />

machine, il en est le maître. Ce n’est pas seulement par le progrès<br />

technique que la séparation du travail intellectuel et du travail<br />

matériel va disparaître, mais par la conscience que prend le<br />

travailleur <strong>de</strong> son rôle individuel dans le travail social. Lorsque le<br />

travailleur prend conscience <strong>de</strong> sa fonction, dans le processus<br />

social <strong>de</strong> production, sa conscience déjà se transforme et l’élève<br />

au-<strong>de</strong>ssus du travail matériel brut, simplifié. D’autre part il y a<br />

participation <strong>de</strong> l’intellectuel à la vie pratique, à la vie du peuple ;<br />

son effort pour dépasser l’abstraction, pour combattre dans la vie<br />

concrète et résoudre les problèmes que pose la vie concrète. Ainsi,<br />

d’<strong>un</strong> côté le travail matériel se dégage <strong>de</strong> sa simplification et <strong>de</strong> sa<br />

matérialité ; <strong>de</strong> l’autre, le travail intellectuel sort <strong>de</strong> son<br />

abstraction et le dépassement s’accomplit.<br />

Mais, plus concrètement encore, ce que l’on constate dans la<br />

société socialiste, c’est qu’à la place <strong>de</strong> l’amère discipline du<br />

besoin, à la place <strong>de</strong> la terrible exigence <strong>de</strong> la concurrence,<br />

apparaissent <strong>de</strong>s formes <strong>nouvel</strong>les <strong>de</strong> sociabilité. Par exemple,<br />

l’émulation ; dans <strong>un</strong>e usine soviétique, ce n’est plus la discipline<br />

du besoin, ce n’est pas la concurrence qui joue, c’est <strong>un</strong>e espèce<br />

<strong>de</strong> rôle pédagogique, à l’échelle <strong>de</strong> l’économie tout entière, à<br />

l’échelle <strong>de</strong> la nation ; chac<strong>un</strong> voulant apporter sa contribution, la<br />

plus gran<strong>de</strong> possible, au travail productif. Bien entendu, cela ne<br />

suffit pas et il faut d’autres formes <strong>de</strong> contrôle du travail, mais le<br />

rôle <strong>de</strong> l’émulation a été et reste important.<br />

Ce sont là <strong>de</strong> nouveaux rapports <strong>de</strong> l’homme avec l’homme, <strong>de</strong><br />

même que chez le paysan, chez l’ouvrier, nous constatons <strong>de</strong><br />

nouveaux rapports <strong>de</strong> l’homme avec les choses ; <strong>de</strong> telle sorte que<br />

les grands déchirements qui se sont produits au sein <strong>de</strong> l’<strong>un</strong>ité<br />

156


<strong>Pour</strong> <strong>un</strong> <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong><br />

humaine, peu à peu, se dépassent ; l’aliénation <strong>de</strong> l’homme, peu à<br />

peu, disparaît. L’homme total continue <strong>de</strong> se réaliser. Il ne s’agit<br />

pas, d’ailleurs, <strong>de</strong> présenter cet homme total comme p.135 <strong>un</strong>e<br />

utopie ; il ne s’agit pas <strong>de</strong> concevoir <strong>un</strong>e société dans laquelle<br />

chaque individu ferait tout et n’importe quoi. Non, nous pouvons<br />

plutôt nous le représenter sur le type, par exemple, <strong>de</strong> la science,<br />

où chaque savant participe au travail <strong>de</strong> la science tout entière, et<br />

est d’autant plus lui-même, d’autant plus individuel et d’autant<br />

plus complètement individuel qu’il participe à ce travail <strong>de</strong> la<br />

science tout entière, qui est elle-même <strong>un</strong>e <strong>un</strong>ité. Il ne s’agit pas<br />

d’<strong>un</strong> totalitarisme. Le totalitarisme est <strong>un</strong>e caricature du tout : tout<br />

homme formé par <strong>un</strong> totalitarisme ne saurait être qu’<strong>un</strong>e<br />

caricature <strong>de</strong> l’homme total qui se forme au cours <strong>de</strong> l’histoire.<br />

Je terminerai par cette citation <strong>de</strong> Marx — toujours dans ses<br />

œuvres <strong>de</strong> je<strong>un</strong>esse — qui résume tout ce que j’ai dit et me paraît<br />

profondément convaincante « Le comm<strong>un</strong>isme, c’est le retour <strong>de</strong><br />

l’homme à lui-même en tant qu’homme social, c’est-à-dire,<br />

l’homme enfin humain, retour complet, conscient, avec toute la<br />

richesse du développement antérieur... Le comm<strong>un</strong>isme coïnci<strong>de</strong><br />

avec l’<strong>humanisme</strong> ».<br />

@<br />

157


p.137<br />

<strong>Pour</strong> <strong>un</strong> <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong><br />

J.B.S. HALDANE<br />

L’HOMME DANS L’UNIVERS<br />

AU REGARD D’UN SAVANT 1<br />

Je suis bien reconnaissant <strong>de</strong> l’honneur qu’on m’a fait en<br />

m’invitant à parler encore au cours <strong>de</strong> ces <strong>Rencontres</strong>. Mais je dois<br />

vous avouer qu’il existe beaucoup d’hommes <strong>de</strong> science anglais qui<br />

sont meilleurs humanistes que moi, et qui parlent le français aussi<br />

bien que moi, ce qui n’est pas, d’ailleurs, très difficile. On aurait<br />

peut-être mieux fait <strong>de</strong> s’adresser à l’<strong>un</strong> d’eux.<br />

Ce n’est pas moi qui ai choisi le titre <strong>de</strong> cette conférence.<br />

Quand on me qualifie <strong>de</strong> savant, j’ai toujours envie <strong>de</strong> répondre,<br />

avec Montaigne : « Que sçais-je ? ». Critique beaucoup plus<br />

importante : je ne sens pas <strong>de</strong>vant l’<strong>un</strong>ivers cet isolement que<br />

pourrait impliquer le titre <strong>de</strong> ma conférence. Non seulement<br />

l’<strong>un</strong>ivers m’entoure, mais il me pénètre. A mon sens, <strong>un</strong>e <strong>de</strong>s<br />

fonctions les plus importantes <strong>de</strong>s sciences naturelles, surtout <strong>de</strong><br />

la biologie, c’est <strong>de</strong> combattre ce sentiment d’isolement<br />

qu’éprouvent beaucoup d’hommes — beaucoup <strong>de</strong> bourgeois<br />

surtout — <strong>de</strong>vant l’<strong>un</strong>ivers et <strong>de</strong>vant les autres hommes, et <strong>de</strong><br />

réintégrer, sur <strong>un</strong> plan plus intellectuel, le sentiment <strong>de</strong> solidarité<br />

que l’on croit trouver chez les hommes primitifs.<br />

Qu’est-ce que l’<strong>un</strong>ivers ? Je suppose que ce terme signifie<br />

l’ensemble <strong>de</strong> tout ce qui existe, qui a existé et qui existera. Si p.138<br />

Dieu existe, il est le constituant le plus important <strong>de</strong> l’<strong>un</strong>ivers,<br />

1 Conférence du 6 septembre 1949.<br />

158<br />

@


<strong>Pour</strong> <strong>un</strong> <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong><br />

mais il n’est pas <strong>un</strong>e réalité extérieure à celui-ci. Évi<strong>de</strong>mment<br />

l’<strong>un</strong>ivers ne peut avoir ni cause, ni fin. La cause ou la fin <strong>de</strong><br />

n’importe quelle chose ou <strong>de</strong> n’importe quel événement ne peut se<br />

situer qu’en <strong>de</strong>hors d’eux. Par définition, il n’y a rien en <strong>de</strong>hors <strong>de</strong><br />

l’<strong>un</strong>ivers.<br />

Mais comment parler <strong>de</strong> l’<strong>un</strong>ivers ? Je n’en connais, même<br />

grossièrement, qu’<strong>un</strong>e fraction infime dans l’espace et dans le<br />

temps. Du tout, je ne peux parler qu’en négations, comme<br />

Maimoni<strong>de</strong> <strong>de</strong> Dieu. De la partie infime que je connais <strong>un</strong> peu, j’ai<br />

le droit <strong>de</strong> dire certaines choses positives. Je préfère donc vous<br />

entretenir du mon<strong>de</strong> plutôt que <strong>de</strong> l’<strong>un</strong>ivers.<br />

Or, la science peut ai<strong>de</strong>r l’homme <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux façons dans ses<br />

relations avec le mon<strong>de</strong>. Elle peut l’ai<strong>de</strong>r à le changer. Elle peut<br />

l’ai<strong>de</strong>r à en prendre connaissance. Évi<strong>de</strong>mment, ces <strong>de</strong>ux<br />

modalités sont inséparables. C’est en voulant changer le mon<strong>de</strong><br />

qu’on commence à le connaître. La science est basée sur<br />

l’expérimentation. Mais cette connaissance ne nous offre pas<br />

seulement <strong>de</strong>s possibilités <strong>nouvel</strong>les <strong>de</strong> changer le mon<strong>de</strong>. Elle<br />

peut nous suggérer <strong>de</strong>s buts, <strong>de</strong>s fins <strong>nouvel</strong>les. Elle peut nous<br />

donner <strong>un</strong>e attitu<strong>de</strong> tout à fait <strong>nouvel</strong>le envers le mon<strong>de</strong>.<br />

Malheureusement, on emploie les pouvoirs que nous donne la<br />

science à <strong>de</strong>s fins proposées par <strong>de</strong>s idéologies préscientifiques. Il<br />

y a <strong>de</strong>ux ans, on a parlé ici-même <strong>de</strong>s relations entre la technique<br />

et la morale. J’ai dit que la technique, en posant <strong>de</strong> nouveaux<br />

problèmes moraux, crée <strong>un</strong>e <strong>nouvel</strong>le moralité. J’aurais dû ajouter<br />

qu’en exigeant <strong>un</strong> point <strong>de</strong> vue nouveau sur le mon<strong>de</strong>, elle peut<br />

apporter cette stabilité d’émotion, ce courage, ce bonheur que<br />

procurent à certains hommes les gran<strong>de</strong>s religions du passé et du<br />

présent.<br />

159


<strong>Pour</strong> <strong>un</strong> <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong><br />

Je veux vous faire part ici, ne fût-ce qu’<strong>un</strong> peu, <strong>de</strong> mon attitu<strong>de</strong><br />

à l’égard du mon<strong>de</strong>, mais je n’ai, comme moyens d’expression,<br />

que <strong>de</strong>s symboles. Vous savez que, dans les sciences, on emploie<br />

surtout <strong>de</strong>ux espèces <strong>de</strong> symboles : les mots et la mathématique.<br />

Tous <strong>de</strong>ux sont très abstraits. Ils ne peuvent décrire qu’<strong>un</strong>e partie<br />

infime <strong>de</strong> la richesse concrète <strong>de</strong> la réalité. Tous <strong>de</strong>ux, cependant,<br />

nous p.139 ai<strong>de</strong>nt à la comprendre, et surtout à la faire comprendre<br />

aux autres. Tous <strong>de</strong>ux peuvent faire surgir également <strong>de</strong>s<br />

émotions profon<strong>de</strong>s. Quiconque n’a pas pleuré <strong>de</strong> joie <strong>de</strong>vant <strong>un</strong><br />

beau théorème, comme ceux <strong>de</strong> Desargues, <strong>de</strong> Pascal ou <strong>de</strong><br />

