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le dircab - Accueil

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Ce texte est protégé par <strong>le</strong>s droits d’auteur.<br />

En conséquence avant son exploitation vous devez obtenir<br />

l’autorisation de l’auteur soit directement auprès de lui, soit auprès<br />

de l’organisme qui gère ses droits (la SACD par exemp<strong>le</strong> pour la<br />

France).<br />

Pour <strong>le</strong>s textes des auteurs membres de la SACD, la SACD peut<br />

faire interdire la représentation <strong>le</strong> soir même si l'autorisation de<br />

jouer n'a pas été obtenue par la troupe.<br />

Le réseau national des représentants de la SACD (et <strong>le</strong>urs<br />

homologues à l'étranger) veil<strong>le</strong> au respect des droits des auteurs et<br />

vérifie que <strong>le</strong>s autorisations ont été obtenues, même a posteriori.<br />

Lors de sa représentation la structure de représentation (théâtre,<br />

MJC, festival…) doit s’acquitter des droits d’auteur et la troupe doit<br />

produire <strong>le</strong> justificatif d’autorisation de jouer. Le non respect de ces<br />

règ<strong>le</strong>s entraine des sanctions (financières entre autres) pour la<br />

troupe et pour la structure de représentation.<br />

Ceci n’est pas une recommandation, mais une<br />

obligation, y compris pour <strong>le</strong>s troupes amateurs.<br />

Merci de respecter <strong>le</strong>s droits des auteurs afin que <strong>le</strong>s troupes et <strong>le</strong><br />

public puissent toujours profiter de nouveaux textes.<br />

1


LE DIRCAB<br />

Comédie en sept situations<br />

Emmanuel BEAUFILS<br />

2


PERSONNAGES :<br />

LE DIRCAB un homme d’âge mûr (la cinquantaine). Il est <strong>le</strong> directeur de cabinet du<br />

Ministre de l’Agriculture. Il est hautain, précieux, cynique et manifestement<br />

incompétent.<br />

DUCHEMIN un homme plus jeune (35-40 ans). Il est l’adjoint du <strong>dircab</strong>. C’est un<br />

spécialiste des questions techniques, un amateur de science fiction et il fait souvent<br />

preuve d’une grande naïveté. Il ne faut cependant pas sous-estimer sa capacité de<br />

résistance aux diverses avanies qu’il endure.<br />

UNE ACTRICE : L’ÉDITRICE<br />

LA FEMME DE L’AVEUGLE<br />

NATALIA<br />

LA PSY<br />

DEUX ACTEURS : L’AGRICULTEUR<br />

L’AVEUGLE ET L’HANDICAPÉ (en fauteuil roulant)<br />

FARIGOULE<br />

GUERRILLERO 1 (La Route éclairée) ET GUERRILLERO 2 (<strong>le</strong> chemin<br />

de Lumière)<br />

LES DOCTEURS (PAUL ET RICHARD)<br />

LE FOU (MICHAUD)<br />

INDICATIONS :<br />

La première et la dernière situations sont inamovib<strong>le</strong>s. Les cinq autres situations<br />

peuvent être jouées dans un ordre indifférent. La musique introductive vise à donner <strong>le</strong><br />

ton de la situation, à faire entrer <strong>le</strong> spectateur dans l’ambiance ou à lui donner une idée<br />

du thème qui sera abordé. Les morceaux qui sont proposés ne sont que des indications et<br />

peuvent parfaitement être remplacés par d’autres extraits.<br />

DÉCORS :<br />

Les décors peuvent être, suivant <strong>le</strong>s possibilités, plus ou moins détaillés. Les indications<br />

données ne concernent que <strong>le</strong>s éléments principaux. D’une façon généra<strong>le</strong>, <strong>le</strong>s décors<br />

peuvent être parfaitement constitués pour l’essentiel de panneaux peints, <strong>le</strong>s objets<br />

présents sur scène sont en général en petite quantité.<br />

3


MORT AUX VACHES<br />

Personnages: LE DIRCAB<br />

DUCHEMIN<br />

L’AGRICULTEUR (Monsieur Champigny)<br />

Décor: un champ parsemé de bouses de vache.<br />

Musique introductive : Peer Gynt, E. Grieg, Prélude au 4 ème acte (au matin)<br />

La scène est vide. Le bruit de la musique est progressivement couvert par un bip-bip<br />

dont la fréquence s’accélère. Duchemin entre en scène, il porte une sacoche et l’appareil<br />

qui émet <strong>le</strong> bip bip. Il a un air soucieux. Arrivé au milieu de la scène, il arrête l'appareil.<br />

Le directeur de cabinet entre en scène en suivant <strong>le</strong> même chemin que celui de<br />

Duchemin.<br />

LE DIRCAB: Ah! Duchemin! Vous êtes là!<br />

DUCHEMIN: Je faisais <strong>le</strong>s mesures Monsieur <strong>le</strong> Directeur et…<br />

LE DIRCAB: Vous auriez vu cela! (Un temps) Connaissez vous Rimbaud?<br />

DUCHEMIN: C'est-à-dire…<br />

LE DIRCAB: C’est un trou de verdure où chante une rivière<br />

Accrochant fol<strong>le</strong>ment aux branches des haillons<br />

D’argent ; où <strong>le</strong> so<strong>le</strong>il de la montagne fière,<br />

Luit : c’est un petit val qui mousse de rayons.<br />

DUCHEMIN : En ce qui concerne <strong>le</strong>s mesures…<br />

LE DIRCAB : Ce sont des a<strong>le</strong>xandrins.<br />

DUCHEMIN : Non, je voulais par<strong>le</strong>r…<br />

LE DIRCAB : Et Lamartine ? Vous connaissez Lamartine ?<br />

DUCHEMIN : Ça me dit quelque chose…<br />

4


LE DIRCAB : Là deux ruisseaux cachés sous des ponts de verdure<br />

Tracent en serpentant <strong>le</strong>s contours du vallon<br />

Ils mê<strong>le</strong>nt un moment <strong>le</strong>ur onde et <strong>le</strong>ur murmure,<br />

Et non loin de <strong>le</strong>ur source ils se perdent sans nom<br />

Le directeur garde <strong>le</strong>s yeux fermés un court instant et l’appareil de Duchemin émet<br />

subitement un bip-bip sauvage.<br />

LE DIRCAB : Duchemin, faites cesser ce vacarme !<br />

DUCHEMIN (il s’échine en vain pour arrêter l’appareil) : Je voudrais bien….<br />

LE DIRCAB (attrape l’appareil) Donnez moi ça. (Il jette vio<strong>le</strong>mment l’appareil qui<br />

s’arrête après avoir émis un dernier bip) Voilà, ça lui apprendra à ne pas respecter la<br />

poésie.<br />

DUCHEMIN : (horrifié) Le capteur numérique séquentiel ! Qu’est-ce que je vais dire ? Il<br />

était tout neuf.<br />

LE DIRCAB : Vous direz la vérité Duchemin : Le capteur machin bidu<strong>le</strong> n’aimait pas<br />

Lamartine et c’est en soi une raison suffisante pour mettre fin à ses activités.<br />

DUCHEMIN: (Il se penche, ramasse <strong>le</strong> capteur et <strong>le</strong> porte comme on porterait un oiseau<br />

b<strong>le</strong>ssé) Processeur biface de 3ème génération…<br />

LE DIRCAB: Parce que ça se reproduit en plus ces trucs là…<br />

DUCHEMIN: (se retournant vers <strong>le</strong> <strong>dircab</strong>) Vous ne vous rendez pas compte: c'était un<br />

capteur à mémoire vive.<br />

LE DIRCAB: Pour <strong>le</strong> coup, el<strong>le</strong> est nettement moins vive.<br />

DUCHEMIN: Un appareil capab<strong>le</strong> de procéder à cinq mesures à la fois !<br />

LE DIRCAB: Faisait-il au moins du bon café?<br />

DUCHEMIN: Je ne vous comprends vraiment pas Monsieur <strong>le</strong> Directeur…<br />

LE DIRCAB: Pardonnez moi, Duchemin, j'aurais dû voir que <strong>le</strong> séquenceur…<br />

DUCHEMIN: Le capteur!<br />

LE DIRCAB: Que cet engin était plus qu’une machine à vos yeux….c’était un ami, votre<br />

seul ami peut-être…<br />

5


DUCHEMIN: Arrêtez maintenant.<br />

LE DIRCAB: (oraison funèbre) Repose en paix numériseur…<br />

DUCHEMIN: Capteur!<br />

LE DIRCAB: Tout au long de ta trop courte carrière tu as mis tes incroyab<strong>le</strong>s qualités<br />

au service de l'Etat. Au nom du gouvernement français, nous te remercions…<br />

DUCHEMIN: Vous al<strong>le</strong>z me faire un rapport!<br />

LE DIRCAB: Tout ce que vous voudrez.<br />

DUCHEMIN: Et vous expliquerez de façon détaillée que vous avez intentionnel<strong>le</strong>ment<br />

détruit <strong>le</strong> matériel public pour des raisons…personnel<strong>le</strong>s.<br />

LE DIRCAB : Ah…C’est curieux, il m’a semblé, mais je peux me tromper, que vous aviez<br />

trébuché et qu’au terme de cette chute malheureuse, nous avons découvert, à notre plus<br />

grand déplaisir, que <strong>le</strong> capteur était hors d’état de nuire, je veux dire, hors service.<br />

DUCHEMIN (brutal): Je ne veux pas porter la responsabilité de cette dégradation du<br />

matériel.<br />

LE DIRCAB : Mais vous n’êtes pas responsab<strong>le</strong>, Duchemin, vous êtes tombé, ça arrive à<br />

tout <strong>le</strong> monde. La prochaine fois, vous essaierez de faire attention.<br />

Duchemin soupire et se résigne.<br />

DIRCAB : Où en étions nous ? Ah oui…Lamartine. Tous <strong>le</strong>s grands poètes ont vénéré la<br />

nature. Moi-même, je me sens particulièrement inspiré dans cet univers bucolique…<br />

Tenez, regardez donc ce petit chemin bordé de noisetiers. Ce serait parfait pour la<br />

scène fina<strong>le</strong> de mon roman. Je vous ai déjà parlé de mon roman… ?<br />

DUCHEMIN : (soupirant) Oui. Paul et Jessica…<br />

DIRCAB : Vous imaginez : Paul et Jessica marchant sur ce chemin bordé de noisetiers<br />

tandis que <strong>le</strong> so<strong>le</strong>il pâ<strong>le</strong> diffuse une lumière…une lumière…Comment dire...<br />

DUCHEMIN : Lumineuse ?<br />

DIRCAB : Une lumière lumineuse ? Ah oui…c’est original. Un peu trop contemporain,<br />

peut-être…<br />

DUCHEMIN (brutal): Monsieur <strong>le</strong> directeur, nous ne sommes pas ici pour par<strong>le</strong>r poésie.<br />

6


LE DIRCAB: J’aurais dû comprendre que vous n’aimiez pas la poésie. Vous c’est plutôt <strong>le</strong>s<br />

capteurs numériques…À propos, avant son malheureux suicide, cette chose vous a-t-el<strong>le</strong><br />

au moins délivré des informations intéressantes ?<br />

DUCHEMIN: Oui et ce n’est guère réjouissant : concentration de méthane par mètre<br />

cube d’air : 300 microgrammes.<br />

LE DIRCAB : Ah…effectivement…ça fait peur.<br />

DUCHEMIN : Vous avez bien lu <strong>le</strong> dossier que je vous ai préparé ?<br />

LE DIRCAB : Le dossier? Laissez moi voir…<br />

DUCHEMIN: Vous ne l'avez pas lu.<br />

LE DIRCAB: C'est vrai…mais si je l'avais lu, je l'aurais sûrement trouvé très<br />

intéressant.<br />

DUCHEMIN: J'ai passé des heures sur ce rapport et si vous l’aviez lu, vous sauriez que<br />

cette concentration de méthane est deux fois supérieure à la norme autorisée.<br />

LE DIRCAB: L'heure est grave! Adieu Rimbaud! Adieu <strong>le</strong> "frais cresson vert" ! Adieu la<br />

tendre promenade de Paul et Jessica. Voyons ce que dit l'ordre de mission (il sort de sa<br />

poche un papier officiel et lit) " Il sera procédé à un prélèvement de matière féca<strong>le</strong><br />

fraîchement émise par <strong>le</strong>s bovidés incriminés". (Il relève la tête) Ça ne vaut tout de<br />

même pas Rimbaud. Alors j'aperçois ici des "bovidés incriminés" vulgairement appelés<br />

"vaches", on doit pouvoir trouver faci<strong>le</strong>ment un peu de "matière féca<strong>le</strong> fraîchement<br />

émise" plus connue sous <strong>le</strong> vocab<strong>le</strong> de "bouse de vache". Les choses sont claires?<br />

DUCHEMIN: Limpides, Monsieur <strong>le</strong> Directeur.<br />

LE DIRCAB: Alors, procédez!<br />

DUCHEMIN: (cherche une bouse de vache et s'arrête bruta<strong>le</strong>ment) Je crois que j'ai<br />

trouvé ce qu'il nous faut.<br />

LE DIRCAB: (Il s'approche et s'indigne) Duchemin! Enfin! Cette bouse a au moins deux<br />

jours! C'est cela que vous appe<strong>le</strong>z une bouse « fraîchement émise »!<br />

DUCHEMIN: C’est que…je n'ai pas votre niveau d'expertise.<br />

LE DIRCAB Une bouse fraîche, c'est une bouse encore fumante, odorante, presque<br />

liquide.<br />

DUCHEMIN: (il se remet à chercher) Cette fois-ci! Je crois que c'est la bonne!<br />

7


LE DIRCAB: (s'approche) Ah oui! Parfait! Félicitations! C'est simp<strong>le</strong>: je crois que je<br />

n'aurais pas fait mieux. Vous pouvez pré<strong>le</strong>ver!<br />

Duchemin sort de sa sacoche une pince très longue (type pince pour <strong>le</strong> BBQ). Il enfi<strong>le</strong><br />

des gants qui lui remontent jusqu'à l'épau<strong>le</strong> et il met un masque intégral (type masque de<br />

soudeur).<br />

LE DIRCAB: Duchemin?! Je peux savoir ce que vous êtes en train de faire!<br />

DUCHEMIN (voix étouffée derrière son masque) Je procède au prélèvement, Monsieur<br />

<strong>le</strong> Directeur.<br />

LE DIRCAB: Vous travailliez où déjà avant de nous rejoindre au Ministère?<br />

DUCHEMIN: (relève son masque) Dans une centra<strong>le</strong> nucléaire, pourquoi?<br />

LE DIRCAB: C'est bien ce qui me semblait.<br />

Duchemin remet son masque et reprend son prélèvement. L’agriculteur entre en scène, il<br />

s'arrête, surpris.<br />

L’AGRICULTEUR: (fort accent paysan) Qu'est-ce que c'est que ces deux foutriquets?<br />

Hé! Qu'est-ce que vous fabriquez dans mon champ?!<br />

Le <strong>dircab</strong> recu<strong>le</strong> et bouscu<strong>le</strong> Duchemin qui tombe sur la bouse..<br />

LE DIRCAB: (Il va vers l’agriculteur) Monsieur Champigny, je suppose…<br />

L’AGRICULTEUR : Lui-même.<br />

LE DIRCAB: Vous vous demandez sans doute ce que nous sommes en train de faire.<br />

L’AGRICULTEUR: (hilare) Bah…Sûrement une nouvel<strong>le</strong> mode, <strong>le</strong> bain de bouse.<br />

LE DIRCAB: Nous étions sur <strong>le</strong> point de réaliser un prélèvement.<br />

L’AGRICULTEUR: Ah ben, si c'est pour une col<strong>le</strong>ction alors…<br />

LE DIRCAB: Pas exactement. Nous sommes du Ministère de l'Agriculture. Je suis moimême<br />

<strong>le</strong> Directeur de cabinet du Ministre (un temps) et voici Duchemin, mon adjoint.<br />

L’AGRICULTEUR: Je suis vraiment très honoré que vous ayez fait <strong>le</strong> déplacement de<br />

Paris rien que pour voir <strong>le</strong>s bouses de mes vaches.<br />

LE DIRCAB: Les choses ne sont pas si simp<strong>le</strong>s, Monsieur Champigny. Il se trouve que<br />

vous êtes au cœur d'un vaste problème planétaire.<br />

8


L’AGRICULTEUR: Non?! Eh ben, moi qu'ai jamais pu toucher <strong>le</strong> tiercé même dans <strong>le</strong><br />

désordre. V'là ti pas que j’ai à voir avec <strong>le</strong>s problèmes de la planète…C'est tout moi, ça.<br />

LE DIRCAB: Duchemin va vous expliquer ce dont il s'agit.<br />

DUCHEMIN: Les services compétents du ministère de l'Environnement ont constaté au<br />

dessus de votre exploitation une concentration de méthane, CH 4, bien supérieure à la<br />

moyenne.<br />

LE DIRCAB: Du méthane, vous entendez ! CH 4! Au dessus de votre exploitation!<br />

L’AGRICULTEUR: Vous pouvez pas savoir ce que cette nouvel<strong>le</strong> me rend triste, mais<br />

triste…triste parce que je comprend rien à ce que vous me racontez.<br />

DUCHEMIN: Permettez moi d'être plus clair.<br />

L’AGRICULTEUR: Si c'est possib<strong>le</strong>, ça m'arrangerait.<br />

DUCHEMIN: <strong>le</strong> méthane est un gaz qui participe fortement à l'effet de serre et donc<br />

au réchauffement de la planète.<br />

LE DIRCAB: Voilà! L'effet de serre! Le réchauffement! Vous comprenez?<br />

L’AGRICULTEUR: Je comprends surtout que vous vous foutez de ma gueu<strong>le</strong>. D'ail<strong>le</strong>urs<br />

vous avez raison, depuis que je vous ai vu, je sens bien que je suis en train de<br />

m'échauffer.<br />

LE DIRCAB: Allons, Monsieur Champigny, il ne s'agit pas de vous mais de vos vaches.<br />

