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numéro - Phénix-Web

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6<br />

SPECIAL CHUTES<br />

Vous finissez de retirer vos vêtements, vous entrez dans la cabine de douche et vous réglez la température de l’eau sur brûlant.<br />

Le liquide se répand sur votre cuir chevelu, votre poitrail, dévale le long de votre dos. Glisse jusqu’à votre pubis, où il<br />

s’abîme un instant. Pour resurgir en jets chevrotants. Il finit par s’engouffrer dans la bonde que vous tutoyez des orteils.<br />

Vous poussez un long soupir et vous vous enduisez le corps de lotions rougeâtres. Vous laissez l’eau chaude laver la fatigue de la<br />

journée. L’extirper de votre corps endolori. Vous avez quasiment la sensation de la voir, cette fatigue. Elle suit les tourbillons de l’eau<br />

mêlée de savon et de crasse, disparaît dans le réseau de canalisations. Vous lui dîtes au revoir.<br />

Vous inspectez la salle de bains d’un œil apaisé. Vous avez eu de la chance de dégoter cette chambre d’hôtel. A cette période de<br />

l’année, il n’est pas évident de s’en procurer une ainsi, à la dernière minute. Les touristes abondent dans les parages. Ils sont légion.<br />

L’Europe de l’Est leur appartient. Enfin, en un sens, elle vous appartient également. Mais vous auriez aimé planifier vos déplacements<br />

dans cette grande capitale mieux que vous ne l’avez fait.<br />

Vous ne pouviez pas deviner qu’elle serait aussi brouillonne. Aussi peu soucieuse de déterminer à l’avance l’endroit où il vous faudrait<br />

passer la nuit. Elle, la femme dans la pièce attenante. Allongée à moitié nue sur votre lit. La femme qui vous sert de compagne<br />

depuis trois nuits déjà. Qui partage vos nuits. Qui se repaît de votre sommeil.<br />

Vous l’avez rencontrée à la terrasse d’un café, alors que vous feuilletiez les pages d’un canard local. Elle vous a accosté pour vous<br />

demander l’heure. Vous lui avez offert un verre, elle est venue s’asseoir à votre table, vous avez engagé la conversation. Cette dernière<br />

s’est rapidement mise à rouler sans encombre, sur les sujets les plus éclectiques, les plus joyeusement surprenants. Il est toujours délicat<br />

de s’enquérir de l’âge d’une jeune femme. Surtout si l’on conçoit un quelconque intérêt pour sa personne. Pourtant, par la grâce<br />

d’une pirouette, vous y êtes parvenu. Vous aviez pour une fois vu juste : elle a plus de dix ans de moins que vous. Une éternité. Lorsque<br />

l’on a trente ans soi-même, cela commence à compter. Vous étiez déjà à l’Université qu’elle fréquentait encore les bancs de l’école<br />

élémentaire. Elle s’épanouit encore que déjà vous vous fanez.<br />

De fil en aiguille, vous avez décidé d’entreprendre une virée dans les hauts lieux touristiques de la région. Vous vous êtes donnés<br />

rendez-vous le soir même, à proximité de l’hôtel que vous occupiez alors. Une baraque sans âme, aux murs lépreux et aux chambres<br />

trop exiguës. Elle était déjà là avant l’heure dite, assise sur un muret, son sac à dos posé à ses pieds. Vous avez enfourné ses affaires<br />

dans le coffre de votre voiture. Puis vous vous êtes élancés en direction de la capitale et de ses délices coupables.<br />

La route s’est avérée plaisante. Sa compagnie charmante. Elle vous a laissé entendre qu’elle venait de plaquer son petit ami, un étudiant<br />

sans relief. Que la raison pour laquelle elle sillonnait ainsi le continent avait directement à voir avec cette rupture. Cela vous a<br />

laissé de marbre. Vous vous êtes contenté de penser au plaisir du moment présent, à la chaleur de son corps jouxtant le votre. Vous<br />

avez apprécié l’entendre reprendre le refrain d’une chanson qui vous tient à cœur, diffusée par une station de radio locale.<br />