Nevanlinna, comme quiconque n’a jamais été touché par la<br />

musique, est <strong>un</strong> être borné, pour qui toute <strong>un</strong>e partie <strong>de</strong> l’homme<br />

n’existe pas. Je viens <strong>de</strong> parler, dans cette ville, à <strong>un</strong> congrès<br />

international, sur la statistique biométrique. Là, j’ai pu m’exprimer<br />

dans la langue internationale — la langue divine selon Platon — :<br />

la mathématique. Mais ici je n’ai à ma disposition que <strong>de</strong>s mots,<br />

<strong>de</strong>s mots, d’ailleurs, d’<strong>un</strong>e langue que je connais bien mal. Sans<br />

algèbre, on ne peut que balbutier en parlant du mon<strong>de</strong>, même<br />

dans sa propre langue. Je vous <strong>de</strong>man<strong>de</strong> pardon.<br />

Partagez <strong>un</strong> peu mon regard vers le ciel. Sans <strong>un</strong> télescope, je<br />

ne peux apercevoir que quelques centaines d’étoiles, <strong>de</strong>ux milliers<br />

tout au plus. Je peux suivre les calculs qui nous ont donné les<br />

distances planétaires et les lois du mouvement du système solaire.<br />

C’est déjà beaucoup. Mais ce système est minuscule. La lumière<br />

qui nous arrive <strong>de</strong> Saturne a fait <strong>un</strong> voyage d’<strong>un</strong>e heure et <strong>de</strong>mie<br />

tout au plus. Au <strong>de</strong>là, c’est le chaos <strong>de</strong>s constellations, <strong>de</strong>s étoiles<br />

en apparence figées sur <strong>un</strong>e voûte mobile. Mais à l’ai<strong>de</strong> du<br />

télescope, on observe <strong>de</strong>s choses tout à fait <strong>nouvel</strong>les et<br />

inattendues : les nébuleuses, les astres multiples, surtout les<br />

160


<strong>Pour</strong> <strong>un</strong> <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong><br />

millions <strong>de</strong> galaxies extérieures. Tout brille, tout est en<br />

mouvement. Il y a <strong>de</strong>s organisations à chaque <strong>de</strong>gré, <strong>de</strong>s amas<br />

d’étoiles, <strong>de</strong>s galaxies, <strong>de</strong>s amas <strong>de</strong> galaxies. On voit assez loin.<br />

La lumière la plus ancienne qu’on puisse photographier a voyagé<br />

pendant 500 millions d’années, ou à peu près, c’est-à-dire qu’elle<br />

est <strong>de</strong> l’époque cambrienne, plus ancienne que n’importe quel<br />

rocher <strong>de</strong> la Suisse. Partout on retrouve la matière, la chère<br />

matière <strong>de</strong> notre terre, avec ses lignes spectrales familières<br />

comme <strong>de</strong> vieilles chansons. On se sent chez soi. Je me sens<br />

matière. Et parce que je suis matériel, je puis former <strong>un</strong>e image<br />

qui correspond <strong>un</strong> peu à la réalité <strong>de</strong> cet ensemble matériel. Parce<br />

que je suis doué <strong>de</strong> raison, je peux le comprendre dans <strong>un</strong>e faible<br />

mesure. En considérant cette matière, je n’éprouve auc<strong>un</strong><br />

sentiment <strong>de</strong> crainte ; je suis même fier <strong>de</strong> me sentir matière.<br />

p.140<br />

Dans les Dionysiaca <strong>de</strong> Nonnos, Zeus dit à Sémélé :<br />

τί πλέου ἤθελες ἄλλο μετ´αἰέρο καὶ πὸλου ἄστρων ; 1<br />

Qu’est-ce que tu as désiré encore, après le ciel et le pôle<br />

étoilé ? Je désire encore les animaux et <strong>de</strong>s amis ; mais désirer<br />

pour soi <strong>un</strong> château et quelques centaines d’hectares, cela manque<br />

<strong>un</strong> peu d’ambition.<br />

Je considère les montagnes. Elles sont impressionnantes, mais<br />

peut-être <strong>un</strong> peu monotones. <strong>Pour</strong> le géologue, ce sont <strong>de</strong>s<br />

phénomènes éphémères comme les vagues <strong>de</strong> la mer, mais<br />

chargés d’histoire. Et quelle histoire ! Au lieu <strong>de</strong> quelques dizaines<br />

<strong>de</strong> siècles, nous sommes en présence d’<strong>un</strong>e histoire <strong>de</strong> la vie<br />

pendant cinq cents millions d’années, histoire <strong>de</strong> nos ancêtres et<br />

<strong>de</strong> leurs voisins. Quelle tragédie ! Des dizaines <strong>de</strong> millions<br />

1 Nonnos, Dionysiaca, lib. 7, I, 359.<br />

161


<strong>Pour</strong> <strong>un</strong> <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong><br />

d’espèces animales, comptant chac<strong>un</strong>e <strong>de</strong>s milliards d’individus,<br />

sont mortes. Mais quelle gloire ! La vie continue et connaît<br />

toujours <strong>de</strong> nouveaux épanouissements. Ce sont même les luttes,<br />

les catastrophes qui favorisent ces épanouissements. Ce déluge<br />

quasi <strong>un</strong>iversel <strong>de</strong> l’époque crétacée qu’on appelle la transgression<br />

cénomanienne et qui a duré au moins vingt millions d’années en<br />

comparaison <strong>de</strong>s cent jours <strong>de</strong> celui <strong>de</strong> Noé, a laissé <strong>un</strong>e terre<br />

prête pour l’apparition <strong>de</strong>s mammifères. Cent millions d’années<br />

plus tard, c’est parmi les glaciers <strong>de</strong> l’époque pléistocène que<br />

l’homme a évolué.<br />

Per damna, per cae<strong>de</strong>s, ab ipso<br />

Ducit opes animumque ferro. 1<br />

Il paraît que nous sommes encore dans cette époque glaciaire,<br />

ce Kali-yoga, dans <strong>un</strong>e pério<strong>de</strong> interglaciaire relativement tiè<strong>de</strong>,<br />

mais plus froi<strong>de</strong> que celle <strong>de</strong> la plus gran<strong>de</strong> partie du <strong>de</strong>rnier<br />

milliard d’années. Quand j’étudie la paléontologie, je me sens fier<br />

d’être <strong>un</strong> animal, <strong>un</strong> mammifère.<br />

Sans la paléontologie, l’homme s’égare dans l’éternité, sans<br />

l’astronomie, il est perdu dans l’infinité. Il doit inventer <strong>de</strong>s fables<br />

p.141<br />

au sujet d’<strong>un</strong> firmament figé dans le ciel ou d’<strong>un</strong>e création qui<br />

serait vieille <strong>de</strong> six mille ans. On me répondra, sans doute, qu’<strong>un</strong><br />

milliard d’années ne sont rien comparées à l’éternité. Soit. Mais<br />

qu’est-ce que l’éternité, sinon la possibilité <strong>de</strong> répondre avec<br />

exactitu<strong>de</strong> : « Il y avait <strong>de</strong>s événements avant celui-ci, il y aura<br />

<strong>de</strong>s événements après celui-là » ? L’étendue <strong>de</strong> l’histoire<br />

augmente avec <strong>un</strong>e rapidité vertigineuse. Il y a cent ans, le passé<br />

était <strong>un</strong>e affaire <strong>de</strong> six mille ans. Maintenant, il s’agit <strong>de</strong> trois<br />

1 Horace, O<strong>de</strong>s, IV, 4.<br />

162


<strong>Pour</strong> <strong>un</strong> <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong><br />

milliards d’années. Au <strong>de</strong>là <strong>de</strong> ce gouffre, on paraît toucher à <strong>un</strong>e<br />

époque <strong>de</strong> violence, époque <strong>de</strong> l’enfantement <strong>de</strong> notre terre, au<br />

cours <strong>de</strong> laquelle le soleil se tordait comme <strong>un</strong>e femme en<br />

couches, et les atomes actuels étaient dans leur je<strong>un</strong>esse. Si l’on<br />

veut, on peut i<strong>de</strong>ntifier cette époque avec celle <strong>de</strong> la Création, que<br />

décrivent toutes les religions. Mais en examinant les hypothèses<br />

<strong>de</strong> Milne, ou celles <strong>de</strong> Bondi et <strong>de</strong> Gold, on peut aussi tenter <strong>de</strong><br />

pénétrer plus loin encore dans l’« éternité » du passé. En<br />

considérant l’histoire <strong>de</strong> la science, il me paraît bien peu probable<br />

que l’on puisse s’arrêter au chiffre <strong>de</strong> trois milliards d’années.<br />

Notre connaissance <strong>de</strong> « l’éternité » s’accroît sans cesse. <strong>Pour</strong> <strong>un</strong><br />

être fini, n’est-ce pas, d’ailleurs, le seul moyen <strong>de</strong> conquérir, sur le<br />

plan du savoir, cette « éternité » ?<br />

Est-ce qu’il y a, pour l’homme, <strong>de</strong>s leçons à tirer <strong>de</strong> cette<br />

épopée <strong>de</strong> l’évolution ? Je crois qu’il y en a. En premier lieu, il faut<br />

oser ; la paléontologie, c’est l’histoire <strong>de</strong> la conquête <strong>de</strong> notre<br />

planète par la vie. Car, au début, la vie n’existait que dans les<br />

mers. Des plantes, puis <strong>de</strong>s animaux audacieux ont quitté les eaux<br />

natales pour la conquête <strong>de</strong> la terre. Plus tard, quatre souches<br />

animales ont conquis le vol. Seul l’homme peut monter dans l’air,<br />

plonger sous la mer, pénétrer les rochers. Il y a <strong>un</strong> an, avec <strong>de</strong>s<br />

camara<strong>de</strong>s plus je<strong>un</strong>es que moi, j’ai pénétré dans <strong>un</strong> milieu<br />

nouveau pour l’homme : celui <strong>de</strong>s eaux souterraines, loca nullius<br />

ante trita solo. M<strong>un</strong>i d’<strong>un</strong> appareil <strong>de</strong> scaphandrier, on plongeait<br />

dans <strong>un</strong> trou, au milieu <strong>de</strong>s rochers d’<strong>un</strong>e caverne sous trois<br />

mètres d’eau, la tête en bas ; puis on grimpait dans <strong>un</strong>e fente<br />

étroite, à six mètres <strong>de</strong> profon<strong>de</strong>ur, pour ressurgir dans l’air d’<strong>un</strong>e<br />

caverne voisine. Les animaux m’encouragent à entreprendre ce<br />

genre d’expéditions. p.142 Osez : vous n’avez que la douleur et la<br />

163


<strong>Pour</strong> <strong>un</strong> <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong><br />

mort à craindre ; vous ne leur échapperez pas en lâche. Pensez à<br />

vos ancêtres qui ont conquis la terre et qui, plus tard, ont grimpé<br />

sur les arbres ; pensez à vos cousins les chauves-souris, qui se<br />

sont lancées dans l’air, à vos cousins les baleines, qui sont<br />

revenues à la mer, aux Argonautes, à Montgolfier.<br />

Consi<strong>de</strong>rate la vostra semenza :<br />

Fatti non foste a viver come bruti,<br />

Ma per seguir virtute e conoscenza. 1<br />

Je sais bien que l’on a toujours blâmé l’audace. On le fait<br />

encore. Si le philosophe Lord Russel avait été <strong>un</strong> poisson <strong>de</strong><br />

l’époque dévonienne, il aurait sans doute accusé d’« impiété<br />

cosmique » ses compagnons qui avaient osé quitter la mer<br />

maternelle pour tenter l’air sec et les rayons cruels du soleil.<br />

En second lieu, il faut penser. La tendance la plus marquée <strong>de</strong><br />

l’évolution <strong>de</strong>s mammifères, pendant les soixante-dix millions<br />

d’années passées, fut le développement cérébral. Penser est <strong>un</strong><br />

acte d’audace, peut-être l’audace suprême.<br />

Troisièmement, je dirai : ne <strong>de</strong>venez pas trop spécialistes. Les<br />

espèces trop spécialisées ont assez souvent disparu. Je pense, par<br />

exemple, aux Litopternes, comme le Thoatherium, qui sont<br />

<strong>de</strong>venus monodactyles, comme les chevaux, il y a cinquante<br />

millions d’années et qui se sont éteints assez vite. Même ceux qui<br />

ont réalisé <strong>de</strong>s gains appréciables par la spécialisation, ont fini par<br />

perdre quelque chose. Les oiseaux, par exemple, ont perdu la<br />

possibilité d’avoir <strong>de</strong>s mains. Nous autres, hommes, avons presque<br />

perdu le sens <strong>de</strong> l’odorat.<br />

Enfin : l’homme est <strong>un</strong> animal social. L’égoïsme est <strong>un</strong>e route<br />

