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Amazones de turbulen..

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<strong>Amazones</strong> <strong>de</strong> <strong>turbulen</strong>ces<br />

Delphine ROULET


<strong>Amazones</strong> <strong>de</strong> <strong>turbulen</strong>ces<br />

AUTOMNE<br />

J-481<br />

J-480<br />

J-476<br />

J-473<br />

J-464<br />

J-450<br />

J-446<br />

J-437<br />

J-417<br />

J-408<br />

J-390<br />

HIVER<br />

J-375<br />

J-374<br />

J-371<br />

J-365<br />

J-355<br />

J-350<br />

J-349<br />

J-348<br />

J-340<br />

J-326<br />

J-313<br />

J-302<br />

Table <strong>de</strong>s matières


J-300<br />

PRINTEMPS<br />

J-285<br />

J-283<br />

J-256<br />

J-246<br />

J- 244<br />

J-223<br />

J-213<br />

J-200<br />

ÉTÉ<br />

J-193<br />

J-183<br />

J-175<br />

J-170<br />

J-137<br />

J-136<br />

J-119<br />

J-119<br />

AUTOMNE<br />

J-90<br />

J-50<br />

J-10<br />

J<br />

J ++


© 7 écrit – Delphine ROULET.<br />

ISBN : 978-2-36849-126-3<br />

Le Co<strong>de</strong> <strong>de</strong> la propriété intellectuelle n'autorisant, aux termes <strong>de</strong>s paragraphes 2 et 3 <strong>de</strong> l'article L. 122-5, d'une part, que<br />

les "copies ou reproductions strictement réservées à l'usage privé du copiste et non <strong>de</strong>stinées à une utilisation collective" et,<br />

d'autre part, sous réserve du nom <strong>de</strong> l'auteur et <strong>de</strong> la source, que les "analyses et les courtes citations justifiées par le<br />

caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d'information", toute représentation ou reproduction intégrale ou<br />

partielle, faite sans le consentement <strong>de</strong> l'auteur ou <strong>de</strong> ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L. 122-4). Cette<br />

représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles<br />

L. 335-2 et suivants du Co<strong>de</strong> <strong>de</strong> la propriété intellectuelle.


Avertissement au lecteur :<br />

À Liliane et à Eléanor<br />

À Dominique J.<br />

À celles et ceux qui partent à la conquête <strong>de</strong> leurs rêves.<br />

Flaubert a dit : « Madame Bovary, c’est moi ». Je ne suis pas Flaubert ! Emma Delamare, ce<br />

n’est pas moi.<br />

Cette œuvre est une fiction. Toute ressemblance avec <strong>de</strong>s personnes ou <strong>de</strong>s situations<br />

existant ou ayant existé ne serait que pure coïnci<strong>de</strong>nce.


« Si le cheval connaissait sa force, serait-il assez fou pour accepter le joug comme il le fait ?<br />

Mais qu’il <strong>de</strong>vienne sensé et s’échappe, alors on dira qu’il est fou… »<br />

August Strindberg, extrait <strong>de</strong> Maître Olaf.


« Deviens ce que tu es. Fais ce que toi seul peux faire. »<br />

Friedrich Nietzsche


« Ils ne savaient pas que c’était impossible, alors ils l’ont fait… »<br />

Mark Twain


AUTOMNE


De : Lullaby Delamare<br />

À : Élodie Loizeau<br />

Objet : La colo et après ?<br />

Hello Élo,<br />

Élodie, je ne t’ai pas oubliée. Tu es mon amie et la seule véritable.<br />

Ma mère m’a envoyé en camp d'ados afin que j’y fasse <strong>de</strong>s rencontres. Avec les autres filles<br />

<strong>de</strong> mon âge, ça n’a pas marché. C’est comme ça, je n’y peux rien. Je n’ai pas le don <strong>de</strong> me<br />

faire aimer.<br />

Je ne suis ni rebelle ni asociale. Je ne suis pas une garce. Je m’habille comme toutes les<br />

autres, écoute la même musique que les autres, lis les même magazines <strong>de</strong> mer<strong>de</strong>, colporte<br />

les même ragots…, mais ça ne fonctionne pas.<br />

Avec les garçons non plus, d’ailleurs ! Je suis mignonne, sans histoires, même si je manque<br />

un peu d’éclat. Je n’ai pas ce qu’il faut pour attiser le désir et subjuguer les hommes.<br />

Élodie, tu <strong>de</strong>vais être un peu pareille à mon âge. Je me reconnais en toi. Seulement moi, j’ai<br />

plus <strong>de</strong> chance. J’ai <strong>de</strong>s parents qui m’aiment, me protègent, me laissent grandir à mon<br />

rythme.<br />

Je viens d’un milieu privilégié, non pas que mes parents soient richissimes – mon père est<br />

ingénieur, et ma mère, femme au foyer –, mais j’ai une vie préservée.<br />

Je vis dans une banlieue bourge, un peu comme dans Desperate Housewives... En beaucoup<br />

plus mo<strong>de</strong>ste quand même. Je suis une Française – très – moyenne, pas une Américaine<br />

glamour.<br />

Ma mère n'est pas trop mal dans son genre. Pour autant, ce n'est pas Eva Longoria !<br />

Je ne reprendrai pas le chemin du lycée. L’école ne veut pas <strong>de</strong> moi, et le rejet est<br />

réciproque. Je suis scolarisée à la maison avec mon petit frère Solal.<br />

Je sais, Solal et Lullaby, c’est un peu strange. C’est ma mère qui a choisi nos prénoms.<br />

Lullaby, ça vient <strong>de</strong> Le Clézio, et Solal est le héros <strong>de</strong> Belle du Seigneur d’Albert Cohen.<br />

Je préfère quand même qu’on m’appelle Lulla. Surtout <strong>de</strong>puis que j’ai vu Sailor et Lula <strong>de</strong><br />

David Lynch. Je trouve les acteurs trop sexys, en particulier Nicolas Cage. Quel dommage<br />

qu'il ait si mal vieilli ! Et puis, Lulla, ça fait plaisir à ma grand-mère, Lulu. C'est une jolie<br />

façon <strong>de</strong> lui rendre hommage.<br />

Ma grand-mère est assez géniale dans son genre. Seulement, ça n’a pas toujours collé avec<br />

sa fille. Ces <strong>de</strong>ux-là ont en commun un passé difficile, et le présent n'arrange rien : Lulu n’est<br />

pas fan <strong>de</strong> son gendre.<br />

Lulu et Emma, sa fille aînée, cela aurait dû être une histoire d’amour inconditionnelle, comme


il en existe exclusivement entre mère et enfant. Le lien est rompu. Depuis ma plus tendre<br />

enfance, je sens comme une rupture. Sans vraiment être au courant <strong>de</strong> ce qui s’est passé, je<br />

soupçonne un peu ma mère d’avoir merdé.<br />

Emma ne réfléchit jamais avant <strong>de</strong> parler, et encore moins avant d’agir. Cependant, ma mère<br />

est intelligente… Tu n’imagines pas à quel point !<br />

C’est elle qui nous donne <strong>de</strong>s cours à mon frère et à moi. Je ne sais pas comment elle se<br />

débrouille, pourtant elle assure dans toutes les matières. Et dire qu’elle s’est arrêtée au BEP !<br />

Au grand maximum, je bosse <strong>de</strong>ux heures par jour, et cela me suffit amplement. Pour Solal,<br />

c’est plus difficile à évaluer. Il reste cloîtré dans sa chambre. À n’importe quelle heure du jour<br />

ou <strong>de</strong> la nuit, on peut le trouver en train <strong>de</strong> bouquiner ou scotché <strong>de</strong>vant son putain d’ordi.<br />

On ne sait jamais s’il travaille ou s’il joue. Un jour, je lui ai posé la question. Il m’a répondu<br />

qu’il ne faisait pas la différence. Pour lui, c’est la même chose : il fait <strong>de</strong>s maths pour<br />

s’amuser et joue pour améliorer sa <strong>de</strong>xtérité.<br />

Puisqu’il le dit…<br />

Aux yeux <strong>de</strong>s gens qui nous entourent, Solal passe un peu pour un autiste. Ma mère protège<br />

son rejeton et le défend contre le reste du mon<strong>de</strong>. Quand elle prétend que mon frère est<br />

simplement atypique, je suis tentée <strong>de</strong> la croire.<br />

Mon père a réellement du mal avec Sol. La communication ne passe pas. Du coup, mon<br />

paternel ne s’intéresse qu’à moi. J’ai l’impression d’être fille unique. Il est vraiment gentil<br />

mon père. Seulement, je ne le vois pas assez. C'est un bourreau du travail. Récemment, il a<br />

été muté au siège, à Paris. Cela n’arrange rien : il est absent toute la semaine et ne rentre à<br />

la maison que le week-end. Il n’y a que ma mère qui semble satisfaite <strong>de</strong> cette situation. Elle<br />

n’a plus la contrainte <strong>de</strong> préparer à dîner le soir et <strong>de</strong> ranger la maison. Elle est libre, tout<br />

comme nous.<br />

Sol et moi, on bouffe n’importe quoi à n’importe quelle heure. Le bor<strong>de</strong>l ambiant ne nous<br />

stresse pas, et notre vie est belle ainsi.<br />

Entre une séance <strong>de</strong> shopping, une visite chez le coiffeur, un cappuccino avec sa copine<br />

Angela, ses cours <strong>de</strong> gym et son implication dans notre scolarité, ma mère <strong>de</strong>ssine <strong>de</strong>s<br />

vêtements. Elle a toujours rêvé d’être styliste et promet <strong>de</strong> créer un jour sa propre collection.<br />

Ma douce Élodie, tout cela doit te sembler bien futile. J’essaie seulement <strong>de</strong> te distraire. J’ai<br />

la chance inouïe <strong>de</strong> vivre dans ce qui paraît être un immense jardin d’enfant. D’accord, ce<br />

n’est pas le jardin d'É<strong>de</strong>n, mais si je le compare à l’enfer que tu as vécu, c’est quand même le<br />

paradis !<br />

C’est incroyable comme on se ressemble, Élo. Je donnerais n'importe quoi pour que tu aies<br />

croisé ma route au lieu <strong>de</strong> celle <strong>de</strong> Yasmina…<br />

Je raconte vraiment n’importe quoi : la rencontre était improbable. Tout nous sépare. Nous<br />

ne vivons pas au même endroit, et je n’avais que huit ans quand tout cela t’est arrivé.<br />

Quand bien même nous aurions eu le même âge, Yasmina t’aurait plu malgré tout. Elle avait


la beauté du diable, ainsi que cette faille béante, caractéristique <strong>de</strong> ces filles qui ont vécu et<br />

souffert. Elle t’a émue avec ses plaies ouvertes, alors tu t’es engouffrée dans la brèche au<br />

risque <strong>de</strong> t’y perdre…<br />

Elle t’a présenté tous ces types, ces larves d’hommes, dont elle ne voulait plus être la proie.<br />

Elle t’a sacrifiée mon Élo : c’est le seul moyen qu’elle a trouvé afin <strong>de</strong> sauver sa peau.<br />

Yasmina aussi est une victime, une salope qui mérite la cor<strong>de</strong>, mais une martyre<br />

quand même !<br />

Quant aux lascars qui t’ont meurtrie, ces salauds ne sauraient être pardonnés. Pourtant,<br />

justice ne t’a pas été rendue, et cela me révolte. Le juge s'est montré indulgent envers ces<br />

connards sous prétexte qu’ils étaient mineurs au moment <strong>de</strong>s faits. Comme ils étaient dans<br />

une démarche d’insertion au moment du procès, c'est toi, ma belle, que la justice a<br />

condamnée.<br />

Face au crime, la clémence est une ignominie.<br />

Fort heureusement Élodie, personne n’est condamné à vie ! Y a toujours <strong>de</strong>s remises <strong>de</strong><br />

peine. Ma mère m’a parlé <strong>de</strong> Boris Cyrulnik, l'homme qui a écrit, Un merveilleux malheur. Il y<br />

est question <strong>de</strong> résilience. Telle que je connais ma mère, le propos l'a probablement<br />

dépassée. Ce n’est pas pour la princesse Emma que le concept <strong>de</strong> résilience a été inventé. Ce<br />

livre a été écrit pour toi.<br />

Je t'abandonne ma belle Élo, car je ne trouve plus ni les mots, ni la force <strong>de</strong> continuer. Je ne<br />

suis qu’une gosse <strong>de</strong> quinze ans pitoyablement choyée, et assez limitée question endurance.<br />

Bisous.<br />

À très bientôt,<br />

Lulla.<br />

P. S. : J’ai dit au directeur du centre que tu étais la meilleure animatrice que je n’ai jamais<br />

rencontrée. J’espère au moins que ce débile aura validé ton stage !


Gran<strong>de</strong>, brune, ron<strong>de</strong> et le teint pâle. Elle aurait probablement pu inspirer Renoir ou Rubens,<br />

voire même les <strong>de</strong>ux. Cette femme est une héroïne réaliste : c'est la Nana du XXIe siècle,<br />

née <strong>de</strong> l'imagination d'un Zola surfant sur le web. Les mains sur les hanches, un air buté et<br />

provocateur, forte en gueule et charpentée, sa posture et son allure laissent envisager la<br />

femme <strong>de</strong> caractère.<br />

Elle a toutes les raisons du mon<strong>de</strong> d'en vouloir à la terre entière.<br />

J’ai hérité du prénom <strong>de</strong> ma grand-mère, Louise. Le prénom d’une morte. Ma grand-mère a<br />

eu une vie <strong>de</strong> mer<strong>de</strong> et moi aussi. La mer<strong>de</strong>, c’est génétiquement transmissible !<br />

L’hérédité, quelle injustice quand on y pense ! Pas moyen d’en sortir.<br />

Les princesses engendrent <strong>de</strong>s princesses, et les filles <strong>de</strong> rien tapinent comme leurs mères.<br />

C’est à cause <strong>de</strong> cette foutue loi que je n’ai pas eu <strong>de</strong> gosses, et aussi parce que ces salauds<br />

m’ont trop abîmée. La loose transgénérationnelle s’arrêtera avec moi.<br />

Louise écrit parce qu’elle n’arrive pas à dormir. Elle écrit pour survivre à la nuit. À cette nuit<br />

et à la suivante. Elle n'est pas encore prête à partir, pas tout <strong>de</strong> suite.<br />

Elle ne dérange personne puisqu’elle dort seule. Les hommes, il n'y a pas moyen : un mec<br />

dans son pieu, cela la ferait trop flipper. L’insomnie serait pire. Les quelques heures<br />

nécessaires à la régénération <strong>de</strong> son cerveau, elle ne les aurait pas. Même sous alcool,<br />

même abrutie <strong>de</strong> somnifères. Même avec un flingue sous son oreiller et un couteau entre les<br />

<strong>de</strong>nts, Louise ne serait pas rassurée. L’homme est un prédateur, et cela, elle n’y peut rien.<br />

Je ne suis pas cette conne <strong>de</strong> Shéhéraza<strong>de</strong> qui raconte <strong>de</strong> belles histoires pour faire ban<strong>de</strong>r<br />

un connard <strong>de</strong> prince psychopathe. J’écris pour moi et aussi pour toutes celles qui me<br />

survivront.<br />

Elle est insomniaque <strong>de</strong>puis qu'elle a quinze ans. Louise est née dans le ruisseau ou presque.<br />

Sa mère faisait le trottoir, et son père <strong>de</strong>alait : un scénario classique.<br />

Elle n'a jamais vraiment connu son géniteur, vu qu’il purgeait une peine bien au chaud dans<br />

une zonzon quatre étoiles, pendant que sa mère arpentait le pavé ou transpirait dans un<br />

salon <strong>de</strong> massage. À sa sortie <strong>de</strong> taule, le père <strong>de</strong> Louise s’est fait <strong>de</strong>scendre, ce qui était<br />

certainement mérité.<br />

Comme pour compenser l’injustice sociale, la nature s’est montrée généreuse avec elle.<br />

Louise est née robuste, en bonne santé, presque jolie, pas trop conne. Une belle plante dans<br />

un mauvais terreau.<br />

Elle aurait pu s’en sortir si <strong>de</strong>s salauds ne l'avaient pas brisée.<br />

À quinze ans, je me suis fait serrer par <strong>de</strong>s types, dans une cave, en bas <strong>de</strong> mon immeuble.<br />

J’ai quarante-cinq balais, et je ne m’en suis toujours pas remise !<br />

J’ai bien eu une amorce <strong>de</strong> vengeance. Je me suis servie <strong>de</strong> mon corps pour embobiner <strong>de</strong>ux<br />

ou trois truands, pour jouer l’allumeuse qui fout la mer<strong>de</strong>. La Caillera, c’est un milieu fermé,<br />

une gran<strong>de</strong> famille incestueuse. Je me suis débrouillée pour que les enfoirés qui m’ont fait


tant souffrir s’entretuent. Deux types sont morts par ma faute, mais cela ne me suffit pas !<br />

Les petites frappes, les loosers, les loques humaines, cela ne l’intéresse pas. Louise veut la<br />

peau <strong>de</strong>s autres, <strong>de</strong> ceux qui s’en sont sortis malgré elle. Ils ont construit leur vie en dépit <strong>de</strong><br />

leurs actes, et cela, elle ne peut le tolérer.<br />

Ils ont survécu et pas moi. Je ne saurais laisser passer ça.<br />

Elle se souvient d’un môme <strong>de</strong> son quartier.<br />

Il avait <strong>de</strong> beaux yeux noisette et <strong>de</strong>s cheveux bruns.<br />

À l’école primaire, elle avait déjà le béguin pour lui, même s’il était plus jeune qu’elle.<br />

Il arrivait à Louise d’aller jouer chez le petit garçon. Il était dorloté par une mère qui l’élevait<br />

seule.<br />

Quand ces ordures m’ont forcée, il a attendu son tour comme les autres, et il en a bien<br />

profité.<br />

Louise vient <strong>de</strong> retrouver la trace du criminel. Elle s’est débrouillée pour emménager juste en<br />

face <strong>de</strong> chez lui.<br />

Tu sais, mon gars, on va bien s’amuser… Et après ça, j’aurai ta peau, je le promets !<br />

Elle écrit pour celles et ceux qui vont la lire.<br />

Cette histoire finira mal, au moins vous saurez pourquoi.


De : Lullaby Delamare<br />

À : Élodie Loizeau<br />

Objet : Tout sur ma mère.<br />

Hello Élo,<br />

J’avais l’intention <strong>de</strong> t’écrire avant, mais ma vie n’est pas franchement trépidante, et je ne<br />

savais pas <strong>de</strong> quoi te parler.<br />

Il est 11 h, et Sol pionce encore ! Il se réfugie dans le sommeil pour ne pas avoir à affronter<br />

le mon<strong>de</strong>.<br />

— Je n'ai pas besoin <strong>de</strong> me reposer, j'ai besoin <strong>de</strong> rêver. Le sommeil est un sas entre <strong>de</strong>ux<br />

univers : je dors pour basculer dans mon mon<strong>de</strong> onirique.<br />

— Et vivre dans notre mon<strong>de</strong> réel, cela ne t'intéresse pas ?<br />

— Le rêve est infiniment supérieur à la vie.<br />

— Il faut pourtant être éveillé pour avoir conscience <strong>de</strong> vivre.<br />

— Je me sens vivant quand je rêve. Quand je suis réveillé, je survis.<br />

Mon frère me fait penser à l'une <strong>de</strong> ces créatures <strong>de</strong> la nuit, comme les vampires, les<br />

loups-garous, victime d'un maléfice ancestral qui ne le rend qu'à <strong>de</strong>mi-humain.<br />

Ma mère est dans sa phase créative.<br />

Elle porte elle-même ses prototypes qu’elle fait fabriquer par Marilou, la voisine,<br />

ex-couturière reconvertie en MAF (mère au foyer). Comme tu peux le constater,<br />

l’émancipation féminine n’est pas arrivée jusqu’ici. Je te l’avais bien dit : on est dans<br />

Desperate Housewives !<br />

Emma et Marilou (Marie-Line pour l'état civil) se connaissent <strong>de</strong>puis toujours. C’est ma mère<br />

qui a pistonné Marilou pour qu’elle puisse louer la maison, et mon père, lui, s’est porté<br />

garant.<br />

Au fond, Marilou et Emma ne sont pas vraiment les meilleures amies du mon<strong>de</strong>, néanmoins<br />

elles sont complémentaires. Et puis, ma mère n’a plus personne <strong>de</strong>puis qu’Angela est partie<br />

vivre à Bor<strong>de</strong>aux.<br />

Je n’étais pas fan d’Angela : trop futile, trop légère. Ma mère est différente. Elle se retranche<br />

<strong>de</strong>rrière une allure superficielle, pour qu’on ne sache pas à quel point elle est profon<strong>de</strong>,<br />

sensible et grave.<br />

Elle pense que les gens l’aimeraient moins s’ils savaient. Ma mère est vive, spontanée,<br />

gentille et drôle. Pourtant, elle a peu d’amies. Je crois qu’elle se débrouille encore plus mal<br />

que moi.<br />

Depuis qu’elle fréquente assidûment Marilou, ma mère dépense moins d’argent. D’abord


parce que les <strong>de</strong>ux femmes fabriquent elles-mêmes leurs vêtements – quoique ce soit<br />

surtout Emma qui les porte –, ensuite parce que Marilou a un train <strong>de</strong> vie nettement<br />

inférieur.<br />

Marilou a épousé un artisan plâtrier peintre, pas un ingénieur. Le moins qu’on puisse dire,<br />

c’est que son mec n’est pas un marrant. Faut voir comme il la surveille sa femme <strong>de</strong> près. Et<br />

puis, c’est lui qui fait les comptes.<br />

Dans le genre « dépensière compulsive », Emma ne s’en sort pas trop mal. Mes parents ont<br />

un compte joint, mais ma mère a ses petites combines. Je sais qu’elle a au moins <strong>de</strong>ux<br />

autres comptes ouverts en douce, et <strong>de</strong>ux cartes <strong>de</strong> retrait secrètes.<br />

J’ai un scoop. Une nouvelle locataire vient d’emménager.<br />

C’est une belle femme d’une quarantaine d’années. Elle est gran<strong>de</strong>, brune, et parle fort : tout<br />

le contraire <strong>de</strong> ma mère ! Je me dis que c’est une femme comme ça qu’il faudrait à mon<br />

père…<br />

Maman a bien accueilli la nouvelle arrivante. C’est dire si elle est sacrément en manque <strong>de</strong><br />

nouvelles têtes !<br />

Ah, j’allais oublier. Ma génitrice était conviée à l’AG d’une asso où elle est adhérente. Il y<br />

avait là plusieurs parents d’enfants précoces : j’en conviens, ce n’est pas l’humilité qui<br />

m’étouffe, c’est comme ça qu’on nous a étiquetés mon frère et moi. Je subodore que le<br />

courant est bien passé entre les convives. Peu familière <strong>de</strong>s sorties nocturnes, ma mère est<br />

rentrée à 1 h du mat, totalement euphorique. Elle n’était même pas pompette !<br />

Gros bisous ma belle,<br />

Lulla.


De : Élodie Loizeau<br />

À : Lullaby Delamare<br />

Objet : Réponse.<br />

Ma Lulla,<br />

Quel plaisir <strong>de</strong> te lire ! Tu me distrais beaucoup avec tes histoires. Cela n’a l’air <strong>de</strong> rien, mais<br />

pour une fille qui essaie péniblement <strong>de</strong> se reconstruire après un séjour prolongé en hôpital<br />

psychiatrique et <strong>de</strong>s années <strong>de</strong> dépressions post-traumatiques, c’est déjà beaucoup !<br />

Tu as un style bien à toi, Lulla, et tu mériterais d’avoir ta propre chronique dans un magazine<br />

féminin.<br />

Ton frère m'inquiète un peu. L'intelligence extrême est souvent source d'angoisse. Solal<br />

ressemble à ces petits génies trop fragiles qui prennent conscience <strong>de</strong> leur vulnérabilité trop<br />

tôt, bien avant <strong>de</strong> pouvoir se représenter l'étendue <strong>de</strong> leur potentiel. En grandissant, il<br />

<strong>de</strong>viendra artiste maudit, geek, addict aux jeux vidéos, aux paradis artificiels…, pour se<br />

protéger du mon<strong>de</strong>. Ou bien il aura un <strong>de</strong>stin exceptionnel, comme Einstein, Bill Gates, Mark<br />

Zuckerberg avant lui !<br />

Ta mère a vraiment une personnalité intéressante. J’aimerais beaucoup la connaître ! Tu la<br />

décris comme une enfant gâtée, et à mon sens, c’est un peu réducteur. Tu ne la crois pas<br />

concernée par la résilience, je pense que tu te trompes. Je la vois comme une personne qui<br />

s’agite dans tous les sens, dépense sans compter, s’habille, se pomponne, s’entretient dans<br />

le but <strong>de</strong> plaire à tout prix.<br />

Qui veut-elle séduire Lulla ? Quel est ce vi<strong>de</strong> immense qu’elle cherche à combler ?<br />

Je ne t’ai pas dit, le directeur <strong>de</strong> la colo n’a pas validé mon stage d’animatrice. Il me trouve<br />

trop sensible. Pourtant, au fond <strong>de</strong> moi, je sais que je suis faite pour ce métier, car j’adore<br />

les enfants et m’entends plutôt bien avec les ados.<br />

J’ai aimé m’occuper <strong>de</strong> votre groupe, je vous ai trouvé adorables. J’ai été touchée par Élise,<br />

lorsqu’elle s’est mise à chialer parce qu’elle <strong>de</strong>vait quitter ses parents. Cette gran<strong>de</strong> fille <strong>de</strong><br />

quatorze ans possè<strong>de</strong> la stature d’un mannequin et l’âme d’un nouveau-né. J’ai été émue par<br />

Thomas, par sa maladresse, par les innombrables râteaux qu’il s’est pris,… J’ai été<br />

bouleversée par Bastien, par son amour pour Juliette. J’ai versé <strong>de</strong>s larmes en suivant l’idylle<br />

<strong>de</strong> Lucas et d'Océane… À quinze ans, certains êtres sont capables du pire, ont assez <strong>de</strong><br />

sadisme et <strong>de</strong> méchanceté en eux pour détruire une vie ; d’autres, au contraire, sont déjà<br />

capables <strong>de</strong> donner le meilleur d’eux-mêmes.<br />

Je n’ai pas eu la chance <strong>de</strong> rencontrer les bonnes personnes.<br />

Tu m’as émue toi aussi, ma petite Lullaby. Il y a tant d’amour en toi que tu ne sais pas<br />

comment l’offrir… Tant <strong>de</strong> choses à exprimer, mais personne pour t’écouter. Toi non plus,<br />

d’une certaine manière, tu n’as pas rencontré les bons !<br />

Continue à me raconter ta vie <strong>de</strong> petite-bourge <strong>de</strong>s banlieues chicos ! Continue à me parler


du seigneur Solal, le dark angel <strong>de</strong>s beaufs, ainsi que <strong>de</strong> ta mère, princesse rebelle à sa<br />

manière !<br />

C’est <strong>de</strong> la vie et <strong>de</strong> l’espoir que tu me transmets dans tes mails.<br />

Gros bisous, adorable Lulla.<br />

Élodie.


J-481<br />

Elle a beau avancer à gran<strong>de</strong>s enjambées, elle ne sait pas où elle va. Elle est dans le<br />

désordre, blon<strong>de</strong>, hâlée, mince et pensive. Ses yeux sont clairs, trop peut-être. Les larmes y<br />

affleurent, et elle est paumée. Ses pensées foisonnent et tourbillonnent. C'est un maelström<br />

dans sa tête. Elle se laisse engloutir, entraîner au fond d'elle-même. Elle ne redoute pas la<br />

noya<strong>de</strong> : c’est une bonne nageuse, presque une sirène.<br />

Je vous donne un aperçu <strong>de</strong> ses profon<strong>de</strong>urs intimes.<br />

Je vous raconte Emma. Elle veut être lue pour exister. Son histoire, je la <strong>de</strong>stine à un homme<br />

que les mots n’effraient pas.<br />

Robinson, Némo, Sindbad, ou qui que tu sois, je t'envoie une bouteille à la mer. Puisse ce<br />

voyage intérieur t’intéresser un peu.<br />

Toi, hors du mon<strong>de</strong>, toi qui n'es pas entré dans ma vie, j’attends ta réponse à mon message<br />

<strong>de</strong> détresse joyeuse. Je l’envisage comme un écho qui reviendrait d'un paradis retrouvé.<br />

Elle s'appelle Emma. Comme Emma Bovary !<br />

Ce n’est pas en hommage à Flaubert qu'elle se prénomme ainsi. Sa mère a choisi ce prénom<br />

parce qu’elle le trouvait « classe ». Elle a bon goût sa mère, dans le genre précurseur<br />

(mon héroïne a quarante-<strong>de</strong>ux ans). Emma, ça revient en force, c’est même ultra<br />

tendance. Ça fait héroïne <strong>de</strong> romans anglo-saxons contemporains. Un peu comme Rebecca,<br />

Elly ou Lisa. Il est <strong>de</strong>s prénoms qui pré<strong>de</strong>stinent à la réussite et à l’amour. Et mon Emma<br />

s'est juré d’avoir tout ça.<br />

Elle aime tout ce qui est contemporain, se nourrit <strong>de</strong> l’air du temps. Elle capte les émotions<br />

flottant dans l’atmosphère, et s’en inspire pour ses créations : toutes ses voisines en sont<br />

dingues ! Elle aurait plus <strong>de</strong> comman<strong>de</strong>s si ses copines n’étaient pas si conventionnelles et<br />

tellement coincées. En fait, ses fringues, c’est surtout la styliste qui les porte. D’abord parce<br />

qu'elle rentre dans un 38, et aussi parce que l’originalité lui sied.<br />

Avec Marilou, elles font la paire. Des <strong>de</strong>ux, Emma est la créative. Pendant qu’elle <strong>de</strong>ssine les<br />

patrons, réalise les découpes, Marilou, elle, les assemble. Niveau rapidité, elle bat Emma à<br />

plate couture… C'est vraiment l’expression idoine !<br />

Marilou ne porte pas les tenues qu’elle confectionne. Christophe, son mari, n’aime pas ce<br />

style. À ce propos, il n’aime pas tellement Emma, et cette <strong>de</strong>rnière le lui rend bien.<br />

— Chérie, c’est moi !<br />

Pas possible, qu’est-ce qu’il fout là un mercredi soir ? Emma déteste quand il l’appelle :<br />

« chérie ». Ça fait vieux couple au bord <strong>de</strong> la rupture ! Entendu, elle extrapole...<br />

— Olivier ? Tu rentres tôt. T’es en stage à Lyon ?<br />

— Non, ma chérie, en RTT.


Incroyable ! Il n’a rien <strong>de</strong> mieux à faire <strong>de</strong> son temps libre que <strong>de</strong> venir lui casser les burnes !<br />

Certes, il est <strong>de</strong>s expressions plus féminines, nonobstant l'idée est éloquente. La blon<strong>de</strong> a<br />

prévu une soirée épilation, Häagen-Dazs <strong>de</strong>vant la télé, papotage sur le net avec ses<br />

nouvelles copines virtuelles, et aussi au téléphone avec Angela. Pour une fois qu'elle a<br />

quelque chose <strong>de</strong> vraiment important à lui dire !<br />

Et <strong>de</strong>main, elle déjeune avec Louise, la nouvelle voisine, avant <strong>de</strong> l’accompagner au spa.<br />

Après quoi, elle embraierait bien sur un cinoche. Elle n'a aucune disponibilité pour Olivier !<br />

D’avance, elle connaît le programme <strong>de</strong> l'homme qui partage encore sa vie. Pioncer jusqu’à<br />

11 h du mat, se lever, passer aux chiottes, faire un brin <strong>de</strong> ménage (parce que monsieur se<br />

targue d’être ordonné !), déjeuner, faire la vaisselle, puis enfin, sur le coup <strong>de</strong> 15 h, s’affaler<br />

<strong>de</strong>vant la télévision. Après-<strong>de</strong>main, ce sera pareil, et samedi, il va filer chez bricotruc. Elle<br />

ne connaît personne <strong>de</strong> plus prévisible.<br />

Dire qu’il bosse à Paris ! Les RTT parisiennes, ça sert à visiter le Louvre, la Cité <strong>de</strong>s sciences<br />

et les jardins, faire du lèche-vitrine, du sport, visionner un porno dans un sex-shop,… Et que<br />

sais-je encore ? Tout, n’importe quoi plutôt que l’ennui provincial !!!<br />

L’homme qu'elle a épousé ne s’intéresse à rien. Même sa carrière qui paraît tenir une si<br />

gran<strong>de</strong> place dans sa vie, est dénuée <strong>de</strong> sens. Ce qui anime Olivier, c’est le statut et l’argent<br />

qui va avec.<br />

À quelle fin ? Le confort, et c’est à peu près tout. Olivier se démène pour lui offrir une vie<br />

confortable, et elle <strong>de</strong>vrait s'en satisfaire. Au minimum, se montrer reconnaissante. Ce n’est<br />

est pas qu'elle soit ingrate (ou alors seulement un peu), c’est juste qu’il n’a rien compris. Elle<br />

n’a que faire d’une vie confortable, ce qu’elle désire, c’est une vie passionnante !<br />

Sa mère me l’a toujours dit : elle n'a pas épousé le bon. Ou alors elle n'est pas formatée pour<br />

le mariage.<br />

Il y a un bug, une couille dans le pâté. Quelque chose ou quelqu’un a merdé quelque part.<br />

Soit ! Elle s'est fourvoyée, et alors ? C’est pas <strong>de</strong> sa faute (à la réflexion, un peu quand<br />

même) si on ne lui pas fait <strong>de</strong> meilleure offre… Elle a eu Olivier parce qu’il voulait bien d'elle,<br />

et qu'elle pouvait l’avoir sans trop d’efforts. « Dans la vie, on fait ce qu’on peut, pas ce qu’on<br />

veut ». Cela résume assez bien l’état d’esprit d’Olivier et aussi sa philosophie.<br />

Quelle ineptie ! Elle a choisi la facilité, elle en crève !<br />

— Mer<strong>de</strong> Emma, tu aurais pu ranger un peu. Et dire que j’ai épousé une femme <strong>de</strong> ménage !<br />

— Justement, en allant vivre avec toi, je pensais que j’allais en sortir…<br />

Elle lève les yeux au ciel et renonce à répliquer. L'époux est trop limité pour comprendre.<br />

C’est juste le grand mythe <strong>de</strong> Cendrillon qui la fout <strong>de</strong>dans. Une gentille boniche croit<br />

changer <strong>de</strong> statut en épousant un prince et finalement se leurre. Les princesses sont <strong>de</strong>s<br />

ménagères comme les autres.<br />

Il y a longtemps qu'elle a jeté l'éponge, rendu son tablier.


On est mercredi soir et il l’emmer<strong>de</strong>. Il ne peut pas aller faire un tour au bar avec <strong>de</strong>s potes ?<br />

Au moins, il rentrerait bourré, et peut-être que, pour une fois, il serait drôle ! Désinhibé, il<br />

irait à la chasse, rencontrerait une autre femme, et qui sait, celle qui lui convient.<br />

Eurêka ! Elle tient la solution : son mari doit avoir une maîtresse ! Il passerait ses RTT avec<br />

elle, et sa vie retrouverait un sens. Elle ne le verrait plus qu’un week-end sur <strong>de</strong>ux. Elle<br />

retrouverait son Olivier embelli par l’amour, euphorique et léger. Un beau jour, il la quitterait<br />

pour elle. Cela l’arrange, puisqu’elle aurait le beau rôle. Elle retrouverait la liberté sans avoir<br />

à s’enfuir.<br />

23 h. Olivier s’est assoupi <strong>de</strong>vant la télé. Il ronfle déjà. Elle va s'endormir seule en pensant à<br />

cet homme qu'elle a vu l’autre soir.


Louise, la nouvelle venue à « Wisteria Lane », se félicite.<br />

Elle a rencontré la femme <strong>de</strong> l’homme qu'elle veut détruire.<br />

Ce n’est pas vraiment son style, mais elle n’est pas désagréable. Dans le genre petite-bourge<br />

certainement moins coincée qu’elle en a l’air, elle n'est pas trop vilaine.<br />

Elle a dévisagé Louise avec son regard clair et l’a détaillée <strong>de</strong>s pieds à la tête. Dans ses<br />

yeux, la gran<strong>de</strong> a lu un soupçon d’arrogance, mais aussi <strong>de</strong> la curiosité. D’ordinaire, ce type<br />

<strong>de</strong> nana ne lui inspire aucune sympathie. Trop bien fringuée, trop sûre d’elle…, et ce regard<br />

glacial et stupéfiant qui vous fige !<br />

Pour une raison qu'elle ignore, Louise sent la glace sur le point <strong>de</strong> fondre. Le volcan gron<strong>de</strong><br />

sous la banquise.<br />

Cette Emma, elle en fera son alliée.<br />

Avec sa fille, Lulla, le courant est immédiatement passé. Lullaby est une adorable ado <strong>de</strong><br />

quinze ans. Elle aussi l'a bien observée. Comme sa mère. Le regard scrutateur qui trahit la<br />

passion du détail, la volonté <strong>de</strong> voir en profon<strong>de</strong>ur pour <strong>de</strong>viner l’âme, c’est <strong>de</strong> famille. Sauf<br />

que dans les yeux <strong>de</strong> Lulla, Louise a vu <strong>de</strong> l’empathie.<br />

Elle l’aime déjà.<br />

Louise va <strong>de</strong>voir tuer le père <strong>de</strong> cette gentille fille… C’est dommage…<br />

Lulla n'est pas une gosse comme les autres : sa maturité et sa capacité d’écoute ont<br />

impressionné Louise. Elle déci<strong>de</strong> <strong>de</strong> faire <strong>de</strong> Lulla sa confi<strong>de</strong>nte. La môme ne va pas à l’école,<br />

et Louise travaille à temps partiel. Elles auront du temps.<br />

— Mes enfants n’ont jamais pu s’adapter aux contraintes <strong>de</strong> la scolarité. Le système ne leur<br />

convient pas.<br />

Emma le lui a expliqué ainsi.<br />

La bourgeoise n’est pas ce qu’elle semble être, et les gosses sont inadaptés. Il y a une faille<br />

dans cette famille. Louise la trouvera, et sa tâche n’en sera que facilitée…


— Dis Lulla, ils se sont rencontrés comment tes parents ?<br />

— C’est une belle histoire. Tu as vu Will Hunting ?<br />

— Non.<br />

— Ça ne fait rien. Je te raconte quand même. Ma mère avait vingt et un ans. Elle bossait<br />

comme femme <strong>de</strong> ménage dans l’établissement où mon père terminait ses étu<strong>de</strong>s : une<br />

école d’ingénieur. Ils se sont vus, et ils ont flashé l’un sur l’autre. Le coup <strong>de</strong> foudre, comme<br />

dans les films. Inexplicable et immédiat. On est <strong>de</strong>s visuels dans la famille. C’est comme ça<br />

que je l’explique.<br />

Elle poursuit.<br />

« Mon père était plongé dans un bouquin d’économie. C’était pas vraiment sa tasse <strong>de</strong> thé,<br />

alors ma mère lui a tout expliqué. L’optimum <strong>de</strong> Pareto, ce point crucial où la satisfaction <strong>de</strong>s<br />

individus ne peut être augmentée qu’en diminuant celles <strong>de</strong>s autres ; Keynes et la raison<br />

pour laquelle il faut augmenter les salaires… Elle lui a aussi parlé <strong>de</strong> psychologie et <strong>de</strong>s<br />

principaux moteurs <strong>de</strong> l’activité économique humaine : le dévouement au groupe, le goût du<br />

travail bien fait et efficace, et aussi l'intérêt pour le savoir désintéressé. Concernant ce<br />

<strong>de</strong>rnier point, elle savait vraiment <strong>de</strong> quoi elle parlait. »<br />

— Ta mère est diplômée en économie ?<br />

— Non, elle a appris tout ça à la bibliothèque municipale pour quelques francs (la monnaie<br />

<strong>de</strong> l'époque) <strong>de</strong> pénalités <strong>de</strong> retard… Comme dans Will Hunting. Dommage que tu n’aies pas<br />

vu le film. Tu comprendrais mieux.<br />

Louise admire Lulla. Dieu que cette gamine est intelligente !<br />

Elle <strong>de</strong>vine immédiatement <strong>de</strong> qui elle tient. Ce connard d’Olivier a beau être ingénieur,<br />

<strong>de</strong>vant sa femme, il ne fait pas le poids !<br />

Quand il sera mort, Emma n’aura aucun mal à trouver mieux.


J-480<br />

Swan. Emma ne sait encore rien <strong>de</strong> cet homme, et pourtant il lui est déjà impossible <strong>de</strong><br />

l’oublier.<br />

Aussitôt vu, aussitôt séduite ! Elle s'est sentie comme happée par un tourbillon d’énergie<br />

positive. C’est une impression inédite, quelque chose qui vient <strong>de</strong> loin, et en même temps, <strong>de</strong><br />

nulle part.<br />

Elle n'avait jamais éprouvé cela auparavant.<br />

Elle s'obligea à détailler tous les participants, à enregistrer leurs visages, et à lire ce qu’ils<br />

exprimaient dans leur regard. Toutes les expressions passèrent au crible <strong>de</strong> son affect. Elle<br />

captait les émotions <strong>de</strong> tout le mon<strong>de</strong> ou presque et s'en remplissait.<br />

Et une force irrépressible la ramenait à lui.<br />

Il y avait en cet homme quelque chose d’intensément lumineux. En lui, elle crut percevoir la<br />

profon<strong>de</strong>ur et la chaleur et l’empathie, et s’en imprégna.<br />

Jamais personne ne lui avait inspiré une telle confiance, une sympathie aussi vive.<br />

Pour elle, il incarnait la promesse d’une vie meilleure.<br />

Ses enfants l’accompagnaient. Ils étaient calmes et paisibles, habitués à attendre,<br />

précocement dotés <strong>de</strong> patience. Emma les observait, contemplative et silencieuse.<br />

Sa fille, neuf ans peut-être, lui rappelait Lullaby lorsqu'elle avait son âge. L'enfant ramena<br />

Emma en arrière. Elle se sentit presque nostalgique. À l’époque, elle y croyait encore un peu<br />

à son mariage. Au moins, elle essayait <strong>de</strong> s'en convaincre. Elle avait l’espoir qu’Olivier finirait<br />

par évoluer, par s’élever. Elle se disait qu’il finirait bien par grandir…<br />

Soudain, Swan se leva. Il voulait profiter <strong>de</strong> la pause pour s’esquiver. Il s’avança vers elle<br />

pour lui parler. Emma vit aussitôt le regard que l’enfant adressait à son père. Ses yeux<br />

disaient : « Ne t’attar<strong>de</strong> pas, papa ! » Swan obéit à sa fille et préféra s’en aller sans dire un<br />

mot. Emma l'admira pour cela. Au plus profond <strong>de</strong> son être, elle ressentit pour lui une infinie<br />

tendresse.<br />

Swan, je t’aime déjà. Je pressens cependant que je ne t’aurai pas.<br />

Évi<strong>de</strong>mment, cet homme est marié, Emma aussi, au fait. Pourquoi faire simple quand on peut<br />

faire compliqué ? Elle ne le fait pas exprès. Elle doit avoir un don pour se mettre dans <strong>de</strong>s<br />

situations inextricables. Plus il y a d’obstacles apparents, plus l’enjeu la stimule.<br />

Pour autant, Emma n'est pas masochiste. L'inconfort n'exerce sur elle aucun attrait, elle n'a<br />

pas le goût <strong>de</strong> la souffrance. Elle n’aime que ce qui est beau et agréable. Elle recherche<br />

toutes ces choses qui lui font sentir à quel point la vie est intéressante.<br />

Quand elle avait rencontré Olivier, il était fiancé à une gentille fille, brillante et cultivée qui<br />

plaisait beaucoup à sa mère. Sa rivale – quoique Emma ne se soit jamais abaissée à la


considérée comme telle – était une fille <strong>de</strong> bonne famille, titulaire d'une maîtrise <strong>de</strong> chimie<br />

qu'elle apportait en guise <strong>de</strong> dot. Dans l'objectif avoué <strong>de</strong> <strong>de</strong>venir une femme d'intérieur<br />

accomplie, la fille <strong>de</strong> famille prenait <strong>de</strong>s cours <strong>de</strong> cuisine. Emma était fauchée, bordélique,<br />

seule au mon<strong>de</strong>, sans aucune perspective. Contre toute attente, Olivier avait choisi Emma,<br />

alors qu'elle ne lui avait rien <strong>de</strong>mandé.<br />

À l’époque, elle-même était persuadée qu’il allait épouser cette autre avec laquelle il<br />

semblait tellement heureux.<br />

Pourtant, il l’avait choisie et non l'autre femme. La belle-mère d'Emma ne lui a jamais<br />

pardonné.<br />

Par faiblesse, par opportunisme et parce qu'elle avait tant besoin d’être aimée, elle s’était<br />

laissée élire. Peut-être aussi qu'Olivier lui plaisait un peu quand même…<br />

Cela n’était qu’une erreur <strong>de</strong> jeunesse.<br />

Est-ce qu’une erreur cesse d’être une erreur quand on fait semblant d’y croire jusqu’au bout ?<br />

Comme il est difficile <strong>de</strong> s’avouer vaincue !<br />

« I took my love and took it down<br />

I climbed a mountain, I turned around<br />

And I saw my reflection in a snow covered hill<br />

'til a landsli<strong>de</strong> brought it down... »<br />

(« J'ai pris mon amour et je l'ai démonté<br />

J'ai escaladé une montagne, j'ai tourné autour<br />

Et j'ai vu mon reflet dans une colline couverte <strong>de</strong> neige<br />

Jusqu'à ce qu'un éboulement l'abatte… »)<br />

Extrait <strong>de</strong> Landsli<strong>de</strong>, Mac Fleetwood.


De : Lullaby Delamare<br />

À : Élodie Loizeau<br />

Objet : C’est la rentrée ! Heureusement, pas pour moi.<br />

Hello Élo,<br />

Tout le mon<strong>de</strong> autour <strong>de</strong> moi a repris le chemin <strong>de</strong> l’école. Pas moi. Je poursuis ma scolarité<br />

à la maison, et c’est un privilège inouï. Je me lève quand je veux, travaille à dose<br />

infinitésimale mais productive (ça compense), mange quand j’ai faim, me couche quand j’ai<br />

sommeil. La vie rêvée quoi !<br />

Les détracteurs du système affirment que ça ne prépare pas franchement à la vie<br />

professionnelle…<br />

C’est vrai que, quand j’entends les gens me raconter leur vie au taf, je redoute un peu<br />

l’entrée dans la vie active.<br />

Hier, Claire, la cousine <strong>de</strong> ma mère, est passée. Elle m’a expliqué dans le détail en quoi<br />

consiste son job <strong>de</strong> fonctionnaire.<br />

Trente-six chan<strong>de</strong>lles ! Claire vient <strong>de</strong> fêter son anniversaire. Maman ron<strong>de</strong>lette d'une petite<br />

Zoé (trois ans), et épouse d'un quasi-quadra (déjà bedonnant à trente-neuf ans !), la cousine<br />

m'a semblé particulièrement remontée. Jamais son travail ne lui a paru aussi inepte, et en<br />

outre, elle ne supporte plus sa chef.<br />

La parole a une fonction cathartique, et ça tombe bien, car je suis disposée à tout entendre !<br />

Pour le fun et aussi pour te dissua<strong>de</strong>r <strong>de</strong> postuler dans l’administration, je te retranscris notre<br />

conversation.<br />

— Tu as <strong>de</strong>s notions <strong>de</strong> management Lulla ?<br />

— Pas vraiment…<br />

« Prenez une employée lambda, moi, par exemple, qui réintègre son poste après un an <strong>de</strong><br />

congé parental. Ladite employée, recrutée pour ses prétendues compétences en matière <strong>de</strong><br />

gestion comptable, est pressentie pour remplacer une femme cadre dépressive inapte au<br />

travail. Jusqu'ici tout va bien, la gestion, ce n’est jamais que du bon sens paysan, si on<br />

excepte le fait que ce n’est pas ce que j’aime faire. »<br />

Claire poursuit :<br />

« Au bout <strong>de</strong> six mois, le directeur <strong>de</strong>s ressources humaines prend conscience que je ne suis<br />

pas assez gradée et pas suffisamment payée pour assumer la responsabilité d’un budget<br />

aussi colossal (quatre mille âmes qui bossent dans cette collectivité, ça génère un paquet <strong>de</strong><br />

fric – l’argent du dévoué contribuable –). Deux solutions sont alors envisagées : la<br />

première, me promouvoir à un gra<strong>de</strong> supérieur, la secon<strong>de</strong>, recruter quelqu’un pour<br />

m’encadrer.


Comme je n'ai pas assez d’ancienneté pour être promue, c'est la secon<strong>de</strong> option qui a<br />

finalement été retenue. De fait, j’ai hérité d’un n+1 totalement néophyte en matière <strong>de</strong><br />

gestion budgétaire mais gentil, ce qui est suffisamment rare pour être souligné… Le quidam<br />

occupe un poste improductif, mais gagne plus du double <strong>de</strong> mon salaire. C’est justifié vu qu’il<br />

passe son temps à se faire engueuler par la harpie qui nous supervise tous les <strong>de</strong>ux (ma<br />

n+2) pour un travail qu’il n’a pas effectué et <strong>de</strong>s décisions qu’ils n’a pas prises… Puisque le<br />

boulot, c’est toujours moi qui le fait ! En ce moment même, mon collègue profite <strong>de</strong> trois<br />

semaines <strong>de</strong> congés, sacrément mérités. Je suis donc en direct live avec la mégère non<br />

apprivoisée, et je dois affronter seule un esprit aussi étriqué que nébuleux. Il me faut donc<br />

m’adapter à <strong>de</strong>s injonctions contradictoires, à <strong>de</strong>s sautes d’humeur, à une logique <strong>de</strong>s plus<br />

approximatives. Pourtant, elle est chef et pas moi : est-ce à dire que son style d’intelligence<br />

est plus adapté à la réalité sociale que la mienne ? »<br />

— Peut être… Ou bien c’est seulement que tu n’as pas trouvé ta voie. En tout cas, tu es bien<br />

la cousine <strong>de</strong> ma mère !<br />

Voilà chère Élo. J’espère ne pas t’avoir trop saoulée avec les déboires professionnels <strong>de</strong><br />

Claire. Je te raconte cela, parce que je trouve son exemple instructif et plutôt dissuasif, si<br />

toutefois l'envie <strong>de</strong> passer <strong>de</strong>s concours administratifs t'effleurait…<br />

À la base, la cousine Claire n'était pas <strong>de</strong>stinée à une carrière d'employée <strong>de</strong> bureau. Enfant<br />

<strong>turbulen</strong>te, vive, intrépi<strong>de</strong>, elle rêvait <strong>de</strong> <strong>de</strong>venir pilote. Lectrice précoce et assidue, à neuf<br />

ans, elle dévora Vol <strong>de</strong> nuit <strong>de</strong> Saint-Ex.<br />

Avoir douze ans et <strong>de</strong>mi et vouloir conduire, c'est ne pas avoir renoncé à l'illusion <strong>de</strong> toute<br />

puissance <strong>de</strong> l'enfance. Claire a emprunté la voiture <strong>de</strong> sa mère pour faire un tour avec sa<br />

meilleure amie, Rose (au passage, comme la rose du Petit Prince).<br />

Les petites filles ont eu un acci<strong>de</strong>nt. La conductrice s'en est sortie in<strong>de</strong>mne, mais la<br />

passagère est morte sur le coup.<br />

Claire faisait partie <strong>de</strong> ces enfants qui pensent plus vite, agissent plus et s'expriment plus<br />

que les autres, une Ferrari parmi les Dacia. À quoi bon ? Qui voudrait conduire une Ferrari en<br />

sachant que l'engin rutilant est en réalité une arme pour tuer ?<br />

Claire s'est juré <strong>de</strong> ne plus jamais reprendre le volant. Bien entendu, elle a renoncé à son<br />

rêve <strong>de</strong> pilotage. Pour ne pas avoir à conduire, elle a choisi un emploi sé<strong>de</strong>ntaire.<br />

Il a suffi <strong>de</strong> quelques secon<strong>de</strong>s d'inattention à Claire pour anéantir une vie humaine et ruiner<br />

sa vie professionnelle.<br />

Georges Lucas aussi rêvait d'être pilote, lui aussi a renoncé à son rêve après avoir frôlé la<br />

mort <strong>de</strong> près. Il est finalement <strong>de</strong>venu le cinéaste <strong>de</strong> talent que l'on connaît notamment pour<br />

les scènes <strong>de</strong> course poursuite en vaisseaux spatiaux. Star Wars regorge <strong>de</strong> pilotes <strong>de</strong> haut<br />

vol (c'est le cas <strong>de</strong> le dire), le tout jeune Anakin Skywalker dans l'épiso<strong>de</strong> 1, le capitaine Han<br />

Solo...<br />

Tu vois mon Élo, la réussite artistique et la réussite sociale, à quoi ça tient ?<br />

Au fait, tu connais Star Wars ?


Mon frère m'a expliqué dans le détail ce qu'est la force, un champ d'énergie s'appliquant à<br />

tous les êtres vivants <strong>de</strong> l'univers. Bienveillance, assistance, et préservation sont les principes<br />

<strong>de</strong> base qui fédèrent les êtres portés par l'idéal du bien. Voilà pour les affiliés au côté clair <strong>de</strong><br />

la force. Les a<strong>de</strong>ptes du côté obscur ont comme seul objectif d'augmenter leurs pouvoirs pour<br />

dominer ou détruire.<br />

Les sentiments amoureux sont proscrits dans les <strong>de</strong>ux camps. L'amour, seul, peut faire<br />

basculer du côté lumineux vers le côté sombre et réciproquement.<br />

La petite Claire a renoncé parce qu'elle a craint <strong>de</strong> perdre la maîtrise <strong>de</strong> la force. Sciemment,<br />

elle s'est gâchée, elle a opté pour l'immobilisme, car elle redoutait <strong>de</strong> nuire à autrui.<br />

Le mouvement, c'est l'essence même <strong>de</strong> la vie Claire !<br />

Georges Lucas aussi a laissé tomber le pilotage, mais il n'a pas pour autant renoncé à la<br />

force. Comme j'aimerais qu'un peu <strong>de</strong> l'énergie créative d'un Georges Lucas rejaillisse sur une<br />

cousine Claire!<br />

Mon Élo, c'est la loose : tout m'intéresse, et en même temps, rien ne me passionne. Je ne<br />

suis pas Georges Lucas : je n'ai ni rêve, ni ambition, ni projet. Je ne suis pas comme ma<br />

mère qui court toujours après son rêve <strong>de</strong> <strong>de</strong>venir styliste, et après un homme...<br />

Je ne sais pas comment tout cela va finir.<br />

Gros bisous, mon Élo.<br />

Lulla.


Sournoise et résolue, Louise pose ses jalons. Elle prend ses repères, observe tapie dans<br />

l'ombre, et guette sa proie.<br />

Elle tape l’incruste chez sa chère voisine.<br />

Emma est sortie, quelle aubaine ! C’est la petite Lulla qui lui ouvre, et ça tombe bien,<br />

puisque c'est elle qu'elle vient voir. Avenante, la gosse l’accueille avec un sourire radieux.<br />

Elle semble disposée à causer. Cette gamine a décidément beaucoup <strong>de</strong> choses à dire.<br />

Le scoop du jour, c’est Emma qui a flashé sur un mec.<br />

— Louise, tu sais quoi. Je crois que ma mère vient <strong>de</strong> tomber amoureuse.<br />

— Ah ouais, qui est l’heureux élu ? Un pote <strong>de</strong> ton père ?<br />

— Ça ne risque pas ! Mon père voit toujours les même personnes, et ma mère les considère<br />

tous comme <strong>de</strong>s beaufs, alors…<br />

Lulla explique à Louise que sa mère a croisé un type durant une réunion, et <strong>de</strong>puis elle a la<br />

tête ailleurs.<br />

— Tu veux voir à quoi il ressemble ?<br />

L'enfant allume son ordinateur et entraîne son aînée sur Facebook. Louise mate l’homme en<br />

question : Swan, quarante-quatre ans, du charisme à revendre et ce-je-ne-sais-quoi<br />

d’infantile qui le rend presque émouvant. Un séducteur né. Emma est tellement naïve : ça va<br />

être du gâteau !!<br />

— Elle n’a pas mauvais goût ta mère, même si ce type n'est pas vraiment mon genre.<br />

— Le mien non plus.<br />

Informations personnelles. Qu’est-ce qu’il fabrique dans la vie ce brave homme ?<br />

« Associate Partner », et avant ça, « managing consultant ».<br />

Louise a un mal fou avec la profession <strong>de</strong>s gens, en anglais, ça ne lui simplifie pas la tâche !<br />

Et puis, ce style <strong>de</strong> job ça sonne creux : consultant, elle n'a jamais compris en quoi ça<br />

consiste. Louise est une fille du peuple, une pragmatique.<br />

— Elle n’aurait pas pu s’amouracher d’un plombier ta mère ? Tu sais comme Susan Meyer<br />

dans Desperate Housewives.<br />

Mais la blon<strong>de</strong> voisine n’est pas Susan. À Emma, il faut la pointure au-<strong>de</strong>ssus.<br />

« Veut donner du sens et <strong>de</strong> l’envie, partager sa passion et ses valeurs, créer et favoriser la<br />

création en mettant en avant l’humain, " Mens sana in corpore sano ", et l’environnement. »<br />

Tu parles d’un laïus ! Le bougre est sacrément prétentieux. Le pire, c'est que ça marche : les<br />

pétasses mor<strong>de</strong>nt à l'hameçon. Il faut croire que ce salaud est doué pour la com.<br />

Tant mieux, ça va me faciliter la tâche !


Louise ne peut pas espérer mieux.<br />

Emma va plonger sans son ai<strong>de</strong>. Pas discrète pour <strong>de</strong>ux ronds, insouciante comme une<br />

débutante, elle va se faire gauler par Olivier. Le mari cocu ne s’en remettra pas, et c’est là<br />

tout l’objectif <strong>de</strong> la manœuvre !<br />

Louise n'a plus qu’à attendre et constater l’étendue <strong>de</strong>s dégâts.<br />

Elle abandonne la môme Lulla, traverse la rue pour se rendre chez Marilou. Il faut qu'elles<br />

discutent entre adultes.<br />

— Tu la connais <strong>de</strong>puis longtemps, Emma ?<br />

— Depuis toujours. On était au collège ensemble. C’est en classe <strong>de</strong> sixième qu’on s’est<br />

connues. La première fois que je l’ai vue, elle ne m’a franchement pas fait bonne impression.<br />

C’était le genre première <strong>de</strong> la classe qui se la raconte, sauf qu’elle n’était même pas classée<br />

première.<br />

— Elle était comment physiquement ?<br />

— Pas mal pour une gosse <strong>de</strong> son âge (elle avait seulement onze ans) ! Fringuée bas <strong>de</strong><br />

gamme, mais à la mo<strong>de</strong>.<br />

— Vous êtes <strong>de</strong>venues amies finalement ?<br />

— Pas vraiment. C’est pire que ça…<br />

— Raconte !<br />

Marilou hésite puis se lance.<br />

— J’avais douze ans à l’époque, j’avais déjà <strong>de</strong>s formes et je paraissais beaucoup plus<br />

âgée… Détail qui n’a pas échappé à mon vieux, je veux parler <strong>de</strong> mon beau-père. Tu vois où<br />

je veux en venir ?<br />

— J’ai bien peur que oui.<br />

— Emma que je prenais pour une petite niaise était en réalité sacrément futée. Je ne sais<br />

pas comment elle a fait, mais elle a tout <strong>de</strong> suite compris que quelque chose n’allait pas chez<br />

moi. Un jour, elle m’a coincée, baratinée à mort, jouer la bonne copine compatissante…, et<br />

j’ai fini par cracher le morceau.<br />

La voisine <strong>de</strong> Louise interrompt son récit, cette <strong>de</strong>rnière <strong>de</strong>meure abasourdie. Cette Emma<br />

est surprenante !<br />

Marilou poursuit.<br />

— La gamine est allée voir <strong>de</strong>s profs, l’infirmière et l’assistante sociale. Elle a fait tout un<br />

foin. Au début, car personne ne voulait la croire. Alors, elle s’est acharnée. Elle a contacté les<br />

services sociaux, harcelé la terre entière, et elle a obtenu qu’ils fassent une enquête. C’est<br />

comme ça que je me suis retrouvée en famille d’accueil.<br />

— Elle t’a sauvée alors ?


— Pas vraiment. Les familles d’accueil, c’est l’enfer. Je me <strong>de</strong>man<strong>de</strong> si je n’aurais pas préféré<br />

rester avec le vieux. Au moins, ma mère était avec moi…<br />

Emma et Marilou, Louise comprend à présent la raison <strong>de</strong> leur alliance improbable.<br />

Marilou a une <strong>de</strong>tte envers Emma, une <strong>de</strong>tte qu’elle ne remboursera pas. De son côté, Emma<br />

culpabilise, puisque les familles d’accueil, c’est pas l’hôtel quatre étoiles…<br />

La bourgeoise a pris la prolotte sous son aile et ne la lâchera pas.<br />

— Louise, y a un truc que je t’ai pas dit à propos d’Emma. Elle aussi a eu son lot d’emmer<strong>de</strong>s.<br />

Quand je l’ai connue, elle vivait avec sa mère dans une caravane. Lulu, une femme adorable,<br />

était sou<strong>de</strong>use. Elle vivait seule avec sa fille. À cause <strong>de</strong> son travail, elle bougeait souvent.<br />

C’était une femme libre, un peu gran<strong>de</strong> gueule. Elle n’avait pas <strong>de</strong> mec attitré, et se<br />

contentait d’amants <strong>de</strong> passage. Lulu m’aimait bien, elle m’a raconté sa vie. À vingt et un<br />

ans, elle s’est mariée avec Jean, son amour <strong>de</strong> jeunesse. Alors que Jean se prétendait poète<br />

et musicien, il est finalement <strong>de</strong>venu commercial. Quand Emma est née, Jean n’a pas<br />

assumé le fait d’être père. Il est allé voir ailleurs et a quitté Lulu.<br />

Louise reçoit le flot d’informations en pleine poire. Et dire qu'elle la prenait pour une nantie,<br />

la blon<strong>de</strong> !<br />

— L’histoire ne s’arrête pas là. Le petit VRP adultère, soutenu par sa nouvelle femme, a fait<br />

carrière. Il est <strong>de</strong>venu directeur ou un truc dans le genre. Quand Emma a eu treize ans, il a<br />

<strong>de</strong>mandé à récupérer sa fille et a obtenu la gar<strong>de</strong>…<br />

— C’est comme ça qu’elle s’est embourgeoisée la gamine ?<br />

— Elle a changé <strong>de</strong> milieu social, mais elle en a sacrément chié. À cause <strong>de</strong> ses<br />

responsabilités, <strong>de</strong>s déplacements, le père Jean n’était jamais chez lui. Et comme en plus, il<br />

était <strong>de</strong> toutes les beuveries et qu’il courait les femmes, il n'a jamais trouvé le temps <strong>de</strong><br />

s'occuper <strong>de</strong> sa fille. C’est à sa femme qu’il a délégué l’éducation d’Emma. Et dans le rôle <strong>de</strong><br />

la belle-mère toxique, Catherine n’avait rien à envier à la marâtre <strong>de</strong> Blanche Neige…<br />

Pour un peu, Louise compatirait presque. Si seulement, elle en avait moins bavé.<br />

Tandis qu'elle bavar<strong>de</strong>, Marilou fait son ménage. Elle est super organisée la petite voisine,<br />

maniaque avec ça. Rien à voir avec sa copine d’en face.<br />

Emma semble perdue chez elle. Elle erre <strong>de</strong> pièce en pièce, tourne en rond comme une<br />

lionne en cage. Elle est mal à l’aise, presque gauche, comme handicapée par le quotidien.<br />

Et pourtant…<br />

Elle est si vive et si habile quand elle fait les choses qu’elle aime. Il faut la voir <strong>de</strong>ssiner <strong>de</strong>s<br />

modèles ou peindre. Elle fonce à toute allure. On dirait qu’elle vole.<br />

La villa spacieuse d’Emma n’est pas sa vraie maison. L’existence confortable d’Emma n’est<br />

pas sa vraie vie, et Olivier n’est pas l’homme qui lui faut.<br />

Louise va se faire un <strong>de</strong>voir <strong>de</strong> remédier à tout ça.


Compte sur moi, Emma !<br />

— Marilou, toi qui la connais bien, tu crois qu’Emma est du genre à avoir un amant ?<br />

— À ma connaissance, elle n’en a jamais eu. C’est surtout qu’elle n’en a pas eu l’occasion. Il<br />

faut dire aussi qu’elle est difficile, c’est pas le genre <strong>de</strong> bonne femme à se contenter du<br />

livreur <strong>de</strong> pizza ou du facteur…<br />

— Difficile ou pas, sa fille pense qu’elle a quelqu’un…<br />

— Sans déconner ?! Quand même, elle a le don <strong>de</strong> se compliquer la vie… Moi, je m’en<br />

contenterais bien <strong>de</strong> son Olivier.<br />

— Tu peux toujours tenter ta chance, ce n’est pas Emma qui va s’en plaindre. Je crois même<br />

que ça l’arrangerait… Il la quitterait pour toi, et elle aurait le beau rôle vis-à-vis <strong>de</strong>s enfants.<br />

— Il ne voudra pas <strong>de</strong> moi.<br />

— Penses-tu ! Une belle fille comme toi, bonne cuisinière, ménagère hors pair, il gagnerait au<br />

change !<br />

— Laisse tomber, je n’ai pas ce qu’elle a. Faire la popote et nettoyer, ça ne suffit pas à<br />

rendre un homme heureux. Et je sais <strong>de</strong> quoi je parle…<br />

Alors elle lui parle <strong>de</strong> son bonhomme, Christophe. Elle lui explique qu’il n’est jamais satisfait,<br />

qu’il a toujours quelque chose à lui reprocher. Elle lui dit qu’elle est découragée, qu’elle ne<br />

sait plus quoi faire.<br />

Louise comprend que Marilou est une femme sous emprise. Elle a épousé un macho assisté<br />

et bas <strong>de</strong> plafond, un mâle <strong>de</strong> la pire espèce.<br />

Je me sens obligée d’intervenir, puisque je ne peux pas supporter ça.<br />

Christophe et Olivier… Désormais, Louise a <strong>de</strong>ux mâles à castrer, <strong>de</strong>ux hommes à abattre !<br />

Les filles, je fignolerai le boulot. Vous pouvez compter sur moi !<br />

Louise est une tueuse dotée d'une force psychique inébranlable, comme Béatrix Kiddo dans<br />

Kill Bill. À sa manière, elle est l'archétype <strong>de</strong> la femme que les féministes défen<strong>de</strong>nt. Louise<br />

n'a peur <strong>de</strong> rien. Elle veut préserver ce qui lui reste d'honneur, et n'hésitera pas à dégommer<br />

le cul <strong>de</strong> tous ceux qui lui manqueront <strong>de</strong> respect.