L’AGRICULTEUR: Ce sont mes vaches qui font fondre la banquise, peut-être…<br />

LE DIRCAB: D'une certaine façon, oui.<br />

L’AGRICULTEUR (très énervé): Et <strong>le</strong>s phoques alors!<br />

LE DIRCAB: Je crois que nous devrions être encore plus clairs. Duchemin!<br />

DUCHEMIN: Le méthane dont je parlais est…Comment dire…émis par vos vaches…<br />

L’AGRICULTEUR: C'est ce que je dis toujours, l'é<strong>le</strong>vage est devenu une vraie usine à<br />

gaz.<br />

DUCHEMIN: Je veux dire…Vos vaches émettent des flatu<strong>le</strong>nces dans une proportion<br />

bien supérieure à la moyenne.<br />

9


L’AGRICULTEUR: (estomaqué) Vous êtes venus spécia<strong>le</strong>ment de Paris pour me dire que<br />

mes vaches pètent plus que la moyenne !<br />

LE DIRCAB: Exactement.<br />

L’AGRICULTEUR: (il éclate de rire) Ça y est, j'ai compris! El<strong>le</strong> est où la caméra? Vous<br />

pensiez m'avoir…j'ai tout de suite vu que c'était la caméra cachée.<br />

LE DIRCAB: Quel<strong>le</strong> caméra?<br />

L’AGRICULTEUR: Il <strong>le</strong> fait bien. Il reste sérieux et tout…puisque je vous dis que j'ai<br />

compris. C'est pour quel<strong>le</strong> chaîne?<br />

DUCHEMIN: Je vous assure: vos vaches…<br />

L'AGRICULTEUR: (hilare) Et ouais, mes vaches pètent trop…<br />

DUCHEMIN: Parfaitement.<br />

L’AGRICULTEUR: Comment pouvez vous dire une chose pareil<strong>le</strong>?!<br />

LE DIRCAB: Les satellites, Monsieur Champigny!<br />

L’AGRICULTEUR: (refroidi) C'est <strong>le</strong>s satellites qui viennent renif<strong>le</strong>r <strong>le</strong> cul de mes<br />

vaches!<br />

DUCHEMIN: En quelque sorte…Les données des satellites américains…<br />

L’AGRICULTEUR: Des satellites américains en plus!<br />

DUCHEMIN: Ce sont <strong>le</strong>s plus performants pour ce genre de mesures…<br />

L’AGRICULTEUR: J'aurais dû m'en douter, c'est un coup des Américains! Y a des<br />

millions de vaches qui pètent tout à fait norma<strong>le</strong>ment dans <strong>le</strong> monde et comme par<br />

hasard c'est <strong>le</strong>s miennes qui pètent au dessus des normes autorisées. (Un temps) Ils<br />

sont tous contre moi je vous dis, la CIA, <strong>le</strong> FBI, <strong>le</strong> Pentagone! (Un temps) Oh mais je vais<br />

pas me laisser faire. Demain je prends <strong>le</strong> tracteur et vlan! Je bousil<strong>le</strong> un Mac Donald's!<br />

LE DIRCAB: Allons! Allons! Monsieur Champigny! Ne nous énervons pas! Nous allons vous<br />

proposer une solution.<br />

L’AGRICULTEUR: Une solution?! On déclare la guerre aux Etats Unis. Comme ça, ils<br />

viendront plus nous emmerder avec <strong>le</strong>urs satellites renif<strong>le</strong>urs!<br />

LE DIRCAB: Nous pourrions peut-être envisager une solution moins coûteuse.<br />

10


L’AGRICULTEUR: Ou alors on pourrait organiser une thérapie de groupe pour mes<br />

vaches. (Il mime la scène) Salut <strong>le</strong>s vaches! Aujourd'hui on va apprendre à se retenir<br />

parce qu'il faut penser au réchauffement de la planète! (Un temps) On pourrait peutêtre<br />

<strong>le</strong>ur passer de la musique…Tiens au moment des quotas laitiers, pour qu'el<strong>le</strong>s<br />

produisent moins, on <strong>le</strong>ur passait du Mireil<strong>le</strong> Matthieu dans l'étab<strong>le</strong>, c'était radical. Le<br />

tout c'est de trouver <strong>le</strong> chanteur ou la chanteuse qui empêche de péter…enfin quelqu’un<br />

qui soit pas trop dans <strong>le</strong> vent.<br />

LE DIRCAB: Pardonnez moi, Monsieur Champigny, mais nos solutions sont<br />

plus…scientifiques. Vous oubliez que nos ingénieurs français sont p<strong>le</strong>ins de ressources.<br />

L’AGRICULTEUR: En l'occurrence, on <strong>le</strong>ur demande juste d'être compétents, si on peut<br />

dire…<br />

LE DIRCAB: Duchemin, veuil<strong>le</strong>z présenter <strong>le</strong> matériel.<br />

Duchemin sort de sa sacoche une énorme culotte dans une matière qui rappel<strong>le</strong> cel<strong>le</strong> des<br />

couvertures de survie.<br />

DUCHEMIN: Et voici la coque filtrante.<br />

L’AGRICULTEUR: Nom de Dieu! Une culotte pour vache!<br />

DUCHEMIN: L'ergonomie de notre coque filtrante est particulièrement bien adaptée à<br />

l'arrière-train des bovidés. El<strong>le</strong> est composée d'un mélange unique de téflon et kevlar à<br />

l'extérieur, doublé d'une mousse isolante à l'intérieur. L'ensemb<strong>le</strong> est extrêmement<br />

soup<strong>le</strong> afin de ne pas gêner <strong>le</strong>s mouvements de l'animal (démonstration) et <strong>le</strong> taux<br />

d'absorption des émissions gazeuses est tout à fait satisfaisant. (Il montre à<br />

L’agriculteur)<br />

LE DIRCAB: Alors? Qu'en dites vous?<br />

L’AGRICULTEUR: J'en dis que vos ingénieurs, ils ont ben travaillé. Si je m’attendais à<br />

ça…<br />

LE DIRCAB : Qu’est ce que je vous disais : il faut avoir confiance dans <strong>le</strong> génie français.<br />

L’AGRICULTEUR : Ouais…enfin, ils ont peut-être ben travaillé mais c'est pas eux qui<br />

vont passer pour des cons dans tout <strong>le</strong> canton.<br />

LE DIRCAB: (grave) Dites vous simp<strong>le</strong>ment, Monsieur Champigny, qu'au Mali, chaque<br />

jour qui passe, <strong>le</strong> désert avance.<br />

L’AGRICULTEUR: Qu'il avance ou qu'il recu<strong>le</strong>, je mettrai pas de culotte à mes vaches!<br />

(Un temps) Ou alors, qu'on mette des culottes à toutes <strong>le</strong>s vaches du département.<br />

11


LE DIRCAB: Mais nous y viendrons, n'est-ce pas Duchemin?<br />

DUCHEMIN: Effectivement, nous avons un grand projet d'équipement. D'ici 20 ans<br />

toutes <strong>le</strong>s vaches de France porteront la coque filtrante.<br />

L’AGRICULTEUR: En gros, moi je lance la mode.<br />

LE DIRCAB: Vous êtes un pionnier, <strong>le</strong> symbo<strong>le</strong> d'une agriculture propre, respectueuse<br />

de l'environnement.<br />

L’AGRICULTEUR: J’veux ben accepter (un temps) Mais à condition qu’on fasse un essai.<br />

LE DIRCAB : Aucun problème : nous vous enverrons des techniciens <strong>le</strong> plus rapidement<br />

possib<strong>le</strong>.<br />

L’AGRICULTEUR : Des techniciens ? Pas besoin de vos spécialistes de la culotte à<br />

vache, on va <strong>le</strong> faire tout de suite.<br />

LE DIRCAB: Là maintenant?<br />

L’AGRICULTEUR: Ben oui! Juste pour voir ce que ça donne.<br />

LE DIRCAB: Ecoutez, je n'y vois aucun inconvénient.<br />

L’AGRICULTEUR: Ah! Justement voilà Freddy! (Il pointe l'index vers la coulisse)<br />

LE DIRCAB: Freddy?<br />

L’AGRICULTEUR: C'est mon taureau. Le voilà qui s'approche. Remarquez ça m'étonne<br />

pas, il aime bien la nouveauté. Ça va sûrement lui faire plaisir d'être dans <strong>le</strong> vent avec<br />

une culotte dernier cri issue de la technologie spatia<strong>le</strong>.<br />

LE DIRCAB: Mais…Vous êtes sûr qu'il n'y a aucun risque.<br />

L’AGRICULTEUR: Avec Freddy? Il est doux comme un agneau. (Un temps) Ah si! Y a cinq<br />

ans, il a embroché un fonctionnaire …du Ministère de l'Agriculture, justement…Sinon, il<br />

est calme…Je sais pas, peut-être qu'il aime pas <strong>le</strong>s fonctionnaires.<br />

LE DIRCAB: Ne pourrait-on pas essayer sur un autre animal?<br />

L’AGRICULTEUR: Oh non! Freddy, ça va bien l'amuser.<br />

LE DIRCAB: Duchemin! Accompagnez Monsieur Champigny!<br />

DUCHEMIN: Mais Monsieur <strong>le</strong> Directeur…<br />

12


LE DIRCAB: Allons! Un peu de courage Duchemin!<br />

DUCHEMIN: Puis-je vous faire remarquer que cette séance d'essayage n'est pas prévue<br />

par l'ordre de mission.<br />

LE DIRCAB: Et alors? Nous faisons preuve d'un esprit d'initiative qui ne peut que servir<br />

l'image de l'Etat.<br />

L’AGRICULTEUR: Bon, on y va ou on attend <strong>le</strong> ministre.<br />

Duchemin s'avance à petits pas à quelques distances de l’agriculteur.<br />

DUCHEMIN (s'arrête) Fina<strong>le</strong>ment, je ne crois pas que ce soit la bonne tail<strong>le</strong>.<br />

LE DIRCAB: Vous m'avez dit que c'était extensib<strong>le</strong>.<br />

DUCHEMIN: Oui… mais <strong>le</strong>s tests d'extensibilité n'étaient pas tota<strong>le</strong>ment concluants.<br />

L’AGRICULTEUR: (revient vers Duchemin) Ah mais…Faut que ça soit solide votre<br />

truc…Parce que Freddy, il suffit qu'il y ait un fonctionnaire qui passe et il va déchirer sa<br />

culotte toute neuve.<br />

DUCHEMIN (recu<strong>le</strong> affolé) Il a bougé, il m'a regardé!<br />

L’AGRICULTEUR: Ah oui! On dirait qu'il y a quelque chose qui l'intéresse. J'ai<br />

l'impression qu'il est très impatient d'essayer sa culotte.<br />

LE DIRCAB : Al<strong>le</strong>z Duchemin ! Pensez à la planète ! Pensez aux générations futures !<br />

Duchemin et l’agriculteur sortent en coulisse. Le <strong>dircab</strong> reste seul en scène et il observe<br />

à bonne distance.<br />

LE DIRCAB : Très bien…décontractez vous…maintenant passez donc <strong>le</strong>s pattes arrière!<br />

(Il grimace d’anxiété)<br />

On entend un meug<strong>le</strong>ment et Duchemin est projeté vio<strong>le</strong>mment sur la scène, il rou<strong>le</strong><br />

jusqu’aux pieds du <strong>dircab</strong>.<br />

LE DIRCAB : (se penche vers Duchemin) Mon pauvre Duchemin ! Ça doit faire mal ?<br />

Duchemin a <strong>le</strong> souff<strong>le</strong> coupé, il essaie de par<strong>le</strong>r mais rien ne sort.<br />

L’AGRICULTEUR : (retour) Je crois ben que c’est la cou<strong>le</strong>ur qui lui plaît pas. C’est trop<br />

criard, alors ça l’énerve, forcément.<br />

13


Duchemin se relève pénib<strong>le</strong>ment, il manque de s’effondrer et <strong>le</strong> <strong>dircab</strong> <strong>le</strong> rattrape de<br />

justesse.<br />

LE DIRCAB : Monsieur Champigny, je pense que nous allons vous laisser.<br />

L’AGRICULTEUR : Déjà ? On commençait tout juste à s’amuser… Venez donc boire un<br />

coup à la maison.<br />

LE DIRCAB : Vous êtes très aimab<strong>le</strong> mais nous avons fort à faire dans <strong>le</strong> cadre de cette<br />

campagne pour une agriculture durab<strong>le</strong>.<br />

L’AGRICULTEUR : L’agriculture, el<strong>le</strong> sera peut-être durab<strong>le</strong>, en revanche votre adjoint,<br />

c’est moins sûr.<br />

LE DIRCAB : Laissez moi, au nom du ministre de l’Agriculture vous remercier pour votre<br />

coopération.<br />

L’AGRICULTEUR : Mais de rien…Tout <strong>le</strong> plaisir était pour moi.<br />

LE DIRCAB : Pourriez-vous juste m’indiquer où se trouve l’hôpital <strong>le</strong> plus proche ?<br />

L’AGRICULTEUR : Vous prenez la Nationa<strong>le</strong> et vous rou<strong>le</strong>z tout droit pendant 70<br />

kilomètres.<br />

LE DIRCAB : Venez Duchemin !<br />

Duchemin gémit.<br />

LE DIRCAB : Arrêtez de vous plaindre ! Et puis voyez <strong>le</strong> bon côté des choses : quelques<br />

côtes cassées, ça ne peut que nous aider à faire passer la destruction du machin<br />

séquentiel.<br />

Duchemin s’effondre.<br />

LE DIRCAB : Il fait sa mauvaise tête. Vous ne voudriez pas m’aider à <strong>le</strong> porter jusqu’à la<br />

voiture !<br />

L’AGRICULTEUR : Y a pas de problème ! Nous autres, on est toujours prêt à rendre<br />

service.<br />

L’agriculteur prend <strong>le</strong>s pieds et <strong>le</strong>s <strong>dircab</strong> <strong>le</strong>s bras. Ils sortent ainsi de scène.<br />

L’agriculteur revient sur scène.<br />

14


L’AGRICULTEUR: Sacrés parisiens! (Il ramasse la culotte qui est restée sur <strong>le</strong> sol)<br />

Qu'est-ce que je vais ben pouvoir faire de ça? (Un temps) Je sais, j’vas m'en faire une<br />

combinaison pour al<strong>le</strong>r aux champs, comme ça on pourra pas dire que je pollue la planète.<br />

FIN<br />

15


Personnages : LE DIRCAB<br />

L’ÉDITRICE<br />

DUCHEMIN<br />

Décor : Un bureau.<br />

UN ROMAN D’AMOUR<br />

Noir. Musique d’introduction : « J’aurais voulu être un artiste ». La musique s’arrête<br />

progressivement, la lumière se fait. Duchemin et <strong>le</strong> <strong>dircab</strong> sont dans <strong>le</strong> bureau de<br />

l’éditrice.<br />

LE DIRCAB : Mais qu’est-ce qu’el<strong>le</strong> fabrique ? Ça fait près d’un quart d’heure que nous<br />

attendons. (Il marche en long et en large puis s’arrête) À propos, qu’avez-vous pensé du<br />

roman ?<br />

DUCHEMIN Le roman ? Quel roman ?<br />

LE DIRCAB : Mon roman, Duchemin ! Celui pour <strong>le</strong>quel nous sommes ici.<br />

DUCHEMIN : Ah…Eh bien…J’ai trouvé ça plutôt pas mal.<br />

LE DIRCAB : Qu’est-ce que vous entendez exactement par « plutôt pas mal » ?<br />

DUCHEMIN : Comment dirais-je…il y a quelque chose…<br />

LE DIRCAB : Me voilà bien avancé. Est-ce que vous ne pourriez pas être un peu plus<br />

précis ?<br />

DUCHEMIN : Disons que…il y a des phrases…des personnages…<br />

LE DIRCAB : Ce sont des choses que l’on trouve dans de nombreux romans, vous savez.<br />

DUCHEMIN : Je ne voudrais pas que vous pensiez que je n’ai pas apprécié votre roman,<br />

Monsieur <strong>le</strong> Directeur. J’ai surtout aimé <strong>le</strong> passage ou Pierre et Samantha…<br />

LE DIRCAB : Je vous arrête tout de suite, mes personnages ne s’appel<strong>le</strong>nt pas Pierre<br />

et Samantha.<br />

DUCHEMIN : Je voulais dire Char<strong>le</strong>s et Laetitia…<br />

LE DIRCAB (hors de lui) Paul et Jessica !<br />

DUCHEMIN : J’étais pas loin…<br />

16


LE DIRCAB : Je regrette de vous avoir demandé votre avis.<br />

DUCHEMIN : Vous savez la littérature, c’est pas mon fort… à part la science fiction.<br />

(un temps) À ce propos, vous auriez pu imaginer une rencontre de Paul et Jessica avec<br />

des aliens.<br />

LE DIRCAB : Des quoi ?<br />

DUCHEMIN : Des aliens, des monstres venus de l’espace, des créatures terrifiantes<br />

dotées de pouvoirs spéciaux…<br />

LE DIRCAB : J’ai écrit un roman d’amour qui s’intitu<strong>le</strong> « <strong>le</strong> bonheur » et je vois mal ce<br />

que viendrait y faire des monstres venus de l’espace.<br />

DUCHEMIN : Mais si ! Suivez mon idée : <strong>le</strong>s monstres fraîchement débarqués de <strong>le</strong>ur<br />

lointaine galaxie enlèvent Jessica et la garde prisonnière. (Duchemin, enthousiaste,<br />

accompagne son récit par des gestes).<br />

LE DIRCAB : On se demande bien ce qui pourrait <strong>le</strong>ur donner une idée pareil<strong>le</strong>.<br />

DUCHEMIN : (rire sardonique) Parce que Jessica contrairement aux apparences n’est<br />

pas vraiment un être humain.<br />

LE DIRCAB : Ah si ! Jessica est même ce qu’on peut imaginer de plus beau au sein de<br />

l’espèce humaine.<br />

DUCHEMIN: En apparence mais en réalité, el<strong>le</strong> est issue de l’union d’une femme et d’un<br />

alien.<br />

LE DIRCAB : Ce n’est pas crédib<strong>le</strong> votre histoire : je vois mal une femme bien de chez<br />

nous copu<strong>le</strong>r avec un monstre venu de l’espace.<br />

DUCHEMIN : À moins qu’on l’y ait forcé.<br />

LE DIRCAB : Vous imaginez <strong>le</strong> résultat (déclamant) : « Jessica était bel<strong>le</strong> et douce, et<br />

rien dans son apparence ou dans ses gestes n’aurait pu laisser deviner qu’el<strong>le</strong> était <strong>le</strong><br />

fruit du viol de sa mère par un monstre lubrique venu d’une lointaine galaxie ». Si je<br />

peux vous donner un conseil : n’écrivez jamais de roman.<br />

L’éditrice entre dans <strong>le</strong> bureau.<br />

L'ÉDITRICE: Bonjour messieurs…Alors <strong>le</strong>quel de vous deux est l’auteur de ce<br />

merveil<strong>le</strong>ux roman d’amour ? (el<strong>le</strong> brandit <strong>le</strong> manuscrit)<br />

LE DIRCAB: (s’avançant) Je ne pense pas mériter tant d’éloges (ils se serrent la main).<br />