1 Dante, Inferno, XXVI, 118 sqq.<br />

164


<strong>Pour</strong> <strong>un</strong> <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong><br />

sans issue. Les espèces trop égoïstes semblent marcher<br />

fatalement à <strong>un</strong>e spécialisation pour le combat entre membres <strong>de</strong><br />

la même espèce, ce qui les rend inaptes à la lutte beaucoup plus<br />

fructueuse avec le reste <strong>de</strong> la nature et les conduit assez souvent<br />

à l’extinction.<br />

p.143<br />

Mais je suis bien loin <strong>de</strong> croire que l’on puisse tirer <strong>un</strong>e<br />

moralité <strong>de</strong> l’étu<strong>de</strong> <strong>de</strong> l’évolution. Certes, l’évolution biologique<br />

constitue <strong>un</strong>e <strong>de</strong>s données d’<strong>un</strong>e moralité rationnelle, mais ce<br />

n’est pas la plus importante. A mon avis, l’attitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> l’homme<br />

<strong>de</strong>vant la nature doit être l’admiration, mais jamais l’adoration. La<br />

nature est toujours belle ; elle n’est jamais juste. Je dis même que<br />

l’adoration d’<strong>un</strong> être que l’on croit être le créateur du mon<strong>de</strong> actuel<br />

est assez dangereuse pour la moralité. Si Dieu a créé le tigre,<br />

pourquoi ne pas être tyran ; si Dieu a créé les puces et les<br />

cesto<strong>de</strong>s, pourquoi ne pas vivre <strong>un</strong>e vie <strong>de</strong> parasite ; si Dieu a<br />

créé les volcans, pourquoi ne pas lancer <strong>de</strong>s bombes atomiques ?<br />

Cette façon <strong>de</strong> voir persiste chez beaucoup d’athées. « Si cette<br />

lutte, que l’on appelle la sélection naturelle, a été <strong>un</strong>e <strong>de</strong>s causes<br />

principales <strong>de</strong> l’évolution, pourquoi ne pas l’imiter ? » <strong>de</strong>man<strong>de</strong>nt-<br />

ils. Il y a beaucoup <strong>de</strong> raisons. D’abord, parce que la plupart <strong>de</strong>s<br />

espèces du passé, sous ce régime <strong>de</strong> sélection naturelle, se sont<br />

éteintes. Ensuite, parce que l’homme est <strong>un</strong> être conscient, et que<br />

la pensée lui offre <strong>de</strong>s moyens <strong>de</strong> s’améliorer beaucoup plus<br />

efficaces que la sélection naturelle.<br />

En considérant l’<strong>un</strong>ivers, on parvient à la moralité, mais par <strong>un</strong><br />

chemin bien différent. On constate <strong>de</strong>s objets divers. Sauf chez les<br />

mathématiciens, l’idéalisme est assez rare chez les savants. Ils<br />

croient, comme l’homme moyen, que <strong>de</strong>s objets existent en<br />

<strong>de</strong>hors <strong>de</strong> la conscience qu’ils en ont et <strong>de</strong> n’importe quelle<br />

165


<strong>Pour</strong> <strong>un</strong> <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong><br />

conscience. Parmi ces objets il y a <strong>de</strong>s hommes. Certains savants<br />

s’attachent à l’étu<strong>de</strong> <strong>de</strong> l’homme, <strong>de</strong> l’homme vivant ou bien <strong>de</strong><br />

l’homme mort. La science a avancé par étapes successives dans<br />

l’objectivité. L’astronomie s’est développée <strong>de</strong>puis que Copernic<br />

s’est aperçu que notre terre ne diffère pas <strong>de</strong>s autres planètes.<br />

C’est simplement <strong>un</strong>e étoile trop légère pour briller, assez lour<strong>de</strong><br />

pour conserver <strong>un</strong>e atmosphère et qui circule autour d’<strong>un</strong> soleil<br />

d’<strong>un</strong> type assez banal. Copernic a étudié le mouvement <strong>de</strong> la terre,<br />

qu’il a trouvé pareil à celui <strong>de</strong> Vénus ou <strong>de</strong> Jupiter.<br />

Qu’arrive-t-il si l’on se livre à <strong>un</strong>e étu<strong>de</strong> semblable sur<br />

l’homme ? On s’est mis, entre autres, à étudier la physiologie<br />

humaine, y compris sa propre physiologie. Il y a, chez les<br />

physiologistes p.144 humains, <strong>un</strong>e habitu<strong>de</strong> qui est assez<br />

significative. Quand ils se livrent à <strong>de</strong>s expériences sur eux-<br />

mêmes, les physiologistes prennent toujours leurs notes à la<br />

troisième personne. Ils n’écrivent pas : « Je respire 30 fois par<br />

minute. Je transpire légèrement, etc. », mais : « J. H. respire 30<br />

fois par minute. Il transpire légèrement. » Ils font <strong>de</strong> leur mieux<br />

pour penser d’eux-mêmes comme d’autrui. Je pense que c’est là<br />

<strong>un</strong>e habitu<strong>de</strong> assez favorable au développement <strong>de</strong> la moralité.<br />

Quand M. Untel fait certaines choses, je pense qu’il est <strong>un</strong> salaud.<br />

Si je ne pense pas que moi-même, quand je fais les mêmes<br />

choses, j’en suis <strong>un</strong>, c’est par <strong>un</strong> manque d’objectivité aussi<br />

f<strong>un</strong>este pour la science que pour la moralité. On constate souvent<br />

la présence <strong>de</strong> cette objectivité chez les tout petits enfants qui<br />

n’ont pas encore appris ce mot néfaste : « moi ». Qui n’a entendu<br />

<strong>un</strong> enfant dire : « Bibi ne veut pas » ? Je les ai même entendus<br />

dire : « Jean pas sage aujourd’hui », ou bien : « Jean est petit<br />

diable ». Je crois qu’<strong>un</strong> cours <strong>de</strong> physiologie humaine, y compris<br />

166


<strong>Pour</strong> <strong>un</strong> <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong><br />

<strong>de</strong>s expériences sur son propre corps, doit faire partie <strong>de</strong> toute<br />

éducation libérale. Il est bon <strong>de</strong> savoir <strong>un</strong> peu comment on vit. Il<br />

est peut-être encore préférable <strong>de</strong> prendre l’habitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> se<br />

regar<strong>de</strong>r comme <strong>un</strong> objet. Or, <strong>un</strong> cours expérimental <strong>de</strong><br />

psychologie offre ce genre d’avantages.<br />

Il y a <strong>de</strong> soi-disant humanistes qui veulent séparer l’homme <strong>de</strong><br />

la nature. Je crois qu’il est très important, pour le point <strong>de</strong> vue<br />

humaniste, <strong>de</strong> considérer l’homme comme objet naturel, comme<br />

les étoiles, les montagnes, les arbres, les bêtes. Évi<strong>de</strong>mment que<br />

si l’on s’en tient là, on n’avancera pas dans la connaissance,<br />

comme on n’avancera pas davantage si l’on ne regar<strong>de</strong> <strong>un</strong> animal<br />

que comme <strong>un</strong> agrégat d’atomes. Beaucoup d’humanistes <strong>de</strong>s<br />

temps passés, les stoïciens surtout, ont adopté ce point <strong>de</strong> vue. Ils<br />

voulaient considérer l’homme dans son cadre naturel et en déduire<br />

ses droits et ses <strong>de</strong>voirs. Malheureusement, ils n’avaient pas <strong>un</strong><br />

point <strong>de</strong> vue historique. Ils ont pris l’état normal <strong>de</strong> leur propre<br />

culture comme <strong>un</strong> état naturel, peut-être <strong>un</strong> peu aliéné par les<br />

erreurs humaines. Rien <strong>de</strong> plus faux. Toute la civilisation actuelle<br />

est basée sur l’agriculture. Or, <strong>un</strong> champ <strong>de</strong> blé est aussi artificiel<br />

qu’<strong>un</strong>e ville, <strong>un</strong>e vache donnant 7.000 kilos <strong>de</strong> lait par an est aussi<br />

p.145<br />

artificielle qu’<strong>un</strong> autobus. La domestication <strong>de</strong>s animaux est<br />

<strong>un</strong>e invention humaine assez récente, l’agriculture, <strong>un</strong>e plus<br />

récente encore. Ces inventions, en donnant naissance au cheptel<br />

— mot <strong>de</strong> même origine que capital — ont déclenché <strong>de</strong>s luttes<br />

entre les hommes qui persistent encore. L’histoire <strong>de</strong> Caïn et<br />

d’Abel paraît être le souvenir du commencement <strong>de</strong> ces luttes.<br />

<strong>Pour</strong> revenir à la nature, il faudrait d’abord se priver <strong>de</strong>s animaux<br />

et <strong>de</strong>s plantes domestiques, puis du langage, <strong>de</strong>s outils et du feu.<br />

Un retour intégral à la nature serait <strong>un</strong> retour à l’animalité. Nous<br />

167


<strong>Pour</strong> <strong>un</strong> <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong><br />

sommes actuellement au milieu d’<strong>un</strong>e révolution technique au<br />

moins aussi profon<strong>de</strong> que celle provoquée par l’invention <strong>de</strong><br />

l’agriculture, révolution qui n’a pas, d’ailleurs, manqué d’engendrer<br />

ses Abels et ses Caïns. Il est au moins possible que Marx ait eu<br />

raison en prophétisant que la lutte <strong>de</strong>s classes, issue <strong>de</strong> la<br />

révolution technique <strong>de</strong> la domestication, se terminerait par la<br />

révolution industrielle.<br />

En lisant les noms <strong>de</strong> mes collègues, dans cette série <strong>de</strong><br />

conférences, je vois que la plupart d’entre eux ont pris comme<br />

normes <strong>de</strong> la vie humaine certaines valeurs définies, proposées<br />

par la religion ou par la philosophie, et adaptées aux exigences<br />

humaines pendant l’époque agricole, laquelle n’a duré que dix<br />

mille ans, au plus, et s’achève actuellement sous nos yeux. Je ne<br />

peux, quant à moi, partager cette opinion. <strong>Pour</strong> ne pas abor<strong>de</strong>r<br />