J-476<br />

Le jour se lève et Emma aussi. Il pleut, et elle, elle ressent un véritable déluge à l’intérieur.<br />

Son rêve inachevé lui laisse une impression nauséabon<strong>de</strong>.<br />

Elle a cette vision <strong>de</strong> l’arrière-cour d’un immeuble où s’entassent pêle-mêle <strong>de</strong>s déchets <strong>de</strong><br />

toutes sortes. Elle ressent dans ses tripes la pollution, la puanteur, la contamination,… Son<br />

propre corps lui semble insalubre, putréfié, envahi <strong>de</strong> toxines.<br />

Elle file sous la douche et s’habille en vert turquoise, sa couleur préférée, symbole <strong>de</strong><br />

renouveau, d’alchimie, <strong>de</strong> régénération. C’est aussi la couleur <strong>de</strong>s lagons tropicaux, <strong>de</strong>s lacs<br />

<strong>de</strong> montagne chargés <strong>de</strong> vie et <strong>de</strong> sels minéraux.<br />

11 septembre.<br />

C’est la défaite du capitalisme et la guerre <strong>de</strong>s mon<strong>de</strong>s. C’est la religion instrumentalisée qui<br />

conduit à la mort. Tous ces gens qu’on manipule parce qu’ils ne peuvent plus rêver !<br />

Les kamikazes, l’énergie du désespoir personnifiée. L’humanité va mal, et Emma ne va pas<br />

bien non plus.<br />

Elle n'a pas la force aujourd’hui <strong>de</strong> revêtir son masque <strong>de</strong> futilité. On ne fait pas <strong>de</strong> shopping<br />

un 11 septembre.<br />

Coiffeur, manucure, spa, cinéma, cappuccino,… ? Pour quoi faire ? Rien ne saurait l’apaiser.<br />

Au bord <strong>de</strong>s larmes, elle songe.<br />

Le mon<strong>de</strong> autour d'elle l’attriste. Si au moins, elle avait quelqu’un avec qui partager l’émotion<br />

ressentie… Olivier sera là ce soir, cependant elle ne pourra pas lui parler. Il ne la<br />

comprendrait pas. Il n’est pas comme elle, il n’entre pas en empathie avec le mon<strong>de</strong><br />

extérieur. En lui, rien ne résonne.<br />

Pour Olivier, l’univers se limite à la clôture <strong>de</strong> son jardin, à ses enfants aux minois <strong>de</strong> carte<br />

postale, à sa blon<strong>de</strong> et superficielle épouse, à Emma qu’il ne connaît pas.<br />

« Familles, je vous hais ! », écrivait Gi<strong>de</strong>. Maintenant, je comprends pourquoi.<br />

Elle hésite à appeler Angela. Non, ce n’est pas une bonne idée, car elle chercherait à la<br />

distraire et Emma n'a pas envie <strong>de</strong> rire. Pour une fois, elle n'est pas d’humeur à écouter <strong>de</strong>s<br />

ragots, se gausser du malheur <strong>de</strong>s gens, savourer ce qui croustille.<br />

Par dépit, elle se connecte sur Internet. Elle s’attar<strong>de</strong> sur les réseaux sociaux, entame la<br />

tournée <strong>de</strong>s amis (369 potes, ça fait chaud au cœur), survole, atterrit sur la page <strong>de</strong> Swan.<br />

Elle y reste. Encore lui, toujours lui, inexorablement lui.<br />

Ils sont en phase, nul ne peut rien contre ça.<br />

Sur son mur, Swan s’exprime :


« Je suis pensif en ce 11 septembre, symbole douloureux, signal d’alerte d’une dérive<br />

mondiale <strong>de</strong> l’économie. Mes vingt prochaines années seront consacrées à construire un<br />

mon<strong>de</strong> meilleur basé sur un mariage subtil, soli<strong>de</strong> et intelligent <strong>de</strong>s traditions, <strong>de</strong>s<br />

connaissances du passé et <strong>de</strong> la technologie, pour un mon<strong>de</strong> meilleur basé sur le respect <strong>de</strong><br />

l’environnement et <strong>de</strong> l’Homme,… »<br />

Incroyable ! Lui et moi sommes vraiment connectés. Quelle est cette force qui nous lie l’un à<br />

l’autre tout en nous reliant au mon<strong>de</strong> ?<br />

Elle s'envole. De son nuage molletonné sous un ciel étincelant, elle l'acclame. Emma est<br />

d'humeur paradoxale : la société l'afflige, et pourtant, en son for intérieur, c'est la liesse. La<br />

détresse humaine lui donne l'opportunité <strong>de</strong> communier avec l'homme <strong>de</strong> ses pensées.<br />

Swan veut consacrer ses vingt prochaines années à bâtir un mon<strong>de</strong> meilleur ! Il est<br />

impossible <strong>de</strong> ne pas adhérer à un tel programme. Comment ne pas aimer cet homme ? En<br />

tout cas, c’est au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> mes forces…<br />

Le cri stri<strong>de</strong>nt du téléphone interrompt ses rêveries. Emma déci<strong>de</strong> <strong>de</strong> ne pas répondre. Elle<br />

est prête à parier qu’il s’agit d’Olivier. Elle n'a pas envie <strong>de</strong> lui parler.


De : Lullaby Delamare<br />

À : Élodie Loizeau<br />

Objet : Louise mène l’enquête.<br />

Louise, ma nouvelle voisine, est passée hier. Elle a posé une foultitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> questions sur ce<br />

fameux Swan dont ma mère s’est amourachée. Avec Louise, on s’est rencardées. On a fouillé<br />

le web à la recherche d’infos sur ce mec « tombé du ciel », et on a trouvé. Il est clean et<br />

même mieux que ça !<br />

On a même pu lire un article qu’il a écrit et publié dans une feuille <strong>de</strong> chou locale. Louise a lu<br />

le papier et n’a pas tout compris. Moi non plus. D’ailleurs, je n’ai retenu qu’une seule chose,<br />

c’est le titre : LeanEA management pour un mon<strong>de</strong> meilleur. Édifiant !<br />

Je comprends mieux l’engouement <strong>de</strong> ma mère. On ne peut pas rester insensible face à un<br />

homme dont le projet est d’améliorer le mon<strong>de</strong>.<br />

Ce qui me surprend davantage, c’est l’intérêt que Louise porte à ce type. Ma mystérieuse<br />

voisine n’a pas vraiment le profil d’une commère. Je ne lui reproche pas sa curiosité, au<br />

contraire, c’est la preuve incontestable qu’elle s’intéresse à autrui. Seulement, je m’étonne<br />

<strong>de</strong> cette fascination collective pour Swan.<br />

Mon Élodie, toi qui connais la vie, qu’est-ce que tu penses <strong>de</strong> tout ça ?<br />

Gros bisous ma gran<strong>de</strong> !<br />

Lullaby.


De : Élodie Loizeau<br />

À : Lullaby Delamare<br />

Objet : re : Louise mène l’enquête.<br />

Hello Lulla,<br />

Je ne sais pas si Louise est une concierge, mais ce que j’observe, c’est que ta mère va se<br />

fourrer dans <strong>de</strong> beaux draps… C’est le cas <strong>de</strong> le dire !<br />

Que lui arrive-t-il ? Crise <strong>de</strong> la quarantaine ?<br />

Pardon Lulla. Qui suis-je pour la juger ? En plus, je fais fausse route. Son âge n’a rien à voir<br />

là-<strong>de</strong>dans. Ta mère est comme tout le mon<strong>de</strong>.<br />

Comme le nouveau-né qui crie pour appeler sa mère, comme mon voisin du troisième,<br />

adolescent boutonneux qui rougit quand je le croise dans l’ascenseur. Comme la pouffe<br />

peroxydée, liposucée, suren<strong>de</strong>ttée pour financer ses implants mammaires, qui bosse à la<br />

caisse <strong>de</strong> la supérette en bas <strong>de</strong> chez moi.<br />

Tout le mon<strong>de</strong> veut être aimé !<br />

Bisous ma Lulla.<br />

Élodie.


J-473<br />

D'excellente humeur, Emma émerge d’un rêve <strong>de</strong>s plus agréables. Langoureusement étendue<br />

sur le sable chaud d’une plage, les mains douces et puissantes d’un masseur improvisé sont<br />

tendrement posées sur sa nuque. L’arrière-plan <strong>de</strong> son songe divin est composé d’un<br />

incroyable paysage tropical au soleil couchant.<br />

Elle se précipite dans la salle <strong>de</strong> bain. Elle s'imagine resplendir et flamboyer. Tous ses sens<br />

sont en éveil. Elle est disposée à profiter <strong>de</strong>s plaisirs <strong>de</strong> la vie sans honte ni retenue.<br />

Déterminée, elle veut ignorer la morale, s'affranchir du jugement <strong>de</strong>s trouble-fêtes qui<br />

voudraient l'empêcher <strong>de</strong> célébrer sa sensualité.<br />

Elle enfile un haut orange pour y puiser l’élan et l’énergie cinétique dont elle a besoin pour<br />

avancer.<br />

Louise a débarqué chez Emma hier soir. Elle lui a apporté <strong>de</strong> la lecture : un article rédigé par<br />

Swan en personne !<br />

— Jette un coup d’œil là-<strong>de</strong>ssus, et dis-moi ce que tu en penses.<br />

Emma s'emballe.<br />

— Pragmatique et visionnaire à la fois, je ne peux qu’adhérer !<br />

Louise semble sceptique.<br />

— Tu t’y connais en économie, toi ?<br />

— Évi<strong>de</strong>mment, j’ai même eu l’occasion <strong>de</strong> bosser dans la finance.<br />

— Tu as déjà travaillé toi ?<br />

Emma se vexe.<br />

Bien sûr qu'elle a déjà travaillé ! Pourquoi tout le mon<strong>de</strong> s’évertue à la prendre pour une<br />

gourdasse qui n’a jamais rien fait <strong>de</strong> ses dix doigts ? Est-ce à dire qu'elle correspond plutôt<br />

bien à l’archétype <strong>de</strong> la femme entretenue ?<br />

Je vous assure que la vie professionnelle d'Emma est digne d'intérêt. Ce que je vais vous en<br />

dire vaut son pesant <strong>de</strong> boudin.<br />

Je passe sur ses errances <strong>de</strong> jeunesse, durant lesquelles elle a exercé, successivement et<br />

parfois même simultanément, <strong>de</strong>s jobs tels que baby-sitter, manutentionnaire, femme <strong>de</strong><br />

ménage nue – eh oui ! –, hôtesse, affabulatrice pour le minitel rose…, et vous narre une<br />

vraie vie d’aventurière du marché du taf.<br />

Par la suite, elle est <strong>de</strong>venue ven<strong>de</strong>use <strong>de</strong> vêtements. C’est un débouché classique pour une<br />

shoppeuse compulsive, voulant être styliste. L’ennui, c’était qu'elle passait plus <strong>de</strong> temps à<br />

plier et à ranger <strong>de</strong>s fringues qu’à conseiller les clientes en fonction <strong>de</strong>s <strong>de</strong>rnières tendances.<br />

Le métier est beaucoup plus prosaïque qu’on ne le pense.


Heureusement, elle a eu l’occasion <strong>de</strong> faire <strong>de</strong> belles rencontres. Emma a eu une discussion<br />

passionnée sur la mo<strong>de</strong> avec un connaisseur, un homme somptueux qui sponsorisait sa<br />

copine dans une virée dispendieuse.<br />

Elle a adressé son plus beau sourire à la fille, assez jolie certes, mais dans un genre<br />

conventionnel. Elle n’avait vraiment pas l’éclat <strong>de</strong> son chevalier servant. L’homme lui a rendu<br />

son sourire, et son regard était aussi intense qu'insistant. Conquise, Emma n’a pas hésité à<br />

entamer la conversation, tandis que l’ingénue petite amie se démenait dans sa cabine au<br />

milieu d’un monticule <strong>de</strong> vêtements que le séducteur avait choisi pour elle.<br />

— Ma puce, tu peux prendre tout ce qui te fait plaisir !<br />

La ven<strong>de</strong>use se frottait les mains.<br />

Génial, si elle est comme moi, on va exploser les compteurs. La boss va être ravie !<br />

L’homme se désintéressait <strong>de</strong> l'essayage. Il était bien trop occupé à contempler la jolie<br />

ven<strong>de</strong>use. Emma portait une robe bustier bleue estivale et glamour. Je suis la plus belle.<br />

L’autosatisfaction, il n'y a rien <strong>de</strong> tel pour se remonter le moral !<br />

Parce que son job l’exigeait, Emma a gentiment proposé son assistance à la fille.<br />

— Tout va bien, ma<strong>de</strong>moiselle ? Cette robe est splendi<strong>de</strong> sur vous ! Le rouge vous va très<br />

bien. Vous allez capter tous les regards.<br />

La jeune femme sort <strong>de</strong> la cabine et s’exhibe sous le regard indifférent <strong>de</strong> son compagnon.<br />

Emma a franchement souri à la cliente, et lui a exprimé sa sympathie avec l’assurance<br />

compatissante <strong>de</strong> celle se sachant désormais l’élue.<br />

Avant <strong>de</strong> se diriger vers la caisse, l’homme lui a furtivement remis sa carte <strong>de</strong> visite.<br />

Songeuse, elle a regardé le couple s'éloigner, tandis que Luc (Emma avait pris le temps <strong>de</strong><br />

déchiffrer son prénom sur la carte) manipulait sa carte platine.<br />

L'ironie du sort veut qu'elle ne soit pas vénale. L’argent, elle s'en est toujours foutue. C’est<br />

valable aussi bien pour sa trésorerie que pour celle <strong>de</strong>s autres. Elle ne conçoit la monnaie<br />

que comme un instrument, dont elle ignore la valeur intrinsèque. Elle n'honore pas le Dieu<br />

pognon, ne se prosterne pas <strong>de</strong>vant une grosse bagnole ou une maison rutilante. Le fric<br />

l'encombre, la caillasse l'alourdit, alors elle flambe. Plus elle affiche son désintérêt pour le<br />

blé, plus elle attire ceux qui en possè<strong>de</strong>nt ; tous ces hommes que la société dit<br />

« séduisants », juste parce qu'ils ont <strong>de</strong>s revenus et un statut qui en imposent. Allez<br />

comprendre !<br />

Ultime paradoxe : il lui arrive néanmoins <strong>de</strong> se pâmer <strong>de</strong>vant ce type d'homme.<br />

C’est l’âme, l’appétit <strong>de</strong> vivre, l’énergie positive, ces éléments essentiels qui sous-ten<strong>de</strong>nt la<br />

réussite et fascinent Emma.<br />

Pour autant, son idéal <strong>de</strong>meure l'homme nu, puisque nul ne peut le dépouiller.<br />

Le contrat <strong>de</strong> travail d'Emma s’est terminé. Elle a quitté la boutique sans regret, sans même<br />

avoir l’intention <strong>de</strong> succomber à sa première tentation adultérine. La carte <strong>de</strong> visite <strong>de</strong> Luc,


elle l’a égarée…<br />

Pour conjurer sa déception, elle a simulé l'enthousiasme.<br />

— Vous savez quoi ? Je rêve d’être conseillère <strong>de</strong> mo<strong>de</strong>, et je me retrouve conseillère<br />

financière… Le pied !<br />

En bidonnant sévèrement son CV – un BEP métier <strong>de</strong> la mo<strong>de</strong>, c’est un peu léger –, elle a<br />

obtenu un entretien.<br />

Emma a alors investi dans un tailleur noir et un chemisier blanc. Son intention était d'incarner<br />

la femme sérieuse, énergique et sexy. Dans cet ordre-là. Ou dans le désordre. Au fond, cela<br />

n’a pas d’importance, puisqu'elle a eu le poste. Elle s'était montrée vive et spirituelle, et le<br />

type <strong>de</strong> recrutement avait été séduit.<br />

Elle avait eu <strong>de</strong> la chance. L’issue <strong>de</strong> l’entretien aurait été certainement moins favorable si le<br />

beau ténébreux <strong>de</strong>s RH avait été une femme autoritaire <strong>de</strong> cinquante balais.<br />

Elle a signé pour un CDD d’un an. Malgré la conjoncture économique désastreuse, la crise<br />

boursière, l’effondrement du CAC 40 et tutti quanti, elle a aussitôt senti qu'elle allait bien<br />

s’amuser.<br />

Emma n'était pas une spécialiste <strong>de</strong> la finance, et n’a même pas essayé <strong>de</strong> donner le change.<br />

Quand même, son approche était innovante. Au beau milieu d’une réunion barbante à<br />

souhait, elle a même osé suggérer <strong>de</strong> sol<strong>de</strong>r les produits financiers en janvier et en juillet, au<br />

motif que la banque est un commerce comme les autres. Certes, son idée n’a pas été<br />

retenue, mais au moins, elle a réussi à détendre l'atmosphère et à gagner une réputation <strong>de</strong><br />

frivolité. Son rôle dans la structure était bien défini : apporter cette touche <strong>de</strong> légèreté<br />

faisant défaut à l'univers <strong>de</strong> la finance. Emma avait un peu l'impression d'être GO au Club<br />

Med.<br />

Enhardie par cette première expérience, elle a ensuite décroché un contrat dans la<br />

collectivité locale employant Claire, sa cousine. Elle a assuré le remplacement d’un petit<br />

employé dépressif (à présent, elle sait pourquoi), la fonction publique étant fournisseur <strong>de</strong><br />

premier choix pour les hôpitaux psychiatriques.<br />

C'était parti pour un nouveau contrat d'un an.<br />

Emma était pourtant anxieuse. L'environnement professionnel est redoutable. À la fin <strong>de</strong> sa<br />

mission, elle se disait qu’elle ne serait pas surprise <strong>de</strong> manifester <strong>de</strong>s tendances schizoï<strong>de</strong>s<br />

ou bipolaires, ou les <strong>de</strong>ux.<br />

L'employée a découvert sa chef d’unité. La manager était et <strong>de</strong>meure l’archétype <strong>de</strong> la postsoixante-huitar<strong>de</strong>,<br />

gauchiste autoproclamée, syndiquée (parce qu’on n’est jamais si bien<br />

défendu que par soi-même), et vraie bobo psychorigi<strong>de</strong>. En somme, une authentique petitebourge<br />

bien réac ascendant mégère, difficilement apprivoisable.<br />

La cheftaine quinquagénaire lui a confié la préparation budgétaire. Excitant, non ?<br />

La tâche s’est avérée plus ardue qu'Emma ne se l’était imaginée, plus rébarbative encore que


le conseil financier… Si, si, je vous assure : si on compare avec la prévision d’inscription<br />

budgétaire, les plans d’épargne, les assurances vie, les placements hasar<strong>de</strong>ux…, c’est<br />

carrément glamour !<br />

La blon<strong>de</strong> assistante a néanmoins eu l'immense privilège <strong>de</strong> participer aux conférences<br />

budgétaires. D’une manière générale, les réunions <strong>de</strong> bureau, ce n’est pas vraiment un haut<br />

lieu <strong>de</strong> réjouissances festives, et celle-là, en particulier, atteignait <strong>de</strong>s sommets inégalés en<br />

matière d’ennui. Emma espérait ar<strong>de</strong>mment qu’aucune <strong>de</strong>s personnes conviées à cette<br />

manifestation n’avait <strong>de</strong> tendance suicidaire. Pour <strong>de</strong> bon, elle redoutait le drame.<br />

Tout le gratin hiérarchique était là. La petite nouvelle en a profité pour reluquer tous les<br />

types portant <strong>de</strong>s costumes, et qu'elle ne connaissait pas encore. Son regard a soudain croisé<br />

celui du directeur général adjoint. C’était le plus bel homme <strong>de</strong> l’assemblée. Au moins,<br />

quelqu’un qui valait le déplacement ! C’était comme ça qu'elle se consolait <strong>de</strong> perdre son<br />

temps.<br />

Le quidam lui a discrètement souri. Elle s’est sentie plutôt flattée. Cela l’a rassurée sur son<br />

pouvoir <strong>de</strong> séduction. Emma était la plus belle femme présente, c’était évi<strong>de</strong>nt !<br />

Emma savait bien que la beauté c'est hautement subjectif, mais à cet instant précis, la<br />

sienne était indiscutable. Remarquez, elle n'avait pas beaucoup <strong>de</strong> mérite à paraître belle<br />

au milieu <strong>de</strong>s thons : une conférence budgétaire, c’est tout sauf le festival <strong>de</strong> Cannes !<br />

Elle a alors songé qu’avec ses yeux, sombres, ses traits délicats et sensuels, ce type serait<br />

parfait dans le rôle <strong>de</strong> Solal. Vous n’avez pas lu Belle du Seigneur ? C’est une sublime histoire<br />

d’amour qui se termine en eau <strong>de</strong> boudin.<br />

Les histoires d’amour finissent mal en général…<br />

Et pas seulement dans la chanson <strong>de</strong>s Rita Mitsouko ! Pour ceux qui ne font pas<br />

immédiatement le lien entre Belle du Seigneur et la fonction publique territoriale, je<br />

développe. Publié il y a au moins quarante ans, le pavé d’Albert Cohen évoque les déboires<br />

sentimentaux d’un fonctionnaire sans envergure qui invite son boss à dîner dans le but <strong>de</strong> lui<br />

lécher les bottes et d’obtenir une promotion. Ledit patron flashe sur la femme du petit cadre<br />

minable, la séduit et s’enfuit avec.<br />

Comme quoi, il y a une justice immanente dans les romans.<br />

Emma contemplait toujours le directeur qui ne la quittait pas <strong>de</strong>s yeux. Le pauvre, il n’avait<br />

rien <strong>de</strong> mieux à faire. Elle subodorait qu’il s’ennuyait autant qu'elle. Heureusement, la pause<br />

arriva. Emma en a profité pour engager la conversation.<br />

Dans la dispersion, subjuguer !<br />

— Vous êtes obligé d’assister à toutes les conférences ? Ça va, vous ne vous ennuyez pas<br />

trop ?<br />

— Si, quelques fois. Je dois avouer que, contrairement à vous, je ne suis pas un spécialiste<br />

<strong>de</strong>s finances…<br />

— Mais moi non plus ! Je ne connais absolument rien aux finances publiques… Et pire


encore, la comptabilité privée, c’est également du chinois pour moi. Je ne suis même pas<br />

fichue <strong>de</strong> gérer mon propre budget familial. En toute franchise, l'idée <strong>de</strong> confier la gestion<br />

d'un budget <strong>de</strong> quelques centaines <strong>de</strong> millions d'euros à une ménagère qui ne regar<strong>de</strong> jamais<br />

les prix quand elle fait ses courses, et qui est à découvert un mois sur <strong>de</strong>ux vous viendrait à<br />

l'idée ?<br />

Le directeur général adjoint réprime un fou rire jubilatoire. L'ingénue était satisfaite :<br />

l'homme semblait conquis.<br />

Comme Emma venait <strong>de</strong> parler à voix haute, tout le mon<strong>de</strong> s’est tourné vers elle. Une telle<br />

tira<strong>de</strong> dans une réunion formelle, émanant d’une soi-disant experte en finances qui plus est,<br />

cela a jeté un froid !<br />

Furieuse, la responsable hiérarchique d'Emma a quitté la salle. La conférence a recommencé<br />

malgré la désopilante intervention <strong>de</strong> l'employée subversive.<br />

Emma, elle, a repris le cours <strong>de</strong> ses rêveries. Le vagabondage imaginatif, c’est son sport<br />

favori.<br />

Ce mec serait vraiment parfait en Solal contemporain, pourquoi pas un Solal gay qui<br />

s’amouracherait du mari <strong>de</strong> ma responsable, ou du fils <strong>de</strong> cette <strong>de</strong>rnière ? Un beau quadra<br />

séduit par un sympathique jeunot, improbable rejeton d'une vieille carne, c’est du domaine<br />

du plausible !


Aujourd’hui, quand Emma s’ennuie au bureau, elle flâne sur la toile. Pour tuer le temps, elle<br />

bavar<strong>de</strong> avec un individu virtuel qu'elle ne rencontrera jamais dans la vraie vie. Au travail, les<br />

sites <strong>de</strong> rencontres sont interdits, alors les employés désœuvrés se rabattent sur les forums<br />

<strong>de</strong> discussions…<br />

Tuer le temps, c'est absur<strong>de</strong>, <strong>de</strong>structeur, immoral. C'est faire très mauvais usage d'une vie<br />

déjà trop courte. L'ennui n'excuse pas tout.<br />

Emma n'avait pas pris la mesure <strong>de</strong> sa solitu<strong>de</strong> avant <strong>de</strong> venir bosser ici. Elle travaille en<br />

plateau paysager ce qui la désespère. Une centaine d’âmes à cet étage, et pas une seule<br />

vibre à l’unisson avec la sienne ! À la maison aussi, elle est seule. Il y a bien Lulla et Solal,<br />

mais ce sont ses enfants, pas ses amis, et encore moins ses confi<strong>de</strong>nts.<br />

Sa mission en tant que remplaçante s’achève dans moins d’un mois. Tant mieux.<br />

Le directeur général adjoint vient <strong>de</strong> proposer qu’on lui fasse un nouveau contrat d’un an, en<br />

tant que cadre A, cette fois.<br />

« Je rêve ! », s’exclame la cheftaine. « Qu’on arrête <strong>de</strong> recruter et <strong>de</strong> promouvoir <strong>de</strong>s gens<br />

parce qu’ils ont une belle gueule et qu’ils amusent la galerie ! »<br />

« Emma a seulement la trentaine ! Si elle veut bosser ici, elle n’a qu’à se bouger le fion et<br />

passer un concours comme tout le mon<strong>de</strong> ! »<br />

Elle n'a pas le job. Tant pis. Elle va tenter le concours d’adjoint administratif. C’est le bas <strong>de</strong><br />

l’échelle, mais c’est tout ce à quoi elle peut prétendre avec un niveau BEP.<br />

Elle a beau avoir enjolivé son CV, dès qu’il s’agit d’exhiber <strong>de</strong> vrais diplômes, elle se retrouve<br />

coincée.<br />

Elle échoue. Son esprit n’est pas formaté pour l’administration. C’est tant mieux,<br />

intrinsèquement, et tant pis, socialement.<br />

Qu’est-ce qui ne va pas chez elle ? Sa pensée ? Son imagination ? Son émotivité ? Tout la<br />

condamne à la loose !<br />

Emma se rend dans un pub à la recherche d’un peu <strong>de</strong> réconfort. Elle picole autant qu'elle<br />

peut. Elle se sent comme une éponge. Sa propre capacité d'absorption du liqui<strong>de</strong><br />

l'impressionne. Tout son budget « futilités » <strong>de</strong> la semaine y passe. Elle se fait brancher par<br />

<strong>de</strong>s types qui ne l'intéressent pas, puis elle rentre, totalement défaite.<br />

Les pochtrons mondains préten<strong>de</strong>nt qu’il suffit <strong>de</strong> savoir viser entre les immeubles pour<br />

arriver à conduire bourré… Cela doit être vrai dans les gran<strong>de</strong>s villes, dans la banlieue<br />

rési<strong>de</strong>ntielle d'Emma, la zone qui délimite la route du fossé est assez floue. La conductrice<br />

manque aussi <strong>de</strong> pratique.<br />

Par la grâce <strong>de</strong> son ange gardien ou d'un dieu amateur <strong>de</strong> vin <strong>de</strong> messe et partant indulgent<br />

envers les ivrognesses <strong>de</strong> son acabit, Emma arrive à bon port.<br />

2 h du mat. Olivier est furax.


Déconfite, la fêtar<strong>de</strong> s'auto-flagelle.<br />

J’ai encore merdé. Zéro social absolu. Je ne suis même pas fichue <strong>de</strong> gravir la première<br />

marche. Incompétente, irresponsable et pochtronne. En substance, la femme idéale.<br />

— Et toi, Swan, toi qui réussis tout ce que tu entreprends, tu voudrais <strong>de</strong> moi ?


C'est qu'elle n'a pas fini d’en découdre avec la galère professionnelle.<br />

Emma est assistante <strong>de</strong> direction.<br />

L’assisté dont il est question est un individu charmant, directeur en fin <strong>de</strong> carrière, et cela se<br />

sent. Il est plutôt bien conservé pour un homme qui flirte dangereusement avec la<br />

soixantaine. Le secret <strong>de</strong> sa forme ? Le sport, les activités <strong>de</strong> plein air qu’il pratique à<br />

outrance pendant les heures <strong>de</strong> bureau. Il ne travaille pas beaucoup, et par transitivité, son<br />

assistante non plus.<br />

Pendant que son boss fait son jogging, gueuletonne avec ses amis – la course à pied, ça<br />

creuse ! – ou joue au golf, Emma tient salon. Souriante et disponible, elle a <strong>de</strong> surcroît la<br />

chance d’occuper un bureau spacieux et accueillant. Tout le mon<strong>de</strong> y défile.<br />

Elle écoute, commente, plaisante, digresse. Elle est au courant <strong>de</strong> tout. Les bruits <strong>de</strong><br />

couloirs, les rumeurs, les ragots mais aussi les projets ambitieux, les difficultés personnelles,<br />

les réorganisations à venir, tout passe par Emma.<br />

Comme elle n'est pas débordée et qu'elle aime à se sentir utile, elle materne les autres<br />

assistantes. C’est génial, elle se fait plein <strong>de</strong> copines. La plupart n’ont pas inventé la poudre<br />

– pour être assistante, c’est le décolleté qui doit être rempli, pour le CV, c’est en option –.<br />

Certaines d’entre elles ont le mérite d’être <strong>de</strong>s pâtissières hors pair. Le petit « salon où l’on<br />

cause » ne tar<strong>de</strong> pas à se métamorphoser en salon <strong>de</strong> thé.<br />

Emma se lie d’amitié avec Lucie. La jeune femme est <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux ans son aînée, sa can<strong>de</strong>ur et<br />

sa gentillesse la font paraître tellement plus jeune ! Elle parle <strong>de</strong> sa vie sentimentale. Son<br />

cœur balance entre <strong>de</strong>ux hommes. Elle a revu son ex, Samuel, et traverse une crise avec son<br />

compagnon actuel, Sébastien.<br />

Le beau Samuel est venu relancer Lucie au bureau. Le moins que l'on puisse dire, c'est qu'il a<br />

fait bonne impression à sa blon<strong>de</strong> collègue. Ce qui n’est pas rien quand on sait à quel point<br />

la belle est exigeante. Pour le coup, Lucie insiste sur les défauts <strong>de</strong> Samuel. Immature,<br />

égoïste, et coureur, ce garçon cumule ! Ce n’est pas pour rien qu'il est <strong>de</strong>venu un ex.<br />

La trop sage Lucie a tiré un trait sur Samuel, et projette <strong>de</strong> faire sa vie avec Sébastien lequel<br />

n'inspire pas Emma. Elle le trouve tellement insignifiant qu'elle doit déployer <strong>de</strong>s trésors <strong>de</strong><br />

diplomatie pour ne pas révéler son animosité à sa copine. De sa part, la critique serait<br />

malvenue : son Olivier, ce n’est pas Brad Pitt !<br />

Entre filles, elles organisent régulièrement <strong>de</strong>s escapa<strong>de</strong>s. Le bureau est un endroit convivial,<br />

mais peu propice aux épanchements.<br />

Alors, les assistantes s’éclipsent au café d'en face. Elles y dégustent <strong>de</strong> savoureux<br />

cappuccinos et bavar<strong>de</strong>nt à satiété. Lucie lui confie ses tourments. Elle l’écoute, la<br />

réconforte, trop heureuse <strong>de</strong> la confiance qui lui est accordée.<br />

Quelquefois, elles inversent les rôles, et c'est au tour d'Emma <strong>de</strong> se livrer. Lucie est<br />

perspicace et <strong>de</strong>vine celle qui se dissimule <strong>de</strong>rrière cette image lisse.


— On pourrait croire que tu as tout pour être heureuse. Tu es mariée, <strong>de</strong>ux enfants, tu as le<br />

physique et l’intelligence. Au boulot, tout le mon<strong>de</strong> t’aime, tu es gentille, compétente, et<br />

pourtant je vois bien que tu es seule.<br />

— Tu as raison Lucie, je suis seule au mon<strong>de</strong> ! J'ai toujours été seule. Je croyais qu’avec<br />

mon mariage, ça serait différent. Je me suis leurrée. La vie est une traversée en solitaire, et<br />

le fait d’être mariée n‘y change rien. Au contraire, il y a quelque chose <strong>de</strong> particulièrement<br />

cruel à se sentir seule, alors qu’en théorie, on est <strong>de</strong>ux.<br />

De superficielle, la blon<strong>de</strong> est <strong>de</strong>venue grave, elle peine à retenir ses larmes. Compatissante,<br />

Lucie lui sourit, et Emma lui répond par regard admiratif.<br />

— De nous <strong>de</strong>ux, c'est toi qui te débrouilles le mieux. Tu es plus douée pour la vie.<br />

Le sympathique et désinvesti cadre sup qu'en tant que secrétaire <strong>de</strong> direction <strong>de</strong> choc, Emma<br />

est censée secon<strong>de</strong>r, part à la retraite. Elle doit encore changer <strong>de</strong> job. La belle se résout à<br />

accepter un boulot d’assistante <strong>de</strong> gestion comptable, l'expérience promettant d’être fun...<br />

Néophyte, la blon<strong>de</strong> est formée au progiciel comptable par Chantal, une employée dévouée<br />

et efficace. La femme qui prend Emma sous son aile est psychorigi<strong>de</strong>, méticuleuse, discrète,<br />

et sa disciple est fantaisiste, désorganisée, bavar<strong>de</strong>. Ces <strong>de</strong>ux-là forment un binôme <strong>de</strong> choc.<br />

Alors qu’Emma bosse dans l'urgence ou à l’affectif, Chantal, elle, est la conscience<br />

professionnelle incarnée. La blon<strong>de</strong> accumule les bour<strong>de</strong>s, les gaffes, ne mesure ni ses<br />

paroles ni ses actes… Contre toute attente, la collègue d'Emma lui pardonne tout. Planquée<br />

<strong>de</strong>rrière une armure d’austérité, Chantal est un ange !<br />

Ce qui sauve l'étourdie du désastre, c’est une étonnante mémoire <strong>de</strong>s chiffres et une vivacité<br />

d’esprit acceptable.<br />

Pédagogue attentive, Chantal reconnaît les qualités <strong>de</strong> son élève. Au contact d'Emma, elle se<br />

décoince, s'ouvre, s’épanouit.<br />

Quand la mission tire à sa fin, celle qui se voulait austère est <strong>de</strong>venue presque cordiale.<br />

Chantal a changé physiquement : sa tenue vestimentaire est <strong>de</strong>venue moins stricte, et<br />

désormais elle porte <strong>de</strong>s couleurs vives. La vieille fille n'est pas encore jolie mais déjà plus<br />

avenante. De toute son âme, Emma lui souhaite <strong>de</strong> séduire, <strong>de</strong> trouver un homme qui l’aime.<br />

Elle au moins, mérite d’être aimée. Pour un peu, Emma l'envierait presque.<br />

Et moi alors ? La femme mariée, en théorie heureuse en ménage, qui végète dans un no<br />

man’s land affectif, qui n’assume pas. Est-ce que j’ai la vie que je mérite, ou est-ce que je<br />

peux avoir mieux ?<br />

De nouveau, Emma doit laisser son job, cé<strong>de</strong>r la place. Tant mieux. La compta, ce n'est pas<br />

sa tasse <strong>de</strong> thé. Elle est une créative avant tout !<br />

Mon prochain boulot, ce sera styliste ou rien !<br />

Son seul regret, c’est Chantal. Emma sait qu'elle ne la reverra pas.<br />

Elle l'abandonne. En guise d’adieu, Chantal prononce ces mots sublimes :


— Les gens comme toi, il est impossible <strong>de</strong> ne pas les aimer.<br />

Emma ne sait pas si elle mérite ces mots, simplement elle est heureuse <strong>de</strong> les entendre. Elle<br />

vient <strong>de</strong> se découvrir le don <strong>de</strong> faire cé<strong>de</strong>r les barrages, sauter les résistances, abolir les<br />

frontières, les murs, entre les êtres.<br />

Elle s'en réjouit.<br />

Elle ne peut pas oublier les paroles <strong>de</strong> Chantal. Elle revoit cette femme inabordable, dont elle<br />

a cependant fait la conquête, lui déclarer son amitié.<br />

Les gens comme toi, il est impossible <strong>de</strong> ne pas les aimer, si seulement elle disait vrai !<br />

Je voudrais que celui que j'aime ne me résiste pas, puisque tout le mon<strong>de</strong> m'aime, pourquoi<br />

ne succombe-t-il pas ?<br />

Ô Swan, je me raccroche à cette idée : tu ne peux pas ne pas m’aimer !


Il y a une dizaine d’années, Emma a décrété : « Je serai styliste ou rien ! » Finalement, elle a<br />

opté pour le « rien ».<br />

Elle est femme au foyer et rien d'autre. Elle n'a pas <strong>de</strong> reconnaissance sociale, parce qu'elle<br />

n'est pas utile. Elle n'a pas la reconnaissance <strong>de</strong> son mari pour les mêmes raisons.<br />

Comme femme au foyer, Emma est médiocre, pire que ça même. C'est une calamité en<br />

cuisine : elle ignore la signification du vocable <strong>de</strong> « ménagère », et il y a <strong>de</strong>s siècles que la<br />

belle a renoncé à compenser ses insuffisances domestiques par ses performances au lit. Tous<br />

les prétextes sont bons pour qu'elle se dérobe à son <strong>de</strong>voir conjugal.<br />

Dans la pratique, Emma et son époux font chambre séparée. Olivier n’est pas là <strong>de</strong> la<br />

semaine, et le week-end, le couple fonctionne en horaires décalés. Le vendredi soir, Emma<br />

pète la forme, tandis qu’Olivier s’écroule <strong>de</strong>vant le petit écran. Le samedi, la femme se lève à<br />

l'aube, et l'homme fait la grasse mat. Le soir, elle va se coucher avant lui. Le len<strong>de</strong>main<br />

matin, Emma démarre aux aurores et au quart <strong>de</strong> tour. Elle enchaîne jogging matinal et<br />

brasses à la piscine la plus proche. Elle repasse à la maison, mange un morceau, récupère les<br />

enfants et les entraîne dans une folle virée dominicale et champêtre. Le soir venu, Olivier<br />

prend son train. Entre Emma et lui, il ne s’est rien passé.<br />

Olivier souffre terriblement <strong>de</strong> cette situation. Cela lui est d’autant plus insupportable que<br />

bobonne n'est pas le genre <strong>de</strong> femme qui se néglige. Au contraire, elle met un point<br />

d’honneur à paraître à son avantage. Sapée, sportive et pomponnée, c’est ainsi qu'elle<br />

avance dans la vie. Elle veut être belle dans le regard <strong>de</strong>s autres. Narcissique, elle aime être<br />

regardée à défaut d'être vue en profon<strong>de</strong>ur. Elle a ce besoin irrépressible d’inspirer le désir,<br />

et plus encore, d’attirer la sympathie.<br />

Au début la relation, Olivier était jaloux du regard <strong>de</strong>s autres hommes mais également flatté.<br />

Il n'avait pourtant rien à craindre. Passionnée, excessive dans sa soif <strong>de</strong> vie intense, Emma<br />

chérissait chaque instant passé en sa compagnie. Son amour était total et exclusif.<br />

De toutes ses forces, elle voulait appartenir à cet homme. Cela lui est impossible : la<br />

nécessité <strong>de</strong> vivre libre surpassant son besoin d'être aimée, Emma est condamnée à<br />

n'appartenir qu'à elle-même.<br />

Olivier est un mari jaloux. Emma n'est plus sienne, elle n'est plus sa femme. Il le sait, même<br />

s’il s’obstine à ne pas vouloir la laisser partir…<br />

Pourquoi ?<br />

Il affirme qu’il l’aime encore.<br />

Que peut-il aimer en elle, lui qui ne la comprend pas, lui qui ne la connaît pas ?<br />

Il redoute <strong>de</strong> la voir s'en aller. Pourquoi ? Que craint-il <strong>de</strong> perdre qu’il n’ait pas déjà perdu ?<br />

Et elle ? Qu’est-ce qu'elle fiche encore à ses côtés ? Pourquoi <strong>de</strong>meurer dans une maison<br />

qu'elle n’habite pas, dans ce mobilier qui lui est étranger, dans ce décorum factice…, alors<br />

qu'elle pourrait partir ?


Suis-je lâche à ce point ?<br />

Swan, si tu savais ! Si tu pouvais… Un seul mot <strong>de</strong> toi et je plaque tout. Même pour un an,<br />

pour six mois si tu veux, pour quelques semaines… Pour une nuit seulement, tu en vaux la<br />

peine.


De : Emma Delamare<br />

À : Swan Lange<br />

Objet : Visite.<br />

Je serais très heureuse <strong>de</strong> te revoir, et je ne te cache pas que je commence à être lasse <strong>de</strong><br />

communiquer par e-mail avec quelqu’un qui habite si près <strong>de</strong> chez moi. La technologie, ça a<br />

du bon, mais le virtuel a ses limites et peut même entraver la communication.<br />

Excellente fin <strong>de</strong> soirée et à bientôt.<br />

Emma.<br />

Voluptueuse, elle s'ébat dans son bain en rêvant à d’autres ébats…<br />

D’accord, on n’en est pas encore là. Mais elle avance !<br />

Aujourd’hui est une journée idéale, elle vient <strong>de</strong> décrocher un ren<strong>de</strong>z-vous avec l’homme <strong>de</strong><br />

ses rêves !<br />

De : Swan Lange<br />

À : Emma Delamare<br />

Objet : re : Visite.<br />

Moi aussi, je préfère la communication directe.<br />

Tu peux m’appeler quand tu veux et aussi passer me voir chez moi pour parler. Ou boire un<br />

verre <strong>de</strong>hors aussi.<br />

Swan.<br />

Donc, première visite chez l'aimé.<br />

C'est au cinquième étage, tout en haut. Swan est l’homme <strong>de</strong> l'altitu<strong>de</strong>.<br />

Emma s'introduit dans l’ascenseur. L’ascension est brève mais c’est bien <strong>de</strong> cela dont il s’agit.<br />

Elle s'élève.<br />

Cinquième étage, elle sort. À mesure qu'elle avance, le couloir s’éclaire. Jamais vu ça nulle<br />

part.<br />

Je suis vraiment une paysanne, je veux dire une mémère <strong>de</strong> HLM mal dégrossie.<br />

Elle entre dans la lumière. Elle sonne et la porte s'ouvre sur un mon<strong>de</strong> nouveau. Swan est<br />

sublime ! Pire que dans son souvenir.


Elle entre dans l’appartement. C’est tellement vaste ! Elle admire l’espace et l’absence<br />

d’ostentation. Tout est sobre, utilitaire, le joyeux désordre régnant défie l’esthétisme<br />

bourgeois.<br />

Elle s'enthousiasme.<br />

Tant mieux ! Le matérialisme et le consumérisme n’ont pas leur place ici. La réussite, Swan<br />

la porte en lui. Tout simplement.<br />

Et puis elle se fiche pas mal <strong>de</strong> l’appart, c’est l'homme qu'elle vient voir. Lui et rien d’autre.<br />

C’est absur<strong>de</strong> cette idée qu’un lieu <strong>de</strong> vie reflète nécessairement l’âme <strong>de</strong> celui qui y loge.<br />

Encore la dérive mercantile et cet engouement populaire pour la déco. Valérie Damidot <strong>de</strong><br />

M6, tu as beau être sympa, bourrée <strong>de</strong> talent, créative et tout, je n’adhère pas.<br />

Ma propre maison ne me ressemble pas. J'y suis hébergée, c’est tout.<br />

Elle accompagne Swan sur la terrasse et ils parlent. Elle a tant <strong>de</strong> choses à lui dire et<br />

tellement à apprendre <strong>de</strong> lui ! Elle veut tout savoir <strong>de</strong> cet homme qu'elle admire.<br />

C’est un tel bonheur d’être proche <strong>de</strong> Swan, <strong>de</strong> l'entendre me parler <strong>de</strong> lui. Je ne veux pas<br />

gaspiller un seul instant <strong>de</strong> sa conversation passionnante.<br />

Emma n'est pas déçue. Sublime au-<strong>de</strong>là du possible, cet homme répond à toutes ses<br />

attentes. Il est digne <strong>de</strong> sa vénération passionnée.<br />

Swan est serein, amical, incroyablement sûr <strong>de</strong> lui et confiant.<br />

« Tu m’aurais conquise tout entière, si je n’avais pas déjà été tienne <strong>de</strong> toute ma volonté et<br />

<strong>de</strong> tout mon être. »<br />

Emma hallucine, car elle est en train <strong>de</strong> citer mentalement du Stefan Zweig ! Elle a<br />

l'impression <strong>de</strong> revivre Lettre d’une inconnue.<br />

Religieusement, elle écoute Swan lui parler <strong>de</strong> ses parents, <strong>de</strong> sa mère surtout. C’est à elle<br />

qu’il doit sa réussite. « Aime-moi, Maman ! » C’est pour elle qu’il se bat. Il lui parle aussi <strong>de</strong><br />

son ex-épouse dont il vient <strong>de</strong> se séparer.<br />

Emma songe à la logique implacable du <strong>de</strong>stin : Swan et son épouse ont entamé une<br />

procédure <strong>de</strong> divorce dans les jours qui ont suivi leur rencontre. Elle aimerait y voir autre<br />

chose qu'une pure coïnci<strong>de</strong>nce.<br />

Swan lui parle <strong>de</strong> celle qu’il a choisi <strong>de</strong> quitter. Il ne ressent ni rancune, ni amertume, juste<br />

un authentique respect. Il l’a beaucoup aimée, cela se sent. Emma comprend qu’il est encore<br />

amoureux d'elle.<br />

Elle n'est pas jalouse, au contraire. Elle l'aime encore plus pour cela.<br />

Une femme rongée par le désamour ne peut qu’admirer en l'autre sa capacité à aimer.<br />

La sonnerie du téléphone interrompt leur bavardage. Swan prend l’appel en s'excusant<br />

auprès <strong>de</strong> son invitée.


Emma entend <strong>de</strong>s bribes <strong>de</strong> la conversation, sans en comprendre exactement la teneur. Elle<br />

se contente donc d'observer son hôte réagir avec enthousiasme, s’animer. Il est heureux,<br />

c’est évi<strong>de</strong>nt.<br />

Il est si doué pour le bonheur, c’est aussi cela qui lui plaît en lui.<br />

— Ils me veulent comme parrain !<br />

La mine réjouie, il explique qu’une association <strong>de</strong> jeunes créateurs le réclame, lui ! Emma est<br />

aux anges, elle saisit ce qui l’anime. Son moteur, c’est la reconnaissance. Elle est exactement<br />

comme lui ! Elle aime les gens et la vie la passionne. En retour, elle veut être aimée et y<br />

parvient.<br />

Swan et Emma discutent jusqu’à la fin <strong>de</strong> l’après-midi. Elle écoute son hôte dans le plus<br />

grand recueillement.<br />

Il lui explique qu’il a encore du travail. Elle doit partir.<br />

Elle franchit le pas <strong>de</strong> la porte, elle a déjà hâte <strong>de</strong> le revoir.<br />

Emma rentre au bercail pour y retrouver Olivier. Vêtu d’un pantalon <strong>de</strong> jogging immon<strong>de</strong> et<br />

d’un t-shirt douteux, il est affalé sur le canapé du salon. Le regard vague, il se délecte<br />

d’inepties télévisuelles. Homer Simpson, l’homme qu'elle a épousé.<br />

La famille passe à table. Il y a <strong>de</strong> la soupe au menu. Mauvais plan. Armé d’une cuiller en<br />

inox, Olivier aspire bruyamment. Solal esquisse une moue dégoûtée, puis rapi<strong>de</strong>ment, se<br />

lève et quitte la pièce. Lullaby n’attache pas d’importance au manque <strong>de</strong> savoir-vivre <strong>de</strong> son<br />

père, car pour lui, elle a toutes les indulgences. Emma n'est pas franchement dans cet esprit.<br />

C’est dans <strong>de</strong> tels moments que le beau visage <strong>de</strong> Swan s’empare <strong>de</strong> la pensée d'Emma et<br />

impose au vieux mari <strong>de</strong> cé<strong>de</strong>r la place. Dans son imaginaire, les images masculines se<br />

superposent. Avantage indiscutable à Swan ! Le combat est déloyal : on ne compare pas<br />

l’ordinaire au sublime.<br />

Elle surnage. Elle se démène tant bien que mal parmi les émotions qui la submergent. Elle<br />

voudrait y voir plus clair. En son for intérieur, elle synthétise.<br />

Je n’aime plus Olivier, et je ne sais pas encore si Swan voudra <strong>de</strong> moi. Au final, je vais me<br />

retrouver seule et je l’aurai bien cherché.


J-464<br />

Elle est songeuse, encore. Son <strong>de</strong>rnier rêve la laisse perplexe. Elle se revoit assise sur une<br />

petite île rocheuse perdue au milieu <strong>de</strong> l'océan. De son paysage mental, la végétation est<br />

absente. Elle est seule et presque nue. Déconfite, elle regar<strong>de</strong> la mer.<br />

Avec intensité, elle éprouve la solitu<strong>de</strong>, l’abandon, l’isolement. Elle évoque Olivier et la colère<br />

en elle, monte. La tentation <strong>de</strong> la séparation ne cesse <strong>de</strong> croître.<br />

Nonchalante, Emma entrouvre la porte <strong>de</strong> la salle <strong>de</strong> bain. Elle s'habille en vert, <strong>de</strong> la couleur<br />

<strong>de</strong>s grands espaces et <strong>de</strong>s nouveaux horizons. Elle veut y voir un symbole d’émancipation, <strong>de</strong><br />

délivrance. C’est aussi la couleur <strong>de</strong> l’espérance.<br />

Je ne sais pas ce qui est passé par la tête d'Emma. Elle a voulu jouer la transparence et<br />

confronter Olivier à Swan. C’est une idée saugrenue, puisqu’elle sait bien qu’entre eux, ça ne<br />

peut pas coller.<br />

Hier, Emma a invité Swan.<br />

Sa foi en cet homme n'ayant aucune limite, qu'attendait Emma <strong>de</strong> cette visite ? La<br />

conversion d'Olivier, rien que ça !<br />

Au moment où Emma prend l'initiative d'inviter Swan, elle a dans l'idée qu'il fasse œuvre <strong>de</strong><br />

prosélyte. Qu'il convertisse Olivier à la vie ! Il va l'amener à lui, susciter sa sympathie,<br />

l'élever à sa hauteur. Tout <strong>de</strong> même, elle est naïve !<br />

La vérité, c'est qu'Emma aime tellement Swan qu'elle veut le faire connaître à la terre<br />

entière. Elle veut que le mon<strong>de</strong> sache combien il est digne d’être aimé. Au moins, on ne peut<br />

pas l'accuser d’être possessive !<br />

C’est cela son idée : elle veut partager son bonheur <strong>de</strong> connaître un tel homme. De là à<br />

communiquer ses sentiments à son mari, il y a un pas qu'elle n'aurait jamais dû franchir…<br />

Trop tard, elle l'a fait.<br />

Olivier a explosé.<br />

— Tu ne vas pas m’amener un homme ici ! Je ne peux pas accepter ça, un homme qui<br />

s’intéresse à ma femme !<br />

— Si seulement c’était vrai.<br />

— Qu’est-ce que tu lui trouves à ce type ?<br />

— Il est vraiment gentil, il m'écoute, et pour moi, cela est suffisant.<br />

Entendu, Emma édulcore. Elle ne peut décemment pas avouer à Olivier ce qu'elle ressent<br />

réellement pour Swan. Tout en lui l’enchante ! Sa gentillesse n’est qu’une infime composante<br />

d'une personnalité hors du commun.<br />

Non, Emma n’a pas le droit <strong>de</strong> dire cela, elle s'autocensure.


Elle suggère.<br />

— J’aurais dû l’inviter avec Fabrice. C’est un ami commun.<br />

— Il est marié, au moins lui ?<br />

— Je ne crois pas.<br />

Décidément, le statut marital est une obsession ! Emma préfère rester évasive au sujet <strong>de</strong> la<br />

vie sentimentale <strong>de</strong> son petit camara<strong>de</strong>. Fabrice, marié ?! Il multiplie les conquêtes et<br />

éprouve <strong>de</strong>s difficultés à franchir le cap <strong>de</strong>s trois semaines <strong>de</strong> vie commune. Au-<strong>de</strong>là, il n’est<br />

plus sûr d’aimer. L'inconstant n’est pas à blâmer, au contraire. C’est par excès <strong>de</strong> romantisme<br />

qu’il accumule les expériences. Don Juan n'est pas un goujat, mais un idéaliste en quête<br />

d'absolu.<br />

Olivier en rajoute.<br />

— Je ne veux pas connaître les cas sociaux que tu fréquentes.<br />

— On croit rêver. Swan et Fabrice, <strong>de</strong>s cas sociaux ? ! Swan gagne trois fois ton salaire !<br />

Olivier, toi qui attaches tant d’importance au statut social et à l’argent, tu <strong>de</strong>vrais quand<br />

même respecter ça !<br />

Swan, l’argent n’est pas le moteur <strong>de</strong> ta réussite. C’est aussi cela que j’admire en toi.<br />

Emma abdique. La rencontre entre celui qu'elle aime déjà et celui qu'elle n'aime plus n’aura<br />

pas lieu.<br />

Elle regrette un peu pour la beauté <strong>de</strong> la démonstration. Emma aurait tant aimé qu’Olivier<br />

voit qui est Swan, qu’il comprenne qu’on peut réussir sa vie professionnelle et sociale en<br />

étant tout ce qu’il est. Comme elle, il est hyperémotif, c'est le genre d’homme à regar<strong>de</strong>r <strong>de</strong>s<br />

DVD juste parce qu’il éprouve le besoin <strong>de</strong> pleurer. Le brillant entrepreneur est un homme<br />

qui assume la part féminine <strong>de</strong> son être. Ce qui le caractérise, c'est son intuition suraiguë et<br />

cet amour <strong>de</strong> la vie qu’il offre en partage à autrui. Swan va à l’encontre <strong>de</strong> tous les préjugés<br />

culturels et sociaux. Il remet tout en cause. La vie d'Emma s’en trouve bouleversée.<br />

Elle a grandi avec <strong>de</strong>s fausses croyances. À l’école, on lui reprochait <strong>de</strong> ne pas savoir se<br />

défendre.<br />

« La vie est une jungle, il faut t’endurcir pour survivre ». C’est aussi ce que lui disait son père,<br />

empruntant la formule à Victor Hugo : « Ceux qui vivent, sont ceux qui luttent ». Jusqu'ici,<br />

tout va bien. Après quoi, il ajoutait qu'une guerrière doit dominer ses émotions, surtout ne<br />

pas pleurer, ne pas s’émerveiller non plus.<br />

« Si tu ne <strong>de</strong>viens pas plus forte, tu te feras bouffer. »<br />

Emma pense à sa mère. Lulu n'a pas eu la vie facile. Déçue par les hommes, elle rêvait d'une<br />

fille mieux armée, plus forte, plus maligne, le genre <strong>de</strong> femme qui saurait manipuler un mâle.<br />

« Sois la plus forte ! », tel est le fon<strong>de</strong>ment <strong>de</strong> mon éducation, telle est l'injonction qui me<br />

poursuit à travers les années. Il me faut m'aguerrir, me pourvoir en munitions, ne jamais<br />

baisser la gar<strong>de</strong>.


Pauvre <strong>de</strong> moi ! Mon mariage avec Olivier ne m'a pas permis d’ôter mon armure. Entre nous,<br />

tout se ramène à un rapport <strong>de</strong> force où j'entretiens l’illusion d’avoir l’avantage. Je crois<br />

dominer la situation et me leurre.<br />

Tant pis. Il n’est pas trop tard…<br />

Trop longtemps, elle a renoncé à s'émouvoir, elle s'est amputée d’une partie d’elle-même<br />

pour ne pas souffrir. À présent, la douleur se réveille. Cette partie <strong>de</strong> son être qu'elle croyait<br />

réduite au statut <strong>de</strong> membre fantôme est bien vivante.<br />

Xéna est lasse, elle ne veut plus guerroyer. Je déclare l’amnistie. Aujourd’hui, je me rends.<br />

Et c’est aux pieds <strong>de</strong> Swan que je dépose les armes.


De : Emma Delamare<br />

À : Swan Lange<br />

Objet : Invitation annulée.<br />

Cher Swan,<br />

Je suis vraiment désolée, mais je dois annuler mon invitation pour <strong>de</strong>main soir.<br />

Olivier ne tient pas à te connaître. Tant pis pour lui car tu gagnes vraiment à être connu, et<br />

parce qu’en agissant ainsi, il m’éloigne encore davantage <strong>de</strong> lui.<br />

Bisous.<br />

P. S. : J’espère avoir l’occasion <strong>de</strong> te revoir prochainement.<br />

J’ai complété mon e-mail par un message téléphonique. Au moins, Swan aura l’info.


De : Swan Lange<br />

À : Emma Delamare<br />

Objet : re : Invitation annulée.<br />

Chère Emma,<br />

Merci pour tes mots.<br />

Dès que j’ai entendu ton message, j’ai compris la raison <strong>de</strong> cette annulation.<br />

J’ai moi-même subi la jalousie <strong>de</strong> mon ex, <strong>de</strong>ux ans d’enfer pour moi et surtout pour elle…<br />

Bon courage.<br />

Bisous,<br />

Swan.<br />

P. S. : Je serai ravi <strong>de</strong> te revoir.


Emma n'a plus <strong>de</strong> courage.<br />

Olivier ne veut pas rencontrer Swan, soit, elle le verra dans la clan<strong>de</strong>stinité, comme s'ils<br />

avaient une liaison. Alors qu'elle a la certitu<strong>de</strong> qu’il ne se passera rien.<br />

À son grand regret !<br />

Emma veut voir Swan quoi qu'il lui en coûte. À cet homme, elle ne renonce pas.<br />

Donc, <strong>de</strong>uxième ren<strong>de</strong>z-vous avec l’élu.<br />

Il accueille la visiteuse avec une gentillesse infinie.<br />

— Tu connais le chemin.<br />

Seule, elle regagne la terrasse, tandis qu’il prépare le café. Il la rejoint.<br />

Elle lui parle <strong>de</strong> sa relation avec Olivier. Elle lui raconte les années <strong>de</strong> vie commune, et le<br />

désamour qui s’est installé.<br />

— Je comprends, j’ai vécu quinze ans avec ma première compagne, Florence. En raison <strong>de</strong><br />

mon travail, j’étais toujours en déplacement. Je ne voyais mes enfants et leur mère que le<br />

week-end. Mon travail m'ennuyait, et Florence, qui assumait seule les enfants en plus <strong>de</strong> son<br />

travail et <strong>de</strong> la gestion du quotidien, était épuisée. Nous consacrions nos WE à ne rien faire.<br />

Nous ne nous disputions même pas, seulement nous n’avions plus rien à nous dire.<br />

Puis, il me parle <strong>de</strong> ses parents qui sont restés ensemble malgré l’usure. À vingt ans, Swan a<br />

déserté le nid. Il est parti étudier en ville : sa motivation première était <strong>de</strong> fuir ses géniteurs.<br />

Psychologue <strong>de</strong> salon, Emma <strong>de</strong>vine ce qui s’est joué. La mère <strong>de</strong> Swan a reporté tout<br />

l’amour qu’elle n’éprouvait plus pour son mari sur son fils. Depuis, l'homme ne cesse <strong>de</strong><br />

rechercher « la mère » à travers toutes les femmes.<br />

Le témoignage <strong>de</strong> Swan lui donne un motif supplémentaire <strong>de</strong> rupture. Il <strong>de</strong>vient urgent <strong>de</strong><br />

quitter Olivier pour ne pas ruiner la vie affective <strong>de</strong> Solal.<br />

Swan embraye sur Marie, la femme qu'il a épousée. Il évoque leur relation fusionnelle. Il a<br />

connu la passion, et Emma l'envierait presque si cela ne s’était pas terminé par un divorce.<br />

Encore que...<br />

La vérité, c’est que leur histoire est belle malgré l’issue.<br />

— Quand j’ai rencontré Marie, j’ai vu en elle « la matérialisation <strong>de</strong> mes rêves ».<br />

Emma encaisse le choc.<br />

Qui suis-je pour envisager <strong>de</strong> succé<strong>de</strong>r à un rêve personnifié ? Nul ne rencontre <strong>de</strong>ux fois la<br />

matérialisation <strong>de</strong> ses rêves. Swan n’est pas prêt à retomber amoureux. À la rigueur, il<br />

pourrait se précipiter dans une liaison pour ne pas être seul, un amour <strong>de</strong> consolation en<br />

somme… Je ne veux pas <strong>de</strong> ce rôle-là.<br />

Entre nous, il n’y aura rien.


Durant une fraction <strong>de</strong> secon<strong>de</strong>, l'amoureuse éconduite hésite entre la déception et<br />

l’empathie, au final, l’amitié l’emporte. Alors, elle compatit.<br />

— Cela démarrait pourtant bien entre vous…<br />

Comme il doit souffrir ! Peut-on renoncer si facilement à un rêve incarné ? Quelle force<br />

surhumaine faut-il déployer pour rompre avec son idéal ?<br />

L'homme qui fait face à Emma possè<strong>de</strong> cette force.<br />

Dire que les mâles ont la réputation d'être lâches ! La femme mariée songe à tous ces types<br />

qui mènent une double vie ; tous ces pleutres qui rechignent à l'idée d’abandonner bobonne.<br />

Le plus souvent, ils prennent les enfants comme alibi. Les enfants, la belle affaire ! Entre leur<br />

vie professionnelle si prenante et leurs maîtresses, croyez-vous sincèrement qu’ils trouvent le<br />

temps <strong>de</strong> se consacrer à leur progéniture ? La gar<strong>de</strong> alternée leur permettrait <strong>de</strong> mieux<br />

connaître et d’aimer davantage la chair <strong>de</strong> leur chair.<br />

Emma admire en Swan sa capacité à se remettre en cause, à ne pas supporter tout ce qui<br />

fait obstacle à son bonheur. Parce qu’il a le courage d’être heureux, il lui montre la voie.<br />

Elle n’aime plus Olivier, pour elle, ça sera facile.<br />

Elle se perd dans ses pensées. Le silence s’installe. Elle contemple Swan, il l'émeut.<br />

Visiblement, c’est réciproque, les yeux rougis <strong>de</strong> son interlocuteur expriment la compassion.<br />

— Comme tu dois te sentir seule…<br />

Elle acquiesce.<br />

Alors, il poursuit.<br />

— Que puis-je faire pour t’ai<strong>de</strong>r ? En <strong>de</strong>hors <strong>de</strong> t’accueillir, <strong>de</strong> t’écouter,…<br />

— C’est déjà beaucoup.<br />

De Swan, elle n'attend rien d’autre. Jouir <strong>de</strong> sa seule présence <strong>de</strong> temps en temps, lui parler,<br />

l’écouter…, cela lui suffit.<br />

À son contact, elle retrouve la foi en l’homme, la force <strong>de</strong> croire en la vie.<br />

Elle sait qu’il existe, c’est tout ce qui compte.


— Dis-moi Marilou, tu m’as dit qu’Emma était partie vivre avec son père… Alors à quel<br />

moment vous vous êtes retrouvées ?<br />

— Quand elle a eu dix-huit ans, elle est revenue habiter avec sa mère. Entre-temps, Lulu<br />

s’était sé<strong>de</strong>ntarisée, avait vendu sa caravane et s’était installée dans un HLM pourri, proche<br />

<strong>de</strong> chez moi.<br />

— Cela n’a pas été trop dur pour la mère et la fille <strong>de</strong> réapprendre à vivre ensemble ?<br />

— Si, d’ailleurs ça n’a pas tenu longtemps. Emma a déconné.<br />

Louise regar<strong>de</strong> Marilou qui se replonge dans ses souvenirs. Elle attend qu’elle lui révèle la<br />

part d’ombre qu'elle <strong>de</strong>vine en Emma.<br />

— Emma est le genre <strong>de</strong> fille qui n’a pas peur <strong>de</strong> se foutre dans la mer<strong>de</strong>. Seulement, elle<br />

oublie une chose : la mer<strong>de</strong>, ça éclabousse !<br />

Louise comprend qu’elle a failli et qu’il y a eu <strong>de</strong>s dommages collatéraux.<br />

Marilou poursuit son récit.<br />

— Pendant l’absence d’Emma, Lulu avait sympathisé avec une gentille fille, Carine,<br />

apprentie-coiffeuse. Elle était belle, un peu fragile aussi. Carine sortait avec Michaël, un beau<br />

gosse un peu coureur. Leur couple battait <strong>de</strong> l’aile. Carine était jalouse et Michaël, séducteur.<br />

Ils ont décidé <strong>de</strong> faire un break. À cette pério<strong>de</strong>, Michaël ne travaillait pas, et Emma, soidisant<br />

étudiante, ne faisait pas grand-chose non plus. Ces <strong>de</strong>ux-là se sont rapprochés alors<br />

qu’ils n’avaient pas grand-chose en commun…<br />

— Le désœuvrement peut-être…<br />

— Sûrement, mais ça n’excuse pas tout ! Un soir, Emma a accompagné Michaël à une fête.<br />

Ils sont rentrés complètement déchirés. Emma n’a pas osé rentrer chez Lulu dans cet état,<br />

alors elle est restée dormir chez Michaël.<br />

— Ils ont couché ensemble ?<br />

— Même pas, ils étaient trop rai<strong>de</strong>s. Seulement, le len<strong>de</strong>main matin, quand ils ont émergé,<br />

ils ont eu le mauvais goût <strong>de</strong> se montrer ensemble au balcon. La mère Fabre, la commère du<br />

quartier, les a vus et les a salués. Elle s’est empressée d’en informer tout le voisinage, et la<br />

petite Carine n’a pas été épargnée. Une semaine plus tard, Carine a fait une tentative <strong>de</strong><br />

suici<strong>de</strong>.<br />

— Elle s’en est sortie.<br />

— Oui. Mais ça a été fini entre Lulu et Emma. La mère a fichu sa fille à la porte.<br />

Louise réprime un sourire satisfait.<br />

Du pain béni ! Cette nana est encore pire que je ne le pensais…<br />

Séduisante, impulsive, naïve et sans scrupule,… Quel tableau !


Olivier, Swan, mes cocos, vous êtes faits comme <strong>de</strong>s rats.


De : Lullaby Delamare<br />

À : Élodie Loizeau<br />

Objet : La petite maison dans la prairie… ou presque.<br />

Hello Élodie,<br />

Aujourd’hui ma mère est dans sa phase Mary Poppins ! Depuis le matin, elle n’arrête pas :<br />

nettoyage, époussetage, rangement à fond,… Je ne l’ai jamais vue dans cet état.<br />

Tu ne me croiras pas si je te dis qu’elle fait tout ça en musique et qu’elle chantonne.<br />

La maison est nickel chrome. Et dire que mon père est en déplacement et qu’il va rater ça !<br />

Le comble, c’est qu’elle s’est également mise au fourneau. Et ça sent bon !<br />

Elle est plus douée en cuisine qu’elle ne le prétend. En fait, ça ne me surprend pas tant que<br />

ça : ma mère a tous les talents ou presque. Je crois qu’elle est simplement douée pour la<br />

vie !<br />

Dommage qu’elle n’ait pas l’existence qu’elle désire.<br />

Tu l’auras compris, ce n’est pas pour son mari qu’elle se démène. Il est en virée<br />

professionnelle et ne sera pas <strong>de</strong> retour avant une quinzaine. Ma mère en a profité pour<br />

inviter un ami, Swan.<br />

Emma s’est pomponnée comme une débutante. Je ne l’ai jamais vue aussi radieuse. À mon<br />

humble avis, Swan est plus qu’un ami…<br />

À part ça, ma mère poursuit sa route créative. Elle a <strong>de</strong>ssiné tant <strong>de</strong> modèles ! Il y a <strong>de</strong> quoi<br />

organiser un défilé.<br />

En ce moment, nous lisons beaucoup elle et moi. Je lis Anna Gavalda et elle s’est replongée<br />

dans Paulo Coehlo. Elle veut accomplir sa légen<strong>de</strong> personnelle, et moi je cherche <strong>de</strong>s<br />

réponses à la crise que traversent mes parents. Je l’aimais m’a convaincu que le vrai<br />

courage, c’était <strong>de</strong> partir.<br />

Je n’ai aucun mal à imaginer ce qui va se passer si elle reste avec mon père. Elle va <strong>de</strong>venir<br />

<strong>de</strong> plus en plus froi<strong>de</strong>, <strong>de</strong> plus en plus cassante. Quant à lui, il va se fermer, se réfugier dans<br />

le travail pour fuir la harpie qui lui tiendra lieu d’épouse.<br />

Par nécessité, par instinct <strong>de</strong> survie, parce qu’elle ne pourra pas se résoudre à vivre sans<br />

amour, elle va multiplier les aventures, les liaisons extraconjugales.<br />

Quand même, ça m’attriste. J’y croyais un peu à l’idéal du mariage. Je ne sais pas ce que me<br />

réserve l’avenir.<br />

Vais-je rencontrer pour <strong>de</strong> bon l’homme <strong>de</strong> ma vie ou me fourvoyer comme l’a fait ma mère ?<br />

Serai-je assez forte pour réussir là où elle a échoué ?<br />

Je te le <strong>de</strong>man<strong>de</strong> ma chère Élodie, toi qui connais si bien la vie, toi qui en as éprouvé la


morsure.<br />

En tout cas, je suis convaincue que si le prince charmant existe, c’est vers toi qu’il va se<br />

tourner.<br />

Les vraies princesses sont <strong>de</strong>s femmes <strong>de</strong> ta trempe. Ya qu’à voir Cendrillon, Blanche Neige,<br />

Aliséa et toutes les autres. Ce sont <strong>de</strong>s filles qui ont souffert. L’amour les sauve <strong>de</strong> leur<br />

passé.<br />

L’amour, c’est peut-être cela qui autorise la résilience.<br />

Bisous ma gran<strong>de</strong>.<br />

Lulla.