17


L'ÉDITRICE: Surtout ne faites pas <strong>le</strong> modeste.<br />

LE DIRCAB : Je vois que vous avez apprécié mon roman (se tournant vers Duchemin)<br />

Contrairement à d’autres…<br />

L'ÉDITRICE: Effectivement, j’ai trouvé ça pas mal.<br />

LE DIRCAB : Comment ça « pas mal » ?<br />

L'ÉDITRICE: Comment dire…il y a quelque chose…il y a une ambiance…<br />

LE DIRCAB : (énervé) Et des personnages et des phrases et même des mots. Mais<br />

enfin ! Est-ce que vous al<strong>le</strong>z enfin me dire ce que vous pensez de mon roman ?<br />

L'ÉDITRICE: Dans l’ensemb<strong>le</strong>, c’est bien.<br />

LE DIRCAB: Mais qu’est-ce que ça veut dire « bien » ? Bien comment ?<br />

L'ÉDITRICE : Bien ! Bien tout court ! Bien…sans plus !<br />

LE DIRCAB : (se dirige vers la sortie) J’ai compris ! Mon roman est nul et vous ne<br />

souhaitez pas <strong>le</strong> publier !<br />

L'ÉDITRICE : Allons, allons, cher ami, il ne s’agit que de quelques maladresses.<br />

LE DIRCAB : (revenant) Des maladresses ? J’aimerais bien savoir de quoi vous par<strong>le</strong>z.<br />

L'ÉDITRICE: Le titre déjà ! (montrant <strong>le</strong> manuscrit) Le « Bonheur »! A-t-on idée<br />

d’intitu<strong>le</strong>r un roman « <strong>le</strong> bonheur » ? C’est prétentieux, limite vulgaire.<br />

LE DIRCAB: Duchemin ! Vous trouvez ça vulgaire <strong>le</strong> bonheur ?<br />

DUCHEMIN : Ça dépend de quel point de vue on se place.<br />

LE DIRCAB: Si vous continuez comme ça, vous finirez ministre.<br />

L'ÉDITRICE: Je crois avoir compris ce que voulait dire Monsieur Duchemin…<br />

LE DIRCAB : Alors vous êtes sûrement dotée de pouvoirs spéciaux dont je ne dispose<br />

pas.<br />

L’ÉDITRICE : Il a dit, en substance, qu’il faut être plus subtil. N’est-ce-pas Duchemin ?<br />

DUCHEMIN : Oui…En substance…<br />

LE DIRCAB: Mon titre ne vous plaît pas, j’en prends acte. Que proposez-vous ?<br />

18


L'ÉDITRICE: J’ai pensé à quelque chose de fort, quelque chose qui interpel<strong>le</strong> <strong>le</strong> <strong>le</strong>cteur,<br />

qui <strong>le</strong> pousse à l’introspection, quelque chose comme « Pourriture et Décomposition ».<br />

LE DIRCAB: (se dirige de nouveau vers la sortie) Je vois que vous n’avez pas lu mon<br />

roman. Ce n’est pas la peine d’insister.<br />

L'ÉDITRICE : Laissez moi <strong>le</strong> temps de vous expliquer !<br />

LE DIRCAB : (revenant) Je crois que c’est plutôt à moi de vous expliquer. Mon roman<br />

est un roman d’amour, un conte des temps modernes, un hymne à la tendresse. Il s’en<br />

dégage un peu de l’odeur légère des giroflées, du jaune tendre des primevères, de la<br />

majesté des roses…Et vous venez me par<strong>le</strong>r de pourriture et décomposition !<br />

L'ÉDITRICE: La f<strong>le</strong>ur est <strong>le</strong> symbo<strong>le</strong> de l’éphémère : d’abord bel<strong>le</strong>s et odorantes,<br />

fraîches et pimpantes, el<strong>le</strong>s se fripent, jaunissent, se dessèchent, se démembrent, se<br />

déchirent, pourrissent, se décomposent et disparaissent. Le bonheur est là, dans la<br />

certitude de la pourriture, dans l’évidence de la décomposition, n’est-ce-pas ?<br />

LE DIRCAB : Certes…Je n’avais pas vu <strong>le</strong>s choses sous cet ang<strong>le</strong>…Écoutez… je suis un<br />

peu désorienté…<br />

L'ÉDITRICE: Vous passerez pour un auteur insaisissab<strong>le</strong>, comp<strong>le</strong>xe…moderne.<br />

LE DIRCAB: Soit ! N’en parlons plus ! Soyons moderne ! Soyons pourri ! Soyons<br />

décomposé ! Sinon, à part <strong>le</strong> titre, ça va ?<br />

L'ÉDITRICE: Comme je vous l’ai dit, j’aime beaucoup votre roman…<br />

LE DIRCAB : Ça commence très mal.<br />

L’ÉDITRICE : Je trouve que ça manque d’action…C’est un peu statique.<br />

LE DIRCAB: C’est un roman psychologique, ce qui compte c’est l’intériorité, <strong>le</strong>s<br />

impressions, <strong>le</strong>s sentiments.<br />

L'ÉDITRICE: J’entends bien. Duchemin, vous avez lu <strong>le</strong> roman ?<br />

LE DIRCAB : Pourquoi est-ce que vous lui demandez toujours son avis ? C’est moi<br />

l’auteur tout de même !<br />

L’ÉDITRICE : Comprenez moi : Duchemin représente ce que nous pourrions appe<strong>le</strong>r <strong>le</strong><br />

<strong>le</strong>cteur moyen.<br />

LE DIRCAB : En l’occurrence, un <strong>le</strong>cteur très très moyen.<br />

19


L’ÉDITRICE : Peu importe. Alors, d’après vous comment pourrait-on donner un peu plus<br />

de souff<strong>le</strong> à ce roman ?<br />

LE DIRCAB : Et si possib<strong>le</strong> sans avoir recours à des monstres venus de l’espace ?<br />

DUCHEMIN : Eh bien…je trouve que <strong>le</strong>s personnages ne sortent pas assez de l’ordinaire.<br />

L’ÉDITRICE : Très bien, continuez.<br />

DUCHEMIN : On pourrait imaginer par exemp<strong>le</strong> que Paul travail<strong>le</strong> dans une centra<strong>le</strong><br />

nucléaire.<br />

LE DIRCAB : Ce n’est pas votre autobiographie que l’on vous demande…<br />

DUCHEMIN : Et un jour, Paul subit une irradiation par des matières radioactives.<br />

LE DIRCAB : Voilà un roman d’amour qui démarre bien.<br />

DUCHEMIN : Suite à cet accident, Paul développe des pouvoirs spéciaux.<br />

LE DIRCAB : En général, c’est plutôt un cancer qu’on aurait tendance à développer.<br />

L’ÉDITRICE : Laissez moi vous proposer quelques petites modifications.<br />

LE DIRCAB: J’ai comme une appréhension : mon bonheur s’est déjà décomposé en<br />

pourriture...<br />

L'ÉDITRICE: Asseyez vous (<strong>le</strong> <strong>dircab</strong> et Duchemin s’assoient) …Je vais vous donner un<br />

exemp<strong>le</strong>… (El<strong>le</strong> prend <strong>le</strong> roman et l’ouvre) Tenez…Lisez moi ce passage (El<strong>le</strong> tend <strong>le</strong><br />

manuscrit à Duchemin) Paul et Jessica arrive au cha<strong>le</strong>t. (Duchemin lit d’une voix très<br />

monocorde)<br />

Paul poussa la porte du cha<strong>le</strong>t, <strong>le</strong> grincement grave des gonds lui parût accueillant. Il<br />

aimait cet endroit. Jessica entra derrière lui, un tendre sourire accroché aux lèvres,<br />

el<strong>le</strong> était heureuse. Une odeur de feu de bois flottait dans la pièce, rustique, invitante,<br />

souvenir et annonce d’un bonheur crépitant. Ils restaient si<strong>le</strong>ncieux, regardant a<strong>le</strong>ntour,<br />

se devinant du coin de l’œil. Le plaisir montait en eux, celui de se fondre dans cet<br />

instant, de jouir du si<strong>le</strong>nce, de boire jusqu’à la lie ce temps offert.<br />

LE DIRCAB : (il se lève et prend <strong>le</strong> manuscrit des mains de Duchemin) Quel supplice !<br />

Duchemin, vous pourriez faire un effort ! (À l’éditrice) Vous permettez que je relise ce<br />

passage.<br />

Il lit <strong>le</strong> même passage sur un ton précieux, détachant <strong>le</strong>s syllabes afin de faire ressortir<br />

<strong>le</strong>s sonorités. Il marche dans la pièce.<br />

20


LE DIRCAB : Brr…J’en frissonne.<br />

Duchemin et l'éditrice se regardent. Mimiques d'incompréhension.<br />

L'ÉDITRICE: (se lève et marche dans <strong>le</strong> bureau) Après avoir relu ce passage, est-ce que<br />

vous ne trouvez pas qu’il manque quelque chose ?<br />

LE DIRCAB: (réfléchissant) Maintenant que vous <strong>le</strong> dites, j’ajouterai bien quelque chose<br />

sur la lumière du couchant se reflétant sur <strong>le</strong>s meub<strong>le</strong>s de pin clair.<br />

L'ÉDITRICE: Pardonnez ma brutalité mais on s’en fout complètement de votre so<strong>le</strong>il<br />

couchant !<br />

LE DIRCAB : Mais pourquoi ? Cela donnerait une cou<strong>le</strong>ur à cette scène, quelque chose de<br />

flamboyant, de chaud.<br />

L’ÉDITRICE : Quelque chose de chaud ! Voilà ce qu’il nous faut !<br />

LE DIRCAB: Alors…je ne sais pas…un soupir de Jessica ?<br />

L'ÉDITRICE: C’est déjà mieux. Al<strong>le</strong>z plus loin.<br />

LE DIRCAB: Un soupir alangui de Jessica ?<br />

L'ÉDITRICE: On y vient doucement.<br />

LE DIRCAB: Un soupir alangui de Jessica et une caresse…<br />

L'ÉDITRICE: Très bien. Où ça la caresse ?<br />

LE DIRCAB: Sur la joue de Paul.<br />

L'ÉDITRICE: Pff….<br />

LE DIRCAB: Sur la main de Paul !<br />

L'ÉDITRICE : Ça ne va pas du tout. Duchemin, qu’est-ce que vous aimeriez lire à ce<br />

moment du roman ?<br />

LE DIRCAB : Arrêtez ! il va encore trouver <strong>le</strong> moyen de nous refi<strong>le</strong>r des semiextraterrestres<br />

ou des cancéreux.<br />

DUCHEMIN : Je crois que Paul pourrait embrasser Jessica…Et ensuite…<br />

LE DIRCAB : Et ensuite ils préparent <strong>le</strong> dîner.<br />

21


DUCHEMIN : Non…Ils vont dans la chambre et…<br />

LE DIRCAB : Vous ne vou<strong>le</strong>z tout de même pas qu’ils fassent l’amour !<br />

DUCHEMIN : Deux amoureux, seuls, dans un cha<strong>le</strong>t, on pourrait <strong>le</strong> concevoir. Il y a des<br />

préliminaires, des caresses et puis…<br />

L'ÉDITRICE: Jessica lui tail<strong>le</strong> une pipe !<br />

LE DIRCAB: Quoi!?<br />

L'ÉDITRICE: Une pipe ! Une turlute, si vous préférez.<br />

LE DIRCAB : Ce mot dans votre bouche (il réalise l’ambiguïté de la formu<strong>le</strong>) je veux<br />

dire : ce n’est pas du tout comme ça que je voyais la scène.<br />

L'ÉDITRICE : Imaginez (El<strong>le</strong> déclame)<br />

Une odeur de feu de bois flottait dans la pièce, rustique, invitante, souvenir et annonce<br />

d’un bonheur crépitant. Emportée par la sérénité du moment, Jessica s’agenouilla devant<br />

Paul et entreprit de <strong>le</strong> sucer avec application tandis qu’il regardait la lumière du so<strong>le</strong>il<br />

couchant qui se reflétait sur <strong>le</strong>s meub<strong>le</strong>s de pin clair.<br />

Voilà…Comme ça on place aussi votre so<strong>le</strong>il couchant.<br />

LE DIRCAB: (il vacil<strong>le</strong>) Mais c’est immonde !<br />

L'ÉDITRICE: Allons…Ce n’est rien qu’une petite pipe…<br />

LE DIRCAB (Il se lève): C’est un roman d’amour Madame !<br />

L'ÉDITRICE: Justement.<br />

LE DIRCAB: (s’éloigne, dégoûté) Comment pouvez-vous être aussi lubriques ? Est-ce que<br />

l’on ne peut pas imaginer qu’ils restent tous <strong>le</strong>s deux à se regarder, dans <strong>le</strong> si<strong>le</strong>nce, sans<br />

se toucher, juste à se respirer l’un l’autre ?<br />

Duchemin et l’éditrice soupirent bruyamment d’ennui.<br />

LE DIRCAB : Je suppose qu’il va falloir placer d’autres scènes du même genre.<br />

L'ÉDITRICE: Évidemment. Sinon ça manquerait de cohérence…<br />

LE DIRCAB : Jusqu’à ce j’entre dans votre bureau ce roman était cohérent. C’est vrai<br />

que maintenant entre <strong>le</strong>s extra-terrestres concupiscents, <strong>le</strong>s f<strong>le</strong>urs pourries et <strong>le</strong>s<br />

galipettes au cha<strong>le</strong>t, je ne sais plus très bien où j’en suis.<br />

22


L’ÉDITRICE : J’ai pensé que la jeune sœur de Jessica…<br />

LE DIRCAB: Barbara ?!<br />

L'ÉDITRICE: Vous savez…Paul n’est qu’un homme…<br />

LE DIRCAB: Attendez…Vous ne pensez pas à…Barbara ? Avec Paul ?<br />

L’ÉDITRICE : Pourquoi pas ?<br />

LE DIRCAB : El<strong>le</strong> a 14 ans ! El<strong>le</strong> n’est que légèreté et innocence !<br />

L'ÉDITRICE: Quoi de plus léger et innocent qu’une scène de défloration bien ficelée ?<br />

LE DIRCAB: La tendresse ! Je veux par<strong>le</strong>r de la tendresse !<br />

L'ÉDITRICE: Eh bien nous lui avons donné un peu de consistance à la tendresse !<br />

LE DIRCAB: (se lève, so<strong>le</strong>nnel) J’en ai assez entendu ! Venez Duchemin ! Nous n’avons<br />

plus rien à faire ici.<br />

Le directeur se dirige vers la sortie suivi de Duchemin. Ils sortent. L’éditrice reste<br />

seu<strong>le</strong>. Le <strong>dircab</strong> revient seul. Il se poste devant <strong>le</strong> bureau de l’éditrice.<br />

LE DIRCAB : Je ne comprends pas… je suis venu ici p<strong>le</strong>in d’espoir, impatient de<br />

connaître votre sentiment et…vous vous ingéniez à faire de ce roman une espèce de<br />

marigot où se déversent pê<strong>le</strong>-mê<strong>le</strong> <strong>le</strong> vice, la perversion et l’ordure.<br />

L’EDITRICE: Vous oubliez qu’un roman n’est pas seu<strong>le</strong>ment une œuvre de l’esprit, un jeu<br />

sans conséquence, c’est aussi un objet, un objet dont je vis et… pour vivre, il faut<br />

vendre.<br />

LE DIRCAB: (brutal) Pourquoi Barbara?<br />

L’EDITRICE: Parce qu'el<strong>le</strong> a 14 ans et qu'el<strong>le</strong> est innocente comme vous l'avez rappelé.<br />

LE DIRCAB: C'est du détournement de mineur.<br />

L’EDITRICE: Parfait.<br />

LE DIRCAB : Pire, je risque de passer pour un pédophi<strong>le</strong>.<br />

L’ÉDITRICE : Encore mieux !<br />

23


LE DIRCAB : Vous croyez peut-être que c’est dans cette perspective que j’ai écrit ce<br />

roman.<br />

L'ÉDITRICE : Peu importe. Je vois d’ici <strong>le</strong> tab<strong>le</strong>au : toutes <strong>le</strong>s associations de<br />

protection de l'enfance vont vous tomber dessus, vous aurez droit à des tombereaux<br />

d'insultes dans <strong>le</strong>s journaux. Bien entendu, des écrivains en mal de publicité formeront<br />

un comité de soutien afin de défendre la liberté du créateur. On s’étripera à cause de<br />

vous, on vous adu<strong>le</strong>ra, on vous haïra !<br />

LE DIRCAB: Vous avez une curieuse conception de la gloire littéraire.<br />

L’EDITRICE: Peu importe la gloire pourvu qu’on ait <strong>le</strong> succès.<br />

LE DIRCAB: Si je vous suis bien, plus on me crachera à la figure et plus j'aurai du<br />

succès.<br />

L’EDITRICE: Exactement. À ce propos, vous avez lu <strong>le</strong> roman de Catherine Goliot?<br />

LE DIRCAB: "<strong>le</strong> viol"….Quel supplice!<br />

L’EDITRICE: Essayez donc de deviner comment s'intitulait son roman avant qu'el<strong>le</strong> ne<br />

passe dans ce bureau, tout comme vous aujourd’hui?<br />

LE DIRCAB: "Le viol" ?…Ça devait être quelque chose comme…."nuit d'amour" ou "douce<br />

caresse" ?<br />

L’EDITRICE: Vous n'êtes pas loin, c'était (el<strong>le</strong> sort un manuscrit d'un tiroir) "Une main<br />

sur mon épau<strong>le</strong>".<br />

LE DIRCAB : Vous avez réussi à transformer une main sur une épau<strong>le</strong> en viol ! Quel<strong>le</strong><br />

performance !<br />

L’ÉDITRICE : Je n’ai fait que révé<strong>le</strong>r l’idée sous-jacente du roman. Cette main en<br />

apparence caressante et bienveillante était en réalité la main du bourreau, l’odieuse<br />

manifestation de la tyrannie des mâ<strong>le</strong>s.<br />

LE DIRCAB : Et vous faites ça tout <strong>le</strong> temps ?<br />

L’ÉDITRICE : Je suis là pour aider <strong>le</strong>s auteurs à cerner la réalité de <strong>le</strong>urs fantasmes.<br />

LE DIRCAB : C’est très sympathique. Donc si je vous suis bien, moi je serais plutôt<br />

lubrique et un rien pédophi<strong>le</strong> sur <strong>le</strong>s bords.<br />

L’ÉDITRICE : Je reste persuadé que votre œuvre n’est qu’une ébauche…<br />

Le <strong>dircab</strong> marche de long en large en proie à de douloureuses ruminations.<br />