<strong>de</strong>s problèmes moraux, qui soulèvent toujours <strong>de</strong>s émotions assez<br />

violentes, bornons-nous, pour le moment, aux arts graphiques. La<br />

civilisation européenne, ou mieux, peut-être, circumméditerranéenne,<br />

a connu <strong>de</strong>ux gran<strong>de</strong>s pério<strong>de</strong>s <strong>de</strong> peinture. L’<strong>un</strong>e, qui a duré au<br />

moins dix mille ans, <strong>de</strong> l’époque aurignacienne jusqu’à l’époque<br />

magdalénienne, est séparée par <strong>un</strong>e pério<strong>de</strong> presque vi<strong>de</strong> <strong>de</strong> la<br />

pério<strong>de</strong> actuelle, qui a commencé avec l’Égypte prédynastique et a<br />

duré jusqu’à nos jours. <strong>Pour</strong> nous, il semble tout naturel <strong>de</strong><br />

peindre les hommes et leurs créations : tels les habitations et les<br />

vêtements. Dans la première pério<strong>de</strong>, on s’est concentré sur les<br />

animaux, et surtout sur certains mammifères. On a sculpté <strong>un</strong> peu<br />

les femmes, <strong>un</strong> tout petit peu les hommes, mais avec beaucoup<br />

moins <strong>de</strong> détails que les bêtes. Dans la peinture, l’homme est <strong>un</strong><br />

objet assez rare. p.146 La sculpture humaine qu’on vient <strong>de</strong> trouver<br />

dans <strong>un</strong> gisement magdalénien, à Anglin, est <strong>un</strong>e exception<br />

168


<strong>Pour</strong> <strong>un</strong> <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong><br />

éclatante. Il y avait, paraît-il, <strong>de</strong>s artistes paléolithiques qui<br />

s’intéressaient à l’homme, comme Cuyps et Landseer se sont<br />

intéressés aux animaux. Mais ils étaient bien rares. A la fin <strong>de</strong> la<br />

pério<strong>de</strong> paléolithique, l’art capsien s’est intéressé à l’homme. Mais<br />

c’étaient toujours <strong>de</strong>s groupes d’hommes en action. On ne pourrait<br />

jamais reconnaître <strong>un</strong> individu, comme on pourrait reconnaître<br />

certains chevaux individuels à Lascaux. On ne sait évi<strong>de</strong>mment<br />

rien <strong>de</strong>s légen<strong>de</strong>s ou <strong>de</strong>s chansons traditionnelles <strong>de</strong> la pério<strong>de</strong> <strong>de</strong><br />

l’art paléolithique. Il est possible, pour le moins, que les créations<br />

verbales, comme les créations artistiques, <strong>de</strong>s hommes<br />

paléolithiques, aient été surtout concentrées sur les animaux. <strong>Pour</strong><br />

moi, qui travaille dans <strong>un</strong> laboratoire <strong>de</strong> zoologie, cela me semble<br />

<strong>un</strong>e hypothèse assez sympathique. <strong>Pour</strong> nous, il est assez banal <strong>de</strong><br />

dire, avec Pope, pour ne pas citer Vico : The proper study of<br />

mankind is man 1 . A <strong>un</strong> homme <strong>de</strong> la haute époque paléolithique,<br />

cette idée aurait peut-être semblé assez paradoxale.<br />

On peut s’imaginer <strong>un</strong>e haute culture intellectuelle et artistique<br />

basée sur l’étu<strong>de</strong> <strong>de</strong>s animaux et <strong>de</strong>s plantes. Évi<strong>de</strong>mment, la<br />

base zoologique <strong>de</strong> la culture paléolithique était assez bornée. Le<br />

microscope nous a dévoilé tout <strong>un</strong> nouveau mon<strong>de</strong>, le mon<strong>de</strong> <strong>de</strong>s<br />

invertébrés et <strong>de</strong>s protozoaires. <strong>Pour</strong> l’art, ce mon<strong>de</strong> n’existe pas<br />

encore. <strong>Pour</strong> la littérature, nous n’avons que le précurseur José-<br />

Maria <strong>de</strong> Hérédia, le poète <strong>de</strong>s invertébrés. Pensez à la<br />

comparaison du daimyo japonais dans son armure laquée à <strong>un</strong><br />

grand crustacé, à l’épitaphe sur la sauterelle,<br />

1 Pope, Essay on Man.<br />

Et dont l’aile vibrant sous le pied <strong>de</strong>ntelé<br />

169


<strong>Pour</strong> <strong>un</strong> <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong><br />

Bruissait dans le pin, le cytise ou l’airelle. 1<br />

surtout, peut-être, à la <strong>de</strong>scription magnifique du récif <strong>de</strong> corail :<br />

p.147<br />

Qui mêle, aux profon<strong>de</strong>urs <strong>de</strong> ses tiè<strong>de</strong>s bassins,<br />

La bête épanouie et la vivante flore. 2<br />

Si je peux juger <strong>de</strong> la manière d’employer les loisirs <strong>de</strong> mes<br />

concitoyens, je crois que, dans <strong>un</strong>e société vraiment libre, au<br />

moins cinq pour cent d’entre eux trouveraient leur plus vif plaisir,<br />

leur plus grand épanouissement esthétique et intellectuel, dans la<br />

culture et l’étu<strong>de</strong> <strong>de</strong>s animaux et <strong>de</strong>s plantes, comme,<br />

actuellement, <strong>un</strong>e proportion semblable les trouve dans la<br />

musique. Je n’ai rien à dire contre la musique. Je dis seulement<br />

que, comme base d’<strong>un</strong>e culture, l’étu<strong>de</strong> <strong>de</strong>s animaux vaut autant<br />

qu’elle. Quel Homère nous chantera la mort <strong>de</strong>s dinosauriens ?<br />

Quel Milton la chute <strong>de</strong>s ptérodactyles ? On peut bien rire <strong>de</strong> moi.<br />

<strong>Pour</strong> moi, ce sont <strong>de</strong> vraies tragédies.<br />

Ganz vergessener Völker Müdigkeiten<br />

Kann ich nicht abth<strong>un</strong> von meinen Li<strong>de</strong>rn,<br />

Noch weghalten von <strong>de</strong>r erschrockenen Seele<br />

Stummes Nie<strong>de</strong>rfallen ferner Sterne. 3<br />

Voilà comment je m’imagine l’extinction <strong>de</strong>s mérostomes et <strong>de</strong>s<br />

ammonites.<br />

Si la biologie peut former la base d’<strong>un</strong>e culture intellectuelle et<br />

esthétique, elle peut apporter aussi sa contribution à la moralité.<br />

L’homme, du point <strong>de</strong> vue biologique, connaît certaines exigences<br />

qui n’ont pas beaucoup changé <strong>de</strong>puis <strong>de</strong>s centaines <strong>de</strong> siècles, qui<br />

sont donc beaucoup plus stables que ses exigences politiques et<br />

1 J.-M. <strong>de</strong> Hérédia, Les Trophées, Épigramme f<strong>un</strong>éraire.<br />

2 Id., le Récif <strong>de</strong> Corail.<br />

3 Von Hofmannstahl, Manche freilich..., Gedichte.<br />

170


<strong>Pour</strong> <strong>un</strong> <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong><br />

culturelles. Il exige la nourriture. Ce n’est pas <strong>un</strong> biologiste qui a<br />

souligné que nous <strong>de</strong>mandons panem nostrum quotidianum. Il<br />

exige la protection contre le froid et la chaleur, c’est-à-dire <strong>de</strong>s<br />

bâtiments et <strong>de</strong>s vêtements. S’il veut vivre dans les<br />

agglomérations <strong>de</strong>nses, il exige la protection contre ses ennemis<br />

invisibles, les ennemis microbiens. Il exige le sommeil. Il exige la<br />

société humaine, et la gran<strong>de</strong> majorité <strong>de</strong> notre espèce exige,<br />

pendant <strong>un</strong>e gran<strong>de</strong> partie <strong>de</strong> sa vie, l’amour sexuel. J’insiste <strong>un</strong><br />

peu sur le droit à l’amour. Je dis que toute société dans laquelle <strong>un</strong><br />

je<strong>un</strong>e couple adulte éprouve <strong>de</strong>s difficultés à se marier, est aussi<br />

mal réglée qu’<strong>un</strong>e société dans laquelle ils éprouvent <strong>de</strong>s difficultés<br />

à se nourrir. De telles exigences <strong>de</strong>viennent <strong>de</strong>s droits. Mais <strong>un</strong><br />

droit p.148 n’est qu’<strong>un</strong> <strong>de</strong>voir, vu <strong>de</strong> l’autre côté. On a le <strong>de</strong>voir <strong>de</strong><br />

faire <strong>un</strong>e société qui offre au moins ses droits biologiques à tous<br />

ses membres. Évi<strong>de</strong>mment, on ne peut pas s’arrêter là ; mais on<br />

ne doit pas s’arrêter avant.<br />

Bien avant <strong>de</strong> remplir ses <strong>de</strong>voirs élémentaires envers son<br />

voisin, l’homme, et surtout l’homme à loisirs, l’homme <strong>de</strong> la classe<br />

gouvernante, a commencé par faire d’autres choses. Et nous<br />

savons, maintenant, que c’est seulement parce qu’il a fait ces<br />

choses que nous avons maintenant, pour la première fois dans<br />

l’histoire humaine, la possibilité technique <strong>de</strong> satisfaire, pour toute<br />

l’espèce humaine, les besoins biologiques. Parce que la curiosité <strong>de</strong><br />

Leuwenhœk a inventé le microscope, parce que <strong>de</strong>s buveurs<br />

français exigeaient <strong>un</strong>e bière supérieure, Pasteur a attaqué nos<br />

ennemis invisibles comme Hercule a vaincu le lion néméen. Qu’est-<br />

ce qu’<strong>un</strong> biologiste peut dire sur ces activités ultérieures ? Les<br />

religions ont exigé <strong>de</strong> l’homme, à la fois <strong>un</strong>e adoration <strong>de</strong>s dieux,<br />

c’est-à-dire <strong>un</strong>e certaine orientation émotionnelle, puis <strong>de</strong>s<br />

171


<strong>Pour</strong> <strong>un</strong> <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong><br />

actions, comme, par exemple, les chants rituels et la construction<br />

<strong>de</strong>s temples et <strong>de</strong>s cathédrales. Cette attitu<strong>de</strong>, ces actions, ont été<br />

laïcisées. Le chant rituel, comme on sait, est <strong>de</strong>venu le drame, le<br />

combat rituel, le sport. Il est bon, pour l’homme, d’employer ses<br />

muscles, ses organes sensoriels, son intellect, même quand il ne<br />

s’agit pas d’exigences biologiques. La contemplation <strong>de</strong> la nature,<br />

qui, chez Spinoza, était amor intellectualis <strong>de</strong>i, gar<strong>de</strong> encore, chez<br />

beaucoup <strong>de</strong> matérialistes <strong>de</strong>s traces <strong>de</strong> son origine religieuse. Les<br />

religions avaient raison <strong>de</strong> souligner la solidarité <strong>de</strong> l’homme avec<br />

le mon<strong>de</strong>. Elles l’ont fait, à mon avis, sous <strong>un</strong>e forme mythique,<br />

mais certains éléments <strong>de</strong> cette émotion antique persistent et<br />

doivent persister. On ne prend pas Rimbaud au pied <strong>de</strong> la lettre<br />

quand il sent :<br />

p.149<br />

Que la terre est nubile et débor<strong>de</strong> <strong>de</strong> sang,<br />

Que son immense sein soulevé par <strong>un</strong>e âme<br />

Est d’amour comme Dieu, <strong>de</strong> chair comme la femme,<br />

Et qu’il renferme, gros <strong>de</strong> sève et <strong>de</strong> rayons,<br />

Le grand fourmillement <strong>de</strong> tous les embryons. 1<br />

Je ne nie pas la possibilité que la terre maternelle soit <strong>un</strong><br />

organisme vivant, à rythme vital assez lent, caractérisé par <strong>un</strong>e<br />

crise <strong>de</strong> plissement qui forme <strong>de</strong>s montagnes <strong>nouvel</strong>les tous les<br />

cent cinquante millions d’années, ou à peu près. Mais si elle l’est,<br />

je doute qu’elle soit plus consciente <strong>de</strong> nous que nous ne sommes<br />