J-450<br />

La belle au bois dormant a un peu <strong>de</strong> mal à émerger. Les brumes <strong>de</strong> son rêve se dissipent<br />

avec peine. Son esprit baigne dans l’étrange. L’image d’un vieux magicien tenant un bâton<br />

blanc surmonté d’une boule <strong>de</strong> cristal s’impose à elle. Une lumière éclatante s’échappe <strong>de</strong> la<br />

main gauche du mage. Il évolue au milieu d’un paysage stellaire, où elle entrevoit les bras<br />

scintillants d’une galaxie.<br />

Elle a la maturité affective d'une enfant. Son père lui manque. Elle aurait besoin d'un homme<br />

qui la gui<strong>de</strong>, l’ai<strong>de</strong> et l'oriente sur le chemin chaotique <strong>de</strong> la vie. Un mentor, un mécène ou<br />

un business angel ferait l’affaire !<br />

Il fait froid. Elle déci<strong>de</strong> <strong>de</strong> prendre un bain parfumé pour se réchauffer.<br />

Elle se pare d'un pull violet mettant ses yeux en valeur. Cette couleur évoque en elle la<br />

spiritualité, la connaissance, l’attente du but suprême.<br />

Elle a invité Swan.<br />

C’est plus fort qu'elle. Emma s'intéresse à ses enfants et tient vraiment à les connaître.<br />

Aussi, il faut que Sol et Lulla le rencontrent. C’est essentiel. Emma a l’intuition qu’il peut se<br />

passer quelque chose entre eux. Swan a tant à offrir ! Si les enfants d'Emma pouvaient<br />

capter un peu <strong>de</strong> l’énergie positive qui émane <strong>de</strong> cet homme… C’est son <strong>de</strong>voir <strong>de</strong> mère <strong>de</strong><br />

partager.<br />

Finalement, Swan est venu seul, les enfants étant restés avec leur mère. Aux yeux d’Emma,<br />

cela n'a pas d'importance. La seule chose qui compte, c'est qu'il soit venu !<br />

Ils prennent l’apéritif. Cela n’a l’air <strong>de</strong> rien, mais quand Olivier est là, ça n’arrive jamais.<br />

Les enfants les ont rejoints. Même Sol est sorti <strong>de</strong> sa tanière ! La conversation s’élance, et<br />

Emma savoure l’instant. Elle aime tant les débuts <strong>de</strong> soirée, les histoires qui commencent,<br />

les signes avant-coureurs d'un bonheur qui s’annonce.<br />

C’est quand même ironique <strong>de</strong> croire en la magie <strong>de</strong>s débuts d'une romance lorsqu’on<br />

envisage la fin d’une relation. C’est peut-être absur<strong>de</strong>, mais cela en vaut la peine. Elle est<br />

aussi là la motivation : divorcer pour avoir la chance <strong>de</strong> connaître d’autres débuts.<br />

Puis, ils s'attablent. Elle apprécie ce moment, pour la première fois <strong>de</strong>puis une éternité.<br />

D’habitu<strong>de</strong>, elle expédie le dîner, se débarrasse <strong>de</strong> la vaisselle et file se réfugier dans sa<br />

bulle.<br />

Swan lui raconte ses virées nocturnes, les personnes qu’il a rencontrées. Il lui parle aussi <strong>de</strong><br />

la <strong>de</strong>rnière toile qu’il a peinte sur le thème <strong>de</strong> la famille qui se délite. Elle ressent au plus<br />

profond <strong>de</strong> son être ce qu’il décrit. Olivier, les enfants et elle, eux aussi, ils partent en vrille…<br />

Emma a envie <strong>de</strong> parler <strong>de</strong> l’aveuglement qui lui a jusqu’ici permis <strong>de</strong> tenir, <strong>de</strong> la désillusion<br />

au moment où elle a découvert l’homme qui vit avec elle tel qu'elle peut le voir aujourd’hui.


Elle veut lui raconter la solitu<strong>de</strong>, le silence qui l'oppresse, l’homme auquel elle est encore<br />

mariée et à qui elle ne peut plus parler. Non pas qu’il lui fasse peur – elle n'a peur <strong>de</strong> rien –,<br />

ou qu'elle ne sache pas communiquer, non c’est juste qu'elle n'a plus rien à lui dire.<br />

Ses enfants sont auprès d'elle, alors elle se tait.<br />

Pour donner le change, elle lui parle <strong>de</strong> ses <strong>de</strong>rnières créations. Elle lui dévoile « So<br />

Lovelei », sa collection printemps-été sur le thème <strong>de</strong> la féerie. Swan se montre intéressé.<br />

Elle déballe tout. Elle exhibe les tenues extravagantes <strong>de</strong>s fées météorologues. Il y a<br />

l’ensemble hivernal qui se décline en gris et blanc, la robe d’été chatoyante aux couleurs du<br />

feu. Swan sourit en découvrant l’improbable robe arc-en-ciel que la styliste a imaginée.<br />

Emma est aux anges.<br />

Elle déci<strong>de</strong> d’improviser un défilé. Enthousiaste, Lulla accepte <strong>de</strong> jouer les modèles. Elle est<br />

parfaite pour le rôle. Elle incarne toutes les fées <strong>de</strong> la nature avec <strong>de</strong>s tenues plus sobres<br />

que les précé<strong>de</strong>ntes qui exaltent sa jeunesse, révèle l’elfe en la femme. Il y a la robe longue<br />

d’inspiration médiévale, <strong>de</strong> l’enchanteresse, la robe courte et ultra-moulante dans les tons<br />

verts <strong>de</strong> la sorcière <strong>de</strong>s eaux. Et pour conclure, l’indémodable petite robe noire <strong>de</strong>s gran<strong>de</strong>s<br />

occasions revisitée pour parer la fée serpent.<br />

— Je suis admiratif.<br />

— Merci !<br />

L’émotion est à son paroxysme. Être admiré <strong>de</strong> celui qu’on admire entre tous, c’est déjà<br />

l’aboutissement d’une quête !<br />

D’où lui vient ce besoin excessif <strong>de</strong> reconnaissance ? Emma se replonge dans ses souvenirs.<br />

Elle évoque Olivier, à l’époque elle l'aimait encore. Elle revoit l’homme du début <strong>de</strong> son<br />

histoire. Il lui disait combien elle était belle, « la plus belle femme qu’il ait connu » ; il le lui<br />

répétait à l'envie. Elle avait ce pouvoir <strong>de</strong> le faire rêver.<br />

Hélas, elle ne l’a jamais admirée et réciproquement. Olivier ne prenait pas au sérieux<br />

l'ambition d'Emma. Le courage <strong>de</strong> la jeune femme n'était louable que dans la mesure où il<br />

était utile à son homme. Olivier avait besoin <strong>de</strong> son optimisme, <strong>de</strong> sa force naïve pour<br />

l’accompagner dans sa lutte pour s’en sortir. Il lui fallait une présence, un soutien pour<br />

survivre.<br />

Avant lui, Emma avait essayé d'exister dans les yeux <strong>de</strong> son père, lequel n’avait pas <strong>de</strong><br />

temps pour elle. Sa fille <strong>de</strong>vait lui faire peur. « Qu’est-ce qu’on va faire <strong>de</strong> toi ? », voilà tous<br />

les encouragements qu'elle avait obtenu <strong>de</strong> lui.<br />

Seul Swan la voit telle qu'elle désire être vue. Il a suffi d'un regard à cet homme qui la<br />

connaît à peine pour percevoir tout ce que ceux dont elle a partagé l’existence ont toujours<br />

refusé <strong>de</strong> voir.<br />

Hier, isolée et vulnérable, elle s'est accrochée à Olivier pour survivre. Aujourd’hui, elle a<br />

besoin <strong>de</strong> Swan pour vivre.


L'invité d'Emma embraye sur ses propres rêves. Il évoque un projet grandiose dont l’élément<br />

fondateur est le suivant : corriger les erreurs du passé, réparer ce qui a été corrompu. Swan<br />

ne veut pas changer le mon<strong>de</strong>, tant la tâche serait ardue, mais souhaite contribuer à<br />

l’améliorer en atténuant les effets négatifs <strong>de</strong> l’Homme.<br />

— Dans la numérologie chinoise, le nombre 18 symbolise cette idée : travailler sur ce qui a<br />

été corrompu.<br />

L'inespéré se produit, le miracle s’accomplit. Solal sort <strong>de</strong> son mutisme.<br />

Le jeune homme s'éveille enfin. Il contemple Swan avec intérêt et trouve même le courage<br />

<strong>de</strong> le regar<strong>de</strong>r dans les yeux, avant <strong>de</strong> lui parler.<br />

— Ainsi tu es comme moi. Tu connais les chiffres et comprends leur langage.<br />

Sol explique sa fascination pour le nombre Pi.<br />

— 3,14159265358979. Rose , blanc, jaune pâle, blanc, noir, jaune soleil, bleu, marron, noir,<br />

rose, noir, rouge, jaune éclatant qui confine à l’orange, jaune plus clair, jaune encore…<br />

Les paysages sublimes défilent dans sa tête, et Emma les contemple à travers les yeux <strong>de</strong><br />

son enfant.<br />

Sol poursuit sa <strong>de</strong>scription.<br />

— Les quatre premiers chiffres sont une déclinaison <strong>de</strong> pastel, et ils s’élèvent, pointus,<br />

acci<strong>de</strong>ntés comme une montagne jeune, se découpent dans le ciel. Les quatre <strong>de</strong>rniers <strong>de</strong> la<br />

série, c’est tout le contraire : c’est un camaïeu chatoyants, un bouillonnement <strong>de</strong> couleurs<br />

vives, tout en plénitu<strong>de</strong> et tout en ron<strong>de</strong>ur.<br />

Swan écoute Solal, fasciné.<br />

La mère lutte <strong>de</strong> toutes ses forces pour ne pas pleurer.<br />

Lullaby aussi est émue. Elle n’a pas ôté la robe serpentine <strong>de</strong> la fée maléfique. Le noir et la<br />

connotation sulfureuse <strong>de</strong> la tenue accentuent, par contraste, la luminosité <strong>de</strong> son teint, sa<br />

can<strong>de</strong>ur aussi. Emma se surprend à détailler sa propre fille, comme si elle la voyait pour la<br />

première fois. Ses longs cheveux châtains, ses yeux verts, sa sveltesse…, tout en elle évoque<br />

la jeunesse, l’innocence, le printemps <strong>de</strong> la vie. Sa beauté la sidère.<br />

L'ex-mutique, décidément inspiré, évoque sa <strong>de</strong>rnière lecture, Les frères Karamazov <strong>de</strong><br />

Dostoïevski. Il essaie <strong>de</strong> communiquer au mieux le message <strong>de</strong> l’auteur. Pour changer le<br />

mon<strong>de</strong>, il faut sortir <strong>de</strong> l’isolement, s’ouvrir, se préoccuper d’autrui. Aimer l’Homme, c’est être<br />

solidaire.<br />

Dostoïevski, auteur du XIXe siècle, un visionnaire !<br />

Comme Swan.<br />

Lulla commente.<br />

— Il avait raison, il a toujours raison d’ailleurs. La question <strong>de</strong> l’individualisme est plus que<br />

jamais d’actualité.


Emma nuance le propos.<br />

— Et en même temps, on n’a jamais eu autant besoin <strong>de</strong>s autres. Tout le mon<strong>de</strong> court après<br />

la reconnaissance. Y a qu’à voir sur les réseaux sociaux, les embrassa<strong>de</strong>s, les paroles <strong>de</strong><br />

réconfort et tous ces « chaudoudoux » que l'on s’envoie par cargo ! Et les hommes politiques,<br />

leur quête éperdue <strong>de</strong> popularité, et les artistes, et les sportifs, tous ces guerriers affamés <strong>de</strong><br />

gloire et <strong>de</strong> câlins ! Tout le mon<strong>de</strong> veut être aimé.<br />

— Cela n’empêche pas l’individualisme, insiste Lulla.<br />

— Mais l’individualisme peut aussi être une vertu. Il faut s’aimer soi-même pour être capable<br />

d’aimer les autres. Je suis convaincue que la convergence <strong>de</strong>s bonheurs individuels peut<br />

aboutir au bonheur collectif.<br />

Swan intervient.<br />

— Tu n’as pas tort, Emma. Ça pourrait fonctionner si les hommes étaient réellement à la<br />

recherche du bonheur. Mais ce n’est pas le cas. La plupart <strong>de</strong>s hommes se trompent <strong>de</strong><br />

moteur en courant après l’argent, le confort, la sécurité. Ils n’ont pas vraiment envie d’être<br />

heureux.<br />

— Il faut un sacré courage pour être heureux.<br />

L'hôtesse a le mot <strong>de</strong> la fin.<br />

Il est 23 h. Swan doit partir.<br />

Lullaby et Solal abandonnent leur mère à son euphorie <strong>de</strong> surface. Ils vont dormir. Emma sait<br />

qu’ils vont faire <strong>de</strong> beaux rêves.<br />

Elle se retrouve face à elle-même. Elle allume la télévision. Le programme est insipi<strong>de</strong>, alors<br />

elle éclate en sanglots.


J-446<br />

Louise ne travaille pas. Cette journée <strong>de</strong> repos tombe à pique, puisque Marilou fait salon <strong>de</strong><br />

thé. Elle a invité Emma, et Louise s'est incrustée.<br />

La blon<strong>de</strong> démarre fort.<br />

— Vous connaissez le poème Mon rêve familier <strong>de</strong> Verlaine ?<br />

— Je ne crois pas, répond Marilou.<br />

Emma récite :<br />

« Je fais souvent ce rêve étrange et pénétrant<br />

" D’un homme inconnu ", et que j’aime, et qui m’aime,<br />

Et qui n’est, chaque fois, ni tout à fait " le " même<br />

Ni tout à fait " un autre ", et m’aime et me comprend. »<br />

— Je vous l’ai fait version pour les filles, ou à la rigueur pour les hommes qui aiment les<br />

hommes…<br />

Louise <strong>de</strong>man<strong>de</strong> :<br />

— Où veux-tu en venir ?<br />

— L’homme en question ne m’est plus inconnu. C’est Swan que je vois dans mes rêves.<br />

— Tu es sûre qu’il t’aime ?<br />

— Non, mais il me comprend. C’est déjà ça !<br />

Marilou intervient.<br />

— Les femmes sages vont au paradis, les autres vont où elles veulent.<br />

Emma riposte. La morale à <strong>de</strong>ux balles, ce n'est pas pour elle<br />

— C’est quoi la sagesse pour toi ? Rester enfermée dans ta cuisine ? Avoir une vie<br />

sclérosée ? Devenir neurasthénique à force <strong>de</strong> <strong>de</strong>meurer aux côtés d’un homme que tu<br />

n’aimes plus ?<br />

— Putain Emma, tu ne comprends pas ? Quoiqu’il arrive, tu es fichue ! S’il craque ton<br />

bonhomme, tu vas vivre l’enfer. S’il résiste, tu vas vivre l’enfer.<br />

— Te fatigue pas ma gran<strong>de</strong>, j’y suis déjà dans les flammes !<br />

La blon<strong>de</strong> infernale marque un temps d’arrêt avant <strong>de</strong> poursuivre.<br />

— Vous savez ce qu’il m’a dit à propos <strong>de</strong> son ex ? Que lorsqu’il l’a vue pour la première fois,<br />

il a eu l’impression <strong>de</strong> se trouver en présence <strong>de</strong> la matérialisation <strong>de</strong> ses rêves.


Louise renchérit.<br />

— Là, c’est sans espoir.<br />

— Je sais Louise. Comment suis-je censée réagir en entendant cela ? Je ne peux tout <strong>de</strong><br />

même pas avouer à Swan que j’ai éprouvé la même chose à l'instant où je l'ai vu, lui… Je ne<br />

peux pas lui dire ça sans risquer <strong>de</strong> foutre en l’air notre amitié.<br />

— Si tu continues comme ça, c’est ta vie que tu vas foutre en l’air ! Tu as tout pour être<br />

heureuse, une belle maison – enfin, elle pourrait l’être davantage si tu en prenais soin ! –,<br />

<strong>de</strong>ux beaux enfants, un gentil mari…<br />

— Tu le trouves gentil ? C’est un bon début. Je te le laisse volontiers ! Je te donne aussi la<br />

maison qui va avec et les enfants si tu veux, une semaine sur <strong>de</strong>ux.<br />

Marilou n'en croit pas ses oreilles.<br />

Emma insiste.<br />

— Je suis sérieuse, Marilou. Si ma vie t’intéresse, je t’en fais ca<strong>de</strong>au. Au moins, toi, tu sauras<br />

en faire bon usage.<br />

Louise se surprend à avoir envie <strong>de</strong> conseiller à Marilou d’accepter. Une offre pareille, cela ne<br />

se refuse pas. La nécessité <strong>de</strong> rendre la justice oblige Louise à se taire. Elle ne perd pas <strong>de</strong><br />

vue son objectif. Elle est ici pour tuer Olivier.<br />

Même si Marilou lui inspire <strong>de</strong> la sympathie, elle ne changera pas ses plans.<br />

— Il faut que je vous laisse les filles, je dois aller chercher Kevin à l’école.<br />

Louise déserte la maison <strong>de</strong> Marilou, et Emma lui emboîte le pas.<br />

— Tu peux venir chez-moi si tu veux. On pourra continuer à bavar<strong>de</strong>r.<br />

Emma entre, l'hôtesse prépare un café à l'invitée <strong>de</strong> marque. La blon<strong>de</strong> esquisse un sourire<br />

<strong>de</strong> remerciement que Louise estime con<strong>de</strong>scendant.<br />

— Je sais que tu me prends pour une zonar<strong>de</strong>. À tes yeux, je ne suis rien d’autre qu’une<br />

pauvre fille inculte qui bosse à l’usine.<br />

Timi<strong>de</strong>ment, la bourgeoise tente une défense.<br />

— Je n’ai aucun préjugé, Louise.<br />

— Tu parles ! Je peux lire dans tes yeux. Je vois bien que je suis à <strong>de</strong>s années-lumière <strong>de</strong><br />

ton idéal <strong>de</strong> distinction. Emma, je n’ai ni ton allure ni ta culture, mais je connais la vie, et je<br />

suis moins conne que tu ne le penses.<br />

Prise au dépourvu, Emma ne trouve rien à redire.<br />

— J’ai eu une vie difficile, et j’ai dû me faire ai<strong>de</strong>r pour gar<strong>de</strong>r la tête hors <strong>de</strong> l’eau. Des<br />

thérapeutes, j’en ai vu pas mal, du coup, je suis plutôt calée en psy.<br />

— À quoi tu fais allusion, Louise ?


La fausse ingénue reprend du poil <strong>de</strong> la bête.<br />

— Aux archétypes. Tu connais sûrement ce fameux symbole où convergent et se<br />

surimposent les idées du père, <strong>de</strong> l’homme et <strong>de</strong> l’esprit...?<br />

— L’animus ? hasar<strong>de</strong> Emma.<br />

— Exactement ! C’est cela que tu as cru reconnaître en Swan. C’est aussi ce truc-là qui te<br />

fait plonger dans l’infantile, le primitif.<br />

Louise regar<strong>de</strong> Emma qui surnage avec peine, égarée dans la nébuleuse <strong>de</strong> ses pensées.<br />

Comme ses yeux bleus sont embués pour une raison inconnue, sa vision se trouble.<br />

— Je dois filer, Louise. Il faut que j’aille chercher Lulla à la gym. Encore merci pour tout.


J-437<br />

« J'ai pris mon amour et je l'ai démonté<br />

J'ai escaladé une montagne, j'ai tourné autour<br />

Et j'ai vu mon reflet dans une colline couverte <strong>de</strong> neige<br />

Jusqu'à ce qu'un éboulement l'abatte… »<br />

(Landsli<strong>de</strong>, Fleetwood Mac)<br />

Une fois n’est pas coutume. Ce n’est pas à Swan qu'elle pense mais à Olivier, à ce qui les a<br />

rapprochés elle et lui.<br />

Depuis l'enfance, Emma est une sauveuse. C’est inscrit dans son programme génétique. C’est<br />

une <strong>de</strong>s composantes majeures du rôle qui est le sien, sur cette terre. Lorsqu'elle a rencontré<br />

Olivier, il lui a dit qu’il avait besoin d'elle. C’est aussi pour cela qu'Emma l'a aimé.<br />

À l’époque, il avait <strong>de</strong>s rêves et un projet <strong>de</strong> vie. Il voulait <strong>de</strong>venir ingénieur pour être<br />

capable <strong>de</strong> construire <strong>de</strong>s barrages et d’irriguer <strong>de</strong>s zones, où il n’y a pas d’eau. Olivier allait<br />

contribuer à améliorer le mon<strong>de</strong>, la condition humaine. En tout cas, c’est ce dont Emma était<br />

convaincue.<br />

Elle avait vingt ans à peine, la naïveté comme étendard et cette can<strong>de</strong>ur insoutenable !<br />

Je sais, cela n’excuse pas tout.<br />

Il n'empêche qu’en fille naïve, elle s'est éprise d'Olivier pour <strong>de</strong> mauvaises raisons. Toutes<br />

ces années, elle s'est accrochée à ce mythe qu'elle avait créé <strong>de</strong> toutes pièces. L'humanité<br />

avait besoin d’Olivier, et Emma était flattée qu’un tel homme l'ait choisie pour l'accompagner<br />

dans sa quête.<br />

Toutes ces années perdues !<br />

Olivier a renoncé. Olivier a abdiqué.<br />

Il a vieilli et elle aussi, seulement pas au même rythme. Tandis qu’il s’est fané<br />

prématurément, elle s'est épanouie tardivement.<br />

Ici et maintenant, leurs routes se séparent.<br />

Olivier n’a plus besoin d'Emma pour mener à bien son projet existentiel. D’ailleurs, peut-on<br />

encore parler <strong>de</strong> projet ?<br />

Cet homme a réussi et en est fier.<br />

Issu d’un milieu mo<strong>de</strong>ste, il a obtenu, à force <strong>de</strong> travail, tout ce qu’il fallait, tout ce qu’il faut<br />

avoir.<br />

Puisque sa réussite est légitime, il est autorisé à exhiber ce qu’il possè<strong>de</strong> : une grosse voiture<br />

pour affirmer sa virilité, afin que les autres hommes ban<strong>de</strong>nt pour lui à travers elle, une jolie<br />

femme pour <strong>de</strong>s raisons idoines.<br />

Il y a aussi la gran<strong>de</strong> maison avec marmaille et piscine assorties.


Olivier n’est âgé que <strong>de</strong> quarante-trois ans, et tout ce qui va suivre dans sa vie sera<br />

redondant. Il possé<strong>de</strong>ra une maison plus gran<strong>de</strong> encore ou bien une rési<strong>de</strong>nce secondaire. Il<br />

entreprendra plus <strong>de</strong> travaux, accumulera encore plus <strong>de</strong> meubles, plus <strong>de</strong> vaisselle, une<br />

voiture plus puissante,…<br />

Emma est lasse <strong>de</strong> courir après tout cela. Partager la vie d’Olivier ne l'intéresse plus.<br />

L’homme qu'elle a jadis choisi, n'a plus besoin d'elle. Il est temps pour lui <strong>de</strong> changer <strong>de</strong><br />

partenaire <strong>de</strong> vie.<br />

Emma va passer le relais à une autre.


9 novembre<br />

J-417<br />

Les chutes du Niagara, le rêve était grandiose ! Emma a entendu ces mots-là : « Ce qui<br />

compte, ce n’est pas la chute, c’est l’atterrissage ». Elle a eu la vision d’un parachutiste en<br />

fâcheuse posture. Elle s'est réveillée en sursaut en repensant à La Haine, le film <strong>de</strong> Mathieu<br />

Kassovitz qu'elle était allé voir avec Olivier il y a quinze ans déjà…<br />

Le mur <strong>de</strong> Berlin est tombé il y a vingt ans, c’est cela que les médias commémorent<br />

aujourd'hui.<br />

« I was here » clame haut et fort notre prési<strong>de</strong>nt. Emma elle aussi aurait voulu être là. C’est<br />

beau, un mur qu’on démolit, une frontière qu’on ouvre, un ghetto qui disparaît.<br />

Pour l’occasion, elle sort le grand jeu, s'habille en rouge carmin et se maquille dans l’optique<br />

d’éblouir.<br />

Olivier est présent. Il n’a rien d’autre à faire…<br />

Sous prétexte qu’il reste à la maison, il arbore son sempiternel pantalon <strong>de</strong> jogging –<br />

véritable tue l’amour –, usé, incolore, mais pas inodore ! Par réflexe pavlovien, l'épouse a<br />

allumé la télé et regardé les news. Le mur est tombé, mais Olivier est toujours <strong>de</strong>bout. Elle<br />

se <strong>de</strong>man<strong>de</strong> si la force d’inertie ne surpasse pas la gravité.<br />

— Tu sors ?<br />

— Non, je n’ai pas le pouvoir <strong>de</strong> me téléporter jusqu’à Berlin, alors je me joins à la liesse en<br />

pensée.<br />

— Hein ???<br />

L’air ahuri <strong>de</strong> l’homme qui partage l'appartement d'Emma accentue sa ressemblance avec<br />

Robert Bidochon. Certes, la comparaison n’est pas flatteuse, c’est seulement qu'elle aurait<br />

préféré Robert Redford – en plus jeune, certes –. À cet instant précis, sa pério<strong>de</strong> Out of Africa<br />

lui conviendrait parfaitement.<br />

— Tu ne trouves pas cela extraordinaire comme symbole, la chute du mur ? C’est le<br />

triomphe <strong>de</strong>s utopistes sur les cyniques. C’est un vestige <strong>de</strong> la guerre qui s’évanouit. C’est<br />

une avancée vers l’abolition <strong>de</strong>s frontières, la libre circulation <strong>de</strong>s personnes,…<br />

— Tu m’en diras tant… Avec notre gouvernement actuel et la vague d’expulsion par charter,<br />

ton délire hippie façon « Peace and love », ce n’est pas franchement d’actualité.<br />

— Il n’empêche, « Make love not war », c’était quand même une belle idée !<br />

— Justement parlons-en <strong>de</strong> faire l’amour ! Ça fait combien <strong>de</strong> temps déjà ? Trois mois,<br />

quatre, peut-être même plus… Je vis comme un moine.<br />

— Et moi comme une vestale. Tu as beau le déplorer, je ne peux rien faire pour toi, puisque


je n’éprouve plus aucun désir.<br />

— Tu es ma femme quand même ! Et le <strong>de</strong>voir conjugal ?<br />

— À quoi bon ? Inutile d’insister : je suis la mère <strong>de</strong> tes enfants, plus rien d’autre ! Si tu es<br />

en manque d’affection, tu n’as qu’à te trouver une maîtresse. Tu as mon feu vert !<br />

— Tu ne voudrais pas qu’on aille voir quelqu’un, un conseiller conjugal ou un psy ?<br />

— Si tu insistes, mais je ne suis pas sûre que tu aies envie d’entendre ce que j'ai à lui dire.<br />

— La frigidité, ça se soigne !<br />

Le rire qui gagne Emma est <strong>de</strong> nature incoercible. Elle, frigi<strong>de</strong> ?! De cet homme, elle aura<br />

décidément tout entendu.<br />

Ce mec déconfit qui me fait face serait-il amnésique au point d’avoir oublié nos débuts ?<br />

Je ne suis pas coincée. Au contraire, je suis sensuelle et libérée, seulement je suis<br />

sentimentale. Je ne vois en l’amour physique que l’expression <strong>de</strong> mon admiration, <strong>de</strong> mon<br />

désir <strong>de</strong> connaître l’autre, <strong>de</strong> mon attachement… <strong>de</strong> ma fascination aussi.<br />

Pas d’amour sans un minimum d'affection. C’est ainsi que cela fonctionne. Olivier, ton épouse<br />

dévouée te prie <strong>de</strong> l'en excuser et s'en désole pour toi, c'est juste que cela est plus fort<br />

qu'elle. Tu ne lui inspires plus que <strong>de</strong> l’indifférence. Tu fais partie <strong>de</strong> sa famille, tu es le père<br />

<strong>de</strong> ses enfants et accessoirement son colocataire – plus pour longtemps d'ailleurs –.<br />

À la rigueur, Olivier pourrait être son frère si Emma était capable <strong>de</strong> sentiments fraternels à<br />

son égard. Ce qui n'est même plus le cas.<br />

Avec le temps va, tout s’en va.<br />

— Tu n’es pas mon « âme frère », et tu n’es pas mon frère. Toi, l’inconnu qui partage ma vie<br />

<strong>de</strong>puis déjà trop longtemps. D'ailleurs, qui es-tu ?<br />

Olivier a prétexté une migraine et est retourné dormir. Il est midi.<br />

Amis utopistes, la route est longue, encore ! Il subsiste tant <strong>de</strong> murs à abattre, <strong>de</strong><br />

forteresses à vaincre, <strong>de</strong> barrica<strong>de</strong>s à faire exploser.<br />

Par peur, les hommes édifient <strong>de</strong>s cloisons infranchissables, plus hautes et plus épaisses que<br />

la muraille <strong>de</strong> Chine. Des femmes se voilent pour se protéger du regard <strong>de</strong>s hommes ;<br />

Marilou et ses pareilles <strong>de</strong>meurent au foyer par crainte d’affronter le mon<strong>de</strong>. Tant d'hommes<br />

et <strong>de</strong> femmes se retranchent <strong>de</strong>rrière <strong>de</strong>s préjugés obsolètes, véritables barbelés.<br />

À quoi rêvent-ils tous ces chauvins embourbés dans leur terroir ? Tous ces nostalgiques<br />

accrochés à leurs racines ? Tous ces homophobes, tous ces sexistes, tous ceux qui redoutent<br />

la lumière ?<br />

Qu'est-ce qui fait vivre les gens qui se terrent dans leurs HLM sinistres ou dans leurs pavillons<br />

<strong>de</strong> banlieue ? Toutes ces personnes qui se replient sur leur communauté, leur famille, leur<br />

catégorie, leur tribu ? Un microcosme ridicule au regard <strong>de</strong> l’univers !


Ils se raccrochent à un système <strong>de</strong> valeur étriqué, cultivent l'entre-soi, et se méfient <strong>de</strong> tous<br />

les autres. Les politiques ? Tous pourris ! Les femmes trop libres ? Dangereuses ! La beauté<br />

et l’intelligence ? Forcément suspects. Les gens trop riches ? Nécessairement immoraux.<br />

Et toi Olivier ? C’est un bunker que tu construis. Tu veux nous emmurer vivants ?<br />

L’incommunicabilité entre les êtres est la plus imprenable <strong>de</strong>s forteresses.


J-408<br />

C’est l’anniversaire <strong>de</strong> la maman d'Emma. C’est aussi une date commémorative, encore une !<br />

Emma a rencontré Olivier un 18 novembre.<br />

Avant ses ablutions matinales, elle procè<strong>de</strong> à l’analyse <strong>de</strong> son rêve. Pas moyen <strong>de</strong> déroger à<br />

son rituel Jungien, elle trouve dans son inconscient, la profon<strong>de</strong>ur manquant à sa vie.<br />

Son <strong>de</strong>rnier songe met en scène une vaste <strong>de</strong>meure à l’abandon. Le message lui semble<br />

clair : c’est la détérioration <strong>de</strong> sa relation avec Olivier dont il est question ! Ce n’est pas dans<br />

son habitat qu'elle doit faire le ménage, mais dans sa vie !<br />

Elle s'habille <strong>de</strong> gris, une non-couleur, offensive dans sa négation <strong>de</strong> la force <strong>de</strong> vie. Pour se<br />

donner du courage et quand même un peu d'éclat, elle enfile un gilet rouge écarlate. Elle<br />

re<strong>de</strong>vient la mère, la féminité, la vie incarnée.<br />

Emma est pensive et grave.<br />

Elle songe à Solal, à vrai dire, aux <strong>de</strong>ux Solal. À son fils, et aussi à celui d’Albert Cohen.<br />

Belle du Seigneur, c’est presque leur histoire à Olivier et à elle le mari cocu en moins. Il n’y<br />

avait pas d’Adrien Deume dans la vie d'Emma Delamare quand elle a rencontré son premier<br />

amour<br />

La passion physique, Emma et Olivier l'ont vécu avec intensité et fulgurance, comme dans le<br />

livre.<br />

Elle a été Ariane à sa manière. Elle a éprouvé les émotions décrites dans le roman, manifesté<br />

cette volonté d’être parfaite pour l’aimé. Leurs âmes entraient en connivence, et leur amour<br />

était fusion.<br />

Cela n’a pas duré. La médiocrité et l’ennui les ont rattrapés au galop. Olivier s’est<br />

métamorphosé en Adrien Deume, et Emma est <strong>de</strong>venue l’autre Ariane, l’écervelée et la<br />

futile.<br />

La passion n’est qu’un leurre qui masque, un court instant d’éternité, la petitesse et la<br />

médiocrité <strong>de</strong> l’autre. L'amour comme succédané se retrouve réduit à la fusion presque<br />

obligée <strong>de</strong>s corps, au <strong>de</strong>voir conjugal, acte sexuel répété sans désir, qui perd ainsi toute sa<br />

substance.<br />

À la fin du roman <strong>de</strong> Cohen, Ariane et Solal se suici<strong>de</strong>nt pour mettre fin, au nom d’un idéal <strong>de</strong><br />

pureté, d’une existence qui n’est plus.<br />

Olivier et Emma étaient trop lâches pour se donner la mort, alors ils ont choisi <strong>de</strong> donner la<br />

vie.<br />

Lullaby est née, puis Solal après elle. Parce qu'elle idéalisait la relation fraternelle, elle a<br />

voulu un autre enfant. Au moins, sa fille ne grandirait pas seule. Pas comme Emma. La<br />

maternité lui donnait aussi l’illusion <strong>de</strong> combler le vi<strong>de</strong> immense qui lui dévorait les entrailles.


« Passer notre amour à la machine.<br />

Faites-le bouillir.<br />

Pour voir si les couleurs d’origine<br />

Peuvent revenir<br />

Est-ce qu’on peut ravoir à l’eau <strong>de</strong> javel<br />

Des sentiments,<br />

La blancheur qu’on croyait éternelle,<br />

Avant ? »<br />

(Alain Souchon)<br />

Solal, le fils tant aimé, entre dans la pièce.<br />

— Je veux te parler, maman.<br />

Emma est satisfaite. Swan aura au moins réussi à redonner la parole à son enfant.<br />

— Je veux te parler <strong>de</strong> l’école. Il faut que je te dise pourquoi ça n’a pas marché pour moi. Tu<br />

as lu Le Meilleur <strong>de</strong>s mon<strong>de</strong>s ?<br />

— Oui, quand j’étais au collège.<br />

— Tu te souviens sûrement <strong>de</strong>s epsilons. Ils étaient privés <strong>de</strong> tout, leur imagination était<br />

nulle, leur liberté inexistante, et pourtant ils en étaient satisfaits. J’ai quitté l’école pour ne<br />

pas <strong>de</strong>venir comme eux.<br />

Le petit garçon <strong>de</strong> treize ans marque une pause, puis développe.<br />

— Dans le livre d’Aldous Huxley, les hommes étaient manipulés chimiquement pendant leur<br />

vie fœtale. Dans notre mon<strong>de</strong> actuel, il n’y a pas besoin <strong>de</strong> faire tout ça. L'Éducation<br />

nationale remplace avantageusement les éprouvettes. L’éducation, maman, E-ducere,<br />

conduire un enfant hors <strong>de</strong> lui-même, l’inciter à s’auto-construire, tout ça, bouffonnerie ! La<br />

société en a fait un apport <strong>de</strong> nourriture, <strong>de</strong> la malbouffe maman, du cholestérol pour l'âme !<br />

On nous gave pour qu’on en sache plus que les autres, pour qu’on <strong>de</strong>vienne <strong>de</strong>s gagnants…<br />

— Tu ne veux pas gagner Solal ?<br />

— Bien sûr que si ! Mais pas au détriment d’autrui. Ça ne m’intéresse pas <strong>de</strong> faire <strong>de</strong>s autres<br />

<strong>de</strong>s perdants.<br />

Emma songe à Swan. Encore.<br />

Un jour, il m'a dit que j'étais un être spirituel, que mon rôle était d’ai<strong>de</strong>r. Je pense que mon<br />

fils est comme moi, en plus intense.<br />

L'enfant et la mère sont agnostiques, ce qui les anime s'apparente néanmoins à la foi.<br />

Solal quitte la pièce.<br />

— Où vas-tu ?<br />

— Je vais écouter <strong>de</strong> la musique, Piotr llych Tchaikovski.<br />

— Casse-Noisette ?


—Non, Le Lac <strong>de</strong>s Cygnes… Parce que je n’ai jamais rien entendu d’aussi beau.<br />

De la chambre <strong>de</strong> Sol, la musique intemporelle s’élève. L'esprit d'Emma se sature d’émotions<br />

qui se matérialisent en couleurs, blanc, noir, violet, irisé, comme si elle pouvait voir la<br />

musique.<br />

Alors elle prend ses crayons et commence à <strong>de</strong>ssiner <strong>de</strong> nouvelles tenues. Une lueur brillante<br />

et rosée traverse l'esprit <strong>de</strong> la créatrice, semblable à cette lumière qui paraît dans le ciel<br />

avant que le soleil ne soit sur l'horizon. Dans le cerveau d'Emma, les couleurs s'affadissent<br />

avant <strong>de</strong> s'évanouir et <strong>de</strong> disparaître totalement. Ne subsiste que la vision monochrome d'un<br />

jaune doré éclatant qui envahit tout l'espace mental, la couleur aurore.<br />

« Aurore », Emma tient le nom <strong>de</strong> sa nouvelle collection qu'elle conçoit comme une<br />

interprétation <strong>de</strong> la lumière.


De : Élodie Loizeau<br />

À : Lullaby Delamare<br />

Objet : Renaissance.<br />

Hello Lulla,<br />

Bientôt les réjouissances <strong>de</strong> Noël ! Grâce à Dieu, je reprends goût à la vie. J’ai trouvé dans la<br />

Bible les éléments nécessaires à ma reconstruction.<br />

Je sais bien que tu te prétends athée, Lullaby. Mais moi, j’ai la conviction qu’au fond, tu as la<br />

foi. Ton âme est bien trop belle pour appartenir à une impie.<br />

Tu peux parler d’humanisme, te revendiquer communiste ou anarchiste, ça n’ôte rien à ta foi.<br />

Tu as beau être anticléricale, critiquer le Pape, et dans la foulée, fustiger les bonnes sœurs et<br />

le voile islamique, je sens bien que tu es croyante.<br />

Autre chose. Récemment, la musique est entrée dans ma vie. J’ai intégré une chorale. Il<br />

paraît que j’ai une belle voix. Le gospel m’a fait renaître !<br />

Comment va ta mère ? À quand son prochain défilé ? J’ai hâte <strong>de</strong> voir ses créations dans les<br />

magazines pour filles, Biba, Elle, Femme actuelle… Voici ou même Closer, je m’en<br />

contenterai.<br />

À bientôt ma Lulla.<br />

Bisous.<br />

Élodie.


De : Lullaby Delamare<br />

À : Élodie Loizeau<br />

Objet : re : Renaissance.<br />

Hello Élo,<br />

Le récit <strong>de</strong> ton retour à la vie me comble <strong>de</strong> bonheur !<br />

Tu as raison, je suis agnostique mais je ne peux que m’incliner <strong>de</strong>vant la puissance <strong>de</strong> la foi.<br />

Elle accomplit <strong>de</strong>s miracles et ne compte pas sur moi pour démentir !<br />

Tu veux un exemple récent ? Sol, mon frère, enfermé dans son mutisme <strong>de</strong>puis toujours.<br />

La foi <strong>de</strong> ma mère en Swan est telle qu’elle a ramené Solal dans le mon<strong>de</strong> <strong>de</strong>s vivants !<br />

Depuis mon frère n’arrive plus à la fermer, un vrai moulin à paroles ! Heureusement qu’il dit<br />

<strong>de</strong>s choses intéressantes, sinon ça me saoulerait grave.<br />

Bisous mon Élodie, et continue sur ta lancée !<br />

Lulla.<br />

P. S. : Swan et ma mère ne sont même pas amants.


J-390<br />

10 h du mat. Une visite inopinée tire Louise <strong>de</strong> <strong>de</strong> sa léthargie matinale. Emma est là <strong>de</strong>vant<br />

sa porte. Elle rayonne, et ce n’est pas une figure <strong>de</strong> style. Louise lui ouvre. Elle virevolte,<br />

tourbillonne, papillonne. Sauvageonne customisée, elle a quelque chose en elle <strong>de</strong><br />

savamment ébouriffé et d’impeccable à la fois.<br />

— Je te prends en otage pour une folle journée, annonce Emma à sa voisine. La fièvre<br />

acheteuse s’est emparée <strong>de</strong> ma carte bleue !<br />

Une telle débauche d'enthousiasme donne tout son sens à l’expression, « torna<strong>de</strong> blon<strong>de</strong> ».<br />

Emma embarque Louise dans sa voiture, puis se met au volant. Le road movie s’engage. Au<br />

menu : coiffeur, shopping, restau, esthéticienne et re-shopping.<br />

— Cette journée sera dédiée au bien-être et à la beauté.<br />

Au moins, elle annonce la couleur. Elle est si radieuse, dégage une telle can<strong>de</strong>ur que Louise<br />

se laisse entraîner.<br />

Emma explique.<br />

— Depuis que je suis enfant, j’ai cette conviction que le corps et l’esprit fonctionnent en<br />

symbiose. Le corps s’enrichit <strong>de</strong> l’esprit et réciproquement. Je lis, j’apprends, je fais du sport<br />

et me pomponne dans un objectif unique : embellir.<br />

Louise assure la controverse.<br />

— À quoi bon ? Regar<strong>de</strong> le mon<strong>de</strong> autour <strong>de</strong> toi. Tu ne vois pas la lai<strong>de</strong>ur ? Le gris <strong>de</strong>s<br />

faça<strong>de</strong>s, les traits usés <strong>de</strong>s femmes <strong>de</strong> la rue, les hommes rustres, bedonnants et suintants,<br />

la hi<strong>de</strong>ur <strong>de</strong>s couloirs <strong>de</strong> métro,... Là, je ne parle que <strong>de</strong> ce qui est banal, <strong>de</strong> notre quotidien.<br />

Mais il y a pire : les guerres, les gens qui crèvent <strong>de</strong> faim, ceux qui dorment dans la rue, les<br />

filles qui ven<strong>de</strong>nt leur corps, le viol,…<br />

Celle qui se veut légère réagit au quart <strong>de</strong> tour.<br />

— Je vois tout ça, Louise. Je joue les Barbie-pouffe-BCBG pour me distraire, mais je suis<br />

moins futile que tu ne l'imagines. C’est par réaction que je veux croire en la beauté. J’essaie<br />

<strong>de</strong> me concentrer sur les aspects positifs <strong>de</strong> la vie, le rire <strong>de</strong>s enfants, la montagne, la mer,<br />

la musique, la littérature,… Je n’oublie pas l’humain dans ma quête. J’y crois encore. Plus que<br />

jamais <strong>de</strong>puis que j’ai rencontré Swan.<br />

Cette fille a le don d'émouvoir. Louise se surprend à éprouver pour son interlocutrice une<br />

tendresse presque maternelle. Bien qu’elle ait envie <strong>de</strong> la serrer dans ses bras, elle se<br />

contente <strong>de</strong> lui sourire.<br />

— Je comprends mieux. Et c’est pour lui cette virée dispendieuse ?<br />

— Ce n’est même pas dans le but <strong>de</strong> le séduire, c’est juste en son honneur ! Je veux essayer<br />

<strong>de</strong> me composer une image à la hauteur <strong>de</strong> l’idéal qu’il incarne.


— Emma, l’homme qui tombera amoureux <strong>de</strong> toi, t’aimera pour ce que tu es. Pas pour ton<br />

apparence.<br />

La blon<strong>de</strong> simule l'ironie.<br />

— Je sais tout ça. La beauté intérieure, c’est tout ce qui compte, mais on ne la remarque pas<br />

au premier coup d’œil. Alors, je fais en sorte <strong>de</strong> faciliter la tâche à me prétendants.<br />

Louise soupire. À quarante ans passés, elle en est encore là ! Cette fille est irrécupérable.


J-388<br />

Rencart collectif et féminin chez la blon<strong>de</strong>. C’est ici que se tient le café du commerce.<br />

Cet après-midi, l'hôtesse est branchée cinoche. Dans la matinée, elle a maté un DVD,<br />

Les ailes du désir <strong>de</strong> Wim Wen<strong>de</strong>rs.<br />

— J’ai vu ce film quand j’étais jeune, et ça m’a vraiment fascinée cette histoire d’ange qui<br />

renonce à l’immortalité par amour, et aussi pour éprouver les affres <strong>de</strong> la condition humaine.<br />

Marilou n'est pas dans le même trip.<br />

— Tu es trop romanesque Emma, pas du tout dans la réalité ! Moi, ce matin, j’ai fait les<br />

courses, le ménage, le repassage, alors que, toi, tu passes ton temps à rêver.<br />

— C’est vrai. Même la fiction la plus aboutie n’est pas à la hauteur <strong>de</strong> mes rêves, c’est dire si<br />

je sais rêver ! Marion, la trapéziste du film, est une femme qui vole bien au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong>s<br />

autres... Je ne suis pas comme elle, je suis pire. À sa place, je n’aurais jamais accepté que<br />

Damiel renonce à son statut d’ange pour moi.<br />

— Atterris, Emma !<br />

— Je n’ai pas encore décollé, et toi, tu me parles d’atterrissage ! C’est un crash que tu<br />

espères ?<br />

Louise intervient pour raisonner l'écervelée.<br />

— Emma, si Dieu avait voulu nous voir voler, il nous aurait donné <strong>de</strong>s ailes. Cela étant, tu<br />

peux toujours passer un brevet <strong>de</strong> pilote.<br />

— Ça coûte la peau du cul ! commente Marilou.<br />

— Je m’en fous ! Aujourd’hui, je vole métaphoriquement, je suis sur un nuage ! Ce soir, je<br />

vais au restau avec Swan.<br />

Louise ne peut s’empêcher <strong>de</strong> lui <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r :<br />

— En tête-à-tête ?<br />

— Évi<strong>de</strong>mment !<br />

Marilou semble choquée.<br />

— Tu cherches vraiment à tenter le diable ? !<br />

— « Of man’s first disobedience… » C’est une allusion au Paradis perdu <strong>de</strong> Milton. Que puisje<br />

encore perdre que je n’ai pas déjà perdu ?<br />

Perplexe, Marilou fixe Emma. Ces <strong>de</strong>ux-là ne parlent décidément pas le même langage !<br />

— Don’t worry Marilou ! Le diable n’a rien à voir dans mon histoire, puisque Swan est un<br />

ange. En tout cas, il en a la sagesse, la profon<strong>de</strong>ur, la gentillesse et la beauté.


Louise voudrait évoquer l’ange déchu, le diable qui revêt <strong>de</strong>s attributs angéliques pour mieux<br />

ferrer sa proie… Elle renonce.<br />

Elle se lève et Marilou la suit. Elle abandonne Emma à ses préparatifs. Louise s'attend à ce<br />

qu'Emma s'enferme dans la salle <strong>de</strong> bain. Épilation, ravalement <strong>de</strong> faça<strong>de</strong>, mascara à<br />

outrance, elle va en avoir pour <strong>de</strong>ux plombes.<br />

— Passe une bonne soirée Emma !<br />

— Ne vous inquiétez pas pour moi les filles : les anges, c’est pas dangereux ! Ils n’ont pas <strong>de</strong><br />

sexe…


Tonight, c'est le grand soir. Elle voit la vie en rose magenta. C’est d'ailleurs la couleur <strong>de</strong> sa<br />

tenue. Emma a choisi une robe <strong>de</strong> sa création. C’était bien la peine <strong>de</strong> faire du shopping pour<br />

l’occasion…<br />

La belle a l'intention <strong>de</strong> ressembler à la figure <strong>de</strong> son rêve <strong>de</strong> la veille, un songe merveilleux<br />

mettant en scène une fée dont les yeux et les bras étaient levés vers le ciel. Sur fond <strong>de</strong><br />

jardin d’É<strong>de</strong>n, la fée Emma se tenait <strong>de</strong>bout dans une fleur <strong>de</strong> lotus, agitant ses ailes<br />

transluci<strong>de</strong>s <strong>de</strong> papillon.<br />

C’est l’enfant étant en elle qu'elle a vu ! Emma veut se rappeler la magie <strong>de</strong> l’existence,<br />

revenir à ses attributs premiers, la pureté, la spiritualité et l’innocence. Le temps est venu<br />

pour elle <strong>de</strong> s’émerveiller <strong>de</strong>vant la beauté intrinsèque <strong>de</strong>s choses, <strong>de</strong>s êtres avant tout.<br />

« Tonight, tonight, the world is full of light<br />

With suns and moons all over the place<br />

Tonight, tonight, the world is will and bright,<br />

Going mad, shooting sparks into space. »<br />

Narcisse insouciante, elle fredonne en s'admirant dans le miroir. Et soudain, changement <strong>de</strong><br />

tempo.<br />

« Oh, mirror in the sky, what is love ?<br />

Can the child within my heart rise above ? »<br />

(« Oh, miroir dans le ciel, qu'est-ce que l'amour ?<br />

L'enfant dans mon cœur peut-il se relever ? »)<br />

(Extrait <strong>de</strong> Landsli<strong>de</strong>, Fleetwood Mac)<br />

L’absurdité <strong>de</strong> sa situation affective la réveille avec brutalité. Maudit soit le principe <strong>de</strong><br />

réalité ! Il n'existe aucun moyen <strong>de</strong> s’y soustraire.<br />

Emma va quitter un homme qu'elle n’aime plus pour un homme qui ne l'aime pas.<br />

Swan, je le sais au fond que tu ne voudras pas <strong>de</strong> moi. Ce n'est pas le sens <strong>de</strong> notre<br />

rencontre, tu n’es pas là pour ça.<br />

Elle est heureuse quand même. Elle va le voir, lui parler, et en avant-première, lui<br />

communiquer son projet.<br />

— Tu sais que mes enfants sont scolarisés à la maison…<br />

— Et visiblement, ça fonctionne ! Tes enfants me semblent particulièrement épanouis<br />

d’après ce que j’ai pu constater.<br />

— Les résultats obtenus avec Sol et Lulla m’ont encouragée. Je vais créer ma propre école.<br />

Le goût du savoir désintéressé, l’accomplissement personnel, tels sont les éléments<br />

structurants <strong>de</strong> mon projet. J’ai aussi la volonté <strong>de</strong> réparer les dégâts occasionnés par


l'Éducation nationale, le mammouth équarrisseur <strong>de</strong> rêves, travailler sur ce qui a été<br />

corrompu,… Comme toi, en somme !<br />

— Tu as réfléchi à un statut ?<br />

— J’ai réfléchi à tout ou presque.<br />

Et la conversation suit le cours <strong>de</strong> leurs pensées déferlantes. Ils reviennent à leurs déboires<br />

sentimentaux respectifs. C’est plus fort qu'eux. Tout dans l'existence <strong>de</strong> ces <strong>de</strong>ux êtres paraît<br />

les ramener à une dimension affective. Ils ont au moins cela en commun.<br />

Il lui parle <strong>de</strong>s femmes qu’il a aimées, <strong>de</strong> ses <strong>de</strong>rnières rencontres.<br />

Emma l’écoute avec intérêt, trop passionnée <strong>de</strong> lui pour éprouver la moindre jalousie.<br />

Est-ce que l’amour à ce point désintéressé est bien <strong>de</strong> l’amour ? Ne s'agit-il pas simplement<br />

<strong>de</strong> la forme la plus aboutie <strong>de</strong> l'amitié ? C'est peut-être à cette forme d'amour que les<br />

catholiques fervents nous renvoient lorsqu’ils recomman<strong>de</strong>nt : « Aime ton prochain comme<br />

toi-même » ?<br />

Aimer sans rien attendre en retour, ça n'est que ça l'amour authentique ?! Est-il vrai que je<br />

n’atten<strong>de</strong> rien ?<br />

L'esprit d'Emma s'emballe et les questions affluent. Si seulement elle pouvait débrancher !<br />

Swan ramène la distraite à la conversation.<br />

— La vie est intéressante quand même…<br />

Elle acquiesce.<br />

Alors, il poursuit.<br />

— On a <strong>de</strong> la chance, vraiment. On n’a connu ni la guerre ni la misère. La vie nous a<br />

protégés.<br />

— On est nés au bon endroit, au bon moment.<br />

Emma ne trouve rien <strong>de</strong> plus percutant à dire.<br />

Swan regar<strong>de</strong> son interlocutrice dans les yeux. Emma essaie <strong>de</strong> son<strong>de</strong>r l'esprit <strong>de</strong> celui qui lui<br />

fait face. Elle <strong>de</strong>vine la multitu<strong>de</strong> <strong>de</strong>s pensées qui y foisonnent, s’entremêlent,<br />

s’interconnectent.<br />

Elle est comme lui. Sous sa tignasse <strong>de</strong> Barbie, c’est un maelström.<br />

— Nous menons une existence privilégiée, et nous en avons conscience. Alors pourquoi<br />

sommes-nous incapables d’être heureux ? Tu connais la chanson <strong>de</strong> Goldman, Petite fille :<br />

« Y a pas <strong>de</strong> suici<strong>de</strong> au Sahel, pas <strong>de</strong> psychiatre en plein désert, pas d’overdose à<br />

Kinshasa », c’est ça l’idée que je veux exprimer.<br />

— Tout cela me fait penser à la pyrami<strong>de</strong> <strong>de</strong> Maslow. Le sommet, l'accomplissement<br />

personnel, est difficile à atteindre.


— C’est comme les neiges éternelles, comme un glacier, c’est particulièrement<br />

casse-gueule… À ce propos, tu me pardonnes si j’en reviens à Olivier, à nos<br />

problèmes. Tu sais pourquoi la plupart <strong>de</strong>s gens s’arrêtent à l’étage « besoins sociaux », alors<br />

que d’autres ressentent la nécessité d’atteindre « l’accomplissement personnel ».<br />

— Je n’ai pas vraiment <strong>de</strong> réponse, Emma… J’ai l’impression que tant qu’un besoin d’un<br />

étage n’est pas assouvi, on ne passe pas à l’étage supérieur. L’accès à un étage supérieur<br />

prend du temps… Chaque individu va à un rythme différent. Cela pose un problème dans un<br />

couple, les <strong>de</strong>ux n’allant généralement pas au même rythme… Cela <strong>de</strong>man<strong>de</strong> donc <strong>de</strong> la<br />

patience, <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux côtés…<br />

Emma n'a plus <strong>de</strong> patience. Elle n'a que trop attendu.<br />

— Je n’ai plus rien à attendre d’Olivier, puisque je ne l’aime plus.<br />

Le regard <strong>de</strong> Swan est bienveillant. Il lui adresse un sourire compatissant.<br />

En retour, ses yeux d'Emma s’illuminent, elle sourit aussi.<br />

De Swan non plus, elle n'attend rien.<br />

Le serveur débarrasse et lui <strong>de</strong>man<strong>de</strong> si elle est satisfaite.<br />

Elle aimerait lui dire que ce dîner avait la saveur d'un moment d'éternité. Elle n'en a pas le<br />

courage, alors elle édulcore.<br />

— C’était très bon.<br />

Swan <strong>de</strong>man<strong>de</strong> l’addition. Emma insiste pour partager les frais, par principe, par souci<br />

d’équité, et aussi parce qu’il ne s’agit pas d’un ren<strong>de</strong>z-vous galant.<br />

« Today, the world was just an address<br />

A place for me to live in<br />

No betterthan all right<br />

But here you are. »<br />

(West Si<strong>de</strong> Story)


Boire et déboires.<br />

Il est temps que l'automne se termine. Il fait gris <strong>de</strong>hors et il pleut dans la tête <strong>de</strong> Louise.<br />

Quelle saison <strong>de</strong> mer<strong>de</strong> ! La mélasse dégouline sur le voile opaque juste <strong>de</strong>vant ses yeux. Le<br />

climat est à l’image <strong>de</strong> l’usine où elle essaie <strong>de</strong> travailler, <strong>de</strong> la société dans laquelle elle<br />

tente <strong>de</strong> survivre : pourri. C'est un jour où elle n'a envie <strong>de</strong> rien. C'est un prétexte idéal pour<br />

se murger la gueule. Emma doit passer la voir, elle tombe à point nommé, Louise a<br />

l'intention <strong>de</strong> l’entraîner dans sa débauche.<br />

Par pure provocation, Emma irradie. Elle lui parle <strong>de</strong> Swan, <strong>de</strong> leur foutu dîner, <strong>de</strong> leur divine<br />

soirée qui ne s’est même pas terminée au plumard.<br />

— Swan n’est pas comme ça, il est d’une autre essence. Il sait que je suis en admiration<br />

<strong>de</strong>vant lui, qu’il m’inspire une confiance absolue. Cela flatte son ego, le conforte dans sa<br />

volonté d’aller <strong>de</strong> l’avant et je crois que cela lui suffit.<br />

— Peut-être qu’il est homo ?<br />

— Je ne pense pas, Louise. Il aime les femmes et veut les séduire. D’ailleurs, il m’a conquise<br />

et il le sait. Il a gagné mon soutien inconditionnel, il peut tout me <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r. D'ailleurs, j’ai<br />

mieux à lui offrir qu’une nuit d’amour.<br />

Il est dix heures du matin, et en guise <strong>de</strong> petit-déjeuner, Louise se sert un verre <strong>de</strong> whisky.<br />

Elle en propose un à Emma qui accepte.<br />

— C’est du délire ton histoire ! L’amour à sens unique, ça n'existe pas. En tout cas, je n'en ai<br />

jamais entendu parler. Il faut dire que mon expérience en la matière est limitée, puisque je<br />

n'ai jamais vraiment aimé.<br />

— L’amour unilatéral, c’est plus fréquent qu’on ne le pense. Je vais te parler <strong>de</strong> Lulu, ma<br />

mère.<br />

Les <strong>de</strong>ux femmes se resservent un coup à boire, pour la route.<br />

Emma conte à Louise l'histoire <strong>de</strong> sa mère, Lulu et Gilou, une romance mo<strong>de</strong>rne presque<br />

avant-gardiste pour l'époque.<br />

« Elle a vécu une relation intense avec Gilles, un homme qui préférait les hommes. Leur<br />

histoire a duré trois ans. Gilles était beau, intelligent, sportif, sensible et passionné… Le<br />

genre <strong>de</strong> beau-père que j’aurais volontiers adopté, quoique j’admette avoir été un peu<br />

jalouse du lien qui l’unissait à ma mère. Gilles était issu d’un milieu aisé. Il en avait hérité la<br />

culture, les habitu<strong>de</strong>s, les manières. Il amenait Lulu au cinéma, dans les grands restaurants,<br />

à l’opéra, à <strong>de</strong>s concerts,… Gilles et Lulu aimaient aussi la nature et les sports <strong>de</strong> plein air.<br />

L’hiver, ils partaient au ski et l’été à la plage. Parfois, ils sortaient seuls, mais le plus souvent,<br />

je les accompagnais dans leurs escapa<strong>de</strong>s. C’était exactement le genre <strong>de</strong> vie qui convenait<br />

à l’enfant <strong>de</strong> six, sept et huit ans que j’étais, et cela même si cette existence <strong>de</strong> rêve<br />

contribuait à m’éloigner encore davantage <strong>de</strong>s enfants <strong>de</strong> mon âge…<br />

Après Gilles, ma vie est <strong>de</strong>venue moins passionnante. »


— Ça s’est terminé comment ?<br />

— En eau <strong>de</strong> boudin, comme toutes les histoires d'amour impossible. Gilles préférait les<br />

hommes, mais voulait quand même être père. Il a <strong>de</strong>mandé à Lulu d’être la mère <strong>de</strong> son<br />

enfant, presque une <strong>de</strong>man<strong>de</strong> en mariage. Seulement, il y avait une condition à cette union :<br />

que Gilles puisse continuer à avoir <strong>de</strong>s amants.<br />

— Ta mère n’a pas accepté ?<br />

— Non, et je la comprends. Ma mère s’est consolée avec Jean-Louis, un type sans intérêt,<br />

l’archétype du beauf. Après lui, il y en eu d’autres, du même acabit.<br />

Pour rester dans l’ambiance, Louise fredonne du Céline Dion, Ziggy, une chanson édifiante où<br />

il est question d’une femme amoureuse d’un beau gosse… gay.<br />

Emma en revient à son jules, son obsession première.<br />

— Je suis une incorrigible optimiste. Je sais qu’on peut basculer <strong>de</strong> l’amitié à l’amitié<br />

amoureuse, puis <strong>de</strong> l’amitié amoureuse à l’amour. Tu as vu Quand Harry rencontre Sally ?<br />

— La vraie vie, ce n’est pas comme au cinéma, Emma. À ton âge, tu <strong>de</strong>vrais tout <strong>de</strong> même<br />

avoir compris ça !<br />

Louise regar<strong>de</strong> Emma dont elle admire les joues pleines, rosies par l’alcool. La blon<strong>de</strong><br />

possè<strong>de</strong> une fraîcheur incongrue pour une femme <strong>de</strong> cet âge. Son look <strong>de</strong> fashionista<br />

accentue le côté juvénile. Tout en cette fille évoque l’héroïne <strong>de</strong> sitcom qu'elle n'est même<br />

pas.<br />

Quel contraste avec Louise ! Sa vie à elle, c’est le trash, l’ultra réalisme gore. Impossible<br />

d’adapter cela au cinoche ! Même Lars Van Trier, même Kassovitz, n’en voudraient pas.<br />

Même Canal ne le diffuserait pas.<br />

— T’en es où avec Olivier ?<br />

— Nulle part. Je veux dire que notre couple ne va nulle part. Je laisse pourrir la situation<br />

jusqu’à ce l'un <strong>de</strong> nous <strong>de</strong>ux trouve le courage <strong>de</strong> partir.<br />

— Et l’ambiance à la maison ?<br />

— Exécrable. Mais cet aspect n'est pas nouveau. Le seul changement notoire, c’est sa mère.<br />

Elle débarque le week-end prochain.<br />

De sa belle-mère, elle dresse à sa confi<strong>de</strong>nte un portrait digne <strong>de</strong> Folcoche. Louise n'est pas<br />

une passionaria <strong>de</strong> la littérature, mais il lui arrive quand même <strong>de</strong> bouquiner. Et puis,<br />

Vipère au poing, tout le mon<strong>de</strong> connaît.<br />

Emma lui enseigne qu’il y a pire qu’une femme qui se désintéresse <strong>de</strong> ses mômes : une mère<br />

qui ne vit qu’à travers eux.<br />

— Josiane n’a pas <strong>de</strong> vie à elle. Son mari s'est fait la malle, et elle a ressenti ce départ<br />

comme la fin du mon<strong>de</strong>. Depuis lors, elle ne sort pas ou presque, ne s’intéresse à rien, ne va<br />

pas au cinéma, ne lit pas,… Si au moins, elle cultivait son jardin !


— Il n’est pas donné à tout le mon<strong>de</strong> d’avoir <strong>de</strong>s passions.<br />

— Bien sûr que si, au contraire ! Il est donné à tout le mon<strong>de</strong> d’avoir une vie et d’en faire<br />

quelque chose d’intéressant. Il faut trouver la volonté <strong>de</strong> s’occuper <strong>de</strong> soi pour être capable<br />

<strong>de</strong> redistribuer un peu <strong>de</strong> son bien-être à autrui. N’ayant pas <strong>de</strong> vie, Josiane s’empare <strong>de</strong><br />

celle <strong>de</strong> ses enfants. Elle les asphyxie. C’est une sangsue, un vampire qui les vi<strong>de</strong> <strong>de</strong> leur<br />

substance jusqu’à les rendre exsangues. Olivier est sa proie.<br />

Louise sert un autre verre à Emma dans l'objectif avoué <strong>de</strong> la voir rouler sous la table.<br />

La bougresse tient sacrément bien l’alcool ! Et dire que je la prenais pour une petite nature…<br />

La mijaurée est plus aguerrie qu’une rombière.<br />

Emma est <strong>de</strong> plus en plus remontée.<br />

— La famille, c’est déjà chiant quand c’est la vôtre, je te laisse imaginer le tableau quand<br />

c’est celle d'un mari.<br />

Elle poursuit sur sa lancée diffamatoire.<br />

— La vieille est arrivée au bout <strong>de</strong> son travail <strong>de</strong> sape. Olivier est sans consistance, sans<br />

passion ni moteur… Sa propre vie lui échappe.<br />

Sous alcool, Louise a l'impression d'être plus performante. Des méandres <strong>de</strong> sa cervelle<br />

émerge une idée lumineuse.<br />

— Tu veux échapper à ce week-end avec ta belle-doche ?<br />

— Si seulement, c’était possible !<br />

— Alors je t’enlève ! Tu vas visiter Paris ma gran<strong>de</strong>. Je m’occupe <strong>de</strong>s billets <strong>de</strong> train.<br />

Emma est extatique.<br />

La capitale, les musées à foison, l’art et la science élevés au rang <strong>de</strong> divinités, les boutiques<br />

<strong>de</strong> luxe, les virées shopping interminables, les restaurants succulents, les femmes<br />

somptueuses, les hommes élégants, la jet set, la ville lumière,… Tous ces clichés défilent<br />

sous son crâne <strong>de</strong> vieille enfant gâtée.<br />

Ne te réjouis pas trop vite ma belle. Toi l’innocente, toi l’ingénue, tu ne comprends donc pas<br />

que je t’emmène aux portes <strong>de</strong> l’Enfer ?


Paris la souterraine. Les couloirs <strong>de</strong> métro rappellent les catacombes.<br />

Emma a l’impression <strong>de</strong> s’introduire dans un épiso<strong>de</strong> <strong>de</strong>s Contes <strong>de</strong> la crypte. L’ambiance est<br />

lugubre. C’est l’heure <strong>de</strong> pointe. Avec Louise, elles se mettent en retrait et regar<strong>de</strong>nt défiler<br />

l’armée <strong>de</strong>s soldats du taf. Elles voient la marée pseudo-humaine déferler. Emma contemple<br />

avec effroi les silhouettes fébriles, les visages fermés, les yeux cernés.<br />

Où courent-ils tous ?<br />

Ils vont à l’usine comme on va à l’abattoir, ou bien ils vont se livrer en pâture à l’ogresse<br />

Entreprise qui va les dévorer vivants. Au fait, sont-ils encore en vie tous ces gens ?<br />

Emma essaie <strong>de</strong> capter <strong>de</strong>s regards, <strong>de</strong>s expressions, <strong>de</strong>s signes d’humanité, en vain. Tous<br />

ces êtres la fuient. Faute <strong>de</strong> pouvoir lire dans les yeux, elle se concentre sur les âmes<br />

désincarnées qui flottent autour d'elle. Les âmes ont déserté les corps harassés <strong>de</strong> ces<br />

individus conformes à la représentation que l'on se fait <strong>de</strong>s fantômes. Comme <strong>de</strong>s<br />

somnambules, ils déambulent sur les quais crasseux du métropolitain.<br />

Le long <strong>de</strong>s murs sales, <strong>de</strong>s personnes font la manche. Les yeux d'Emma s'attar<strong>de</strong>nt sur une<br />

jeune femme maigre aux cheveux teints au henné qui grattouille sa guitare. De l’instrument<br />

sublime, les sons s’échappent, évoluent en harmonie mélodieuse. Emma s'immobilise. Cette<br />

fille a ce don insolite <strong>de</strong> produire <strong>de</strong> la beauté n'importe où. Son talent est une injure à la<br />

lai<strong>de</strong>ur environnante.<br />

La foule est conditionnée à l’indifférence. Les individus avancent tels <strong>de</strong>s robots dans<br />

l’ornière. Nul ne ralentit la ca<strong>de</strong>nce. Il n’y a que les touristes, Louise qui s’impatiente, et<br />

Emma, pour prendre le temps <strong>de</strong> jouer les mélomanes.<br />

De son portefeuille garni, Emma extrait l’obole, un billet <strong>de</strong> cinq euros pour remercier<br />

l’artiste.<br />

Ses yeux se sont acclimatés au décor, alors elle zoome. Emma cherche le singulier dans la<br />

masse. Elle distingue une fausse blon<strong>de</strong> aux cernes bleuis. Bien que sa silhouette soit gracile,<br />

son pas est lourd. Elle est lasse, fatiguée, presque chancelante. Au loin, Emma aperçoit un<br />

homme brun à la haute stature. Il approche. Ses traits sont tirés, mais son regard est<br />

chaleureux. L'individu lui inspire une sympathie immédiate.<br />

Une femme et un homme. Ils ont besoin l’un <strong>de</strong> l’autre, c’est une évi<strong>de</strong>nce !<br />

Emma en avise Louise.<br />

— Tu vois la fille là-bas avec son manteau gris. Regar<strong>de</strong>-la bien, tu vois comme elle a l’air<br />

triste et tellement fatiguée. Elle aurait besoin <strong>de</strong> quelqu’un qui l’interrompe dans sa course<br />

vaine, d’une personne qui lui dirait : « C’est fini, pause ta tête sur mon épaule, tu peux<br />

pleurer si tu veux sur cette existence morne qui s’achève. Je suis là pour toi, je vais te<br />

délivrer <strong>de</strong> ta vie. Prends ma main et avançons ensemble vers le bonheur. » C’est d’un<br />

homme comme celui qui passe là <strong>de</strong>vant, le grand brun, dont elle aurait besoin.<br />

La réplique <strong>de</strong> Louise est cinglante.