24


LE DIRCAB: Admettons que je ne sois pas allé assez loin. Je suis d’accord pour<br />

reprendre <strong>le</strong> travail mais…vous comprenez…j’occupe une position qui m’oblige à une<br />

certaine respectabilité.<br />

L'ÉDITRICE : Aucun problème, vous prendrez un pseudonyme.<br />

LE DIRCAB : Et si je dois assurer la promotion du livre, on va me reconnaître…<br />

L'ÉDITRICE : Oui…Effectivement…À moins que Duchemin ne <strong>le</strong> fasse à votre place. Ça<br />

s’est déjà fait.<br />

LE DIRCAB : Duchemin !? (Un temps) « Pourriture et décomposition », un roman de<br />

Jean-Paul Duchemin. (Il se frotte <strong>le</strong>s mains et se dirige vers la porte) Duchemin ! Vous<br />

pouvez revenir ! (Retour de Duchemin). Asseyez vous ! (Duchemin s’assoit et <strong>le</strong> <strong>dircab</strong><br />

reste debout) Duchemin, après discussion avec Madame, j’en suis venu à la conclusion<br />

que ses critiques ainsi que <strong>le</strong>s vôtres étaient fondées, que je n’avais pas su me libérer<br />

par rapport aux conventions, au conformisme ambiant. J’ai donc décidé de me remettre<br />

au travail et pour cela, j’ai besoin de votre aide.<br />

DUCHEMIN : Moi ? Vous m’avez signifié tout-à-l’heure que…<br />

LE DIRCAB : Je me suis trompé. Qui a été capab<strong>le</strong> de concevoir cette scène d'une<br />

sublime audace : deux amoureux dans un cha<strong>le</strong>t perdu au milieu des alpages qui, au lieu<br />

de préparer <strong>le</strong> dîner, s’en vont dans la chambre faire des galipettes. Qui ?!<br />

DUCHEMIN : C’est moi, monsieur <strong>le</strong> directeur.<br />

LE DIRCAB : (prenant l’éditrice à témoin) Voyez ! Voyez comme il est modeste ! Vous<br />

êtes doué Duchemin, vous avez du ta<strong>le</strong>nt !<br />

DUCHEMIN : Je n’ai pas fait grand-chose…<br />

LE DIRCAB : Toujours cette modestie. Vous ne pouvez pas savoir combien je regrette<br />

de n’avoir pas vu l’immensité de vos aptitudes littéraires. Ce ta<strong>le</strong>nt ne doit pas rester<br />

dans l’ombre et j’ai décidé en accord avec madame que ce n’est pas mon nom qui sera sur<br />

la couverture de ce roman mais <strong>le</strong> vôtre !<br />

DUCHEMIN : Quoi ? Mais…<br />

LE DIRCAB : Ne me remerciez pas Duchemin, vous <strong>le</strong> méritez.<br />

DUCHEMIN : Ce n’est pas moi qui ai écrit ce roman !<br />

LE DIRCAB : « Pourriture et décomposition », un roman de Jean-Paul Duchemin. Enfin,<br />

vous aurez la gloire que vous méritez. (Changement de ton) Bien, nous sommes d’accord<br />

25


pour cette scène chaude au cha<strong>le</strong>t. À moins que…Imaginez…Paul et Jessica au sortir de<br />

<strong>le</strong>urs ébats tout ruisselants de sueur sont saisis par un désir étrange, ils sortent du<br />

cha<strong>le</strong>t et vont se rou<strong>le</strong>r entièrement nus dans la neige en poussant des cris de joie .<br />

L'ÉDITRICE : C’est une idée très rafraîchissante.<br />

DUCHEMIN : Est-ce qu’ils ne pourraient pas plutôt préparer <strong>le</strong> dîner?<br />

LE DIRCAB: Ah non! Où est donc passé votre esprit d’avant-garde? Dans votre roman,<br />

on fait l'amour sauvagement et puis on se rou<strong>le</strong> dans la neige.<br />

L'ÉDITRICE : Pour ce qui concerne <strong>le</strong> sty<strong>le</strong>…<br />

LE DIRCAB: Le sty<strong>le</strong>? (il se rassoit) Ah… pas assez pourri ? Ou bien pas assez<br />

décomposé ?<br />

L’EDITRICE: Il est…comment dire…trop clair! Beaucoup trop compréhensib<strong>le</strong>!<br />

LE DIRCAB: C'est tout mon problème: Je reste bêtement attaché à cette convention<br />

qui veut qu'un auteur se fasse comprendre du <strong>le</strong>cteur.<br />

L’EDITRICE: Prenons un exemp<strong>le</strong> (el<strong>le</strong> prend <strong>le</strong> manuscrit et lit) Ils restaient<br />

si<strong>le</strong>ncieux, regardant a<strong>le</strong>ntour, se devinant du coin de l’œil. Vous remarquez cette<br />

pesanteur…tous ces verbes…pourquoi ne pas faire plus simp<strong>le</strong>, quelque chose comme:<br />

Si<strong>le</strong>nce. Regards. L’autre deviné.<br />

LE DIRCAB: Vous avez l’art de la concision.<br />

DUCHEMIN: Si je puis me permettre, il me semb<strong>le</strong>, mais je peux me tromper, que l’on<br />

n’y comprend plus rien.<br />

LE DIRCAB: Justement, c'est là tout l'intérêt. Mettez vous à la place du <strong>le</strong>cteur,<br />

Duchemin, déjà il n'a jamais vraiment compris pourquoi ce roman s'intitulait "pourriture<br />

et décomposition", ni pourquoi Paul et Jessica se roulaient tout nus dans la neige au<br />

risque d'attraper une pneumonie, alors je crains effectivement que des phrases<br />

construites, cohérentes et sensées ne soient de nature à <strong>le</strong> désorienter.<br />

DUCHEMIN: Mais si on applique cette technique à l’ensemb<strong>le</strong> du roman, il ne devrait pas<br />

rester plus d’une trentaine de pages.<br />

L'ÉDITRICE: Parfait. Il faut élaguer.<br />

DUCHEMIN: À force d’élaguer c’est plus un roman, c’est une nouvel<strong>le</strong>.<br />

26


LE DIRCAB: Comme il est conformiste tout d’un coup. 15 lignes par page et 5 mots par<br />

ligne, ça nous fera bien 150 pages. Voilà, je crois que nous sommes d’accord (Se lève,<br />

prêt à partir)<br />

L'ÉDITRICE: Il y aurait bien encore un détail…La fin…Paul et Jessica marchant main<br />

dans la main sur un chemin bordé de noisetiers… (Soupir et mimique d'ennui)<br />

LE DIRCAB: Evidemment… (Se rasseyant et se tournant vers Duchemin) Que pourrions<br />

nous imaginer, cher auteur?<br />

DUCHEMIN : Je ne sais pas, c’est votre roman.<br />

LE DIRCAB : Ah non ! C’est trop faci<strong>le</strong> !<br />

DUCHEMIN : Je ne saisis toujours pas pourquoi vous souhaitez m’attribuer votre roman.<br />

LE DIRCAB : C’est pourtant clair…vous connaissez ma pudeur naturel<strong>le</strong>… vous savez bien<br />

que je n’aime guère être en vedette…c’est ainsi…aidez moi, Duchemin !<br />

L’ÉDITRICE : Et pour la fin, qu’est-ce que vous proposez ?<br />

DUCHEMIN : (se <strong>le</strong>vant) J’ai peut-être une idée.<br />

LE DIRCAB : Vous voyez, vous voyez comme il est doué.<br />

DUCHEMIN : Ce n’est qu’une intuition mais je crois que <strong>le</strong> problème vient des noisetiers.<br />

LE DIRCAB : Qu’est-ce qu’ils ont mes noisetiers ?<br />

DUCHEMIN : On pourrait <strong>le</strong>s remplacer par des marronniers.<br />

LE DIRCAB : Ça change tout en effet.<br />

L’ÉDITRICE : Restons sérieux : cette scène fina<strong>le</strong> doit être <strong>le</strong> point d'orgue du roman,<br />

l'apothéose, l'ultime flamboyance de <strong>le</strong>ur bonheur, ce n’est pas une question de<br />

botanique.<br />

DUCHEMIN: Ou alors…Dans un souci de continuité, (Duchemin se col<strong>le</strong> contre <strong>le</strong> bureau<br />

pour mimer l’accoup<strong>le</strong>ment) on pourrait concevoir que Paul se jette sur Jessica comme<br />

une bête en rut et la pousse jusque derrière <strong>le</strong>s noisetiers ou <strong>le</strong>s marronniers pour un<br />

accoup<strong>le</strong>ment sauvage !<br />

LE DIRCAB: Encore! Mais vous ne pensez qu'à ça! Ce n’est plus un roman, c'est un<br />

baisodrome!<br />

DUCHEMIN: Excusez moi (se rassoit) …J’ai perdu mes repères.<br />

27


L’EDITRICE: (se <strong>le</strong>vant) Est-ce que l’on ne pourrait pas plutôt imaginer que Paul<br />

massacre Jessica dans un accès de folie.<br />

LE DIRCAB: (se <strong>le</strong>vant à son tour) C'est l'évidence même. Paul, qui comprend qu'ils ne<br />

s'aimeront jamais plus intensément qu'à cet instant précis sur ce chemin bordé de<br />

noisetiers ou de marronniers baignant dans la lumière d'octobre, attrape une lourde<br />

pierre et fracasse <strong>le</strong> crâne de Jessica.<br />

L’ÉDITRICE : Très bien ! Très cinématographique !<br />

DUCHEMIN: (horrifié) C'est affreux!<br />

(Le <strong>dircab</strong> et l’éditrice sont debout, encerc<strong>le</strong>nt et pressent Duchemin qui reste assis)<br />

L’EDITRICE: Mais oui Duchemin…Tel<strong>le</strong>ment affreux que dans la minute qui suit, Paul<br />

décide de mettre fin à ses jours.<br />

DUCHEMIN : Mais pourquoi ?<br />

L’ÉDITRICE : N’oubliez pas qu’il vient de perdre cel<strong>le</strong> qu’il aimait, son unique amour. Je<br />

l’imagine : il détache <strong>le</strong>ntement sa ceinture et, <strong>le</strong> visage empreint d’une incommensurab<strong>le</strong><br />

sérénité, il se pend à un noisetier.<br />

LE DIRCAB : Comme c’est beau…Je me permets seu<strong>le</strong>ment de vous faire remarquer,<br />

chère madame, que <strong>le</strong> noisetier est bien frê<strong>le</strong> pour supporter <strong>le</strong> poids d’un homme.<br />

L’ÉDITRICE : Très juste. Duchemin avait donc une fois de plus raison : il faut remplacer<br />

<strong>le</strong>s noisetiers par des marronniers.<br />

DUCHEMIN: Monsieur <strong>le</strong> directeur, ils ne peuvent pas finir ainsi! C'est un roman<br />

d'amour! Vous n’avez pas cessé de <strong>le</strong> dire ! Le bonheur! La tendresse! Quel rapport avec<br />

ce carnage?<br />

LE DIRCAB: Peut-on concevoir plus bel acte d'amour que de massacrer <strong>le</strong>s gens avec qui<br />

on est p<strong>le</strong>inement heureux ?<br />

L'ÉDITRICE: Sans <strong>le</strong> drame, <strong>le</strong> bonheur n’est rien.<br />

DUCHEMIN: (il se lève et se dirige vers la sortie) Excusez moi…Je ne me sens pas très<br />

bien…Je ne suis pas vraiment sûr de vouloir être l'auteur de votre roman, monsieur <strong>le</strong><br />

directeur (il sort en courant).<br />

LE DIRCAB: Il est très sensib<strong>le</strong>.<br />

L’EDITRICE: Les artistes!<br />

28


LE DIRCAB: Je crois que nous sommes d'accord, laissez moi quelques semaines et je<br />

vous promets une pourriture de premier choix.<br />

L’EDITRICE: N'oubliez pas, un seul mot d'ordre…<br />

LE DIRCAB: Plus de sexe et moins de mots !<br />

L'ÉDITRICE: (ils se serrent la main) Parfait ! J'attends cela avec la plus grande<br />

impatience. Vous savez, ce n’est pas tous <strong>le</strong>s jours que je rencontre des auteurs de<br />

votre qualité. Il y a si peu de gens aujourd’hui qui savent écrire des romans d’amour.<br />

FIN<br />

29


Personnages : LE DIRCAB<br />

LA COUR DES MIRACLES<br />

DUCHEMIN<br />

L’AVEUGLE<br />

LA FEMME DE L’AVEUGLE<br />

UN PARAPLÉGIQUE DANS UN FAUTEUIL ROULANT<br />

Décor : Le bureau de Duchemin au Ministère de l’Agriculture. Le bureau est encombré<br />

de nombreux dossiers. Une bibliothèque est garnie de codes administratifs. Une fenêtre<br />

donne sur la cour. Deux portes latéra<strong>le</strong>s, l’une donne sur <strong>le</strong> couloir et l’autre sur <strong>le</strong><br />

bureau du <strong>dircab</strong>.<br />

Musique introductive : chant grégorien ou Dies irae (requiem de Mozart)<br />

La musique s’arrête progressivement, la lumière augmente. Duchemin travail<strong>le</strong> à son<br />

bureau. Le <strong>dircab</strong> entre en trombe.<br />

DUCHEMIN : (sursaute) Monsieur <strong>le</strong> Directeur !? (Un temps) Vous ne devriez pas être<br />

au foyer des handicapés de la Mutualité Agrico<strong>le</strong> ?<br />

Le directeur ne prête pas attention à Duchemin, il fonce vers la bibliothèque et cherche<br />

fébri<strong>le</strong>ment un ouvrage. Il laisse tomber de nombreux livres. Duchemin s’approche.<br />

DUCHEMIN : Vous cherchez quelque chose ?<br />

LE DIRCAB : Le Nouveau Testament !<br />

DUCHEMIN: (rejoint <strong>le</strong> <strong>dircab</strong>) Attendez… (Il attrape un ouvrage) Je crois que c'est<br />

là-dedans.<br />

LE DIRCAB: (prend <strong>le</strong> livre) Le Code de la Propriété Rura<strong>le</strong>?! Vous vous foutez de moi?!<br />

DUCHEMIN: Cela ne concerne pas <strong>le</strong> statut des successions?<br />

LE DIRCAB: Les Évangi<strong>le</strong>s, Duchemin! La Bib<strong>le</strong>! Vous avez déjà entendu par<strong>le</strong>r de la<br />

Bib<strong>le</strong> ?<br />

DUCHEMIN : Oui mais je ne comprends pas…<br />

30


LE DIRCAB : Ne discutez pas ! Trouvez moi une bib<strong>le</strong> !<br />

DUCHEMIN : Ah… (S’éloignant) Je vais voir ce que je peux faire…. (Il sort).<br />

Le <strong>dircab</strong> reste seul, il semb<strong>le</strong> en proie à une grande agitation. Il va souvent jusqu’à la<br />

fenêtre et paraît très inquiet.<br />

LE DIRCAB : C’est impossib<strong>le</strong> ! J’ai rêvé ! Mais pourtant je l’ai bien vu cet aveug<strong>le</strong> ! Je<br />

l’ai bien vu ! (Il s’agenouil<strong>le</strong>) Seigneur, pourquoi moi ? Regarde moi, je ne suis pas digne<br />

de ta confiance! Pourquoi m’avoir choisi ? Je t’en prie, si tu m’entends, fais moi un signe !<br />

Son téléphone portab<strong>le</strong> sonne. Il s’apprête à décrocher, il est pétrifié.<br />

LE DIRCAB : Oui, Seigneur, c’est moi…(la réponse <strong>le</strong> laisse perp<strong>le</strong>xe) Vous venez de<br />

revenir de la Guadeloupe ? (Il réalise qu’il s’agit du ministre) Monsieur <strong>le</strong> Ministre… Non,<br />

je pensais à autre chose…alors ce voyage en Guadeloupe ? (…) Un fiasco ? Mais vous avez<br />

bien suivi la stratégie que nous avions établie pour désamorcer la colère des producteurs<br />

de canne à sucre, vous avez bien chanté et dansé comme je vous l’avais conseillé ? Vous<br />

vous souvenez ? (il chante et danse)<br />

Ba moin en tibo<br />

Deux tibo, trois tibo doudou<br />

(Le ministre l’interrompt bruta<strong>le</strong>ment) Ah…Ils n’ont pas aimé…Mais pourquoi n’avez-vous<br />

pas essayé quelque chose de plus langoureux (il chante de nouveau)<br />

Si nous té pren tan pou nou té palé<br />

Kolé séré nou té ké ka dansé<br />

(Le ministre l’interrompt de nouveau bruta<strong>le</strong>ment) Oui…Bien, monsieur <strong>le</strong> Ministre...Bien<br />

entendu, je sais que je suis directeur de cabinet et pas impresario….Je vous attends,<br />

Monsieur <strong>le</strong> Ministre.<br />

Duchemin revient avec la Bib<strong>le</strong>.<br />

DUCHEMIN : Voilà, il a fallu que j’ail<strong>le</strong> jusque dans <strong>le</strong> bureau du ministre…<br />

LE DIRCAB : Ne m’en par<strong>le</strong>z pas de celui-là. Son avion vient d’atterrir, il sera là dans<br />

quelques minutes.<br />

DUCHEMIN : Déjà ? Il devait revenir seu<strong>le</strong>ment demain.<br />

LE DIRCAB : Ce voyage n’a pas été une franche réussite. Il a effectivement pu étudier<br />

de très près la production agrico<strong>le</strong> des Antil<strong>le</strong>s. Il a pris <strong>le</strong>s fruits de la passion en<br />

p<strong>le</strong>ine poire, si vous voyez ce que je veux dire.<br />

31


DUCHEMIN : Votre stratégie n’a pas marché. Remarquez, je peux bien vous <strong>le</strong> dire<br />

maintenant, j’avais des doutes…<br />

LE DIRCAB : C’est parce que vous ne connaissez pas <strong>le</strong>s î<strong>le</strong>s…Là-bas, il suffit de<br />

chanter, de danser, de boire quelques planteurs et c’est dans la poche.<br />

DUCHEMIN : Les agriculteurs attendaient peut-être autre chose.<br />

LE DIRCAB : Vous avez raison : j’aurais dû chercher d’autres chansons. Entre nous,<br />

soyons clair, <strong>le</strong> ministre n’est pas à la hauteur. Rendez vous compte, il a été incapab<strong>le</strong> de<br />

chanter correctement en créo<strong>le</strong>… je ne peux pas faire des mirac<strong>le</strong>s (un temps) Mais si<br />

justement ! Passez moi la Bib<strong>le</strong> (Il attrape la Bib<strong>le</strong> et cherche un passage) Écoutez ça.<br />