<strong>de</strong>s bactéries sur notre propre peau. Néanmoins, je suis<br />

pleinement en sympathie avec le géologue français Termier qui a<br />

appelé <strong>un</strong> <strong>de</strong> ses livres scientifiques : A la gloire <strong>de</strong> la terre.<br />

<strong>Pour</strong> <strong>un</strong> savant, l’étu<strong>de</strong> du mon<strong>de</strong> est à la fois <strong>un</strong>e joie et <strong>un</strong><br />

1 Rimbaud, Soleil et chair.<br />

172


<strong>Pour</strong> <strong>un</strong> <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong><br />

<strong>de</strong>voir. Il veut que cette joie ne soit refusée à personne.<br />

Évi<strong>de</strong>mment, beaucoup ne sauront la goûter. Mais, dans le mon<strong>de</strong><br />

qu’on peut envisager et où il y aura plus <strong>de</strong> loisirs qu’aujourd’hui,<br />

mais moins <strong>de</strong> possibilités d’accumulation, l’admiration intelligente<br />

<strong>de</strong> la nature jouera peut-être <strong>un</strong> rôle capital.<br />

La science ne permet pas seulement d’acquérir <strong>un</strong>e<br />

connaissance plus profon<strong>de</strong> <strong>de</strong> la nature ; elle nous offre la<br />

possibilité <strong>de</strong> la changer. La nature est-elle quelque chose <strong>de</strong><br />

sacré, que l’on doive conserver à tout prix ? Non. Elle ne se<br />

conserve pas elle-même. L’homme a détruit les forêts <strong>de</strong> l’Europe,<br />

puis <strong>de</strong> l’Amérique du Nord. Mais les glaciations avaient déjà,<br />

quatre fois, nettoyé ces régions, sicut <strong>de</strong>leri solent tabulae. On<br />

pourrait même dire : et <strong>de</strong>lens vertam, et ducam crebrius stylum<br />

super faciem ejus. 1<br />

Même l’érosion du sol, comme celle qui s’est produite dans la<br />

région centrale <strong>de</strong>s États-Unis, ne sera probablement qu’<strong>un</strong>e<br />

affaire <strong>de</strong> quelques centaines ou milliers d’années, plus f<strong>un</strong>este<br />

pour l’homme que pour la nature. Le crime le plus sérieux que l’on<br />

puisse commettre envers la nature, c’est peut-être l’assassinat<br />

d’<strong>un</strong>e espèce, comme celle <strong>de</strong> Rhytina stelleri, au XVIII e siècle.<br />

Refaire encore <strong>un</strong> tel animal sera, peut-être, <strong>un</strong>e affaire <strong>de</strong><br />

quelques millions d’années.<br />

Vous avez peut-être <strong>de</strong>viné comment je considère l’Univers. Je<br />

m’y sens chez moi. Évi<strong>de</strong>mment, je connais aussi l’émotion<br />

contraire. Moi aussi « j’ai senti que chac<strong>un</strong> est <strong>un</strong> mon<strong>de</strong> » 2 .<br />

p.150<br />

Mais c’est <strong>un</strong> mon<strong>de</strong> qui est <strong>un</strong> reflet du grand mon<strong>de</strong>, et<br />

1 Bible, Rois, L. IV, ch. XXI, 13.<br />

2 Barbusse, L’enfer.<br />

173


<strong>Pour</strong> <strong>un</strong> <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong><br />

qui <strong>de</strong>vient <strong>un</strong> reflet plus exact à chaque étape <strong>de</strong> la pensée<br />

scientifique et du perfectionnement <strong>de</strong>s moyens techniques<br />

d’observation. Je ne suis pas assez sot pour imaginer que mes<br />

idées m’appartiennent. C’est amusant <strong>de</strong> constater comment se<br />

bousculent, dans ma pensée, <strong>de</strong>s idées d’Aristote, <strong>de</strong> saint Thomas<br />

d’Aquin, <strong>de</strong> Newton, <strong>de</strong> Spinoza, <strong>de</strong> Darwin, <strong>de</strong> Marx, <strong>de</strong> Cantor,<br />

<strong>de</strong> Wiener, <strong>de</strong> mes je<strong>un</strong>es collègues, y compris ma femme ! Je me<br />

sens donc aussi chez moi dans l’épopée humaine. Bien sûr, j’ai<br />

senti, moi aussi la honte d’être homme. 1<br />

Cette sensation, elle aussi, fait partie <strong>de</strong> l’épopée. C’est surtout,<br />

peut-être, dans les épiso<strong>de</strong>s <strong>un</strong> peu sombres <strong>de</strong> l’histoire<br />

contemporaine que l’on peut se sentir en pleine épopée. Qui a,<br />

mieux que Virgile, décrit les effets d’<strong>un</strong>e bombe aérienne ?<br />

Hic, ubi dis jectas moles, avulsaque saxis<br />

Saxa vi<strong>de</strong>s mixtoque <strong>un</strong>danteni pulvere fumum 2<br />

se place aussi bien à Londres ou à Berlin qu’à Troie. Bien avant<br />

qu’il y eût <strong>de</strong>s avions, Milton en a vu :<br />

Hurled headlong flaming from the ethereal sky,<br />

With hi<strong>de</strong>ous ruin and combustion down. 3<br />

Quand je serai mort, je veux que <strong>de</strong> telles phrases se<br />

bousculent dans la pensée <strong>de</strong> mes successeurs. Je me considère<br />

donc <strong>un</strong> tout petit peu humaniste. Je crois aussi que cette<br />

attitu<strong>de</strong> s’allie très bien à <strong>un</strong>e attitu<strong>de</strong> scientifique <strong>un</strong> peu plus<br />

matérialiste que celle <strong>de</strong> beaucoup <strong>de</strong> mes collègues. Je vois<br />

chez les animaux l’expression <strong>de</strong>s émotions que je sens chez<br />

1 Leconte <strong>de</strong> Lisle, Poèmes tragiques, L’holocauste (Et la honte d’être homme aussi lui<br />

poignait l’âme. V. 41).<br />

2 Virgile, Enéi<strong>de</strong>, II, 6o8.<br />

3 Milton, Paradise Lost, I. V. 45, 46.<br />

174


<strong>Pour</strong> <strong>un</strong> <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong><br />

moi. Considérons <strong>un</strong> peu les émotions associées à la<br />

reproduction. Virgile avait tort en disant <strong>de</strong>s animaux :<br />

p.151<br />

In furias ignemque r<strong>un</strong>it : Amor omnibus i<strong>de</strong>m. 1<br />

Entre les espèces animales, on retrouve toutes les<br />

différences qui existent dans la nôtre, et bien d’autres encore.<br />

Pensons d’abord aux tritons. Le mâle danse pendant <strong>de</strong>s heures<br />

<strong>de</strong>vant la femelle en faisant vibrer sa queue satinée et en versant<br />

<strong>de</strong>s parfums dans l’eau. Puis il dépose <strong>un</strong> spermatophore que la<br />

femelle peut recueillir si la danse lui a plu. Rien <strong>de</strong> plus formel<br />

chez les troubadours. Chez beaucoup d’oiseaux, on observe <strong>un</strong><br />

amour tout conjugal. Les époux entrelacent leurs cous et se<br />

donnent <strong>de</strong> petits ca<strong>de</strong>aux inutiles <strong>de</strong> gazon. Il existe <strong>de</strong>s vers et<br />

même <strong>de</strong>s poissons chez qui se produit <strong>un</strong>e fusion permanente <strong>de</strong>s<br />

époux. A l’autre pôle, on voit que les chats et les escargots,<br />

comme chez Sa<strong>de</strong> et chez Swinburne, semblent distinguer fort mal<br />

la volupté <strong>de</strong> la douleur, que chez les abeilles mâles et les<br />

saumons, comme pour certains héros <strong>de</strong> Wagner, l’amour entraîne<br />

la mort. Chose encore plus curieuse, les fleurs s’aiment avec <strong>de</strong>s<br />

émotions empr<strong>un</strong>tées. Leur amour, c’est l’appréciation esthétique<br />

<strong>de</strong> l’abeille pour les formes, les couleurs et les parfums <strong>de</strong>s fleurs,<br />

et sa soif pour leur nectar. <strong>Pour</strong> <strong>un</strong> biologiste, cette connaissance<br />

enrichit l’amour humain. Je sais bien qu’on aime mieux parce que<br />

Sappho, Théocrite, Donne et Marvell ont immortalisé leurs amours<br />

par la poésie. Il n’y a pas là <strong>de</strong> contradiction. Je veux bien que tout<br />

amant soit inspiré aussi bien par les tritons et les grèbes que par<br />

Dante ou Ronsard.<br />

Moi, je vais beaucoup plus loin. J’estime que mes sensations ne<br />

1 Virgile, Géorgiques, III, 244.<br />

175


<strong>Pour</strong> <strong>un</strong> <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong><br />

sont pas tout à fait décevantes, c’est-à-dire qu’elles sont<br />

semblables aux objets qui les suscitent. C’est là l’opinion <strong>de</strong><br />

l’homme moyen, que beaucoup <strong>de</strong> philosophes ne partagent pas.<br />

Eh bien, si mes sensations sont semblables à la matière, la matière<br />

est semblable à mes sensations et il est assez probable qu’autour<br />

<strong>de</strong> moi gravitent <strong>de</strong>s événements pareils à mes émotions, et<br />

même à mes pensées. Seulement, sauf chez les animaux, je ne<br />

vois pas la moindre évi<strong>de</strong>nce que ces éléments soient organisés<br />

comme ils sont chez moi, dans <strong>un</strong>e personnalité. Je suis assez<br />

spinoziste pour croire que la substance <strong>un</strong>ique peut bien avoir<br />

d’autres modalités que l’esprit et la matière. Je suis assez<br />

humaniste pour espérer que ces modalités ne seront pas<br />

éternellement cachées à l’esprit humain. <strong>Pour</strong> Spinoza, la matière<br />

était la matière <strong>de</strong> Descartes p.152 et <strong>de</strong> Newton. <strong>Pour</strong> <strong>un</strong> physicien<br />

mo<strong>de</strong>rne, la matière est déjà quelque chose d’assez différent. On<br />

ne peut pas toujours la décrire, selon la formule <strong>de</strong> Descartes,<br />

comme ayant <strong>un</strong>e extension. On en parle assez bien quand on<br />

emploie certains systèmes <strong>de</strong> symboles mathématiques. Mais si<br />

l’on cherche à traduire ces symboles en mots, on balbutie. Les<br />

mots sont <strong>de</strong>s symboles qu’on a développés pendant <strong>de</strong>s milliers<br />

d’années pour la <strong>de</strong>scription <strong>de</strong>s choses et <strong>de</strong>s hommes, c’est-à-<br />

dire <strong>de</strong> la matière et <strong>de</strong> l’esprit. Si d’autres modalités d’existence<br />

se révèlent, il est peu probable qu’on puisse les décrire facilement<br />

au moyen <strong>de</strong>s mots, parce qu’elles exigeront non seulement <strong>un</strong><br />

vocabulaire nouveau, mais surtout <strong>un</strong>e syntaxe <strong>nouvel</strong>le. Cela ne<br />

signifie pas qu’elles soient inaccessibles à la pensée humaine,<br />

armée <strong>de</strong> la mathématique, laquelle développe toujours <strong>de</strong>s<br />

syntaxes <strong>nouvel</strong>les. Je ne nie pas la possibilité que l’expérience<br />

mystique puisse mettre l’homme en présence <strong>de</strong> certaines réalités.<br />