— Impossible que ces <strong>de</strong>ux-là se croisent, encore moins qu’ils s'arrêtent l'un pour l'autre : ils<br />

ne ralentiront même pas. C’est Paris, c’est l’anonymat <strong>de</strong>s gran<strong>de</strong>s villes, c’est la vraie vie<br />

Emma !<br />

« La vie est une traversée en solitaire », c’est ce que me disait mon père. Il y avait aussi<br />

cette variante : « Tu seras toujours seule au mon<strong>de</strong>. » Mon géniteur était marié, mais<br />

Parisien. Ceci explique peut-être cela.<br />

Emma veut plus que cela. Elle mérite mieux.<br />

Je ne suis pas la fille du métro parisien. Cet homme provi<strong>de</strong>ntiel <strong>de</strong>scendu du ciel pour venir<br />

me sauver <strong>de</strong> ma vie, je l’ai rencontré, Swan est là pour ça.<br />

Louise se confie.<br />

— J’ai vécu à Paris. Pendant plusieurs années, je me suis levée aux aurores. Je prenais le<br />

métro tous les jours ou presque pour faire le ménage dans <strong>de</strong>s bureaux, chez <strong>de</strong>s particuliers<br />

aussi. Je m’habillais <strong>de</strong> vêtements ternes pour qu’on ne me remarque pas. Et ça marchait : je<br />

n’existais pour personne, je me fondais dans le décor.<br />

Barbès. C’est là qu'elles <strong>de</strong>scen<strong>de</strong>nt. Elles arpentent ce quartier chaud. La nuit tombe à<br />

peine, la rue s’anime. Louise désigne <strong>de</strong>ux femmes qui tapinent.<br />

— J’ai accepté les ménages, puis l’usine, le métro, la vie misérable, la routine qui détruit <strong>de</strong><br />

l'intérieur…, parce que je ne voulais plus <strong>de</strong> cette vie-là.<br />

Elle développe.<br />

— Le pavé, les salons <strong>de</strong> massage, le minitel rose, les chambres d’hôtel sordi<strong>de</strong>s, le<br />

micheton qui fiche la gerbe…, j’ai connu tout ça. C’était mon univers. J’ai été longue à<br />

décrocher. J’étais dépendante au pognon, à l’alcool, à la came,… Et un jour, j’ai pris<br />

conscience que tout ça me coûtait trop. J’avais usé mon corps et vendu mon âme.<br />

Emma essaie d’amoindrir le propos <strong>de</strong> son amie.<br />

— Louise, tu n'as fait commerce que <strong>de</strong> ton corps. Ton âme s'en est dissociée et est restée<br />

intacte.<br />

— Qu'est-ce que tu sais <strong>de</strong> tout ça, toi ?<br />

— Tout le mon<strong>de</strong> ou presque en ce bas mon<strong>de</strong> fait un jour ou l'autre l'expérience <strong>de</strong> la<br />

prostitution. Il y a tellement <strong>de</strong> moyens <strong>de</strong> se vendre et <strong>de</strong> ne plus s'appartenir. Une<br />

prostituée indépendante est certainement plus libre qu'une femme qui fait un mariage<br />

d'intérêt ou accepte un mariage <strong>de</strong> raison.<br />

Louise sourit. Ironique, elle <strong>de</strong>man<strong>de</strong> :<br />

— Tu ne t'es donc pas mariée par amour ?<br />

— Si, seulement ce n'est plus d'actualité ! Que penser d'une femme qui reste liée par contrat<br />

à un homme qu'elle n'aime plus ?<br />

Louise reste silencieuse. Le cynisme <strong>de</strong> son regard a quelque chose d'effrayant. La fragile


Emma se laisse gagner par la peur.<br />

Louise et elle ne vivent pas à la même échelle. Un mon<strong>de</strong> les sépare.<br />

D'impuissance, elle pleure. Que peut-elle faire d’autre ?<br />

— Pauvre petite chose fragile ! ironise la gran<strong>de</strong>.<br />

Avec une infinie compassion, Emma regar<strong>de</strong> Louise et mesure l’étendue <strong>de</strong>s dégâts. La vie a<br />

entamé sa substance, grignoté son essence. Louise est comme la fille du métro. Il lui faut<br />

quelqu’un qui lui dise : « C’est fini tout ça, appuis-toi sur moi, je vais t’ai<strong>de</strong>r à prendre un<br />

nouveau départ. »<br />

Louise a besoin d’un homme ou d’une femme. Pourquoi pas ? Pourquoi pas une amie ?<br />

Pourquoi pas moi ? Je veux bien ce rôle.<br />

Dans le TGV, sur le trajet du retour, Emma évoque Marilou qu'elle désire libérer malgré elle.<br />

— Tu sais Louise, Marilou n’est pas heureuse. Son Christophe est un salaud <strong>de</strong> la pire<br />

espèce. Elle a vraiment besoin d’ai<strong>de</strong>. Seulement, moi, je ne peux rien faire. Elle ne me fait<br />

pas confiance. Avec Marilou, j'ai toujours tout foiré.<br />

Swan, Louise, Marilou et elle. Emma comprend enfin ce qui les rassemble. Il n’y a pas <strong>de</strong><br />

hasard. Le <strong>de</strong>stin, la vie les a réunis pour qu'ils forment une chaîne <strong>de</strong> solidarité. Emma a<br />

besoin <strong>de</strong> Swan, et c’est certainement réciproque. Elle doit aussi ai<strong>de</strong>r Louise pour qu’elle<br />

puisse sauver Marilou.<br />

La vie nous veut coopératif.<br />

Le périple s’achève, et les filles débarquent à la gare. Lyon a beau être une ville bourgeoise<br />

<strong>de</strong> province, certaines choses sont universelles, immuables aussi. Les halls <strong>de</strong> gare abritent<br />

toute la misère du mon<strong>de</strong>.<br />

Emma est happée du regard par une femme <strong>de</strong> son âge chaussée <strong>de</strong> nu-pieds en plastique.<br />

Ses cheveux grisonnent et ses yeux sont clairs. Elle est assise par terre et n’ose pas tendre la<br />

main. Il faut se donner la peine <strong>de</strong> se pencher sur son visage humble et confiant, <strong>de</strong> lire dans<br />

ses yeux pour comprendre qu’elle <strong>de</strong>man<strong>de</strong> <strong>de</strong> l’ai<strong>de</strong>. La bourgeoise lui tend une pièce <strong>de</strong><br />

<strong>de</strong>ux euros. Son geste est dérisoire, elle ne le sait que trop.<br />

— Je peux vous inviter à dîner ? Nous avons prévu d’aller grignoter quelque chose dans le<br />

coin. Si vous n’y voyez pas d’inconvénient, vous pouvez nous accompagner…<br />

La femme qui vit <strong>de</strong>hors <strong>de</strong>meure sans voix, détourne son regard. Elle n’y croit pas, et c’est<br />

normal. Il n’y a pas <strong>de</strong> sauvetage en mer pour les naufragés <strong>de</strong> l’enfer urbain.<br />

Alors, Emma insiste. Louise lui adresse un regard réprobateur.<br />

Timi<strong>de</strong>ment, la femme sans domicile relève la tête. Elle a raison <strong>de</strong> se méfier. En matière <strong>de</strong><br />

secours, la blon<strong>de</strong> est néophyte et pas crédible dans le rôle. C'est qu'elle est beaucoup plus<br />

proche <strong>de</strong> Pamela An<strong>de</strong>rson en maillot rouge que <strong>de</strong> sœur Emmanuelle en combinaison <strong>de</strong><br />

plongée !


— J'accepte.<br />

Emma entraîne ses <strong>de</strong>ux convives dans le bistrot le plus proche. En silence, elles mangent.<br />

Après quelques minutes, Emma essaie d'engager la conversation.<br />

— Je m’appelle Emma. Si ça ne te dérange pas, on va se tutoyer. Et toi, c'est quoi ton<br />

prénom ?<br />

— Marie.<br />

Avant cet instant, Emma n'avait jamais saisi la portée universelle <strong>de</strong> ce prénom. Marie, c'est<br />

le prénom l’ex <strong>de</strong> Swan, la femme adulée. C’est aussi celui <strong>de</strong> cette exclue. L’universalité<br />

abolit les barrières. C’est avant tout le prénom <strong>de</strong> la mère du divin enfant qui a trouvé refuge<br />

dans l’étable… Et pour les agnostiques, l’archétype <strong>de</strong> la mère.<br />

Marie peine à s’exprimer, et Louise ne trouve rien à dire. Par décence, Emma se tait. Le<br />

repas s’achève dans le calme. Un silence bruyant.<br />

C’est Emma qui régale, puisque son mari est un nanti. Elle se dirige vers le comptoir, sort sa<br />

carte bleue et réclame l’addition.<br />

Louise et Marie se lèvent. La naufragée retourne à la mer. Emma aimerait tellement faire<br />

plus ! Si elle vivait seule, elle retiendrait Marie par le bras et lui dirait.<br />

— Viens dormir à la maison. Tu peux rester aussi longtemps que tu le souhaites.<br />

Si seulement elle vivait seule…<br />

Sur le chemin du retour, Louise se déchaîne.<br />

— Tu es contente <strong>de</strong> toi ? Madame la cheftaine scoute a accompli sa bonne action du jour.<br />

Tu dormiras mieux ce soir après ça ?<br />

— Je sais, j’aurais aimé en faire davantage. Mais je ne peux pas. Olivier n’accepterait pas.<br />

Emma ajoute à sa longue liste, une motivation supplémentaire pour divorcer : être libre <strong>de</strong><br />

faire le bien.<br />

De nouveau, la fausse insouciante plonge dans les affres <strong>de</strong> la rumination mentale.<br />

En ai-je le droit ? Est-il juste <strong>de</strong> risquer <strong>de</strong> faire souffrir un homme, <strong>de</strong>ux enfants au nom<br />

d’une cause que l’on croit bonne ? Est-ce que la fin justifie toujours les moyens ?<br />

La culpabilité la ronge encore. Son cœur est gangréné, elle n'a pas <strong>de</strong> remè<strong>de</strong>. L'amputation<br />

peut-être ?<br />

Swan, j’en appelle à ton empathie, à ta sagesse infinie.<br />

Que ferais-tu à ma place ?


HIVER


J-375<br />

Elle bondit hors du lit. Aujourd'hui, c'est résurrection !<br />

En rêve, elle a vu un cheval au galop. Élégant, il arborait un pelage brun, lisse et brillant. Il<br />

s’élançait sur la plage. Au loin, on pouvait entrevoir la mer, une île paradisiaque, l’ensemble<br />

sublimé par le soleil couchant.<br />

Emma sent son énergie qui se libère <strong>de</strong> l'intérieur.<br />

Question look, elle opte pour la couleur orange. Elle a en elle une flamme incan<strong>de</strong>scente<br />

l’encourageant à progresser à grands pas. Il est temps que les événements <strong>de</strong> sa vie<br />

s’accélèrent !<br />

Tandis que la nature est en sommeil, elle s'éveille. Les humains n’ont pas <strong>de</strong> raison<br />

d’hiberner.<br />

Le seul motif valable, c’est la déprime. Emma n'est pas concernée. Le soleil resplendit dans<br />

sa tête. Ses rêves tutoient les cieux, s’élèvent par-<strong>de</strong>là les nuages et défient la saison.<br />

Il est 7 h du mat, heure d’hiver, lève-toi et marche !<br />

Elle vient <strong>de</strong> créer son école et en est la directrice. Elle a tout pouvoir. La réussite <strong>de</strong> ce<br />

projet ne dépend que <strong>de</strong> sa volonté <strong>de</strong> le voir aboutir.<br />

Elle a opté pour la forme juridique <strong>de</strong> société commerciale. C'est la solution la mieux adaptée<br />

si elle veut être seule maîtresse à bord, offrir tous les services qu'elle souhaite, et choisir le<br />

personnel idéal.<br />

Elle est sur le point <strong>de</strong> recruter un enseignant.<br />

Lullaby s'inquiète.<br />

— Maman, tu en es où <strong>de</strong> la constitution <strong>de</strong> ton équipe pédagogique ?<br />

— J’ai reçu quelques CV, pris <strong>de</strong>s contacts, et d’ailleurs je dois rencontrer un candidat au<br />

poste d’enseignant cet aprèm.<br />

— Choisis-le bien, tu vas <strong>de</strong>voir bosser avec tous les jours ou presque. Il est important que<br />

tu t’enten<strong>de</strong>s avec.<br />

— Je sais Lulla. Un contrat <strong>de</strong> travail <strong>de</strong> ce genre, c’est aussi hasar<strong>de</strong>ux qu’un contrat <strong>de</strong><br />

mariage… J’espère que mon intuition ne me trahira pas.<br />

Il est 14 h quand le prétendant à l’emploi déboule sur un engin pétaradant. Emma redoute<br />

les motos, et a fortiori les motards. Ça commence fort !<br />

Il tambourine à la porte. À en juger par le raffut, elle <strong>de</strong>vine une poigne puissante.<br />

Elle ouvre. Déterminée à surmonter ses préjugés, elle l’accueille avec le sourire.<br />

Trentenaire ou presque, chevelu, plus mal sapé que Charles Ingalls, doté d’une stature <strong>de</strong>


ugbyman et d’une bedaine précoce <strong>de</strong> buveur <strong>de</strong> bière, il tend à Emma une paluche<br />

vigoureuse.<br />

Quelle poignée <strong>de</strong> main !<br />

La patronne désigne le canapé et l'invite à s’asseoir. Elle file à la cuisine et revient avec <strong>de</strong>s<br />

rafraîchissements : Martini, Whisky, Vodka-orange. L’entretien promet d’être détendu.<br />

— Quel est le style <strong>de</strong> musique que vous écoutez ?<br />

C’est une entrée en matière qui en vaut une autre.<br />

— Motörhead, Métallica…<br />

Jusqu’ici, Emma n'est pas tellement surprise.<br />

— Mais j’écoute aussi <strong>de</strong> la musique classique, Bach, Mozart, Wagner même.<br />

— Vous appréciez l’opéra ?<br />

— Oui, La Traviata, c’est mon préféré.<br />

La blon<strong>de</strong> quadra n'a pas l’exclusivité <strong>de</strong> l’éclectisme. Tant mieux, son jeune interlocuteur<br />

commence à lui plaire. Emma le regar<strong>de</strong> dans les yeux. Son regard est profond. Il émane <strong>de</strong><br />

cet homme un fond <strong>de</strong> gentillesse indiscutable. Il inspire confiance.<br />

Emma suggère.<br />

— Ça ne vous ennuie pas si on se tutoie ? J’ai toujours eu du mal avec le vouvoiement.<br />

Là, c’est lui qui semble surpris, nullement déstabilisé toutefois.<br />

— Si tu veux.<br />

— En <strong>de</strong>hors <strong>de</strong> la musique, qu’est-ce qui t’intéresse ?<br />

— Les enfants, je rêverais d’en avoir.<br />

— Je te le souhaite.<br />

— Et aussi les livres, la montagne, la nature.<br />

— La nature humaine ?<br />

— Oui, aussi. C’est surtout <strong>de</strong> cela dont il est question dans les livres. Je suis diplômé en<br />

lettres.<br />

Un bon point supplémentaire.<br />

— Quel est l’auteur que tu préfères ?<br />

— Jules Renard, Poil <strong>de</strong> carotte, pour cette phrase : « Tu es un homme puisque tu pleures ».<br />

La recruteuse est bouleversée. Pour un peu, c’est elle qui va pleurer !<br />

— Tu as le job !


Il s’en étonne.<br />

— Vous n’avez même pas jeté un œil sur mon CV.<br />

— Tu en reviens au vouvoiement ? Ça ne fait rien, montre-moi ton curriculum.<br />

Emma s'empare du document, le survole et feint <strong>de</strong> s’y intéresser. Les parchemins, y a rien à<br />

faire, ce n’est pas sa tasse <strong>de</strong> thé. Elle apprend cependant que sa nouvelle recrue se<br />

prénomme Grégory comme « Greg le millionnaire ». Cette information est capitale !<br />

— Je n’ai pas été titularisé à l’issue <strong>de</strong> mon stage à l'Éducation nationale, comme professeur<br />

<strong>de</strong> Français, on m’a jugé incompétent. Cela ne t’effraie pas ?<br />

— Oh, tu sais, rien ne me fait peur… Et puis le mammouth, je n’en pense pas que du bien.<br />

Tu sais ce que dit MC Solar à son propos : « l’Éducation nationale, qu’elle aille se faire… ».<br />

C’est aussi mon point <strong>de</strong> vue.<br />

Curieuse, Lullaby risque un regard à travers la porte entrebâillée. Sa mère l’interpelle.<br />

— Lulla, je te présente ton nouveau professeur ! Si tu pouvais en aviser ton frère…<br />

— Tu ne veux pas rencontrer les autres candidats avant <strong>de</strong> te déci<strong>de</strong>r ?<br />

— C'est inutile ! Dans la vie, il y a ceux qui savent, et ceux qui sentent, j’appartiens à la<br />

<strong>de</strong>uxième catégorie.<br />

Elle ajoute :<br />

« Je suis convaincue qu’une embauche ne peut se faire qu’au feeling. C’est la condition<br />

sine qua non si on veut travailler dans l’harmonie. J’en appelle aux professionnels <strong>de</strong><br />

l’emploi, aux politiques, aux déci<strong>de</strong>urs. Le CV anonyme, c’est <strong>de</strong> la foutaise ! Il n’existe pas<br />

<strong>de</strong> recrutement objectif. Les diplômes, à quoi bon ? La seule chose qui compte en matière <strong>de</strong><br />

relations humaines, c’est l’affect. On ne peut travailler qu’avec <strong>de</strong>s gens qui nous ressemblent<br />

ou qui nous attirent, ou les <strong>de</strong>ux. Bosser avec ceux que l'on apprécie, c’est la solution pour<br />

éviter le harcèlement moral au travail, empêcher que l’usure et la démotivation ne<br />

s’installent,… Tant pis pour la bonne cause, le politiquement correct ! Vous ne lutterez pas<br />

contre les discriminations en imposant à un homme aveuglé <strong>de</strong> préjugés socioculturels <strong>de</strong><br />

collaborer avec l’ennemi présumé. Nul employeur ne possè<strong>de</strong> assez <strong>de</strong> gran<strong>de</strong>ur d’âme pour<br />

accueillir celui qu’il considère d’emblée comme un intrus. Il n’y a qu’une solution pour s'élever<br />

socialement et faire tomber les barrières : savoir se faire aimer. »


J-374<br />

La sirène rêve d’eau limpi<strong>de</strong>. Elle s'ébat dans un bassin transluci<strong>de</strong>, en pleine forêt, dont les<br />

on<strong>de</strong>s fraîches sont alimentées par une kyrielle <strong>de</strong> petits torrents. Emma est une ondine,<br />

déterminée à se laisser aller dans le courant <strong>de</strong> la vie. Elle ne redoute pas le tumulte <strong>de</strong>s<br />

temps. Elle a confiance. Elle a la certitu<strong>de</strong> d’arriver à bon port.<br />

C’est un présent tout neuf qui s’annonce. Emma va dorénavant s'abreuver à une nouvelle<br />

source <strong>de</strong> fraîcheur et d’énergie spirituelle.<br />

Elle s'habille en vert turquoise pour exprimer son désir ar<strong>de</strong>nt d’évolution, <strong>de</strong> purification et<br />

<strong>de</strong> renouveau. Cela tombe bien, c’est sa couleur préférée !<br />

Aujourd’hui, elle expérimente.<br />

À la <strong>de</strong>man<strong>de</strong> <strong>de</strong> Louise, elle s'est inscrite sur un site <strong>de</strong> rencontres.<br />

— C’est pour Marilou. Elle n’attire que <strong>de</strong>s loosers qui se rêvent en machos. Toi, tu es un<br />

aimant à mecs bien...<br />

Emma a accepté <strong>de</strong> servir d'appât pour la bonne cause. Le <strong>de</strong>al est le suivant : Emma va à la<br />

pêche afin <strong>de</strong> constituer un vivier <strong>de</strong> candidats à l'amour dans lequel Marilou pourra puiser à<br />

volonté. La tentatrice accepte <strong>de</strong> jouer le jeu pour la bonne cause. Cela lui permettra<br />

également <strong>de</strong> tester, et le cas échéant, <strong>de</strong> renforcer sa stratégie <strong>de</strong> séduction.<br />

Elle reçoit l’analyse détaillée <strong>de</strong> son profil. Cela promet d’être intéressant ! Emma se<br />

précipite pour lire.<br />

Voyons comment elle s'approprie les valeurs universelles pour les accommo<strong>de</strong>r à sa sauce,<br />

un mélange subtile, sucré-salé, doux-amer, chutney, sauce barbecue ou chinoise.<br />

Son tempérament la prédispose aux saveurs acidulées.<br />

On commence par la valeur pouvoir, ça démarre bien. Cela n’effraie donc pas les hommes,<br />

les femmes qui aiment diriger ? C’est très féministe comme tendance, un peu suffragette sur<br />

le retour. En tout cas, plus executive woman que camionneuse…, mais ça le fait.<br />

Emma lit la définition.<br />

« Situation associée à la possession d’un statut social prestigieux, au besoin <strong>de</strong> contrôle et à<br />

la domination <strong>de</strong>s personnes et <strong>de</strong>s ressource. »<br />

Encline à se remettre en cause, elle s'interroge.<br />

Est-ce à dire que je suis dominatrice ? Olivier me le reproche assez d’ailleurs.<br />

— Tu as toujours fait ce que tu voulais, pris toutes les décisions importantes,…<br />

De plus, j’ai fait les mauvais choix. Je n’assume plus mon rôle <strong>de</strong> gui<strong>de</strong> au sein d’une union<br />

qui cesse d’en être une. Olivier et moi, nous ne sommes plus un couple, pas même <strong>de</strong>s<br />

associés. Alors quoi ? Un binôme parental et c’est à peu près tout.


Emma apprend que les trois motivations associées à la valeur pouvoir sont : le contrôle, la<br />

domination, le prestige. Là, on frôle la femme-mère castratrice ! Et dire qu'elle se targue <strong>de</strong><br />

n’être pas possessive…<br />

Elle poursuit sur sa lancée, prend connaissance <strong>de</strong> la valeur accomplissement social.<br />

« Réussite d’un effort, poursuite d’un but couronné <strong>de</strong> succès permettant d’obtenir la<br />

reconnaissance et le respect <strong>de</strong> ses pairs. »<br />

Génial, on reste dans la même veine ! Qui suis-je ? Une femme <strong>de</strong>s années 2010, une figure<br />

contemporaine ou une caricature <strong>de</strong>s eighties ?<br />

« Votre partenaire peut compter sur vous pour triompher <strong>de</strong>s difficultés que vous pouvez être<br />

amenée à traverser et pour déjouer les contrariétés du quotidien, à condition toutefois que<br />

vos qualités personnelles et vos efforts soient reconnus à leur juste valeur… »<br />

Et si elle n’a pas la reconnaissance attendue ? C’est l’effondrement, la loose, la léthargie<br />

menant au désespoir, et le quotidien <strong>de</strong>vient far<strong>de</strong>au.<br />

Traduit en images, cela génère une scène <strong>de</strong> la vie conjugale bien peu glamour, où une<br />

femme négligée, nonchalante, erre dans une maison trop gran<strong>de</strong> pour elle. Elle redoute le<br />

retour <strong>de</strong> l'homme pressé <strong>de</strong> revêtir un tue l’amour vieux <strong>de</strong> dix ans avant <strong>de</strong> s’affaler dans<br />

un canapé chronophage, jadis dévolu aux ébats amoureux.<br />

Avec le temps va, tout s’en va…<br />

Emma enchaîne.<br />

La bienveillance ! Alléluia !<br />

« Sentiment pour lequel on veut du bien à quelqu’un. Volonté qui vise le bien et le bonheur<br />

d’autrui. »<br />

Voilà qui est beaucoup mieux, très positif, en phase avec ce qu'elle éprouve pour Swan !<br />

« Ceux qui comptent pour vous peuvent compter sans réserve sur votre appui et votre<br />

caractère attentionné. »<br />

Swan, cet extrait t’est spécialement dédié.<br />

Il y a un revers à cette tendance. Sa nature duelle complique les choses. Il lui est impossible<br />

<strong>de</strong> concevoir le bien sans penser au mal. La lumière la plus éclatante est indissociable <strong>de</strong>s<br />

ténèbres. Emma a en elle l’ambivalence d’un ange diabolique. On ne lutte pas avec un ange.<br />

Comment rendre heureuse une personne qui ambitionne le bonheur d’autrui ? Comment<br />

mériter l’amour inconditionnel ? Comment aimer celle qui offre tout et ne <strong>de</strong>man<strong>de</strong> rien ?<br />

La pression est immense pour qui est aimé <strong>de</strong> cette manière. Le défi consiste à rester digne<br />

<strong>de</strong> cet amour le plus longtemps possible. Continuer à susciter l’admiration, la passion, malgré<br />

l’usure, évincer la concurrence <strong>de</strong>s autres hommes plus beaux, plus forts, plus intelligents,<br />

objets <strong>de</strong> désir potentiel, cela relève <strong>de</strong> la gageure. Olivier a renoncé.<br />

Pourquoi n'est-elle pas une <strong>de</strong> ces femmes que l’on pourrait simplement combler avec <strong>de</strong>s


ijoux, du parfum, une belle <strong>de</strong>meure ?<br />

Pourquoi ne peut-elle pas se contenter <strong>de</strong> ce dont tout le mon<strong>de</strong> rêve ? Pourquoi envisager<br />

l'impossible ?<br />

« Viser toujours la Lune. Même si vous la manquez, vous atterrirez parmi les étoiles. »<br />

Elle a lu cela quelque part et en a fait sa profession <strong>de</strong> foi. Est-ce que cette formule<br />

s’applique aussi à l’amour ?<br />

Elle continue.<br />

Le rapport mentionne l’universalisme. Quel beau concept !<br />

« Attitu<strong>de</strong> ayant pour objectif le développement <strong>de</strong> l’humanité et <strong>de</strong> la nature par la seule<br />

référence aux motivations humaines. »<br />

Ça c’est le top du top ! « L’extremum positif » aurait dit Olivier, vingt ans auparavant.<br />

« La valeur universalisme constitue une garantie <strong>de</strong> profond respect et d’amour<br />

inconditionnel <strong>de</strong> l’être aimé. »<br />

Swan, cette définition est pour toi… Si l’amour inconditionnel ne t’effraie pas.<br />

Elle poursuit sa lecture. Cette fois, c’est d'hédonisme dont il est question.<br />

« Tendance à agir <strong>de</strong> façon à éviter ce qui est désagréable et à atteindre l’agréable. »<br />

C’est tout moi, cela ! Je suis la femme futile qui court les salons <strong>de</strong> coiffure, s’achète <strong>de</strong>s<br />

fringues hors pério<strong>de</strong>s <strong>de</strong> sol<strong>de</strong>s et savoure <strong>de</strong>s cappuccinos après ses séances <strong>de</strong> gym.<br />

L’analyse se prolonge par la valeur stimulation. J'apprends que les trois motivations<br />

associées à cette valeur sont l’excitation, la nouveauté, le défi.<br />

Que l’aventure commence alors ! La femme fatale est prête pour une nouvelle rencontre, le<br />

choc amoureux qu'elle voudrait revivre à l’infini… Rompre pour d’autres débuts.<br />

Elle termine par la valeur autonomie.<br />

« Capacité et droit d’une personne à choisir elle-même les règles <strong>de</strong> sa conduite, l’orientation<br />

<strong>de</strong> ses actes et les risques qu’elle est prête à courir. »<br />

All by myself, l’individualisme, c’est tendance.<br />

Les valeurs sécurité, conformité, tradition n’ont que peu d’impact sur la vie d'Emma, et il n'y<br />

a rien <strong>de</strong> surprenant à cela. Pourquoi pas travail, famille, patrie pendant qu’on y est ?<br />

L'apprentie séductrice avise Louise du résultat obtenu. Rapi<strong>de</strong>ment, elle survole le rapport.<br />

— C’est comme dans cette vieille pub pour <strong>de</strong>s rillettes. Nous n’avons pas les mêmes<br />

valeurs…<br />

— Mais encore ?<br />

— Tu es l’idéal contemporain ou presque. Une vraie gagneuse ! Néo-romantique, intolérante


à la routine, tu aspires à une sexualité élevée et audacieuse…<br />

— Sauf avec Olivier. Une fois tous les trois mois et encore ! Tu trouves que c’est une bonne<br />

fréquence ?<br />

Louise s’abstient <strong>de</strong> tout commentaire et continue à lire.<br />

— Ton style parental est permissif mais admire le résultat ! Ce sont <strong>de</strong>s petits génies tes<br />

gosses !<br />

— Ce qui me plaît le plus, c’est mon style comportemental prédominant : entraînant !<br />

— Ça fait un peu entraîneuse…<br />

— Si tu veux, c’est connoté, mais il n’empêche que c’est le type <strong>de</strong>s visionnaires et <strong>de</strong>s<br />

communicateurs…<br />

Louise arbore une mine réjouie.<br />

— Je ne connais pas un homme capable <strong>de</strong> résister à tout ça, cette débauche <strong>de</strong> mo<strong>de</strong>rnité,<br />

d’idéalisme, <strong>de</strong> séduction.<br />

— Pour ma part, j’en connais au moins un…<br />

Louise ne relève pas.<br />

— L’ennui, c’est que tu risques d’appâter du trop gros gibier. Ce n'est pas pour toi, mais pour<br />

Marilou, ne l’oublie pas.<br />

Il me reste <strong>de</strong>ux ou trois bricoles à compléter.<br />

— On me <strong>de</strong>man<strong>de</strong> le niveau <strong>de</strong> revenu annuel souhaité, je peux cocher « plus <strong>de</strong> 100 000<br />

€ » pour le fun ?<br />

— Déconne pas, c’est pour Marilou ! Tu la vois avec un homme d'affaires ? Enfin, si ça<br />

t’amuse…<br />

— Son mec est un vrai radin. Ça lui ferait les pieds si elle se dégotait un homme riche. Et<br />

puis, au-<strong>de</strong>là d’un certain niveau <strong>de</strong> thune, ces mecs-là sont déconnectés <strong>de</strong>s préoccupations<br />

matérielles. Alors, ils <strong>de</strong>viennent spirituels, ce qui est hautement appréciable.<br />

— N’en fais pas trop tout <strong>de</strong> même. Je ne dis pas que tu es vénale, mais quand même !!<br />

Addict au shopping comme tu es, ça t’arrangerait <strong>de</strong> mettre le grappin sur un type plein aux<br />

as.<br />

— Le vrai luxe, ce n’est pas tant <strong>de</strong> dépenser que <strong>de</strong> se dispenser <strong>de</strong> compter !<br />

— Je te souhaite d’en arriver là.<br />

Emma est résolue. Elle réussira, avec ou sans homme.<br />

La course au fric, pourquoi faire ? Emma, quel est ton moteur ?<br />

Être <strong>de</strong> ceux et <strong>de</strong> celles qui comptent dans la société, être entendue, délivrer un message


positif au mon<strong>de</strong>. Acquérir <strong>de</strong> haute lutte la liberté <strong>de</strong> faire le bien.<br />

La belle se veut inspiratrice, source vive, force bienveillante. Sa raison <strong>de</strong> vivre, c'est <strong>de</strong><br />

contribuer au bien-être d’autrui et pourquoi pas, à leur bonheur. Cela est prétentieux,<br />

infantile et utopique, elle possè<strong>de</strong> assez <strong>de</strong> lucidité pour l'admettre. Cela ne fait rien : « Ils<br />

ne savaient pas que c’était impossible, alors ils l’ont fait. » Cette formule magique sera la<br />

sienne.<br />

— T’es pas censée rédiger une annonce ?<br />

— Pour Marilou ou pour moi ?<br />

— Rédige-la comme si tu cherchais pour toi, ça sera plus cohérent.<br />

— OK, je me lance.<br />

« Dans l’idéal, je cherche l’idéal précisément.<br />

L’homme dont je serai amoureuse, sera l’incarnation parfaite <strong>de</strong> la beauté. J’entends par là,<br />

la beauté du corps, <strong>de</strong> l’esprit et <strong>de</strong> l’âme. J’exige la sensibilité exacerbée, la gentillesse<br />

paroxysmique, la générosité sans limite, l’intelligence aigüe aussi. Celui qui partagera ma vie<br />

<strong>de</strong>vra être doté d’une gran<strong>de</strong> force vitale, et possé<strong>de</strong>r <strong>de</strong> multiples talents. Cet homme<br />

d’exception <strong>de</strong>vra également être capable d’aimer sans rien espérer en retour.<br />

En attendant <strong>de</strong> rencontrer le sublime, je reste ouverte à l’amitié. Si la joie <strong>de</strong> vivre t’anime,<br />

si la bonté est ton essence, si tu es passionné et passionnant, alors tu m’intéresses ! »<br />

— Tu en penses quoi ?<br />

— Un peu trop, non ? Ça manque sérieusement <strong>de</strong> réalisme, même si cela te<br />

correspond assez bien.<br />

— J'ai compris, je te la refais version light.<br />

Instantanément, Emma reprend la plume.<br />

« Je suis la sirène que vous n'avez jamais eu l'occasion <strong>de</strong> rencontrer au cours <strong>de</strong> vos<br />

périples sur les flots. Insaisissable, profondément libre, spontanée et sensible, je me laisse<br />

glisser au gré <strong>de</strong>s vagues dans l'espoir <strong>de</strong> sauver du naufrage celui qui saura capter mon<br />

regard et susciter mon intérêt. Je ne sais pas me vendre, je préfère me donner. Toutefois, je<br />

ne pense pas être éloignée <strong>de</strong> la réalité si j'affirme que je suis séduisante, intelligente et<br />

drôle. »<br />

— Avec ça, tu vas lever <strong>de</strong>s loups intéressants et surtout très mariés.<br />

— Où est le problème ? Moi non plus, je ne suis pas célibataire.<br />

Que l’aventure commence alors ! Moi, Syrena Antinéa (dans une version plus diaphane que<br />

l’originale), j'entame ma quête du Graal !<br />

Pour sauver Marilou ?


25 décembre.<br />

J-371<br />

À Louise, Noël, fout le cafard. Les réunions <strong>de</strong> famille, l’alcool qu’on consomme au kilomètre<br />

pour survivre aux tablées familiales, les ca<strong>de</strong>aux <strong>de</strong> pacotille,… « Plaisir d’offrir, joie <strong>de</strong><br />

recevoir », vous m’en direz tant ! Il n’y a rien <strong>de</strong> plus inutile qu’un ca<strong>de</strong>au <strong>de</strong> Noël.<br />

À quoi pensent-ils tous ces gens qui sacrifient au rituel <strong>de</strong> la babiole hi<strong>de</strong>use ? Qui a vraiment<br />

besoin d’un CD qui nique les tympans, d’un livre soporifique aux belles images lisses et<br />

sucrées comme une bûche à la vanille ? Qui se pâme encore <strong>de</strong>vant un bibelot atroce qui<br />

prend la poussière ? Qui se délecte d’une boîte <strong>de</strong> chocolats bon marché qui sautent directe<br />

au cul et aux hanches ?<br />

Noël, c’est aussi la fête <strong>de</strong>s enfants, et Louise n’aime pas les chiards. Le père Noël, quelle<br />

connerie quand on y pense ! Ils ont <strong>de</strong> la mer<strong>de</strong> entre les oreilles et <strong>de</strong> la peau <strong>de</strong> sauciflard<br />

<strong>de</strong>vant les yeux pour être aussi irresponsables, les parents ! Sinon comment expliquer qu’ils<br />

farcissent le crâne <strong>de</strong> leur progéniture avec <strong>de</strong>s inepties ? Le père Noël, et quoi encore ? Le<br />

prince charmant ?! Après, on s’étonne qu’elle soit désenchantée la jeune génération !<br />

Pauvre Louise, les fêtes <strong>de</strong> fin d’année la ren<strong>de</strong>nt cynique. Ce n'est pas <strong>de</strong> sa faute si elle a<br />

un passé chargé.<br />

Ça ne vous débecte pas vous, ce raz <strong>de</strong> marée qui déferle dans les supermarchés ? Ces<br />

rayons bourrés jusqu’à la gueule ? J’en appelle à toutes les bonnes âmes qui donnent pour le<br />

Téléthon, envoient <strong>de</strong>s cartes <strong>de</strong> vœux labellisées Unicef…, qu’atten<strong>de</strong>z-vous pour<br />

boycotter tous ces géants <strong>de</strong> la distribution dévoreurs <strong>de</strong> vies humaines ?<br />

La fin du mon<strong>de</strong> ? Le jugement <strong>de</strong>rnier ? Le prochain holocauste ? Je ne veux pas vous<br />

décourager braves gens, mais ce n’est pas pour <strong>de</strong>main !<br />

Suivez l'exemple <strong>de</strong> Louise ! En ce jour béni, elle jeûne ou presque. Elle dîne d’une soupe en<br />

sachet et s'abstient <strong>de</strong> picoler. En ce jour <strong>de</strong> liesse, elle est frugale et sobre.<br />

Ce n’est pas seulement l’esprit <strong>de</strong> contradiction qui la pousse à agir <strong>de</strong> la sorte, c’est aussi<br />

l’esprit <strong>de</strong> Noël. Prenez la formule pour argent comptant. Louise est sincère. Elle est pour <strong>de</strong><br />

vrai solidaire avec les exclus qui font la manche au <strong>de</strong>hors, avec les vieux qui végètent dans<br />

les maisons <strong>de</strong> retraite, avec les gosses qui désespèrent dans les foyers et les familles<br />

d’accueil. Louise est du côté <strong>de</strong>s suicidaires qui alourdissent la tâche <strong>de</strong>s mé<strong>de</strong>cins<br />

urgentistes <strong>de</strong> gar<strong>de</strong>. Le nombre <strong>de</strong> dépressifs explose le jour <strong>de</strong> Noël. Vous savez pourquoi ?<br />

Le désarroi <strong>de</strong>s solitaires en est la cause. Mettez-vous seulement un seul instant à la place<br />

<strong>de</strong> l’homme privé <strong>de</strong> tout lien humain, <strong>de</strong> la maîtresse <strong>de</strong> l’homme marié qui pleure pendant<br />

que le salaud aimé fait la fête entouré <strong>de</strong> ses gosses, <strong>de</strong> bobonne, <strong>de</strong> sa belle-doche qui le<br />

méprise tout en recommandant à sa potiche <strong>de</strong> fille <strong>de</strong> ne pas se séparer d’un si bon parti.<br />

— Tu ne vas pas lui laisser la maison quand même ? Tu ne vas pas te retrouver dans un<br />

boui-boui avec tes trois gosses ? Et ce n’est pas à ton âge que tu peux trouver du travail !


Et le romantisme dans tout ça ? Et l’amour, bor<strong>de</strong>l ?<br />

Putain, mer<strong>de</strong>, on dirait Emma. Si Louise n’y prend pas gar<strong>de</strong>, elle va <strong>de</strong>venir une femme<br />

sous influence. À quoi elle joue, la garce ? Dans cette histoire c'est elle qui manipule ! Louise<br />

est parente <strong>de</strong> Catwoman et <strong>de</strong> Catherine Tramell (Basic Instinct). C'est bien elle la<br />

vengeresse psychotique qui botte le cul aux mecs et en veut à la terre entière ! Elle ne doit<br />

jamais oublier qui elle est.<br />

Au fait, Louise n'aime pas la bûche… Ça fout la gerbe !


De : Lullaby Delamare<br />

À : Élodie Loizeau.<br />

Objet : Esprit <strong>de</strong> Noël.<br />

Hello Élo,<br />

Tu te souviens <strong>de</strong> Scrooge <strong>de</strong> La Petite fille aux allumettes – jamais rien lu d’aussi triste –, et<br />

<strong>de</strong> Nicolas le petit renne au nez rouge ? Je sais, ma gran<strong>de</strong>, la vie, ce n’est pas un conte <strong>de</strong><br />

Noël.<br />

Comme d’hab, à cette pério<strong>de</strong>, Emma déprime. Si ma mère n’est pas dans son assiette, c’est<br />

avant tout parce que ma grand-mère est au trente-sixième <strong>de</strong>ssous. On ne peut pas dire que<br />

Lulu conserve un souvenir ému <strong>de</strong>s Noëls <strong>de</strong> son enfance... Mais ce sont surtout ses Noëls <strong>de</strong><br />

femme adulte qui ont été catastrophiques...<br />

Ma mère a un souvenir vague <strong>de</strong> son troisième Noël. Son père s’était fait la malle pendant<br />

une quinzaine <strong>de</strong> jours sans donner la moindre explication. Il est finalement revenu pour le<br />

réveillon du Nouvel An. Toute la famille était conviée à une gran<strong>de</strong> fête chez <strong>de</strong>s amis.<br />

Mon grand-père a porté un toast pour annoncer à tout le mon<strong>de</strong> qu'il avait décidé d'acheter<br />

la petite maison dans la prairie, et que Lulu et lui allaient mettre en route un autre enfant...<br />

Charles Ingalls et mémère Caroline en chair et en os ! Dans la nuit du 1er janvier, il s'est <strong>de</strong><br />

nouveau éclipsé. Quelques temps après, ma grand-mère a été avisée <strong>de</strong> sa <strong>de</strong>man<strong>de</strong> <strong>de</strong><br />

divorce.<br />

Elle ne s’est même pas consolée avec les festivités hivernales <strong>de</strong>s années suivantes. Elle<br />

s'est retrouvée seule un Noël sur <strong>de</strong>ux vu qu’Emma allait chez son père. Comme l'exige la loi<br />

<strong>de</strong>s séries (noires) son propre père, son meilleur pote David, la petite chienne Dolly – Lulu<br />

est du genre mémère à chien – sont tous décédés à cette pério<strong>de</strong>.<br />

Sur cette note tristoune, Happy New Year quand même !<br />

Mon père adore les fêtes <strong>de</strong> famille. Alors Noël, tu penses bien, c’est pour lui l’apothéose. Il a<br />

invité toute sa smala ou presque, et ma mère n’a pas eu d’autre choix que <strong>de</strong> s’incliner.<br />

Enfin, si on veut. Emma est pleine <strong>de</strong> ressources, tu n’imagines pas ce qu’elle a fait ?!<br />

Elle a invité trois SDF, un homme et <strong>de</strong>ux femmes, à se joindre à nous.<br />

— Liesse pour liesse, autant en faire profiter les autres. Quand il y en a pour douze, il y en a<br />

pour quinze, n’est-ce pas belle-maman ?<br />

Ma mère narguait l’assemblée. Elle resplendissait, triomphante et ironique. Je ne l’ai jamais<br />

autant admirée qu’à cet instant précis. Mon père et sa famille tiraient un peu la gueule,<br />

cependant cela n'avait pas d'importance puisque jamais je n'ai vu mon petit frère aussi<br />

joyeux.<br />

Sol bavardait sans discontinuer avec nos invités surprise. Il riait aux larmes. Le flot <strong>de</strong>s<br />

paroles fraternelles déferlait. C’est un ruisseau joyeux que j’ai vu bondir !


Et je regardais ma mère qui s’animait. En la voyant, si belle, si blon<strong>de</strong>, si jeune, j’ai pensé à<br />

Manon <strong>de</strong> Pagnol, désobstruant la source que tous croyaient tarie.<br />

Juste avant la venue du père Noël, ma mère a insisté pour héberger les trois sans-logis pour<br />

la nuit. Notre maison a beau être spacieuse, ce n’est pas un palace, et pour le coup, ma<br />

grand-mère paternelle, mon oncle et sa marmaille ont déserté. Je crois qu’ils ont été<br />

obligés d’aller à l’hôtel.<br />

Mon père était furax.<br />

— Tu es complètement folle, Emma !<br />

— C’est le comble ! Depuis le temps que tu me reproches <strong>de</strong> n’être pas suffisamment<br />

accueillante et <strong>de</strong> ne pas avoir le sens <strong>de</strong> l’hospitalité…<br />

— Tu as toujours été solitaire.<br />

— Oui, mais je suis une solitaire solidaire !<br />

Sol a applaudi du regard et moi aussi. Pour une fois que j’étais du côté <strong>de</strong> ma mère !<br />

« I took my love and took it down<br />

I climbed a mountain, I turned around<br />

And if you see my reflection in the snow covered hill<br />

The landsli<strong>de</strong> brought it down<br />

The landsli<strong>de</strong> brought it down… »<br />

(« Un éboulement l’a abattue… »)<br />

Avec ma mère, on écoute cette vieillerie en boucle tant les paroles sont belles à en pleurer.<br />

Tu vois mon Élo, notre conventionnelle villa petite-bourgeoise tombe en ruine, le couple<br />

parental explose, pourtant j’ai le pressentiment que tout cela est pour la bonne cause. On<br />

fait place nette pour mieux reconstruire.<br />

Ma mère rêve d’une vie meilleure, et moi je l’accompagne dans sa quête.<br />

Joyeux Noël ! Ma chère Élodie, que cette année nouvelle qui s’annonce, exauce les souhaits<br />

<strong>de</strong> bonheur et <strong>de</strong> réussite que j’ai formulés pour toi.<br />

Gros bisous.<br />

Lullaby.


1 er janvier<br />

J-365<br />

L’aube est tardive, le jour se pare d’un voile sombre. Cela n'a que peu d'importance, puisque<br />

l'âme d'Emma est lumineuse. La joie l'inon<strong>de</strong> et lui donne envie d'en contaminer ses<br />

semblables.<br />

Elle veut le bonheur <strong>de</strong> l’humanité et va le faire savoir !<br />

Chers humains,<br />

J’ai l’immense bonheur <strong>de</strong> vous présenter mes vœux <strong>de</strong> santé, bien-être, paix, liberté pour<br />

vous et pour celles et ceux que vous aimez.<br />

Recevez aussi mes vœux <strong>de</strong> bonheur, réussite, force <strong>de</strong> dépassement, évolution spirituelle.<br />

Je vous souhaite le courage, la force, le goût <strong>de</strong> l'effort amenant la prospérité. Ayez l'amour<br />

comme objectif. Faites croître la lumière en vous, et contemplez la lumière en l'autre. Ne<br />

vous laissez plus envahir par la noirceur, la méfiance, le doute. Remplacez-les par la volonté,<br />

l'audace, le don <strong>de</strong> soi, les pensées et actions positives, l'espoir, la confiance.<br />

Éloignez-vous <strong>de</strong>s gens qui vous font mal… Voyez au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong>s apparences… Élevez-vous<br />

spirituellement. Je vous prédis l'émerveillement perpétuel, l'accomplissement <strong>de</strong> vos rêves.<br />

Je rêve <strong>de</strong> vous voir exercer la compassion et rechercher le bien commun <strong>de</strong> l'humanité. Je<br />

veux une année étincelante et lumineuse, pleine <strong>de</strong> belles surprises, <strong>de</strong> moments brillants,<br />

forts, riches en maintes émotions. Savourons la chance qui nous est donnée <strong>de</strong> VIVRE !<br />

Emma se relit, s'étonne <strong>de</strong> sa prose. Elle n'avait encore jamais formulé <strong>de</strong> vœux <strong>de</strong> cette<br />

qualité.


J-355<br />

« C’est en forgeant qu’on <strong>de</strong>vient forgeron ». C’est tout ce qui lui reste <strong>de</strong> son rêve du jour.<br />

Emma, si frêle, s'est vue en femme forte et musclée comme Xéna la guerrière, battant le fer<br />

chaud sur une enclume. Parce qu'elle est dans un processus créateur intense, la force<br />

intérieure qui l'anime emplit son être d’une énergie nouvelle et vibrante. Ce puissant élan <strong>de</strong><br />

vie, cette force latente et souterraine s’est éveillée. Exit l’énergie potentielle, à elle l’énergie<br />

cinétique !<br />

Aujourd’hui, elle voit rouge. C’est <strong>de</strong> cette couleur intense, chargée <strong>de</strong> vie, symbole <strong>de</strong><br />

création, <strong>de</strong> combustion et <strong>de</strong> chaleur qu'elle choisit <strong>de</strong> se parer.<br />

C’est à son école qu'elle va consacrer le maximum <strong>de</strong> son énergie !<br />

Elle enveloppe ses nouveaux élèves d’un regard protecteur, maternel. Ils sont cinq : Chloé,<br />

Olympe, Hugo, Antoine, Léonardo. Ils sont là parce que leurs parents n'ont pas d’autres<br />

solutions. Ils ont déjà tout essayé : les privés cathos, l’école Montessori la plus proche, le<br />

CNED…<br />

La petite école d'Emma est l’ultime recours.<br />

Sol et Lulla ont rejoint le groupe. Greg est déjà là. C’est son premier cours, et la directrice est<br />

sûre qu'il va assurer.<br />

— Par quoi voulez-vous commencer ?<br />

C’est le fon<strong>de</strong>ment <strong>de</strong> la pédagogie d'Emma : la liberté donnée aux élèves d’étudier ce qu'ils<br />

désirent.<br />

— Par le commencement !<br />

Ainsi s’exprime Solal Delamare.<br />

— Tu veux préciser ?<br />

— Le Big Bang sinon rien !<br />

— Alors, on envoie.<br />

Greg vulgarise du mieux qu’il peut. Pour un littéraire, il est épatant.<br />

Le jeune Hugo intervient :<br />

— Tu dis que le Big Bang a eu lieu il y a 15 milliards d’années, alors qu’est-ce qu’il y avait il<br />

y a 16 milliards d’années ?<br />

La question est pertinente.<br />

Solal surenchérit.<br />

— Le Big Bang est un phénomène incompréhensible pour moi. Cela remet en cause la notion


même d’univers.<br />

— Tu peux développer ta pensée ?<br />

Greg maîtrise la didactique à la perfection.<br />

— Par définition, l’univers englobe tout ce qui existe. Alors, comment peut-il être observé <strong>de</strong><br />

l’extérieur puisque rien ne peut lui être extérieur ?<br />

Le rejeton d'Emma semble à l'aise dans son rôle d'élève modèle. Tout va bien.<br />

La mère protectrice déci<strong>de</strong> <strong>de</strong> se mêler au groupe.<br />

— Solal, l’instant Big Bang est inaccessible.<br />

Intrigué, Greg se tourne vers elle. Emma développe.<br />

— La notion même d’instant est ruinée par le temps <strong>de</strong> Planck, la plus petite mesure <strong>de</strong><br />

durée.<br />

Solal sourit. Le jeune professeur et les autres élèves observent Emma avec perplexité.<br />

Laquelle essaie <strong>de</strong> faire un effort <strong>de</strong> clarté avant <strong>de</strong> poursuivre.<br />

— Aucune mesure <strong>de</strong> durée ne peut aboutir à un résultat inférieur à 5,4 x 10 -44 secon<strong>de</strong>s.<br />

Cela signifie qu’il est impossible <strong>de</strong> vouloir préciser l’antériorité d’un événement par rapport à<br />

un autre, si l’intervalle <strong>de</strong> temps qui les sépare est inférieur au temps <strong>de</strong> Planck.<br />

L’intérêt <strong>de</strong>s élèves est perceptible. Emma le peut lire dans les yeux d’Olympe, d’Hugo et <strong>de</strong><br />

Lullaby. Ils la comprennent. Mission accomplie !<br />

Olympe se lance.<br />

— Kafka se lamentait à propos <strong>de</strong> l’éternité : « Comme elle doit sembler longue surtout vers<br />

la fin ».<br />

Emma est aux anges, et Greg est avec elle. Ah les miracles <strong>de</strong> la pensée !<br />

— Vivre l’éternité, c’est peut-être cela en fait : pénétrer dans cette unité <strong>de</strong> durée à la<br />

brièveté extrême et insécable ?<br />

Lullaby, Solal, Hugo et Greg acquiescent du regard.<br />

Le professeur s’étonne.<br />

— Emma, tu n’es décidément pas ce que tu sembles être.<br />

« I am what I am<br />

And what I am needs no excuses… »<br />

J'en profite au passage pour saluer Gloria Gaynor et aussi Karen Mul<strong>de</strong>r pour sa reprise !<br />

Le Big Bang inspire Solal. Immédiatement, il associe ce thème au chaos, puis le chaos le


conduit tout naturellement au désordre <strong>de</strong> l’existence.<br />

— Il faut avoir du chaos en soi pour accoucher d’une étoile.<br />

Faute <strong>de</strong> mieux, Grégory opine du chef. Solal a ce don <strong>de</strong> susciter la sidération.


En trombe, Emma déboule chez Louise.<br />

J-350<br />

— Tu sais quoi ? J’ai un local pour mon école ! Et j’ai aussi un bienfaiteur !<br />

— Anonyme ?<br />

— Mais non, la générosité a un nom : Swan Lange, c'est un nom parfait pour un business<br />

angel ! Il a investi dans un local et l’a mis gratuitement à ma disposition.<br />

— Je suppose que son geste est purement désintéressé… C’est sœur Emmanuelle ton<br />

bonhomme. Tu ne t’es pas <strong>de</strong>mandée ce qu’il voulait en échange ?<br />

— Rien, absolument rien ! À mon grand regret, d’ailleurs...<br />

— Toi, tu serais ce genre <strong>de</strong> nana capable <strong>de</strong> coucher avec un mec par reconnaissance ?<br />

— Non, pas par reconnaissance, simplement parce que je l’aime. Moi aussi, je suis<br />

désintéressée. Je ne peux me donner que gratuitement, sans rien attendre en retour. Je ne<br />

veux ni promesse, ni même un engagement, rien <strong>de</strong> tel. Je veux juste savourer l’instant,<br />

exprimer mes sentiments <strong>de</strong> manière charnelle, traduire en actes mes émotions, célébrer à<br />

ma manière le bonheur <strong>de</strong> le connaître,…<br />

C'est reparti : cette femme est stupéfiante ! Elle est l'anti-Louise. C’est l’amour<br />

inconditionnel qui la maintient <strong>de</strong>bout. C’est cela qui l’anime. Louise la sent prête à tout<br />

pour conquérir Swan. Emma va gravir la plus haute montagne, accomplir les douze travaux<br />

d’Hercule, transformer le plomb <strong>de</strong> sa vie en or pur. Tout ça pour impressionner un mec !<br />

Comment lui faire comprendre qu’elle se fait <strong>de</strong>s illusions ? Elle se fout <strong>de</strong>dans ! Ce sont les<br />

princes et non les princesses qui affrontent les dragons. Un homme ne tombera pas<br />

amoureux d’une femme, parce qu’elle aura escaladé l’Everest.<br />

Louise, ce qui la fait vivre, c’est la perspective <strong>de</strong> tuer un homme. Son moteur, c’est la haine.<br />

Son Eldorado à elle, c’est la vengeance. Et pourtant, il est légitime <strong>de</strong> se <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r si la<br />

candi<strong>de</strong> Emma n’est pas la vraie féministe d'elles <strong>de</strong>ux. Féministe, féminine et maternelle,<br />

c’est à cela qu’on reconnaît les amazones contemporaines.<br />

— J’ai <strong>de</strong>mandé à Swan pourquoi il tenait absolument à m’ai<strong>de</strong>r pour mon projet. Tu sais ce<br />

qu’il m’a répondu ?<br />

— Non, et je n’en ai aucune idée.<br />

— Tout simplement parce que je crois en toi !<br />

Louise n'ajoute rien. Elle ne peut pas comprendre la portée d'une telle phrase.<br />

« Je crois en toi ! » La formule résonne dans la tête et dans le cœur d'Emma. Avant Swan,<br />

personne n'avait eu assez d'audace pour croire en elle.<br />

Emma insiste.


— Il croit en moi. Tu sais Louise, c'est encore mieux qu'une déclaration d'amour.<br />

Swan, le bienfaiteur, en ignore la raison. Lorsqu'il a vu Emma pour la première fois, il a eu<br />

une étrange impression. Ce ressenti indéfinissable a éveillé en lui sympathie et confiance.<br />

Cela l'a également convaincu qu'elle a du talent.<br />

Louise a ce don <strong>de</strong> ramener les choses à leur juste proportion.<br />

— Votre histoire, c’est en quelque sorte un coup <strong>de</strong> cœur amical, rien <strong>de</strong> plus.<br />

Emma regar<strong>de</strong> son interlocutrice. Ses yeux clairs s’obscurcissent, et ses pensées la<br />

reprennent. Cette femme vit dans sa tête.<br />

— Tu sais ce qui me désole ? Il aura suffi d’un seul regard à Swan pour déceler en moi ce<br />

que je veux offrir au mon<strong>de</strong>, et Olivier, qui partage pourtant ma vie <strong>de</strong>puis vingt ans, n’a rien<br />

vu…<br />

— Tu te trompes Emma : il t’a vue lui aussi et il a aimé ce qu’il a vu. Seulement, il a eu peur.<br />

Quelquefois, la lumière est trop aveuglante…<br />

Louise se surprend à consoler Emma. C’est le mon<strong>de</strong> à l’envers ! La fragilité a quelque chose<br />

d’irrésistible, <strong>de</strong> fatal. Louise craint <strong>de</strong> succomber.<br />

Va<strong>de</strong> retro satanas ! Je déconne, il n’empêche qu’il faut que je reprenne mes esprits sous<br />

peine d’inverser les rôles. C’est elle la marionnette, et c’est moi qui tire les ficelles. En aucun<br />

cas, le contraire.<br />

Pour se protéger, Louise est tentée d’imiter Olivier, sa cible, et appelle alors la peur en<br />

renfort.<br />

Elle essaie <strong>de</strong> se convaincre au moyen d'une métaphore étourdissante. L’étoile la plus<br />

brillante n’est qu’une entité monstrueuse qui se dévore elle-même, et réduit en cendres tout<br />

ce qui la frôle. Ainsi soit Emma, stellaire et incan<strong>de</strong>scente.<br />

— J’ai une mission pour toi ma gran<strong>de</strong>. Jette un coup d’œil sur cette annonce.<br />

« Je recherche <strong>de</strong> l’amitié et éventuellement plus. Et là, j’ai mes exigences : le sublime et<br />

rien d’autre. J’attends une femme curieuse <strong>de</strong> tout, rayonnante d’intelligence et <strong>de</strong> beauté,<br />

compréhensive, sans préjugés. Je la veux fragile comme du cristal et d’une sensibilité<br />

exacerbée. J’attends celle qui me fera rêver tout éveillé, me transportant dans un état<br />

second, m’ensorcelant par son regard sublime. J’attends celle qui sera pour moi ni plus ni<br />

moins que l’incarnation <strong>de</strong> la grâce et <strong>de</strong> la pureté. »<br />

— Il y a sûrement erreur <strong>de</strong> casting, car je ne suis pas faite pour le rôle. De toute façon, ce<br />

n'est pas pour moi, mais pour Marilou...<br />

— Tu ne veux pas y aller à sa place ? Je suis persuadée que ça te distraira.<br />

— Pourquoi pas ? Mais Marilou… ?<br />

— Je t’explique comment je vois la chose. Tu es la sirène qui attire le matelot. Le type<br />

plonge, et tu le captures dans tes filets. Plus tard, tu lui présentes Marilou. Quand le mec


comprendra que tu n’es pas libre, il acceptera <strong>de</strong> se consoler avec elle. Tu te souviens, c’est<br />

ça l’idée, c’est ça le <strong>de</strong>al.<br />

— J’accepte, pour le fun. Ça me donnera l’opportunité <strong>de</strong> sortir un peu, et ça me changera<br />

d’Olivier. Et puis, cette annonce me plaît. Un type qui exige le sublime ne peut pas être<br />

totalement inintéressant…<br />

— Je compte sur toi pour lui donner ce qu’il <strong>de</strong>man<strong>de</strong>. Si seulement, ça pouvait te faire<br />

oublier ton Swan…<br />

— C'est peine perdue, cependant l'intention est louable. Merci Louise, je tâcherai d’être à la<br />

hauteur.<br />

Louise observe Emma, dont les yeux brillent et le visage s'illumine<br />

Cette fille est hallucinante ! Elle est un paradoxe vivant, un ange dépourvu <strong>de</strong> morale.<br />

S'affranchir <strong>de</strong> la morale judéo-chrétienne, défier les convenances et l'air du temps. C’est<br />

aussi cela le privilège <strong>de</strong>s créatures célestes.


J-349<br />

Entre <strong>de</strong>ux mon<strong>de</strong>s, en fond d'écran <strong>de</strong> son cerveau, un ciel serein paré <strong>de</strong> teintes azurées,<br />

Emma s'initialise. Dans son songe, elle a croisé un homme ou un ange, une présence en tout<br />

cas. Elle a en mémoire une sensation <strong>de</strong> chaleur inouïe et la vision <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux mains ouvertes,<br />

l’une, masculine, venant du haut et l’autre, féminine, venant du bas. Peut-être la sienne ? Les<br />

mains sont sur le point <strong>de</strong> se toucher l’une et l’autre.<br />

Pour rester dans un contexte céleste, elle opte pour une tenue d’un bleu céruléen.<br />

Pour Sol aussi, c’est un jour bleu.<br />

— Maman, tu sais quoi, on est le 16 janvier.<br />

— Et c’est un jour particulier ?<br />

— J’en ai la certitu<strong>de</strong>. Le nombre 16 symbolise la joie dans la numérologie chinoise.<br />

— Carpe Diem, alors !<br />

— Yes mum ! J’ai l’intention d’en profiter un max.<br />

Emma s'achemine vers le grand soir. La gran<strong>de</strong> aventure humaine l'attend au coin <strong>de</strong> la rue.<br />

Un inconnu l'a invitée à dîner. Le suspense est insoutenable ou presque. Emma redoute un<br />

peu d'être déçue, elle est plutôt exigeante. En regardant la photo que l’homme lui a<br />

envoyée, elle se rassure. Il ne doit pas être trop mal.<br />

Sa priorité immédiate est <strong>de</strong> trouver une place où garer sa Clio. Elle tourne en rond et<br />

panique à l'idée d'être en retard. Au bout d’un quart d’heure d’errance à travers la ville, elle<br />

finit par trouver l’emplacement provi<strong>de</strong>ntiel et réussit son créneau. Cela relève <strong>de</strong> l’exploit !<br />

Il n’y a pas <strong>de</strong> petites victoires…<br />

Emma se dirige à gran<strong>de</strong>s enjambées vers le restaurant et parvient à éviter la chute. Les<br />

talons <strong>de</strong> ses chaussures flambantes sont trop hauts pour elle. La débutante voudrait jouer<br />

dans la cour <strong>de</strong>s grands, mais n'a pas encore la maîtrise.<br />

Arrivée à bon port, le restaurateur lui ouvre, et elle investit les lieux. Elle jette un coup d’œil<br />

furtif à la glace pour contrôler sa tenue. Miroir, mon beau miroir, <strong>de</strong> quoi j’ai l’air ? La psyché<br />

la réconforte. Ce n’est pas le reflet d’une quadra lambda qu'elle a <strong>de</strong>vant les yeux, c’est<br />

Gwyneth Palthrow, c’est Kim Basinger, c’est Sharon Stone !<br />

Entendu, Emma affabule… à peine.<br />

Celui qui l'attend est déjà là. Elle confirme, il est plutôt bel homme. Pas au point d’éclipser<br />

Swan mais avenant. La soirée promet d’être réjouissante.<br />

Ils s'assoient et passent comman<strong>de</strong>. Pour surmonter leur timidité, ils prennent l’apéro.<br />

François, le prétendant d'Emma, entame la conversation.


— Vous faites quoi dans la vie ?<br />

Emma a toujours eu un peu <strong>de</strong> mal avec cette formule. Elle n'est pas douée pour le<br />

bavardage anodin. À la surface, elle est mal à l’aise. Emma est une fille <strong>de</strong>s abysses, une<br />

sirène ?<br />

— Je viens d’ouvrir une école, et je <strong>de</strong>ssine aussi <strong>de</strong>s vêtements.<br />

— Vous êtes styliste ?<br />

— Pas encore. Mais ça viendra.<br />

— Ainsi, vous enseignez la couture ?<br />

— Non, j’enseigne le goût du savoir désintéressé, rien d’autre.<br />

Emma se félicite du sourire <strong>de</strong> son interlocuteur. Elle y voit une première étape vers la<br />

victoire !<br />

Elle s'enhardit.<br />

— Tu ne vois pas d’inconvénient à ce qu’on se tutoie ? Je suis mal à l’aise avec le<br />

vouvoiement. Le « vous » met <strong>de</strong>s barrières et entrave la communication.<br />

Comme avec Greg. Le tutoiement est un leitmotiv.<br />

François se rapproche physiquement <strong>de</strong> sa future conquête. Il la regar<strong>de</strong> dans les yeux.<br />

— Je ne pensais pas que ça irait aussi vite ! Je veux dire que j’ai publié mon annonce il y a<br />

seulement trois semaines..., et tu es là !<br />

— Ton annonce m’a plu. Il faut du courage pour <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r le sublime. Il y a tant <strong>de</strong><br />

personnes qui se contentent <strong>de</strong> la médiocrité, peut-être parce qu’ils ont une conception<br />

utilitariste <strong>de</strong> l’amour. Pas moi.<br />

— Je sors d’une relation fusionnelle, en fait. J'essaie d'en sortir et je n'y arrive pas... J'ai<br />

vécu une idylle, une passion avec une femme exceptionnelle… Alors, la médiocrité, je ne<br />

l’envisage pas.<br />

— C’est elle qui t’a quitté ?<br />

— Non, c’est moi qui veux partir. Notre amour est trop passionnel même si la passion n'est<br />

plus vraiment là... Il ne reste que la dépendance affective. Nous étouffons. Elle est trop<br />

possessive, jalouse à un point inimaginable. Elle me reproche mes amitiés féminines, mes<br />

collaboratrices, mon travail,… Je souffre terriblement <strong>de</strong> cette situation. Mais elle, elle vit<br />

carrément l’enfer. C’est aussi pour la délivrer <strong>de</strong> mon emprise que je veux rompre.<br />

L'ami François est du genre compliqué, le genre d'homme à prendre la décision <strong>de</strong> quitter<br />

une femme qu'il aime juste parce qu'il redoute <strong>de</strong> la rendre malheureuse. Tout cela n'est pas<br />

pour déplaire à une femme faussement superficielle comme Emma.<br />

— Tu l’aimes encore ?


— Oui, enfin je crois.<br />

— Ta franchise t’honore.<br />

François marque une pause, et en silence, il observe l'inconnue qui, peu à peu, se dévoile.<br />

— Ton profil laissait présager une personnalité hors du commun, et je ne suis vraiment pas<br />

déçu.<br />

— Merci.<br />

Il hésite avant <strong>de</strong> poursuivre.<br />

— Il n’y a qu’un seul point qui m’ait quelque peu intrigué, le critère « argent ». Tu as écrit<br />

que tu recherchais un homme qui gagne plus <strong>de</strong> 100 000 euros par an… Est-ce si important<br />

pour toi l’argent ? Tu n’es pas vénale au moins ?<br />

Emma éclate <strong>de</strong> rire.<br />

— Bien sûr que non ! Ça, c’est seulement pour embêter mon futur ex. Il est tellement<br />

mesquin que je me suis dit que, si je trouvais un homme riche, ça lui ferait les pieds…<br />

Et aussi, je suis convaincue qu’au-<strong>de</strong>là d’un certain niveau <strong>de</strong> revenu, notre rapport à l’argent<br />

change, et on <strong>de</strong>vient désintéressé. Alors l’altruisme <strong>de</strong>vient possible.<br />

— C’est une théorie intéressante. Cela tombe bien : je suis riche et enclin à la générosité.<br />

De quoi as-tu besoin, Emma ?<br />

— Je n’ai besoin <strong>de</strong> rien <strong>de</strong> matériel. Je désire aimer et être aimée. C’est déjà en soi une<br />

quête insensée. Je veux un homme généreux en actes pour moi, et riche pour les autres. Je<br />

rêve d’une personnalité suffisamment visionnaire pour s’investir financièrement et avec toute<br />

son âme dans un projet grandiose, humanitaire et utopique, en raison <strong>de</strong> sa seule fois en<br />

l’Homme.<br />

— Toi aussi, tu revendiques le sublime !<br />

— What else… ?<br />

Le regard que l’homme en face d'elle lui lance est sans équivoque. Elle l'a séduit.<br />

— Tu sais François, le sublime, je l’ai rencontré. Il s’appelle Swan. Je n’avais pas prémédité<br />

d’en tomber amoureuse. Je le voulais comme ami, rien d’autre. J’ai cherché à mieux le<br />

connaître, et j’ai été prise. D'ailleurs, il est impossible <strong>de</strong> ne pas l’aimer.<br />

— Et cet amour est <strong>de</strong>venu réciproque ?<br />

— Je ne crois pas. Il m'apprécie beaucoup, mais il n'est pas amoureux. Tu ne vas pas me<br />

croire, la non-réciprocité ne m'attriste pas. Je sais que Swan existe, et c’est tout ce qui<br />

compte. J’ai le bonheur <strong>de</strong> le connaître, c’est suffisant pour moi.<br />

François s'émeut.<br />

— On ne m’a jamais dit cela à moi. Je n’ai même jamais rien entendu <strong>de</strong> tel. C’est presque<br />

trop beau pour être réel.