Étant arrivé à la maison, <strong>le</strong>s aveug<strong>le</strong>s s’approchèrent de lui et Jésus <strong>le</strong>ur<br />

dit : « Croyez-vous que je puis faire cela ? » - « Oui, Seigneur », lui disent-ils. Alors, il<br />

<strong>le</strong>ur toucha <strong>le</strong>s yeux en disant : « Qu’il vous advienne selon votre foi. » Et <strong>le</strong>urs yeux<br />

s’ouvrirent.<br />

Il referme la Bib<strong>le</strong>.<br />

LE DIRCAB : Regardez moi Duchemin ! Est-ce que je n’ai pas l’air un peu différent<br />

aujourd’hui ?<br />

DUCHEMIN : Disons qu’en temps normal vous ne lisez pas la Bib<strong>le</strong> en arrivant au bureau.<br />

LE DIRCAB : (Il prend Duchemin par <strong>le</strong>s épau<strong>le</strong>s) Regardez bien ! Vous ne trouvez pas<br />

qu’il se dégage de moi comme une étrange lumière ?<br />

DUCHEMIN : (s’éloignant légèrement, pas rassuré) Ah si ! Vous avez l’air un<br />

peu…illuminé.<br />

LE DIRCAB : Parce que Jésus et moi, c’est kif kif bourricot ! Jésus et moi, même<br />

combat !<br />

DUCHEMIN : Est-ce que vous vous sentez bien ce matin, Monsieur <strong>le</strong> Directeur ?<br />

LE DIRCAB : Je ne me suis jamais senti aussi bien : j’irradie, je rayonne, j’envoie des<br />

ondes. Duchemin, qu’est-ce que vous diriez si vous appreniez que votre supérieur, cet<br />

homme en apparence bien ordinaire, est en fait… un envoyé de Dieu, un Jésus du XXI ème<br />

sièc<strong>le</strong>, un Messie.<br />

DUCHEMIN : Mais non !<br />

LE DIRCAB : Mais si ! Ce matin-même, j’ai guéri un aveug<strong>le</strong> du foyer des handicapés de<br />

la Mutualité Agrico<strong>le</strong>.<br />

32


DUCHEMIN : Toutes mes félicitations, monsieur <strong>le</strong> directeur.<br />

LE DIRCAB : C’est tout l’effet que ça vous fait ?! Vous ne réalisez pas ! J’ai accompli un<br />

mirac<strong>le</strong> ! Et sans <strong>le</strong> faire exprès en plus ! Je lui ai serré la main et hop : il voyait de<br />

nouveau !<br />

DUCHEMIN : Vous avez mis une bonne ambiance.<br />

LE DIRCAB : Vous auriez vu cela : <strong>le</strong>s aveug<strong>le</strong>s, <strong>le</strong>s sourds, <strong>le</strong>s muets, <strong>le</strong>s grabataires,<br />

<strong>le</strong>s paralysés, tous ont voulu que je <strong>le</strong>s touche. Et alors, j’ai pris peur et…j’ai fui.<br />

DUCHEMIN : Il y a sûrement une explication.<br />

LE DIRCAB : Sans doute…Une guérison spontanée….À moins que… (Il pointe l'index vers<br />

<strong>le</strong> plafond et Duchemin fixe <strong>le</strong> plafond sans comprendre. Il recommence son geste) Làhaut!<br />

Là-haut!<br />

DUCHEMIN: Le ministre ?<br />

LE DIRCAB: Plus haut! Plus haut!<br />

DUCHEMIN: Le Président ?<br />

LE DIRCAB: Celui qui n'a pas de nom!<br />

DUCHEMIN : Alors comment je pourrais <strong>le</strong> connaître ?<br />

LE DIRCAB: Faites un effort ! Le Père du Fils de l'Homme!<br />

DUCHEMIN: Vous ne pourriez pas être plus précis ?<br />

LE DIRCAB: Dieu!<br />

DUCHEMIN: Dieu ? Et pourquoi pas autre chose ?<br />

LE DIRCAB: Je ne vois pas quel<strong>le</strong> autre puissance aurait pu me permettre d’accomplir ce<br />

genre d’exploit.<br />

DUCHEMIN : Si ! Eux !<br />

LE DIRCAB : Qui ça ?<br />

DUCHEMIN : J’en étais sûr. Ils sont là.<br />

LE DIRCAB : Qui ?<br />

33


DUCHEMIN : Eux !<br />

LE DIRCAB : Vous ne pourriez pas être plus précis ?<br />

DUCHEMIN : Les extraterrestres !<br />

LE DIRCAB : Vous n’al<strong>le</strong>z pas recommencer avec ça.<br />

DUCHEMIN : Il est fort possib<strong>le</strong> que vous ayez été en contact avec eux.<br />

LE DIRCAB : Je n’ai croisé personne venant de l’espace ces derniers temps.<br />

DUCHEMIN : Vous ne l’avez peut-être pas remarqué. (musique des envahisseurs) Rien ne<br />

<strong>le</strong>s distingue de nous et pourtant ils sont différents. Vous êtes sûr de ne pas avoir vu<br />

quelqu’un d’étrange, d’inquiétant ces dernières semaines ?<br />

LE DIRCAB : Ah si, maintenant que vous <strong>le</strong> dîtes…<br />

DUCHEMIN : Je <strong>le</strong> savais.<br />

LE DIRCAB : Je connais une personne bizarre qui tient souvent des propos incohérents.<br />

D’ail<strong>le</strong>urs, je <strong>le</strong> vois ici tous <strong>le</strong>s jours.<br />

DUCHEMIN : Ici ? Au ministère ? Qui est-ce ?<br />

LE DIRCAB : C’est vous mon pauvre Duchemin et si vous continuez avec vos histoires<br />

d’OVNI, je vais vous envoyer en orbite dans un joli placard !<br />

Le téléphone de Duchemin sonne, il décroche.<br />

DUCHEMIN : Allo…Bien… Je vois ça avec <strong>le</strong> directeur de cabinet (Au directeur). Une<br />

centaine d’handicapés attend devant <strong>le</strong> ministère.<br />

LE DIRCAB : J’en étais sûr, ils m’ont suivi ! Et <strong>le</strong> Ministre qui va arriver…<br />

DUCHEMIN : Je peux demander une intervention des CRS.<br />

LE DIRCAB : Excel<strong>le</strong>nte idée. Vous imaginez la une des journaux demain : « Charge des<br />

CRS contre un groupe d’handicapés devant <strong>le</strong> Ministère de l’Agriculture ». Il faut <strong>le</strong>s<br />

faire entrer. (Il prend <strong>le</strong> téléphone) La sécurité, faites entrer <strong>le</strong>s handicapés dans la<br />

cour.<br />

DUCHEMIN : Vous êtes sûr que c’est une bonne idée ?<br />

34


LE DIRCAB : (se postant à la fenêtre) : Je ne vois pas d’autre solution. Regardez moi ça<br />

(Duchemin s’approche et regarde) C’est la cour des mirac<strong>le</strong>s !<br />

DUCHEMIN : Et voilà <strong>le</strong> Ministre qui arrive !<br />

On entend un grand bruit de ferrail<strong>le</strong>.<br />

LE DIRCAB : (se cachant <strong>le</strong>s yeux) Aie ! Aie ! Aie !<br />

DUCHEMIN : Mince ! Les fauteuils roulants !<br />

Le téléphone portab<strong>le</strong> du <strong>dircab</strong> sonne.<br />

LE DIRCAB : Allo…Monsieur <strong>le</strong> Ministre… Des handicapés dans la cour ? Oui, je suis au<br />

courant… Vous avez renversé un groupe de paraplégiques, c’est fâcheux…Remarquez, au<br />

point où ils en sont (ricanement) …Pourquoi tous ces gens dans la cour du ministère ? Eh<br />

bien…C’est une idée de Duchemin (Duchemin proteste) Un colloque sur l’insertion des<br />

handicapés dans <strong>le</strong> monde agrico<strong>le</strong> (....) Oui, c’est ce que je lui ai dit, <strong>le</strong>s possibilités sont<br />

limitées mais il y tient, c’est son côté bon samaritain. Ne vous en faites pas, nous allons<br />

arranger tout ça.<br />

On frappe à la porte. Duchemin va ouvrir et <strong>le</strong> <strong>dircab</strong> s’éclipse. Un aveug<strong>le</strong> entre<br />

accompagné de sa femme.<br />

LA FEMME DE L’AVEUGLE : Êtes-vous l’envoyé de Dieu ?<br />

DUCHEMIN : Non. Je ne suis que son adjoint. D’ail<strong>le</strong>urs, il est là… (Il se retourne et<br />

constate que <strong>le</strong> <strong>dircab</strong> a disparu) Il était là…<br />

LA FEMME DE L’AVEUGLE : (mystérieuse) Je comprends, on ne peut pas <strong>le</strong> voir... (El<strong>le</strong><br />

prend <strong>le</strong>s mains de Duchemin) Je vous en prie : guérissez mon pauvre mari !<br />

DUCHEMIN : Ce n’est pas moi qui m’occupe de cela, c’est mon supérieur : <strong>le</strong> directeur de<br />

cabinet.<br />

LA FEMME DE L’AVEUGLE : C’est comme cela qu’on dit maintenant ?<br />

DUCHEMIN : (cherche <strong>le</strong> <strong>dircab</strong>) Monsieur <strong>le</strong> directeur, on vous demande. C’est pour un<br />

mirac<strong>le</strong>.<br />

LA FEMME DE L’AVEUGLE : (allant vers Duchemin) Vous ne vou<strong>le</strong>z pas essayer.<br />

DUCHEMIN : Oh non ! Je ne voudrais pas empiéter sur <strong>le</strong>s compétences exclusives du<br />

directeur de cabinet.<br />

L’AVEUGLE : Mais si vous êtes son adjoint, vous pouvez peut-être faire quelque chose.<br />

35


LA FEMME DE L’AVEUGLE : (prenant Duchemin par <strong>le</strong> bras) Je <strong>le</strong> sens, vous <strong>le</strong> pouvez.<br />

DUCHEMIN : Bon d’accord mais si ça ne marche pas, ne venez pas vous plaindre. (Il<br />

retourne jusqu’à la Bib<strong>le</strong>) Comment s’était déjà…. (Il lit rapidement) Les mains…OK.<br />

Il va jusqu’à l’aveug<strong>le</strong> et il pose ses mains sur <strong>le</strong>s yeux et commence à prononcer <strong>le</strong>s<br />

paro<strong>le</strong>s de Jésus.<br />

DUCHEMIN : « Qu’il en soit selon votre foi ».<br />

Il retire ses mains et rien ne se passe.<br />

LA FEMME DE L’AVEUGLE : Et alors ?<br />

DUCHEMIN : Vous voyez quelque chose ?<br />

L’AVEUGLE : Rien du tout.<br />

DUCHEMIN : Je vous avais prévenu : ce n’est pas ma spécialité.<br />

LA FEMME DE L’AVEUGLE : On pourrait peut-être refaire un essai.<br />

DUCHEMIN : (retourne vers la Bib<strong>le</strong>) Attendez, je me demande si je n’ai pas commis une<br />

erreur dans la formu<strong>le</strong>. (Il vérifie) Recommençons.<br />

Même scène.<br />

DUCHEMIN : « Qu’il vous advienne selon votre foi »<br />

Lumière surnaturel<strong>le</strong>. L’aveug<strong>le</strong> s’effondre puis se relève transfiguré. Duchemin est très<br />

inquiet.<br />

L’AVEUGLE : Je vois ! (Il se relève, on passe une musique exprimant <strong>le</strong> triomphe. Ex :<br />

Alléluia)<br />

LA FEMME DE L’AVEUGLE : Il voit ! Mirac<strong>le</strong> ! Chantons ! (L’homme et la femme<br />

chantent)<br />

Loué, loué soit <strong>le</strong> Seigneur<br />

Eternel est son amour.<br />

LE DIRCAB : (entrant) Duchemin faites cesser ce vacarme ! (Les autres continuent à<br />

chanter) SILENCE !<br />

LA FEMME DE L’AVEUGLE : Nous rendons grâce à l’envoyé de Dieu !<br />

36


LE DIRCAB : Ah autant pour moi. Vous souhaitez que je vous bénisse ?<br />

L’AVEUGLE : Pas vous ! L’envoyé de Dieu !<br />

DUCHEMIN (timidement) C’est de moi dont il s’agit, Monsieur <strong>le</strong> directeur.<br />

LE DIRCAB : Vous ? Envoyé de Dieu ? On aura tout entendu !<br />

L’ AVEUGLE : Il m’a guéri, monsieur ! Je vois !<br />

LA FEMME DE L’AVEUGLE : Je l’ai vu, monsieur, comme je vous vois et maintenant il<br />

voit !<br />

LE DIRCAB : Vous avez fait ça ?<br />

DUCHEMIN : (ennuyé) C’est-à-dire…Dans <strong>le</strong> feu de l’action…J’ai posé mes mains comme<br />

ça, j’ai prononcé la formu<strong>le</strong> et…Hop !<br />

LE DIRCAB : Puis-je vous rappe<strong>le</strong>z que vous êtes, jusqu’à nouvel ordre, mon adjoint et<br />

par conséquent, vous n’êtes pas habilité à prendre de tel<strong>le</strong>s initiatives sans m’en référer.<br />

DUCHEMIN : Je sais bien… j’ai simp<strong>le</strong>ment voulu suivre votre exemp<strong>le</strong>...Vous m’avez<br />

montré la voie.<br />

LE DIRCAB : Attention Duchemin, je pourrais très bien demander votre mise à pied.<br />

DUCHEMIN : Pour avoir guéri un aveug<strong>le</strong> ?!<br />

LE DIRCAB : Pour non-respect de la voie hiérarchique.<br />

LA FEMME DE L’AVEUGLE : Pourquoi vous en prenez vous à l’envoyé de Dieu ?<br />

LE DIRCAB : Chère Madame, vous devez apprendre à distinguer entre <strong>le</strong>s envoyés de<br />

Dieu. Il y a des envoyés de première catégorie, moi par exemp<strong>le</strong>, et des envoyés de<br />

seconde classe, lui.<br />

LA FEMME DE L’AVEUGLE : Qu’est-ce que ça change ?<br />

LE DIRCAB : Ça change tout. Je suis au regret de vous signa<strong>le</strong>r que ce mirac<strong>le</strong> a été<br />

réalisé dans des conditions non-rég<strong>le</strong>mentaires et qu’il nous est donc impossib<strong>le</strong><br />

d’homologuer cette guérison.<br />

L’ AVEUGLE : Mais je vois !<br />

LE DIRCAB : En êtes-vous si sûr ?<br />

37


L’AVEUGLE : Avant c’était noir et maintenant je vois.<br />

LE DIRCAB : C’est tout ? Voir, c’est bien plus que cela, cher monsieur.<br />

L’AVEUGLE : Voir, c’est voir !<br />

LE DIRCAB : Il n’y a plus d’espoir.<br />

DUCHEMIN : (irrité) Puisqu’il vous dit qu’il voit !<br />

LE DIRCAB : Voir, ce n’est pas seu<strong>le</strong>ment sortir de l’obscurité, c’est al<strong>le</strong>r vers la<br />

lumière. (Il se place près de l’aveug<strong>le</strong> et montre 3 doigts) Combien j’ai de doigts ?<br />

L’AVEUGLE : Trois !<br />

LE DIRCAB (il s’éloigne de l’aveug<strong>le</strong> et fait <strong>le</strong> chiffre 4) Et là ?<br />

L’AVEUGLE : (effort) Cinq…<br />

LE DIRCAB : Et voilà ! J’en étais sûr : il est myope ! Vous voyez, Duchemin ! Vous voyez<br />

ce que vous avez fait !<br />

DUCHEMIN : Je proteste ! Vous faites preuve d’une évidente mauvaise foi !<br />

LE DIRCAB : M’accuser de mauvaise foi ? Un jour comme aujourd’hui ! Vous tombez très<br />

mal !<br />

DUCHEMIN : Je ne vois pas pourquoi mon mirac<strong>le</strong> aurait moins de va<strong>le</strong>ur que <strong>le</strong> vôtre.<br />

LE DIRCAB : (indigné) Vous vous permettez de faire des mirac<strong>le</strong>s dans mon dos, sur<br />

votre lieu de travail et pendant <strong>le</strong>s heures de service et tout cela pour un résultat<br />

contestab<strong>le</strong> !<br />

DUCHEMIN : Monsieur <strong>le</strong> Directeur, d’un point de vue strictement administratif, il ne<br />

me semb<strong>le</strong> pas que la guérison d’aveug<strong>le</strong> fasse expressément partie de notre domaine de<br />

compétence et de plus, votre mirac<strong>le</strong> n’a pas fait l’objet d’une procédure de<br />

certification ! Qui sait si votre aveug<strong>le</strong> à vous n’est pas resté myope lui aussi !<br />

LE DIRCAB : C’est comme ça que vous <strong>le</strong> prenez ! (Allant vers <strong>le</strong>s deux autres) Vous<br />

pensez vraiment que cet homme est un envoyé de Dieu ? (Ils approuvent) Alors profitezen<br />

! Posez lui donc des questions !<br />

L’homme et la femme se concertent.<br />

38


LA FEMME DE L’AVEUGLE : Nous voudrions savoir ce qu’il advient de nous au moment<br />

de notre mort.<br />

LE DIRCAB : En voilà une bonne question ! Alors ?<br />

DUCHEMIN : (déstabilisé) Après la mort ? …C’est-à-dire…Vous n’auriez pas une autre<br />

question…<br />

LE DIRCAB : Il a fière allure votre envoyé de Dieu ! Laissez moi si vous vou<strong>le</strong>z bien<br />

répondre à cette interrogation bien légitime. Après la mort, vous serez jugés...<br />

L’AVEUGLE : Jugés? Mais nous ne voulons pas être jugés !<br />

LE DIRCAB : Ne commencez pas à discuter ! Vous serez jugés disais-je…<br />

DUCHEMIN : Non !<br />

LE DIRCAB : Si ! Personne n’échappera au jugement !<br />

DUCHEMIN : (subitement inspiré) Au moment du décès, l’âme s’échappe du corps sous<br />

forme d’un gaz. Ce gaz étant plus léger que l’air monte dans l’atmosphère. (Duchemin fait<br />

des gestes pour appuyer sa démonstration)<br />

LE DIRCAB : Vous confondez avec la montgolfière.<br />

DUCHEMIN : Et à une certaine altitude, pour d’évidentes raisons liées à la densité<br />

différentiel<strong>le</strong> des gaz et en vertu du principe de gravité, ils se forment des nuages<br />

d’âmes. (geste large)<br />

LE DIRCAB : Voilà qui ne va pas nous aider à lutter contre l’effet de serre !<br />