176


<strong>Pour</strong> <strong>un</strong> <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong><br />

Je dis seulement que, selon l’étymologie même du mot<br />

mysticisme, on n’en peut pas parler. Je crois que les chimistes,<br />

eux, touchent peut-être à <strong>un</strong>e modalité spéciale. Ils essaient <strong>de</strong> la<br />

décrire avec <strong>de</strong>s symboles comme les orbitaux moléculaires, qui<br />

sembleront probablement à nos <strong>de</strong>scendants <strong>de</strong>s symboles aussi<br />

grossiers que les lignes qui figurent <strong>un</strong> être humain, dans l’art <strong>de</strong><br />

Lascaux, seraient apparues à <strong>un</strong> Michel-Ange ou <strong>un</strong> Dürer.<br />

Les sciences commencent à dévoiler dans l’<strong>un</strong>ivers <strong>de</strong>s<br />

modalités d’existence radicalement <strong>nouvel</strong>les. Dans <strong>un</strong>e <strong>de</strong> ces<br />

modalités, l’individu comme tel se perd. <strong>Pour</strong> le chimiste mo<strong>de</strong>rne,<br />

il n’y a pas <strong>de</strong>s électrons individuels, mais seulement <strong>de</strong>s groupes<br />

d’électrons indistinguables, comme les hommes <strong>de</strong> l’art Capsien.<br />

Ce qu’on ne trouve pas, c’est la moindre trace d’intelligences<br />

surhumaines. Je ne prétends évi<strong>de</strong>mment pas que <strong>de</strong> telles<br />

intelligences n’existent pas. Il est fort probable, au contraire,<br />

qu’elles existent quelque part, mais elles n’ont pas l’air <strong>de</strong> se mêler<br />

<strong>de</strong> nos affaires.<br />

Ceux qui ont proposé les questions à discuter au cours <strong>de</strong> ces<br />

<strong>Rencontres</strong> se sont imaginés que l’idée <strong>de</strong> l’<strong>humanisme</strong> implique<br />

celle <strong>de</strong> l’<strong>un</strong>iversalité humaine, l’idée d’<strong>un</strong>e hiérarchie possible <strong>de</strong>s<br />

connaissances et <strong>de</strong>s pouvoirs humains, et l’idée d’<strong>un</strong>e fin ou d’<strong>un</strong>e<br />

« vocation » temporelle ou éternelle <strong>de</strong> l’homme.<br />

p.153<br />

En ce qui concerne l’idée d’<strong>un</strong>iversalité, je suis pleinement<br />

d’accord. Je me suis peut-être trop attardé sur l’homme<br />

paléolithique européen, mais nous sommes <strong>de</strong>s Européens, et il<br />

me semble que cet art avait déjà <strong>de</strong>s nuances européennes que<br />

l’on ne trouve pas, par exemple, dans l’art africain contemporain ;<br />

J’aurais pu parler <strong>de</strong>s peuples primitifs actuels, y compris les<br />

Australiens noirs, dont <strong>un</strong>, le nommé Albert Namatjira, est déjà<br />

177


<strong>Pour</strong> <strong>un</strong> <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong><br />

<strong>de</strong>venu <strong>un</strong> peintre assez original. Je suis convaincu que toute<br />

culture apporte sa contribution à l’ensemble <strong>de</strong> la culture humaine,<br />

et qu’en s’en privant, on restreint le trésor comm<strong>un</strong>. Quant à la<br />

question d’<strong>un</strong>e hiérarchie <strong>de</strong>s connaissances ou d’<strong>un</strong>e vocation <strong>de</strong><br />

l’homme, je <strong>de</strong>meure sceptique. Si <strong>un</strong> homme était capable <strong>de</strong><br />

répondre, en ce qui concerne sa propre espèce, il <strong>de</strong>vrait pouvoir<br />

le faire aussi, me paraît-il, pour les espèces animales qu’il connaît<br />

le mieux. Or, quelle est la hiérarchie <strong>de</strong>s pouvoirs <strong>de</strong>s chats ? Ou<br />

leur fin temporelle, pour ne pas dire éternelle ? Je n’en sais rien.<br />

Je réponds donc que <strong>de</strong> telles questions <strong>de</strong>meurent trop difficiles,<br />

même pour <strong>un</strong>e intelligence surhumaine.<br />

Toute tentative <strong>de</strong> classer les pouvoirs humains selon <strong>un</strong>e<br />

hiérarchie peut s’avérer même assez f<strong>un</strong>este. Les Grecs ont voulu<br />

que l’élite se borne au βίῳ θεωρητίκῳ, c’est-à-dire la vie<br />

contemplative. Ils ont fini par s’arrêter à <strong>de</strong>s discussions assez<br />

stériles et à <strong>de</strong>s minuties théologiques. Les Romains ont voulu<br />

Parcere subjectis et <strong>de</strong>bellare superbos 1<br />

Eux-mêmes ont été soumis aux Barbares. Les Hébreux ont<br />

poursuivi avec fanatisme ce que nous appelons en anglais :<br />

« Righteousness » et qui pourrait se traduire peut-être en français<br />

par « la droiture ». Ils ont été dispersés et mêlés à <strong>de</strong>s<br />

ressortissants d’autres religions, ou ils se sont lancés dans le<br />

commerce et la finance, occupations où la « droiture » paraît assez<br />

difficilement praticable. Les Chinois ont eu <strong>de</strong>s idéaux plus<br />

« balancés » ; leur civilisation s’est montrée plus durable que la<br />

nôtre, quoique, peut-être, moins fécon<strong>de</strong>. C’est grâce à <strong>un</strong>e lutte<br />

entre les conceptions p.154 différentes qu’elle se faisait <strong>de</strong> la<br />

1 Virgile, Enéi<strong>de</strong>, VI, 853.<br />

178


<strong>Pour</strong> <strong>un</strong> <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong><br />

vocation humaine que l’Europe a pu accomplir <strong>de</strong> gran<strong>de</strong>s choses.<br />

Je crois que cette lutte doit se poursuivre. Il y aurait <strong>de</strong>s choses à<br />

dire contre l’activité <strong>de</strong> l’esprit humain. Comme vous le savez, on a<br />

collectionné les mots du prophète Mahomet dans <strong>de</strong>s livres comme<br />

le Kitab-al-Waqidi, qui n’ont pas la force absolue du Koran, mais<br />

dont il serait peut-être téméraire pour <strong>un</strong> Muslim <strong>de</strong> douter. A<br />

propos <strong>de</strong>s sculpteurs, il y est dit : « Si quelqu’<strong>un</strong> fait <strong>un</strong>e image,<br />

au jugement <strong>de</strong>rnier cette image lui <strong>de</strong>man<strong>de</strong>ra son âme. » Ce qui<br />

est peut-être juste. Du point <strong>de</strong> vue chrétien, il me paraît fort<br />

probable que Benvenuto Cellini, par exemple, soit damné. Une<br />

société qui contiendrait ne fût-ce qu’<strong>un</strong> Cellini pour cent serait peu<br />

stable. Mais je ne peux pas dire que le mon<strong>de</strong> serait meilleur si<br />

Cellini n’avait jamais vécu.<br />

Si l’on tient à parler d’<strong>un</strong> but ou d’<strong>un</strong>e fin <strong>de</strong> l’humanité, on<br />

gagnerait en précision en se <strong>de</strong>mandant quelles ont été les « fins »<br />

<strong>de</strong> certaines cultures passées. Qu’est-ce qu’elles ont fait pour la<br />

postérité ? Ont-elles réalisé leurs intentions ? Pensons, par<br />

exemple, aux Égyptiens <strong>de</strong>s temps pharaoniques. Ils avaient <strong>un</strong>e<br />

organisation sociale dont nous avons empr<strong>un</strong>té certains éléments,<br />

comme le système <strong>de</strong> taxation, basé sur <strong>un</strong>e division <strong>de</strong> la terre,<br />

elle-même basée sur la cadastration. Si on avait <strong>de</strong>mandé à <strong>un</strong><br />

Égyptien d’il y a quatre mille ans pourquoi on faisait cela, il aurait<br />

peut-être répondu « parce que notre roi Mentu-Hotep est <strong>un</strong><br />

dieu ». Ils ont fait <strong>de</strong>s sculptures admirables, mais c’était en<br />

l’honneur d’<strong>un</strong>e espèce d’âme qu’ils appelaient le Ka. Ils ont établi<br />

<strong>de</strong>s calendriers pour prédire l’inondation annuelle du Nil, qu’on<br />

peut prédire avec plus d’exactitu<strong>de</strong>, par télégraphie, <strong>de</strong> Khartoum.<br />

Les anciens Hébreux, ou du moins certains d’entre eux, croyaient<br />

que s’ils obéissaient à leur dieu, qui était le roi <strong>de</strong>s dieux, celui-ci<br />

179


<strong>Pour</strong> <strong>un</strong> <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong><br />

les rendrait maîtres du mon<strong>de</strong>. Heureusement, ils croyaient aussi<br />

qu’il <strong>de</strong>mandait d’eux certaines qualités morales. En voulant bâtir<br />

<strong>un</strong> empire mondial où tous les rois se prosterneraient <strong>de</strong>vant le fils<br />

<strong>de</strong> David, ils ont fourni <strong>de</strong>s éléments très importants au<br />

christianisme, à l’Islam et à la culture laïque.<br />

Et nous, que ferons-nous pour nos <strong>de</strong>scendants, voire pour<br />

l’<strong>un</strong>ivers ? Nous en savons moins que les Égyptiens et les Hébreux.<br />

p.155<br />

Nous savons que, dans les conditions actuelles, l’homme a<br />

très peu l’occasion <strong>de</strong> montrer ce qu’il peut faire. A mon avis, la<br />

tâche immédiate est d’organiser <strong>un</strong>e société dans laquelle on ne<br />

soit pas privé <strong>de</strong>s possibilités <strong>de</strong> s’accomplir, parce qu’on est noir,<br />

parce qu’on est pauvre, parce qu’on est femme, parce qu’on est<br />

tué à vingt ans dans <strong>un</strong>e guerre. Évi<strong>de</strong>mment, toutes les<br />

possibilités ne peuvent pas coexister dans la même société. Je<br />

préfère qu’<strong>un</strong> homme soit privé <strong>de</strong> la possibilité <strong>de</strong> <strong>de</strong>venir <strong>un</strong><br />

Napoléon ou <strong>un</strong> Hitler, plutôt que <strong>de</strong>s millions <strong>de</strong> je<strong>un</strong>es meurent<br />

pour lui offrir cette possibilité. Je préfère qu’on soit privé <strong>de</strong> la<br />

possibilité <strong>de</strong> <strong>de</strong>venir <strong>un</strong> Rothschild, <strong>un</strong> Rockefeller ou <strong>un</strong><br />

Richelieu, parce que ces gens me semblent par trop limiter les<br />

possibilités d’action <strong>de</strong> leurs voisins. On dispute pour savoir si la<br />

perte <strong>de</strong> telles possibilités n’entraîne pas fatalement d’autres<br />

pertes plus importantes. L’histoire donnera la réponse. Un<br />

mouvement révolutionnaire doit se défendre avec <strong>un</strong> peu<br />

d’intolérance. Le protestantisme, qui était assez intolérant au<br />

temps <strong>de</strong> Calvin, est <strong>de</strong>venu tolérant. C’est probable que l’histoire<br />

se répétera.<br />

Mais vouloir préciser la fin <strong>de</strong> l’homme dans l’éternité, ou même<br />

dans le temps, me semble témoigner d’<strong>un</strong>e fierté spirituelle qui me<br />

fait penser à celle <strong>de</strong> Lucifer. Évi<strong>de</strong>mment que si on croit avoir<br />