Et vous voilà maintenant dans la même chambre qu’elle. De nombreux kilomètres en plus dans les mollets. Vous avez parcouru,<br />

de concert, la capitale en long en large et en travers. Ses quartiers historiques tout autant que ses portions les plus interlopes. Ses<br />

usines en friche au même titre que ses cathédrales gothiques. Le tout dans une ambiance de complicité totale, une douce sensation<br />

de connivence.<br />

Toutefois, vous devez l’avouer, lors de votre arrivée en ville, vous avez mal vécu ses piètres qualités de copilote. En fait, vous avez<br />

même eu envie de lui arracher le plan des mains. Quelle catastrophe ! Incapable de seulement déchiffrer le nom d’une rue, de vous<br />

donner la direction à suivre. Au bout de huit heures de route, vous auriez apprécié qu’elle vous soit plus utile. Vous vous êtes retrouvé<br />

à deux doigts de laisser éclater votre fureur. Mais par le plus grand des hasards vous êtes alors tombés sur l’hôtel que vous aviez réservé<br />

sur Internet. Et tout est rentré dans l’ordre. Vous avez déchargé les bagages en vous efforçant d’oublier l’incident. Ce soir là, elle<br />

est toutefois restée un long moment sans vous adresser la parole.<br />

C’est votre troisième nuit dans cet hôtel. La troisième nuit que vous partagez sa couche. Hier, vous l’avez entendue marmonner<br />

durant son sommeil. Elle s’est mise à prononcer des mots qui n’en étaient pas, enrobés d’inflexions sauvages. Cela vous a un peu fait<br />

peur. Durant un moment, vous n’avez pas reconnu la fraîche étudiante qui vous accompagnait dans vos déambulations diurnes. Vous<br />

auriez souhaité savoir ce que son inconscient lui dictait. Ces marmonnements, ce charabia guttural vous avait fait penser aux incantations<br />

lovecraftiennes si souvent lues, ces imprécations rugueuses qui rythment ses ouvrages : « Iä ! Iä ! Lloigor naflfhtagn cf’ayak<br />

vulgtmm Shub-Niggurath !!! ».<br />

Ces considérations font que votre esprit s’emballe au sujet des pages du « Phédon » que vous avez récemment dévorées. Vous réfléchissez<br />

aux propos tenus par Platon au sujet des philosophes et de la mort.<br />

A l’en croire, les amis de la sagesse seraient les mieux placés pour accepter leur propre décès. Philosopher, prétend-t-il, revient<br />

à laisser l’âme s’extraire du corps dans le flot de la vie. L’esprit des philosophes s’évade temporairement de sa prison de chair. Mais<br />

cette césure n’est pas irrémédiable. L’âme finit toujours, quand on philosophe, par réintégrer son enveloppe charnelle. Cependant, la<br />

brièveté de l’expérience mise à part, philosopher et mourir sont deux activités aux accents fort similaires. Philosopher, c’est mourir<br />

au monde.<br />

Vous reliez ces diverses réflexions au film que vous avez visionné la semaine passée, avant de prendre la route. Un long-métrage<br />

grouillant de zombies claudicants. Leurs cohortes envahissaient le monde, submergeaient la totalité des terres émergées, tel un razde-marée<br />

cataclysmique jaillissant de cimetières engorgés. Ils avançaient d’un pas implacable, se jetaient maladroitement sur les<br />

quelques survivants, les traquaient pour une curée sanguinolente. Ils arrachaient à l’aide de leurs dents pourries de grands lambeaux<br />

de viande dégoulinante, plongeaient leurs doigts dans les entrailles fumantes de leurs prochains. Dévoraient leurs viscères, leur chair<br />

la plus secrète.<br />

Les morts-vivants dépeints par ce film ne mangeaient pas. Ils se repaissaient, ils assouvissaient leur faim. Comme des bêtes<br />

sauvages.<br />

Ces images vous ont violemment secoué, cette boucherie à ciel ouvert. Cette hécatombe terminale.<br />

Si l’on suit Platon sur toute la ligne, les philosophes sont les seuls morts-vivants que nous côtoierons jamais. Les zombies du monde<br />

réel. Mais alors que dans l’imaginaire collectif le mort-vivant n’est qu’un être dépourvu d’âme et de raison, uniquement mû par son<br />

appétit de viande fraîche, les philosophes sont au contraire les plus éveillés des hommes. C’est-à-dire éveillés au seul monde qui vaille

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