— Ça l’est pourtant. Swan est comme toi, il sort d’une relation fusionnelle. Ce que je lui<br />

offre, c’est tout le contraire : l’amour désintéressé. Je n’attends rien <strong>de</strong> lui. S’il tombe<br />

amoureux d’une autre, je ne lui en voudrai même pas. Peut-être que c’est cela l’amour<br />

authentique, à l’opposé <strong>de</strong> la dépendance affective…<br />

— Ton Swan a <strong>de</strong> la chance d’être aimé <strong>de</strong> cette manière.<br />

— Il en est digne.<br />

Ils quittent le restaurant. Emma n'insiste pas pour partager l’addition. Puisqu'il est friqué et<br />

généreux...<br />

François <strong>de</strong>man<strong>de</strong> le numéro <strong>de</strong> mobile <strong>de</strong> la belle. Emma le lui donne volontiers. Elle sait<br />

qu'il a envie <strong>de</strong> la revoir. Cela tombe bien, elle aussi !


J-348<br />

9 h. En ce len<strong>de</strong>main <strong>de</strong> rencart, l'aube est tardive. Emma a la gueule <strong>de</strong> bois ou quelque<br />

chose <strong>de</strong> similaire. Elle n'a pas fait d’excès, mais elle n'est plus habituée à boire.<br />

Cerveau hors d'état, mémoire en friche, elle ne se souvient d’aucun <strong>de</strong> ses rêves. Tant pis.<br />

Elle se dispense d’analyse. De toute façon, elle n'a pas le temps. Elle a promis à Louise un<br />

compte rendu <strong>de</strong> ses exploits <strong>de</strong> la veille.<br />

Elle file à la salle <strong>de</strong> bain, improvise une toilette <strong>de</strong> chat suivie d’un ravalement <strong>de</strong> faça<strong>de</strong><br />

express, puis <strong>de</strong>scend à la cuisine. Solal et Lullaby prennent leur petit-déjeuner. Emma se<br />

prépare un nescafé qu'elle avale en quatrième vitesse.<br />

— Tu sors Maman ?<br />

— Oui, je vais voir Louise.<br />

— On est dimanche, et papa n’est même pas encore levé.<br />

La maman <strong>de</strong>vine <strong>de</strong>rrière le commentaire anodin <strong>de</strong> sa fille le reproche sous-jacent. Elle<br />

répond du tac au tac.<br />

— Raison <strong>de</strong> plus !<br />

Sol, acquis à la cause maternelle, sourit.<br />

— Dimanche est un jour scintillant. Tu as raison <strong>de</strong> vouloir en profiter.<br />

— Cueille le jour, mon fils !<br />

Emma s'enfuit chez la voisine.<br />

Elle trouve une Louise fraîche et pimpante visiblement ravie <strong>de</strong> la voir.<br />

— Alors, il a mordu à l’hameçon, le gros poisson ?<br />

— Possible… Ah j’y pense, Swan est du signe du poisson justement…<br />

Emma s'interrompt sur le champ et <strong>de</strong>man<strong>de</strong> <strong>de</strong>s excuses à son interlocutrice.<br />

— Je digresse, c’est plus fort que moi. L’obsession combinée à la pensée en arborescence, ça<br />

fait <strong>de</strong>s dégâts.<br />

— Je te pardonne. Du moment que l’appât a fonctionné…<br />

Comme parcourue d’un éclair <strong>de</strong> lucidité, Emma <strong>de</strong>man<strong>de</strong> à Louise :<br />

— C’est vraiment pour Marilou que tu m’as envoyée à la pêche ?<br />

— Tu n’es quand même pas naïve à ce point ! C’est pour toi que j’ai manigancé tout ça, et<br />

pour toi seule. Quand je t’ai vue coincée entre ton légitime dont tu ne veux plus et ton amant<br />

platonique que tu n’auras pas, j’ai eu pitié <strong>de</strong> toi. Il te fallait impérativement une troisième<br />

voie pour te sortir <strong>de</strong> ce merdier.


— D’où François.<br />

— Entre autres. Le type d’hier soir est le premier d’une longue série. J’en ai l’intuition.<br />

— Et Marilou ?<br />

— Elle n’est pas prête à franchir le pas.<br />

— Alors, on ne peut rien pour elle ?<br />

Le visage <strong>de</strong> Louise s’assombrit.<br />

— Marilou n’est pas comme toi, Emma. Elle fait partie <strong>de</strong> ces femmes qui souffrent par la<br />

faute <strong>de</strong>s hommes. Ce n’est pas un homme qui la sauvera <strong>de</strong> sa vie. Ton amie a besoin<br />

d’autre chose. Il faut l’ai<strong>de</strong>r d’une autre manière.<br />

Ai<strong>de</strong>r. C’est précisément le sens qu'Emma aimerait donner à sa vie. Mais comment faire ?<br />

C’est une chose que <strong>de</strong> créer une école : c’est la première étape sur la voie <strong>de</strong> l’engagement<br />

public. Car c’est ainsi qu'elle entrevoit son avenir. Son salut viendra du mon<strong>de</strong> extérieur. Elle<br />

gagnerait sa place dans la société grâce aux causes qu'elle saurait défendre.<br />

Elle veut laisser une trace. Quand on racontera la vie d'Emma dans cinquante ans, que<br />

dira-t-on d'elle ? Elle veut être capable <strong>de</strong> répondre par l'affirmative à la question :<br />

— En quoi le mon<strong>de</strong> serait-il plus mauvais sans moi ?<br />

Emma ne sait pas encore comment elle va s’y prendre. Suivra-t-elle la voie <strong>de</strong> la politique ou<br />

<strong>de</strong> l’humanitaire, ou les <strong>de</strong>ux ? Pourquoi pas, après tout. L’humain est soluble dans la vie<br />

publique, elle en est intimement convaincue.<br />

Tandis qu'elle soliloque, Louise la perce à jour.<br />

— Je sais que tu veux lui venir en ai<strong>de</strong>. Te rendre utile, c’est ce dont tu rêves. Tu as besoin<br />

d’une cause à défendre…<br />

— À quoi je sers ?<br />

Cette question préoccupe Emma <strong>de</strong>puis sa naissance ou presque.<br />

— Sois franche ! Ton intention est louable, mais avoue qu’il y a quelque chose d’infantile et<br />

<strong>de</strong> narcissique dans ta quête du bonheur d’autrui. Tu veux qu’on t’aime, et tu es prête à<br />

donner <strong>de</strong> ta personne en échange. Marilou ne t’aime pas, tu le sais, alors tu l’as laissée<br />

tomber.<br />

Pensive, Emma rumine ces paroles dures. Elle ne trouve rien à répliquer pour sa défense.<br />

— Tu sais pourquoi Marilou ne peut pas être ton amie ? Parce qu’elle te connaît trop bien.<br />

Elle a vu ton vrai visage <strong>de</strong>rrière la vitrine angélique que tu présentes au mon<strong>de</strong>. Tu es<br />

fragile et tourmentée, affamée <strong>de</strong> reconnaissance, c’est ton côté dame patronnesse.<br />

Louise a raison. Ai<strong>de</strong>r, c’est plus que s’engager pour une cause populaire. Aimer autrui<br />

comme soi-même, ce n’est pas briller en société, séduire un public, convaincre une foule,


éblouir un homme…, c’est plus profond, plus difficile aussi.<br />

Suis-je réellement l’être spirituel et volontaire que je crois être ou simplement une velléitaire<br />

branchée ?<br />

Toi Swan, toi qui as vu en moi ce que personne n’avait osé voir,<br />

— Qu’en penses-tu ?


J-340<br />

La créature <strong>de</strong> son rêve avait un peu les traits <strong>de</strong> Marilou, en rouquine et en mieux. Plus<br />

belle, plus gran<strong>de</strong> que la voisine, la femme dont Emma se souvient, était enceinte. De longs<br />

cheveux roux s’harmonisant avec une robe écarlate, la beauté flamboyante se promenait,<br />

contemplant un lac aux eaux paisibles.<br />

La simple évocation <strong>de</strong> cette image enveloppe Emma <strong>de</strong> chaleur, la conditionne à la douceur,<br />

la ron<strong>de</strong>ur, la fertilité, l’abondance. Elle se sent re<strong>de</strong>venir l’enfant innocente qu'elle n'a<br />

jamais cessé d’être. Elle est la fille <strong>de</strong> la mère divine.<br />

Que vient faire Marilou dans cette affaire ?<br />

Eurêka, elle se rappelle ! Aujourd’hui, c’est un jour spécial, puisque c'est son anniversaire !<br />

Comme Emma ne savait pas quoi lui offrir, elle a peint une toile.<br />

L'artiste en herbe n'a pas eu l'occasion <strong>de</strong> voyager, Marilou non plus. Le tableau d'Emma<br />

représente le dépaysement absolu, l'exotisme, l'évasion, tout ce qui manque à leurs vies<br />

respectives ! Elle a <strong>de</strong>ssiné un paysage maritime polynésien. Elle intitule son œuvre, Until the<br />

end of the world (Jusqu'au bout du mon<strong>de</strong>), comme le titre d'un film <strong>de</strong> Wim Wen<strong>de</strong>rs.<br />

Et <strong>de</strong>vinez qui lui a inspiré cette œuvre fantaisiste ? Swan ! Cela vous surprend ?<br />

La <strong>de</strong>rnière fois qu'elle a rendu visite à son ami, Emma est tombée sur une photo <strong>de</strong> lui…<br />

Il s'en est fallu <strong>de</strong> peu qu'elle ne vacille, tant cette image était saisissante ! L’homme <strong>de</strong> ses<br />

rêves contemplant le jardin d’É<strong>de</strong>n. Un jardin aquatique, certes, un peu artificiel aussi, une<br />

version mo<strong>de</strong>rne du paradis terrestre.<br />

Swan a expliqué que cette photo avait été prise à l’occasion <strong>de</strong> son voyage <strong>de</strong> noces. Durant<br />

une fraction <strong>de</strong> secon<strong>de</strong>, ou un fragment d’éternité, Emma s'est surprise à envier l'ex-épouse<br />

<strong>de</strong> son ami. Leur histoire s’est mal terminée, et alors ? Ils ont connu le bonheur suprême. Un<br />

homme sublime enlaçant une femme superbe - il est évi<strong>de</strong>nt qu’elle <strong>de</strong>vait l’être sans quoi<br />

Swan ne l’aurait pas élue sienne – sur fond <strong>de</strong> lagon bleu.<br />

Emma n'est jamais partie en voyages <strong>de</strong> noces...<br />

Marilou est là pour recevoir son ca<strong>de</strong>au. Emma explique ce qu'elle a voulu représenter,<br />

l’émotion qu'elle voudrait lui communiquer.<br />

— D’abord, il y a l’eau, mon élément ami, ensuite, ce rocher à l’allure d’une montagne, il<br />

représente la quête d’un idéal inaccessible.<br />

— C’est aussi un symbole phallique. J’ai lu ça dans un magazine.<br />

La trivialité du commentaire fait sourire Emma. Par réaction, elle poursuit en mo<strong>de</strong><br />

romantique.<br />

— Je vois l’ensemble comme un paradis perdu. Je ressens une profon<strong>de</strong> nostalgie. Ce n’est


pas tant la nostalgie <strong>de</strong> ce que nous avons connu que <strong>de</strong> ce que nous n'avons pas vécu.<br />

Marilou semble émue. Sincèrement. Touchée au cœur, Emma <strong>de</strong>man<strong>de</strong> :<br />

— Tu es partie en voyage <strong>de</strong> noces, toi ?<br />

— Non.<br />

— Moi non plus.<br />

— Tu sais ma gran<strong>de</strong>, ça ne sert à rien <strong>de</strong> rêver sa vie. Ou alors, il faut le faire avec <strong>de</strong>s<br />

choses faisables.<br />

— Comme quoi ?<br />

— Un gentil mari, <strong>de</strong> beaux enfants, un feu <strong>de</strong> cheminée, un bon petit plat, un bon film à la<br />

télé,…<br />

— Ce n’est pas mon rêve, tout cela Marilou !<br />

— En tout cas, c’est le mien. Merci quand même pour ton tableau. Il est très beau, il te<br />

ressemble, Emma.<br />

L'artiste reçoit le compliment comme un uppercut émotionnel. Les mots <strong>de</strong> Marilou la<br />

bouleversent.<br />

Surviennent les larmes.<br />

Avant <strong>de</strong> ruisseler, Emma suggère.<br />

— Peut-être parce que je suis indissociable <strong>de</strong> mes chimères.<br />

Elle a le mot <strong>de</strong> la fin.


De : Lullaby Delamare<br />

À : Élodie Loizeau<br />

Objet : L’été meurtrier<br />

Hello Élo,<br />

Le titre <strong>de</strong> mon message est impropre, j’en conviens. En plus, il renvoie indirectement à ton<br />

vécu, et c’est cruel. Pardonne-moi, Élodie, je n’ai pas choisi cet intitulé à <strong>de</strong>ssein.<br />

Souviens-toi l’été prochain, c’est mieux ?<br />

Le boss <strong>de</strong> mon père lui a <strong>de</strong>mandé <strong>de</strong> planifier ses vacances d’été. Mon géniteur a essayé<br />

d’abor<strong>de</strong>r le sujet avec ma mère, et la conversation, en apparence anodine, a tourné au<br />

vinaigre. Ils sont partis en live, si tu préfères. Je t’en retranscris <strong>de</strong>s bribes, pour le fun.<br />

— Tu as programmé quelque chose pour les prochaines vacances ?<br />

— Je n’ai pas besoin <strong>de</strong> vacances.<br />

— Toi peut-être, vu que tu ne fous rien <strong>de</strong> tes journées… Mais les enfants ?<br />

— Tu n’as qu’à partir seul avec Lulla et Sol, si toutefois ils souhaitent t'accompagner. Pour<br />

ma part, je préfère rester ici, à ne rien faire.<br />

— Tu exagères, ça fait au moins trois ans qu’on n’est pas partis en famille !<br />

— L’année <strong>de</strong>rnière, j’aurais été disposée à partir avec toi quelque part au soleil. À cette<br />

pério<strong>de</strong>, je me sentais encore capable <strong>de</strong> te supporter une semaine complète. Seulement, tu<br />

as préféré rester pour superviser la construction <strong>de</strong> ta piscine, la matérialisation <strong>de</strong> ton rêve<br />

petit-bourgeois.<br />

— Tu n’es pas la <strong>de</strong>rnière à en profiter <strong>de</strong> la piscine !<br />

— J’ai subi les travaux tout l’été, et tu voudrais que je la boycotte ?<br />

— Tu parles ! Les travaux, tu ne t’en es pas tellement préoccupée. C’est moi qui ai tout<br />

coordonné !<br />

— Tu étais dans ton élément, toi le brillant ingénieur qui rêvait <strong>de</strong> construire <strong>de</strong>s barrages<br />

dans <strong>de</strong>s endroits où il n’y a pas d’eau.<br />

Jusqu’ici, y a pas <strong>de</strong> quoi fouetter un chat, je te le concè<strong>de</strong>. Mais après, ça a franchement<br />

dégénéré. Mes parents ont explosé en invectives jusqu’à ce que ma mère abandonne la<br />

partie au motif qu’elle avait du taf. C’est fou ce qu’elle est occupée pour une personne qui ne<br />

fiche rien !<br />

Je sais mon père trop désorganisé et surtout trop lâche pour partir seul. Je connais aussi mon<br />

frère : il ne voudra pas l’accompagner. Je crois bien que nous n’aurons pas <strong>de</strong> vacances en<br />

famille l’été prochain. J’irai dans un camp d’ados, comme d’hab.


Tu vois mon Élodie, il n’y a pas que dans les ghettos <strong>de</strong> pauvres que les gosses sont privés<br />

<strong>de</strong> vacances, et il n’y a pas <strong>de</strong> secours populaire pour la marmaille friquée.<br />

Ma mère ne supporte pas l’oisiveté. En vacances, mon père récupère. Ces <strong>de</strong>ux-là n’ont<br />

jamais eu le même tempo. Leurs corps, leurs cerveaux, leurs âmes ne sont pas synchrones.<br />

Ils n’ont jamais su prendre du bon temps ensemble. Mes parents m’auront au moins enseigné<br />

que le concept <strong>de</strong> vie commune est une aberration. C’est dommage. Puis-je encore rêver à<br />

l’homme <strong>de</strong> ma vie après ça ? Ils vont se séparer, et je vais <strong>de</strong>voir survivre. Et mes illusions<br />

<strong>de</strong> jeunesse, alors ? Devrai-je en faire le <strong>de</strong>uil ?<br />

Et toi ma douce Élo, toi qui as connu l’ignominie, pourras-tu conserver intacte ta capacité à<br />

aimer ? Ou bien ces êtres abjects t’ont-ils bien trop mutilée?<br />

Je te laisse ma gran<strong>de</strong>. À la <strong>de</strong>man<strong>de</strong> <strong>de</strong> Greg, mon nouveau prof, je dois réfléchir sur la<br />

notion <strong>de</strong> générosité. Vaste programme !<br />

Bisous.<br />

Lulla.


J-326<br />

Emma se lève fatiguée. Son teint est brouillé, à l’image <strong>de</strong>s vestiges oniriques qui occupent<br />

sa mémoire. En filigrane, elle discerne la mère universelle, cette étrange femme rousse,<br />

parente <strong>de</strong> Marilou, dont la beauté surnaturelle la hante sans qu'elle sache pourquoi.<br />

Lui revient en mémoire, cet extrait <strong>de</strong> La Légen<strong>de</strong> <strong>de</strong>s Nibelungen, les paroles <strong>de</strong> Siegfried :<br />

« Une eau splendi<strong>de</strong><br />

Ondulait <strong>de</strong>vant moi ;<br />

De tous mes sens<br />

Je ne vois qu’elle<br />

La vague voluptueusement ondulante… »<br />

Après la mère, l'inconscient d'Emma lui suggère la mer. Les vacances d’été sont encore loin,<br />

et elle n'est pas décidée à partir. Sous les pavés autobloquants <strong>de</strong> sa terrasse minuscule, la<br />

plage ne se révélera pas. Faute <strong>de</strong> Méditerranée, elle se contentera <strong>de</strong>s quais du Rhône.<br />

Elle en revient à la déesse toute-puissante, à la mère universelle et à ses avatars<br />

contemporains.<br />

Angelina, Madonna, Sharon…, et j’en passe. La générosité est à la mo<strong>de</strong> chez les stars.<br />

N’est-il pas naturel <strong>de</strong> donner lorsqu’on a tout reçu ? C’est le principe <strong>de</strong>s vases<br />

communicants. Vu d'où je suis, cela paraît limpi<strong>de</strong>. La beauté, le succès, la célébrité se<br />

paient <strong>de</strong> la générosité. Une évi<strong>de</strong>nce !<br />

Et pourtant…<br />

Adopter à l’autre bout du mon<strong>de</strong>, soustraire un enfant à sa famille élargie, à ses racines, estce<br />

l’expression <strong>de</strong> la bonté ou <strong>de</strong> la barbarie ? Secourir un enfant dans un but humanitaire,<br />

cela n’est pas qu’une bonne action, c’est aussi mettre un être innocent en situation <strong>de</strong> <strong>de</strong>tte.<br />

Tout se paie un jour, y compris la générosité.<br />

Alors qu’est-ce qui motive cet élan vers l’autre, cette nécessité <strong>de</strong> partage éprouvée par ces<br />

femmes trop belles et trop riches ? La culpabilité d’avoir trop reçu <strong>de</strong> la vie ? Trop <strong>de</strong> fées<br />

penchées sur le berceau <strong>de</strong> ces petites princesses leur font appréhen<strong>de</strong>r la visite <strong>de</strong> la<br />

sorcière maléfique ?<br />

Quid du narcissisme ? Et si la générosité n’était qu’un attribut <strong>de</strong> plus sur une carte <strong>de</strong> visite<br />

déjà plus qu’attrayante ?<br />

À quoi bon toutes ces questions ? Pourquoi vouloir nommer ce que dissimulent nos actions<br />

les plus nobles ? Occultons le mobile et concentrons-nous sur le résultat ! Au fond, c’est tout<br />

ce qui compte.


Feues mère Teresa et sœur Emmanuelle n’étaient pas <strong>de</strong>s théoriciennes, encore moins <strong>de</strong>s<br />

dogmatiques… Elles avançaient, voilà tout.<br />

Yalla !<br />

Emma a ren<strong>de</strong>z-vous chez Swan pour boire un café et parler. Elle attend beaucoup <strong>de</strong> cette<br />

entrevue.<br />

Swan, toi mon mentor et ange gardien. Toi dont la gratuité <strong>de</strong> tes actes a su m’inspirer cet<br />

amour incommensurable qui me submerge <strong>de</strong> bonheur, tu ne peux être qu’un expert en<br />

matière <strong>de</strong> générosité !<br />

En aimant Swan, Emma retrouve un peu l’estime d’elle-même. Le fait d'être capable d'aimer<br />

un homme sans rien en attendre en retour est suffisamment rare pour qu'Emma s'imagine<br />

être hors du commun. Quant à celui qu'elle adore, sa gran<strong>de</strong>ur d'âme le propulse parmi<br />

l'élite.<br />

Seul un homme d’exception peut susciter un amour inconditionnel.


Abstraction faite <strong>de</strong> l’appareil ascensionnel qui la conduit à l’Everest et du corridor générateur<br />

<strong>de</strong> lumière (« Que la lumière soit… et la lumière fut »), Emma se téléporte dans la <strong>de</strong>meure<br />

<strong>de</strong> l'élu.<br />

Swan ouvre la porte.<br />

Elle ne l'a pas vu <strong>de</strong>puis la nuit <strong>de</strong>s temps ! Souvent, l’absence génère la cristallisation, et la<br />

déception menace lorsque l’être aimé se révèle en <strong>de</strong>çà <strong>de</strong> l’image idéale que l’on s’est forgé.<br />

Emma n'est pas concernée. À chaque ren<strong>de</strong>z-vous, le vrai Swan surclasse tout ce qu'elle a pu<br />

conserver <strong>de</strong> lui en mémoire.<br />

Swan va chercher les cafés. Elle s'assoit, il la rejoint et ils discutent.<br />

Emma lui parle <strong>de</strong> Christine, l’une <strong>de</strong> ses invitées <strong>de</strong> Noël.<br />

— Récemment, j’ai sympathisé avec une femme SDF. Je suis contente, car je viens <strong>de</strong> lui<br />

trouver un centre d’hébergement. Un foyer, ce n’est pas la panacée, mais ça la préserve <strong>de</strong> la<br />

rue.<br />

Swan accor<strong>de</strong> à son invitée toute son attention. Ce qu'Emma apprécie gran<strong>de</strong>ment. Il a ce<br />

talent <strong>de</strong> se couper du mon<strong>de</strong> pour se focaliser sur elle, son interlocutrice.<br />

— Christine a un parcours atypique. Elle a grandi dans un environnement assez protégé. Ses<br />

parents étaient <strong>de</strong>s notables. Elle est partie par idéalisme, elle a vécu dans un foyer sans<br />

amour et en a terriblement souffert.<br />

— Son histoire ressemble un peu à la mienne…<br />

— Vous avez eu <strong>de</strong>s débuts similaires, c’est après que cela se corse pour Christine. Après<br />

qu’elle ait déserté le nid provincial pour intégrer une hypokhâgne parisienne, elle est tombée<br />

amoureuse et a abandonné sa prépa. Elle a suivi son copain à Marseille et s’est inscrite en<br />

fac. Elle est tombée enceinte et son copain a rompu. Christine a avorté la mort dans l’âme,<br />

puis elle a abandonné ses étu<strong>de</strong>s.<br />

— Et ensuite ?<br />

— Elle a enchaîné les petits boulots et les histoires d’amour qui finissent mal… Elle a<br />

commencé à prendre <strong>de</strong> la drogue pour essayer d’oublier à quel point sa vie était triste. Elle<br />

n’a plus trouvé <strong>de</strong> travail, s’est désocialisée et s’est finalement retrouvée à la rue.<br />

— Quel gâchis !<br />

Le beau visage <strong>de</strong> Swan se trouble. Emma plonge alors ses yeux dans ceux <strong>de</strong> son hôte, et y<br />

lit <strong>de</strong> la compassion. Encore une fois, elle manque <strong>de</strong> pleurer d’émotion. Elle s'en veut d’avoir<br />

conté à cet homme si sensible, une histoire aussi triste quand son intention initiale était <strong>de</strong> le<br />

distraire.<br />

Emma trouve un peu <strong>de</strong> réconfort en songeant à la bonté infinie <strong>de</strong> l’homme dont elle est<br />

éprise.<br />

Pragmatique, Swan <strong>de</strong>man<strong>de</strong> :


— Que puis-je faire pour ai<strong>de</strong>r cette jeune femme ?<br />

— Il faudrait lui poser la question directement… Ne sois pas trop inquiet pour elle, sa<br />

situation s’est un peu améliorée. Je lui ai trouvé un hébergement en foyer et du travail. Elle<br />

fait le ménage dans une maison <strong>de</strong> retraite. Christine m’a dit apprécier le contact <strong>de</strong>s<br />

personnes âgées. Elle est admirable quand même. À ton avis, l’expérience <strong>de</strong> la déchéance<br />

sociale conduit-elle à l’acceptation <strong>de</strong> la déchéance physique ?<br />

— C’est une bonne question Emma, mais je n’ai pas la réponse. En ce qui me concerne, je<br />

suis assez lâche, assez désarmé <strong>de</strong>vant la maladie, et plus encore face à la vieillesse.<br />

— Je crois que tu n’es pas concerné. Tu vas rester éternellement jeune et beau.<br />

— Merci Emma, tu es vraiment trop gentille !


L’enfantement est la richesse <strong>de</strong>s plus démunis. Louise ne sait pas où elle a bien pu lire<br />

pareilles fadaises, pourtant cette phrase trotte dans sa tête. Pour elle, il est trop tard, elle a<br />

largement dépassé la date <strong>de</strong> péremption sans compter qu’il lui faudrait l’assistance d’un<br />

homme.<br />

Recevoir du sperme ? Inenvisageable, pas même par insémination artificielle. L’idée d’un<br />

type qui se branle dans une éprouvette en matant un vieux Playboy lui est insupportable.<br />

À la rigueur, elle pourrait adopter, comme Brangelina ou comme cette autre Louise<br />

(Ciccone), mais elle n'est pas très sûre d’avoir le profil idéal. Les bourgeoises conformistes<br />

qui trustent les services sociaux se méfient <strong>de</strong>s nanas dans son genre. Et la méfiance est<br />

réciproque !<br />

14 h, Louise est <strong>de</strong> repos cet aprèm et n'a pas grand-chose à faire. Elle ne va quand même<br />

pas s’abaisser à mater Les feux <strong>de</strong> l’amour. En désespoir <strong>de</strong> cause, elle déci<strong>de</strong> <strong>de</strong> rendre<br />

visite à la gentille Marilou.<br />

La chère voisine a les traits tirés.<br />

— Ça ne va pas ?<br />

— Non, je suis dans la mer<strong>de</strong>.<br />

— Qu’est-ce qui t'arrive ma gran<strong>de</strong> ? Ton gros a encore fait <strong>de</strong>s siennes ?<br />

— Tu ne crois pas si bien dire : je suis enceinte !<br />

— De Christophe ?<br />

— Tu me prends pour qui ? Je ne suis pas une Marie couche-toi là comme l’autre blondasse.<br />

— Je m’imaginais qu’avec ton bonhomme, c’était plus tellement ça question galipettes…<br />

— Tu n’as pas tort, on fait ça genre une fois par mois. Tu sais, le <strong>de</strong>voir conjugal...<br />

— C’est une bonne fréquence.<br />

— Tu trouves ? N’empêche que le mois <strong>de</strong>rnier, y a eu <strong>de</strong>ux fois au lieu d’une. Je culpabilisais<br />

à cause du ca<strong>de</strong>au d’anniversaire d’Emma.<br />

— Quoi ???<br />

— Oui, elle a peint une toile en pensant à son mec, tu sais ce type qui l'obsè<strong>de</strong>... Elle m’a<br />

raconté une histoire <strong>de</strong> voyage <strong>de</strong> noces au paradis avec un type beau comme un dieu, et je<br />

me suis mise à fantasmer. Moi aussi, j’avais envie <strong>de</strong> ça, tu vois, une romance torri<strong>de</strong> en<br />

milieu aquatique. Je n’ai jamais baisé dans l’eau. Alors, j’ai culpabilisé <strong>de</strong> penser à un autre<br />

homme, et j’ai sauté sur Chris.<br />

La procréation est un mystère. Marilou n’a plus vingt ans, et la conception <strong>de</strong> ce petit être<br />

est un défi aux lois <strong>de</strong> la probabilité.<br />

Louise pense à cet enfant qui va pointer son museau ici-bas pour <strong>de</strong> mauvaises raisons. À ce


propos, existe-t-il seulement un motif valable pour venir au mon<strong>de</strong> ?<br />

Elle s'adresse à la future mère.<br />

— Qu’est-ce que tu vas faire ?<br />

— Donner la vie…<br />

C'est la solution la plus opportune, la vie est toujours la plus forte.


Elle se lève avant l’aurore.<br />

J-313<br />

Rose magenta, telle est la tonalité <strong>de</strong> l'humeur d'Emma. C’est ainsi qu'elle déci<strong>de</strong> <strong>de</strong> se vêtir<br />

en tout cas. Elle file dans la salle <strong>de</strong> bain et chantonne sous la douche. La baignoire se<br />

remplit, et les ablutions matinales se métamorphosent en séance <strong>de</strong> thalasso. La naïa<strong>de</strong><br />

prend son temps.<br />

L’eau tiè<strong>de</strong> est propice à l’évocation <strong>de</strong> son <strong>de</strong>rnier songe. Emma s'efforce <strong>de</strong> visualiser dans<br />

sa tête une femme blon<strong>de</strong> qui lui ressemble un peu. Laquelle est sur le point d’embrasser un<br />

homme qui la regar<strong>de</strong> tendrement. Cette scène évoque la délicatesse, la gentillesse à l’état<br />

pur.<br />

Ce matin, Emma est euphorique.<br />

Elle savoure son petit-déjeuner en lisant ses courriels. François lui apprend qu’il a réservé<br />

une table pour <strong>de</strong>ux dans un restaurant sympa où il l'attendra ce soir. Dans un univers<br />

angélique et virtuel, Emma s'attar<strong>de</strong>. Elle se disperse parmi les fleurs, les offres d’amitié, les<br />

câlins, les étreintes, les messages bienveillants,… Les réseaux sociaux sur le net, c’est Oui-<br />

Oui au royaume <strong>de</strong>s Bisounours !<br />

Elle se maquille, enfile sa robe rose, ses bottines et court à l’école.<br />

— Les portes <strong>de</strong> la médiocrité nous sont fermées. Seules les portes <strong>de</strong> l’excellence nous<br />

interpellent.<br />

Ainsi s’exprime Olympe, seize ans. La classe démarre sous les meilleurs auspices.<br />

La fière adolescente va passer son bac en candidat libre. Olympe compte sur son professeur<br />

pour l'ai<strong>de</strong>r à rattraper le temps perdu. Elle se souvient avec amertume <strong>de</strong> l'année <strong>de</strong> ses<br />

douze ans. Elle s'ouvre au mon<strong>de</strong>, expérimente tout, se passionne pour la géométrie<br />

hyperbolique et la littérature (Phillip K.Dick et Dostoïevski). Elle est une enfant tranquille,<br />

aux antipo<strong>de</strong>s <strong>de</strong> l'adolescente en crise. Cela ne dissua<strong>de</strong> pas le bourreau d'appliquer la<br />

sentence. La petite Olympe, jugée trop immature et trop lente, redouble sa cinquième. Elle<br />

continue à ne pas faire <strong>de</strong> vague, à ne rien laisser paraître, comme si elle n'était pas<br />

meurtrie. Toutefois, au plus profond d'elle-même, elle est brisée.<br />

— Le redoublement, c'est un moyen <strong>de</strong> me couper dans mon élan vers la connaissance. Je<br />

suis plus lente que les autres pour certaines choses, et alors ? Il y a tant <strong>de</strong> domaines où je<br />

vais plus vite. Ce n'est pas humain <strong>de</strong> vouloir me formater le cerveau, m'enserrer l'âme dans<br />

un étau pour qu'elle ne grandisse pas ! Ils m'ont dit : « Tu redoubles », et j'ai entendu : « Ne<br />

<strong>de</strong>viens pas ce que tu es ! »<br />

En <strong>de</strong>uil d'elle-même, la jolie Olympe s'est présentée chez Emma. La petite école hors<br />

contrat, c'est l'établissement <strong>de</strong> la <strong>de</strong>rnière chance.<br />

— Grégory m'a sauvée ! Grâce à lui, j'ai pu rattraper mon retard, revenir dans la course et<br />

distancer tous les autres. Je vais franchir la ligne d'arrivée <strong>de</strong>ux ans avant la date prévue, ça


c'est un symbole !<br />

Olympe a soif d'apprendre. Son amour <strong>de</strong> l'étu<strong>de</strong>, sa volonté <strong>de</strong> se perfectionner, <strong>de</strong><br />

s'enrichir intellectuellement, sa réceptivité, font d'elle une élève parfaite.<br />

Une élève idéale pour un professeur idéal.<br />

Le professeur hors-norme force l'admiration d'Emma. Ce gros nounours déguisé en biker fait<br />

du bon travail. Cet « ange <strong>de</strong> l’enfer » chevelu incarne le savoir qui se désintéresse du<br />

pouvoir. La blon<strong>de</strong> a engagé un enseignant d’élite et s''en félicite. Dire que l’Éducation<br />

nationale n’en a pas voulu !<br />

Je suis <strong>de</strong> trop dans cette salle <strong>de</strong> classe. Aucun <strong>de</strong> ces enfants n’a vraiment besoin <strong>de</strong> moi.<br />

Ça tombe bien, je suis sur le point <strong>de</strong> tout abandonner au profit d'un pédagogue confirmé...<br />

— Greg, tu as <strong>de</strong>ux minutes ?<br />

Le jeune homme laisse ses élèves à regret. La directrice le rassure.<br />

— Ce que j’ai à te dire tient en quelques mots. Dorénavant, le boss c’est toi ! En<br />

contrepartie, j’augmente ton salaire. Je te laisse le gouvernail, car en ce moment, je perds la<br />

boussole.<br />

Elle ajoute.<br />

— Faut pas m’en vouloir, mais j’ai d’autres projets.<br />

Le grand rêve d'Emma <strong>de</strong>meure la mo<strong>de</strong>.<br />

Elle va ouvrir son repère <strong>de</strong> fashionistas !<br />

Ses propres créations vont côtoyer le prêt-à-porter cheap mais attrayant. Elle va aussi<br />

réaliser son projet <strong>de</strong> <strong>de</strong>venir conseillère <strong>de</strong> mo<strong>de</strong>, et se consacrer au relooking <strong>de</strong>s clientes.<br />

Marilou acceptera certainement <strong>de</strong> travailler avec elle. Emma lui procure l’alibi nécessaire<br />

pour qu’elle s’éva<strong>de</strong> un peu <strong>de</strong> l’enfer domestique.<br />

Peut-être même que ce job va la sauver… Ah j’oubliais, je vais collaborer avec une coiffeuse<br />

pour que l’opération « métamorphose » soit totale. Il faut que je communique mes projets à<br />

quelqu’un !<br />

Les interlocuteurs désignés d'Emma sont ses enfants, Lulla et Sol. Ils déjeunent ensemble, et<br />

la businesswoman profite <strong>de</strong> ce moment privilégié pour évoquer son activité future.<br />

Lullaby réagit avec enthousiasme.<br />

— C’est génial, maman !<br />

Emma n'est pas surprise. Sa fille est l’optimisme incarné.<br />

Solal se montre plus réservé.<br />

— Et l’école, tu laisses tomber ?<br />

— Pas vraiment, disons que je délègue aux autorités compétentes. Greg est parfait pour le


ôle…<br />

Une idée lumineuse vient <strong>de</strong> germer dans l’esprit <strong>de</strong> Lulla.<br />

— J’ai trouvé la coiffeuse idéale pour ton temple <strong>de</strong> la beauté, ce que je sais d’elle laisse<br />

présager un sens inné <strong>de</strong> la transformation.<br />

— Qui est-ce ?<br />

— Mon amie Élodie. Elle est titulaire d’un CAP coiffure. En ce moment, elle ne travaille pas,<br />

car elle n’en a pas la force. Elle a subi un traumatisme qui l’a fait renoncer à s’exposer aux<br />

regards.<br />

— Et tu penses qu’elle va accepter <strong>de</strong> <strong>de</strong>venir ma collaboratrice ?<br />

— J’en suis sûre. Travailler avec toi, c’est pas vraiment du taf, c’est tellement plus fun !<br />

Ma fille est un ange ! Je me <strong>de</strong>man<strong>de</strong> <strong>de</strong> qui elle tient.<br />

Les enfants retournent en classe, et la mère se perd dans ses rêveries. Il lui faut un nom<br />

pour son projet. Elle veut exprimer l’idée du changement qui s’opère au plus profond <strong>de</strong> l'âme<br />

humaine. Alchimie ? Pourquoi pas ? Transformer le plomb en or, cela c’est le paroxysme <strong>de</strong><br />

la métamorphose ! Elle pense à Paulo Coehlo, à sa légen<strong>de</strong> personnelle qu'elle rêve<br />

d’accomplir.<br />

Quand même, elle est styliste et conseillère en image, pas orfèvre ! L’alchimiste entraîne<br />

Emma sur une fausse piste. En quête d'inspiration, elle évoque mentalement les femmes <strong>de</strong><br />

son entourage, Marilou, Louise, la petite Élodie qu'elle ne connaît pas encore, elle-même.<br />

Quelle est cette étrange fragilité qui rassemble en un même univers une femme comme moi<br />

qui n'a jamais souffert et ces rescapées <strong>de</strong> l'enfer ?<br />

Nous sommes, chacune à notre manière, <strong>de</strong>s vilains petits canards comme dans les ouvrages<br />

d'An<strong>de</strong>rsen et <strong>de</strong> Cyrulnik. Pour le moment, nous pataugeons encore dans un abreuvoir<br />

boueux, mais nous aspirons à l’envol.<br />

Au printemps prochain, elles iront rejoindre les cygnes, là-bas dans les eaux limpi<strong>de</strong>s.<br />

Emma en fait le pari !<br />

La styliste pense à Tchaikovski, dont la musique céleste a inspiré ses modèles les plus<br />

aboutis.<br />

Swanne ! Avec un « n » et un « e » pour marquer le féminin. L'éternel féminin ?<br />

C’est évi<strong>de</strong>nt ! Elle vient <strong>de</strong> trouver un nom pour sa boutique ! Ce sera son blason, sa marque<br />

et son emblème. Au moins, elle aura un sujet <strong>de</strong> conversation pour ce soir !


Emma ne se change pas, mais procè<strong>de</strong> à une discrète retouche maquillage. Elle se sent<br />

rayonnante et juvénile. Elle est prête pour le saut <strong>de</strong> l’ange et la gran<strong>de</strong> évasion !<br />

François passe la prendre. Assise à ses côtés, elle se laisse conduire et apprécie la quiétu<strong>de</strong><br />

<strong>de</strong> l’instant. Ils pénètrent dans un lieu sacré, un bouchon lyonnais. La salle n’est pas très<br />

gran<strong>de</strong>, tant mieux, c’est plus intime. François coupe son portable, détail qu'Emma apprécie à<br />

sa juste mesure. C’est une preuve manifeste <strong>de</strong> civisme et <strong>de</strong> galanterie. Elle y voit une<br />

volonté <strong>de</strong> s'extraire temporairement du mon<strong>de</strong>, d’évacuer tous les parasites. Son chevalier<br />

servant la veut pour lui seul, et elle lui en est infiniment reconnaissante.<br />

Olivier ne s’est jamais comporté <strong>de</strong> cette manière. Pas même au début <strong>de</strong> leur relation.<br />

Le téléphone, le visiteur débarquant à l’improviste, le copain sollicitant un coup <strong>de</strong> mains, la<br />

copine déprimée, le frangin dans le besoin, la mère abusive…, autant d’éléments qui lui ont<br />

grillé, année après année, la priorité.<br />

Depuis toujours, Emma souffre <strong>de</strong> voir son intimité ravalée au second plan.<br />

Aussi loin que remontent mes souvenirs <strong>de</strong> notre vie commune, je n'ai jamais occupé la<br />

première place. Avant moi, tout le reste : le travail, la famille, les enfants, les relations,...<br />

Elle rêvait <strong>de</strong> fusion, il s'est éloigné.<br />

Aujourd'hui, les rôles sont inversés. Emma n'a plus <strong>de</strong> temps à accor<strong>de</strong>r à celui qui partage<br />

encore sa vie.<br />

Ses enfants, son amour platonique, son rencart <strong>de</strong> ce soir, ses futurs amants, ses amies, ses<br />

projets,…<br />

Mon pauvre Olivier, tu n'as plus ta place dans mon univers !<br />

Compatissant, François invite la jeune femme à évoquer ses difficultés conjugales.<br />

Elle s'y refuse.<br />

— Je ne veux pas t’ennuyer avec ça. Mon futur ex est un homme insipi<strong>de</strong> et il n’y a pas<br />

grand-chose à en dire… La femme que tu quittes vaut certainement davantage la peine qu’on<br />

s’y attar<strong>de</strong>. Tu peux m’en parler si tu veux.<br />

Alors il lui parle <strong>de</strong> son ex. L'émotion le gagne. Le fait d'évoquer celle qu'il a aimé le fragilise,<br />

le plonge dans un état propice à tomber <strong>de</strong> nouveau en amour. Et c'est sur Emma que le<br />

transfert s'opère.<br />

— Depuis que j'ai décrété que j'étais célibataire, je fais plein <strong>de</strong> nouvelles rencontres. Il<br />

pourrait se passer quelque chose, mais il ne se passe rien.<br />

Il marque un temps d’arrêt.<br />

— Je n’ose pas franchir le pas.<br />

— Personne ne t’y oblige.


Bien qu’il se taise, ses yeux parlent pour lui. Il apprécie la compagnie d'Emma, la chaleur <strong>de</strong><br />

sa conversation, son écoute bienveillante. Parce que sa capacité à séduire est en jeu, parce<br />

qu'elle est <strong>de</strong> ces personnes qui en veulent toujours plus, elle n'entend pas en rester là. Elle<br />

regar<strong>de</strong> François avec insistance dans l’espoir qu’il décèle en elle, l’empathie, le réconfort, la<br />

bienveillance.<br />

Il la raccompagne. Il lui parle toujours d’Isabelle, cette femme qu’il a tant désiré, qu'il aime<br />

encore. François culpabilise.<br />

— Je réalise qu’elle a beaucoup souffert par ma faute. J’en arrive à m’interroger sur le genre<br />

d’homme que je suis. Parfois, il m’arrive <strong>de</strong> me <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r si je ne suis pas un pervers<br />

narcissique qui s’ignore.<br />

— J’ai du mal à le croire. Mon intuition m'autorise à affirmer le contraire.<br />

— Ton intuition ou ton indulgence ? Tu me sembles tellement compréhensive !<br />

Il poursuit, parce que c’est plus fort que lui.<br />

— S’il s’avère que je suis vraiment le salaud manipulateur que je présume être, je passerai<br />

le restant <strong>de</strong> ma vie à expier auprès <strong>de</strong> ma femme.<br />

Emma note qu’il a omis le préfixe ex. Elle est sienne, encore.<br />

— Tu sais François, quelque tu sois, tu n’es pas responsable du malheur d’Isabelle. Nous ne<br />

sommes pas tout-puissants. Il faut être sacrément naïf et terriblement prétentieux pour<br />

croire qu’on peut faire le bonheur <strong>de</strong>s gens à leur place.<br />

La blon<strong>de</strong> s'auto-congratule.<br />

Je n’en reviens pas ! C’est vraiment moi qui ai dit ça ? Incroyable ! Je <strong>de</strong>viendrais sage ? J’ai<br />

tant souffert à l’idée d’avoir échoué à rendre mon mari heureux. En réalité, je n’y suis pour<br />

rien. Si Olivier est inapte au bonheur, ce n’est pas <strong>de</strong> ma faute.<br />

François l'observe avec une tendresse infinie. Tout en lui exprime la gratitu<strong>de</strong> et la<br />

fascination. Emma est à peu près dans le même état d’esprit : reconnaissante et quasisubjuguée.<br />

Est-ce un alibi suffisant pour aimer ?<br />

Il lui propose <strong>de</strong> monter prendre un <strong>de</strong>rnier verre. Elle accepte.<br />

Assis sur le canapé, il la regar<strong>de</strong>, figé dans un mutisme éloquent.<br />

Elle le provoque.<br />

— Si tu dois franchir le pas, autant que tu commences avec moi !<br />

Elle ne se savait pas capable <strong>de</strong> tant d'audace.<br />

Il se rapproche d'elle. Tendrement, il entrouvre les lèvres d'Emma et l’embrasse. Elle<br />

frissonne <strong>de</strong> tout son corps. Vient l'étreinte.


« Faites toujours <strong>de</strong> votre mieux », accord toltèque n°4.<br />

Où ai-je bien pu lire ça ? Swan m'en aura probablement parlé. Cet homme est la sagesse<br />

personnifiée !<br />

Le moment est venu d’appliquer ce principe. Emma donne à François tout l’amour dont elle<br />

est capable.<br />

Instant <strong>de</strong> pure extase. Don total <strong>de</strong> soi. Amour désintéressé.<br />

Emma ne voit rien d'amoral dans cette quête du plaisir. Au contraire, il y a quelque chose <strong>de</strong><br />

pur dans la relation qui s'annonce. François et elle n'auront à se préoccuper que <strong>de</strong> ce qu'ils<br />

sont intrinsèquement. Peu importe dans ce type <strong>de</strong> lien que l'homme soit un bon père <strong>de</strong><br />

famille, qu'il participe aux tâches ménagères, qu'il gagne bien ta vie, que la femme soit<br />

bonne cuisinière, qu'elle s'enten<strong>de</strong> avec sa belle-mère,... Les amants échappent à toutes ces<br />

choses ramenant la vie <strong>de</strong> couple à une dimension utilitariste et triviale une fois la phase <strong>de</strong><br />

passion dépassée.<br />

L’aube est proche, lorsque, alanguie, la femme adultère s'endort dans les bras <strong>de</strong> son amant.<br />

Après quelques heures <strong>de</strong> récupération, elle se lève, s'éclipse sous la douche et s’habille à la<br />

hâte. François émerge. Elle lui sourit.<br />

— Je dois rentrer, mes enfants m’atten<strong>de</strong>nt.<br />

François enfile un peignoir avant <strong>de</strong> la raccompagner jusqu’à la porte d’entrée. Il hésite avant<br />

<strong>de</strong> la laisser partir.<br />

— Merci Emma pour ce moment inoubliable.<br />

— Merci à toi.<br />

Elle ne sait pas s'ils auront d'autres nuits.


De : Lullaby Delamare<br />

À : Élodie Loizeau<br />

Objet : Offre d’emploi.<br />

Hello Élo,<br />

Comment mettre à profit <strong>de</strong>s tendances narcissiques pour contribuer à l’épanouissement<br />

d’autrui ? Emma Delamare a trouvé la solution ! Ma mère ouvre un centre dédié au bien-être.<br />

Elle veut combiner sa passion du stylisme, son goût immodéré pour le shopping et son sens<br />

<strong>de</strong> l’esthétisme pour révéler la beauté qui sommeille en chaque femme.<br />

Le concept n’est pas révolutionnaire, mais il a le mérite d’être séduisant. Tu ne trouves pas ?<br />

J’espère que oui, parce que ma mère envisage <strong>de</strong> t’embaucher. Tu m’as dit que tu avais fait<br />

<strong>de</strong> la coiffure, ça tombe bien car il n’y a pas <strong>de</strong> relooking abouti sans un changement<br />

capillaire visible. Et ma mère a beau être dotée <strong>de</strong> multiples talents, la coiffure, c’est pas<br />

vraiment dans ses cor<strong>de</strong>s. T’ai-je dit qu’elle est plutôt limitée niveau <strong>de</strong>xtérité manuelle ? Je<br />

la crois dyspraxique comme mon frère. Les défauts <strong>de</strong> fabrication se transmettent plus<br />

aisément à la génération suivante que le talent. Je sais <strong>de</strong> quoi je parle, je n’ai pas hérité <strong>de</strong><br />

la créativité <strong>de</strong> ma génitrice, encore moins <strong>de</strong> son charisme.<br />

C’est reparti, je digresse ! C’est plus fort que moi, ma pensée vagabon<strong>de</strong> et rien ne semble<br />

pouvoir la contenir.<br />

Finalement, il t’intéresse ce job ?<br />

J’espère que oui, car dans un premier temps, nous serions obligés <strong>de</strong> t’héberger, et cette<br />

perspective me réjouit !<br />

Dans l’attente d’une réponse favorable…<br />

Grosses bises mon Élodie.<br />

Ta Lulla.


De : Élodie Loizeau<br />

À : Lullaby Delamare<br />

Objet : re : Offre d’emploi.<br />

Hello Lulla,<br />

Tu ne me croiras pas si je te dis que j’accepte <strong>de</strong> venir travailler avec ta mère. Je ne la<br />

connais pas encore, mais ce que tu m’as dit d’elle me donne envie <strong>de</strong> la découvrir. Tout me<br />

plaît dans ton récit <strong>de</strong> ses exploits.<br />

Ta mère, c’est une héroïne <strong>de</strong>s temps mo<strong>de</strong>rnes, un mix entre Lara Croft chez les pirates et<br />

Candy au royaume <strong>de</strong>s Bisounours. Tu as raison <strong>de</strong> souligner les points négatifs <strong>de</strong> sa<br />

personnalité, son côté manipulateur, séducteur et infantile. C’est précisément cela qui me<br />

plaît en elle. J’aime les personnages aux multiples facettes, mi-ange, mi-démon, un peu<br />

comme Sharon Stone dans Basic Instinct.<br />

J’ai séjourné en Enfer pendant <strong>de</strong>s lustres. D'en bas, j'ai pu observer l'humanité sous son<br />

aspect le plus sombre. Tu n'as pas à être étonnée <strong>de</strong> ma connaissance <strong>de</strong> la complexité<br />

humaine !<br />

C’est plus fort que moi, ta mère m’émeut. J’envie sa quête <strong>de</strong> l’idéal. Elle galope <strong>de</strong>rrière son<br />

rêve d’une vie meilleure, et elle cavale <strong>de</strong>rrière un homme. Je ne sais pas si elle a une<br />

chance <strong>de</strong> les rattraper l’un ou l’autre, mais au moins elle sait pourquoi elle court !<br />

« Et si <strong>de</strong> l’obtenir je n’emporte le prix,<br />

J’aurai du moins l’honneur <strong>de</strong> l’avoir entrepris. »<br />

Tu vas être vachement surprise si je te dis que j’ai lu ça dans Les Liaisons dangereuses <strong>de</strong><br />

Cho<strong>de</strong>rlos <strong>de</strong> Laclos. Je bouquine beaucoup pour une chômeuse obèse qui a échoué au Bafa.<br />

Donc, je vais <strong>de</strong>venir ta colocataire et la collaboratrice <strong>de</strong> ta mère, le pied !<br />

Bisous ma Lulla.<br />

Élodie.<br />

P. S. : Je promets d’essayer <strong>de</strong> me mettre au régime, la cohabitation avec Sharon Stone<br />

<strong>de</strong>vrait être incitative !


J-302<br />

Votre attitu<strong>de</strong> plus que votre altitu<strong>de</strong> déterminera votre altitu<strong>de</strong>.<br />

Emma ne sait plus où elle a bien pu lire cela, cependant la formule l'intrigue. La mémoire et<br />

l’inconscient se sont associés pour éveiller son intérêt.<br />

Que vais-je apprendre aujourd’hui ?<br />

Elle se prépare un nescafé, se rassasie d’une barre chocolatée hypercalorique qui saute<br />

directe sur les fessiers, puis se déculpabilise en réalisant qu’il n’est que 7 h du matin, elle<br />

aura toute la journée pour brûler !<br />

Elle allume son portable. Impatiente, elle ouvre sa messagerie. Elle lit en priorité les courriels<br />

en provenance <strong>de</strong> ceux qu'elle aime. Emma découvre un nouveau message <strong>de</strong> François. Son<br />

amant se manifeste enfin ! Elle en est ravie : elle ne l'a pas revu <strong>de</strong>puis la nuit <strong>de</strong>s temps !<br />

Et quel message ! Il l’invite à Gstaad ! Elle ne sait pas skier, mais cela n’a aucune<br />

importance. Elle aura une chance inouïe <strong>de</strong> contempler la splen<strong>de</strong>ur naturelle post-hivernale<br />

en charmante compagnie. Carpe Diem ne manquera pas <strong>de</strong> lui recomman<strong>de</strong>r son fils, c’est<br />

précisément l'intention d'Emma !<br />

Elle se rue sur son téléphone. François décroche, son ton est enjoué.<br />

— Tu es partante pour Gstaad ?<br />

Elle l'est, et c'est tout ce qui compte.<br />

— Plus que jamais ! Le seul problème c’est que je ne sais pas skier.<br />

— Ça ne fait rien, et puis on est en fin <strong>de</strong> saison, je ne crois pas que la neige soit bonne. Je<br />

ne tiens pas spécialement à skier. Ma <strong>de</strong>rnière tentative en matière <strong>de</strong> glisse s’est soldée par<br />

une déchirure ligamentaire, et je ne tiens pas à réitérer l’exploit.<br />

— Nous lézar<strong>de</strong>rons au soleil alors.<br />

Emma se voudrait ironique, pourtant elle n'arrive pas à dissimuler mes émotions.<br />

— C’est une bonne option, j’aime la montagne pour sa chaleur. Avec une aussi belle femme<br />

que toi à mes côtés, le séjour promet d’être chaud !<br />

Elle est flattée. Elle peut rougir sans crainte <strong>de</strong> se trahir puisqu'elle est au téléphone.<br />

— On part quand ?<br />

— Après-<strong>de</strong>main, si tu es dispo. Je passe te prendre le matin à 8 h.<br />

— Je réponds présente !


C’est parti pour une rencontre au sommet !<br />

La montagne incarne la beauté intemporelle, la puissance inégalée, la main tendue vers le<br />

ciel. Ce n’est pas la montagne à vaches qui attire Emma, c’est l’altitu<strong>de</strong>, là où la végétation<br />

est rare et la splen<strong>de</strong>ur paroxysmique.<br />

Toujours plus haut. Elle aspire à l’ascension, elle veut s’élever sans limite. Il y a en elle<br />

quelque chose <strong>de</strong> l’alpiniste qui veut défier la contrainte terrestre. Le sommet est l’ultime<br />

étape avant l’envol.<br />

Elle se promène dans le vieux Gstaad avec François. Elle n'est pas certaine d’en être<br />

amoureuse, néanmoins elle apprécie pleinement sa compagnie. Quoi qu'elle puisse ressentir,<br />

c’est <strong>de</strong> toute évi<strong>de</strong>nce plus fort que ce qu'elle éprouve pour Olivier. Amitié ? Amitié<br />

amoureuse ? Cela lui importe peu. Avec cet homme-là, Emma est dans l’affectif, et avec son<br />

légitime, elle est dans l’utilitaire. C’est là toute la différence !<br />

Elle prend du bon temps avec un homme qui n’est pas le sien. Elle ne se sent pas coupable.<br />

Ce n’est pas <strong>de</strong> sa faute si Olivier ne sait plus se faire aimer.<br />

Ils apprécient le calme montagnard. Le tumulte <strong>de</strong> la ville est tellement loin ! Comme si le<br />

temps s’était arrêté. Par esprit <strong>de</strong> contradiction, l’horloge monumentale <strong>de</strong> la rue principale,<br />

une énorme Rolex, insiste pour donner le tempo.<br />

Une enfila<strong>de</strong> d’enseignes <strong>de</strong> luxe jalonne leur parcours. La boutique où ils entrent, regorge<br />

<strong>de</strong> fromages et <strong>de</strong> Toblerones. Pour leur plus gran<strong>de</strong> satisfaction ! La gourmandise est une<br />

caractéristique qu'Emma partage avec François.<br />

Elle est incapable <strong>de</strong> résister à la tentation, et alors ? En quoi cette attitu<strong>de</strong> serait-elle<br />

condamnable ?<br />

Ils font une halte dans un bar lounge. Calés dans <strong>de</strong>s coussins moelleux, les tourtereaux<br />

s’enivrent <strong>de</strong> la chaleur <strong>de</strong>s lieux. Pour augmenter l’ivresse, ils comman<strong>de</strong>nt un schnaps.<br />

— Je t’emmène à l’igloo village, tu me suis ?<br />

— Génial ! Après le chaud, le froid. Cela tombe bien, j’aime les contrastes !<br />

La rigueur du climat associée aux émotions stimule l’appétit. Attablés <strong>de</strong>vant une fondue au<br />

fromage, ils se délectent.<br />

François est intarissable sur la montagne, son vrai grand amour.<br />

Emma déclare.<br />

— Rien au mon<strong>de</strong> ne surpasse la beauté naturelle.<br />

François approuve.<br />

— Tu as raison, mêmes les plus belles réalisations humaines ne font pas le poids. Le<br />

Taj Mahal, les pyrami<strong>de</strong>s d’Égypte…, c’est <strong>de</strong> la foutaise si on compare ces<br />

monuments à un sommet enneigé ou à une casca<strong>de</strong>.


Il surenchérit.<br />

— Le Louvre, la Chapelle Sixtine…, tout cela ne pèse rien face à l’éclat d’un glacier.<br />

— Est-ce à dire que l’eau, la terre, le minéral, tout cela surpasse l’humain?<br />

— Je ne formulerai pas cela en ces termes. Personnellement, je continue à souhaiter que<br />

l’Homme occupe la première place.<br />

— La première place ou la meilleure place ?<br />

La nuance est subtile : il plaît à Emma <strong>de</strong> croire qu'elle l'est tout autant. Elle apprécie la<br />

tournure <strong>de</strong> la conversation. La montagne les élève et François joue le jeu. Dans <strong>de</strong> tels<br />

instants, elle se révèle à elle-même. Emma s'imaginait frivole et superficielle, elle se<br />

découvre éthérée et <strong>de</strong>nse à la fois.<br />

Si seulement la hauteur pouvait nous protéger <strong>de</strong> la bassesse ordinaire, nous isoler du<br />

mon<strong>de</strong>... éternellement...<br />

— L’humain, c’est aussi la guerre, l’exploitation d’autrui, la volonté d’asservir, la lâcheté, la<br />

soumission par crainte… Tout ce qui affaiblit, fragilise notre espèce.<br />

Le spécimen mâle, juste <strong>de</strong>vant Emma, l’enveloppe d’un regard intense et réconfortant.<br />

— Ce qui fait la beauté <strong>de</strong> l’homme, c’est sa capacité à admirer, à éprouver <strong>de</strong>s émotions, à<br />

aimer aussi…<br />

— C’est tellement beau, ce que tu viens <strong>de</strong> dire. Admirable par son évi<strong>de</strong>nce. Et pourtant, je<br />

sors d’une longue traversée du désert affective, alors je doute. Parfois, je me sens plus<br />

proche du robot ménager ou <strong>de</strong> l’aspirateur que <strong>de</strong> la femme que tu décris.<br />

Viennent les larmes. Elle invoque la montagne et elle pleure. L’é<strong>de</strong>lweiss, le flocon <strong>de</strong> neige,<br />

le cristal <strong>de</strong> roche, elle envie les éléments qui l'environnent, tant ils la surclassent en beauté.<br />

Du minéral, elle ne possè<strong>de</strong> que la froi<strong>de</strong>ur, pas la force, encore moins l’éclat.<br />

François la serre dans ses bras. Elle lève <strong>de</strong>s yeux humi<strong>de</strong>s dans sa direction. Le flot <strong>de</strong> ses<br />

larmes ralentit, s’interrompt. Le torrent émotionnel se tarit. Éperdue <strong>de</strong> reconnaissance, elle<br />

embrasse celui qui manifeste <strong>de</strong> la compassion.<br />

L’émotion, la fatigue, le désir se mêlent. François lui prend la main et elle le suit. « J’irai où<br />

tu iras ! », c’est cela l’idée. Il l'entraîne dans la suite qu’il a réservée pour la nuit. Subjuguée,<br />

elle se laisse gui<strong>de</strong>r dans la salle <strong>de</strong> bain avec jacuzzi à ciel ouvert.<br />

Les vêtements choient, et les corps se révèlent. Immergés, les masses corporelles s'allègent.<br />

L’eau, son élément ami, la lave et la décharge <strong>de</strong> la souffrance. La tié<strong>de</strong>ur envahit son corps,<br />

dès lors elle se sent renaître. Placenta, liqui<strong>de</strong> amniotique, l’eau, seule, détient ce pouvoir<br />

<strong>de</strong> ramener à la source.<br />

Elle regar<strong>de</strong> François et observe le désir qui jaillit <strong>de</strong> lui, monte, s’intensifie et la submerge<br />

par contagion. Le jacuzzi sert <strong>de</strong> théâtre à leurs ébats.<br />

Éreintés, ils trouvent refuge dans un lit accueillant et douillet. Enlacés et généreux, ils se


donnent l’un à l’autre. En flux, la beauté, le réconfort et la chaleur.<br />

Et lui revient en mémoire, son rêve, l’échange, annonciateur <strong>de</strong> leur rencontre. L’image<br />

inconsciemment révélée prend alors tout son sens.


J-300<br />

Le jour se lève et ramène l'évanescente Emma à la réalité. La nuit lui a laissé un goût un peu<br />

amer. Elle a vécu un moment agréable et rien d’autre.<br />

Ingrate, elle en veut à la montagne <strong>de</strong> ne pas lui avoir fait connaître ses sommets inégalés.<br />

Et elle en veut à François <strong>de</strong> n’être qu’un homme <strong>de</strong> passage. Son rêve insensé du grand<br />

bonheur la rendrait presque inapte à apprécier les petits plaisirs <strong>de</strong> la vie.<br />

Elle en veut plus, elle aspire à connaître la passion authentique, celle qui consume. Elle est<br />

prête à en payer le prix jusqu'à vivre l’enfer <strong>de</strong> la dépendance affective, la morbidité <strong>de</strong><br />

l'addiction.<br />

Nul être au mon<strong>de</strong> ne peut être à la hauteur <strong>de</strong> mon idéal, et je le sais. La passion a beau<br />

être une chimère, la déception me guetter sournoisement, la frustration me menacer, cela<br />

n'a pas d'importance !<br />

D'abord, elle est déjà frustrée ! Elle est injuste et infantile : Emma reproche à Olivier <strong>de</strong> lui<br />

inspirer le désamour ; elle reproche à François <strong>de</strong> n’être que lui-même et non Swan, son rêve<br />

incarné.<br />

Et à Swan, elle reproche <strong>de</strong> ne pas l'aimer comme elle souhaiterait l'être.<br />

Le retour à la maison (et à la réalité) est un mal nécessaire. Les amants vont quitter Gstaad.<br />

Emma anticipe le vi<strong>de</strong> à venir, elle se sent mal.<br />

Dans le train du retour, le silence s’installe, plus éloquent que tous les mots. Elle veut parler,<br />

les mots ne viennent pas. François sauve la mise.<br />

— Tu es une femme adorable, Emma. Belle, intelligente, spirituelle et tellement gentille. Un<br />

ange <strong>de</strong>scendu sur terre ! Mais j’ai peur.<br />

— De moi ?<br />

— Oui… J’ai peur <strong>de</strong> me retrouver dans une situation <strong>de</strong> dépendance affective pire qu’avec<br />

mon ex. Je me <strong>de</strong>man<strong>de</strong> si la gentillesse et la générosité excessive ne sont pas les formes<br />

les plus exacerbées <strong>de</strong> la possessivité. Tout donner à l’autre, c’est le mettre en position <strong>de</strong><br />

<strong>de</strong>tte, le soumettre.<br />

— Tu me crois dominatrice ?<br />

— Malgré toi. Tu es trop maternelle, trop compréhensive, trop douce… Tu es trop, beaucoup<br />

trop… En toute chose, l’excès est néfaste.<br />

— Je suis aux antipo<strong>de</strong>s <strong>de</strong> la possessivité. Je ne ressens aucune jalousie quand je t’entends<br />

parler d’Isabelle. J’irais jusqu’à accepter <strong>de</strong> partager l’homme que j’aime avec une autre pour<br />

le gar<strong>de</strong>r !<br />

— Qu’est-ce que c’est si ce n’est pas le comble <strong>de</strong> la possessivité ?!


— De l’amour inconditionnel.<br />

— Comme l’amour maternel alors… Il n’y a pas plus étouffant que l’amour d’une mère !<br />

Emma ne trouve rien à ajouter. Elle vient <strong>de</strong> comprendre ce qui s’est joué entre Olivier et<br />

elle.<br />

Elle lui a trop donné au point <strong>de</strong> l’asservir. Que peut-on offrir en retour à celle qui, chaque<br />

jour, fait don d’elle-même ? Sa vie, en sacrifice ?<br />

Ô amour étincelant, ô mort souriante.<br />

Le prix <strong>de</strong> son amour est trop élevé. Emma a mis la barre trop haut.<br />

En ne <strong>de</strong>mandant rien, c’est l’absolu qu'elle exige.<br />

Olivier n’avait pas d’autre issue que <strong>de</strong> s’éloigner d'elle. Il a trouvé refuge auprès <strong>de</strong> ses<br />

frères et sœurs, <strong>de</strong> sa mère surtout. Belle et manipulatrice, Emma pourrait sans problème<br />

affronter une maîtresse, mais elle ne peut rien contre une mère. François a raison. Le mon<strong>de</strong><br />

entier s’incline <strong>de</strong>vant la toute-puissance <strong>de</strong> l’amour maternel.<br />

C’est pour ne pas souffrir qu'elle s'est éloignée d’Olivier. À force <strong>de</strong> distance, elle a franchi un<br />

point <strong>de</strong> non-retour.<br />

Je ne l’aime plus.


PRINTEMPS


J-285<br />

Louise est guillerette. Ce soir, elle va dîner chez les voisins. Olivier essaie <strong>de</strong> faire plaisir à<br />

Emma.<br />

— J’ai compris que tu as besoin <strong>de</strong> voir du mon<strong>de</strong>.<br />

Marilou n’a pas voulu l'accompagner. Olivier joue à la perfection son rôle <strong>de</strong> gendre idéal.<br />

Homme presque brillant, cultivé avec modération, humour savamment dosé, carrière réussie,<br />

il est l’hôte parfait.<br />

En bon cordon bleu du dimanche, le mari d'Emma veut que ça se sache. Tandis qu’il court<br />

s’affairer en cuisine, Louise interpelle la maîtresse <strong>de</strong> maison.<br />

— Si je ne te connaissais pas mieux, je t’envierais presque. De loin, tu ressembles à la<br />

femme idéale, séduisante mais pas pétasse, bien mariée, travaillant mais réussissant moins<br />

bien que son homme, mince mais gourman<strong>de</strong>, femme d'intérieur mais pas boniche… Tu es<br />

cette femme actuelle <strong>de</strong>s magazines qu’on nous fourre tout le temps sous le pif. Comme je<br />

suis contente <strong>de</strong> ne pas avoir ta vie !<br />

— Louise, je ne suis pas la femme que tu décris. D'ailleurs, je crois bien que cette femme-là<br />

n’existe pas.<br />

— En tout cas, elle a l’air <strong>de</strong> beaucoup s’emmer<strong>de</strong>r pour pas grand-chose.<br />

Quand Olivier est revenu, ils ont commencé à parler travail.<br />

Louise fait état <strong>de</strong> difficultés dans l’usine où elle bosse.<br />

— Un plan <strong>de</strong> restructuration prévoit une réduction du personnel. Et vous savez quoi ? La<br />

direction a fait appel à un psy pour affiner les critères <strong>de</strong> sélection.<br />

— Je ne vois pas où est le problème, commente Olivier en toute innocence.<br />

Heureux les simples d’esprit…<br />

— Cela ne vous rappelle rien ? Un spécialiste pour sélectionner le personnel le plus apte au<br />

turbin, comme les mé<strong>de</strong>cins autrefois dans les camps nazis…<br />

L'hôte parfait fronce les sourcils.<br />

— La comparaison est excessive.<br />

Emma vole au secours <strong>de</strong> Louise.<br />

— Ce n’est pas une comparaison, c’est une mise en perspective. La gestion <strong>de</strong>s ressources<br />

humaines réduit la personne à une unité comptable. C’est barbare. C’est l’économie qui doit<br />

être au service <strong>de</strong> l’Homme, pas l’inverse !<br />

Olivier esquisse un petit sourire en coin. Il adresse un regard con<strong>de</strong>scendant à sa tendre<br />

épouse.