LA FEMME DE L’AVEUGLE : (à son mari) Tu entends ça : nous flotterons dans<br />

l’atmosphère en un joyeux cortège. C’est merveil<strong>le</strong>ux.<br />

LE DIRCAB : C’est n’importe quoi ! Comment pouvez-vous croire de tel<strong>le</strong>s âneries ? (Un<br />

temps) Et <strong>le</strong>s jours de pluie, alors ?<br />

L’AVEUGLE : Il a raison : que se passe-t-il quand il p<strong>le</strong>ut ?<br />

DUCHEMIN : Il est déconseillé de mourir <strong>le</strong>s jours de pluie.<br />

LE DIRCAB : Dites moi, <strong>le</strong>s mourants n’ont pas intérêt à louper la météo.<br />

LA FEMME DE L’AVEUGLE : Mais…est-il possib<strong>le</strong> de se réincarner ?<br />

Duchemin sèche.<br />

39


LE DIRCAB : Mais bien entendu, chère madame ! Surtout en canard sauvage, en cigogne,<br />

voire…En pilote de ligne.<br />

LA FEMME DE L’AVEUGLE : J’aimerais tel<strong>le</strong>ment devenir un canard sauvage !<br />

LE DIRCAB : Tout <strong>le</strong> monde sait que <strong>le</strong>s canards sauvages sont des enfants du Bon Dieu !<br />

LA FEMME DE L’AVEUGLE : Allons répandre la bonne paro<strong>le</strong> ! Allons annoncer la bonne<br />

nouvel<strong>le</strong> !<br />

Ils sortent en chantant.<br />

LE DIRCAB : Vous êtes content de vous je suppose…<br />

DUCHEMIN : Je crois que j’ai été inspiré…C’est sorti tout seul.<br />

LE DIRCAB : Moi qui pensais que vous manquiez d’imagination. (Il rit) Les gaz ! Les<br />

nuages d’âmes !<br />

DUCHEMIN : Je ne vois pas ce qu’il y a de drô<strong>le</strong>.<br />

LE DIRCAB : Alors c’est plus grave que ce que je pensais.<br />

DUCHEMIN : Pourquoi mes propos auraient-ils moins de va<strong>le</strong>ur que <strong>le</strong>s vôtres ?<br />

LE DIRCAB : Reconnaissez <strong>le</strong> : vous avez déliré.<br />

DUCHEMIN : Tout ce que j’ai dit me semb<strong>le</strong> tout aussi valab<strong>le</strong> que vos histoires de<br />

jugement dernier. Mais je comprends que vous ressentiez une certaine frustration…<br />

LE DIRCAB : (piqué, il se dirige vers la porte et l’ouvre) On demande un paraplégique !<br />

(Grand bruit de ferrail<strong>le</strong>) Pas tous en même temps ! (Un homme en fauteuil roulant<br />

entre dans la pièce) Entrez donc cher ami, l’envoyé de Dieu et accessoirement<br />

spécialiste des échanges gazeux dans l’atmosphère va s’occuper de vous. Puisque vous<br />

êtes si fort, Duchemin, guérissez donc monsieur !<br />

DUCHEMIN : C’est ridicu<strong>le</strong>, monsieur <strong>le</strong> directeur.<br />

LE DIRCAB : Je suis vraiment désolé, cher monsieur, mais l’envoyé de Dieu a un coup de<br />

pompe.<br />

L’HANDICAPÉ: Je vous en prie, guérissez-moi !<br />

DUCHEMIN : Je ne connais même pas la formu<strong>le</strong>.<br />

40


LE DIRCAB : Essayez donc : « Sésame, ouvre-toi » ou bien « marche ou crève ».<br />

DUCHEMIN : Mais si ça ne marche pas ?<br />

LE DIRCAB : Eh bien ? Il ne marchera pas. Il pourra toujours essayer Lourdes.<br />

DUCHEMIN (s’avance vers <strong>le</strong> paraplégique, lève <strong>le</strong>s bras, ferme <strong>le</strong>s yeux) « Debout et en<br />

avant »!<br />

Il ne se passe rien.<br />

LE DIRCAB : Ah ? Ça n’a pas l’air d’être la bonne formu<strong>le</strong>. Remarquez, ça ne m’étonne<br />

pas, on aurait dit un slogan maoïste. En Chine, ça marcherait sans doute.<br />

DUCHEMIN : Il faut peut-être l’aider un peu au début ? (Il prend l’handicapé à bras-<strong>le</strong>corps<br />

et <strong>le</strong> met debout) Vous sentez quelque chose ?<br />

L’HANDICAPÉ : Oui ! Oui ! Je crois que…Lâchez-moi !<br />

Duchemin <strong>le</strong> lâche et l’homme tombe lourdement sur <strong>le</strong> sol.<br />

LE DIRCAB : Aie ! Aie ! Aie !<br />

DUCHEMIN (se penchant vers l’handicapé demande timidement) Ça va ? (L’handicapé se<br />

contente de gémir) Mais qu’est-ce que j’ai fait ! (Un temps) Tout ça c’est de votre faute,<br />

monsieur <strong>le</strong> directeur !<br />

LE DIRCAB : Comment? C’est moi qui m’amuse à faire tomber de pauvres handicapés?<br />

DUCHEMIN : Vous m’avez poussé à bout !<br />

LE DIRCAB : (paternaliste) Allons Duchemin…Ça n’est pas grave…Vous avez manqué<br />

d’humilité, c’est tout. La prochaine fois, vous vous contenterez d’un seul mirac<strong>le</strong> par jour.<br />

(L’handicapé gémit toujours) Reprenez vos esprits, je vais aider ce pauvre homme.<br />

Il prend l’handicapé dans <strong>le</strong>s bras, <strong>le</strong> met debout. À cet instant, lumière surnaturel<strong>le</strong> et<br />

bruit de tonnerre. L’handicapé reste debout.<br />

L’HANDICAPÉ : Je marche, je suis guéri !<br />

LE DIRCAB : (s’éloignant, effrayé) Non ! C’est pas possib<strong>le</strong> !<br />

DUCHEMIN : Monsieur <strong>le</strong> directeur ! Vous avez réussi ! (Les deux hommes se<br />

congratu<strong>le</strong>nt)<br />

41


Pendant ce temps, on voit l’ex-handicapé qui commence à marcher en mettant <strong>le</strong>s bras en<br />

avant comme <strong>le</strong>s aveug<strong>le</strong>s.<br />

L’HANDICAPÉ : Où êtes-vous ? Je ne vois plus rien !<br />

Duchemin et <strong>le</strong> <strong>dircab</strong> se tournent subitement vers l’homme, pétrifiés.<br />

L’HANDICAPÉ : (sanglotant) Tout est noir ! Je suis aveug<strong>le</strong> !<br />

LE DIRCAB : Écoutez, mon vieux…Ce sont des choses qui arrivent…Faut pas en faire<br />

toute une histoire…Dans la vie, vous savez, on ne peut pas tout avoir.<br />

L’HANDICAPÉ : Qu’est-ce qui s’est passé ?<br />

LE DIRCAB : Vous m’en demandez trop…un problème de transmission, un encombrement<br />

momentané des lignes, al<strong>le</strong>z savoir.<br />

L’HANDICAPÉ : Vous al<strong>le</strong>z me guérir ?<br />

LE DIRCAB : Ah non ! Ça suffit pour aujourd’hui. Demandez à Duchemin.<br />

DUCHEMIN : C’est que j’ai beaucoup de travail en retard…<br />

LE DIRCAB : Sage décision. Il est préférab<strong>le</strong> en effet que vous vous absteniez de faire<br />

des mirac<strong>le</strong>s.<br />

DUCHEMIN : Attendez…Qu’est-ce que vous insinuez ?<br />

LE DIRCAB : Je note simp<strong>le</strong>ment que cette guérison imparfaite de monsieur est sans<br />

soute due au caractère très approximatif de votre mirac<strong>le</strong> de tout-à-l’heure.<br />

DUCHEMIN : Pas du tout. Je l’ai guéri cet aveug<strong>le</strong>.<br />

LE DIRCAB : Peut-être mais maintenant c’est ce pauvre homme qui est non-voyant. Vous<br />

avez fait une opération blanche, pour ne pas dire une opération canne blanche.<br />

DUCHEMIN : C’est faux. Et puis, c’est vous qui avez guéri, monsieur.<br />

LE DIRCAB : Je ne souhaite pas polémiquer avec vous plus longtemps. (il sort suivi de<br />

Duchemin)<br />

DUCHEMIN : Vous ne vous en tirerez pas comme ça.<br />

Ils poursuivent <strong>le</strong>ur conversation en coulisse. L’handicapé devenu aveug<strong>le</strong> reste seul en<br />

scène.<br />

42


LE DIRCAB : Al<strong>le</strong>z ! Poussez vous ! Il va être temps de rentrer au foyer maintenant... <strong>le</strong>s<br />

mirac<strong>le</strong>s, c’est fini pour aujourd’hui.<br />

Leurs voix sont de plus en plus lointaines.<br />

DUCHEMIN : J’exige que vous reconnaissiez la validité de mon mirac<strong>le</strong>.<br />

L’handicapé, resté seul, erre sur la scène.<br />

L’HANDICAPÉ : Où êtes vous ? Y a quelqu’un ? Comment je vais rentrer au foyer<br />

maintenant ?<br />

Il se dirige vers la sortie et on entend en coulisse un grand vacarme.<br />

L’HANDICAPÉ : Les fauteuils ! Vous pourriez vous ranger pour laisser passer <strong>le</strong>s<br />

aveug<strong>le</strong>s ! Merde !<br />

FIN<br />

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Personnages : LE DIRCAB<br />

DUCHEMIN<br />

NATALIA<br />

PAUL<br />

RICHARD<br />

URGENCES<br />

Décor : Sal<strong>le</strong> d’examen du service d’urgence d’un hôpital. Une tab<strong>le</strong> d’examen, une<br />

armoire pour <strong>le</strong>s instruments, des machines.<br />

Musique introductive : « J’suis mal portant» (Gaston Ouvrard, 1932)<br />

Duchemin et <strong>le</strong> Directeur entrent ensemb<strong>le</strong> en scène. Duchemin soutient <strong>le</strong> directeur. Ce<br />

dernier n’a pas l’air au mieux. Duchemin dépose <strong>le</strong> directeur sur la tab<strong>le</strong> d’examen.<br />

DUCHEMIN : Comment vous sentez vous ?<br />

LE DIRCAB : D’après vous ? Si je vous ai demandé de m’emmener aux urgences, c’est que<br />

je ne me sens pas dans une forme olympique.<br />

DUCHEMIN : Ce n’est peut-être pas si grave.<br />

LE DIRCAB : Peut-être, mais pour l’instant je souffre.<br />

DUCHEMIN : Ce n’est peut-être rien du tout.<br />

LE DIRCAB : Puisque je vous dis que je souffre !<br />

DUCHEMIN : Pardonnez moi…dans ce genre de situations je ne sais jamais quoi dire.<br />

Duchemin s’éloigne un peu. Il fouil<strong>le</strong> dans un tiroir et y trouve un masque et une coiffe<br />

utilisés par <strong>le</strong>s chirurgiens. Il enfi<strong>le</strong> <strong>le</strong>s deux et se dirige vers <strong>le</strong> <strong>dircab</strong> sur la pointe des<br />

pieds.<br />

DUCHEMIN : Coucou !<br />

LE DIRCAB : (sursautant et portant la main à son cœur) Ha ! Mon dieu !<br />

DUCHEMIN : (ôtant son masque) C’est moi, monsieur <strong>le</strong> directeur…Je vous ai bien eu.<br />

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LE DIRCAB : Vous êtes fou ! Vous m’avez fichu une de ses frousses !<br />

DUCHEMIN : Je voulais juste vous distraire, vous aviez l’air tout tendu.<br />

LE DIRCAB : Parce que vous croyez que je suis détendu maintenant.<br />

DUCHEMIN : Excusez moi…je crois que l’hôpital, ça me rend nerveux.<br />

LE DIRCAB : En plus d’agoniser faudrait que je vous berce peut-être.<br />

DUCHEMIN : Je ne peux pas m’empêcher de penser à tous <strong>le</strong>s gens qui sont venus ici :<br />

des accidentés de la route avec <strong>le</strong> visage enfoncé, des motards la colonne vertébra<strong>le</strong> en<br />

miette, des suicidés dans <strong>le</strong> coma…<br />

LE DIRCAB : Ça suffit peut-être là ! Je préférais encore quand vous essayiez de me<br />

distraire.<br />

DUCHEMIN : Justement, je vais vous montrer quelque chose d’amusant.<br />

Il sort une photo de la poche intérieure de son costume et la tend au <strong>dircab</strong>.<br />

LE DIRCAB : Effectivement…c’est très curieux. Qu’est-ce que c’est ? On dirait un<br />

croisement entre un hamster et un humain.<br />

DUCHEMIN (s’approchant) Quoi ?<br />

LE DIRCAB: Oui regardez on reconnaît bien la tête caractéristique du hamster<br />

quoique l’œil soit particulièrement inexpressif. Mais l’absence de poils et <strong>le</strong> nez sont<br />

typiquement humains. Où donc avez-vous trouvé la photo de ce monstre ?<br />

DUCHEMIN : C’est moi sur la photo…<br />

LE DIRCAB : Ah…<br />

DUCHEMIN : J’avais 6 ans.<br />

LE DIRCAB : Vous vous êtes sacrément arrangé depuis. Vous aviez un problème<br />

d’hypertrophie des mâchoires ?<br />

DUCHEMIN : Je venais de me faire opérer des amygda<strong>le</strong>s.<br />

LE DIRCAB : Maintenant que vous <strong>le</strong> dites, on voit bien la ressemblance, surtout dans <strong>le</strong><br />

regard.<br />

DUCHEMIN : (reprenant la photo) Je regrette d’avoir essayé de vous distraire.<br />

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LE DIRCAB : Qu’est-ce ce qu’ils fabriquent ? Je croyais qu’aux urgences on vous<br />

soignait en urgence.<br />

DUCHEMIN : Ils ont peut-être un cas plus urgent. Sans doute un motard au thorax<br />

enfoncé, <strong>le</strong> visage écrasé, <strong>le</strong> crâne défoncé, <strong>le</strong>s membres broyés…<br />

LE DIRCAB : Un autre souvenir d’enfance peut-être ?<br />

DUCHEMIN : Non…mais je peux vous raconter l’histoire de mon beau-père.<br />

LE DIRCAB : Va pour <strong>le</strong> beau-père.<br />

DUCHEMIN : Un matin, il se lève et il ressent une dou<strong>le</strong>ur bizarre, juste là (il montre<br />

l’aissel<strong>le</strong> gauche)<br />

LE DIRCAB : Je ne sais pas pourquoi mais je sens que cette histoire va beaucoup me<br />

distraire.<br />

DUCHEMIN : Attendez. Toute la matinée, il est au travail et la dou<strong>le</strong>ur ne passe pas. Il<br />

a de plus en plus mal à respirer. Et à midi, au restaurant, Paf !<br />

LE DIRCAB : Paf ?!<br />

DUCHEMIN : Crise cardiaque ! Il est mort sur <strong>le</strong> coup ! Pas un pli ! Sur <strong>le</strong> carreau <strong>le</strong><br />

beau-père !<br />

LE DIRCAB : C’est pas possib<strong>le</strong> ! (il blêmit) Justement depuis ce matin, j’ai mal là (il<br />

montre l’aissel<strong>le</strong> gauche)<br />

DUCHEMIN : C’est rigolo ça ! C’est exactement <strong>le</strong> même endroit que mon beau-père.<br />

LE DIRCAB : Et vous trouvez ça toujours aussi rigolo ?<br />

DUCHEMIN : C’est sûrement psychologique. Je viens de vous raconter l’histoire de mon<br />

beau-père alors vous ressentez exactement la même dou<strong>le</strong>ur, c’est une forme<br />

d’autosuggestion bien connue.<br />

LE DIRCAB : J’ai vraiment mal à cet endroit depuis ce matin.<br />

DUCHEMIN : Vous vous imaginez que vous avez mal depuis ce matin parce que mon beaupère…<br />

LE DIRCAB : Je me fiche de votre beau-père et je suggère que vous alliez quand même<br />

chercher un médecin.<br />

DUCHEMIN : Si ça peut vous rassurer.<br />

46


LE DIRCAB : Sans doute davantage que vos histoires de famil<strong>le</strong> et vos théories<br />

fumeuses sur l’autosuggestion.<br />

DUCHEMIN : (maternant) En attendant vous me promettez de ne pas vous énerver…vous<br />

al<strong>le</strong>z rester bien calme jusqu’à ce que je revienne.<br />

LE DIRCAB : Si vous continuez à me par<strong>le</strong>r sur ce ton je sens que je vais m’énerver.<br />

Duchemin sort.<br />

LE DIRCAB : Le con ! Je suis sûr qu’il <strong>le</strong> fait exprès ! (il s’allonge tota<strong>le</strong>ment sur la tab<strong>le</strong><br />

et laisse pendre ses bras de part et d’autre) J’ai l’impression d’être un vieux lion<br />

fatigué. Doucement, je m’éloigne de la meute pour ne plus voir <strong>le</strong>s dents acérées et <strong>le</strong><br />

poil vif des jeunes mâ<strong>le</strong>s avides de pouvoir. Je me couche dans <strong>le</strong>s hautes herbes, la<br />

savane ondu<strong>le</strong> sous la cha<strong>le</strong>ur, déjà ma vue se brouil<strong>le</strong>, c’est à peine si je distingue<br />

l’ombre des vautours tournoyant dans <strong>le</strong> ciel sans nuage. Je meurs, je ne laisserai pas de<br />

trace… (il ramène ses bras et se redresse légèrement) Mais qu’est-ce que je raconte ?!<br />

(il s’assoit sur la tab<strong>le</strong>) Quel si<strong>le</strong>nce…je voyais ça plus vivant <strong>le</strong>s urgences…et Duchemin<br />

qui ne revient pas, ça fait une éternité qu’il est parti…une éternité…(il regarde autour de<br />

lui d’un air inquiet) Quel endroit sordide, pour un peu on se croirait au purgatoire…(il se<br />

lève et fait quelques pas) Allons, tout va bien. Je suis aux urgences, un médecin va venir,<br />

on va me soigner et tout va reprendre son cours. (Il marche en sifflotant) Ah, il me<br />

semb<strong>le</strong> qu’on vient…<br />

On entend une femme qui chante dans une langue inconnue (en russe). El<strong>le</strong> apparaît sur la<br />

scène, c’est une infirmière. El<strong>le</strong> traverse la scène en chantant et en tournant doucement<br />

sur el<strong>le</strong>-même. Son visage exprime une immense mélancolie et el<strong>le</strong> ne prête à aucun<br />

moment attention au <strong>dircab</strong>.<br />

La chanson de Natalia<br />

Traduction<br />

Sertse maïyo<br />

Ya tibia lublu<br />

Ti maya lubof<br />

Patsilouï minya<br />

[Mon cœur<br />

Je t’aime<br />

Tu es mon amour<br />

Embrasse moi.]<br />

LE DIRCAB : Ah enfin ! On a failli attendre ! (Natalia chante toujours) Mademoisel<strong>le</strong> !<br />