180


<strong>Pour</strong> <strong>un</strong> <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong><br />

reçu <strong>un</strong>e révélation, c’est <strong>un</strong>e autre affaire. Mais à ceux qui croient<br />

l’avoir reçue, je suggère <strong>de</strong> lire les prophètes Hébreux, qui étaient<br />

<strong>de</strong> la même opinion, mais dont les prophéties n’ont pas été<br />

vérifiées, sinon sur <strong>un</strong> plan assez symbolique.<br />

Il y a <strong>de</strong>s Stoïciens mo<strong>de</strong>rnes qui partagent l’opinion <strong>de</strong><br />

Clermont dans la belle tragédie <strong>de</strong> Chapman, The revenge of<br />

Bussy d’Ambois :<br />

p.156<br />

That in this one thing all the discipline<br />

Of manners and of manhood is contained ;<br />

A man to join himself with the Universe<br />

In its main sway, and make (in all things fit)<br />

One with that All, and go on, ro<strong>un</strong>d as it,<br />

Not plucking from the whole his wretched part<br />

And into straits, or into nought, revert,<br />

Wishing the complete Universe might be<br />

Subject to such a rag of it as he ;<br />

But to consi<strong>de</strong>r great Necessity. 1<br />

Il est clair que l’on doit considérer la nécessité, mais on ne<br />

connaît pas — et peut-être ne connaîtra-t-on jamais assez —<br />

l’<strong>un</strong>ivers pour se joindre à son cours. L’<strong>un</strong>ivers, d’ailleurs, paraît se<br />

développer, comme tout autre système, par <strong>de</strong>s luttes internes.<br />

L’humanité peut lutter contre <strong>de</strong>s autres éléments <strong>de</strong> l’<strong>un</strong>ivers,<br />

comme les bactéries, mais i<strong>de</strong>ntifier <strong>de</strong> telles luttes au cours<br />

même <strong>de</strong> l’<strong>un</strong>ivers me semble témoigner d’<strong>un</strong> certain manque<br />

d’humilité.<br />

Je ne vois pas la moindre chance d’<strong>un</strong>e réponse, même <strong>un</strong><br />

peu utile, à <strong>de</strong> telles questions, tandis que la lutte <strong>de</strong>s classes<br />

continue dans notre société. Les réponses qu’on a données<br />

1 Chapman, The Revenge of Bussy, Acte IV, scène I.<br />

181


<strong>Pour</strong> <strong>un</strong> <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong><br />

représentent, en général, <strong>de</strong>s glorifications <strong>de</strong> certaines<br />

activités, comme la contemplation, propre à la classe<br />

possédante, ou bien <strong>de</strong>s vœux <strong>de</strong> la classe opprimée, comme<br />

l’établissement d’<strong>un</strong>e société sans oppression ou sans guerre. De<br />

tels changements sont bien désirables. Mais seuls les hommes<br />

qui n’ont pas éprouvé <strong>de</strong>s sentiments <strong>de</strong> dépit ou d’envie à<br />

l’égard <strong>de</strong> leurs voisins, sentiments engendrés par la lutte <strong>de</strong>s<br />

classes, les hommes plus totaux que nous, comme a dit M.<br />

Lefebvre, pourraient même commencer à répondre. Il est<br />

possible qu’ils aient le <strong>de</strong>voir, à la fois, <strong>de</strong> transformer le mon<strong>de</strong><br />

et <strong>de</strong> le connaître. Mais je ne sais pas quelles transformations,<br />

quelles connaissances leur sembleront préférables. Que l’on<br />

interroge les hommes <strong>de</strong> la société future, la société<br />

comm<strong>un</strong>iste.<br />

J’ai essayé <strong>de</strong> répondre aux questions que l’on m’a posées. En<br />

résumé, on peut dire que je me sens beaucoup plus chez moi dans<br />

l’<strong>un</strong>ivers que dans la société humaine. Et j’estime que c’est là <strong>un</strong><br />

point qui a son utilité. Je ne changerai pas l’<strong>un</strong>ivers ; je peux<br />

contribuer dans <strong>un</strong>e certaine mesure à la transformation <strong>de</strong> la<br />

société, qui se modifie d’ailleurs sous nos yeux. Non enim<br />

habemus hic manentem civitatem 1 . Les sociétés sont beaucoup<br />

moins stables que la nature. Dans la littérature française surtout<br />

on a l’habitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> blâmer la nature, et même l’<strong>un</strong>ivers, à cause<br />

<strong>de</strong>s maux dont souffre p.157 la société. Je ne cite que le Titus <strong>de</strong><br />

Racine, qui se plaignait que les lois romaines l’empêchassent<br />

d’épouser Bérénice :<br />

1 Bible. Épître aux Hébreux, XIII, 14 : Aussi sortons du camp pour aller à lui en portant<br />

son opprobre, car nous n’avons point ici <strong>de</strong> cité permanente, mais nous cherchons celle<br />

qui est à venir.<br />

182


<strong>Pour</strong> <strong>un</strong> <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong><br />

Et que le choix <strong>de</strong>s dieux, contraire à mes amours,<br />

Livrait à l’<strong>un</strong>ivers le reste <strong>de</strong> mes jours. 1<br />

On ne doit pas confondre l’Empire romain, ni même le genre<br />

humain, avec l’<strong>un</strong>ivers.<br />

Je sais très bien, d’ailleurs, que ma réponse est celle d’<strong>un</strong><br />

biologiste, d’<strong>un</strong>e époque déterminée ; réponse qu’on n’aurait pas<br />

donnée il y a cent ans, qu’on ne donnera pas dans cent ans. Je<br />

sais également qu’<strong>un</strong> biologiste chinois, russe ou américain, <strong>de</strong> nos<br />

jours, aurait formulé <strong>un</strong>e réponse assez différente. Peut-être ai-je<br />

trop cité les poètes. Mais je les ai cités parce que je sais qu’ils sont<br />

responsables, pour beaucoup, <strong>de</strong> nos sentiments et parce que je<br />

ne tiens pas à ce que ce soit trop moi qui parle. Je n’ai pas ce<br />

sentiment excessif <strong>de</strong> mon individualité, tel que nous le donne<br />

l’existentialisme. Je ne suis pas non plus, d’ailleurs, <strong>un</strong>animiste.<br />

J’ai voulu montrer que les sciences naturelles peuvent et<br />

doivent être <strong>de</strong>s constituants importants pour <strong>un</strong> <strong>nouvel</strong><br />

<strong>humanisme</strong>. Je sais bien que parmi les savants <strong>de</strong>s sciences<br />

naturelles se trouvent <strong>de</strong>s hommes et <strong>de</strong>s femmes aux intérêts<br />

assez étroits. Mais, en général, ils n’apportent que <strong>de</strong>s<br />

contributions médiocres à la science. La recherche scientifique<br />

exige certaines qualités humaines. D’abord la curiosité. Il est assez<br />

rare d’être vraiment curieux <strong>de</strong> la nature, si l’on ne l’est pas <strong>de</strong><br />

l’homme. Puis <strong>un</strong> sens esthétique. Les biologistes apprécient les<br />

formes spatiales ; plusieurs d’entre eux <strong>de</strong>ssinent assez bien, et ils<br />

peuvent juger, d’<strong>un</strong> point <strong>de</strong> vue presque professionnel, les arts<br />

graphiques. Les mathématiciens et les physiciens cherchent, dans<br />

leur propre œuvre, <strong>un</strong>e élégance <strong>de</strong> pensée qui n’est pas si<br />

1 Racine, Bérénice, Acte II, Sc. 2, vers 465, 466.<br />

183


<strong>Pour</strong> <strong>un</strong> <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong><br />

éloignée <strong>de</strong> celle <strong>de</strong> l’écrivain. Ces attitu<strong>de</strong>s doivent faire partie<br />

d’<strong>un</strong> <strong>humanisme</strong> intégral, et les artistes ont quelque chose à<br />

apprendre <strong>de</strong>s biologistes, les écrivains <strong>de</strong>s mathématiciens, les<br />

moralistes <strong>de</strong>s physiologistes.<br />

p.158<br />

Je suis sûr que toute tentative pour instaurer <strong>un</strong><br />

<strong>humanisme</strong>, qui négligera les données <strong>de</strong>s sciences et les attitu<strong>de</strong>s<br />

<strong>de</strong>s chercheurs, n’aura pas <strong>de</strong> succès. Son intégration dans la<br />

culture <strong>de</strong>man<strong>de</strong>ra <strong>de</strong>s efforts considérables <strong>de</strong> la part <strong>de</strong>s<br />

humanistes. Puissent ces <strong>Rencontres</strong> être fructueuses en suscitant<br />

<strong>de</strong> tels efforts.<br />

@<br />

184


p.159<br />

<strong>Pour</strong> <strong>un</strong> <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong><br />

JOHN MIDDLETON-MURRY<br />

L’HOMME DANS L’UNIVERS<br />

AU REGARD D’UN ÉCRIVAIN 1<br />

On m’a invité à parler sur ce sujet : « L’homme dans<br />

l’<strong>un</strong>ivers au regard d’<strong>un</strong> écrivain », et je vais m’efforcer <strong>de</strong> le faire<br />

<strong>de</strong> mon mieux. Mais d’emblée, je me trouve assailli <strong>de</strong> certains<br />

doutes quant à ma qualification pour vous entretenir d’<strong>un</strong> tel sujet.<br />

Certes, je suis <strong>un</strong> écrivain ; et si le sujet qui m’échoit est<br />

« L’homme dans l’<strong>un</strong>ivers au regard <strong>de</strong> l’écrivain qui se nomme<br />

John Middleton-Murry », je me sens relativement à mon aise. Ce<br />

qui me trouble, c’est <strong>de</strong> m’être <strong>de</strong>mandé si mon sujet, après tout,<br />

ne serait pas : « L’homme dans l’<strong>un</strong>ivers au regard <strong>de</strong> l’écrivain<br />

qui se nomme John Middleton-Murry, en tant qu’écrivain »...<br />

<strong>Pour</strong> apaiser mes scrupules, je me suis posé <strong>un</strong>e question :<br />

l’écrivain, comme tel, a-t-il <strong>un</strong>e philosophie particulière <strong>de</strong><br />

l’homme ? Il y a différentes sortes d’écrivains, même parmi ceux<br />

dont le génie est reconnu. Tous affirmeraient peut-être, si nous<br />

pouvions les interroger, que leur mobile profond fut <strong>de</strong> peindre la<br />

vérité <strong>de</strong> la vie humaine. Mais considérons <strong>un</strong> instant, Mesdames<br />

et Messieurs, ce qu’implique <strong>un</strong>e telle affirmation <strong>de</strong> leur part<br />

selon qu’il s’agit <strong>de</strong> Dante, <strong>de</strong> Shakespeare, <strong>de</strong> Stendhal, <strong>de</strong><br />

Tchékhov, ou d’<strong>un</strong> écrivain russe en 1949.<br />

p.160<br />

Dante accepte du <strong>de</strong>hors <strong>un</strong> système <strong>de</strong> salut et <strong>un</strong>e<br />

hiérarchie <strong>de</strong> la faute. Les jugements qu’il porte sur l’humanité<br />

1 Conférence du 7 septembre 1949.<br />

185<br />

@


<strong>Pour</strong> <strong>un</strong> <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong><br />

nous frappent souvent par leur caractère quasi hasar<strong>de</strong>ux et<br />

parfois nous semblent traduire <strong>un</strong>e perversité qui nous révolte.<br />