— Ma pauvre Emma. Tu ne comprends rien au mon<strong>de</strong> <strong>de</strong>s affaires. Et dire que tu t’es mise à<br />

ton compte ! Ce n’est pas avec <strong>de</strong>s idéaux que tu vas t’enrichir !<br />

En réponse aux critiques du petit mari, Emma suggère <strong>de</strong> passer au <strong>de</strong>ssert.<br />

Persévérante, elle insiste pour faire triompher son point <strong>de</strong> vue.<br />

— On peut être chef d’entreprise et défendre <strong>de</strong>s valeurs positives. Je n’y vois pas<br />

d’incompatibilité. J’ai un ami dont le projet est <strong>de</strong> créer une pépinière d’entreprises. Je sais<br />

qu’il va choisir explicitement <strong>de</strong>s patrons qui n’ont pas l’argent comme seul et unique but,<br />

mais le goût <strong>de</strong> créer, la passion d’agir, la volonté d'être utiles !<br />

Louise <strong>de</strong>vine une allusion au projet faramineux <strong>de</strong> ce cher Swan.<br />

— S’il a besoin <strong>de</strong> quelqu’un pour faire sa promo, il sait ou te trouver !<br />

— Pourquoi pas ? Emma Delamare, chargée <strong>de</strong> communication, ça le fait non ?<br />

L'hôtesse est plongée dans ses rêveries. Louise l'observe alors qu’elle sourit aux anges et<br />

baille aux corneilles. Mentalement, la blon<strong>de</strong> éthérée visualise sa future carte <strong>de</strong> visite :<br />

« Emma Delamare, LeanEA management », son nom associé au projet <strong>de</strong> l’élu !<br />

Fantasme infantile et dérisoire. Louise est convaincue que la mijaurée ne dépassera jamais<br />

l’état <strong>de</strong> sidération dans lequel elle est plongée <strong>de</strong>puis <strong>de</strong>s mois. Ou alors il faudrait qu’ils<br />

consomment. Comme Swan est certainement le genre <strong>de</strong> type à avoir <strong>de</strong>s scrupules, il va<br />

rompre aussitôt après. Il n’y a qu’à cette condition qu’Emma cessera <strong>de</strong> l’aimer.<br />

Emma débarrasse la table. Louise la poursuit dans la cuisine.<br />

— Tu <strong>de</strong>vrais concrétiser.<br />

— ???<br />

— Avec Swan. Tu fais partie <strong>de</strong> ces personnes qui idéalisent ce qu’elles ne peuvent pas<br />

avoir. Une fois que vous serez passés aux choses sérieuses et qu’il t’aura larguée, tu<br />

réaliseras que tu n’y tenais pas tant que ça à ce mec.<br />

— Je l’aime pour tout ce qu’il est. Je n’ai pas besoin <strong>de</strong> plus.<br />

— Mais s’il voulait te donner plus ? Ce n'est qu'un homme après tout.<br />

— J’accepterais juste pour le bonheur <strong>de</strong> l’instant !<br />

— Cela ne te mènera nulle part.<br />

— Je le sais bien, et je sais aussi que je n’aurai aucun regret, aucun reproche à formuler<br />

vis-à-vis <strong>de</strong> celui qui m’aura offert les instants les plus intenses <strong>de</strong> ma vie.


J-283<br />

Emma se lève du mauvais pied. Ce matin est <strong>de</strong> ceux où le simple fait <strong>de</strong> sortir <strong>de</strong> son lit<br />

relève <strong>de</strong> l'exploit. Le printemps est là malgré la pluie. Il n'est plus temps d'hiberner ! Il<br />

n'empêche, la météo se fiche pas mal du calendrier. Il pleut au <strong>de</strong>hors, et il pleut en elle. Elle<br />

ne peut rien contre ça. Noir. Elle déci<strong>de</strong> <strong>de</strong> revêtir cette non-couleur qui s'harmonise avec son<br />

humeur du jour.<br />

La solitu<strong>de</strong> qui l'assaille est immense. Elle adresse un message à Swan. Auprès <strong>de</strong> lui, elle<br />

quéman<strong>de</strong> sa ration <strong>de</strong> réconfort. Elle se sent affaiblie, démunie, pitoyable, comme une<br />

mendiante<br />

De : Emma Delamare<br />

À : Swan Lange<br />

Objet : Considérations futiles et profon<strong>de</strong>s sur le bonheur.<br />

Encore une fois, je me tourne vers toi pour m'ai<strong>de</strong>r à trouver une réponse à mes<br />

interrogations. Tu es mon interlocuteur privilégié. Je n'ai pas le choix. Je n'ai personne<br />

d'autre à qui parler. Toi et moi avons beaucoup en commun. Je veux parler <strong>de</strong> notre profil<br />

psychologique comme <strong>de</strong> notre manière d'appréhen<strong>de</strong>r la vie. Et puis, tu as cette petite<br />

longueur d'avance sur moi. Cela tient peut-être à une intuition plus développée que la<br />

mienne, à quelques points <strong>de</strong> QI en plus, à ce petit supplément d'âme qui te permet <strong>de</strong><br />

gagner le ciel quand je m'échine à grimper à l'arbre.<br />

J'ai repensé à ce que tu me disais, la <strong>de</strong>rnière fois qu'on s'est vus. Nous évoquions le<br />

bonheur, nous parlions <strong>de</strong> ce qui distingue les petites joies du grand bonheur. Jusqu'à<br />

présent, je me suis satisfaite <strong>de</strong> menus plaisirs, <strong>de</strong> joies au rabais, <strong>de</strong> jouissances modérées.<br />

Cette attitu<strong>de</strong> m'aura évité la déprime. Longtemps, je me suis ennuyée au travail. Je m'en<br />

suis accommodée, j'ai compensé comme je le pouvais. J'allais travailler dans la bonne<br />

humeur, me réjouissant à la seule perspective <strong>de</strong> bavar<strong>de</strong>r, déjeuner, boire le café,<br />

plaisanter en réunion avec mes semblables,… Si différents <strong>de</strong> moi...<br />

Dans ma vie <strong>de</strong> couple, c'est pareil. Pendant <strong>de</strong>s années, j'ai nié le désamour. Je compensais<br />

artificiellement par les petits bonheurs <strong>de</strong> la vie quotidienne : cuisiner, recevoir <strong>de</strong>s amis,<br />

lire, m'occuper <strong>de</strong> mes enfants,…<br />

Pourquoi cela ne fonctionne plus ? Je l'ignore. Je suis pourtant loin d'être désœuvrée, entre<br />

l'école et ma boutique. Je ressens comme un vi<strong>de</strong> immense, un gouffre prêt à m'avaler. Je<br />

sombre. Le néant affectif me dévore les entrailles. Je ne sais pas me défendre. Je ne suis pas<br />

assez forte. J'attends autre chose <strong>de</strong> la vie. Je veux plus. Je ne sais pas ce que j'attends. Je<br />

sais seulement qu'il faut qu'il se passe quelque chose.<br />

Merci <strong>de</strong> m'avoir lue. Bonne nuit !<br />

Gros bisous.<br />

Envoyer ! « À la fin <strong>de</strong> l’envoi, (elle) touche ». Peine perdue. Emma n'a pas le talent <strong>de</strong>


Cyrano <strong>de</strong> Bergerac. Le ton <strong>de</strong> son message se veut badin et léger, en vain. Le pathos<br />

l'emporte à la fin.<br />

Alors, elle rate sa cible.<br />

Par dépit, parce qu'elle ressent le besoin impérieux d’exprimer son désarroi, elle se cherche<br />

une autre oreille. À qui parler ? Ce serait tellement plus simple si elle avait plus d’amis !<br />

Greg ? Il est occupé avec les enfants, elle ne va pas polluer ses oreilles <strong>de</strong> mélomanes avec<br />

une mélopée larmoyante du plus mauvais effet. Louise ? Elle est à l’usine, et puis,<br />

l’empathie, ce n’est pas vraiment son point fort. Ou alors, elle cache bien son jeu !<br />

Marilou est l’interlocutrice et la victime désignée. Comme Emma n'a pas le courage d’aller la<br />

voir, elle déci<strong>de</strong> <strong>de</strong> lui écrire. Cela tombe à point, elle traverse une phase <strong>de</strong> frénésie<br />

épistolaire.


Chère Marilou,<br />

Comment vas-tu ma belle ? J’espère que tu n’es pas trop fatiguée. Souvent les premiers mois<br />

<strong>de</strong> la grossesse sont difficiles, je sais <strong>de</strong> quoi je parle. La maternité elle-même est un défi.<br />

Je suis <strong>de</strong> ces femmes qui se sont laissé dévorer par la mère. Je veux parler <strong>de</strong> l’archétype<br />

<strong>de</strong> la mère, la Gran<strong>de</strong> Déesse Mère Universelle.<br />

Du haut <strong>de</strong> son pié<strong>de</strong>stal, elle contemple les hommes. Elle les voit comme <strong>de</strong>s enfants dont il<br />

faut prendre soin, protéger, nourrir. La Gran<strong>de</strong> Mère est le dévouement total. Elle donne et<br />

se donne. Elle donne sa vie, son sang, son temps, l’argent qu’elle a obtenu en échange <strong>de</strong> sa<br />

force <strong>de</strong> travail. Comme la Gran<strong>de</strong> Mère ne <strong>de</strong>man<strong>de</strong> rien pour elle, elle ne reçoit rien.<br />

La mère laisse la femme exsangue.<br />

Intrusive, omniprésente, envahissante, elle prend toute la place. Pour la femme, il n’y en a<br />

aucune. Le plaisir est censuré, la vulnérabilité n’a pas droit <strong>de</strong> cité, les besoins sont niés, la<br />

force <strong>de</strong> vie anéantie.<br />

Marilou, tu as choisi d’épouser un homme responsable, un homme <strong>de</strong> <strong>de</strong>voir. Tu voulais un<br />

homme sérieux, tu as gagné un tyran. Christophe est celui qui juge, musèle, emprisonne,<br />

met à mal la féminité.<br />

Ton petit Kevin est né. L’arrivée d’un fils a réveillé <strong>de</strong>s émotions enfouies, celle du petit<br />

garçon déchiré entre l’amour qu’il éprouve pour sa mère et sa lutte pour se libérer <strong>de</strong> son<br />

emprise. Christophe est habité par ce terrifiant conflit. C’est à cela que ton mari doit sa<br />

dureté, sa violence inouïe à ton encontre.<br />

Tu es Tiamat, la déesse babylonienne, la mère primordiale créatrice du mon<strong>de</strong>. Christophe<br />

est Marduk, le dieu du soleil, ton fils. Pour échapper à ton emprise, il t’envoie <strong>de</strong>s flèches<br />

enflammées en pleine gorge. Il t’anéantit.<br />

Aujourd’hui, tu attends un <strong>de</strong>uxième enfant. Garçon ou fille, cela n’a pas d’importance.<br />

Sauve-toi Marilou ! Envole-toi avant qu’il ne soit trop tard !


De : Swan Lange<br />

À : Emma Delamare<br />

Objet : re : Considérations futiles et profon<strong>de</strong>s sur le bonheur.<br />

Hello,<br />

J'ai lu ton message, cependant je n'ai pas bien compris quelle est la question. Les petits<br />

bonheurs que j'ai évoqués sont <strong>de</strong> petites choses. Ce qui distingue les petits bonheurs du<br />

grand bonheur, je veux parler <strong>de</strong> la passion amoureuse, c'est que cela correspond à mes<br />

actions issues <strong>de</strong> mes choix (et pas ceux <strong>de</strong> quelqu'un d'autre...).<br />

Bises.<br />

Porte-toi bien.<br />

Swan.


Se préserver <strong>de</strong> la passion serait donc l'ultime solution pour mener une vie heureuse… Emma<br />

promet <strong>de</strong> méditer sur cette formule. En attendant, elle rumine. La réponse <strong>de</strong> Swan est sans<br />

équivoque. Pour eux, c'est mort. L'éconduite maudit la plume malhabile qui l'éloigne <strong>de</strong> son<br />

<strong>de</strong>stinataire au lieu <strong>de</strong> le séduire. La correspondance est un art difficile à maîtriser, n'est pas<br />

Cho<strong>de</strong>rlos <strong>de</strong> Laclos qui veut. Les Liaisons dangereuses, c'est fou ce qu'elle a aimé ce livre !<br />

Le style y est si abouti !<br />

Vaillante, Emma ne se démonte pas.<br />

De : Emma Delamare<br />

À : Swan Lange<br />

Objet : re : re : Considérations futiles et profon<strong>de</strong>s sur le bonheur.<br />

Hello,<br />

Même si ma question était mal formulée, ta réponse me convient. Je crois avoir compris<br />

l'idée que tu exprimes. Nous sommes seuls responsables <strong>de</strong> notre bonheur. Tu as raison,<br />

l'indépendance est la seule voie possible. Il ne faut pas attendre <strong>de</strong> l'autre qu'il fasse notre<br />

bonheur à notre place et réciproquement : nous ne sommes pas responsables du bonheur ou<br />

du malheur <strong>de</strong> l'autre.<br />

Merci.<br />

Bisous.<br />

Emma.


De : Emma Delamare<br />

À : Swan Lange<br />

Objet : re : re : Considérations futiles et profon<strong>de</strong>s sur le bonheur.<br />

Ah j'oubliais, le sens <strong>de</strong> ma question était : pourquoi je n'arrive plus à me satisfaire <strong>de</strong>s<br />

petits bonheurs alors que je m'en contentais jusque-là ? Je sais, il n'y a aucune réponse<br />

préfabriquée, si réponse il y a, je dois la trouver seule.<br />

Gros bisous.<br />

Emma.


De : Swan Lange<br />

À : Emma Delamare<br />

Objet : re : re : re : Considération futiles et profon<strong>de</strong>s sur le bonheur.<br />

Quels sont mes besoins ? Qu'est-ce qui me nourrit ? J'ai essayé <strong>de</strong> répondre à ces questions,<br />

et cela m'a aidé. Se concentrer sur les besoins essentiels, véritables, casser les dépendances<br />

avec les besoins secondaires n'apportant finalement que peu <strong>de</strong> plaisir, c'est cela ma<br />

solution.<br />

Gros bisous.<br />

Swan.<br />

Alléluia !<br />

C’est exactement le type <strong>de</strong> réponse qu'elle avait envie <strong>de</strong> lire !


De : Emma Delamare<br />

À : Swan Lange<br />

Objet : re : re : re : re : Considérations futiles et profon<strong>de</strong>s sur le bonheur.<br />

Hello Swan,<br />

Je te remercie d'avoir approfondi ma question et <strong>de</strong> m'avoir indiqué une nouvelle piste <strong>de</strong><br />

réflexion. J'apprends beaucoup <strong>de</strong> toi ! Je t'adore !<br />

Bisous.<br />

Emma.


De : Swan Lange<br />

À : Emma Delamare<br />

Objet : re : re : re : re : re : re : Considérations futiles et profon<strong>de</strong>s sur le bonheur.<br />

Hello,<br />

Tu es trop gentille ! Je m'intéresse beaucoup à la pyrami<strong>de</strong> <strong>de</strong> Maslow et <strong>de</strong>s liens avec la<br />

dépendance <strong>de</strong> tout ordre... Bisous.<br />

Trop gentille, ce n'est pas tellement glamour tout cela. Emma est certes une brave fille, une<br />

bonne copine, mais rien d'autre. Elle s'en console en se concentrant sur la fameuse pyrami<strong>de</strong><br />

<strong>de</strong>s besoins que son ami évoque. Besoins physiologiques, besoins <strong>de</strong> sécurité, besoins<br />

sociaux, reconnaissance, accomplissement <strong>de</strong> soi. L'Homme a tant <strong>de</strong> besoin et si peu <strong>de</strong><br />

désir...<br />

Elle songe qu'elle a gravi les paliers <strong>de</strong> la pyrami<strong>de</strong> : elle est au cinquième niveau, tout en<br />

haut. Prise <strong>de</strong> vertige, elle s'y sent un peu seule.<br />

Du besoin au manque, la frontière est ténue. Swan le sait et en a fait la douloureuse<br />

expérience. Dépendre <strong>de</strong> quelqu'un d'autre que <strong>de</strong> lui-même, s'affaiblir, se torturer, c'est sa<br />

plus gran<strong>de</strong> peur. C'est la raison pour laquelle il se tient à distance <strong>de</strong> son admiratrice. En<br />

tout cas, c'est ce que la belle subodore. Comme elle est puérile, comme elle est naïve ! Sa<br />

can<strong>de</strong>ur, c'est sa force. Emma veut croire que personne ne peut lui résister. Elle fonce,<br />

déterminée à conquérir les hommes et le mon<strong>de</strong>… Elle ne veut plus avoir peur <strong>de</strong> rien.<br />

Emma allume son ordinateur, réceptionne le message, et sa journée s’en trouve illuminée.<br />

Le bonheur, c’est simple comme un courriel !<br />

Tout cela la console <strong>de</strong> sa lecture <strong>de</strong> la veille. Elle vient <strong>de</strong> terminer Les heures souterraines<br />

<strong>de</strong> Delphine <strong>de</strong> Vigan, dont elle se remémore une phrase <strong>de</strong>s plus marquantes : « Ces<br />

millions <strong>de</strong> trajectoires solitaires ; à l’intersection <strong>de</strong>squelles il n’y a rien, rien d’autre que le<br />

vi<strong>de</strong> ou bien une étincelle, aussitôt dissipée ».<br />

Quelle vision pessimiste !<br />

Emma et Swan ne ressemblent pas aux protagonistes du roman qu'elle vient <strong>de</strong> lire. Ils sont<br />

plus téméraires. L'audace les autorise à défier le tourbillon <strong>de</strong> la vie citadine à dépasser<br />

l’anonymat qui y règne.<br />

C’est pour cela qu'elle continue à lui envoyer <strong>de</strong>s messages, envers et contre tout.<br />

Elle n'a aucune chance <strong>de</strong> le séduire et alors ? En a-t-elle vraiment envie ? L'amour d'Emma<br />

pour Swan découle <strong>de</strong> la seule existence <strong>de</strong> cet homme. C’est pour ce qu'il est<br />

intrinsèquement qu'elle l'aime avec passion. Au fond, elle n'est pas sûre d’être capable <strong>de</strong><br />

l’aimer davantage en cas <strong>de</strong> réciprocité.


Emma rêve d’une hypothétique étreinte, mais à quoi bon ? Puisque leurs trajectoires <strong>de</strong>vront<br />

dévier tôt ou tard…<br />

Elle se contente <strong>de</strong> chérir ce lien qu'elle ne veut pas rompre. Il a suffi d’une étincelle pour<br />

transformer sa vie, elle se promet <strong>de</strong> ne pas la laisser se dissiper.<br />

Alors, elle écrit encore. Elle veut exprimer l’admiration grandissante, sans limite qu'elle porte<br />

à cet homme. Avec nostalgie, elle pense à sa <strong>de</strong>rnière visite au domicile <strong>de</strong> l'aimé. Depuis<br />

qu'elle a pénétré l'univers <strong>de</strong> Swan, elle n’arrive plus à s’en extraire.


De : Emma Delamare<br />

À : Swan Lange<br />

Objet : Propos sur le bonheur... Encore !<br />

Cher Swan,<br />

Tu m'as donné l'envie <strong>de</strong> m'élever, <strong>de</strong> <strong>de</strong>venir meilleure. Qui es-tu ? Un coach <strong>de</strong> vie, un<br />

pygmalion, un père spirituel ? Peu importe la terminologie : tu es un être exceptionnel, et j'ai<br />

le bonheur <strong>de</strong> te connaître !<br />

Je te souhaite un excellent week-end !<br />

Bisous.<br />

Emma.<br />

P. S. : Ton appartement après travaux est magnifique, à ton image ! Et aussi à l'image du<br />

bonheur que tu as créé par ta seule volonté, tes seuls choix <strong>de</strong> vie... Si je gagne au loto, je<br />

l'achète ! ;-)<br />

C'est toujours pareil ! Sous prétexte <strong>de</strong> se montrer légère et drôle, Emma sombre dans le<br />

pathétique. Le loto, et quoi encore ?! Elle n'en rate pas une ! Frivole, futile, dévergondée,<br />

elle n'en supporte plus <strong>de</strong> cette image dont elle ne parvient pourtant pas à se défaire. Le<br />

comble, c'est qu'elle ne joue pas au loto ! De l'argent, elle veut bien en gagner, mais en<br />

récompense <strong>de</strong> son travail, <strong>de</strong> ses idées,… Elle veut en être fière. De toute évi<strong>de</strong>nce, Swan<br />

est dans cet esprit, puisqu’il est chef d'entreprise et non rentier !


De : Swan Lange<br />

À : Emma Delamare<br />

Objet : re : Propos sur le bonheur... Encore !<br />

Hello,<br />

Merci pour ce gentil message. Je te rappelle les quatre accords toltèques qui m'apportent<br />

tant : « Ayez toujours un langage impeccable, quoi qu'il arrive, n'en faites pas une affaire<br />

personnelle, ne faites pas <strong>de</strong> suppositions, faites toujours <strong>de</strong> votre mieux. » À méditer !<br />

Bisous !<br />

Swan.


Emma est davantage une femme d'action qu'une contemplative. La méditation, ce n'est pas<br />

vraiment dans ses cor<strong>de</strong>s. Elle préfère le dialogue, le conseil, la rencontre, l'altérité... En fait,<br />

<strong>de</strong> sa relation à autrui, elle attend que la solution survienne.<br />

Elle adresse un autre message.<br />

De : Emma Delamare<br />

À : Swan Lange<br />

Objet : Accords toltèques.<br />

Hello,<br />

Pas faciles à mettre en pratique ces accords... Pour le premier, ça va encore, et je suis<br />

suffisamment volontaire pour essayer d'appliquer le quatrième, mais pour ce qui est du<br />

<strong>de</strong>uxième et du troisième accord, leur application relève <strong>de</strong> l'exploit ! Si tu arrives à passer<br />

<strong>de</strong> la théorie à la pratique, c'est que tu es encore plus fort que je ne le pense !<br />

Bisous.<br />

Emma.


Emma découvre la réponse <strong>de</strong> son maître à penser.<br />

Hello, j'y arrive très bien <strong>de</strong>puis que j'ai compris que leur application me fait du bien à moi,<br />

ou plutôt que leur non-application me faisait du mal. Et les rares fois où je n'y arrive pas, le<br />

quatrième accord, « fais toujours <strong>de</strong> ton mieux », est là pour me rappeler que ce n'est pas si<br />

grave. Leur concept nous ramène à la question <strong>de</strong>s dépendances héritées <strong>de</strong>s trauma <strong>de</strong><br />

l'enfance et / ou qu'on ne s'aime pas assez soi-même. Lorsqu'on s'aime soi-même, le<br />

<strong>de</strong>uxième accord, « n'en faites pas une affaire personnelle », <strong>de</strong>vient simple à appliquer. Le<br />

troisième, « ne faites pas <strong>de</strong> suppositions », permet simplement <strong>de</strong> ne pas se tromper. Faire<br />

<strong>de</strong>s suppositions est une démarche vaine qui conduit surtout à imaginer le pire.<br />

Sur ces bonnes paroles, je te souhaite un excellent week-end !<br />

Swan.<br />

Comme tout cela est pathétique !<br />

Nul ne peut prendre la mesure <strong>de</strong> mon isolement. Je suis seule au point <strong>de</strong> me résoudre à<br />

discuter philosophie et psychologie à distance. Je parle avec la seule personne <strong>de</strong> ma<br />

connaissance que le sujet intéresse, par écran interposé.<br />

À moins <strong>de</strong> trois mètres <strong>de</strong> la lucarne salvatrice reliant Emma à celui qui la comprend, se<br />

trouve un époux somnolant sur le canapé, vaguement hypnotisé par un mauvais téléfilm.<br />

Olivier est un boulet, il encombre la vie d'Emma et la rend insipi<strong>de</strong>.<br />

Elle pense à tout ce qu'elle pourrait vivre si elle n'était plus mariée à cet homme. Elle<br />

appellerait Swan qui se trouve à dix minutes <strong>de</strong> chez elle et lui proposerait <strong>de</strong> la rejoindre<br />

dans son salon. Assis sur le fameux canapé qui ne serait plus squatté par le léthargique<br />

Olivier, ils discuteraient philosophie autour d'un verre ou <strong>de</strong>vant un DVD. Quel tableau<br />

idyllique ! C'est quand même autrement plus réjouissant que le « chat » en ligne!<br />

Contrairement à certaines femmes qui rêvent <strong>de</strong> romance ou <strong>de</strong> sexe torri<strong>de</strong>, Emma, elle, est<br />

prête à se contenter d'une belle amitié, du seul plaisir <strong>de</strong> la conversation. La frustration<br />

intellectuelle et affective d'Emma est pire que la frustration sexuelle. Emma-la-gourman<strong>de</strong><br />

est au régime… Emma-la-sensuelle est abstinente… Emma-la-bavar<strong>de</strong> est frustrée en<br />

paroles… Elle manque <strong>de</strong> tout.<br />

Que représente Olivier à ses yeux ? Il n'est plus un amant, encore moins un ami, et n’est plus<br />

qu’un père pour ses enfants et une carte <strong>de</strong> crédit. Rien d'autre. L’épouse frustrée prend<br />

conscience qu'elle est <strong>de</strong> ces femmes restant en couple pour l'argent et par conformisme. Elle<br />

se veut différente et au-<strong>de</strong>ssus du lot, toutefois comme tel n'est pas le cas, elle se méprise.<br />

Le mariage est un fléau pour qui ne sait pas vivre seul. À la différence du célibat, il n’offre<br />

aucune possibilité <strong>de</strong> rencontre intéressante ou presque. La morale judéo-chrétienne éloigne<br />

tous les prétendants <strong>de</strong> la femme mariée avec enfants.


Le mariage, c’est le célibat <strong>de</strong> l’âme, la liberté en moins.<br />

Quand la solitu<strong>de</strong> <strong>de</strong>vient insupportable, quand la pensée s’asphyxie, que le corps décline au<br />

lieu d’exulter, que le cœur est exsangue, que l’esprit agonise, l’ultime recours reste l’adultère.<br />

Faute d’amour authentique, l'être esseulé a recours à <strong>de</strong>s substituts. Les liaisons trop faciles,<br />

les aventures d’un soir sont son lot quotidien.<br />

Tiger Woods, l’hiver <strong>de</strong>rnier, quand tu as défrayé la chronique, j’ai compati. Tes sponsors<br />

t’ont lâché, les bien-pensants se sont indignés, la culpabilité t’a rongé et tu as déserté le<br />

green.<br />

La foule faussement sentimentale juge et condamne. Les photos <strong>de</strong> l’épouse bafouée font la<br />

une <strong>de</strong>s magasines. Elle est resplendissante, et sa beauté augmente à la tragédie. Quel<br />

monstre peut trahir une femme aussi belle ? Il délaisse le sublime au profit <strong>de</strong> proies faciles,<br />

telles <strong>de</strong>s serveuses <strong>de</strong> bar, <strong>de</strong>s stripteaseuses, <strong>de</strong>s beautés communes à <strong>de</strong>s annéeslumière<br />

<strong>de</strong> la femme qu'il a choisie.<br />

« Ne faites pas <strong>de</strong> suppositions ». Que Tiger Woods pardonne l'outrecuidante Emma <strong>de</strong><br />

déroger à l’accord toltèque n°3. Elle sait qu'elle doit trouver le courage <strong>de</strong> poser <strong>de</strong>s<br />

questions directes, et d’exprimer ses vrais désirs. Elle a compris le message. Mais tout <strong>de</strong><br />

même ! Elle ne peut pas se permettre d'envoyer un mail à Tiger pour qu’il confirme son<br />

interprétation. Ça serait surréaliste. L'audace d'Emma a ses limites, et surtout, elle maîtrise<br />

mal l’anglais.<br />

Il n'empêche, ces gens qui crient haro sur le pêcheur ne savent pas ce que c’est <strong>de</strong> se sentir<br />

seul au mon<strong>de</strong>.<br />

Personne ne s’imagine combien la perfection peut être ennuyeuse. Souvent, la beauté<br />

surnaturelle <strong>de</strong>s femmes <strong>de</strong> riches n’a <strong>de</strong> fonction qu’utilitaire. Le darwinisme social nous<br />

apprend qu'un beau physique est nécessaire pour améliorer l’espèce. Le millionnaire au<br />

talent hypertrophié qui épouse la plus belle femme du mon<strong>de</strong> se positionne en géniteur, rien<br />

d’autre.<br />

De quoi peut-on encore rêver lorsqu’on a tout ce qu’il faut possé<strong>de</strong>r : argent, réussite sociale,<br />

gloire, famille <strong>de</strong> carte postale,… ?<br />

C’est à cet instant qu’on aspire à être. Ne rien avoir, seulement être.<br />

Il faut avoir reçu plus que les autres, eu jusqu’à satiété pour éprouver ce besoin viscéral<br />

d’accomplissement personnel. Emma revient à la pyrami<strong>de</strong> <strong>de</strong> Maslow, à son cher Swan,<br />

toujours lui, le seul à partager son envie <strong>de</strong> comprendre.


Louise est pensive.<br />

Que <strong>de</strong>vient la voisine ? Ce n’est pas qu’elle lui manque, c’est juste que ça fait un bail que<br />

cette chère Emma n’a pas pointé le bout <strong>de</strong> son nez. Il faut croire qu’elle s’affaire. La<br />

marmotte est sortie <strong>de</strong> son terrier et s’est changée en bulldozer. Elle appartient à cette<br />

catégorie <strong>de</strong> femmes qui ne savent pas doser. Tout ou rien. Les enfants gâtés ne connaissent<br />

que l’excès, leurs mères ne leur ont pas appris la modération.<br />

Emma, une énigme. Ange ou démon ? Louise est incapable <strong>de</strong> trancher.<br />

La blondinette a beau être absente, elle est quand même au centre <strong>de</strong> toutes les attentions.<br />

Louise a entendu parler <strong>de</strong> sa <strong>de</strong>rnière lubie. Elle tient l'info <strong>de</strong> Marilou qui n’avait rien <strong>de</strong><br />

mieux à lui raconter. Leur adorable voisine donne dans la compassion. Elle œuvre pour la<br />

cause <strong>de</strong>s sans domicile. Louise n'est pas dupe. Tant qu’elle continuera à claquer l’argent <strong>de</strong><br />

son ménage chez Etam, La City ou H&M et qu’elle s’efforcera <strong>de</strong> ressembler à une hit girl sur<br />

le retour, il n’y a aucun danger qu’on la confon<strong>de</strong> avec sœur Emmanuelle.<br />

De plus Louise n'est pas sûre que l’engagement militant soit vraiment bon pour l'image<br />

glamour d'Emma. La voie qu’elle a choisie risque <strong>de</strong> l’éloigner définitivement <strong>de</strong> Terry<br />

Hatcher et <strong>de</strong> la rapprocher <strong>de</strong> Nadine Morano.<br />

Marilou a narré à Louise l'histoire <strong>de</strong> Morgane et <strong>de</strong> Sébastien, les amoureux transis <strong>de</strong> froid,<br />

Les Amants du Pont-Neuf version trash et nouveau millénaire.<br />

Quand on a que l’amour, comme le chantait Brel. Au sens littéral du terme, les <strong>de</strong>ux<br />

tourtereaux déplumés vivent d’amour et d’eau fraîche. Ils ont élu domicile dans une tente<br />

plantée dans un bosquet, proche du quartier <strong>de</strong> bourges où vit Emma, où Louise et Marilou<br />

rési<strong>de</strong>nt aussi.<br />

Chaque matin, Morgane prend le bus pour se rendre à l’hypermarché du coin, où elle est<br />

exploitée comme caissière, vingt heures par semaine, pour une misère. Elle gagne six cents<br />

euros par mois. C’est le prix estimé <strong>de</strong> sa survie, la sienne et celle <strong>de</strong> son compagnon.<br />

Morgane et Sébastien n’ont pas trouvé <strong>de</strong> logement faute <strong>de</strong> garant. Ici, c’est une ville<br />

bourgeoise, c’est au nappy, rejeton légitime d’un vieux con <strong>de</strong> droite décomplexé, cancre<br />

notoire mais doué d’un sens certain <strong>de</strong>s relations publiques, que le propriétaire frileux<br />

accor<strong>de</strong> sa confiance.<br />

Sébastien n’a pas <strong>de</strong> travail. Morgane est une fée déguisée en travailleuse pauvre. Ils ont un<br />

peu plus <strong>de</strong> vingt ans, le plus bel âge <strong>de</strong> la vie. La redistribution <strong>de</strong>s richesses ne fonctionne<br />

pas pour eux. Ils n’ont pas atteint les vingt-cinq ans réglementaires, les minima sociaux leur<br />

sont inaccessibles.<br />

Vingt ans et <strong>de</strong>s poussières, c’est trop jeune pour mourir. Alors, ils continuent à avancer.<br />

Parce qu’ils s’aiment plus que tout, ils tiennent <strong>de</strong>bout. Ils ont eu raison d’espérer. Ils ont<br />

croisé Emma, la madone du hameau. Émue par leur histoire, la rombière sentimentale s’est<br />

débrouillée pour leur dégoter un abri. Greg, le « métalleux » pédagogue s’est associé au plan<br />

<strong>de</strong> sauvetage. L’homme à la moto aspire en secret à la vie monacale. Ça tombe bien,<br />

puisqu’il a élu domicile à l’école. Le local fabuleux, pour mémoire, mis gracieusement à


disposition par son altesse sérénissime Swan, est équipé comme une garçonnière. Grégory<br />

dispose d’une douche, d’un espace cuisine et d’un lit pour dormir.<br />

Sans regret, avec l’assurance insupportable du bon samaritain, le motard ailé a abandonné<br />

son appartement confortable au couple d’indigents. Décidément, Louise se méfie <strong>de</strong>s mecs<br />

bien !<br />

Ainsi soit Emma. Voilà pour la part <strong>de</strong> l’ange.<br />

Maintenant, c’est la version démoniaque que Louise veut révéler.<br />

La veille, c’est une Marilou ravagée qu'elle a vu débarquer. Son visage était tuméfié, ses<br />

yeux exprimaient l’effroi. Elle a désigné son ventre protubérant <strong>de</strong> femme enceinte. Il était<br />

meurtri d’ecchymoses.<br />

— C’est Christophe, il m’a filé <strong>de</strong>s coups <strong>de</strong> pieds.<br />

Son salopard <strong>de</strong> mari venait <strong>de</strong> franchir une étape supplémentaire dans l'ignominie. La<br />

grossesse non programmée <strong>de</strong> son épouse lui avait fait <strong>de</strong>scendre un nouveau palier en<br />

direction <strong>de</strong>s enfers.<br />

Marilou lui a tout expliqué.<br />

— C’est <strong>de</strong> la faute d’Emma. Cette conne m’a écrit une lettre sur la maternité, je crois…<br />

Tu es au courant que cette fille vit sur une autre planète, et qu’elle ne parle pas notre<br />

langue. Je n’ai rien compris ou presque à son baratin. N’empêche, ce putain <strong>de</strong> courrier, elle<br />

n’aurait jamais dû l’écrire. Christophe est tombé <strong>de</strong>ssus, et ça l’a mis en rage.<br />

Elle a ajouté :<br />

— Cette fille est vraiment une sorcière ! Elle a le pouvoir <strong>de</strong> mettre les mecs dans <strong>de</strong>s états<br />

pas possible !<br />

Louise, en rogne mais impuissante, s'est contentée <strong>de</strong> ces mots :<br />

— Je suis désolée…<br />

Marilou regar<strong>de</strong> son interlocutrice avec insistance. Elle ne l'implore pas, elle exige.<br />

— Pour une raison que j’ignore, Christophe a peur <strong>de</strong> toi. Tant que je serai chez toi, il ne me<br />

fera rien, j’en suis sûre.<br />

— Tu peux rester autant que tu veux.<br />

Marilou n'en attendait pas moins <strong>de</strong> Louise.


J-256<br />

19 avril. C'est la saint Emma, et la journée démarre sur les chapeaux <strong>de</strong> roues !<br />

Matinales, Élodie et sa patronne atten<strong>de</strong>nt le chaland, ou plutôt la « chalan<strong>de</strong> », car leur<br />

clientèle est majoritairement féminine. Pour autant, les petites princesses du textile ne<br />

désespèrent pas d’y voir se présenter tôt ou tard un minet, un néo-dandy, un shalala,... C’est<br />

avec plaisir qu'elles contribueraient à son embellissement !<br />

Pour se mettre en train, Emma bavar<strong>de</strong> avec sa jeune collaboratrice.<br />

— Quelle est ta conception <strong>de</strong> la beauté, Élodie ? Qui incarne ton idéal féminin ?<br />

— Au risque <strong>de</strong> vous… euh, pardon, <strong>de</strong> te surprendre, c’est la vierge Marie. Elle est celle qui<br />

a conçu sans commettre le péché <strong>de</strong> chair. Elle est au-<strong>de</strong>ssus du mon<strong>de</strong>… Elle est la pureté<br />

inaccessible… Elle est parfaite.<br />

Nonobstant son agnosticisme, Emma a en commun avec Élodie un fond <strong>de</strong> spiritualité<br />

presque anachronique.<br />

L'aînée risque un commentaire.<br />

— Pour moi, elle représente le féminin désincarné, vidé <strong>de</strong> sa substance… S’il me faut choisir<br />

parmi les figures <strong>de</strong> la chrétienté, c’est à Marie-Ma<strong>de</strong>leine que je voudrais ressembler.<br />

— Mais c’était une pécheresse, une femme <strong>de</strong> mauvaise vie !<br />

Emma s'insurge.<br />

— C’est cela qu’on t’a enseigné au catéchisme ? Heureusement que mes propres enfants n’y<br />

sont jamais allés. Elle a péché, et alors ? Moi aussi !<br />

Pour une raison inconnue d'Emma, le regard d'Élodie se trouble. La patronne poursuit son<br />

panégyrique spirituel et féministe à la fois.<br />

— Marie-Ma<strong>de</strong>leine était la lumière qui réchauffe les âmes transies ; elle était l’apôtre <strong>de</strong>s<br />

apôtres. Elle est l’amour incarné. À ses pieds tout en pleurs, elle se mit à les arroser <strong>de</strong> ses<br />

larmes avec les cheveux <strong>de</strong> sa tête, et elle les baisait et les oignait <strong>de</strong> parfum. C’est dans les<br />

évangiles, tu ne trouves pas ça beau ?<br />

— C’est avilissant et puéril. Pendant ce temps, Marthe, sa sœur, se tape tout le boulot en<br />

cuisine.<br />

— Faire la popote n’est pas la priorité d’une femme amoureuse, même si ma grand-mère<br />

prétend que le cœur d’un homme passe par son estomac... Toi qui crois en Jésus, tu <strong>de</strong>vrais<br />

éprouver au minimum <strong>de</strong> la sympathie pour cette figure romantique, sinon la chérir. Elle était<br />

la préférée parmi les disciples du Christ. Les autres en étaient jaloux. À la question :<br />

« Pourquoi l’aimes-tu plus que nous ? », il répondait : « Comment se fait-il que je ne vous<br />

aime pas autant qu’elle ? » Ça aussi c’est dans les évangiles.


Élodie ne réplique pas.<br />

Après le spirituel, le temporel. L’air du temps stimule la styliste et alimente ses<br />

conversations. Le bavardage la connecte à la société, l'incite à se préoccuper <strong>de</strong> ses<br />

semblables. Emma refuse <strong>de</strong> n'être qu'une princesse, isolée dans sa tour d’ivoire.<br />

L'existence humaine la passionne, et elle en fait l'une <strong>de</strong> ses raisons <strong>de</strong> vivre. Les<br />

intellectuels évoquent le sens <strong>de</strong> l’Histoire. Aux philosophes, aux historiens, elle aimerait<br />

dire, les histoires font l’Histoire.<br />

— Tu connais Loana ?<br />

— Oui, j’aime beaucoup cette fille, la reine <strong>de</strong> Bimboland après Victoria Silvstedt, en<br />

beaucoup plus émouvante !<br />

Mentalement, Emma se représente face à face les <strong>de</strong>ux blon<strong>de</strong>s incendiaires et siliconées<br />

que tout oppose : la cagole et la bombe glacée, juste une question <strong>de</strong> latitu<strong>de</strong>. Élodie lui<br />

expose le cas Loana, cela l'interpelle.<br />

— Tu savais que son mec la battait ? Elle n’a pas <strong>de</strong> chance avec les hommes cette fille,<br />

c’est au moins le troisième type qui la frappe.<br />

— À tout prendre, je préfère encore ma situation : je n’aurais été frappée que par la<br />

foudre !<br />

— Swan ?<br />

Emma acquiesce en souriant avant <strong>de</strong> revenir à Lolo la pulpeuse, victime « bimboesque » et<br />

médiatisée <strong>de</strong> la barbarie ordinaire.<br />

— Comme cette fille était maltraitée par son père, ses fêlures en font une héroïne <strong>de</strong><br />

tragédie mo<strong>de</strong>rne. Elle est la gagnante du Loft, et sa victoire ne <strong>de</strong>vait rien au hasard. Quand<br />

la fragilité s’associe à la beauté et au courage, c’est souvent la promesse d’un talent<br />

indéniable.<br />

Élodie proteste et rétorque :<br />

— Loana n’est pas une artiste, elle n’a aucun talent !<br />

— Elle a su se faire aimer du public pour sa seule présence, son charisme, et c’est en soi une<br />

performance. Elle a conquis la France entière : son talent, c’est la séduction <strong>de</strong> masse.<br />

— Quand même, je n’aimerais pas être à sa place. Sa gloire appartient déjà au passé et à<br />

mon avis, elle n’est pas prête à le trouver son prince charmant. Séduire la foule et séduire un<br />

homme, ce n’est pas le même exercice. Il faut dire aussi que les mecs bien, ça ne court pas<br />

les rues !<br />

Emma réagit avec conviction.<br />

— Et pourtant ils existent Élodie ! Il faut y croire. Regar<strong>de</strong> la société autour <strong>de</strong> nous ; songe<br />

à tout ce qui nous fait peur, la crise, le fanatisme religieux, l’épidémie grippale et la<br />

pandémie libertici<strong>de</strong>. L’amour est l’ultime refuge, l’antidote à tous les maux.


Emma capte l'air du temps : c'est son travail ! Ce qu'elle exprime, les puissants <strong>de</strong> ce mon<strong>de</strong><br />

l’ont compris. Obama et l’énergique Michelle, Sarko et la douce Carla, leur couple est leur<br />

meilleure propagan<strong>de</strong>, la foule sentimentale n’étant jamais rassasiée.<br />

Oyez braves gens les battements <strong>de</strong> cœurs <strong>de</strong> nos amis nantis ! Admirez tous ces duos<br />

médiatiques qui prolifèrent ! Charlotte Gainsbourg et Yvan Attal, Pénélope Cruz et Javier<br />

Bar<strong>de</strong>n, Guillaume Canet et la pétillante Marion Cotillard, Angelina, la déesse multipare, et le<br />

valeureux Brad !<br />

Dans son extrême indulgence, le bon peuple pardonne tout : l’étalage indécent <strong>de</strong> la richesse<br />

et les SDF, les salaires non plafonnés <strong>de</strong>s déci<strong>de</strong>urs et les travailleurs pauvres, les soirées<br />

VIP qui font la fortune <strong>de</strong>s traiteurs et les poubelles <strong>de</strong>s supermarchés,… Le champagne qui<br />

coule à flots, l’eau qui se raréfie, les stocks options, le pouvoir d’achat en berne, les mariages<br />

princiers, la soupe populaire…, la France d’en bas accepte tout <strong>de</strong> celle d’en haut dès lors<br />

qu’elle se montre capable d’aimer.<br />

La candi<strong>de</strong> Emma s'assombrit.<br />

Pourquoi faut-il toujours que ma pensée me mène dans le caniveau ? Pourquoi ne suis-je pas<br />

simplement conforme à l’image que je renvoie ? Comme j’aimerais n’être que cette quadra<br />

immature, narcissique, frivole et amoureuse !<br />

Elle a envie d’un remontant. Elle sort la bouteille <strong>de</strong> whisky.<br />

— Trinquons à notre réussite future ma belle Élo !<br />

Tout en savourant l’enivrant breuvage, elle ne peut s'empêcher <strong>de</strong> culpabiliser à l’idée<br />

d’entraîner une innocente jeune femme <strong>de</strong> vingt-quatre printemps dans sa débauche.<br />

L'auto<strong>de</strong>struction est rarement un plaisir solitaire, le plus souvent, l'activité requiert un<br />

complice ou, à défaut, un témoin.<br />

Euphorique et désœuvrée, Emma se peinturlure les ongles <strong>de</strong>s orteils. Élodie s'en amuse.<br />

— Tu veux mettre tes pieds en vitrine ? Ce n'est pas encore la saison.<br />

— Se faire les orteils, c'est une manière d'affirmer son besoin <strong>de</strong> volupté, <strong>de</strong> paresse, <strong>de</strong><br />

siestes crapuleuses.<br />

Élodie continue à observer sa patronne.<br />

— Si ça te démange entre les doigts <strong>de</strong> pied malgré une hygiène irréprochable, c'est signe<br />

<strong>de</strong> frustration sexuelle. Tu le savais ?<br />

— Je ne suis pas frustrée, puisque je n'éprouve plus <strong>de</strong> désir.<br />

Beauté discrète, blon<strong>de</strong>ur inhibée, une femme <strong>de</strong> l'âge d'Emma est entrée.<br />

Isabelle, elle s'est nommée, et Emma a aussitôt percuté. La jolie cliente est l'épouse <strong>de</strong> celui<br />

qui fut son amant, François.<br />

Sa requête est simple : elle veut <strong>de</strong> l'ai<strong>de</strong> pour reconquérir son homme. Emma accepte la<br />

mission.


Tacitement, les filles déci<strong>de</strong>nt <strong>de</strong> démarrer par la coiffure.<br />

« La forme ovoï<strong>de</strong> <strong>de</strong> votre crâne est tellement séduisante que vous auriez tout intérêt à<br />

choisir une coupe ultracourte. De plus, vos oreilles sont parfaites. »<br />

Au risque d'en faire trop, Emma développe :<br />

— Il ne faut négliger aucune partie <strong>de</strong> votre anatomie. La beauté <strong>de</strong> vos oreilles est l'œuvre<br />

d'art <strong>de</strong> votre hérédité. C'est la marque d'une rencontre génétique idéale !<br />

— Vous croyez ?<br />

— Absolument ! Le beau doit être mis en valeur à n'importe quel prix. Vous êtes une œuvre<br />

d'art Isabelle ! Pouvez-vous imaginer un tableau <strong>de</strong> maître rangé dans un débarras ?<br />

Élodie adresse un regard ironique à son aînée. Emma peut y lire : baratin <strong>de</strong> commerciale<br />

peu aguerrie. Peu lui importe ! Quand sa jeune collaboratrice aura appris à mieux la<br />

connaître, elle saura qu'elle est sincère. Elle ne dit que ce qu'elle pense, rien <strong>de</strong> plus.<br />

Isabelle semble perdue. Emma la regar<strong>de</strong> avec toute la douceur dont elle se sent capable.<br />

— Que vous évoque le mot « femme » ?<br />

— Je ne sais pas... La beauté, la gentillesse... La maternité aussi, peut-être ?<br />

— C'est une jolie association. J'ai eu l'occasion <strong>de</strong> poser la même question à plusieurs<br />

hommes, voici ce qu'ils ont répondu : déesse, blancheur, pié<strong>de</strong>stal <strong>de</strong> bonté, amphore,<br />

bénédiction, émergence, sacrée,... Vous voyez Isabelle, c'est vers cet idéal que nous <strong>de</strong>vons<br />

tendre.<br />

— Comme il est difficile d'être une femme !<br />

Isabelle lui parle <strong>de</strong> sa vie, <strong>de</strong>s petits plats qu'elle préparait pour son homme qui rentrait<br />

dîner <strong>de</strong> plus en plus tard, <strong>de</strong> sa maison qu'elle a toujours entretenue avec passion, <strong>de</strong>s<br />

meubles accumulés un par un, <strong>de</strong> la déco si souvent renouvelée.<br />

— Mon mari ne voyait rien. Il ne prêtait plus attention à rien, ni à moi, ni à notre maison.<br />

Elle insiste sur les efforts qu'elle a fournis pour lui plaire. Isabelle mentionne aussi ses petites<br />

ron<strong>de</strong>urs. Elle fait part <strong>de</strong> son intention <strong>de</strong> consulter un nutritionniste. Son regard s'attar<strong>de</strong><br />

avec insistance sur la silhouette d'Emma. Laquelle y décèle un soupçon <strong>de</strong> jalousie. Cela la<br />

flatte.<br />

— Comment faites-vous pour rester mince ?<br />

— Je ne mange que ce dont j'ai réellement besoin ou ce qui me fait vraiment plaisir. Si je<br />

n'ai pas faim, je ne mange pas. En revanche, je ne me prive pas. Si un chou à la crème me<br />

tente, je cè<strong>de</strong> à la tentation.<br />

Elle fait aussi un peu d'exercice : métho<strong>de</strong> Pilates et course à pied.<br />

— La dépense physique et la frugalité ont du bon. Dans la quête du plaisir, l'ascèse surclasse<br />

la gourmandise. Elle augmente et maintient la sensibilité du corps, parce qu'elle nous fait


essentir avec plus d'intensité le sens <strong>de</strong> nos propres actions et <strong>de</strong>s événements <strong>de</strong> notre<br />

existence.<br />

Élodie rit et Isabelle aussi.<br />

Ironie. Aucune <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux ne prend Emma au sérieux. Elles restent sour<strong>de</strong>s à un discours qui<br />

les dépasse plus qu'il ne les amuse. Alors, elle change <strong>de</strong> ton.<br />

— Je crois que ce qui rassasie, ce n'est pas la quantité <strong>de</strong> nourriture, mais l'absence<br />

d'avidité.<br />

— Pardon ???<br />

— Cela s'applique aussi à la vie, Isabelle.<br />

La cliente est perplexe.<br />

— Je suis <strong>de</strong> passage dans cette vie. Je ne possè<strong>de</strong> rien. Mes vêtements ? Il participe <strong>de</strong><br />

mon style, rien d'autre. À chaque saison, je débarrasse, je donne. Je peux me délester <strong>de</strong><br />

tout. Je ne tiens à rien. La valeur symbolique <strong>de</strong>s objets m'échappe. Vous voulez une preuve<br />

? J'ai perdu mon alliance.<br />

Élodie interrompt sa patronne.<br />

— C'est aux personnes que tu es attachée.<br />

— Et encore... Dans mes relations, je suis plutôt détachée. Lorsque je suis auprès <strong>de</strong> celui<br />

que j'aime, mon bonheur atteint son paroxysme. Pourtant, je ne le possè<strong>de</strong> pas.<br />

Comme Isabelle semble ne pas comprendre, Emma en remet une couche.<br />

— Depuis que j'ai décidé que <strong>de</strong> ne rien avoir est moins ennuyeux que <strong>de</strong> possé<strong>de</strong>r, je<br />

n'envie plus les autres. Au contraire, je n'éprouve que détachement et lassitu<strong>de</strong> <strong>de</strong>vant leur<br />

âpreté au gain.<br />

Il arrive à Emma <strong>de</strong> faire semblant, <strong>de</strong> prendre part à la course à l'appropriation. En secret,<br />

elle savoure le plaisir <strong>de</strong> se laisser prendre au jeu. Elle s'étonne et se grise <strong>de</strong> la frénésie <strong>de</strong>s<br />

autres en se disant qu'elle, elle a déjà tout.<br />

Elle perçoit enfin, une lueur tardive dans les yeux d'Isabelle. Elle en profite pour achever <strong>de</strong><br />

la convaincre.<br />

— Le détachement, ça marche aussi pour les hommes. Quand vous aurez reconquis l'homme<br />

que vous aimez, n'oubliez pas, vous n'êtes pas son geôlier. Donnez à cet homme tout<br />

l'espace dont il a besoin, et il restera avec vous.<br />

Isabelle semble captivée par le discours du coach. Emma en retire une intense satisfaction.<br />

Elle se sent enfin utile !<br />

La réaction <strong>de</strong> sa jolie cliente l'encourage à poursuivre.<br />

— Délaissez un peu votre maison, vos meubles. Moins vous vous occuperez <strong>de</strong>s choses, plus<br />

vous aurez <strong>de</strong> temps à consacrer aux personnes.


— Passons aux choses sérieuses, intervient Élodie.<br />

Sur ces bonnes paroles, Isabelle s'abandonne aux mains <strong>de</strong>s expertes.<br />

Les relookeuses ne sont pas sculpteurs, elles ne façonnent pas leur cliente. Du regard, Emma<br />

déshabille Isabelle. Sa complice, Élodie, la passe au scanner. Seule compte son âme, elles<br />

espèrent révéler la beauté intérieure, la seule véritable, l'essence d'Isabelle.<br />

C'est parti pour le show ! Enfila<strong>de</strong> <strong>de</strong> tenues chatoyantes à n'en plus finir, tourbillon <strong>de</strong><br />

féminité, déferlante <strong>de</strong> bonne humeur, les filles s'éclatent.<br />

Elle pare Isabelle d'une robe bleu nuit.<br />

— Cette couleur correspond au sommeil dont vous semblez manquer et d'obscurité. Le bleu<br />

nuit répond aussi aux besoins d'harmonie, d'unité, <strong>de</strong> regroupement ou d'association. C'est<br />

une couleur parfaite pour la vie <strong>de</strong> couple.<br />

La cliente resplendit. Son teint presque diaphane est mis en valeur, sa blon<strong>de</strong>ur rehaussée.<br />

— Profon<strong>de</strong>ur, univers infini, ciel étoilé, constellation, le bleu nuit nous fait aller au-<strong>de</strong>là du<br />

mental et du rationnel. Cette couleur dit que vous appartenez au mon<strong>de</strong>, à la société <strong>de</strong>s<br />

hommes. Vous êtes la beauté globale !<br />

Emma passe au rose magenta. Cette couleur est celle <strong>de</strong> l'amour, du lien, <strong>de</strong> la relation,<br />

d'intimité. Isabelle est venue pour ça.<br />

— Essayez cette tunique ! Ce rose vous ira à ravir. Cette couleur évoque l'amour, l'empathie,<br />

la compassion, l'affection, la symbiose... C'est aussi la jeunesse <strong>de</strong> votre cœur, votre essence<br />

et votre âme qui seront révélées. Il vous faut retrouver la petite Isabelle, si enjouée,<br />

innocente, vulnérable et délicieusement sensible.<br />

Est venu le temps <strong>de</strong> s'émerveiller <strong>de</strong>vant la beauté intrinsèque <strong>de</strong> toutes choses.<br />

Élodie et Emma regar<strong>de</strong>nt la femme renaissante qui déambule sous leurs yeux. Elle est<br />

sublime : elles ont dépassé leur objectif !<br />

Isabelle les remercie chaleureusement.<br />

— Les filles, vous êtes <strong>de</strong>s Amélie Poulain ! Par votre seule présence, vous changez le<br />

mon<strong>de</strong> dans lequel vous vivez.<br />

Élodie est touchée, Emma encore plus ! Laquelle a envie d'ajouter qu'elle se sent plutôt<br />

proche <strong>de</strong> Bridget Jones. Elles ont en commun une vulnérabilité peu ordinaire qu'elles ne<br />

parviennent pas à dissimuler. Bridget a conquis le mon<strong>de</strong>, Emma aimerait beaucoup suivre sa<br />

trace !<br />

Au final, Emma ne fait ni ajout ni commentaire. Elle préfère ne rien dire.<br />

Par respect pour sa cliente, pour François, pour préserver un amour qui renaît, elle apprend à<br />

se taire.<br />

Élodie s'en va. Elle a <strong>de</strong>s choses à faire.


La patronne n'a pas envie <strong>de</strong> rentrer chez elle, elle s'attar<strong>de</strong>. Elle a un alibi, elle est le<br />

capitaine du navire. Le boss ici, c'est elle ! La fonction justifie qu'elle ferme la boutique à une<br />

heure tardive. Elle range l'atelier. Elle dresse l'inventaire <strong>de</strong>s tenues affriolantes,<br />

rafraîchissantes, évanescentes, éparpillées çà et là.<br />

Elle s'interroge.<br />

La relookeuse a-t-elle besoin d'être relookée ?<br />

Quel est son style ?<br />

C'est une bourgeoise désespérée donc BCBG. Elle a aussi un côté bimbo pour cause <strong>de</strong><br />

sentimentalité pathologique. Elle se surprend parfois en bobo, sans doute en raison <strong>de</strong> la<br />

connotation régressive du terme. Sa personnalité fragile la prédispose aussi à être une lolita,<br />

même si à quarante piges, c’est ridicule. La vérité, c'est qu'elle est tout à la fois. La futile<br />

Emma est une fashionista pur jus. C'est une victime <strong>de</strong> la mo<strong>de</strong>, elle n'en est pas fière. Dans<br />

un an, dans une semaine, dans une heure, elle fera sauter son dressing !<br />

Quelle femme est-elle ?<br />

Elle est l'ingénue extatique. Elle est celle qui admire la puissance et l'audace <strong>de</strong> celui qui<br />

réussit, elle est la muse qui encourage l'homme <strong>de</strong> génie. Elle est la petite fille en adoration<br />

<strong>de</strong>vant le père.<br />

Elle est la femme fatale, fille <strong>de</strong> la fatalité. Elle est celle qui prend le pouvoir et le contrôle.<br />

Contrainte au rapport <strong>de</strong> forces, elle s'arrange pour triompher <strong>de</strong> l'homme qui plonge. Emma<br />

se dit qu'elle est prête à tout pour faire perdre celui qu'elle a renoncé à gagner.<br />

« Il arrive qu'une femme rencontre une épave et qu'elle déci<strong>de</strong> d'en faire un homme sain.<br />

Elle y réussit parfois. Il arrive qu'une femme rencontre un homme sain et déci<strong>de</strong> d'en faire<br />

une épave. Elle y réussit toujours. » Dans cette citation sublime <strong>de</strong> réalisme, Cesare Pavese<br />

rappelle à Emma qu'elle appartient aux <strong>de</strong>ux catégories <strong>de</strong> femmes. Elle est ange et démon<br />

dans les mêmes proportions, au gré <strong>de</strong>s circonstances. Sa personnalité est duelle, sinon<br />

multiple, néanmoins elle fait avec.<br />

Emma est aussi la mère. Affectueuse, bienveillante, compréhensive, elle dorlote l'homme<br />

avi<strong>de</strong> <strong>de</strong> conseils.<br />

Au fond d'elle-même, qui est-elle ?


J-246<br />

Emma et François vont se revoir pour la <strong>de</strong>rnière fois. À midi, ils déjeunent ensemble. Elle<br />

sait ce qui l'attend et s'y prépare avec courage. Son ex-amant l'invite à un déjeuner d'adieu.<br />

Elle se veut détachée, même s’il n'en est rien. Elle est juste luci<strong>de</strong>.<br />

La conversation démarre en mo<strong>de</strong> léger, anodin, puis survient l'instant crucial au cours<br />

duquel l'homme <strong>de</strong>man<strong>de</strong> :<br />

— À qui rêves-tu, Emma ? Qui recherches-tu à travers moi ?<br />

Elle répond comme on adresse une prière.<br />

— Je te l’ai déjà dit, je vise le sublime. Je veux l’intelligence fulgurante, le talent <strong>de</strong><br />

visionnaire, la générosité à son paroxysme, la créativité débridée, la beauté rayonnante.<br />

— Je ne suis pas cet homme-là, Emma.<br />

— Je veux celui qui saura m’inspirer une admiration sans limite, une confiance absolue, une<br />

foi inébranlable.<br />

— Ce n’est pas un homme que tu recherches, mais un Dieu. Qu’offres-tu en échange ?<br />

— Toute l’adoration dont je suis capable, mon soutien inconditionnel, la meilleure part <strong>de</strong><br />

mon être. En tout cas, je promets <strong>de</strong> faire <strong>de</strong> mon mieux.<br />

— Je ne suis pas un homme pour toi, je ne suis pas à la hauteur. Ton prix est trop élevé…<br />

Tu es au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> mes moyens, Emma.<br />

Le sourire <strong>de</strong> François n'empêche pas l'intéressée <strong>de</strong> riposter.<br />

— Comme on ne peut acheter que ce qui est à vendre, moi, je préfère me donner.<br />

François insiste.<br />

— Je ne crois pas à l'amour désintéressé, car rien n'est gratuit dans ce mon<strong>de</strong> !<br />

— Dans ce cas, il te reste à comparer les offres !<br />

Emma est amère mais pragmatique.<br />

François argumente encore.<br />

— Tu ne peux pas m'aimer. Je ne suis qu'un homme et tu exiges un dieu, un ange à la<br />

rigueur...<br />

Elle ne dément pas. À propos d'ange, elle pense à Swan (Lange).<br />

— Emma, tu m'as séduite et j'ai succombé. Je suis un homme avant tout. Je ne regrette<br />

rien… J'ai passé <strong>de</strong> beaux moments avec toi, très intenses.<br />

Elle finit par lui <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r :


— Tu vas te remettre en couple avec Isabelle ?<br />

— Oui, elle est prête à se contenter d'une vie simple avec un homme ordinaire. C'est une<br />

compagne aimante, attentionnée, jolie aussi. Il faudrait être taré pour exiger davantage !<br />

— François, tu es vraiment un type bien, gentil, intelligent, il ne te manque que la folie.<br />

L'homme réprime un sourire. Emma n'a plus rien à dire. Elle pense à Swan. Il suffit à la<br />

femme fatale qu'elle <strong>de</strong>vient <strong>de</strong> battre <strong>de</strong>s cils, d'aligner les bons mots pour que les hommes<br />

tombent. Lui seul a su lui résister… Lui seul n'a pas failli. Est-ce parce qu'il est plus<br />

qu'humain ?<br />

Elle aime cette homme avant tout, parce qu'il sort <strong>de</strong> l'ordinaire. Parce qu'il est homme<br />

d'exception, elle ne l'aura pas.<br />

Swan, mon horizon indépassable qui me fait redouter <strong>de</strong> ne pas être capable d’aimer après<br />

toi.


J- 244<br />

8 mai. Emma se connecte sur le net pour se relier au mon<strong>de</strong>. Les réseaux sociaux ne sont<br />

pas un substitut mo<strong>de</strong>rne du café du commerce. Les échanges y sont plus profonds.<br />

Réflexion sur le bonheur...<br />

1- On naît tous avec un certain potentiel...<br />

2- On utilise en général une partie faible <strong>de</strong> ce potentiel<br />

3- Le bonheur n'est-il pas <strong>de</strong> prendre conscience <strong>de</strong> ce potentiel d'une part et <strong>de</strong> chercher à<br />

s'en rapprocher durant toute sa vie (dans le cadre professionnel ou privé... démarche<br />

personnelle ou facilité par l'environnement...) ?<br />

C'est du grand Swan ! Emma apprécie la sagesse <strong>de</strong> l'aimé à sa juste mesure.<br />

Lors <strong>de</strong> purs instants <strong>de</strong> créativité, il est arrivé à Emma d'entrevoir l'étendue <strong>de</strong> son<br />

potentiel. Le possible en elle se révèle lorsqu’elle <strong>de</strong>ssine, lorsqu’elle fait rejaillir la beauté<br />

enfouie d'une femme qui avait renoncé à prendre soin d'elle. À l'école aussi. Dans ces<br />

moments exaltants où elle parvient à communiquer aux enfants sa passion <strong>de</strong> comprendre le<br />

mon<strong>de</strong>, elle éprouve une joie indicible.<br />

Swan, quel bonheur <strong>de</strong> te lire ! Tu réponds à mes questions, apaises mes angoisses.<br />

Toi, mon ange gardien. En entendant tes mots, je cesse <strong>de</strong> douter. Tu es mon étoile du<br />

berger. Tu me montres le chemin. Je ne suis plus égarée sur terre. Swan, tu m’as délivrée <strong>de</strong><br />

l’errance.<br />

Un peu désœuvrée quand même, Emma prolonge son odyssée virtuelle en se rendant sur un<br />

site <strong>de</strong> rencontres.<br />

Un profil retient son attention. Un homme clame haut et fort sa passion pour l'intérêt<br />

général.<br />

Un professionnel <strong>de</strong> la politique ? Après tout, pourquoi pas ? Elle n'y voit pas<br />

d'incompatibilité, et cela en dépit <strong>de</strong> son désengagement : elle se traîne pour aller voter,<br />

c'est dire !<br />

Au diable les préjugés, elle entre en contact. Rapi<strong>de</strong>ment, le quidam lui répond. Il exerce la<br />

prestigieuse profession d'architecte.<br />

Inspirée, Emma le baratine.<br />

« J'éprouve un attrait profond et durable pour la création architecturale. C'est la seule forme<br />

d'art qui change le mon<strong>de</strong> concrètement, dans la vie <strong>de</strong> chacun. L'architecture peut<br />

assombrir le mon<strong>de</strong>, cependant le plus souvent, elle l'enchante. »<br />

Il la questionne sur ses préférences. Elle cite Barcelone et Londres. Elle lui parle aussi <strong>de</strong> leur<br />

ville <strong>de</strong> rési<strong>de</strong>nce.


« Lyon <strong>de</strong>vient l’une <strong>de</strong> ces villes attrayantes grâce à ses nouveaux volumes. »<br />

Et hop, l'affaire est dans le sac ! Elle vient <strong>de</strong> gagner une invitation à prendre un verre.<br />

Olivier s'affaire les mains plongées dans l'évier.<br />

— Je veux une cuisine comme celle que j'ai vue chez le beau-frère <strong>de</strong> Stéphane.<br />

Voilà tout ce à quoi sa vie se résume. Convoitise, quand tu nous tiens !<br />

Dégoûtée, elle quitte la pièce. Elle laisse son vieil époux à ses démons et se console en<br />

songeant à sa propre capacité à admirer les acquisitions <strong>de</strong>s autres, et à se réjouir <strong>de</strong> ce<br />

qu'elles soient chez eux et non pas chez elle.<br />

Elle reprend les comman<strong>de</strong>s <strong>de</strong> son ordinateur et <strong>de</strong> sa vie. Elle a la chance d'évoluer dans<br />

une époque fantastique. Excepté cet appareil qui la raccor<strong>de</strong> au mon<strong>de</strong>, elle n'a pas besoin<br />

<strong>de</strong> possé<strong>de</strong>r la moindre chose. Dans une heure, <strong>de</strong>main ou l'année prochaine, elle s'en ira.<br />

Dans ses bagages, elle emportera sa carte <strong>de</strong> crédit, son téléphone, son Smartbook, sa<br />

trousse <strong>de</strong> maquillage et une valise. Elle ne veut rien <strong>de</strong> plus : cela ferait trop pour ses <strong>de</strong>ux<br />

mains.<br />

Elle ouvre son courriel, nouvelle relance <strong>de</strong> l'architecte. Elle va le prendre ce verre !<br />

Elle aperçoit Olivier qui ronchonne. C'est une illusion d'optique ou il a encore grossi ?<br />

Elle se surprend à l'observer avec mépris.<br />

Qu'a-t-elle fait <strong>de</strong> cette immense tendresse qui, hier encore, se déversait dans ses yeux ?<br />

Elle va le rencontrer l'architecte. Si le type lui plaît, elle fera en sorte que le ren<strong>de</strong>z-vous se<br />

passe au mieux. Elle ne s'interdit rien, Emma.<br />

Elle va tromper Olivier pour la secon<strong>de</strong> fois. Elle le veut, elle ne luttera pas. Elle n'a plus rien<br />

à perdre.<br />

Plus rien ne me retient, il est trop tard, tu es trop loin.<br />

Le moment est venu <strong>de</strong> passer à l'acte. Infidélité, lorsqu'elle crie ton nom, c'est liberté qui lui<br />

revient en écho. Ce n'est pas son pouvoir <strong>de</strong> séduction qu'Emma veut tester. Elle n'a<br />

vraiment pas besoin <strong>de</strong> ça. Son narcissisme est intact, et son ego se porte bien. L'infidélité<br />

est pour elle une question <strong>de</strong> survie. Elle est prête à tout pour se sentir vivante, y compris à<br />

ruiner son mariage. Elle n'a plus rien à perdre. La force intérieure qui l'habite, le courage<br />

retrouvé, le bon sens défiant l'aveuglement, tout en elle l'implore d'achever une relation<br />

agonisante.