(il essaie de se placer devant el<strong>le</strong> et doit donc tourner autour) Parce que depuis ce<br />

47


matin….Vous m’écoutez ?! Voilà, j’ai mal ici et je me demandais si par hasard ce ne serait<br />

pas comme <strong>le</strong> beau-père de Duchemin…Oui bien sûr vous ne connaissez pas <strong>le</strong> beau-père<br />

de Duchemin…<strong>le</strong> matin, il s’est <strong>le</strong>vé et puis à midi… vous al<strong>le</strong>z arrêtez de chanter ! Je<br />

suis en train de vous expliquer que, moi aussi, si on ne fait rien (Natalia sort) Paf ! (il<br />

reste un moment figé)<br />

Duchemin revient.<br />

DUCHEMIN : Vous al<strong>le</strong>z rire ! Figurez vous que je n’ai pas vu <strong>le</strong> moindre médecin.<br />

LE DIRCAB : (effroi) Duchemin ?!<br />

DUCHEMIN : Vous avez l’air surpris de me voir. Vous m’avez envoyé chercher un<br />

docteur, vous vous souvenez ?<br />

LE DIRCAB : Si…c’était juste avant <strong>le</strong>s lions, je me souviens bien…<br />

DUCHEMIN : Les lions ? Quels lions ?<br />

LE DIRCAB : Et puis après…el<strong>le</strong> est arrivée et el<strong>le</strong> a chanté en tournant comme ça…(il<br />

imite grossièrement Natalia)<br />

DUCHEMIN : Vous devriez peut-être retourner vous allonger…<br />

LE DIRCAB : (il va vers Duchemin) Vous êtes bien Duchemin ?<br />

DUCHEMIN : Vous ne me reconnaissez plus ?<br />

LE DIRCAB : Si ! Bien sûr ! Mais vous n’êtes peut-être qu’une illusion, une image de<br />

Duchemin…<br />

DUCHEMIN : Rassurez vous : j’ai l’image et <strong>le</strong> son.<br />

Le <strong>dircab</strong> gif<strong>le</strong> vio<strong>le</strong>mment Duchemin.<br />

DUCHEMIN : Ça va pas non ! Vous êtes malade !<br />

LE DIRCAB : Vous avez eu mal ?<br />

DUCHEMIN : Évidemment !<br />

LE DIRCAB : Alors, c’est parfait.<br />

DUCHEMIN : Monsieur <strong>le</strong> directeur, je trouve que vous dépassez <strong>le</strong>s bornes.<br />

LE DIRCAB : Comme c’est bon de vous entendre.<br />

48


DUCHEMIN : Vous avez de la chance d’être souffrant. J’ai fait tous <strong>le</strong>s couloirs pour<br />

trouver quelqu’un !<br />

LE DIRCAB : C’est tout de même curieux que vous n’ayez pas déniché <strong>le</strong> moindre<br />

médecin dans un service d’urgence.<br />

DUCHEMIN : J’ai comme l’impression qu’ils sont en grève.<br />

LE DIRCAB : Ah oui ? À moins que vous n’ayez pas cherché avec beaucoup<br />

d’empressement…<br />

DUCHEMIN : Je n’apprécie que modérément vos sous-entendus.<br />

LE DIRCAB : Je note simp<strong>le</strong>ment que vous m’avez transporté dans ce qui semb<strong>le</strong> être<br />

un hôpital…<br />

DUCHEMIN : C’est un hôpital !<br />

LE DIRCAB : Peut-être. Un hôpital sans médecin où l’on voit passer des infirmières<br />

autistes qui chantent en russe ou en ukrainien. Ajoutons à cela que vous vous êtes<br />

affublé d’un masque ridicu<strong>le</strong> pour me faire peur, vous m’avez mis sous <strong>le</strong>s yeux cette<br />

photo traumatisante et pour couronner <strong>le</strong> tout vous m’avez raconté l’histoire de votre<br />

beau-père.<br />

DUCHEMIN : Je voulais vous distraire.<br />

LE DIRCAB : Me distraire ou me soustraire ? Je vois clair dans votre jeu, Duchemin,<br />

vous vouliez me faire craquer, vous attendiez que mon cœur lâche.<br />

DUCHEMIN : Vous vous entendez ! Vous m’accusez de vouloir votre mort ! Vous me<br />

traitez d’assassin !<br />

LE DIRCAB : J’avoue que je ne vous aurais jamais imaginé capab<strong>le</strong> de concevoir un plan<br />

aussi diabolique.<br />

DUCHEMIN : Pouvez-vous me dire pourquoi je souhaiterais votre mort ?<br />

LE DIRCAB : Parce que je suis un vieux lion fatigué…et vous un jeune mâ<strong>le</strong> au poil vif.<br />

DUCHEMIN : Au poil vif ?!<br />

LE DIRCAB : Vous vou<strong>le</strong>z ma place. Vous en rêvez ! Jean-Paul Duchemin, directeur de<br />

cabinet ! Soyez honnête : reconnaissez que vous ne pensez qu’à ça.<br />

49


DUCHEMIN : Il n’y a bien que vous pour avoir une idée pareil<strong>le</strong>. Si vous veniez à mourir,<br />

je serais triste.<br />

LE DIRCAB : Triste ? C’est tout ?<br />

DUCHEMIN : Très triste.<br />

LE DIRCAB (il retourne s’asseoir sur la tab<strong>le</strong> d’examen) En cet instant tout devient<br />

clair : toute ma vie, je n’ai eu de cesse de gravir une à une <strong>le</strong>s marches du pouvoir. Mais<br />

que souhaitais-je au fond si ce n’est un peu d’amour ? Cette course aux honneurs, cette<br />

nob<strong>le</strong> ambition, tout cela n’était qu’un cri : « Aimez moi » ! Aujourd’hui je m’éveil<strong>le</strong> à<br />

l’aube du grand sommeil. Merci Duchemin : grâce à vous j’ai compris, j’ai raté ma vie !<br />

DUCHEMIN : Que vou<strong>le</strong>z-vous que vous dise ? Je vous aime, monsieur <strong>le</strong> Directeur.<br />

LE DIRCAB : Vous vou<strong>le</strong>z vraiment que je finisse comme votre beau-père.<br />

DUCHEMIN : Si vous mourriez : je serais extrêmement triste ! Voilà !<br />

LE DIRCAB : Vous avez progressé depuis tout à l’heure…<br />

DUCHEMIN : Je me vois déjà errant dans <strong>le</strong>s couloirs du ministère et repensant à tout<br />

ce que…enfin au passé…Et <strong>le</strong> jour de vos funérail<strong>le</strong>s : rien ne pourra couvrir mes cris.<br />

LE DIRCAB : Je suis vraiment navré de vous causer un tel tourment.<br />

DUCHEMIN : Et <strong>le</strong> <strong>le</strong>ndemain, au ministère… (Il se prend la tête entre <strong>le</strong>s mains) Il n’est<br />

pas impossib<strong>le</strong> que l’on retrouve mon corps sans vie, pendu au lustre de votre bureau.<br />

LE DIRCAB : Ah non ! Pas dans mon bureau !<br />

DUCHEMIN :Ainsi, je pourrais rendre hommage une dernière fois à votre grandeur…<br />

LE DIRCAB : Est-ce que vous ne seriez pas en train d’exagérer un petit peu?<br />

DUCHEMIN : Pas plus que vous Monsieur <strong>le</strong> Directeur…<br />

Le directeur porte soudain la main à son cœur, il suffoque puis tombe lourdement sur la<br />

tab<strong>le</strong> d’examen.<br />

DUCHEMIN (il s’approche et dit timidement) Monsieur <strong>le</strong> Directeur… (Plus fort)<br />

Monsieur <strong>le</strong> Directeur ! (Il <strong>le</strong> secoue) Monsieur <strong>le</strong> Directeur, dites quelque chose ! (Il<br />

court de long en large) Mais qu’est-ce que j’ai fait ?! J’ai tué <strong>le</strong> Directeur ! (Il sort) À<br />

l’aide ! Au secours ! Le Directeur…<br />

Si<strong>le</strong>nce. Le directeur se redresse et ricane.<br />

50


LE DIRCAB : Ça lui apprendra à se foutre de moi. Non mais alors…ce n’est pas parce que<br />

je suis un peu diminué qu’il doit en profiter pour faire de l’ironie. (Il se lève et marche<br />

sur la scène) C’est tout de même incroyab<strong>le</strong> : il suffit que l’on donne un tant soit peu un<br />

signe de faib<strong>le</strong>sse et on voit surgir <strong>le</strong>s hyènes. Duchemin, espèce de vautour, je ne te<br />

laisserai pas la joie de tournoyer au-dessus de ma pauvre carcasse. (un temps) Toujours<br />

la savane. (Il porte la main à son cœur) C’est tout de même étrange, cette dou<strong>le</strong>ur… (Il<br />

se trouve dans un coin de la scène éloigné de la tab<strong>le</strong> d’examen)<br />

Le docteur (Paul), l’infirmière (Natalia) et Duchemin entrent en trombe et se précipitent<br />

vers la tab<strong>le</strong> d’examen.<br />

PAUL : Eh bien ? Où est-il l’inconscient ?<br />

DUCHEMIN : Je ne comprends pas : il était là : il a suffoqué et puis, plus rien.<br />

LE DIRCAB : C’est moi que vous cherchez peut-être…<br />

PAUL : C’est lui l’inconscient ?<br />

DUCHEMIN : Oui ! Je lui ai simp<strong>le</strong>ment dit que j’allais me pendre dans son bureau et<br />

puis hop !<br />

PAUL : Vous vou<strong>le</strong>z vous pendre ? Vous êtes dépressif ?<br />

DUCHEMIN : Mais non ! C’était juste pour rigo<strong>le</strong>r…<br />

PAUL : Vous vou<strong>le</strong>z vous pendre dans <strong>le</strong> bureau de monsieur pour rigo<strong>le</strong>r ?<br />

DUCHEMIN : Mais non ! Je disais ça comme ça…<br />

PAUL : Reprenons au début : qui est <strong>le</strong> malade exactement ?<br />

LE DIRCAB : C’est moi, docteur.<br />

PAUL : D’accord, donc <strong>le</strong> malade, c’est l’inconscient. (À Duchemin) Pour vous, on verra<br />

après.<br />

DUCHEMIN : Je ne suis pas malade.<br />

PAUL : C’est ce qu’ils disent tous. (au <strong>dircab</strong>) Instal<strong>le</strong>z vous ici ! (Le directeur se<br />

réinstal<strong>le</strong> sur la tab<strong>le</strong>) Alors qu’est-ce qui ne va pas ?<br />

LE DIRCAB : Depuis ce matin, je ressens une drô<strong>le</strong> de dou<strong>le</strong>ur là (il montre sa poitrine)<br />

DUCHEMIN : Vous al<strong>le</strong>z rire : mon beau-père a eu exactement la même chose.<br />

51


PAUL : Et pourquoi devrais-je rire ?<br />

DUCHEMIN : Parce que c’est rigolo, non ?<br />

PAUL : Ça ne me fait pas rire.<br />

DUCHEMIN : Parce que je ne vous ai pas raconté l’histoire de mon beau-père…<br />

PAUL : Je vous arrête tout de suite : je me contrefiche de votre beau-père.<br />

DUCHEMIN : Il est mort quand même.<br />

PAUL : Ça n’a rien d’exceptionnel.<br />

DUCHEMIN : Il s’est <strong>le</strong>vé <strong>le</strong> matin…<br />

LE DIRCAB : Puisqu’on vous dit qu’on s’en fout de votre beau-père !<br />

PAUL : Vous m’avez l’air un peu stressé ? Je me trompe ?<br />

LE DIRCAB : Disons que…<strong>le</strong> harcè<strong>le</strong>ment permanent que m’inflige mon collaborateur…<br />

PAUL : Tatiana, apportez moi mon stéto.<br />

NATALIA : (fort accent russe, indignée, étouffant de colère) Moi pas Tatiana ! Moi<br />

Natalia ! (el<strong>le</strong> va bouder à l’autre bout de la scène)<br />

Les échanges qui suivent entre Paul et Natalia doivent être joués à la façon des<br />

te<strong>le</strong>novellas ou de la « Clinique de la Forêt Noire ».<br />

PAUL (rejoint Natalia) Natalia ! Pardonne moi !<br />

NATALIA : Vous être tous même !<br />

PAUL : Toutes ces gardes, tout ce travail, je n’en peux plus ! Je n’ai pas fait attention !<br />

Pardonne moi, Natalia ! (il essaie de la prendre dans ses bras, el<strong>le</strong> <strong>le</strong> repousse)<br />

NATALIA : Toi toujours penser Tatiana.<br />

PAUL : Non, je t’assure…<br />

NATALIA : Alors pourquoi toi avoir dit prénom el<strong>le</strong> ?<br />

PAUL : C’était un acte manqué…un lapsus.<br />

52


NATALIA : Ça quoi veut dire ?<br />

PAUL : Comment t’expliquer simp<strong>le</strong>ment ? C’est lorsqu’on dit des choses sans <strong>le</strong>s penser<br />

même si peut-être que quelque part on <strong>le</strong>s pense mais sans que cette pensée soit<br />

réel<strong>le</strong>ment pensée.<br />

NATALIA : Moi rien comprendre.<br />

LE DIRCAB : À propos, vous penserez aussi à soigner l’inconscient.<br />

PAUL : Un moment je vous prie : je règ<strong>le</strong> quelques questions relatives au fonctionnement<br />

du service.<br />

LE DIRCAB : Le service trois pièces ?!<br />

NATALIA : Toi mentir !<br />

PAUL : Ne fais pas l’enfant. Tu sais très bien que Tatiana n’a été qu’une parenthèse dans<br />

ma vie.<br />

NATALIA : Quoi être parenthèse ?<br />

PAUL : Comment dire…Quelque chose comme ça (il fait un geste avec <strong>le</strong>s mains décrivant<br />

des parenthèses).<br />

NATALIA : Toi avoir aimé seu<strong>le</strong>ment son gros derrière !?<br />

PAUL : Mais non ! Enfin aussi…<br />

NATALIA : Toi gros dégoûtant !<br />

PAUL : Mais ce n’est pas <strong>le</strong> problème. Tatiana ne compte pas, ça n’a été qu’un moment<br />

rien de plus…<br />

NATALIA : Moi croire toi pas.<br />

LE DIRCAB : Et moi mourir si docteur soigner moi pas !<br />

PAUL : Accordez moi encore quelques instants. Tu sais, après mon divorce avec Irina…je<br />

ne savais plus où j’en étais….<br />

LE DIRCAB : J’en ai assez de subir ce mélo. (il s’assoit sur la tab<strong>le</strong>) Je crois que nous<br />

gênons…Nous devrions peut-être prendre congé…<br />

Il se fige, porte la main à son cœur, suffoque et retombe lourdement sur la tab<strong>le</strong><br />

d’examen.<br />

53


PAUL : El<strong>le</strong> m’a brisé <strong>le</strong> cœur, tu comprends… (Leur échange continue en sourdine)<br />

DUCHEMIN : (lassé) Monsieur <strong>le</strong> directeur, vous n’al<strong>le</strong>z pas recommencer. (Il jette un<br />

œil) Faudrait peut-être pas me prendre pour un imbéci<strong>le</strong>. (Il s’éloigne et ignore <strong>le</strong><br />

directeur) Me faire deux fois <strong>le</strong> même coup... (Il sifflote et se rapproche de la tab<strong>le</strong>)<br />

Monsieur <strong>le</strong> Directeur, cessez cette mascarade. (Il touche <strong>le</strong> directeur) Je vais <strong>le</strong><br />

chatouil<strong>le</strong>r, je suis sûr qu’il est chatouil<strong>le</strong>ux. Guili ! Guili ! Guili ! (il essaie un autre<br />

endroit) Guili ! Guili ! Guili ! (Effrayé) Merde ! Cette fois-ci je crois que c’est vrai…<br />

Il va timidement vers Paul et Natalia qui poursuivent <strong>le</strong>ur dialogue.<br />

DUCHEMIN : (gêné) Je sais bien que c’est un peu…comment dire….<br />

NATALIA : El<strong>le</strong> aimer toi toujours.<br />

PAUL : Tu oublies qu’el<strong>le</strong> est avec Richard maintenant.<br />

NATALIA : El<strong>le</strong> pas aimer Richard et Richard aimer Irina.<br />

DUCHEMIN : Excusez moi, docteur mais je crois que <strong>le</strong> directeur est de nouveau<br />

inconscient.<br />

PAUL : Si c’est comme la dernière fois, aucune raison de s’affo<strong>le</strong>r.<br />

DUCHEMIN : Ça a l’air plus grave.<br />

PAUL : Qu’est-ce que vous lui avez dit cette fois-ci ? Que vous alliez vous faire hara-kiri<br />

dans sa sal<strong>le</strong> de bain ? Pour rigo<strong>le</strong>r ?<br />

DUCHEMIN : Je comprends que vous ayez d’autres préoccupations...<br />

NATALIA : Toi toujours penser aussi à Irina !<br />

PAUL : J’ai beaucoup souffert tu sais, mon cœur est encore meurtri…<br />

DUCHEMIN : À propos de cœur… Docteur, pourriez vous seu<strong>le</strong>ment m’indiquer la façon<br />

dont on procède au massage cardiaque ?<br />

PAUL : Avec plaisir…Et j’en profite pour saluer votre initiative. C’est vrai, nous ne<br />

sommes pas seu<strong>le</strong>ment là pour soigner, nous devons aussi œuvrer pour que chacun<br />

devienne un acteur de sa propre santé, de sa propre survie et de cel<strong>le</strong> des autres…Nous<br />

autres, praticiens hospitaliers, avons parfois tendance à nous refermer sur nous-mêmes<br />

en oubliant notre devoir pédagogique…Car à bien y réfléchir, qu’est-ce que <strong>le</strong> corps sinon<br />

une bel<strong>le</strong> mécanique ? Chacun doit pouvoir devenir son propre mécanicien, l’artisan de son<br />

bien être et j’ajouterais…<br />

54


DUCHEMIN : Est-ce qu’on pourrait faire une formation accélérée ?<br />

PAUL : Pardonnez moi. En guise d’introduction au massage cardiaque, laissez moi<br />

rappe<strong>le</strong>r quelques notions anatomiques simp<strong>le</strong>s…<br />