Shakespeare, dans l’ensemble <strong>de</strong> son œuvre, fait appel à <strong>un</strong>e<br />

lumière intérieure, à <strong>un</strong> pouvoir, en nous, d’intuition morale ou<br />

spirituelle, capable <strong>de</strong> reconnaître l’héroïsme et la transcendance<br />

morale <strong>de</strong> certaines attitu<strong>de</strong>s <strong>de</strong> la personne humaine. En<br />

particulier, il peint l’amour et la fidélité comme <strong>de</strong>s entités<br />

homogènes, que les circonstances ne sauraient ébranler. Beaucoup<br />

<strong>de</strong> cet amour et <strong>de</strong> cette fidélité, exalté parfois chez Shakespeare<br />

jusqu’à l’apothéose, seraient chez Dante condamné. Stendhal, en<br />

<strong>un</strong> sens, suit Shakespeare, dont il a le culte. Au sommet <strong>de</strong> son<br />

échelle <strong>de</strong>s valeurs morales, il met la passion qui se transcen<strong>de</strong><br />

elle-même et qu’il appelle force ou énergie. Tchékhov, quant à lui,<br />

appartient à la même école : mais il en appelle plus encore à notre<br />

libre intuition morale. Il va <strong>de</strong> soi qu’il rejetterait avec énergie tout<br />

le domaine <strong>de</strong> la passion héroïque. Il représente (dirait-il) l’homme<br />

ordinaire, l’homme <strong>de</strong> la quotidienneté. Et cependant, il tend, dans<br />

son œuvre, à susciter <strong>un</strong>e réponse morale par libre corrélation aux<br />

principes du bien que l’homme porte en lui. Certes, les<br />

personnages <strong>de</strong> Tchékhov échouent <strong>de</strong>vant la vie, mais ils n’en<br />

possè<strong>de</strong>nt pas moins <strong>un</strong>e certaine grâce innée, qui les sauve à nos<br />

yeux.<br />

L’écrivain soviétique <strong>de</strong> 1949, pour en venir à lui, retourne à la<br />

position <strong>de</strong> Dante en ceci qu’il accepte <strong>un</strong> système <strong>de</strong> salut et <strong>un</strong>e<br />

hiérarchie <strong>de</strong>s valeurs morales conçus du <strong>de</strong>hors. Mais, tandis que<br />

Dante, si étrangers que nous soient ses jugements particuliers,<br />

gagne notre sympathie, sinon notre assentiment par sa vision d’<strong>un</strong><br />

Bien absolu, l’écrivain soviétique nous déconcerte totalement. <strong>Pour</strong><br />

lui est bien ce qui tend vers la victoire du Prolétariat ; ce qui, en<br />

186


<strong>Pour</strong> <strong>un</strong> <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong><br />

conséquence, peut contribuer à accroître la puissance et l’influence<br />

<strong>de</strong> l’État russe actuel. La passion héroïque se limite au culte <strong>de</strong><br />

cette cause particulière. Et, ce qui nous choque plus encore : nous<br />

rencontrons chez lui <strong>de</strong>s jugements moraux qui nous apparaissent<br />

d’<strong>un</strong>e perversité révoltante. Ce sont là, sans doute, <strong>de</strong>s données<br />

bien insuffisantes dans l’ordre d’appréciation qui est p.161 le mien.<br />

Mais, quand bien même je les élargirais, ma conclusion resterait la<br />

même, à savoir que <strong>de</strong>ux attitu<strong>de</strong>s principales, fortement<br />

contrastées, déterminent l’écrivain <strong>de</strong>vant le drame humain :<br />

d’<strong>un</strong>e part <strong>un</strong> jugement moral qui en appelle au principe d’autorité,<br />

d’autre part <strong>un</strong> jugement moral qui se réfère simplement et<br />

directement au sens moral <strong>de</strong> l’homme. De ces <strong>de</strong>ux attitu<strong>de</strong>s,<br />

seule la <strong>de</strong>rnière mérite à mon avis le nom d’<strong>humanisme</strong>. Mais je<br />

dois souligner encore que ce contraste n’implique auc<strong>un</strong>e<br />

opposition entre l’humain et le transcendant. Il est peu d’écrivains<br />

qui fassent plus appel au sens <strong>de</strong> la transcendance que<br />

Shakespeare : toute réponse positive à ses gran<strong>de</strong>s tragédies<br />

dépend entièrement d’<strong>un</strong>e appropriation <strong>de</strong> cette dimension-là.<br />

Shakespeare compte sur notre aptitu<strong>de</strong> à découvrir que certains<br />

comportements <strong>de</strong> l’homme sont d’<strong>un</strong>e valeur absolue. S’il en allait<br />

autrement, sa dramatique serait inacceptable. Son <strong>humanisme</strong><br />

sollicite <strong>de</strong> notre part <strong>un</strong>e libre réponse <strong>de</strong> notre esprit, au sens <strong>de</strong><br />

la transcendance que tout homme porte en lui. Assurément c’est<br />

ici que nous trouvons la caractéristique essentielle <strong>de</strong><br />

l’<strong>humanisme</strong>. L’<strong>humanisme</strong> veut <strong>un</strong>e libre réponse ; il est cette<br />

réponse issue <strong>de</strong>s profon<strong>de</strong>urs <strong>de</strong> la liberté humaine. Il n’émet<br />

auc<strong>un</strong>e présomption quant à la nature <strong>de</strong> l’homme. A <strong>un</strong>e<br />

exception près. Mais cette exception est <strong>de</strong> toute importance. C’est<br />

le postulat que la possibilité d’<strong>un</strong>e libre réponse, à l’égard <strong>de</strong> toute<br />

187


<strong>Pour</strong> <strong>un</strong> <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong><br />

vérité qui s’offre à lui, qu’elle soit d’ordre positif ou intérieur, lui<br />

est nécessaire pour s’accomplir en tant qu’être moral. Cela revient<br />

à dire que l’<strong>humanisme</strong> proclame — implicitement peut-être, mais<br />

<strong>de</strong> façon catégorique — <strong>un</strong> but particulier à l’homme, <strong>un</strong>e fonction<br />

humaine par excellence : la liberté <strong>de</strong> choisir. Ce disant, je force<br />

peut-être ma définition. L’<strong>humanisme</strong> n’exclut pas a priori la<br />

possibilité pour l’homme <strong>de</strong> n’être pas, en fait, libre <strong>de</strong> se<br />

déterminer lui-même ; pas plus qu’il n’écarte systématiquement le<br />

dictum <strong>de</strong> Hegel et <strong>de</strong> Marx selon lequel « la liberté est la<br />

connaissance <strong>de</strong> la nécessité ». Mais il insiste sur ce point que la<br />

connaissance <strong>de</strong> la nécessité — si la nécessité existe — sera<br />

librement acquise. La nécessité doit être reconnue ou niée par <strong>un</strong><br />

acte <strong>de</strong> jugement libre émanant <strong>de</strong> l’esprit humain.<br />

p.162<br />

Mais il serait superficiel <strong>de</strong> parler <strong>de</strong> la « nécessité » sous<br />

ce seul aspect. Il y a au moins <strong>de</strong>ux genres <strong>de</strong> nécessité : la<br />

nécessité matérielle et la nécessité morale. Même l’interprétation<br />

marxiste du dictum <strong>de</strong> Hegel — selon lequel la loi <strong>de</strong> fer <strong>de</strong> la<br />

nécessité historique gouverne le développement <strong>de</strong>s sociétés<br />

industrialisées — permet que l’individu participe librement à ce<br />

processus ou lui refuse sa collaboration. Il en va <strong>de</strong> même dans<br />

l’anticipation chrétienne, plus profon<strong>de</strong>, du même dictum, à savoir<br />

que si la liberté plénière rési<strong>de</strong> dans le service <strong>de</strong> Dieu, l’homme,<br />

du sein <strong>de</strong> sa liberté relative, a la faculté <strong>de</strong> choisir ou <strong>de</strong> rejeter<br />

ce service. Si nous cherchons à dégager l’élément comm<strong>un</strong> <strong>de</strong> ces<br />

<strong>de</strong>ux positions, nous le trouvons dans l’idée que la liberté en acte<br />

consiste, en regard <strong>de</strong> la liberté absolue, à accepter certaines<br />

limites. La liberté absolue, n’en déplaise à Monsieur Lefebvre, est<br />

<strong>un</strong>e chimère <strong>de</strong> l’esprit, laquelle, si nous la poursuivons, mène à<br />

l’esclavage, c’est-à-dire, selon la conception chrétienne, à <strong>un</strong><br />

188


<strong>Pour</strong> <strong>un</strong> <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong><br />

asservissement à l’homme charnel, asservissement par lequel la<br />

créature humaine <strong>de</strong>vient la proie d’appétits contradictoires et se<br />

trouve menacée <strong>de</strong> désintégration ; esclavage, disent à leur tour<br />

les marxistes, parce que l’individu se trouve condamné à <strong>un</strong>e vie<br />

sans action efficace.<br />

La conception humaniste du même problème pose que<br />

l’homme <strong>de</strong>vrait accepter librement, en regard <strong>de</strong> la liberté<br />

absolue, certaines limites permettant à la liberté <strong>de</strong> passer à<br />

l’état <strong>de</strong> fait, au lieu <strong>de</strong> <strong>de</strong>meurer chimérique ; mais seules ces<br />

limites <strong>de</strong>vraient être acceptées. Les limites à la liberté humaine,<br />

dans cet ordre d’idées, sont diverses ; elles s’éten<strong>de</strong>nt du fait<br />

matériel brut à la transcendance du mon<strong>de</strong> spirituel. Et, quasi<br />

imperceptiblement, elles passent <strong>de</strong> l’<strong>un</strong> à l’autre <strong>de</strong> ces<br />

domaines. C’est ainsi que, dans l’ordre strictement matériel, il<br />

n’est pas difficile d’admettre que la liberté postule à tout le moins<br />

l’existence. Il peut arriver, certes, que l’individu, qui ne veut pas<br />

abdiquer sa liberté, se trouve acculé à la nécessité morale <strong>de</strong><br />

choisir la mort. Mais pour <strong>un</strong>e société, tirer sa subsistance <strong>de</strong> la<br />

nature est <strong>un</strong>e nécessité au sens strict du mot. Sur qui repose<br />

donc ici nécessité ? Du point <strong>de</strong> vue <strong>de</strong> l’<strong>humanisme</strong>, la réponse<br />

dérivera d’<strong>un</strong>e p.163 conception selon laquelle la nécessité doit être<br />

librement acceptée. Dans <strong>un</strong>e société industrielle aux rouages<br />

complexes, <strong>un</strong>e classe entière <strong>de</strong> travailleurs ne saurait accepter<br />

librement les tâches re<strong>nouvel</strong>ées <strong>de</strong> la production matérielle, si le<br />

tribut qu’elle tire <strong>de</strong> son travail ne correspond pas, d’<strong>un</strong>e façon ou<br />

d’<strong>un</strong>e autre, à son idéal <strong>de</strong> justice. Ainsi, la conception humaniste<br />

<strong>de</strong> l’homme conduit tout droit à l’idée <strong>de</strong> justice sociale et<br />

économique. Il est évi<strong>de</strong>nt que l’idée <strong>de</strong> liberté contient l’idée <strong>de</strong><br />

justice. L’homme n’acceptera jamais librement ce qui lui apparaît<br />

189


<strong>Pour</strong> <strong>un</strong> <strong>nouvel</strong> <strong>humanisme</strong><br />

injuste. L’idéal d’<strong>un</strong>e société juste est ainsi l’<strong>un</strong> <strong>de</strong>s fon<strong>de</strong>ments<br />

essentiels <strong>de</strong> l’<strong>humanisme</strong>.<br />

C’est sur ce poi