22 mai.<br />

J-223<br />

22 est le nombre préféré <strong>de</strong> Solal. En numérologie, il est associé à « grand bâtisseur ». Son<br />

énergie se concentre sur l'élaboration <strong>de</strong> projets qui affectent la vie <strong>de</strong>s gens <strong>de</strong> manière<br />

positive.<br />

Message reçu cinq sur cinq ! Emma va essayer d'utiliser la vibration <strong>de</strong> ce nombre divin en<br />

respectant cet esprit d'altruisme. Elle doit penser à l'intérêt <strong>de</strong> tous et non pas à son bénéfice<br />

propre. Elle va œuvrer pour améliorer la qualité <strong>de</strong> vie <strong>de</strong> son entourage.<br />

Si seulement les politiques pouvaient être dans cet esprit.<br />

Les len<strong>de</strong>mains d'élections sont semblables aux len<strong>de</strong>mains <strong>de</strong> cuite. Les ressortissants <strong>de</strong>s<br />

hautes sphères du pouvoir se réveillent avec la gueule <strong>de</strong> bois, et la France d'en bas se met à<br />

tanguer.<br />

Les résultats sont conformes à ceux qui étaient attendus. La politique, c'est sans surprise :<br />

nos concitoyens sont tellement prévisibles.<br />

Emma ne s'est rendue aux urnes que pour complaire à son fils dont le sens civique est sans<br />

égal. Solal savoure le triomphe <strong>de</strong> la gauche : il est à l'âge <strong>de</strong>s gran<strong>de</strong>s illusions. Trente ans<br />

plus tôt, le père d'Emma pérorait déjà : « Le socialisme, c'est une maladie infantile. » À la<br />

réflexion, il n'avait pas tort.<br />

Lullaby est déjà blasée, car la politique, elle n'y croit plus. Sa génitrice non plus.<br />

Emma se rend sur son réseau social préféré pour y découvrir les réactions <strong>de</strong> ses chers amis.<br />

Elles sont peu nombreuses : la politique ne suscite pas un véritable engouement. Le seul qui<br />

s'exprime sur le sujet, c'est Swan. En plus d'être tout ce qu'il est, cet homme provi<strong>de</strong>ntiel<br />

serait-il l'unique spécimen masculin à avoir tout le temps quelque chose à dire ?<br />

« Il semblerait que nos politiques aient pas mal <strong>de</strong> remises en cause à faire... Dans tous les<br />

partis d'ailleurs... À mon avis, tant que ceux-ci penseront plus à leur carrière qu'à l'intérêt<br />

public, à soigner leur ego et à réfléchir à court terme, on risque <strong>de</strong> tourner en rond<br />

longtemps... »<br />

À Emma <strong>de</strong> surenchérir sur l'égarement <strong>de</strong>s femmes et hommes <strong>de</strong> pouvoir, sur leur sens <strong>de</strong><br />

l'orientation inexistant. Ils ne vont nulle part.<br />

Moi j'en viens, et je n’ai aucune envie d'y retourner !<br />

Swan ne tar<strong>de</strong> pas à lui répondre. Emma lit et relit les mots <strong>de</strong> son ami avec délectation ;<br />

elle ne se lasse pas du discours <strong>de</strong> son mentor, pragmatique et limpi<strong>de</strong>.<br />

« Je crois surtout que la solution rési<strong>de</strong> dans les entreprises et l'individu. Ne croyons pas que<br />

les politiques vont résoudre nos problèmes, ils ne peuvent pas... Ils en ont déjà tellement<br />

eux-mêmes... Essayons <strong>de</strong> faire progresser le mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> notre côté, en respectant les règles<br />

en place. Pour reprendre (une fois <strong>de</strong> plus) Gandhi : "Soyons le changement que nous<br />

souhaitons voir dans le mon<strong>de</strong>"... Et surtout que le législateur et surtout le fiscaliste s'en


mêle le moins possible... :-) Ah voilà une belle journée, je suis vraiment <strong>de</strong> bonne humeur ce<br />

matin!!! »<br />

Souvent, la bonne humeur est contagieuse. Le moral d'Emma est à l'image <strong>de</strong> la journée qui<br />

s'annonce : ensoleillé.<br />

La fenêtre <strong>de</strong> la salle à manger s'ouvre sur le mon<strong>de</strong> et elle inspire. Elle retient dans ses<br />

poumons la tié<strong>de</strong>ur matinale et s'en nourrit. Son corps, réceptif, capte l'oxygène et s'en<br />

imprègne.<br />

Aérienne en esprit, elle se pare <strong>de</strong> bleu ciel.<br />

Moissonnage céleste, c'est la pensée qui lui vient. Elle commence à récolter ce qu'elle a si<br />

précautionneusement semé.<br />

Elle reçoit la presse locale. Ses métho<strong>de</strong>s éducatives suscitent l'intérêt, et on vient<br />

l'interviewer au sujet <strong>de</strong> sa petite école. Grégory est également <strong>de</strong> la partie.<br />

L'audacieuse et novatrice directrice d'école est aux anges. L'occasion lui est enfin donnée <strong>de</strong><br />

crier au mon<strong>de</strong> ce en quoi elle croit.<br />

« Je veux transmettre le goût du savoir désintéressé et <strong>de</strong> la réussite par l'effort. Mon<br />

partenaire et moi avons aboli les notes et repensé entièrement le système d'évaluation. La<br />

seule chose qui importe est <strong>de</strong> savoir si la notion a été comprise, le problème résolu...<br />

La comparaison <strong>de</strong>s élèves entre eux ne présente aucun intérêt. Peu importe d'avoir une<br />

note plus élevée que son petit camara<strong>de</strong>. On ne réussit pas contre les autres, on réussit pour<br />

soi, dans la réalisation <strong>de</strong> propre potentiel. »<br />

Elle ajoute à l'intention <strong>de</strong>s parents auditeurs :<br />

« Cessons <strong>de</strong> dire à nos enfants qu'il faut travailler à l'école pour gagner beaucoup d'argent<br />

plus tard ou dans l'objectif d'un ca<strong>de</strong>au, d'une récompense matérielle immédiate. La<br />

récompense rési<strong>de</strong> dans la réussite elle-même. »<br />

Juste après l'interview, elle va voir Louise et Marilou.<br />

Puisque le récit <strong>de</strong> ses turpitu<strong>de</strong>s semble les distraire, elle envisage <strong>de</strong> leur raconter sa<br />

soirée <strong>de</strong> la veille.<br />

Emma débarque. Louise a insisté pour qu'elle voie Marilou. Il est temps que ces <strong>de</strong>ux-là<br />

enterrent la hache <strong>de</strong> guerre. La haine, ce n’est pas bon pour les femmes enceintes.<br />

Elle file à la cuisine pour chercher le ravitaillement. Au salon, les filles se font face.<br />

Marilou allume une cigarette.<br />

— Tu ne <strong>de</strong>vrais pas fumer, suggère Emma.<br />

— Ce n'est pas une clope, c'est le calumet <strong>de</strong> la paix.<br />

Emma sourit franchement.<br />

Louise ouvre une bouteille <strong>de</strong> pinard. Elle sert Emma. Elle a une bonne <strong>de</strong>scente, comme


toujours.<br />

— Tu bois trop, commente Marilou<br />

— Ce n'est pas un verre <strong>de</strong> vin, c'est un sérum <strong>de</strong> vérité.<br />

Marilou se déri<strong>de</strong>. Emma se désinhibe. Le récit croustillant <strong>de</strong> ses aventures extraconjugales<br />

peut démarrer.<br />

« Le dîner fut interminable. Nous avons parlé pendant <strong>de</strong>s heures. Nous avons bavardé,<br />

mangé, parlé, bâfré encore. La cuisine était si savoureuse que j'étais incapable <strong>de</strong> m'arrêter.<br />

Le vin était si délicieux que j'ai renoncé à mon idée initiale <strong>de</strong> n'en boire qu'un seul verre<br />

pour ensuite, passer à l'eau. »<br />

— À la fin <strong>de</strong> la soirée, tu <strong>de</strong>vais être belle à voir, commente Marilou.<br />

« J'ai cru ne jamais arriver à me relever. Ma chaise était hyper confortable, la tête me<br />

tournait, et je m'amusais tellement que je n'avais pas envie que la soirée se termine. »<br />

Louise l'interrompt.<br />

— Justement, j'aimerais bien savoir comment ça s'est terminé...<br />

Emma commence à l'agacer sévèrement. Le bavardage stérile d'enfant gâtée la gonfle. Elle a<br />

hâte qu'elle en vienne au fait.<br />

« On est allés chez lui. La nuit <strong>de</strong>rnière fut absolument... Disons qu'elle était... Allez, les<br />

filles ! Vous n'avez pas besoin <strong>de</strong> savoir. Ne pouvez-vous pas utiliser votre imagination?<br />

Bien sûr que si ! »<br />

Elle marque une pause, ravie <strong>de</strong> son petit effet.<br />

« Il ne s'est rien passé. Nous sommes repartis chacun <strong>de</strong> notre côté et basta. Il ne me<br />

plaisait pas tant que ça, et je crois bien que c'était réciproque ! »<br />

— Tu compares encore à Swan ?<br />

— Je n'en suis plus là. Je crois que j'ai simplement envie d'être seule. J'ai dépassé les<br />

quarante balais, et je ne sais toujours pas qui je suis. Je ne peux pas attendre d'un homme<br />

qu'il me délivre <strong>de</strong> ma vie...


J-213<br />

1er juin. Lullaby est préoccupée, car son père a invité son ami Stéphane, et cette perspective<br />

ne l'enchante guère. Le climat familial lui fait redouter le pire.<br />

Stéphane va venir avec sa femme et sa fille : il ne sait pas, ô l'inconscient, qu'il est invité à<br />

un dîner <strong>de</strong> cons. Solal ne peut pas le sentir. En ce moment, son frérot est remonté, alors il<br />

ne fait aucun doute que le Stéphane et sa gentille épouse vont se faire massacrer.<br />

Lullaby est décidée à être aimable, elle envisage même <strong>de</strong> se faire belle pour l'occasion.<br />

Dans la salle <strong>de</strong> bain, elle croise Solal. Le bellâtre en herbe s'est surpassé. Ses cheveux longs<br />

et bruns brillent d'un éclat qui défie l'ordinaire ; ses belles <strong>de</strong>nts blanches accompagnent un<br />

sourire carnassier. Ce gamin est promis à faire <strong>de</strong>s ravages. L'adolescente n'envie pas le sort<br />

<strong>de</strong> celles qui croiseront son chemin.<br />

— Crois-moi sœurette, ce soir, on va bien s'amuser !<br />

— N'en fais pas trop quand même ! Je me <strong>de</strong>man<strong>de</strong> si je ne préférais pas quand tu étais<br />

silencieux...<br />

Lullaby est pensive. Elle connaît la fragilité <strong>de</strong> son frère, les adultes qu'il vénère et qu'il hait,<br />

Solal cherche un père, un homme à poigne, quelqu'un qui serait à la hauteur <strong>de</strong> son<br />

intelligence fulgurante, un homme fort qu'il pourrait admirer, un mentor qui l'accompagnerait<br />

vers la réussite. Lulla sait le poids <strong>de</strong> son attente, et n'a jamais vraiment compris ce qui a<br />

maintenu son petit frère si longtemps dans le mutisme. Toutefois, elle a conscience du<br />

temps <strong>de</strong> parole qu'il tient à rattraper. Elle connaît les talents d'orateur <strong>de</strong> Sol, et sent même<br />

le pouvoir <strong>de</strong>s mots qui prolongent sa pensée. Cela l'effraie.<br />

Stéphane arrive, flanqué <strong>de</strong> l'insignifiante Valérie et <strong>de</strong> la petite Laura. Emma accueille le<br />

couple et sa progéniture avec un grand sourire. Elle se veut cordiale, elle est<br />

con<strong>de</strong>scendante.<br />

Stéphane est un vieux pote, Emma le connaît <strong>de</strong>puis toujours. Quoique ces <strong>de</strong>ux-là n'aient<br />

pas d'atomes crochus, une familiarité certaine s'est installée. Avec Valérie, c'est différent,<br />

Emma la tient à distance. Elle porte sur l'épouse du compère un regard sévère, puisque les<br />

yeux d'Emma ont le don <strong>de</strong> trahir son Spitzberg intérieur. Dans le bleu-vert glacé, on peut lire<br />

: quelle est ta raison <strong>de</strong> vivre femme <strong>de</strong> peu d'éclat ?<br />

Lullaby engage la conversation avec Laura, huit ans.<br />

— Qu'est-ce que tu veux faire quand tu seras adulte ?<br />

— Princesse.<br />

— Je veux dire qu'est-ce que tu veux faire comme travail ?<br />

— Princesse ! Je viens <strong>de</strong> te le dire !<br />

— Ce n'est pas un métier !


— Ça ne fait rien, puisque mon prince travaillera.<br />

Lullaby hallucine. En 2010, les gamines rêvent toujours d'épouser un prince charmant qui<br />

trimerait pour les entretenir à défaut d'être rentier.<br />

Emma discute avec Valérie. Elle évoque ses activités.<br />

— Je viens <strong>de</strong> décrocher un super contrat avec le Pôle emploi, et je dois relooker <strong>de</strong>s<br />

chômeuses <strong>de</strong> longue durée !<br />

— Ce n'est pas normal que les employeurs attachent autant d'importance à l'apparence.<br />

Après tout, il n'y a pas besoin <strong>de</strong> ressembler à un top mo<strong>de</strong>l pour bosser comme comptable,<br />

comme secrétaire ou encore comme cuisinière !<br />

— Ce qui n'est pas normal, c'est que le Pôle emploi se préoccupe <strong>de</strong> l'allure ces dames, et<br />

pas <strong>de</strong> celui <strong>de</strong> ces messieurs. Un chômeur qui ne s'entretient pas, c'est tout sauf bandant !<br />

La professionnelle du look embraye sur les bienfaits <strong>de</strong> l'exercice physique. L'exemplaire<br />

Emma nage, s'adonne au Fitness et court.<br />

— Je me prépare pour le semi-marathon. Courir, c'est un peu comme créer une entreprise,<br />

parce qu’on éprouve une sensation <strong>de</strong> liberté absolue, une intense satisfaction à l'idée <strong>de</strong> se<br />

dépasser soi-même.<br />

Stéphane, le mari, s'en mêle.<br />

— Tout cela est bien joli, mais pas réaliste pour une femme. Si tu t'occupes <strong>de</strong> ta boîte la<br />

journée, et que tu fais du sport le soir, quand est-ce que tu trouves le temps <strong>de</strong> faire le<br />

ménage et <strong>de</strong> préparer le dîner ?<br />

— Je ne cuisine pas souvent. Les enfants sont en âge <strong>de</strong> se débrouiller seuls, Olivier aussi.<br />

Consciente d'avoir jeté un froid, Emma préfère se taire. La conversation change <strong>de</strong> cours.<br />

Olivier et son pote causent football, actualité, pluie et beau temps, crédit<br />

immobilier,... La maîtresse <strong>de</strong> maison baille ostensiblement. Elle ne prend même pas<br />

la peine <strong>de</strong> dissimuler son ennui. À l'exception <strong>de</strong> ses enfants, personne ne lui accor<strong>de</strong> la<br />

moindre attention. Le babil se poursuit sur un mo<strong>de</strong> habituel dans la classe moyenne. On<br />

dresse l'inventaire <strong>de</strong>s acquisitions <strong>de</strong>s uns et <strong>de</strong>s autres, voitures, pavillon, travaux<br />

d'aménagement…, et on cause aussi <strong>de</strong>stinations lointaines et voyages organisés.<br />

Monospace, rési<strong>de</strong>nce secondaire à Bandol, pompe à chaleur, ameublement <strong>de</strong>sign, départ<br />

pour Saint-Domingue,... Les mots tournent en boucle.<br />

Emma entend, mais n'écoute pas. Le bavardage assourdissant la rend hermétique : les mots<br />

la survolent, la frôlent, la bousculent sans toutefois la pénétrer.<br />

Elle ne remarque pas son fils qui l'observe en luttant à sa manière contre le flot <strong>de</strong> paroles<br />

l'encerclant. Il déci<strong>de</strong> <strong>de</strong> mettre un terme au calvaire maternel.<br />

— Je crois qu'on a tort d'admirer la réussite matérielle. Celle-ci ne s'obtient pas toujours <strong>de</strong><br />

la manière la plus noble.<br />

Solal marque un temps d'arrêt, inspire, monte d'un ton, avant d'aller plus loin :


« L’évolution est plutôt une affaire <strong>de</strong> réussite. Or, celle-ci ne s'obtient pas toujours <strong>de</strong> la<br />

manière la plus noble. Il y a toujours moyen <strong>de</strong> tricher, <strong>de</strong> ruser et <strong>de</strong> feindre. Certains<br />

orangs-outans inspirent le respect <strong>de</strong> par leur force et leur courage. Ceux-là n'hésitent pas<br />

à affronter crânement leurs rivaux et à prendre <strong>de</strong>s risques. En face, vous avez <strong>de</strong> petits<br />

orangs-outans sournois et violeurs. Vous préférez vous i<strong>de</strong>ntifier aux premiers plutôt<br />

qu'aux seconds, mais ce sont <strong>de</strong>s critères moraux. »<br />

Solal regar<strong>de</strong> son père, Stéphane, Valérie et précise :<br />

— Je viens <strong>de</strong> citer Peter Mac Allister, Manthropologie, the secret of mo<strong>de</strong>rn male<br />

ina<strong>de</strong>quacy.<br />

Dans l'objectif <strong>de</strong> réveiller l'assemblée et d'en mettre plein la vue, l'adolescent continue :<br />

« La réussite ce n'est pas une question <strong>de</strong> fric. L'argent, c'est un détail, un effet collatéral, ça<br />

n'est pas la finalité ! Il ne faut pas hésiter à se bouger le fion, à sortir <strong>de</strong>s rails pour réaliser<br />

son projet <strong>de</strong> vie. Les individus remarquables sont toujours extraordinaires (c'est la définition<br />

même !), s'ils se comportent dans la norme, ils ne peuvent rester que <strong>de</strong>s quidams<br />

ordinaires. De l'ordinaire au médiocre, la frontière est très ténue. »<br />

Lullaby acclame son frère, et Emma est aux anges, ravie d'avoir enfanté un tel prodige.<br />

Olivier et ses convives ne disent rien, faute <strong>de</strong> trouver les mots adéquats.<br />

L'intervention <strong>de</strong> Sol a quand même le mérite <strong>de</strong> modifier le cours <strong>de</strong> la conversation.<br />

La discussion <strong>de</strong>venant trop intello, les convives se tournent vers un sujet plus léger : ragots<br />

et commérages feront l'affaire. Ainsi, Stéphane amorce un périlleux virage. Il évoque la<br />

situation <strong>de</strong> Sylvie, sa secrétaire. Son mari l'a quittée pour une autre.<br />

En chœur, les <strong>de</strong>ux pères <strong>de</strong> famille crient au scandale.<br />

— Quel salaud ! C'est un égoïste, il n'a pensé qu'à lui et à sa queue.<br />

Valérie abon<strong>de</strong> dans leur sens en ajoutant :<br />

— Les hommes ne pensent jamais avec leur tête.<br />

— Quel jugement péremptoire !<br />

L'exclamation est <strong>de</strong> Solal. Cela surprend. Olivier blêmit.<br />

Emma sourit aux anges, et à son démon <strong>de</strong> fils ! Elle se mêle enfin à la discussion.<br />

— Vous êtes tout simplement jaloux <strong>de</strong> cet homme ! Vous n'êtes pas suffisamment couillus<br />

pour faire comme lui.<br />

Elle interpelle Olivier.<br />

— Si tu rencontrais la femme <strong>de</strong> ta vie, je parie que tu préférerais la laisser filer plutôt que<br />

<strong>de</strong> me quitter, moi, ton ennuyeuse épouse. Tu n'as plus rien à me dire, mais tu restes avec<br />

moi. Tu ne veux pas bouleverser ta petite vie si confortable. Ah, il est tellement plus simple<br />

<strong>de</strong> renoncer à la passion que d'ôter ses pantoufles !


La maîtresse <strong>de</strong> maison s'exalte.<br />

— Vous me faites pitié avec vos charentaises. Je marche pieds nus, moi ! Je ne redoute ni<br />

les bris <strong>de</strong> verre, ni les sols brûlants. Par amour, je pourrais courir sur <strong>de</strong>s braises, me traîner<br />

sur du verre pilé ou encore marcher sur l'eau.<br />

La tira<strong>de</strong> maternelle fait son petit effet. Les convives ont <strong>de</strong>s mines affolées. Olivier regar<strong>de</strong><br />

celle dont il partage encore la vie. Certes, elle est encore désirable, et il se raccroche à ses<br />

yeux d'une limpidité sans égal, à son allure, à son corps svelte, à ses longues jambes.<br />

Est-elle seulement capable d'aimer cette femme qui est la mienne ? Elle est belle et<br />

complètement cinglée. Je n'en peux plus <strong>de</strong> cette quête insensée qui l'éloigne <strong>de</strong> la réalité et<br />

m'épuise. Elle veut <strong>de</strong> l'argent, <strong>de</strong> la haute couture, <strong>de</strong>s vacances dans un lagon bleu, une<br />

vie palpitante, du grand frisson, <strong>de</strong>s émotions démesurées,... En fait, tout ce que je ne<br />

pourrai jamais lui offrir. Elle court pour oublier qu'elle rêve ; elle s'étourdit pour oublier<br />

qu'elle ne peut pas voler. J'ai épousé un monstre !<br />

Dans un coin <strong>de</strong> la table, Solal jubile. Il se réjouit d'être le fils <strong>de</strong> sa mère. Incapable <strong>de</strong> se<br />

contenir, il explose... <strong>de</strong> rire. Il quitte la table, se cramponne à sa sœur aînée, puis l'entraîne<br />

dans une cavalca<strong>de</strong> insensée.<br />

Le fou rire s'est emparé <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux adolescents. Lullaby s'y abandonne avant <strong>de</strong> reprendre ses<br />

esprits. Elle se tourne vers son frère. Il est <strong>de</strong>venu grave. Dans ses yeux sombres, les larmes<br />

d'amertume ont succédé aux pleurs <strong>de</strong> rire.<br />

À sa sœur, Solal se confie.<br />

— Nous subissons ces dîners <strong>de</strong>puis trop longtemps. Je n'avais pas encore dix-huit mois<br />

quand cela a commencé. Je ne peux pas faire autrement que <strong>de</strong> m'en souvenir. Je suis<br />

hypermnésique, je ne peux rien contre ça.<br />

— Je suis plus âgée que toi, et pourtant je ne m’en souviens pas.<br />

— Moi, si ! À l'époque, ils causaient déjà bagnoles, foot, météo, plan d'épargne logement,<br />

petits chefs incompétents, collègues <strong>de</strong> bureaux cocus, etc. La connerie masculine est un<br />

élément pérenne.<br />

— Et <strong>de</strong> quoi parlaient les femmes ?<br />

— Leurs conversations étaient tout aussi ennuyeuses. Elles parlaient chiffons, couches,<br />

ameublement, pâtisseries, ragots <strong>de</strong> voisinages, se plaignaient du machisme <strong>de</strong>s hommes,...<br />

— Et maman dans tout ça ?<br />

— Elle s'emmerdait ferme. Elle se faisait gravement chier. Je le savais moi qu'elle n'était pas<br />

ordinaire, qu'elle était d'une autre trempe. Elle avait déjà cet air distant qui la distinguait, qui<br />

signifiait au mon<strong>de</strong> qu'elle était différente. Maman est une héroïne Shakespearienne, comme<br />

Juliette, elle est « <strong>de</strong> l'étoffe dont sont faits les rêves ».<br />

— Pourtant, elle a abdiqué.<br />

— Je sais. C'est sa faiblesse. La tâche était trop ardue, le principe <strong>de</strong> réalité est un bulldozer


qui anéantit tout sur son passage. Il faut une force colossale pour lui résister. À l'époque,<br />

maman n'était pas aussi forte...<br />

— Et toi, Solal, c'est pour résister que tu as décidé <strong>de</strong> ne pas parler ?<br />

— Exactement ! Les bébés ne possè<strong>de</strong>nt pas la parole. À dix-huit mois, j'ai décidé <strong>de</strong> ne<br />

jamais <strong>de</strong>venir comme les adultes qui m'entouraient. Je me suis dit que si je ne parlais pas,<br />

je ne grandirais pas. Je me suis tu pour gar<strong>de</strong>r intacte la vitalité <strong>de</strong> l'enfance. J'ai bâti tout un<br />

mon<strong>de</strong> dans ma tête pour ne pas avoir à me colleter au principe <strong>de</strong> réalité, ça m'aurait tué.<br />

Tu comprends, Lulla? Je me suis enfermé dans le silence, et j'ai adopté un comportement<br />

singulier, quasi-autistique, parce que je ne voulais pas mourir.<br />

— Et un beau jour, maman nous a présenté Swan.<br />

— Ce type m'a réveillé. Je l'ai vu, et j'ai soudain eu envie <strong>de</strong> grandir pour lui ressembler un<br />

peu. Swan est le seul adulte dont la vie me semble valoir la peine d'Être vécue.<br />

— Il y a aussi Maman.<br />

— La vie <strong>de</strong> Maman ne serait pas aussi intéressante s'il elle n'avait pas rencontré Swan.<br />

Solal se trompe, puisqu’Emma était déjà en mouvement quand elle a croisé cet homme. Elle<br />

se sentait habitée d'un élan nouveau. C'est cet état d'esprit qui prédispose aux rencontres<br />

d'exception.<br />

La plupart <strong>de</strong>s gens qui traversent nos vies ne nous apportent rien. On s'évertue à partager<br />

leur existence, alors qu'ils ne nous nourrissent pas, ne nous donnent pas d'élan. Le plus<br />

souvent, l'entourage est toxique, ceux que l'on qualifie <strong>de</strong> proches s'accrochent à nos<br />

basques, nous vampirisent jusqu'à nous rendre exsangues.<br />

Et il y a l'inconnu provi<strong>de</strong>ntiel, celui qui ne fait que traverser, qui vous dit les mots, la phrase<br />

chargée <strong>de</strong> sens, puissante au point <strong>de</strong> faire dévier le cours d'une vie.<br />

Le paradoxe, c'est que nous n'attendons rien. Un être exceptionnel ouvre une porte en<br />

nous-mêmes, nous connectent avec nos désirs profonds, nous animent et nous éclairent.<br />

Alors on s'élance, et la vie nous emporte en un mouvement ascendant vers la réalisation <strong>de</strong><br />

nos rêves.<br />

Swan fait partie <strong>de</strong> ces personnes. Emma se souvient <strong>de</strong> leur premier tête-à-tête. Bien qu’il<br />

ne lui ait accordé que trois quart d'heure, cela a bouleversé sa vie. La chenille s'est extraite<br />

<strong>de</strong> sa chrysali<strong>de</strong>. Depuis qu'elle connaît Swan, elle vole, virevolte, danse dans sa tête et dans<br />

la rue. Elle resplendit, étincelle ; ses bras caressent les nuages et embrassent les étoiles.


J-200<br />

Emma court vers le sublime, l'inaccessible, le firmament,... Elle va voir Swan.<br />

Son rêve est à portée <strong>de</strong> main. Dans une semaine, il sera loin d'ici, loin d'elle.<br />

Il s'en va.<br />

Il ne part que pour une semaine, mais là où il va, elle n'a pas sa place.<br />

— Je vais jouer au golf à Dubaï.<br />

Elle l'imagine déjà dans une ambiance exotique, entre féerie et <strong>de</strong>sign. « Un décor <strong>de</strong> ouf ! »,<br />

selon Solal. Elle voit la haute silhouette <strong>de</strong> son aimé évoluer au milieu <strong>de</strong>s greens<br />

impeccables, manucurés pour l'occasion. Elle <strong>de</strong>vine les dîners princiers, dont Swan pourra se<br />

rassasier, et elle déplore alors <strong>de</strong> n'être qu'une pitoyable cuisinière.<br />

Le mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> Swan n'est pas le sien, et Emma s'en désole.<br />

Il part seul.<br />

Il lui apprend qu'il revoit Marie, la femme dont il a divorcé. L'histoire n'est pas finie. Les<br />

histoires d'amour finissent mal en général, sauf quand elles ne sont pas terminées....<br />

Elle repense à François et à son Isabelle, et ne comprend pas son attirance envers ceux qui<br />

ne savent pas tourner la page. Sans doute, une affaire <strong>de</strong> dépendance affective dont l'origine<br />

est à rechercher dans la manière dont sa propre mère l'a aimée.<br />

Il fait beau. Ils s'installent sur la terrasse comme la première fois où elle lui a rendu visite. Il<br />

n'est pas encore parti, et Emma se laisse déjà gagner par la nostalgie...<br />

À quoi bon ? L'amour, l'amitié ne se vivent qu'au présent.<br />

Elle est présente, prête à s'imprégner <strong>de</strong> toute son âme, <strong>de</strong> la douceur <strong>de</strong> l'instant.<br />

Il lui parle <strong>de</strong> son appartement qu'il vient <strong>de</strong> vendre à bon prix. Avec, cet argent, il va pouvoir<br />

financer son rêve.<br />

Elle dit :<br />

— C'est à cela que sert l'argent !<br />

Elle ajoute :<br />

— Quand un rêve se concrétise, ce n'est plus un rêve, c'est un projet.<br />

— Réaliser mes propres rêves et contribuer à ce que d'autres personnes puissent réaliser les<br />

leurs, c'est cela mon projet <strong>de</strong> vie.<br />

Swan est sincère, il a l'envergure et les moyens <strong>de</strong> ses ambitions. Emma croit en lui.<br />

Ils parlent du sens qu'ils veulent donner à leurs vies.


Leur quête du bonheur passe par la recherche du plaisir pour eux-mêmes et pour autrui.<br />

La vie a tant à leur offrir ! Il y a l'amitié, la tendresse, la conversation, l'exercice physique, la<br />

sensualité.<br />

« Je veux trouver mon plaisir dans la noblesse d'âme, la connaissance, la pratique <strong>de</strong>s arts,<br />

le bien social. »<br />

La vie est merveilleuse pour peu que l'on soit capable <strong>de</strong> se tenir éloigné <strong>de</strong> ce qui fait<br />

souffrir. Emma déci<strong>de</strong> <strong>de</strong> fuir à jamais les personnalités toxiques, les conflits, l'humiliation, la<br />

soumission, la violence, les frustrations,… Je sais que Swan est dans le même esprit.<br />

« Je ne veux m'entourer que <strong>de</strong> personnes positives et bienveillantes, je n'ai pas <strong>de</strong> temps à<br />

perdre avec les autres ».<br />

Swan semble fatigué <strong>de</strong> la fréquentation <strong>de</strong>s privilégiés. L'argent ne corrompt pas toujours,<br />

mais souvent il fait perdre <strong>de</strong> vue l'essentiel.<br />

L'ami d'Emma veut une vie sobre, dédiée aux activités et aux personnes qu'il aime. Il va se<br />

délester du superflu et viser la santé, le bien-être optimal.<br />

Emma cite alors Edmund Burke :<br />

« Pour triompher, le mal n'a besoin que <strong>de</strong> l'inaction <strong>de</strong>s gens <strong>de</strong> bien. »<br />

— Quand les gens <strong>de</strong> bien se mettent en mouvement, le bien triomphe toujours sur le mal.<br />

Swan, tu es la sagesse et le bon sens incarné. Nos chemins se séparent, et pourtant nous<br />

nous orientons dans la même direction.<br />

Tu existes, et cela suffit à mon bonheur.<br />

Emma découvre que l''amour n'a rien à voir avec l'esclavage consenti. Bien au contraire ! La<br />

liberté n'existe que lorsque l'amour est là. C'est lorsqu'elle se donne totalement qu'elle se<br />

sent le plus libre.<br />

Je veux aimer infiniment.<br />

Swan s'en va, et Emma fait l'expérience <strong>de</strong> la liberté absolue.<br />

Je te contemple, tu es là pour moi. Je t'aime et tu ne m'appartiens pas. J'ai la chance d'avoir<br />

la chose la plus importante du mon<strong>de</strong> sans la possé<strong>de</strong>r.<br />

Pars, je le désire !<br />

Accomplis ta légen<strong>de</strong>, envole-toi !<br />

Elle aussi va s'en aller.<br />

Olivier, je vais partir, mais tu ne me perds pas.<br />

— Puisque personne ne possè<strong>de</strong> personne, alors personne ne perd jamais personne.<br />

Emma est encore là. Pour le moment, elle est auprès <strong>de</strong> Swan.


Elle donnerait tout pour que cet homme la désire. C'est le cas : son hôte la désire beaucoup<br />

plus qu'elle ne peut l'imaginer. Ce ne sont pas ses seins ou son corps qu'il veut, ce qu'il<br />

désire, c'est sa compagnie.<br />

Dans moins <strong>de</strong> trente minutes, elle <strong>de</strong>vra quitter l'appartement <strong>de</strong> Swan. Elle profite du<br />

temps <strong>de</strong> parole qu'il lui reste pour parler voyages et dire son effroi <strong>de</strong>vant le spectacle <strong>de</strong> la<br />

misère du mon<strong>de</strong>.<br />

L'homme <strong>de</strong>man<strong>de</strong> :<br />

— Où aller ? À Tahiti ? Au centre <strong>de</strong> la Terre ? Au plus profond <strong>de</strong> moi-même ?<br />

— Peut-être que le seul vrai voyage est le voyage intérieur. De toute façon, où qu'on aille,<br />

on s'emporte partout avec soi...<br />

Emma éprouve à nouveau ce sentiment <strong>de</strong> n'être que <strong>de</strong> passage sur cette Terre. Est-il<br />

raisonnable <strong>de</strong> vouloir voyager lorsqu'on est déjà en transit ?<br />

Swan prolonge leur réflexion commune.<br />

— Oui, c'est vrai. Le seul voyage vraiment intéressant est celui <strong>de</strong> sa propre vie, dans<br />

l'apprentissage, l'action, la réflexion,... Tous les biens matériels ne sont que peu <strong>de</strong> choses<br />

en comparaison <strong>de</strong> la richesse intérieure.<br />

Emma ne se reconnaît pas.<br />

Suis-je la femme sage, riche <strong>de</strong> son vécu, dont il est question ?<br />

En présence <strong>de</strong> l'homme aimé, elle découvre une autre facette <strong>de</strong> sa personnalité. Elle est<br />

l'amie et l'aventurière. Elle est cette créature printanière avi<strong>de</strong> <strong>de</strong> nouveautés, pleine <strong>de</strong><br />

promesses et d'enchantement.<br />

Elle ne sait pas si cette autre Emma existe réellement. Pour en avoir confirmation, elle<br />

attendra qu'elle revienne.


ÉTÉ


J-193<br />

21 juin. Soirées entre filles. Elles sont censées s'amuser. L'initiative est d'Emma qui veut<br />

célébrer l'été. Il y a Louise privée <strong>de</strong> Marilou qui préfère rester couver au chaud, Élodie et<br />

Lullaby. La belle adolescente fait son entrée dans la cour <strong>de</strong>s gran<strong>de</strong>s.<br />

— On fête quoi au juste ?<br />

La question est <strong>de</strong> Louise, suspicieuse.<br />

— Je te l'ai dit : la venue <strong>de</strong> l'été et aussi mon renoncement.<br />

La soirée débute au resto. Fidèle à elle-même, Emma monopolise la conversation.<br />

Monomaniaque, elle en revient à Swan.<br />

— Swan revoit son ex, ils s'aiment encore. Depuis le début, je sens qu'il n'est pas disponible,<br />

mais cela ne m'a pas arrêtée, au contraire. Cela m'a été d'autant plus facile <strong>de</strong> tomber<br />

amoureuse <strong>de</strong> lui que je n'en attendais rien.<br />

Élodie nuance le propos. L'amour désintéressé, elle n'y croit pas.<br />

— Tu dis ça pour te consoler. Avoue que ça t'aurait bien arrangé si cet amour avait été<br />

réciproque ?<br />

Emma réfléchit quelques instants avant <strong>de</strong> se lancer.<br />

— Imagine qu'il ait eu lui aussi le coup <strong>de</strong> foudre pour moi. Tout serait allé tellement vite.<br />

J'aurais tout quitté pour lui, je me serais laissé embarquer dans ses projets, et je l'aurais<br />

suivi au bout du mon<strong>de</strong>.<br />

C'est au tour <strong>de</strong> Louise <strong>de</strong> s'immiscer dans la conversation.<br />

— Et alors ? Il y aurait une ombre à ce tableau idyllique... ?<br />

— Un rêve ne se partage pas, Louise. Swan a sa propre quête et j'ai la mienne.<br />

Lullaby s'est rapprochée <strong>de</strong> sa mère, et a l'expression d'une personne qui a tout compris à la<br />

vie. Calmement, elle prend la parole.<br />

— Si Swan avait voulu <strong>de</strong> toi, tu serais <strong>de</strong>venue la femme d'un homme plus brillant, plus<br />

beau et plus riche que ton ex, rien d'autre. Tu n'aurais pas entrepris toutes ces choses,<br />

l'école, le conseil en image, ta collection,...<br />

— Tu as raison, Lulla.<br />

Les yeux d'Emma sont humi<strong>de</strong>s.<br />

L'adolescente luci<strong>de</strong> continue sur sa lancée.<br />

— Dans un scénario idéal, tu aurais quitté Papa pour refaire ta vie avec Swan. Vous auriez<br />

mis les voiles dans un endroit paradisiaque, comme dans le tableau que tu as peint pour<br />

Marilou... Je suis sûre que vous auriez vécu <strong>de</strong>s moments inoubliables en lune <strong>de</strong> miel. La


omance se serait prolongée quelques mois, voire même une année... Et après ? Le paradis,<br />

ça n'existe pas dans la vraie vie, Maman !<br />

Résignée, Emma complète le tableau.<br />

— Je le sais bien Lulla. Les contes <strong>de</strong> fées ne racontent pas ce qui se passe après le mot fin.<br />

La passion finit toujours par cé<strong>de</strong>r la place à la dépendance affective et sexuelle (pour<br />

l'homme, le plus souvent), à la dépendance affective et économique (pour la femme,<br />

généralement). Le prince charmant se transforme en crapaud et la princesse en mégère.<br />

Alors, surgissent les cris, les scènes <strong>de</strong> jalousie, les larmes, les luttes <strong>de</strong> pouvoirs,... Si Swan<br />

avait voulu, nous aurions reproduit les mêmes erreurs qu'avec nos ex.<br />

Emma verse une larme en essayant <strong>de</strong> se convaincre.<br />

— Il ne s'est rien passé, c'est mieux ainsi.<br />

Lullaby, Élodie et Louise approuvent du regard. Emma aimerait s'en tenir là, pourtant elle ne<br />

le peut pas. Elle prolonge la confi<strong>de</strong>nce.<br />

— Il n'empêche que j'ai atteint une limite dans mon existence.<br />

Louise insiste pour savoir <strong>de</strong> quoi elle veut parler. Emma se lâche.<br />

« J'ai aimé Swan, parce que je ne supportais plus <strong>de</strong> vivre sans amour. J'ai couché avec<br />

François, parce que je ne supportais plus <strong>de</strong> vivre sans émotions fortes. Les rencontres les<br />

plus marquantes <strong>de</strong> notre vie ont lieu lorsque nous atteignons une limite. Tu comprends,<br />

Louise ? Au plus profond <strong>de</strong> mon être, j'éprouve ce besoin viscéral <strong>de</strong> mourir et <strong>de</strong> renaître<br />

émotionnellement. Parce que je n'ai plus rien à perdre, j'attends <strong>de</strong> l'inconnu qu'il se<br />

manifeste et laisse à mon univers la liberté <strong>de</strong> changer <strong>de</strong> cours. »<br />

Lullaby veut aller danser. Louise est partante. Élodie hésite avant <strong>de</strong> se rallier à la majorité.<br />

Emma entraîne la troupe dans une boîte sélecte. Elle y a ses entrées.<br />

Le mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> la nuit, c'est La Comédie humaine. On y trouve <strong>de</strong> tout. Les coiffeuses ou les<br />

secrétaires déguisées en <strong>de</strong>mi-mondaines y côtoient <strong>de</strong>s commerciaux ou <strong>de</strong>s bureaucrates<br />

qui claquent leur salaire en maintes bouteilles, et ce juste pour flamber. Il y a les sportifs, les<br />

rappeurs, les petites ve<strong>de</strong>ttes locales tirées du ruisseau à grands renforts velléitaires. Il y a<br />

aussi la racaille, les petites frappes, les proxénètes, les <strong>de</strong>alers.<br />

La nuit a ce pouvoir <strong>de</strong> faire tout oublier. Les barrières sociales sont abolies. L'apprentie<br />

esthéticienne se fiche <strong>de</strong> n'être rien sur l'échelle <strong>de</strong>s importances : elle est belle, son corps<br />

ondule, et rien d'autre ne compte. Le beau gogo danseur s'active sur le podium.<br />

Indifféremment, il fait aussi bien fantasmer la chasseuse <strong>de</strong> tête qui se « cougardise » que<br />

l'homme d'affaires.<br />

Tout le mon<strong>de</strong> danse.<br />

Lullaby s'exhibe avec l'assurance <strong>de</strong> celles qui n'ont rien à cacher. Élodie commence par se<br />

tenir à l'écart, puis peu à peu son corps se dénoue, et elle se libère pour le bonheur <strong>de</strong> tous.<br />

Cette fille a le rythme dans la peau. Emma ne sait pas danser, pourtant elle occupe l'espace.<br />

Elle bouge en musique, et c'est un véritable ravissement. Sa personnalité solaire éblouit,


esquive la maladresse. Louise s'éclate pour oublier la vie.<br />

Dans quelques mois, Emma sera loin d'ici, dans sa tête ; sur le dance floor, elle rêve à son<br />

évasion. Les filles ne savent rien <strong>de</strong>s projets <strong>de</strong> leur amie. Quand on danse, on ne pense pas<br />

à l'avenir. Elles rient, boivent jusqu'à l'ivresse et dansent encore. Demain n'existe pas pour<br />

elles.<br />

Je sais à présent goûter la quiète éternité dans l'instant.<br />

André Gi<strong>de</strong> a précédé les clubbeuses.


J-183<br />

Louise s'est habituée à la présence <strong>de</strong> Marilou. Ces <strong>de</strong>ux femmes aux abois ont su s'associer<br />

pour former une équipe. La fille forte qui dissimule ses blessures sous une cuirasse en papier<br />

mâché et la femme fragile qui abrite la vie, c'est un duo qui fonctionne.<br />

— Il paraît que l'union fait la force...<br />

Emma démarre la conversation.<br />

— Tu es très forte pour les lieux communs, observe Louise.<br />

— Et ton défilé ? <strong>de</strong>man<strong>de</strong> Marilou dans l'objectif <strong>de</strong> faire évoluer la discussion vers un sujet<br />

plus pragmatique.<br />

— Il aura lieu la semaine prochaine, au centre commercial. C'est à cela que je veux en venir<br />

quand je parle d'union, d'association si vous préférez. C'est une découverte pour une<br />

individualiste comme moi. C'est Élodie qui m'a tout appris.<br />

Marilou s'en étonne.<br />

— La jeune paumée que tu as engagée ?<br />

— Elle n'est pas plus perdue que moi. Elle possè<strong>de</strong> <strong>de</strong>s compétences que je n'ai pas. Je lui ai<br />

fait confiance et elle aussi. Ensemble, nous formons une synergie.<br />

Emma dit vrai. Elle et sa protégée ont en commun ce magma qui gron<strong>de</strong> et les dévore <strong>de</strong><br />

l'intérieur avant <strong>de</strong> trouver le canal adéquat pour s'échapper. La masse combinée <strong>de</strong> leurs<br />

énergies leur donne la force <strong>de</strong> déplacer <strong>de</strong>s montagnes. Le défilé qui s'annonce sera un<br />

succès !<br />

Louise et Marilou ne sont pas loquaces. Cela convient à Emma qui monopolise la<br />

conversation.<br />

— Vous voulez que je vous raconte mon <strong>de</strong>rnier rêve ?<br />

— Tu nous emmer<strong>de</strong>s Emma !<br />

Louise est abrupte, mais la rêveuse ne lui en fait pas le reproche. L'onirisme est un luxe que<br />

Louise ne s'autorise pas.<br />

— Moi, ça m'intéresse ! Je ne me souviens jamais <strong>de</strong> mes rêves.<br />

Dans la vie <strong>de</strong> Marilou non plus, les songes n'ont pas leur place.<br />

— Dans mon rêve, il est justement question <strong>de</strong> coopération...<br />

— Mais encore ? s'impatiente Louise.<br />

— J'ai rêvé <strong>de</strong> sept cygnes majestueux qui, ensemble, volaient en parfait alignement.<br />

— Et alors ?


— Ils allaient dans une seule et même direction, et cela était remarquable. Au-<strong>de</strong>ssus d'eux,<br />

s'étendait un merveilleux ciel étoilé et sans le moindre nuage ; au-<strong>de</strong>ssous, on pouvait voir<br />

l'océan.<br />

— Et alors ? insiste Louise.<br />

— Ce rêve symbolise l'entrai<strong>de</strong>, la mise en commun <strong>de</strong> l'énergie spirituelle.<br />

— Si tu le dis !!<br />

Comment faire comprendre à Louise et à Marilou ce qu'elle a ressenti ? Le temps d'un songe,<br />

Emma s'est envolée. Elle a parcouru le ciel en compagnie <strong>de</strong> cygnes blancs. Les oiseaux lui<br />

ont appris à coopérer. Le plus fort <strong>de</strong>s volatiles volait <strong>de</strong>vant et montrait la direction aux<br />

autres, créant dans son sillage, une dépression. Emma s'y laissa aspirer, économisant ses<br />

forces pour mieux prendre le relais. Les volatiles sont semblables à <strong>de</strong>s anges.<br />

« Synergie », ce mot résonne en elle. Elle voudrait rencontrer le partenaire idéal qui<br />

l'emmènerait là où il lui serait impossible <strong>de</strong> se rendre par elle-même. Elle rêve à celui qui lui<br />

donnera la force <strong>de</strong> déplacer les montagnes, ces entités infranchissables qui ne <strong>de</strong>man<strong>de</strong>nt<br />

qu'à être pulvérisées ou à défaut survolées pour qu'elle soit heureuse.<br />

Elle court seule en rêvant à un provi<strong>de</strong>ntiel allié. Un jour, elle trouvera le coureur <strong>de</strong> fond à<br />

qui elle pourra passer le relais quand elle sera fatiguée.


J-175<br />

Depuis Shakespeare, les nuits d'été sont propices aux songes.<br />

L’aube est toujours précédée d’une longue traversée <strong>de</strong> la nuit. Ce sont les mots qui<br />

subsistent du rêve d'Emma. Avant qu'elle n'ait le temps <strong>de</strong> leur attribuer un sens, la joie <strong>de</strong><br />

vivre s'empare <strong>de</strong> tout son être. Cette belle journée lui est dédiée !<br />

Maelström coloré, tourbillon <strong>de</strong> lumière, flots <strong>de</strong> paroles, autour d'elle, le mon<strong>de</strong> est en<br />

effervescence. Elle aime.<br />

L’agora du XXIe siècle, c’est le lieu où elle se trouve en ce moment, un centre commercial<br />

géant.<br />

C’est son quart d’heure <strong>de</strong> gloire. Ce sont ses propres créations qu'elle voit sur le podium !<br />

Avec Élodie, elles ont travaillé dur. Cette fille est épatante : néophyte en couture, elle s’est<br />

donné corps et âme pour la secon<strong>de</strong>r.<br />

La volonté viscérale <strong>de</strong> créer la beauté pour effacer la noirceur du passé l’anime. Elle s’est<br />

associée à la cause d'Emma. Elles font front commun contre la lai<strong>de</strong>ur ordinaire.<br />

Le thème <strong>de</strong> la collection, c'est la féminité dans toute sa démesure et son intemporalité. La<br />

source d'inspiration d'Emma, c'est la femme plurielle. Il y a l'ange, la fée, la madone.<br />

Des beautés hiératiques se déplacent lentement sur le podium avec, en fond sonore, Le Lac<br />

<strong>de</strong>s Cygnes. Du mieux qu'elles peuvent, elles incarnent Charlotte qui bouleversa Werther<br />

dans le roman <strong>de</strong> Goethe, la virginale Atala <strong>de</strong> Chateaubriand qui préféra mourir plutôt que<br />

<strong>de</strong> renoncer à être chaste. Elles sont les femmes sacrées.<br />

Shakira succè<strong>de</strong> à Tchaikovski. Des belles sulfureuses ondulent sur le podium. L'éternel<br />

féminin possè<strong>de</strong> <strong>de</strong> multiples facettes. Exit la vierge et la sylphi<strong>de</strong>, la créature éthérée cè<strong>de</strong><br />

la place à la fascinante prostituée. La littérature en regorge, <strong>de</strong> Manon Lescaut à Coralie <strong>de</strong>s<br />

Illusions perdues. La putain, la grisette, la lorette ont ce pouvoir <strong>de</strong> faire naître dans l'esprit<br />

du mâle bourgeois, le désir <strong>de</strong> fugue sociale en direction <strong>de</strong> la liberté fantasmée <strong>de</strong>s filles du<br />

peuple.<br />

Élodie et Emma dégustent leur portion <strong>de</strong> rêve. Les voici toutes <strong>de</strong>ux sous les sunlights,<br />

invitées parmi d’autres jeunes créateurs, à présenter leur collection enchanteresse et<br />

troublante.<br />

Elles admirent les jeunes beautés qui donnent vie à leurs modèles. Il y a un peu d'Emma en<br />

elles, une version sublimée <strong>de</strong> la créatrice, la meilleure part.<br />

Emma est fascinée par tout ce qui brille : la scène est son habitat naturel. Elle se revoit<br />

petite fille pendant les représentations théâtrales à l'école. Parce qu'elle s'imaginait être la<br />

plus jolie, la plus expressive et que sa mémoire était vaste, elle exigeait <strong>de</strong> grands rôles.<br />

Emma se préparait à sa vie future. Être une étoile, là est sa <strong>de</strong>stinée.


Son entourage ne voulait pas y croire. « Tu vas te brûler les ailes ».<br />

Les premiers seront les <strong>de</strong>rniers. Ne vise pas trop haut, tu pourrais tomber. Ne cours pas<br />

avant <strong>de</strong> savoir marcher. Ne te mets pas en avant, les gens vont te remarquer.<br />

Emma n’en peut plus <strong>de</strong> toutes ces injonctions à perdre ! Toute sa jeunesse, on lui en a<br />

rabattu les oreilles. C’est ainsi qu’on éduque les filles.<br />

Que <strong>de</strong>viennent les fées aux ailes grillées ? Mal armées pour affronter le mon<strong>de</strong>, ces<br />

créatures délicates se marient, <strong>de</strong>viennent mères et s'enferment dans un pavillon <strong>de</strong><br />

banlieue. Les plus « méritantes » décrochent le pompon, le 4 x 4, la villa et la piscine qui<br />

vont avec.<br />

À quoi bon ? Une cage dorée, c'est toujours un cloître. S'étioler dans une HLM ou dans une<br />

maison bourgeoise, quelle différence ? Qu'importe le flacon quand il n'y a plus d'ivresse !<br />

Comment vit une fée aux ailes carbonisées ? Comment finit un ange déchu ? En mémère<br />

neurasthénique exigeant <strong>de</strong> ses enfants qu'ils trouvent le courage <strong>de</strong> vivre à sa place, ou<br />

bien en escort girl, la secon<strong>de</strong> option. Bobonne ou putain, on y revient toujours. Au XXI e<br />

siècle, on en est encore là ! À tout prendre, Emma se <strong>de</strong>man<strong>de</strong> si le sort <strong>de</strong>s putes n'est pas<br />

le plus enviable.<br />

Le défilé d'Emma est un cri, un hymne au féminin.<br />

Femmes, mères, sœurs, amies, réveillez-vous ! J'en appelle à toutes les fées : <strong>de</strong> grâce, ne<br />

renoncez jamais à voler !<br />

Adolescente indolente et contemplative, Emma regimbait à l'idée d'exécuter <strong>de</strong>s tâches<br />

ménagères. « Je suis la beauté, je suis l'intellect et le rêve ; le fait <strong>de</strong> <strong>de</strong>venir une bonne<br />

ménagère, c'est pour toutes les autres ! » Dans un souci <strong>de</strong> prévention, sa mère agitait le<br />

spectre <strong>de</strong> sa tante Roselyne, une femme impotente, adipeuse, monstrueuse. Lulu conta à sa<br />

fille la tragédie d'une enfant d'une autre époque, belle et hardie, que sa condition <strong>de</strong> fille<br />

d'agriculteur ennuyait. Attirée par les lumières <strong>de</strong> Paris, elle déserta la ferme paternelle et la<br />

province. Roselyne épousa Marcel, un brave type, un peu niais dont le principal mérite était<br />

<strong>de</strong> n'être pas a<strong>de</strong>pte <strong>de</strong> l'esclavage domestique. Terrée dans son appartement, Roselyne<br />

rêvait en dévorant <strong>de</strong>s magazines « people » (ça existait déjà à cette époque), puis elle se<br />

laissa gagner par la paresse. Épiant les voisines, surveillant ses enfants <strong>de</strong> loin, elle vivait par<br />

procuration. Assise à sa fenêtre, elle regardait filer le temps. »<br />

Que Lulu se rassure, les ailes <strong>de</strong> la fée Emma sont intactes !<br />

Je vais briser mes limites, faire sauter les barrières <strong>de</strong> mes contraintes, mobiliser ma volonté,<br />

exiger la liberté comme un droit. Je serai ce que je veux être, je volerai le plus haut possible.<br />

Je suis Jonathan Livingston le Goéland.<br />

Richard Bach, merci ! Je m'en vais conquérir la part <strong>de</strong> rêve qui manque à ma vie et l'offrir en<br />

partage au mon<strong>de</strong>.<br />

Assis au premier rang, Swan semble captivé. Emma s’émeut <strong>de</strong> son émerveillement.<br />

L'homme est accompagné. De loin, elle observe la femme qui escorte son ami. C’est une


une rayonnante au visage <strong>de</strong> cuivre, son exact contraire. C'est probablement Marie, son ex.<br />

En tout cas, c'est ce qu'Emma subodore.<br />

Le public est grisé par la musique, par la splen<strong>de</strong>ur <strong>de</strong>s mannequins qui ondulent dans <strong>de</strong>s<br />

tenues chatoyantes. Les sylphi<strong>de</strong>s évoluent en rythme et la beauté se propage à la vitesse<br />

du son.<br />

Il y a un peu d'Emma sur le podium, mais pas seulement. On y trouve aussi l'essence<br />

d'Élodie, dont l'âme virevolte, abritée <strong>de</strong>rrière le visage d'une madone blon<strong>de</strong>.<br />

Swan s’avance vers la styliste pour la féliciter.<br />

— Je suis fier <strong>de</strong> toi, Emma.<br />

Elle voudrait embrasser Swan afin <strong>de</strong> le remercier le plus chaleureusement du mon<strong>de</strong>. La<br />

présence <strong>de</strong> la jolie femme l'en dissua<strong>de</strong>. La spontanéité, l'élan, ça sera pour une autre<br />

occasion. Swan aura enseigné à Emma la modération.<br />

— Je te présente Astrid.<br />

Ce n'est donc pas Marie qui l'accompagne. Emma vient <strong>de</strong> déroger au troisième accord<br />

toltèque : « ne faites pas <strong>de</strong> suppositions ». La jeune femme porte bien son prénom, tant il y<br />

a en elle quelque chose <strong>de</strong> spontanément lumineux. Elle possè<strong>de</strong> ce genre <strong>de</strong> beauté qui<br />

laisse entrevoir la gran<strong>de</strong>ur d’âme. Elle est l’astre du jour, celle qui éclipse toutes les autres.<br />

— Enchantée <strong>de</strong> faire ta connaissance, Astrid.<br />

Emma est sincère. Swan et elle ont le mérite d'être bien assortis ! Elle n'est même pas<br />

envieuse. Astrid et lui, c’est une évi<strong>de</strong>nce. Individuellement, ils sont exceptionnels ;<br />

ensemble, ils sont plus que cela. L’harmonie <strong>de</strong> leur couple les révèlent et exacerbent le<br />

positif en eux.<br />

Emma est heureuse pour lui et pour elle.<br />

L’amitié est plus forte que l’amour.<br />

— Astrid est la fille <strong>de</strong> mon cousin.<br />

C'est du grand n'importe quoi ! Emma est confuse : cela lui apprendra à vouloir caser Swan,<br />

alors que le célibat lui réussit si bien, et qu'il aime encore l'ex-femme <strong>de</strong> sa vie !


J-170<br />

14 juillet. Louise regar<strong>de</strong> Emma qui barbote dans la piscine qu’Olivier a fait construire l’année<br />

précé<strong>de</strong>nte. L'insouciante se baigne pour la <strong>de</strong>rnière fois ou presque. Elle n’aura pas d’autre<br />

été dans la mare aux canards familiale. Demain, la vie va la changer en cygne, et elle <strong>de</strong>vra<br />

partir pour retrouver ses semblables. Alors elle en profite.<br />

La baigneuse est interrompue par son fils qui l'interpelle.<br />

— Maman, maman, il y a un voyage en Polynésie à gagner sur internet.<br />

Bora Bora lagoon. Emma visualise le tableau qu'elle a peint pour Marilou d'après le récit du<br />

voyage <strong>de</strong> noces <strong>de</strong> Swan. Elle se surprend à s'imaginer en jeune mariée, se représente<br />

mentalement une beauté brune et somptueuse dans la lignée d'une Monica Belluci, <strong>de</strong> la<br />

bombe <strong>de</strong> Transformers (Megan Fox), ou d’une Juliette Binoche. Cruelle envers elle-même,<br />

elle se convainc que Marie est la femme qu'elle ne sera jamais.<br />

Au loin, Louise ricane. Elle a entendu le jeune Solal avec sa naïveté insensée. Un voyage en<br />

Polynésie, et puis quoi encore ?! Le lagon bleu, la nymphe Brooke Shields et son jeune amant<br />

exilés au milieu <strong>de</strong> nulle part. Il ne voit donc pas que sa mère n'a pas le physique <strong>de</strong> l'emploi<br />

? Cette pauvre vieille Emma a passé la date <strong>de</strong> péremption ! Elle n'aurait pas dû épouser un<br />

minable, car elle méritait sûrement mieux. À présent, il est trop tard.<br />

Emma n'est jamais partie en voyage <strong>de</strong> noces. À l'époque où Olivier et elle se sont mariés, ils<br />

étaient fauchés. Le paradis est réservé à une élite, et le bonheur absolu ne se démocratise<br />

pas.<br />

Un fond <strong>de</strong> masochisme oblige Emma à repenser à ses vacances en Espagne. Elle ne se<br />

souvient pas <strong>de</strong> la ville, mais se rappelle le nom <strong>de</strong> l'hôtel Tahiti Playa, ainsi que la piscine<br />

évoquant un lagon polynésien. Quelle ironie !<br />

« Heureux au jeu, malheureux en amour ! », dit l'adage populaire. À quoi bon jouir d'une<br />

chance insolente ? Si c'était le cas et qu'elle gagnait ce voyage <strong>de</strong> rêve inopportun, elle ne<br />

saurait pas quoi en faire. Peu importe la <strong>de</strong>stination, puisqu’avec Olivier, elle ne veut plus<br />

partir. Une fois perdu, le paradis ne se retrouve pas.<br />

Emma barbote, et Louise se moque. Pour impressionner sa voisine, la nageuse exécute un<br />

crawl parfait. Intérieurement, Louise redouble <strong>de</strong> sarcasme. Voilà que la mémère se prend<br />

pour Laure Manaudou. Elle veut donner le change, mais ne trompe personne, étant donné<br />

que la piscine privée a les dimensions d'un pédiluve. Les rêves d'Emma ont l'ampleur d'un<br />

bassin olympique, la réalité, l'étroitesse d'une pataugeoire.<br />

Qui suis-je ? Une sirène <strong>de</strong> secon<strong>de</strong> zone ou le vilain petit canard en personne ?<br />

Emma nage avec entrain. Avec ses longs cheveux clairs et ses yeux d'eau turquoise, elle ne<br />

dépareille pas dans le rôle <strong>de</strong> l'ondine. Elle éprouve <strong>de</strong> la sympathie pour La petite sirène<br />

d'An<strong>de</strong>rsen. Elle l'aime pour son côté looseuse, parce que le prince n'en tombe pas<br />

amoureux. Le canard boiteux <strong>de</strong>venu cygne lui sied aussi. La métamorphose, elle connaît.


Emma est une créature hybri<strong>de</strong> évoluant dans <strong>de</strong>ux univers étrangers à la terre, l'eau et l'air,<br />

une naïa<strong>de</strong>, ailée. Elle va s’envoler, confiante, sans culpabilité, sans remords, sans nostalgie.<br />

Emma sent le regard presque apitoyé que Louise porte sur elle. Elle sait bien, la gran<strong>de</strong>, que<br />

cette fichue baignoire bleuâtre et chlorée – anti-écologique comme ce n'est pas permis ! –<br />

est la seule chose qu’elle regrettera un peu <strong>de</strong> sa vie d’avant.<br />

Louise s'avance pour parler.<br />

— C’était quoi ton conte <strong>de</strong> fées préféré quand t’étais môme ?<br />

— La petite sirène.<br />

— Exactement comme moi ! C’est le seul personnage un peu crédible en tout cas dans la<br />

version d’An<strong>de</strong>rsen, pas celle <strong>de</strong> Disney… Blanche Neige, Cendrillon, La belle au bois<br />

dormant… Toutes les pétasses qui se font passer la bague au doigt, c’est du pipeau pour<br />

nous endormir. La petite sirène, ce n’est pas la même histoire : c’est une fille qui vient du<br />

fond <strong>de</strong>s mers, <strong>de</strong>s bas-fonds, comme moi.<br />

— Elle veut changer d’univers, mais elle échoue. Je crois que je lui ressemble un peu, car,<br />

même si je n’ai pas vraiment connu les bas-fonds, moi aussi je viens d’ailleurs.<br />

— Quand je songe à ta relation avec Swan, c’est la petite sirène que je vois rejouer. C’est<br />

pathétique quand même quand on y pense. Le pacte avec la sorcière, le sacrifice pour un<br />

homme qui n’en vaut pas la peine… Elle s’est donnée toute entière à un homme qui en aime<br />

une autre.<br />

— Ce n’est pas mon histoire, Louise !<br />

— Un peu quand même !! Tu serais prête à sacrifier ta maison, ton mariage, ta famille pour<br />

un homme qui ne veut pas <strong>de</strong> toi.<br />

— Tu te trompes Louise. Dans mon histoire, il n’y a aucun pacte maléfique, puisque je ne<br />

sais même pas où vit la sorcière. Il n’y a pas <strong>de</strong> sacrifice. La petite sirène s’est amputée <strong>de</strong> la<br />

meilleure partie d’elle-même en vendant sa voix. Moi, c’est tout le contraire. J’ai trouvé ma<br />

voie !<br />

Par-<strong>de</strong>là le lagon bleu, elle veut y croire à ce délire insensé <strong>de</strong> rêveuse paumée.<br />

Sans ménagement, Louise lui tient un discours censé la réveiller.<br />

« L'ex <strong>de</strong> Swan et toi, vous ne jouez pas dans la même cour. Ce qui t'attend si tu quittes<br />

Olivier, ce n'est pas un voyage <strong>de</strong> noces dans une île paradisiaque avec un prince charmant<br />

dans tes bagages, mais une cour <strong>de</strong> HLM sordi<strong>de</strong>, avec <strong>de</strong>s gosses qui braillent, les courses<br />

au hard discount avec les mémères <strong>de</strong> quartiers, et ainsi <strong>de</strong> suite. Là où tu vas, il n'y a<br />

aucune soirée VIP, <strong>de</strong> véhicules hybri<strong>de</strong>s qui déclassent le gros 4 x 4 has been <strong>de</strong> papa ; il<br />

n'y a aucun entrepreneur entreprenant pour te trouver belle, différente, troublante ou tout ce<br />

que tu imagines. Dans la vraie vie, il n'y a pas le moindre chevalier en armure blanche pour<br />

te sortir <strong>de</strong> ta mouise ! »<br />

Le principe <strong>de</strong> réalité prend Emma d'assaut, l'agresse. Le démon revient <strong>de</strong> loin, <strong>de</strong> la petite


enfance, <strong>de</strong> l'adolescence où un bataillon <strong>de</strong> gens raisonnables – maîtresses d'école, psy,<br />

profs, conseillers d'orientation, copines <strong>de</strong> sa mère,… – s'autoproclamaient pourvoyeurs <strong>de</strong><br />

conseils bon marché. Tous ces gens ternes, à l’abri et bien au chaud dans leur bunker<br />

normatif, lui serinaient : « Tu n'es pas dans la réalité Emma ! »<br />

Soudain, la blon<strong>de</strong> somptueuse se sent misérable, et sous son crâne, elle héberge la cour <strong>de</strong>s<br />

miracles. Une question lancinante surgit <strong>de</strong> ses profon<strong>de</strong>urs internes : qui voudra <strong>de</strong> moi ?