DUCHEMIN : On peut passer l’introduction ?<br />

PAUL : Comme vous voudrez. Natalia, allonge toi (el<strong>le</strong> s’allonge, Paul se place à côté<br />

d’el<strong>le</strong>, il par<strong>le</strong> en regardant amoureusement Natalia) Vous devez en premier lieu dénuder<br />

la poitrine de la victime. (il déboutonne la blouse de Natalia et reste un moment pensif)<br />

DUCHEMIN : Et après ?<br />

PAUL : Il vous suffit d’exercer des compressions sterna<strong>le</strong>s tout en pratiquant des<br />

insufflations communément appelées « bouche à bouche ». Vous devez procéder ainsi. (il<br />

masse la poitrine de Natalia et l’embrasse)<br />

Les deux autres poursuivent <strong>le</strong>urs ébats sans se soucier de Duchemin. Ils se relèvent au<br />

cours de la scène qui suit et restent l’un en face de l’autre en se regardant<br />

amoureusement. Duchemin retourne vers <strong>le</strong> <strong>dircab</strong>, se place à côté de lui et procède au<br />

massage cardiaque. Au moment de faire la bouche à bouche, il hésite puis renonce. Après<br />

quelques compressions, <strong>le</strong> <strong>dircab</strong> revient bruta<strong>le</strong>ment à lui dans un sursaut et heurte<br />

vio<strong>le</strong>mment Duchemin qui s’effondre et reste inconscient.<br />

LE DIRCAB : Duchemin ?! Je viens de faire un rêve affreux ! Duchemin ? Mais où est-il<br />

passé ? De toute façon, il n’est jamais là quand j’ai besoin de lui.<br />

Un second médecin, Richard, entre en scène.<br />

RICHARD : Paul ? Besoin d’un coup de main ?<br />

PAUL : Richard ! Tu tombes bien…on est débordé. (Il se dirige vers Richard, suivi de<br />

Natalia)<br />

LE DIRCAB : Est-ce qu’on pourrait enfin s’occuper de moi ?<br />

RICHARD : Si vous permettez : on va d’abord s’occuper de l’inconscient.<br />

LE DIRCAB : Mais c’est moi l’inconscient.<br />

RICHARD : Vous n’al<strong>le</strong>z pas m’apprendre mon métier : l’inconscient, c’est lui.<br />

Le <strong>dircab</strong> se penche et aperçoit Duchemin.<br />

55


LE DIRCAB : Duchemin ? Qu’est-ce qu’il fait par terre ?<br />

Paul et Richard prennent Duchemin en charge. Le <strong>dircab</strong> descend de la tab<strong>le</strong> et <strong>le</strong>s deux<br />

médecins y couchent Duchemin.<br />

LE DIRCAB : C’est insensé : c’est moi <strong>le</strong> malade.<br />

PAUL : Souvenez vous : j’ai tout de suite vu qu’il n’était pas au mieux.<br />

RICHARD : (fourbe) C’est une très bonne chose si tu arrives à discerner un homme sain<br />

d’un homme malade…<br />

PAUL : Je n’apprécie guère tes sous-entendus Richard…<br />

RICHARD : Pardonne moi, avec tout ce travail nous sommes tous un peu à cran…<br />

Irina…Vous pouvez m’apporter <strong>le</strong> stéto…<br />

NATALIA : Moi pas Irina ! Moi Natalia ! (El<strong>le</strong> sort en courant)<br />

RICHARD : Qu’est-ce qu’il lui prend ?<br />

PAUL : Tu l’as appelé Irina, el<strong>le</strong>, c’est Natalia.<br />

RICHARD : Moi je m’y perds avec toutes ses Russes…<br />

LE DIRCAB : C’est pourtant simp<strong>le</strong> : Irina est l’ancienne femme de monsieur et après<br />

son divorce d’avec el<strong>le</strong>, il a eu une aventure avec Tatiana…<br />

RICHARD : Quoi ? Une aventure avec Tatiana ?<br />

LE DIRCAB : Vous n’étiez pas au courant ?<br />

RICHARD : Non ! D’autant plus qu’à cette époque : Tatiana était…ma femme !<br />

LE DIRCAB : Ah…ça je ne <strong>le</strong> savais pas.<br />

PAUL : Ce qu’il oublie de vous dire, c’est qu’en ce temps-là, il couchait aussi avec Irina.<br />

LE DIRCAB : Donc Irina vous trompait avec lui et Tatiana <strong>le</strong> trompait avec vous. Et<br />

Natalia dans tout ça ?<br />

RICHARD : Ce monsieur a cru bon de laisser tomber Tatiana pour Natalia alors même<br />

que Tatiana venait de divorcer d’avec moi pour pouvoir l’épouser.<br />

56


PAUL : Toi tu as peut-être épousé Irina mais tout <strong>le</strong> monde sait que tu passes<br />

aujourd’hui <strong>le</strong> plus clair de ton temps dans <strong>le</strong>s bras de Dolores.<br />

LE DIRCAB : Dolores ? El<strong>le</strong> est pas russe, cel<strong>le</strong>-là ?<br />

PAUL : Nous accueillons maintenant des infirmières espagno<strong>le</strong>s.<br />

RICHARD : Tu es jaloux. Mais si ça peut te conso<strong>le</strong>r, j’ai entendu dire que Maria te<br />

trouvait très à son goût.<br />

PAUL : Maria ? Cel<strong>le</strong> de la chirurgie orthopédique ?<br />

RICHARD : Je vois que tu l’as repérée.<br />

LE DIRCAB : Et Natalia ?<br />

PAUL : Qui ça ? Ah oui…Natalia…<br />

À ce moment, Duchemin commence à revenir à lui.<br />

LE DIRCAB : Il est déjà nettement moins inconscient. Duchemin ! C’est moi ! (Il gif<strong>le</strong><br />

Duchemin qui se réveil<strong>le</strong> illico).<br />

DUCHEMIN : Vous m’avez encore giflé. Faudrait pas que ça devienne une habitude.<br />

LE DIRCAB : À l’avenir j’apprécierai beaucoup que vous évitiez de faire l’intéressant<br />

quand il y va de ma santé. Qu’est-ce qui vous a pris d’être inconscient ?<br />

DUCHEMIN : Inconscient ? Je vous ai sauvé la vie !<br />

LE DIRCAB : Il a pas l’air bien. Vous devriez peut-être l’examiner. Je passerai après.<br />

PAUL :(Il prend <strong>le</strong> pouls) Le pouls est faib<strong>le</strong>.<br />

RICHARD : (regarde l’œil) Fond d’œil suspect. (Dévisageant Duchemin) Aspect anémique.<br />

Hébétude.<br />

LE DIRCAB : Ça c’est pas grave : il a toujours cette tête là.<br />

PAUL : Asseyez vous ! Vous avez mal quelque part ?<br />

DUCHEMIN : Curieusement…J’ai mal à la tête.<br />

RICHARD : Et si j’appuie là ? (Il presse <strong>le</strong> genou gauche du Duchemin)<br />

DUCHEMIN : Aaaaaaah ! (Il porte la main à l’oreil<strong>le</strong> droite)<br />

57


PAUL : Et si j’appuie là ? (il presse <strong>le</strong> genou droit)<br />

DUCHEMIN : Aaaaaaah ! (il porte la main à l’oreil<strong>le</strong> gauche)<br />

Les deux médecins s’éloignent, ils ont l’air soucieux. Ils échangent à voix basse.<br />

DUCHEMIN : Qu’est-ce qu’ils disent ?<br />

LE DIRCAB : Aucune idée. En tout cas, la prochaine fois que je viens aux urgences, il est<br />

hors de question que vous veniez avec moi.<br />

Les deux médecins s’approchent.<br />

RICHARD : (au <strong>dircab</strong>) Vous êtes un proche de Monsieur ?<br />

LE DIRCAB : C’est beaucoup dire.<br />

RICHARD : Est-ce que nous pourrions vous par<strong>le</strong>r ?<br />

Ils s’éloignent tous <strong>le</strong>s trois, loin de Duchemin.<br />

RICHARD : Comme vous avez pu <strong>le</strong> constater nous venons de pratiquer sur votre ami, <strong>le</strong><br />

test rotulo-auditif. Et…malheureusement, <strong>le</strong> test est positif.<br />

PAUL : Pardonnez nous notre brutalité mais votre ami souffre d’une maladie<br />

extrêmement rare, <strong>le</strong> SRFP c’est-à dire <strong>le</strong> Syndrome de Roy, Fielding et Peterson.<br />

LE DIRCAB : Ils s’y sont mis à trois : c’est sûrement très grave.<br />

PAUL : Ce syndrome touche essentiel<strong>le</strong>ment <strong>le</strong> système nerveux végétatif…<br />

RICHARD : Il se manifeste par un amoindrissement des facultés intel<strong>le</strong>ctuel<strong>le</strong>s…<br />

LE DIRCAB : En p<strong>le</strong>in dans <strong>le</strong> mil<strong>le</strong>…et moi qui croyais qu’il <strong>le</strong> faisait exprès…<br />

RICHARD : Le malade tient souvent des propos incohérents.<br />

LE DIRCAB : C’est lui ! Il me fait ça tout <strong>le</strong> temps.<br />

PAUL : Le regard est souvent peu expressif.<br />

LE DIRCAB : Tout petit déjà il était comme ça.<br />

RICHARD : Le pronostic est diffici<strong>le</strong>. La plupart du temps, <strong>le</strong>s malades survivent ainsi<br />

jusqu’à <strong>le</strong>ur mort avec des poussées chroniques d’abêtissement.<br />

58


LE DIRCAB : Je m’en veux. Il faut me comprendre, je <strong>le</strong> prenais réel<strong>le</strong>ment pour un<br />

abruti…je ne savais pas qu’il était malade.<br />

PAUL : Nous allons chercher de quoi lui faire une infiltration d’urgence. Je crois que<br />

c’est à vous de lui annoncer la mauvaise nouvel<strong>le</strong>.<br />

RICHARD : Juste une dernière chose : cette maladie est extrêmement contagieuse. Il<br />

se peut que vous soyez atteint.<br />

LE DIRCAB : Regardez moi, messieurs : je respire l’intelligence, la vivacité d’esprit…<br />

RICHARD : Vous êtes peut-être en période d’incubation. Il nous faudra procéder à des<br />

analyses.<br />

LE DIRCAB : Bon…je crois qu’il est temps que je lui dise la vérité.<br />

PAUL : Prenez ça. (il lui tend un masque) Par mesure de sécurité.<br />

Les deux médecins sortent. Le <strong>dircab</strong> s’approche un peu de Duchemin. Il l’interpel<strong>le</strong> de<br />

loin.<br />

LE DIRCAB : Duchemin ! Vous vous sentez bien ?<br />

DUCHEMIN : Vous pourriez me dire ce qui se passe…Et pourquoi portez vous un<br />

masque ?<br />

LE DIRCAB : (il rit) Juste comme ça pour détendre l’atmosphère… Faut bien rigo<strong>le</strong>r un<br />

peu.<br />

DUCHEMIN : Je ne sais pas pourquoi mais j’ai l’impression que vous me cachez quelque<br />

chose.<br />

LE DIRCAB : Moi ? Pas du tout. Vous savez Duchemin, je voudrais vous dire que malgré<br />

<strong>le</strong>s différends que nous avons pu avoir…je vous aime bien.<br />

DUCHEMIN : Tout-à-l’heure, vous m’avez traité d’assassin.<br />

LE DIRCAB : C’est oublié. Je peux même dire que je ressens une certaine affection pour<br />

vous. Vous ne l’avez peut-être pas vraiment remarqué mais vous connaissez ma pudeur,<br />

ma timidité. Je vous ai toujours apprécié au fond…<br />

DUCHEMIN : Qu’est-ce qu’ils vous ont dit ?<br />

LE DIRCAB : Disons que vous êtes un peu souffrant…<br />

59


DUCHEMIN : Qu’est-ce que j’ai ?<br />

LE DIRCAB : Un syndrome ! Vous avez un syndrome ! Le syndrome de…comment c’était<br />

déjà… Peterson, Roy et Fielding…ils sont tous là mais dans <strong>le</strong> désordre.<br />

DUCHEMIN : Et c’est grave ?<br />

LE DIRCAB : Comment vous expliquez ? Je ne sais pas moi…pensez à un poireau, une<br />

botte de carottes, un sac de pommes de terre…des légumes, quoi !<br />

DUCHEMIN : Quel rapport avec moi ?<br />

LE DIRCAB : Voilà ce que vous al<strong>le</strong>z devenir !<br />

DUCHEMIN : Un poireau ?!<br />

LE DIRCAB : Il est train de me faire une poussée.<br />

DUCHEMIN : Dites moi <strong>le</strong>s choses clairement !<br />

LE DIRCAB : Le syndrome de la connerie ! Le virus de la bêtise ! Appe<strong>le</strong>z ça comme vous<br />

voudrez !<br />

DUCHEMIN : (se <strong>le</strong>vant) Je rêve où vous êtes en train de me traiter d’abruti !<br />

LE DIRCAB : Restez tranquil<strong>le</strong>, Duchemin ! Et surtout ne vous approchez pas de moi.<br />

DUCHEMIN : Vous me traitez de con, vous me gif<strong>le</strong>z et je dois rester calme.<br />

LE DIRCAB : Que <strong>le</strong>s choses soient bien claires : vous êtes con, c’est un fait mais ce<br />

n’est pas de votre faute, vous êtes malade. Et vous ne pouvez pas savoir combien je m’en<br />

veux de vous avoir considéré comme un idiot alors que c’était pathologique.<br />

DUCHEMIN : (avançant) Vous al<strong>le</strong>z trop loin. Alors que je viens de vous sauver la vie !<br />

Parce que si je ne vous avez pas administré un massage cardiaque, vous seriez mort à<br />

l’heure qu’il est.<br />

LE DIRCAB : Vous vou<strong>le</strong>z dire : vous m’avez touché ?<br />

DUCHEMIN : C’était ça ou paf !<br />

LE DIRCAB : Mais alors vous m’avez sans doute contaminé. Vous vous rendez compte de<br />

ce que vous avez fait : je risque maintenant de devenir comme vous…(Tête entre <strong>le</strong>s<br />

mains) Je n’y survivrai pas. Devenir comme Duchemin ! Quel<strong>le</strong> vision d’horreur !<br />

DUCHEMIN : Bon, j’en ai assez, je me tire (il se dirige vers la sortie)<br />

60


LE DIRCAB : Non ! Je ne peux pas vous laisser faire ça ! Vous al<strong>le</strong>z contaminer tout <strong>le</strong><br />

monde. Soyez responsab<strong>le</strong>, pensez à tous ceux qui n’ont pas mérité ça, pensez aux<br />

générations futures. Pourriez vous seu<strong>le</strong>ment supporter l’idée d’être à l’origine d’une<br />

épidémie de connerie ? Au nom du bien de l’humanité, je vous en conjure, ne sortez pas !<br />

Nous ne pouvons pas prendre <strong>le</strong> risque de voir se développer un abrutissement col<strong>le</strong>ctif.<br />

Duchemin, soyez fort, acceptez votre sort, ne laissons pas la bêtise envahir <strong>le</strong> monde !<br />

Les deux médecins reviennent. Ils ont revêtu une tenue de protection, de type NBC.<br />

LE DIRCAB : Enfin ! Il allait partir, j’ai réussi à <strong>le</strong> convaincre de rester.<br />

PAUL : Vous avez bien fait…Maintenant, nous allons vous emmener tous <strong>le</strong>s deux dans un<br />

quartier d’iso<strong>le</strong>ment.<br />

LE DIRCAB : Moi aussi ?<br />

RICHARD : Il y a de très fortes chances pour que vous soyez porteur de la maladie.<br />

Nous ne pouvons pas prendre <strong>le</strong> risque de vous laisser partir. Nous devons appliquer <strong>le</strong><br />

principe de précaution.<br />

PAUL : C’est pourquoi, par mesure de sécurité, nous sommes contraints de vous<br />

maintenir en quarantaine pendant au moins deux ans…<br />

LE DIRCAB : Deux ans !<br />

RICHARD : Nous vous demandons d’être coopératif. Dans <strong>le</strong> cas contraire, nous serons<br />

obligés de recourir à la force.<br />

Ils s’approchent tous <strong>le</strong>s deux de Duchemin et du <strong>dircab</strong>.<br />

LE DIRCAB : Venez Duchemin ! Fuyons ! (Il entraîne Duchemin)<br />

PAUL : Vous prenez une lourde responsabilité.<br />

LE DIRCAB : Je n’ai qu’une chose à vous dire messieurs : entre la connerie et la liberté :<br />

notre choix est fait.<br />

Ils sortent. Les deux médecins enlèvent <strong>le</strong>ur masque.<br />

RICHARD : Et voilà ! Deux de moins !<br />

PAUL : Ils étaient excel<strong>le</strong>nts… Tu vois, je crois que c’est une de nos meil<strong>le</strong>ures<br />

représentations.<br />

RICHARD : C’est vrai…Il faut reconnaître qu’ils étaient particulièrement réceptifs.<br />

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PAUL : C’est pas mal foutu cette politique pour limiter l’engorgement des services<br />

d’urgence.<br />

RICHARD : Il suffisait d’y penser. Et puis ça nous permet d’avoir du boulot…parce que<br />

s’il fallait que l’on compte sur <strong>le</strong> théâtre pour gagner notre vie…<br />

PAUL : Et d’un point strictement artistique, je trouve que ça nous apporte énormément.<br />

Natalia revient.<br />

PAUL : Ah Nadine ! Je te tire mon chapeau, tu as été parfaite !<br />

RICHARD : Je confirme ! Tu es encore meil<strong>le</strong>ure en infirmière russe qu’en aide<br />

soignante chilienne. Et à part ça, c’est quoi <strong>le</strong> programme, maintenant ?<br />

NATALIA : Une infection urinaire en sal<strong>le</strong> 3.<br />

PAUL : Infection urinaire ? Ça va pas être faci<strong>le</strong>.<br />

FIN<br />

[Vous avez pu lire <strong>le</strong>s quatre premières situations de cette pièce qui en comporte sept au<br />

total. Les trois dernières situations sont tout aussi déroutantes et réservent de nombreuses<br />

surprises aux spectateurs. Malgré sa structure en situations, cette pièce est un tout et la<br />

dernière saynète est conçue comme une véritab<strong>le</strong> conclusion destinée à donner un sens à<br />

toutes <strong>le</strong>s aventures de nos deux hauts fonctionnaires. Si vous souhaitez obtenir la fin de la<br />

pièce, contactez moi par mail : eebeaufils@aol.com]<br />

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