J-137<br />

Août est bien entamé, les sol<strong>de</strong>s sont terminés <strong>de</strong>puis longtemps. Cela ne dissua<strong>de</strong> pas notre<br />

acheteuse compulsive <strong>de</strong> reprendre du service. Elle prend Élodie en otage en lui imposant <strong>de</strong><br />

l'accompagner dans sa débauche. Emma a l'intention <strong>de</strong> faire chauffer la carte bleue <strong>de</strong>vant<br />

témoins. Elle veut flamber tant qu'elle peut encore le faire, avant que la procédure <strong>de</strong> divorce<br />

soit enclenchée, que l'on bloque les comptes... Les <strong>de</strong>ttes sentimentales se paient en<br />

espèces sonnantes et trébuchantes, Emma le sait bien.<br />

Élodie semble inquiète.<br />

— D'où te vient ton addiction au shopping ?<br />

— De l'enfance, probablement. Mon père trouvait plus simple <strong>de</strong> payer une pension<br />

alimentaire que <strong>de</strong> donner <strong>de</strong> l'amour, ma mère allait dans le même sens. Elle préférait<br />

flatter mon narcissisme en m'habillant à la mo<strong>de</strong> avec le fric que lui filait mon père que <strong>de</strong><br />

m'encourager à développer ma personnalité.<br />

— Et tu as continué à fonctionner <strong>de</strong> cette manière à l'âge adulte ?<br />

— J'ai épousé un homme qui trouve plus simple <strong>de</strong> me filer du blé que <strong>de</strong> me donner <strong>de</strong><br />

l'amour.<br />

Le regard d'Élodie se durcit. Elle s'indigne.<br />

— Tu es en train <strong>de</strong> me dire que tu restes avec Olivier pour son argent.<br />

— C'est ainsi, ma belle Élo. Comme la prostitution ou le trafic <strong>de</strong> drogue, le mariage crée<br />

une dépendance au fric dont il est difficile <strong>de</strong> décrocher. On se sent sali, on perd l'estime <strong>de</strong><br />

soi, on est privé <strong>de</strong> liberté..., mais on continue quand même.<br />

À l'indignation, succè<strong>de</strong> la compassion.<br />

— Je n'avais pas réalisé à quel point ta vie est triste.<br />

— Et encore, tu ne sais pas toute mon histoire !<br />

Emma a honte. Son attitu<strong>de</strong> est inappropriée. Elle, une quadra friquée, une privilégiée qui se<br />

lamente auprès d'une jeune pauvresse meurtrie pas la vie, c'est indécent ! Il est urgent<br />

qu'elle se reprenne, retrouve son entrain, sa légèreté.<br />

— Si on allait voir les vêtements <strong>de</strong> bébé pour Marilou ?<br />

Les <strong>de</strong>ux femmes contemplent la vitrine <strong>de</strong> Vert Bau<strong>de</strong>t. L'aînée sent remuer quelque chose<br />

au fond d'elle-même. Des larmes coulent sur ses joues.<br />

— Tu pleures ? s'étonne Élodie.<br />

Emma ignore d'où viennent ses larmes.<br />

— Cela doit être à cause <strong>de</strong> ces vêtements <strong>de</strong> bébé, <strong>de</strong> tous ces vêtements <strong>de</strong>


puériculture,...<br />

Élodie prêche le faux pour savoir le vrai.<br />

— C'est la nostalgie qui te met dans cet état ?<br />

— Non, c'est la culpabilité.<br />

Emma se perd dans ses pensées, s'y noie. Elle est ailleurs.<br />

— Tu as vu le film <strong>de</strong> Lars Van Trier, Breaking the waves ?<br />

— Non, pourquoi ?<br />

— Ce film traite <strong>de</strong> la dimension sacrificielle <strong>de</strong> l'amour. Les femmes aiment souvent <strong>de</strong><br />

cette manière.<br />

— De quoi tu veux parler ?<br />

— Par amour, je me suis fait avorter.<br />

Elle se souvient <strong>de</strong> l'intervention, <strong>de</strong> la souffrance tant appréhendée, <strong>de</strong> cette surprenante<br />

découverte : elle n’avait pas souffert. « Même pas mal ! ». La douleur morale est un puissant<br />

anesthésique.<br />

La douleur se manifeste près <strong>de</strong> vingt ans plus tard. Pour quelle raison ?<br />

Férue <strong>de</strong> peinture, elle se réfère au tableau <strong>de</strong> Frida Kahlo, Le lit qui vole, et se revoit sur ce<br />

lit d'hôpital. Le mé<strong>de</strong>cin aspire la vie en elle. Emma se vi<strong>de</strong> <strong>de</strong> sa substance, son âme quitte<br />

son corps, volette à travers la pièce avant <strong>de</strong> s'enfuir et <strong>de</strong> gagner le ciel.<br />

— Je suis morte par une belle journée d'août, moins <strong>de</strong> trois mois seulement après ma<br />

rencontre avec Olivier. Lui et moi aurions dû en rester là.<br />

— Cela ne sert à rien d'avoir <strong>de</strong>s remords. Ce qui est fait est fait, personne ne peut changer<br />

le passé. C'est dommage.<br />

— Je me suis réincarnée en pétasse pour faire oublier l'autre Emma, la défunte.<br />

— Tu es restée en vie. Moi aussi, on m'a assassinée ! Pourtant, je suis toujours là.<br />

Un homme, au loin, regar<strong>de</strong> la pleureuse.<br />

Que voit-il ?<br />

Une femme claire et sombre à la fois, une blon<strong>de</strong> mince aux traits tirés, aux yeux limpi<strong>de</strong>s,<br />

ravagés par les larmes. Les cheveux clairs, la silhouette haute, le style d'un barou<strong>de</strong>ur,<br />

l'homme accuse une ressemblance certaine avec Robert Redford.<br />

Il se rapproche, comme aimanté par la beauté écorchée vive aux yeux turquoise inondés.<br />

Intimidé, il hésite avant d'abor<strong>de</strong>r Emma. Il s'intéresse à Élodie, une gamine ron<strong>de</strong> au visage<br />

<strong>de</strong> poupée. La douceur <strong>de</strong> ses traits lui inspire confiance. Il éprouve une impression <strong>de</strong><br />

familiarité : Élodie ressemble à Agnetha, la chanteuse du groupe ABBA, avec quelques kilos


en plus. Il <strong>de</strong>vient honteusement nostalgique à l'idée d'une telle comparaison qui ne le<br />

rajeunit pas franchement.<br />

Enhardi, il ouvre le feu <strong>de</strong>s banalités d'usage.<br />

— Vous atten<strong>de</strong>z un heureux événement ?<br />

— Non, ce n'est pas pour moi. Nous voulons faire un ca<strong>de</strong>au à une amie dont le bébé doit<br />

naître bientôt.<br />

L'inconnu prie la jeune femme <strong>de</strong> l'excuser et n'insiste pas davantage. Il ne tient pas à en<br />

savoir plus, il n'est pas concerné.<br />

Le regard <strong>de</strong> l'homme croise celui d'Emma. Elle ne sanglote plus. Il ne veut pas connaître la<br />

raison <strong>de</strong> son chagrin, il est juste fasciné. Il en ignore la raison, mais il sent qu’il doit parler à<br />

la femme en noir. Il propose aux <strong>de</strong>ux amies <strong>de</strong> le suivre dans un café. Ils s'attablent.<br />

Emma et Élodie comman<strong>de</strong>nt un cappuccino et boivent les paroles <strong>de</strong> celui qui les<br />

accompagne. D'allure sportive, bien bâti, bien conservé, l'homme a au moins dix ans <strong>de</strong> plus<br />

qu'Emma. Charismatique, il dégage une énergie positive, génératrice d'espoir.<br />

Alors que le bel inconnu cherche le regard d'Emma, il rencontre les yeux scrutateurs qui le<br />

percent à jour. La belle femme ne décèle ni concupiscence, ni désir dans les yeux sombres <strong>de</strong><br />

l'homme. Le regard est juste chaleureux, enveloppant, paternel.<br />

Il est là pour une bonne raison : il est ici pour elle, pour Élodie peut-être ? Ce qui est sûr,<br />

c'est qu'il est sur cette terre pour faire le bien, comme Swan avant lui, cet homme irradie.<br />

Emma absorbe sa lumière, réchauffe son affect transi, se régénère. Élodie observe la scène,<br />

éblouie.<br />

L'homme est un barou<strong>de</strong>ur utile au genre humain.<br />

— Je coordonne un chantier humanitaire. Je suis ingénieur, je prépare une mission au Congo<br />

où je vais participer à la construction d'une centrale hydroélectrique <strong>de</strong> 600 mégawatts sur la<br />

rivière Tcha.<br />

Emma s'anime, l'homme qui lui parle est un envoyé du ciel.<br />

— Mon mari, Olivier, est ingénieur en hydraulique.


J-136<br />

C'est bien beau <strong>de</strong> dévaliser les boutiques, mais pas très efficace comme thérapie. J'en parle<br />

en connaissance <strong>de</strong> cause, ayant moi-même expérimenté la chose. Toutes celles qui<br />

espèrent compenser leur vi<strong>de</strong> affectif au moyen <strong>de</strong> leur carte <strong>de</strong> crédit ou <strong>de</strong> celle <strong>de</strong> leur<br />

conjoint, se leurrent ! Le gouffre est insatiable.<br />

Emma replonge dans ses rêveries. Ce qui lui faudrait, c'est un homme immense, un amour<br />

puissant, un chevalier blanc qui l'arracherait à la médiocrité <strong>de</strong> son mariage, l'enlèverait<br />

comme Pâris qui, en son temps, ravit Hélène. Elle rêve <strong>de</strong> tapis volant, <strong>de</strong> <strong>de</strong>strier fougueux,<br />

<strong>de</strong> vol <strong>de</strong> nuit,...<br />

N'en déplaise à notre héroïne, le grand bonheur tient une place infime dans une vie ordinaire.<br />

En attendant, il ne faut pas délaisser les petits plaisirs accessibles du quotidien. En vertu <strong>de</strong><br />

ce principe consolant, Emma invite Louise au restaurant.<br />

Cela fait longtemps que les filles n'ont eu l'occasion <strong>de</strong> déjeuner ensemble. Emma est<br />

accompagnée <strong>de</strong> son fils. L'enfant sent bien que quelque chose se trame dans l'esprit <strong>de</strong> sa<br />

mère. Solal est certain qu'un événement va se produire, et il veut être aux premières loges.<br />

Louise s'apprête à subir sans broncher la conversation <strong>de</strong> l'enfant. Elle s'attend à tout, y<br />

compris au plus captivant venant d’un tel énergumène. Ce gosse ne ressemble à aucun autre.<br />

La discussion porte sur les pérégrinations urbaines <strong>de</strong> Solal. Le garçon est à l'âge où l'on<br />

commence à sortir seul. Il décrit l'architecture, les palissa<strong>de</strong>s, la vigne vierge cramoisie qui<br />

recouvrait une porte semblable à celle que décrit Lionel Wallace, le héros <strong>de</strong> La Porte dans le<br />

mur. Et c'est parti pour un tour inattendu ! Le gamin génial entreprend la narration <strong>de</strong> la<br />

nouvelle <strong>de</strong> H.G. Wells.<br />

— Le petit Lionel ouvre une porte qui donne sur un jardin enchanté. L'atmosphère qui règne<br />

en ce lieu est incroyable <strong>de</strong> douceur, <strong>de</strong> chaleur, <strong>de</strong> légèreté. Il respire à plein, ses poumons<br />

se remplissent <strong>de</strong> l'air exhilarant qui l'imprègne d'une sensation <strong>de</strong> bien-être.<br />

Ce môme parle comme un livre. Louise réprime avec peine le commentaire.<br />

Enthousiaste, Solal poursuit.<br />

— Lionel Wallace fait l'expérience <strong>de</strong> la satisfaction absolue, celle qui n'est accessible que<br />

dans la prime enfance quand notre esprit est intact, et que notre cœur n'est pas encore<br />

meurtri.<br />

L'enfant d'Emma se laisse gagner par la nostalgie. Il voit <strong>de</strong> ces propres yeux ce que décrit le<br />

héros <strong>de</strong> Wells.<br />

— Maman, Louise, comment vous dire ?! Toutes les choses sont si belles en ce jardin.<br />

L'étrangeté du lieu fait oublier à Lionel son existence monotone et étriquée <strong>de</strong> fils <strong>de</strong> bonne<br />

famille voué à l'obéissance.<br />

— Il y a <strong>de</strong>s habitants dans ce paradis ? interroge Louise.


— Oui Louise ! Lionel rencontre <strong>de</strong>s êtres sublimes qui incarnent la beauté, la bienveillance,<br />

la connaissance !<br />

— Tu parles <strong>de</strong> tout ça avec tellement <strong>de</strong> passion !<br />

— C'est que je l'ai entrouverte moi aussi cette porte fatale ! Tout comme le héros <strong>de</strong> Wells,<br />

je me suis vu chialer sur le trottoir à cette heure glaciale qui précè<strong>de</strong> le moment où on<br />

allume les réverbères.<br />

— Les réverbères ? s’excrie Louise, surprise.<br />

— J'en conviens, la chose est obsolète, et pourtant la ville est toujours éclairée le soir... Cela<br />

ne change rien au sens <strong>de</strong> mon histoire. Je me suis senti pitoyable à l'idée d'être ramené<br />

malgré moi dans cette vie lamentable.<br />

Demeurée silencieuse jusqu'à cet instant, Emma s'exclame.<br />

— Je me souviens <strong>de</strong> cette histoire ! À quatre reprises, au cours <strong>de</strong> son existence, Lionel<br />

Wallace s'est trouvé <strong>de</strong>vant la porte qui mène au jardin enchanté. À chaque fois, ce fut à ces<br />

moments cruciaux <strong>de</strong> l'existence où les bifurcations surviennent : avant <strong>de</strong> s'engager dans un<br />

cursus élitiste et vers la quarantaine, à l'heure <strong>de</strong> la crise du même nom.<br />

— Ce n'est pas un hasard. Le calendrier <strong>de</strong> la vie est ainsi. La lumière ne peut être vue qu'à<br />

l'entrée ou à la sortie du tunnel.<br />

L'interprétation est <strong>de</strong> Louise. Emma en salue la pertinence.<br />

— Tu en as fait l'expérience ?<br />

— Non, Emma. Pour moi, la chose est différente, car je suis née dans le tunnel, dans la<br />

grotte si tu préfères, ou dans un trou à rat. Je veux dire dans n'importe quel endroit où la<br />

lumière n'entre pas.<br />

Emma aimerait dire à son amie qu'il y a toujours une fêlure dans un tunnel, une faille<br />

minuscule qui laisse percer le jour. Finalement elle ne dit rien et formule, en silence, un vœu<br />

pour Louise et aussi pour elle. Emma exige l'embellie !<br />

Qui peut ouvrir cette fichue porte ? Quel homme d'exception détient la clé du jardin secret ?<br />

Où se trouve cet accès si convoité, à la beauté à nulle autre pareille, à la bonté sans limite,<br />

au bonheur absolu ?<br />

Ce n'est pas un hasard si les gens qui réussissent dans les affaires ou la politique mènent une<br />

double vie. Le manque <strong>de</strong> droiture <strong>de</strong> ces personnes est une idée reçue, la morale n'a rien à<br />

voir dans tout cela. Ces hommes mettent simplement la même énergie à vouloir s'élever<br />

dans le mon<strong>de</strong> réel qu'à chercher un passage secret vers un mon<strong>de</strong> infiniment plus beau que<br />

le notre !<br />

Louise prend congé.<br />

En guise d'au revoir, Solal lui adresse ces quelques mots.<br />

— Je voulais te dire, tous les tunnels ont une issue et aussi <strong>de</strong>s sorties <strong>de</strong> secours.


Qui voudra <strong>de</strong> moi ?<br />

J-119<br />

Elle ne <strong>de</strong>vrait pas s'inquiéter la jolie Emma, elle est plus convoitée qu'une princesse.<br />

La <strong>de</strong>rnière victime <strong>de</strong> la blon<strong>de</strong> serial loveuse se prénomme Romain. L'homme est un héros<br />

contemporain, dont la mission est l'insertion <strong>de</strong> jeunes. Intègre, idéaliste dans un mon<strong>de</strong><br />

corrompu, c'est un mec bien.<br />

Elle l'a pêché sur le net, son outil <strong>de</strong> prédilection. Le virtuel est une aubaine pour les timi<strong>de</strong>s.<br />

Le contact épistolaire permet d'aller à l'essentiel, <strong>de</strong> faire tomber les masques et les<br />

barrières, <strong>de</strong> se livrer, d'obliger l'autre à se révéler.<br />

Via un clavier et un écran, Emma et Romain se parlent d'âme à âme. Les mots s'enchaînent,<br />

résonnent. Ils se comprennent avec fulgurance. Ces <strong>de</strong>ux-là se sont trouvés. La relation qui<br />

va suivre est une évi<strong>de</strong>nce.<br />

Demain, ils vont se rencontrer dans le mon<strong>de</strong> réel. La confrontation va avoir lieu, et rien ne<br />

sera plus pareil après. Ils se préparent à recevoir un choc. Amoureux, amical, cela n'a aucune<br />

importance, ce qui compte c'est la révélation, le réveil <strong>de</strong> leurs vies.<br />

Romain s'impatiente. La chose ne lui était pas arrivée <strong>de</strong>puis le <strong>de</strong>rnier millénaire : il a un<br />

rencart. Il est fébrile, et ce n'est pas dans ses habitu<strong>de</strong>s. C'est un homme dur, blindé,<br />

cynique, difficile à atteindre. Il en ignore la raison, cependant les mots d'Emma, l'esprit <strong>de</strong><br />

cette femme l'ont bouleversé. Bien qu’il ne l’ait pas encore vue, il redoute déjà <strong>de</strong> tomber<br />

amoureux d'elle !<br />

Pour conjurer sa peur, il saute sur son clavier.<br />

« Voilà je termine ma journée <strong>de</strong> prolétaire <strong>de</strong> l'insertion habituelle. Au programme, j'ai reçu<br />

un couple mixte qui dort dans sa voiture, un gamin <strong>de</strong> dix-sept ans qui n'a pas trouvé <strong>de</strong><br />

contrat d'apprentissage en cuisine, une jeune fille toute mignonne qui vient <strong>de</strong> se faire<br />

avorter, reçu un artisan/chef d'entreprise d'une TPE <strong>de</strong> bâtiment pour lui vendre un jeune et<br />

éventuellement lui trouver une secrétaire a mi-temps pour janvier, monté <strong>de</strong>s dossiers d'ai<strong>de</strong><br />

au transport et d'ai<strong>de</strong> alimentaire, aidé un jeune pas toujours réveillé à remplir avant lundi<br />

un dossier pour la préfecture qu'il traîne <strong>de</strong>puis <strong>de</strong>ux mois... »<br />

Entre <strong>de</strong>ux ren<strong>de</strong>z-vous, Romain a englouti quatre cafés, l'appareil se trouvant sur le trajet<br />

entre son bureau et l'accueil. Il a aussi appelé le coordonnateur d'un chantier d'insertion et<br />

nagé presque <strong>de</strong>ux kilomètres à la piscine, avant <strong>de</strong> s'accor<strong>de</strong>r dix minutes <strong>de</strong> pause pour se<br />

substanter.<br />

Il prend le temps <strong>de</strong> relire tous les mails échangés avec Emma.<br />

Bor<strong>de</strong>l ! Cette femme en sait plus sur ma vie que <strong>de</strong>s gens que je vois tous les jours !<br />

Il pense à son ren<strong>de</strong>z-vous du len<strong>de</strong>main, élabore un planning pour le week-end.<br />

Vendredi soir : courses au supermarché avec position mp3 vissé sur le crâne pour penser à


autre chose, prendre l'apéro avec ma fille et sa mère, donner à Julie ses cinq euros d'argent<br />

<strong>de</strong> poche, rincer mes affaires <strong>de</strong> piscine, manger, préparer discrètement <strong>de</strong>s fringues<br />

portables pour <strong>de</strong>main,... Si je sors un fer à repasser, ça semblera suspect.<br />

Romain se résout à faire semblant.<br />

C'est un week-end normal qui s'annonce. En tout cas, je dois me comporter, comme si c'était<br />

le cas. Je vais essayer <strong>de</strong> ne pas me trouver tous les défauts <strong>de</strong> la terre en me brossant les<br />

<strong>de</strong>nts, ne pas me coucher trop tard, éviter <strong>de</strong> psychoter toute la nuit comme un collégien.<br />

Samedi matin. Romain prévoit <strong>de</strong> se lever tôt, la condition sine qua non pour avoir le temps<br />

<strong>de</strong> tout faire. À 6 h 45, il va <strong>de</strong>voir feindre <strong>de</strong> ne plus avoir sommeil, avaler un jus d'orange,<br />

une pâte <strong>de</strong> fruits avant <strong>de</strong> partir courir 45 minutes. Cette innocente cavale matinale est déjà<br />

une évasion. Souvent le sport précè<strong>de</strong> l'aventure.<br />

À son retour, il <strong>de</strong>vra prendre le petit-déj avec tout le mon<strong>de</strong>, passer sous la douche, avant<br />

<strong>de</strong> se concocter un look présentable.<br />

Rasé <strong>de</strong> prêt, il ira au marché. Il va se contenir pour ne pas se laver douze fois les <strong>de</strong>nts,<br />

modérer son usage <strong>de</strong> l'après-rasage - ça fait vieux beau - et sortir.<br />

Dans le scénario <strong>de</strong> Romain, c'est là qu'elle débarque. Il use <strong>de</strong> ses yeux <strong>de</strong> requin <strong>de</strong>s<br />

profon<strong>de</strong>urs pour évaluer la silhouette <strong>de</strong> sa prétendante avant <strong>de</strong> passer le visage <strong>de</strong> l'élue<br />

au scanner, Il lutte pour ne pas être déstabilisé, respire lentement pour maintenir le cœur en<br />

<strong>de</strong>ssous <strong>de</strong> 100 pulsations/minute, et essaie <strong>de</strong> se donner une contenance.<br />

Romain s'approche d'Emma pour lui faire la bise. Il en profite pour mesurer l'écart entre<br />

l'impact et la commissure <strong>de</strong>s lèvres : si elle se rapproche <strong>de</strong> l'oreille, c'est le râteau assuré !<br />

Pourvu qu'elle soit jolie ! Pas trop quand même, c'est une question d'équilibre.<br />

La mesure <strong>de</strong> l'amour est d'aimer sans mesure. Romain ignorerait donc l'adage ?<br />

Emma n'est pas équilibrée, elle est immodérée, elle est la démesure. Elle est celle qui<br />

ressemble à aucune autre, elle est l'inattendue et l'attendue.<br />

Où vas-tu insouciante ? Vers quelle chimère t'envoles-tu ?<br />

Emma court se jeter dans les bras d'un homme qu'elle connaît à peine. Pourquoi ? D'abord<br />

parce que ce type lui inspire confiance et sympathie. Ensuite, parce qu'elle éprouve une joie<br />

absolue à l'idée <strong>de</strong> s'offrir sans calcul, sans arrière-pensée, sans volonté <strong>de</strong> possé<strong>de</strong>r l'autre,<br />

avec la seule perspective <strong>de</strong> jouir <strong>de</strong> l'instant. Elle pense trouver le bonheur dans ce marché.<br />

Elle se donne et elle y gagne tout le bonheur du mon<strong>de</strong>.<br />

Je suis solidaire d'Emma la pécheresse. À quatre ans, je m'inventais une amie imaginaire<br />

pour défier ma solitu<strong>de</strong>. Les amants <strong>de</strong> la troublante quadra sont bien réels, mais la<br />

démarche procè<strong>de</strong> <strong>de</strong> la même logique. Emma n'aime pas la foule, les gran<strong>de</strong>s tablées, les<br />

conversations <strong>de</strong> filles. Elle n'apprécie ni les mondains ni les prolos : la sauvageonne ne se<br />

laisse apprivoiser qu'en tête-à-tête. Incapable <strong>de</strong> se contenter <strong>de</strong> relations superficielles, elle


exige l'amitié. En échange, elle se donne corps et âme.<br />

La troublante beauté d'Emma la sauve et la perd. Elle obtient l'affection <strong>de</strong>s hommes qu'elle<br />

subjugue, lesquels ne veulent pas se contenter <strong>de</strong> l'amitié d'une femme si désirable. Au nom<br />

<strong>de</strong> l'amitié, précisément, elle accepte le <strong>de</strong>al.<br />

Salut à toi femme volage par goût <strong>de</strong> l'absolu, moi, ton humble disciple, je veux voir en<br />

l'amour la forme mo<strong>de</strong>rne et laïque du Salut.


C'est fou comme la maternité vous change une femme ! Louise ne reconnaît plus sa<br />

colocataire. Quand elle ne travaille pas, l'ouvrière regar<strong>de</strong> la télé. Marilou ne supporte plus<br />

<strong>de</strong> la voir rivée à l'écran. Elle détourne le regard et déclare.<br />

— Je ne veux plus regar<strong>de</strong>r la télé. Je veux en finir avec mes pulsions sado-maso, je ne veux<br />

plus me réjouir <strong>de</strong> la souffrance et <strong>de</strong> la douleur.<br />

Louise ne trouve rien à lui répondre tant elle est abasourdie.<br />

Marilou poursuit.<br />

— C'est vrai, quoi ! Nous n'avons pas besoin <strong>de</strong> connaître la lai<strong>de</strong>ur et la médiocrité <strong>de</strong><br />

l'humanité pour être heureuses.<br />

On croirait entendre Emma.<br />

Puisque le sujet l'intéresse, Louise déci<strong>de</strong> <strong>de</strong> poursuivre cette conversation. Le masochisme<br />

lui parle, je connais tout <strong>de</strong> la douleur, <strong>de</strong> la lai<strong>de</strong>ur. Marilou aussi.<br />

Cette <strong>de</strong>rnière évoque l'enfer <strong>de</strong> sa vie conjugale.<br />

— Christophe allait au travail, revenait, se plaignait <strong>de</strong> tout. Il m'agressait<br />

systématiquement. Et dire que nous sommes restés si longtemps ensemble ! C'est comme si<br />

nous étions attachés à notre propre malheur.<br />

— La vie est tellement misérable.<br />

Cette conversation a pris une drôle <strong>de</strong> tournure. Le contexte est si sordi<strong>de</strong> ! Louise y voit une<br />

entrée en matière idéale pour parler d'Olivier à sa colocataire, du viol collectif qu'elle a subi à<br />

quinze ans, <strong>de</strong> son projet <strong>de</strong> vengeance. Il faut qu'elle sache.<br />

La gran<strong>de</strong> <strong>de</strong>man<strong>de</strong> à Marilou :<br />

— Tu as vu L'Été meurtrier ?<br />

— Avec Isabelle Adjani ? Oui, pourquoi ?<br />

— C'est mon histoire. La vengeance, c'est tout ce que j'ai, c'est mon unique projet, c'est ce<br />

qui me maintient en vie.<br />

Louise raconte tout. Elle dit son intention <strong>de</strong> tuer Olivier.<br />

Marilou l'implore <strong>de</strong> renoncer.<br />

— Il n'en vaut pas la peine. Ce type est insignifiant, un minable père <strong>de</strong> famille qui rame<br />

pour faire vivre une femme qui le trompe, une fille qui le prend en pitié, et un fils qui le<br />

méprise ouvertement !<br />

— Il a bien mieux réussi sa vie que moi.<br />

— De quelle réussite veux-tu parler ? Olivier est cocu, son boss le stresse, il lèche les bottes<br />

et le cul <strong>de</strong> ses collègues pour gar<strong>de</strong>r son emploi. Il n'en vaut pas la peine Louise ! Ce mec


est un looser, et n'a vraiment rien d'un prédateur.<br />

À l'évocation du mot « prédateur », Louise voit voler un aigle majestueux. Aussitôt les mots<br />

d'Emma lui reviennent.<br />

Il est sublime ! Son intelligence et son talent s'élèvent au paroxysme ! Il a tout pour lui. Il<br />

brille tout en restant humble : il a l'assurance et la sagesse que confère la maturité, mais son<br />

âme est celle d'un enfant. Il réussit sans effort à concilier passion <strong>de</strong> vivre et modération. Il<br />

est soli<strong>de</strong> et rassurant sans être pour autant ennuyeux. Il est homme dans toute sa<br />

magnificence. Il est l'idéal masculin personnifié.<br />

S'imposent à l'esprit <strong>de</strong> Louise, la haute silhouette, la chevelure sombre, abondante,<br />

l'élégance arrogante, l'allure enjouée, du séducteur maudit.<br />

Une pulsion criminelle s'empare <strong>de</strong> tout son être.<br />

Marilou l'observe avec effroi. Comme si elle pouvait lire dans ses pensées.<br />

Louise ne veut pas renoncer à son envie <strong>de</strong> tuer. Dessou<strong>de</strong>r un mec, c'est son seul projet. Il<br />

n'y a que cela qui la raccroche encore à la vie.<br />

Elle a investi dans un flingue haut <strong>de</strong> gamme. Cela fait <strong>de</strong>s années qu'elle s'entraîne, <strong>de</strong>s<br />

nuits qu'elle s'endort en rêvant du jour où elle aura l'occasion <strong>de</strong> s'en servir.<br />

Le bain <strong>de</strong> sang aura lieu quoiqu'il advienne. Louise a simplement changé <strong>de</strong> cible.


L'Été meurtrier, ça sonne bien. La fin <strong>de</strong> la saison estivale est propice au crime. C'est en tout<br />

cas la réflexion que se fait Louise tandis qu'elle pense à Swan.<br />

Le lâche a mis son appartement en vente pour mieux prendre la fuite. C'est le moment<br />

d'intervenir, après il sera trop tard.<br />

Swan ouvre à Louise. L'homme est plus grand qu'elle ne l'imaginait, et beaucoup mieux en<br />

réel qu'en photo. Il n'y a guère que les enfants ou les professionnelles <strong>de</strong> la mo<strong>de</strong> maquillées<br />

comme <strong>de</strong>s voitures volées, avec retouches en sus, pour êtres photogéniques.<br />

L'appartement aussi est plus vaste qu'elle ne le pensait. Ce type est vraiment blindé. Le<br />

bellâtre vit seul et la situation lui convient. Le célibat correspond aux pauvres filles dans le<br />

genre <strong>de</strong> Louise et aux mâles égocentriques dans le genre <strong>de</strong> Swan. C'est une chance pour<br />

elle qu'il soit seul.<br />

Pourvu qu'il soit très con !<br />

Pour se donner un mobile, la visiteuse promène un regard <strong>de</strong> délinquante sur toute la surface<br />

visible. Il n'y a rien à signaler, pas d'objet <strong>de</strong> valeur à l'horizon. Le bourgeois se paupérise.<br />

Cela ne va pas être facile <strong>de</strong> simuler le crime crapuleux. L'individu vit dans les livres, et les<br />

murs <strong>de</strong> son appartement sont tapissés <strong>de</strong> toiles signées <strong>de</strong> son nom. Swan produit<br />

beaucoup pour un peintre amateur. Pragmatique, elle prévoit d'en chourer une ou <strong>de</strong>ux. Elle<br />

ne serait pas surprise que le quidam connaisse la célébrité d'ici quelques années et <strong>de</strong>vienne<br />

inabordable. L'investissement est judicieux, elle léguera la marchandise à Marilou. La petite<br />

et sa progéniture auront au moins <strong>de</strong> quoi survivre. Louise va pouvoir quitter le mon<strong>de</strong>,<br />

l'esprit serein.<br />

Je ne partirai pas la première, lui d'abord !<br />

Innocemment elle caresse le métal et branle le canon. Le geste est provocant, décalé en tout<br />

cas, puisque Louise n'aime pas les hommes.<br />

Elle sait qu'elle ne trouvera pas d'argent chez lui. Le luxe ostensible, c'est vulgaire. Elle<br />

déci<strong>de</strong> <strong>de</strong> faire comme si elle ne savait pas, elle pointe son arme dans la direction <strong>de</strong> son<br />

hôte.<br />

— Vous per<strong>de</strong>z votre temps, ma<strong>de</strong>moiselle, je n'ai rien qui puisse vous intéresser.<br />

Swan est un homme <strong>de</strong> sang froid. Avec insistance, il regar<strong>de</strong> la visiteuse en souriant dans<br />

l'objectif <strong>de</strong> l'intimi<strong>de</strong>r. Elle est armée, lui aussi. L'attirail est lourd, il a cette indubitable<br />

supériorité physique, intellectuelle, financière et sociale qui écrase d'emblée l'adversaire.<br />

Hésitante, Louise se perd dans la contemplation <strong>de</strong>s livres, du désordre orchestré par un<br />

homme trop beau, trop affairé. Tant d'élégance, tant <strong>de</strong> centres d'intérêt, cela la fait<br />

suffoquer. Tout lui crie qu'elle dépareille dans ce décor. Elle se sent agressée. Elle est<br />

certaine qu'il la trouve lai<strong>de</strong> et débraillée. Ce genre <strong>de</strong> type est habitué à mieux : nul doute<br />

qu'il baise <strong>de</strong>s femmes <strong>de</strong> qualités qu'il s'applique à faire gémir. Cet homme a tout bon sur<br />

toute la ligne, « Mens sana in corpore sano », il est sportif et mange sainement. Dés le<br />

réveil, il est présentable, et n'est même pas concerné par la gueule <strong>de</strong> bois puisqu'il ne boit


pas.<br />

Cette gour<strong>de</strong> d'Emma n'avait pas tort : son Swan est un homme d'exception.<br />

Louise avance <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux pas dans la direction <strong>de</strong> sa proie, déterminée à ne pas se laisser<br />

émouvoir. Avec délectation, elle tripote le flingue et observe Swan. Elle voudrait le voir<br />

trembler <strong>de</strong> tous ses membres, pisser dans son froc, ramper, la supplier <strong>de</strong> l'épargner.<br />

L'homme n'a pas très envie <strong>de</strong> jouer les victimes. Elle aurait dû accor<strong>de</strong>r davantage <strong>de</strong><br />

crédibilité aux fadaises d'Emma, car comme le disait la blon<strong>de</strong>, ce type sort <strong>de</strong> l'ordinaire,<br />

elle est tombée sur un super-héros.<br />

— Vous avez certainement <strong>de</strong> bonnes raisons <strong>de</strong> vouloir me tuer. Je vais vous préparer un<br />

café, et vous allez m'expliquer tout cela.<br />

Surprise, Louise escorte son hôte jusque dans la cuisine.<br />

— C'est tout blanc par terre. Ça va faire sacrément désordre sur le carrelage quand je vais te<br />

saigner.<br />

Il revient tranquillement. Il pose un plateau avec le café sur la table basse. D'une voix posée,<br />

il <strong>de</strong>man<strong>de</strong> :<br />

— J'aimerais beaucoup connaître votre mobile.<br />

— Je n'en ai pas. Je tue pour la beauté du geste. Un meurtre gratuit, c'est beaucoup plus<br />

noble qu'un crime crapuleux, vous ne trouvez pas ?<br />

— Vous <strong>de</strong>vez terriblement souffrir. Qu'est-ce qu'on a bien pu vous faire pour que vous en<br />

arriviez là ?<br />

Elle s'énerve.<br />

— Je vous vois venir mon salaud ! Ça ne marchera pas, parce que je ne suis pas une victime,<br />

je suis une prédatrice ! C'est une question d'éthique.<br />

Dans l'escalier, Marilou fulmine. Elle est enceinte jusqu'aux yeux, et cette saloperie<br />

d'ascenseur est en panne. Cinq étages à gravir, il y a <strong>de</strong> quoi être essoufflée. La future<br />

maman est inquiète. Louise n'est pas dans son état normal, et est sur le point <strong>de</strong> commettre<br />

l'irréparable. C'est une question d'heures, <strong>de</strong> minutes peut-être. C'est ce que lui suggère son<br />

intuition, c'est la raison pour laquelle elle a suivi son amie.<br />

Pourquoi cet homme ? Tant qu'à faire <strong>de</strong> <strong>de</strong>scendre un mec, Louise aurait pu se contenter<br />

d'Olivier qu'elle a traqué <strong>de</strong>s années durant ou <strong>de</strong> Christophe, le mari violent. Ce ne sont pas<br />

les salauds qui manquent en ce bas mon<strong>de</strong>. L'amazone a finalement dédaigné ces minables,<br />

elle a choisi un mâle avec plus <strong>de</strong> panache. Elle veut un homme à la hauteur <strong>de</strong> l'enjeu, un<br />

type qui en vaut la peine, elle veut pouvoir y repenser dans son pieu ou dans sa cellule, les<br />

soirs d'hiver.<br />

Donc, Swan.<br />

L'impru<strong>de</strong>nt ne referme jamais la porte à clé <strong>de</strong>rrière lui. L'excès <strong>de</strong> confiance en lui-même et<br />

en son prochain est une faille qui le rend vulnérables aux attaques sournoises. Marilou ne va


pas s'en plaindre. Elle entrouvre la porte dans la discrétion la plus totale. Elle s'introduit sur<br />

les lieux d'un crime qui n'aura pas lieu.<br />

L'urgence <strong>de</strong> la situation invite Marilou à signaler sa présence.<br />

— Nous avons <strong>de</strong>s goûts communs notamment en littérature. Un homme qui lit Katherine<br />

Pancol, ça n'est pas si courant.<br />

Swan gratifie Marilou d'un sourire éblouissant. Il est heureux <strong>de</strong> sa présence. Il ne sait pas<br />

qui est cette femme enceinte, mais il <strong>de</strong>vine déjà qu'il lui <strong>de</strong>vra la vie.<br />

Louise semble contrariée.<br />

— Ne te fatigue pas cocotte, tu n'as aucune chance avec ce type ! Il n'a pas voulu d'Emma,<br />

c'est dire si le chaland est difficile...<br />

Swan s'étonne :<br />

— Vous connaissez Emma ?<br />

— Rassure-toi l'ami, elle n'a rien à voir avec tout ça.<br />

Marilou l’interroge :<br />

— Louise, pourquoi ?<br />

— Je suis assoiffée du sang <strong>de</strong>s hommes.<br />

— Pourquoi lui ? Tu ne le connais pas, il n'a pas pu te faire <strong>de</strong> mal.<br />

— C'est un homme. Un mâle innocent, ça n'existe pas !!<br />

— Il n'est pas comme ceux qui t'ont détruit. Imagine qu'il ait grandi avec toi dans la cité.<br />

Imagine Swan à quinze ans, il est déjà plus grand, plus beau, plus ambitieux que les autres.<br />

Il attend d'avoir son bac pour déserter les lieux, abandonner tous les loosers qui zonent en<br />

bas <strong>de</strong> l'immeuble. Il rêve du jour où il va s'envoler, et il rêve <strong>de</strong> filles sublimes qu'il ne peut<br />

pas encore avoir.<br />

Marilou observe Swan et admire le visage aux traits régulier, puis regar<strong>de</strong> les mains qu'elle<br />

<strong>de</strong>vine agiles. Marilou n'a jamais été une bombe. Elle s'est toujours trouvée trop ron<strong>de</strong>, et<br />

d’ailleurs elle aime être enceinte car la gestation justifie son surpoids. Elle ne se voit pas au<br />

lit avec un amant <strong>de</strong> cet acabit. Elle aurait trop honte <strong>de</strong> son corps contre ce corps-là.<br />

Louise ne lui laisse pas le temps <strong>de</strong> fantasmer davantage. La trivialité <strong>de</strong> sa réplique rompt<br />

le charme.<br />

— Il <strong>de</strong>vait bien se branler quand même, comme tous les puceaux du mon<strong>de</strong>.<br />

— Ce mec-là ne t'aurait même pas regardée ! Il ne t'aurait pas violée non plus. Il t'aurait<br />

secourue Louise ! Il aurait joué les héros juste pour montrer à tous ces bouffons qu'il valait<br />

mieux qu'eux, qu'il était au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> la mêlée.<br />

Swan regar<strong>de</strong> Louise avec compassion.


— Vous semblez avoir tellement souffert...Vous portez une arme, et vous avez finalement un<br />

mobile même si vous vous trompez <strong>de</strong> cible. Je <strong>de</strong>vrais avoir peur. Et pourtant..., quelque<br />

chose que je décèle en vous me pousse à vous faire aveuglément confiance.<br />

— N'essayez pas <strong>de</strong> m'amadouer ! Je ne suis pas comme cette conne d'Emma.<br />

— Je n'ai jamais voulu la séduire. Ce que je ressens pour elle, c'est autre chose. Je n'arrive<br />

pas à expliquer ce que j'éprouve. Je sais seulement que cela n'a rien à voir avec l'attirance<br />

physique, avec son charme, c'est <strong>de</strong> l'ordre <strong>de</strong> la communion spirituelle.<br />

Marilou intervient.<br />

— Cette fille a l'air d'un ange. C'est cela qui te trouble.<br />

Louise proclame.<br />

— Moi aussi, je suis un ange. Je suis l'ange <strong>de</strong> la vengeance.<br />

Tout en caressant la crosse <strong>de</strong> son revolver, Louise se remet à divaguer.<br />

— À quoi ça sert <strong>de</strong> vivre Marilou ? Tu peux me donner une seule raison <strong>de</strong> ne pas supprimer<br />

ce connard, et <strong>de</strong> décharger le canon <strong>de</strong> ce foutre <strong>de</strong> plomb dans ma bouche après ?<br />

Elle regar<strong>de</strong> la grosse femme enceinte qui l'a suivie dans cet enfer. Elle a les yeux cernés, les<br />

cheveux ternes et un sourire qui la fait chavirer ! À présent, elle comprend. Tristan et Yseult,<br />

Roméo et Juliette, les séries à l'eau <strong>de</strong> rose sur M6, tous ces gogos sur les sites <strong>de</strong><br />

rencontres, tout cela lui parle à cet instant. Toutes ces conneries sur l'âme sœur, cela seraitil<br />

vrai ? Rencontrer son alter ego, son double, sa pareille, elle ne savait pas que cela était<br />

possible.<br />

Marilou poursuit sa plaidoirie. Elle est motivée : une vie, peut-être <strong>de</strong>ux, dépen<strong>de</strong>nt <strong>de</strong> la<br />

qualité <strong>de</strong> sa harangue.<br />

— Regar<strong>de</strong> le chemin que nous avons parcouru en un an à peine. J'ai quitté mon mec, tu<br />

m'as sauvée, et Emma qui ne branle rien <strong>de</strong>puis <strong>de</strong>s lustres, tu as vu tout ce qu'elle a<br />

accompli !<br />

— À quoi bon ?<br />

— Elle a fait tout ça pour lui, pour qu'il soit fier d'elle. Swan lui a permis <strong>de</strong> donner le<br />

meilleur d'elle-même.<br />

— Elle a perdu son temps puisqu'il n'a pas voulu d'elle...<br />

— Elle sait qu'un tel homme existe, et c'est tout ce qui compte. Swan et Emma m'ont appris<br />

cela. Il y a sur cette terre <strong>de</strong>s gens <strong>de</strong> bien qui nous donnent une raison suffisante pour vivre.<br />

Louise a les larmes aux yeux. Cela fait au moins vingt ans que ça ne lui était pas arrivé.<br />

Doucement, Marilou se rapproche <strong>de</strong> son amie, et fermement, elle l'enlace. Entre <strong>de</strong>ux<br />

sanglots, Louise <strong>de</strong>man<strong>de</strong>.<br />

— Pourquoi est-ce que je <strong>de</strong>vrais continuer à vivre ?


— Je n'en sais rien, Louise. Ce que je sais, c'est que moi je vivrai pour toi.<br />

La furie a déposé son arme. Le beau gosse n'a plus rien à craindre. Les <strong>de</strong>ux femmes s'en<br />

vont sans mot dire. Swan n'a pas envie d'appeler la police. Il n'a pas peur et ne va pas porter<br />

plainte. C'est un preux chevalier, un parent proche du prince charmant, à supposer que ce<br />

<strong>de</strong>rnier soit davantage qu'une légen<strong>de</strong> urbaine


J-119<br />

Cent pour cent <strong>de</strong>s gagnants ont tenté leur chance !<br />

Lulla déboule en hurlant :<br />

— Maman, tu viens <strong>de</strong> gagner un voyage en Polynésie.<br />

— Eh bé, malheureuse en amour, heureuse au jeu !<br />

C'est tout ce que la bonne nouvelle lui inspire.<br />

— On ne peut pas dire que tu débor<strong>de</strong>s d'enthousiasme.<br />

Emma est incapable <strong>de</strong> se réjouir <strong>de</strong> ce voyage. Tant bien que mal, elle essaie <strong>de</strong> donner le<br />

change.<br />

— On va y aller tous les trois, Sol, toi et moi. L'exil nous fera le plus grand bien.<br />

— Ce n'est pas une bonne idée qu'on t'y accompagne, puisque c'est un voyage romantique,<br />

pas <strong>de</strong>s vacances familiales. En plus, c'est seulement pour <strong>de</strong>ux personnes, alors tu seras<br />

obligée <strong>de</strong> choisir.<br />

Malheureuse en amour, heureuse au jeu. Toutes ces fadaises ne la consolent pas. Heureuse<br />

au jeu ? Soit, à quoi bon ? J'ai gagné un voyage au bout du mon<strong>de</strong>, et alors ? La vraie<br />

question n'est pas où partir, mais avec qui partir ?<br />

Suis-je seulement malheureuse en amour ? L'amour dure trois ans, je vis en couple <strong>de</strong>puis<br />

près <strong>de</strong> vingt ans. Il y a <strong>de</strong>s siècles que j'ai désappris à aimer. À force <strong>de</strong> m'entraîner à ne<br />

plus éprouver le moindre sentiment, j'en ai perdu la capacité.<br />

Romain ? Il pourrait bien m'accompagner « until the end of the world ». Je ne suis pas sûre<br />

qu'il accepte. Pour justifier une absence <strong>de</strong> dix jours, il lui faudrait un alibi en béton armé que<br />

je ne peux pas lui fournir.<br />

Swan ? Lui au moins est célibataire. La <strong>de</strong>stination peut lui convenir, mais on en revient<br />

toujours à la question cruciale : avec qui partir ?<br />

Ce n'est pas moi qu'il voudrait prendre dans ses bagages.<br />

Le seul homme capable d'inspirer à Emma <strong>de</strong>s sentiments amoureux ne l'aime pas. Elle n'en<br />

est pas malheureuse. Elle vit une expérience unique. L'amour qu'elle éprouve est pur,<br />

désintéressé, dénué <strong>de</strong> tout narcissisme. Elle aime Swan en toute liberté, sans contrepartie,<br />

sans contrainte. Cet amour-là ne l'engage pas dans la durée. Le temps peut s'écouler, sa<br />

relation avec l'aimé peut s'altérer, son amour peut changer d'objet librement et sans drame.<br />

Si elle cesse <strong>de</strong> l'aimer, Swan n'en sera pas attristé<br />

L'amour non réciproque n'impose rien.<br />

— Avec qui partir ?


Emma en est toujours là.<br />

— Tu n'as qu'à l'offrir ce voyage au paradis, tu ferais <strong>de</strong>s heureux !<br />

Lulla a le don <strong>de</strong>s mots. En évoquant le paradis, elle plonge sa mère dans son jardin d'É<strong>de</strong>n<br />

intérieur. Ce n'est pas tant l'amour qu'elle regrette d'avoir perdu que l'absolu <strong>de</strong>s débuts <strong>de</strong><br />

son existence. Deux ans et <strong>de</strong>mi, c'est la limite à laquelle se heurte sa mémoire. Elle se<br />

souvient <strong>de</strong> sa vie à partir cet âge, <strong>de</strong> cette douloureuse et incompréhensible sensation <strong>de</strong><br />

perte qu'elle a ressentie. Elle avait <strong>de</strong>ux ans et <strong>de</strong>mi, et déjà l'intuition que le meilleur <strong>de</strong> sa<br />

vie était <strong>de</strong>rrière elle.<br />

Paradis perdu<br />

La toute jeune Emma avait déjà une perception aiguë du mon<strong>de</strong>. Pour autant, elle n'était<br />

qu'une toute petite fille.<br />

Je veux croire que je me trompais. Le meilleur est <strong>de</strong>vant moi !<br />

— Tu as raison Lulla. Je vais offrir ce voyage à Marilou.<br />

— Bonne idée ! Ça va la requinquer après son accouchement, c'est encore mieux qu'une<br />

thalasso ! Je me porte volontaire pour gar<strong>de</strong>r le bébé.<br />

— Lequel sera ravi <strong>de</strong> retrouver une maman en pleine forme, l'esprit chargé d'images, le<br />

corps revigoré, imprégné <strong>de</strong> senteurs exotiques, gorgé <strong>de</strong> soleil....<br />

Emma s'est auto-convaincue : elle va offrir à Marilou son paradis perdu.<br />

Elle prend son téléphone, tombe sur Louise et lui apprend la bonne nouvelle.<br />

Elle s'étonne, pour la forme.<br />

— Tu n'aimerais pas partir en Polynésie, toi ?<br />

— À quoi bon ? Où qu'on aille on s'emporte toujours avec soi... Je n'ai pas besoin d'aller<br />

jusqu'au bout du mon<strong>de</strong> pour me retrouver face à moi-même.<br />

Louise n'insiste pas. Elle consent à lui passer Marilou. Sans hésiter, la future mère accepte le<br />

ca<strong>de</strong>au d'Emma.<br />

Le paradis d'Emma n'est pas perdu pour tout le mon<strong>de</strong>.


Dans une réalité parallèle, le père d'Emma serait encore en vie. Il vivrait à Nice où elle irait<br />

le rejoindre. Il l'ai<strong>de</strong>rait à aménager dans son nouvel appartement avec ses <strong>de</strong>ux enfants.<br />

Sa mère quitterait son bled savoyard pour s'installer près d'elle.<br />

À tour <strong>de</strong> rôle, la grand-mère et le grand-père se porteraient volontaires pour veiller sur la<br />

progéniture <strong>de</strong> leur fille.<br />

Emma accompagnerait sa mère au cinéma, au théâtre, voir <strong>de</strong>s concerts. Le dimanche, elle<br />

irait jouer au golf avec son père. Sur le green, elle ferait la connaissance d'un entrepreneur<br />

sympathique et entreprenant lequel lui offrirait un job et une relation sentimentale sur<br />

mesure.<br />

Le nec plus ultra, ça serait qu'elle croise une nouvelle fois le chemin <strong>de</strong> Swan. Elle ferait enfin<br />

sa conquête, ils s'aimeraient sans cohabiter. Il viendrait lui rendre visite à Nice, ou bien ils<br />

partiraient en voyage, ensemble.<br />

Swan aurait plu à mon père.<br />

À force <strong>de</strong> se croiser dans le sillage <strong>de</strong> leurs petits enfants, les parents d'Emma finiraient par<br />

se rapprocher l'un <strong>de</strong> l'autre, et le couple originel pourrait se reformer. La roue tourne, ça<br />

serait au tour <strong>de</strong> Catherine d'être cocue ! Lulu goûterait avec délices aux joies simples d'une<br />

existence paisible, bourgeoise, confortable.<br />

Le père d'Emma est mort sans avoir donné à Lulu l'opportunité d'une reconquête.<br />

Emma n'a ni le temps ni les moyens <strong>de</strong> jouer au golf. Lulu n'ira pas vivre à Nice, sa fille non<br />

plus. La grand-mère, usée par la vie, a épuisé ses réserves énergétiques, ses petits-enfants<br />

continueront à grandir loin d'elle.<br />

La solitu<strong>de</strong> est le lot d'Emma. C'est le prix à payer pour être libre <strong>de</strong> vivre selon ses idées,<br />

ses passions, sa morale.<br />

C'est peut-être aussi une question <strong>de</strong> karma.<br />

Je ne suis pas une princesse, je suis une guerrière déguisée en princesse. J'ai pour aïeule une<br />

ar<strong>de</strong>nte catalane assassinée par l'un <strong>de</strong> ses amants et une agricultrice viking qui accouchait<br />

aux champs.<br />

J'apprends la vie par essai-erreur, les défis, les épreuves,… Cela fait partie <strong>de</strong> mon initiation.


Tel mère, tel fils.<br />

Solal s'adresse à Emma.<br />

— Je viens <strong>de</strong> comprendre pourquoi je suis addict aux jeux vidéo, et pourquoi ton emploi du<br />

temps est tellement chargé.<br />

— Tu trouves que je fais beaucoup <strong>de</strong> choses ? Pour ma part, j'ai l'impression que mon<br />

rythme <strong>de</strong> vie est normal, mes centres d'intérêt basiques. Ce sont les autres qui ne font rien<br />

<strong>de</strong> leur vie !<br />

— J'ai fait la liste <strong>de</strong> tout ce qui nous caractérise et nous distingue <strong>de</strong> la masse, toi et moi.<br />

Je pense aussi que Lullaby est un peu comme nous, en moins caricaturale.<br />

L'adolescent récite :<br />

« On limite les relations sociales pour conserver une certaine marge <strong>de</strong> liberté, on a peu<br />

d'amis, on met en doute les règles et règlements, on est perfectionnistes, on recherche <strong>de</strong>s<br />

sensations fortes, on a envie <strong>de</strong> prendre <strong>de</strong>s risques mais on a peur <strong>de</strong> l'échec, on est<br />

impatient avec les autres, on n'aime pas la routine, on provoque, on est excessif dans nos<br />

centres d'intérêt, on résiste aux ordres et à la guidance, on veut ai<strong>de</strong>r les autres, on est<br />

infatigables physiquement, frustrés par l'inactivité, par le manque <strong>de</strong> temps, on est réservés<br />

mais pas timi<strong>de</strong>s, on se posent <strong>de</strong>s questions existentielles, on amasse et collectionne avec<br />

passions <strong>de</strong>s livres, <strong>de</strong>s roches, <strong>de</strong>s films, <strong>de</strong>s jeux, <strong>de</strong>s vêtements…, on a une soif insatiable<br />

<strong>de</strong> liberté <strong>de</strong> tout faire, d'atteindre tout. »<br />

— Tout cela est vrai ! Et alors, ton diagnostic ?<br />

— On est <strong>de</strong>s hyperactifs !<br />

— Il y a un remè<strong>de</strong> ?<br />

— La Ritaline, cela dit je ne suis pas sûre que ça soit une idée <strong>de</strong> génie <strong>de</strong> prescrire <strong>de</strong>s<br />

médicaments à <strong>de</strong>s personnes susceptibles <strong>de</strong> développer <strong>de</strong>s troubles addictifs...<br />

— Oui, je préfère éviter qu'on en vienne à la cocaïne et aux amphétamines quand on<br />

estimera que la Ritaline ne fait pas suffisamment effet.<br />

Loin d'Emma le projet <strong>de</strong> se transformer en junkie, encore moins <strong>de</strong> droguer son fils !<br />

— Le seul remè<strong>de</strong> à l'agitation est le mouvement. Alors, encore plus d'action !<br />

— Cela tombe bien, c'est ce dont le mon<strong>de</strong> a besoin. Tu te souviens <strong>de</strong> la citation d’Edmund<br />

Burke : « Pour triompher, le mal n'a besoin que <strong>de</strong> l'inaction <strong>de</strong>s gens <strong>de</strong> bien ».<br />

Ce genre <strong>de</strong> conversation stimule Emma qui retrouve la pêche. Elle est prête à affronter sa<br />

mère.<br />

— J'ai promis à Mamie qu'on irait la voir ce week-end.<br />

— Ça sera sans moi, Maman, car je dois lire la documentation pour mon exposé sur la<br />

théorie <strong>de</strong>s cor<strong>de</strong>s.


Solal est un perfectionniste, et Emma l'admire pour cela. Pour rien au mon<strong>de</strong>, elle ne<br />

voudrait l'arracher à ses livres, à sa quête d'absolu.<br />

— Je ne viens pas non plus, annonce Lulla. Moi aussi j'ai à faire !<br />

Emma se résigne à partir seule. Lulu ne tiendra pas rigueur à ses petits-enfants <strong>de</strong> leur<br />

absence, attendu qu’elle n'a pas tellement la fibre grand-maternelle.<br />

Emma prend le train, le trajet lui semble long. Pour se distraire, elle pense. Elle entrevoit<br />

déjà sa nouvelle vie <strong>de</strong> femme célibataire. Pour célébrer son divorce, elle fera une grosse<br />

teuf ! Elle invitera tous ses amis, actuels et futurs, à fêter son nouveau départ.<br />

Emma est à l'aube d'une gran<strong>de</strong> décision, alors elle veut en parler à sa mère.<br />

Lulu a peur pour sa fille, elle s'inquiète, veut comprendre.<br />

— Pourquoi ? Tu sais ce qui t'attend au moins ? Tes revenus vont baisser, la chute sera<br />

brutale, tu vas te retrouver seule avec tes gosses, tu <strong>de</strong>vras te contenter <strong>de</strong>s quelques<br />

amants <strong>de</strong> passage avant d'être totalement délaissée quand tu auras passé la cinquantaine...<br />

— Tu me <strong>de</strong>man<strong>de</strong>s pourquoi je veux rompre ? Pour me sentir vivante ! Pour éprouver<br />

encore la vibration <strong>de</strong> l'état amoureux, retrouver l'émotion <strong>de</strong> la première fois. J'ai essayé les<br />

relations extraconjugales, ça n'est pas satisfaisant. Il faut que j'écarte Olivier <strong>de</strong> ma vie. Il<br />

me bouche mon horizon, et surtout il incarne tout ce à quoi j'ai renoncé !<br />

— À quoi as-tu renoncé ma fille ?<br />

— À cet enfant que je n'ai pas mis au mon<strong>de</strong>, à mes étu<strong>de</strong>s avortées, à la pratique intensive<br />

du sport, à exposer mes toiles, aux autres hommes que j'aurais pu aimer, et à tant d’autres<br />

choses…<br />

Emma sanglote, et Lulu se retient <strong>de</strong> la prendre dans ses bras. Les démonstrations<br />

d'affection, ça n'a jamais été le point fort <strong>de</strong> la famille.<br />

— Tu es sûre <strong>de</strong> vouloir partir.<br />

— Oui maman ! Je m'en vais pour avoir la paix, apaiser une âme tourmentée par <strong>de</strong><br />

récentes frasques adultérines. Je veux re<strong>de</strong>venir ma propre maîtresse, me retrouver. Je veux<br />

être libre à n'importe quel prix !<br />

— Le prix <strong>de</strong> la liberté, c'est la solitu<strong>de</strong> ! Je suis bien placée pour en parler.<br />

Emma ne se sent pas concernée. On ne saurait rester seule dans une époque où les<br />

possibilités <strong>de</strong> rencontres sont infinies. Ce qui la rassure, c'est l'idée que tous les hommes<br />

dont elle a récemment croisé la route, ont été séduits, à une exception près... À moins que le<br />

seul fait <strong>de</strong> tomber en amitié soit déjà une manière <strong>de</strong> succomber...<br />

Qu'en penses-tu, cher Swan ?


AUTOMNE


J-90<br />

— Les gens sont imprévisibles. À tort, on les croit insipi<strong>de</strong>s jusqu'à ce qu'ils nous<br />

surprennent.<br />

Lullaby discute avec Élodie.<br />

— Je t'ai déjà parlé <strong>de</strong> Claire ? Elle qui s'interdisait <strong>de</strong> conduire <strong>de</strong>puis qu'elle avait causé la<br />

mort <strong>de</strong> son amie d'enfance, vient <strong>de</strong> réussir son permis !<br />

— Encore un bel exemple <strong>de</strong> résilience !<br />

— Sans doute. La conduite n'est pas le plus surprenant <strong>de</strong> ses exploits. Du jour au<br />

len<strong>de</strong>main, elle a quitté son job <strong>de</strong> fonctionnaire et largué son mari pour suivre son nouvel<br />

amour en Haute-Savoie.<br />

— Crise du milieu <strong>de</strong> vie, là encore ?<br />

— Peut-être, je crois qu'elle a renoué avec son enfant intérieur. Tomber amoureuse d'un<br />

gui<strong>de</strong> <strong>de</strong> haute montagne, ce n'est pas illogique pour une enfant qui rêvait <strong>de</strong> voler dans les<br />

airs. Il est toujours question d'altitu<strong>de</strong>.<br />

— Cela doit être son <strong>de</strong>stin <strong>de</strong> s'élever.<br />

— Le hic, c'est que Claire a perdu la gar<strong>de</strong> <strong>de</strong> Zoé, et elle ne la verra qu'un week-end sur<br />

<strong>de</strong>ux.<br />

— Elle a gagné la liberté. Souvent son prix est élevé. À part suivre un mec, qu'est-ce qu'elle<br />

va faire là-haut ?<br />

— De l'alpinisme, bien sûr ! Et elle va écrire <strong>de</strong>s romans. Je veux bien parier sur sa réussite,<br />

une femme rationnelle comme Claire ne prend pas ce genre <strong>de</strong> virage pour rien !<br />

— Ta mère <strong>de</strong>vrait en prendre <strong>de</strong> la graine.<br />

Les mots sont partis tous seuls. Élodie le regrette aussitôt.


Emma s'endort en pensant à Claire.<br />

La cousine a justifié son choix <strong>de</strong> vie auprès d’Emma, alors que cette <strong>de</strong>rnière ne lui<br />

<strong>de</strong>mandait rien. La femme adultère est bien la <strong>de</strong>rnière personne autorisée à la juger. Claire<br />

a un avantage indéniable sur Emma : elle n'est pas lâche.<br />

« Tu comprends, je ne me suis pas contentée <strong>de</strong> quitter un homme, j'ai laissé une vie qui ne<br />

me ressemblais pas. Je ne suis pas faite pour rester assise huit heures par jour à classer <strong>de</strong><br />

la paperasse et à pianoter sur une machine. J'en avais marre <strong>de</strong> m'incliner <strong>de</strong>vant un petit<br />

chef, <strong>de</strong> me contorsionner <strong>de</strong>vant ma belle-famille, et <strong>de</strong>vant les amis <strong>de</strong> Nicolas pour rentrer<br />

dans le moule trop étroit <strong>de</strong> la bonne épouse. Je suis faite pour les défis : je veux éprouver<br />

<strong>de</strong>s sensations fortes et agréables à la fois, je veux me dépasser, je veux sentir dans mes<br />

tripes la morsure <strong>de</strong> mon feu intérieur. Je ne suis pas faite pour marcher au pas, rouler dans<br />

les ornières, ma raison <strong>de</strong> vivre, c'est la nouveauté, la création, la découverte, je suis <strong>de</strong><br />

celles qui ouvre les voies. »<br />

L'alchimie intérieure <strong>de</strong> Claire s'est accompagnée d'une spectaculaire transformation<br />

physique.<br />

La trentenaire replète et mal attifée est <strong>de</strong>venue belle. Délestée d'au moins huit kilos,<br />

désencombrée d'une gar<strong>de</strong>-robe désuète qu'elle a troquée contre une poignée <strong>de</strong> vêtements<br />

seyants, Claire se sent plus légère. Maintenant, elle peut voler.<br />

La <strong>de</strong>rnière fois qu'Emma a vu sa cousine, elle n'a pas pu s'empêcher <strong>de</strong> s'exclamer.<br />

— Mais tu es <strong>de</strong>venue une bombe !<br />

Lulu dit toujours : « Il faut se méfier <strong>de</strong> l'eau qui dort », elle n'a pas tort ! La Belle au bois<br />

dormant ne raconte pas autre chose, puisque la princesse Aurore est une bombe à<br />

retar<strong>de</strong>ment comme les autres !<br />

Cette nuit, Emma rêve d'envol. Sans ailes, elle quitte le sol pour le ciel. Elle se libère <strong>de</strong> ce<br />

qui l'enferme, et se déploie pour échapper à son contexte. Elle ne craint pas <strong>de</strong> subir la<br />

réprobation <strong>de</strong> son entourage, l'incompréhension, le rejet. Elle est parente <strong>de</strong> Jonathan<br />

Linvingston le Goeland, elle en a le courage. L'enjeu <strong>de</strong> l'envol est l'accomplissement. Avec<br />

ou sans ailes, la blon<strong>de</strong> aérienne a tout à gagner !


J-50<br />

En ce moment, la vie d'Emma c'est un peu les montagnes russes. Elle qui redoute<br />

l'électroencéphalogramme plat, n'a pas à s'en faire, puisqu’elle risque, au contraire, une<br />

surdose d'émotions fortes.<br />

Plus vite, plus intense, plus haut, plus <strong>de</strong>nse, plus loin.<br />

Elle s'est rapprochée <strong>de</strong> Marilou. Sans doute parce qu'elle sait qu'elle ne fera plus partie <strong>de</strong><br />

sa nouvelle vie.<br />

Depuis quelque temps, la future maman la traite avec bienveillance et sympathie. Il est<br />

possible qu'elle la tolère simplement par politesse, ou pour lui témoigner sa gratitu<strong>de</strong> <strong>de</strong>puis<br />

le séjour polynésien, peut-être aussi qu'il y a plus que cela. Parce qu'elle n'a personne d'autre<br />

à qui confier ses préoccupations, elle lui raconte Romain.<br />

Emma dit la honte <strong>de</strong> <strong>de</strong>voir mentir tout le temps, décrit la lâcheté <strong>de</strong> son amant soumis à<br />

une compagne toute-puissante qu'il vénère comme une mère. Elle lui parle <strong>de</strong> l'enlisement<br />

<strong>de</strong> leur relation, <strong>de</strong> la rupture inéluctable.<br />

Marilou l'interrompt :<br />

— François, Romain, à qui le tour ? Ce ne sont plus <strong>de</strong>s cornes qu'il a ton Olivier, ce sont <strong>de</strong>s<br />

bois ! Je te croyais naïve et fleur bleue, un peu coincée aussi, j'avais faux sur toute la ligne :<br />

tu es une mangeuse d'hommes !<br />

Romain. Parce qu'il était fort et fragile, plus intelligent et plus sensible que les autres, la<br />

séductrice a jeté son dévolu sur cet homme et s'est laissé aimer.<br />

Emma s'est totalement investie dans cette relation ; elle a mobilisé son affect, cherché en<br />

vain le moyen <strong>de</strong> désobstruer le canal qui connectait son cerveau et ses hormones à la<br />

source vive <strong>de</strong> ses émotions.<br />

Mon aimé, j'ai eu beau me convaincre <strong>de</strong> l'intérêt que je te portais, à grand renfort <strong>de</strong> « je<br />

t'aime » et <strong>de</strong> billets doux dont je t'abreuvais, je n'étais pas amoureuse.<br />

Évoquer Romain fait éprouver à Emma une immense tendresse, <strong>de</strong> l'affection, une<br />

reconnaissance infinie pour celui qui l'a délivrée <strong>de</strong> sa solitu<strong>de</strong> abyssale, et accompagnée<br />

dans sa quête éperdue <strong>de</strong> liberté.<br />

— Je suis fatiguée <strong>de</strong> me sentir seule, mais je n'ai pas pour autant besoin d'un nouvel<br />

amour. Ce qu'il me faut, avant tout, ce sont <strong>de</strong>s amis, rien d'autre.<br />

— Qui espères-tu berner, Emma ? Je ne connais personne qui ait autant besoin d'un homme<br />

dans sa vie. Moi, j'ai Louise, j'ai Kevin, j'ai mon bébé dans mon ventre...<br />

En verve, Marilou ajoute :<br />

— Louise est une camionneuse, et elle a ce bouclier mental qui la protège. Toi, tu n'es pas<br />

comme nous, car tu as ce côté princesse fatale réveillant le chevalier qui sommeille en


chaque homme et le fait chavirer <strong>de</strong> sa monture...<br />

— Tu as raison… Je suis dans ma tour d'ivoire, et j'attends mon héros.<br />

— Seulement je ne suis pas sûre que l'homme que tu recherches, existe.<br />

— Ou alors dans un autre siècle, un univers parallèle, une galaxie lointaine...<br />

Le rêve inaccessible d’Emma refait surface, et pour le coup, elle se surprend à passer<br />

comman<strong>de</strong> mentalement.<br />

Toi qui incarnes la sensibilité exacerbée, la gentillesse sans égal, l'intelligence aiguë, la joie<br />

<strong>de</strong> vivre au paroxysme, la générosité sans limite, la beauté, l'harmonie, où es-tu ?


Alléluia ! La belle vient d'être exaucée. Elle a passé comman<strong>de</strong> et a été livrée.<br />

Le colis express, c'est Raphaël. Les voisines ont toutes les raisons du mon<strong>de</strong> d’ergoter sur<br />

son compte. Emma Delamare est une femme mariée, mère <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux enfants, chef<br />

d'entreprise et maîtresse <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux amants. Il y a loin <strong>de</strong> la <strong>de</strong>sperate housewife.<br />

Radieuse, elle porte encore les stigmates physiques et émotionnels <strong>de</strong> son récent coup <strong>de</strong><br />

cœur.<br />

Pour se consoler d'une vie affective un peu terne, Élodie s'adonne à la lecture avec ferveur.<br />

Elle privilégie les classiques, les valeurs sûres qui ne lui feront pas perdre son temps et ne<br />

corrompront pas son âme.<br />

— Tu savais qu'Emma Bovary a été inspirée à Flaubert par une certaine Delphine Delamare<br />

? C'est surprenant que vous ayez le même nom ?<br />

— Même patronyme, même aïeux normands, sans oublier le bovarysme qui semble avoir été<br />

inventé pour moi. Emma Delamare, telle est l'i<strong>de</strong>ntité <strong>de</strong> Madame Bovary relookée<br />

XIXe siècle. Flaubert doit se retourner dans sa tombe !<br />

Élodie ne sourit pas, elle est grave.<br />

— J'espère que tu ne vas pas finir <strong>de</strong> la même manière que ces <strong>de</strong>ux femmes. Delphine et<br />

Emma, la réelle et la fictive, les <strong>de</strong>ux se sont suicidées.<br />

— N'aie crainte ma jolie, ma vie est tellement plus fun !<br />

Pour distraire Élodie, pour qu'elle comprenne, Emma lui raconte.<br />

« Raphaël est entré dans ma vie, avant que j’aie trouvé le courage <strong>de</strong> virer Romain. Ces <strong>de</strong>ux<br />

hommes sont <strong>de</strong>s êtres rares : ils ont ce don <strong>de</strong> me faire me sentir vivante.<br />

Romain, c'est le pompier du social, celui qui vient en ai<strong>de</strong> aux plus démunis, et Raphaël est<br />

un bourgeois lettré, rêveur et mélomane. Malgré mon affection pour Romain, j'ai séduit Raph.<br />

Sans doute parce qu'il me rappelait un peu Swan, le seul homme qui n'a pas succombé à mes<br />

charmes. »<br />

Entre Raphaël et Romain, Emma a essayé <strong>de</strong> choisir en tranchant dans le vif. Elle n’y est pas<br />

arrivée. Aucun <strong>de</strong> ces hommes ne mérite <strong>de</strong> souffrir par sa faute. Emma se sent responsable<br />

<strong>de</strong> la vie <strong>de</strong> celui qu'elle a conquis.<br />

Libre à vous <strong>de</strong> croire en l'amour exclusif et <strong>de</strong> considérer mon héroïne comme la pire <strong>de</strong>s<br />

traînées. Emma, qui n'a pas aimé <strong>de</strong>puis <strong>de</strong>s lustres, aime <strong>de</strong>ux hommes. La vie est<br />

imprévisible et les femmes aussi.<br />

En tant que mère, elle aime Lullaby et aime Solal avec la même force. Amoureuse, elle veut<br />

aimer Raphaël tout en continuant à aimer Romain. Une séductrice n'est pas un prédateur,<br />

mais une mère capable d'accueillir en son sein plusieurs enfants.<br />

— La sirène est responsable du matelot qu'elle capture dans ses filets.


Pour convaincre Élodie, Emma lui décrit les <strong>de</strong>ux hommes <strong>de</strong> sa vie actuelle.<br />

« Romain, c'est le héros légendaire, Hercule, Ulysse, Thor, Robin <strong>de</strong>s Bois... Nos aventures<br />

sont champêtres, bucoliques, lacustres. On se baigne, on pique-nique, on grimpe, on court,<br />

on s'aime en plein air, et nos corps sveltes, entrelacés, baignés <strong>de</strong> lumière, sont comme une<br />

offran<strong>de</strong> au Dieu soleil. Mon amant au corps d'athlète me compare à une statue grecque, et<br />

je <strong>de</strong>viens sirène, nymphe <strong>de</strong> la forêt, dame du lac, enchanteresse. Mon Apollon, je l'aime<br />

dans <strong>de</strong>s lieux insolites et fantasmatiques. Sur un îlot hirsute et inhospitalier au milieu d'un<br />

lac, sur une crique déserte, parce que difficile d'accès dans les calanques <strong>de</strong> Cassis. »<br />

L'aventure amoureuse est une fontaine <strong>de</strong> jouvence. La vie re<strong>de</strong>vient belle, exaltante, pleine<br />

<strong>de</strong> promesses, riche d'enseignements comme au premier jour. L'amour renaissant l'éloigne à<br />

jamais <strong>de</strong> Raymon<strong>de</strong> Bidochon, <strong>de</strong> Bree Van <strong>de</strong> Camp, <strong>de</strong>s mégères vocifératrices, <strong>de</strong>s<br />

ménagères serviles, <strong>de</strong> toutes les qua